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Full text of "Les tribulations d'un Chinois en Chine"

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LES 


TRIBULATIONS 


CHINOIS  EN  CHINE 


—    LES    VOVAllES    EXTRAORDINAIRES    — 


J.    IIETZEL,     ÉDITEUR   


LES   VOYAGES  EXTRAORDINAIRES 


LES 


^       ....       4> 

CHINOIS   EN   CHINE      ^ 


JULES   VERNE 


>, 


DESSINS  PAR  BENETT 


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ooijILiEctio:>^   hetzel 

18,  RIE  Jacob 
PARIS    (VI  =  ) 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS 

EN   CHINE 


ou    LA    PERSONNALITE   ET   LA   NATIONALITE    DES    PERSONNAGES 
SE    DÉGAGENT   PEU   A    PEU. 

«  Il  faut  pourtant  convenir  que  la  vie  a  du  bon!  s'écria  l'un  des  convives, 
accoudé  sur  le  bras  de  son  siège  à  dossier  de  marbre,  en  grignotant  une  racine 
de  nénuphar  au  sucre. 

—  El  du  mauvais  aussi!  répondit,  entre  deux  quintes  de  tmix,  un  autre, 
que  ie  piquant  d'un  délicat  aileron  de  requin  avait  failli  étraiiyler! 

1 


2  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

—  Soyons  philosophes  !  dit  alors  un  personnage  plus  âgé,  dont  le  nez  sup- 
portait une  énorme  paire  de  lunettes  à  larges  verres,  montées  sur  tiges  de  bois. 
Aujourd'hui,  on  risque  de  s'étrangler,  et  demain  tout  passe  comme  passent 
les  suaves  gorgées  de  ce  nectar  !  C'est  la  vie,  après  tout  !  « 

Et  cela  dit.  cet  épicurien,  d'humeur  accommodante,  avala  un  verre  d'un  excel- 
lent vin  tiède,  dont  la  légère  vapeur  s'échappait  lentement  d'une  théière  de 
métal. 

«  Quant  à  moi,  reprit  un  quatrième  convive,  l'existence  me  paraît  très  accep- 
table, du  moment  qu'on  ne  fait  rien  et  qu'on  a  le  moyen  de  ne  rien  faire  ! 

—  Erreur!  riposta  le  cinquième.  Le  bonheur  est  dans  l'étude  et  le  travail. 
Acquérir  la  plus  grande  somme  possible  de  connaissances,  c'est  chercher  à 
se  rendre  heureux!... 

—  Et  à  apprendre  que,  tout  compte  fait,  on  ne  sait  rien  ! 

—  N'est-ce  pas  le  commencement  de  la  sagesse? 

—  Et  quelle  en  est  la  fin? 

—  La  sagesse  n'a  pas  de  fin!  répondit  philosophiquement  l'homme  aux 
lunettes.  Avoir  le  sens  commun  serait  la  satisfaction  suprême!  » 

Ce  fut  alors  que  le  premier  convive  s'adressa  directement  à  l'amphitryon, 
qui  occupait  le  haut  bout  de  la  table,  c'est-à-dire  la  plus  mauvaise  place, 
ainsi  que  l'exigeaient  les  lois  de  la  politesse  Indifférent  et  distrait,  celui-ci 
écoutait  sans  rien  dire  toute  cette  dissertation  inter  pocula. 

«Voyons!  Que  pense  notre  hôte  de  ces  divagations  après  boire?  Trouvo-t-il 
aujourd'hui  l'existence  bonne  ou  mauvaise?  Est-il  pour  ou  contre?  « 

L'amphitryon  croquait  nonchalamment  quelques  pépins  de  pastèques  ;  il  se 
contenta,  pour  toute  réponse,  d'avancer  dédaigneusement  les  lèvres,  en  homme 
qui  semble  ne  prendre  intérêt  à  rien. 

«  Penh!  »  fit-il. 

C'est,  par  excellence,  le  mot  des  indifférents.  Il  dit  tout  et  ne  dit  rien.  Il  est 
de  toutes  les  langues,  et  doit  figurer  dans  tous  les  dictionnaires  du  globe.  C'est 
une  «  moue  »  articulée. 

Les  cinq  convives  que  traitait  cet  ennuyé  le  pressèrent  alors  d'arguments, 
chacun  en  faveur  de  sa  thèse.  On  voulait  avoir  son  opinion.  Il  se  défendit 
d'abord  de  répondre,  et  finit  par  affirmer  que  la  vie  n'avait  ni  bon  ni  mau- 
vais. A  son  sens,  c'était  une  b  invention  »  assez  insignifiante,  peu  réjouissaiile 
en  somme! 

«  Voilii  bien  noire  ami  ! 


PERSONNALITE    ET   NATIONALITE   DES   TERSONNAGES.     3 

—  Peut-il  parler  ainsi,  lorsque  jamais  un  pli  de  rose  n'a  encore  troublé  son 
repos  ! 

—  Et  quand  il  est  jeune  ! 

—  Jeune  et  bien  portant! 

—  Bien  portant  et  riche  ! 

—  Très  riche  ! 

—  Plus  que  très  riche! 

—  Trop  riche  peut-être!  » 

Ces  interpellations  s'étaient  croisées  comme  les  pétards  d"un  feu  d'ar- 
tifice, sans  même  amener  un  sourire  sur  l'impassible  physionomie  de  l'am- 
phitryon. Il  s'était  contenté  de  hausser  légèrement  les  épaules,  en  homme  qui 
n'a  jamais  voulu  feuilleter,  fût-ce  une  heure,  le  livre  de  sa  propre  vie,  qui  n'en 
a  pas  même  coupé  les  premières  pages  I 

Et,  cependant,  cet  indifférent  comptait  trente  et  un  ans  au  plus,  il  se  portait 
à  merveille,  il  possédait  une  grande  fortune,  son  esprit  n'était  pas  sans  culture, 
son  intelligence  s'élevait  au-dessus  de  la  moyenne,  il  avait  enfin  tout  ce  qui 
manque  à  tant  d'autres  pour  être  un  des  heureux  de  ce  monde!  Pourquoi  ne 
l'était-il  pas? 

Pourquoi  ? 

La  vois  grave  du  philosophe  se  fit  alors  entendre,  et,  parlant  comme  un 
coryphée  du  chœur  antique  : 

«Ami,  dit-il,  si  tu  n'es  pas  heureux  ici-bas,  c'est  que  jusqu'ici  ton  bonheur 
n'a  été  que  négatif.  C'est  qu'il  en  est  du  bonheur  comme  de  la  santé.  Pour 
en  bien  jouir,  il  faut  en  avoir  été  privé  quelquefois.  Or,  tu  n'as  jamais  été 
malade...  Je  veux  dire  :  tu  n'as  jamais  été  malheureux  !  C'est  là  ce  qui  manque 
.1  ta  vie.  Qui  peut  apprécier  le  bonheur,  si  le  malheur  ne  l'a  jamais  touché, 
ne  fût-ce  qu'un  instant  !  » 

Et,  sur  cette  observation  empreinte  de  sagesse,  le  philosophe .  levant  son 
verre  plein  d'un  Champagne  puisé  aux  meilleures  marques  : 

«  Je  souhaite  un  peu  d'ombre  au  soleil  de  notre  hùtc,  dit-il,  cl  quelques 
douleurs  à  sa  vie!  » 

Après  quoi,  il  vida  son  verre  tout  d'un  trait. 

L'amphitryon  fit  un  geste  d'acquiescement,  et  retomba  dans  son  apathie 
habituelle. 

Où  se  tenait  cette  conversation?  Était-ce  dans  une  salle  à  manger  européenne, 
à  Paris,  à  Londres,  à  Vienne,  à  Pétersbourg?  Ces  six  convives  devisaient-ils 


LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 


dans  le  salon  d'un  restaurant  de  l'ancien  ou  du  nouveau  monde?  Quels  étaient 
ces  gens  qui  traitaient  ces  questions,  au  milieu  d'un  repas,  sans  avoir  bu  plus 
que  de  raison? 

En  tout  cas,  ce  n'étaient  pas  des  Français,  puisqu'ils  ne  parlaient  pas 
politique! 

Les  six  convives  étaient  attablés  dans  un  salun  de  moyenne  grandeur,  luxueu- 
sement décoré.  A  travers  le  lacis  des  vitres  bleues  ou  orangées  se  glissaient, 
à  celte  heure,  les  derniers  rayons  du  soleil.  Extérieurement  à  la  baie  des 
fenêtres,  la  bris'i  du  soir  balançait  des  guirlandes  de  fleurs  naturelles  ou  arti- 
ficielles, et  quelques  lanternes  multicolores  mêlaient  leurs  pâles  lueurs  aux 
lumières  mourantes  du  jour.  Au-dessus,  la  crête  des  baies  s'enjolivait  d'ara- 
besques découpées,  enrichies  de  sculptures  variées,  représentant  des  beautés 
célestes  et  terrestres^  animaux  ou  végétaux  d'une  faune  et  d'une  flore  fantai- 
sistes. 

Sur  les  murs  du  salon,  tendus  de  tapis  de  soie,  miroitaient  de  larges 
glaces  à  double  biseau.  Au  plafond,  une  «  punka  »,  agitant  ses  ailes  de  percale 
peinte,  rendait  supportable  la  température  ambiante. 

La  table,  c'était  un  vaste  quadrilatère  en  laque  noire.  Pas  de  nappe  à  sa 
surface,  qui  reflétait  les  nombreuses  pièces  d'argenterie  et  de  porcelaine 
comme  eût  fait  une  tranche  du  plus  pur  cristal.  Pas  de  serviettes,  mais  de 
simples  carrés  de  papier,  ornés  de  devises,  dont  chaque  invité  avait  près 
de  lui  une  provision  suffisante.  Autour  de  la  table  se  dressaient  des  sièges 
a  dossiers  de  marbre,  bien  préférables  sous  celte  latitude  aux  revers  capi- 
tonnés de  l'ameublement  moderne. 

Quant  au  service,  il  était  fait  par  des  jeunes  filles,  fort  avenantes,  dont  les 
cheveux  noirs  s'entremêlaient  de  lis  et  de  chrysanthèmes,  et  qui  portaient  des 
bracelets  d'or  ou  de  jade,  coquettement  contournés  à  leurs  bras.  Souriantes  et 
enjouées,  elles  servaientoudesservaientd'unemain,  tandis  que,  de  l'autre,  eller 
agitaient  gracieusement  un  large  éventail,  qui  ravivait  les  courants  d'air  dépla- 
cés par  la  punka  du  plafond. 

Le  repas  n'avait  rien  laissé  à  désirer.  Qu'imaginer  de  plus  délicat  que  colle 
cuisine  à  la  fois  propre  et  savante  ?  Le  Bignon  de  l'endroit,  sachant  qu'il 
s'adressait  à  des  connaisseurs,  s'était  surpassé  dans  la  confection  des  cent 
cin=i;::ante  plats  dont  se  composait  le  menu  du  dîner. 

Au  début  et  comme  entrée  de  jeu,  figuraient  des  gâteaux  sucrés,  du 
caviar,  des  sauterelles  frites,  des  fruits  secs  et  des  huilres  de  Ning-Po.  Puis  se 


PERSONNALITÉ   ET  NATIONALITÉ   DES  PERSONNAGES.     5 

succédèrent,  ù  courts  intervalles,  des  œufs  pochés  de  cane,  de  piycon  et  de 
vanneau,  des  nids  d'hirondelle  aux  œufs  brouillés,  des  fricassées  de  «ging- 
seng»,  des  ouïes  d'esturgeon  en  compote,  des  nerfs  de  baleine  sauce  au  sucre, 
des  têtards  d'eau  douce,  des  jaunes  de  crabe  en  ragoût ,  des  gésiers  de  moi- 
neau et  des  yeux  de  mouton  piqués  d'une  pointe  d'ail,  des  ravioles  au  lait  de 
nojaux  dabricots,  des  matelotes  d'olothuries,  des  pousses  de  bambou  au  jus, 
des  salades  sucrées  de  jeunes  radicelles,  etc.  Ananas  de  Singapore,  pralines 
d'arachides,  amandes  salées,  mangues  savoureuses,  fruits  du  «  long-yen  »  à  chair 
blanche,  et  du  «  lit-chi  »  à  pulpe  pâle,  châtaignes  d'eau,  oranges  de  Canton 
confites,  formaient  le  dernier  service  d'un  repas  qui  durait  depuis  trois  heures, 
repas  largement  arrosé  de  bière,  de  Champagne,  de  vin  de  Chao-Chigne, 
et  dont  l'inévitable  riz,  poussé  entre  les  lèvres  des  convives  à  l'aide  de  petits 
bâtonnets,  allait  couronner  au  dessert  la  savante  ordonnance. 

Le  moment  vint  enfin  où  les  jeunes  servantes  apportèrent,  non  pas  de  ces 
bols  à  la  mode  européenne,  qui  contiennent  un  liquide  parfumé,  mais  des 
serviettes  imbibées  d'eau  chaude,  que  chacun  des  convives  se  passa  sur  la 
figure  avec  la  plus  extrême  satisfaction. 

Ce  n'était  toutefois  qu'un  entr'acte  dans  le  repas,  une  heure  de  far  m'ente, 
dont  la  musique  allait  remplir  les  instants. 

En  efi'et,  une  troupe  de  chanteuses  et  d'instrumentistes  entra  dans  le  salon. 
Les  chanteuses  étaient  jeunes,  jolies,  de  tenue  modeste  et  décente.  Mais  quelle 
musique  et  quelle  méthode!  Des  miaulements,  des  gloussements,  sans 
mesure  et  sans  tonalité,  s'élevant  en  notes  aiguës  jusqu'aux  dernières  limites 
de  perception  du  sens  auditif!  Quant  aux  instruments,  violons  dont  les 
cordes  s'enchevêtraient  dans  les  fils  de  l'archet,  guitares  recouvertes  de  peaux 
de  serpent,  clarinettes  criardes,  harmonicas  ressemblant  à  de  petits  pianos 
portatifs,  ils  étaient  dignes  des  chants  et  des  chanteuses,  qu'ils  accompa- 
gnaient à  grand  fracas. 

Le  chef  de  ce  charivariquc  orchestre  avait  remis  en  entrant  le  programme 
de  son  répertoire.  Sur  un  geste  de  l'amphitryon,  qui  lui  laissait  carte  blanche, 
ses  musiciens  jouèrent  le  Bouquet  des  dix  Fleurs,  morceau  très  à  la  mode 
alors,  dont  raffolait  le  beau  monde. 

Puisj  la  troupe  chantante  et  exécutante,  bien  payée  d'avance,  se  relira, 
non  sans  emporter  force  bravos,  dont  elle  alla  faire  encore  une  importante 
récolte  dans  les  salons  voisins. 

Les  six  convives  quittèrent  alors  leur  siège,  mais  uniquement  pour  passer 


LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINl 


d'une  table  à  une  autre,  —  ce  qu'ils  firent  non  sans  grandes  cérémonies  et 
compliments  de  toutes  sortes. 

Sur  cette  seconde  table,  chacun  trouva  une  petite  tasse  à  couvercle,  agré- 
mentée du  portrait  de  Bôdiiidharama,  le  célèbre  moine  bouddhiste,  debout 
sur  son  radeau  légendaire.  Chacun  reçut  aussi  une  pincée  de  thé,  qu'il  mil 
infuser,  sans  sucre,  dans  l'eau  bouillante  que  contenait  sa  tasse,  et  qu'il  but 
presque  aussitôt. 

Quel  tlié!  11  n'était  pas  à  craindre  que  la  maison  Gibb-Gibb  &  Co.,  qui 
l'avait  fourni,  l'eût  falsifié  par  le  mélange  malhonnête  de  feuilles  étrangères, 
ni  qu'il  eût  déjà  subi  une  première  inlusion  et  ne  fût  plus  bon  qu'à  balayer 
les  tapis,  ni  qu'un  préparateur  indélicat  l'eût  teint  en  jaune  avec  la  curcu- 
mine  ou  en  vert  avec  le  bleu  de  Prusse!  C'était  le  thé  impérial  dans  toute  sa 
pureté.  C'étaient  ces  feuilles  précieuses  semblables  à  la  fleur  elle-même,  ces 
feuilles  de  la  première  récolte  du  mois  de  mars,  qui  se  fait  rarement,  car  l'arbre 
en  meurt,  ces  feuilles,  enfin,  que  déjeunes  enfants,  aux  mains  soigneusement 
gantées,  ont  seuls  le  droit  de  cueillir! 

Un  Européen  n'aurait  pas  eu  assez  d'interjections  laudatives  pour  célébrer 
cette  boisson,  que  les  six  convives  humaient  à  petites  gorgées,  sans  s'extasier 
autrement,  —  en  connaisseurs  qui  en  avaient  l'habitude. 

C'est  que  ceux-ci,  il  faut  le  dire,  n'en  étaient  plus  à  apprécier  les  délica- 
tesses de  cet  excellent  breuvage.  Gens  de  la  bonne  société,  richement  vêtus 
de  la  «  han-chaol  ».  légère  chemisette,  du  «  ma-coual  « ,  courte  tunique,  de 
la  «  haol  »,  longue  robe  se  boutonnant  sur  le  côté;  ayant  aux  pieds  babou- 
ches jaunes  et  chaussettes  piquées,  aux  jambes  pantalons  de  soie  que  serrait 
à  la  taille  une  écharpe  à  glands,  sur  la  poitrine  le  plastron  de  soie  finement 
brodé,  l'éventail  à  la  ceinture,  ces  aimables  personnages  étaient  nés  au  pays 
même  où  l'arbre  à  thé  donne  une  fois  l'an  sa  moisson  de  feuilles  odorantes. 
Ce  repas,  dans  lequel  figuraient  des  nids  d'hirondelle,  des  holothuries,  des 
nerfs  de  baleine,  des  ailerons  de  requin,  ils  l'avaient  savouré  comme  il  le 
méritait  pour  la  délicatesse  de  ses  préparations;  mais  son  menu,  qui  eût  étonné 
un  étranger,  n'était  pas  pour  les  surprendre. 

En  tout  cas,  ce  à  quoi  ne  s'attendaient  ni  les  uns  ni  les  autres,  ce  fut  la 
comnmnication  que  leur  fit  l'amphitryon,  au  moment  où  ils  allaient  enfin 
quitter  la  table.  Pourquoi  celui-ci  les  avait  traités,  ce  jour-là,  ils  l'apprirent 
alors. 

Les  lasses  étaient  encore  pleines.  Au  moment  de  vider  la  sienne  pour  la 


PERSONNALITÉ   ET  NATIONALITÉ  DES  PERSONNAGES.      7 

demièro  fois,  rindifférent,  s'accoudant  sur  la  table,  les  yeux  perdus  dans  le 
vague,  s'exprima  eu  ces  termes  : 

<-  Mes  amis,  écoutez-moi  sans  rire.  Le  sort  en  est  jeté.  Je  vais  introduire 
dans  mon  existence  un  élément  nouveau,  qui  en  dissipera  peut-ôtre  la  mono- 
tonie! Sera-ce  un  bien,  sera-ce  un  mal?  l'avenir  me  l'apprendra.  Ce  dîner, 
auquel  je  vous  ai  conviés,  est  mon  dîner  d'adieu  à  la  vie  de  garçon.  Dans 
quinze  jours,  je  serai  marié,  et... 

—  Et  tu  seras  le  plus  heureux  des  hommes!  s'écria  l'optimiste.  Regarde! 
Les  pronostics  sont  pour  toi  !  » 

En  effet,  tandis  que  les  lampes  crépitaient  en  jetant  de  pâles  lueurs,  les  pies 
jacassaient  sur  les  arabesques  des  fenêtres,  et  les  petites  feuilles  de  thé  flot- 
taient perpendiculairement  dans  les  tasses.  Autant  d'heureux  présages  qui  ne 
pouvaient  tromper! 

Aussi,  tous  de  féliciter  leur  hôte,  qui  reçut  c«s  compliments  avec  la  plus  par- 
faite froideur.  Mais,  comme  il  ne  nomma  pas  la  personne,  destinée  au  rôle 
«  d'élément  nouveau  »,  dont  il  avait  fait  choix,  aucun  n'eut  l'indiscrétion  de 
l'interroger  à  ce  sujet. 

Cependant,  le  philosophe  n'avait  pas  mêlé  sa  voix  au  concert  général  des 
félicitations.  Les  bras  croisés,  les  yeux  à  demi  clos,  un  sourire  ironique  sur  les 
lèvres,  il  ne  semblait  pas  plus  approuver  les  complimenteurs  que  le  compli- 
menté. 

Celui-ci  se  leva  alors,  lui  mit  la  main  sur  l'épaule,  et,  d'une  voix  qui  semblait 
moins  calme  que  d'habitude  : 

tt  Suis-je  donc  trop  vieux  pour  me  marier?  lui  denianda-t-il. 

—  Non. 

—  Trop  jeune? 

—  Pas  davantage. 

—  Tu  trouves  que  j'ai  tort? 

—  l'eut-être! 

—  Celle  que  j'ai  choisie,  et  que  tu  connais,  a  tout  ce-qu'il  faut  pour  me 
rendre  heureux. 

—  Je  le  sais. 

—  Eh  bien?... 

—  C'est  toi  qui  n'as  pas  tout  ce  qu'il  faut  pour  l'être!  S'ennuyer  seul  dans 
la  vie,  c'est  mauvais!  S'ennuyer  à  deux,  c'est  pire  ! 

—  Je  ne  serai  donc  jamais  heureux?... 


8  LES   TRIBULATIONS  DUN   CHINOIS   EN   CHINE. 


.  Ami,  ..  dit-il.  (Page  3.) 

—  Non.  tant  que  tu  n'auras  pas  connu  le  malheur  ! 

—  Le  malheur  ne  peut  m'atteindre! 

—  Tant  pis,  car  alors  tu  es  incurable  ! 

—  Alliées  philosophes!  s'écria  le  plus  jeune  des  convives.  îl  ne  faut  pas  les 
écouter.  Ce  sont  des  machines  à  théories!  Ils  en  fabriquent  de  toute  sorte! 
Pure  camelote,  qui  ne  vaut  rien  à  l'user!  Marie-toi.  marie-toi,  nmi!  J'en  ferais 
autant,  si  je  n'avais  fait  vœu  de  ne  jamais  rien  faire!  Marie-toi,  et,  comme 
disent  nos  poètes,  puissent  les  deux  phénix  l'apparaître  toujours  tendrement 
unis!  Mes  amis,je  bois  au  bonheur  de  notre  hôte! 


PERSONNALITÉ  ET  NATIONALITE   DES  PERSONNAGES.       'J 


—  Et  moi,  répondit  le  philosophe,  je  bois  à  la  prochaine  inlcrvcnlion  de 
quelque  divinité  protecirice,  qui,  pour  le  rendre  heureux,  le  fasse  passer  par 
l'épreuve  du  malheur!  » 

Sur  ce  toast  assez  bizarre,  les  convives  se  levèrent,  rapprochèrint  leurs  poings 
comme  eussent  fait  des  boxeurs  au  moment  de  la  lutte  ;  puis,  après  les  avoir 
successivement  baissés  et  remontés  en  inclinant  la  tête,  ils  prirent  congé  les 
uns  des  autres. 

A  la  description  du  salon  dans  lequel  ce  repas  a  été  donné,  au  menu  exotique 
qui  le  composait,  à  l'habillement  des  convives,  à  leur  manière  de  s'exprimer. 


10  LES  TRIBULATIONS   DUN  CHINOIS  EN  CHINE. 

peut-être  aussi  à  la  singularité  de  leurs  théories,  le  lecteur  a  deviné  qu'il 
s'agissait  de  Chinois,  non  de  ces  «  Célestials  »  qui  semblent  avoir  été  décollés 
d'un  paravent  ou  être  en  rupture  de  potiche,  mais  de  ces  modernes  habitants 
du  Céleste  Empire,  déjà  «  européennisés  »  par  leurs  études,  leurs  voyages,  leurs 
fréquentes  communications  avec  les  civilisés  de  l'Occident. 

En  eflfet,  c'était  daus  le  salon  d'un  des  bateaux-fleurs  de  la  rivière  des  Perles, 
à  Canton,  que  le  riche  Kin-Fo,  accompagné  de  l'inséparable  Wang,  le  philo 
sophe,  venait  de  traiter  quatre  des  meilleurs  amis  de  sa  jeunesse,  Pao-Shen, 
un  mandarin  de  quatrième  classe  à  bouton  bleu,  Yin-Pang,  riche  négociant 
en  soieries  de  la  rue  des  Pharmaciens,  Tim  le  viveur  endurci  et  Houal  le 
lettré. 

Et  cela  se  passait  le  vingt-septième  jour  de  la  quatrième  lune,  pendant 
la  première  de  ces  cinq  veilles,  qui  se  partagent  si  poétiquement  les  heures 
de  la  nuit  chinoise. 


CHAPITRE  II 


dans  lequel  klx-fo  et  le  philosophe  wang  sont  posés 
d'une  façon  plus  nette. 

Si  Kin-Fo  avait  donné  ce  dîner  d'adieu  à  ses  amis  de  Canton,  c'est  que 
c'était  dans  cette  capitale  de  la  province  de  Kouang-Tong  qu'il  avait  passé 
une  partie  de  son  adolescence.  Des  nombreux  camarades  que  doit  compter 
un  jeune  homme  riche  et  généreux,  les  quatre  invités  du  bateau-fleurs  étaient 
les  seuls  qui  lui  restassent  à  cette  époque.  Quant  aux  autres,  dispersés  aux 
hasards  de  la  vie,  il  eût  vainement  cherché  à  les  réunir. 

Kin-Fo  habitait  alors  Shang-Haï,  et,  pour  faire  changer  d'air  à  son  ennui,  il 
était  venu  le  promener  pendant  quel(|ues  jours  à  Canton.  Mais,  ce  soir  même, 
il  devait  prendre  le  steamer  qui  fait  escale  aux  points  principaux  de  la  côte 
et  revenir  tranquillement  à  son  yamen. 

Si  Wang  avait  accompagné  Kin-Fo,  c'est  que  le  philosophe  ne  quittait  jamais 
son  élève,  auquel  les  leçons  ne  manquaient  pas.  A  vrai  dire,  celui-ci  n'en  tenait 
\ucun  compte.  Aulanl  de  maximes  et  de  sentences  perdues  ;  mais  la  «  machine 


KIN-FO   ET   LE   PHILÛSUPHE   WANG.  11 

à  théories  »,  —  ainsi  que  Tavait  dit  ce  viveur  de  Tini,  —  ne  se  fatiguait 
pas  d'en  produire. 

Kin-Fo  était  bien  le  type  de  ces  Chinois  du  Nord,  dimt  la  race  tend  à  se 
transformer,  et  qui  ne  se  sont  jamais  ralliés  aux  Tartares.  On  n'eût  pas  ren- 
contré son  pareil  dans  les  provinces  du  Sud,  où  les  hautes  et  basses  classes  se 
sont  plus  intimement  mélangées  avec  la  race  mantchoue.  Kin-Fo,  ni  par  son 
père  ni  par  sa  mère,  dont  les  familles,  depuis  la  conquête,  se  tenaient  à 
l'écart,  n'avait  une  goutte  de  sang  fartare  dans  les  veines.  Grand,  bien  bâti, 
plutôt  blanc  que  jaune,  les  sourcils  tracés  en  droite  ligne,  les  yeux  disposés 
suivant  l'horizonlale  et  se  relevant  à  peine  vers  les  tempes,  le  nez  droit,  la  face 
non  aplatie,  il  eût  été  remarqué  même  auprès  des  plus  beaux  spécimens  des 
populations  de  FOccident. 

En  effet,  si  Kin-Fo  se  munirait  Chinois,  ce  n'était  que  par  son  crâne  soi- 
gneusement rasé,  son  front  et  son  cou  sans  un  poil,  sa  magnifique  queue, 
qui,  prenant  naissance  à  l'occiput,  se  déroulait  sur  son  dos  comme  un  serpent 
de  jais.  Très  soigné  de  sa  personne,  il  portait  une  fine  moustache,  faisant  demi 
cercle  autour  de  sa  lèvre  supérieure,  et  une  mouche,  qui  figuraient  exacte- 
ment au-dessous  le  point  d'orgue  de  l'écriture  musicale.  Ses  ongles  s'allon- 
geaient de  plus  d'un  centimètre,  preuve  qu'il  appartenait  bien  à  cette  caté- 
gorie de  gens  fortunés  qui  peuvent  vivre  sans  rien  faire.  Peut-être,  aussi,  la 
nonchalance  de  sa  démarche,  le  hautain  de  son  attitude,  ajoutaient-ils  encore  à 
ce  «  comme  il  faut  »  qui  se  dégageait  de  toute  sa  personne. 

D'ailleurs  Kin-Fo  était  né  à  Péking,  avantage  dont  les  Chinois  se  montrent 
très  fiers.  A  qui  l'interrogeait,  il  pouvait  superbement  répondre  :  •'  Je  suis 
d'En-Haut  !  » 

C'était  à  Péking,  en  efi'et,  que  son  père  Tchoung-Héou  demeurait  au  moment 
de  sa  naissance,  et  il  avait  six  ans  lorsque  celui-ci  vint  se  fixer  définitivement 
à  Shang-Haï. 

Ce  digne  Chinois,  d'une  excellente  famille  du  nord  de  l'Empire,  possédait, 
comme  ses  compatriotes,  de  remarquables  aptitudes  pour  le  commerce.  Pen- 
dant les  premières  années  de  sa  carrière,  tout  ce  que  produit  ce  riche  terri- 
toire si  peuplé,  papiers  de  Swatow,  soieries  de  Sou-Tchéou,  sucres  candis  de 
Formose,  thés  de  Hankow  et  de  Foochow,  fers  du  Honan,  cuivre  rouge  ou 
jaune  de  la  province  de  Yunanne,  tout  fut  pour  lui  élément  de  négoce  et 
matière  à  trafic.  Sa  principale  maison  de  commerce,  son  «  hong  »  était  à 
Shang-Haï,  mais  il  possédait  des  comptoirs  à  Nan-King,  à  Tien-Tsin,  à  Macao,  à 


J2  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

Hong-Kong.  Très  mêlé  au  mouvement  européen,  c'étaient  les  steamers  anglais 
qui  transportaient  ses  marchandises,  c'était  le  câble  électrique  qui  lui  don- 
nait le  cours  des  soieries  à  Lyon  et  de  l'opium  à  Calcutta,  .\ucun  de  ces 
agents  du  progrès,  vapeur  ou  électricité,  ne  le  trouvait  réfractaire,  ainsi 
que  le  sont  la  plupart  des  Chinois,  sous  l'influence  des  mandarins  et  du 
gouvernement,  dont  ce  progrès  diminue  peu  à  peu  le  prestige. 

Bref,  Tchoung-Héou  manœuvra  si  habilement,  aussi  bien  dans  son  com- 
merce avec  l'intérieur  de  l'Empire  que  dans  ses  transactions  avec  les  maisons 
portugaises,  françaises,  anglaises  ou  américaines  de  Shang-Haï,  de  Macao  et 
de  Hong-Kong,  qu'au  moment  où  Kin-Fo  venait  au  monde,  sa  fortune  dépas- 
sait déjà  quatre  cent  mille  dollars'. 

Or,  pendant  les  années  qui  suivirent,  cette  épargne  allait  être  doublée, 
grâce  à  la  création  d'un  trafic  nouveau,  qu'on  pourrait  appeler  le  «  commerce 
des  coolies  du  Mouveau-Monde  » . 

On  sait,  en  effet,  que  la  population  de  la  Chine  est  surabondante  et  hors 
de  proportion  avec  l'étendue  de  ce  vaste  territoire,  diversement  mais  poéti- 
quement nommé  -Céleste  Empire,  Empire  du  Milieu,  Empire  ou  Terre  des 
Ficurs. 

On  ne  l'évalue  pas  à  moins  de  trois  cent  soixante  millions  d'habitants. 
C'est  presque  un  tiers  de  la  population  de  toute  la  terre.  Or,  si  peu  que  mange 
le  Chinois  pauvre,  il  mange,  et  la  Chine,  même  avec  ses  nombreuses  rizières, 
ses  immenses  cultures  de  millet  et  de  blé,  ne  suffit  pas  à  le  nourrir.  De  là 
un  trop  plein  qui  ne  demande  qu'à  s'échapper  par  ces  trouées  que  les  canons 
anglais  et  français  ont  faites  aux  murailles  matérielles  et  morales  du  Céleste- 
Empire. 

C'est  vers  l'Amérique  du  Nord  et  principalement  sur  l'État  de  Californie, 
que  s'est  déversé  ce  trop -plein.  Mais  cela  s'est  fait  avec  une  telle  violence,  que 
le  Congrès  a  dû  prendre  des  mesures  restrictives  contre  cette  invasion,  assez 
impoliment  nommée  a  la  peste  jaune  ».  Ainsi  qu'on  l'a  fait  observer,  cinquante 
millions  d'émigrants  chinois  aux  États-Unis  n'auraient  pas  sensiblement 
amoindri  la  Chine,  et  c'eût  été  l'absorption  de  la  race  anglo-saxonne  au  profit 
de  la  race  mongole. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'exode  se  fit  sur  une  vaste  échelle.  Ces  coolies,  vivant 
d'une  poignée  de  riz,  d'une  tasse  de  thé  et  d'une  pipe  de  tabac,  aptes  à  tous  les 

1.  Environ  deux  millions  de  francs. 


KIN-FO   ET   LE   PHILOSOPHE  WANG.  13 

métiers,  réussirent  rapidement  au  lac  Salé,  eu  Virginie,  dans  l'Oréj^'on  et 
surtout  dans  l'État  de  Californie,  où  ils  abaissèrent  considérablement  le  prix 
de  la  main-d'œuvre. 

Des  compagnies  se  formèrent  donc  pour  le  transport  de  ces  émigrants  si 
peu  coûteux.  On  en  compta  cinq,  qui  opéraient  le  raccolage  dans  cinq  pro- 
vinces du  Céleste  Empire,  et  une  sixième,  fixée  à  San-Francisco.  Les  pre- 
mières expédiaient,  la  dernière  recevait  la  marchandise.  Une  agence  annexe, 
c  ile  de  Ting-Tong,  la  réexpédiait. 

Ceci  demande  une  explication. 

Les  Chinois  veulent  bien  s'expatrier  et  aller  chercher  fortune  chez  les 
«  Mélicains  »,  nom  qu'ils  donnent  aux  populations  des  États-Unis,  mais  à  une 
condition,  c'est  que  leurs  cadavres  seront  fidèlement  ramenés  à  la  terre  natale 
pour  y  être  enterrés.  C'est  une  des  conditions  principales  du  contrat,  une 
clause  sine  qiia  non,  qui  oblige  les  compagnies  envers  l'émigrant,  el  rien  ne 
saurait  la  ftiire  éluder. 

Aussi,  la  Ting-Tong,  autrement  dit  l'Agence  des  Morts,  disposant  de  fonds 
particuliers,  est-elle  chargée  de  fréter  les  «  navires  à  cadavres  »,  qui  repartent 
à  pleines  charges  de  San-Francisco  pour  Shang-Haï,  Hong-Kong  ou  Tien-Tsiu. 
Nouveau  commerce.  Nouvelle  source  de  bénéfices. 

L'habile  et  entreprenant  Tchoung-Héou  sentit  cela.  Au  moment  où  il 
mourut,  en  1866,  il  était  directeur  de  la  compagnie  de  Kouang-Than,  dans  la 
province  de  ce  nom,  et  sous-directeur  de  la  Caisse  des  Fonds  des  Morts,  à 
San-Francisco. 

Ce  jour-là,  Kin-Fo,  n'ayant  plus  ni  père  ni  mère,  héritait  d'une  fortune 
évaluée  .\  quatre  millions  de  francs,  placée  en  actions  de  la  Centrale  Banque 
Californienne,  qu'il  eut  le  bon  sens  de  garder. 

Au  moment  où  il  perdit  son  père,  le  jeune  héritier,  âgé  de  dix-neuf  ans,  se 
fût  trouvé  seul,  s'il  n'eût  eu  Wang,  l'inséparable  Wang,  pour  lui  tenir  lieu 
de  mentor  et  d'ami. 

Or,  qu'était  ce  Wang?  Depuis  dix-sept  ans,  il  vivait  dans  le  yamen  de 
Shang-Haï.  il  avait  été  le  commensal  du  père  avant  d'être  celui  du  fils.  Mais 
d'où  vcnail-il  ?  A  quel  passé  pouvait-on  le  rattacher?  Autant  de  questions 
assez  obscures,  auxquelles  Tclioung-Héou  et  Kin-Fo  auraient  seuls  pu 
répondre. 

Et  s'ils  avaient  jugé  convenable  de  le  faire,  —  ce  qui  n'était  pas  probable,  — 
voici  ce  que  l'on  eût  appris  : 


14  LES  TRIBULATIONS   DUN  CHINOIS  EN   CHINE. 

Personne  nignore  que  la  Chine  est,  par  excellence,  le  royaume  où  les  insur- 
rections peuvent  durer  pendant  bien  des  années,  et  soulever  des  centaines  de 
mille  hommes.  Or,  au  dix-septième  siècle,  la  célèbre  dynastie  des  Ming, 
d'origine  chinoise,  régnait  depuis  trois  cents  ans  sur  la  Chine,  lorsque, 
en  164i,  le  chef  de  cette  dynastie,  trop  faible  contre  les  rebelles  qui  mena- 
çaient la  capitale,  demanda  secours  à  un  roi  tartare. 

Le  roi  ne  se  fit  pas  prier,  accourut,  chassa  les  révoltés,  profita  de  la  situation 
pour  renverser  celui  qui  avait  imploré  son  aide,  et  proclama  empereur  son 
propre  fils  Chun-Tchc. 

A  partir  de  cette  époque,  l'autorité  tartare  fut  substituée  à  l'autorité  chi- 
noise, et  le  trône  occupé  par  des  empereurs  mantchoux. 

Peu  à  peu,  surtout  dans  les  classes  inférieures  de  la  population,  les  deux 
races  se  confondirent;  mais,  chez  les  familles  riches  du  Nord,  la  séparation 
entre  Chinois  et  Tartares  se  maintint  plus  strictement.  Aussi,  le  type  se  dis- 
tingue-t-il  encore,  et  plus  particulièrement  au  milieu  des  provinces  seplen- 
trionales  de  l'Empire.  Là  se  cantonnèrent  des  «  irréconciliables  »,  qui  restèrent 
fidèles  à  la  dynastie  déchue. 

Le  père  de  Kin-Fo  était  de  ces  derniers,  et  il  ne  démentit  pas  les  traditions 
de  sa  famille,  qui  avait  refusé  de  pactiser  avec  les  Tartares.  Un  soulèvement 
contre  la  domination  étrangère,  même  après  trois  cents  ans  d'exercice,  l'eût 
trouvé  prêt  à  agii'. 

Inutile  d'ajouter  que  son  fils  Kin-Fo  partageait  absolument  ses  opinions 
politiques. 

Or,  en  I8C0,  régnait  encore  cet  empereur  S"Hiène-Fong,  qui  déclara  la 
guerre  à  l'Angleterre  et  à  la  France,  —  guerre  terminée  par  le  traité  de 
Péking,  le  25  octobre  de  ladite  année. 

Mais,  avant  cette  époque,  un  forniidal)le  soulèvement  menaçait  déjà  la 
dynastie  régnante.  Les  Tchang-Mao  ou  Taï-ping,  les  c  rebelles  aux  longs 
cheveux  »,  s'étaient  emparés  de  Nan-King  en  1833  et  de  Sliang-Haï  en  1855. 
S'Hiène-Fong  mort,  son  jeune  fils  eut  fort  à  faire  pour  repousser  les  Taï-ping. 
Sans  le  vice-roi  Li,  sans  le  prince  Kong,  et  surtout  sans  le  colonel  anglais 
Gordon,  peut-être  n'eùt-il  pu  sauver  son  trône. 

C'est  que  ces  Taï-ping,  ennemis  déclarés  des  Taitares,  fortement  organisés 
pour  la  réliellion,  voulaient  remplacer  la  dynastie  des  Tsing  par  celle  des 
Wang.  Ils  formaient  quatre  bandes  distinctes  ;  la  première  à  bannière  noire, 
chargée  de  tuer;  la  seconde  à  bannière  rouge,  chargée  d"incendier  ;  la  troi- 


KIN-FO   ET   LE   PHILOSOPHE   WANG.  13 

sième  à  bannière  jaune,  chargée  do  piller  ;  la  quatrième  à  bannière  blanche, 
chargée  d'approvisionner  les  trois  autres. 

n  y  eut  d'importantes  opérations  militaires  dans  le  Kiang-Sou.  Sou-Tchéou 
et  Kia-Hing,  à  cinq  lieues  de  Shang-Haï,  tombèrent  au  pouvoir  des  révoltés  et 
furent  repris,  non  sans  peine,  par  les  troupes  impériales.  Shang-Haï,  très 
menacée,  était  même  attaquée,  le  18  août  1860,  au  moment  où  les  généraux 
Grant  et  Montauban,  commandant  l'armée  anglo-française,  canonnaient  les 
forts  du  Peï-Ho. 

Or,  à  cette  époque,  Tchoung-Héou,  le  père  de  Kin-Fo,  occupait  une  habi- 
tation près  de  Shang-Haï,  non  loin  du  magnifique  pont  que  les  ingénieurs 
chinois  avaient  jeté  sur  la  rivière  de  Sou-Tchéou.  Ce  soulèvement  des  Taï- 
ping,  il  n'avait  pu  le  voir  d'un  mauvais  œil,  puisqu'il  était  principalement 
dirigé  contre  la  dynastie  tartan-. 

Ce  fut  donc  dans  ces  conditions  que,  le  soir  du  18  aoiit,  après  que  les 
rebelles  eurent  été  rejetés  hors  de  Shang-Haï,  la  porte  de  l'habitation  de 
Tchoung-Héou  s'ouvrit  brusquement. 

Un  fuyard,  ayant  pu  dépister  ceux  qui  le  poursuivaient,  vint  tomber  aux  pieds 
de  Tchoung-Héou.  Ce  malheureux  n'avait  plus  une  arme  pour  se  défendre.  Si 
celui  auquel  il  venait  demander  asile  le  livrait  à  la  soldatesque  inipériale, 
il  était  perdu. 

Le  père  de  Kin-Fo  n'était  pas  homme  à  trahir  un  Taï-ping,  qui  avait 
ciierché  refuge  dans  sa  maison. 

Il  referma  la  porte  et  dit  : 

«  Je  ne  veux  pas  savoir,  je  ne  saurai  jamais  qui  tu  es,  ce  que  tu  as  fait, 
d'où  tu  viens!  Tu  es  mon  hôte,  et,  par  cela  seul,  en  sûreté  chez  moi.   » 

Le  fugitif  voulu',  parler,  pour  exprimer  sa  reconnaissance...  Il  en  avait  à 
peine  la  force. 

«  Ton  nom?  lui  demanda  Tchoung-Héou. 

—  Wang.  » 

C'était  Wang,  en  effet,  sauvé  par  la  générosité  de  Tchoung-Héou.  —  géné- 
rosité qui  aurait  coûté  la  vie 'à  ce  dernier,  si  l'on  avait  soupçonné  qu'il 
donnât  asile  à  un  rebelle.  Mais  Tchoung-Héou  était  de  ces  hommes  antiques, 
à  qui  tout  hôte  est  sacré. 

Quelques  années  après,  le  soulèvement  des  rebelles  était  délinilivement 
réprimé.  En  1864,  l'empereur  Taï-ping,  assiégé  dans  Nan-King,  s'empoison- 
nait pour  ne  pas  tomber  aux  mains  des  Impériaux. 


16  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 


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Wang;,  depuis  ce  jour,  resta  dans  la  maison  de  son  bienfaiteur.  Jamais  il 
n'eut  à  répondre  sur  son  passé.  Personne  no  l'interrogea  à  cet  égard.  Peut- 
ê.t.re  craignait-on  d'en  apprendre  trop  !  Les  atrocités  commises  par  les  révoltés 
avaient  été,  dit-on,  épouvantables.  Sous  quelle  bannière  avait  servi  \Vang, 
la  jaune,  la  rouge,  la  noire  ou  la  blanche?  Mieux  valait  l'ignorer,  en  somme, 
et  conserver  l'illusion  qu'il  n'avait  appartenu  qu'à  la  colonne  de  ravitail- 
lement. 

Wang,  enchanté  de  son  sort,  d'ailleurs,  demeura  donc  le  commensal  de 
cette  hos[)italière   maison.  Après  la  mort  de  Tchoung-Héou,  son  fils  n'eut 


KIN-FO   ET   LE   PHILOSOPHE   WANG. 


Js  s'eu  allerenl  en  flânant.  (Page 


garde  de  se  séparer  de  lui,  tant  il  était  habitué  à  la  compagnie  de  cet  aiinabfe 
personnage. 

Mais,  en  vérité,  à  l'époque  où  commence  cette  histoire,  qui  eût  jamais 
reconnu  un  ancien  Taï-ping,  un  massacreur,  un  pillard  ou  un  incendiaire 
—  au  choi.x,  —  dans  ce  philosophe  de  cinquante-cinq  ans,  ce  motaliste  à 
lunettes,  ce  Chinois  chinoisant,  yeux  relevés  vers  les  tempes,  moustache 
traditionnelle.  Avec  sa  longue  robe  de  couleur  peu  voyante ,  sa  ceinture 
relevée  sur  la  poitrine  par  un  commencement  d'obésité,  sa  coiffure  réglée 
suivant  le  décret  impérial,  c'est-à-dire  un  chapeau  de  fourrure  aux  bords 


18  LES  TRIBULATIONS  DUN   CHINOIS  EN  CHINE. 

dressés  le  long  d'une  calotte  d'où  s'échappaient  des  houppes  de  filets  rouges, 
n'avail-il  pas  l'air  d'un  brave  professeur  de  philosophie,  de  l'un  do  ces 
savants  qui  font  couramment  usage  des  quatre-vingt  mille  caractères  de  lécri- 
ture  chinoise,  d'un  lettré  du  dialecte  supérieur,  d'un  premier  lauréat  de  l'exa- 
men des  docteurs,  ayant  le  droit  de  passer  sous  la  grande  porte  de  Péking, 
réservée  au  Fils  du  Ciel  ? 

Peut-ûtre,  après  tout,  oubliant  un  passé  plein  d'horreur,  le  rebelle  sétait-il 
bonifié  au  contact  de  rhonnête  Tchoung-Héou,  et  avait-il  tout  doucement 
bifurqué  sur  le  chemin  de  la  philosophie  spéculative!  Et  voilà  pourquoi  ce 
soir-là,  Kin-Fo  et  Wang,  qui  ne  se  quittaient  jamais,  étaient  ensemble  à  Can- 
ton, pourquoi,  après  ce  dîner  d'adieu,  tous  deux  s'en  allaient  par  les  quais  à 
la  recherche  du  steamer  qui  devait  les  ramener  rapidement  à  Shang-Haï. 

Kin-Fo  marchait  en  silence,  un  jieu  soucieux  même.  Wang,  regardant  à 
droite,  à  gauche,  philo.sophant  à  la  lune,  aux  étoiles,  passait  en  souriant  sous 
la  porte  de  «  rÉternelle  Pureté  »,  qu'il  ne  trouvait  pas  trop  haute  pour  lui, 
sous  la  porte  de  «  l'Éternelle  Joie  »,  dont  les  battants  lui  semblaient  ouverts 
sur  sa  i)ropre  existence,  et  il  vit  enfm  se  perdre  dans  l'ombre  les  tours  de 
la  pagode  des  »  Cinq  Cents  Divinités  ». 

Le  steamer  Ferma  était  là,  sous  pression.  Kin-Fo  et  Wang  s'installèrent 
dans  les  deux  cabines  retenues  pour  eux.  Le  rapide  courant  du  fleuve  des 
Pelles,  (jui  entraîne  quotidiennement  avec  la  fange  de  ses  berges  des  corps 
de  suppliciés,  imprima  au  bateau  une  extrême  vitesse.  Le  steamer  passa 
comme  une  flèche  entre  les  ruines  laissées  çà  et  là  par  les  canons  français, 
devant  la  pagode  à  neuf  étages  de  Haf-Way,  devant  la  pointe  Jardyne.  près 
de  Whampoa,  où  mouillent  les  plus  gros  bâtiments,  entre  les  îlots  et  les  esta- 
cades  de  bambous  des  deux  rives. 

Les  cent  cinquante  kilomètres,  c'est-à-dire  les  trois  cent  soixante-quinze 
«  lis  »,  qui  séparent  Canton  de  l'pnd)ouchure  du  fleuve,  furent  franchis  dans 
la  nuit. 

Au  lever  du  soleil,  le  Ferma  dépassait  la  «  Gueule-du-Tigre  »,  ])uis,  les 
deux  barres  de  l'estuaire.  Le  Victoria-Peak  de  l'île  de  Hong-Kong,  haut  de 
dix-huit  cent  vingt-cinq  pieds,  apparut  un  instant  dans  la  brume  matinale, 
et,  après  la  plus  heureuse  des  traversées,  Kin-Fo  et  le  philosophe,  refoulant 
les  eaux  jaunâtres  du  fleuve  Bleu,  débarquaient  à  Shang-Haï,  sur  le  littoral  de 
la  province  de  Kiang-Nan. 


COUP  D'OEIL  SUR  LA  VILLE   DE   SHANG-HAI. 


CHAPITRE  III 

ou   LE   LECTEUR    POURRA,    SANS    FATKU'IÎ,    JETER    UN    COUP   d'oEIL 
SUR    LA   VILLE    DE    SHANG-UAÏ. 

Un  proverbe  chinois  dit  : 

«  Quand  les  sabres  sont  rouilles  et  les  boches  luisantes, 

«  Quand  l£3  prisons  sont  vides  et  les  greniers  pleins, 

«  Quand  les  degrés  des  temples  sont  usés  par  les  pas  des  fidèles  et  les  cours 
«  des  tribunaux  couvertes  d'herbe, 

«  Quand  les  médecins  vont  à  i)ied  et  les  boulangers  à  cheval, 

«  L'Empire  est  bien  gouverné.  » 

Le  proverbe  est  bon.  II  pourrait  s'appliquer  justement  à  tous  les  Etats  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau-Monde.  Mais  s'il  en  est  un  où  ce  desideratum  soit 
encore  loin  de  se  réaliser,  c'est  précisément  le  Céleste  Empire.  Là,  ce  sont 
les  sabres  qui  reluisent  et  les  bêches  qui  se  rouillent,  I(!S  prisons  qui  regorgent 
?X  les  greniers  qui  se  désemplissent.  Les  boulangers  chôment  plus  que  les 
médecins,  et,  si  les  pagodes  attirent  les  fidèles,  les  tribunaux,  eu  re\anchc, 
ne  manquent  ni  de  prévenus  ni  de  plaideurs. 

D'ailleurs,  un  royaume  de  cent  quatre-vingt  mille  milles  carrés,  qui,  du  nord 
au  sud,  mesure  plus  de  huit  cents  lieues,  et,  de  l'est  ;\  l'ouest,  plus  de  neuf 
cents,  qui  compte  dix-huit  vastes  provinces,  sans  parler  des  pays  tributaires  : 
la  Mongolie,  la  Mantchourie,  le  Thibet,  le  Tonking,  la  Corée,  les  îles  Liou- 
Tchou,  etc.,  ne  peut  être  que  très  imparfaitement  administré.  Si  les  Chinois 
s'en  doutent  bien  un  peu,  les  étrangers  ne  se  font  aucune  illusion  à  cet  égard. 
Seul,  peut-être,  l'empereur,  enfermé  dans  son  palais,  dont  il  franchit  rare- 
ment les  portes,  à  l'abri  des  murailles  d'une  triple  ville,  ce  Fils  du  Ciel,  père 
et  mère  de  ses  sujets,  faisant  ou  défaisant  les  lois  à  son  gré,  ayant  droit  de  vie 
et  de  mort  sur  tous,  et  auquel  appartiennent,  par  sa  naissance,  les  revenus  de 
l'Empire,  ce  souverain,  devant  qui  les  fronts  se  traînent  dans  la  poussière, 
trouve  que  tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes.  Il  ne  faudrait 
môme  pas  essayer  de  lui  prouver  qu'il  se  trompe.  Un  Fils  du  Ciel  ne  se  trompe 
jamais. 


20  LES  TRIBULATIONS  DUN   CHINOIS  EN  CHINE. 

Kin-Fo  avait-il  eu  quelques  raison  de  penser  que  mieux  vaut  être  gouverné 
à  l'européenne  qu'à  la  chinoise?  On  serait  tenté  de  le  croire.  En  effet,  il  de- 
meurait, non  dans  Shang-Haï,  mais  en  dehors,  sur  une  portion  de  la  con- 
cession anglaise,  qui  se  maintient  dans  une  sorte  d'autonomie  très  appréciée. 

Shang-Haï,  la  ville  proprement  dite,  est  située  sur  la  rive  gauche  de  la  petite 
rivière  Houang-Pou,  qui,  se  réunissant  à  angle  droit  avec  le  Wousung,  va  se 
mêler  au  Yang-Tsze-Kiang  ou  fleuve  Bleu,  et  de  là  se  perd  dans  la  mer  Jaune. 

C'est  un  ovale,  couché  du  nord  au  sud,  enceint  de  hautes  murailles,  percé 
de  cinq  portes  s'ouvrant  sur  ses  faubourgs.  Réseau  inextricable  de  ruelles 
dallées,  que  les  balayeuses  mécaniques  s'useraient  à  nettoyer;  boutiques 
sombres  sans  devantures  ni  étalages,  où  fonctionnent' des  boutiquiers  nus 
jusqu'à  la  ceinture;  pas  une  voiture,  pas  un  palanquin,  à  peine  des  cavaliers; 
quelques  temples  indigènes  ou  chapelles  étrangères;  pour  toutes  promenades, 
un  «  jardin-thé  »  et  un  champ  de  parade  assez  marécageux,  établi  sur  un  solde 
remblai,  comblant  d'anciennes  rizières  et  sujet  aux  émanations  paludéennes; 
à  travers  ces  rues,  au  fond  de  ces  maisons  étroites,  une  population  de  deux 
cent  mille  habitants,  telle  est  cette  cité  d'une  habitabilité  peu  enviable,  mais 
qui  n'en  a  pas  moins  une  grande  importance  commerciale. 

Là,  en  effet,  après  le  traité  de  Nan-Kipg,  les  étrangers  eurent  pour  la 
première  fois  le  droit  de  fonder  des  comptoirs.  Ce  fut  la  grande  porte  ouverte, 
en  Chine,  au  trafic  européen.  Aussi,  en  dehors  de  Shang-Haïet  de  ses  faubourgs, 
le  gouvernement  a-t-il  concédé,  moyennant  une  rente  annuelle,  trois  portions 
de  territoire  aux  Français,  aux  Anglais  et  aux  Américains,  qui  sont  au  nombre 
de  deux  mille  environ. 

De  la  concession  française,  il  y  a  peu  à  dire.  C'est  la  moins  im[iortantc. 
Elle  confine  presque  à  l'enceinte  nord  de  la  ville,  et  s'étend  jusqu'au  ruisseau 
de  Yang-King-Pang,  qui  la  sépare  du  territoire  anglais.  Là  s'élèvent  les  églises 
des  Lazaristes  et  des  Jésuites,  qui  possèdent  aussi,  à  quatre  milles  de  Shang-Haï, 
le  collège  de  Tsikavé,  où  ils  forment  des  bacheliers  chinois.  Mais  cette  petite 
colonie  française  n'égale  pas  ses  voisines,  à  beaucoup  près.  Des  dix  maisons 
de  commerce,  fondées  en  1861,  il  n'en  reste  plus  que  trois,  et  le  Comptoir 
d'escompte  a  même  préféré  s'établir  sur  la  concession  anglaise. 

Le  territoire  américain  occupe  la  partie  en  retour  sur  le  Wousung.  Il  est 
séparé  du  territoire  anglais  par  le  Sou-Tchéou-Creek,  que  traverse  un  pont  de 
bois.  Là  se  voient  l'hôtel  Astor,  l'église  des  Missions  ;  là  se  creusent  les  docks 
installés  pour  la  réparation  des  navires  européens. 


COUP   D'OEIL   SUR  LA   VILLE  DE   SHA>T.   HAI.  21 

Mais,  des  trois  concessions,  la  plus  florissante  est,  sans  contreflit,  la  con- 
cession anglaise.  Habitations  somptueuses  sur  les  quais,  maisons  à  vérandas 
et  à  jardins,  palais  des  princes  du  commerce,  l'Oriental  Bank,  le  «  liong  » 
de  la  célèbre  maison  Dent  avec  sa  raison  sociale  du  Lao-Tchi-Tchang,  les 
comptoirs  des  Jardyne,  des  Russel  et  autres  grands  négociants,  le  club  Anglais, 
le  théâtre,  le  jeu  de  paume,  le  parc,  le  champ  de  courses,  la  bibliothèque, 
tel  est  l'ensemble  de  cette  riche  création  des  Anglo-Saxons,  qui  a  justement 
mérité  le  nom  de  «  colonie  modèle  » . 

C'est  pourquoi,  sur  ce  territoire  privilégié,  sous  le  patronage  d'une  admi- 
nistration libérale,  ne  s'élonnera-t-onpas  de  trouver,  ainsi  que  le  dit  M.  Léon 
Rousset,  «  une  ville  chinoise  d'un  caractère  tout  particulier  et  qui  n'a  d'ana- 
logue nulle  part  ailleurs.  » 

Ainsi  donc,  en  ce  petit  coin  de  terre,  l'étranger,  arrivé  par  la  route  pitto- 
resque du  fleuve  Bleu,  voyait  quatre  pavillons  se  développer  au  souffle  de  la 
même  brise,  les  trois  couleurs  françaises  et  le  «  yacht  »  du  Royaume-Uni,  les 
étoiles  américaines  et  la  croix  de  Saint-André,  jaune  sur  fond  vert,  de  l'Empire 
des  Fleurs. 

Quant  aux  environs  de  Shang-Haï,  pays  plat,  sans  un  arbre,  coupé  d'étroites 
routes  empierrées  et  de  sentiers  tracés  à  angles  droits,  troué  de  citernes  et 
d'  «  arroyos  »  distribuant  l'eau  à  d'immenses  rizières,  sillonné  de  canaux 
portant  des  jonques  qui  dérivent  au  milieu  des  champs,  comme  les  gribanes 
à  travers  les  campagnes  de  la  Hollande,  c'était  une  sorte  de  vaste  tableau, 
très  vert  de  ton,  auquel  eût  manqué  son  cadre. 

Le  Ferma,  à  son  arrivée,  avait  accosté  le  quai  du  port  indigène,  devant 
le  faubourg  Est  de  Shang-Haï.  C'est  là  que  Wang  et  Kin-Fo  débarquèrent  dans 
l'après-midi. 

Le  va-et-vient  des  gens  affairés  était  énorme  sur  la  rive,  indescriptible  sur 
la  rivière.  Les  jonques  par  centaines,  les  bateaux-fleurs,  les  sampans,  sortes 
de  gondoles  conduites  à  la  godille,  les  gigs  et  autres  embarcations  de  toutes 
grandeurs,  formaient  comme  une  ville  flottante,  où  vivait  une  population  mari- 
time qu'on  ne  peut  évaluer  à  moins  de  quai'ante  mille  âmes,  —  population 
maintenue  dans  une  situation  inférieure  et  dont  la  partie  aisée  ne  peut  s'élever 
jusqu'à  la  classe  des  lettrés  ou  des  mandarins. 

Les  deux  amis  s'en  allèrent  en  flânant  sur  le  quai,  au  milieu  de  la  foule 
hétéroclite,  marchands  de  toutes  sortes,  vendeurs  d'arachides,  d'oranges,  de 
noix  d'arec  ou  de  pamplemousses,  marins  de  toutes  nations,  porteurs  d'eau, 


22  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

diseurs  de  bonne  aventure,  bonzes,  lamas,  prêtres  catholiques,  vêtus  à  la 
chinoise  avec  queue  et  éventail,  soldais  indiiçènes,  «  ti-paos  »,  les  sergents  de 
ville  de  l'endroit,  et  «  compradores  »,  sortes  de  commis-courtiers,  qui  font  les 
affaires  des  négociants  européens. 

Kiii-Fo,  son  éventail  à  la  main,  promenait  sur  la  foule  son  regard  indif- 
féieiit,  et  ne  prenait  aucun  intérêt  à  ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Ni  le  son 
métallique  de.s  piastres  mexicaines,  ni  celui  des  taëls  d'argent,  ni  celui  des 
sapèques  de  cuivre',  que  vendeurs  et  chalands  échangeaient  avec  bruit, 
n'auraient  pu  le  distraire.  Il  en  avait  de  quoi  acheter  et  payer  comptant  le 
feubourg  tout  entier. 

\Yang,  lui,  avait  déployé  son  vaste  parapluie  jaune,  décoré  de  monstres 
noirs,  et,  sans  cesse  «orienté  »,  comme  doit  l'être  un  Chinois  de  race,  il 
cherchait  partout  matière  à  quelque  observation. 

En  passant  devant  la  porte  de  l'Est,  son  regard  s'accrocha,  par  hasard,  à 
une  douzaine  de  cages  en  bambous,  où  grimaçaient  des  têtes  de  criminels,  qui 
avaient  été  exécutés  la  veille. 

«  Peut-être,  dit-il,  y  aurait-il  mieux  à  faire  que  d'abattre  des  têtes  !  Ce  serait 
de  les  rendre  plus  solides  !  » 

Kin-Fo  n'entendit  sans  doute  pas  la  rellexion  de  Wang,  qui  l'eût  certai- 
nement étonné  de  la  part  d'un  ancien  Taï-ping. 

Tous  deux  continuèrent  à  suivre  le  quai,  en  tour:iaut  1rs  murailles  de  la 
ville  chinoise. 

A  l'extrémité  du  faubourg,  au  moment  où  ils  allaient  mettre  le  pied  sur 
la  concession  française,  un  indigène,  vêtu  d'une  longue  robe  bleue,  frappant 
d'un  petit  bâton  une  corne  de  buffle  qui  rendait  un  son  strident,  venait  d'attirer 
la  foule. 

y  Un  sien-cheng,  dit  le  philosophe. 

—  Que  nous  importe!  répondit  Kin-Fo. 

—  Ami.  reprit  Wang,  demande-lui  donc  la  bonne  aventure.  C'est  une  occa- 
sion, au  moment  de  te  marier!  » 

Kin-Fo  voulait  continuer  sa  route.  Wang  le  retint. 

Le  «  sien-cheng  »  est  une  sorte  de  prophète  populaire,  qui,  pour  quelques 
sapèques,  fait  métier  de  prédire  l'avenir.  11  n'a  d'autres  ustensiles  profession- 
nels qu'une  cage,  renfermant  un  petit  oiseau,  cage  qu'il  accroche  à  l'un  des 

1.  La  piastre  vaut  5  francs  25,  le  taël  de  7  à  8  francs,  et  la  sapéque  environ  un  demi-ceclime. 


COUP   D'OEIL  SUR  LA  VILLE  DE   SHANG-HAI.  23 


boutons  de  sa  robe,  et  un  jeu  de  soixante-quatr&  cartes,  représentant  des 
figures  de  dieux,  d'hommes  ou  d'animaux.  Les  Chinois  de  toute  classe,  géné- 
ralement superstitieux,  ne  font  point  fi  des  prédictions  du  sien-chcng,  qui, 
probablement,  ne  se  prend  pas  au  sérieux. 

Sur  un  signe  de  Wang,  celui-ci  étala  à  terre  un  tapis  de  cotonnade,  y  dé- 
posa sa  cage,  tira  son  jeu  de  cartes,  le  battit  et  le  disposa  sur  le  tapis,  de  ma- 
nière que  les  figures  fussent  invisibles. 

La  porte  de  la  cage  fut  alors  ouverte.  Le  petit  oiseau  sortit,  choisit  une  des 
cartes,  et  rentra,  après  avoir  reçu  un  grain  de  riz  pour  récompense. 

Le  sien-cheng  retourna  la  carte.  Elle  portait  une  figure  d'homme  et  une  de- 
vise, écrite  en  kunan-runa,  cette  langue  mandarine  du  Nord,  langue  officielle, 
qui  est  celle  des  gens  instruits. 

Et  alors,  s'adressant  à  Kin-Fo,  le  diseur  de  bonne  aventure  lui  prédit  ce 
que  ses  confrères  de  tous  pays  prédisent  invariablement  sans  se  compromettre, 
à  savoir,  qu'après  quelque  épreuve  prochaine,  il  jouirait  de  dix  mille  années 
de  bonheur. 

«  Une,  répondit  Kin-Fo,  une  seulement,  et  je  te  tiendrais  quitte  du  reste!  » 

Puis,  il  jeta  à  terre  un  taël  d'argent,  sur  lequel  le  prophète  se  précipita 
comme  un  chien  affamé  sur  un  os  à  moelle.  De  pareilles  aubaines  ne  lui 
étaient  pas  ordinaires. 

Cela  fait,  Wang  et  son  élève  se  dirigèrent  vers  la  colonie  française,  le  pre- 
mier songeant  à  cette  prédiction  qui  s'accordait  avec  ses  propres  théories  sur 
le  bonheur,  le  second  sachant  bien  qu'aucune  épreuve  ne  pouvait  l'atteindre. 

Ils  passèrent  ainsi  devant  le  consulat  de  France,  remontèrent  jusqu'au  pon- 
ceau  jeté  sur  Yang-King-Pang,  traversèrent  le  ruisseau,  prirent  obliquement 
à  travers  le  territoire  anglais,  de  manière  à  gagner  le  quai  du  port  européen. 

Midi  sonnait  alors.  Les  affaires,  très  actives  pendant  la  matinée,  cessèrent 
comme  par  enchantement.  La  journée  commerciale  était  pour  ainsi  dire 
terminée,  et  le  calme  allait  succéder  au  mouvement,  même  dans  la  ville  an- 
glaise, devenue  chinoise  sous  ce  rappoit. 

En  ce  moment,  quelques  navires  étrangers  arrivaient  au  port,  la  plupart 
sous  le  pavillon  du  Royaume-Uni.  Neuf  sur  dix,  il  faut  bien  le  dire,  sont 
chargés  d'opium.  Cette  abrutissante  substance,  ce  poison  dont  l'Angleterre 
encombre  la  Chine ,  produit  un  chiffre  d'affaires  qui  dépasse  deux  cent 
soixante  millions  de  francs  et  rapporte  trois  cents  pour  cent  de  bénéfice.  En 
vain  le  gouvernement  chinois  a-t-il  voulu  empêcher  l'importation  de  l'opium 


2i  LES   TRIBULATIONS  DUX   CHINOIS   EN   OHINl 


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é par  E  McriciL.z2-r:<.is.  £riii  . 


COUP   D'OEIL   SUR   LA  VILLE   DE   SHAXG-HAI.  -2o 


ea-cheng  retourna  la  carte.  (Page  -3.) 


dans  le  Céleste  Empire.  La  guerre  de  1841  et  le  traité  de  Nan-King  ont  donne 
libre  entrée  à  la  marchandise  anglaise  et  gain  de  cause  aux  princes  mar- 
chands. 11  faut,  d'ailleurs,  ajouter  que,  si  le  gouvernement  de  Péking  a  été 
jusqu'à  édicter  la  peine  de  mort  contre  tout  Chinois  qui  vendrait  de  l'opium, 
il  est  des  accommodements  moyennant  finance  avec  les  dépositaires  de  l'au- 
torité. On  croit  même  que  le  mandarin  gouverneur  de  Shang-Haï  encaisse 
un  million  annuellement,  rien  qu'en  fermant  les  yeux  sur  les  agissements 
de  ses  administrés. 
Il  va  sans  dire  que  ni  Kin-Fo  ni  Wang  ne  s'adonnaient  à  cette  détestable 


2a  Li:S  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

habitude  de  luiner  l'opium,  qui  déduit  tous  les  ressorts  de  l'organisnie  et 
conduit  rapidement  à  la  mort. 

Aussi,  jamais  une  once  de  cette  substance  n'était-elle  entrée  dans  la  riche 
habitation,  où  les  deux  amis  arrivaient,  une  heure  après  avoir  débarqué 
sur  le  quai  de  Shang-Haï. 

Wanj;.  —  ce  qui  aurait  encore  surpris  de  la  part  d'un  ex-Taï-ping,  —  n'avait 
pas  manqué  de  dire  : 

«  Peut-être  y  aurait-il  mieux  à  faire  que  d'importer  l'abrutissement  à  tout 
un  peuple!  Le  commerce,  c'est  bien;  mais  la  philosophie,  c'est  mieux! 
Soyons  philosophes,  avant  tout,  soyons  pliilosophes!  » 


CHAPITRE  IV 


DANS    LEQUEL    KI.N-FO   liEÇOIT    UNE    IMPORT.ANTE    LETTRE    QUI    A  DEJA 
HUIT    JOURS   DE   RETARD. 


Un  yamen  est  un  ensemble  de  constructions  variées,  rangées  suivant 
une  ligne  parallèle,  qu'une  seconde  ligne  de  kiosques  et  de  pavillons  vient 
couper  perpendiculairement.  Le  plus  ordinairement,  le  yamen  sert  d'habita- 
tion aux  mandarins  d'un  rang  élevé  et  appartient  à  l'empereur;  mais  il  n'est 
point  interdit  aux  riches  Célestiah  d'en  posséder  en  toute  propriété,  et  c'était 
un  de  ces  somptueux  hôtels  qu'habitait  l'opulent  Kin-Fo. 

Wang  et  son  élève  s'arrêtèrent  à  la  porte  principale,  ouverte  au  front  de 
la  vaste  enceinte  qui  entourait  les  diverses  constructions  du  yamen ,  ses 
jardins  et  ses  cours. 

Si,  au  lieu  de  la  demeure  d'un  simple  particulier,  c'eût  été  celle  d'un 
magistral  mandaiin,  un  gros  tambour  aurait  occupé  la  première  place  sous 
l'auvent  découpé  et  peinturluré  de  la  porte.  Là,  de  nuit  comme  de  jour,  se- 
raient venus  frapper  ceux  de  ses  administrés  qui  auraie  eu  à  réclamer 
justice.  Mais,  au  lieu  de  ce  «  tambour  des  plaintes»,  de  vastes  jarres  en  porce- 
laine ornaient  l'entrée  du  yamen,  et  contenaient  du  thé  froid,  incessamment 
-enouvelé  par  les  soins  de  l'intendant.  Ces  jarres  étaient  à  la  disposition  des 


KIN-F(>   REr.OIT   UNE   LETTRE   EN   l'iirrARn.  27 

uassanls,  générosité  qui  faisait  honneur  à  Kin-Fo.  Aussi  était-il  bien  vu, 
3oninie  on  dit,  «  de  ses  voisins  de  l'Est  et  de  l'Ouest.  » 

A  l'arrivée  du  maître,  les  gens  de  la  maison  accoururent  à  la  porte  pour 
le  recevoir.  Valets  de  chambre,  valets  de  pied,  portiers,  porteurs  de  chaises, 
palefreniers,  cochers,  servants,  veilleurs  de  nuit,  cuisiniers,  tout  ce  monde 
qui  compose  la  domesticité  chinoise  fit  la  haie  sous  les  ordres  de  l'intendant. 
L'ne  dizaine  de  coolies,  engagés  au  mois  pour  les  gros  ouvrages,  se  tenaient 
un  peu  en  arrière. 

L'intendant  souhaita  la  bienvenue  au  maître  du  logis.  Celui-ci  fit  à  peine 
un  signe  de  la  main  et  passa  rapidement. 

«  Soun?  dit- il  seulement. 

—  Soun!  répondit  Wang  en  souriant.  Si  Soun  était  là,  ce  ne  serait  plus 
Soun  ! 

—  Oii  est  Soun  ?  »  répéta  Kin-Fo. 

L'intendant  dut  avouer  que  ni  lui  ni  personne  ne  savait  ce  qu'était  devenu 
Soun. 

Or  Soun  n'était  rien  moins  que  le  premier  valet  de  chambre,  fpécialemeir' 
attaché  à  la  personne  de  Kin  Fo,  et  dont  celui-ci  ne  pouvait  en  aucune  façoi. 
se  passer. 

Soun  était-il  donc  un  domestique  modèle?  Non.  Impossible  de  faire  plus 
mal  son  service.  Distrait,  incohérent,  maladroit  do  ses  niains  et  de  sa  langue, 
foncièrement  gourmand,  légèrement  poltron,  un  vrai  Chinois  de  paravent 
celui  là,  mais  fidèle,  en  sonmie,  et  le  seul,  après  tout,  qui  eût  le  don  d'émou- 
voir son  maître.  Kin-Fo  trouvait  vingt  fois  par  jour  l'occasion  de  se  fâcher 
contre  Soun,  et,  s'il  ne  le  corrigeait  que  dix,  c'était  autant  de  pris  sur  sa 
nonchalance  habituelle  et  de  quoi  mettre  sa  bile  en  mouvement.  Un  servi- 
teur hygiénique,  on  le  voit. 

D'ailleurs,  Soun,  ainsi  que  font  la  plupart  des  domestiques  chinois,  ve- 
nait de  lui-même  au-devant  de  la  correction,  quand  il  l'avait  méritée.  Son 
maître  ne  la  lui  épargnait  pas.  Les  coups  de  rotin  pleuvaient  sur  ses  épaules, 
ce  dont  Soun  se  préoccupait  peu.  Mais,  à  quoi  il  se  montrait  infiniment  plus 
sensible,  c'était  aux  ablations  successives  que  Kin-Fo  faisait  subir  à  la  queue 
nattée  qui  lui  pendait  sur  le  dos,  lorsqu'il  s'agissait  de  quelque  faute  grave. 

Personne  n'ignore,  en  effet,  combien  le  Chinois  tient  à  ce  bizarre  appen- 
dice. La  perte  de  la  queue,  c'est  la  première  punition  qu'on  applique  aux 
criminels  !  C'est  un  déshonneur  pour  la  vie  !  Aussi,  le  malheureux  valet  ne  re- 


28  LES  TRIBULATIONS   D  UN   CHINOIS  EN  CHINE. 

doutait-il  rien  tant  que  d'être  condamné  à  en  perdre  un  morceau.  Il  y  a 
quatre  ans,  lorsque  Soun  entra  au  service  de  Kin-Fo,  sa  queue,  —  une  des 
plus  belles  du  Céleste  Empire,  —  mesurait  un  mètre  vingt-cinq.  A  l'heure 
qu'il  est,  il  n'en  restait  plus  que  cinquante-sept  centimètres. 

A  continuer  ainsi,  Soun,  dans  deux  ans,  serait  entièrement  chauve! 

Cependant,  Wang  et  Kin-Fo,  suivis  respectueusement  des  gens  de  la 
maison,  traversèrent  le  jardin,  dont  les  arbres,  encaissés  pour  la  plupart  dans 
des  vases  en  terre  cuite,  et  taillés  avec  un  art  surprenant,  mais  regret- 
table, affectaient  des  formes  d'animaux  fantastiques.  Puis,  ils  contournèrent 
le  bassin,  peuplé  de  «  gouramis  »  et  de  poissons  rouges,  dont  l'eau  limpide 
disparaissait  sous  les  larges  Heurs  rouge-pâle  du  «  nelumbo  »,  le  plus  beau 
des  nénuphars  originaires  de  l'Empire  des  Fleurs.  Ils  saluèrent  un  hiérogly- 
phique quadrupède',  peint  en  couleurs  violentes  sur  un  mur  ad  hoc,  comme 
une  fresque  symbolique,  et  ils  arrivèrent  enfin  à  la  porte  de  la  principale 
habitation  du  yamen. 

C'était  une  maison  composée  d'un  rez-de-chaussée  et  d'un  étage,  élevée 
sur  une  terrasse  à  laquelle  six  gradins  de  marbre  donnaient  accès.  Des  claies 
de  bambous  étaient  tendues  comme  des  auvents  devant  les  portes  et  les 
fenêtres,  afin  de  rendre  supportable  la  température  déjà  excessive,  en  favo- 
risant l'aération  intérieure.  Le  toit  plat  contrastait  avec  le  faîtage  fantaisiste 
des  paviUons  semés  çà  et  là  dans  l'enceinte  du  yamen,  et  dont  les  créneaux, 
les  tui'es  multicolores,  les  briques  découpées  en  fines  arabesques,  amu- 
saient le  regard. 

Au  dedans,  à  l'exception  des  chambres  spécialement  réservées  au  logement 
de  Wang  et  de  Kin-Fo,  ce  n'étaient  que  salons  entourés  de  cabinets  à  cloi- 
sons transparentes,  sur  lesquelles  couraient  des  guirlandes  de  fleurs  peintes 
ou  des  exergues  de  ces  sentences  morales  dont  les  Célestials  ne  sont  point 
avares.  Partout,  des  sièges  bizarrement  contournés,  en  terre  cuite  ou  en 
porcelaine,  en  bois  ou  en  marbre,  sans  oublier  quelques  douzaines  de  cous- 
sins d'un  moelleux  plus  engageant  ;  partout,  des  lampes  ou  des  lanternes  aux 
formes  varices,  aux  verres  nuancés  de  couleurs  tendres,  et  plus  harnachées 
de  glands,  de  franges  et  de  houppes  qu'une  mule  espagnole;  partout  aussi, 
de  ces  petites  tables  à  thé  qu'on  appelle  «  icha-ki  »,  complément  indispen- 
sable d'un  mobilier  chinois.  Quant  aux  ciselures  d'ivoire  et  d'écaillé,  aux 
bronzes  nielles,  aux  brùle-parfums,  aux  laques  agrémentées  de  filigranes 
d'ûi    °n  relief,  aux  jades  blanc  laiteux  et  vert  émeraude,  aux  vases  ronds  ou 


KIN-FO   REÇOIT   UNE   LETTRE   EN  RETARD.  2C 

prismatiques  de  la  dynastie  des  Ming  et  des  Tsing,  aux  porcelaines  plus 
recherchées  encore  de  la  dynastie  des  Yen,  aux  émaux  cloisonnés  roses  et 
jaunes  translucides,  dont  le  secret  est  introuvable  aujourd'hui,  on  eût,  non 
pas  perdu,  mais  passé  des  heures  à  les  compter.  Cette  luxueuse  habitation 
offrait  toute  la  fantaisie  chinoise  alliée  au  confort  européen. 

En  effet,  Kin-Fo,  —  on  l'a  dit  et  ses  goûts  le  prouvent,  —  était  un  homme 
de  progrès.  Aucune  invention  moderne  des  Occidentaux  ne  le  trouvait  réfrac- 
taire  à  leur  importation.  Il  appartenait  à  la  catégorie  de  ces  Fils  du  Ciel,  trop 
rares  encore,  que  séduisent  les  sciences  physiques  et  chimiques.  Il  n'était 
donc  pas  de  ces  barbares  qui  coupèrent  les  premiers  fils  électriques  que  la 
maison  Reynolds  voulut  établir  jusqu'au  Wousung  dans  le  but  d'apprendre 
plus  rapidement  l'arrivée  des  malles  anglaises  et  américaines,  ni  de  ces  man- 
darins arriérés  qui,  pour  ne  pas  laisser  le  câble  sous-marin  de  Shang-Haï  à 
Hong-Kong  s'attacher  à  un  po.nt  quelconque  du  territoire,  obligèrent  les 
électriciens  à  le  fixer  sur  un  bateau  flottant  en  pleine  rivière  ! 

Non!  Kin-Fo  se  joignait  à  ceux  de  ses  compatriotes  qui  approuvaient  le 
gouvernement  d'avoir  fondé  les  arsenaux  et  les  chantiers  de  Fou-Chao  sous 
la  direction  d'ingénieurs  français.  Aussi  possédait-il  des  actions  de  la  com- 
pagnie de  ces  steamers  chinois,  qui  font  le  service  entre  Tien-Tsin  et  Shang-Haï 
dans  un  intérêt  purement  national,  et  était-il  intéressé  dans  ces  bâtiments 
à  grande  vitesse  qui  depuis  Singapour  gagnent  (rois  ou  quatre  jours  sur  la 
malle  anglaise. 

On  a  dit  que  le  progrès  matériel  s'était  introduit  jusque  dans  son  intérieur. 
En  effet,  des  appareils  téléphoniques  mettaient  en  communication  les 
divers  bâtiments  de  son  yamen.  Des  sonnettes  électriques  reliaient  les 
chambres  de  son  habitation.  Pendant  la  saison  froide,  il  faisait  du  feu  et 
se  chauffait  sans  honte,  plus  avisé  en  cela  que  ses  concitoyens,  qui  gèlent 
devant  l'âtre  vide  sous  leur  quadruple  et  quintuple  vêtement.  Il  s'éclairait  au 
gaz  tout  comme  l'inspecteur  général  des  douanes  de  Péking,  tout  comme  le 
richissime  M.  Yang,  principal  propriétaire  des  monts-de-piété  de  l'Empire  du 
Milieu  !  Enfin,  dédaignant  l'emploi  suranné  de  l'écriture  dans  sa  corres- 
pondance intime,  le  progressif  Kin-Fo,  —  on  le  verra  bientôt,  —  avait  adopté 
le  phonographe,  récemment  porté  par  Edison  au  dernier  degré  de  perfec- 
tion. 

Ainsi  donc,  l'élève  du  philosophe  ^Vang  avait,  dans  la  partie  matérielle  de 
la  vie  autant  que  dans  sa  partie  morale,  tout  ce  qu'il  fallait  pour  être  heu- 


30  LKS  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

reux!  Et  il  ne  l'était  pas!  Il  avait  Soun  pour  détendre  son  apathie  quoti- 
dienne, et  Soun  même  ne  suffisait  pas  à  lui  donner  le  bonheur  ! 

Il  est  vrai  que,  pour  le  moment  du  moins,  Soun,  qui  n'était  jamais  où  il 
aurait  dû  être,  ne  se  montrait  guère  !  II  devait  sans  doute  avoir  quelque  grave 
faute  à  se  reprocher,  quelque  grosse  maladresse  commise  en  l'absence  de  son 
maître,  et  s'il  ne  craignait  pas  pour  ses  épaules,  habituées  au  rotin  domes- 
tique, tout  portait  à  croire  qu'il  tremblait  surtout  pour  sa  queue. 

«  Soun  !  avait  dit  Kin-Fo,  en  entrant  dans  le  vestibule,  sur  lequel  s'ou- 
vraient les  salons  de  droite  et  de  gauche,  et  sa  voix  indiquait  une  impa- 
tience mal  contenue. 

—  Soun!  avait  répété  Wanjj,  dont  les  bons  conseils  et  les  objurg;itions 
étaient  toujours  restés  sans  effet  sur  l'incorrigible  valet. 

—  Que  l'on  découvre  Soun  et  qu'on  me  l'amène!  »  dit  Kin-Fo  en  sadressant 
à  l'intendant,  qui  mit  tout  son  monde  à  la  recherche  de  l'introuvable. 

Wang  et  Kin-Fo  restèrent  seuls. 

«  La  sagesse,  dit  alors  le  philosophe,  commande  au  voyageur  qui  rentre  à 
son  foyer  de  prendre  quelque  repos. 

—  Soyons  sages  !  »  répondit  simplement  l'élève  de  Wang. 

Et,  après  avoir  serré  la  main  du  philosophe,  il  se  dirigea  vers  son  apparte- 
ment, tandis  que  Wang   regagnait  sa  chambre. 

Kiri-Fo,  une  fois  seul,  s'étendit  sur  un  de  ces  moelleux  divans  de  fabri- 
cation européenne,  dont  un  tapissier  chinois  n'eiit  jamais  su  disposer  le  con- 
fortable capitonnage.  Là,  il  se  prit  h  songer.  Fut-ce  à  son  mariage  avec  l'ai- 
mable et  jolie  femme  dont  il  allait  faire  la  compagne  de  sa  vie?  Oui,  et  cela 
ne  peut  surprendre,  puisqu'il  était  à  la  veille  d'aller  la  rejoindre.  En  effet, 
cette  gracieuse  personne  ne  demeurait  pas  à  Shang-Haï.  Elle  habitait  Péking, 
et  Kin-Fo  se  dit  même  qu'il  serait  convenable  de  lui  annoncer,  en  même 
temps  que  son  retour  à  Shang-Haï,  son  arrivée  prochaine  dans  la  capitale  du 
Céleste  Empire.  Si  même  il  marquait  un  certain  désir,  une  légère  impa- 
tience de  la  revoir,  cela  ne  serait  pas  déplacé.  Très  certainement,  il  éprou- 
vait une  véritable  affection  pour  elle!  Wang  le  lui  avait  bien  démontré 
d'après  les  plus  indiscutables  règles  de  la  logique,  et  cet  élément  nouveau 
introduit  dans  son  existence  pourrait  peut-être  en  dégager  l'inconnue... 
c'est-à-dire  le  bonheur...    qui...   que...  dont... 

Kin-Fo  rêvait  déjà  les  yeux  fermés,  et  il  se  fût  tout  doucement  endormi,  s'il 
n'eût  senti  une  sorte  de  chatouillement  à  sa  main  droite. 


KIN-FO   REÇOIT    UNE   LETTRE   EN   RETARD.  31 

Instinctivement,  ses  doigts  se  refermèrent  et  saisirent  un  corps  cylindrique 
légèrement  noueux,  de  raisonnable  grosseur,  qu'ils  avaient  certainement  l'ha- 
bitude de  manier. 

Kin-Fo  ne  pouvait  s'y  tromper  :  c'était  un  rotin  qui  s'était  glissé  dans  sa 
main  droite,  et,  en  même  temps,  ces  mots,  prononcés  d'un  ton  résigné,  se 
faisaient  entendre  : 

«  Quand  monsieur  voudra  !  » 

Kin-Fo  se  redressa,  et,  par  un  mouvemenl  bien  naturel,  il  brandit  le  rotin 
correcteur. 

Soun  était  devant  lui,  à  demi  coiul)é,  dans  la  posture  d'un  patient,  présen- 
tant ses  épaules.  Appuyé  d'une  main  sur  le  tapis  de  la  chambre.  île  l'autre 
il  tenait  une  lettre. 

«  Enfin,  te  voilà!  dit  Kin-Fo. 

—  Al  ai  !/«.' répondit  Soun.  Je  n'attendais  mon  maître  qu'à  la  troisième 
veille!  Quand  monsieur  voudra!  » 

Kin-Fo  jeta  le  rotin  à  terre.  Soun^  si  jaune  qu'il  fût  naturellement,  parvint 
cependant  à  pâlir! 

«  Si  tu  offres  ton  dos  sans  autre  explication,  dit  le  maître,  c'est  que  tu 
mi'rites  mieux  que  cela!  Qu'y  a-l-il? 

—  Cette  lettre!... 

—  Parle  donc!  s'écria  Kin-Fo,  en  saisissant  la  lettre  que  lui  présentait 
Soun. 

—  .T'ai  bien  maladroitement  oublié  de  vous  la  remettre  avant  votre  départ 
pour  Canton  ! 

—  Huit  jours  de  retard,  coquin  ! 

—  J'ai  eu  tort,  mon  maître! 

—  Viens  ici  ! 

—  Je  suis  comme  un  pauvre  crabe  sans  pattes  qui  ne  peut  marcher  !.!?■«/?/«/  » 
Ce  dernier  cri  était  un  cri  de  désespoir.  Kin-Fo  avait  saisi  Soun  par  sa 

natte,  et,  d'un  coup  de  ciseaux  bien  affilés,  il  venait  d'en  trancher  l'extrême 
bout. 

Il  faut  croire  que  les  pattes  repoussèrent  instantanément  au  malencontreux 
crabe,  car  il  détala  prestement,  non  sans  avoir  ramassé  sur  le  tapis  le  mor- 
ceau de  son  précieux  appendice. 

De  cinquante-sept  centimètres,  la  queue  de  Soun  se  trouvait  réduite  à  cin- 
quante-quatre. 


LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 


vis  respectueusement  des  gens  de  la  maison.  (Page  Jl.) 


Kin-Fo,  redevenu  parfaitement  calme,  s'était  rejeté  sur  le  divan  et 
examinait  en  homme  que  rien  ne  presse  la  lettre  arrivée  depuis  huit  jours. 
il  n'en  voulait  à  Soun  que  de  sa  négligence,  non  du  retard.  En  quoi  une 
lettre  quelconque  pouvait-elle  l'intéresser?  Elle  ne  serait  la  bienvenue  que  si 
elle  lui  causait  une  émotion.  Une  émotion,  à  lui! 

Il  la  regardait  donc,  mais  distraitement. 

L'enveloppe,  faite  d'une  toile  empesée,  montrait  à  l'adresse  et  au  dos  divers 
timbres-poste  de  couleur  vineuse  et  chocolat,  portant  en  exergue  au-dessous 
d'un  portrait  d'homme  les  ihiflfi'es  de  deux  et  de  «  six  cents  ». 


KIN-FO   REÇOIT  UNE   LETTRE   EN   RETARD.  33 


Cela  indiquait  qu'elle  venait  des  Etats-Unis  d'Amérique. 

«  Bon  !  fit  Kin-Fo,  en  haussant  les  épaules,  une  lettre  de  mon  correspondant 
de  San-Francisco!  » 

Et  il  rejeta  fa  lettre  dans  un   coin  du   divan. 

En  effet,  que  pouvait  lui  apprendre  son  correspondant?  Que  les  titres 
qui  composaient  presque  toute  sa  fortune  dormaient  tranquillement  dans  les 
caisses  de  la  Centrale  Banque  Californienne,  que  ses  actions  avaient  monté  de 
quinze  ou  vingt  pour  cent,  que  les  dividendes  à  distribuer  dépasseraient  ceux 
de  l'année  précédente,  etc.' 


31  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


Quelques  milliers  de  dollars  de  ]iUis  ou  de  moins  n'étaient  vraiment  pas  pour 
l'émouvoir! 

Toutefois,  quelques  minutes  après,  Kin-Fo  reprit  la  lettre  et  en  déchira 
machinalement  l'enveloppe;  mais,  au  lieu  de  la  lire,  ses  yeux  n'en  cher- 
chèrent d'abord  que  la  signature. 

«  C'est  bien  une  lettre  de  mon  correspondant,  dil-il.  Il  ne  peut  que  me 
parler  d'aft'aires!  A  demain  les  atiaires!  » 

Et,  une  seconde  fois,  Kin-Fo  allait  rejeler  la  lettre,  lorsque  son  regard  fut 
tout  à  coup  frappé  par  un  mot  souligné  plusieurs  fois  au  recto  de  la  deuxième 
page.  C'était  le  mot  «  passif»,  sur  lequel  le  correspondant  de  San-Francisco 
avait  évidemment  voulu  attirer  l'attention  de  son  client  de  Shang-Hai. 

Kin-Fo  reprit  alors  la  lettre  à  son  début,  et  la  lut  de  la  première  à  la  der- 
nière ligne,  non  sans  un  certain  sentiment  de  curiosité,  qui  devait  surprendre 
de  sa  part. 

Un  instant,  ses  sourcils  se  froncèrent;  mais  une  sorte  de  dédaigneux  sou- 
rire se  dessina  sur  ses  lèvres,  lorsqu'il  eut  achevé  sa  lecture. 

Kin-Fo  se  leva  alors,  fit  une  vingtaine  de  pas  dans  sa  chambre,  s'approcha 
un  instant  du  tuyau  acoustique  qui  le  mettait  en  communication  directe 
avec  Wang.  11  porta  môme  le  cornet  à  sa  bouche,  et  fut  sur  le  point  de  faire 
résonner  le  sifflet  d'appel;  mais  il  se  ravisa,  laissa  retomber  le  serpent  de 
caoutchouc,  et  revint  s'étendre  sur  le  divan. 

«  Peuh!  »  fit-il. 

Tout  Kin-Fo  était  dans  ce  mot. 

«  Et  elle!  nuu-mura-t-il.  Elle  est  vraiment  plus  intéressée  que  moi  dans 
tout  cela  !  » 

Il  s'approcha  alors  d'une  petite  table  de  laque,  sur  laquelle  était  posée  une 
boîte  oblongue,  précieusement  ciselée.  Mais,  au  moment  de  l'ouvrir,  sa  main 
s'arrêta. 

«  Que  me  disait  sa  dernière  lettre?  »  murmura-t-il. 

Et,  au  lieu  de  lever  le  couvercle  de  la  boite,  il  poussa  un  ressort,  fixé  à 
l'une  des  extrémités. 

Aussitôt,  une  voix  douce  de  se  faire  entendre! 

«  Mon  petit  frère  aîné!  Ne  suis-je  plus  pour  vous  comme  la  fleur  Mei-lioua 
à  la  première  lune,  comme  la  fleur  de  l'abricotier  h  la  deuxième,  comme  la 
fleur  du  pécher  h  la  troisième  !  Mon  cher  cœur  de  pierre  précieuse,  à  vous 
mille,  à  vous  dix  mille  bonjours!...  •> 


KIX-FO   REÇOIT  UNE   LETTRE   EN   RETARD.  3o 

C'étnit  la  voix  d'une  jeune  femme,  dont  le  phonographe  répétait  les  tendres 
paroles. 

«  Pauvre  petite  sœur  cadette!  »  dit  Kin-Fo. 

Puis,  ouvrant  la  boite,  il  retira  de  l'appareil  le  papier,  zébré  de  rainures, 
qui  venait  de  reproduire  toutes  les  inflexions  de  la  lointaine  voix,  et  le  rem- 
|)laça  par  un  autre. 

Le  phonographe  était  alors  perfectionné  à  un  point  qu'il  suffisait  de  parler 
à  voix  haute  pour  que  la  membrane  fût  impressionnée  et  que  le  rouleau,  mû 
par  un  mouvement  d'horlogerie,  enregistrât  les  paroles  sur  le  papier  de 
l'appareil. 

Kin-Fo  parla  donc  pendant  une  minute  environ.  A  sa  voix,  toujours  calme, 
on  n'eût  pu  reconnaître  sous  quelle  impression  de  joie  ou  de  tristesse  il 
formulait    sa  pensée. 

Trois  on  quatre  phrases,  pas  plus,  ce  fut  tout  ce  que  dit  Kin-Fo.  Cela 
fait,  il  suspendit  le  mouvement  du  phonographe,  retira  le  papier  spécial  sur 
lequel  l'aiguille,  actionnée  par  la  membrane,  avait  tracé  des  rainures  obli- 
ques, correspondant  aux  paroles  prononcées;  puis,  plaçant  ce  papier  dans  une 
enveloppe  qu'il  cacheta,  il  écrivit  de  droite  à  gauche  l'adresse  que  voici  : 

«  Madame  Lé-oi, 

«  Avenue  de  Cha-Coua 

>'  Péking.  » 

L'n  timbre  électrique  fit  aussitôt  accourir  celui  des  domestiques  qui  était 
chargé  de  la  correspondance.  Ordre  lui  fut  donné  de  porter  immédiatement 
cette  lettre  à  la  poste. 

Une  heure  après,  Kin-Fo  dormait  paisiblement,  en  pressant  dans  ses  bras 
son  «  tchou-fou-jen  >%  sorte  d'oreiller  de  bambou  tressé,  qui  maintient  dans 
les  lits  chinois  une  température  moyenne,  très  appréciable  sous  ces  chaudes 
latitudes. 


LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 


CHAPITRE  V 


DANS    LEQUEL    LÉ-OU    REÇOIT   UNE    LETTRE    Qu'eLLE   EUT    PRÉFÉRÉ 
NE    PAS   RECEVOIR. 


«  Tu  n'as  pas  encore  de  lettre  pour  moi  ? 

—  Eh  !  non,  madame  ! 

—  Que  le  temps  me  paraît  long,  vieille  mère!  » 

Ainsi,  pour  la  dixième  fois  de  la  journée,  parlait  la  diannante  Lé-oti. 
dans  le  boudoir  de  sa  maison  de  l'avenue  Cha-Coua,  à  Péking.  La  «  vieille 
mère»  qui  lui  l'épondait,  et  à  laquelle  elle  donnait  cette  qualification  usitée 
en  Chine  pour  les  servantes  d'un  âge  respectable,  c'était  la  grognonne  et 
désagréable  mademoiselle  Nan. 

Lé-ou  avait  épousé  à  dix-huit  ans  un  lettré  de  premier  grade,  qui  colla- 
borait au  fameux  Sse-Khou-Tsuane-Chou  '.  Ce  savant  avait  le  double  de  son 
âge  et  mourut  trois  ans  après  cette  union  disproportionnée. 

La  jeune  veuve  s'était  donc  trouvée  seule  au  monde,  lorsqu'elle  n'avait 
pas  encore  vingt  et  un  ans.  Kin-Fo  la  vit  dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Péking, 
vers  cette  époque.  Wang,  qui  la  connaissait,  attira  l'attention  de  son  indiffé- 
rent élève  sur  cette  charmante  personne.  Kin-Fo  se  laissa  aller  tout  douce- 
ment à  l'idée  de  modifier  les  conditions  de  sa  vie  en  devenant  le  mari  de  la 
jolie  veuve.  Lé-ou  ne  fut  point  insensible  à  la  proposition  qui  lui  fut  faite.  Et 
voilà  comment  le  mariage,  décidé  pour  la  plus  grande  satisfaction  du  philo- 
sophe, devait  être  célébré  dès  que  Kin-Fo,  après  avoir  pris  à  Shang-Huï  les 
dispositions  nécessaires,  serait  de  retour  à  Peking. 

Il  n'est  pas  commun,  dans  le  Céleste  Empire,  que  les  veuves  se  remarient, 
—  non  qu'elles  ne  le  désirent  autant  que  leurs  similaires  des  contrées  occi- 
dentales, mais  parce  que  ce  désir  trouve  peu  de  co-partageants.  Si  Kin-Fo  fil 
exception  à  la  règle,  c'est  que  Kin-Fo,  on  le  sait,  était   un  origiual.  Lé-ou 

1.  Cft  ouvrage,  commencé  en  1773,  doit  comprendre  cent  soixante  nulle  volumes,  et  n'en  est  €n;ore 
qu'au  soixante  dix-huit  mille  sept  cent  trente  hui'iéme. 


REPONSE   DE    KIN-FO   A   LÉ-OU.  37 

remariée,  il  est  vrai,  n'aurait  plus  le  droit  de  passer  sous  les  a  paé-lous  »,  arcs 
comniémoratifs  que  l'empereur  fait  quelquefois  élever  en  l'honneur  des 
femmes  célèbres  par  leur  fidélité  à  l'époux  défunt;  telles,  la  veuve  Soung,  qui 
ne  voulut  plus  jamais  quitter  le  tombeau  de  son  mari ,  la  veuve  Koung-Kiang, 
qui  se  coupa  un  bras,  la  veuve  Yen-Tchiang,  qui  se  défigura  en  signe  de  dou- 
leur conjugale.  Mais  Lé-ou  pensa  qu'il  y  avait  mieux  à  faire  de  ses  vingt  ans. 
I^lle  allait  reprendre  cette  vie  d'obéissance,  qui  est  tout  le  rôle  de  la  femme 
dans  la  famille  chinoise,  renoncer  à  parler  des  choses  du  dehors,  se  confor- 
mer aux  préceptes  du  livre  Li-nun  sur  les  vertus  domestiques,  et  du  livre 
.\ci-tso-pien  sur  les  devoirs  du  mariage,  retrouver  enfin  cette  considération 
dont  jouit  l'épouse,  qui,  dans  les  classes  élevées,  n'est  point  une  esclave, 
comme  on  le  croit  généralement.  Aussi,  Lé-ou,  intelligente,  instruite,  com- 
prenant quelle  place  elle  aurait  à  tenir  dans  la  vie  du  riche  ennuyé  et  se  sen- 
tant attirée  vers  lui  par  le  désir  de  lui  prouver  que  le  bonheur  existe  ici-bas, 
était  toute  résignée  à  son  nouveau  sort. 

Le  savant,  à  sa  mort,  avait  laissé  la  jeune  veuve  dans  une  situation  de 
fortune  aisée,  quoique  médiocre.  La  maison  de  l'ave.iue  Cha-Coua  était  donc 
modeste.  L'insupportable  Nan  en  composait  tout  le  domestique,  mais  Lé-ou 
était  faite  à  ses  regrettables  manières,  qui  ne  sont  point  spéciales  aux  ser- 
vantes de  l'Empire  des  Fleurs. 

C'était  dans  son  boudoir  que  la  jeune  femme  se  tenait  de  préférence. 
L'ameublement  en  aurait  semblé  fort  simple,  n'eussent  été  les  riches  pré- 
sents, qui,  depuis  deux  grands  mois,  arrivaient  de  Shang-Haï.  Quelques  tableaux 
appendaient  aux  murs,  entre  autres  un  chef-d'œuvre  du  vieux  peintre  Huan-Tse- 
Nen',  qui  aurait  accaparé  l'attention  des  connaisseurs,  au  milieu  d'aquarelles 
très  chinoises,  à  chevaux  verts,  chiens  violets  et  arbres  bleus,  dues  à  quel- 
ques artistes  modernes  du  cru.  Sur  une  table  de  laque  se  déployaient,  comme 
de  grands  papillons  aux  ailes  étendues,  des  éventails  venus  de  la  célèbre  école 


1.  La  renommée  des  granis  maîtres  s'est  transmise  jusqu'à  nous  par  des  traditions  qui,  pour  être 
anecdotiques,  n'en  sont  pas  moins  dignes  d'attention.  On  rapporte,  par  extniple,  qu'au  troisième  siècle,  un 
peintre,  Tsao-Ponli-Ying,  ayant  fini  un  écran  pour  l'Empereur,  s'amusa  à  y  peindre  la  et  là  quelques 
mouches,  et  eut  la  satisfaction  de  vnir  Sa  Majesté  prendre  son  mouctioir  pour  les  chasser.  Non  moins 
célèbre  était  Huan-Tse-Nen,  qui  florissait  vers  l'an  mil.  Ayant  été  chargé  des  décorations  murales  d'une 
des  salles  du  palais,  il  y  peignit  plu-ieuis  faisans.  Or,  des  envoyés  étrangers  qui  apportaient  des  faucons 
en  présent  à  l'Empereur,  ayant  été  introduits  dans  cette  salle,  les  oiseaux  de  proie  ne  virent  pas  plus  lôt 
les  faisans  peints  sur  le  mur,  qu'ils  s'élancèrent  sur  eux  au  détriment  de  leur  tête  plus  qu'à  la  sati  fac- 
tion de  leur  in>tiact  vorace.  > 

J.  Thompson.  {Voyage  en  Chine.) 


38  LES   TRIRUr.ATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

de  Swatow.  D'une  suspension  de  porcelaine  s'échap|)aient  d'élégants  festons 
de  ces  fleurs  artificielles,  si  admirablement  fabriquées  avec  la  moelle  de 
r  «  Arabia  papyrifera  »  de  l'île  Formose,  et  qui  rivalisaient  avec  les  blancs 
nénuphars,  les  jaunes  chrysanthèmes  et  les  lys  rouges  du  Japon,  dont  regor- 
geaient des  jardinières  en  bois  finement  fouillé.  Sur  tout  cet  ensemble,  les 
nattes  de  bambous  tressés  des  fenêtres  ne  laissaient  passer  qu'une  lumière 
adoucie,  et  tamisaient,  en  les  égrenant  pour  ainsi  dire,  les  rayons  solaires. 
Un  magnifique  écran,  fait  de  grandes  plumes  d'épervier,  dont  les  taches, 
artistement  disposées,  figuraient  une  large  pivoine,  —  cet  emblème  de  la 
beauté  dans  l'Empire  des  Fleurs,  — deux  volières  en  forme  de  pagode,  vérita- 
bles kaléidoscopes  des  plus  éclatants  oiseaux  de  l'Inde,  quelques  «  tiémaols  » 
éoliejis,  dont  les  plaques  de  verre  vibraient  sous  la  brise,  mille  objets  enfin 
auxquels  se  rattachait  une  pensée  de  l'absent,  complétaient  la  curieuse  orne- 
mentation de  ce  boudoir. 

v(  Pas  encore  de  lettre,  Nan? 

—  Eh  non  !  madame  !  pas  encore  !  » 

C'était  une  charmante  femme  que  cette  jeune  Lé-ou.  Jolie,  môme  pour  des 
yeux  européens,  blanche  et  non  jaune,  elle  avait  de  doux  yeux  se  relevant  à 
peine  vers  les  tempes,  des  cheveux  noirs  ornés  de  quelques  fleurs  de  pêcher 
fixées  par  des  épingles  de  jade  vert,  des  dents  petites  et  blanches,  des  sourcils  à 
peine  estompés  d'une  fine  louche  d'encre  de  Chine.  Elle  ne  mettait  ni  crépi  de 
miel  et  de  blanc  d'Espagne  sur  ses  joues,  ainsi  que  le  font  généralement  les 
beautés  du  Céleste  Empire,  ni  rond  de  carmin  sur  sa  lèvre  inférieure,  ni  petite 
raie  verticale  entre  les  deux  yeux,  ni  aucune  couche  de  ce  fard,  dont  la  cour 
impériale  dépense  annuellement  pour  dix  millions  de  sapèques.  La  jeune 
veuve  n'avait  que  faire  de  ces  ingrédients  "artificiels.  Elle  sortait  pou  de  sa 
maison  de  Cha-Coua,  et,  dès  lors,  pouvait  dédaigner-  ce  masque,  dont  toute 
femme  chinoise  fait  usage  hors  de  chez  elle. 

Quant  à  la  toilette  de  Lé-ou,  rien  de  plus  simple  et  de  plus  élégant,  l'ne 
longue  robe  à  quatre  fentes,  ourlée  d'un  large  galon  brodé,  sous  celte  robe 
une  jupe  plissée,  à  la  taille  un  plastron  agrémenté  de  soutaches  en 
filigranes  d'or,  un  pantalon  rattaché  à  la  ceinture  et  se  nouant  sur  la  chaus- 
sette de  soie  nankin,  de  jolies  pantoufles  ornées  de  perles  :  il  n'en  fallait  pas 
plus  à  la  jeune  veuve  pour  être  charmante,  si  l'on  ajoute  que  ses  mains 
étaient  fines  et  qu'elle  conservait  ses  ongles,  longs  et  rosés,  dans  de  petits 
étuis  d'argent,  ciselés  avec  un  art  ex(|uis. 


REPONSE    DE    KIN-FO   A    LE-OU.  39 


Et  ses  pieds?  Eh  bien,  ses  pieds  étaient  petits,  non  par  suite  de  cette  coutume 
de  déformation  barbare  qui  tend  heureusement  à  se  perdre,  mais  parce  que 
la  nature  les  avait  faits  tels.  Cette  mode  dure  depuis  sept  cents  ans  déjà,  et  elle 
est  probablement  due  à  quelque  princesse  estropiée.  Dans  son  application  la 
plus  simple,  opérant  la  flexion  des  quatre  orteils  sous  la  plante,  tout  en  Inis- 
sant  le  calcaneum  intact,  elle  fait  de  la  jambe  une  sorte  de  tronc  de  cône,  gêne 
absolument  la  marche,  prédispose  à  l'anémie  et  n'a  pas  môme  pour  raison 
d'être,  comme  on  a  pu  le  croire,  la  jalousie  des  époux.  Aussi  s'en  va-t-elle 
de  jour  en  jour,  depuis  la  conquête  tartare.  Maintenant,  on  ne  compte  pas 
trois  Chiuoises  sur  dix,  ayant  été  soumises  dès  le  premier  âge  à  cette  suite 
d'opérations  douloureuses,  qui  entraînent  la  déformation  du  piod. 

«  Il  n'est  pas  possible  qu'une  lettre  n'arrive  pas  aujourd'hui!  dit  encore 
Lé-ou.  Voyez  donc,  vieille  mère. 

—  C'est  tout  vu  !  »  répondit  fort  irrespectueusement  mademoiselle  Xan,  qui 
sortit  de  la  chambre  en  grommelant. 

Lé-ou  voulut  alors  travailler  pour  se  distraire  un  peu.  C'était  encore  penser 
à  Kin-Fo,  puisqu'elle  lui  brodait  une  paire  de  ces  chaussures  d'étoffe, 
dont  la  fabrication  est  presque  uniquement  réservée  à  la  femme  dans  les 
ménages  chinois,  à  quelque  classe  qu'elle  appartienne.  Mais  l'ouvrage  lui 
tomba  bientôt  des  mains.  Elle  se  leva,  prit  dans  une  bonbonnière  deux  ou  trois 
pastèques,  qui  craquèrent  sous  ses  petites  dents,  puis  elle  ouvrit  un  livre, 
le  Nushun,  ce  code  d'instructions  dont  toute  honnête  épouse  doit  faire  sa  lec- 
ture habituelle. 

«  De  même  que  le  printemps  est  pour  le  travail  la  saison  favorable,  de 
même  l'aube  est  le  moment  le  plus  propice  de  la  journée. 

«  Levez-vous  de  bonne  heure,  ne  vous  laissez  pas  aller  aux  douceurs  du 
«  sommeil. 

«  Soignez  le  mûrier  et  le  chanvre. 

«  Filez  avec  zèle  la  soie  et  le  coton. 

0  La  vertu  des  femmes  est  dans  l'activité  et  l'économie. 

«  Les  voisins  feront  votre  éloge...  » 

Le  livre  se  ferma  bientôt.  La  tendre  Lé-ou  ne  songeait  même  pas  à  ce 
qu'elle  lisait. 

«  Où  est-il'?  se  demanda-t-clle.  Il  a  dû  aller  à  Canton!  Esl-il  de  retour  à 
Shang  Haï"?  Quand  arrivera-t-il  à  Péking  ?  La  mer  lui  a-t-elle  été  propice  ?  Que 
la  déesse  Koanine  lui  vienne  en  aide  !  » 


40  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN  CHINl 


Ainsi  disait  l'inquiète  jeune  femme.  Puis,  ses  yeux  se  portèrent  distraitement 
sur  un  tapis  de  table,  artistement  fait  de  mille  petits  morceaux  rapportés,  une 
sorte  de  mosaïque  d'étoffe  à  la  mode  portugaise,  où  se  dessinaient  le  canard 
mandarin  et  sa  famille,  symbole  de  la  fidélité.  Enfin  elle  s'approcha  d'une 
jardinière  et  cueillit  une  fleur  au  hasard. 

«  Ah  !  dit-elle,  ce  n'est  pas  la  fleur  du  saule  vert,  emblème  du  printemps, 
de  la  jeunesse  et  de  la  joie!  C'est  le  jaane  chrysanthème,  emblème  de  l'au- 
tomne et  de  la  tristesse  !  » 

Elle   voulut    réagir   contre    l'anxiété  qui,    maintenant,   l'envahissait    tou 


lEPCNSE   DE    KIN-FO   A    LÉ-OU 


Lé-ou  entendit  :  o  Petite  sœur  cadette  -a  (Page  4^) 


entière.  Son  luth  était  là  ;  ses  doigts  en  firent  résonner  les  cordes  ;  ses  lèvres 
murmurèrent  les  premières  paroles  du  chant  des  «  Mains-unies  » ,  mais  elle 
ne  put  continuer. 

«Ses  lettres,  pensait-elle,  n'avaient  pas  de  retard  autrefois!  Je  les  lisais, 
l'âme  émue!  Ou  bien,  au  lieu  de  ces  lignes  qui  ne  s'adressaient  qu'à  mes  yeux, 
c'était  sa  voix  même  que  je  pouvais  entendre!  Là,  cet  appareil  me  parlait 
comme  s'il  eût  été  près  de  moi  !  » 

Et  Lé-ou  regardait  un  phonographe,  pose  sur  un  guéridon  de  laque,  en 
tout  semblable  à  celui  dont  Kin-Fo  se  servait  à  Shang-Haï.  Tous  deux  pouvaient 


42  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN  CHINE. 

ainsi  s'entendre  ou  plutôt  entendre  leurs  voix,  malgré  la  distance  qui  les 
séparait....  Mais,  aujourd'hui  encore,  comme  depuis  quelques  jours,  l'appareil 
restait  muet  et  ne  disait  plus  rien  des  pensées  de  l'absent. 

En  ce  moment,  la  vieille  mère  entra. 

«  La  voilà,  votre  lettre  !  »  dit-elle. 

Et  Nan  sortit,  après  avoir  remis  à  Lé-ou  une  enveloppe  timbrée  de 
Shany-llaï. 

Un  sourire  se  dessina  sur  les  lèvres  de  la  jeune  femme.  Ses  yeux  brillèrent 
d'un  plus  vif  éclat.  Elle  déchira  l'enveloppe,  rapidement,  sans  prendre  le 
temps  de  la  contempler,  ainsi  qu'elle  avait  l'habitude  de  le  faire... 

Ce  n'était  point  une  lettre  que  contenait  cette  enveloppe,  mais  un  de  ces 
papiers  à  rainures  obliques,  qui,  ajustés  dans  l'appareil  phonographique, 
reproduisent  toutes  les  inflexions  de  la  voix  humaine. 

«  Ah!  j'aime  encore  mieux  cela!  s'écria  joyeusement  Lé-ou.  Je  l'entendrai, 
au  moins!  » 

Le  pajjier  fut  placé  sur  le  rouleau  du  phonographe,  qu'un  mouvement 
d'Iiorlogerie  fit  aussitôt  tourner,  et  Lé-ou,  approchant  son  oreille,  entendit 
une  voix  bien  connue  qui  disait  : 

«  Petite  sœur  cadette,  la  ruine  a  emporté  mes  richesses  comme  le  vent  d'est 
emporte  les  feuilles  jaunies  de  l'automne!  Je  ne  veux  pas  faire  une  misérable 
en  l'associant  à  ma  misère  !  Oubliez  celui  que  dix  mille  malheurs  ont  frappé! 

«  Votre  désespéré  Km-Fo  !  » 

Quel  coup  pour  la  jeune  femme  !  Une  vie  plus  amère  que  l'amère  gentiane 
l'attendait  maintenant.  Oui  !  le  vent  d'or  emportait  ses  dernières  espérances 
avec  la  fortune  de  celui  qu'elle  aimait  !  L'amour  que  Kin-Fo  avait  pour  elle 
s'élait-il  donc  à  jamais  envolé!  Son  ami  ne  croyait-il  qu'au  bonheur  que 
donne  la  richesse!  Ah!  pauvre  Lé-ou!  Elle  ressemblait  maintenant  au  cerf- 
volant  dont  le  fil  casse,  et  qui  retombe  brisé  sur  le  sol  ! 

Nan,  appelée,  entra  dans  la  chambre,  haussa  les  épaules  et  Iransiiorla  sa 
maîtresse  sur  son  «  hang  »  !  Mais,  bien  que  ce  fût  un  de  ces  lits-poëles,  chauf- 
fés artificiellement,  combien  sa  couche  parut  froide  à  l'infortunée  Lé-ou  ! 
Que  les  cinq  veilles  de  cette  nuit  sans  sonuneil  lui  semblèrent  longues  à 
passer  ! 


UN  TOUR  DANS  LES  BUREAUX  DE  «  LA  CENTENAIRE 


CHAPITRE  VI 


QUI    DONNERA   PEUT-ÊTRE   AU    LECTEUR    l'eXVIE    d'aLLER    FAIRE    UN   TOUR 
DANS    LES    HUREAUX   DE    «    LA   CENTENAIRE    ». 


Le  lendemain.  Kin-Fo,  dont  le  dédain  pour  les  clioses  de  ce  monde  ne  se 
démentit  pas  un  instant,  quitta  seul  son  habitation.  De  son  pas  toujours  égal, 
il  descendit  la  rive  droite  du  Creek.  Arrivé  au  pont  de  bois,  qui  met  la 
concession  anglaise  en  communication  avec  la  concession  américaine,  il 
traversa  la  rivière  et  se  dirigea  vers  une  maison  d'assez  belle  apparence,  élevée 
entre  l'église  des  Missions  et  le  consulat  des  Etats-Unis. 

Au  fronton  de  cette  maison  se  développait  une  large  plaque  de  cuivre,  sur 
laquelle  apparaissait  cette  inscription  en  lettres  tumulaires  : 

LA  CENTENAIRE, 

Compagnie  d'assurances  sur  la  vie. 

Capital  de  garantie  :  20  millions  de  dollars. 

Agent  principal  :  William  J.  Bidllpii. 

Kin-Fo  poussa  la  porte,  que  détendait  un  second  battant  capitonné,  et  se 
trouva  dans  un  bureau,  divisé  en  deux  compartiments  par  une  simple  balus- 
trade à  hauteur  d'appui.  Quelques  cartonniers,  des  livres  à  fermoirs  de  nickel, 
une  caisse  américaine  à  secrets  se  défendant  d'elle-même,  deux  ou  trois 
tables  où  travaillaient  les  commis  de  l'agence,  un  secrétaire  compliqué, 
réservé  à  l'honorable  William  J.  Bidulph,  tel  était  l'ameublement  de  cette 
pièce,  qui  semblait  appartenir  à  une  maison  du  Broadway,  et  non  à  une 
habitation  bâtie  sur  les  bords  du  Wousung. 

WiUiam  J.  Bidulph  était  l'agent  principal,  en  Chine,  de  la  compagnie  d'as- 
surances contre  Fincendie  et  sur  la  vie,  dont  le  siège  social  se  trouvait  à 
Chicago.  La  Centenaire,  —  un  bon  titre  et  qui  devait  attirer  les  clients,  — 
la  Centenaire,  très  renommée  aux  États-Unis,  possédait  des  succursales  (t 


Ai  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  ET   CHINE. 


des  représentants  dans  les  cinq  parties  du  inonde.  Elle  faisait  des  affaires 
énormes  et  excellentes,  grâce  à  ses  statuts,  très  hardiment  et  très  libérale- 
ment constitués,  qui  l'autorisaient  à  assurer  tous  les  risques. 

Aussi,  les  Célestials  commençaient-ils  à  suivre  ce  moderne  courant  d'idées, 
qui  remplit  les  caisses  des  compagnies  de  ce  genre.  Grand  nombre  de 
maisons  de  l'Empire  du  Milieu  étaient  garanties  contre  l'incendie,  et  les  con- 
trats d'assurances  en  cas  de  mort,  avec  les  combinaisons  multiples  qu'ils 
comportent,  ne  manquaient  pas  de  signatures  chinoises.  La  plaque  de  la 
Centenaire  s'écartelait  déjà  au  fronton  des  portes  shangha'iennes,  et,  entre 
autres,  sur  les  pilastres  du  riche  yamen  de  Kin-Fo.  Ce  n'étail  donc  pas  dans 
l'inlenlion  de  s'assurer  contre  l'incendie,  que  l'élève  de  Wang  venait  rendre 
visite  à  l'honorable  William  J.  Bidulph. 

«  Monsieur  Bidulph?  »  demanda-t-il  en  entrant. 

W'illiam  J.  Bidulph  était  là,  «  en  personne  »,  comme  un  photographe  qui 
opère  lui-même,  toujours  à  la  disposition  du  public,  —  un  homme  de  cin- 
quante ans,  correctement  vêtu  de  noir,  en  habit,  en  cravate  blanche,  toute 
sa  barbe,  moins  les  moustaches,  l'air  bien  américain. 

«  A  qui  ai-je  l'honneur  déparier?  demanda  William  J.  Bidulph. 

—  A  monsieur  Kin-Fo,  de  Shang-Ha'i. 

—  Monsieur  Kin-Fol...  un  des  clients  de  la  Centenaire...  police  numéro 
vingt  sept  mille  deux  cent... 

—  Lui-même. 

—  Serais-je  assez  heureux,  monsieur,  pour  que  vous  eussiez  besoin  de  mes 
services? 

—  Je  désirerais  vous  parler  en  particulier,  »  répondit  Kin-Fo. 

La  conversation  entre  ces  deux  personnes  devait  se  faire  d'autant  plus  facile- 
ment, que  William  J.  Bidulph  parlait  aussi  bien  le  chinois  que  Kin-Fo  parlait 
l'anglais. 

Le  riche  client  fut  donc  introduit,  avec  les  égards  qui  lui  étaient  dus,  dans 
un  cabinet,  tendu  de  sourdes  tapisseries,  fermé  de  doubles  portes,  oii  l'on 
eût  pu  comploter  le  renversement  de  la  dynastie  des  Tsing,  sans  crainte  d'être 
entendu  des  plus  fins  tipaos  du  Céleste  Empire. 

«  Monsieur,  dit  Kin-Fo,  dès  qu'il  se  fut  assis  dans  une  chaise  à  bascule, 
devant  une  cheminée  chauffée  au  gaz,  je  désirerais  traiter  avec  votre  Compa- 
gnie, et  faire  assurer  à  mon  décès  le  payement  d'un  capital  dont  je  vous 
indiquerai  tout  à  l'heure  le  montant. 


UN  TOUR  DANS  LES  BUREAUX  DE  «  LA  CENTENAIRE 


—  Monsieur,  répondit  William  J.  Bidulph,  rien  de  plus  simple.  Deux  signa- 
tures, la  vôtre  et  la  mienne,  au  bas  d'une  police,  et  l'assurance  sera  faite, 
après  quelques  formalités  préliminaires.  Mais,  monsieur...  permettez-moi 
cette  question...  vous  avez  donc  le  désir  de  ne  mourir  qu'à  un  âge  très  avancé, 
désir  bien  naturel  d'ailleurs  ? 

—  Pourquoi?  demanda  Kin-Fo.  Le  plus  ordinairement,  l'assurance  sur  la 
fie  indique  chez  l'assuré  la  crainte  qu'une  mort  trop  prochaine.... 

—  Oh!  monsieur!  répondit  William  J.  Bidulph  le  plus  sérieusement  du 
monde,  cette  crainte  ne  se  produit  jamais  chez  les  clients  de  la  Centenaire! 
Son  nom  ne  l'indique-t-il  pas?  S'assurer  chez  nous,  c'est  prendre  un  brevet 
de  longue  vie  !  Je  vous  demande  pardon,  mais  il  est  rare  que  nos  assurés  ne 
dépassent  pas  la  centaine...  très  rare...  très  rare!...  Dans  leur  intérêt,  nous 
devrions  leur  arracher  la  vie!  Aussi,  faisons-nous  des  affaires  superbes!  Donc, 
je  vous  préviens,  monsieur,  s'assurer  à  la  Centenaire,  c'est  la  quasi-certitude 
d'en  devenir  un  soi-même! 

—  .\ii  !  "  fit  tranquillement  Kin-Fo,  en  regardant  de  son  œil  froid  William 
J.  Bidulph. 

L'agent  principal,  sérieux  coni'ne  un  ministre,  n'avait  aucunement  l'air  de 
plaisanter. 

<i  Quoi  qu'il  en  soil,  reprit  Kin-Fo,  je  désire  me  faire  assurer  pour  deux 
cent  mille  dollars  '. 

—  Nous  disons  un  capital  de  deux  cent  mille  dollars,  »  répondit  William 
J.  Bidulph. 

Et  il  inscrivit  sur  un  carnet  ce  chiffre,  dont  l'importance  ne  le  fit  pas  même 
sourciller. 

«  Vous  savez,  ajouta-t-il,  que  l'assurance  est  de  nul  effet,  et  que  toutes  les 
primes  payées,  quel  qu'en  soit  le  nombre,  demeurent  acquises  à  la  Compagnie, 
si  la  personne  sur  la  tète  de  laquelle  repose  l'assurance  perd  la  vie  par  le 
fait  du  bénéficiaire  du  contrat? 

—  Je  le  sais. 

—  Et  quels  risques  prétendez-vous  assurer,  mon  cher  monsieur? 

—  Tous. 

—  Les  risques  de  voyage  par  terre  ou  par  mer,  et  ceux  de  séjour  hors  des 
Jimites  du  Céleste  Empire? 

1.  Un  million  de  francs. 


LI<:S  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


—  Oui. 

—  Les  risques  de  eoiulamiiation  judiciaire? 

—  Oui. 

—  Les  risques  de  duel? 

—  Oui. 

—  Les  ris((ues  de  service  militaire? 

—  Oui. 

—  Alors  les  surprimes  seront  fort  élevées? 

—  Je  payerai  ce  qu'il  faudra. 

—  Soit. 

—  Mais,  ajouta  Kiii-Fo,  il  y  a  un  autre  risque  très  impoi'lant,  dont  vous  ne 
parlez  pas. 

—  Lequel? 

—  Le  suicide.  Je  croyais  que  les  statuts  de  la  Centenaire  l'autorisaient  à 
assurer  aussi  le  suicide  ? 

—  Parfaitement,  monsieur,  parfaitement,  répondit  William  J.  Bidulph,  qui 
se  frottait  les  mains.  C'est  même  là  une  source  de  superbes  bénéfices  pour 
nous!  Vous  comprenez  bien  que  nos  clients  sont  généralement  des  gens  qui 
tiennent  à  la  vie,  et  que  ceux  qui,  par  une  ])rudence  exagérée,  assurent  le 
suicide,  ne  se  tuent  jamais. 

—  N'importe,  répondit  Kin-Fo.  Pour  des  raisons  personnelles,  je  désire 
assurer  aussi  ce  risque. 

—  A  vos  souhait.s,  mais  la  prime  sera  considérable  ! 

—  Je  vous  répète  que  je  payerai  ce  qu'il  faudra. 

—  Entendu.  —  Nous  disons  donc,  dit  William  J.  Bidulph,  en  continuarri 
d'écrire  sur  son  carnet,  risques  de  mer,  de  voyage,  de  suicide... 

—  Et,  dans  ces  conditions,  quel  sera  le  montant  de  la  prime  à  payer?  de- 
manda Kin-Fo. 

—  Mon  cher  monsieur,  répondit  l'agent  principal,  nos  primes  sont  établies 
avec  une  justesse  mathématique,  qui  est  tout  îi  l'honneur  de  la  Compagnie. 
Elles  ne  sont  plus  basées,  comme  elles  l'étaient  autrefois,  sur  les  tables  de 
Duvillars...     Connaissez-vous   Duvillars? 

—  Je  ne  connais  pas  Duvillars. 

—  Un  statisticien  remarquable,  mais  déjà  ancien...  tellement  ancien,  même 
qu'il  est  mort.  A  l'époque  où  il  établit  ses  fameuses  tables,  qui  servent  encore  à 
l'éclielle  de  primes  de  la  plupart  des  compagnies  européennes,  très  arriérées, 


UN  TOUR  DANS  LES  BUREAUX  DE  «  LA  CENTENAIRE  ■>.     M 

la  laoyemic  de  la  vie  était  inférieure  à  ce  qu'elle  est  présentement,  grâce  au 
progrès  de  toutes  choses.  Nous  nous  basons  donc  sur  une  moyenne  plus  élevée, 
et  par  conséquent  plus  favoralile  à  l'assuré,  qui  paye  moins  cher  et  vit  plus 
longtemps... 

—  Quel  sera  le  montant  de  ma  prime?  reprit  Kin-Fo,  désireux  d'arrêter  le 
verbeux  agent,  qui  ne  négligeait  aucune  occasion  de  placer  ce  boniment  en 
faveur  de  la  Centenaire. 

—  Monsieur,  répondit  \YilIiam  .1.  Bidulph,  j'aurai  l'indiscrétion  de  vous 
demander  quel  est  votre  âge? 

—  Trente  et  un  ans. 

—  Eh  bien,  à  trente  et  un  ans,  s'il  ne  s'agissait  que  d'assurer  les  risques 
ordinaires,  vous  payeriez,  dans  toute  compagnie,  deux  quatre-vingt-trois  pour 
cent.  Mais,  à  la  Centenaire,  ce  ne  sera  que  deux  soixante-dix,  ce  qui  fera 
annuellement,  pour  un  capital  de  deux  cent  mille  dollars,  cinq  mille  quatre  cents 
dollars. 

—  Et  dans  les  conditions  que  je  désire?  dit  Kin-Fo. 

—  En  assurant  tous  les  risques,  y  compris  le  suicide?... 

—  Le  suicide  surfout. 

—  Monsieur,  répondit  d'un  ton  aimable  William  J.  Didulpli ,  après  avoir 
consulté  une  table  imprimée  à  la  dernière  page  de  son  carnet,  nous  ne  pouvons 
pas  \ous  passer  cela  à  moins  de  vingt-cinq  pour  cent. 

—  Ce  qui  fera?... 

—  Cinquante  mille  dollars. 

—  Et  comment  la  prime  doit-elle  vous  être  versée? 

—  Tout  entière  ou  fractionnée  par  mois,  au  gré  de  l'assuré. 

—  Ce  qui  donnerait  pour  les  deux  premiers  mois?... 

—  Huit  mille  trois  cent  trente-deux  dollars,  qui,  s'ils  étaient  versés  aujour- 
d'hui 30  avril,  mon  cher  monsieur,  vous  couvriraient  jusqu'au  30  juin  delà 
présente  année. 

—  .Monsieur,  dit  Kin-Fo.  ces  conditions  me  conviennent.  Voici  les  deux 
premiers  mois  de  la  prime.  » 

Et  il  déposa  sur  la  table  une  épaisse  liasse  do  dollars-papiers  qu'il  tira  de 
sa  poche. 

«Bien...  monsieur...  très  bien!  répondit  William  J.  Bidulph.  -Mais,  avant  de 
signer  la  police,  il  y  a  une  formalité  à  remplir, 

—  Laquelle? 


48  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


—  Vous  devez  recevoii  h  \isite  du  mnU  ciii  de  la  Lonipiij,'nie 

—  A  quel  propos  cette  \ibite'' 

—  Afin  de  constater  si  xous  Ctebbolidementconbtitue,  si  vous  n  a\ez  aucune 
maladie  organique  qui  soit  de  nature  à  abréger  votre  vie,  si  vous  nous  donnez 
enfin  des  garanties  de  longue  existence. 

—  A  quoi  bon  !  puisquej'assure  même  le  duel  et  le  suicide,  fit  observer  Kin-Fo. 

—  Eh!  mon  cher  monsieur,  répondit  William  J.  Bidulph,  toujours  souriant, 
une  maladie  dont  vous  auriez  le  germe,  et  qui  vous  emporterait  dans  quel- 
ques mois,  nous  coûterait  bel  et  bien  deux  cent  mille  dollars! 


UN  TOUR  DANS  LES  BUREAUX  DE  «  LA  CENTENAIRE  r>.     49 


Alors  apparaît  le  catafalque.  (Page  5i.) 


—  Mon  suicide  vous  les  coûterait  aussi,  je  suppose  ! 

—  Cher  monsieur,  répondit  le  gracieux  agent  principal,  en  prenant  la  main 
de  Kin-Fo  qu'il  tapota  doucement ,  j'ai  déjà  eu  l'honneur  de  vous  dire  que 
beaucoup  de  nos  clients  assurent  le  suicide,  mais  qu'ils  ne  se  suicident  jamais 
D'ailleurs,  il  ne  nous  est  pas  défendu  de  les  faire  surveiller...  Oh!  avec  la 
plus  grande  discrétion! 

—  Ah!  fit  Kin-Fo. 

—  J'ajoute,  comme  une  remarque  qui  m'est  personnelle,  que,  de  tous  les 
clients  de  la  Centenaire    ce  sont  précisément  ceu.\-là  qui  lui  payent  le  plus 


SO  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 

longtemps  leur  prime.  Voyons,  entre  nous,  pourquoi  le  riche  monsieur  Kin-Fo 
se  suiciderait-il? 

—  Et  pourquoi  le  riche  monsieur  Kin-Fo  s'assurerait-il? 

Oh!  répondit  William  J.  Bidulph,  pour  avoir  la  certitude  de  vivre  très 

vieux,  en  sa  qualité  de  client  de  la  Centenaire!  » 

Il  n"y  avait  pas  à  discuter  plus  longuement  avec  l'agent  principal  de  la 
célèbre  compagnie.  Il  était  tellement  siîr  de  ce  qu'il  disait  ! 

((  Et  maintenant,  ajouta-t-il,  au  profit  de  qui  sera  faite  cette  assurance  de 
deux  cent  mille  dollars?  Quel  sera  le  bénéficiaire  du  contrat? 

—  H  y  aura  deux  bénéficiaires,  répondit  Kin-Fo. 

—  A  parts  égales? 

—  Non,  à  parts  inégales.  L'un  pour  cinquante  mille  dollars,  l'autre  pour  cent 
cinquante  mille. 

—  Nous  disons  pour  cinquante  mille,  monsieur... 

—  Wang. 

—  Le  philosophe  Wang? 

—  Lui-même. 

—  Et  pour  les  cent  cinquante  mille? 

—  Madame  Lé-ou,de  Péking. 

—  De  Péking,  >>  ajouta  William  J.  Bidulph,  en  finissant  d'inscrire  les  noms 
des  ayants-droit.  Puis  il  reprit  : 

«  Quel  est  l'âge  de  madame  Lé-ou?- 

—  Vingt  et  un  ans,  répondit  Kin-Fo. 

—  Oh!  fit  l'agent,  voilà  une  jeune  dame  qui  sera  bien  vieille,  quand  elle 
touchera  le  montant  du  capital  assuré! 

—  Pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

—  Parce  que  vous  vivrez  plus  de  cent  ans,  mon  cher  monsieur.  Quant  au 
philosophe  Wang?... 

—  Cinquanle-cinq  ans! 

—  Eh  bien,  cet  aimable  homme  est  sur,  lui,  de  ne  jamais  rien  toucher! 

—  On  le  verra  bien,  monsieur! 

—  Monsieur,  répondit  William  J.  Bidulph,  si  j'étais  à  cinquanle-cinq  ans 
l'héritier  d'un  homme  de  trente  et  un,  qui  doit  mourir  centenaire,  je  n'aurais 
pas  la  simplicité  de  compter  sur  son  héritage. 

—  Votre  serviteur,  monsieur,  dit  Kin-Fo,  en  se  dirigeant  vers  la  porte  du 
cabinet. 


UN  TOUR  DANS  LES  BUREAUX  DE  «  LA  CENTENAIRE  ».  ol 

—  Bien  le  vôtre!  >  répondit  l'honorable  William  J.  Bidulph,  qui  s'inclina 
devant  le  nouveau  client  de  la  Centenaire. 

Le  lendemain,  le  médecin  de  la  Compagnie  avait  fait  à  Kin-Fo  la  visite  ré- 
glementaire. «Corps  de  fer,  muscles  d'acier,  poumons  en  soufflets  d'orgues,  » 
disait  le  rajjport.  Rien  ne  s'opposait  à  ce  que  la  Compagnie  traitât  avec  un 
assuré  aussi  solidement  établi.  La  police  fut  donc  signée  à  cette  date  par 
Kin-Fo  d'une  part,  au  profit  de  la  jeune  veuve  et  du  philosophe  Wang,  et,  de 
l'antre,  par  William  J.  Bidulphj  représentant  de  la  Compagnie. 

Ni  Lé-ou  ni  Wang,  à  moins  de  circonstances  improbables,  ne  devaient 
jamais  apprendre  ce  que  Kin-Fo  venait  de  faire  pour  eux,  avant  le  jour  où  la 
Centenaire  serait  mise  en  demeure  de  leur  verser  ce  capital,  dernière  géné- 
rosité de  l'ex-millionnaire.. 


CHAPITRE  VII 


QUI    SERAIT   FORT    TRISTE,    S  IL    NE    S  AGISSAIT    D  US    ET    COUTUMES 
PARTICULIERS    AU     CÉLESTE    EMPIRE. 


Quoi  qu'eût  pu  dire  et  penser  l'honorable  William  J.  Bidulph,  la  caisse  de  la 
Centenaire  était  très  sérieusement  menacée  dans  ses  fonds.  En  efl'et,  le  plan 
de  Kin-Fo  n'était  pas  de  ceux  dont,  réflexion  faite,  on  remet  indéfiniment 
l'exécution.  Complètement  ruiné,  l'élève  de  Wang  avait  formellement  résolu 
d'en  finir  avec  une  existence  qui,  même  au  temps  de  sa  richesse,  ne  lui 
laissait  que  tristesse  et  ennuis. 

La  lettre  remise  par  Soun,  huit  jours  après  son  arrivée,  venait  de  San- 
Francisco.  Elle  mandait  la  suspension  de  payement  de  la  Centrale  Banque 
Californienne.  Or,  la  fortune  de  Kin-Fo  se  composait  en  presque  totalité,  on 
le  sait,  d'actions  de  cette  banque  célèbre,  si  solide  jusque-là.  Mais,  il  n'y  avait 
pas  à  douter.  Si  invraisemblable  que  pût  paraître  cette  nouvelle,  elle  n'était 
malheureusement  que  trop  vraie.  La  suspension  de  payements  de  la  Centrale 
Banque  Californienne  venait  d'être  confirmée  par  les  journaux  arrivés  à 
Shaiig-Haï.  La  faillite  avait  été  prononcée,  et  ruinait  Kin-Fo  de  fond  en  comble. 


52  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

En  effet,  en  dehors  des  actions  de  cette  banque,  que  lui  restait-il?  Rien  ou 
presque  rien.  Son  habitation  de  Shang-Haï,  dont  la  vente,  presque  irréalisable, 
ne  lui  eiît  procuré  que  d'insuffisantes  ressources.  Les  huit  mille  dollars  versés 
en  prime  dans  la  caisse  de  la  Centenaire,  quelques  actions  de  la  Compagnie 
des  bateaux  de  Tien-Tsin,  qui,  vendues  le  jour  même,  lui  fournirent  à  peine  de 
quoi  faire  convenablement  les  choses  in  extremis,  c'était  maintenant  toute  sa 
fortune. 

Un  Occidental,  un  Français,  un  Anglais  eût  peut-être  pris  philosophi- 
quement cette  existence  nouvelle  et  cherché  à  refaire  sa  vie  dans  le  travail. 
Un  Célestial  devait  se  croire  en  droit  de  penser  et  d'agir  tout  autrement. 
C'était  la  mort  volontaire  que  Kin-Fo,  en  véritable  Chinois ,  allait,  sans 
trouble  de  conscience,  prendre  comme  moyen  de  se  tirer  d'aftaire,  et  avec 
cette  typique  indifférence  qui  caractérise  la  race  jaune. 

Le  Chinois  n'a  qu'un  courage  passif,  mais,  ce  courage,  il  le  possède  au 
plus  haut  degré.  Son  indifférence  pour  la  mort  est  vraiment  extraordinaire. 
Malade,  il  la  voit  venir  sans  faiblesse.  Condamné ,  déjà  entre  les  mains  du 
bourreau,  il  ne  manifeste  aucune  crainte.  Les  exécutions  publiques  si  fré- 
quentes, la  vue  des  horribles  supplices  que  comporte  l'échelle  pénale  dans 
le  Céleste  Empire,  ont  de  bonne  heure  familiarisé  les  Fils  du  Ciel  avec  l'idée 
d'abandonner  sans  regret  les  choses  de  ce  monde. 

Aussi,  ne  s'étonnera-t-on  pas  que,  dans  toutes  les  familles,  cette  pensée  de  la 
mort  soit  à  l'ordre  du  jour  et  fasse  le  sujet  de  bien  des  conversations.  Elle  n'est 
absente  d'aucun  des  actes  les  plus  ordinaires  de  la  vie.  Le  culte  des  ancêtres 
se  retrouve  jusque  chez  les  plus  pauvres  gens.  Pas  une  habitation  riche  où 
Ton  n'ait  réservé  une  sorte  de  sanctuaire  domestique,  pas  une  cabane  misé- 
rable où  un  coin  n'ait  été  gardé  aux  reliques  des  aïeux,  dont  la  fête  se 
célèbre  au  deuxième  mois.  Voilà  pourquoi  on  trouve,  dans  le  même  magasin 
où  se  vendent  des  lits  d'enfants  nouveau-nés  et  des  corbeilles  de  mariage, 
un  assortiment  varié  de  cercueils,  qui  forment  un  article  courant  du  com- 
merce chinois. 

L'achat  d'un  cercueil  est,  en  effet,  une  des  constantes  préoccupations 
des  Gélestials.  Le  mobilier  serait  incomplet  si  la  bière  manquait  à  la  maison 
paternelle.  Le  fils  se  fait  un  devoir  de  l'offrir  de  son  vivant  à  son  père.  C'est 
une  touchante  preuve  de  tendresse.  Cette  bière  est  déposée  dans  une 
chambre  spéciale.  On  l'orne,  on  l'entretient,  et,  le  plus  souvent,  quand  elle 
a  déjà  reçu   la  dépouille  mortelle ,  elle  est  conservée  pendant  de  longues 


us   ET  COUTUMES  DU  CÉLESTE    EMPIRE.  53 

années  avec  un  soin  pieux.  En  somme,  le  respect  pour  les  morts  fait  le  fond 
de  la  religion  chinoise,  et  contribue  à  rendre  plus  étroits  les  liens  de  la 
famille. 

Donc,  Kin-Fo,  plus  que  tout  autre,  grâce  à  son  tempérament,  devait 
envisager  avec  une  parfaite  tranquillité  la  pensée  de  mettre  fin  à  ses  jours. 
Il  avait  assuré  le  sort  des  deux  êtres  auxquels  revenait  son  affection.  Que  pou- 
vait-il regretter  maintenant!  Rien.  Le  suicide  ne  devait  pas  même  lui  causer 
un  remords.  Ce  qui  est  un  crime  dans  les  pays  civilisés  d'Occident,  n'est  plus 
qu'un  acte  légitime,  pour  ainsi  dire,  au  milieu  de  cette  civilisation  bizarre  de 
l'Asie  orientale. 

Le  parti  de  Kin-Fo  était  donc  bien  pris,  et  aucune  influence  n'aurait  pu  le 
détourner  de  mettre  son  projet  à  exécution,  pas  même  l'influence  du  pliilo- 
sophe  Wang. 

Au  surplus,  celui-ci  ignorait  absolument  les  desseins  de  son  élève. 
Soun  n'en  savait  pas  davantage  et  n'avait  remarqué  qu'une  chose,  c'est  que, 
ilepuis  son  retour,  Kin-Fo  se  montrait  plus  endurant  pour  ses  sottises  quoti- 
diennes. 

Décidément,  Soun  revenait  sur  son  compte,  il  n'aurait  pu  trouver  un  meil- 
leur maître,  et,  maintenant,  sa  précieuse  queue  frétillait  sur  son  dos  dans 
une  sécurité  toute  nouvelle. 

Un  dicton  chinois  dit  : 

«  Pour  être  heureux  sur  terre,  il  faut  vivre  à  Canton  et  mourir  à  Liao- 
Tchéou.  » 

C'est  à  Canton,  en  effet,  que  l'on  trouve  toute  les  opulences  de  la  vie,  et 
c'est  à  Liao-Tchéou  que  se  fabriquent  les  meilleurs  cercueils. 

Kin-Fo  ne  pouvait  manquer  de  faire  sa  commande  dans  la  bonne  maison, 
de  manière  que  son  dernier  lit  de  repos  arrivât  à  temps.  Etre  correctement 
couché  pour  le  suprême  sommeil  est  la  constante  préoccupation  de  tout 
Célestial  qui  sait  vivre. 

En  même  temps,  Kin-Fo  fit  acheter  un  coq  blanc,  dont  la  propriété,  comme 
on  sait,  est  de  s'incarner  les  esprits  qui  voltigent  et  saisiraient  au  passage  un 
des  sept  éléments  dont  se  compose  une  âme  chinoise. 

On  voit  que  si  l'élève  du  philosophe  Wang  se  montrait  indifl'érent  aux 
détails  de  la  vie,  il  l'était  beaucoup  moins  pour  ceux  de  la  mort. 

Cela  fait,  il  n'avait  plus  qu'à  rédiger  le  programme  de  ses  funérailles.  Donc, 
ce  jour  même,  une  belle  feuille  de  ce  papier,  dit  papier  de  riz.  —  à  la  confec- 


oi  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

tioii  lUiquL'l  le  riz  est  parfaitement  étranger.  —  re^ut  les  dernières  volontés 
de  Kin-Fo. 

Après  avoir  légué  à  la  jeune  veuve  sa  maison  de  Shaiig-Haï,  et  à  Wang  un  por- 
trait de  l'empereur  Taï-ping,  que  le  philosophe  regardait  toujours  avec 
complaisance,  —  le  tout  sans  préjudice  des  capitaux  assurés  par  la  Centenaire, 
—  Kin-Fo  traça  d'une  main  ferme  Tordre  et  la  marche  des  personnages  qui 
devaient  assister  à  ses  obsèques. 

D'abord,  à  défaut  de  parents,  qu'il  n'a\ait  phis,  une  partie  des  amis  qu'il 
avait  encore  devaient  figurer  en  tète  du  cortège,  tous  vêtus  de  blanc,  qui  est  la 
couleur  de  deuil  dans  le  Céleste  Empiré.  Le  long  des  rues,  jusqu'au  tombeau 
élevé  depuis  longtemps  dans  la  campagne  de  Shang-Haï,  se  déploierait  une 
double  rangée  de  valets  d'enterrement,  portant  différents  attributs,  parasols 
bleus,  hallebardes,  mains  de  justice,  écrans  de  soie,  écriteaux  avec  le  détail  de 
la  cérémonie,  lesdits  valets  habillés  d'une  tunique  noire  à  ceinture  blanche,  et 
coiffés  d'un  feutre  noir  à  aigrette  rouge.  Derrière  le  premier  groupe  d'amis, 
marcherait  un  guide,  écarlate  des  pieds  à  la  icte,  battant  le  gong,  et  précé- 
dant le  portrait  du  défunt,  couché  dans  une  sorte  de  châsse  richement  décorée. 
Puis  viendrait  un  second  groupe  d'amis,  de  ceux  qui  doivent  s'évanouir  à 
intervalles  réguliers  sur  des  coussfns  préparés  pour  la  circonstance.  Enfin,  un 
dernier  groupe  de  jeunes  gens,  abrités  sous  un  dais  bleu  et  or,  sèmerait 
le  chemin  de  petits  morceaux  de  papier  blanc,  percés  d'un  trou  comme  des 
sapèques,  et  destinés  à  distraire  les  mauvais  esprits  qui  seraient  tentés  de 
se  joindre  au  convoi. 

Alors  apparaîtrait  le  catafalque,  énorme  palanquin  tendu  d'une  soie  violette, 
brodée  de  dragons  d'or,  que  cinquante  valets  porteraient  sur  leurs  épaules, 
au  milieu  d'un  double  rang  de  bonzes.  Les  prêtres,  chasubles  de  robes  grises, 
rouges  et  jaunes,  récitant  les  dernières  prières,  alterneraient  avec  le  tonnerre 
des  gongs,  le  glapissement  des  flûtes  et  l'éclatante  fanfare  de  trompes  longues 
de  six  pieds. 

A  l'arrière,  enfin,  les  voitures  de  deuil,  drapées  de  blanc,  fermeraient  ce 
somptueux  convoi,  dont  les  frais  devaient  ai)sorber  les  dernières  ressources 
de  l'opulent  défunt. 

En  somme,  ce  programme  n'offrait  rien  d'extraordinaire.  Bien  des  enter- 
rements de  cette  «  classe  »  circulent  dans  les  rues  de  Canton,  de  Shang-Haï  ou 
de  Péking,  et  les  Célestials  n'y  voient  qu'un  hommage  naturel  rendu  à  la 
personne  de  celui  qui  n'est  plus. 


us   ET  COUTUMES  DU   CELESTE    EMPIRE.  55 

Le  iO  octobre,  une  caisse,  expédiée  de  Liao-Tchéou,  arriva  à  l'adresse 
de  Kin-Fo,  en  son  habitation  de  Shang-Haï.  Elle  contenait,  soigneusement 
emballé,  le  cercueil  commandé  pour  la  circonstance.  Ni  Wang,  ni  Soun  ,  ni 
aucun  des  domestiques  du  yamen  n'eut  lieu  d'être  surpris.  On  le  répète,  pas 
un  Chinois  qui  ne  tienne  à  posséder  de  son  vivant  le  lit  dans  lequel  on  le 
couchera  pour  l'éternité. 

Ce  cercueil,  un  chef-d'œuvre  du  fabricant  de  Liao-Tchéou,  fut  placé  dans  la 
«  chambre  des  ancêtres  ».  Là,  brossé,  ciré,  astiqué,  il  eût  attendu  longtemps, 
sans  doute,  le  jour  où  l'élève  du  philosophe  Wang  l'aurait  utilisé  pour  son 
propre  compte...  Il  n'en  devait  pas  être  ainsi.  Les  jours  de  Kin-Fo  étaient 
comptés,  et  l'heure  était  proche,  qui  devait  le  reléguer  dans  la  catégorie  des 
aïeux  de  la  famille 

En  effet,  c'était  le  soir  même  que  Kin-Fo  avait  définitivement  résolu  de 
quitter  la  vie. 

Une  lettre  de  la  désolée  Lé-ou  arriva  dans  la  journée. 

La  jeune  veuve  mettait  à  la  disposition  de  Kin-Fo  le  peu  qu'elle  possédait. 
La  fortune  n'était  rien  pour  elle!  Elle  saurait  s'en  passer!  Elle  l'aimait! 
Que  lui  fallait  il  de  plus  !  Ne  sauraient-ils  être  heureux  dans  une  situation 
plus  modeste  ? 

Cette  lettre,  empreinte  de  la  plus  sincère  affection,  ne  put  modifier  les 
résolutions  de  Kin-Fo. 

«  Ma  mort  seule  peut  l'enrichir,  »  pensa-t-il. 

Restait  à  décider  où  et  comment  s'accomplirait  cet  acte  suprême.  KinFo 
éprouvait  une  sorte  de  plaisir  à  régler  ces  détails.  Il  espérait  bien  qu'au 
dernier  moment,  une  émotion,  si  passagère  qu'elle  dût  être,  lui  ferait  battre 
le  cœur  ! 

Dans  l'enceinte  du  yamen  s'élevaient  quatre  jolis  kiosques,  décorés  avec 
toute  la  fantaisie  qui  distingue  le  talent  des  ornemanistes  chinois.  Ils  portaient 
des  noms  significatifs  :  le  pavillon  du  «  Bonheur  »,  où  KinFo  n'entrait 
jamais; le  pavillon  de  la  ((  Fortune»,  qu'il  ne  regardait  qu'avec  le  plus  profond 
dédain;  le  pavillon  du  «  Plaisir  »,dont  les  portes  étaient  depuis  longtemps 
fermées  pour  lui;  je  pavillon  de  »  Longue  Vie  »,  qu'il  avait  résolu  de  faire 
abattre  ! 

Ce  fut  celui-là  que  son  instinct  le  porta  à  choisir.  Il  résolut  de  s'y 
enfermer  à  la  nuit  tombante.  C'est  là  qu'on  le  retrouverait  le  lendemain,  déjà 
heureux  dans  la  mort. 


LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


Ce  point  décidé,  comment  mourrait-il  ?  Se  fendre  le  ventre  comme  un  Japo- 
nais, s'étrangler  avec  la  ceinture  de  soie  comme  un  mandarin,  s'ouvrir  les 
veines  dans  un  bain  parfumé,  comme  un  épicurien  de  la  Rome  antique?  Non. 
Ces  procédés  auraient  eu  tout  d'abord  quelque  chose  de  brutal,  de  désobli- 
geant pour  ses  amis  et  pour  ses  serviteurs.  Un  ou  deux  grains  d'opium 
mélangé  d'un  poison  subtil  devaient  suffire  à  le  faire  passer  de  ce  monde  à 
l'autre,  sans  qu'il  en  eût  même  conscience,  emporté  peut-être  dans  un  de  ces 
rêves  qui  transforment  le  sommeil  passager  en  sommeil  éternel. 

Le  soleil  commençait  déjà  à  s'abaisser  sur  l'horizon.  Kin-Fo  n'avait  plos 


us  ET   COUTUMES  DU   CÉLESTE  EMPIRE. 


Unie 


:  Tankadère...  (Pa 


que  quelques  heures  à  vivre.  11  voulut  revoir,  clans  une  dernière  promenade, 
la  campagne  de  Shang-Haï  et  ces  rives  du  Houang-Pou  sur  lesquelles  il  avait 
si  souvent  promené  son  ennui.  Seul,  sans  avoir  même  entrevu  Wang  pendant 
cette  journée,  il  quitta  le  yamen  pour  y  rentrer  une  fois  encore  et  n'en 
plus  jamais  sortir. 

Le  territoire  anglais,  le  petit  pont  jeté  sur  le  creek,  la  concession  française, 
furent  traversés  par  lui  de  ce  pas  indolent  qu'il  n'éprouvait  même  pas  le 
besoin  de  presser  à  cette  heure  suprême.  Par  le  quai  qui  longe  le  port 
indigène,  il  contourna  la  muraille  de  Shang-Haï  jusqu'à  la  cathédrale  catho- 


58  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

lique  romaine,  dont  la  coupole  domine  le  faubourg  méridional.  Alors,  il  inclina 
vers  la  droite  et  remonta  tranquillement  le  chemin  qui  conduit  à  la  pagode  de 
Loung-Hao. 

C'était  la  vaste  et  plate  campagne,  se  développant  jusqu'à  ces  liauleurs 
ombragées  qui  limitent  la  vallée  du  Min,  immenses  plaines  marécageuses, 
dont  l'industrie  agricole  a  fait  des  rizières.  Ici  et  là,  un  lacis  de  canaux  que 
remplissait  la  haute  mer,  quelques  villages  misérables  dont  les  huttes  de 
roseaux  étaient  tapissées  d'une  boue  jaunâtre,  deux  ou  trois  champs  de  blé 
surélevés  pour  être  à  l'abri  des  eaux.  Le  long  des  étroits  sentiers,  un  grand 
nombre  de  chiens,  de  chevreaux  blancs,  de  canards  et  d'oies,  s'enfuyaient  à 
toules  pattes  ou  à  tire-d'aile,  lorsque  quelque  passant  venait  troubler  leurs 
ébats. 

Cette  campagne,  richement  cultivée,  dont  l'aspect  ne  pouvait  étonner  un 
indigène,  aurait  cependant  attiré  l'attention  et  peut-être  provoqué  la  répulsion 
d'un  étranger.  Partout,  en  effet,  des  cercueils  s'y  montraient  par  centaines. 
Sans  parler  des  monticules  dont  le  tertre  recouvrait  les  morts  définitivement 
enterrés,  on  ne  voyait  que  des  piles  de  boîtes  oblongues,  des  pyramides  de 
bières,  étagées  comme  les  madriers  d'un  chantier  de  construction.  La  plaine 
chinoise,  aux  abords  des  villes,  n'est  qu'un  vaste  cimetière.  Les  morts  encom- 
brent le  territoire,  aussi  bien  que  les  vivants.  On  prétend  qu'il  est  interdit 
d'enterrer  ces  cercueils,  tant  qu'une  même  dynastie  occupe  le  trône  du  Fils 
du  Ciel,  et  ces  dynasties  durent  des  siècles!  Que  l'interdiction  soit  vraie  ou 
non,  il  est  certain  que  les  cadavres,  couchés  dans  leurs  bières,  celles-ci  peintes 
de  vives  couleurs,  celles-là  sombres  et  modestes,  les  unes  neuves  et  pim- 
pantes, les  autres  tombant  déjà  en  poussière,  attendent  pendant  des  années 
le  jour  de  la  sépulture. 

Kin-Fo  n'en  était  plus  à  s'étonner  de  cet  état  de  choses.  Il  allait,  d'ailleurs, 
en  homme  qui  ne  regarde  pas  autour  de  lui.  Deux  étrangers,  vêtus  à  l'euro- 
péenne, qui  l'avaient  suivi  depuis  sa  sortie  du  yamen,  n'attirèrent  même  pas 
son  attention.  II  ne  les  vit  pas,  bien  que  ceux-ci  semblassent  ne  point  vouloir 
le  perdre  de  vue.  Ils  se  tenaient  à  quelque  distance,  suivant  Kin-Fo  quand 
celui-ci  marchait,  s'arrêtant  dès  qu'il  suspendait  sa  marche.  Parfois,  ils  échan- 
gaient  entre  eux  certains  regards,  deux  ou  trois  paroles,  et,  bien  certaine- 
ment, ils  étaient  là  pour  l'épier.  De  taille  moyenne,  n'ayant  pas  dépassé  trente 
ans,  lestes,  bien  découplés,  on  eût  dit  deux  chiens  d'arrêt  à  l'œil  vif,  aux 
jambes  rapides. 


us  ET  COUTUMES  DU  CÉLESTE  EMPIRE.        3'J 

Kiu-Fo,  après  avoir  fait  une  lieue  environ  dans  la  campagne,  revint  sur  ses 
pas,  afin  de  regagner  les  rives  du  Houang-Pou. 

Les  deux  limiers  rebroussèrent  aussitôt  chemin. 

Kin-Fo,  en  revenant,  rencontra  deux  ou  trois  mendiants  du  plus  misérable 
aspect,  et  leur  fit  l'aumône. 

Plus  loin,  quelques  Chinoises  chrétiennes,  —  de  celles  qui  ont  été  formées  à 
ce  métier  de  dévouement  par  les  sœurs  de  charité  françaises,  —  croisèrent  la 
route.  Elles  allaient,  une  hotte  sur  le  dos,  et  dans  ces  hottes  rapportaient  à  la 
maison  des  crèches,  de  pauvres  êtres  abandonnés.  On  les  a  justement  nom- 
mées a  les  chiffonnières  d'enfants  !  »  Et  ces  petits  malheureux  sont-ils  autre 
chose  que  des  chiffons  jetés  au  coin  des  bornes! 

Kin-Fo  vida  sa  bourse  dans  la  main  de  ces  charitables  sœurs. 

Les  deux  étrangers  parurent  assez  surpris  de  cet  acte  de  la  part  d'un 
Célestial. 

Le  soir  était  venu.  Kin-Fo,  de  retour  aux  murs  de  Shang-Hai,  reprit  la  route 
du  quai. 

La  population  flottante  ne  donnait  pas  encore.  Cris  et  chants  éclataient 
de  toutes  parts. 

Kin-Fo  écouta.  Il  lui  plaisait  de  savoir  quelles  seraient  les  dernières  paroles 
qu'il  lui  serait  donné  d'entendre. 

Une  jeune  Tankadère,  conduisant  son  sampan  à  travers  les  sombres  eaux 
du  Houang-Pou,  chantait  ainsi  : 

.Ma  barf|ue,  aux  fraîches  couleurs, 

Est  part't 
De  nvllf  et  dix  mille  neurs. 
Je  l'allends,  l'âme  enivrée! 
Il  doit  revenir  demain  ! 
Dieu  IjIcu  veille!  Que  ta  mam 
A  son  retour  le  protège. 
Et  fais  que  son  long  cliemia 

S'abrège  ! 

«  Il  reviendra  demain!  Et  moi,  où  serai-je,  demain?  »  pensa  Kin-Fo  en 
secouant  la  tète. 
La  jeune  Tankadère  reprit  : 

Il  est  alU  loin  de  nous, 

J'imagine, 
Jusqu'au  pays  des  Mantchoux  , 
Jusqu'aux  murailles  de  t^hine! 


60  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

Ah!  que  mon  cœur,  souvent, 
Tressaillait,  lorsque  le  vent, 
Se  déchaînant,  faisait  rage, 
Et  qu'il  s'en  allait,  hravant 

L'orage  ! 

Kin-Fo  écoutait  toujours  et  ne  dit  rien,  cette  fois. 
La  Tankadère  finit  ainsi  : 

Qu'as-tu  besoin  de  courir 

La  fortune  ? 
Loin  de  moi  veux-lu  mourir? 
Voici  la  troisième  lune  ! 
Viens  !  Le  bonze  nous  attend 

Pour  unir  au  même  instant  » 

L-s  deux  phénix,  nos  emblèmes!  ' 
Viens  !  Reviens  !  Je  l'aime  tant, 
Et  lu  m'aimes! 

«  Oui!  ])eut-ètre!  murmura  Kin-Fo,  la  richesse  n'ost-elle  pas  tout  en  ce 
monde  !  Mais  la  vie  ne  vaut  pas  qu'on  essaye  !  « 

Une  demi-heure  après,  Kin-Fo  rentrait  à  son  habitation.  Les  deux  étrangers, 
qui  l'avaient  suivi  jusque-là,  durent  s'arrêter. 

Kin-Fo,  tranquillement,  se  dirigea  vers  le  kiosque  de  «  Longue  Vie  »,  en 
ouvrit  la  porte,  la  referma,  et  se  trouva  seul  dans  un  petit  salon,  doucement 
éclairé  par  la  lumière  d'une  lanterne  à  verres  dépolis. 

Sur  une  table,  faite  d'un  seul  morceau  de  jade,  se  trouvait  un  cotïret,  conte- 
nant quelques  grains  d'opium,  mélangés  d'un  poison  mortel,  un  «  en-cas  « 
que  le  riche  ennuyé  avait  toujours  sous  la  main. 

Kin-Fo  prit  deux  de  ces  grains,  les  introduisit  dans  une  de  ces  pi|)es  de 
terre  rouge  dont  se  servent  habituellement  les  fumeurs  d'opium,  puis  il  se 
disposa  à  l'allumer. 

«  Eh!  quoi  !  dit-il,  pas  même  une  émotion,  au  moment  de  m'endormir  pour 
ne  plus  me  réveiller!  » 

Il  hésita  un  instant. 

«  Non  !  s'écria-t-ii,  en  jetant  la  pipe,  qui  se  brisa  sur  le  parquet.  Je  la 
veux,  cette  suprême  émotion,  ne  fût-ce  que  celle  de  l'attente!...  Je  la  veux! 
Je  l'aurai!  » 

Et,  quittant  le  kiosque,  Kin-Fo,  d'un  pas  plus  pressé  que  d'ordinaire, 
se  dirigea  vers  la  chambre  de  Wang. 

1.  Les  deux  phénix  sont  l'emblème  du  mariage  dans  le  Céleste  Empire. 


KIX-FO   FAIT  A  WANG  UNE   PROPOSITION. 


CHAPITRE  VIII 


ou    KI\-FO    FAIT    A    WAXG    UNE    PROPOSITION    SERIEUSE    QUE    CELUI-CI    ACCEPTE 
NON'   MOINS   SÉRIEUSEMENT. 


Le  philosoplie  n'était  pas  encore  couché.  Étendu  sur  un  divan,  il  lisait 
le  dernier  numéro  de  la  Gazette  de  Péking.  Lorsque  ses  sourcils  se  contrac- 
taient, c'est  que,  très  certainement,  le  journal  adressait  quelque  compliment 
à  la  dynastie  régnante  des  Tsing. 

Kin-Fo  poussa  la  porte,  entra  dans  la  chambre,  se  jeta  sur  un  fauteuil,  et, 
sans  autre  préambule  : 

«  Wang,  dit-il,  je  viens  te  demander  un  service. 

—  Dix  mille  services!  répondit  le  philosophe,  en  laissant  tomber  le  journal 
officiel.  Parle,  parle,  mon  fils,  parle  sans  crainte,  et,  quels  qu'ils  soient,  je  te 
les  rendrai  ! 

—  Le  service  que  j'attends,  dit  Kin-Fo,  est  de  ceux  qu'un  ami  ne  peut 
rendre  qu'une  fois.  Après  celui-là,  Wang,  je  te  tiendrai  quitte  des  neuf 
mille  neuf  cent  quatre-vingt-dix-neuf  autres,  et  j'ajoute  que  tu  ne  devras  même 
pas  attendre  un  remerciement  de  ma  part. 

—  Le  plus  habile  explicateur  des  choses  inexplicables  ne  te  comprendrait 
pas.  De  quoi  s'agit-il  ? 

—  Wang,  dit  Kin-Fo,  je  suis  ruiné. 

—  Ah  !  ah  !  dit  le  philosophe  du  ton  d'un  homme  auquel  on  apprend  plutôt 
une  bonne  nouvelle  qu'une  mauvaise. 

—  La  lettre  que  j'ai  trouvée  ici  à  notre  retour  de  Canton,  reprit  Kin-Fo,  me 
mandait  que  la  Centrale  Banque  Californienne  était  en  faillite.  En  dehors  de  ce 
yamen  et  d'un  millier  de  dollars,  qui  peuvent  me  faire  vivre  un  ou  deux  mois 
encore,  il  ne  me  reste  plus  rien. 

—  Ainsi,  demanda  Wang,  après  avoir  bien  regardé  son  élève,  ce  n'est  plus 
le  riche  Kin-Fo  qui  me  parle? 

—  C'est  le  pauvre  Kin-Fo,  que  la  pauvreté  n'effraye  aucunement  d'ailleurs. 


62  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

—  Bien  répondu,  mon  fils,  dit  le  philosophe  en  se  levant.  Je  n'aurai  donc  pas 
perdu  mon  temps  et  mes  peines  à  l'enseigner  la  sagesse  !  Jusqu'ici,  tu  n'avais 
que  végété  sans  goût,  sans  passions,  sans  luttes!  Tu  vas  vivre  maintenant! 
L'avenir  est  changé!  Qu'importe!  a  dit  Confucius,  et  le  Talmud  après  lui,  il 
arrive  toujours  moins  de  malheurs  qu'on  ne  craint  !  Nous  allons  donc  enfin 
gagner  notre  riz  de  chaque  jour.  Le  Nun-Sckum  nous  l'apprend  :  "Dans  la  vie, 
il  y  a  des  hauts  et  des  bas!  J-a  roue  de  la  Fortune  tourne  sans  cesse,  et  le  veut 
du  printemps  est  variable!  Riche  ou  pauvre,  sache  accomplir  ton  devoir! 
Fartons-nous.  » 

Et  véritablement,  Wang,  en  philosophe  pratique,  était  prêt  à  quitter  la 
somptueuse  habitation. 

Kin-Fo  l'arrêta. 

a  J'ai  dit,  reprit-il,  que  la  pauvreté  ne  m'effrayait  pas,  mais  j'ajoute  que  c'est 
parce  que  je  suis  décidé  à  ne  point  la  supporter. 

—  Ah!  fit  Wang,  tu  veux  donc  !... 

—  Moui'ir. 

—  Mourir!  répondit  tranquillement  le  philosrphe.  L'homme  qui  est  décidé 
à  en  finir  avec  la  vie  n'en  dit  rien  à  personne. 

—  Ce  serait  déjà  fait,  reprit  Kin-Fo,  avec  un  calme  qui  ne  le  cédait  pas  à 
celui  du  philosophe,  si  je  n'avais  voulu  que  ma  mort  me  causât  au  moins 
une  première  et  dernière  émotion.  Or,  au,  moment  d'avaler  un  de  ces  grains 
d'opium  que  tu  sais,  mon  cœur  battait  si  peu,  que  j'ai  jeté  le  poison,  et  je  suis 
venu  te  trouver  ! 

—  Veux-tu  donc,  ami,  que  nous  mourions  ensemble?  répondit  Wang  en 
souriant. 

—  Non,  dit  Kin-Fo,  j'ai  besoin  que  tu  vives! 

—  Pourquoi? 

—  Pour  me  frapper  de  ta  propre  main  !  » 

A  cette  proposition  inattendue,  Wang  ne  tressaillit  même  pas.  Mais  Kin-Fo. 
qui  le  regardait  bien  en  face,  vit  briller  un  éclair  dans  ses  yeux.  L'ancien 
Taï  ping  se  réveillait  il?  Cette  besogne  dont  son  élève  allait  le  charger,  ne  trou- 
verait-elle pas  en  lui  une  hésitation  ?  Dix-huit  années  auraient  donc  passé  sur 
sa  tête  sans  étouffer  les  sanguinaires  instincts  de  sa  jeunesse  !  Au  fils  de  celui 
qui  l'avait  recueilli,  il  ne  ferait  pas  même  une  objection  !  11  accepterait, 
sans  broncher,  de  le  délivrer  de  cette  existence  dont  il  ne  voulait  plus!  Il  ferait 
cela,  lui,  Wang,  le  philosophe! 


KIN-FO   FAIT  A  WANG   UNE   PROPOSITION.  G3 

Mais  ccl  écliiir  s'éteignit  presque  aussitôt.  Wang  reprit  sa  physionomie  ordi- 
naire de  brave  homme,  un  peu  |)lus  sérieuse  peut-être- 
Et  alors,  se  rasseyant  : 
«  C'est  là  le  service  que  tu  me  demandes?  dit-il. 

—  Oui,  reprit  Kin-Fo,  et  ce  service  t'acquittera  de  tout  ce  que  lu  pourrais 
t'imaginer  devoir  à  Tchoung-Héou  et  à  son  fils. 

—  Que  devrai-je  faire?  demanda  simplement  le  philosophe. 

—  D'ici  au  25  juin,  vingt-huitième  jour  de  la  sixième  lune,  tu  entends  bien, 
Wang,  jour  où  finira  ma  trente  et  unième  année, — je  dois  avoir  cessé  de  vivre! 
Il  faut  que  je  tombe  frappé  par  toi,  soit  par  devant,  soit  par  derrière,  le  jour, 
la  nuit,  n'importe  où,  n'importe  comment,  debout,  assis,  couché,  éveillé, 
endormi,  par  le  fer  ou  par  le  poison!  Il  faut  qu'à  chacune  des  quatre-vingt 
mille  minutes  dont  se  composera  ma  vie  pendant  cinquante-cinq  jours 
encore,  j'aie  la  pensée,  et,  je  l'espère,  la  crainte,  que  mon  existence  va  brus- 
quement finir!  Il  faut  que  j'aie  devant  moi  ces  quatre-vingt  mille  émotions,  si 
bien  que,  au  moment  où  se  sépareront  les  sept  éléments  de  mon  âme,  je  puisse 
m'écrier:  Enfin,  j'ai  donc  vécu!  » 

Kin-Fo,  contre  son  habitude,  avait  parlé  avec  une  certaine  animation.  On 
remarquera  aussi  qu'il  avait  fixé  à  six  jours  avant  l'expiration  de  sa  police  la 
limite  extrême  de  son  existence.  C'était  agir  en  homme  prudent,  car,  faute  du 
versement  d'une  nouvelle  prime,  un  retard  eût  fait  déchoir  ses  ayants-droit  du 
bénéfice  de  l'assurance. 

Le  philosophe  l'avait  écouté  gravement,  jetant  à  la  dérobée  quelque  rapide 
regard  sur  le  portrait  du  roi  Taï»Ping,  qui  ornait  sa  chambre,  portrait  dont  il 
devait  hériter,  —  ce  qu'il  ignorait  encore. 

«  Tu  ne  reculeras  pas  devant  cette  obligation  que  tu  vas  prendre  de  me 
frapper?  »  demanda  Kin-Fo. 

Wang,  d'un  geste,  indiqua  qu'il  n'en  était  pas  à  cela  près!  Il  en  avait  vu 
bien  d'autres,  lorsqu'il  s'insurgeait  sous  les  bannières  des  Taï-ping!  Mais  il 
ajouta,  en  homme  qui  veut,  cependant,  épuiser  toutes  les  objections  avant  de 
s'engager  : 

«  Ainsi  tu  renonces  aux  chances  que  le  Vrai  Maître  t'avait  réservées  d'at- 
teindre l'extrême  vieillesse  ! 

—  J'y  renonce. 

—  Sans  regrets  ? 

—  Sans  regrets!  répondit  Kin-Fo.   Vivre    vieux!   Ressembler  à   quelque 


64  -LKS   TRIBULATIONS   D'UN  CHINOIS   EN   CHINE. 


ilulosoplie.  (Page  i 


morceau  de  bois  qu'on   ne  peut  plus  scul[itei'!  Riche,  je  ne  le  désirais  pas! 
Pauvre,  je  le  veux  encore  moins  I 

—  Et  la  jeune  veuve  de  Péking?  dit  Wang.  Oublies-tu  le  proverbe  :  la  lleur 
avec  la  fleur,  le  saule  avec  le  saule  !  L'entente  de  deux  cœurs  fait  cent 
années  de  printemps!... 

—  Contre  trois  cents  années  d'automne,  d'été  et  d'hiver!  répondit  Kin-Fo, 
en  haussant  les  épaules.  Non!  Lé-ou,  pauvre,  serait  misérable  avec  moi!  Au 
contraire,  ma  mort  lui  assure  une  fortune. 

—  Tu  as  fait  cela? 


KIX-FO   FAIT   A  WANG   UNE   PROPOSITION. 


Soun  n'était  pas  homme  à  résister.  (Page  68.) 


—  Oui,  et  toi-même,  Wang,  tu  as  cinquante  mille  dollars  placés  sur  ma  tête. 

—  Ah  !  fit  simplement  le  philosophe,  tu  as  réponse  à  tout. 

—  A  tout,  même  à  une  objeotioa  que  tu  ne  m'as  pas  encore  faite. 

—  Laquelle? 

—  Mais...  le  danger  que  tu  pourrais  courir,  après  ma  mort,  d'être  poursuivi 
pour  assassinat. 

—  Oh  !  fit  Wang,  il  n'y  a  que  les  maladroits  ou  les  poltrons  qui  se  laissent 
prendre  !  D'ailleurs,  où  serait  le  mérite  de  te  rendre  ce  dernier  service,  si  je  ne 
risquais  rien  I 


LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINl 


Non  pas,  Wang!  Je  préfère  te  donnertoute  sécurité  à  cet  égard.  Personne 

ne  songera  à  t'inquiéter!  » 

Et  ce  disant,  Kin-Fo  s'approcha  d'une  table,  prit  une  feuille  de  papier,  et, 
d'une  écriture  nette,  il  traça  les  lignes  suivantes  : 

«  C'est  volontairement  que  je  me  suis  donné  la  mort,  par  dégoût  et  lassi- 
tude delà  vie. 

"  kix-ro.  » 

Et  il  remit  le  papier  à^Yang. 

Le  philosophe  le  lut  d'abord  tout  bas;  puis,  il  le  relut  à  voix  haute. 
Cela  fait,  il  le  plia  soigneusement  et  le  plaça  dans  un  carnet  de  notes  qu'il 
portait  toujours  sur  lui. 

Un  second  éclair  avait  allumé  son  regard. 

«  Tout  cela  est  sérieux  de  ta  part  ?  dit-il  en  regardant  fixement  son  élève. 

—  Très  sérieux 

—  Ce  ne  le  sera  pas  moins  de  la  mienne. 

—  Jai  ta  parole? 

—  Tu  l'as. 

—  Donc,  avant  le  23  juin  au  plus  tard,  j'aurai  vécu'?... 

—  Je  ne  sais  si  tu  auras  vécu  dans  le  sens  où  lu  l'entends,  répondit  grave- 
ment le  philosophe,  mais,  à  coup  sûr,  tu  seras  mort  ! 

—  Merci  et  adieu,  Wang. 

—  Adieu,  Kin-Fo.  » 

Et,  là-dessus,  Kin-Fo  quitta  tranquillement  la  chambre  du  philosophe. 


CHAPITRE  IX 


DONT  LA   CONCLUSION,    QUELQUE    SINGULIERE    QU  ELLE    SOIT,    NE    SUnPRENDR.\ 
PEUT-ÊTRE    PAS    LE    LECTEUR. 


«  Eh  bien,  Craig-Fry?  disait  le  lendemain  l'honorable  William  J.  Bidulph 
aux  deux  agents  qu'il  avait  spécialement  chargés  de  surveiller  le  nouveau 
client  de  la  Centenaire. 


CONCLUSION   QUI   NE   SURPRENDRA  PAS   LE   LECTEUR.     67 

—  Eh  bien,  répondit  Craig,  nous  l'avons  suivi  hier  pendant  toute  une 
longue  promenade  qu'il  a  faite  dans  la  campagne  de  Shang-Haï... 

—  Et  il  n'avait  certainement  point  l'air  d'un  homme  qui  songe  à  se  tuer, 
ajouta  Fry. 

—  La  nuit  était  venue,  nous  l'avons  escorté  jusqu'à  sa  porte... 

—  Que  nous  n'avons  pu  malheureusement  frauLhir. 

—  Et  ce  matin?  demanda  William  J.  Bidulph. 

—  Nous  avons  appris,  répondit  Craig,  qu'il  se  portait... 

—  Comme  le  pont  de  Palikao,  »  ajouta  Fry. 

Les  agents  Craig  et  Fry,  deux  Américains  pur  sang,  deux  cousins  au  service 
de  la  Centenaire,  ne  formaient  absolument  qu'un  être  en  deux  personnes. 
Impossible  d'être  plus  complètement  identifiés  l'un  h  l'autre,  au  point  que 
celui  ci  finissait  invariablement  les  phrases  que  celui-là  commençait,  et  réci- 
proquement. Môme  cerveau,  mêmes  pensées,  même  cœur,  même  estomac, 
môme  manière  d'agir  en  tout.  Quatre  mains,  quatre  bras,  quatre  jambes  à 
deux  corps  fusionnés.  En  un  mot,  deux  frères  Siamois,  dont  un  audacieux 
chirurgien  aurait  tranché  la  suture. 

«  Ainsi,  demanda  William  J.  Bidulph,  vous  n'avez  pas  encore  pu  pénétrer 
dans  la  maison? 

—  Pas...  dit  Craig. 

—  Encore,  dit  Fry. 

—  Ce  sera  difficile,  répondit  l'agent  principal.  Il  le  faudra  pourtant.  Il  s'agit 
pour  la  Centenaire,  non  seulement  de  gagner  une  prime  énorme,  mais  aussi 
de  ne  pas  perdre  deux  cent  mille  dollars  !  Donc,  deux  mois  de  surveillance  et 
peut-être  plus,  si  notre  nouveau  client  renouvelle  sa  police! 

—  II  a  un  domestique...  dit  Craig. 

—  Que  l'on  pourrait  peut-être  avoir...  dit  Fry. 

—  Pour  apprendre  tout  ce  qui  se  passe...  continua  Craig. 

—  Dans  la  maison  de  Shang-Haï!  acheva  Fry. 

—  Huinph!  fit  William  J.  Bidulph.  Engluez-moi  le  domestique.  Achetez-le. 
Il  doit  être  sensible  au  son  des  taëls.  Les  taëls  ne  vous  manqueront  pas.  Lors 
môme  que  vous  devriez  épuiser  les  trois  mille  formules  de  civilités  que  com- 
porte l'étiquette  chinoise,  épuisez -les.  Vous  n'aurez  point  à  regretter  vos 
peines. 

—  Ce  sera...  dit  Craig. 

—  Fait,  »  répondit  Fry. 


G8  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

Et  voilà  pour  quelles  raisons  majeures  Craig  et  Fry  tentèrent  de  se  mettre 
en  relation  avec  Soun.  Or,  Soun  n'était  pas  plus  homme  à  résister  à  l'appât 
séduisant  des  taëls  qu'à  l'offre  courtoise  de  quelques  verres  de  liqueurs  améri- 
caines. 

(^rais-Fry  surent  donc  par  Soun  tout  ce  qu'ils  avaient  intérêt  à  savoir,  ce 
qui  se  réduisait  à  ceci  : 

Kin-Fo  avait-il  changé  quoi  que  ce  soit  à  sa  manière  de  vivre? 

Non,  si  ce  n'est  peut-être  qu'il  rudoyait  moins  son  fidèle  valet,  que  les 
ciseaux  chômaient  au  grand  avantage  de  sa  queue,  et  que  le  rotin  chatouillait 
moins  souvent  ses  épaules. 

Kin-Fo  avait-il  à  sa  disposition  quelque  arme  destructive? 

Point,  car  il  n'appartenait  pas  à  la  respectable  catégorie  des  amateurs  de  ces 
outils  meurtriers. 

Que  mangeait-il  à  ses  repas? 

Quelques  plats  simplement  préparés,  qui  ne  rappelaient  en  rien  la  fantaisiste 
cuisine  des  Célestials. 

A  quelle  heure  se  levait-il  ? 

Dès  la  cinquième  veille,  .au  moment  où  l'aube,  ;\  l'appel  des  coqs,  blan- 
chissait l'horizon. 

Se  couchait-il  de  bonne  heure? 

A  la  deuxième  veille,  comme  il  avait  toujours  eu  Fliabitude  de  le  faire,  à  la 
connaissance  de  Soun. 

Paraissait-il  triste,  préoccupé,  ennuyé,  fatigué  de  la  vie? 

Ce  n'était  point  un  homme  positivement  enjoué.  Oh  non  !  Cependant, 
depuis  quelques  jours,  il  semblait  prendre  plus  de  goût  aux  choses  de  ce 
monde.  Oui!  Soun  le  trouvait  moins  indifférent,  comme  un  homme  qui  atten- 
drait... quoi?  Il  ne  pouvait  le  dire. 

Enfin,  son  maître  possédait-il  quelque  substance  vénéneuse,  dont  il  aurait 
pu  faire  emploi  ? 

Il  n'en  devait  plus  avoir,  car,  le  matin  même,  on  avait  jeté  par  son  ordre, 
dans  le  Houang-Pou,  une  douzaine  de  petits  globules,  qui  devaient  être  de 
qualité  malfaisante. 

En  vérité,  dans  tout  ceci,  il  n'y  avait  rien  qui  fiit  de  nature  à  alarmer  l'agent 
principal  de  la  Centenaire.  Non!  jamais  le  riche  Kin-Fo,  dont  personne 
d'ailleurs,  Wang  excepté,  ne  connaissait  la  situation,  n'avait  paru  plus  heureux 
de  vivre. 


CONCLUSION  QUI  NE  SURPRENDRA  PAS  LE  LECTEUR.  69 

Quoi  qu'il  en  fût,  Craig  et  Fry  durent  continuer  à  s'enquérir  de  tout  ce  que 
faisait  leur  client,  à  le  suivre  dans  ses  promenades,  car  il  était  possible  qu'il 
ne  voulût  pas  attenter  à  sa  personne  dans  sa  propre  maison. 

Ainsi  les  deux  inséparables  firent-ils.  Ainsi  Soun  continua-t-il  de  parler, 
avec  d'autant  plus  d'abandon  qu'il  y  avait  beaucoup  à  gagner  dans  la  conver- 
sation de  gens  si  aimables. 

Ce  serait  aller  trop  loin  de  dire  que  le  héros  de  cette  histoire  tenait  plus  à  la 
vie  depuis  qu'il  avait  résolu  de  s'en  défaire.  Mais,  ainsi  qu'il  y  comptait,  et 
pendant  les  premiers  jours  du  moins,  les  émotions  ne  lui  manquèrent  pas.  Il 
s'était  mis  une  épée  de  Damoclès  juste  au-dessus  du  crâne,  et  cette  épée  devait 
lui  tomber  un  jour  sur  la  tète.  Serait-ce  aujourd'hui,  demain,  ce  matin,  ce  soir? 
Sur  ce  point,  doute,  et  de  là  quelques  battements  du  cœur,  nouveaux  pour  lui. 

D'ailleurs,  depuis  l'échange  de  paroles  qui  s'était  fait  entre  eux,  Wang  et 
lui  se  voyaient  peu.  Ou  bien  le  philosophe  quittait  la  maison  plus  fréquem- 
ment qu'autrefois,  ou  il  restait  enfermé  dans  sa  chambre.  Kin-Fo  n'allait  point 
l'y  trouver,  —  ce  n'était  pas  son  rôle,  —  et  il  ignorait  même  à  quoi  Wang 
passait  son  temps.  Peut-être  à  préparer  quelque  embûche  !  Un  ancien  Taï-ping 
devait  avoir  dans  son  sac  bien  des  manières  d'expédier  un  homme.  De  là, 
curiosité,  et,  par  suite,  nouvel  élément  d'intérêt. 

Cependant,  le  maître  et  l'élève  se  rencontraient  presque  tous  les  jours  à  la 
même  table.  Il  va  sans  dire  qu'aucune  allusion  ne  se  faisait  à  leur  situation 
future  d'assassin  et  d'assassiné.  Ils  causaient  de  choses  et  d'autres, — peu  d'ail- 
leurs. Wang,  plus  sérieux  que  d'habitude,  détournant  ses  yeux,  que  cachait 
imparfaitement  la  lentille  de  ses  lunettes,  ne  parvenait  guère  à  dissimuler  une 
constante  préoccupation.  Lui,  de  si  bonne  humeur,  était  devenu  triste  et  taci- 
turne, de  communicatif  qu'il  était.  Grand  mangeur  autrefois,  comme  tout 
philosophe  doué  d'un  bon  estomac,  les  mets  délicats  ne  le  tentaient  plus,  et  le 
vin  de  Chao-Chigne  le  laissait  rêveur. 

En  tout  cas,  Rin-Fo  le  mettait  bien  à  son  aise.  Il  goûtait  le  premier  à  tous 
les  mets  et  se  croyait  obligé  à  ne  rien  laisser  desservir,  sans  y  avoir  au  moins 
touché.  Il  suivait  de  là  que  Kin-Fo  mangeait  plus  qu'à  l'ordinaire,  que  son 
palais  blasé  retrouvait  quelques  sensations,  qu'il  dînait  de  fort  bon  appétit  et 
digérait  remarquablement.  Décidément,  le  poison  ne  devait  pas  être  l'arme 
choisie  par  l'ancien  massacreur  du  roi  des  rebelles,  mais  sa  victime  ne  devait 
rien  négliger. 

Du  reste,  toute  facilité  était  donnée  à  Wang  pour  accomplir  son  œu\re.  La 


70  LKS   TRIBULATIONS   DUX   CHINOIS  EN   CHINE, 

porte  de  la  chambre  à  coucher  de  Kiu-Fo  demeurait  toujours  ouverte.  Le 
philosoplie  pouvait  y  entrer  jour  et  nuit,  le  frapper  dormant  ou  éveillé. 
Kin-Fo  ne  demandait  qu'une  chose,  c'est  que  sa  main  fût  rapide  et  ralfcijinît 
au  cœur. 

Mais  Kin-Fo  en  fut  pour  ses  émotions,  et,  même,  après  les  premières 
nuits,  il  s'était  si  bien  habitué  à  attendre  le  coup  fatal,  qu'il  dormait  du 
sommeil  du  juste  et  se  réveillait  chaque  matin  frais  et  dispos.  Cela  ne  pouvait 
continuer  ainsi. 

Alors  la  pensée  lui  vint  qu'il  répugnait  peut-être  à  Wang  de  le  frapper  dans 
cette  maison,  où  il  avait  été  si  hospitalièrement  recueilli.  Il  résolut  de  le  mettre 
plus  à'son  aise  encore.  Le  voilà  donc  courant  la  campagne,  recherchant  les 
endroits  isolés,  s'attardant  jusqu'à  la  quatrième  veille  dans  les  plus  mauvais 
quartiers  de  Shang-Haï,  véritables  coupe-gorges,  où  les  meurtres  s'exécutent 
quotidiennement  avec  une  parfaite  sécurité.  Il  errait  au  milieu  de  ces  rues 
étroites  et  sombres,  se  heurtant  aux  ivrognes  de  toutes  nationalités,  seul  pen- 
dant ces  dernières  heures  de  la  nuit,  lorsque  le  marchand  de  galettes  jetait 
son  cri  de  «  Mantoou  !  mantoou  !  »  en  faisant  retentir  sa  clochette  pour  prévenir 
les  fumeurs  attardés.  Il  ne  rentrait  à  l'habitation  qu'aux  premiers  rayons  du 
jour,  et  il  y  revenait  sain  et  sauf,  vivant,  bien  vivant,  sans  même  avoir  aperçu 
l's  deux  inséparables  Craig  et  Fry,  qui  le  suivaient  obstinément,  prêts  à  lui 
porter  secours. 

Si  les  choses  continuaient  de  la  sorte,  Kin-Fo  finirait  par  s'accoutumer 
à  cette  nouvelle  existence,  et  l'ennui  ne  manquerait  pas  de  le  reprendie 
bientôt. 

Combien  d'heures  s'écoulaient  déjà,  sans  que  la  pensée  lui  vînt  qu'il  était 
un  condamné  à  mort  1 

Cependant,  un  jour,  12  mai,  le  hasard  lui  procura  quelque  émotion.  Comme 
il  entrait  doucement  dans  la  chambre  du  philosophe,  il  le  vit  qui  essayait 
du  bout  du  doigt  la- pointe  effilée  d'un  poignard  et  la  trempait  ensuite  dans  un 
flacon  à  verre  bleu  d'apparence  suspecte. 

Wang  n'avait  point  entendu  entrer  son  élève,  et,  saisissant  le  poignard,  il  le 
brandit  à  plusieurs  reprises,  comme  pour  s'assurer  qu'il  l'avait  bien  en  main. 
En  vérité,  sa  physionomie  n'était  pas  rassurante.  Il  semMait,  à  ce  moment, 
que  le  sang  lui  eût  monté  aux  yeux! 

«  Ce  sera  pour  aujourd'hui,  »  se  dit  Kin-Fo. 

Et  il  se  retira  discrètement,  sans  avoir  été  ni  vu  ni  entendu. 


CONCLUSION  QUI  NE  SURPRENDRA  PAS  LE  LECTEUR,  "i 

Kin-Fo  ne  quitta  i)as  sa  chambre  de  toute  la  journée....  Le  pliilosophe  ne 
parut  pas. 

Kin-Fo  se  coucha;  mais,  le  lendemain,  il  dut  se  relever  aussi  vivant  qu'un 
homme  bien  constitué  peut  l'être. 

Tant  d'émotions  en  pure  perte!  Cela  devenait  agaçant. 

Et  dix  jours  s'étaient  écoulés  déjà!  Il  est  vrai  que  Wang  avait  deux  mois 
pour  s'exécuter. 

a  Décidément,  c'est  un  flàneurl  se  dit  KinFo.  Je  lui  ai  donné  deux  fois  trop 
de  temps!  » 

Et  il  pensait  que  l'ancien  Taï-Ping  s'était  quelque  peu  amolli  dans  les  délices 
de  Shang-Haï. 

A  partir  de  ce  jour,  cependant,  Wang  parut  plus  soucieux,  plus  agité. 
Il  allait  et  venait  dans  le  yamen,  comme  un  homme  qui  ne  peut  tenir  en 
place.  Kin-Fo  observa  même  que  le  philosophe  fiiisait  des  visites  réitérées  au 
salon  des  ancêtres,  où  se  trouvait  le  précieux  cercueil,  venu  de  Liao-Tchéoa- 
Il  apprit  aussi  de  Soun,  et  non  sans  intérêt,  que  Wang  avait  recommandé  de 
brosser,  frotter,  épousseter  le  meuble  en  question,  en  un  mot,  de  le  tenir 
en  élat. 

«  Comme  mon  maître  sera  bien  couché  là-dedans  I  ajouta  même  le  fidèle 
domestique.  C'est  à  vous  donner  envie  d'en  essayer!  » 

Observation  qui  valut  à  Soun  un  petit  signe  d'amitié. 

Les  13,  14  et  l.j  mai  se  passèrent. 

Rien  de  nouveau. 

Wangcomptait-il  donc  épuiser  le  délai  convenu,  et  ne  payer  sa  dette  qu'à 
la  façon  d'un  commerçant,  à  l'échéance,  sans  anticiper?  Mais  alors,  il  n'y 
aurait  plus  surprise,  et  partant  plus  d'émotion! 

Cependant,  un  fait  très  significatif  vint  à  la  connaissance  de  King-Fo  dans  la 
mâtiné  du  15  mai,  au  moment  du  «  mao-che  »,  c'est-à-dire  vers  six  heures 
du  matin. 

La  nuit  avait  été  mauvaise.  Kin-Fo,  à  son  réveil,  était  encore  sous  l'im- 
pression d'un  déplorable  songe.  Le  prince  len,  le  souverain  juge  de  l'enfer 
chinois,  venait  de  le  condamner  à  ne  comparaître  devant  lui  que  lorsque  la 
douze  centième  lune  se  lèverait  sur  l'horizon  du  Céleste  Empire.  Un  siècle  à 
vivre  encore,  tout  un  siècle  ! 

Kin-Fo  était  donc  de  fort  mauvaise  humeur,  car  il  semblait  que  tout  con- 
spirât contre  lui. 


72  LKS   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


Aussi,  de  quelle  façon  il  reçut  Soun,  lorsque  celui-ci  vint,  comme  à  lor- 
(linaire,  Tiiider  à  sa  toilette  du  malin. 

"  Va  au  diable!  s'éciia-t-il.  Que  dix  mille  coups  de  pied  te  servent  de  gages, 
animal! 

—  Mais,  mon  maître... 

—  Va-t"en,  te  dis-je  ! 

—  Eh  bien,  non!  répondit  Soun,  pas  avant,  du  moins,  de  vous  avoir 
appris... 

-Quoi? 


CONCLUSION  QV\   NE  SURPRENDRA  PAS  LE  LECTEUR   T.t 


ar  aujourd'hui,  o  se  dit  Kin-Fo.  (Page  70.) 


—  Que  monsieur  Wang... 

—  Wang!  Qu'a-t-il  fait,  Wang?  répliqua  vivement  Kin-Fo,  en  saisissant 
Soun  par  sa  queue!  Qu'a-t-il  fait? 

—  Mon  maître!  répondit  Soun,  qui  se  tortillait  comme  un  ver,  il  nous  a 
donné  ordre  de  transporter  le  cercueil  de  monsieur  dans  le  pavillon  de  Longue 
Vie,  et... 

—  Il  a  fait  cela!  s'écria  Kin-Fo,  dont  le  front  rayonna!  Va,  Soun,  va,  mon 
ami!  Tiens!  voilà  dix  taëls  pour  toi,  et  surtout  qu'on  exécute  en  tous  points 
les  ordres  de  Wang!  » 


74  LES   TRIBULATIONS   DUX   CHINOIS   EN   CHINE. 

Là-dessus,  Soun  s'en  alla,  absolument  abasourdi,  et  répétant  : 

«  Décidément  mon  maître  est  devenu  fou,  mais,  du  moins,  il  a  la  folie  géné- 
reuse! )' 

Cette  fois,  Kin-Fo  n'en  pouvait  plus  doylor.  Le  Taï-ping  voulait  le  frapper 
dans  ce  pavillon  de  Longue  Vie  où  lui-même  avait  résolu  de  mourir. 
C'était  comme  un  rendez-vous  qu'il  lui  donnait  là.  Il  n'aurait  garde  d'y  man- 
qui-r.   La  catastrophe  était  imminente. 

Combien  la  journée  parut  longue  à  Kin-Fo!  L'eau  des  horloges  ne  semblait 
plus  couler  avec  sa  vitesse  normale!  Les  aiguilles  flânaient  sur  leur  cadran 
de  jade  ! 

Enfin,  la  première  vpille  laissa  le  soleil  disparaître  sous  l'horizon,  et  la  nuit 
se  fit  peu  à  peu  autour  du  yamen. 

Kin-Fo  alla  s'installer  dans  le  pavillon,  dont  il  espérait  ne  plus  sortir  vivant. 
Il  s'étendit  sur  un  divan  moelleux,  qui  semblait  fait  pour  les  longs  repos,  et  il 
attendit. 

Alors,  les  souvenirs  de  son  inutile  existence  repassèrent  dans  son  esprit, 
ses  ennuis,  ses  dégoûts,  tout  ce  que  la  richesse  n'avait  pu  vaincre,  tout  ce  que 
la  pauvreté  aurait  accru  encore! 

Un  seul  éclair  illuminait  cette  vie,  qui  avait  été  sans  attrait  dans  sa  période 
opulente,  l'affection  que  Kin-Fo  avait  ressentie  pour  la  jeune  veuve.  Ce  sen- 
timent lui  remuait  le  cœur,  au  moment  où  ses  derniers  battements  allaient 
cesser.  Mais,  faire  la  pauvre  Lé-ou  misérable  avec  lui,  jamais  ! 

La  quatrième  veille,  celle  qui  précède  le  lever  de  l'aube,  et  pendant  laquelle 
il  semble  que  la  vie  universelle  soit  comme  suspendue,  cette  quatrième  veille 
s'écoula  pour  Kin-Fo  dans  les  plus  vives  émotions.  II  écoutait  anxieusement. 
Ses  regards  fouillaient  l'ombre.  II  tâchait  de  surprendre  les  moindres  bruits. 
Plus  d'une  fois,  il  crut  entendre  gémir  la  porte,  poussée  par  une  main  pru- 
dente. Sans  doute  Wang  espérait  le  trouver  endormi  et  le  happerait  dans 
son  sommeil! 

Et,  alors,  une  sorte  de  réaction  se  faisait  en  lui.  Il  craignait  et  désirait  à 
la  fois  cette  terrible  apparition  du  Taï-ping. 

L'aube  blanchit  les  hauteurs  du  zénith  avec  la  cinquième  veille.  Le  jour  se 
fit  lentement. 

Soudain,  la  porte  du  salon  s'ouvrit. 

Kin-Fo  se  redressa,  ayant  plus  vécu  dans  cette  dernière  seconde  que  pendant 
sa  vie  tout  entière!... 


CRAIG  ET  FRY  SONT  PRESENTES  A  KIN-FO.  7S 

Soun  était  devant  lui,  une  lettre  à  la  main. 

«  Très  pressée!  »  dit  simplement  Soun. 

Kin-Fo  eut  comme  un  pressentiment.  Il  saisit  la  lettre,  qui  portait  le  timbre 
de  San-Francisco,  il  en  déchira  l'enveloppe,  il  la  lut  rapidement,  et,  s'élançant 
hors  du  pavillon  de  Longue  Vie  : 

«  Wang!  Wang!  >>  cria-t-il. 

En  un  instant,  il  arrivait  à  la  cliambre  du  philosophe  et  en  ouvrait  brusque- 
ment la  porte. 

Wang  n'était  plus  là.  Wang  n'avait  pas  couché  dans  rhabitation,  el,  lors- 
que, aux  cris  de  Kin-Fo,  ses  gens  eurent  fouillé  tout  le  yanien,  il  fut  évident 
que  Wang  ^vait  disparu  sans  laisser  de  traces. 


CHAPITRE    X 


DANS    LEQUEL    CRAIG    ET    FRV    SONT    OFFICIELLEMENT    PRÉSENTÉS    AU    NOUVEAU 
CLIENT    DE    LA    «    CENTENAIRE    ». 


«  Oui.  monsieur  Bidulph,  un  simple  coup  de  Bourse,  un  coup  à  l'améri- 
caine! »  dit  KinFo  à  l'agent  principal  de  la  compagnie  d'assurances. 
L'honorable  William  J.  Bidulph  sourit  en  connaisseur. 
«  Bien  joué,  en  etï'et,  car  tout  le  monde  y  a  été  pris,  dit-il. 

—  Même  mon  correspondant  !  répondit  Kin-Fo.  Fausse  cessation  de  paye- 
ments, monsieur,  fausse  faillite,  fausse  nouvelle!  Huit  jours  après,  on  payait 
à  guichets  ouverts.  L'affaire  était  faite.  Les  actions,  dépréciées  de  quatre- 
vingts  pour  cent,  avaient  été  rachetées  au  plus  bas  par  la  Centrale  Banque,  et, 
lorsqu'on  vint  demander  au  directeur  ce  que  donnerait  la  faillite  :  —  «  Cent 
soixante-quinze  pour  cent!  »  répondit-il  d'un  air  aimable.  Voilà  ce  que  ma 
écrit  mon  correspondant  dans  cette  lettre  arrivée  ce  matin  même,  au  moment 
où,  me  croyant  absolument  ruiné.... 

—  Vous  alliez  attenter  à  votre  vie?  s'écria  William  J.  Bidulph. 

—  Non,  répondit  Kin-Fo,  au  moment  où  j'allais  être  probablement  assassiné! 

—  Assassiné! 


76  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 

—  Avec  mon  autorisation  écrite,  assassinat  convenu,  juré,  qui  vous  eût 
coûté... 

—  Deux  cent  mille  dollars,  répondit  William  J.  Bidulph,  puisque  tous  les 
cas  de  mort  étaient  assurés.  Ahl  nous  vous  aurions  bien  regretté,  cher  mon- 
sieur... 

—  Pour  le  montant  de  la  somme?... 

—  Et  les  intérêts  !  « 

William  J.  Bidulph  prit  la  main  de  son  client  et  la  secoua  cordialement,  à 
l'américaine. 

«  Mais  je  ne  comprends  pas...  ajouta  t-il. 

—  Vous  allez  comprendre,  »  répondit  Kin-Fo. 

Et  il  fit  connaître  la  nature  des  engagements  pris  envers  lui  par  un  homme 
en  qui  il  devait  avoir  toute  confiance.  11  cita  même  les  termes  de  la  lettre  que 
cet  homme  avait  en  poche,  lettre  qui  le  déchargeait  de  toute  poursuite  et  lui 
garantissait  toute  impunité.  Mais,  chose  très  grave,  la  promesse  faite  serait 
accomplie,  la  parole  donnée  serait  tenue,  nul  doute  îi  cet  égard. 

K  Cet  homme  est  un  ami?  demanda  l'agent  principal. 

—  Vi\  ami,  répondit  Kin-Fo. 

—  Et  alors,  par  amitié?.. . 

—  Par  amitié  et.  qui  sait?  peut-être  aussi  par  calcul!  Je  lui  ai  fait  assurer 
cinquante  mille  dollars  sur  ma  tète. 

—  Cinquante  mille  dollars!  s'écria  William  J.  Bidulph.  C'est  donc  le  sieur 
Wang? 

—  Lui-même. 

—  Un  philosophe!  Jamais  il  ne  consentira...  » 
Kin-Fo  allait  répondre  : 

«  Ce  philosophe,  est  un  ancien  Taï-ping.  Pendant  la  moitié  de  sa  vie.  il  a 
commis  plus  de  meurtres  qu'il  n'en  faudrait  pour  ruiner  la  Centenaire,  si  tous 
ceux  qu'il  a  frappés  avaient  été  ses  clients!  bepuis  dLvhuit  ans,  il  a  su  mettre 
un  frein  à  ses  instincts  farouches;  mais,  aujourd'hui  que  l'occasion  lui  est 
offerte,  qu'il  me  croit  ruiné,  décidé  à  mourir,  qu'il  sait,  d'autre  part,  devoir 
gagner  à  ma  mort  une  petite  fortune,  il  n'hésitera  pas...  » 

Mais  Kin-Fo  ne  dit  rien  de  tout  cela.  C'eût  été  compromettre  Wang,  que 
William  J.  Bidulph  n'aurait  peut-être  pas  hésité  à  dénoncer  au  gouverneur 
de  la  province  comme  un  ancien  ïaï-piug.  Cela  sauvait  Kin-Fo,  sans  doute, 
mais  c'était  perdre  le  philosophe. 


CRAICi  ET  FRY  SONT  PRÉSEXTÉS  A  KIX-FO.  77 

«  Eh  bien,  dit  alors  l'aijent  de  la  compagnie  d'assurances,  il  y  a  une  chose 
très  simple  à  faire  ! 

—  Laquelle  ? 

—  Il  faut  prévenir  le  sieur  Wang  que  tout  est  rompu  et  lui  reprendre  cette 
lettre  compromettante  qui... 

—  C'est  plus  aisé  à  dire  qu'à  faire,  répliqua  Kin-Fo.  Wang  a  ili>paru  depuis 
hier,  et  nul  ne  sait  où  il  est  allé. 

—  Hiuiiph  !  ))  fit  l'agent  principal,  dont  cette  interjection  dénotait  l'état 
perplexe. 

Il  regardait  attentivement  son  client. 

«  Et  maintenant,  cher  monsieur,  vous  n'avez  plus  aucune  envie  de  mourir? 
lui  demanda-t-il. 

—  Ma  foi,  non,  répondit  Kin-Fo.  Le  coup  de  la  Centrale  Banque  Californienne 
a  presque  doublé  ma  fortune,  et  je  vais  tout  Donnement  me  marier!  Mais  je  ne 
le  ferai  qu'après  avoir  retrouvé  Wang,  ou  lorsque  le  délai  convenu  sera  bel  et 
bien  expiré. 

—  Et  il  e.xpire?... 

—  Le  23  juin  de  la  présente  année.  Pendant  ce  laps  de  temps,  la  Centenaire 
court  des  risques  considérables.  C'est  donc  à  elle  de  prendre  ses  mesures  en 
conséquence. 

—  Et  à  retrouver  le  philosophe,  »  répondit  l'honorable  William  J.  Bidulph. 
L'agent  se  promena  pendant  quelques  instants,  les  mains  derrière  le  bos; 

puis  : 

«  Eh  bien,  dit-il,  nous  le  retrouverons,  cet  ami  à  tout  faire,  fùt-il  caché 
dans  les  entrailles  du  globe!  Mais,  jusque-là,  monsieur,  nous  vous  défendrons 
contre  toute  tentative  d'assassinat,  comme  nous  vous  défendions  déjà  contre 
toute  tentative  de  suicide  ! 

—  Que  voulez-vous  dire?  demanda  Kin-Fo. 

—  Que,  depuis  le  30  avril  dernier,  jour  où  vous  avez  signé  votre  police  d'as- 
surance, deux  de  mes  agents  ont  suivi  vos  pas,  observé  vos  démarches,  épié 
vos  actions  ! 

—  Je  n'ai  point  remarqué... 

—  Oh  !  ce  sont  des  gens  discrets  !  Je  vous  demande  la  permission  de  vous 
les  présenter,  maintenant  qu'ils  n'auront  plus  à  cacher  leurs  agissements,  si 
ce  n'est  vis-à-vis  du  sieur  Wang. 

—  Volontiers,  répondit  Kin-Fo. 


78  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

—  Craig-Fry  doivent  être  là.  puisque  vous  êtes  ici  !  » 
Et  William  J.  Bidulph  de  crier  : 

«Craig-Fry?» 

Craig  et  Fry  étaient,  en  cllet,  derrière  la  jmrte  du  caliinet  parficulier.  Ils 
avaient  «  (i\é  »  le  client  de  la  Centenaire  jusqu'à  son  entrée  dans  les  bureaux, 
et  ils  l'attendaient  à  la  sortie. 

«Craig-Fry,  dit  alors  l'agent  principal,  pendant  toute  la  durée  de  sa  police 
d'assurance,  vous  n'aurez  plus  à  défendre  notre  précieux  client  contre  lui-même, 
mais  contre  un  de  ses  propres  amis,  le  philosophe  Wang,  qui  s'est  engagé  à 
l'assassiner  l  » 

Et  les  deux  inséparables  furent  mis  an  courant  de  la  situation.  Ils  la  com- 
prirent, ils  l'acceptèrent.  Le  riche  Kin-Fo  leur  appartenait,  il  n'aurait  pas  de 
serviteurs  plus  fidèles. 

Maintenant,  quel  parti  prendre  ? 

Il  y  en  avait  deux,  ainsi  que  le  fit  observer  l'agent  principal  :  ou  se  garder 
très  soigneusement  dans  la  maison  de  Shang  Haï,  de  telle  façon  que  \^'ang  n'y 
pût  rentrer  sans  être  signalé  à  Fry-Craig,  ou  faire  toute  diligence  pour  savoir 
où  se  trouvait  ledit  Wang,  et  lui  reprendre  la  lettre,  qui  devait  être  tenue  pour 
nulle  et  de  nul  cflet. 

«  Le  premier  parti  ne  vaut  rien,  répondit  Kin-Fo.  Wang  saurait  bien  arriver 
jusqu'à  moi  sans  se  laisser  voir,  puisque  ma  maison  est  la  sienne,  il  faut 
donc  le  retrouver  à  tout  prix. 

—  Vous  avez  raison,  monsieur,  répondit  William  J.  Bidulph.  Le  [ilus  sur  est 
de  retrouver  ledit  Wang,  et  nous  le  retrouverons! 

—  Mort  ou...  dit  Craig. 

—  Vif!  répondit  Fry. 

—  Non!  vivant!  s'écria  Kin-Fo.  Je  n'entends  pas  que  Wang  soit  un  instant 
en  danger  par  ma  faute! 

—  Craig  et  Fry,  ajouta  William  J.  Bidulph.  vous  répondez  de  notre  client 
pendant  soixante-dix-sept  jours  encore.  Jusqu'au  30  juin  prochain,  monsieur 
vaut  pour  nous  deux  cent  mille  dollars.  » 

Là-dessus,  le  client  et  l'agent  principal  de  la  Centenaire  prirent  congé  l'un 
de  l'autre.  Dix  minutes  après,  Kin-Fo,  escorté  de  ses  deux  gardes  du  corps, 
qui  ne  devaient  plus  le  quitter,  était  rentré  dans  le  yamen. 

Lorsque  Soun  vit  Craig  et  Fry  officiellement  installés  dans  la  maison,  il  ne 
laissa  pas  d'en  éprouver  quelque  regret.  Plus  de  demandes,  plus  de  réponses, 


CRAIG  ET  FRY   SONT  PRÉSENTÉS   A  KIN-FO.  79 

parlant  plus  de  taëls!  En  outre,  son  maître,  en  se  reprenant  à  vivre,  s'était  repri  ; 
à  malmener  le  maladroit  et  paresseux  valel.  Infortune  Soun  !  qu'aurait-il  d  i 
s'il  eiit  su  ce  que  lui  réservait  l'avenir  ! 

Le  premier  soin  de  Kin-Fo  fut  de  «  phonographier  »  à  Péking,  avenue  de 
Cha-Coua,  le  changement  de  fortune  qui  le  faisait  plus  riche  qu'avant.  La 
jeune  femme  entendit  la  voix  de  celui  qu'elle  croyait  à  jamais  perdu ,  lui 
redire  ses  meilleures  tendresses.  11  reverrait  sa  petite  sœur  cadette.  La  sep- 
tième lune  ne  se  passerait  pas  sans  qu'il  fût  accouru  près  d'elle  pour  ne  la 
plus  quitter.  Mais,  après  avoir  refusé  de  la  rendre  misérable^  il  ne  voulait 
pas  risquer  de  la  rendre  veuve. 

Lé-ou  ne  comprit  pas  trop  ce  que  signifiait  celte  dernière  phrase  ;  elle  n'en- 
tendait qu'une  chose,  c'est  que  son  fiancé  lui  revenait,  c'est  qu'avant  deux 
mois,  il  serait  près  d'elle. 

Et,  ce  jour-là,  il  n'y  eut  pas  une  femme  plus  heureuse  que  la  jeune  veuve 
dans  tout  le  Céleste  Empire. 

En  effet,  une  complète  réaction  s'était  faite  dans  les  idées  de  Kin-Fo, 
devenu  quatre  fois  millionnaire,  grâce  à  la  fructueuse  opération  de  la  Centrale 
Banque  Californienne.  11  tenait  à  vivre  et  à  bien  vivre.  Vingt  jours  d'émotions 
l'avaient  métamorphosé.  Ni  le  mandarin  Pao-Shen,  ni  le  négociant  Yin-Pang, 
ni  Tim  le  viveur,  ni  Houal  le  lettré  n'auraient  reconnu  en  lui  l'indifférent 
amphitryon,  qui  leur  avait  fait  ses  adieux  sur  un  des  bateaux- fleurs  de  la 
rivière  des  Perles.  Wang  n'en  aurait  pas  cru  ses  propres  yeux,  s'il  eût  été  là. 
Mais  il  avait  disparu  sans  laisser  aucune  trace.  Il  ne  revenait  pas  à  la  maison 
de  Shang-Haï.  De  là,  un  gros  souci  pour  Kin  Fo,  et  des  transes  de  tous  les 
instants  pour  ses  deux  gardes  du  corps. 

Huit  jours  plus  tard,  le  24  mai,  aucune  nouvelle  du  philosophe,  et,  consé- 
quemment,  nulle  possibilité  de  se  mettre  à  sa  recherche.  Vainement  KinFo, 
Craig  et  Fry  avaient-ils  fouillé  les  territoires  concessionnés,  les  bazars,  les 
quartiers  suspects,  les  environs  de  Shang-Haï.  Vainement  les  plus  habiles  ti- 
paos  de  la  police  s'étaient-ils  mis  en  campagne.  Le  philosophe  était  introuvable. 

Cependant,  Craig  et  Fry,  de  plus  en  plus  inquiets,  multipliaient  les  précau- 
tions. Ni  de  jour,  ni  de  nuit,  ils  ne  quittaient  leur  client,  mangeant  à  sa  table, 
couchant  dans  sa  chambre.  Ils  voulurent  même  l'engager  à  porter  une  cotte 
d'acier,  pour  se  mettre  à  l'abri  d'un  coup  de  poignard,  et  à  ne  manger  que 
des  œufs  à  la  coque,  qui  ne  pouvaient  être  empoisonnés  ! 

Kin-Fo,    il   faut  le  dire,  les  envoya  promener.    Pourquoi  pas    l'enfermer 


80  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS    EN   CHINE. 


Soun  s'en  alla  absolument  abasuui\li.  (Page  71.) 


pendant  deux  mois  dans  la  caisse  à  secret  de  la  Centenaire,  sous  prétexte  qu'il 
valait  deux  cent  mille  dollars  ! 

Alors,  William  J.  Bidulpli,  toujours  pratique,  proposa  à  son  clien».  de  lui 
restituer  la  prime  versée  et  de  déchirer  la  police  d'assurance. 

<c  Désolé,  répondit  nettement  Kin-Fo,  mais  l'affaire  est  faite,  et  vous  en  subirez 
les  conséquences. 

—  Soit,  répliqua  l'agent  principal,  qui  prit  son  parti  de  ce  qu'il  ne  pouvait  em- 
pêcher, soit!  Vous  avez  raison  !  Vous  ne  serez  jamais  mieux  gardé  que  par  nous! 

—  Ni  à  meilleur  compte  !  »  répondit  Kin-Fo. 


KIN-FO  DEVIENT   CÉLÈBRE. 


Oa  en  rit  jusqu'au  fond  des  provinces.  (Page  83.) 


CHAPITRE    XI 


D.\>-S    LEQUEL    ON    VOIT    KIN-FO    DEVENIR    L  HOMME    LE    PLUS    CELEBRE 
DE     l'empire    du    MILIEU. 


Cependant,  Wang  demeurait  introuvable.  Kin-Fo  coiniiiciiçait  ii  enrager 
d'être  réduit  à  l'inaction,  de  ne  pouvoir  au  moins  courir  après  le  pliilosophe. 
Et  comment  aurait-il  pu  le  faire,  puisque  Wang  avait  disparu  sans  laisser 
aucune  trace! 

6 


82  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

Cette  complication  ne  laissait  pas  d'inquiéter  l'agent  principal  de  la  Cente- 
naire. Après  s'être  dit  d'abord  que  tout  cela  n'était  pas  sérieux,  que  Wang 
n'accomplirait  pas  sa  promesse,  que,  même  en  l'excentrique  Amérique,  on  ne 
ce  passerait  pas  de  pareilles  fantaisies,  il  en  arriva  à  penser  que  rien  n'était 
impossible  daiis  cet  étrange  pays  qu'on  appelle  le  Céleste  Empire.  Il  fut  bientôt 
de  l'avis  de  Kin-Fo  :  c'est  que,  si  l'on  neparvenait  pas  à  retrouver  le  philosophe, 
le  phdosophe  tiendrait  la  parole  donnée.  Sa  disparition  indiquait  même  de  sa 
part  le  projet  de  n'opérer  qu'au  moment  où  son  élève  s'y  attendrait  le  moins, 
comme  par  un  coup  de  foudre,  et  de  le  frapper  au  cœur  d'une  main  rapide  et 
siîre.  Alors,  après  avoir  déposé  la  lettre  sur  le  corps  de  sa  victime,  il  viendrait 
tranquillement  se  présenter  aux  bureaux  de  la  Centenaire,  pour  y  réclamer  sa 
part  du  capital  assuré. 

11  fallait  donc  prévenir  Wang;  mais,  le  prévenir  directement,  cela  ne  se 
pouviiit. 

L'honorable  William  J.  Bidulph  fut  donc  conduit  à  employer  les  moyens 
indirects  par  voie  de  la  presse.  En  quelques  jours,  des  avis  furent  envoyés 
aux  gazettes  chinoises,  des  télégrammes  aux  journaux  étrangers  des  deux 
mondes. 

Le  Tchiny-Pao,  l'officiel  de  Péking,  les  feuilles  rédigées  en  chinois  à  Shang- 
Haï  et  à  Hong-Kong,  les  journaux  les  plus  répandus  en  Europe  et  dans  les 
deux  Amériques,  reproduisirent  à  satiété  la  note  suivante  : 

a  Le  sieur  Wang,  de  Shang-Haï,  est  prié  de  considérer  comme  non-avenue 
0  la  convention  passée  entre  le  sieur  Kin-Fo  et  lui,  à  la  date  du  2  mai  dernier, 
«  ledit  sieur  Kin-Fo  n'ayant  plus  qu'un  seul  et  unique  désir,  celui  de  mourir 
«  centenaire.  » 

Cet  étrange  avis  fut  bientôt  suivi  de  cet  autre,  beaucoup  plus  pratique  à 
coup  sûr  : 

«  Deux  mille  dollars  ou  treize  cents  taëls  à  qui  fera  connaître  à  William 
«  J.  Bidulph,  agent  principal  de  la  Centenaire  à  Shang-Haï,  la  résidence  ac- 
«  tuelle  du  sieur  Wang,  de  ladite  ville.  » 

Que  le  philosophe  eût  été  courir  le  monde  pendant  le  délai  de  cinquante-cinq 
jours,  qi'i  lui  était  donné  pour  accomplir  sa  promesse,  il  n'y  avait  pas  lieu  de 
le  penser.  1!  devait  plutôt  être  caché  dans  les  environs  de  Shang-Haï,  de  manière 
à  profiter  de  toutes  les  occasions;  mais  l'honorable  William  J.  Bidulph  ne 
croyait  pas  pouvoir  prendre  trop  de  précautions. 

Plusieurs  jours   se   passèrent.  La  situation  ne   se   modifiait   pas.    Or,   il 


KIX-FO  DEVIENT   CÉLÈBRE.  83 

advint  que  ces  avis,  reproduits  à  profusion  sous  la  forme  familière  aux 
Américains  :  WANG!  WANG!!  WANG!!!  d'une  part,  KIN-FO!  KIN-FO!! 
KIX-FO!!!  de  l'aulrc.  finirent  par  attirer  l'attention  publique  et  provoquèrent 
l'hilarité  générale. 

On  en  rit  jusqu'au  fond  des  provinces  les  plus  reculées  du  Céleste 
Empire. 

«  Oii  est  Wang? 

—  Qui  a  vu  Wang? 

—  Où  demeure  Wang? 

—  Que  fait  Wang? 

—  Wang!  Wang!  Wang!  »  criaient  les  petits  Chinois  dans  les  rues. 
Ces  questions  furent  bientôt  dans  toutes  les  bouches. 

EtKin-Fo,  ce  digne  Célcstial,  «  dontle  vif  désir  était  de  devenir  centenaire  r), 
qui  prétendait  lutter  de  longévité  avec  ce  célèbre  éléphant,  dont  le  vingtième 
lustre  s'accomplissait  alors  au  Palais  des  Écuries  de  Péking  ,  ne  pouvait 
tarder  à  être  tout  à  fait  à  la  mode. 

«  Eh  bien,  le  sieur  Kin-Fo  avanco-t-il  en  âge  ? 

—  Comment  se  porte-t-il  ? 

—  Digère-t-il  convenablement? 

—  Le  verra-t-on  revêtir  la  robe  jaune  des  vieillards?  '  i 

Ainsi,  par  des  paroles  gouailleuses,  s'abordaient  les  mandarins  civus  ou 
militaires,  les  négociants  à  la  Bourse,  les  marchands  dans  leurs  comptoirs, 
les  gens  du  peuple  au  milieu  des  rues  et  des  places,  les  bateliers  sur  leurs 
villes  flottantes  ! 

Ils  sont  très  gais,  très  caustiques,  les  Chinois,  et  l'on  conviendra  qu'il  y  avait 
matière  à  quelque  gaieté.  De  là  des  plaisanteries  de  tout  genre,  et  même  des 
caricatures  qui  débordaient  le  mur  de  la  vie  privée. 

Kin-Fo,  à  son  grand  déplaisir,  dut  supporter  les  inconvénients  de  cette 
célébrité  singulière.  On  alla  jusqu'à  le  chansonner  sur  l'air  de  «  Man-tchiang- 
houng  »,  le  vent  qui  souffle  dans  les  saules.  Il  parut  une  complainte,  qui  le 
mettait  plaisamment  en  scène:  Les  Cinq  Veilles  du  Centenaire  !  Quel  titre  allé- 
chant, et  quel  débit  il  s'en  fit  à  trois  sapèques  l'exemplaire  ! 

Si  Kin-Fo  se  dépitait  de  tout  ce  bruit  fait  autour  de  son  nom,  William 


1.  Tout  Chinois  qui  atteint  sa  quatre-vingtième  année  a  le  doit  de  porter  une  robe  jaune.  Le  jaune  est 
la  couleur  de  la  famille  impériale,  et  c'ist  un  honneur  rendu  à  la  vieillesse. 


84  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN  CHINE. 

i.  Bdulph  s'en  applaudissait,  au  contraire;  mais  Wang  n'en  demeurait  pas 
moins  caché  à  tous  les  yeux. 

Or,  les  choses  allèrent  si  loin,  que  la  position  ne  fut  bientôt  plus  tenable  pour 
Kin-Fo.  Sortait-il?  un  cortège  de  Chinois  de  tout  âge,  de  tout  sexe,  l'accom- 
pagnait dans  les  rues,  sur  les  quais,  môme  à  travers  les  territoires  conces- 
sionnés,  même  à  travers  la  campagne.  Rentrait-il?  Un  rassemblement  de  plai- 
sants de  la  pire  espèce  se  formait  à  la  porte  du  yamen. 

Chaque  matin,  il  était  mis  en  demeure  de  paraître  au  balcon  de  sa  chambre, 
afin  de  prouver  que  ses  gens  ne  l'avaient  pas  prématurément  couché  dans  le 
cercueil  du  kiosque  de  Longue  'Vie.  Les  gazettes  publiaient  moqueusement 
un  bulletin  de  sa  santé  avec  commentaires  ironiques,  comme  s'il  eût  appar- 
tenu à  la  dynastie  régnante  des  Tsing.  Eu  somme,  il  devenait  parfaitement 
ridicule. 

Il  s'ensuivit  donc  qu'un  jour,  le  21  mai.  le  très  ve.xé  Kia-Fo  alla  trouver 
l'honorable  William  J.  Bidulph,  et  lui  fit  connaître  son  intention  de  partir  immé- 
diatement. Il  en  avait  assez  de  Shang-Haïet  des  Shanghaïens! 

«  C'est  peut-être  courir  plus  de  risques!  lui  fit  observer  très  justement 
l'agent  principal. 

—  Peu  m'importe!  répondit  Kin-Fo!  Prenez  vos  précautions  en  consé- 
quence. 

—  Mais  où  irez-vous? 

—  Devant  moi. 

— ■  Où  vous  arrèterez-vous? 

—  Nulle  part! 

—  Et  quand  reviendrez-vous? 

—  Jamais. 

—  Et  si  j'ai  des  nouvelles  de  Wang? 

—  Au  diable  Wang!  Ah!  la  sotte  idée  que  j'ai  eue  de  lui  donner  cette 
absurde  lettre!  » 

Au  fond,  Kin-Fo  se  sentait  pris  du  plus  furieux  désir  de  retrouver  le  phi- 
losophe! Que  sa  vie  fût  entre  les  mains  d'un  autre,  cette  idée  commençait  à 
l'irriter  profondément.  Cela  passait  à  l'état  d'obsession.  Attendre  plus  d'un 
mois  encore  dans  ces  conditions,  jamais  il  ne  s'y  résignerait!  Le  mouton  deve- 
nait enragé  ! 

«  Eh  bien,  partez  donc,  dit  William  J.  Bidulph.  Craig  et  Fry  vous  suivront 
partout  où  vous  irez  ! 


K 


m. 


â 


TBIBI'LATIONS    D  UN 


KIN-FO  DEVIENT  CÉLÈBRE,  85 

—  Comme  il  vous  plaira,  répondit  Kiii-Fo,  mais  je  vous  préviens  qu  ils 
auront  à  courir. 

—  lis  courront,  mon  cher  monsieur,  ils  courront  et  ne  sont  point  gens 
à  épargner  leurs  jambes  !  » 

Kin-Fo  rentra  au  yamen  et,  sans  perdre  un  instant,  fit  ses  préparatifs  de 
départ. 

Soun,  à  son  grand  ennui,  —  il  n'aimait  pas  les  déplacements,  —  devait 
accompagner  son  maître.  Mais  il  ne  hasarda  pas  une  observation,  qui  lui  eût 
certainement  coûté  un  bon  bout  de  sa  queue. 

Quant  à  FryCraig,  en  véritables  Américains,  ils  étaient  toujours  prêts  ;\ 
partir,  fût-ce  pour  aller  au  bout  du  monde.  Ils  ne  firent  qu  une  seule  question  : 

«  Où  monsieur ...  dit  Craig. 

—  Va-t  il?  ajouta  Fry. 

—  A  Nan-King,  d'abord,  et  au  diable  ensuite  !  » 

Le  même  sourire  parut  simultanément  sur  les  lèvres  de  Graig  Fry.  Enchantes 
tous  les  deux  !  Au  diable  1  Rien  ne  pouvait  leur  plaire  davantage  !  Le  temps 
de  prendre  congé  de  1  honorable  William  J.  Bidulph,  et,  aussi,  de  revêtir  un 
costume  chinois  qui  attirât  moins  l'atlenlion  sur  leur  personne,  pendant  ce 
voyage  h  travers  le  Céleste  Empire 

Une  heure  après,  Craig  et  Fry,  le  sac  au  coté,  revolvers  à  la  ceinture,  reve- 
naient au  yamen. 

A  la  nuit  tombante.  Kin-Fo  et  ses  compagnons  quittaient  discrètement  le 
port  de  la  concession  américaine,  et  s'embarquaient  sur  le  bateau  à  vapeur  qui 
f;iit  le  service  de  Shang-Haï  à  Nan-King. 

Ce  voyage  n'est  qu'une  promenade.  En  moins  de  douze  heures,  un  steamboat, 
profitant  du  reflux  de  la  mer,  peut  remonter  par  la  route  du  fleuve  Bleu  jus- 
qu'à l'ancienne  capitale  de  la  Chine  méridionale. 

Pendant  cette  courte  traversée,  Graig-Fry  furent  aux  petits  soins  pour  leur 
précieux  Kin-Fo,  non  sans  avoir  préalablement  dévisagé  tous  les  voyageurs.  Ils 
connaissaient  le  philosophe,  —  quel  habitant  des  trois  concessions  n'eût 
connu  celte  bonne  et  sympathique  figure  !  —  et  ils  s'étaient  assurés  qu'il  n'avait 
pu  les  suivre  à  bord.  Puis,  cette  précaution  prise,  que  d'attentions  de  tous  les 
instants  pour  le  client  de  la  Centenaire,  tàtant  de  la  main  les  pavois  sur  lesquels 
il  s'appuyait,  éprouvant  du  pied  les  passerelles  où  il  se  tenait  parfois,  l'entraî- 
nant loin  de  la  chaufferie,  dont  les  chaudières  leur  semblaient  suspectes,  ren- 
gageant à  ne  pas  s'exposer  au  vent  vif  du  soir,  à  ne  point  se   refroidir  à  l'air 


86  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

liumide  de  la  nuit,  veillant  à  ce  que  les  hublots  de  sa  cabine  fussent  hemiéli- 
quement  fermés,  rudoyant  Soun,  le  négligent  valel,  qui  n'était  jamais  là  lorsque 
son  maître  le  demandait,  le  remplaçant  au  besoin  pour  servir  le  thé  et  les 
gâteaux  de  la  première  veille,  enfin  couchant  à  la  porte  de  la  cabine  de  Kin-Fo, 
tout  liabillés,  la  ceinture  de  sauvetage  aux  hanches,  prêts  à  lui  porter  secours 
si,  par  explosion  ou  collision,  le  steamboat  venait  à  sombrer  dans  les  profondes 
eaux  du  fleuve  !  Mais  aucun  accident  ne  se  produisit,  qui  eût  vaillamment  mis 
à  l'épreuve  le  dévouement  sans  bornes  de  Fry-Craig.  Le  bateau  h  vapeur  avait 
rapidement  descendu  le  cours  du  Wousung,débouquédans  le  Yang-Tsc-Kiang, 
ou  fleuve  Bleu ,  rangé  l'île  de  Tsong-Ming,  laissé  en  arrière  les  feux  de  Ou- 
Song  et  de  Langchan,  remonté  avec  la  marée  à  travers  la  province  du  Kiang- 
Sou,  et,  le  2-2  au  matin,  débarqué  ses  passagers,  sains  et  saufs,  sur  le  quai  de 
l'ancienne  cité  impériale. 

Grâce  aux  deux  gardes  du  corps,  la  queue  de  Soun  n'avait  pas  diminué  d'une 
ligne  pendant  le  voyage.  Le  paresseux  aurait  donc  eu  fort  mauvaise  grâce  à  se 
plaindre. 

Ce  n'était  pas  sans  motif  que  Kin-Fo,  en  quittant  Shang-Haï.  s'était  tout  d'abord 
arrêté  à  Nan-King.  Il  pensait  avoir  quelques  chances  d"y  retrouver  le  philosophe. 

Wang,  en  eff'et,  avait  pu  être  attiré  par  ses  souvenirs  d;ms  cette  malheu- 
reuse ville,  qui  fut  le  principal  centre  de  la  rébellion  des  Tchang-.Mao.  N'avait 
elle  pas  été  occupée  et  défendue  par  ce  modeste  maître  d'école,  ce  redoutable 
Rong  Siéou-Tsien,  qui  devint  l'empereur  des  Taï-ping,  et  tint  si  longtemps 
en  échec  l'autorité  mantchoue?  N'est-ce  pas  dans  cette  cité  qu'il  proclama 
l'ère  nouvelle  de  la  «  Grande  Paix?  '».  N'est-ce  pas  là  qu'il  s'empoisonna,  en 
1864,  pour  ne  pas  se  rendre  vivant  à  ses  ennemis?  N'est-ce  pas  de  l'ancien 
palais  des  rois  que  s'échappa  son  jeune  fils,  doutées  Impériaux  allaient  bientôt 
faire  tomber  la  tète?  N'est-ce  pas  au  milieu  des  ruines  de  la  ville  incendiée  que 
ses  ossements  furent  arrachés  à  la  tombe  et  jetés  en  pâture  aux  plus  vils  ani- 
maux? N'est-ce  pas  enfin  dans  cette  province  que  cent  mille  des  anciens 
compagnons  de  Wang  furent  massacrés  en  trois  jours? 

11  était  donc  possible  que  le  philosophe,  pris  d'une  sorte  de  nostalgie  depuis 
le  changement  apporté  à  son  existence,  se  fût  réfugié  dans  ces  lieux,  pleins 
de  souvenirs  personnels!  De  là,  en  quelques  heures,  il  pouvait  revenir  à 
Shang-Haï,  prêt  à  frapper.... 

i.  Tiaduclion  du  mot Tai-ping. 


KIN-FO  DEVIENT   CELEBRE.  87 


Voilà  pourquoi  Kin-Fo  s'était  d'abord  dirigé  sur  Nan-King,  et  voulut  s'ar- 
rêter à  celte  première  étape  de  son  \oyage.  S'il  y  rencontrait  Wang,  tout 
serait  dit,  et  il  en  finirait  avec  cette  absurde  situation.  Si  Wang  ne  paraissait 
pas,  il  continuerait  ses  pérégrinations  à  travers  le  Céleste  Empire,  jusqu'au 
jour  où,  le  délai  passé,  il  n'aurait  plus  rien  à  craindre  de  son  ancien  maître 
et  ami. 

Kin-Fo,  accompagné  de  Craig  et  Fry,  suivi  de  Soun,  se  rendit  à  un  bôtel, 
situé  dans  un  de  ces  quartiers  à  demi  dépeuples,  autour  desquels  s'étendent 
comme  un  désert  les  trois  quarts  de  l'ancienne  capitale. 

«  Je  voyage  sous  le  nom  de  Ki-Nan,  se  contenta  de  dire  Kin-Fo  à  ses 
compagnons,  et  j'entends  que  mon  véritable  nom  ne  soit  jamais  prononcé, 
sous  quelque  prétexte  que  ce  soit. 

—  Ki...  fitCraig. 

—  Nan,  acheva  de  dire  Fry. 

—  Ki-Nan,»  répéta  Soun. 

On  le  comprend,  Kin-Fo,  qui  fuyait  les  inconvénients  de  la  célébrité  à  Shang- 
Ha'i,  n'avait  pas  envie  de  les  retrouver  sur  sa  roule.  D'ailleurs,  il  n'avait  rien  dit  à 
Fry-Craig  delà  présence  possible  du  philosophe  à  Nan-King.  Ces  méticuleux 
agents  auraient  déployé  un  luxe  de  précautions  que  justifiait  la  valeur  pécu- 
niaire de  leur  client,  mais  dont  celui-ci  eût  éle  fort  ennuyé.  En  etlet,  ils 
eussent  voyagé  à  travers  un  pays  suspect  avec  un  million  dans  leur  poche, 
qu'ils  ne  se  seraient  pas  montn'S  plus  prudents.  Après  tout,  n'était-ce  pas  un 
million  que  la  Centenaire  avait  contié  à  leur  garde? 

La  journée  entière  se  passa  à  visiter  les  quartiers,  les  places,  les  rues  de 
Nan-King.  De  la  porte  de  l'Ouest  à  la  porte  de  l'Est,  du  nord  au  midi,  la  cité, 
si  déchue  do  son  ancienne  splendeur,  fut  rapidement  parcourue.  Kin-Fo 
allait  d'un  bon  pas,  parlant  peu,  regardant  beaucoup. 

Aucun  visage  suspect  ne  se  montra,  ni  sur  les  canaux,  que  fréquentait  le  gros 
de  la  population,  ni  dans  ces  rues  dallées,  perdues  entre  les  décombres,  et 
déjà  envahies  par  les  plantes  sauvages.  Nul  étranger  ne  fut  vu,  errant  sous  les 
portiques  de  marbre  à  demi  détruits,  les  pans  de  murailles  calcinées,  qui  mar- 
quent l'emplacement  du  Palais  Impérial,  théâtre  de  cette  lutte  suprême,  où 
"Wang,  sans  doute,  avait  résisté  jusqu'à  la  dernière  heure.  Personne  ne  chercha 
à  se  dérober  aux  yeux  des  visiteurs,  ni  autour  du  yamen  des  missionnaires 
catholiques,  que  les  Nankinois  voulurent  massacrer  en  1870,  ni  aux  environs 
de  la  fabrique  d'armes,  nouvellement  construite  avec  les  indestructibles  bri- 


i.i:s  TinnuLATiONS  dun  chinois  en  chine 


(|ues  de  la  célèbre  tour  de  porcelaine,  dont  les  Taï-  ping  avaient  jonché  le  sol. 

Kin-Fo,  sur  qui  la  fatigue  ne  semblait  pas  avoir  prise,  allait  toujours. 
Entraînant  ses  deux  acolytes,  qui  ne  faiblissaient  pas,  distançant  l'infortuné 
Soun,  peu  accoutumé  à  ce  genre  d'exercice,  il  sortit  par  la  porte  de  l'Est  et 
s'aventura  dans  la  campagne  déserte. 

Une  interminable  avenue,  bordée  d'énormes  animaux  de  granit,  s'ouvrait  là, 
à  quelque  distance  du  nmr  d'enceinte. 

Kin-Fo  suivit  cette  avenue  d'un  pas  plus  rapide  encore. 

l'n  polit  temple  en  fermait  l'extrémité.  Derrière,  s'élevait  un  «  lumulus  », 


KIX-Fn  DEVIENT  CÉLÈBRE. 


Il  s'approcha  et  lut.  (Page  90.) 


haut  coiiinie  une  collino.  Sous  ce  tertre  reposait  Rong-Ou,  le  bonze  devenu 
empereur,  l'un  de  ces  liardis  patriotes  qui,  cinq  siècles  auparavant,  avaient 
lutté  contre  la  domination  étrangère.  Le  philosophe  ne  serait -il  pas  venu  se 
retremper  dans  ces  glorieux  souvenirs,  sur  le  lombeau  même  où  reposait  le 
fondateur  de  la  dynastie  des  Ming? 

Le  tumulus  était  désert,  le  temple  abandonné.  Pas  d'autres  gardiens  que  ces 
colosses  à  peine  ébauchés  dans  le  marbre,  ces  fanlastiquos  animaux  qui  peu- 
plaient seuls  la  longue  avenue. 

Mais,  sur  la  porte  du  temple,  Kin-Fo  aperçut,  non  sans  émotion,   quel- 


90  LES   TRIBULATIONS  DUN  CHINOIS   EN   CHINE, 

ques  signes  qu'une  main  y  avait  gravés.  Il  s'ajjprocha  et  lut  ces  trois  lettres  : 
W.  K.  F. 

Wang  I  Kin-Fo  !  Il  n'y  avait  pas  à  douter  que  le  philosoplie  n'eut  récemment 
passé  là  ! 

Kin-Fo,  sans  rien  dire,  regarda,  chercha...  Personne. 

Le  soir,  Kin-Fo,  Craig,  Fry,  Sonn,  qui  se  traînait,  rentraient  à  l'hôtel,  et, 
le  lendemain  malin,  ils  avaient  quitté  Nan-King. 


CHAPITRE  XII 


DANS    LEQUEL    KIN-FO,    SES    DEUX   ACOLYTES   ET    SON   VALET 
s'en    VONT    A    l'aventure. 


Quel  est  ce  voyageur  que  l'on  voit  courant  sur  les  grandes  routes  flu- 
viales OU  carrossables,  sur  les  canaux  et  les  rivières  du  Céleste  Empire?  Il  va, 
il  va  toujours,  ne  sachant  pas  la  veille  où  il  sera  le  lendemain.  Il  traverse 
les  villes  sans  les  voir,  il  ne  descend  dans  les  hôtels  ou  les  auberges  que  pour 
y  dormir  quelques  heures,  il  ne  s'arrête  aux  restaurations  que  pour  y  pren- 
dre de  rapides  repas.  L'argent  ne  lui  tient  pas  à  la  main  ;  il  le  prodigue,  il  le 
jette  pour  activer  sa  marche. 

Ce  n'est  point  un  négociant  qui  s'occupe  d'afi'aires.  Ce  n'est  point  un  man- 
darin que  le  ministre  a  chargé  de  quelque  importante  et  pressante  mission. 
Ce  n'est  point  un  artiste  en  quête  des  beautés  de  la  nature.  Ce  n'est  point  un 
lettré,  un  savant,  que  son  goût  entraîne  à  la  recherche  des  antiques  documents, 
enfermés  dans  les  bonzeries  ou  les  lamaneries  de  la  vieille  Chine.  Ce  n'est 
ni  un  étudiant  qui  se  rend  à  la  pagode  des  Examens  pour  y  conquérir  ses 
grades  universitaires,  ni  un  prêtre  de  Bouddha  courant  la  campagne  pour 
inspecter  les  petits  autels  champêtres,  érigés  entre  les  racines  du  banyan 
sacré,  ni  un  pèlerin  qui  va  acconqilir  quelque  vœu  à  l'une  des  cinq  montagnes 
saintes  du  Céleste  Empire. 

C'est  le  faux  Ki-Nan,  accompagné  de  Fry-Craig,  toujours  dispos,  suivi  de 


KIN-FO,  SES  DEUX  ACOLYTES  ET  SON  VALET.     91 

Soun,  de  plus  en  plus  fatigué.  C'est  Kin-Fo,  dans  cette  bizarre  disposition 
d'esprit  qui  le  porte  à  fuir  et  à  chercher  à  la  fois  l'introuvable  Wang.  C'est  le 
client  de  la  Centenaire,  qui  ne  demande  à  cet  incessant  va-et-vient  que  l'oubli 
de  sa  situation  et  peut-être  une  garantie  contre  les  dangers  invisibles  dont  il 
est  menacé.  Le  meilleur  tireur  a  quelque  chance  de  manquer  un  but  mobile, 
et  Kin-Fo  veut  être  ce  but  qui  ne  s'immobilise  jamais. 

Les  voyageurs  avaient  repris  à  Nan-King  l'un  de  ces  rapides  steaniboats 
américains,  vastes  hôtels  flottants,  qui  font  le  service  du  fleuve  Bleu.  Soi.\ante 
heures  après,  ils  débarquaient  à  Ran-Kéou,  sans  avoir  même  admiré  ce 
rocher  bizarre,  le  «  Petit-Orphelin  »,  qui  s'élève  au  milieu  du  courant  du 
Yang-tze-Kiang,  et  dont  un  temple,  desservi  par  les  bonzes,  couronne  si  har- 
diment le  sommet. 

A  IJan-Kéou,  située  au  confluent  du  fleuve  Hleu  et  de  son  important  tribu- 
taire le  Ran-Kiang  ',  l'errant  Kin-Fo  ne  s'était  arrêté  qu'une  demi-journée. 
Là,  encore,  se  retrouvaient  en  ruines  irréparables  les  souvenirs  des  Taï-ping; 
mais,  ni  dans  cette  ville  commerçante,  qui  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  annexe 
de  la  préfecture  de  Ran-Yang-Fou,  bâtie  sur  la  rive  droite  de  l'affluent,  ni 
à  Ou-Tchang-Fou,  capitale  de  cette  province  du  Rou-Pé,  élevée  sur  la  rive 
droite  du  fleuve,  l'insaisissable  Wang  ne  laissa  voir  trace  de  son  passage. 
Plus  de  ces  terribles  lettres  que  Kin-Fo  avait  retrouvées  à  Nau  King  sur  le 
tombeau  du  bonze  couronné. 

Si  Craig  et  Fry  avaient  jamais  pu  espérer  que.  de  ce  voyage  en  Chine,  iis 
emporteraient  quelque  aperçu  des  mœurs  ou  quelque  connaissance  des  villes, 
ils  furent  bientôt  détrompés.  Le  temps  leur  eût  même  manqué  pour  prendre 
des  notes,  et  leurs  impressions  auraient  été  réduites  à  quelques  noms  do 
cités  et  de  bourgs  ou  à  quelques  quantièmes  de  mois  !  Mais  ils  n'étaient  ni 
curieux  ni  bavards  Ils  ne  se  parlaient  presque  jamais.  A  quoi  bon?  Ce  que 
Craig  pensait,  Fry  le  pensait  aussi.  Ce  n'eût  été  qu'un  monologue.  Donc,  pas 
plus  que  leur  client,  ils  n'observèrent  cette  double  physionomie  commune  à 
la  plupart  des  cités  chinoises,  mortes  au  centre,  mais  vivantes  à  leurs  fau- 
bourgs. A  peine,  à  Ran-Kéou,  aperçurent-ils  le  quartier  européen,  aux  rues 
larges  et  rectangulaires,  aux  habitations  élégantes,  et  la  promenade  om- 
bragée de  grands  arbres  qui  longe  la  rive  du  fleuve  Bleu.  Ils  avaient  des  yeux 
pour  ne  voir  qu'un  homme,  et  cet  homme  restait  invisible. 

1.  Dans  la  Cliine  méridionale,  les  fleuves  el  rivières  simt  indiqués  par  U  (erminaison  a  Kiang  h;  dans 
la  Chine  septentrionale,  par  la  terminai- on  o  Ro.  » 


92  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

Le  steamboat,  gi'àce  à  la  crue  qui  soulevait  les  eaux  du  Ran-Kiang,  allait 
pouvoir  remonter  cet  al'fluent  pendant  cent  trente  lieues  encore,  jusqu'à 
l^ao-Ro-Kéou. 

Kin-Fo  n'était  point  homme  à  abandonner  ce  genre  de  locomotion,  qui  lui 
plaisait.  Au  contraire,  il  comptait  bien  aller  jusqu'au  point  où  le  Ran-Kiang 
cesserait  d'être  navigable.  Au  delà,  il  aviserait.  Craig  et  Fry,  eux,  n'eussent 
pas  mieux  demandé  que  cette  navigation  durât  pendant  tout  le  cours  du 
voyage.  La  surveillance  était  plus  facile  à  bord,  les  dangers  moins  imminents. 
Plus  tard,  sur  les  routes  peu  siàres  des  provinces  de  la  Chine  centrale,  ce  serait 
autre  chose. 

Quant  à  Soun,  cette  vie  de  steamboat  lui  allait  assez.  Il  ne  marchait  pas, 
il  ne  faisait  rien,  il  laissait  son  maître  aux  bons  offices  de  Craig-Fry,  il  ne 
songeait  qu'à  dormir  dans  son  coin,  après  avoir  déjeuné,  dîné  et  soupe  con- 
sciencieusement, et  la  cuisine  était  bonne! 

Ce  fut  même  une  modification  survenue  dans  l'alimentation  du  bord,  quelques 
jours  après,  qui,  à  tout  autre  que  cet  ignorant,  eût  indiqué  qu'un  changement 
de  latitude  venait  de  s'opérer  dans  la  situation  géographique  des  voyageurs. 

En  effet,  pendant  les  repas,  le  blé  se  substitua  subitement  au  liz  sous  la 
forme  de  pains  sans  levain,  assez  agréables  au  goût,  quand  on  les  mangeait  au 
sortir  du  four. 

Soun,  en  vrai  Chinois  du  Sud,  regretta  son  riz  habituel.  11  manœuvrait  si 
habilement  ses  petits  bâtonnets,  lorsqu'il  faisait  tomber  les  graines  de  la  tasse 
dans  sa  vaste  bouche,  et  il  en  absorbait  de  telles  quantités  !  Du  riz  et  du  thé, 
que  faut-il  de  plus  à  un  véritable  Fils  du  Ciel  ! 

Le  steamboat,  remontant  le  cours  du  Ran-Kiang,  venait  donc  d'entrer  dans 
la  région  du  blé.  Là,  le  relief  du  pays  s'accusa  davantage.  A  l'horizon  se  dessi- 
nèrent quelques  montagnes,  couronnées  de  fortifications,  élevées  sous  l'an- 
cienne dynastie  des  Ming.  Les  berges  artificielles,  qui  contenaient  les  eaux 
du  fleuve,  firent  place  à  des  rives  basses,  élargissant  son  lit  aux  dépens  de 
sa  profondeur.  La  préfecture  de  Guan-Lo-Fou  apparut. 

Kin-Fo  ne  débarqua  même  pas,  pendant  les  quelques  heures  que  nécessita 
la  mise  à  bord  du  combustible  devant  les  bâtiments  de  la  douane.  Que  serait-il 
allé  faire  en  cette  ville,  qu'il  lui  était  indifférent  de  voir?  11  n'avait  qu'un  désir, 
puisqu'il  ne  trouvait  plus  trace  du  philosophe  :  s'enfoncer  plus  profondément 
encore  dans  cette  Chine  centrale,  où,  s'il  n'y  rattrapait  pas  Wang,  Wang  ne 
l'attraperait  pas  non  plus. 


KIN-FO,  SES  DEUX  ACOLYTES  ET  SON  VALET.     93 

Après  Guan-Lo-Fou,  ce  furent  deux  cités  bâties  en  face  l'une  de  l'autre,  la 
ville  commerçante  de  Fan-Tcheng,  sur  la  rive  gauche,  et  la  préfecture  de 
Siang-Yang-Fou,  sur  la  rive  droite;  la  première,  faubourg  plein  du  mouve- 
ment de  la  population  et  de  Tagitation  des  affaires;  la  seconde,  résidence  des 
autorités  et  plus  morte  que  vivante. 

Et,  après  Fan-Tcheng,  le  Ran-Kiang.  remontant  droit  au  nord  par  un  angle 
brusque,  resta  encore  navigable  jusqu'à  Lao-Ho-Kéou.  Mais,  faute  d'eau,  le 
steamboat  ne  pouvait  aller  plus  loin. 

Ce  fut  tout  autre  chose  alors.  A  partir  de  cette  dernière  étape,  les  condi- 
tions du  voyage  durent  être  modifiées.  Il  fallait  abandonner  les  cours  d'eau, 
"  ces  chemins  qui  marchent  »,  et  maicher  soi-même,  ou,  tout  au  moins, 
substituer  au  moelleux  glissement  d'un  bateau  les  secousses,  les  cahots,  les 
heurts  des  déplorables  véhicules  en  usage  dans  le  Céleste  Empire.  Infortuné 
Soun  1  La  série  des  tracas,  des  fatigues,  des  reproches,  allait  donc  recom- 
mencer pour  lui  ! 

Et,  en  efl'et,  qui  eût  suivi  Kin-Fo  dans  cette  fantaisiste  pérégrination,  de 
province  en  province,  de  ville  en  ville,  aurait  eu  fort  à  faire!  Un  jour,  il  voya- 
geait en  voiture,  mais  quelle  voiture  !  une  caisse  durement  fixée  sur  l'essieu 
de  deux  roues  à  gros  clous  de  fer,  traînée  par  deux  mules  rétives,  bâchée 
d'une  simple  toile  que  transperçaient  également  les  jets  de  pluie  et  les  rayons 
solaires!  Un  autre  jour,  on  l'apercevait  étendu  dans  une  chaise  à  mulets,  sorte 
de  guérite  suspendue  entre  deux  longs  bambous,  et  soumise  à  des  mouve- 
ments de  roulis  et  de  tangage  si  violents,  au'une  barque  en  eût  craqué  dans 
toute  sa  membrure. 

Craig  et  Fry  chevauchaient  alors  aux  portières,  comme  des  aides  de  camp, 
sur  deux  ânes,  plus  roulants  et  plus  tanguants  encore  que  la  chaise.  Quant  à 
Soun,  en  ces  occasions  où  la  marche  était  nécessairement  un  peu  rapide,  il 
allait  à  pied,  grognant,  maugréant,  se  réconfortant  plus  qu'il  ne  convenait 
de  fréquentes  lampées  d'eau-de-vie  de  Kao-Liang.  Lui  aussi  éprouvait  alors 
des  mouvements  de  roulis  particuliers,  mais  dont  la  cause  ne  tenait  pas  aux 
inégalités  du  sol  !  En  un  mot,  la  petite  troupe  n'eût  pas  été  plus  secouée  sur 
une  mer  houleuse. 

Ce  fut  achevai,  —  de  mauvais  chevaux,  on  peut  le  croire,  —  que  Kin-Fo  et 
ses  compagnons  firent  leur  entrée  à  Si-Cnan-Fou,  l'ancienne  capitale  de 
l'Empire  du  Milieu,  dont  les  empereurs  de  la  dynastie  des  Tang  faisaient  autre- 
fois leur  résidence. 


9i  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

Mais,  pour  atteindre  cette  lointaine  province  du  Chen-Si,  pour  en  traverser 
les  interminables  plaines,  arides  et  nues,  que  de  fatigues  à  supporter  et  même 
(le  dangers  ! 

Ce  soleil  de  mai,  par  une  latitude  qui  est  celle  de  l'Espagne  méridionale, 
projetait  des  rayons  dt\jà  insoutenables,  et  soulevait  la  fine  poussière  de 
roules  qui  n'ont  jamais  connu  le  confort  de  l'empierrage.  De  ces  tourbillons 
jaunâtres,  salissant  l'air  comme  une  fumée  malsaine,  on  ne  sortait  que  gris 
de  la  tête  aux  pieds.  C'était  la  contrée  du  «  lœss  »,  formation  géologique  singu- 
lière, spéciale  au  nord  de  la  Chine,  «  qui  n'est  plus  de  la  terre  et  qui  n'est 
pas  une  roche,  ou,  pour  mieux  dire,  une  pierre  qui  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  se  solidifier'.  » 

Quant  aux  dangers,  ils  n'étaient  que  trop  réels,  dans  un  pays  où  les  gardes 
de  police  ont  une  extraordinaire  crainte  du  coup  de  couteau  des  voleurs  Si, 
dans  les  villes,  les  tipaos  laissent  aux  coquins  le  champ  libre,  si,  en  pleine 
cité,  les  habitants  ne  se  hasardent  guère  dans  les  rues  pendant  la  nuit,  que 
l'on  juge  du  degré  de  sécurité  que  présentent  les  routes  !  Plusieurs  fois,  des 
groupes  suspects  s'arrêtèrent  au  passage  des  voyageurs,  lorsqu'ils  s'enga- 
geaient dans  ces  étroites  tranchées,  creusées  profondément  entre  les  couches 
du  lœss;  mais  la  vue  de  Craig-Fry,  1x3  revolver  à  la  ceinture,  avait  imposé 
jusqu'alors  aux  coureurs  de  grands  chemins.  Cependant,  les  agents  de  la 
Ctntenaii-e  éprouvèrent,  en  mainte  occasion,  les  plus  sérieuses  craintes,  si- 
non pour  eux,  du  moins  pour  le  million  vivant  qu'ils  escortaient.  Que 
Kin-Fo  tombât  sous  le  poignard  de  Wang  ou  sous  le  couteau  d'un  malfaiteur, 
le  résultat  était  le  même.  C'était  la  caisse  de  la  Compagnie  qui  recevait  le 
coup. 

Dans  ces  circonstances,  d'ailleurs,  Kin-Fo,  non  moins  bien  armé,  ne 
demandait  qu'à  se  défendre.  Sa  vie,  il  y  tenait  plus  que  jamais,  et,  comme 
le  disait  Craig-Fry,  a  il  se  serait  fait  tuer  pour  la  conserver.  » 

A  Si-Gnan-Fou,  il  n'était  pas  probable  que  l'on  retrouvât  aucune  trace  du 
philosophe.  Jamais  un  ancien  Taï-ping  n'aurait  eu  la  pensée  d'y  chercher 
refuge.  C'est  une  cité  dont  les  rebelles  n'ont  pu  franchir  les  fortes  murailles, 
au  temps  de  la  rébellion,  et  qui  est  occupée  par  une  nombreuse  garnison 
manlchoue.  A  moins  d'avoir  un  goût  particulier  pour  les  curiosités  archéo- 
logiques, très  nombreuses  dans  cette  ville,  et  d'être  versé  dans  les  mystères 

1.  Won  Rousstt. 


KIN-FO,  SES  DEUX  ACOLYTES  ET  SOX  VALET.     95 

de  répigra[)hie,  dont  le  musée,  appelé  «  la  forêt  des  tablettes  •',  renferme 
d'incalculables  richesses,  pourquoi  Wang  serait-il  venu  là? 

Aussi,  le  lendemain  de  son  arrivée,  Kin-Fo,  abandonnant  cet'.e  vill?,  qui 
est  un  important  centre  d'affaires  entre  rx\sie  centrale,  le  Thibet,  la  Mongolie 
et  la  Chine,  reprit-il,  la  route  du  nord. 

A  suivre  par  Kao-Lin-Sien,  par  Sing-Tong-Sien,  la  route  de  la  vallée  de 
rOuei-Ho,  aux  eaux  chargées  des  teintes  jaunes  de  ce  lœss  à  travers  lequel 
il  s'est  frayé  son  lit,  la  petite  troupe  arriva  à  Roua-Tchéou,  qui  fut  le  loyer 
d'une  terrible  insurrection  musulmane  en  \  860.  De  là,  tantôt  en  barque,  tantôt 
en  charrette,  Kin-Fo  et  ses  compagnons  atteignirent,  non  sans  grandes 
fatigues,  cette  forteresse  de  Tong-Kouan,  située  au  confluent  de  l'Ouei-Ro 
et  du  Rouang-Ro. 

Le  RouangRo,  c'est  le  fameux  fleuve  Jaune.  Il  descend  directement  du 
nord  pour  aller,  à  travers  les  provinces  de  l'Est,  se  jeter  dans  la  mer  qui 
porte  son  nom,  sans  être  plus  jaune  que  la  mer  Rouge  n'est  rouge,  que  la 
mer  Blanche  n'est  blanche,  que  la  mer  Noire  n'est  noire.  Oui  !  fleuve  célèbre, 
d'origme  céleste  sans  doute,  puisque  sa  couleur  est  celle  des  empereurs. 
Fils  du  Ciel,  mais  aussi  a  Chagrin  de  la  Chine  «^  qualification  due  à  ses  ter- 
ribles débordements,  qui  ont  causé  en  partie  l'impraticabilité  actuelle  du 
canal  Impérial. 

A  Tong-Kouan,  les  vojageurs  eussent  été  en  sûreté,  même  la  nuit.  Ce  n'est 
plus  une  cité  de  commerce,  c'est  une  ville  militaire,  habitée  en  domicile  fixe 
et  non  en  camp  volant  par  ces  Tartares  Mantchoux,  qui  forment  la  première 
catégorie  de  i'armce  chinoise  1  Peut-être  Kin-Fo  avait-il  l'intention  de  s'y 
reposer  quelques  jours.  Peut-être  allait-il  chercher  dans  un  hôtel  convenable 
une  bonne  chambre,  une  bonne  table,  un  bon  lit,  —  ce  qui  n'eût  point  déplu 
à  Fry-Craig  et  encore  moins  à  Soun  ! 

Mais  ce  maladroit,  auquel  il  en  coûta  cette  fois  un  bon  pouce  de  sa  queue, 
eut  l'imprudence  de  donner  en  douane,  au  lieu  du  nom  d'emprunt,  le 
véritable  nom  de  son  maître.  Il  oublia  que  ce  n'était  plus  Kin-Fo,  mais 
Ki-Nan,  qu'il  avait  l'honneur  de  servir.  Quelle  colère  !  Elle  amena  ce  dernier 
à  quitter  immédiatement  la  ville.  Le  nom  avait  produit  son  effet.  Le  célèbre 
Kin-Fo  était  arrivé  à  Tong  Kouan!  On  voulait  voir  cet  homme  unique,-  dynt 
le  seul  et  unique  désir  était  de  devenir  centenaire  1  » 

L'horripilé  voyageur,  suivi  de  ses  deux  gardes  et  de  son  valet,  n'eut  que  le 
temps  de  prendie  la  fuite  à  travers  le  rassemblement  des  curieux  qui  s'était 


LES   TRIBULATIO.NS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE 


C'était  la  contrée  du  «  lœss.  »  (Page  94.) 


formé  sur  ses  pas.  A  pied  cette  fois,  à  pied!  il  remonta  les  berges  du  fleuve 
Jaune,  et  il  alla  ainsi  jusqu'au  moment  où  ses  compagnons  et  lui  tom- 
bèrent d'épuisement  dans  un  petit  bourg,  où  son  incognito  devait  lui  garantir 
quelques  heures  de  tranquillité. 

Soun,  absolument  déconfit,  n'osait  plus  dire  un  seul  mot.  A  son  tour,  avec 
cette  ridicule  petite  queue  de  rat  qui  lui  restait,  il  était  l'objet  dos  plaisante- 
ries les  plus  désagréables!  Les  gamins  couraient  après  lui  et  l'apostrophaient 
(le  mille  clameurs  saugrenues. 

Aussi  avait-il  hâte  d'arriver!  Mais  arriver  où?  puisque  son  maître,  —  ainsi 


KIN-FO.  SES  DEUX  ACOLYTES  ET  SON  VALET.     07 


Il  remonta  la  berge  i 


qu'il  l'avait  dit  à    William  .1.  Bidulph,   —  coni]  tait  aller  et  allait  toujours 
devant  lui! 

Cette  ibis,  à  vingt  lis  de  Tong-Kouan,  dans  ce  modeste  bourg  où  Kin-Fo 
avait  cherché  refuge,  plus  de  chevaux,  plus  d'ânes,  ni  charrettes,  ni  chaises. 
Nulle  autre  perspective  que  de  rester  là  ou  de  continuer  à  pied  la  route.  Ce 
n'était  pas  pour  rendre  sa  bonne  humeur  a  l'élève  du  philosophe  Wang,  qui 
montra  peu  de  philosophie  dans  cette  occasion.  11  accusa  tout  le  monde,  et 
n'aurait  dû  s'en  prendre  qu'à  lui-même.  Ah!  combien  il  regrettait  le  temps 
où  il  n'avait  qu'à  se  laisser  vivre  !  Si,  pour  apprécier  le  bonheur,  il  fallait  avoir 


98  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

connu  ennuis,  prines  et  tourments,  ainsi  que  le  disait  Wang,  il  les  connais- 
sait maintenant,  et  de  reste  ! 

Et  puis,  à  courir  ainsi,  il  n'était  pas  sans  avoir  rencontré  sur  sa  roule  de 
braves  gens  sans  le  sou,  mais  qui  étaient  heureux,  pourtant!  Il  avait  pu 
observer  ces  formes  variées  du  bonheur  que  donne  le  travail  accompli  gaie- 
ment. 

Ici,  c'étaient  des  laboureurs  courbés  sur  leur  sillon;  là,  des  ouvriers  qui 
chantaient  en  maniant  leurs  outils.  N'était-ce  pas  précisément  à  cette  absence 
de  travail  que  Kin-Fo  devait  l'absence  de  désirs,  et,  par  conséquent,  le  défaut 
de  bonheur  ici-bas? Ah!  la  leçon  était  complète!  II  le  croyait  du  moins!!... 
Non!  ami  Kin-Fo,  elle  ne  l'était  pas! 

Cependant,  en  cherchant  bien  dans  ce  village,  en  frappant  à  toutes  les  portes, 
Craig  et  Fry  finirent  paf  découvrir  un  véhicule,  mais  un  seul  !  Encore  ne 
pouvait-il  transporter  qu'une  personne,  et,  circonstance  plus  grave,  le 
moteur  dudit  véhicule  manquait 

C'était  une  brouette,  —  la  brouette  de  Pascal,  —  et  peut-être  inventée 
avant  lui  par  ces  antiques  inventeurs  de  la  poudre,  de  l'écriture,  de  la  bous- 
sole et  des  cerfs-volants.  Seulement,  en  Chine,  la  roue  de  cet  appareil,  d'un 
assez  grand  diamètre,  est  placée,  non  à  l'extrémité  des  brancards,  mais  au 
milieu,  et  se  meut  à  travers  le  coffre  même,  comme  la  roue  centrale  de  cer- 
tains bateaux  à  vapeur.  Le  coffre  est  donc  divisé  en  deux  parties,  suivant  son 
axe,  l'une  dans  laquelle  le  voyageur  peut  s'étendre,  l'autre  qui  est  destinée  à 
contenir  ses  bagages. 

Le  moteur  de  ce  véhicule,  c'est  et  ce  ne  peut  être  qu'un  homme,  qui 
pousse  l'appareil  en  avant  et  ne  le  traîne  pas.  Il  est  donc  placé  en  arrière  du 
voyageur,  dont  il  ne  gène  aucunement  la  vue,  comme  le  cocher  d'un  cab 
anglais.  Lorsque  le  vent  est  bon,  c'est-à-dire  quand  il  souffle  de  l'arrière, 
l'homme  s'adjoint  cette  force  naturelle,  qui  ne  lui  coûte  rien  ;  il  plante  un 
mâtereau  sur  l'avant  du  coffre,  il  hisse  une  voile  carrée,  et,  par  les  grandes 
brises,  au  Heu  de  pousser  la  brouette,  c'est  lui  qui  est  entraîné,  —  souvent  plus 
vite  qu'il  ne  le  voudrait. 

Le  véhicule  fut  acheté  avec  tous  ses  accessoires.  Kin-Fo  y  prit  place.  Le 
vent  était  bon,  la  voile  fut  hissée. 

«  Allons,  Soun!  »  dit  Kin-Fo. 

Soun  se  disposait  tout  simplement  à  s'étendre  dans  le  second  comparti- 
ment du  coffre. 


KIN-FO.  SES  DEUX  ACOLYTES  ET  SON  YAEET.     99 

«  Aux  brancards!  cria  Kin-Fo  d'un  certain  ton  qui  n'admettait  pas  de  ré- 
plique. 

—  Maître...  que...  moi...  je'....  répondit  Soun,  dont  les  jambes  fléchissaient 
d'avance,  comme  celles  d'un  cheval  surmené. 

—  Ne  t'en  prends  qu'à  toi,  qu'à  ta  langue  et  à  ta  sottise  ! 

—  Allons,  Soun  !  dirent  Fry-Craig. 

—  Aux  brancards!  répéta  Kin-Fo  en  regardant  ce  qui  restait  de  queue  au 
malheureux  valet.  Aux  brancards,  animal,  et  veille  à  ne  point  buter,  ou 
sinon!...  » 

L'index  et  le  médius  de  la  main  droite  de  Kin-Fo,  rapprochés  en  forme  de 
ciseaux,  complétèrent  si  bien  sa  pensée,  que  Soun  passa  la  bretelle  à  ses 
épaules  et  saisit  le  brancard  des  deux  mains.  Fry-Craig  se  postèrent  des 
deux  côtés  de  la  brouette,  et,  la  brise  aidant,  la  petite  troupe  détala  d'un 
léger  trot. 

Il  faut  renoncer  à  peindre  la  rage  sourde  et  impuissante  de  Soiui,  passé 
à  l'état  de  cheval!  Et  cependant,  souvent  Craig  et  Fry  consentirent- à  le 
relayer.  Très  heureusement,  le  vent  du  sud  leur  vint  constamment  en  aide, 
et  fit  les  trois  quarts  de  la  besogne.  La  brouette  étant  bien  équilibrée  par 
la  position  de  la  roue  centrale,  le  travail  du  brancardier  se  réduisait  à  celui 
de  l'homme  de  barre  au  gouvernail  d'un  navire  :  il  n'avait  qu'à  se  maintenir 
en  bonne  direction. 

Et  c'est  dans  cet  équipage  que  Kin-Fo  fut  entrevu  dans  les  provinces  sep- 
tentrionales de  la  Chine,  marchant  lorsqu'il  sentait  le  besoin  de  se  dégourdir 
les  jambes,  brouetté  quand,  au  contraire,  il  voulait  se  reposer. 

Ainsi  Kin-Fo,  après  avoir  évité  Houan-Fou  et  Cafong,  remonta  les  berges  du 
célèbre  canal  Impérial,  qui,  il  y  a  vingt  ans  à  peine,  avant  que  le  fleuve  Jaune 
eût  repris  son  ancien  lit,  formait  une  belle  route  navigable  depuis  Sou- 
Tchéou,  le  pays  du  thé,  jusqu'à  Péking.  sur  une  longueur  de  quelques  cen- 
taines de  lieues. 

Ainsi  il  traversa  Tsinan,  Ho-Kien,  et  pénétra  dans  la  province  de  Pé-Tché-Li, 
où  s'élève  Péking,  la  quadruple  capitale  du  Céleste  Empire. 

Ainsi  il  passa  par  Tien-Tsin,  que  défendent  un  mur  de  circonvallation  el 
deux  forts,  grande  cité  de  quatre  cent  mille  habitants,  dont  le  large  port, 
formé  par  la  jonction  du  Pe'i-ho  et  du  canal  Impérial,  fait,  en  important  de; 
cotonnades  de  Manchester,  des  lainages,  des  cuivres,  des  fers,  des  allumettes 
allemandes,  du  bois  de  santal,  etc.,  et  en  exportant  des  jujubes,  des  feuilles 


100  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

de  nénuphar,  du  tabac  de  Tarlarie.  elc.,  pour  cent  soixante-dix  millions 
d'affaires.  Mais  Kin-Fo  ne  songea  même  pas  à  visiter,  dans  celte  curieuse 
Tien-Tsin,  la  célèbre  pagode  des  supplices  infernaux;  il  ne  parcourut  pas, 
dans  le  faubourg  de  l'Est,  les  amusantes  rues  des  Lanternes  et  des  Vieux- 
Habits;  il  ne  déjeûna  pas  au  restaurant  de  «  l'Harmonie  et  de  l'Amitié»,  tenu 
par  le  musulman  Léou-Lao-Ki,  dont  les  vins  sont  renommés,  quoi  qu'en  puisse 
penser  Mahomet;  il  ne  déposa  pas  sa  grande  carte  rouge,  —  et  pour  cause, 
—  au  palais  de  Li-Tchong-Tang,  vice-roi  de  la  province  depuis  1870.  membre 
du  Conseil  privé,  membre  du  Conseil  de  l'Empire,  et  qui  porte,  avec  la  veste 
jaune,  le  titre  de  Fei-Tzé-Chao-Pao. 

Non  !  Kin-Fo,  toujours  brouetté,  Soun  toujours  brouettant,  traversèrent  les 
quais  où  s'étagaient  des  montagnes  de  sacs  de  sel  ;  ils  dépassèrent  les  fau- 
bourgs, les  concessions  anglaise  et  américaine,  le  champ  de  courses,  la 
campagne  couverte  de  sorgho,  d'orge,  de  sésame,  de  vignes,  les  jardins 
maraîchers,  riches  de  légumes  et  de  fruits,  les  plaines  d'où  partaient  par 
milliers  des  lièvres,  des  perdrix,  des  cailles,  que  chassaient  le  faucon, 
l'émerillon  et  le  hobereau.  Tous  quatre  suivirent  la  route  dallée  de  vingt- 
quatre  lieues,  qui  conduit  à  Péking,  entre  les  arbres  d'essences  variées  et  les 
grands  roseaux  du  fleuve,  et  ils  arrivèrent  ainsi  à  Tong-Tchéou,  sains  et 
saufs,  Kin-Fo  valant  toujours  deux  cent  mille  dollars,  Craig-Fry  solides 
comme  au  début  du  voyage,  Soun  poussif,  éclopé,  fourbu  des  deux  jambes, 
et  n'ayant  plus  que  trois  pouces  de  queue  au  sommet  du  crâne  ! 

On  était  au  19  juin.  Le  délai  accordé  à  Wang  n'expirait  que  dans  sept 
jours,! 

Où  était  Wans? 


CHAPITRE  XIII 


DANS    LEQUEL    ON    ENTEND     LA    CÉLÈBRE    COMPLAINTE    DES    «     CINQ   VEILLES 
DU     CENTENAIRE   ». 


«  Messieurs,  dit  Kin-Fo  à  ses  deux  gardes  du  corps,  lorsque  la  brouette 
s'arrêta  à  l'entrée  du  faubourg  de  Tong-Tchéou,  nous  ne  sommes  plus  qu'à 


COMPLAINTE    DES    (-  CINQ  VEILLES  DU   CENTENAIRE.  »     101 

quarante  lis'  de  Péking,  et  mon  intention  est  de  m'arrêter  ici  jusqu'au 
moment  où  la  convention,  passée  entre  Wang  et  moi,  aura  cessé  de  droit. 
Dans  cette  ville  de  quatre  cent  mille  âmes,  il  me  sera  facile  de  demeurer 
inconnu,  si  Soun  n'oublie  pas  qu'il  est  au  service  de  Ki-Nan,  simple  négo- 
ciant de  la  province  de  Chen-Si.  » 

Non  assurément,  Soun  ne  l'oublierait  plus  !  Sa  maladresse  lui  avait  valu  de 
faire  pendant  ces  huit  derniers  jours  un  métier  de  cheval,  et  il  espérait  bien 
que  monsieur  Kin-Fo... 

«  Ki...  fit  Craig. 

—  Nan  !  »  ajouta  Fry. 

...  ne  le  détournerait  pîus  de  ses  fonctions  habituelles.  Et  maintenant, 
attendu  l'état  de  fatigue  où  il  était,  il  ne  demandait  qu'une  permission  à 
monsieur  Kin-Fo... 

(1  Ki...  fit  Craig. 

—  Nan  !  »  répéta  Fry. 

...  la  permission  de  dormir  pendant  quarante-huit  heures  au  moins  sans 
débrider  ou  plutôt  tout  à  fait  «  débridé  !  » 

«  Pendant  huit  jours,  si  tu  veux  !  répondit  Kin-Fo.  Je  serai  sûr  au  moins 
qu'en  dormant,  tu  ne  bavarderas  pas!  » 

Kin-Fo  et  ses  compagnons  s'occupèrent  alors  de  chercher  un  hôtel  con- 
venable, et  il  n'en  manquait  pas  h  Tong-Tchéou.  Cette  vaste  cité  n'est  à  vrai 
(lire  qu'un  immense  faubourg  de  Péking.  La  voie  dallée,  qui  l'unit  à  la 
capitale,  est  tout  au  long  bordée  de  villas,  de  maisons,  de  hameaux  agricoles, 
de  tombeaux,  de  petites  pagodes,  d'enclos  verdoyants,  et,  sur  cette  route, 
la  circulation  des  voitures,  des  cavaliers,  des  piétons,  est  incessante. 

Kin-Fo  connaissait  la  ville,  et  il  se  fit  conduire  au  Taè-Ouang-Miao,  «  le 
temple  des  princes  souverains».  C'est  tout  simplement  une  bonzerie,  trans- 
formée en  hôtel,  où  les  étrangers  peuvent  se  loger  assez  confortablement. 

Kin-Fo,  Craig  et  Fry  s'installèrent  aussitôt,  les  deux  agents  dans  une 
chambre  contiguë  à  celle  de  leur  précieux  client. 

Quant  à  Soun,  il  disparut  pour  aller  dormir  dans  le  coin  qui  lui  fut 
assigné,  et  on  ne  le  revit  plus. 

Une  heure  après,  Kin-Fo  et  ses  fidèles  quittaient  leurs  chambres,  déjeu- 
naient avec  appétit  et  se  demandaient  ce  qu'il  convenait  de  faire. 

t.  Quatre  lieues. 


102  LES   TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 

«  Il  convient,  répondirent  Craig-Fry,  de  lire  la  Gazette  officielle,  afin  de  voir 
s'il  s'y  trouve  quelque  article  qui  nous  concerne. 

—  Vous  avez  raison,  répondit  Kin-Fo.  Peut-être  apprendrons-nous  ce 
qu'est  devenu  Wang,  d 

Tous  trois  sortirent  donc  de  l'hôtel.  Par  prudence,  les  deux  acolytes  mar- 
chaient au.x  côtés  de  leur  client,  dévisageant  les  passants  et  ne  se  laissant 
approcher  par  personne.  Ils  allèrent  ainsi  par  les  étroites  rues  de  la  ville  et 
gagnèrent  les  quais.  Là,  un  nuniéio  de  la  Gazt-tte  officielle  fut  acheté  et  lu 
avidement. 

Rien  !  rien  que  la  promesse  de  deux  mille  dollars  ou  de  treize  cents  taëls, 
à  qui  ferait  connaître  à  William  J.  Bidulph  la  résidence  actuelle  du  sieur 
Wang,  de  Shang-Haï. 

0  Ainsi,  dit  Kin-Fo,  il  n'a  pas  reparu! 

—  Donc,  il  n'a  pas  lu  l'avis  le  concernant,  répondit  Craig. 

—  Donc,  il  doit  rester  dans  les  termes  du  mandat,  ajouta  Fry. 
-^  Mais  où  peut-il  être?  s'écria  Kin-Fo. 

—  Monsieur,  dirent  Fry-Craig,  pensez-vous  être  plus  menacé  pendant  les 
derniers  jours  de  la  convention? 

—  Sans  aucun  doute,  répondit  Kiu-Fo.  Si  Wang  ne  connaît  pas  les  chan- 
gements survenus  dans  ma  situation,  et  cela  paraît  probable,  il  ne  pouiTa 
se  soustraire  à  la  nécessité  de  tenir  sa  promessse.  Donc,  dans  un  jour,  dans 
deux,  dans  trois,  je  serai  plus  menacé  que  je  ne  le  suis  aujourd'hui,  et,  dans 
six,  plus  encore  ! 

—  Mais,  le  délai  passé?... 

—  Je  n'aurai  plus  rien  à  craindre. 

—  Eh  bien,  monsieur,  répondirent  Craig-Fry.  il  n'y  a  que  trois  moyens  de 
vous  soustraire  à  tout  danger  pendant  ces  six  jours. 

—  Quel  est  le  premier?  demanda  Kin-Fo. 

—  C'est  de  rentrer  à  l'hôtel,  dit  Craig,  de  vous  y  enfermer  dans  votre 
chambre,  et  d'attendre  que  le  délai  soit  expiré. 

—  Et  le  second? 

—  C'est  de  vous  faire  arrêter  comme  malfaiteur,  répondit  Fry,  afin  d'être 
mis  en  sûreté  dans  la  prison  de  Tong-Tchéou  ! 

—  Et  le  troisième  ? 

—  C'est  de  vous  faire  passer  pour  mort,  répondirent  Fry-Craig,  et  de  ne 
ressusciter  que  lorsque  toute  sécurité  vous  sera  rendue. 


COMPLAINTE   DES    «  CINQ  VEILLES  DU  CENTENAIRE.»     i03 

—  Vous  ne  connaissez  pas  Wang  I  s'écria  Kin-Fo.  Wang  trouverait  moyen 
de  pénélrer  dans  mon  hôtel,  dans  ma  prison,  dans  ma  tombe!  S'il  ne  m'a 
pas  frappé  jusqu'ici,  c'est  qu'il  ne  l'a  pas  voulu,  c'est  qu'il  lui  a  paru  préférable 
de  me  laisser  le  plaisir  ou  l'inquiétude  de  l'attente  !  Qui  sait  quel  peut  avoir 
été  son  mobile?  En  tout  cas,  j'aime  mieux  attendre  en  liberté. 

—  Attendons!...  Cependant!...  dit  Craig. 

—  Il  me  semble  que...  ajouta  Fry. 

—  Messieurs,  répondit  Kin-Fo  d'un  ton  sec,  je  ferai  ce  qu'il  me  conviendra. 
Après  tout,  si  je  meurs  avant  le  25  de  ce  mois,  qu'est-ce  que  votre  Compa- 
gnie peut  perdre? 

—  Deux  cent  mille  dollars,  répondirent  Fry-Craig,  deux  cent  mille  dollars 
qu'il  faudra  payer  à  vos  ayants-droit! 

—  Et  moi  toute  ma  fortune,  sans  compter  la  vie  !  Je  suis  donc  plus  inté- 
ressé que  vous  dans  l'affaire  I 

—  Très  juste! 

—  Très  vrai  I 

—  Continuez  donc  à  veiller  sur  moi,  tant  que  vous  le  jugerez  convenable, 
mais  j'agirai  à  ma  guise  !  » 

11  n'y  avait  point  à  répliquer. 

Craig-Fry  durent  donc  se  borner  à  serrer  leur,  client  de  plus  près  et  à 
redoubler  de  précautions.  Mais,  ils  ne  se  le  dissimulaient  pas,  la  gravité  de  la 
situation  s'accentuait  chaque  jour  davantage. 

Tong-Tchéou  est  une  des  plus  anciennes  cités  du  Céleste  Empire.  Assise 
sur  un  bras  canalisé  du  Pei-ho,  à  l'amorce  d'un  autre  canal  qui  la  relie 
à  Péking,  il  s'y  concentre  un  grand  mouvement  d'affaires.  Ses  faubourgs 
sont  extrêmement  animés  par  le  va-et-vient  de  la  population. 

Kin-Fo  et  ses  deux  compagnons  furent  plus  vivement  frappés  de  cette 
agitation,  lorsqu'ils  arrivèrent  sur  le  quai,  auquel  s'amarrent  les  sampans  et 
lesjonqucs  du  commerce. 

En  somme,  Craig  et  Fry,  tout  bien  pesé,  en  étaient  venus  à  se  croire  plus 
en  sûreté  au  milieu  d'une  foule.  La  mort  de  leur  client  devait,  en  apparence, 
être  due  à  un  suicide.  La  letlre,  qui  serait  trouvée  sur  lui,  ne  laisserait 
aucun  doute  à  cet  égard.  Wang  n'avait  donc  intérêt  à  le  frapper  que  dans 
certaines  conditions,  qui  ne  se  présentaient  pas  au  milieu  des  rues  fréquentées 
ou  sur  la  place  publique  d'une  ville.  Conséquemment,  les  gardiens  de  Kin-Fo 
n'avaient  pas  à  redouter  un  coup  innnédiat.  Ce   dont   il  fallait  se  préo£- 


LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 


C'est  dans  cet  équipage.  (Page  99.) 


cuper  unif(ucment,  c'était  de  savoir  si  le  Taï-ping,  par  un  prodige  d'adresse, 
ne  suivait  par  leurs  traces  depuis  le  départ  de  Siiang-Haï.  Aussi  usaient-ils 
leurs  yeu.x  à  dévisager  les  passants. 

Tout  à  coup,  un  nom  fut  prononcé,  qui  étiil  bien  pour  leur  faire  dresser 
l'oreille 

«Kin-Fo!  Kin-Fo  !  »  criaient  quelques  petits  Chinois,  sautant  et  frappant 
des  mains  au  milieu  de  la  foule. 

Kin-Fo  avait-il  donc  été  reconnu,  et  son  nom  produisait-il  l'eft'et  accou- 
tumé? 


CO.:iiPLAINTE   DES    «CINQ    vE.LLES   UU   CENTENAIRE.  »      ins 


criait Kin-Fo.  (Page  107.) 


Le  liéros  malgré  lui  s'arrêta. 

Craig-Fry  se  tinrent  prêts  à  lui  faire,  le  cas  échéant,  un  rempart  de  leurs 
corps. 

Ce  n'était  point  à  Kin-Fo  que  ces  cris  s'adressaient.  Personne  ne  semblait 
se  douter  qu'il  fût  là.  il  ne  fit  donc  pas  un  mouvement,  et,  curieux  de  savoir 
à  quel  propos  son  nom  venait  d'être  prononcé,  il  attendit. 

Un  groupe  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  s'était  formé  autour  d'un 
chanteur  ambulant,  qui  paraissait  très  en  faveur  auprès  de  ce  public  des 
rues.  On  criait,  on  battait  des  mains,  on  l'applaudissait  d'avance. 


106  LES  TRIBULATIONS   D'UN  t.HINOIS   EN  CHINE. 

Le  chanteur,  lorsqu'il  se  vit  en  présence  d'un  suffisant  auditoire,  tira  de  sa 
robe  un  paquet  de  pancartes  illustrées  d'enjolivements  en  couleur;  puis, 
d'une  voix  sonore  : 

«  Les  Cinq  Veilles  du  Centenaire!  -o  crla-t-il. 

C'était  la  fameuse  complainte  qui  courait  le  Céleste  Empire  ! 

Craig  Fry  voulurent  entraîner  leur  client;  mais,  cette  fois,  Kin-Fo  s'entêta  à 
rester.  Personne  ne  le  connaissait.  Il  n'avait  jamais  entendu  la  complainte, 
qui  relatait  ses  faits  et  gestes.  Il  lui  plaisait  de  l'entendre! 

Le  chanteur  commença  ainsi  : 

«  A  la  première  veille,  la  lune  éclaire  le  toit  pointu  de  la  maison  de  Shang- 
Haï.  Kin-Fo  est  jeune.  Il  a  vingt  ans.  Il  ressemble  au  saule  dont  les  premières 
feuilles  montrent  leur  petite  langue  verte  ! 

«  A  la  deuxième  veille,  la  lune  éclaire  le  côté  est  du  riche  yamen.  Kin-Fo  a 
quarante  ans.  Ses  dix  mille  affaires  réussissent  à  souhait.  Les  voisins  font  son 
éloge.  » 

Le  chanteur,  changeait  de  physionomie   et   semblait    vieillir   à  chaque 
strophe.  Oii  le  couvrait  d'applaudissements. 
Il  continua: 

«  A  la  troisième  veille,  la  lune  éclaire  l'espace.  Kin-Fo  a  soixante  ans. 
Après  les  feuilles  vertes  de  l'été,  les  jaunes  chrysanthèmes  de  la  saison 
d'automne  ! 

«  A  la  quatrième  veille,  la  lune  est  tombée  à  l'ouest.  Kin-Fo  a  quatre- 
vingts  ans!  Son  corps  est  recroquevillé  connue  une  crevette  dans  l'eau  bouil- 
lante !  Il  décline  !  il  décline  avec  l'astre  de  la  nuit  ! 

«  A  la  cinquième  veille,  les  coqs  saluent  l'aube  naissante.  Kin-Fo  a  cent 
ans.  Il  meurt,  son  plus  vif  désir  accompli  ;  mais  le  dédaigneux  prince  len 
refuse  de  le  recevoir.  Le  prince  len  n"aime  pas  les  gens  si  âgés,  qui  radote- 
raient à  sa  cour!  Le  vieux  Kin-Fo,  sans  pouvoir  se  reposer  jamais,  erre  toute 
réternité!  » 

Et  la  foule  d'applaudir,  et  le  chanteur  de  vendre  par  centaiiies  sa  com- 
plainte ;\  trois  sapèques  l'exemplaire! 

Et  pourquoi  Kin-Fo  ne  l'achèterait-il  pas  ?  Il  tira  quelque  menue  monnaie 
de  sa  poche,  et,  la  main  pleine,  il  allongea  le  bras  à  travers  les  premiers 
rangs  de  la  foule. 


COMPLAINTE  DES    «  CINQ   VEILLES  DU   CENTENAIRE.  ..     i07 

Soudain,  sa  main  s'ouvrit!  Les  piécettes  lui  échappèrent  et  tombèrent  sur 
le  sol.... 

En  face  de  lui,  un  homme  était  là,  dont  les  regards  se  croisèrent  avec  les 
siens. 

«  Ah!  ))  s'écria  Kin-Fo,  qui  ne  put  retenir  cette  exclamation,  à  la  fois  inter- 
rogative  et  exclamative. 

Fry-Craig  l'avaient  entouré,  le  croyant  reconnu,  menacé,  fraiipé,  mort 
peut-être  ! 

«  Wang  !  cria-t-il. 

—  Wang!  »  répétèrent  Craig-Fry. 

C'était  Wang,  en  personne!  11  venait  d'apercevoir  son  ancien  élève;  mais, 
au  lieu  de  se  précipiter  sur  lui,  il  repoussa  vigoureusement  les  derniers  rangs 
du  groupe,  et  s'enfuit,  au  contraire,  de  toute  la  vitesse  de  ses  jambes,  qui 
étaient  longues  ! 

Kin-Fo  n"hésita  pas.  II  voulut  avoir  le  cœur  net  de  son  intolérable  situation, 
et  se  mit  à  la  poursuite  de  Wang,  escorté  de  Fry-Craig,  qui  ne  voulaient  ni 
le  dépasser,  ni  rester  en  arrière. 

Eux  aussi,  ils  avaient  reconnu  l'introuvable  philosophe,  et  compris,  à  la 
surprise  que  celui-ci  venait  de  manifester,  qu'il  ne  s'attendait  pas  plus  à  voir 
Kin-Fo,  que  Kin-Fo  ne  s'attendait  à  le  trouver  là. 

Maintenant,  pourquoi  Wang  fuyait-ii  ?  C'était  assez  inexplicable,  mais  enfin 
il  fuyait,  comme  si  toute  la  police  du  Céleste  Empire  eût  été  sur  ses  talons. 

Ce  fut  une  poursuite  insensée. 

a  Je  ne  suis  pas  ruiné  !  Wang,  Wang!  Pas  ruiné  !  criait  Kin-Fo. 

—  Riche  !  riche  !  »  répétaient  Fry-Craig. 

Mais  Wang  se  tenait  à  une  trop  grande  distance  pour  entendre  ces  mots, 
qui  auraient  dû  l'arrêter.  Il  franchit  ainsi  le  quai,  le  long  du  canal,  et  atteignit 
l'entrée  du  faubourg  de  l'Ouest. 

Les  trois  poursuivants  volaient  sur  ses  pas,  mais  ne  gagnaient  rien  Au 
contraire,  le  fugitif  menaçait  plutôt  de  les  distancer. 

Une  demi-douzaine  de  Chinois  s'étaient  joints  à  Kin-Fo,  sans  compter  deux 
ou  trois  couples  de  tipaos,  prenant  pour  quelque  malfaiteur  un  honmie  qui 
détalait  si  bien. 

Curieux  spectacle  que  celui  de  ce  groupe,  haletant,  criant,  hurlant,  s'ac- 
croissant  en  route  de  nombreux  volontaires  !  Autour  du  chanteur,  on  avait 
parfaitement  entendu  Kin-Fo  prononcer  ce  nom  de  Wang.  Heureusement,    le 


108  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 

philosophe  n'avait  pas  riposté  par  celui  de  son  élève,  car  toute  la  ville  se  fût 
lancée  sur  les  pas  d'un  homme  si  célèbre.  Mais  le  nom  de  Wang,  subitement 
révélé,  avait  suffi.  Wang!  c'était  cet  énigmatique  personnage,  dont  la  décou- 
verte valait  une  énorme  récompense  !  On  le  savait.  De  telle  sorte  que,  si  Kin-Fo 
courait  après  les  huit  cent  mille  dollars  de  sa  fortune,  Craig-Fry,  après  les 
deux  cent  mille  de  l'assurance,  les  autres  couraient  après  les  deux  mille  de 
la  prime  promise,  et,  l'on  en  conviendra,  c'était  là  de  quoi  donner  des  jambes 
à  tout  ce  monde. 

(i  Wang!  Wang!  Je  suis  plus  riche  que  jamais!  disait  toujours  Kin-Fo, 
autant  que  le  lui  permettait  la  rapidité  de  sa  course. 

—  Pas  ruiné!  pas  ruiné!  répétaient  Fry-Craig. 

—  Arrêtez!  arrêtez!  »  criait  le  gros  des  poursuivants,  qui  faisait  taboulé 
de  neige  en  route. 

Wang  n'entendait  rien.  Les  coudes  collés  à  la  poitrine,  il  ne  voulait  ni 
s'épuiser  à  répondre,  ni  rien  perdre  de  sa  vitesse  pour  le  plaisir  de  tourner  la 
tète. 

Le  faubourg  fut  dépassé.  Wang  se  jela  sur  la  route  dallée  qui  longe  le 
canal.  Sur  cette  route,  alors  presque  déserte,  il  avait  le  champ  libre.  La 
vivacité  de  sa  fuite  s'accrut  encore;  mais,  naturellement  aussi,  l'etfort  des 
poursuivants  redoubla. 

Cette  course  folle  se  soutint  pendant  près  de  vingt  minutes.  Rien  ne  pouvait 
laisser  prévoir  quel  en  serait  le  résultat.  Cependant,  il  parut  que  le  fugitif 
commençait  à  faiblir  un  peu.  La  distance,  qu'il  avait  maintenue  jusqu'à  ce 
moment  entre  ses  poursuivants  et  lui,  tendait  à  diminuer. 

Aussi  Wang,  sentant  cela,  fit-il  un  crochet  et  disparut-il  derrière  l'enclos 
verdoyant  d'une  petite  pagode,  sur  la  droite  de  la  route. 

«  Dix  mille  taëls  à  qui  l'arrêtera  !  cria  Kin-Fo. 

—  Dix  mille  taëls!  répétèrent  Craig-Fry. 

—  Ya!  ya!  ya/  y>  hurlèrent  les  plus  avancés  du  groupe. 

Tous  s'étaient  jetés  de  côté,  sur  les  traces  du  philosophe,  et  contournaient 
le  mur  de  la  pagode. 

Wang  avait  reparu.  Il  suivait  un  étroit  sentier  transversal,  le  long  d'un 
canal  d'irrigation,  et,  pour  dépister  les  poursuivants,  il  fit  un  nouveau  crochet 
qui  le  replaça  sur  la  route  dallée. 

Mais,  là,  il  fut  visible  qu'il  s'épuisait,  car  il  retourna  la  tète  à  plusieurs 
reprises.  Kin-Fo,  Craig  et  Fry,  eux,  n'avaient  point  faibli.  Ils    allaient,  ils 


COMPLAINTE   DES   «CINQ   VEILLES  DU  CENTENAIRE.  »      109 

volaient,  et  pas  un  des  rapides  coureurs  de  taëls  ne  parvenait  à  prendre  sur 
eux  quelques  pas  d'avance. 

Le  dénouement  approchait  donc.  Ce  n'était  plus  qu'une  affaire  de  temps, 
et  d'un  temps  relativement  court,  —  quelques  minutes  au  plus. 

Tous,  Wang,  Kin-Fo,  ses  compagnons,  étalent  arrivés  à  l'endroit  où  la 
grande  route  franchil  le  fleuve  sur  le  célèbre  pont  da  Palikao. 

Dix-huit  ans  plus  tôt,  le  21  septembre  4860,  ils  n'auraient  pas  eu  leurs 
coudées  franches  sur  ce  point  de  la  province  dePé-Tché-Li.  La  grande  chaussée 
était  alors  encombrée  de  fuyards  d'une  autre  espèce.  L'armée  du  général  San- 
Ko-Li-Tzin,  oncle  de  l'empereur,  repoussée  par  les  bataillons  français,  avait 
fait  halte  sur  ce  pont  de  Palikao,  magnifique  œuvre  d'art,  à  balustrade  de 
marbre  blanc,  que  borde  une  double  rangée  de  lions  gigantesques.  Et  ce  fut 
là  que  ces  Tartares  Mantchoux,  si  incomparablement  braves  dans  leur  fata- 
lisme, furent  broyés  par  les  boulets  des  canons  européens. 

Mais  le  pont,  qui  portait  encore  les  marques  de  la  bataille  sur  ses  statues 
écornées,  était  libre  alors. 

Wang,  faiblissant,  se  jeta  à  travers  la  chaussée.  Kin-Fo  et  les  autres,  par 
un  suprême  effort,  se  rapprochèrent.  Bientôt,  vingt  pas,  puis  quinze,  puis 
dix  les  séparèrent  seulement. 

11  n'y  avait  plus  à  tenter  d'arrêter  Wang  par  d'inutiles  paroles,  qu'il  ne 
pouvait  ou  ne  voulait  pas  entendre.  Il  fallait  le  rejoindre,  le  saisir,  le  lier  au 
besoin..  .  On  s'expliquerait  ensuite. 

Wang  comprit  qu'il  allait  être  atteint,  et  comme,  par  un  entêtement  inex- 
plicable, il  semblait  redouter  de  se  trouver  face  à  face  avec  son  ancien 
élève,  il  alla  jusqu'à  risquer  sa  vie  pour  lui  échapper. 

En  effet,  d'un  bond,  Wang  sauta  sur  la  balustrade  du  pont  et  se  précipita 
dans  le  Peï-ho. 

Kin-Fo  s'était  arrêté  un  instant  et  criait  : 

«  Wang!   Wang!  » 

Puis,  prenant  son  élan  à  son  tour  : 

«  Je  l'aurai  vivant!  s'écria-t-il  en  se  jetant  dans  le  fleuve. 

—  Craig?  dit  Fry. 

—  Fry?  dit  Craig. 

—  Deux  cent  mille  dollars  à  l'eau  !  » 

Et  tous  deux,  franchissant  la  balustrade  se  précipitèrent  au  secours  du 
ruineux  client  de  la  Centenaire. 


110  LES   TRIBULATIONS  D'UN    CHINOIS   EN   CHINE. 

Quelques-uns  des  volontaires  les  suivirent.  Ce  fut  comme  une  grappe  de 
clowns  à  l'exercice  du  tremplin. 

Mais  tant  de  zèle  devait  être  inutile.  Kin-Fo,  Fry-Craig  et  les  autres, 
alléchés  par  la  prime,  eurent  beau  fouiller  le  Peïho,  Wang  ne  put  être 
retrouvé.  Entraîné  par  le  courant,  sans  doute,  l'infortuné  philosophe  était 
allé  en  dérive. 

Wang  n' avait-il  voulu,  en  se  précipitant  dans  le  fleuve,  qu'écliaiipor  aux 
poursuites,  ou,  pour  quelque  mystérieuse  raison,  s'était-il  résolu  à  mettre 
fin  à  ses  jours?  Nul  n'aurait  pu  le  dire. 

Deux  heures  après,  Kin-Fo,  Craig  et  Fry,  désappointés,  mais  bien  séchés, 
bien  réconfortés,  Soun,  réveillé  au  plus  fort  de  son  sommeil  et  pestant 
comme  on  peut  le  croire,  avaient  pris  la  route  de  Péking. 


CHAPITRE  XIV 


ou    LE    LECTEUR    POURRA,  SANS  FATIGUE,    PARCOURIR    QUATRE    VILLES 
E.N    U.VE    SEULE. 


Le  Pé-Tché-Li,  la  plus  septentrionale  des  dix-huit  provinces  de  la  Chine, 
est  divisé  en  neuf  départements.  Un  de  ces  départements  a  pour  chef-lieu 
Chun-Kin-Fo,  c'est-à-dire  «  la  ville  du  premier  or  Ire  obéissant  au  ciel  ».  Cette 
vilîe,  c'est  Péking. 

Que  le  lecteur  se  figure  un  casse-têtu  chinois,  d'une  superficie  de  six  mille 
hectares,  d'un  périmètre  de  hu?.  lieues,  dont  les  morceaux  irréguliers 
doivent  remplir  exactement  un  rectangle,  telle  est  cette  mystérieuse  Kam- 
balu,  dont  Marco  Polo  rapportait  une  si  curieuse  description  vers  la  fin  du 
treizième  siècle,  telle  est  la  capitale  du  Céleste  Empire. 

En  réalité,  Péking  comprend  deux  villes  distinctes,  séparées  par  un  large 
boulevard  et  une  muraille  fortifiée  :  l'une,  qui  est  un  parallélogramme  rec- 
tangle, la  ville  chinoise;  l'autre  un  carré  presque  parfait,  la  ville  tartare; 
celle-ci  renferme  deux  autres  villes  :  la  ville  Jaune,  Hoang-Tching,  et  Tsen- 
Kin-Tching,  la  ville  Rouge  ou  ville  In'.erditc. 


QUATRE  TILLES  EN  UNE   SEULE.  111 

Autrefois,  rensemble  de  ces  agglomérations  comptai!  plus  de  deux  millions 
d'habitants.  Mais  l'émigration,  provoquée  par  rextrèiiie  misère,  a  réduit  ce 
chiffre  à  un  million  tout  au  plus.  Ce  sont  des  Tartares  et  des  Chinois,  aux- 
quels il  faut  ajouter  dix  mille  Musulmans  environ,  plus  une  certaine  quan- 
tité de  Mongols  et  de  Thibétains,  qui  composent  la  population  flottante. 

Le  plan  de  ces  deux  villes  superposées  figure  assez  exactement  un  bahut, 
dont  le  buff"t  serait  formé  par  la  cité  chinoise  et  la  crédence  par  la  cité  tartare. 

Six  lieues  d'une  enceinte  fortifiée,  haute  et  large  de  quarante  à  cinquante 
pieds,  revêtue  de  briques  extérieurement,  défendue  de  deux  cents  en  deux 
cents  mètres  par  des  tours  saillantes,  entourent  la  ville  tartare  d'une  magni- 
fique promenade  dallée,  et  aboutissent  à  quatre  énormes  bastions  d'angles, 
dont  la  plate  forme  porte  des  corps  de  garde. 

L'Empereur,  Fils  du  Ciel,  on  le  voit,  est  bien  gardé. 

.\u  centre  de  la  cité  tartare,  la  ville  Jaune,  d'une  superficie  de  six  cent 
soixante  hectares,  desservie  par  huit  portes,  renferme  une  montagne  de 
charbon,  haute  de  trois  cents  pieds,  point  culminant  de  la  capitale,  un  su- 
perbe canal,  dit  «  Mer  du  Milieu»,  que  traverse  un  pont  de  marbre,  deux 
couvents  de  bonzes,  une  pagode  des^ Examens,  le  Peï-tha-sse ,  bonzerie  bâtie 
dans  une  presqu'île ,  qui  semble  suspendue  sur  les  eaux  claires  du  canal ,  le 
Peh-Tang,  établissement  des  missionnaires  catholiques,  la  pagode  impériale, 
superbe  avec  son  toit  de  clochettes  sonores  et  de  tuiles  bleu-lapis,  le  grand 
temple  dédié  aux  ancêtres  de  la  dynastie  régnante,  le  temple  des  Esprits, 
le  temple  du  génie  des  Vents,  le  temple  du  génie  de  la  Foudre,  le  temple  de 
l'inventeur  de  la  soie,  le  temple  du  Seigneur  du  ciel,  les  cinq  pavillons  des 
Dragons,  le  monastère  du  a  Repos  Eternel,  »  etc.  , 

Eh  bien,  c'est  au  centre  de  ce  quadrilatère  que  se  cache  la  ville  Interdite, 
d'une  superficie  de  quatre-vingts  hectares,  entourée  d'un  fossé  canalisé  que 
franchissent  sept  ponts  de  marbre.  Il  va  sans  dire  que,  la  dynastie  régnante 
étant  mantchoue,  la  première  de  ces  trois  cités  est  principalement  habitée 
par  une  population  de  même  race.  Quant  aux  Chinois,  ils  sont  relégués  en 
dehors,  à  la  partie  inférieure  du,bahut,  dans  la  ville  annexe. 

On  pénètre  à  l'intérieur  de  cette  ville  interdite,  ceinte  de  murs  en  briques 
rouges  couronnés  d'une  chapiteau  de  tuiles  vernissées  de  jaune  d'or ,  par 
une  porte  au  midi ,  la  porte  de  la  «  Grande  Pureté  »,  qui  ne  s'ouvre  que 
devant  l'empereur  et  les  impératrices.  Là  s'élèvent  le  temple  des  Ancêtres 
de  la  dynastie  tartare,  abrité  sous  un  double  toit  de  tuiles  multicolores;  les 


LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


Ce  fut  comme  une  grappe  de  clowns  (Page  110.1 

temples  Che  et  Tsi,  consacrés  aux  esprits  terrestres  et  célestes;  le  palais  de  la 
a  Souveraine  C.onforde  »,  réservé  aux  solennités  d'apparat  et  aux  banquets 
officiels  ;  le  palais  de  la  «  Concorde  moyenne  »,  où  se  voient  les  tableaux  des 
aïeux  du  Fils  du  Ciel;  le  palais  de  la  «  Concorde  Protectrice  »,  dont  la  salle 
centrale  est  occupée  par  le  trône  impérial  ;  le  pavillon  du  Nei-Ko,  où  se  tient 
le   grand  conseil  de  l Empire,  que   préside  le  prince  Kong',  ministre  des 


i.  M.  T.  CIioiilzi!,  dans  son  vojage  intiluld  «  Pékiiuj  cl  'e  nord  de  la  Chine  »,  rapporte  le  Irait 
vivant  à  propos  au  prince  Kong,  Irait  qu'il  ost  bon  do  rappeler  : 
C'était  ?n  1870,  pendant  la  sanglante  guerre  qu:  désolait  la  FrMce  ;  le  prince  Kong  rindait  visite,  je  ne 


rjUATUI-    VILLKS   EN   UNE   SEULE. 


113 


Les  bonzes  la  voyaient 


affaires  étrangères,  oncle  paternel  du  dernier  souverain  ;  le  pavillon  des  Fleurs 
littéraires  »,  où  l'empcrear  va  une  fois  par  an  interpréter  les  livres  sacrés  ;  le 


sais  à  quelle  occasion,  à  tous  les  repr(!senlants  diplomatiques  élrangers.  C'est  par  la  légalion  de  Fi-auce, 
Il  première  qui  se  tionvàttur  son  clicuiin,  qu'il  avait  commencé  cette  louinée.  On  venait  d'apprendre 
Il  s  désastre?  de  Sedan.  M.  le  comte  de  Rocliechouarl,  alors  cliargé  d'affaires  de  France,  en  fit  part  au  Prince. 

Celui-ci  fit  appeler  un  des  olfi  iers  de  sa  suite  : 

t  Poilez  une  caite  à  la  légation  de  Prusse.  Dues  que  je  n'y  pourrai  passer  que  dimain.  » 

Puis,  se  reloiimant  vers  le  coŒte  de  Rochechcuart  : 

«  Le  même  jour  où  j'ai  exprimé  des  conJolfanc  s  au  réprésenlant  de  la  France,  je  ne  puis  dt'cemmeni 
all'.'r  porter  des  félicilaiions  au  représentant  de  l'Allemagne  !  i 

Le  priQce  Kong  serait  prmce  partout. 


114  LES  TRIBULATIONS   DUN   CHINOIS  EN  CHINE. 

pavillon  de  Tchouane-Sine-Tièiie,  dans  lequel  se  font  les  sacrifices  en  l'hon- 
neur de  Confucius;  la  Bibliothèque  Impériale;  le  bureau  des  Historiographes; 
le  Vou-Igne-Tiène,où  l'on  conserve  les  planches  de  cuivre  et  de  bois  destinées 
à  l'impression  des  livres;  les  ateliers  dans  lesquels  se  confectionnent  les  vête- 
ments de  la  cour;  le  palais  de  la  «  Pureté  Céleste  »,  lieu  de  délibération  des 
affaires  de  famille  ;  le  palais  de  1'  «  Elément  Terrestre  supérieur  » ,  oii  lut 
installée  la  jeune  impératrice  ;  le  palais  de  la  «  Méditation  » ,  dans  lequel 
se  retire  le  souverain,  lorsqu'il  est  malade;  les  trois  palais  où  sont  élevés  les 
enfants  de  l'empereur;  le  temple  des  parents  morts;  les  quatre  palais  qui 
avaient  été  réservés  à  la  veuve  et  aux  femmes  de  Hien-Fong,  décédé  en  1861; 
le  Tchou-Siéou-Kong,  résidence  des  épouses  impériales;  le  palais  delà  «  Bonté 
Préférée  »,  destiné  aux  réceptions  officielles  des  dames  de  la  cour;  le  palais 
de  la  «  Tranquillité  Générale  »,  singulière  appellation  pour  une  école  d'enfants 
d'officiers  supérieurs  ;  les  palais  de  la  «  Purification  et  du  Jeûne  »  :  le  palais 
de  la  «  Pureté  de  Jade  »,  habité  par  les  princes  du  sang;  le  temple  du  «  Dieu 
protecteur  de  la  ville  »  ;  un  temple  d'architecture  thibétaine  ;  le  magasin  de 
la  couronne;  l'intendance  de  la  Cour; le  Lao-Kong-Tchou, demeure  des  eunu- 
ques, dont  il  n'y  a  pas  moins  de  cinq  mille  dans  la  ville  Rouge  ;  et  enfin 
d'autres  palais,  qui  portent  à  quarante-huit  le  nombre  de  ceux  que  renferme 
l'enceinte  impériale,  sans  compter  le  Tzen-Kouang-Ko ,  le  pavillon  de  la 
«  Lumière  Empourprée  »,  situé  sur  le  bord  du  lac  de  la  Cité  Jaune,  où.  le 
19  juin  1873,  furent  admis  en  présence  de  l'Empereur  les  cinq  ministres  des 
États-Unis,  de  Russie,  de  Hollande,  d'Angleterre  et  de  Prusse. 

Quel  forum  antique  a  jamais  présenté  une  telle  agglomération  d'édifices, 
si  variés  de  formes,  si  riches  d'objets  précieux?  Quelle  cité  même,  quelle 
capitale  des  États  européens  pourrait  offrir  une  telle  nomenclature  ? 

Et,  à  cette  énumération,  il  faut  encore  joindre  le  Ouane-Chéou-Chane  ,  le 
palais  d'Été,  situé  à  deux  lieues  de  Péking.  Détruit  en  1860,  à  peine  retrouve- 
t-on,  au  milieu  des  ruines,  ses  jardins  d'une  «  Clarté  parfaite  et  d'une  Clarté 
tranquille  »,  sa  colline  de  la  «  Source  de  Jade  »,  sa  montagne  des  «  Dix 
mille  Longévités!  » 

Autour  de  la  ville  Jaune,  c'est  la  ville  Tartare.  Là  sont  installées  les  léga- 
tions française,  anglaise  et  russe,  l'hôpital  des  Missions  de  Londres,  les 
missions  catholiques  de  l'Est  et  du  Nord,  les  anciennes  écuries  des  éléphants, 
qui  n'en  contiennent  plus  qu'un,  borgne  et  centenaire.  Là,  se  dressent  la  tour 
de  la  Cloche,  à  toit  rouge  encadré  de  tuiles  vertes,  le  temple  de  Confucius,  le 


QUATRE   VILLES  EN  UNE   SEULE.  113 

couvent  des  Mille  Lamas,  le  temple  de  Fa-qua,  l'ancien  Observatoire,  avec  sa 
grosse  tour  carrée, le  yamen  des  Jésuites,  le  yamen  des  Lettrés,  où  se  fontles 
examens  littéraires.  Là  s'élèvent  les  arcs-de-triomphe  ôa  l'Ouest  et  de  l'Est. 
Là  coulent  la  mer  du  Nord  et  la  mer  des  Roseaux,  tapissées  de  nelumbos, 
de  nymphœas  bleus,  et  qui  viennent  du  palais  d'Été  alimenter  le  canal  de  la 
ville  Jaune.  Là  se  voient  des  palais  où  résident  des  princes  du  sang,  les 
ministres  des  finances,  des  rites,  de  la  guerre,  des  travaux  publics,  des  relations 
extérieures;  là,  la  Cour  des  Comptes,  le  Tribunal  Astronomique,  l'Académie 
de  Médecine.  Tout  apparaît  pêle-mêle,  au  milieu  de  rues  étroites ,  poussié- 
reuses l'été,  liquides  l'hiver,  bordées  pour  la  plupart  de  maisons  misérables 
et  basses,  entre  lesquelles  s'élève  quelque  hôtel  de  grand  dignitaire,  ombragé 
de  beaux  arbres.  Puis,  à  travers  les  avenues  encombrées,  ce  sont  des  chiens 
errants ,  des  chameaux  mongols  chargés  de  charbon  de  terre,  des  palanquins 
à  quatre  porteurs  ou  à  huit,  suivant  le  rang  du  fonctionnaire,  des  chaises,  des 
voitures  à  mulets,  des  chariots,  des  pauvres,  qui,  suivant  M.  Choutzé,  for- 
ment une  truanderie  indépendante  de  soixante-dix  mille  gueux;  et,  dans  ces 
rues  envasées  d'une  «  boue  puante  et  noire,  dit  M.  P.  Arène,  rues  coupées  de 
flaques  d'eau,  où  l'on  eiilonce  jusqu'à  mi-janibe,  il  n'est  pas  rare  que  quelque 
mendiant  aveugle  se  noie.  » 

Par  bien  des  côtés,  la  ville  chinoise  de  Péking,  dont  le  nom  est  Vai-Tcheng, 
ressemble  à  la  ville  tartare,  mais  elle  s'en  distingue,  cependant,  en  quel- 
ques-uns. 

Deux  temples  célèbres  occupent  la  partie  méridionale,  le  temple  du  Ciel 
et  celui  de  l'Agriculture,  auxquels  il  faut  ajouter  les  temples  de  la  déesse 
Koanine,  du  génie  de  la  Terre,  de  la  Purification,  du  Dragon  Noir,  des  Es- 
prits du  Ciel  et  de  la  Terre,  les  étangs  aux  Poissons  d'Or,  le  monastère  de 
Fayouan-sse,  les  marchés,  les  théâtres,  etc. 

Ce  parallélogramme  rectangle  est  divisé,  du  nord  au  sud,  par  une  impor- 
tante artère,  nommée  Grande-Avenue,  qui  va  de  la  porte  de  Houng-Ting  au 
sud  à  la  porte  de  Tien  au  nord.  Transversalement,  il  est  desservi  par  une 
autre  artère  plus  longue,  qui  coupe  la  première  à  angle  droit ,  et  va  de  la 
porte  de  Cha-Coua,  à  l'est,  à  la  porte  de  Couan-Tsu,  à  l'ouest.  Elle  a  nom 
avenue  de  Cha-Coua,  et  c'était  à  cent  pas  de  son  point  d'intersection  avec  la 
Grande-Avenue  que  demeurait  la  future  M""  Kin-Fo. 

On  se  rappelle  que,  quelques  jours  après  avoir  reçu  cette  lettre  qui  lui 
annonçait  sa  ruine,  la  jeune  veuve  en   avait  reçu  une  seconde  annulant  la 


116  LES   TRIBULATIONS   DUN   CHINOIS   EN   CHINE. 

première,  et  lui  disant  que  la  septième  lune  ne  s'achèverait  p;.s  sans  que 
«  son  petit  frère  cadet  »  ne  fût  de  retour  près  d'elle. 

Si  Lé-ou,  depuis  cette  date,  17  mai,  compta  les  jours  et  les  heures,  il  est 
inutile  d'y  insister.  Mais  Kin-Fo  n'avait  plus  donné  de  ses  nouvelles,  pendant 
ce  voyage  insensé,  dont  il  ne  voulait,  sous  aucun  prétexte,  indiquer  le  fantai- 
siste itinéraire.  Lé-ou  avait  écrit  à  Shang-Haï.  Ses  lettres  étaient  restées  sans 
réponse.  On  conçoit  donc  quelle  devait  être  son  inquiétude,  lorsqu'à  cette  date 
du  19  juin,  aucune  lettre  ne  lui  était  encore  arrivée. 

Aussi,  pendant  ces  longs  jours,  la  jeune  femme  n'avait-elle  pas  quitté  sa 
maison  de  l'avenue  de  Cha-Coua.  Elle  attendait,  inquiète.  La  désagréable  Nan 
n'était  pas  pour  charmer  sa  solitude.  Cette  «  vieille  mère  »  se  faisait  plus 
quinteuse  que'jamais,  et  méritait  d'être  mise  à  la  porte  cent  fois  par  lune. 

Mais  que  d'interminables  et  anxieuses  heures  encore,  avant  le  moment  ou 
Kin-Fo  arriverait  à  Pékingl  Lé-ou  les  comptait,  et  le  compte  lui  en  semblait 
bien  long! 

Si  la  religion  de  Lao-Tsé  est  la  plus  ancienne  de  la  Chine,  si  la  doctrine  de 
Confucius,  promulguée  vers  la  même  époque  (500  ans  environ  avant  J.-C), 
est  suivie  par  l'empereur,  les  lettrés  et  les  hauts  mandarins,  c'est  le  boud- 
dhisme ou  religion  de  Fo  qui  compte  le  plus  grand  nombre  de  fidèles,  — 
près  de  trois  cents  millions,  —  à  la  surface  du  globe. 

Le  bouddhisme  comprend  deux  sectes  distinctes,  dont  l'une  a  pour  ministres 
les  bonzes,  vêtus  de  gris  et  coftfés  de  rouge,  et,  l'aulre,  les  lamas,  vêtus  et 
coiffés  de  jaune. 

Lé-ou  était  une  bouddhiste  de  la  première  secte.  Les  bonzes  la  voyaient  sou- 
vent venir  au  temple  de  Koan-Ti-Miao ,  consacré  à  la  déesse  Koanine.  Là 
elle  faisait  des  vœux  pour  son  ami,  et  brûlait  des  bâtonnets  parfumés,  le 
front  prosterné  sur  le  parvis  du  temple. 

Ce  jour-là,  elle  eut  la  pensée  de  revenir  implorer  la  déesse  Koanine,  et  de 
lui  adresser  des  vœux  plus  ardents  encore.  Un  pressentiment  lui  disait  que 
quelque  grave  danger  menaçait  celui  qu'elle  attendait  avec  une  si  légitime 
impatience. 

Lé-ou  appela  donc  «  la  vieille  mère  »  et  lui  donna  l'ordre  d'aller  chercher 
une  chaise  à  porteurs  au  carrefour  de  la  Grande-Avenue. 

Nan  haussa  les  épaules,  suivant  sa  détestable  habitude,  et  sortit  pour 
exécuter  l'ordre  qu'elle  avait  reçu. 

Pendant  ce  temps,  la  jeune   veuve ,  seule  dans   son    boudoir,   regardait 


QUATRE   VILLES  EN   UNE   SEULE.  117 

tristement  l'appareil  muet,  qui  ne  lui  faisait  plus  entendre  la  lointaine  voix  de 
l'absent. 

c(  Ah  !  disait-elle,  il  faut,  au  moins,  qu'il  sache  que  je  n'ai  cessé  de  penser 
à  lui,  et  je  veux  que  ma  voix  le  lui  répète  à.  son  retour!  » 

Et  Lé-ou,  poussant  le  ressort  qui  mettait  en  mouvement  le  rouleau  pho- 
nographique, prononça  à  voix  haute  les  plus  douces  phrases  que  son  cœur 
lui  put  inspirer. 

Nan,  entrant  brusquement,  interrompit  ce  tendre  monologue. 

La  chaise  à  porteurs  attendait  madame,  «  qui  aurait  bien  pu  rester  chez 
elle  !  » 

Lé-ou  n'écouta  pas.  Elle  sortit  aussitôt,  laissant  la  «  vieille  mère  »  mau- 
gréer à  son  aise,  et  elle  s'installa  dans  la  chaise,  après  avoir  donné-  ordre 
de  la  conduire  au  Koan-Ti-Miao. 

Le  chemin  était  tout  droit  pour  y  aller.  Il  n'y  avait  qu'à  tourner  l'avenue 
de  Cha-Coua,  au  carrefour,  et  à  remonter  la  Grande-Avenue  jusqu'à  la  porte 
de  Tien. 

Mais  la  chaise  n'avança  pas  sans  difficultés.  En  effet,  les  affaires  se  faisaient 
encore  à  cette  heure,  et  l'encombrement  était  toujours  considérable  dans  ce 
quartier,  qui  est  un  des  plus  populeux  de  la  capitale.  Sur  la  chaussée,  des 
baraques  de  marchands  forains  donnaient  à  l'avenue  l'aspect  d'un  champ 
de  foire  avec  ses  mille  fracas  et  ses  mille  clameurs.  Puis,  des  orateurs  en 
plein  vent,  des  lecteurs  publics,  des  diseurs  de  bonne  aventure,  des  photo- 
graphes, des  caricaturistes,  assez  peu  respectueux  pour  l'autorité  mandarine, 
criaient  et  mettaient  leur  note  dans  le  brouhaha  général.  Ici  passait  un 
enterrement  à  grande  pompe,  qui  enrayait  la  circulation  ;  là,  un  mariage, 
moins  gai  peut-être  que  le  convoi  funèbre,  mais  tout  aussi  encombrant. 
Devant  le  yamen  d'un  magistrat,  il  y  avait  rassemblement.  Un  plaignant 
venait  frapper  sur  le  «  tambour  des  plaintes  »  pour  réclamer  l'intervention 
de  la  justice.  Sur  la  pierre  «  Léou-Ping  »  était  agenouillé  un  malfaiteur, 
qui  venait  de  recevoir  la  bastonnade  et  que  gardaient  des  soldats  de  police 
avec  le  bonnet  mantchou  à  glands  rouges ,  la  courte  pique  et  les  deux 
sabres  au  même  fourreau.  Plus  loin ,  quelques  Chinois  récalcitrants,  noués 
ensemble  par  leurs  queues,  étaient  conduits  au  poste.  Plus  loin,  un  pauvre 
diable,  la  main  gauche  et  le  pied  droit  engagés  dans  les  deux  trous  d'une 
planchette,  marchait  en  clopinant  comme  un  animal  bizarre.  Puis,  c'était 
un  voleur,  encagé  dans  une  caisse  de  bois,  sa  tête  passant  par  le  fond,  et 


118  LES  TRIBULATIONS  DUN  CHINOIS   EN   CHINE. 

abandonné  à  la  charité  publique;  puis,  d'autres  portant  la  cangue,  comme 
des  bœufs  courbés  sous  le  joug.  Ces  malheureux  cherchaient  évidemment 
les  endroits  fréquentés  dans  l'espoir  de  faire  une  meilleure  recette,  spéculant 
sur  la  piété  des  passants,  au  détriment  des  mendiants  de  foutes  sortes, 
manchots,  boiteux,  paralytiques,  files  d'aveugles  conduits  par  un  borgne,  et 
les  mille  variétés  d'infirmes  vrais  ou  faux,  qui  fourmillent  dans  les  cités  de 
l'Empire  des  Fleurs. 

La  chaise  avançait  donc  lentement.  i>  eneoninremcnt  était  d'autant  plus 
grand  qu'elle  se  rapprochait  du  boulevard  extérieur.  Elle  y  arriva,  cependant, 
et  s'arrêta  à  l'intérieur  du  bastion,  qui  défend  la  porte,  près  du  temple  de 
la  déesse  Koanine. 

Lé-ou  descendit  de  la  chaise,  entra  dans  le  temple,  s'agenouilla  d'abord, 
et  se  prosterna  ensuite  devant  la  statue  de  la  déesse.  Tuis,  elle  se  dirigea 
vers  un  appareil  religieux,  qui  porte  le  nom  de  «  moulin  à  prières  ». 

C'était  une  sorte  de  dévidoir,  dont  les  huit  branches  pinçaient  à  leur  extré- 
mité de  petites  banderoUes  ornées  de  sentences  sacrées. 

Un  bonze  attendait  gravement,  près  de  l'appareil,  les  dévots  et  surtout 
le  prix  des  dévotions. 

Lé-ou  remit  au  serviteur  de  Bouddha  quelques  taëls,  destinés  à  subvenir 
aux  frais  du  culte  ;  puis,  de  sa  main  droite,  elle  saisit  la  manivelle  du  dévidoir, 
et  lui  imprima  un  léger  mouvement  de  rotation,  après  avoir  appuyé  sa  main 
gauche  sur  son  cœur.  Sans  doute,  le  moulin  ne  tournait  pas  assez  rapide- 
ment pour  que  la  prière  fût  efficace. 

8  Plus  vite  !  »  lui  dit  le  bonze,  en  l'encourageant  du  geste. 

Et  la  jeune  femme  de  dévider  plus  vite  ! 

Cela  dura  près  d'un  quart  d'heure,  après  quoi  le  bonze  affirma  que  les 
vœux  de  la  postulante  seraient  exaucés. 

Lé-ou  se  prosterna  de  nouveau  devant  la  statue  de  la  déesse  Koanine, 
sortit  du  temple  et  remonta  dans  sa  chaise  pour  reprendre  le  chemin  de 
la  maison. 

Mais,  au  moment  d'entrer  dans  la  Grande-Avenue,  les  porteurs  durent  se 
ranger  précipitamment.  Des  soldats  faisaient  brutalement  écarter  le  popu- 
laire. Les  boutiques  se  fermaient  par  ordre.  Les  rues  transversales  se  bar- 
raient de  tentures  bleues  sous  la  garde  des  tipaos. 

Un  nombreux  cortège  occupait  une  partie  de  l'avenue  et  s'avançait 
bruyamment. 


QUATRE  VILLES   EN  UNE   SEULE.  119 

C'était  rempereiir  Koang-Sin,  dont  le  nom  signifie  «  Continuation  de 
Gloire  »,  qui  rentrait  dans  sa  bonne  ville  tartare,  et  devant  lequel  la  porte 
centrale  allait  s'ouvrir. 

Derrière  les  deux  vedettes  de  tête  venait  un  peloton  d'éclaireurs,  suivi  d'un 
peloton  de  piqueurs,  disposés  sur  deux  rangs  et  portant  un  bâton  en  bandou- 
lière. 

Après  eux.  un  groupe  d'officiers  de  liant  rang  déployait  le  parasol  jaune 
à  volants,  orné  du  dragon,  qui  est  lemblème  de  l'empereur  comme  le 
phénix  est  l'emblème  de  l'impératrice. 

Le  palanquin,  dont  la  housse  de  soie  jaune  était  relevée,  parut  ensuite, 
soutenu  par  seize  porteurs  à  robes  rouges  semées  de  rosaces  blanches ,  et 
cuirassés  de  gilets  de  soie  piquée.  Des  princes  du  sang,  des  dignitaires, 
sur  des  chevaux  harnachés  de  soie  jaune  en  signe  de  haute  noblesse,  escor- 
taient l'impérial  véiiicule. 

Dans  le  palanquin,  était  à  demi  couché  le  Fils  du  Ciel,  cousin  de  l'em- 
pereur Tong-Tche  et  neveu  du  prince  Kong. 

Après  le  palanquin  venaient  des  palefreniers  et  des  porteurs  de  rechange. 
Puis,  tout  ce  cortège  s'engloutit  sous  la  porte  de  Tien,  à  la  satisfaction  des 
passants,  marchands,  mendiants,  qui  purent  reprendre  leurs  alîaires. 

La  chaise  de  Lé-ou  continua  donc  sa  roule,  et  la  déposa  chez  elle ,  après 
une  absence  de  deux  heures. 

Ah  !  quelle  surprise  la  bonne  déesse  Koanine  avait  ménagée  à  la  jeune 
femme  ! 

Au  moment  où  la  chaise  s'arrêtait,  une  voiture  toute  poussiéreuse,  attelée  de 
deux  mules,  venait  se  ranger  près  de  la  porte.  Kin-Fo,  suivi  de  Craig-Fry  et 
de  Soun,  en  descendait  !... 

«  Vous  !  Vous  !  s'écria  Lé-ou,  qui  ne  pouvait  en  croire  ses  yeux  ! 

—  Chère  petite  sœur  cadette!  répondit  Kin-Fo,  vous  ne  doutiez  pas  de 
mon  retour!...  » 

Lé-ou  ne  répondit  pas.  Elle  prit  la  main  de  son  ami  et  l'entraîna  dans 
le  boudoir,  devant  le  petit  appareil  phonographique,  discret  confident  de  ses 
peines  ! 

'<  Je  n'ai  pas  cessé  un  seul  instant  de  vous  attendre,  cher  cœur  brodé  de 
fleurs  de  soie  !  »  dit-elle. 

Et,  déplaçant  le  rouleau,  elle  poussa  le  ressort,  qui  le  remit  en  mou- 
vement. 


120  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS    EN   CHINE. 


Kiii  Fo  put  alors  entendre  une  douce  voix  lui  répétei-  ce  que  la  tendre 
Lé  ou  disait  quelques  heures  auparavant  : 

«  Reviens,  petit  frère  bien-aimé  !  Reviens  près  de  moi  !  Que  nos  cœurs  ne 
soient  plus  séparés  comme  le  sont  les  deux  étoiles  du  Pasteur  et  de  la  Lyre! 
Toutes  mes  pensées  sont  pour  ton  retour....  » 

L'appareil  se  tut  une  seconde...  rien  qu'une  seconde.  Puis,  il  reprit,  mais 
d'une  voix  criarde,  celte  fois  : 

a  Ce  n'est  pas  assez  d'une  maîtresse,  il  faut  encore  avoir  un  maître  dans  la 
maison  !  Que  le  prince  len  les  étrangle  tous  deux  !  » 


QUATRE   VILLE?   EN   UNE    SEULE. 


ûdit  la  main  a  la  jolie  Lé-ou.  (Page  127.) 


Cette  seconde  voix  n'ctiiil  que  trop  leco.inaissable.  C'était  celle  de  Nan.  La 
désagréable  «  vieille  mère  »  avait  contiii'  é  de  parler  après  le  départ  de  Lé-ou, 
tandis  que  l'appareil  fonctionnait  encore,  et  enregistrait,  sans  qu'elle  s'en 
doulâl,  ses  imprudentes  paroles! 

Servantes  et  valets,  défiez-vous  des  phonographes  ! 

Le  jour  même,  Nan  recevait  son  congé,  et,  pour  la  mettre  à  la  porte,  on 
n'attendit  morne  pas  les  derniers  jours  de  la  septième  lune! 


122  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


CHAPITRE  XV 


QUI    RÉSERVE    CERTAINEMENT   UNE    SURPRISE   A   KIN-FO   ET   PEUT-ÊTRE 
AU    LECTEUR. 


Rien  ne  s'opposait  plus  au  mariage  du  riche  Kin-Fo,  de  Shang-Haï,  avec 
l'aimable  Lé-ou ,  de  Péking.  Dans  six  jours  seulement  e.\pirait  le  délai 
accordé  à  Wang  pour  accomplir  sa  promesse  ;  mais  l'infortuné  philosophe 
avait  payé  de  sa  vie  sa  fuite  inexplicable.  Il  n'y  avait  plus  rien  à  craindre 
désormais.  Le  mariage  pouvait  donc  se  faire.  11  fut  décidé  et  fixé  à  ce  vingt- 
cinquième  jour  de  juin  dont  Kin-Fo  avait  voulu  faire  le  dernier  de  son 
existence  ! 

La  jeune  femme  connut  alors  toute  la  situation.  Elle  sut  par  quelles  phases 
diverses  venait  de  passer  celui  qui,  refusant  une  première  fois  de  la  faire 
misérable,  et  une  seconde  fois  de  la  faire  veuve,  lui  revenait,  libre  enfin  de  la 
faire  heureuse. 

Mais  Lé-ou,  en  apprenant  la  mort  du  philosophe,  ne  put  retenir  quelques 
larmes.  Elle  le  connaissait,  elle  l'aimait,  il  avait  été  le  premier  confident  de 
ses  sentiments  pour  Kin-Fo. 

«  Pauvre  Wang!  dit-elle.  Il  manquera  bien  à  notre  mariage  ! 

—  Oui  !  pauvre  Wang,  répondit  Kin-Fo,  qui  regrettait,  lui  aussi,  ce  compa- 
gnon de  sa  jeunesse,  cet  ami  de  vingt  ans.  — Et  pourtant,  ajouta-t-il,  il  m'au- 
rait frappé  comme  il  avait  juré  de  le  faire  ! 

—  Non,  non!  dit  Lé-ou  en  secouant  sa  jolie  tète,  et  peut-être  n'a-t-il 
cherché  la  mort  dans  les  flots  du  Pei-lio  que  pour  ne  pas  accomplir  cette 
affreuse  promesse!  » 

Hélas!  cette  hypothèse  n'était  que  trop  admissible,  que  Wang  avait 
voulu  se  noyer  pour  échapper  à  l'obligation  de  remplir  son  mandat!  A 
cet  égard,  Kin-Fo  pensait  ce  que  pensait  la  jeune  femme,  et  il  y  avait  là  deux 
cœurs  desquels  l'image  du  philosophe  ne  s'effacerait  jam:iis. 

Il  va  sans  dire  qu'à  la  suite  de  la  catastrophe  du  pont  i!e  Palikao,  les  gazettes 


KS     TRIBULATIONS     D  UN 


ON  RESERVE   UNE   SURPRISE  A  KIN-FO   ET  AU  LECTEUR.    123 

chinoises  cessèrent  de  reproduire  les  avis  ridicules  de  l'honoroble  William 
J.  Bidulph,  si  bien  que  la  gênante  célébrité  de  Kin-Fo  s'évanouit  aussi  vite 
qu'elle  s'était  faite. 

Et  maintenant,  qu'allaient  devenir  Craig  et  Fry  ?  Ils  étaient  bien  chargés  de 
défendre  les  intérêts  de  la  Centenaire  jusqu'au  30  juin,  c'est-à-dire  pendant  di.\ 
jours  encore,  mais,  en  vérité,  Kin-Fo  n'avaitplus  besoin  de  leurs  services.  Etait- 
il  à  craindre  que  Wang  attentât  à  sa  personne?  Non,  puisqu'il  n'existait  plus. 
Pouvaient-ils  redouter  que  leur  client  portât  sur  lui-même  une  main  crimi- 
nelle? Pas  davantage.  Kin-Fo  ne  demandait  maintenant  qu'à  vivre,  à  bien 
vivre,  et  le  plus  longtemps  possible.  Donc,  l'incessante  surveillance  de  Fry- 
Craig  n'avait  plus  de  raison  d'être. 

Mais,  après  tout,  c'étaient  de  braves  gens,  ces  deux  originaux.  Si  leur 
dévouement  ne  s'adressait,  en  sonnne,  qu'au  client  de  la  Centenaire,  il  n'en 
avait  pas  moins  été  très  sérieux  et  de  tous  les  instants.  Kin-Fo  les  pria  donc 
d'assister  aux  fêtes  de  son  mariage,  et  ils  accepteront. 

«  D'ailleurs,  fit  observer  plaisamment  Fi-y  à  Craig,  un  mariage  est  quelque- 
fois un  suicide  I 

—  On  donne  sa  vie  tout  en  la  gardant,  »  répondit  Craig  avec  un  sourire 
aimable. 

Dès  le  lendemain,  Nan  avait  été  remplacée  dans  la  maison  de  l'avenue  Cha- 
Coua  par  un  personnel  plus  convenable.  Une  tante  de  la  jeune  femme, 
}\""  Lutalou,  était  venue  près  d'elle  et  devait  lui  tenir  lieu  de  mère  jusqu'à  la 
célébration  du  mariage.  M""*  Lutalou,  femme  d'un  mandarin  de  quatrième 
rang,  deuxième  classe,  à  bouton  bleu,  ancien  lecteur  impérial  et  membre  de 
l'Académie  des  Han-Lin,  possédait  toutes  les  qualités  physiques  et  morales 
exigées  pour  remplir  dignement  ces  importantes  fonctions. 

Uuant  à  Kin-Fo,  il  comptait  bien  quitter  Péking  après  son  mariage,  n'étant 
point  de  ces  Célestials  qui  aiment  le  voisinage  des  cours.  11  ne  serait  vérita- 
blement heureux  que  lorsqu'il  verrait  sa  jeune  femme  installée  dans  le  riche 
yamen  de  Shang-Haï. 

Kin-Fo  avait  donc  dû  choisir  un  appartement  provisoire,  et  il  avait  trouve 
ce  qu'il  lui  fallait  au  Tiène-Fou-Tang,  le  «  Temple  du  Bonheur  Céleste  »,  hôtel 
et  restaurant  très  confortable,  situé  près  du  boulevard  de  Tiène-Men,  entre  les 
deux  villes  tartare  et  chinoise.  Là  furent  également  logés  Craig  et  Fry,  qui,  par 
habitude,  ne  pouvaient  se  décider  à  quitter  leur  client.  En  ce  qui  concerne 
Soun,  il  avait  repris  son  service,  toujours  maugréant,  mais  en  ayant  bien  soin 


124  LES  TRIBULATIONS   D'UN  CHINOIS  EN  CHINE. 


de  regarder  s'il  ne  se  trouvait  pas  en  présence  de  quelque  indiscret  phono- 
graphe. L'aventure  de  Nan  le  rendait  quelque  peu  prudent. 

Kin-Fo  avait  eu  le  plaisir  de  retrouver  à  Péking  deux  de  ses  amis  de 
Canton,  le  négociant  Yin-Pang  et  le  lettré  Houal.  D'autre  part,  il  connaissait 
quelques  fonctionnaires  et  commerçants  de  la  capitale,  et  tous  se  firent  un 
devoir  de  l'assister  dans  ces  grandes  circonstances. 

Il  était  vraiment  heureux,  maintenant,  l'indifférent  d'autrefois,  l'impassible 
élève  du  philosophe  Wang!  Deux  mois  de  soucis,  d'inquiétudes,  de  tracas, 
toute  celte  période  mouvementée  de.  son  existence  avait  suffi  à  lui  faire 
apprécier  ce  qu'est,  ce  que  doit  être,  ce  que  peut  être  le  bonheur  ici-bas. 
Oui  !  le  sage  philosophe  avait  raison  !  Que  n'était-il  là  pour  constater  une 
fois  de  plus  l'excellence  de  sa  doctrine  ! 

Kin-Fo  passait  près  de  la  jeune  femme  tout  le  temps  qu'il  ne  consacrait 
pas  aux  préparatifs  de  la  cérémonie.  Léou  était  heureuse  du  moment  que 
son  ami  était  près  d'elle.  Qu'avaitil  besoin  de  mettre  à  contribution  les  plus 
riches  magasins  de  la  capitale  pour  la  combler  de  cadeaux  magnifiques  ?  Elle 
ne  songeait  qu'à  lui,  et  se  répétait  les  sages  maximes  de  la  célèbre  Pan- 
Hoei-Pan  : 

«  Si  une  femme  a  un  mari  selon  son  cœur,  c'est  pour  toute  sa  vie  ! 

«  La  femme  doit  avoir  un  respect  sans  homes  pour  celui  dont  elle  porte  le 
nom  et  une  attention  continuelle  sur  elle-même. 

«  La  femme  doit  être  dans  la  maison  comme  une  pure  ombre  et  un  simple 
écho. 

c<  L'époux  est  le  ciel  de  l'épouse.  » 

Cependant,  les  préparatifs  de  cette  fête  du  mariage,  que  Kin-Fo  voulait 
splendide,  avançaient. 

Déjà  les  trente  paires  de  souliers  1  rodés  qu'exige  le  trousseau  d'une  Chi- 
noise, étaient  rangées  dans  l'habitation  de  l'avenue  de  Cha-Coua.  Les  confi- 
series de  la  maison  Sinuyane,  confitures,  fruits  secs,  pralines,  sucres  d'orge, 
sirops  de  prunelles,  oranges,  gingembres  et  pamplemousses,  les  superbes 
étoffes  de  soie,  les  joyaux  de  pierres  précieuses  et  d'or  finement  ciselé,  bagues, 
bracelets,  étuis  à  ongles,  aiguilles  de  tète,  etc.,  toutes  les  fantaisies  char- 
mantes de  la  bijouterie  pékinoise  s'entassaient  dans  le  boudoir  de  Lé-ou. 

En  cet  étrange  Empire  du  Milieu,  lorsqu'une  jeune  fille  se  marie,  elle 
n'apporte  aucune  dot.  Elle  est  véritablement  achetée  par  les  parents  du  mari 
ou  par  le  mari  lui-même,  et,  à  défaut  de  frères,  elle  ne  peut  hériter  d'une 


ON  RÉSERVE  UNE   SURPRISE  A  KIN-FO   ET  AU  LECTEUR.     123 

partie  de  la  fortune  paternelle  que  si  son  père  en  fait  l'expresse  déclaration. 
Ces  conditions  sont  ordinairement  réglées  par  des  intermédiaires  qu'on  appelle 
«  mei-jin  »,  et  le  mariage  n'est  décidé  que  lorsque  tout  est  bien  convenu 
à  cet  égard. 

La  jeune  .fiancée  est  alors  présentée  aux  parents  du  mari.  Celui-ci  ne 
la  voit  pas.  Il  ne  la  verra  qu'au  moment  oii  elle  arrivera  en  chaise  formée 
à  la  maison  conjugale.  A  cet  instant,  on  remet  à  l'époux  la  clef  de  la  chaise. 
Il  en  ouvre  la  porte.  Si  sa  fiancée  lui  agrée,  il  lui  tend  la  main;  si  elle 
ne  lui  plaît  pas,  il  referme  brusquement  la  porte,  et  tout  est  rompu,  à  la 
condition  d'abandonner  les  arrhes  aux  parents  de  la  jeune  fille. 

Rien  de  pareil  ne  pouvait  advenir  dans  le  mariage  de  Kin-Fo.  Il  connaissait 
la  jeune  femme,  il  n'avait  à  l'acheter  de  personne.  Cela  simplifiait  beaucoup 
les  choses. 

Le  25  juin  arriva  enfin.  Tout  était  prêt. 

Depuis  trois  jours,  suivant  l'usage,  la  maison  de  Lé-ou  restait  illuminée  à 
l'intérieur.  Pendant  trois  nuits,  M"^  Lutalou,  qui  représentait  la  famille  de 
la  future,  avait  dû  s'abstenir  de  tout  sommeil,  —  une  façon  de  se  montrer 
triste  au  moment  où  la  fiancée  va  quitter  le  toit  paternel.  Si  Kin-Fo  avai 
encore  eu  ses  parents,  sa  propre  maison  se  fût  également  éclairée  en 
signe  de  deuil,  «  parce  que  le  mariage  du  fils  est  censé  devoir  être  regardé 
comme  une  image  de  la  mort  du  père,  et  que  le  fils  alors  semble  lui  succé 
der,  »  dit  le  Hao-Khiéou-Tchouen. 

Mais,  si  ces  us  ne  pouvaient  s'appliquer  à  l'union  de  deux  époux  absolu 
ment  libres  de  leurs  personnes,  il  en  était  d'autres  dont  on  avait  dû  tenircompte 

Ainsi,  aucune  des  formalités  astrologiques  n'avait  été  négligée.  Les  horo- 
scopes, tirés  suivant  toutes  les  règles,  marquaientune  parfaite  compatibilité 
de  destinées  et  d'humeur.  L'époque  de  l'année,  l'âge  de  la  lune  se  montraien 
favorables.  Jamais  mariage  ne  s'était  présenté  sous  de  plus  rassurant: 
auspices. 

La  réception  de  la  mariée  devait  se  faire  à  huit  heures  du  soir  à  l'hôtel  du 
«  Bonheur  Céleste  »,  c'est-à-dire  que  l'épouse  allait  être  conduite  en  grande 
pompe  au  domicile  de  l'époux.  En  Chine,  il  n'y  a  comparution  ni  devant  un 
magistrat  civil,  ni  devant  un  prêtre,  bonze,  lama  ou  autre. 

A  sept  heures,  Kin-Fo,  toujours  accompagné  de  Craig  et  Fry,  qui  rayon- 
naient comme  les  témoins  d'une  noce  européenne,  recevait  3»s  amis  au  seuil 
de  son  appartement. 


126  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN  CHINE. 

Quel  assaut  de  politesses!  Ces  notables  personnages  avaient  été  invités  sur 
papier  rouge,  en  quelques  lignes  de  caractères  microscopiques  :  «  M.  Kin-Fo, 
de  Shang-Haï,  salue  humblement  monsieur...  et  le  prie  plus  humblement 
encore...  d'assister  à  l'humble  cérémonie...  »  etc. 

Tous  étaient  venus  pour  honorer  les  époux,  et  prendre  leur  part  du  magni- 
fique festin  réservé  aux  hommes,  tandis  que  les  dames  se.  réuniraient  à  une 
table  spécialement  servie  pour  elles. 

Il  y  avait  là  le  négociant  Yin-Pang  et  le  lettré  Houal.  Puis,  c'étaient 
quelques  mandarins  qui  portaient  à  leur  chapeau  officiel  le  globule  rouge,  gros 
comme  un  œuf  de  pigeon,  indiquant  qu'ils  appartenaient  aux  trois  premiers 
ordres.  D'autres,  de  catégorie  inférieure,  n'avaient  que  des  boutons  bleu 
opaque  ou  blanc  opaque.  La  plupart  étaient  des  fonctionnaires  civils, 
d'origine  chinoise,  ainsi  que  devaient  être  les  amis  d'un  Shanghaïen  hostile 
à  la  race  tartare.  Tous,  en  beaux  habits,  en  robes  éclatantes,  coitfures  de 
fêtes,  formaient  un  éblouissant  cortège. 

Kin-Fo,  —  ainsi  le  voulait  la  politesse,  —  les  attendait  à  l'entrée  même 
de  l'hôtel.  Dès  qu'ils  furent  arrivés,  il  les  conduisit  au  salon  de  réception, 
après  les  avoir  priés  par  deux  fois  de  vouloir  bien  passer  devant  lui,  à 
chacune  des  portes  que  leur  ouvraient  des  domestiques  en  grande  livrée.  Il 
les  appelait  par  leur  «  noble  nom  »,  il  leur  demandait  des  nouvelles  de  leur 
"  noble  santé  »,  il  s'informait  de  leurs  «  nobles  familles  n.  Enfin,  un  minutieux 
observateur  de  la  civilité  puérile  et  honnête  n'aurait  pas  eu  à  signaler  la  plus 
légère  incorrection  dans  son  attitude. 

Craig  cî  Fry  admiraient  ces  politesses;  mais,  lout  en  admirant,  ils  ne 
perdaient  pas  de  vue  leur  irréprochable  client. 

Une  même  idée  leur  était  venue,  à  tous  les  deux.  Si,  par  impossible,  Wang 
n'avait  pas  péri,  comme  on  le  croyait,  dans  les  eaux  du  fleuve?...  S'il  venait 
se  mêler  à  ces  groupes  d'invités?...  La  vingt-quatrième  heure  du  vingt-cin- 
quième jour  de  juin, —  l'heure  extrême, — n'avait  pas  sonné  encore!  La  main 
du  Taï-ping  n'était  pas  désarmée  !  Si,  au  dernier  moment?... 

Non!  cela  n'était  pas  vraisemblable,  mais  enfin,  c'était  possible.  Aussi,  par 
un  reste  de  prudence,  Craig  et  Fry  regardaient-ils  soigneusement  tout  ce 
monde...  En  fin  de  compte,  ils  ne  virent  aucune  figure  suspecte. 

Pendant  ce  temps,  la  future  quittait  sa  maison  de  l'avenue  de  Cha-Coua,  et 
prenait  place  dans  un  palanquin  fermé. 

Si  Kin-Fo  n'avait  pas  voulu  prendre  le  costume  de  mandarin  que  tout  fiancé 


ON  RÉSERVE  UNE  SURTRISE  A  KIN-FO  ET  AU  LECTEUR.     127 


a  droit  de  revêtir,  ^  par  lioimeur  pour  celte  institution  du  mariage  que  les 
anciens  législateurs  tenaient  en  grande  estime.  —  Lé-ou  s'était  conformée  aux 
règlements  de  la  haute  socîiété.  Avec  sa  toilette,  toute  rouge,  faite  d'une 
admirable  étoffe  de  soie  brodée,  elle  resplendissait.  Sa  figure  se  dérobait,  pour 
ainsi  dire,  sous  un  voile  de  perles  fines,  qui  semblaient  s'égoutter  du  riche 
diadème  dont  le  cercle  d'or  bordait  son  front.  Des  pierreries  et  des  fleurs  arti- 
ficielles du  meilleur  goût  constellaient  sa  chevelure  et  ses  longues  nattes 
noires.  Kin-Fo  ne  pouvait  manquer  de  la  trouver  plus  charmante  encore, 
lorsqu'elle  descendrait  du  palanquin  que  sa  main  allait  bientôt  ouvrir. 

Le  cortège  se  mit  en  route.  Il  tourna  le  carrefour  pour  prendre  la  Grande- 
Avenue  et  suivre  le  boulevard  de  Tiène-Men.  Sans  doute,  il  eût  été  plus 
magnifique,  s'il  se  fût  agi  d'un  enterrement  au  lieu  d'une  noce,  mais,  en 
somme,  cela  méritait  que  les  passants  s'arrêtassent  pour  le  voir  passer 

Des  amies,  des  compagnes  de  Lé-ou  suivaient  le  palanquin,  portant  en 
grande  pompe  les  différentes  pièces  du  trousseau.  Une  vingtaine  de  musiciens 
marchaient  en  avant  avec  grand  fracas  d'instruments  de  cuivre,  entre  lesquels 
éclatait  le  gong  sonore.  Autour  du  palanquin  s'agitait  une  foule  de  porteurs 
de  torches  et  de  lanternes  aux  mille  couleurs.  La  future  restait  toujours  cachée 
aux  yeux  de  la  foule.  Les  premiers  regards,  auxquels  la  réservait  l'étiquette, 
devaient  être  ceux  de  son  époux. 

Ce  fut  dans  ces  conditions,  et  au  milieu  d'un  bruyant  concours  de  popu- 
laire, que  le  cortège  arriva,  vers  huit  heures  du  soir,  à  l'hôtel  du  «  Bonheur 
Céleste.  » 

Kin-Fo  se  tenait  devant  l'entrée  richement  décorée.  Il  attendait  l'arrivée 
du  palanquin  pour  en  ouvrir  la  porte.  Cela  fait,  il  aiderait  sa  future  à  des- 
cendre, et  il  la  conduirait  dans  l'appartement  réservé,  où  tous  deux  salueraient 
quatre  fois  le  ciel.  Puis,  tous  deux  se  rendraient  au  repas  nuptial.  La  future 
ferait  quatre  génuflexions  devant  son  mari.  Celui-ci,  à  son  tour,  en  ferait  deux 
devant  elle.  Us  répandraient  deux  ou  trois  gouttes  de  vin  sous  forme  de 
libations.  (Is  offriraient  quelques  aliments  aux  esprits  intermédiaires.  Alors, 
on  leur  apporterait  deux  coupes  pleines.  Ils  les  videraient  à  demi,  et,  mélan- 
geant ce  qui  resterait  dans  une  seule  coupe,  ils  y  boiraient  l'un  après  l'autre. 
L'union  serait  consacrée. 

Le  palanquin  était  arrivé.  Kin-Fo  s'avança.  Un  maître  de  cérémonies  lui 
remit  la  clef.  11  la  prit,  ouvrit  la  porte,  et  tendit  la  main  à  la  jolie  Lé-ou, 
tout  émue.  La  future  descendit  légèrement  et  traversa  le  groupe  des  invités, 


LES  TiUBUf.ATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


.  (l'âge 


qui  s'inclinèrent  respectueusement  en  élevant  la  main  à  la  Iiautcur  de  la 
poitrine. 

Au  moment  où  la  jeune  femme  allait  franchir  la  porte  de  l'hôtel,  un  signal 
fut  donné.  D'énormes  cerfs-volants  lumineux  s'élevèrent  dans  l'espace  et 
balancèrent  au  souffle  de  la  brise  leurs  images  multicolores  de  dragons,  de 
phéni.x  et  autres  emblèmes  du  mariage.  Des  pigeons  éoliens,  munis  d'un 
p^tit  appareil  sonore,  fi.\é  à  leur  queue,  s'envolèrent  et  remplirent  l'espace 
d'une  harmonie  céleste.  Des  fusées  aux  mille  couleurs  partirent  en  sifflant,  et 
de  leur  éblouissant  bouquet  s'échappa  une  pluie  d'or. 


ON  RK>;ERVE   une  SURPRISF.  a  KlX-Fn  ET  AU   LECTEUR.     129 


;  Interdiction  :  Interdiction:  ■  (Page  130. 


Soudain,  un  bruit  lointain  se  fit  entendre  sur  le  boulevard  de  Tiène-Men . 
C'étaient  des  cris  auxquels  se  mêlaient  les  sons  clairs  d'une  trompette.  Puis, 
un  silence  se  faisait,  et  le  bruit  reprenait  après  quelques  instants. 

Tout  ce  brouhaha  se  rapprochait  et  eut  bientôt  atteint  la  rue  où  le  cortège 
s'était  arrêté. 

Kin-Fo  écoutait.  Ses  amis,  indécis,  attendaient  que  la  jeune  femme  entrât 
dans  l'hôtel. 

alais,  presque  aussitôt,  la  rue  se  remplit  d'une  agitation  singulière.  Les 
éclats  de  la  trompette  redoublèrent  en  se  rapprochant. 


130  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

«  Qu'est-ce  donc?  »  demanda  Kin-Fo. 

Les  traits  de  Lé-ou  s'étaient  altérés.  Un  secret  pressentiment  accélérait 
les  battements  de  son  cœur. 

Tout  à  coup,  la  foule  fit  irruption  dans  la  rue.  Elle  entourait  un  héraut  à 
la  livrée  impériale,  qu'escortaient  plusieurs  tipaos. 

Et  ce  héraut,  au  milieu  du  silence  général,  jeta  ces  seuls  mots,  auxquels 
répondit  un  sourd  murmure  : 

«  Mort  de  l'Impératrice  douairière! 
Interdiction!  Interdiction!  » 

Kin-Fo  avait  compris.  C'était  un  coup  qui  le  frappait  directement.  11  ne  put 
retenir  un  geste  de  colère  ! 

Le  deuil  impérial  venait  d'être  décrété  pour  la  mort  de  la  veuve  du  der- 
nier empereur.  Pendant  un  délai  que  fixerait  la  loi,  interdiction  à  quiconque 
de  se  raser  la  tête,  interdiction  de  donner  des  fêtes  publiques  et  des  représen- 
tations théâtrales,  interdiction  aux  tribunaux  de  rendre  la  justice,  interdiction 
de  procéder  à  la  célébration  des  mariages  ! 

Lé-ou,  désolée,  mais  courageuse,  pour  ne  pas  ajouter  à  la  peine  de  son 
fiancé,  faisait  contre  fortune  bon  cœur.  Elle  avait  pris  la  main  de  son  cher 
Kin-Fo  : 

«  Attendons,  »  lui  dilclle  d'une  voix  qui  s'eftbrçait  de  cacher  sa  vive 
émotion. 

Et  le  palanquin  repartit  avec  la  jeune  femme  pour  sa  maison  de  l'avenue 
de  Cha-Coua,  et  les  réjouissances  furent  suspendues,  les  tables  desservies, 
les  orchestres  renvoyés,  et  les  amis  du  désolé  Kin-Fo  se  séparèrent,  après 
lui  avoir  fait  leurs  compliments  de  condoléance. 

C'est  qu'il  ne  fallait  pas  se  risquer  à  enfreindre  cet  impérieux  décret  d'inter- 
diction ! 

Décidément,  la  mauvaise  chance  continuait  à  poursuivre  Kin-Fo.  Encore 
une  occasion  qui  lui  était  donnée  de  mettre  à  profit  les  leçons  de  philosophie 
qu'il  avait  reçues  de  son  ancien  maître  ! 

Kin-Fo  était  resté  seul  avec  Craig  et  Fry  dans  cet  appartement  désert  de 
rh(Mel  du  «  Bonheur  Céleste  »,  dont  le  nom  lui  semblait  maintenant  un  amer  sar- 
casme. Le  délai  d'interdiclion'pouvait  être  prolongé  suivant  le  bon  plaisir  du  Fils 
du  Ciel!  Et  lui  qui  avait  roaipté  retourner  immédiatement  à  Shang-Haï,  pour 


ON  RESERVE  UNE  SURPRISE  A  KIX-FO  ET  AU  LECTEUR.     13Î 

installer  sa  jeune  femme  en  ce  riche  yamen,  devenu  le  sien,  et  recom- 
mencer une  nouvelle  vie  dans  ces  conditions  nouvelles  !... 

Une  heure  après,  un  domestique  entrait  et  lui  remettait  une  lettre,  qu'un 
messager  venait  d'apporter  à  l'instant. 

Kin-Fo,  des  qu'il  eut  reconnu  l'écriture  de  l'adresse,  ne  put  retenir  un  cri. 

La  lettre  était  de  Wang,  et  voici  ce  qu'elle  contenait  : 

«  Ami,  je  ne  suis  pas  mort,  mais,  quand  tu  recevras  celte  lettre,  j'aurai 
cessé  de  vivre  ! 

«Je  meurs  parce  que  je  n'ai  pas  le  courage  de  tenir  ma  promesse;  mais,  sois 
tranquille,  j'ai  pourvu  à  tout. 

aLao-Shen,  un  chef  des  Taï-ping,  mon  ancien  compagnon,  a  ta  lettre  111  aura 
la  main  et  le  cœur  plus  fermes  que  moi  pour  accomplir  l'horrible  mission  que 
tu  m'avais  fait  accepter.  A  lui  reviendra  donc  le  capital  assuré  sur  ta  tète,  que 
je  lui  ai  délégué,  et  qu'il  touchera,  lorsque  tu  ne  seras  plus  !... 

«  Adieu  !  Je  te  précède  dans  la  mort  !  A  bientôt,  ami  !  .\dieu  ! 

tt  Wang  !  » 


CHAPITRE  XVI 


D.iNS   LEQUEL    KIN-FO,    TOUJOURS    CÉLIBATAIRE,    RECOM-MEXCE 
A   COURIR    DE    PLUS    BELLE. 


Telle  était  maintenant  la  situation  faite  à  Kin-Fo,  plus  grave  mille  fois 
qu'elle  ne  l'avait  jamais  été  ! 

.\insi  donc,  Wang,  malgré  la  parole  donnée,  avait  senti  sa  volonté  se  para- 
lyser, lorsqu'il  s'était  agi  de  frapper  son  ancien  élève  !  Ainsi  Wang  ne  savait 
rien  du  changement  survenu  dans  la  fortune  de  Kin-Fo,  puisque  sa  lettre  ne  le 
disait  pas  !  Ainsi  Wang  avait  chargé  un  autre  de  tenir  sa  promesse,  et  quel 
autre  !  un  Taï-ping  redoutable  entre  tous,  qui,  lui,  n'éprouverait  aucun 
scrupule  h  accomplir  un  simple  meurtre,  dont  on  ne  pourrait  même  le  rendre 
responsable!  La  lettre  de  Kiii-Fo  ne  lui  assurait-elle  pas  l'impunité,  et,  la 
délégation  de  Wang,  un  capital  de  cinquante  mille  dollars  ! 


132  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

a  Ah!  mais  je  commence  à  en  avoir  assez!  »  s'écria  Kin-Fo  clans  un  premier 
mouvement  de  colère. 

Craig  et  Fry  avaient  pris  connaissance  de  la  missive  de  ^Yang. 

«  Votre  lettre,  demandèrent-ils  à  Kin-Fo.  ne  porte  donc  pas  le  25  juin 
comme  extrême  date? 

—  Eh  non  !  répondit-il.  Wang  devait  et  ne  pouvait  la  dater  que  du  jour  de 
ma  mort  !  Maintenant,  ce  Lao-Shen  peut  agir  quand  il  lui  plaira,  sans  être 
limité  par  le  temps  ! 

—  Oh  !  firent  Fry-Craig,  il  a  intérêt  à  s'exécuter  à  bref  délai. 

—  Pourquoi?... 

—  Afin  que  le  capital  assuré  sur  votre  tête  soit  couvert  par  la  police  et  ne 
lui  échappe  pas  !  » 

L'argument  était  sans  réplique. 

«  Soit,  répondit  Kin-Fo.  Toujours  est-il  que  je  ne  dois  pas  perdre  une 
heure  pour  reprendre  ma  lettre,  dussé-je  la  payer  des  cinquante  mille  dollars 
garantis  à  ce  Lao-Shen! 

—  Juste,  dit  Craig. 

—  Vrai!  ajouta  Fry. 

—  Je  partirai  donc!  On  doit  savoir  où  est  maintenant  ce  chef  Taï-ping  !  Il 
ne  sera  peut-être  pas  introuvable  comme  Wang!  » 

En  parlant  ainsi,  Kin-Fo  ne  pouvait  tenir  en  place.  Il  allait  et  venait.  Cette 
série  de  coups  de  massue,  qui  s'abattaient  sur  lui,  le  mettaient  dans  un  état 
de  surexcitation  peu  ordinaire. 

«Je  pars!  dit-il!  Je  vais  à  la  recherche  de  Lao-Shen!  Quant  à  vous, 
messieurs,  faites  ce  qu'il  vous  conviendra. 

—  Monsieur,  répondit  Fry-Craig,  les  intérêts  de  la  Centenaire  sont  plus 
menacés  qu'ils  ne  l'ont  jamais  été  !  Vous  abandonner  dans  ces  circonstances 
serait  manquer  à  notre  devoir.  Nous  ne  vous  quitterons  pas  !  » 

Il  n'y  avait  pas  une  heure  à  perdre.  Mais,  avant  tout,  il  s'agissait  de  savoir 
au  juste  ce  que  c'était  que  ce  Lao-Shen,  et  en  quel  endroit  précis  il  résidait. 
Or,  sa  notoriété  était  telle,  que  cela  ne  fut  pas  difficile. 

En  effet,  cet  ancien  compagnon  de  Wang  dans  le  mouvement  insurrec- 
tionnel des  Mang-Tchao,  s'était  retiré  au  nord  de  la  Chine,  au  delà  de  la 
Grande  Muraille,  vers  la  partie  voisine  du  golfe  de  Léao-Tong,  qui  n'est  qu'une 
annexe  du  golfe  de  Pé-Tché-Li.  Si  le  gouvernement  impérial  n'avait  pas  encore 
traité  avec  lui,  comme  il  l'avait  déjà  fait  avec  quelques  autres  chefs  de  rebelles 


KIN-FO   RECOMMENCE  A  COURIR.  133 

qu'il  n'avait  pu  réduire,  il  le  laissait  du  moins  opérer  tranquillement  sur 
ces  territoires  situés  au  delà  des  frontières  chinoises,  où  Lao-Shen,  résigné 
a  un  rôle  plus  modeste,  faisait  le  métier  d'écumeur  de  grands  chemins  !  Ah  ! 
Wang  avait  bien  choisi  l'homme  qu'il  fallait!  Celui-là  serait  sans  scuipules 
et  un  coup  de  poignard  de  plus  ou  de  moins  n'était  pas  pour  inquiéter  sa 
conscience  ! 

Kin-Fo  et  les  deux  agents  obtinrent  donc  de  très  complets  renseigne- 
ments sur  le  Taï-ping,  et  apprirent  qu'il  avait  été  signalé  dernièrement  aux 
environs  de  Fou-Ning,  petit  port  sur  le  golfe  de  Léao-Tong.  C'est  donc  là  qu'ils 
résolurent  de  se  rendre  sans  plus  tarder. 

Tout  d'abord,  Lé-ou  fut  informée  de  ce  qui  venait  de  se  passer.  Ses 
angoisses  redoublèrent  !  Des  larmes  noyèrent  ses  beaux  j"eux.  Elle  voulut 
dissuader  Kin-Fo  de  partir  !  Ne  coarrait-il  pas  au-devant  d'un  inévitable 
danger?  Ne  valait-il  pas  mieux  attendre,  s'éloigner,  quitter  le  Céleste 
Empire,  au  besoin,  se  réfugier  dans  quelque  partie  du  monde  oii  ce  farouche 
Lao-Shen  ne  pourrait  l'atteindre  ? 

Mais  Kin-Fo  fit  comprendre  à  la  jeune  femme  que,  de  vivre  sous  cette 
incessante  menace,  à  la  merci  d'un  pareil  coquin,  à  qui  sa  mort  vaudrait 
une  fortune,  il  n'en  pourrait  supporter  la  perspective  !  Non  !  Il  fallait  en  finir 
une  fois  pour  toutes.  Kin-Fo  et  ses  fidèles  acolj^es  partiraient  le  jour  même, 
ils  arriveraient  jusqu'au  Taï-ping,  ils  rachèteraient  à  prix  d'or  la  déplorable 
lettre,  et  ils  seraient  de  retour  à  Péking  avant  même  que  le  décret  d'inter- 
diction eût  été  levé. 

«  Chère  petite  sœur,  dit  Kin-Fo,  j'en  suis  à  moins  regretter,  maintenant, 
que  notre  mariage  ait  été  remis  de  quelques  jours!  S'il  était  fait,  quelle 
situation  pour  vous  ! 

—  S'il  était  fait,  répondit  Lé-ou,  j'aurais  le  droit  et  le  devoir  de  vous 
suivre,  et  je  vous  suivrais! 

—  Non  !  dit  Kin-Fo.  J'aimerais  mieux  mille  morts  que  de  vous  exposer  à  un 
seul  péril!...  Adieu,  Lé-ou,  adieu  !...  b 

Et  Kin-Fo,  les  yeux  humides,  s'arracha  des  bras  de  la  jeune  femme,  qui 
voulait  le  retenir. 

Le  jour  même.  Kin-Fo,  Craig  et  Fry,  suivis  de  Soun,  auquel  la  male- 
chance  ne  laissait  plus  un  instant  de  repos,  quittaient  Péking  et  se  rendaient 
à  Tong-Tchéou.  Ce  fut  l'aôaire  d'une  heure. 

Ce  qui  avait  été  décidé,  le  voici  : 


131  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

Le  voyage  par  terre,  à  lra\ers  une  province  peu  sûre,  oftVait  des  (lirficullcs 
Irts  sérieuses. 

S'il  ne  s'était  agi  que  de  gagner  la  Grande  Muraille,  dans  le  nord  de  la 
capitale,  quels  que  fussent  les  dangers  accumulés  sur  ce  parcours  de  cent 
soixante  lis',  il  aurait  bien  fallu  les  affronter.  Mais  ce  n'était  pas  dans  le 
Nord,  c'était  dans  l'Est  que  se  trouvait  le  port  de  Fou-Ning.  A  s'y  windre  par 
mer,  on  gagnerait  temps  et  sécurité.  En  quatre  ou  cinq  jours,  Kin-Fo  et  ses 
compagnons  pouvaient  l'avoir  atteint,  et  alors  ils  aviseraient. 

Mais  trouverait-on  un  navire  en  partance  pour  Fou-Ning?  C'est  ce  dont 
il  convenait  de  s'assurer,  avant  toutes  choses,  chez  les  agents  maritimes  de 
Tong-Tchéou. 

En  cette  occasion,  le  hasard  servit  Kin-Fo,  que  la  mauvaise  fortune 
accablait  sans  relâche.  Un  bâtiment,  en  charge  pour  Fou-Ning,  attendait  à 
l'embouchure  du  Peï-ho. 

Prendre  un  de  ces  rapides  steaudjoats  qui  desservent  le  fleuve,  descendre 
jusqu'à  son  estuaire,  s'embarquer  sur  le  navire  en  question,  il  n'y  avait  pas 
autre  chose  à  faire. 

Craig  et  Fry  ne  demandèrent  qu'une  heure  pour  leurs  préparatifs,  et,  celte 
heure,  ils  l'employèrent  à  acheter  tous  les  appareils  de  sauvetage  connus, 
depuis  la  primitive  ceinture  de  liège  jusqu'aux  insubmersibles  vêtements  du 
capitaine  Boylon.  Kin-Fo  valait  toujours  deux  cent  mille  dollars.  Il  s'en 
allait  sur  mer,  sans  avoir  à  payer  de  surprimes,  puisqu'il  avait  assuré  tous 
les  risques.  Or,  une  catastrophe  pouvait  arriver.  Il  fallait  tout  prévoir,  et,  en 
effet,  tout  fut  prévu. 

Donc,  le  26  juin,  à  midi,  Kin-Fo,  Craig-Fry  et  Soun  s'embarquaient  sur  le 
Peï-lang,  et  descendaient  le  cours  du  Peï-ho.  Les  sinuosités  de  ce  fleuve  sont 
si  capricieuses,  que  son  parcours  est  précisément  le  double  d'une  ligne  droite 
qui  joindrait  Tong-Tchéou  à  son  embouchure  ;  mais  il  est  canalisé,  et  navi- 
gable, par  conséquent,  pour  des  navires  d'assez  fort  tonnage.  Aussi,  le 
mouvement  maritime  y  esl-il  considérable,  et  beaucoup  plus  important  que 
celui  de  la  grande  route,  qui  court  presque  parallèlement  à  lui. 

Le  Peï-tang  descendait  rapidement  entre  les  balises  du  chenal,  battant  de 
ses  aubes  les  eaux  jaunâtres  du  fleuve,  et  troublant  de  son  remous  les 
nombreux  canaux  d'irrigation  des  deux  rives.  La  haute  tour  d'une  pagode 

i.  (Juaraote  lieues. 


KIN-FO   RECOMMENCE   A  COURIR.  133 


au  delà  de  Tong-Tchcoii  fut  bientôt  dépassée  et  disparut  à  l'angle  d'un 
tournant  assez  brusque. 

A  cette  hauteur,  le  Pei-ho  n'était  pas  encore  large  II  coulait,  ici  entre 
des  dunes  sablonneuses,  là  le  long  des  petits  hameaux  agricoles,  au  milieu 
d'un  paysage  assez  boisé,  que  coupaient  des  vergers  et  des  haies  vives. 
Plusieurs  bourgades  importantes  parurent,  Matao,  Hé-Si-Vou,  Nane-Tsae, 
Yang-Tsoune,  où  les  marées  se  font  encore  sentir. 

Tien-Tsin  se  montra  bientôt.  Là,  il  y  eut  perte  de  temps,  car  il  fallut 
faire  ouvrir  le  pont  de  l'Est,  qui  réunit  les  deux  rives  du  fleuve,  et  circuler, 
non  sans  peine,  au  milieu  des  centaines  de  navires,  dont  le  port  est  encombré. 
Cela  ne  se  fit  pas  sans  grandes  clameurs,  et  coûta  à  plus  d'une  barque  les 
amarres  qui  la  retenaient  dans  le  courant.  On  les  coupait,  d'ailleurs,  sans 
aucun  souci  du  dommage  qui  pouvait  en  résulter.  De  là  une  confusion,  un 
embarras  de  bateaux  en  dérive,  qui  aurait  donné  fort  à  faire  aux  maîtres 
de  port,  s'il  y  avait  eu  des  maîtres  de  port  à  Tien-Tsin. 

Pendant  toute  cette  navigation,  dire  que  Craig  et  Fry,  plus  sévères  que 
jamais,  ne  quittaient  pas  leur  client  d'une  semelle,  ce  ne  serait  vraiment  pas 
dire  assez. 

Il  ne  s'agissait  plus  du  philosophe  Wang,  avec  lequel  un  accommodement 
eût  été  facile,  si  l'on  avait  pu  le  prévenir,  mais  bien  de  Lao-Shen,  ceTaï-ping 
qu'ils  ne  coimaissaient  pas,  ce  qui  le  rendait  bien  autrement  redoutable. 
Puisqu'on  allaita  lui,  on  aurait  pu  se  croire  en  sûreté,  mais  qui  prouvait  qu'il 
ne  s'était  pas  déjà  mis  en  route  pour  rejoindre  sa  victime!  Et  alors  comment 
l'éviter,  comment  le  prévenir?  Craig  et  Fry  voyaient  un  assassin  dans  chaque 
passager  du  Peï-tang  !  Ils  ne  mangeaient  plus,  ils  ne  dormaient  plus,  ils  ne 
vivaient  plus  ! 

Si  Kin-Fo,  Craig  et  Fry  étaient  très  sérieusement  inquiets,  Soun,  pour 
sa  part,  ne  laissait  pas  d'être  horriblement  anxieux.  Li  seule  pensée  d'aller 
sur  mer  lui  faisait  déjà  mal  au  cœur  II  pâlissait  à  mesure  que  le  Peï-tang  se 
rapprochait  du  golfe  de  Pé-Tché-Li.  Son  nez  se  pinçait,  sa  bouche  se  con- 
tractait, et,  cependant,  les  eaux  calmes  du  fleuve  n'imprimaient  encore  aucune 
secousse  au  steamboat. 

Que  serait-ce  donc,  lorsque  Soun  aurait  à  supporter  les  courtes  lames 
d'une  étroite  mer,  ces  lames  qui  rendent  les  coups  de  tangago  plus  vifs  et 
plus  fréquents! 

«  Vous  n'avez  jamais  navigué?  lui  demanda  Craig. 


136  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   KN   CFINR. 


.  (Page  13à.) 


—  Jamais! 

—  Cela  ne  va  pas?  lui  demanda  Fry. 

—  Non  : 

—  Je  vous  engage  à  redresser  la  tête,  ajouta  Craig. 

—  La  tête?... 

—  Et  à  ne  pas  ouvrir  la  bouche...  ajouta  Fry 

—  La  bouche?...  » 

Là-dessus,  Soun  fit  comprendre  aux  deux  agents  qu'il  aimait  mieux  no  pas 
parler,  et   il  alla  s'installer  au   centre  du  bateau,  non  sans  avoir  jeté  sur  le 


KIN-FO   RECOMMENCE   A  CIUIRIR. 


Dlatiles  plongeaient...  (1-age  I3S.) 


fleuve,  1res  élargi  déjà,  ce  regard  mélancolique  des  personnes  prédestinées  à 
l'épreuve,  un  peu  ridicule,  du  mal  de  mer 

Le  paysage  s'était  alors  modifié  dans  cette  vallée  que  suivait  le  fleuve.  La  rive 
droite,  plus  accore,  contrastait,  par  sa  berge  surélevée,  avec  la  rive  yauche, 
dont  la  longue  grève  écumait  sous  un  léger  ressac.  Au  delà  s'étendaient  de 
vastes  champs  de  snrgho,  de  maïs,  de  blé,  de  millet.  Ainsi  que  dans  toute  la 
Chine,  — une  mère  de  famille  qui  a  tant  de  millions  d'enfants  à  nourrir,  —  il 
n'y  avait  pas  une  portion  cultivable  de  terrain  qui  fût  négligée.  Partout  des 
canaux  d'irrifration  ou  de.'^  appareils  de  bambou.-.,  sortes  de  norias  rudimen- 


138  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

taires,  puisaient  et  répandaient  l'eau  à  profusion.  Çà  et  là,  auprès  des  villages 
en  torchis  jaunâtre,  se  dressaient  quelques  bouquets  d'arbres,  entre  autres  d( 
vieux  pommiers,  qui  n'auraient  point  déparé  une  plaine  normande,  Sur  le 
berges,  allaient  et  venaient  de  nombreux  pêcheurs,  auxquels  des  cormoran 
servaient  de  chiens  de  chasse,  ou,  mieux,  de  chiens  de  pêche.  Ces  volatiles 
plongeaient  sur  un  signe  de  leur  maître,  |et  rapportaient  les  poissons  qu'ils 
n'avaient  pu  avaler,  grâce  à  un  anneau  qui  leur  étranglait  à  demi  le  cou.  Puis 
c'étaient  des  canards,  des  corneilles,  des  corbeaux,  des  pies,  des  éperviers, 
que  le  hennissement  du  steamboat  faisait  lever  du  milieu  des  hautes  herbes 

Si  la  grande  route,  au  long  du  fleuve,  se  montrait  maintenant  déserte, 
le  mouvement  maritime  du  Pe'i-ho  ne  diminuait  pas.  Que  de  bateaux  de 
toute  espèce  à  remonter  ou  descendre  son  cours  !  Jonques  de  guerre  avec  leur 
batterie  barbette,  dont  la  toiture  formait  une  courbe  très  concave  de  l'avant 
à  l'arrière,  manœuvrées  par  un  double  étage  d'avirons  ou  par  des  aubes 
mues  à  main  d'homme  ;  jonques  de  douanes  à  deux  mâts,  à  voiles  de 
chaloupes,  que  tendaient  des  tangons  transversaux,  et  ornées  en  poupe  et  en 
proue  de  têles  ou  de  queues  de  fantastiques  chimères;  jonques  de  commerce, 
d'un  assez  fort  tonnage,  vastes  coques  qui,  chargées  des  plus  précieux 
produits  du  Céleste  Empire,  ne  craignent  pas  d'affronter  les  coups  de  typhon 
dans  les  mers  voisines;  jonques  de  voyageurs,  marchant  à  l'aviron  ou  à  la 
cordelle,  suivant  les  heures  de  la  marée,  et  faites  pour  les  gens  qui  ont  du 
temps  à  perdre  ;  jonques  de  mandarins,  petits  yachts  de  plaisance,  que 
remorquent  leurs  canots;  sampans  de  toutes  formes,  voilés  de  nattes  de 
jonc,  et  dont  les  plus  petits,  dirigés  par  de  jeunes  femmes,  l'aviron  au  poing 
et  l'enfant  au  dos,  méritent  bien  leur  nom,  qui  signifie  :  trois  planches;  enfin, 
trains  de  bois,  véritables  villages  flottantSj  avec  cabanes,  vergers  plantés 
d'arbres,  semés  de  légumes,  immenses  radeaux,  faits  avec  quelque  forêt  de 
la  Mantchourie,  que  les  bûcherons  ont  abattue  tout  entière! 

Cependant,  les  bourgades  devenaient  plus  rares.  On  n'en  compte  qu'une 
vingtaine  entre  Tien-Tsin  et  Takou,  à  l'embouchure  du  fleuve.  Sur  les 
rives  fumaient  en  gros  tourbillons  quelques  fours  à  briques,  dont  les  vapeurs 
salissaient  l'air  en  se  mêlant  à  celles  du  steamboat.  Le  soir  arrivait,  précédé 
du  crépuscule  de  juin,  qui  se  prolonge  sous  cette  latitude.  Bientôt,  une 
succession  de  dunes  blanches,  symétriquement  disposées  et  d'un  dessin 
uniforme,  s'estompèrent  dans  la  pénombre.  C'étaient  des  «muions  «  de  sel, 
recueilli  dans  les  salines  avoisinaules.  Là  s'ouvrait,  entre  des  terrains  arides, 


KL\-FO   RECOMMENCE  A  COURIR.  139 


lestuaire  du  Peï-ho,  triste  paysage,  dit  M.  de  Beauvoir,  qui  est  tout  sable, 
•  out  sel,  tout  poussière  et  tout  cendre  ». 

Le  lendemain,  27  juin,  avant  le  lever  du  soleil,  le  Peï-tamj  arrivait  au  porl 
de  Takou,  presque  à  la  bouche  du  fleuve. 

En  cet  endroit,  sur  les  deux  rives,  s"élèvent  les  forts  du  .\ord  et  du  Sud, 
maintenant  ruinés,  qui  furent  pris  par  l'armée  anglo-française,  en  18C0.  Là 
s'était  faite  la  glorieuse  attaque  du  général  Collineau,  le  24  août  de  la  même 
année  ;  là,  les  canonnières  avaient  forcé  l'entrée  du  tleuve  ;  là,  s'étend  une 
étroite  bande  de  territoire,  à  peine  occupée,  qui  porte  le  nom  de  concession 
française  ;  là,  se  voit  encore  le  monument  funéraire  sous  lequel  sont  couchés 
les  officiers  et  les  soldats  morts  dans  ces  combats  mémorables. 

Le  Peï-tang  ne  devait  pas  dépasser  la  barre.  Tous  les  passagers  durent 
donc  débarquer  à  Takou.  C'est  une  ville  assez  importante  déjà,  dont  le  déve- 
loppement sera  considérable,  si  les  mandarins  laissent  jamais  établir  une 
voie  ferrée  qui  la  relie  à  Tien-Tsin. 

Le  navire  en  charge  pour  Fou-Ning  devait  mettre  à  la  voile  le  jour  m-ême. 
Kin-Fo  et  ses  compagnons  n'avaient  pas  une  heure  à  perdre,  lis  firent 
donc  accoster  un  sampan,  et,  un  quart  d'heure  après,  ils  étaient  à  bord  de 
la  Sam-  Yep. 


CHAPITRE  XVir 


D.iXS    LEQUEL    LA   VALEUR    MARCHANDE    DE    KIX-FO   EST    E.NXORE    UNE    FOIS 
COMPROMISE. 


Huit  jours  auparavant,  un  navire  américain  était  venu  mouiller  au  port  de 
Takou.  Frété  par  la  sixième  compagnie  chino-californienne,  il  avait  été 
chargé  au  compte  de  l'agence  Fouk-Ting-Tong,  qui  est  installée  dans  le 
cimetière  de  Laurel-Hill,  de  San-Francisco. 

C'est  là  que  les  Célestials,  morts  en  Amérique,  attendent  le  jour  du  rapa- 
triement, fidèles  à  leur  religion,  qui  leur  ordonne  de  reposer  dans  la  terre 
natale. 


1-40  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 

Ce  bâtimentj  à  destination  de  Canton,  avait  pris,  sur  l'autorisatisn  écrite  de 
l'agence,  un  chargement  de  deux  cent  cinquante  cercueils,  dont  soixante- 
quinze  devaient  être  débarqués  à  Takou  pour  être  réexpédiés  aux  provinces 
du  nord. 

Le  transbordement  de  cette  partie  de  la  cargaison  s'était  fait  du  navire 
américain  au  navire  chinois,  et,  ce  matin  même,  27  juin,  celui  ci  appareillait 
pour  le  port  de  Fou-Ning. 

C'éliiit  sur  ce  bâtiment  que  Kin-Fo  et  ses  compagnons  avaient  piis  pas- 
sage. Ils  ne  l'eussent  pas  choisi^  sans  doute;  mais,  faute  d'autres  navires 
en  partance  pour  le  golfe  de  Léao-Tong,  ils  durent  s'y  embarquer.  Il  ne 
s'agissait,  d'ailleurs,  que  d'une  traversée  de  deux  ou  trois  jours  au  plus,  et 
très  facile  à  cette  époque  de  l'année. 

La  Sam-Yep  était  une  jonque  de  mer,  jaugeant  environ  trois  cents 
tonneaux. 

Il  en  est  de  mille  et  au-dessus,  avec  un  tirant  d'eau  de  six  pieds  seu- 
lement, qui  leur  permet  de  franchir  la  barre  des  fleuves  du  Céleste 
Empire.  Trop  larges  pour  leur  longueur,  avec  un  bau  du  quart  de  la  quille, 
elles  marchent  mal,  si  ce  n'est  au  plus  près,  paraît-il,  mais  elles  virent  sur 
place,  en  pivotant  comme  une  toupie,  ce  qui  leur  donne  avantage  sur  des 
bâtiments  plus  fins  de  lignes.  Le  safran  de  leur  énorme  gouvernail  est  percé 
de  trous,  système  très  préconisé  en  Chine,  dont  l'effet  paraît  assez  contestable. 
Quoiqu'il  en  soit,  ces  vastes  navires  aft'rontent  volontiers  les  mers  riveraines. 
On  cite  même  une  de  ces  jonques,  qui,  nolisée  par  une  maison  de  Canton, 
vint ,  sous  le  commandement  d'un  capitaine  américain  ,  apporter  à  San- 
Francisco  une  cargaison  de  thé  et  de  porcelaines.  Il  est  donc  prouvé  que 
ces  bâtiments  peuvent  bien  tenir  la  mer,  et  les  hommes  compétents  sont 
d'accord  sur  ce  point,  que  les  Chinois  font  des  marins  excellents. 

La  Sam-Yep,  de  construction  moderne,  presque  droite  de  l'avant  à 
l'arrière,  rappelait  par  son  gabarit  la  forme  des  coques  européennes.  Ni 
clouée  ni  chevillée,  faite  de  bambous  cousus,  calfatée  d'étoupe  et  de  résine 
du  Cambodje,  elle  était  si  étanche,  qu'elle  ne  possédait  pas  même  de  pompe 
de  cale.  Sa  légèreté  la  faisait  flotter  sur  l'eau  comme  un  morceau  de  liège. 
Une  ancre,  fabriquée  d'un  bois  très  dur,  un  gréement  en  fibres  de  palmier, 
d'une  flexibilité  remarquable,  des  voiles  souples,  qui  se  manœuvraient  du 
pont,  se  fermant  ou  s'ouvrant  à  la  façon  d'un  éventail,  deux  mâts  disposés 
comme  le  grand  mât  et  le  mât  de  misaine  d'un  lougre,  pas  de  tape-cul,  pas 


PÉCUE    AU     CORMORAN   {page    13''). 


TRIDCLATIOXS    D  l'S    CHINOIS. 


VALEUR  MARCHANDE  DE  KIN-FO  ENCORE  COMPROMISE      141 

de  focs,  telle  était  cette  jonque,  bien  comprise,  en  somme,  et  bien  appareillée 
pour  les  besoins  du  petit  cabotage. 

Certes,  personne,  à  voir  la  Sam-Vep,  n'eût  deviné  que  ses  affréteurs  l'avaient 
transformée,  cette  fois,  en  un  énorme  corbillard. 

En  effet,  aux  caisses  de  thé,  aux  ballots  de  soieries,  aux  pacotilles  de 
parfumeries  chinoises,  s'était  substituée  la  cargaison  que  l'on  sait.  Mais  la 
jonque  n'avait  rien  perdu  de  ses  vives  couleurs.  A  ses  deux  rouffles  de  l'avant 
et  de  l'arrière  se  balançaient  oriflammes  et  houppes  multicolores.  Sur  sa 
proue  s'ouvrait  un  gros  œil  flamboyant,  qui  lui  donnait  l'aspect  de  quelque 
gigantesque  animal  marin.  A  la  pomme  de  ses  mâts,  la  brise  déroulait  l'écla- 
tante étamine  du  pavillon  chinois.  Deux  caronades  allongeaient  au-dessus 
du  bastingage  leui-s  gueules  luisantes,  qui  réfléchissaient  comme  un  miroir 
les  rayons  solaires.  Utiles  engins  dans  ces  mers  encore  infestées  de  pirates! 
Tout  cet  ensemble  était  gai,  pimpant,  agréable  au  regard.  Après  tout,  n'était-ce 
pas  un  rapatriement  qu'opérait  la  Sam-  Yep,  —  un  rapatriement  de  cadavres, 
il  est  vrai,  mais  de  cadavres  satisfaits! 

Ni  Kin-Fo  ni  Soun  ne  pouvaient  éprouver  la  moindre  répugnance  à  navi- 
guer dans  ces  conditions.  Ils  étaient  trop  Chinois  pour  cela.  Craig  et  Fry, 
semblables  à  leurs  compatriotes  américains,  qui  n'aiment  pas  à  transporter 
ce  genre  de  cargaison,  eussent  sans  doute  préféré  tout  autre  navire  de  com- 
merce, mais  iis  n'avident  pas  eu  le  choix. 

Un  capitaine  et  six  hommes,  composant  l'équipage  delà  jonque,  suffisaient 
aux  manœuvres  très  simples  de  la  voilure.  La  boussole,  dit-on,  a  été  inventée 
en  Chine.  Cela  est  possible,  mais  les  caboteurs  ne  s'en  servent  jamais  et 
naviguent  au  juger.  C'est  bien  ce  qu'allait  faire  le  capitaine  Yin,  commandant 
la  Sam-Ye/i,  qui  comptait,  d'ailleurs,  ne  point  perdre  de  vue  le  littoral 
du  golfe. 

Ce  capitaine  Yin,  un  petit  homme  à.  figure  riante,  vif  et  loquace,  était  la 
démonstration  vivante  de  cet  insoluble  problème  du  mouvement  perpétuel. 
Il  ne  pouvait  tenir  en  place.  11  abondait  en  gestes.  Ses  bras,  ses  mains,  ses 
yeux  parlaient  encore  plus  que  sa  langue,  qui,  cependant,  ne  se  reposait 
jamais  derrière  ses  dents  blanches.  Il  bousculait  ses  hommes,  il  les  inter- 
pellait, il  les  injuriait;  mais,  en  somme,  bon  marin,  très  pratique  de  ces 
côtes,  et  manœuvrant  sa  jonque  comme  s'il  l'eût  tenue  entre  les  doigts.  Le 
haut  prix  que  Kin-Fo  payait  pour  ses  compagnons  et  lui  n'était  pas  pour 
altérer    son  humeur  joviale.   Des   passagers   qui   venaient    de   verser  cent 


142  LES   TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 

cinquante  taëls'  pour  une  traversée  de  soixante  heures,  quelle  aubaine, 
surtout  s'ils  ne  se  montraient  pas  plus  exigeants  pour  le  confort  et  la  nour- 
riture que  leurs  compagnons  de  voyage,  emboîtés  dans  la  cale  ! 

Kin-Fo,  Craig  et  Fry  avaient  été  logés,  tant  bien  que  mal,  sous  le  roufllo  de 
l'arrière,  Soun  dans  celui  de  l'avant. 

Les  deux  agents,  toujours  en  défiance,  s'étaient  livrés  à  un  minutieux 
examen  de  l'équipage  et  du  capitaine.  Ils  ne  trouvèrent  rien  de  suspect  dans 
l'attitude  de  ces  braves  gens.  Supposer  qu'ils  pouvaient  être  d'accord  avec 
Lao-Shen,  c'était  hors  de  toute  vraisemblance,  puisque  le  hasard  seul  av.iit 
mis  cette  jonque  à  la  disposition  de  leur  client,  et  comment  le  hasard  eùt-il 
été  le  complice  du  trop  fameux  Ta'i-ping!  La  traversée,  sauf  les  dangers  de 
mer.  devait  donc  interrompre  pour  quelques  jours  leurs  quotidiennes  inquié- 
tudes. Aussi  laissèrent- ils  Kin-Fo  plus  à  lui-même. 

Celui-ci,  du  reste,  n'en  fut  pas  fâché.  Il  s'isola  dans  sa  cabine  et  s'aban- 
donna à  «  philosopher  »  tout  à  son  aise.  Pauvre  homme,  qui  n'avait  pas  su 
apprécier  son  bonheur,  ni  comprendre  ce  que  valait  cette  existence,  e.xempte 
de  soucis,  dans  le  yamen  de  Shang-Ha'i,  et  que  le  travail  aurait  pu  trans- 
former !  Qu'il  rentrât  dans  la  possession  de  sa  lettre,  et  Ion  venait  si  la 
leçon  lui  aurait  profité,  si  le  fou  serait  devenu  sage! 

Mais,  (ette  lettre  lui  serait-elle  enfin  restituée!  Oui,  sans  aucun  doute, 
puisqu'il  mettrait  le  prix  à  sa  restitution.  Ce  ne  pouvait  être  pour  ce 
Lao-Shen  qu'une  question  d'argent!  Toutefois,  il  fallait  le  surprendre  et  ne 
point  être  surpris!  Grosse  difficulté.  Lao-Shen  devait  se  tenir  au  courant  de 
tout  ce  que  faisait  Kin-Fo;  Kin-Fo  ne  savait  rien  de. ce  que  faisait  Lao-Shen. 
De  là,  danger  très  sérieux,  dès  que  le  client  de  Craig-Fry  aurait  débarqué 
dans  la  province  qu'exploitait  le  Taï-ping.  Tout  était  donc  là  :  le  prévenir. 
Très  évidemment,  Lao-Shen  aimerait  mieux  toucher  cinquante  mille  dollars 
de  Kin-Fo  vivant  que  cinquante  mille  dollars  de  Kin-Fo  mort.  Cela  lui  épar- 
gnerait un  voyage  à  Shang-Ha'i  cl  une  visite  aux  bureaux  de  la  Centenaire,  qui 
n'auraient  peut-être  pas  été  sans  danger  pour  lui,  quelle  que  fût  la  longa- 
nimité du  gouvernement  à  soa  égard. 

Ainsi  songeait  le  bien  métamorphosé  Kin-Fo,  et  l'on  peut  croire  que 
l'aimable  jeune  veuve  de  Péking  prenait  une  grande  place  dans  ses  projet? 
d'avenir! 

1.  1-200  francs  environ. 


VALEUR  MARCHANDE  DE  KIN-FO  ENCORE  COMPROMISE.     143 

Pendant  ce  temps,  à  quoi  réfléchissait  Soun? 

Soun  ne  réfléchissait  pas.  Soun  restait  étendu  dans  le  rouffle,  payant 
son  tribut  aux  divinités  malfaisantes  du  golfe  de  Pé-Tché-Li.  Il  ne  parvenait  à 
rassemblcsr  quelques  idées  que  pour  maudire,  et  son  maître,  et  le  philosophe 
Wang,  et  le  bandit  Lao-Shen!  Son  cœur  était  stupide!  At  ai  ya!  ses  idées 
stupides,  ses  sentiments  stupides!  Il  ne  pensait  plus  ni  au  thé  ni  au  riz! 
Ai  ai  i/a!  Quel  vent  l'avait  poussé  là,  par  erreur!  II  avait  eu  mille  fois,  dix 
mille  fois  tort  d'entrer  au  service  d'un  homme  qui  s'en  allait  sur  mer!  Il 
donnerait  volontiers  ce  qui  lui  restait  de  queue  pour  ne  pas  être  là!  Il 
aimerait  mieux  se  raser  la  tête,  se  faire  bonze!  Un  chien  jaune!  c'était  un 
chien  jaune,  qui  lui  dévorait  le  foie  et  les  entrailles!  Ai  ai  ya! 

Cependant,  sous  la  poussée  d'un  joli  vent  du  sud,  la  Sam-yep  longeait  à  trois 
ou  quatre  milles  les  basses  grèves  du  littoral,  qui  courait  alors  est  et  ouest. 
Elle  passa  devant  Peh-Tang,  à  l'embouchure  du  fleuve  de  ce  nom,  non  loin  de 
l'endroit  où  les  armées  européennes  opérèrent  leur  débarquement,  puis 
devant  Shan-Tung,  devant  Tschiang-Ho,  aux  bouches  du  Tau,  devant  Haï- 
Vé-Tsé. 

Celte  partie  du  golfe  commençait  à  devenir  déserte.  Le  mouvement  mari- 
time, assez  important  à  l'estuaire  du  Peï-ho,  ne  rayonnait  pas  à  vingt  milles 
au  delà.  Quelques  jonques  de  commerce,  faisant  le  petit  cabotage,  une 
douzaine  de  barques  de  pêche,  exploitant  les  eaux  poissonneuses  de  la  côte  et 
les  madragues  du  rivage,  au  large  l'horizon  absolument  vide,  tel  était  l'aspccl 
de  cette  portion  de  mer. 

Craig  et  Fry  observèrent  que  les  bateaux-pêcheurs,  même  ceux  dont  la  capa- 
cité ne  dépassait  pas  cinq  ou  six  tonneaux,  étaient  armés  d'un  ou  deux  petits 
canons. 

A  la  remarque  qu'ils  en  firent  au  capitaine  Yin,  celui-ci  répondit,  en  se 
frottant  les  mains  : 

«  Il  faut  bien  faire  peur  aux  pirates! 

—  Des  pirates  dans  cette  partie  du  golfe  de  Pé-Tché-Li!  s'écria  Craig,  non 
sans  quelque  surprise. 

—  Pourquoi  pas!  répondit  Yin.  Ici  comme  partout!  Ces  braves  gens  ne  man- 
quent pas  dans  les  mers  de  Chine  1  » 

El  le  digne  capitaine  riait  en  montrant  la  double  rangée  de  ses  dents  écla- 
laiilps. 

<i  Vous  ne  seniblez  pas  trop  les  redouter?  lui  fit  observer  Fry. 


\U  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN  CHINE 


1  Sont-elles  chargées?  »  demanda  Craig.  (Page  144.) 


—  N'ai-je  pas  mes  deux  caronades  deux  gaillardes,  qui  parlent  haut,  quand 
on  les  approche  de  trop  près  ! 

—  Sont-elles  chargées?  demanda  Craig. 

—  Ordinairement. 

—  Et  maintenant?.., 

—  Non. 

—  Pourquoi?  demanda  Fry. 

—  Parce  que  je  n'ai  pas  de  poudre  à  bord,  répondit  tranquillement  le  capi- 
taine Yin. 


VALi: UR  MARCHANDE  DE  KIN-FO  ENCORE  COMPROMISE.    143 


Le  capitaine  ne  riait  plus.  (Page  148.) 


—  Alors,  à  quoi  bon  des  caronades?  dirent  Cr.iig-Fiy,  peu  satisfaits  dp  la 
réponse. 

—  A  quoi  bon!  s'écria  le  capitaine.  Eh  !  pour  défendre  une  cargaison,  quand 
elle  en  vaut  la  peine,  lorsque  ma  jonque  est  bondée  jusqu'aux  écoulilies  de  thé 
ou  d'opium  1  Mais,  aujourdhui,  avec  son  chargement'.... 

—  Et  comment  des  pirates,  dit  Craig,  sauraient-ils  si  votre  jonque  vaut  ou 
non  la  peine  d'être  attaquée? 

—  Vous  craignez  donc  bien  la  visite  de  ces  braves  gens?  répondit  le  capi- 
taine, qui  pirouetta  sn  haussant  les  épaules 

:o 


146  LES  TRIBULATIONS  DUN   CHINOIS   EN   CHINE 

—  Mais  oui,  dit  Fry. 

—  Vous  n'avez  seulrment  pas  de  pacotille  ;\  bord! 

—  Soit,  ajouta  Craitt,  mais  nous  avons  des  raisons  particulières  pour  no 
point  désirer  leur  visite  ! 

—  Eh  bien,  soyez  sans  inquiétude!  répondit  le  capitaine.  Les  pirates,  si 
nous  en  rencontrons,  ne  donneront  pas  la  chasse  à  notre  jonque! 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  qu'ils  sauront  d'avance  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  nature  de  sa  car- 
gaison, dès  qu'ils  l'auront  en  vue.  » 

Et  le  capitaine  Yin  montrait  un  pavillon  blanc  que  la  brise  déployait  à  mi-mât 
de  la  jonque. 

«  Pavillon  blanc  en  berne!  Pavillon  de  deuil!  Ces  braves  gens  ne  se  déran- 
geraient pas  pour  piller  un  chargement  de  cercueils  ! 

—  Ils  peuvent  croire  que  vous  naviguez  sous  pavillon  de  deuil,  par  prudence, 
fit  observer  Craig,  et  venir  à  bord  vérifier... 

—  S'ils  viennent,  nous  les  recevrons,  répondit  le  capitaine  Yin,  et,  quand 
ils  nous  auront  rendu  visite,  ils  s'en  iront  comme  ils  seront  venus!  » 

Craig-Fry  n'insistèrent  pas,  mais  ils  partageaient  médiocrement  l'inaltérable 
quiétude  du  capitaine.  La  capture  d'une  jonque  de  trois  cents  tonneaux,  même 
sur  lest,  offrait  assez  de  profit  aux  «  braves  gens  »  dont  parlait  Yin  pour  qu'ils 
voulussent  tenter  le  coup.  Quoiqu'il  en  soit,  il  fallait  maintenant  se  résigner 
et  espérer  que  la  traversée  s'accomplirait  heureusement. 

D'ailleurs,  le  capitaine  n'avait  rien  négligé  pour  s'assurer  les  chances  favo- 
rables. Au  moment  d'appareiller,  un  coq  avait  été  sacrifié  en  l'honneur  des 
divinités  de  la  mer.  Au  mât  de  misaine  pendaient  encore  les  plumes  du 
malheureux  gallinacé.  Quelques  gouttes  de  son  sang,  répandues  sur  le  pont, 
une  petite  coupe  de  vin,  jetée  par- dessus  le  bord,  avaient  complété  ce  sacrifice 
propitiatoire.  Ainsi  consacrée,  que  pouvait  craindre  la  jonque  Smn-Vep,  sous 
le  commandement  du  digne  capitaine  Yin? 

On  doit  croire,  cependant,  que  les  capricieuses  divinités  n'étaient  pas  satis- 
faites. Soit  que  le  coq  fût  trop  maigre,  soit  que  le  vin  n'eût  pas  été  puisé  aux 
meilleurs  clos  de  Chao-Chigne,  un  terrible  coup  de  vent  fondit  sur  la  jonque. 
Rien  n'avait  pu  le  faire  prévoir,  pendant  cette  journée,  nette,  claire,  bien 
balayée  par  une  jolie  brise.  Le  plus  perspicace  des  marins  n'aurait  pas  senti 
qu'il  se  préparait  quelque  «  coup  de  chien  ». 

Vers  huit  heures  du  soir,  la  Sam-  Yep,  tout  dessus,  se  disposait  à  doubli-r 


VALEUR  MARCHANDE  DE  KIN-FO  ENCORE  COMPROMISE.     IW 

le  cap,  que  dessine  le  littoral  en  remontant  vers  le  nord-est.  Au  delà,  elle 
n'aurait  plus  qu'à  courir  grand  largue,  allure  très  favorable  à  sa  marche. 
Le  capitaine  Yin  comptait  donc,  sans  trop  présumer  de  ses  forces,  avoir  atteint 
sous  vingt-quatre  heures  les  atterrages  de  Fou-Ning. 

Ainsi,  Kin-Fo  voyait  approcher  l'heure  du  mouillage,  non  sans  quelque 
mouvement  d'une  impatience  qui  devenait  féroce  chez  Soun.  Quant  à  Fry- 
Craig,  ils  faisaient  cette  remarque  :  c'est  que  si  dans  trois  jours  leur  client 
avait  retiré  des  mains  de  Lao-Shen  la  lettre  qui  compromettait  son  existence, 
ce  serait  à  l'instant  même  où  la  Centenaire  n'aurait  plus  à  s'inquiéter  de  lui. 
En  effet,  sa  police  ne  le  couvrait  que  jusqu'au  30  juin,  à  minuit,  puisqu'il 
n'avait  opéré  qu'un  premier  versement  de  deux  mois  entre  les  mains  de 
l'honorable  William  J.  Bidulph.  Et  alors  : 

«AU...  ditFry. 

—  Right!  »    ajouta  Craig. 

Vers  le  soir,  au  moment  où  la  jonque  arrivait  à  l'entrcc  du  golfe  do  Léao- 
Tong,  le  vent  sauta  brusquement  au  nord-est  ;  puis,  passant  par  le  nord,  deux 
heures  après,  il  soufflait  du  nord-ouest. 

Si  le  capitaine  Yin  avait  eu  un  baromètre  à  bord,  il  aurait  pu  constater 
que  la  colonne  mercurielle  venait  de  perdre  quatre  à  cinq  millimètres  presque 
subitement.  Or,  cette  rapide  raréfaction  de  l'air  présageait  un  typhon  '  peu 
éloigné,  dont  le  mouvement  allégeait  déjà  les  couches  atmosphériques.  D'autre 
part,  si  le  capitaine  Yin  eût  connu  les  observations  de  l'Anglais  Paddinglon 
et  de  l'Américain  Maury,  il  aurait  essayé  de  changer  sa  direction  et  de  gou- 
verner au  nord-est,  dans  l'espoir  d'atteindre  une  aire  moins  dangereuse,  hors 
du  centre  d'attraction  de  la  tempête  tournante. 

Mais  le  capitaine  Yin  ne  faisait  jamais  usage  du  baromètre,  il  ignorait  la 
loi  des  cyclones.  D'ailleurs,  n'avait-il  pas  sacrifié  un  coq,  et  ce  sacrifice  ne 
devait-il  pas  le  mettre  à  l'abri  de  toute  éventualité? 

Néanmoins,  c'était  un  bon  marin,  ce  superstitieux  Chinois,  et  il  le  prouva 
dans  ces  circonstances.  Par  instinct,  il  manœuvra  comme  l'aurait  pu  faire  un 
capitaine  européen. 

Ce  typhon  n'était  qu'un  petit  cyclone,  doué  par  conséquent  d'une  très 
grande  vitesse  de  rotation  et  d'un  mouvement  de  translation  qui  dépassait 
cent  kilomètres  à  l'heure.  Il  poussa  donc  la  Sam-Yep  vers  l'est,  circonstance 

i.  Les  tempêtes  tournantes  s'appellent  «  tornades  s  sur  la  côte  0.  de  l'Afrique,  et  «  typhon  »  dans 
les  mers  de  Chine.  Leur  nom  scientifique  est  «  cyclones  m 


148  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN  CHINE. 

heureuse  en  somme,  puisque,  à  courir  ainsi,  la  jonque  s'élevait  d'une  côte 
qui  n'offrait  aucun  abri,  et  sur  laquelle  elle  se  fût  immanquablement  perdue 
en  peu  de  temps. 

A  onze  heures  du  soir,  la  tempête  atteignit  son  maximum  d'intensité. 
Le  capitaine  Yin,  bien  secondé  par  son  équipage,  manœuvrait  en  véritable 
homme  de  mer.  Il  ne  riait  plus,  mais  il  avait  gardé  tout  son  sang-froid.  Sa 
main,  solidement  fixée  à  la  barre,  dirigeait  le  léger  navire,  qui  s'élevait  ;\  la 
lame  comme  une  mauve, 

Kin-Fo  avait  quitté  le  rouffle  de  l'arrière.  Accroché  au  bastingage,  il  regar- 
dait le  ciel  avec  ses  nuages  diffus,  déloquetés  par  l'ouragan,  qui  traînaient 
sur  les  eaux  leurs  haillons  de  vapeurs.  Il  contemplait  la  mer,  toute  blanche 
dans  cette  nuit  noire,  et  dont  le  typhon,  par  une  aspiration  gigantesque, 
soulevait  les  eaux  au-dessus  de  leur  niveau  normal.  Le  danger  ne  l'étonnait 
ni  ne  l'effrayait.  Cela  faisait  partie  de  la  série  d'émotions  que  lui  réservait  la 
malechance,  acharnée  contre  sa  personne.  Une  traversée  de  soixante  heures, 
sans  tempête,  en  plein  été,  c'était  bon  pour  les  heureux  du  jour,  et  il  n'était 
plus  de  ces  heureux-là  ! 

Craig  et  Fry  se  sentaient  beaucoup  plus  inquiets,  toujours  en  raison  de  la 
valeur  marchande  de  leur  client.  Certes,  leur  vie  valait  celle  de  Kin-Fo.  Eux 
morts  avec  lui,  ils  n'auraient  plus  à  se  préoccuper  des  intérêts  de  la  Cente- 
naire. Mais  ces  agents  consciencieux  s'oubliaient  et  ne  songeaient  qu'à  faire 
leur  devoir.  Périr,  bien!  Avec  Kin-Fo,  soit!  mais  après  le  30  juin,  minuit! 
Sauver  un  million,  voilà  ce  que  voulaient  Craig-Fry!  Voilà  ce  que  pensaient 
Fry-Craig! 

Quant  à  Soun,  il  ne  se  doutait  pas  que  la  jonque  fût  en  perdition,  ou 
plutôt,  pour  lui,  on  se  trouvait  en  perdition  du  moment  qu'on  s'aventurait 
sur  le  perfide  élément,  même  par  le  plus  beau  temps  du  monde.  Ah!  les 
passagers  de  la  cale  n'étaient  pas  à  plaindre!  tIî  ai  ya!  Ils  ne  sentaient  ni 
roulis  ni  tangage!  Ai  ai  ya!  Et  l'infortuné  Soun  se  demandait  si,  à  leur 
place,  il  n'aurait  pas  eu  le  mal  de  mer! 

Pendant  trois  heures,  la  jonque  fut  extrêmement  compromise.  Un  faux 
coup  de  barre  l'aurait  perdue,  car  la  mer  eût  déferlé  sur  son  pont.  Si  elle  ne 
pouvait  pas  plus  chavirer  qu'une  baille,  elle  pouvait,  du  moins,  s'emplir  et 
couler.  Quant  à  la  maintenir  dans  une  direction  constante,  au  milieu  de.lames 
fouettées  parle  tourbillon  du  cyclone,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Quant  à  estimer 
la  roule  parcourue  et  suivie,  il  n'y  fallait  pas  prétendre. 


VALEUR  MARCHANDE  DE  KIN-FO  ENCORE  COMPROMISE.     149 

Cependant,  un  heureux  hasard  fit  que  la  Sam-Yep  atteignit,  sans  avaries 
graves,  le  centre  de  ce  gigantesque  disque  atmosphérique,  qui  couvrait  une 
aire  de  cent  kilomètres.  Là  se  trouvait  un  espace  de  deux  à  trois  milles,  mer 
calme,  vent  à  peine  sensible.  C'était  comme  un  lac  paisible  au  milieu  d'un 
océan  démonté. 

Ce  fut  le  salut  de  la  jonque,  que  l'ouragan  avait  poussée  là,  à  sec  de  toile. 
Vers  trois  heures  du  malin,  la  fureur  du  cyclone  tombait  comme  par  enchan- 
tement, et  les  eaux  furieuses  tendaient  à  s'apaiser  autour  de  ce  petit  lac 
central. 

Mais,  lorsque  le  jour  vint,  la  Sam-Yep  eût  vainement  cherché  quelque  terre 
à  1  horizon.  Plus  une  côte  on  vue.  Les  eaux  du  golfe,  reculées  jusqu'à  la  ligne 
circulaire  du  ciel,  l'entouraient  de  toutes  parts. 


CHAPITRE    XVriI 


ou    r.RAIG    ET    FRV,    POUSSES    PAR    LA    CURIOSITE,    VISITENT    LA   CALE 
DE    LA    «   SAM-YEP  ». 


«  Oîi  sommes-no  is,  capitaine  Yin?  demanda  Kin-Fo  lorsque  tout  péril  fut 
passé. 

—  Je  ne  puis  le  savoir  au  juste,  répondit  le  capitaine,  dont  la  figure  était 
redevenue  joviale. 

—  Dans  le  golfe  de  Pé-Tché-Li? 

—  Peut-être. 

—  Ou  dans  le  golfe  de  Léao-Tong? 

—  Cela  est  possible. 

—  Mais  où  aborderons-nous? 

—  Où  le  vent  nous  poussera! 

—  Et  quand  ? 

—  Il  m'est  impossible  de  le  dire. 

—  Un  vrai  Chinois  est  toujours  orienté,  monsieur  le  capitaine,  reprit  Kin-Fo 


loû  LES   TRIBULATIONS   DUX   CHINOIS   EN    CHINE. 

d'assez  mauvaise  humeur,  en  citant  un  dicton  très  à  la  mode  dans  l'Empire  du 
Milieu. 

—  Sur  terre,  oui!  répondit  le  capitaine  Yin.  Sur  mer,  non:  » 
Et  sa  bouche  de  se  fendi-e  jusqu'à  ses  oreilles. 

«  Il  n'y  a  pas  matière  à  rire,  dit  Kin-Fo. 

—  Ni  à  pleurer,»  répliqua  le  capitaine. 

La  vérité  est  que,  si  la  situation  n'avait  rien  d'alarmant,  il  était  impossible 
au  capitaine  Yin  de  dire  où  se  trouvait  la  Sam-Yep.  Sa  direction  pendant  la 
tempête  tournante,  comment  l'eût-il  relevée,  sans  boussole  et  sous  l'action 
d'un  vent  dispersé  sur  les  trois  quarts  du  compas  ?  La  jonque,  ses  voiles 
serrées,  échappant  presque  entièrement  à  l'influence  du  gouvernail,  avait  été 
le  jouet  de  l'ouragan.  Ce  n'était  donc  pas  sans  raison  que  les  réponses  du 
capitaine  avaient  été  si  incertaines.  Seulement,  il  aurait  pu  les  produire  avec 
moins  de  jovialité. 

Cependant,  tout  compte  fait,  qu'elle  eût  été  entraînée  dans  le  golfe  de  Léao- 
Tong  ou  rejetée  dans  le  golfe  de  Pé-Tché-Li,  la  Sam-Yep  ne  pouvait  hésiter  à 
mettre  le  cap  au  nord-ouest.  La  terre  devait  nécessairement  se  trouver  dans 
cette  direction.  Question  de  distance,  voilà  tout. 

Le  capitaine  Yin  eût  donc  hissé  ses  voiles  et  marché  dans  le  sens  du  soleil, 
qui  brillait  alors  d'un  vif  éclat,  si  cette  manœuvre  eût  été  possible  en  ce 
moment. 

Elle  ne  l'était  pas. 

En  effet,  calme  plat  après  le  typhon,  pas  un  cour;  nt  dans  les  couches 
atmosphériques,  pas  un  souffle  de  vent.  Une  mer  sans  ides,  à  peine  goulléc 
par  les  ondulations  d'une  large  houle,  simple  balancement,  auquel  manque 
le  mouvement  de  translation.  La  jonque  s'élevait  et  s'abaissait  sous  une  force 
régulière,  qui  ne  la  déplaçait  pas.  Une  vapeur  chaude  pesait  sur  les  eaux,  et 
le  ciel,  si  profondément  troublé,  pendant  la  nuit,  semblait  maintenant 
impropre  à  une  lutte  des  éléments.  C'était  un  de  ces  calmes  «blancs»,  dont 
la  durée  échappe  à  toute  appréciation. 

«  Très-bien!  se  ditKin-Fo.  Après  la  tempête,  qui  nous  a  entraînés  au  large, 
le  défaut  de  vent  qui  nous  empêche  de  revenir  vers  la  terre!  » 

Puis,  s' adressant  au  capitaine  : 

«  Que  peut  durer  ce  calme?  demanda-t-il. 

—  Dans  cette  saison,  monsieur!  Eh!  qui  pourrait  le  savoir?  répondit  le 
capitaine. 


CURIOSITÉ   DE   CRAIG  ET  FRIG.  loi 

—  Des  heures  ou  des  jours? 

—  Des  jours  ou  des  semaines  !  répliqua  Yiii  avec  un  sourire  de  parfaite 
résignation,  qui  faillit  mettre  son  passager  en  fureur. 

—  Des  semaines  !  s'écria  Kin-Fo.  Est-ce  que  vous  croyez  que  je  puis  attendre 
des  semaines  ! 

—  Il  le  faudra  bien,  à  moins  que  nous  ne  traînions  notre  jonque  à  la 
remorque  ! 

—  Au  diable  votre  jonque,  et  tous  ceux  qu  elle  porte,  et  moi  le  premier, 
qui  ai  eu  la  mauvaise  idée  de  prendre  passage  à  son  bord  ! 

—  Monsieur,  répondit  le  capitaine  Vin,  voulez-vous  que  je  vous  donne  deux 
bons  conseils? 

—  Donnez  ! 

—  Le  premier,  c'est  d'aller  tranquillement  dormir,  comme  je  vais  le  faire, 
ce  qui  sera  sage,  après  toute  une  nuit  passée  sur  le  pont. 

—  Et  le  second?  demanda  Kin-Fo,  que  le  calme  du  capitaine  exaspérait 
autant  que  le  calme  de  la  mer. 

—  Le  second,  répondit  Yin,  c'est  d'imiter  mes  passagers  de  la  cale.  Ceux-là 
ne  se  plaignent  jamais  et  prennent  le  temps  comme  il  vient.  » 

Sur  cette  philosophique  observation,  digne  de  Wang  en  personne,  le  capi- 
taine regagna  sa  cabine,  laissant  deux  ou  trois  hommes  de  l'équipage  étendus 
sur  le  pont. 

Pendant  un  quart  d'heure,  Kin-Fo  se  promena  de  l'avant  à  l'arrière,  les 
bras  croisés,  ses  doigts  battant  les  trilles  de  l'impatience.  Puis,  jetant  un 
dernier  regard  à  cette  morne  immensité,  dont  la  jonque  occupait  le  centre, 
il  haussa  les  épaules,  et  rentra  dans  le  rouffle,  sans  avoir  même  adressé  la 
parole  à  Fry-Craig. 

Les  deux  agents,  cependant,  étaient  là,  appuyés  sur  la  lisse,  el,  suivant  leur 
habitude,  causaient,  sympathiquement,  sans  parler.  Ils  avaient  entendu  les 
demandes  de  Kin-Fo,  les  réponses  du  capitaine,  mais  sans  prendre  part  à  la 
conversation.  A  quoi  leur  eût  servi  de  s'y  mêler,  et  pourquoi,  surtout,  se 
seraient-ils  plaints  de  ces  retards,  qui  mettaient  leur  client  de  si  niauvaise 
humeur? 

En  effet,  ce  qu'ils  perdaient  en  temps,  ils  le  gagnaient  en  sécurité.  Pui^que 
Kin-Fo  ne  courait  aucun  danger  à  bord  et  que  la  main  de  Lao-Shen  ne  pouvait 
l'y  atteindre,  que  pouvaient-ils  demander  de  mieux  ? 

En  outre,  le  terme  après  lequel  leur  responsabilité  serait  dégagée  appro- 


LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 


I  Que  peut  Juier  ce  calme 


chait.  Quarante  heures  encore,  et  toute  l'armée  des  Taï-ping  se  serait  ruée  sur 
l'ex-clienl  de  la  Centenaire,  qu'ils  n'auraient  pas  risqué  un  cheveu  pour  le 
détendre.  Très  pratiques,  ces  Américains!  Dévoués  à  Kin-Fo  tant  qu'il  valait 
deux  cent  mille  dollars!  Absolument  inditîérents  à  ce  qui  lui  arriverait,  quand 
il  ne  vaudrait  plus  une  sapèque  ! 

Craig  et  Fry,  ayant  ainsi  raisonné,  déjeunèrent  de  fort  bon  appétit.  Leurs 
provisions  étaient  d'excellente  qualité.  Ils  mangèrent  du  même  plat,  à  la  même 
assiette,  la  même  quantité  de  bouchées  de  pain  et  de  morceaux  de  viande 
froide.  Ils  burent  le  même  nombre  de  verres  d'un  excellent  vin  de  Chao- 


Frrr:  Fm'!  »  fireat  Craig  et  Fry.  (Page  li6.) 


Chigne,  à  la  santé  de  l'honorable  William  J.  Bidulph.  Ils  fumèrent  la  môme 
demi-douzaine  de  cigares,  et  prouvèrenl  une  fois  de  plus  qu'on  peut  ètro 
«  Siaujois  »  de  goûts  et  d'habitudes,  si  on  ne  l'est  pas  de  naissance. 

Braves  Yankees,  qui  croyaient  être  au  bout  de  leurs  peines  ! 

La  journée  s'écoula  sans  incidents,  sans  accidents.  Toujours  même  calme  de 
l'atmosphère,  même  aspect  «  flou  »  du  ciel.  Rien  (jui  fit  prévoir  un  change- 
ment dans  l'état  météorologique.  î.es  eaux  de  la  mer  s'étaient  immobilisées 
comme  celles  d'un  lac. 

Vers  quatre  heures,  Soun  reparut  sur  le  pont,  chancelant,  titubant,  sem- 


134  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

blable  à  un  homme  ivre,  bien  que  de  sa  vie  il  n'eut  jamais  moins  bu  que 
pendant  ces  derniers  jours. 

Après  avoir  été  violette  au  début,  puis  indigo,  puis  bleue,  puis  verte,  sa 
face,  maintenant,  tendait  à  redevenir  jaune.  Une  fois  à  terre,  lorsqu'elle  serait 
orangée,  sa  couleur  habituelle,  et  qu'un  mouvement  de  colère  la  rendrait 
rouge,  elle  aurait  passé  successivement  et  dans  leur  ordre  naturel  par  toute 
la  gamme  des  couleurs  du  spectre  solaire. 

Soun  se  traîna  vers  les  deux  agents,  les  yeux  à  demi  fermés,  sans  oser 
regarder  au  delà  des  bastingages  de  la  Ham-  ï'ep. 

«  Arrivés?...  demanda-t-il. 

—  Non,  répondit  Fry. 

—  Arrivons?... 

—  Non,  répondit  Craig. 

—  Ai  ai  ya!  »  fit  Soun. 

Et,  désespéré,  n'ayant  pas  la  ferre  d'en  dire  plus  long,  il  alla  s'étendre  au 
pied  du  grand  mât,  agité  de  soubresauts  convulsifs,  qui  remuaient  sa  natte 
écourtée  comme  une  petite  queue  de  chien. 

Cependant,  et  d'après  les  ordres  du  capitaine  Yin,  les  panneaux  du  pont 
avaient  été  ouverts,  afin  d'aérer  la  oale.  Bonne  précaution,  et  d'un  homme 
entendu.  Le  soleil  aurait  vite  fait  d'absorber  l'humidité  que  deux  ou  trois 
lames,  embarquées  pendant  le  typhon,  avaient  introduite  à  l'intérieur  de  la 
jonque. 

Graig-Fry,  en  se  promenant  sur  le  pont,  s'étaient  arrêtés  plusieurs  fois  devant 
le  griiiul  panneau.  Un  sentiment  de  curiosité  les  poussa  bientôt  à  visiter 
cette  cale  funéraire.  Ils  descendirent  donc  par  l'épontille  entaillée,  qui  y 
donnait  accès. 

Le  soleil  dessinait  alors  un  grand  trapèze  de  lumière  ïi  l'aplomb  même  du 
grand  panneau  ;  mais  la  partie  avant  et  arrière  de  la  cale  restait  dans  une 
obscurité  profonde.  Cependant,  les  yeux  de  Craig-Fry  se  firent  bientôt  à  ces 
ténèbres,  et  ils  purent  observer  l'arrimage  de  cette  cargaison  spéciale  de  la 
Sam-Yep. 

La  cale  n'était  point  divisée,  ainsi  que  cela  se  fait  dans  la  plupart  des  jonques 
de  commerce,  par  des  cloisons  transversales.  Elle  demeurait  donc  libre  de 
bout  en  bout,  entièrement  réservée  au  chargement,  quel  qu'il  fût,  car  les 
rouffles  du  pont  suffisaient  au  logement  de  l'équipage. 

De  chaque  côté  de  cette  cale,  propre  comme  l'antichambre  d'un  cénotaphe. 


CURIOSITE   DE   CRAIG   ET   FRY.  lo'i 

s'étageaieiit  les  soixante-quinze  cercueils  à  destination  de  Fou-Ning.  Solide- 
ment arrimés,  ils  ne  pouvaient  ni  se  déplacer  aux  coups  de  roulis  et  de  tan- 
gage, ni  compromettre  en  aucune  façon  la  sécurité  de  la  jonque. 

Une  coursive,  laissée  libre  entre  la  double  rangée  de  bières,  permettait 
l'aller  d'une  extrémité  à  l'autre  de  la  cale,  tantôt  en  pleine  lumière  à  l'ouvert 
les  deux  panneaux,  tantôt  dans  une  obscurité  relative. 

Craig  et  Fi-y,  silencieux  comme  s'ils  eussent  été  dans  un  mausolée,  s'enga- 
gèrent à  travers  cette  coursive. 

Ils  regardaient,  non  sans  quelque  curiosité. 

Là  étaient  des  cercueils  de  toutes  formes,  de  toutes  dimensions,  les  uns 
riches,  les  autres  pauvres.  De  ces  émigrants.  que  les  nécessités  de  la  vie 
avaient  entraînés  au  delà  du  Pacifique, ceux-là  avaient  fait  fortune  aux  placers 
californiens,  aux  mines  de  la  Nevada  ou  du  Colorado,  en  petit  nombre,  hélas  ! 
Les  autres,  arrives  misérables,  s'en  retournaient  tels.  Mais  tous  revenaient  au 
pays  natal,  égaux  dans  la  mort.  Une  dizaine  de  bières  en  bois  précieux,  ornées 
avec  toute  la  fantaisie  du  luxe  chinois,  les  autres  simplement  faites  de 
quatre  planches,  grossièrement  ajustées  et  peintes  en  jaune,  telle  était  la  car- 
gaison du  navire.  Riche  ou  pauvre,  chaque  cercueil  portait  un  nom  que  Fry- 
Craig  purent  lire  en  passant  :  Lien-Fou  de  Yun-Ping-Fu,  Nan-Loou  de 
Fou-Ning,  Shen-Kin  de  Lin-Kia,  Luang  de  Ku-Li-Koa,  etc.  Il  n'y  avait  pas  de 
confusion  possible.  Chaque  cadavre,  soigneusement  étiqueté,  serait  expédié 
à  son  adresse,  et  irait  attendre  dans  les  vergers,  au  milieu  des  champs,  à  la 
surface  des  plaines,  l'heure  de  la  sépulture  définitive. 

«  Bien  compris  !  dit  Fry. 

—  Bien  tenu  !  »  répondit  Craig. 

Ils  n'auraient  pas  parlé  autrement  des  magasins  d'un  marchand  et  des 
docks  d'un  consignataire  de  San-Francisco  ou  de  New-York  ! 

Craig  et  Fry,  arrivés  à  l'extrémité  de  la  cale,  vers  l'avant,  dans  la  partie  la 
plus  obscure,  s'étaient  arrêtés  et  regardaient  la  coursive,  nettement  dessinée 
comme  une  allée  de  cimetière. 

Leur  exploration  achevée,  ils  s'apprêtaient  à  revenir  sur  le  pont,  lorsqu'un 
léger  bruit  se  fit  entendre,  qui  attira  leur  attention. 

<i.  Quelque  rat  !  dit  Craig. 

—  Quelque  rat  I  »  répondit  Fry. 

Mauvaise  cargaison  pour  ces  rongeurs I  Un  chargement  de  millet,  de  riz  ou 
de  ma'is,  eflt  mieux  fait  leur  affaire  ! 


156  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

Cependant,  le  bruit  continuait.  Il  se  produisait  à  hauteur  d'homme,  sur 
tribord,  et,  conséquemment,  à  la  rangée  supérieure  des  bières.  Si  ce  n'était 
un  grattement  de  dents,  ce  ne  pouvait  être  qu'un  grattement  de  griffes  ou 
d'ongles? 

«  Frrr!  Frrr!  »  firent  Cra'ig  et  Fry. 

Le  bruit  ne  cessa  pas. 

Les  deux  agents,  se  rapprochant,  écoutèrent  en  retenant  leur  respira- 
tion. Très  certiiinement,  ce  grattement  se  produisait  à  l'intérieur  de  l'un  des 
cercueils, 

«  Est-ce  qu'ils  auraient  mis  dans  une  de  ces  boites  quelque  Chinois  en 
léthargie?...  dit  Craig. 

—  Et  qui  se  réveillerait,  après  une  traversée  de  cinq  semaines?  »  répondit 
Fry. 

Les  deux  agents  posèrent  la  main  sur  la  bière  suspecte  et  constatèrent,  à 
ne  pouvoir  se  tromper,  qu'un  mouvement  se  faisait  dans  l'intérieur. 
«  Diable  !  dit  Craig. 

—  Diable  !  »  dit  Fry. 

La  même  idée  leur  était  naturellement  venue  fi  tous  deux  que  quelque 
prochain  danger  menaçait  leur  client. 

Aussitôt,  retirant  peu  à  peu  la  main,  ils  sentirent  que  le  couvercle  du  cer- 
cueil se  soulevait  avec  précaution. 

Craig  et  Fry,  en  gens  que  rien  ne  saurait  surprendre^  restèrent  immobiles, 
et.  puisqu'ils  ne  pouvaient  voir  dans  cette  profonde  obscurité,  ils  écoutèrent, 
non  sans  anxiété. 

«  Est-ce  toi,  Couo?  »  dit  une  voix,  que  contenait  un  sentiment  d'excessive 
prudence. 

Presque  en  même  temps,  de  l'une  des  bières  de  bâbord,  qui  s'entr'ouvrit, 
une  autre  voix  murmura  : 

"Est-ce  toi,  Fà-Kien?» 

Et  ces  quelques  paroles  furent  rapidement  échangées  : 

«  C'est  pour  cette  nuit?... 

—  Pour  celte  nuit. 

—  Avant  que  la  lune  ne  se  lève? 

—  A  la  deuxième  veille. 

—  Et  nos  compagnons? 

—  Ils  sonv  prévenus. 


CURIOSITÉ   DE   CRAir,  ET  FRY.  137 

—  Trente-six  heures  de  cercueil,  j'en  ai  assez-! 

—  J'en  ai  trop  ! 

—  Enfin,  Lao-Shen  l'a  voulu! 

—  Silence  !  » 

Au  nom  du  célèbre  Taï-ping,  Craig-Fry,  si  maîtres  d'eux-mêmes  qu'ils  fus- 
sent, n'avaient  pu  retenir  un  léger  mouvement. 

Soudain,  les  couvercles  étaient  retombés  sur  les  boîtes  oblongues.  Un 
silence  absolu  régnait  dans  la  cale  de  la  Sain-Yep. 

Fry  et  Craig.  rampant  sur  les  genoux,  regagnèrent  la  partie  de  la  coursive 
éclairée  par  le  grand  panneau,  et  remontèrent  les  entailles  de  l'épontille.  Un 
instant  après,  ils  s'arrêtaient  à  l'arrière  du  rouffle,  là  où  personne  ne  pouvait 
les  entendre. 

«  Morts  qui  parlent...  dit  Craig. 

—  Ne  sont  pas  morts!»  répondit  Fry. 

Un  nom  leur  avait  tout  révélé,  le  nom  de  Lao-Shen  l 

Ainsi  donc,  des  compagnons  de  ce  redoutable  Taï-ping  s'étaient  glissés  à 
bord.  Pouvait-on  douter  que  ce  fût  avec  la  complicité  du  capitaine  Yin,  de  son 
équipage,  des  chargeurs  du  port  de  Takou,  qui  avaient  embarqué  la  funèbre 
cargaison  ?  Non  !  Après  avoir  été  débarqués  du  navire  américain,  qui  les  rame- 
nait de  San-Francisco,  les  cercueils  étaient  restés  dans  un  dock  pendant 
deux  nuits  et  deux  jours.  Une  dizaine,  une  vingtaine,  plus  peut-être,  de  ces 
pirates  affiliés  à  la  bande  de  Lao-Shen,  violant  les  cercueils,  les  avaient  vidés 
de  leurs  cadavres,  afin  d'en  prendre  la  place.  Mais,  pour  tenter  ce  coup,  sous 
l'inspiration  de  leur  chef,  ils  avaient  donc  su  que  Kin-Fo  allait  s'embarquer 
sur  la  Sam-Yep?  Or,  comment  avaient-ils  pu  l'apprendre? 

Point  absolument  obscur,  qu'il  était  inopportun,  d'ailleurs,  de  vouloir 
éclaircir  en  ce  moment. 

Ce  qui  était  certain,  c'est  que  des  Chinois  de  la  pire  espèce  se  trouvaient 
à  bord  de  la  jonque  depuis  le  départ  de  Takou,  c'est  que  le  nom  de  Lao-Shen 
venait  d'être  prononcé  par  l'un  deux,  c'est  que  la  vie  de  Kin-Fo  était  directe- 
ment et  prochainement  menacée  ! 

Cette  nuit  même,  cette  nuit  du  28  au  29  juin,  allait  coûter  deux  cent  mille 
dollars  à  la  Centenaire,  qui,  cinquante-quatre  heures  plus  tard,  la  police 
n'étant  pas  renouvelée,  n'aurait  plus  rien  eu  à  payer  aux  ayants-droit  de  son 
ruineux  client! 

Ce  serait  ne  pas  connaître  Fry  et  Craig  que  d'imaginer  qu'ils  perdirent  la 


158  LES   TRIBULATIONS   D'UX   CHINOIS   EN   CHINE. 

tètfi  en  ces  graves  coiijonctui'es.  Leur  parti  fut  pris  iniiiiédiatemenl  :  il  i'allait 
obliger  Kin-Fo  fi  (juitter  la  janque  avant  l'heuie  de  la  deuxième  veille,  et  fuir 
avec  lui. 

Mais  comment  s'échapper?  S'emparer  de  l'unique  embarcation  du  bord? 
Impossible.  C'était  une  lourde  pirogue  qui  exigeait  les  efforts  de  tout  l'équi- 
page pour  être  hissée  du  pont  et  mise  à  la  mer.  Or,  le  capitaine  Yin  et  ses 
complices  ne  s'y  seraient  pas  prêtés.  Donc,  nécessité  d'agir  autrement,  quels 
que  fussent  les  dangers  à  courir. 

11  était  alors  sept  heures  du  soir.  Le  capitaine,  enfermé  dans  sa  cabine, 
n'avait  pas  reparu.  Il  attendait  évidemment  l'heure  convenue  avec  les  compa- 
gnons de  Lao-Shen. 

"  Pas  un  instant  à  perdre  !  »  dirent  Fry-Craig. 

Non!  pas  un!  Les  deux  agents  n'auraient  pas  été  plus  menacés  sur  un 
brûlot,  entraîné  au  large,  mèche  allumée. 

La  jonque  semblait  alors  abandonnée  ;\  la  dérive.  Un  seul  matelot  dor- 
mait à  l'avant. 

Ci'aig  et  Fry  poussèrent  la  porte  du  rouflle  de  l'arrière,  et  arrivèrent  près 
de  Kin-Fo. 

Kin-Fo  dormait. 

La  pression  d'une  main  l'éveilla. 

e  Que  me  veut-on?  »  dit-il. 

En  quelques  mots,  Kin-Fo  fut  mis  au  courant  de  la  situation.  Le  courage 
et  le  sang-froid  ne  l'abandonnèrent  pas. 

«  Jetons  tous  ces  faux  cadavres  à  la  mer!  »  s'écria-t-il. 

Une  crâne  idée,  mais  absolument  inexécutable,  étant  donnée  la  complicité 
du  capitaine  Yin  et  de  ses  passagers  de  la  cale. 

«  Que  faire  alors?  demanda- t-il. 

—  Revêtir  ceci  !  «  répondirent  Fry-Craig. 

Ce  disant,  ils  ouvrirent  un  des  colis  embarqués  A  Tong-Tchéou,  et  présen- 
tèrent à  leur  client  un  de  ces  merveilleux  appareils  nautiques,  inventés  par 
le  capitaine  Boyton. 

Le  colis  contenait  encore  trois  autres  appareils  avec  les  ditîérents  usten- 
siles qui  les  complétaient  et  en  faisaient  des  engins  de  sauvetage  de  premier 
ordre. 

«  Soit,  dit  Kin-Fo.  Allez  chercher  Soun!  » 

Un  instant  après,  Fiy  ramenait  Soun,  complètement  hébété.  11  fallut  l'ha- 


CURIOSITE   DE   C.RAIG   ET   FRY.  459 

biller.  Il  se  laissa  faire,  machinalement ,  ne  manifestant  sa  pensée  que  par 
des  ai  ai  ija!  à  fendre  l'âme  ! 

A  huit  heures,  Kin-Fo  et  ses  compagnons  étaient  prêts.  On  eiit  dit  quatre 
phoques  des  mers  glaciales  se  disposant  à  faire  un  plongeon.  Il  faut  dire, 
toutefois,  que  le  phoque  Soun  n'eût  donné  qu'une  idée  peu  avantageuse  de  la 
souplesse  étonnante  de  ces  mammifères  marins,  tant  il  était  flasque  et  mol- 
lasse dans  son  vêtement  insubmersible. 

Déjà  la  nuit  commençait  à  se  faire  vers  l'est.  La  jonque  flottait  au  milieu 
d'un  absolu  silence  à  la  calme  surface  des  eaux. 

Craig  et  Fry  poussèrent  un  des  sabords  qui  fermaient  les  fenêtres  du 
rouftle  à  l'arrière,  et  dont  la  baie  s'ouvrait  au-dessus  du  couronnement  de 
la- jonque.  Soun,  enlevé  sans  plus  de  façon,  fut  glissé  à  travers  le  sabord 
et  lancé  à  la  mer.  Kin-Fo  le  suivit  aussitôt.  Puis,  Craig  et  Fry,  saisissant  les 
apparaux  qui  leur  étaient  nécessaires,  se  précipitèrent  à  sa  suite. 

Personne  ne  pouvait  se  douter  que  les  passagers  de  la  Sam-  Yep  venaient 
de  quitter  le  bordl 


CHAPITRE   XIX 


.QUI    XE    FINIT    BIEN-,    XI    POUR    LE    C.A.PITAIXE    YIX    GOMMAXDAXT    L.A    «    SAM-YEP  », 
XI  POUR  SON  ÉQUIPAGE. 


Les  appareils  du  capitaine  Boyton  consistent  uniquement  en  un  vêtement 
de  caoutchouc,  comprenant  le  pantalon,  la  jaquette  et  la  capote.  Par  la  nature 
même  de  l'étoffe  employée,  ils  sont  donc  imperméables.  Mais,  imperméables 
à  l'eau,  ils  ne  l'auraient  pas  été  au  froid,  résultant  d'une  immersion  prolongée. 
Aussi  ces  vêtements  sont-ils  faits  de  deux  étoffes  juxtaposées ,  entre  les- 
quelles on  peut  insuffler  une  certaine  quantité  d'air. 

Cet  air  sert  donc  à  deux  fins  :  1°  à  maintenir  l'appareil  suspenseur  à  la  sur- 
face de  l'eau  ;  2°  à  empêcher  par  son  interposition  tout  contact  avec  le  milieu 
liquide,  et  conséquemment  à  garantir  de  tout  refroidissement.  Ainsi  vêtu,  un 
homme  pourrait  rester  presque  indéfiniment  immergé. 


4  00 


LES   TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS  EN  CHINE 


Soua  fut  lancé  ; 


.  (Page  159.) 


Il  va  sans  dire  que  l'éfancliéité  des  joints  de  ces  appareils  était  parfaite.  Le 
pantalon,  dont  les  pieds  se  terminaient  par  de  pesantes  semelles,  s'agrafait 
au  cercle  d'une  ceinture  met  iliique,  assez  large  pour  laisser  quelque  jeu  aux 
mouvements  du  corps.  La  jaquette,  fixée  à  cette  ceinture,  se  raccordait  à  un 
solide  collier,  sur  lequel  s'adaptait  la  capote.  Celle-ci,  entourant  la  tète, 
s'appliquait  hermétiquement  au  front,  aux  joues,  au  menton,  par  un  liseré 
élastique.  De  la  figure,  on  ne  voyait  donc  plus  que  le  nez,  les  yeux  et  la  bouche. 

A  la  jaquette  étaient  fixés  plusieurs  tuyaux  de  caoutchouc,  qui  servaient 
;\  rintroduction  de  l'air,  et  permettaient  de  la  Téglementcr  selon  le  degré 


OUI    ME   FINIT   PAS   BIEN. 


»  (Page  IG3.) 


de  densité  que  l'on  voulait  obtenir.  On  pouvait  donc,  à  volonté,  être  plongé 
jusqu'au  cou  ou  jusqu'à  mi-corps  seulement,  ou  mêms  prendre  la  position 
liorizontale.  En  somme,  complète  liberté  d'action  et  de  mouvements,  sécu- 
rité garantie  et  absolue. 

Tel  est  l'appareil,  qui  a  valu  tant  de  succès  h  son  audacieux  inventeur,  et 
dont  l'utilité  pratique  est  manifeste  dans  un  certain  nombre  d'accidents  de 
mer.  Divers  accessoires  le  complétaient  :  un  sac  imperméable,  contenant 
quelques  ustensiles,  et  que  l'on  mettait  en  bandoulière  ;  un  solide  bâton,  qui  se 
fixait  au  pied  dans  une  douille  et  portait  une  petite  voile  taillée  en  foc;  une 


162  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

légère  pagaie,  qui  servait  ou  d'aviron  ou  de  gouvernail,  suivant  les  circonstances. 

Kin-Fo,  Craig-Fry,  Soun,  ainsi  équipés,  flottaient  maintenant  à  la  sur- 
face des  flots.  Soun,  poussé  par  un  des  agents,  se  laissait  faire,  et.  en  quelques 
coups  de  pagaie,  tous  quatre  avaient  pu  s'éloigner  de  la  jonque. 

l^a  nuit,  encore  très  obscure,  favorisait  cette  manœuvre.  Au  cas  où  le  capi- 
taine Yin  ou  quelques-uns  de  ses  matelots  fussent  montés  sur  le  pont,  ils 
n'auraient  pu  apercevoir  les  fugitifs.  Personne,  d'ailleurs,  ne  devait  supposer 
qu'ils  eussent  quitté  le  bord  dans  de  telles  conditions.  Les  coquins,  enfermés 
dans  la  cale,  ne  l'apprendraient  qu'au  dernier  moment. 

a  A  la  deuxième  veille  n,  avait  dit  le  faux  mort  du  dernier  cercueil,  c'est-à 
dire  vers  le  milieu  de  la  nuit, 

Kin-Fo  et  ses  compagnons  avaient  donc  quelques  heures  de  répit  pour 
fuir,  et,  pendant  ce  temps,  ils  espéraient  bien  gagner  un  mille  sous  le  vent 
de  la  Sam-Yep.  En  eff"et,  une  «  fraîcheur  »  commençait  à  rider  le  miroir 
des  eaux,  mais  si  légère  encore,  qu'il  ne  fallait  compter  que  sur  la  pagaie 
pour  s'éloigner  de  la  jonque. 

En  quelques  minutes,  Kin-Fo,  Craig  et  Fry  s'étaient  si  bien  habitués  h  leur 
appareil,  qu'ils  manœuvraient  instinctivement,  sans  jamais  hésiter,  ni  sur  le 
mouvement  à  produire,  ni  sur  la  position  à  prendre  dans  ce  moelleux  élé- 
ment. Soun,  lui-même,  avait  bientôt  recouvré  ses  esprits,  et  se  trouvait 
incomparablement  plus  à  son  aise  qu'à  bord  de  la  jonque.  Son  mal  de  mer 
avait  subitement  cessé.  C'est  que  d'être  soumis  au  tangage  et  au  roulis  d'une 
embarcation,  ou  de  subir  le  balancement  de  la  houle,  lorsqu'on  y  est  plongé  à 
mi-corps,  cela  est  très  diff'érent,  et  Soun  le  constatait  avec  quelque  satisfaction. 

Mais,  si  Soun  n'était  plus  malade,  il  avait  horriblement  peur.  Il  pensait  que 
les  requins  n'étaient  peut-être  pas  encore  couchés,  et,  instinctivement,  il 
repliait  ses  jambes,  comme  s'il  eût  été  sur  le  point  d'être  happé!...  Fran- 
chement, un  peu  de  celte  inquiétude  n'était  pas  trop  déplacée  dans  la 
circonstance  ! 

Ainsi  donc  allaient  Kin-Fo  et  ses  compagnons,  que  la  mauvaise  fortune 
continuait  à  jeter  dans  les  situations  les  plus  anormales.  En  pagayant,  ils  se 
tenaient  presque  horizontalement.  Lorsqu'ils  restaient  sur  place,  ils  repre- 
naient la  position  verticale. 

Une  heure  après  qu'ils  l'avaient  quittée,  la  Sam-Yephur  restait  à'un  demi- 
mille  au  vent.  Ils  s'arrêtèrent  alors,  s'appuyèrent  sur  leur  pagaie,  posée  à  plat, 
et  tinrent  conseil,  tout  en  ayant  bien  soin  de  ne  parler  qu'à  voix  basse. 


QUI  NE  FINIT  PAS   BIEN.  163 

«  Ce  coquin  de  capitaine!  s'écria  Craig,  pour  entrer  en  matière. 

—  Ce  gueux  de  Lao-Shen!  rispota  Fry. 

—  Cela  vous  étonne?  dit  Kin-Fo  du  ton  d'un  homme  que  rien  ne  saurait 
plus  surprendre. 

—  Oui!  répondit  Craig,  car  je  ne  puis  comprendre  comment  ces  miséra- 
bles ont  pu  savoir  que  nous  prendrions  passage  à  bord  de  cette  jonque  ! 

—  Incompréhensible,  en  effet,  ajouta  Fry. 

—  Peu  imnorle!  dit  Kiii-Fo,  puisqu'ils  l'on  su,  et  puisque  nous  avons 
échappé  ! 

—  Échappé!  répondit  Craig.  Non!  Tant  que  la  Sam-Ve/j  sera  en  vue,  nous 
ne  serons  pas  hors  de  danger! 

—  Eh  bien,  que  faire?  demanda  Kin-Fo. 

—  Reprendre  des  forces,  répondit  Fry,  et  nous  éloigner  assez  pour  ne  point 
être  aperçus  au  lever  du  jour  !  » 

Et  Fry,  insoufflant  une  certaine  quantité  d'air  dans  son  appareil,  remonta 
au-dessus  de  l'eau  jusqu'à  mi-corps.  Il  ramena  alors  son  sac  sur  sa  poi- 
trine, l'ouvrit,  en  tira  un  flacon,  un  verre  qu'il  remplit  d'une  eau-de-vie 
réconfortante,  et  le  passa  à  son  client. 

Kin-Fo  ne  se  fit  pas  prier,  et  vida  le  verre  jusqu'à  la  dernière  goutte. 
Craig-Fry  l'imitèrent,  et  Soun  ne  fut  point  oublié. 

<.  Ça  va?...  lui  dit  Craig. 

—  Mieux!  répondit  Soun,  après  avoir  bu.  Pourvu  que  nous  puissions  man- 
ger un  bon  morceau  ! 

—  Demain,  dit  Craig,  nous  déjeunerons  au  point  du  jour,  et  (jnelques 
tasses  de  thé... 

—  Froid  !  s'écria  Soun  en  faisant  la  grimace. 

—  Chaud  I  répondit  Craig. 

—  Vous  ferez  du  feu? 

—  Je  ferai  du  feu. 

—  Pourquoi  attendre  à  demain?  demanda  Soun. 

—  Voulez-vous  donc  que  notre  feu  nous  signale  au  capitaine  Yin  et  à  ses 
complices  ? 

—  Non  !  non  ! 

—  Alors,  à  demain  !  « 

En  vérité,  ces  braves  gens  causaient  1;\  «  comme  chez  eux  !  »  Seulement, 
la  légère  houle  leur  impiimait  un  mouvement  de  haut  en  bas,  qui  avait  un 


IGi  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN  CHINE. 


côté  singulièrement  comique.  Ils  montaient  et  descendaient  tour  à  tour,  au 
caprice  de  l'ondulation,  comme  les  marteaux  d'un  clavier  touché  par  la  maui 
d'un  pianiste. 

«  La  brise  commence  à  fraîchir,  fit  observer  Kin-Fo. 

—  Appareillons,  •>  répondirent  Fry-Craig. 

Et  ils  se  préparaient  à  mater  leur  bâton,  afin  d'y  hisser  sa  petite  voile,  lors- 
que Soun  poussa  une  exclamation  d'épouvante. 

»  Te  tairas-tu,  imbécile!  lui  dit  son  maître.  Veux-tu  donc  nous  faire 
découvrir? 

—  Mais  j'ai  cru  voir!...  murmura  Soun. 

—  Quoi  ? 

—  Une  énorme  bête...  qui  s'approchait!...  Quelque  requin!... 

—  Erreur,  Soun  !  dit  Craig,  après  avoir  attentivement  observé  la  surface  de 
la  mer. 

—  Mais,.,  j'ai  cru  sentir!...  reprit  Soun. 

—  Te  tairas-lu,  poltron!  dit  Kin-Fo,  en  posant  une  main  sur  l'épaule  de 
son  domestique.  Lors  même  que  tu  te  sentirais  happer  la  jambe,  je  te  défends 
de  crier,  sinon... 

—  Sinon,  ajouta  Fry,  un  coup  de  couteau  dans  son  appareil,  et  nous  l'enver- 
rons par  le  fond,  où  il  pourra  crier  tout  ii  son  aise  !  » 

Le  malheureux  Soun,  on  le  voit,  n'était  pas  au  terme  de  ses  tribulations. 
La  peur  le  travaillait,  et  joliment,  mais  il  n'osait  plus  souffler  mot.  S'il  ne 
regrettait  pas  encore  la  jonque,  et  le  mal  de  mer,  et  les  passagers  de  la  cale, 
cela  ne  pouvait  tarder. 

Ainsi  que  l'avait  constaté  Kin-Fo,  la  brise  tendait  à  se  faire  ;  mais  ce 
n'était  qu'une  de  ces  folles  risées,  qui,  )e  plus  souvent,  tombent  au  lever  du 
soleil.  Néanmoins,  il  fallait  en  profiter  pour  s'éloigner  autant  que  possible  de  la 
Sam-Yep.  Lorsque  les  compagnons  de  Lao-Shenne  trouveraient  plus  Kin-Fo 
clans  le  rouffle,  ils  se  mettraient  évidemment  à  sa  reclierche,  et,  s'il  était 
en  vue,  la  pirogue  leur  donnerait  toute  facilité  pour  le  reprendre.  Donc,  à  tout 
prix,  il  importait  d'être  loin  avant  l'aube. 

La  brise  soufflait  de  l'est.  Quels  que  fussent  les  parages  où  l'ouragan  avait 
ftoussé  la  jonque,  en  un  point  du  golfe  de  Léao-Tong,  du  golfe  d"e  Pé-Tché-Li 
ou  même  de  la  mer  Jaune,  gagner  dans  l'ouest,  c'était  évidemment  rallier 
le  littoral.  Là  pouvaient  se  rencontrer  quelques-uns  de  ces  bâtiments  de 
çonmierce  qui  cherchent  les  bouches  du  Pei-ho.  Là,  les  barques  de  pèche 


QUI  NE   FINIT  PAS  BIEN.  165 

fréquentaient  jour  et  nuit  les  abords  de  la  côte.  Les  chances  d'être  recueillis 
s'accroîtraient  donc  dans  une  assez  grande  proportion.  Si,  au  contraire, 
le  vent  fût  venu  de  l'ouest,  et  si  la  Sam-Vep  avait  été  emportée  plus  au  sud 
que  le  littoral  de  la  Corée,  Kin-Fo  et  ses  compagnons  n'auraient  eu  aucune 
chance  de  salut.  Devant  eux  se  fût  étendue  l'immense  mer,  et .  au  cas  où  les 
côtes  du  Japon  les  eussent  reçus,  ce  n'aurait  été  qu'à  l'état  de  cadavres,  flot- 
tant dans  leur  insubmersible  gaîne  de  caoutchouc. 

Mais,  ainsi  qu'il  a  été  dit,  cette  brise  devait  probablement  tomber  au  leverdu 
soleil,  et  il  fallait  l'utiliser  pour  se  mettre  prudemment  hors  de  vue. 

Il  était  environ  dix  heures  du  soir.  La  lune  devait  apparaître  au-dessus  de 
l'horizon  un  peu  avant  minuit,  il  n'y  avait  donc  pas  un  instant  à  perdre. 

«  A  la  voile!  »  dirent  Fry-Craig. 

L'appareillage  se  fit  aussitôt.  Rien  de  plus  facile,  en  somme.  Chaque  semelle 
du  pied  droit  de  l'appareil  portait  une  douille,  destinée  à  former  l'emplanture 
du  bâton,  qui  servait  demàtereau. 

Kin-Fo,  Soun,  les  deux  agents  s'étendirent  d'abord  sur  le  dos;  puis,  ils 
ramenèrent  leur  pied  en  pliant  le  genou,  et  plantèrent  le  bâton  dans  la  douille, 
après  avoir  préalablement  passé  à  son  extrémité  la  drisse  de  la  petite  voile. 
Dès  qu'ils  eurent  repris  la  position,  horizontale,  lebiton,  faisant  un  angle  droit 
avec  la  ligne  du  corps,  se  redressa  verticalement. 

"  Hisse  !  "  dirent  Fry-Craig. 

Et  chacun,  pesant  de  la  main  droite  sur  la  drisse,  hissa  au  bout  du  niâte- 
reau  l'angle  supérieur  de  la  voile,  qui  était  taillée  en  triangle. 

La  drisse  fut  amarrée  à  la  ceinture  métallique,  l'écoute  tenue  à  la  main,  et  la 
brise,  gonflant  les  quatre  focs,  emporta  au  milieu  d'un  léger  remous  la  petite 
flottille  de  scaphandres. 

Ces  «  hommes-barques  ]j  ne  méritaient-ils  pas  ce  nom  de  scaphandres  plus 
justement  que  les  travailleurs  sous-marins,  auxquels  il  est  ordinairement  et 
improprement  appliqué  ? 

Dix  minutes  après,  chacun  d'eux  manœuvrait  avec  une  sûreté  et  une  facilité 
parfaites.  Ils  voguaient  de  conserve,  sans  s'écarter  les  uns  des  autres.  On 
eût  dit  une  troupe  d'énormes  goélands,  qui,  l'aile  tendue  à  la  brise,  glissaient 
légèrement  à  la  surface  des  eaux. 

Cette  navigation  était  très  favorisée,  d'ailleurs,  par  l'état  de  la  mer.  Pas 
une  lame  ne  troublait  la  longue  et  calme  ondulation  de  sa  surface,  ni  clapotis 


166  LES  TRIBULATIONS  DUN   CHINOIS   EN   CHINE. 

Deux  ou  trois  fois  seulement,  le  maladroit  Soun,  oubliant  les  recommanda- 
tions de  Fry-Craig,  voulut  tourner  la  tête  et  avala  quelques  gorgées  de  l'amer 
liquide.  Mais  il  en  fut  quitte  pour  une  ou  deux  nausées.  Ce  n'était  pas,  d'ail- 
leurs, ce  qui  l'inquiétait,  mais  bien  plutôt  la  crainte  de  rencontrer  une  bande 
de  squales  féroces  !  Cependant,  on  lui  fit  comprendre  qu'il  courait  moins  do 
risques  dans  la  position  horizontale  que  dans  la  position  verticale.  En  effet,  la 
disposition  de  sa  gueule  oblige  le  requin  à  se  retourner  pour  happer  sa  proie, 
et  ce  mouvement  ne  lui  est  pas  facile  quand  il  veut  saisir  un  objet  qui  flotte 
horizontalement.  En  outre,  on  a  remarqué  que  si  ces  animaux  voraces  se 
jettent  sur  les  corps  inertes,  ils  hésitent  devant  ceux  qui  sont  doués  de  mou- 
vement. Soun  devait  donc  s'astreindre  à  remuer  sans  cesse,  et  s'il  remua,  on 
le  laisse  à  penser. 

Les  scaphandres  naviguèrent  de  la  sorte  pendant  une  heure  environ.  Il 
n'en  fallait  ni  plus  ni  moins  pour  Kin  Fo  et  ses  compagnons.  Moins,  ne  les 
eût  pas  assez  rapidement  éloignés  de  la  jonque.  Plus,  les  aurait  fatigués 
autant  par  la  tension  donnée  à  leur  petite  voile  que  par  le  clapotis  trop 
accentué  des  flots. 

Craig-Fry  commandèrent  alors  de  «  stopper  ».  Les  écoutes  furent  larguées, 
et  la  flottille  s'arrêta. 

.(  Cinq  minutes  de  repos,  s'il  vous  plail,  monsieur?  dit  Craig  en  s'adressant 
à  Kin-Fo. 

—  Volontiers,  ii 

Tous,  à  l'excepliou  de  Soun,  qui  voulut  rester  étendu  <>  par  prudence  », 
et  continua  à  gigotter,  reprirent  la  position  verticale. 
«  Un  second  verre  d'eau-de-vie  ?  dit  Fry. 

—  Avec  plaisir,  »  répondit  Kin-Fo. 

Quelques  gorgées  de  la  réconfortante  liqueur,  il  ne  leur  en  fallait  pas. 
davantage  pour  l'instant.  La  faim  ne  les  tourmentait  pas  encore.  Ils  avaient 
dîné,  une  heure  avant  de  quitter  la  jonque,  et  pouvaient  attendre  jusqu'au  len- 
demain matin.  Quant  à  se  réchauffer,  c'éiait  inutile.  Le  matelas  d'air,  inter- 
posé entre  leur  corps  et  l'eau,  les  garantissait  de  toute  fraîcheur.  La  tempé- 
rature normale  de  leur  corps  n'avait  certainement  pas  baissé  d'un  degré  depuis 
le  départ. 

Et  la  Sam-Yep,  était-elle  toujours  en  vue? 

Craig  et  Fry  se  retournèrent.  Fry  tira  de  son  sac  une  lorgnette  de  nuit  et 
la  promena  soigneusement  sur  l'hori/o"  de  lest. 


QUI  NE   FINIT   PAS   BIEN.  167 

Rien!  Pas  une  c(e  ces  ombres,  à  peine  sensibles,  que  dessinent  les  bâti- 
ments sur  le  fond  obscur  du  ciel.  D'ailleurs,  nuit  noire,  un  peu  embrumée, 
avare  d'étoiles.  Les  planètes  ne  formaient  qu'une  sorte  de  nébuleuse  au 
firmament.  Mais,  très  probablement, la  lune,  qui  n'allait  pas  tarder  h  montrer 
son  demi-disque,  dissiperait  ces  brumes  peu  opaques  et  dégagerait  largement 
l'espace. 

«  La  jonque  est  loin  !  dit  Fry. 

—  Ces  coquins  dorment  encore,  répondit  Craig,  et  n'auront  pas  profité  de  la 
brise  ! 

—  Quand  vous  voudrez?  »  dit  Kin-Fo,  qui  raidit  son  écoute  et  tendit  de 
nouveau  sa  voile  au  vent. 

Ses  compagnons  l'imitèrent,  et  tous  reprirent  leur  première  direction  sous 
la  poussée  d'une  brise  un  peu  plus  faite 

Ils  allaient  ainsi  dans  l'ouest.  Conséquemment,  la  lune,  se  levant  à  l'est,  ne 
devait  pas  frapper  directement  leurs  regards;  mais  elle  éclairerait  de  ses 
premiers  rayons  l'horizon  opposé,  et  c'était  cet  horizon  qu'il  importait 
d'observer  avec  soin.  Peut-êlie,  au  lieu  d'imc  ligne  circulaire,  nettement 
tracée  par  le  ciel  et  l'eau,  présenterait-il  un  profil  accidenté,  frangé  des  lueurs 
lunaires.  Les  scaphandres  ne  s'y  tromperaient  pas.  Ce  serait  le  littoral  du 
Céleste  Empire,  et,  en  quelque  point  qu'ils  y  accostassent,  le  salut  assuré.  La 
côte  était  franche,  le  ressac  presque  nul.  L'atterrissage  ne  pouvait  donc  être 
dangereux.  Une  fois  à  terre,  on  déciderait  ce  qu'il  conviendrait  de  faire  ulté- 
rieurement. 

Vers  onze  heures  trois  quarts  environ,  quelques  blancheurs  se  dessinèrent 
vaguement  sur  les  brumes  du  zénith.  Le  quartier  de  lune  commençait  à 
déborder  la  ligne  d'eau. 

Ni  Kin-Fo  ni  aucun  de  ses  compagnons  ne  se  retournèrent.  La  brise  qui 
fraîchissait,  pendant  que  se  dissipaient  les  hautes  vapeurs,  les  entraînait  alors 
avec  une  certaine  rapidité.  Mais  ils  sentirent  que  l'espace  s'éclairait  peu  à  peu. 

En  même  temps ,  les  constellations  apparurent  plus  nettement.  Le  vent 
qui  remontait  balayait  les  brumes,  et  un  sillage  accentué  frémissait  à  la  tête 
des  scaphandres. 

Le  disque  de  la  lune,  passé  du  rouge  cuivre  au  blanc  d'argent,  illumina 
bientôt  tout  le  ciel. 

Soudain,  un  bon  juron,  bien  franc,  bien  américain,  s'échappa  de  la  bouche 
de  Craig  : 


U;8  LES   TRIBULATIONS   DIX   CHINOIS  EN   CHINE. 


Ils  voguaient  de 


(Page  ICi. 


«  La  jonque!  »  dit-il. 

Tous  s'arrêtèrent. 

«  Bas  les  voiles  !  »  cria  Fry. 

En  un  instant,  les  quatres  focs  furent  amenés,  et  les  bâtons  déplantes  de 
leurs  douilles. 

Kin-Fo  et  ses  compagnons,  se  replaçant  verticalement ,  regardèrent  der- 
rière eux. 

La  Sam-Vep  était  là,  à  moins  d'un  mille,  se  profilant  en  noir  sur  l'iiorizon 
éclairci,  toutes  voiles  dehors. 


on   NE   FIMT   PAS   BIEN. 


169 


Évidemment  il  y  avait  lutte.  (Page  170.) 


C'était  bien  la  jonque  !  Elle  avait  appareillé  et  profitait  maintenant  de  la 
brise.  Le  capitaine  Yin,  sans  doute,  s'était  aperçu  de  la  disparition  de  Kin-Fo, 
sans  avoir  pu  comprendre  comment  il  était  parvenu  à  s'enfuir.  A  tout  liasard, 
il  s'était  mis  à  sa  poursuite,  d'accord  avec  ses  complices  delà  cale,  et,  avant  un 
quart  d'heure,  Kin-Fo,  Soun,  Craig  et  Fry,  seraient  retombés  entre  ses  mains  I 

Mais  avaient-ils  été  vus  au  milieu  de  ce  faisceau  lumineux  dont  les  baignait 
la  lune  à  la  surface  de  la  mer  ?  Non,  peut-être  ! 

«  Bas  les  têtes  !  »  dit  Craig,  qui  se  rattacha  à  cet  espci: 

11  fut  compris.  Les  tuyau.xdes  appareils  laissèrent  fuser  un  peu  d'air,  et  les 


170  LES  TRIBULATIONS   D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 


quatre  scaphandres  s'enfoncèrent  de  façon  que  leur  tète  encapuchonnée 
émergeât  seule.  Il  n'y  avait  plus  qu'à  attendre  dans  un  absolu  silence,  sans 
faire  un  mouvement. 

La  jonque  approchait  avec  rapidité.  Ses  hautes  voiles  dessinaient  deux  larges 
ombres  sur  les  eaux. 

Cinq  minutes  après,  la  Sam-Vep  n'était  plus  qu'à  un  demi-mille.  Au-dessus 
des  bastingages,  les  matelots  allaient  et  venaient.  A  l'arrière,  le  capitaine 
tenait  la  barre. 

Manœuvrait-il  pour  atteindre  les  fugitifs?  Ne  faisait-il  que  se  maintenir  dans 
le  lit  du  vent?  On  ne  savait. 

Tout  à  coup,  des  cris  se  firent  entendre.  Une  masse  d'hommes  apparut  sur 
le  pont  de  la  .Sam- Fe/).  Les  clameurs  redoublèrent. 

Évidemment,  il  y  avait  lutte  entre  les  faux  morts,  échappés  de  la  cale,  et 
l'équipage  de  la  jonque. 

Mais  pourquoi  cette  lutte?  Tous  ces  coquins,  matelots  et  pirates,  n'étaient- 
ils  donc  pas  d'accord? 

Kin-Fo  et  ses  compagnons  entendaient  très  clairement,  d'une  part  d'hor- 
ribles vociférations,  de  l'autre  des  cris  de  douleur  et  de  désespoir,  qui  s'étei- 
gnirent en  moins  de  quelques  minutes. 

Puis,  un  violent  clapotis  de  l'eau,  le  long  de  la  jonque,  indiqua  que  des  corps 
étaient  jetés  à  la  mer. 

Non  !  le  capitaine  Yin  et  son  équipage  n'étaient  pas  les  complices  des  ban- 
dits de  Lao-Shen  !  Ces  pauvres  gens ,  au  contraire ,  avaient  été  surpris  et 
massacrés.  Les  coquins,  qui  s'étaient  cachés  à  bord,  —  sans  doute  avec  l'aide 
des  chargeurs  de  Takou,  —  n'avaent  eu  d'autre  dessein  que  de  s'emparer 
de  la  jonque  pour  le  compte  duTaï-ping,  et,  certainement,  ils  ignoraient  que 
Kin-Fo  eût  été  passager  de  la  Sam-YepI 

Or,  si  celui-ci  était  vu,  s'il  était  pris,  ni  lui,  ni  Fry-Craig,  ni  Soun,  n'au- 
raient de  pitié  à  attendre  de  ces  misérables. 

La  jonque  avançait  toujours.  Elle  les  atteignit,  mais,  par  une  chance  ines- 
pérée, elle  projeta  sur  eux  l'ombre  de  ses  voiles. 

Ils  plongèrent  un  instant. 

Lorsqu'ils  reparurent,  la  jonque  avait  passé,  sans  les  voir,  et  fuyait  au  milieu 
d'un  rapide  sillage. 

Un  cadavre  flottait  à  l'arrière,  et  le  remous  l'approcha  peu  à  peu  des  sca- 
phandres. 


QUI   NE   FINIT  PAS  BIEN.  171 

C'ctail  le  corps  du  capitaine,  un  poignard  au  flanc.  Les  larpes  plis  de  sa 
robe  le  soutenaient  encore  sur  l'eau. 

Puis,  il  s'enfonça  et  disparut, dans  les  profondeurs  de  la  mer. 

Ainsi  périt  le  jovial  capitaine  Yin,  commandant  la  Sam-Vejj  ! 

Dix  minutes  plus  tard,  la  jonque  s'était  perdue  dans  l'ouest ,  et  Kin-Fo, 
Fry-Craig,  Soun,  se  retrouvaient  seuls  à  la  surface  de  la  mer. 


CHAPITRE  XX 


ou  L  ON    VERRA  A  QUOI    S  EXPOSENT   LES  GENS    QUI  EMPLOIENT  LES   APPAREILS 
DU    CAPITAINE    BOYTON. 


Trois  heures  après,  les  premières  blancheurs  de  l'aube  s'accusaient  légèr»- 
ment  à  l'horizon.  Bientôt,  il  lit  joui,  et  la  mer  put  être  observée  dans  toute  son 
étendue. 

La  jonque  n'était  plus  visible.  Elle  avait  promptement  distancé  les  scaphan- 
dres, qui  ne  pouvaient  lutter  de  vitesse  avec  elle.  Ils  avaient  bien  suivi  la  même 
route,  dans  l'ouest,  sous  l'impulsion  de  la  même  brise,  mais  la  Sam-Yep 
devait  se  trouver  maintenant  à  plus  de  trois  lieues  sous  le  vent.  Donc,  rien  à 
craindre  de  ceux  qui  la  montaient. 

Toutefois,  ce  danger  évité  ne  rendait  pas  la  situation  présente  beaucoup 
moins  grave. 

En  effet,  la  mer  était  absolument  déserte.  Pas  un  bâtiment,  pas  une  barque 
de  pêche  en  vue.  Nulle  apparence  de  terre  ni  au  nord  ni  à  l'est.  Piien  qui 
indiquât  la  proximité  d'un  littoral  quelconque.  Ces  eaux  étaient-elles  les  eaux 
du  golfe  de  Pé-Tché-Li  ou  celles  de  la  mer  Jaune?  A  cet  égard,  complète 
incertitude. 

Cependant,  quelques  souffles  couraient  encore  à  la  surface  des  flots.  II  ne 
fallait  pas  les  laisser  perdre.  La  direction  suivie  par  la  jonque  démontrait 
que  la  terre  se  relèverait,  —  plus  ou  moins  prochainement,  —  dans  l'ouest,  et 
qu'en  tout  cas,  c'était  là  qu'il  convenait  de  la  chercher. 

Il  fut  donc  décidé  que  les  scaphandres  remettraient  à  la  voile,  après  s'élic 


172  LES   TRIBULATIONS  DIX   CHINOIS  EN   CHINE. 

restaurés,  toutefois.  Les  estomacs  réclamaient  leur  dû,  et  dix  heures  de  traver- 
sée, dans  ces  conditions,  les  rendaient  impérieux. 
«  Déjeunons,  dit  Graig. 

—  Copieusement .  n  ajouta  Fry. 

Kin-Fo  fit  un  signe  d'acquiescement,  et  Soun  un  claquement  de  mâchoires, 
auquel  on  ne  pouvait  se  tromper.  En  ce  moment,  l'affamé  ne  songeait  plus  à 
être  dévoré  sur  place.  Au  contraire. 

Le  sac  imperméable  fut  donc  ouvert.  Fry  en  tira  différents  comestibles 
de  bonne  qualité,  du  pain,  des  conserves,  quelques  ustensiles  de  table,  enfin 
tout  ce  qu'il  fallait  pour  apaiser  la  faim  et  la  soif.  Sur  les  cent  plats  qui  figurent 
au  menu  ordinaire  d'un  diner  chinois,  il  en  manquait  bien  quatre-vingt-dix- 
huit,  mais  il  y  avait  de  quoi  restaurer  les  quatre  convives,  et  ce  n'était  certes 
pas  le  cas  de  se  montrer  difficile. 

On  déjeuna  donc,  et  de  bon  appétit.  Le  sac  contenait  des  provisions  pour  deux 
jours.  Or,  avant  deux  jours,  ou  l'on  serait  à  terre,  ou  l'on  n'y  arriverait  jamais. 

«  Mais  nous  avons  bon  espoir,  dit  Craig. 

—  Pourquoi  avez-vous  bon  espoir  ?  demanda  Kin-Fo,  non  sans  quelque  ironie. 

—  Parce  que  la  chance  nous  revient,  répondit  Fry 

—  .\h  !  vous  fi'ouvez  ? 

—  Sans  doute,  reprit  Craig.  Le  suprême  danger  était  la  jonque,  et  nous 
avons  pu  lui  échapper. 

—  Jamais,  monsieur,  depuis  que  nous  avons  l'honneur  d'être  attachés  à 
votre  personne,  ajouta  Fry,  jamais  vous  n'avez  été  plus  en  sûreté  qu'ici  ! 

—  Tous  les  Tai-ping  du  monde...  dit  Craig. 

—  Ne  pourraient  vous  atteindre....  dit  Fry. 

—  Et  vous  flottez  joliment...  ajouta  Craig. 

—  Pour  un  honmie  qui  pèse  deux  cent  mille  dollars!     ajouta  Fry. 
Kin-Fo  ne  put  s'empêcher  d  -  sourire. 

«  Si  je  flotte,  répondit  Kin-Fo,  c'est  grâce  à  vous,  messieurs!  Sans  votre 
aide,  je  serais  maintenant  où  est  le  pauvre  capitaine  YinI 

—  Nous  aussi  !  répliquèrent  Fry-Craig. 

—  El  moi  donc!  s'écria  Soun,  en  faisant  passer,  non  sans  quelque  effort, 
un  énorme  morceau  de  pain  de  sa  bouche  dans  son  œsophage. 

—  N'importe,  reprit  Kin-Fo,  je  sais  ce  que  je  vous  dois! 

—  Vous  ne  nous  devez  rien,  répondit  Fry,  puisque  vous  êtes  le  client  de 
la  Centenaire... 


APPAREILS   DU  CAPITAINE   BOYTON.  173 

—  Compagnie  d'assurances  sur  la  vie... 

—  Capital  de  garantie  :  vingt  millions  de  dollars... 

—  Et  nous  espérons  bien... 

—  Qu'elle  n'aura  rien  à  vous  devoir!  'i 

Au  fond,  Kin-Fo  était  très  touché  du  dévouement  dont  les  deux  agents 
avaient  fait  preuve  envers  lui,  quel  qu'en  fût  le  mobile.  Aussi  ne  leur  caclia- 
t-il  point  ses  sentiments  à  leur  égard. 

«  Nous  reparlerons  de  tout  ceci,  ajouta-t-il ,  lorsque  Lao-Shen  m'aura 
rendu  la  lettre,  dont  Wang  s'est  si  fâcheusement  dessaisi  !  >. 

Craig  et  Fry  se  regardèrent.  Vn  sourire  imperceptible  se  dessina  sur  leurs 
lèvres.  Ils  avaient  évidemment  eu  la  même  pensée. 

«  Soun?  dit  Kin-Fo. 

—  Monsieur? 

—  Le  thé? 

—  Voilà  !  »  répondit  Fry. 

Et  Fry  eut  raison  de  répondre,  car  de  faire  du  thé  dans  ces  conditions, 
Soun  eût  répondu  que  cela  était  absolument  impossible. 

Mais  croire  que  les  deux  agents  fussent  embarrassés  pour  si  peu,  c'eût  été 
ne  pas  les  connaître. 

Fry  tira  donc  du  sac  un  petit  ustensile,  qui  est  le  complément  indispen- 
sable des  appareils  Boyton.  En  effet,  il  peut  servir  de  fanal  quand  il  fait 
nuit, de  foyer  quand  il  fait  froid,  de  fourneau  lorsqu'on  veut  obtenir  quelque 
boisson  chaude. 

Rien  de  plus  simple,  en  vérité.  Un  tuyau  de  cinq  à  six  pouces,  relié  à  un 
récipient  métallique,  muni  d'un  robinet  supérieur  et  d'un  robinet  inférieur, 
—  le  tout  encastré  dans  une  plaque  de  liège,  à  la  façon  de  ces  thermomètres 
flottants  qui  sont  en  usage  dans  les  maisons  de  bains,  —  tel  est  l'appareil  en 
question. 

Fry  posa  cet  ustensile  à  la  surface  de  l'eau,  qui  était  parfaitement  unie. 

D'une  main,  il  ouvrit  le  robinet  supérieur,  de  l'autre  le  robinet  inférieur, 
adapté  au  récipient  immergé. 

Aussitôt  une  belle  flamme  fusa  à  l'extrémité,  en  dégageant  une  chaleur  très 
appréciable. 

«  Voilà  le  fourneau  !  »  dit  Fry. 

Soun  n'en  pouvait  croire  ses  yeux. 

«  Vous  faites  du  feu  avec  de  l'eau?  s'écria-t-il. 


17i  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

—  Avec  de  l'eau  et  du  phosphure  de  calcium  !  »  répondit  Craig. 

En  effet,  cet  appareil  était  construit  de  manière  à  utiliser  une  singulière 
propriété  du  phosphure  de  calcium,  ce  composé  du  phosphore,  qui  produit 
au  contact  de  l'eau  de  l'hydrogène  phosphore.  Or,  ce  gaz  brûle  spontanément 
à  l'air,  et  ni  le  vent,  ni  la  pluie ,  ni  la  mer,  ne  peuvent  l'éteindre.  Aussi  est-il 
employé  maintenant  pour  éclairer  les  bouées  de  sauvetage  perfectionnées.  La 
chute  de  la  bouée  met  l'eau  en  contact  avec  le  phosphure  de  calcium.  Aussi- 
tôt une  longue  flamme  en  jaillit,  qui  permet,  soit  à  l'homme  tombé  à  la  mer 
de  la  retrouver  dans  la  nuit,  soit  aur.  matelots  de  venir  directement  à  son 
secours  '. 

Pendant  que  l'hydrogène  brûlait  à  la  pointe  du  tube.Craig  tenait  au-dessus 
une  bouilloire  remplie  d'eau  douce  qu'il  avait  puisée  à  un  polit  tonnelet,  enfermé 
dans  son  sac. 

En  quelques  minutes^  le  liquide  fut  porté  à  l'état  d'ébullition.  Craig  le 
versa  dans  une  théière,  qui  contenait  quelques  pincées  d'un  thé  excellent,  et, 
cette  fois,  Kin-Fo  et  Soun  le  burent  à  l'américaine,  —  ce  qui  n'amena  aucune 
réclamation  de  leur  part. 

Cette  chaude  boisson  termina  convenablement  ce  déjeuner,  servi  à  la 
surface  de  la  mer,  par  «  tant  »  de  latitude  et  «  tant  »  de  longitude.  11  ne  man- 
quait qu'un  sextant  et  un  chronomètre  pour  déterminer  la  position,  à 
quelques  secondes  près.  Ces  instruments  compléteront  un  jour  le  sac  des  appa- 
reils Boyton,  et  les  naufragés  ne  courront  plus  risque  de  s'égarer  sur  l'Océan. 

Kin-Fo  et  ses  compagnons,  bien  reposés,  bien  refaits,  déployèrent  alors 
les  petites  voiles .  et  reprirent  vers  l'ouest  leur  navigation ,  agréablement 
interrompue  par  ce  repas  matinal. 

La  brise  se  maintint  encore  pendant  douze  heures,  et  les  scaphandres  firent 
bonne  route ,  vent  arrière.  A  peine  leur  fallait-il  la  rectifier ,  de  temps  en 
temps,  par  un  léger  coup  de  pagaie.  Dans  cette  position  horizontale,  moel- 
leusement  et  doucement  entraînés,  ils  avaient  une  certaine  tendance  à  s'en- 
dormir. De  là,  nécessité  de  résister  au  sonmieil,  qui  eût  été  fort  inopportun 
en  ces  circonstances.  Craig  et  Fry,  pour  n'y  point  succomber,  avaient  allumé 
un  cigare  et  ils  fumaient,  comme  font  les  baigneurs-dandys  dans  l'enceinle 
d'une  école  de  natation. 

Plusieurs  fois,  du  reste,  les  scaphandres  furent  troublés  par  les  gambades 

I.  M.  Sejferlh  eX  M.  Silas,  archiviste  de  l'ambaRçade  de  France  à  Vienne,  sont  les  inventeurs  de 
celle  buuée  de  sauvetage,  en  u^age  sur  tous  les  navirej  de  g'ierre. 


APPAREILS  DU   CAPITAINE  BOYTO>{.  173 

de  quelques  animaux  marins,  qui  causèrent  au  malheureux  Soun  les  plus 
grandes  frayeurs. 

Ce  n'étaient  heureusement  que  d'innoffensifs  marsouins.  Ces  «  clowns  » 
de  la  mer  venaient  tout  bonnement  reconnaître  quels  étaient  ces  êtres  sin- 
guliers qui  Hottaient  dans  leur  élément, —  des  mammifères  comme  eux.  mais 
nullement  marins. 

Curieux  spectacle!  Ces  marsouins  s'approchaient  en  troupes;  ils  filaient 
comme  des  flèches,  en  nuançant  les  couches  liquides  de  leurs  couleurs  d'énie- 
raude  ;  ils  s'élançaient  de  cinq  à  six  pieds  hors  des  flots  ;  ils  faisaient  une 
sorte  de  saut  périlleux,  qui  attestait  la  souplesse  et  la  vigueur  de  leurs  mus- 
cles. Ah  !  si  les  scaphandres  avaient  pu  fendre  l'eau  avec  cette  rapidité,  qui 
est  supérieure  à  celle  des  meilleurs  navires,  ils  n'auraient  sans  doute  pas  tardé 
à  rallier  la  terre  !  C'était  à  donner  envie  de  s'amarrer  à  quelques-uns  de  ces 
animaux,  et  de  se  faire  remorquer  par  eux.  Mais  quelles  culbutes  et  quels 
plongeons!  Mieux  valait  encore  ne  demander  qu'à  la  brise  un  déplacement 
qui,  pour  être  plus  lent,  était  infiniment  plus  pratique. 

Cependant,  vers  midi,  le  vent  tomba  tout  à  fait.  Il  finit  par  des  «  velées  » 
capricieuses ,  qui  gonflaient  un  instant  les  petites  voiles  et  les  laissaient 
retomber  inertes.  L'écoute  ne  tendait  plus  la  main  qui  la  tenait.  Le  sillage  ne 
murmurait  plus  ni  aux  pieds  ni  à  la  tète  des  scaphandres. 

0  Une  complication...  dit  Craig. 

—  Grave!  »  répondit  Fry. 

On  s'arrêta  un  instant.  Les  mâts  furent  déplantés,  les  voiles  serrées,  et 
chacun,  se  replaçant  dans  la  position  verticale,  observa  l'horizon. 

La  mer  était  toujours  déserte.  Pas  une  voile  en  vue,  pas  une  fumée  de 
steamer  s'estompant  sur  le  ciel.  Un  soleil  ardent  avait  bu  toutes  les  vapeurs,  et 
comme  raréfié  les  courants  atmosphériques.  La  température  de  l'eau  eût  paru 
chaude,  même  à  des  gens  qui  n'auraient  pas  été  vêtus  d'une  double  enveloppe 
de  caoutchouc  ! 

Cependant,  si  rassurés  que  se  fussent  dits  Fry-Craig  sur  l'issue  de  cette 
aventure,  ils  ne  laissaient  pas  d'être  inquiets.  En  effet,  la  distance  parcourue 
depuis  seize  heures  environ  ne  pouvait  être  estimée  ;  mais,  que  rien  ne  décelât 
la  proximité  du  littoral,  ni  bâtiment  de  commerce,  ni  barque  de  pèche,  voilà 
qui  devenait  de  plus  en  plus  inexplicable. 

Heureusement,  Kin-Fo,  Craig  et  Fry  n'étaient  point  gens  à  se  désespérer 
avant  l'heure,  si  celte  heure  devait  jamais  sonner  pour  eux.  Ils  avaient  encore 


7(1  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


.^' 


d',.5  provisions  pour  un  jour,  et  rien  n'indiquait  que  le  temps  menaçât  de 
devenir  mauvais! 

«  A  la  pagaie!  »  dit  Kin-Fo. 

Ce  fut  le  signal  du  départ,  et,  tantôt  sur  le  dos,  tantôt  sur  le  ventre,  les 
scaphandres  reprirent  la  route  de  l'ouest. 

On  n'allait  pas  vite.  Cette  manœuvre  de  la  pagaie  fatiguait  prompiement 
des  bras  qui  n'en  avaient  pas  l'habitude.  11  fallait  souvent  s'arrêter  et  attendre 
Soun,  qui  restait  en  arrière  et  recommençait  ses  jérémiades.  Son  maître  l'in- 
tcrpclhiit,  le  malmenait,  le  menaçait;  mais  Soun,  ne  craignant  rien  pour  son 


APPAREILS   DU   CAPITAINE   BOYTON. 


répondit  Fry.  (Page 


restant  de  queue,  protégée  par  l'épaisse  capote  de  caoutchouc,  le  laissait 
dire.  La  crainte  d'être  abandonné  suffisait,  d'ailleurs,  à  le  maintenir  à  courte 
distance. 

Vers  deux  heures,  quelques  oiseaux  se  montrèrent.  C'étaient  des  goélands. 
Mais  ces  rapides  volatiles  s'aventurent  fort  loin  en  mer.  On  ne  pouvait  donc 
déduire  de  leur  présence  que  la  côte  fût  proche.  Néanmoins,  ce  fut  considéré 
comme  un  indice  favorable. 

Une  heure  après,  les  scaphandres  tombaient  dans  un  réseau  de  sargasses, 
dont  ils  eurent  assez  de  mal  à  se  délixrer.  Us  s'y  embarrassaient  comme  des 


178  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

poissons  dans  les  mailles  d'un  chalut.  11  fallut  prendre  les  couteaux  et  tailler 
dans  toute  cette  broussaille  marine. 

il  y  eut  là  perte  d'une  grande  demi-heure,  et  dépense  de  forces  qui  auraient 
pu  être  mieux  utilisées. 

A  quatre  heures,  la  petite  troupe  flottante  s'arrêta  de  nouveau,  bien  fatiguée, 
il  faut  le  dire.  Une  assez  fraîche  brise  venait  de  se  lever,  mais  alors  elle  souf- 
flait du  sud.  Circonstance  très  inquiétante.  En  effet,  les  scaphandres  ne  pou- 
vaient naviguer  sous  l'allure  du  largue,  comme  une  embarcation  que  sa  quille 
soutient  contre  la  dérive.  Si  donc  ils  déployaient  leurs  voiles,  ils  couraient 
le  risque  d'être  entraînés  dans  le  nord,  et  de  reperdre  une  partie  de  ce  qu'ils 
avaient  gagné  dans  l'ouest.  En  outre,  une  houle  plus  accentuée  se  produisit. 
L'n  assez  fort  clapotis  agita  la  surface  des  longues  lames  de  fond,  et  rendit  la 
situation  infiniment  plus  pénible. 

La  halte  fut  donc  assez  longue.  On  l'iMniiloya,  non  seulement  à  prendre 
du  repos,  mais  aussi  des  forces,  en  attaquant  de  nouveau  les  provisions.  Ce 
dîner  l'ut  moins  gai  que  le  déjeuner.  La  nuit  allait  revenir  dans  quelques 
heures.  Le  vent  fraîchissait...  Quel  parti  prendre? 

Kin-Fo,  appuyé  sur  sa  pagaie,  les  sourcils  froncés,  plus  irrité  encore 
qu'inquiet  de  cet  acharnement  de  la  malecliance,  ne  prononçait  pas  une 
parole.  Soun  geignait  sans  discontinuer,  et  éternuait  déjà  comme  un  mortel 
que  le  terrible  coryza  menace. 

CraigetFry  se  sentaient  mentalement  interrogés  parleurs  deux  compagnons, 
mais  ils  ne  savaient  que  répondre! 

Enfin,  un  hasard  des  plus  heureux  leur  fournit  une  réponse. 

Un  ])eu  avant  cinq  heures,  Craig  et  Fr\ ,  tendant  simultanément  leur 
main  vers  le  sud,  s'écriaient  : 

«  Voile!  » 

En  effet,  à  trois  milles  au  vent,  une  embarcation  se  montrait,  qui  forçait  de 
toile.  Or,  à  continuer  dans  la  direction  qu'elle  suivail  vent  arrière,  elle  devait 
probablement  passer  à  peu  de  distance  de  l'endroit  où  Kin-Fo  et  ses  compa- 
gnons s'étaient  arrêtés. 

Donc,  il  n'y  avait  qu'une  chose  à  faire  :  couper  la  route  de  l'embarcation 
en  se  portant  perpendiculairement  à  sa  rencontre. 

Les  scaphandres  manœuvrèrent  aussitôt  dans  ce  sens.  Les  forces  leur  reve- 
naient. Maintenant  que  le  salut  était,  pour  ainsi  dire,  dans  leurs  mains,  ils  ne 
le  laisseraient  point  échapper. 


APPAREILS   DU   CAPITAINE   BOYTON.  T 


La  direction  du  vent  ne  permettait  plus  alors  d'utiliser  les  petites  voiles; 
mais  les  pagaies  devaient  suffire,  la  distance  à  parcourir  étant  relativement 
courte. 

On  voyait  l'embarcation  grossir  rapidement  sous  la  brise,  qui  fraîchissait.  Ce 
n'était  qu'une  barque  de  pêche,  et  sa  présence  indiquait  évidemment  que  la 
côte  ne  pouvait  être  très  éloignée,  car  les  pécheurs  chinois  s'aventurent  rare- 
ment au  large. 

«  Hardi  !  hardi  !  »  crièrent  Fry-Craig  en  pagayant  avec  vigueur. 

Ils  n'avaient  pas  à  surexciter  l'ardeur  de  leurs  compagnons.  Kin-Fo,  bien 
allongé  à  la  surface  de  l'eau,  filait  comme  un  skiff  de  course.  Quant  à  Soun, 
il  se  surpassait  véritablement  et  tenait  la  tète,  tant  il  craignait  de  rester  en 
arrière  ! 

Un  demi-mille  environ,  voilà  ce  qu'il  fallait  gagner  pour  tomber  à  peu  près 
dans  les  eaux  de  la  barque.  D'ailleurs,  il  faisait  encore  grand  jour,  et  les 
scaphandres,  s'ils  n'arrivaient  pas  assez  près  pour  se  faire  voir,  sauraient 
bien  se  faire  entendre.  Mais  les  pêcheurs,  à  la  vue  de  ces  singuliers  animaux 
marins,  qui  les  interpelleraient,  ne  prendraient-ils  pas  la  fuite'?  11  y  avait  là 
une  éventualité  assez  grave. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  fallait  pas  perdre  un  seul  instant.  Aussi  les 
bras  se  déployaient,  les  pagaies  frappaient  rapidement  la  crête  des  petites 
lames,  la  distance  diminuait  à  vue  d'œil,  lorsque  Soun,  toujours  en  avant, 
poussa  un  terrible  cri  d'épouvante. 

«  Un  requin!  un  requin!  » 

Et,  cette  fois,  Soun  ne  se  trompait  pas. 

A  une  distance  de  vingt  pieds  environ,  on  voyait  émerger  deux  appendices. 
C'étaient  les  ailerons  d'un  animal  vorace,  particulier  à  ces  mers,  le  requin- 
tigre,  bien  digne  de  son  nom,  car  la  nature  lui  a  donné  la  double  férocité  du 
squale  et  du  fauve. 

«Aux  couteaux!  »  dirent  Fry  et  Craig. 

C'étaient  les  seules  armes  qu'ils  eussent  à  leur  disposition,  armes  insuffi- 
santes peut-être  ! 

Soun,  on  le  pense  bien,  s'était  brusquement  arrêté  et  revenait  rapidement  en 
arrière. 

Le  squale  avait  vu  les  scaphandres  et  se  dirigeait  sur  eux.  Un  instant,  son 
énorme  corps  apparut  dans  la  transparence  des  eaux,  rayé  et  tacheté  de  vert. 
Il  mesurait  seize  à  dix-huit  pieds  de  long.  Un  monstre! 


180  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

Ce  fut  sur  Kin-Fo  qu'il  se  précipita  tout  d'abord,  en  f.o  retournant  à  demi 
pour  le  happer. 

Kin-Fo  ne  perdit  rien  de  son  sang-froid.  Au  moment  où  le  squale  allait 
l'atteindre,  il  lui  appuya  sa  pagaie  sur  le  dos,  et,  d'une  poussée  vigoureuse, 
il  s'écarta  vivement. 

Craig  et  Fry  s'étaient  rapprochés,  prêts  à  l'attaque,  prêts  à  la  défense. 

Le  requin  plongea  un  instant  et  remonta,  la  gueule  ouverte,  sorte  de 
large  cisaille,  hérissée  d'une  quadruple  rangée  de  dents. 

Kin-Fo  voulut  recommencer  la  manœuvre  qui  lui  avait  déjà  réussi;  mais  sa 
pagaie  rencontra  la  mâchoire  de  l'animal,  qui  la  coupa  net. 

Le  requin,  à  demi  couché  sur  le  flanc,  se  jeta  alors  sur  sa  proie. 

A  ce  moment,  des  flots  de  sang  fusèrent  en  gerbes,  et  la  mer  se  teignit 
de  rouge. 

Craig  et  Fry  venaient  de  frapper  l'animal  à  coups  redoublés,  et,  si  dure  que 
fût  sa  peau,  leurs  couteaux  américains  à  longues  lames  étaient  parvenus  à 
l'entamer. 

La  gueule  du  monstre  s'ouvrit  alors  et  se  referma  avec  un  bruit  horrible, 
pendant  que  sa  nageoire  caudale  battait  l'eau  formidablement.  Fry  reçut  un 
coup  de  cette  queue,  qui  le  prit  de  flanc  et  le  rejeta  à  dix  pieds  do  là. 

«  Fry  !  cria  Craig  avec  l'accent  de  la  plus  vive  douleur,  comme  s'il  eût  reçu  le 
coup  lui-même. 

—  Hourra!  »  répondit  Fry  en  revenant  à  la  charge. 

Il  n'était  pas  blessé.  Sa  cuirasse  de  caoutchouc  avait  amorti  la  violence  du 
coup  de  queue. 

Le  squale  fut  alors  attaqué  de  nouveau  et  avec  une  véritable  fureur.  Il  se  tour- 
nait, se  retournait.  Kin-Fo  était  parvenu  à  lui  enfoncer  dans  l'orbite  de  l'œil  le 
bout  brisé  de  sa  pagaie,  et  il  essayait,  au  risque  d'être  coupé  en  deux,  de  le 
maintenir  immobile,  pendant  que  Fry  et  Craig  cherchaient  à  l'atteindre  au  cœur. 

11  faut  croire  que  les  deux  agents  y  réussirent,  car  le  monstre,  après  s'être 
débattu  une  dernière  fois,  s'enfonça  au  milieu  d'un  dernier  flot  de  sang. 

«  Hourra  !  hourra  !  hourra  !  s'écrièrent  Fry-Craig  d'une  commune  voix , 
en  agitant  leurs  couteaux. 

—  Merci  !  dit  simplement  Kin-Fo. 

—  Il  n'y  a  pas  de  quoi!  répliqua  Craig  !  Une  bouchée  de  deux  cent  mille 
dollars  à  ce  poisson! 

—  Jamais  !  »  ajouta  Fry. 


APPAREILS  DU   CAPITAINE   BOYTON.  181 

Et  Souii?  Oii  était  Soun?  En  avant  cette  fois,  et  déjà  très  rapproché  de 
'a  barque,  qui  n'était  pas  à  trois  encablures.  Le  poltron  avait  fui  à  force  de 
sagaie.  Cela  faillit  lui  porter  malheur. 

Les  pêcheurs,  en  effet,  l'avaient  aperçu  ;  mais  ils  ne  pouvaient  imaginer  que 
sous  cet  accoutrement  de  chien  de  mer  il  y  eût  une  créature  humaine.  Ils  se 
préparèrent  donc  à  le  pêcher,  conmie  ils  auraient  fait  d'un  dauphin  ou  d'un 
phoque.  Ainsi,  dès  que  le  prétendu  animal  fut  à  portée,  une  longue  corde, 
munie  d'un  fort  émerillon.  se  déroula  du  bord. 

L'émerillon  atteignit  Soun  au-dessus  de  la  ceinture  de  son  vêtement,  et,  en 
glissant,  le  déchira  depuis  le  dos  jusqu'il  la  nuque. 

Soun,  n'étant  plus  soutenu  que  par  l'air  contenu  dans  la  double  enveloppe 
(lu  pantalon,  culbuta,  et  resta  la  tête  dans  l'eau,  les  jambes  en  l'air. 

Kin-Fo,  Craig  et  Fry,  arrivant  alors,  eurent  la  précaution  d'interpeller  les 
pêcheurs  en  bon  chinois. 

Frayeur  extrême  de  ces  braves  gens  !  Des  phoques  qui  parlaient  !  Ils  allaient 
éventer  leurs  voiles,  et  fuir  au  plus  vite... 

Mais  Kin-Fo  les  rassura,  se  fit  reconnaître  pour  ce  qu'ils  étaient,  ses 
compagnons  et  lui,  c'est-à-dire  des  hommes,  des  Chinois  comme  eu.x! 

L'n  instant  après,  les  trois  mammifères  terrestres  étaient  à  bord. 

Restait  Soun.  On  l'attira  avec  une  gaflfe,  on  lui  releva  la  tête  au-dessus 
de  l'eau.  Un  des  pécheurs  le  saisit  par  son  bout  de  queue  et  l'enleva... 

La  queue  de  Soun  lui  resta  tout  entière  dans  la  main,  et  le  pauvre  diable 
fit  un  nouveau  plongeon. 

Les  pêcheurs  l'entourèrent  alors  d'une  corde  et  parvinrent,  non  sans  peine, 
à  le  hisser  dans  la  barque. 

A  peine  fut-il  sur  le  pont  et  eut-il  rejeté  l'eau  de  mer  qu'il  venait  d'avaler, 
que  Kin-Fo  s'approchait,  et  d'un  ton  sévère  : 

'<  Elle  était  donc  fausse? 

—  Sans  cela,  répondit  Soun,  est-ce  que,  moi  qui  connaissais  vos  habi- 
tudes, je  serais  jamais  entré  à  votre  service  !  » 

Et  il  dit  cela  si  drôlement,  que  tous  éclatèrent  de  rire. 

Ces  pêcheurs  étaient  des  gens  de  Fou-Ning.  A  moins  de  deux  lieues  s'ou- 
vrait précisément  le  port  que  Kin-Fo  voulait  atteindre. 

Le  soir  même,  vers  huit  heures,  il  y  débarquait  avec  ses  compagnons,  et, 
dépouillant  les  appareils  du  capitaine  Boyton,  tous  quatre  reprenaient  l'ap- 
parence de  créatures  humaines. 


1H-2  LKS   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


CHAPITRE  XXI 


DANS    LEQUEL    CRATG    ET    FRY    VOIENT    LA    LUNE    SE    LEVER 
AVEC    UNE    EXTRÊME    SATISFAUÏIO.V. 


«  Maintenant,  au  Taï-ping!  » 

Tels  furent  les  premiers  mots  que  prononça  Kin-Fo,  le  lendemain  matin, 
30  juin,  après  une  nuit  de  repos,  bien  due  aux  héros  de  ces  singulière^  aven- 
tures. 

Ils  étaient  enfin  sur  ce  lliéâlre  des  exploits  de  Lao-Sheii.  La  lutte  allait 
s'engager  définitivement. 

Kin-Fo  en  sortirait-il  vainqueur?  Oui,  sans  doute,  s'il  puu\ait  surpendre 
le  Taï-ping.  car  il  payerait  sa  lettre  du  prix  cpie  Lao-Shen  lui  imposerait.  Non, 
certainement,  s'il  se  laissait  surprendre,  si  un  coup  de  poignard  lui  arrivait 
en  pleine  poitiiue,  avant  ([u'il  eût  été  à  um'uic  de  traiter  avec  le  farouche 
mandataire  de  Wang. 

«  Au  Taï-ping  !  »  avaient  répondu  Fry-Craig,  après  s'être  consultés  du 
regard. 

L'arrivée  de  Kin-Fo.  de  Fry-Craig  et  de  Souu,  dans  leur  singulier  cos- 
tume, la  façon  dont  les  pêcheurs  les  avaient  recueillis  en  mer,  tout  était  pour 
exciter  une  certaine  émotion  dans  le  petit  port  de  Fou-Ning.  Difficile  eût  été 
d'échapper  à  la  curiosité  publique.  Ils  avaient  donc  été  escortés,  la  veille, 
jus(iu'à  l'auberge,  où,  grâce  à  l'argent  conservé  dans  la  ceinture  de  Kin-Fo 
et  dans  le  sac  de  Fry-Craig,  ils  s'étaient  procuré  des  vêlements  plus  conve- 
nables. Si  Kin-Fo  et  ses  compagnons  eussent  été  moins  entourés  en  se  rendant 
à  l'auberge,  ils  auraient  peut-être  remarqué  un  certain  Célestial,  qui  ne  les 
quittait  pas  d'une  semelle.  Leur  surprise  se  fût  sans  doute  accrue,  s'il? 
l'avaient  vu  faire  le  guet,  pendant  toute  la  nuit,  à  la  porte  de  l'auberge.  Leur 
méfiance,  enfin,  n'aurait  pas  manqué  d'être  excitée,  lorsqu'ils  l'auraient 
retrouvé  le  matin  à  la  même  place. 

r.lais  ils  ne  virent  rien.  iU  ne  soupçonnèrent  rien,  ils  n'eurent  pas  même 


CRAIG  ET  FRY  VOIENT  LA  LUNE  SE  LEVER.     iS."? 

lieu  de  s'étonner,  lorsque  ce  personnage  suspect  vint  leur  offrir  ses  services 
en  qualité  de  guide,  au  moment  où  ils  sortaient  de  l'auberge. 

C'était  un  homme  d'une  trentaine  d'années,  et  qui,  d'ailleurs,  paraissait 
fort  honnête. 

Cependant,  quelques  soupçons  s'éveillèrent  dans  l'esprit  de  Craig-Fi  y,  et 
ils  interrogèrent  cet  honmie. 

«  Pourquoi,  lui  demandèrent-ils,  vous  offrez-vous  eu  qualité  de  guide,  et 
où  prétendez-vous  nous  guider?» 

Rien  de  plus  naturel  que  cette  double  question,  mais  rien  de  plus  naturel 
aussi  que  la  réponse  qui  lui  fut  faite. 

«  Je  suppose,  dit  le  guide,  que  vous  avez  l'intention  do  visiter  la  Grande- 
Muraille,  ainsi  que  font  tous  les  voyageurs  qui  arrivent  à  Fou-Ning.  .le 
connais  le  pays,  et  je  m'offre  à  vous  conduire. 

—  Mon  ami ,  dit  Kin-Fo,  qui  intervint  alors,  avant  de  prendre  un  parti,  je 
voudrais  savoir  si  la  province  est  sûre. 

—  Très  sûre,  répondit  le  guide. 

—  Est-ce  qu'on  ne  parle  pas.  dans  le  pays,  d'un  certain  Lao-Shen.' 
demanda  Kin-Fo. 

—  Lao-Shen,  le  Taï-ping? 

—  Oui. 

—  En  effet,  répondit  le  guide,  mais  il  n'y  a  rien  ;\  craindre  do  lui  en  deç;\ 
de  la  Grande-Muraille.  Il  ne  se  hasarderait  pas  sur  le  territoire  impérial.  C'est 
au  delà  que  sa  bande  parcourt  les  provinces  mongoles. 

—  Sait-on  où  il  est  actuellement  ?  demanda  Kin-Fo. 

—  II  a  été  signalé  dernièrement  aux  environs  du  TscInnTang-Ro,  h 
quelques  lis  seulement  de  la  Grande-Muraille. 

—  Et  de  Fou-Ning  au  Tsching-Tang-Ho,  quelle  est  la  distance? 

—  Une  cinquantaine  de  lis  environ  '. 

—  Eh  bien,  j'accepte  vos  services. 

—  Pour  vous  conduire  jusqu'à  la  Grande-Muraille  ?. . . 

—  Pour  me  conduire  jusqu'au  campement  de  Lao-Siien  !  ■> 
Le  guide  ne  put  retenir  un  certain  mouvement  de  surprise. 
«  Vous  serez  bien  payé!  »  ajouta  Kin-Fo. 

Le  guide  secoua  la  tète  en  homme  qui  ne  se  souciait  pas  de  passer  la  frontière. 

1.  Due  dizaine  de  lieues. 


I8i  LES   TRIBULATIONS   D'UN  CHINOIS  EN   CHINE. 


Puis 

"  Jiisqu  à  la  Gi-aiide-Muraille,  bien!  répondit-il.  Au  delà,  non!  C'est  risquer 


—  Estimez  le  prix  de  la  vôtre  1  Je  vous  la  payerai. 

—  Soit,  »  répondit  le  guide. 

Et.  se  retournant  vers  les  deux  agents,  Kin-Fo  ajouta  : 

«  Vous  êtes  libres,  messieurs,  de  ne  point  ra'accompagner! 

—  Où  vous  irez...  dit  Craig. 

—  Nous  irons,  ■<  dit  Fry. 


CRAIG  ET  FRY  VOIENT   LA  LUNE   SE   LEVER.  ISS 


Le  client  de  la  Centenaire  n'avait  pas  encore  cessé  de  valoir  pour  eux  deux 
cent  mille  dollars  ! 

Après  cette  conversation,  d'ailleurs,  les  agents  parurent  enlièreinent 
rassurés  sur  le  compte  du  guide.  Mais,  à  l'en  croire,  nu  delà  de  cette  harricre 
que  les  Chinois  ont  élevée  contre  les  incursions  'les  hordes  mongoles,  il  fallait 
s'attendre  aux  plus  graves  éventualités. 

Les  préparatifs  de  départ  furent  aussitôt  faits.  On  ne  demanda  point  à  Soun 
s'il  lui  convenait  ou  non  d'être  du  voyage.  Il  en  était. 

Les  moyens  de  transpoit,  tels  que  voitures  ou  charrettes,  manquaient  ahso- 


I8fi  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 

lumeiit  dans  la  petite  bourgade  de  Fou-Ning.  De  chevaux  ou  de  mulets,  pas 
davantage.  Mais  il  y  avait  un  certain  nombre  de  ces  chameau.^  qui  servent  au 
commerce  des  Mongols.  Ces  aventureux  trafiquants  s'en  vont  par  caravanes 
sur  la  route  de  Péking  à  Kiatcha,  poussant  leurs  innombrables  troupeaux  de 
moutons  à  large  queue.  Ils  établissent  ainsi  des  communications  entre  la 
Russie  asiatique  et  le  Céleste  Empire.  Toulefois,  ils  ne  se  hasardent  à  travers 
ces  longues  steppes  qu'en  troupes  nombreuses  et  bien  armées.  «  Ce  sont  des 
gens  farouches  et  fiers,  dit  M.  de  Beauvoir,  et  pour  lesquels  le  Chinois  n'est 
qu'un  objet  de  mépris.  » 

Cinq  chameaux,  avec  leur  harnachement  très  rudimentaire,  furent  achetés. 
On  les  chargea  de  provisions,  on  fit  acquisition  d'armes,  et  l'on  partit  sous 
la  direction  du  guide. 

Mais  ces  préparatifs  avaient  exigé  quelque  temps.  Le  départ  ne  put  s'eflec- 
tuer  qu'à  une  heure  de  l'après-midi.  Malgré  ce  retard,  le  guide  se  faisait 
fdit  d'arriver,  avant  minuil,  au  pied  de  la  Grande-Muraille.  Là,  il  organi- 
serait un  campement,  et  le  lendemain,  si  Kin-Fo  persévérait  dans  son 
imprudente  résolution,  on  passerait  la  frontière. 

Le  pays,  aux  environs  de  Fou-JNing,  était  accidenté.  Des  nuages  de  sable 
jaune  se  déroulaient  en  épaisses  volutes  au-dessus  des  routes,  qui  s'allon- 
geaient entre  les  champs  cultivés.  On  sentait  encore  là  le  productif  territoire 
du  Céleste  Enqiiie. 

Les  chameaux  marchaient  d'un  pas  mesuré,  peu  rapide,  mais  constant. 
Le  guide  précédait  Kin-Fo,  Soun,  Craig  et  Fry,  juchés  entre  les  deux  bosses 
de  leur  monture.  Soun  approuvait  fort  cette  façon  de  voyager,  et,  dans  ces 
conditions,  il  serait  allé  au  bout  du  monde. 

Si  la  route  n'était  pas  fatigante,  la  chaleur  était  grande.  A  travers  les 
couches  atmosphériques  très  échauffées  par  la  réverbération  du  sol,  se  pro- 
duisaient les  plus  curieux  effets  de  mirage.  De  vastes  plaines  liquides,  grandes 
comme  une  mer,  apparaissaient  à  l'horizon  et  s'évanouissaient  bientôt,  à 
l'extrême  satisfaction  de  Soun,  qui  se  croyait  encore  menacé  de  quelque  navi- 
gation nouvelle. 

Bien  que  cette  province  fût  située  aux  limites  extrêmes  de  la  Chine,  il  ne 
faudrait  pas  croire  qu'elle  fût  déserte.  Le  Céleste  Empire,  quelque  va  te 
qu'il  soit,  est  encore  trop  petit  pour  la  population  qui  se  presse  à  sa  sur- 
face. Aussi,  les  habitants  sont-ils  nombreux,  même  sur  la  lisière  du  désert 
asiatique. 


CRAIG  ET  FRY  VOIENT  LA  LUNE   SE   LEVER.  187 

Des  hommes  travaillaient  aux  champs.  Des  femmes  tartares,  reconnais- 
sablés  aux  couleurs  roses  et  bleues  de  leurs  vêtements,  vaquaient  aux  travaux 
de  la  campagne.  Des  troupeaux  de  moutons  jaunes  à  longue  queue,  —  une 
queue  que  Soun  ne  regardait  pas  sans  envie  !  —  paissaient  çk  et  là  sous  le 
regard  de  l'aigle  noir.  Malheur  à  l'infortuné  ruminant  qui  s'écartait!  Ce  sont, 
en  effet,  de  redoutables  carnassiers,  ces  accipitres,  qui  font  une  terrible 
guerre  aux  moutons,  aux  mouflons,  aux  jeunes  antilopes,  et  servent  même 
de  chiens  de  chasse  aux  Kirghis  des  steppes  de  l'Asie  Centrale. 

Puis,  des  nuées  de  gibier  à  plume  s'envolaient  de  toutes  parts.  Un  fusil  ne 
fiît  pas  resté  inactif  sur  cette  portion  du  territoire;  mais  le  vrai  chasseur 
n'eût  pas  regardé  d'un  bon  œil  les  filets,  collets  et  autres  engins  de  destruc- 
tion, t.out  au  plus  dignes  d'un  braconnier,  qui  couvraient  le  sol  entre  les 
sillons  de  blé,  de  millet  et  de  maïs. 

Cependant,  Kin-Fo  et  ses  compagnons  allaient  au  milieu  des  tourbillons 
de  cette  poussière  mongole.  Ils  ne  s'arrêtaient,  ni  aux  ombrages  de  la  route, 
ni  aux  fermes  isolées  de  la  province,  ni  aux  villages,  que  signalaient  de  loin 
en  loin  les  tours  funéraires,  élevées  h  la  mémoire  de  qaelques  héros  de  la 
légende  bouddhique.  Ils  marchaient  en  file,  se  laissant  conduire  par  leurs 
chameaux,  qui  ont  cette  habitude  d'aller  les  uns  derrière  les  autres,  et  dont 
une  sonnette  rouge,  pendue  à  leur  cou,  régularisait  le  pas  cadencé. 

Dans  ces  conditions,  aucune  conversation  n'était  possible.  Le  guide,  peu 
causeur  de  sa  nature,  gardait  toujours  la  tète  de  la  petite  troupe,  observant 
la  campagne  dans  un  rayon  dont  l'épaisse  poussière  diminuait  singulièrement 
l'étendue.  Il  n'hésitait  jamais,  d'ailleurs,  sur  la  route  à  suivre,  même  à  de 
certains  croisements,  auxquels  manquait  le  poteau  indicateur.  Aussi,  Fry- 
Craig,  n'éprouvant  plus  de  méfiance  à  son  égard,  reportaient-ils  toute 
leur  vigilance  sur  le  précieux  client  de  la  Centenaire.  Par  un  senliniciit  bien 
naturel,  ils  sentaient  leur  inquiétude  s'accroître  à  mesure  qu'ils  se  rappro- 
chaient du  but.  A  chaque  instant,  en  ellét,  et  sans  être  à  même  de  le 
prévenir,  ils  pouvaient  se  trouver  en  présence  d'un  homme  qui,  d'un  coup 
bien  appliqué,  leur  ferait  perdre  deux  cent  mille  dollars. 

Quant  à  Kin-Fo,  il  se  trouvait  dans  cette  disposition  d'esprit  où  le  sou- 
venir du  passé  domine  les  anxiétés  du  présent  et  de  l'avenir.  11  revoyait  tout 
ce  qu'avait  été  sa  vie  depuis  deux  mois.  La  constance  de  sa  mauvaise  fortune 
ne  laissait  pas  de  l'inquiéter  très  sérieusement.  Depuis  le  jour  où  son 
correspondant  de  San-Francisco  lui  avait  envoyé  la  nouvelle  de  sa  prétendue 


188  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN   CHINE. 

ruine,  n"élail-il  pas  entré  dans  une  période  de  malecliance  vraiment  extraor- 
dinaire? Ne  s'établirait-il  pas  une  compensation  entre  la  seconde  partie  de 
son  existence  et  la  première,  dont  il  avait  eu  la  folie  de  méconnaître  les 
avantages?  Cette  série  de  conjonctures  adverses  finirait-elle  avec  la  reprise 
de  la  lettre,  qui  était  dans  les  mains  de  Lao-Shen,  si  toutefois  il  parvenait 
à  la  lui  reprendre  sans  coup  férir?  L'aimable  Lé-ou,  par  sa  présence,  par 
ses  soins,  par  sa  tendresse,  par  son  aimable  gaieté,  arfiverait-elle  à  conjurer 
les  méchants  esprits  acharnés  contre  sa  personne?  Oui!  tout  ce  passé  lui 
revenait,  il  s'en  préoccupait,  il  s'en  inquiétait  !  Et  Wang  !  Certes  !  il  ne  pouvait 
l'accuser  d'avoir  voulu  tenir  une  promesse  jurée;  mais  Wang,  le  philosophe, 
l'hôte  assidu  du  yamen  de  Shang-Haï,  ne  serait  plus  là  pour  lui  enseigner  la 
sagesse! 

...  «  Vous  allez  tomber!  cria  en  ce  moment  le  guide,  dont  le  chameau 
venait  d'être  heurté  par  celui  de  Kin-P'o,  qui  avait  failli  choir  au  milieu  de 
son  rêve. 

—  Sommes-nous  arrivés?  demanda-t-il. 

—  ilesthuit  heures,  répondit  le  guide,  et  je  propose  défaire  halte  pour  diner. 

—  Et  après? 

—  Après,  nous  nous  remettrons  en  route. 

—  Il  fera  nuit. 

—  Oh  !  ne  craignez  pas  que  je  vous  égare  !  La  Grande-Muraille  n'est  pas  à 
vingt  lis  d'ici,  et  il  convient  de  laisser  souftler  nos  bètes! 

—  Soit  !  1)  répondit  Kin-Fo. 

Sur  la  route,  s'élevait  une  masure  abandonnée.  Ln  petit  ruisseau  coulait 
auprès,  dans  une  sinueuse  ravine,  et  les  chameaux  purent  s'y  désaltérer. 

Pendant  ce  temps,  avant  que  la  nuit  fût  tout  à  fait  venue,  Kin-Fo  et 
ses  compagnons  s'installèrent  dans  cette  masure,  et,  là,  ils  mangèrent  comme 
des  gens  dont  une  longue  route  vient  d'aiguiser  l'appétit. 

La  conversation,  cependant,  manqua  d'entrain.  Une  ou  deux  fois,  Kin-Fo 
la  mit  sur  le  compte  de  Lao-Shen.  11  demanda  au  guide  ce  qu'était  ce  Taï- 
ping,  s'il  le  connaissait.  Le  guide  secoua  la  tète  en  homme  qui  n'est  pas  ras- 
suré, et,  autant  que  possible,  il  évita  de  répondre. 

«  Vient-il  quelquefois  dans  la  province?  demanda  Kin-Fo. 

—  Non,  répondit  le  guide,  mais  des  Tai-ping  de  sa  bande  ont  plusieurs 
fois  passé  la  Grande-Muraille,  et  il  ne  faisait  pas  bon  les  rencontrer!  Bouddha 
nous  garde  des  Tai-ping!  » 


CRAIG  ET  FRY  VOIENT   LA   LUNE   SE   LEVER.  189 

A  ces  ré|)Oiises,  dont  le  guide  ne  pouvait  évidemment  comprendre  toute 
l'importance  qu'y  attachait  son  interlocuteur,  Craig  et  Fry  se  regardaient  en 
fronçant  le  sourcil,  tiraient  leur  montre,  la  consultaient,  et,  finalement, 
hochaient  la  tête. 

«  Pourquoi,  dirent-ils,  ne  resterions-nous  pas  tranquillement  ici  en  atten- 
dant le  jour? 

—  D  ns  cette  masure  1  s"écria  le  guide.  J'aime  encore  mieux  la  rase  cam- 
pagne! On  risque  moins  d'être  surpris! 

—  Il  est  convenu  que  nous  serons  ce  soir  à  la  Grande-Muraille,  répondit 
Kin-Fo.  Je  veux  y  être  et  j'y  serai.  » 

Ceci  fut  dit  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  de  discussion.  Soun,  déjà  galopé 
par  la  peur,  Soun  lui-même,  n'osa  pas  protester. 

Le  repas  terminé,  —  il  était  à  peu  près  neuf  heures,  —  le  guide  se  leva 
et  donna  le  signal  du  départ. 

Kin-Fo  se  dirigea  vers  sa  monture,  Craig  et  Fry  allèrent  alors  à  lui. 

«  Monsieur,  dirent-ils,  vous  êtes  bien  décidé  à  vous  remettre  entre  les  mains 
de  Lao-Shen  ? 

—  Absolument  décidé,  répondit  Kin-Fo.  Je  veux  avoir  ma  lettre  à  quelque 
prix  que  ce  soit. 

—  C'est  jouer  très  gros  jeu!  reprirent-ils,  que  d'aller  au  campement  du  Tai- 
ping  ! 

—  Je  ne  suis  pas  venu  jusqu'ici  pour  reculer!  répliqua  Kin-Fo.  Libre  à 
vous  de  ne  pas  me  suivre  !  » 

Le  guide  avait  allumé  une  petite  lanterne  de  poche.  Les  deux  agents 
s'approchèrent,  et  consultèrent  une  seconde  fois  leur  montre. 

1  II  serait  certainement  plus  prudent  d'attendre  à  demain,  dirent-ils  en 
insistant. 

—  Pourquoi  cela?  répondit  Kin-Fo.  Lao-Shen  sera  aussi  dangereux  demain 
ou  après-demain  qu'il  peut  l'être  aujourd'hui!  En  route! 

—  En  route  !  »  répétèrent  Fry-Craig. 

Le  guide  avait  entendu  ce  bout  de  conversation.  Plusieurs  fois  déjà,  pendant 
la  halte,  lorsque  les  deux  agents  avaient  voulu  dissuader  Kin-Fo  d'aller  plus 
avant,  un  certain  mécontentement  s'était  révélé  sur  son  visage.  En  cet  instant, 
lorsqu'il  les  vit  revenir  à  la  charge,  il  ne  put  retenir  un  mouvement  d'impatience. 

Ceci  n'avait  point  échappé  à  Kin-Fo,  bien  décidé,  d'ailleurs,  à  ne  pas  reculer 
d'une  semelle.  .Mais  sa  surprise  fut  extrême,  lorsque,  au  moment  où  il  l'aidait 


190  LES   TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 

à  remonter  sur  sa  bête,  le  guide  se  pencha  à  son  oreille  et  murmura  ces  mots  : 

«  Défiez- vous  de  ces  deux  hommes  !  » 

Kiu-Fo  allait  demander  l'explication  de  ces  paroles...  Le  gu'de  lui  fit 
signe  de  se  taire,  donna  le  signal  du  départ,  et  la  petite  troupe  s'aventura 
dans  la  nuit  à  travers  la  campagne. 

Un  grain  de  défiance  était-il  entré  dans  l'esprit  du  client  de  Fry-Craig?  Les 
paroles,  absolument  inattendues  et  inexplicables,  prononcées  par  le  guide, 
pouvaient-elles  contrebalancer  dans  son  esprit  les  deux  mois  de  dévouement 
que  les  agents  avaient  mis  h  son  service?  Non,  en  vérité!  Et  cependant, 
Kin-Fo  se  demanda  pourquoi  Fry-Craig  lui  avaient  conseillé  ou  de  remettre 
sa  visite  au  campement  du  Taï-ping,  ou  d'y  renoncer?  N'était-ce  donc  pas 
pour  rejoindre  Lao-Shen  qu'ils  avaient  brusquement  quitté  Péking?  L'intérêt 
même  des  deux  agents  de  la  Centenaire  n'était-il  pas  que  leur  client  rentrât 
en  possession  de  cette  absurde  et  compromettante  lettre?  Il  y  avait  donc  là  une 
insistance  assez  peu  compréhensible. 

Kin-Fo  ne  manifesta  rien  des  sentiments  qui  l'agitaient.  Il  avait  repris  sa 
place  derrière  le  guide.  Craig-Fry  le  suivaient,  et  ils  allèrent  ainsi  pendant 
deux  grandes  heures. 

Il  devait  être  bien  près  de  minuit,  lorsque  le  guide,  s'arrèlant,  montra 
dans  le  nord  une  longue  ligne  noire,  qui  se  profilait  vaguement  sur  le  fond 
un  peu  plus  clair  du  ciel.  En  arrière  de  cette  ligne  s'argentaicnt  quel- 
ques sommets,  déjà  éclairés  par  les  premiers  rayons  de  la  lune,  que  1  horizon 
cachait  encore. 

«  La  Grande-Muraille  !  dit  le  guide. 

—  Pouvons-nous  la  franchir  ce  soir  même?  demanda  Kin-Fo. 

—  Oui,  si  vous  le  voulez  absolument!  répondit  le  guide, 

—  Je  le  veux  !  » 

Les  chameaux  s'étaient  arrêtés. 

«Je  vais  reconnaître  la  passe,  dit  alors  le  guide.  Demeurez  et  altendez-moi.  » 

Il  s'éloigna. 

En  ce  moment,  Craig  et  Fry  s'approchèrent  de  Kin-Fo. 

«  Monsieur?...  dit  Craig. 

—  Monsieur?  »  dit  Fry. 
Et  tous  deux  ajoutèrent  : 

«  Avez-vous  été  satisfait  de  nos  services,  depuis  deux  mois  que  l'honorable 
William  J.  Bidulph  nous  a  attaché:,  à  votre  personne? 


CRAIG  ET  FRY  VOIENT   LA   Ll'XE   SE   LEVER.  191 

—  Très  satisfait  ! 

—  Plairait-il  à  monsieur  de  nous  signer  ce  petit  papier  pour  téiiioiyncr 
qu'il  n'a  eu  qu'à  se  louer  de  nos  bons  et  loyaux  services? 

—  Ce  papier?  répondit  Kin-Fo,  assez  surpris,  à  la  vue  d'une  feuille,  déta- 
chée de  son  carnet,  que  lui  présentait  Craig. 

—  Ce  certificat,  ajouta  Fry.  nous  vaudra  peut-être  quelque  compliment  de 
notre  directeur  ! 

—  Et  sans  doute  une  gratification  supplémentaire,  ajouta  Fry. 

—  V^oici  mon  dos  qui  pourrait  servir  de  pupitre  à  monsieur,  dit  Craig  en  se 
courbant. 

—  Et  l'encre  nécessaire  pour  que  monsieur  puisse  nous  donner  cette  preuve 
de  gracieuseté  écrite,  »  dit  Fry. 

Kin-Fo  se  mit  à  rire  et  signa. 

«  Et  maintenant,  demanda-t-il,  pourquoi  toute  cette  cérémonie  en  ce  lieu 
et  à  cette  heure? 

—  En  ce  lieu,  répondit  Fry.  parce  que  notre  intention  n'est  pas  de  vous 
accompagner  plus  loin  ! 

—  A  cette  heure,  ajouta  Craig,  parce  que,  dans  quelques  minutes,  il  sera 
minuit  ! 

—  Et  que  vous  importe  l'heure  ? 

—  Monsieur j  reprit  Craig,  l'intérêt  que  vous  portait  notre  Compagnie 
d'assurances... 

—  Va  finir  dans  quelques  instants...  ajouta  Fry. 

—  Et  vous  pourrez  vous  tuer... 

—  Ou  vous  faire  tuer... 

—  Tant  qu'il  vous  plaira  !  » 

Kin-Fo  regardait,  sans  comprendre,  les  deux  agents,  qui  lui  parlaient 
du  ton  le  plus  aimable.  En  ce  moment,  la  lune  parut  au-dessus  de  l'horizon  à 
l'orient,  et  lança  jusqu'à  eux  son  premier  rayon. 

a  La  lune!...  s'écria  Fry. 

—  Etaujourd'hui,  30juin!...  s'écria  Craig. 

—  Elle  se  lève  à  minuit... 

—  Et  votre  police  n'étant  pas  renouvelée... 

—  Vous  n'êtes  plus  le  client  de  la  Centenaire... 

—  Bonsoir,  monsieur  Kin-Fo  !...  dit  Craig. 

—  Monsieur  Kin-Fo,  bonsoir!  »  dit  Fry. 


{Q-2  LES  TRIBULATIONS   D'C.N   CHINOIS  EN   CHINE. 


Page  '/JO. 


Et  les  deux  agents,  tournant  la  tète  de  leur  monture,  disparurent  bientôt, 
laissant  leur  client  stupéfait. 

Le  pas  des  chameaux  qui  emportaient  ces  deux  Américains,  peut-être  un 
peu  trop  pratiques,  avait  à  peine  cessé  de  se  faire  entendre,  qu'une  troupe 
d'hommes,  conduite  par  le  guide,  se  jetait  sur  Kin  Fo,  qui  tenta  vainement  de 
se  défendre,  sur  Soun,  qui  essaya  vainement  de  s'enfuir. 

Un  instant  après,  le  maître  et  le  valet  étaient  entraînés  dans  la  chambre 
basse  de  l'un  des  bastions  abandonnés  de  la  Grande-Muraille,  dont  la  porte  fut 
soigneusement  refermée  sur  eux. 


CONCLUSION  PEU   INATTENDUE. 


Kin-Fo  et  Suuu  furent  introduits  dans  un  large  vestiijule.  (Page  19ô.) 

CHAPITRE    XXII 

QUE    LE    LECTEUR  AURAIT   PU    ÉCRIRE    LUI-MÊME,    TANT    IL    FINIT 

d'une  façon  PEU  inattendue! 


La  Grande-Muraille, —  un  paravent  chinois,  long  de  quatre  cents  lieues, — 
construite  au  troisième  siècle  par  l'empereur  Tisi-Chi-Houang-Ti,  s'élend 
depuis  le  golfe  de  Léao-Tong,  dans  lequel  elle  trempe  ses  deux  jetées,  jusque 


19i  LES  TRIBULATIONS   D'UN   CHINOIS   EN  CHINE. 

dans  le  Kan-Sou,  où  elle  se  réduit  aux  proporlions  d'un  simple  mur.  C'est  une 
succession  ininterrompue  de  doubles  remparts,  défendus  par  des  bastions 
et  des  tours,  hauts  de  cinquante  pieds,  larges  de  vingt,  granit  par  leur  base, 
briques  à  leur  revêtement  supérieur,  qui  suivent  avec  hardiesse  le  profil  des 
capricieuses  montagnes  de  la  frontière  russo-chinoise. 

Du  côte  du  Céleste  Empire,  la  muraille  est  en  assez  mauvais  état.  Du  côté 
de  la  Mantchourie,  elle  se  présente  sous  un  aspect  plus  rassurant,  et  ses 
créneaux  lui  font  encore  un  magnifique  ourlet  de  pierres. 

De  défenseurs,  sur  cette  longue  ligne  de  fortifications,  point;  de  canons, 
pas  davantage.  Le  Russe,  le  Tartare,  le  Kirghis,  aussi  bien  que  les  Fils  du 
Ciel,  peuvent  librement  passer  à  travers  ses  portes.  Le  paravent  ne  préserve 
plus  la  frontière  septentrionale  de  l'Empire,  pas  même  de  cette  fine  poussière 
mongole,  que  le  vent  du  nord  emporte  parfois  jusqu'à  sa  capitale. 

Ce  fut  sous  la  poterne  de  l'un  de  ces  baslions  déserts  que  Kin-Fo  et  Soun, 
après  une  fort  mauvaise  nuit  passée  sur  la  paille,  durent  s'enfoncer  le  lendemain 
matin,  escortés  par  une  douzaine  d'hommes,  qui  ne  pouvaient  appartenir  qu'à 
la  bande  de  Lao-Shen. 

Quant  au  guide,  il  avait  disparu.  Mais  il  n'était  plus  possible  à  Kin-Fo 
de  se  faire  aucune  illusion.  Ce  n'était  point  le  hasard  qui  avait  mis  ce 
traître  sur  son  chemin.  L'ex-client  de  la  Centenaire  avait  évidemment  été 
attendu  par  ce  misérable.  Son  hésitation  à  s'aventurer  au  delà  de  la  Grande- 
Muraille  n'était  qu'une  ruse  pour  dérouter  les  soupçons.  Ce  coquin  appartenait 
bien  au  Taï-ping,  et  ce  ne  pouvait  être  que  par  ses  ordres  qu'il  avait  agi. 

Du  reste,  Kin-Fo  n'eut  aucun  doute  à  ce  sujet,  après  avoir  interrogé  un 
des  hommes  qui  paraissait  diriger  son  escorte. 

«  Vous  me  conduisez,  sans  doute,  au  campement  de  Lao-Shen,  votre  chef? 
demanda-t-il. 

—  Nous  y  serons  avant  une  heure!  »  répondit  cet  homme. 

En  somme,  qu'était  venu  chercher  l'élève  de  Wang?  Le  mandataire  du 
philosophe  !  Eh  bien,  on  le  conduisait  où  il  voulait  aller!  Que  ce  fût  de  bon 
gré  ou  de  force,  il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  récriminer.  11  fallait  laisser  cela  à 
Soun,  dont  les  dents  claquaient,  et  qui  sentait  sa  tète  de  poltron  vaciller  sur 
ses  épaules. 

Aussi,  Kin-Fo,  toujours  flegmatique,  avait-il  pris  son  parti  de  l'aventure  et 
se  laissait-il  conduire.  Il  allait  enfin  pouvoir  essayer  de  négocier  le  rachat  de 
sa  lettre  avec  Lao-Shen.  C'est  ce  qu'il  désirait.  Tout  était  bien. 


CONCLUSION   PEU  INATTENDUE.  195 


Après  avoir  franchi  la  Grande-Muraille,  la  petite  troupe  suivit,  non  pas  la 
grande  route  de  Mongolie,  mais  d'abrupts  sentiers  qui  s'engageaient,  à  droite, 
dans  la  partie  montagneuse  de  la  province.  On  marcha  ainsi  pendant  une 
heure,  aussi  vite  que  le  permettait  la  pente  du  sol.  Kin-Fo  et  Soun,  étroite- 
ment entourés,  n'auraient  pu  fuir,  et,  d'ailleurs,  n'y  songeaient  pas. 

Une  heure  et  demie  après,  gardiens  et  prisonniers  apercevaient,  au  tournant 
d'un  contrefort,  un  édifice  à  demi  ruiné. 

C'était  une  ancienne  bonzerie,  élevée  sur  une  des  croupes  de  la  montagne, 
un  curieux  monument  de  l'architecture  bouddhique.  Mais,  en  cet  endroit 
perdu  de  la  frontière  russo-chinoise,  au  milieu  de  cette  contrée  déserte,  on 
pouvait  se  demander  quelle  sorte  de  fidèles  osaient  fréquenter  ce  temple.  Il 
semblait  qu'ils  dussent  quelque  peu  risquer  leur  vie,  à  s'aventurer  dans  ces 
défilés,  très  propres  aux  guet-apens  et  aux  embûches. 

Si  le  Taï-ping  Lao  Shen  avait  établi  son  campement  dans  cette  partie 
montagneuse  de  la  province,  il  avait  choisi,  on  eu  conviendra,  un  lieu  digne 
de  ses  exploits. 

Or,  à  une  demande  de  Kin-Fo,  le  chef  de  l'escorte  répondit  que  Lao-Shen 
résidait  effectivement  dans  cette  bonzerie. 

«  Je  désire  le  voir  à  l'instant,  dit  Kin-Fo. 

—  A  l'instant,  »  répondit  le  chef. 

Kin-Fo  et  Soun,  auxquels  leurs  armes  avaient  été  préalablement  enlevées, 
furent  introduits  dans  un  large  vestibule,  formant  l'atrium  du  temple. 
Là  se  tenaient  une  vinglaine  d'hommes  en  armes,  très  pittoresques  sous  leur 
costume  de  coureurs  de  grands  chemins,  et  doul  les  nànes  farouches  n'étaient 
pas  précisément  rassurantes. 

Kin-Fo  passa  délibérément  entre  cette  double  rangée  de  Taï-ping.  Quant 
à  Soun,  il  dut  être  vigoureusement  poussé  par  les  épaules,  et  il  le  fut. 

Ce  vestibule  s'ouvrait,  au  fond,  sur  un  escalier  engagé  dans  l'épaisse  mu- 
raille, et  dont  les  degrés  descendaient  assez  profondément  à  travers  le  massif 
de  la  montagne. 

Cela  indiquait  évidemment  qu'une  sorte  de  crypte  se  creusait  sous  l'édifice 
principal  de  la  bonzerie,  et  il  eût  été  très  difficile,  pour  ne  pas  dire  impos- 
sible, d'y  arriver,  pour  qui  n'aurait  pas  tenu  le  fil  de  ces  sinuosités  souter- 
raines. 

Après  avoir  descendu  une  trentaine  de  marches,  puis  s'être  avancés  pendant 
une  centaine  de  pas,  à  la  lueur  fuligineuse  de  torches  portées  par  les  hommes 


^96  LES  TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN   CHINE. 


de  leur  escorte,  les  deux  prisonniers  arrivèrent  au  milieu  d'une  vaste  salle 
qu'éclairait  à  demi  un  luminaire  de  même  espèce. 

C'était  bien  une  crypte.  Des  piliers  massifs,  ornés  de  ces  hideuses  têtes  de 
.nonstre,  qui  appartiennent  à  la  faune  grotesque  de  la  mythologie  chinoise, 
supportaient  des  arceaux  surbaissés,  dont  les  nervures  se  rejoignaient  à  la  clef 
des  lourdes  voûtes. 

Un  sourd  murmure  se  fit  entendre  dans  cette  salle  souterraine  à  l'arrivée 
des  deux  prisonniers. 

La  salle  n'était  pas  déserte,  en  effet.  Une  foule  l'emplissait  jusque  dans  ses 
plus  sombres  profondeurs. 

C'était  toute  la  bande  des  Taï-ping,  réunie  là  pour  quelque  cérémonie 
suspecte. 

Au  fond  de  la  crypte,  sur  une  large  estrade  en  pierre,  un  homme  de  haute 
taille  se  tenait  debout.  On  eût  dit  le  président  d'un  tribunal  secret.  Trois 
ou  quatre  de  ses  compagnons,  immobiles  près  de  lui.  semblaient  servir 
d'assesseurs. 

Cet  homme  fit  un  signe.  La  foule  s'ouvrit  aussitôt  et  laissa  passage  aux  doux 
prisonniers. 

«  Lao-Shen,  »  dit  simplement  le  chef  de  l'escorte,  en  indiquant  le  person- 
nage qui  se  tenait  debout. 

Kin-Fo  fit  un  pas  vers  lui,  et,  entrant  en  matière,  comme  un  homme  qui  est 
décidé  à  en  finir  : 

«  Lao-Shen,  dil-il,  tu  as  entre  les  mains  une  lettre  qui  t'a  été  envoyée  par 
ton  ancien  compagnon  Wang.  Celte  lettre  est  maintenant  sans  objet,  et  je 
viens  te  demander  de  me  la  rendre.  » 

A  ces  paroles,  prononcées  d'une  voix  ferme,  le  Taï-ping  ne  remua  même 
pas  la  tête.  On  eût  dit  qu'il  était  de  bronze. 

«  Qu'exiges-tu  pour  me  rendre  cette  lettre'?  »  reprit  Kin-Fo. 

El  il  attendit  une  réponse  qui  ne  vint  pas. 

«  Lao-Shen,  dit  Kin-Fo.  je  te  donnerai,  sur  le  banquier  qui  te  conviendra 
et  dans  la  ville  que  tu  choisiras,  un  mandat  qui  sera  payé  intégralement,  sans 
que  l'homme  de  confiance,  que  tu  enverras  pour  le  toucher,  puisse  être  inquiété 
à  cet  égard!  » 

Même  silence  glacial  du  sombre  Taï-ping,  silence  qui  n'était  pas  de  bon 
augure. 

Kin-Fo  reprit  en  accentuant  ses  paroles  : 


CONCLUSION  PEU  INATTENDUE.  197 

«  De  quelle  somme  veux-tu  que  je  fasse  ce  mandat?  Je  t'otiVe  cinq  mille 
taëls?  ■  » 

Pas  de  réponse. 

«  Dix  mille  taëls?  » 

Lao-Shen  et  ses  compagnons  restaient  aussi  muets  que  les  statues  de  cette 
étrange  bonzerie. 

Une  sorte  de  colère  impatiente  s'empara  de  Kin-Fo.  Ses  offres  méritaient 
bien  qu'on  leur  fit  une  réponse,  quelle  qu'elle  fût. 

«  Ne  m'entends-tu  pas?  »  dit-il  au  Taï-ping. 

Lao-Shen,  daignant,  cette  fois,  abaisser  la  tète,  indiqua  qu'il  comprenait 
parfaitement. 

«  Vingt  mille  taëls!  Trente  mille  taëls!  s'écria  Kin-Fo.  Je  t'offre  ce  que  te 
payerait  la  Centenaire,  si  j'étais  mort.  Le  double  !  Le  triple  !  Parle  !  Est-ce 
assez?  » 

Kin-Fo,  que  ce  mutisme  mettait  hors  de  lui,  se  rapprocha  du  groupe  taci- 
turne, et,  croisant  les  bras  : 

«  A  quel  prix,  dit-il,  veux-tu  donc  me  vendre  cette  lettre? 

—  A  aucun  prix,  répondit  enfin  le  Taï-ping.  Tu  as  offensé  Bouddha  en  mé- 
prisant la  vie  qu'il  t'avait  faite,  et  Bouddha  veut  être  vengé.  Ce  n'est  que  devant 
la  mort  que  tu  connaîtras  ce  que  valait  cette  faveur  d'être  au  monde,  faveur 
si  longtemps  méconnue  par  toi  !  » 

Cela  dit,  et  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  de  réplique,  Lao-Shen  fit  un  geste. 
Kin-Fo,  saisi  avant  d'avoir  pu  tenter  de  se  défendre,  fut  garrotté,  entraîné. 
Quelques  minutes  après,  il  était  enfermé  dans  une  sorte  de  cage,  pouvant 
servir  de  chaise  à  porteurs,  et  hermétiquement  close. 

Soun,  rinfortuné  Soun,  malgré  ses  cris,  ses  supplications,  dut  subir  le 
même  traitement. 

«  C'est  la  mort,  se  dit  Kin-Fo.  Eh  bien,  soit!  Celui  qui  a  méprisé  la  vie 
mérite  de  mourir  !  » 

Cependant,  sa  mort,  si  elle  lui  paraissait  inévitable,  était  moins  proche 
qu'il  ne  le  supposait.  Mais  à  quel  épouvantable  supplice  le  réservait  ce  cruel 
Taï-ping,  il  ne  pouvait  l'imaginer. 

Des  heures  se  passèrent.  Kin-Fo,  dans  cette  cage,  où  on  l'avait  emprisonné, 
s'était  senti  enlevé,  puis  transporté  sur  un  véhicule  quelconque.  Les  cahots 

1.  Environ  6,000  francs. 


198  LES   TRIBULATIONS  D'UN   CHINOIS  EN  CHINE. 

de  la  route,  le  bruit  des  chevaux,  le  fracas  des  armes  de  son  escorte  ne 
lui  laissèrent  aucun  doute.  On  l'enlTaînail  au  loin.  Où?  Il  eût  vainement 
tenté  de  l'apprendre. 

Sept  à  huit  heures  après  son  enlèvement ,  Kin-Fo  sentit  que  la  chaise 
s'arrêtait,  qu'on  soulevait  à  bras  d'hommes  la  caisse  dans  laquelle  il  était  en- 
fermé, et  bientôt  un  déplacement  moins  rude  succéda  au.\  secousses  d'une 
route  de  terre. 

«  Suis-je donc  sur  un  navire?  »  se  dit-il. 

Des  mouvements  très  accusés  de  roulis  et  de  tangage,  un  frémissement 
d'hélice  le  confirmèrent  dans  cette  idée  qu'il  était  sur  un  steamer. 

«  La  mort  dans  les  flots  !  pensat-il.  Soit  !  Ils  m'épargnent  des  tortures  qui 
seraient  pires!  Merci,  Lao-Shen!  » 

Cependant  deux  fois  vingt-quatre  heures  s'écoulèrent  encore.  A  deux 
reprises,  chaque  jour,  un  peu  de  nourriture  était  introduite  dans  sa  cage 
par  une  petite  trappe  à  coulisse,  sans  que  le  prisonnier  pût  voir  quelle  main 
la  lui  apportait,  sans  qu'aucune  réponse  fiit  faite  à  ses  demandes. 

Ah  !  Kin-!?'o,  avant  de  quitter  cette  existence  que  le  ciel  lui  faisait  si  belle, 
avait  cherché  des  émotions  !  Il  n'avait  pas  voulu  que  son  cœur  cessât  de 
battre,  sans  avoir  au  moins  une  fois  palpité!  Eh  bien!  ses  vœux  étaient  satis- 
faits, et  au  delà  de  ce  qu'il  aurait  pu  souhaiter  ! 

Cependant,  s'il  avait  fait  le  sacrifice  de  sa  vie,  Kin-Fo  aurait  voulu  mourir  en 
pleine  lumière.  La  pensée  que  cette  cage  serait  d'un  instant  à  l'autre  préci- 
pitée dans  les  Ilots,  lui  était  horrible.  Mourir,  sans  avoir  revu  le  jour  une  der- 
nière fois,  ni  la  pauvre  Lé-ou,  dont  le  souvenir  l'emplissait  tout  entier,  c'en 
était  trop. 

Enfin,  après  un  laps  de  temps  qu'il  n'avait  pu  évaluer,  il  lui  sembla  que 
cette  longue  navigation  venait  de  cesser  tout  à  coup.  Les  trépidations  de 
l'hélice  cessèrent.  Le  navire  qui  portait  sa  prison  s'arrêtait.  Kin-Fo  sentit 
que  sa  cage  était  de  nouveau  soulevée. 

Pour  cette  fois,  c'était  bien  le  moment  suprême,  et  le  condamné  n'avait 
plus  qu'à  demander  pardon  des  erreurs  de  sa  vie.    ^ 

Quelques  minutes  s'écoulèrent,  —  des  années,  des  siècles  ! 

X  son  grand  étonnemsnt,  Kin-Fo  put  constater  d'abord  que  la  cage  repo- 
sait de  nouveau  sur  un  terrain  solide. 

Soudain,  sa  prison  s'ouvrit.  Des  bras  le  saisirent,  un  large  bandeau  lui  fut 
immédiatement  appliqué  sur  les  yeux,  et  il  se  sentit  brusquement  attiré  au 


CONCLUSION  PEU  INATTENDUE.  199 

dehors.  Vigoureusement  tenu.  Kin-Fo  dut  faire  quelque  pas.  Puis,  ses  gar- 
diens robligèrent  à  s'arrêter. 

«  S'il  s'agit  de  mourir  enfin,  s  ecria-t-il,  je  ne  vous  demande  pas  de  me 
laisser  une  vie  dont  je  n'ai  rien  su  faire,  mais  acrordez-moi,  du  moins,  de 
mourir  au  grand  jour,  en  homme  qui  ne  craint  pas  de  regarder  la  mort  ! 

—  Soit  !  dit  une  voix  grave.  Qu'il  soit  fait  comme  le  condamné  le  désire!  » 
Soudain,  le  bandeau  qui  lui  couvrait  les  yeux  fut  arraché. 

Kin-Fo  jeta  alors  un  regard  avide  autour  de  lui... 

Était-il  le  jouet  d'un  rêve?  Une  table,  somptueusement  servie,  était  là, 
devant  laquelle  cinq  convives,  l'air  souriant,  paraissaient  l'atlendre  pour  com- 
mencer leur  repas.  Deux  places  non  occupées  semblaient  demander  deux 
derniers  convives. 

«  Vous!  vous!  Mes  amis,  mes  chers  amis!  Est-ce  bien  vous  que  je  vois?» 
s'écria  Kin-Fo  avec  un  accent  impossible  à  rendre. 

Mais  non!  Il  ne  s'abusait  pas.  C'était  Wang,  le  philosophe!  C'étaient  Yin- 
Pang,  Houal,  Pao-Shen,  Tim,  ses  amis  de  Canton,  ceux-là  mêmes  qu'il  avait 
traités,  deux  mois  auparavant,  sur  le  bateau-fleurs  de  la  rivière  des  Perles, 
ses  compagnons  de  jeunesse,  les  témoins  de  ses  adieux  à  la  \ie  de  garçon  ! 

Kin-Fo  ne  pouvait  en  croire  ses  yeux.  Il  était  chez  lui,  dans  la  salle  à  man- 
ger de  son  yamen  de  Shang-Haï  ! 

«  Si  c'est  toi!  s'écria-t-il  en  s'adressant  à  Wang,  si  ce  n'est  pas  ton  ombre, 
parle-moi  ... 

—  C'est  moi-même,  ami,  répondit  le  philosophe.  Pardonneras -lu  ;\  ton 
vieux  maître,  la  dernière  et  un  peu  rude  leçon  de  philosophie  qu'il  ait  du  te 
donner? 

— .  Eh  quoi  !  s'écria  Kin-Fo  !  Ce  serait  toi,  toi,  Wang  ! 

—  C'est  moi,  répondit  Wang,  moi  qui  ne  m'étais  chargé  de  la  mission  de 
t'arracher  la  vie  que  pour  qu'un  autre  ne  s'en  chargeât  pas  !  Moi,  qui  ai  su, 
avant  toi,  que  tu  n'étais  pas  ruiné,  et  qu'un  moment  viendrait  ou  tu  ne 
voudrais  plus  mourir!  Mon  ancien  compagnon,  Lao-Shen,  qui  vient  de  faire  sa 
soumission  et  sera  désormais  le  plus  ferme  soutien  de  l'Empire,  a  bien  voulu 
m'aider  à  te  faire  comprendre,  en  te  mettant  en  présence  de  la  mort,  quel  est 
le  prix  de  la  vie  !  Si,  au  milieu  de  terribles  angoisses,  je  t'ai  laissé  et,  qui  pis 
est,  si  je  t'ai  fait  courir,  encore  bien  que  mon  cœur  en  saignât,  presque  au  delà 
de  ce  qu'il  était  humain  de  le  faire,  c'est  que  j'avais  la  certitude  que  c'était 
après  le  bonheur  que  tu  courais,  et  que  tu  finirais  par  l'attraper  en  route!  » 


200  LES  TRIBULATIONS  D'UN  CHINOIS   EN  CHINE. 


Kin-Fo  était  dans  les  bras  de  Wang,  qui  le  pressait  fortement  sur  sa 
poitrine. 

«  Mon  pauvre  Wang,  disait  Kin-Fo,  très  ému,  si  encore  j'avais  couru  tout 
seul!  Mais  quel  mal  je  t'ai  donné!  Combien  il  t'a  fallu  courir  toi-mcme,  et 
quel  bain  je  t'ai  forcé  de  prendre  au  pont  de  Palikao! 

—  Ah  !  celui-là,  par  exemple,  répondit  Wang  en  riant,  il  m'a  fait  bien  peur 
pour  mes  cinquante-cinq  ans  et  pour  ma  philosophie!  J'avais  très  chaud  et 
l'eau  était  très  froide  !  Mais  bah  !  Je  m'en  suis  tiré  !  On  ne  court  et  on  ne  nage 
jamais  si  bien  que  pour  les  autres! 


CONCLUSION  PEU  INATTENDUE. 


201 


La  charmante  L 


—  Pour  les  autres!  dit  Kin-Fo  d'un  air  grave.  Oui!  c'est  pour  les  autres 
qu'il  faut  savoir  tout  faire  !  Le  secret  du  bonheur  est  là  !  » 

Soun  entrait  alors,  pâle  comme  un  homme  que  le  mal  de  mer  vient 
de  torturer  pendant  quarante-huit  mortelles  heures.  Ainsi  que  son  maître, 
l'infortuné  valet  avait  dû  refaire  toute  cette  traversée  de  Fou-Ning  à  Shang- 
Haï,  et  dans  quelles  conditions  !  On  en  pouvait  juger  à  sa  mine  ! 

Kin-Fo,  après  s'être  arraché  aux  étreintes  de  Wang,  serrait  la  main  do 
ses  amis. 

a  Décidément,  j'aime  mieux  cela!  dit-il.  J'ai  été  un  fou  jusqu'ici  !... 


2(^2  LES   TlîIBULATIONS  D'UN   CHINOIS   EN  CHINE. 

—  Et  tu  peux  redevenir  un  sage!  répondit  le  pliilosophe. 

—  J'y  tâcherai,  dit  Kin-Fo,  et  c'est  commencer  que  de  songer  à  mettre 
de  1  "ordre  dans  mes  affaires.  Il  a  couru  de  par  le  monde  un  petit  papier  qui  a 
été  pour  moi  la  cause  de  trop  de  tribulations,  pour  qu'il  me  soit  permis  de  le 
négliger.  Qu'est  décidément  devenue  cette  lettre  maudite  que  je  t'avais  remise, 
mon  cher  Wang?  Est-elle  vraiment  sortie  de  tes  mains?  Je  ne  serais  pas  fâché 
de  la  revoir,  car  enfin,  si  elle  allait  se  perdre  encore!  Lao-Shen,  s'il  en  est 
encore  détenteur,  ne  peut  attacher  aucune  import;ince  à  ce  chiffon  de  (lapier, 
et  je  trouverais  fâcheux  qu'il  pût  tomber  entre  des  mains...  peu  délicates!  » 

Sur  ce,  tout  le  monde  se  mit  à  rire. 

«  Mes  amis,  dit  Wang,  Kin-Fo  a  décidément  gagné  à  ses  mésaventures 
d'être  devenu  un  homme  d'ordre!  Ce  n'est  i)lus  notre  indifférent  d'autrefois! 
11  pense  en  homme  rangé! 

—  Tout  cela  ne  me  rend  pas  ma  lettre,  reprit  Kin-Fo,  mon  absurde  lettre! 
J'avoue  sans  honte  que  je  ne  serai  tranquille  que  lorsque  je  l'aurai  brûlée,  et 
que  j'en  aurai  vu  les  cendres  dispersées  à  tous  les  vents  ! 

—  Sérieusement,  tu  tiens  donc  à  la  lettre?...  reprit  Wang. 

—  Certes,  répondit  Kin-Fo.  Aurais-lu  la  cruauté  de  vouloir  la  conserver 
comme  une  garantie  contre  un  retoui-  de  folie  de  ma  part? 

—  Non. 

—  Eh  bien  ? 

—  Eh  bien,  mon  cher  éltve,  il  n'y  a  à  ton  désir  qu'un  empêchement,  et, 
malheureusement,  il  ne  vient  pas  de  moi.  Ni  Lao-Shen  ni  moi  nous  ne 
l'avons  plus,  ta  lettre... 

—  Vous  ne  l'avez  plus  ! 

—  Non. 

—  Vous  l'avez  détruite? 

—  Non!  Hélas  !  nou! 

—  Vous  auriez  eu  l'imprudence  de  la  confier  encore  à  d'autres  mains? 

—  Oui! 

—  A  qui?  à  qui?  dit  vivement  Kin-Fo,  dont  la  patience  élait  à  bout.  Oui! 
A  qui? 

—  A  quelqu'un  qui  a  tenu  à  ne  la  rendre  qu'à  toi  même  !  » 

En  ce  moment,  la  charmante  Lé-ou,  qui,  cachée  dcriière  un  para\enf, 
n'avait  rien  perdu  de  cette  scène,  apparaissait,  tenant  la  fameuse  lettre  du 
bout  de  ses  doigs  mignons,  et  l'agitant  en  sii:ne  de  défi. 


CONCLUSION  PEU   INATTENDUE.  203 

Kin-Fo  lui  ouvrit  ses  bras. 

«  Non  pas!  Un  peu  de  patience  encore,  s'il  vous  plaiti  lui  dii  l'aimable 
femme,  en  faisant  mine  de  se  retirer  derrière  le  paravent.  Les  aft'aires  avant 
tout,  ô  mon  sage  maril  » 

Et,  lui  mettant  la  lettre  sous  les  yeux: 

—  iJIon  petit  frère  cadet  reconnait-ilson  œuvre? 

—  Si  je  la  reconnais!  s'écria  Kin-Fo.  Quel  autre  que  moi  aurait  pu  écrire 
cette  sotte  lettre  ! 

—  Eh  bien,  donc,  avant  tout,  répondit  Lé-ou,  ainsi  que  vous  en  avez  témoigné 
le  très  légitime  désir,  déchirez-la,  brûlez-la,  anéantissez-la,  cette. lettre  im- 
prudente !  Qu'il  ne  reste  rien  du  Kin-Fo  qui  l'avait  écrite  ! 

—  Soil,  dit  Kin-Fo  en  approchant  d'une  lumière  le  léger  papier,  mais,  ii 
présent,  ô  mon  cher  cœur!  permettez  à  votre  mari  d'embrasser  tendrement  sa 
femme  et  de  la  supplier  de  présider  ce  bienheureux  repas.  Je  me  sens  en  dispo- 
sition d'y  faire  honneur  ! 

—  Et  nous  aussi!  s'écrièrent  les  cinq  convives.  Cela  donne  très  faim  d'être 
très  contents  !  » 

Quelques  jours  après ,  l'interdiction  impériale  étant  levée ,  le  mariage 
s'accomplissait. 

Les  deux  époux  s'aimaient!  Ils  devaient  s'aimer  toujours!  Mille  et  û'.:s 
mille  félicités  les  attendaient  dans  la  vie! 

Il  faut  aller  en  Chine  pour  voir  cela! 


FIS    DES    TRIBULATIONS    D    UN    CHINOIS    EN    CHINE 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Chap.  I".         Où  la  personnalité  et  la  nationalité   des  personnages  se  dégagent 

peu  à  peu 1 

—  11.  Dans  lequel  Kin-Fo  et  le  philosophe  Wang  sont  posés  dune  faron 

plus  nette 10 

—  III.         Où  le  lecteur  pourra,  sans  fatigue,  jeter  un  coup  d'ceil  sur  la  ville 

de  Shang-Hai 19 

—  IV.         Dans  lequel  Kin-Fo  reçoit  une  importante  lettre  qui  a  déjà  huit  jours 

de  retard • QG 

—  V.  Dans  lequel  Lé-ou  reçoit  une  lettre  qu'elle  eût  préféré  ne  pas  recevoir.      36 

—  VI.         Qui  donnera  peut-être  au  lecteur  l'envie  d'aller  faire  un  tour  dans  les 

bureaux  de  o  la  Centenaire  » 43 

—  VII.       Qui  serait  fort  triste,  s'il  ne  s'agissait  dus  et  coutumes  particuliers 

au  Céleste  Empire 51 

—  VIII.     Où  Kin-Fo  fait  à  VV'ang  une  proposition  sérieuse,  que  celui-ci  accepte 

non  moins  sérieusement 61 

—  IX.         Dont  la  conclusion,  quelque  singulière  qu'elle  soit,  ne  surprendra 

peut-être  pas  le  lecteur 66 

—  X.  Dans  lequel  Craig  et  Fry  sont  officiellement  présentés  au  nouveau 

client  de  o  la  Centenaire» 75 

—  XI.         Dans  lequel  on  voit  Kin-Fo  devenir  l'homme  le  plus  célèbre  du 

Céleste  Empire 81 

—  XII.       Dans  lequel   Kin-Fo,  ses  deux  acolytes  et  son  valet  s'en  vont  à 

l'aventure 90 

—  XIII.     Dans  lequel  on  entend  la  célèbre  complainte  des  «  Cinq  veilles  du 

•  Centenaire  » 100 

—  XIV.     Où  le  lecteur,  sans  fatigue,  pourra   parcourir  quatre  villes  en  une 

seule 110 

—  XV.       Qui  réserve  certainement  une  surprise  à  Kin-Fo  et  peut-être  au 

lecteur 1Q2 

—  XVI.      Dans  lequel  Kin-Fo,  toujours  célibataire,  recommence  à  courir  de 

plus  belle 131 

—  XVII.    Dans  lequel  la  valeur  marchande  de  Kin-Fo  est  encore  une  fois 

compromise 139 

—  XVIII.  Où  Craig  et  Fry,  poussés  par  la  curiosité,  visitent  la  cale  de  la 

oSam-Yep»  ." 149 

—  XIX.      Qui  ne  finit  pas  bien ,  ni  pour  le  capitaine,  commandant  la  Saiii- 

Yep  »,  ni  pour  son  équipage 159 

—  XX.      Où  l'on  verra  à  quoi  s'exposent  les  gens  qui  emploient  les  appareils 

du  capitaine  Boyton 171 

—  XXI.     Dans  lequel  Craig  et  Fry  voient  la  lune  se  lever  avec  une  extrême 

satisfaction 182 

—  XXII.    Que  le  lecteur  aurait  pu  écrire  lui-même,  tant  il  finit  d'une  façon 

peu  inattendue  '. 194 


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