^^^v:^ ^ -•, -♦^.; • ^-f^ ^
V
, x^ • -^^ • ^'V ^ J'^ : ^' ''^^
'^- \.
-■/ H -«^/w
■ '-V,':
> .. : nL--^-' ' » > 's '^^
^ >* S
< ^ V •■ .^^-'^, ., MR^ * • ^
^ -i^
:^
.H:^
V-
t:.~:
1.A^V^^ '-.i^: -.^:^ .'«^
^.'W
:C^f-^'--'
^4\,
\ i
>\-?
LES
TRIBULATIONS
CHINOIS EN CHINE
— LES VOVAllES EXTRAORDINAIRES —
J. IIETZEL, ÉDITEUR
LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES
LES
^ .... 4>
CHINOIS EN CHINE ^
JULES VERNE
>,
DESSINS PAR BENETT
ftrrr
ooijILiEctio:>^ hetzel
18, RIE Jacob
PARIS (VI = )
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS
EN CHINE
ou LA PERSONNALITE ET LA NATIONALITE DES PERSONNAGES
SE DÉGAGENT PEU A PEU.
« Il faut pourtant convenir que la vie a du bon! s'écria l'un des convives,
accoudé sur le bras de son siège à dossier de marbre, en grignotant une racine
de nénuphar au sucre.
— El du mauvais aussi! répondit, entre deux quintes de tmix, un autre,
que ie piquant d'un délicat aileron de requin avait failli étraiiyler!
1
2 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Soyons philosophes ! dit alors un personnage plus âgé, dont le nez sup-
portait une énorme paire de lunettes à larges verres, montées sur tiges de bois.
Aujourd'hui, on risque de s'étrangler, et demain tout passe comme passent
les suaves gorgées de ce nectar ! C'est la vie, après tout ! «
Et cela dit. cet épicurien, d'humeur accommodante, avala un verre d'un excel-
lent vin tiède, dont la légère vapeur s'échappait lentement d'une théière de
métal.
« Quant à moi, reprit un quatrième convive, l'existence me paraît très accep-
table, du moment qu'on ne fait rien et qu'on a le moyen de ne rien faire !
— Erreur! riposta le cinquième. Le bonheur est dans l'étude et le travail.
Acquérir la plus grande somme possible de connaissances, c'est chercher à
se rendre heureux!...
— Et à apprendre que, tout compte fait, on ne sait rien !
— N'est-ce pas le commencement de la sagesse?
— Et quelle en est la fin?
— La sagesse n'a pas de fin! répondit philosophiquement l'homme aux
lunettes. Avoir le sens commun serait la satisfaction suprême! »
Ce fut alors que le premier convive s'adressa directement à l'amphitryon,
qui occupait le haut bout de la table, c'est-à-dire la plus mauvaise place,
ainsi que l'exigeaient les lois de la politesse Indifférent et distrait, celui-ci
écoutait sans rien dire toute cette dissertation inter pocula.
«Voyons! Que pense notre hôte de ces divagations après boire? Trouvo-t-il
aujourd'hui l'existence bonne ou mauvaise? Est-il pour ou contre? «
L'amphitryon croquait nonchalamment quelques pépins de pastèques ; il se
contenta, pour toute réponse, d'avancer dédaigneusement les lèvres, en homme
qui semble ne prendre intérêt à rien.
« Penh! » fit-il.
C'est, par excellence, le mot des indifférents. Il dit tout et ne dit rien. Il est
de toutes les langues, et doit figurer dans tous les dictionnaires du globe. C'est
une « moue » articulée.
Les cinq convives que traitait cet ennuyé le pressèrent alors d'arguments,
chacun en faveur de sa thèse. On voulait avoir son opinion. Il se défendit
d'abord de répondre, et finit par affirmer que la vie n'avait ni bon ni mau-
vais. A son sens, c'était une b invention » assez insignifiante, peu réjouissaiile
en somme!
« Voilii bien noire ami !
PERSONNALITE ET NATIONALITE DES TERSONNAGES. 3
— Peut-il parler ainsi, lorsque jamais un pli de rose n'a encore troublé son
repos !
— Et quand il est jeune !
— Jeune et bien portant!
— Bien portant et riche !
— Très riche !
— Plus que très riche!
— Trop riche peut-être! »
Ces interpellations s'étaient croisées comme les pétards d"un feu d'ar-
tifice, sans même amener un sourire sur l'impassible physionomie de l'am-
phitryon. Il s'était contenté de hausser légèrement les épaules, en homme qui
n'a jamais voulu feuilleter, fût-ce une heure, le livre de sa propre vie, qui n'en
a pas même coupé les premières pages I
Et, cependant, cet indifférent comptait trente et un ans au plus, il se portait
à merveille, il possédait une grande fortune, son esprit n'était pas sans culture,
son intelligence s'élevait au-dessus de la moyenne, il avait enfin tout ce qui
manque à tant d'autres pour être un des heureux de ce monde! Pourquoi ne
l'était-il pas?
Pourquoi ?
La vois grave du philosophe se fit alors entendre, et, parlant comme un
coryphée du chœur antique :
«Ami, dit-il, si tu n'es pas heureux ici-bas, c'est que jusqu'ici ton bonheur
n'a été que négatif. C'est qu'il en est du bonheur comme de la santé. Pour
en bien jouir, il faut en avoir été privé quelquefois. Or, tu n'as jamais été
malade... Je veux dire : tu n'as jamais été malheureux ! C'est là ce qui manque
.1 ta vie. Qui peut apprécier le bonheur, si le malheur ne l'a jamais touché,
ne fût-ce qu'un instant ! »
Et, sur cette observation empreinte de sagesse, le philosophe . levant son
verre plein d'un Champagne puisé aux meilleures marques :
« Je souhaite un peu d'ombre au soleil de notre hùtc, dit-il, cl quelques
douleurs à sa vie! »
Après quoi, il vida son verre tout d'un trait.
L'amphitryon fit un geste d'acquiescement, et retomba dans son apathie
habituelle.
Où se tenait cette conversation? Était-ce dans une salle à manger européenne,
à Paris, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg? Ces six convives devisaient-ils
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
dans le salon d'un restaurant de l'ancien ou du nouveau monde? Quels étaient
ces gens qui traitaient ces questions, au milieu d'un repas, sans avoir bu plus
que de raison?
En tout cas, ce n'étaient pas des Français, puisqu'ils ne parlaient pas
politique!
Les six convives étaient attablés dans un salun de moyenne grandeur, luxueu-
sement décoré. A travers le lacis des vitres bleues ou orangées se glissaient,
à celte heure, les derniers rayons du soleil. Extérieurement à la baie des
fenêtres, la bris'i du soir balançait des guirlandes de fleurs naturelles ou arti-
ficielles, et quelques lanternes multicolores mêlaient leurs pâles lueurs aux
lumières mourantes du jour. Au-dessus, la crête des baies s'enjolivait d'ara-
besques découpées, enrichies de sculptures variées, représentant des beautés
célestes et terrestres^ animaux ou végétaux d'une faune et d'une flore fantai-
sistes.
Sur les murs du salon, tendus de tapis de soie, miroitaient de larges
glaces à double biseau. Au plafond, une « punka », agitant ses ailes de percale
peinte, rendait supportable la température ambiante.
La table, c'était un vaste quadrilatère en laque noire. Pas de nappe à sa
surface, qui reflétait les nombreuses pièces d'argenterie et de porcelaine
comme eût fait une tranche du plus pur cristal. Pas de serviettes, mais de
simples carrés de papier, ornés de devises, dont chaque invité avait près
de lui une provision suffisante. Autour de la table se dressaient des sièges
a dossiers de marbre, bien préférables sous celte latitude aux revers capi-
tonnés de l'ameublement moderne.
Quant au service, il était fait par des jeunes filles, fort avenantes, dont les
cheveux noirs s'entremêlaient de lis et de chrysanthèmes, et qui portaient des
bracelets d'or ou de jade, coquettement contournés à leurs bras. Souriantes et
enjouées, elles servaientoudesservaientd'unemain, tandis que, de l'autre, eller
agitaient gracieusement un large éventail, qui ravivait les courants d'air dépla-
cés par la punka du plafond.
Le repas n'avait rien laissé à désirer. Qu'imaginer de plus délicat que colle
cuisine à la fois propre et savante ? Le Bignon de l'endroit, sachant qu'il
s'adressait à des connaisseurs, s'était surpassé dans la confection des cent
cin=i;::ante plats dont se composait le menu du dîner.
Au début et comme entrée de jeu, figuraient des gâteaux sucrés, du
caviar, des sauterelles frites, des fruits secs et des huilres de Ning-Po. Puis se
PERSONNALITÉ ET NATIONALITÉ DES PERSONNAGES. 5
succédèrent, ù courts intervalles, des œufs pochés de cane, de piycon et de
vanneau, des nids d'hirondelle aux œufs brouillés, des fricassées de «ging-
seng», des ouïes d'esturgeon en compote, des nerfs de baleine sauce au sucre,
des têtards d'eau douce, des jaunes de crabe en ragoût , des gésiers de moi-
neau et des yeux de mouton piqués d'une pointe d'ail, des ravioles au lait de
nojaux dabricots, des matelotes d'olothuries, des pousses de bambou au jus,
des salades sucrées de jeunes radicelles, etc. Ananas de Singapore, pralines
d'arachides, amandes salées, mangues savoureuses, fruits du « long-yen » à chair
blanche, et du « lit-chi » à pulpe pâle, châtaignes d'eau, oranges de Canton
confites, formaient le dernier service d'un repas qui durait depuis trois heures,
repas largement arrosé de bière, de Champagne, de vin de Chao-Chigne,
et dont l'inévitable riz, poussé entre les lèvres des convives à l'aide de petits
bâtonnets, allait couronner au dessert la savante ordonnance.
Le moment vint enfin où les jeunes servantes apportèrent, non pas de ces
bols à la mode européenne, qui contiennent un liquide parfumé, mais des
serviettes imbibées d'eau chaude, que chacun des convives se passa sur la
figure avec la plus extrême satisfaction.
Ce n'était toutefois qu'un entr'acte dans le repas, une heure de far m'ente,
dont la musique allait remplir les instants.
En efi'et, une troupe de chanteuses et d'instrumentistes entra dans le salon.
Les chanteuses étaient jeunes, jolies, de tenue modeste et décente. Mais quelle
musique et quelle méthode! Des miaulements, des gloussements, sans
mesure et sans tonalité, s'élevant en notes aiguës jusqu'aux dernières limites
de perception du sens auditif! Quant aux instruments, violons dont les
cordes s'enchevêtraient dans les fils de l'archet, guitares recouvertes de peaux
de serpent, clarinettes criardes, harmonicas ressemblant à de petits pianos
portatifs, ils étaient dignes des chants et des chanteuses, qu'ils accompa-
gnaient à grand fracas.
Le chef de ce charivariquc orchestre avait remis en entrant le programme
de son répertoire. Sur un geste de l'amphitryon, qui lui laissait carte blanche,
ses musiciens jouèrent le Bouquet des dix Fleurs, morceau très à la mode
alors, dont raffolait le beau monde.
Puisj la troupe chantante et exécutante, bien payée d'avance, se relira,
non sans emporter force bravos, dont elle alla faire encore une importante
récolte dans les salons voisins.
Les six convives quittèrent alors leur siège, mais uniquement pour passer
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINl
d'une table à une autre, — ce qu'ils firent non sans grandes cérémonies et
compliments de toutes sortes.
Sur cette seconde table, chacun trouva une petite tasse à couvercle, agré-
mentée du portrait de Bôdiiidharama, le célèbre moine bouddhiste, debout
sur son radeau légendaire. Chacun reçut aussi une pincée de thé, qu'il mil
infuser, sans sucre, dans l'eau bouillante que contenait sa tasse, et qu'il but
presque aussitôt.
Quel tlié! 11 n'était pas à craindre que la maison Gibb-Gibb & Co., qui
l'avait fourni, l'eût falsifié par le mélange malhonnête de feuilles étrangères,
ni qu'il eût déjà subi une première inlusion et ne fût plus bon qu'à balayer
les tapis, ni qu'un préparateur indélicat l'eût teint en jaune avec la curcu-
mine ou en vert avec le bleu de Prusse! C'était le thé impérial dans toute sa
pureté. C'étaient ces feuilles précieuses semblables à la fleur elle-même, ces
feuilles de la première récolte du mois de mars, qui se fait rarement, car l'arbre
en meurt, ces feuilles, enfin, que déjeunes enfants, aux mains soigneusement
gantées, ont seuls le droit de cueillir!
Un Européen n'aurait pas eu assez d'interjections laudatives pour célébrer
cette boisson, que les six convives humaient à petites gorgées, sans s'extasier
autrement, — en connaisseurs qui en avaient l'habitude.
C'est que ceux-ci, il faut le dire, n'en étaient plus à apprécier les délica-
tesses de cet excellent breuvage. Gens de la bonne société, richement vêtus
de la « han-chaol ». légère chemisette, du « ma-coual « , courte tunique, de
la « haol », longue robe se boutonnant sur le côté; ayant aux pieds babou-
ches jaunes et chaussettes piquées, aux jambes pantalons de soie que serrait
à la taille une écharpe à glands, sur la poitrine le plastron de soie finement
brodé, l'éventail à la ceinture, ces aimables personnages étaient nés au pays
même où l'arbre à thé donne une fois l'an sa moisson de feuilles odorantes.
Ce repas, dans lequel figuraient des nids d'hirondelle, des holothuries, des
nerfs de baleine, des ailerons de requin, ils l'avaient savouré comme il le
méritait pour la délicatesse de ses préparations; mais son menu, qui eût étonné
un étranger, n'était pas pour les surprendre.
En tout cas, ce à quoi ne s'attendaient ni les uns ni les autres, ce fut la
comnmnication que leur fit l'amphitryon, au moment où ils allaient enfin
quitter la table. Pourquoi celui-ci les avait traités, ce jour-là, ils l'apprirent
alors.
Les lasses étaient encore pleines. Au moment de vider la sienne pour la
PERSONNALITÉ ET NATIONALITÉ DES PERSONNAGES. 7
demièro fois, rindifférent, s'accoudant sur la table, les yeux perdus dans le
vague, s'exprima eu ces termes :
<- Mes amis, écoutez-moi sans rire. Le sort en est jeté. Je vais introduire
dans mon existence un élément nouveau, qui en dissipera peut-ôtre la mono-
tonie! Sera-ce un bien, sera-ce un mal? l'avenir me l'apprendra. Ce dîner,
auquel je vous ai conviés, est mon dîner d'adieu à la vie de garçon. Dans
quinze jours, je serai marié, et...
— Et tu seras le plus heureux des hommes! s'écria l'optimiste. Regarde!
Les pronostics sont pour toi ! »
En effet, tandis que les lampes crépitaient en jetant de pâles lueurs, les pies
jacassaient sur les arabesques des fenêtres, et les petites feuilles de thé flot-
taient perpendiculairement dans les tasses. Autant d'heureux présages qui ne
pouvaient tromper!
Aussi, tous de féliciter leur hôte, qui reçut c«s compliments avec la plus par-
faite froideur. Mais, comme il ne nomma pas la personne, destinée au rôle
« d'élément nouveau », dont il avait fait choix, aucun n'eut l'indiscrétion de
l'interroger à ce sujet.
Cependant, le philosophe n'avait pas mêlé sa voix au concert général des
félicitations. Les bras croisés, les yeux à demi clos, un sourire ironique sur les
lèvres, il ne semblait pas plus approuver les complimenteurs que le compli-
menté.
Celui-ci se leva alors, lui mit la main sur l'épaule, et, d'une voix qui semblait
moins calme que d'habitude :
tt Suis-je donc trop vieux pour me marier? lui denianda-t-il.
— Non.
— Trop jeune?
— Pas davantage.
— Tu trouves que j'ai tort?
— l'eut-être!
— Celle que j'ai choisie, et que tu connais, a tout ce-qu'il faut pour me
rendre heureux.
— Je le sais.
— Eh bien?...
— C'est toi qui n'as pas tout ce qu'il faut pour l'être! S'ennuyer seul dans
la vie, c'est mauvais! S'ennuyer à deux, c'est pire !
— Je ne serai donc jamais heureux?...
8 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
. Ami, .. dit-il. (Page 3.)
— Non. tant que tu n'auras pas connu le malheur !
— Le malheur ne peut m'atteindre!
— Tant pis, car alors tu es incurable !
— Alliées philosophes! s'écria le plus jeune des convives. îl ne faut pas les
écouter. Ce sont des machines à théories! Ils en fabriquent de toute sorte!
Pure camelote, qui ne vaut rien à l'user! Marie-toi. marie-toi, nmi! J'en ferais
autant, si je n'avais fait vœu de ne jamais rien faire! Marie-toi, et, comme
disent nos poètes, puissent les deux phénix l'apparaître toujours tendrement
unis! Mes amis,je bois au bonheur de notre hôte!
PERSONNALITÉ ET NATIONALITE DES PERSONNAGES. 'J
— Et moi, répondit le philosophe, je bois à la prochaine inlcrvcnlion de
quelque divinité protecirice, qui, pour le rendre heureux, le fasse passer par
l'épreuve du malheur! »
Sur ce toast assez bizarre, les convives se levèrent, rapprochèrint leurs poings
comme eussent fait des boxeurs au moment de la lutte ; puis, après les avoir
successivement baissés et remontés en inclinant la tête, ils prirent congé les
uns des autres.
A la description du salon dans lequel ce repas a été donné, au menu exotique
qui le composait, à l'habillement des convives, à leur manière de s'exprimer.
10 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
peut-être aussi à la singularité de leurs théories, le lecteur a deviné qu'il
s'agissait de Chinois, non de ces « Célestials » qui semblent avoir été décollés
d'un paravent ou être en rupture de potiche, mais de ces modernes habitants
du Céleste Empire, déjà « européennisés » par leurs études, leurs voyages, leurs
fréquentes communications avec les civilisés de l'Occident.
En eflfet, c'était daus le salon d'un des bateaux-fleurs de la rivière des Perles,
à Canton, que le riche Kin-Fo, accompagné de l'inséparable Wang, le philo
sophe, venait de traiter quatre des meilleurs amis de sa jeunesse, Pao-Shen,
un mandarin de quatrième classe à bouton bleu, Yin-Pang, riche négociant
en soieries de la rue des Pharmaciens, Tim le viveur endurci et Houal le
lettré.
Et cela se passait le vingt-septième jour de la quatrième lune, pendant
la première de ces cinq veilles, qui se partagent si poétiquement les heures
de la nuit chinoise.
CHAPITRE II
dans lequel klx-fo et le philosophe wang sont posés
d'une façon plus nette.
Si Kin-Fo avait donné ce dîner d'adieu à ses amis de Canton, c'est que
c'était dans cette capitale de la province de Kouang-Tong qu'il avait passé
une partie de son adolescence. Des nombreux camarades que doit compter
un jeune homme riche et généreux, les quatre invités du bateau-fleurs étaient
les seuls qui lui restassent à cette époque. Quant aux autres, dispersés aux
hasards de la vie, il eût vainement cherché à les réunir.
Kin-Fo habitait alors Shang-Haï, et, pour faire changer d'air à son ennui, il
était venu le promener pendant quel(|ues jours à Canton. Mais, ce soir même,
il devait prendre le steamer qui fait escale aux points principaux de la côte
et revenir tranquillement à son yamen.
Si Wang avait accompagné Kin-Fo, c'est que le philosophe ne quittait jamais
son élève, auquel les leçons ne manquaient pas. A vrai dire, celui-ci n'en tenait
\ucun compte. Aulanl de maximes et de sentences perdues ; mais la « machine
KIN-FO ET LE PHILÛSUPHE WANG. 11
à théories », — ainsi que Tavait dit ce viveur de Tini, — ne se fatiguait
pas d'en produire.
Kin-Fo était bien le type de ces Chinois du Nord, dimt la race tend à se
transformer, et qui ne se sont jamais ralliés aux Tartares. On n'eût pas ren-
contré son pareil dans les provinces du Sud, où les hautes et basses classes se
sont plus intimement mélangées avec la race mantchoue. Kin-Fo, ni par son
père ni par sa mère, dont les familles, depuis la conquête, se tenaient à
l'écart, n'avait une goutte de sang fartare dans les veines. Grand, bien bâti,
plutôt blanc que jaune, les sourcils tracés en droite ligne, les yeux disposés
suivant l'horizonlale et se relevant à peine vers les tempes, le nez droit, la face
non aplatie, il eût été remarqué même auprès des plus beaux spécimens des
populations de FOccident.
En effet, si Kin-Fo se munirait Chinois, ce n'était que par son crâne soi-
gneusement rasé, son front et son cou sans un poil, sa magnifique queue,
qui, prenant naissance à l'occiput, se déroulait sur son dos comme un serpent
de jais. Très soigné de sa personne, il portait une fine moustache, faisant demi
cercle autour de sa lèvre supérieure, et une mouche, qui figuraient exacte-
ment au-dessous le point d'orgue de l'écriture musicale. Ses ongles s'allon-
geaient de plus d'un centimètre, preuve qu'il appartenait bien à cette caté-
gorie de gens fortunés qui peuvent vivre sans rien faire. Peut-être, aussi, la
nonchalance de sa démarche, le hautain de son attitude, ajoutaient-ils encore à
ce « comme il faut » qui se dégageait de toute sa personne.
D'ailleurs Kin-Fo était né à Péking, avantage dont les Chinois se montrent
très fiers. A qui l'interrogeait, il pouvait superbement répondre : •' Je suis
d'En-Haut ! »
C'était à Péking, en efi'et, que son père Tchoung-Héou demeurait au moment
de sa naissance, et il avait six ans lorsque celui-ci vint se fixer définitivement
à Shang-Haï.
Ce digne Chinois, d'une excellente famille du nord de l'Empire, possédait,
comme ses compatriotes, de remarquables aptitudes pour le commerce. Pen-
dant les premières années de sa carrière, tout ce que produit ce riche terri-
toire si peuplé, papiers de Swatow, soieries de Sou-Tchéou, sucres candis de
Formose, thés de Hankow et de Foochow, fers du Honan, cuivre rouge ou
jaune de la province de Yunanne, tout fut pour lui élément de négoce et
matière à trafic. Sa principale maison de commerce, son « hong » était à
Shang-Haï, mais il possédait des comptoirs à Nan-King, à Tien-Tsin, à Macao, à
J2 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Hong-Kong. Très mêlé au mouvement européen, c'étaient les steamers anglais
qui transportaient ses marchandises, c'était le câble électrique qui lui don-
nait le cours des soieries à Lyon et de l'opium à Calcutta, .\ucun de ces
agents du progrès, vapeur ou électricité, ne le trouvait réfractaire, ainsi
que le sont la plupart des Chinois, sous l'influence des mandarins et du
gouvernement, dont ce progrès diminue peu à peu le prestige.
Bref, Tchoung-Héou manœuvra si habilement, aussi bien dans son com-
merce avec l'intérieur de l'Empire que dans ses transactions avec les maisons
portugaises, françaises, anglaises ou américaines de Shang-Haï, de Macao et
de Hong-Kong, qu'au moment où Kin-Fo venait au monde, sa fortune dépas-
sait déjà quatre cent mille dollars'.
Or, pendant les années qui suivirent, cette épargne allait être doublée,
grâce à la création d'un trafic nouveau, qu'on pourrait appeler le « commerce
des coolies du Mouveau-Monde » .
On sait, en effet, que la population de la Chine est surabondante et hors
de proportion avec l'étendue de ce vaste territoire, diversement mais poéti-
quement nommé -Céleste Empire, Empire du Milieu, Empire ou Terre des
Ficurs.
On ne l'évalue pas à moins de trois cent soixante millions d'habitants.
C'est presque un tiers de la population de toute la terre. Or, si peu que mange
le Chinois pauvre, il mange, et la Chine, même avec ses nombreuses rizières,
ses immenses cultures de millet et de blé, ne suffit pas à le nourrir. De là
un trop plein qui ne demande qu'à s'échapper par ces trouées que les canons
anglais et français ont faites aux murailles matérielles et morales du Céleste-
Empire.
C'est vers l'Amérique du Nord et principalement sur l'État de Californie,
que s'est déversé ce trop -plein. Mais cela s'est fait avec une telle violence, que
le Congrès a dû prendre des mesures restrictives contre cette invasion, assez
impoliment nommée a la peste jaune ». Ainsi qu'on l'a fait observer, cinquante
millions d'émigrants chinois aux États-Unis n'auraient pas sensiblement
amoindri la Chine, et c'eût été l'absorption de la race anglo-saxonne au profit
de la race mongole.
Quoi qu'il en soit, l'exode se fit sur une vaste échelle. Ces coolies, vivant
d'une poignée de riz, d'une tasse de thé et d'une pipe de tabac, aptes à tous les
1. Environ deux millions de francs.
KIN-FO ET LE PHILOSOPHE WANG. 13
métiers, réussirent rapidement au lac Salé, eu Virginie, dans l'Oréj^'on et
surtout dans l'État de Californie, où ils abaissèrent considérablement le prix
de la main-d'œuvre.
Des compagnies se formèrent donc pour le transport de ces émigrants si
peu coûteux. On en compta cinq, qui opéraient le raccolage dans cinq pro-
vinces du Céleste Empire, et une sixième, fixée à San-Francisco. Les pre-
mières expédiaient, la dernière recevait la marchandise. Une agence annexe,
c ile de Ting-Tong, la réexpédiait.
Ceci demande une explication.
Les Chinois veulent bien s'expatrier et aller chercher fortune chez les
« Mélicains », nom qu'ils donnent aux populations des États-Unis, mais à une
condition, c'est que leurs cadavres seront fidèlement ramenés à la terre natale
pour y être enterrés. C'est une des conditions principales du contrat, une
clause sine qiia non, qui oblige les compagnies envers l'émigrant, el rien ne
saurait la ftiire éluder.
Aussi, la Ting-Tong, autrement dit l'Agence des Morts, disposant de fonds
particuliers, est-elle chargée de fréter les « navires à cadavres », qui repartent
à pleines charges de San-Francisco pour Shang-Haï, Hong-Kong ou Tien-Tsiu.
Nouveau commerce. Nouvelle source de bénéfices.
L'habile et entreprenant Tchoung-Héou sentit cela. Au moment où il
mourut, en 1866, il était directeur de la compagnie de Kouang-Than, dans la
province de ce nom, et sous-directeur de la Caisse des Fonds des Morts, à
San-Francisco.
Ce jour-là, Kin-Fo, n'ayant plus ni père ni mère, héritait d'une fortune
évaluée .\ quatre millions de francs, placée en actions de la Centrale Banque
Californienne, qu'il eut le bon sens de garder.
Au moment où il perdit son père, le jeune héritier, âgé de dix-neuf ans, se
fût trouvé seul, s'il n'eût eu Wang, l'inséparable Wang, pour lui tenir lieu
de mentor et d'ami.
Or, qu'était ce Wang? Depuis dix-sept ans, il vivait dans le yamen de
Shang-Haï. il avait été le commensal du père avant d'être celui du fils. Mais
d'où vcnail-il ? A quel passé pouvait-on le rattacher? Autant de questions
assez obscures, auxquelles Tclioung-Héou et Kin-Fo auraient seuls pu
répondre.
Et s'ils avaient jugé convenable de le faire, — ce qui n'était pas probable, —
voici ce que l'on eût appris :
14 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
Personne nignore que la Chine est, par excellence, le royaume où les insur-
rections peuvent durer pendant bien des années, et soulever des centaines de
mille hommes. Or, au dix-septième siècle, la célèbre dynastie des Ming,
d'origine chinoise, régnait depuis trois cents ans sur la Chine, lorsque,
en 164i, le chef de cette dynastie, trop faible contre les rebelles qui mena-
çaient la capitale, demanda secours à un roi tartare.
Le roi ne se fit pas prier, accourut, chassa les révoltés, profita de la situation
pour renverser celui qui avait imploré son aide, et proclama empereur son
propre fils Chun-Tchc.
A partir de cette époque, l'autorité tartare fut substituée à l'autorité chi-
noise, et le trône occupé par des empereurs mantchoux.
Peu à peu, surtout dans les classes inférieures de la population, les deux
races se confondirent; mais, chez les familles riches du Nord, la séparation
entre Chinois et Tartares se maintint plus strictement. Aussi, le type se dis-
tingue-t-il encore, et plus particulièrement au milieu des provinces seplen-
trionales de l'Empire. Là se cantonnèrent des « irréconciliables », qui restèrent
fidèles à la dynastie déchue.
Le père de Kin-Fo était de ces derniers, et il ne démentit pas les traditions
de sa famille, qui avait refusé de pactiser avec les Tartares. Un soulèvement
contre la domination étrangère, même après trois cents ans d'exercice, l'eût
trouvé prêt à agii'.
Inutile d'ajouter que son fils Kin-Fo partageait absolument ses opinions
politiques.
Or, en I8C0, régnait encore cet empereur S"Hiène-Fong, qui déclara la
guerre à l'Angleterre et à la France, — guerre terminée par le traité de
Péking, le 25 octobre de ladite année.
Mais, avant cette époque, un forniidal)le soulèvement menaçait déjà la
dynastie régnante. Les Tchang-Mao ou Taï-ping, les c rebelles aux longs
cheveux », s'étaient emparés de Nan-King en 1833 et de Sliang-Haï en 1855.
S'Hiène-Fong mort, son jeune fils eut fort à faire pour repousser les Taï-ping.
Sans le vice-roi Li, sans le prince Kong, et surtout sans le colonel anglais
Gordon, peut-être n'eùt-il pu sauver son trône.
C'est que ces Taï-ping, ennemis déclarés des Taitares, fortement organisés
pour la réliellion, voulaient remplacer la dynastie des Tsing par celle des
Wang. Ils formaient quatre bandes distinctes ; la première à bannière noire,
chargée de tuer; la seconde à bannière rouge, chargée d"incendier ; la troi-
KIN-FO ET LE PHILOSOPHE WANG. 13
sième à bannière jaune, chargée do piller ; la quatrième à bannière blanche,
chargée d'approvisionner les trois autres.
n y eut d'importantes opérations militaires dans le Kiang-Sou. Sou-Tchéou
et Kia-Hing, à cinq lieues de Shang-Haï, tombèrent au pouvoir des révoltés et
furent repris, non sans peine, par les troupes impériales. Shang-Haï, très
menacée, était même attaquée, le 18 août 1860, au moment où les généraux
Grant et Montauban, commandant l'armée anglo-française, canonnaient les
forts du Peï-Ho.
Or, à cette époque, Tchoung-Héou, le père de Kin-Fo, occupait une habi-
tation près de Shang-Haï, non loin du magnifique pont que les ingénieurs
chinois avaient jeté sur la rivière de Sou-Tchéou. Ce soulèvement des Taï-
ping, il n'avait pu le voir d'un mauvais œil, puisqu'il était principalement
dirigé contre la dynastie tartan-.
Ce fut donc dans ces conditions que, le soir du 18 aoiit, après que les
rebelles eurent été rejetés hors de Shang-Haï, la porte de l'habitation de
Tchoung-Héou s'ouvrit brusquement.
Un fuyard, ayant pu dépister ceux qui le poursuivaient, vint tomber aux pieds
de Tchoung-Héou. Ce malheureux n'avait plus une arme pour se défendre. Si
celui auquel il venait demander asile le livrait à la soldatesque inipériale,
il était perdu.
Le père de Kin-Fo n'était pas homme à trahir un Taï-ping, qui avait
ciierché refuge dans sa maison.
Il referma la porte et dit :
« Je ne veux pas savoir, je ne saurai jamais qui tu es, ce que tu as fait,
d'où tu viens! Tu es mon hôte, et, par cela seul, en sûreté chez moi. »
Le fugitif voulu', parler, pour exprimer sa reconnaissance... Il en avait à
peine la force.
« Ton nom? lui demanda Tchoung-Héou.
— Wang. »
C'était Wang, en effet, sauvé par la générosité de Tchoung-Héou. — géné-
rosité qui aurait coûté la vie 'à ce dernier, si l'on avait soupçonné qu'il
donnât asile à un rebelle. Mais Tchoung-Héou était de ces hommes antiques,
à qui tout hôte est sacré.
Quelques années après, le soulèvement des rebelles était délinilivement
réprimé. En 1864, l'empereur Taï-ping, assiégé dans Nan-King, s'empoison-
nait pour ne pas tomber aux mains des Impériaux.
16 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
r
■7 N
^^=^''^_^t^^^ -
Wang;, depuis ce jour, resta dans la maison de son bienfaiteur. Jamais il
n'eut à répondre sur son passé. Personne no l'interrogea à cet égard. Peut-
ê.t.re craignait-on d'en apprendre trop ! Les atrocités commises par les révoltés
avaient été, dit-on, épouvantables. Sous quelle bannière avait servi \Vang,
la jaune, la rouge, la noire ou la blanche? Mieux valait l'ignorer, en somme,
et conserver l'illusion qu'il n'avait appartenu qu'à la colonne de ravitail-
lement.
Wang, enchanté de son sort, d'ailleurs, demeura donc le commensal de
cette hos[)italière maison. Après la mort de Tchoung-Héou, son fils n'eut
KIN-FO ET LE PHILOSOPHE WANG.
Js s'eu allerenl en flânant. (Page
garde de se séparer de lui, tant il était habitué à la compagnie de cet aiinabfe
personnage.
Mais, en vérité, à l'époque où commence cette histoire, qui eût jamais
reconnu un ancien Taï-ping, un massacreur, un pillard ou un incendiaire
— au choi.x, — dans ce philosophe de cinquante-cinq ans, ce motaliste à
lunettes, ce Chinois chinoisant, yeux relevés vers les tempes, moustache
traditionnelle. Avec sa longue robe de couleur peu voyante , sa ceinture
relevée sur la poitrine par un commencement d'obésité, sa coiffure réglée
suivant le décret impérial, c'est-à-dire un chapeau de fourrure aux bords
18 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
dressés le long d'une calotte d'où s'échappaient des houppes de filets rouges,
n'avail-il pas l'air d'un brave professeur de philosophie, de l'un do ces
savants qui font couramment usage des quatre-vingt mille caractères de lécri-
ture chinoise, d'un lettré du dialecte supérieur, d'un premier lauréat de l'exa-
men des docteurs, ayant le droit de passer sous la grande porte de Péking,
réservée au Fils du Ciel ?
Peut-ûtre, après tout, oubliant un passé plein d'horreur, le rebelle sétait-il
bonifié au contact de rhonnête Tchoung-Héou, et avait-il tout doucement
bifurqué sur le chemin de la philosophie spéculative! Et voilà pourquoi ce
soir-là, Kin-Fo et Wang, qui ne se quittaient jamais, étaient ensemble à Can-
ton, pourquoi, après ce dîner d'adieu, tous deux s'en allaient par les quais à
la recherche du steamer qui devait les ramener rapidement à Shang-Haï.
Kin-Fo marchait en silence, un jieu soucieux même. Wang, regardant à
droite, à gauche, philo.sophant à la lune, aux étoiles, passait en souriant sous
la porte de « rÉternelle Pureté », qu'il ne trouvait pas trop haute pour lui,
sous la porte de « l'Éternelle Joie », dont les battants lui semblaient ouverts
sur sa i)ropre existence, et il vit enfm se perdre dans l'ombre les tours de
la pagode des » Cinq Cents Divinités ».
Le steamer Ferma était là, sous pression. Kin-Fo et Wang s'installèrent
dans les deux cabines retenues pour eux. Le rapide courant du fleuve des
Pelles, (jui entraîne quotidiennement avec la fange de ses berges des corps
de suppliciés, imprima au bateau une extrême vitesse. Le steamer passa
comme une flèche entre les ruines laissées çà et là par les canons français,
devant la pagode à neuf étages de Haf-Way, devant la pointe Jardyne. près
de Whampoa, où mouillent les plus gros bâtiments, entre les îlots et les esta-
cades de bambous des deux rives.
Les cent cinquante kilomètres, c'est-à-dire les trois cent soixante-quinze
« lis », qui séparent Canton de l'pnd)ouchure du fleuve, furent franchis dans
la nuit.
Au lever du soleil, le Ferma dépassait la « Gueule-du-Tigre », ])uis, les
deux barres de l'estuaire. Le Victoria-Peak de l'île de Hong-Kong, haut de
dix-huit cent vingt-cinq pieds, apparut un instant dans la brume matinale,
et, après la plus heureuse des traversées, Kin-Fo et le philosophe, refoulant
les eaux jaunâtres du fleuve Bleu, débarquaient à Shang-Haï, sur le littoral de
la province de Kiang-Nan.
COUP D'OEIL SUR LA VILLE DE SHANG-HAI.
CHAPITRE III
ou LE LECTEUR POURRA, SANS FATKU'IÎ, JETER UN COUP d'oEIL
SUR LA VILLE DE SHANG-UAÏ.
Un proverbe chinois dit :
« Quand les sabres sont rouilles et les boches luisantes,
« Quand l£3 prisons sont vides et les greniers pleins,
« Quand les degrés des temples sont usés par les pas des fidèles et les cours
« des tribunaux couvertes d'herbe,
« Quand les médecins vont à i)ied et les boulangers à cheval,
« L'Empire est bien gouverné. »
Le proverbe est bon. II pourrait s'appliquer justement à tous les Etats de
l'Ancien et du Nouveau-Monde. Mais s'il en est un où ce desideratum soit
encore loin de se réaliser, c'est précisément le Céleste Empire. Là, ce sont
les sabres qui reluisent et les bêches qui se rouillent, I(!S prisons qui regorgent
?X les greniers qui se désemplissent. Les boulangers chôment plus que les
médecins, et, si les pagodes attirent les fidèles, les tribunaux, eu re\anchc,
ne manquent ni de prévenus ni de plaideurs.
D'ailleurs, un royaume de cent quatre-vingt mille milles carrés, qui, du nord
au sud, mesure plus de huit cents lieues, et, de l'est ;\ l'ouest, plus de neuf
cents, qui compte dix-huit vastes provinces, sans parler des pays tributaires :
la Mongolie, la Mantchourie, le Thibet, le Tonking, la Corée, les îles Liou-
Tchou, etc., ne peut être que très imparfaitement administré. Si les Chinois
s'en doutent bien un peu, les étrangers ne se font aucune illusion à cet égard.
Seul, peut-être, l'empereur, enfermé dans son palais, dont il franchit rare-
ment les portes, à l'abri des murailles d'une triple ville, ce Fils du Ciel, père
et mère de ses sujets, faisant ou défaisant les lois à son gré, ayant droit de vie
et de mort sur tous, et auquel appartiennent, par sa naissance, les revenus de
l'Empire, ce souverain, devant qui les fronts se traînent dans la poussière,
trouve que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il ne faudrait
môme pas essayer de lui prouver qu'il se trompe. Un Fils du Ciel ne se trompe
jamais.
20 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
Kin-Fo avait-il eu quelques raison de penser que mieux vaut être gouverné
à l'européenne qu'à la chinoise? On serait tenté de le croire. En effet, il de-
meurait, non dans Shang-Haï, mais en dehors, sur une portion de la con-
cession anglaise, qui se maintient dans une sorte d'autonomie très appréciée.
Shang-Haï, la ville proprement dite, est située sur la rive gauche de la petite
rivière Houang-Pou, qui, se réunissant à angle droit avec le Wousung, va se
mêler au Yang-Tsze-Kiang ou fleuve Bleu, et de là se perd dans la mer Jaune.
C'est un ovale, couché du nord au sud, enceint de hautes murailles, percé
de cinq portes s'ouvrant sur ses faubourgs. Réseau inextricable de ruelles
dallées, que les balayeuses mécaniques s'useraient à nettoyer; boutiques
sombres sans devantures ni étalages, où fonctionnent' des boutiquiers nus
jusqu'à la ceinture; pas une voiture, pas un palanquin, à peine des cavaliers;
quelques temples indigènes ou chapelles étrangères; pour toutes promenades,
un « jardin-thé » et un champ de parade assez marécageux, établi sur un solde
remblai, comblant d'anciennes rizières et sujet aux émanations paludéennes;
à travers ces rues, au fond de ces maisons étroites, une population de deux
cent mille habitants, telle est cette cité d'une habitabilité peu enviable, mais
qui n'en a pas moins une grande importance commerciale.
Là, en effet, après le traité de Nan-Kipg, les étrangers eurent pour la
première fois le droit de fonder des comptoirs. Ce fut la grande porte ouverte,
en Chine, au trafic européen. Aussi, en dehors de Shang-Haïet de ses faubourgs,
le gouvernement a-t-il concédé, moyennant une rente annuelle, trois portions
de territoire aux Français, aux Anglais et aux Américains, qui sont au nombre
de deux mille environ.
De la concession française, il y a peu à dire. C'est la moins im[iortantc.
Elle confine presque à l'enceinte nord de la ville, et s'étend jusqu'au ruisseau
de Yang-King-Pang, qui la sépare du territoire anglais. Là s'élèvent les églises
des Lazaristes et des Jésuites, qui possèdent aussi, à quatre milles de Shang-Haï,
le collège de Tsikavé, où ils forment des bacheliers chinois. Mais cette petite
colonie française n'égale pas ses voisines, à beaucoup près. Des dix maisons
de commerce, fondées en 1861, il n'en reste plus que trois, et le Comptoir
d'escompte a même préféré s'établir sur la concession anglaise.
Le territoire américain occupe la partie en retour sur le Wousung. Il est
séparé du territoire anglais par le Sou-Tchéou-Creek, que traverse un pont de
bois. Là se voient l'hôtel Astor, l'église des Missions ; là se creusent les docks
installés pour la réparation des navires européens.
COUP D'OEIL SUR LA VILLE DE SHA>T. HAI. 21
Mais, des trois concessions, la plus florissante est, sans contreflit, la con-
cession anglaise. Habitations somptueuses sur les quais, maisons à vérandas
et à jardins, palais des princes du commerce, l'Oriental Bank, le « liong »
de la célèbre maison Dent avec sa raison sociale du Lao-Tchi-Tchang, les
comptoirs des Jardyne, des Russel et autres grands négociants, le club Anglais,
le théâtre, le jeu de paume, le parc, le champ de courses, la bibliothèque,
tel est l'ensemble de cette riche création des Anglo-Saxons, qui a justement
mérité le nom de « colonie modèle » .
C'est pourquoi, sur ce territoire privilégié, sous le patronage d'une admi-
nistration libérale, ne s'élonnera-t-onpas de trouver, ainsi que le dit M. Léon
Rousset, « une ville chinoise d'un caractère tout particulier et qui n'a d'ana-
logue nulle part ailleurs. »
Ainsi donc, en ce petit coin de terre, l'étranger, arrivé par la route pitto-
resque du fleuve Bleu, voyait quatre pavillons se développer au souffle de la
même brise, les trois couleurs françaises et le « yacht » du Royaume-Uni, les
étoiles américaines et la croix de Saint-André, jaune sur fond vert, de l'Empire
des Fleurs.
Quant aux environs de Shang-Haï, pays plat, sans un arbre, coupé d'étroites
routes empierrées et de sentiers tracés à angles droits, troué de citernes et
d' « arroyos » distribuant l'eau à d'immenses rizières, sillonné de canaux
portant des jonques qui dérivent au milieu des champs, comme les gribanes
à travers les campagnes de la Hollande, c'était une sorte de vaste tableau,
très vert de ton, auquel eût manqué son cadre.
Le Ferma, à son arrivée, avait accosté le quai du port indigène, devant
le faubourg Est de Shang-Haï. C'est là que Wang et Kin-Fo débarquèrent dans
l'après-midi.
Le va-et-vient des gens affairés était énorme sur la rive, indescriptible sur
la rivière. Les jonques par centaines, les bateaux-fleurs, les sampans, sortes
de gondoles conduites à la godille, les gigs et autres embarcations de toutes
grandeurs, formaient comme une ville flottante, où vivait une population mari-
time qu'on ne peut évaluer à moins de quai'ante mille âmes, — population
maintenue dans une situation inférieure et dont la partie aisée ne peut s'élever
jusqu'à la classe des lettrés ou des mandarins.
Les deux amis s'en allèrent en flânant sur le quai, au milieu de la foule
hétéroclite, marchands de toutes sortes, vendeurs d'arachides, d'oranges, de
noix d'arec ou de pamplemousses, marins de toutes nations, porteurs d'eau,
22 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
diseurs de bonne aventure, bonzes, lamas, prêtres catholiques, vêtus à la
chinoise avec queue et éventail, soldais indiiçènes, « ti-paos », les sergents de
ville de l'endroit, et « compradores », sortes de commis-courtiers, qui font les
affaires des négociants européens.
Kiii-Fo, son éventail à la main, promenait sur la foule son regard indif-
féieiit, et ne prenait aucun intérêt à ce qui se passait autour de lui. Ni le son
métallique de.s piastres mexicaines, ni celui des taëls d'argent, ni celui des
sapèques de cuivre', que vendeurs et chalands échangeaient avec bruit,
n'auraient pu le distraire. Il en avait de quoi acheter et payer comptant le
feubourg tout entier.
\Yang, lui, avait déployé son vaste parapluie jaune, décoré de monstres
noirs, et, sans cesse «orienté », comme doit l'être un Chinois de race, il
cherchait partout matière à quelque observation.
En passant devant la porte de l'Est, son regard s'accrocha, par hasard, à
une douzaine de cages en bambous, où grimaçaient des têtes de criminels, qui
avaient été exécutés la veille.
« Peut-être, dit-il, y aurait-il mieux à faire que d'abattre des têtes ! Ce serait
de les rendre plus solides ! »
Kin-Fo n'entendit sans doute pas la rellexion de Wang, qui l'eût certai-
nement étonné de la part d'un ancien Taï-ping.
Tous deux continuèrent à suivre le quai, en tour:iaut 1rs murailles de la
ville chinoise.
A l'extrémité du faubourg, au moment où ils allaient mettre le pied sur
la concession française, un indigène, vêtu d'une longue robe bleue, frappant
d'un petit bâton une corne de buffle qui rendait un son strident, venait d'attirer
la foule.
y Un sien-cheng, dit le philosophe.
— Que nous importe! répondit Kin-Fo.
— Ami. reprit Wang, demande-lui donc la bonne aventure. C'est une occa-
sion, au moment de te marier! »
Kin-Fo voulait continuer sa route. Wang le retint.
Le « sien-cheng » est une sorte de prophète populaire, qui, pour quelques
sapèques, fait métier de prédire l'avenir. 11 n'a d'autres ustensiles profession-
nels qu'une cage, renfermant un petit oiseau, cage qu'il accroche à l'un des
1. La piastre vaut 5 francs 25, le taël de 7 à 8 francs, et la sapéque environ un demi-ceclime.
COUP D'OEIL SUR LA VILLE DE SHANG-HAI. 23
boutons de sa robe, et un jeu de soixante-quatr& cartes, représentant des
figures de dieux, d'hommes ou d'animaux. Les Chinois de toute classe, géné-
ralement superstitieux, ne font point fi des prédictions du sien-chcng, qui,
probablement, ne se prend pas au sérieux.
Sur un signe de Wang, celui-ci étala à terre un tapis de cotonnade, y dé-
posa sa cage, tira son jeu de cartes, le battit et le disposa sur le tapis, de ma-
nière que les figures fussent invisibles.
La porte de la cage fut alors ouverte. Le petit oiseau sortit, choisit une des
cartes, et rentra, après avoir reçu un grain de riz pour récompense.
Le sien-cheng retourna la carte. Elle portait une figure d'homme et une de-
vise, écrite en kunan-runa, cette langue mandarine du Nord, langue officielle,
qui est celle des gens instruits.
Et alors, s'adressant à Kin-Fo, le diseur de bonne aventure lui prédit ce
que ses confrères de tous pays prédisent invariablement sans se compromettre,
à savoir, qu'après quelque épreuve prochaine, il jouirait de dix mille années
de bonheur.
« Une, répondit Kin-Fo, une seulement, et je te tiendrais quitte du reste! »
Puis, il jeta à terre un taël d'argent, sur lequel le prophète se précipita
comme un chien affamé sur un os à moelle. De pareilles aubaines ne lui
étaient pas ordinaires.
Cela fait, Wang et son élève se dirigèrent vers la colonie française, le pre-
mier songeant à cette prédiction qui s'accordait avec ses propres théories sur
le bonheur, le second sachant bien qu'aucune épreuve ne pouvait l'atteindre.
Ils passèrent ainsi devant le consulat de France, remontèrent jusqu'au pon-
ceau jeté sur Yang-King-Pang, traversèrent le ruisseau, prirent obliquement
à travers le territoire anglais, de manière à gagner le quai du port européen.
Midi sonnait alors. Les affaires, très actives pendant la matinée, cessèrent
comme par enchantement. La journée commerciale était pour ainsi dire
terminée, et le calme allait succéder au mouvement, même dans la ville an-
glaise, devenue chinoise sous ce rappoit.
En ce moment, quelques navires étrangers arrivaient au port, la plupart
sous le pavillon du Royaume-Uni. Neuf sur dix, il faut bien le dire, sont
chargés d'opium. Cette abrutissante substance, ce poison dont l'Angleterre
encombre la Chine , produit un chiffre d'affaires qui dépasse deux cent
soixante millions de francs et rapporte trois cents pour cent de bénéfice. En
vain le gouvernement chinois a-t-il voulu empêcher l'importation de l'opium
2i LES TRIBULATIONS DUX CHINOIS EN OHINl
M
M B F ^''"' P ^
é par E McriciL.z2-r:<.is. £riii .
COUP D'OEIL SUR LA VILLE DE SHAXG-HAI. -2o
ea-cheng retourna la carte. (Page -3.)
dans le Céleste Empire. La guerre de 1841 et le traité de Nan-King ont donne
libre entrée à la marchandise anglaise et gain de cause aux princes mar-
chands. 11 faut, d'ailleurs, ajouter que, si le gouvernement de Péking a été
jusqu'à édicter la peine de mort contre tout Chinois qui vendrait de l'opium,
il est des accommodements moyennant finance avec les dépositaires de l'au-
torité. On croit même que le mandarin gouverneur de Shang-Haï encaisse
un million annuellement, rien qu'en fermant les yeux sur les agissements
de ses administrés.
Il va sans dire que ni Kin-Fo ni Wang ne s'adonnaient à cette détestable
2a Li:S TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
habitude de luiner l'opium, qui déduit tous les ressorts de l'organisnie et
conduit rapidement à la mort.
Aussi, jamais une once de cette substance n'était-elle entrée dans la riche
habitation, où les deux amis arrivaient, une heure après avoir débarqué
sur le quai de Shang-Haï.
Wanj;. — ce qui aurait encore surpris de la part d'un ex-Taï-ping, — n'avait
pas manqué de dire :
« Peut-être y aurait-il mieux à faire que d'importer l'abrutissement à tout
un peuple! Le commerce, c'est bien; mais la philosophie, c'est mieux!
Soyons philosophes, avant tout, soyons pliilosophes! »
CHAPITRE IV
DANS LEQUEL KI.N-FO liEÇOIT UNE IMPORT.ANTE LETTRE QUI A DEJA
HUIT JOURS DE RETARD.
Un yamen est un ensemble de constructions variées, rangées suivant
une ligne parallèle, qu'une seconde ligne de kiosques et de pavillons vient
couper perpendiculairement. Le plus ordinairement, le yamen sert d'habita-
tion aux mandarins d'un rang élevé et appartient à l'empereur; mais il n'est
point interdit aux riches Célestiah d'en posséder en toute propriété, et c'était
un de ces somptueux hôtels qu'habitait l'opulent Kin-Fo.
Wang et son élève s'arrêtèrent à la porte principale, ouverte au front de
la vaste enceinte qui entourait les diverses constructions du yamen , ses
jardins et ses cours.
Si, au lieu de la demeure d'un simple particulier, c'eût été celle d'un
magistral mandaiin, un gros tambour aurait occupé la première place sous
l'auvent découpé et peinturluré de la porte. Là, de nuit comme de jour, se-
raient venus frapper ceux de ses administrés qui auraie eu à réclamer
justice. Mais, au lieu de ce « tambour des plaintes», de vastes jarres en porce-
laine ornaient l'entrée du yamen, et contenaient du thé froid, incessamment
-enouvelé par les soins de l'intendant. Ces jarres étaient à la disposition des
KIN-F(> REr.OIT UNE LETTRE EN l'iirrARn. 27
uassanls, générosité qui faisait honneur à Kin-Fo. Aussi était-il bien vu,
3oninie on dit, « de ses voisins de l'Est et de l'Ouest. »
A l'arrivée du maître, les gens de la maison accoururent à la porte pour
le recevoir. Valets de chambre, valets de pied, portiers, porteurs de chaises,
palefreniers, cochers, servants, veilleurs de nuit, cuisiniers, tout ce monde
qui compose la domesticité chinoise fit la haie sous les ordres de l'intendant.
L'ne dizaine de coolies, engagés au mois pour les gros ouvrages, se tenaient
un peu en arrière.
L'intendant souhaita la bienvenue au maître du logis. Celui-ci fit à peine
un signe de la main et passa rapidement.
« Soun? dit- il seulement.
— Soun! répondit Wang en souriant. Si Soun était là, ce ne serait plus
Soun !
— Oii est Soun ? » répéta Kin-Fo.
L'intendant dut avouer que ni lui ni personne ne savait ce qu'était devenu
Soun.
Or Soun n'était rien moins que le premier valet de chambre, fpécialemeir'
attaché à la personne de Kin Fo, et dont celui-ci ne pouvait en aucune façoi.
se passer.
Soun était-il donc un domestique modèle? Non. Impossible de faire plus
mal son service. Distrait, incohérent, maladroit do ses niains et de sa langue,
foncièrement gourmand, légèrement poltron, un vrai Chinois de paravent
celui là, mais fidèle, en sonmie, et le seul, après tout, qui eût le don d'émou-
voir son maître. Kin-Fo trouvait vingt fois par jour l'occasion de se fâcher
contre Soun, et, s'il ne le corrigeait que dix, c'était autant de pris sur sa
nonchalance habituelle et de quoi mettre sa bile en mouvement. Un servi-
teur hygiénique, on le voit.
D'ailleurs, Soun, ainsi que font la plupart des domestiques chinois, ve-
nait de lui-même au-devant de la correction, quand il l'avait méritée. Son
maître ne la lui épargnait pas. Les coups de rotin pleuvaient sur ses épaules,
ce dont Soun se préoccupait peu. Mais, à quoi il se montrait infiniment plus
sensible, c'était aux ablations successives que Kin-Fo faisait subir à la queue
nattée qui lui pendait sur le dos, lorsqu'il s'agissait de quelque faute grave.
Personne n'ignore, en effet, combien le Chinois tient à ce bizarre appen-
dice. La perte de la queue, c'est la première punition qu'on applique aux
criminels ! C'est un déshonneur pour la vie ! Aussi, le malheureux valet ne re-
28 LES TRIBULATIONS D UN CHINOIS EN CHINE.
doutait-il rien tant que d'être condamné à en perdre un morceau. Il y a
quatre ans, lorsque Soun entra au service de Kin-Fo, sa queue, — une des
plus belles du Céleste Empire, — mesurait un mètre vingt-cinq. A l'heure
qu'il est, il n'en restait plus que cinquante-sept centimètres.
A continuer ainsi, Soun, dans deux ans, serait entièrement chauve!
Cependant, Wang et Kin-Fo, suivis respectueusement des gens de la
maison, traversèrent le jardin, dont les arbres, encaissés pour la plupart dans
des vases en terre cuite, et taillés avec un art surprenant, mais regret-
table, affectaient des formes d'animaux fantastiques. Puis, ils contournèrent
le bassin, peuplé de « gouramis » et de poissons rouges, dont l'eau limpide
disparaissait sous les larges Heurs rouge-pâle du « nelumbo », le plus beau
des nénuphars originaires de l'Empire des Fleurs. Ils saluèrent un hiérogly-
phique quadrupède', peint en couleurs violentes sur un mur ad hoc, comme
une fresque symbolique, et ils arrivèrent enfin à la porte de la principale
habitation du yamen.
C'était une maison composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, élevée
sur une terrasse à laquelle six gradins de marbre donnaient accès. Des claies
de bambous étaient tendues comme des auvents devant les portes et les
fenêtres, afin de rendre supportable la température déjà excessive, en favo-
risant l'aération intérieure. Le toit plat contrastait avec le faîtage fantaisiste
des paviUons semés çà et là dans l'enceinte du yamen, et dont les créneaux,
les tui'es multicolores, les briques découpées en fines arabesques, amu-
saient le regard.
Au dedans, à l'exception des chambres spécialement réservées au logement
de Wang et de Kin-Fo, ce n'étaient que salons entourés de cabinets à cloi-
sons transparentes, sur lesquelles couraient des guirlandes de fleurs peintes
ou des exergues de ces sentences morales dont les Célestials ne sont point
avares. Partout, des sièges bizarrement contournés, en terre cuite ou en
porcelaine, en bois ou en marbre, sans oublier quelques douzaines de cous-
sins d'un moelleux plus engageant ; partout, des lampes ou des lanternes aux
formes varices, aux verres nuancés de couleurs tendres, et plus harnachées
de glands, de franges et de houppes qu'une mule espagnole; partout aussi,
de ces petites tables à thé qu'on appelle « icha-ki », complément indispen-
sable d'un mobilier chinois. Quant aux ciselures d'ivoire et d'écaillé, aux
bronzes nielles, aux brùle-parfums, aux laques agrémentées de filigranes
d'ûi °n relief, aux jades blanc laiteux et vert émeraude, aux vases ronds ou
KIN-FO REÇOIT UNE LETTRE EN RETARD. 2C
prismatiques de la dynastie des Ming et des Tsing, aux porcelaines plus
recherchées encore de la dynastie des Yen, aux émaux cloisonnés roses et
jaunes translucides, dont le secret est introuvable aujourd'hui, on eût, non
pas perdu, mais passé des heures à les compter. Cette luxueuse habitation
offrait toute la fantaisie chinoise alliée au confort européen.
En effet, Kin-Fo, — on l'a dit et ses goûts le prouvent, — était un homme
de progrès. Aucune invention moderne des Occidentaux ne le trouvait réfrac-
taire à leur importation. Il appartenait à la catégorie de ces Fils du Ciel, trop
rares encore, que séduisent les sciences physiques et chimiques. Il n'était
donc pas de ces barbares qui coupèrent les premiers fils électriques que la
maison Reynolds voulut établir jusqu'au Wousung dans le but d'apprendre
plus rapidement l'arrivée des malles anglaises et américaines, ni de ces man-
darins arriérés qui, pour ne pas laisser le câble sous-marin de Shang-Haï à
Hong-Kong s'attacher à un po.nt quelconque du territoire, obligèrent les
électriciens à le fixer sur un bateau flottant en pleine rivière !
Non! Kin-Fo se joignait à ceux de ses compatriotes qui approuvaient le
gouvernement d'avoir fondé les arsenaux et les chantiers de Fou-Chao sous
la direction d'ingénieurs français. Aussi possédait-il des actions de la com-
pagnie de ces steamers chinois, qui font le service entre Tien-Tsin et Shang-Haï
dans un intérêt purement national, et était-il intéressé dans ces bâtiments
à grande vitesse qui depuis Singapour gagnent (rois ou quatre jours sur la
malle anglaise.
On a dit que le progrès matériel s'était introduit jusque dans son intérieur.
En effet, des appareils téléphoniques mettaient en communication les
divers bâtiments de son yamen. Des sonnettes électriques reliaient les
chambres de son habitation. Pendant la saison froide, il faisait du feu et
se chauffait sans honte, plus avisé en cela que ses concitoyens, qui gèlent
devant l'âtre vide sous leur quadruple et quintuple vêtement. Il s'éclairait au
gaz tout comme l'inspecteur général des douanes de Péking, tout comme le
richissime M. Yang, principal propriétaire des monts-de-piété de l'Empire du
Milieu ! Enfin, dédaignant l'emploi suranné de l'écriture dans sa corres-
pondance intime, le progressif Kin-Fo, — on le verra bientôt, — avait adopté
le phonographe, récemment porté par Edison au dernier degré de perfec-
tion.
Ainsi donc, l'élève du philosophe ^Vang avait, dans la partie matérielle de
la vie autant que dans sa partie morale, tout ce qu'il fallait pour être heu-
30 LKS TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
reux! Et il ne l'était pas! Il avait Soun pour détendre son apathie quoti-
dienne, et Soun même ne suffisait pas à lui donner le bonheur !
Il est vrai que, pour le moment du moins, Soun, qui n'était jamais où il
aurait dû être, ne se montrait guère ! II devait sans doute avoir quelque grave
faute à se reprocher, quelque grosse maladresse commise en l'absence de son
maître, et s'il ne craignait pas pour ses épaules, habituées au rotin domes-
tique, tout portait à croire qu'il tremblait surtout pour sa queue.
« Soun ! avait dit Kin-Fo, en entrant dans le vestibule, sur lequel s'ou-
vraient les salons de droite et de gauche, et sa voix indiquait une impa-
tience mal contenue.
— Soun! avait répété Wanjj, dont les bons conseils et les objurg;itions
étaient toujours restés sans effet sur l'incorrigible valet.
— Que l'on découvre Soun et qu'on me l'amène! » dit Kin-Fo en sadressant
à l'intendant, qui mit tout son monde à la recherche de l'introuvable.
Wang et Kin-Fo restèrent seuls.
« La sagesse, dit alors le philosophe, commande au voyageur qui rentre à
son foyer de prendre quelque repos.
— Soyons sages ! » répondit simplement l'élève de Wang.
Et, après avoir serré la main du philosophe, il se dirigea vers son apparte-
ment, tandis que Wang regagnait sa chambre.
Kiri-Fo, une fois seul, s'étendit sur un de ces moelleux divans de fabri-
cation européenne, dont un tapissier chinois n'eiit jamais su disposer le con-
fortable capitonnage. Là, il se prit h songer. Fut-ce à son mariage avec l'ai-
mable et jolie femme dont il allait faire la compagne de sa vie? Oui, et cela
ne peut surprendre, puisqu'il était à la veille d'aller la rejoindre. En effet,
cette gracieuse personne ne demeurait pas à Shang-Haï. Elle habitait Péking,
et Kin-Fo se dit même qu'il serait convenable de lui annoncer, en même
temps que son retour à Shang-Haï, son arrivée prochaine dans la capitale du
Céleste Empire. Si même il marquait un certain désir, une légère impa-
tience de la revoir, cela ne serait pas déplacé. Très certainement, il éprou-
vait une véritable affection pour elle! Wang le lui avait bien démontré
d'après les plus indiscutables règles de la logique, et cet élément nouveau
introduit dans son existence pourrait peut-être en dégager l'inconnue...
c'est-à-dire le bonheur... qui... que... dont...
Kin-Fo rêvait déjà les yeux fermés, et il se fût tout doucement endormi, s'il
n'eût senti une sorte de chatouillement à sa main droite.
KIN-FO REÇOIT UNE LETTRE EN RETARD. 31
Instinctivement, ses doigts se refermèrent et saisirent un corps cylindrique
légèrement noueux, de raisonnable grosseur, qu'ils avaient certainement l'ha-
bitude de manier.
Kin-Fo ne pouvait s'y tromper : c'était un rotin qui s'était glissé dans sa
main droite, et, en même temps, ces mots, prononcés d'un ton résigné, se
faisaient entendre :
« Quand monsieur voudra ! »
Kin-Fo se redressa, et, par un mouvemenl bien naturel, il brandit le rotin
correcteur.
Soun était devant lui, à demi coiul)é, dans la posture d'un patient, présen-
tant ses épaules. Appuyé d'une main sur le tapis de la chambre. île l'autre
il tenait une lettre.
« Enfin, te voilà! dit Kin-Fo.
— Al ai !/«.' répondit Soun. Je n'attendais mon maître qu'à la troisième
veille! Quand monsieur voudra! »
Kin-Fo jeta le rotin à terre. Soun^ si jaune qu'il fût naturellement, parvint
cependant à pâlir!
« Si tu offres ton dos sans autre explication, dit le maître, c'est que tu
mi'rites mieux que cela! Qu'y a-l-il?
— Cette lettre!...
— Parle donc! s'écria Kin-Fo, en saisissant la lettre que lui présentait
Soun.
— .T'ai bien maladroitement oublié de vous la remettre avant votre départ
pour Canton !
— Huit jours de retard, coquin !
— J'ai eu tort, mon maître!
— Viens ici !
— Je suis comme un pauvre crabe sans pattes qui ne peut marcher !.!?■«/?/«/ »
Ce dernier cri était un cri de désespoir. Kin-Fo avait saisi Soun par sa
natte, et, d'un coup de ciseaux bien affilés, il venait d'en trancher l'extrême
bout.
Il faut croire que les pattes repoussèrent instantanément au malencontreux
crabe, car il détala prestement, non sans avoir ramassé sur le tapis le mor-
ceau de son précieux appendice.
De cinquante-sept centimètres, la queue de Soun se trouvait réduite à cin-
quante-quatre.
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
vis respectueusement des gens de la maison. (Page Jl.)
Kin-Fo, redevenu parfaitement calme, s'était rejeté sur le divan et
examinait en homme que rien ne presse la lettre arrivée depuis huit jours.
il n'en voulait à Soun que de sa négligence, non du retard. En quoi une
lettre quelconque pouvait-elle l'intéresser? Elle ne serait la bienvenue que si
elle lui causait une émotion. Une émotion, à lui!
Il la regardait donc, mais distraitement.
L'enveloppe, faite d'une toile empesée, montrait à l'adresse et au dos divers
timbres-poste de couleur vineuse et chocolat, portant en exergue au-dessous
d'un portrait d'homme les ihiflfi'es de deux et de « six cents ».
KIN-FO REÇOIT UNE LETTRE EN RETARD. 33
Cela indiquait qu'elle venait des Etats-Unis d'Amérique.
« Bon ! fit Kin-Fo, en haussant les épaules, une lettre de mon correspondant
de San-Francisco! »
Et il rejeta fa lettre dans un coin du divan.
En effet, que pouvait lui apprendre son correspondant? Que les titres
qui composaient presque toute sa fortune dormaient tranquillement dans les
caisses de la Centrale Banque Californienne, que ses actions avaient monté de
quinze ou vingt pour cent, que les dividendes à distribuer dépasseraient ceux
de l'année précédente, etc.'
31 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Quelques milliers de dollars de ]iUis ou de moins n'étaient vraiment pas pour
l'émouvoir!
Toutefois, quelques minutes après, Kin-Fo reprit la lettre et en déchira
machinalement l'enveloppe; mais, au lieu de la lire, ses yeux n'en cher-
chèrent d'abord que la signature.
« C'est bien une lettre de mon correspondant, dil-il. Il ne peut que me
parler d'aft'aires! A demain les atiaires! »
Et, une seconde fois, Kin-Fo allait rejeler la lettre, lorsque son regard fut
tout à coup frappé par un mot souligné plusieurs fois au recto de la deuxième
page. C'était le mot « passif», sur lequel le correspondant de San-Francisco
avait évidemment voulu attirer l'attention de son client de Shang-Hai.
Kin-Fo reprit alors la lettre à son début, et la lut de la première à la der-
nière ligne, non sans un certain sentiment de curiosité, qui devait surprendre
de sa part.
Un instant, ses sourcils se froncèrent; mais une sorte de dédaigneux sou-
rire se dessina sur ses lèvres, lorsqu'il eut achevé sa lecture.
Kin-Fo se leva alors, fit une vingtaine de pas dans sa chambre, s'approcha
un instant du tuyau acoustique qui le mettait en communication directe
avec Wang. 11 porta môme le cornet à sa bouche, et fut sur le point de faire
résonner le sifflet d'appel; mais il se ravisa, laissa retomber le serpent de
caoutchouc, et revint s'étendre sur le divan.
« Peuh! » fit-il.
Tout Kin-Fo était dans ce mot.
« Et elle! nuu-mura-t-il. Elle est vraiment plus intéressée que moi dans
tout cela ! »
Il s'approcha alors d'une petite table de laque, sur laquelle était posée une
boîte oblongue, précieusement ciselée. Mais, au moment de l'ouvrir, sa main
s'arrêta.
« Que me disait sa dernière lettre? » murmura-t-il.
Et, au lieu de lever le couvercle de la boite, il poussa un ressort, fixé à
l'une des extrémités.
Aussitôt, une voix douce de se faire entendre!
« Mon petit frère aîné! Ne suis-je plus pour vous comme la fleur Mei-lioua
à la première lune, comme la fleur de l'abricotier h la deuxième, comme la
fleur du pécher h la troisième ! Mon cher cœur de pierre précieuse, à vous
mille, à vous dix mille bonjours!... •>
KIX-FO REÇOIT UNE LETTRE EN RETARD. 3o
C'étnit la voix d'une jeune femme, dont le phonographe répétait les tendres
paroles.
« Pauvre petite sœur cadette! » dit Kin-Fo.
Puis, ouvrant la boite, il retira de l'appareil le papier, zébré de rainures,
qui venait de reproduire toutes les inflexions de la lointaine voix, et le rem-
|)laça par un autre.
Le phonographe était alors perfectionné à un point qu'il suffisait de parler
à voix haute pour que la membrane fût impressionnée et que le rouleau, mû
par un mouvement d'horlogerie, enregistrât les paroles sur le papier de
l'appareil.
Kin-Fo parla donc pendant une minute environ. A sa voix, toujours calme,
on n'eût pu reconnaître sous quelle impression de joie ou de tristesse il
formulait sa pensée.
Trois on quatre phrases, pas plus, ce fut tout ce que dit Kin-Fo. Cela
fait, il suspendit le mouvement du phonographe, retira le papier spécial sur
lequel l'aiguille, actionnée par la membrane, avait tracé des rainures obli-
ques, correspondant aux paroles prononcées; puis, plaçant ce papier dans une
enveloppe qu'il cacheta, il écrivit de droite à gauche l'adresse que voici :
« Madame Lé-oi,
« Avenue de Cha-Coua
>' Péking. »
L'n timbre électrique fit aussitôt accourir celui des domestiques qui était
chargé de la correspondance. Ordre lui fut donné de porter immédiatement
cette lettre à la poste.
Une heure après, Kin-Fo dormait paisiblement, en pressant dans ses bras
son « tchou-fou-jen >% sorte d'oreiller de bambou tressé, qui maintient dans
les lits chinois une température moyenne, très appréciable sous ces chaudes
latitudes.
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
CHAPITRE V
DANS LEQUEL LÉ-OU REÇOIT UNE LETTRE Qu'eLLE EUT PRÉFÉRÉ
NE PAS RECEVOIR.
« Tu n'as pas encore de lettre pour moi ?
— Eh ! non, madame !
— Que le temps me paraît long, vieille mère! »
Ainsi, pour la dixième fois de la journée, parlait la diannante Lé-oti.
dans le boudoir de sa maison de l'avenue Cha-Coua, à Péking. La « vieille
mère» qui lui l'épondait, et à laquelle elle donnait cette qualification usitée
en Chine pour les servantes d'un âge respectable, c'était la grognonne et
désagréable mademoiselle Nan.
Lé-ou avait épousé à dix-huit ans un lettré de premier grade, qui colla-
borait au fameux Sse-Khou-Tsuane-Chou '. Ce savant avait le double de son
âge et mourut trois ans après cette union disproportionnée.
La jeune veuve s'était donc trouvée seule au monde, lorsqu'elle n'avait
pas encore vingt et un ans. Kin-Fo la vit dans un voyage qu'il fit à Péking,
vers cette époque. Wang, qui la connaissait, attira l'attention de son indiffé-
rent élève sur cette charmante personne. Kin-Fo se laissa aller tout douce-
ment à l'idée de modifier les conditions de sa vie en devenant le mari de la
jolie veuve. Lé-ou ne fut point insensible à la proposition qui lui fut faite. Et
voilà comment le mariage, décidé pour la plus grande satisfaction du philo-
sophe, devait être célébré dès que Kin-Fo, après avoir pris à Shang-Huï les
dispositions nécessaires, serait de retour à Peking.
Il n'est pas commun, dans le Céleste Empire, que les veuves se remarient,
— non qu'elles ne le désirent autant que leurs similaires des contrées occi-
dentales, mais parce que ce désir trouve peu de co-partageants. Si Kin-Fo fil
exception à la règle, c'est que Kin-Fo, on le sait, était un origiual. Lé-ou
1. Cft ouvrage, commencé en 1773, doit comprendre cent soixante nulle volumes, et n'en est €n;ore
qu'au soixante dix-huit mille sept cent trente hui'iéme.
REPONSE DE KIN-FO A LÉ-OU. 37
remariée, il est vrai, n'aurait plus le droit de passer sous les a paé-lous », arcs
comniémoratifs que l'empereur fait quelquefois élever en l'honneur des
femmes célèbres par leur fidélité à l'époux défunt; telles, la veuve Soung, qui
ne voulut plus jamais quitter le tombeau de son mari , la veuve Koung-Kiang,
qui se coupa un bras, la veuve Yen-Tchiang, qui se défigura en signe de dou-
leur conjugale. Mais Lé-ou pensa qu'il y avait mieux à faire de ses vingt ans.
I^lle allait reprendre cette vie d'obéissance, qui est tout le rôle de la femme
dans la famille chinoise, renoncer à parler des choses du dehors, se confor-
mer aux préceptes du livre Li-nun sur les vertus domestiques, et du livre
.\ci-tso-pien sur les devoirs du mariage, retrouver enfin cette considération
dont jouit l'épouse, qui, dans les classes élevées, n'est point une esclave,
comme on le croit généralement. Aussi, Lé-ou, intelligente, instruite, com-
prenant quelle place elle aurait à tenir dans la vie du riche ennuyé et se sen-
tant attirée vers lui par le désir de lui prouver que le bonheur existe ici-bas,
était toute résignée à son nouveau sort.
Le savant, à sa mort, avait laissé la jeune veuve dans une situation de
fortune aisée, quoique médiocre. La maison de l'ave.iue Cha-Coua était donc
modeste. L'insupportable Nan en composait tout le domestique, mais Lé-ou
était faite à ses regrettables manières, qui ne sont point spéciales aux ser-
vantes de l'Empire des Fleurs.
C'était dans son boudoir que la jeune femme se tenait de préférence.
L'ameublement en aurait semblé fort simple, n'eussent été les riches pré-
sents, qui, depuis deux grands mois, arrivaient de Shang-Haï. Quelques tableaux
appendaient aux murs, entre autres un chef-d'œuvre du vieux peintre Huan-Tse-
Nen', qui aurait accaparé l'attention des connaisseurs, au milieu d'aquarelles
très chinoises, à chevaux verts, chiens violets et arbres bleus, dues à quel-
ques artistes modernes du cru. Sur une table de laque se déployaient, comme
de grands papillons aux ailes étendues, des éventails venus de la célèbre école
1. La renommée des granis maîtres s'est transmise jusqu'à nous par des traditions qui, pour être
anecdotiques, n'en sont pas moins dignes d'attention. On rapporte, par extniple, qu'au troisième siècle, un
peintre, Tsao-Ponli-Ying, ayant fini un écran pour l'Empereur, s'amusa à y peindre la et là quelques
mouches, et eut la satisfaction de vnir Sa Majesté prendre son mouctioir pour les chasser. Non moins
célèbre était Huan-Tse-Nen, qui florissait vers l'an mil. Ayant été chargé des décorations murales d'une
des salles du palais, il y peignit plu-ieuis faisans. Or, des envoyés étrangers qui apportaient des faucons
en présent à l'Empereur, ayant été introduits dans cette salle, les oiseaux de proie ne virent pas plus lôt
les faisans peints sur le mur, qu'ils s'élancèrent sur eux au détriment de leur tête plus qu'à la sati fac-
tion de leur in>tiact vorace. >
J. Thompson. {Voyage en Chine.)
38 LES TRIRUr.ATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
de Swatow. D'une suspension de porcelaine s'échap|)aient d'élégants festons
de ces fleurs artificielles, si admirablement fabriquées avec la moelle de
r « Arabia papyrifera » de l'île Formose, et qui rivalisaient avec les blancs
nénuphars, les jaunes chrysanthèmes et les lys rouges du Japon, dont regor-
geaient des jardinières en bois finement fouillé. Sur tout cet ensemble, les
nattes de bambous tressés des fenêtres ne laissaient passer qu'une lumière
adoucie, et tamisaient, en les égrenant pour ainsi dire, les rayons solaires.
Un magnifique écran, fait de grandes plumes d'épervier, dont les taches,
artistement disposées, figuraient une large pivoine, — cet emblème de la
beauté dans l'Empire des Fleurs, — deux volières en forme de pagode, vérita-
bles kaléidoscopes des plus éclatants oiseaux de l'Inde, quelques « tiémaols »
éoliejis, dont les plaques de verre vibraient sous la brise, mille objets enfin
auxquels se rattachait une pensée de l'absent, complétaient la curieuse orne-
mentation de ce boudoir.
v( Pas encore de lettre, Nan?
— Eh non ! madame ! pas encore ! »
C'était une charmante femme que cette jeune Lé-ou. Jolie, môme pour des
yeux européens, blanche et non jaune, elle avait de doux yeux se relevant à
peine vers les tempes, des cheveux noirs ornés de quelques fleurs de pêcher
fixées par des épingles de jade vert, des dents petites et blanches, des sourcils à
peine estompés d'une fine louche d'encre de Chine. Elle ne mettait ni crépi de
miel et de blanc d'Espagne sur ses joues, ainsi que le font généralement les
beautés du Céleste Empire, ni rond de carmin sur sa lèvre inférieure, ni petite
raie verticale entre les deux yeux, ni aucune couche de ce fard, dont la cour
impériale dépense annuellement pour dix millions de sapèques. La jeune
veuve n'avait que faire de ces ingrédients "artificiels. Elle sortait pou de sa
maison de Cha-Coua, et, dès lors, pouvait dédaigner- ce masque, dont toute
femme chinoise fait usage hors de chez elle.
Quant à la toilette de Lé-ou, rien de plus simple et de plus élégant, l'ne
longue robe à quatre fentes, ourlée d'un large galon brodé, sous celte robe
une jupe plissée, à la taille un plastron agrémenté de soutaches en
filigranes d'or, un pantalon rattaché à la ceinture et se nouant sur la chaus-
sette de soie nankin, de jolies pantoufles ornées de perles : il n'en fallait pas
plus à la jeune veuve pour être charmante, si l'on ajoute que ses mains
étaient fines et qu'elle conservait ses ongles, longs et rosés, dans de petits
étuis d'argent, ciselés avec un art ex(|uis.
REPONSE DE KIN-FO A LE-OU. 39
Et ses pieds? Eh bien, ses pieds étaient petits, non par suite de cette coutume
de déformation barbare qui tend heureusement à se perdre, mais parce que
la nature les avait faits tels. Cette mode dure depuis sept cents ans déjà, et elle
est probablement due à quelque princesse estropiée. Dans son application la
plus simple, opérant la flexion des quatre orteils sous la plante, tout en Inis-
sant le calcaneum intact, elle fait de la jambe une sorte de tronc de cône, gêne
absolument la marche, prédispose à l'anémie et n'a pas môme pour raison
d'être, comme on a pu le croire, la jalousie des époux. Aussi s'en va-t-elle
de jour en jour, depuis la conquête tartare. Maintenant, on ne compte pas
trois Chiuoises sur dix, ayant été soumises dès le premier âge à cette suite
d'opérations douloureuses, qui entraînent la déformation du piod.
« Il n'est pas possible qu'une lettre n'arrive pas aujourd'hui! dit encore
Lé-ou. Voyez donc, vieille mère.
— C'est tout vu ! » répondit fort irrespectueusement mademoiselle Xan, qui
sortit de la chambre en grommelant.
Lé-ou voulut alors travailler pour se distraire un peu. C'était encore penser
à Kin-Fo, puisqu'elle lui brodait une paire de ces chaussures d'étoffe,
dont la fabrication est presque uniquement réservée à la femme dans les
ménages chinois, à quelque classe qu'elle appartienne. Mais l'ouvrage lui
tomba bientôt des mains. Elle se leva, prit dans une bonbonnière deux ou trois
pastèques, qui craquèrent sous ses petites dents, puis elle ouvrit un livre,
le Nushun, ce code d'instructions dont toute honnête épouse doit faire sa lec-
ture habituelle.
« De même que le printemps est pour le travail la saison favorable, de
même l'aube est le moment le plus propice de la journée.
« Levez-vous de bonne heure, ne vous laissez pas aller aux douceurs du
« sommeil.
« Soignez le mûrier et le chanvre.
« Filez avec zèle la soie et le coton.
0 La vertu des femmes est dans l'activité et l'économie.
« Les voisins feront votre éloge... »
Le livre se ferma bientôt. La tendre Lé-ou ne songeait même pas à ce
qu'elle lisait.
« Où est-il'? se demanda-t-clle. Il a dû aller à Canton! Esl-il de retour à
Shang Haï"? Quand arrivera-t-il à Péking ? La mer lui a-t-elle été propice ? Que
la déesse Koanine lui vienne en aide ! »
40 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINl
Ainsi disait l'inquiète jeune femme. Puis, ses yeux se portèrent distraitement
sur un tapis de table, artistement fait de mille petits morceaux rapportés, une
sorte de mosaïque d'étoffe à la mode portugaise, où se dessinaient le canard
mandarin et sa famille, symbole de la fidélité. Enfin elle s'approcha d'une
jardinière et cueillit une fleur au hasard.
« Ah ! dit-elle, ce n'est pas la fleur du saule vert, emblème du printemps,
de la jeunesse et de la joie! C'est le jaane chrysanthème, emblème de l'au-
tomne et de la tristesse ! »
Elle voulut réagir contre l'anxiété qui, maintenant, l'envahissait tou
lEPCNSE DE KIN-FO A LÉ-OU
Lé-ou entendit : o Petite sœur cadette -a (Page 4^)
entière. Son luth était là ; ses doigts en firent résonner les cordes ; ses lèvres
murmurèrent les premières paroles du chant des « Mains-unies » , mais elle
ne put continuer.
«Ses lettres, pensait-elle, n'avaient pas de retard autrefois! Je les lisais,
l'âme émue! Ou bien, au lieu de ces lignes qui ne s'adressaient qu'à mes yeux,
c'était sa voix même que je pouvais entendre! Là, cet appareil me parlait
comme s'il eût été près de moi ! »
Et Lé-ou regardait un phonographe, pose sur un guéridon de laque, en
tout semblable à celui dont Kin-Fo se servait à Shang-Haï. Tous deux pouvaient
42 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
ainsi s'entendre ou plutôt entendre leurs voix, malgré la distance qui les
séparait.... Mais, aujourd'hui encore, comme depuis quelques jours, l'appareil
restait muet et ne disait plus rien des pensées de l'absent.
En ce moment, la vieille mère entra.
« La voilà, votre lettre ! » dit-elle.
Et Nan sortit, après avoir remis à Lé-ou une enveloppe timbrée de
Shany-llaï.
Un sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Ses yeux brillèrent
d'un plus vif éclat. Elle déchira l'enveloppe, rapidement, sans prendre le
temps de la contempler, ainsi qu'elle avait l'habitude de le faire...
Ce n'était point une lettre que contenait cette enveloppe, mais un de ces
papiers à rainures obliques, qui, ajustés dans l'appareil phonographique,
reproduisent toutes les inflexions de la voix humaine.
« Ah! j'aime encore mieux cela! s'écria joyeusement Lé-ou. Je l'entendrai,
au moins! »
Le pajjier fut placé sur le rouleau du phonographe, qu'un mouvement
d'Iiorlogerie fit aussitôt tourner, et Lé-ou, approchant son oreille, entendit
une voix bien connue qui disait :
« Petite sœur cadette, la ruine a emporté mes richesses comme le vent d'est
emporte les feuilles jaunies de l'automne! Je ne veux pas faire une misérable
en l'associant à ma misère ! Oubliez celui que dix mille malheurs ont frappé!
« Votre désespéré Km-Fo ! »
Quel coup pour la jeune femme ! Une vie plus amère que l'amère gentiane
l'attendait maintenant. Oui ! le vent d'or emportait ses dernières espérances
avec la fortune de celui qu'elle aimait ! L'amour que Kin-Fo avait pour elle
s'élait-il donc à jamais envolé! Son ami ne croyait-il qu'au bonheur que
donne la richesse! Ah! pauvre Lé-ou! Elle ressemblait maintenant au cerf-
volant dont le fil casse, et qui retombe brisé sur le sol !
Nan, appelée, entra dans la chambre, haussa les épaules et Iransiiorla sa
maîtresse sur son « hang » ! Mais, bien que ce fût un de ces lits-poëles, chauf-
fés artificiellement, combien sa couche parut froide à l'infortunée Lé-ou !
Que les cinq veilles de cette nuit sans sonuneil lui semblèrent longues à
passer !
UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE
CHAPITRE VI
QUI DONNERA PEUT-ÊTRE AU LECTEUR l'eXVIE d'aLLER FAIRE UN TOUR
DANS LES HUREAUX DE « LA CENTENAIRE ».
Le lendemain. Kin-Fo, dont le dédain pour les clioses de ce monde ne se
démentit pas un instant, quitta seul son habitation. De son pas toujours égal,
il descendit la rive droite du Creek. Arrivé au pont de bois, qui met la
concession anglaise en communication avec la concession américaine, il
traversa la rivière et se dirigea vers une maison d'assez belle apparence, élevée
entre l'église des Missions et le consulat des Etats-Unis.
Au fronton de cette maison se développait une large plaque de cuivre, sur
laquelle apparaissait cette inscription en lettres tumulaires :
LA CENTENAIRE,
Compagnie d'assurances sur la vie.
Capital de garantie : 20 millions de dollars.
Agent principal : William J. Bidllpii.
Kin-Fo poussa la porte, que détendait un second battant capitonné, et se
trouva dans un bureau, divisé en deux compartiments par une simple balus-
trade à hauteur d'appui. Quelques cartonniers, des livres à fermoirs de nickel,
une caisse américaine à secrets se défendant d'elle-même, deux ou trois
tables où travaillaient les commis de l'agence, un secrétaire compliqué,
réservé à l'honorable William J. Bidulph, tel était l'ameublement de cette
pièce, qui semblait appartenir à une maison du Broadway, et non à une
habitation bâtie sur les bords du Wousung.
WiUiam J. Bidulph était l'agent principal, en Chine, de la compagnie d'as-
surances contre Fincendie et sur la vie, dont le siège social se trouvait à
Chicago. La Centenaire, — un bon titre et qui devait attirer les clients, —
la Centenaire, très renommée aux États-Unis, possédait des succursales (t
Ai LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS ET CHINE.
des représentants dans les cinq parties du inonde. Elle faisait des affaires
énormes et excellentes, grâce à ses statuts, très hardiment et très libérale-
ment constitués, qui l'autorisaient à assurer tous les risques.
Aussi, les Célestials commençaient-ils à suivre ce moderne courant d'idées,
qui remplit les caisses des compagnies de ce genre. Grand nombre de
maisons de l'Empire du Milieu étaient garanties contre l'incendie, et les con-
trats d'assurances en cas de mort, avec les combinaisons multiples qu'ils
comportent, ne manquaient pas de signatures chinoises. La plaque de la
Centenaire s'écartelait déjà au fronton des portes shangha'iennes, et, entre
autres, sur les pilastres du riche yamen de Kin-Fo. Ce n'étail donc pas dans
l'inlenlion de s'assurer contre l'incendie, que l'élève de Wang venait rendre
visite à l'honorable William J. Bidulph.
« Monsieur Bidulph? » demanda-t-il en entrant.
W'illiam J. Bidulph était là, « en personne », comme un photographe qui
opère lui-même, toujours à la disposition du public, — un homme de cin-
quante ans, correctement vêtu de noir, en habit, en cravate blanche, toute
sa barbe, moins les moustaches, l'air bien américain.
« A qui ai-je l'honneur déparier? demanda William J. Bidulph.
— A monsieur Kin-Fo, de Shang-Ha'i.
— Monsieur Kin-Fol... un des clients de la Centenaire... police numéro
vingt sept mille deux cent...
— Lui-même.
— Serais-je assez heureux, monsieur, pour que vous eussiez besoin de mes
services?
— Je désirerais vous parler en particulier, » répondit Kin-Fo.
La conversation entre ces deux personnes devait se faire d'autant plus facile-
ment, que William J. Bidulph parlait aussi bien le chinois que Kin-Fo parlait
l'anglais.
Le riche client fut donc introduit, avec les égards qui lui étaient dus, dans
un cabinet, tendu de sourdes tapisseries, fermé de doubles portes, oii l'on
eût pu comploter le renversement de la dynastie des Tsing, sans crainte d'être
entendu des plus fins tipaos du Céleste Empire.
« Monsieur, dit Kin-Fo, dès qu'il se fut assis dans une chaise à bascule,
devant une cheminée chauffée au gaz, je désirerais traiter avec votre Compa-
gnie, et faire assurer à mon décès le payement d'un capital dont je vous
indiquerai tout à l'heure le montant.
UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE
— Monsieur, répondit William J. Bidulph, rien de plus simple. Deux signa-
tures, la vôtre et la mienne, au bas d'une police, et l'assurance sera faite,
après quelques formalités préliminaires. Mais, monsieur... permettez-moi
cette question... vous avez donc le désir de ne mourir qu'à un âge très avancé,
désir bien naturel d'ailleurs ?
— Pourquoi? demanda Kin-Fo. Le plus ordinairement, l'assurance sur la
fie indique chez l'assuré la crainte qu'une mort trop prochaine....
— Oh! monsieur! répondit William J. Bidulph le plus sérieusement du
monde, cette crainte ne se produit jamais chez les clients de la Centenaire!
Son nom ne l'indique-t-il pas? S'assurer chez nous, c'est prendre un brevet
de longue vie ! Je vous demande pardon, mais il est rare que nos assurés ne
dépassent pas la centaine... très rare... très rare!... Dans leur intérêt, nous
devrions leur arracher la vie! Aussi, faisons-nous des affaires superbes! Donc,
je vous préviens, monsieur, s'assurer à la Centenaire, c'est la quasi-certitude
d'en devenir un soi-même!
— .\ii ! " fit tranquillement Kin-Fo, en regardant de son œil froid William
J. Bidulph.
L'agent principal, sérieux coni'ne un ministre, n'avait aucunement l'air de
plaisanter.
<i Quoi qu'il en soil, reprit Kin-Fo, je désire me faire assurer pour deux
cent mille dollars '.
— Nous disons un capital de deux cent mille dollars, » répondit William
J. Bidulph.
Et il inscrivit sur un carnet ce chiffre, dont l'importance ne le fit pas même
sourciller.
« Vous savez, ajouta-t-il, que l'assurance est de nul effet, et que toutes les
primes payées, quel qu'en soit le nombre, demeurent acquises à la Compagnie,
si la personne sur la tète de laquelle repose l'assurance perd la vie par le
fait du bénéficiaire du contrat?
— Je le sais.
— Et quels risques prétendez-vous assurer, mon cher monsieur?
— Tous.
— Les risques de voyage par terre ou par mer, et ceux de séjour hors des
Jimites du Céleste Empire?
1. Un million de francs.
LI<:S TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Oui.
— Les risques de eoiulamiiation judiciaire?
— Oui.
— Les risques de duel?
— Oui.
— Les ris((ues de service militaire?
— Oui.
— Alors les surprimes seront fort élevées?
— Je payerai ce qu'il faudra.
— Soit.
— Mais, ajouta Kiii-Fo, il y a un autre risque très impoi'lant, dont vous ne
parlez pas.
— Lequel?
— Le suicide. Je croyais que les statuts de la Centenaire l'autorisaient à
assurer aussi le suicide ?
— Parfaitement, monsieur, parfaitement, répondit William J. Bidulph, qui
se frottait les mains. C'est même là une source de superbes bénéfices pour
nous! Vous comprenez bien que nos clients sont généralement des gens qui
tiennent à la vie, et que ceux qui, par une ])rudence exagérée, assurent le
suicide, ne se tuent jamais.
— N'importe, répondit Kin-Fo. Pour des raisons personnelles, je désire
assurer aussi ce risque.
— A vos souhait.s, mais la prime sera considérable !
— Je vous répète que je payerai ce qu'il faudra.
— Entendu. — Nous disons donc, dit William J. Bidulph, en continuarri
d'écrire sur son carnet, risques de mer, de voyage, de suicide...
— Et, dans ces conditions, quel sera le montant de la prime à payer? de-
manda Kin-Fo.
— Mon cher monsieur, répondit l'agent principal, nos primes sont établies
avec une justesse mathématique, qui est tout îi l'honneur de la Compagnie.
Elles ne sont plus basées, comme elles l'étaient autrefois, sur les tables de
Duvillars... Connaissez-vous Duvillars?
— Je ne connais pas Duvillars.
— Un statisticien remarquable, mais déjà ancien... tellement ancien, même
qu'il est mort. A l'époque où il établit ses fameuses tables, qui servent encore à
l'éclielle de primes de la plupart des compagnies européennes, très arriérées,
UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE ■>. M
la laoyemic de la vie était inférieure à ce qu'elle est présentement, grâce au
progrès de toutes choses. Nous nous basons donc sur une moyenne plus élevée,
et par conséquent plus favoralile à l'assuré, qui paye moins cher et vit plus
longtemps...
— Quel sera le montant de ma prime? reprit Kin-Fo, désireux d'arrêter le
verbeux agent, qui ne négligeait aucune occasion de placer ce boniment en
faveur de la Centenaire.
— Monsieur, répondit \YilIiam .1. Bidulph, j'aurai l'indiscrétion de vous
demander quel est votre âge?
— Trente et un ans.
— Eh bien, à trente et un ans, s'il ne s'agissait que d'assurer les risques
ordinaires, vous payeriez, dans toute compagnie, deux quatre-vingt-trois pour
cent. Mais, à la Centenaire, ce ne sera que deux soixante-dix, ce qui fera
annuellement, pour un capital de deux cent mille dollars, cinq mille quatre cents
dollars.
— Et dans les conditions que je désire? dit Kin-Fo.
— En assurant tous les risques, y compris le suicide?...
— Le suicide surfout.
— Monsieur, répondit d'un ton aimable William J. Didulpli , après avoir
consulté une table imprimée à la dernière page de son carnet, nous ne pouvons
pas \ous passer cela à moins de vingt-cinq pour cent.
— Ce qui fera?...
— Cinquante mille dollars.
— Et comment la prime doit-elle vous être versée?
— Tout entière ou fractionnée par mois, au gré de l'assuré.
— Ce qui donnerait pour les deux premiers mois?...
— Huit mille trois cent trente-deux dollars, qui, s'ils étaient versés aujour-
d'hui 30 avril, mon cher monsieur, vous couvriraient jusqu'au 30 juin delà
présente année.
— .Monsieur, dit Kin-Fo. ces conditions me conviennent. Voici les deux
premiers mois de la prime. »
Et il déposa sur la table une épaisse liasse do dollars-papiers qu'il tira de
sa poche.
«Bien... monsieur... très bien! répondit William J. Bidulph. -Mais, avant de
signer la police, il y a une formalité à remplir,
— Laquelle?
48 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Vous devez recevoii h \isite du mnU ciii de la Lonipiij,'nie
— A quel propos cette \ibite''
— Afin de constater si xous Ctebbolidementconbtitue, si vous n a\ez aucune
maladie organique qui soit de nature à abréger votre vie, si vous nous donnez
enfin des garanties de longue existence.
— A quoi bon ! puisquej'assure même le duel et le suicide, fit observer Kin-Fo.
— Eh! mon cher monsieur, répondit William J. Bidulph, toujours souriant,
une maladie dont vous auriez le germe, et qui vous emporterait dans quel-
ques mois, nous coûterait bel et bien deux cent mille dollars!
UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE r>. 49
Alors apparaît le catafalque. (Page 5i.)
— Mon suicide vous les coûterait aussi, je suppose !
— Cher monsieur, répondit le gracieux agent principal, en prenant la main
de Kin-Fo qu'il tapota doucement , j'ai déjà eu l'honneur de vous dire que
beaucoup de nos clients assurent le suicide, mais qu'ils ne se suicident jamais
D'ailleurs, il ne nous est pas défendu de les faire surveiller... Oh! avec la
plus grande discrétion!
— Ah! fit Kin-Fo.
— J'ajoute, comme une remarque qui m'est personnelle, que, de tous les
clients de la Centenaire ce sont précisément ceu.\-là qui lui payent le plus
SO LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
longtemps leur prime. Voyons, entre nous, pourquoi le riche monsieur Kin-Fo
se suiciderait-il?
— Et pourquoi le riche monsieur Kin-Fo s'assurerait-il?
Oh! répondit William J. Bidulph, pour avoir la certitude de vivre très
vieux, en sa qualité de client de la Centenaire! »
Il n"y avait pas à discuter plus longuement avec l'agent principal de la
célèbre compagnie. Il était tellement siîr de ce qu'il disait !
(( Et maintenant, ajouta-t-il, au profit de qui sera faite cette assurance de
deux cent mille dollars? Quel sera le bénéficiaire du contrat?
— H y aura deux bénéficiaires, répondit Kin-Fo.
— A parts égales?
— Non, à parts inégales. L'un pour cinquante mille dollars, l'autre pour cent
cinquante mille.
— Nous disons pour cinquante mille, monsieur...
— Wang.
— Le philosophe Wang?
— Lui-même.
— Et pour les cent cinquante mille?
— Madame Lé-ou,de Péking.
— De Péking, >> ajouta William J. Bidulph, en finissant d'inscrire les noms
des ayants-droit. Puis il reprit :
« Quel est l'âge de madame Lé-ou?-
— Vingt et un ans, répondit Kin-Fo.
— Oh! fit l'agent, voilà une jeune dame qui sera bien vieille, quand elle
touchera le montant du capital assuré!
— Pourquoi, s'il vous plaît?
— Parce que vous vivrez plus de cent ans, mon cher monsieur. Quant au
philosophe Wang?...
— Cinquanle-cinq ans!
— Eh bien, cet aimable homme est sur, lui, de ne jamais rien toucher!
— On le verra bien, monsieur!
— Monsieur, répondit William J. Bidulph, si j'étais à cinquanle-cinq ans
l'héritier d'un homme de trente et un, qui doit mourir centenaire, je n'aurais
pas la simplicité de compter sur son héritage.
— Votre serviteur, monsieur, dit Kin-Fo, en se dirigeant vers la porte du
cabinet.
UN TOUR DANS LES BUREAUX DE « LA CENTENAIRE ». ol
— Bien le vôtre! > répondit l'honorable William J. Bidulph, qui s'inclina
devant le nouveau client de la Centenaire.
Le lendemain, le médecin de la Compagnie avait fait à Kin-Fo la visite ré-
glementaire. «Corps de fer, muscles d'acier, poumons en soufflets d'orgues, »
disait le rajjport. Rien ne s'opposait à ce que la Compagnie traitât avec un
assuré aussi solidement établi. La police fut donc signée à cette date par
Kin-Fo d'une part, au profit de la jeune veuve et du philosophe Wang, et, de
l'antre, par William J. Bidulphj représentant de la Compagnie.
Ni Lé-ou ni Wang, à moins de circonstances improbables, ne devaient
jamais apprendre ce que Kin-Fo venait de faire pour eux, avant le jour où la
Centenaire serait mise en demeure de leur verser ce capital, dernière géné-
rosité de l'ex-millionnaire..
CHAPITRE VII
QUI SERAIT FORT TRISTE, S IL NE S AGISSAIT D US ET COUTUMES
PARTICULIERS AU CÉLESTE EMPIRE.
Quoi qu'eût pu dire et penser l'honorable William J. Bidulph, la caisse de la
Centenaire était très sérieusement menacée dans ses fonds. En efl'et, le plan
de Kin-Fo n'était pas de ceux dont, réflexion faite, on remet indéfiniment
l'exécution. Complètement ruiné, l'élève de Wang avait formellement résolu
d'en finir avec une existence qui, même au temps de sa richesse, ne lui
laissait que tristesse et ennuis.
La lettre remise par Soun, huit jours après son arrivée, venait de San-
Francisco. Elle mandait la suspension de payement de la Centrale Banque
Californienne. Or, la fortune de Kin-Fo se composait en presque totalité, on
le sait, d'actions de cette banque célèbre, si solide jusque-là. Mais, il n'y avait
pas à douter. Si invraisemblable que pût paraître cette nouvelle, elle n'était
malheureusement que trop vraie. La suspension de payements de la Centrale
Banque Californienne venait d'être confirmée par les journaux arrivés à
Shaiig-Haï. La faillite avait été prononcée, et ruinait Kin-Fo de fond en comble.
52 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
En effet, en dehors des actions de cette banque, que lui restait-il? Rien ou
presque rien. Son habitation de Shang-Haï, dont la vente, presque irréalisable,
ne lui eiît procuré que d'insuffisantes ressources. Les huit mille dollars versés
en prime dans la caisse de la Centenaire, quelques actions de la Compagnie
des bateaux de Tien-Tsin, qui, vendues le jour même, lui fournirent à peine de
quoi faire convenablement les choses in extremis, c'était maintenant toute sa
fortune.
Un Occidental, un Français, un Anglais eût peut-être pris philosophi-
quement cette existence nouvelle et cherché à refaire sa vie dans le travail.
Un Célestial devait se croire en droit de penser et d'agir tout autrement.
C'était la mort volontaire que Kin-Fo, en véritable Chinois , allait, sans
trouble de conscience, prendre comme moyen de se tirer d'aftaire, et avec
cette typique indifférence qui caractérise la race jaune.
Le Chinois n'a qu'un courage passif, mais, ce courage, il le possède au
plus haut degré. Son indifférence pour la mort est vraiment extraordinaire.
Malade, il la voit venir sans faiblesse. Condamné , déjà entre les mains du
bourreau, il ne manifeste aucune crainte. Les exécutions publiques si fré-
quentes, la vue des horribles supplices que comporte l'échelle pénale dans
le Céleste Empire, ont de bonne heure familiarisé les Fils du Ciel avec l'idée
d'abandonner sans regret les choses de ce monde.
Aussi, ne s'étonnera-t-on pas que, dans toutes les familles, cette pensée de la
mort soit à l'ordre du jour et fasse le sujet de bien des conversations. Elle n'est
absente d'aucun des actes les plus ordinaires de la vie. Le culte des ancêtres
se retrouve jusque chez les plus pauvres gens. Pas une habitation riche où
Ton n'ait réservé une sorte de sanctuaire domestique, pas une cabane misé-
rable où un coin n'ait été gardé aux reliques des aïeux, dont la fête se
célèbre au deuxième mois. Voilà pourquoi on trouve, dans le même magasin
où se vendent des lits d'enfants nouveau-nés et des corbeilles de mariage,
un assortiment varié de cercueils, qui forment un article courant du com-
merce chinois.
L'achat d'un cercueil est, en effet, une des constantes préoccupations
des Gélestials. Le mobilier serait incomplet si la bière manquait à la maison
paternelle. Le fils se fait un devoir de l'offrir de son vivant à son père. C'est
une touchante preuve de tendresse. Cette bière est déposée dans une
chambre spéciale. On l'orne, on l'entretient, et, le plus souvent, quand elle
a déjà reçu la dépouille mortelle , elle est conservée pendant de longues
us ET COUTUMES DU CÉLESTE EMPIRE. 53
années avec un soin pieux. En somme, le respect pour les morts fait le fond
de la religion chinoise, et contribue à rendre plus étroits les liens de la
famille.
Donc, Kin-Fo, plus que tout autre, grâce à son tempérament, devait
envisager avec une parfaite tranquillité la pensée de mettre fin à ses jours.
Il avait assuré le sort des deux êtres auxquels revenait son affection. Que pou-
vait-il regretter maintenant! Rien. Le suicide ne devait pas même lui causer
un remords. Ce qui est un crime dans les pays civilisés d'Occident, n'est plus
qu'un acte légitime, pour ainsi dire, au milieu de cette civilisation bizarre de
l'Asie orientale.
Le parti de Kin-Fo était donc bien pris, et aucune influence n'aurait pu le
détourner de mettre son projet à exécution, pas même l'influence du pliilo-
sophe Wang.
Au surplus, celui-ci ignorait absolument les desseins de son élève.
Soun n'en savait pas davantage et n'avait remarqué qu'une chose, c'est que,
ilepuis son retour, Kin-Fo se montrait plus endurant pour ses sottises quoti-
diennes.
Décidément, Soun revenait sur son compte, il n'aurait pu trouver un meil-
leur maître, et, maintenant, sa précieuse queue frétillait sur son dos dans
une sécurité toute nouvelle.
Un dicton chinois dit :
« Pour être heureux sur terre, il faut vivre à Canton et mourir à Liao-
Tchéou. »
C'est à Canton, en effet, que l'on trouve toute les opulences de la vie, et
c'est à Liao-Tchéou que se fabriquent les meilleurs cercueils.
Kin-Fo ne pouvait manquer de faire sa commande dans la bonne maison,
de manière que son dernier lit de repos arrivât à temps. Etre correctement
couché pour le suprême sommeil est la constante préoccupation de tout
Célestial qui sait vivre.
En même temps, Kin-Fo fit acheter un coq blanc, dont la propriété, comme
on sait, est de s'incarner les esprits qui voltigent et saisiraient au passage un
des sept éléments dont se compose une âme chinoise.
On voit que si l'élève du philosophe Wang se montrait indifl'érent aux
détails de la vie, il l'était beaucoup moins pour ceux de la mort.
Cela fait, il n'avait plus qu'à rédiger le programme de ses funérailles. Donc,
ce jour même, une belle feuille de ce papier, dit papier de riz. — à la confec-
oi LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
tioii lUiquL'l le riz est parfaitement étranger. — re^ut les dernières volontés
de Kin-Fo.
Après avoir légué à la jeune veuve sa maison de Shaiig-Haï, et à Wang un por-
trait de l'empereur Taï-ping, que le philosophe regardait toujours avec
complaisance, — le tout sans préjudice des capitaux assurés par la Centenaire,
— Kin-Fo traça d'une main ferme Tordre et la marche des personnages qui
devaient assister à ses obsèques.
D'abord, à défaut de parents, qu'il n'a\ait phis, une partie des amis qu'il
avait encore devaient figurer en tète du cortège, tous vêtus de blanc, qui est la
couleur de deuil dans le Céleste Empiré. Le long des rues, jusqu'au tombeau
élevé depuis longtemps dans la campagne de Shang-Haï, se déploierait une
double rangée de valets d'enterrement, portant différents attributs, parasols
bleus, hallebardes, mains de justice, écrans de soie, écriteaux avec le détail de
la cérémonie, lesdits valets habillés d'une tunique noire à ceinture blanche, et
coiffés d'un feutre noir à aigrette rouge. Derrière le premier groupe d'amis,
marcherait un guide, écarlate des pieds à la icte, battant le gong, et précé-
dant le portrait du défunt, couché dans une sorte de châsse richement décorée.
Puis viendrait un second groupe d'amis, de ceux qui doivent s'évanouir à
intervalles réguliers sur des coussfns préparés pour la circonstance. Enfin, un
dernier groupe de jeunes gens, abrités sous un dais bleu et or, sèmerait
le chemin de petits morceaux de papier blanc, percés d'un trou comme des
sapèques, et destinés à distraire les mauvais esprits qui seraient tentés de
se joindre au convoi.
Alors apparaîtrait le catafalque, énorme palanquin tendu d'une soie violette,
brodée de dragons d'or, que cinquante valets porteraient sur leurs épaules,
au milieu d'un double rang de bonzes. Les prêtres, chasubles de robes grises,
rouges et jaunes, récitant les dernières prières, alterneraient avec le tonnerre
des gongs, le glapissement des flûtes et l'éclatante fanfare de trompes longues
de six pieds.
A l'arrière, enfin, les voitures de deuil, drapées de blanc, fermeraient ce
somptueux convoi, dont les frais devaient ai)sorber les dernières ressources
de l'opulent défunt.
En somme, ce programme n'offrait rien d'extraordinaire. Bien des enter-
rements de cette « classe » circulent dans les rues de Canton, de Shang-Haï ou
de Péking, et les Célestials n'y voient qu'un hommage naturel rendu à la
personne de celui qui n'est plus.
us ET COUTUMES DU CELESTE EMPIRE. 55
Le iO octobre, une caisse, expédiée de Liao-Tchéou, arriva à l'adresse
de Kin-Fo, en son habitation de Shang-Haï. Elle contenait, soigneusement
emballé, le cercueil commandé pour la circonstance. Ni Wang, ni Soun , ni
aucun des domestiques du yamen n'eut lieu d'être surpris. On le répète, pas
un Chinois qui ne tienne à posséder de son vivant le lit dans lequel on le
couchera pour l'éternité.
Ce cercueil, un chef-d'œuvre du fabricant de Liao-Tchéou, fut placé dans la
« chambre des ancêtres ». Là, brossé, ciré, astiqué, il eût attendu longtemps,
sans doute, le jour où l'élève du philosophe Wang l'aurait utilisé pour son
propre compte... Il n'en devait pas être ainsi. Les jours de Kin-Fo étaient
comptés, et l'heure était proche, qui devait le reléguer dans la catégorie des
aïeux de la famille
En effet, c'était le soir même que Kin-Fo avait définitivement résolu de
quitter la vie.
Une lettre de la désolée Lé-ou arriva dans la journée.
La jeune veuve mettait à la disposition de Kin-Fo le peu qu'elle possédait.
La fortune n'était rien pour elle! Elle saurait s'en passer! Elle l'aimait!
Que lui fallait il de plus ! Ne sauraient-ils être heureux dans une situation
plus modeste ?
Cette lettre, empreinte de la plus sincère affection, ne put modifier les
résolutions de Kin-Fo.
« Ma mort seule peut l'enrichir, » pensa-t-il.
Restait à décider où et comment s'accomplirait cet acte suprême. KinFo
éprouvait une sorte de plaisir à régler ces détails. Il espérait bien qu'au
dernier moment, une émotion, si passagère qu'elle dût être, lui ferait battre
le cœur !
Dans l'enceinte du yamen s'élevaient quatre jolis kiosques, décorés avec
toute la fantaisie qui distingue le talent des ornemanistes chinois. Ils portaient
des noms significatifs : le pavillon du « Bonheur », où KinFo n'entrait
jamais; le pavillon de la (( Fortune», qu'il ne regardait qu'avec le plus profond
dédain; le pavillon du « Plaisir »,dont les portes étaient depuis longtemps
fermées pour lui; je pavillon de » Longue Vie », qu'il avait résolu de faire
abattre !
Ce fut celui-là que son instinct le porta à choisir. Il résolut de s'y
enfermer à la nuit tombante. C'est là qu'on le retrouverait le lendemain, déjà
heureux dans la mort.
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Ce point décidé, comment mourrait-il ? Se fendre le ventre comme un Japo-
nais, s'étrangler avec la ceinture de soie comme un mandarin, s'ouvrir les
veines dans un bain parfumé, comme un épicurien de la Rome antique? Non.
Ces procédés auraient eu tout d'abord quelque chose de brutal, de désobli-
geant pour ses amis et pour ses serviteurs. Un ou deux grains d'opium
mélangé d'un poison subtil devaient suffire à le faire passer de ce monde à
l'autre, sans qu'il en eût même conscience, emporté peut-être dans un de ces
rêves qui transforment le sommeil passager en sommeil éternel.
Le soleil commençait déjà à s'abaisser sur l'horizon. Kin-Fo n'avait plos
us ET COUTUMES DU CÉLESTE EMPIRE.
Unie
: Tankadère... (Pa
que quelques heures à vivre. 11 voulut revoir, clans une dernière promenade,
la campagne de Shang-Haï et ces rives du Houang-Pou sur lesquelles il avait
si souvent promené son ennui. Seul, sans avoir même entrevu Wang pendant
cette journée, il quitta le yamen pour y rentrer une fois encore et n'en
plus jamais sortir.
Le territoire anglais, le petit pont jeté sur le creek, la concession française,
furent traversés par lui de ce pas indolent qu'il n'éprouvait même pas le
besoin de presser à cette heure suprême. Par le quai qui longe le port
indigène, il contourna la muraille de Shang-Haï jusqu'à la cathédrale catho-
58 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
lique romaine, dont la coupole domine le faubourg méridional. Alors, il inclina
vers la droite et remonta tranquillement le chemin qui conduit à la pagode de
Loung-Hao.
C'était la vaste et plate campagne, se développant jusqu'à ces liauleurs
ombragées qui limitent la vallée du Min, immenses plaines marécageuses,
dont l'industrie agricole a fait des rizières. Ici et là, un lacis de canaux que
remplissait la haute mer, quelques villages misérables dont les huttes de
roseaux étaient tapissées d'une boue jaunâtre, deux ou trois champs de blé
surélevés pour être à l'abri des eaux. Le long des étroits sentiers, un grand
nombre de chiens, de chevreaux blancs, de canards et d'oies, s'enfuyaient à
toules pattes ou à tire-d'aile, lorsque quelque passant venait troubler leurs
ébats.
Cette campagne, richement cultivée, dont l'aspect ne pouvait étonner un
indigène, aurait cependant attiré l'attention et peut-être provoqué la répulsion
d'un étranger. Partout, en effet, des cercueils s'y montraient par centaines.
Sans parler des monticules dont le tertre recouvrait les morts définitivement
enterrés, on ne voyait que des piles de boîtes oblongues, des pyramides de
bières, étagées comme les madriers d'un chantier de construction. La plaine
chinoise, aux abords des villes, n'est qu'un vaste cimetière. Les morts encom-
brent le territoire, aussi bien que les vivants. On prétend qu'il est interdit
d'enterrer ces cercueils, tant qu'une même dynastie occupe le trône du Fils
du Ciel, et ces dynasties durent des siècles! Que l'interdiction soit vraie ou
non, il est certain que les cadavres, couchés dans leurs bières, celles-ci peintes
de vives couleurs, celles-là sombres et modestes, les unes neuves et pim-
pantes, les autres tombant déjà en poussière, attendent pendant des années
le jour de la sépulture.
Kin-Fo n'en était plus à s'étonner de cet état de choses. Il allait, d'ailleurs,
en homme qui ne regarde pas autour de lui. Deux étrangers, vêtus à l'euro-
péenne, qui l'avaient suivi depuis sa sortie du yamen, n'attirèrent même pas
son attention. II ne les vit pas, bien que ceux-ci semblassent ne point vouloir
le perdre de vue. Ils se tenaient à quelque distance, suivant Kin-Fo quand
celui-ci marchait, s'arrêtant dès qu'il suspendait sa marche. Parfois, ils échan-
gaient entre eux certains regards, deux ou trois paroles, et, bien certaine-
ment, ils étaient là pour l'épier. De taille moyenne, n'ayant pas dépassé trente
ans, lestes, bien découplés, on eût dit deux chiens d'arrêt à l'œil vif, aux
jambes rapides.
us ET COUTUMES DU CÉLESTE EMPIRE. 3'J
Kiu-Fo, après avoir fait une lieue environ dans la campagne, revint sur ses
pas, afin de regagner les rives du Houang-Pou.
Les deux limiers rebroussèrent aussitôt chemin.
Kin-Fo, en revenant, rencontra deux ou trois mendiants du plus misérable
aspect, et leur fit l'aumône.
Plus loin, quelques Chinoises chrétiennes, — de celles qui ont été formées à
ce métier de dévouement par les sœurs de charité françaises, — croisèrent la
route. Elles allaient, une hotte sur le dos, et dans ces hottes rapportaient à la
maison des crèches, de pauvres êtres abandonnés. On les a justement nom-
mées a les chiffonnières d'enfants ! » Et ces petits malheureux sont-ils autre
chose que des chiffons jetés au coin des bornes!
Kin-Fo vida sa bourse dans la main de ces charitables sœurs.
Les deux étrangers parurent assez surpris de cet acte de la part d'un
Célestial.
Le soir était venu. Kin-Fo, de retour aux murs de Shang-Hai, reprit la route
du quai.
La population flottante ne donnait pas encore. Cris et chants éclataient
de toutes parts.
Kin-Fo écouta. Il lui plaisait de savoir quelles seraient les dernières paroles
qu'il lui serait donné d'entendre.
Une jeune Tankadère, conduisant son sampan à travers les sombres eaux
du Houang-Pou, chantait ainsi :
.Ma barf|ue, aux fraîches couleurs,
Est part't
De nvllf et dix mille neurs.
Je l'allends, l'âme enivrée!
Il doit revenir demain !
Dieu IjIcu veille! Que ta mam
A son retour le protège.
Et fais que son long cliemia
S'abrège !
« Il reviendra demain! Et moi, où serai-je, demain? » pensa Kin-Fo en
secouant la tète.
La jeune Tankadère reprit :
Il est alU loin de nous,
J'imagine,
Jusqu'au pays des Mantchoux ,
Jusqu'aux murailles de t^hine!
60 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Ah! que mon cœur, souvent,
Tressaillait, lorsque le vent,
Se déchaînant, faisait rage,
Et qu'il s'en allait, hravant
L'orage !
Kin-Fo écoutait toujours et ne dit rien, cette fois.
La Tankadère finit ainsi :
Qu'as-tu besoin de courir
La fortune ?
Loin de moi veux-lu mourir?
Voici la troisième lune !
Viens ! Le bonze nous attend
Pour unir au même instant »
L-s deux phénix, nos emblèmes! '
Viens ! Reviens ! Je l'aime tant,
Et lu m'aimes!
« Oui! ])eut-ètre! murmura Kin-Fo, la richesse n'ost-elle pas tout en ce
monde ! Mais la vie ne vaut pas qu'on essaye ! «
Une demi-heure après, Kin-Fo rentrait à son habitation. Les deux étrangers,
qui l'avaient suivi jusque-là, durent s'arrêter.
Kin-Fo, tranquillement, se dirigea vers le kiosque de « Longue Vie », en
ouvrit la porte, la referma, et se trouva seul dans un petit salon, doucement
éclairé par la lumière d'une lanterne à verres dépolis.
Sur une table, faite d'un seul morceau de jade, se trouvait un cotïret, conte-
nant quelques grains d'opium, mélangés d'un poison mortel, un « en-cas «
que le riche ennuyé avait toujours sous la main.
Kin-Fo prit deux de ces grains, les introduisit dans une de ces pi|)es de
terre rouge dont se servent habituellement les fumeurs d'opium, puis il se
disposa à l'allumer.
« Eh! quoi ! dit-il, pas même une émotion, au moment de m'endormir pour
ne plus me réveiller! »
Il hésita un instant.
« Non ! s'écria-t-ii, en jetant la pipe, qui se brisa sur le parquet. Je la
veux, cette suprême émotion, ne fût-ce que celle de l'attente!... Je la veux!
Je l'aurai! »
Et, quittant le kiosque, Kin-Fo, d'un pas plus pressé que d'ordinaire,
se dirigea vers la chambre de Wang.
1. Les deux phénix sont l'emblème du mariage dans le Céleste Empire.
KIX-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION.
CHAPITRE VIII
ou KI\-FO FAIT A WAXG UNE PROPOSITION SERIEUSE QUE CELUI-CI ACCEPTE
NON' MOINS SÉRIEUSEMENT.
Le philosoplie n'était pas encore couché. Étendu sur un divan, il lisait
le dernier numéro de la Gazette de Péking. Lorsque ses sourcils se contrac-
taient, c'est que, très certainement, le journal adressait quelque compliment
à la dynastie régnante des Tsing.
Kin-Fo poussa la porte, entra dans la chambre, se jeta sur un fauteuil, et,
sans autre préambule :
« Wang, dit-il, je viens te demander un service.
— Dix mille services! répondit le philosophe, en laissant tomber le journal
officiel. Parle, parle, mon fils, parle sans crainte, et, quels qu'ils soient, je te
les rendrai !
— Le service que j'attends, dit Kin-Fo, est de ceux qu'un ami ne peut
rendre qu'une fois. Après celui-là, Wang, je te tiendrai quitte des neuf
mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres, et j'ajoute que tu ne devras même
pas attendre un remerciement de ma part.
— Le plus habile explicateur des choses inexplicables ne te comprendrait
pas. De quoi s'agit-il ?
— Wang, dit Kin-Fo, je suis ruiné.
— Ah ! ah ! dit le philosophe du ton d'un homme auquel on apprend plutôt
une bonne nouvelle qu'une mauvaise.
— La lettre que j'ai trouvée ici à notre retour de Canton, reprit Kin-Fo, me
mandait que la Centrale Banque Californienne était en faillite. En dehors de ce
yamen et d'un millier de dollars, qui peuvent me faire vivre un ou deux mois
encore, il ne me reste plus rien.
— Ainsi, demanda Wang, après avoir bien regardé son élève, ce n'est plus
le riche Kin-Fo qui me parle?
— C'est le pauvre Kin-Fo, que la pauvreté n'effraye aucunement d'ailleurs.
62 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Bien répondu, mon fils, dit le philosophe en se levant. Je n'aurai donc pas
perdu mon temps et mes peines à l'enseigner la sagesse ! Jusqu'ici, tu n'avais
que végété sans goût, sans passions, sans luttes! Tu vas vivre maintenant!
L'avenir est changé! Qu'importe! a dit Confucius, et le Talmud après lui, il
arrive toujours moins de malheurs qu'on ne craint ! Nous allons donc enfin
gagner notre riz de chaque jour. Le Nun-Sckum nous l'apprend : "Dans la vie,
il y a des hauts et des bas! J-a roue de la Fortune tourne sans cesse, et le veut
du printemps est variable! Riche ou pauvre, sache accomplir ton devoir!
Fartons-nous. »
Et véritablement, Wang, en philosophe pratique, était prêt à quitter la
somptueuse habitation.
Kin-Fo l'arrêta.
a J'ai dit, reprit-il, que la pauvreté ne m'effrayait pas, mais j'ajoute que c'est
parce que je suis décidé à ne point la supporter.
— Ah! fit Wang, tu veux donc !...
— Moui'ir.
— Mourir! répondit tranquillement le philosrphe. L'homme qui est décidé
à en finir avec la vie n'en dit rien à personne.
— Ce serait déjà fait, reprit Kin-Fo, avec un calme qui ne le cédait pas à
celui du philosophe, si je n'avais voulu que ma mort me causât au moins
une première et dernière émotion. Or, au, moment d'avaler un de ces grains
d'opium que tu sais, mon cœur battait si peu, que j'ai jeté le poison, et je suis
venu te trouver !
— Veux-tu donc, ami, que nous mourions ensemble? répondit Wang en
souriant.
— Non, dit Kin-Fo, j'ai besoin que tu vives!
— Pourquoi?
— Pour me frapper de ta propre main ! »
A cette proposition inattendue, Wang ne tressaillit même pas. Mais Kin-Fo.
qui le regardait bien en face, vit briller un éclair dans ses yeux. L'ancien
Taï ping se réveillait il? Cette besogne dont son élève allait le charger, ne trou-
verait-elle pas en lui une hésitation ? Dix-huit années auraient donc passé sur
sa tête sans étouffer les sanguinaires instincts de sa jeunesse ! Au fils de celui
qui l'avait recueilli, il ne ferait pas même une objection ! 11 accepterait,
sans broncher, de le délivrer de cette existence dont il ne voulait plus! Il ferait
cela, lui, Wang, le philosophe!
KIN-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION. G3
Mais ccl écliiir s'éteignit presque aussitôt. Wang reprit sa physionomie ordi-
naire de brave homme, un peu |)lus sérieuse peut-être-
Et alors, se rasseyant :
« C'est là le service que tu me demandes? dit-il.
— Oui, reprit Kin-Fo, et ce service t'acquittera de tout ce que lu pourrais
t'imaginer devoir à Tchoung-Héou et à son fils.
— Que devrai-je faire? demanda simplement le philosophe.
— D'ici au 25 juin, vingt-huitième jour de la sixième lune, tu entends bien,
Wang, jour où finira ma trente et unième année, — je dois avoir cessé de vivre!
Il faut que je tombe frappé par toi, soit par devant, soit par derrière, le jour,
la nuit, n'importe où, n'importe comment, debout, assis, couché, éveillé,
endormi, par le fer ou par le poison! Il faut qu'à chacune des quatre-vingt
mille minutes dont se composera ma vie pendant cinquante-cinq jours
encore, j'aie la pensée, et, je l'espère, la crainte, que mon existence va brus-
quement finir! Il faut que j'aie devant moi ces quatre-vingt mille émotions, si
bien que, au moment où se sépareront les sept éléments de mon âme, je puisse
m'écrier: Enfin, j'ai donc vécu! »
Kin-Fo, contre son habitude, avait parlé avec une certaine animation. On
remarquera aussi qu'il avait fixé à six jours avant l'expiration de sa police la
limite extrême de son existence. C'était agir en homme prudent, car, faute du
versement d'une nouvelle prime, un retard eût fait déchoir ses ayants-droit du
bénéfice de l'assurance.
Le philosophe l'avait écouté gravement, jetant à la dérobée quelque rapide
regard sur le portrait du roi Taï»Ping, qui ornait sa chambre, portrait dont il
devait hériter, — ce qu'il ignorait encore.
« Tu ne reculeras pas devant cette obligation que tu vas prendre de me
frapper? » demanda Kin-Fo.
Wang, d'un geste, indiqua qu'il n'en était pas à cela près! Il en avait vu
bien d'autres, lorsqu'il s'insurgeait sous les bannières des Taï-ping! Mais il
ajouta, en homme qui veut, cependant, épuiser toutes les objections avant de
s'engager :
« Ainsi tu renonces aux chances que le Vrai Maître t'avait réservées d'at-
teindre l'extrême vieillesse !
— J'y renonce.
— Sans regrets ?
— Sans regrets! répondit Kin-Fo. Vivre vieux! Ressembler à quelque
64 -LKS TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
ilulosoplie. (Page i
morceau de bois qu'on ne peut plus scul[itei'! Riche, je ne le désirais pas!
Pauvre, je le veux encore moins I
— Et la jeune veuve de Péking? dit Wang. Oublies-tu le proverbe : la lleur
avec la fleur, le saule avec le saule ! L'entente de deux cœurs fait cent
années de printemps!...
— Contre trois cents années d'automne, d'été et d'hiver! répondit Kin-Fo,
en haussant les épaules. Non! Lé-ou, pauvre, serait misérable avec moi! Au
contraire, ma mort lui assure une fortune.
— Tu as fait cela?
KIX-FO FAIT A WANG UNE PROPOSITION.
Soun n'était pas homme à résister. (Page 68.)
— Oui, et toi-même, Wang, tu as cinquante mille dollars placés sur ma tête.
— Ah ! fit simplement le philosophe, tu as réponse à tout.
— A tout, même à une objeotioa que tu ne m'as pas encore faite.
— Laquelle?
— Mais... le danger que tu pourrais courir, après ma mort, d'être poursuivi
pour assassinat.
— Oh ! fit Wang, il n'y a que les maladroits ou les poltrons qui se laissent
prendre ! D'ailleurs, où serait le mérite de te rendre ce dernier service, si je ne
risquais rien I
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINl
Non pas, Wang! Je préfère te donnertoute sécurité à cet égard. Personne
ne songera à t'inquiéter! »
Et ce disant, Kin-Fo s'approcha d'une table, prit une feuille de papier, et,
d'une écriture nette, il traça les lignes suivantes :
« C'est volontairement que je me suis donné la mort, par dégoût et lassi-
tude delà vie.
" kix-ro. »
Et il remit le papier à^Yang.
Le philosophe le lut d'abord tout bas; puis, il le relut à voix haute.
Cela fait, il le plia soigneusement et le plaça dans un carnet de notes qu'il
portait toujours sur lui.
Un second éclair avait allumé son regard.
« Tout cela est sérieux de ta part ? dit-il en regardant fixement son élève.
— Très sérieux
— Ce ne le sera pas moins de la mienne.
— Jai ta parole?
— Tu l'as.
— Donc, avant le 23 juin au plus tard, j'aurai vécu'?...
— Je ne sais si tu auras vécu dans le sens où lu l'entends, répondit grave-
ment le philosophe, mais, à coup sûr, tu seras mort !
— Merci et adieu, Wang.
— Adieu, Kin-Fo. »
Et, là-dessus, Kin-Fo quitta tranquillement la chambre du philosophe.
CHAPITRE IX
DONT LA CONCLUSION, QUELQUE SINGULIERE QU ELLE SOIT, NE SUnPRENDR.\
PEUT-ÊTRE PAS LE LECTEUR.
« Eh bien, Craig-Fry? disait le lendemain l'honorable William J. Bidulph
aux deux agents qu'il avait spécialement chargés de surveiller le nouveau
client de la Centenaire.
CONCLUSION QUI NE SURPRENDRA PAS LE LECTEUR. 67
— Eh bien, répondit Craig, nous l'avons suivi hier pendant toute une
longue promenade qu'il a faite dans la campagne de Shang-Haï...
— Et il n'avait certainement point l'air d'un homme qui songe à se tuer,
ajouta Fry.
— La nuit était venue, nous l'avons escorté jusqu'à sa porte...
— Que nous n'avons pu malheureusement frauLhir.
— Et ce matin? demanda William J. Bidulph.
— Nous avons appris, répondit Craig, qu'il se portait...
— Comme le pont de Palikao, » ajouta Fry.
Les agents Craig et Fry, deux Américains pur sang, deux cousins au service
de la Centenaire, ne formaient absolument qu'un être en deux personnes.
Impossible d'être plus complètement identifiés l'un h l'autre, au point que
celui ci finissait invariablement les phrases que celui-là commençait, et réci-
proquement. Môme cerveau, mêmes pensées, même cœur, même estomac,
môme manière d'agir en tout. Quatre mains, quatre bras, quatre jambes à
deux corps fusionnés. En un mot, deux frères Siamois, dont un audacieux
chirurgien aurait tranché la suture.
« Ainsi, demanda William J. Bidulph, vous n'avez pas encore pu pénétrer
dans la maison?
— Pas... dit Craig.
— Encore, dit Fry.
— Ce sera difficile, répondit l'agent principal. Il le faudra pourtant. Il s'agit
pour la Centenaire, non seulement de gagner une prime énorme, mais aussi
de ne pas perdre deux cent mille dollars ! Donc, deux mois de surveillance et
peut-être plus, si notre nouveau client renouvelle sa police!
— II a un domestique... dit Craig.
— Que l'on pourrait peut-être avoir... dit Fry.
— Pour apprendre tout ce qui se passe... continua Craig.
— Dans la maison de Shang-Haï! acheva Fry.
— Huinph! fit William J. Bidulph. Engluez-moi le domestique. Achetez-le.
Il doit être sensible au son des taëls. Les taëls ne vous manqueront pas. Lors
môme que vous devriez épuiser les trois mille formules de civilités que com-
porte l'étiquette chinoise, épuisez -les. Vous n'aurez point à regretter vos
peines.
— Ce sera... dit Craig.
— Fait, » répondit Fry.
G8 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Et voilà pour quelles raisons majeures Craig et Fry tentèrent de se mettre
en relation avec Soun. Or, Soun n'était pas plus homme à résister à l'appât
séduisant des taëls qu'à l'offre courtoise de quelques verres de liqueurs améri-
caines.
(^rais-Fry surent donc par Soun tout ce qu'ils avaient intérêt à savoir, ce
qui se réduisait à ceci :
Kin-Fo avait-il changé quoi que ce soit à sa manière de vivre?
Non, si ce n'est peut-être qu'il rudoyait moins son fidèle valet, que les
ciseaux chômaient au grand avantage de sa queue, et que le rotin chatouillait
moins souvent ses épaules.
Kin-Fo avait-il à sa disposition quelque arme destructive?
Point, car il n'appartenait pas à la respectable catégorie des amateurs de ces
outils meurtriers.
Que mangeait-il à ses repas?
Quelques plats simplement préparés, qui ne rappelaient en rien la fantaisiste
cuisine des Célestials.
A quelle heure se levait-il ?
Dès la cinquième veille, .au moment où l'aube, ;\ l'appel des coqs, blan-
chissait l'horizon.
Se couchait-il de bonne heure?
A la deuxième veille, comme il avait toujours eu Fliabitude de le faire, à la
connaissance de Soun.
Paraissait-il triste, préoccupé, ennuyé, fatigué de la vie?
Ce n'était point un homme positivement enjoué. Oh non ! Cependant,
depuis quelques jours, il semblait prendre plus de goût aux choses de ce
monde. Oui! Soun le trouvait moins indifférent, comme un homme qui atten-
drait... quoi? Il ne pouvait le dire.
Enfin, son maître possédait-il quelque substance vénéneuse, dont il aurait
pu faire emploi ?
Il n'en devait plus avoir, car, le matin même, on avait jeté par son ordre,
dans le Houang-Pou, une douzaine de petits globules, qui devaient être de
qualité malfaisante.
En vérité, dans tout ceci, il n'y avait rien qui fiit de nature à alarmer l'agent
principal de la Centenaire. Non! jamais le riche Kin-Fo, dont personne
d'ailleurs, Wang excepté, ne connaissait la situation, n'avait paru plus heureux
de vivre.
CONCLUSION QUI NE SURPRENDRA PAS LE LECTEUR. 69
Quoi qu'il en fût, Craig et Fry durent continuer à s'enquérir de tout ce que
faisait leur client, à le suivre dans ses promenades, car il était possible qu'il
ne voulût pas attenter à sa personne dans sa propre maison.
Ainsi les deux inséparables firent-ils. Ainsi Soun continua-t-il de parler,
avec d'autant plus d'abandon qu'il y avait beaucoup à gagner dans la conver-
sation de gens si aimables.
Ce serait aller trop loin de dire que le héros de cette histoire tenait plus à la
vie depuis qu'il avait résolu de s'en défaire. Mais, ainsi qu'il y comptait, et
pendant les premiers jours du moins, les émotions ne lui manquèrent pas. Il
s'était mis une épée de Damoclès juste au-dessus du crâne, et cette épée devait
lui tomber un jour sur la tète. Serait-ce aujourd'hui, demain, ce matin, ce soir?
Sur ce point, doute, et de là quelques battements du cœur, nouveaux pour lui.
D'ailleurs, depuis l'échange de paroles qui s'était fait entre eux, Wang et
lui se voyaient peu. Ou bien le philosophe quittait la maison plus fréquem-
ment qu'autrefois, ou il restait enfermé dans sa chambre. Kin-Fo n'allait point
l'y trouver, — ce n'était pas son rôle, — et il ignorait même à quoi Wang
passait son temps. Peut-être à préparer quelque embûche ! Un ancien Taï-ping
devait avoir dans son sac bien des manières d'expédier un homme. De là,
curiosité, et, par suite, nouvel élément d'intérêt.
Cependant, le maître et l'élève se rencontraient presque tous les jours à la
même table. Il va sans dire qu'aucune allusion ne se faisait à leur situation
future d'assassin et d'assassiné. Ils causaient de choses et d'autres, — peu d'ail-
leurs. Wang, plus sérieux que d'habitude, détournant ses yeux, que cachait
imparfaitement la lentille de ses lunettes, ne parvenait guère à dissimuler une
constante préoccupation. Lui, de si bonne humeur, était devenu triste et taci-
turne, de communicatif qu'il était. Grand mangeur autrefois, comme tout
philosophe doué d'un bon estomac, les mets délicats ne le tentaient plus, et le
vin de Chao-Chigne le laissait rêveur.
En tout cas, Rin-Fo le mettait bien à son aise. Il goûtait le premier à tous
les mets et se croyait obligé à ne rien laisser desservir, sans y avoir au moins
touché. Il suivait de là que Kin-Fo mangeait plus qu'à l'ordinaire, que son
palais blasé retrouvait quelques sensations, qu'il dînait de fort bon appétit et
digérait remarquablement. Décidément, le poison ne devait pas être l'arme
choisie par l'ancien massacreur du roi des rebelles, mais sa victime ne devait
rien négliger.
Du reste, toute facilité était donnée à Wang pour accomplir son œu\re. La
70 LKS TRIBULATIONS DUX CHINOIS EN CHINE,
porte de la chambre à coucher de Kiu-Fo demeurait toujours ouverte. Le
philosoplie pouvait y entrer jour et nuit, le frapper dormant ou éveillé.
Kin-Fo ne demandait qu'une chose, c'est que sa main fût rapide et ralfcijinît
au cœur.
Mais Kin-Fo en fut pour ses émotions, et, même, après les premières
nuits, il s'était si bien habitué à attendre le coup fatal, qu'il dormait du
sommeil du juste et se réveillait chaque matin frais et dispos. Cela ne pouvait
continuer ainsi.
Alors la pensée lui vint qu'il répugnait peut-être à Wang de le frapper dans
cette maison, où il avait été si hospitalièrement recueilli. Il résolut de le mettre
plus à'son aise encore. Le voilà donc courant la campagne, recherchant les
endroits isolés, s'attardant jusqu'à la quatrième veille dans les plus mauvais
quartiers de Shang-Haï, véritables coupe-gorges, où les meurtres s'exécutent
quotidiennement avec une parfaite sécurité. Il errait au milieu de ces rues
étroites et sombres, se heurtant aux ivrognes de toutes nationalités, seul pen-
dant ces dernières heures de la nuit, lorsque le marchand de galettes jetait
son cri de « Mantoou ! mantoou ! » en faisant retentir sa clochette pour prévenir
les fumeurs attardés. Il ne rentrait à l'habitation qu'aux premiers rayons du
jour, et il y revenait sain et sauf, vivant, bien vivant, sans même avoir aperçu
l's deux inséparables Craig et Fry, qui le suivaient obstinément, prêts à lui
porter secours.
Si les choses continuaient de la sorte, Kin-Fo finirait par s'accoutumer
à cette nouvelle existence, et l'ennui ne manquerait pas de le reprendie
bientôt.
Combien d'heures s'écoulaient déjà, sans que la pensée lui vînt qu'il était
un condamné à mort 1
Cependant, un jour, 12 mai, le hasard lui procura quelque émotion. Comme
il entrait doucement dans la chambre du philosophe, il le vit qui essayait
du bout du doigt la- pointe effilée d'un poignard et la trempait ensuite dans un
flacon à verre bleu d'apparence suspecte.
Wang n'avait point entendu entrer son élève, et, saisissant le poignard, il le
brandit à plusieurs reprises, comme pour s'assurer qu'il l'avait bien en main.
En vérité, sa physionomie n'était pas rassurante. Il semMait, à ce moment,
que le sang lui eût monté aux yeux!
« Ce sera pour aujourd'hui, » se dit Kin-Fo.
Et il se retira discrètement, sans avoir été ni vu ni entendu.
CONCLUSION QUI NE SURPRENDRA PAS LE LECTEUR, "i
Kin-Fo ne quitta i)as sa chambre de toute la journée.... Le pliilosophe ne
parut pas.
Kin-Fo se coucha; mais, le lendemain, il dut se relever aussi vivant qu'un
homme bien constitué peut l'être.
Tant d'émotions en pure perte! Cela devenait agaçant.
Et dix jours s'étaient écoulés déjà! Il est vrai que Wang avait deux mois
pour s'exécuter.
a Décidément, c'est un flàneurl se dit KinFo. Je lui ai donné deux fois trop
de temps! »
Et il pensait que l'ancien Taï-Ping s'était quelque peu amolli dans les délices
de Shang-Haï.
A partir de ce jour, cependant, Wang parut plus soucieux, plus agité.
Il allait et venait dans le yamen, comme un homme qui ne peut tenir en
place. Kin-Fo observa même que le philosophe fiiisait des visites réitérées au
salon des ancêtres, où se trouvait le précieux cercueil, venu de Liao-Tchéoa-
Il apprit aussi de Soun, et non sans intérêt, que Wang avait recommandé de
brosser, frotter, épousseter le meuble en question, en un mot, de le tenir
en élat.
« Comme mon maître sera bien couché là-dedans I ajouta même le fidèle
domestique. C'est à vous donner envie d'en essayer! »
Observation qui valut à Soun un petit signe d'amitié.
Les 13, 14 et l.j mai se passèrent.
Rien de nouveau.
Wangcomptait-il donc épuiser le délai convenu, et ne payer sa dette qu'à
la façon d'un commerçant, à l'échéance, sans anticiper? Mais alors, il n'y
aurait plus surprise, et partant plus d'émotion!
Cependant, un fait très significatif vint à la connaissance de King-Fo dans la
mâtiné du 15 mai, au moment du « mao-che », c'est-à-dire vers six heures
du matin.
La nuit avait été mauvaise. Kin-Fo, à son réveil, était encore sous l'im-
pression d'un déplorable songe. Le prince len, le souverain juge de l'enfer
chinois, venait de le condamner à ne comparaître devant lui que lorsque la
douze centième lune se lèverait sur l'horizon du Céleste Empire. Un siècle à
vivre encore, tout un siècle !
Kin-Fo était donc de fort mauvaise humeur, car il semblait que tout con-
spirât contre lui.
72 LKS TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Aussi, de quelle façon il reçut Soun, lorsque celui-ci vint, comme à lor-
(linaire, Tiiider à sa toilette du malin.
" Va au diable! s'éciia-t-il. Que dix mille coups de pied te servent de gages,
animal!
— Mais, mon maître...
— Va-t"en, te dis-je !
— Eh bien, non! répondit Soun, pas avant, du moins, de vous avoir
appris...
-Quoi?
CONCLUSION QV\ NE SURPRENDRA PAS LE LECTEUR T.t
ar aujourd'hui, o se dit Kin-Fo. (Page 70.)
— Que monsieur Wang...
— Wang! Qu'a-t-il fait, Wang? répliqua vivement Kin-Fo, en saisissant
Soun par sa queue! Qu'a-t-il fait?
— Mon maître! répondit Soun, qui se tortillait comme un ver, il nous a
donné ordre de transporter le cercueil de monsieur dans le pavillon de Longue
Vie, et...
— Il a fait cela! s'écria Kin-Fo, dont le front rayonna! Va, Soun, va, mon
ami! Tiens! voilà dix taëls pour toi, et surtout qu'on exécute en tous points
les ordres de Wang! »
74 LES TRIBULATIONS DUX CHINOIS EN CHINE.
Là-dessus, Soun s'en alla, absolument abasourdi, et répétant :
« Décidément mon maître est devenu fou, mais, du moins, il a la folie géné-
reuse! )'
Cette fois, Kin-Fo n'en pouvait plus doylor. Le Taï-ping voulait le frapper
dans ce pavillon de Longue Vie où lui-même avait résolu de mourir.
C'était comme un rendez-vous qu'il lui donnait là. Il n'aurait garde d'y man-
qui-r. La catastrophe était imminente.
Combien la journée parut longue à Kin-Fo! L'eau des horloges ne semblait
plus couler avec sa vitesse normale! Les aiguilles flânaient sur leur cadran
de jade !
Enfin, la première vpille laissa le soleil disparaître sous l'horizon, et la nuit
se fit peu à peu autour du yamen.
Kin-Fo alla s'installer dans le pavillon, dont il espérait ne plus sortir vivant.
Il s'étendit sur un divan moelleux, qui semblait fait pour les longs repos, et il
attendit.
Alors, les souvenirs de son inutile existence repassèrent dans son esprit,
ses ennuis, ses dégoûts, tout ce que la richesse n'avait pu vaincre, tout ce que
la pauvreté aurait accru encore!
Un seul éclair illuminait cette vie, qui avait été sans attrait dans sa période
opulente, l'affection que Kin-Fo avait ressentie pour la jeune veuve. Ce sen-
timent lui remuait le cœur, au moment où ses derniers battements allaient
cesser. Mais, faire la pauvre Lé-ou misérable avec lui, jamais !
La quatrième veille, celle qui précède le lever de l'aube, et pendant laquelle
il semble que la vie universelle soit comme suspendue, cette quatrième veille
s'écoula pour Kin-Fo dans les plus vives émotions. II écoutait anxieusement.
Ses regards fouillaient l'ombre. II tâchait de surprendre les moindres bruits.
Plus d'une fois, il crut entendre gémir la porte, poussée par une main pru-
dente. Sans doute Wang espérait le trouver endormi et le happerait dans
son sommeil!
Et, alors, une sorte de réaction se faisait en lui. Il craignait et désirait à
la fois cette terrible apparition du Taï-ping.
L'aube blanchit les hauteurs du zénith avec la cinquième veille. Le jour se
fit lentement.
Soudain, la porte du salon s'ouvrit.
Kin-Fo se redressa, ayant plus vécu dans cette dernière seconde que pendant
sa vie tout entière!...
CRAIG ET FRY SONT PRESENTES A KIN-FO. 7S
Soun était devant lui, une lettre à la main.
« Très pressée! » dit simplement Soun.
Kin-Fo eut comme un pressentiment. Il saisit la lettre, qui portait le timbre
de San-Francisco, il en déchira l'enveloppe, il la lut rapidement, et, s'élançant
hors du pavillon de Longue Vie :
« Wang! Wang! >> cria-t-il.
En un instant, il arrivait à la cliambre du philosophe et en ouvrait brusque-
ment la porte.
Wang n'était plus là. Wang n'avait pas couché dans rhabitation, el, lors-
que, aux cris de Kin-Fo, ses gens eurent fouillé tout le yanien, il fut évident
que Wang ^vait disparu sans laisser de traces.
CHAPITRE X
DANS LEQUEL CRAIG ET FRV SONT OFFICIELLEMENT PRÉSENTÉS AU NOUVEAU
CLIENT DE LA « CENTENAIRE ».
« Oui. monsieur Bidulph, un simple coup de Bourse, un coup à l'améri-
caine! » dit KinFo à l'agent principal de la compagnie d'assurances.
L'honorable William J. Bidulph sourit en connaisseur.
« Bien joué, en etï'et, car tout le monde y a été pris, dit-il.
— Même mon correspondant ! répondit Kin-Fo. Fausse cessation de paye-
ments, monsieur, fausse faillite, fausse nouvelle! Huit jours après, on payait
à guichets ouverts. L'affaire était faite. Les actions, dépréciées de quatre-
vingts pour cent, avaient été rachetées au plus bas par la Centrale Banque, et,
lorsqu'on vint demander au directeur ce que donnerait la faillite : — « Cent
soixante-quinze pour cent! » répondit-il d'un air aimable. Voilà ce que ma
écrit mon correspondant dans cette lettre arrivée ce matin même, au moment
où, me croyant absolument ruiné....
— Vous alliez attenter à votre vie? s'écria William J. Bidulph.
— Non, répondit Kin-Fo, au moment où j'allais être probablement assassiné!
— Assassiné!
76 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Avec mon autorisation écrite, assassinat convenu, juré, qui vous eût
coûté...
— Deux cent mille dollars, répondit William J. Bidulph, puisque tous les
cas de mort étaient assurés. Ahl nous vous aurions bien regretté, cher mon-
sieur...
— Pour le montant de la somme?...
— Et les intérêts ! «
William J. Bidulph prit la main de son client et la secoua cordialement, à
l'américaine.
« Mais je ne comprends pas... ajouta t-il.
— Vous allez comprendre, » répondit Kin-Fo.
Et il fit connaître la nature des engagements pris envers lui par un homme
en qui il devait avoir toute confiance. 11 cita même les termes de la lettre que
cet homme avait en poche, lettre qui le déchargeait de toute poursuite et lui
garantissait toute impunité. Mais, chose très grave, la promesse faite serait
accomplie, la parole donnée serait tenue, nul doute îi cet égard.
K Cet homme est un ami? demanda l'agent principal.
— Vi\ ami, répondit Kin-Fo.
— Et alors, par amitié?.. .
— Par amitié et. qui sait? peut-être aussi par calcul! Je lui ai fait assurer
cinquante mille dollars sur ma tète.
— Cinquante mille dollars! s'écria William J. Bidulph. C'est donc le sieur
Wang?
— Lui-même.
— Un philosophe! Jamais il ne consentira... »
Kin-Fo allait répondre :
« Ce philosophe, est un ancien Taï-ping. Pendant la moitié de sa vie. il a
commis plus de meurtres qu'il n'en faudrait pour ruiner la Centenaire, si tous
ceux qu'il a frappés avaient été ses clients! bepuis dLvhuit ans, il a su mettre
un frein à ses instincts farouches; mais, aujourd'hui que l'occasion lui est
offerte, qu'il me croit ruiné, décidé à mourir, qu'il sait, d'autre part, devoir
gagner à ma mort une petite fortune, il n'hésitera pas... »
Mais Kin-Fo ne dit rien de tout cela. C'eût été compromettre Wang, que
William J. Bidulph n'aurait peut-être pas hésité à dénoncer au gouverneur
de la province comme un ancien ïaï-piug. Cela sauvait Kin-Fo, sans doute,
mais c'était perdre le philosophe.
CRAICi ET FRY SONT PRÉSEXTÉS A KIX-FO. 77
« Eh bien, dit alors l'aijent de la compagnie d'assurances, il y a une chose
très simple à faire !
— Laquelle ?
— Il faut prévenir le sieur Wang que tout est rompu et lui reprendre cette
lettre compromettante qui...
— C'est plus aisé à dire qu'à faire, répliqua Kin-Fo. Wang a ili>paru depuis
hier, et nul ne sait où il est allé.
— Hiuiiph ! )) fit l'agent principal, dont cette interjection dénotait l'état
perplexe.
Il regardait attentivement son client.
« Et maintenant, cher monsieur, vous n'avez plus aucune envie de mourir?
lui demanda-t-il.
— Ma foi, non, répondit Kin-Fo. Le coup de la Centrale Banque Californienne
a presque doublé ma fortune, et je vais tout Donnement me marier! Mais je ne
le ferai qu'après avoir retrouvé Wang, ou lorsque le délai convenu sera bel et
bien expiré.
— Et il e.xpire?...
— Le 23 juin de la présente année. Pendant ce laps de temps, la Centenaire
court des risques considérables. C'est donc à elle de prendre ses mesures en
conséquence.
— Et à retrouver le philosophe, » répondit l'honorable William J. Bidulph.
L'agent se promena pendant quelques instants, les mains derrière le bos;
puis :
« Eh bien, dit-il, nous le retrouverons, cet ami à tout faire, fùt-il caché
dans les entrailles du globe! Mais, jusque-là, monsieur, nous vous défendrons
contre toute tentative d'assassinat, comme nous vous défendions déjà contre
toute tentative de suicide !
— Que voulez-vous dire? demanda Kin-Fo.
— Que, depuis le 30 avril dernier, jour où vous avez signé votre police d'as-
surance, deux de mes agents ont suivi vos pas, observé vos démarches, épié
vos actions !
— Je n'ai point remarqué...
— Oh ! ce sont des gens discrets ! Je vous demande la permission de vous
les présenter, maintenant qu'ils n'auront plus à cacher leurs agissements, si
ce n'est vis-à-vis du sieur Wang.
— Volontiers, répondit Kin-Fo.
78 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Craig-Fry doivent être là. puisque vous êtes ici ! »
Et William J. Bidulph de crier :
«Craig-Fry?»
Craig et Fry étaient, en cllet, derrière la jmrte du caliinet parficulier. Ils
avaient « (i\é » le client de la Centenaire jusqu'à son entrée dans les bureaux,
et ils l'attendaient à la sortie.
«Craig-Fry, dit alors l'agent principal, pendant toute la durée de sa police
d'assurance, vous n'aurez plus à défendre notre précieux client contre lui-même,
mais contre un de ses propres amis, le philosophe Wang, qui s'est engagé à
l'assassiner l »
Et les deux inséparables furent mis an courant de la situation. Ils la com-
prirent, ils l'acceptèrent. Le riche Kin-Fo leur appartenait, il n'aurait pas de
serviteurs plus fidèles.
Maintenant, quel parti prendre ?
Il y en avait deux, ainsi que le fit observer l'agent principal : ou se garder
très soigneusement dans la maison de Shang Haï, de telle façon que \^'ang n'y
pût rentrer sans être signalé à Fry-Craig, ou faire toute diligence pour savoir
où se trouvait ledit Wang, et lui reprendre la lettre, qui devait être tenue pour
nulle et de nul cflet.
« Le premier parti ne vaut rien, répondit Kin-Fo. Wang saurait bien arriver
jusqu'à moi sans se laisser voir, puisque ma maison est la sienne, il faut
donc le retrouver à tout prix.
— Vous avez raison, monsieur, répondit William J. Bidulph. Le [ilus sur est
de retrouver ledit Wang, et nous le retrouverons!
— Mort ou... dit Craig.
— Vif! répondit Fry.
— Non! vivant! s'écria Kin-Fo. Je n'entends pas que Wang soit un instant
en danger par ma faute!
— Craig et Fry, ajouta William J. Bidulph. vous répondez de notre client
pendant soixante-dix-sept jours encore. Jusqu'au 30 juin prochain, monsieur
vaut pour nous deux cent mille dollars. »
Là-dessus, le client et l'agent principal de la Centenaire prirent congé l'un
de l'autre. Dix minutes après, Kin-Fo, escorté de ses deux gardes du corps,
qui ne devaient plus le quitter, était rentré dans le yamen.
Lorsque Soun vit Craig et Fry officiellement installés dans la maison, il ne
laissa pas d'en éprouver quelque regret. Plus de demandes, plus de réponses,
CRAIG ET FRY SONT PRÉSENTÉS A KIN-FO. 79
parlant plus de taëls! En outre, son maître, en se reprenant à vivre, s'était repri ;
à malmener le maladroit et paresseux valel. Infortune Soun ! qu'aurait-il d i
s'il eiit su ce que lui réservait l'avenir !
Le premier soin de Kin-Fo fut de « phonographier » à Péking, avenue de
Cha-Coua, le changement de fortune qui le faisait plus riche qu'avant. La
jeune femme entendit la voix de celui qu'elle croyait à jamais perdu , lui
redire ses meilleures tendresses. 11 reverrait sa petite sœur cadette. La sep-
tième lune ne se passerait pas sans qu'il fût accouru près d'elle pour ne la
plus quitter. Mais, après avoir refusé de la rendre misérable^ il ne voulait
pas risquer de la rendre veuve.
Lé-ou ne comprit pas trop ce que signifiait celte dernière phrase ; elle n'en-
tendait qu'une chose, c'est que son fiancé lui revenait, c'est qu'avant deux
mois, il serait près d'elle.
Et, ce jour-là, il n'y eut pas une femme plus heureuse que la jeune veuve
dans tout le Céleste Empire.
En effet, une complète réaction s'était faite dans les idées de Kin-Fo,
devenu quatre fois millionnaire, grâce à la fructueuse opération de la Centrale
Banque Californienne. 11 tenait à vivre et à bien vivre. Vingt jours d'émotions
l'avaient métamorphosé. Ni le mandarin Pao-Shen, ni le négociant Yin-Pang,
ni Tim le viveur, ni Houal le lettré n'auraient reconnu en lui l'indifférent
amphitryon, qui leur avait fait ses adieux sur un des bateaux- fleurs de la
rivière des Perles. Wang n'en aurait pas cru ses propres yeux, s'il eût été là.
Mais il avait disparu sans laisser aucune trace. Il ne revenait pas à la maison
de Shang-Haï. De là, un gros souci pour Kin Fo, et des transes de tous les
instants pour ses deux gardes du corps.
Huit jours plus tard, le 24 mai, aucune nouvelle du philosophe, et, consé-
quemment, nulle possibilité de se mettre à sa recherche. Vainement KinFo,
Craig et Fry avaient-ils fouillé les territoires concessionnés, les bazars, les
quartiers suspects, les environs de Shang-Haï. Vainement les plus habiles ti-
paos de la police s'étaient-ils mis en campagne. Le philosophe était introuvable.
Cependant, Craig et Fry, de plus en plus inquiets, multipliaient les précau-
tions. Ni de jour, ni de nuit, ils ne quittaient leur client, mangeant à sa table,
couchant dans sa chambre. Ils voulurent même l'engager à porter une cotte
d'acier, pour se mettre à l'abri d'un coup de poignard, et à ne manger que
des œufs à la coque, qui ne pouvaient être empoisonnés !
Kin-Fo, il faut le dire, les envoya promener. Pourquoi pas l'enfermer
80 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Soun s'en alla absolument abasuui\li. (Page 71.)
pendant deux mois dans la caisse à secret de la Centenaire, sous prétexte qu'il
valait deux cent mille dollars !
Alors, William J. Bidulpli, toujours pratique, proposa à son clien». de lui
restituer la prime versée et de déchirer la police d'assurance.
<c Désolé, répondit nettement Kin-Fo, mais l'affaire est faite, et vous en subirez
les conséquences.
— Soit, répliqua l'agent principal, qui prit son parti de ce qu'il ne pouvait em-
pêcher, soit! Vous avez raison ! Vous ne serez jamais mieux gardé que par nous!
— Ni à meilleur compte ! » répondit Kin-Fo.
KIN-FO DEVIENT CÉLÈBRE.
Oa en rit jusqu'au fond des provinces. (Page 83.)
CHAPITRE XI
D.\>-S LEQUEL ON VOIT KIN-FO DEVENIR L HOMME LE PLUS CELEBRE
DE l'empire du MILIEU.
Cependant, Wang demeurait introuvable. Kin-Fo coiniiiciiçait ii enrager
d'être réduit à l'inaction, de ne pouvoir au moins courir après le pliilosophe.
Et comment aurait-il pu le faire, puisque Wang avait disparu sans laisser
aucune trace!
6
82 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Cette complication ne laissait pas d'inquiéter l'agent principal de la Cente-
naire. Après s'être dit d'abord que tout cela n'était pas sérieux, que Wang
n'accomplirait pas sa promesse, que, même en l'excentrique Amérique, on ne
ce passerait pas de pareilles fantaisies, il en arriva à penser que rien n'était
impossible daiis cet étrange pays qu'on appelle le Céleste Empire. Il fut bientôt
de l'avis de Kin-Fo : c'est que, si l'on neparvenait pas à retrouver le philosophe,
le phdosophe tiendrait la parole donnée. Sa disparition indiquait même de sa
part le projet de n'opérer qu'au moment où son élève s'y attendrait le moins,
comme par un coup de foudre, et de le frapper au cœur d'une main rapide et
siîre. Alors, après avoir déposé la lettre sur le corps de sa victime, il viendrait
tranquillement se présenter aux bureaux de la Centenaire, pour y réclamer sa
part du capital assuré.
11 fallait donc prévenir Wang; mais, le prévenir directement, cela ne se
pouviiit.
L'honorable William J. Bidulph fut donc conduit à employer les moyens
indirects par voie de la presse. En quelques jours, des avis furent envoyés
aux gazettes chinoises, des télégrammes aux journaux étrangers des deux
mondes.
Le Tchiny-Pao, l'officiel de Péking, les feuilles rédigées en chinois à Shang-
Haï et à Hong-Kong, les journaux les plus répandus en Europe et dans les
deux Amériques, reproduisirent à satiété la note suivante :
a Le sieur Wang, de Shang-Haï, est prié de considérer comme non-avenue
0 la convention passée entre le sieur Kin-Fo et lui, à la date du 2 mai dernier,
« ledit sieur Kin-Fo n'ayant plus qu'un seul et unique désir, celui de mourir
« centenaire. »
Cet étrange avis fut bientôt suivi de cet autre, beaucoup plus pratique à
coup sûr :
« Deux mille dollars ou treize cents taëls à qui fera connaître à William
« J. Bidulph, agent principal de la Centenaire à Shang-Haï, la résidence ac-
« tuelle du sieur Wang, de ladite ville. »
Que le philosophe eût été courir le monde pendant le délai de cinquante-cinq
jours, qi'i lui était donné pour accomplir sa promesse, il n'y avait pas lieu de
le penser. 1! devait plutôt être caché dans les environs de Shang-Haï, de manière
à profiter de toutes les occasions; mais l'honorable William J. Bidulph ne
croyait pas pouvoir prendre trop de précautions.
Plusieurs jours se passèrent. La situation ne se modifiait pas. Or, il
KIX-FO DEVIENT CÉLÈBRE. 83
advint que ces avis, reproduits à profusion sous la forme familière aux
Américains : WANG! WANG!! WANG!!! d'une part, KIN-FO! KIN-FO!!
KIX-FO!!! de l'aulrc. finirent par attirer l'attention publique et provoquèrent
l'hilarité générale.
On en rit jusqu'au fond des provinces les plus reculées du Céleste
Empire.
« Oii est Wang?
— Qui a vu Wang?
— Où demeure Wang?
— Que fait Wang?
— Wang! Wang! Wang! » criaient les petits Chinois dans les rues.
Ces questions furent bientôt dans toutes les bouches.
EtKin-Fo, ce digne Célcstial, « dontle vif désir était de devenir centenaire r),
qui prétendait lutter de longévité avec ce célèbre éléphant, dont le vingtième
lustre s'accomplissait alors au Palais des Écuries de Péking , ne pouvait
tarder à être tout à fait à la mode.
« Eh bien, le sieur Kin-Fo avanco-t-il en âge ?
— Comment se porte-t-il ?
— Digère-t-il convenablement?
— Le verra-t-on revêtir la robe jaune des vieillards? ' i
Ainsi, par des paroles gouailleuses, s'abordaient les mandarins civus ou
militaires, les négociants à la Bourse, les marchands dans leurs comptoirs,
les gens du peuple au milieu des rues et des places, les bateliers sur leurs
villes flottantes !
Ils sont très gais, très caustiques, les Chinois, et l'on conviendra qu'il y avait
matière à quelque gaieté. De là des plaisanteries de tout genre, et même des
caricatures qui débordaient le mur de la vie privée.
Kin-Fo, à son grand déplaisir, dut supporter les inconvénients de cette
célébrité singulière. On alla jusqu'à le chansonner sur l'air de « Man-tchiang-
houng », le vent qui souffle dans les saules. Il parut une complainte, qui le
mettait plaisamment en scène: Les Cinq Veilles du Centenaire ! Quel titre allé-
chant, et quel débit il s'en fit à trois sapèques l'exemplaire !
Si Kin-Fo se dépitait de tout ce bruit fait autour de son nom, William
1. Tout Chinois qui atteint sa quatre-vingtième année a le doit de porter une robe jaune. Le jaune est
la couleur de la famille impériale, et c'ist un honneur rendu à la vieillesse.
84 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
i. Bdulph s'en applaudissait, au contraire; mais Wang n'en demeurait pas
moins caché à tous les yeux.
Or, les choses allèrent si loin, que la position ne fut bientôt plus tenable pour
Kin-Fo. Sortait-il? un cortège de Chinois de tout âge, de tout sexe, l'accom-
pagnait dans les rues, sur les quais, môme à travers les territoires conces-
sionnés, même à travers la campagne. Rentrait-il? Un rassemblement de plai-
sants de la pire espèce se formait à la porte du yamen.
Chaque matin, il était mis en demeure de paraître au balcon de sa chambre,
afin de prouver que ses gens ne l'avaient pas prématurément couché dans le
cercueil du kiosque de Longue 'Vie. Les gazettes publiaient moqueusement
un bulletin de sa santé avec commentaires ironiques, comme s'il eût appar-
tenu à la dynastie régnante des Tsing. Eu somme, il devenait parfaitement
ridicule.
Il s'ensuivit donc qu'un jour, le 21 mai. le très ve.xé Kia-Fo alla trouver
l'honorable William J. Bidulph, et lui fit connaître son intention de partir immé-
diatement. Il en avait assez de Shang-Haïet des Shanghaïens!
« C'est peut-être courir plus de risques! lui fit observer très justement
l'agent principal.
— Peu m'importe! répondit Kin-Fo! Prenez vos précautions en consé-
quence.
— Mais où irez-vous?
— Devant moi.
— ■ Où vous arrèterez-vous?
— Nulle part!
— Et quand reviendrez-vous?
— Jamais.
— Et si j'ai des nouvelles de Wang?
— Au diable Wang! Ah! la sotte idée que j'ai eue de lui donner cette
absurde lettre! »
Au fond, Kin-Fo se sentait pris du plus furieux désir de retrouver le phi-
losophe! Que sa vie fût entre les mains d'un autre, cette idée commençait à
l'irriter profondément. Cela passait à l'état d'obsession. Attendre plus d'un
mois encore dans ces conditions, jamais il ne s'y résignerait! Le mouton deve-
nait enragé !
« Eh bien, partez donc, dit William J. Bidulph. Craig et Fry vous suivront
partout où vous irez !
K
m.
â
TBIBI'LATIONS D UN
KIN-FO DEVIENT CÉLÈBRE, 85
— Comme il vous plaira, répondit Kiii-Fo, mais je vous préviens qu ils
auront à courir.
— lis courront, mon cher monsieur, ils courront et ne sont point gens
à épargner leurs jambes ! »
Kin-Fo rentra au yamen et, sans perdre un instant, fit ses préparatifs de
départ.
Soun, à son grand ennui, — il n'aimait pas les déplacements, — devait
accompagner son maître. Mais il ne hasarda pas une observation, qui lui eût
certainement coûté un bon bout de sa queue.
Quant à FryCraig, en véritables Américains, ils étaient toujours prêts ;\
partir, fût-ce pour aller au bout du monde. Ils ne firent qu une seule question :
« Où monsieur ... dit Craig.
— Va-t il? ajouta Fry.
— A Nan-King, d'abord, et au diable ensuite ! »
Le même sourire parut simultanément sur les lèvres de Graig Fry. Enchantes
tous les deux ! Au diable 1 Rien ne pouvait leur plaire davantage ! Le temps
de prendre congé de 1 honorable William J. Bidulph, et, aussi, de revêtir un
costume chinois qui attirât moins l'atlenlion sur leur personne, pendant ce
voyage h travers le Céleste Empire
Une heure après, Craig et Fry, le sac au coté, revolvers à la ceinture, reve-
naient au yamen.
A la nuit tombante. Kin-Fo et ses compagnons quittaient discrètement le
port de la concession américaine, et s'embarquaient sur le bateau à vapeur qui
f;iit le service de Shang-Haï à Nan-King.
Ce voyage n'est qu'une promenade. En moins de douze heures, un steamboat,
profitant du reflux de la mer, peut remonter par la route du fleuve Bleu jus-
qu'à l'ancienne capitale de la Chine méridionale.
Pendant cette courte traversée, Graig-Fry furent aux petits soins pour leur
précieux Kin-Fo, non sans avoir préalablement dévisagé tous les voyageurs. Ils
connaissaient le philosophe, — quel habitant des trois concessions n'eût
connu celte bonne et sympathique figure ! — et ils s'étaient assurés qu'il n'avait
pu les suivre à bord. Puis, cette précaution prise, que d'attentions de tous les
instants pour le client de la Centenaire, tàtant de la main les pavois sur lesquels
il s'appuyait, éprouvant du pied les passerelles où il se tenait parfois, l'entraî-
nant loin de la chaufferie, dont les chaudières leur semblaient suspectes, ren-
gageant à ne pas s'exposer au vent vif du soir, à ne point se refroidir à l'air
86 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
liumide de la nuit, veillant à ce que les hublots de sa cabine fussent hemiéli-
quement fermés, rudoyant Soun, le négligent valel, qui n'était jamais là lorsque
son maître le demandait, le remplaçant au besoin pour servir le thé et les
gâteaux de la première veille, enfin couchant à la porte de la cabine de Kin-Fo,
tout liabillés, la ceinture de sauvetage aux hanches, prêts à lui porter secours
si, par explosion ou collision, le steamboat venait à sombrer dans les profondes
eaux du fleuve ! Mais aucun accident ne se produisit, qui eût vaillamment mis
à l'épreuve le dévouement sans bornes de Fry-Craig. Le bateau h vapeur avait
rapidement descendu le cours du Wousung,débouquédans le Yang-Tsc-Kiang,
ou fleuve Bleu , rangé l'île de Tsong-Ming, laissé en arrière les feux de Ou-
Song et de Langchan, remonté avec la marée à travers la province du Kiang-
Sou, et, le 2-2 au matin, débarqué ses passagers, sains et saufs, sur le quai de
l'ancienne cité impériale.
Grâce aux deux gardes du corps, la queue de Soun n'avait pas diminué d'une
ligne pendant le voyage. Le paresseux aurait donc eu fort mauvaise grâce à se
plaindre.
Ce n'était pas sans motif que Kin-Fo, en quittant Shang-Haï. s'était tout d'abord
arrêté à Nan-King. Il pensait avoir quelques chances d"y retrouver le philosophe.
Wang, en eff'et, avait pu être attiré par ses souvenirs d;ms cette malheu-
reuse ville, qui fut le principal centre de la rébellion des Tchang-.Mao. N'avait
elle pas été occupée et défendue par ce modeste maître d'école, ce redoutable
Rong Siéou-Tsien, qui devint l'empereur des Taï-ping, et tint si longtemps
en échec l'autorité mantchoue? N'est-ce pas dans cette cité qu'il proclama
l'ère nouvelle de la « Grande Paix? '». N'est-ce pas là qu'il s'empoisonna, en
1864, pour ne pas se rendre vivant à ses ennemis? N'est-ce pas de l'ancien
palais des rois que s'échappa son jeune fils, doutées Impériaux allaient bientôt
faire tomber la tète? N'est-ce pas au milieu des ruines de la ville incendiée que
ses ossements furent arrachés à la tombe et jetés en pâture aux plus vils ani-
maux? N'est-ce pas enfin dans cette province que cent mille des anciens
compagnons de Wang furent massacrés en trois jours?
11 était donc possible que le philosophe, pris d'une sorte de nostalgie depuis
le changement apporté à son existence, se fût réfugié dans ces lieux, pleins
de souvenirs personnels! De là, en quelques heures, il pouvait revenir à
Shang-Haï, prêt à frapper....
i. Tiaduclion du mot Tai-ping.
KIN-FO DEVIENT CELEBRE. 87
Voilà pourquoi Kin-Fo s'était d'abord dirigé sur Nan-King, et voulut s'ar-
rêter à celte première étape de son \oyage. S'il y rencontrait Wang, tout
serait dit, et il en finirait avec cette absurde situation. Si Wang ne paraissait
pas, il continuerait ses pérégrinations à travers le Céleste Empire, jusqu'au
jour où, le délai passé, il n'aurait plus rien à craindre de son ancien maître
et ami.
Kin-Fo, accompagné de Craig et Fry, suivi de Soun, se rendit à un bôtel,
situé dans un de ces quartiers à demi dépeuples, autour desquels s'étendent
comme un désert les trois quarts de l'ancienne capitale.
« Je voyage sous le nom de Ki-Nan, se contenta de dire Kin-Fo à ses
compagnons, et j'entends que mon véritable nom ne soit jamais prononcé,
sous quelque prétexte que ce soit.
— Ki... fitCraig.
— Nan, acheva de dire Fry.
— Ki-Nan,» répéta Soun.
On le comprend, Kin-Fo, qui fuyait les inconvénients de la célébrité à Shang-
Ha'i, n'avait pas envie de les retrouver sur sa roule. D'ailleurs, il n'avait rien dit à
Fry-Craig delà présence possible du philosophe à Nan-King. Ces méticuleux
agents auraient déployé un luxe de précautions que justifiait la valeur pécu-
niaire de leur client, mais dont celui-ci eût éle fort ennuyé. En etlet, ils
eussent voyagé à travers un pays suspect avec un million dans leur poche,
qu'ils ne se seraient pas montn'S plus prudents. Après tout, n'était-ce pas un
million que la Centenaire avait contié à leur garde?
La journée entière se passa à visiter les quartiers, les places, les rues de
Nan-King. De la porte de l'Ouest à la porte de l'Est, du nord au midi, la cité,
si déchue do son ancienne splendeur, fut rapidement parcourue. Kin-Fo
allait d'un bon pas, parlant peu, regardant beaucoup.
Aucun visage suspect ne se montra, ni sur les canaux, que fréquentait le gros
de la population, ni dans ces rues dallées, perdues entre les décombres, et
déjà envahies par les plantes sauvages. Nul étranger ne fut vu, errant sous les
portiques de marbre à demi détruits, les pans de murailles calcinées, qui mar-
quent l'emplacement du Palais Impérial, théâtre de cette lutte suprême, où
"Wang, sans doute, avait résisté jusqu'à la dernière heure. Personne ne chercha
à se dérober aux yeux des visiteurs, ni autour du yamen des missionnaires
catholiques, que les Nankinois voulurent massacrer en 1870, ni aux environs
de la fabrique d'armes, nouvellement construite avec les indestructibles bri-
i.i:s TinnuLATiONS dun chinois en chine
(|ues de la célèbre tour de porcelaine, dont les Taï- ping avaient jonché le sol.
Kin-Fo, sur qui la fatigue ne semblait pas avoir prise, allait toujours.
Entraînant ses deux acolytes, qui ne faiblissaient pas, distançant l'infortuné
Soun, peu accoutumé à ce genre d'exercice, il sortit par la porte de l'Est et
s'aventura dans la campagne déserte.
Une interminable avenue, bordée d'énormes animaux de granit, s'ouvrait là,
à quelque distance du nmr d'enceinte.
Kin-Fo suivit cette avenue d'un pas plus rapide encore.
l'n polit temple en fermait l'extrémité. Derrière, s'élevait un « lumulus »,
KIX-Fn DEVIENT CÉLÈBRE.
Il s'approcha et lut. (Page 90.)
haut coiiinie une collino. Sous ce tertre reposait Rong-Ou, le bonze devenu
empereur, l'un de ces liardis patriotes qui, cinq siècles auparavant, avaient
lutté contre la domination étrangère. Le philosophe ne serait -il pas venu se
retremper dans ces glorieux souvenirs, sur le lombeau même où reposait le
fondateur de la dynastie des Ming?
Le tumulus était désert, le temple abandonné. Pas d'autres gardiens que ces
colosses à peine ébauchés dans le marbre, ces fanlastiquos animaux qui peu-
plaient seuls la longue avenue.
Mais, sur la porte du temple, Kin-Fo aperçut, non sans émotion, quel-
90 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE,
ques signes qu'une main y avait gravés. Il s'ajjprocha et lut ces trois lettres :
W. K. F.
Wang I Kin-Fo ! Il n'y avait pas à douter que le philosoplie n'eut récemment
passé là !
Kin-Fo, sans rien dire, regarda, chercha... Personne.
Le soir, Kin-Fo, Craig, Fry, Sonn, qui se traînait, rentraient à l'hôtel, et,
le lendemain malin, ils avaient quitté Nan-King.
CHAPITRE XII
DANS LEQUEL KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET
s'en VONT A l'aventure.
Quel est ce voyageur que l'on voit courant sur les grandes routes flu-
viales OU carrossables, sur les canaux et les rivières du Céleste Empire? Il va,
il va toujours, ne sachant pas la veille où il sera le lendemain. Il traverse
les villes sans les voir, il ne descend dans les hôtels ou les auberges que pour
y dormir quelques heures, il ne s'arrête aux restaurations que pour y pren-
dre de rapides repas. L'argent ne lui tient pas à la main ; il le prodigue, il le
jette pour activer sa marche.
Ce n'est point un négociant qui s'occupe d'afi'aires. Ce n'est point un man-
darin que le ministre a chargé de quelque importante et pressante mission.
Ce n'est point un artiste en quête des beautés de la nature. Ce n'est point un
lettré, un savant, que son goût entraîne à la recherche des antiques documents,
enfermés dans les bonzeries ou les lamaneries de la vieille Chine. Ce n'est
ni un étudiant qui se rend à la pagode des Examens pour y conquérir ses
grades universitaires, ni un prêtre de Bouddha courant la campagne pour
inspecter les petits autels champêtres, érigés entre les racines du banyan
sacré, ni un pèlerin qui va acconqilir quelque vœu à l'une des cinq montagnes
saintes du Céleste Empire.
C'est le faux Ki-Nan, accompagné de Fry-Craig, toujours dispos, suivi de
KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET. 91
Soun, de plus en plus fatigué. C'est Kin-Fo, dans cette bizarre disposition
d'esprit qui le porte à fuir et à chercher à la fois l'introuvable Wang. C'est le
client de la Centenaire, qui ne demande à cet incessant va-et-vient que l'oubli
de sa situation et peut-être une garantie contre les dangers invisibles dont il
est menacé. Le meilleur tireur a quelque chance de manquer un but mobile,
et Kin-Fo veut être ce but qui ne s'immobilise jamais.
Les voyageurs avaient repris à Nan-King l'un de ces rapides steaniboats
américains, vastes hôtels flottants, qui font le service du fleuve Bleu. Soi.\ante
heures après, ils débarquaient à Ran-Kéou, sans avoir même admiré ce
rocher bizarre, le « Petit-Orphelin », qui s'élève au milieu du courant du
Yang-tze-Kiang, et dont un temple, desservi par les bonzes, couronne si har-
diment le sommet.
A IJan-Kéou, située au confluent du fleuve Hleu et de son important tribu-
taire le Ran-Kiang ', l'errant Kin-Fo ne s'était arrêté qu'une demi-journée.
Là, encore, se retrouvaient en ruines irréparables les souvenirs des Taï-ping;
mais, ni dans cette ville commerçante, qui n'est, à vrai dire, qu'une annexe
de la préfecture de Ran-Yang-Fou, bâtie sur la rive droite de l'affluent, ni
à Ou-Tchang-Fou, capitale de cette province du Rou-Pé, élevée sur la rive
droite du fleuve, l'insaisissable Wang ne laissa voir trace de son passage.
Plus de ces terribles lettres que Kin-Fo avait retrouvées à Nau King sur le
tombeau du bonze couronné.
Si Craig et Fry avaient jamais pu espérer que. de ce voyage en Chine, iis
emporteraient quelque aperçu des mœurs ou quelque connaissance des villes,
ils furent bientôt détrompés. Le temps leur eût même manqué pour prendre
des notes, et leurs impressions auraient été réduites à quelques noms do
cités et de bourgs ou à quelques quantièmes de mois ! Mais ils n'étaient ni
curieux ni bavards Ils ne se parlaient presque jamais. A quoi bon? Ce que
Craig pensait, Fry le pensait aussi. Ce n'eût été qu'un monologue. Donc, pas
plus que leur client, ils n'observèrent cette double physionomie commune à
la plupart des cités chinoises, mortes au centre, mais vivantes à leurs fau-
bourgs. A peine, à Ran-Kéou, aperçurent-ils le quartier européen, aux rues
larges et rectangulaires, aux habitations élégantes, et la promenade om-
bragée de grands arbres qui longe la rive du fleuve Bleu. Ils avaient des yeux
pour ne voir qu'un homme, et cet homme restait invisible.
1. Dans la Cliine méridionale, les fleuves el rivières simt indiqués par U (erminaison a Kiang h; dans
la Chine septentrionale, par la terminai- on o Ro. »
92 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Le steamboat, gi'àce à la crue qui soulevait les eaux du Ran-Kiang, allait
pouvoir remonter cet al'fluent pendant cent trente lieues encore, jusqu'à
l^ao-Ro-Kéou.
Kin-Fo n'était point homme à abandonner ce genre de locomotion, qui lui
plaisait. Au contraire, il comptait bien aller jusqu'au point où le Ran-Kiang
cesserait d'être navigable. Au delà, il aviserait. Craig et Fry, eux, n'eussent
pas mieux demandé que cette navigation durât pendant tout le cours du
voyage. La surveillance était plus facile à bord, les dangers moins imminents.
Plus tard, sur les routes peu siàres des provinces de la Chine centrale, ce serait
autre chose.
Quant à Soun, cette vie de steamboat lui allait assez. Il ne marchait pas,
il ne faisait rien, il laissait son maître aux bons offices de Craig-Fry, il ne
songeait qu'à dormir dans son coin, après avoir déjeuné, dîné et soupe con-
sciencieusement, et la cuisine était bonne!
Ce fut même une modification survenue dans l'alimentation du bord, quelques
jours après, qui, à tout autre que cet ignorant, eût indiqué qu'un changement
de latitude venait de s'opérer dans la situation géographique des voyageurs.
En effet, pendant les repas, le blé se substitua subitement au liz sous la
forme de pains sans levain, assez agréables au goût, quand on les mangeait au
sortir du four.
Soun, en vrai Chinois du Sud, regretta son riz habituel. 11 manœuvrait si
habilement ses petits bâtonnets, lorsqu'il faisait tomber les graines de la tasse
dans sa vaste bouche, et il en absorbait de telles quantités ! Du riz et du thé,
que faut-il de plus à un véritable Fils du Ciel !
Le steamboat, remontant le cours du Ran-Kiang, venait donc d'entrer dans
la région du blé. Là, le relief du pays s'accusa davantage. A l'horizon se dessi-
nèrent quelques montagnes, couronnées de fortifications, élevées sous l'an-
cienne dynastie des Ming. Les berges artificielles, qui contenaient les eaux
du fleuve, firent place à des rives basses, élargissant son lit aux dépens de
sa profondeur. La préfecture de Guan-Lo-Fou apparut.
Kin-Fo ne débarqua même pas, pendant les quelques heures que nécessita
la mise à bord du combustible devant les bâtiments de la douane. Que serait-il
allé faire en cette ville, qu'il lui était indifférent de voir? 11 n'avait qu'un désir,
puisqu'il ne trouvait plus trace du philosophe : s'enfoncer plus profondément
encore dans cette Chine centrale, où, s'il n'y rattrapait pas Wang, Wang ne
l'attraperait pas non plus.
KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET. 93
Après Guan-Lo-Fou, ce furent deux cités bâties en face l'une de l'autre, la
ville commerçante de Fan-Tcheng, sur la rive gauche, et la préfecture de
Siang-Yang-Fou, sur la rive droite; la première, faubourg plein du mouve-
ment de la population et de Tagitation des affaires; la seconde, résidence des
autorités et plus morte que vivante.
Et, après Fan-Tcheng, le Ran-Kiang. remontant droit au nord par un angle
brusque, resta encore navigable jusqu'à Lao-Ho-Kéou. Mais, faute d'eau, le
steamboat ne pouvait aller plus loin.
Ce fut tout autre chose alors. A partir de cette dernière étape, les condi-
tions du voyage durent être modifiées. Il fallait abandonner les cours d'eau,
" ces chemins qui marchent », et maicher soi-même, ou, tout au moins,
substituer au moelleux glissement d'un bateau les secousses, les cahots, les
heurts des déplorables véhicules en usage dans le Céleste Empire. Infortuné
Soun 1 La série des tracas, des fatigues, des reproches, allait donc recom-
mencer pour lui !
Et, en efl'et, qui eût suivi Kin-Fo dans cette fantaisiste pérégrination, de
province en province, de ville en ville, aurait eu fort à faire! Un jour, il voya-
geait en voiture, mais quelle voiture ! une caisse durement fixée sur l'essieu
de deux roues à gros clous de fer, traînée par deux mules rétives, bâchée
d'une simple toile que transperçaient également les jets de pluie et les rayons
solaires! Un autre jour, on l'apercevait étendu dans une chaise à mulets, sorte
de guérite suspendue entre deux longs bambous, et soumise à des mouve-
ments de roulis et de tangage si violents, au'une barque en eût craqué dans
toute sa membrure.
Craig et Fry chevauchaient alors aux portières, comme des aides de camp,
sur deux ânes, plus roulants et plus tanguants encore que la chaise. Quant à
Soun, en ces occasions où la marche était nécessairement un peu rapide, il
allait à pied, grognant, maugréant, se réconfortant plus qu'il ne convenait
de fréquentes lampées d'eau-de-vie de Kao-Liang. Lui aussi éprouvait alors
des mouvements de roulis particuliers, mais dont la cause ne tenait pas aux
inégalités du sol ! En un mot, la petite troupe n'eût pas été plus secouée sur
une mer houleuse.
Ce fut achevai, — de mauvais chevaux, on peut le croire, — que Kin-Fo et
ses compagnons firent leur entrée à Si-Cnan-Fou, l'ancienne capitale de
l'Empire du Milieu, dont les empereurs de la dynastie des Tang faisaient autre-
fois leur résidence.
9i LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Mais, pour atteindre cette lointaine province du Chen-Si, pour en traverser
les interminables plaines, arides et nues, que de fatigues à supporter et même
(le dangers !
Ce soleil de mai, par une latitude qui est celle de l'Espagne méridionale,
projetait des rayons dt\jà insoutenables, et soulevait la fine poussière de
roules qui n'ont jamais connu le confort de l'empierrage. De ces tourbillons
jaunâtres, salissant l'air comme une fumée malsaine, on ne sortait que gris
de la tête aux pieds. C'était la contrée du « lœss », formation géologique singu-
lière, spéciale au nord de la Chine, « qui n'est plus de la terre et qui n'est
pas une roche, ou, pour mieux dire, une pierre qui n'a pas encore eu le
temps de se solidifier'. »
Quant aux dangers, ils n'étaient que trop réels, dans un pays où les gardes
de police ont une extraordinaire crainte du coup de couteau des voleurs Si,
dans les villes, les tipaos laissent aux coquins le champ libre, si, en pleine
cité, les habitants ne se hasardent guère dans les rues pendant la nuit, que
l'on juge du degré de sécurité que présentent les routes ! Plusieurs fois, des
groupes suspects s'arrêtèrent au passage des voyageurs, lorsqu'ils s'enga-
geaient dans ces étroites tranchées, creusées profondément entre les couches
du lœss; mais la vue de Craig-Fry, 1x3 revolver à la ceinture, avait imposé
jusqu'alors aux coureurs de grands chemins. Cependant, les agents de la
Ctntenaii-e éprouvèrent, en mainte occasion, les plus sérieuses craintes, si-
non pour eux, du moins pour le million vivant qu'ils escortaient. Que
Kin-Fo tombât sous le poignard de Wang ou sous le couteau d'un malfaiteur,
le résultat était le même. C'était la caisse de la Compagnie qui recevait le
coup.
Dans ces circonstances, d'ailleurs, Kin-Fo, non moins bien armé, ne
demandait qu'à se défendre. Sa vie, il y tenait plus que jamais, et, comme
le disait Craig-Fry, a il se serait fait tuer pour la conserver. »
A Si-Gnan-Fou, il n'était pas probable que l'on retrouvât aucune trace du
philosophe. Jamais un ancien Taï-ping n'aurait eu la pensée d'y chercher
refuge. C'est une cité dont les rebelles n'ont pu franchir les fortes murailles,
au temps de la rébellion, et qui est occupée par une nombreuse garnison
manlchoue. A moins d'avoir un goût particulier pour les curiosités archéo-
logiques, très nombreuses dans cette ville, et d'être versé dans les mystères
1. Won Rousstt.
KIN-FO, SES DEUX ACOLYTES ET SOX VALET. 95
de répigra[)hie, dont le musée, appelé « la forêt des tablettes •', renferme
d'incalculables richesses, pourquoi Wang serait-il venu là?
Aussi, le lendemain de son arrivée, Kin-Fo, abandonnant cet'.e vill?, qui
est un important centre d'affaires entre rx\sie centrale, le Thibet, la Mongolie
et la Chine, reprit-il, la route du nord.
A suivre par Kao-Lin-Sien, par Sing-Tong-Sien, la route de la vallée de
rOuei-Ho, aux eaux chargées des teintes jaunes de ce lœss à travers lequel
il s'est frayé son lit, la petite troupe arriva à Roua-Tchéou, qui fut le loyer
d'une terrible insurrection musulmane en \ 860. De là, tantôt en barque, tantôt
en charrette, Kin-Fo et ses compagnons atteignirent, non sans grandes
fatigues, cette forteresse de Tong-Kouan, située au confluent de l'Ouei-Ro
et du Rouang-Ro.
Le RouangRo, c'est le fameux fleuve Jaune. Il descend directement du
nord pour aller, à travers les provinces de l'Est, se jeter dans la mer qui
porte son nom, sans être plus jaune que la mer Rouge n'est rouge, que la
mer Blanche n'est blanche, que la mer Noire n'est noire. Oui ! fleuve célèbre,
d'origme céleste sans doute, puisque sa couleur est celle des empereurs.
Fils du Ciel, mais aussi a Chagrin de la Chine «^ qualification due à ses ter-
ribles débordements, qui ont causé en partie l'impraticabilité actuelle du
canal Impérial.
A Tong-Kouan, les vojageurs eussent été en sûreté, même la nuit. Ce n'est
plus une cité de commerce, c'est une ville militaire, habitée en domicile fixe
et non en camp volant par ces Tartares Mantchoux, qui forment la première
catégorie de i'armce chinoise 1 Peut-être Kin-Fo avait-il l'intention de s'y
reposer quelques jours. Peut-être allait-il chercher dans un hôtel convenable
une bonne chambre, une bonne table, un bon lit, — ce qui n'eût point déplu
à Fry-Craig et encore moins à Soun !
Mais ce maladroit, auquel il en coûta cette fois un bon pouce de sa queue,
eut l'imprudence de donner en douane, au lieu du nom d'emprunt, le
véritable nom de son maître. Il oublia que ce n'était plus Kin-Fo, mais
Ki-Nan, qu'il avait l'honneur de servir. Quelle colère ! Elle amena ce dernier
à quitter immédiatement la ville. Le nom avait produit son effet. Le célèbre
Kin-Fo était arrivé à Tong Kouan! On voulait voir cet homme unique,- dynt
le seul et unique désir était de devenir centenaire 1 »
L'horripilé voyageur, suivi de ses deux gardes et de son valet, n'eut que le
temps de prendie la fuite à travers le rassemblement des curieux qui s'était
LES TRIBULATIO.NS D'UN CHINOIS EN CHINE
C'était la contrée du « lœss. » (Page 94.)
formé sur ses pas. A pied cette fois, à pied! il remonta les berges du fleuve
Jaune, et il alla ainsi jusqu'au moment où ses compagnons et lui tom-
bèrent d'épuisement dans un petit bourg, où son incognito devait lui garantir
quelques heures de tranquillité.
Soun, absolument déconfit, n'osait plus dire un seul mot. A son tour, avec
cette ridicule petite queue de rat qui lui restait, il était l'objet dos plaisante-
ries les plus désagréables! Les gamins couraient après lui et l'apostrophaient
(le mille clameurs saugrenues.
Aussi avait-il hâte d'arriver! Mais arriver où? puisque son maître, — ainsi
KIN-FO. SES DEUX ACOLYTES ET SON VALET. 07
Il remonta la berge i
qu'il l'avait dit à William .1. Bidulph, — coni] tait aller et allait toujours
devant lui!
Cette ibis, à vingt lis de Tong-Kouan, dans ce modeste bourg où Kin-Fo
avait cherché refuge, plus de chevaux, plus d'ânes, ni charrettes, ni chaises.
Nulle autre perspective que de rester là ou de continuer à pied la route. Ce
n'était pas pour rendre sa bonne humeur a l'élève du philosophe Wang, qui
montra peu de philosophie dans cette occasion. 11 accusa tout le monde, et
n'aurait dû s'en prendre qu'à lui-même. Ah! combien il regrettait le temps
où il n'avait qu'à se laisser vivre ! Si, pour apprécier le bonheur, il fallait avoir
98 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
connu ennuis, prines et tourments, ainsi que le disait Wang, il les connais-
sait maintenant, et de reste !
Et puis, à courir ainsi, il n'était pas sans avoir rencontré sur sa roule de
braves gens sans le sou, mais qui étaient heureux, pourtant! Il avait pu
observer ces formes variées du bonheur que donne le travail accompli gaie-
ment.
Ici, c'étaient des laboureurs courbés sur leur sillon; là, des ouvriers qui
chantaient en maniant leurs outils. N'était-ce pas précisément à cette absence
de travail que Kin-Fo devait l'absence de désirs, et, par conséquent, le défaut
de bonheur ici-bas? Ah! la leçon était complète! II le croyait du moins!!...
Non! ami Kin-Fo, elle ne l'était pas!
Cependant, en cherchant bien dans ce village, en frappant à toutes les portes,
Craig et Fry finirent paf découvrir un véhicule, mais un seul ! Encore ne
pouvait-il transporter qu'une personne, et, circonstance plus grave, le
moteur dudit véhicule manquait
C'était une brouette, — la brouette de Pascal, — et peut-être inventée
avant lui par ces antiques inventeurs de la poudre, de l'écriture, de la bous-
sole et des cerfs-volants. Seulement, en Chine, la roue de cet appareil, d'un
assez grand diamètre, est placée, non à l'extrémité des brancards, mais au
milieu, et se meut à travers le coffre même, comme la roue centrale de cer-
tains bateaux à vapeur. Le coffre est donc divisé en deux parties, suivant son
axe, l'une dans laquelle le voyageur peut s'étendre, l'autre qui est destinée à
contenir ses bagages.
Le moteur de ce véhicule, c'est et ce ne peut être qu'un homme, qui
pousse l'appareil en avant et ne le traîne pas. Il est donc placé en arrière du
voyageur, dont il ne gène aucunement la vue, comme le cocher d'un cab
anglais. Lorsque le vent est bon, c'est-à-dire quand il souffle de l'arrière,
l'homme s'adjoint cette force naturelle, qui ne lui coûte rien ; il plante un
mâtereau sur l'avant du coffre, il hisse une voile carrée, et, par les grandes
brises, au Heu de pousser la brouette, c'est lui qui est entraîné, — souvent plus
vite qu'il ne le voudrait.
Le véhicule fut acheté avec tous ses accessoires. Kin-Fo y prit place. Le
vent était bon, la voile fut hissée.
« Allons, Soun! » dit Kin-Fo.
Soun se disposait tout simplement à s'étendre dans le second comparti-
ment du coffre.
KIN-FO. SES DEUX ACOLYTES ET SON YAEET. 99
« Aux brancards! cria Kin-Fo d'un certain ton qui n'admettait pas de ré-
plique.
— Maître... que... moi... je'.... répondit Soun, dont les jambes fléchissaient
d'avance, comme celles d'un cheval surmené.
— Ne t'en prends qu'à toi, qu'à ta langue et à ta sottise !
— Allons, Soun ! dirent Fry-Craig.
— Aux brancards! répéta Kin-Fo en regardant ce qui restait de queue au
malheureux valet. Aux brancards, animal, et veille à ne point buter, ou
sinon!... »
L'index et le médius de la main droite de Kin-Fo, rapprochés en forme de
ciseaux, complétèrent si bien sa pensée, que Soun passa la bretelle à ses
épaules et saisit le brancard des deux mains. Fry-Craig se postèrent des
deux côtés de la brouette, et, la brise aidant, la petite troupe détala d'un
léger trot.
Il faut renoncer à peindre la rage sourde et impuissante de Soiui, passé
à l'état de cheval! Et cependant, souvent Craig et Fry consentirent- à le
relayer. Très heureusement, le vent du sud leur vint constamment en aide,
et fit les trois quarts de la besogne. La brouette étant bien équilibrée par
la position de la roue centrale, le travail du brancardier se réduisait à celui
de l'homme de barre au gouvernail d'un navire : il n'avait qu'à se maintenir
en bonne direction.
Et c'est dans cet équipage que Kin-Fo fut entrevu dans les provinces sep-
tentrionales de la Chine, marchant lorsqu'il sentait le besoin de se dégourdir
les jambes, brouetté quand, au contraire, il voulait se reposer.
Ainsi Kin-Fo, après avoir évité Houan-Fou et Cafong, remonta les berges du
célèbre canal Impérial, qui, il y a vingt ans à peine, avant que le fleuve Jaune
eût repris son ancien lit, formait une belle route navigable depuis Sou-
Tchéou, le pays du thé, jusqu'à Péking. sur une longueur de quelques cen-
taines de lieues.
Ainsi il traversa Tsinan, Ho-Kien, et pénétra dans la province de Pé-Tché-Li,
où s'élève Péking, la quadruple capitale du Céleste Empire.
Ainsi il passa par Tien-Tsin, que défendent un mur de circonvallation el
deux forts, grande cité de quatre cent mille habitants, dont le large port,
formé par la jonction du Pe'i-ho et du canal Impérial, fait, en important de;
cotonnades de Manchester, des lainages, des cuivres, des fers, des allumettes
allemandes, du bois de santal, etc., et en exportant des jujubes, des feuilles
100 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
de nénuphar, du tabac de Tarlarie. elc., pour cent soixante-dix millions
d'affaires. Mais Kin-Fo ne songea même pas à visiter, dans celte curieuse
Tien-Tsin, la célèbre pagode des supplices infernaux; il ne parcourut pas,
dans le faubourg de l'Est, les amusantes rues des Lanternes et des Vieux-
Habits; il ne déjeûna pas au restaurant de « l'Harmonie et de l'Amitié», tenu
par le musulman Léou-Lao-Ki, dont les vins sont renommés, quoi qu'en puisse
penser Mahomet; il ne déposa pas sa grande carte rouge, — et pour cause,
— au palais de Li-Tchong-Tang, vice-roi de la province depuis 1870. membre
du Conseil privé, membre du Conseil de l'Empire, et qui porte, avec la veste
jaune, le titre de Fei-Tzé-Chao-Pao.
Non ! Kin-Fo, toujours brouetté, Soun toujours brouettant, traversèrent les
quais où s'étagaient des montagnes de sacs de sel ; ils dépassèrent les fau-
bourgs, les concessions anglaise et américaine, le champ de courses, la
campagne couverte de sorgho, d'orge, de sésame, de vignes, les jardins
maraîchers, riches de légumes et de fruits, les plaines d'où partaient par
milliers des lièvres, des perdrix, des cailles, que chassaient le faucon,
l'émerillon et le hobereau. Tous quatre suivirent la route dallée de vingt-
quatre lieues, qui conduit à Péking, entre les arbres d'essences variées et les
grands roseaux du fleuve, et ils arrivèrent ainsi à Tong-Tchéou, sains et
saufs, Kin-Fo valant toujours deux cent mille dollars, Craig-Fry solides
comme au début du voyage, Soun poussif, éclopé, fourbu des deux jambes,
et n'ayant plus que trois pouces de queue au sommet du crâne !
On était au 19 juin. Le délai accordé à Wang n'expirait que dans sept
jours,!
Où était Wans?
CHAPITRE XIII
DANS LEQUEL ON ENTEND LA CÉLÈBRE COMPLAINTE DES « CINQ VEILLES
DU CENTENAIRE ».
« Messieurs, dit Kin-Fo à ses deux gardes du corps, lorsque la brouette
s'arrêta à l'entrée du faubourg de Tong-Tchéou, nous ne sommes plus qu'à
COMPLAINTE DES (- CINQ VEILLES DU CENTENAIRE. » 101
quarante lis' de Péking, et mon intention est de m'arrêter ici jusqu'au
moment où la convention, passée entre Wang et moi, aura cessé de droit.
Dans cette ville de quatre cent mille âmes, il me sera facile de demeurer
inconnu, si Soun n'oublie pas qu'il est au service de Ki-Nan, simple négo-
ciant de la province de Chen-Si. »
Non assurément, Soun ne l'oublierait plus ! Sa maladresse lui avait valu de
faire pendant ces huit derniers jours un métier de cheval, et il espérait bien
que monsieur Kin-Fo...
« Ki... fit Craig.
— Nan ! » ajouta Fry.
... ne le détournerait pîus de ses fonctions habituelles. Et maintenant,
attendu l'état de fatigue où il était, il ne demandait qu'une permission à
monsieur Kin-Fo...
(1 Ki... fit Craig.
— Nan ! » répéta Fry.
... la permission de dormir pendant quarante-huit heures au moins sans
débrider ou plutôt tout à fait « débridé ! »
« Pendant huit jours, si tu veux ! répondit Kin-Fo. Je serai sûr au moins
qu'en dormant, tu ne bavarderas pas! »
Kin-Fo et ses compagnons s'occupèrent alors de chercher un hôtel con-
venable, et il n'en manquait pas h Tong-Tchéou. Cette vaste cité n'est à vrai
(lire qu'un immense faubourg de Péking. La voie dallée, qui l'unit à la
capitale, est tout au long bordée de villas, de maisons, de hameaux agricoles,
de tombeaux, de petites pagodes, d'enclos verdoyants, et, sur cette route,
la circulation des voitures, des cavaliers, des piétons, est incessante.
Kin-Fo connaissait la ville, et il se fit conduire au Taè-Ouang-Miao, « le
temple des princes souverains». C'est tout simplement une bonzerie, trans-
formée en hôtel, où les étrangers peuvent se loger assez confortablement.
Kin-Fo, Craig et Fry s'installèrent aussitôt, les deux agents dans une
chambre contiguë à celle de leur précieux client.
Quant à Soun, il disparut pour aller dormir dans le coin qui lui fut
assigné, et on ne le revit plus.
Une heure après, Kin-Fo et ses fidèles quittaient leurs chambres, déjeu-
naient avec appétit et se demandaient ce qu'il convenait de faire.
t. Quatre lieues.
102 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
« Il convient, répondirent Craig-Fry, de lire la Gazette officielle, afin de voir
s'il s'y trouve quelque article qui nous concerne.
— Vous avez raison, répondit Kin-Fo. Peut-être apprendrons-nous ce
qu'est devenu Wang, d
Tous trois sortirent donc de l'hôtel. Par prudence, les deux acolytes mar-
chaient au.x côtés de leur client, dévisageant les passants et ne se laissant
approcher par personne. Ils allèrent ainsi par les étroites rues de la ville et
gagnèrent les quais. Là, un nuniéio de la Gazt-tte officielle fut acheté et lu
avidement.
Rien ! rien que la promesse de deux mille dollars ou de treize cents taëls,
à qui ferait connaître à William J. Bidulph la résidence actuelle du sieur
Wang, de Shang-Haï.
0 Ainsi, dit Kin-Fo, il n'a pas reparu!
— Donc, il n'a pas lu l'avis le concernant, répondit Craig.
— Donc, il doit rester dans les termes du mandat, ajouta Fry.
-^ Mais où peut-il être? s'écria Kin-Fo.
— Monsieur, dirent Fry-Craig, pensez-vous être plus menacé pendant les
derniers jours de la convention?
— Sans aucun doute, répondit Kiu-Fo. Si Wang ne connaît pas les chan-
gements survenus dans ma situation, et cela paraît probable, il ne pouiTa
se soustraire à la nécessité de tenir sa promessse. Donc, dans un jour, dans
deux, dans trois, je serai plus menacé que je ne le suis aujourd'hui, et, dans
six, plus encore !
— Mais, le délai passé?...
— Je n'aurai plus rien à craindre.
— Eh bien, monsieur, répondirent Craig-Fry. il n'y a que trois moyens de
vous soustraire à tout danger pendant ces six jours.
— Quel est le premier? demanda Kin-Fo.
— C'est de rentrer à l'hôtel, dit Craig, de vous y enfermer dans votre
chambre, et d'attendre que le délai soit expiré.
— Et le second?
— C'est de vous faire arrêter comme malfaiteur, répondit Fry, afin d'être
mis en sûreté dans la prison de Tong-Tchéou !
— Et le troisième ?
— C'est de vous faire passer pour mort, répondirent Fry-Craig, et de ne
ressusciter que lorsque toute sécurité vous sera rendue.
COMPLAINTE DES « CINQ VEILLES DU CENTENAIRE.» i03
— Vous ne connaissez pas Wang I s'écria Kin-Fo. Wang trouverait moyen
de pénélrer dans mon hôtel, dans ma prison, dans ma tombe! S'il ne m'a
pas frappé jusqu'ici, c'est qu'il ne l'a pas voulu, c'est qu'il lui a paru préférable
de me laisser le plaisir ou l'inquiétude de l'attente ! Qui sait quel peut avoir
été son mobile? En tout cas, j'aime mieux attendre en liberté.
— Attendons!... Cependant!... dit Craig.
— Il me semble que... ajouta Fry.
— Messieurs, répondit Kin-Fo d'un ton sec, je ferai ce qu'il me conviendra.
Après tout, si je meurs avant le 25 de ce mois, qu'est-ce que votre Compa-
gnie peut perdre?
— Deux cent mille dollars, répondirent Fry-Craig, deux cent mille dollars
qu'il faudra payer à vos ayants-droit!
— Et moi toute ma fortune, sans compter la vie ! Je suis donc plus inté-
ressé que vous dans l'affaire I
— Très juste!
— Très vrai I
— Continuez donc à veiller sur moi, tant que vous le jugerez convenable,
mais j'agirai à ma guise ! »
11 n'y avait point à répliquer.
Craig-Fry durent donc se borner à serrer leur, client de plus près et à
redoubler de précautions. Mais, ils ne se le dissimulaient pas, la gravité de la
situation s'accentuait chaque jour davantage.
Tong-Tchéou est une des plus anciennes cités du Céleste Empire. Assise
sur un bras canalisé du Pei-ho, à l'amorce d'un autre canal qui la relie
à Péking, il s'y concentre un grand mouvement d'affaires. Ses faubourgs
sont extrêmement animés par le va-et-vient de la population.
Kin-Fo et ses deux compagnons furent plus vivement frappés de cette
agitation, lorsqu'ils arrivèrent sur le quai, auquel s'amarrent les sampans et
lesjonqucs du commerce.
En somme, Craig et Fry, tout bien pesé, en étaient venus à se croire plus
en sûreté au milieu d'une foule. La mort de leur client devait, en apparence,
être due à un suicide. La letlre, qui serait trouvée sur lui, ne laisserait
aucun doute à cet égard. Wang n'avait donc intérêt à le frapper que dans
certaines conditions, qui ne se présentaient pas au milieu des rues fréquentées
ou sur la place publique d'une ville. Conséquemment, les gardiens de Kin-Fo
n'avaient pas à redouter un coup innnédiat. Ce dont il fallait se préo£-
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
C'est dans cet équipage. (Page 99.)
cuper unif(ucment, c'était de savoir si le Taï-ping, par un prodige d'adresse,
ne suivait par leurs traces depuis le départ de Siiang-Haï. Aussi usaient-ils
leurs yeu.x à dévisager les passants.
Tout à coup, un nom fut prononcé, qui étiil bien pour leur faire dresser
l'oreille
«Kin-Fo! Kin-Fo ! » criaient quelques petits Chinois, sautant et frappant
des mains au milieu de la foule.
Kin-Fo avait-il donc été reconnu, et son nom produisait-il l'eft'et accou-
tumé?
CO.:iiPLAINTE DES «CINQ vE.LLES UU CENTENAIRE. » ins
criait Kin-Fo. (Page 107.)
Le liéros malgré lui s'arrêta.
Craig-Fry se tinrent prêts à lui faire, le cas échéant, un rempart de leurs
corps.
Ce n'était point à Kin-Fo que ces cris s'adressaient. Personne ne semblait
se douter qu'il fût là. il ne fit donc pas un mouvement, et, curieux de savoir
à quel propos son nom venait d'être prononcé, il attendit.
Un groupe d'hommes, de femmes, d'enfants, s'était formé autour d'un
chanteur ambulant, qui paraissait très en faveur auprès de ce public des
rues. On criait, on battait des mains, on l'applaudissait d'avance.
106 LES TRIBULATIONS D'UN t.HINOIS EN CHINE.
Le chanteur, lorsqu'il se vit en présence d'un suffisant auditoire, tira de sa
robe un paquet de pancartes illustrées d'enjolivements en couleur; puis,
d'une voix sonore :
« Les Cinq Veilles du Centenaire! -o crla-t-il.
C'était la fameuse complainte qui courait le Céleste Empire !
Craig Fry voulurent entraîner leur client; mais, cette fois, Kin-Fo s'entêta à
rester. Personne ne le connaissait. Il n'avait jamais entendu la complainte,
qui relatait ses faits et gestes. Il lui plaisait de l'entendre!
Le chanteur commença ainsi :
« A la première veille, la lune éclaire le toit pointu de la maison de Shang-
Haï. Kin-Fo est jeune. Il a vingt ans. Il ressemble au saule dont les premières
feuilles montrent leur petite langue verte !
« A la deuxième veille, la lune éclaire le côté est du riche yamen. Kin-Fo a
quarante ans. Ses dix mille affaires réussissent à souhait. Les voisins font son
éloge. »
Le chanteur, changeait de physionomie et semblait vieillir à chaque
strophe. Oii le couvrait d'applaudissements.
Il continua:
« A la troisième veille, la lune éclaire l'espace. Kin-Fo a soixante ans.
Après les feuilles vertes de l'été, les jaunes chrysanthèmes de la saison
d'automne !
« A la quatrième veille, la lune est tombée à l'ouest. Kin-Fo a quatre-
vingts ans! Son corps est recroquevillé connue une crevette dans l'eau bouil-
lante ! Il décline ! il décline avec l'astre de la nuit !
« A la cinquième veille, les coqs saluent l'aube naissante. Kin-Fo a cent
ans. Il meurt, son plus vif désir accompli ; mais le dédaigneux prince len
refuse de le recevoir. Le prince len n"aime pas les gens si âgés, qui radote-
raient à sa cour! Le vieux Kin-Fo, sans pouvoir se reposer jamais, erre toute
réternité! »
Et la foule d'applaudir, et le chanteur de vendre par centaiiies sa com-
plainte ;\ trois sapèques l'exemplaire!
Et pourquoi Kin-Fo ne l'achèterait-il pas ? Il tira quelque menue monnaie
de sa poche, et, la main pleine, il allongea le bras à travers les premiers
rangs de la foule.
COMPLAINTE DES « CINQ VEILLES DU CENTENAIRE. .. i07
Soudain, sa main s'ouvrit! Les piécettes lui échappèrent et tombèrent sur
le sol....
En face de lui, un homme était là, dont les regards se croisèrent avec les
siens.
« Ah! )) s'écria Kin-Fo, qui ne put retenir cette exclamation, à la fois inter-
rogative et exclamative.
Fry-Craig l'avaient entouré, le croyant reconnu, menacé, fraiipé, mort
peut-être !
« Wang ! cria-t-il.
— Wang! » répétèrent Craig-Fry.
C'était Wang, en personne! 11 venait d'apercevoir son ancien élève; mais,
au lieu de se précipiter sur lui, il repoussa vigoureusement les derniers rangs
du groupe, et s'enfuit, au contraire, de toute la vitesse de ses jambes, qui
étaient longues !
Kin-Fo n"hésita pas. II voulut avoir le cœur net de son intolérable situation,
et se mit à la poursuite de Wang, escorté de Fry-Craig, qui ne voulaient ni
le dépasser, ni rester en arrière.
Eux aussi, ils avaient reconnu l'introuvable philosophe, et compris, à la
surprise que celui-ci venait de manifester, qu'il ne s'attendait pas plus à voir
Kin-Fo, que Kin-Fo ne s'attendait à le trouver là.
Maintenant, pourquoi Wang fuyait-ii ? C'était assez inexplicable, mais enfin
il fuyait, comme si toute la police du Céleste Empire eût été sur ses talons.
Ce fut une poursuite insensée.
a Je ne suis pas ruiné ! Wang, Wang! Pas ruiné ! criait Kin-Fo.
— Riche ! riche ! » répétaient Fry-Craig.
Mais Wang se tenait à une trop grande distance pour entendre ces mots,
qui auraient dû l'arrêter. Il franchit ainsi le quai, le long du canal, et atteignit
l'entrée du faubourg de l'Ouest.
Les trois poursuivants volaient sur ses pas, mais ne gagnaient rien Au
contraire, le fugitif menaçait plutôt de les distancer.
Une demi-douzaine de Chinois s'étaient joints à Kin-Fo, sans compter deux
ou trois couples de tipaos, prenant pour quelque malfaiteur un honmie qui
détalait si bien.
Curieux spectacle que celui de ce groupe, haletant, criant, hurlant, s'ac-
croissant en route de nombreux volontaires ! Autour du chanteur, on avait
parfaitement entendu Kin-Fo prononcer ce nom de Wang. Heureusement, le
108 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
philosophe n'avait pas riposté par celui de son élève, car toute la ville se fût
lancée sur les pas d'un homme si célèbre. Mais le nom de Wang, subitement
révélé, avait suffi. Wang! c'était cet énigmatique personnage, dont la décou-
verte valait une énorme récompense ! On le savait. De telle sorte que, si Kin-Fo
courait après les huit cent mille dollars de sa fortune, Craig-Fry, après les
deux cent mille de l'assurance, les autres couraient après les deux mille de
la prime promise, et, l'on en conviendra, c'était là de quoi donner des jambes
à tout ce monde.
(i Wang! Wang! Je suis plus riche que jamais! disait toujours Kin-Fo,
autant que le lui permettait la rapidité de sa course.
— Pas ruiné! pas ruiné! répétaient Fry-Craig.
— Arrêtez! arrêtez! » criait le gros des poursuivants, qui faisait taboulé
de neige en route.
Wang n'entendait rien. Les coudes collés à la poitrine, il ne voulait ni
s'épuiser à répondre, ni rien perdre de sa vitesse pour le plaisir de tourner la
tète.
Le faubourg fut dépassé. Wang se jela sur la route dallée qui longe le
canal. Sur cette route, alors presque déserte, il avait le champ libre. La
vivacité de sa fuite s'accrut encore; mais, naturellement aussi, l'etfort des
poursuivants redoubla.
Cette course folle se soutint pendant près de vingt minutes. Rien ne pouvait
laisser prévoir quel en serait le résultat. Cependant, il parut que le fugitif
commençait à faiblir un peu. La distance, qu'il avait maintenue jusqu'à ce
moment entre ses poursuivants et lui, tendait à diminuer.
Aussi Wang, sentant cela, fit-il un crochet et disparut-il derrière l'enclos
verdoyant d'une petite pagode, sur la droite de la route.
« Dix mille taëls à qui l'arrêtera ! cria Kin-Fo.
— Dix mille taëls! répétèrent Craig-Fry.
— Ya! ya! ya/ y> hurlèrent les plus avancés du groupe.
Tous s'étaient jetés de côté, sur les traces du philosophe, et contournaient
le mur de la pagode.
Wang avait reparu. Il suivait un étroit sentier transversal, le long d'un
canal d'irrigation, et, pour dépister les poursuivants, il fit un nouveau crochet
qui le replaça sur la route dallée.
Mais, là, il fut visible qu'il s'épuisait, car il retourna la tète à plusieurs
reprises. Kin-Fo, Craig et Fry, eux, n'avaient point faibli. Ils allaient, ils
COMPLAINTE DES «CINQ VEILLES DU CENTENAIRE. » 109
volaient, et pas un des rapides coureurs de taëls ne parvenait à prendre sur
eux quelques pas d'avance.
Le dénouement approchait donc. Ce n'était plus qu'une affaire de temps,
et d'un temps relativement court, — quelques minutes au plus.
Tous, Wang, Kin-Fo, ses compagnons, étalent arrivés à l'endroit où la
grande route franchil le fleuve sur le célèbre pont da Palikao.
Dix-huit ans plus tôt, le 21 septembre 4860, ils n'auraient pas eu leurs
coudées franches sur ce point de la province dePé-Tché-Li. La grande chaussée
était alors encombrée de fuyards d'une autre espèce. L'armée du général San-
Ko-Li-Tzin, oncle de l'empereur, repoussée par les bataillons français, avait
fait halte sur ce pont de Palikao, magnifique œuvre d'art, à balustrade de
marbre blanc, que borde une double rangée de lions gigantesques. Et ce fut
là que ces Tartares Mantchoux, si incomparablement braves dans leur fata-
lisme, furent broyés par les boulets des canons européens.
Mais le pont, qui portait encore les marques de la bataille sur ses statues
écornées, était libre alors.
Wang, faiblissant, se jeta à travers la chaussée. Kin-Fo et les autres, par
un suprême effort, se rapprochèrent. Bientôt, vingt pas, puis quinze, puis
dix les séparèrent seulement.
11 n'y avait plus à tenter d'arrêter Wang par d'inutiles paroles, qu'il ne
pouvait ou ne voulait pas entendre. Il fallait le rejoindre, le saisir, le lier au
besoin.. . On s'expliquerait ensuite.
Wang comprit qu'il allait être atteint, et comme, par un entêtement inex-
plicable, il semblait redouter de se trouver face à face avec son ancien
élève, il alla jusqu'à risquer sa vie pour lui échapper.
En effet, d'un bond, Wang sauta sur la balustrade du pont et se précipita
dans le Peï-ho.
Kin-Fo s'était arrêté un instant et criait :
« Wang! Wang! »
Puis, prenant son élan à son tour :
« Je l'aurai vivant! s'écria-t-il en se jetant dans le fleuve.
— Craig? dit Fry.
— Fry? dit Craig.
— Deux cent mille dollars à l'eau ! »
Et tous deux, franchissant la balustrade se précipitèrent au secours du
ruineux client de la Centenaire.
110 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Quelques-uns des volontaires les suivirent. Ce fut comme une grappe de
clowns à l'exercice du tremplin.
Mais tant de zèle devait être inutile. Kin-Fo, Fry-Craig et les autres,
alléchés par la prime, eurent beau fouiller le Peïho, Wang ne put être
retrouvé. Entraîné par le courant, sans doute, l'infortuné philosophe était
allé en dérive.
Wang n' avait-il voulu, en se précipitant dans le fleuve, qu'écliaiipor aux
poursuites, ou, pour quelque mystérieuse raison, s'était-il résolu à mettre
fin à ses jours? Nul n'aurait pu le dire.
Deux heures après, Kin-Fo, Craig et Fry, désappointés, mais bien séchés,
bien réconfortés, Soun, réveillé au plus fort de son sommeil et pestant
comme on peut le croire, avaient pris la route de Péking.
CHAPITRE XIV
ou LE LECTEUR POURRA, SANS FATIGUE, PARCOURIR QUATRE VILLES
E.N U.VE SEULE.
Le Pé-Tché-Li, la plus septentrionale des dix-huit provinces de la Chine,
est divisé en neuf départements. Un de ces départements a pour chef-lieu
Chun-Kin-Fo, c'est-à-dire « la ville du premier or Ire obéissant au ciel ». Cette
vilîe, c'est Péking.
Que le lecteur se figure un casse-têtu chinois, d'une superficie de six mille
hectares, d'un périmètre de hu?. lieues, dont les morceaux irréguliers
doivent remplir exactement un rectangle, telle est cette mystérieuse Kam-
balu, dont Marco Polo rapportait une si curieuse description vers la fin du
treizième siècle, telle est la capitale du Céleste Empire.
En réalité, Péking comprend deux villes distinctes, séparées par un large
boulevard et une muraille fortifiée : l'une, qui est un parallélogramme rec-
tangle, la ville chinoise; l'autre un carré presque parfait, la ville tartare;
celle-ci renferme deux autres villes : la ville Jaune, Hoang-Tching, et Tsen-
Kin-Tching, la ville Rouge ou ville In'.erditc.
QUATRE TILLES EN UNE SEULE. 111
Autrefois, rensemble de ces agglomérations comptai! plus de deux millions
d'habitants. Mais l'émigration, provoquée par rextrèiiie misère, a réduit ce
chiffre à un million tout au plus. Ce sont des Tartares et des Chinois, aux-
quels il faut ajouter dix mille Musulmans environ, plus une certaine quan-
tité de Mongols et de Thibétains, qui composent la population flottante.
Le plan de ces deux villes superposées figure assez exactement un bahut,
dont le buff"t serait formé par la cité chinoise et la crédence par la cité tartare.
Six lieues d'une enceinte fortifiée, haute et large de quarante à cinquante
pieds, revêtue de briques extérieurement, défendue de deux cents en deux
cents mètres par des tours saillantes, entourent la ville tartare d'une magni-
fique promenade dallée, et aboutissent à quatre énormes bastions d'angles,
dont la plate forme porte des corps de garde.
L'Empereur, Fils du Ciel, on le voit, est bien gardé.
.\u centre de la cité tartare, la ville Jaune, d'une superficie de six cent
soixante hectares, desservie par huit portes, renferme une montagne de
charbon, haute de trois cents pieds, point culminant de la capitale, un su-
perbe canal, dit « Mer du Milieu», que traverse un pont de marbre, deux
couvents de bonzes, une pagode des^ Examens, le Peï-tha-sse , bonzerie bâtie
dans une presqu'île , qui semble suspendue sur les eaux claires du canal , le
Peh-Tang, établissement des missionnaires catholiques, la pagode impériale,
superbe avec son toit de clochettes sonores et de tuiles bleu-lapis, le grand
temple dédié aux ancêtres de la dynastie régnante, le temple des Esprits,
le temple du génie des Vents, le temple du génie de la Foudre, le temple de
l'inventeur de la soie, le temple du Seigneur du ciel, les cinq pavillons des
Dragons, le monastère du a Repos Eternel, » etc. ,
Eh bien, c'est au centre de ce quadrilatère que se cache la ville Interdite,
d'une superficie de quatre-vingts hectares, entourée d'un fossé canalisé que
franchissent sept ponts de marbre. Il va sans dire que, la dynastie régnante
étant mantchoue, la première de ces trois cités est principalement habitée
par une population de même race. Quant aux Chinois, ils sont relégués en
dehors, à la partie inférieure du,bahut, dans la ville annexe.
On pénètre à l'intérieur de cette ville interdite, ceinte de murs en briques
rouges couronnés d'une chapiteau de tuiles vernissées de jaune d'or , par
une porte au midi , la porte de la « Grande Pureté », qui ne s'ouvre que
devant l'empereur et les impératrices. Là s'élèvent le temple des Ancêtres
de la dynastie tartare, abrité sous un double toit de tuiles multicolores; les
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Ce fut comme une grappe de clowns (Page 110.1
temples Che et Tsi, consacrés aux esprits terrestres et célestes; le palais de la
a Souveraine C.onforde », réservé aux solennités d'apparat et aux banquets
officiels ; le palais de la « Concorde moyenne », où se voient les tableaux des
aïeux du Fils du Ciel; le palais de la « Concorde Protectrice », dont la salle
centrale est occupée par le trône impérial ; le pavillon du Nei-Ko, où se tient
le grand conseil de l Empire, que préside le prince Kong', ministre des
i. M. T. CIioiilzi!, dans son vojage intiluld « Pékiiuj cl 'e nord de la Chine », rapporte le Irait
vivant à propos au prince Kong, Irait qu'il ost bon do rappeler :
C'était ?n 1870, pendant la sanglante guerre qu: désolait la FrMce ; le prince Kong rindait visite, je ne
rjUATUI- VILLKS EN UNE SEULE.
113
Les bonzes la voyaient
affaires étrangères, oncle paternel du dernier souverain ; le pavillon des Fleurs
littéraires », où l'empcrear va une fois par an interpréter les livres sacrés ; le
sais à quelle occasion, à tous les repr(!senlants diplomatiques élrangers. C'est par la légalion de Fi-auce,
Il première qui se tionvàttur son clicuiin, qu'il avait commencé cette louinée. On venait d'apprendre
Il s désastre? de Sedan. M. le comte de Rocliechouarl, alors cliargé d'affaires de France, en fit part au Prince.
Celui-ci fit appeler un des olfi iers de sa suite :
t Poilez une caite à la légation de Prusse. Dues que je n'y pourrai passer que dimain. »
Puis, se reloiimant vers le coŒte de Rochechcuart :
« Le même jour où j'ai exprimé des conJolfanc s au réprésenlant de la France, je ne puis dt'cemmeni
all'.'r porter des félicilaiions au représentant de l'Allemagne ! i
Le priQce Kong serait prmce partout.
114 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
pavillon de Tchouane-Sine-Tièiie, dans lequel se font les sacrifices en l'hon-
neur de Confucius; la Bibliothèque Impériale; le bureau des Historiographes;
le Vou-Igne-Tiène,où l'on conserve les planches de cuivre et de bois destinées
à l'impression des livres; les ateliers dans lesquels se confectionnent les vête-
ments de la cour; le palais de la « Pureté Céleste », lieu de délibération des
affaires de famille ; le palais de 1' « Elément Terrestre supérieur » , oii lut
installée la jeune impératrice ; le palais de la « Méditation » , dans lequel
se retire le souverain, lorsqu'il est malade; les trois palais où sont élevés les
enfants de l'empereur; le temple des parents morts; les quatre palais qui
avaient été réservés à la veuve et aux femmes de Hien-Fong, décédé en 1861;
le Tchou-Siéou-Kong, résidence des épouses impériales; le palais delà « Bonté
Préférée », destiné aux réceptions officielles des dames de la cour; le palais
de la « Tranquillité Générale », singulière appellation pour une école d'enfants
d'officiers supérieurs ; les palais de la « Purification et du Jeûne » : le palais
de la « Pureté de Jade », habité par les princes du sang; le temple du « Dieu
protecteur de la ville » ; un temple d'architecture thibétaine ; le magasin de
la couronne; l'intendance de la Cour; le Lao-Kong-Tchou, demeure des eunu-
ques, dont il n'y a pas moins de cinq mille dans la ville Rouge ; et enfin
d'autres palais, qui portent à quarante-huit le nombre de ceux que renferme
l'enceinte impériale, sans compter le Tzen-Kouang-Ko , le pavillon de la
« Lumière Empourprée », situé sur le bord du lac de la Cité Jaune, où. le
19 juin 1873, furent admis en présence de l'Empereur les cinq ministres des
États-Unis, de Russie, de Hollande, d'Angleterre et de Prusse.
Quel forum antique a jamais présenté une telle agglomération d'édifices,
si variés de formes, si riches d'objets précieux? Quelle cité même, quelle
capitale des États européens pourrait offrir une telle nomenclature ?
Et, à cette énumération, il faut encore joindre le Ouane-Chéou-Chane , le
palais d'Été, situé à deux lieues de Péking. Détruit en 1860, à peine retrouve-
t-on, au milieu des ruines, ses jardins d'une « Clarté parfaite et d'une Clarté
tranquille », sa colline de la « Source de Jade », sa montagne des « Dix
mille Longévités! »
Autour de la ville Jaune, c'est la ville Tartare. Là sont installées les léga-
tions française, anglaise et russe, l'hôpital des Missions de Londres, les
missions catholiques de l'Est et du Nord, les anciennes écuries des éléphants,
qui n'en contiennent plus qu'un, borgne et centenaire. Là, se dressent la tour
de la Cloche, à toit rouge encadré de tuiles vertes, le temple de Confucius, le
QUATRE VILLES EN UNE SEULE. 113
couvent des Mille Lamas, le temple de Fa-qua, l'ancien Observatoire, avec sa
grosse tour carrée, le yamen des Jésuites, le yamen des Lettrés, où se fontles
examens littéraires. Là s'élèvent les arcs-de-triomphe ôa l'Ouest et de l'Est.
Là coulent la mer du Nord et la mer des Roseaux, tapissées de nelumbos,
de nymphœas bleus, et qui viennent du palais d'Été alimenter le canal de la
ville Jaune. Là se voient des palais où résident des princes du sang, les
ministres des finances, des rites, de la guerre, des travaux publics, des relations
extérieures; là, la Cour des Comptes, le Tribunal Astronomique, l'Académie
de Médecine. Tout apparaît pêle-mêle, au milieu de rues étroites , poussié-
reuses l'été, liquides l'hiver, bordées pour la plupart de maisons misérables
et basses, entre lesquelles s'élève quelque hôtel de grand dignitaire, ombragé
de beaux arbres. Puis, à travers les avenues encombrées, ce sont des chiens
errants , des chameaux mongols chargés de charbon de terre, des palanquins
à quatre porteurs ou à huit, suivant le rang du fonctionnaire, des chaises, des
voitures à mulets, des chariots, des pauvres, qui, suivant M. Choutzé, for-
ment une truanderie indépendante de soixante-dix mille gueux; et, dans ces
rues envasées d'une « boue puante et noire, dit M. P. Arène, rues coupées de
flaques d'eau, où l'on eiilonce jusqu'à mi-janibe, il n'est pas rare que quelque
mendiant aveugle se noie. »
Par bien des côtés, la ville chinoise de Péking, dont le nom est Vai-Tcheng,
ressemble à la ville tartare, mais elle s'en distingue, cependant, en quel-
ques-uns.
Deux temples célèbres occupent la partie méridionale, le temple du Ciel
et celui de l'Agriculture, auxquels il faut ajouter les temples de la déesse
Koanine, du génie de la Terre, de la Purification, du Dragon Noir, des Es-
prits du Ciel et de la Terre, les étangs aux Poissons d'Or, le monastère de
Fayouan-sse, les marchés, les théâtres, etc.
Ce parallélogramme rectangle est divisé, du nord au sud, par une impor-
tante artère, nommée Grande-Avenue, qui va de la porte de Houng-Ting au
sud à la porte de Tien au nord. Transversalement, il est desservi par une
autre artère plus longue, qui coupe la première à angle droit , et va de la
porte de Cha-Coua, à l'est, à la porte de Couan-Tsu, à l'ouest. Elle a nom
avenue de Cha-Coua, et c'était à cent pas de son point d'intersection avec la
Grande-Avenue que demeurait la future M"" Kin-Fo.
On se rappelle que, quelques jours après avoir reçu cette lettre qui lui
annonçait sa ruine, la jeune veuve en avait reçu une seconde annulant la
116 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
première, et lui disant que la septième lune ne s'achèverait p;.s sans que
« son petit frère cadet » ne fût de retour près d'elle.
Si Lé-ou, depuis cette date, 17 mai, compta les jours et les heures, il est
inutile d'y insister. Mais Kin-Fo n'avait plus donné de ses nouvelles, pendant
ce voyage insensé, dont il ne voulait, sous aucun prétexte, indiquer le fantai-
siste itinéraire. Lé-ou avait écrit à Shang-Haï. Ses lettres étaient restées sans
réponse. On conçoit donc quelle devait être son inquiétude, lorsqu'à cette date
du 19 juin, aucune lettre ne lui était encore arrivée.
Aussi, pendant ces longs jours, la jeune femme n'avait-elle pas quitté sa
maison de l'avenue de Cha-Coua. Elle attendait, inquiète. La désagréable Nan
n'était pas pour charmer sa solitude. Cette « vieille mère » se faisait plus
quinteuse que'jamais, et méritait d'être mise à la porte cent fois par lune.
Mais que d'interminables et anxieuses heures encore, avant le moment ou
Kin-Fo arriverait à Pékingl Lé-ou les comptait, et le compte lui en semblait
bien long!
Si la religion de Lao-Tsé est la plus ancienne de la Chine, si la doctrine de
Confucius, promulguée vers la même époque (500 ans environ avant J.-C),
est suivie par l'empereur, les lettrés et les hauts mandarins, c'est le boud-
dhisme ou religion de Fo qui compte le plus grand nombre de fidèles, —
près de trois cents millions, — à la surface du globe.
Le bouddhisme comprend deux sectes distinctes, dont l'une a pour ministres
les bonzes, vêtus de gris et coftfés de rouge, et, l'aulre, les lamas, vêtus et
coiffés de jaune.
Lé-ou était une bouddhiste de la première secte. Les bonzes la voyaient sou-
vent venir au temple de Koan-Ti-Miao , consacré à la déesse Koanine. Là
elle faisait des vœux pour son ami, et brûlait des bâtonnets parfumés, le
front prosterné sur le parvis du temple.
Ce jour-là, elle eut la pensée de revenir implorer la déesse Koanine, et de
lui adresser des vœux plus ardents encore. Un pressentiment lui disait que
quelque grave danger menaçait celui qu'elle attendait avec une si légitime
impatience.
Lé-ou appela donc « la vieille mère » et lui donna l'ordre d'aller chercher
une chaise à porteurs au carrefour de la Grande-Avenue.
Nan haussa les épaules, suivant sa détestable habitude, et sortit pour
exécuter l'ordre qu'elle avait reçu.
Pendant ce temps, la jeune veuve , seule dans son boudoir, regardait
QUATRE VILLES EN UNE SEULE. 117
tristement l'appareil muet, qui ne lui faisait plus entendre la lointaine voix de
l'absent.
c( Ah ! disait-elle, il faut, au moins, qu'il sache que je n'ai cessé de penser
à lui, et je veux que ma voix le lui répète à. son retour! »
Et Lé-ou, poussant le ressort qui mettait en mouvement le rouleau pho-
nographique, prononça à voix haute les plus douces phrases que son cœur
lui put inspirer.
Nan, entrant brusquement, interrompit ce tendre monologue.
La chaise à porteurs attendait madame, « qui aurait bien pu rester chez
elle ! »
Lé-ou n'écouta pas. Elle sortit aussitôt, laissant la « vieille mère » mau-
gréer à son aise, et elle s'installa dans la chaise, après avoir donné- ordre
de la conduire au Koan-Ti-Miao.
Le chemin était tout droit pour y aller. Il n'y avait qu'à tourner l'avenue
de Cha-Coua, au carrefour, et à remonter la Grande-Avenue jusqu'à la porte
de Tien.
Mais la chaise n'avança pas sans difficultés. En effet, les affaires se faisaient
encore à cette heure, et l'encombrement était toujours considérable dans ce
quartier, qui est un des plus populeux de la capitale. Sur la chaussée, des
baraques de marchands forains donnaient à l'avenue l'aspect d'un champ
de foire avec ses mille fracas et ses mille clameurs. Puis, des orateurs en
plein vent, des lecteurs publics, des diseurs de bonne aventure, des photo-
graphes, des caricaturistes, assez peu respectueux pour l'autorité mandarine,
criaient et mettaient leur note dans le brouhaha général. Ici passait un
enterrement à grande pompe, qui enrayait la circulation ; là, un mariage,
moins gai peut-être que le convoi funèbre, mais tout aussi encombrant.
Devant le yamen d'un magistrat, il y avait rassemblement. Un plaignant
venait frapper sur le « tambour des plaintes » pour réclamer l'intervention
de la justice. Sur la pierre « Léou-Ping » était agenouillé un malfaiteur,
qui venait de recevoir la bastonnade et que gardaient des soldats de police
avec le bonnet mantchou à glands rouges , la courte pique et les deux
sabres au même fourreau. Plus loin , quelques Chinois récalcitrants, noués
ensemble par leurs queues, étaient conduits au poste. Plus loin, un pauvre
diable, la main gauche et le pied droit engagés dans les deux trous d'une
planchette, marchait en clopinant comme un animal bizarre. Puis, c'était
un voleur, encagé dans une caisse de bois, sa tête passant par le fond, et
118 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
abandonné à la charité publique; puis, d'autres portant la cangue, comme
des bœufs courbés sous le joug. Ces malheureux cherchaient évidemment
les endroits fréquentés dans l'espoir de faire une meilleure recette, spéculant
sur la piété des passants, au détriment des mendiants de foutes sortes,
manchots, boiteux, paralytiques, files d'aveugles conduits par un borgne, et
les mille variétés d'infirmes vrais ou faux, qui fourmillent dans les cités de
l'Empire des Fleurs.
La chaise avançait donc lentement. i> eneoninremcnt était d'autant plus
grand qu'elle se rapprochait du boulevard extérieur. Elle y arriva, cependant,
et s'arrêta à l'intérieur du bastion, qui défend la porte, près du temple de
la déesse Koanine.
Lé-ou descendit de la chaise, entra dans le temple, s'agenouilla d'abord,
et se prosterna ensuite devant la statue de la déesse. Tuis, elle se dirigea
vers un appareil religieux, qui porte le nom de « moulin à prières ».
C'était une sorte de dévidoir, dont les huit branches pinçaient à leur extré-
mité de petites banderoUes ornées de sentences sacrées.
Un bonze attendait gravement, près de l'appareil, les dévots et surtout
le prix des dévotions.
Lé-ou remit au serviteur de Bouddha quelques taëls, destinés à subvenir
aux frais du culte ; puis, de sa main droite, elle saisit la manivelle du dévidoir,
et lui imprima un léger mouvement de rotation, après avoir appuyé sa main
gauche sur son cœur. Sans doute, le moulin ne tournait pas assez rapide-
ment pour que la prière fût efficace.
8 Plus vite ! » lui dit le bonze, en l'encourageant du geste.
Et la jeune femme de dévider plus vite !
Cela dura près d'un quart d'heure, après quoi le bonze affirma que les
vœux de la postulante seraient exaucés.
Lé-ou se prosterna de nouveau devant la statue de la déesse Koanine,
sortit du temple et remonta dans sa chaise pour reprendre le chemin de
la maison.
Mais, au moment d'entrer dans la Grande-Avenue, les porteurs durent se
ranger précipitamment. Des soldats faisaient brutalement écarter le popu-
laire. Les boutiques se fermaient par ordre. Les rues transversales se bar-
raient de tentures bleues sous la garde des tipaos.
Un nombreux cortège occupait une partie de l'avenue et s'avançait
bruyamment.
QUATRE VILLES EN UNE SEULE. 119
C'était rempereiir Koang-Sin, dont le nom signifie « Continuation de
Gloire », qui rentrait dans sa bonne ville tartare, et devant lequel la porte
centrale allait s'ouvrir.
Derrière les deux vedettes de tête venait un peloton d'éclaireurs, suivi d'un
peloton de piqueurs, disposés sur deux rangs et portant un bâton en bandou-
lière.
Après eux. un groupe d'officiers de liant rang déployait le parasol jaune
à volants, orné du dragon, qui est lemblème de l'empereur comme le
phénix est l'emblème de l'impératrice.
Le palanquin, dont la housse de soie jaune était relevée, parut ensuite,
soutenu par seize porteurs à robes rouges semées de rosaces blanches , et
cuirassés de gilets de soie piquée. Des princes du sang, des dignitaires,
sur des chevaux harnachés de soie jaune en signe de haute noblesse, escor-
taient l'impérial véiiicule.
Dans le palanquin, était à demi couché le Fils du Ciel, cousin de l'em-
pereur Tong-Tche et neveu du prince Kong.
Après le palanquin venaient des palefreniers et des porteurs de rechange.
Puis, tout ce cortège s'engloutit sous la porte de Tien, à la satisfaction des
passants, marchands, mendiants, qui purent reprendre leurs alîaires.
La chaise de Lé-ou continua donc sa roule, et la déposa chez elle , après
une absence de deux heures.
Ah ! quelle surprise la bonne déesse Koanine avait ménagée à la jeune
femme !
Au moment où la chaise s'arrêtait, une voiture toute poussiéreuse, attelée de
deux mules, venait se ranger près de la porte. Kin-Fo, suivi de Craig-Fry et
de Soun, en descendait !...
« Vous ! Vous ! s'écria Lé-ou, qui ne pouvait en croire ses yeux !
— Chère petite sœur cadette! répondit Kin-Fo, vous ne doutiez pas de
mon retour!... »
Lé-ou ne répondit pas. Elle prit la main de son ami et l'entraîna dans
le boudoir, devant le petit appareil phonographique, discret confident de ses
peines !
'< Je n'ai pas cessé un seul instant de vous attendre, cher cœur brodé de
fleurs de soie ! » dit-elle.
Et, déplaçant le rouleau, elle poussa le ressort, qui le remit en mou-
vement.
120 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Kiii Fo put alors entendre une douce voix lui répétei- ce que la tendre
Lé ou disait quelques heures auparavant :
« Reviens, petit frère bien-aimé ! Reviens près de moi ! Que nos cœurs ne
soient plus séparés comme le sont les deux étoiles du Pasteur et de la Lyre!
Toutes mes pensées sont pour ton retour.... »
L'appareil se tut une seconde... rien qu'une seconde. Puis, il reprit, mais
d'une voix criarde, celte fois :
a Ce n'est pas assez d'une maîtresse, il faut encore avoir un maître dans la
maison ! Que le prince len les étrangle tous deux ! »
QUATRE VILLE? EN UNE SEULE.
ûdit la main a la jolie Lé-ou. (Page 127.)
Cette seconde voix n'ctiiil que trop leco.inaissable. C'était celle de Nan. La
désagréable « vieille mère » avait contiii' é de parler après le départ de Lé-ou,
tandis que l'appareil fonctionnait encore, et enregistrait, sans qu'elle s'en
doulâl, ses imprudentes paroles!
Servantes et valets, défiez-vous des phonographes !
Le jour même, Nan recevait son congé, et, pour la mettre à la porte, on
n'attendit morne pas les derniers jours de la septième lune!
122 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
CHAPITRE XV
QUI RÉSERVE CERTAINEMENT UNE SURPRISE A KIN-FO ET PEUT-ÊTRE
AU LECTEUR.
Rien ne s'opposait plus au mariage du riche Kin-Fo, de Shang-Haï, avec
l'aimable Lé-ou , de Péking. Dans six jours seulement e.\pirait le délai
accordé à Wang pour accomplir sa promesse ; mais l'infortuné philosophe
avait payé de sa vie sa fuite inexplicable. Il n'y avait plus rien à craindre
désormais. Le mariage pouvait donc se faire. 11 fut décidé et fixé à ce vingt-
cinquième jour de juin dont Kin-Fo avait voulu faire le dernier de son
existence !
La jeune femme connut alors toute la situation. Elle sut par quelles phases
diverses venait de passer celui qui, refusant une première fois de la faire
misérable, et une seconde fois de la faire veuve, lui revenait, libre enfin de la
faire heureuse.
Mais Lé-ou, en apprenant la mort du philosophe, ne put retenir quelques
larmes. Elle le connaissait, elle l'aimait, il avait été le premier confident de
ses sentiments pour Kin-Fo.
« Pauvre Wang! dit-elle. Il manquera bien à notre mariage !
— Oui ! pauvre Wang, répondit Kin-Fo, qui regrettait, lui aussi, ce compa-
gnon de sa jeunesse, cet ami de vingt ans. — Et pourtant, ajouta-t-il, il m'au-
rait frappé comme il avait juré de le faire !
— Non, non! dit Lé-ou en secouant sa jolie tète, et peut-être n'a-t-il
cherché la mort dans les flots du Pei-lio que pour ne pas accomplir cette
affreuse promesse! »
Hélas! cette hypothèse n'était que trop admissible, que Wang avait
voulu se noyer pour échapper à l'obligation de remplir son mandat! A
cet égard, Kin-Fo pensait ce que pensait la jeune femme, et il y avait là deux
cœurs desquels l'image du philosophe ne s'effacerait jam:iis.
Il va sans dire qu'à la suite de la catastrophe du pont i!e Palikao, les gazettes
KS TRIBULATIONS D UN
ON RESERVE UNE SURPRISE A KIN-FO ET AU LECTEUR. 123
chinoises cessèrent de reproduire les avis ridicules de l'honoroble William
J. Bidulph, si bien que la gênante célébrité de Kin-Fo s'évanouit aussi vite
qu'elle s'était faite.
Et maintenant, qu'allaient devenir Craig et Fry ? Ils étaient bien chargés de
défendre les intérêts de la Centenaire jusqu'au 30 juin, c'est-à-dire pendant di.\
jours encore, mais, en vérité, Kin-Fo n'avaitplus besoin de leurs services. Etait-
il à craindre que Wang attentât à sa personne? Non, puisqu'il n'existait plus.
Pouvaient-ils redouter que leur client portât sur lui-même une main crimi-
nelle? Pas davantage. Kin-Fo ne demandait maintenant qu'à vivre, à bien
vivre, et le plus longtemps possible. Donc, l'incessante surveillance de Fry-
Craig n'avait plus de raison d'être.
Mais, après tout, c'étaient de braves gens, ces deux originaux. Si leur
dévouement ne s'adressait, en sonnne, qu'au client de la Centenaire, il n'en
avait pas moins été très sérieux et de tous les instants. Kin-Fo les pria donc
d'assister aux fêtes de son mariage, et ils accepteront.
« D'ailleurs, fit observer plaisamment Fi-y à Craig, un mariage est quelque-
fois un suicide I
— On donne sa vie tout en la gardant, » répondit Craig avec un sourire
aimable.
Dès le lendemain, Nan avait été remplacée dans la maison de l'avenue Cha-
Coua par un personnel plus convenable. Une tante de la jeune femme,
}\"" Lutalou, était venue près d'elle et devait lui tenir lieu de mère jusqu'à la
célébration du mariage. M""* Lutalou, femme d'un mandarin de quatrième
rang, deuxième classe, à bouton bleu, ancien lecteur impérial et membre de
l'Académie des Han-Lin, possédait toutes les qualités physiques et morales
exigées pour remplir dignement ces importantes fonctions.
Uuant à Kin-Fo, il comptait bien quitter Péking après son mariage, n'étant
point de ces Célestials qui aiment le voisinage des cours. 11 ne serait vérita-
blement heureux que lorsqu'il verrait sa jeune femme installée dans le riche
yamen de Shang-Haï.
Kin-Fo avait donc dû choisir un appartement provisoire, et il avait trouve
ce qu'il lui fallait au Tiène-Fou-Tang, le « Temple du Bonheur Céleste », hôtel
et restaurant très confortable, situé près du boulevard de Tiène-Men, entre les
deux villes tartare et chinoise. Là furent également logés Craig et Fry, qui, par
habitude, ne pouvaient se décider à quitter leur client. En ce qui concerne
Soun, il avait repris son service, toujours maugréant, mais en ayant bien soin
124 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
de regarder s'il ne se trouvait pas en présence de quelque indiscret phono-
graphe. L'aventure de Nan le rendait quelque peu prudent.
Kin-Fo avait eu le plaisir de retrouver à Péking deux de ses amis de
Canton, le négociant Yin-Pang et le lettré Houal. D'autre part, il connaissait
quelques fonctionnaires et commerçants de la capitale, et tous se firent un
devoir de l'assister dans ces grandes circonstances.
Il était vraiment heureux, maintenant, l'indifférent d'autrefois, l'impassible
élève du philosophe Wang! Deux mois de soucis, d'inquiétudes, de tracas,
toute celte période mouvementée de. son existence avait suffi à lui faire
apprécier ce qu'est, ce que doit être, ce que peut être le bonheur ici-bas.
Oui ! le sage philosophe avait raison ! Que n'était-il là pour constater une
fois de plus l'excellence de sa doctrine !
Kin-Fo passait près de la jeune femme tout le temps qu'il ne consacrait
pas aux préparatifs de la cérémonie. Léou était heureuse du moment que
son ami était près d'elle. Qu'avaitil besoin de mettre à contribution les plus
riches magasins de la capitale pour la combler de cadeaux magnifiques ? Elle
ne songeait qu'à lui, et se répétait les sages maximes de la célèbre Pan-
Hoei-Pan :
« Si une femme a un mari selon son cœur, c'est pour toute sa vie !
« La femme doit avoir un respect sans homes pour celui dont elle porte le
nom et une attention continuelle sur elle-même.
« La femme doit être dans la maison comme une pure ombre et un simple
écho.
c< L'époux est le ciel de l'épouse. »
Cependant, les préparatifs de cette fête du mariage, que Kin-Fo voulait
splendide, avançaient.
Déjà les trente paires de souliers 1 rodés qu'exige le trousseau d'une Chi-
noise, étaient rangées dans l'habitation de l'avenue de Cha-Coua. Les confi-
series de la maison Sinuyane, confitures, fruits secs, pralines, sucres d'orge,
sirops de prunelles, oranges, gingembres et pamplemousses, les superbes
étoffes de soie, les joyaux de pierres précieuses et d'or finement ciselé, bagues,
bracelets, étuis à ongles, aiguilles de tète, etc., toutes les fantaisies char-
mantes de la bijouterie pékinoise s'entassaient dans le boudoir de Lé-ou.
En cet étrange Empire du Milieu, lorsqu'une jeune fille se marie, elle
n'apporte aucune dot. Elle est véritablement achetée par les parents du mari
ou par le mari lui-même, et, à défaut de frères, elle ne peut hériter d'une
ON RÉSERVE UNE SURPRISE A KIN-FO ET AU LECTEUR. 123
partie de la fortune paternelle que si son père en fait l'expresse déclaration.
Ces conditions sont ordinairement réglées par des intermédiaires qu'on appelle
« mei-jin », et le mariage n'est décidé que lorsque tout est bien convenu
à cet égard.
La jeune .fiancée est alors présentée aux parents du mari. Celui-ci ne
la voit pas. Il ne la verra qu'au moment oii elle arrivera en chaise formée
à la maison conjugale. A cet instant, on remet à l'époux la clef de la chaise.
Il en ouvre la porte. Si sa fiancée lui agrée, il lui tend la main; si elle
ne lui plaît pas, il referme brusquement la porte, et tout est rompu, à la
condition d'abandonner les arrhes aux parents de la jeune fille.
Rien de pareil ne pouvait advenir dans le mariage de Kin-Fo. Il connaissait
la jeune femme, il n'avait à l'acheter de personne. Cela simplifiait beaucoup
les choses.
Le 25 juin arriva enfin. Tout était prêt.
Depuis trois jours, suivant l'usage, la maison de Lé-ou restait illuminée à
l'intérieur. Pendant trois nuits, M"^ Lutalou, qui représentait la famille de
la future, avait dû s'abstenir de tout sommeil, — une façon de se montrer
triste au moment où la fiancée va quitter le toit paternel. Si Kin-Fo avai
encore eu ses parents, sa propre maison se fût également éclairée en
signe de deuil, « parce que le mariage du fils est censé devoir être regardé
comme une image de la mort du père, et que le fils alors semble lui succé
der, » dit le Hao-Khiéou-Tchouen.
Mais, si ces us ne pouvaient s'appliquer à l'union de deux époux absolu
ment libres de leurs personnes, il en était d'autres dont on avait dû tenircompte
Ainsi, aucune des formalités astrologiques n'avait été négligée. Les horo-
scopes, tirés suivant toutes les règles, marquaientune parfaite compatibilité
de destinées et d'humeur. L'époque de l'année, l'âge de la lune se montraien
favorables. Jamais mariage ne s'était présenté sous de plus rassurant:
auspices.
La réception de la mariée devait se faire à huit heures du soir à l'hôtel du
« Bonheur Céleste », c'est-à-dire que l'épouse allait être conduite en grande
pompe au domicile de l'époux. En Chine, il n'y a comparution ni devant un
magistrat civil, ni devant un prêtre, bonze, lama ou autre.
A sept heures, Kin-Fo, toujours accompagné de Craig et Fry, qui rayon-
naient comme les témoins d'une noce européenne, recevait 3»s amis au seuil
de son appartement.
126 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Quel assaut de politesses! Ces notables personnages avaient été invités sur
papier rouge, en quelques lignes de caractères microscopiques : « M. Kin-Fo,
de Shang-Haï, salue humblement monsieur... et le prie plus humblement
encore... d'assister à l'humble cérémonie... » etc.
Tous étaient venus pour honorer les époux, et prendre leur part du magni-
fique festin réservé aux hommes, tandis que les dames se. réuniraient à une
table spécialement servie pour elles.
Il y avait là le négociant Yin-Pang et le lettré Houal. Puis, c'étaient
quelques mandarins qui portaient à leur chapeau officiel le globule rouge, gros
comme un œuf de pigeon, indiquant qu'ils appartenaient aux trois premiers
ordres. D'autres, de catégorie inférieure, n'avaient que des boutons bleu
opaque ou blanc opaque. La plupart étaient des fonctionnaires civils,
d'origine chinoise, ainsi que devaient être les amis d'un Shanghaïen hostile
à la race tartare. Tous, en beaux habits, en robes éclatantes, coitfures de
fêtes, formaient un éblouissant cortège.
Kin-Fo, — ainsi le voulait la politesse, — les attendait à l'entrée même
de l'hôtel. Dès qu'ils furent arrivés, il les conduisit au salon de réception,
après les avoir priés par deux fois de vouloir bien passer devant lui, à
chacune des portes que leur ouvraient des domestiques en grande livrée. Il
les appelait par leur « noble nom », il leur demandait des nouvelles de leur
" noble santé », il s'informait de leurs « nobles familles n. Enfin, un minutieux
observateur de la civilité puérile et honnête n'aurait pas eu à signaler la plus
légère incorrection dans son attitude.
Craig cî Fry admiraient ces politesses; mais, lout en admirant, ils ne
perdaient pas de vue leur irréprochable client.
Une même idée leur était venue, à tous les deux. Si, par impossible, Wang
n'avait pas péri, comme on le croyait, dans les eaux du fleuve?... S'il venait
se mêler à ces groupes d'invités?... La vingt-quatrième heure du vingt-cin-
quième jour de juin, — l'heure extrême, — n'avait pas sonné encore! La main
du Taï-ping n'était pas désarmée ! Si, au dernier moment?...
Non! cela n'était pas vraisemblable, mais enfin, c'était possible. Aussi, par
un reste de prudence, Craig et Fry regardaient-ils soigneusement tout ce
monde... En fin de compte, ils ne virent aucune figure suspecte.
Pendant ce temps, la future quittait sa maison de l'avenue de Cha-Coua, et
prenait place dans un palanquin fermé.
Si Kin-Fo n'avait pas voulu prendre le costume de mandarin que tout fiancé
ON RÉSERVE UNE SURTRISE A KIN-FO ET AU LECTEUR. 127
a droit de revêtir, ^ par lioimeur pour celte institution du mariage que les
anciens législateurs tenaient en grande estime. — Lé-ou s'était conformée aux
règlements de la haute socîiété. Avec sa toilette, toute rouge, faite d'une
admirable étoffe de soie brodée, elle resplendissait. Sa figure se dérobait, pour
ainsi dire, sous un voile de perles fines, qui semblaient s'égoutter du riche
diadème dont le cercle d'or bordait son front. Des pierreries et des fleurs arti-
ficielles du meilleur goût constellaient sa chevelure et ses longues nattes
noires. Kin-Fo ne pouvait manquer de la trouver plus charmante encore,
lorsqu'elle descendrait du palanquin que sa main allait bientôt ouvrir.
Le cortège se mit en route. Il tourna le carrefour pour prendre la Grande-
Avenue et suivre le boulevard de Tiène-Men. Sans doute, il eût été plus
magnifique, s'il se fût agi d'un enterrement au lieu d'une noce, mais, en
somme, cela méritait que les passants s'arrêtassent pour le voir passer
Des amies, des compagnes de Lé-ou suivaient le palanquin, portant en
grande pompe les différentes pièces du trousseau. Une vingtaine de musiciens
marchaient en avant avec grand fracas d'instruments de cuivre, entre lesquels
éclatait le gong sonore. Autour du palanquin s'agitait une foule de porteurs
de torches et de lanternes aux mille couleurs. La future restait toujours cachée
aux yeux de la foule. Les premiers regards, auxquels la réservait l'étiquette,
devaient être ceux de son époux.
Ce fut dans ces conditions, et au milieu d'un bruyant concours de popu-
laire, que le cortège arriva, vers huit heures du soir, à l'hôtel du « Bonheur
Céleste. »
Kin-Fo se tenait devant l'entrée richement décorée. Il attendait l'arrivée
du palanquin pour en ouvrir la porte. Cela fait, il aiderait sa future à des-
cendre, et il la conduirait dans l'appartement réservé, où tous deux salueraient
quatre fois le ciel. Puis, tous deux se rendraient au repas nuptial. La future
ferait quatre génuflexions devant son mari. Celui-ci, à son tour, en ferait deux
devant elle. Us répandraient deux ou trois gouttes de vin sous forme de
libations. (Is offriraient quelques aliments aux esprits intermédiaires. Alors,
on leur apporterait deux coupes pleines. Ils les videraient à demi, et, mélan-
geant ce qui resterait dans une seule coupe, ils y boiraient l'un après l'autre.
L'union serait consacrée.
Le palanquin était arrivé. Kin-Fo s'avança. Un maître de cérémonies lui
remit la clef. 11 la prit, ouvrit la porte, et tendit la main à la jolie Lé-ou,
tout émue. La future descendit légèrement et traversa le groupe des invités,
LES TiUBUf.ATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
. (l'âge
qui s'inclinèrent respectueusement en élevant la main à la Iiautcur de la
poitrine.
Au moment où la jeune femme allait franchir la porte de l'hôtel, un signal
fut donné. D'énormes cerfs-volants lumineux s'élevèrent dans l'espace et
balancèrent au souffle de la brise leurs images multicolores de dragons, de
phéni.x et autres emblèmes du mariage. Des pigeons éoliens, munis d'un
p^tit appareil sonore, fi.\é à leur queue, s'envolèrent et remplirent l'espace
d'une harmonie céleste. Des fusées aux mille couleurs partirent en sifflant, et
de leur éblouissant bouquet s'échappa une pluie d'or.
ON RK>;ERVE une SURPRISF. a KlX-Fn ET AU LECTEUR. 129
; Interdiction : Interdiction: ■ (Page 130.
Soudain, un bruit lointain se fit entendre sur le boulevard de Tiène-Men .
C'étaient des cris auxquels se mêlaient les sons clairs d'une trompette. Puis,
un silence se faisait, et le bruit reprenait après quelques instants.
Tout ce brouhaha se rapprochait et eut bientôt atteint la rue où le cortège
s'était arrêté.
Kin-Fo écoutait. Ses amis, indécis, attendaient que la jeune femme entrât
dans l'hôtel.
alais, presque aussitôt, la rue se remplit d'une agitation singulière. Les
éclats de la trompette redoublèrent en se rapprochant.
130 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
« Qu'est-ce donc? » demanda Kin-Fo.
Les traits de Lé-ou s'étaient altérés. Un secret pressentiment accélérait
les battements de son cœur.
Tout à coup, la foule fit irruption dans la rue. Elle entourait un héraut à
la livrée impériale, qu'escortaient plusieurs tipaos.
Et ce héraut, au milieu du silence général, jeta ces seuls mots, auxquels
répondit un sourd murmure :
« Mort de l'Impératrice douairière!
Interdiction! Interdiction! »
Kin-Fo avait compris. C'était un coup qui le frappait directement. 11 ne put
retenir un geste de colère !
Le deuil impérial venait d'être décrété pour la mort de la veuve du der-
nier empereur. Pendant un délai que fixerait la loi, interdiction à quiconque
de se raser la tête, interdiction de donner des fêtes publiques et des représen-
tations théâtrales, interdiction aux tribunaux de rendre la justice, interdiction
de procéder à la célébration des mariages !
Lé-ou, désolée, mais courageuse, pour ne pas ajouter à la peine de son
fiancé, faisait contre fortune bon cœur. Elle avait pris la main de son cher
Kin-Fo :
« Attendons, » lui dilclle d'une voix qui s'eftbrçait de cacher sa vive
émotion.
Et le palanquin repartit avec la jeune femme pour sa maison de l'avenue
de Cha-Coua, et les réjouissances furent suspendues, les tables desservies,
les orchestres renvoyés, et les amis du désolé Kin-Fo se séparèrent, après
lui avoir fait leurs compliments de condoléance.
C'est qu'il ne fallait pas se risquer à enfreindre cet impérieux décret d'inter-
diction !
Décidément, la mauvaise chance continuait à poursuivre Kin-Fo. Encore
une occasion qui lui était donnée de mettre à profit les leçons de philosophie
qu'il avait reçues de son ancien maître !
Kin-Fo était resté seul avec Craig et Fry dans cet appartement désert de
rh(Mel du « Bonheur Céleste », dont le nom lui semblait maintenant un amer sar-
casme. Le délai d'interdiclion'pouvait être prolongé suivant le bon plaisir du Fils
du Ciel! Et lui qui avait roaipté retourner immédiatement à Shang-Haï, pour
ON RESERVE UNE SURPRISE A KIX-FO ET AU LECTEUR. 13Î
installer sa jeune femme en ce riche yamen, devenu le sien, et recom-
mencer une nouvelle vie dans ces conditions nouvelles !...
Une heure après, un domestique entrait et lui remettait une lettre, qu'un
messager venait d'apporter à l'instant.
Kin-Fo, des qu'il eut reconnu l'écriture de l'adresse, ne put retenir un cri.
La lettre était de Wang, et voici ce qu'elle contenait :
« Ami, je ne suis pas mort, mais, quand tu recevras celte lettre, j'aurai
cessé de vivre !
«Je meurs parce que je n'ai pas le courage de tenir ma promesse; mais, sois
tranquille, j'ai pourvu à tout.
aLao-Shen, un chef des Taï-ping, mon ancien compagnon, a ta lettre 111 aura
la main et le cœur plus fermes que moi pour accomplir l'horrible mission que
tu m'avais fait accepter. A lui reviendra donc le capital assuré sur ta tète, que
je lui ai délégué, et qu'il touchera, lorsque tu ne seras plus !...
« Adieu ! Je te précède dans la mort ! A bientôt, ami ! .\dieu !
tt Wang ! »
CHAPITRE XVI
D.iNS LEQUEL KIN-FO, TOUJOURS CÉLIBATAIRE, RECOM-MEXCE
A COURIR DE PLUS BELLE.
Telle était maintenant la situation faite à Kin-Fo, plus grave mille fois
qu'elle ne l'avait jamais été !
.\insi donc, Wang, malgré la parole donnée, avait senti sa volonté se para-
lyser, lorsqu'il s'était agi de frapper son ancien élève ! Ainsi Wang ne savait
rien du changement survenu dans la fortune de Kin-Fo, puisque sa lettre ne le
disait pas ! Ainsi Wang avait chargé un autre de tenir sa promesse, et quel
autre ! un Taï-ping redoutable entre tous, qui, lui, n'éprouverait aucun
scrupule h accomplir un simple meurtre, dont on ne pourrait même le rendre
responsable! La lettre de Kiii-Fo ne lui assurait-elle pas l'impunité, et, la
délégation de Wang, un capital de cinquante mille dollars !
132 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
a Ah! mais je commence à en avoir assez! » s'écria Kin-Fo clans un premier
mouvement de colère.
Craig et Fry avaient pris connaissance de la missive de ^Yang.
« Votre lettre, demandèrent-ils à Kin-Fo. ne porte donc pas le 25 juin
comme extrême date?
— Eh non ! répondit-il. Wang devait et ne pouvait la dater que du jour de
ma mort ! Maintenant, ce Lao-Shen peut agir quand il lui plaira, sans être
limité par le temps !
— Oh ! firent Fry-Craig, il a intérêt à s'exécuter à bref délai.
— Pourquoi?...
— Afin que le capital assuré sur votre tête soit couvert par la police et ne
lui échappe pas ! »
L'argument était sans réplique.
« Soit, répondit Kin-Fo. Toujours est-il que je ne dois pas perdre une
heure pour reprendre ma lettre, dussé-je la payer des cinquante mille dollars
garantis à ce Lao-Shen!
— Juste, dit Craig.
— Vrai! ajouta Fry.
— Je partirai donc! On doit savoir où est maintenant ce chef Taï-ping ! Il
ne sera peut-être pas introuvable comme Wang! »
En parlant ainsi, Kin-Fo ne pouvait tenir en place. Il allait et venait. Cette
série de coups de massue, qui s'abattaient sur lui, le mettaient dans un état
de surexcitation peu ordinaire.
«Je pars! dit-il! Je vais à la recherche de Lao-Shen! Quant à vous,
messieurs, faites ce qu'il vous conviendra.
— Monsieur, répondit Fry-Craig, les intérêts de la Centenaire sont plus
menacés qu'ils ne l'ont jamais été ! Vous abandonner dans ces circonstances
serait manquer à notre devoir. Nous ne vous quitterons pas ! »
Il n'y avait pas une heure à perdre. Mais, avant tout, il s'agissait de savoir
au juste ce que c'était que ce Lao-Shen, et en quel endroit précis il résidait.
Or, sa notoriété était telle, que cela ne fut pas difficile.
En effet, cet ancien compagnon de Wang dans le mouvement insurrec-
tionnel des Mang-Tchao, s'était retiré au nord de la Chine, au delà de la
Grande Muraille, vers la partie voisine du golfe de Léao-Tong, qui n'est qu'une
annexe du golfe de Pé-Tché-Li. Si le gouvernement impérial n'avait pas encore
traité avec lui, comme il l'avait déjà fait avec quelques autres chefs de rebelles
KIN-FO RECOMMENCE A COURIR. 133
qu'il n'avait pu réduire, il le laissait du moins opérer tranquillement sur
ces territoires situés au delà des frontières chinoises, où Lao-Shen, résigné
a un rôle plus modeste, faisait le métier d'écumeur de grands chemins ! Ah !
Wang avait bien choisi l'homme qu'il fallait! Celui-là serait sans scuipules
et un coup de poignard de plus ou de moins n'était pas pour inquiéter sa
conscience !
Kin-Fo et les deux agents obtinrent donc de très complets renseigne-
ments sur le Taï-ping, et apprirent qu'il avait été signalé dernièrement aux
environs de Fou-Ning, petit port sur le golfe de Léao-Tong. C'est donc là qu'ils
résolurent de se rendre sans plus tarder.
Tout d'abord, Lé-ou fut informée de ce qui venait de se passer. Ses
angoisses redoublèrent ! Des larmes noyèrent ses beaux j"eux. Elle voulut
dissuader Kin-Fo de partir ! Ne coarrait-il pas au-devant d'un inévitable
danger? Ne valait-il pas mieux attendre, s'éloigner, quitter le Céleste
Empire, au besoin, se réfugier dans quelque partie du monde oii ce farouche
Lao-Shen ne pourrait l'atteindre ?
Mais Kin-Fo fit comprendre à la jeune femme que, de vivre sous cette
incessante menace, à la merci d'un pareil coquin, à qui sa mort vaudrait
une fortune, il n'en pourrait supporter la perspective ! Non ! Il fallait en finir
une fois pour toutes. Kin-Fo et ses fidèles acolj^es partiraient le jour même,
ils arriveraient jusqu'au Taï-ping, ils rachèteraient à prix d'or la déplorable
lettre, et ils seraient de retour à Péking avant même que le décret d'inter-
diction eût été levé.
« Chère petite sœur, dit Kin-Fo, j'en suis à moins regretter, maintenant,
que notre mariage ait été remis de quelques jours! S'il était fait, quelle
situation pour vous !
— S'il était fait, répondit Lé-ou, j'aurais le droit et le devoir de vous
suivre, et je vous suivrais!
— Non ! dit Kin-Fo. J'aimerais mieux mille morts que de vous exposer à un
seul péril!... Adieu, Lé-ou, adieu !... b
Et Kin-Fo, les yeux humides, s'arracha des bras de la jeune femme, qui
voulait le retenir.
Le jour même. Kin-Fo, Craig et Fry, suivis de Soun, auquel la male-
chance ne laissait plus un instant de repos, quittaient Péking et se rendaient
à Tong-Tchéou. Ce fut l'aôaire d'une heure.
Ce qui avait été décidé, le voici :
131 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Le voyage par terre, à lra\ers une province peu sûre, oftVait des (lirficullcs
Irts sérieuses.
S'il ne s'était agi que de gagner la Grande Muraille, dans le nord de la
capitale, quels que fussent les dangers accumulés sur ce parcours de cent
soixante lis', il aurait bien fallu les affronter. Mais ce n'était pas dans le
Nord, c'était dans l'Est que se trouvait le port de Fou-Ning. A s'y windre par
mer, on gagnerait temps et sécurité. En quatre ou cinq jours, Kin-Fo et ses
compagnons pouvaient l'avoir atteint, et alors ils aviseraient.
Mais trouverait-on un navire en partance pour Fou-Ning? C'est ce dont
il convenait de s'assurer, avant toutes choses, chez les agents maritimes de
Tong-Tchéou.
En cette occasion, le hasard servit Kin-Fo, que la mauvaise fortune
accablait sans relâche. Un bâtiment, en charge pour Fou-Ning, attendait à
l'embouchure du Peï-ho.
Prendre un de ces rapides steaudjoats qui desservent le fleuve, descendre
jusqu'à son estuaire, s'embarquer sur le navire en question, il n'y avait pas
autre chose à faire.
Craig et Fry ne demandèrent qu'une heure pour leurs préparatifs, et, celte
heure, ils l'employèrent à acheter tous les appareils de sauvetage connus,
depuis la primitive ceinture de liège jusqu'aux insubmersibles vêtements du
capitaine Boylon. Kin-Fo valait toujours deux cent mille dollars. Il s'en
allait sur mer, sans avoir à payer de surprimes, puisqu'il avait assuré tous
les risques. Or, une catastrophe pouvait arriver. Il fallait tout prévoir, et, en
effet, tout fut prévu.
Donc, le 26 juin, à midi, Kin-Fo, Craig-Fry et Soun s'embarquaient sur le
Peï-lang, et descendaient le cours du Peï-ho. Les sinuosités de ce fleuve sont
si capricieuses, que son parcours est précisément le double d'une ligne droite
qui joindrait Tong-Tchéou à son embouchure ; mais il est canalisé, et navi-
gable, par conséquent, pour des navires d'assez fort tonnage. Aussi, le
mouvement maritime y esl-il considérable, et beaucoup plus important que
celui de la grande route, qui court presque parallèlement à lui.
Le Peï-tang descendait rapidement entre les balises du chenal, battant de
ses aubes les eaux jaunâtres du fleuve, et troublant de son remous les
nombreux canaux d'irrigation des deux rives. La haute tour d'une pagode
i. (Juaraote lieues.
KIN-FO RECOMMENCE A COURIR. 133
au delà de Tong-Tchcoii fut bientôt dépassée et disparut à l'angle d'un
tournant assez brusque.
A cette hauteur, le Pei-ho n'était pas encore large II coulait, ici entre
des dunes sablonneuses, là le long des petits hameaux agricoles, au milieu
d'un paysage assez boisé, que coupaient des vergers et des haies vives.
Plusieurs bourgades importantes parurent, Matao, Hé-Si-Vou, Nane-Tsae,
Yang-Tsoune, où les marées se font encore sentir.
Tien-Tsin se montra bientôt. Là, il y eut perte de temps, car il fallut
faire ouvrir le pont de l'Est, qui réunit les deux rives du fleuve, et circuler,
non sans peine, au milieu des centaines de navires, dont le port est encombré.
Cela ne se fit pas sans grandes clameurs, et coûta à plus d'une barque les
amarres qui la retenaient dans le courant. On les coupait, d'ailleurs, sans
aucun souci du dommage qui pouvait en résulter. De là une confusion, un
embarras de bateaux en dérive, qui aurait donné fort à faire aux maîtres
de port, s'il y avait eu des maîtres de port à Tien-Tsin.
Pendant toute cette navigation, dire que Craig et Fry, plus sévères que
jamais, ne quittaient pas leur client d'une semelle, ce ne serait vraiment pas
dire assez.
Il ne s'agissait plus du philosophe Wang, avec lequel un accommodement
eût été facile, si l'on avait pu le prévenir, mais bien de Lao-Shen, ceTaï-ping
qu'ils ne coimaissaient pas, ce qui le rendait bien autrement redoutable.
Puisqu'on allaita lui, on aurait pu se croire en sûreté, mais qui prouvait qu'il
ne s'était pas déjà mis en route pour rejoindre sa victime! Et alors comment
l'éviter, comment le prévenir? Craig et Fry voyaient un assassin dans chaque
passager du Peï-tang ! Ils ne mangeaient plus, ils ne dormaient plus, ils ne
vivaient plus !
Si Kin-Fo, Craig et Fry étaient très sérieusement inquiets, Soun, pour
sa part, ne laissait pas d'être horriblement anxieux. Li seule pensée d'aller
sur mer lui faisait déjà mal au cœur II pâlissait à mesure que le Peï-tang se
rapprochait du golfe de Pé-Tché-Li. Son nez se pinçait, sa bouche se con-
tractait, et, cependant, les eaux calmes du fleuve n'imprimaient encore aucune
secousse au steamboat.
Que serait-ce donc, lorsque Soun aurait à supporter les courtes lames
d'une étroite mer, ces lames qui rendent les coups de tangago plus vifs et
plus fréquents!
« Vous n'avez jamais navigué? lui demanda Craig.
136 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS KN CFINR.
. (Page 13à.)
— Jamais!
— Cela ne va pas? lui demanda Fry.
— Non :
— Je vous engage à redresser la tête, ajouta Craig.
— La tête?...
— Et à ne pas ouvrir la bouche... ajouta Fry
— La bouche?... »
Là-dessus, Soun fit comprendre aux deux agents qu'il aimait mieux no pas
parler, et il alla s'installer au centre du bateau, non sans avoir jeté sur le
KIN-FO RECOMMENCE A CIUIRIR.
Dlatiles plongeaient... (1-age I3S.)
fleuve, 1res élargi déjà, ce regard mélancolique des personnes prédestinées à
l'épreuve, un peu ridicule, du mal de mer
Le paysage s'était alors modifié dans cette vallée que suivait le fleuve. La rive
droite, plus accore, contrastait, par sa berge surélevée, avec la rive yauche,
dont la longue grève écumait sous un léger ressac. Au delà s'étendaient de
vastes champs de snrgho, de maïs, de blé, de millet. Ainsi que dans toute la
Chine, — une mère de famille qui a tant de millions d'enfants à nourrir, — il
n'y avait pas une portion cultivable de terrain qui fût négligée. Partout des
canaux d'irrifration ou de.'^ appareils de bambou.-., sortes de norias rudimen-
138 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
taires, puisaient et répandaient l'eau à profusion. Çà et là, auprès des villages
en torchis jaunâtre, se dressaient quelques bouquets d'arbres, entre autres d(
vieux pommiers, qui n'auraient point déparé une plaine normande, Sur le
berges, allaient et venaient de nombreux pêcheurs, auxquels des cormoran
servaient de chiens de chasse, ou, mieux, de chiens de pêche. Ces volatiles
plongeaient sur un signe de leur maître, |et rapportaient les poissons qu'ils
n'avaient pu avaler, grâce à un anneau qui leur étranglait à demi le cou. Puis
c'étaient des canards, des corneilles, des corbeaux, des pies, des éperviers,
que le hennissement du steamboat faisait lever du milieu des hautes herbes
Si la grande route, au long du fleuve, se montrait maintenant déserte,
le mouvement maritime du Pe'i-ho ne diminuait pas. Que de bateaux de
toute espèce à remonter ou descendre son cours ! Jonques de guerre avec leur
batterie barbette, dont la toiture formait une courbe très concave de l'avant
à l'arrière, manœuvrées par un double étage d'avirons ou par des aubes
mues à main d'homme ; jonques de douanes à deux mâts, à voiles de
chaloupes, que tendaient des tangons transversaux, et ornées en poupe et en
proue de têles ou de queues de fantastiques chimères; jonques de commerce,
d'un assez fort tonnage, vastes coques qui, chargées des plus précieux
produits du Céleste Empire, ne craignent pas d'affronter les coups de typhon
dans les mers voisines; jonques de voyageurs, marchant à l'aviron ou à la
cordelle, suivant les heures de la marée, et faites pour les gens qui ont du
temps à perdre ; jonques de mandarins, petits yachts de plaisance, que
remorquent leurs canots; sampans de toutes formes, voilés de nattes de
jonc, et dont les plus petits, dirigés par de jeunes femmes, l'aviron au poing
et l'enfant au dos, méritent bien leur nom, qui signifie : trois planches; enfin,
trains de bois, véritables villages flottantSj avec cabanes, vergers plantés
d'arbres, semés de légumes, immenses radeaux, faits avec quelque forêt de
la Mantchourie, que les bûcherons ont abattue tout entière!
Cependant, les bourgades devenaient plus rares. On n'en compte qu'une
vingtaine entre Tien-Tsin et Takou, à l'embouchure du fleuve. Sur les
rives fumaient en gros tourbillons quelques fours à briques, dont les vapeurs
salissaient l'air en se mêlant à celles du steamboat. Le soir arrivait, précédé
du crépuscule de juin, qui se prolonge sous cette latitude. Bientôt, une
succession de dunes blanches, symétriquement disposées et d'un dessin
uniforme, s'estompèrent dans la pénombre. C'étaient des «muions « de sel,
recueilli dans les salines avoisinaules. Là s'ouvrait, entre des terrains arides,
KL\-FO RECOMMENCE A COURIR. 139
lestuaire du Peï-ho, triste paysage, dit M. de Beauvoir, qui est tout sable,
• out sel, tout poussière et tout cendre ».
Le lendemain, 27 juin, avant le lever du soleil, le Peï-tamj arrivait au porl
de Takou, presque à la bouche du fleuve.
En cet endroit, sur les deux rives, s"élèvent les forts du .\ord et du Sud,
maintenant ruinés, qui furent pris par l'armée anglo-française, en 18C0. Là
s'était faite la glorieuse attaque du général Collineau, le 24 août de la même
année ; là, les canonnières avaient forcé l'entrée du tleuve ; là, s'étend une
étroite bande de territoire, à peine occupée, qui porte le nom de concession
française ; là, se voit encore le monument funéraire sous lequel sont couchés
les officiers et les soldats morts dans ces combats mémorables.
Le Peï-tang ne devait pas dépasser la barre. Tous les passagers durent
donc débarquer à Takou. C'est une ville assez importante déjà, dont le déve-
loppement sera considérable, si les mandarins laissent jamais établir une
voie ferrée qui la relie à Tien-Tsin.
Le navire en charge pour Fou-Ning devait mettre à la voile le jour m-ême.
Kin-Fo et ses compagnons n'avaient pas une heure à perdre, lis firent
donc accoster un sampan, et, un quart d'heure après, ils étaient à bord de
la Sam- Yep.
CHAPITRE XVir
D.iXS LEQUEL LA VALEUR MARCHANDE DE KIX-FO EST E.NXORE UNE FOIS
COMPROMISE.
Huit jours auparavant, un navire américain était venu mouiller au port de
Takou. Frété par la sixième compagnie chino-californienne, il avait été
chargé au compte de l'agence Fouk-Ting-Tong, qui est installée dans le
cimetière de Laurel-Hill, de San-Francisco.
C'est là que les Célestials, morts en Amérique, attendent le jour du rapa-
triement, fidèles à leur religion, qui leur ordonne de reposer dans la terre
natale.
1-40 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Ce bâtimentj à destination de Canton, avait pris, sur l'autorisatisn écrite de
l'agence, un chargement de deux cent cinquante cercueils, dont soixante-
quinze devaient être débarqués à Takou pour être réexpédiés aux provinces
du nord.
Le transbordement de cette partie de la cargaison s'était fait du navire
américain au navire chinois, et, ce matin même, 27 juin, celui ci appareillait
pour le port de Fou-Ning.
C'éliiit sur ce bâtiment que Kin-Fo et ses compagnons avaient piis pas-
sage. Ils ne l'eussent pas choisi^ sans doute; mais, faute d'autres navires
en partance pour le golfe de Léao-Tong, ils durent s'y embarquer. Il ne
s'agissait, d'ailleurs, que d'une traversée de deux ou trois jours au plus, et
très facile à cette époque de l'année.
La Sam-Yep était une jonque de mer, jaugeant environ trois cents
tonneaux.
Il en est de mille et au-dessus, avec un tirant d'eau de six pieds seu-
lement, qui leur permet de franchir la barre des fleuves du Céleste
Empire. Trop larges pour leur longueur, avec un bau du quart de la quille,
elles marchent mal, si ce n'est au plus près, paraît-il, mais elles virent sur
place, en pivotant comme une toupie, ce qui leur donne avantage sur des
bâtiments plus fins de lignes. Le safran de leur énorme gouvernail est percé
de trous, système très préconisé en Chine, dont l'effet paraît assez contestable.
Quoiqu'il en soit, ces vastes navires aft'rontent volontiers les mers riveraines.
On cite même une de ces jonques, qui, nolisée par une maison de Canton,
vint , sous le commandement d'un capitaine américain , apporter à San-
Francisco une cargaison de thé et de porcelaines. Il est donc prouvé que
ces bâtiments peuvent bien tenir la mer, et les hommes compétents sont
d'accord sur ce point, que les Chinois font des marins excellents.
La Sam-Yep, de construction moderne, presque droite de l'avant à
l'arrière, rappelait par son gabarit la forme des coques européennes. Ni
clouée ni chevillée, faite de bambous cousus, calfatée d'étoupe et de résine
du Cambodje, elle était si étanche, qu'elle ne possédait pas même de pompe
de cale. Sa légèreté la faisait flotter sur l'eau comme un morceau de liège.
Une ancre, fabriquée d'un bois très dur, un gréement en fibres de palmier,
d'une flexibilité remarquable, des voiles souples, qui se manœuvraient du
pont, se fermant ou s'ouvrant à la façon d'un éventail, deux mâts disposés
comme le grand mât et le mât de misaine d'un lougre, pas de tape-cul, pas
PÉCUE AU CORMORAN {page 13'').
TRIDCLATIOXS D l'S CHINOIS.
VALEUR MARCHANDE DE KIN-FO ENCORE COMPROMISE 141
de focs, telle était cette jonque, bien comprise, en somme, et bien appareillée
pour les besoins du petit cabotage.
Certes, personne, à voir la Sam-Vep, n'eût deviné que ses affréteurs l'avaient
transformée, cette fois, en un énorme corbillard.
En effet, aux caisses de thé, aux ballots de soieries, aux pacotilles de
parfumeries chinoises, s'était substituée la cargaison que l'on sait. Mais la
jonque n'avait rien perdu de ses vives couleurs. A ses deux rouffles de l'avant
et de l'arrière se balançaient oriflammes et houppes multicolores. Sur sa
proue s'ouvrait un gros œil flamboyant, qui lui donnait l'aspect de quelque
gigantesque animal marin. A la pomme de ses mâts, la brise déroulait l'écla-
tante étamine du pavillon chinois. Deux caronades allongeaient au-dessus
du bastingage leui-s gueules luisantes, qui réfléchissaient comme un miroir
les rayons solaires. Utiles engins dans ces mers encore infestées de pirates!
Tout cet ensemble était gai, pimpant, agréable au regard. Après tout, n'était-ce
pas un rapatriement qu'opérait la Sam- Yep, — un rapatriement de cadavres,
il est vrai, mais de cadavres satisfaits!
Ni Kin-Fo ni Soun ne pouvaient éprouver la moindre répugnance à navi-
guer dans ces conditions. Ils étaient trop Chinois pour cela. Craig et Fry,
semblables à leurs compatriotes américains, qui n'aiment pas à transporter
ce genre de cargaison, eussent sans doute préféré tout autre navire de com-
merce, mais iis n'avident pas eu le choix.
Un capitaine et six hommes, composant l'équipage delà jonque, suffisaient
aux manœuvres très simples de la voilure. La boussole, dit-on, a été inventée
en Chine. Cela est possible, mais les caboteurs ne s'en servent jamais et
naviguent au juger. C'est bien ce qu'allait faire le capitaine Yin, commandant
la Sam-Ye/i, qui comptait, d'ailleurs, ne point perdre de vue le littoral
du golfe.
Ce capitaine Yin, un petit homme à. figure riante, vif et loquace, était la
démonstration vivante de cet insoluble problème du mouvement perpétuel.
Il ne pouvait tenir en place. 11 abondait en gestes. Ses bras, ses mains, ses
yeux parlaient encore plus que sa langue, qui, cependant, ne se reposait
jamais derrière ses dents blanches. Il bousculait ses hommes, il les inter-
pellait, il les injuriait; mais, en somme, bon marin, très pratique de ces
côtes, et manœuvrant sa jonque comme s'il l'eût tenue entre les doigts. Le
haut prix que Kin-Fo payait pour ses compagnons et lui n'était pas pour
altérer son humeur joviale. Des passagers qui venaient de verser cent
142 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
cinquante taëls' pour une traversée de soixante heures, quelle aubaine,
surtout s'ils ne se montraient pas plus exigeants pour le confort et la nour-
riture que leurs compagnons de voyage, emboîtés dans la cale !
Kin-Fo, Craig et Fry avaient été logés, tant bien que mal, sous le roufllo de
l'arrière, Soun dans celui de l'avant.
Les deux agents, toujours en défiance, s'étaient livrés à un minutieux
examen de l'équipage et du capitaine. Ils ne trouvèrent rien de suspect dans
l'attitude de ces braves gens. Supposer qu'ils pouvaient être d'accord avec
Lao-Shen, c'était hors de toute vraisemblance, puisque le hasard seul av.iit
mis cette jonque à la disposition de leur client, et comment le hasard eùt-il
été le complice du trop fameux Ta'i-ping! La traversée, sauf les dangers de
mer. devait donc interrompre pour quelques jours leurs quotidiennes inquié-
tudes. Aussi laissèrent- ils Kin-Fo plus à lui-même.
Celui-ci, du reste, n'en fut pas fâché. Il s'isola dans sa cabine et s'aban-
donna à « philosopher » tout à son aise. Pauvre homme, qui n'avait pas su
apprécier son bonheur, ni comprendre ce que valait cette existence, e.xempte
de soucis, dans le yamen de Shang-Ha'i, et que le travail aurait pu trans-
former ! Qu'il rentrât dans la possession de sa lettre, et Ion venait si la
leçon lui aurait profité, si le fou serait devenu sage!
Mais, (ette lettre lui serait-elle enfin restituée! Oui, sans aucun doute,
puisqu'il mettrait le prix à sa restitution. Ce ne pouvait être pour ce
Lao-Shen qu'une question d'argent! Toutefois, il fallait le surprendre et ne
point être surpris! Grosse difficulté. Lao-Shen devait se tenir au courant de
tout ce que faisait Kin-Fo; Kin-Fo ne savait rien de. ce que faisait Lao-Shen.
De là, danger très sérieux, dès que le client de Craig-Fry aurait débarqué
dans la province qu'exploitait le Taï-ping. Tout était donc là : le prévenir.
Très évidemment, Lao-Shen aimerait mieux toucher cinquante mille dollars
de Kin-Fo vivant que cinquante mille dollars de Kin-Fo mort. Cela lui épar-
gnerait un voyage à Shang-Ha'i cl une visite aux bureaux de la Centenaire, qui
n'auraient peut-être pas été sans danger pour lui, quelle que fût la longa-
nimité du gouvernement à soa égard.
Ainsi songeait le bien métamorphosé Kin-Fo, et l'on peut croire que
l'aimable jeune veuve de Péking prenait une grande place dans ses projet?
d'avenir!
1. 1-200 francs environ.
VALEUR MARCHANDE DE KIN-FO ENCORE COMPROMISE. 143
Pendant ce temps, à quoi réfléchissait Soun?
Soun ne réfléchissait pas. Soun restait étendu dans le rouffle, payant
son tribut aux divinités malfaisantes du golfe de Pé-Tché-Li. Il ne parvenait à
rassemblcsr quelques idées que pour maudire, et son maître, et le philosophe
Wang, et le bandit Lao-Shen! Son cœur était stupide! At ai ya! ses idées
stupides, ses sentiments stupides! Il ne pensait plus ni au thé ni au riz!
Ai ai i/a! Quel vent l'avait poussé là, par erreur! II avait eu mille fois, dix
mille fois tort d'entrer au service d'un homme qui s'en allait sur mer! Il
donnerait volontiers ce qui lui restait de queue pour ne pas être là! Il
aimerait mieux se raser la tête, se faire bonze! Un chien jaune! c'était un
chien jaune, qui lui dévorait le foie et les entrailles! Ai ai ya!
Cependant, sous la poussée d'un joli vent du sud, la Sam-yep longeait à trois
ou quatre milles les basses grèves du littoral, qui courait alors est et ouest.
Elle passa devant Peh-Tang, à l'embouchure du fleuve de ce nom, non loin de
l'endroit où les armées européennes opérèrent leur débarquement, puis
devant Shan-Tung, devant Tschiang-Ho, aux bouches du Tau, devant Haï-
Vé-Tsé.
Celte partie du golfe commençait à devenir déserte. Le mouvement mari-
time, assez important à l'estuaire du Peï-ho, ne rayonnait pas à vingt milles
au delà. Quelques jonques de commerce, faisant le petit cabotage, une
douzaine de barques de pêche, exploitant les eaux poissonneuses de la côte et
les madragues du rivage, au large l'horizon absolument vide, tel était l'aspccl
de cette portion de mer.
Craig et Fry observèrent que les bateaux-pêcheurs, même ceux dont la capa-
cité ne dépassait pas cinq ou six tonneaux, étaient armés d'un ou deux petits
canons.
A la remarque qu'ils en firent au capitaine Yin, celui-ci répondit, en se
frottant les mains :
« Il faut bien faire peur aux pirates!
— Des pirates dans cette partie du golfe de Pé-Tché-Li! s'écria Craig, non
sans quelque surprise.
— Pourquoi pas! répondit Yin. Ici comme partout! Ces braves gens ne man-
quent pas dans les mers de Chine 1 »
El le digne capitaine riait en montrant la double rangée de ses dents écla-
laiilps.
<i Vous ne seniblez pas trop les redouter? lui fit observer Fry.
\U LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE
1 Sont-elles chargées? » demanda Craig. (Page 144.)
— N'ai-je pas mes deux caronades deux gaillardes, qui parlent haut, quand
on les approche de trop près !
— Sont-elles chargées? demanda Craig.
— Ordinairement.
— Et maintenant?..,
— Non.
— Pourquoi? demanda Fry.
— Parce que je n'ai pas de poudre à bord, répondit tranquillement le capi-
taine Yin.
VALi: UR MARCHANDE DE KIN-FO ENCORE COMPROMISE. 143
Le capitaine ne riait plus. (Page 148.)
— Alors, à quoi bon des caronades? dirent Cr.iig-Fiy, peu satisfaits dp la
réponse.
— A quoi bon! s'écria le capitaine. Eh ! pour défendre une cargaison, quand
elle en vaut la peine, lorsque ma jonque est bondée jusqu'aux écoulilies de thé
ou d'opium 1 Mais, aujourdhui, avec son chargement'....
— Et comment des pirates, dit Craig, sauraient-ils si votre jonque vaut ou
non la peine d'être attaquée?
— Vous craignez donc bien la visite de ces braves gens? répondit le capi-
taine, qui pirouetta sn haussant les épaules
:o
146 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE
— Mais oui, dit Fry.
— Vous n'avez seulrment pas de pacotille ;\ bord!
— Soit, ajouta Craitt, mais nous avons des raisons particulières pour no
point désirer leur visite !
— Eh bien, soyez sans inquiétude! répondit le capitaine. Les pirates, si
nous en rencontrons, ne donneront pas la chasse à notre jonque!
— Et pourquoi?
— Parce qu'ils sauront d'avance à quoi s'en tenir sur la nature de sa car-
gaison, dès qu'ils l'auront en vue. »
Et le capitaine Yin montrait un pavillon blanc que la brise déployait à mi-mât
de la jonque.
« Pavillon blanc en berne! Pavillon de deuil! Ces braves gens ne se déran-
geraient pas pour piller un chargement de cercueils !
— Ils peuvent croire que vous naviguez sous pavillon de deuil, par prudence,
fit observer Craig, et venir à bord vérifier...
— S'ils viennent, nous les recevrons, répondit le capitaine Yin, et, quand
ils nous auront rendu visite, ils s'en iront comme ils seront venus! »
Craig-Fry n'insistèrent pas, mais ils partageaient médiocrement l'inaltérable
quiétude du capitaine. La capture d'une jonque de trois cents tonneaux, même
sur lest, offrait assez de profit aux « braves gens » dont parlait Yin pour qu'ils
voulussent tenter le coup. Quoiqu'il en soit, il fallait maintenant se résigner
et espérer que la traversée s'accomplirait heureusement.
D'ailleurs, le capitaine n'avait rien négligé pour s'assurer les chances favo-
rables. Au moment d'appareiller, un coq avait été sacrifié en l'honneur des
divinités de la mer. Au mât de misaine pendaient encore les plumes du
malheureux gallinacé. Quelques gouttes de son sang, répandues sur le pont,
une petite coupe de vin, jetée par- dessus le bord, avaient complété ce sacrifice
propitiatoire. Ainsi consacrée, que pouvait craindre la jonque Smn-Vep, sous
le commandement du digne capitaine Yin?
On doit croire, cependant, que les capricieuses divinités n'étaient pas satis-
faites. Soit que le coq fût trop maigre, soit que le vin n'eût pas été puisé aux
meilleurs clos de Chao-Chigne, un terrible coup de vent fondit sur la jonque.
Rien n'avait pu le faire prévoir, pendant cette journée, nette, claire, bien
balayée par une jolie brise. Le plus perspicace des marins n'aurait pas senti
qu'il se préparait quelque « coup de chien ».
Vers huit heures du soir, la Sam- Yep, tout dessus, se disposait à doubli-r
VALEUR MARCHANDE DE KIN-FO ENCORE COMPROMISE. IW
le cap, que dessine le littoral en remontant vers le nord-est. Au delà, elle
n'aurait plus qu'à courir grand largue, allure très favorable à sa marche.
Le capitaine Yin comptait donc, sans trop présumer de ses forces, avoir atteint
sous vingt-quatre heures les atterrages de Fou-Ning.
Ainsi, Kin-Fo voyait approcher l'heure du mouillage, non sans quelque
mouvement d'une impatience qui devenait féroce chez Soun. Quant à Fry-
Craig, ils faisaient cette remarque : c'est que si dans trois jours leur client
avait retiré des mains de Lao-Shen la lettre qui compromettait son existence,
ce serait à l'instant même où la Centenaire n'aurait plus à s'inquiéter de lui.
En effet, sa police ne le couvrait que jusqu'au 30 juin, à minuit, puisqu'il
n'avait opéré qu'un premier versement de deux mois entre les mains de
l'honorable William J. Bidulph. Et alors :
«AU... ditFry.
— Right! » ajouta Craig.
Vers le soir, au moment où la jonque arrivait à l'entrcc du golfe do Léao-
Tong, le vent sauta brusquement au nord-est ; puis, passant par le nord, deux
heures après, il soufflait du nord-ouest.
Si le capitaine Yin avait eu un baromètre à bord, il aurait pu constater
que la colonne mercurielle venait de perdre quatre à cinq millimètres presque
subitement. Or, cette rapide raréfaction de l'air présageait un typhon ' peu
éloigné, dont le mouvement allégeait déjà les couches atmosphériques. D'autre
part, si le capitaine Yin eût connu les observations de l'Anglais Paddinglon
et de l'Américain Maury, il aurait essayé de changer sa direction et de gou-
verner au nord-est, dans l'espoir d'atteindre une aire moins dangereuse, hors
du centre d'attraction de la tempête tournante.
Mais le capitaine Yin ne faisait jamais usage du baromètre, il ignorait la
loi des cyclones. D'ailleurs, n'avait-il pas sacrifié un coq, et ce sacrifice ne
devait-il pas le mettre à l'abri de toute éventualité?
Néanmoins, c'était un bon marin, ce superstitieux Chinois, et il le prouva
dans ces circonstances. Par instinct, il manœuvra comme l'aurait pu faire un
capitaine européen.
Ce typhon n'était qu'un petit cyclone, doué par conséquent d'une très
grande vitesse de rotation et d'un mouvement de translation qui dépassait
cent kilomètres à l'heure. Il poussa donc la Sam-Yep vers l'est, circonstance
i. Les tempêtes tournantes s'appellent « tornades s sur la côte 0. de l'Afrique, et « typhon » dans
les mers de Chine. Leur nom scientifique est « cyclones m
148 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
heureuse en somme, puisque, à courir ainsi, la jonque s'élevait d'une côte
qui n'offrait aucun abri, et sur laquelle elle se fût immanquablement perdue
en peu de temps.
A onze heures du soir, la tempête atteignit son maximum d'intensité.
Le capitaine Yin, bien secondé par son équipage, manœuvrait en véritable
homme de mer. Il ne riait plus, mais il avait gardé tout son sang-froid. Sa
main, solidement fixée à la barre, dirigeait le léger navire, qui s'élevait ;\ la
lame comme une mauve,
Kin-Fo avait quitté le rouffle de l'arrière. Accroché au bastingage, il regar-
dait le ciel avec ses nuages diffus, déloquetés par l'ouragan, qui traînaient
sur les eaux leurs haillons de vapeurs. Il contemplait la mer, toute blanche
dans cette nuit noire, et dont le typhon, par une aspiration gigantesque,
soulevait les eaux au-dessus de leur niveau normal. Le danger ne l'étonnait
ni ne l'effrayait. Cela faisait partie de la série d'émotions que lui réservait la
malechance, acharnée contre sa personne. Une traversée de soixante heures,
sans tempête, en plein été, c'était bon pour les heureux du jour, et il n'était
plus de ces heureux-là !
Craig et Fry se sentaient beaucoup plus inquiets, toujours en raison de la
valeur marchande de leur client. Certes, leur vie valait celle de Kin-Fo. Eux
morts avec lui, ils n'auraient plus à se préoccuper des intérêts de la Cente-
naire. Mais ces agents consciencieux s'oubliaient et ne songeaient qu'à faire
leur devoir. Périr, bien! Avec Kin-Fo, soit! mais après le 30 juin, minuit!
Sauver un million, voilà ce que voulaient Craig-Fry! Voilà ce que pensaient
Fry-Craig!
Quant à Soun, il ne se doutait pas que la jonque fût en perdition, ou
plutôt, pour lui, on se trouvait en perdition du moment qu'on s'aventurait
sur le perfide élément, même par le plus beau temps du monde. Ah! les
passagers de la cale n'étaient pas à plaindre! tIî ai ya! Ils ne sentaient ni
roulis ni tangage! Ai ai ya! Et l'infortuné Soun se demandait si, à leur
place, il n'aurait pas eu le mal de mer!
Pendant trois heures, la jonque fut extrêmement compromise. Un faux
coup de barre l'aurait perdue, car la mer eût déferlé sur son pont. Si elle ne
pouvait pas plus chavirer qu'une baille, elle pouvait, du moins, s'emplir et
couler. Quant à la maintenir dans une direction constante, au milieu de.lames
fouettées parle tourbillon du cyclone, il n'y fallait pas songer. Quant à estimer
la roule parcourue et suivie, il n'y fallait pas prétendre.
VALEUR MARCHANDE DE KIN-FO ENCORE COMPROMISE. 149
Cependant, un heureux hasard fit que la Sam-Yep atteignit, sans avaries
graves, le centre de ce gigantesque disque atmosphérique, qui couvrait une
aire de cent kilomètres. Là se trouvait un espace de deux à trois milles, mer
calme, vent à peine sensible. C'était comme un lac paisible au milieu d'un
océan démonté.
Ce fut le salut de la jonque, que l'ouragan avait poussée là, à sec de toile.
Vers trois heures du malin, la fureur du cyclone tombait comme par enchan-
tement, et les eaux furieuses tendaient à s'apaiser autour de ce petit lac
central.
Mais, lorsque le jour vint, la Sam-Yep eût vainement cherché quelque terre
à 1 horizon. Plus une côte on vue. Les eaux du golfe, reculées jusqu'à la ligne
circulaire du ciel, l'entouraient de toutes parts.
CHAPITRE XVriI
ou r.RAIG ET FRV, POUSSES PAR LA CURIOSITE, VISITENT LA CALE
DE LA « SAM-YEP ».
« Oîi sommes-no is, capitaine Yin? demanda Kin-Fo lorsque tout péril fut
passé.
— Je ne puis le savoir au juste, répondit le capitaine, dont la figure était
redevenue joviale.
— Dans le golfe de Pé-Tché-Li?
— Peut-être.
— Ou dans le golfe de Léao-Tong?
— Cela est possible.
— Mais où aborderons-nous?
— Où le vent nous poussera!
— Et quand ?
— Il m'est impossible de le dire.
— Un vrai Chinois est toujours orienté, monsieur le capitaine, reprit Kin-Fo
loû LES TRIBULATIONS DUX CHINOIS EN CHINE.
d'assez mauvaise humeur, en citant un dicton très à la mode dans l'Empire du
Milieu.
— Sur terre, oui! répondit le capitaine Yin. Sur mer, non: »
Et sa bouche de se fendi-e jusqu'à ses oreilles.
« Il n'y a pas matière à rire, dit Kin-Fo.
— Ni à pleurer,» répliqua le capitaine.
La vérité est que, si la situation n'avait rien d'alarmant, il était impossible
au capitaine Yin de dire où se trouvait la Sam-Yep. Sa direction pendant la
tempête tournante, comment l'eût-il relevée, sans boussole et sous l'action
d'un vent dispersé sur les trois quarts du compas ? La jonque, ses voiles
serrées, échappant presque entièrement à l'influence du gouvernail, avait été
le jouet de l'ouragan. Ce n'était donc pas sans raison que les réponses du
capitaine avaient été si incertaines. Seulement, il aurait pu les produire avec
moins de jovialité.
Cependant, tout compte fait, qu'elle eût été entraînée dans le golfe de Léao-
Tong ou rejetée dans le golfe de Pé-Tché-Li, la Sam-Yep ne pouvait hésiter à
mettre le cap au nord-ouest. La terre devait nécessairement se trouver dans
cette direction. Question de distance, voilà tout.
Le capitaine Yin eût donc hissé ses voiles et marché dans le sens du soleil,
qui brillait alors d'un vif éclat, si cette manœuvre eût été possible en ce
moment.
Elle ne l'était pas.
En effet, calme plat après le typhon, pas un cour; nt dans les couches
atmosphériques, pas un souffle de vent. Une mer sans ides, à peine goulléc
par les ondulations d'une large houle, simple balancement, auquel manque
le mouvement de translation. La jonque s'élevait et s'abaissait sous une force
régulière, qui ne la déplaçait pas. Une vapeur chaude pesait sur les eaux, et
le ciel, si profondément troublé, pendant la nuit, semblait maintenant
impropre à une lutte des éléments. C'était un de ces calmes «blancs», dont
la durée échappe à toute appréciation.
« Très-bien! se ditKin-Fo. Après la tempête, qui nous a entraînés au large,
le défaut de vent qui nous empêche de revenir vers la terre! »
Puis, s' adressant au capitaine :
« Que peut durer ce calme? demanda-t-il.
— Dans cette saison, monsieur! Eh! qui pourrait le savoir? répondit le
capitaine.
CURIOSITÉ DE CRAIG ET FRIG. loi
— Des heures ou des jours?
— Des jours ou des semaines ! répliqua Yiii avec un sourire de parfaite
résignation, qui faillit mettre son passager en fureur.
— Des semaines ! s'écria Kin-Fo. Est-ce que vous croyez que je puis attendre
des semaines !
— Il le faudra bien, à moins que nous ne traînions notre jonque à la
remorque !
— Au diable votre jonque, et tous ceux qu elle porte, et moi le premier,
qui ai eu la mauvaise idée de prendre passage à son bord !
— Monsieur, répondit le capitaine Vin, voulez-vous que je vous donne deux
bons conseils?
— Donnez !
— Le premier, c'est d'aller tranquillement dormir, comme je vais le faire,
ce qui sera sage, après toute une nuit passée sur le pont.
— Et le second? demanda Kin-Fo, que le calme du capitaine exaspérait
autant que le calme de la mer.
— Le second, répondit Yin, c'est d'imiter mes passagers de la cale. Ceux-là
ne se plaignent jamais et prennent le temps comme il vient. »
Sur cette philosophique observation, digne de Wang en personne, le capi-
taine regagna sa cabine, laissant deux ou trois hommes de l'équipage étendus
sur le pont.
Pendant un quart d'heure, Kin-Fo se promena de l'avant à l'arrière, les
bras croisés, ses doigts battant les trilles de l'impatience. Puis, jetant un
dernier regard à cette morne immensité, dont la jonque occupait le centre,
il haussa les épaules, et rentra dans le rouffle, sans avoir même adressé la
parole à Fry-Craig.
Les deux agents, cependant, étaient là, appuyés sur la lisse, el, suivant leur
habitude, causaient, sympathiquement, sans parler. Ils avaient entendu les
demandes de Kin-Fo, les réponses du capitaine, mais sans prendre part à la
conversation. A quoi leur eût servi de s'y mêler, et pourquoi, surtout, se
seraient-ils plaints de ces retards, qui mettaient leur client de si niauvaise
humeur?
En effet, ce qu'ils perdaient en temps, ils le gagnaient en sécurité. Pui^que
Kin-Fo ne courait aucun danger à bord et que la main de Lao-Shen ne pouvait
l'y atteindre, que pouvaient-ils demander de mieux ?
En outre, le terme après lequel leur responsabilité serait dégagée appro-
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
I Que peut Juier ce calme
chait. Quarante heures encore, et toute l'armée des Taï-ping se serait ruée sur
l'ex-clienl de la Centenaire, qu'ils n'auraient pas risqué un cheveu pour le
détendre. Très pratiques, ces Américains! Dévoués à Kin-Fo tant qu'il valait
deux cent mille dollars! Absolument inditîérents à ce qui lui arriverait, quand
il ne vaudrait plus une sapèque !
Craig et Fry, ayant ainsi raisonné, déjeunèrent de fort bon appétit. Leurs
provisions étaient d'excellente qualité. Ils mangèrent du même plat, à la même
assiette, la même quantité de bouchées de pain et de morceaux de viande
froide. Ils burent le même nombre de verres d'un excellent vin de Chao-
Frrr: Fm'! » fireat Craig et Fry. (Page li6.)
Chigne, à la santé de l'honorable William J. Bidulph. Ils fumèrent la môme
demi-douzaine de cigares, et prouvèrenl une fois de plus qu'on peut ètro
« Siaujois » de goûts et d'habitudes, si on ne l'est pas de naissance.
Braves Yankees, qui croyaient être au bout de leurs peines !
La journée s'écoula sans incidents, sans accidents. Toujours même calme de
l'atmosphère, même aspect « flou » du ciel. Rien (jui fit prévoir un change-
ment dans l'état météorologique. î.es eaux de la mer s'étaient immobilisées
comme celles d'un lac.
Vers quatre heures, Soun reparut sur le pont, chancelant, titubant, sem-
134 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
blable à un homme ivre, bien que de sa vie il n'eut jamais moins bu que
pendant ces derniers jours.
Après avoir été violette au début, puis indigo, puis bleue, puis verte, sa
face, maintenant, tendait à redevenir jaune. Une fois à terre, lorsqu'elle serait
orangée, sa couleur habituelle, et qu'un mouvement de colère la rendrait
rouge, elle aurait passé successivement et dans leur ordre naturel par toute
la gamme des couleurs du spectre solaire.
Soun se traîna vers les deux agents, les yeux à demi fermés, sans oser
regarder au delà des bastingages de la Ham- ï'ep.
« Arrivés?... demanda-t-il.
— Non, répondit Fry.
— Arrivons?...
— Non, répondit Craig.
— Ai ai ya! » fit Soun.
Et, désespéré, n'ayant pas la ferre d'en dire plus long, il alla s'étendre au
pied du grand mât, agité de soubresauts convulsifs, qui remuaient sa natte
écourtée comme une petite queue de chien.
Cependant, et d'après les ordres du capitaine Yin, les panneaux du pont
avaient été ouverts, afin d'aérer la oale. Bonne précaution, et d'un homme
entendu. Le soleil aurait vite fait d'absorber l'humidité que deux ou trois
lames, embarquées pendant le typhon, avaient introduite à l'intérieur de la
jonque.
Graig-Fry, en se promenant sur le pont, s'étaient arrêtés plusieurs fois devant
le griiiul panneau. Un sentiment de curiosité les poussa bientôt à visiter
cette cale funéraire. Ils descendirent donc par l'épontille entaillée, qui y
donnait accès.
Le soleil dessinait alors un grand trapèze de lumière ïi l'aplomb même du
grand panneau ; mais la partie avant et arrière de la cale restait dans une
obscurité profonde. Cependant, les yeux de Craig-Fry se firent bientôt à ces
ténèbres, et ils purent observer l'arrimage de cette cargaison spéciale de la
Sam-Yep.
La cale n'était point divisée, ainsi que cela se fait dans la plupart des jonques
de commerce, par des cloisons transversales. Elle demeurait donc libre de
bout en bout, entièrement réservée au chargement, quel qu'il fût, car les
rouffles du pont suffisaient au logement de l'équipage.
De chaque côté de cette cale, propre comme l'antichambre d'un cénotaphe.
CURIOSITE DE CRAIG ET FRY. lo'i
s'étageaieiit les soixante-quinze cercueils à destination de Fou-Ning. Solide-
ment arrimés, ils ne pouvaient ni se déplacer aux coups de roulis et de tan-
gage, ni compromettre en aucune façon la sécurité de la jonque.
Une coursive, laissée libre entre la double rangée de bières, permettait
l'aller d'une extrémité à l'autre de la cale, tantôt en pleine lumière à l'ouvert
les deux panneaux, tantôt dans une obscurité relative.
Craig et Fi-y, silencieux comme s'ils eussent été dans un mausolée, s'enga-
gèrent à travers cette coursive.
Ils regardaient, non sans quelque curiosité.
Là étaient des cercueils de toutes formes, de toutes dimensions, les uns
riches, les autres pauvres. De ces émigrants. que les nécessités de la vie
avaient entraînés au delà du Pacifique, ceux-là avaient fait fortune aux placers
californiens, aux mines de la Nevada ou du Colorado, en petit nombre, hélas !
Les autres, arrives misérables, s'en retournaient tels. Mais tous revenaient au
pays natal, égaux dans la mort. Une dizaine de bières en bois précieux, ornées
avec toute la fantaisie du luxe chinois, les autres simplement faites de
quatre planches, grossièrement ajustées et peintes en jaune, telle était la car-
gaison du navire. Riche ou pauvre, chaque cercueil portait un nom que Fry-
Craig purent lire en passant : Lien-Fou de Yun-Ping-Fu, Nan-Loou de
Fou-Ning, Shen-Kin de Lin-Kia, Luang de Ku-Li-Koa, etc. Il n'y avait pas de
confusion possible. Chaque cadavre, soigneusement étiqueté, serait expédié
à son adresse, et irait attendre dans les vergers, au milieu des champs, à la
surface des plaines, l'heure de la sépulture définitive.
« Bien compris ! dit Fry.
— Bien tenu ! » répondit Craig.
Ils n'auraient pas parlé autrement des magasins d'un marchand et des
docks d'un consignataire de San-Francisco ou de New-York !
Craig et Fry, arrivés à l'extrémité de la cale, vers l'avant, dans la partie la
plus obscure, s'étaient arrêtés et regardaient la coursive, nettement dessinée
comme une allée de cimetière.
Leur exploration achevée, ils s'apprêtaient à revenir sur le pont, lorsqu'un
léger bruit se fit entendre, qui attira leur attention.
<i. Quelque rat ! dit Craig.
— Quelque rat I » répondit Fry.
Mauvaise cargaison pour ces rongeurs I Un chargement de millet, de riz ou
de ma'is, eflt mieux fait leur affaire !
156 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Cependant, le bruit continuait. Il se produisait à hauteur d'homme, sur
tribord, et, conséquemment, à la rangée supérieure des bières. Si ce n'était
un grattement de dents, ce ne pouvait être qu'un grattement de griffes ou
d'ongles?
« Frrr! Frrr! » firent Cra'ig et Fry.
Le bruit ne cessa pas.
Les deux agents, se rapprochant, écoutèrent en retenant leur respira-
tion. Très certiiinement, ce grattement se produisait à l'intérieur de l'un des
cercueils,
« Est-ce qu'ils auraient mis dans une de ces boites quelque Chinois en
léthargie?... dit Craig.
— Et qui se réveillerait, après une traversée de cinq semaines? » répondit
Fry.
Les deux agents posèrent la main sur la bière suspecte et constatèrent, à
ne pouvoir se tromper, qu'un mouvement se faisait dans l'intérieur.
« Diable ! dit Craig.
— Diable ! » dit Fry.
La même idée leur était naturellement venue fi tous deux que quelque
prochain danger menaçait leur client.
Aussitôt, retirant peu à peu la main, ils sentirent que le couvercle du cer-
cueil se soulevait avec précaution.
Craig et Fry, en gens que rien ne saurait surprendre^ restèrent immobiles,
et. puisqu'ils ne pouvaient voir dans cette profonde obscurité, ils écoutèrent,
non sans anxiété.
« Est-ce toi, Couo? » dit une voix, que contenait un sentiment d'excessive
prudence.
Presque en même temps, de l'une des bières de bâbord, qui s'entr'ouvrit,
une autre voix murmura :
"Est-ce toi, Fà-Kien?»
Et ces quelques paroles furent rapidement échangées :
« C'est pour cette nuit?...
— Pour celte nuit.
— Avant que la lune ne se lève?
— A la deuxième veille.
— Et nos compagnons?
— Ils sonv prévenus.
CURIOSITÉ DE CRAir, ET FRY. 137
— Trente-six heures de cercueil, j'en ai assez-!
— J'en ai trop !
— Enfin, Lao-Shen l'a voulu!
— Silence ! »
Au nom du célèbre Taï-ping, Craig-Fry, si maîtres d'eux-mêmes qu'ils fus-
sent, n'avaient pu retenir un léger mouvement.
Soudain, les couvercles étaient retombés sur les boîtes oblongues. Un
silence absolu régnait dans la cale de la Sain-Yep.
Fry et Craig. rampant sur les genoux, regagnèrent la partie de la coursive
éclairée par le grand panneau, et remontèrent les entailles de l'épontille. Un
instant après, ils s'arrêtaient à l'arrière du rouffle, là où personne ne pouvait
les entendre.
« Morts qui parlent... dit Craig.
— Ne sont pas morts!» répondit Fry.
Un nom leur avait tout révélé, le nom de Lao-Shen l
Ainsi donc, des compagnons de ce redoutable Taï-ping s'étaient glissés à
bord. Pouvait-on douter que ce fût avec la complicité du capitaine Yin, de son
équipage, des chargeurs du port de Takou, qui avaient embarqué la funèbre
cargaison ? Non ! Après avoir été débarqués du navire américain, qui les rame-
nait de San-Francisco, les cercueils étaient restés dans un dock pendant
deux nuits et deux jours. Une dizaine, une vingtaine, plus peut-être, de ces
pirates affiliés à la bande de Lao-Shen, violant les cercueils, les avaient vidés
de leurs cadavres, afin d'en prendre la place. Mais, pour tenter ce coup, sous
l'inspiration de leur chef, ils avaient donc su que Kin-Fo allait s'embarquer
sur la Sam-Yep? Or, comment avaient-ils pu l'apprendre?
Point absolument obscur, qu'il était inopportun, d'ailleurs, de vouloir
éclaircir en ce moment.
Ce qui était certain, c'est que des Chinois de la pire espèce se trouvaient
à bord de la jonque depuis le départ de Takou, c'est que le nom de Lao-Shen
venait d'être prononcé par l'un deux, c'est que la vie de Kin-Fo était directe-
ment et prochainement menacée !
Cette nuit même, cette nuit du 28 au 29 juin, allait coûter deux cent mille
dollars à la Centenaire, qui, cinquante-quatre heures plus tard, la police
n'étant pas renouvelée, n'aurait plus rien eu à payer aux ayants-droit de son
ruineux client!
Ce serait ne pas connaître Fry et Craig que d'imaginer qu'ils perdirent la
158 LES TRIBULATIONS D'UX CHINOIS EN CHINE.
tètfi en ces graves coiijonctui'es. Leur parti fut pris iniiiiédiatemenl : il i'allait
obliger Kin-Fo fi (juitter la janque avant l'heuie de la deuxième veille, et fuir
avec lui.
Mais comment s'échapper? S'emparer de l'unique embarcation du bord?
Impossible. C'était une lourde pirogue qui exigeait les efforts de tout l'équi-
page pour être hissée du pont et mise à la mer. Or, le capitaine Yin et ses
complices ne s'y seraient pas prêtés. Donc, nécessité d'agir autrement, quels
que fussent les dangers à courir.
11 était alors sept heures du soir. Le capitaine, enfermé dans sa cabine,
n'avait pas reparu. Il attendait évidemment l'heure convenue avec les compa-
gnons de Lao-Shen.
" Pas un instant à perdre ! » dirent Fry-Craig.
Non! pas un! Les deux agents n'auraient pas été plus menacés sur un
brûlot, entraîné au large, mèche allumée.
La jonque semblait alors abandonnée ;\ la dérive. Un seul matelot dor-
mait à l'avant.
Ci'aig et Fry poussèrent la porte du rouflle de l'arrière, et arrivèrent près
de Kin-Fo.
Kin-Fo dormait.
La pression d'une main l'éveilla.
e Que me veut-on? » dit-il.
En quelques mots, Kin-Fo fut mis au courant de la situation. Le courage
et le sang-froid ne l'abandonnèrent pas.
« Jetons tous ces faux cadavres à la mer! » s'écria-t-il.
Une crâne idée, mais absolument inexécutable, étant donnée la complicité
du capitaine Yin et de ses passagers de la cale.
« Que faire alors? demanda- t-il.
— Revêtir ceci ! « répondirent Fry-Craig.
Ce disant, ils ouvrirent un des colis embarqués A Tong-Tchéou, et présen-
tèrent à leur client un de ces merveilleux appareils nautiques, inventés par
le capitaine Boyton.
Le colis contenait encore trois autres appareils avec les ditîérents usten-
siles qui les complétaient et en faisaient des engins de sauvetage de premier
ordre.
« Soit, dit Kin-Fo. Allez chercher Soun! »
Un instant après, Fiy ramenait Soun, complètement hébété. 11 fallut l'ha-
CURIOSITE DE C.RAIG ET FRY. 459
biller. Il se laissa faire, machinalement , ne manifestant sa pensée que par
des ai ai ija! à fendre l'âme !
A huit heures, Kin-Fo et ses compagnons étaient prêts. On eiit dit quatre
phoques des mers glaciales se disposant à faire un plongeon. Il faut dire,
toutefois, que le phoque Soun n'eût donné qu'une idée peu avantageuse de la
souplesse étonnante de ces mammifères marins, tant il était flasque et mol-
lasse dans son vêtement insubmersible.
Déjà la nuit commençait à se faire vers l'est. La jonque flottait au milieu
d'un absolu silence à la calme surface des eaux.
Craig et Fry poussèrent un des sabords qui fermaient les fenêtres du
rouftle à l'arrière, et dont la baie s'ouvrait au-dessus du couronnement de
la- jonque. Soun, enlevé sans plus de façon, fut glissé à travers le sabord
et lancé à la mer. Kin-Fo le suivit aussitôt. Puis, Craig et Fry, saisissant les
apparaux qui leur étaient nécessaires, se précipitèrent à sa suite.
Personne ne pouvait se douter que les passagers de la Sam- Yep venaient
de quitter le bordl
CHAPITRE XIX
.QUI XE FINIT BIEN-, XI POUR LE C.A.PITAIXE YIX GOMMAXDAXT L.A « SAM-YEP »,
XI POUR SON ÉQUIPAGE.
Les appareils du capitaine Boyton consistent uniquement en un vêtement
de caoutchouc, comprenant le pantalon, la jaquette et la capote. Par la nature
même de l'étoffe employée, ils sont donc imperméables. Mais, imperméables
à l'eau, ils ne l'auraient pas été au froid, résultant d'une immersion prolongée.
Aussi ces vêtements sont-ils faits de deux étoffes juxtaposées , entre les-
quelles on peut insuffler une certaine quantité d'air.
Cet air sert donc à deux fins : 1° à maintenir l'appareil suspenseur à la sur-
face de l'eau ; 2° à empêcher par son interposition tout contact avec le milieu
liquide, et conséquemment à garantir de tout refroidissement. Ainsi vêtu, un
homme pourrait rester presque indéfiniment immergé.
4 00
LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE
Soua fut lancé ;
. (Page 159.)
Il va sans dire que l'éfancliéité des joints de ces appareils était parfaite. Le
pantalon, dont les pieds se terminaient par de pesantes semelles, s'agrafait
au cercle d'une ceinture met iliique, assez large pour laisser quelque jeu aux
mouvements du corps. La jaquette, fixée à cette ceinture, se raccordait à un
solide collier, sur lequel s'adaptait la capote. Celle-ci, entourant la tète,
s'appliquait hermétiquement au front, aux joues, au menton, par un liseré
élastique. De la figure, on ne voyait donc plus que le nez, les yeux et la bouche.
A la jaquette étaient fixés plusieurs tuyaux de caoutchouc, qui servaient
;\ rintroduction de l'air, et permettaient de la Téglementcr selon le degré
OUI ME FINIT PAS BIEN.
» (Page IG3.)
de densité que l'on voulait obtenir. On pouvait donc, à volonté, être plongé
jusqu'au cou ou jusqu'à mi-corps seulement, ou mêms prendre la position
liorizontale. En somme, complète liberté d'action et de mouvements, sécu-
rité garantie et absolue.
Tel est l'appareil, qui a valu tant de succès h son audacieux inventeur, et
dont l'utilité pratique est manifeste dans un certain nombre d'accidents de
mer. Divers accessoires le complétaient : un sac imperméable, contenant
quelques ustensiles, et que l'on mettait en bandoulière ; un solide bâton, qui se
fixait au pied dans une douille et portait une petite voile taillée en foc; une
162 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
légère pagaie, qui servait ou d'aviron ou de gouvernail, suivant les circonstances.
Kin-Fo, Craig-Fry, Soun, ainsi équipés, flottaient maintenant à la sur-
face des flots. Soun, poussé par un des agents, se laissait faire, et. en quelques
coups de pagaie, tous quatre avaient pu s'éloigner de la jonque.
l^a nuit, encore très obscure, favorisait cette manœuvre. Au cas où le capi-
taine Yin ou quelques-uns de ses matelots fussent montés sur le pont, ils
n'auraient pu apercevoir les fugitifs. Personne, d'ailleurs, ne devait supposer
qu'ils eussent quitté le bord dans de telles conditions. Les coquins, enfermés
dans la cale, ne l'apprendraient qu'au dernier moment.
a A la deuxième veille n, avait dit le faux mort du dernier cercueil, c'est-à
dire vers le milieu de la nuit,
Kin-Fo et ses compagnons avaient donc quelques heures de répit pour
fuir, et, pendant ce temps, ils espéraient bien gagner un mille sous le vent
de la Sam-Yep. En eff"et, une « fraîcheur » commençait à rider le miroir
des eaux, mais si légère encore, qu'il ne fallait compter que sur la pagaie
pour s'éloigner de la jonque.
En quelques minutes, Kin-Fo, Craig et Fry s'étaient si bien habitués h leur
appareil, qu'ils manœuvraient instinctivement, sans jamais hésiter, ni sur le
mouvement à produire, ni sur la position à prendre dans ce moelleux élé-
ment. Soun, lui-même, avait bientôt recouvré ses esprits, et se trouvait
incomparablement plus à son aise qu'à bord de la jonque. Son mal de mer
avait subitement cessé. C'est que d'être soumis au tangage et au roulis d'une
embarcation, ou de subir le balancement de la houle, lorsqu'on y est plongé à
mi-corps, cela est très diff'érent, et Soun le constatait avec quelque satisfaction.
Mais, si Soun n'était plus malade, il avait horriblement peur. Il pensait que
les requins n'étaient peut-être pas encore couchés, et, instinctivement, il
repliait ses jambes, comme s'il eût été sur le point d'être happé!... Fran-
chement, un peu de celte inquiétude n'était pas trop déplacée dans la
circonstance !
Ainsi donc allaient Kin-Fo et ses compagnons, que la mauvaise fortune
continuait à jeter dans les situations les plus anormales. En pagayant, ils se
tenaient presque horizontalement. Lorsqu'ils restaient sur place, ils repre-
naient la position verticale.
Une heure après qu'ils l'avaient quittée, la Sam-Yephur restait à'un demi-
mille au vent. Ils s'arrêtèrent alors, s'appuyèrent sur leur pagaie, posée à plat,
et tinrent conseil, tout en ayant bien soin de ne parler qu'à voix basse.
QUI NE FINIT PAS BIEN. 163
« Ce coquin de capitaine! s'écria Craig, pour entrer en matière.
— Ce gueux de Lao-Shen! rispota Fry.
— Cela vous étonne? dit Kin-Fo du ton d'un homme que rien ne saurait
plus surprendre.
— Oui! répondit Craig, car je ne puis comprendre comment ces miséra-
bles ont pu savoir que nous prendrions passage à bord de cette jonque !
— Incompréhensible, en effet, ajouta Fry.
— Peu imnorle! dit Kiii-Fo, puisqu'ils l'on su, et puisque nous avons
échappé !
— Échappé! répondit Craig. Non! Tant que la Sam-Ve/j sera en vue, nous
ne serons pas hors de danger!
— Eh bien, que faire? demanda Kin-Fo.
— Reprendre des forces, répondit Fry, et nous éloigner assez pour ne point
être aperçus au lever du jour ! »
Et Fry, insoufflant une certaine quantité d'air dans son appareil, remonta
au-dessus de l'eau jusqu'à mi-corps. Il ramena alors son sac sur sa poi-
trine, l'ouvrit, en tira un flacon, un verre qu'il remplit d'une eau-de-vie
réconfortante, et le passa à son client.
Kin-Fo ne se fit pas prier, et vida le verre jusqu'à la dernière goutte.
Craig-Fry l'imitèrent, et Soun ne fut point oublié.
<. Ça va?... lui dit Craig.
— Mieux! répondit Soun, après avoir bu. Pourvu que nous puissions man-
ger un bon morceau !
— Demain, dit Craig, nous déjeunerons au point du jour, et (jnelques
tasses de thé...
— Froid ! s'écria Soun en faisant la grimace.
— Chaud I répondit Craig.
— Vous ferez du feu?
— Je ferai du feu.
— Pourquoi attendre à demain? demanda Soun.
— Voulez-vous donc que notre feu nous signale au capitaine Yin et à ses
complices ?
— Non ! non !
— Alors, à demain ! «
En vérité, ces braves gens causaient 1;\ « comme chez eux ! » Seulement,
la légère houle leur impiimait un mouvement de haut en bas, qui avait un
IGi LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
côté singulièrement comique. Ils montaient et descendaient tour à tour, au
caprice de l'ondulation, comme les marteaux d'un clavier touché par la maui
d'un pianiste.
« La brise commence à fraîchir, fit observer Kin-Fo.
— Appareillons, •> répondirent Fry-Craig.
Et ils se préparaient à mater leur bâton, afin d'y hisser sa petite voile, lors-
que Soun poussa une exclamation d'épouvante.
» Te tairas-tu, imbécile! lui dit son maître. Veux-tu donc nous faire
découvrir?
— Mais j'ai cru voir!... murmura Soun.
— Quoi ?
— Une énorme bête... qui s'approchait!... Quelque requin!...
— Erreur, Soun ! dit Craig, après avoir attentivement observé la surface de
la mer.
— Mais,., j'ai cru sentir!... reprit Soun.
— Te tairas-lu, poltron! dit Kin-Fo, en posant une main sur l'épaule de
son domestique. Lors même que tu te sentirais happer la jambe, je te défends
de crier, sinon...
— Sinon, ajouta Fry, un coup de couteau dans son appareil, et nous l'enver-
rons par le fond, où il pourra crier tout ii son aise ! »
Le malheureux Soun, on le voit, n'était pas au terme de ses tribulations.
La peur le travaillait, et joliment, mais il n'osait plus souffler mot. S'il ne
regrettait pas encore la jonque, et le mal de mer, et les passagers de la cale,
cela ne pouvait tarder.
Ainsi que l'avait constaté Kin-Fo, la brise tendait à se faire ; mais ce
n'était qu'une de ces folles risées, qui, )e plus souvent, tombent au lever du
soleil. Néanmoins, il fallait en profiter pour s'éloigner autant que possible de la
Sam-Yep. Lorsque les compagnons de Lao-Shenne trouveraient plus Kin-Fo
clans le rouffle, ils se mettraient évidemment à sa reclierche, et, s'il était
en vue, la pirogue leur donnerait toute facilité pour le reprendre. Donc, à tout
prix, il importait d'être loin avant l'aube.
La brise soufflait de l'est. Quels que fussent les parages où l'ouragan avait
ftoussé la jonque, en un point du golfe de Léao-Tong, du golfe d"e Pé-Tché-Li
ou même de la mer Jaune, gagner dans l'ouest, c'était évidemment rallier
le littoral. Là pouvaient se rencontrer quelques-uns de ces bâtiments de
çonmierce qui cherchent les bouches du Pei-ho. Là, les barques de pèche
QUI NE FINIT PAS BIEN. 165
fréquentaient jour et nuit les abords de la côte. Les chances d'être recueillis
s'accroîtraient donc dans une assez grande proportion. Si, au contraire,
le vent fût venu de l'ouest, et si la Sam-Vep avait été emportée plus au sud
que le littoral de la Corée, Kin-Fo et ses compagnons n'auraient eu aucune
chance de salut. Devant eux se fût étendue l'immense mer, et . au cas où les
côtes du Japon les eussent reçus, ce n'aurait été qu'à l'état de cadavres, flot-
tant dans leur insubmersible gaîne de caoutchouc.
Mais, ainsi qu'il a été dit, cette brise devait probablement tomber au leverdu
soleil, et il fallait l'utiliser pour se mettre prudemment hors de vue.
Il était environ dix heures du soir. La lune devait apparaître au-dessus de
l'horizon un peu avant minuit, il n'y avait donc pas un instant à perdre.
« A la voile! » dirent Fry-Craig.
L'appareillage se fit aussitôt. Rien de plus facile, en somme. Chaque semelle
du pied droit de l'appareil portait une douille, destinée à former l'emplanture
du bâton, qui servait demàtereau.
Kin-Fo, Soun, les deux agents s'étendirent d'abord sur le dos; puis, ils
ramenèrent leur pied en pliant le genou, et plantèrent le bâton dans la douille,
après avoir préalablement passé à son extrémité la drisse de la petite voile.
Dès qu'ils eurent repris la position, horizontale, lebiton, faisant un angle droit
avec la ligne du corps, se redressa verticalement.
" Hisse ! " dirent Fry-Craig.
Et chacun, pesant de la main droite sur la drisse, hissa au bout du niâte-
reau l'angle supérieur de la voile, qui était taillée en triangle.
La drisse fut amarrée à la ceinture métallique, l'écoute tenue à la main, et la
brise, gonflant les quatre focs, emporta au milieu d'un léger remous la petite
flottille de scaphandres.
Ces « hommes-barques ]j ne méritaient-ils pas ce nom de scaphandres plus
justement que les travailleurs sous-marins, auxquels il est ordinairement et
improprement appliqué ?
Dix minutes après, chacun d'eux manœuvrait avec une sûreté et une facilité
parfaites. Ils voguaient de conserve, sans s'écarter les uns des autres. On
eût dit une troupe d'énormes goélands, qui, l'aile tendue à la brise, glissaient
légèrement à la surface des eaux.
Cette navigation était très favorisée, d'ailleurs, par l'état de la mer. Pas
une lame ne troublait la longue et calme ondulation de sa surface, ni clapotis
166 LES TRIBULATIONS DUN CHINOIS EN CHINE.
Deux ou trois fois seulement, le maladroit Soun, oubliant les recommanda-
tions de Fry-Craig, voulut tourner la tête et avala quelques gorgées de l'amer
liquide. Mais il en fut quitte pour une ou deux nausées. Ce n'était pas, d'ail-
leurs, ce qui l'inquiétait, mais bien plutôt la crainte de rencontrer une bande
de squales féroces ! Cependant, on lui fit comprendre qu'il courait moins do
risques dans la position horizontale que dans la position verticale. En effet, la
disposition de sa gueule oblige le requin à se retourner pour happer sa proie,
et ce mouvement ne lui est pas facile quand il veut saisir un objet qui flotte
horizontalement. En outre, on a remarqué que si ces animaux voraces se
jettent sur les corps inertes, ils hésitent devant ceux qui sont doués de mou-
vement. Soun devait donc s'astreindre à remuer sans cesse, et s'il remua, on
le laisse à penser.
Les scaphandres naviguèrent de la sorte pendant une heure environ. Il
n'en fallait ni plus ni moins pour Kin Fo et ses compagnons. Moins, ne les
eût pas assez rapidement éloignés de la jonque. Plus, les aurait fatigués
autant par la tension donnée à leur petite voile que par le clapotis trop
accentué des flots.
Craig-Fry commandèrent alors de « stopper ». Les écoutes furent larguées,
et la flottille s'arrêta.
.( Cinq minutes de repos, s'il vous plail, monsieur? dit Craig en s'adressant
à Kin-Fo.
— Volontiers, ii
Tous, à l'excepliou de Soun, qui voulut rester étendu <> par prudence »,
et continua à gigotter, reprirent la position verticale.
« Un second verre d'eau-de-vie ? dit Fry.
— Avec plaisir, » répondit Kin-Fo.
Quelques gorgées de la réconfortante liqueur, il ne leur en fallait pas.
davantage pour l'instant. La faim ne les tourmentait pas encore. Ils avaient
dîné, une heure avant de quitter la jonque, et pouvaient attendre jusqu'au len-
demain matin. Quant à se réchauffer, c'éiait inutile. Le matelas d'air, inter-
posé entre leur corps et l'eau, les garantissait de toute fraîcheur. La tempé-
rature normale de leur corps n'avait certainement pas baissé d'un degré depuis
le départ.
Et la Sam-Yep, était-elle toujours en vue?
Craig et Fry se retournèrent. Fry tira de son sac une lorgnette de nuit et
la promena soigneusement sur l'hori/o" de lest.
QUI NE FINIT PAS BIEN. 167
Rien! Pas une c(e ces ombres, à peine sensibles, que dessinent les bâti-
ments sur le fond obscur du ciel. D'ailleurs, nuit noire, un peu embrumée,
avare d'étoiles. Les planètes ne formaient qu'une sorte de nébuleuse au
firmament. Mais, très probablement, la lune, qui n'allait pas tarder h montrer
son demi-disque, dissiperait ces brumes peu opaques et dégagerait largement
l'espace.
« La jonque est loin ! dit Fry.
— Ces coquins dorment encore, répondit Craig, et n'auront pas profité de la
brise !
— Quand vous voudrez? » dit Kin-Fo, qui raidit son écoute et tendit de
nouveau sa voile au vent.
Ses compagnons l'imitèrent, et tous reprirent leur première direction sous
la poussée d'une brise un peu plus faite
Ils allaient ainsi dans l'ouest. Conséquemment, la lune, se levant à l'est, ne
devait pas frapper directement leurs regards; mais elle éclairerait de ses
premiers rayons l'horizon opposé, et c'était cet horizon qu'il importait
d'observer avec soin. Peut-êlie, au lieu d'imc ligne circulaire, nettement
tracée par le ciel et l'eau, présenterait-il un profil accidenté, frangé des lueurs
lunaires. Les scaphandres ne s'y tromperaient pas. Ce serait le littoral du
Céleste Empire, et, en quelque point qu'ils y accostassent, le salut assuré. La
côte était franche, le ressac presque nul. L'atterrissage ne pouvait donc être
dangereux. Une fois à terre, on déciderait ce qu'il conviendrait de faire ulté-
rieurement.
Vers onze heures trois quarts environ, quelques blancheurs se dessinèrent
vaguement sur les brumes du zénith. Le quartier de lune commençait à
déborder la ligne d'eau.
Ni Kin-Fo ni aucun de ses compagnons ne se retournèrent. La brise qui
fraîchissait, pendant que se dissipaient les hautes vapeurs, les entraînait alors
avec une certaine rapidité. Mais ils sentirent que l'espace s'éclairait peu à peu.
En même temps , les constellations apparurent plus nettement. Le vent
qui remontait balayait les brumes, et un sillage accentué frémissait à la tête
des scaphandres.
Le disque de la lune, passé du rouge cuivre au blanc d'argent, illumina
bientôt tout le ciel.
Soudain, un bon juron, bien franc, bien américain, s'échappa de la bouche
de Craig :
U;8 LES TRIBULATIONS DIX CHINOIS EN CHINE.
Ils voguaient de
(Page ICi.
« La jonque! » dit-il.
Tous s'arrêtèrent.
« Bas les voiles ! » cria Fry.
En un instant, les quatres focs furent amenés, et les bâtons déplantes de
leurs douilles.
Kin-Fo et ses compagnons, se replaçant verticalement , regardèrent der-
rière eux.
La Sam-Vep était là, à moins d'un mille, se profilant en noir sur l'iiorizon
éclairci, toutes voiles dehors.
on NE FIMT PAS BIEN.
169
Évidemment il y avait lutte. (Page 170.)
C'était bien la jonque ! Elle avait appareillé et profitait maintenant de la
brise. Le capitaine Yin, sans doute, s'était aperçu de la disparition de Kin-Fo,
sans avoir pu comprendre comment il était parvenu à s'enfuir. A tout liasard,
il s'était mis à sa poursuite, d'accord avec ses complices delà cale, et, avant un
quart d'heure, Kin-Fo, Soun, Craig et Fry, seraient retombés entre ses mains I
Mais avaient-ils été vus au milieu de ce faisceau lumineux dont les baignait
la lune à la surface de la mer ? Non, peut-être !
« Bas les têtes ! » dit Craig, qui se rattacha à cet espci:
11 fut compris. Les tuyau.xdes appareils laissèrent fuser un peu d'air, et les
170 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
quatre scaphandres s'enfoncèrent de façon que leur tète encapuchonnée
émergeât seule. Il n'y avait plus qu'à attendre dans un absolu silence, sans
faire un mouvement.
La jonque approchait avec rapidité. Ses hautes voiles dessinaient deux larges
ombres sur les eaux.
Cinq minutes après, la Sam-Vep n'était plus qu'à un demi-mille. Au-dessus
des bastingages, les matelots allaient et venaient. A l'arrière, le capitaine
tenait la barre.
Manœuvrait-il pour atteindre les fugitifs? Ne faisait-il que se maintenir dans
le lit du vent? On ne savait.
Tout à coup, des cris se firent entendre. Une masse d'hommes apparut sur
le pont de la .Sam- Fe/). Les clameurs redoublèrent.
Évidemment, il y avait lutte entre les faux morts, échappés de la cale, et
l'équipage de la jonque.
Mais pourquoi cette lutte? Tous ces coquins, matelots et pirates, n'étaient-
ils donc pas d'accord?
Kin-Fo et ses compagnons entendaient très clairement, d'une part d'hor-
ribles vociférations, de l'autre des cris de douleur et de désespoir, qui s'étei-
gnirent en moins de quelques minutes.
Puis, un violent clapotis de l'eau, le long de la jonque, indiqua que des corps
étaient jetés à la mer.
Non ! le capitaine Yin et son équipage n'étaient pas les complices des ban-
dits de Lao-Shen ! Ces pauvres gens , au contraire , avaient été surpris et
massacrés. Les coquins, qui s'étaient cachés à bord, — sans doute avec l'aide
des chargeurs de Takou, — n'avaent eu d'autre dessein que de s'emparer
de la jonque pour le compte duTaï-ping, et, certainement, ils ignoraient que
Kin-Fo eût été passager de la Sam-YepI
Or, si celui-ci était vu, s'il était pris, ni lui, ni Fry-Craig, ni Soun, n'au-
raient de pitié à attendre de ces misérables.
La jonque avançait toujours. Elle les atteignit, mais, par une chance ines-
pérée, elle projeta sur eux l'ombre de ses voiles.
Ils plongèrent un instant.
Lorsqu'ils reparurent, la jonque avait passé, sans les voir, et fuyait au milieu
d'un rapide sillage.
Un cadavre flottait à l'arrière, et le remous l'approcha peu à peu des sca-
phandres.
QUI NE FINIT PAS BIEN. 171
C'ctail le corps du capitaine, un poignard au flanc. Les larpes plis de sa
robe le soutenaient encore sur l'eau.
Puis, il s'enfonça et disparut, dans les profondeurs de la mer.
Ainsi périt le jovial capitaine Yin, commandant la Sam-Vejj !
Dix minutes plus tard, la jonque s'était perdue dans l'ouest , et Kin-Fo,
Fry-Craig, Soun, se retrouvaient seuls à la surface de la mer.
CHAPITRE XX
ou L ON VERRA A QUOI S EXPOSENT LES GENS QUI EMPLOIENT LES APPAREILS
DU CAPITAINE BOYTON.
Trois heures après, les premières blancheurs de l'aube s'accusaient légèr»-
ment à l'horizon. Bientôt, il lit joui, et la mer put être observée dans toute son
étendue.
La jonque n'était plus visible. Elle avait promptement distancé les scaphan-
dres, qui ne pouvaient lutter de vitesse avec elle. Ils avaient bien suivi la même
route, dans l'ouest, sous l'impulsion de la même brise, mais la Sam-Yep
devait se trouver maintenant à plus de trois lieues sous le vent. Donc, rien à
craindre de ceux qui la montaient.
Toutefois, ce danger évité ne rendait pas la situation présente beaucoup
moins grave.
En effet, la mer était absolument déserte. Pas un bâtiment, pas une barque
de pêche en vue. Nulle apparence de terre ni au nord ni à l'est. Piien qui
indiquât la proximité d'un littoral quelconque. Ces eaux étaient-elles les eaux
du golfe de Pé-Tché-Li ou celles de la mer Jaune? A cet égard, complète
incertitude.
Cependant, quelques souffles couraient encore à la surface des flots. II ne
fallait pas les laisser perdre. La direction suivie par la jonque démontrait
que la terre se relèverait, — plus ou moins prochainement, — dans l'ouest, et
qu'en tout cas, c'était là qu'il convenait de la chercher.
Il fut donc décidé que les scaphandres remettraient à la voile, après s'élic
172 LES TRIBULATIONS DIX CHINOIS EN CHINE.
restaurés, toutefois. Les estomacs réclamaient leur dû, et dix heures de traver-
sée, dans ces conditions, les rendaient impérieux.
« Déjeunons, dit Graig.
— Copieusement . n ajouta Fry.
Kin-Fo fit un signe d'acquiescement, et Soun un claquement de mâchoires,
auquel on ne pouvait se tromper. En ce moment, l'affamé ne songeait plus à
être dévoré sur place. Au contraire.
Le sac imperméable fut donc ouvert. Fry en tira différents comestibles
de bonne qualité, du pain, des conserves, quelques ustensiles de table, enfin
tout ce qu'il fallait pour apaiser la faim et la soif. Sur les cent plats qui figurent
au menu ordinaire d'un diner chinois, il en manquait bien quatre-vingt-dix-
huit, mais il y avait de quoi restaurer les quatre convives, et ce n'était certes
pas le cas de se montrer difficile.
On déjeuna donc, et de bon appétit. Le sac contenait des provisions pour deux
jours. Or, avant deux jours, ou l'on serait à terre, ou l'on n'y arriverait jamais.
« Mais nous avons bon espoir, dit Craig.
— Pourquoi avez-vous bon espoir ? demanda Kin-Fo, non sans quelque ironie.
— Parce que la chance nous revient, répondit Fry
— .\h ! vous fi'ouvez ?
— Sans doute, reprit Craig. Le suprême danger était la jonque, et nous
avons pu lui échapper.
— Jamais, monsieur, depuis que nous avons l'honneur d'être attachés à
votre personne, ajouta Fry, jamais vous n'avez été plus en sûreté qu'ici !
— Tous les Tai-ping du monde... dit Craig.
— Ne pourraient vous atteindre.... dit Fry.
— Et vous flottez joliment... ajouta Craig.
— Pour un honmie qui pèse deux cent mille dollars! ajouta Fry.
Kin-Fo ne put s'empêcher d - sourire.
« Si je flotte, répondit Kin-Fo, c'est grâce à vous, messieurs! Sans votre
aide, je serais maintenant où est le pauvre capitaine YinI
— Nous aussi ! répliquèrent Fry-Craig.
— El moi donc! s'écria Soun, en faisant passer, non sans quelque effort,
un énorme morceau de pain de sa bouche dans son œsophage.
— N'importe, reprit Kin-Fo, je sais ce que je vous dois!
— Vous ne nous devez rien, répondit Fry, puisque vous êtes le client de
la Centenaire...
APPAREILS DU CAPITAINE BOYTON. 173
— Compagnie d'assurances sur la vie...
— Capital de garantie : vingt millions de dollars...
— Et nous espérons bien...
— Qu'elle n'aura rien à vous devoir! 'i
Au fond, Kin-Fo était très touché du dévouement dont les deux agents
avaient fait preuve envers lui, quel qu'en fût le mobile. Aussi ne leur caclia-
t-il point ses sentiments à leur égard.
« Nous reparlerons de tout ceci, ajouta-t-il , lorsque Lao-Shen m'aura
rendu la lettre, dont Wang s'est si fâcheusement dessaisi ! >.
Craig et Fry se regardèrent. Vn sourire imperceptible se dessina sur leurs
lèvres. Ils avaient évidemment eu la même pensée.
« Soun? dit Kin-Fo.
— Monsieur?
— Le thé?
— Voilà ! » répondit Fry.
Et Fry eut raison de répondre, car de faire du thé dans ces conditions,
Soun eût répondu que cela était absolument impossible.
Mais croire que les deux agents fussent embarrassés pour si peu, c'eût été
ne pas les connaître.
Fry tira donc du sac un petit ustensile, qui est le complément indispen-
sable des appareils Boyton. En effet, il peut servir de fanal quand il fait
nuit, de foyer quand il fait froid, de fourneau lorsqu'on veut obtenir quelque
boisson chaude.
Rien de plus simple, en vérité. Un tuyau de cinq à six pouces, relié à un
récipient métallique, muni d'un robinet supérieur et d'un robinet inférieur,
— le tout encastré dans une plaque de liège, à la façon de ces thermomètres
flottants qui sont en usage dans les maisons de bains, — tel est l'appareil en
question.
Fry posa cet ustensile à la surface de l'eau, qui était parfaitement unie.
D'une main, il ouvrit le robinet supérieur, de l'autre le robinet inférieur,
adapté au récipient immergé.
Aussitôt une belle flamme fusa à l'extrémité, en dégageant une chaleur très
appréciable.
« Voilà le fourneau ! » dit Fry.
Soun n'en pouvait croire ses yeux.
« Vous faites du feu avec de l'eau? s'écria-t-il.
17i LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Avec de l'eau et du phosphure de calcium ! » répondit Craig.
En effet, cet appareil était construit de manière à utiliser une singulière
propriété du phosphure de calcium, ce composé du phosphore, qui produit
au contact de l'eau de l'hydrogène phosphore. Or, ce gaz brûle spontanément
à l'air, et ni le vent, ni la pluie , ni la mer, ne peuvent l'éteindre. Aussi est-il
employé maintenant pour éclairer les bouées de sauvetage perfectionnées. La
chute de la bouée met l'eau en contact avec le phosphure de calcium. Aussi-
tôt une longue flamme en jaillit, qui permet, soit à l'homme tombé à la mer
de la retrouver dans la nuit, soit aur. matelots de venir directement à son
secours '.
Pendant que l'hydrogène brûlait à la pointe du tube.Craig tenait au-dessus
une bouilloire remplie d'eau douce qu'il avait puisée à un polit tonnelet, enfermé
dans son sac.
En quelques minutes^ le liquide fut porté à l'état d'ébullition. Craig le
versa dans une théière, qui contenait quelques pincées d'un thé excellent, et,
cette fois, Kin-Fo et Soun le burent à l'américaine, — ce qui n'amena aucune
réclamation de leur part.
Cette chaude boisson termina convenablement ce déjeuner, servi à la
surface de la mer, par « tant » de latitude et « tant » de longitude. 11 ne man-
quait qu'un sextant et un chronomètre pour déterminer la position, à
quelques secondes près. Ces instruments compléteront un jour le sac des appa-
reils Boyton, et les naufragés ne courront plus risque de s'égarer sur l'Océan.
Kin-Fo et ses compagnons, bien reposés, bien refaits, déployèrent alors
les petites voiles . et reprirent vers l'ouest leur navigation , agréablement
interrompue par ce repas matinal.
La brise se maintint encore pendant douze heures, et les scaphandres firent
bonne route , vent arrière. A peine leur fallait-il la rectifier , de temps en
temps, par un léger coup de pagaie. Dans cette position horizontale, moel-
leusement et doucement entraînés, ils avaient une certaine tendance à s'en-
dormir. De là, nécessité de résister au sonmieil, qui eût été fort inopportun
en ces circonstances. Craig et Fry, pour n'y point succomber, avaient allumé
un cigare et ils fumaient, comme font les baigneurs-dandys dans l'enceinle
d'une école de natation.
Plusieurs fois, du reste, les scaphandres furent troublés par les gambades
I. M. Sejferlh eX M. Silas, archiviste de l'ambaRçade de France à Vienne, sont les inventeurs de
celle buuée de sauvetage, en u^age sur tous les navirej de g'ierre.
APPAREILS DU CAPITAINE BOYTO>{. 173
de quelques animaux marins, qui causèrent au malheureux Soun les plus
grandes frayeurs.
Ce n'étaient heureusement que d'innoffensifs marsouins. Ces « clowns »
de la mer venaient tout bonnement reconnaître quels étaient ces êtres sin-
guliers qui Hottaient dans leur élément, — des mammifères comme eux. mais
nullement marins.
Curieux spectacle! Ces marsouins s'approchaient en troupes; ils filaient
comme des flèches, en nuançant les couches liquides de leurs couleurs d'énie-
raude ; ils s'élançaient de cinq à six pieds hors des flots ; ils faisaient une
sorte de saut périlleux, qui attestait la souplesse et la vigueur de leurs mus-
cles. Ah ! si les scaphandres avaient pu fendre l'eau avec cette rapidité, qui
est supérieure à celle des meilleurs navires, ils n'auraient sans doute pas tardé
à rallier la terre ! C'était à donner envie de s'amarrer à quelques-uns de ces
animaux, et de se faire remorquer par eux. Mais quelles culbutes et quels
plongeons! Mieux valait encore ne demander qu'à la brise un déplacement
qui, pour être plus lent, était infiniment plus pratique.
Cependant, vers midi, le vent tomba tout à fait. Il finit par des « velées »
capricieuses , qui gonflaient un instant les petites voiles et les laissaient
retomber inertes. L'écoute ne tendait plus la main qui la tenait. Le sillage ne
murmurait plus ni aux pieds ni à la tète des scaphandres.
0 Une complication... dit Craig.
— Grave! » répondit Fry.
On s'arrêta un instant. Les mâts furent déplantés, les voiles serrées, et
chacun, se replaçant dans la position verticale, observa l'horizon.
La mer était toujours déserte. Pas une voile en vue, pas une fumée de
steamer s'estompant sur le ciel. Un soleil ardent avait bu toutes les vapeurs, et
comme raréfié les courants atmosphériques. La température de l'eau eût paru
chaude, même à des gens qui n'auraient pas été vêtus d'une double enveloppe
de caoutchouc !
Cependant, si rassurés que se fussent dits Fry-Craig sur l'issue de cette
aventure, ils ne laissaient pas d'être inquiets. En effet, la distance parcourue
depuis seize heures environ ne pouvait être estimée ; mais, que rien ne décelât
la proximité du littoral, ni bâtiment de commerce, ni barque de pèche, voilà
qui devenait de plus en plus inexplicable.
Heureusement, Kin-Fo, Craig et Fry n'étaient point gens à se désespérer
avant l'heure, si celte heure devait jamais sonner pour eux. Ils avaient encore
7(1 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
.^'
d',.5 provisions pour un jour, et rien n'indiquait que le temps menaçât de
devenir mauvais!
« A la pagaie! » dit Kin-Fo.
Ce fut le signal du départ, et, tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, les
scaphandres reprirent la route de l'ouest.
On n'allait pas vite. Cette manœuvre de la pagaie fatiguait prompiement
des bras qui n'en avaient pas l'habitude. 11 fallait souvent s'arrêter et attendre
Soun, qui restait en arrière et recommençait ses jérémiades. Son maître l'in-
tcrpclhiit, le malmenait, le menaçait; mais Soun, ne craignant rien pour son
APPAREILS DU CAPITAINE BOYTON.
répondit Fry. (Page
restant de queue, protégée par l'épaisse capote de caoutchouc, le laissait
dire. La crainte d'être abandonné suffisait, d'ailleurs, à le maintenir à courte
distance.
Vers deux heures, quelques oiseaux se montrèrent. C'étaient des goélands.
Mais ces rapides volatiles s'aventurent fort loin en mer. On ne pouvait donc
déduire de leur présence que la côte fût proche. Néanmoins, ce fut considéré
comme un indice favorable.
Une heure après, les scaphandres tombaient dans un réseau de sargasses,
dont ils eurent assez de mal à se délixrer. Us s'y embarrassaient comme des
178 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
poissons dans les mailles d'un chalut. 11 fallut prendre les couteaux et tailler
dans toute cette broussaille marine.
il y eut là perte d'une grande demi-heure, et dépense de forces qui auraient
pu être mieux utilisées.
A quatre heures, la petite troupe flottante s'arrêta de nouveau, bien fatiguée,
il faut le dire. Une assez fraîche brise venait de se lever, mais alors elle souf-
flait du sud. Circonstance très inquiétante. En effet, les scaphandres ne pou-
vaient naviguer sous l'allure du largue, comme une embarcation que sa quille
soutient contre la dérive. Si donc ils déployaient leurs voiles, ils couraient
le risque d'être entraînés dans le nord, et de reperdre une partie de ce qu'ils
avaient gagné dans l'ouest. En outre, une houle plus accentuée se produisit.
L'n assez fort clapotis agita la surface des longues lames de fond, et rendit la
situation infiniment plus pénible.
La halte fut donc assez longue. On l'iMniiloya, non seulement à prendre
du repos, mais aussi des forces, en attaquant de nouveau les provisions. Ce
dîner l'ut moins gai que le déjeuner. La nuit allait revenir dans quelques
heures. Le vent fraîchissait... Quel parti prendre?
Kin-Fo, appuyé sur sa pagaie, les sourcils froncés, plus irrité encore
qu'inquiet de cet acharnement de la malecliance, ne prononçait pas une
parole. Soun geignait sans discontinuer, et éternuait déjà comme un mortel
que le terrible coryza menace.
CraigetFry se sentaient mentalement interrogés parleurs deux compagnons,
mais ils ne savaient que répondre!
Enfin, un hasard des plus heureux leur fournit une réponse.
Un ])eu avant cinq heures, Craig et Fr\ , tendant simultanément leur
main vers le sud, s'écriaient :
« Voile! »
En effet, à trois milles au vent, une embarcation se montrait, qui forçait de
toile. Or, à continuer dans la direction qu'elle suivail vent arrière, elle devait
probablement passer à peu de distance de l'endroit où Kin-Fo et ses compa-
gnons s'étaient arrêtés.
Donc, il n'y avait qu'une chose à faire : couper la route de l'embarcation
en se portant perpendiculairement à sa rencontre.
Les scaphandres manœuvrèrent aussitôt dans ce sens. Les forces leur reve-
naient. Maintenant que le salut était, pour ainsi dire, dans leurs mains, ils ne
le laisseraient point échapper.
APPAREILS DU CAPITAINE BOYTON. T
La direction du vent ne permettait plus alors d'utiliser les petites voiles;
mais les pagaies devaient suffire, la distance à parcourir étant relativement
courte.
On voyait l'embarcation grossir rapidement sous la brise, qui fraîchissait. Ce
n'était qu'une barque de pêche, et sa présence indiquait évidemment que la
côte ne pouvait être très éloignée, car les pécheurs chinois s'aventurent rare-
ment au large.
« Hardi ! hardi ! » crièrent Fry-Craig en pagayant avec vigueur.
Ils n'avaient pas à surexciter l'ardeur de leurs compagnons. Kin-Fo, bien
allongé à la surface de l'eau, filait comme un skiff de course. Quant à Soun,
il se surpassait véritablement et tenait la tète, tant il craignait de rester en
arrière !
Un demi-mille environ, voilà ce qu'il fallait gagner pour tomber à peu près
dans les eaux de la barque. D'ailleurs, il faisait encore grand jour, et les
scaphandres, s'ils n'arrivaient pas assez près pour se faire voir, sauraient
bien se faire entendre. Mais les pêcheurs, à la vue de ces singuliers animaux
marins, qui les interpelleraient, ne prendraient-ils pas la fuite'? 11 y avait là
une éventualité assez grave.
Quoi qu'il en soit, il ne fallait pas perdre un seul instant. Aussi les
bras se déployaient, les pagaies frappaient rapidement la crête des petites
lames, la distance diminuait à vue d'œil, lorsque Soun, toujours en avant,
poussa un terrible cri d'épouvante.
« Un requin! un requin! »
Et, cette fois, Soun ne se trompait pas.
A une distance de vingt pieds environ, on voyait émerger deux appendices.
C'étaient les ailerons d'un animal vorace, particulier à ces mers, le requin-
tigre, bien digne de son nom, car la nature lui a donné la double férocité du
squale et du fauve.
«Aux couteaux! » dirent Fry et Craig.
C'étaient les seules armes qu'ils eussent à leur disposition, armes insuffi-
santes peut-être !
Soun, on le pense bien, s'était brusquement arrêté et revenait rapidement en
arrière.
Le squale avait vu les scaphandres et se dirigeait sur eux. Un instant, son
énorme corps apparut dans la transparence des eaux, rayé et tacheté de vert.
Il mesurait seize à dix-huit pieds de long. Un monstre!
180 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Ce fut sur Kin-Fo qu'il se précipita tout d'abord, en f.o retournant à demi
pour le happer.
Kin-Fo ne perdit rien de son sang-froid. Au moment où le squale allait
l'atteindre, il lui appuya sa pagaie sur le dos, et, d'une poussée vigoureuse,
il s'écarta vivement.
Craig et Fry s'étaient rapprochés, prêts à l'attaque, prêts à la défense.
Le requin plongea un instant et remonta, la gueule ouverte, sorte de
large cisaille, hérissée d'une quadruple rangée de dents.
Kin-Fo voulut recommencer la manœuvre qui lui avait déjà réussi; mais sa
pagaie rencontra la mâchoire de l'animal, qui la coupa net.
Le requin, à demi couché sur le flanc, se jeta alors sur sa proie.
A ce moment, des flots de sang fusèrent en gerbes, et la mer se teignit
de rouge.
Craig et Fry venaient de frapper l'animal à coups redoublés, et, si dure que
fût sa peau, leurs couteaux américains à longues lames étaient parvenus à
l'entamer.
La gueule du monstre s'ouvrit alors et se referma avec un bruit horrible,
pendant que sa nageoire caudale battait l'eau formidablement. Fry reçut un
coup de cette queue, qui le prit de flanc et le rejeta à dix pieds do là.
« Fry ! cria Craig avec l'accent de la plus vive douleur, comme s'il eût reçu le
coup lui-même.
— Hourra! » répondit Fry en revenant à la charge.
Il n'était pas blessé. Sa cuirasse de caoutchouc avait amorti la violence du
coup de queue.
Le squale fut alors attaqué de nouveau et avec une véritable fureur. Il se tour-
nait, se retournait. Kin-Fo était parvenu à lui enfoncer dans l'orbite de l'œil le
bout brisé de sa pagaie, et il essayait, au risque d'être coupé en deux, de le
maintenir immobile, pendant que Fry et Craig cherchaient à l'atteindre au cœur.
11 faut croire que les deux agents y réussirent, car le monstre, après s'être
débattu une dernière fois, s'enfonça au milieu d'un dernier flot de sang.
« Hourra ! hourra ! hourra ! s'écrièrent Fry-Craig d'une commune voix ,
en agitant leurs couteaux.
— Merci ! dit simplement Kin-Fo.
— Il n'y a pas de quoi! répliqua Craig ! Une bouchée de deux cent mille
dollars à ce poisson!
— Jamais ! » ajouta Fry.
APPAREILS DU CAPITAINE BOYTON. 181
Et Souii? Oii était Soun? En avant cette fois, et déjà très rapproché de
'a barque, qui n'était pas à trois encablures. Le poltron avait fui à force de
sagaie. Cela faillit lui porter malheur.
Les pêcheurs, en effet, l'avaient aperçu ; mais ils ne pouvaient imaginer que
sous cet accoutrement de chien de mer il y eût une créature humaine. Ils se
préparèrent donc à le pêcher, conmie ils auraient fait d'un dauphin ou d'un
phoque. Ainsi, dès que le prétendu animal fut à portée, une longue corde,
munie d'un fort émerillon. se déroula du bord.
L'émerillon atteignit Soun au-dessus de la ceinture de son vêtement, et, en
glissant, le déchira depuis le dos jusqu'il la nuque.
Soun, n'étant plus soutenu que par l'air contenu dans la double enveloppe
(lu pantalon, culbuta, et resta la tête dans l'eau, les jambes en l'air.
Kin-Fo, Craig et Fry, arrivant alors, eurent la précaution d'interpeller les
pêcheurs en bon chinois.
Frayeur extrême de ces braves gens ! Des phoques qui parlaient ! Ils allaient
éventer leurs voiles, et fuir au plus vite...
Mais Kin-Fo les rassura, se fit reconnaître pour ce qu'ils étaient, ses
compagnons et lui, c'est-à-dire des hommes, des Chinois comme eu.x!
L'n instant après, les trois mammifères terrestres étaient à bord.
Restait Soun. On l'attira avec une gaflfe, on lui releva la tête au-dessus
de l'eau. Un des pécheurs le saisit par son bout de queue et l'enleva...
La queue de Soun lui resta tout entière dans la main, et le pauvre diable
fit un nouveau plongeon.
Les pêcheurs l'entourèrent alors d'une corde et parvinrent, non sans peine,
à le hisser dans la barque.
A peine fut-il sur le pont et eut-il rejeté l'eau de mer qu'il venait d'avaler,
que Kin-Fo s'approchait, et d'un ton sévère :
'< Elle était donc fausse?
— Sans cela, répondit Soun, est-ce que, moi qui connaissais vos habi-
tudes, je serais jamais entré à votre service ! »
Et il dit cela si drôlement, que tous éclatèrent de rire.
Ces pêcheurs étaient des gens de Fou-Ning. A moins de deux lieues s'ou-
vrait précisément le port que Kin-Fo voulait atteindre.
Le soir même, vers huit heures, il y débarquait avec ses compagnons, et,
dépouillant les appareils du capitaine Boyton, tous quatre reprenaient l'ap-
parence de créatures humaines.
1H-2 LKS TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
CHAPITRE XXI
DANS LEQUEL CRATG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER
AVEC UNE EXTRÊME SATISFAUÏIO.V.
« Maintenant, au Taï-ping! »
Tels furent les premiers mots que prononça Kin-Fo, le lendemain matin,
30 juin, après une nuit de repos, bien due aux héros de ces singulière^ aven-
tures.
Ils étaient enfin sur ce lliéâlre des exploits de Lao-Sheii. La lutte allait
s'engager définitivement.
Kin-Fo en sortirait-il vainqueur? Oui, sans doute, s'il puu\ait surpendre
le Taï-ping. car il payerait sa lettre du prix cpie Lao-Shen lui imposerait. Non,
certainement, s'il se laissait surprendre, si un coup de poignard lui arrivait
en pleine poitiiue, avant ([u'il eût été à um'uic de traiter avec le farouche
mandataire de Wang.
« Au Taï-ping ! » avaient répondu Fry-Craig, après s'être consultés du
regard.
L'arrivée de Kin-Fo. de Fry-Craig et de Souu, dans leur singulier cos-
tume, la façon dont les pêcheurs les avaient recueillis en mer, tout était pour
exciter une certaine émotion dans le petit port de Fou-Ning. Difficile eût été
d'échapper à la curiosité publique. Ils avaient donc été escortés, la veille,
jus(iu'à l'auberge, où, grâce à l'argent conservé dans la ceinture de Kin-Fo
et dans le sac de Fry-Craig, ils s'étaient procuré des vêlements plus conve-
nables. Si Kin-Fo et ses compagnons eussent été moins entourés en se rendant
à l'auberge, ils auraient peut-être remarqué un certain Célestial, qui ne les
quittait pas d'une semelle. Leur surprise se fût sans doute accrue, s'il?
l'avaient vu faire le guet, pendant toute la nuit, à la porte de l'auberge. Leur
méfiance, enfin, n'aurait pas manqué d'être excitée, lorsqu'ils l'auraient
retrouvé le matin à la même place.
r.lais ils ne virent rien. iU ne soupçonnèrent rien, ils n'eurent pas même
CRAIG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER. iS."?
lieu de s'étonner, lorsque ce personnage suspect vint leur offrir ses services
en qualité de guide, au moment où ils sortaient de l'auberge.
C'était un homme d'une trentaine d'années, et qui, d'ailleurs, paraissait
fort honnête.
Cependant, quelques soupçons s'éveillèrent dans l'esprit de Craig-Fi y, et
ils interrogèrent cet honmie.
« Pourquoi, lui demandèrent-ils, vous offrez-vous eu qualité de guide, et
où prétendez-vous nous guider?»
Rien de plus naturel que cette double question, mais rien de plus naturel
aussi que la réponse qui lui fut faite.
« Je suppose, dit le guide, que vous avez l'intention do visiter la Grande-
Muraille, ainsi que font tous les voyageurs qui arrivent à Fou-Ning. .le
connais le pays, et je m'offre à vous conduire.
— Mon ami , dit Kin-Fo, qui intervint alors, avant de prendre un parti, je
voudrais savoir si la province est sûre.
— Très sûre, répondit le guide.
— Est-ce qu'on ne parle pas. dans le pays, d'un certain Lao-Shen.'
demanda Kin-Fo.
— Lao-Shen, le Taï-ping?
— Oui.
— En effet, répondit le guide, mais il n'y a rien ;\ craindre do lui en deç;\
de la Grande-Muraille. Il ne se hasarderait pas sur le territoire impérial. C'est
au delà que sa bande parcourt les provinces mongoles.
— Sait-on où il est actuellement ? demanda Kin-Fo.
— II a été signalé dernièrement aux environs du TscInnTang-Ro, h
quelques lis seulement de la Grande-Muraille.
— Et de Fou-Ning au Tsching-Tang-Ho, quelle est la distance?
— Une cinquantaine de lis environ '.
— Eh bien, j'accepte vos services.
— Pour vous conduire jusqu'à la Grande-Muraille ?. . .
— Pour me conduire jusqu'au campement de Lao-Siien ! ■>
Le guide ne put retenir un certain mouvement de surprise.
« Vous serez bien payé! » ajouta Kin-Fo.
Le guide secoua la tète en homme qui ne se souciait pas de passer la frontière.
1. Due dizaine de lieues.
I8i LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Puis
" Jiisqu à la Gi-aiide-Muraille, bien! répondit-il. Au delà, non! C'est risquer
— Estimez le prix de la vôtre 1 Je vous la payerai.
— Soit, » répondit le guide.
Et. se retournant vers les deux agents, Kin-Fo ajouta :
« Vous êtes libres, messieurs, de ne point ra'accompagner!
— Où vous irez... dit Craig.
— Nous irons, ■< dit Fry.
CRAIG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER. ISS
Le client de la Centenaire n'avait pas encore cessé de valoir pour eux deux
cent mille dollars !
Après cette conversation, d'ailleurs, les agents parurent enlièreinent
rassurés sur le compte du guide. Mais, à l'en croire, nu delà de cette harricre
que les Chinois ont élevée contre les incursions 'les hordes mongoles, il fallait
s'attendre aux plus graves éventualités.
Les préparatifs de départ furent aussitôt faits. On ne demanda point à Soun
s'il lui convenait ou non d'être du voyage. Il en était.
Les moyens de transpoit, tels que voitures ou charrettes, manquaient ahso-
I8fi LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
lumeiit dans la petite bourgade de Fou-Ning. De chevaux ou de mulets, pas
davantage. Mais il y avait un certain nombre de ces chameau.^ qui servent au
commerce des Mongols. Ces aventureux trafiquants s'en vont par caravanes
sur la route de Péking à Kiatcha, poussant leurs innombrables troupeaux de
moutons à large queue. Ils établissent ainsi des communications entre la
Russie asiatique et le Céleste Empire. Toulefois, ils ne se hasardent à travers
ces longues steppes qu'en troupes nombreuses et bien armées. « Ce sont des
gens farouches et fiers, dit M. de Beauvoir, et pour lesquels le Chinois n'est
qu'un objet de mépris. »
Cinq chameaux, avec leur harnachement très rudimentaire, furent achetés.
On les chargea de provisions, on fit acquisition d'armes, et l'on partit sous
la direction du guide.
Mais ces préparatifs avaient exigé quelque temps. Le départ ne put s'eflec-
tuer qu'à une heure de l'après-midi. Malgré ce retard, le guide se faisait
fdit d'arriver, avant minuil, au pied de la Grande-Muraille. Là, il organi-
serait un campement, et le lendemain, si Kin-Fo persévérait dans son
imprudente résolution, on passerait la frontière.
Le pays, aux environs de Fou-JNing, était accidenté. Des nuages de sable
jaune se déroulaient en épaisses volutes au-dessus des routes, qui s'allon-
geaient entre les champs cultivés. On sentait encore là le productif territoire
du Céleste Enqiiie.
Les chameaux marchaient d'un pas mesuré, peu rapide, mais constant.
Le guide précédait Kin-Fo, Soun, Craig et Fry, juchés entre les deux bosses
de leur monture. Soun approuvait fort cette façon de voyager, et, dans ces
conditions, il serait allé au bout du monde.
Si la route n'était pas fatigante, la chaleur était grande. A travers les
couches atmosphériques très échauffées par la réverbération du sol, se pro-
duisaient les plus curieux effets de mirage. De vastes plaines liquides, grandes
comme une mer, apparaissaient à l'horizon et s'évanouissaient bientôt, à
l'extrême satisfaction de Soun, qui se croyait encore menacé de quelque navi-
gation nouvelle.
Bien que cette province fût située aux limites extrêmes de la Chine, il ne
faudrait pas croire qu'elle fût déserte. Le Céleste Empire, quelque va te
qu'il soit, est encore trop petit pour la population qui se presse à sa sur-
face. Aussi, les habitants sont-ils nombreux, même sur la lisière du désert
asiatique.
CRAIG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER. 187
Des hommes travaillaient aux champs. Des femmes tartares, reconnais-
sablés aux couleurs roses et bleues de leurs vêtements, vaquaient aux travaux
de la campagne. Des troupeaux de moutons jaunes à longue queue, — une
queue que Soun ne regardait pas sans envie ! — paissaient çk et là sous le
regard de l'aigle noir. Malheur à l'infortuné ruminant qui s'écartait! Ce sont,
en effet, de redoutables carnassiers, ces accipitres, qui font une terrible
guerre aux moutons, aux mouflons, aux jeunes antilopes, et servent même
de chiens de chasse aux Kirghis des steppes de l'Asie Centrale.
Puis, des nuées de gibier à plume s'envolaient de toutes parts. Un fusil ne
fiît pas resté inactif sur cette portion du territoire; mais le vrai chasseur
n'eût pas regardé d'un bon œil les filets, collets et autres engins de destruc-
tion, t.out au plus dignes d'un braconnier, qui couvraient le sol entre les
sillons de blé, de millet et de maïs.
Cependant, Kin-Fo et ses compagnons allaient au milieu des tourbillons
de cette poussière mongole. Ils ne s'arrêtaient, ni aux ombrages de la route,
ni aux fermes isolées de la province, ni aux villages, que signalaient de loin
en loin les tours funéraires, élevées h la mémoire de qaelques héros de la
légende bouddhique. Ils marchaient en file, se laissant conduire par leurs
chameaux, qui ont cette habitude d'aller les uns derrière les autres, et dont
une sonnette rouge, pendue à leur cou, régularisait le pas cadencé.
Dans ces conditions, aucune conversation n'était possible. Le guide, peu
causeur de sa nature, gardait toujours la tète de la petite troupe, observant
la campagne dans un rayon dont l'épaisse poussière diminuait singulièrement
l'étendue. Il n'hésitait jamais, d'ailleurs, sur la route à suivre, même à de
certains croisements, auxquels manquait le poteau indicateur. Aussi, Fry-
Craig, n'éprouvant plus de méfiance à son égard, reportaient-ils toute
leur vigilance sur le précieux client de la Centenaire. Par un senliniciit bien
naturel, ils sentaient leur inquiétude s'accroître à mesure qu'ils se rappro-
chaient du but. A chaque instant, en ellét, et sans être à même de le
prévenir, ils pouvaient se trouver en présence d'un homme qui, d'un coup
bien appliqué, leur ferait perdre deux cent mille dollars.
Quant à Kin-Fo, il se trouvait dans cette disposition d'esprit où le sou-
venir du passé domine les anxiétés du présent et de l'avenir. 11 revoyait tout
ce qu'avait été sa vie depuis deux mois. La constance de sa mauvaise fortune
ne laissait pas de l'inquiéter très sérieusement. Depuis le jour où son
correspondant de San-Francisco lui avait envoyé la nouvelle de sa prétendue
188 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
ruine, n"élail-il pas entré dans une période de malecliance vraiment extraor-
dinaire? Ne s'établirait-il pas une compensation entre la seconde partie de
son existence et la première, dont il avait eu la folie de méconnaître les
avantages? Cette série de conjonctures adverses finirait-elle avec la reprise
de la lettre, qui était dans les mains de Lao-Shen, si toutefois il parvenait
à la lui reprendre sans coup férir? L'aimable Lé-ou, par sa présence, par
ses soins, par sa tendresse, par son aimable gaieté, arfiverait-elle à conjurer
les méchants esprits acharnés contre sa personne? Oui! tout ce passé lui
revenait, il s'en préoccupait, il s'en inquiétait ! Et Wang ! Certes ! il ne pouvait
l'accuser d'avoir voulu tenir une promesse jurée; mais Wang, le philosophe,
l'hôte assidu du yamen de Shang-Haï, ne serait plus là pour lui enseigner la
sagesse!
... « Vous allez tomber! cria en ce moment le guide, dont le chameau
venait d'être heurté par celui de Kin-P'o, qui avait failli choir au milieu de
son rêve.
— Sommes-nous arrivés? demanda-t-il.
— ilesthuit heures, répondit le guide, et je propose défaire halte pour diner.
— Et après?
— Après, nous nous remettrons en route.
— Il fera nuit.
— Oh ! ne craignez pas que je vous égare ! La Grande-Muraille n'est pas à
vingt lis d'ici, et il convient de laisser souftler nos bètes!
— Soit ! 1) répondit Kin-Fo.
Sur la route, s'élevait une masure abandonnée. Ln petit ruisseau coulait
auprès, dans une sinueuse ravine, et les chameaux purent s'y désaltérer.
Pendant ce temps, avant que la nuit fût tout à fait venue, Kin-Fo et
ses compagnons s'installèrent dans cette masure, et, là, ils mangèrent comme
des gens dont une longue route vient d'aiguiser l'appétit.
La conversation, cependant, manqua d'entrain. Une ou deux fois, Kin-Fo
la mit sur le compte de Lao-Shen. 11 demanda au guide ce qu'était ce Taï-
ping, s'il le connaissait. Le guide secoua la tète en homme qui n'est pas ras-
suré, et, autant que possible, il évita de répondre.
« Vient-il quelquefois dans la province? demanda Kin-Fo.
— Non, répondit le guide, mais des Tai-ping de sa bande ont plusieurs
fois passé la Grande-Muraille, et il ne faisait pas bon les rencontrer! Bouddha
nous garde des Tai-ping! »
CRAIG ET FRY VOIENT LA LUNE SE LEVER. 189
A ces ré|)Oiises, dont le guide ne pouvait évidemment comprendre toute
l'importance qu'y attachait son interlocuteur, Craig et Fry se regardaient en
fronçant le sourcil, tiraient leur montre, la consultaient, et, finalement,
hochaient la tête.
« Pourquoi, dirent-ils, ne resterions-nous pas tranquillement ici en atten-
dant le jour?
— D ns cette masure 1 s"écria le guide. J'aime encore mieux la rase cam-
pagne! On risque moins d'être surpris!
— Il est convenu que nous serons ce soir à la Grande-Muraille, répondit
Kin-Fo. Je veux y être et j'y serai. »
Ceci fut dit d'un ton qui n'admettait pas de discussion. Soun, déjà galopé
par la peur, Soun lui-même, n'osa pas protester.
Le repas terminé, — il était à peu près neuf heures, — le guide se leva
et donna le signal du départ.
Kin-Fo se dirigea vers sa monture, Craig et Fry allèrent alors à lui.
« Monsieur, dirent-ils, vous êtes bien décidé à vous remettre entre les mains
de Lao-Shen ?
— Absolument décidé, répondit Kin-Fo. Je veux avoir ma lettre à quelque
prix que ce soit.
— C'est jouer très gros jeu! reprirent-ils, que d'aller au campement du Tai-
ping !
— Je ne suis pas venu jusqu'ici pour reculer! répliqua Kin-Fo. Libre à
vous de ne pas me suivre ! »
Le guide avait allumé une petite lanterne de poche. Les deux agents
s'approchèrent, et consultèrent une seconde fois leur montre.
1 II serait certainement plus prudent d'attendre à demain, dirent-ils en
insistant.
— Pourquoi cela? répondit Kin-Fo. Lao-Shen sera aussi dangereux demain
ou après-demain qu'il peut l'être aujourd'hui! En route!
— En route ! » répétèrent Fry-Craig.
Le guide avait entendu ce bout de conversation. Plusieurs fois déjà, pendant
la halte, lorsque les deux agents avaient voulu dissuader Kin-Fo d'aller plus
avant, un certain mécontentement s'était révélé sur son visage. En cet instant,
lorsqu'il les vit revenir à la charge, il ne put retenir un mouvement d'impatience.
Ceci n'avait point échappé à Kin-Fo, bien décidé, d'ailleurs, à ne pas reculer
d'une semelle. .Mais sa surprise fut extrême, lorsque, au moment où il l'aidait
190 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
à remonter sur sa bête, le guide se pencha à son oreille et murmura ces mots :
« Défiez- vous de ces deux hommes ! »
Kiu-Fo allait demander l'explication de ces paroles... Le gu'de lui fit
signe de se taire, donna le signal du départ, et la petite troupe s'aventura
dans la nuit à travers la campagne.
Un grain de défiance était-il entré dans l'esprit du client de Fry-Craig? Les
paroles, absolument inattendues et inexplicables, prononcées par le guide,
pouvaient-elles contrebalancer dans son esprit les deux mois de dévouement
que les agents avaient mis h son service? Non, en vérité! Et cependant,
Kin-Fo se demanda pourquoi Fry-Craig lui avaient conseillé ou de remettre
sa visite au campement du Taï-ping, ou d'y renoncer? N'était-ce donc pas
pour rejoindre Lao-Shen qu'ils avaient brusquement quitté Péking? L'intérêt
même des deux agents de la Centenaire n'était-il pas que leur client rentrât
en possession de cette absurde et compromettante lettre? Il y avait donc là une
insistance assez peu compréhensible.
Kin-Fo ne manifesta rien des sentiments qui l'agitaient. Il avait repris sa
place derrière le guide. Craig-Fry le suivaient, et ils allèrent ainsi pendant
deux grandes heures.
Il devait être bien près de minuit, lorsque le guide, s'arrèlant, montra
dans le nord une longue ligne noire, qui se profilait vaguement sur le fond
un peu plus clair du ciel. En arrière de cette ligne s'argentaicnt quel-
ques sommets, déjà éclairés par les premiers rayons de la lune, que 1 horizon
cachait encore.
« La Grande-Muraille ! dit le guide.
— Pouvons-nous la franchir ce soir même? demanda Kin-Fo.
— Oui, si vous le voulez absolument! répondit le guide,
— Je le veux ! »
Les chameaux s'étaient arrêtés.
«Je vais reconnaître la passe, dit alors le guide. Demeurez et altendez-moi. »
Il s'éloigna.
En ce moment, Craig et Fry s'approchèrent de Kin-Fo.
« Monsieur?... dit Craig.
— Monsieur? » dit Fry.
Et tous deux ajoutèrent :
« Avez-vous été satisfait de nos services, depuis deux mois que l'honorable
William J. Bidulph nous a attaché:, à votre personne?
CRAIG ET FRY VOIENT LA Ll'XE SE LEVER. 191
— Très satisfait !
— Plairait-il à monsieur de nous signer ce petit papier pour téiiioiyncr
qu'il n'a eu qu'à se louer de nos bons et loyaux services?
— Ce papier? répondit Kin-Fo, assez surpris, à la vue d'une feuille, déta-
chée de son carnet, que lui présentait Craig.
— Ce certificat, ajouta Fry. nous vaudra peut-être quelque compliment de
notre directeur !
— Et sans doute une gratification supplémentaire, ajouta Fry.
— V^oici mon dos qui pourrait servir de pupitre à monsieur, dit Craig en se
courbant.
— Et l'encre nécessaire pour que monsieur puisse nous donner cette preuve
de gracieuseté écrite, » dit Fry.
Kin-Fo se mit à rire et signa.
« Et maintenant, demanda-t-il, pourquoi toute cette cérémonie en ce lieu
et à cette heure?
— En ce lieu, répondit Fry. parce que notre intention n'est pas de vous
accompagner plus loin !
— A cette heure, ajouta Craig, parce que, dans quelques minutes, il sera
minuit !
— Et que vous importe l'heure ?
— Monsieur j reprit Craig, l'intérêt que vous portait notre Compagnie
d'assurances...
— Va finir dans quelques instants... ajouta Fry.
— Et vous pourrez vous tuer...
— Ou vous faire tuer...
— Tant qu'il vous plaira ! »
Kin-Fo regardait, sans comprendre, les deux agents, qui lui parlaient
du ton le plus aimable. En ce moment, la lune parut au-dessus de l'horizon à
l'orient, et lança jusqu'à eux son premier rayon.
a La lune!... s'écria Fry.
— Etaujourd'hui, 30juin!... s'écria Craig.
— Elle se lève à minuit...
— Et votre police n'étant pas renouvelée...
— Vous n'êtes plus le client de la Centenaire...
— Bonsoir, monsieur Kin-Fo !... dit Craig.
— Monsieur Kin-Fo, bonsoir! » dit Fry.
{Q-2 LES TRIBULATIONS D'C.N CHINOIS EN CHINE.
Page '/JO.
Et les deux agents, tournant la tète de leur monture, disparurent bientôt,
laissant leur client stupéfait.
Le pas des chameaux qui emportaient ces deux Américains, peut-être un
peu trop pratiques, avait à peine cessé de se faire entendre, qu'une troupe
d'hommes, conduite par le guide, se jetait sur Kin Fo, qui tenta vainement de
se défendre, sur Soun, qui essaya vainement de s'enfuir.
Un instant après, le maître et le valet étaient entraînés dans la chambre
basse de l'un des bastions abandonnés de la Grande-Muraille, dont la porte fut
soigneusement refermée sur eux.
CONCLUSION PEU INATTENDUE.
Kin-Fo et Suuu furent introduits dans un large vestiijule. (Page 19ô.)
CHAPITRE XXII
QUE LE LECTEUR AURAIT PU ÉCRIRE LUI-MÊME, TANT IL FINIT
d'une façon PEU inattendue!
La Grande-Muraille, — un paravent chinois, long de quatre cents lieues, —
construite au troisième siècle par l'empereur Tisi-Chi-Houang-Ti, s'élend
depuis le golfe de Léao-Tong, dans lequel elle trempe ses deux jetées, jusque
19i LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
dans le Kan-Sou, où elle se réduit aux proporlions d'un simple mur. C'est une
succession ininterrompue de doubles remparts, défendus par des bastions
et des tours, hauts de cinquante pieds, larges de vingt, granit par leur base,
briques à leur revêtement supérieur, qui suivent avec hardiesse le profil des
capricieuses montagnes de la frontière russo-chinoise.
Du côte du Céleste Empire, la muraille est en assez mauvais état. Du côté
de la Mantchourie, elle se présente sous un aspect plus rassurant, et ses
créneaux lui font encore un magnifique ourlet de pierres.
De défenseurs, sur cette longue ligne de fortifications, point; de canons,
pas davantage. Le Russe, le Tartare, le Kirghis, aussi bien que les Fils du
Ciel, peuvent librement passer à travers ses portes. Le paravent ne préserve
plus la frontière septentrionale de l'Empire, pas même de cette fine poussière
mongole, que le vent du nord emporte parfois jusqu'à sa capitale.
Ce fut sous la poterne de l'un de ces baslions déserts que Kin-Fo et Soun,
après une fort mauvaise nuit passée sur la paille, durent s'enfoncer le lendemain
matin, escortés par une douzaine d'hommes, qui ne pouvaient appartenir qu'à
la bande de Lao-Shen.
Quant au guide, il avait disparu. Mais il n'était plus possible à Kin-Fo
de se faire aucune illusion. Ce n'était point le hasard qui avait mis ce
traître sur son chemin. L'ex-client de la Centenaire avait évidemment été
attendu par ce misérable. Son hésitation à s'aventurer au delà de la Grande-
Muraille n'était qu'une ruse pour dérouter les soupçons. Ce coquin appartenait
bien au Taï-ping, et ce ne pouvait être que par ses ordres qu'il avait agi.
Du reste, Kin-Fo n'eut aucun doute à ce sujet, après avoir interrogé un
des hommes qui paraissait diriger son escorte.
« Vous me conduisez, sans doute, au campement de Lao-Shen, votre chef?
demanda-t-il.
— Nous y serons avant une heure! » répondit cet homme.
En somme, qu'était venu chercher l'élève de Wang? Le mandataire du
philosophe ! Eh bien, on le conduisait où il voulait aller! Que ce fût de bon
gré ou de force, il n'y avait pas là de quoi récriminer. 11 fallait laisser cela à
Soun, dont les dents claquaient, et qui sentait sa tète de poltron vaciller sur
ses épaules.
Aussi, Kin-Fo, toujours flegmatique, avait-il pris son parti de l'aventure et
se laissait-il conduire. Il allait enfin pouvoir essayer de négocier le rachat de
sa lettre avec Lao-Shen. C'est ce qu'il désirait. Tout était bien.
CONCLUSION PEU INATTENDUE. 195
Après avoir franchi la Grande-Muraille, la petite troupe suivit, non pas la
grande route de Mongolie, mais d'abrupts sentiers qui s'engageaient, à droite,
dans la partie montagneuse de la province. On marcha ainsi pendant une
heure, aussi vite que le permettait la pente du sol. Kin-Fo et Soun, étroite-
ment entourés, n'auraient pu fuir, et, d'ailleurs, n'y songeaient pas.
Une heure et demie après, gardiens et prisonniers apercevaient, au tournant
d'un contrefort, un édifice à demi ruiné.
C'était une ancienne bonzerie, élevée sur une des croupes de la montagne,
un curieux monument de l'architecture bouddhique. Mais, en cet endroit
perdu de la frontière russo-chinoise, au milieu de cette contrée déserte, on
pouvait se demander quelle sorte de fidèles osaient fréquenter ce temple. Il
semblait qu'ils dussent quelque peu risquer leur vie, à s'aventurer dans ces
défilés, très propres aux guet-apens et aux embûches.
Si le Taï-ping Lao Shen avait établi son campement dans cette partie
montagneuse de la province, il avait choisi, on eu conviendra, un lieu digne
de ses exploits.
Or, à une demande de Kin-Fo, le chef de l'escorte répondit que Lao-Shen
résidait effectivement dans cette bonzerie.
« Je désire le voir à l'instant, dit Kin-Fo.
— A l'instant, » répondit le chef.
Kin-Fo et Soun, auxquels leurs armes avaient été préalablement enlevées,
furent introduits dans un large vestibule, formant l'atrium du temple.
Là se tenaient une vinglaine d'hommes en armes, très pittoresques sous leur
costume de coureurs de grands chemins, et doul les nànes farouches n'étaient
pas précisément rassurantes.
Kin-Fo passa délibérément entre cette double rangée de Taï-ping. Quant
à Soun, il dut être vigoureusement poussé par les épaules, et il le fut.
Ce vestibule s'ouvrait, au fond, sur un escalier engagé dans l'épaisse mu-
raille, et dont les degrés descendaient assez profondément à travers le massif
de la montagne.
Cela indiquait évidemment qu'une sorte de crypte se creusait sous l'édifice
principal de la bonzerie, et il eût été très difficile, pour ne pas dire impos-
sible, d'y arriver, pour qui n'aurait pas tenu le fil de ces sinuosités souter-
raines.
Après avoir descendu une trentaine de marches, puis s'être avancés pendant
une centaine de pas, à la lueur fuligineuse de torches portées par les hommes
^96 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
de leur escorte, les deux prisonniers arrivèrent au milieu d'une vaste salle
qu'éclairait à demi un luminaire de même espèce.
C'était bien une crypte. Des piliers massifs, ornés de ces hideuses têtes de
.nonstre, qui appartiennent à la faune grotesque de la mythologie chinoise,
supportaient des arceaux surbaissés, dont les nervures se rejoignaient à la clef
des lourdes voûtes.
Un sourd murmure se fit entendre dans cette salle souterraine à l'arrivée
des deux prisonniers.
La salle n'était pas déserte, en effet. Une foule l'emplissait jusque dans ses
plus sombres profondeurs.
C'était toute la bande des Taï-ping, réunie là pour quelque cérémonie
suspecte.
Au fond de la crypte, sur une large estrade en pierre, un homme de haute
taille se tenait debout. On eût dit le président d'un tribunal secret. Trois
ou quatre de ses compagnons, immobiles près de lui. semblaient servir
d'assesseurs.
Cet homme fit un signe. La foule s'ouvrit aussitôt et laissa passage aux doux
prisonniers.
« Lao-Shen, » dit simplement le chef de l'escorte, en indiquant le person-
nage qui se tenait debout.
Kin-Fo fit un pas vers lui, et, entrant en matière, comme un homme qui est
décidé à en finir :
« Lao-Shen, dil-il, tu as entre les mains une lettre qui t'a été envoyée par
ton ancien compagnon Wang. Celte lettre est maintenant sans objet, et je
viens te demander de me la rendre. »
A ces paroles, prononcées d'une voix ferme, le Taï-ping ne remua même
pas la tête. On eût dit qu'il était de bronze.
« Qu'exiges-tu pour me rendre cette lettre'? » reprit Kin-Fo.
El il attendit une réponse qui ne vint pas.
« Lao-Shen, dit Kin-Fo. je te donnerai, sur le banquier qui te conviendra
et dans la ville que tu choisiras, un mandat qui sera payé intégralement, sans
que l'homme de confiance, que tu enverras pour le toucher, puisse être inquiété
à cet égard! »
Même silence glacial du sombre Taï-ping, silence qui n'était pas de bon
augure.
Kin-Fo reprit en accentuant ses paroles :
CONCLUSION PEU INATTENDUE. 197
« De quelle somme veux-tu que je fasse ce mandat? Je t'otiVe cinq mille
taëls? ■ »
Pas de réponse.
« Dix mille taëls? »
Lao-Shen et ses compagnons restaient aussi muets que les statues de cette
étrange bonzerie.
Une sorte de colère impatiente s'empara de Kin-Fo. Ses offres méritaient
bien qu'on leur fit une réponse, quelle qu'elle fût.
« Ne m'entends-tu pas? » dit-il au Taï-ping.
Lao-Shen, daignant, cette fois, abaisser la tète, indiqua qu'il comprenait
parfaitement.
« Vingt mille taëls! Trente mille taëls! s'écria Kin-Fo. Je t'offre ce que te
payerait la Centenaire, si j'étais mort. Le double ! Le triple ! Parle ! Est-ce
assez? »
Kin-Fo, que ce mutisme mettait hors de lui, se rapprocha du groupe taci-
turne, et, croisant les bras :
« A quel prix, dit-il, veux-tu donc me vendre cette lettre?
— A aucun prix, répondit enfin le Taï-ping. Tu as offensé Bouddha en mé-
prisant la vie qu'il t'avait faite, et Bouddha veut être vengé. Ce n'est que devant
la mort que tu connaîtras ce que valait cette faveur d'être au monde, faveur
si longtemps méconnue par toi ! »
Cela dit, et d'un ton qui n'admettait pas de réplique, Lao-Shen fit un geste.
Kin-Fo, saisi avant d'avoir pu tenter de se défendre, fut garrotté, entraîné.
Quelques minutes après, il était enfermé dans une sorte de cage, pouvant
servir de chaise à porteurs, et hermétiquement close.
Soun, rinfortuné Soun, malgré ses cris, ses supplications, dut subir le
même traitement.
« C'est la mort, se dit Kin-Fo. Eh bien, soit! Celui qui a méprisé la vie
mérite de mourir ! »
Cependant, sa mort, si elle lui paraissait inévitable, était moins proche
qu'il ne le supposait. Mais à quel épouvantable supplice le réservait ce cruel
Taï-ping, il ne pouvait l'imaginer.
Des heures se passèrent. Kin-Fo, dans cette cage, où on l'avait emprisonné,
s'était senti enlevé, puis transporté sur un véhicule quelconque. Les cahots
1. Environ 6,000 francs.
198 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
de la route, le bruit des chevaux, le fracas des armes de son escorte ne
lui laissèrent aucun doute. On l'enlTaînail au loin. Où? Il eût vainement
tenté de l'apprendre.
Sept à huit heures après son enlèvement , Kin-Fo sentit que la chaise
s'arrêtait, qu'on soulevait à bras d'hommes la caisse dans laquelle il était en-
fermé, et bientôt un déplacement moins rude succéda au.\ secousses d'une
route de terre.
« Suis-je donc sur un navire? » se dit-il.
Des mouvements très accusés de roulis et de tangage, un frémissement
d'hélice le confirmèrent dans cette idée qu'il était sur un steamer.
« La mort dans les flots ! pensat-il. Soit ! Ils m'épargnent des tortures qui
seraient pires! Merci, Lao-Shen! »
Cependant deux fois vingt-quatre heures s'écoulèrent encore. A deux
reprises, chaque jour, un peu de nourriture était introduite dans sa cage
par une petite trappe à coulisse, sans que le prisonnier pût voir quelle main
la lui apportait, sans qu'aucune réponse fiit faite à ses demandes.
Ah ! Kin-!?'o, avant de quitter cette existence que le ciel lui faisait si belle,
avait cherché des émotions ! Il n'avait pas voulu que son cœur cessât de
battre, sans avoir au moins une fois palpité! Eh bien! ses vœux étaient satis-
faits, et au delà de ce qu'il aurait pu souhaiter !
Cependant, s'il avait fait le sacrifice de sa vie, Kin-Fo aurait voulu mourir en
pleine lumière. La pensée que cette cage serait d'un instant à l'autre préci-
pitée dans les Ilots, lui était horrible. Mourir, sans avoir revu le jour une der-
nière fois, ni la pauvre Lé-ou, dont le souvenir l'emplissait tout entier, c'en
était trop.
Enfin, après un laps de temps qu'il n'avait pu évaluer, il lui sembla que
cette longue navigation venait de cesser tout à coup. Les trépidations de
l'hélice cessèrent. Le navire qui portait sa prison s'arrêtait. Kin-Fo sentit
que sa cage était de nouveau soulevée.
Pour cette fois, c'était bien le moment suprême, et le condamné n'avait
plus qu'à demander pardon des erreurs de sa vie. ^
Quelques minutes s'écoulèrent, — des années, des siècles !
X son grand étonnemsnt, Kin-Fo put constater d'abord que la cage repo-
sait de nouveau sur un terrain solide.
Soudain, sa prison s'ouvrit. Des bras le saisirent, un large bandeau lui fut
immédiatement appliqué sur les yeux, et il se sentit brusquement attiré au
CONCLUSION PEU INATTENDUE. 199
dehors. Vigoureusement tenu. Kin-Fo dut faire quelque pas. Puis, ses gar-
diens robligèrent à s'arrêter.
« S'il s'agit de mourir enfin, s ecria-t-il, je ne vous demande pas de me
laisser une vie dont je n'ai rien su faire, mais acrordez-moi, du moins, de
mourir au grand jour, en homme qui ne craint pas de regarder la mort !
— Soit ! dit une voix grave. Qu'il soit fait comme le condamné le désire! »
Soudain, le bandeau qui lui couvrait les yeux fut arraché.
Kin-Fo jeta alors un regard avide autour de lui...
Était-il le jouet d'un rêve? Une table, somptueusement servie, était là,
devant laquelle cinq convives, l'air souriant, paraissaient l'atlendre pour com-
mencer leur repas. Deux places non occupées semblaient demander deux
derniers convives.
« Vous! vous! Mes amis, mes chers amis! Est-ce bien vous que je vois?»
s'écria Kin-Fo avec un accent impossible à rendre.
Mais non! Il ne s'abusait pas. C'était Wang, le philosophe! C'étaient Yin-
Pang, Houal, Pao-Shen, Tim, ses amis de Canton, ceux-là mêmes qu'il avait
traités, deux mois auparavant, sur le bateau-fleurs de la rivière des Perles,
ses compagnons de jeunesse, les témoins de ses adieux à la \ie de garçon !
Kin-Fo ne pouvait en croire ses yeux. Il était chez lui, dans la salle à man-
ger de son yamen de Shang-Haï !
« Si c'est toi! s'écria-t-il en s'adressant à Wang, si ce n'est pas ton ombre,
parle-moi ...
— C'est moi-même, ami, répondit le philosophe. Pardonneras -lu ;\ ton
vieux maître, la dernière et un peu rude leçon de philosophie qu'il ait du te
donner?
— . Eh quoi ! s'écria Kin-Fo ! Ce serait toi, toi, Wang !
— C'est moi, répondit Wang, moi qui ne m'étais chargé de la mission de
t'arracher la vie que pour qu'un autre ne s'en chargeât pas ! Moi, qui ai su,
avant toi, que tu n'étais pas ruiné, et qu'un moment viendrait ou tu ne
voudrais plus mourir! Mon ancien compagnon, Lao-Shen, qui vient de faire sa
soumission et sera désormais le plus ferme soutien de l'Empire, a bien voulu
m'aider à te faire comprendre, en te mettant en présence de la mort, quel est
le prix de la vie ! Si, au milieu de terribles angoisses, je t'ai laissé et, qui pis
est, si je t'ai fait courir, encore bien que mon cœur en saignât, presque au delà
de ce qu'il était humain de le faire, c'est que j'avais la certitude que c'était
après le bonheur que tu courais, et que tu finirais par l'attraper en route! »
200 LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
Kin-Fo était dans les bras de Wang, qui le pressait fortement sur sa
poitrine.
« Mon pauvre Wang, disait Kin-Fo, très ému, si encore j'avais couru tout
seul! Mais quel mal je t'ai donné! Combien il t'a fallu courir toi-mcme, et
quel bain je t'ai forcé de prendre au pont de Palikao!
— Ah ! celui-là, par exemple, répondit Wang en riant, il m'a fait bien peur
pour mes cinquante-cinq ans et pour ma philosophie! J'avais très chaud et
l'eau était très froide ! Mais bah ! Je m'en suis tiré ! On ne court et on ne nage
jamais si bien que pour les autres!
CONCLUSION PEU INATTENDUE.
201
La charmante L
— Pour les autres! dit Kin-Fo d'un air grave. Oui! c'est pour les autres
qu'il faut savoir tout faire ! Le secret du bonheur est là ! »
Soun entrait alors, pâle comme un homme que le mal de mer vient
de torturer pendant quarante-huit mortelles heures. Ainsi que son maître,
l'infortuné valet avait dû refaire toute cette traversée de Fou-Ning à Shang-
Haï, et dans quelles conditions ! On en pouvait juger à sa mine !
Kin-Fo, après s'être arraché aux étreintes de Wang, serrait la main do
ses amis.
a Décidément, j'aime mieux cela! dit-il. J'ai été un fou jusqu'ici !...
2(^2 LES TlîIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE.
— Et tu peux redevenir un sage! répondit le pliilosophe.
— J'y tâcherai, dit Kin-Fo, et c'est commencer que de songer à mettre
de 1 "ordre dans mes affaires. Il a couru de par le monde un petit papier qui a
été pour moi la cause de trop de tribulations, pour qu'il me soit permis de le
négliger. Qu'est décidément devenue cette lettre maudite que je t'avais remise,
mon cher Wang? Est-elle vraiment sortie de tes mains? Je ne serais pas fâché
de la revoir, car enfin, si elle allait se perdre encore! Lao-Shen, s'il en est
encore détenteur, ne peut attacher aucune import;ince à ce chiffon de (lapier,
et je trouverais fâcheux qu'il pût tomber entre des mains... peu délicates! »
Sur ce, tout le monde se mit à rire.
« Mes amis, dit Wang, Kin-Fo a décidément gagné à ses mésaventures
d'être devenu un homme d'ordre! Ce n'est i)lus notre indifférent d'autrefois!
11 pense en homme rangé!
— Tout cela ne me rend pas ma lettre, reprit Kin-Fo, mon absurde lettre!
J'avoue sans honte que je ne serai tranquille que lorsque je l'aurai brûlée, et
que j'en aurai vu les cendres dispersées à tous les vents !
— Sérieusement, tu tiens donc à la lettre?... reprit Wang.
— Certes, répondit Kin-Fo. Aurais-lu la cruauté de vouloir la conserver
comme une garantie contre un retoui- de folie de ma part?
— Non.
— Eh bien ?
— Eh bien, mon cher éltve, il n'y a à ton désir qu'un empêchement, et,
malheureusement, il ne vient pas de moi. Ni Lao-Shen ni moi nous ne
l'avons plus, ta lettre...
— Vous ne l'avez plus !
— Non.
— Vous l'avez détruite?
— Non! Hélas ! nou!
— Vous auriez eu l'imprudence de la confier encore à d'autres mains?
— Oui!
— A qui? à qui? dit vivement Kin-Fo, dont la patience élait à bout. Oui!
A qui?
— A quelqu'un qui a tenu à ne la rendre qu'à toi même ! »
En ce moment, la charmante Lé-ou, qui, cachée dcriière un para\enf,
n'avait rien perdu de cette scène, apparaissait, tenant la fameuse lettre du
bout de ses doigs mignons, et l'agitant en sii:ne de défi.
CONCLUSION PEU INATTENDUE. 203
Kin-Fo lui ouvrit ses bras.
« Non pas! Un peu de patience encore, s'il vous plaiti lui dii l'aimable
femme, en faisant mine de se retirer derrière le paravent. Les aft'aires avant
tout, ô mon sage maril »
Et, lui mettant la lettre sous les yeux:
— iJIon petit frère cadet reconnait-ilson œuvre?
— Si je la reconnais! s'écria Kin-Fo. Quel autre que moi aurait pu écrire
cette sotte lettre !
— Eh bien, donc, avant tout, répondit Lé-ou, ainsi que vous en avez témoigné
le très légitime désir, déchirez-la, brûlez-la, anéantissez-la, cette. lettre im-
prudente ! Qu'il ne reste rien du Kin-Fo qui l'avait écrite !
— Soil, dit Kin-Fo en approchant d'une lumière le léger papier, mais, ii
présent, ô mon cher cœur! permettez à votre mari d'embrasser tendrement sa
femme et de la supplier de présider ce bienheureux repas. Je me sens en dispo-
sition d'y faire honneur !
— Et nous aussi! s'écrièrent les cinq convives. Cela donne très faim d'être
très contents ! »
Quelques jours après , l'interdiction impériale étant levée , le mariage
s'accomplissait.
Les deux époux s'aimaient! Ils devaient s'aimer toujours! Mille et û'.:s
mille félicités les attendaient dans la vie!
Il faut aller en Chine pour voir cela!
FIS DES TRIBULATIONS D UN CHINOIS EN CHINE
TABLE DES MATIÈRES
Chap. I". Où la personnalité et la nationalité des personnages se dégagent
peu à peu 1
— 11. Dans lequel Kin-Fo et le philosophe Wang sont posés dune faron
plus nette 10
— III. Où le lecteur pourra, sans fatigue, jeter un coup d'ceil sur la ville
de Shang-Hai 19
— IV. Dans lequel Kin-Fo reçoit une importante lettre qui a déjà huit jours
de retard • QG
— V. Dans lequel Lé-ou reçoit une lettre qu'elle eût préféré ne pas recevoir. 36
— VI. Qui donnera peut-être au lecteur l'envie d'aller faire un tour dans les
bureaux de o la Centenaire » 43
— VII. Qui serait fort triste, s'il ne s'agissait dus et coutumes particuliers
au Céleste Empire 51
— VIII. Où Kin-Fo fait à VV'ang une proposition sérieuse, que celui-ci accepte
non moins sérieusement 61
— IX. Dont la conclusion, quelque singulière qu'elle soit, ne surprendra
peut-être pas le lecteur 66
— X. Dans lequel Craig et Fry sont officiellement présentés au nouveau
client de o la Centenaire» 75
— XI. Dans lequel on voit Kin-Fo devenir l'homme le plus célèbre du
Céleste Empire 81
— XII. Dans lequel Kin-Fo, ses deux acolytes et son valet s'en vont à
l'aventure 90
— XIII. Dans lequel on entend la célèbre complainte des « Cinq veilles du
• Centenaire » 100
— XIV. Où le lecteur, sans fatigue, pourra parcourir quatre villes en une
seule 110
— XV. Qui réserve certainement une surprise à Kin-Fo et peut-être au
lecteur 1Q2
— XVI. Dans lequel Kin-Fo, toujours célibataire, recommence à courir de
plus belle 131
— XVII. Dans lequel la valeur marchande de Kin-Fo est encore une fois
compromise 139
— XVIII. Où Craig et Fry, poussés par la curiosité, visitent la cale de la
oSam-Yep» ." 149
— XIX. Qui ne finit pas bien , ni pour le capitaine, commandant la Saiii-
Yep », ni pour son équipage 159
— XX. Où l'on verra à quoi s'exposent les gens qui emploient les appareils
du capitaine Boyton 171
— XXI. Dans lequel Craig et Fry voient la lune se lever avec une extrême
satisfaction 182
— XXII. Que le lecteur aurait pu écrire lui-même, tant il finit d'une façon
peu inattendue '. 194
S.\IXT-CLOlD.
?<
^r^**^-
7 ^".: V ■
y^-^^x
M
y A
^-^
^m^^
fc^^/^,^-'i
^ ^
\
v^^^^^
-^.