Bïironra lis^ar 2
19; 5
LE SUICIDE ET LA MORALE
Du même auteur
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
La Morale scientifique , essai sur les applications morales des sciences
sociologiques, 2e édit., 1907, 1 volume in-16 de la Bibliothèque
de* Philosophie contemporaine 2 fr. 50
L'Idée de Bien, 1 volume in-8° de la Bibliothèque de Philosophie
contemporaine 3fr.75
La Casuistique chrétienne contemporaine , 1 volume in-16 2fr.50
Les Idées mortes, 1 volume in-8°, (Librairie Rieder) 3fr.50
Le Mirage de la Vertu, 1 volume in- 12 (Librairie Colin) 3fr.50
Les Écrivains politiques du XIXe siècle, en collaboration avec
François Albert, 1 volume in- 12 (Librairie Colin) 3fr.50
LE SUICIDE ET LA MORALE
ALBERT BAYET
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULE VAED SAINT-GERMAIN, 108
1922
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
INTRODUCTION
Quelle est aujourd'hui, en France, notre morale à l'égard du sui-
cide? Qu'était cette morale hierP Que sera-t-elle demain? Telles sont
les questions auxquelles j'ai essayé de répondre dans ce livre.
Mon ambition est de prouver par un exemple précis que la
science des mœurs, l'éthologie, peut dès à présent se détacher de la
philosophie proprement dite, donner des résultats théoriques et des
résultats pratiques. '
Ceux que j'espère avoir obtenus sont assurément fort minces en
ce sens qu'ils n'éclairent qu'un coin de notre morale. Mais, si la
méthode suivie pour les obtenir paraissait légitime, il suffirait de
l'étendre à d'autres questions pour obtenir autant de solutions, pro-
visoires mais positives, d'un grand problème abandonné naguère
à la philosophie pure, je veux dire 'la définition d'une morale con-
venable au temps présent.
Il me paraît inutile d'exposer ici longuement des principes dont
on pourra suivre l'application au cours de cette étude. Je voudrais
seulement indiquer d'un mot pourquoi j'ai abandonné d'autres
méthodes employées jusqu'à présent, et notamment celle qu'a suivie
Durkheim dans son livre célèbre sur le suicide.
*
* *■
Il va sans dire que j'ai renoncé à la méthode qu'ont illustrée, de
Platon jusqu'à Rousseau, tant de philosophes célèbres et qui cherche à
établir par des raisonnements que la mort volontaire est en soi chose
licite ou illicite. On trouvera, au cours de cette étude, les arguments
de Platon, d'Aristote, des stoïciens, des néo-platoniciens, de Saint-
Augustin, d'Alexandre de Haies, de Saint-Thomas, de Montaigne, de
Saint-Cyran, de Voltaire, de Rousseau, de* d'Holbach, pour m'en
tenir aux noms les plus célèbres. Je les ai cités comme autant d'indi-
cations sur le mouvement des idées. Mais l'inefficacité de la méthode
suivie apparaît aux résultats : je ne connais pas un seul des argu-
ments allégués de part et d'autre qui n'ait été réfuté. Après vingt
siècles de discussion, la question reste posée, et posée dans les mêmes
termes.
6 INTRODUCTION
Une autre méthode, d'apparence scientifique, a séduit quelques
philosophes. On dégage une loi de nature, qui veut que tout être
tende à se conserver, et on lui confère, au nom de la science, une
valeur impérative : qui se détruit enfreint la loi naturelle. Ici encore,
les résultats révèlent l'infirmité du principe : c'est au nom de la
nature que la plupart des philosophes condamnent la mort volon-
taire; c'est au nom de la nature que d'Holbach l'approuve. Les faits
allégués pour prouver que la nature a ou n'a pas horreur du suicide,
(histoire du chien qui ne veut pas survivre à son maître, du scorpion
furieux qui se perce de son dard, du cheval qui se jette du haut
d'un rocher parce qu'on lui a fait saillir sa mère), n'inspirent pas
tous grande confiance. Quant au principe, est-il besoin de dire qu'il
n'a rien de scientifique? Fût-il établi que la nature a horreur du
suicide, en quoi cella prouverait- il que la morale doit le condamner?
Ne dit-on pas presqu'indifféremment que la vertu consiste à suivre,
ou à vaincre la nature? Et les mêmes moralistes qui, au nom de la
nature, flétrissent la mort volontaire n'approuvent-ils pas quelque-
fois l'ascétisme?
Je n'insiste pas sur ces deux méthodes dont M. Lévy-Bruhl et
M. Bougie ont si clairement montré le vice essentiel. Sur la méthode
suivie par Durkheim dans son livre sur le suicide, je ne puis m'expli-
quer aussi brièvement. Tout mon travail s'est inspiré des principes
généraux qu'il a formulés dans les Régies de la Méthode sociolo-
gique. Mais, en ce qui concerne précisément l'étude des faits morauxy
il m'a semblé que sa méthode soulevait des objections. Il m'est pré-
cieux d'ajouter que lui-même, en accueillant le sujet de cette thèse,
en avait admis quelques-unes.
Au livre III de son ouvrage sur le suicide (i), Durkheim définit
ainsi sa méthode : « Nous allons rechercher d'abord dans l'histoire
comment, en fait, les peuples ont apprécié moralement le suicide;
nous tâcherons ensuite de déterminer quelles ont été les raisons de
cette appréciation. Nous n'aurons plus alors qu'à voir si et dans quelle
mesure ces raisons sont fondées dans la nature de nos sociétés
actuelles. »
Fidèle à cette méthode, Durkheim examine et compare « les dis-
positions juridiques et morales en usage dans les différentes socié-
tés ». En fait, la plupart des peuples ont condamné la mort volon-
taire. Il est vrai qu'en Grèce et en Italie, il y eut une période de
« tolérance ». Mais cette tolérance tardive est « évidemment solidaire
de la grave perturbation » que subissaient alors les sociétés antiques.
« C'est le symptôme d'un état morbide. » En fait encore, le suicide
constitue aujourd'hui « une tare morale ». Il est vrai que « l'opinion
(1) Le Suicide, étude de sociologie, P. 1897, III, chapitre II, p. 369 ss.
INTRODUCTION /
semble avoir une tendance à devenir sur ce point plus indulgente
qu'autrefois». Mais cet état d'ébranlement « doit provenir de causes
accidentelles et passagères ».
A quoi reconnaît-on que l'indulgence antique et l'indulgence
moderne sont des exceptions morbides? A ce qu'elles sont deux cas
de « régression » par rapport à l'ensemble de « l'évolution morale ».
En effet, si on néglige les différences de détail, a on voit que la
législation du suicide a passé par deux phases principales ». Dans
la première, « il est interdit à l'individu de se détruire de sa propre
autorité, mais l'état peut l'autoriser à le faire ». Dans la seconde
« la condamnation est absolue et sans aucune exception ». Le suicide
est immoral « en lui-même, pour lui-même ». D'où vient cette
sévérité croissante? De ce que, dans les sociétés chrétiennes, les
« droits de l'individu se développent en face de ceux de l'état ». La
personne humaine devient une chose sacrée « et même la chose
sacrée par excellence sur laquelle nul ne peut porter les mains ».
« L'homme est devenu un Dieu pour les hommes. C'est pourquoi
tout attentat dirigé contre lui nous fait l'effet d'un sacrilège. »
Au point de vue pratique, la méthode de Durkheim repose sur la
distinction du normal et du pathologique : si la tolérance romaine,
si l'indulgence contemporaine sont à rejeter, c'est qu'elles sont mor-
bides. J'ai étudié ailleurs les objections que peut soulever cette façon
de voir. Je ne me place ici qu'au point de vue théorique. Mais, même
à ce point de vue, je suis persuadé que la méthode qu'on vient de voir
ne peut pas, à l'heure présente, donner des résultats vraiment scien-
tifiques.
En elle-même, elle est très séduisante. Comparer les lois et les
u dispositions morales » des différentes sociétés, en dégager une loi
d'évolution, lier cette évolution à d'autres faits sociaux, rien de plus
scientifique. A deux conditions toutefois (qui s'imposent à toute
science), c'est que les faits ainsi reliés soient bien établis et suffisam-
ment nombreux.
Le sont-ils en ce qui concerne le suicide et la morale? Durkheim,
évidemment, l'admet. C'est sur ce point que sa méthode me paraît
trop peu sévère.
S'agit-il du nombre des faits? Après avoir consacré plus de trois
cents pages à l'étude du suicide, « phénomène social », il ne consacre
que dix pages à l'étude de l'appréciation du suicide, phénomène
moral. S'il est si bref, c'est qu'il considère presque exclusivement
le droit. Depuis l'époque gallo-romaine jusqu'à la Révolution, c'est
à l'aide des textes canoniques et juridiques qu'il suit l'évolution de
la morale. Rien sur les écrits des philosophes, rien sur la littérature
et les mœurs. Presque rien sur la jurisprudence. Au total, quelques
faits seulement. Je sais bien qu'une loi a l'avantage d'être un fait
P INTRODUCTION
social aisément saisissable. La morale semble s'y ramasser pour la
plus grande commodité des sociologues (i), et c'est de la morale
réelle, puisqu'elle prévoit des sanctions, des actes. Mais d'abord, reste
à savoir si ces sanctions sont appliquées : l'existence d'une loi est
un fait; mais l'inapplication de cette loi est un fait, elle aussi, La
jurisprudence, négligée par Durkheim, conduit, en ce qui concerne
le suicide, à de tout autres conclusions que celles du droit propre-
ment dit. En outre, une loi, même appliquée, n'exprime pas for-
cément la morale d'une époque. A la fin du xvin6 sièce, il y a un
abîme entre le droit pénal de la France et l'opinion du plus grand
nombre. A d'autres époques, le divorce est moins net, mais les lois
n'enregistrent la morale qu'en la simplifiant. Tout ce qui est
nuance ou diversité tombe. A restreindre le nombre des faits étu-
diés, on risque de mutiler la réalité morale.
Ces faits choisis et peu nombreux sont-ils du moins bien établis?
Sur ce point encore, il me semble que la méthode suivie par Dur-
kheim n'est pas assez rigoureuse.
Pour l'époque contemporaine, il résume ainsi notre morale :
« Toutes les religions auxquelles appartiennent les Français conti-
nuent à prohiber le suicide et à le punir, et la morale commune le
réprouve. Il inspire encore à la conscience populaire un éloignement
qui s'étend aux lieux où le suicidé a accompli sa résolution et à
toutes les personnes qui lui touchent de près. Il constitue une tare
morale, quoique l'opinion semble avoir une tendance à devenir sur
ce point, plus indulgente qu'autrefois. Il n'est pas d'ailleurs sans
avoir conservé quelque chose de son ancien caractère criminolo-
gique. D'après la jurisprudence la plus générale, le complice du
suicide est poursuivi comme homicide » (2). Que ce tableau reproduise
en partie la réalité, je le crois. Mais je crois aussi qu'il ne la repro-
duit qu'en partie. En tout cas, ce qui est grave, c'est qu'il faut
croire l'auteur sur parole. Où sont les usages prouvant que les
protestants « punissent le suicide »? Par quoi s'exprime 1' « éloigne-
ment » pour ceux qui touchent au suicidé? Quels faits permettent
de dire que « la morale commune réprouve le suicide »? Durkheim
ne le dit pas. Sans doute èst-il d'avis que la morale de son tempi
est la sienne et qu'il la connaît. Mais on peut supposer aussi, sans
aucun paradoxe, que notre propre morale nous est en un sens fort
étrangère. Le témoignage du plus grand philosophe ne peut rem-
placer, au point de vue scientifique, des observations soumises au
contrôle, à la critique.
(1) Cf. Wilbois, Introduction à la Sociologie {R. de Met. et de Mor., octobre-
décembre 1920, p. 480) : la sociologie s'appuie surtout sur l'étude du droit
et des statistiques. (2) Page 371.
INTRODUCTION 9
En ce qui concerne le passé, Durkheim, étant donnée l'ampleur
de ses recherches, est naturellement forcé de faire confiance aux
historiens qui l'ont précédé. Gela non plus n'est pas sans péril. Il
s'est servi, pour l'étude du droit français, de l'ouvrage de Garrison.
C'était le meilleur qu'on eût publié. Il contient cependant de graves
erreurs, et ce n'est pas seulement sur des questions de détail. Se
fiant à Garrison, Durkheim écrit par exemple : « Aussitôt que les
sociétés chrétiennes furent constituées, le suicide y fut formellement
proscrit»; — « dès 452, le Concile d'Arles déclara que le suicide était
un crime et ne pouvait être que l'effet d'une fureur diabolique »; —
« la législation civile s'inspira du droit canon en ajoutant aux peines
religieuses des peines matérielles »; — « un chapitre des Etablisse-
ments de Saint-Louis réglemente spécialement lia matière : un
procès était fait au cadavre du suicidé, etc. »; — « les nobles encou-
raient la déchéance et étaient déclarés roturiers; on coupait leurs
bois, on démolissait leur château, on brisait leurs armoiries. Nous
avons encore un arrêt du Parlement de Paris rendu le 3i janvier 17^9
conformément à cette législation »; — « par une brusque réaction,
la Révolution de 1789 abolit toutes ces mesures répressives )) (1). Tout
cela se trouve bien dans Garrison et d'autres. Seulement, en fait,
les premières sociétés chrétiennes ne se sont pas occupées de la
mort volontaire; — le texte du concile d'Arles ne vise pas le suicide
en général; — la législation civile est probablement antérieure au
droit canon; — les Etablissements de Saint-Louis ne parlent pas de
procès au cadavre; — on ne brisait pas les armoiries des nobles qui
se tuaient; — l'arrêt de 17^9 ne souffle pas mot d'une peine de ce
genre; — enfin la Révolution, loin de supprimer « brusquement »
l'ancien droit, enregistre un fait accompli. Si l'on considère que,
pour le passé, Durkheim étudie uniquement le droit, on voit à quel
point l'historien a pu égarer le sociologue.
On voit aussi, je l'espère, à quoi se ramènent mes objections. La
méthode comparative indiquée par Durkheim reste l'idéal auquel
doit tendre la science des mœurs. Mais pour qu'il soit possible d'en
faire usage, il faut que, sur chaque question, le stock des faits bien
établis soit suffisamment riche. A procéder autrement, la sociologie
finirait par justifier les méfiances que lui témoignent certains histo-
riens. Le jour où l'on saura avec précision ce qu'est et ce qu'a été
la morale à l'égard du suicide dans un grand nombre de sociétés,
il deviendra légitime d'instituer une comparaison et de chercher
une loi générale. Mais la besogne qui s'impose actuellement à la
science des mœurs, c'est avant tout d'amasser, par l'étude d'une
société donnée, un nombre suffisant de faits bien établis.
(1) Pages 370 et 371.
10 INTRODUCTION
Dans cette étude, quelle méthode suivre? Les objections qu'on
vient de voir la définissent par avance. Je n'indique ici que deux
principes auxquels j'espère être resté fidèle et qui s'imposent, je
crois, à la science naissante qu'est l'éthologie.
Premier principe : qu'il s'agisse du présent ou du passé, il faut,
pour la recherche et l'examen des faits, se soumettre aux exigences
de la méthode historique, être en état d'esprit critique. Il faut avoir
le courage de se dire qu'en matière de morale nous ne savons
presque rien. Dans le présent, notre morale nous est en somme
inconnue. Il n'y a pas, par exemple, un seul ouvrage dans lequel
l'auteur se soit proposé d'étudier nos idées et nos sentiments en
matière de mort volontaire. On sait le nombre, l'âge, le sexe, la
religion, de ceux qui se tuent, en quelle saison, à quelles heures ils
accomplissent leur dessein (et c'est pourquoi l'œuvre de Durkheim
est encore aujourd'hui, sur ce point, si solide), mais sur la façon
dont le suicide affecte la conscience commune on ne sait à peu près
rien. Qui pis est, on peut avoir l'illusion qu'on sait quelque chose.
Des philosophes qui n'avanceraient rien sans des précautions minu-
tieuses s'il s'agissait de dater une lettre de Descartes, affirment sans
inquiétude que le suicide a est » ou « n'est pas » une faute, un
crime, est ou n'est pas une lâcheté. De preuves, point. Malgré qu'on
en ait, on subit l'influence de ces assertions. Mais le premier soin
de la science des mœurs doit être de s'en dégager. Elles ne sont à
retenir que comme autant d'éléments de la question. Elles n'en don-
nent pas la solution. Pour ce qui est du passé, il y a quelques travaux
sur les lois et les opinions en matière de mort volontaire. Les meil-
leurs sont celles de Geiger pour l'antiquité, de Bourquelot pour le
Moyen-Age, de Garrison pour l'ensemble de notre histoire. Je ne
voudrais pas avoir l'air de diminuer ce que je leur dois. Mais je
crois m'être bien trouvé d'avoir vérifié tout ce qu'ils avançaient,
même ce qui semblait le mieux établi. Anecdotes curieuses, généra-
lisations hardies, tout ce qu'on recherchait autrefois dans les ouvra-
ges sur les mœurs doit faire place à des procédés moins brillants
mais plus sûrs.
Deuxième principe, il faut se dire que, dans l'ensemble des
faits sociaux, les phénomènes moraux sont parmi les plus com-
plexes, les plus malaisés à atteindre, et que, par suite, pour avoir
quelque chance de les saisir, il ne faut pas essayer de restreindre,
mais multiplier autant que possible le nombre des moyens d'inves-
tigation.
Qu'est-ce, en effet, que le « fait moral », envisagé uniquement
sous son aspect sociologique? En gros, c'est cette réaction spéciale
INTRODUCTION 11
qui fait que, dans un groupe social, certaines choses sont bonnes
et d'autres mauvaises. Mais cette définition appelle au moins trois
observations. D'abord, c'est par une abstraction hardie qu'on
ramène les choses morales à deux types, choses bonnes et choses
mauvaises. La langue suffit à nous en avertir. Parmi les bonnes
actions, elle distingue ce qui est juste, honnête, irréprochable, ce qui
est honorable, louable, excellent, édifiant, ce qui est élégant, chic,
épatant, admirable, ce qui est noble, élevé, grand, glorieux, ce qui
est héroïque, magnifique, sublime, antique, surhumain. Entre les
actions « mauvaises », la gamme est encore plus riche : il y a ce
qui est blâmable, malhonnête, coupable, ce qui est inadmissible,
intolérable, scélérat, criminel, ce qui est déshonorant, vil, bas,
abject, dégradant, ignoble, immonde, crapuleux, il y a ce qui est
affreux, révoltant, énorme, abominable, exécrable, écœurant. Enfin,
une zone indécise sépare le bien et le mal, allant de ce qui est légal,
correct, à ce qui est admis, tolérable, excusable, de ce qui est par-
donnable à ce qui est inélégant, risqué, discutable, déplacé, incor-
rect, abusif, excessif, et, de là, à ce qui est douteux, fâcheux, com-
promettant, agaçant, inquiétant, suspect, louche. Je relève dans
Littré plus de cent adjectifs exprimant des nuances d'appréciation
morale. C'est assez dire qu'on reste encore à bonne distance du fait
moral lui-même, quand on classe les actions humaines en morales
et immorales.
Deuxième remarque, au sein d'un groupe social, par ailleurs très
bien défini, le même acte peut provoquer des réactions bien diffé-
rentes dans les divers milieux dont se compose le groupe. Une injure
publique, un coup, un démenti ne constituent pas la même offense
parmi les gens « du monde » et parmi les gens du peuple. Parfois
même, l'acte change de nom selon le rang social des coupables : ce
qui est ici rixe devient là duel. Ce qui est corruption devient « com-
mission ». Ce qui est escroquerie s'appelle combinaison.
Dernière complication, dans un même groupe et au sein d'un
même milieu, le même fait peut provoquer, selon le cas, des réac-
tions bien différentes. Même lorsqu'il s'agit de faits nettement ré-
prouvés en principe, comme le vol, on juge bien différemment celui
qui dérobe un portefeuille et celui qui place à prix fort des valeurs
qu'il sait médiocres, celui qui prend de l'argent dans la caisse qu'on
lui a confiée et celui qui vend à son client cent vingt grammes pour
cent-vingt-cinq, celui qui essaie de tromper en faisant une addition
ou en rendant de la monnaie et celui qui essaie de tromper sur la
qualité de la marchandise vendue. Prenons l'exemple du suicide.
Qu'est-ce, au point de vue moral, que « le suicide »? Une abstrac-
tion, un mot. Le philosophe, le juriste ont beau écrire : c'est l'acte
de celui qui se tue lui-même. La réalité ne tient pas dans cette for-
12 INTRODUCTION
mule trop simple : dans la vie, celui qui se tue, est un riche ou un
pauvre, un grand ou un petit; on dit qu'il s'est tué par amour, par
prgue.il, parce qu'il était sans ressources ou parce qu'il était désho-
noré, par peur <lu supplice, pour éviter des souffrances cruelles,
pour prouver sa bonne foi, pour ne plus être à charge aux siens. La
plupart de ces « on dit » reposent, il est vrai, sur peu de chose.
Mais, au point de vue moral, il n'importe : le cas supposé vaut le
cas réel, et c'est sur ces cas concrets que se prononcent groupe et
milieu.
Donc, réactions nuancées, variant au sein d'un môme groupe,
variant selon les cas, voilà de quoi se compose la réalité morale,
envisagée au point de vue sociologique. Comment l'atteindre? Il ne
faut pas, je crois, éliminer un seul moyen d'investigation sous cou-
leur de s'en tenir à des faits bien tangibles et définis, comme sont
les lois : il faut, au contraire, examiner tout ce par quoi le fait moral
se manifeste et se dire que ce qui semble, parmi ces manifestations,
le plus inconsistant, le plus fuyant, peut être, parfois, ce qui nous
rapproche le plus de la réalité.
On discerne, à première vue, trois sortes de faits par lesquels la
morale nous est saisissab'le.
Il y a d'abord les formules qui prétendent l'exprimer. On peut
appeler « morale formulée » l'ensemble des déclarations morales sur
une question donnée. Cette morale a l'avantage d'être aisément sai-
sissable, puisque, même à l'époque contemporaine, elle se présente
à nous communément sous forme de morale écrite. Ce qu'elle a de
dangereux, on l'a vu. Formulée souvent par des philosophes, elle
prend, dans leur langage, une rigueur, une précision simple qui
risquent de défigurer quelque peu la réalité. En outre, elle se donne
avec assurance comme exprimant la morale d'une époque, voire la
morale éternelle, alors qu'en fait, il peut y avoir un écart consi-
dérable entre les « phrases » appliquées, même couramment, à un
acte et la façon dont cet acte est vraiment apprécié par le groupe.
Mais s'ensuit-il que la science des mœurs doive négliger la morale
écrite? Je crois, au contraire, que du jour où l'on est sur ses gardes,
où on la prend pour ce qu'elle est et non plus pour ce qu'elle croit être,
elle ne peut plus égarer et peut, par contre, instruire. Si elle n'est pas
la morale réelle, elle en est une partie. Quelquefois sans doute, ce n'est
que façade. Mais une façade, même rapportée, a son prix et son sens.
Que telle formule sur le suicide soit, durant un siècle, adoptée, répé-
tée, affinée, cela même est un fait social, et s'il s'accorde mal à d'au-
tres, encore peut-il intéresser la science, soit à titre de survivance, soit
comme anticipation. J'ai donc étudié la morale écrite, mais je l'ai étu-
diée comme un fait social, comme un document sur la morale réelle.
Aussi ne m'en suis-je pas tenu aux opinions des philosophes et des
INTRODUCTION 13
grands écrivains : cherchant à atteindre l'opinion moyenne à travers
les formules individuelles, j'ai cité, à côté de Descartes, Pascal et
Malebranche, Bouju, Dupleix, Ceriziers, l'abbé de Bellegarde et
les casuistes, à côté de Voltaire, Montesquieu, Diderot et Rousseau,
Denesle, d'Artaize, Robinet, Lacroix, Barruel, Gauchat, à côté de
Comte et de Renouvrér, les manuels destinés à nos écoles primaires.
Pour l'époque contemporaine, j'ai demandé des listes au Catalogue
d'Otto Lorenz, sans distinguer, entre les ouvrages connus et ceux
dont je n'avais jamais entendu parler. Cela m'a conduit souvent
à des énumérations monotones. Seulement il m'a semblé que cette
monotonie même était quelquefois la chose essentielle. Enfin, je n'ai
pas cité seulement les philosophes, les moralistes, les professionnels,
Il y a morale formulée chaque fois qu'un écrivain quelconque
donne son opinion sur le suicide ou sur certains suicides. J'ai donc
rapporté des déclarations de poètes, de romanciers, de journalistes,
au même titre que celle des philosophes, c'est-à-dire à titre d'indices,
et d'indices seulement, sur la morale réelle.
Avec les faits juridiques, on se rapproche de la morale réelle
en ce sens qu'il y a des chances pour que l'idée, 'le sentiment qui
s'expriment par des actes soient des réalités et même vigoureuses.
Mais c'est à condition que le droit soit appliqué et que cette appli-
cation ne soulève pas de violentes critiques. Car, s'il est vrai qu'une
loi pénale qui joue est une indication sérieuse sur la morale du
groupe, la non application d'une loi existante est un indice encore
plus instructif, et, quand les jurisconsultes, gardiens nés du droit,
le critiquent et parlent de le transformer, ce peut être le signe d'un
grave désaccord entre le droit et la morale. L'étude de la jurispru-
dence et des écrits de jurisconsultes est donc le complément obliga-
toire de l'étude des lois, et il ne faut pas s'arrêter à l'objection que
des opinions individuelles ont, en l'espèce, moins de prix que le
droit. Elle ne serait valable que si l'on prétendait alléguer contre la
lettre de la loi, un ou deux arrêts, une ou deux opinions. Aussi me
suis- je appliqué à distinguer des opinions individuelles, les mouve-
ments d'idées et des arrêts singuliers ceux qui ont vraiment fait
jurisprudence.
Les mœurs, au point de vue scientifique, sont chose encore plus
sûre que le droit. On conçoit qu'une loi ne soit pas appliquée. On
ne conçoit pas un usage qui ne serait pas « en usage ». Le seul
point délicat est d'en établir le vrai sens, qui, sous la permanence
du fait, peut changer. Mais le problème, parfois, ne se pose pas.
Que certains suicides soient, dans certains milieux, chose à la mode,
que d'autres soient déshonorants, que le corps même du suicidé
excite certains dégoûts, qu'on refuse de s'allier à la famille d'un
homme qui s'est tué, qu'on cache avec soin le genre de sa mort,
14 INTRODUCTION
tout cela ett, je crois, indice très sûr de ce que peut être la morale
réelle. Malheureusement, je rapporte de mon étude l'impression
que < est extrêmement difficile à saisir. Dans le passé, des usages
qu'on sent avoir été communs ne laissent, pour ainsi dire, aucune
trace. Dans le présent môme, ceux dont on sait vaguement l'exis-
tence semblent souvent se dérober à l'examen scientifique.
Ainsi, des trois sortes de faits qui s'offrent d'abord au chercheur,
les plus saisissables sont les moins sûrs, et les plus sûrs sont les nv. in-
saisissables. C'est l'insuffisance de ces moyens d'investigation qui
m'a fait avoir recours à une quatrième source, volontairement négli-
gée par Durkheim : la littérature.
Si la sociologie n'a guère utilisé cette source, si abondante (i),
c'est d'abord qu'elle ne nous fournit pas les faits sous une forme
aussi commode que les lois et les statistiques. C'est aussi, peut-être,
que les premiers essais d'utilisation ont été trop hardis. On a de-
mandé à la littérature de nous renseigner sur les moeurs d'une
époque, alors qu'on ne sait pas encore au juste les rapports qui
unissent l'œuvre littéraire au milieu. Par exemple, Bourquelot et
d'autres, constatant que les suicides sont nombreux dans les romans
bretons, en concluent qu'à l'époque où ils furent écrits on se tuait
assez souvent. Seulement, à cette même époque, les suicide sont très
rares dans les Chansons de geste, et ceux qui tiennent qu'ils étaient
rares aussi dans la réalité, n'ont pas manqué d'en faire la remarque.
Comment utiliser des faits qui, sur la même question, répondent oui
et non?
Quelle que soit la force de cette objection, je ne crois pas que la
science des mœurs doive se passer des renseignements fournis par la
littérature. Je ne parle pas, bien entendu, des renseignements de
fait qu'un ouvrage d'imagination peut contenir sur les mœurs ou
le droit (il suffit d'en faire l'examen critique), ni des déclarations
que peut faire l'auteur, soit en son nom, soit par la voix du chœur
ou du sage de la pièce (elles rentrent dans la morale formulée); je
pense à la morale en action qui, dans les romans et les ouvrages
dramatiques, reproduit la morale réelle.
La reproduction s'offre sous deux aspects. Il y a d'abord la façon
dont les personnages se jugent les uns les autres. Il y a surtout la
façon dont le public les juge.
(1) Voir, sur ce point, le Bulletin de la Société française de philosophie,
t. VI, p. 194 ss.
INTRODUCTION 15
La première même peut être instructive. Dans un roman quel-
conque, les « cas » sont plus nettement précisés que dans les meil-
leurs ouvrages de casuistique. Le suicide, par exemple, n'est jamais
« le suicide ». C'est celui d'un personnage dont nous savons l'âge,
la situation sociale, les motifs, parfois le caractère. Ceux qui le
jugent sont aussi, soit des jeunes gens, soit des vieillards, soit des
nobles, soit des gens du peuple, soit des amis, soit des ennemis, et
ainsi de suite. Bref, roman et théâtre, lorsqu'ils placent sous nos
yeux un phénomène moral, sont à même, sont presque tenus de
nous le montrer comme nous le montre la vie elle-même, localisé,
nuancé. — Reste évidemment à savoir si ces tableaux vivants sont
fidèles.
Mais c'est surtout la façon dont le public juge les personnages
qui intéresse la science des mœurs, parce que, là, il n'y a pas seu-
lement peinture du phénomène moral, il y en a reproduction au
sens scientifique du mot. Le fait moral, en ce qui concerne le sui-
cide, c'est la façon dont un groupe apprécie l'acte d'un homme
qui se tue dans des conditions définies. Quand cette appréciation
se traduit en phrases, le phénomène de traduction s'ajoute au phéno-
mène moral et peut le défigurer, quelle que soit l'habileté du tra-
ducteur. Mais, lorsqu'Hermione se tue, ou dona Sol, ou le marquis
de Puygiron, la réaction du public, qui ne se traduit pas en phrases,
est un fait, artificiellement provoqué, il est vrai, mais un fait réel.
Il est donc très légitime de l'observer et d'en tirer parti.
On dira : comment l'observer s'il ne se manifeste pas ? — Il ne
se manifeste pas par des phrases. Mais il se manifeste par ce fait
social très saisissable qu'est le succès des œuvres littéraires. Ce
succès est dû souvent pour une très grande part à ce que les per-
sonnages mis sous nos yeux sont sympathiques ou antipathiques.
Or, l'auteur qui s'aviserait de vouloir les rendre tels sans faire ap-
pel à la morale, — et à la morale réelle, — de son public ne serait
pas plus compris que s'il parlait une langue étrangère. Il n'aurait
aucun succès. En étudiant la morale précise et nuancée qui fait
que les héros plaisent dans les ouvrages qui eux-mêmes ont plu, il
semble donc qu'on ait toute chance de serrer de très près la mo-
rale réelle du public auquel s'adressent ces ouvrages.
J'entends bien que cette étude soulève des difficultés. Comment
savoir si les romanciers et les auteurs dramatiques ne peuvent pas
faire violence une heure ou deux à notre morale, la fausser? Com-
ment discerner les ouvrages, excellents ou médiocrss, qui en fait,
ont plu ? Comment savoir si le héros sympathique qui se tue est
sympathique à cause de son suicide ou malgré son suicide ? Mais
je crois que ces difficultés disparaissent en partie si, au lieu de
considérer quelques ouvrages célèbres, on envisage des genres dans
16 INTROIMM TION
leur ensemble. Qu'un gr&tid poète puisse, dans une certaine me
sure, nous donner le change sur nos propres sentiments, cela n'est
pas invraisemblable. 11 est possible que l'art de Racine ou de Hugo
nous fasse juger Ruy Blas et Phèdre autrement que nous ne les ju^c
rions dans la vie réelle, une fois dépouillés de la poésie qui les
enveloppe. Mais, pour être sûr de ne pas céder, sur un point prêt is,
au prestige d'un grand poète, il suffit de consulter sur ce même
point des auteurs plus ordinaires. Si Mairet, Rotrou, Du Ryer, Tris-
tan, si Guérin du Bouscal, de la Pinellière, Pradon rendent le nYême
son que Corneille et Racine, il y a vraiment bien des chances pour
que la morale de tant de héros réponde à la morale réelle du public
qui les admire. De même, il serait difficile à l'heure actuelle de dire
avec précision quel fut le succès de telle ou telle œuvre littéraire,
et les choix que j'ai dû m 'imposer dans cette étude sont, je le sais, un
peu arbitraires. Mais risque-t-on de s'égarer beaucoup en envisa-
geant les genres dans leur ensemble, en disant que les romans
courtois ont plu à ce qu'il y avait de plus raffiné dans le monde
noble, que les romans précieux ont conquis surtout les milieux
mondains, que la tragédie classique a séduit la société polie, que
le drame romantique a charmé les milieux avances et le théâtre
de Scribe les milieux bourgeois, qu'aujourd'hui les romans feuil-
letons et le mélodrame ont surtout une clientèle populaire ?
La dernière difficulté paraît plus considérable. Un héros sym-
pathique se tue. L'auteur n'apprécie pas. Le héros est-il sympa-
thique parce qu'il se tue ou malgré qu'il se tue? La question peut
se poser, et surtout lorsqu'il s'agit de ces personnages vraiment
vivants qui ne sont , selon la formule classique, ni tout à fait bons
ni tout à fait mauvais. Mais d'abord ce que M- Lanson appelle a la
conception grossière du personnage sympathique » devient ici
un fait très instructif. Quand le beau colonel de Scribe, quand le
« polytechnicien candide » d'Augier, quand le « parfait amant »
des romans précieux croient devoir se tuer, c'est évidemment que
ce suicide doit compléter leur caractère de héros sympathiques.
Pour des œuvres plus délicates, les discussions pourraient être in-
finies. A mon sens, la mort volontaire d'Hermione ou de Phèdre
rachète leurs crimes. D'autres diront qu'elle les couronne. Mais si,
dans presque toutes les tragédies classiques, y compris les pièces
médiocres, dont les héros ont l'âme infiniment plus simple, le
personnage jusque là sympathique décide, en tel ou tel cas bien
défini, de se tuer, force est bien d'en conclure que ces suicides
sont approuvés ou exigés par le public.
Ainsi morale formulée, lois et jurisprudence, mœurs et modes,
littérature, tout cela peut et doit servir à l'étude du fait moral. Tout
ce qui s'impose à la science des mœurs, c'est de se conformer aux
INTRODUCTION 17
exigences de la critique historique et de diminuer les chances d'er-
reur en multipliant sur chaque point le nombre des faits observés.
Le point faible de cette méthode, à laquelle j'ai essayé de rester
fidèle, saute aux yeux. Sur la plus mince question (et une science
naissante ne peut en envisager d'autres) , elle exige de longues re-
cherches. Du coup, il semble qu'elle doive ajourner indéfiniment
l.i solution du plus modeste problème pratique. J'ai restreint mon
étude à l'appréciation du suicide en France. La guerre ayant in-
terrompu mon travail, j'ai, sur plus d'un point, limité mes recher-
ches plus étroitement que je n'aurais voulu. Malgré cela, j'ai
consacré plus de dix ans à un travail dont je sens vivement les im-
perfections. S'il faut attendre, pour aboutir à une conclusion pra-
tique, que l'on ait étudié par les mêmes procédés l'histoire et la
morale dans les autres pays d'Occident, puis dans le monde entier,
que vaut une méthode qui exige un siècle d'études pour résoudre un
problème en somme assez étroit?
Si je croyais qu'en effet l'étude de toutes les morales qui nous
sont accessibles était la condition indispensable de tout résultat pra-
tique, j'avoue que je n'aurais pas entrepris cette recherche. Mais
j'ai la conviction qu'une étude plus modeste peut aboutir à des
conclusions. Que demandons-nous en somme à la science des
mœurs sur une question précise comme celle du suicide ? Nous lui
demandons ce qu'est notre morale à l'heure présente, nous lui de-
mandons ce qu'elle sera demain. Faut-il, pour répondre à ces deux
questions, connaître les lois générales de ce que M. Lévy-B'ruhl
appelle la « nature sociale » ? Evidemment ce serait préférable. Si
l'on savait avec certitude dans quel cas la morale relative au sui-
cide prend telle ou telle forme, en fonction de quoi elle évolue dans
les sociétés humaines en général, il deviendrait facile et sûr de pré-
dire ce qu'elle sera demain dans notre pays. Mais cette prévision
modeste exige-t-elle un si haut savoir? L'exemple des autres sciences
est plus rassurant. Certes, le mouvement de la terre autour du so-
leil est un fait scientifiquement mieux établi, aujourd'hui qu'il est
solidaire de la loi de l'attraction universelle. Tout de même on n'a
pas attendu cette loi pour admettre que la terre tournait? La consi-
dération de quelques faits choisis, — et choisis tout simplement
parce qu'ils nous touchaient de plus près, — a précédé la vaste
théorie englobant tous les faits d'un même ordre. La loi spécifique
a frayé la voie à la loi générale. Pourquoi n'en serait-il pas de
même pour la sociologie et en particulier pour la science des
mœurs ? Pourquoi ne pourrait-on pas trouver une réponse sur
18 INTRODI ( 1!
l'évolution d'une 1 «'-;» lilé morale en France avant de pouvoir la rat
tacher à une loi gé&étftlfl ?
C'est cet espoir qui m'a dicté l'ordre suivi dans cette étude et
en a tracé les limites.
Pour savoir ce que sera demain la morale relative au suicide en
France, il m'a paru que la première condition était de savoir ce
qu'elle est aujourd'hui. J'ai donc commencé par étudier la morale
contemporaine comme une réalité qui nous serait extérieure. J'y ai
trouvé deux éléments opposés, deux morales qui semblent en lutte.
De ces deux morales en lutte laquelle doit l'emporter ? Cela dé-
pend évidemment des causes sociales qui sont favorables soit à
l'une soit à l'autre. Quelles sont ces causes? Pour le découvrir,
j'ai essayé de remonter jusqu'aux origines de ces deux morales dans
les civilisations qui ont immédiatement ou presque immédiatement
influé sur la nôtre : morale celtique, morales juive et chrétienne,
morale romaine ; puis, en suivant leur histoire, j'ai cru apercevoir
qu'elles étaient liées l'une et l'autre à certains faits sociaux. Bref,
il m'a paru qu'on pouvait atteindre la loi spécifique de leur déve-
loppement.
Si cette loi est juste, elle n'autorise évidemment qu'une prévision
locale et à courte échéance. Mais elle suffit, je crois, à prouver et
que l'éthologie existe et qu'elle peut dès à présent orienter notre
action immédiate. A coup sûr, la connaissance d'une loi univer-
selle aurait, outre la beauté, de plus grands effets pratiques et nous
donnerait plus d'assurance; elle serait à l'art social ce que l'astro-
nomie est à la navigation. Mais, aujourd'hui même, le navire qui
se guide sur le cours des astres ne dédaigne pas la flamme qui indique
à courte distance le récif ou l'entrée du port.
PREMIÈRE PARTIE
Le Suicide et la Conscience contemporaine
Morale simple et Morale nuancée
CHAPITRE PREMIER
Nécessité et plan d'une étude de la morale contemporaine
1) Nécessité d'étudier, objectivement notre morale; 2) définition du suicide
et de l'époque contemporaine.
En ce qui concerne le suicide, comme sans doute sur bien
d'autres points, notre propre morale nous est inconnue.
Evidemment, il paraît d'abord assez facile de l'atteindre. On a
beau l'envisager comme une chose sociale, extérieure aux individus,
comme du dehors elle s'impose à eux, chacun de nous ne doit-il
pas la retrouver sans peine en interrogeant les autres, en s'inter-
rogeant lui-même ?
Ce qui entretient cette illusion, c'est que nous connaissons évi-
demment par cette voie certains traits de notre morale. Nous sa-
vons qu'elle interdit, par exemple, le meurtre, le vol. Mais s'ensuit-
il que nous puissions savoir de la même manière si elle autorise ou
non le suicide ? Autant prétendre qu'en psychologie l'introspection
et la conversation, qui nous font grossièrement entrevoir certains
faits, doivent suffire à nous révéler le mécanisme de la sensation.
D'abord, à la question : que pensez-vous du suicide ? tout le
monde ne répond pas. J'ai beau rentrer en moi-même, je serais
bien en peine de dire ce que j'en pense. Des paysans que j'ai ques-
tionnés de mon mieux ne m'ont rien dit du tout. D'autres, plus
cultivés, sont loquaces. Mais que révèlent-ils en parlant ? Leur mo-
rale? Tout au plus l'idée qu'ils s'en font, et encore à supposer qu'ils
l'expriment fidèlement.
L'idée fût elle juste et l'expression exacte, il resterait à décider
dans quelle mesure la morale du témoin reproduit ou déforme celle
de son milieu. Mais a priori, on peut douter et que l'expression
elle-même soit fidèle et que l'idée réponde à la réalité. Interrogez
les individus, disait-on au cours d'une discussion à la Société fran-
20 LA MORALE CONTEMPORAINE
çaise de l'hilosopJiic, ils vous répondront plus ou moins exacte-
ment ce qu'ils ont appris à l'école ou au catéchisme (i). On nous en-
seigne dès l'enfance tant de formules, que de bonne foi nous ris-
quons de prendre l'idée reçue pour notre idée personnelle et la
phrase toute faite pour l'expression juste (2). Lorsqu'on parle de vol
ou d'assassinat, l'image du gendarme, de la prison, du bourreau,
donne au gros de nos sentiments une précision brutale qui diminue
les chances d'erreur. S'il s'agit du mensonge, de la calomnie, de la
méchanceté, mille expériences nous permettent de corriger, d'as-
souplir les phrases apprises. Mais pour le suicide il n'en va pas de
même. Du catéchisme à Sénèque, de Saint Augustin à Rousseau,
nous pensons à l'ombre des livres, dans le cadre des doctrines ap-
prises. Pour mettre à l'épreuve les résultats de ce long effort
livresque, il faudrait un certain nombre de suicides qui nous
touchent, nous émeuvent, provoquent de notre part des réactions
morales vives et franches. Mais combien d'entre nous arrivent à
l'âge d'homme sans avoir connu d'émotions de ce genre — et par
suite sans savoir ce qu'ils pensent au vrai du suicide ? N'eût on
pas 0 priori tant de raisons de méfiance, on connaîtrait vite à
l'épreuve la vanité de toutes ces déclarations individuelles. Non
seulement les réponses sont livresques, mais elles sont sans consis-
tance. Je ne compte plus les personnes auxquelles j'ai demandé
leur opinion sur le suicide et qui m'ont répondu : c'est une lâ-
cheté, c'est un aveu de faillite, c'est une désertion, — ou à l'in-
verse : c'est une chose admirable, c'est le dernier recours d'un
homme d'honneur, c'est la garantie de notre dignité. Mais, neuf
fois sur dix, il a suffi de quelques questions plus précises pour que
la personne interrogée corrigeât sa formule, la reniât, la retournât,
ajoutât en souriant : ce sont là des choses qu'on dit. Lorsqu'il ne
s'agit plus de généralités, mais de l'appréciation d'un cas concret,
non seulement il est facile d'obtenir la réponse qu'on veut, mais
il est difficile de ne pas l'obtenir. Par instants, on se laisserait
aller à se demander si, en ce qui concerne le suicide, nous avons
une morale. Conclusion naïve : les gens qui parlent une langue
ont beau ignorer les lois de la phonétique ou s'en faire, au hasard
de quelques lectures, une idée flottante et contradictoire, ces lois
n'en existent pas moins et, à leur insu, les dirigent. Il y a, tou-
chant le suicide, une réalité morale, mais nous ne la connaissons
(1) Bulletin de la Société française de philosophie, t. VI, p. 195, séance
du 11 février 1906. (2) Voir, sur ce point, G. Dromard, les Mensonges de la
Vie intérieure, (P. 1910, p. 25-26), J. de Gaultier, Le Bovarysmel P. 1892, p. 19,
Palante, Combat pour l'individu, P. 1904, p. 166.
DÉFINITION DÎT SUICIDE 21
Est-ce à dire qu'il nous soit impossible de l'atteindre ? Tant s'en
faut. Fait social, il serait bien invraisemblable qu'elle ne se ma-
nifestât pas par des faits sociaux. Il n'y a donc qu'à faire pro-
visoirement table rase des déclarations, des opinions purement in-
dividuelles et à l'étudier comme on étudierait une morale du temps
passé, à travers les réalités collectives : doctrines des moralistes,
droit et jurisprudence, usages, littérature. C'est cette étude que
j'ai tentée.
Je m'étais mis au travail avec l'idée préconçue que deux morales
se disputaient la conscience contemporaine : morale « chrétienne »,
hostile au suicide, morale née de la lutte contre le christianisme et
favorable à la mort volontaire, et je comptais les suivre tour à tour
dans leurs manifestations sociales. Mais j'ai eu peu à peu l'impres-
sion que cette idée et ce plan faisaient trop souvent violence aux
faits. Sans doute un conflit travaille la conscience contemporaine.
Mais il met aux prises autre choses que des idées chrétiennes et
des idées anti-chrétiennes, et il ne trouble guère moins la morale
de l'Eglise que le reste de la morale- Telle est du moins la première
conclusion que m'ont suggérée les faits. Je vais essayer de montrer
comment j'y ai été conduit, et ensuite où elle m'a mené, en sui-
vant l'ordre que le progrès de ma recherche a substitué peu à peu
à mon premier plan, c'est-à-dire en étudiant tour à tour la morale
commune, puis les morales professionnelles qui s'intéressent au
suicide, et enfin les morales confessionnelles.
Reste à définir le suicide et les limites dans lesquelles j'étudie
la morale « contemporaine ».
Sur le premier point, j'ai utilisé la définition de Durkheim. Ce
r.'est pas la seule qui ait été proposée au temps présent. Rien qu'à
l'époque contemporaine, les seuls moralistes en ont formulé plus
d« dix. Mais toutes impliquent un début d'appréciation morale ;
iJ est donc impossible d'en élire une sans éliminer une diversité
dont l'étude s'impose à la science des mœurs. La définition de
Durkheim a le double avantage d'être fondée objectivement et
d'être neutre au point de vue moral : est suicide « tout cas de
mort qui résulte directement ou indirectement d'un acte positif
ou négatif accompli par la victime elle-même et qu'elle savait de-
voir produire ce résultat » (i).
Il est plus difficile d'enfermer dans des dates précises la morale
« contemporaine ». J'ai choisi pour point de départ l'année 1884,
parce que c'est de 1881 à 1884 qu'a été réglée définitivement, au
point de vue légal, la question de l'inhumation des suicidés. L'année
(1) Le Suicide, p. 5.
22 LA MORALE CONTEMPORAIN!]
19 14 ne correspond à aucun fait de ce genre. Mais la plupart de
mes recherches étaient à cette date à peu près terminées. Il eût été
long, la guerre finie, de les reprendre et de les compléter et, étant
donnée l'extrême lenteur de l'évolution morale entre l'époque ro-
maine et la nôtre, il n'était guère vraisemblable qu'un changement
d'importance eût pu se produire en six ans.
CHAPITRE II
La Morale formulée
Morale simple et morale nuancée
Il v a manifestation de la morale commune là où formules, lois
-et mœurs sont les mêmes pour tous, là où moralistes et littérateurs
s'adressent, non à un groupe spécial, mais à l'ensemble du public.
Je laisse donc de côté dans ce chapitre les ouvrages confessionnels.
Par contre, je n'ai pas limité ma recherche aux auteurs qui font
profession de philosophie. Il y a morale formulée chaque fois qu'un
écrivain quelconque soumet au public une opinion, soit sur la
mort volontaire en général, soit sur un suicide. J'ai donc étudié
successivement les moralistes, les auteurs d'ouvrages destinés à
l'enseignement, les poètes, les journalistes.
Cette étude me laisse deux impressions :
i° Il n'y a pas, dans la morale contemporaine, comme on le
dit trop souvent, une doctrine qui condamne le suicide et une doc-
trine qui l'approuve : il y a une morale simple qui condamne tous
îe<: suicides, en principe et dans tous les cas, et une morale nuancée
qui, plus souple, distingue entre les cas et va de l'horreur au blâme
■et à la désapprobation, de la désapprobation à la pitié, de la pitié
à l'excuse, à l'approbation, à l'admiration ;
2° Le conflit de ces deux morales, ne se ramène pas, au moins
dans les formules, à un conflit entre la pensée catholique et ses
adversaires. Les deux doctrines opposées se disputent et divisent le
monde de la pensée, l'enseignement neutre, la presse neutre, sans
qu'on puisse ranger leurs partisans en deux camps bien définis au
point de vue religieux, philosophique ou politique. Et l'impression
générale, lorsqu'on étudie la morale formulée n'est pas un impres-
sion de lutte franche, mais d'incertitude, de désarroi.
I
Xes moralistes: 1) la plupart des moralistes condamnent le suicide; - leurs
arguments ; 2) il n'y a pas en face de cette morale qui condamne le sui-
cide une morale qui l'approuve, mais : 3) de tous les arguments allégués
contre le suicide, il n'y en a pas un seul qui n'ait été réfuté par quelque
moraliste contemporain ; 4) certains moralistes expriment nettement
lidée qu'il y a suicide et suicide et que l'appréciation morale doit varier
selon les cas ; 5) cette morale nuancée parait influer sur ceux mêmes qui
•condamnent le suicide en principe et provoque parmi eux des désaccord*
24 l.A MORALE FORMULÉE
sur le BenB du nu.!, — sur la gravité de la faute, — sur lis cat dignes
d'indulgence ou de pitié. — Ce conflit de la morale «impie et de la
morale nuancée n'est pas liée à un dualisme religieux ou philosophique ; la
morale simple a seulement l'air d'être morale ofl oieDe.
A lire les moralistes (i), on a d'abord une impression d'unité : sur
les quarante-sept auteurs dont on trouvera les noms ci-dessous,
trente-huit se prononcent contre le suicide.
(1) J'entends par moralistes, selon l'usage, ceux qui envisagent la question
en philosophes ou en sociologues. Néanmoins, pour ne pas multiplier les divi-
sions, j'ai joint aux moralistes proprement dits quelques juristes et médecins
qui, dans des ouvrages techniques sur le suicide, ont traité en passant la
question morale. Bien entendu, je ne pouvais, étant donné le grand nombre
des publications périodiques, essayer de dresser une liste complète de tous
ceux qui se sont occupés du suicide. D'autre part, je ne pouvais m'en tenir
aux auteurs connus ; car les plus grands philosophes ne sont pas nécessaire-
ment ceux qui expriment le mieux la morale de leur époque. J'ai donc lu : 1)
tous les ouvrages sur le suicide indiqués dans Otto Lorenz et dans les Cata-
logues par matières de la Bibliothèque nationale, (de 1914 à 1919, le Journal de
la Librairie ne signale au mot : morale aucun ouvrage sur le suicide) ; 2) les
articles qui se trouvent dans quelques Répertoires et Encyclopédies connus et
ceux qu'indiquent les Tables des Revues suivantes : Revue des Deux Mondes^
(1886-1911), Revue de Paris (1894-1913), Correspondant, (1875-1900), Revue
Bleue, (tables semestrielles 1884-1914), Mercure de France, (1890-1904), Nou-
velle Revue (1879-1913), Revue Philosophique, (tables, puis sommaires 1884-
1918), Revue de Métaphysique et de morale, (tables, puis sommaires jusqu'en
1919) ; 3) les ouvrages indiqués par Otto Lorenz, mots : morale et philosophie,
jusqu'en 1912 et, après cette date, les ouvrages indiqués par le Journal de
la Librairie, (exception faite de quelques livres qui ne se trouvent pas à la
Bibliothèque nationale). J'indique ici les ouvrages et articles dans lesquels il
est quescion du suicide au point de vue moral : Alpy, De la répression du
suicide, P. 1910 ; Belot, Etudes de morale positive, P. 1907 ; Berge, La vraie
morale, P. 1907 ; Bonzon, Guerre à l'immoralité : criminels, suicidés, buveurs,
Vais les Bains, sd ; Bouillier, Course à travers les faits divers de la presse (Corres-
pondant, 1890, 10 mars) ; Bourgarel, Le suicide, (Gazette des Tribunaux,
1891, 19 octobre) ; Bureau, La crise morale des temps nouveaux ; P. 1908,
Cantecor, Le suicide, (Revue de Métaphysique et de morale 1913, t. XXI, p. 437) ;
Cartault, Les sentiments généreux, P. 1912 ; Clemenceau, La mêlée sociale,
P. 1895 ; Coissac, La morale sans Dieu, Tours, sd. ; Commarmond, Le suicide
dans l'assurance sur la vie, P. 1908 ; Corre, Crime et suicide, P. 1890 ; Doumic,
Le suicide au théâtre (Revue des deux mondes 15 oct. 1905) ; Duprat, La
morale, P. 1901 ; Compte-rendu du livre de A. de Luna (Revue philosophique,
1908, I, 440) ; Duplessy, Esquisse de morale mathématique, P. 1912 ; Durk-
heim, Le suicide, P. 1897; Dusseuil (Léonie) La philosophie du cœur, P. 1901 ;
Encyclopédie du XXe siècle, article : suicide, (t. XI. P. 1912) ; Faguet, Sur le
suicide, (Revue Bleue 1908, 20 avril) ; Faure (S.), La douleur universelle, P.
1895 ; Fuzier-Herman, Répertoire alphabétique général du droit français,
article : suicide,, t. XXXV, P. 1903 ; Garrison, Le suicide dans l'antiquité et
dans les temps modernes, P. 1885 ; Gaultier, Les maladies sociales, 1913, (cf.
Revue Bleue 1913, I. p. 444, 571, 728 ) ; Herpin, De la répression du suicide,
Poitiers 1907 ; Jacob, Devoirs, P. 1910 ; Lalande, Précis raisonné de morale
pratique, P. 1907 ; De Lanessan, La morale naturelle, P. 1908 ; Laplaigne, La
morale d'un égoïste, P. 1900 ; Leclère, A propos de l'article de M. Cantecor,
LES MORALISTES 25
Quelques-uns indiquent leur opinion d'un mot sans prendre
souci de la justifier, comme si la question du suicide ne se posait
plus pour eux. Ainsi Létourneau se contente de dire qu'en ce qui
concerne le suicide le christianisme opéra une révolution « bien-
faisante » (i). M. Tavernier dénonce « les grandes phrases » qui
essaient de justifier la mort volontaire (2). M. Bureau signale
comme a immorales » les doctrines « sur le suicide libéra-
teur )) (3). Parfois même la condamnation est sous entendue (4).
Néanmoins cette brièveté et ce silence, qui seraient l'indice d'une
morale bien établie, sont exceptionnels. La plupart des moralistes
essaient de prouver que le suicide est une faute ou un crime. Dans
les ouvrages contemporains, je relève neuf arguments.
Celui qui revient le plus souvent (je l'ai retrouvé dans dix mo-
ralistes) est l'argument social : qui se tue, fait tort à la société (5).
Garrisson ajoute, en reprenant une idée d'About : il fait preuve
d'ingratitude, car la société nous rend de tels services que nous
devons vivre pour payer notre dette. Dans ses Etudes de morale
positive, M. Belot rajeunit l'argument social par un tour ingénieux.
Il reconnaît qu'au fond la société ne perd pas grand chose à l'éli-
mination des faibles. Mais, ajoute-t-il, « le principe de la disci
Revue de Métaphysique et de morale, 1913, t. XXI, p. 576 ; Létourneau,
L' évolution de la morale, P. 1886 ; Médeville, Le suicide en droit pénal, Bordeaux
1911 ; Dr. Mireur. Les morts violentes à Marseille, Suicides, etc, P. 1888 ;
Metchnikof, Etudes sur la nature humaine, P. 1903 ; Essais optimistes, P. 1907 ;
H. Michel, Propos de morale. P. 1904 ; Piat, La morale du bonheur, P. 1910 ;
Proal, Le crime et le suicide passionnels, P. 1900 ; L'éducation et le suicide des
enfants, P. 1907 ; Reboul, Essai sur la Patho génie du suicide, Bordeaux 1900 ;
Rey, Maximes morales et immorales, P. 1914 ;Rostand E., Un peuple peut-il
avoir une vie morale saine si l'état en élimine les religions, 4e édition, P. sd ;
Sartiaux, Moraleanktienne et morale humaine, P. 1917 ; Sarty, Le suicide, si.
1889 ; Tarde, Etudes pénales et sociales, P. 1892 ; Tavernier, La morale et
l'esprit laïque, P. 1903; Terraillon, L'honneur, P. 1912. Il est question inci-
demment du suicide dans la discussion organisée par la Société française de
philosophie sur le Précis de M. Lalande, {Bulletin de la Société, 1907, p. 39-40)
et dans la discussion du 21 juin 1909 à la Chambre des Députés, (Interpellation
de M. Barrés à propos d'un suicide d'élève au lycée de Clermont-Ferrand) . —
J'ai lu un certain nombre d'articles relatifs au suicide dans les Annales médico-
psychologiques et dans les Archives de l'Anthropologie criminelle, mais dans ces
articles strictement techniques je n'ai pas trouvé un mot d'appréciation
morale.
(1) Létourneau, p. 423. (2) Tavernier, chapitre I. (3) Bureau, p.
111, note. Cf. Les observations de M. Blondel et de l'abbé La Bcrthonnière
dans le Bulletin de la Société française de Philosophie, 1907, p. 40. (4) Voir
le livre de Médeville et l'article de Faguet. La condamnation du suicide n'est
pas formulée : on ne s'aperçoit que les auteurs le condamnent que lorsqu'ils
excusent tel ou tel suicide. (5) Alpy, p. 9 ; Bonzon, p. 19, Bourgarel, art.
cité ; Commarmond, p. 21 ; Corre, p. 90 ; Encyclopédie univ. du xxe s., art.
suicide ; Garrison, p. 232 ; Herpin, p. 10 ; Terraillon, p. 150 ; Sarty, p. 6.
2C) LA MOKALE FOI.
plinc sociale » ne saurait s'accommoder du droil de l'individu à
disposer de lui-même, et surtout le suicide offense la société p
qu'il constitue « un reproche à son adresse ». Le désespoir du sui-
cidé lui fait injure. « Kl le condamne le suicide parce que le suindc
la. condamne » (i).
Deuxième argument, repris par sept moralistes : le suicide est
une faiblesse, une lâcheté, une solution facile : « Il est plus facile
et peut-être plus agréable, dit M. Rey, de mourir pour la femme
qu'on aime que de vivre pour elle. » « Le suicide, dit M. Terraillon,
est la forme suprême de lâcheté. » M. Cartault précise : « c'est la
itcision qui est lâche et non l'acte » (2).
Troisième argument, allégué quatre fois : le suicide est une vio-
lation de nos devoirs envers Dieu (3).
Quatrième argument : le suicide est une révolte « contre la
nature », une « cruauté envers soi-même », un acte « contraire
à notre nature ». Je n'ai trouvé cet argument que dans trois mo-
ralistes (l\). Peut-être est-il sous entendu dans les livres de Metch-
nikof (5).
Cinquième argument : le suicide doit, être considéré comme
immoral parce que la plupart des société connues l'ont réprouvé
et parce que cette réprobation, liée à un respect toujours accru
■ de la personne humaine, est devenue de plus en plus rigoureuse dans
le.» sociétés modernes. C'est la théorie de Durkheim. Il y est fait une
brève allusion dans les livres de Duprat et d'Alpy (6).
Sixième argument : le suicide est « un mal moral, puisqu'il
attente à la dignité de la personne humaine en la supprimant et
qu'il 'renie en somme tous ses devoirs à la fois » (7). On reconnaît,
en gros, l'argument de Kant. M. Gaultier est seul à le reprendre.
Septième argument : le suicide « constitue un danger perma-
nent », car « celui qui est résolu à se tuer n'hésitera pas, pour un
motif futile, à attenter à la vie de ses semblables ». Cette variante
de l'argument social a été formulée par Delisle de Sales. M. Alpy,
seul, la reprend à son compte (8).
Huitième argument donné par M. Barres : se tuer, c'est croire
<( qu'il y a du sérieux au monde » ; c'est attacher trop d'importance
(1) Belot, p. 331-335. (2) Berge, chap. I ; Cartault, p. 72 ; Garrison
p. 232 ss. ; Rey, Maximes, 464 ; Rostand, p. 19 ; Terraillon, p. 149-150 ;
Sarty, p. 6. (3) Piat, p. 104 ; Dusseuil, p. 268 ; Bourgarel, Répertoire de
Fuzier-Herman (articles cités) : Alpy, p. 5-7. (tyRépert. Fuzier-Herman (p.
318) ; Alpy, p. 7-9 ; Encyclopédie du xxe s., art. cité. (5) Etudes sur la nature
humaine,^. 4 ; Essais optimistes, p. 303 ; le grand nombre des suicides est
expliqué par le développement des doctrines pessimistes. (6) Durkheim,
p. 370-383 ; Duprat, p. 196 ; Alpy, p. 10 (7) Revue Bleue, 1913, I. p. 728.
{8) Alpy, p. 12.
LES MORALISTES 27
aux choses ; « l'essentiel est de se convaincre qu'il n'y a que des
manières de voir ; que chacune d'elles contredit l'autre et que nous
pouvons avec un peu d'habileté, les avoir toutes sur le même
objet » (i).
Dernier argument : « la formulation la plus sévère et la
plus prudente de la licsnce du suicide est une immoralité ». M. Le-
clère, qui donne cette raison, la donne un peu en désespoir de
cause. Il admet que les arguments qu'on allègue d'ordinaire pour
interdire le suicide n'y suffisent pas. Mais « quand un précepte
moral est très cher au sens commun sans que cependant l'intel-
ligence en puisse établir le bien fondé, il est sage d'y rester fidèle
jusqu'à nouvel ordre, quoi qu'il en puisse coûter ». Il faut donc,
sans préjuger du verdict de l'avenir, adopter à l'égard du suicide
« le non licet traditionnel ». Mais pour que cette adoption ne sou-
lève pas trop de difficultés, il est « désirable de trouver un biais
pour établir que le principe est intangible ». Ce biais, c'est la
'( doctrine de la maximation » due à M. Egger : lorsqu'il y a pour
la moralité danger évident à la formulation d'une licence, il de-
vient immoral de la formuler ». Or le simple fait de maximer la
licence du suicide aurait pour conséquence un accroissement du
nombre des suicides. Donc, cette « formulation » serait immo-
rale (2).
Peut-être le luxe ingénieux de ces arguments fait-il songer au
mot de la fable : n'en ayons qu'un, mais qu'il soit bon. Néan-
moins, ce qui frappe dès l'abord, c'est moins le désaccord sur les con-
sidérants que l'accord sur la sentence. L'un aligne de vieux argu-
ments, l'autre essaie de les rajeunir, un troisième cherche du nou-
veau, un dernier, de son aveu, biaise. Mais tous arrivent à la
même conclusion : le suicide est immoral.
Y a-t-il, en face de cette morale qui condamne ainsi le suicide,
une morale qui l'approuve ? On le croirait, à lire les moralistes
qui dénoncent « les partisans du suicide », les apologistes du sui-
cide », les « doctrines sur le suicide libérateur ». Mais ces mora-
listes, en général, ne citent guère de noms propres. Ils incriminent
vaguement les partisans de l'athéisme ou du matérialisme jouis-
seur, les « artisans de malheur et de désespérance » (3). Pour ma part,
j'ai cherché avec soin et, dans tous les auteurs que j'ai lus, je n'ai
relevé que trois phrases qui fussent favorables au suicide en gé-
néral. M. Coissac proclame « Le droit de l'individu au suicide » (4).
(1) Un homme libre, P. 1912, dédicace, p. XX. (2) Leclère, Revue de Met.
<£ de Mor., 1913, XXI, p. 576. (3) Gaultier, Les Maladies sociales, p. 265.
(4) Coissac, p. 87.
28 LA MORALE FORMU I
|
M. Laplaigne écrit : celui qui s'arrache à l'existence pour ne pas
déchoir « celui-là n'est point un lâche. Et ce n'est point être
abattu par la mauvaise fortune que de lui lancer ce défi suprême,
c'est la vaincre » (i). Enfin M. Clemenceau écril dans la Mêlée
sociale : « Je laisse de côté les thèses de J.-J. -Rousseau sur le sui-
cide qui ne sont que des thèses. Je prends le fait. Le pouvoir de
disposer de soi est la plus haute affirmation d'individualité d'un
être qui n'a pas demandé l'existence. » (2). Et, après avoir expliqué
que le travail est le meilleur remède contre l'envie de se tuer,
M. Clemenceau ajoute, en manière de post-scriptum : « Et puis, je
vais te dire, si tu es trop fatigué, va-t-en » (3).
Ces trois phrases suffisent-elles pour qu'on puisse parler d'une
morale favoral le au suicide ? Je ne le crois pas. Sans doui^, M. La-
plaigne et M. Clemenceau ont l'air de reconnaître au suicide une
certaine grandeur. Néanmoins M. Clemenceau ne dit « va-t'en »
qu'à ceux-là seuls qui se sentent « trop fatigués ». M. Laplaigne,
lui, ne parle que de ceux qui meurent « pour ne pas déchoir ».
Enfin M. Coissac, après avoir proclamé le « droit au suicide »,
ajoute que cet acte désespéré est contraire à l'intérêt réel dt i'indi-
vidu. Il n'y a pas là, à mon sens, une doctrine qui s'affirme. Il y
a d'une part, une boutade, d'autre part, des formules involontai-
rement générales que leurs auteurs désavouent à demi.
Mais, si la morale hostile au suicide n'est pas attaquée de front
par une morale favorable au suicide, ce n'est pas qu'elle règne,
seule et paisible.
D'abord, presque tous les arguments dont elle se pare ont été
réfutés. S'agit-il de l'argument social ? M. Belot, lui-même, en
fait justice, en constatant que l'élimination des « faibles » ne nuit
guère à la communauté (4). M. Cantecor va plus loin : il y a des
cas dans lesquels le suicide peut servir la société en la débarrassant
d'un infirme. Enfin un individu n'est pas toujours à tel point
l'obligé de la communauté qu'il ne puisse s'en aller les mains
nettes. Reste l'argument personnel de M. Belot : la société condamne
malgré tout le suicide parce qu'il lui fait injure. — Reste à dé-
montrer, riposte M. Cantecor, qu'en fait, la volonté collective
condamne toujours rigoureusement le suicide (5).
Le suicide est une lâcheté. — Erreur, dit M. Proal. Il peut être,
selon le cas, lâcheté ou dévouement (6). « Je proteste contre l'ac-
(1) Laplaigne, p. 200-201. (2) Cf. Reboul, p. 47. Le suicide libre «est
peut-être la plus haute jnanifestation de la liberté humaine » ; mais Reboul
laisse paraître ailleurs des idées nuancées et incertaines . (p. 21, 30, 60) (3) La
mêlée sociale, p. 29. (4) Belot, p. 331. (5) Cantecor, p. 447 ss. (6) Le crime
et le suicide passionnels, p. 48.
LA MORALE NUANCEE 29
cusation de lâcheté », dit le docteur Corre, regarder la mort en
face, la préférer à la dégradation, cela ne mérite pas l'injure (i).
« On s'évertue à démontrer que le suicide est lâche... » écrit
M. Belot; cela « peut être vrai dans certains cas, mais devient
visiblement faux dans d'autres » (2). On a lu plus haut la phrase
de M. Laplaigne. Tarde constate que, dans la fameuse affaire
Chambige, l'accusé fut généralement traité de lâche parce qu'il
ne s'était pas tué : ainsi, on dit tout à tour, lâche qui se tue, et
lâche qui ne se tue pas. « Je me permets, d'ajouter », conclut
Tarde que, si la vie est la meilleure des choses, il y a du cou-
rage à rejeter la vie (3).
Le suicide est une violation de nos devoirs envers Dieu. — Non,
répond M. Cantecor, l'attitude religieuse n'est pas nécessairement
hostile à l'idée de suicide. En nous sentant subordonnés à l'ordre
universel, nous constatons un fait, en quoi sommes-nous tenus mo-
ralement de l'accepter ? En fait, le christianisme condamne le
suicide. Mais, en fait aussi, « on ne trouve dans l'Ecriture aucun
texte où s'exprime sur ce point la volonté divine ». En outre, la
religion ne nous prescrit pas d'accepter sans réagir tous les maux
d'ici-bas : un chrétien peut écarter de lui la misère et la maladie ;
ayant le droit de repousser ici bas ce qui nous blesse, pourquoi
n'aurions-nous pas celui de rejeter la vie elle-même lorsqu'elle est
intolérable? (4).
Le suicide est contraire à la nature. — Non, répond Durkheim,
« un courant suicidogène d'une certaine intensité » est, au con-
traire, un phénomène normal. Le suicide est un élément de la
constitution normale des peuples européens « et même, vraisem-
blablement, de toute constitution sociale » (5). M. de Lanessan
déclare que l'idée de liberté individuelle est une idée naturelle et
qu'il n'est pas rare que les animaux « coutumiers de la vie libre
se laissent mourir de faim à côté des aliments dont ils sont le plus
avides, plutôt que de se résigner à la captivité » (6).
L'argument de Kant a été critiqué par M. Cantecor et par
M. Sartiaux. L'idéalisme moral, dit M. Cantecor, la conception
kantienne posent « un devoir, une nécessité transcendante; quelque
chose enfin qui doit être, qui veut être et par quoi l'homme, au
moins comme être raisonnable, se sent saisi et dominé ». Il semble
d'abord évident que « de ce point de vue » l'homme ne peut s'ap-
partenir. Cependant, si nous nous trouvons dans des circonstances
telles que l'œuvre morale dont nous devons être les artisans de-
vienne impossible, l'existence « perd sa raison d'être et sa signifî-
(1) Corre, p. 89. (2) Belot, p. 329. (3) Tarde, p. 170 (4) Cantecor, p. 441.
(5) Durkheim, p. 420, p. 416. (6) De Lanessan, p. 126-127.
30 LA iOKMI !
cation ». En vain l'on objeclc que l'œuvre morale est Uni jour
en tout cas possible. Cela revient à dii<- que, dans les pires e.\
miles, il nous reste la ressource d'être dei 1; lais ceux qui
songent au suicide, ce sont souvent « ceux qui ne peuvent
retenir leur intelligence qui fuit et qui sombrent dan nilité
et dans la démence ». A qui n'a plus la force d'être un homme,
peut-on dire sans ironie : sois un saint ? Mieux encore. La doc-
trine kantienne pourrait rendre en certain cas le suicide obliga-
toire : si la vie par elle-même est indifférente, si elle n'a de prix
qu'en tant que moyen pour la moralité, comment ne pas approuver
celui qui se tue quand l'humanité en lui « s'efface et s'évanouit »,
quand il ne pourrait vivre que dans le vice et déshonorer en lui
l'humanité ? (i).
M. Sartiaux, qui suit Kant pas à pas, lui fait trois objections.
En généralisant la maxime du suicide, dit Kant, « je m'aperçois
vite qu'une nature dont la loi serait de détruire la vie, en vertu de
ce même sentiment dont l'objet est précisément de nous exciter à
la conserver, se contredirait elle-même et, par suite, n'existerait pas
comme nature ». — « Ce qui est absurde, dit M. Sartiaux, c'est
bien le raisonnement de Kant ». Nous aimons la vie et nous la
condamnons en même temps, mais sans aucune contradiction, car
nous l'aimons pour ses joies et la condamnons pour ses maux. Si
tu as recours au suicide pour échapper à une situation difficile,
dit encore Kant, « tu te détruis toi-même, tu te sers de ta per-
sonne comme d'un simple moyen pour conserver un état suppor-
table ot non pas comme d'une fin ». — Equivoque sur le mot
personne, répond M. Sartiaux : ce qu'on détruit en se tuant, i
seulement la personne physique, qui n'est pas une fin et non pas
du tout la personne morale qui appartient au monde des noumènes.
A celle-ci on ne fait tort que si le suicide est une faute. Mais c'est
justement ce qu'il faut démontrer. Kant dit enfin : « Anéantir
dans sa propre personne le sujet de la moralité, c'est extirper du
monde l'existence de la moralité laquelle est pourtant une fin en
soi, etc.. » — Mais, objecte encore M. Sartiaux, comment la dis-
parition de la vie sensible peut-elle faire disparaître la vie nou-
mènaleP Est-ce qu'en se détruisant, l'homme « suiciderait en
même temps son âme P » Conclusion : « Kant n'a donc établi
d'aucune manière le devoir de se conserver soi-même » (2).
A l'argument de Durkheim M. Cantecor objecte qu'en fait la
morale sociale ne peut démontrer que la volonté collective con-
damne toujours rigoureusement le suicide (3).
A l'argument d'Alpy : celui qui veut se tuer est un danger
(1) Cantecor, p. 444. (2) Sartiaux, p. 55 et suiv. (3) Cantecor, p. 448^
LA MORALE NUANCÉE 31
permanent pour la société parce qu'il est prêt à tous les crimes,
Durkheim répond par avance en constatant que le suicide et l'ho-
micide « constituent à certains égards deux courants sociaux con-
traires » (i).
L'argument de M. Barrés, déjà réfuté par la plupart de ceux:
qu'on vient de voir, l'a été en partie par M. Barrés lui-même : dans
un discours prononcé à la Chambre en 1909, il se plaint qu'on
n'enseigne pas assez « les belles raisons innombrables, excitantes
et saines, qu'il y a de ne pas désespérer de l'existence » (2). C'est
assez dire que l'argument sceptique qu'on a lu plus haut, ne doit
pas lui-même être trop pris au sérieux.
Seule, la théorie de M. Leclére n'a pas été, à ma connaissance,
l'objet d'un examen critique. Seulement il faut remarquer qu'elle
repose sur l'idée que toute formulation de la licence du suicide
accroîtrait le nombre des morts volontaires. Or tout l'ouvrage de
Durkheim tend précisément à montrer que les variations du nombre
des suicides sont dues à tout autre chose qu'à l'influence des mo-
ralistes.
On peut donc dire sans exagération que, de tous les arguments
allégués aujourd'hui contre le suicide, il n'en est pas un qui n'ait
été réfuté par un ou plusieurs moralistes. Le spectacle de ces dis-'
sensions corrige un peu l'impression d'unité que provoque d'abord
l'accord des auteurs sur la conclusion pratique. Evidemment il
serait possible que la fantaisie des philosophes eût greffé dix mau-
vaises raisons sur le tronc solide d'une même morale. Mais un
tel empressement à soutenir cette morale par des raisons si dou-
teuses suggère malgré tout l'idée qu'elle a bien besoin de soutien,
que quelque chose la menace.
Cette idée n'est pas trompeuse. Il n'y a pas, en face de la doc-
trine qui condamne le suicide une doctrine qui l'approuve. Mais il y
a une doctrine qui distingue entre les suicides et se refuse à juger
l'acte, en lui-même sans égard aux motifs ni aux circonstances.
Cette morale que j'appellerai désormais la morale nuancée, ap-
paraît dans les livres de Proal, de Tarde, de M. Lalande, de M. Can-
tecor.
u On ne peut pas porter la même appréciation sur tous les sui-
cides », écrit Proal. S'il y a des suicides coupables comme des
meurtres, « il y en a d'autres qui doivent inspirer pour leurs au-
teurs une profonde compassion et même dans certains cas une
sympathie et une estime profondes... » (3).
(1) Durkheim, p. 409. (2) Journal Officiel du 22 juin 1909, p. 1547.
(3) Proal, Le crime et le suicide, p. 48.
32 LA MORALE FORMULÉE
Tarde écrit : pour apprécier le suicide, il faut considérer « la
nature des motifs déterminants » (i), et encore : « M'expliquera t-
on enfin la sévérité générale des moralistes pour le suicide en re-
gard de leur indulgence générale pour le duel? » (2) Parlant du
cas de Jeanne D., qui avait tenté d'empoisonner son mari, il dé-
clare tout net : « Si elle ne pouvait se passer de R... (son amant)
Jeanne D... n'avait qu'à absorber elle-même le poison qu'elle dis-
tillait à son mari » (3). Et ce n'est pas une boutade, comme le
« va-t-en » de la Mêlée sociale. Au contraire, Tarde insiste : « Il
y a des cas où il faut tuer ou se tuer et non pas seulement tuer ou
mourir. Dans ce ©as-là, si on prohibe le suicide, on commande
l'homicide. Il faut bien se rappeler ceci que la prohibition absolue
et sans restriction du suicide rend quelquefois l'homicide néces-
saire » (4).
M. Lalande dans son Précis, ne traite pas la question du suicide,
mais il écrit : « Il vaut mieux perdre la vie que de perdre ce qui
lui donne sa valeur ». N'est-ce pas là, objecte-t-il, une règle trop
contraire là la faiblesse humaine? — Non. On a vu bien souvent des
hommes risquer leur vie ou même la sacrifier volontairement pour
leur patrie, leurs croyances, la science, l'humanité. Bien plus, on
en voit presque tous les jours qui renoncent à vivre et qui a se sui-
cident » parce qu'ils ne peuvent obtenir ce qu'ils désiraient ou parce
qu'ils ont perdu ce qu'ils aimaient. « A plus forte raison n'est-il
donc pas impossible à l'homme dans un intérêt moral de sacrifier
sa vie à quelque chose de plus important qu'elle » (5). Comme on
voit, M. Lalande n'a garde de confondre en un même jugement
ceux qui se tuent pour une grande cause et ceux « qui se suicident
parce qu'ils ne peuvent obtenir ce qu'ils désiraient ». Cependant,
à la Société de Philosophie, M. Blondel s'élève contre cette assimi-
lation « immorale et antisociale ». Le sacrifice est une chose, le
suicide en est une autre. L'un est le triomphe d'une fin imperson-
nelle, l'autre l'impulsion « de la partie passionnelle l'emportant
sur la considération des fins supérieures ». L'abbé Laberthonnière
appuie M. Blondel. M. Lalande maintient son point de vue : on
passe par degrés du suicide passionnel au pur sacrifice. La formule
pourrait servir de principe à la morale nuancée : si le suicide passe
par degrés de l'égoïsme au dévouement, la morale ira forcément
du blâme à l'admiration (6).
Enfin M. Cantecor déclare qu'incontestablement il y a des sui-
cides qui sont des fautes ou des crimes. Se tuer par amour est
(1) Tarde, Etudes pénales et sociales, p. 171. (2) Ib., p. 170. (3) Ib.,
p. 187. (4) Ib., p. 188 (Note). (5) Lalande, Précis, questions 36 et 37.
(6) Bulletin de la société française de Philosophie, 1907, p. 40.
MORALE SIMPLE ET MORALE NUANCÉE 33
faiblesse ; se tuer pour se dérober aux conséquences d'une faute est
lâcheté ; se tuer pour se soustraire à des devoirs difficiles est trahi-
son. Mais le suicide n'est pas en soi une action criminelle. Sans
doute les occasions sont rares où il est légitime, plus rares les oc-
casions où il est obligatoire. Mais elles existent. Et M. Cantecor
réclame pour l'homme « le droit de renoncer à la vie » et même,
à la manière des stoïciens, lui en fait « parfois un devoir » (i).
Voilà donc des moralistes qui rompent avec la morale simple. Ils
se refusent à admettre une prohibition absolue. Ils distinguent
entre les suicides. Ce serait leur attribuer la simplicité même contre
laquelle ils protestent, que de voir en eux des partisans, plus ou
moins prudents, du suicide. S'ils en approuvent quelques-uns, ils
en blâment d'autres et en plus grand nombre. Leur originalité
n'est pas d'être indulgents là où les autres sont sévères. Us blâment,
excusent, approuvent, admirent : ils essaient de nuancer la morale.
Si je n'hésite pas à parler de doctrine, bien que je n'aie que
quatre auteurs à citer, c'est d'abord parce que ces auteurs s'ex-
priment nettement sur le point essentiel, parce que l'un d'eux
essaie de prouver l'impuissance de la religion et de la philosophie
à soutenir la morale simple, — c'est aussi parce que leur idée, loin
de leur être propre, agit obscurément sur leurs adversaires et bien
souvent s'impose à eux.
C'est être dupe, on l'a vu, que de laisser poser la question
entre les partisans du suicide et les adversaires du suicide ; il n'y
a pas, dans le monde des moralistes, une doctrine favorable au sui-
cide, parce que deux phrases aussitôt corrigées et une boutade n?
constituent pas une doctrine. Aussi la morale simple a-t-elle beau
jeu à pourfendre cet adversaire imaginaire. Mais autant elle est
ferme lorsqu'elle s'en prend aux « partisans du suicide », autant elle
cède au contact de son adversaire réel. En vain les moralistes .s'ef-
forcent de parler « du suicide »; malgré eux, quelquefois, ils
songent « aux suicides », et aussitôt leur doctrine se trouble, de-
vient incertaine. /
Sur la définition même du suicide ils ne sont plus d'accord. On
connaît celle de Durkheim. Elle est pure de tout alliage moral.
C'est ce qui m'a séduit en elle. Cela même l'a. fait rejeter par
d'autres. Nous venons de voir M. Blonde] s'indigner qu'on osât
(1) Cantecor, p. 449. — M. Maeterlinck ne traite pas la question du sui-
ide, mais il écrit à propos d'Antigone et d'Ismène : «Les mêmes voix
' élèvent autour d'elles. Antigone n'entend que celle qui vient d'en haut, et
'est pourquoi elle meurt ; Ismène ne se doute guère qu'il en existe uno
utre que celle qui vient d'en bas, et c'est pourquoi elle ne meurt pas». (La
Sagesse et la Destinée, p. 116).
34 LA MORALE FORMULÉE
rapprocher le fait de rejeter la vie et le fait de sacrifier la vie.
M. Sarty écrit de même : « Je ne saurais admettre » que le martyre
religieux et le dévouement soient considérés comme des suicides (i).
Pour moi, dit Faguet, le « suicide altruiste n'est pas le sui-
cide » (2). M. Belot écrit : « Ce qui nous semble caractériser le suicide
proprement dit, c'est tout d'abord que la mort volontaire est voulue
d'une manière spontanée sans que le sujet y soit contraint du de-
hors. Mais c'est aussi que la mort est, en elle-même, l'objet de
cette volonté, qu'elle est voulue en tant que mort et non comme
une condition ou un moyen d'une fin différente » (3). En présence
d^ ces contradictions, M. Cantecor en arrive à dire qu'il ne s'ar-
rêtera pas à examiner los diverses définitions du suicide, « de pour
de découvrir qu'il est indéfinissable » (4). D'où viennent ces diffi-
cultés sinon du secret empire de la morale nuancée sur ceux qui
voudraient l'ignorer ? S'ils ont tant de peine à trouver une for-
mule qui les satisfasse pour un fait social relativement simple, c'est
qu'ils veulent appliquer à ce fait, quels que soient les motifs et les
circonstances, une appréciation unique. N'osant pas nuancer l'ap-
préciation, ils essaient de nuancer la définition de la chose appré-
ciée. M. Belot écrit qu'il faut se résigner à n'avoir pas de défini-
tion «absolue et unique », parce qu'autour « du point central les
faits se classent par dégradations insensibles » (5). Mais ces dégra-
dations insensibles, que sont-elles sinon les teintes de la morale
nuancée adroitement reportées sur les faits pour sauver l'unité de
la morale simple ?
Autre indice : les moralistes qui s'accordent à condamner le
suicide, comme une faute, ne sont plus du tout d'accord sur la
gravité de cette faute. C'est un « crime », écrivent Sarty et YEncy-
clopêdie du xxe siècle (6); « crime social », précise Berge (7), et
M. Terraillon renchérit : « C'est le crime capital contre la so-
ciété » (8). M. Cartault dit qu'il y a dans le suicide quelque chose
de « répugnant » (9^. M. Gaultier dit : « mal moral » (10), Dur-
kheim et Commarmond : acte « immoral » (11). Bourgarel :
acte condamnable (12), Corre : acte « préjudiciable aux intérêts
colîetifs » (i3), M. Duprat : acte répréhensible (13). Quelle
est cette action bizarre qui peut, à la même époque, être appelée
crime capital ou acte répréhensible ? La vérité est qu'ici encore
(1) Sarty, p. 27. (2) Faguet, p. 470. (3) Belot, p. 318. (4) Cantecor,
p. 437, Cf. Reboul, p. 30. (5) P. 318. (6) Sarty, p. 1 ; Encyclopédie,
art. cité. (7) Berge, p. 63. (8) p .149-150. (9) Cartault, p. 72. (10) Gaul-
tier, p. 251. (11) Durkheim, p. 383 ; Commarmond, p. 21. (12) Article
cité. (13) Corre, p. 90 (14) Revue Phil., 1908, I, p. 441.
MORALE SIMPLE ET MORALE NUANCÉE 35
îa morale nuancée prend sa revanche sur les défenseurs de la mo-
rale simple. Chacun d'eux n'emploie guère qu'un mot, puisqu'il
•s'agit de juger « le » suicide. Mais ces mots juxtaposés reproduisent
une bonne part des nuances qu'on voulait effacer.
Troisième indice d'incertitude, plusieurs moralistes, après avoir
condamné le suicide en principe, déclarent certains suicides dignes
de pitié, d'indulgence, d'excuse, voire de respect, de sympathie,
d'admiration.
Bourgarel écrit : « Sans doute il est des cas où la conscience
et la loi morale sont prêtes à excuser une pareille action », et, après
avoir flétri le suicide conventionnel, il ajoute : « Réservons notre
pitié pour ceux qui, vaincus par la souffrance et le désespoir at-
tentent à leur propre vie ». Et encore : si nous blâmons ceux qui se
laissent ainsi « vaincre par la désespérance, encore voulons-nous
les excuser. Les forces de l'esprit humain ont des bornes et les
vaincus de la vie ont droit à notre indulgence » (i).
Sarty, après avoir appelé le suicide le plus inquiétant des crimes,
écrit : « J'ai toujours éprouvé une pitié douloureuse, une sympathie
profonde pour ces désespérés de la vie (2). »
Tout en condamnant le suicide, dit F. Bouillier, je ne saurais
suivre les moralistes « trop rigides » qui l'assimilent au meurtre.
« Non seulement je ne le condamne pas aussi sévèrement, mais je
ne puis me défendre d'une immense pitié pour le malheureux qui
en est venu à ce dernier degré de la douleur et du désespoir (3). »
Même note dans le livre de Sébastien Faure. Parlant des mères
qui se tuent, par misère, avec leurs enfants : « Ne doivent-elles pas,
dit-il, avoir bu, jusqu'à la dernière goutte, le fiel de toutes les
déceptions, l'amertume de toutes les misères?... (4). »
Médeville admet qu'en cas de supplice atroce, celui qui se tue
est digne seulement de « sincère commisération (5). »
M. Belot écrit : « La réprobation morale est presque toujours
émoussée par la pitié; comment se montrer bien sévère pour celui
que l'on commence par plaindre ? » (6).
Ce ne sont là que des mots d'indulgence, de pitié. Mais voici,
à propos de cas définis, des mots plus inattendus. Henri Michel,
parlant d'un homme qui s'est tué parce qu'il était injustement
accusé, s'écrie : « Y a-t-il, parmi ies plus rigides défenseurs de la
loi morale, beaucoup de puritains qui oseront condamner cet
acte » (7).
M. Terraillon, qui voit dans le suicide une lâcheté déshonorante,
(1) Article cité. (2) Sarty, p. 6. (3) Bouillier, p. 901. (4) S. Faure
p. 45. (5) Médeville, p. 221. (6) Belot, p. 330. (7) II. Michel, p. 102.
36 LA MORALE FORMUi
écrit, d'autre part : « La loi de l'honneur fait souvent du suicide
une obligation inéluctable » (i).
Faguet dit qu'un homme qui se tue pour sauver l'honneur de
l'épaulette, mérite plus d'indulgence qu'un autre « et un commen-
cement de respect » (2).
Bouillier, après avoir dit sa pitié pour le suicide en général
parle de la mère qui ne veut pas survivre à son fils, de l'amant qui
veut suivre dans la mort une femme bien-aimée, du financier « qui
n'a pu supporter de voir les ruines dont il était responsable » et il
déclare que de tels suicides « émeuvent profondément notre
sympathie » (3).
D'après M. Paulhan, un acte de suicide peut être, en certains
cas « assez logique et assez moral » (4).
M. Duprat écrit : « La conscience collective se trouve-t-elle
offensée par le suicide? Très faiblement en certains cas, puisqu'il
est, même pour l'opinion publique, des suicides louables.
N'approuve-t-on pas, généralement, les malheureux qui ont mal
tourné de préférer la mort à la honte ? » (5).
Corre déclare que celui qui préfère la mort à la dégradation, ne
mérite pas l'injure, mais la pitié, « dans quelques cas plutôt l'admi-
ration ».I1 va plus loin : « L'homme, demande-t-il, est-il abso-
lument tenu de se soumettre à tout ce qui froisse sa conscience et
sa dignité, à tout ce qui lie ses intérêts les plus légitimes, de sup-
porter le iroid et la faim à la porte des riches, le mépris des puis-
sants, ia servitude auprès des forts, l'iniquité qui glorifie les
scélérats et le terrasse, lui honnête, ou le sacrifie aux pires oppres-
sions? J'hésiterais à répondre par l'affirmative... Je ne lancerai
point l'anathème en bloc à tous ceux qui, harassés de la lutte stérile,
incapables de s'assouplir à des obligations tacitement réprouvées,
laissent les autres agir à leur guise et les quittent. Ils usent du peu
de liberté que le sort leur accorde » (6).
Voilà donc des moralistes qui condamnent le suicide en prin-
cipe, usent de formules absolues, mais qui, en huit cas au moins,
le déclarent digne qui de pitié, qui de sympathie, qui de respect ou
d'admiration. L'incertitude devient contradiction.
Frappés de cette contradiction, quelques-uns déclarent le pro-
blème difficile, insoluble, d'autres essaient de le supprimer.
« Un homme a-t-il parfois le droit de se tuer, écrit M. Méde-
ville, c'est là un problème difficile à résoudre » (7).
Le docteur Mireur écrit : Tôt capita, tôt sensus. Cette question
(1) Terraillon, p. 150 et p. 108. (2) Faguet, p. 470. (3) Bouillier, p. 901.
(4) La Morale de l'Ironie, P. 1909, p. 91. (5) Revue PhiL, 1908, I, p. 441.
(6) Corre, p. 89. (7) Méde ville, p. 1.
MORALE SIMPLE ET MORALE NUANCÉE 37
est une de celles dont la solution a peu de chances de s'imposer
jamais et pour laquelle chacun tient à garder sa liberté d'apprécia-
tion » (i).
Pour supprimer le problème, il y a d'abord la théorie selon
laquelle le suicide est toujours dû à la folie. Elle n'est plus très à
la mode. Cependant Garrison, après avoir consciencieusement
énuméré toutes les raisons de condamner le suicide, ajoute qu'^te-s
ne sont valables que si l'homme qui se tue est en pleine possession
de lui-même, « Or, dit-il, nous ne saurions nous rallier un seul
instant à une semblable théorie. » Celui qui se tue est un fou
« d'un genre spécial, mais c'est un fou » (2). Faguet dit de même :
<( On peut regarder l'état d'âme du suicidant comme une demi-
folie » (3).
M. Belot a recours à un autre biais : « Cessons de nous demander
si le suicide est un mal moral au vieux sens de ce mot pour nous
demander si c'est un mal » (4). Ce « déplacement si simple de la
question » rend la solution évidente, car la société ne peut pas, en
règle générale, se réjouir des suicides. — La solution n'est peut-être
pas aussi évidente qu'il paraît d'abord, parce que, même à cet
égard, on pourrait distinguer entre les suicides. Mais, quoi qu'il en
soit, le « déplacement » de M. Belot est bien une suppression de la
question morale elle-même. Car, dans l'état présent des lois, des
mœurs et du langage, la conscience collective distingue nettement
un mal comme la tuberculose d'un mal comme l'alcoolisme, la
débauche, le crime, et le problème moral consiste précisément à
savoir si le suicide est un mal comme la tuberculose ou un mal
comme le crime.
Mais pourquoi ces contradictions des moralistes qui condam-
nent le suicide et l'excusent, l'approuvent, l'admirent, pourquoi ces
efforts mêmes pour le condamner sans le condamner, sinon parce
que la morale nuancée, fièrement chassée des formules générales et
des déclarations de principe, s'impose à ceux même qui la com-
battent?
On dit : le suicide est un crime, c'est une faute, c'est une lâcheté,
et on accable, sous ces formules, l'ennemi imaginaire qui censé-
ment dirait : le suicide est une belle action, on a toujours le droit
de se tuer. Mais en réalité, la lutte n'est pas entre ceux qui condam-
nent et ceux qui approuvent la mort volontaire, elle est entre la
morale simple qui veut faire abstraction des cas et la morale
nuancée qui ne veut voir que les cas. C'est cette morale nuancée
qui, répudiée en principe, prend sa revanche dès que sa rivale essaie
(1) Mireur, p. 6. (2) Garrisson, p. 234-235. (3) Faguet, p. 471. (4) p. 331.
Là MOKALi; lOll.MILKK
de s'ajuster .1 la rit el non seulemetvt «mi détruit l'unité, mais la
rejette dans l'incertitude et l<"s (îontradictions.
Morale simple, morale nuancée : l'explication courante est-elle
ici valable et s'agit-il simplement d'un cunilit entre les chrétiens et
heurs adveraainag3 Bien de tel ne se dégage des ouvrages que j'ai
lus. Proal, Tarde, M. Lalande, M. Gante cor, les principaux repré-
sentants de la morale nuancée ne sont pas évidemment des philo-
sophes catholiques, mais il n'y a rien dans leurs livres qui soit pro-
prement anti-chrétien. C'est en se plaçant au point de vue cal
lique que M. Cantecor fait la critique de l'argument religieux. Sans
doute, parmi ceux qui condamnent le suicide, quelques-uns ont
des complaisances pour la religion catholique. Mais leur sévérité
n'est pas en fonction de leurs croyances : Bouillier, par exemple,
(■} M. Proal sont beaucoup plus indulgents que Durkheim ou
M. Bonzon. Au total, quatre auteurs seulement allèguent contre
le suicide un argument religieux. N'était l'habitude, l'idée ne vien-
drait même pas, en lisant les ouvrages que j'ai indiqués, qu'il
y ait sur ce point conflit entre l'Eglise et ses adversaires.
On ne peut pas davantage relier les deux morales formulées à ,
deux doctrines philosophiques en lutte à l'époque contemporaine.
M. Parodi distingue autour de nous (abstraction faite évidemment
du point de vue catholique) la morale biologique de Metchnikof,
l'utilitarisme rationnel de MM. Belot et Landry, la morale sociolo-
gique de Durkheim et de M Lévy-Bruhl et la morale électrique
de Fouillée (i). Le désaccord sur la question du suicide n'est pas lié
à un conflit entre ces doctrines. Car des quatre morales indiquées
par M. Parodi, une ne soulève pas, à ma connaissance, la question
de la mort volontaire, une autre, celle de Metchnikof, laisse appa-
raître une vague aversion, les deux dernières aboutissent, par des
voies opposées, à une condamnation du suicide.
Je ne crois même pas qu'on puisse lier la morale nuancée à la
morale anarchiste. J'ai lu un assez grand nombre d'ouvrages indi-
qués dans la Bibliographie de l'anarchie (2). Je n'y relève qu'une
phrase de Kropotkine conseillant de se tuer lorsqu'on risque d'être
trop à charge à ceux qu'on aime (3). La phrase de Sébastien Faure,
que j'ai citée plus haut, n'a rien de dogmatique et ressemble fort
aux phrases de Bouillier dont je l'ai rapprochée. Quant à la morale
socialiste, elle apparaît si confusément dans les livres dont j'ai donné
la liste, qu'il est difficile de dire ce qu'elle pense du suicide.
(1) Parodi. Le problème moral et la pensée contemporaine, P. 1910. (2)
Nettau, Bibliographie de l'anarchie, P. 1897. (3) Kropotkine, La Morale
anarchiste, P. 1889, p. 19.
l'enseignement moral 39
L'époque contemporaine a vu paraître force ouvrages annonçant
des morales scientifiques, des morales rationnelles, des morales
républicaines, des morales naturelles, des morales de l'ironie, voire
une morale mathématique et jusqu'à une morale vraie. Tous ces
titres font croire à une variété réelle dans les points de vue pra-
tiques. Mais, en réalité, ce qui change, ce sont' les conceptions théo-
riques. Elles glissent à la surface d'une morale pratique qu'on sup-
pose connue, qu'on n'étudie guère. Et il est, par suite, impossible
de rattacher les idées relatives au suicide aux conceptions dont Oïi
croirait a priori qu'elles dépendent.
Un seul fait frappe, dès l'abord, lorsqu'on lit les livres que j'ai
indiqués. Si la « morale simple » n'a pas l'air spécifiquement chré-
tienne, elle a des allures de morale officielle. J'entends que ceux qui
condamnent le suicide s'expriment avec assurance, posément,
comme s'ils avaient conscience qu'on doit être de leur avis. Au
contraire, s'agit-il de formuler quelque réserve, de marquer une
nuance ? le ton se fait hésitant, les moralistes pèsent les mots,
s'excusent, se dérobent presque. Seul, M. Clemenceau ose écrire :
va t'en. Mais le Dr Corre hésite : « Il est difficile d'émettre une
opinion formelle. » Tarde dit : « Je me permets d'ajouter » que le
suicide n'est pas une lâcheté. Proal, après avoir déclaré que
certains suicidés inspirent « une sympathie et une estime pro-
fonde )), se hâte d'ajouter : m ce qui n'implique nullement l'appro-
bation de leur conduite ». Bouillier « avoue » son indulgence, au
risque, dit-il de passer « pour un fort mauvais moraliste ». Il est
donc sous entendu que les « bons » moralistes condamnent le
suicide. La morale nuancée ne se présente pas comme une doctrine
anti-chrétienne, mais, de l'aveu même de ses défenseurs, elle est
téméraire, un peu scandaleuse.
II
V enseignement moral donné par VEtat : 1) la doctrine avouée et commune ;
accord sur quatre arguments ; 2) morale nuancée : définitions arbitraires ;
suicides excusables, honorables, obligatoires ; impression de désarroi ;
3) conséquences de ce désarroi dans l'enseignement élémentaire ; 4) ici
encore la morale simple a des allures de morale officielle.
Cette lutte entre deux doctrines, que nous venons de constater,
l'enseignement moral, lui aussi, la reflète.
Rien de plus simple, dira-t-on, puisque les auteurs d'ouvrages des-
tinés à l'enseignement (i) sont, en général, des philosophes. En fait,
(1) J'étudie d'abord les ouvrages destinés à l'enseignement moral dans
les lycées, les écoles normales et l'enseignement primaire supérieur. J'en ai
40 LA MORALE FORMULÉE
il y a pourtant une grande différence entré les écrivains qui
sent au public et ceux qui s'adressent à des élèves. Les premiers
libres, ou enfin croient l'être. Les autres se font une loi de ne
enseigner qui ne soit acceptable pour tous. Ils savent sacrifie]
nuances de leurs sentiments personnels au désir de formuler une
morale qui puisse être vraiment la morale commune. C'est ce souci
qui rend ici leur témoignage précieux. Ils ont eu beau faire effort
pour dégager, sur la question du suicide, une doctrine un peu
ferme, ils ne peuvent concilier les idées en bataille. En vain ils
s'accordent à condamner le suicide : ici encore, la morale nuancée,
chassée des formules, repparaît dès qu'ils tentent de s'approcher
de la vie, et les définitions arbitraires, les exceptions, les amende-
ments, les contradictions, trahissent la lutte qui se poursuit squs
la vaine unités des formules.
C'est cette unité qui frappe d'abord. Sur les quarante-quatre
ouvrages dans lesquels j'ai trouvé la question traitée ou effleurée,
quarante-deux condamnent « le suicide ».
dressé la liste à l'aide de l'Otto Lorenz et du Catalogue de la Bibliothèque
nationale. J'indique ici les ouvrages qui traitent la question du suicide :
Alaux, Manuel d'Instruction morale, P. 1884 ; Ancel et Dugas, Leçons de
morale théorique, P. 1907, Ancel et Boucher, Morale, P. sd ; E. Bailly, Précis
de morale, P. 1903 ; Bentzon et Chevalier, Causeries de morale pra-
tique, P. 1899; Bérard et Blum, Cours de morale théorique et notions historiques,
P. 1903 ; M. Bernés, Programmes détaillés d'un Cours élément, de Philos.,
P. sd. ; Bertrand, Principes de Philos, scientifique et de Philos, morale, P.
sd. ; Boirac, Cours élémentaire de Philos., P. 1888 ; Leçons de morale, P. 1910 ;
Boitel, Trois années de lectures morales, P. 1896 ; Bonnel, Eléments géné-
raux de morale, P. 1888 ; Bouat, Cours de Philosophie, P. 1885 ; Charles,
Eléments de Philosophie, P. 1885 ; Chatel, Lectures morales, P. 1903 ; Dugas,
Cours de morale théorique et pratique, P. 1906 ; Dunan, Essai de Philosophie
générale, P. 1902 ; Fonsegrive, Eléments de Philosophie, P. s. d. ; Girod, Cours
abrégé de Philosophie, Montluçon, sd; Hourticq, Eléments de Philosophie
scientifique et de Philosophie morale, P. sd ; Janet, Cours de Psychologie et de
morale, P. 1891 ; Dr Janet, Manuel de Philos., P. 1904 ; Joly, Cours de Philo-
sophie, P. sd. ; Joyau, Petit cours de Philosophie, P. sd. ; Labbé, La Mor.
enseignée par les grands écrivains, P. 1896 ; La Hautière, Cours de morale
pratique, P. 1888 ; Le Chevallier et Cuminal, Leçons de science morale, P. 1908;
Launey, Cours de morale, P. sd. ;Leyssenne, Le bréviaire des éducateurs, P.
1903 ; Louis, Cours de Philos., Saint-Etienne, 1893 ; Malapert, Leçons de
Philosophie, P. 1908 ; Martel et Morisse, Cours de morale, P. 1911 ; Pen-
jon, Précis de Philosophie, P. sd. ; Pontsevrez, Notions morales, P. 1903 ;
Problèmes de morale, P. 1899 ; Rayot, Leçons de morale pratique, P. sd. ;
Rey, Leçons élémentaires de Psychologie et de Philosophie, P. 1908 ; Eléments
de Philos. P. 1903 ; Richard, Manuel de morale, P. sd ; Steeg, Cours de mo-
rale, P. 1888 ; Thamin et Lapie, Lectures morales, P. 1903; Thomas F., Cours
de Philos., P. 1912 ; Thomas J., Principes de Philos, morale, P. 1890 ;
Thomas F., Eléments de Philosophie scientifique et de Philosophie morale
P. 1893 ; Vattier, Eléments de Philosophie scientif., P. 1891 ; Worms, Précis,
de Philos., (d'après les leçons de Rabier), P. 1891.
l'enseignement moral 41
11 y a même un certain aœord dans le choix des raisons allé-
guées. Sans doute, on trouve, çà et là quelques arguments qui
restent sans écho : le suicide est coupable en tant qu'homicide (i),
c'est un acte contre nature (2). Deux ouvrages seulement s'inspirent
de la théorie de Durkheim (3). Mais le gros des auteurs s'accorde
sur les quatre arguments suivants : le suicide est la violation de
nos devoirs envers Dieu; — c'est une lâcheté et une désertion; — c'est
une offense à la société; — c'est un attentat contre nous-mêmes en
tant qu'agents moraux et, par suite, un attentat contre la moralité
elle-même. De ces quatre arguments, le premier est allégué dix
fois (4), le second quatorze fois (5), le troisième vingt et une fois (6),
te dernier vingt-deux fois. Kant est l'auteur le plus souvent cité (7).
Certaines phrases feraient même croire qu'il s'agit d'une doc-
trine solide. M. Richard, ayant condamné le suicide, ajoute : « Ce
sont là des vérités triviales qu'on rougirait presque de démontrer, »
et ilt n'hésite pas à nous mettre en garde contre une pitié mal
entendue (8). Même idée dans les livres de Mlle Bentzon et de
M. Hourticq {9). M. Pontsevrez condamne les suicidés illustres :
sans doute, ce ne sont pas des égoïstes, mais tout « en louant leur
fermeté », on « regrette » qu'ils en aient fait un tel usage. Parlant
de la mort de Beaurepaire, M. Pontsevrez reconnaît que le motif
qui poussa Beaurepaire était « certainement plus noble »' que celui
des joueurs malheureux, mais il n'en conclut pas moins : « il s'est
trompé dans l'interprétation de l'honneur et du devoir » (10).
(1) Bailly, p. 33 ; Launey, p. 47. (2) Dunan, p. 801. (3) Richard, p.
163 ss. ; Hourticq, p. 310-311. (4) Bentzon et Chevallier, p. 235 ; Bouat,
p. 492 ; Charles, p. 391 ; Janet, Cours de Psychol., p. 15 ; Dunan, p. 801 ;
Girod, IV, p. 40 ; Labbé, p. 89 ; Vattier, p. 60 ; Worms, p. 357 ; Alaux, p. 85.
\ncel et Boucher, p. 170 ; Bailly, p. 33 ; Bertrand, p. 288 ; Bonnel,
p. 46 ; Châtel, p. 61 ; Girod, IV, p. 40 ; Launey, p. 47 ; Payot, p. 70 ; Pontse-
vrez, Notions, p. 48 ; Rey, Leçons, p. 772 ; Steeg, p. 139 ; Thomas F., p. 228 ;
Vattier, p. 60 ; Worms, p. 357. (6) Alaux, p. 85 ; Bertrand, p. 288 ; Boirac,
Leçons, p. 80 ; Boitel, p. 42, note; Bouat, p. 492 ; Dantu, p. 138 ; Girod, IV,
p. 40 ; Janet, Cours, XV ; Joyau, p. 91 ; Labbé, p. 89 ss. ; La Hautière, p. 208 ;
Louis, p. 237 ; Leyssenne, p. 192 ; Malapert, II, p. 150 ; Pontsevrez, Notions,
p. 48-50 ; Richard, p. 168 ; Rayot, p. 97 ; Thomas F., p. 237 ; Vattier, p. 60 ;
Worms, p. 357. (7) Alaux, p. 85 ; Bertrand, p. 288 ; Boirac, Cours, p. 354 ;
Leçons, p. 79 ; Bonnel, p. 46 ; Bouat, p. 492, Charles, p. 391 ; Dantu, p. 138 ;
Dugas, II, p. 148 ; Fonscgrive, p. 465 ; Hourticq, p. 310 ; Janet Paul, XV ;
Joly, p. 403 ; Labbé, p. 89 ; La Hautière, p. 208 ; Launey, p. 47 ; Louis, II,
237 ; Penjon, p. 372 ; Richard, p. 163 ; Thamin et Lapie, p. 12. Thomas F.,
p. 237 ; Vattier, p. 60 ; Worms, p. 357. — Selon M. Bernés, le suicide, mora-
lement justifiable, et même parfois obligatoire pour une morale intellectua-
liste dans laquelle l'idéal est un objet entièrement défini « devient condam-
nable pour une morale qui regarde l'idéal comme progressif» et qui fait
« résider la vertu avant tout dans l'effort moral. » (8) Richard, p. 168.
(9) Bentzon et Chevallier, p. 87-88 ; Hourticq, p. 310. (10) Pontsevrez, No-
tions, p. 48-50 ; Problèmes, p. 50.
42 LA MORALE FORMULEE
M. Louis demande : un bonmie atteint de la peste peut-il se tuer
pour ne pas communiquer sa maladie? Réponse : non, car sa
ne lui appartient pas. Elle appartient an devoir et à Dieu (i).
Ces sévérités feraient croire que, dans renseignement tout au.
moins, la morale simple est sûre de sa force et règne sans partage.
En réalité, la morale nuancée lui dispute partout le terrain.
D'abord, bien que les éducateurs hésitent à faire la critique des
arguments allégués par leurs collègues, il en est deux qui soulèvent
des objections. « On dit, écrit M. Penjon, que celui qui se fcve
manque à ses devoirs envers ses semblables : ce n'est pas toujours
vrai au même degré et, d'ailleurs, d'une manière générale, le devoir
de faire du bien à autrui dont on veut ici parler, est une obligation
large qui ne peut pas fonder l'obligation stricte de ne pas se
tuer » (2). M. Dugas reconnaît que, si quelqu'un veut se tuer parce
qu'il est à charge à autrui, l'argument social ne joue plus. Ceux
qui se retranchent de la société, ajoute-t-il, « se placent, par là
même, hors des lois de cette société, ne peuvent être ni condamnés,
ce qui serait absurde, ni même flétris au nom de ces lois (3). »
L'idée que le suicide est une lâcheté est rejetée par plusieurs
auteurs : « Il serait injuste, dit Penjon, de toujours regarder comme
des lâches ceux qui attentent à leur vie... » (4). Nous ne pouvons,
dit M. Rayot, prononcer, à l'égard des suicidés, « le nom flétrissant
de lâcheté » (5). Celui qui se tue, dit M. Joyau, « ne comment pas
une lâcheté, puisque les lâches ont peur de la mort » (6). « Le
suicide, dit M. Boirac, peut même témoigner d'un courage extra-
ordinaire, car il prouve la victoire de la volonté sur le plus fort
de tous les instincts » (7). « On ne peut dire de certains suicidés
qu'ils sont lâches, écrit M. Dugas : ne pas accepter le déshonneur,
c'est se soustraire, sans doute, à la souffrance, mais à une souffrance
que la lâcheté consisterait précisément .à endurer » (8).
La morale nuancée s'affirme encore dans les définitions. On
condamne « le suicide ». Mais, explique M. Rayot, si le suicide est
une mort volontaire, « toute mort volontaire n'est pas un
suicide » (9). Bouat, Charles, Janet, de La Hautière, MM. Louis et
Vattier (10) expliquent à l'envi que le dévouement, le sacrifice volon-
taire de la vie ne sont pas des suicides. « Ce sont là, écrit Charles,
des actes de dévouement qu'il est oiseux de justifier et non pas des
suicides. » Car le suicide ne consiste pas dans « l'acte matériel de
(1) Louis, II, p. 241. (2) Penjon, p. 372. (3) Dugas, p. 149-152.
(4) Penjon, p. 372. (5) Rayot, p. 97. (6) Joyau, p. 92. (7) Boirac, Le-
çons, p. 80. (8) Dugas, p. 148. (9) Rayot, p. 101. (10) Bouat, p. 495 ;
Charles, II, p. 391 ; Janet Paul, p. 197; De la Hautière, p. 208; Louis, p. 241 ;
Vattier, p. 60.
l'enseignement moral 43
porter sur soi des mains violentes » (i). « Est-ce un suicide, demande
M. Louis, de se dévouer à une mort certaine (comme Curtius), pour
sauver sa patrie? — Non... Le suicide est un crime, le fait de se
dévouer à une mort certaine pour sauver sa patrie est un acte
d'héroïsme. Ce n'est donc pas un suicide. Est-ce un suicide pour
un naufragé de céder à un autre la planche à laquelle il avait confié
son salut? — Non, il y a de la différence entre se donner la mort
et cesser de défendre sa vie ou préférer la vie d'un autre à la
sienne propre » (2).
Après les définitions arbitraires viennent les mêmes mots de
pitié, d'excuse, d'éloge qu'on a vus plus haut. Tantôt il s'adressent
au suicide en général, tantôt à certains suicides.
Parlant des suicides que relate ordinairement la presse,
MM. Ancel et Boucher déclarent : « A tort peut-être, et malgré le
blâme dont nous les frappons, ils n'excitent en nous que de la
pitié » (3). « Nous ne savons jamais, dit M. Penjon, l'état d'esprit
véritable de ceux qui se sont tués et le désespoir n'est souvent que
la folie la plus digne de pitié m (4). « Le bon sens populaire, dit
Bertrand, juge à la fois en aliéniste et en moraliste, quand autour
du cadavre du suicidé, il dit simplement : le malheureux » (5).
« Devons-nous être sans pitié, demande M. Thomas, pour ceux qui
sont conduits à cet acte de suprême désespoir? — Loin de là, le
plus souvent même nous devons les plaindre, car nous ignorons
à quel mobile ils ont obéi » (6). « Ne les méprisons pas, écrit
M. Rayot (nous ne devons mépriser personne), ne les admirons
pas non plus ; plaignons-les » (7). « Ne les admirons pas, dit aussi
M. Steeg, parlons avec pitié, avec tristesse de ces désespérés... Plai-
gnons-les... » (8). Et, après avoir recommandé de ne pas les flétrir,
M Dugas ajoute « qu'ils ont droit plutôt, comme tous les vaincus,
à notre compassion et à notre pitié » (9). .
Après la pitié, l'excuse. Le déshonneur ne justifie pas le suicide,
mais il 1' « explique » (10). « Quand il y a maladie et impuissance,
on comprend, dit M. Le Chevallier, qu'en de telles situations la
pensée du suicide sollicite même les âmes les plus vaillantes » (n).
Janet dit des « suicides par honneur » : « On ne doit pas, sans
doute, blâmer trop sévèrement des actes qui ont leur source dans la
pureté et la grandeur d'âme et, dans ces matières, il vaut mieux
(1) Charles, p. 391. (2) Louis, p. 241. Cf., dans Ancel et Boucher, la
définition «objective» et la définition «subjective » du suicide. Le suicide
qui «résulte d'un sentiment de dévouement» est un suicide objectivement,
mais non pas subjectivement, p. 184. (3) Ancel et Boucher, p. 170.
(4) Penjon, p. 372. (5) Bertra nd, p. 290. (6) Thomas F., p. 238. (7) Rayot,
p. 98. (8) Steeg, p. 139. (9) Dugas, p. 152. (10) Bentzon et Chevallier,
p. 87. (11) Le Chevallier et Cuminal, p. 149.
44 LA MORALE FORMULEE
encore pardonner à l'excès que d'habituer l'âme, par (1rs rai
nciiii'iiis trop froids, à supporter patiemment et peut être complai-
samment la pensée du déshonneur » (i). Boirac écrit : « Ne faisons
pas difficulté de recconaître que le suicide est parfois excusal>l«",
par exemple quand l'homme qui se tue est affolé par le désespoir
ou quand, obéissant aux préjugés de son milieu, il croit que le
devoir lui commande en effet de se donner la mort » (2). « Le
suicide, dit de même M. Rayot (3), peut avoir pour lui l'apparence
d'une certaine grandeur, il peut aussi être parfois excusable. »
On peut, dit M. Girod, excuser le suicide « dans tel ou tel cas de
la pratique » (4). Il y a, disent MM. Ancel et Boucher, des suicides
« auxquels on ne peut refuser les circonstances atténuantes » (5)
Certains suicides sont mêmes loués, louanges embarrassées, mais
louanges. Je laisse de côté ceux qui n'approuvent les suicides
altruistes qu'après les avoir débaptisés. D'autres sont plus hardis.
Paul Janet, tout en condamnant Caton, dit que « cet héroïsme
relève l'âme » (6). Martel et Morisse citent l'histoire d'Arria comme
un exemple de magnanimité (7). Quand on se tue pour éviter un
outrage, dit M. Labbé, ou parce qu'on Ta subi, « l'appréciation est
très délicate et le jugement flotte » entre Juvénal et saint Augustin.
(8) « Il y a, dit M. Bailly, des suicides « glorieux » (9). Il y a, écrivent
MM. Ancel et Boucher, des suicides « honorables »; des circons-
tances peuvent se présenter « où l'on aime que le souci de la vie
passe après celui de l'honneur ou de l'intégrité » (10). M. Dugas
écrit : on peut voir dans le suicide « un recours suprême laissé aux
courageux et aux sages contre les injustices du sort et des hommes »
(exemples d'Arria et Paetus de Condorcet); et encore : « On aime
à voir l'honneur compter plus que la vie; de plus, c'est rendre
hommage au devoir que de se punir volontairement par la mort de
n'avoir pas fait ou pu faire son devoir. » Ceux-là méritent « la
sympathie et l'estime », qui, en quittant la vie, ne trahissent pas
le devoir, mais s'efforcent encore de le remplir (11).
La « mort volontaire », écrit Charles, (il ne dirait peut-être
pas : le suicide), est parfois « non seulement excusable, mais obli-
gatoire » (12). M. Rey dit de même : notons que le suicide « peut
être un exemple social dans certains cas. Le stoïcien qui se tuait
parce que la société où il vivait était incompatible avec l'existence
du sage, le chrétien primitif qui allait au devant du martyre,
l'homme qui, dans une société tyrannique, ne pouvait vivre qu'en
(1) Janet, p. 197. (2) Boirac, Leçons, p. 80. (3) Rayot, p. 98.
(4) Girod, IV, p. 40. (5) Ancel et Boucher, p. 170. (6) Janet, Leçons, p. 197.
(7) Martel et Môrisse, p. 89. (8) 'Labbé, p. 90. (9) Bailly, p. 33. (10) An-
cel et Boucher, p. 170. (11) Dugâs, p. 148-149. (12) Charles, II, p. 391.
45
dérogeant à sa dignité, accomplissaient à la lettre un devoir
moral » (i).
A tous ces traits l'on reconnaît sans peine la morale nuancée que
j'essayais de définir plus haut. J'ai dit qu'elle était bannie des for-
mules. Un seul auteur, en effet, ose en proclamer franchement le
principe. Quand il s'agit de suicide réfléchi, écrit M. Malapert, « il
est manifeste que l'appréciation morale variera avec la nature du
motif qui y aura conduit ». Par exemple, qui veut se soustraire par
la mort à des obligations déterminées » est inexcusable; mais « il
peut se faire qu'en certaines circonstances, le suicide apparaisse,
non plus seulement comme un droit, mais comme un devoir » (2).
Si manifeste que soit ce principe, M. Malapert est seul à oser
l'exprimer. Encore corrige-t-il un peu cette hardiesse, en distin-
guant, dans deux définitions, le suicide et le sacrifice. Mais, dans
des ouvrages où il semble que tout conduise à la formule même
de la morale nuancée, par exemple dans ceux de MM. Ancel et
Chevallier et de M. Dugas, les auteurs se dérobent au moment
décisif. Ils n'osent pas ou ne veulent pas dire carrément : il n'y a
pas, devant la morale, le suicide, il y a des suicides. Tout, dans leur
livre, le dit. Eux-mêmes ne le disent pas.
Peut-on voir dans ce silence une victoire décisive de la morale
simple? Je ne le crois pas. Elle l'emporte dans les formules. Mais
la morale nuancée, qui reparaît chaque fois qu'on s'approche d'un
cas concret, réduit les auteurs à des contradictions qui trahissent et
sa puissance et l'incertitude de sa rivale.
Tous les ouvrages que j'ai cités s'adressent à des enfants ou à
des jeunes gens. Ils ne sont pas destinés à faire la morale, mais à
enseigner la morale faite. Sur la question du suicide, ils n'avouent
pas leur impuissance. La plupart des auteurs ont même l'air très
sûrs d'eux-mêmes. Cependant, quelle peut être l'impression d'un
enfant qui lirait plusieurs de ces manuels? L'un lui dit : le suicide
est une lâcheté; l'autre : le suicide peut témoigner d'un courage
extraordinaire; l'un dit : ce n'est jamais licite, l'autre : c'est par-
fois obligatoire. C'est la négation de tous les devoirs; — c'est parfois
un hommage au devoir. C'est un vol fait à la société; — c'est
parfois un exemple social.
Bien plus, en un même ouvrage, les idées, les mots se heurtent
parfois. Il faut sans doute quelque subtilité pour comprendre que
certains motifs « expliquent » le suicide sans le « justifier » (3),
ou encore que le suicide est toujours une faiblesse, mais qu'on peut
louer parfois « la fermeté » de ceux qui se tuent tout en « regret-
(1) Rey, p. 773. (2) Malapert, II, p. 150. (3) Bentzon et Chevallier,
p. 235.
46 i.\ MOBALB rOB
i )> l'usage qu'il- en font (u. <>n comprend déjà moiiw bien
qu'il faille (( rire persuadé de la gravité du crime de se tuer »,
mais ne juger le suicide d'aulrui « qu'avec la plus grande
i ve » (2). Ailleurs, on ne comprend plus du tout : un homme
se jette dans un gouffre pour sauver son pays : ce n'esL pas un
suicide, c'est une action sublime; un pestiféré se tue pour sauver
parents, ses amis, la cité : c'est un suicide, c'est une faute (3).
Pourquoi? Pourquoi MM. Ancel et Boucher disent-ils tour à tour
qu'il n'y a pas de suicides « moralement louables » et qu'il y en a
d' a honorables » et « qu'on aime à voir? » (/j). Comment Jmet
peut-il dire du suicide de Caton que c'est un acte blâmable et \u\
acte « qui relève l'âme », qu'on peut « l'admirer comme acte indi-
\iduel, mais non pas comme exemple à suivre » et enfin que
« sous une forme héroïque ce n'est toujours, après tout, que la
fuite de la responsabilité » (5)? Comment M. Dugas écrit-il que la
morale du devoir « peut toujours nous prescrire de vivre » et,
ailleurs, qu'au nom du devoir « on condamnera le suicide, non
dans tous les cas, mais dans ceux-là seulement où l'on a vu qu'il
est une lâcheté », et ailleurs encore que ceux-là « méritent la sym-
pathie et l'estime » qui « s'efforcent en mourant de remplir leur
devoir? (6). »
J'entends bien que, pour dégager ces contradictions, je sup-
prime les transitions ingénieuses qui s'efforcent de les masquer ou
de les atténuer. Mais, par là même, je me rapproche de l'impression
que ces livres produiront forcément sur leurs lecteurs. Que veut-on
que remarquent des enfants, sinon la formule générale et l'exemple
oncret? Et quel désarroi si l'exemple contredit, à chaque instant,
la. formule!
Ce désarroi, produit, à mon sens, par la morale nuancée,
refoulée, mais non supprimée, apparaît sous une autre forme dans
les ouvrages destinés à l'enseignement moral élémentaire.
A lire les petits manuels qui font allusion au suicide (7), on a,
(1) ; ez, Leçons, p. 48-50. (2) Pcnjon, p. 372. (3) Louis, p. 241-
\11cel et Boucher, p. 170. (5) Janet, p. 197. (6) Dugas, p. 148-149-
(7) J'ai dressé une liste de ces manuels à l'aide du Catalogue d'Otto
Lorenz et du Catalogue du Musée pédagogique. Plusieurs ouvrages indiqués
par Otto Lorenz ne se trouvent pas à la Bibliothèque nationale. Je n'ai con-
sulté en tout que quatre-vingt-onze manuels. Voici ceux dans lesquels il est
question du suicide : Amiard, Une leçon de morale par jour, Limoges 1897 ;
Angot, L'enseignement moral à V école primaire, P. 1897 ; Allou, Cours de mo-
rale, P. 1882 ; Bertrand et Huberland, Les premières notions de morale,
Lille, 1891 ; Boyer, Le livre de morale des écoles prim., P. 1895 ; Bec, Carnet
■ de morale, Moulins, sd; Bertin, Morale et Instruction civique, P. 1898 ; Curé
Houzel, Sommaires de leçons de morale, P. 1894 ; Compayré, Eléments d'ins-
l'enseignement moral 47
plus forte que jamais, cette impression d'unité que j'ai déjà
signalée par deux fois. Sur trente-huit livres que j'ai comptés, six
seulement ne se prononcent pas contre la mort volontaire. Encore
faut-il ajouter qu'ils ne traitent pas la question : ils citent, comme
autant de beaux exemples, les morts d'Arria, de Vatel, des marins
du Vengeur, de Beaurepaire, du maçon de Brizeux; mais ils ne
discutent pas, ils évitent même de parler de suicide (i). — Les trente-
deux autres manuels condamnent la mort volontaire.
Non seulement ils la condamnent. Mais la condamnation est
parfois véhémente. Le suicide, dit M. Compayré, est la « faute
suprême », et « l'amour de la vie n'abandonne que ceux qui ont
mal usé de la vie » (2). Un autre manuel, rédigé par un groupe
d'instituteurs, appelle le suicide un a crime » (3). MM. Poignet et
Bernot écrivent : « c'est une lâcheté et une honte » (4). M. Dés
précise qu' « en aucun cas le suicide ne peut être absous » (5). Fait
plus remarquable, les mots d'excuse et surtout de pitié que nous
avons trouvés si souvent ailleurs sont bannis des livres primaires.
Seul, M. Poirson écrit : il faut parler du suicidé avec pitié, avec
tristesse (6). M. Pavette est déjà moins indulgent : « malgré notre
truction morale et civique, P. sd. ; Dauzat, Carnet de morale, P. 1896 ; Dartois,
Choix de maximes, etc., pour aider à V enseignement de la morale, P. 1896 ;
Dès, Education morale et civique, Montluçon, 1900 (4e éd.) ; Frank, La morale
pour tous, P. 1882 ; Gérard, Morale, P. 1896 ; Guigou, Petites leçons de morale,
P. 1904 ; Goblet, Pensées morales, Saumur, 1894 ; Lebon, Lectures morales ou
nouvelle morale en action, P. sd ; Lechantre, Résumés d'instruction moraley
Saint-Quentin, 1895 ; Lemoine et Aymard, Le jeune Français, P. sd. ; Leys-
senne, Le bréviaire des éducateurs, P. 1904 ; Lucienne V. S., Mes résumés,
Morale et Instruction civique, Lille, 1898 ; Méritan, Cours complet de morale,
Cavaillon, 1898 ; Martel et Morisse, Cours de morale, lre année, 1911 ; Nonus,
Résumés de leçons de morale, Amiens, 1895 ; Parrot, Morale, civilité, etc., (ire-
noble, 1903 ; Pavette, La morale mise à la portée des enfants, P. 1899 ; Poignet
et Bernot. Le livre unique de morale et d'instruction civique, P. 1898 ; Poirson,
Plans de leçons de morale, P. 1895 ; Pegat, Petit traité de morale et d'instruc-
tion civique, P. 1884 ; Ramage, Enseignement moral et social, P. 1903 ; Résu-
més de morale et d'instruction civique par un groupe d'instituteurs, Béthune,
1896 ; Steeg, Instruction morale et civique, P. 1889 ; Sicard, Education morale
et civique, P. 1887 ; Schuwer, Simples notions de morale civique, P. 1882 ;
SM, Enseignement moral et civique, P. sd ; Tartière, etc. (ouvrage composé
>ar douze inspecteurs primaires), Ames viriles, P. sd ; Trésor moral de l'éco-
lier, par plusieurs instituteurs, P. sd ; Vessiot, Cours et méthode d'enseignement
moral, P. 1896.
(1) Bertrand et Iluberland, p. 76. Lemoine et Aymard, p. 286 : Martel
et Morisse, p. 89 ; Lebon, p. 178, (cite l'histoire de Vatel entre celle de Fabri-
cius et celle de Mucius Scaevola sous le titre : activité, grands caractères ;)
Schuwer, p. 43 ; Tartière, p. 8. (2) Compayré, 120. (3) V. S. Lucienne, 14.
(4) Poignet et Bernot, 53e leçon. (5) Dés. 152. (6) Poirson, 77.
48 LA MORALE FORMULÉE
pitié pour ceux qui bc tuent, nous devons les jugei sévèrement » (i).
Ces auteurs mis à part, c'est le silence.
Ainsi, accord sur la condamnation, suppression des ré.^
d exceptions, des mots de pitié qui ailleurs, l'affaiblissent : plus
que jamais on pourrait se croire en présence d'une idée solide.
Mais d'abord les arguments surprennent. Sept auteurs seulement
condamnent le suicide, sans motiver la sentence. Dans les autres
manuels, l'argument religieux est allégué trois fois, l'argument
de Kant deux fois, l'argument social huit fois; pa^ contre, seize
auteurs s'accordent à appeler le suicide une lâcheté. Ainsi la raison
rejetée, dans les livres d'enseignement secondaire, par MM. Penjon,
Rayot, Joyau, Boirac, Dugas devient, dans l'enseignement primaire,
la raison favorite! Cela seul trahit sans doute un léger désarroi dans
l'enseignement moral. Mais voici qui paraît décisif : ces trente-huit
livres, qui s'accordent à condamner la mort volontaire, je les ai
trouvés sur une liste qui comprend quatre-vingt-onze ouvrages : les
maîtres qui parlent du suicide le blâment, mais le plus grand
nombre des maîtres n'en parlent pas.
Ce fait est d'autant plus remarquable que, dans l'ensemble, les
petits livres destinés aux écoles disent à peu près tous la mêm^
chose. Seuls, les chapitres relatifs à Dieu et à la tolérance reflètent
quelque peu la diversité des idées contemporaines. Pour tout le
reste, on suit le « programme » de 1882. Ce programme, il est
vrai, ne parle pas du suicide. Mais il invite à en parler, puisqu'il
fait mention, parmi les devoirs envers soi-même, des devoirs envers
le corps. Malgré cette invitation, la majorité des maîtres garde le
silence. C'est, a-t-on dit, que le suicide « est chose exceptionnelle ».
L'argument ne vaut pas. Le meurtre, lui aussi, est chose exception-
nelle et fort peu à redouter de la part d'enfants de 8 à 12 ans.
Cependant, tous les manuels s'accordent à le condamner. Si, sur
la question du suicide, soixante maîtres sur cent aiment mieux
se taire, c'est évidemment que la formule employée par leurs col-
lègues ne leur convient qu'à moitié ou ne leur convient pas du tout.
La « morale simple » n'est pas la leur. L'autre, n'étant pas encore au
point, risque d'inquiéter, d'effrayer. Conséquence, on ne soulèvera
pas la question. Mais quel indice de désarroi! Le suicide est « la
faute suprême », si l'on en croit un manuel. Seulement, plus de
cinquante manuels sur cent n'en soufflent pas mot!
Donc l'enseignement moral trahit à sa façon le même conflit que
nous avaient révélé les ouvrages des moralistes. D'un côté, morale
(1) Pavette, 89.
l'enseignement moral 49
simple, d'autre part, morale nuancée qui distingue, blâme, excuse,
approuve, admire selon le cas.
L'explication qui ramène ce conflit à une lutte entre la religion
catholique et ses adversaires est ici peu vérifîable, car la plupart des
auteurs qui s'adressent aux élèves de l'enseignement public res-
pectent ce qu'on appelle la neutralité scolaire et ne laissent guère
apparaître leurs idées religieuses. Cependant, il est à noter que la
plupart des manuels primaires qui évitent de parler du suicide
parlent, conformément au programme, des devoirs envers Dieu.
Dans les Précis philosophiques destinés à l'enseignement secon-
daire, les ouvrages dans lesquels on peut discerner plus de com-
plaisance pour le catholicisme ne sont pas ceux dans lesquels le
suicide est le plus durement condamné. M. Malapert, par exemple,
est moins rigoureux que M. Richard.
Ce qui, par contre, se dégage de plus en plus nettement, c'est
ce caractère de « morale officielle » qui nous avait déjà frappés plus
haut. Ici, l'expression prend un sens précis. La seule morale ensei-
gnée dans les écoles primaires est celle qui (condamne le suicide,
sans distinction, sans tenir compte des cas. L'autre ne manifeste son
pouvoir qu'indirectement, en forçant la majorité à se taire. De
même, dans les ouvrages destinés à l'enseignement secondaire, ceux
qui se prononcent contre la mort volontaire ne sont pas seulement
le nombre. Ils ont autant d'aisance lorsqu'ils condamnent, que de
prudence, d'hésitation, d'inquiétude lorsqu'ils essaient de distin-
guer, de plaindre, d'excuser.
Voilà M. Malapert, le seul qui ose dire nettement que l'apprécia-
tion morale doit varier selon le cas : il commence par déclarer que le
suicide est « presque toujours » une affirmation de l'égoïsme (i).
M. Rey, qui admet que le suicide peut être un « exemple social »,
corrige cette hardiesse en disant « ces cas disparaissent forcément
dans une société comme la nôtre, dont les membres n'ont plus à
obéir à un maître ou à accepter une religion donnée » (2).
MM. Ancel et Roucher, avouant leur pitié pour certains suicidés,
s'excusent de la ressentir « à tort, peut-être » (3). C'est d'un air de
bravoure que M. Roirac déclare : a Ne faisons pas difficulté de recon-
naître que le suicide est parfois excusable » (4). Pourquoi cet em-
barras lorsqu'il s'agit de défendre la morale nuancée, sinon parce
qu'on a conscience de heurter la doctrine officielle? Ce sentiment
est parfois si fort que les auteurs en viennent à distinguer une mo-
rale « théorique », qui condamne tous les suicides, et une morale
pratique, qui aurait plus de souplesse. C'est « à raisonner rigoureu-
• (1) Malapert, 150. (2) Rey, 772. (3) Ancel et Boucher, 170. (4) Boirac,
Leçons. 80.
50 LA MORALE FORMULÉE
ni » que Lucrèce est condamnable, écrit M. Janct (i). M. Peu-
jon, on l'a vu, nous engage à condamner sévèrement le suicide <
y pensant », mais à ne juger ceux qui se tuent « qu'avec la phi!
grande réserve » (a). En d'autres termes, il faut rendre homn
à la morale officielle, mais s'en servir le moins possible. M. Thomas
dit plus carrément, après avoir développé les arguments habituels :
« En appréciant ainsi le suicide, nous nous sommes uniquement
placés à un point de vue théorique. » (3).
III
La poésie, même dualisme : 1) Morale simple, condamnation du suicide ; 2) mo-
rale nuancée : il h'y a presque pas de poètes qui exaltent « le suicide », mais
il y en a beaucoup qui excusent ou exaltent certains suicides, notamment
les suicides d'amour ; 3) il n'est pas possible de rattacher ces diversités
à des partis pris religieux ou philosophiques.
L'étude de la poésie contemporaine ne suggère pas d'autre con-
clusion que l'étude des moralistes et de l'enseignement moral.
Je croyais, quand j'ai commencé à lire les poètes (4), qu'ils
(1) Paul Janet, 197. (2) Penjon, 372. (3) F. Thomas, Eléments de Phi-
losophie scientifique et de Philosophie morale, p. 238. (4) De 1896 à 1912,.
Otto Lorenz indique un tel nombre d'ouvrages poétiques que je ne
pouvais songer à tout lire ; d'autre part, je n'ai pu trouver un principe
de choix vraiment satisfaisant, car, dès qu'il s'agit de morale formulée,
le livre médiocre peut être tout aussi instructif qu'un chef-d'œuvre. J'ai
donc dû me contenter de quelques coups de sonde et je me suis arrêté
quand des résultats d'ensemble se sont dégagés. Réduit à l'emploi de ce
procédé, dont je sens l'insuffisance, surtout au point de vue théorique, j'ai,
du moins, essayé de diminuer les chances d'erreur en choisissant des poètes
de goût et d'opinion différents et en lisant indifféremment des auteurs cé-
lèbres (Angellier, Bataille, Bouchaud, Bouchor, Bourget, Coppée, Daudet,
Dierx, Dorchain, Fabié, P. Fort, Ghil, Gregh, Guérin, Haraucourt, Heredia,
Herold, Hirsch, Jammes, Kahn, Laforgue, Lahor, Le Cardonnel, Lecomte de
Lisle, Maeterlinck, Magre, Mallarmé, Mauclair, Mendès, Merril, Mikhaël,
Moréas, Mme de Noailles, Plessis, Pomairols, Quillard, Raynaud, Rimbaud,
Régnier, Richepin, Rivoire, Rodenbach, Rostand, Rollinat, Samain, Sully Pru-
d'homme, de la Tailhéde, Verhaeren, Verlaine, Vicaire, Vielé-Grifin), et des au-
teurs qui, en 1 914, étaient moins connus, comme Pascal Bonetti, Frogé, Devigne,
Dornier, Pays, Rodet, Hélène Seguin, Rayter, etc.. Voici les ouvrages cités
dans ce chapitre : Angellier, Dans la lumière antique, Les Dialogues d'amour,
P. 1905 ; A. Bonnard, Les Royautés, P. 1908 ; Bouchor, Contes Parisiens,
P. 1880 ; Bourget, Poésies, t. I, P. 1885 ; Daudet, Les Amoureuses, P. 1887 ;
R. Devigne, Les Bâtisseurs de Villes, P. 1910 ; Dierx, Œuvres, P. 1894 ;
Gregh, La Chaîne Eternelle, P. 1910 ; Ch. Guérin, L'Homme intérieur, P. 1905 ;
Jammes, Les Géorgiques Chrétiennes, P. 1912 ; Kahn, Premiers Poèmes f
P. 1897 ; Laforgue, Œuvres complètes, P. 1903 ; Lahor, L'Illusion, P. 1897 ;
Le Cardonnel, Poèmes, P. 1904 ; Mallarmé, Vers et Prose, P. 1893 ; Merril^
Poèmes, P. 1897 ; Mauclair, Le Sang parle, P. 1904 ; Mendès, Poésies, t. If
P. 1892 ; Mikhaël, Poésies, P. 1890 ; Comtesse de Noailles, Les Eblouisse-
LA POESIE
51
allaient, en grand nombre, exalter le suicide, ne fût-ce que pour
scandaliser un peu le gros du public et protester contre les formules
classiques.
Rien n'a confirmé mes prévisions. D'abord, la poésie contempo-
raine s'intéresse assez peu à la question : sur plus de cent cinquante
ouvrages, je n'en compte que trente-quatre qui contiennent une
allusion, un mot intéressant. En outre, les mots ainsi recueillis
laissent en gros la même impression que les ouvrages des moralistes.
Seule, la complaisance pour les suicides d'amour fait l'effet d'une
nouveauté.
Tout comme les moralistes, les poètes condamnent, à l'occasion,
« le suicide ». Je laisse de côté le vers de Mallarmé :
Victorieusement fui le suicide beau (1)
qui n'est pas facile à interpréter. Mais M. Francis Jammes, montrant
un paysan « désireux de se pendre » dit qu'il va « forfaire » (2).
Dans les Paysages et Paysans, de Rollinat, une pauvresse qui a failli
se tuer avec ses enfants :
maudit l'horrible idée
Qui l'avait d'abord obsédée (3).
Mendès flétrit l'amant malheureux qui se tue :
Comme un lâche qui craint de subir sa torture (4).
Jean Rictus, dans les Soliloques du Pauvre, donne la raison
solide des gens qui renoncent à en avoir une :
Alors, quoi fair'? s' foutr' à la Seine?
Mais j'suis sur terre, faut ben qu' j'y reste (5).
Dans les Chants révolutionnaires, de Pottier, la veuve du carrier
ne se tuera pas, parce qu'elle est enceinte :
Claude est mort, j'aurais dû le suivre.
Mais l'enfant? Je le sens pourtant,
Je le sens en moi qui veut vivre.
Il ne sait pas ce qui l'attend (6).
lents, P. s. d. ; Plessis, Poésies Complètes, P. 1904 ; Pottier, Chants révolu-
tionnaires, P. 1887 ; Rayter, Les Révoltes, P. 1909 ; Richepin, Mes Paradis,
~\ 1894 ; Les Blasphèmes, 1884 ; La Bombarde, 1899 ; Rictus, Les Soliloques
lu Pauvre, P. 1897 ; Rollinat, Les Apparitions, P. 1896 ; Paysages et Paysans,
L899 ; Samain, Au Jardin de l'Infante, P. 1900 ; Verhaeren, Les Villages
Ulusoires, P. 1904 ; Vicaire, L'Heure Enchantée, P. 1890 ; Le Clos des Fées,
1897 ; Au pays des Ajoncs, P. 1901 ; Vielé Grifin, Poèmes et Poésies, P. 1895.
(1) Mallarmé, Vers et Prose, 32. (2) Géorgiques, Chant VI. (3) P. 99.
(4) P. 64. (5) P. 40. (6) P. 173.
52 LA MORALE FORMULÉE
Ch. Guérin, dans YHomme intérieur, condamne le suicide
comme une faiblesse :
Mais si fort que mes jours au fuseau de la Parque
Soient filés de chagrin,
Je ne faiblirai pas à ce point que j'en marque
Le terme, de mes mains (1).
Richepin, dans Mes Paradis, explique que le vrai suicide, c'est
d'accepter la vie :
Bois-la comme un bon vin qu'on savoure à loisir...
La meilleure des morts, c'est de se laisser vivre (2).
Ailleurs il condamne le suicide comme un enfantillage :
Bah ! se tuer, et puis? soit, si l'on détruisait
Quelque chose. Mais prendre une attitude altière
Pour disjoindre un moment quelques grains de matière,
C'est là métier de dupe et jeu de marmouset (3).
Dans Le Hâleur, il déclare encore : Oui, 'la mort est un refuge,
mais quoi,
Avouer ma défaite et coucher au cercueil
Ce moi si fier, armé d'un indomptable orgueil?
Non, je ne puis! Fuyons cette porte d'auberge...
Hâleur de l'infini, je haie jusqu'au bout (4).
En face de ces poètes, qui condamnent le suicide en principe, il
n'y en a guère qui, en principe, s'accordent à l'exalter. Le pessi-
misme, qu'on a tant reproché à la poésie contemporaine, s'exprime
souvent par des appels à la mort, des expressions de dégoût fatigué
ou hautain pour la vie :
Viens, je suis la mort douce et l'Amante attendue... (5).
Qu'est-il de frère en toi et ceux qui veulent vivre?... (6).
Mais l'apollogie du suicide est rare. Je note un mot d'Abel Bon-
nard (7), un mot de M. Gregh, sur « l'audace de mourir » (8).
Rollinat, dans les Apparitions, évoque des cauchemars : le plus
horrible est de penser qu'on ressusciterait pour ne plus mourir :
Pour qui s'est lassé d'être, en son ennui béant,
Au moins le suicide avance le néant (9).
(1) P. 72. (2) P. 30. (3) Les Blasphèmes, p. 51. (4) Ibid.t p. 49.
(5) Samain, Au Jardin de l Infante, p. 243. (6) Kahn, Premiers Poèmes,
p. 152. (7) Les Royautés, p. 77. (8) La Chaîne Eternelle, Désespoir. (9) Les
apparitions, Les Treize Rêves ; cf. Dans une cuisine.
LA POÉSIE 53
N'aurai-je donc jamais, écrit Mme de Noailïes,
La force du paisible et divin suicide? (1).
M. Vielé Graffîn, dans le Gué, chante avec admiration une
jeune fille qui est allée, vêtue de blanc, se jeter à la mer sans qu'on
sache pourquoi; ailleurs, célébrant le « courage virginal » d'un
enfant de douze ans qui s'est tué, il compare cette mort à celle « du
divin suicidé de la croix » (2).
M. Camille Mauclair écrit : •
Cet homme ne voulait plus vivre,
Voyons, de quoi vous mêlez-vous?
Monsieur, Madame, en vérité,
Cet homme en avait assez (3).
C'est là tout ce que j'ai trouvé qui ressemble à une apologie
C'est, comme on voit, peu de chose.
Dans les Bâtisseurs de villes, M. Roger Devigne fait sonner les
cloches de Notre-Dame-des-Pauvres en l'honneur des suicidés :
Sonne pour les dortoirs apaisés de la Morgue,
Pour les noyés errants qui rêvent sous tes ponts... (4).
Ce n'est déjà plus que de la pitié. Mais ce qu'on trouve, le plus
souvent, ce sont des mots d'attendrissement ou d'admiration, non
pour le suicide en général, mais pour certains suicides.
Suicides dûs à la misère : M. Richepin, contant l'histoire d'une
pauvre femme qui a voulu se tuer avec ses enfants et qu'on a sauvée
malgré elle, ajoute :
Il y survint un magistrat
Traitant en un réquisitoire
Cet acte saint de scélérat... (5).
Suicides altruistes : M. Plessis chante Pomptilla morte pour
sauver son époux (6); Mikhaël célèbre Halyartès qui se tue, pris de
pitié pour les souffrances humaines, car il ne pouvait « consentir
à la cruauté de vivre et, sachant que la félicité d'un homme est faite
des innombrables malheurs d'hommes lointains, il ne voulait plus
se résoudre à être heureux » (7).
Suicide de l'homme supérieur qui ne peut supporter les médio-
crités de la vie et de la foule. Samain sent « plus amer à regarder la
(1) Les Eblouissementsl p. 322. (2) Poèmes et Poésiesl Le Gué, p. 174 et
Epilaphe, p. 275. (3) Le Sang parle, p. 189. (4) P. 50. (5) La Bombarde,
p. 183. (6) Plessis, p. 341. (7) Mikhaël, p. 181.
54 LA MORALE FORMULKK
foule » le « dégoût d'exister qui lui remonte aux dents (i) ». Jean
Lahor écrit :
Cet homme s'est tué, triste et fatigué d'être...
On l'aurait consulté qu'il n'eût pas voulu naître.
Pourquoi lui reprocher d'avoir voulu mourir ?
Patricien très pur, il ne pouvait souffrir
D'être heurté toujours par cette tourbe humaine...
Pris d'un ennui suprême, il s'est dit : Je m'en vais.
Or, tous les satisfaits et les badauds des rues
Sont étonnés quand on s'enfuit de leurs cohues.
Le spectacle l'écœure, il n'en veut plus et sort,
Pour aller respirer le silence. A-t-iï\tort? (2).
Le Cardonnel chante le suicide de Louis II (3). Si le monde doit
rester mauvais, dit le vieillard d'Angellier,
Sous un pareil destin, il vaut mieux ne pas vivre
Et qu'un geste suprême et viril nous délivre (4).
Dans les Révoltes, de M. Rayter, le poète gagne les cimes et se
précipite en criant :
J'ai vécu sans entrave et je meurs indompté.
M. Rayter écrit, dans un autre poème : Que l'enfant vive, et
l'homme, et le penseur et l'artiste :
Mais toi, maudit, qui vas, rongé par le génie,
Toi dont l'instinct sacré te rive à tes douleurs,
Toi dont le rêve immense est trop grand pour la vie,
Poète, Dieu sans ciel, démon sans enfer, meurs (5).
Mais c'est surtout le suicide d'amour qui excite la pitié et l'en
thousiasme des poètes. Dans le Gustave Chanterel (6) et la Fleur des
eaux (7), de M. Rouchor, dans Souré-Ha, de M. Dierx (8), dans
V Abandonnée, de Rollinat (9), dans l'Aventurier, de Verhaeren (10),
tout est calculé pour faire valoir le geste de ceux qui se tuent. Vi-
caire s'attendrit sur le geste de la petite Fleurette :
Gens de Nérac, jetez des roses
Sur celle qui mourut d'amour
'amour ! (11)
(1) Au Jardin de V Infante, p. 163 . (2) L'Illusion, p. 292. (3) Poèmes,
p. 52. (4) Les Dialogues civiques, p. 117. (5) P. 50 et p. 200. (6) Contes
Parisiens, p.' 61-72. (7) Les Poèmes de l'Amour et de la Mer, p. 14. (8) T. I,
p. 43. (9) Paysages et Paysans, p. 69, cf. p. 83, Gendre et Belle-mère. (1.0) Les
Villages illusoiresl p. 61-68. (11) Le Clos des Fées, p. 155.
LA POESIE 55
Le « pauvre jeune homme », de Laforgue, se tue à la fois par
ennui et par désespoir d'amour :
Quand les croq'morts vinrent chez lui,
Ils virent qu' c'était une belle âme
Comme on n'en fait plus aujourd'hui (1).
l3ans les Noyés, de M. Rayter, le chœur de ceux qui sont morts
d'amour appelle le poète :
Comme nous, tu n'as rien de ce qu'il faut pour vivre
Dans la paix du bonheur dont la tourbe s'enivre.
Et, dans une autre pièce, le poète raconte son futur suicide, qui
aura lieu le jour où il apprendra que celle qu'il aime en épouse un
autre (2).
Dans tes Amoureuses, de Daudet, le rouge-gorge dit à la l'amant :
Non, elle n'est pas morte, ou toi tu n'es qu'un lâche
De le savoir
Et d'y survivre... (3).
Dans les Ames du Paradis, un amant se tue pour ne pas survivre
à sa maîtresse. Elle va au ciel et lui en enfer. Un jour, il la voit
passer et lui tend les bras. Mais elle ne le reconnaît pas. « J'aime
mieux, déclare le damné, cet enfer où l'amant se souvient que votre
paradis où la maîtresse oublie » (4).
Dans un poème de M. Paul Bourget, Jeanne de Courtisols se
tue, croyant n'être pas aimée et, dans le même temps, son amant se
frappe :
Dans ce siècle inhabile aux vertus comme aux crimes,
Les hommes d'un tel cœur me semblent seuls sublimes.
Ceux-là seuls méritaient les biens qu'ils ont perdus,
Eux qui s'en sont allés, tranquilles, sans t'attendre,
Vers toi, bonne Déesse, ô mort, qui fais descendre
Le sommeil sur les yeux fatigués et vaincus (5).
Le suicide, en général, est donc tantôt condamné, tantôt et plus
rarement exalté. Ce qui frappe surtout, c'est l'exaltation du suicide
de l'homme supérieur et l'exaltation du suicide d'amour. Nous re-
trouvons, en somme, les deux morales que révèle l'étude des mora-
listes : seule, la complaisance pour ceux qui meurent d'amour paraît
beaucoup plus nette dans la poésie.
(1) P. 163. (2) Les Révoltes, p. 246 et 301. (3) P. 68. (4) lbid., p. 209.
(5) Bourget, t. I, p. 175.
56 LA MORALE FORMULÉE
Il serait tout à fait impossible de rattacher les opininons for-
mulées par les poètes, soit à des opinions philosophiques, soit à des
croyances religieuses. Il est vrai que M. Francis Jammes est un poète
chrétien. Mais M. Richepin, qui condamne le suicide si résolument,
ne l'est guère. Les auteurs eux-mêmes ne relient pas les idées qu'ils
expriment à des convictions religieuses. A envisager l'esprit général
de leurs œuvres, il est impossible d'opposer les uns aux autres
poètes chrétiens, hostiles au suicide et poètes anti-chrétiens, favo-
rables au suicide.
IV
La presse ; dualisme et désarroi : 1) morale simple : condamnation du suicide et
de certains suicides ; 2) morale nuancée : suicides excusés, admis, exal-
tés ; 3) la presse conservatrice est peut-être un peu plus hostile au suicide
que les autres journaux d'opinion et que la presse d'information ; 4) mais
ce qui domine, c'est l'incertitude : l'opinion semble prise entre une vague
aversion et une vague pitié. — Conclusion.
On retrouve, dans la presse contemporaine (i), les deux morales
qui se heurtent dans la philosophie, l'enseignement moral et la
poésie. La morale simple y est moins bruyante, la morale nuancée
plus libre. La première s'affirme un peu plus nettement dans les
journaux conservateurs et favorables au catholicisme. Mais le trait
le plus frappant, c'est dans les journaux de toute nuance, l'incerti-
tude, le désarroi d'une opinion qui semble flotter entre une vague
aversion (qui est à peine d'ordre moral), et une sorte de pitié diffuse.
Que la morale simple soit encore ici morale officielle, c'est ce
que prouve l'hésitation des journaux à la combattre. Beaucoup
d'entre eux ne s'en inspirent pas le moins du monde lorsqu'il s'agit
d'apprécier un cas concret. Mais ils ne l'attaquent pas. Je croyais
trouver aisément, dans les journaux dits avancés, une critique
irrévérencieuse des arguments classiques contre le suicide. J'avais tort.
Un dessin de l'Assiette au beurre montre bien un commissaire de
(1) J'ai étudié dans la presse : 1° la façon dont sont relatés les sui-
cides ordinaires, ceux qu'on signale en quelques lignes dans les Faits
divers ou les Petites Nouvelles ; 2° la façon dont ont été relatés quelques
suicides qui, ayant fait du bruit, ont tenu plus de place dans les journaux.
Pour dresser la liste de ces suicides « sensationnels», je me suis surtout servi
de la Vie à Paris, de Claretie. Je ne donne pas ici la liste des journaux que
j'ai parcourus. Ils sont tous cités au cours de ce chapitre. Je me suis surtout
attaché à consulter, outre les journaux d'information à grand tirage, des
journaux d'opinions différentes. Bien entendu, comme il s'agit dans ce cha-
pitre de la morale commune, je ne cite pas les Croix, journaux proprement
confessionnels dont il sera question plus loin.
LA PRESSE 57
police et un bourgeois à mine austère devant le corps d'un suicidé;
légende, un bref dialogue : « L'homme qui se suicide commet une
lâcheté, c'est un mauvais Français, un déserteur... L'homme qui se
suicide est indigne de vivre!... — Vous avez raison (i). » Mais ces
railleries sont sans doute exceptionnelles; je n'en ai pas trouvé
d'autre exemple.
Par contre, on trouve, çà et là, à propos d'un suicide quelconque,
des affirmations de principe, ou des mots de blâme.
Quand celui qui se tue entraîne ses enfants dans la mort, la
réprobation est unanime. Armand Dreyfus, en 1897, ayant d'assez
graves embarras financiers, se tue avec sa femme et ses trois enfants.
Il allègue qu'il veut leur épargner les souffrances de Ja vie. « Qu'il
eût le droit de disposer de lui-même, dit le Temps, encore pourrait-
on discuter là-dessus dans le style de Jean-Jacques, mais qu'il ait
entraîné ses enfants dans son agonie, voilà qui est d'un criminel
ou d'un fou (2) m. Le Matin écrit : « Dreyfus qui se tue avec sesj
enfants, alors qu'il avait encore de quoi « faire figure », est « un
assassin » (3). L'Univers flétrit ce « père criminel », cette « pose
stupide et atroce » (4). L'Autorité condamne et le père et la mère :
(t nous espérons qu'on en finira de s'apitoyer sur le sort de ces deux
monstres. » « On ne suicide pas ses enfants, on les assassine. » (5) La
Lanterne dénonce « cette criminelle conception du bonheur perdu »
et ces « déserteurs de la vie » (6). D'autres journaux relatent les faits
sans commentaires. Mais nulle part il n'y a un mot d'apologie ni
d'excuse.
Le professeur Gumployicz, atteint d'un cancer à la langue, se tue
avec sa femme aveugle, qu'il n'a plus la force de soigner : « Il me
semble, écrit M. Houtin dans les Droits de l'Homme, que, si le socio-
logue Gumplovicz s'était obstiné à donner l'exemple de la résigna-
tion, de la sérénité dans sa terrible maladie, il aurait contribué à la
morale sociale par un apport de meilleure qualité que celui de son
suicide » (7).
A propos du capitaine Meynier, arrêté après un meurtre, M. Hou-
tin écrit encore, dans les Droits de l'Homme, a je ne verrais pas de
grands inconvénients » à ce qu'il se fût supprimé dans sa prison;
« mais s'il accepte courageusement la manière dont la société mettra
hors d'état de nuire sa dangereuse personne, s'il témoigne du regret
de son acte, s'il désavoue les chutes qui l'ont fait tomber peu à peu
dans le crime, est-ce que, pour lui-même et pour la société, cela ne
vaudra pas mieux que son suicide ? » (8).
(1) 21 août 1909. (2) Article de Claretie, 11 nov. 1897. (3) 9 nov. 1897.
(4) 10 et 11 nov. (5) 10 nov. (6) 10 nov. (7) 26 mars 1911. (8) Ibid.
LA MORALE FORMULÉE
\ propos <iu suicide du colonel Henry, le Gaulois écrit qu'il a
ajouté un « crime au crime » (i).
Quand l'auteur Raoul Toché, victime des manoeuvres il'un de
créanciers, se tue, le même journal déclare que le suicide est
K un acte contre nature et <pii choque nos sentiments religieux » (2).
Les suicides d'amour eux-mêmes sont parfois condamnés. Par-
lant de M. et Mme Carré, la Libre l'arole écrit : cette fin n'est elle
pas « vraiment suggestive? » (3). Dans le Temps, Claretic route
l'histoire d'un jeune officier qui s'est tué pour une chanteuse : « Il
avait bien de la bonté 1.... » L'amour pousse parfois « à de semblables
folies ou, pour mieux dire le mot, à de telles bêtises » (4).
Le suicide philosophique de M. et Mme Laf argue est blâmé par
plusieurs journaux; Lafargue avait écrit : « sain de corps et d'esprit,
je me tue avant que l'impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un
les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces
physiques et intellectuelles, ne paralyse mon énergie et ne brise ma
vie et ne fasse de moi une charge à moi-même et aux autres. Depuis
des années, je me suis promis de ne pas dépasser soixante-dix ;.ns.
(5) ». Le Temps, réfutant cette lettre, dit : pourquoi soixante-dix ans?
Les vieillards peuvent être utiles (6). L'Action Française signale
cette « bizarre mort » (7). Le Petit Parisien écrit : « Ose-t-on dire que
ce soient là des morts de sages? Le vrai sage n'est-il pas celui
qui, par la pensée, domine la vie, même s'il ne s'en soucie
guère? » (8). Dans le Matin, M. Vautel s'écrie : « Le pauvre homme,
il croyait partir en stoïcien antique et il meurt comme un enfant,
déçu » (9). Jaurès dit que, dans cette mort, il y a une contradic
tion : (( Elle révèle une fermeté stoïque où il entre peut-être un peu
de primitive insouciance. Elle est comme ennoblie par un beau cri
d'espérance, a Mais Lafargue a eu tort de douter de lui-même. Il
pouvait encore rendre des services, il devait « sa vie entière à sa
cause » (10). L'Univers écrit : « Ainsi finit logiquement cette longue
vie de luttes décevantes que nulle croyance jamais ne vint éclairer »
et encore : « ayant touché sans doute la vanité des formules mar-
xistes », Lafargue « s'est enfui devant les tristesses et les déchéances
de la vieillesse : et nunc intelligite... » (11). Le Gaulois, dans un
article intitulé : Comme ils finissent, rapproche Lafargue d'un
journaliste, ancien directeur de la Lanterne, arrêté pour attentat
aux moeurs (12). La Libre Parole, qui fait le même rapprochement
écrit : « Reconnaissons à ce signe la névrose juive. Tandis que le
(1) 2 sept. 1898. (2) 19 janv. 1895. (3) 25 juin 1895. (4) Article repro-
duit dans La Vie à Paris, année 1885, p. 129. (5) Lettre publiée par l Hu-
manité, le 21 noy. 1911. (6) 28 nov. (7) 27 nov. (8) 30 nov. (9) 29 nov.
(10) L'Humanité, 28 nov. (11) 28 et 30 nov. (12) 27 nov.
• LA PRESSE 59
plus humble travailleur de notre race supporte courageusement les
fatigues et les épreuves de la vie, le Juif, qui en exprime au con-
traire toutes les jouissances, s'en évade dans une crise de déses-
poir » (i).
Enfin un suicide où l'égoïsme semble n'avoir point de part,
celui du général Nogi se tuant pour ne pas survivre à son empe-
reur, est blâmé par YUnivers et par Y Humanité. L'Humanité écrit :
« Trop de fleurs! Maintenant qu'on a fini de hurler d'enthousiasme
en l'honneur du général Nogi, sera-t-il permis de dire que ce geste
admirable semble empreint surtout d'une effroyable sottise? » On
n'y peut voir « qu'une manifestation de fanatisme mystique, aveugle
et un tantinet imbécile » (2). L'Univers écrit : le suicide « est un
-crime. C'est une profonde lâcheté quand ce n'est pas de la folie. »
« Nous reconnaissons qu'il y a de la grandeur dans le geste de ce
glorieux soldat, » mais il a obéi à une fausse religion et, au lieu de
l'admirer, on devrait avoir pitié de cette folie (3).
A lire ces extraits ainsi groupés, on pourrait avoir l'impression
que la morale officielle tient largement sa place dans la presse. Seu-
lement il faut songer qu'il y en a en tout une vingtaine. Evidem-
ment, on aurait vite fait d'en trouver d'autres. Mais, pour découvrir
ces vingt blâmes, j'ai dû parcourir plus de deux cents comptes
rendus de suicides notoires et des milliers de comptes rendus de
suicides ordinaires. La réprobation, qui s'étale dans les livres de
morale, ne se manifeste donc qu'exceptionnellement dans les jour-
naux. On vient de voir qu'elle est parfois bien discrète. On va voir
que la morale nuancée, si humble ailleurs, l'est ici beaucoup moins.
Je dis bien la morale nuancée. Je n'ai pas trouvé dans les jour-
naux une doctrine proclamant le droit au suicide. Je ne note en ce
sens qu'un mot et un artidle. L'Humanité, après avoir condamné
la sottise de Nogi, ajoute : « bien entendu, il était seul juge et seul
maître de faire ce qu'il a fait. » De même, dans un article du Ma-
tin, M. Vautel écrit : « Le suicide n'est plus comme jadis un acte
exceptionnel. C'est dire qu'il doit être réglementé. » La réglementa-
tion consistera à créer un bureau spécial des suicidés qui devra,
premièrement, s'efforcer de rattacher à la vie ceux qui veulent la
quitter, deuxièmement, en cas d'insuccès, « offrir aux obstinés un
moyen discret et expéditif de sortir de cette vallée de larmes » (4).
J'admets qu'en dépit du ton, l'article est sérieux et que l'auteur
reconnaît à ceux qui veulent mourir le droit de se tuer pourvu qu'ils
(1) 28 nov. D'après les statistiques, le Judaïsme est, à situation égale,
celle de toutes les religions où l'on se tue le moins (Durkheim, 154). (2) Ar-
ticle de V. Snell, 21 sept. 1912. (3) 17 sept. 1912. (4) 22 janv. 1914.
60 LA MORALE FORMULÉE
le fassent avec une certaine discrétion. Néanmoins, nul n'aura
l'impression que cet article et ce mot suffisent à constituer une doc-
trine favorable au suicide.
Ce qui, par contre, frappe tout de suite, dans les réflexions sug-
gérées par les suicides célèbres, c'est l'indulgence, la pitié, l'appro-
bation, l'admiration non pour la mort volontaire en général, mais
pour certaines morts volontaires.
Voilà le suicide de Nogi, que nous venons de voir blâmer. L'Hu-
manité, qui le blâme, constate qu'il a fait « hurler d'admiration » et
l'Univers, qu'il a provoqué une « extase béate ». Les mots sont peut-
être un peu forts. Mais il est vrai que des journaux d'information
comme le Petit Parisien écrivent : cette nouvelle cause en France
« autant de surprise que d'admiration. Ce mépris de la vie humaine
a quelque chose d'antique » (i). Le Temps déclare : « Rien de supé-
rieur ne se fait dans le monde sans sacrifice et, quelque étonnement
que pourra causer celui-là chez les gens d'une autre civilisation,
on ne pourra s'empêcher d'en admirer la grandeur » (2). Le Gau-
lois lui-même, après avoir noté la différence entre la morale chré-
tienne et la morale japonaise, ajoute : « Les païens ont eu leur
grandeur, les Japonais ont la leur, et une certaine admiration n'est
pas interdite pour ceux qui, sous une forme différente, sacrifient
leur vie à leur foi dans un magnifique élan de courage froid et
raisonné » (3).
Le suicide de Lafargue est condamné, on l'a vu, par le Petit
Parisien; seulement la condamnation tient deux lignes, et, par contre,
dans le reste de l'article intitulé : Départs volontaires, on trouve des
phrases comme celles-ci : « Cette mort philosophique, réfléchie,
préparée discrètement, de la façon la plus convenable, si l'on peut
s'exprimer ainsi, fait penser à Zenon et à Sénèque. » Bersot fit de
même jadis « avec un courage admirable. » « Nous ne pouvons pas
ne pas être frappés par le sobre et tranquille courage déployé dans
ces fins décidées, voulues, réglées, héroïques par certains côtés. »
Après tout cela, on est surpris de lire que ces morts philosophiques
et héroïques « ne sont pas d'un vrai sage » (4). L'Humanité, en annon-
çant le suicide des Lafargue, ajoute : « Nous comprenons douloureu-
sement qu'un homme comme lui, qu'une femme comme elle n'aient
pas voulu être livrés à la plus grande vieillesse qui diminue avant
de tuer. (5) » Dans le même journal, M. Sembat écrit : « Quelle belle
mortl... En pleine vigueur, à l'heure choisie, partir ensemble avant
la déclin 1 Cette fin me paraît fière et magnifique comme un splen-
dide coucher de soleil. Je ne sais rien de plus noble en ce genre
(1) 18 sept. 1912. (2) 15 sept. 1912. (3) 17 sept. 1912. (4) 30 nov. 1911.
(5) 28 nov.
LA PRESSE 61
depuis îa mort des deux Berthelot. Paul Lafargue n'est mort ni en
saint, ni en martyr, ni en héros, ni en désespéré, il est mort en
sage » (i). Un an après Lafargue, Paul Robin, l'ancien directeur de
Cempuis se tue, après avoir écrit, selon le Temps, une Technique
du suicide dans laquelle il soutenait l'idée que « l'homme incapable
d'être utile à la société doit disparaître » (2). L'Humanité écrit : « Il
a librement choisi son lot en se donnant la mort. Et nous ne pou-
vons que répéter : c'était un vrai brave homme » (3) ; l'Action :
« Il meurt paisiblement après une vie tourmentée. Sa mémoire
a droit au repos » (4) ; la Guerre Sociale : ce qui peut atténuer
notre douleur « c'est de songer qu'il a eu une mort aussi belle que
son existence, la mort qu'il s'était choisie lui-même, la mort acceptée
et désirée par le combattant las de lutter et ne voulant pas survivre
à l'anéantissement de ses forces et de ses facultés » (5).
Le suicide d'amour a ses défenseurs. Le Matin, contant l'histoire
d'une jeune fille qui, abandonnée, a voulu se tuer, intitule l'article :
Une héroïne. Claretie écrit, à propos du suicide de M. et Mme Carré :
« C'est parce qu'il y a, au-dessus de ce sang versé, une sorte de
poésie amoureuse que ce drame bourgeois, ce double suicide mon-
dain, a si profondément ému la société parisienne... A la pitié qui
s'attache aux victimes, s'attache aussi je ne sais quel sentiment
d'envie... Ils se sont aimés, ils s'aimaient » (6).
En 191 1, le romancier Louis Boussenard envoie lui-même le
faire-part suivant : a Louis Boussenard a l'honneur de vous inviter
à ses funérailles civiles qui auront lieu, etc. Inconsolable de la mort
de sa femme, il succombe, dans sa soixante-troisième année à
une douleur que rien n'a pu atténuer. Il envoie à ses nombreux
amis et à ses fidèles lecteurs, son suprême souvenir. On se réu-
nira, etc. » Le Matin écrit : « C'est encore un cœur brave et sen-
sible qui s'arrête... Il vient de montrer le plus beau des courages,
le plus rare, le plus touchant » ; le Siècle : « Bel exemple de stoï-
cisme moderne donné par un romancier d'aventures qui avait en
vérité l'âme intrépide de ses héros » (7).
Les suicides dus à des soucis d'argent, à la misère, sont parfois
excusés, ou plutôt on plaint les morts. Quand Raoul Toché se tue,
le Gaulois se prononce contre le suicide : mais il ajoute : « pauvre
Frimousse! » (pseudonyme sous lequel Toché collaborait au Gau-
lois) ; « le pauvre garçon ! » (8) Libre Parole, Petit Journal, Fi-
garo disent de même : « le malheureux ! » (9). A propos du sui-
cide d'un joueur incorrigible et ruiné, Séverine écrit : « Encore
(1) 29 nov. (2) 5 sept. 1912. (3) 4 sept. (4) 4 sept. (5) 4-10 sept.
(6) Le Temps, 27 juin 1895. (7) Faire-part et appréciations cités par
Houtin, Droits de l'Homme, 26 mars 1911. (8) 19janv. 1895. (9) 19 janv.
LA MORALE FORMULÉE
une fois, il a bien 1 ait. Puisqu'il ne pouvait se corriger, qu'il le
sentait, qu'il l'avouait, il a rendu service à la société en l'allégeant
d'un clément nuisible... » (i).
Même les suicides collectifs éveillent la pitié. Quand Ar-
mand Dreyfus se lue avec les siens, on le lui reproche parce
qu'il n'est pas ruiné, parce que sa situation n'est pas désespérée.
Mais, écrit Claretie dans le Temps, « on a des larmes pour les
pauvres désespérés qui, devant la détresse féroce, s'enfoncent, en
une sorte de grappe humaine, dans le trou noir de la mort » (2). Le
Matin dit de même : « nous nous sommes toujours sentis pris d'une
immense pitié en apprenant qu'un père de famille, confiant sans
doute dans l'idéal chrétien d'un monde meilleur, s'était volontaire-
ment soustrait avec tous les siens aux misères que notre humanité
mal équilibrée réserve à ceux qui n'ont point trouvé devant eux la
route de la fortune » (3). Le Temps écrit encore : « Les grandes dou-
leurs sentimentales, la misère imméritée, voilà des causes de sui
qui excitent la compassion ou l'indignation du public, lequel com-
prend aussi le suicide destiné à échapper au déshonneur ou même aux
souffrances physiques d'une maladie incurable (4) ». Quand les jour-
naux socialistes signalent les suicides dus à la misère et dont le
« terme » jadis était l'occasion, ce ne sont pas les suicidés qu'ils
blâment, même si le père a tué ses enfants; ils s'en prennent à la
société, saluent les victimes de M. Vautour » (5).
Enfin les suicides des criminels sont souvent admis. Ceux de
bandiis notoires comme Garouy et Bonnot ne sont pas ouvertement
approuvés. Mais de longs récits en font quelque chose d'intéressant,
d'extraordinaire. A propos du suicide de Carouy, le Matin cite sans
commentaire un mot qu'il attribue à M. Zévaés : « Garouy est mort
en heauté (6) ». Quand le criminel a une certaine situation sociale,
les journaux, quelquefois, semblent kii en vouloir de ne pas se tuer.
Un certain capitaine Meynier, coupable d'assassinat, dit à ceux qui
l'arrêtent : je n'ai pas osé me tuer, je n'en n'ai pas eu le courage.
Les journaux d'information citent la phrase sans commentaires (7).
Le Petit Parisien écrit dans sa manchette : « Trop lâche, il le dit lui-
même, — pour se tuer, etc. » (8). On lit dans les Droits de
l'Homme, à propos de la même affaire : « Un journal raconte l'ar-
r< station du capitaine Meynier et ajoute : toutes les mesures ont
été prises pour empêcher une tentative de suicide. C'est la loi ;
mais cette loi- est mauvaise et surannée. Elle date d'une époque où
l'on croyait que la peine est une dette que le coupable doit payer
(1) L'Œuvre, 22 juillet 1909. (2) 11 nov. 1897. (3) 9 nov. 1897
(4) 10 nov. 1897. (5) Humanité, 9 juillet 1912. (6) Matin, 28 février 1913.
(7) Journaux du 1er décembre 1910. (8) 1er déc. 1910.
LA PRESSE 65
à la société. Ce sont là des idées de demi sauvages encore tout im-
prégnées de préjugés théologiques. Un homme doit pouvoir se
tuer en prison, se tuer sans douleur, s'il juge que la mort est pour
lui une délivrance. Un innocent ne se tuera jamais à moins qu'il
ne soit tellement neurasthénique que la conservation de sa vie soit
tout à fait inutile à la société. Un coupable qui met fin à ses jours
débarrasse la société d'un membre encombrant; il répare ainsi,
dans une certaine mesure, le tort qu'il lui a causé. Dire qu'il faut
qu'il souffre longuement, qu'il expie, qu'il soit châtié dans son
âme et dans sa chair, c'est parler en Peau Rouge, non en Euro-
péen du xxe siècle » (i). Quand il s'agit d'une faute qui ne relève
pas des tribunaux, on considère parfois que le suicide est la preuve
d'une conscience délicate. Peu après l'attentat de Sarajevo, on an-
nonce le suicide du commissaire chargé d'assurer la protection
de l'archiduc : « Le suicide, écrit M. Vautel, dans le Matin, ne ra-
chète pas une faute, c'est évident, mais il est plus noble que la
lâcheté du fonctionnaire qui, à l'heure des responsabilités, pleur-
niche : c'est pas moi, m'sieu... Nous avons en France, depuis quel-
ques années, pas mal de grandes catastrophes... Avez- vous entendu
parler de chefs qui, conscients de leurs torts, ont préféré la mort
aux blâmes et au déshonneur? Des navires de guerre sautent parce
que les poudres sont sabotées. Où est le suicidé? Des inondations
ravagent Paris, parce que rien n'a été prévu. Où est le sui-
cidé? etc. » (2). Le Matin, contant l'histoire d'un receveur qui se tue
parce qu'un inspecteur a constaté dans sa caisse un léger déficit dû
à une erreur d'addition, ajoute : « S'il n'y avait une veuve et trois
orphelins, on exalterait ce geste émouvant de l'obscur bureau-
crate qui, songeant aux siens et à lui-même, ne put supporter l'idée
du déshonneur ou la menace d'une révocation ». L'article a pour
titre : « L'héroïsme des humbles » (3).
Enfin quelque chose est plus significatif que ces appréciations.
C'est la formule employée communément, dans les comptes rendus
ordinaires des suicides de criminels : le coupable s'est fait justice.
]/Univers, dans un article du 17 septembre 19 12, proteste contre
ce cliché. Les journaux qui l'emploient dit-il, a sont tout satis-
faits ; la faute est à leur yeux réparée » ; et il proteste contre ces
moeurs païennes (4). Mais la protestation reste sans effet. En 191 4,
la formule est toujours courante dans les journaux de toute opinion.
Tout cela nous montre la morale nuancée assez libre et hardie.
Les déclarations favorables à certains suicides sont d'abord plus
nombreuses que les déclarations hostiles. Mais ce qu'il y a de plus
frappant, c'est l'aisance avec laquelle les journalistes s'expriment
(1) 4déc. 1910. (2) 4 juillet 191'.. (3) 3 nov. 1912. (4) 17 sept. 1912.
64 LA MORALE FORMULEE
en faveur de telle ou telle mort volontaire. Dans les livres de phi-
losophie ou d'enseignement moral, c'est avec mille précautions, en
pesant les termes, qu'on laisse percer ça et là l'indulgence et l'ad-
miration. Dans la presse, ces sentiments s'expriment sans dé-
tours, comme si les journalistes sentaient l'opinion derrière eux.
Les deux morales ont l'air de lutter à armes égales.
On a d'abord l'impression que, dans cette lutte, les journaux
conservateurs, favorables à la religion sont du côté de la morale
simple, et s'opposent au reste de la presse. Cette impression serait
plus nette encore si j'avais cité dans ce chapitre les journaux pro-
prement catholiques qui, on le verra plus loin, sont généralement
hostiles au suicide. Je crois bien qu'il y a là un indice intéressant.
Cependant il faut noter que des journaux très conservateurs, qui
affichent pour ainsi dire, la morale officielle, savent lui être infi-
dèles lorsqu'il s'agit d'un personnage sympathique à leurs lecteurs.
Nous avons vu plus haut le Gaulois apprécier en termes sévères
le suicide de Lafargue, ancien député socialiste, mais se montrer
beaucoup moins dur pour l'écrivain Toché, son collaborateur, et
trouver des mots d'admiration pour le maréchal Nogi. Parfois l'in-
fluence des considérations politiques se fait brutale. Au lendemain
du suicide du colonel Henry, le Gaulois déclare assez sèchement
qu'il a ajouté un crime à un crime. Tout au plus ajoute-t-il, en
seconde page, qu'il s'est tué pour assurer une pension à sa veuve et
que ce souci « est tout à l'honneur du malheureux officier ». Mais,
quelques jours plus tard, on lit dans le même journal, sous la
signature de M. Talmeyr : il s'est « héroïquement coupé la gorge ».
Il est « mort pour son devoir » (i). Ces variations morales qui font
du même acte un crime ou l'accomplissement héroïque d'un devoir
répondent aux sautes brusques de l'opinion publique au lendemain
du faux Henry. D'autres journaux conservateurs se montrent
aussi indulgents que le Gaulois. Dans l'Univers, M. Veuillot écrit :
« Ils manquent de cœur, ceux qui ne se sentent pas douloureuse-
ment émus devant cette chute et cette fin » (2). La Libre Parole
déclare qu'on ne peut parler du colonel Henry qu' « avec une
profonde, une infinie pitié ». Elle proteste contre la décision des
autorités catholiques refusant au suicidé les obsèques religieuses.
Drumont intitule son article : « La fin d'un soldat » (3). La Patrie
reprend le titre : « La vie et la mort d'un soldat ». « Ce vieux
soldat, dit-elle, recevra les honneurs militaires. Qui oserait dire
qu'il ne les méritât plus ? » (4). Toutes ces indulgences donnent
bien l'idée que, quand les mêmes journaux appellent le suicide un
[i) 3 et 5 sept. 1898. (2) 4 sept. (3) 2, 3 et 5 sept. (4) 2 sept.
LA PRESSE 65
crime, il y a dans cette rigueur quelque chose de verbal, de con-
ventionnel.
Il n'en reste pas moins que cette rigueur, même verbale, est
plus sensible dans les journaux conservateurs que dans les autres.
Mais ce contraste n'est pas ce qui frappe le plus dans la presse. Le
trait qui saute aux yeux d'abord, c'est, dans tous les journaux,
le désarroi de l'opinion.
Il éclate, même si l'on s'attache aux déclarations successives
d'un même journaliste. Claretie, pendant un quart de siècle, se fait
l'écho, dans le Temps, des opinions moyennes de la bourgeoisie pa-
risienne : au hasard des événements, il émet sur la mort volon-
taire les idées les plus contradictoires. Parlant de M. de G. qui a
tué sa femme parce qu'il l'aimait, il écrit : « Alors, mon cher Mon-
sieur, vous aviez à bonne portée une toute autre cible à atteindre
que la femme innocente ». Puis, se ravisant, il ajoute : « Mais là
encore, le « tu ne tueras point » doit retentir aux oreilles du mal-
heureux insensé. Tu ne dois pas laisser cette lugubre image, un
cadavre, fût-il le tien, à tes enfants... Parbleu, il serait trop facile
d'en finir avec une ou deux cartouches I La vie est plus impérieuse
que cela » (i). Ailleurs il appelle le suicide d'amour « une folie ou plu-
tôt une bêtise » (2). Ailleurs encore, il écrit: « Veulerie et névropathie
mêlées » (3). Bref il semble qu'il ait des idées arrêtées sur la question.
Mais, quand M. et Mme Carré se tuent, le suicide d'amour, qui,
ailleurs, était une bêtise, devient un drame enveloppé « d'une
sorte de poésie amoureuse » et à la pitié qu'il inspire se mêle « une
obscure envie » (4). Un autre jour, il proteste contre les savants
qui, a moins pitoyables que nous », voient dans le suicide une ma-
ladie, et il ajoute : « Quoi qu'il en soit, l'homme qui meurt
d'amour laisse un souvenir poétiquement douloureux, quels que
soient l'objet et la cause de sa mort » (5). Un autre jour encore, trai-
tant la question dans ce qu'elle a de plus général, il écrit : « On a
depuis des siècles, écrit de nombreux volumes contre ou pour le
suicide, « le suicide, cette lâcheté » comme disent ceux qui n'au-
raient pas le courage d'en finir avec la vie. Mais je crois bien qu'on
n'a jamais mieux exprimé ce qu'il faut penser de la détermination
des désespérés que dans l'axiome même des législateurs romains
pénétrés de stoïcisme : mori licet cui vivere non placet... Il avait
dit le mot, celui qui, regardant son épée avant de s'en frapper, mur-
murait : maintenant je suis mon maître. Disposer de soi, s'affran-
chir, s'évader, aller avant l'heure vers l'inévitable, faire signe à
la mort, être a son maître » encore une fois, c'est une âpre et tra-
(1) Article reproduit dans La Vie à Paris, 1900, p. 367. (2) Ibid., 1885,
p. 129. (3) Ibid.t 1905, p. 339. (4) Ibid, 1895â p. 91. (5) 1895, 24 mai.
()() LA MORALE FORMULÉ H
gique jouissance qu'on ne peut disputer à ceux qui souffrent. Le
blessé a bien le droit d'arracher l'appareil de sa plaie douloureuse
«M de voir par ses veines omerics s'échapper la vie » (i). Ces contra-
dictions ne s'expliquent certainement pas par une évolution des
idées religieuses ou philosophiques de l'auteur. Elles trahissent une
incertitude où la religion n'a rien à voir.
Enfin il y a dans la presse quelque chose de plus instructif que
les commentaires des journalistes à propos de la mort de tel ou tel
personnage connu. C'est la façon dont sont relatés, au jour le jour,
les suicides ordinaires. Or, sur ce point, il s'est constitué une sorte
de style tout fait qu'on retrouve dans tous les journaux d'informa-
tion et dans tous les journaux d'opinion, y compris les journaux
conservateurs. Ce style ne révèle pas un conflit entre les idées ca-
tholiques et les idées anti-catholiques, mais bien une espèce de
désarroi du à la lutte de deux sentiments l'un et l'autre assez mal
définis : d'un côté une vague aversion, de l'autre une vague pitié.
L'aversion est à peine d'ordre moral. J'ai relevé par centaines les
expressions suivantes : « fatal dessein », a funeste projet », « tra-
gique résolution », « triste événement », « drame affreux ». Je
n'oserais dire que ces mots impliquent une condamnation de la
mort volontaire. Ils ne signifient pas proprement que le mort a
eu tort - de se tuer. Quelques-uns d'entre eux s'emploieraient aussi
bien à propos d'un accident. Néanmoins il est évident qu'ils ex-
priment une sorte de répugnance. Le suicide est une mort « vio-
lente » ; donc, que le mort ait eu raison ou non de s'y résoudre,
il reste qu'il excite cette curiosité vaguement apeurée que fait
naître toute aventure tragique, — sentiment certainement voisin de
celui que provoque le récit d'un crime. C'est d'ailleurs ce sentiment
qui explique la complaisance avec laquelle les journaux de toute
opinion relatent les morts volontaires. ïls ne les proposent pas à
l'admiration des foules (2). Ils ne les signalent pas non plus pour
les blâmer. Mais ils savent que ce sont des faits qui, malgré leur
banalité à l'époque actuelle, éveillent encore un sentiment confus
et violent.
Sentiment opposé, la pitié. Des moralistes, des juristes l'ont
déjà remarqué. M. Herpin, blâmant l'indulgence des journaux,
écrit : a Jamais la désapprobation, toujours la pitié et la sympa-
thie ! Toujours le malheureux, jamais le misérable ! » (3). Il y a là
sans doute un peu d'exagération. Les journaux ne disent pas toujours
(1) La Vie à Paris, 1905, 24 mars. (2) On trouve bien ça et là quelques
mots d'admiration, mais très rares, et à propos de suicides extraordinaires, tel
celui d'un fils qui, près d'être tué par son père, se tue lui-même pour que son
père ne devienne pas un assassin {Rappel, 5 janvier 1914). (3) Herpin,
De la répression du suicide^ Poitiers, 1907, p. 28,
LA PRESSE 67
le malheureux. Mais ce qui est vrai, c'est que, quand ils emploient
un mot d'appréciation, c'est celui-là. J'ai lu des milliers d'articles,
d'entrefilets relatant des suicides. J'ai relevé une vingtaine de fois
l'expression « le misérable », la « mère coupable », lorsqu'il s'agis-
sait de quelqu'un qui avait, en se tuant, entraîné les siens dans
la mort (i). Nulle part je n'ai trouvé une expression analogue à
propos d'un suicide ordinaire. Quand on dit quelque chose, on
dit : le malheureux I
J'ai dit que le sentiment ainsi exprimé me semblait un peu
vague. M. Herpin le définit : pitié et sympathie. Oui, sans doute ;
c'est ce qui ressort parfois de tout le ton du, compte rendu. Cepen-
dant il faut remarquer que le mot « malheureux » n'implique pas
précisément de la sympathie pour l'acte accompli. En parlant d'un
homme, jusque là honnête, qui se laisse entraîner au crime, on dit
couramment : le malheureux. On le plaint, mais on le plaint de
déchoir. Rien n'autorise à dire que le mot a ce sens, cette nuance
lorsqu'il s'agit des suicidés. Mais sans doute n'est-ce pas le hasard
qui fait qu'on se sert à leur égard d'un terme aussi ambigu.
Deuxième indice- auquel on reconnaît qu'il s'agit d'un sentiment
vague, ce terme même de malheureux est employé comme au hasard.
Peut-être est-il assez rare dans les journaux « de droite ». Mais il
l'est tout autant dans certains journaux de gauche. Si l'on consi-
dère les vingt-cinq premiers comptes rendus de suicides en jan-
vier 191-i dans quelques grands journaux de Paris, ceux qui con-
tiennent un mot de pitié (le malheureux, l'infortuné, le pauvre
diable, etc.), sont au nombre de un dans l'Action française, de
deux dans- l'Echo de Paris, le Gaulois, la Libre Parole et le Rappel,
de trois dans le Figaro, le Temps et la Liberté, de quatre dans le
Journal, le Matin et l'Homme Libre, de cinq dans l'Humanité, de
six dans le Petit Journal. Tout ce qu'on pourrait conclure de ces
chiffres, c'est que le journal socialiste et les journaux d'informa-
tion sont plus indulgents que d'autres. Mais il faut ajouter que,
dans un même journal, la proportion des comptes rendus apitoyés
varie, sans qu'on aperçoive d'ailleurs aucune variation dans la
ligne politique ou religieuse qu'il suit. Dans le Petit Journal, par
exemple, cette proportion est de vingt-trois pour cent en i863, de
vingt-neuf pour cent en 1873, de trente pour cent en i883, de trente-
neuf pour cent en 1893, de vingt- trois pour cent en 1903, de qua-
torze pour cent en 1913, de vingt-quatre pour cent en 191 4 (2).
(1) Ces expressions ne sont pas plus fréquentes dans les journaux
de droite que dans les autres. (2) Chiffres obtenus en examinant les 50
premiers comptes rendus de suicides du mois de janvier et les 50 premiers
comptes rendus de suicides du mois de juin. Pour l'année 1913, j'ai examiné
s -ulnment 25 comptes rendus pour chacun des deux mois.
68 LA MORALE FORMULÉE
Dans le Petit Parisien, la même proportion est de vingt-six pour
cent en i883, de trente-deux pour cent en 1893, de treritç-qu
pour cent en 1903, de vingt pour cent en 1907. Si la proportion
est plus faible à l'époque présente, cela tient surtout, je crois, à ce
que les journaux d'information prennent de plus en plus l'habitude
db relater un grand nombre de suicides en trois ou deux lignes.
Mais je n'aperçois aucun rapport entre la commisération exprimée
par les journaux et leurs opinions politiques ou religieuses du
moment. Il n'y a pas expression d'une idée liée à d'autres i<!
Il y a un sentiment confus qui se trahit confusément.
Cette impression de confusion redouble, si l'on examine les cas
qui excitent la commisération des journaux.
Sur cent de ces cas pris au hasard dans le Petit Journal et dans
le Petit Parisien, voici les motifs qui ont ému la compassion du
rédacteur : (1)
Motifs Petit journ. Petit pu
Chagrin d'être maltraité par ses enfants 1 0
Crainte de n'être plus aimé par ses enfants 1 0
Mauvais traitements infligés par des parents. . ... 0 4
Ivresse 1 1
Remord d'un crime commis 1 1
Discussions 2 1
Crainte d'aller en prison ou au bagne 1 3
Misère poussant au suicide et au meurtre des enfants . 2 2
Reproches 3 2
Chagrins intimes 1 6
Deuil 3 4
Désir de ne pas survivre à un crime 5 2
Maladie ou crainte de maladie 2 11
Folie, délire 9 11
Misère 11 14
Chagrin d'amour 21 12
Motif inconnu 36 26
Ce tableau trahit bien, en un sens, l'effort de la morale nuancée.
Les suicides qui éveillent la pitié sont, en dehors des suicides dus
à la folie, à la misère et à >la souffrance, ceux qui supposent un senti-
ment désintéressé ou généreux. Seule, la compassion accordée à
l'ivresse est imprévue. Mais un fait montre du premier coup qu'il
s'agit d'un sentiment vague et non d'une doctrine : c'est le nombre
élevé des suicides qui éveillent la pitié, bien que la cause qui les a
déterminés soit inconnue.
Pour bien comprendre le sens de ce fait, il faut songer que les
(1) J'ai pris les cent premier comptes rendus qui se trouvent dans les
mois de janvier et de juin 1863, 1873, 1883, 1893 du Petit Journal et 1883,
1893 et 1903 du Petit Parisien.
LA PRESSE 69
comptes rendus comportant un mot de compassion représentent,
dans un des deux journaux, de 26 à 48 pour cent, dans l'autre de 26
à 34 pour cent du nombre total des comptes rendus. C'est dire qu'un
très grand nombre de suicides dus à la misère, à la maladie, à la
folie, à un deuil, à des chagrins d'amour sont rapportés sans un
seul mot de commentaire ; et les mêmes journaux qui les rapportent
ainsi, sans laisser paraître aucune compassion, trouvent des mots
apitoyés pour des suicides dont la cause est inconnue ! Qu'en con-
clure, sinon qu'autour de la morale nuancée flotte une pitié vague,
qui ne s'attache pas seulement à tel ou tel suicide, mais est éveillée
par le suicide lui-même, comme elle le serait par un malheur quel-
conque ?
Aversion vague, pitié vague, ces deux sentiments sont exprimés
d'une façon si rude et si simple qu'ils appartiennent à peine à la
morale formulée. Ce qu'il faut noter, c'est qu'ils ne se trouvent pas
l'un dans les journaux favorables au catholicisme, l'autre dans
ceux qui lui sont hostiles. Ils s'étalent côte à côte dans les mêmes
journaux, dans ceux-là même qui font profession de neutralité en
matière religieuse. Ils ne trahissent donc pas une lutte entre la
doctrine de l'Eglise et la doctrine des adversaires de l'Eglise : ils tra-
hissent, au sein de l'opinion commune, de l'incertitude, une espèce
de désarroi. Le crime fait horreur, le malheur fait pitié : le suicide,
lui, fait à la fois vaguement horreur et vaguement pitié. Dans le
doute qui résulte d'un tel conflit, les journalistes, la plupart du
temps, s'abstiennent machinalement de tout ce qui pourrait ressem-
bler à une appréciation morale. Le nombre des comptes rendus
« neutres » varie, dans les journaux que j'ai vus de cinquante-deux
à quatre-vingt-dix-huit pour cent.
C'est sur cette impression suggérée par la presse qu'il faut,
je crois, nous arrêter.
Trois conclusions se dégagent de l'étude de la morale formu-
lée. La première, c'est qu'il n'y a pas, dans la pensée contempo-
raine, une lutte entre la morale hostile au suicide et la morale favo-
rable au suicide. La morale favorable au suicide n'existe que dans
l'imagination des moralistes qui la combattent. Il y a lutte entre
une morale simple qui condamne rigoureusement tous les suicides
et une morale nuancée qui distingue les cas, juge sur les motifs et,
blâmant certains suicides sans vouloir qu'ils soient punis, en excuse,
en approuve, en admire d'autres.
Deuxième conclusion, la lutte de ces deux morales ne se ramène
pas, dans les textes que nous avons vus, à une lutte entre l'Eglise
et ses adversaires. La presse, par endroits, pourrait suggérer cette
hypothèse. Par d autres endroits elle la dément. Dans les ouvrages
70 LA MORALE FORMULÉE
des moralistes, dans les manuels destinés à l'enseignement, dans la
poésie, on ne voit pas nettement un lien entre les idées religieuses
et les idées sur le suicide.
Troisième conclusion : on ne voit pas davantage un lien entre ces
idées et des doctrines philosophiques ou politiques; mais, dans les
ouvrages des moralistes et les ouvrages d'enseignement, la morale
simple a un air de morale officielle, de doctrine orthodoxe qu'il
faut proclamer, quitte à la trahir dans l'application.
Dernière conclusion, la lutte des deux morales n'est pas une
lutte au grand jour entre deux doctrines sûres d'elles-mêmes et sup-
posant clairement l'une à l'autre ; où qu'on les regarde, elles sont,
au contraire, mêlées l'une à l'autre, et comme enchevêtrées : l'une
s'affirme bruyamment, mais semble souvent se dissoudre en s'appli-
quant ; l'autre s'applique, mais semble fuir au moment de se for-
muler. Ainsi, malgré un accord, qui frappe d'abord, sur certaines
formules, l'impression générale est une impression d'incertitude
et de désarroi.
CHAPITRE III
Le Droit : Prépondérance de la Morale nuancée
L'étude du droit laisse une impression différente de celle que
suggère l'étude de la morale formulée.
Sans doute on retrouve dans le monde juridique morale simple
et morale nuancée. Mais les deux forces en présence ne se font plus
équilibre : la morale simple, qui, dans les livres, s'affirmait avec
l'assurance d'une doctrine officielle, tient, dans le droit, peu de
place ; elle inspire des projets, non des actes ; au contraire, la
morale nuancée entraîne le droit et la jurisprudence. La première
balbutie, la seconde agit.
I
La morale simple : 1) Quelques jurisconsultes proposent de punir le suicide eu
la tentative de suicide ; 2) ils ne sont pas d'accord sur les peines à infliger
ni sur les cas dans lesquels il faudrait les infliger.
L'expression juridique de la morale simple, ce serait une loi
punissant le suicide. Celui qui se tue commet un crime : tout crime
doit être châtié.
On objecte en vain qu'il est impossible de punir un mort (i) et que
toute peine retomberait sur la famille : nos lois punissent les
morts, puisqu'elles prescrivent d'inhumer les suppliciés « sans
aucun appareil », et nul n'a jamais proposé, de nos jours, d'abolir
cette flétrissure, bien qu'elle atteigne forcément la famille; en outre,
rien n'est plus facile que de punir, à l'aide des peines ordinaires,
la tentative de suicide.
Or, bien que la morale simple doive et puisse punir le suicide,
je trouve tout juste quatre jurisconsultes qui soient partisans d'une
peine (2).
(1) D'après M. Fauconnet, (La responsabilité, P. 1920, p. 44) du jour
où on reconnaît l'incompatibilité radicale entre la peine et l'état de non-vie du
patient,. « les sociétés mêmes qui qualifient crime le suicide et voudraient le
punir, renoncent à la peine plutôt que de l'exécuter sur un mort. » (2) J'ai
consulté, outre les Répertoires usuels, les ouvrages cités par le Catalogue
d'Otto Lorenz au mot : droit criminel. Ouvrages cités dans ce chapitre : Alpy,
De la répression du suicide, P. 1910 ; Champcommunal, Examen critique et
comparé du projet de réforme du Code pénal français, P. 1896 ; Dalloz,
Codes annotés : Code pénal, par Dalloz et Vergé, P. 1881 et Supplément au
Code pénalt P. 1899 ; Répertoire pratique de législation P. 1910 ss. ; Réper-
72 LE DROIT
Le Supplément au Répertoire de Dalloz (i), les thè$es de MM.
Alpy, Herpin et Médeville (2) veulent que la tentative de suicide soit
punie.
Le Répertoire s'en tient là et rejette l'idée d'une peine contre le
suicide lui-même. Mais les trois thèses vont plus loin : « Nous
posons en principe, dit M. Alpy, qu'il est nécessaire d'édicter des
lois répressives frappant directement le suicide ». Les supplices
infliges au cadavre sont « inutiles », mais « il reste l'infamie at-
tachée à la mémoire du suicidé qui est de nature à l'atteindre et
parfois à l'arrêter avant l'exécution de son coupable dessein ». Il
est vrai que cette infamie peut atteindre la famille ; mais ce ne sera
pas « le fait de la loi, mais la conséquence d'une solidarité inévi-
table et qui n'est pas d'ailleurs sans justification », car la famille
a parfois ses responsabilités (3). Même idée dans les thèses de
MM. Herpin et Médeville (4) : il faut punir le suicide, parce que
l'idée d'un châtiment pourra faire réfléchir ceux qui pensent à se
tuer.
Non seulement les juristes partisans d'une peine sont peu nom-
breux, mais ils ne sont pas d'accord sur la peine à infliger.
En ce qui concerne la tentative, M. Alpy propose : i° la double
incapacité de disposer et de recevoir à titre gratuit par donation
et par testament; i° la déchéance des dispositions testamen-
taires; 3° l'interdiction légale, si le suicidé est déclaré irrespon-
sable; li° dans tous les cas, la peine de l'interdiction civique;
5° dans « les cas les plus graves » une peine d'emprisonnement (5).
En cas d'irresponsabilité partielle, les coupables seront placés dans
des établissements « intermédiaires entre l'asile et la prison », et
une commission spéciale, « dont le médecin traitant pourra faire
partie », déclarera si celui qui a tenté de se tuer peut être rendu
toire de législation, de doctrine et de jurisprudence, P. 1870 ss. ; et Supplément
1887 ss. ; Degois, Traité élémentaire de droit criminel, P. 1911 ; Fuzier Hermant
Répertoire général alphabétique du Droit français, P. 1886, ss. ; Garçon, Code
pénal annoté, P. 1901-1906, t. I ; Garraud Traité théorique et pratique de droit
pénal français, P. 1888, 5 vol. ; Garrison, Le suicide dans V antiquité et dans les
temps modernes, P. 1885 ; Herpin, De la répression du suicide, Poitiers, 1907 ;
Laborde, Cours de droit criminel, P. 1898 ; Labori, Répertoire alphabétique du
droit français, t. I, P. 1887 ; Leray, Exposé élémentaire des principes du droit
pénal, P. 1894 ; Marie, Eléments de droit pénal, P. 1896 ; Médeville, Le Suicide
en droit pénal, P. 1911 ; Molinier, Traité théorique et pratique de droit pénalt
P. 1894 ; Vidal, Cours de droit criminel, P. 1901 ; sur les ouvrages relatifs à
l'inhumation et aux assurances, voir pages 76 et 77.
(1) Mot Crimes et délits contre les personnes, art. 125 (année 1889). (2) Alpy,
171 ; Médeville, 211 ; Herpin, 21. (3) 160-161. (4) Herpin, p. 19 ; Méde-
ville, p. 204. (5) 171-172.
LES PARTISANS DE LA RÉPRESSION 73
à sa famille (i). Hardi jusqu'au bout, M. Alpy ajoute : « La nou-
velle loi pourrait organiser aussi la protection du monomane sui-
cide, sans attendre sa première tentative », soit par un traitement
dans la famille, soit « par un placement volontaire dans les asiles
avec certaines garanties » ; une commission serait chargée de sur-
veiller « ceux qui sont encore en traitement et ceux qui viennent
de quitter l'asile » (2).
Ce projet est d'une extrême rigueur : empêcher un homme qui
a voulu se tuer par misère de bénéficier d'un legs ou d'une dona-
tion, flétrir des irresponsables, enfermer des suspects, c'est pousser
jusqu'au bout et sans ménagements l'application juridique de la
morale simple. M. Herpin est beaucoup plus indulgent : il pro-
pose une peine légère, une amende « mais une amende prononcée
par le juge correctionnel » (3). M. Médeville est partisan d'une
peine allant jusqu'à trois ans de prison (4) ; le Répertoire de Dalloz
n'admet que quelques mois (5).
Même diversité touchant la punition du suicide lui-même.
M. Alpy propose : i° que les corps des suicidés soient enlevés
aux familles et livrés aux amphithéâtres publies de dissection ;
20 qu'ils soient privés des honneurs de la sépulture (6) ; 3° que le
nom de tout suicidé soit publié à l'Officiel en le faisant suivre, par
exemple, de ces mots : suicidé, lâche déserteur de ses devoirs
d'homme et de citoyen ; 4° que le suicide entraîne la déchéance
des dispositions testamentaires (7), Mais M. Médeville, qui théori-
quement serait séduit par le projet Alpy, y voit des difficultés pra-
tiques, dont la plus considérable est de prononcer une condam-
nation contre un accusé qui ne peut se défendre; et en fin de compte
il propose une simple inscription du suicide parmi les délits (8).
M. Herpin se contente, lui aussi, de cette inscription, qu'il appelle
une peine platonique (9).
Comme on voit, les trois juristes qui veulent punir le suicide
sont loin d'être d'accord sur la gravité de la faute et des peines qui
doivent la frapper. Mais il y a plus. M. Alpy, lui-même, qui est le
plus rigoureux, semble avoir des hésitations sur un point d'impor-
tance. Sans doute, il parle tout le temps du suicide en général, et
il essaie d'atteindre les demi-responsables, voire les irresponsables.
Mais, lorsqu'il s'agit de la tentative de suicide, il distingue « les
cas les plus graves », tout en se gardant bien de les définir. Tou-
(1) 174-176. (2) 177. (3) Herpin, 21. (4) Médeville, 211. (5) Crimes
et délits, art. 125. — Durkheim propose de retirer à l'auteur d'une tentative
de suicide « certains attributs du pouvoir paternel et l'éligibilité aux fonctions
publiques,» p. 426. (6) Cf. Durkheim, ibid. Il) 166, 167, 170. (8) 211.
(9). 19.
74 E)B DROIT
chant le suicide lui-même, il déclare qu'il faudra appliquer
peines infamantes « en certains cas » (i), et là encore il n'a gi
de dire lesquels. Pourquoi : « en certains cas », sinon parce qu'il y a
suicide et suicide? De même, M. Médeville admet qu'en cas de
« supplice horrible », celui qui se tue n'est digne que de « sin<
commisération » (2). La souffrance sera donc sans doute, au regard
de la loi, une excuse valable : les magistrats ne frapperont pas le
suicide, mais certains suicides.
Ainsi, non seulement les jurisconsultes qui voudraient voir la
morale simple se traduire en lois, sont très peu nombreux; non
seulement ils ne s'accordent pas sur la traduction; mais, dès qu'il
s'agit d'application, la morale nuancée, bannie des principes,
s'impose obscurément à eux. Dans tout le reste du droit, nous
allons la voir triompher.
II
La morale nuancée : 1) Faire régner dans le droit la morale nuancée, c'est n
pas punir le suicide, — la blâmer et l'empêcher en certains cas — le favorise
dans d'autres ; or, 2) le suicide n'est ni un crime ni un délit : jurispru-
dence relative à la complicité ,lois sur les inhumations et sur les assurances ;
3) le suicide est parfois blâmé par les tribunaux et les jurisconsultes, et la
police s'oppose à l'accomplissement des tentatives de suicide ; 4) certains
suicides sont excusés ou récompensés par la loi, la jurisprudence ou le jury :
suicide non-conscient, suicide de l'accusé, du commerçant menacé de fail-
lite, du coupable.
Pour qu'il y ait triomphe de la morale nuancée dans le droit,
il faut surtout que la loi ne punisse pas le suicide : ne pas le punir,
ce n'est pas l'approuver, mais c'est reconnaître en lui un acte dont
l'appréciation est trop délicate pour qu'il soit possible de le sou-
mettre au coup brutal de la loi. D'autre part, l'impunité absolue
pourrait être l'expression d'une autre morale simple, aveuglément
favorable à la mort volontaire. Pour qu'il y ait triomphe incontes-
table de la morale nuancée, il faut que la loi et la jurisprudence,
tout en s'abstenant de punir, marquent tantôt la réprobation, tantôt
l'approbation ou des sentiments voisins de l'approbation.
Ces trois conditions se trouvent réalisées dans le droit contem-
porain.
Légalement le suicide n'est ni un crime ni un délit.
Un seul auteur, à ma connaissance, a essayé de le contester :
M. Alpy, dans l'ouvrage que nous venons de citer, constate que
l'Assemblée constituante n'a pas abrogé explicitement les lois rela-
(1) Alpy, 168. (2) Médeville, 221.
LES PARTISANS DE L'IMPUNITÉ 75-
tives au suicide et que son silence sur la question constitue une
abrogation « bien indirecte ». ïl est difficile de prendre cette
objection au sérieux. Si l'on suivait M. Alpy, le suicidé, n'étant
point passible d'une peine distincte et propre à son cas, devrait
être considéré, soit comme un meurtrier, soit comme un assassin :
il faudrait donc l'envoyer en prison, au bagne, ou le condamner
à mortl En outre, le Code d'instruction criminelle ne prévoyant
pas de procédure contre les morts, il faudrait que le-s tribunaux
donnassent solennellement la parole au suicidé! L'Assemblée consti-
tuante est, je crois, excusable de n'avoir pas voté un article spécial
pour prévenir ces absurdités. Au reste, nous verrons plus loin que,
si elle s'est contentée d'une abrogation implicite, tout à fait suffi-
sante en l'espèce, ce n'est pas qu'elle ait rougi de son œuvre, c'est,
au contraire parce qu'elle a eu l'impression qu'en frappant le vieux
droit elle frappait un mort.
Non seulement le suicide n'est ni un crime ni un délit, mais
le silence du Code est, sur ce point, si décisif que les tribunaux,
malgré le vœu de quelques jurisconsultes (et parfois peut-être mal-
gré leur secret désir), ne se reconnaissent pas le droit de punir ceux
qu'on appelle assez improprement les « complices » d'un suicide,
c'est-à-dire ceux qui ont poussé un homme à se tuer ou lui en ont
fourni les moyens.
Un arrêt de la Cour de Cassation a fixé sur ce point la juris-
prudence en 1810 (i). Je ne connais pas d'auteur qui l'ait critiqué
en droit. Les Répertoires, dont on a vu plus haut la liste, admet-
tent que, là où il n'y a pas crime ni délit, il ne peut y avoir com-
plicité punissable (2). C'est la thèse de M. Garraud, celle de
M. Garçon, celle de MM. Leray, Molinier, Vidal, Garrison (3).
Non seulement la loi ne porte aucune peine contre ceux qui se
tuent, mais de nos jours elle est intervenue pour abolir des usages
qui constituaient des peines de fait (à). Au cours du xixe siècle,
l'usage s'était établi, dans bien des communes, d'inhumer les suicidés
dans un coin spécial, à côté des suppliciés. Or, en 1881, la loi du
i4 novembre abroge formellement l'article i5 du Décret de prai-
rial (5) : l'usage des emplacements spéciaux est aboli. Dans la
(1) 27 avril 1815. Voir infra, IV, ch. 5. (2) Dalloz, Répert., Suppl,
Crimes et délits contre les personnes, art. 125. (cf. Répert., Complicité, 62, et
Crimes et Délits contre les personnes, 127); Fuzier Herman, mot suicide,
noS 29-30 (p. 318) ; (il n'y a pas d'article Suicide dans le Labori; le Carpentier
n'est pas arrivé à la lettre S) ; Dalloz et Vergé, Code pénal, P. 1881.
(3) Garraud, IV, 315 ; Garçon, Code pénal annoté, p. 600, art. 231 ;
Leray, p. 24 ; Molinier, II, 218 ; Vidal, p. 319 ; Garrison, p. 166. (4) Voir
infra, IV, ch. 5. (5) Duvergier, t. 81, p. 513 : article unique :
«L'article 15 du décret du 23 prairial an XII est abrogé.» — Voir infra (IV,
ch. 5) le texte de l'article 15.
76 LE DROIT
discussion de la loi à la Chambre et au Sénat, il est surtout ques-
tion des scandales auxquels avaient donné lieu certaines inhu-
mations de protestants. Mais les termes de la loi sont tels que,
comme le dit le Répertoire de police de Courcelle, un maire « vio-
lerait la loi », s'il fixait des emplacements spéciaux pour les
suicidés (i). En i884, la loi municipale du 5 avril confirme H
renforce les dispositions adpotées en 1881. Le paragraphe l\ de
l'article 97 du titre III décide que la police municipale compren
notamment « le mode de transport des personnes décédées, le
inhumations et exhumations, le maintien du bon ordre et de 1
décence dans les cimetières, sans qu'il soit permis d'établir de
distinctions ou des prescriptions particulières à raison des croyance
ou du culte du défunt ou des circonstances qui ont accompagné s
mort )) (2). Les derniers mots visent évidemment le cas des suicidés
Malgré toutes ces précautions pour assurer à tous, y compris 1
suicidés, des funérailles analogues, l'Eglise conservait le droit
(conquis en violation du décret de prairial), de refuser à ceux qu
se tuaient la sépulture ecclésiastique (3). L'idée de la contraindr
répugnant aux idées modernes sur la liberté de conscience, la lo
du i5 novembre 1887 tint du moins à faire des enterrements civils
quelque chose d'aussi honorable que les obsèques religieuses. Les
deux premiers articles de cette loi sont ainsi conçus : art. ier. Toutes
les dispositions légales relatives aux honneurs funèbres seront
appliquées, quel que soit le caractère des funérailles, civil ou reli
gieux; art. 2, Il ne pourra jamais être établi, même par voi
d'arrêté, des prescriptions particulières applicables aux funéraille
en raison de leur caractère civil ou religieux (4).
Ces lois font tout le possible pour assurer aux suicidés des funé
railles honorables. Bien que le mot « suicide » ne soit pas prononcé
dans les textes, je ne connais pas un seul répertoire juridique ni un
seul auteur qui ait contesté qu'ils s'appliquassent à ceux qui s'étaient
tués (5). En tout cas les tribunaux ont eu l'occasion d'établir, sur
ce point, la responsabilité des maires. En 1903, une demoiselle C...
s'étant tuée à Guidel (Morbihan), le curé refuse la sépulture ecclé-
siastique. Le maire ne délivre le permis d'inhumer qu'à la condi-
t
(1) Répertoire de police administrative et judiciaire, etc., par Courcelle,
P. 1899, p. 2076. (2) Officiel du 6 avril 1884. (3) Voir infra, IV, ch. 5.
(4) Duvergier, t. 87, p. 451 ss. (5) Voir les Répertoires cités plus haut
au mot : inhumation. J'ai consulté en outre les ouvrages indiqués aux mots :
culte, cimetière dans le catalogue d'Otto Lorenz. Voir notamment : Fay, Les
cimetières et la police des sépultures, 3e- éd., P. 1910, p. 142 ; Brayer, Dic-
tionnaire général de police administrative et judiciairet P. 1886, t. I; Baratte,
Rapports de l'autorité civile et de l'autorité religieuse en matière de sépulture.
Le Mans, 1907 ; Bertrand, La Législation de la sèpulturet P. 1904.
LES PARTISANS DE L IMPUNITE 77
tion que le corps sera enterré dans une partie du cimetière « con-
sacrée par la tradition à ceux qui se sont vu refuser la sépulture
ecclésiastique et connue sous le nom de coin aux chiens ». Le père
de la demoiselle G... intente contre le maire une action en dom-
mages-intérêts. Le Tribunal civil de Lorient, condamne le maire à
verser deux mille francs de dommages- intérêts. La Cour d'appel
de Rennes confirme la condamnation, en modifiant seulement le
chiffre des dommages-intérêts (i).
Non seulement le suicide n'est pas puni, non seulement le sui-
cidé est inhumé comme les autres, niais la jurisprudence actuelle
reconnaît la validité des clauses de police d'assurance sur la vie
garantissant le paiement des primes en cas de suicide. Quelques
jurisconsultes, on le verra plus loin, sont d'avis que ces clauses
devraient être tenues pour nulles comme contraires à l'ordre public.
Mais, en fait, un arrêt du Tribunal civil de la Seine, en date du
7 mars 1862, condamne une Compagnie d'assurance étrangère à
respecter la clause insérée dans sa police (2).
Les Répertoires ne signalent pas en France d'arrêt en sens con-
traire (3). Au contraire, en 1909, un nommé D... s'étant tué, treize
mois après avoir signé une police qui ne couvrait le risque de
suicide que si le suicide avait lieu deux ans après la signature, la
veuve fait valoir, pour être payée, que les agents de la Compagnie
ont parlé à D... d'un délai de treize mois et non d'un délai de
deux ans. Loin de débouter la veuve en alléguant que la clause est
immorale et nulle de plein droit, la Cour d'appel de Toulouse, par
arrêt du 9 juin 1909, condamne la Compagnie à payer le montant
de l'assurance à titre de dommages-intérêts (4).
Enfin, les tribunaux auraient un moyen d'atteindre obliquement
le suicide. Il suffirait de le considérer comme une preuve de folie
et de casser, en vertu de cette théorie, les testaments des suicidés.
Or, en fait, Ja jurisprudence s'est prononcée en sens opposé. En
1897, ^e Tribunal de Beauvais décide que « l'idée persistante de
suicide », consignée par le testateur dans l'acte qui contient ses
dernières volontés, ne peut pas être une cause d'annulation du tes-
tament (5).
(1) Sir., 1905, II, p. 76. (2) Cité par Fuzier-Herman, mot Assurances
sur la vie, n° 236, p. 187. (3) Du moins, je n'en ai pas trouvé dans le Dalloz,
dans le Sirey, dans les Pandectes françaises de Weiss, les Répertoires de Labori
et de Carpentier, ni dans les ouvrages suivants : Couteau, Traité des assu-
rances sur la vie, P. 1881 ; Dupuich, Traité pratique de l'assurance sur la vie,
P. 1900 ; Lascour, Le contrat d'assurances sur la vie ; Lefort, Traité du contrat
d'assurance, P. 1897 ; Legris, De la condition en France des Sociétés d'assu-
rances étrangère, P. 1901 ; Commarmond, Le suicide dans l'assurance sur la
vie, P. 1903. (4) Recueil périodique des Assurances, 1909, p. 481. (5) Dalloz,
J. G., 1898, II, 502 ; voir une liste d'arrêts analogues dans Médeville, p. 207.
78 LE DR<>
Ainsi, le suicide n'est ni un crime ni un délit, la loi interdit
soigneusement tout ce qui pourrait être une diminution d'honn
aux obsèques des suicidés, et elle permet, en somme, de s'as-
contre le suicide. La première condition nécessaire au triomphe
juridique de la morale nuancée se trouve ainsi réalisée.
Passons à la seconde. A la rigueur, l'impunité accordée à ceux
qui se tuent pourrait être l'expression d'une morale indiscrètement
favorable à la mort volontaire. Mais voici trois faits qui prouvent
que cette impunité n'exclut pas une certaine réprobation.
D'abord, un grand nombre de jurisconsultes, bien que partisans
du droit actuel, n'en considèrent pas moins le suicide comme un
acte immoral. On a lu plus haut les déclarations de Garrison, du
Répertoire de Fuzier Herman, de M. Commarmond. Il s'en trouve
d'analogues dans Garraud (i) et Molinier (2). Tous ces juristes
savent donc nuancer leur appréciation : le suicide est blâmable,
mais ce n'est pas un crime.
Je sais que M. Garraud, d'accord avec d'autres juristes, prend la
chose autrement : il cherche à concilier l'impunité juridique avec le
principe de la morale simple : la cause de cette impunité, ce n'est pas
une appréciation nuancée du fait, c'est le fait lui-même; une peine
ne servirait à rien; la flétrissure infligée à la famille pourrait pro-
voquer d'autres suicides; enfin, il serait trop difficile d'établir l'état
mental du défunt. Mais la preuve que ces arguments sont des argu-
ments de façade, une concession toute verbale à la morale simple,
c'est que, valables à la rigueur en ce qui concerne les suicidés, ils
sont, bien entendu, sans force en ce qui concerne l'auteur d'une
tentative de suicide : or, Garraud est partisan de l'impunité aussi
bien en cas de tentative qu'en cas de suicide; et, après avoir indiqué
les raisons qu'on vient de voir, il finit d'ailleurs par déclarer qu'une
peine infligée en cas de tentative serait « injustifiable au point de
vue social » (3). On ne peut mieux dire que le suicide n'est pas
un crime mais seulement une faute, faute trop difficile à apprécier
pour qu'il soit possible de la soumettre aux brutalités de la répres-
sion pénale. Ce sentiment qui est, avec la distinction des cas, le
principe de la morale nuancée, se retrouve, dans un arrêt rendu
en 1892 par la Cour d'appel de Lyon : la Cour commence par
déclarer que le suicide est « justement réprouvé par la morale
comme une désertion du devoir de vivre », après quoi elle rend un
arrêt favorable à la cause du suicidé (4).
Second fait, si les tribunaux reconnaissent la validité des polices
(1) Garraud, IV, 313. (2) Molinier, II, 218. (3) Garraud, IV, 313-314.
(4) Dalloz JG.; 1892 II, 47.
l'impunité et la morale nuancée 79
qui assurent contre le suicide, les auteurs français attaquent sou-
vent et vivement cette jurisprudence au nom de la morale, et, en
général, les Compagnies françaises n'assurent pas contre le suicide.
Sans doute, les objections formulées par nos jurisconsultes sont
parfois d'ordre pratique; ils font valoir notamment que l'assuré qui
se tue substitue son initiative au hasard et se trouve ainsi violer au
profit des siens la règle du jeu. Mais cette considération n'est évidem-
ment pas décisive, puisque des Compagnies étrangères, qui ne sont
pas des sociétés philanthropiques, assurent contre le suicide. Aussi
nos auteurs insistent-ils sur l'argument moral. D'après M. Lefort,
le juge doit proclamer la libération de l'assureur, même si une
clause de la police garantit le paiement de la prime en cas de
suicide, car « une pareille clause serait contraire à l'ordre public,
ainsi' qu'on l'admet généralement »; il est inadmissible qu'un acte
« immoral en lui-même comme le suicide » puisse créer un droit
de créance (i). M. Dupuich, en 1900, écrit : « L'ordre public ne
permet pas » qu'on puisse couvrir, par une assurance « un acte
immoral et socialement nuisible, tel que la désertion du devoir de
vivre »; les clauses d'incontestabilité des polices étrangères ne sau-
raient prévaloir contre « un motif d'ordre public » (2). En 190/i,
M. Lyon Caen soutient la même doctrine, alléguant que « l'assu-
rance en cas de décès serait un contrat immoral et dangereux s'il
créait un intérêt au suicide » (3). Le Répertoire de Dalloz va jusqu'à
écrire, en 19 10 : « Le suicide de l'assuré entraîne une déchéance
d'ordre public qui ne peut être écartée, même en cas de conven-
tion contraire » (/j).
Cette dernière assertion est en contradiction avec l'arrêt de 1862
qui, jusqu'à nouvel ordre, sert de règle en la matière. Mais ce que
tous les auteurs s'accordent à constater, c'est que les Compagnies
françaises n'assurent pas contre le suicide. L'autorisation « d'assu-
mer la charge des faits volontaires », écrit Couteau en 1881, n'a
jamais été sollicitée par les Compagnies d'assurance françaises, et
elle ne leur serait certainement pas accordée (5). Vingt ans plus tard,
M. Dupuich déclare que l'exclusion du risque de suicide, est, en
France, « imposé par le gouvernement » (6). J'entends bien que les
Compagnies françaises ont pu, à l'origine, être déterminées par des
considérations d'intérêt. Mais, l'exemple des Compagnies étran-
gères ayant prouvé que les risques à courir n'étaient pas très graves,
il faut bien reconnaître que les raisons morales ont une importance
(1) Lefort, II, 65. (2) Dupuich, 214. (3) Rapport sur le projet de loi
relatif au contrat d'assurance, déposé le 12 juillet 1904 par le Ministre du
Commerce, J. O., 1904 annexe 1918. (4) Répertoire, t. I, mot Assurances,
-art. 260. (5) Couteau, p. 243. (6) Dupuich, p. 214.
80 LE DROIT
réelle : on admet que le droit pénal ne punisse jamais le suicide,
on n'admet pas que le suicide soit considéré comme un acte indif-
férent au point de vue moral.
Troisième fait : bien que le suicide ne soit ni un crime ni un
délit, la police se reconnaît et exerce le droit d'empêcher, en cer-
tains cas, les gens de se tuer. Un garde champêtre, un agent, qui
ne dépendrait pas imméditament un pendu serait certainement
blâmé. Quand on signale à un commissaire de police un suicide
probable, les agents n'hésitent pas à enfoncer la porte et à faire
tout le possible pour ranimer le mourant, même lorsqu'un écrit,
placé bien en vue, établit qu'il y a mort volontaire et non pas
accident. Il n'y a pas d'exemple qu'un homme, ainsi rappelé à la
vie, ait intenté une action contre la police. Les Répertoires juri-
diques n'envisagent même pas cette hypothèse qui paraîtrait sans
doute scandaleuse ou saugrenue. C'est donc que la police, l'intéressé
et l'opinion sont d'accord sur un point : le suicide est un acte qu'on
n'a pas le droit de punir, mais qu'on a, dans une certaine mesure,
le droit d'empêcher (i).
Quand il s'agit du suicide des prisonniers, le fait est plu9
difficile à interpréter. En les empêchant de se détruire, on veut
moins les empêcher de commettre une faute que sauvegarder les
droits de la société qui serait, pense-t-on, frustrée par leur suicide.
Mais, lorsqu'il s'agit de gens qui n'ont rien à se reprocher, le droit
qu'on s'arroge de les sauver, trahit évidemment une certaine répro-
bation pour la mort volontaire. A ceux qui sont amenés dans les
commissa'riats, il est de règle de faire un sermon. Ce sermon,
comme l'usage lui-même, n'est pas purement, strictement moral.
La pitié se mêle au blâme, et parfois tout se termine par la pro-
messe ou l'octroi d'un secours. L'idée qui domine, c'est que ce coup
de désespoir n'est pas raisonnable, que ce n'est pas « une chose à
faire », qu'il y aurait de la dureté à la laisser s'accomplir. Mais
pour que l'autorité ose traduire en actes précis cette idée un peu
vague, c'est qu'à ses yeux le suicide, s'il n'est pas un crime, est
du moins un acte répréhensible.
Tous les faits qu'on vient de voir expriment une réprobation un
peu changeante et incertaine. Voici où apparaît enfin, dans sa
pureté, la morale nuancée, voici les cas dans lesquels la jurispru-
dence laisse apparaître quelque sympathie pour certaines morts
volontaires.
(1) Le 21 juin 1909, le Ministre de l'Instruction publique, interpellé
à la Chambre, à propos du suicide d'un lycéen, déclare que les camarades du
mort auraient dû prévenir l'administration et que ceux qui auront manqué
à ce devoir seront renvoyés du Lycée.
l'impunité et la morale nuancée 8Ï
D'abord, elle reconnaît, pour les excuser, des suicides « non
réfléchis ». C'est encore dans la question des assurances sur la vie
qu'apparaît cette distinction. Juristes et tribunaux admettent que
le suicide qui libère la Compagnie est uniquement le suicide
« volontaire et conscient », « conscient et réfléchi ». Je ne m'attarde
pas à citer les textes : les auteurs se divisent sur la question de
savoir à qui incombe la charge de prouver le caractère du suicide;
mais sur le principe lui-même il y a unanimité.
Si la jurisprudence entendait par là que le suicide, en cas de
folie dûment constatée, doit être considéré comme un accident,
cette distinction, n'étant pas propre au suicide, n'aurait pas, au
point de vue moral, un grand intérêt : il va sans dire que les fautes
commises par des fous ne sont pas des fautes. Mais l'insistance avec
laquelle les auteurs parlent du suicide réfléchi montre bien qu'il
6'agit d'une sorte de dérogation à la règle commune. On n'exige
pas, pour punir le vol, qu'il y ait vol réfléchi. Si on l'exige, touchant
le suicide, c'est qu'on admet, a priori, qu'il peut, dans une certaine
mesure, faire présumer sinon la folie, du moins une diminution
de conscience. Un moment d'exaltation, un coup de tête suffiront
donc pour que le blâme fasse place à la pitié, pitié agissante si l'on
songe que beaucoup d'auteurs et plusieurs arrêts mettent la preuve
du caractère volontaire et réfléchi du suicide à la charge des
Compagnies.
Après la pitié, la complaisance. Pour ceux qui veulent, en se
luant, sauver leur honneur, le droit contemporain est tout indul-
gence. Si un commerçant se frappe, au moment où il se voit réduit à
suspendre ses paiements, il n'y a pas déclaration de faillite. Ici
encore, je ne m'attarde pas à citer les auteurs : ils sont unanimes.
De même, si un accusé se tue, il ne peut y avoir ni verdict de
culpabilité, ni sentence de condamnation. L'action pénale est sus-
pendue ipso jacto. Cette faveur que la loi accorde d'une main, il
semble bien qu'elle la retire de l'autre, puisqu'on prend des pré-
cautions si minutieuses pour empêcher les prisonniers de se tuer.
Mais cette contradiction apparente éclaire le sens du droit contem-
porain. Il permet aux accusés de se soustraire au déshonneur en
prévenant l'action de la justice. Du jour où ils se laissent arrêter,
la honte commence : le suicide ne servirait plus à rien.
Par cette disposition, notre droit pénal a bien l'air d'offrir une
solution au coupable qui, soucieux de l'honneur des siens, veut leur
épargner la flétrissure de voir un membre de la famille aller en
prison, passer en Cour d'assises, finir au bagne ou sur l'échafaud.
On pourrait, il est vrai, se demander si cette conséquence de la loi
(1) Dalloz, Répert., Suppl., (1887)., Assurances terrestres, n° 347,
Il BB i'itorr
.1 été, esd voulue par le ! iirj Mais il n'ent guère poasifeta de
ri<»iiv qu'il > ail en ii >n. La doctrine romain
hi<I 1 1. -I l«* le suicide n'éteint pas le crime, était, depuis la Rena
familière à tOHJ les juristes français. En refusant de l'adopter, les
hommes de la Révolution surent sans doute ce qu'ils faisaient. En
tout cas, npr6s un siècle d 'expérience, les juristes contemporain^ m
peuvent te dissimuler <pie. le grand nombre des suicides commis
aussitôt après un crime ou une action déshonorante, s'explique
en partie par l'indulgence du droit pour ceux qui se tuent dans
conditions. Si, malgré oela, ils admettent sans difficulté
droit tel qu'il est, (et je ne connais pas ■ de- juriste qui eu * demande
la modification), c'est qu'ils ne voient pas d'inoonvénients à cette
espèce de prime offerte non au suicide, mais à certains suicides.
Enfin, aux jeux du jury, voire des conseils de guerre, la ten-
tative de suicide d'un accusé, bien loin de constituer une nouvelle
charge contre lui, est au contraire un argument à retenir en sa
faveur. Dans l'affaire des chauffeurs de la Drôme, le président
« reconnaît » que David, un des accusés, a deux fois tenté de se
détruire dans sa prison (i). Dans une affaire de meurtre, en 19 1£,
l'accusé ayant essayé de se tuer aussitôt après avoir tué sa femme,
le Président déclare, d'après le compte rendu du Matin : a En
général, les tentatives de suicide semblables sont simulées. La
vôtre est véritable. De ce que vous avez essayé de vous tuer, il ne
s'ensuit pas que justice soit faite... » (2). Evidemment, cela ne s'ensuit
pas. Néanmoins l'accusé est acquitté. Mais ce qui est intéressant au
point de vue moral, c'est justement que le président se croie obligé
de^ dire : de ce que vous avez essayé de vous tuer, il ne s'ensuit pas
que justice soit faite. C'est aussi qu'il constate que les criminels
feignent souvent de vouloir se tuer pour obtenir l'indulgence du
jury-
Ce n'est pas seulement devant le jury qu'on voit la défense
alléguer une tentative de suicide en faveur de l'accusé. En 1920,
un jeune aviateur, ayant tué un enfant par l'effet d'une impru-
dence, comparaît devant le premier Conseil de guerre de Paris. Une
infirmière, citée comme témoin à décharge, vient attester que
l'accusé a voulu se donner la mort et qu'il a fallu l'en empêcher
par la force (3).
En 1909, à Versailles, un soldat ordonnance ayant tiré des coupe
de revolver sur la fille de son capitaine, affirme que, son crime
commis, il a voulu « se suicider ». A l'audience, la plus grande
partie de la discussion porte sur cette tentative, simulée d'après
(1) Le Matin, 2 juillet 1909. (2) Ibid., 4 janvier 1914. (3) Le Matin,
20 nov. 1920.
LES COAUTEURS DU SUICIDE 83
l'accusation, réelle d'après la défense. L'accusé explique que seul
l'enrayage de son revolver l'a empêché de se détruire. L'accusation
produit des témoins pour prouver que le revolver n'était pas enrayé,
que l'accusé a eu le temps de se tuer. Il semble que le verdict doive
dépendre de cette seule question (i).
A peine est-il besoin de faire remarquer la vigueur avec laquelle
s'affirme ici la morale nuancée. A en croire les moralistes officiels,
le suicide est un crime ou du moins une faute grave. Mais, devant
des tribunaux et pour sauver des accusés, la défense s'évertue à
prouver qu'ils ont voulu commettre ce crime!
III
La morale muincée (suite) : 1) La jurisprudence relative aux co-auteurs d'un
suicide ne s'inspire pas, comme on le dit d'ordinaire, de la morale simple,
mais bien de la morale nuancée ; 2) la morale nuancée s'affirme également
dans les discussions et les propositions relatives à cette question des com-
plices et des co-autsurs.
Enfin la morale nuancée triomphe encore sur un dernier point,
et là même où on a cru voir que sa rivale l'emportait.
Jurisprudence et jurisconsultes s'accordent à reconnaître que
la complicité de suicide n'est pas punissable, puisqu'il ne peut y
avoir complice là où il n'y a ni crime ni délit. Mais ils s'accordent
à distinguer complicité et « participation ».
Si je donne à quelqu'un du poison, si je lui tends, un revolver
chargé et qu'il en fasse usage contre lui-même, je ne puis être
incriminé. Mais si je fais boire le poison à un paralytique, si je
fais ifeu, sut la demande ou l'ordre de celui qui veut mourir, je
suis coupable de meurtre et je dois être puni.
Cette jurisprudence est fondée sur deux arrêts de la Cour de
Cassation que citent tous les ouvrages consacrés au suicide.
En 1827, un nommé Lefloch, ayant été condamné à mort par
la Cour d'Assises pour un assassinat a commis du consentement et
sur la demande expresse de la victime », le pourvoi en cassation
est rejeté, « attendu qu'il n'y a suicide proprement dit que lors-
qu'une victime se donne elle-même la mort » et que les lois qui
protègent la vie humaine sont d'ordre public (2).
Quelques années plus tard, cette jurisprudence est étendue à ce
(1) Gazette des Tribunaux, 12-13 janvier 1909. — Jurés et officiers appli-
quent une idée exprimée par M. Tarde, qui écrit clans ses Etudes pénales et
sociales, p. 188 (note), à propos de l'affaire Jeanne D. : Jeanne D a mérité
sa condamnation car si elle avait réussi à empoisonner son mari, «il n'est
nullement prouvé, quoi qu'elle en ait dit, qu'elle se fût suicidée ensuite. »
(2) Sirey, 1828, I, 135.
84 LE DROIT
que 1rs juristes appellent le suicide mutuel. Copillet et Juliette
Blain décident de mourir ensemble. Copillet tue Juliette, puis tire
sur lui-même, se blesse, mais en réchappe. -La Chambre du Conseil
déclare « non lieu de suivre ». Mais, sur pourvoi du Garde des
sceaux, et réquisitoire du procureur Dupin, la décision est cassée
dans l'intérêt de la loi le 23 juin i838, et Copillet est poursuivi (2).
Cette jurisprudence de la Cour de Cassation, cette distinction
entre le complice et le co-auteur a été critiquée, de nos jours, par
M. Garçon : quelqu'un tient une épée sut laquelle un ami se jette.
Oserons-nous dire qu'il est complice (donc non punissable), s'il tient
l'épée, meurtrier s'il l'enfonce? « L'existence d'un délit peut-elle
tenir à des nuances si délicates? » Deux personnes décident de
mourir ensemble : si chacune d'elles tire sur elle-même, il y a
suicide; si chacune tire sur l'autre, il y a deux meurtres : « C'est
bien subtil ». Enfin deux époux décident de s'asphyxier et le mari
seul allume le réchaud. Sera-t-il meurtrier? — Mais, en dépit de ces
objections, la jurisprudence du xixe siècle est toujours en vigueur
aujourd'hui.
Quelle en est la signification? Durkheim et d'autres n'hésitent pas
à y voir comme une revanche obscure de la morale simple : ne
pouvant s'attaquer de front au suicide, la justice l'atteint de biais
en frappant les collaborateurs du suicidé. Ainsi la mort volontaire
se trouve garder quelque chose de son ancien caractère critnino-
logique (1).
Non seulement, je ne crois pas que cette interprétation soit
exacte, mais il me semble que, dans le jurisprudence actuelle et
dans les discussions auxquelles elle a donné naissance, on saisît
l'influence directe de la morale nuancée.
D'abord, ce qui inspire, consciemment ou non, les tribunaux
et les juristes, ce n'est pas l'idée que le suicidé est toujours un
coupable digne de haine, c'est l'idée qu'en certains cas il peut être
une victime digne de pitié.
Ce qui fait qu'on a pu s'y tromper, c'est que quelques-uns des
magistrats qui ont institué la jurisprudence actuelle ont pu avoir
l'illusion qu'ils combattaient le suicide. Ainsi, dans la fameuse
affaire Copillet, le réquisitoire de Dupin dénonce âprement l'immo-
ralité non seulement du suicide mutuel, mais de la mort volontaire
en général. Mais si, au lieu de considérer ce qu'ont voulu ou ce
qu'ont cru faire les magistrats, on examine ce qu'ils ont fait,
l'impression est bien différente. Loin d'agir contre le suicidé, ils
agissent contre le « suicideur », en faveur du suicidé.
(l)Voir infra, IV, ch. 5. (2) Garçon, Code pénal annoté t suicide (art. 234).
(3) Durkheim, p. 371. Cf. Garrison, p. 166.
LES CO-AUTEURS DU SUICIDE 85
Juridiquement, que punissent-ils? — • Un meurtre. Tuer quel-
qu'un sur sa demande, c'est tuer avec l'intention de tuer. En vain
allègue-t-on que celui qui tue dans ces conditions n'a pas l'inten-
tion de « nuire ». Le père qui tuerait son fils pour l'empêcher de
st déshonorer n'aurait pas non plus le désir de lui nuire. Il n'en
serait pas moins un meurtrier et poursuivi comme tel. En vain
dit-on encore qu'empêcher quelqu'un de se faire tuer, c'est remettre
en question son droit de se détruire.- Si le bourreau et ses aides
cédaient secrètement leur place à quelques sadiques, avides du
plaisir de tuer, ceux-ci seraient certainement poursuivis comme
meurtriers : nul n'irait songer qu'en les poursuivant on remet en
question la légitimité de la peine de mort.
Loin d'être sournoisement dirigée contre le suicide, la juris-
prudence actuelle admet au contraire une exception exorbitante en
sa faveur. X... tire sur son ami qui lui a demandé de le tuer. Il le
blesse seulement; il est poursuivi pour tentative de meurtre. Et
l'ami? Juridiquement, si X... est coupable de meurtre, l'ami est
sans contestation possible, son complice. Cependant il n'a jamais
été question de le poursuivre, et M. Garçon signale le fait sans
d'ailleurs le désapprouver. On dit : l'ami avait le droit de se tuer.
Pur sophisme I II avait le droit de se tuer, mais il n'avait pas le
droit de faire commettre à X... un crime. Cependant magistrats
et juristes refusent de l'inquiéter. Le suicidé attendrit la justice
et lui fait oublier le complice.
C'est cette exception extraordinaire qui révèle, beaucoup mieux
que les « déclarations », le sens moral de la jurisprudence, et sa
raison d'être. Eîlle est dirigée contre le suicldeur et non contre le
suicidé. Elle est toute en faveur de celui qui a voulu mourir, elle
n'a que rigueur pour celui qui l'a tué. Pourquoi? Les raisons pure-
ment juridiques ne suffisent pas à l'expiliquer, puisque ces mêmes
raisons, qui font tant de bruit contre le suicideur, se taisent lorsqu'il
s'agit de celui qui a voulu mourir. La raison qui saute aux yeux,
c'est qu'en dépit de tous les consentements de l'intéressé, on peut
craindre que le a suicideur » ne soit un assassin hypocrite.
Il est en effet bien facile de dire : volenti non fit injuria. Même
dans la vie courante, que de fois on pourrait causer aux gens les
torts les plus graves, rien qu'en les prenant au motl Dans le cas du
suicide, il en va de même. Quelqu'un demande qu'on le tue. Mais
qui sait s'il ne fait pas cette demande dans un moment de décou-
ragement ou d'exaltation? Comment savoir si ce n'est pas précisé-
ment le meurtrier qui a provoqué lui-même cette exaltation ou ce
découragement? Ce mari qui vient nous dire : j'ai tué ma femme
par pitié ; depuis des mois elle me suppliait de le faire, nous le
plaignons assurément ; mais comment ne pas se dire : peut-être
si; m; droit
i.is de \\ n!i ndte m- plaindre, la> de pan
•lier:' ERC lui :i demandé de la tii'T, soi!. Mais peut-être ,
réduite, sfe rendant édlhfJfe qu'elle était, utie gêne. EH relui qui
semblait une victime du suri, déVittlt Ife [tins fourbe des boi
Comment savoir si des enfants qui ont tu»': un pèïte vieux et in fi
sur sa demande, ne sont pas Cause de cette demande p;ir lôUtfB man
■railements, leur dureté, leurs récriminalii >ns mCd
Quand le suicidcur n'a pas. essayé de Se tuer lui-même, i
s'imposent. Quand il a essayé de se tuer mais s'est manqué, con
dans la fameuse affaire Chambre, elles traversent l'esprit.
D'où la jurisprudence. A l'idée qu'un crime aussi abominable
que ces assassinats sournois pourrait demeurer impuni, la con-
science se révolte. On aime mieux inquiéter des gens, innocents
peut-être, mais qui légalement ont en tort, que d'assurer l'impunité
aux plus lâches des meurtriers.
Mais alors, comment prétendre qu'une 'telle jurisprudence ecA,
dirigée obliquement contre le suicide lui-même? Ce sont presque,
pourrait-on dire, les droits du suicidé qu'elle sauvegarde. Elle n'a
polir lui que pitié. Ce qu'elle implique, c'est l'idée, (inexprimée
dans la morale formulée), que, lorsqu'il y a suicide, d'autres que le-
suicidé peuvent être mis en cause et déclarés coupables.
Deux faits me semblent confirmer cette interprétation. C'est
d'abord l'usage du Parquet. Ce sont les discussions auxquelles la
jurisprudence actuelle a donné naissance.
En droit, on doit poursuivre quiconque tue autrui sUr sa
demande ou avec son assentiment. Mais, comme le remarque
M. Garçon, « le ministère public peut ne pas intenter une (pour-
suite dont il est maître, 51 la répression ne paraît pas indispen-
sable » (i). En fait, les poursuites sont rares.
En cas de suicide « conventionnel », écrit Tarde, si l'un des
deux amants échappe, par hasard, à la mort, le Parquet s'émeut
rarement (2). Si, en dépit de cet usage, le fameux Ctrambige est
poursuivi, c'est que l'opinion lui reproche de n'avoir pas a-ssez
sérieusement essayé de se détruire.
De même, une mère qui tuerait ses enfants sous prétexte que,
las d'une vie misérable, ils lui ont demandé la mort, serait sans
doute condamnée. Si, après les avoir tués, elle ne se faisait qu'une
légère blessure, elle serait au moins poursuivie. Mais si, lasse de
les voir souffrir, elle se jetait avec eux: du haut d'un quatrième
étage et survivait par miracle, elle ne serait probablement même
pas inquiétée. « Les jurys, dit M. Montorgueil, sont rarement
(1) Code pénal annoté, loc. cit., art. 241. (2) Tarde, Etudes pénales et
sociales, P. 1892, p. 168.
LES COAUTEURS DU SUICIDE 87
appelés à se prononcer » (i). De l'aveu même du Parquet, « les
poursuites sont rares en pareille matière (2). Sans doute le Parquet
explique cette rareté en disant que les coupables sont généralement
des fous ou des irresponsables. Mais M. Garçon, qui signale le fait,
l'explique par la crainte de heurter l'opinion (3).
Je crois qu'il y a là un vrai triomphe pour la morale nuancée.
Si la conscience publique n'est sévère « que contre ceux qui, après
avoir tué, manquent de courage pour eux-mêmes et refusent de
suivre leur victime dans la mort » (4), c'est que, pitoyable aux
suicidés, elle soupçonne les suicideurs de quelque calcul infâme.
Mais, que ces suicideurs essaient sérieusement de se tuer, les
soupçons s'évanouissent, et, bien loin de leur en vouloir, on les
récompense de leur tentative.
Dernier fait : dans les discussions auxquelles donne lieu la juris-
prudence actuelle, on retrouve et l'idée que des tiers peuvent être
responsables d'un suioide et l'idée qu'il y a suicide et suicide.
Les adversaires de cette jurisprudence font valoir que la peine
encourue par les co-auteurs est trop forte* et proposent de faire une
loi spéciale punissant la complicité de suicide d'une peine d'empri-
sonnement. (Cette loi figure, comme on sait, dans .un certain
-nombre de codes étrangers.) Mais les jurisconsultes mêmes, qui
sont les plus hostiles à la mort volontaire ne voient pas, dans cette
mesure, un biais pour atteindre les suicidés. Ils indiquent, de la
façon la plus nette, qu'il s'agit d'atteindre ceux dont les suicidés
ont pu être les victimes. Ainsi, M. Alpy reprend à son compte une
ancienne (proposition de Gazauvieilh : « Je voudrais qu'on fît, à
chaque mort violente, une enquête dans les formes ordinaires, non
seulement pour constater si la mort est accidentelle, volontaire ou
la suite d'un homicide, mais encore pour savoir si celui qui s'est
détruit, a reçu les soins que réclame sa position, et qu'on infligeât
des peines pécuniaires et corporelles à ceux qui, chargés de ce
devoir par la nature et les lois, ne l'auraient pas rempli convena-
blement » (5). M. Herpin déclare également qu'il ne suffit pas de
punir celui qui a matériellement coopéré à un suicide. A côté du
(1) Montorgueil, Les enfants qu'on suicide (L'Eclair, n° 8350). (2) Une
note qu'a bien voulu me faire tenir M. le procureur général Lescouvé dé-
clare : « Si les poursuites sont rares en pareille matière c'est que le cas n'est
pas très fréquent et que la plupart du temps les auteurs sont des fous ou des
irresponsables.» Les journaux qui signalent assez souvent des suicides col-
lectifs sous le titre «Drames de la misère», signalent rarement des compa-
rutions en cour d'assises. Le Matin du 26 avril 1913 signale un procès ; mais
l'accusé, est dans un cas particulier : il a tenté de se tuer avec ses enfants,
étant sous le coup d'une poursuite pour vol. Il est ; d'ailleurs acquitté.
(3) Garçon, loc. cit., art. 240. (4) Ibid, (5) Alpy, 177.
88 LE DROIT
meurtrier, il y a « l'indolent qui a connu la fatale décision et ne
l'a pas entravée », le cupide, le haineux a qui a su profiter des
embarras attiser !;■ passion ou augmenter le désespoir » (i).
L'idée qu'il faut, en outre, distinguer entre les suicides, est
exprimée 1res nettement par M. Vidal. Ceux qui poussent un
homme à la mort peuvent être mus par des motifs « moraux et
sociaux », tels que l'amour et la pitié, ou par des motifs « immoraux
et antisociaux », tels que k cupidité ou un désir de vengeance. « Il
est évident que la responsabilité pénale ne saurait être la même
dans ces divers cas » (2). Cela n'est évident qu'au cas où on ne tient
pas le suicide lui-même pour un crime. Car sans cela comment
admettre qu'il puisse y avoir des raisons « morales et sociales »
de pousser un homme à commettre une action criminelle?
Non seulement la morale nuancée inspire ceux qui sont d'avis
de corriger la législation actuelle. Mais elle inspire également ceux
qui sont d'avis de garder et cette législation et la jurisprudence qui
la complète. Parmi ceux-ci figurent deux des plus éminents crimi-
nalistes de l'époque contemporaine, Garraud et M. Garçon.
M. Garçon applique à la question son ingénieuse théorie selon
laquelle le fait punissable ne doit pas être automatiquement et
nécessairement puni. Que le meurtre consenti soit punissable, ce
n'est pas douteux. Mais « la dialectique rigoureuse est permise lors-
qu'il s'agit de limiter la ^portée des textes, elle doit être tempérée
par le bon. sens et la pitié lorsqu'elle conduit à la répression ». En
conséquence, lorsqu'on hésite entre la complicité de suicide et
le meurtre, le Parquet peut ne pas intenter une poursuite dont il
est maître, « et le jury, qui ne connaît pas les subtilités du droit,
fera quelquefois bonne justice en acquittant » (3).
Garraud rejette l'idée de faire une (loi spéciale, parce que, dans
le silence de la loi, l'appréciation du jury est « contingente et
circonstanciée ». Quel a été le mobile de celui qui a aidé un autre
homme à se tuer ? Etait-ce amitié, jalousie, cupidité ? Le législateur
perdrait son temps à vouloir envisager tous les motifs et toutes les
« circonstances diverses » qui peuvent modifier la situation. Dans
ce désir de maintenir en ces matières une appréciation « contin-
gente et circonstanciée », on reconnaît le principe même de la
morale nuancée (4).
(1) Herpin, 21. (2) Vidal, 268 ; cf. Bourgarel,( op. cit.). blâmant la
jurisprudence qui frappe le co-auteur «sans tenir compte des mobiles».
(3) Codes annotés l loc. cit., art. 241. (4) Garraud, IV, 318-319.
SOLIDITÉ DU DROIT CONTEMPORAIN 89
IV
Solidité du droit contemporain : Il n'est pas critiqué en dehors des milieux juri-
diques, — il n'est pas question de le modifier — ce n'est pas le droit d'un
parti. — Conclusion.
On a vu, plus haut, que le droit peut donner l'idée la plus»
fausse de la morale d'une époque s'il est en contradiction avec
l'opinion moyenne. Le droit actuel est-il dans ce cas? C'est de quoi
nous ne pourrons juger qu'après avoir étudié les mœurs et la
littérature. Mais ce que nous pouvons noter, dès à présent, c'est la
façon dont ce droit est jugé dans la société qu'il régit.
Y est-il l'objet de violentes critiques? Est-il question de le modi-
fier? Est-il le fait d'un parti en lutte contre un autre parti? A ces
trois questions on peut répondre non.
Les critiques, dans le monde du droit, sont très rares sur le
point essentiel, c'est-à-dire sur l'impunité assurée au suicide. Hors
du monde juridique, il en est de même. Quelques moralistes, quel-
ques .sociologues, parlent bien de punir le suicide. Mais Durkheim
lui-même, qui propose diverses mesures, n'a pas l'air d'y tenir
beaucoup. La très grande majorité ne soulève pas la question, et
ceux mêmes qui dénoncent le plus vivement l'immoralité du
suicide, semblent s'accommoder du droit contemporain. Je ne crois
pas qu'il y ait eu, dans la presse parisienne, au cours de ces vingt
dernières années, une campagne en vue d'obtenir une modification
du Code en ce qui concerne le suicide.
En tout cas, les mouvements d'opinion qui ont pu se produire
en ce sens, n'ont pas abouti au dépôt d'un projet de loi. Les
idées de MM. Alpy, Herpin et Médeville n'ont pas séduit le légis-
lateur. La Commission instituée en 1887 pour préparer le projet
de réforme du Code pénal ne s'est pas occupée du suicide, mais
elle s'est occupée des peines en général et, dans les articles adoptés,
il n'est question, bien entendu, d'aucune peine contre les cadavres.
En ce qui concerne la complicité de suicide, le meurtre consenti,
les théories des juristes n'ont pas non plus abouti, jusqu'à présent,
au dépôt d'un projet de loi. La question, qui intéresse les spécia-
listes, ne paraît pas émouvoir autant le public. Le 2 février 1909,
à propos d'un ouvrier qui déclarait avoir tué, par pitié et sur sa
demande, sa femme en proie à d'affreuses souffrances, le Matin
ouvre une enquête sur le droit de tuer. Les trois réponses publiées,
celles de MM. Landouzy, Se ré de Rivières et Bergson, rendent à
peu près le même son : en principe, il n'est pas permis de tuer un
homme, même sur sa demande; en pratique, si quelqu'un a vrai-
ment tué par pitié, il est bien difficile de le condamner. Cette thèse
«mi î.i; uBtnà
aurait pu provoquer des contradictions, ouvrir un grand débat
t i a r i l.i pn se; mais les journaux ne réagissent pas, et l'enquéi
peine fin cric, est close dans l'indifférence générale.
Sur un seul point, il y a eu une proposition de loi tendant I
modifier ]«• droit actuel. Le r> juillet i<)<>',, le Minière du dom-
iner. >• dép '-ail à la Chambre un projet de loi relatif au contrai
daM It'quel se trouvent les deux articles nmarits :
« Art. ;">.> : L'assureur ne peut s'engager à payer les somi
eu eas de suicide volontaire et conscient ou de condamnation capi
talc de l'accusé; art. So : Les dispositions de l'art i ut appli-
cables aux assurances antérieures à la promulgation de la loi (i
Mais, malgré les arguments d'ordre moral mis en avarit dan
rapport de M. Lyon-Caen, ce projet n'émut pas l'attention de la
Chambre. 11 n'a jamais été discuté et, comme deux législatures ont
passé depuis le dépôt, il est aujourd'hui caduc.
Le droit actuel ne paraissant pas en voie de transformation, on
pourrait du moins se demander s'il n'est pas, comme la loi sur les
associations ou la loi sur le divorce, l'œuvre d'un parti imposant
sa façon de voir à une minorité. Mais rien n'autorise cette suppo-
sition. Une réforme de 'la loi touchant le suicide n'est pas réclamée
par l'opposition de droite. La masse des juristes, favorable sur le
point essentiel au droit actuel, n'est pas inspirée par l'esprit de
parti. Au point de vue confessionnel, il est impossible de prétendre
que la magistrature, qui maintient la jurisprudence qu'on vient
de voir, soit dans l'ensemble hostile au catholicisme, mue par une
arrière-pensée de résistance à l'Eglise. Dans les discussions relatives
aux complices et co-auteurs, les opinions en présence ne sont pas
liées à des doctrines religieuses, politiques ou philosophiques.
Enfin, le seul projet de loi qui fasse allusion au suicide, comme à
un acte non punissable mais du moins immoral, est déposé à la
Chambre par M. Trouillot, c'est-à-dire par un adversaire de l'Eglise,
rapporteur au Sénat de la loi sur les associations. L'hypothèse qui
lie la réprobation du suicide à la morale catholique est donc ici en
défaut.
Par contre, ce qui se dégage, c'est une opposition entre la
morale que le droit traduit en faits et celle que les moralistes tra-
duisent en phrases. Ce qui frappe en celle-ci, c'est d'abord la
rigueur et l'assurance de la doctrine officielle, puis, quand on
(1) Journal Officiel, 1904, annexe 1918. — D'après M. Commarmond {Le Sui-
cide dans l'Assurance sur la vie, P. 1908, 11-12), la loi du 17 mars 1905, qui
substitue le régime de l'enregistrement à celui de l'autorisation, permet aies
Compagnies françaises d'assurer contre le suicide,
SOLIDITÉ DU DROIT CONTEMPORAIN 91
regarde de plus près, le désarroi d'une opinion prise entre la
morale simple et la morale nuancée. Au contraire, dans le droit,
la morale simple apparaît, discrète, à quelques coins de phrase,
mais elle n'agit pas, et la morale nuancée triomphe, en somme,
sans combat : si le suicide est souvent une faute, c'est une de ces
fautes qui changent de caractère selon le motif et les circonstances
eî qu'on ne peut guère, par suite, soumettre à la répression; c'est
une faute dont l'auteur matériel n'est pas toujours l'auteur le plus
coupable; enfin quelquefois, loin detre une faute à punir, c'est un
acte que la loi récompense.
Le désaccord entre le droit et la morale formulée est flagrant.
Reste à consulter les mœurs et la littérature.
CHAPITRE IV
Les Mœurs : Équilibre des deux Morales
Les mœurs, qui seraient l'indice le plus sûr, sont malheureu-
sement difficiles à saisir, ou du moins je n'ai pas trouvé le moyen
de les atteindre d'une façon satisfaisante. Mais, dans le peu qui
nous est accessible,. on retrouve le môme contraste que nous a révélé
l'étude de la morale formulée.
D'un côté, des croyances, des usages trahissent une aversion
véhémente pour le suicide. Mais, en face de la morale simple qui
s'exprime ainsi, il n'y a pas une autre morale simple, s'exprimant
par des usages aveuglément favorables au suicide : honorer un
homme parce qu'il s'est tué, quels que soient les motifs de sa mort,
est chose étrangère à nos usages. Ce que l'on constate, c'est une
indifférence, teintée, en certains cas, d'indulgence, de pitié,
d'estime, d'admiration : c'est de la morale nuancée.
Morale simple et morale nuancée semblent ici se faire équilibre.
Faciles à isoler sur le papier, elles sont d'ailleurs mêlées assez confu-
sément dans la vie. Néanmoins, ce qui .paraît se dégager de cette
confusion, c'est que la morale simple est plus puissante à la cam-
pagne et dans les milieux populaires, tandis que la morale nuancée
-exerce surtout son empire dans des milieux plus cultivés.
La morale simple : 1) Croyances populaires relatives au suicide ; 2) le suicide'
mort violente, entraînant une intervention de la justice, provoquant parfois
des manifestations hostiles est une tare pour la famille ; 3) silence fait
autour des suicides ; 4) horreur particulièrement vive pour les suicides
par pendaison et par immersion.
Le langage lui-même trahit une certaine aversion pour le sui-
cide. La preuve que le mot est assez communément pris en mau-
vaise part, c'est le soin même avec lequel tant d'auteurs, voulant
excuser certaines morts volontaires, expliquent que a ce ne sont
pas des suicides ». On pourrait croire qu'il y a là une subtilité
d'écrivain, mais il n'en est 'rien : dans la conversation courante, il
suffit -d'objecter aux adversaires de la mort volontaire l'exemple
des marins du Vengeur ou des martyrs allant braver les magistrats,
pour qu'ils répondent sans hésiter : ce ne sont pas là des suicides!
-Quand on parle par métaphore du suicide d'un homme politique,
CROYANCES POPULAIRES 93
du suicide d'un peuple, c'est toujours avec une intention désobli-
geante. Enfin le verbe « se suicider », que Littré trouvait, avec
raison, si mal fait au point de vue grammaticall, n'est peut être
pas si mal fait, au point de vue moral, en ce sens qu'il attire
violemment l'attention sur le caractère anormal, partant suspect,
d'une mort dont le même homme est à la fois l'agent et la victime.
Les ouvrages relatifs au folklore (i), signalent quelques
croyances qui trahissent une aversion évidente pour le suicide.
Au Cloitre, en basse Bretagne, quand quelqu'un a résolu de se
pendre, dès qu'il a mis la corde sur son cou, il ne peut plus la
retirer, quand bien même il aurait envie de le faire, car le diable
est sur son épaule (2).
« Aux environs de Fougères, écrit M. Sébillot, une tempête de
vent indique qu'une personne s'est pendue ou noyée dans le voi-
sinage et que le démon est venu la chercher (3). »
D'après la Revue des traditions populaires, cette croyance est
répandue dans toute la Bretagne. Du côté de Loudéac, on attribue
à la mort de quelqu'un qui s'est pendu, non seulement les ouragans
mais aussi « les orages violents » (4).
D'autres croyances populaires font apparaître les suicidés la
nuit. Telle la dame blanche d'Blven dans la Loire-Inférieure, telle,
sur les marais de l'Oust, l'ombre d'Ermengarde de Malestroit, qui
se noya pour sauver son père. Dans les Ardennes, on voit revenir
une jeune fille noyée par désespoir d'amour; à Andlau, une femme
s'étant noyée parce qu'elle croyait son amant mort, les deux spectres
reparaissent ensemble, errent quelque temps, puis se préci-
pitent (5).
Ces apparitions sont parfois vengeresses ou malfaisantes : en
Picardie, dans le bois de Beaucourt, les fantômes des chevaliers
de la croix rouge s'enfuient chaque année, poursuivis par les
n spectres des jeunes filles qui, autrefois, se noyèrent de désespoir
dans l'Hallue quand les Templiers leur eurent fait violence » (6). Au
(1). J'ai consulté les ouvrages indiqués au Catalogue d'Otto Lorenz et au
Catalogue par matières de la Bibliothèque Nationale. J'y ai trouvé fort peu
de choses sur le suicide. Ouvrages cités dans ce chapitre : Revue des tra-
ditions populaires ; Bérenger-Féraud, Superstitions et survivances étudiées au
point de vue de leur origine et de leurs transformations, t. II, P. 1896 ;
Carnoy, Littérature orale de la Picardie, P. 1883 ; Chapiseau, Le Folklore
de la Beauce et du Perche, P. 1902 ; abbé Dardy, Anthologie populaire de
VAlbret, Agen, 1891 ; Sébilot, Le Folk-lore de France, t. IV, P. 1907.
(2) Revue des traditions populaires 1907 , p. 67. (3) Sébilot, I, 81. (4) Revue
des traditions populaires, 1890, p. 590. (5) Sébillot, I, 188, 11,432, 11,354.
Chapiseau (II, 219) signale une croyance populaire analogue dans l'Eure-
et-Loir ; Bérenger-Féraud (II, 41) en signale deux dans le Morbihan ; Thu-
riet, cité par Sébilot, (1,433) en signale une dans la Haute-Saône. (6) Sébilot,
II, 281, cf. Carnoy, p. 148.
!>1
Duc, le lame no><:e attire les passants sous les
i (i). M. Henry Bordeaux signale, dans une nouvelle, dont I
lion se patte aua envifom de Grenoble (2), une croyance selon
lntpn'll.1 le* pendus revi'-nnent et a vous tirent par les pieds » pour
imor des messes. Dans le Morbihan, l'ombra d'une épiloptique
<]iii s'est noyée apparaît, malfaisante, toutes les nuits (3).
D'autres fois, les suicidés, au lieu de punir, sont punis. Dans les
Côtes-du-Nord, de sourds mugissements sortent d'un trou profond
du (Jouet, dans lequel une dame assiégée s'est jetée plutôt que de se
rendre (/j) ; dans les Alpes, damnés et suicidés apparaissent en p
sant d'affreux gémissements (5) ; dans la Creuse, a quelques vieilles
femmes disent » que les âmes des suicidés sont condamnées à l'éler-
nel travail de retourner les grosses pierres qui encombrent le lit des
torrents ((>).
Divers faits contribuent à faire du suicide une fin scandaleuse
qui peut jeter le discrédit sur toute une famille, constituer pour elle
une tare.
D'abord, c'est une mort violente. Un personnage de Margueritte
explique qu'elle lui répugne par « son côté d'exhibition sanglante
et scandaleuse » (7). C'est, dit un des héros d'Hervieu, « une besogne
grossière, une œuvre noire » (8).
Deuxièmement, c'est une morrt qui entraîne une enquête admi-
nistrative. Médecin, agent de police, avant de dresser procès-verbal,
interrogent les membres de la famille. Comme il s'agit surtout
d'établir s'il y a eu crime ou suicide, leurs moindres questions
peuvent devenir pénibles. « Enquête pour la forme, écrit Verlaine
dans ses Confessions, mais taquine quand même, du médecin de la
mairie... Visite plus vexatoire encore du secrétaire de M. le commis-
saire de police. Car, à Paris, on n'aime pas à contresigner la fin
d'un homme qui en a assez de l'existence qu'on mène ici-bas » (9).
En troisième lieu, il arrive parfois, à en croire notre littérature,
que les obsèques des suicidés soient l'occasion de manifestations
humiliantes pour les familles. Quand la petite Nicette se tue, dans
le roman de Le Roy, on fait mettre le corps « dans de vieux sacs à
(1) Sébilot, I, 411. (2) La Maison maudite (dans V Ecran brisé, p. 90).
Dans l'Histoire comique, de France, Félicie craint que Chevalier, si lfEglise
lui refuse ses prières, n'erre autour d'elle «maudit et malfaisant», p. 157.
(3) Bérenger-Eéraud, H, 41. (4) Sébilot, II, 355. (5) Ibid,, I, ^ 235.
(6) Ibid., II, 355. — Dans la légende du Lit de l'Epouse, que cite l'abbé
Dardy (II, 349), la jeune fille qui s'est tuée reste au fond du gouffre, mais
sans y subir, semble-t-il, aucun châtiment. (7) P. Margueritte, Les sources
vives, p. 85. Pour les éditions citées, voir infra, ch. V et VI. (8) Hervieu,
Le dédale, V, 9. (9) Œuvres complètes, P. 1900, t. V, p. 167.
LE SUICIDE MORT SCANDALEUSE 95
■blé qu'on assujettit avec des ficelles... Sur l'âne du moulin, la petite
Nicette s'en va vers le cimetière », et on la couche au fond du trou,
sans bière (i) . Dans Antoinette, Romain Rolland décrit les funé-
railles du banquier Jeannin qui s'est tué pour n'être pas mis en
faillite : a L'enterrement eut lieu, lugubre, honteux. L'Eglise avait
refusé de recevoir le corps du suicidé. La veuve et les orphelins
furent laissés seuls par la lâcheté de leurs anciens amis. A peine
deux ou trois se montrèrent un moment et leur attitude gênée fut
plus pénible encore que l'absence des autres. Ils semblaient faire
une grâce en venant, et leur silence était gros de blâme et de pitié
méprisante » (2). Emile Raumann, dans l'Immolé, montre l'en-
terrement a se faisant au petit jour, sans prêtre »; « l'enfouissement
fut court, derrière le talus on planta unta croix de bois noir » (3).
Dans la Prison de verre, Bertrand se tue avec sa femme. Bien que
celle-ci soit une victime sympathique, bien que' le clergé lui accorde
les funérailles religieuses, la population de la petite ville marque
son aversion : « quand le prêtre vint faire la levée du corps, per-
sonne n'était là, pas un habitant, pas un porteur, personne! Il fut
obligé d'envoyer chercher le sacristain qui décida le fossoyeur et
le gardien du cimetière à se joindre à lui. Les trottoirs étaient
encombrés de curieux, on se signait au passage de la croix et on
détournait la tête devant la bière ». Une servante dit : « Si Madame
veut voir un bel enterrement, qu'elle se presse!... Ah! bien, pour
sûr qu'on ne voudrait pas se montrer derrière une suicidée!... » Les
porteurs souriaient en ayant l'air de dire : « Vous savez, nous, on
s'en fiche, on est payé. » (4).
Mort violente, mort donnant lieu à une enquête, mort provo-
quant des manifestations hostiles, le suicide est tout naturellement
une fin scandaleuse, une honte pour lia famille.
Plusieurs moralistes constatent le fait : le suicide, écrit Mgr. Bou-
quet, reste encore « l'objet d'une certaine répulsion »; la famille
du suicidé « perd en considération; une sorte de tache, de déshon-
neur plane sur ses enfants » (5). Une leçon de catéchisme éditée par
l'Ami du Clergé déclare que le suicidé « souille et déshonore à tout
jamais son nom et sa mémoire », et « qu'il plonge sa famille dans
la honte » (6). Celui qui se tue, dit M. de la Hautière, expose sa
famille « à un certain déshonneur »; c'est injuste « mais il y a là
un fait » (7).
(1) Le Roy, Nicette et Milon, p. 141. (2) P. 46. (3) L'Immolé, p. 105.
(4) La prison de verre, p. 305. (5) H. -L. Bouquet, Lettre pastorale de Mgr
VEvèque de Chartres sur le crime de la mort volontaire, Chartres, 1909, p. 20.
(6) L'ami du clergé paroissial, 1895, p. 60 ss. (7) De la Hautière, Cours de
morale pratique, p. 208.
93 LES MŒURS
La littérature nous montre des personnages qui, prêts à se tuerr
reculent <lr\;inl « le scandale )) (i), redoutent « le discrédit pesant
sur la famille » (a). A une jeune fille séduite et enceinte qui veut
se tuer pour ne pas déshonorer sa famille, on réplique : « Et vous
croyez qu'en faisant ce que vous projetez, vous ne lui infligez pas
un pire déshonneur? » (3). De même, dans un roman populaire,
on dit à une femme mariée qui, ayant trompée son mari, veut se
tuer : « Tu veux donc que le nom de ton, mari soit deux fois désho-
noré par la révélation publique de ta chute et par ta fin vio-
lente » (li) ; dans un ouvrage du même genre, la femme, apprenant
que son mari est résolu à mourir, va le trouver et lui dit : « Vous
allez faire de moi une de ces veuves qu'on montre au doigt, en
racontant leur histoire à mots couverts, perfides et lâches » (5) ;
une héroïne de Jean Lorrain se désespère à l'idée de « l'immense
scandale qui rejaillirait sur elle » (6) si son mari se tuait. Dans le
roman de Ch. Philippe, le père Perdrix ne se tue pas, à cause de
son fils : « Le monde est si bête. On aurait dit : tu n'es jamais que
le garçon d'un pendu » (7). En effet, des enfants se sentent atteints
par la faute de leur père; dans l'Immolé, de Baumann, Daniel « sent
le terrible héritage qui le rive socialement au suicidé » (8) ; dans
une nouvelle de Barbusse, un jeune homme, qui se croit fils de
suicidé, « porte en lui toute la détresse familjale » et, quand il
apprend que son père est, en réalité, mort par accident, il s'écrie
avec joie : « Je suis innocent ! » (9). Un personnage d'Hector Ma-
lot cache, au moment de se marier, qu'il est le fils d'une suici-
dée (10) ; un personnage de Rosny, considère que « ce serait une
trahison » de le cacher, il l'avoue, mais comme on avoue une
tare (11). Dans l'Etape, de Bourget, Jean, voulant épouser une jeune
fille pieuse, se dit que jamais on ne la donnera au frère d'une jeune
fille séduite, coupable d'une tentative d'assassinat sur son amant et
de suicide sur elle-même (12).
Enfin, ce qu'il y a de plus frappant dans nos mœurs, c'est le
silence dont s'entoure le suicide.
Une famille dans laquelle il y a eu un suicide, le cache avec
soin à ses amis. Si, par hasard, elle est contrainte à l'avouer, on
en parle en baissant la voix. Les amis eux-mêmes, loin de se froisser
qu'on leur ait caché la vérité, trouvent la chose toute simple.
(1) P.-V. Margueritte, L'Imprévu, acte II, se. I. (2) P. Margueritte,
Les sources vives, p. 85. (3) Bertnay, Enfant de V Amour, p. 26. (4) De
Pont Jest, Aveugle, p. 384. (5) Mérouvel, Femme de chambre, p. 373.
(6) L'Ecole des vieilles femmes, p. 171. (7) Le père Perdrix, p. 59.
(8) P. 73. (9) Nous autres, Le Fils. (10) Le mari de Charlottel 105
(11) Le Testament volé, 27. (12) P. 440.
SILENCE FAIT AUTOUR DU SUICIDE 97
Notre littérature reflète, à chaque instant eet usage : l'entourage
s'arrange pour faire croire à un accident (i); la femme « obtient
qu'on fasse le silence » (2); les enfants disent : « nous avons réussi
à cacher qu'il a pris du poison » (3); le médecin « garde pour lui
le secret de cette mort violente » (4); les amis hésitent à prononcer
le mot et ne se décident qu'en ayant l'air de s'excuser : a si elle
s'était suicidée, pour dire le mot » (5). Quand Valentine se tue, dans
le Torrent, de Donnay, l'abbé Bloquin s'affole à l'idée qu'on par-
lerait de suicide : « Ne dites pas ça, Monsieur, surtout ne dites pas
ça ! » (6).
Parfois, celui qui va se tuer, prend lui-même ses dispositions
pour que le secret soit gardé : la mort a l'air d'un accident (7).
Mais, comme le remarque un personnage de Claude Farrère, « les
accidents les mieux machinés gardent toujours une odeur de sui-
cide » (8), aussi les héros délicats, au lieu de se tuer, se font tuer :
îis vont chercher la mort aux colonies, à la guerre. Un personnage
d'Abel Hermant meurt ainsi aux avant-postes : « Oh! il ne s'est pas
tué. » (9). Quand Jean d'Agrève veut mourir et se fait tuer par les
Chinois, il s'y prend assez bien pour que le rapport officiel déclare :
\( On peut reconstituer les circonstances de sa mort d'une façon
aussi naturelle qu'honorable pour lui » (10).
L'expérience de chacun de nous confirme le témoignage du
théâtre et du roman. Lorsqu'il y a un suicide dans une famille
amie, dans notre propre 'famille, nous ne le savons pas toujours
tout /de suite. On nous confie la chose sous le sceau du secret ou tout
au moins d'un air ide mystère. On la cache aux enfants. Des com-
missaires de police m'ont dit que, lorsqu'ils étaient appelés à cons-
tater une tentative de suicide, on leur demandait, assez souvent,
d'être discrets, de ne pas rédiger de procès-verbal. Pour le suicide
lui-même, quand la famille désire le silence, la police respecte,
«•n principe, ce vœu. Dans l'affaire Senaillet qui, en son temps, fit
quelque bruit, une jeune femme, soupçonnée du meurtre de son
(1) O. Feuillet, Honneur d'Artiste, fin. (2) P. Margueritte, Simple
Histoire, 703. (3) De Curel, Le coup d'aile, I, 9. (4) Zola, Madeleine
Férat, p. 82. (5) Brieux, Simone, II, 8. (6) IV, 9. (7) Boylesve,
Madeleine, jeune femme, 361. (8) Les Civilisés, 299. (9) Les Confi-
dences d'une Biche, 86. — Les romanciers notent souvent l'incertitude
qui plane sur des morts qu'on soupçonne d'être volontaires ; voir Brûlât,
La Gangue, p. 126 ; Estaunié, Les Choses voient, p. 49 ; Fabre, Lucifer,
p. 394 ; Feuillet, Honneur d'Artiste, p. 365 ; Bourget et Basset, Un cas de
conscience, I, 3 ; de Gastyne, Cœur sacrifié, p. 175 ; Les Damnés de Paris,
p. 532, etc. (10) Jean d'Agrève, p. 319. Cf. Hermant M. de Courpières,
IV, 4 ; H. Bordeaux, La peur de vivre, 312 ; C.-L. Philippe, Dans la petite
•ville, 109 ; J. de Gastyne, Cœur sacrifié, 142; P. Maël, Erreur d'amour, 273;
Montépin, Les Amours de province, I, 292.
98 i.ks m<i
aiiiiini, donne des explications si con/usçs qu'on finît par l'inculper.
Mm* seulement elle explique <i"<- son amant B'était tué, maii qu'un
ami cl \enu lui dire ; « Arrangez s ous oomme VOUS \«,u..
je ne \<-ii\ du suiQÎde ;'» aucun prix. » Le mort ayani des eaiai
elle ,i\,iil Iimiivv celle intervention nalurelle (i).
Qn explique assex souvent, ce silence organisé autour des suicides
par l'idée que la mort Nolonlaire est, un indice <|c folie : «
cillants d'un suicidé, écrit M. Dupral, sont fréquemment rtO
dans la catégorie des gens porteurs de lares névropathiqir
les familles cachent donc les suicides comme elles cachent la folie
ou d'autres tares physiologiques. Je crois bien que cette explica-
tion est quelquefois valable, mais, à coup sûr, elle n'explique pa&
tout. Les familles qui avouent, après coup, un suicide, se gardent
bien de dire que >celui qui s'est tué avait toute sa raison; au contraire,
à en juger par mon expérience personnelle, il semble qu'à tout
hasard, elles aiment mieux faire croire et croire à un moment de
folie. Dans les procès relatifs aux assurances sur la vie, les bénéfi-
ciaires, qui sont en général des parents, n'éprouvent aucun scru-
pule à plaider l'irresponsabilité. Lorsque le clergé exige, pour accor-
der les funérailles religieuses, un certificat constatant la folie, les
familles, loin de reculer devant l'enregistrement officiel de cette
tare, s'empressent de se faire délivrer l'attestation requise. Enfin,
dans la littérature (et les -faits dont j'ai été témoin, s'accordent, sur
ce point, avec le témoignage des romans), les suicides dont la cause
est parfaitement connue et exclut toute idée de folie ne sont pas
tenus moins secrets que les autres. Le suicide peut être caché, en
certains cas, d'autant plus soigneusement qu'il constitue, pas sur-
croît, une présomption de folie. Mais il est d'abord et surtout caché
en tant que suicide.
Un tel silence trahit plus que de la réprobation. Un a'Cte dont on
ne parle pas ou dont on ne parle qu'à voix basse n'est pas seulement
un acte qu'on blâme. C'est un acte louche, inquiétant. Il inspire
une aversion craintive, une sorte d'horreur.
Que tous les faits qu'on vient de voir soient autant de manifesta-
tions de la morale simple, cela saute aux yeux. Ce qui discrédite,
ce qui est une tare, ce qui excite l'horreur, ce n'est pas tel ou tel
suicide, -c'est le suicide en général. Ces fantômes que la croyance
populaire fait revenir la nuit, ne sont pas punis en raison du motif
qui les a fait se tuer. Ce motif est parfois élevé ou touchant : ils sont
punis parce qu'ils se sont tués. De même le scandale que les familles
redoutent n'est pas lié à une cause plutôt qu'à une autre : le seul fait
(1) Petit Parisien, 27 nov. 1910. (2) Duprat, La Morale, P. 1901r
p. 189.
AVERSION POUR CERTAINS SUICIDES 99
que la mort est volontaire suffit à le provoquer. On reconnaît là
tout de suite le principe même de la morale simple.
Et voici qui est plus surprenant encore et paraît une vraie
provocation à la morale nuancée : quelques suicides, malgré tout,
paraissent exciter plus d'horreur que d'autres; or, bien loin que ce
surcroît d'aversion provienne des raisons morales qui ont provoqué
le suicide, il vient de la façon matérielle dont le suicide a été
accompli.
Passons en revue toutes les croyances populaires que j'ai énu-
mérées plus haut : toutes, sauf une, concernent des pendus ou des
noyés.
En Bretagne, ce n'est pas le suicide, c'est la pendaison qui
déchaîne la tempête de vent ou l'orage. Près de Grenoble, ce ne sont
pas tous les suicidés, ce sont les pendus qui reviennent vous tirer
par les pieds. Quant aux croyances dont on signale l'existence dans
la Loire-Inférieure, dans le Morbihan, dans les Ardennes, à Andlau,
en Picardie, dans les Côtes-du-Nord, dans la Haute-Saône, elles
concernent des noyés.
L'aversion pour la pendaison se manifeste par d'autres indices :
un roman de Gaboriau signale la croyance populaire qui attribue
aux pendus un aspect hideux. La Revue des traditions populaires
signale la répugnance à toucher aux corps des pendus avant l'ar-
rivée de la justice (i). Une chanson populaire célèbre fait allusion à
ce sentiment. En 19 10, on voit un sous-préfet infliger un blâme à
des ageats qui ne se sont pas décidés assez vite à dépendre un sui-
cidé (2). Enfin 'la vertu même que le peuple attribue à la corde de
pendu prouve bien que la mort par pendaison n'est pas une mort
comme les autres.
La littérature parle de la mort par immersion comme d'une
mort particulièrement basse. Bourget note qu'un de ses personnages
s'est jeté, « peu aristocratiquement », du haut du pont de la Con-
corde (3). Dans le roman de Georges Ohnet, on hésite à croire que la
comtesse Sarah se soit noyée : comment cette femme, élégante, dis-
tinguée, aurait-elle songé « *à cette fin effroyable, ignoble,
publique? » (4).
Enfin, j'ai relevé dans nos romans, 'quelques mots qui expriment,
sinon l'horreur, au moins le mépris pour la mort due à l'asphyxie.
Prête à se tuer à l'aide d'un réchaud, une petite modiste dit : « Ce
n'est pas chic, chic! » (5). Une héroïne, de Donnay, dit de même :
(1) Année 1900, p. 589. (2) Le Temps, mars 1910. (3) Cosmopolis,
p. 24. (4) La Comtesse Sarah, p. 449. (5) Gravier, La Suicidette, p. 23.
10') LES MŒURS
« C'est bien grisette, le réchaud. » Dans un roman populaire de
Gaboriau, le comte de Trémorel, résolu à se tuer, a un sur
quand sa maîtresse lui propose la mort 'par asphyxie : finir par le
charbon, à Bellcville, horreur! (2).
Or, si l'on cherche ce 'qu'ont de commun la mort par pendai-
son, la mort par immersion et la mort par asphyxie, on voit bien
que ce sont toutes trois des morts sans effusion de sang, mais on ne
découvre aucune raison morale de les trouver plus infâmes que
d'autres. L'horreur dont elles sont l'objet est, en même temps
qu'une énigme, un vrai défi à la morale nuancée.
II
La morale nuancée : 1) Il n'existe aucun usage qui soit un obstacle décisif au
progrès de la morale nuancée : les faits allégués plus haut ou ne sont pas
décisifs, ou ont un caractère local/ voire exceptionnel, ou se heurtent à des faits
contraires ; 2) indifférence et indulgence de l'opinion : les conversations,
l'enseignement classique ; 3) honneurs rendus à certains suicidés.
Tous les faits qu'on vient de voir donneraient d'abord à penser
que la morale simple domine irrésistiblement les mœurs. Mais ici
encore on retrouve vite la même contrariété que dans la morale
écrite.
Tout d'abord, il n'y a pas aujourd'hui, en France, une seule
croyance, un seul usage, un seul fait social, à la 'fois décisif et com-
mun, qui soit, pour la morale nuancée, un obstacle infranchissable.
J'ai énuméré consciencieusement tous *les faits qui pourraient
d'abord suggérer l'opinion (contraire. Groupés, ils font impression.
Mais reprenons-les un à un : ou ils sont trop faibles, trop indécis
pour .assurer le triomphe de la morale simple, ou ce sont lies faits
locaux, singuliers, contrariés par d'autres faits, sans influence déci-
sive sur la morale commune.
La langue semblait se prononcer toute en faveur de la morale
simple. Mais, s'il est vrai que le mot suicide se prenne souvent en
mauvaise part, la chose ne va pas sans exception : Durkheim écrit :
« suicide altruiste »; on ne dit pas : fils de suicidé ! graine de sui-
cidé! en manière d'injure, comme on dit : fils d'assassin ou graine
de voleur. Bien plus, l'expression « crime ou suicide » est devenue un
cliché dont se servent tous les journaux sans distinction de nuance.
Ce ou exprime vigoureusement l'idée qui anime notre droit : le sui-
cide peut être une faute, ce n'est pas un crime.
Passons aux croyances que les folkloristes ont notées dans
diverses régions : certes elles expriment une aversion très nette
(1) Donnay, L'Affranchie, III, 2. (2) Le crime d'Orcival, p. 173.
FAIBLESSE DE LA MORALE SIMPLE 101
pour la mort volontaire; seulement, ce sont des croyances locales.
J'ai cru quelque temps qu'en cherchant bien on finirait par les
retrouver un peu partout dans nos campagnes. Mais toutes mes
recherches sont restées sans résultat. Il s'agit bien de singularités
sans influence sur la morale commune.
Passons aux faits qui font du suicide une fin scandaleuse. Evi-
demment, lorsqu'on note que le suicide est une fin violente et qui
entraîne une intervention administrative, on note des faits très
généraux; mais ce ne sont pas des faits 'décisifs. Là où on suspend
le corp's au gibet, où on le traîne à la voirie sous les yeux d'un
public écœuré, il y a une réalité vigoureuse qui fait comme vio-
lence à l'opinion, donne le ton à l'ensemble de la morale. Mais le
Suicide, aujourd'hui, a le même caractère, entraîne les mêmes
interventions que la mort violente due à un accident. L'aversion
qui peut en résulter est donc forcément (confuse, inconsistante; ce
qui est peur dans les milieux où la moindre enquête officielle Suffit
à provoquer l'inquiétude, n'est ailleurs qu'agacement, énervement.
Un sentiment de ce genre ne peut suffire à entraîner le gros de la
morale.
Restent, il est vrai, les flétrissures, les manifestations hostiles
que signalent quelques romans. Mais les faits que nous avons
relevés ne peuvent même pas être considérés comme des manifes-
tations d'usages locaux : ce sont, tout au plus, des faits singuliers
i:\ exceptionnels.
Le Roy nous montre une suicidée ficelée dans des sacs et inhumée
sans bière : qu'il se soit inspiré d'un fait précis, c'est possible; mais
ce fait, déjà illégal avant i884, ne saurait être, de nos jours, qu'une
exception scandaleuse. A aucun degré l'on n'y peut voir un usage
local : le maire qui se rendrait coupable d'une telle infraction à
la loi serait à tout le moins blâmé et pourrait être condamné à payer
des dommages intérêts à la famille.
Un autre romancier nous montre l'enfouissement se faisant au
petit jour; et M. Chapiseau écrit, en 1902, dans son étude sur le
folklore de la Beauce et du Perche que, « dans beaucoup de vil-
lages » les suicidés sont enterrés à part à l'entrée du cimetière, dans
un coin de terre non bénit (1). Mais, depuis la loi de i884, un maire
n'a pas le ^rcrit de fixer une heure spéciale pour les obsèques à
raison des circonstances qui ont accompagné la mort. Quant au
coin des suicidés, il a disparu avec la loi ,de 1881. Peut-être M. Cha-
piseau a-t-il vu seulement ce que j'ai vu moi-même dans plusieurs
cimetières, à savoir l'ancien coin maudit dont on ne se sert plus,
mais qu'on montre encore à titre de curiosité. S'il a vu autre chose,
(1) T. II, p. 164.
102 M < Kl us
il i vu non m usage local avoué, mak des faite exceptionnel
illégaux. Oh pourrait objecter que eei illégalités sont d'autant pins
intéressantes qu'elles marquent la résistance des moeurs aux I
Mais il me pavait certain qu'il n'y a pas en en France une résistance
sérieuse à l'application des lois de 1881 et de 1884 : non seulement
les folkloristes et les auteurs d'ouvrages sur le suicide ne signalent
rien de tel; mais les répertoires juridiques mentionnent en tout et
pour tout un procès touchant l'interprétation de ces loi».
La loi, par contre, est sans pouvoir sur des manifestations ana-
logues à celles dont parlent M. Romain Rolland et M. Chéreau.
Mais, même dans les romans, il est rarement question de faits de
ce genre : les deux exemples que je cite sont les seuls que j'aie
trouvés. Hors des romans, je n'ai relevé qu'un seul fait : à Goderaes-
velde, le 1 juiHet 1909, le duré ayant refusé la sépulture à un sui-
cidé, le corps est jeté sur un tombereau; des garçons du pays le con-
duisent au cimetière en chantant des refrains obscènes; la veuve
n'ose approcher; on jette le cercueil si brutalement que les planches
se disjoignent; les garçons urinent dans la fosse; tout se passe dans
la nuit, vers dix heures du soir. Le Matin, qui relate ces faits,
annonce, quelque temps après, « l'épilogue judiciaire de cette scène
d'horreur (1), c'est-à-dire une condamnation pour tapage nocturne
prononcée ,,par le tribunal de simple police. Si des scènes de ce
genre se produisaient, je ne dis pas souvent, mais de temps à autre,
on y pourrait voir comme autant d'explosions de la morale simple
mal contenue par îles lois. Mais, je le répète, le cas est singulier.
C'est en vain que j'ai cherché un exemple analogue : rien, dans les
ouvrages relatifs au suicide; rien dans les journaux d'information
dont j'ai donné plus haut la liste. M. Ducrocq, directeur de la police
judiciaire m'a dit n'avoir jamais été témoin d'une manifestation de
ce genre et n'avoir jamais entendu parler d'actes ou de manifesta-
tions hostiles, soit au moment de la constatation des suicides, soit
au moment des obsèques. En 1895, lorsque Armand Dreyfus, en se
tuant, entraîne dans la mort sa femme et ses enfants (2), plusieurs
journaux signalent des marques de réprobation : quelques per-
sonnes, d'après la Lanterne, se retirent « ostensiblement »; le Matin
dit : « Nous avons vu plusieurs personnes se recouvrir brusquement
et ostensiblement au pasage du char funèbre. » Mais ces manifesta-
tions s'adressent au meutirier, non au suicidé, car, devant le char de
Mme Dreyfus, qui s'est tuée, comme son mari, il n'y a aucune
marque de réprobation : au contraire, d'après les mêmes journaux,
Il foule se découvre respectueusement .
Donc, enfouissement ignominieux, inhumation dans un coin
(1) Le Matin, 16 juillet, 13 et 14 novembre 1909. (2) Voir plus haut p. 57.
FAIBLESSE DE LA MORALE SIMPLE 103
spécial, manifestations hostiles de la part du public, tout ce que
nous avons noté plus haut est chose exceptionnelle, le contraire d'un
usage.
Existe-t-il, en dehors de ces faits, quelque rite funéraire spécial,
un détail quelconque exprimant l'aversion pour le suicide? En
•dehors des peines proprement confessionnelles, je ne connais rien
«du tout. D'après Durkheim, le suicide « inspire encore *à la cons-
cience populaire, un éloignement qui s'étend aux lieux où le suicidé
a accompli sa résolution » (i). Mais la Revue des traditions popu-
laires, l'ouvrage de M. Sébilot, les études de folklore publiées au
cours de ces trente dernières années (et qui sont souvent si riches
>en ce qui concerne la mort et les funérailles), ne signalent aucUn
fait qui confirme cette assertion. Dans une nouvelle de M. Henry
'Bordeaux, il est question d'une maison devenue maison maudite
parce qu'un homme s'y est pendu : près de vingt ans après l'événe-
■ment, nul ne veut l'acheter, la louer, nul ne l'accepterait en don.
Mais c'est là fantaisie d'auteur (2). Les maisons maudites, hantées
tiennent une grande place dans les ouvrages relatifs aux moeurs
populaires : nulle part, — à ma vive surprise, — je n'ai vu
que >ces maisons fussent des maisons de suicidés. Dans plusieurs dé-
partements, des gens du pays m'ont dit n'avoir jamais constaté
•aucune répugnance à utiliser maisons ou objets ayant appartenu
à des personnes qui s'étaient tuées. Dans la Charente, j'ai vu une
métairie devenir vacante, peu avant la guerre, par suite du suicide
du métayer : il n'y eut aucune difficulté à lui trouver un succes-
seur et nul n'exprima, dans le pays, l'idée qu'il pourrait y en avoir.
L'année suivante, le nouveau métayer, s'étant gravement blessé à la
tête, personne encore n'eut l'idée de dire que c'était le suicidé qui
lui avait porté malheur : au contraire, on dit, pendant quelque
temps, que c'était le domaine qui avait dû porter malheur, tour
à tour, et /au blessé et au suicidé.
Ainsi les faits qui contribuent à faire du suicide une fin scan-
daleuse sont, les uns trop faibles, trop indécis, les autres trop excep-
tionnels pour produire sûrement Ce résultat. Aussi faut-il remar-
quer que le discrédit qui frappe, dit-on, les familles de suicidés,
ne s'exprime guère par des faits saisissables : nulle part je ti'ài
vu que les fils de suicidés fussent forcés de quitter leur pays; dans
la littérature même, l'idée qu'ils auraient du mal à se marier n'ap-
paraît que très rarement.
Le silence organisé autour des suicides est, lui, tout ensemble,
(1) P. 371. (2) La mahon maudite, dans l'Ecran Brùé, p. §0. L'histoire
se passe près de Grenoble. M. Henry Bordeaux a bien votilu m'écrire qu'il ne
^croyait pas que sa nouvelle « se référât à des usages particuliers ».
104 LES MŒI'KS
un fait bien établi, assez général cl qui trahit l 'aversion. Mais, si
général Boit-il, il se heurta à dci l'a ils opposés : d'abord les jour-
naux d'information, Petit Journal, Petit Parisien -ignalent au jour
le jour nu très grand nombre de suicides qui n'onl pas d'autre inté-
rêt que d'être des suicides; celle action quotidienne fait peu à peu
brèehe dans l'usage commun. En outre, la presse tout entière mène
grand bruit autour de certains suicides : tantôt il s'agit de person-
nages connus ou mêlés à des affaires retentissantes, (général Boulan-
ger, baron de Reinach, colonel Henry, Laf argue, Robin), tantôt
de ce qu'on appelle des personnalités parisiennes (M. et Mme Drej
fus, M. et Mme Carré, etc.), tantôt il s'agit simplement de suicides
qui paraissent particulièrement émouvants et dramatiques (i), (Raoul
Toché, lieutenant Lair, capitaine Halphen, poète Boussenard, poète
Dcubel); mais presque toujours i'1 s'agit de gens qui appartiennent
soit aux classfcs riches, soit aux classes intellectuelles. En 1898, par
exemple, la table annuelle de la Libre Parole (2) signale, parmi les
faits notables qu'elle a signalés au cours de l'année, dix suicides :
i) n'y a pas, dans cette liste, un seul nom qui soit aujourd'hui
encore vraiment notoire; mais, parmi ces dix suicidés, on compte
un député, deux banquiers, un professeur, un officier, un comte,
un poète. Plusieurs coups de sonde dans d'autres journaux m'ont
donné à peu près le même résultat : en principe, les suicides des
gens du peuple, (exception faite pour les bandits), tiennent dans
les nouvelles en trois lignes; ceux des gens du monde s'étalent lar
gement. La complaisante abondance avec laquelle on les relate ne
rompt pas seulement le silence dont nos mœurs entourent la mort
volontaire : elle suggère confusément l'idée que le suicide est sou-
vent le fait des gens « d'un certain .monde », qu'il est, selon l'expres-
sion de Tarde, « le fruit raffiné de notre civilisation » (3).
Enfin, si beaucoup de héros de romans se montrent soucieux
d'organiser eux-mêmes le silence autour de leur suicide, de donner
le change à d'opinion, on ne compte pas, dans la réalité, les per-
sonnes qui, au moment de mourir, annoncent leur dessein par écrit,
semblent presque avides de publicité.
Donc, loœqu'on reprend un à un les faits qui expriment dans
nos mœurs l'aversion, l'horreur pour le suicide, on s'aperçoit qu'au-
cun d'eux n'est vraiment un fait décisif, souverain, un obstacle
insurmontable pour la morale nuancée.
(1) Le Figaro du 19 janvier 1895 note que, malgré l'élection présidentielle
qui a eu lieu le même jour, le suicide de Toché « est l'exclusive conversation
du boulevard». (2) Publiée dans le numéro du 2 janvier (La Libre Parole
n'a pas continué la publication de ces tables). (3) Tarde, Etudes pénales et
sociales, p. 1,
INDIFFÉRENCE DE L'OPINION 105
Mais il y a plus : d'autres faits, s'opposant aux premiers, nous
montrent les mœurs résistant ouvertement à la morale simple et
s'ouvrant, parfois largement, à la morale nuancée.
Tout d'abord, quelques romanciers s'accordent à noter, dans des
milieux fort divers, une espèce d'indifférence devant la mort volon-
taire.
Dans la Douloureuse, de Donnay, un financier près d'être arrêté
se tue dans son bureau, tandis qu'en bas, dans ses salons, ses invités
continuent à s'amuser : « Je n'aurais pas cru, dit l'un d'eux, qu'il
se flanquerait un pruneau. Vous soupez? » (i). Près de se tuer, la
Jeune fille imprudente de Louis de Robert songe au maigre effet que
produira son suicide : ç< Demain, entre hommes, dans un cercle,
quelqu'un dirait : vous savez, la petite Syldin, elle vient de se tuer.
— Ah bah ! feraient les autres. Et on ajouterait : vous coupez, à
vous de faire » (2). Dans Sous Offs, un soldat se tue au milieu d'un
café concert, par amour pour une chanteuse. Comme il tombe,
quelques spectateurs se lèvent ; mais le patron, se montrant une
seconde, dit simplement : -c'est bien, continuez ! et la représentation
continue (3). Francis Jammes, dans le Triomphe de la Vie, note
l'effet médiocre que peut produire un suicide, même dans une petite
ville : Dupoix, atteint d'une maladie qu'il ne veut pas avouer, essaie
de s'empoisonner.
La nouvelle court, parmi les promeneurs :
Mais c'est fou
De se tuer pour ça, on peut bien en guérir...
;t c'est tout (li). Un des héros d'Abel Hermant écrit : « Je me sou-
viens qu'au collège, un de mes camarades, faible d'esprit, se tua.
C'était en sixième, nous avions tous une douzaine d'années. Ce fait
divers ne nous causa ni peur ni émotion » (5).
Cette indifférence n'est pas encore de la morale nuancée, c'est du
moins une protestation contre les rigueurs de la morale simple. Rien
ne s'oppose plus brutalement à l'horreur du suicide que cette sorte
de parti pris de ne pas même juger la chose, de ne pas s'y arrêter.
Mais, à en croire les moralistes, l'indulgence apitoyée est infini-
ment plus répandue que l'indifférence.
Nous avons déjà vu des manuels mettre la jeunesse en garde
contre une « pitié mal entendue », trop commune à notre époque.
Durkheim lui-même, après avoir écrit que le suicide aujourd'hui
constitue une tare, s'empresse d'ajouter « que l'opinion semble avoir
une tendance à devenir sur ce point plus indulgente qu'autrefois ». (6)
(1) I, 16. (2) P. 75. (3) P. 254, (4) P. 124. (5) Confession d'un
enfant d'hier, p. 118. (6) P. 371.
106 L«8 MŒI'KS
De même Mgr Bouquet dit que le suicide 'reste l'objet d'une certain*-,
ivpuisimi « contrairement itrx Indulgence! de l'opinion » (i).
M. Houtin note <jue l'idée du lulcide tend à s' « accepter » (a), Le
Répertoire de Fuzier Herman dit qu'il est « communément admis »
que le suicide est immoral, mais « que les moeurs ne paraissent pas
avoir fidèlement obéi à cette impulsion des principaux philosiphes »
et que, « sous l'influence des idées libertaires, l'opinion est de plus
en plus indulgente » (3). Sarty, après avoir écrit que le suicid<
le plus inquiétant des crimes, déclare : « la Société ne s'en émeul
comme elle devrait s'en émouvoir. Le suîcide soulève sa pitié, et
voilà tout » (4).
On multiplierait aisément les citations, mais les témoignages
qu'on vient de voir, sont, je crois, suffisants, parce qu'on ne peut
soupçonner ceux qui les donnent d'avoir pris leur désir pour la
réalité. Cette indulgence qu'ils constatent, ils la constatent à regret,
mais ils en parlent comme d'un fait qu'il y aurait de la mauvaise
foi à passer sous silence.
Il est vrai que cette indulgence générale et vague, qui s'applique
indistinctement à tous les suicides, quelle qu'en soit la cause, paraît
d'abord exprimer bien moins la morale nuancée qu'une autre
morale simple. Mais d'abord l'indulgence elle-même est un senti-
ment nuancé, intermédiaire entre le blâme et l'approbation. En
outre et surtout, si l'indulgence semble ainsi commune et confuse,
cela tient peut-être à ce qu'on ne l'étudié guère. Les constatations
que je viens de citer sont, on a pu le voir, rapides et sommaires.
Seul, M. Sarty essaie de donner quelques précisions : mais alors on
voit aussitôt apparaître la morale nuancée : On nie dit-il, Dieu et le
diable. Le père dit : « Quand on a fait une bêtise irréparable et
qu'on est trahi par la fortune, on se tire d'affaire par un coup de
revolver ». /La mère dit : Quand une femme ne peut cacher sa faute,
« il y a la rivière ou le poison pour sauver son honneur » (5). Voilà
des observations moins vagues, seulement il saute aux yeux que le
père et la mère qui parlent de la' sorte ne montrent pas leur indul-
gence pour le suicide en général ; ils aprouvent uniquement des
suicides destinés à sauver l'honneur. Et M. Sarty, après avoir dit :
la Société s'apitoie, et voilà tout, ajoute, sans souci de la contradic-
tion : « elle approuve ou désapprouve selon le motif » (6). Approuver
ou désapprouver selon le motif, qu'est-ce sinon mettre en pratique '
le principe de la morale nuancée?
Je crois bien que, s'il était possible d'étudier, d'une façon scienti-
fique, les conversations relatives, non au suicide en général, mais à
(1) P. 20 (2) Les Droits de l'homme, 26 mers 1911. (3) T. XXXV,p.
318. (4) Le suicide^ 1 (5) P. 14, (6) P. 1.
HONNEURS RENDUS A DES SUICIDÉS 107
tel ou tel suicide dont les gens savent ou croient savoir la cause, on
retrouverait un peu partout des appréciations diverses et nuancées.
Les conversations dont j'ai moi-même été témoin m'ont toutes laissé
•cette impression de morale souple, allant du mépris à l'admiration.
De même, je crois bien que l'enseignement classique, en nous invi-
tant à juger les suicides de Caton, de Brutus, de Thraséas, d'Othon,
des héros de tragédie, est une école de morale nuancée. Malheureu-
sement les conversations ne sont pas un fait social facile à atteindre
de façon précise et vérifiable.
Par contre, quelques faits aisément saisissablep montrent la
morale nuancée en train de s'installer dans les moeurs.
D'abord, si la police se reconnaît le droit d'empêcher l'accom-
plissement d'une tentative de suicide, elle se croit souvent tenue de
venir en aide aux désespérés que la misère a poussés à la mort. Loin
de chercher à les punir, elle leur vient en aide. Tout récemment,
deux jeunes filles ayant été retirées à temps du canal Saint-Martin,
le Matin (i) ouvrait une souscription en leur faveur.
En outre, notre époque a vu des honneurs publiquement rendus
à certains suicidés.
Il y a aujourd'hui à Paris une statue de Condorcet, une rue Gon-
dorcet, un Lycée Condorcet, et je ne crois pas que personne songe
à s'en offusquer. Quand on a parlé d'élever un monument aux
Girondins, nul n'a eu l'idée d'objecter que la plupart des hommes
qu'on allait glorifier avaient fini par le suicide.
Il est vrai qu'on honore parfois, le recul de l'histoire aidant,
des actions qu'on hésiterait même à excuser dans le présent. Mais
des suicidés de nos jours ont reçu des honneurs exceptionnels.
En 1896, quand l'auteur Raoul Toché, poursuivi par un créan-
cier, se tue, les funérailles sont particulièrement pompeuses : de
catafalque d'après le Gaulois, disparaît sous les fleurs ; il y a, à
la Madeleine, une messe avec chants funèbres exécutés par la maî-
trise de la paroisse ; le monde du journalisme et du théâtre se presse
aux obsèques; trois discours sont prononcés sur la tombe. (2)
En igi3, le capitaine d'artillerie Halphen se tue, croyant sa car-
rière brisée par suite d'une faute. A la levée du corps, la batterie
qu'il commandait rend les honneurs. Le général directeur de l'école
d'application de Fontainebleau, tous les officiers du trentième d'ar-
tillerie, des délégations d'officiers de tous les régiments de la gar-
nison assistent à la cérémonie (3).
(1) V. le Matin du 14 mars 1921. (2) Le Gaulois, 22 janvier 1895
(3) L'Eclair, 29 septembre 1913. — Le lieutenant-colonel Henry n'avait
obtenu ni les honneurs militaires, ni la sépulture ecclésiastique, mais un
«discours avait été prononcé sur la tombe, (journaux du 5 septembre 1898).
108 MŒURS
lui 1911, les funérailles de M. et Mme Lafargue sont un <'•
ment parisien, « Funérailles grandioses », dit ['Humanité du t\
décembre. Dix-huit à vingt mille personnes accompagnent lei deux
corps au columbarium. Des discours sont prononcés par Jaurès,
Dubreuilh, Kautsky, Bracke, Anseele, Lénine, Roubanovitch.
Dubreuilh compare la mort des Lafargue à celle des « sages stoï-
ciens ». Anseele exalte l'homme mort « de sa propre main, de sa
volonté, calme et ferme ». Ces honneurs sont d'autant plus remar-
quables que Lafargue, depuis quelque temps, ne jouait plus dans le
parti socialiste un rôle de premier plan. C'est donc bien le suicidé,
au moins autant que le militant que la foule honore en lui. Des
milliers de personnes peuvent ainsi manifester leur admiration pour
le suicide philosophique sans provoquer aucune manifestation en
sens opposé.
Le gouvernement, il est vrai, n'est pas représenté aux obsèques
de Lafargue, qui, au moment de sa mort, n'était pas député. Mais,
en 1906, le sous-secrétaire d'état aux Beaux-Arts, Dujardin Beau-
metz l'avait officiellement représenté aux , obsèques de l'ancien
ministre, Antonin Proust, qui s'était tué. Après le discours de Du-
jardin Beaumetz, Claretie avait prononcé l'éloge du défunt,
« homme de cœur jusque dans sa mort qui fut stoïque », et qui;
ayant vécu en Athénien, avait voulu « mourir en Spartiate » (1).
Enfin, quand Berthelot meurt, le bruit court dans tout Paris
qu'il s'est donné la mort, mais il n'en est pas moins porté au
Panthéon.
III
Localisation des deux morales : 1) les croyances et les usages qui trahissent
l'aversion pour le suicide ne soit pas tous chose catholique ; 2) mais
plutôt chose populaire.
Ainsi le même conflit qui troublait la morale écrite, se retrouve
dans les mœurs.
Le suicide est une tare, mais l'opinion est tout indulgence ; les
suicidés sont des morts suspects dont on redoute le fantôme, mais
ce sont parfois des morts illustres auxquels on dresse des statues ;
on parle d'eux à voix basse, mais la presse leur consacre parfois des
(1) Claretie, La vie à Paris, 1905, p. 79. C'est surtout quand le suicidé était
connu qu'on trouve dans la presse des détails sur l'enterrement; mais on en
donne parfois pour des suicidés obscurs. U Univers du 13 avril 1910 signale (en
s'en indignant) qu'à Pons, une élève de l'école laïque s'étant tuée, les élèves
des deux écoles sont convoqués « à ces obsèques scandaleuses, » les jeunes
filles « en robe blanche, couronnées de roses, les garçons portant de magnifi-
ques gerbes de fleurs naturelles.» Cf. Le Petit Provençal, 25 avril 1911.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 109
colonnes entières ; on les enfouit sans honneur, mais la foule, en
certains cas, se presse à leurs funérailles.
Quelle est, dans ce conflit, la morale la plus forte ? La seule
étude du présent ne permet pas de répondre à cette question; en
effet il n'y a pas ici, comme dans les formules et le droit, une doc-
trine officielle qui l'emporte un peu nettement sur sa rivale. En
gros, les faits opposés semblent se faire équilibre. J'ajoute que, de
part et d'autre, les mœurs ont quelque chose d'hésitant, d'indécis :
on dirait une morale trop vieille se heurtant mollement à une mo-
rale trop jeune.
Au premier abord, ces deux morales paraissent aussi fort enche-
vêtrées. D'où les formules complexes de Durkheim, de Mgr Bouquet,
de bien d'autres : le suicide est une tare, bien que l'opinion ait ten-
dance à 'l'indulgence; il excite la répulsion, malgré les indulgences
de l'opinion; il est communément tenu pour immoral, bien que
l'opinion lui soit de plus en plus indulgente. Cependant il paraît
possible de localiser quelque peu les forces opposées.
L'hypothèse qui lie la réprobation du suicide au catholicisme
s'appuie ici encore sur quelques faits : dans les croyances dont on
a constaté l'existence en Bretagne, le diable se jette sur l'épaule
des pendus, le diable encore emporte l'âme des pendus et des noyés;
dans les Alpes, on entend gémir « damnés et suicidés » ; aux envi-
rons de Grenoble les pendus vous tirent par les pieds pour réclamer
des messes.
Mais, d'abord, si ces croyances portent la marque du catholi-
cisme, elles ne sont pas purement catholiques ; l'Eglise ne les avoue
pas; quand, voulant expliquer le rapport entre la pendaison et la
tempête de vent, on explique que le diable est venu chercher l'âme
du pendu, l'idée qui s'offre d'abord à l'esprit est que l'explication
catholique s'est greffée sur une croyance étrangère au catholicisme ;
mais il n'y a rien de chrétien dans l'histoire de ces fantômes qui
errent la nuit sur les étangs sans même avoir l'air d'expier leur
faute.
Le discrédit rejaillissant sur la famille n'est pas non plus chose
catholique : une faute qui serait proprement d'ordre religieux ne
«aurait atteindre des innocents, car l'idée que les crimes sont per-
sonnels inspire tout l'enseignement de l'Eglise. De même, le silence
fait autour des suicidés, ne semble pas du tout d'origine catholique :
le clergé, en refusant la sépulture ecclésiastique, ferait, au contraire,
tout ce qu'il peut pour que la faute fût, comme l'expiation, publique.
Passons enfin à ce que nous avons trouvé de plus inattendu dans
les mœurs, la répugnance particulière pour les noyés et les pendus :
il est impossible de supposer que l'Eglise fasse porter son jugement
110 \!<i:rus
fit tonbei ii* »ii but le fait moraJ qu'est le suicide, d
sur le fait matériel qu'est la aqyade on la pendaûen.
Donc, l'hypothèse envisagée vaut ici ce qu'elle valait pour expli-
quer le# contrariétés de la morale écrite : elle s'ajuste à cert
faits ; elle se heurte a l'ensemble.
Par contre, je crois bien que cet ensemble suggère une autre
hypothèse : les mœurs, dans ce qu'elles ont d'hostile au suicide,
sont surtout chose populaire.
Plusieurs moralistes ont déjà eu cette impression. Durkheim
notamment dit que le suicide inspire de 1 eloignement ià « la con-
science populaire ». Yoici des faits qui justifient, ce me semble,
cet te appréciation.
D'abord, les croyances notées par les folkloristes sont des
croyances qui existent exclusivement à la campagne ; aucun obser-
vateur ne signale rien à la ville. Confinées dans les milieux ruraux,
elles portent par surcroit la marque populaire : ces histoires de
diable, ces coïncidences entre un fait moral et certains phénomènes
naturels 'reviennent à chaque instant dans la tradition populaire ;
ne venant pas de l'Eglise, on ne voit pas d'où elles viendraient^
sinon du peuple.
Nous avons vu que ce qui peut contribuer à rendre la mort
volontaire particulièrement louche, c'est qu'elle entraîne une inter-
vention administrative. Mais c'est surtout à la campagne et dans
les milieux populaires que cette considération peut jouer. A la ville
eï dans les milieux cultivés, si agaçante que puisse être l'interven-
tion de la police, on sait malgré tout distinguer entre ce qui n'est
qu'une formalité désagréable et ce qui serait une enquête inquié-
tante. A la campagne, la moindre intervention de l'autorité suffit
à provoquer l'alarme.
J'en dirai autant de la tare que constitue le suicide. Si cette tare
marque vraiment les familles, c'est forcément surtout dans les petits
villages où tout le monde se connaît, où tout le monde sait que tel
ou tel est fils de suicidé. Dans les grandes villes, l'ignorance pro-
voque l'indifférence.
En ce qui concerne le silence fait autour des suicidés, la locali-
sation est beaucoup moins nette (: le désir de cacher les suicides
est parfois tout aussi réel dans les milieux riches et cultivés que
dans les milieux populaires. Cependant, si j'en crois mon expé-
rience personnelle, les paysans se refusent encore plus obstinément
que d'autres à parler non pas seulement des suicides commis dans
leur propre famille, mais du suicide en général. D'autre part, l'ac-
tion de la presse est forcément moins efficace dans les petits villages
que dans les villes.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 111
Reste l'aversion pour la pendaison, la noyade et la mort par
asphyxie. Rien, dans le présent, n'en décèle l'origine. Mais, a priori,
on peut supposer que l'idée de juger les suicides d'après le mode
d'exécution plutôt que d'après les motifs moraux vient des milieux
populaires plutôt que des milieux cultivés ; du moins je ne connais
aucun moraliste qui ait essayé d'expliquer qu'il fût plus criminel
de se tuer avec une corde qu'avec un poignard ou un revolver.
Ainsi l'étude des mœurs paraît bien suggérer une hypothèse
différente de celles qu'on propose d'ordinaire : l'aversion véhémente-
pour le suicide serait moins chose catholique que chose populaire.
CHAPITRE V
Le Théâtre : Morale en paroles et Morale en action
Le théâtre et le roman reflètent le même dualisme que le droit.
les doctrines et les mœurs ; mais les idées opposées se présentent
tout différemment selon qu'on envisage la morale en parole ou la
morale en action.
Il y a morale en parole chaque fois qu'un personnage exprime,
fût-ce d'un mot, une opinion, un sentiment sur le suicide ou sur
un suicide ; il y a morale en action chaque fois que le personnage
qui se tue, veut se tuer, conseille de se tuer, agit sur les sentiments
des spectateurs, est sympathique ou antipathique.
Dans tout ce qui est parole, morale simple et morale nuancée
se font à peu près équilibre, la morale simple étant seulement plus
bruyante ; dans tout ce qui est action, la morale nuancée l'emporte,
pulaire.
La morale en parole ; 1) Le suicide est souvent condamné : c'est une lâcheté,
une faute contre la famille, une faute contre la société ; 2) arguments
nouveaux : c'est une sottise, une mort de petites gens, une banalité démo-
dée ; 3) par contre, certains suicides sont des solutions excusables, intel-
ligentes, poétiques, dignes d'une grande âme, courageuses, propres à sauver
l'honneur ; 4) la morale nuancée s'affirme moins bruyamment que sa
rivale.
On reproche si souvent au théâtre contemporain de pousser les
gens au suicide que je pensais y trouver à foison des attaques contre
la morale officielle, d'ardentes tirades en faveur de la mort volon-
taire. Rien n'a répondu à mes prévisions : drame poétique, drame
bourgeois, mélodrame, cinéma-drame expriment avec une complai-
sante abondance, la morale officielle : le suicide est une action
coupable.
(1) Je ne pouvais penser à lire tous les ouvrages dramatiques contem-
porains : de 1886 à 1905, le Répertoire d'Otto Lorenz indique plus de 3800
pièces de théâtre. Je m'en suis tenu aux ouvrages qui ont eu le plus de succès
parce que ce sont les plus intéressants au point de vue de la morale en action
(le succès de l'œuvre donnant à penser qu'il y a eu communion entre l'auteur
et le public sur ce qui rend un personnage sympathique ou antipathique).
Mais, comme il n'y a pas de répertoire indiquant avec précision le succès
des pièces contemporaines, j'ai pris le parti de lire, en rn'aidant du Manuel
Bibliographique de M. Lanson et du Tableau de la Littérature française au
LA MORALE EN PAROLES 113
Souvent les personnages expriment cette idée sans souci de la
justifier, comme s'il s'agissait d'une idée reçue : « Jamais on ne
doit se tuer, dit Jeanne à l'abbesse de Jouarre » (i). « O funeste
pensée, ô coupable abandon I » s'écrie le choeur après le suicide de
Sophonisbe » (2). « Solution malpropre » déclare un personnage de
Kistemaekers (3).
A lady Elbernon qui lui demande : « Pourquoi ne vous tuez- vous
pas si vous êtes une femme bien élevée ? » Marthe répond, dans
la pièce de Claudel : « je ne puis faire ce crime » (4). — « Tout à
l'heure le meurtre, maintenant le suicide, le crime toujours I n
s'écrie une héroïne de Bourget (5) et un personnage du Tribun
dénonce ces « affreuses théories de nihilisme et de crime » (6). Dans
l'Elévation, l'amant d'Edith lui fait, en mourant, promettre d'ac-
cepter la vie, parce qu'il n'y a pas « une infamie et une honte com-
parables à celle de perdre la vie )> (7).
Souvent aussi les personnages reprennent quelques-uns des argu-
ments que nous avons trouvés dans la morale écrite (8).
De quelqu'un qui s'est tué on dit : « il était si courageux... Ça
lui ressemble si peu ce qu'il a fait là » (9). A quelqu'un qui parle
XIXe siècle de M. Strowsky, tous ceux qu'on appelle, d'un terme un peu
vague, les auteurs connus : P. Adam, Aderer, Ancey, Arnyvelde, Bataille,
Bergerat, Benière, Tr. Bernard, Bernède, Bernstein, J. Bois, Bordeaux,
Bourget, Brieux, Capus, Claudel, Coppée, Coolus, de Croisset, de Curel,
Déroulède, Descaves, Devore; Donnay, Dorchain, Fabre, Fiers et Cailhavet,
France, Frapié, Frondaie, Gavault, de Gorsse, de Gramont, Guiches, Guinon,
S. Guitry, Hermant, Hervieu, Jullien. Kistemaekers, Lavedan, Lemaître,
G. Leroux, D. Lesueur, de Lorde, P. H. Loyson, Maeterlinck, Magre, Mar-
gueritte, Mirbeau, Mendès, Népoty, Nicodémi, Nozière. Ohnet, Picard, Parodi,
Poizat, Porto-Riche, M. Prévost, J. Renard, Richepin, Rivoire, Rostand,
H. de Rotschild, Sardou, Sée, Trarieux, Veber, Wolf, Zamacoïs, etc. Sentant
le premier tout ce qu'une liste de ce genre a d'arbitraire et d'incomplet, j'ai
lu en outre : 1° toutes les pièces publiées par l'Illustration théâtrale de 1904 à
1914 ; 2° un certain nombre de mélodrames choisis dans les œuvres de Bompar
et Duchez, Bonis-Charancle, R. Bringer, Charton, Dccourcelle, Demesse,
Dennery, Dornay, Gandillot, G. Marot, J. Mary, Morel; (pour éviter de trop
longues recherches, j'ai choisi les pièces qui se trouvent à la Bibliothèque
nationale, qui malheureusement n'est pas très riche sur ce point.) Je n'indique
pas ici les éditions citées ; ce sont les éditions originales, sauf pour les auteurs
célèbres dont on a publié le Théâtre complet. — En ce qui concerne les « cinéma-
drames >, la production, aujourd'hui si réduite, était trop volumineuse entre
1912 et 1914 pour qu'il me fût possible de tout voir ; les diverses revues ciné-
matographiques que j'ai consultées ne donnant pas de renseignements précis
sur le succès des films, je me suis contenté d'un coup de sonde donné un peu
au hasard et j'ai lu les scénarios, au nombre d'environ 170, déposés à la Biblio-
thèque Nationale par la maison Gaumont entre 1911 et 1914, (8° Yf 78)
(1) Renan, L'Abbesse de Jouarre, III, 10. (2) Poizat, Sophonisbe, III, 2.
(3) Kistemaeckers, L'Embuscade, II, 7. (4) Claudel, L'Echange, III, [L'Arbre,
p. 223). (5) Un cas de conscience, I, 3. (6) Le Tribun, II, 6. (7) Bernstein,
L'Elévation, III, 2. (8) Sur l'argument religieux2 voir plus haut infra,
«li. 8. (9) Rivoiret Pour vivre heureux, l\t 14.
1 H l.l. TilhATKIO
Je Miimlr <>u Dépond : « un homme comme loi ne pose pas de I.411:
danger... Haut les oowiri ! » j). « Je ne te reconnais pas là, toi si
forl - \; il faut « laitier ça aux cœurs faibles » (3); ((.toi, l'homme
de l'énergie et de L'action !... » (4). Parfois l'intéressé lui- môme lait
I'umîu de sa faiblesse ; « Je n'impute pas à mon courage, dit M. de
Courpière, mais à ma dépression physique et morale l'attitude
dont tu veux bien me féliciter » (5), et un autre personnage d'Abel
Hermant : « J'ai eu deux heures de faiblesse, j'ai cru que. j'allais
me tuer » (6). Dans un drame de Mendès, le héros monologuant
déclare : a Tu meurs parce que tu es un poltron » (7). Même idée
dans le mélodrame : Daniel, injustement accusé, mais ne pouvant
prouver son innocence, prend, un pistolet; Gavroche l'arrête : « Tu
veux de tuer, toi un soldat, c'est une lâcheté ! (8). Dans la Petite
Mionne, le comte de Soleure fait un petit discours contre le suicide :
c'est une lâcheté, a être malheureux et vivre, voilà l'héroïsme » (9).
L'idée qu'on n'a pas le droit de se tuer, quand il y va du bon-
heur des parents, de la femme et surtout des enfants, revient, elle
aussi, fort souvent : « Se faire sauter? dit un personnage du Tribun,
si on ne faisait sauter que soi! et ton père, et ta mère!... » (10).
Dans Paraître, Paul, ayant tué l'amant de sa femme, veut mourir :
« Ah I c'eût été complet, lui dit le Baron, tu ne penses qu'à
toi... » (11). Dans la Course du flambeau, Didier, menacé de faillite,
songe au suicide : Je veux croire, dit sa belle-mère, qu'il ne com-
mettrait pas « l'atroce action de rendre ma fille veuve » (12), et le
père de Didier déclare : nous avons eu la force de le faire se résigner
à « son vrai devoir » (i3). Dans la pièce de Marcel Prévost, Pierre,
ayant du avouer à Thérèse qu'il a été un faussaire, laisse entendre
qu'il va se tuer : a Ce serait un crime abominable, pire que tout le
reste, s'écrie Thérèse; tu n'as pas le droit!... c'est moi que tu vas
tuer ! » (i4). Près de se tuer, le héros de l'Echéance écrit à sa femme :
« C'est ignoble de te quitter ainsi » (i5).
Pia, dans Severo Torelli (16), Irène dans les Tenailles (17), Ma-
rianne dans le Dédale (18), Agnès dans Israël (19) déclarent qu'elles
vivront à cause de leur enfant. Dans YEnfant des Fortifs, Marie
Thérèse dit : « Je ne sais pas si une malheureuse comme moi a le
le droit de se tuer... mais sûrement elle n'a pas le droit de tuer son
enfant » (20). Le cinéma même reprend l'argument : Rodriguez,.
(1) Bernède, Sous Vépaulctte, V. 5. (2) Bataille, L'enfant de Vamour, 11,4.
(3) Descaves, La saignée, III, 12. (4) Guiches, Vouloir, I, 9. (5) M. de
Courpière, IV, 7. (6) La belle Madame Hébert, I, 13. (7) Justice, III, 1.
(8) Marot, Gavroche, V,12. (9) Marot, II, 9. (10) Bourget, Le Tribun,
11,6. (11) Paraître, IV, 1. (12) II, 5. (13) III, 3. (14) Pierre et Thérèse^
III, 9. (15) Jullien, L' Echéance, I, 2. (16) II, 4. (17) III, 3. (18) IV, 3.
(19) II, 7. (20) Mary, L'enfant des fortifs, II, 6.
LA MORALE EN PAROLES 11£
décidé à se tuer, se laisse fléchir quand on lui montre son enfant ;
le Marquis de Tréveneucv injustement déshonoré, jure sur Je ber-t
ceau de son fils endormi, de ne plus songer au suicide (i).
Enfin l'argument social reparaît, au théâtre, sous diverses
formes. Dans Rome Vaincue, Fabius arrête Lentulus^prêt à se tuer
sur le corps d'Opimia,: « Pour finir en Romain, attendez l'en-
nemi » (2). Le Vernières de Fabre déclare : nous n'avons pas le
droit de nous tuer, « nous devons rendre à nos obligataires les
sommes que nous leur avons fait perdre » (3). Un personnage de
Tristan Bernard renonce au suicide parce que sa peau appartient
« un peu » à ses créanciers (4). Thibaut, le héros d'Israël, déclare
d'abord qu'il ne se tuera pas parce que sa vie appartient à sa
cause (5). J'allais me tuer, dit Hervert, quand j'aperçus dans le
ciel les flambeaux « les idées qui illuminent toute la conscience du
monde que j'allais quitter... la pensée humaine » (6). Dans la même
pièce, Mme Bouguet dit à son mari que, s'il meurt, elle le suivra,
comme Berthelot a suivi sa femme. — Quel crime s'écrie-t-il., et
notre œuvre ! De nous dépend la guérison de milliers d'êtres (7).
Un film, le Bonheur perdu, montre un lieutenant de vaisseau prêt
à se tuer parce que sa femme Ta abandonné. Mais au moment où
il va tirer, l'ordre de mobilisation arrive. Il comprend son devoir
et part.
A côté de ces arguments empruntés à la morale écrite, en voici
qui sont d'un tour plus familier.
Le suicide est une sottise. J'ai réfléchi, dit Gottin dans la Séré-
nade « qu'il était stupide pour un honnête homme de se tuer quand
les gredins restaient » (8). Ceux qui se tuent par respect des pré-
jugés « sont des imbéciles qu'il faut plaindre » (9). a Quelle bêtise »,
dit un personnage d'Abel Hermant (10), et un personnage de
Guiches : sottise énorme (11). « Ah ! l'imbécile », dit Octave, dans
l'Apôtre, en apprenant le suicide de son secrétaire (12). A ma place,
déclare l'héroïne du Détour, « une imbécile se tuerait » (i3). Dans la
Rafale, Lebourg dit à Robert : « Vous, commettre cette sottise î
jamais... je ne vous prêche pas le courage, je n'invoque pas la
religion... mais, Ghacéroy, vous n'êtes pas un imbécile » (i4). Quelle
belle journée, dit un des personnages de Gaby, « et dire que demain
nous lirons dans les journaux qu'il y a des imbéciles qui se sont
(1) Sur l'abîme ; Le Marquis de Tréveneuc. (2) Parodi, Rome vaincue,
V, 19. (3) Fabre, Les ventres dorést IV. (4) Le Costaud des Epinettes, I, 6.
(5) Israël, III, 2. (6) Bataille, Les Flambeaux, II, 6. (7) III, 13.
(8) Jullien, La sérénade, III 8. (9) Jullien, La poigne, III. (10) La Bette
Mme Hébert, 1, 13. (11) Guiches, Vouloir, IV, 5. (12) Loyson, L'apôtre, II.
(13) III, 8. (14) III, 8.
116 LE THÛATRK
|uéi s (i). l>;tnN Une Uçon à la Salpêtrière, l'interne Bernard croyant
tgue Glaire, estropiée, songe au suicide, lui dit : « Ah ! ça pas de
bêtise, hein !... On guérit de tout, sauf de la mort » (3),
Autre idée, le suicide est la solution des petites âmes, des petites
gens. Mourir, dit Aglavaine « oui, ce serait l'idée des petits cœurs
aveugles qui ne peuvent prouver l'amour que par le mal » (5).
Suzanne Tillier, quand Edmond hésite à lui dire qu'il l'abandonne,
répond fièrement : « Me prends-tu pour une petite ouvrière qui se
suicidera parce que son amant l'abandonne, Dieu merci, je suis
d'une autre race » (4). De même un personnage de Kistemaeck ers
déclare : « Oh! calme-toi, je ne vais pas me tuer; c'est une solution
malpropre à laquelle répugne une certaine qualité de carac-
tère » (5). Lorsque Thyra annonce à son amant qu'elle veut mou-
rir, il s'écrie : « Mais non, voyons, c'est trop bête, tu vaux mieux
que ça I finir comme une grisette I Avec ce que tu avais d'aspiration
dans la poitrine » (6). « C'est bien grisette, le réchaud », dit aussi
Juliette dans l'Affranchie (7) et M. de Courpière, décidé à mourir,
repousse le suicide en disant : « Tu concevrais, toi, qu'un Cour-
pière finit comme une grisette » (8).
Le suicide n'est pas seulement présenté comme le fait des
imbéciles et des petites gens, il est présenté, à l'occasion, comme
un fait-divers banal, une solution « vieux-jeu ». Se faire sauter, dit
M. de Courpière, « c'est trop banal, je trouverais mieux » (9). « Si
tu meurs, dit Gaby à Jean, je mourrai aussi. — Unis dans la mort,
répond Jean... dernier fait divers!... Quelle misère » (10). — Me tuer,
moi, « comme un collégien », s'écrie Darder, dans la pièce de
Coolus (11). Dans Amoureuse, quand Germaine déclare qu'elle
veut en finir, Etienne répond : « Il ne te manquerait plus que de
finir en héroïne de roman. Tu es complète ! » (12). « J'en étais venu
à songer au suicide, dit M. Piégeois, « comme un amoureux des
temps romantiques » (i3). Dans une autre pièce de Capus, Gorget
dissuade Tasselin de se tuer : « Ça n'arrangerait irien de se faire
sauter la cervelle... C'est démodé. Ça ne se fait plus » (i4).
Donc le suicide est une faiblesse, une faute contre la famille et
b société, une sottise, une action de grisette, une banalité démodée.
En face de ces condamnations véhémentes, la morale nuancée
allègue six arguments en faveur de certains suicides.
(1) Thurner, Gaby, III, 1. (2) De Lorde, I, 5. (3) Aglavaine et
Sèlysète, III, 3. (4) Capus, Mariages bourgeois, II, 2. (5) L'Embuscade,
IV, 3. (6) Le Phalène, I, 6. (7) Donnay, L'Affranchie, III, 2. (8) M. de
Courpière, IV, 7. (9) Ibid., I, 8. (10) Gaby, III, 6. (H) Coolus, Une femme
passa, III, 6. (12) Amoureuse, II, 6. (13) M. Piégeois, III, 4. (14) Mariages
Bourgeois , IIIt 15.
LA MORALE EN PAROLES 117
Premier argument, le suicide est parfois un pis aller excusable :
« S'il est d'autres femmes qui, dans les mêmes alternatives, se
seraient comportées mieux, dit Thérèse dans le Réveil, que Dieu me
juge en regard d'elles! Pour moi, j'ai fait mon possible, j'ai fait
ce que j'ai pu » (i).
Deuxième argument, ce peut être une solution intelligente : « Si
l'on a connu à vingt ans, ce qu'il y a de plus beau dans l'existence,
dit la Diane de Bataille, le reste vaut-il la peine d'être vécu? » (2).
Troisième argument, le suicide peut être un dénouement poé-
tique : « Brûlons-nous à notre double ardeur, s'écrie le fiancé de
Thyra... appelez cet amour-là un suicide, mais que ce soit un suicide
de joie » (3). Lord Brandy, apprenant qu'Eric s'est tué, s'écrie :
« Quel drame, quel magnifique spectacle! C'est une chose de
beauté » (4).
Quatrième argument, le suicide est parfois le recours d'une
grande âme. L'abbesse de Jouarre veut reprendre à « ses grandes
sœurs païennes » les « hautes morts à la façon romaine » (5). La
Sophonisbe de Poizat s'assure un départ « digne d'une reine » (6).
Dans la Rafale, Lebourg, voulant détourner Robert du suicide, lui
explique que vivre est beau : « Vous êtes un parvenu, répond sèche-
ment Robert » (7). Quand le baron Courtin essaie de faire croire
qu'il va se tuer, Biron répond, avec un mépris tranquille : a Poseur,
va !... » (8). A l'héroïne du Secret, qui parle, elle aussi, de suicide,
son mari crie : « Menteuse ! fourbe ! te tuer, toi ! » (9). Dans le
Dédale, Guillaume (près de se tuer), dit à Marianne : « Laisse le
suicide à d'autres. C'est une besogne grossière, une œuvre noire qui
ne sied pas à une petite femme comme toi » (10). « Ce n'est pas toi
qui te pendrais, dit Germaine à Etienne, la ficelle casserait » (n).
Dans Père et Mari, de Bergerat, Mauvilain ayant parlé de trop haut
à sa femme, elle lui répond : « Vous avez tort, Monsieur, de me
traiter ainsi, je suis capable de me tuer tout comme une autre, » et
Mauvillain, ému : « Vous avez l'âme fière, Clotilde » (12).
Cinquième argument, le suicide est, en certains cas, le fait des
braves, la solution devant laquelle les lâches reculent. « Ce malade,
ce corrompu, ce méchant qui n'aurait pas le courage de se
tuer ! » (i3), dit un personnage de Lavedan. Quand l'amant de
Blanche Câline refuse de se servir du revolver qu'on lui tend, un
cri de mépris l'accueille : « Est-ce que c'est un homme, ça ! » (ià).
A Georges qui lui demande : « Tu ne me crois pas capable de me
(1) Hervieu, Le Réveil III, 10. (2) La Vierge folle, IV, 2. (3) Le Phalène,
I, 6. (4) Abel Hermant, Chaîne anglaise, II, 19. (5) III, 6. (6) III, 2.
(7) La Rafale, III, 7. (8) Mirbeau, Le foyer, III, 2. (9) Bernstein, Le
secret, II,.14 (10) Hervieu, Le dédale, V, 9. (11 ) Amoureuse, I, 3. (12) III, 4.
(13) Le duel, I, 2. (14) Frondaie, Blanche Câline, II, 12.
lit LE THEATRE
tuer? » I n(l répond tranquillement : « Tu ne te feras môme pas
une égratignure... Tu liens hop à ta petite personne..,. » (i). I
VAtnour brode-, la mère d'Emma déclare : « On n'a pas le droit de
iifcîder, jimii enfant. — Quelquefois, répond Emma, quand on
le prend, on a du cœur » (2). Même note dans les mélodram
« Du courage, dit lord Warney à Daniel qu'il croit coupable, ah!
vous en avez eu un que je n'aurais pas... Vous avez- supporte* la
vie » (3). La femme de Roger la Honte s'indigne contre son mari :
« Le lâche, il a peur de mourir ! » (4). Quand Pierre refuse d<
tuer, la Goualeuse s'écrie : « Tu r'fuseP Ah! t'es lâche!» (5).
Dernier argument, le suicide est un moyen de sauver l'honneur :
« Il me reste, dit Marianne dans le Dédale, le moyen qu'on a tou-
jours d'échapper à trop d'avilissement » (6). Dans la Martyre,
l'Amiral de la Marche reproche à sa fille d'avoir survécu au déshon-
neur. « Que pouvait-elle faire, dit la mère? — On meurt. On meurt
pour cet enfant!. ..-on meurt pour que la honte ne rejaillisse pas
sur lui comme elle rejaillit sur l'époux et le père », et Mme de
Lamarche (la vraie coupable), s'incline : « Oui, vous avez raison,
mieux eût valu mourir » (7).,
A juxtaposer les arguments : le suicide est une lâcheté, c'est une
preuve de courage, c'est la solution des petites âmes; — c'est le
recours d'une grande âme, c'est affaire de « grisette »; — ce n'est
pas affaire de « petite femme »; — c'est lamentablement banal, c'est
beau et poétique; — on ne doit pas se tuer lorsqu'on a des enfants, on
doit se tuer pour sauver l'honneur de ses enfants, on pourrait avoir
l'impression que les deux morales qui se heurtent sont, l'une favo-
rable, l'autre hostile au suicide. Mais, en réalité, ce qui s'oppose
à la morale simple, c'est bien toujours la morale nuancée, car ce
qu'admettent ou approuvent les phrases qu'on vient de lire, ce
n'est pas le suicide, ce sont certains suicides. Dans une pièce de
Coppée, un vieux duc désabusé dit bien : « Le suicide me paraît
une action très permise » (8), mais cette formule générale est, en
son genre, unique. Partout ailleurs, il s'agit, ou bien de ne pas sur-
vivre à un deuil, à une peine d'amour, ou de hâter le dénouement
d'une maladie incurable, ou d'éviter une condamnation; nulle part
je n'ai trouvé une apologie du suicide, une fîère affirmation du
droit à la mort.
C'est donc bien la morale nuancée qui s'affirme. Mais, quoi que
les arguments aient l'air de se faire équilibre, il me semble qu'elle
s'affirme moins bruyamment que sa rivale, avec moins d'assurance.
(î) Germain et Trébor, Fred, I, 10. (2) De Curel, L'amour brode, I, 2.
(3) Dornay, Gavroche, V. 9. (4) Mary etGrisier, Roger la Honte, I, 8. (5) Marot
La Goualeuse, III, 7. (6) Hervieu, Le Dédale, IV, 3. (7) Dennéry, La
Martyre, IV, 1. (8) L'homme et la Fortune, l, 5.
LA MORALE EN ACTION - 119
Les adversaires du suicide disent sans détours et sans ménage-
ments : le suicide est une « action atroce », une « pensée abomi-
nable », un « crime ». En face de ces déclarations, on s'attend &
des réfutations ironiques, tout au moins à ce ton de blague légère
qui, dans le théâtre contemporain, attaque parfois si dangereuse-
ment les idées morales les plus vivantes. Rien de tel. Pas une objec-
tion, pas un mot de critique sérieuse ou égayée. L'idée même qu'il
y a suicide et suicide est partout sous-entendue, elle n'est formulée
nulle part. On cherche, dans les drames en vers, une théorie du
suicide mondain, quelque tirade enflammée exaltant la beauté du
suicide d'amour. On cherche en vain. Tout ce qu'on trouve, ce sont
les déclarations que j'ai citées. Je n'ai pas eu à les abréger. Dans
l'ensemble, elles sont menues et discrètes. Tandis que la morale
simple s'affirme fièrement, l'autre se cache et, lorsqu'elle se laisse
voir, a parfois l'air de se trahir.
II
La morale en action ; triomphe de la morale nuancée : 1) il est extrêmement
rare que le suicidé soit odieux ou antipathique en tant que suicidé ; 2) il
est sympathique lorsqu'il y a suicide altruiste, suicide d'amour, suicide
destiné à sauver l'honneur, suicide destiné à expier ; parfois apparaît
l'idée que le coupable, en cas de suicide, peut être autre que le suicidé.
3) Contraste entrs la morale en paroles et la morale en action.
Si l'on étudie la morale en action, l'impression est bien diffé-
rente : la morale nuancée triomphe avec éclat.
Rien, il y faut prendre garde, rien ne serait plus facile à un
auteur dramatique que de donner corps et vie aux arguments de la
morale simple. Il n'aurait qu'à montrer une petite âme, une âme
débile qui, de chute en chute, roule jusqu'au suicide, ou encore le
suicide d'un père de famille réduisant les siens à la détresse morale
et matérielle, celui d'un grand industriel ruinant des centaines
de familles ouvrières. Or, ces spectacles, que la morale en paroles
semble annoncer, le théâtre ne nous les offre guère. Une comédie,
la Suicidette, raille les petites grisettes qu'un rien engage au sui-
cide, qu'un rien en détourne. Mais elle les raille gentiment, sans
que l'idée apparaisse une fois qu'il y a faute à se tuer (i). UEco-
lière, de Jean Jullien, aux prises avec la vie, pense une fois à son
père et ne peut s'empêcher de dire : « Aussi, pourquoi s'est-il
tué? (2). » Mais ce mot est singulier. Unique aussi, me semble-t-il,
est le suicide qui termine Ménages d'artistes et qui paraît surtout la
conséquence de la médiocrité morale du héros (3). Il arrive qu*
■des coquins se tuent sans cesser d'être des coquins, sans que et
(1) Gravier, La suicidetle, P. 1907. (2) UEcolière, I. (3) Brieux, III, 12.
120 LE THÉÂTRE
suicide 1rs relève à "<>s veux, mais c'est rare, et leur fin tragique esl
présentée comme un châtiment plutôt que comme un dernier crime.
|«s pe vois d'exemple vraiment net, en sens contraire, que dans un
mélodrame <!<• Jules Mary (i) et dans des cinédrames (a). Danf
l'ensemble, la morale simple ne s'affirme donc guère : il y a
des personnages qui, après avoir expliqué qu'ils ne se tueront pas,
tiennent parole et sont sympathiques; il n'y a pas de personna^e-
qui soient odieux parce qu'ils se tuent et il n'y en a presque pas
qui, en se tuant, demeurent tout à fait odieux.
Au contraire, ce que le théâtre contemporain nous présente à
chaque instant, ce sont des personnages sympathiques qui se tuent
ou veulent se tuer ou encore des personnages antipathiques qui, se
tuant ou voulant se tuer, deviennent moins antipathiques. Mais il
s'en faut que les suicides qui appellent ainsi notre sympathie soient
des suicides quelconques; les cas, qui d'abord paraissent innom-
brables, se ramènent vite à quatre types : suicide altruiste, suicide
d'amour, suicide destiné à sauver l'honneur, suicide destiné à expier.
Premier type : la Sélysette de Maeterlinck, 4a Cavalière de
Richepin (3) se tuent pour que leurs amants puissent épouser celles
qu'ils aiment. Georges, dans VHerminie de Bergerat (4), l'Amiral
Kerguen, dans Smilis (5), meurent de même pour que leurs femmes
soient heureuses; Valcor, coupable, mais magnanime, se tue de peur
d'être un obstacle au bonheur de sa fille (6); d'Angerville, ruiné,
songe à son enfant et dit : a Je n'ai plus qu'une assurance sur la
vie... En sorte, mon cher, qu'il faudrait... Bahl ça peut se
faire » (7). Tous sont sympathiques. Les suicides de ce genre sont
fréquents dans le mélodrame. La duchesse d'Orvilliers. Robin Cos-
teau se livre pour sauver leur enfant (8); Pierre Pascal se frappe
d'un coup de couteau pour que son fils soit dispensé du service
militaire comme fils de veuve (9); Suzanne de Croix- Vitré se tue
pour assurer le bonheur de sa fille (10); Hubert, accusé d'assassinat,
meurt pour sauver le vrai coupable, son .frère (11). Dans un ciné-
madrame, un financier ruiné se tire un coup de revolver pour que
sa femme puisse se refaire une vie et être heureuse. Elle le sauve
et se met à l'aimer (12).
Le héros de la Nouvelle Idole se sacrifie pour expier, et aussi pour
savoir, pour être utile au genre humain. II trouve le sacrifice « une
(1) La bête féroce, VIII, 9. (2) Sur le rail, Main de fer; dans La Voix
brisée, le héros va de l'alcoolisme au suicide. (3) Aglavaine et Sélysette, V ;
La Cavalière, (scène dern.) (4) III, 6. (5) Aicard, IV, 6, 7. (6) Dan. Le-
sueur, Le masque d'amour, (se. dern.) (7) Fabre, Les ventres florès, IV.
(8) Bompar et Duchez, Sacrifice, IV, 5. ; Richepin, Les Truands, IV, 10,
(9) Demesse, La fleuriste des Halles, I, 16. (10) Mary, La beauté du diable1
IV, 2. (11) Mary, La bête féroce t 1, 5. (12) La puissance du malheur.
LA MORALE EN ACTION 121
chose monstrueuse » et il se tue (i). La petite sœur de charité, qui
donne sa vie en gros au lieu de la donner en détail, se dévoue au
même idéal. Un film, l'Ennui de vivre montre le vicomte d'Elly
succombant à l'ennui et prêt à se tuer; mais trouvant cette fin
indigne de lui, il va s'offrir à un savant désireux d'expérimenter
un sérum peut-être mortel. Dans un autre cinémadrame, un
médecin, tué lentement par les rayons A, songe un instant à quitter
son laboratoire pour aller vivre avec celle qu'il aime. Mais bientôt
il se ressaisit et revient à la mort comme à un devoir (2).
Le suicide patriotique est exalté dans un mélodrame où l'on
voit le corps de Beaurepaire traverser la scène dans une espèce
d'apothéose (3).
Il y a encore quelque chose d'altruiste dans le suicide de ceux
qui se tuent pour ne pas survivre à une personne aimée. Cela est
commun dans le mélodrame : « Si je perdais ma fille, je me ferais
tuer », « si mon enfant meurt, je mourrai, » disent les personnages
sympathiques (4). Dans Le Maître d'Armes, la mère de Ghalopin
se tue lorsqu'on lui rapporte le corps de son fils noyé (5). L'héroïne
du Torrent préfère le suicide à la douleur de vivre loin de ses
enfants (6). Croyant sa sœur perdue, Gigolette s'écrie : « Je vas
me fiche à l'eau, tiens ! (7). » Dans les Frères d'armes, de Catulle
Mendès, Martian prend son pistolet pour se tuer si son frère d'armes
est fusillé (8).
Deuxième type : ceux que l'amour pousse au suicide sont tou-
jours sympathiques. Trahis, abandonnés, repoussés, séparés de ce
qu'ils aiment, les amants parlent pour le moins de se tuer; c'est ce
que font Liane et Poliche dans les pièces de Bataille (9), Lucienne
dans Cœur à Cœur (10), Juliette dans l'Affranchie (11), Marguerite
dans l'Invitée (12), François dans Chacun sa vie (i3), Philippe dans
Vouloir (i4), Irène, le Prince Jean, Sibérac dans les pièces d'Her-
vieu (i5), Germaine dans Amoureuse (16), Hélène Ardouin (17),
Vareine dans les Marionnettes (18). Toutes ces déclarations : je me
tuerai, je sais ce que j'ai à faire, sont si nombreuses, si banale^
qu'on les tourne, au théâtre même, en ridicule : « Je me tuerais...
ou, du moins, je ne danserais pas de l'hiver » (19). Mais ce qu'on
(1) III, 2. (2) La lumière qui tue. (3) Mary, La chanson du pays, IV, I.
(4) Marot, Le prix du sang, I, 4 ; Mary, Le Maître d'armes, I, 7. (5) III,
se. dern. (6) Donnay, Le torrent. (7) Decourcelle, Gigolette, VII, 5.
(8) III, 6. (9) L'enfant de l'amour, II, 4 ; Poliche, II, 4. (10) Coolus,
II, 9. (11) Donnay, III, 2. (12) De Curel, III, 3. (13) Guiches et Gheusi,
I, 8. (14) Guiches, IV, 3. (15) Les tenailles, II, 3. Le réveil, II, 2 ; Connais-
toi,lll, 6. (16) II, 6. (17) Capus, IV, 7. (18) P. Wolf, I, 9. (19) Donnay,
La bascule, II, 2 ; cf. Gavault, Le bonheur sous la main : les principaux per-
sonnages parlent tout le temps de se tuer.
V22 i.i; tiikathk
raille, ce nVst pas la sottise ou la faiblesse de ceux qui se tuent,
c'esl l'insineérité de ceux qui parlent du suicide sans y songer pour
de Ik)ji. La raillerie s'arrête dès qu'il y a désir ou projel sérieux.
« Ce qu'elles ont de redoutable, dit un personnage de Brieux, i
ijiic quelquefois elles se tuent {tour de bon (i) » : ainsi font Daniel
dans T-on Sang, Diane dans la Vierge jolie, Loulou dans la Femme
nih\ Maria dans Ange Bosani (2), Jacques dans Vers l'Amour (3),
Rémillot dans l'Apôtre (4), Guillaume dans le Dédale (5),
l'héroïne de ta Rampe (6), Roche-Aiglon dans la Gueuse (7),
Jeanne dans le Train numéro 6 (8). Des cinémadrames nous
montrent un aviateur, trahi par sa rriaîfresse, mettant le feu à son
avion, une femme repoussée se jetant à la rivière « qui l'enveloppe
dans une caresse dernière » (9). Non seulement les personnages
qui se tuent ainsi sont sympathiques, mais leur suicide même sert
à les rendre tels. On les approuve de se tuer, on le leur conseille
presque : a Alors, pour une femme comme moi, dit Juliette aban-
donnée, il n'y a qu'à se tuer ou à prendre un amant? — Dame oui,
répond Roger » (10). Quand oh lui ramène son amie, retirée de
la Seine, le héros des Hannetons, dit avec mélancolie : « Son
suicide, c'est un* sacrement (u). »
La même sympathie va à ceux qui veulent mourir ou meurent
pour ne pas survivre à ce qu'ils aiment, Enguerrande, dans la pièce
de Bergerat (12), Militza dans Pour la Couronne (i3), Geneviève dans
le drame de Mendès (i/i), Floria dans la Tosca (i5), Alladine et Palo-
mides. Dans des mélodrames, la Goualeuse, l'honnête Ketty offrent
à leur ïamant de ne pas lui survivre (16). Dans la Petite Amie de
Brieux, André suit sa maîtresse dans la mort sans en avoir, semble-
t-il, grande envie, mais parce qu'un refus lui paraîtrait
inélégant (17).
Sympathiques encore ceux qui se tuent pour ne pas survivre
à une désillusion sur la personne aimée : Blanche Câline décide de
se tuer quand elle apprend que son amant s'est procuré de l'argent
d'une façon malpropre (18). Dans un mélodrame de MaTy, Pierrette,
dès qu'elle a la preuve que son amant est un assassin, se jette à
l'eau (19). De même Ketty renonce à la vie lorsqu'elle sait que celui
qu'elle aime est le fameux Jack l'éventreur (20).
(1) Les Hannetons, III, 2. (2) Bergerat, se. dern. (3) Gandillot, se.
dern. (4) P. H. Loyson, II, 1. (5) Hervieu, V, 12. (6) H. de Rotschild,
V, 5 ; Cf. Magre, Comediante ; Hermànt, La Belle Mme Hébert, se. dern.
(7) Mary, I, 1. (8) Marot, IV, 3. (9) La force de l'argent, Le cœur et
l'argent ; Cf. L'enfant sur les flots, La Perle égarée. (10) Donnay, III, 2.
(ll)Brieux, III, 2. (12) Enguerrande, VI, 7. (13)Sc.dern. (14) Justice, se.
dern. (15) Se. dern. (16) Marot. La Goualeuse, 111,7; JackVèventreur, III, 11.
(17) III, se. dern. (18) Frondaie, Blanche Câline, II, 18. (19) La bête féroce,
II, 5. (20) Jack Véventreurr III, 11.
LA MORALE EN ACTION 123
Après l'amour, l'honneur. Ceux qui se tuent pour le sauver
plaisent, soit qu'ils couronnent une vie vertueuse, soit qu'ils
réparent une vie criminelle.
La femme déshonorée ou sur le point de l'être doit pour le
moins songer à la mort. Annette séduite, enceinte et craignant de
n'être pas épousée, s'écrie : « Je n'ai qu'à me tuer s'ils ne veulent
pas de moi ! » (i) Catherine, dans le même cas, s'empoisonne (2).
Pia, s'étant donnée au tyran pour sauver son époux, se reproche
d'avoir survécu : « Oui, me tuer après, oui, j'aurais dû le
faire (3). » Cordelia, violée par Orso, s'indigne de n'avoir pas eu
le courage de se tuer (4). « Si vous me touchez, crie l'Herminie
de Bergerat, je me jette par cette fenêtre » (5). « Ne me touchez
pas où je me jette à l'eau ! » dit Mélisande à Golaud (6). Dans le
Capitaine Fracasse, de Bergerat, Isabelle, menacée par Vallom-
breuse, prend un poignard pour s'en frapper (7). Un film représente
l'histoire de Lucrèce, et le programme vendu aux spectateurs leur
rappelle que « comme la pureté de Jeanne d'Arc, la chasteté de
Lucrèce fait partie du trésor moral de l'humanité » (8). Enfin, des
héroïnes sympathiques préfèrent la mort à l'avilissement : dusse- je
finir par le suicide, « je ne me vendrai pas », dit une héroïne de
Brieux (9). Dans la Suicidette, Henriette décide de se tuer parce
qu'elle se croit abandonnée, mais elle s'arrangera pour faire croire
qu'elle est morte parce qu'elle avait des dettes, plutôt que de se
laisser entretenir : « Alors, une fois que je serai macchabée, tout
le quartier dira : cette petite Henriette, quel désordre, mais brave
fille ! Elle a préféré la mort à la confiture » (10).
Il est classique d'avoir recours au suicide pour éviter la honte
d'une condamnation ou d'une peine infamante. C'est particulière-
ment fréquent dans les mélodrames, où les crimes de droit commun
sont si nombreux. Ainsi, dans le Fille du Sergot, une mère cou-
pable rachète un peu une vie criminelle en se tuant plutôt
que d'être traînée devant les tribunaux (11). Dans le Prix du sang,
un médecin militaire, entraîné au crime par une femme, a un
sursaut d'honneur et, démasqué, se tue (12). Dans la Goualeuse,
Pierre, fils naturel abandonné par des parents riches, devient un
voleur, puis un assassin. On le voit revenant lentement au bien.
Une fois converti, il se tue pour que la honte de sa condamnation
ne retombe pas sur sa famille (i3).
Non seulement ces criminels se tuent, mais leur entourage les
(1); Maternité, de Brieux, I, 5. (2) Mary et Grisier, Le Maître d'armes,
IV. 4, (3) Severo Torelli, II, 4. (4) Sardou, La Haine, II, 4. (5) Herc-
minie, III, 6. (6) Pelléas et Mélisandre, I, 2. (7) III, 10. (8) La mort de
Lucrèce. (9) La femme seule, II, 10. (10) La suicidette, P. 1908, p. 15. (11)
Marot, V, 8. (12) V. 9. (13) V. 8.
124 EJI THÉÂTRE
pousse à la mort. Dans les Deux noblesses, on raconte que le pi
d'Aurec, arrêté, s'est fait sauter la cervelle, « II a bien fait, » dit
son petit-fils, et la Princesse : « Très bien, c'est le dernier conseil
que je lui aie donné » (i). Dans le Hepas du lion, Prosper déclare
nette^nent que son frère n'a qu'à mourir : « S'y recule, rien ne
m'empêchera de parler » (2). Rolande, dans la pièce de G ra m mont,
donne à son père l'ordre de se tuer (3). Même morale dans les mélo
drames : la Goualeuse, Ketty, qui représentent la vertu, poussent leurs
amants coupables au suicide (4); Dimmlcr conseille à sa complice
de mourir avec lui (5); le comte de Soleure apporte du poison à
sa femme (6) ; le comte de Lussanx offre à sa soeur le choix entre
le suicide et la Cour d'assises; le comte de Lagardère écrit à >sa>
femme, coupable d'infanticide, qu'au lieu de la dénoncer tout de
suite, il lui laissera le temps de se tuer : « S'il reste au fond de votre
âme un peu de dignité, je trouverai la maison en deuil » (7).
Robert de Vernière dit à son frère, arrêté pour assassinat : « Tiens,
va te tuer, malheureux! au nom de notre gère, je te l'ordonne » (8).
En général, les criminels qui reçoivent de tels ordres s'y sou-
mettent. Ceux qui s'y dérobent, Marthe dans le Prix du Sang (9),
la comtesse de Soleure dans la Petite Mionne (10), sont des scélérats
endurcis qui, par ce refus, sont encore plus odieux. Au cinéma r
on empêche les criminels particulièrement infâmes de se frapper
eux-mêmes, de peur sans doute qu'un suicide ne diminue l'horreur
qu'ils inspirent (11),
De même qu'on se tue pour échapper au bagne, à l'échafaud,
on meurt pour éviter le scandale. Surpris avec sa belle-mère, Jean,
dans les Antibel, se tue (12). Dans la Meute, d'Abel Hermant, Lans-
pessa, s 'étant procuré de l'argent d'une façon malpropre, décide de
faire « ce qu'on fait quand on est dans une situation sans issue ».
C'était « le plus crâne, le plus propre de nous tous, dit Marthe).
I! a su ce qu'il lui restait à faire », et Rennequin, se tournant vers
Sermione, aussi coupable que Lanspessa, dit froidement : « Une
leçon... pour d'autres » (i3). Dans Gavroche, le héros Daniel, soup
çonné d'avoir vole, ne craint pas une condamnation : il n'y a pas
de preuves matérielles et ses camarades ont arrangé l'affaire. Lord
Warney ne lui en conseille pas moins et nettement de se tuer (i4).
Dans des cinémadrames, l'affichage au cercle est considéré comme
entraînant presque nécessairement le suicide (i5).
Des innocents même se tuent ou veulent se tuer : Yvonne, qui
(1) Lavedan, III, se. dern. (2) V, 5. (3) Rolande, IV, 3. (4) La Goua-
leuse, III, 7 ; Jack Véventreur, III, 11. (5) Marot, Le prix du sang, V. 2.
(6) La petite Mionne, V. 3. (7) Dornay, La marchande de fleurs, V et 1,2.
(8) Marot, Casse Museau,V. 9. (9) V. 2. (10) V. 3. (11) Le roman d'un
mousse, Le mystère des roches de Cador. (12) Se. dern. (13) IV, 6 et 10.
(14) Dornay, V, 9. (15) Main de fert Le roman d'un mousse.
LA MORALE EN ACTION 125
s'est chargée d'un crime pour sauver la mémoire de sa mère, refuse
de survivre à sa honte (i). Dans le drame de Déroulède, Hoche, inno-
cent, mais ne pouvant prouver son innocence, se tue (2). Dans un
cinémadrame, le Marquis de Tréveneuc, injustement condamné,
préfère la mort au bagne (3), Parfois, des innocents se tuent pour
se soustraire à la seule flétrissure d'un soupçon, Paul, dans La
Danse devant le miroir (4), le Père Jean dans Pour la Patrie (J5)!,
Karloo dans Patrie (6).
Le suicide n'est pas seulement un moyen d'éviter la honte, c'est
une expiation, presqu'une réparation. Un film représente le suicide
d'un bandit. L'image disparue, on lit sur l'écran, en guise de
conclusion : « La justice des hommes est satisfaite (7). » Bien des
personnages s'inspirent de cette idée. Dans la Marche nuptiale,
Grâce de Plessans dit à son amie : « Je me punirai (8) », et elle meurt-
Dans les Fossiles, le vieux duc, après avoir tout avoué à son fils,
ajoute, « subitement calme et hautain » : « Maintenant, si tu veux
que je meure, je suis prêt (9). » Dans Les Paroles restent, Nohan
dit à la jeune fille qu'il a calomniée : « Voulez-vous que je me
tue? (10). » Dans Simone, Sergeac, qui a jadis tué sa femme,
l'avoue à sa fille et lui dit : « Si tu veux que je disparaisse, [je,
disparaîtrai (n). » Golaud, après avoir frappé Pelléas et Mélisande,
Michel, après avoir causé la mort de son fils, veulent mettre fin à
leur vie (12).
Cette idée que la mort expie et rachète est si forte que certains
personnages se décident à commettre un crime en prenant la déci-
sion de ne pas y survivre. L'abbesse de Jouarre se sentirait avilie
si elle ne mourait pas après s'être donnée à d'Arcy. Un personnage
de Bergerat dit sans détours : « On a toujours le droit de tuer si
on se tue soi-même après (i3). » Pia, dans Severo Tofelli, Guil-
laume, dans le Dédale, Roche- Aiglon, dans la Gueuse (i4), appli-
quent cette formule : ils tuent et se tuent. Dans un cinéma-
drame( i5), le grand savant Daly découvre que le père de son futur
gendre est un voleur et un traître : pour que sa fille l'ignore et
puisse être heureuse, il décide de le tuer, mais meurt avec lui :
le suicide rachète le crime.
Enfin, on retrouve au théâtre l'id<ée que lorsqu'il y a suicide,
il peut y avoir une autre responsabilité que celle du suicidé. Des
pièces comme Sévérité, de Frapié ou Bagnes d'Enfants de Lorde,
(1) P. et J. Ferrier, Yvonic, III, 5. (2) La mort de Hoche, se. dern. (3) Le
Marquis de Tréveneuc. (4)111,2. (5) Morel, II, 5. (6) Sardou, V, se. dern.
(7) Le secret du forçat. (8) Se. dern. (9) III, 5. (10) II, 6. (11) Brieux,
II, 9. (12) V, 1 ; Porto-Riche, Le vieil hommel V. 17. (13) Herminic,
IV, 3. (14) Mary, It 1. (15) Le crime enseveli.
K>n1 faitei de manière à laitier l'impression que les paient
éducateurs trop Bévèrea sont recponsablep <lu suicide d autrui,
personnages s'affolent à Vidée qu'ils pourraient être eau
mort volontaire. Dans le Voleur, Marie-Louise supplice Fernand de
De pas se tuer pour ne pas lui laisser un remords (i). Dans la Gaminet
de Veber, un commissaire de police raconte qu'il a fait une l
damner une ivrognesse pour insultes aux agents : a Savez-vous ce
qu'elle a inventé pour se venger de moi? Aussitôt libérée, elle est
allée se jeter dans le canal près de mon commissariat. Depuis, j'ai
toujours peur d'un drame analogue, aussi je préfère relaxer (2). »
Dans le Vieil homme, Michel veut se tuer parce qu'il se sent res-
ponsable du suicide de son fils (3). C'est ce sentiment de respon-
sabilité qui rend possible ce qu'un personnage de Guiches appelle
le « chantage au suicide ».. En général, ceux qui menacent les
autres de se tuer ne sont pas sympathiques. D'abord on a des
doutes sur leur sincérité. Comme dit un personnage de la Danse
devant le miroir : « On ne claironne pas un suicide qu'on a sérieu-
sement résolu (4); )> dans la pièce de Guinon, quand le duc de
Barfleur menace sa fille de se tuer, elle lui rit au nez (5). En outre,
même lorsqu'on croit la menace sincère, celui qui la fait semble
avoir mauvaise grâce; le procédé est gros; c'est trop compter
sur les bons sentiments d'autrui. « Ce que tu viens de dire e9t
méchant et honteux (6), » dit VEnjant chérie à son père lorsqu'il
parle de suicide. Les gens délicats, ou qui aiment vraiment, disent,
comme la Germaine de Porto Riche : « Rassure-toi, je ne troublerai
pas ton existence par un souvenir embarrassant (7). » Mais cela
même prouve et que ceux qu'on menace se sentiront, en effet, res-
ponsables et que ceux qui les menacent savent pouvoir compter
là-dessus. Dans l'Enfant malade, de Coolus, Germaine menace Jean
de se tuer s'il ne l'épouse pas. Il cède aussitôt, ne voulant pas d'un
suicide qui serait « le remords et la misère de sa vie » (8). Dans
le Jean Darlot, de Legendre, Jean, ayant découvert que sa femme a
un amant, se jette par la fenêtre devant elle en criant : « Entre
vous deux, je mets mon cadavre » (9).
Donc, au théâtre, ceux qui se tuent ou veulent se tuer sont
sympathiques lorsqu'ils se dévouent ou ne veulent pas survivre à
une personne aimée, lorsqu'ils aiment, lorsqu'ils préfèrent la mort à
une déchéance, à une flétrissure, lorsqu'ils veulent expier un crime.
Ce qui complète le triomphe de la morale nuancée, d'est que le
sentiment inspiré varie selon le cas. On admire le héros de la Nou-
velle Idole, Sélysette, l'amiral Kerguen. On approuve le Prince
(1) Bernstein, III, 9. (2) II, 1. (3) Porto-Riche, V, 17. (4) III, 1.
(5) Décadence, II, 6. (6) Coolus, L'enfant chérie, IV, 2. (7) Amoureuse,
II, 6. (8) I, 5. (9) Voir J. Lemaître, Contemporains, VII, 345.
LA MORALE EN ACTION 12T
d'Aurec ou Lanspessa. On plaint ou on excuse Loulou, la Vierge
folle. On comprend Daniel dans Ton Sang ou Guillaume dans le
Torrent. Quelquefois on ne sait pas au juste ce qu'on pense de
certains personnages, par exemple de Grâce de Plessans. Mais,
même alors, on sait frien ce qu'on sent, et c'est une sympathie pro-
fonde. Je n'ai pas cité l'exemple de Thyra dans le Phalène, parce
que là l'impression morale n'est pas nette et la pitié ne va pas sans
un dégoût obscur. Mais, partout ailleurs, l'effet n'est pas douteux :
le personnage qui veut se tuer ou se tue est ou devient sympathique.
Ceux mêmes qui s'offusquent de ce fait le constatent. J'ai lu un-
grand nombre d'articles consacrés aux pièces qu'on vient de voir.
Nulle part je n'ai vu indiquer l'idée que l'auteur, en faisant se tuer
un personnage, risque de le rendre odieux au public. M. Doumic,
par exemple, blâme les suicides qui dénouent la Marche nuptiale,
la Rafale, Bertrade. Mais ce qui le choque, c'est justement qu'ils
font plaindre des personnages qui, à son avis, ne méritent pas
d'être plaints; c'est que, « dans la convention littéraire et morale,
le suicide appelle la pitié » (i). De même, Jules Lemaître critique
le dénouement de Rolande, mais pourquoi? Parce que, tel qu'on
nous montre le père, « il n'est pas possible qu'il lui reste assez de
vertu pour se tuer » (2). C'est bien reconnaître qu'aux yeux du
public, le suicide réhabilite le criminel.
Et alors, un fait saute aux yeux : la morale qui s'exprime
réprouve volontiers le suicide; la morale qui ne s'exprime pas
excuse, approuve, exige, admire certains suicides. Aussi longtemps
qu'on envisage les paroles (dont l'auteur est maître), la morale
simple l'emporte. Mais, lorsqu'on a égard au fait qui ne dépend
pas de l'auteur seulement, je veux dire à la sympathie qu'excitent
ceux qui se tuent, la morale nuancée triomphe. D'où, pour la seconde
fois, l'impression que la morale simple a quelque chose d'officiel,
de verbal : elle règne sur les formules, non sur les sentiments et
les actes.
III
Localisation des deux morales : 1) Le dualisme moral n'est pas lié à un dua-
lisme philosophique ou religieux ; 2) les suicidés sympathiques sont beau-
coup plus nombreux dans les milieux mondains et intellectuels que dans les
milieux populaires.
Ce dualisme moral est-il lié au théâtre à un dualisme religieux
ou philosophique?
De philosophie il n'est pas question. Nulle part je n'ai vu les
personnages produire une doctrine à l'appui de leurs opinions sur
une mort volontaire. Par contre, il y en a qui allèguent l'argument
(1) Doumic, Le Suicide au théâtre, Revuo des deux Mondes, 15 nov. 1905,,
p. 455. (2) J. Lemaître, Les contemporains, IV, p. 126.
128 LE THÉÂTRE
religieux : « Le martyre expie tout, le suicide n'expie rien, il
aggrave » (i), dit l'abbé Clément. « L'Eglise réprouve ceux qui
se sont volontairement donné la mort » (u), déclare l'abl>é Bioquin.
Des laïques s'inspirent de cette doctrine : « Ça m'embête, dit M. de
Courpière, de finir par un double péché grave, duel et suicide » (3).
Hélène] dans le Coup d'aile, dit que, quand elle était petite, on lui
a fait une telle peur de l'enfer que, « sans y croire beaucoup »,
elle n'a pas osé se tuer (4). Paul, dans la Danse devant le
miroir, « garde d'une éducation chrétienne la terreur de l'au-
delà » (5). Dans une pièce de Bergerat, Hélène d'Argeville, au lieu
de se tuer, déclare : a J'irai au couvent, c'est notre suicide à
nous (6). » Ces textes, une fois groupés, donnent tout d'abord
l'impression qu'au théâtre l'aversion pour le suicide est généralement
présentée comme chose catholique. Mais cette impression est trom-
peuse. Les allusions à l'argument religieux sont, au total, extrê-
mement rares. J'en ai compté onze en tout. Sur ces onze, deux
6ont faites par des canailles et ne peuvent être prises au sérieux (7).
Trois s'accompagnent de l'idée que l'argument n'est pas décisif :
« Que Dieu me juge », dit Thérèse dans le Réveil (8). « Dieu me
comprendra », déclare le Marquis dans Bertrade (9). « Il serait un
peu fort qu'un Courpière fût damné pour s'être conduit en homme
de son 'rang et en galant homme » (10). Enfin, non seulement les
personnages font des réserves, mais souvent ils passent outre :
« L'Enfer? soit » (11), s'écrie Yvonne; Thibaut, Paul le Marquis
de Bertrade font allusion à leur foi, mais se tuent. M. de Courpière
croit faire assez pour Dieu en « déguisant » son suicide.
D'autre part, on ne voit pas, dans le théâtre contemporain, que
les suicides ou les velléités de suicide soient fait d'incrédules plutôt
que de croyants. Aucun -personnage, au moment de se frapper, ne
dit : « J'en ai le droit, je suis libre penseur ». Au contraire, beaucoup
de ceux qui songent au suicide ou le conseillent à d'autres, sont de
famille catholique ou d'un monde où l'on est généralement catho-
lique : Pia dans Severo Torelli, la Princesse d'Aurec, Grâce de Ples-
sans, la Vierge folle, l'amiral Kerguen. De même, dans les mélo-
drames, amiral de la Marche, comte de Soleure, comte de Lussam,
Robert de Vernière, comte de Lagardère, tous ces héros qui donnent
si fièrement le conseil ou l'ordre de se tuer sont d'un milieu où
l'on ne se pique pas ordinairement d'être libre penseur.
Dans l'ensemble, l'aversion pour le suicide n'est donc pas pré-
sentée au théâtre comme chose catholique.
(1) L'Abbesse de Jouarre, III, 10. (2) Donnay, Le torrent, IV, 9. (3) Mon-
sieurdeCourpière,l\, 7. (4)11,1(5)11.1. (6) Le nom, IV, 7. (7) Larsandans
la Chambre jaune, de G. Leroux et Marthe, dans le Prix du Sang de Marot, V, 2.
(8) Hervieu, le Réveil. III, 10. (9) Lemaître, IV, 6. (10) M. de Courpière, IV,
7. (11) J. et P. Ferrier, Yçonic, III, 4.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 129
Par contre, un fait frappe, au premier coup d'oeil : c'est que ceux
qui parlent de se tuer, qui se tuent, qui conseillent aux autres
de le faire, appartiennent à la noblesse, à la bourgeoisie riche,
aux milieux intellectuels, beaucoup plus souvent qu'au peuple. S'il
ne s'agissait que des drames et des comédies dramatiques, la cons-
tatation aurait peu d'intérêt, ces sortes de pièces peignant obstiné-
ment des gens du monde. Mais, dans le mélodrame, il n'en va pas
de même : un bon mélodrame met en présence gens du monde et
gens du peuple; c'est presque une loi du genre, et bien souvent ce
sont des gens du peuple, la Goualeuse, la marchande de fleurs,
Gavroche qui sont au premier plan. Or, dans les mélodrames que
j'ai vus, les gens du monde qui se tuent, veulent se tuer, conseillent
de se tuer, sont au nombre de vingt-cinq, les gens du peuple sont
au nombre de huit (et quelques-uns d'entre eux se trouvent avoir
du sang noble dans les veines). La disproportion est encore plus
nette dans les cinémadrames. La complaisance pour les suicides
d'amour et les suicides destinés à sauver l'honneur, apparaît dans
le théâtre contemporain, moins comme une chose anticatholique,
que comme une chose aristocratique.
CHAPITRE VI
Le Roman : Morale en paroles et Morale en action
On pourrait croire que la complaisance des auteurs dramatiques
pour la morale nuancée est une complaisance professionnelle : le
suicide est un moyen commode de dénouer promptement une
intrigue; en outre, la vue d'un homme qui va se tuer ou se tue,
quelque jugement qu'on porte sur son acte, agit physiquement sur
les nerfs du spectateur. C'est pourquoi j'ai, après le théâtre, étudié
le roman.
Le roman, lui, n'attend rien de l'illusion scénique; moins con-
traint aux dénouement rapides, il a moins besoin du suicide (et en
fait il n'en est guère question dans des œuvres considérables comme
celles de Jules Lemaître, de Jules Renard, de Mirbeau, de Pierre
Loti, d'Anatole France). Or, malgré cela, l'étude du roman conduit
à la même conclusion que l'étude du théâtre : en paroles, les deux
morales se font à peu près équilibre, et s'il y a avantage, ce serait
pour la morale simple; dans la morale en action, les sentiments
nuancés triomphent.
I
La morale en paroles : 1 ) Le suicide est une faute contre la société, — une dé-
sertion — une sottise, -— une solution sans élégance et sans poésie, — une
faute contre la famille, — une lâcheté ; — ce n'est pas une réparation ; 2)
le suicide est, en certains cas — et en certains cas seulement — une solution
excusable, légitime, intelligente, élégante et poétique, un devoir envers
autrui, une expiation, une action courageuse ; 3) la morale nuancée
s'affirme moins bruyamment que sa rivale.
Je relève dans les romans (i) six arguments contre le suicide.
L'argument social est celui qui apparaît le moins souvent. Je
ne le trouve nettement formulé que dans Mensonges, de Paul
(1) Je me suis inspiré pour le choix de romans à consulter des mêmes
principes que pour le choix des pièces de théâtre. (V. plus haut, p. 112).
Editions citées dans ce chapitre : P. Acker, Petites âmes, 1901 ; L'amie
perdue (nouvelles), 1909 ; Les deux amours, 1914 ; — P. Adam, La bataille
d'Huhde, 1897; — P. Alexis, L'éducation amoureuse, 1890 ; Trente romans,
1895 ; La comtesse, 1897: Vallobra, 1901; — A. Bailly, Les prédestinés, 1910;
— Barbey d'Aurevilly, Les diaboliques, P. 1891; — Barbusse, Nous autres,
1914; — Barrés, Du sang, de la volupté et de la mort, 1910; — Baumann,
L'immolé, 1909 ; La fosse aux lions, 1911 ; Le baptême de Pauline Ardel,
1913 ; — Bazin, L'Isolée; En province, s. d., (Calmann) ; Ma tante Giron,
i
LA MORALE EK PAROLES 131
Bourget. Quand René, trahi par sa maîtresse, se tue, le prêtre dit :
il n'en avait pas le droit, parce qu'avec son talent il pouvait être
891 ; Humble amour, 1894 ; — Bernède et Feuillade, Les nouveaux exploits
Judex, s. d., (Tallandier) ; — Bertnay, Enfant de l'amour, L'espionne du
Bourget, s. d., (Fayard) ; — Bertrand, Le rival de don Juan, 1903 ; —
Bonnetain, L'opium, 1886; — H. Bordeaux, La peur de vivre 1903 ; Le pays natal
1903 ; L'écran brisé (nouvelles), s. d., (Pion) ; L'amour qui passe, 1909; Les
Roquevillard, 1914; — Paul Bourget, André Comélis, 1887 ; Cosmopolis, 1893 ;
Mensonges, 1896;jVoyageuses, 1897; Un homme d'affaires (nouv.), s, d., (Pion);
Le fantôme, 1901 ; L'étape, s. d., (Pion); Les deux sœurs (nouv.), s. d., (Pion ;
L'émigré, 1907 ; Les détours du cœur (nouvelles); Recommencements (nouv.);
L'envers du décor (nouv.); Veau profonde, s. d., (Pion); Lazarine, 1907; — ■
Boylesve, Le médecin des dames de Néans, 1896; Sainte-Marie des fleurs, 1897;
Madeleine jeune femme, 1912; La marchande de petits pains pour les canards
(nouv.), 1913; — Brulat, La gangue, 1907; — Céard, Terrains à vendre, 1906;
— Champsaur, L'arriviste, s. d., (Albin Michel) ; Régina Sandri, 1898 ; —
G. Chéreau, La prison de verre, 1911 ; — Cladel, Kerkadec, 1884; Petits cahiers
(nouv.) 1885 ; Raca, 1888 ; — Decourcelle, Marchands de patrie, 1917 ; Le
curé du Moulin Rouge ; Seule au monde, s. d. (Ren. du livre.) ; — Descaves,
Sous-off's, 1890 ; Une teigne, s. d., (Ren. du liv.) ; — Duvernois, Crapotte, s. d.
(Fayard) ; Popote, s. d., (Lafitte) ; — • Estaunié, Un simple, 1891 ; Les choses
voient, 1914 ; — F. Fabre, Lucifer, 1891 ; — A. France, Histoire comique, s. d.,
(Calmann) ; — C. Farrère, Les civilisés, 1906 ; Dix-sept histoires de marins%
1914 ; — - O. Feuillet, Honneur d'artiste, 1890 ; — Gaboriau, Le crime d'Orci-
val, La corde au cou, s. d., (Fayard) ; — J. de Gastyne, Le nom fatal, 1897 ;
La femme en noir, 1891 ; Cœur sacrifié, 1899 ; Le lys noir, s. d., (Tallandier) ;
— • G. d'Houville, Jeune fille, s. d., (Fayard) ; — F. Jammes, Clara d' Ellé-
beuse ; La bonté du Bon Dieu, 1899 ; Le triomphe de la vie, 1902 ; — D. Halévy.
Un épisode, 1907 ; — M. Harry, L'ile de volupté, s. d., (Fayard) ; — A. Her-
raant, Les Confidences d'une biche ; Confession d'un homme d'aujourd'hui ;
Confession d'un enfant d'hier ; Souvenirs du vicomte de Courpière, s. d.,
(Calmann) ; — Hervieu, Peints par eux-mêmes, s. d., (Fayard) ; — * Le Roy,
Nicette et Milon, P. s. d.,; — Lombard, Lots Mafourès, 1904 ; — J. Lorrain,
L'école des vieilles femmes, 1896 *, Le crime des riches, 1905 ; — P. Mael, Erreur
d'amour, 1896 ; Marc et Lucienne, 1898 ; Comment ils aiment, s. d., (Flam-
marion) ; — IL Malot, Micheline, 1884 ; Le mari de Charlotte, 1889 ; Mon-
daine ; Mère ; Justice, Sang bleu, s. d., (Charpentier) ; Mariage riche (i*puv.),
1889 ; — P. Margueritte, Maison ouverte, 1887 ; L'eau qui dort (nouv.), 1896 ;
L'essor, 1897 ; L'Avril (nouv.), 1905 ; Les Fabrecé, 1912 ; Les sources vivest
1913 ; La maison bride, 1913 ; Nous, les mères, 1914 ; Simple histoire (nouv.), s.
(Pion) ; Ma Grande, s. d., (Fayard), La princesse noire, s. d., (Juven) ; La
flamme, s. d., (Flammarion) ; La lanterne magique,s.d., (Pion) ; —V. Margue-
ritte, Prostituée, 1907 ; L'or, 1910 ; — P. et V. Margueritte, Le poste des
neiges, 1899 ; Les tronçons du glaive, s. d., (Pion) ; Vanité, 1907 ; Le talion,
1909 ; La tourmente, s. d., (Fayard) ; — J. Mary, Les damnées de Paris ;
L'endormeuse, 1884 ; L'outragée, 1884 ; Le baiser, 1886 ; Le wagon 303, 18S6 ;
Les amours parisiennes, 1886 ; Roger la Honte, 1887 ; — Maupassant, YvelU%
1902 ; M. Parent, 1903, La maison Tellier, 1903 ; Contes du jour et de la nuit,
s. d., (Ollendorf) ; — Mérouvel, Le filleul de la duchesse, 1880 ; Cœur de
créole, 1885 ; Un lys au ruisseau, 1889 ; Femme de chambre, 1891 ; Damnée,
1898 ; Sang rouge et sang bleu, 1906 ; — De Montépin, Les amours de pro-
vince, 1884 ; La porteuse de pain, 1884 ; La demoiselle de compagnie, 1884 ;
Les yeux d'Emma Rose, 1886 ; — G. Ohnet, La comtesse Sarah, 1883 ; Les
132 LB ROMAN
utile à son pays, et il regrette que cette idéeP-là « ne pèse pa« dam
la balance contre le chagrin d'être trompé par une coquine » (i).
Deuxième argument, le suicide est une désertion : « Ou ne
déserte pas la vie, » il y a « mieux à faire que de fuir la vie »,
« se tuer, n'est-ce pas, c'est fuir », disent des personnages de Zola,
d'Ohnet, d'Hervieu (2). Même note dans les romans populaires :
« Ce serait indigne si tu désertais ton poste » (3). Une héroïne de
Pierre Maël est sur le point de se tuer quand ses yeux tombent
sur un lambeau de drapeau que lui a légué son père : elle com-
prend te reste à son poste (4).
Troisième argument, le suicide est une sottise, un enfantillage :
« Faut-il être bête pour se tuer », « les imbéciles seuls ont le droit
de se suicider, » « l'homme assez tourte pour se tuer ne méritait
pas de vivre » (5). Dans les Confidences d'une biche, l'héroïne, qui
a pensé à se donner la mort, dit qu'une telle solution eût été
« déraisonnable » (6); la Confession d'un homme d'aujourd'hui
dames de Croix Mort, 1886 ; Noir et Rose (nouv.), 1887 ; Serge Panine, 1890
Dette de haine, 1891 ; Le curé de Favieres, 1897 ; Gens de la noce, 1900 ; Le
droit de l'enfant, 1894 ; — CL. Philippe, Le père Perdrix, 1903 ) Marie Dona-
dieu, 1904 ; Dans la petite ville, 1910 ; — de Pont-Jest, Aveugle,?,, d., (Fayard) ;
— Pouvillon, Jean de Jeanne, 1884 ; L' Innocent, 1884 ; — M. Prévost,
Lettres de femmes, 1896 ; Les demi vierges, s. d., (Lemerre) ; Le pas relevé
(nouv.), 1902 ; La princesse d' Erminge, 1904 ; Mlle Jauffre, s. d., (Lemerre) ;
Rebell, Le diable est à table, 1905 ; — H. de Régnier, Couleur du temps (nouv.),
1909 ; — L. de Robert, La jeune fille imprudente, s. d., (Ren. du livre) ; —
Rod, U Indocile, 1905 ; La course à la mort, 1885 ; Eau courante, 1902 ; Le
dernier refuge, 1896 ; Le silence (nouv.), s. d. (Ren. du livre) ; Au milieu du
chemin, 1900 ; — R. Rolland, Jean Christophe ; Antoinette (C. de la Q.) ; ■ —
Rosny aine, Contes de V amour et de V aventure (nouv.), 1909 ; La mort de la
terre (nouv.), 1912 ; Le coffre-fort, 1914 ; — Rosny jeune, La toile d'araignée,
1911 ; — J.-H. Rosny, La résurrection (nouv.), 1895 ; Un autre monde, 1898 ;
Une reine, 1901 ; Les deux femmes, 1902 ; Le crime du docteur, 1903 ; Le doc-
teur Harembur, 1904 ; La fugitive (nouv.), 1904, Sous le fardeau, 1906 ; Les
audacieux (nouv.), 1910 ; Le testament volé, s. d., (Lafitte) ; Les trois rivales,
s. d., (Ren. du Livre) ; Les profondeurs de Kyamo (nouv.), s. d., (Pion) ;
L'autre femme, L' Epave, s. d., (Pion) ; Le millionnaire, s. d., (Joanin) ; —
P. Sales, JR. de Campignac, Un drame financier, 1889; Le marquis de Trévenac,
1893 ; L'enfant du péché, s. d., (Flammarion) ; Viviane, s. d., (Flammarion) ;
— Marcelle Tinayre, L'ombre de l'amour, P. s. d., La vie amoureuse de Fran
çois Barbazanges, s. d., (Galmann) ; — Villiers de l'Isle-Adam, L'Eve future,
s. d., (Merc. de France) ; Contes cruels, s. d. (Merc. de France) ; — de
Vogue, Contes russes ; Jean d'Agrève, 1893 ; — Zola, Madeleine Férat (Flam-
marion), 1878 ; Thérèse Raquin, 1884 ; La faute de l'abbé Mouret, s. d..
(Flammarion) ; La fortune des Rougon, 1879 ; Au bonheur des dames, 1905 ;
La joie de vivre, 1884 ; L'Œuvre, 1886 ; Le Rêve, s. d. (Lafitte) ; Le docteur
Pascal, 1893 ; Rome, 1896 ; Paris, 1898.
(1) P. 521-522. (2) Paris, V. 4 ; Le Curé de Favieres, 85; Peints par
eux-mêmes, 57. (3) Mérouvel, Femme de chambre, 359. (4) Comment ils
aiment, 261. (5) Zola, La joie de vivre, fin; Duvernois, Crapotte, 38; Rosny,
Le coffre-fort. 6. (6) P. 20.
LA MORALE EN PAROLES 133
cite « la plaisanterie bien connue qu'il n'est aucune personne sensée
qui ne préfère de beaucoup le déshonneur à la mort » (i). C'est
toujours, sous une forme cynique, l'idée que le suicide est une
sottise. Dans Jean de Jeanne, on en fait une idée d'enfant : « Ça ne
sait pas seulement ce que c'est que de vivre, dit la vieille mendiante
à Jean et ça pense à se faire périr... Toi, gamin, tu oses parler
de mourir ! » (2).
Quatrième argument, le suicide est chose inconvenante,
médiocre, sans poésie. Un personnage de Margueritte trouve cette
« façon de s'en aller » répugnante par son côté « d'exhibition
sanglante et scandaleuse » (3). Dans un roman de Céard, le père
du petit Olivier dit à son fils qu'on vient de dépendre : « En voilà
des manières! » Il voit là un fait d'indiscipline qui tourne au scan-
dale, une marque de « mauvaise éducation », et il répète : « Est-ce
que je me tue, moi? Est-ce que votre mère se tue, elleP » (4). L'amie
de Crapotte, racontant son suicide, s'interrompt pour dire : « Tout,
cela n'est pas bien reluisant, hein ! » (5). La petite jeune fille de
Marcel Prévost, qui se tue parce que son amant la traite « à la
blague », meurt avec la crainte suprême d'être blaguée encore pour
cette fin romanesque (6). Parfois même des romanciers essaient
d'indiquer l'idée que celui qui se tue n'a su pleinement comprendre
ni la beauté ni la tristesse de la vie, ni la vérité de l'amour :
« Mourir, dit un personnage d'Henri de Régnier, c'est finir ce tour
ment qui me ronge, mais c'est aussi perdre le souvenir de ma joie.
Vivre, c'est sentir mon cœur se briser chaque fois que je respire,
mais c'est aussi le sentir se dilater au souffle qui l'a empli » (7).
A l'inverse, un personnage de Marcel Prévost explique que celui
qui se tue ne peut même pas se vanter d'avoir senti la souffrance
humaine dans toute son horreur : « Vivre est le plus long, le plus
savoureux des suicides » (8). Dans les Roquevillard, Edith répond
à Maurice qui lui offre de mourir avec elle : « Non, non, quand
on aime, on ne veut pas mourir... Les amants qui se tuent n'aimaient
pas leur amour I » (9).
Cinquième argument, et qui revient souvent : le suicide est une
faute contre la famille.
Prête à se tuer, la maîtresse de Mégrignies voit son fils voler des
bonbons et comprend qu'elle doit vivre pour l'élever (10). La prin-
cesse d'Erminge, la Charlotte d'Hector Malot renoncent au suicide
à cause de l'enfant qui va naître (11). « C'est à cause de mes
(1) P. 116 (2) P. 137. (3) Margueritte, Les sources vives, 79. (4) Ter*
rains à vendre, 416. (5) Crapotte, 37. (6) Lettres de femmes. — La blague.
(7) Au café Quadri, 281. (8) Le pas relevé (nouvelles), Le suicide su-
prême. (9) P. 129. (10) Bourget, Recommencements, Le vrai père.
(11) M. Prévost, La princesse d'Erminge, p. 144 ; Malot, Le maride Char-
lotte, 205.
134 LE ROMAN
enfants, » dit le r<i«' IV'i «lrix qui B préféré la mendicité à la
mort (i). « Mourir, «lit l'abbé à Claire, quand vous allez a\oir un
petit cillant I )) (2). Même langage dans les romans poptttad
I ne héroïne de Decourcelle renonce à mourir « parce qu'elle n'a
jias le droit d'entraîner dans la mort un petit être » (3). D
l'Espionne du Bourget, quand Marguerite enceinte, veut se tuer,
la vieille Suzel s'écrie : « Vous êtes donc une mère dénaturée! » (4).
Le devoir envers les enfants est celui qu'on allègue le plus sou-
vent, mai* il est parfois question du devoir envers les parents.
Près de mourir, le Berzia de Champsaur pense « à ses parent! qui
l'aimaient et restaient sans nouvelles du petit depuis des mois » (J)).
Dans les Roqûev illard, Maurice, injustement soupçonné, veut
d'abord se tuer; mais apprenant .que ce soupçon va déshonorer les
siens, il se ravise : il ne s'agit plus de son bonheur « chose indi-
viduelle dont il se croyait le maître » ; la famille est en cause ; il
ne s'appartient plus (6). Dans André Cornélis, Jacques Termonde,
souffrant cruellement d'une maladie de foie, dit qu'il ne s'est pas
tué pour épargner une douleur à sa femme (7). Dans un roman de
Mérou vel, le baron Chatel, désespéré de la mort de sa maîtresse r
décide de ne pas lui survivre, bien qu'il ait femme et enfants
« Ce serait indigne, lui dit un ami, quand les autres ont besoin
de toi. » Et sa femme, prévenue à temps, lui dit d'un toit
méprisant : « Je n'aurais pas quitté la vie sans vous dire adieu,
sans regret et sans remords de vous laisser seul après moi » (8).
•Dernier argument, allégué plus souvent qu'aucun autre : le sui-
cide est un dénouement trop commode, une faiblesse, une lûcheté.
Solution « facile », dit un personnage de Descaves, et on lui
répond : trop facile (9). « On a raison, dit un héros d'Abel Her-
mant, de nier le courage, j'entends le vrai courage, à ceux qui se
tuent, car la perte de l'instinct d'être qui rend concevable et pos-
sible une mort volontaire est une dépression de la vitalité » (10) .
Quand la petite Fortunade se tue, dans le roman de Marcelle
Tinayre, le docteur déclare : « Elle a eu peur de vivre, elle a eu
tort, avant tout on doit vivre (11). « Notre ami a manqué de cou-
rage, il a eu peur de la lutte » (12), dit le comte de Moussan. « II
n'est pas lâche, donc il ne s'est pas tué (i3) », déclare un personnage
de Rod. D'un accusé, peut-être innocent, qui s'est tué, un vieux
magistrat dit froidement : « En tout cas, c'est un lâche » (i4). Dans
(1) Ch. L. Philippe, Le père Perdrix, p. 59. (2) Gérard d'Houville, Jeune
fille, 128. (3) Marchands de Pairie, p. 182. (4) Bertnay, t .1, p. 64. (5) Hé-,
gina Sandri, 72. (6) P. 144. (7) P. 190, 278. (8) Femme de Chambre, 359, 373.
(9) Une teigne, p. 67. (10) Confession d'un homme d'aujourd'hui, 116.
{H) L'ombre de l'amour, 314. (12) PI. Rebell, Le diable est à table, p. 229.
(13) L'Indocile, 317. (14) Margueritte^ L'essor, 224.
LA MORALE EK PAROLES 135
le Poste ^des neiges, de Margueritte, une soldat alpin veut se tuer
en apprenant la mort de sa fiancée; son lieutenant lui dit d'être
brave : « Il n'y a pas que le courage envers l'ennemi, il y a le
courage envers soi-même... Avec la volonté, on peut tout, sans
elle on tombe au. niveau des lâches » (i). Dans le roman de
Daniel Halévy, Julien Guinon, malade et découragé, s'est tué. Sur
sa tombe un anarchiste prend la parole et le blâme : « L'anarchiste
tue, il ne se tue pas, Guinon était un homme d'action, ils (les bour-
geois) en ont fait une chiffe. » (2). Parfois le personnage même
qui a failli se tuer reconnaît sa faiblesse : « J'en étais arrivée, dit
une Jeune fille d'Hector Malot, à ce désespoir qui rend les mal-
heureux capables de lâcheté (3). » Les romans populaires ne sont
pas moins nets : « Vousl dit-on à François de Gordes, lorsqu'il
avoue qu'il a voulu se tuer par amour. — Oui, dit-il, c'est indigne
d'un homme » (4). Lorsque Pierre de Kernael, coupable d'un crime,
songe au suicide, son ami lui dit : « Nul homme n'a le droit de
parler comme vous le faites », et Pierre baisse la tête, parce que
« cette voix sévère est l'écho de sa conscience » (5). Cherchant à
excuser Isabelle qui, injustement soupçonnée, veut se tuer, Pierre
Maël prend soin de noter : « Ce n'est pas qu'elle se complût dans le
lâche désir d'un anéantissement bienfaisant » (6). « Tu allais com-
mettre un crime, une lâcheté », « vous êtes faible et lâche, » (7)
dit-on, dans Mérouvel, à une jeune fille séduite et à un amant sans
espoir. Dans Aveugle, Jacques de Blaisan, trop malade pour oser
épouser celle qu'il aime, pense à se tuer, puis « repousse cette hor-
rible pensée qu'il se reprochait comme une lâcheté » (8).
Non seulement les romans reproduisent les arguments ordinaires
contre le suicide, mais ils réfutent les arguments opposés. L'idée
que la mort volontaire est une expiation est assez souvent dénoncée.
« Cela ne réparerait 'rien, mon garçon, » (9) dit la vieille nourrice
des Fabrecé, lorsque Antoine lui offre de se tuer. Dans le Fantôme,
de Bourget, Etienne, qui a épousé la fille de sa maîtresse, songe
au suicide et demande conseil à un ami; l'ami hésite longuement
et enfin lui conseille de vivre : « se tuer, ce n'était rien réparer » (10).
« Ce n'est point en me brisant la tête d'un coup de pistolet, dit
un héros de Montépin, que je compléterais l'expiration » (11).
Dans un roman de P. Sales, un joueur ruiné se tue : a Son suicide
a mis un terme à ses folies, disent froidement ses amis, mais ne les
(1) P. 167. (2) D. Halévy, Un épisode, p. 69. (3) Mondaine, 62. (4) De-
courcelle, Marchands de patrie, 98. (5) P. Maël, Marc et Lucienne, t. I,
p. 18. (6) Comment ils aiment, 261. (7) Mérouvel, Sang rouge et sang bleut
444 ; La filleule de la duchesse, 276. (8) R. de Pont-Jest, Aveugle, 9
(9) P. Margueritte, Les Fabrecé, 267. (10) Le fantôme,]*. 284. (11) Les amours
de province, III, 330.
I 36 UD ROMAN
un
>ier
q pas rachetées n (i). <>n pourrai! objecter qu'il y a des fautes
irréparables. Mais un personnage de P. Maël répond : « Laquelle
tl es misères de notre pauvre vie ne peut se réparer? La mort
irréparable. » (a). De même, dans un roman de Georges Ohmi,
savant déclare : « Quelle est donc la faute qui ne se peut expie]
que par la mort? Pour ma part, je n'en connais pas... Rien n'est
complètement irréparable, excepté l'anéantissement de nous-
mêmes » (3).
Enfin .la morale favorable soit au suicide, soit à certains suici'des,
est parfois dénoncée avec mépris ou ridiculisée. Dans un roman de
Baumann, Roven se tue, pour des raisons obscures : u II se sera cru
obligé de disparaître, dit la veuve au fils, tu le connais, il a été
élevé dans les principes napoléoniens, une morale simpliste, quel-
ques lieux communs de tenue, d'honneur, de décorum » (4). Dans
Ma Grande, un poète pérore : « Est-ce que la vie ne dégoûte pas
toute âme qui se respecte?... J'estime que le suicide seul est logique,
correct et distingué. Ah! comme on se tuerait, n'était la peine à
prendre et que la vie vraiment ne vaut même pas qu'on s'en
prive » (5). Mais celui qui parle est un ridicule, et, tout en parlant.
il dévore des crêpes.
A ces arguments, la morale nuancée oppose à peu près les mêmes
idées qu'opposait déjà le théâtre.
Je note une seule fois l'idée que le suicide peut être un devoir
envers la famille. Une héroïne de roman populaire, propose à son
amant de se tuer pour que son fils hérite de leur fortune, et comme
il refuse, elle lui crie : « mauvais père ! » (6).
On trouve plus souvent l'idée que le suicide est, en certains cas,
une solution logique, inévitable, qui arrange les choses. Dans
VŒ uvre, quand Claude se tue, ses amis disent : « Au moins, en
yoilà un qui a été logique... Il a avoué son impuissance et il s'est
tué » (7). « S'il y avait inceste dans votre mariage, dit l'ami
d'Etienne dans le Fantôme, vous n'auriez qu'à vous tuer. » (8).
Quand Le Hinglé, surpris en train de tricher, se tue, la comtesse
écrit : « Ce moyen, quoique coupable, était cependant ce qu'on
pouvait lui souhaiter de mieux » (9). Lorsqu'Hardeuil se tue, un
ami déclare : « Son suicide arrange tout » (10). Le même person-
nage de Georges Ohnet qui sauve une femme du suicide en lui
expliquant qu'ici-bas rien n'est irréparable, lui avoue, plus tard,
qu'il n'a pas parlé sincèrement et que, quand « tout est perdu »,
(1) L enfant du péché, 149. (2) P. Maël, Marc et Lucienne, I, 18.
(3) Ohnet, Le droit de V enfant, 163. (4) U immolé, 69. (5) P. 47. (6) Sales,
Robert de Campignac, 286. (7) P. 491. (8) Bourget, p. 284. (9) Peints par
eux-mêmes, 125. (10) L* essor, 227.
LA MORALE EN PAROLES 137
le suicide lui paraît une solution très acceptable : « Je suis un phi-
losophe et point un bourreau. Je n'admets pas que nous soyons
sur terre uniquement pour souffrir. Je jpense que chaque être vivant
a droit à un minimum de bonheur. Si donc j'avais supposé que tout
fût vraiment perdu pour vous, loin de vous imposer la vie, je vous
aurais facilité la mort » (i).
Le suicide est une fin poétique, fière, magnifique et même
douce. Cela se dit surtout du suicide d'amour. La mort volontaire
est « toute simple » pour les grands passionnés (2) et a part aux
sentiments que la grande passion fait naître. D'abord, c'est preuve
d'amour : « Il l'a tuée, puis il s'est tué, dit Maupassant, donc il
l'aimait » (3). Un personnage de Margueritte conte l'histoire d'un
de ses amis qui, trahi, se tue ; « Voilà ce que j'appelle une vraie
douleur, fit-il, et de l'amour. Un silence d'acquiescement ré-
gna » (4). Dans la Vie Amoureuse de François Barbazanges, la
Chabrette elle-même murmure en mourant : « Est-il mort plus
jolie que la mort d'amour ? » (5). Dans Sainte-Marie-des-Fleurs,
de Boylesve, Marie Vitellier, séparée de son amant, se tire un coup
de revolver. Sauvée, elle se laisse marier, mais son ancien amant,
la retrouvant, lui dit : « Je ne m'occupe pas de ce que tu es aujour-
d'hui, il y a un moment de toi qui dure éternellement » (6). Dans
une nouvelle de Marcel Prévost, une femme pousse son amant
à la mort pour avoir la certitude qu'il n'aimera pas d'autre femme.
L'amant se tue, « goûtant une minute de joie suprême au moment
où il s'immolait » (7). Marie Donadieu dit à Jena : « Il y a des
amants qui sont morts ensemble. On s'enlace longtemps, l'éternité
commence, on la goûte, elle est là, elle est au bout d'un baiser. Tu
sais, la volupté : l'éternité tout entière s'en empare et l'applique sur
nous au moment de notre mort » (8). Ne pouvant épouser celle
qu'il aime, un héros d'Henry Bordeaux meurt avec « l'orgueilleux
mépris de la vie » (9). Même quand l'amour n'y a point part, le sui-
cide est présenté parfois comme ayant sa beauté : craignant la folie
et poussé au suicide par une hérédité puissante, le romancier Mau-
toucher s'écrie : « Je vais créer un acte magnifique, fait de toutes
les faiblesses de mes aïeux, de toutes leurs servitudes, de toutes
leurs lâchetés. Je vais me détruire, non pas comme eux, par néces-
sité, mais dans l'omnipotence de mon vouloir. Ma mort, comme
ma vie, sera un chef-d'œuvre de volonté. Je me tuerai magnifique-
ment, d'une manière digne de moi » (10). Le héros d'une nouvelle
(1) Le droit de V enfant, 249. (2) Rosny, Les trois rivales, 49.
(3) Amour {Le Horla). (4) Simple histoire, nouvelles : Une vraie douleur^
p. 54. (5) P. 208, cf. 199, 220. (6) P. 268,301. (7) Féminités, Un couple.
(8) Philippe, Marie Donadieu, 312. (9) La peur de vivre, 312. (10) Ber-
trand, Le rival de Don Juan, 439, 442
138 LE ROMAN
d'Àl< it : « Quand mon suicide sera comme un beau fruit,
lourd et savoureux, tombant de l'arbre sans effort, il se détechert
de lui-même. Quand, après mon évasion, j'arriverai à l'endroit où
se tiennent Platon, Phidias, Aristophane, Lucrèce, Bacon, Di&
Stcndahl, Balzac, Musset, Berlioz, Corot, Jules de Concourt, je rêve,
sans trop oser l'espérer, que deux ou trois me feront un geste de
bienvenue : « Arrivez donc. Vous vous êtes enfin décidé ù prendre
« votre courage à deux mains; eh bien, là, vrai, ce n'est pas trop
a tôt » (i). « Telle que je te connais, écrit l'amant de Mme de
Trcmcur, dans le roman d'Hervieu, et tel que je me sens, oui. je
peux garantir qu'on se tuerait bien, sans carotte, sans pose, elii-
quement » (2).
Quatrième idée, le suicide est un moyen d'éviter la honte. « La
mort est préférable à une existence honteuse et misérable », « il y
a des actes après lesquels il vaut mieux se tuer, ils rendent la Air,
trop laide », disent des personnages de Malot et de Rosny (3).
Dans les Petits cahiers, de Cladel, une femme se jette à la
Seine en criant : « Il vaut mieux pourrir dans la vase que d'être
forcée à coucher avec eux » (4). De même, dans un roman popu-
laire, un personnage déclare : « Avec un peu de poudre et une
balle on échappe à toutes les hontes » (5). Pauvre, poursuivie par
des amants et ne voulant pas déchoir, une jeune fille se dit qu'elle
a, « après tout, le droit de mourir » (6.) En certains cas, écrit
Montépin, la flétrissure ne laisse pas au coupable d'antre ressource
que le suicide » (7).
Non seulement la mort volontaire permet d'éviter la honte.
Mais c'est une réparation, une expiation. « Ce n'est pas un suicide,
dit Madeleine Férat, c'est une exécution, je me suis jugée et je me
suis condamnée. » (8). Le Chars, pris par la passion du jeu et de
l'opium, se tue après avoir dit : « En disparaissant, j'expierai mes
fautes » {9). Thérèse Hallys essaie de se tuer, par remords d'avoir
trompé son mari : « Elle a expié, dit-îl, puisqu'elle a failli mou-
rir» (10). Dans un roman de Decourcelle, le juge d'instruction
dit au procureur de la République qui refuse de surseoir à une exé-
cution : « Comment ne sentez-vous pas que, si l'innocence est
établie, le magistrat responsable n'aura qu'à se faire sauter la cer-
velle? » (11). Dans les Marchands de patrie, l'espion dit qu'après
avoir trahi il a pensé à se tuer, mais n'a pas osé : « C'était pour-
(1) Trente romans, Block notes. {2) Peints par eux-mêmes, 57. (3) Malot,
Mère, p. 212, Rosny, Les deux femmes, 187. (4) P. 109. (5) Mérouvel,
Cœur de créole, 216. (6} Mérouvel, Damnée, 99. (7) Montépin, La ^porteuse
de pain, III, 86. (8) Zola, Madeleine Férat, p. 302. (9) P. Margueritte,
La princesse noirei 687. (10) Margueritte, La tourmentel 62. (11) Le curé du
Moulin rouger 76.
LA MORALE EN PAROLES 13$
tant la seule solution, lui dit le colonel; allons, un éclair de fermeté
et vous expiez votre crime ! » (1).
Enfin l'idée qui revient le plus souvent, c'est que le suicide est,
en certains cas, une action courageuse devant laquelle les seuls-
lâches reculent. « Ils me font rire ceux qui prétendent : le suicide
est une lâcheté » (2), dit le héros d'Alexis. Parlant d une religieuse
sécularisée qui songe au suicide mais ne se tue pas, Bazin écrit :
« Le courage lui avait manqué. Elle avait peur de la souffrance et
de la mort, à présent que l'âme ne la commandait plus et que le
péché la tenait. » (3). « Les lâches vivent, ce sont les gens de cœur
qui pensent au suicide devant la honte » (4), déclare un per-
sonnage de Bourget, et la mère d'André Cornélis dit, à propos d'un
voleur qu'on croit s'être frappé : « Des hommes comme celui-là
n'ont pas le cœur de se tuer » (5). « Si j'avais la lâcheté de sur-
vivre... » (6), écrit Le Hinglé dans Peints par eux-mêmes, « Ceux-là
sont les braves qui ont brisé leur chaîne, dit un personnage de Rod.
Tant d'autres, comme moi, s'obstinent à vivre par habitude. » (7)
Violée par son frère, une héroïne de Rosny se demande si elle n'aura
pas le « courage » de se tuer. Un malade écrit : « Comme tant de
pauvres êtres sans énergie, j'ai peur de me tuer » (8). Même idée
dans des romans populaires : un assassin est presque toujours un
lâche : il a peur de se tuer (9). « Lâche 1 » dit un père dont le fils ne
se tue pas à la veille de passer en cour d'assises (10). Un héros de
Mérouvel, hésitant à se tuer, se dit : « Serais-tu donc lâche, ban-
dit! (u). » Dans un roman de Pierre Sales, on annonce à Mme Mar-
sébert que son mari vient de mourir subitement : « Tant mieux»
dit-elle, il n'aurait pas eu le courage de se tuer » (12). a Le lâche l »
dit la femme de Roger-la-Honte, en voyant que son mari accepte
la vie (i3). Un personnage de Margueritte dit qu'il faut « que l'homme
soit pétri d'une singulière boue et que son âme recèle d'infinies
bassesses » pour que la pensée du suicide ne lui vienne qu'à certaines
heures où il veut fuir la souffrance « et non à celles plus légitimes,
où le remords l'alourdit et où une lâcheté démesurée le guide,
veule, morne et blasé par les petits chemins de la vie » (i4).
De même que la morale favorable au suicide est parfois tournée
en ridicule, la morale simple est attaquée, çà et là : ce n'est pas
sans ironie que Céard fait dire à un de ses personnages : « Est-ce
que je me tue, moi? » ou qu'Abel Hermant fait citer la « plaisan-
terie connue », qu'un homme sensé préfère de beaucoup le déshon-
(1) 467. (2) Trente romans, Le block notes. (3) L'Isolée, 279. (4) L'Emi-
gré, 370. (5) Ch. XIV. (6) P. 57. (7) La course à la mort, p. 212.
(8) Rosny, La fugitive, nouvelles ; La glace. (9) Decourcelle, Le Curé du
Moulin rouge, p. 9. (10) Gaboriau, La corde au cou, IIe partie, ch. XVII.
(11) Un lys au ruisseau, 321. (12) Robert de Campignac, 288. (13) P. 21.
(U) L'Avril, 111.
J40 LE ROMAN
Û©ur à la mm!. Dans Jean Christophe, Romain Roland fait
de l'horreur du suicide un sentiment platement bourgeois : u
bourgeoisie ne pardonne pas à ceux qui se tuent, et elle appelle-
rait volontiers toutes ,'les rigueurs de la loi sur celui qui semble dire :
il n'y a pas de malheur qui vaille celui de vivre avec vous. Les plus
lâches ne sont pas les moins empressas à taxer son acte de lâcheté ».
Dans le même roman, le sénateur qui traite Jeannin de misérable
çsl un imbécile important (i).
C'est bien la morale nuancée qui s'exprime dans les phrases
que je viens de citer. Sans doute quelques-unes d'entre elles, prises
à la lettre, semblent justifier ou exalter le suicide en général. Mais
ce n'est qu'une illusion. Les détails que j'ai pris soin de marquer
suffisent à montrer qu'il s'agit de suicides spéciaux : suicides
altruistes, suicides destinés à éviter une honte inévitable, à expier
une faute, suicides d'amour. Le héros d'Alexis a l'air de parler en
faveur de « la mort volontaire », mais il n'exalte en réalité que le
geste singulier de celui qui se tue par amour pour la vie, dans un
ardent désir de savoir. De même le savant de Georges Ohnet lance
une formule qui paraît d'abord très générale, lorsqu'il dit que tout
être humain a droit à un minimum de bonheur et qu'il peut se
donner la mort si ce minimum lui fait défaut. Mais il corrige par
avance sa formule en expliquant que les malheurs irréparables sont
infiniment rares.
Donc, dans le roman comme au théâtre, le suicide est une faute
contre la famille ou un devoir envers les siens, — une sottise ou
une solution logique, — une action mesquine ou un acte magni-
fique, — un geste qui ne répare rien ou une expiation, — une
lâcheté ou une initiative courageuse. En paroles, les deux morales
s'opposent nettement.
Ici encore, la morale simple me semble avoir l'avantage. Cela
tient surtout à ce qu'elle s'exprime avec plus d'assurance et plus
clairement. Ceux qui condamnent un suicide y vont carrément.
A l'occasion, ils n'hésitent pas à dire, sans donner d'arguments :
c'est un crime (2). Au contraire, ceux qui admettent tel ou tel sui-
cide ne donnent nulle part une théorie générale des morts licites
et des morts illicites. Leur pensée est toujours en partie sous enten-
due. Elle est parfois un peu incertaine. De quelqu'un qui se tue
après un crime et pour éviter la honte, on dit tantôt : c'est tout
ce qu'il avait à faire, tantôt : « peut-être » a-t-il eu raison (3). Cer-
taines formules laissent une impression trouble : dans un roman
populaire, M. de la Brède se tue parce que sa femme l'a trompé;
(1) Antoinette, 46, 64. (2) Ohnet, Les dames de Croix Mort, 265. (3) Mé-
rouvel, Damnéet 472.
LA MORALE EN ACTION 141
un de ses amis dit : « II a peut-être eu tort d'agir comme il la fait
mais c'était son droit incontestable » (i). Dans Peints par eux-mêmes,
on dit du suicide de Le Hinglé : « Ce moyen, quoique coupable,
était cependant ce qu'on pouvait lui souhaiter de mieux. » (2).
Evidemment, il y a quelque contradicton à conseiller à quelqu'un
une action coupable comme ce qu'il a de mieux à faire. On sent,
à ces hésitations, que la morale nuancée a comme une crainte à se
formuler. Hors du monde des formules, nous allons la voir s'étaler.
II
La morale en actions ; triomphe de la morale nuancée : 1) le roman montre rare-
ment des personnages qui soient antipathiques par leur suicide ; 2) il
montre parfois des malades ou des victimes de l'hérédité ; 3) ceux qui se
tuent ou veulent se tuer sont sympathiques lorsqu'il y a altruisme, amour,
désir de sauver l'honneur ou d'expier ; 4) contraste entre la morale en
parok s et la morale en action.
Les romanciers, tout comme les auteurs dramatiques, auraient
beau jeu à illustrer les arguments contre le suicide : quoi de plus
simple que de présenter le père qui se tue comme l'assassin de ses
enfants, de montrer des familles déshonorées par la mort de l'un des
leurs? Quoi de plus facile que de faire du suicide le recours des seuls
lâches, des âmes irrémédiablement avilies? Et pourtant le roman ne
fait rien de tel. Même quand le départ volontaire du père laisse
une famille dans la misère, — c'est le cas dans Antoinette, — l'au-
teur ne cherche pas du tout à en faire retomber l'odieux sur celui
qui s'est tué. Ce que je trouve de plus net en faveur de la morale
simple, c'est que souvent d'honnêtes gens, des âmes délicates, après
avoir pensé au suicide, y renoncent pour une des raisons que nous
avons vues plus haut. Seulement, en général, on ne leur sait pas
moins gré d'avoir voulu se tuer que d'y avoir renoncé. On les
approuve de vivre, on regretterait qu'ils n'aient pas songé à mourir.
Mais les romanciers ne se résignent pas volontiers à présenter comme
odieux celui qui se tue. Il arrive que des criminels demeurent
antipathiques au moment même où ils se frappent, qu'on dise
d'eux sèchement : « Le misérable s'abattit » (3) ou encore : « Il
est mort: le diable ait son âme! » (4). Il arrive que des êtres médiocres
se tuent sans inspirer l'intérêt et qu'on note : « il devait finir
comme ça » (5). Mais c'est extrêmement rare. Sur cent personnes
qui, dans les romans, se tuent ou veulent se tuer, quatre ou cinq
sont antipathiques jusque dans leur suicide. Tous les autres excitent
(1) Ibid., 49. (2). Peints par eux-mêmes, 125. (3) Montépin,] La demoiselle
de compagnie, VI, 290, Cf. 296. (4) Bertnay, Enfant de l'amour, II, p. 500.
(5) Mary, Les drames de Paris ; L'endormeuse, 532.
I É2 i i: roman
dos sentiments qui vont de la pitié au pardon, à l'estime, à une sym-
pathie attendrie, à l'approbation, à l'admiration.
La pi lié pure va surtout aux malades, aux victimes de l'hérédité,
du dégoût de la vie, Ût la misère. Bourget, Louis Bertrand, enîn
-autres, ont mis en scène des personnages qui subissent l'inilunn <
de l'hérédité (i). Villiers de l'Isie-Adaui, Rosny, en montrent uni sont
travaillés par le mal du suicide, le spleen (2). Henri de Régnier
fait parler un homme qui se tue sans savoir pourquoi, sans crainte
ni désespoir, sans chagrin de cœur, uniquement parce qu'il est
« destiné » au suicide (3). Naturellement, on plaint toutes ces
victimes. On plaint aussi ceux qui souffrent atrocement d'une
.maladie incurable (4), ceux qui craignent de xjera*re la vue ou
l'ont perdue (5), ceux qui se sentent guettés par la folie (G). On
plaint le vieux paysan qui, accablé par l'adversité, met le feu
à sa maison qu'on vient de vendre et se jette à l'eau (7), la jeune fille
dans la misère qui préfère la mort à une vie facile (8), la mère qui,
faute d'argent, se tue avec ses enfants (9), le vieux sans ressource,
qui ne veut pas être à charge à autrui (10). On plaint même, en
général, ceux -qui, ruinés par le hasard ou par la faute d'autrui, se
résignent au suicide, Robineau, dans Au bonheur des dames (11),
Breux, dans le roman de Margueritte (12), le brillant comte et
la jeune orpheline, dans les romans populaires (i3).
La pitié se nuance d'estime ou fait place à l'approbation et à
l'admiration en quatre cas qui sont exactement ceux que nous
avons notés au théâtre, lorsqu'il y a altruisme, amour, désir d'éviter
la honte ou d'expier.
Suicides altruistes : une héroïne de Bourget laisse entendre qu'elle
disparaîtra pour que son fils puisse épouser celle qu'il aime (i4);
un paysan de Cladel se tue pour que son fils ne fasse pas sept ans
de service (i5); une mère, dans Rosny, meurt pour crue son fils,
(1) Alba Sténo dans Cosmopolis, ch. I; la fille de Mme d'Estignac, dans
Odile (Voyageuses) ; Mautoucher, dans le Rival de don Juan, p. 347.
(2) Rosny, Les profondeurs de Kyamo, nouvelles, Lydia, p. 287 ; Villiers
de l'Isle-Adam, L'Eve future, p. 299. (3) H. de Régnier, L'inexplicable
dans Couleur du Temps, 261. (4) Alexis, Trente romans, L'adieu,
p. 10; Halévy, Un épisode, p. 17. (5) Montépin, Les yeux d'Emma Rose,
II, 49; P. Margueritte, Les Fabrecé, p. 10. (6) P. Margueritte, La
flamme, p. 118, 125. (7) Rod, Eau courante, fin. (8) Malot, Mondaine,
p. 62 ; Rosny, La servante, dans Un autre monde, p. 241 ; Sous le fardeau,
119 ; Mérouvel, Damnée, I, 99, 151, 300. (9) Zola, Rome, 12, Mérouvel,
Damnée, 300. (10) Rosny, Sous le fardeau, 199 ; La forêt dans Les Auda-
cieux, p. 169; Ch.L. Philippe, Dans la petite ville, p. 109 et ss.; Le père Per-
drix, p. 89; Marie Donadieu, p. 77.(11) P. 455. (12) Maison ouverte, p. 242.
(13) Gaboriau, Le crime d'Orcival, p. 570; Mérouvel, Damnée, II, 327.
(14) Un homme d'affaires, nouvelles, Dualité. (15) Raca, nouvelles, Cœur d'or.
LA MORALE EN ACTION 143
ayant hérité, puisse faire le mariage qu'il désire (i). Dans un
corttë de Duvernois, le comte Chudzka, ruiné et sachant qu'il n'est
pas aimé, avale du laudanum pour que sa femme puisse refaire
sa vie (2); une héroïne de Rosny se tue pour ne pas révéler à son
mari un secret terrible pour lui (3); le vieux Mô'rot disparaît pour
n'être pas à charge aux aiens (4); dans un roman, de Bazin, une ser-
vante de curé qui se trouve, avec son maître, dans une barque trop
chargée, se jette à l'eau pour le sauver (5); un personnage de Cla-
del se fait écraser par un train pour sauver un nouveau né (6). Il
va sans dire que tous ces suicides inspirent respect et admiration.
Sympathiques aussi sont -ceux qui ne veulent pas survivre à un
être aimé : une ouvrière rentrant au logis trouve son enfant brûlé
vif et se jette par la fenêtre (7): un père se tue sur la tombe de son
fils (8); un bandit, « qui n'avait qu'un sentiment humain dans le
ca-ur », se tue en apprenant la mort de sa fille (9); nul ne songe
à les blâmer, et le bandit se relève à nos yeux. Quand la petite
Germaine, de Duvernois, songe : « Si maman mourait, je mourrais
moi aussi » (10); quand la petite fille, de Boylesve, va respirer de?
fleurs, qu'elle croit mortelles, pour rejoindre au ciel sa mère et
son amie (11), l'idée ne vient pas de voir en elles un penchant
précoce au crime.
Perdre une illusion sur ceux qu'on respecte et qu'on aime,
c'est les perdre un peu. Geneviève, voyant sa mère empoisonner
son père, Octave Gilette se découvrant fils d'un assassin guillotiné,
Isabelle croyant que sa mère est une espionne, décident de se tuer
ou de se faire tuer (12). Vilmorin, apprenant que sa fille est enceinte,
se tue (i3). André Raynaud, ayant la preuve que son père est
un malhonnête homme, décide de chercher la mort aux colo-
nies (i4). Des personnages de Maupassant, d'Estaunié, de Bourget,
de Marcel Prévost, se tuent lorsqu'ils apprennent l'indignité de leur
itiè're (i5), le Petit Soldat, de Maupassant, fait de même lorsqu'il est
trahi par son ami (16). Ces suicides apparaissent comme autant de
preuves de délicatesse morale.
Les suicides d'amour excitent, dans le roman, les mêmes senti-
ments que sur la scène.
(1) La mort de la terre, nouvelles; La Mort, p. 129. (2) Popote, 71. (3). La
toile d'araignée, nouvelles, L'inutile question. (4) Rosny, Sous le fardeau,
199. (5) En province, 340. (6) Kerkadec, 292. (7) Alexis, Trente romans,
p. 58. (8) Alexis, L'éducation amoureuse, 293. (9) Montépin, La porteuse de
pain, t. VI. (10) Popote, 71. (11) La marchande de petits pains pour les
canards, nouvelles, 117. (12) Margueritte, L'or, 435; Gastyne, Le nom fatal,
p. 319, 337 ; Maël, Comment ils aiment, 261. (13) Mary, Les Damnées
de Paris, 176. (14) Gastyne, Cœur sacrifié, 142. (15) Maupassant, Yvette,
p. 154; Estaunié, Un simple, 277; Bourget, Cosmopolis, 24; Prévost, Le pas
relevé (nouvelles) Georges. (16) Maupassant. Petit soldat, (M. Parent). f
144 LE ROMAN
On D6 compte pas les amants qui se tuent ou veulent se tuer
après la mort de Ci qu'ils aiment. Ils font naître la môme sympa
thie attendrie dans des romans aussi différents que la Fortune
Bougon, Jean d' A g rêve (i), Peints par eux-mêmes (a), Femme de
Chambre, de Wérouvel (3) ou le Baiser, de Mary (4). Non seulement
l'ouvrier Mouret, Jean d'Agrève et Mme de Trémeur nous sont mu
pathiques, mais ils le doivent, pour une bonne part, à leur déci-
sion de suivre dans la mort l'objet de leur amour. Dans Une Heine,
de Rosny, Maurice ne veut pas survivre à Hélène. Une amie lui dit
d'attendre un peu; mais « elle n'eût pas fait un geste pour l'em-
pêcher de mourir, car elle trouvait ce dénouement seul naturel et
seul juste » (5). Dans Y Accident, Bourget semble excuser son
héroïne de vivre après la mort de son amant : « elle aurait été certes
le rejoindre aussitôt s'il n'y avait pas eu les enfants » (6). Dans
Nous, les Mères, l'héroïne s'excuse elle-même : « Gomment ai-je
survécu à cet effondrement? Sans mon amour maternel je me
serais tuée » (7). Dans les Tronçons du Glaive, on « s'étonne » que
Marie vive après la mort de son mari (8). Parfois aussi la perte
d'une illusion produit les mêmes effets que la mort : dans le Vrai
père, de Bourget, la maîtresse de Mégrignie songe à se tuer parce
que son amant est un voleur (9); dans YEspionne du Bourget, Jacques
va chercher la mort lorsqu'il découvre que la jeune fille qu'il aimait
et respectait est enceinte (10).
Plus nombreux encore sont les amants qui se tuent ou veulent
se tuer lorsqu'ils ne peuvent avoir ce qu'ils aiment, et toujours
encore leur suicide ou leur tentative les rend sympathiques. Sur
ce point les ouvrages les plus différents rendent le même
son : l'Angélique de Zola, la servante de Rosny (11), le Bourgain
de Marcel Prévost (12), la Chabrette, de Marcelle Tinayre (13), les
héros de Boylesve (Pipette, Septime de Jallais, Marie Vitellier) (i4).
l'Alba Sténo, de Bourget (15), le Marcel Guibert, d'Henry Bor-
deaux (16), le marin, de Bazin (17), l'innocent de Paul Acker (18),
excitent la même sympathie douloureuse qu'éveillent dans les romans
(1) Zola, La Fortune des Rougon, ch. IV, 160; Jean d'Agrève, 319. (2) P. 125.
(3) P. 359, 373. (4) P. 94, Cf. de Pont-Jest, Aveugle, 384; Bertnay, L'espionne
du Bourget, I, 64; Margueritte, L'essor, 47; Bourget, Le Mensonge du Père
dans L'Envers du décor; Ohnet, Le chant du Cygne, dans Noir et Rose (nouv.):
Bourget, Le cob rouan, dans L'eau profonde. (5) P. 296. (6) L'envers du
décor, L'accident. (7) P. Margueritte, p. 24 (8) P. 522. (9) Recommence-
ments, Le vrai Père. (10) P. 119. (11) Rosny, La toile d'araignée, La mort
d'Anne. (12) Femmes, Un voluptueux ; Cf. le suicide de Julien dans les
Demi-Vierges. (13) La vie amoureuse de F. Barbazanges, 199. (14) Made-
leine, jeune femme, 361; Le médecin des dames de Néans, 327; Ste Marie des
Fleurs',26$. (15) Cosmopolis, 393, 396. (16) Lapeur de vivre,312. (17) Bazin,
Humble amour, nouv. Madame Dor. (18) Les deux amours, p. 253, Cf. P.
Adam> La bataille d'IIuhde, 280.
LA MORALE EN ACTION 145
populaires, la Lydia, de J. Mary (i), le Guy Roven, de Mérou-
vel (2), les héros de J. de Gastyne (3). Le suicide « à deux » est
présenté d'une manière ausi émouvante et propre à forcer l'intérêt
dans La femme en noir et dans le Dernier refuge (4). Parfois même
on- en veut à ceux qui ne se tuent pas. Eux-mêmes s'en veulent.
Dans l'Opium, de Bonnetain, Marcel songe à se tuer après la mort
de sa maîtresse, puis il se sent « redevenir lâche » (5). Dans le
Pays natal, d'Henry Bordeaux, Mme ïeresi se dit à elle-même :
« Lâche, lâche, qui a peur de mourir! » (6).
Enfin, les amants qui se tuent ou songent au suicide lorsqu'ils
sont trahis, ne font naître, eux aussi, que la pitié et l'attendrisse-
ment, parfois le respect. Il ne s'en trouve guère dans les romans
populaires proprement dits ( si l'on néglige le cas des jeunes filles
séduites et enceintes qui ne cèdent pas seulement au chagrin, mais
aussi à la honte). Mais on les retrouve sympathiques dans P. Acker,
H. Bordeaux, Bourget, Farrère, Myriam Harry, Maupassant, les
Margueritte, H. de Régnier, Rod, les Rosny, Zola et bien d'autres (7).
Il est à noter que ce sont surtout les amants qui prennent soin de
dissimuler leur suicide. Mais ceux qui se tuent au vu et su de
tous ne semblent pas moins sympathiques. Dans une nouvelle de
Régnier, un homme, abandonné par sa maîtresse, fait si bonne
contenance, qu'on l'estime froid, indifférent. Le soir même, on le
trouve mort : « Instinctivement, dit le conteur, je me découvris
devant lui avec respect », comme pour « m'excuser de l'avoir
mal jugé. » (8).
Les suicides destinés à éviter la honte sont aussi fréquents
dans les romans que dans les pièces de théâtre et y sont vus du
même œil (9). Non seulement ceux qui conservent un sentiment
généreux se tuent pour éviter la prison, le bagne, l'échafaud. Mais
leur entourage ne doute pas qu'ils ne le fassent : ma mère se tuera,
dit Thomas Harambur (10). S'ils reculent, on en exprime ouverte-
ment le regret : dans un roman d'H. Malot, on vient annoncer
(1) Le baiser, 30. (2) La filleule delà Duchesse, 265. (3) Le lys noir, 3;
Cœur sacrifié, 234; La femme en noir, 208. (4) Rod, Le dernier refuge, p. 354.
(5) P. 436. (6) P. 141. (7) P. Acker, Petites âmes, 261; H. Bordeaux,
L'amour qui passe, 120; Le pays natal 141; Bourget, Mensonges. XX; Farrère,
Dix sept histoires de marins : Idylle en masque; Myriam Harry, L'île de volupté,
p. 188 ss. Margueritte, La maison brûle, 5; La lanterne magique, 26; La flamme,
112; Malot, Le mari de Charlotte, 31 2; Maupassant, La femme de Paul, Le petit;
H. de Régnier, Couleur du temps, p. 170; Rod, le Silence, p. 74; Rosny, L'autre
femme, p. 44; L'épave (nouv.) : Un misérable. (8) Couleur du temps, p. 170.
(9) De Gastyne, Le nom fatal, 433; Champsaur, L'arriviste, II, 1; Malot,
Sang bleu, 400; Justice, 422; Mary, Amours parisiennes, 180; Ohnet, Le curé
de Favières, 335. (10) Rosny, Le docteur Harambur t 329.
10
146 LE ROMAN
qu'un grave accideol C9\ arrivé à un des personnages; « Il s'ett taél
— Non, par malheur ! » (i) \u besoin, paient* <'t ami
seillent, ordonnent le suicide. La belle-mère de Serge Panine, voyant
qu'il se refuse à ninnrir, le lue (2). Même dévouement dans un
roman de Gaboriau : « Sauvez le noml » crie la jeune fille sympa-
tique au gentilhomme assassin près d'être arrêté, et comme il
hésite, elle tire (3). La mort volontaire réhabilite nettement de
grands criminels. Dans un roman de Mérouvel, la baronne de
Brazay et son mari sont convaincus d'avoir commis des crin
Lui veut fuir, elle se tue : « Elle est morte bravement, sans faiblir »,
dit un personnage sympathique (4). Dans un roman populaire,
le général de Presles, voyant son fils accusé de faux et près d'être
arrêté lui donne l'ordre de se tuer (5). Dans Mère, d'H. Malot,
Combarrieu, l'honnête homme, dit à son fils : « Puisque ta vie
ne doit être qu'un enchaînement d'infamies et de crimes, n'auras-
tu pas le courage de te tuer? — Et pourquoi donc? répond le fils.
— Parce que tu es aux abois, déshonoré, méprisé, parce que toutes
les portes se fermeront devant toi et que la mort est préférable à une
existence honteuse et misérable, car je te jure que je trouverais le
moyen de te la rendre misérable si tu ne prenais pas ce revolver. » (6).
Même quand il n'a pas à redouter prison ou bagne, l'honnête
homme, l'homme du monde ne doit pas survivre à certaines hontes :
dans les romans de Maël comme dans ceux d'Hervieu ou de Bour-
get, qui est pris à tricher au jeu n'a d'autre ressource que de dis-
paraître (7). La jeune fille, la femme doivent se tuer plutôt que
d'être déshonorées ou quand elles l'ont été (8). La femme séduite
et enceinte est presque tenue de songer au suicide. Celles qui se
tuent, celles qui veulent se tuer, se retrouvent, toujours sympa-
thiques, dans les romans d'Alexis, de Bourget, de Gérard d'Houville,
d'Hervieu, de Francis Jammes, de Le Roy, de Malot, de Margue-
ritte, de Pouvillon, de M. Prévost, de Marcelle Tinayre (9). La
même auréole entoure Clara d'Ellébeuse et l'humble héroïne de
(1) Micheline, 401. (2) Serge Panine, fin. (3) Le crime d Orcival, 396,
(4) Mérouvel, Damnée, TI, 464. (5) Montépin, Amours de Province.
III, 370. (6) P. 212. (7) Maël, Comment ils aiment, 135 ; Bourget, Recom-
mencements (nouvelles), Le Vrai Père ; Hervieu, Peints par eux-mêmes, 123.
(8.) Decourcelle, Le Curé du Moulin-Rouge, Seule au monde, 11 ; de Gas-
tyne, La Femme en noir, 171 ; Cladel, Petits Cahiers, 109 ; J. Mary, Les Dam-
nées de Paris [U Endormeuse) , 154 ; M. Tinayre, L'Ombre de l'Amour, 314 ;
J. Lorrain, Le Crime des Riches, 230. (9) Bourget, L'Etape, 344 ; Alexis,
La Comtesse, 173 ; G. d'Houville, Jeune Fille, 128 ; Hervieu, Peints par eux-
mêmes, 57, 78 ; Jammes, Clara d' Ellébeuse, 65, La Bonté du Bon Dieu, 229 ;
Le Roy. Nicette et Milon, 141 ; Malot, Le Mari de Charlotte, 284 ; Margueritte,
Nous les Mères, 161, Prostituée, 67, Le Talion, 115 ; Pouvillon, L'Innocent,
234, 238, 98 ; Prévost, Mademoiselle Jauffre, 171 ; M. Tinayre, L'ombre de
V Amour, 326.
LA MORALE EN ACTION
147
ia Bonté du Bon Dieu. La Bernade, de Pouvillon, enceinte, s'est
jetée à l'eau. On la sauve. Le jour de son mariage, elle ne cherche
pas à cacher sa grossesse : « A quoi bon se cacher? La noyade
manquée avait donné l'éveil; on connaissait sa faute; mais on
savait aussi qu'elle avait voulu mourir, et cette pâleur, qui lui
était restée depuis, cet air de langueur répandu sur elle arrêtait
les mauvais propos » (i). Plusieurs fois, la pensée du suicide tra-
verse l'âme de Julie Moneron « restée haute par tant d'aspira-
tions » (2). Parfois même, femmes ou jeunes filles semblent avoir
le sentiment qu'elles auraient le droit de se tuer si le médecin leur
refusait les moyens de se faire avorter (3).
Outre le déshonneur public, la crainte de rnujrir devant leurs
enfants ou leurs parents pousse au suicide des personnages sympa-
thiques. Le héros d'un roman populaire se tue quand sa fille dé-
couvre qu'il n'est pas son père devant la loi (4). Dans la Menace, de
Bourget, Mme de la Guerche meurt sur la menace que lui fait sa
belle-fille de révéler à son fils une faute commise autrefois (5). Dans
Dette de Haine, de Georges Ohnet, Raymond craint que sa femme ne
se tue parce qu'il a découvert sa perfidie : quand il voit qu'elle ne
renonce pas à vivre, il dit, avec un rire douloureux : « Et j'ai pu
croire qu'elle songeait à mourir!... Ce sera pour le monde une
coquine de plus » (6).
Comme au théâtre, on voit, dans les romans, des innocents sym-
pathiques se dérober ou vouloir se dérober, par la mort, à un
déshonneur immérité. Il y en a, dans J. Mary, Merouvel, P. Sales,
Bernède et Feuillade, il y en a dans P. Acker. Estaunié et Rosny (7).
Ils n'excitent que la sympathie et la pitié. Même quand il s'agit
d'une honte absolument imméritée, le suicide apparaît parfois
comme une solution inévitable. Dans un roman populaire, Octave,
ayant découvert qu'il est fils d'un assassin mort sur l'échafaud,
songe au suicide. Juliette, sa fiancée, tremble, parce qu'elle savait
trop bien « ce qu'elle ferait à sa place » (8).
On retrouve encore force personnages qui se tuent sans avoir
à redouter ni châtiment, ni humiliation, simplement pour expier
(1) L'innocent, p. 249. (2) L'étape, p. 344. (3) Alexis, La comtesse,
nouvelles. La première cliente : Mlle de Cerney-Larive, violée par un cocher,
menace le médecin de se tuer s'il ne la fait pas avorter, p. 173; Cf. Ilervieu,
Peints par eux-mêmes, p. 57, 78. ('1) Mary, L'outragéee, II, p. 64. (5) Les
détours du Cœur, La menace. (6) P. 340. (7) Mary, Le Wagon 303, p. 369 ;
Merouvel, Sang rouge et sang bleu, p. 202; P. Sale?, Viviane,. p. 7 ; Bernède
et Feuillade, Les nouveaux exploits de Judex, p. 39 ; P. Acker, L'amie
perdue (nouv.), Mr. Bar banot assassin; Estaunié, tes choses voient, p. 142;
Rosny, La toile d'araignée (nouv.)t L'inutile question. (S) De Gastync, Le
nom fatal, p. 319.
148 LE ROMAN
leur faute, pour ne pas rougir devant eux-mêmes. Par exemple,
les cœurs généreux refusent de survivre à un inceste, môme connu
d'eux seuls. Forcé d'épouser sa fille, un héros de J. Mary se jette
sous un train (i). Un personnage de Bourget se tue parce qu'il
croit avoir séduit sa sœur (2). Dans les Prédestinés, de Bailly, le
héros quitte le lit de sa sœur pour aller se tuer (3). Dans Du sang,
de la volupté, de la mort, Pia se tue en se rendant compte qu'elle
aime son frère : décision d'une enfant « exaltée et scrupuleuse » qui
ne veut pas du bonheur dans un monstrueux péché (4). Dans le
roman de Rosny, Claire de Seilhac, violée par son frère, songe aussi-
tôt à se tuer (5). Dans les Deux femmes, Marc meurt après avoir
séduit sa belle-mère (6). « S'il y avait inceste dans le mariage que
vous avez fait, dit un personnage de Bourget, vous n'auriez qu'à
vous tuer » (7).
Le remords pousse au suicide les héros de Thérèse Raquin. Dans
Nicetle et Milon, Céleste se tue en apprenant qu'un assassin qu'on
vient d'exécuter est son fils, abandonné par elle (8). Des héros de
Montépin et de Mérouvel veulent mourir pour expier le crime d'avoir
violé des jeunes filles (9). Un notaire, dans Marcel Prévost, songe
au suicide parce que, par une négligence involontaire, il a grave-
ment lésé une de ses clientes (10). Des maris et des femmes, des fian-
cés, des amants veulent se tuer ou se tuent par remords d'une infi-
délité (11). Dans une nouvelle d'Alexis, Rolande meurt après avoir
écrit à son amie : a Je ne puis me faire à l'idée de vivre un jour de
plus en te volant ton mari » (12). Une héroïne de Mérouvel se tue
pour se punir d'avoir épousé un homme qu'elle n'aime pas, urîe
autre pour se punir d'une faute commise avant son mariage (i3).
Dans une nouvelle de H. Bordeaux, un magistrat a pardonné à sa
femme coupable. Mais, estimant qu'il a eu tort et que sa pitié fut
de la faiblesse, il se pend (i4). Tous ces personnages sont sympathi-
ques et parfois, c'est surtout leur suicide ou leur velléité de suicide
qui les rend tels. Le magistrat se pend, « avec la rigidité coura-
geuse » qu'il avait toujours apportée dans ses fonctions. Les femmes
qui ont essayé de mourir gagnent l'estime et le pardon de leur
mari (i5). Dans un roman populaire, Joli-Cœur, complice des ban-
dits, tente de se tuer. Aussitôt on commence à dire : « Ce garçon ne
(1) Le wagon 303, p. 282. (2) Le vrai père. (3) P. 250. (4) P. 78.
(5) Sous le fardeau, p. 234. (6) P. 306. (7) Le fantôme, p. 284. (8) P. 309.
(9) Les amours de province, p. 262; Mérouvel, Sang rouge et sang bleu, p. 607.
(10) Femmes (nouv.), La date. (11) Margueritte, La tourmente, p. 59 ;
Zola, Madeleine Férat, p. 302 ; Farrère, Les civilisés, p. 299. (12) Vallobra,
359 ; Cf. Rosny, Le crime du docteur, p. 317. (13) Sang rouge et sang bleu,
p. 308 ; La filleule de la Duchesse, p. 321. (14) La maison maudite, dans
L'écran brisé, (15) Margueritte^ La tourmente^ p. 59; Cf. Mary, Le baiser,
p. 276.
LA MORALE EN ACTION 149
serait-il pas un chenapan, mais seulement un malheureux ? » (i5).
Le suicidé étant tout ensemble un moyen d'éviter la honte et une
réparation, des personnages de roman conservent notre sympathie
en se tuant aussitôt après avoir commis un crime ou dans l'accom-
plissement même de ce crime. Dans Fécondité, Morange fait « un
acte de justice terrible », en entraînant un autre homme dans l'acci-
dent où lui-même est décidé à trouver la mort (i). Un héros de
Mérouvel se tue après avoir tué l'homme qui est responsable de tous
ses malheurs (2). Des maris qui se vengent ou bien prennent leur
femme par la main et l'obligent à se jeter sous un train (3), ou bien
l'entraînent avec son amant dans un précipice où ils se jettent eux
mêmes (4). Si ma fiancée était coupable, dit un héros de G. Ohnet,
je l'aurais tuée et je me serais tué après (5). Tous ces personnages
sont sympathiques. Il semble que le suicide efface ou répare le
meurtre. Ceux qui excitent le dégoût, ce sont ceux qui, comme un
personnage de Rosny, une fois le crime commis, restent là stupé-
faits, inertes, « sans force pour consommer le suicide » (6).
Enfin on retrouve dans les romans l'idée qu'un homme peut
être responsable du suicide d'autrui. Je ne l'ai pas signalée dans
la morale en paroles. Le seul passage que j'aurais pu noter est une
phrase de P. Bourget dénonçant la responsabilité des écrivains.
« N'est-ce pas une chose effrayante de penser que Goethe est mort,
que Musset est mort et que leur œuvre peut encore mettre une arme
à la main d'un enfant qui souffre ? » (7) Mais si les déclarations sont
rares, il arrive souvent qu'un personnage se sente ou soit dit cou-
pable du suicide d'un autre. Dans une nouvelle de Bourget, le père
qui pour empêcher un mariage, a dit faussement à son fils : c'est
ta sœur, se considère comme un assassin lorsque son fils s'est tué.
Dans Les Choses Voient d'Estaunié, Rose se tue parce qu'elle a été
calomniée par Noémi. — « C'est vous qui l'avez tuée », dit une vieille
servante (8). Une jeune fille de Margueritte, séduite et enceinte,
subit de violents reproches de sa mère et se tue : le narrateur consi-
dère que la mère est coupable de meurtre (1). Dans une nouvelle
célèbre de Maupassant, la maîtresse menace son amant de se tuer ;
(1) Mary, L'outragée, I, 329 p. 422 ; Cf., II, p. 320 et dans la Pocharde
(II, 379) le suicide du Dr Marignan. (2) P. 685. (3) Sang rouge et sang
bleu, p. 756. (4) Margueritte, L'absent, dans L'eau qui dort, p. 323 ; Cf. dans
le même recueil, p. 245 ; La comédie au château : le mari fait couler la barque
dans laquelle il se trouve avec sa femme et avec l'amant. (5) Malot, L'ombre
dans Mariage riche. (6) Ohnet, Dette de haine, p. 340 ; Cf. André Cornélis
(André songe au suicide après avoir tué son beau-père) ; Lazarine (Graffeteau
veut se tuer après avoir tué sa femme) ; Rosny, Contes de l'amour et de l'aven-
ture, La mère. (7) Rosny, Résurrection, L'ami. (8) Mensonges, XX. (9) P.
146. (10) Nous les mères, p. 161.
150 LE ROMAN
il ouvre la fenèlp.' et dit : après vous! Quand elle se précipite, il est
« fou dfi lemoids » (l). ftn parlant de l'abbé Mourct, qu'il tient
tivspon>abIe du >ui<ide d'Albine, le Docteur Pascal déclare : « Ou
peut rh. un ;i— ;is-in v\ servir l>icii » {:>). Dans une nouvelle
^QUXget, mi'.' feinine se tue quand son amant la quitte pour se
marier : « Vqui Hftt faites, dit à l'amant sa fiancée, autant d'horreur
que de pitié » (3).
Comme au théâtre, ce sentiment de responsabilité permet, dans
les romans, le chantage au suicide. ÎNous avons déjà \u des femi
et des jeunes filles enceintes menacer le médecin de mettre fin à leur
vie s'il ne leur donne pas les moyens de se l'aire avorter. Dee amants
font la même menace à celle qu'ils aiment pour la fléchir (#). On
la fait pour obtenir de l'argent (5). Un soldat, dans un conte de
Marguerite, dit à son lieutenant qu'il se tuera si le lieutenant, qui
l'a puni, refuse de lui pardonner (6). Une héroïne de G. Ohnet, pour
suivie par son beau-père, le menace de se tuer (7). Si celle-ci est
sympathique, d'autres ne le sont guère ou sont odieux. Mais ce qui
est intéressant à noter, c'est l'efficacité de ces menaces. Dans les
Lettres à Françoise mariée, M. Prévost a beau dire qu'on « peut
être parfaitement rassuré sur le compte des hommes qui usent
comme moyen de pression en amour de la menace de se suppri-
mer » (8), la menace, en général, porte. Dans Histoire Comique,
l'acteur se tue en disant à celle qui l'a abandonné : Je te défends
de rester avec Robert (9). Elle n'ose pas, ne peut pas lui désobéir.
Ainsi la morale en action est à peu près exactement dans les
romans ce qu'elle est au théâtre : ceux qui se tuent ou veulent se
tuer sont diversement sympathiques, mais sont sympathiques, lors
qu'ils se dévouent, lorsqu'ils ne veulent pas survivre à quelqu'un
qu'ils aiment, lorsqu'ils veulent éviter certaines hontes, lorsqu'ils
désirent expier. Dans les formules, la morale simple semblait avoir
l'avantage. Hors des formules, la morale nuancée triomphe avec
éclat.
(1) Le modèle, [Le rosier de Mme Husson), Conard, 1909, p. 83. (2) Le
DT Pascal, ch. II, p. 57. (3) Bourget Les deux sœurs (nouv.) ; Le cœur et le
métier. (4} De Gastyne, La femme en noir, p. 208, 322. (5) Bourget, L'étape,
p. 221. 6) Le poste des neiges, p. 83. (7) Les dames de Croix-Mort, p. 235;
Cf. Mary, La Pocharde, II, p. 350. (8) P. 48 (9) P. 108, Cf. p. 173,
Nanteuil explique à Félicie qu'elle ne doit pas se croire responsable du suicide
de Chevalier.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 151
III
Localisation des deux morales. — 1) Le conflit des deux morales est quel-
quefois présenté comme un conflit entre la morale des croyants et celle
des incrédules, mais ceux qui se tuent ou veulent se tuer dans les cas
admis par la morale nuancée sont tour aussi nombreux et sympathiques
dans le monde des croyants que dans celui des incrédules ; 2) les person-
nages sympathiques qui se tuent ou veulent se tuer sont plus nombreux
parmi les gens du monde et les intellectuels que parmi les gens du peuple.
On trouve ça et là dans les romans, des déclarations, des obser-
vations qui donnent à penser que le conflit des deux morales rela-
tives au suicide se ramène à un conflit entre croyants et incrédules.
Dans un roman populaire, l'héroïne, près de se tuer, s'agenouille,
mais n'ose pas prier Dieu parce qu'elle craint qu'il np lui réponde
par l'ordre de vivre (i). Dans un autre roman, le baron de Ghâtei,
auquel un ami dit : penserais-tu à mourir ? répond simplement :
« Je suis chrétien... pas très fervent, mais sincère, n'aie donc pas
peur » (2). Parfois l'auteur intervient pour marquer son sentiment.
Isabelle, au moment de se tuer, prie Dieu de lui pardonner : « Pau-
vre enfant, elle ne s'apercevait pas qu'une telle prière était un blas-
phème ! » (3) .
Dans des romans de Georges Ohnet, ce sont des prêtres qui
expliquent que le suicide est un crime (4). C'est un prêtre également
qui condamne, dans Mensonges, le suicide de René. Dans Lazarine,
une jeune fille chrétienne rappelle à Graffeteau que Dieu défend
tous les homicides. Dans la Fosse aux lions de Baumann, M. de Bra-
dière, en se tuant, laisse aux siens l'angoisse « de le présumer mau-
dit à jamais » (5). Villiers de l'Isle-Adam montre Natalia qui, aban-
donnée de tous, veut mourir : mais elle va à l'église, y voit la Madone
et renonce à son projet (6).
A l'inverse, on note parfois que le suicide ou les velléités de sui-
cide sont toutes naturelles étant donnée l'incrédulité du héros. Dans
sa nouvelle A un dîner d'Athées, Barbey d'Aurevilly écrit à propos
de Mesnigrand, dégommé après Waterloo : « S'il ne se tua pas, et
sa nature étant donnée, ses amis auraient pu lui demander, — mais
ne lui demandèrent pas — pourquoi... (7) ». De Julie Moneron,
dans l'Etape, Bourget dit : la pensée du suicide traversa cette
âme « sans croyances » (8) ; il écrit dans l'Emigré : « Quand on ne
croit pas en Dieu !... » (9). Un personnage de l'Essor déclare, à pro-
(1) Bernède et Feuillade, Les nouveaux exploits de Judex, p. 39r (2) Mérou-
vel, Femme de Chambre, p. 359. (3) Maêl, Comment ils aiment, p. 261.
(4) Les dames de Croix-Mort, p. 365; Le curé de F avières, p. 85. (5) P. 305 ;
Cf. Le baptême de Pauline Ardel, p. 232, 236. (6) Contes cruds, p. 99. (7) Les
diaboliques, p 263. (8) Ch. X. (9) P. 370.
152 LE ROMAN
poi du Docteur Favas, désespéré de la mort de sa femme : « S'il ne
change pas d'idéi religieuses, il se tuera » (i). Dans Block notes de
I*. Alexis, le héros meurt, parce qu'il croit que son cxisl<
actuelle « n'est qu'un anneau dans une longue chaîne d'existences
consécutives » (2). M. de Viargue qui se tue, dans Madeleine Ferai,
est ur. savant incrédule. Dans les Comtes Russes de Vogue, une reli-
gieuse contant le suicide de Varvara écrit : Nous nous perdons en
conjectures sur le motif qui l'a poussée : « Je pense qu'il faut les
chercher dans les doctrines désolantes dont se nourrissent ces pau-
vres femmes. Celle-ci passait ses rares moments de loisir sur un
livre du philosophe Schopenhauer » (3).
Tout cela reflète bien l'idée que la réprobation du suicide est
chose religieuse ; mais, d'abord, cette idée s'exprime assez rarement,
(celle qui fait du suicide une lâcheté revient quatre fois plus sou-
vent) ; en outre, des croyants même tiennent peu de compte de la
doctrine de l'Eglise : « Mon Dieu, auriez-vous le droit de me condam-
ner si je recourais au suicide ! » (4), dit l'infortuné Roger la Honte.
Injustement accusé, le Marquis de Trévenac se tue : « Mon Dieu,
dit le bon curé Gardain, je vous recommande lame du marquis de
Trévenac si vous ne l'avez pas déjà reçue dans votre sein » (5). La
petite héroïne de La Bonté du Bon Dieu se tue étant enceinte :
« Lorsqu'elle fut au Ciel, où un jeune prêtre avait voulu d'abord
l'empêcher d'aller, la petite personne jolie et délicate trembla à
l'idée qu'elle était enceinte et que le Bon Dieu Fallait damner. »
Mais le Bon Dieu la soigna, lui donna une jolie chambre, et elle eût
une jolie petite fille blonde (6). Dans un roman de Rebell, un arche-
vêque, un peu inquiétant, justifie Clarence qui s'est tué parce qu'il
ne pouvait plus « vivre noblement », et il lit à ses amis celles des
Lettres à Lucilius « où Sénèque conseille de ne pas craindre la mort ».
(7) Une petite jeune fille, dans Ma Tante Giron, se tue parce que ses
parents n'ont pas voulu qu'elle prît le voile. « Les enfants qu'on refuse
à Dieu, Dieu les prend », dit la vieille tante; et ailleurs elle ajoute :
« Laissez-la, elle est en Paradis » (8).
Enfin la morale en action, sur ce point encore, dément les for-
mules. Que les croyances religieuses détournent du suicide, que
l'incrédulité y pousse, c'est surtout dans les romans chose qui « se
dit ». Mais considérons les personnages qui se tuent ou veulent se
tuer : ce sont parfois des incrédules ; par contre, Mme d'Estignac,
dans Bourget, est pieuse ; la petite ouvrière de F. Jammes, l'Ange-
(1) P. Margueritte, L'essor, p. 47. (2) Alexis, Trente romans, p. 321.
(3) Varvara A fanasciona[Contes russes). (4 p. 250. (5) P. Sales, Marquis
de Trévenac, p. 107. (6) F. Jammes, La Bonté du Bon Dieu, p. 229 ss.
(7) Rebell, Le diable est à table, p. 145. (8) Bazin, Ma tante Giron,
ch. XXI.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 153
lique de Zola ont la foi; la petite Bernade de Pouvillon fait le
signe de la croix avant de se jeter à l'eau ; la Fortunade de Marcelle
Tinayre est « bonne chrétienne »; l'héroïne de Ma Tante Giron vou-
lait se faire religieuse.
On pourrait multiplier les exemples : je prends dans mes notes,
au hasard de l'ordre alphabétique, les cinquante premiers suicides
ou desseins de suicide qui se trouvent dans des romans populaires :
vingt-neuf sont attribués à des personnages qui, en d'autres passa-
ges du livre, montrent qu'ils sont croyants ou du moins appartien-
nent à des familles croyantes ; un seul est attribué à un incrédule ;
dix-neuf à des personnages dont les idées philosophiques ou reli-
gieuses ne sont pas marquées. Faisons la même expérience sur les
romans non populaires : les chiffres obtenus sont vingt, sept et
vingt-trois. Les croyants dans nos romans, ne se tuent pas et ne
songent pas au suicide moins que les autres.
Par contre, le même fait que nous avons observé dans les pièces
de théâtre se retrouve dans les romans. Les suicides sont beaucoup
plus rares chez les gens du peuple que dans les classes riches ou
aisées. On trouve çà et là la petite ouvrière, l'humble paysanne qui,
séduites et enceintes, se tuent, le paysan ruiné, l'homme et la femme
du peuple qui cèdent à la misère et au chagrin, le criminel de bas
étage qui se soustrait à la guillotine. Mais c'est en somme asez rare.
Les suicides qu'approuve ou admet la morale nuancée sont infini-
ment plus fréquents dans le monde riche ou intellectuel que dans le
peuple proprement dit. Sur cent suicides ou velléités de suicide
pris au hasard, dix-huit sont attribués à des gens du peuple, quatre-
vingt-deux à des nobles ou des bourgeois. Cela peut s'expliquer par
le fait que les romans ordinaires peignent surtout des gens du
monde. Mais, dans les romans populaires où gens du monde et gens
du peuple sont à peu près en nombre égal, la proportion est de six
à quarante-quatre.
Le témoignage du théâtre et des romans s'accorde donc sur ce
dernier point avec l'indication que donne l'étude des mœurs. Sur un
autre point, il s'accorde avec la conclusion que suggérait l'étude de la
morale écrite.
Ce qu'il y a, à mon avis, de plus frappant dans la littérature,
c'est ce que j'ai essayé de faire ressortir au cours de ces deux der-
niers chapitres, c'est le contraste saisissant entre la morale en paroles
et la morale en action.
J'ai déjà essayé de dire la valeur singulière qu'a pour la science
des mœurs cette morale en action. Elle ne peint pas seulement les
phénomènes à étudier, elle les provoque : les héros du Dédale, de la
Nouvelle Idole, de la Vierge Folle sont imaginaires, les sentiments
154 u: Ko.viAN
qu'ils funt naître en nous ne le sont pas, la morale impliquée J m
ces sentiments ne l'est pas davantage.
Sans doute on pourrait a priori soupçonner les grands écrivains
de nous .suggérer par la magie de leur art des impressions diit'ér*
de celles que nous ressentirions dans la vie ; mais, parmi les aul
que j'ai cités, il n'y a pas uniquement de grands écrivains; et pui
surtout comment les soupçonner de vouloir astucieusement nous sug-
gérer des appréciations nuancées, alors qu'un grand nombre d'entre
eux sont partisans de la morale simple ? Si, en dépit de leurs opi-
nions, ils nous montrent des personnages qui, en se tuant ou en
voulant se tuer, sont parfois sympathiques, si, après avoir déclaré le
suicide chose lâche, bête et plate, ils représentent des suicidés qui
inspirent pitié, sympathie et respect, c'est qu'une morale réelle, plus
forte que les formules, inspire leur création comme elle régit nos
sentiments.
Certes il n'en faut pas conclure que cette morale réelle est à elle
seule toute la réalité. L'emploi commun de certaines formules est
un fait, lui aussi, et que la science ne peut négliger. Néanmoins
un désaccord aussi flagrant entre nos formules et nos sentiments
confirme l'impression que laissait déjà l'étude de la morale écrite :
la morale simple est une morale officielle que beaucoup se croient
tenus de proclamer hautement, mais qui, régnant sur les formules,
ne règne pas sur la vie.
CHAPITRE VII
Les Morales professionnelles :
Conflit de la Morale simple et de la Morale nuancée
Trois groupements professionnels s'intéressent à la question
morale soulevée par le suicide : l'armée, le monde des affaires, le
monde médical.
Dans ces trois groupements, on retrouve le même conflit que dans
la morale commune.
La morale militaire : 1) Le suicide est puni dans l'armée ; 2) mais la morale
nuancée prévaut dans l'application des peines, 3) certains suicides, hé-
roïques ou destinés à sauver l'honneur du corps, communément approuvés.
Alors que la loi commune semble s'être ingéniée à sauvegarder au
moment des funérailles l'honneur de celui qui s'est tué, le suicide,
en principe, est puni dans l'armée.
Une circulaire du maréchal Soult, en date du io mai i844, auto-
rise les généraux à ordonner « à l'égard des suicidés la suppression
totale ou partielle des honneurs funèbres » (i). Bien que nettement
contraire à l'esprit des lois de 1881, de i884 et de 1887, cette circu-
laire n'a jamais été rapportée, et on me l'a communiquée au minis-
tère de la guerre comme le texte qui, aujourd'hui encore, fait loi
en la matière.
Dans le Gouvernement militaire de Paris, on suit à l'heure pré-
sente les Instructions générales de la Place de Paris, (ier août 19 10),
mises en vigueur à partir du ier janvier 191 1, annulant et rempla-
çant celles du ier janvier igo3. Au chapitre sur les honneurs funè-
bres, on lit : « En principe, il n'est pas rendu d'honneurs funèbres
aux suicidés ».
J'ai vu deux fois pendant la guerre, sans pouvoir malheureuse-
ment en prendre copie, des ordres de. colonels flétrissant des suici-
des et assimilant la mort volontaire à la désertion. J'ai retrouvé
cette assimilation dans un ordre de 19 15, qui, condamnant au même
(1) Je cite cette circulaire ainsi que les Instructions ci-dessous, d'après 1;
copie qu'on a bien voulu m'en remettre au Ministère de la guerre.
156 LES MORALES PROFESSIONNELLES
titre suicide et mutilation volontaire, déclarait : se tuer, se mutiler,
C*et1 fuir.
Ces textes montrent qu'il s'agitx bien d'une morale profe
ncllo : le suicide n'est pas puni comme étant toujours et en prin<
un crime ; il est puni comme étant un crime militaire, particuliè-
rement dangereux en temps de guerre.
Il n'y a pas, pour la marine, un texte analogue à la circulaire
du maréchal Soult. Le règlement sur le service des places est muet
sur le suicide et, d'après une lettre de M. le Ministre de la Marine en
date du 6 octobre 1921, « les dispositions à prendre sont laissées à
la libre disposition des commandants d'armes » (1). Mais les offi-
ciers de marine m'ont dit avoir vu parfois refuser les honneurs mili-
taires en cas de suicide. Pendant la guerre, M. le député Tissier,
interpellant l'amiral Lacaze, lui reproche, sans être démenti, d'avoir
prescrit « d'afficher sur le mur d'infamie, à côté des noms des déser-
teurs, les noms des malheureux qui ont attenté à leur vie parce qu'ils
n'ont pas su résister aux misères présentes » (2).
Ces châtiments infligés à des suicidés prouvent la puissance de la
morale simple dans le monde militaire. Mais voici la morale
nuancée.
Tout d'abord, les textes disent : « en principe... » Des exceptions
sont donc prévues ; et, en effet, on lit dans les Instructions de 1910,
aussitôt après la phrase que j'ai citée : « Lorsque certains cas sem-
blent de nature à motiver une exception, à cette règle, le Général
commandant la place prend les instructions du Gouverneur mili-
taire de Paris ».
De quels principes s'inspireront les deux généraux, l'un pour
hésiter, l'autre pour décider ? Les Instructions sont muettes. Le seul
texte qui puisse les guider est toujours celui du maréchal Soult.
Après avoir autorisé les généraux à ordonner la suppression des
honneurs funèbres, il ajoute : « Toutefois vous ne devrez pas faire
usage de cette autorisation sans réflexion sérieuse ; car je ne puis
vous tracer de règles absolues. En effet, il ne paraît pas raisonnable
d'unir dans les mêmes honneurs avec le brave qui tombe devant
l'ennemi ou qui finit douloureusement à l'hôpital, le faible coeur
qui cède à des chagrins imaginaires ou à des douleurs physiques, à
plus forte raison le coupable qui se soustrait par la mort au déshon-
neur, suite de ses fautes. Mais, d'un autre côté, il serait injuste de
« (1) Dans cette lettre qu'il a bien voulu me faire tenir en réponse à une
demande de renseignements, le Ministre écrit : « Des recherches auxquelles
j'ai fait procéder, il résulte qu'il n'existe aucun texte réglant la question
envisagée.» (2) Journal Officiel du 8 juin 1917; je n'ai pu retrouver la
circulaire visée par M. Tissier.
LA MORALE MILITAIRE 157
confondre tous les suicidés dans une même réprobation ; car la plu-
part d'entre eux succombent à un dérangement intellectuel; il en est
même qui meurent entourés, malgré leur faute, d'estime et de
regret... Vous déciderez d'après les considérations humaines d'hon-
neur et de service.
« Je recommande à votre attention un point très important. Dans
cette question délicate, vous devez prendre soin vis-à-vis du clergé
de paraître indépendant et calme. Que votre décision, dans chaque
circonstance, soit bien la conséquence d'une appréciation libre du
fait en lui-même ; défendez-vous soigneusement de tout ce qui pour-
rait ressembler à une contradiction affectée ou à une condescen-
dance dont on pourrait faire abus ; évitez également ce qui serait
de nature à blesser le sentiment des populations ou à indisposer l'es-
prit militaire. Il est nécessaire de vous maintenir dans ces limites
pour opérer tout le bien que j'attends de votre intervention.
« Si vous avez quelquefois des motifs d'indulgence, vous n'ou-
blierez pas que celui qui a recours à la mort pour éviter la honte ne
saurait recevoir d'honneurs ; ses amis, s'il lui en reste, ne pourront
suivre sa dépouille ni en troupe ni en armes. »
Comme on voit, si le principe consacre la morale simple, les
exceptions prévues assurent la revanche de la morale nuancée.
En fait, elle triomphe dans l'usage. La circulaire, on l'a vu, ne
prescrit pas le refus des honneurs funèbres : elle autorise les géné-
raux commandant les divisions à en ordonner, « suivant les cir-
constances » la suppression totale ou partielle. Quel usage font-ils
de cette autorisation ?
De nos jours, en temps de paix, il arrive que l'autorité militaire
use du droit ainsi accordé et refuse les honneurs, tout en indiquant
aux camarades du défunt la date et l'heure des obsèques; mais,
d'après tous les témoignages que j'ai recueillis, cela même est extrê-
mement rare (i).
Au cours de la guerre de 191/4, c'est-à-dire à un moment où on
(1) L'indigence des documents officiels relatifs aux militaires suicidés
tendrait à confirmer les témoignages oraux que j'ai recueillis. M. le Colonel
Tournier, chef de la section historique de l' Etat-Major de l'Armée, qui a
bien voulu faire faire des recherches sur ce point, m'écrit dans une lettre du
6 novembre 1920 : « Pour la question du suicide et des suicidés dans l'armée,
le dépouillement du Bulletin Officiel n'a rien donné, celui du Journal Officiel
pas davantage... Je n'ai trouvé non plus, dans les différentes bibliographies
militaires, aucune indication d'ouvrages sur le sujet. A la Correspondance
générale, il n'existe qu'un mince dossier intitulé : « Suicidés » ; ce dossier
comprend en tout trois pièces, (dont la plus récente est de 1872)», et, dans une
lettre du 10 novembre : « Les recherches qui ont été faites à la Justice mili-
taire et au Service de Santé n'ont rien donné. Je constate même, chose assez
curieuse, que le Service de place, au titre Honneurs funèbres, est complètement
muet sur la question vrien non plus dans le Service intérieur. »
158 LES MORALES PROFESSIONNELLES
•i\aii des rail >ni de m montrer phii la règle étail, dans )<
hôpitaux militaires, que les mieidéfl fussent enterrés comnlè Ici
autres, sauf opposition du médecin-chef. Or, dans tous les hôpi(
où j'ai <Mi accès, les médecins m'ont dit n'avoir jamais vu celte oppo-
sition se produire. De même, dans les régiments, tous les chefs <!<•
corps que j'ai pu questionner m'ont dit qu'ils n'avaient jamais inter-
dit de rendre les honneurs funèbres. J'ai connu personnellement
cinq cas dans lesquels le suicide n'était pas douteux ; non seulement
il n'y a pas eu sanction, mais la question ne s'est pas posée. I n
« compte rendu » a signalé le fait sans commentaire-. Ni la Brigade,
ni la Division n'ont demandé aucune explication.
Non seulement l'usage corrige le principe, mais il se heurte lui-
même à des principes opposés. Il y a, dans l'armée, des suicides
bien vus, si bien vus qu'ils s'imposent parfois. L'officier qui s'ense-
velit sous les ruines d'un fort plutôt que de se rendre, le soldat qui
'iccepte de mourir dans une explosion, pour faire sauter l'ennemi
avec lui, ne soulèvent qu'approbation et admiration.
Dans la marine, c'est, pour le commandant d'un navire, sinon
un devoir, du moins une élégance, de ne pas survivre à son bâti-
ment. Il y a là un sentiment professionnel qui échappe parfois aux
profanes. En 1917, au cours d'une interpellation sur le torpillage du
Danton, M. Garât déclare que le commandant du navire est mort
« glorieusement » : un député l'interrompt et s'écrie : « C'est un
tort 1... Il faut que nous demandions à M. le Ministre de la marine
de recommander à nos capitaines de ne plus se laisser périr ainsi
inutilement. » — « C'est, répond M. Garât, un des buts de mon
intervention. (Très bien, très bien.) ». Ainsi la Chambre, soucieuse
de l'intérêt public, trouve ces suicides glorieux, mais les désap-
prouve. Dans la marine elle-même il n'en va pas de même : « Man
daté par la commission de la marine, dit M. Pottevin, j'ai eu à lire
et à dépouiller les dossiers d'un certain nombre de torpillages. Eh
bien, constamment on rencontre chez les commandants de nos
bateaux ce sentiment qu'ils doivent périr, » Sentiment assez fort
pour que le Ministre de la Marine apporte à la Chambre des décla-
rations dont la netteté n'est qu'apparente : « Jamais le Ministre de
îa Marine n'a pu penser que les commandants de ses cuirassés
devaient se laisser engloutir volontairement et ne pas se réserver
pour la patrie ». Mais (il y a un mais), les commandants doivent
rester à bord tant qu'ils n'ont pas « la certitude » que tout le monde
est parti. L'amiral Bienaimé dit de même que le devoir du capitaine
n'est pas de périr « fatalement » avec son navire, mais de ne le
quitter que « s'il n'y a plus un homme à bord ». Pour quiconque a
mis les pieds sur un cuirassé ou un croiseur, ces phrases prescrivent
le suicide qu'elles ont l'air de ne pas exiger. Il n'est pas humaine-
LA MORALE MILITAIRE 159
ment possible au commandant d'un grand vaisseau torpillé d'avoir
la « certitude » qu'il n'y a plus un homme à bord. Dans le doute,
la morale professionnelle le condamne donc à périr (i).
Un autre suicide est plus obscurément admis et recommandé
dans l'armée : un militaire, coupable d'un crime dont la honte
peut rejaillir sur le corps, se tuera s'il a gardé quelque sentiment
d'honneur. Détail à noter, on le punira peut-être de s'être tué, —
les suicides de coupables sont visés précisément dans la circulaire
de i844 du Maréchal Soult, — mais il ne s'en sera pas moins,
d'après une expression qui semble échapper au Maréchal, « sous
trait par la mort au déshonneur »; il aura fait son devoir. Dans
Sous-Off's de Descaves, quand le sergent-major Tétrelle, se
tue, un ordre du colonel interdit de lui rendre les honneurs
funèbres. Il n'en est pas moins vrai que Tétrelle, pris à voler sur
l'ordinaire, s'était entendu dire par son adjudant : a Dans votrt
situation, vous n'avez que deux choses à faire : payer ou vous loger
une balle dans le caisson, choisissez (2). » Le roman s'accorde, je
crois, à la réalité : « Il n'y a qu'à se faire sauter le caisson » est,
dans l'armée, une phrase toute faite que j'ai entendue je ne sais
combien de fois et qui m'a paru répondre à un sentiment vigoureux.
Un homme qui a l'honneur d'appartenir à un corps d'élite ne doit
pas subir la honte d'un jugement public qui atteint, en même temps
que lui-même, l'habit qu'il porte, c'est-à-dire le corps tout entier.
« L'homme qui se tue pour sauver l'honneur de l'épaulette, écrit
Faguet, mérite un commencement de respect (3). » Formule pru-
dente d'un ami du dehors. Aux yeux de ses camarades, il fait
strictement à ce qu'il a à faire. A en croire les récits qui courent dans
le monde des officiers, ce serait même un usage de laisser quelque
temps à l'officier arrêté et coupable les moyens de se détruire.
La morale militaire offre donc le même spectacle que la morale
(1) Journal Officiel du 26 mai 1917. La morale professionnelle s'est imposée
sur ce point au public. La Chambre a blâmé et ne pouvait pas ne pas blâmer
les suicides héroïques des marins. Mais les journaux ne ménagent pas les témoi-
gnages d'admiration aux commandants qui meurent avec leurs bateaux. Au
moment de la catastrophe du Titanic, le bruit courut que le commandant, déses-
péré, s'était fait sauter la cervelle. Le Matin du 20 avril, déclara qu'il serait
criminel s'il s'était tué « trop tôt.» Mais on sut bientôt que le commandant
Smith, après avoir fait tout son devoir pour assurer le salut des passagers et de
l'équipage, avait volontairement regagné son navire pour s'engloutir avec
lui. h' Humanité écrit, le 23 avril 1912 : « Le capitaine Smith est mort en vér -
table héros. Il a sauté à la mer au moment où les vagues commençaient à
l'atteindre. Il prit avec lui une petite fille qui se trouvait sur le pont, traîna un
bateau de sauvetage, y déposa l'enfant. Et après avoir aidé une femme à se
sauver, il revint, malgré les appels, vers le paquebot qui sombrait. Mais- à côté
de ces actes de dévouement et d'abnégation admirables, etc.» (2) P. 433
et 405. (3) Voir plus haut, p. 36.
1G0 LES MORALES PROFESSION M. Il
commune. D'un côté, on dit : le suicide est une faute, et on in
Ce principe dans le règlement; d'autre part, on s'empresse <J ' . • j ■
qu'il y a suicide et suicide, et la morale non écrite exalte ou approuve
certaines morts volontaires.
II
La morale commerciale : Suicide et faillite ; conflit de la morale timplc et de la
morale nuancée.
Ce qui pose la question du suicide dans le monde des affaires,
c'est la législation relative à la faillite.
Le failli n'est pas un coupable, au sens ordinaire du mot; ce
peut être un maladroit ou un incompétent qui a eu tort de s'occu-
per de négoce; ce peut être aussi un homme intelligent, victime
du hasard ou un honnête homme dupé par des fripons : une fois
le jugement prononcé, il n'en est pas moins atteint, sinon dans
son honneur d'homme, du moins dans son honneur professionnel.
Peut-il, doit-il éviter ce déshonneur au prix de sa vie?
La question se pose forcément en France, parce que, d'après
notre droit, un mort ne peut être mis en faillite. Se tuer avant le
jugement, c'est prévenir, supprimer toute honte légale. Quelle
solution suggère la morale commerciale?
Il n'est pas facile de l'atteindre. Les suicides de commerçants
mis en faillite ou menacés de l'être en attestent bien l'existence;
mais elle ne se formule pas, comme la morale militaire, dans des
règlements; les déclarations orales qu'on peut recueillir dans le
monde des affaires sont très incertaines; enfin je n'ai pas trouvé
de Revues ou d'ouvrages techniques dans lesquels la question fût
discutée au point de vue moral. Heureusement la littérature nous
donne quelques renseignements.
A l'en croire, on retrouve ici le même conflit que dans la morale
commune : d'un côté, le suicide est considéré comme une solution
facile, préjudiciable aux créanciers, préjudiciable à la famille,
démodée; mais, d'autre part, il est présenté comme un devoir vis-
à-vis de la famille, une marque de bonne foi, une solution hono-
rable, et, dans la morale en action, ceux qui se tuent ou veulent
se tuer sont toujours sympathiques.
Dans la Teigne de Descaves, la maison Sandret suspend ses
paiements. En proie à ses créanciers, Sandret prend son revolver :
« Que voulez-vous que je fasse? que je me tue? C'est bien facile, » —
« Trop facile », répond un des créanciers (i).
(1) P. 64.
LA MORALE COMMERCIALE 161
L'idée que le suicide est une faute à l'égard des créanciers appa-
raît dans les Ventres dorés de Fabre : Vernières, l'honnête homme,
déclare qu'il a d'abord pensé à mourir, puis s'est ravisé : « Je me
suis dit que cette mort, honteuse et lâche, n'effaçait pas mes fautes,
que, tant qu'elles ne seraient pas réparées, une tache resterait sur
mon nom, et que j'avais un devoir à remplir avant tout... Nous
devons rendre à nos obligataires les sommes que nous leur avons
fait perdre (i) ». De même, dans un roman populaire de Bertna\,
le banquier Tavernier s'étant fait sauter la cervelle, un personnage
déclare : « Cet acte de désespoir change en irrémédiable désastre,
ce qui, avec du sang-froid, aurait pu sinon se réparer, du moins
se liquider dans des conditions presque satisfaisantes (2). »
Le failli qui se tue est coupable vis-à-vis des siens : dans Antoi-
nette, le sénateur déclare que le banquier Jeannin, mort ainsi en
abandonnant sa famille, est « un misérable » (3). Dans la Course
du flambeau, le père de Daniel déclare : « Nous avons eu la force
de le faire se résigner à son vrai devoir, qui est de vivre pour les
siens (4). »
Dernier argument : se tuer pour éviter la faillite est chose
démodée. J'ai cité le mot d'une héroïne de Baumann attribuant le
suicide de son mari (à la suite de spéculations malheureuses) à
ses idées « simplistes et napoléoniennes » (6) Dans un roman
populaire de P. Sales, le banquier Marsébert dit à sa femme que,
s'il est acculé à la faillite, il se tuera. — « Bah! répond-elle, ça se
dit, ces choses-là, mais ça ne se fait plus, mon cher! (6) » Même
phrase dans Mariages bourgeois de Capus : « C'est démodé... Ça ne
se fait plus (7). » Dans le Millionnaire de Rosny, on raconte qu'un
banquier étant réduit à la faillite, son beau-frère l'a enfermé dans
une chambre, après lui avoir donné un revolver : « Je suppose, dit
un des personnages, qu'il a des idées antiques sur l'honneur. —
Oui, dit un autre, de l'âge des cavernes (8). »
Mais, à ces arguments, la morale nuancée en oppose trois autres.
D'abord, le suicide est un devoir vis-à-vis des enfants : « Ma mort,
dit un personnage de Pierre Sales, laissera le nom de mes enfants
plus intact (9). »
Deuxièmement, le suicide prouve la bonne foi du failli : dans le
même roman, la foule s'étant assemblée devant l'hôtel où le ban-
quier s'est tué, quelqu'un déclare : « Tout cela ne cache qu'une
(1 ) IV. (2) L'enfant de V amour, p. 23. (3) P. 64. (4) Hervieu, La course
du flambeau, III, 3 ; cf. IL, 5. Dans les Sources vives de Margueritte,
le banquier Flahel reculant devant le scandale qui atteindrait les siens, se
fait écraser par un train pour qu'on croie à un accident. (5) Voir p. 136.
(6) Un drame financier , p. 48. (7) III, 15. (8) p. 38. (9) Un drame
financier, p. 124.
11
1<;- LES MORALES PROFESSIONNELLES
lilleric. » — « Cependant, lui dit-on, puisqu'il s'est tué, I
qu'il s'est, lait juilieo lui-même!... (i) »
BUfin, l'idée qui revient le [tins souvent, c'est qu'un homm<
d'honneur, en ces cas-là, se tue : a Je ne survivrai p;i
déshonneur, dit Marsébert... Je n'aurais pas ]<• courage de
avec un nom déshonore »; et un de ses employés dit de lui ; « Il
avait le culte de l'honneur. Sachant qu'il ne pourrait faire face à
son échéance, il devait forcément se tuer. C'était dans son carac-
tère (2). )) Dans )• Maison d'argile de Fabre, un des personne
dit : a Vais-je abandonner Henri, laisser proclamer sa faillite? Il
n'acceptera pas sa déchéance, il est orgueilleux; il se tuera peut-
être (3)... » A l'idée qu'il serait mis en faillite et garderait la dni
de sa femme, Daniel, dans la Course du flambeau, s'écrie : « Pouah!
je me dégoûterais de me sentir encore là, toujours dans ma
peau (4). )) Dans l'Echéance de Jullien, Samuel déclare : « Je n'ai
pas trente six moyens de sortir de l'impasse, voler comme les autres,
ou bien me faire sauter le caisson (5). » Dans Roger la Honte, Noir-
ville dit de son ami : « Soyez sûr que Roger ne survivra point à sa
faillite », et, Roger ne s'étant cependant pas tué pour ne pas aban-
donner sa famille, sa femme s'écrie : « Le lâche, il a peur de
mourir! (6) »
Au-dessus des arguments, il y a la morale en action. Les per-
sonnages qui défendent la seconde thèse sont tous des personnages
sympathiques. Au contraire, dans Antoinette, le sénateur qui con-
damne le suicide du banquier Jeannin est un sot antipathique ;
dans le roman populaire de P. Sales, Mme Marsébert, celle qui dit :
« Ça ne se fait plus, mon cher! » est antipathique, elle aussi,
jusqu'au moment où elle se réhabilite un peu, — en se tuant; dans les
Mariages bourgeois de Capus, le vieil employé qui dit à Tasseîin :
« C'est démodé... » est un cynique, et il excite franchement le
mépris lorsqu'il ajoute en lui tendant l'Indicateur : a Le véritable
revolver du financier, le voici (7). »
Passons des paroles aux actes : les héros nettement sympathiques,
ce sont ceux qui veulent se tuer ou se tuent : Daniel dans la Course
du flambeau, Henri dans Maison d'argile, Marsébert dans Un Drame
financier, Samuel dans l'Échéance, Flabel dans Sources vives. Dans
Lois Majourès de Jean Lombard, les amis du banquier Ridaproaî
disent fièrement : rt Ridaproaî, le républicain, s'est tué, pendant
que le royaliste se cache (8). » Dans les cinémadrames, les ban-
quiers et les hommes d'affaires qui se tuent pour éviter la faillite
sont invariablement sympathiques (9). Au contraire, dans Maison
(1) Ibid, p. 91. (2) Ibid, p. 124, 135. (3)111,3. (4) 11,4. (5)1,2.
(6) I, 2 et I, 8. (7) 171, 15. (8) Jean Lombard, Lois Majourès, p. 207.
(9) Le chèque ; L'homme qui volat La puissance du malheurt La Mariquita»
LA MORALE MÉDICALE 163
ouverte, Gadipaux se rend odieux en répétant sans cesse : « Gadi-
paux préférera toujours la mort au déshonneur », alors qu'il n'a
dans le fond aucune intention de se tuer (4). Dans un autre roman
de Margueritte, on dit de quelqu'un qu'on méprise : « Se tuer, lui!
filer, à la bonne heure! (5) » Dans la pièce de Capus, le banquier
Tasselin, qu'on excuse et qu'on plaint malgré sa légèreté lorsqu'il
préfère la mort à la faillite, devient franchement antipathique
lorsqu'il suit les conseils de son employé et part en emportant les
quarante mille francs qui restent dans la caisse (6).
Ainsi, dans la mesure où nous pouvons la saisir à travers la
littérature, la morale professionnelle des commerçants paraît tra-
vaillée par le même conflit que la morale commune; mais, dans
ce conflit, la morale nuancée semble bien avoir l'avantage.
III
La morale midimle : Suicide et euthanasie ; conflit de la morale simple et de la
morale nuancée.
Dans le monde médical, la question du suicide se pose sous deux
formes. Il y a d'abord la question générale : un médecin peut-il, en
principe, donner à qui le lui demande le moyen de se tuer?
Il y a la question de l'euthanasie (4) : peut-il le donner, quand
celui qui le lui demande est atteint d'un mal incurable et désire une
fin plus rapide et plus douce?
La première question n'a jamais été, à ma connaissance, discutée
(1) P. Margueritte, Maison ouverte, p. 75. (2) P. et V. Margueritte, Vanité,
p. 79. (3) Mariages bourgeois, 111,15. (4) On trouvera une bibliographie des
ouvrages relatifs à l'euthanasie dans la thèse du Dr Sicard, Essai sur l'euthana-
sie, Montpellier 1913. Je n'indique ici que les travaux cités au cours de ce cha-
pitre : Binet Sanglé, L'art de mourir, défense et technique du suicide secondé,
P. sd., (1919) ; Dechambre, Le médecin, P. 1883 ; Guermonprez, L'assassinat
médical et le respect de la vie humaine, P. 1904 ; Helme, Le médecin maître de
l'heure ou l'euthanasie légale, (feuilleton du Temps, 22 novembre 1913 ) ;
Hotz, Du droit de se tuer, (Reçue de vulgarisation des sciences médicales, Mar-
seille 1909, p. 254) ; Morache, Naissance et mort, étude de socio-biologie et de
médecine légale, P. 1904 ; Dr Roche, Euthanasiel [Revue de vulgarisation des
sciences médicales, 1909, p. 252).
Hors du monde médical, les déclarations de M. Salomon Reinach [Cultes,
mythes et religions, t. III, P. 1908, p. 281), de M. Maeterlinck. [La mort, P.
1913, p. 20), le dépôt d'un projet de loi au Reichstag allemand ont donne
naissance à des discussions dans la presse politique. (On trouvera une biblio
graphie , d'ailleurs incomplète, dans l'ouvrage du Dr Sicard). Les journalistes
se sont divisés en trois groupes : les uns ont dénoncé la campagne en faveur
de l'euthanasie comme «une arrogance qui mérite à peine un haussement
d'épaules» ; [Echo de Paris, 9 juin 1913, d'autres l'ont approuvée, (G. Té y.
Le Journal, 17 juin 1913), d'autres ont été indécis et narquois (La Fou-
chardière, L'Œuvre^ 1er avril 1919, Le Temps, 9 février 1921) ; dans le
J<il LES MORALES PROFESS10NNEL1 i
publiquement. Dechambre, dans son livre sur le Médecin, dit qu'il
arrive « encore assez fréquemment » qu'un médecin soit sollicité
d'indiquer un poison sûr et qu'il y a même des personne* bien
portantes qui demandent d'avance, à tout hasard, les moyens d<
détruire. Mais il affirme, comme une chose qui ne se discute pas,
que ceux qui cèdent à ces sollicitations « manquent à leur mission ».
Bien plus, quand le médecin soupçonne chez un de ses client- le
désir de se détruire « il a le devoir de le combattre » : car « le
principe de l'inviolabilité de la vie humaine est une conquête de
la civilisation que personne ne peut renier », et le suicide est une
« capitulation devant la souffrance » à laquelle un médecin ne doit
pas s'associer (i). Les médecins qui « manquent à leur mission »
sont-ils nombreux? Il n'est pas facile de le savoir. Rares sans doute
sont ceux qui, comme le Dr Gaudin, en iqi3, remettent à leur
malade une ordonnance écrite conseillant le suicide, comme étant
« encore le meilleur moyen d'échapper à toutes les manies et toutes
les misères de l'existence » (2). D'autres t peut-être agissent plus
discrètement. Mais cette discrétion même est significative : en droit
et aux termes de la jurisprudence actuelle sur la complicité, le méde-
cin qui indiquerait à un client, fût-ce par écrit, les moyens de se
détruire, ne s'exposerait pas à être poursuivi; cependant les médecins,
dans leur ensemble, ne le font pas, et, si la question se pose pour
chacun d'eux dans le secret du cabinet, ils n'ont jamais eu l'idée
de rien opposer publiquement à la thèse de Dechambre. C'est assez
dire que, dans le monde médical, on ne trouve pas plus trace
qu'ailleurs d'une morale indiscrètement favorable au suicide.
Far contre, la question de l'euthanasie a donné naissance à
d'âpres discussions dans lesquelles on voit se heurter morale simple
et morale nuancée.
L'euthanasie est l'art d'assurer à l'homme une mort douce, fût-ce
en provoquant cette mort avant l'heure normale. Ce ne sont pas
des médecins qui en ont eu les premiers l'idée. Le D' Sicard cite
parmi les précurseurs Bacon et Morus; de nos jours, il noie que la
question a été surtout reprise par des romanciers, comme Wells, et
des moralistes. En France, une des déclarations qui ont fait le plus
de bruit est celle de M. Salomon Reinach en 1908 : « Une société
policée ne peut faciliter le suicide ni l'avortement; mais il semble
qu'elle puisse et qu'elle doive, par l'entremise de ses magistrats et de
Matin du 2 janvier 1909, M. Clément Vautel raille la philanthropie gribouil-
lesque» qui tue les gens par bonté d'âme ; mais, dans le Matin du 22 janvier
1914, il demande la création d'un bureau des suicidés qui s'efforcerait d'abord
de rattacher les désespérés à la vie, et qui, en cas d'insuccès, leur donnerait
un moyen « discret et expéditif » de se tuer.
(1) Dechambre, p. 218. (2) Le Temps, 14 juin 1914.
l'euthanasie 165
ses hommes de science, accorder à bon escient Yexeat aux uns et
Yejiciat aux autres, pour prévenir des souffrances inutiles et de plus
grands maux (i). » En i()i3, M. Maeterlinck déclare à son tour :
« Il n'y aura, quand le médecin et le malade auront appris ce qu'ils
doivent apprendre, aucune raison physique ou métaphysique pour
que la venue de la mort ne soit pas aussi bienfaisante que celle du
sommeil » (2). En i<)i3, un projet de loi déposé au Reiehstag allemand
donne, (d'après l'analyse du Dr Sicard,) à tout homme désireux
de mourir, le droit d'être examiné par une Commission composée
de deux spécialistes et d'un médecin légiste, et de solliciter à la fois
ïexeat et les moyens de finir sans souffrances. L'idée même de
l'euthanasie n'est donc pas d'origine proprement médicale. Mais,
comme les médecins, ayant à donner le diagnostic et les moyens
d'exécution de la sentence, se trouvent être, après les malades, les
principaux intéressés, leur morale professionnelle est engagée dans
l'affaire, et ils ont fini par se mêler au débat.
Des divers cas qu'ils ont examinés, un seul intéresse notre
sujet, c'est le cas dans lequel l'incurable sollicite lui-même l'inter-
vention qui doit hâter et adoucir sa fin, autrement dit demande
qu'on l'assiste dans son suicide.
Au seul mot de mort volontaire, les médecins se sont trouvés
divisés en deux camps.
D'un côté, le Dr Guermonprez, le Dr Morache, le Dr Roche, le
Dr Helme refusent au médecin le droit de collaborer à un suicide.
D'autre part, le Dr Georges Dumas, le Dr Regnault, le Dr Binet-
Sanglé ou lui reconnaissent ce droit ou lui font un devoir de
l'exercer.
Les arguments allégués par les premiers sont d'ordre moral et
d'ordre professionnel.
Argument d'ordre moral : le suicide est un crime; le Dr Guer-
monprez cite d'anciennes déclarations de Pinel et d'Orfila : le
suicide est « une infamie », c'est « un déni de Dieu et, par consé-
quent, de soi » (3); le Dr Sicard écrit : l'euthanasie, c'est « le sui-
cide et l'assassinat médical autorisés » (4). Le suicide étant un
crime, le médecin ne peut évidemment pas plus aider un homme
à se tuer sans douleur qu'il ne pourrait l'aider à tuer sans douleur
un autre homme.
A cet argument général, le Dr Guermonprez ajoute que les
souffrances dont s'accompagnent la mort sont une occasion de
montrer du courage (5).
(1) Cultes mythes et religions, III, p. 281. (2) La mort, p. 20. (3) p. 17.
(4) p. 55. (5) p. 71, 74 ; le Dr Guermonprez, se plaçant au point de vue reli-
gieux, n'est pas d'avis qu'il faille hâter la mort d'un moribond pour abréger
ses souffrances, ni même l'assoupir au point que la conscience soit abolie.
166 tfORALU PROFESSIONNELLES
fagumenU pjeofettkwmeli : d'abord, selon la formule du
Dr Sicard, la médecine « a pour but de conserver la vie, non de la
détruire »; le mot « tu no tueras pas » est la charte de sa pp.:
sion, et <>n lit dans le vieux « serment (THippocrate » : je ne
remellrai à personne du poison si on m'en demande (i). a Le
médecin, dit, le Dr Morache, doit toujours être le défenseur de la
vie humaine... Aucune supplication ne lui permet de transiger,
ni les supplications de la famille, ni môme celles du moribond... »
Il doit « lutter encore, Julter toujours » (2). Le Dr Guermonprez
•ite le vieil adage : medicina abhorret a sanguine et rappelle qu'Orfila
refusa naguère à un examen un candidat digne d'être reçu parce
qu'il avait appris que c'était le bourreau d'Auxerre (3). Le Dr Helme
écrit dans le même sens : « Tous les médecins repoussent le rôle
d'exécuteurs. Nous voulons bien accomplir l'œuvre divine et sou-
lager la souffrance, mais à condition de ne point entraver l'effort
de l'organisme pour ressaisir la vie. »
Deuxième argument, le médecin ne pourrait évidemment
« euthanasier » son malade que s'il avait la certitude d'être en
présence d'un incurable. Or quel médecin oserait se targuer d'un
diagnostic et d'un pronostic infaillibles?
« Pour mettre fin aux douleurs d'un malade, dit le Dr Helme,
il faut être sûr qu'il est aux abois et que seule la grande libératrice
pourra le délivrer. » Or cela, qui peut le dire avec certitude? Qui,
d'une âme tranquille, osera prononcer l'arrêt et s'armer pour l'injec-
tion fatale? Dans une étude publiée récemment par le Paris médical
sur les « rescapés de la médecine », le Dr Plantier a cité des exemples
bien propres à faire réfléchir les plus chauds partisans de l'« eutha-
nasie ». Des exemples analogues sont cités en foule dans l'étude du
Dr Sicard (4); il en tire la même conclusion que le Dr Helme.
Troisième argument, un malade déclaré incurable, et à bon droit,
par la science d'aujourd'hui peut être sauvé par la science de
demain. Le Dr Sicard insiste longuement sur ce point. Le Dr Helme
écrit : « Il y a une trentaine d'années, le vieux maître Gosselin,
si consciencieux et si sage, avait prononcé cet inexorable arrêt :
les coxalgiques meurent tous. On ne les a point abandonnés pour
cela. Qu'est-il arrivé? C'est qu'une quantité de coxalgiques guéris
sont aujourd'hui champions de tennis ou dansent le tango. »
Quatrième argument, d'un caractère curieusement professionnel :
si le médecin acceptait d'être, à l'occasion, celui qui prononce l'arrêt
fatal, il serait moins bien vu, moins bien accueilli. Pour qu'un
incurable demandât l'euthanasie, il faudrait évidemment qu'un
médecin lui eût dit : plus d'espoir! — « Cela, Messieurs, jamais,
jamais! » disait le professeur Rémon, dont le D' Sicard et d'autres
(1} p. 55, 34, 31. (2) p. 218 (3) p. 23, 25. (4) p. 34;
l'euthanasie 167
citent l'opinion (i). Le Dr Roche écrit lui aussi : « Ce n'est pas là
le rôle du médecin »; le malade a beau dire : tuez moi! Qui sait
s'il est sincère? (a) « Nous tenons surtout l>outique d'espérance,
écrit le Dr Helme, et il serait horrible que le malade vît jamais se
profiler dans notre ombre l'ombre du meurtrier. »
Dernier argument donné par le Dr Helme : c'est un état d'esprit
« troublant » que celui « qui consiste à faire intervenir l'état en tant
de questions où il n'a rien à voir... Qu'après avoir veillé sur la
naissance, les maladies et les blessures, le législateur ait encore à
se préoccuper de notre fin, non, vraiment, c'est trop de solli-
citude ».
Ces arguments professionnels sont loin d'être tous décisifs. Je
n'en vois qu'un vraiment solide, c'est celui qui allègue que le méde-
cin n'est pas fait pour tuer, qu'en le faisant il sortirait de son
office, cesserait d'être dans son droit. Mais l'argument final du
Dr Helme n'est qu'une boutade : si des médecins, profitant de la
jurisprudence actuelle, se mettaient à cuthanasier leurs malades, le
Dr Helme serait sans doute le premier à réclamer contre eux cette
intervention de l'État qu'il répudie en principe. D'autre part, il y
a bien des cas dans lesquels le médecin a la certitude qu'un malade
ne peut être sauvé; quelquefois la mort est une question d'heures, et
une découverte scientifique, si imprévue fût-elle, interviendrait trop
tard pour modifier l'inévitable dénouement. Enfin, il est bien vrai
que nous ne verrions pas venir sans appréhension le médecin chargé
de dire : plus d'espoir! mais il ne tiendrait qu'à nous de ne pas le
faire venir, et, par contre, combien de malades, souffrant cruelle-
ment et se sachant condamnés, seraient heureux de voir en lui celui
qui va mettre fin à leurs peines! Aussi a-t-on bien l'impression que
plusieurs de ces arguments professionnels sont surtout inspirés par
l'ascendant secret de la morale simple : la mort volontaire étant tou-
jours illicite, le médecin qui accepterait de collaborer à un suicide
se rendrait complice d'un crime ou tout au moins d'une mauvaise
action.
A l'inverse, dans le camp des partisans de l'euthanasie, c'est
bien la morale nuancée qui triomphe. Aucun deux ne parle de
mettre à la disposition du premier venu les moyens de se détruire
sans souffrance, ce qu'ils feraient évidemment si tous les suicides
leur semblaient licites. Ce qu'ils disent, c'est qu'en un cas et un
cas seulement, les médecins pourraient, après examen, accorder
une mort douce à qui la demande.
Dans le projet le plus hardi, celui du Dr Binet-Sanglé, le candi-
::>',.
168 LES MORALES PROFESSIONNELLES
dit à la mort e»l examiné par trois euthanasistes qui se font expli-
quer 1rs causes de son désir : « Cette cause est-elle la misère? Ils
signaleront le cas à l'assistance publique. S'agit-il de mauvais trai-
tements de la part des parents, de discussions entre époux, d'une
grossesse hors mariage, d'un deuil, d'un espoir non réalisé,
d'affaires embarrassées, d'une perte d'emploi, d'une perte au jeu,
d'une ruine, du désir de se soustraire à l'exécution d'un jugement?
Le candidat sera signalé à des sociétés de bienfaisance, qui s'effor-
ceront d'arranger les choses.
« S'agit-il de perte d'ascendant, de jalousie entre frères et soeurs,
de discussions d'intérêt entre parents, d'amour contrarié, de jalou-
sie entre époux, de dégoût du mariage, d'éloignement de la famille,
du chagrin de quitter une personne aimée, de discussions avec un
maître, de rivalité de métier, de terreurs religieuses, de remords,
d'exaltation politique, de paresse, d'inconduite, de débauche, d'accès
d'ivresse, le candidat, qui certainement est un psychopathe, sera,
avant qu'on fasse droit à sa demande, confié à des psycho-théra-
peutes spécialisés.
« S'agit-il enfin d'algiqucs incurables? Si les trois euthanasiens
sont d'accord sur l'incurabilité de la maladie, ils se substitueront à
la Parque Atropos et couperont le fil du destin (i). »
Comme on le voit, il n'est nullement question de consacrer, en
général, le droit au suicide. On peut même dire qu'en principe,
l'auteur des lignes qu'on vient de lire a peu de complaisance pour
la mort volontaire. Ce qu'il n'admet pas, c'est que la prohibition
soit absolue. « Notre société, explique-t-il, consacre en bien des cas
le droit de tuer (2). » Elle serait donc mal venue à n'admettre en
aucun 3as le droit de se tuer et celui d'aider autrui à se tuer. On dit
lue l'inviolabilité de la vie humaine est une « conquête de la civi-
lisation ». — « Jolie conquête, en vérité, que celle d'un principe
qui condamne le cancéreux incurable à la plus horrible des
morts (3). » Le Dr Hotz dit de même : « Quand une société guillotine,
et amnistie les crimes passionnels, il est inadmissible qu'elle refuse
de laisser les incurable se tuer ou de les tuer elle-même par un
moyen qui présenterait toutes les garanties désirables de respect de
la liberté individuelle (à). » Le Dr Regnault formule le principe au
nom duquel il lui semble légitime d'autoriser et d'adoucir le sui-
cide des incurables; c'est le grand principe altruiste : « Agissons
avec les autres comme nous voudrions qu'ils agissent avec nous-
mêmes (1). » « Peut-être, ajoute-t-il, le jour n'est pas éloigné où
ce qui est crime aujourd'hui sera considéré comme acte de solida-
rité et de bienveillante charité (2). » Enfin, M. Georges Dumas
(1) p. 145-147. (2) p. 25. (3) p. 17. (4) p. 254. (1) p. 204. (2) p. 206.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 169
déclare, en 1909, à la Sorbonne : « Pourquoi refuserait-on la mort
à un incurable ou à un hommee qui la réclame, lorsque la mort est
pour lui l'affranchissement de douleurs intolérables?... Rien n'est
plus absurde que la souffrance inutile, et rien n'est plus légitime
que de chercher à s'en débarrasser (1). »
IV
Localisation des deux morales. 1) L'hypothèse qui lie la morale simple au catho-
licisme ne suffit pas à expliquer les morales professionnelles ; 2) la morale
simple paraît liée au fait que les membres de certains groupements pro-
fessionnels aliènent au profit du public une part de leur liberté, la morale
nuancée au fait que ces groupements sont des élites.
Ainsi, dans les morales professionnelles qui s'occupent du sui-
cide, on retrouve le même dualisme que dans la morale commune.
Ici encore, il me paraît difficile de l'expliquer uniquement par
un conflit entre la morale catholique et ses adversaires.
La campagne en faveur de l'euthanasie a bien été dénoncée
comme une campagne dirigée « contre l'âme chrétienne et le
Christ », et « l'horreur de la souffrance dont cette campagne
s'inspire » comme étant surtout la haine d'une religion « qui
donne un sens à la souffrance ». (2) Ce qui semblerait d'abord confir-
mer cette opinion, c'est que le plus brillant adversaire de l'eutha-
nasie, le Dr Guermonprez, est un catholique intransigeant, (on
trouve dans la liste de ses ouvrages une série de brochures contre
l'abbé Lemire), tandis que le Dr Binet-Sanglé, partisan résolu du
suicide secondé, se donne lui-même pour un adversaire du christia-
nisme et de la civilisation chrétienne. Mais, dans les autres écrits
sur l'euthanasie, je ne discerne pas de préoccupations religieuses
ou anti-religieuses. Dire qu'en principe quiconque s'attache à dimi-
nuer la souffrance essaie obliquement d'atteindre la religion « qui
lui donne un sens », est un paradoxe peu soutenable : les catho-
liques admettent comme les autres l'emploi des anesthésiques.
Dira-t-on que, dans l'armée et dans la marine, les croyances
catholiques sont plus vives ou plus communes que dans le reste
de la société? Ce fait, (difficile à vérifier), expliquerait bien l'usage
de punir les suicidés, mais il rendrait inexplicable la mode qui veut
qu'un commandant de navire ne survive pas à son bâtiment.
Enfin, il me paraîtrait hasardeux d'expliquer les morts volon-
(1) Texte donné par les Annales politiques et littéraires (10 juillet 1910t
p. 25). M. Dumas a bien voulu m'écrire que ce texte lui semblait «compor-
ter quelques réserves et additions, mais qu'il est exact pour le fond. »
(2) Echo de Paris, 9 juin 1913, billet de Junius.
170 moi:\!.i:- PBOVEtSHXrariLESf
, 'Ii'.mik h r commercial par une incrédnili4é
propre an momie des affaires.
L'hypothèse qui lie la morale simple aux croyances cethôliquei
est donc, une fois de plus, insuffisante : elle rend compte de cer-
tains faits, non de tous. Par contre, lorsqu'on cherche à expliquer
l'ensemble, il me semble qu'on voit se dégager deux faits.
Le suicide est puni dans l'armée, alors qu'ailleurs il est impuni.
Mais est-ce là une chose singulière? Tant s'en faut. Bien d'autres
actes, permis au reste des citoyens, sont interdits au soldat, ci,
parmi ces actes, il en est qu'on tient communément pour louable-,
par exemple, l'exercice des droits politiques. D'où vient la prohibi-
tion? De ce que, pour pouvoir satisfaire à ses obligations profession-
nelles, le soldat abdique une part de ses droits. Il aliène, au profit
du public, une part de sa liberté. On lui défend de se tuer, comme
n lui défend de manifester ses opinions politiques, parce que
manifestations et suicide affaibliraient moralement ou matérielle-
ment le corps dont il fait partie et parce qu'il est tenu de sacrifier
ses droits à l'intérêt commun. La prohibition du suicide est liée
à la suppression de la liberté.
Passons aux médecins : de tous leurs arguments professionnels,
Je plus solide et le plus commun est celui qui leur interdit de colla-
borer à un suicide, parce que le médecin est fait pour guérir et non
pour tuer : le malade, dit l'un d'eux, n'a qu'à sauter par la fenêtre
ou à se tirer une balle dans la tête, c'est ce qu'il fera s'il est cou-
rageux et sans espoir, « mais le médecin doit rester étranger à ce
dénouement? » (i). Pourquoi rester étranger à un acte qu'on
approuve? Parce qu'on l'approuve en tant qu'homme; mais le méde-
cin, comme le soldat, a abdiqué tacitement une part de ses droits
d'homme. Il a un office précis : guérir. Qu'on l'appelle auprès d'un
condamné à mort qui attend son supplice, auprès d'un bandit, qui,
sauvé, commettra un nouveau crime, il accomplira cet office, si
absurde, si dangereuse qu'il trouve la chose en son privé, parce que,
étant médecin, il n'est plus libre d'obéir à son sentiment individuel.
De môme, devant l'incurable désireux de hâter sa fin, il recule parce
qu'il n'est pas libre : son aversion professionnelle est liée à la sup-
pression de sa liberté.
Envisageons maintenant les exigences de la morale nuancée :
soldats et commerçants se croient tenus à certains suicides, auxquels
la foule n'est pas tenue. Pourquoi? Le seul trait commun qu'on
aperçoive entre eux, c'est qu'ils constituent des élites et veulent,
en mourant, sauver l'honneur de ces élites. Le commandant de vais-
(1) Bulletin général de Thérapeutique, 1913, p. 034.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 171
seau meurt pour qu'on ne puisse même pas soupçonner un marin
d'avoir fait passer le souci de son salut avant celui de l'intérêt com-
mun; le commerçant meurt pour qu'on ne puisse même pas soup-
çonner un commerçant d'avoir eu, en suspendant ses paiements,
la moindre arrière-pensée d'intérêt personnel. Ils trouveraient tout
simple qu'en des cas semblables le passager, le débiteur ordinaire
n'aient pas les mêmes scrupules qu'eux : c'est le fait d'appartenir à
une élite qui rend le suicide légitime ou obligatoire.
En ce qui concerne les médecins, la question ne se pose pas dans
les mêmes termes, puisque c'est au suicide d'autrui que quelques-
uns veulent prendre part; mais il saute aux yeux néanmoins que,
si les euthanasistes sont disposés à y collaborer, c'est uniquement
en tant qu'élite : ces Commissions qu'ils substituent à la libre déter-
mination du malade, ce sont des Commissions compétentes qui
doivent éclairer la foule incompétente, c'est une élite intellectuelle
qui entend se réserver le droit de nuancer la morale.
Une fois de plus, la morale nuancée paraît donc liée aux élites
sociales; quant à la morale simple, elle semble liée à ce qui, au
sein des groupes professionnels, restreint la liberté des individus.
CHAPITRE VIII
Les Morales confessionnelles :
Sévérités et Indulgences de la Morale catholique
Trois morales confessionnelles s'occupent, en France, du sui-
cide. Chez les Juifs, la morale nuancée triomphe; chez les pro-
testants, le conflit de la morale simple et de la morale nuancée est
très apparent; chez les catholiques, la morale simple paraît d'abord
souveraine, mais l'unité et la rigueur sont surtout dans les for-
mules et, si on passe outre, on retrouve bientôt au sein de l'Église
le même dualisme que nous avons trouvé dans la morale commune
et dans les morales professionnelles.
I
La morale, juive : 1 ) L'horreur du suicide est étrangère à la tradition judaïque ;
2) les rabbins français s'inspirent de ce qu'il y a de plus indulgent dans le
Talmud.
Il n'est pas facile de saisir la morale juive dans ce qu'elle a
de proprement contemporain. Les exposés modernes, comme ceux
de Benamezegh, de Marc Lévy, de M. A. Weil n'engagent que
leurs auteurs. En ce qui concerne le droit, il n'y a pas de code
moderne ni de recueil de jurisprudence canonique. Mais ce silence
même incline les rabbins à la morale nuancée que leur enseignent
la Bible, les anciens docteurs et l'histoire même du peuple juif (i).
La Bible exalte Samson et Razias; l'histoire d'Israël abonde en
suicides, même collectifs qui sont hautement approuvés lorsqu'il
y a martyre volontaire ou désir de ne pas survivre à une défaite.
Par le livre et les traditions nationales qui l'ont formée, l'âme
juive moderne se trouve étrangère aux véhémences de la morale
simple .
Les anciens docteurs, il est vrai, prévoient certaines peines contre
le suicide. R. Akiba déclare : « Si quelqu'un s'est tué, ne l'honore pas,
ne le maudis pas »; en conséquence, il ne veut ni qu'on déchire
ses vêtements, ni qu'on fasse d'oraison funèbre, mais il rejette
aussi toute marque de flétrissure dont pourrait s'affliger la famille.
(1) On trouvera les textes qui, à mon avis, l'établissent, dans le chapitre
de ma deuxième partie consacré à l'ancienne morale judaïque, (II. ch. 1.)
LA MORALE JUIVE 173
R. Ismaël, plus rigoureux, veut qu'on chante : malheur, malheur
à lui qui s'est tué! (i)
Mais les rabbins modernes interprètent ces textes de la façon la
plus indulgente.
D'abord, au témoignage de tous les rabbins que j'ai consultés,
l'opinion d'Ismaëi n'a pas de partisans en France; le chant dont il
parle ne se chante jamais. En outre, les peines mêmes auxquelles
Akiba fait allusion sont très rarement appliquées : dans les
traités anciens, plusieurs textes indiquent un parti pris de
prudente indulgence, exigent, pour qu'on puisse parler de suicide,
que le suicidé ait expressément déclaré ses intentions. Forts de ces
textes, les rabbins sont souvent bien à l'aise pour ne pas sévir. Même
quand il y a des déclarations écrites attestant un dessein de sui-
cide, il leur arrive encore de ne s'abstenir, soit pour ne pas désobli-
ger la famille, soit qu'au nom des idées modernes ils présument la
folie.
Ce désir de ne pas punir le suicide ne se heurte pas en France à
des traditions contraires. Dans les articles relatifs aux suicidés que
signale le Répertoire de Schwab, (2) on voit des rabbins italiens et
allemands discuter les textes talmudiques et se prononcer les uns
pour l'indulgence, les autres pour la sévérité. En France, la ques-
tion ne soulève pas de polémiques; le Répertoire ne signale pas un
seul article qui lui soit consacré. La seule déclaration que j'aie
trouvée dans les périodiques juifs est une phrase, signée Judaeus
dans l'Univers israéliie du 4 octobre 191 2 : « La loi juive, si elle
réprouve le suicide, se montre extrêmement large en faveur des
suicidés : le moindre indice favorable suffit pour incliner à l'indul-
gence. C'est une règle générale qu'en matière de loi funéraire, on
doit suivre l'opinion la moins sévère. »
Étrangers à la morale simple, habitués à admirer certains sui-
cides qui font partie de leur héritage religieux et national, repre-
nant la vieille formule : « ne l'honore pas, ne le maudis pas », les
Juifs modernes semblent rester en dehors du conflit qui travaille
âutuor d'eux la morale. Il leur est loisible, selon le cas, de blâmer,
d'admirer, de s'apitoyer, de se taire; en tant que groupe confession-
nel, ils entretiennent en France un petit foyer de morale nuancée.
! (1) Voir II, ch. 1. (2) Répertoire des articles relatifs àl'histoire et à la litté-
rature juives parus dans les périodiques de 1783 à 1898, P. 1899, mot : suicidés,
p. 570. Je ne vois pas non plus d'article sur le suicide dan ' Hertz, Index
alphabétique des cinquante premiers volumes de la Revue des Etudes juives ,
P. 1910.
17 1 MORALES CONFESM» >.\ N ELLES
II
La morale protestante : 1) Les protestants condamnent le suicide. ; 2) i
ils nuancent la morale par des définitions arbitraires et des restrictions,
et ils ne punissent pas le suicide.
Dans la morale protestante, on retrouve au premier coup-d'œil
le dualisme qui nous a frappés dans la morale commune : d'un
côté, la morale condamne le suicide; d'autre part, il y a un effort
pour nuancer ces condamnations, et les protestants se refusent à
punir les suicidés.
La condamnation est très nette dans l'Exposé de Théologie systé-
matique de Grétillat : le suicide est interdit sous toutes ses formes
par Paul; Augustin avait raison de dire « qu'il est en tout cas
interdit par le sixième commandement »; l'homme est placé sur
cette terre comme à un poste qu'il ne lui est pas loisible d'aban-
donner à son gré; « l'exemple d'une mère chrétienne qui, au temps
des persécutions de Dioclétien, se jeta à l'eau avec ses deux filles
pour les soustraire au déshonneur » fut, jadis, généralement
approuvé, mais nous ne pensons pas que, même dans ce cas, le
chrétien soit autorisé à s'ôter la vie. » (i)
Cette doctrine n'est pas reléguée dans quelques grands ouvrages
réservés à ceux qui font des études de théologie; les catéchismes et
les manuels élémentaires la reprennent et y ajoutent même quelques
traits (2).
« Le chrétier dit le catéchisme de Babut, conservera sa vie,
qui appartient à Dieu (Rom. XIV 7-8); il aura horreur de toute
1
(1) Grétillat, Exposé de théologie systématique, La morale chrétienne, t. II,
p. 357. (2) J'ai consulté tous les catéchismes de la période contemporaine
qui figurent au catalogue de la Bibliothèque de la Faculté de théologie protes-
tante. Ouvrages cités dans ce chapitre : C. E. Babut, Catéchisme, 6e éd.
P. sd. ; Abclous, Nouveau catéchisme évangélique, Toul, 1892 ; Bernard,
Cat., P. sd. ; Bonnefon, Nouveau catéchisme élém., 1874 ; Chantre, La reli-
gion chrétienne, P. 1883 ; Delon et Mayer, Petit catéchisme élém., Montpellier,
1892 ; Emery et Fornerod, Le royaume de Dieu, Lausanne, 1898 ; Manuel
de la doctrine chrétienne, d'après Haerter, 4e éd., P : 1886; Géminal, Catéch.
élém., Cahors 1910 ; Hollard, Court exposé de la religion chrétienne, P. 1886;
Louitz, Cat. à l'usage des égl. réformées de France, s. 1. n. d. ; Montandon,
Précis annoté du catéch. d'Ostervald, P. 1850 ; Nyegaard, Cat. à V usage des
égl. èvangéliques, P. sd ;01tramare, Cat. à l'usage des chrétiens réformés, 1873 ;
Ch. Reymond, Cat., 4e éd., Genève, sd. ; Rocheblave, Cours de religion chrét.
Alger 1898; Sautter, Cours popul. d'instr. relig., P. sd. ; Schultz,Le catéchisme
de la vie chrétienne, sd. ; Secrétan Le sauveur, Cat. évangélique, Laus., 1903 ;
Vallotton, Manuel d'instr. relig.. P. 1887 ; Trial^ Education chrètiennel Cat.
élém. Nîmes 1908.
LA MORALE PROTESTANTE 175
espèce de suicide, du suicide détourné et subtil aussi bien que du
suicide direct (i) ».
Le catéchisme de Bernard condamne le suicide au nom du
sixième commandement et cite l'exemple de Saul, d'Ahitopel et de
Judas (2).
Le catéchisme de Delon et Meyer déclare que celui qui attente
à sa vie « est un lâche » (3).
« Nous ne nous sommes pas donné notre vie corporelle, dit
le pasteur Hollard, c'est pourquoi nous n'avons pas le droit de
nous 1 oter. » Il est écrit : si quelqu'un détruit le temple de Dieu,
Dieu le détruira (4).
Selon le catéchisme de Nyegaard, le plus coupable des suicides
est le suicide lent des personnes « qui se ruinent la santé peu à peu
par des excès (5) ».
« Le suicide, dit Rocheblave, n'est que le courage d'un instant
pour se dispenser du courage de la vie (6) ».
Le Cours populaire, de Sautter, déclare : « Le chrétien a horreur
du suicide, notre vie est à Dieu, non à nous (7) ».
Même déclaration dans Secrétan : « Notre vie est à Dieu, nous
n'avons le droit d'y mettre un terme ni directement ni indirecte-
ment (8) ».
L'homme qui se tue, d'après le catéchisme de Schultz, est « un
lâche est un déserteur » (9).
D'après le manuel de Valloton, les suicide est une lâcheté et un
crime envers le prochain. Dieu a dit : « Soyez comme des hommes
qui attendent le Maître (Luc, XII, 36). Celui qui n'attend pas dé-
serte (10) ».
Toutes ces déclarations donnent bien l'impression d'une morale
très nette et très ferme, et, comme elles se trouvent dans des manuels
élémentaires, on en conclut qu'il s'agit d'une question à laquelle
les protestants s'intéressent très vivement.
Mais voici qui corrige cette première impression.
D'abord, parmi les catéchismes, un sur trois, en moyenne,
est muet sur le suicide. Plusieurs se contentent d'une formule
générale et vague : « Nous devons conserver notre vie », « nous
devons conserver notre corps (n). » Enfin, la morale nuancée
s'affirme dans les définitions et les restrictions.
Définitions : « Le suicide, écrit Grétillat, consiste à avancer, par
une crise lente ou subite, le terme fixé par Dieu à l'existence ter-
restre de l'homme dans le but de se soustraire aux souffrances et aux
(1) p. 136. (2) p. 61. (3) p. 15. (4) p. 108. (5) p. 24. (6) p. 53
(7) p. 116. (8) p. 71. (9) p. 18. (10) p. 235. (11) Catéchismes de Bonncfon,
p. 49 ; Cellérier, p. 392 ; Géminard, III, p. 20.
176 LES MORALES CONFESSIONNELLES
responsabilités qui y sont attachées » (i). Ainsi, un grand nombre de
suicides échappent à la condamnation de principe. De môme le Manuel
de la Doctrine chrétienne dit qu'il y a suicide a lorsque, par impiété
ou désespoir, on cherche à s'ôter la vie » ou que, par intempé-
rance ou sensualité, on se tue, corps et âme (2). La formule est
large dans sa seconde partie, mais il résulte de la première que,
quand le suicide n'est pas dû à l'impiété ou au désespoir, il n'est
pas condamné, en principe. Le catéchisme de Nyegaard définit le
suicide : le crime ou « l'acte de folie » d'une personne qui se
tue (3).
Restrictions : Grétillat écrit : « Toute mort volontaire n'est pas
un suicide; elle devient au contraire un acte de vertu, objet même
d'obligation stricte, lorsqu'elle a pour but le salut d'autrui ou le
triomphe d'une cause sainte et qu'elle est le seul moyen d'atteindre
ce but supérieur (4) ». Même note dans les catéchismes. Le chrétien
se garde bien d'attenter à ses jours, « toutefois il sait faire le sacri-
fice de sa vie » quand le devoir l'exige (5). Le suicide est un péché,
mais il nous est permis « d'exposer notre vie pour la gloire de
Dieu » (6). — Nous n'avons pas le droit de nous ôter la vie, « tou-
tefois nous devons être prêts à souffrir dans nos corps et même
à mourir, plutôt que d'être infidèles à notre foi ou à l'amour que
nous devons à nos frères » (7). — Le suicide est interdit, mais il
faut savoir « sacrifier sa vie pour l'accomplissement du devoir et le
dévouement au prochain » (8). — Le chrétien a horreur du sui
cide, mais « pour la foi et la charité » il est prêt « au sacrifice de
sa vie » (9).
On retrouve, dans ces restrictions, l'incertitude qui nous avait
déjà frappés dans les ouvrages destinés à l'enseignement non confes-
sionnel. Les auteurs approuvent, admirent certains suicides, mais
ils ne disent pas nettement lesquels et ils évitent de les appeler des
suicides. L'un « se tue », l'autre « sacrifie sa vie », mais, comme
il n'existe pas, à l'époque actuelle, en France, de casuistique pro-
testante, il n'est pas possible de savoir dans quel cas il y a meurtre,
dans quel cas sacrifice.
Le conflit de la morale simple et de la morale nuancée paraît
encore à la diversité des expressions qui servent à flétrir le suicide.
Pour le pasteur Thouvenot, « celui qui se suicide » est « un lâche et
un meurtrier » (10). Pour Schultz, c'est « un déserteur et un lâche ».
Pour Valloton, Nyegaard, le Manuel de la Doctrine chrétienne, le
(1) p. 357. (2) p. 46. (3) p. 24, cf. Montandon,p. 149, la «démence du
suicide » ; Reymond, p. 93 : le suicide est un crime « s'il n'est pas un acte
de folie». (4) p. 357. 5) Chantre, p. 95. (6) Louitz, p. 27 (7) Hollard,
p. 108. (8) Rocheblave, p. 53. (9) Sautter, p. 116. (10) p 101.
LA MORALE CATHOLIQUE 177'
Catéchisme de Durand, le suicide est « un crime » (i); pour Mon
tandon, un « crime affreux » (2) ; pour Louitz, c'est un « pé-
ché » (3); pour Emery et Fornerod, « le suicide est immoral » (4).
Grétillat repousse expressément l'opinion selon laquelle le suicide
serait « le plus grand de tous les crimes » (5). Enfin, un grand
nombre d'auteurs esquivent la difficulté en disant que le chrétien
doit conserver ses jours, sans qualifier la faute de ceux qui trans-
gressent cette loi.
Dans ce conflit des deux morales, un fait important fortifie la
morale nuancée : les protestants ne punissent pas le suicide.
Je ne crois pas que cet usage soit venu, dans le principe, d'une
indulgence particulière pour la mort volontaire : il s'explique
assez par le fait que ni l'Ancien ni le Nouveau Testament ne parlent
de peines contre ceux qui se tuent; il s'explique aussi par l'idée
que c'est à Dieu seul de juger les morts. Mais, si l'indulgence n'a pas
été la cause de l'usage protestant, il était fatal qu'elle en fût l'effet :
le fait que l'Eglise réformée ne punit pas les suicidés, alors que
l'Eglise catholique les punit, laisse forcément aux protestants une
certaine indépendance pour apprécier et l'acte en général et les cas
particuliers.
III
La morale catholique: 1) Les moralistes catholiques condamnent le suicide,
arguments confessionnels et arguments rationnels; 2) sévérités des cas
suistes ; 3) le droit canonique punit le suicide ; 4) certains catéchisme
déclarent que les suicidée sont damnés ; 5) mai** il y a désaccord sur le.»
arguments ; 6) les casuistes admettent en certains cas le suicide indirect ;
7) le droit canonique n'est pas appliqué ; 8) il n'y a pas accord jur l'idée
que les suicidés sont damnés.
La morale catholique exige une plus longue étude.
D'abord, si elle n'est plus morale commune, elle a un domaine
autrement vaste que la morale protestante et la morale juive. En
outre, une opinion courante veut que la réprobation énergique,
l'horreur du suicide soit chose proprement catholique. J'ai déjà
essayé de montrer, tout au long des chapitres qui précèdent, que
cette opinion, (qui m'avait d'abord servi de guide), se heurte aux
faits sur bien des points. Je voudrais compléter cette démonstra-
tion : sans doute, la morale catholique est hostile au suicide; sans;
doute, elle paraît, au premier coup d'œil, la morale simple elle-
même, tout à fait rigoureuse et pure. Mais vue de près, elle se révèle
en proie au même conflit qui travaille le reste de morale, et la
véhémence avec laquelle elle affirme l'horreur du suicide donne
(1) p. 235, 24, 46,71. (2)> 149. (3) p. 26. (4) p. 69. (5) p. 357.
12.
I7S LES MOKALKS COM LES
plus d'Importance Itt* & ■. q u'c! h« fait, pomme eTte,
elle, à la (iioralc Financée.
i envisage la morale formulée, la oa»uistiqwe, la pi
le droit canonique, ce «j ni trappe d'abord, < .'est la sévérilé.
Givrages destinés aux séminaires Ci), manuels rédigés pour l<\s
collèges (a), amtéchismee (3), tous les livres avoués par l'L^iise
s'accordent à condamner le suicide.
(1) J'ai consulté, outre les ouvrages publiés par de6 auteurs français, quel < ;
ouvrages étrangers devenus classiques en France. Ouvrages cités dans ce cha-
pitre: Aertnys, Theologia Moralis, 5e édit. Paderbornae, 1898; Lehmkuhl, ÇaéU9
conscientiae, Frib. en B., 1013 ; Marc, Institutiones morales alphonsianae,
Frib. en B., 1913 ; Marc, Institutiones morales alphonsianae, 16e édit., Lyon-
Paris, 1920 ; le P. Michel, Theologiae moralis principia, P. 1902, le
P. Timothéc Theologia moralis universa, P. sd, (1904), Theologia dogmatica et
moralis ad mentem S. Thomae Aquinatis et S. Alphonsi de Ligorio, etc.,
auctoribus professoribus theologiae seminarii claromotensis e societate S. Sulpi-
tii, 8e édit. P. 1899, (cet ouvrage, dont la première édition est due à l'abbé
Vincent, est désigné couramment sous le nom de Théologie de Clermont.)
(2) J'en ai dressé la liste à l'aide du Catalogue d'Otto Lorenz et du Cata-
logue par matières de la Bibliothèque nationale. Ouvrages cités dans ce
chapitre : abbé Alibert, Manuel de Philosophie, Lyon 1892 ; Bernard, Leçons
de philosophie, P. sd., (autorisation de l'évêque de Gap) ; abbé Berthaud,
Vours de philosophie, P. 1888 ; Bethénod, Eléments de philosophie, (ouvrage
adopté dans les collèges de la société de Marie), Lyon, 1896 ; abbé Blanc,
Dictionnaire, universel, 2 vol. P. sd. (1906) ; le P. Chabin, Cours élémentaire
de philosophie, P. 1886; abbé Dagneaux, Cours de Philosophie, P. sd, (1907) ;
Dantu, chanoine honoraire, Eléments de psychologie et de morale, P. 1912 ;
abbé Delmont, Cours élémentaire de philosophie, P. 1888 ; abbé Durand,
Eléments de philosophie scientifique et de philosophie morale, P. 1894 et Cours
de philos., P. 1912 ; chanoine Gilles, Cours de philosophie, P. 1888 ; le P. Lahr,
Cours de philosophie, t. II, P. 1901 ; abbé Laveille, Traité élémentaire de
philosophie, P. 1886 ; abbé Le Roux, Eléments de philosophie, Vannes 1901 ;
abbé Levesque, Précis de Philosophie, P. 1913 ; Sortais, Eléments de philo-
sophie, t. III, P. sd., (1909) ; Précis de philosophie à l'usage de l'enseignement
secondaire et de l'enseignement primaire par une réunion de professeurs, P.
1913, (avec imprimatur de l'archevêque de Tours). (3) J'ai lu les
ouvrages indiqués au mot Catéchisme dans le catalogue sur fiches de la
Bibliothèque nationale ; catéchismes cités dans ce chapitre : Bareille,
Le catéchisme romain ou V enseignement de la doctrine chrétienne, t. V,
P. sd., (1908) ; Catéchisme de S. S. Pie X, traduit par MM. Lagardère et
Jacquot, Besançon 1909; Catéchisme de première communion à l'usage de
tous les diocèses de France, Paris et Nevers 1891 ; Catéchisme, classes supé-
rieures, s. 1. n. d., (1885) ; Catéchismes diocésains de : Agen 1880 et 1884, Albi
1888 et 1904, Alger 1913, Amiens 1896 et 1916, Arras 1888 et 1916, Auch
1889 et 1912, Avignon 1898, 1901, 1909, Bayeux 1890, Belley 1920, Besançon
1887 et 1899, Blois 1893, Bayonne 1912, Carcassonne 1901, Chambéry 1888 et
1895, Chartres 1876 et 1914, Châlons-sur-Marne 1915, Clermont 1888, Digne
4916, Dijon 1887, du diocèse d'Evreux et de la province de Paris 1918, La
Rochelle 1897 et 1921, Laval 1901, Le Mans 1902, Limoges 1881, Nîmes 1891,
Orléans 1885, Paris 1895, St-Brieuc et Tréguier 1908, St-Claude 1890, Séez
1904, Toulouse 1884 et 1908, Tours 1891.
LA MORALE CATHOLIQUE 179
Les arguments allégués sont confessionnels et rationnels.
Arguments confessionnels : i° Le suicide est condamné par
l'Ecriture; la Théologie de Clermont allègue le précepte général :
non occides, et deux passages dans lesquels « Dieu se réserve le
droit de vie et de mort » (Deutér., XXII, 39; Sap., XVI, i3), (1). Le
non occides, qui est le grand argument de saint Augustin, est
également allégué par Marc et par le P. Timothée (2). 20 Le suicide
est condamné par la tradition : les Pères de l'Eglise ont réfuté les
hérétiques qui s'y montraient favorables, (allusion aux ouvrages
de saint Augustin contre les donatistes et les circoncellions); des
conciles ont légiféré contre la mort volontaire; le droit canonique
la punit (3).
Les arguments rationnels sont ceux que nous avons déjà ren-
contrés dans les ouvrages laïques, (d'ailleurs les auteurs catholiques
citent volontiers Platon, Cicéron, Rousseau, Kant, Jules Simon,
voire Bonaparte).
Il y a d'abord ce que l'Ami du clergé appelle « les trois preuves
fameuses » (4) : i° Le suicide est une action injuste à l'égard de la
société qu'elle prive d'un de ses membres (5); cet argument est pré-
senté de la même manière que dans les ouvrages laïques; Y Ami du
clergé ajoute seulement que ceux qui se tuent donnent aux fidèles
un scandale irréparable (6). i° Le suicide est un attentat sur les droits
de Dieu; Dieu nous a assigné un poste, nous a imposé une épreuve
ici-bas; lui seul a le droit de nous relever, en marquant le terme
de notre existence; je ne m'attarde pas à citer les auteurs qui re-
prennent à Platon cet argument, il faudrait les citer tous; les
catéchismes, notamment, n'allèguent guère que cette raison (7);
je ne note qu'une seule variante intéressante : le suicide n'est pas
seulement une atteinte aux droits de Dieu, c'est une manifestation
de désespoir injurieuse pour la bonté divine (8). 3° Le suicide est
contraire à la charité qui nous prescrit de nous aimer nous-
mêmes (9); cette idée n'est pas étrangère aux moralistes laïques
(1) t. III, p. 102, parag. 112 : (2) Marc, I, p. 490, parag. 753; Timothée II,
p. 244. (3) Théol. de Clermont, ibid. (4) 1899, p. 230. (5) Alibert p. 323,
Bernard, p. 302, Berthaud, p. 376, Bethenod p. 277, Blanc p 1134, Chabin
p. 349, Dagneaux II, p. 294. Dantu p. 138, Delmont,p. 783, Durand p. 232,
Lahr. II, p. 122-123, Laveille. p. 324, Sortais. III, p. 135, Précis p. 257,
Théol. de Clermont, Parag. 112, prob. 3 ; Michel, II, p. 237, Grandclaude,
Jus canonicum, III, p. 358, Ami du Clergé paroissial, 1895, p. 60 ss., Ami
du Clergé 1899, p. 230, Bouquet, Lettre pastorale début. (6) 1895, p. 60 ss.
(7) Catéchismes de Chambéry, Besançon, Toulouse, Orléans, Albi, Chartres,
Avignon, Paris, Aix, A l'usage de tous les diocèses de France (1891), de S. S.
Pie X, Bareille V, p. 511, etc. (8) Ami du clergé paroissial 1895, loc cil'
<9) Théol, de Clermont, loc. cit., Michel II, p. 234, Timothée, II, p. 244,
cf. Aertnys, I, p. 231.
i80 LES MORALES CONFESSIONNELLES
puisque plusieurs d'entre eux rangent le devoir de vivre parmi
les « devoirs envers nous-mômes », mais les auteurs ecclésiastiques
se distinguent en ce qu'ils insistent, comme de juste, sur la question
du salut éternel; c'est surtout parce que le suicide nous expose à la
damnation qu'il offense ce que les théologiens appellent amor sui
ordinatus; il constitue, par surcroît, un acte de cruauté envers nous-
mêmes, puisque, en nous privant de la vie, il nous prive d'un
bien (i); enfin qui se tue renonce volontairement aux mérites-
qu'il pourrait acquérir en vivant (2).
Au-dessous de ces trois preuves fameuses, je distingue cinq argu-
ments : i° Si le suicide était licite, l'homicide lui-même devien-
drait a non légitime, mais moins odieux » (3), (ce n'est guère
qu'une variante de l'argument de saint Augustin). i° Le suicide
est une négation de la moralité elle-même : l'argument de Kant, que
je n'aperçois pas dans les Théologies morales, se trouve assez souvent
cité ou repris dans lès ouvrages destinés à l'enseignement secon-
daire (4). 3° Le suicide est contraire à la nature, à « l'inclination
naturelle » (5). 4° C'est particulièrement une faute contre la
famille : « Qui se tue, dit l'Ami du clergé, plonge sa propre famille
dans la honte et dans la douleur (6) »; « la famille du suicidé, écrit
l'évêque de Chartres, perd en considération (7) ». 5° Le suicide est
une faiblesse, une lâcheté : « le suicidé laisse une mémoire entachée
de faiblesse morale, de lâcheté » (8); Y Ami du clergé, énumérant
les causes morales du suicide, crainte de vivre, déshonneur, orgueil,
ruine, jalousie, dépit, ajoute : « lâcheté toujours » (9).
Donc deux arguments confessionnels, huit arguments rationnels.
Il va sans dire que la doctrine ainsi établie est absolue et rigou-
reuse. Dans les catéchismes, on insiste sur l'idée qu'il n'est « jamais
permis » de se donner la mort, pour quelque cause que ce soit.
D'autre part, on s'évertue à flétrir l'acte lui-même par les expres-
sions les plus énergiques. Ce n'est pas seulement un crime, c'est
« un grand crime », un « crime affreux », « le plus grand des
crimes », « le dernier des crimes », la plus hideuse forme du
meurtre », « le malheur sans remède », « le triomphe du démon
sur l'homme », un acte « qui a toujours été en exécration » (10).
(1) Chabin, p. 349, Précis, p. 257. (2) Timothée II, p. 244. (3) Gilles,
p. 468. (4) Voir Bernard, Berthaud, Bethenod, Dagneaux, Dantu, Delmont,
Durand, Lahr, Le Roux aux passages déjà cités. (5) Michel II, p. 234 ;
cf. Aertnys I, p. 231. (6) Ami du Clergé par., ibid. (7) Bouquet, Lettre
pastorale. (8) Ibid. ; cf : Berthaud, Bethenod, Blanc, Dagneaux, Delmont,
Lahr, Laveille, Le Roux, Sortais, Précis, aux passages déjà cités, et Timo
thée, II, p. 244. 4). (9) Catèch. de Dijon, Besançon, Agen, Orléans, Albi,
Chartres, Avignon, Paris, Aix, Agen, Bayeux, etc. (10) Ami du Clergé, 1884,
p. 49 ss. sermon sur l'homicide, Ami du cl. par., loc. cit., Catéch. de Dijon,
(1887, p : 50), Laval, (1901, p. 81-82), Alger, (1913, p. 121), Le Mans, (1902
LA CASUISTIQUE 181
Cette rigueur de la doctrine catholique ne s'exprime pas seule-
ment par des véhémences verbales; elle s'affirme jusque dans la
casuistique.
La casuistique ligorienne qui, depuis la seconde moitié
du xixe siècle, a réussi à prendre pied en France est, comme on
sait, à peine moins indulgente que celle du xvie et du xvne siècles; sur
le vol, le mensonge, le meurtre, elle abonde en décisions qui rap-
pellent invinciblement les textes cités par Pascal (i) : or, au sein de
cette morale débonnaire, on est surpris de constater, en ce qui
concerne le suicide, des sévérités singulières.
Hors le cas où Dieu nous en inspire la pensée, il n'est, d'après les
casuistes, « jamais » permis de « tuer directement ». Aucune direc-
tion d'intention ne justifie ni le suicide propter confusionem, ni le
suicide propter expiationem peccati commissi, ni le suicide ad vitan-
dum peccatum futurum ni le suicide ad vitandum acerbum mortis
genus. Ceux-là sont encore coupables de suicide qui hâtent l'heure
de leur mort par l'ivresse, la débauche ou d'autres excès, ou qui,
comme les danseurs de corde et les dompteurs, s'exposent pour un
gain modique à d'évidents et graves périls; coupables aussi les ma-
lades qui se refusent à prendre des remèdes communs, de profit cer-
tain ou probable (2).
Cette doctrine est déjà rigoureuse, puisqu'elle condamne seclusa
Dei auctoritate, et les anciens martyrs qui se précipitaient dans les
flammes et les vierges qui se tuent pour sauver leur honneur (3).
Mais voici des sévérités encore plus rudes.
D'après le P. Timothée, il ne serait pas permis à des marins de
mettre le feu à leur navire pour ne pas tomber aux mains de l'en-
nemi et ne ab Mis illudantur (4).
Peut-on, demande Marc, donner de la morphine aux mourants?
Première réponse : il ne paraît pas illicite, en cas de douleur cruelle,
d'assoupir momentanément les mourants, moribundos ad tempus
sopire; mais, ajoute Marc, ce serait évidemment illicite, s'il s'agis-
sait de mourants qui ne fussent pas préparés à une fin chrétienne; et
enfin (5), sub gravi pariter videtur esse prohibitum etiam bene dispo-
p. 174), Digne, (1916, p. 116), du diocèse d'Evreux et de la province de
Paris, (1918, p. 126).
(1) Voir A.Bay et, La casuistique chrétienne contemporaine, P. 1913. (2) Théol.
de Clermont, loc cit., parag. 114, 115; cette doctrine se retrouve chez tous les
modernes. D'après Y Ami du Clergé, 1913, p. 65, l'aviation « prudemment
pratiquée» n'est pas œuvre illicite. (3) Les casuistes, reprenant une expli-
cation de Saint- Augustin, [infra, II ch. 2) n'excusent Samson, Ste-
Pélagie etc., qu'en supposant une inspiration divine. (4) II, p. 247. (5)
Marc Inst. I, p. 498. D'après Y Ami du clergé, 1913, p 1040, une religieuse
n'a pas le droit d'administrer, même sur l'ordre du médecin, une dose énorme
de morphine.
182
silis taie solamen procurons* car leur donner d<- la morphin
dbrégei lôui vj ! spirituelle; on ne peut donc leur en accorder qi*
faute (J'en obtenir, ils courent le risque de pécher grave»]
Gomme qb voit, il est inierdii, non seulement d'abréger sa vie g
sique, mais d'abréger, fût-ce poux éviler de cruelles douleurs,
existence spirituelle.
Peut-on, dans un naufrage, céder à autrui la plancha de salut?
Oui, si l'on n'y est pas encore accroché, car ce n'est pas là un sui-
cide direct. Mais quelqu'un qui est installé sur un radeau et ne
sait pas nager n'a pas le droit de se jeter à l'eau pour céder sa
place, parce que alors il y aurait suicide : non liceret vero, écrit
Aerlnys, seispsum projicere in mare ad sospilandum alterum (i);
Mare exprime le même sentiment (2); le P. Timothée, qui est d'avis
contraire, dit que l'opinion de Marc est soutenue par de nombreux
théologiens : multi iamen putant hoc ultimo casu non licere si mors
inde certo sequi debeat (3).
Peut-on se jeter à l'eau sans savoir nager avec la certitude de
se noyer infailliblement pour baptiser un enfant en train de dis-
paraître? — Non, dit le P. Timothée (4) et, d'après Aertnys ce serait
un péché grave (5). Cette réponse trahit une horreur particulièrement
vive pour la mort volontaire; car, Y « ordre de la charité », tel
que le définissent les casuistes, nous prescrit de préférer la vie spi-
rituelle du prochain à notre vie temporelle; si, malgré cela, nous
n'avons pas le droit de sauver, au prix de nos jours, un enfant qui
se noie, c'est que le suicide, si pur, si charitable qu'en soit le motif,
est considéré comme perdant irrémédiablement noire âme.
Un professeur d'histoire, ayant raconté à ses élèves la mort du
lieutenant de Chevigné qui, blessé par les Touaregs, se tue pour que
ses soldats ne meurent pas en essayant de la défendre, l'Ami du
clergé, tout en rendant hommage à ce beau patriotisme, dénonce ce-
qu'il appelle une « erreur condamnable » : « Il n'est jamais permis
de se tuer pour sauver la vie de qui que ce soit. (6) »
Les journaux proprement catholiques, les Croix, font souvent
écho à la théologie morale.
Tous les suicides, dont on a vu plus haut la liste, sont inva-
riablement condamnés par la Croix de Paris; pour le colonel Henry,
il y a quelque indulgence : sa mort violente ne serait pas moins
répréhensible que le faux commis, « si la cruauté des événements
ne lui avait ôté la raison (7) »; mais, d'ordinaire, le ton est plus
sévère : à propos du suicide de Carré et de sa femme « si l'on
peut donner ce nom à celle qu'il avait épousée civilement », la
(1) I, p. 232. (2) hoc. cit., parag. 754. (3) II, p. 246 :
(5) I, 232. (6) 1912, p. 15. (7) 2 septembre 1898.
(4) II, p. 245.
LE DROIT CANONIQUE 183
Croix dénonce a cetle morale fin de siècle »,. ces « scandales épou-
vantables )) et s'écrie (en ayant soin de noter que Carré était l'ami
de M. Clemenceau) : « Encore une fois, quel monde! »(i). Le suicide
des Armand Dreyfus et le meurtre de leurs enfants sont signalés
comme une « nouvelle hécatombe de la' libre pensée » (2) ; du sui-
cide de Robin, la Croix dit : « Cette mort couronne* dignement cette
triste vie. Les jugements de Dieu sont impénétrables, comme ses
miséricordes sont infinies; mais il est, au livre saint, des sentences
qui font trembler (S) ».
Lorsqu'il s'agit de suicides ordinaires, les Croix se distinguent
par deux traits de la presse non confessionnelle : souvent elles se
font une règle de ne pas les signaler; ainsi, dans l'édition parisienne
et dans plusieurs éditions de province, il m'est arrivé de parcourir
les numéros de plusieurs mois sans rencontrer plus de deux ou trois
suicides; en outre, lorsqu'elles en relatent, elles emploient parfois
des formules qu'on ne trouve pas dans la presse laïque, même
favorable au catholicisme : par exemple, à propos d'un suicide banal
d'accusé, le rédacteur écrit : « Il n'avait pas pensé que le suicide
est une action plus déshonorante par elle-même que le vol lui-
même (4) »; ou bien encore, à propos d'un coupable : « Le mal-
heureux a échappé à la justice des hommes, non à celle die
Dieu (5) ». Relatant un suicide quelconque, la Croix du, Morbihan
ajoute en post-scriptum : « La morale neutre permet le suicide.
Son influence empeste (6). » Parfois, dans le style tout fait des
comptes rendus, se glissent des formules telles que : « Il eut le tort
de se donner la mort » (7), ou « triste fin! » (8).
L'Eglise ne s'en tient pas à ces sévérités verbales. Le droit
canonique contemporain punit ceux qui se tuent. A moins qu'ils
n'aient agi dans un moment de folie ou qu'ils n'aient donné,, avant
la mort, des signes de repentir, les suicidés sont privés de la sépul-
ture ecclésiastique.
Tous les canonistes (9) s'accordent sur ce principe. De tous les
textes qu'ils citent à l'appui de leur doctrine, le plus récent était
en 191 4, une décision de la Congrégation du Saint-Office, en. date
(1) 26 et 27 juin 1895. (2) 10 novembre 1897. (3) 5 septembre 1912.
(4) 2 mars 1895. (5) 13 février 1895. (6) 16 janvier 1899. (7) La Croix de la
Corrèze, 14 juin 1908. (8) Ibid. 12 janvier, 14 juin 1908. (9) J'ai consulté Les
ouvrages indiqués par Otto Lorenz au mot Droit canonique., Ouvrages cités dans
ce chapitre: André et Condis, Dict.de droit canonique, revu par Wagner, P. 1894,
Bonal, Institutiones canonicae, P. 1896 ; Craisson. De la sépulture ecclésiastique,
Valence 1867 ; Duballet, Cours complet de droit canonique, t. XIY, Traité des
choses ecclésiastiques, P. 1902 ; Grandclaude, Jus canonicum, t. II,. P. 1882 et
III. 1883; Huguenin, Expositio melhodica juris canonici, 6e éd. revue par
Marc, P. 1909 ; Many, Prœlectiones juris canonici, P. 1904 ; Pillet, Jus
184 LB8 MORALES CONFESSIONNELLES
du 18 mai 1866 (1) : aux termes de cette décision, on peut, lorsqu'il
y a doute, accorder la sépulture, en évitant toute pompe, vilatis
tamen pompis et sollemnibus exsequiarum, c'est-à-dire, d'aprfa
VA mi du clergé, en supprimant « la célébration de la messe avec
tout ce qui est ordonné ou tient du service divin, comme le son des
cloches, le chant de l'Eglise, la conduite solennelle du corps et
toutes les cérémonies qui rehaussent l'éclat de la sépulture chré-
tienne » (2).
En 19 18, le Code de droit canonique, composé par ordre de
Pie X et promulgué par Benoît XV, est venu fortifier, touchant le
suicide, le vieux droit canonique.
Le canon 1240 prive de la sépulture ecclésiastique, sauf le cas
où ils auraient donné, avant la mort, quelque marque de repentir
« ceux qui se sont tués eux-mêmes par un dessein délibéré »; en cas
de doute, le même canon prescrit de consulter l'Ordinaire, et, si le
doute subsiste, il permet la sépulture, ita tamen ut removeatur scan-
dalum.
Le canon 235o, dissipant les incertitudes de l'ancien droit, punit
la tentative de suicide : Qui in seipsos manus intulerint, siquidem
mors secuta sit, sepultura ecclesiastica priventur. Secus arceantur
ab actibus legitimis ecclesiasticis et, si sint clerici, suspendantur
ad tempus ab Ordinario definiendum, et a beneficiis aut officiis
curam animarum interni vel externi fori adnexam habentibus remo-
veantur.
Enfin le canon 985 déclare irréguliers ex delicto les prêtres
qui ont tenté de se tuer, et le canon 1399 range parmi les livres
interdits ipso jure ceux qui établissent la légitimité du suicide (3).
Comme il n'y a plus, aujourd'hui, d'usage gallican à opposer
aux décisions du Saint Siège, le Code promulgué par Benoit XV vaut
pour la France : le clergé de notre pays est donc tenu de punir le
suicide. J'ajoute que, dès avant la publication du Code, la lettre
du droit n'était pas toujours confinée dans des ouvrages techniques
peu accessibles aux profanes, livres de droit canonique ou revues
confessionnelles : quelques catéchismes élémentaires avaient soin de
rappeler aux fidèles que l'Eglise, à bon droit, refuse aux suicidés
les prières publiques et la sépulture chrétienne (4).
canonic. générale, P. 1890 ; Tephany, Exposition du dr. canon, selon la méthode
des Décrétales, 3 vol. P. sd ; Tilloy (Mgr) , Traité théorique et pratique de droit
canon P. sd ; j'ai consulté en outre les tables du Canoniste contemporain de
1884 à 1914 et la collection de V Ami du Clergé.
(1) Texte cité dans Canoniste contemporain 1887, p. 285. (2) 1889, p. 378.
(3) Codex juris canonici PU X, P. M. jussu digestus, Benedicti P. XV aucto-
ritate promulgatus, Rome 1918. (4) Cat. de Clermont, 1888, p. 145 ; Blois,
1893, p. 120 ; cf. Cat. de Belley, 1920, p. 126 ; de La Rochelle, 1921 p. 98.
LE DROIT CANONIQUE 185
Il semble qu'en refusant la sépulture chrétienne, l'Église atteigne
ï'extrême sévérité. Quelques catéchismes pourtant vont plus loin : ils
envoient les suicidés en enfer.
On lit, dans le Catéchisme du diocèse de Tours (1891) : « Est-ce
un grand péché de se donner la mort? — Oui, c'est un grand péché,
qui conduit tout droit en enfer, puisqu'on n'a pas le temps de
faire pénitence (1) ».
« Que faut-il penser, demande le Catéchisme de Chambêry (1888),
de ceux qui se donnent la mort? — Il faut penser qu'ils sont perdus
pour toujours, puisqu'ils meurent en commettant un péché mor-
tel. » La même phrase se retrouve dans l'édition de i8g5 (2).
Le Catéchisme d'Alger (191 3), déclare : « Le crime de ceux qui
se donnent la mort à eux-mêmes est un crime de désespoir et de
lâcheté qui les rend dignes du refus de la sépulture chrétienne et
des châtiments éternels. » (3)
Un catéchisme destiné aux « classes supérieures » explique que
le suicide est un péché mortel irréparable « s'il se consomme sur
le coup » (4).
En i8g5, Y Ami du clergé paroissial publie un modèle de
leçon sur le suicide à l'usage de ceux qui suivent le catéchisme de
première communion; le suicide, y est-il dit, est surtout un péché
contre soi-même : « Pourquoi? — Parce qu'il (le suicidé) laisse un
cadavre qui ne recevra jamais les bénédictions de l'Eglise et qui
ressuscitera avec les maudits et les réprouvés. ... Pourquoi enfin?
— Enfin et surtout, parce que, tête baissée, stupidement, comme
un nouveau Judas, il se plonge, pour une éternité, dans l'effrayant
abîme de tous les maux, en enfer (5) ».
Ainsi, aux yeux de l'Eglise, le suicide est un crime de par
l'Ecriture, de par la tradition, de par la raison, crime si grave
que rien ne peut l'excuser, non pas même le désir de sauver la vie
ou l'âme du prochain, si horrible que le cadavre même n'échappe
pas au châtiment et que celui qui s'est tué, quelle que soit la cause
de son acte, doit être privé de sépulture, si irrémissible enfin que le
suicidé ressuscitera « avec les maudits et les réprouvés ». Si l'on rap-
proche tous ces traits du tableau si incertain que nous offre la
morale commune, la première impression est bien celle que l'on
ressent d'ordinaire, à savoir que la réprobation rigoureuse, l'horreur
du suicide est chose d'Eglise. Je n'ai garde de dire qu'il ne faille
rien retenir de cette impression. Mais nous avons déjà vu bien
des faits contredire l'explication courante. Une étude plus atten-
tive de la morale catholique va, je crois, nous en révéler d'autres.
(1) p. 137. (2) p. 60. (3) p. 121. (4) p. 121. (5) 1895, p. 60 ss.
L8â LES MÛBJJUSS conihssionnku.
D'abord, les théologiens et I<;s nxaraUstei d'EgJise Boni loin d'être
toujours d'accord sur les arguments (qu'ils allèguent contre Ja m
m i.i ire.
Nous avons déjà vu qu»'il y a des arguments qu'on trouve surtout
dans les ouvrages techniques et d'autres, comme celui de Kant,
n offre plus volontiers aux profanes. Ce n'est qu'un détail.
Mais voici l'argument social, un de ceux qu'on retrouve dans
les Théologies morales, dans les Manuels de philosophie, dans les
traités de droit canonique, une des « trois preuves fameuses »
dont parle Y Ami dix clergé : est-ce à dire qu'il soit unanimement
approuvé et que l'Eglise soit, sur ce point, plus unie que l'Univer-
sité? Tant s'en faut. Le P. Timothée se refuse à le prendre à son
compte : « L'homme qui se tue, écrit-il, fait-il tort à la société?
— Nobis non liquet. La justice n'exige pas que nous restions,
malgré nous, membres d'une société, ou bien alors on se rendrait
coupable en émigrant (i) ».
L'abbé Rimbault va plus loin, il cite, en l'approuvant, l'opinion
selon laquelle l'homme qui ne croit pas en Dieu ne peut être blâmé
de se tuer (2). L'abbé Lévesque écrit de même : « On ne voit pas
comment le suicide pourrait être condamné si ce n'est au nom des
principes religieux (3) ». Nous avons déjà rencontré cette idée dans
la presse et la littérature. Seulement, si la foi seule peut nous faire
condamner le suicide, autant dire que tous les arguments d'ordre
rationnel allégués par les théologiens et les moralistes ne sont là
que pour la forme et qu'-au fond ils ne prouvent rien.
Les arguments confessionnels sont-ils, du moins, l'objet d'un
accord unanime? Les ouvrages que j'ai consultés me laissent une
impression différente : l'argument tiré du non occides se trouve
dans les théologies morales, et les catéchismes ont soin d'expliquer
que suicide et homicide sont interdits par le même commande-
ment; mais plusieurs ouvrages destinés aux élèves des collèges
ne font même pas allusion au raisonnement de saint Augustin;
quant à l'argument qui allègue que les Pères de l'Eglise ont réfuté
les « hérétiques » favorables au suicide, les auteurs catholiques
l'invoquent rarement, sans doute parce qu'ils se rendent compte
que, si saint Augustin a blâmé les suicides des donatistes^ Eusèbe,
saint Jérôme et d'autres ont loué des suicides chrétiens.
D'où un certain flottement, dont quelques catholiques semblent
se rendre compte. Des lecteurs de Y Ami du, clergé lui demandent :
« Existe-t-il une ou plusieurs preuves rationnelles démontrant, de
façon absolue que, pour tous les hommes et dans des circonstances
quelconques, le suicide est toujours gravement défendu et illi-
(1) II, p. 244. (2) Le devoir et ses vaillants, P. 1903, p.ll. (3) p. 342
L EGLISE ET LA MORALE NUANCEE 187
cite? )) (i) Le P. ïimothée écrit, laissant paraître le principe même de
la morale nuancée : non sine fondamento forsan quis putabit hanc
veritatem, e christiana doctrina certissimam, non ita facile saltem
in sua universitate demonstrari (2). L'abbé Blanc, après avoir énu-
méré les raisons qui rendent le suicide illicite, déclare : « Ces raisons,
on le voit, sont très graves : mais cependant elles ne tendent pas à éta-
blir que l'abandon de la vie soit un mal absolu. On comprend, par
conséquent, que Dieu ait pu inspirer, à tels de ses martyrs, d'aller
eux-mêmes au-devant de la mort; on comprend aussi que des
hommes généreux aient pu se tromper, dans certains cas, en regar-
dant le suicide comme un acte de courage et même digne d'hon-
neur. » (3)
Autre revanche de la morale nuancée : les casuistes, si intransi-
geants sur tant de points, cèdent quelque peu sur d'autres.
Tous, après avoir déclaré le suicide illicite, sont contraints
d'ajouter : sauf le cas où Dieu en inspire le dessein. Cette restric-
tion, indispensable pour excuser Samson, sainte Pélagie et les mar-
tyrs volontaires, est déjà une affirmation de morale nuancée : un
crime dont on est forcé de prévoir que Dieu peut nous porter à le
commettre est déjà un crime bien spécial. Mais une autre affirma-
tion, bien que timide encore, est plus intéressante, je veux parler
de la théorie du suicide indirect.
Elle est commune parmi les modernes : le suicide direct n'est
jamais licite, cependant quandoque licet concurrere ad occisionem sui
aut lethalem vulnerationem : la raison en est, dit Marc, que le
précepte de conserver la vie utpote affirmativum non semper obli-
gat, et « il est licite par ailleurs de provoquer une cause honnête ou
du moins indifférente entraînant, outre un effet bon, un effet mau-
vais. Bien plus, il y a parfois obligation de sacrifier sa vie, si la
charité ou la jsutice l'exige (4) ». Non certes que le suicide indirect
soit licite en soi, (la Théologie de Clermont, entre autres, l'explique
très nettement » (5), mais il le devient s'il y a juste cause, jusla et pro-
portionaia causa. Quelles sont ces justes causes? Marc déclare em-
prunter à saint Alphonse celles qui suivent :
i° Le bien commun : un soldat peut rester à son poste, sachant
qu'il y sera tué; il peut couler ou incendier son navire, mettre le
feu à un fort.
20 L'exercice d'une vertu : pour exercer la vertu de foi, les
martyrs du Christ peuvent ne pas fuir et subir volontairement la
mort; pour exercer la vertu de justice, le malfaiteur prisonnier
peut ne pas s'évader, l'individu condamné à mourir de faim a le
(1) 1899, p. 230. (2) II, p. 244. (3) Mot suicide. (4) Marc, I, 490.
parag. 754. (5) III, p. 102, parag. 113.
188 LES MORALES CONFESSIONNELLES
droit de ne pas manger; pour exercer la vertu de chasteté, la vierge
peut s'exposer au péril de mort plutôt que de se laisser violer; pour
pratiquer la charité envers soi-même, on peut accepter de subir
une opération dangereuse, en vue de mettre fin à ses souffrances;
pour pratiquer la charité envers le prochain, on peut se laisser tuer,
afin d'éviter que le meurtrier ne meure impénitent, ou encore se
livrer à la mort à la place d'un ami injustement condamné; on
peut même céder la place qui vous sauverait du naufrage, à con-
dition de ne pas se jeter à l'eau sans savoir nager.
3° Le désir d'éviter une mort plus cruelle : on peut, au cours
d'un incendie, se jeter par une fenêtre ou se jeter à l'eau cura
aliqua spe te salvandi; avec la même espérance, ceux qui sont
condamnés à mort ou à la prison perpétuelle ont le droit d'en faire
autant. »
4° La difficulté qu'il y aurait à employer un remède « extraordi-
naire ou trop dur » : des remèdes extraordinaires seraient, par
exemple, des médicaments de très haut prix, une amputation, un
changement de domicile, la nécessité de quitter son pays.
5° Les nécessités d'un métier : on n'a pas le droit de se faire
danseur de corde, mais on a le droit de se faire couvreur (i).
Les casuistes ne sont pas tous d'accord sur les questions soule-
vées par Marc : touchant la question du naufrage, il signale lui-
même que d'autres repoussent la restriction qu'il formule ; la Théo-
logie de Clermont signale comme difficiles les problèmes que sou-
lèvent l'incendie du navire et le saut en cas d'incendie; consulté
sur la légitimité du suicide lorsqu'il s'agit d'éviter une mort très
cruelle, Y Ami du clergé constate que les théologiens ont étudié ce
problème « avec plus ou moins de clarté et de succès » (2); c'est dire
que la théorie du suicide indirect reste incertaine sur plus d'un
point ; mais le principe même est bien une concession à la morale
nuancée, puisque le suicide indirect est licite en certains cas, illi-
cite en d'autres.
Menue concession, dira-t-on, puisqu'il ne s'agit malgré tout que
de suicide indirect. C'est vrai, mais force est bien aussi de recon-
naître que ce caractère indirect n'est pas toujours manifeste. D'une
vierge menacée de viol, on dit qu'elle ne peut pas se tuer, mais
qu'elle peut s'exposer « à un péril certain de mort » : si elle se
jette par la fenêtre, que fera-telle que de s'exposer à ce péril cer-
tain? Libre aux théologiens d'appeler cela un suicide indirect, c'est
ce que le langage courant appelle un suicide tout court. De même
on se demande en quoi le suicide est indirect, lorsqu'un soldat se
fait sauter avec son fort, un marin avec son vaisseau, ou lorsqu'un
(1) Marc I, p. 490, parag. 754. (2) Aimée 1899, p. 333.
l'église et la morale nuancée 189
homme condamné à mourir de faim rejette les aliments qui pour-
raient le sauver. La vérité est que les> théologiens essaient de se
masquer à eux-mêmes les concessions qu'ils font à la morale
nuancée, parce que, si légères soient-elles, ils en sentent la gravité.
Un casuiste contemporain, le P. Timothée, est plus hardi que
les autres. Pour excuser celui qui se jette par la fenêtre afin
d'éviter d'être brûlé vif, il a tout simplement recours à la vieille
théorie de la direction d'intention : fioc est enim potius mortem
acerbiorem aufugere quam se propie velle occidere (i). A l'aide de
cette distinction on excuserait aisément tous ceux qui se tuent pour
fuir une mort plus pénible soit au point de vue physique, soit au
point de vue moral. Ailleurs, le P. Timothée va encore plus loin :
peut-être, dit-il, ne pensera-t-on pas sans fondement « qu'il n'est
pas si évident que le suicide direct soit illicite, même pour sauver
la chasteté ou d'autres biens de grande importance » (2).
Ces hardiesses sont singulières ; mais ce qui me frappe le plus
dans l'effort des casuistets modernes pour nuancer la morale, c'est
que, grâce à la doctrine du suicide indirect, ils sont, sur certains
points, tout à fait indulgents : non seulement ils excusent les sui-
cides héroïques et altruistes, mais ils permettent de fuir 'la souf-
france, ils permettent même de mourir pour éviter de trop grandes
dépenses : on n'a pas le droit de se tuer pour éviter l'infamie, mais
on a le droit de se laisser mourir, plutôt que de subir une opéra-
tion trop rude ou trop coûteuse. La morale nuancée prend sous
cape une belle revanche!
Cette indulgence ne se retrouve pas dans les manuels destinés
aux collèges ecclésiastiques, mais, là encore, la morale nuancée s'af-
firme et par les mêmes procédés que dans les manuels laïques : ou
bien les suicides altruistes s'appellent des sacrifices et, moyennant
ce changement de nom, sont admis et admirés, ou bien le suicide
lui-même est défini de telle sorte qu'un grand nombre de morts
volontaires échappent à la définition.
Il est interdit de se tuer, dit l'abbé Alibert, mais « il est licite,
louable même, d'affronter la mort pour une noble fin », par
exemple, on peut se faire sauter pour empêcher l'ennemi de s'em-
parer d'un point stratégique (3) .
Selon l'abbé Berthaud, le suicide est interdit, mais a le sacrifice
volontaire de la vie » est beau et héroïque (4).
Le suicide, dit Bethenod, est « un acte profondément immo-
ral », mais il importe « de ne pas le confondre avec le sacrifice
volontaire de la vie qu'exigent parfois certaines circonstances » (5).
(1) II, p. 248. (2) II, p. 244. (3) p. 323. (4) p. 375-377. (5) p. 277.
190
Même idée dans les duVràgee de l'abbé Delmont (i), de t'abbé
Dm and (a), de (.'. Soi lais (3)i
L'abbé Le Roux définit le sacrifice « la mort pour obéir au
devoir )) et l'oppose au suicide, qui est « la mort pour fuir le
voir ) (4). Ces définitions nuancées abondent dans les ouvra.
la 8 tiques : « Le suicide consiste à se donner la mort dan-
but direct d'échapper aux peines de la vie » (5); le suicide
l'acte d'un homme qui se donne la mort « pour échapper aux mi-
sères et aux souffrances de cette vie » (6); le suicide est un acte
a par lequel on s'ôte sciemment et librement la vie de son au-
torité privée » (7). A l'aide de ces formules, il est aisé d'excuser
un grand nombre de suicides, et notamment tous les suicides
altruistes.
Parfois même, on voit apparaître l'idée que, parmi les suicides
qui sont des suicides, il faut savoir distinguer : « Sans doute, écrit
M. Dantu, il y a des circonstances qui rendent certains suicides
dignes de pitié et d'indulgence » (8).
Passons de la théologie à la presse. On a vu que les journaux
catholiques se distinguent des journaux laïques par la sévérité de
quelques commentaires et parce qu'ils se font quelquefois une règle
de ne pas annoncer les suicides. Mais cette règle n'est pas absolue,
et, lorsqu'ils publient des comptes rendus, on voit reparaître le
même style tout fait, reflétant les mêmes sentiments que nous avons
vu se manifester dans la presse non confessionnelle.
D'un coupable qui se tue, la Croix dit fort bien : « il s'est fait
justice » (9), reprenant ainsi à son compte ce que VUnivers appelle
un reste de mœurs païennes.
A propos de suicides ordinaires, elle emploie, aussi souvent que
les autres, les mots apitoyés dont s'indigne M. Herpin. Sur vingt-
cinq comptes rendus que je relève en 1908 dans la Croix de la
Corrèze, je note sept fois un terme de pitié, « le malheureux, la
pauvre femme », et, quatre fois sur sept, il s'agit de suicides dont
la cause est inconnue. Dans la Croix de la Charente, en 1899, je
ne tfouve, en quatre mois, que dix comptes rendus de suicide : cinq
contiennent un mot de pitié, et, de ces cinq suicidés sur lesquels
on s'apitoie, un s'est tué sans qu'on sache pourquoi, un autre parce
qu'il était soupçonné de vol. La Croix de Paris, en janvier 1886,
ne signale que six suicides : deux fois sur six elle dit : le malheureux;
il s'agit, la première fois, d'un homme qui s'est tué par misère,
(1) p. 787. (2) Eléments, p. 228-229. (3) III, p. 137 ; cf. Précis, p. 259.
(4) p. 276-277. (5) Alibert, p. 324. (6) Bernard, p. 301, Berthaud, p. 376,
Delmont, p. 783. (7) Gilles, p. 468. (8) p. 136. (9) Paris, 24 janvier 1.905,
Croix de la Corrèze, 28 janvier 1908,
ABOLITION PRATIQUE DU DROIT CANONIQUE 191
l'autre fois d'un homme qui a essayé de se tuer en empoisonnant
sa femme. Nous avons vu la Croix du Morbihan signaler, à propos
d'un vieillard qui a voulu mettre un terme à ses souffrances, l'in-
fluence empestée de la morale neutre; mais, dans la relation du
fait, le suicidé est appelé « le malheureux ». De même, le i5 jan-
vier 1889, la Croix de la Charente intitule un compte rendu :
« tentative criminelle », mais elle dit du suicidé « le pauvre
vieux ».
En 1886, la Croix de Paris relate un suicide sous la rubrique:
« les crimes nouveaux », ce qu'on ne voit jamais dans les journaux
laïques, mais le rédacteur écrit machinalement, sous cette rubrique
à propos de la découverte d'un cadavre : on ignore s'il s'agit d'un
crime « ou simplement d'un suicide » (1).
Fait bien plus important, presque décisif, le droit canonique,
qui fait parmi nous l'originalité de la morale catholique est, dans
la pratique, à peu près aboli.
Sans doute tous les canonistes maintiennent fermement le prin-
cipe : pas de sépulture ecclésiastique pour les suicidés ; seulement
tout paraît calculé pour en rendre l'application impossible.
Première difficulté : pour que la peine puisse être appliquée, il
faut naturellement que le fait soit bien établi. Pas de châtiment
quando non constat (2). Mais comment établir le fait? Particularité
troublante, le droit canonique n'en souffle pas mot. Lui qui, sur
tant d'autres questions, règle avec tant de soin la procédure à suivre,
ne donne aux clercs aucune indication sur ces causes, particulière-
ment délicates, dans lesquelles l'accusé ne peut se défendre. A la
rigueur, ce silence serait explicable si la loi laïque punissaU le
suicide : il signifierait que le clergé réglera son action sur la sen-
tence des magistrats. Mais en France, à l'heure présente, le suicide
n'est pas un crime. Les procès verbaux qui le constatent sont trans-
mis secrètement au Parquet ; il n'en est pas fait mention sur les
actes de l'état civil; l'Eglise ne peut donc se prononcer sur une
pièce officielle, irrécusable aux yeux de la famille, du public. Et
malgré cela, pas un mot pour dire au curé, à l'évêque, quelle con-
duite il doit suivre, quelle garantie il doit accorder à l'accusé mort,
bref comment il doit instruire ce procès délicat et redoutable! Si
l'on songe que la tâche qui incombe aux clercs se complique du
fait qu'ils ne peuvent pas citer les témoins qu'ils veulent et les faire
parler, on a forcément l'impression que ce silence, voulu ou non,
du droit canonique ne peut avoir qu'un résultat : en fait, les pour-
suites seront rares, la répression incertaine et molle.
(1) 21 janvier. (2) Grandclaudc, II, p. 395.
V,V2 LES MORALES CONFESSIONNELLES
Deuxième difficulté : le suicide échappe au châtiment s'il yaes
folie ou aberration. Pour être punissable, il faut qu'il ait été com-
mis deliberato consilio (i) : mais, ici encore, aucun texte officiel
n'indique ce qu'il faut faire pour définir équitablement l'état inr
tellectuel du défunt.
Que fera le curé P La solution que lui suggèrent certains cano-
nistes, c'est d'exiger un certificat médical, mais de le contrôler : le
certificat médical, dit en 1887 ^Ami du clergé, doit être contrôlé,
et, s'il est de complaisance, c'est une preuve nulle (2). Mais com-
ment s'exercera le contrôle?
L'abbé Duballet semble inviter des clercs à se placer au point
de vue technique : « Voici, dit-il, les règles posées par les physio-
logistes pour distinguer entre le suicide volontaire et le suicide
involontaire :
a) Si le suicidé était en proie à quelque maladie soit ancienne,
soit récente, il faut le regarder, comme involontaire, à moins de
preuves évidentes que l'acte de désespoir a été commis de propos
délibéré et avec réflexion;
b) S'il n'y a pas d'état morbide et que le suicide suive immé-
diatement une peine extérieure comme la perte de la fortune, de
la réputation, des membres de la famille, on ne peut ordinairement
attribuer l'acte de désespoir à la perte de la raison, à moins d'autres
preuves qui établissement clairement l'aliénation mentale ;
c) Quand il n'y a ni maladie constatée, ni peine extérieure et
que le suicide est commis sans qu'on puisse en déterminer la cause,
il faut croire à un acte de folie, parce qu'un acte si contraire à
la nature ne peut être commis sans que la raison soit troublée » (3).
Ces indications, reprises en 1900, par l'Ami dix clergé (4),
ouvrent déjà une assez large porte à l'indulgence puisqu'elles sous-
traient à la répression tous les suicides dont la cause est inconnue.
Il s'y trouve néanmoins quelques phrases sévères. Mais comment
un curé pourrait-il s'en prévaloir pour prononcer, malgré l'avis
du médecin, un refus de sépulture? Il lui faudrait, au nom d'un
texte sans valeur officielle, engager contre un technicien une dis-
cussion techniquel
Voudra-t-il, sans entrer dans ces discussions techniques, opposer
au médecin des principes d'ordre purement canonique? Il ne sera
guère moins embarrassé.
Many et Pillet lui disent : la folie ne se présume pas (5); mais
l'abbé Téphany écrit : « L'Eglise, en bonne mère qu'elle est, pré-
sumée aisément cette folie » (6). Enfin, selon Grandclaude, il y a
(1) Codex furis canonici, c. 1240. (2) p. 40. (3) p. 202. (4) p. 449.
(5) Many, p. 358 ; Pillet, p. 1533-1535. (6) II, p. 504.
ABOLITION PRATIQUE DU DROIT CANONIQUE 193
présomption suffisante d'aliénation mentale si Me qui seipsum
interfecit animadversus fuit defigi in melancholia (i). Pris entre
ces déclarations, que peut faire le curé sinon d'accepter le certificat
sans plus s'embarrasser d'un contrôle impossible?
C'est à ce parti que semblent peu à peu se ranger certains
canonistes.
En 1887, nous venons de le voir, l'Ami du clergé déclare encore
que le certificat de complaisance est une preuve nulle. En 1892, il
déclare seulement qu'on ne doit pas tenir compte des certificats
évidemment « mensongers ». En igo3, cette restriction elle-
même disparaît : dans notre diocèse, écrit un prêtre, l'évêque
nous a donné pour instruction d'accorder la sépulture lorsqu'un
certificat atteste la folie, « or, souvent — le plus souvent devrais-
je dire — les certificats sont des certificats de complaisance donnés
sans le moindre examen de la part du médecin. J'en ai vu donner
deux par un médecin qui n'avait jamais eu aucun rapport avec
les suicidés ». Loin de s'indigner, loin d'inviter son correspon-
dant à contrôler le témoignage des médecins, Y Ami du clergé ré-
pond : sans doute le médecin est blâmable, « nous n'oserions cepen-
dant pas dire qu'il y a là péché mortel »; mais, « supposé que
ce certificat ait été donné, ce n'est pas au curé à en contester la
vérité ; dès l'instant qu'il suit les instructions de son évêque sa
responsabilité est à couvert (2).
Evidemment, le canoniste de d'Ami du clergé n'exprime là que
son opinion personnelle ; mais la lecture du journal révèle qu'en
deux diocèses, les instructions épiscopales prescrivent d'accorder
la sépulture sur production du certificat (3). Dans certaines pa-
roisses, en Bretagne, l'usage est d'afficher à l'entrée de l'Eglise l'at-
testation délivrée par le médecin (4). Comme, en fait, les médecins
délivrent ces attestations à qui les demande (5), les familles ont
toute facilité pour soustraire les suicidés aux rigueur théoriques du
droit canonique.
Malgré tout, il peut arriver qu'un curé particulièrement scru-
puleux garde des doutes et consente seulement à accorder la sépul-
ture, en refusant, selon l'avis de la Congrégation romaine, « la
pompe et la solennité des obsèques ». Mais, dans la pratique, cette
demi-mesure comporte elle-même tant d'adoucissements qu'elle
peut cesser d'être une peine.
(1) II, p. 395. (2) 1903, p. 475. (3) Cela ressort du texte même des
questions posées à l'^lrai du clergé en 1903 et en 1912. (4) M. Le Gouel-
lec, avocat, m'écrit qu'il a souvent vu les certificats ainsi affichés dans
plusieurs communes du Morbihan. (5) M. le Directeur de la Police muni-
cipale me dit qu'à Paris il a toujours vu accorder ces certificats sans diffi-
culté, moyennant vingt francs.
13
liM i M(»i:ai,ks c<)NI'kss!().\m;i.i
En jiiiaci[M\ d'après \'Am,i du chigé, <<•. qui est, essentiel dans
la sépulture ecclésiastique, c'est seulement « la présence du prêtre
re\é|u du -uiplis el de letole et accompagné au moin a d'un mi-
nistre qui porte l'eau bénite et. répond à la récitation des prières
insérées au Iiituel pour la sépulture proprement dite ». Mais, bien
que le reste ne soit pas absolument nécessaire, on peut, dans les
funérailles exemptes de pompe et de solennité : a) faire présider
la levée du corps par un prêtre en surplis et en étole accompagné
d'un ministre ; b) introduire le cadavre à l'Eglise pour quelques
instants, au moins jusqu'à ce que les prières en usage soient ré-
citées; c) conduire le corps au cimetière et réciter, soit pendant le
trajet, soit pendant la sépulture, les prières d'usage » (i).
Bref, ce qui est interdit, c'est seulement la messe chantée, le
chant de l'office des défunts, la présence de plusieurs membres du
clergé en surplis, l'ornementation de l'Eglise avec le luxe des
classes élevées, la présence de choeurs et les grands honneurs, —
toutes choses dont se passent communément les catholiques de condi-
tion moyenne.
L'interdiction de célébrer la messe constituerait pourtant un
châtiment, mais VAmi du clergé, après avoir indiqué tour à tour les
cérémonies essentielles et les cérémonies proprement solennelles,
range parmi les cérémonies de caractère douteux : i° la célébration
d'une messe basse sans aucune cérémonie en présence du cadavre;
i° le chant des prières de la levée du corps et la sépulture propre-
ment dite ; 3° quelques coups de cloche pour annoncer la céré-
monie (2). Pour peu que le curé accorde ces faveurs, il sera vrai-
ment difficile de discerner en quoi des funérailles ainsi célébrées
constituent une peine.
Et qu'il les accorde, c'est bien, vraisemblable. Déjà paralysé par
la difficulté d'établir le fait matériel, par l'impossibilité de contrôler
les certificats médicaux, il est, par surcroît, invité à la prudence
par les canonistes! H y a d'abord la règle que cite Bonal : in dubio
odiosa surit restringenda (3). Il y a l'avis de Grandclaude, exceptant
de la loi commune ille qui ad vitandum malum sibi impendens se
pmecipitem dédit et in flumen se projecit (4). Il y a le principe
troublant de l'abbé Téphany : « La privation de sépulture ecclé-
siastique est une peine publique qui ne peut être appliquée que
pour un crime publiquement connu » (5). Enfin Craisson dit nette-
ment que, si un refus expose « à de graves inconvénients », on
peut accorder la sépulture ecclésiastique (6).
Quels sont ces a graves inconvénients »? L'abbé Many les in-
(1) 1895, p. 782 ss. (2) Ibid. (3) Bonal, p. 707. (4) II, p. 395..
(5) II, p. 505. (6) p. 78.
ABOLITION PRATIQUE DU DROIT CANONIQUE 195
dique franchement : dans les pays où les enterrements civils sont
déjà nombreux, un excès de rigueur pourrait en multiplier le
nombre ; en conséquence le curé doit, tout en maintenant la loi,
bénigne interpretari facta, v. g. de causa suicidii (i).
Le même souci apparaît à diverses reprises dans l'Ami du
clergé : en 1892, un curé écrit : « Conformément aux instructions
de l'évêché, nous faisons un enterrement religieux toutes les fois
que le médecin certifie qu'il y a eu folie, et cela dans la crainte de
voir s'établir les enterrements civils »; en 1903, répondant au
prêtre dont il essaie d'apaiser les scrupu^s, YAmi du clergé
écrit : « Le curé doit se trouver heureux » de ne pas provoquer « le
scandale d'un enterrement civil » (2). Parfois c'est la crainte d'une
concurrence confessionnelle qui incline aux concessions : en 1905,
un correspondant de YAmi lui signale qu'un curé a deux fois de
suite accordé la sépulture ecclésiastique à des suicidés, par crainte
« qu'un protestant du voisinage » ne vint faire la cérémonie (3).
Ainsi l'Eglise n'indique pas aux curés la procédure à suivre pour
établir le fait du suicide ; des évêques disent : acceptez les certi-
ficats médicaux ; Y Ami du clergé laisse entendre qu'on peut rehaus-
ser l'éclat des funérailles non solennelles ; les canonistes font appel
à la prudence, à la crainte de voir se multiplier le nombre des
enterrements civils ; que peut-il résulter de tout cela sinon ce qui
en résulte en fait, l'abolition du droit canonique?
Dans la pratique, ce droit ne joue pas. J'ai entendu dire par-
fois ou murmurer que c'étaient surtout les riches qui échappaient
aux rigueurs de l'Eglise. Le romancier Le Roy nous montre la
pauvre Nicette conduite au cimetière, ficelée dans de vieux sacs et
sur une brouette, tandis qu'une autre suicidée, « fille de bonne
bourgeoisie campagnarde », reçoit les bénédictions de l'Eglise (4).
Mais, pour ma part, j'ai vu fort souvent des pauvres qui s'étaient
notoirement tués, admis à la sépulture religieuse sans aucune dif-
ficulté et même sans qu'il y eût aucune attestation médicale ; et
tous les témoignages que j'ai pu recueillir se sont trouvés d'accord
avec mon expérience personnelle. Je sais bien que ces témoignages
oraux ne valent pas des chiffres. L'inapplication du droit canonique
est un de ces faits que nous connaissons tous et qu'il est pourtant
difficile de saisir scientifiquement, parce que les statistiques, si
elles existent, ne sont pas accessibles aux profanes; cependant,
on peut remarquer que dans la littérature, il est en somme extrê-
mement rare qu'on fasse allusion à un refus de sépulture ecclésias-
tique et au scandale que ce refus pourrait produire ; d'autre part
(1) p. 362. (2)1903, p. 475. (3) 1905, p. 361. (4) Nicette et Milon,
p. 141 et 309.
196 LES MORALES CONFESSIONNELLES
['article du Dictionnaire apologétique de la foi catholique sur les
enterrements civils, article fort bien fait et plein de chiffres, ne
contient aucune allusion aux enterrements qui se trouvent
t-i \ ils par la décision de l'Eglise (i). Comme l'auteur de l'arti< !
montre avant tout soucieux de voir diminuer le nombre des obsèques
civiles, son silence sur les refus de sépulture prouve assez qu'il en
tient le nombre pour insignifiant dans la pratique.
Cette abolition pratique d'un droit qu'on maintient sur le pa-
pier me paraît bien être une victoire de la morale nuancée. J'admets
que la mansuétude du clergé pour ceux qui se tuent provient en
partie de la crainte de voir les enterrements civils se faire plus
communs. Mais enfin la crainte de voir se multiplier les mariages
purement civils n'est pas moins vive dans l'Eglise, et elle n'a pour-
tant pas provoqué un fléchissement analogue sur la question du
divorce. Il faut donc bien qu'il y ait, au-dessus de la crainte, une
autre raison : que serait-elle, sinon celle qui inspire aux moralistes
leurs définitions restrictives, aux casuistes leur théorie du suicide
indirect? La morale simple, officiellement, brutalement proclamée,
ne satisfait pas pleinement la conscience catholique; çà et là, l'idée
prévaut confusément qu'il y a suicide et suicide, et, dans la crainte
d'appliquer la loi à des coupables dignes d'excuse, on ne l'applique
en fait à personne. On soustrait les suicidés à la répression trop
simple du droit.
Enfin, sur un dernier point, la morale nuancée me paraît
prendre sa revanche au sein de l'Eglise.
J'ai cité plus haut quelques catéchismes qui, tranchant d'un
coup net tout le problème moral, déclarent que le suicide « conduit
tout droit en enfer ». Si l'Eglise entière s'accordait à professer
cette doctrine, il va sans dire que ses indulgences en matière
canonique ne prouveraient pas grand chose : qu'importe qu'on
soit enseveli au son des cloches si l'on n'en est pas moins damné?
31ais, même sur ce point capital, les auteurs ne s'accordent pas.
Les catéchismes qu'on a vus plus haut disaient avec assurance :
He suicidé se plonge en enfer, il ressuscitera avec les maudits et
les réprouvés ; mais d'autres catéchismes disent, d'un ton déjà un
peu moins absolu : il s'expose « presque sûrement » au malheur
éternel (2); d'autres disent : il s'y expose, parce qu'il n'a pas ordi-
nairement le temps de faire pénitence (3); d'autres enfin ne parlent
même pas de damnation (4).
(1) Dict.apolog. delà foi cathol, Enterrements civils, 1. 1. '1909-1911), p. 1399.
(2) Catéchismes de Chartres (1914), Châlons-sur-Marne (1915), Digne,
du diocèse d'Evreux et de la province de Paris, d'Orléans (1885). (3) Avi-
gnon (1900), Bayeux, Blois, Bourges, Besançon (1887 et 1899), Dijon, Paris,
Séez, St-Claude, Toulouse (1884 et 1908). (4) Agen (1880, 1884), Aix,
INCERTITUDE DOCTRINALE 197
Dira-t-on que refuser à ceux qui se tuent une fosse en terre
chrétienne, c'est dire clairement qu'on les tient pour damnés?
L'abbé Duballet proteste contre cette conclusion : si le droit punit
ceux qui se tuent, c'est que la réconcilation n'est pas probable et
que « dans le commerce habituel nous réglons notre manière d'agir
sur ce qui apparaît extérieurement » ; mais « la réconciliation
est possible » (i). On objectera évidemment que, si elle a lieu, le
« pécheur, sauvé là-haut, sera puni ici-bas ; » mais, répond Y Ami du
clergé, « où est le mal? » (2). Dans sa Lettre pastorale sur le crime
de la mort volontaire, l'évêque de Chartres écrit : « Le repentir
a-t-il été exprimé intérieurement dans la minute suprême qui a
marqué la fin de ce malheureux? C'est le secret de Dieu ». (3)
Enfin, dans les Théologies morales destinées aux séminaires,
dans les manuels destinés aux collèges, je ne trouve pas une seule
phrase assurant ou insinuant que celui qui se tue soit forcément
damné. J'en trouve au moins une qui donne à penser tout le con-
traire. Car enfm, quand le P. Timothée dit « qu'il n!est pas si
évident » que certains suicides soient illicites, il entend dire, pour
le moins, que ceux qui finiront par de tels suicides ne seront pas
forcément damnés, argument déjà tout différent de celui qu'allègue
l'évêque de Chartres.
Pour mesurer l'importance de ces contradictions, il faut songer
qu'aux yeux du croyant la question de savoir si le suicidé est damné
est la question essentielle, devant laquelle tout s'efface, y compris
le droit canonique. Or, sur ce point décisif, l'un dit : le suicidé
est damné, l'autre dit : l'est-il? un autre : c'est selon.
IV
Localisation des deux morales : 1 ) Le conflit des deux morales n'est pas lié, dans
l'Eglise, à quelqu'autre conflit doctrinal ; 2) on discerne dans l'horreur
catholique du suicide un élément populaire.
Ainsi le suicide est le crime suprême, mais c'est un crime dont
on prévoit que Dieu peut nous inspirer l'idée ; il est toujours illi-
cite, mais peut-être aurait-on raison de dire qu'il ne l'est pas tou-
jours ; la raison le condamne, mais il est tout simple qu'on ne le
condamne pas si on ne croit pas en Dieu; on n'a pas le droit de se
tuer, même pour sauver la vie ou rame de son enfant, mais on peut
Albi (1888 et 1904), Amiens (1896 et 1916), Arras 1898 et 1916), Aucb
(1889 et 1912), Avignon (1898 et 1901), Bayonne, Belley (1901 et 1920),
Carcassonne, Chartres (1876), Clermont (1888), La Rochelle, Laval, Le Mans,
Nîmes.
(1) Duballet, p. 189. (2) 1906, p. 410. (3) p. 20.
I9S moi; m
se faire s;iuter a\<v son fort on éoto naxirc et on p< ni se lai
mourir plutôt que d'avoir recours à dos trop OOÛtCtlX, le
sui.-id.'' twi indigné de h stëptïltiMPe ecclésiastique, mais, en l'ail, mi
la lui accorde; le* mis éRsen'l : il va en enfer, mais les autres :
l-il? ('/est le «Miel de hini.
Il ne faul certes pas conclure de CCS contradictions que la morale
catholique soit, sur ce point, analogue à la morale commune: il
saule aux yeux que la morale nuancée est infiniment plus humble
et discrète au sein de l'Eglise que hors de l'Eglise ; ce serait nier
lence que de nier l'hostilité particulièrement vive du catholi-
cisme contemporain pour la mort volontaire; mais enfin il n'en
reste pas moins que l'Eglise est travaillée par le même dualisme qui
travaille la conscience commune, — ce qui suggère bien une fois
de plus l'idée que ce dualisme ne peut se ramener à une simple
lutte entre croyants et non croyants.
On pourrait, il est vrai, se demander si le désarroi de la morale
catholique* ne s'explique pas seulement par des infiltrations laïques.
Mais pour pour l'explication fût valable, il faudrait prouver qu'il
y a, au sein même de l'Eglise, des catholiques plus catholiques que
les autres et partisans de la morale simple, et, en face d'eux, des
catholiques de second ordre, plus ou moins gagnés à l'esprit du
siècle. Or, pour ma part, je ne vois rien de tel. Grandclaude, dans
son Droit canonique, signale l'indulgence générale pour les sui-
cidés comme étant le fait de quelques modernes, aliqui recen-
liores (i). Mais, quand le fait serait exact, rien n'indique qu'il soit
question d'un modernisme moral, opposant sa mansuétude à l'in-
transigeance des traditionalistes : nulle part on ne voit l'indulgence
préconisée par un parti ou liée à quelque idée particulière sur
l'éthique chrétienne, l'horreur du sang ou la dignité humaine. C'est
dans les mêmes ouvrages que se trouvent juxtaposées les décisions
les plus complaisantes et les décisions les plus rigoureuses. D'ail-
leurs, aucune discussion, rien qui ressemble à une polémique ; on
a l'impression d'une mêlée confuse : la morale simple est partout,
c'est partout aussi qu'on voit sourdre la morale nuancée.
S'il est impossible de lier le conflit des deux morales à un conflit
doctrinal, il semble bien, par contre, qu'au fond de l'horreur ca-
tholique pour le suicide on discerne un élément populaire.
Nous avons vu les casuistes permettre de se laisser mourir de
faim, même pour un motif égoïste, nous les avons vu autoriser en
bien des cas le suicide indirect. Mais, dès qu'il s'agissait de suicide
direct, nous les avons trouvés presque tous impitoyables; de même,
les manuels permettent de se dévouer, de se sacrifier, de s'exposer
(1) II, P. 395.
LOCALISATION DES DEUX MORALES 199
à une mort certaine, ils ne disent pas de se tuer. Pourquoi? Au
point de vue moral, n'est-il pas évident que celui qui reste sur
un bateau qui va sauter ou celui qui préfère la mort à une opéra-
tion met fin à ses jours tout comme celui qui se pend ou se noie?
Et les arguments qui nous prescrivent de rester à notre poste, d'ac-
complir notre tâche sociale ici-bas ne retombent-ils pas d'un poids
aussi lourd sur tous ceux qui abandonnent volontairement la vie?
En dépit de cette é\idence, les easuistes s'obstinent à distinguer
suicide indirect et suicide direct, et alors qu'ils permettent de
mourir pour éviter souffrance ou dépense, ils défendent qu'on se
noie pour sauver l'âme de son fils. Qu'en conclure, sinon qu'ils
sont moins frappés par le fait moral et intérieur que par le fait
physique et matériel, qu'à leurs yeux la malice essentielle du sui-
cide n'est pas dans la volonté d'en finir, mais dans le geste qui
détruit ? Or, ce sentiment, qui surprend lorsqu'il anime des mora-
listes, nous l'avons déjà trouvé au fond des mœurs populaires. Tous
ces suicidés que la légende fait revenir la nuit dans les bois, sur
les étangs, autour des maisons, comment sont-ils morts? Se sont-ils
seulement exposés au coup mortel, se sont-ils laissé mourir? Non,
ils se sont pendus, précipités, noyés. Une mort douce ou reçue de
la main d'autrui ne ramène pas les fantômes, et il semble qu'il
n'y ait suicide que quand la mort est violente, quand on en est
soi-même l'artisan.
Les moralistes d'Eglise n'ont-ils pas eux-mêmes l'impression que,
quand ils font appel à l'horreur du suicide, ils doivent surtout trou-
ver un écho dans le peuple? Un fait invite à le croire. Dans les
Théologies qui s'adressent aux élèves des séminaires, dans les ma-
nuels à l'usage des collèges, la morale nuancée s'affirme plus ou
moins discrètement, mais s'affirme toujours; par contre, on n'a garde
de dire que les suicidés soient damnés. Au contraire, dans les caté-
chismes, c'est-à-dire dans les ouvrages destinés au peuple et d'un
tour populaire, non seulement il n'y a plus de nuances, (ce qui pour-
rait s'expliquer par le désir d'être simple) > mais on voit ceux qui se
tuent plonger, la tête baissée, en enfer comme de nouveaux Judas.
Des phrases de ce genre expriment et essaient d'inspirer un sentiment
violent, fût-ce aux dépens de la doctrine qu'on enseigne aux clercs
et aux élèves des collèges. D'où une impression, légère encore et
fugitive, que la morale nuancée serait, au sein de l'Eglise, réservée
à une élite et que la morale rigoureusement simple serait une mo-
rale à l'usage du peuple.
CHAPITRE IX
Questions résolues et Questions posées
par l'étude de la Morale contemporaine
1) L'étude de la morale contemporaine révèle l'existence de la morale simple
et de la morale nuancée et la lutte de ces deux morales ; 2) mais elle ne
permet pas de prévoir le dénouement de la lutte engagée : insuffisance des
indications qui permettraient d'évaluer la force des deux morales ; 3) né-
cessité et plan de l'étude du passé.
L'étude de la morale contemporaine autorise, je crois, deux
conclusions.
D'abord , à la question : quelle est notre morale à l'égard du
suicide ? nous pouvons répondre : à l'heure présente, il n'y a pas
sur ce point, en France, une morale, il y en a deux.
Ces deux morales ne sont pas, comme on le dit trop souvent,
deux morales simples, l'une hostile au suicide, l'autre favorable
au suicide. Par quelque ibiais qu'on essaie d'atteindre la réalité,
ce qu'on retrouve invariablement, c'est, d'une part, une morale
simple, d'autre part, une morale nuancée.
La morale simple se prononce une fois pour toutes sur le fait
lui-même, sans égard aux motifs; la morale nuancée, au contraire,
ne juge le fait que sur le motif ; la première condamne en tout
cas, et, là où elle est assez forte, punit; la seconde, qui se refuse
à punir et a parfois plus de sévérité pour le « suieideur » que pour
ie suicidé, va du blâme à la pitié, à l'approbation, à l'admira-
tion et a notamment des faveurs ou des complaisances très nettes
pour les suicides altruistes, les suicides d'amour, les suicides desti-
nés à sauver l'honneur ou à expier.
Seconde conclusion, ces deux morales ne sont pas paisiblement
juxtaposées, mais en lutte. Elles n'ont pas chacune leur zone d'in-
fluence, saisissable au premier coup d'ceil et où elles se tiennent
cantonnées. Sans doute, nous les avons vu tenir plus de place ou
faire plus de bruit, l'une ici et l'autre là; mais nulle part l'une des
deux ne règne seule et sans partage : qu'on étudie les formules, le
droit, les mœurs ou la littérature, partout c'est le même conflit ;
les deux rivales se disputent la conscience commune. Mêlées et
enchevêtrées, leur lutte se révèle par les déformations mêmes qu'elle
leur fait subir, l'une avançant d'une main des arguments qu'elle
retire de l'autre, lançant des formules brutales devant lesquelles
PROBLÈME POSÉ PAB LES FAITS 201
elle recule, l'autre craignant de s'avouer, aussi prudente à s'affirmer
qu'elle est prompte à s'appliquer.
Cette lutte, dont le spectacle provoque à chaque instant une
impression d'incertitude et de désarroi, pose forcément une question :
quel sera, s'il y en a un, )le dénouement du conflit?
Les deux morales ennemies sont-elles destinées à rester longtemps
encore, dans notre pays, hostiles et enchevêtrées? Sont-elles appe-
lées au contraire à se partager un jour pacifiquement le monde
moral et dans ce cas quelle sera la ligne de partage des mœurs? Ou
bien enfin une des deux doit-elle remplacer l'autre, et alors la-
quelle?
Ces questions, l'étude du présent les pose, elle ne permet pas
d'y répondre.
Certes, au cours de notre étude, nous avons recueilli des indica-
tions sur la force et la faiblesse des morales en présence, sur la
place qu'elles occupent dans la conscience contemporaine ; mais
aucune de ces indications n'est assez décisive pour autoriser une
hypothèse satisfaisante et une prévision utile.
Voici d'abord la théorie courante qui lie la morale simple à la
religion catholique. Indiscutable, elle permettrait peut-être d'as-
socier plus ou moins étroitement le destin de cette morale au destin
de l'Eglise elle-même. Seulement nous l'avons examinée à chaque
étape, et, à chaque étape, elle s'est révélée discutable. Elle s'ajuste à
certains faits, elle est démentie par d'autres : oui, les moralistes catho-
liques s'accordent à condamner le suicide, et ils donnent parfois
l'impression d'être sur ce point plus fermes et plus unis que les autres,
— mais enfin la morale protestante et la morale « neutre» enseignée
par l'Etat se prononcent, elles aussi, assez vigoureusement contre le
suicide, et, s'il est vrai que la morale nuancée perce vite sous leur for-
mules, il n'est pas moins vrai qu'on la voit sourdre dans les livres
catholiques; oui, le droit canonique punit le suicide, que le droit com-
mun se refuse à punir, — mais, outre que notre droit n'est pas
dans son ensemble anticatholique, ni notre jurisprudence, il reste
que l'Eglise, après avoir proclamé son droit propre, ne l'applique
pas ; oui, on retrouve des éléments catholiques au fond de cer-
taines croyances populaires qui trahissent l'horreur du suicide, mais
ce qu'il y a de plus frappant dans nos mœurs, (le silence fait au-
tour des ^suicides, l'aversion pour certains genres de mort), n'a au-
cun caractère catholique, et l'Eglise, en s'y pliant, cède à une action
extérieure; oui, notre littérature nous montre parfois l'aversion
pour la mort volontaire liée en paroles aux croyances religieuses,
mais huit fois sur dix les personnages de nos romans et de nos
pièces de théâtre agissent comme si ce lien n'existait pas ; peut-
&02
i'IlV enîill jM,ill,lil <>n éhe Irnlr , ! Y \ j il i ( |1 KM le f a i I que [c llicid
puni dans la marine et dans l'armée pat la plus grande i
du catholirisine Ainl 1rs milieux militaires, mais il réitérait à
expliquer comment celle puissance sYeeorde avec l'usage qui veut
que le commandant d'un na\ire perdu ne survive pas à son bâtiment.
Toule prévision fondée uniquement sur l'indissoluble union du
catholicisme et de la morale simple risque donc d'être <!
Autre hypothèse suggérée par l'étude des l'a ils : la morale simple
serait une morale officielle, une morale de façade triomphant sur-
tout dans les formules, et sa rivale serait au contraire une morale
réelle, une morale d'usage, agissant sur le droit, les mœurs et
l'appréciation des cas concrets. Assurément plusieurs faits confirment
cette façon de voir : c'est dans la morale «••■ cl for-
mulée, c'est dans les déclarations des héros de romans, que la
morale simple s'étale fièrement : au contraire, la morale nuancée,
timide dans les formules, triomphe dans le droit et la jurisprudence,
dans les problèmes de casuistique, dans l'appréciation des cas
concrets par les journaux et dans cette morale en action que fait
jouer la littérature. Mais enfin cette même hypothèse qui s'ajuste
à des faits essentiels est sur certains points en défaut : par exemple,
le silence fait autour des suicidés est une réalité solide tout à fait
étrangère au monde des formules. Dès l'instant qu'elle se heurte à
une exception aussi importante, l'hypothèse suggérée par le gros
des faits ne suffît pas à autoriser une prévision vraiment satis-
faisante.
Troisième hypothèse : j'ai noté au passage quelques faits mon-
trant la morale simple plus puissante dans les milieux où la liberté
individuelle est en partie supprimée par quelque servitude profes-
sionnelle. Sans doute pourrait-on aussi se demander si l'hostilité
particulièrement vive de l'Eglise pour le suicide ne vient pas de ce
que les clercs aliènent, en tant que clercs, une bonne part de leur
indépendance. On se trouverait ainsi conduit à lier liberté et morale
nuancée, servitude et morale simple. Mais cette troisième hypo-
thèse, elle aussi, 'laisse de côté un trop grand nombre de faits pour
qu'il soit possible d'en tirer une prévision positive.
Dernière hypothèse : la morale simple aurait son plus solide
point d'appui dans les milieux populaires, et la morale nuancée
aurait le sien dans les élites. Plusieurs faits suggèrent cette expli-
cation : les croyances exprimant l'horreur du suicide sont exclusi-
vement populaires ; dans la littérature, certains suicides élégants
semblent presque réservés aux gens du monde, aux intellectuels ;
le suicide professionnel apparaît dans deux élites ; dans l'Eglise elle-
même, l'enseignement destiné au peuple est parfois plus rigoureux
-que l'enseignement destiné à l'élite. Seulement quelques-uns de ces
PROBLÈME POSÉ PAR LES FAITS 203
faits sont un peu menus, et l'idée qu'ils suggèrent n'explique pas
tout : le monde philosophique et le monde enseignant, qui pro-
clament si haut leur attachement pour la morale simple, ne sont
pas des milieux populaires.
Ainsi, de toutes les hypothèses que fait naître d'abord l'examen
des faits, aucune ne satisfait pleinement l'esprit, aucune ne permet
de prévoir de façon assez probable l'issue de la lutte engagée entre
îa morale simple et la morale nuancée.
Deux autres hypothèses, qui ont des partisans, me semblent
encore moins solides.
Il y a d'abord celle de Durkheim : selon lui, la réprobation du
suicide est liée au respect de la dignité humaine : c'est parce que
le progrès de notre civilisation a fait de plus en plus de l'homme
un Dieu pour l'homme que la prohibition du suicide, naguère rela-
tive et conditionnelle, est devenue absolue « et sans aucune restric-
tion ».
Quelle que puisse être la valeur de cette explication en ce qui
concerne le passé, il saute, aux yeux qu'elle ne saurait s'appliquer à
l'époque contemporaine. Durkheim lui-même nous prévient qu'elle
ne rend pas compte de certaines différences « de détail ». Parmi
les détails ainsi négligés, il y a le témiognage de notre littérature,
notre droit, notre jurisprudence, voire une part de notre morale
écrite. Pour que l'hypothèse de Durkheim triomphât d'exceptions
aussi formidables, il faudrait au moins démontrer que droit et lit-
térature sont, sur ce point, en régression, s'inspirent d'un certain
mépris de la dignité humaine. Durkheim ne le démontre pas.
Pour ma part, je ne vois rien, dans les faits que nous avons
étudiés, qui lie le souci de la dignité humaine plutôt à la morale
simple qu'à la morale nuancée. Qui dira que ce souci est plus vif
chez les catholiques, qui prévoient des peines contre le cadavre, que
chez les protestants qui n'en prévoient pas, chez les paysans, qui
redoutent le fantôme du suicidé, que chez l'officier qui meurt pour
ne pas survivre à son bâtiment ? Il est vrai que les adversaires du
suicide se réclament quelquefois de la dignité humaine, mais les
partisans de la morale nuancée ne l'invoquent-ils pas, eux aussi,
lorsqu'ils réclament le droit de se soustraire par la mort à cer-
taines déchéances? C'est en tant que lâcheté dégradante pour la
personne humaine que vingt moralistes blâment le suicide, mais
vingt autres l'exaltent en certains cas comme un héroïsme « qui
relève l'âme », une haute manifestation d'individualité.
Dernière théorie, fort commune : l'horreur du suicide est liée à
l'horreur du meurtre, du sang versé. Quelques faits s'accordent à
cette explication : les théologiens et les catéchismes rattachent l'in-
204 CONCLUSION
Imlietion du suicide au précepte qui défend l'homicide en général ;
la presse emploie volontiers, en parlant des suicides, les mots
« tragique résolution », « drame affreux » ; elle dit : un double
suicide vient d'ensanglanter la commune; bref, elle insiste sur le
côté sanglant et violent du suicide. Mais, à l'inverse, notre droit,
qui ne punit pas la mort volontaire, est le droit le moins sanglant
que la France ait jamais eu, et l'armée, qui la punit, est, par
définition, le groupement social qui a le moins de répugnance à
verser le sang. Enfin, il est vrai qu'on explique les répugnances
catholiques par le fait que l'Eglise abhorret a sanguine, mais,
d'autre part, les ouvrages catholiques les plus intransigeants en ma-
tière de mort volontaire sont ceux qui ont le moins de rigueur
sur le sujet de l'homicide : les casuistes contemporains défendent
la peine de mort contre ceux qui la dénoncent « sous couleur de
philantropie » (i) ; ils nous permettent de tuer le voleur qui
emporte notre bien, et qui, averti du péril qu'il court « refuse de le
rendre » (2); ils autorisent la femme à tuer l'homme qui veut lui
faire violence, le mari à tuer celui « qui veut commettre avec sa
femme le péché d'adultère » (3); ils déclarent : « Si quelqu'un,
poursuivi par un ennemi ne peut échapper à la mort sans passer
par une voie étroite où il lui faut fouler aux pieds un enfant en
bas âge, il lui est permis néanmoins de passer, pourvu que l'enfant
soit baptisé (4) ». Et ces mêmes casuites, si indulgents en matière
d'homicide direct, deviennent soudain intraitables touchant le sui
cide direct : on peut, pour sauver sa vie, tuer un enfant baptisé,
mais on ne peut pas sacrifier sa vie pour baptiser un enfant qui
se noie. Il suffit de comparer ces décisions pour voir que l'horreur
du suicide n'est pas indissolublement liée à l'horreur du meurtre
et du sang versé.
Donc l'hypothèse de Durkheim et l'hypothèse, plus commune,
qui lie l'horreur du suicide à l'horreur du sang, semblent moins
solides encore que les précédentes; elles ne peuvent autoriser une
prévision acceptable. Notre étude nous a révélé clairement et l'exis-
tence et la lutte de la morale simple et de la morale nuancée, mais
elle nous laisse sans indications suffisantes sur l'issue probable
de la lutte engagée. Où le présent hésite et se tait, la parole est
au passé.
(1) Théologie de Clermont, t. VI, p. 105-106 ; cf. Timothêe II, p. 281.
(2) Théol. de Clermont VI, p. 113. (3) Ibid., VI, p. 110 et 111. (4) Ibid.t
p. 114-115. Cf L'Ami du Clergé. 1884, p. 49-55 : les arguments en faveur
de l'abolition de la peine de mort sont les «sophismes d'une philosophie
insensée»; la guerre est «un mal nécessaire»; mais «la plus hideuse forme du
meurtre, c'est le suicide».
PROBLÈME POSÉ PAR LES FAITS 205
Ces deux morales qui se disputent la conscience contemporaine,
je n'ose dire : d'où viennent-elles ? il y faudrait de trop longues
recherches, mais je dis : d'où nous viennent-elles? Quelle en est
l'origine, pour qui remonte aux civilisations qui ont directement
influé sur la nôtre? A quelles réalités sociales sont-elles associées
dans ces civilisations et dans notre histoire? Quelles causes les ont
mises aux prises? Quelles luttes ont précédé la lutte actuelle et
l'éclairent? C'est à ces questions, étroitement circonscrites, que je
vais essayer de répondre.
J'espère montrer que l'étude du passé, soumise aux règles ordi-
naires de la méthode historique, suggère une loi toute différente
de celles qu'on a proposées jusqu'ici, loi à vrai dire toute spéci-
fique, mais suffisante pour éclairer, à défaut des routes suivies par
le monde, celles que suit en ce moment la société dont nous fai-
sons partie.
DEUXIÈME PAETIE
Les Origines de la Morale contemporaine :
Morale païenne aristocratique et Morale païenne populaire
CHAPITRE PREMIER
L'horreur du suicide n'est pas d'origine Juive
Dès qu'on aborde l'étude du passé, on se trouve en présence d'une
hypothèse qui explique tout : la morale simple est d'origine chré-
tienne, plus exactement judéo-chrétienne ; l'Eglise, en ayant repris
le principe au peuple d'Israël, a fait de l'horreur du suicide sa
chose et l'a peu à peu imposée aux sociétés qu'elle façonnait ; à
l'inverse, la morale nuancée, (on dit souvent : la morale favorable au
suicide), vient de l'antiquité profane. Ainsi, depuis l'origine jus-
qu'à l'époque contemporaine, le conflit des deux morales est tout
simplement le conflit du christianisme et de l'esprit païen.
Je ne m'attarde pas à citer tous les théologiens, tous les mora-
listes, tous les historiens qui ont jusqu'à nos jours défendu cette
thèse. Durkheim lui-même l'admet pour une part. Elle m'avait tout
d'abord séduit, et c'est pour en mieux démontrer la justesse que
j'avais entrepris ce travail. Les faits, à ma vive surprise, m'en
ont peu à peu éloigné : je vais essayer d'indiquer ceux qui prouvent
que l'horreur du suicide, principe de la morale simple, n'est ni
d'origine juive ni d'origine chrétienne.
I
La morale simple ri est pas d'origine juive : 1) Il n'est pas exact que la Bible
condamne le suicida ; 2) il n'est pas exact que les Juifs aient refusé la
sépulture aux suicidés ; 3) le témoignage de Josèphe sur le châtiment
infligé aux suicidés est un témoignage suspect.
Les Juifs passent pour avoir condamné le suicide, quelle qu'en
fût la cause, et l'avoir puni comme un crime. S'ils l'avaient fait,
ils seraient bien les pères de la morale simple. Mais l'ont-ils fait *>
Pour prouver qu'ils condamnaient rigoureusement le meurtre de
208 LA MORALE JUIVE
soi-même, on allègue le mot : vous ne tuerez point. Cet argument,
aujourd'hui encore, parait valable non seulement aux théologiens
Catholiques et protestants (i), mais à des historiens et à dos juristes.
« Cette prohibition formelle, écrit M. Garrison, s'appliquait au
meurtre de soi-même comme au meurtre d'autrui, » (2) et M. Le-
sôtre dit de même : la prohibition du suicide « est certainement
comprise dans celle qui vise l'homicide >"> (3).
En dépit de cet accord, il me semble que l'argument tiré du
non occides n'a, en ce qui concerne les Juifs, aucune valeur.
Certes, on conçoit fort bien qu'un moraliste condamne le sui-
cide au nom du principe général qui interdit le meurtre. Mais en-
core faut-il qu'il le dise. Or, qui dit que le non occides vise le sui-
cide ? Saint Augustin, le Moyen Age, les modernes. La Bible, elle,
n'en souffle pas mot,
Ce n'est pas que l'occasion manque d'exprimer un tel sentiment :
la Bible signale les suicides de Saùl, d'Ahitophel, d'Abimélec, de
Samson, de Zamri, d'Eléazar, de Razias, de Ptolémée Macron (4) ;
quoi de plus simple que de les flétrir comme autant d'infractions à
la loi qui défend le meurtre? — Nulle part, on ne trouve un mot
en ce sens. Il y a plus, Flavius Josèphe, auteur d'une longue ha-
rangue dans laquelle il fait flèche de tout bois contre la mort vo-
lontaire est aussi muet, sur ce point, que la Bible : il allègue jus-
qu'à des arguments et des lois païennes : du non occides il ne dit
pas un mot (5).
On objecte en vain les droits de la logique : se tuer c'est com-
mettre un meurtre. La question morale est précisément de savoir
si le suicide éveille dans la conscience commune les mêmes sen-
timents que le meurtre. Quand bien même le texte qui défend de
tuer aurait eu aux yeux des Juifs une valeur absolue, quand il aurait
interdit la gerre, la peine de mort, le meurtre des animaux, on
ne pourrait pas encore en conclure qu'il interdisait par surcroît le
suicide : le Jaïnisme qui défend de tuer un moucheron permet
l'homicide de soi-même (6); mais en fait les anciens Hébreux alliaient
à des scrupules célèbres sur le sang versé une législation, « où la
peine de mort est follement prodiguée » (7); l'histoire de leurs
guerre abonde en massacres d'ennemis vaincus. Du coup, la logique,
qu'on invoque en faveur de la morale simple, se retournerait en
(1) Voir plus haut I. chapitre 8. (2) Garrison, p. 11. (3) H. Lesêtre,
article Suicide dans le Dictionnaire de la Bible, de Vigouroux, P. 1908.
(4) IChron.,X. — II. Sam., XVII, 23. — Juges, IX, 54. — Juses, XVI,
28 88.. — I Rois, XVI, 18. — II Macch., VI, 19. — II, Macch., XIV, 44. —
II, Macch., X, 13. (5) Voir infra, 'même chapitre \ (6) V. Henry, Une
religion athée : le Jaïnisme, {Rev. de Paris, 1er juin 1905, p. 597.) (7) Renan,
Hist. du Peuple d'Israël, III, p. 24.
LA BIBLE ET LE SUICIDE 209
faveur de la morale nuancée : car enfin, si le non occides permet
de tuer en certains cas, il doit logiquement permettre de se tuer
en certains cas.
On a allégué contre le suicide d'autres mots de la Bible. Ce sont
d'abord trois passages des Psaumes : « Les cordeaux du sépulcre
m'avaient environné ; les pièges de la mort m'avaient surpris.
Quand j'étais dans l'adversité, j'ai crié à l'Eternel, etc. » (i). —
« Heureux celui qui se conduit sagement envers l'affligé!... L'Eter-
nel le gardera et le préservera en vie. » (2) — « Je ne mourrai
point, mais je vivrai, et je raconterai les œuvres de l'Eternel. » (3)
J'avoue ne pas voir dans ces phrases une condamnation du sui-
cide (4). Un autre texte : « Je redemanderai votre sang de la main
de toutes les bêtes et de la main de l'homme» (5) suit l'inter-
diction faite à Nôé de manger la chair « avec son âme qui est son
sang » ; si la prohibition du suicide était fondée sur un tel texte,
il s'ensuivrait que les suicides sans effusion de sang sont licites.
Enfin les deux textes le plus souvent cités après le non occides
sont un texte du Deutéronome et un texte de la Sagesse : « Je fais
mourir et je fais vivre ». — « C'est vous, Seigneur, qui avez la
puissance de la vie et de la mort » (6). Dieu étant maître de la
vie et de la mort, il serait par là même interdit aux hommes d'usur-
per ce droit en fixant eux-mêmes l'heure de leur fin. Mais, pour
que la conclusion soit valable, il faut admettre que celui qui se
tue viole l'ordre établi par Dieu, se soustrait à son empire. Or, la
Bible, loin de prendre cette idée à son compte, dit au contraire de
certains suicides qu'ils sont un châtiment voulu, presqu'exigé par
l'Eternel : dans le livre des Rois, Zimri, qui se tue, meurt « à cause
des péchés par lesquels il avait péché » (7) et le premier livre des
Chroniques dit de Saul : « Dieu le iit mourir » (8).
La vérité est que les théologiens, peu satisfaits sans doute eux-
mêmes de l'argument tiré du non occides, se sont ingéniés à
chercher dans la Bible quelque mot condamnant le suicide, et ils
ont fini par voir dans les textes ce qu'ils avaient trop grande envie
d'y voir.
Pour qui regarde sans parti pris, il n'y a, je crois, que trois
passages dans lesquels s'exprime une appréciation morale sur la
mort volontaire. Quand la femme de Job lui dit : « Bénis Dieu et
meurs », Job répond : « Tu parles comme une femme insensée.
Quoi, nous recevrons les biens de la main de Dieu et nous n'en
(1) Psaumes XVIII, 5-7, cf. CXVI, 3 ss. (2) XLI, 3-9. (3) CXVIII, 17.
(4) Le Psalmiste parle de la mort, comme d'un châtiment qu'il redoutait :
il n'y a pas un mot qui permette même de supposer qu'il voulait se tuer
lui-même. (5) Genèse IX, 5. (6) Deutéron. XXXII, 39, Sagesse XVI,
p. 13. (7) I Rois XVI, 18-19. Cf. Juges, IX, 56. (8) I Chron. X, 13-14.
14
210 LA B JUIVE
.nuis par les maux » (i); à l'inversé, le suicid
i nié comme un acte de pieuse vaillance (2) et oehii d<
comme une action noble et courageuse (3). Il serait ridicule de vou-
loir, ;i l'aide de ces trois textes, reconstituer la morale des Juifs en
inftUère de mort volontaire. Mais enfin le peu qu'ils nous en disent
révèle une morale nuancée et non une morale simple.
Mais les Juifs punissaient le suicide. — On le dit. On le dit même
assez communément dans les ouvrages et les articles sur le sui-
cide : « Les corps des suicidés, écrit Garrisson, étaient privés de
sépulture ou tout au moins ensevelis de nuit sans honneur et
sans éclat » (4). Legoyt assure qu'une loi spéciale notait d'infamie
chez les Hébreux ceux qui se donnaient la mort et leur refusait
'la sépulture » (5). D'après M. Alpy, c'est le Judaïsme qui a légué
au christianisme l'usage des peines contre le suicide (6). Mais quels
faits appuient ces déclarations ?
Il n'est question, dans la Bible, d'aucune mesure contre les sui-
cidés. Samson est « enseveli dans le sépulcre de Manoah son
père » (7), Saûl et ses fils sont mis en terre « sous un chêne à
Gabès )) et on jeûne pour eux pendant sept jours (8). Il est vrai
que Saûl est roi et que le suicide de Samson est un suicide patrio-
tique. Mais Ahitophel, lui aussi, est enseveli dans le sépulcre de
son père (9), et il n'y a pas un mot qui indique que ce soit là une
faveur, une exception à la règle.
A s'en tenir aux témoignages de la Bible, il est donc faux que
les Juifs aient refusé la sépulture aux suicidés.
Reste un texte de Flavius Josèphe, le seul que cite Garrison :
« Nos lois ordonnent que le corps du suicidé reste sans sépulture
jusqu'après le coucher du soleil « (10).
Ce texte, comme on voit, ne parle pas d'un refus de sépulture,
il veut seulement que l'ensevelissement ait lieu après le coucher
(1) Job, II, 9-10. (2) Juges, XVI, 28-30. (3) Macch., II, XIV, 44-46.
(4) Garrison, p. 11. (5) Article Suicide dans le Dictionnaire encycl. des
Sciences Médicales, P. 1884. (6) Alpy, De la répression du suicide, p. 24.
(7) Juges XVI, 31. (8) I Chroniques X, 12, ; et I Samuel XXI, 12. Au
second livre de Samuel, I, 17 ss., David chante une complainte -en l'hon-
neur de Saûl et de Jonathan. (9) II Samuel XVII, 23 : il s'étrangla et
mourut et il fut enseveli « dans le sépulcre de son père». Le même texte dit
qu'Ahitophel se tue « après qu'il eut disposé des affaires de sa maison», ce qui
donnerait à penser qu'il ne craint pas de voir ses décisions cassées après sa
mort. (10) Josèphe, Bell. Jud. III, 25. Je cite Josèphe d'après l'ancienne
division en chapitres reproduite entre crochets dans l'édition Diradorf, mais
la traduction française de ce passage est empruntée -à J'édition
Josèphe, Œuvres, t. V, P. 1912.
LE TÉMOIGNAGE DE JOSEPHE 211
•du soleil ; la peine est donc relativemnt bénigne, j'ajoute qu'elle
pourrait être postérieure à l'époque biblique. Mais la loi dont parle
Josèphe a-t-elle seulement existé?
Nous sommes au lendemain de la prise de Jotapat. Des Juifs,
parmi lesquels Josèphe, se sont réfugiés dans une caverne et veulent
se donner la mort pour échapper aux Romains. Josèphe, qui seul
n'est pas de cet avis, fait tout un discours contre le suicide, et c'est
4ans ce discours que se trouve la phrase qu'on a lue plus haut.
Je ne dis pas qu'elle soit suspecte par cela même, mais enfin
ce n'est pas l'historien qui parle, c'est l'avocat, — et un avocat
qui plaide sa propre cause. ,
Reportons-nous à sa harangue : c'est d'abord une série de lieux
communs qu'on retrouverait aisément dans la littérature grecque
et la littérature latine : le suicide est une lâcheté, c'est une action
contre nature, l'homme qui se tue est aussi coupable vis-à-vis de
Dieu que l'esclave fugitif vis-à-vis de son maître. Puis, dernier
argument, le suicide est puni : i° l'Hadès le plus sombre (est-ce
l'Hadès grec, est-ce l'Hadès juif?) reçoit les âmes des suicidés, et
Dieu venge sur les enfants la faute des parents; 2°, nos lois ordon-
nent que les corps restent sans sépulture jusqu'après le coucher du
soleil, et, chez d'autres nations, on coupe au cadavre la main droite.
Ce qui me frappe dans le discours, c'est que Josèphe allègue
l'usage juif sans insister le moins du monde : et pourtant, s'il était
^xact, à quoi servirait tout le reste? Gomment un Juif, parlant à des
Juifs, glisserait-il ainsi sur le seul fait qui, à leurs yeux et aux siens,
doit être décisif? Comment se donnerait-il l'air de placer sur le
même plan une coutume athénienne et la loi hébraïque?
Autre raison d'inquiétude : Josèphe qui, dans le discours de la
caverne, condamne le suicide en termes si vigoureux, laisse paraî-
tre à chaque instant, dans le reste de son œuvre, des sentiments tout
«contraires. Il exalte, dans ses Antiquités, le suicide de Samson (i).
II n'a qu'admiration pour Phasaël qui se brise la tête en prison pour
ne pas tomber au pouvoir d'Antigone (2). Il appelle Sabinus « ce
généreux Romain » (3). Il loue la valeur de Longus, qui, cerné par
les Juifs, aime mieux se tuer que se rendre (4). Il est tout éloge pour
la « grandeur d'âme du valeureux Eléazar » (5). Lorsque Simon,
traître aux Juifs, se perce d'un coup d'épée, cette fin héroïque lui
vaut presque un mot de regret; par contre, lorsqu'Antigone vaincu
demande grâce au lieu de bien mourir, Josèphe flétrit sèchement
sa bassesse (6). Et, quand il ne s'observe pas, combien d'autres sui-
(1) Antiq. V, 8. (2) XIV, 14. Cf. Bell Jud., I. 11 et II, 5. (3) Antib.
XIX,4. {^BelLJud. VI,19. (5) J6w*., 1,1. (6) Bell. Jud., 11,34 et I, 13. —
Josèphe flétrit de même la lâcheté d'Hircan qui survit à un affront, I, 11.
212 LA MORALE JUIVl
oidea rapporte-t-il sans un mot de blâmel Comparé à tout cela, le
discours de la caverne semble le jeu d'un rhéteur s 'évertuant à
parler contre son propre sentiment.
Il est vrai que môme un rhéteur hésiterait, semble-t-il, à inventer
do toute pièce une loi, un usage. Néanmoins on ne peut s'empêcher
de remarquer que l'usage dont* parle Josèphe n'a laissa aucune I
dans la Bible. Il pourrait être postérieur à la Thora; mais la MUhna
est sur ce point aussi muette que la Bible. Bien plus, le traité Sema-
chot (i), qui étudie la question des funérailles réservées aux suicidés
et indique certaines mesures, en usage, semble-t-il, du temps de
Josèphe, ne parle pas d'une sépulture retardée jusqu'au coucher du
soleil. Enfin, dans la législation criminelle du Talmud, j'entends
dans les traités Synhédrin et Makhoth, le suicide ne figure pas dans
l'énumération des crimes punis (2).
Josèphe lui-même ne signale pas un seul cas dans lequel la peine
dont il parle aurait été appliquée. Bien mieux, il prête à Eléazarr
assiégé dans Massada, un long discours en faveur du suicide, et
Eléazar, qui veut persuader aux Juifs de se tuer plutôt que de se ren-
dre et réfute assez longuement les objections qu'on pourrait lui faire,
ne souffle pas mot de la peine imaginée par Josèphe : il n'a pas l'air
d'en soupçonner l'existence (3).
Enfin la dernière raison qui rend le témoignage de Josèphe sus-
pect, c'est le caractère même de la peine dont il parle.
Tant qu'à vouloir atteindre un cadavre, les moyens ne man-
quaient pas. Pour un Juif, écrit M. Lods « n'être pas enseveli ou
être un jour arraché de son tombeau est un des plus terribles châ-
timents dont on puisse être menacé » (4); pour châtier le suicidé un
refus de sépulture eût donc été tout naturel. De même, on pouvait
mutiler le corps; on pouvait l'incinérer, car l'incinération apparaît
à diverses reprises dans la Bible comme un châtiment (5). Enfin,
pour peu qu'on voulût assimiler le suicide au meurtre, le punir
comme une infraction au non occides, une peine était tout indi-
quée : il suffisait d'ensevelir le suicidé, non dans le tombeau de ses
pères, mais dans un des deux cimetières publics réservés, d'après
la Mishnah, « l'un aux condamnés à avoir le cou coupé ou à être
(1) Voir page 214. (2) Voir Rabbinowicz, Législation criminelle du Talmudou
traduction critique des traités talmudiques Synhédrin et Mahhoth. (P. 1876.) 'Cf.
Schwab, le Talmud de Jérusalem (P. 1871-1889, 11 vol.) t. XI, traité Sanhé-
drin. Je n'y ai trouvé aucune allusion au suicide. (3) Bell. Jud. VII, 34.
(4) Lods, La Croyance à la vie future, et le culte des morts dans l'antiquité isra'è-
lite, P. 1908, p. 184. (5) Ibid., p. 185. Saûl, il est vrai, est incinéré et c'est,
d'après M. Lods, le seul cas où l'incinération apparaisse comme honorable. En
tout cas, ce n'est pas en tant que suicidé que Saûl est incinéré. Car ses fils
sont brûlés comme lui, (I. Sam., XXXI, 12.)
LE TÉMOIGNAGE DE JOSÈPHE 213
étouffés, l'autre à ceux qui sont condamnés à être lapidés ou
brûlés » (i). En dehors de ces peines, qui auraient été de vraies
peines frappant un vrai crime, il était encore aisé d'imaginer des
demi-mesures marquant une réprobation légère et théorique; le
Semachot en indique plusieurs qui sont tout à fait logiques. Quelle
bizarrerie au contraire dans celle dont parle Josèphel S'il parlait
d'ensevelir les suicidés la nuit, comme on le fera parfois chez nous,
au Moyen-Age et sous l'ancien régime, on comprendrait. Mais il ne
s'agit pas de la nuit, comme le disent à tort Garrison et d'autres;
Josèphe dit seulement : après le coucher du soleil; bien plus, d'après
le tour de sa phrase, le châtiment consisterait moins à être enseveili
à cette heure-là qu'à rester sans sépulture jusqu'à cette heure-là; en
d'autres termes, la peine, serait encore plus grave si le cadavre était
enseveli en plein jour, mais un jour plus tard.
Cette bizarrerie elle-même ne donne-t-elle pas la clef de l'énigme?
Elle suggère du moins une explication qui permettrait tout à la fois
de récuser le témoignage et de ne pas trop maltraiter le témoin.
Cette peine dont parle Josèphe, et qui semble d'abord si étrange, il
en est question dans la Bible : quand un homme aura commis quel-
que péché digne de mort, dit le Deutéronome, « et que tu te pendras
à un bois, son corps mort ne demeurera point la nuit sur le bois;
mais tu ne manqueras point de l'ensevelir le même jour » (2). Ense-
velir un homme avant la nuit, c'est évidemment l'ensevelir après
le coucher du soleil; mais le châtiment consiste moins à l'ensevelir
à cette heure-ià qu'à le laisser jusqu'à cette heure-là sans sépulture,
c'est-à-dire exposé honteusement à tous les regards. La mesure que
la Bible prescrit pour les pendus est donc exactement celle qui,
d'après Josèphe, frappe les suicidés.
Dans la Bible, le texte marque expressément qu'il s'agit des sup-
pliciés et d'eux seuls. Arriva-t-il quelquefois qu'un prêtre formaliste
appliquât à ceux qui se pendaient (et non aux suicidés en général)
la lettre du Deutéronome et refusât de les ensevelir avant le coucher
du soleil? Si on admet cette hypothèse, tout s'explique. J'avoue que
je ne l'admets pas moi-même sans un peu d'hésitation, parce qu'elle
laisse à la charge de Josèphe une erreur fâcheuse, et, j'ajoute, trop
opportune pour qu'on la croie tout à fait innocente. Mais j'hésite-
rais encore davantage à admettre sur le seul témoignage d'un avo-
cat intéressé l'existence d'un usage dont on ne trouve trace ni dans
la Bible ni dans le Semachot, dont l'orateur de Massada ne semble
(1) Rabbinowicz, p. 110 ; cf. Sanhédrin, ch. VI, parag. 7 et 8, (Schwab,
Talmud, t. X, p. 282-283). (2) Deuler, XXI, p. 22 et 23. Le texte ajoute :
« car celui qui est pendu est malédiction de Dieu. » Mais, d'après la Mishnah,
(Schwab, X, p. 282), il ne faut pas laisser un simple mort toute la nuit sans
l'enterrer.
214 LA MORALE il 1V1
pas avoir connaissance et dont Josèphe lui-même ne signale aui
application.
Ainsi il est faux que la Bible ait condamné Le suicide, il est faux
que les suicides aient été privés de sépulture, il est fort peu
semblable qu'on leur ait appliqué la mesure plus bénigne dont \>
Josèphe : rien n'autorise à faire des Juifs les pères de la morale
simple.
II
La morale nuancée dans les décrits des docteurs juifs : 1) Le droit religieux :
opinions d'ismael et d'Akiba ; indulgence de la jurisprudence ; 2) la
morale formulée : le suicide est blâmé, mais certains suicides sont
approuvés et admirés ; 3) les mœurs : fréquence des suicides après une
défaite.
Non seulement la morale simple ne semble pas prendre sa source
au sein du peuple d'Israël, mais quelques textes qui nous rensei-
gnent sur l'époque judéo-héllénistique et le début de l'époque tal-
mudique (i) révèlent l'existence d'une morale nuancée : les suicidés
ne sont pas châtiés comme des criminels, mais les docteurs admet-
tent le principe de peines légères à propos desquelles ils discutent et
qu'ils appliquent rarement; la morale formulée blâme le suicide en
général, mais d'accord avec les mœurs, elle approuve hautement
certains suicides.
Ni dans la Mishnah, ni dans le Taïmud, il n'est question d'une
mesure assimilant les suicidés aux criminels. Mais, dès le premier
siècle, des rabbins admettent que certains détails des obsèques mar-
quent un sentiment de réserve ou de réprobation.
R. Ismaël, dont l'opinion est rapportée par le Semachot est rela-
tivement sévère : il veut qu'on chante aux obsèques : « Malheur, mal-
heur à lui qui s'est pris la vie! (2). Mais le célèbre R. Akiba, beau-
coup plus indulgent, réplique : si un homme s'est tué, laisse-le, « ne
l'honore pas, ne le maudis pas »; il ne faut pas déchirer ses vête-
ments (3) ni prononcer une oraison funèbre, mais, à ces deux détails
(1) Voir la définition de ces deux périodes dans Bloch et Lévy, Histoire
de la Littérature juive, P. 1901, p. 11. — Je me suis surtout servi, pour l'étude
de cette époque, de l'article Selbstmord de Hamburger dans la Real-encyclo-
pedie des Judentums (Leipzig 1896, t. II, p. 1.110 ss.). Un grand nombre des
textes qu'il indique ou qu'il cite sont empruntés à des traités qui ne sont pas
dans le Talmud. M. Bach, bibliothécaire de l'Alliance israëlite, a bien voulu
les vérifier sur l'original et m'en donner la traduction ; c'est à lui que je dois
tous les textes cités au cours de ce chapitre sans indication d'édition.
(2) Semachot II, 1. Le Semachot est un traité rédigé au vme siècle, mais qui
contient des enseignements datant du début de l'ère chrétienne. (3) Après le
suicide de Saùl, David et ceux qui sont avec lui « déchirent leurs vêtements»,.
II, Sam., I, 11.
LES FUNÉRAILLES DES SUICIDÉS 215
»
près, rien n'est changé aux funérailles : la famille se met en rang
pour recevoir les consolations, et on peut dire la bénédiction du deuil.
A l'appui de cet avis, Akiba allègue une règle générale : il ne faut
pas faire ce qui serait à l'honneur personnel du mort, il faut faire
ce qui est à l'honneur de ses parents vivants (i). Cette règle, qui ne
trahit aucune horreur sans nuances, condamne par avance les ri-
gueurs implacables du droit du Moyen-Age.
On pourrait, il est vrai, se demander si les mesures relativement
bénignes dont parle le Semachot ne se sont pas, comme il arrive,
aggravées en s'appliquant. Mais il me paraît, au contraire, à peu près
certain qu'on les appliquait rarement. L'esprit de douceur, qui ca-
ractérise toute la législation criminelle du Talmud, se manifeste à
l'égard du suicide par une définition juridique rendant les sanctions
à peu près impossibles. Le suicidé, est-il dit dans le Semachot, n'est
pas celui qui monte sur un arbre et tombe, qui monte sur un toit et
glisse, c'est celui qui dit : « Je monte sur l'arbre ou sur le toit pour
me jeter en bas »; si donc quelqu'un est trouvé pendu ou couché
sur sa propre épée, il ne faut le priver d'aucun honneur (2). Le code
Jore-Dea spécifie lui aussi que, pour qu'il y ait légalement suicide,
il faut qu'il y ait déclaration expresse de celui qui va se tuer (3).
Parfois même, le fait a beau être établi, la pitié l'emporte sur
la loi.
Un enfant qui s'était sauvé de l'école, menacé d'un châtiment par
son père, se jette dans un puits. R. Tarphon (Tryphon), consulté,
déclare : on ne le prive de rien. Dans un cas semblable, Akiba répond
de même : qu'on ne le prive d'aucun honneur (4.).
Si l'on ajoute que les docteurs ne visent jamais que le suicide
conscient, (le suicidé est défini dans le Semachot : celui qui &e perd
lui-même consciemment) (5), on voit que les mesures sur lesquelles
discutent les rabbins du premier siècle devaient être rarement appli-
quées : en tout cas qui voulait pouvait s'y soustraire, puisqu'il suffi-
sait, pour y échapper, de ne pas déclarer qu'on allait se tuer.
Que cette conséquence pratique soit voulue par certains docteurs,
le texte même du Semachot ne permettrait pas d'en douter. Ham-
burger, s'appuyant sur d'autres déclarations, notamment sur un pas-
sage du Midrasch Rabba, écrit : « On estime que la puni lion du sui-
cide n'est pas l'affaire des hommes, mais doit être réservée à
Dieu (6). Il semble bien qu'à travers le parti pris de ne pas appli
quer des sanctions, même anodines, il y ait et le désir de ne pas
entreprendre sur les droits de Dieu et une distinction entre l'acte
(1) Semachot II, l.Mcmo rè<rle clans le Jore Dea, 345, 1. Le Jore Dea est
la 2e partie du Code de Joseph Caro. (2) Semachot II, 2. (3) Jore Dea,
;r,.\ 2. (4) Semachot II, 4 et 5. (5) Ibid., II, 1. (6) Article cité, parag. 4.
216 LA MORALE JUIVE
qui relève dos brutalités du droit et Tacte qu'on ne peut soumettre
<ju à une appréciation morale.
Lorsqu'on passe du droit à la morale formulée, on a bien encore
l'impression d'une morale nuancée : le suicide est blâmé en principe,
mais il ne paraît pas inspirer une horreur violente, et certains sui-
cides sont approuvés et admirés.
Le discours de la caverne nous montre par quels arguments un
Juif, teinté d'hellénisme, peut condamner la mort volontaire. La
mishnah(i) met l'homme en garde contre l'idée que le trépas finirait
tous nos maux : « Que ta passion ne te persuade pas que la mort soit
un refuge pour toi ».
Un commentateur insiste sur l'idée que le suicide est une mort
anormale : « Ce n'est pas l'habitude d'un homme de se tuer » (2).
D'autres textes sont indiqués dans l'article de Hamburger (3). D'ail-
leurs, il va sans dire que, dès qu'on admet des modifications, si
légères soient-elles, aux rites funéraires, c'est qu'on désapprouve en
principe ceux qui mettent fin à leurs jours.
Mais ce qui n'apparaît nulle part dans les textes, c'est cette con-
damnation âpre et violente, âme de la morale simple, qui confond
dans la même horreur tous les suicides quels qu'ils soient.
Une phrase citée par Hamburger : « Celui qui se tue n'a point de
part à la vie future », exprimerait bien un sentiment de ce genre.
Mais cette phrase, qu'Hamburger cite sans dire où il la prend (4),
est un dicton qui court parmi les modernes et dont on ne trouve pas
trace à l'époque talmudique (5). D'après la Mishnah, Ahitofel, qui
s'est tué, figure bien parmi les trois rois et les quatre particuliers qui
n'ont point de part à la vie future; mais, bien loin que son suicide
soit la cause de cette exclusion, (ce qui résulterait forcément de la
formule citée par Hamburger), le commentaire talmudique qui exa-
mine son cas, et qui est fort ample, ne fait même pas allusion au
fait qu'il s'est détruit lui-même (6).
Enfin les Rabbins et Josèphe lui-même admettent que certains
suicides sont légitimes ou dignes d'admiration.
C'est d'abord le martyre volontaire. Un commentateur qui con-
damne le suicide au nom d'un verset de la Genèse, a bien soin d'ex-
cepter de cette condamnation ceux qui meurent pour la foi (7). Toute
une casuistique étudie les cas dans lesquels un Israélite est tenu de
braver la mort plutôt que de transgresser la loi (8).
(1) Aboth, IV, 22. (2) Genèse Raba, sect. 82. (3) Parag. 2. Ce sont
surtout des commentaires sur les mots bibliques que j'ai cités, p. 209.
Un commentateur de la Genèse (IX, 5), prévenant l'objection que j'indi-
quais plus haut spécifie que le suicide est coupable, même quand il n'y a pas
effusion de sang. (Genèse Raba, sect. 34 ; cf. Jore Dea, p. 345). (4) Art. cité,
LES SUICIDÉS ADMIRÉS 217
C'est, en second lieu, le suicide qui doit entraîner la mort de l'en-
nemi : Josèphe lui-même loue le suicide de Samson sans rien res-
sentir de l'embarras qu'éprouvera plus tard saint Augustin : « Cet
homme mérite l'admiration par son courage, sa force, la grandeur
d'âme dont il fit preuve à la fin » (i).
C'est enfin et surtout le suicide du vaincu qui ne veut pas sur-
vivre à sa défaite ou qui aime mieux mourir de sa main que de la
main de l'ennemi. D'après Hamburger, R. Jochanan, hostile en
principe à la mort volontaire, la tient légitime ou obligatoire en
cas de nécessité, « comme, par exemple, à la guerre, pour les chefs
qui, après l'issue malheureuse d'un combat, sont menacés de mourir
■de la main de l'ennemi » (2).
L'idée qu'un tel suicide est obligatoire est exprimée très nette-
ment par Eléazar dans le discours de Massada. Dans cette harangue,
destinée, semble-t-il, à faire contraste avec le discours de la caverne,
Eléazar exhorte les Juifs à se frapper plutôt que de tomber sous les
coups des Romains. Il développe d'abord un argument d'ordre
général : hésiter devant la mort est d'un lâche; l'exemple des Indiens
nous montre qu'une âme généreuse sait mépriser la vie. Puis, passant
aux arguments réservés aux Juifs, il déclare : l'Ecriture nous ensei-
gne que le bonheur est dans la mort, mais, la mort, fût-elle un mal, il
faudrait encore obéir à Dieu : ne pas se tuer, ce serait outrager « les
lois des ancêtres » (3).
A quelles « lois » Eléazar peut-il faire allusion? Je ne le vois pas.
Ni la Bible, ni la Mishnah ne font une obligation de se tuer après une
défaite et il est à craindre qu'ici encore Josèphe, emporté par son
zèle de rhéteur, n'ajoute à la réalité. Mais ce qui est sûr, c'est que
lui-même tout le premier, trouve les suicides de ce genre hautement
honorables, quitte à ne pas conformer sa conduite à sa conviction :
lorsqu'il est menacé de mort dans sa prison par Jésus, fils de Saphias,
un de ses gardes l'exhorte à « mourir généreusement » (4). Il ne
répond pas à l'invitation, mais n'ose s'en montrer surpris. Dans son
livre, il n'hésite pas à exprimer son admiration pour Phasael, qui,
dans un cas analogue, se tue.
Les mœurs s'accordent avec les moralistes pour nuancer la mo-
parag. 2. (5) Il n'est pas dans le Talmud de Jérusalem. M. Bach me dit qu'il
n'a pas réussi à en retrouver la source et que c'est peut-être un mot assez
récent. (6) Sanhédrin, Ch. X, parag. 2, (Schwab, Talmud, XI, p. 45). (7)
Genèse Raba, sect. 34. (8) Rabbinowicz (Lêgisl. crim. du Talmud, p. 126 ss.)
-cite un long commentaire sur la Mishnah, prescrivant de se laisser tuer
plutôt que de violer la loi en public.
(1) Antiqu , V, 8. Je cite la traduction Reinach. (2) Article cité, parag. 3.
<3) Bell. Jud., VII, 34. (1) Vie de Josèphe, ch. 28.
12 1 H LA Uni: \u; JUIVE
raie. Jt ae sais commenl Garrison, après vingi autn
« 1 in-, chez lej Juifs, tes suicides « semblent avoir été rare
comment M. Lacasaagne déclare a nance : « Les Juifs n'ont
comni'ii uicldei qu'au douzième siècle » (a). On peut suppo-
ser qu'avant l'introduction de L'Hellénisme les suicides étaient a
rares. A raai dire, ni le petit nombre des faits relatés dans la Bible,
ni le raisonnement de Renan à propos du suicide d'Hyrcau (3
sont des arguments décisifs; le seul indice intéressant, c'est qu'il
n'est question de suicides ni au moment de la prise de Jérusalem par
Nabuchodonosor, ni au cour3 des luttes soutenues contre les rois
d'Assyrie.. Mais, au temps des guerre centre les Rom: lins, les. suicides
sont innombrables.
Suicides religieux : au témoignage de Josèphe, les Easésniens
« préfèrent la mort à la vie quand le sujet en est honorable » (4); lors-
que Pilate veut forcer les Juifs à recevoir des drapeaux sur lesquels
se trouve l'image de Tibère et les fait entourer par des soldats, l'épée
nue, « tous les Juifs tendent la gorge en criant qu'ils aiment mieux
mourir » (5).
Suicides de vaincus : les seuls ouvrages de Josèphe nous montrent
les Juifs se tuant par centaines, par milliersr lorsqu'ils sont battus et
n'ont plus d'espoir : partisans d'Aristobule après la victoire de Pom-
pée (6), bandits cernés par les troupes d'Hérode (7), rebelles vaincus
par Archélaus (8), tous préfèrent la mort à la défaite, même lorsque
le vainqueur leur fait grâce et les prie de vivre. Dans la lutte suprême
contre les Romains, les vaincus se frappent en masse et croient devoir
le faire. Josèphe avoue que l'indignation est générale à Jérusalem
quand on apprend qu'il ne s'est pas tué (9). Des Juifs ont le droit de
s'indigner ainsi : les compagnons de Josèphe, on l'a vu, se sont
entr'égorgés; après la prise de Gamala, cinq mille Juifs se tuent avec
leurs femmes et leurs enfants (10); pendant le siège conduit par Titus
et après la chute de la ville, les suicides sont nombreux (n); les com-
(1) Garrisson,p.ll. (2) Lacassagne, Précis de Médecine légale, P. 1906, p. 710.
(4) Un juif qui se tue, écrit Renan à propos du suicide d'Hyrcan (vers 175) était
un grand signe des temps. Aux yeux de l'ancien iavhéisme, c'eût été là un crime
et une absurdité. (Hist. du Peuple d'Israël, t. IV, p. 245.) — Absurdité sans
doute parce que, selon Renan, tout finit pour le Juif avec la vie présente.
Mais cette idée de Renan est aujourd'hui, comme l'on sait, fort contestée ;
eût-il raison, l'argument peut se retourner. N'est-ce pas surtout dans le cas
où tout ne finit pas et où des châtiments sont à craindre que le suicide est
une absurdité? Quant au portrait que Renan trace du Juif « qui, le jour de
la bataille ne songe qu'à s'échapper, etc. », il ne ressemble guère au Juif de
l'époque romaine. (4) Bell. Jud., II, 12. (5) Ibid.. II, 14. (6) Ibid., I, 5 ;
Antiqu.. XIV, 4. (7) Bell. Jud. I, 12. Anliq.. XIV, 15. (8) Bell. Jud., II,
5. (9) Ibid, III, 30. (10) Ibid., IV, 7. (Il) Ibid,. VI, 29 et 44.
LES SUICIDÉS ADMIRÉS 219'
pagnons d'Eléazar,au nombre de près d'un millier, se tuent après
l'avoir écouté (i;.
Non seulement il est inexact de prétendre que les Juifs ne se
tuaient pas ou ne se tuaient guère; mais, au cours de mes recherches,
je n'ai pas rencontré d'autre époque où îa morale nuancée ait ainsi
produit par milliers ces suicides à la fois enthousiastes et réfléchis
qui demeurent, dans l'histoire, une des originalités du peuple
d'Israël.
III
Hypothèses démenties ou démontrées par V étude de la morale juive : 1) On
n'aperçoit pas de rapports entre les idées relatives au suicide et les idées
relatives au respect ae la vie humaine ; 2) la morale nuancée paraît
solidaire de l'idée de liberté religieuse et de l'idée d'indépendance nationale.
Ainsi on ne trouve pas dans la Bible un seul mot qui exprime
ou annonce la morale simple, l'horreur indiscrète de tous les sui-
cides. Par contre, à l'époque judéo-hellénique, la morale nuancée
s'affirme dans le droit, les formules et les mœurs.
Certes, je n'ai garde de prétendre que les quelques textes qu'on
vient de voir permettent imaginer ce que put être, au cours de tant
de siècles, la morale du peuple d'Israël en matière de mort volon-
taire. Le silence de la Bible est une indication, ce n'est pas une
réponse. II est en outre fort possible que le peuple ne se soit pas tou-
jours accommodé de la formule délicate d'Akiba : ne l'honore pas, ne
le maudis pas, et qu'il y ait eu, au-dessous des sentiments et des
idées dont les textes gardent la trace, toute une morale populaire (qui,
mieux connue, révélerait peut-être un dualisme analogue à celui
que nous avons constaté dans la société qui nous entoure.-)
Notre ignorance sur des points essentiels fait que nous ne pou-
vons même pas essayer de vérifier à cette première étape toutes les
hypothèses que j'ai indiquées à îa fin de ma première partie. Sur
deux points pourtant il me semble que le peu qu'on atteint de la
morale juive apporte quelque enseignement.
D'abord, l'hypothèse qui lie l'horreur du suicide à l'horreur du
sang et, par suite, la morale nuancée à un respect moindre de la vie
humaine se trouve ici en défaut. Ce qu'il y a de plus caractéristique,
à mon avis, dans la morale juive, ce sont ces suicides qu'inspire le
désir de ne pas transgresser la loi ou de ne pas céder au vainqueur.
Ils apparaissent nettement à l'époque des guerres contre les Ro-
mains : nous en retrouverons des exemples en plein Moyen âge à
l'époque des persécutions ; il y a là une tradition très ferme. Or, à
(1) Ibid. VII, 34.
220 LA MORALE JUIVS
1
quelle époque s'affermit-elle? A l'époque où s'avive dans la morale
juive l'horreur du sang versé. On'a pu dire, en alléguant des pieu
solides, que la partie du Talmud qui traite de la peine capitale
« consacre en réalité l'abolition de la peine de mort » (i) et on ne
compte pas dans les écrits talmudiques les décisions et les commen-
taires qu'inspire un esprit de douceur délicate et scrupuleuse. C'est
dans le temps môme où cet esprit s'affirme que la morale nuancée
inspire la doctrine et les mœurs.
Un autre fait me semble contredire l'hypothèse de Durkheim et
appuyer au contraire l'hypothèse qui lie la morale nuancée aux
idées de liberté. Ce qui, au sein du peuple juif, s'oppose peut-être le
plus nettement à l'horreur indiscrète de tous les suicides, c'est l'idée
qu'il faut préférer la mort à la violation de la loi ou à la servitude.
Il m'est impossible de croire qu'une telle idée ravale la dignité
humaine. Ce qui est vrai, c'est qu'elle ne conçoit pas cette dignité
séparable de la liberté de penser et de croire, d'une indépendance
à la fois religieuse et nationale. Vivre et mourir libres I diront plus
tard les hommes de la Révolution : n'est-ce pas déjà pour rester
fidèles à cette devise que meurent les compagnons de Joseph et les
compagnons d'Eléazar, les Juifs de Gamala et de Jérusalem?
Quoi qu'on pense de ce rapprochement, un fait, du moins, se
dégage, à mon sens, avec certitude : la légende qui fait remonter
jusqu'au peuple juif l'origine de la morale simple est une légende,
et rien de plus. Tous les faits établis la démentent : les modifica-
tions légères qui distinguent, rarement, les funérailles des suicidés
n'ont aucun rapport avec Je traitement ignominieux que le Moyen-
Age fera subir aux cadavres des désespérés ; l'horreur du suicide
n'en a pas davantage avec une doctrine assez souple pour aller, selon
les cas, du blâme à l'admiration.
(1) Rabbinowicz, Législation criminelle du Talmudt p. 1 ; cf. Schwab,,
Talmud de Jérusalem^ t. X, page 1.
CHAPITRE II
L'horreur du suicide n'est pas d'origine chrétienne
Si ce n'est pas la morale juive, est-ce la morale chrétienne qui
a donné naissance à l'horreur du suicide?
On le croit communément : ceux même qui vont chercher au
sein du peuple d'Israël les origines de la morale simple ajoutent
que le Christianisme, en la lui reprenant, sut en faire sa chose. C'est
un lieu commun d'opposer à l'orgueilleuse vertu de Caton l'humble
résignation du fidèle qui accepte l'épreuve. Ce lieu commun semble
même étayé sur des faits bien établis : n'est-ce pas saint Augustin
qui ouvre la campagne contre le suicide? Ne sont-ce pas, en France
même, des conciles qui, bien avant les coutumes, punissent la mort
volontaire? Enfin, si l'on compare le Code et le Digeste au Décret
de Gratien, les Lettres à Lucilius à la Cité de Dieu, le contraste
n'est-il pas frappant?
La liste serait interminable si j'essayais d'énumérer les auteurs
qui, du Moyen- Age jusqu'à nos jours, ont développé ces arguments
et d'autres. Cette unanimité même fait d'abord impression. Mais, à
s'en tenir aux grands faits qu'on allègue communément, un détail
frappe bientôt : à quelle époque Saint Augustin compose-t-il la
Cité de Dieu? Au début du ▼' siècle. A quelle époque les conciles
punissent-ils le suicide? Au vie siècle. A quelle époque Gratien com-
pose-t-il son Décret? Au xne siècle. Or, dès le ive siècle, l'Eglise,
incorporée à l'Empire, est, de l'aveu général, pleine d'idées, de sen-
timents, d'usages païens, étrangers ou contraires à l'esprit chrétien
primitif. Du coup, une question se pose : cette violente aversion
pour la mort volontaire que Saint Augustin traduit en formules,
que les conciles traduisent en actes, fait-elle partie du fonds chré-
tien? Ne serait-ce pas, au contraire, chose païenne ou barbare im-
posée au christianisme par les forces du dehors?
Il n'est pas impossible de s'en assurer. Avant Constantin, le
christianisme s'offre à nous, non pas certes pur de tout alliage
païen, mais infiniment plus jaloux de son originalité. S'il appa-
raît, dès cette époque, violemment hostile au suicide, nul doute que
Saint Augustin et les conciles du vi* siècle n'aient fait œuvre pro-
prement chrétienne. Mais si, trois siècles durant, les fidèles ne ma-
nifestent aucune horreur pour la mort volontaire, il sera prudent
de chercher ailleurs l'origine de la morale simple ; on pourra même
2'2'2 LA MORALE CHRÉTIENNE
te du
se demander si la vieille théorie qui lie logiquement la haine
suicide à l'esprit de la morale chrétienne ne méconnaît pas cet esprit
lui-même.
i
Les deux premiers siècles : 1) L'Eglise ne s'intéresse pas à la question morale
posée par le suicide : aucune trace de peines ; aucune discussion sur la
légitimité de la mort volontaire; 2) le suicide chrétien: en dépit de
quelques réserves dictées par la crainte de l'abjuration, les chrétiens admi-
rent ceux qui meurent volontairement pour là foi.
Considérons tout d'abord ce que Renan appelait l'embryogénie
du christianisme, l'époque de saint Paul, des Evangiles, de Clément,
d'Ignace et de Polycarpe, de Justin et de Minucius Félix (i).
A celte époque, deux faits se dégagent avec évidence : les chré-
tiens ne s'occupent pas du suicide en général, ils approuvent le
suicide chrétien.
Quand je dis qu'ils ne s'occupent pas du suicide, je n'entends
pas dire qu'ils l'aient approuvé. Les chrétiens venus du judaïsme
conservent peut-être quelque temps leurs idées et leurs habitudes
juives. Les esclaves et les petites gens venus du paganisme ont
sans doute, en tant qu'esclaves et petites gens (2), une certaine
aversion pour le suicide : ainsi s'expliqueraient les bruits
qu'on fait courir sur la fin de Caïphe, de Pilate, de Montan,
de Maximilla (3). Mais ce qui frappe, lorsqu'on lit les documents
du premier âge (4), c'est que l'Eglise ne prend nullement à son
(1) Pour Renan c'est la mort de Marc Aurèîe qui clôt ce premier
âge ; pour M.Allard, c'est l'édit de Septime Sévère. Au point de vue
moral, toute détermination précise serait vaine. A l'exemple de Bar-
denhewer, je place Clément d'Alexandrie (né vers 150) dans le second
âge, parce qu'il en annonce déjà nettement l'esprit général. (2) Voir plus
loin, ch. 5. (3) Sur Caïphe, voir l' Octateuque de Clément, traduit par Nau
(P. 1903, p. 90), sur Pilate, voir Eusèbe, H. E., II, 7, Evangile arabe de
l'enfance du Sauveur (Tischendorf, Evangelia apocrypha, Leipzig, 1853, p. 434);
sur les bruits relatifs à la fin misérable des montanistes, voir Renan, Marc-
Aurèle (P. 1882, p. 228). (4) J'ai lu, pour cette première période, les écrits indi-
qués par Barden hewer, Les Pères de l'Eglise, trad. Godet et Verschaffel, P. 1905,
1. 1, première période, livres I-IV. Ouvrages cités dans la première partie de ce
chapitre, (outre ceux qui composent le Nouveau Testament) : Clément, Lettre
aux Corinthiens, éd. Hemmer, dans Hemmer et Lejay, Textes et documents
pour l'étude historique du christianisme, t. X, P. 1909 ; Saint Ignace, Epitre
aux Romains, éd. Lelong (Hemmer et Lejay, t. XII, P. 1910) ; Evangile des
douze apôtres (Patrologie orientale, t. II et suiv.) ; Apocalypse de Saint Pierre,
fragments publiés par Bouriant (Mém. de la Mission archéologique française
duîCaire, t. IX, 1892, fasc. I, p. 144 et suiv.) ; Evangile de Saint Barthélémy
(Patrol. or. II) ; Apocalypse de Barthélémy (Mém. publiés par les membres de
l'Institut français d'archéologie orientale du Caire, t. IX, 1904) ; le Pasteur
d'Hermas, éd. Lelong, (Hemmer et Lejay, t., XVI, [P. 1912) ; Justin, éd. Panti-
LE NOUVEAU TESTAMENT 223
compte ces aversions pour la mort volontaire : elle ne punit pas les
•suicidés, elle ne s'occupe pas du suicide.
Nul, je crois, n'a jamais signalé et, pour ma part, j'ai recherché
en vain dans la littérature du premier âge la trace d'un usage chré-
tion destiné à punir ceux qui se tuent. Nulle part, il n'est question
ni d'un refus de sépulture, ni de quelque modification humiliante au
rite des obsèques. Le refus d'oblation, que nous verrons apparaître
ça et là dans la chrétienté, à partir de la fin du iv* siècle, semble
inconnu au premier âge. fl est vrai que nous possédons fort peu de
chose sur le droit canonique primitif. Mais acceptons de l'imaginer
à travers des textes plus récents, Discipline ecclésiastique des Apô-
tres, Didascalie, Canons d'Hippolyte, Oclateuque de Clément, etc.
aucun de ces textes ne fait allusion à une peine contre le suicide (i).
Dira-t-on que cette peine a pu exister et qu'un malencontreux hasard
en a fait disparaître toute trace? A priori l'objection paraît forte :
mais, si les premiers chrétiens avaient puni le suicide, comment
expliquer que Saint Augustin, qui va chercher jusque dans la Bible
un argument si fragile contre la mort volontaire, ne fasse aucune
allusion au droit canonique de l'Eglise primitive? Dira-t-on que, dès
le ive siècle, le souvenir s'en était perdu?
A défaut d'une règle, d'un usage, cherchons dans le Nouveau
Testament et dans les ouvrages des moralistes une phrase, un mot
qui exprime l'horreur du suicide : je n'en vois pas un.
Dans les Evangiles, rien.
gny (Hemmer et Lejay, t. I, P. 1904) ; Martyre de Polycarpe (lettre de l'Eglise
de Smyrne), éd. Lelong, dans Hemmer et Lejay, t. XII, P. 1910 ; Martyrium
B. Pétri a Lino episcopo conscriplum (Lipsius et Bonnet, Acta apostolorum
■apocrypha, Leipzig, 1891, t. I) ; Acta Pauli et Theclae, (Ibid.) ; Passio
Andreae (ibid., t. II) ; Acta SS. Carpi, Papyli et Agathonices (dans Aube,
L'Eglise et V Etat dans la seconde moitié du iue siècle, P. 1385, p. 499) ; Tatien,
Oratio adversus Graecos, Migne, P. G., VI ; Eusèbe, Histoire ecclésiastique,
(éd. Schwartz, Leipzig, 2 vol. 1903 et 1908) ; les passages cités en français
sont empruntés à l'édit. Grapin, (Collect. Hemmeret Lejay, t. II, XIV, XVII
{P. 1905-1913). — Je ne connais pas d'étude sur les idées des premiers chré-
tiens en matière de mort volontaire ; livres et articles ne disent presque rien
sur la période antérieure à St-Augustin. Sur la question du suicide chrétien
ou martyre volontaire, j'ai consulté : Hecker, De autocheiria martyrum,
Lips. 1720 ; abbé Jolyon, La fuite et la persécution durant les trois premiers
siècles du christianisme, Lyon 1903 et J. Rambaud, Le droit criminel romain
dans les Actes des Martyrs, P. 1907. En outre, renseignements et considé-
rations abondent dans les travaux connus d'Aube, de Le Blant, de M. Allard,
de dom Leclercq sur l'histoire des persécutions et dans la plupart des
ouvrages généraux sur l'histoire de l'Eglise, notamment ceux de Renan, Pre-
sensé, de Mgr Duchesne, de M. Guignebert, de M. Dufourcq, de l'abbé Mouret'
de Kraus, Funk, Harnack, — pour ne parler que de ceux dont je me suis le
plus souvent servi. (1). Voir infra, p. 235.
224 LA MORALE CHRÉTIENNE
Un catéchisme protestant voit une condamnation du sul
le mot de l'Evangile de Luc : « Et soyez comme ceux qui attendent
<|iic leur maître revienne de noces ; afin que, quand il viendra et
qu'il heurtera à la porte, ils lui ouvrent incontinent » (i). C'est 1
coup d'ingéniosité.
Judas se tue selon Mathieu. Il n'est dit ni qu'on refuse la sépul-
ture à son cadavre, ni que son suicide le perde à jamais. L'idée, com-
mune plus tard, et qui perce déjà dans Origène, qu'il est damné non
pour avoir trahi mais pour avoir désespéré, n'apparaît pas dans le récit
cvangélique. C'est bien la trahison et la trahison seule qui rend le
nom de Judas odieux aux premiers Chrétiens. Dans l'Évangile de
Saint Barthélémy, Judas figure au nombre des trois hommes privés
do la miséricorde finale. Mais il est puni comme traître, l'auteur ne
fait aucune allusion à son suicide (2). D'ailleurs, plusieurs légendes
couraient sur sa fin et tout le monde ne croyait pas qu'il se fût tué
lui-même. Quelques-uns virent plus tard dans sa mort volontaire une
preuve de remords et comme un dernier vestige de ce qu'il y avait
de bon en lui (3).
Je ne vois rien non plus sur le suicide dans ces écrits apocryphes
qui eurent tant de vogue autrefois : Protévangile de Jacques, Pseudo-
Mathieu, Evangile de Thomas, Histoire de Joseph le charpentier, Evan-
gile des douze Apôtres (4). V Apocalypse de Pierre donne une descrip-
tion de peines qui, dans l'enfer, tourmentent les différents pêcheurs.
Il n'est pas question de suicidés.
Dans les autres écrits du Nouveau Testament, même silence.
On a voulu voir un réprobation dans un passage des Actes : le
goôlier de Paul, croyant son prisonnier évadé, veut se tuer : Paul lui
dit: « ne te fais point de mal ! » (5) Mais comme il ne dit pas: garde
toi d'un tel crime, la phrase ne prouve rien.
Des auteurs protestants découvrent une condamnation du suicide
dans les textes suivants : « Rendez grâce à Dieu en toutes choses,
car c'est la volonté de Dieu en Jésus-Christ à votre égard » (6) — « il
(Epaphrodite) a été bien malade et même près de la mort, mais Dieu
a eu pitié de lui » (7) — « aucun de nous ne vit pour soi-même et
aucun de nous ne meurt pour soi-même, car, soit que nous vivions
nous vivons pour le Seigneur, soit que nous mourions., nous mourons
pour le Seigneur etc. » (8) : je ne vois pas en quoi ces textes condam-
nent la mort volontaire.
(1) Luc. XII, 36. (2) Patrol. Or., II, p. 186. Cf. Y Apocalypse de Barthê'
lémy (Mémoires etc., t. IX, p. 67). L' Evangile des douze Apôtres ne parle pas
non plus du suicide de Judas, mais seulement de sa trahison, due aux conseils
de sa mauvaise femme. (3) Voir infra, III. ch. 1. (4) Les Evangiles apo-
cryphes, éd. Michel, (Collect. Hemmer et Lejay, P. 1911). (5) Actes, XVI,
28. (6) Thessal, V, 18. (7) Philipp., II, 27. (8) Rom. XIV, 7-1.
iMOBALISTES ET APOLOGISTES 225
Grétillat. (i) allègue encore la phrase de St-Paul aux Philippiens :
Je suis pressé des deux côtés, mon désir étant de partir de ce monde
t d'être avec Christ, ce qui me serait beaucoup meilleur; — mais il
est plus nécessaire pour vous que je demeure dans ce corps, — et je
suis aussi persuadé que j'y demeurerai et même que je demeurerai
quelque temps avec vous (2). » Je n'ai pas l'impression que St-Paul,
lorsqu'il parle de son désir de partir de ce monde songe au suicide;
mais ce qui est sûr, c'est que s'il y songeait, le passage allégué se re-
tournerait contre la conclusion qu'on en veut tirer : juste avant le
passage cité par Grétillat, St-Paul écrit : « Or, s'il m'est avantageux
de vivre dans ce corps et ce que je dois souhaiter, c'est ce que je ne
sais pas »; il faudrait donc admettre que St-Paul hésite entre le suicide
et la vie comme entre deux solutions à peu près également souhai-
tables!
Passons aux moralistes. En dehors du Nouveau Testament, les
plus anciennes expositions de la morale chrétienne se trouvent dans
la Didaché, YEpître de Barnabe, YEpître aux Vierges, le Pasteur
d'Hermas, YEpître à Diognète. '
J'y trouve une phrase sur le suicide. Elle est dans le Pasteur
d'Hermas. L'auteur parle des malheureux qu'un excès de misère
pousse à se tuer : « Beaucoup, ne pouvant supporter de tels maux,
se donnent la mort. » Les condamne-t-il? Non. Tout son blâme va
aux cœurs assez durs pour souffrir autour d'eux de si grands mal-
heurs : « Qui connaît un homme aussi infortuné et ne le sauve pas
commet un grand péché et est coupable de sa mort (3). » Mot ferme
•et touchant, qui retentit dans la jeune conscience chrétienne (4). Mais
combien cette pitié vengeresse, douce aux morts, sévère aux vivants,
nous éloigne de l'horreur du suicide! Or, cette phrase mise à part,
je ne trouve rien sur la mort volontaire.
Là encore, dira-t-on : hasard 1 Le nombre des textes est petit ;
ceux que le temps a fait perdre condamnaient peut-être le suicide?
A vrai dire, les textes, si rares soient-ils, nous donnent une image
assez détaillée de l'ancienne morale. Mais enfin il n'est pas sans
exemple que des moralistes oublient de traiter une qustion, précise-
ront parce qu'elle ne soulève ni en eux ni autour d'eux aucun débat.
Pout-être l'aversion pour le suicide est-elle, aux deux premiers siè-
cles, un de ces sentiments obscurs et vigoureux que les écrivains ne
formulent guère, tant ils sont indiscutés.
Les apologistes vont nous le dire. Pour eux, il ne peut guère
(1) Voir plus haut, page 174. (2) Philipp. I, 423ss. (3) SimiliL, X, 4, (p. 312)'
4) Voir plus bas, page 236.
i:>
L'2 *) LA MORALi: < Il K KTI K\ \ K
rire question d'oubli ï On lait «vejc quel soin Lia relèvent, <l.
h -.. Irait* '|ui distinguent le christianisme des croyan
de l,i mora)Q païVmn'*. Or, bj là philosophie platonicienne
hostile au suicide, le sionisme lui est tout à fait favorable : bonne
Occasion, si l'on hait le suicide, pour opposer la résignation du
■ ..ni à l'orgueil homicide de (laton! ( Vprnda d| , ce parallèle, qui
sera classique après Saint Augustin, ne se trouve dans aucune apo-
logie du ii° siècle. Tout au contraire, ce sont les fidèles qui semblent
aux païens des désespérés et Justin en est réduit à expliquer pourquoi
les chrétiens ne se tuent pas tous! *
H On nous dira peul-clre, ccril-ii : « Dottfiez-VpUS Ions la mort à
vous-mêmes; c'est le chemin pour aller à Dieu; vous nous épar-
gnerez la besogne. » Je dirai pourquoi nous n'agissons pas aim
pourquoi nous confessons sans crainte notre foi devant les tribu -
naux. Notre doctrine nous enseigne que Dieu n'a pas fait le mon£e
sans but, mais pour le genre humain... Si nous nous donnons tous
la mort, nous serons cause, autant qu'il est en nous, qu'il ne naîtra
plus personne, qu'il n'y aura plus de disciple de la loi divin
même qu'il n'y aura plus d'hommes! »
Je ne sais comment le dernier traducteur de Justin écrit en marge
de ce passage : réprobation du suicide (i). Justin, comme on voit,
n'a garde de dire : pourquoi nous ne nous tuons pas? parce que
c'est un crime abominable! parce que le suicide, que vous autres,
stoïciens, admirez si fort, est à nos yeux chose exécrable. Ce qu'il
repousse, c'est uniquement l'idée d'un suicide en masse, qui serait
la fin de l'Eglise. S'ensuit-il que la mort volontaire soit criminelle
en elle-même? Il ne le dit pas. On ne peut, sans jouer sur les mots,
le lui faire dire : si tous les chrétiens sans exception avaient été
chastes, c'eût été aussi la fin de l'Eglise, contraire aux volontés de
Dieu. Quelques auteurs l'ont compris et l'ont dit : qui s'aviserait
d'en conclure qu'ils réprouvaient la chasteté?
Le texte de Justin suffirait presque à prouver que l'horreur du
suicide est étrangère à l'Eglise naissante. Le silence des autres apo-
logistes confirme cette opinion ; nulle part, aucun d'eux n'oppose
au goût des païens pour certaines morts volontaires le dégoût et
l'aversion qu'elle inspirerait aux fidèles : rien dans V Apologie
d'Aristide; rien dans Athénagore; rien dans YEpître à Diognète;
rien dans YOctavius; rien dans Théophile d'Antioche.
Dans l'Apologie de Tatien, un mot : « Si vous dites qu'il ne faut
pas craindre la mort, dit-il aux païens, d'accord en cela avec notre
doctrine, ne mourez pas comme Anaxarque, par vaine gloire; mais
pour la connaissance de Dieu, apprenez à mépriser la mort (2). »
(1) M.Pantigny, (Collect. Hemmer et Lejay, P. 1904, p. 157). (2) Oratio-
adversus Graecos, Migne, P. G., VI, c. 848.
LE SUICIDE CHRÉTIEN 227
Ce n'est pas là condamner le suicide, mais uniquement le suicide
profane. Et ceci nous amène à la question du suicide chrétien, ou
martyre volontaire.
Des apologistes modernes se sont ingéniés à démontrer que ces
deux mots ne sont pas synonymes, que se sacrifier n'est pas se tuer.
Etant donné la définition que nous avons adoptée, je ne crois pas
nécessaire de reprendre la discussion. Elle a été vive à partir du
xvine siècle : lorsque le mot suicide a commencé à devenir commun,
lorsque les criminalistes se sont mis à l'employer, les catholiques
ont voulu éviter la flétrissure d'un nom, alors odieux, aux victimes
volontaires de l'âge héroïque. Si l'on trouvait trace d'un souci sem-
blable dans la littérature du premier âge, ce serait naturellement un
indice très précieux sur les sentiments des fidèles ; mais la question
alors ne se pose pas : il n'y a pas, en grec ni en latin, un terme
courant et commun pour désigner le meurtre de soi-même.
Les fidèles du premier âge ne s'attardant pas, et pour cause, à
rechercher si le suicide chrétien est ou n'est pas un suicide, reste à
savoir ce qu'ils pensent de la chose elle-même.
On a soutenu et qu'un mot de l'Evangile la condamne et que les
premiers chrétiens voient d'un mauvais œil les téméraires qui,
d'eux-mêmes, se présentent au martyre. Je crois bien qu'il y a là
une double et grave erreur.
Le mot, c'est celui qui se trouve dans l'Evangile de Mathieu :
« Quand ils vous persécuteront dans une ville, fuyez dans une
autre. » (i). Ce mot, ainsi isolé, pourrait en effet vouloir dire qu'il
est interdit de s'offrir au supplice, voire de s'exposer au péril. Mais
lisons le chapitre : Jésus est en train d'indiquer à ses disciples leur
mission et les dangers qu'ils trouveront sur leur route. Leur dit-il :
Fuyez ces dangers,- craignez les persécuteurs! Par trois fois, au con-
traire, il répète : a Ne les craignez pas!... Ne craignez point ceux qui
ôtent la vie du corps et qui ne peuvent faire mourir l'âme... Ne crai-
gnez donc rien!... m (2). Alors, dira-t-on, pourquoi ce conseil, pour-
quoi cet ordre de fuir les villes où l'on sera persécuté? Tout sim-
plement pour ne pas perdre dans les cités endurcies un temps qu'il
faut ménager pour l'instruction du reste des hommes. Oui, l'apôtre
quittera la ville où on le persécute, en secouant la poussière de ses
pieds ; mais ce ne sera pas pour sauver ses jours, ce sera pour porter
la bonne nouvelle à de plus dignes, ce sera parce que le temps
presse : a Fuyez dans une autre. Je vous dis en vérité que vous n'aurez
pas achevé d'aller par toutes les villes d'Israël que le Fils de l'homme
ne soit venu. » Donc, conseil de ne pas gaspiller un temps précieux'
(1) Math. X, 23. (2) Ibid, 26, 28, 31.
228 i.a .moualu eu i;k'ji i:\ne
dans 1rs cités indiques, mais non pas certes conseil de fuir pti
prudence, pour sauver ses jours : au contraire, il est dit au même
Chapitre : « Celui qui aura conservé sa vie la perdra, mais celui qui
aura perdu sa rie à cause de moi la retrouvera (i). »
1/' mot allégué ne prouve donc, rien. Restent les mœurs. Dom
Leelercq déclare, dans son livre sur les Martyrs, qu'on se transmettait
avec horreur le nom de ces [cinéraires qui, après s'être offerts,
reniaient la foi et « qu'une sorte de défaveur » planait sur le
venir de ceux qui s étaient livrés, « même quand ils triomphaient
de l'épreuve » (2).
A l'appui de la première assertion, dom Lecleroq allègue un
texte qui avait déjà frappé Renan : dans le Martyre de Polycarpe,
Quintus de Phygie, qui s'est livré lui-même, faiblit et renie le
Christ : a Aussi, frères, n'approuvons pas ceux qui se livrent eux-
mêmes, ce n'est pas là ce qu'enseigne l'Evangile (2). » Il est hardi
de conclure de ce texte unique que les chrétiens du premier âge se
transmettaient avec horreur le nom de Quintus et de ses pareils : au
contraire, l'expression « nous n'approuvons pas » me paraît mesurée
et douce. Mais enfin cette douceur enveloppe un blâme.
Seulement, un blâme formulé à propos d'un renégat qui s'est
livré lui-même, n'implique pas, cela va sans dire, une condamna-
tion du suicide chrétien : si un soldat, après s'être offert pour une
mission périlleuse, prend peur et revient sur ses pas, on lui repro-
chera de s'être offert, — et cela ne signifiera pas que l'on blâme
en principe ces sortes de sacrifices. Pour prouver que les premiers
chrétiens condamnent le martyre volontaire, il faudrait prouver ce
qu'avance en second lieu dom Leelercq, à savoir qu'une sorte de
défaveur plane sur ceux qui se sont livrés, même quand ils sortent
triomphants du combat. Or, à l'appui de cette seconde assertion,
dom Leelercq n'allègue aucun fait.
Dira-t-on que la phrase des chrétiens de Smyrne s'applique à tous
ceux qui se livrent? A la lettre, c'est vrai, mais tournons la page :
dans ce même récit du martyre de Polycarpe, Germanicus, que le
proconsul essaie de séduire, attire sur lui la bête féroce, « en lui
faisant violence » (4) . Tournons encore : Polycarpe lui-même, quand
on vient l'arrêter, pourrait s'échapper ; il s'y refuse : « Que la
volonté de Dieu soit faite », dit-il, et il descend se livrer aux persé-
cuteurs (5). Le rédacteur n'a garde d'ajouter : ce n'est pas là ce
qu'enseigne l'Evangile.
Pourquoi? Parce que, contrairement à ce qu'avance dom Le-
elercq, il applique à ceux qui se livrent le droit commun des mar-
(1) Ibid, 39. (2) Les Martyrs, P. 1903, t. I, p. LXXIV. (3) Parag. 3.
4) Ibid. (5) Ibid. Cf. Eusèbe, H. E., IV, 15.
LE SUICIDE CHRÉTIEN 229
tyrs : Quintus a renié, il a donc eu tort de s'offrir; Germanicus et
Polycarpe ont cueilli la palme : ils ont eu raison d'affronter la lutte.
Mais dira-t-on, ils ne savaient pas, au moment de l'affronter, qu'ils
seraient victorieux, et le pauvre Quintus, à l'inverse, ignorait qu'il
allait faiblir : les chrétiens de Smyrne ont donc tort de* ne pas les
blâmer tous les trois. Eussent-ils tort en bonne logique que le fait
n'en serait pas moins là, et un historien n'a pas le droit de faire dire
aux textes autre chose qu'ils ne disent sous couleur de les faire parler
plus raisonnablement. Mais le rédacteur du Martyre de Polycarpe se
contredit moins qu'il ne semble. Nous savons, grâce aux travaux de
Le Blant (i), que certains chrétiens s'entraînaient en vue de* l'épreuve
par une véritable gymnastique, une série d'exercices physiques et
moraux, de sorte qu'aux jours de persécution on distinguait aisé-
ment les athlètes prêts au combat et ceux que la fameuse Lettre des
Eglises de Lyon et de Vienne appelle des àyiiuvao-Tot, des novices
mal aguerris. Quintus est blâmé parce que sa faiblesse prouve qu'il
n'était pas prêt, Germanicus et Polycarpe sont loués parce que l'évé-
nement a montré qu'ils étaient prêts.
Ainsi, le seul texte allégué par dom Leclercq se retourne contre sa
thèse : Polycarpe s'est livré et on ne peut pas prétendre qu'une sorte
de défaveur enveloppe sa mémoire.
A elle seule, la lettre de Smyrne suffirait donc à prouver que,
bien loin de considérer le suicide chrétien comme un crime, on le
tient pour un illustre effort réservé aux meilleurs athlètes. Mais il
s'en faut qu'elle soit seule à suggérer cette conclusion : tous les textes
qui nous renseignent sur les sentiments et les mœurs rendent à peu
près le même témoignage.
Dans les Evangiles, on ne trouve pas seulement des déclarations
générales sur la nécessité de « haïr sa vie » (2), on en trouve qui
semblent exhorter les croyants à la perdre pour l'amour de Dieu :
« Car quiconque voudra sauver sa vie la perdra, et quiconque perdra
sa vie pour l'amour de moi la trouvera » (3). Dans le quatrième
Evangile, Jésus déclare : « Je suis le bon berger, le bon berger
donne sa vie pour ses brebis » (4), et, comme s'il voulait répondre
par avance aux théoriciens du suicide indirect, il ajoute : « Personne
ne me l'ôle, mais je la donne de moi-même » (5). Que conclure de
pareils textes, sinon que le pasteur doit aller à la mort pour ses
ouailles et qu'il doit y aller de lui-même, mourir volontairement? Ne
lit-on pas d'ailleurs, dans le même Evangile : « Personne n'a un
plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis? » (6)
■mm 9
(1) Le Blant, La préparation au martyre dans les premiers siècles de V Eglise,
(Mém. de l'Acad. des Inscr. et belles lettres, t. XXVIII, p. 57). (2) Luc,
XIV, 26; Jean, XII, 25. (3) Math., XVI, 25. (4) X, 11. (5) X, 18. (6) XV,
13.
I h \ N H
Dans son fameux hymne à la c.luiiïlé, Saint l'aul écrit :
quand môme je distribuerais tout mon bien pour Ja nourniture
pauvres, ei quand même j»- livrerais tout mon corps pour être bi
li je n'ai point la . hariii-, cela ne sert de rien. » (»i). Que veut dire
une telle phraae sinon que l'acte de livrer son corps (autrement dit
le suicide chrétien), est tout auwi méritoire que la plus magnifique
aumône.
Saint Clément, dans sa Lettre aux Corinthiens, ne parle pas du
suicide chrétien, mais il fait mieux, il cite en exemple h
païens qui, au temps d'une peste, avertis par un oracle, a Sfi sont
livrés eux-mêmes à la mort pour sauver de leur sang leurs conci-
toyens » (2).
Justin, dans cette même Apologie, où il rejette l'idée d'un suicide
en masse, allègue fièrement l'exemple des héros chrétiens qui courent
à la mort en se défendant eux-mêmes. Leur promptitude à se livrer
est la sûre marque de leur vertu, la meilleure réponse aux calomnies
païennes. Car, « quel homme adonné aux plaisirs et à la débauche,
aimant à se repaître de chair humaine, pourrait courir au-devant
de la mortP JNe chercherait-il pas à tout prix à jouir de la vie pré-
sente, a se soustraire aux magistrats, bien loin de s'exposer à la mort
en se dénonçant lui-même? » (3).
Dans le Martyrium B. Pétri, Pierre, qu'on supplie de prendre h
fuite, répond : « Il ne faut pas, frères et fils, fuir les souffrances
pour le Christ puisque lui-même s'est spontanément offert à la mort
pour notre salut. » (4).
La légende même du Quo Vadis (5) ne prouvc-t-elle pas enfin
qu'aux yeux de l'opinion, Pierre a tort de fuir, c'est-à-dire d'appli-
quer a la lettre et en l'isolant, la fameuse phrase : « Quand ils vous
persécuteront dans une ville, fuyez dans une autre »?
Le peu que nous savons des mœurs s'accorde aux déclarations
qu'on vient de lire. Bien qu'il ne nous soit resté qu'un tout petit
nombre de documents sûrs touchant les premières persécutions, plu-
sieurs signalent des martyres volontaires analogues à ceux de Poly-
carpe ou de Germanicus. Paul lui-même, averti que des liens et des
afflictions l'attendent à Jérusalem, n'a garde de fuir dans une autre
ville : « Ma vie, dit-il, ne m'est point précieuse » (6) ; lorsque Agabus
(1) I Cor., XIII, 3. (2) Collect. Hemmer et Lejay, t. II, p. 55. L'éditeur
signale en note « le souffle d'humanité qui inspire St. Clément et lui fait rendre
justice au dévouement des Codros, des Lycurgue, etc». Mais ces éloges qui,
après St. Augustin, seraient dignes de remarque, sont, en leur temps, tout
naturels. (3) Apologie II, p. 173-174. (4) Parag. 4, p. 5. (5) Ibid, parag. 6,
(p. 7). Dans la Passio Andreae, (parag. XIV) André, craignant d'être délivré,
supplie Dieu de le laisser mourir et meurt grâce à un miracle. Dans les
Acta Pauli et Theclae, (par. 34), Thècle se jette d'elle-même dans un bassin
plein de phoques. (6) Actes XX, 24.
LE SUICIDE CHRÉTIEN 231
!
lui annonce qu'il sera livré aux Gentils et qu'on le presse de ne pas
se mettre en route, il déclare encore : « Je suis prêt non seulement
d'être lié, mais même de mourir à Jérusalem pour le nom du Sei-
gneur Jésus )) et, ayant dit, il va vers la persécution (i). Dans le
récit d'Eusèbe, le soldat qui conduit Jacques devant le magistrat se
convertit et se dénonce lui-même (2). A Lyon, s'il n'est pas certain
que plusieurs des victimes aient cherché la mort, le fait du moins
n'est pas douteux peur Vettius Epagathus (3). Dans les Actes de
Carpos, on voit Agathonice se précipiter d'elle-même dans la four-
naise où l'on vient de jeter son frère (4). A Rome, lorsque Ptolémée
est condamné au supplice, Lucius se lève pour protester devant le
préfet Urbicus et il est aussitôt conduit au supplice (5).
A Antioche enfin, l'exemple d'Ignace montre jusqu'où est porté
-cet « enthousiasme du martyre », dont Renan dit qu'il est, durant
deux siècles, « le trait dominant du christianisme » (6).
On ne peut affirmer qu'Ignace se soit livré lui-même. Les Actes
de sa passion, qui le disent, sont une pièce assez suspecte. Mais dans
sa fameuse Epître aux Romains, un des plus beaux monuments de
l'ancienne littérature, Ignace fait mieux que s'offrir; il réclame, il
exige la mort et travaille à se l'assurer : a Laissez-moi être la pâture
des bêtes!... Je suis le froment de Dieu ; il faut que je sois moulu
par la dent des bêtes!... » A-t-il au moins une de ces répugnances
qui inspirent aujourd'hui les casuistes? Hésite-t-il à être matérielle-
ment l'artisan de sa fin? Son enthousiasme l'élève bien au-dessus des
scrupules ou des chicanes de ce genre : « J'espère, dit-il, rencontrer
les bêtes sauvages dans de bonnes dispositions ; au besoin, je les
flatterai de la main pour qu'elles me dévorent sur le champ et
qu'elles ne fassent pas comme pour certains qu'elles ont craint de
toucher. Que si elles y mettent du mauvais vouloir, je les force
rai » (7).
Résumons l'enseignement des textes :
S'agit-il du suicide en général? On ne trouve pas trace d'un
usage chrétien destiné à punir ceux qui se tuent; on ne trouve
aucune trace d'une doctrine chrétienne sur la mort volontaire : un
mot de Tatien contre les suicides a de vaine gloire », un mot de
(1) Actes,t XXI, 12 ss. L'auteur ajoute : «n'ayant pu le persuader,nous ne le
pressâmes pas davantage et nous dîmes : que la volonté du Seigneur soit
faite». (2) Eusèbe, H. E., I, 9. (3) Aube (Histoire des persécutions, P. 1875,
t. I, p. 389) est d'avis que les martyrs qui viennent prendre la place des
renégats se livrent eux-mêmes. C'est une impression que le texte suggère.
Mais il dit seulement que ces martyrs étaient «dignes», c'est-à-dire en état
de subir l'épreuve. (4) édition Aube. (5) Justin, Apologie, II 2, (p. 154).
(6) Les Evangiles, ch. XXII. (7) Je cite la traduction de Renan, Evan-
giles, ch. XXII.
282 u: MK un; CHRÉTIEN
I
Saini < Urinent en faveur de certains suicides altruistes ne modifient
pas l'impression d'ensemble : l'Eglise naissante ne s'occupi
suicide. Seule la phrase d'Hermas sur les coeurs endurcis qui «I»
viennent responsables du suicide d'autrui retentit dans le sil<
cri de pi tir et non d'horreur.
S'agit-il du suicide chrétien ? Tout change. Bien loin qu'il \ ait,
comme on l'a prétendu, une hostilité sourde ou avouée, il n'
nit'ine pas hésitation. Il y a, au contraire, enthousiasme. Sans <j
on rappelle aux fidèles, lorsqu'un reniement vient /es affliger, qu'il
ne faut pas affronter l'épreuve à la légère ; mais nulle part n'appa-
raît l'idée qu'un tel acte soit interdit en soi, c'est-à-dire en tant que
suicide, et, quand celui qui s'est offert triomphe, loin de rougir de
sa mort volontaire, on l'offre en exemple à l'Eglise entière.
Aller chercher dans des sentiments de ce genre l'origine de la
morale simple et de l'horreur du suicide serait, est-il hesoin de le
dire, un contre-sens historique.
II
Le troisième siècle, la question du suicide : 1) Une phrase de roman et un
mot ct'Origène condamnent la mort volontaire, mais ces deux textes por-
tent la marque d'une origine païenne ; 2) droit canonique et morale formulée
se désintéressent de la question morale soulevée parle suicide.
Y a-t-il, au IIIe siècle, un revirement de la morale chrétienne ?
Je ne le vois ni dans l'ensemble, ni dans les idées et les sentiments
relatifs au suicide.
Dans l'ensemble, ce qui distingue ce second âge du premier, c'est
que le paganisme pénètre de plus en plus librement dans l'Eglise.
Il entre par en haut, il entre par en bas. En bas, la foule l'apporte
avec elle : à l'élite du début, aux communautés fermées et ferventes
succèdent ça et là ces vastes Eglises peuplées de chrétiens suspects
que la seule annonce des persécutions porte en troupes aux autels
des idoles, lourdes de sentiments et d'usages païens; en haut, c'est
la philosophie, c'est l'aventureuse et brillante Alexandrie, toute
baignée de la pensée des stoïciens et surtout de Platon, qui ouvre
largement l'Eglise à la sagesse profane. Mais, sous ce double assaut,
la morale tient bon; grâce aux persécutions, qui soulignent par inter-
valles l'opposition entre le christianisme et la société païenne, les
fidèles gardent conscience de leur discipline originale, et la doctrine
primitive s'assouplit sans trop s'altérer.
Ce qui me paraît vrai de l'ensemble est, en tout cas, vrai des idé«s
relatives au suicide. Au troisième siècle, on trouve, dans une littéra-
ture déjà beaucoup plus riche, une ou deux phrases, d'origine
païenne, sur la mort volontaire en général; on trouve surtout, en
LE TROISIÈME SIECLE 233
ce qui concerne le suicide chrétien, des précisions nouvelles, un
effort de casuistique, on croit voir la morale se tendre et se détendre
sous l'influence des persécutions. Mais, au total, l'état d'esprit moyen
ne change guère : pour le suicide en général l'Eglise garde son
indifférence ; pour le suicide chrétien l'enthousiasme ne faiblit pas.
Dans la littérature du troisième siècle (i), je trouve en tout deux
mots sur le suicide. Tous deux semblent d'origine païenne.
Dans le roman des Reconnaissances, Mattidie, mère de Clément,
croyant son fils moTt, songe à se tuer pour mettre fin à ses maux :
« Crois-tu, femme, lui dit Pierre, que ceux qui se tuent sont délivrés
de leurs tourments. C'est à des peines plus graves que sont soumises
dans l'enfer les âmes de ceux qui se sont donné la mort (2) ».
Ce mot exprime nettement le principe de la morale simple : les
suicidés sont damnés, et ils sont punis dans l'enfer plus cruellement
que les autres damnés? Mais dans quel ouvrage s'exprime ce prin-
(1) Pour le troisième siècle, comme pour l'âge précédent, j'ai lu les
ouvrages indiqués par Bardenhewer comme intéressant la morale et le droit.
Je cite Clément d'Alexandrie d'après l'édit. Stàhlin (Griech. christl. Schrifst.^
3 vol. 1905-1909), Origène d'après Migne, P. G., XIII et XIV, YHistoire
ecclésiastique et les Martyrs de Palestine d'Eusèbe d'après l'éd. Schwartz,
(Gr. christl. Schriftst., 2 vol., 1903 et 1908), St Cyprien d'après l'éd. Hartel
(Corpus de l'Acad. de Vienne, t. XX), Tertullien d'après l'éd. Oehler, 3 vol.
Leipzig 1853, les Actes des Martyrs d'après Ruinart, éd. de Ratisbonne 1859.
Pour les actes des martyrs de l'Eglise copte, je me suis uniquement servi
du livre d'Amélineau, Les Actes des Martyrs de l'Eglise copte, P. 1890. — Je
ne connais ni ouvrage ni article sur le christianisme et le suicide au troisième
siècle. Touchant le suicide chrétien et les questions qui s'y rattachent, j'ai
trouvé force renseignements dans les ouvrages généraux indiqués plus haut
page 223, et dans les travaux consacrés à des auteurs du IIIe siècle, notam-
ment dans les livres bien connus de M. de Faye, de M. Guignebert et de
M. Monceaux. (2) Recognitiones VII, 14 (P. G., I, c. 1361), cf. Homélies, XII,
14, (Ibid, II, c. 311.) Les Reconnaissances auraient été écrites, d'après Maitz
entre 350 et 411, d'après Harnack entre 290 et 360. Mais Maitz et Harnack
s'accordent à voir dans les Reconnaissances et les Homélies deux remaniements
d'un écrit fondamental composé à Rome entre 220 et 232 d'après Maitz, vers 360
d'après Harnack, et utilisant, entre autres sources, un ouvrage judéo-chrétien
sur Pierre. Le passage cité ci-dessus appartient presque sûrement à l'écrit fonda-
mental puisqu'il se retrouve dans les Reconnaissances et dans les Homélies.
Appartenait-il à l'ouvrage judéo-chrétien? Il rappelle, il est vrai, le mot de la
Mishna sur ceux qui, en se tuant, ne mettent pas fin à leurs maux, (voir plus
haut, p. 21 6); mais la Mishna ne parle pas des peines, (tandis qu'il s'agit de
peines dans l'enfer virgilien), et, d'autre part, l'épisode de Mattidie est si inti-
mement lié à la partie romanesque de l'ouvrage qu'il paraît sage de ne-
pas faire remonter la phrase qui nous occupe au-delà du IIIe siècle. L'in-
fluence du paganisme est très sensible dans tout l'ouvrage. J'ai emprunté
l'exposé des théories d' Harnack et de Maitz à l'article : Clén\entins (apocryphes)
du Diction, de Théol. de Vacant et Mougenot, (t. III, P. 1903) cf. Barden-
hewer, I, 179.
moi: \u: fiiiiKTi i:\nk
? Dans mi roman destiné à la propagande el plein d'éléments
païens. Be te à prau*eri dira-ton, que la phrase sur le suicift
elle-même d'origine païenne. Mais je ne crois pas qu'il soit possible
d'envisager une antre hypothèse : l'idée que les suicidés sont punis
«mi enfer n'apparaît ni déni les Evangiles, ni dans Saint-Paul, ni dam
aucun écrit chrétien des deux premiers siècles ; on ne la trouve pas
davantage dans Clément d'Alexandrin, Origène, Tertullien, Saint -
Cyprien ; il n'y est fait aucune allusion dans Saint-Basile on Saint-
Jean Chr\sosioine, dans Saint-Ambroise ou Saint-Augustin. Par
contre, un passage fameux de l'Enéide nous montre Bnée rencon-
trant aux enfers les ombres mélancoliques de ceux qui se sont tués :
qu'en conclure sinon que Virgile et l'auteur des Reconnaissances ont
exprimé, avec un talent inégal, une même tradition païenne, em-
pruntée probablement à l'orphisme populaire (i) ?
A l'autre extrémité de la pensée chrétienne, voici un mot de
blâme pour le suicide : Judas, dit Origène, s'est repenti, mais non
pas comme il eût fallu ; il s'est jugé et condamné lui-même, oubliant
le mot de Job : plût au ciel que je pusse me détruire ! et il ne s'est
pas rendu compte « qu'il ne convient pas qu'un esclave de Dieu se
bannisse lui-même de cette vie, mais qu'il doit attendre, même en
cela, le jugement de Dieu (2) ».
Une telle phrase n'exprime pas l'horreur du suicide; le terme
latin : non convehit est discret et mesuré. D'autre part, Origène,
loin d'être un théoricien de la morale simple, se montre à div
reprises favorable à certains suicides altruistes. Néanmoins, prise
à la lettre, sa formule condamne toute mort volontaire. — Seule-
ment, d'où vient cette phrase ? D'un développement chrétien de
la doctrine chrétienne? — Non, elle vient simplement du Phédon :
les hommes sont une possession des Dieux, a il est juste de dire
qu'on ne peut se tuer et qu'il faut attendre que Dieu nous envoie
un ordre formel de sortir de la vie. » (3). Dira-t-on qu'Origène a pu se
rencontrer avec Platon sans le savoir ? A priori, c'est peu vraisem-
blable. Mais ce qui rend l'hypothèse inadmissible, c'est que la phrase
de Platon est citée dans les Stromates par Clément d'Alexandrie (4),
dont Origène, comme on sait, entendit pendant quelque temps les
leçons. Il n'y a donc pas accord fortuit entre le christianisme et le
platonisme : c'est sciemment qu'Origène cite et reprend sans la modi-
fier, la formule du Phédon.
(1) Voir plus loin, p. 302. (2) In Matth. commentai', séries, P. G., XIII,
c. 1766-1767. L' Anonymus in Job, qui contient une phrase sur les peines
des suicidés en enfer est un écrit jadis attribué à Origène, mais de date incer-
taine et en tout cas postérieur à l'hérésie arienne. (3) Voir plus loin, p. 284
44) Stromates, III, 3, (P.G., VIII, c. 1123).
SILENCE DE LA MORALE ET DU DROIT 235
En dehors de ces deux phrases d'inspiration païenne, je ne con-
nais pas un seul texte qui montre les moralistes s'intéressant au
suicide. Clément d'Alexandrie lui-même, après avoir cité Platon,
n'exprime pas d'opinion personnelle. Hostile au meurtre de soi-
même, il n'éprouve pas le besoin de traiter la question. Il a un mot
d'estime pour Alceste (i). Tertullien, lui, cite en exemple Lucrèce
et Didon (2), mais il ne discute pas. Jusqu'à Lactance le problème
moral posé par la mort volontaire ne retient pas l'attention des
écrivains chrétiens. Etant donné la richesse de la littérature au IIP
siècle, un tel silence surprend ; du moins a-t-il l'avantage de suggérer
une conclusion nette : si tous ces moralistes qui pourraient parler
se taisent, c'est évidemment qu'ils n'ont rien à dire : ils n'ont pas
une doctrine à opposer aux doctrines païennes, ils n'ont même pas
^envie de « christianiser » la doctrine platonicienne ; ils se désinté-
ressent de la question.
L'étude du droit (3) confirme celte opinion ; lui aussi est muet,
et, cette fois, on ne peut plus s'en prendre à l'insuffisance des textes
canoniques. Discipline des apôtres et Didascalie donnent une image
détaillée de la morale et du droit : il serait invraisemblable, si h
question de la mort volontaire avait préoccupé l'Eglise, que ces deux
ouvrages n'y fissent pas allusion. Mais, ici encore, allons plus loin,
admettons que des ouvrages très postérieurs nous éclairent sur le
droit du IIP siècle : les Constitutions apostoliques, les Canons des
apôtres, les Canons d'Hippolyte, le Règlement ecclésiastique égyptien
forment un corps de droit canonique ample et riche : on n'y trouve
aucune trace d'une mesure quelconque frappant les suicidés (4).
Dans les Constitutions, il y a une longue liste des péchés qui doivent
entraîner le refus d'oblation, (ce sera la première peine canonique
contre les suicidés) : la mort volontaire n'y figure pas. J'ajoute
que, dans la littérature, on ne trouve aucune allusion à des peines
ou à des usages atteignant les suicidés ; nul n'en signale l'existence,
nul n'en réclame la création.
(1) Stromates, IV, 19, (I, p. 301). (2) Voir plus loin, p. 240. (3) Pour les
écrits canoniques, j'ai consulté, outre les textes cités ci-dessus, Les 127 Canons
des Apôtres, texte arabe par J. et A. Perrier, (Patrol. Orientale 1912,
t. 8), compilation qui comprend les Canons des Apôtres, V Apostolische
Kirchnerordnung des savants allemands, le Règlement ecclésiastique égyp-
tien et 24 Canons parallèles au VIIIe livre des Constitutions ; le texte
Syriaque de la Didascalie (éd. Nau, P. 1902) — et de V Octateuque de
Clément, trad. Nau, P. 1913). (4) Les Canons des Apôtres ne portent
pas de peine contre le suicide. — Les art. 22, 23, 24, condamnent
l'ennuque volontaire, clerc ou laïque, et ajoutent quia suus homicida est...
Ces mots, au IIIe siècle, seraient intéressants. Mais, selon l'opinion générale,
les Canons des Apôtres sont du IVe ou du Ve siècle. Les Canons 22, 23, 24
reproduisent selon toute vraisemblance la décision du Concile de Nicée :
Je Canon I du Concile ne contient pas les mots quia suus homicida est.
LA MOKALK CIIKKTIKNMO
Non seulement <>n ne trouve aucune trace de telles peines; mait
l'Egdke, étrangère aux sévérités de La morale simple, fut sur le
de consacrer une des idées que nous avons rencontrées à 1
contemporaine au sein de la morale nuancée.
Le premier concile qui se soit occupé, non du suicide, mais d'un
suicide est le concile d'Aneyre en 3i/j. Une jeune iille séduit
enceinte s'était tuée de désespoir en voyant son amant l'abandon
pour épouser sa sceur. Je ne sais à quelle occasion l'affaire est sou-
mise au concile ; toujours est-il que, sans parler d'aucune peine
contre la mémoire de celle qui s'est tuée, les évêques infligent un
châtiment sévère à l'amant et à sa complice (i). Pourtant on ne
peut douter que le concile désapprouvât un suicide tout profane,
dont l'amour était peut-être le principal motif. Mais il lui plut d'aller
chercher par dessus la tête de la suicidée la responsabilité du sui-
cide, de traduire en acte l'idée exprimée autrefois par le Pasteur
d'Hermas ; idée neuve, sévère aux vivants dans ce qu'elle avait de
pitoyable aux morts et qui dut être reçue avec faveur dans ce monde
d'esclaves que la débauche ou la cruauté des maîtres poussait quel-
quefois au suicide.
Je ne connais pas d'autre texte s'inspirant du même principe
et n'aurais garde de conclure d'une décision particulière à une juris-
prudence constante. Mais enfin, il reste que le seul concile qui se soit
occupé d'un suicide ne fait aucune allusion à un châtiment frappant
le suicidé. Silence des moralistes, silence du droit, tout suggère la
même conclusion : en vain une ou deux phrases d'inspiration
païenne condamnent la mort volontaire ; l'Eglise, fidèle à la tradition
du premier âge, ne s'occupe pas du suicide.
III
Le troisième siècle, le suicide chrétien : 1) La morale écrite : a) les théorie»
extrêmes : Clément d'Alexandrie, Tertullien ; b) l'opinion moyenne :
Origène, Denys d'Alexandrie, saint-Cyprien ; 2) le droit et la jurispru-
dence : la lettre de Pi3rre d'Alexandrie ; 3) les mœurs : le martyre volon-
taire dans Eusèbe, dans les Actes de Ruinart, dans les Actes de l'Eglise
copte ; culte rendu à des suicidés ; 4) Conclusion : rien, dans la morale du
IIIe siècle n'annonce l'horreur du suicide.
Elle s'occupe, par contre, du suicide chrétien. Il est partout, dans-
la morale écrite, dans le droit canonique, dans les mœurs. Mais,
ici encore, ce qui se dégage de la masse des textes et des faits, c'est
que l'Eglise, en gros, reste fidèle aux traditions du premier âge.
Sans doute, on discute : entre l'hérésie gnostique qui condamne
le martyre (2) et l'hérésie montaniste qui condamne la fuite de la
(1) Canon 25, (Mansi II, c. 522). (2) Siromates, IV, 4, (II, 256).
CLÉMENT D'ALEXANDRIE 237
persécution, la pensée des docteurs hésite ; le droit canonique est
un peu incertain ; Rome, Carthage, Alexandrie ne sont pas toujours
d'accord. 'Mais deux faits dominent ces incertitudes : d'abord ceux-
mêmes qui blâment les martyres volontaires ne les blâment d'ordi-
naire que par prudence ; ils ne craignent pas de voir des chrétiens
chercher la mort, ils craignent de les voir faiblir et ne pas consom-
mer leur suicide ; ensuite, et surtout, l'admiration enthousiaste des
fidèles va droit aux géiiéreux lutteurs qui recherchent la mort pour
Dieu.
Voyons d'abord les opinions extrêmes :
Seul, à l'extrême droite de l'Eglise, aux confins des hérésies
gnostiques, Clément d'Alexandrie condamne le suicide chrétien en
principe et non par prudence : qui s'offre se rend complice d'un
meurtre puisqu'il donne au meurtrier l'occasion de mal faire (i), —
il entreprend sur les droits de Dieu, dont il devrait attendre l'ap-
pel (2), — il' erre sur la nature du martyre qui, de soi, n'est pas
souffrance, mais bien connaissance du Dieu réel (3).
Il y a bien là une doctrine qui, dans le suicide chrétien, con-
damne le suicide lui-même : si l'Eglise du IIIe siècle l'avait adoptée
et appliquée, on pourrait croire à l'origine chrétienne de la morale
simple; mais, bien loin que l'Eglise l'adopte, Clément lui-même
n'ose pas la mettre en pratique. Logiquement, elle le conduirait à
flétrir les chrétiens qui se livrent eux-mêmes ; il se garde bien d'en
rien faire.
On a pu s'y tromper, à cause d'une phrase des Stromates refusant
(e titre de martyrs à ceux qui se livrent, lorsqu'ils sont condamnés
par les tribunaux païens : « Ceux-là, nous déclarons qu'ils se tuent
sans être martyrs (4) ». Seulement, lisons les phrases qui précèdent
et qui suivent : Clément vise uniquement ceux qui recherchent la
mort par haine du Démiurge, c'est-à-dire ces gnostiques qui opposent
Démiurge à Dieu. Ceux-là, en effet ne sont pas martyrs; mais ce
n'est pas seulement parce qu'ils s'offrent, c'est parce qu'ils ignorent
le Dieu véritable, parce qu'ils ne sont pas chrétiens, parce qu'ils
n'ont « de commun avec nous que le nom (5) ».
Pour les orthodoxes, c'est une autre affaire.
Sans doute le vrai martyre est avant tout connaissance. Mais,
d'abord, la connaissance n'est pas tout le martyre. Le sang versé, lui
aussi, témoigne ; prétendre que celui qui meurt pour son Dieu
(1) Ibid, IV, 10, (II, 282). (2) Ibid, VII, 11, (III, p. 48). (3) Ibid. IV
4, (II, 255). (4) Stromates, IV, 4, (II, 256). « — Us se livrent à une mort
vaine à l'exemple des gymnosophistes ». Ailleurs, il est vrai, Clément cite
avec estime le mot d'un gymnosophiste sur le suicide, (Strom., VI, 4, II, p.
450). (5) Strom. IV, 4, (II, 256).
i.a M()i;.\iJ-: QBBtenm
commet un suicide qui ne prouve rien, c'est tenir une doctrine h-
tique (i). San- doute eactose» le ymai chrétien* Je gnostique, attend
l'épreuve et se distingue en eeJa de ceux qui font naître l'omnium
et se jettent eux-mêmes dans le péril. Il n'agit pas» comme eux, par
crainte ou par respect liumain ; il ne oède pa* comme eux à l'attrait
de la gloire, à la crainte de tourments plus graves, au désir des y
qui suivront la mort. Il est donc seul vraiment et purement martyr.
Mais que sont les autres ? Des suicidés dignes d'horreur ? Des i
mincis? Des coupables? — Non, dm a bienheureux » (2).
Bienheureux tous ces martyrs que poussent l'espoir, la craintt
et le respect humain ! Clément a beau ajouter : ce sont « des enfants
dans la foi », ils n'auront qu'une « couronne d'enfants »; on ne peut
s'empêcher de dire : à quoi bon condamner l'acte, si c'est pour cou-
ronner l'homme ?
Ne nous y trompons pas, cependant : dualisme n'est pas contra-
diction. Si Clément, ayant affirmé son principe, évite de l'appliquer,
ce n'est pas qu'il le renie, c'est qu'autre chose est la morale gnos-
tique, autre chose la morale commune.
Le gnostique croit, sait, donc il témoigne. Pourquoi courrait-il
à la mort? Philosophe, il doit bien convenir que, si le martyre ne
prouve rien en faveur des marcionites, il ne peut pas prouver grand
chose en faveur des orthodoxes. Connaissant les hommes, il sait
que, parmi ces martyrs si prompts à s'offrir, quelques-uns sont par-
fois poussés par des motifs dont le mieux est de ne rien dire (3). —
D'où la condamnation du suicide chrétien.
Mais celui qui n'est pas gnostique a besoin, lui, de gestes, dé-
faits matériels pour affermir sa foi. Beaucoup plus qu'à sa raison
il se fie aux témoins qui se font égorger. Pourquoi déconcerter ce
simple, puisqu'on ne peut pas l'instruire? Autant ménager une
croyance qui, tout imparfaite, n'en est pas moins un premier pas
vers la sagesse, — et au moment d'appliquer sa sentence, Clément
hésite, sourit et bénit.
Donc pas de contradiction, — mais une doctrine étroitement
localisée, raffinée et singulière, qui non seulement n'est pas celle
de l'Eglise, mais que son auteur lui-même réserve à quelques élus
et qui, loin d'annoncer la morale simple, marque le plus audacieux
effort pour nuancer la morale.
À l'autre extrémité de la pensée chrétienne, le rude Tertullien
parle d'un autre ton. Pour lui, la question n'est pas : peut-on s'of-
frir? mais : peut-on fuir? D'abord, il y consent : mieux vaut encore
(1) Ibid. (2) Strom. VII, 11, III, p. 48). (3) Voir dans les Slromates
VII, 11, (III, (p. 48), la phrase sur les chrétiens qui s'offrent au supplice
« je ne sais comment, pour parler avec ménagement. »
TERTULLIEN 239*
fuir de ville en ville que de « renier le Christ dans la prison ou dans
les tortures » (i); mais par la suite, il se ravise. Sans doute, même
dans ses écrits montanistes, il n'engage pas les chrétiens à provoquer
les bourreaux : lui-même « qui vraisemblablement mourut dans
son lit, aurait dû, d'ailleurs, donner l'exemple », ainsi que le re-
marque M. Guignebert (2); mais il déclare nettement que toute per-
sécution vient de Dieu et que les fidèles n'ont pas le droit de s'y
soustraire par la fuite ; il démontre que le mot de l'Evangile : « si
on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre » n'a pas le
sens que disent les timides (3); enfin il s'écrie, sans crainte de heur-
ter l'opinion : « Même si l'on fléchit et qu'on renie, on a du moins
le mérite d'avoir lutté contre la torture. Malo miserandum quam
cnibescendiim » (4).
Cela c'est du montanisme. Mais où Tertullien ne varie pas, c'est
dans son admiration pour ceux qui s'offrent au supplice. Monta-
niste, il exalte dans le De Corona ce que Dom Leclercq appelle
« le fanfaronnade du légionnaire de Lambèse » (5). Il jette à la face
des païens l'exemple de ces fidèles qui, persécutés en Asie par Arrius
Antonius, courent en foule s'offrir à son tribunal ; il triomphe a
la pensée qu'un tel exemple pourrait être suivi (6); montaniste
encore, il cite aux chrétiens l'exemple de chasteté qu'ont donné
Lucrèce et Didon (7). Mais les mêmes sentiments éclataient déjà
dans ses ouvrages les moins suspects de montanisme.
Pour Tertullien orthodoxe, Jésus s'est matériellement tué lui-
même, sans attendre que le bourreau fit son office : Spiritum cum
verbo <limi*it, praevento carnificis officio (8). Gomment blâmer qui
suit un tel exemple ? L'enthousiasme de Tertullien pour les fidèles
qui bravent la persécution est si vif qu'il en arrive à être presque
tendre pour les païens qui leur ont donné l'exemple.
Dans son livre Aux Nations il se heurte, comme Justin, à l'ob-
(1) Ad Uxorem I, 3, (t. I, p. 672). — Sur le revirement de Tertullien,
voir Labriolle, La crise montaniste, P. 1913, p. 371, ss. (2) Tertullien, étude
sur ses sentiments à l'égard de l'empire et de la société civile, P. 1901,
p. 156. Dans ce même ouvrage (p. 562) M. Guignebert écrit que « le
Christianisme réprouva toujours le suicide.» L'argument allégué est d'ordre
philosophique. Le seul texte cité pour les trois premiers siècles est celui de
Justin dont j'ai parlé plus haut. (3) De Fuga, 11, 12, 13. (I p. 480 ss.).
Sur le revirement de Tertullien, voir notamment Leclercq, L'Afrique
chrétienne, P. 1904, t. I, p. 158 et Jollyon, ouvrage cité, p. 36. «Tertullien
orthodoxe autorise la fuite, Tertullien montaniste l'interdit. » (4) De Fuga,
ch X, (I, 479). (5) De Corona, I, (I, p. 146) : 0 militem gloriosum in Deol
etc. Voir Leclercq, p. 158. (6) « Que feras-tu, Scapula, si, par milliers,
hommes et femmes viennent ainsi s'offrir à toi?» Ad Scap., V, (I, 550).
(7) De exhorlatione castitatis, ch. XIII, (I, p. 756), Lucrèce sanguine sua
nuuiilalam carnem abluit. Cf. De Monogamia, XVI, (I, 787). (8) Apologet.
XXI, (I, p. 202).
240 LA MOIIALK ( IIKKTIKNNK
j©Ction i i < »ni<pH* des païens : Vous dé-ire/ la mort ; nous vous la
donnons ; de quoi vous plaignez-vous ? — Hé quoi, s'écrie-t-il, les
chrétiens sont des cœurs endurcis parce qu'ils ne se dérobent pas
aux tourments de la mort! Et ce sont des païens qui parlent ainsi
Le suicide né fut-il donc pas en honneur parmi eux P Et Régulus
Kl Mtira? B1 tant d'autres? Seulement ce qui, pour eux, est ^loir
parmi los chrétiens sera dureté : « Ruinez la gloire de vos ancêtre
afin de nous ruiner nous-mêmes I » (i)
C'est de bonne guerre. Cela prouve aussi combien l'horreur du
suicide est étrangère à l'Eglise d'alors. Tertullien n'a pas un mot
pour dire : ces chrétiens, que vous traitez faussement de désespérés,
attendent humblement la mort ; ils ne pourraient sans crime y courir
d'eux-mêmes. Loin de là, il assimile, franchement, sans détour ni
réserve, les Chrétiens avides de martyre à Didon et à Lucrèce. Ceci
dans le livre Aux Nations, dont l'orthodoxie n'est pas contestée.
L'Apologétique rend le même son : On nous traite de désespérés.
Mais ce désespoir chez les païens est un titre de gloire ; Mucius se
coupe la main : ô grandeur d'âme ! Empédocle se sacrifie : ô fer-
meté 1 Didon se tue : ô chasteté 1 Régulus s'offre aux tourments :
ô héroïsme plus fort que les chaînes !... Seulement ce qui est permis
pour la patrie, l'empire, l'amitié, — pour Dieu, cela n'est pas per-
mis. En honorant ces morts illustres, on les immortalise, on tâche
à leur rendre une seconde vie. Mais celui qui met son espoir en la
résurrection véritable, qui souffre pour Dieu, — celui-là est fou (2).
J'abrège le passage qui est beau et ne sent nullement l'hérésie.
Il montre bien à quel point la théorie du suicide indirect est étran-
gère à l'esprit chrétien du 111e siècle. Aux païens qui disent : vous
cherchez la mort, Tertullien orthodoxe ne répond pas : erreur, les
suicides chrétiens ne sont pas des suicides; il les avoue tels et
s'en glorifie. Dans le Ad Martyras (encore un ouvrage orthodoxe),
les héros, les héroïnes païennes qui ont mis fin à leurs jours sont
cités en exemple aux chrétiens, tout comme dans les écrits monta -
nistes : ce qu'ils ont fait pour une vaine gloire, qui se plaindrait
d'avoir à le faire pour une récompense divine (3) ?
Ce serait une erreur de forcer ces textes au point d'y vouloir
découvrir une apologie du suicide en général ;, nulle part Tertullien
ne dit : Lucrèce fit bien de se tuer. Une païenne ne peut bien faire.
Mais enfin, dans sa vanité essentielle, le geste est beau ; sanctifié
par la foi, il sera admirable. Là où Ignace prêchait d'exemple, Ter-
tullien démontre, discute, attaque. Mais des lettres de l'un aux traités
s
i
(1) AdNationes, I, 18 (I, p. 343). (2) Apolog. ch. 50, (I, p. 299). (3) Ad
Martyr as, IV, (I, p. 11).
ORIGÈNE, DENYS, CYPRIEN 241
de l'autre, c'est la même soif de supplice et de mort, le même sombre
enthousiasme pour le martyre volontaire.
Entre Clément et Tertullien, Origène, Denys d'Alexandrie, Cy-
prien, moins raffinés que l'un, moins véhéments que l'autre donnent
l'impression d'exprimer la pensée moyenne : aucun d'eux ne voit
dans le suicide chrétien un suicide coupable.
Origène comme Tertullien, insiste sur le caractère libre et vo-
lontaire de la mort du Christ : aux deux larrons, dit-il, âme et vie
sont reprises, Jésus rend de son gré l'une et l'autre ; il expire volon
tairement, fixant l'heure d'un geste royal ; il sépare lui-même son
âme de son corps (i). S 'expliquant sur le mot des Juifs dans le qua-
trième évangile : « Va-t-il donc se tuer lui-même ? » Origène écrit .
« Si nous n'avons pas peur des mots, si nous nous rendons attentifs
aux choses nous dirons peut-être, ne trouvant pas d'autre expression
qui s'applique aux faits : divinement, pour ainsi dire, Jésus s'est
tué lui-même » (2).
Origène pourtant, on l'a vu plus haut, condamne en principe
la mort volontaire. Mais le motif qu'il emprunte à Platon, valable
pour les esclaves de Dieu, ne saurait, bien entendu, s'appliquer au
« suicide divin », c'est-à-dire à Dieu mourant pour les hommes. —
S'applique-t-il au suicide chrétien, c'est-à-dire à des hommes mou
rant pour leur Dieu? Logiquement, oui. Mais Origène se soucie
(1) Comm. in Joan., XIX, (P. G. XIV, 555). La puissance du Christ appa-
raît év tô3 3.vts%qv>tIo)Ç ocvto'j x.Tto6vrt<7Y.£iv. (2) Tiyz, ïv' oùrû; eino). \yi<toIç ocvtov â.-xix.rzi'js.v .
(Ibid, XIV, 554). Il est vrai qu'Origène multiplie les précautions ver-
bales, mais il ne dit nullement : si je ne craignais d'imputer un crime au Christ...
Ce qu'il redoute, c'est de heurter l'opinion qui rend Judas et les Juifs res-
ponsables de la mort du Sauveur. — La prompte mort de Jésus sur la croix
a donné lieu, comme on sait, à des commentaires et des discussions innom-
brables, (voir notamment Calvin, Comm. sur Jean XIX, 33, et de Bèze, Ser-
mon sur Vhist. de la passion et sépulture de N. S. J. C, 2e éd., 1598, serm. 32),
parce que, en général, il s'écoulait un plus long temps entre la crucifixion e
la mort. Dans l'école rationaliste allemande, on a conclu parfois que Jésu
n'était pas mort sur la croix, mais avait eu seulement une syncope. Cett
(thèse), reprise et ingénieusement défendue par Proudhon) permettait d'expli-
quer de façon rationnelle le miracle de la résurrection, Dans l'Eglise catho-
lique ou protestante, on n'a jamais songé, bien entendu, à mettre en question
la réalité de la mort, mais on a souvent vu dans cette fin « avancée contre
toute opinion des hommes», (Calvin ,op. cit.) une preuve que Jésus était mort
volontairement. L'opinion d'Origène, loin d'être singulière, a été reprise par,
plusieurs théologiens, '(voir plus loin III, ch. I et ch.VI), et on la retrouve jus-
que dans des ouvrages de pieuse vulgarisation comme celui deLigny sur la Vie
de N. S. J. C. : « Mourir en croix, c'était mourir épuisé de force et de sang.
Le cri (poussé par Jésus avant sa mort) était donc surnaturel... Une si grande
force dans l'extrémité de la faiblesse montrait bien que Jésus mourait parce
qu'il le voulait et au moment qu'il le voulait.» (III, 21, note).
16
24:2 LA MORALE OHRÉJ
peu (fc icllc logique. Sari9 doute, il revendique pour les dm :
le droit, la permission de fuir la persécution. Il recommande m
de ne pas s'y exposer « sans réflexion » ou « hors de saison » (ij.
La phrase de l'Evangile l'enseigne et Jésus lui-même ne s'est p.-is
livré tout de suite ; avant de s'offrir, il a fui (2). Mais, en soi, Ut
suicide pieux est chose admirable : qui mérite mieux d'être loué
que celui qui « par un libre choix, reçoit la mort pour sa piété » (3)?
Le mot s'applique à Eléazar. 11 va sans dire que les rnartxrs
chrétiens ont droit aux mêmes louanges. Dans son Commentaire
sur VEpître aux Romains, Origène les cite avec orgueil : « Ceux en
qui la charité du Christ est abondamment répandue s'offrent eux-
mêmes spontanément en toute audace aux persécuteurs et confessent
le Christ à la face du monde, devant les anges et les hommes » (4).
Loin de blâmer ce zèle, Origène en parle à propos do la mort du
Christ : celle-ci est plus belle, incomparablement, car Jésus, en
s'offrant pour nous, meurt pour des impies, des méchants : c'est
la charité infinie. Mais, justement, quiconque aura senti l'étendue
d'un tel amour, non seulement voudra mourir pour Dieu « mais
voudra mourir audacieusement » (5).
Ainsi conseil de fuir, plutôt que d'aller s'exposer inconsidéré-
ment et hors de propos. Mais gloire à qui s'offre et triomphe. Ce
mélange d'enthousiasme et de raison place Origène à égale distance
de Clément et de Tertullien. Plus sage que celui-ci, il permet, con-
seille la fuite. Plus ardent que son maître, il exalte les volontaires
du martyre, sans mêler à son éloge ces mots d'indulgente ironie
où se plaît la sagesse gnostique.
Denys d'Alexandrie, élève d'Origène, est dans les mêmes sen-
timents. Sa doctrine paraît d'abord à son exemple. Lorsqu'éclate
la persécution de Dèce, se sachant poursuivi, il refuse de fuir. La
fuite n'est donc pas, à ses yeux, chose prescrite. Mais, le quatrième
jour, Dieu lui ordonne de partir et lui ouvre le chemin d'une manière
miraculeuse. Il part. En route, il est pris. Des paysans le délivrent :
« Je les suppliais, écrit-il, à grands cris, et leur demandais de s'en
aller, de me laisser, et, s'ils voulaient faire quelque chose de mieux,
j'estimais que c'était de prévenir ceux qui m'amenaient et de me
couper la tête. Tandis que je criais cela, ils me firent lever de
force (6)... »
Ainsi, tour à tour Denys s'offre, fuit, demande la mort, y re-
nonce, selon qu'il croit ou non l'heure venue. En fin de compte, il
(1) Contra Celsum I, (P. G. XI, c. 783). (2) Ibid. — Le mot de l'Evan-
gile est encore cité dans YExhortatio ad. Martyr, par. 34, (P. G., VI c. 606).
(3) Ibid, parag. 22, (P. G., XI, c. 590). (4) Comm. in êpist. ad. Rom , IV, 10,
(P. G. XIV, 998). (5) Ibid. c. 999. (6) Eusèbe VI, 40, traduction Grapin,
t. II, p. 254-255.
ORIGÈNE, DENYS, CYPKIEN 243
ne se livre point. Mais ce n'est pas hostilité pour le martyre volon-
taire. Car, dans sa lettre sur la persécution de Dèce, il cite avec
admiration plusieurs chrétiens qui se dénoncent eux-mêmes et la
vierge Apollonia qui, menacée du bûcher, s'arrache aux mains des
soldats et se précipite d'elle-même dans les flammes (i).
En Occident, Saint-Cyprien traite la question en homme pra-
tique.
Au début de la persécution de Dèce, l'attitude des chrétiens
d'Afrique avait été lamentable. « La plupart cédèrent aux premières
menaces non pas même de mort, mais de confiscation. Dans les
premiers jours, les magistrats de Carthage et les préposés spéciaux
furent débordés par la foule des apostats qui réclamaient des certi-
ficats de sacrifices. » (2) A de tels chrétiens, il n'est pas question
de démontrer que la fuite est licite : fuir, abandoner leur demeure
et leurs biens est déjà un sacrifice bien au-dessus de leurs forces.
Et Cyprien en vient à écrire : quiconque a fui pour ne pas renier
est confesseur; le premier rang revient, sans doute, à ceux qui ont
confessé, au sens ordinaire du mot; mais au deuxième rang ont droit
de compter ceux qui, par une retraite prudente se sont dérobés à
l'ennemi (3).
Ainsi les dures exigences de la pratique pèsent par endroits sur
la doctrine chrétienne. Ce qui, ailleurs, est une concession à la pru-
dence, devient un titre de gloire. On ne dit plus : fuyez, nous le per-
mettons ; on implore : fuyez, nous vous en conjurons ! — Et nom-
breux sont ceux qui se dérobent à ce demi martyre, volent aux autels
des idoles, et, la persécution finie, vont grossir le lamentable trou-
peau des lapsi dont le cas excite d'âpres discussions.
En un tel milieu, on n'est pas surpris que saint Cyprien en arrive
à dire : que nul ne s'offre de lui-même aux Gentils ! Bien peu parmi
ses ouailles doivent s'offenser de ce sage conseil. Et quelle impru-
dence de permettre des initiatives grosses* de périls, en un pays où
la seule annonce de la persécution provoque tant de défaillances.
Mais n'allons pas croire que Cyprien blâme, en soi, comme un
suicide détestable l'acte de ceux qui vont s'offrir : loin d'y voir un
crime, il y voit un héroïsme capable de racheter jusqu'à l'apostasie;
car, s'adressant aux lapsi, qui tour à tour, suppliants et insolents,
voudraient forcer sans pénitence les portes de l'Eglise, il leur jette
à la face : si vous êtes si pressés, l'occasion s'offre à vous d'obtenir ce
que vous réclamez, et même davantage : « la bataille dure encore, et
il y a des combats chaque jour » (4).
(1) Eusèbe, H. E., VI, (II, 2, p. 602.) (2) Duchesne, Histoire de l'Eglise '„
t. II, ch. XX. {S) Delapsis parag. 3, (éd. Hartel, p. 238) (4) Cypr., EpisU
XIX, (Hartel, p. 526); cf. Epist. XXV, (538)
244 LA MORALE CHRÉTIENNE
Ainsi l'écrivain chrétien le moins favorable, en somme, au
martyre volontaire, après Clément d'Alexandrie, le recommande
aux fidèles déchus comme un sûr et suprême moyen de salutl C'est
assez dire quelle admiration se cache, et se cache mal, sous tou*
les conseils de prudence dictés par la crainte de l'apostasie (i).
Naturellement, le droit canonique reflète la diversité des opinions
sur l'opportunité de s'offrir au supplice. Mais, nulle part, le sui-
cide chrétien n'est condamné : aucun des textes canoniques que j'ai
cités plus haut ne refuse le titre de martyr à celui qui s'est livré
lui-même.
La Didascalie semble approuver la fuite, car elle recommande
aux fidèles de recevoir et d'aider ceux qui fuient d'une ville dans
l'autre, selon le commandement du Seigneur. Mais elle exprime aussi
l'idée que quiconque veut être parfait doit imiter son maître. Or,
Jésus est mort pour nous... Le raisonnement s'arrête, sans inviter
au martyre volontaire, — sans le condamner non plus (2).
Les Constitutions apostoliques reprennent ce passage : le Christ
est mort pour nous; que n'imitons-nous ses souffrances, que ne lui
abandonnons-nous notre vie, quand il nous offre lui-même la
licence? (3) Le chapitre suivant ajoute, il est vrai : Ne soyons pas
« prompts à nous cffrir, téméraires »; (4) mais pouiquoi? Parce que
la chair est faible, parce qu'une défaillance est à redouter. Le chapitre
consacré aux faux martyrs ne vise pas ceux qui se sont offerts (5).
Bien plus, il peut être nécessaire de mourir pour l'honneur de l'Eglise.
Si les Eglises sont pauvres à tel point qu'elles ne pourraient nourrir
indigents et veuves qu'en acceptant les offrandes des impies, mieux
vaut se laisser mourir de faim (6) .
L'écrit canonique le plus sévère aux martyrs volontaires est la
Lettre, en quinze articles, de Pierre d'Alexandrie sur la réconcilia-
tion des lapsi (7).
L'auteur, en principe, n'est pas rigoriste : il défend d'accuser les
fidèles qui ont donné de l'argent pour éviter la persécution : il excuse
ceux qui fuient, même lorsque d'autres sont condamnés à leur place ;
il semble prêt à tout pardonner, — et soudain, parlant des clercs qui
se sont offerts au supplice, ont faibli, puis se sont ressaisis et ont
confessé Dieu, il devient impitoyable et leur refuse d'exercer leur
ministère : en s'offrant, ils ont abandonné leur troupeau; ils n'ont
plus à prétendre au titre de pasteurs (8). Une telle sévérité semble
(1) Il y a bien une condamnation du suicide dans le De Duplici martyr io
ad Fortunatum ; mais c'est une supercherie littéraire d'Erasme. (2) Di-
dascalietèà. Nau ch. XIX, p. 102 et 104. (3) V, 6, (P. G., I, 836). (4) V, 7,
(p. 837). (5) Y, 9 (p. 854). (6) IV 8, (p. 820.) (7) Cette lettre fait partie
d'un traité rédigé, d'après Bardenhewer, en 306. (8) P. G.x XVIII, 487.
PIERRE D 'ALEXANDRIE 245
bien, au premier abord, inspirée) par la morale simple, mais voici
qui corrige cette impression : d'abord le canon XI de YEpître montre
une certaine indulgence pour ceux qui, au fort de la persécution, se
présentent au martyre, « poussés par un esprit de noble émulation »
et se laissent ensuite vaincre par les tourments; d'autre part, le
canon IX, tout en développant l'idée qu'il ne faut pas s'offrir et
appeler la tentation sur soi et sur ses frères, déclare nettement qu'il
faut admettre à la communion ceux qui l'ont fait, comme l'ayant fait
au nom du Christ; enfin, et surtout, le canon VIII prescrit l'admis-
sion de ceux qui, après avoir apostasie, se sont offerts d'eux-mêmes
au supplice et ont confessé le Ghrist.
Ainsi, l'écrit canonique le plus sévère à ceux qui s'offrent n'ose
pas les punir lorsqu'ils n'ont pas renié, les excuse parfois lorsqu'ils
ont faibli, et, bien loin de présenter le suicide chrétien comme un
crime en soi, l'offre aux lapsi comme un moyen de racheter l'apos-
tasie.
On ne peut trop insister, à mon avis, sur ce dernier point : si le
suicide chrétien était un mal par lui-même, je veux dire en tant que
suicide, que signifierait ce conseil donné aux renégats de s'offrir?
Veut-on qu'ils réparent le mal par le mal et un crime par un autre?
Non, si on les pousse au suicide, si saint Cyprien, Pierre d'Alexan-
drie et le Concile d'Ancyre (i) se trouvent d'accord sur ce point, c'est
que les chrétiens les plus hostiles en apparence au martyre volontaire
lui sont, au fond, tout à fait favorables; s'offrir est témérité, une
témérité grosse de périls pour celui qui s'offre et pour ceux qui l'en-
tourent; aussi ne faut-il pas s'élancer vers la mort sans avoir mûre-
ment réfléchi. Mais quand celui qui a cherché le martyrs en sort
triomphant, l'acte, de lui-même, est si beau que; comme un second
baptême, il lave la souillure de l'apostasie.
Les mœurs sont encore plus favorables au suicide chrétien que la
doctrine et le droit.
En vain, des textes permettent, conseillent, prescrivent la fuite,
les chrétiens illustres qui fuient sont réduits à se justifier. Denys
d'Alexandrie, ayant survécu à la persécution de Dèce, doit donnei
des explications (2). Quand Cyprien prend la fuite, ce ne sont pas
des particuliers, c'est le clergé de Rome qui s'émeut : Nous avons
appris, dit la lettre romaine, que le saint Pape Cyprien s'est retiré;
« on nous dit qu'il a bien fait, étant un personnage en vue. » On nous
dit! Ce qui le dit aussi, ce sont les textes qu'on a vus plus hautl A
en croire certains auteurs, ce serait l'Evangile lui-même. On voit
combien cela pèse peu dans la pensée du clergé romain, car la lettre
(1) Canon 1, {Mansi, II, 528) (2) Voir Bardenhewer, I2 p. 287.
£46 LA .mokajj; chkktiknm:
poursuit dfaucetnenft : « Le bon pastmr donne sa vie pour ses brebis,
1.' m. i'.! .in | abandonne quand vient l'heure du péril..., >,
('ypiifu <lcil .se justilier; il écrit jusqu'à douze lettres (i). M
qu'ai lèpur-t -il P Que le suicide est un crime? Non. Il allègue qu'il si
retiré non pat certes pour sauver ses jours, mais pour assurer le r<
de ses frères, pour ne pas aviver le zèle des persécuteurs. Denys, lui,
attribut M fttitfl à une inspiration divine : « Dieu m'ordonnait de
partir, écrit-il, je me mis en route (2). »
Ainsi donc, en théorie, la fuite est permise-, recommandée, Mai-
lorsqu'un chrétien illustre suit ce conseil, use de ce droit, il est con
traint de se justifier, il allègue au besoin un ordre de Dieu.
C'est qu'au-dessus des Docteurs et du droit, il y a l'opinion el
l'usage. Or, ce que nous savons par Eusèbe et les Actes des Martyrs
nous élève bien au-dessus des réserves formulées par les sages : leb
chrétiens courent à la mort, et cet héroïsme n'excite qu'admiration
et enthousiasme.
Longue est la liste, rien qu'à lire Eusèbe, de ceux qui s'offrent au
martyre. A Alexandrie, sous Dèce, Apollonia, « vierge très admi-
rable », est menacée du bûcher; elle s'arrache aux mains des soldats
et se jette dans les flammes. Ammon, Zenon, Ptolémée et le vieillard
Théophile se dénoncent en plein tribunal (3). Sous Valérien, à Césa-
rée, en Palestine, trois jeunes gens se reprochent de ne pas conquérir
la couronne du martyre quand l'occasion en est offerte, se présentent
au juge et sont mis à mort; une femme (peut-être marcionite) les^
imite aussitôt (4). A Nicomédie, sous Dioclétien, les chrétiens sont
accusés d'avoir mis le feu au palais de l'empereur: hommes et femmes,
« emportés par un zèle divin et indicible », s'élancent dans 1er
flammes; dans la Thébaïde, à la même époqme, les chrétiens, voyant
condamner leurs frères, viennent crier leur foi devant le tribunal;
à Antioche, certains fidèles, « fuyant l'épreuve, avant d'être pris et
de tomber aux mains de ceux qui leur tendaient des pièges, se pré-
cipitaient eux-mêmes du haut de maisons élevées, estimant que
mourir était ravir quelque chose à la perversité des impies »; une
« très sainte femme, admirable de grandeur d'âme », se noie avec
ses deux filles pour ne pas tomber aux mains des soldats; sous
MaXence, les chrétiennes préfèrent la mort au déshonneur; une
d'elles, femme du préfet de Rome, « plus digne d'admiration qu'au-
cune autre », se perce d'un coup d'épée (5). Mêmes exemples dans
l'ouvrage d'Eusèbe sur les Martyrs de la Palestine : Romain, voyant
(1) Voir Duchesne, t.I, p. 401-402, et Aube, V Eglise etVétat, 1,83. (2) Epist.
XX, (Hartel, p. 527.) (3) Eusèbe, H. E., VI. 41, (t. II, p. 602.) (4) VII, 12,
(p. 664.) (5) Eusèbe, H. E. VIII, 6, (p. 750); — VIII, "9, (p. 756); — VIII, 12,
(p. 756); — VIII, 14, (p. 784). Les passages cités en français sont empruntés à,
la traduction de M. Grapin.
LES ACTES DES MARTYRS 247
la foule des apostats en train de sacrifier, s'approche et commence
à les haranguer; six jeunes gens, après s'être lié les mains pour prou-
ver qu'ils sont prêts au martyre, vont s'offrir au gouverneur; Aphia-
nus, « avec un courage divin », s'élance sur le préfet Urbain, en train
d'offrir un sacrifice, et lui saisit les mains pour l'en empêcher;
yEdésius, à Alexandrie, interpelle le magistrat pour lui reprocher
son ignominie; Agapius, à Gésarée, court au-devant de l'ourse lâchée
sur lui et lui offre son corps à dévorer. Valentine, voyant maltraiter
une de ses sœurs, apostrophe le juge, et, arrêtée, renverse l'autel
à coups de pied; Antonin, Zébinas et Germain courent jusqu'au gou-
verneur, en train de sacrifier, et lui crient de renoncer à l'erreur (i).
On n'est pas surpris de lire, dans la lettre écrite au Préfet du Prétoire
pour faire cesser la persécution, que « beaucoup de chrétiens courent
d'eux-mêmes au-devant du péril » I (2)
Cherchons maintenant dans Eusèbe quelque chose qui vienne à
l'appui de la thèse soutenue par Dom Leclercq; cherchons quelque
indice, si léger soit-il, de cette « sorte de défaveur » qui planait sur
la mémoire des martyrs volontaires. Pas une phrase, pas un fait, rien.
Seuls, des mots d'admiration se mêlent ça et là à l'exposé des faits.
Dira-t-on que l'opinion d'Eusèbe, si intéressante soit-elle, n'est que
l'opinion d'un individu? Avec les Actes des Martyrs, on atteint, je
crois, l'opinion publique. Non, certes, qu'il faille voir dans les récits
groupés sous ce nom une création du génie populaire; l'opinion de
M. Marignan me semble, sur ce point, très juste (3); les hagiographes
sont gens de métier, et même connaissent très bien leur métier; seu-
lement, ils écrivent pour le peuple, et, aux moyens qu'ils emploient
pour l'émouvoir, on devine sans trop de peine les sentiments popu-
laires : en un sens, on pourrait dire qu'on les devine d'autant mieux
que les récits sont plus invraisemblables, les procédés plus apparents,
la déformation de l'histoire plus nette : car les idées et les sentiments
dont l'empire est tel qu'il fausse à ce point le récit des faits, que
seraient-ils, sinon ceux du public qu'on veut édifier? Or, parmi ces
sentiments qui s'affirment avec force, l'enthousiasme pour le suicide
chrétien est de ceux qui frappent dès l'abord.
Prenons le recueil de Ruinart (4). Dans la célèbre Passion de Per-
pétue, Saturnus « se livre spontanément » (5); Perpétue, frappée par
un bourreau maladroit, dirige elle-même l'épée qui doit la tuer. Il
semble, dit le rédacteur (G), « qu'une telle femme n'eût pas été tuée
si elle ne l'eût voulu elle-même. » Il est vrai que la Passion de Pér-
il) Martyrs de Palestine, ch. 3, 4, 5, 6, 8, 9, (p. 910-928). (2) H. E., IX,
1, (p. 804). (3) Voir Marignan, La foi chrétienne au IVe siècle, P. 1887, p. 70.
(4) (Edition de Ratisbonne, 1859). — Le recueil de Ruinart a, commeons ait
été revisé par la critique moderne, cf. Leclercq. Les Martyrs, t. I, p. XXXIII.
Les textes cités dans ce chapitre sont de ceux dont l'ancienneté est le moins
contestée. (5) Parag. 3 p. 139. (6) Parag. 21, p. 146.
248 LA MORALE CIIKKTI KNNE
pétuê est peut-être un écrit montaniste (i); mais les traits qu'on vient
de voir, et notamment cet appétit du martyre, n'ont rien de singu
lier. On le« retrouve à chaque page, dans le recueil de Ruinart, !
nius est averti par un songe qu'il va être pris : il prévient Bea deux
compagnons, et tous trois se passent une corde au cou, fidei /■
monium et volutatis indicium. Le procès se prolongeant, Pioniue
s'écrie : « Construisez un bûcher pour que nous nous jetions volon-
tairement dans les flammes (2). » Sous Dèce, Maxime, « saint
homme », se dénonce volontairement lui-même (3). Denyse, jeune
fille de seize ans, en fait autant en voyant un chrétien renier (4).
Nicéphore, dans un cas analogue, dit aux licteurs : « Je suis chré-
tien; frappez-moi 1 » « Tous admiraient, dit le texte, qu'il se livrât
ainsi », mais de critique, nulle trace (5). L'exemple de saint Genest
est célèbre (6). Maximilien se dénonce en déclarant : « Il ne m'est pas
permis d'être soldat; je suis chrétien (7). » Le centurion Marcel jette
ses armes et crie : « Je suis soldat de Jésus-Christ (8). » Le greffier
Cassien, assistant au procès de Marcel, ne peut contenir son indigna-
tion et se dénonce (9). Théodote, après s'être préparé « à supporter
les coups », se met en route pour chercher le martyre. Deux amis le
rencontrent et veulent le faire retourner sur ses pas : « Si vous êtes
mes amis, dit le saint, n'allez pas me nuire et reprendre mon zèle! »
Et il se présente au magistrat (10). Dans la Passion de Saturnin, Vic-
toria est au nombre des martyrs arrêtés; l'auteur rappelle que cette
jeune fille « fleur des Vierges, honneur et gloire des Confesseurs »,
avait mieux aimé se précipiter que de consentir à un mariage décidé
par ses parents (11). Saint-Didyme s'offre au martyre pour sauver la
vierge Théodore; mais la jeune fille, sauvée pair lui, court au lieu du
supplice et se fait mettre à mort (12). Le diacre Euplius, brusquement,
se met à crier en public : « Je suis chrétien et je veux mourir pour
le nom du Christ (i3). » L'évêque Philippe, voyant approcher la per-
sécution, refuse de fuir, malgré les exhortations de ses amis, et leur
enseigne que <( les maux de la persécution sont plutôt à rechercher
qu'à craindre ». Sévérus, qu'on n'avait pu découvrir, se livre publi-
(1) Cf. Monceaux, Histoire littéraire de V Afrique chrétienne, t. I, P. 1905,
p. 81 ; Leclercq, les Martyrs, t. I; J. Rambaud, Le Droit criminel romain dans
les Actes des martyrs, P. 1907, p. 17. D'après Rambaud, l'Eglise « interdisait»
le martyre volontaire; (il ne cite pas de texte à l'appui de cette assertion) ;
mais les exemples ne manquent pas « de chrétiens qui se sont offerts et que
l'Eglise a honorés de ses pieux hommages. » (2) par. II et VIII, p. 188 et 196.
(3) par. I, p. 203. (4) par. V, p. 207. (5) par. VIII, p. 288. (6) par.II,
p. 312. (7) par. I, p. 340. (8) par. I, p. 343. (9) par. I, p. 345. (10) par.
XXII, p. 381. (11) par. XVI, p. 421. Clam seseper praeceps puella demittit.
Dom Leclercq, emporté par sa thèse, traduit : « elle s'enfuit par la fenêtre. »
{Les Martyrs, II, p. 217.) (12) par. IV et VI, pp. 430, 431. (13) par. I, p. 437.
LES ACTES DES MARTYRS 249
quement, « sous l'inspiration du Saint-Esprit » (i). Dans les Actes
de Tarachus, Andronicus est livré aux bêtes; mais l'ourse qui doit
le dévorer s'y refuse; Andronicus tâche de l'exciter et de l'irriter,
pour mourir plus vite (2). Eulalie s'échappe de la maison de son
père pour courir au martyre (3). Théodore met le feu à un temple
païen et se vante de l'avoir fait (4). Euphémie s'offre spontané-
ment (5). Philoromus se dénonce, dans un élan d'indignation, en
voyant tourmenter Phiiéas (6). Gordius, après s'être préparé au mar-
tyre, se livre en plein théâtre (7). Julitta s'élance sur le bûcher (8).
Les quarante martyrs dont parle Basile le Grand s'avancent auda-
cieusement et crient qu'ils sont chrétiens. L'un d'eux, ne pouvant
résister aux tourments, renie le Christ : un licteur, aussitôt, prend
sa place (9). Fausteus, Janvier et Martial se dénoncent (10). Saint-
Léon foule aux pieds les flambeaux allumés devant les idoles (11).
Saint Phocas offre l'hospitalité aux soldats qui le recherchent et ne
le connaissent pas. Le repas terminé, il leur dit : « Je suis celui que
vous cherchez. » Les soldats, stupéfaits, hésitent à porter la main
sur leur hôte. Phocas les exhorte à le frapper : « Il dit, persuade et
meurt (12). »
Non seulement aucun de ces martyrs n'est l'objet d'une défaveur,
mais, nulle part, le rédacteur n'a l'idée de les justifier. C'est pour
éviter les redites que je n'ai pas cité les éloges qui leur sont prodi-
gués; ils ne m'ont jamais paru moins vifs que ceux qui s'adressent
au reste des martyrs; de Phocas, l'auteur écrit qu'il est l'objet du
même culte que Pierre et Paul : Non minus autem Romani Phocam
colunt quam Petrum et Paulum (i3).
Passons aux Actes des Martyrs de l'Eglise copte (i4). Je ne puis
citer, tant ils sont nombreux, tous les exemples qu'a recueillis
M. Amélineau, mais on retrouve dans son livre tous les types de mar-
tyre volontaire qui viennent d'être énumérés : soldats refusant le ser-
vice et jetant leur ceinturon (i5); chrétiens lacérant les édits ou ren-
versant les statues des idoles (16); enfants bravant les supplices (17);
(1) par II, p. 440etpar.IX,p. 445. (2) par.X,p. 473. (3) p. 480. (4) par.
IV, p. 509. (5) par. II, p. 515. (6) par. III, p. 720. (7) par. IV, p. 535-
(8) par. IV, p. 539. (9) par. V, p. 549. (10) par. I, p. 556. (11) par. IL
p. 566. (12) parag. III, p. 580. — Il y a encore martyre volontaire dans la
fameuse histoire de Dasius, (cf. Leclercq, Les Martyrs, II, p. 124 et Zeiller.
Les origines chrétiennes dans les provinces danubiennes de l'empire romain.
P. 1918, p. 110). (13) parag. III, p. 580. (14) D'après Amélineau, ces Actes
ont du être rédigés vers la fin du IVe siècle ; ils se rapportent presque tous à
la persécution de Dioclétien. (15) Voir pages 17, 26, 29, 34, 103, 139, etc.
(16) p. 28, Timothée déchire l'édit de Dioclétien sous les yeux du gouverneur;
cf. p. 51, 205. (17) Le petit (Anoub (douze ans) et la petite Liaria (onze ans)
sont envoyés au martyre par St Michel et l'archange Gabriel, (p. 145 et 93).
Voir aussi p. 105.
LA MOHAIR Cil Khi
< hrctiriH (liant à leur indignation, en voyant torturer leui
«i m < l - 1 1 nçand tu lea \<-u\ du juge (i). Les exempl
< <>llcciii's aboadenJ : Àbiskbinoun se dénonce avec cinq
Ictus, quarante soldats vont d'eux-mêmes s'offrir au bou
Paphnnté, prêt à se livrer, persuade à une famille de treize enfant
d'imiter son exemple; cinquante serviteurs, voyant torturer leu
maître, s'offrent au supplice pour périr avec lui. A Halouun, le
habitants, apprenant l'arrivée des persécuteurs, sortent du village et
se présentent aux coups; à Mabquala, la foule crie sa foi et se fait
massacrer; non loin de là, même scène, les chrétiens « se préci-
pitent au-devant de l'épée » (2).
Non seulement toutes ces morts volontaires sont approuvées,
admirées, mais elles sont, en général, prescrites. M. Amélineau fait
remarquer que la plupart des Actes de l'Eglise copte semblent u taillés
sur un même patron ». L'ordre d'aller volontairement s'offrir est
un des traits de ce « patron ». L'Ange du Seigneur, assez souvent
l'Archange Gabriel ou l'Archange Michel, apparaît à un chrétien
et lui dit : a Pourquoi restes-tu assis, quand le combat se livre, que
les couronnes se distribuent gratis?... » (3). C'est la formule con-
sacrée. Si, d'aventure, le chrétien n'obéit pas, l'Ange revient à la
charge (4); parfois, le Seigneur lui-même apparaît au futur mar-
tyr (5). Quand sainte Tècle se rend à Alexandrie pour y chercher
la morti la Vierge et sainte Elisabeth lui apparaissent en chemin (6).
Dans certains Actes, le départ pour la mort est précédé de la distri-
bution des biens, d'un festin offert au clergé et au peuple (7). Il y
a là comme un rite auquel les plus humbles sont fidèles : le petit
Anoub, âgé de douze ans, reçoit de saint Michel l'ordre d'aller s'of-
frir. Jl ne part qu'après avoir eu soin de distribuer tout ce qu'il pos-
sède.
Il arrive parfois que les gouverneurs hésitent à prononcer 1?
sentence mortelle contre les martyrs volontaires; mais, alors, on les
y contraint. Quand le gouverneur de Tora se refuse à tuer le fameux
Jules d'Agfaho, Jules donne l'ordre à ses domestiques de mettre
l'épée au clair, de se précipiter sur le vâli et de lui dire : « Si tu ne
rends pas notre sentence, nous te tuons. » Dans les Actes d'Epime,
cent six hommes se saisissent du gouverneur Arménius et lui disent :
« Tu n'iras pas souper que tu n'aies rendu notre sentence; nous
sommes chrétiens! » Le gouverneur, comme de juste, se laisse per-
suader (8).
Une telle part de « littérature », une thaumaturgie si folle sont
(1) Voir p. 58, 105, 206. (2) Voir pages 29, 34, 40, 58, 48. (3) Voir pages
131 et 210. Sur ces ordres donnés par les anges, voir p. 33, 34, 39, 41, 47,
50, 52, 69, 75, etc. (4) Amélineau, p. 161. (5) p. 102. (6) p. 93. (7) p. 107.
144, 145. (8) p. 125 126, 139, voir aussi p. 61.
CULTE RENDU A DES SUICIDÉES 251
mêlées à tous ces récits, que l'histoire des faits en tire peu de chose»
Mais, comme dit fort bien M. Amélineau, « chaque acte pris en par-
ticulier est faux, le tout est vrai » (i). Entendons que quelque chose
se dégage avec certitude de toute cette littérature : ce n'est pas que
tel ou tel se soit offert dans telle ou telle ville; mais c'est qu'aux
yeux de l'écrivain et de son public, le vrai martyr est celui qui
s'offre. Le suicide chrétien, loin d'être une exception, est presque
de règle; loin d'être toléré, il est salué avec enthousiasme comme près-
crit par Dieu et ses anges.
Tout cela, dans le pays même du sage Clément, dans le pays de
Pierre d'Alexandrie. On ne peut pas dire que les Actes de l'Eglise
copte ne contiennent absolument aucune tracé de leur doctrine; je
relève, dans le recueil de M. Amélineau, trois fuites d'évêques,
qu'on peut fort bien attribuer à une influence de ce genre (2). Mais,
au-dessus de la doctrine de ces sages, ou, si l'on veut, au-dessous,
l'opinion chrétienne se prononce avec une force irrésistible en faveur
du suicide chrétien.
Je dis bien l'opinion. On a cru, parfois que l'enthousiasme pour
le martyre volontaire était le fait d'une poignée d'exaltés, de quel-
ques « esprits remuants ». Les textes qu'on vient de voir contredisent
cette hypothèse, et je dirais plus volontiers que ce sont les réserves
prudentes qui sont le fait d'une poignée de sages. Evidemment, il
a dû arriver, quand le zèle d'un volontaire ranimait une persécution
mal éteinte, que la foule elle-même protestât (encore, ni Eusèbe, ni
les Actes n'enregistrent-ils une protestation de ce genre); mais, au
fort de l'orage, celui qui s'offre fièrement fait l'orgueil de l'Eglise
entière, et, lorsqu'il triomphe, le petit groupe des sages s'associe à
la voix commune.
Un fait, à défaut des témoignages qu'on vient de voir, suffirait \
le prouver. Trois des chrétiennes, dont on a vu plus haut le suicide
héroïque, trois chrétiennes qui se sont tuées elles-mêmes, deviennent
l'objet d'un culte, et non pas d'un petit culte local ou passager,
car, un siècle après la persécution, saint Augustin, qui n'est pas
suspect, écrit : Earam martyria in ecclesia catholica veneratione celé-
berrima frequentantiir (3).
Ce culte n'ayant pu s'établir et durer sans l'autorisation, sans la
collaboration du clergé, force est bien d'admettre que peuple et pas-
teurs se sont trouvés d'accord pour vénérer les saintes femmes.
Je sais bien que saint Augustin, tout en reconnaissant qu'on les
(1) p. 218. (2) M. Amélineau voit dans ces fuites d'évêques une preuve
que le christianisme n'était pas encore profondément implanté en Egypte.
Mais elles s'expliquent tout aussi bien, si l'on suppose que les évêques
ont simplement voulu mettre en pratique la doctrine de Clément d'Alexan-
drie. (3) Cité de Dieu, I, 26. ,
L'52 LA MORALE CHRÉTIENNE
honore, s'efforce d'expliquer leur suicide par une inspiration spé-
ciale de la Divinité et explique longuement qu'il s'agit d'une excep-
tion à méditer, non d'un exemple à suivre. Mais ce sont là scrupules
qui lui sont propres, et dont on chercherait vainement la trace au
début du iv* siècle.
D'abord, le cas des trois saintes n'est pas singulier. Saint Jean
Chrysostome, qui les nomme Domnine, Bérénice et Prosdosce, loue
en un autre lieu sainte Pélagie, qui, elle aussi, se tue pour échapper
au déshonneur. En outre, relisons Eusèbe : a-t-il un mot pour indi-
quer que l'actifcn des trois saintes ait paru, sur le moment, anor-
male? Tant s'en faut. Il fait parler une de ses héroïnes, mais elle
n'a garde de s'excuser; elle ne songe pas à dire : « Le suicide, cri-
minel en soi, est, par exception et pour nous, légitime ». Elle encou-
rage ses deux filles, et toutes trois se précipitant, « après avoir dis-
posé leurs vêtements avec décence », emportent l'admiration atten-
drie de l'Eglise entière.
Résumons l'impression que laisse l'étude du second âge chré-
tien, et nous nous trouverons revenir aux formules que suggérait
l'époque précédente.
S'agit-il du suicide en général? Origène reprend une phrase à
Platon; mais ni lui ni aucun des grands écrivains du second âge
ne traite la question morale soulevée par la mort volontaire; morale
formulée et droit canonique sont pareillement muets.
S'agit-il du suicide chrétien? Moralistes et juristes discutent, et
plusieurs conseillent de ne pas s'offrir. Mais Clément d'Alexandrie
lui-même est plein d'indulgence pour les simples qui, « ne sachant
pas », s'offrent au supplice; mais saint Cyprien lui-même dit aux
lapsi : « Offrez-vous 1 » Et enfin, les martyrs volontaires, qui triom-
phent dans l'épreuve sont l'orgueil de l'Eglise entière, deviennent
même l'objet d'un culte.
Pour le second âge comme pour le premier, laissons parler faits
et textes, ils nous disent : l'Eglise ne s'occupe pas du suicide en
général; elle admire le suicide chrétien.
IV
Réponse à une objection, V esprit de la morale chrétienne étant tout de douceur et
de résignation, aurait contraint V Eglise à condamner le suicide : 1) Il est a
priori peu vraisemblable que la douceur et la résignation soient l'âme de
la morale chrétienne ; 2) la morale chrétienne est gouvernée par deux
sentiments (conviction qu'il n'y a pas de bien hors la foi, horreur du monde
et de la vie) qui relèguent à l'arrière -plan la douceur et la résignation.
La conclusion qui précède se heurte à une grave objection : il y
a, dit-on, quelque chose au-dessus des textes que le hasard a fait par-
venir jusqu'à nous; c'est l'esprit même de la morale chrétienne. Cet
LE SUICIDE ET L' ESPRIT CHRÉTIEN 253
esprit forçait l'Eglise à interdire le suicide, à n'admettre qu'avec
répugnance le martyre volontaire. Dès lors, qu'importe que les
phrases par lesquelles s'exprimaient ces sentiments aient disparu?
L'Eglise a condamné le suicide, parce qu'elle devait le condamner,
parce que l'esprit de sa morale l'y forçait.
J'avoue que, si cette objection s'appuyait sur des preuves solides,
on pourrait, en effet, hésiter à faire confiance aux textes. Mais quelles
sont les preuves?
J'en vois deux :
i° La morale chrétienne a horreur du sang; donc, elle devait
inévitablement avoir horreur du suicide.
2° La morale chrétienne enseigne la résignation, un esprit
d'humble et douce soumission; donc, elle ne pouvait admettre une
initiative violente comme celle qui consiste à choisir soi-même
l'heure de sa fin.
Sur la première preuve, je n'insiste pas, parce qu'on trouvera
la réponse tout au long de cette étude. Il est vrai que les fidèles
du premier âge sont particulièrement sucrupuleux en matière de
sang versé. Mais nous venons de voir les Juifs se montrer indulgents
au suicide et favorables à certaines morts volontaires, dans le même
temps où ils adoucissent tout leur droit criminel; nous avons vu qu'à
l'époque moderne, les moralistes les plus hostiles au meurtre de soi-
même sont parfois les moins sévères sur le sujet de l'homicide. Nous
ne pouvons donc admettre a priori que l'extrême répugnance des pre-
miers chrétiens à verser le sang les ait contraints à condamner le
suicide.
Le second argument paraît beaucoup plus fort : le chrétien est
humble, doux, résigné; avec de tels sentiments, comment ne pas haïr
le meurtre de soi-même? D'abord, c'est un « cas énorme », comme
on dira au moyen âge, c'est une de ces initiatives violentes et har-
dies, dont s'effare une âme douce et discrète; et puis, qui met fin à
ses jours cesse d'être soumis, résigné, puisqu'il substitue sa décision
à celle de la Providence.
Le raisonnement serait peut-être sans réplique si vraiment la dou-
ceur et la résignation étaient l'âme de la morale chrétienne aux pre-
miers siècles. Mais en sont-elles l'âme?
Il est vrai que les historiens ont, presque tous, été frappés de la
tendre docilité du fidèle, de sa piété humble et douce. Dès la fin du
n* siècle, Renan voit dans les chrétiens « de bonnes petites gens, sans
préjugés mondains, mais d'une parfaite honnêteté » (i). Le chré-
(1) Marc-Aurèlel chap. 30.
LA MORALE ( I
tien, dit M. bert, est m paisible et bon, sincère et fa
humble de oœur et de langage, modéré en tontes choses
-ans r, incline et sans envie; patient, discret, miséricordieux,
tout charitable, disposé à aimer jusqu'à ses ennemis, iniinin
tendre et indulgent à toutes les créatures, si éloigné de toute malie.
qu'il se demande sérieusement s'il a le droit de défendre sa vie mena-
et qu'il vit les yeux fixés sur le doux idéal de l'Ame dVnfanî
laquelle il voudrait calquer son âme... (i) ». Je choisis entre ai
ce joli portrait, parce qu'il est, en un sens, d'une ressemblant
extraordinaire; on le dirait calqué sur les textes. D'airlenrs, Tan-iK-
l'IIarnaek suggère une impression analogue (2). a Morale tran-
quille », morale « de bonnes petites gens », « doux idéal dame d'en-
fant », a vertu légèrement innocente et banale » (3), tous ces mots
se présentent d'eux-mêmes lorsqu'on vient de lire certains passade-
de l'Evangile, et surtout la Didaché, le Pasteur d'IIermas, les Epîtres
de Clément, la Didascalie.
Qu'ils expriment un des traits de la moralité chrétienne, un de
ses aspects, ce n'est pas douteux. En expriment-ils l'âme? Je ne le
crois pas. Dans une morale vivante, quelques principes plus puissants
fixent la pensée, disciplinent le sentiment, donnent à chaque pré-
cepte sa valeur relative. Par eux s'éclaire le détail des disciplines
pratiques, qui, si souvent semblables sut le papier, se ressemblent
si peu dans la vie. Par eux, la doctrine s'affirme, vit, triomphe de
ses rivales. La douceur résignée des âmes d'enfants a-t-elle suffi à
jouer ce rôle? Quel défi à la vraisemblance!
Au cours des trois premiers siècles, le Christianisme a à soutenir
une lutte incessante contre des forces redoutables. On admet, aujour-
d'hui, que ces Dieux de l'Olympe, sur lesquels s'acharnent les apo-
logistes, n'étaient plus que des Dieux morts. Mais, sur les ruines de
leur culte, que de forces, dont on s'étonne que le Christianisme ait
pu les abattre I Dans le monde de la pensée, c'est l'épicurisme, le stoï-
cisme, le judaïsme hellénisé de Philon, l'intellectualisme alexan-
drin, père de la Gnose, le mouvement néo-pythagoricien, le vaste
développement du néo-platonisme. Dans le monde du sentiment,
c'est l'étrange et riche floraison des religions orientales : culte d'Isis,
dont le monde antique est « à la lettre envahi »; culte de Sérapis,
culte de Syrie, et, plus encore, ce culte de Cybèle et ce fameux culte
de Mithra, dont Renan disait déjà qu'il faillit conquérir le monde (4).
[1) Guignebert, Tertullien, p. 408. (2) Harnack, Die Mission und Aushrei-
tung des Christentums etc., Leipz. 1902, t. II, chap. 3. (3) Jullian, Hist.
<le la Gaule, IV, 194. (4) D'après Toutain, (Les cultes païens dans l'empire
romain, P. 1911, p. 177), le culte mithriaque « est resté confiné dans des
limites fort étroites tant géographiques que sociales. » D'après Cumont, au
«contraire [Textes et monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra,
LE SUICIDE ET L'ESPRIT CHRÉTIEN 2o5
Sur ce terrain, le Christianisme se mesure avec des égaux, avec des
religions internationales qui s'adressent à l'individu et le prennent
tout entier (i); comme lui, le Mithriacisme a le baptême et la com-
munion; comme Jésus, Attis est le Dieu médiateur, la victime ressus-
citée, dont le sang vivifie le monde; enfin, le caractère moral qui,
vis-à-vis du vieux paganisme, eût été le privilège original du Chris-
tianisme, cesse de l'être vis-à-vis de certains de ces cultes. Attis, lui
aussi, est Bon Pasteur et offre à ses fidèles un idéal moral : « fuir
le mal et chercher le mieux, détruire en soi l'impureté et se mutiler
des appétits déraisonnables, toujours regarder vers le ciel et par-delà
le ciel » (2); la pauvreté des Galles annonce celle des moines; la même
soif de pureté qui est dans l'âme chrétienne brûle les mystes de
Cybèle et de Mithra. Quand on note, une à une, toutes ces ressem-
blances, quand on suit, à l'aide des précisions qu'a multipliées Féru
dition moderne, l'essor parfois magnifique des religions qui, au
cours de ces trois longs siècles, à la fois mornes et fiévreux, s'offrent
au désir inquiet du monde, on ne peut pas ne pas se dire : com-
ment l'Eglise l'a-t-elle emporté? Comment expliquer sa victoire, si
ce qu'il y a de plus fort au plus vivant de sa morale, c'est cette
humble vertu négative, cette douceur résignée qui ne fait pas les
conquérants?
Il y a autre chose, n'en doutons pas. Il est d'un poète d'imaginer
que l'Eglise est sortie victorieuse de ces redoutables conflits, grâce
au seul attrait de ses bonnes petites gens, grâce à leur vertu innocente
et banale. — Les textes, pourtant, le disent. — Non, quelques textes
seulement, et lesquels? Les traités de morale, c'est-à-dire un des genres
d'écrits sur lesquels les conventions, la routine, les phrases toutes
faites ont le plus d'empire. Reconstituée à l'aide d'ouvrages ana-
logues, la morale révolutionnaire apparaîtrait, elle aussi, au plus
fort de la Terreur, douce, innocente et banale. Mais replaçons l'image
tracée par les ^moralistes chrétiens dans le cadre des événements,
éclairons les livres par l'histoire, les formules par les mœurs, et, sous
les dehors d'humble et discrète douceur, nous voyons bientôt percer
deux sentiments originaux et violents, qui gouvernent la morale chré-
tienne, en sauvent l'originalité, mais font d'elle tout autre chose
qu'une morale douce et résignée : c'est d'abord l'ardente conviction
qu'il n'y a pas de bien sans la foi, c'est ensuite le mépris et l'horreur
du monde.
t. I, Bruxelles, 1899), on peut se demander si, à l'époque de Sévère, les fi -
dèles^de Mithra ne sont pas plus nombreux que les fidèles du Christ,
(p. 338.)
j(l) Voir notamment Cumont, Les religions orientales dans le paganisme
romain, P. 1909, Introd. p. 23. (2) Graillot, Le culte de Cybèle à Rome et
dans l'empire romaint P. 1912, p. 216.
256 LA MORALE CHRÉTIENNE
Foi d'abord; entendons par là l'inébranlable conviction de possé-
der la vérité et le sentiment que cette possession est la suhslan
Blême du Bien, La !'<>i, ainsi comprise, est la première vertu morale
Il nous faut un effort pour le bien entendre : aujourd'hui, pour beau
coup d'entre nous, croire ou ne pas croire à un dogme est chose
peu près étrangère à l'éthique; pour le fidèle du premier âge,
croyance au Dieu vrai n'est pas .seulement une vertu, c'est la vert
par excellence, le principe d'où nos actions tirent leur malice o
leur prix. Supposons, par impossible, que cette croyance nous égare,
il ne nous restera même pas la consolation d'avoir bien vécu, car
nous n'aurons pas bien vécu : « Si Christ n'est pas rofssuscité, dit
saint Paul, votre foi est vaine, et vous êtes encore dans vos
péchés » (i).
Faut-il prouver que ce sentiment est bien un principe, au sens
plein du mot? Considérons ce qui, d'abord, semble faire l'originalité
de la morale nouvelle, par exemple cette charité dont saint Paul
assure qu'elle est « la plus grande des (trois vertus » (i). Si grande
soit-elle, elle n'est que dans la foi et par la foi, et, subordonnée à
ce principe, elle ,prend un sens imprévu. Nous, modernes, avons
peine à suivre saint Paul, lorsque, ayant écrit : « Ne te venge pas; si
ton ennemi a faim, donne-lui à manger; ,s'il a soif, donne-lui à
boire », il ajoute brusquement : « car, en faisant cela, tu lui amas-
seras des charbons de feu sur la tête » (2). Pour le chrétien,
rien de plus simple : ce qu'il aime en son ennemi, ce n'est pas cet
ennemi, c'est Dieu. La preuve que, par elle-même, la charité n'est
rien, c'est que le païen qui, sans foi, donnerait à boire à son ennemi
commettrait simplement un péché. Saint Paul n'a-t-il pas déclaré :
(( Tout ce qu'on ne fait pas avec foi est un péché? » (3). Des autres
vertus, il en va de même : le détachement des biens périssables,
si convenable au fidèle, ne sera, chez le païen, qu'ostentation et
vanité; la chasteté, précieuse aux chrétiennes, n'a de prix qu'en elles
seules. Clément d'Alexandrie, tout chargé du poids de la sagesse
antique, n'en fait pas moins écho à saint Paul et dit, lui aussi :
« Toute action du Gentil est péché (4). »
Qu'un sentiment de ,ce genre ait aidé l'Eglise à conquérir le monde,
on l'admettra, je crois, plus aisément que l'idée d'une conquête par
la douceur, par l'exemple « d'une vertu innocente et banale ». Par
cette conviction de posséder, seul, la substance du bien, le chrétien
sauve d'un coup, contre tous les ennemis que j'indiquais plus haut,
l'originalité de sa doctrine. En effet, les rivaux qui l'entourent sont
tolérants et éclectiques. Les fidèles de Mithra associent sans embarra3
{
(1) I Cor., XIII, 13. (2) Rom., XII, 20. (3) Ibidt XIV, 23. (4) Stro
mates, VI, 14, (III, p. 487).
257
à leur divinité favorite Attis, Isis ou Sérapis; les plus éclairés d'entr*
eux multiplient les initiations, « sachant que, pour atteindre jusqu'à
la vérité divine, un seul chemin ne suffit pas » (i). Parmi les chré-
tiens, rien de tel. Tout ce qui n'est pas christianisme est abomination.
Ce qui ne l'est qu'à demi est plus abominable encore. La possession
du vrai étant le bien lui-même, l'erreur est vice, l'hérésie, crime.
En vain, marcionites et montanistes prouvent leur sincérité par la
mort : l'Eglise, si fière de ses confesseurs, n'a pas un geste fraternel
pour ces martyrs de l'erreur, et, jusqu'au fond ;de leurs cachots,
elle les traite de réprouvés (2). La voix d'Appelé : « Qu'importe la
croyance, pourvu que les œuvres soient bonnes » ! (3) disparaît sous
les cris de haine dont l'Eglise entière accable l'idolâtrie et l'hérésie.
C'est cette intransigeance qui, opposant violemment le christianisme
à tout ce ,qui l'entoure, l'empêche de s'y mêler et de s'y perdre. C'est
elle qui rayonne à travers les Actes des Martyrs et frappe par ins-
tants les magistrats romains. Car on a bien parfois , l'impression qu'ils
sentent la grande nouveauté chrétienne, ces païens dédaigneux et
surpris qui traitent les fidèles d'énergumènes, de desperata factio.
Ce n'est pas la matière de sa doctrine qui isole l'Eglise dans le monde
antique. Si étrange que pût paraître, par certains côtés, l'histoire de
Jésus, les Romains en avaient vu bien d'autres; en somme, il suffi-
sait d'un brin de gnosticisme pour rendre la nouvelle .doctrine accep-
table aux esprits cultivés. Le trait vraiment neuf de la jeune doctrine,
celui qui la fait singulière en un monde où, « par principe, le syn-
crétisme était tolérant », c'est cette foi imperturbable osant affir-
mer comme une chose toute simple que tout ce qui fait sans elle est
un péché. C'est avec des principes de ce genre qu'on se fait écraser,
ou bien qu'on écrase. « L'intransigeance du christianisme, dit
M. Réville, fut ce qui la sauva (4). »
C'est donc bien un principe que nous touchons ici. Mais que
devient, sous lui, cet esprit d'humble douceur qui, soi-disant, anime
la morale nouvelle? Seule, une croyance peut sauver, et cette
croyance, c'est la mienne; seuls, certains hommes peuvent être bons,
et ces hommes, c'est nous : quelle assurance pourrait être plus
orgueilleuse? Je veux bien qu'à cette ardente certitude d'avoir seul
raison, le chrétien ajoute des manières douces, affables, discrètes;
je veux (bien que Clément, laissant tomber de sa main de gnostique
des « couronnes d'enfants » sur le front des simples, se fasse en
même temps l'apôtre, le théoricien de l'humilité : qu'y a-t-il de plus
superbe qu'une humilité de ce genre? Et que ,peut être la douceur
discrète au fond de laquelle se cache un si intraitable orgueil?
(1) Graillot, p. 535. (2) Voir Labriolle, ouv. cité, p. 30. (3) P. G., c. 1335.
L'opinion est attribuée à Appelé par Rhodon. (4) Réville, La religion à
Rome sous les Sévères, P. 1886, p. 291.
17
25$ LA MORAU
Deuxième principe : l'horreur dUl monde cl Je la vie terrestn
« Vivre est bon, dit le magistrat, qui int i miu*, martyj
volonlaire; iJ v.-A doux de voir la lumière u is Piuiiius, sau
s'émouvoir : « Autre est la lumière ijuc nous désirons! u Quelle es
cette autre lumière? Pour le millénaire, ce sera sans Joule la justii
et l'amour régnant sur la terre; pour les martyrs, ti| « h
ùmos portées par les mains des anges dans des jardins resplendissant
à l'ombre des rosiers géants dont le pari uni \iviiie » (2); pour
gnostique, la volupté de s'unir à la vériié; pour la niasse, ce seront
les élus a brillants comme le soleil p dans le royaume de leur P
mais pour tous, avant tout, c'est un bien si incomparablement pré-
cieux que ce .qui nous en rapproche, si dur soit-il, en devient délec-
table, odieux, ce qui nous en sépare. Or, ce qui nous en sépare,
•la vie. Comment le lui pardonner?
La sagesse mesurée de Clément d'Alexandrie compare l'existence
à un voyage au cours duquel force est bien, de s'arrêter dans les hôtel-
leries : le fidèle usera volontiers des ressources qui s'y trouvent;
mais, plus volontiers encore, il ,sera prêt à les quitter. L'usage seul
en est licite l'attache y serait coupable (3). Il y a là mépris et indul
gence, condamnation et sourire. Mais cet état d'esprit est singulier.
Il faut une sagesse déjà peu commune, la sérénité d'un gnostique
pour passer à travers la vie sans la ,haïr et sans l'aimer, et porter
d'auberge en auberge un si courtois détachement. Pour la masse,
ces hôtelleries, dont l'évêque alexandrin franchit le seuil avec une
souriante indifférence, deviennent des lieux suspects dès l'instant
qu'ils ne sont plus sacrés. Beaucoup d'entre eux tiennent que les
temps sont proches : la vie, qui nous sépare du terme attendu, est
un temps 4'épreuve et de tentations; la mort, terme de cette épreuve,
seuil de félicités inouïes, devient, par là même, aussi désirable que
l'était, pour les païens, la vie. Le vrai croyant se trouve donc, sans
réflexion philosophique, par le seul effet de sa foi, « celui qui ,hait
sa vie dans ce monde », celui qui « perd sa vie à cause de Dieu ».
Saint Paul crie : « La mort m'est un gain »; et, sans parler des
moralistes, c'est ce même cri que lance aux païens déconcertés toute
la foule des martyrs.
Est-il besoin de prouver longuement que cette horreur du monde
n'est pas, dans la morale chrétienne, un trait entre d'autres, mais
bien un principe? Et cette morale elle-même n'est-elle pas, avant
toute chose, un long cri de guerre à la vie?
Guerre à la vie, c'est-à-dire, à ^tout ce qui, aux yeux du païen,
(1) Passio Pionii, parag. 5, (Ruinart, p. 190). (2) Le Blant, La prépara-
tion au martyre dans les premiers siècles de V Eglise, (Mém. Acad. Inscr. et
B. L., XXVIII, p. 59). (3) Stromates, IV2 262 (I, p. 322,.
LE SUICIDE ET L'ESPRIT CHRÉTIEN 259
en fait la grandeur ou la parure : richesse, gloire, puissance, amour
de la cité et de l'empire, amour même de la famille. Le chrétien
est pauvre, sans ambition ici-bas; il ne sait s'il a le droit d'accepter
une charge publique. En vain, Tertullien s'écrie : u Les fidèles
naviguent, combattent, cultivent la terre comme les autres; ils rem-
plissent les villes, les camps, le Sénat, le Forum, » Oui, les fidèles
font et sont ainsi; ils ne pourraient guère faire autrement; mais,
s'il est vrai qu'ils naviguent, travaillent, font le négoce et vont aux
Assemblées, il saute aux yeux qu'ils ne font pas tout cela comme
les autres. Les autres travaillent pour s'enrichir, pour devenir célè-
bres, pour assurer la grandeur de l'empire; eux ne peuvent, en
tant que chrétiens, désirer richesse ^ni gloire; quant à l'empire,
sans doute ils font preuve de loyalisme, mais, enfin, comme le
Ifait remarquer M. Guignebert, ils ne peuvent pourtant pas se
contraindre au point de regarder d'un œil favorable « la Rome
païenne, la grande prostituée qui fait la guerre aux saints » (i);
de cœur, sinon de fait, ils s'isolent, ils s'abstiennent, nec ulla res
magis aliéna quam publica, dit Tertullien lui-même. Pourquoi,
parce (jue ce monde est haïssable, parce que c'est une prison, parce
que rien ne les regarde en ce siècle, « si ce n'est d'en sortir le plus
vite possible »? Enfin, le chrétien n'est pas seulement épris de
pureté comme les mystes (2); il a une aversion violente pour les
choses de la chair : j'entends bien que jamais l'Eglise ne con-
damne le mariage; seulement, « il est bon à l'homme de ne pas
toucher de femme (3); seulement, on dit (: « celui qui est marié
s'occupe des choses du monde », et encore « que ceux qui ont une
femme soient comme s'ils n'en avaient point » (4); seulement, aux
yeux de Tatien et de Tertullien, la femme trop féconde est un
objet de scandale (5); seulement, saint Paul dit aux Vierges, pour
les détourner du mariage, que la femme mariée aura « des afflic-
tions dans la chair » (6), entendons qu'il lui faudra subir les souf-
frances de la grossesse et de l'enfantement, nobles peines honorées
dans d'autres morales, et dont les chrétiens (7) parlent quelquefois
avec une nuance de mépris dégoûté. Comment expliquer, si ce n'est
(1) Guignebert, Tertullien, p. 13. D'après M. Puech, (Les apologistes
grecs au IIe siècle de notre ère, P. 1912, p. 276), Méliton est seul « à exprimer
l'idée qu'une alliance entre le* Christianisme et l'Empire serait la chose la
plus naturelle du monde.» (2) Guignebert, p. 179, 493. (3) I Cor., VII,
1. (4) Ibid, 33, 29. (5) Guignebert, 303. Cf. les textes cités, p. 298,
note 4. (6) I Cor., VII, 28. (7) C'est un thème chrétien d'énumérer aux
vierges les souffrances physiques et morales de la maternité et les soucis que
donne l'éducation des enfants. Il se trouve (dans Saint Cyprien, De habitu
Virginum, XXII, (P. L., IV, c. 461) ; il se retrouve, on le verra plus loin,
dans Saint Ambroisej Saint Jérôme; Saint Augustin.
260 i A MORALE CHRÉTIENNE
}»;ir l'horreur de la vie et du monde, cette horreur de la chair elle-
même, dont les œuvres perpétuent le monde?
Par cette aversion violente pour la vie, autant peut-être <ju<
par sa façon de croire, le .christianisme s'oppose violemment à
qui l'entoure, et sauvegarde au sein de la société antique son
ginalité. La plupart des doctrines produites par ,1a sagesse grecque
et reprises par les Romains reposent sur l'amour intelligent de
la vie; même les religions d'Orient ne se r désintéressent pas des
choses d'ici-bas : Cybèle est dame des moissons, conservatrice des
cités, des familles et des empires; dans ,les choses de ce monde,
où le bien et le mal sont en lutte, la religion de Mithra offre aux
hommes une morale d'action virile, militaire. D'ailleurs, d'une
manière générale, les morales qui cherchent à régler la vie veulent,
en la rendant plus juste, la rendre aussi plus douce aux hommes.
En déclarant méprisable et haïssable tout ce qu'autour d'elle on
s'efforce d'ordonner et de parer, la jeune morale chrétienne s'écarte
des routes frayées, évite le risque de se fondre dans les doctrines
voisines, attire à elle ceux qui souffrent. L'horreur du monde est
donc bien principe, ,et principe de vie originale. Seulement, que
devient, dans tout cela, cette résignation jtimide, dont on voudrait
faire le trait essentiel?
La résignation véritable, elle est chez l'épicurien, qui en vient
à une définition négative de la volupté, crainte d'être déçu en visant
trop haut; il y en a chez les casuistes, si prompts à faire au mal
sa part, crainte qu'il ne se la fasse lui-même, et plus large; il y en
a toujours un peu chez tous les organisateurs qui, appliquant leur
effort à régler et à parer la vie, sentent résister la matière humaine
et renoncent peu à peu à une part de .leurs rêves. Limiter son idéal,
voilà la vraie résignation, cruelle aux âmes généreuses. Mais le
chrétien, ayant placé le sien hors ,du monde, le conserve intact.
Loin de subir la pauvreté, l'obscurité, la souffrance, comme autant
de maux inévitables qu'on voudrait vaincre tout à fait fet qu'on ne
peut vaincre vqu'en partie, il se glorifie dans l'adversité, il accepte
avec joie ces misères qui lui ouvriront le ciel: heureux ceux qui sont
dans l'affliction I Loin de lutter pour embellir et adoucir la ,vie, c'est
avec une âpre allégresse qu'il en sent la malice intime, la traite en
■ennemie, Jui déclare la guerre. Sans doute il passe à travers le monde
doux, compatissant, charitable, de cette charité spéciale qui amasse
des charbons ardents sur la tête des pêcheurs: mais que de fois
l'histoire nous montre ainsi doux et amènes et sensibles dans la vie
de chaque jour des hommes qui, quand l'heure sonne, se révèlent
ardents, implacables pour la réalisation de quelque grand idéal. Il y
a douceur et douceur. Celle des chrétiens n'est pas bonté discrète et
menue de petites gens qui font la morale à leur taille et se contentent
LE SUICIDE ET L'ESPRIT CHRÉTIEN 261
de peu, c'est un ardent détachement de tout ce qui d'ordinaire excite
l'amour ,et le désir et les passions des hommes. Les fidèles, dit-on,
ne sont pas des révolutionnaires. Disons plutôt qu'ils le sont trop
pour daigner l'être au sens ordinaire du mot: ils ne condamnent
pas une organisation ;du monde, ils condamnent ce monde lui-même.
C'est ce mépris violent, définitif qui leur donne la sérénité; et s'ils
passent si paisibles, si résignés en apparence parmi les choses d'ici
bas, c'est parce qu'ils ne connaissent ni les angoisses que donne à
celui qui cherche la poursuite inquiète du vrai et du bien, ni les
déceptions de l'homme qui agit et qui se sent impuissant à réaliser
son idéal: eux sont doux dans la révolte parce qu'ils sont sûrs de
vaincre.
Telle apparaît dans l'histoire la Jeune morale chrétienne, puissante
aux heures de crise, méconnue à d'autres, mais rayonnant comme
un idéal, tantôt plus lointain et tantôt plus proche, sur l'ensemble
du premier âge. Morale d'humilité discrète et résignée, morale de
soumission? Non, morale d'orgueil et de lutte, protestation superbe
et confiante contre les hésitations de la sagesse humaine et les médio-
crités de la vie. — Dire d'une telle (morale qu'elle devait forcément
condamner le suicide et désapprouver le suicide chrétien, c'est je
crois, méconnaître ce qui en fait l'originalité (et ce qui en fit la force,
je veux dire le champ d'action qu'elle ouvrait aux qualités violentes
de l'âme.
Conclusion : 1) La morale relative au suicide s'accorde à l'esprit général de
la morale chrétienne ; 2) cette morale n'est pas directement comparable
à notre morale simple ni à notre morale nuancée, mais c'est aux sévérités
de notre morale simple qu'elle est le plus violemment contraire ; 3) l'horreur
du suicide n'est pas d'origine chrétienne.
Ce retour aux principes de la morale chrétienne ne ruine pas
seulement l'objection qui voudrait contraindre le christianisme à
condamner la mort mort volontaire. Il nous aide à comprendre l'étal
d'esprit que nous avons vu se dégager des textes.
Les chrétiens du premier âge ne s'occupent pas du suicide. Pour-
quoi? Ce n'est certes pas qu'ils approuvent les suicides païens: toutes
les actions çles gentils sont des péchés, le suicide ne fait pas exception
à la règle. Mais précisément parce qu'il implique ou semble impii-
quer à première vue un certain mépris de la vie et du (monde, il n'est
pas non plus de ceux qui offensent le plus cruellement la conscience
chrétienne. D'où le défaut de réaction violente, le silence des mora-
listes, des apologistes et des lois. Reste pourtant, dira-t-on, le cas
des fidèles gui se tuent eux-mêmes: mais, en ces siècles de persécution,
LA MORALE CIM1K.
quoi de phia simple que d an suicide l'apparence du mm
vol.Mil.iirc:1 l't ainsi la question du suicide des chrétiens disparaît
dan- celle du suicide chrél ien.
G0 Siticide chrétien, on l'admire. Pourquoi? Parce qu'il traduit cj
acte tel deux principes qui gouvernent l'ensemble de la morale
Il est foi, cela va sans dire, mais il est aussi mépris du monde et di
la vie, défi superbe à tous les sentiments auxquels le < hiistianisme
déclaré la guerre. Seul, un gnostique raffiné peut objecter que h
sang versé ne prouve rien. Pour la foule il prouve l'essentiel, pui§-
qu'il prouve d'un seul coup et la sincérité de la foi et un mépris
i ntier de la vie et du monde.
La morale relative au suicide que suggère l'étude des textes est
donc en parfait accord avec l'esprit général de l'éthique chrétienne.
Cette morale peut-elle entrer dans le cadre que nous a révélé
l'étude des faits contemporains, est-elle morale simple ou morale
nuancée? Je ne crois pas qu'on puisse la plier à l'une ou l'autre de
ces définitions $ans faire un peu violence aux faits.
Ce n'est pas une morale simple, parce que le point de départ de
la morale simple, c'est de poser en général la question flu suicide.
Or, cette question générale, les chrétiens ne la posent pas: ils ne
s'intéressent en somme qu'au cas singulier de l'homme qui meurt
pour Dieu.
Mais précisément parce qu'ils s'attachent à ce cas singulier, on ne
peut pas dire non plus que leur morale soit nuancée, car, pour qu'il
y ait nuances, il faut qu'il y ait une. gamme d'appréciations variant
selon les cas envisagés.
La morale chrétienne du premier âge n'est donc directement sem-
blable ni à l'une ni à l'autre de celles qui se disputent la conscience
contemporaine, et par suite elle n'éclaire pas les diverses hypothèses
qui essaient de les localiser.
Mais ce qui, du moins, saute aux yeux, c'est que ce à quoi elle
s'oppose le plus, c'est précisément cette morale simple à laquelle on
veut d'ordinaire qu'elle ait donné vie ou 'force. Ce qu'il y a de ulus
contraire à la condamnation de tous les suicides quels qu'ils soient,
c'est évidemment l'état d'esprit qui consiste à approuver, à admirer
un suicide et à ne pas s'occuper des autres. Or, résumons les faits
énumérés plus haut: les moralistes chrétiens ne traitent pas la ques
tion du suicide: l'Eglise ne punit pas ceux qui se tuent; les apolo-
gistes ne reprochent pas aux païens de se tuer, ni aux moralistes
païens d'excuser ceux qui se tuent; par contre, les fidèles courent à
la mort pour affirmer leur foi; en dépit de quelques réserves pru-
dentes, les martyrs volontaires excitent admiration et enthousiasme;
l'homme qui s'offre au supplice se fait pardonner jusqu'à l'apostasie;
LE SUICIDE ET L ESPRIT CHRÉTIEN 263
des femmes qui se sont tuées elles-mêmes ,par esprit chrétien sont
l'objet d'un culte.
En présence de faits aussi nets, s'obstiner à chercher au sein
du christianisme la source de notre morale simple, ce serait préférer
de gaieté de cœur la légende à l'histoire: à aucun degré l'horreur
du suicide n'est d'origine chrétienne.
CHAPITRE III
L'horreur du suicide n'est pas d'origine celtique
L'horreur du suicide n'étant pas d'origine juive ni d'origine chré
tienne, la morale simple ne peut, 'plus être, semble-t-il, dans notre
pays, que d'origine celtique ou ^d'origine romaine.
Est-elle d'origine celtique? — Si peu que nous connaissions la
morale gauloise, nous pouvons répondre: non. Le peu que nous .savons
des Gaulois nous les montre au contraire très favorables à certaines
morts volontaires.
I
Suicides prescrits ou admis en Gaule: 1) Un suicide collectif chez les Ligures ;
2 ) la loi de Marseille consacre le pi incipe de la morale nuancée ; 3 ) les Gaulois
approuvent le suicide du guerrier vaincu, le suicide après la mort d'un
parent ou d'un chef, certains suicides héroïques ou romanesques.
Sur les prédécesseurs des Gaulois, les Ligures, nous ne savons 5
peu près rien (i). Toutefois un texte d'Orose nous montre une tribu au
pied des Alpes échappant par un suicide collectif à la servitude:
cernés par les Romains, dit Orose, « ils tuèrent leurs femmes et se
précipitèrent dans les flammes. Ceux qui, surpris par les Romains,
n'avaient pas eu le loisir de mettre fin à leurs jours et avaient été
faits prisonniers, se tuèrent par le fer, se pendirent ou refusèrent toute
nourriture; nul .ne survécut, pas même un enfant; nul ne voulut,
par amour pour la vie, se résigner à la servitude (2) ».
: Le texte d'Orose parle des Gaulois, mais, d'après M. Jullian, il
s'agit des Ligures (3). Certes, cette anecdote ne prouve pas que les
Ligures aient été aveuglément favorables ,au suicide: les Juifs, qui
auraient approuvé un suicide de ce genre, blâmaient, on l'a vu,
d'autres morts volontaires. Mais enfin le seul renseignement que nous
ayons sur les Ligures nous les montre, en un cas, partisans de la
mort volontaire.
(1) J'ai lu les textes recueillis par dom Bouquet, Historiens de France,
t. I, et Cougny, Extraits des auteurs grecs concernant l'histoire et la géographie
des Gaules, P. 1872-1892, 6 vol. — Je ne connais pas d'étude sur la morale
des Gaulois en matière de suicide ; mais M. Jullian traite la question en
divers lieux de son Histoire de la Gaulet t. I, P. 1908. (2) Orose, V. 14.
(3) Jullian, I, 133.
LES SUICIDES APPROUVÉS 265
D'après Valère-Maxime, d'autres habitants de la Gaule eurent une
loi relative alu suicide: à Marseille, un poison composé de ciguë
était conservé par l'Etat et mis à la disposition de ceux qui voulaient
5e tuer, mais à condition qu'ils eussent obtenu du conseil des Six-
Cents l'autorisation de mourir; le Sénat l'accordait vel adversa vel
prospéra nimis usis fortuna (i).
i Cette loi a-t-elle existé P On allègue d'ordinaire, pour le prouver,
qu'il y en avait de toutes semblables à Céos (2) et même à Athènes.
Mais M. Glotz a démontré que les usages de Céos et d'Athènes sont
très différents de celui dont parle Valère-Maxime, et il ajoute: « Si
.vraiment on a jamais demandé aux Six-Cents la permission de
boire la ciguë, cette demande n'a pu être faite que par des condam-
nés à mort qui voulaient échapper à toute souffrance (3) ». Par
contre, d'après M. Jullian, c'est à tort qu'on a voulu voir dans le
récit de Valère-Maxime une pure légende (4). Si ce n'en est pas une,
Marseille fût un foyer de morale nuancée, car les débats au conseil
des Six-Cents habituaient le public, mieux qu'aucun enseignement
d'école, à l'idée. qu'il y a Isuicide et suicide. Si l'on s'en tient à l'avis
de M. Glotz, il reste que la législation marseillaise admettait en
certains cas le suicide des condamnés.
En ce qui concerne les Gaulois eux-mêmes, nous ne connaissons
pas leur législation, mais il n'est pas douteux que, dans la classe
des guerriers, certains suicides sont approuvés, prescrits et à la mode.
C'est d'abord le suicide du soldat vaincu ou captif, ou de celui
qui craint la défaite ou la captivité. César, qui n'a aucun intérêt à
exagérer aux yeux des Romains le "désdspoir des Gaulois vaincus,
signale le suicide de Cativolcus qui, « usé par l'âge et ne pouvant
supporter les fatigues de la guerre ou de la fuite, » s'empoisonne,
apparemment pour ne pas tomber au pouvoir des Romains (5).
Dans les Commentaires encore, nous voyons Corréus forcer les vain-
queurs à le tuer (6) et Drapes, fait prisonnier, se laisse mourir de
faim (7). Pausanias et Diodore signalent le suicide de Brennos
vaincu (8); Diodore signale en outre celui du roi celte vaincu en
225 par Aemilius (9). Après la conquête romaine, Florus, Sacrovir.
Vindex finissent par le suicide (10). Il est vrai que quelques exemples,
ainsi groupés, ne prouvent pas grand chose. Mais Strabon indique
(1) II, 6. (2) Strabon, X, V, 6. (3) Article Koneion dans le Dict. des
Antiq., p. 862-863. D'après M. Glotz, la permission de mourir par la ciguë
serait, à Athènes, une faveur accordée à certains condamnés à mort.
L'usage athénien serait alors très semblable au mortis arbitrium de la Rome
impériale dont nous parlerons plus loin. (4) Jullian, I, 437. (5) VI, 31.
(6) VIII, 19. (7) VIII, 44. (8) Pausanias, X, 23 ; Diodore, XXII, 9 ; cf.
Justin, Hist. XXIV, 8. (9) Diodore, XXV, 13. (10) Tacite, Ann. III, 42, 46.
26fl I A MO I1AI.E CELTIQ
comme riant commun aux. Thraccs et ;m\ Celtes fmsagc de se luer
t éviter la captivité (i); un Latte oité par Stobbée déclare tfc
yeux des Ombriques « survivre à une défaite est le comble de la
honte (a) ».
I/histoire des Gaulois, comme celle des Juifs, offre des exemples
de suicides collectifs: dans Polybe, on voit les Gâtâtes, battus par
l'armée romaine, H faire luer volonln ireni'uit. (3); Tite-Livc raconte
que les Celtes, quand on les attaque de loin à coups de flèches, « se
jettent les uns sur les autres », il ajoute, il est vrai, temere, ce qui
pourrait faire croire qu'il ne s'agit pas de morts volontaires, mais,
quelques lignes plus bas, il nous montre les guerriers blesses par une
flèche élargissant leur blessure pour qu'elle soit plus glorieuse (7|);
quand la flotte des Vénétes est battue par César, des Gaulois se tuent
sur leurs navires pour n'être pas pris vivants (5); Appien nous
montre les Sénons vaincus s'égorgeant eux-mêmes comme des
furieux (6).
Le suicide semble encore approuvé, lorsqu'il est dû au désir de ne
pas survivre à un parent ou à un chef. Une légende veut qu'Arar
s'étant précipité dans un fleuve à la mort de Celtibéros (7), le fleuve
en ait gardé son nom. Quand meurt l'Aquitain Pison, on voit, dans
les Commentaires, son frère, qui était loin du champ de bataille,
revenir et se faire tuer (8). Le cas des soldurii est un des traits origi-
naux de la morale gauloise, parce qu'il nous montre le suicide non
plus approuvé, mais prescrit. On sait que les soldurii se dévouent
à un chef ou à un ami, à la vie et à la mort. Si cet ami meurt de
mort violente, « ou bien ils partagent son sort, ou bien ils se donnent
la mort. » De mémoire d'homme, dit César, on n'en a pas vu un
seul se refuser à mourir, une fois tué l'ami auquel il s'était dévoué (9)».
Les soldurii se brûlaient-ils le jour des funérailles du chef? César
ne le dit pas, bien qu'il parle des esclaves et des clients préférés
qu'on brûlait ce jour-là. Mais Pomponius Mêla écrit que certains
Gaulois se précipitent avec joie sur les bûchers des leurs, comme
pour vivre avec eux (10). S'agit-il de soldurii, ou, comme le croit
d'Arbois de Jubainville (11), de clients, ou tout simplement de
parents ? Les textes ne nous le disent pas. En tout cas, ce qui est
certain, c'est que la morale gauloise approuve, exige parfois qu'on
ne survive pas à un ami, un chef ou un parent.
(1) Strabon, III, 4, 17. (2) Cougny, t. II, n° VII, 39. (3) Polybe, II, 30.
(4) Tite Live, XXXVIII, 21. (5) Dion Cassius, 1. XXXIX, (Bouquet,
p. 110-111). (6) Appien, Hist. rom., IV, 11. (7) Pseudo-Plutarque, De
limais, VI, (Cougny, I, 355). (8) IV, 12. (9) III, 22 ; cf. VII, 40, et
Nicolas de Damas, Hist. univers., ch. 116 (Cougny, t. II, p 494.) Dans
Polybe, (II, 31), on voit le roi celte Anéroéste vaincu par les Romains,
frapper avant de se tuer ses à-jy.-y.xiot. (10) Pomponius Mêla III, 2.
(11) Liltérat. celtique, t. VII, ch. I.'
LES SUICIDES APPROUVÉS 267
Un conte de Plutarque, dans son livre sur la Vertu des femmes,
donne à ,penser que certains suicides romanesques étaient vus avec
faveur. Synorix ayant tué Sinatos, époux de la belle Camima, Gamma
feint d'accepter la main du meurtrier et, le jour des noces, le tue
et se tue (i). Amédée Thierry place ce suicide de Camma entre 87 et
61 avant Jésus-Christ (2). N'y eût-il là qu'une légende, le dénouement
ferait croire encore que ces suicides romanesques plaisaient à l'opi-
nion. Dans le récit de Plutarque, Gamma, avant de se frapper, pro-
nonce quelques paroles, dans lesquelles M. Jullian voit une « prière
du suicide (3) ». Je n'ai pas trouvé d'autre trace d'une prière de
ce genre.
Enfin deux textes célèbres nous montrent que d'autres suicides
-jt aient en honneur chez les Celtes.
D'après Elien, les Celtes « voient dans la fuite une telle honte
que, lorsque leurs maisons s'écroulent et tombent, souvent iils ne
•se sauvent ,paâ, de même lorsqu'elles brûlent et que le feu les entoure
de toutes parts; beaucoup d'entre eux ne reculent pas devant la mer
qui monte. » (4). On a supposé que le Celte qui attend les flots l'épée
& la main cherche à faire reculer les âmes qu'ils contiennent. Je ne
sais ce que vaut l'explication. Elle ne rendrait pas compte des suicides
que commettent les Gaulois en restant dans des maisons en flammes.
Les faits cités par Elien sont si bizarres qu'on se demande s'ïl les
»a bien compris. Mais enfin, qu'il s'agisse d'un suicide de pure bra-
v.ade ou d'un sentiment religieux qui nous échappe, cela fait encore
un cas de plus dans lequel le suicide est sinon prescrit, du moins
approuvé.
Le second est celui de Posidonios: certains Celtes, dit-il, reçoi-
vent en public, h Qednp*, de d'argent, de l'or, quelquefois des
tonneaux de vin; une fois ce don bien confirmé, ils font part de
ce qu'ils ont reçu à leurs proches ou à des amis, puis ils se cou-
chent sur le dos et, étendus sur un bouclier, ils se font couper la
gorge (5). A prendre ce texte au pied de la lettre, les Celtes se seraient
parfois fait tuer pour de l'argent, et pour de l'argent qui n'était
même pas destiné à leur famille. Ici encore, l'étrangeté du fait sug-
gère l'idée que l'observateur s'est trouvé en présence de quelque
cérémonie religieuse dont le sens lui a échappé. Mais, que l'usage
soit ou non d'origine religieuse, il reste que ces sortes de suicide
«ont accomplis en public, c'est-à-dire hautement approuvés.
(1) Ch. XX, (Cougny, III, 317 ss.). (2) Ibid. (note). (3) Jullian,
Littérature poétique des Gaulois, [Revue archéol., 1902, p. 22). (4) Elien,
Ilist. var., XII, 23. (5) Posidonios, XXIII, (Cougny, t. II, p. 320 sg.).
268 LA MORALE CELTIQUE
III
Conclvsion : 1) Les textes ne permettent pas de dire si la morale des Gaulois i
une morale simple favorable au suicide ou une morale nuancée ; 2) hype
thèses confirmées ou démenties par l'exemple des Celtes ; 3) non
ment l'horreur du suicide n'est pas d'origine celtique, mais la morale gau-
loise est un obstacle à l'établissement de la morale simple.
Les quelques textes qu'on vient de voir ne permettent pas de
dire si la morale gauloise est une morale simple aveuglément fa
rable au suicide ou une morale nuancée l'approuvant en certains
cas. Pour arriver à une conclusion ferme, il faudrait avoir la preuve
•ou que iles Celtes blâmaient quelquefois la mort volontaire ou qu'ils
ne la blâmaient jamais. Cette preuve, nous ne l'avons pas.
Tant qu'à risquer une hypothèse, je croirais volontiers, pour
ma -part, que la morale gauloise était,une morale nuancée. M. Jullian,
tout en constatant le goût prononcé des Celtes pour la mort volon-
taire, tout en parlant de « folie du suicide » marque bien que ceux
qui renoncent à la vie obéissent à des motifs déterminés: « On ne
peut pas dire, écrit-il, qu'il (le suicide) fût chez les Gaulois un acte
d'absolue spontanéité et de pur caprice: on se tuait toujours pour
un motif, excès de générosité, défaite militaire, mort d'un patron
ou d'un proche, événement surnaturel (i) ». Cela fait quatre types
ide suicide, mais quatre seulement, et tous les quatre ont quelque
•chose d'élevé ou d'altruiste. Tous, d'ailleurs, se retrouvent à peine
différents dans d'autres morales nuancées. Il me semble enfin
«qu'ils auraient moins frappé voyageurs et historiens s'ils s'étaient
trouvés comme fondus dans une complaisance indiscrète pour tous
les suicides en général. Néanmoins, je le répète, les textes que nous
possédons ne permettent pas une réponse ferme.
Bien que cette incertitude sur un point essentiel empêche d'aller
chercher chez les Celtes les origines de la morale nuancée, je crois
que l'exemple des Gaulois peut être utilement rapproché de quelques
unes des hypothèses que nous a suggérées l'étude de la morale con-
temporaine.
Peut-être appuierait-il celle qui veut que l'horreur du suicide
croisse et décroisse avec l'horreur du sang versé : ces Celtes, si com-
plaisants pour certaines morts volontaires, n'ont certainement pas
-un grand respect de la vie humaine. Dans leur droit pénal, « la
mort, et surtout par le feu, formait le châtiment le plus fré-
quent (2) ». En temps de guerre « on égorgeait comme victimes
(1) Jullian, Hist. de la Gaule, II, 173. (2) Jullian, II, p. 57.
INSUFFISANCE DES TEXTES 269
tous les ennemis, soit dans le combat, soit après la bataille (i) ».
En temps de paix, les Dieux gardaient leurs exigences sanguinaires,
(« d'énormes holocaustes detres humains leur étaient présentés à
des dates fixes (2) ». Faut-il lier ces goûts meurtriers au goût pour
fia mort volontaire? Faut-il dire, avec M. Jullian: « ils n'évitaient
pas plus de périr que de tuer (3 »? C'est assez probable. Il faut
noter seulement, avec M. Jullian lui-même, que les écrivains qui
nous renseignent sur cette morale meurtrière, « n'ont guère parlé
des Gaulois qu'en ennemis (4) ».
L'hypothèse qui lie la complaisance pour certains suicides aux
•idées matérialistes est, au contraire, démentie par l'exemple des
(Gaulois. Non seulement, ils croient à des Dieux et à la vie future,
mais ce sont ces croyances mêmes qui les poussent à la mort. Ils
traitaient la mort, dit M. Jullian, « comme l'épisode d'une existence
géminée. Le suicide était un changement plus tôt opéré et rien de
plus (5) ». Et encore : « Lorsque leur Dieu faisait signe aux Gaulois
de venir, ils étaient prêts (6) ».
L'hypothèse de Durkheim, elle aussi, est démentie par la morale
gauloise. Selon lui, le suicide altruiste doit être attribué « non à
un excès d'individualisation, mais à une individualisation trop rudi-
mentaire », et la réprobation dont le suicide est l'objet « prend plus de
force à mesure que les droits de l'individu se développent en face
de ceux de l'Etat (7) ». Au premier abord, le suicide des soldurii
paraît s'accorder à cette théorie, (encore le lien qui unit les ambacti
à leur chef est-il surtout un(lien moral); mais tout ce que nous ,savons
des Celtes dément la thèse de Durkheim. La Gaule a été appelée la
terre de l'individualisme à outrance: « L'homme, ;écrit M. Jullian,
(je parle des riches et des nobles), refuse sans cesse de subordonner
<son être et son existence à une force collective, famille, clan, tribu
ou cité: la Gaule n'offre pas de ces puissances sociales compactes ei
despotiques telles que furent longtemps la gens romaine et l'état
«partiate. L'individu est très libre et il veut l'être. Il n'entend qu'à
«moitié la notion de solidarité sociale. Hommes d'orgueil, de colère,
d'impulsion et d'indiscipline, les Gaulois ne comptent que sur leur
force et n'agissent que par leur volonté (8) ». Toute l'histoire de la
Gaule appuie cette appréciation. La théorie de Durkheim est donc
ici en défaut.
Par contre, une hypothèse que semble confirmer assez nettement
l'exemple des Gaulois est celle qui lie la complaisance pour certains
suicides, héroïques ou altruistes, à l'existence d'une aristocratie et
aux idées de liberté. En effet, tous les textes que nous avons vus con-
(1) II, 158. (2) Ibid. (3) I, p. 359. (4) II, p. 161. (5) II, p. 173,
(6) I, p. 359. (7) Durkheim, p. 238 et 378. (8) Jullian, II, 431-432.
270 MOftA&B om/nq
'«cerneni l'.ui {i) ou tout an booms le mo
libres. Mais rien a 'autorité à peniei que i i le droit
se tuer et, poilf MM* même- qu'on met à mort aux funérailles du
•maître, il n'est nulle paît question de dévouement volontaire. Le
•droit à certains suicides est l'apanage d'une élite. Or, c'est pré<
ment au sein de cette élite que se développent les habitudes d'indé-
pendance, « l'exubérance des volontés personnelles (2) ». La m
^volontaire apparaît, dans ce monde où l'individu est tout, coi.
aine orgueilleuse manifestation de supériorité et de liberté. C'est une
morale aristocratique, une vertu de luxe, qui inspire aux Gauloi-
se quelques-uns des plus beaux suicides de l'antiquité, de ces suk
qui sont après tout la noble revanche de l'intelligence contre les
brutalités de la vie (3) ».
Ce caractère aristocratique serait plus intéressant pour nous,
je veux dire qu'il éclairerait plus vivement la morale contempor
s'il était prouvé que la morale gauloise fût une morale nuancée.
-Sur ce point, je le répète, nous n'avons malheureusement pas de
certitude. Par contre, ce qui se dégage des faits avec évidence, c'est
qu'il est absolument impossible d'aller chercher parmi les Celtes les
origines de l'horreur du suicide. Non seulement l'horreur du suicide
est un sentiment étranger aux Gaulois, mais leur morale ne peut
qu'être un obstacle au triomphe de la morale simple.
Juifs, Chrétiens, Gaulois se trouvant mis hors de cause, force
est bien de se retourner du côté du paganisme romain.
(1) Les soldurii sont souvent plébéiens, mais pour eux la guerre « engen-
drait une façon d'égalité morale», (Jullianj IIt 78). (2) Jullian II, 431-
(3) Jullian, I2 359.
CHAPITRE IV
Horreur du Suicide et Morale nuancée
nous viennent l'une et l'autre de la Rome païenne
Les Romains passent pour avoir été tout à fait favorables à la
«mort volontaire.
On ne compte pas les auteurs qui, du moyen âge jusqu'à nos
jours, ont opposé sur ce point les complaisances païennes aux
rigueurs du christianisme. A partir de la Renaissance, ce lieu commun
est, parmi nous, classique. A en croire certains écrivains, les Romains
n'autorisent pas seulement un grand nombre de suicides, ils les
admettent tous, quelle qu'en soit la cause. Garrison, par exemple,
qui a donné une analyse très exacte des théories du Code et du Digeste,
'écrit au cours de son étude des phrases comme celles-ci: «Pour les
citoyens de Rome, le principe était: Liber mori.... Les Romains ont
toujours estimé que l'homme était libre de quitter la vie qui lui
déplaisait... Chacun est libre de se débarrasser du fardeau de l'exis-
tence, (i) »
Des déclarations de ce genre m'ont longtemps dissuadé d'aller
chercher au sein de la société romaine l'origine de notre morale : il
va sans dire que je ne comptais pas fy trouver l'horreur du suicide;
mais je n'espérais même pas y découvrir le principe de notre morale
nuancée: comment y aurait-il nuances, là où la même faveur aveugle
s'étend à tous ceux qui se tuent?
L'étude des textes a, peu à peu, eu ,raison de mon préjugé. Non
seulement elle nous montre que les Romains, loin d'avoir jamaÎ3
approuvé indistinctement tous les suicides, ont eu une morale nuancée
assez analogue à la nôtre, mais elle laisse apparaître le même
dualisme que nous avons constaté dans la .conscience contemporaine;
au-dessous de la morale nuancée on découvre vite au sein de la société
romaine, ce que nous avons vainement cherché au sein du judaïsme
et du christianisme : la morale simple, l'horreur du suicide.
Il va sans dire que, ni cette morale nuancée, ni cette morale
simple, ne doivent être considérées comme des créations romaines.
Sur plus d'un point, elles semblent étroitement apparentées à des
>ctrines ou des usages grecs. Mais, étant donné l'objet précis de
ta recherche, j'ai cru pouvoir m'en tenir à rce qui intéresse directe-
(1) Garrison, p. 312 41, 71.
272 LES MORALES ROMAI
nient notre morale: si les Greci onl influé sur elle, c'est, en gi
jusqu'à la Renaissance, à travers la littérature, le droit et les mœurs
de l'empire.
Je vais essayer de montrer:
i° Qu'on ne trouve pas trace, dans la société romaine, d'une
morale simple aveuglément favorable à tous les suicides, mais qu'on
y trouve, par contre, une morale nuancée jugeant les suicides sur
leurs motifs;
2° Qu'on y trouve également une morale simple confondant tous
les suicides, quels qu'en soient les motifs, dans une même aversion.
La morale nuancée : 1) Faits qui pourraient faire croire à l'existence d'une
morale simple favorable au suicide : a) la morale écrite : formules épicu-
riennes, Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle ; b) le droit romain ne punit pas
le suicide ; pendant quelque temps l'accusé qui se tue échappe à toute
répression ; le mortis arbitrium est une faveur ; c) mœurs et littérature
semblent favorables au suicide ; 2) Faits prouvant qu'il y a morale nuancée :
a) nuances de la morale platonicienne, épicurienne, stoïcienne ; b) le suicide
est peut-être quelquefois puni ; le droit classique permet de punir le
coupable qui se tue ; c) on trouve dans les mœurs et la littérature des
traces d'aversion pour certains suicides. 3) Analogie de cette morale
nuancée avec celle de l'époque contemporaine.
Assurément plusieurs faits donnent d'abord à penser que la
Société romaine est favorable au suicide.
D'abord, on trouve1 en grand nombre, dans les écrits des mora-
listes latins, des formules dont la hardiesse contraste de façou frap-
pante avec le tour mesuré et prudent de nos formules modernes.
Le de Finibus commence par un exposé de la doctrine épicu-
rienne: J'homme est au-dessus de la souffrance, car il n'a qu'à sortir
de l'existence, lorsqu'elle lui déplaît, comme on sort d'un théâtre;
' — le sage est toujours heureux, parce que « il n'hésite pas, si cela
vaut mieux, à s'en aller de cette vie (i) ».
Dans la seconde partie de l'ouvrage, Caton développe la thèse
stoïcienne: « souvent il est du devoir du sage, bien qu'il soit par-
faitement heureux, de quitter la vie, s'il le peut faire à propos (2) ».
Cicéron, qui combat et le stoïcisme et l'épicurisme, s'attache
bien à réfuter le moriatar des épicuriens (3), mais, dans le De finibus,
il Joue sans réserve Décius et Lucrèce (4), ailleurs il approuve
Caton (5); enfin, dans le dernier livre des Tusculanes, parlant de
(1) 1,19; 1,15. (2) 111,18. (3) 11,30. (4) 11,19, 20; cf. Deofficiis, 1,18
et 31. (5) Tuscul, 1, 30; cf. II, 24.
COMPLAISANCES DES MORALISTES 273
ceux qui éprouvent de trop rudes souffrances, il s écrie: « Quelle
■raison, grands Dieux, avons-nous de souffrir? Un port s'ouvre à
nous: la mort, refuge éternel où l'on ne sent plus rien... Paul-Emile
répondit à Persée, qui le suppliait de ne pas le .traîner à son triomphe:
cela dépend de toi... Pour moi, il me semble que, dans la vie, il
faut observer la loi qui règne dans les festins des Grecs: aut bibat
aut abeat! Voilà qui est bien. Qu'on partage avec les autres convives
le plaisir de boire, ou bien, si l'on ne veut pas s'exposer, sobre, aux
violences des buveurs, qu'on se retire à temps. De même, si les coups
de la fortune se font insupportables, délivrez-vous par la fuite! (i) »
Dans le poème de Lucrèce, la Nature dit aux hommes: si vous
avez pris la vie en dégoût, pourquoi chercher à multiplier des jours
qui doivent finir tristement et passer sans vous apporter aucune
joie, non potius vitae firiem facis atque laboris? (2)
Certaines phrases, bien souvent citées, de Sénèque semblent con-
sacrer le droit au suicide: « Vivre dans la nécessité est un mal; mais
vivre dans la nécessité n'est pas une nécessité (3) ». Une lettre à Luci-
lius loue Marcellinus de s'être tué pour une maladie non pas incura-
ble, mais longue et fâcheuse (4). Ailleurs Sénèque attaque fran-
chement ceux qui tiennent le suicide pour criminel: « Qui parle
ainsi ne prend pas garde qu'il ferme le chemin de la liberté »; la
vie serait parfois horrible s'il n'était pas possible d'en sortir; par
'bonheur, si rude que soit l'esclavage présent, les chemins qui mènent
à l'indépendance sont courts, nombreux et faciles; et Sénèque con-
clut fièrement: « il te plaît de vivre? — vis — il te déplaît? — libre
à toi de retourner d'où tu viens (5) ». Je choisis cette phrase entre
beaucoup d'autres: il est clair que, prise à la lettre, elle consacre,
sans le limiter, le droit à la mort.
Pline l'ancien, dont les réflexions morales sont si souvent ori
'ginales et intéressantes, écrit: c'est une grande consolation de penser
que Dieu ne peut pas tout: il ne peut pas se tuer; pouvoir se tuer.
§ c'est ce qu'il a donné de meilleur à l'homme (6).
Quelle âme, s'écrie Marc-Aurèle, que celle qui est prête dès Tins
tant où il faut sortir du corps 1 Et il écrit encore: Es-tu réduit à l'in-
dignité? — Sors de la vie avec calme (7) ».
Le droit semble, lui aussi, tout à fait favorable au suicide.
On a écrit que, sous les rois, les suicidés étaient « livrés aux
hêtes ou exposés sur un gibet ignominieux (8) ». Mais les textes allé-
gués ne disent rien de tel: l'historien Cassius Hemina dit seulement
(1) Ibid, V. 40. (2) Chant III, v. 956. Cf. le vers (III, 1051 )sur le suicide de
JDémocrite. (3) EpisL, XIII. (4) Epist.,LXX\ll (5) Ibid. (6) Hist. nat.
II, 5. (7) Penséesl XI, 13 et VIII, 49. (8) Nicolay, Histoire des croyances^
•t. II, p. 263.
18
i\\n\ lorsque TàrqUin. voulut fors Romains à travailler aux.
tigouis, beaucoup se pendirent: .sur quoi le roi irrité ordonna que
leurs torpi tu wiM mis en croix (i). Mais oe n'était assurémë]
'la loi, ni l'usage, car Pline l'Ancien, qui rapporte le même fait,
ajoute en tenues exprès qu'il était sans précédent et fut San
main, nocutn cl ih<\>:c<><iiluhun anle poslcaque remedintu (■>.). J'ai
qu'on ne pourrait conclure d'une mesure concernant les pendus
à une mesure concernant les suicidés eu général; car 'e suicide par
•pendaison fit l'Objet d'une législation spéciale qu'on verra plus
loin (3).
Non moins risquée est l'hypothèse selon laquelle la Loi des
douze tables aurait puni le suicide. M. Alpy, de nos jours, a défendu
cette opinion, mais sans alléguer un seul texte (4). Le silence des
jurisconsultes de l'époque impériale, celui de Servius dans sa fameuse
note sur Y Enéide, celui d'Aulu-Gelle, dans (la longue discussion
qui se trouve au premier livre des Nuits Aitiques (5) donnent bien à
penser que la loi des douze tables ne s'occupait pas du meurtre de
soi-même. J'ajoute que les historiens ne font nulle part allusion
à une mesure pénale ayant frappé le suicide à l'époque des Rois ou
sous la République : Scipion, Laelius, Q. Catulus, Caton, Marius,
Brutus, Cassius, Atticus, Lucrèce, Calpurnie, Servilie, Porcie (6)
sont des personnages d'importance, de ceux sur lesquels l'histoire
Se plait à recueillir les moindres anecdotes : comment croire, s'il
y avait eu à leurs funérailles ne fût-ce qu'une modification légère-
au rite des obsèques, qu'aucun auteur n'y ait fait allusion? Dira-t-on
que c'est précisément pareequ'il s'agissait de grands personnages,
que les lois n'ont, pas joué? Mais Valère-Maxime rapporte des suicides
beaucoup moins illustres et ne parle d'aucune peine (7), parfois
(1) Cité par Servius, Ad Aeneid, XII, 603. Le texte, d'ailleurs, ne parle
pas de suicidés livrés aux bêtes. (2) XXXVI, 24. (3) Voir plus loin, p. 294.
(4) De la répression du suicide, p. 19. La même hypothèse avait été défendue
par le Dr Lisle (Du suicide, P. 1856, p. 355). L'opinion contraire est défen-
due par Geiger et Garrison et par Siben, L' homicide et le parricide en droit
romain, P. 1885, p. 39 ss. (5) XX, ch. I. Vu l'objet de la discussion, il
serait peu explicable qu'on ne parlât pas du suicide si la Loi des douze
Tables l'avait puni. (6) Voir sur Scipion et Laelius, Valére-Maxime, III,
2, 12 et IV, 7, 5 ; sur Cassius et Brutus, Velleius Paterculus, II, 70 ; sur
Catulus et Marius (le fils), Diodore de Sicile, XXXIX ; dans aucun récit grec
ou latin de la mort de Caton je n'ai trouvé une allusion à un châtiment
quelconq\ie ; Cornélius Nepos note que toute une foule se presse aux funé-
railles d'Atticus (Vie d' Atticus). Suétone note comme un trait de cruauté que
la tête de Brutus est envoyée à Rome et jetée aux pieds de la statue de
César (Auguste, XIII). Sur Lucrèce, v. Tite-Live, 1,59. Ovide dit de Lucrèce:
Fertur ad exsequias (Fastes, II, v. 847). Denis d'Halicarnasse dit que
le corps est porté sur une lectica couverte de drap noir. Sur Calpurnie et'
Servilie, voir Velleius, 11,26 et 88, sur Porcie, Valère-Maxime, IV, 6, 5
(7) Valère-Maxime, IV, 6; 2, et IV, 7, 5 ; cf. Velleius, II2 6.
COMPLAISANCES DU DROIT 275
même il signale que le suicidé a été enseveli (i). Dira-t-on encore que
les suicides dont parle Valère-Maxime ont d'ordinaire un motif
élevé ou touchant ? Mais Tite Live ne parle d'un refus de sépulture
ou d'un châtiment quelconque frappant le suicide ni pour Appius
Glaudius, ni pour les matrones qui se tuent dans l'affaire des em-
poisonneuses, ni pour les soldats parjures frappés d'infamie après
la bataille de Cannes, ni pour la Vestale qui se frappe après avoir
violé son vœu, ni a propos des accusés qui mettent fin à leur vie
au cours de la fameuse enquête sur les Bacchanales (2).
Le droit de l'époque impériale ne porte pas de peine contre îa
suicide et il indique expressément sept cas (3) dans laquelle le suicide
n'entraîne pas la confiscation des biens; c'est lorsqu'il y a :
i° Dégoût de la vie : ceux qui se tuent taedio vitae, écrit Ulpien,
in ea causa sunt ut tesiamenla eorum valeant (4), doctrine classique
qu'on retrouve au Digeste en plusieurs lieux (5); le Code précise que
les héritiers recueillent la succession, même ab intestat (6);
20 désir de se dérober à la maladie (7), à la souffrance (8);
3° chaorin causé par la mort d'un fils (9);
[\° honte de ne pouvoir payer ses dettes, entendons désir d'échap-
per à l'infamie qui atteint le débiteur insolvable (10);
5° envie d'étonner, jactutio, désir de faire parler de soi en s'illus-
trant par une belle mort (11);
6° accès de folie (12);
70 Idiotie, insania, ou même un grave défaut d'intelligence (i3).
(1) ValèrcMaxime, IV, 6, 3. (2) Tite-Live, III, 58 ; VIII, 18 ; XXII
61, 57 ; XXXIX, 17. Les restes de Caîus Gracchus sont jetés au Tibre, mais
on ne peut voir là une manifestation populaire contre le suicide, car la même
peine avait été infligée à son frère Tibérius, (Velleius, II, 6). (3) Garrison,
dont je suis ici l'exposé, (ch. III), ajoute un huitième cas «outrage à la
pudeur i), mais il reconnaît lui-même que « les textes sont muets sur ce point. »
(4) Digeste, 1. XXVIII, t. 3, loi 6, parag. 7. (5) Digeste, 1. III, t. 2«
loi 2, p. 3 ; 1. XLVIII, t. 21, loi 3, p. 4 et 6 ; 1. XLIX, t. 14, loi 45, p. 2.
(6) Code, 1. IX, t. 50, loi 1. (7) Digeste, 1. XXVIII, t. 3, loi 6, p. 7, et 1.
XLIX, t. 14, loi 45, p. 2. (8) Digeste, XLVIII, t. 21, loi 3, par. 4 et Code, l.IX
t. 50, loi 1. (9) Ce motif n'est indiqué qu'une fois dans un rescrit d'Adrien,
cité par Marcien, (Digeste, 1. XLVIII, t. 21, loi 3, p. 5) : il s'agit d'un père
qui, accusé d'avoir tué son fils, se tue ;on décide qu'il s'est tué par regret
de la mort de son fils et qu'il n'y a, par conséquent, pas lieu à confiscation.
(10) Digeste, 1. XLIX, t. 14, loi 45, p. 2. Dans les Actes des Martyrs, on voit
parfois le magistrat demander aux chrétiens si ce n'est pas à cause de leurs
dettes qu'ils désirent mourir. (11) Digeste, 1. XXVIII, t. 3, loi 6. Les
suicides de flagornerie, comme ceux des Romains qui se tuent pour obtenir
la guérison de Caligula, (Suétone, Caligula, XIV), étaient probablement
réputés belles morts. Sans doute n'y eut-il pas confiscation pour les amis
d'Othon qui se tuent aemulatione decoris et caritate principis (Hist., II, 49),
car Tacite écrit (ibid. 62) : rata juere eorum qui acie othonica ceciderant testa-
menta. (12) Code, 1. VI, t. 22, loi 2 et 1. IX, t. 50, loi 1. (13) Code, 1. IX, t.
50, 1. 1.
1Î7C) LES MORALES ROMAINES
Non seulement la doctrine qui s'affirme ainsi est une doctrine
réelle, — car la plupart des textes sur lesquels elle s'appuie sont
décisions visant des cas concrets, — mais il est certain que la liste
qu'on vient de voir n'est pas limitative. Si les juriconsultei ne
parlent pas des suicides dus au désir d'éviter le déshonneur, c
sans doute que la réponse à faire leur eût paru trop évidente (i).
D'ailleurs quelques mots glissés ça et là expriment bien le parti
pris de ne pas limiter l'indulgence; un texte sauve les successions
de ceux qui se tuent taedio vltae aut aliquo casu, (2) un autre parle
de ceux qui se tuent par dégoût, par souffrance, vel alio modo (3).
Excuser ceux qui se tuent par dégoût de la vie « ou autrement »,
c'est bien, semible-t-il, excuser dans la pratique tous les suicides. Le
droit romain alla parfois plus loin.
D'abord, sous la République et au début de l'empire, il institue
une véritable prime au suicide en admettant que celui qui se tue
sous le coup d'une poursuite ou au cours d'un procès, échappe à
toute condamnation.
Quand le Samnite Brutulus Papius, près d'être livré aux Romains*
se tue, Tite-Live note qu'il se soustrait ainsi « à l'ignominie et au
supplice, » et les Romains, loin d'exiger un châtiment posthume,
refusent le cadavre qu'on veut leur livrer. (4) Il n'est question de
procès post mortem ni pour Fabius (5), ni pour les femmes qui se
tuent au cours de l'affaire des poisons et de l'affaire des Baccha-
nales (6). L'an 687 de Rome, Licinius Macer s'étrangle au moment
où l'on vient de voter sa condamnation, mais avant que le verdict ne
soit prononcé. Au moment de se tuer, il fait dire à Cicéron se non
âamnatum, sed reum periisse et proinde sua bona hastae subjici non
posse, et, d'après Valère-Maxime, la sentence n'est pas prononcée, (j)
Une phrase célèbre de Tacite montre que, sous le règne de Tibère,
ceux qui se tuent avant d'être poursuivis ou condamnés peuvent
échapper à la confiscation des biens et au refus de sépulture : ,après
avoir rapporté l'histoire de Labéon qui, craignant une condamna-
tion, se tue avec sa femme, Tacite ajoute : « La crainte du bourreau
multipliait ces morts précipitées; en effet, pour les condamnés il
y avait confiscation et refus de sépulture, mais, si l'on se tuait soi-
même, les corps étaient ensevelis et les testaments valables : pretium
festinandi! » (8).
(1) Les suicides destinés à sauver la chasteté ne sont pas visés au
Code ni au Digeste. Mais il n'est question de confiscation ni pour Mallonia
(Suétone, Tibère, 45), ni pour Sextus Papinius qui se tue après avoir été
séduit par sa mère, (Annales, VI, 9), ni pour les femmes chrétiennes dont
parlent Eusèbe et Lactance (voir page 246). (2) Code, 1. IX, 50. (3) Digestex
1 XLVIII, t. 21, loi 3, parag. 4. (4) Tite-Live, VIII, 39. (5) VI, 1.
(6) VIII, 18, XXXIX, 17. (7) Valère-Maxime, IX, 12, 7. (8) Annales,
VI, 29. '
LE MORTIS ARBITRITJM 277
Ce n'était pas une loi absolue : il y a, sous la République et au
début de l'empire, des exemple de procès poursuivis et de sentences
rendues après le suicide de l'accusé (i). Mais c'était, semble-t-il,
l'usage courant pour les hommes d'un certain rang et lorsqu'il
s'agissait de crimes politiques, Tacite et Suétone rapportent d'innom-
brables exemples de suicides provoqués par une accusation pu une
menace d'accusation de lèse-majesté et ils parlent rarement d'un
châtiment possible (2); Asiatieus, près de se tuer, va examiner le
bûcher sur lequel il sera brûlé (3); le corps de Sénèque est brûlé
sans pompe, conformément à ses dernières volontés (4); Mella et
Pétrone font leur testament (5). Parfois les délateurs eux-mêmes
sont privés de leur prime quand l'accusé sait prévenir la sentence
fatale (6).
Second fait plus décisif encore et qui semble bien marquer dans
le droit le triomphe de la morale simple : sous la République
et l'empire, on voit le liberum mortis arbitrium accordé comme une
faveur à certains condamnés, refusé à d'autres. On sait le mot de
Paul-Emile, à propos de Persée (7) auquel, d'après Diodore de
Sicile, on jette dans sa prison un glaive et une corde (8). A propos
de l'assassinat du tribun Postumius, Tite-Live note « la modération
et la douceur extrême des magistrats », parce qu'ils se contentent de
la mort de quelques soldats qui, d'après l'opinion générale, se tuent
eux-mêmes (9). Par contre, dans l'affaire des Racchanales, il relève
comme un trait de sévérité que Minius Cerrinus est gardé à vue
de façon qu'il lui soit impossible de se détruire (10).
Au début de l'empire, le mortis arbitrium est une faveur que le
Prince octroie aisément, au moins quand l'accusé est d'un certain
rang. Je ne cite pas les noms de tous les Romains qui, à l'exemple
de Thraséas, de Pétrone, de Sénèque, reçoivent l'ordre de se tuer
et s'y prêtent de bonne grâce. Les pages .de Tacite et de Suétone
qui en contiennent la longue et pénible énumération (11), sont con-
nues de tous. Pour bien marquer la faveur faite au condamné, l'em-
(1) Les biens d'Appius Claudius sont confisqués après son suicide
(Tite-Live, III, 58) ; Val ère-Maxime cite le cas d'un tribun qui se tue
sous le coup d'une accusation grave et n'en est pas moins condamné
(VI, 1, 11). Tacite signale lui aussi des procès poursuivis et des sentences
rendues après la mort de l'accusé [Annales, II, 31 ; III, 15 ; IV, 19).
(2) Voir Tacite, Annales IV, 34 ; V, 6 ; VI, 26, 29, 38, 39, 40, 48,
49 ; XII, 8, 59 ; XIII, 25 ; XV, 57 ; XVI, 11, 14, 15, 17, 33. (3) Ann., XI, 3.
(4) XV, 64. (5) XVI, 17, 19. (6) Tibère s'oppose à ce que le Sénat en
fasse une règle (Ann., IV, 30), mais une phrase de Sénèque Consolatio ad
Marciam, XXII), donne à penser que cette règle fut adoptée par la suite.
(7) Tite-Live, XLV, 39. (8) Diodore, XXI. (9) Tite-Live, IV, 50, 51.
(10) XXXIX, 19. (11) Fatigant animum, dit Tacite, Ann., XVI, 16.
21 S 8 KO. MAI
percnr lui laisse parfois le ehois de l'heure, voire du jour (i). Pour
la marquer mieux encore, il refuse ;i plusieurs le droit <lc mourir
de leur main (a) : sons Tibère, Agrippine est nourrie de force (3);
des Romains accusés se font des blessures mortelles ou avalent do
poison en plein Sénat : on bande leurs plaies et <>n les traîne aux
Gémonies, mori volentibus vis adhibila vivendi (4). Quand Vibulenua
Agrippa essaie de s'empoisonner, des licteurs se jettent sur lui.
l'entraînent dans un cachot et l'étranglent (5). Le liberum mortis
arbitrium est donc bien un privilège. Ce seul trait montre évidem-
ment une extrême complaisance pour la mort volontaire.
Les mœurs paraissent bien refléter la même complaisance. Non
seulement les historiens rapportent un grand nombre de suicides
de tous genres (devotio (6), suicides dus au désir d'expier (7),
d'éviter l'infamie du supplice (8), de fuir la maladie, la souffrance,
la vieillesse (9), de ne pas survivre à un être cher : mari, femme (10),
enfant (n) ami (12) chef (i3) de prévenir ou de laver un outrage,
d'éviter l'infamie (i5), de ne pas tomber aux mains de l'ennemi (16),
suicides dus au dégoût de la vie (17), suicides accomplis par ordre
(18), suicides politiques (19), mais plusieurs de ces suicides paraissent
(1) Suétone note comme un trait de cruauté que Néron n'accordait qu'un
délai d'une heure, (Néron XXXVII) . Sous Tibère, Vibius feint de se laisser mou-
rir de faim et, le Prince étant mort au bon moment, survit (Ann., VI, 48). Mais
en principe, il ne fallait pas se manquer : Albucilla, qui se porte un coup mal
assuré, est aussitôt conduite en prison, (Ibid). (2) Ou il l'accorde comme une
grâce : sous Domitien, le Sénat veut condamner à une peine atroce des
citoyens accusés de lèse-majesté, Domitien demande ut damnatis liberum
mortis arbitrium indulgeatis, (Suétone, Domitien, XI ; cf. ibid., VIII). (3)
Suétone, Tibère, 53. (4) Suétone, Tibère, 61. (5) Ann., VI, 40. (6) Tite-
Live, VII, 8 ; VIII, 9 ; X, 28 et 30. D'après Florus, les vieillards qui attendent
l'arrivée des Gaulois vainqueurs se sont, comme les Decius et Curtius, dévoués
régulièrement. (7) Tite-Live, XXII, 57 ; Valère-Maxime, V, 5, 4 ; V, 8, 3 ;
V, 8, 4, etc. (8) Tite-Live, III, 58 ; VI, 1 ; VIII, 39 ; Valère-Maxime, 1, 4, 3 ; VI,
1, 11 ; IX, 12, 6, et on pourrait ajouter à cette liste tous ceux qui se tuent
sous l'empire au moment où ils vont être accusés de lèse-majesté. (9) Corne-
liu Nepos, Vie d'Atticus ; Sénèque, Epist., LXXVII ; Pline le Jeune, Epist.,
I, 12 ; I, 22 ; III, 7 (suicide de Silius Italicus tourmenté par un abcès
incurable ) ; VI, 24. (10) Velleius Paterculus, II, 26 ; II, 88 ; Valère-Maxime
IV, 6, 2 ; IV 6, 3 ; IV, 6, 5 ; Tacite, VI, 19 ; XV, 63 ; XVI, 34 ; Pline, III,
16; VI, 24, etc. Voir la liste que donne Garrison, p. 48. (11) Tite-Live,
XLII,28. (12) Valère-Maxime, IV, 7, 2 ; IV, 7, 5 ; IX, 12, 6; Velleius
Paterculus, II, 7. (13) Tacite, HisL, II, 49; Diodore de Sicile, XXXIX.
(14) Voir plus haut, p. 276, note 1. (15) Tite-Live, XXII, 61. (16) Valère-
Maxime, III, 2, 13 ; Diodore de Sicile, XXXVI ; Dion Cassius, XL, 25. (17)
Tacite, Ann.,Vl, 26. (18) Tacite, Ann., I, 35 ; II, 31 ; III, 15, 50 ; IV, 19, 22.
30, 34 ; VI, 26, 29, 38, 39, 40, 48, 49 ; XI, 3, 37 ; XII, 8, 59—; XIII, 25 ;
XV, 57, 61, 64 ; XVI, 11, 14, 15, 17, 19, 26, 33 ; etc. (19) Il y a suicide
politique pur quand celui qui se tue n'a, comme Caton, rien à craindre
LES MŒURS 279
approuvés par l'opinion. Quatre faits donnent l'impression qu'il
s'agit même parfois d'une sorte d'engouement, d'une mode.
D'abord sur l'interminable liste des suicidés dont l'histoire
a conservé le nom, on trouve en foule les personnages les plus
illustres, ceux dont l'exemple, par le seul fait qu'il est connu de tous,
est un enseignement, membres des plus hautes familles, chefs de
parti, empereurs ou prétendants à l'empire : Appius Claudius,
Oppius, Fabius, Curtius, Decius, Silanus, Scaurus, C. Gracchus,
Scipion, Marius, Caton, Cassius, Antoine, Atticus, Thraséas,
Pétrone, Sénèqe, Lucain, Nerva, Néron (i) Othon, Gordien (2),
Quintillus (3), Taurinus (4), Julianus (5), Florien (6), Albinus, Ma-
gnence, Decentius (7), et, à cette liste, qu'il serait si facile d'allonger,
il faudrait encore ajouter tous ceux qui veulent se tuer : César (8),
Octave (9), Adrien (10), Septime-Sévère (11), etc..
Second fait, des personnages obscures par ailleurs, deviennent
célèbres par le seul fait qu'ils se tuent ou veulent se tuer : ce n'est
pas seulement le cas de Lucrèce dont la renommée pourrait s'expli-
quer par les conséquences politiques qu'eut son acte, mais Portia,
Pauline, Arria, Epieharis et bien d'autres ne doivent leur gloire qu'à
leur suicide ou à leur tentative de suicide.
Troisième fait, on donne parfois, et à des personnes qu'on aime,
le conseil de se tuer; ce ne sont pas seulement les rois déchus comme
Persée qui se voient offrir le glaive et la corde : Urgulanie envoie
un poignard à son petit fils prisonnier (12) ; Lepida dit à sa fille Mes-
•saline de ne pas attendre les bourreaux : transisse vitam neque aliud
quam morti decus quœrendum(l3). Des amis de Thraséas lui disent
qu'ayant réglé sa vie sur les maximes des grands hommes, il n'a
plus qu'à chercher comme eux une fin glorieuse. (14) Ce même Thra-
séas essaie sans succès de faire renoncer sa belle-mère, la fameuse
pour sa vie ou quand il se dévoue à l'intérêt public comme Othon. Mais
il est souvent difficile de dire si celui qui se donne la mort redoute la
vengeance de son ennemi ou ne veut pas survivre à la ruine de ses espérances,
•de son parti ; la question peut se poser pour Brutus, Cassius, Antoine, Ma-
gnenee, etc., et pour ceux qui, appartenant aux partis vaincus, meurent,
alors qu'il leur serait, semble-t-il, assez facile de prendre la fuite.
(1) Néron est enseveli très décemment, d'après Suétone (Néron, 50),
humblement, d'après Eutrope (VII, 18). (2) Gordien s'étrangle, ce qui ne
l'empêche pas d'être mis au rang des Dieux, Hist. Auguste, Les deux Maximins
19 et 24 ; Les trois Gordiens, 16 ; Maxime et Balbin, 4. (3) Aurelius Victor,
Epitome, 34. (4) Ibid, 24. (5) Ibid, 39. — Le suicide de Dioclétien
[ibid., 39), est, d'après Duruy (VI, 624), une légende d'origine chrétienne.
(6) Ibid, 36. (7) Aur. Victor, Césars, 20 ; Epitome, 42. (8) César, se
croyant vaincu, veut se tuer (Suétone, César et Eutrope, VI, 19). (9) Voir
Diodore de Sicile, IV, 39. (10) Aur. Victor, Epitome XIV, Adrien veut se
tuer pour mettre fin à ses souffrances et on doit le garder à vue. (11) Ibid,
;20. (12) Ann., IV, 22. (13) XI, 27. (14) XVI, 26.
280 LES MOKAUiS KO.MAI
Ania à ses projeta de suicide : voudriez-vous donc lui demande-i-il,
si l'on nie forçai! à quitter la vie, que votre fille la quittât a
moi? — Oui, répond Arria, quand elle aura vécu avec voufl comme
j'ai vécu avec Pétus (i).
Quatrième fait, bien loin de cacher les suicides comme nous
faisons aujourd'hui, on les étale au grand jour. Velleius Paterculus
ne nous laisse pas ignorer que son aïeul s'est tué. (2) Ceux qui
songent au suicide font part de leur projet à leurs parents et à leurs
amis. Quand G. Rufus décide de mourir de faim, il le dit à sa femme
et à sa fille et discute avec elles sans se laisser fléchir. (3) ïitius
Ariston, malade, convoque quelques amis et les prie d'obtenir des
médecins un avis sincère': si sa maladie doit seulement être longue
et difficile, il usera de constance ; si elle est incurable, il se tuera. (4)
Non seulement on ne se cache pas, mais, comm d'autres cherchent
à bien mourir, on cherche à bien se tuer : Sénèque meurt en dictant
un discours; (5) Lucain récite des vers de la Pharsale; (6) Vestinus
recevant à l'improviste l'ordre de se tuer, se fait ouvrir les veines
sans un mot de récrimination ou de plainte; (7) Thraséas, en
attendant l'ordre fatal, s'entretient avec Démétrius de la nature de
l'âme et, voyant le sang couler de ses veines, l'offre en libation à
Jupiter libérateur (8); Pétrone règle les détails de son suicide
comme il ferait ceux d'une fête (9).
Enfin, on trouve dans la littérature bien des textes favorables
au suicide.
D'abord les historiens qui signalent tant de morts volontaires
approuvent souvent ceux qui se tuent. Salluste, César, Tite-Live
rapportent en général les faits sans commentaires. Mais Velleius
Paterculus estime qu'Antoine rachète sa vie par son suicide et que
la femme d'Antistius, comme celle de Lépide, s'assure une gloire
immortelle (10). Florus ne peut se tenir de louer la femme d'Asdrubal
et les femmes des Gimbres qui se tuent après la défaite de l'armée
barbare. (11) Valère-Maxime, l'historien moraliste, cite comme autant
de traits de vertu les suicides de Scipion, de Caton, d'Othridate, de
Théagène, de Létonius, de Pétronius, de bien d'autres qui ne veulent
pas survivre à leur parti ou à leur chef ou tomber aux mains de
l'ennemi. (12) A propos du fils du premier Africain, qui, pouvant
se tuer, se laisse faire prisonnier par Antiochus, il écrit : « Quoi de
plus semblable à un monstre? » (i3) Les femmes qui se tuent pour
(1) Pline le jeune, Epist. III, 16. (2) II, 76. (3) Pline, Epist., I, 12.
(4) Ibid., I, 22. (5) Ann., XV, 64. (6) XV, 70. (7) XV, 69. (8) XVI,
35. (9) XVI, 19. (10) Velleius Paterculus, II, 87, 26, 88. (11) Florus, III
et IV. (12) III, 2, 13, 14 ; III, 2, 4, 6 ; IV, 7, 2, 5 ; V, 5, 4; VI, 8, 2, etc.
(13) III, 5, 1.
COMPLAISANCES DE LA LITTÉRATURE 281
suivre leur mari dans la mort lui arrachent des cris d'admiration (i).
Il approuve les accusés et les condamnés qui se dérobent au sup-
plice (2). Il n'a garde de blâmer la nonagénaire de l'île de Céos qui,
parfaitement heureuse, mais craignant un retour de fortune,
demande à Pompée l'autorisation de se tuer en plein bonheur et
meurt en invoquant les Dieux (3).
Tacite, après avoir rapporté un grand nombre de suicides, a bien
une fois un mouvement de révolte : il flétrit « la patience servile »
de tous ces grands que l'ordre des tyrans trouve si prompts à l'obéis-
sance et qui meurent ainsi « lâchement. » (4) Mais, se resaisissant
aussitôt, il demande le droit de ne les point haïr. D'ailleurs ce qu'il
blâme en eux, ce n'est pas qu'ils se tuent au lieu de se faire tuer,
c'est qu'ils ne se révoltent pas. Dans son fameux récit de la mort
de Thraséas comme dans son récit de la mort de Sénèque, l'admira-
tion perce à chaque ligne. Quand Scaurus accusé se tue, Tacite
note que ce trépas est « digne des anciens Emiles. » (5) Quand
Messaline refuse de se tuer, il écrit : « Rien d'honnête ne restait en
elle. » (6) Malgré le cri de révolte qui lui échappe une fois à la
pensée de tout ce sang noble qui coule sans profit pour Rome, on
a bien l'impression que Tacite, au fond, admire dans ces suicides tout
ce qu'y admiraient ceux qui en avaient été témoins. En tout cas, nul
plus que lui n'en a relevé la morne grandeur. Son récit du suicide
d'Othon (7) a suffi à immortaliser un prince que rien d'autre ne
rendait digne ni de gloire ni d'intérêt, et les Annales semblent, par
endroits, les Actes des Martyrs du stoïcisme.
Les rédacteurs de l'Histoire Auguste rapportent moins de suicides,
et ils ne commentent guère, mais on ne voit pas apparaître, dans
leurs écrits un état d'esprit nouveau : Capitolinus ne paraît pas sur-
pris que Gordien, qui s'est étranglé, soit mis au rang des Dieux; (8)
on retrouve dans Aurelius Victor tous les suicides classiques, Lu-
crèce, C. Graochus, Marius, Mithridate, Gaton, Brutus etc. Nulle
part on n'a l'impression que l'auteur porte .sur ces morts célèbres
un autre jugement que ses devanciers (9).
A côté des historiens, PHne le jeune admire l'héroïsme d'Arria,
le suicide des époux qui ne veulent pas que la mort les sépare et
celui des malades incurables (10).
(1) II, 6, 14 ; III, 2, 14 ; IV, 6, 5. (2) I, 4, 3 ; V, 8, 4 ; IX, 12, 6.
(3) II, 6, 8. (4) Annales, XVI, 16. (5) VI, 29. (6) XI, 37. (7) Voir
notamment le discours d'Othon et la simplicité délicate que lui prête Tacite:
Plura de extremis loqui pars ignaviœ est, etc. (Hist., III, 47). (8) Capitolinus,
Les trois Gordiens. 15, 16. (9) Voir dans le De viris illustribus (qui n'est
peut-être pas d'Aur. Victor), 65, 67, 68, 76, 80, 82, 83, 85, 86 ; dans les
Caesares, 5, 7, 20, 34, 41 ; dans VEpitome, 5, 14, 20, 24, 36, 39, 42. (10) Epist,
I, 22 ; I, 12 ; III, 7 ; VI, 24.
282 i.i:s
la littérature d'imagination n'est pas chez les Borne
ïnsi riMt i \ «• qu'elle l'es! aujourd'hui chez nous; nous ne possédons
pal les oeuvres dramatiques et il n'y a rien qui soit l'équivalent
l<> nos romans. Mais, dans le théâtre de Plante, dans celui de
M dans la poésie latine, on discerne Lien souvent une extrême
complaisance pour la mort volontaire.
Dans Plaute, les amonts malheureux parlent tout le Lemps de se
tuer : « ô mort, s'écrie Alcésimarque, je viens à toi coin nus un
ami; (i) « quel bien trouvai-je dans la vie? dit Charin : mon parii
est pris; je vais chez un médecin et je m'empoisonne » (2) Slalinon
lui-même déclare : « Mon épée me servira de lit. » (3). A tout propos,
innocents et coupables parlent de se tuer, de s'aller pendre, comme
de la chose la plus simple du monde. (4)
Dans les Phéniciennes, Œdipe s'écrie : « Pourquoi traîner ma
vie lâchement? J'ai sur moi-même droit de vie et de mort... On ne
peut pas m'interdire la mort : Ubique mors est. Optime hoc cavit
Deus )) (5). Dans Hippolyte, Phèdre meurt en disant : « ô mors
pudoris maximum laesi decus! (6) ». Dans l'Hercule sur l'Œta,
quand la nourrice dit à Déjanire : « Allez-vous suivre votre époux
dans la mort? » Déjanire répond fièrement : « Praegredi castae so-
ient (7). Dans l'Hercule furieux, Hercule, désespéré déclare : morte
sanandum est scelus (8).
Dans la poésie, l'éloge de Lucrèce est un thème national qu'on
reprend d'Ovide à Claudien. (9) Les suicides d'amour inspirent
Virgile et Ovide : les Héroïques, les Pontiques, les Fastes célèbrent
Didon, Phyllis, Déjanire, Alceste, et cette Canacé qui, séduite, reçoit,
de son père une épée et s'en frappe. (10) Dans les Odes, Horace
chante le « noble trépas de Caton, » (11) Cléopâtre paraît « jalouse
d'un noble trépas, fîère de sa mort volontaire »; (12) Europe abusée
se résout à mourir : « Ton père absent te crie : qu'attends-tu pour
périr? » (i3) Dans une Epître, l'homme « vertueux et sage » devenu
esclave, dit paisiblement : « Un Dieu me délivrera dès que je le
voudrai »; et Horace, non moins paisible, conclut : la mort est la
fin de tout. (i4) L'Art poétique se termine par des plaisanteries sur
(1) Cistellaria, III, v. 364. (2) Mercator, II, 4. (3) Casina, II, 4 ; cf.
Asin., III, 2; Epidicus, I, 3; Rudens, III, 3; Pseudolus, I, 1. (4) Aulul.,
IV, 10; Miles gloriosus, II, 4; Rudens, IV, 4 et V, 2 ; Stichus, IV, 2 ; Poenu-
lus, 8, 2 ; V. 6, etc. (5) V. 47, 103, 151. (6) V. 1189. (7) V. 897 cf. v.
929, 1025, etc. (8) V., 1202. (9) Fastes, II, 4 et 847 ; Claudien, Laus
Serenœ reginœ, v. 153; In Eutropium, I, v. 446. (10) Ovide, Hêroïdes, II,
VII, IX, XI ; Fastes, II, v. 847 ; Pontiques, III, 1. (11) Horace, Odes l,
12, v. 35. (12) 1,37; v. 21 ss. (13) III, 27, 57 ss. (14) Epître, I, XVI,
78.
LUC AIN 283
le droit qu'ont les poètes de mettre fin à leurs jours, mais, au milieu
de ces facéties, se détache un vers énergique :
Invitum qui servat idem facit occidenti. (i).
Valérius Flaocus nous fait admirer le suicide d'Eson qui, trop vieux
pour résister à ses ennemis, se tue afin de laisser à son fils un noble
-exemple et mérite ainsi d'entrer dans le séjour réservé à l'élite des
héros. (2) Dans le poème de Silius Italicus, le suicide célèbre des
Sagontins est présenté comme un exploit héroïque; Varron et Scipion
-qui veulent se frapper, l'un parce qu'il est vaincu, l'autre pour ne
pas survivre à son père, Solyme qui se tue après un crime involon-
taire, n'excitent que sympathie et admiration. (3) Martial loue
Porcia, Arria, Evadné qui ne veulent pas survivre à leur époux (4);
il célèbre « la mort romaine » de Festus, qui, malade, se tue, mais
« de noble façon, » sans se laisser mourir de faim et sans recourir
au poison. (5) Stace loue longuement Méon, (6) Dymas, qui préfère le
suicide à la trahison, (7) Jocaste dont la fin volontaire expie
l'inceste (8).
Lucain enfin chante avec enthousiasme, le beauté du suicide. Quel-
ques soldats de César sont réduits à se rendre ou à être pris. — Tuez-
vous, leur dit Vulteius. ,Ne croyez pas qu'il soit moins beau de se
frapper lorsqu'on touche à la mort. L'honneur est de vouloir périr.
Et il continue : puissent nos ennemis nous offrir la vie sauve! Nous
refuserions, et 'ils verraient bien que nous ne mourons pas « par
désespoir ». Les soldats s'entr'égorgent et Lucain s'écrie : dire que,
même après cela, les lâches ne comprendront pas combien il est
beau de fuir l'esclavage en fuyant la vie,
Ignomntque datos ne quisquam serviat enses.
Lucain va plus loin encore : ô mort! s'écrie-t-il, plût au ciel que
tu ne voulusses point soustraire les lâches à la vie, que la vertu
seule pût donner la mort ! (9) La mort, en devenant uniquement
mort volontaire, cesserait d'être un malheur pour devenir le privi-
lège des héros. Il y a là plus que de l'admiration, une sorte de foi
ardente dans la beauté singulière et souveraine du suicide.
Ainsi, aux complaisances de la philosophie, répondent les com-
plaisances du droit, des mœurs, de la littérature. On comprend que
(1) V. 467. (2) Argon., I, v. 769. (3) II, v. 608 ss., IV, 457 ; IX,
'65, 173. Varron, pour ne pas se tuer, allègue qu'un Dieu s'oppose à son désir
(IX, 65). (4) I, 14, 43 ; IV, 75. (5) I, 79. (6) III, v. 83 ss. (7) X, v.
35 ss. (8) XI, v. 634 ss. (9) Pharsale, IV, 476; cf. II, 155 ss.; III, 748 ss.
284 LES MORALES ROMAINES
les moralistes qui comparent ces complaisances aux sévéritésdu moyei
âge, se laissent aller à dire : les Romains admettent le suicide. 1'.
contraste, cela semble d'abord exact, et, les procédés scol astique*
aidant, on se persuade vite qu'en face des chrétiens, adversaires di
suicide, il y a les païens « partisans du suicide. » J'espère n'avoi]
rien omis de ce qui peut suggérer cette impression. Mais reprenons
les faits et les textes, et, là où l'on aperçoit au premier abord une
morale simple favorable à la mort volontaire, nous allons voir se
dégager une morale nuancée analogue en son principe à la nôtre.
Voici d'abord les philosophes. Oui, Cicéron se laisse aller à
écrire : quid est tandem, DU boni, quod laboremus? Mais, en prin-
cipe, il condamne la mort volontaire au nom de la doctrine pla-
tonicienne. « On a, ce me semble raison, dit Socrate dans le Phédon,
de dire que les Dieux ont soin de nous et que nous autres hommes,
nous trouvons être un des biens appartenant aux Dieux; n'est-ce
pas votre avis? — Assurément, répond Gébès. — Eh bien, si l'un de
tes esclaves se tuait, sans que tu lui eusses montré le moindre désir
de le voir mourir, ne te fâcherais-tu pas contre lui et ne le châtierais-
tu pas, si tu trouvais quelque châtiment? — Sans doute. — Donc,
à prendre ainsi la chose, il n'est pas raisonnable de dire qu'on ne
doit pas se tuer soi-même avant que Dieu ne nous en impose la
nécessité. » (i) Fidèle à cette doctrine, Platon, dans les Lois, veut
qu'on ensevelisse les suicidés à part, seuls dans leur tombeau, sans
stèle et sans inscription et qu'on demande aux exégètes les rites
purificatoires. (2)
Or, ce principe platonicien, nous le retrouvons dans le Songe de
Scipion, et Cicéron le développe avec une autre vigueur qu'Origène;
tout homme religieux doit retenir son âme dans les liens du corps;
nous ne pouvons rejeter la vie sans l'ordre de celui qui nous l'a
donnée; nous n'avons pas le droit de fuir le poste que Dieu nous
a assigné (3).
Cette formule, prise à la lettre, paraît consacrer une morale
simple mais hostile au suicide et, par suite, en contradiction avec
celle des Tusculanes. Mais il n'y a pas contradiction; il y a morale
nuancée. Platon lui-même admet trois dérogations au principe
qui nous lie ,à l'existence : on peut se tuer si la Cité l'ordonne. — si
l'on subit un sort trop rigoureux, — si l'on veut se soustraire à l'op-
probre (4). De même Cicéron admire le suicide de Decius, le suicide de
(1) Phédon, VI. Platon, au même lieu, parle de Philolaos qui, dit-il,
condamne le suicide, et il fait allusion à un argument qu'on produit
ev ooropprjTroiç. Cicéron dans le De senectute (XXIII), dit que Pythagore défen-
dait de quitter la vie sans l'ordre de Dieu. (2) Lois, IX (traduct. et comment.,
par Gcrnet, P. 1917, p. 49). (3) De Republica, VI, 10. (4) Lois, IX, 873.
LA MORALE NUANCÉE DANS Là PHILOSOPHIE 285
Lucrèce, et il trouve tout simple qu'on veuille se soustraire par la
mort non pas à n'importe quelle épreuve, mais à une épreuve trop
rude. Dieu, en principe, nous ordonne de vivre; mais, s'il nous fait
signe de nous en aller, nous devons obéir avec joie et en lui rendant
grâce, (i).
Donc, en règle générale, le suicide est illicite, mais il est, en cer-
tains cas, légitime ou admirable : c'est bien là le principe même de
notre morale nuancée.
! C'est surtout à partir du h" siècle que les idées platoniciennes
seront en vogue dans l'empire romain. (2) Mais, même à l'époque où
triomphe le stoïcisme, elles ont des partisans. Une lettre à
Lucilius nous apprend qu'il y a des gens qui font profession de
sagesse et qui « tiennent le suicide pour un sacrilège. » (3) Le mot
nejas s'appliquerait mal à la théorie d'Aristote qui, lui, condamne
la mort volontaire surtout comme une faute contre la société. (4)
C'est donc bien sans doute aux platoniciens que Sénèque fait allu-
sion.
Mais les platoniciens sont-ils seuls à défendre la morale nuancée?
Tant s'en faut. Les Epicuriens, eux aussi, tiennent qu'il y a suicide
et suicide. Nous venons de voir, dans Lucrèce, la Nature engager
l'homme à chercher dans la mort la fin de ses maux; mais dans le
même chant, Lucrèce raille ceux que la crainte de la mort conduit à
un tel dégoût de l'existence :
Ut sibi consiscant mœrenti pectore laethum. (5)
Sénèque nous apprend qu'Epicure « ne reprend pas moins ceux qui
désirent la mort que ceux qui la redoutent : il est ridicule, dit-il, de
courir à la mort par dégoût de la vie, quand nous avons choisi nous
mêmes le genre de vie qui nous réduit à courir à la mort »; et
encore : « quelle n'est pas la sottise des hommes ou plutôt leur folie !
C'est parfois la peur de la mort qui les pousse à la mort ! » (6)
Voici enfin les stoïciens : sans doute Sénèque écrit : « Il te plaît
de vivre, vis. Il te déplaît? libre à toi de retourner d'où tu viens, »
et on peut trouver dans son œuvre mainte formule aussi nette. Mais
ces formules, isolées, trahissent cruellement sa pensée. Il leur
donne un tour absolu pour frapper l'esprit d'un coup plus vif, mais
il ne simplifie pas le problème au point d'y répondre par oui ou par
non. Nous l'avons vu louer Marcellinus qui, malade, met fin à ses
maux : le voici louant Bassus qui, accablé par la vieillesse, tient
tête à ses infirmités : « Je ne sais qui nous donne mieux l'exemple de
(1) Tuscul., I, 49. (2) Voir plus loin, p. 327. (3) Qui nejas judicent ipsum
interemptorem sui fieri, (Epist., LXX). (4) Morale, III, 8 ; V. 11. (5) Lu-
crèce, III, v. 81. (6) Epist., XXIV. Cf. Guyau, Théorie d'Epicure sur la
mort, (Séances et Trav. de l'Acad. des Se. mor., CXI, p. 367).
M0BAUC8 EtO
d'âme, de ceux qui appellent à eux La mort ou
qui, souriants et calmes, l'attendent. Lea premiers qu<
cèdent à |a rage, à une indignation soudaine; la tranquillité
autre nait d'une pen& (i) Moi-même, étanl jeune, i
Kjue à Lucilius, j'eus plus d'une fois le désir d'en Dnir a
lenec, « je fus retenu par la vieillesse de ma mère qui m'aimait
tendrement; je songeai moins à la force que j'avais pour me tuer
qu'à celle qui lui faisait défaut pour supporter ma mort. Je m'ordon-
nai de vivre; il y ia quelquefois du courage à vivre. » (2) Même le
dégoût de la vie, qui trouve grâce devant le Digeste et le Code, n'at-
tendrit pas Sénèque : « On peut avoir pour la mort, comme pour
autre chose, une inclination inconsidérée ; souvent n\ic s'empare des
âmes généreuses et ardentes, souvent aussi des âmes lâches et
inertes »; quelques-uns cèdent non à la haine, mais au dégoût de-
là vie, vitœ non odium sed fastidium. « Avant tout, il faut éviter
cette passion qui a conquis tant d'âmes : le goût de la mort, libido
moriendi (3). »
Contradiction? Dans les mots, peut-être. Mais la route que
Sénèque, malgré certains écarts de style, suit fidèlement est très
bien tracée : le sage doit vivre ou mourir, selon qu'il peut ou ne
peut plus posséder le souverain bien, la sérénité de l'âme.
Prenons un mal commun, la vieillesse : le stoïcien se détruira-
t-il dès qu'il en sentira les offenses? Non, certes : « Je ne la fuirai
pas si elle me laisse tout entier à moi-même », mais, si elle atteint
l'âme et l'ébranlé, « je m'élancerai hors de l'édifice vermoulu qui
•s'écroule ». Pour la souffrance, même distinction : je ne me tue-
rai point pour y échapper, « car mourir ainsi, c'est être vaincu »;
mais si la douleur ne doit pas prendre fin, « je m'en irai, non à
cause de la douleur elle-même, mais parce qu'elle serait un obstacle
à tout ce pour quoi l'on vit. Faible et lâche qui meurt parce qu'il
souffre! Insensé qui vit pour souffrir! » (4).
Ainsi, le suicide est, selon les cas, un acte de courage ou une
lâcheté, une faute ou un droit. « Nous ne devons ni trop aimer
la vie, ni la trop haïr; même quand la raison nous engage à en finir,
il ne faut pas prendre un élan brusque et rapide. Le sage peut quit-
ter la vie, non la fuir (5). » On reconnaît là le principe même de
la morale nuancée. Sénèque n'énumère pas tous les cas dans les-
quels il admet qu'on se tue, tous ceux dans lesquels il ne l'admet
pas; il s'en tient à quelques exemples, estimant sans doute qu'il
•serait vain de vouloir pénétrer dans l'infinie variété des cas con-
crets; mais il dégage nettement la règle essentielle : il y a suicide
(1) Epist.,XXX. (2) EpisL, LXXVIII. (3) Epist.t XXIV. (4) EpisLt
LVIII. (5) Epist., XXIV.
LA MORALE NUANCÉE DANS LE DROIT 287
et suicide, et c'est à la raison de se prononcer sur les cas particu-
liers; en tout cas, la mort volontaire n'est légitime qu'après mûre
•délibération.
• Mêmes nuances dans Marc-Aurèle. Après avoir écrit : « Quelle
âme que celle qui est prête à sortir du corps! » il se hâte d'ajouter,
comme s'il craignait d'être mal compris : « Je dis prête par l'effet
de son propre jugement, non par opiniâtreté pure, comme les
•chrétiens, mais après mûre délibération, avec gravité (i). » Sur
quoi devra porter la délibération? Sur la possibilité d'une vie digne
et sage : « N'es-tu plus libre de vivre en homme raisonnable, né
•pour la société? Alors, sors de la vie elle-même (2). » Mais, hors
•ce cas, il ,ya sans dire qu'il faut vivre et accomplir sa tâche.
Donc, que l'on considère stoïcisme, épicurisme platonisme,
nulle part on ne discerne une doctrine simple, indiscrètement
favorable à la mort volontaire; partout, au contraire, on retrouve
•l'idée qu'il y a suicide et suicide. Je ne prétends pas que cette
-morale nuancée soit en tous points analogue à la nôtre : une com-
paraison ne serait pas facile, parce que la nôtre ne s'exprime guère
en formules et que celle même des anciens est incertaine, délicate,
(hésitante. Mais ce qui me paraît hors de doute, c'est que, de part
et d'autre, le principe est le même : vues de loin, les formules de
Sénèque faisaient croire à l'existence d'une morale simple, favo-
rable au suicide; vu de près, Sénèque lui-même et tout ce que
nous pouvons saisir de la philosophie latine nous révèlent l'existence
•d'une morale nuancée.
Passons au droit : même impression.
D'abord, ne pas punir le suicide, ce n'est pas approuver tous
les suicides. I\cs lois modernes ne le punissent pas, et c'est cepen-
dant en vain que nous avons cherché, dans la société contempo-
•raine, une morale favorable à la mort volontaire.
En outre, il est vraisemblable qu'en quelques cas exceptionnels,
ceux qui se tuent sont passibles de certaines peines.
Je dis bien : en certains cas, et dans des cas exceptionnels. On
a prétendu quelquefois que le droit romain aurait puni en principe
•la mort volontaire, quitte à supprimer ,ce principe par une série
de dérogations. Mais la première preuve alléguée est une des
Déclamations attribuées à Quintilien; l'orateur, qui demande au
Sénat la permission de se détruire, fait allusion à la loi : Insepultus
nbiciatur qui non causas adprobaverit (3). Mais, comme on ne
trouve aucune trace de cette loi dans le Code ni dans le Digeste,
•il est infiniment probable que la déclamation, simple exercice
(1) Pensées, XI, 13. (2) V, 29. (3) Quintilien, Declam., CCCXXVIL.
288 LKS MOI iM UNES
d'école, vise la coutume de Marseille, telle que la présente Vali
•Maxime. La seconde preuve est un texte do Marcicn, déclarant que
l'auteur d'une tentative de suicide omnimodo puniaidus est nisi
tœdio vitœ vel imp<ilientia alicujus doloris coactus est id jacere, car,
dit Marcien, « qui ne s'est pas épargné lui-m&ne épargnera bieo
moins autrui » (i). Cette preuve serait solide; seulement, on admet,
en général, que le texte s'applique uniquement aux soldats, qui
étaient, nous le verrons plus loin, l'objet d'une législation spéciale.
Il est donc actuellement impossible d'affirmer que le suicide ait été
puni en principe par une loi qu'on négligeait volontairement
d'appliquer. Par contre, deux textes prouvent qu'on le punissait
quelquefois.
D'abord, un texte de Neratius, inséré au Digeste, dit qu'il n'est
pas d'usage de porter le deuiil des pendus, non plus que de ceux
qui se tuent, non tœdio vitœ sed mala conscientia (2). La défense
de porter le deuil est une peine légère, mais enfin une peine : il
est remarquable qu'elle s'applique à tous ceux qui se pendent, quel
que soit le motif du suicide.
D'autre part, Suétone, conte que Claude, au cours de sa cen-
sure, note à tort et à travers un certain nombre de citoyens : « Il
y en eut même un qui, accusé de s'être frappé d'une épée pour
se donner la mort, prouva, en se dévêtant, qu'il n'avait aucune
blessure (3). » Le récit de Suétone prouve qu'en certains cas, l'au-
teur d'une tentative de suicide peut être noté par le censeur.
Il est vrai que ces sévérités, relativement peu rudes, et qui ne
frappent pas tous les suicidés, ne semblent pas compenser l'indul-
gence, la complaisance que trahit la prime au suicide offerte par
le droit romain aux condamnés et aux accusés. Mais, cette
prime, ce pretium festinium, que consacrait, (nous ne savons pas
exactement en quel cas), le droit de la République et de l'Empire
naissant ne fut pas maintenue par le droit classique : un texte du
Digeste, consacré aux biens de ceux qui se tuent « avant que la sen-
tence qui se soit prononcée » (4), expose une doctrine toute contraire :
ceux qui se tuent sous le coup d'une poursuite ou pris en flagrant
délit n'ont pas d'héritier; toutefois, si le suicide est dû au remords
d'avoir commis un crime, mais non pas à la crainte d'être poursuivi
pour ce crime, il n'y a pas confiscation; et elle n'est pas non plus pro-
noncée si le crime commis n'était pas de ceux qui entraînent confis-
cation.
Donc, en principe, le coupable et l'accusé qui se tuent n'échap-
pent plus à la répression. Faut-il voir, dans cette mesure, le résultat
(1) Dig,, 1. XLVIII: t, 21, 1. 3, par. 6. (2) Dig., 1. III. t. II, 1. 11, p. 3.
(3) Claude, XVI. (4) Dig., 1. XLVIII; cf. Code, 1. VI, t. 22,1. 2 etl. IX, t. 50,1.1.
LA MORALE NUANCÉE DANS LE DROIT 289
d'une évolution morale? Je ne le crois pas. L'avidité du fisc suffit à
tout expliquer. Mais la doctrine nouvelle, quelle que fût son ori-
gine, ne pouvait pas ne pas avoir de conséquences touchant les
mœurs : pour un Romain du début de l'empire, se tuer, lorsqu'il
se trouve sous le coup d'une accusation, est parfois un devoir vis-à-
vis des siens, puisqu'il peut les sauver de la confiscation; pour un
Romain du ne siècle, ce devoir n'existe pas; au contraire, l'accusé
qui, innocent, se donne la mort, devient gravement coupable à
l'égard de sa famille. Aussi, le suicide de l'accusé est-il désormais
assimilé à un aveu : c'est l'indice d'une mauvaise conscience.
Cette assimilation paraît bientôt trop rigoureuse, et la doctrine*
nouvelle est retouchée à son tour : Antonin le Pieux autorise les héri-!
tiers de l'accusé qui s'est détruit à entreprendre sa défense, soit en'
plaidant l'innocence, soit en prouvant que la faute qui a provoqué
le suicide n'entraîne pas confiscation (i) ; et cette doctrine devient la
doctrine définitive.
Elle est, en son principe, moins sévère au suicide : ces procès post
mortem sont une faveur concédée aux héritiers. En leur permettant
de provoquer ou de poursuivre les débats judiciaires, on reconnaît
que le suicide de l'accusé n'est pas un aveu, mais une présomption.
Seulement, alors comme aujourd'hui, ce n'est pas impunément qu'un
acte quelconque est soumis, même indirectement, à l'appréciation
de la justice : un homme se tue; aussitôt, les magistrats se deman
dent : Ne serait-ce pas mala conscientla? S'ils croient pouvoir
répondre : « oui », un procès s'engage , et qui porte forcément sur
les motifs du suicide. Du verdict dépend le sort de l'héritage; par*
fois même, peut-être, l'accusé déclaré coupable est privé de sépuli
ture (2), voire traîné aux gémonies (3). Sans doute, pour les juristes,
ce n'est pas en tant que suicidé qu'il est puni. Mais, pour les pro-
fanes, la chose est-elle toujours aussi claire? Les jurisconsultes, les
Princes eux-mêmes reviennent à chaque instant sur la règle à suivre
touchant les successions des suicidés, et cela dans des cas qui n'ont
rien de troublant (4), comme si magistrats et intéressés n'étaient
(1) Dig. XLVIII, 21. (2) Il est théoriquement privé de certains honneurs
puisqu'on ne porte pas le deuil des coupables qui se tuent. Touchant la sépul-
ture, il n'est pas certain qu'il y ait eu des règles précises. Garrison dit que de
tout temps, ceux qui se tuaient après condamnation étaient privés de sépulture
et M.Cucq est du même avis ; mais le texte allégué n'est pas décisif. La phrase
qu'on a lue plus haut, de Tacite sur le pretium festinandi donne à penser
qu'en principe on refuse la sépulture à ceux qui sont condamnés pour lèse
majesté, mais il semble que, pour les autres crimes, c'est au Prince à en décider.
(3) Quand Agrippine se tue, Tibère se fait un mérite quod non laqueo strangu-
latam in Gemonias abjecerit, (Suétone, Tibère, 53). (4) Voir, par exemp'e,
Code, IX, 50, 1 et 2 ; III, 26, 2 (décisions d'Antonin et de Sévère) ; Digeste,
XXIV, t. 1, 1. 32, p. 7 (avis d'Ulpien) ; VI, t. 22, 1/2 (décision de Dioclétien).
19
290 H01 \i.ks m>\i.\
pas e "■ i cnorl * J
laiiv. l'diu $tOS public, m huit ca#, un l':iit saule aux \eu\ :
tain- sui t condamnés après Leur mort. De !
<-l n i «- que suicide lui -môme csi. quelquefois puni, il n'y a, j
les ignora»! -, qu'un pa*«
plus loin niniinriil ce pus est franchi, dr- qui; 1;*
barbarie aifcètoe les principes du droit romain. So»8 l'empire, quel
qu'ail ])ii êlpe le sentiment de la foule, j'admets < j n i ] n'inllic
la jurispi ud .'m e. Mais ce qui ressort, clairement deâ textes qu'on vient
de voir, c'fft d'abord que le suicide est puni en certains cas, c'est
ensuite que le droit classique, plus sévère en cela que le nôtre, plus
sévère que celui du tem'ps de Cicéron et du début de l'empire, se
refuse à al > udre l'accusé qui se tue, le poursuit, le condamne après
son suicide.
Considérons les mœurs : l'existence d'une morale nuancée saute
aux yeux. Qu'est-ce qui est à la mode? Le suicide? Non, certains sui-
cides.
Je sais bien qu'à en croire certains historiens, les Romains se
seraient tués en masse, depuis la fin de la République jusqu'à la veille
des invasions. Dès l'époque des guerres civiles» dit le Dr Lisler il y *
« une véritable épidémie de suicides, qui gagna de proche en proche
poui s'étendre à tout le monde romain, dura plusieurs siècles et
moissonna tous les ans des milliers de victimes » (i). D'après Gar-
risson, au début de l'empire, « un effarement semble saisir la société
romaine tout entière », et le nombre des morts volontaires va crois-
sant; à la fin de l'empire, « Ja société romaine, énervée, sans force,
est saisie d'un incurable ennui... L'épidémie de suicides conti-
nue » (2). Mais, ici encore, la légende s'est substituée à l'histoire.
Les historiens, je l'ai dit, rapportent un grand nombre de sui-
cides. On ne compte pas les Romains illustres ou considérables qui
se sont donné la miort. Mais, de là à conclure que le suicide est
commun à Rome, il y a un pas. Ni dans les livres des historiens, ni
dans le reste de la littérature latine, je n'ai trouvé un seul texte
déclarant ou donnant à penser que, sous la République ou l'Empire,
les Romains se soient tués en masse. Il y a là un fait brutal, plus
fort que les hypothèses les plus ingénieuses.
Dire qu'en général, la société romaine devait être encline au sui-
(1) Cité par Garrison, p. 29. (2) Garrison, p. 33, 40. — « Horace, dit
Garrison, peut, sans exagérer, nous montrer les désespérés allant en foule se
jeter dans le Tibre du haut du pont Fabricius, Satires, 1. II, 3, vers 32.» La
référence est inexacte, et il s'agit, je pense, du vers 36 : en tout cas, la satire
ne contient aucune allusion à « une foule » de désespérés.
LA MORALE NUANCÉE DANS LES MŒURS 291
cide, parce qu'elle était gagnée aux idées stoïciennes, parce qu'elle
supportait impatiemment la tyrannie, parce qu'elle était, à la fin de
l'Empire, énervée, rongée par l'ennui, ce sont des hypothèses, défen-
dables a priori, fragiles à mon sens; mais ce sont des hypothèses
qui ne ,s'appuient sur aucun témoignage. Je veux bien que le silence
des textes ne suffise pas pour qu'on puisse dire : « les Romains ne
se tuaient guère »; mais il permet encore bien moins de dire : « ils
se tuaient en masse ».
Restent les faits qu'on a vus plus haut, l'engouement, les modes
que j'ai signalées. Mais reprenons les textes : les suicides à la mode,
ce sont ceux qu'on admire, qu'on loue, et ceux qui sont tout à la
fois approuvés et très nombreux : à combien de types se ramènent-
ils? Je n'en compte pas plus de sept : i° le suicide destiné à éviter
ou laver un outrage (Lucrèce, Mallonia); 2° le suicide patriotique
(Deeius, Gurtius, Othon); 3° le suicide des femmes gui ne veulent
pas survivre à leur mari (Portia, Pauline, Arria); k° le suicide de
ceux qui veulent se soustraire aux déchéances que provoquerait un
mal incurable ou la vieillesse (Atticus, C. Rufus); 5° le suicide per-
mettant d'éviter une condamnation ou l'effet d'une condamnation
(Appius Claudius, Licinius Macer, Labéôn, etc.); 6° le suicide com-
mis par ordre et permettant d'éviter l'infamie du supplice (Thraséas,,
Sénèque, etc.); 70 le suicide permettant d'échapper à l'ennemi ou à
l'adversaire, de mourir libre (Scipion, Caton, Brutus, Cassius, etc.).
Que ces sept sortes de suicides aient été vues avec faveur, que les
deux derniers types, notamment, portent la marque romaine, cela
ressort des textes avec évidence. Mais cherchons trace d'une com-
plaisance générale pour les suicides d'amour, pour Jes suicides dûs
au dégoût de la vie, nous ne trouverons plus rien qui ressemble à
une tmode. Approuver certains suicides fît ne pas en approuver d'au-
tres, qu'est-ce, sinon nuancer la morale?
J'ajoute que les suicides les plus romains ne sont eux-mêmes
à la mode qu'à la fin de la République et au début de l'Empire, c'est-
à-dire pendant un temps assez court. Sansxkmtc, les exemples donnés
par Quintillus, Julianus, Taurinus, Magnence, Decentius, Arbogaste,
montrent bien que, jusqu'au bout il ,subsiste quelque chose de la
vieille tradition républicaine. Mais ce dont on ne trouve plus trace
dans les écrivains de la fin de l'Empire, ce sont précisément ces
modes qui frappent lorsqu'on lit Valëre-Maxime, Tacite et Suétone.
Ammien Marcellin signale bien, ça et là, quelques suicides; mais le
total est mince (1). Sous Constance, Gallus, Yalentinien, il y a de
cruelles persécutions : les victimes .attendent la mort et ne songent
pas à se la donner; la Terreur du iv6 siècle, je veux parler de ces
(1) Ammien Marcellin, XIV, 5, 11 ; XV, 3, 5 ; XXVIII, 6 ; XXIX, 5.
292 I.KS MOI
poursuites d'une rigueur inouïe contre les empoisonneurs, les
devins ci les magiciens, fait couler des flots de sang noble; mais
Hésychia es! seule à devancer la sentence des juges (i). La corres-
pondance de Symmaque, qui nous fait un peu pénétrer dans l'ai
tocratie romaine à son déclin, ne signale pas une seule épidémie
de suicides, non plus d'ailleurs que les correspondances de Syné-
sius et d'Ennodius. Les chrétiens, fait digne de remarque, ne repro-
chent pas aux païens de leur temps d'être enclins à la mort volon-
taire. Lorsque Alaric entre dans Rome, pleine encore de païens, les
seuls suicides qu'enregistre l'histoire sont des suicides chrétiens :
seules, semble-t-il, les vierges dont parle saint Augustin renou-
vellent devant les Barbares le geste héroïque de Lucrèce.
Enfin, passons à la littérature. Ici encore, les textes qui sont le
plus favorables au suicide appartiennent au début de l'époque impé-
riale, et c'est en vain qu'on chercherait dans la littérature du ni" et
du ive siècles quelque chose qui rappelle l'enthousiasme de Lucaio.
Mais ce n'est pas .tout : dès avant le m' siècle, on trouve, à côté des
phrases favorables à certains suicides, d'autres phrases condamnant
soit certains suicides, soit le suicide en général.
Fulvius Flaocus se pend en apprenant qu'un de ses fils est mort
et l'autre gravement malade : Tite-Live note : a ignominieuse (2) ».
Amata s'étrangle dans l'Enéide : « laide mort » dit Virgile (3).
Dans Ylbis, Ovide souhaitant à un ennemi la mort la plus effroya-
ble, s'écrie: Puisse-t-il se précipiter du haut d'un rocher, se livrer
■lui-mên?e aux flammes, s'étrangler ! (4).
« 0 mon père, dit l'Antigone de Sénèque, (après lui avoir offert
de Je suivre dans la mort) le courage ne consiste pas à craindre la
vie... On ne méprise pas la mort quand on la désire (5) ». Lorsque
Hercule, désespéré d'avoir tué sa femme et ses enfants, prend une
épée pour se frapper, son père l'arrête: hé quoi, tu commettras « ce
crime (6) ».
Dans le roman de Pétrone, Giton veut se noyer pour échapper
à ses ennemis. « Vous ne mourrez pas, lui dit Eumolpe, d'une si
vilaine mort (7) ».
Martial proteste contre ceux qui cherchent la gloire d'un beau
suicide:
Nolo virum facili qui redimit sanguine famam;
Hune volo laudari qui sine morte potest.
(1) Ibid ., XXVIII 1. (2) Tarn fœda morte, XLII, 28. (3) XII, v. 603.
4) V. 495 ss. (5) Sénèque le Tragique, Les Phéniciennes, v. 190, 197.
(6) Hercule furieux, v. 1300. (7) Tarn turpi exitu (CIII).
LA MORALE NUANCÉE DANS LA LITTÉRATURE 293
Tu loues le suicide, dit encore Martial à Chérémon : propos de
pauvre ! « Dans le malheur il est aisé de mépriser la vie. Celui-là est
vraiment brave qui sait être malheureux (i) ».
Dans le poème de Silius Italicus, Annibal, sentant les Dieux
l'abandonner, veut se tuer: Junon le détourne de « ce sort sans
gloire (2) ».
« Le courage, écrit Quinte Curée, consiste à mépriser la mort,
non à haïr la vie (3) ».
Tacite, racontant le suicide de Sextus Papirius qui, séduit par
sa mère, se jette dans un précipice écrit : informem exitum (4).
Pline le Jeune, ,à propos de Titus Ariston, explique qu'il y a
suicide et suicide : « courir à la mort d'un élan instinctif est chose
commune », seul le suicide réfléchi est digne d'admiration (5).
Florus, s 'étonnant ,que Brutus et Cassius ne se soient pas frappés
eux-mêmes, conclut qu'ils ont voulu sans doute ne pas souiller leur*
mains et périr par leur volonté, mais par le crime d'un autre, scelere
alieno (6).
Aulu-Gelle appelle la mort de Cassius « une mort misérable »
et celle d'Antoine « un trépas détestable (7) ».
Dans les Métamorphoses d'Apulée, Psyché, prête à se tuer es!
retenue timoré tanti flagitii; elle décide enfin d'aller se noyer : « Ne
va pas, lui dit le fleuve .souiller mes eaux par une si misérable
mort (8) ».
Il se peut que ces jugements .sévères s'appliquent parfois au
moyen employé pour se détruire plutôt qu'au suicide lui-même.
Mais quelques-uns des mots qu'on vient de voir s'appliquent à des
suicides par le fer, à des suicides de héros. La plupart d'entre eux
se trouvent (dans des auteurs que nous avons vus être favorables
à certains suicides. Force est bien d'en conclure que, d'après la litté-
rature elle-même, la morale romaine est moins simple qu'il ne
semble au premier abord.
Ainsi, vues de près, la philosophie, la jurisprudence, les mœurs
et la littérature corrigent cette impression de morale favorable au
suicide à laquelle on .s'est trop souvent ,arrêté. Le philosophe le
plus complaisant pour le suicide, n'admet qu'on y ait recours que
dans des cas déterminés, après mûre réflexion, lorsqu'on n'a plua
aucun espoir d'atteindre ici-bas le souverain bien. Le droit romain
(1) Martial, I, 9 ; XI, 56 ; cf. II, 80. (2) L. XVII, v. 570. (3) Quinte
Curce., cité par Pichon, Hist. de la litt. latine, p. 477. (4) Annales, VI, 49.
(5) Epist., II, 22. (6) IV, 7. (7) III, 9. (8) V et VI ; cf. VIII : une
esclave se tue avec son enfant pour que le père de l'enfant, dont elle est
jalouse, soit puni. Il est puni, en effet, comme ayant été cause tanti sceleris.
294 >m\i\ks
est nn>in> in.lul^.nt (|ut le nôtre. Les mœurs mettent an honneur
non le suicide, m lins suicides. La littérature povèle le Mann;
à l'éloge: il n'y a pas là une morale simple aveuglément favorable
au suicide; 13 v a une morale nuancée, toute semblable en son
principe à colle que nous a révélée l'étude de la société contempo-
raine.
ReMe à montrer qu'à côté de cette morale nuancée on retrouve
l'horreur du suicide.
II
La morale simple : 1) Le suicide par pendaison est puni par le droit pontifical :
refus de sépulture ; rite des oscilla ; origine religieuse de cette horreur pour
le suicide par pendaison ; 2) les suicides sont punis dans l'enfer virgilien :
l'orphisme populaire et l'horreur du suicide ; 3) le suicide est puni parmi
les esclaves ; 4) il est puni dans l'armée. 4g
D'après M. Glotz, le principe des peines portées en Grèce contre
lés suicidés serait lié aux institutions primitives du Genos : celui
qui se tue fait couler le sang de la famiMee; la famille se venge en
lui refusant l'accès au tombeau commun ; et c'est ce principe pri-
mitif « que les peuples anciens et modernes conservent indéfiniment
dans leur droit religieux et dans leur droit criminel. » (1) Cette théorie
est d'autant plus séduisante qu'elle explique l'horreur du suicide
par des raisons qui plaisent à nos consciences modernes: qui se
tue commet une faute contre le groupe dont il fait partie. Mais c'est
en vain que j'ai cherché dans la société romaine une trace, si légère
fût-elle, du principe que l'étude de la Grèce a suggéré à M. Glotz.
Par contre, je crois bien y avoir trouvé, sur quatre points, l'horreur
du suicide. ,
Nous avons vu déjà que, d'après Neratius, l'usage s'oppose à ce
qu'on porte le deuil de ceux qui se sont pendus. (2) Pourquoi ? Le
droit criminel, tel que l'expriment le Code et le Digeste, ne permet-
trait pas de le deviner. Mais nous savons par ailleurs que le Droit
pontifical considérait le suicide par pendaison comme une faute ap-
pelant un châtiment et un rite expiatoire.
Le châtiment, c'est le refus de sépulture: Servius dit nettement:
eautum fuerat in pontificalibus libris ut qui laqueo vitam finisset
insepultus abjiceretur (S).
Le rite expiatoire, c'est la suspension d'une poupée le jour où
l'on célèbre les Parentalia en l'honneur du mort privé de sépulture:
Varrori, cité par Servius, déclare: suspendiosis, quibus justa fieri jus
(1) Glotz, La solidarité de la famille dans le droit criminel en Grèce, P.
1904, p. 30. (2) Voir plus haut, p. 288. (3) Ad Aeneid, XII,v. 603.
LA MORALE SIMPLE 1 LE RITE DES POUPÉES 295
'non sit, suspensis oscillis veluti per imitationem mortis parentari (i).
Je crois bien que nous touchons ici une des origines de notre
morale simple: d'abord les deux usages dont parle Servius et Varron
s'appliquent à tous ceux qui se pendent, quel que soit le motif qui
-les y ait poussés: mais, en outre, on se souvient peut-être qu'un
des traits les plus surprenants de nos mœurs contemporaines est
une aversion plus vive pour le suicide par pendaison: or, ce qu'expri-
•ment les deux mesures qu'on vient de voir: refus de sépulture et
rite des poupées, c'est une véritable horreur, une horreur religieuse
pour la mort volontaire par strangulation.
Pour ce qui est du refus de sépulture, ce. n'est pas à démontrer.
•On a dit et redit combien cette peine est pour les anciens chose
grave : seul, un sentiment vigoureux d'aversion explique qu'on
l'ait infligée aux pendus.
Le rite des poupées s'explique moins aisément; d'après M. Cucq,
loin d'exprimer une horreur quelconque pour le suicide, il trahi-
rait une certaine bienveillance à leur égard; mais je crois que cette
interprétation est inexacte et que, si on remonte à l'origine du rite,
•on retrouve à n'en pouvoir douter une horreur religieuse pour la
pendaison.
Dans la théorie de M. Cucq, l'usage de susipendre des poupées
aux arbres avait été, dans le principe, imaginé pour ceux dont on
ne retrouvait pas le corps in terris, sur le sol; par un de ces tours
• de casuistique chers au droit pontifical, « on crut pouvoir assimiler
à cette hypothèse celle où le corps du défunt se balançait dans les
airs » et l'on suspendit les poupées en guise de « victimes expia-
toires (2) ».
Bien que ces derniers mots impliquent l'idée qu'il y a quelque
chose à expier, la suspension des pouipées, loin d'être une mesure
prise contre les pendus, serait une faveur qu'on leur octroie: le rite,
«destiné en principe à des innocents, victimes du hasard, aurait été
appliqué aux suicidés par l'ingénieuse bienveillance des Pontifes.
Mais la théorie de M. Cucq se heurte à deux objections décisives.
Selon lui, l'usage des poupées aurait été réservé tout d'abord
à ceux dont le corps n'était pas retrouvé in terris. Mais le seul texte
qu'il cite à l'appui de son opinion, (un texte du scholiaste de Cicé-
ron), ne dit rien de tel : loin de parler en général des cadavres qu'on
n'a pas retrouves sur le sol, il vise le cas singulier d'Enée et de
Latinus (3). Deux autres textes, l'un de Festus (4), l'autre du rédac-
(1) ïbid. (2) Article funus dans le Dictionn. des Antiquités. (3) Schol.
Sobiensia, éd. Hildebrandt, Leipz, 1907, p. 129, (Or., p. 256, in Or. pro
JPlancio). (4) Festus, Oscillantes ; Brevis expos, ad Georg., II2 389.
296 LES MOKA LES ROMAIN |
leur de la Brevis expositio qui accompagne les Géorgiques parlent
<lu seul Latinua, et, comme le remarque M. Carcopino, « les Romains
dataienl unanimement l'usage des oscilla de la morl de Latinu*. »
(i i Or, d'après la Brevis expositio, Latinus s'est pendu : le texte allé-
gué par M. Gurq se retourne donc contre sa thèse-
Deuxième objection, le rite des poupées se retrouve en Grèce
dans deux fêtes et, dans l'une et l'autre, se rapporte à des suicidées
par pendaison: dans la fête de VAiora, tles jeunes Atln-nicnnes se
balancent ou balancent des poupées en l'honneur d'Erigone qui
s'est pendue (2) ; dans la fêle de Charila, c'est encore en l'honneur
d'une enfant qui s'est pendue qu'on pend un mannequin qui la
représente (3). Dès l'instant que les Grecs associent le rite des pou-
pées au souvenir d'un suicide par pendaison, il devient impossible
de soutenir que c'est la casuistique bienveillance des Pontifes romains
qui a imaginé d'étendre l'application du rite au cas des pen'dus ;
j'ajoute qu'on ne peut guère voir non plus dans la suspension des
oscilla une faveur destinée à réparer l'effet de refus de sépulture,
car, dans la fête grecque, le mannequin représentant l'enfant pendue
est enfoui « au lieu même où Charila a été ensevelie (4) ».
La théorie de M. Cucq écartée, quelle est la signification du rite
des oscilla? On s'accorde généralement à y voir un acte de lustra-
tion (5), la purification par l'air étant analogue à la purification par
Ile feu : Oscilla genus purgationis maximum (6), écrit Servius. Que
cette explication soit juste en partie, je n'en doute pas : l'Athénienne
qui se balance à la fête de VAiora, les Romains qui se balancent au
début des Fériés latines croient et veulent sans doute se purifier :
de même, ceux qui, au moment de célébrer les Parentalia, suspendent
une poupée veulent effacer la souillure qu'est à leurs yeux le suicide
par pendaison. Mais pourquoi le suicide par pendaison est-il chose
impure et qui souille? Pourquoi inspire-t-il plus d'horreur qu'un
autre? Je ne crois pas qu'il soit impossible de répondre à cette
question: le suicide par pendaison est une mort impure parce qu'il
a été à l'origine une mort sacrée.
Le récent ouvrage de M. Carcopino a mis en claire lumière
un fait que les Anciens n'avaient que confusément entrevu : « Les
oscilla tiennent lieu, dans une religion évoluée, de sacrifices humains
maintenant maudits: aux victimes jadis pendues pour apaiser le
Dieu, le progrés des mœurs avait fini par substituer leurs images
qui continuèrent de se balancer au vent entre les branches des arbres,
(1) Carcopino, Virgile et les Origines d'Ostie, P. 1919, 384. (2) Dict. des
Antiq., art. Aiora. (3) Ibid., art. Charila. (4) Ibid. (5) Voir notamment
l'article Oscillum dans' le Dict. des Antiq. et, dans le même ouvrage, l'article
Feriae, par M. Jullian. (6) Ad Georg., II, 389.
LA MOEALE SIMPLE : LE BITE DES POUPÉES 297
comme autrefois les corps, en signe de consécration (i) ». Ces
Dieux qui réclament des pendaisons volontaires, Dionysos grec,
Bacchus latin, Liber pater, Dis pater, Latinus-dieu, Lares primitifs
custodes agri (2), ce ne sont pas seulement les dieux qui font mûrir
la grappe, ce sont toutes les grandes divinités agraires qui fécondent
la nature: c'est pour qu'ils manifestent leur puissance vivifiante
que se pendent en Italie Amata et Latinus-homme, comme s'était
pendue en Grèce Erigone et sans doute aussi Charila (3). Le corps
humain volontairement offert, — le corps intact, puisqu'il n'y a
pas effusion de sang, — aidera à faire jaillir du sol vigne et moissons,
Complentur vallesque cavae saltusque profundi (4).
Le temps passe; les poupées se substituent au corps; et enfin,
conformément à une loi souvent vérifiée, la mort sacrée devient
mort infâme, précisément parce qu'elle était sacrée. Romains et
Grecs ne comprennent plus les suicides rituels d'Erigone et de
Charila, d'Amata et de Latinus. Virgile lui-même écrit d'Amata:
Et nodum informis leti trabe nectit ab alta (5),
et Servius : bene ait informis leti quasi mortis infamissimae (6).
Le suicide par pendaison est chose laide et infâme: comme les pou-
pées sont toujours là qui se balancent, qu'en conclure sinon qu'on
les a suspendues pour expier, pour que l'air qui purifie effaçât
(1) Carcopino, p. 381. — Servius et le scholiaste de Cicéron proposent
une autre explication du rite des oscilla : les poupées balancées dans
les airs figureraient des hommes ou des femmes cherchant jusque dans
le ciel les âmes des suicidés qui se sont pendus. On trouvera dans
l'ouvrage de M. Carcopino (p. 380, 381, 383), des remarques, à mon
sens décisives, sur « la dérisoire inconsistance» de cette explication
compliquée. (2) D'après M. Hild, les maniœ, pilœ ou oscilla (poupées
suspendues aux portes des maisons pour honorer les Lares) remplacent des
victimes humaines et éloignent la mort de la maison [Dict. des Antiq., art.
Mânes) ; or, et toujours d'après M. Hild, (ibid., article Lares), les Lares sont
d'abord honorés comme des divinités assurant la prospérité des récoltes:
Tibulle les appelle custodes agri. Il n'est pas invraisemblable, vu l'identité
du but poursuivi, que ces victimes pendues en l'honneur des Lares sont,
comme les autres, des victimes volontaires. (3) Dans le mythe de Charila,
le peuple, pressé par la famine, s'amasse devant la demeure du roi. Le roi
donne des vivres aux personnages considérables. Une jeune orpheline, Charila,
l'implore. Il refuse, lui jette sa pantoufle au visage et l'enfant se pend. Dans
le mythe, la famine redouble et, pour que la prospérité revienne, il faut
pendre une poupée représentant Charila. Mais on retrouve aisément, sous
le mythe, le suicide rituel : il y a famine, une jeune fille se pend ; la pendaison
est évidemment destinée à faire cesser la famine. La pantoufle sur la tête est
peut-être un geste rituel consacrant la victime à une divinité agraire.
(4) Georg., II, 391. (5) Aeneid, XII, 603. (6) Ad Aeneid, XII, 603.
ttB LES MORALKS KdMA,
J'im [m i .-i« ;• Ce qui était imiUtio mortls devient ainsi lustratio. \.\,
i Logiquement, on suapend les oscilla chaque fois qu'un homme
M pend, puisque chaque J'ois il y a morl impure, foeda n ame
dit Tite-Live (i). INous pouvons ajouter: mort impure parcequ'eUe
a été mort, sacrée; l'homme qui se pend, n'cxeite pas une réprobation
proprement morale: il inspire, quel que soit le motif de son acte,
ce sentiment d'horreur religieuse qu'inspire tout ce qui est souillure
et qui s'exprime par le sens donné après coup au rite des oscilla.
Nous trouvons donc bien au sein de la vieille religion latine
non seulement une manifestation de cette horreur du suicide que
nous avons cherchée vainement au sein du christianisme, mais
plus précisément l'origine d'un des traits les plus bizarres de notre
morale contemporaine, je veux dire l'aversion pour la pendaison.
Notre aversion pour les suicides par submersion et par asphyxie
a-t-elle la même origine?
Le suicide par submersion est présenté par Apulée comme une
mort souillant le fleuve dans lequel on se précipite (2); dans Pétrone
on l'appelle une vilaine mort, turpis exitus (3); Synésius, voyant
s'annoncer une tempête, s'épouvante à l'idée de mourir noyé, et
des soldats qui sont sur le même bateau que lui tirent leur épée
pour s'en frapper plutôt que de mourir dans l'eau (4): la mort
par immersion excite donc chez les Romains comme chez nous
une répugnance spéciale: or, elle apparaît bien comme une mort
sacrée dans le vieux culte de Volcanus-Thybris, en l'honneur duquel
on jette dans le Tibre, d'abord des victimes humaines, puis des
mannequins d'osier substitués aux victimes comme les oscilla aux
pendus (5). Dira-t-on que les victimes ne sont pas des victimes
volontaires et que, par conséquent, le culte de Volcanus-Thybris
n'a pu influer sur les sentiments relatifs au suicide? — Mats une
tradition rapportée par plusieurs auteurs anciens veut précisément
que la fête des Argées, (l'immersion des mannequins dans le Tibre,)
ait pour origine un suicide collectif (6).
Pour ce qui est du suicide par asphyxie, il n'était pas en usage
(1) XLII, 28. (2) Voir plus haut, p. 293. (3) Voir plus haut, p. 292. (4) EpisL,
XVI (5) Carcopino, p. 110. (6) Voir Bouché Leclercq, Les Pontifes de
l'ancienne Rome, P. 1871, p. 270, note 3. Des Argiens, regrettant leur
ancienne patrie se seraient précipités dans le Tibre, ou auraient ordonné
d'y précipiter leurs cadavres « afin que les flots apportassent leurs
dépouilles jusqu'aux rivages de l'Argolide». Bouché Leclercq écarte assez
dédaigneusement cette légende « laborieusement créée par l'érudition aux
abois.» Mais je crois qu'il faut distinguer entre l'explication finale, (les
corps destinés à voguer vers l'Argolide), qui semble,en effet, peu digne
de foi, et le fait du suicide : ce suicide rappelle trop les suicides d'Amata,
de Latinus, d'Enée, (ces deux derniers, d'après certaines traditions,
se noient), pour qu'on puisse l'écarter aussi négligemment.
HORREUR POUR LA PENDAISON ET L'IMMERSION 299
..3l Rome; mais il apparaît comme mort sacrée dans l'histoire de
'Curtius et, lorsqu'on songe au suicide d'Amata, on est bien tenté
de voir dans la mort par asphyxie infligée aux Vestales coupables
une mort, jadis volontaire, devenue par la suite un châtiment.
Ce qui me frappe, ipour ma part, c'est que ces morts par pendaison,
par submersion, par asphyxie, (volontaires dans le cas d'Amata,
de Latinus, de Curtius, volontaires aussi sans doute à l'origine
-dans ce qui est devenu la fête des Argées), sont des sacrifices offerts
aux divinités qui sont source de vie : nous l'avons vu pour le Dieu
auquel se donnent Amata et Latinus (i); de même Volcanus est
un dieu agraire et solaire, époux de la Terre-Mère, Maia, père de
-ces Lares, « gardiens du champ » qui reçoivent eux-mêmes des
victimes humaines (2); de même, quand Curtius se dévoue, c'est
aux Dieux Mânes qu'il s'adresse, et les assistants jettent sur lui des
produits du sol, fruges (3). Il semble qu'à ces divinités qui font la
vie on s'applique à offrir des victimes intactes, en deux sens: intac-
tes parcequ'elles ont encore tout leur sang, intactes parceque, mou-
rant volontairement, elles ne sont pas touchées par une main étran-
;gère. — Or, ce caractère de mort sans effusion de sang est le seul
v trait commun que nous ayons trouvé entre les trois sortes de sui-
cide qui, à l'époque contemporaine, sont l'objet d'une répulsion
particulièrement vive.
A côté de l'horreur pour la pendaison, voici maintenant l'hor-
;reur du suicide.
Quand Enée, ayant franchi l'Achéron, s'engage dans l'enfer, le*
premières âmes qu'il rencontre (4) sont : i° sur le seuil même, celles
des enfants morts en bas âge; 20 celles des innocents condamnés
injustement à mort; 3° un peu plus loin, celle des suicidés morts
insontes; k° un peu plus loin encore, celles des victimes de l'amour,
(parmi lesquelles Virgile cite surtout des suicidées) (5) ; 5° à l'extré-
mité de ce premier groupe, celles de certains héros morts à la guerre
-et bello clari. Voici le passage sur les suicidés:
Proxlma deinde tenent maesti loca qui sibi letum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Projeoere animas. Quam vellent aethere in alto
Nunc et pauperiem et duros perferre labores!
Fas obstat, tristisque palus inamabilis undœ
AUiçfaf et noviens Styx interfusa coercet (6).
(1) Amata porte le nom qui fut, de siècle en siècle, appliqué aux Vestales. La
iameuse formule Amata, te capio avait, peut-être, un sens plus sinistre que
celui dont parle M. Carcopino (p. 369). (2) Cârcopino, p. 92 ss. (3) Tite-
Live, VII, 6. (4) Enéide, VI, v. 426 ss. (5) Phèdre, Procris, Evadné,
Laodamie, Didon, v. 445-450. (6) V. 434-439.
:;<t<i \h>i:\i.i> BOMA]
Par Qom touchoni d'abord l'origine de la m
■impie en général, puisqu'il s'agit non plus des pendus, mais de tous
qui se tuent inscrites; nous touchons aussi l'origine de ce qu'il
y a de plus vigoureux dans nos morales confessionnelles: le suicide,
dit le catéchisme, « conduit tout droit en enfer » (i) ; • — les
dit Virgile, sont en enlïr.
On a objecté qu'il ne s'agit pas d'enfer au sens moderne du mot,
mais plutôt de purgatoire. « D'après une croyance pythagorique ou
orphique à laquelle Platon fait allusion et que Tertullien nous a trans-
mise, les âmes de ceux qui ont péri prématurément doivent attendre,
dans des quartiers isolés, que la durée légitime (maxima) de leur
existence ait été remplie » (i). Mais justement ce qui me frappe, c'est
que cette croyance, à laquelle Platon et Tertullien font allusion, Vir-
gile n'en souffle mot. Rien dans ses vers n'indique que les suicidés
et leurs comipagnons puissent espérer que leurs souffrances prendront
fin quand viendra ce qui eût été le terme normal de leur vie terres-
tre. Le seul fait certain, c'est qu'ils souffrent : tenent maesti loca ;
c'est que cette souffrance est assez cruelle pour qu'ils en soient à
regretter la pauvreté « et les durs labeurs ». Nous sommes bien en
enfer.
Mais les compagnons des suicidés dans cette première zone de
l'enfer ne sont pas des coupables. — C'est vrai, et j'ajoute que Virgile,
en employant le mot insontes tient peut-être à souligner qu'il ne
s'agit pas d'une condamnation proprement morale. Mais c'est par là
même que son texte nous fait toucher l'origine de la morale simple :
il ne s'agit pas de réprobation, (de même les catholiques modernes
ne blâment pas évidemment les enfants morts sans baptême), il s'agit
d'une horreur religieuse qui s'attache à l'acte lui-même ; et c'est
parce que cette horreur passe au-dessus de la question morale, (c'est-
à-dire de l'examen des motifs de l'agent), que Virgile peut direr
comme le catéchisme : les suicidés sont en enfer (3).
Ce que nous pouvons entrevoir des sources confirme cette impres-
sion d'aversion religieuse. On n'a pas retrouvé d'autre texte montrant
les suicidés en enfer (4) : rien dans Platon, rien dans Plutarque ;
mais il est à peu près certain que Virgile s'est inspiré de quelque
Descente aux enfers orphique (5). D'abord la croyance à l'enfer est
(1) Voir plus haut, p. 185. (2) S. Reinach, Cultes, mythes et religions, t. III,
P. 1908, p. 272. (3) Dans leur édition des Œuvres de Virgile (P. 1919,
în-16, p. 526), MM. Plessis et Lejay écrivent : «Virgile ne condamne pas le
suicide, mais il trouve que c'est un faux calcul. » Il serait dur d'envoyer les-
gens en enfer pour un faux calcul, et le suicide n'en est un précisément que
parce qu'il vous y envoie., c'est-à-dire par ce qu'il est faute [religieuse.
(4) Dans le livre sur le Génie de Socrate, il est question des enfants en bas-âge,
mais non des suicidés. (5) C'est l'opinion qu'indiquent M. Salomon Reinachj
(Ouv. citéj p. 277) et M. Durrbach (Dict. des Antiq., art. Inferi, p. 512).
LES SUICIDÉS EST ENFER 301
chose orphique par excellence. En outre, à travers les théories pytha-
goriciennes, platoniciennes et néo-platoniciennes sur La mort volon-
taire, on discerne aisément des croyances empruntées à l'orphisme,
et qui devaient presque fatalement avoir pour conséquence d'envoyer
les suicidés en enfer.
Les pythagoriciens alléguaient contre le suicide un argument
numérique qu'on retrouve dans Macrobe : « La société de l'âme et du
corps repose sur des rapports numériques », la mort n'est donc natu-
relle que cum finem corporis solus numerorum defectus apportât, et
le suicide qui rompt l'harmonie des nombres est par là même une
faute» (i). Platon, lui, fait valoir que, l'homme étant la chose des
Dieux, celui qui se tue est aussi coupable qu'un esclave fugitif (2).
Ces arguments philosophiques peuvent se concilier avec une
morale nuancée et n'impliquent pas l'idée que les suicidés vont en
enfer. Mais cette idée perce déjà dans un autre argument que Platon
signale comme enseigné « dans les Mystères » : nous sommes ici-bas
dans une espèce de prison et nous n'avons pas le droit de nous en
délivrer nous-mêmes et de prendre la fuite (3). Comme l'a remarqué
M. Reinach, « c'est la pure doctrine orphique sur le péché « (4). En
effet, un des points de départ de l'orphisme, c'est que l'âme créée par
les Dieux a d'abord vécu au ciel, mais qu'à la suite d'un péché origi-
nel, elle a été exilée ici-^bas : le séjour sur la terre étant une expiation,
qui abrège cette expiation, n'est pas assez pur pour le ciel (5),
J'entends bien qu'ici encore on peut objecter qu'en certains cas,
le suicide, loin d'être une fuite de l'épreuve, est une épreuve suprême.
L'argument dont parle Platon ne suffit pas à envoyer en enfer tous
ceux qui se tuent ; il ne trahit pas proprement l'horreur. Mais en
voici un autre, qui no\is est connu par Porphyre et Macrobe, et qui,
lui, exprime bien une répulsion presqu'étrangère à la morale et venue
des bas-fonds de l'orphisme : en cas de mort violente, dit Porphyre,
l'âme ne s'éloigne pas du corps (6). De même, d'après Macrobe,
quand la séparation de l'âme et du corps se fait violemment, l'âme
n'est pas vraiment affranchie; aussi les âmes des suicidés « errent-
elles longtemps autour du cadavre ou de la tombe ou du lieu où a été
commis l'acte violent » (7).
Soucieux de donner à cette croyance visiblement populaire une
signification morale, Macrobe explique que, si l'âme, en cas de sépa-
ration violente, n'est pas véritablement libre, c'est parce que celui
qui se tue cède à la passion (8) : « par suite, l'âme eût-elle été aupa-
ravant sans souillure, elle est souillée par sa sortie violente du
(1) Comm. du Songe de Scipion, 1,13. (2) Voir plus haut, p. 284. (3) Phê-
don, VI. (4) Ouv. cité, III, p. 277. (5) Cf. Monceaux, article Orphici, dans
le Dict. des Ant., p. 251. (6) De V abstinence des viandes, II, 47. (7) Comm,
du Songe de Scipion, I, 13. (8) Ibid,
;;nj LES MORAL]
Oflffff i . JÉai artrc cliose est le commentaire, autre chose la
la croyance. Porphyre, lui, dit tout simplement qu'en
ration \iolenie, l'Ame tic s'éloigne pas du coorps. Plotin, « peut enchn
à auniHin" fet i royaneee populaires », ne l'ait pas mention, connue l'a
remarqué M. Cumont, « de cette croyance superstitieuse »
il la reprend bien, semble-t-il, sous une forme prus raffinée, quand
il cite un vers des oracles ehaldaïques exprimant L'idée que I
arrachée du corps par force garde une parcelle de matière et est
impure (4).
Impure, — voilà l'idée reprise à l'orphisme. Pins philosophique
dans Plotin, plus morale dans Macrobc, plus brûle dans Porphyre,
elle ne comporte dans la conception orphiste qu'une eonaéquenoe :
souillée par la mort violente, l'âme ira où vont les âmes non puri-
fiées, en enfer. Peu importe le motif qui a poussé l'homme à se tuer ;
peu importe même que, dans tout le reste de sa vie, il ait été pur : le
geste violent suffit à le rendre impur. Le suicide, séparation brutale
de Pâme et du corps, excite l'horreur par lui-même, parce que, au
lieu d'affranchir, il souille.
D'après M. S. Reinach, l'orphisme lui-même « n'a pas inventé cette
[manière de voir » ; au contraire « il n'est que l'écho de vieilles supers-
titions et de tabous préhistoriques ». Horreur du suicide, horreur de
J'avortement, horreur des fraudes privées auraient la même et loin-
taine origine : « A côté du tabou quasi universel du sang clannique,.
il fallait que les anthropoïdes d'avenir eussent le scrupule de verser
leur propre sang et de répandre inutilement leur sève créatrice » (5).
Toute recherche en ce sens sortirait du cadre de cette étude, mais il
est certain que, si l'on s'efforce de remonter aux sources lointaines de
la croyance rapportée par Virgile, on .aboutit à un tabou du sang
plutôt qu'au principe social dont parle M. Glotz. Les suicidés sont
en enfer en tant que suicidés, quel que soit le» motif de leur acte,
parce que cet acte lui-même les a souillés : l'horreur du suicide, prin-
cipe de notre morale simple, apparaît ici dans sa pureté.
(1) C'est peut-être une idée de ce genre qui explique qu'il y ait aux
enfers une place distincte pour ceux que l'amour a poussés au suicide.
(2) Cumont, Comment Plotin détourna Porphyre du suicide, Revue des
études grecques, 1919, p. 115. — M. Cumont signale que Porphyre subit plus
que Plotin les influences religieuses et ajoute : « Or, non seulement le
judaïsme romain et le christianisme mais le paganisme de Syrie, patrie du
philosophe, interdisaient le suicide ». En ce qui concerne la Syrie, M. Cumont
cite un passage du roman d'Héliodore, dans lequel un prêtre déclare le
suicide interdit par la religion. En ce qui concerne le judaïsme romain, il
n'allègue que le texte de Josèphe qu'on a vu plus haut. En ce qui concerne
le christianisme, il n'allègue aucun texte, (p. 116). (3) Cité par Cumont
p. H6. — Platon, comme on sait, définit l'âme pure, celle qui, en mourant
«n'entraîne avec elle rien du corps », [Phédon, XXIX). (4) Ouv. cité, p. 279.
MORALE MILITAIRE ET MORALE SERVILE 30$.
Sur un troisième point, nous retrouvons la morale simple liée
à un groupement social, à une discipline professionnelle.
Le code militaire des Romains est d'une extrême rigueur pour les
soldats qui se tuent ou qui tentent de se tuer. Voici les quatre règles
qu'il leur applique :
i° Si le soldat se tue ob conscientiam delicti miliiaris, son testa-
ment n'est pas valable (i) et il est frappé d'ignominie (2) ;
20 Si le suicide est dû au dégoût de la vie, à la douleur, à la mala-
die, à la folie, à la honte, le testament est valable ; faute de testa-
ment, les biens vont aux héritiers ou à la légion ; mais il y a toujours
ignominiosa missio (3) ;
3° Si le soldat survit à une tentative de suicide due à une des cau-
ses indiquées au paragraphe précédent, il y a ignominiosa missio (4);
lx° Si le soldat ne peut faire valoir une de ces causes, il est puni de
mort (5).
Comme on le voit, cette législation professionnelle est, en son prin-
cipe, contraire au droit commun. On retrouve bien la distinction*
classique entre le suicide ob malam conscientiam et les autres ; mais,
là même où la loi est le moins sévère, elle frappe d'ignominie celui
qui a voulu se tuer : dans le monde militaire, le suicide, est selon le^
cas, un crime ou une infamie.
Sur un quatrième point, voici encore la morale simple : le suicide,
parmi les esclaves, est puni et la seule tentative de suicide fait de
l'esclave un être taré.
Ulpien déclare bien que, quand un esclave s'est tué ou a tenté de se
tuer, le maître ne doit pas s'indemniser sur le pécule, parce que « en
droit naturel, naturaliter, il est permis à l'esclave d'attenter à son pro-
pre corps » (6). Mais cette phrase même indique assez qu'en droit
positif, le suicide n'est pas permis à l'esclave.
Bien entendu ni le Code ni le Digeste ne spécifient que l'esclave
qui se tue sera privé de sépulture : c'est au maître à en décider ; il a
(1) Dig., I. XXVIII, t. 3, I. 6, p. 7 ; la décision est attribuée àl'empereur-
Adrien. (2) Qui se vulneravit vel alias morlem sibi conscivit imperator
Hadrianus rescripsit ut modus ejus rei statutus sit ut si impatientia doloris
aut taedio vitae aut morbo aut furore aut pudore mori maluit non ani-
madvertatur in eum sed ignominia mittatur. {Dig., I. XLIX, t. 16, I. 6, p. 7.)
Comme on voit, le texte vise et la tentative de suicide et le suicide lui-même.
Je n'ai trouvé aucun renseignement sur ce que pouvait être Yignominiosa
missio appliquée à un mort. (3) Voir la note ci-dessus (4) Dig., I. XLVIII,
t. 19, I. 38, p. 12 ; cf. la note 2. (5) Ibid. ; Cf. I. XLIX, t. 16, I. 6, p. 7 : si
nihil taie praetendat, capite puniatur. (6) Dig., I. XV, t. 1,1. 9, p. 7. Ulpien
remarque bien encore que l'esclave « qui a fui de la maison de son maître
pour se tuer n'est pas fugitif», {Dig., I. XXI, t. 1. 1. 17, p. 4). Mais, quelque-
solution qu'on donne à ce petit problème juridique, il reste que le maître a
droit de castigatio sur ceux de ses esclaves qui ont tenté de se tuer.
304 LEE MORALES ROMAINES
tous les droits, même celui «l<i se montrer clément. Use-t-il souvent
de celui-ci ? Il se peul qu'il y ait eu des exceptions honorables. Une
Inscription célèbre donne à penser qu'elles furent rares.
Les statuts du fameux collège de Lanuvium, composé en grande
partie d'esclaves, déclarent expressément que, si un des associés se
donne la mort, « pour quelque cause que ce soit », ses collègues ne
contribueront pas aux frais des funérailles, (i) On sait que les petites
gens qui versent leur cotisation à un collège désirent avant toute
chose s'assurer des funérailles décentes. C'est donc chose grave que
de refuser à un cotisant ce pourquoi il a honnêtement versé son
dû. Cependant le texte est formel.
D'après Mommsen, il y faudrait voir une mesure d'ordre financier :
les collèges auraient voulu prendre des précautions contre ceux qui,
en se tuant porteraient préjudice à la caisse commune. (2) Mais il
suffisait aux collègues, pour parer à ce danger, de stipuler un délai,
ainsi que font aujourd'hui les compagnies d'assurances; en outre, ce
souci budgétaire n'apparaît pas dans le reste des statuts, car l'accès
de la société n'est pas interdit aux malades, dont l'entrée est autre-
ment périlleuse au point de vue financier. L'explication qui saute
aux yeux, c'est que les maîtres, qui montent bonne garde autour des
collèges, ont imposé la clause de Lanuvium, pour ne pas perdre le
meilleur moyen d'empêcher les esclaves de se tuer.
En tout cas, si ceux mêmes qui ont payé pour être ensevelis sont,
en cas de suicide, privés de sépulture, il va sans dire qu'à plus forte
raison l'esclave qui n'est pas associé à un collège est jeté dans les
fameux puticuli. Le châtiment le plus terrible, celui qui ne frappe
que les grands criminels, atteint donc ceux qui se tuent ex quacunque
causa, comme dit l'inscription de Lanuvium : la mort volontaire est,
en fait, un crime : c'est le triomphe de la morale simple.
Non seulement, le suicidé est puni après la mort. Mais celui qui a
tenté de se tuer est, de son vivant, un indésirable, un esclave taré ;
il se trouve assimilé aux infirmes, aux vicieux, aux criminels. Le
droit consacre cet avilissement : si un esclave se tue ou essaie de se
tuer dans les six mois qui suivent la vente, l'acheteur peut la faire
rescinder ; le penchant au suicide est au nombre des vices rédhibi-
(1) Corpus Inscr. latin., XIV, 2112. (2) Mommsen, De collegiis et soda-
liciis Romanorum, Kiel, 1843, p. 100. D'après M. Allard, (Les esclaves chrétiens,
p. 173), il faudrait voir dans la clause de Lanuvium une précaution des esclaves
qui, « se défiant d'eux-mêmes, essayaient quelquefois de se prémunir contre la
tentation du suicide.» L'explication ne serait valable que si les membres des
collèges avaient eu une entière liberté pour la rédaction de leurs statuts ;
mais on sait que les collèges étaient au contraire étroitement surveillés.
J'ajoute que, même si l'on admettait l'hypothèse de M. Allard, il y faudrait
voir une preuve que le suicide excite l'horreur dans la société servile ; car on
ne s'expliquerait pas sans cela une peine aussi terrible que le refus de sépulture.
LA MORALE SERVILE. £05
toires (i). Celui-là est, en effet, un « mauvais esclave » qui a fait
quelque entreprise pour se tirer de ee monde ; car, dit Ulpien lui-
même, « on estime qu'il ne sera pas sans audace contre les autres
ayant eu tant d'audace contre lui-même » (2).
On reconnaît l'argument de Marcien, l'idée que le penchant à se
détruire est l'indice d'un état moral inquiétant. Après avoir parlé
en philosophe du droit naturel d'attenter à sa vie, Ulpien exprime
l'inquiétude des maîtres perdus au milieu d'une foule servile : le sui-
cide excite d'autant plus d'horreur que dans celui qui en nourrit la
pensée, le maître haï croit voir déjà un assassin.
Non seulement, le suicide est un crime, non seulement celui qui
nourrit la pensée du suicide est regardé comme un esclave vicieux
et capable de tout, mais une loi dure et atroce rend redoutable au
monde servile le suicide même de l'homme libre. On sait qu'au temps
de Néron, un maître ayant été assassiné, un sénatus consulte consa-
cra l'usage de conduire tous ses esclaves au supplice. Mais, non con-
tents de cette rigueur, les jurisconsultes voulaient même que leà
esclaves fussent châtiés, lorsqu'ils n'avaient pas empêché leur maî-
tre de se détruire : « Si quelqu'un s'est tué, dit Ulpien, à la vue de ses
esclaves et si ses esclaves ont pu l'empêcher de se détruire et ne l'ont
pas fait, ils doivent être punis » (3). On veut croire que le bon sens
et l'humanité des magistrats ont rendu cette loi inoffensive. Mais
il n'en reste pas moins que le suicide du maître peut être pour les
esclaves la cause de mille inquiétudes et que le plus léger doute les
expose à la torture. Cela ne peut évidemment qu'aviver leur horreur
du suicide.
Je ne pense pas qu'il faille une longue démonstration pour prou-
ver que les croyances, lès lois, les mœurs qu'on vient de voir révèlent
bien l'existence de cette morale simple dont nous cherchons l'origine,
et dont nous n'avons pas trouvé trace au sein du christianisme. Ceile
des païens égale ce que la nôtre a de plus sévère puisqu'elle voue les
suicidés à l'enfer; dans tout le reste, elle est encore plus rigoureuse :
car jeter le corps au pourrissoir, frapper le défunt d'ignominie, flé-
trir ou punir de mort ceux qui tentent de se tuer, ce sont là des sévé-
rités autrement rudes que les nôtres et qui annoncent déjà la sombre
morale du Moyen-âge. Non seulement l'horreur du suicide prend sa.
(1) Dig,. I. XXI, t. 1, I. 1, p. 1. (2) Dig., I. XXI, t. 1, I. 23, p. 3. Au
même titre, (I. 43, p. 4), Ulpien admet une exception en faveur de la
tentative de suicide due à des douleurs intolérables. (3) Dig., XXIX t. 5
1. 1, p. 22 ; cf. Dict. des Ant., mot servi, et Mommsen, Le droit pénal romain
trad. Duquesne, P. 1907, t. II2 p. 346 et III, p. 405.
20
300 LES MORALES ROMAIN KS
source dans i mtkflie, niais elle esl
vive et plui rude qu'elle n'est aujourd'hui.
Ainsi nous avons retrouvé au sein de la société antique l'orig
des deux morales qui se disputent aujourd'hui la conscience cotiU m
poraine.
Morale simple et morale nuancée sont chez nous d'origine païenne.
Reste à savoir à quelles réalités sociales elles sont attachées l'une et
l'autre au sein de la société antique.
CHAPITRE V.
La Morale nuancée est celle d'une aristocratie
libre et cultivée. — La Morale simple est liée à l'ignorance
et à la servitude
Quand nous avons essayé de localiser la morale simple et la morale
nuancée au sein de la société contemporaine, nous n'avons pas pu
trouver une ligne de partage un peu nette : il semblait que leur lutte
elle-même mêlât confusément les idées rivales.
Dans la société antique, il en va différemment : les hypothèses
classiques sont toujours sans force, mal ajustées aux faits ; mais on
voit du premier coup d'œil que le dualisme moral est lié à l'organi-
sation sociale : la morale nuancée est celle d'une aristocratie cultivée,
libre ou éprise de liberté ; la morale simple est celle de la foule igno-
rante et asservie.
Faiblesse des hypothèses classiques : 1) L'horreur du suicide n'est pas liée
l'horreur du sang ; 2) ni au respect de la dignité humaine ; 3) la moral
nuancée n'est pas soumise au principe social dont parle Durkheim.
Voici d'abord l'hypothèse commune, celle qui lie l'horreur du
suicide à l'horreur du sang répandu, au respect de la vie humaine :
elle apparaît une fois de plus tout à fait inconsistante.
Sans doute, dans l'enfer virgilien, les suicidés se trouvent à côté
des héros morts à la guerre. Mais, quand même on admettrait avec
M. Reinach qu'il y a sous cette croyance quelque vieux tabou du
sang, nul n'oserait, je crois, en conclure que les Grecs et les Romains
de l'époque historique condamnent le suicide comme ils condam-
nent la guerre et par les mêmes raisons. J'ajoute que les guerriers
bello clari sont bien, dans le premier cercle infernal, les voisins
immédiats des suicidés : mais ils ne sont pas là comme ayant tué,
comme meurtriers; ils y sont (ainsi que les enfants ab ubere raptos),
comme s 'étant fait tuer, comme victimes.
Dira-t-on que les néo-platoniciens comme Cicéron avaient un plus
grand respect de la vie humaine que les stoïciens comme Sénèque ?
L'affirmation serait bien gratuite. En tout cas l'idée que la prohibi-
tion du suicide est impliquée dans la prohibition du meurtre
n'a pas été formulée, à ma connaissance, par la philosophie romaine*
308 MORAU: ARISTOCRATIQUE i:t MORALE .POPULAIRE
Enfin, argument décisif, un des deux groupements dans lesquels
Je suicide est le plus haï est l'armée, c'est-à-dire un des milieux
dans lesquels l'horreur du sang versé est forcément la moins vive.
L'hypothèse qui lie l'horreur du suicide au respect de la dignité
humaine ne s'accorde pas mieux aux faits : la formule par laquelle
Durkheim explique la réprobation absolue de la mort volontaire :
« l'homme est devenu un dieu pour l'homme » se retrouve dans la
philosophie antique : seulement elle est dans Sénèque : homo res
homini sacra. Parmi les défenseurs de la morale nuancée, quels sont
ceux qui semblent le plus complaisants pour le 'suicide? Ceux-là
mêmes qui ont exalté presque sans mesure la dignité humaine et qui
ont voulu élever leurs sages au rang de la divinité. Quels sont ceux
qui se montrent le plus sévères? Ceux-là mêmes qui considèrent
l'homme comme souillé par une faute originelle et relégué dans ce
monde comme en un lieu d'expiation.
Fait encore plus significatif : le milieu social dans lequel le sui-
cidé excite le plus d'horreur est la société servile. Il est difficile de
prétendre que l'horreur, en un tel milieu, s'associe à un respect
plus vif de la liberté individuelle.
Enfin, le principe même auquel Durkheim voudrait ramener les
indulgences de la morale antique n'apparaît pas dans la société
romaine.
D'après lui, ce qui caractérise la première phase de « la législation
du suicide », c'est que la collectivité se réserve le droit d'autoriser le
suicide : l'individu ne peut pas se détruire de son seul chef, mais
l'état « peut l'autoriser à le faire » (i). Ce principe se trouve en effet
dans les lois de Marseille ou de l'île de Céos dont parle Valère-Maxime.
Mais, dans la société romaine, c'est en vain que j'en ai cherché
trace (2) : le Code et le Digeste ne font nulle part aucune allusion à
(1) P. 377. (2) Durkheim dit «que d'après un texte de Quintilien»
il y aurait eu à Rome «jusqu'à une époque assez tardive» une ins-
titution de ce genre. Mais rien, dans le texte cité, (Inst. oraL, VII,
4, 39), ne dit que cette institution ait existé à Rome. Si elle avait
existé au temps de Quintilien, il serait inexplicable que ni le Code ni
le Digeste n'y fissent aucune allusion. — Durkheim ajoute que « quelque-
chose» d'une pratique de ce genre survécut dans l'armée, puisque le
soldat qui avait tenté de se tuer était admis à faire valoir qu'il avait eu
un motif plausible, (p. 375). Mais la faculté accordée à un accusé vivant de
se défendre est de droit commun et n'a, semble-t-il, aucun rapport avec la
faculté accordée à un innocent de se détruire. En outre, le soldat est admis à
faire valoir ses motifs, précisément parce qu'il encourt une punition : même
excusé, il sera puni d' ïgnominiosa missio (et, par conséquent il n'est pas ques-
tion de lui reconnaître un droit au suicide) ; au contraire, celui qui n'est pas
soldat n'est exposé à aucun châtiment, s'il n'est pas sous le coup d'une-
accusation : on ne voit pas pourquoi il s'adresserait au sénat.
MORALE ARISTOCRATIQUE ET MORALE POPULAIRE 309
la possibilité de demander à l'état le droit de se tuer : quant aux juris-
consultes qui admettent le suicide taedio vitae aut aliquo casu, ils
reconnaissent en la matière le droit éminent de l'individu. Les pla-
toniciens comme Cicéron estiment la mort volontaire interdite par
les Dieux, non par la cité. Les stoïciens comme Sénèque veulent que
le sage délibère seul avec lui-même et en se plaçant à un point de
vue tout personnel. Le droit à certains suicides apparaît donc bien
dans la société romaine comme une manifestation d'individualisme
et non comme la concession d'une collectivité souveraine, dispensant,
lorsqu'elle n'a rien à y perdre, l'autorisation de se détruire : là où
l'état est souverain, c'est-à-dire dans l'armée, là où l'individu n'est
rien, c'est-à-dire dans le monde des esclaves, le suicide n'est jamais
licite.
II
La morale nuancée est morale aristocratique ; la morale simple est morale popu-
laire : 1) le droit romain, rempart de la morale nuancée, n'est pas droit
commun, mais droit des hommes libres ; 2) la morale nuancée n'est mise
en pratique que par une aristocratie, et cela au moment où cette aristocratie
est le plus cultivée et le plus attachée à la liberté ; 3) l'aversion pour
la pendaison et l'idée que les suicidés vont en enfer sont chose populaire,
liée à l'ignorance ; 4) le rempart solide de la morale simple, c'est l'insti-
tution servile.
Si les hypothèses qu'on vient de voir se révèlent insuffisantes, les
faits en suggèrent une autre : dans la société romaine, la morale
nuancée est chose aristocratique, la morale simple, chose populaire ;
la première est associée à une haute culture intellectuelle, à l'amour
de la liberté ; la seconde est étroitement liée à la servitude et à
l'ignorance.
Le premier fait qui nous en avertisse, c'est le droit romain lui-
même. Il est le rempart solide de la morale nuancée. Mais, ce rem-
part, que couvre-t-il ? La société en général ? Tant s'en faut. Le
droit romain n'est pas, comme le nôtre, droit commun ; c'est le
droit des hommes libres : la moitié du monde lui échappe. L'impu-
nité accordée au suicide est donc le privilège d'une élite : il n'y a
consécration de la morale nuancée que là où il y a liberté.
Second fait, au sein de cette société libre, il n'y a qu'une aristo-
cratie qui mette la morale nuancée en pratique. On dit : les Romains
se tuent en tel ou tel cas, et l'on cite les modes que j'ai énumérées.
Mais quels sont les Romains qui suivent ces modes ? Les chefs de
parti, les grands, une élite.
A cela, il est vrai, Ton pourrait répondre que l'histoire n'a conservé
que les noms les plus illustres. Mais si les suicides élégants avaient
été à la mode hors de l'aristocratie, Tacite, à défaut de noms, aurait,
semble-t-il, rapporté le fait. Au moment où il se plaint d'avoir à
310 MOKXLi; AKII'H i:\TIQUE ET MORALE POPULAIRE
(Iivsmt une liste funèbre qui va s'allongeant sans cesse, il aurait;
ajoulé sans doute : encore ne donné-je (pie quelques exemples < 1
sis parmi les plus illustres. Or, il ne dit rien de tel, ni Suétone, ni
aucun autre. Dans un seul ouvrage sur la guerre contre les juifs,
Josèphe signale, sans citer les noms, des miliers de suicides héroï-
ques, de suicides à la mode : dans les historiens latins on no trouve
rien de semblable.
Non seulement les païens ne signalent pas de modes populaires,
mais les chrétiens observent le même silence : plusieurs d'entre eux,
après Tertullien, parlent des suicides célèbres de l'histoire romaine :
nulle part un mot n'indique que Lucrèce, Caton, ou Antoine
aient donné le ton à l'ensemble de la société, qu'il y ait eu dans le
peuple des épidémies de suicides romains.
Tenons-nous en au témoignage des textes : la pratique de la morale
nuancée, les modes favorables à certains suicides ne sont pas chose
romaine, mais chose aristocratique. Ceux qui recherchent les morts
élégantes qu'on a vues plus haut, ce sont les membres d'une classe
habituée au commandement, à la richesse, aux raffinements de la
vie mondaine.
Ce n'est pas tout : à quel moment l'aristocratie est-elle vraiment-
favorable à certaines morts volontaires ? Ici encore, le témoignage
des textes est très net : c'est à la fin de la république et au début de
l'empire que les suicides élégants se multiplient. Passée cette époque,
on ne trouve plus que des faits isolés. Dès le 11e siècle, on cherche en
vain quelque chose qui rappelle les mœurs du temps de Caton ou de
Thraséas. A l'époque d'Ammien Marcellin, toute mode a disparu.
Or, en quoi l'aristocratie qui se tue diffère-t-elle de celle qui ne se
tue pas ? Un fait saute aux yeux tout de suite : celle qui ne se tue pas,
c'est l'aristocratie qui abandonne la sagesse grecque pour les supersti-
tions orientales, celle qui prend l'habitude du joug.
Les dates sont là, précises : s'agit-il de la liberté, et j'entends par
là surtout l'indépendance de l'individu? Jamais elle n'est revendiquée
avec plus de passion qu'à l'époque de Caton, de Brutus, de Cassius.
Dans la société qui se décompose et voit crouler à la fois institutions,
croyances et partis, il y a comme une fureur d'individualisme. Au
déhut de l'empire, c'est bien encore l'amour de la liberté qui jette
dans l'opposition tous ces grands dont le cou ne sait pas plier. Il y a
comme un bref déchaînement entre le temps de la discipline répu-
blicaine et celui de la servitude impériale : or, c'est exactement dans
cette brève période que s'épanouissent les modes issues de la morale
nuancée.
S'agit-il de la culture? Même coïncidence. La République avait vu
bannir Alcée et Philisque, Carnéade, Critolaos, Diogène, les repré-
sentants des grandes écoles helléniques. Le siècle de Marc-Aurèle
MORALE ARISTOCRATIQUE ET MORALE POPULAIRE 31*
voit, avec Apulée, la philosophie se fondre en un mysticisme assez
gros et les sages se donner, ou bien peu s'en faut, pour des magiciens ;
au m* siècle, une culture développée devient dans l'aristocratie
l'exception; enfin la société dont fait partie Symmaque ne paraît
guère préoccupée par les grands problèmes philosophiques. Mais,
entre Caton l'ancien et Apulée, il y a une période au cours de laquelle
se répand dans l'aristocratie « cette soif ardente de savoir qui est le
signe des grandes époques de l'histoire » (i) : la république voit
Caton, Brutus et Cicéron discuter les doctrines qu'a produites la
sagesse grecque; au début de l'empire, avec Thraseas, Helvidius, Gor-
nuius, Sénèque, Perse, l'aristocratie est tout imprégnée de stoïcisme :
c'est exactement dans cette période de haute culture que se placent
les suicides romains.
Dire : les Romains se tuent en tel ou tel cas, c'est une première
erreur, parce qu'il ne s'agit pas d'une mode commune, mais d'une
noOTt aristocratique. Dire*en général : les grands se tuent, c'est une
seconde erreur. Ceux qui s'arrogent le droit de préférer la mort à la
vie, de délibérer et de conclure comme celui dont parle Pline :
Kixpixa, ce ne sont pas les praticiens asservis qui baisent humble
menfc la poupre impériale, les crédules qui multiplient les initiations
aux mystères d'Orient, ce sont les aristocrates instruits, cultivés,
philosophes, ayant le goût et l'habitude de la liberté individuelle.
Aristocratie, culture, liberté, c'est à ces trois réalités sociales qu'est
associée dans le monde romain la morale nuancée.
A l'inverse, la morale simple est liée dans les milieux populaires
à; l'ignorance et à la servitude.
L'ignorance est favorable à la superstition : c'est probablement
dans le peuple que se conserve l'aversion pour le suicide par pendait-
son ; c'est sûrement dans le peuple qu'on croit les suicidés punis eiii
enfer.
Ile; droit pontifical qui refuse la sépulture aux pendus n'est pas
une création populaire. Mais, à l'époque historique, il n'y a< pas un
seul exemple qu'on l'ait appliqué à un grand. Quand le fils de Man-
lius Torquatus se pend, nous savons par Valère-Maxime qu'il est
enseveli . on note comme un trait de sévérité que le père n'assiste
pas aux funérailles (2). Quand l'empereur Gordien se tue, cela ne
l'empêche pas d'être mis au rang des Dieux (3). Ce ne sont que deux
exemples ; mais ce qui est plus significatif que ces exemples eux-
mêmes, c'est que les historiens qui les rapportent ne manifestent
pas la moindre surprise. Valère-Maxime, qui présente Manlius Tor-
(1) Fcrrero, Grandeur et décadence de Rome, trad. Mëngin, P. 1906J t. 1^
p. 155. (2) Valère-Maxime, V, 8, 3^ (3) Capitolinus, Les Gordiens, XV.
312 MOKA l. F. ARISTOCRATIQUE ET MORALE FOPULAIIM-;
quaiufl comme ayant une connaissance profonde « du droit civil et
des coutumes pontificales », ne songe pas à s'étonner qu'il ait laissé
v. lir son fils. Pour Gordien, on ne signale ni résistance ni discus-
sion. Il ne vient donc pas à l'esprit qu'un grand qui s'est pendu
doive être privé de sépulture. Mais, dans le peuple, il n'en va pas
de même.
Une inscription nous montre les lieux de sépulture offerts en don
aux habitants d'une ville extra auctorateis et qui sibi laqueo manus
intulissent et qui quœstum spurcum professi essent (i). Un tel don,
évidemment, n'intéresse pas les riches qui n'ont que faire de conces-
sions gratuites : mais, dans le public modeste qui doit bénéficier du
don, les suicidés par pendaison ne seront pas admis au cimetière.
Si la clause d'exclusion ne visait qu'eux seuls, on pourrait croire
à quelque scrupule singulier de la part d'un donateur versé dans le
droit religieux : mais l'inscription les assimile à deux autres catégo-
ries de personnes infâmes. Une telle assimilation ne pouvant pas
s'expliquer par une fantaisie individuelle, force est bien de conclure
que, si ceux qui se pendent sont, dans l'aristocratie, ensevelis, voire
honorés comme les autres, ils sont, aux yeux du peuple, frappés
d'infamie. Le public qui réfléchit élimine un sentiment qui lui semble
injustifié : la foule ignorante le garde pieusement (2).
Dans les sentiments relatifs au suicide par pendaison, la foule n'a
pas d'initiative. Mais les croyances relatives au châtiment des suicidés
dans le Tartare sont, elles, d'origine populaire.
Il y a, comme on sait, deux orphismes : l'orphisme savant, cher
à Pythagore et à Platon et celui des orphéotélestes promenant sur un
âne, de village en village, les ustensiles sacrés qui permettent une
expiation facile (3). C'est à l'orphisme populaire qu'appartient sur-
tout, d'après M. Dûrrbach, a l'idée sommaire d'une mort différente
pour les bons et pour les méchants » ; on ne croit guère à l'Hadès
« dans les classes lettrées » et parmi a les esprits cultivés »; mais le
peuple, lui, y croit (4). On peut objecter à cela que de grands philo-
sophes ont parlé de l'enfer. Mais un fait, du moins, est bien établi :
c'est qu'aucun d'eux ne parle de châtiments réservés aux suicidés. Ni
Platon, ni Plotin, ni Plutarque n'y font allusion. Porphyre et Ma-
crobe, plus accueillants, comme l'a montré M. Cumont, aux
(1) Corp. Inscr. latin., 1,1418. (2) On peut supposer que les esclaves gardè-
rent quelque temps une horreur particulièrement vive pour le suicide par
pendaison parce qu'ils avaient fourni à l'origine les victimes pendues en
l'honneur des Lares. Les esclaves jouaient en effet un grand rôle dans la fête
des Compitalia. Détail plus inattendu, Festus spécifie (mot : oscillantes) que
les esclaves étaient également associés au rite des oscilla en l'honneur de
Latinus : liberos servosque requirere eum, etc. (3) Monceaux, DicL des Ant.t
rat. Orphici, p. 254. (4) Dict. des Antiq., art. Inferi, p. 514 et 507.
MORALE ARISTOCRATIQUE ET MORALE POPULAIRE 313
croyances superstitieuses (i), sont, eux aussi, muets sur ce point.
Force est donc bien de supposer que l'idée des peines infernales appar-
tient au fonds populaire. Elle ne vient, dit M. Reinach, « ni du
judaïsme sacerdotal, ni de l'hellénisme littéraire, mais d'une morale
et d'une eschatologie populaires... » (2). Ce qui confirme cette con-
clusion, c'est que les peines infligées aux suicidés reparaissent
pour la première fois dans le roman des Reconnaissances, c'est-à-
dire dans un ouvrage où l'influence du paganisme populaire est très
visible.
Quel est exactement l'empire de la croyance aux peines infernales
dans le menu peuple romain? Il nous est, faute de textes, impos-
sible de le dire. Aussi, le plus ferme point d'appui de la morale simple
n'est-il pas pour nous cette croyance elle-même, mais bien l'orga-
nisation sociale qui distingue hommes libres et esclaves.
Parmi les esclaves, nous l'avons vu, le suicide est puni ex qua-
cunque causa. Pourquoi? Point n'est besoin, hélas! de supposer
quelque croyance religieuse propre aux esclaves. Le principe même
de l'institution servile suffît à tout expliquer : qui est la chose d'un
maître lui fait tort dès l'instant qu'il détruit cette chose : « Si l'un
de tes esclaves, dit Socrate lui-même, se tuait sans ton ordre, ne
t'irriterais-tu pas contre lui et ne le punirais-tu pas rigoureuse-
ment s'il t'était possible? » (3).
Le principe servile une fois admis, l'horreur du suicide suit fata-
lement. Le maître punit ceux qui se tuent : peut-on croire que les
esclaves subissent le châtiment, mais sans aucun acquiescement
moral, qu'ils croient, à l'exemple d'Ulpien, le suicide légitime
naturaliter et gémissent sur l'iniquité des maîtres qui l'interdisent?
Peut-être quelques hommes libres réduits en servitude, désirant mou-
rir et n'osant s'y résoudre, crainte d'être privés de sépulture, eurent-
îls des sentiments de ce genre. Mais la foule ne peut guère entendre
cette savante distinction entre la morale naturelle, conception phi-
losophique, et la morale réelle, pain quotidien des consciences.
Dans tout groupe social, et, à plus forte raison, dans des groupes
aussi brutalement définis* que les groupes serviles, l'action qui
entraîne un châtiment terrible, qui, à peine ébauchée, fait de vous
un individu taré et vicieux, est une action criminelle; si elle a pour
conséquence le refus de sépulture et l'envoi au puticulus, elle excite
le dégoût, l'horreur.
Non seulement cette horreur s'épanouit dans le monde servile,
mais elle rayonne autour de lui, atteint l'armée et le peuple.
(1) Cumont, Comment Plotin détourna Porphyre du suicide, p. 115,116.
(2) Reinach, Cultes, mythes et religions, t. III, p. 282. (3) Voir plus haut,
p. 284.
:;il MMKALK ARISTOCRATIQUE ET MORALE PO PU
Ou a vu l.i sc'\«-riir des lois mililain-s. l'rin* àpe professionnel,, se-
dit OB l'>iil il'al.ord. CV.vl, vi;ii, en partie : le soldat qui , pour m
temps, donne sa vie à l'empire, aliène pair là même le dlroit <1
jk)uf coin [«rendre lai rigueur des lois appliquée»
soldats, il faut songer que la « servitude milita Ire » n'est pas sewh
nient, dans l'armée romaine de l'empire,, la chose toute professic
nelle qu'a illustrée parmi nous Vigny : l#s soldats sont de plus en
plus d'anciens, esclaves, affranchis pour la circonstance, forcés de*
servir, gardant, lorsqu'ils entrent dans la légion, la morale servi le
qu'ils avaient la veille (i); habitués à entendre parler du suicide
avec horreur, ils ne peuvent être surpris d'entendre le chef répéter
le propos du maître. Et, rendus à la vie civile, ils apportent dans-
le monde des hommes libres, dont ils font désormais partie, la morale
de la servitude.
Ils ne sont pas seuls à l'avoir. Il va sans dire que les affranchis
ne peuvent pas brusquement changer d'idée en changeant d'état.
De même, là où les colons sont soumis en pratique à la juridiction du
propiétaire, il est prohabPe qu'il voit dans le suicide d'un hommes
qui lui est utile une atteinte à ses droits. Enfin, nous avans vu que-
les statuts du collège de Lamivium refusent la sépulture à tous ceux
qui se tuent; or, parmi les membres du collège, il n'y a pas seulement
des esclaves, il y a des kumiliores, des gens du peuple : eux aussi
se trouvent enveloppés dans la morale servile.
Comme on voit, morale simple et morale nuancée se localisent
aisément dans la société antique : l'une est associée à laiistocratie, à.
la haute culture, à la liberté ; l'autre est associée au peuple, à l'igno-
rance1, à la servitude; l'une est morale d'en haut, l'autre momie d'en-
bas.
III
La morale simple et la morale nuancée ne se disputent pas la conscience
commune : elles se la partagent, pacifiquement.
Non seulement la morale simple et la morale nuancée sont net
tement localisées au sein de la société antique, mais, précisément
parce qu'elles sont localisées, elles ne se heurtent pas.
(1) Les grands propriétaires donnent à l'état une partie de leurs hommes^.
« de même que naguère encore le grand propriétaire russe livrait au czar pour
le service militaire une partie de ses paysans», (Fustel de Coulanges, Hist. des
instit. politiques de V ancienne France, première partie, 2e édit., P. 1877, p. 252 ;
cf. p. 209 ss.) Végèce dit que les propriétaires donnaient souvent ceux qu'il»
ne se souciaient pas de garder comme esclares, (ibid. p. 210), c'est-à-dire
peut-être les révoltés, plus enclins que d'autres au suicide, ce qui aiderait &>
comprendre la sévérité des lois militaires.
MOBALE ARISTOCRATIQUE ET MORALE POPULAIRE 315>
Aujourd'hui, en France, celui qui dit : « le suicide n'est jamais
licite », attaque par là même celui qui soutient que certains sui-
cides sont légitimes. Dans le monde romain, un tel abîme sépare les
tenants des deux morales que tout conflit est impossible. Chacun
parle pour son monde et trouve tout naturel que, dans l'autre, on
parle autrement.
J'imagine un de ces Romains qui a été rendre visite au Marcel-
linus dont parle Pline le Jeune. Rentré chez lui, il songe aux rai-
sons que le malade a alléguées pour mettre fin à ses jours. Il réflé-
chit, se remémore la doctrine 'de Platon, celle des stoïciens. Ud
intendant entre et lui rend compte que deux de ses esclaves ont voulu
se détruire : l'un est en train de mourir, l'autre est blessé, mais sur-
vivra; le mourant était associé à un collège funéraire; mais, bien
entendu, il sera quand même privé de sépulture. Que répondra notre
Romain? Machinalement, il dira : « Pour ce qui est du mort, c'est.
bien; quant à l'autre, tâchez de vous en défaire; la vente n'en sera pas
facile. » Puis il reprendra sa méditation, et peut-être conclura-t-il :
« Tout bien pesé, Marcellinus a eu raison. »
Contradiction? Oui, pour nous qui n'admettons pas l'esclavage.
Mais notre Romain, lui, l'admet, et il répondrait à notre objection :
« Mon esclave, en se tuant, me vole; Marcellinus ne fait tort à per-
sonne. » Admettons pourtant que, nourri de philosophie, il recon-
naisse à ses serviteurs le droit a naturel » de disposer d'eux-mêmes
Veut-on qu'au nom d'une théorie, il bouleverse l'usage et risque de
multiplier les suicides parmi ses esclaves? Parmi nous aussi, il ne
manque pas de sages pour dire, pour écrire parfois : « Tous les
enfants, à leur naissance, devraient avoir les mêmes droits, être éga-
lement riches. » Cela dit, ils partagent leurs biens entre leurs seuls
héritiers, parce que c'est ainsi qu'on fait dans leur monde. L'ad-
mirateur de Marcellinus, lui aussi, laissera porter son esclave au
pourrissoir.
Passons aux esclaves. On annonce à Lydus que son camarade
Syra s'est tué. Il écoute, très intéressé, un peu ému. Pourquoi Syra
s'est-il tué? Les conversations vont leur train. Un parleur explique
que ceux qui se tuent sont torturés en enfer; un autre, que leur
âme n'arrive pas à se détacher du corps. Mais voici que passent quatre
esclaves, portant le corps au puticulus. C'est l'ordre du maître, c'est
d'ailleurs l'usage. On s'écarte; l'horreur le dispute à la curiosité :
« vilaine mort », pense Lydus, qui, associé à un collège, se réjouit
à l'idée que lui, du moins, sera enseveli, pleuré, escorté décemment.
Un autre jour, Lydus s'aperçoit qu'on surveille un de ses cama-
rades. Pourquoi? Parce qu'il a tenté de se détruire. On l'a arrêté à
temps. Maintenant, on essaie de le vendre. Mais qui voudrait d'un :
tel esclave? Qui sibi nequam, cui bonus? déclare gravement le sur-
3Hi MORALE ARISTOCRATIQUE ET MORALE POrtTLAIRE
veillant. Lydui regarde son camarade à la dérobée el lui trouve un
air bicarré. Malus servus!
Arrêtons ici Lydus ; disons-lui : « Alors, vous blâmez tout
qui mettent fin à leur vie? Vous blâmez Caton et Brutus? Vous blâmez
Marcellinus? » Le pauvre esclave n'en pense pas si long et rest
stupéfait. Il n'est pas assez philosophe pour répondre : « Autre
monde, autre moralel m Mais, enfin, il sait bien que Marcellinus ne
court pas le moindre risque d'être jeté au pourrissoir. A l'idée d'un
rapprochement entre ce grand seigneur et l'esclave Syra, il haus-
sera les épaules.
Certes, je ne prétends pas qu'il n'y ait eu aucun point de contact
entre la morale servile et la morale aristocratique. Nous avons trouvé
dans la littérature quelques traces très légères des préjugés popu-
laires. Il est, en outre, assez vraisemblable que les superstitions qui
surent sïmposer à Porphyre s'imposèrent également à bien des
Romains du 111e et du iv6 siècle. A l'inverse, l'histoire nous montre
quelques beaux suicides d'esclaves. Mais, dans l'ensemble, morale
d'en haut et morale d'en bas sont trop éloignées l'une de l'autre pour
que se produise un conflit analogue à celui qui travaille la conscience
contemporaine.
CHAPITRE VI
Conclusion ; Hypothèse suggérée par l'étude des origines
Moyen d'en vérifier la justesse
Ainsi, l'horreur du suicide n'est pas d'origine juive; elle n'est
pas d'origine chrétienne; elle n'est pas d'origine celtique. Elle n'est
pas liée à l'horreur du sang ni au respect de la dignité humaine.
Morale simple et morale nuancée nous viennent de la civilisation
romaine.
De toutes les hypothèses que j'ai indiquées plus haut, une seule
se trouve confirmée par l'étude des origines : c'est celle qui fait de la
morale nuancée une morale aristocratique, et de la morale simple
une morale populaire.
Non seulement, cette hypothèse est confirmée, mais elle gagne
en précision : au sein de l'élite, la morale nuancée est liée à une haute
culture, à l'habitude et au goût de la liberté individuelle; au sein
du peuple, la morale simple est liée à l'ignorance et au principe
de l'institution servile.
Sommes-nous en droit d'en conclure aussitôt que, dans la société
contemporaine, les mêmes liaisons suffisent à tout expliquer? Et pou
rons-nous essayer de prévoir le dénouement du conflit qui met aux
prises autour de nous la morale simple et la morale nuancée, en
le considérant uniquement comme une lutte entre l'élite plus indé-
pendante et plus cultivée et le peuple moins libre et moins instruit?
Je ne crois pas que la seule étude des origines autorise tant d'ambi-
tion. Pour qu'on puisse parler d'un lien de solidarité entre les deux
morales et les réalités sociales qu'on vient de voir, il ne suffit pas
qu'elles soient une ou deux fois associées; il faut pouvoir observer
des variations concomitantes.
Heureusement, tout un vaste champ d'observation s'offre à nous :
ce sont les siècles qui séparent la civilisation romaine de la période
contemporaine.
Dès le ive siècle, les deux morales, paisiblement juxtaposées dans
la société romaine, entrent dans l'Eglise et s'y heurtent. Leur lutte,
aujourd'hui, dure encore.
Si, au cours des diverses phases que nous pouvons étudier, on ne
CONCLUSION
retrouve nulle part lea coïncidences sociales que révèle l'étude -1»
l'antiquité, il n'y aura évidemment qu'à laisser tomber notre hypo
thèse. Mais j'espère pouvoir montrer qu'elles sont à chaque
précises et frappantes, que l'horreur du suicide triomphe toujour
«avec l'ignorance ou la servitude, et que le destin de la morale nu
»est invariablement lié au destin des aristocraties libres et cultivées
TEOISIËME PARTIE
La Décadence des élites et le triomphe
de la Morale simple
C'est au sein de l'Eglise victorieuse que les deux morales paisi-
blement juxtaposées dans la société antique se trouvent pour la pre-
mière fois en conflit. Leur lutte, dès le début, est celle du peuple et
des élites : c'est le peuple qui d'abord l'emporte.
Dans cette première lutte qui va du quatrième siècle jusqu'au
Moyen- Age, je distingue quatre phases.
Première phase, la lin de l'empire d'Occident : les épées se lient.
Dans l'Eglise brusquement peuplée, il y a une aristocratie qui phi-
losophe, délibère, administre, et une foule, chrétienne de nom, qui
demeure plongée dans la servitude et l'ignorance. Fort de cette divi-
sion, le dualisme païen triomphe. La haute Eglise adopte une morale
nuancée, un peu incertaine, qui ressemble de façon frappante à celle
de l'aristocratie païenne; la foule garde, sous des étiquettes neuves,
l'antique morale d'en bas. Seulement, ces deux morales qui, hors
de l'Eglise, vivaient côte à côte, se heurtent déjà dans son sein.
Deuxième phase, l'époque mérovingienne : une première fois le
peuple l'emporte. En Gaule, au lendemain des invasions barbares,
il n'y a plus d'aristocraties : du coup, il n'y a plus de morale nuancée.
Ce qui était l'usage populaire devient l'usage commun : tous les
suicides sont punis et punis de la même peine. L'Eglise, dans cette
transformation, ne prend pas d'initiative. Mais, aussi dépourvue
d'élite que la société laïque, elle cède sans combat au paganisme
populaire que la barbarie a rendu souverain.
Troisième phase, l'époque carolingienne : en Angleterre, puis en
France, une élite intellectuelle se reconstitue : aussitôt on constate
un effort, timide encore, pour nuancer quelque peu la morale. Mais
la renaissance avorte et l'œuvre ébauchée disparaît.
Dernière phase, le Moyen âge, issu de la féodalité : la morale
populaire triomphe. Sans doute, l'organisation de l'aristocratie, des
essais de vie mondaine, la renaissance de la culture latine font re-
paraître çà et là une morale nuancée; mais la morale populaire, forte
de la faiblesse des aristocraties et appuyée sur la servitude féodale,
donne à l'horreur du suicide une vigiieur nouvelle. Puni par le
baron, par le prêtre, l'homicide de soi-même est en tout cas un
crime.
CHAPITRE PREMIER
Les deux Morales pénètrent dans l'Église
I. — La Morale aristocratique
Il paraît d'abord surprenant que les deux morales païennes se
rencontrent et se heurtent pour la première fois au sein de l'Eglise.
GLa morale chrétienne n'a qu'indifférence pour la question de la
mort volontaire; elle admire certains suicides, elle n'( n punit aucun;
il semble donc que son triomphe doive faire disparaître les deux
morales païennes : comment peut-il aboutir à ce résultat paradoxal
de les mettre aux prises dans l'Eglise elle-même?
Il y aurait là plus qu'un paradoxe si le « triomphe du christia-
nisme » était le triomphe de la morale chrétienne. Mais, au point de
vue moral, ce qu'on appelle la fin du paganisme s appellerait tout
aussi justement la fin du christianisme. Sans doute, la religion,
naguère persécutée, devient religion d'état, mais l'Eglise, envahie
à la fois par l'aristocratie cultivée et la foule, cède au formidable
afflux païen dont cette double invasion s'accompagne. Devant la
pensée antique, elle recule en discutant; devant les mœurs populaires
elle cède en gémissant. Ainsi, elle se trouve bintôt contenir les deux
morales qu'avait élaborées la société païenne. Seulement, ces deux
morales, paisiblement juxtaposées dans le monde romain, se heur-
tent forcément dans l'Eglise.
La Morale aristocratique : 1) Il n'y a pas dans l'Eglise, uue morale aristo-
cratique réservée à l'élite; mais il y a une morale qui, en fait, ne règne
que sur l'élite.
Au IVe, au ve siècles, il y a dans l'Eglise une aristocratie.
On y distingue deux éléments : d'abord, un certain nombre de
grandes familles se rallient à la religion victorieuse; en outre,
l'Eglise, par le seul jeu de son organisation, produit elle-même une
élite.
Pour définir le dogme assailli par les hérésies, pour régler l'orga-
nisation du clergé, pour élaborer le droit canonique, pour adminis-
trer de vastes églises, il fa*t des hommes. L'Eglise en trouve et en
grand nombre. Mais l'exercice de leur fonction les élève au-dessus
de la foule. Philosophes, moralistes, administrateurs, orateurs et
321
hommes d'état, tout un monde peu à peu se distingue du peuple,
,pense, légifère, gouverne pour lui. Il serait bien inutile de s'attarder
à démontrer son existence. Tous les historiens de l'Eglise l'ont com-
plaisamment décrit, et le seul reproche qu'on puisse leur faire, c'est
•d'avoir quelquefois exagéré son influence.
A la différence de l'ancienne aristocratie païenne, cette aristo-
cratie d'Eglise n'a pas une morale dont elle entende se réserver
l'usage. Au contraire, un des reproches que fera Lactance aux philo-
sophes païens, ce sera de ne s'être adressés qu'à une élite, « aussi
égoïstes que s'ils crevaient les yeux à leurs semblables pour jouir
seuls de la lumière ». Il veut, lui, que l'on instruise « artisans, cam-
pagnards et femmes » (i). De même, saint Ambroise, saint Jérôme,
saint Augustin, n'admettraient pas un seul instant qu'il y eût, en
principe, la moindre différence entre les devoirs des plus grands et
ceux des plus humbles. Seulement, en fait, ils ont leur morale et le
peuple en a une autre. Ceux qui ont lu Saint Ambroise ou la Cité
de Dieu ont forcément des idées qui restent étrangères à la foule illet-
trée. Ceux qui gouvernent ont des soucis que n'ont pas les gouvernés.
Ceux qui sont chaque jour en contact avec l'administration laïque
tiennent compte de mille réalités qui échappent au vulgaire. Ainsi
-se constitue une morale d'en haut, qui rayonne autour de la haute
Eglise, mais n'est pure que dans son sein, dans son droit et sa lit-
térature.
Une opinion assez commune veut que ce soit cette morale qui ait
fait définitivement prévaloir dans le monde l'horreur du sui-
cide. Saint Augustin, par sa doctrine impitoyable à tous les suicides,
aurait donné au monde une doctrine neuve frayant la route à un
droit nouveau. La liste serait longue si j'énumérais tous ceux qui ont
défendu cette façon de voir. Je ne crois pourtant pas qu'elle s'accorde
aux faits. D'abord, la morale pratique de saint Augustin ne peut
être une morale neuve, puisqu'elle est depuis des siècles celle des
esclaves et des petites gens; en outre, sa doctrine est moins rigou-
reuse qu'elle ne cherche à en avoir l'air; enfin saint Augustin n'est
pas à lui seul toute la haute église et ses idées sur le suicide sont sin-
gulières, presque scandaleuses.
Si on l'étudié lui-même de près, si on étudie les grands écrivains
du ive et du début du ve siècles et enfin le droit de la même époque
bien loin de constater une opposition violente entre la morale
païenne et celle des Pères, on voit au contraire l'Eglise se rapprocher
de la morale nuancée qui, depuis le 111e siècle, est le plus en faveur
dans le monde romain. Non seulement il y a accord sur les points
(1) Institut, HT, 25, 4 et 5 (textes cités par M. Pichon dans son [livre sur
Lactance, P. 1901, p. 407).
21
M9 x ÎÊ6ÊJÊM AlMSTof i:\ti..i K
niicls, m itiiudr néise, (jui eut i<i privilège délioal .1
imoimIc d'en liant, se ivtiouvc dam 1rs hésitations e1 les contoadiotl
grands théologiens At l'âge d'or;
II
La morale écrite, accord des Pères de l'Eglise et des néo-platoniciens : 1) la plu-
part des Pères de l'Eglise condamnent le suicide; 2) doctrines de
tance et de Saint-Augustin; 3) mais ce n'est pas là une doctrine
neuve inspirée par l'horreur du sang; 4) c'est une doctrine reprise à la
philosophie peïenne qui, depuis le IIIe siècle est le plus en faveur,
(doctrines de Plotin. do Porphyre, d'Apulée et deMacrobc.)
Dès le quatrième siècle, la question du suicide commence à re-
tenir l'attention des Pères de l'Eglise comme elle avait retenu celle
des philosophes païens (i).
Je ne dis pas que ce soit une des questions les plus intéressantes
à leurs yeux. Il s'en faut qu'elle occupe dans leurs œuvres autant de
place que la question du mariage et de la virginité. Comparées à celles
de Sènèque, les déclarations de Saint Ambroise ou de Saint Jérôme
sont un peu rapides. Mais enfin, alors qu'Origène est seul, au III6
siècle, à dire un mot du suicide, la plupart des grands écrivains de
Vêige suivant s'en expliquent.
Ils se prononcent tcus, en principe, contre la mort volontaire. Le
plus grand nombre se contente d'une condamnation brève, sans
âpreté. Saint Athanase dit en passant que, si les saints ne se livraient
(1) Etant, donnée la richesse de la littérature à cette époque il
ne m'était pas possible de tout lire. Saint Ambroise, saint Jérôme,
saint Augustin, sont les seuls dont j'aie vu les œuvres complètes.
Pour les autres, j'ai lu seulement les ouvrages que Bardenhewer signale comme
particulièrement intéressants au point de vue moral et ceux que les Indices
de Migne indiquent comme contenant des déclarations sur le suicide, l'homi-
cide, le martyre volontaire, etc. Les ouvrages suivants sont cités d'après le
Corpus de Vienne : saint Ambroise, Expositio Eu. sec. Lucam, éd. Schenkl,
1902; saint Augustin, Contra Faustum, éd. Zycha, 1891; De Genesi ad litteram,
éd. Zycha, 1894; Cité de Dieu, éd. Hoffmann, 2 vol., 1899-1900; De cura pro
mortuis gerenda, De bono conjugali, De sancta virginitate, De bono viduitatis,
éd. Zycha, 1900; Retractationes, éd. Knoll, 1902; Contra Gaudeniium, éd.
Petschenig, 1910; Gassien, Collationes, éd. Petschnenig, 1886; De Institut,
Coenob.,éd. Petschenig, 1888; saint Jérôme, Epistulae (de 1 à 120), édi.Hilberg,
2 vol. 1910-1912; Lactance, Divinae Institutions, éd. Brandt et Laupmann,
1890; Paulin de Noie, éd. de Hartel, 1894; Sulpice Sévère, éd. Halm, 1866.
L'Histoire lausiaque est citée d'après l'édition Lucot, (collect. Hemmer et
Lejay, P. 1912), la Vie de Pakhôme, texte arabe, d'après la traduction , Amé-
lineau, (Monuments pour servir à l'Histoire de l'Egypte chrétienne au IVe siècle,
P. 1889) et, texte syriaque, d'après la traduction Bousquet et Nau, (Patrologie
orientale, t. IV, P. 1907-1908). Tous les autres ouvrages sont cités d'après la
Patrologie de Migne, (éd. de 1866 pour saint Ambroise).
SAIXT JEROME 323
pas, c'est que c'eût été là « se tuer » (i). Saint Grégoire de Naziance
écrit dans un poème : beaucoup ne vivent que pour obéir à Dieu,
« nous devons restés liés jusqu'à ce que Dieu nous délie » (2). Saint
Jean Chrysostome, parlant de la nécessité d'aller joyeusement à la
mort, s'interrompt et déclare : « Ce que j'en dis n'est pas pour qu'on
porte les mains sur soi-même ou qu'on se tue contre la volonté du
Créateur ou qu'on bannisse son âme de la demeure que lui est le
corps » (3). Saint Basile, en punissant l'avortement, fait valoir que
la femme qui s'en rend coupable « risque de se tuer elle-même » (X) .
Dans le traité De malignis cogitationibus attribué à Saint Nil, le
dégoût de la vie est présenté comme un sentiment inspiré par le
démon (5). Un Commentaire anonyme sur Job, faussement attribué
à Origène, mais postérieur à Arius, déclare que ceux qui se tuent
n'auront jamais de repos dans l'infinité des siècles. Leurs âmes, une
fois sorties du corps, « iront dans les ténèbres où elles seront tour-
mentées iavec Judas et Achitophel » (6). Les canons des apôtres, en
confirmant les peines portées par le concile de Nicée contre celui
qui se mutile, ajoutent : « parce qu'il est homicide de lui-
même )) (7).
Parmi les latins, saint Ambroise dit, en passant, à propos des
chrétiennes qui se sont tuées par chasteté (et qu'il admire), qu'en prin-
cipe les Saintes Ecritures interdisent le suicide (8). Je ne sais à quel
texte il fait allusion. D'après saint Jérôme, Judas ajoute à sa trahison
proprii homicidii crimen (9). Ailleurs, parlant de jeunes filles qui
se sont fait avorter, saint Jérôme déclare qu'elles vont aux enfers
sous le poids de trois crimes : infanticide, adultère, suicide (10). Dans
ses Commentaires sur Amos, il dénonce « la tristesse du siècle qui
conduit à la mort » (11). Enfin, au cours d'une lettre à Paula qui,
depuis la mort de sa fille, refusait de manger, il écrit : ne crains-tu pas
que le Sauveur ne te dise : « Je n'aime pas cette frugalité... Je n'ac-
cueille jamais l'âme qui se sépare du corps contre ma volonté. Que
la folie philosophique garde pour elle les martyrs de ce genre, qu'elle
garde Zenon, Cléombrote, Caton!... » (12). Règle générale, donnée
dans les Commentaires sur Jonas : n II ne nous appartient pas de
ivir la mort » (i3).
(1) Apologie (P. C, XXV, c. 666). (2) De la vertu, v. 628 (P. G., XXXVII
c. 725). (3) De consolatione mortis sermo, I, (P. G., LVI, c. 295 ss.). (4 Epist.
188, (P. G., XXXII, c. 671). (5) P. G., 79, c. 1214. (6) P. G., 17, c. 489.
(7) Canons 22, 23, 24 de Denys le Petit ,(Mansi, t. I, p. 34.) Les mots suus est
homicida, ne se retrouvent pas dans le premier canon du Concile de Nicee.
(8) De virginibus, III, 7, (P. L., XVI, c. 241). (9) Comm. in Malt., IV. 27,
(P. L., XXVI, 204). (10) Epist. XXII, ad Eustochium, parag. 13, (Hilberg. I,
160). (11) In Amos, II, 5, (P. L., XXV, c. 1052). (12) Epist. XXXIX, 3,' (p.
299; 300). (13) Comm.in Jonam,cA sur le verset 12,(P. L.JXXV.,1129).
324 l'église et la morale aristocratique
Saint Isidore écrit : les Anciens ont jugé ceux qui se tuaient si
infâmes qu'ils coupaient la main à leur cadavre et l'enterraient i
part. Si les hommes punissent la main après la mort, l'âme qui a
poussé cette main, quel pardon recevra-t-elle (i)? Gassien, comme
Saint Jérôme, dénonce la tristesse qui nous porte à nous détruire (2).
Dans la Psychomachie de Prudence, la colère se perce d'une épée (3).
Ce sont là des déclarations, des indications rapides. Deux écri-
vains chrétiens traitent la question plus à fond et se prononcent, eux
aussi, contre la mort volontaire.
Lactance explique le penchant de certains païens au suicide par
des croyances erronnées sur l'immortalité de l'âme. Les disciples de
Pythagore et les stoïciens, dit-il, croyaient les âmes éternelles ; aussi
beaucoup se tuèrent, croyant qu'ils iraient au ciel : Gléanthe, Chry-
sippe, Zenon, Empédocle et, parmi les Romains, Caton, qui fut, toute
sa vie, socraticae vanitatis imitator. Démocrite, qui avait d'autres
idées, se donna également la mort, et Lactance conclut : « Il ne se
peut commettre rien de plus criminel. Car, si l'homicide est impie
en ce qu'il met fin à une vie humaine, celui qui se détruit est chargé
du même crime, puisqu'il détruit un homme. Bien plus, ce forfait
doit être tenu pour plus grave; il dépend de Dieu seul de le punir.
De même que nous n'entrons pas spontanément dans cette vie, de
même il ne nous faut quitter notre corps, domicile confié à notre
garde, que sur l'ordre de celui qui nous y a fait pénétrer avec mis-
sion d'y demeurer jusqu'à ce qu'il nous en fit sortir. Si quelque vio-
lence nous est faite, il la faut supporter d'une âme égale : car la
suppression d'une vie innocente ne saurait demeurer sans vengeance
et nous avons un grand juge qui seul possède toujours le moyen de
punir dans sa plénitude. Homicides donc tous ces philosophes et ce
prince de la sagesse romaine, ce Caton qui, avant de se tuer, relut,
dit-on, le livre de Platon sur l'immortalité de l'âme et fut porté au
pire crime par l'autorité de ce philosophe » (4).
La théorie de Lactance est reprise par saint Augustin. C'est sur-
tout au premier livre de la Cité de Dieu et dans ses écrits contre les
Donatistes que saint Augustin s'occupe du suicide. Il le condamne
avec force et une sorte d'âpreté. Sa démonstration est célèbre. L'élo-
quence en fait souvent oublier la subtilité. Je n'en marque ici que
les idées maîtresses.
i° Nul ne peut, de son droit privé, tuer un coupable; à plus forte
raison, nul ne peut tuer un innocent. Si donc celui qui se tue tue
(1) V. 287 (P.G., LXVIII, c. 1503). <2) De Coenob.instit., IX, 9, p. 170).
(3) V. 154 (P. L., LX, c. 35). (4) Dwinae Institut, III, 18, p. 237. Gassendi
proposait de lire stoicae au lieu socralicae vanitatis.
SAINT AUGUSTIN 325
un innocent, il commet un crime et, plus il est innocent, plus son
acte est criminel (i).
2° La loi a dit : non occides. Elle n'a pas dit : tu ne tueras pas
ton prochain. La prohibition est donc absolue. Assurément, ce serait
folie de l'étendre aux plantes et aux animaux. Mais le mot s'applique
à nous-même au même titre qu'à autrui : qui se détruit, détruit un
homme (2).
3° On admire la grandeur d'âme de ceux qui mettent fin à leur
vie; à le bien prendre, ce qui est d'une grande âme c'est de supporter
une vie malheureuse et non pas de s'y dérober; l'homme vraiment
fort est celui qui sait au besoin mépriser l'opinion et ne se laisse
guider que par la pure lumière de la conscience. Caton a péché par
faiblesse (3).
4° Se tuer pour ne pas s'exposer à une tentation, c'est, pour se
dérober au risque de commettre un crime, en commettre un autre,
et plus grave puisqu'il est impossible d'en faire pénitence; si le désir
d'éviter le péché justifiait le suicide, la conséquence logique d'une
telle doctrine serait bien simple : nous n'aurions qu'à nous tuer tous
aussitôt après le baptême (4).
Conclusion : le suicide n'est jamais licite : « Nous disons, nous
déclarons et nous confirmons de toute manière que nul ne doit spon-
tanément se donner la mort sous couleur de fuir des tourments
passagers, au risque de tomber dans des tourments éternels; nul ne
doit se tuer pour le péché d'autrui : ce serait commettre le péché le
plus grave, alors que la faute d'un autre ne nous souillait pas; nul
ne doit se tuer pour des fautes passées, ce sont surtout ceux qui ont
péché qui ont besoin de la vie pour faire pénitence et guérir; nul
ne doit se tuer par espoir d'une vie meilleure espérée après la mort:
ceux qui sont coupables de leur mort n'ont pas accès à cette vie
meilleure. » (5).
Comme on le voit, la théorie indiquée par Lactance devient
riche et précise. Fort d'une doctrine absolue, saint Augustin con-
damne résolument les suicides les plus admirés jusque-là: Lucrèce,
dont il parle longuement, est enfermée dans ce dilemme : avait-elle
su garder dans le déshonneur un cœur chaste? Alors elle ne devait
pas tuer une femme innocente. Avait-elle consenti au crime? Elle
(1) Cité de Dieu, 1,17, (I, 31-32). (2) Ib., 20, 21, (I, 37 ss.); saint Augustin
note également que, dans tous les livres saints, il n'y a pas un seul
texte qui prescrive ou permette le suicide. (3) Ib., 22-24 (I, 41 ss.) Dans
une lettre à Dulcitius (III, 204, P. L., XXXIII, c.940), saint Augustin
allègue contre le suicide le mot de l'Ecclésiaste : qui sibi nequam, cui bonus?
(XIV, 5), le mot de l'Evangile de Marc : diliges proximum tuum tanquam
teipsum, (XII, 31) et la peine infligée par David, à celui qui a frappé Saûl,
(II Sam., I, 1-16). (4) Ch. 27 ,(I, 47, ss). (5) Ch. 26, (I, 47).
fcH L'ÉGLISE BT r.\ mmuai.k âttBTOCEATIQ
ni m Ni.- pour faire pénitence. Impure, comment la louer? r
quoi a-t-elle tuéP (i).
C'est surtout ium de cette doctrine de sainl Augustin qu'on
dit communément: l'Eglise associe l'horreur du suicide, à l'hon
lu sang répandu; elle lance ainsi une morale neuve. — Double erreur*.
La condamnation du suicide n'est pas liée à des scrupules plus déli-
en matière d'homicide, et il n'y a pas morale neuve, il y a rap-
prochement avec la morale païenne.
Sans doute saint Augustin allègue le non occides. L'idée est ingé-
nieuse, parce que la mort volontaire se trouve interdite par l'Ecriture.
Mais ce n'est qu'une ingéniosité. La preuve c'est qu'au nom du non
occides saint Augustin interdit tous les suicides, alors qu'au nom du
même précepte il n.'interdit pas tous les homicides. Non seulement
il admet la légitimité de la peine de mort, (2) mais il permet aux
fidèles de siéger dans les tribunaux (3). Non seulement il admet Iefl
justes guerres, mais il déclare qu'on peut plaire au Seigneur en
portant les armes : David n'était-il pas un soldat (4)? Il vante même
la discipline des chrétiens, leur soumission aux chefs injustes.
Si Julien leur disait : « Rangez-vous en bataille, marchez contre
telle nation », ils obéissaient aussitôt (5). La rigueur singulière de
saint Augustin contre le suicide s'allie à une horreur moins vive que
que celle des premiers chrétiens pour l'homicide en général.
Ce qui est vrai de saint Augustin est vrai de l'ensemble de la haute
Eglise. Le moment où elle commence à s'intéresser au suicide et à
le condamner est exactement celui où elle devient moins scrupuleuse
sur la question du sang versé.
S'agit-il de la question essentielle, celle du service militaire?
M. Le Blant a noté la diversité des opinions qu'expriment Lactance,
saint Jérôme, Paulin de Noie, saint Martin (6). Sans doute U déplait
encore aux rigoristes que les chrétiens versent le sang. Lactance dit
tout net qu'ils ne doivent pas porter les armes (7); saint Jean Chrysos
(1) Ch. 19, (I, 34-37). (2) Cité de Dieu, I, 21, (I, p. 39). (3) Ibid.,
XIX, 6, (II, 382). Le fidèle s'abstiendra-t-il de siéger comme juge sous
prétexte que les peines sont trop cruelles et la procédure inique et san-
glante ? Sedebit plane. Saint Augustin admet, en outre, certains châtiments
sanglants : félicitant le tribun Marcellus de n'avoir pas employé contre les
donatistes, le chevalet et les ongles de fer, mais seulement les verges, il cons-
tate sans s'indigner que le supplice des verges est ordonné communément
par les évêques : et saepe etiam in iudiciis solet ab episcopis adhiberi, Epist.,
CXXXIII, (P. L., XXXIII, c. 509). (4) Epist., CLXXXIX, (P. L., XXXIII»
c. 855). (5) In Psalm., CXXIV, 7, (P. L., XXXVI-XXXVII, c. 1654).
(6) Le Blant, De quelques principes sociaux proclamés par les Conciles du
IVe siècle, (Séances et trav.. de l'Ac. des Se. morales, CXI, p. 379 ss).
(7) Lactance, Div. Inst.z VI, 20, (p. 558).
accord de l'église et des néo-platoniciens 327
tome compare les soldats à des loups n qui ne sont jamais purs de
crimes, non plus que la mer n'est vide de flots » (i). Mais ces voix et
quelques autres clament désormais dans le désert. Saint Jérôme
exprime l'opinion de la majorité lorsqu'il dit avec fierté : « Aujour-
d'hui les insignes de la croix sont les étendards de l'armée »; enfin,
dès le début du ive siècle : « la première assemblée d'évêques qui ait
été réunie par un empereur et ait délibéré d'après ses ordres », le
Concile d'Arles de 3i4 ordonne que tout soldat qui jettera ses armes
en temps de paix soit excommunié (2).
De même, le triomphe de l'Eglise ne semble pas adoucir le droit
ni les mœurs, « Les lois pénales du premier empereur chrétien,
remarque Duruy, sont parmi les plus atroces de la législation
impériale » (3) : Constantin fait arracher la langue aux délateurs,
verser du plomb fondu dans la bouche de l'instigateur du rapt (4).
Les cruautés de Gallus, de Constance, de Valentinien, les histoires
-de mains coupées qu'on lit dans Ammien Marcelin et dont Théodose
est le triste héros, rappellent les plus durs excès des tyrans du pre-
mier siècle (5). L'Eglise assurément n'approuve pas tout cela. Mais,
s'il y a là çà et là des protestations célèbres comme celles de St- Am-
broise, j'ai vainement cherché dans les écrits des Pères de l'Eglise
quelque chose d'analogue à la campagne menée par nos philosophes
du xvme siècle en vue d'obtenir l'adoucissement d'une législation
trop rude et sanglante.
Dès l'instant que la haute Eglise admet la peine de mort, la
guerre, et se résigne à subir le droit pénal païen, il est clair que sa
doctrine touchant la mort volontaire ne peut pas s'expliquer par
une répugnance de plus en plus vive pour le meurtre en général.
Mais cette doctrine s'oppose violemment à la morale païenne! —
Evidemment si l'on s'amuse à juxtaposer les formules de Sénèque et
celles de saint Augustin, on obtient un contraste saisissant à souhait.
Seulement, au ive siècle, le stoïcisme et lepicurisme sont, d'après
St- Augustin lui-même, a comme une cendre éteinte » (6), Les
penseurs païens dont l'œuvre est vivante, c'est Platon, que
saint Augustin craint d'avoir trop loué (7), c'est Apulée, Plotin, Por
phyre (8). Rapprochons les formules de l'Eglise des formules de ces
païens : non seulement il y a une opposition, mais la ressemblance
saute aux yeux.
(1) In Matth. Homilia, (P. G. LVIII, c. 590). (2) Babut, L'adoration de
V Empereur et les origines de la persécution de Dioclétien, {Revue histor., t.
CXXIII, p. 244). (3) Hist. romaine, VII, 119. (4) Dict. des Antiq., art.
poena. (5) Voir XIV, 6, XV, 3, XVI, 8, XXI, 15, XXVIII, 1, XXIX, 5,
XXX, 5. (6) Epist. CXVIII, (P. L., XXXIII, c. 437). (7) Rétractât., 1, 1,
[Knoll, p. 17). (8) Cité de Dieu, VIII, 12 (I, 374).
328 i/kglise et la morale aristocratique
Pour Platon, le suicide est un attentat au droits <le la
Divinité (i).
Plotin déclare qu'il n'est pas bon de « prévenir l'arrêt du destin n;
il ne faut pas faire sortir violemment l'âme du corps : ce serait
céder au chagrin, à la souffrance, à la colère; en outre, si le rang que
l'on obtient là-haut dépend de l'état dans lequel on est en sort.mt
du corps, il ne faut pas s'en séparer quand on peut encore faire des
progrès » (2).
Porplîyre, que les conseils de Plotin avaient sauvé du suicide (3),
explique qu'il ne faut pas se tuer parce que, en cas de mort violente,
l'âme ne parvient pas à s'éloigner du corps (4).
Parmi les latins, Apulée pose en règle générale que le suicide
est interdit : le sage n'abandonnera jamais la vie invito deo : « Sans
doute il tient en ses mains le pouvoir de mourir; sans doute il sait
qu'en quittant les choses de la terre il gagnera des biens supérieurs :
mais à moins que la loi divine ne lui impose absolument d'en passer
par là, il ne doit pas hâter l'heure de sa mort » (5).
Enfin Macrobe, reprenant Platon, Plotin et Porphyre, donne
trois arguments contre le suicide) :
i° La mort volontaire rompt les rapports numériques sur lesquels
repose la société de l'âme et du corps;
20 En cas de séparation violente de l'âme et du corps, quand
l'homme sépare violemment son âme de son corps, il agit sous
l'empire de la passion; aussi l'âme, « eût-elle été auparavant exempte
de souillure », se trouve souillée par sa sortie violente du corps;
3° Les âmes devant être récompensées à raison de leur perfection,
il ne faut pas se retirer, en mettant fin à ses jours, le moyen de
devenir plus parfait; l'âme souillée par le suicide ne peut entrer
au ciel (6).
Je ne dis pas que les arguments de l'Eglise soient exactement
semblables à ceux des philosophes : les Pères laissent tomber l'argu-
ment numérique; et ce n'est pas aux païens que St- Augustin prend
son raisonnement sur le non occides. Mais pour le reste comparons :
Nous devons rester liés jusqu'à ce que Dieu nous délie (Grégoire
de Naziance). Nous n'avons pas le droit de nous délier nous-mêmes
et de prendre la fuite (Platon).
Celui qui se tue à beau être innocent, il devient criminel en
tuant un innocent (St- Augustin). L'âme eût-elle été auparavant
(1) Voir plus haut, p. 284. (2) I Ennead., 9, (la traduction française est
empruntée à Bouillet, P. 1857, p. 140-141); cf. II Enn., IX, 18. (3) Por-
phyre, Vie de Plotin, XI. (4) De l'abstinence des viandes, II, 47. (5). De
dogmate Platonis, II, 622 (éd. Bétolaud, 1836, p. 290). (6) Comment dw
songe de Scipiont I, 13.
accord de l'église et des néo-platoniciens 32î>
exempte de souillure, elle se trouve souillée par le suicide (Maerobe).
Ceux qui sont coupables de leur mort n'ont pas accès à la vie
meilleure (St- Augustin). L'âme du suicidé ne pourra pas entrer au
ciel (Macrobe).
Le seul motif qui puisse rendre le suicide légitime, ce serait un
ordre donné par Dieu (St- Augustin). Le sage ne se tuera que si la
loi divine l'ordonne (Apulée).
Comme on voit, les formules de l'Eglise s'accordent de façon-
frappante aux formules néo-platoniciennes. Bien loin de lancer une
morale neuve, les théologiens adoptent celle qui, depuis le ine siècle,
est le plus en faveur dans le monde païen. On se les représente
défiant le siècle, en réalité ils suivent la mode.
Au reste, ce sont des modernes qui ont voulu voir dans la
Cité de Dieu l'aube d'une morale neuve. L'auteur lui-même a moins
d'ambition. Alors que Lactance, son prédécesseur, foudroie pêle-
mêle stoïciens, pythagoriciens, platoniciens, (sans paraître se douter
qu'il copie quelques-uns de ceux qu'il condamne), saint Augustin n'a
garde d'opposer sa doctrine à toute la sagesse antique. Il condamne-
Lucrèce et Caton, comme il condamne Razias. Mais il a bien soin
d'invoquer Platon qui, sur -ce point, est en effet son maître (i), et
dan? la Cité de Dieu, ce sont les vers de Virgile qui montrent les
suicidés en enfer. (2).
Donc, sur ce premier point, sur la question de principe, l'accord
est net entre l'Eglise et la philosophie païenne alors en vogue.
Seulement, on est tenté de dire : païens ou non, les Pères n'acceptent
qu'une morale qui, en fait, condamne rigoureusement le suicide,
c'est-à-dire le contraire de la morale nuancée. Je vais essayer de
montrer qu'à l'ombre des formules absolues qu'on vient de lire,
l'Eglise, comme les païens, sait nuancer sa doctrine.
III
L'Eglise et V Empire s'accordent pour ne pas punir le suicide : 1) Le droit :
saint Augustin lui-même ne demande pas qu'il soit puni : rien, dans la
Cité de Dieu n'annonce le droit canonique du moyen-âge ; 2) l'Eglise
victorieuse ne cherche pas non plus à modifier le droit séculier favorable
au suicide.
Ce qui, dans la société païenne, est le plus ferme rempart de la
morale nuancée, c'est le droit romain des hommes libres qui, en-
multipliant les excuses valables, assure au suicide l'impunité.
Ce droit se développe régulièrement de la fin de l'empire jusqu'à
l'époque de Justinien. Il faut donc bien admettre que, même à.
(1) Cité de Dieu, I, 22. (I, p. 41). (2) Ibid., I, 19, (p. 35).
LÉULISE ET LA M
".'•|.« u|ur où le ttoïckant esi a cenére éteinte », L'opinion de» mil!
biques païens reste favorable au droit . \ i que
Platon parlait rncore clos peines destinée* à punir ceux qui -
Plotin, Porphyre, Apulée, Macrobe n'y font aucune allusion. Lee
unnations qu'ils portent contre le suicide sont purement
morales. C'est une faute, mais une faute qui échappe aux brutalités <lu
droit. Nuance assurément importante et qui suffit à distinguer leur
morale de celle du Moyen- Age.
Or, sur ce point encore, l'accord est parfait entre l'aristocratie
païenne et l'Eglise. Au ive, au ve siècle, le droit canonique, lui non
plus, ne punit pas le suicide.
Aucun pape, aucun concile ne légifère contre la mort volontaire.
À la fin du ive siècle, une décision de l'évêque d'Alexandrie refusant
aux suicidés l'oblation reste singulière (i). Les compilations cano-
niques dont j'ai donné la liste (2) ne s'occupent pas du suicide. Les
Constitutions apostoliques qui touchent à tant de questions, n'en
soufflent pas mot. Des auteurs célèbres que j'ai lus, aucun ne fait
allusion à un décision d'un concile ou d'un pape contre ceux qui se
tuent.
Dira-t-on que ce silence peut être l'effet du hasard? Voici un
texte qui tranche la question : en 348, le concile de Carthage interdit
de donner le titre de martyrs aux canonistes et Circoncellions qui
se sont tués. Le texte adopté déclare qu'il ne faut pas honorer « des
corps qu'il n'a été prescrit d'ensevelir que par l'effet de la miséricorde
ecclésiastique » (3). Témoignage décisif. Traqués par les magistrats
et l'armée, les schismatiques doivent évidemment, d'après la tradition
païenne, être privés de sépulture, comme en étaient privés commu-
nément les martyrs du premier âge- L'Eglise intervient et, dans sa
miséricorde, prescrit (mandatum est) qu'ils soient inhumés; si elle
en use de la sorte à l'égard de suicidés schismatiques, morts en pleine
révolte, il est impossible de supposer qu'elle se montrait plus rigou-
reuse contre les suicidés orthodoxes.
Non seulement le droit canonique rie punit pas le suicide, mais
les Pères de l'Eglise ne demandent pas qu'on le punisse. Saint Augus-
tin, si rigoureux, au point de vue purement moral, et qui parle si
souvent de la mort volontaire, ne réclame nulle part une peine
contre ceux qui se tuent. Il est d'usage de le considérer comme le
père spirituel de la législation adoptée au moyen âge, parce que dans
les recueils canoniques où cette législation s'étale, Ives de Chartres et
Gratien citent longuement la Cité de Dieu. Mais il n'y a pas, dans la
. (1) Voir plus bas, p. 365. (2) Voir plus haut, p. 235. (3) Voir le texte
<eompletj p. 336.
ACCORD DU DROIT ROMAIN ET DU DROIT CANONIQUE 331
■Cité de Dieu, une seule phrase, un seul mot qui annonce ou justifie
les peines contre les suicidés.
Bien plus, ces peines répugnent profondément aux idées les plus
chères à saint Augustin. S'agit-il du refus de sépulture ? A plusieurs
reprises, et d'accord en cela avec tous les Pères, il insiste sur l'idée
^que le défaut de sépulture est, pour le chrétien, chose indifférente.
Il est d'un païen de s'imaginer que l'inhumation puisse être une
condition de la résurrection. Sans doute les préjugés populaires
s'offusquent d'une telle doctrine; on dit : « un tel a été dévoré par
les bêtes, il n'était donc pas juste ». Erreur, répond saint Augustin :
Des funérailles pompeuses n'empêchent pas d'aller en enfer. Lazare,
qui n'a pas été enseveli, est au ciel (i). Dès l'instant que le défaut
de sépulture n'a aucune importance, comment le refus de sépulture
pourrait-il être un châtiment? L'idée seule en serait païenne.
S'agit-il de l'autre peine dont on frappera plus tard les suicidés,
c'est-à-dire du refus de messes et de prières? Cela ne répugne pas
moins aux idées de saint Augustin sur le jugement. Sans doute, en
principe, celui qui est coupable de sa mort n'a point part à une vie
meilleure. Mais ce principe admet des exceptions (2). En tout cas,
lorsqu'un chrétien meurt, c'est à Dieu de le juger. Si Dieu le
condamne, c'est en vain qu'on multiplierait pour lui aumônes,
messes et prières; tous ces soins ne sont utiles qu'à ceux qui, de
leur vivant, se sont rendus dignes d'en profiter (3), et, pour en
être digne, précise St-Augustin, il ne suffît pas d'avoir persévéré
dans la foi (4). Mais est-ce à dire que des hommes puissent préjuger
des arrêts de Dieu ou prétendre les lui dicter? Evidemment non.
Les prières ne sont pas profitables à tous les morts, mais ce qu'on
fait pour les morts coupables sert du moins de consolation aux
vivants (5), (idée exprimée déjà par les Docteurs juifs), et surtout,
« comme nous ne distinguons pas » qui pourra tirer profit des
prières, il faut, dans le doute, prier pour tous les chrétiens (6). Quia
non discernimus..., là est l'argument décisif que nous verrons briller
un instant, puis disparaître à l'époque barbare. Il condamne par
avance le droit canonique du. Moyen- Age.
(1) In psalm, XXXIII, enarr. II, 25, (P. L., XXXVI-XXXVII, c. 321-
322). Cf. entre autres textes, Cité de Dieu, I, 12 (I, 23-25). (2) Voir plus
bas, p. 339. (3) De cura pro mortuis gerenda, I, 2 (p. 623) et XVIII, 22
(p. 658); Cf. Sermons, CLXXII (P. L., XXXVIII-XXXIX, 937). (4) En-
chiridion ad Laurentium, LXVII, 18, (P. L., XL, c. 263). Cf. Cité de Dieu,
XXI, 25 (II, 566). (5) Cité de Dieu, I, 12 (I, 23-25); De cura pro mortuis
gerenda I, 3, 4 (p. 624 ss) ; De octo Dulcitii quaestionibus, II, (P. L., XL, c.
158); Serm. CLXXII (P. L., XXXVIII-XXXIX, c. 936). (6) De cura pro
mort., XVIII, 22 (p. 658). En telle matière, ajoute saint Augustin, mieux
vaut trop que trop peu.
l'église et la morale aristocratique
Dira-t-on que St-Augustin, après avoir posé cotte règle, fait une
exception contre le suicide, crime si atroce qu'il ne peut en aucun
laisser place au doute et contraint Dieu lui-môme à la sévérité ?
Je ne sais ce que vaudrait une telle doctrine au point de vue
théologique, mais ce qui est sûr, c'est que saint Augustin ne la for-
mule nulle part. Les seuls pécheurs auxquels les prières pourraient
être, selon lui, inutiles, ce sont ceux qui pochent contre le Saint
Esprit (i). Pour les suicidés, loin de dire qu'ils sont nécessairement
perdus, il les excuse au moins en un cas (2). Dans son traité sur les
soins à rendre aux morts, il constate que le pieux roi David bénit
ceux qui ont enseveli Saùl, (un suicidé), et loin de s'en étonner, il
écrit : « c'est qu'en effet les cœurs compatissants obéissent à un bon
sentiment », lorsqu'ils souffrent de voir infliger au corps d'autrui un
traitement dont nul ne voudrait pour son propre corps (3).
Ainsi le droit canonique du ive et du début du Ve siècle ne punit
pas le suicide et celui des Pères de l'Eglise qui juge cette action le
plus sévèrement, loin de réclamer des peines, condamne par avance
la législation du Moyen-Age et approuve ceux qui ont enseveli Saùl.
L'Eglise et la société païenne, une fois de plus, sont d'accord.
Voici où l'accord est encore plus frappant. A la rigueur, on
pourrait se dire : puisque tout châtiment posthume répugne à la
doctrine de l'Eglise, elle est nécessairement sans armes contre ceux
qui se tuent; si elle ne les punit pas, c'est faute d'en trouver les
moyens, ce n'est pas faute d'en avoir envie. Pour les trois premiers
siècles, l'objection aurait sa valeur, car l'Eglise, à cette époque, n'a
d'action naturellement que sur son propre droit, sur le droit cano-
nique. Mais, dès le ive siècle, il n'en va plus de même. En même
temps qu'elle élabore le droit canonique, l'Eglise victorieuse agit
sur le droit laïque. Si vraiment le suicide lui est odieux, rien de
plus facile que d'obtenir une modification de la législation impériale.
Or, en fait, cette législation ne se modifie pas et Justinien, empereur
chrétien, la consacre sans la retoucher.
Si j'insiste sur ce fait, c'est que la plupart de ceux qui se sont
occupé du suicide l'ont méconnu ou négligé. M. Garrison le signale
comme une anomalie, mais sans s'y arrêter. Il me semble cependant
qu'il suffit pour ruiner la théorie qui attribue à l'influence de l'Eglise
ancienne les lois contre le suicide. Nul ne peut prétendre que l'Eglise
impériale ait été sans influence sur le droit romain. Les historiens
catholiques s'accordent sur ce point avec les autres. Le P. Grisar,
(1) De sermone Domini in monte, I, 22, 73-75, (P. L., XXIV-XXXV, c.
1265-1266). (2) Voir plus loin, p. 339. (3) De cura pro mortuis, IX (p. 638-
639).
ACCORD DU DROIT ROMAIN ET DU DROIT CANONIQUE 333
dans sa belle Histoire de Rome et des Papes au Moyen âge, énumère
un certain nombre de mesures dues à l'influence de l'Eglise (i);
M. Mourret écrit : « Les lois de l'état s'imprégnèrent de plus en plus
de l'esprit chrétien et les canons de l'Eglise devinrent lois de
l'état » (2). Il est sans doute superflu de démontrer que le Code
théodosien se ressent de l'influence, déjà immense, de l'Eglise. Il s'y
trouve notamment des lois dures et même atroces contre les païens.
Qui peut le plus, peut le moins. Du moment que le clergé a assez
d'influence pour faire admettre ces peines, c'est un jeu pour lui de
faire admettre quelques mesures contre le suicide. S'il ne le fait
pas, c'est évidemment qu'il ne juge pas à propos de le faire, (et
d'ailleurs saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin ne réclament
pas plus de peines laïques que de peines canoniques). Mais alors la
conclusion s'impose : puisque la haute Eglise, étant à même de faire
punir le suicide ne le fait pas punir, c'est que, d'accord sur ce
point avec la philosophie païenne, elle entend se contenter d'une
condamnation platonique. Qui se tue est un coupable, mais c'est un
coupable qu'il ne faut pas punir. Le rempart de la morale nuancée
n'est pas entamé par l'Eglise.
IV
Morale de V Eglise et morale néo-platonicienne sont nuancées et incertaines.
1) Nuances et incertitudes de la morale néo -platonicienne ; 2) nuances de
la morale de l'Eglise : les canons d'Elvire et de Carthage ne constituent
pas un désaveu du suicide chrétien, la doctrine de saint Augustin garde
quelques complaisances pour le suicide chrétien ; la plupart des Pères et
des historiens approuvent le suicide chrétien ; (saint Athanase, saint Basile,
saint Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostome,
saint Ambroise, saint Jérôme, Eusèbe, Socrate, Sozomêne, Sulpice-Sévère) ;
3) incertitudes de cette morale nuancée : non seulement saint Augustin
contredit saint Jérôme, mais il y a contradiction au sein même de l'œuvre
de saint Augustin et au sein de l'œuvre de saint Jérôme ; 4) cette incerti-
tude même marque un rapprochement avec la morale païenne.
Reste le trait essentiel. Ce qui fait l'originalité de la morale
païenne aristocratique, c'est que, dans l'appréciation des cas, elle est
tout à la fois nuancée et incertaine; elle distingue entre les suicides,
approuve l'un, condamne l'autre, non sans hésitation : épicuriens,
stoïciens et autres sont d'accord pour déclarer qu'il y a des suicides
licites, mais ils ne s'accordent pas sur la définition.
Or, nous avons bien vu que, au ive et au v€ siècle, l'Eglise et les
néo-platoniciens condamnent le suicide sans vouloir le punir, mais
(1) Trad. Ledos, t. I, P. 1906, p. 37. (2) Mourret, Histoire générale de
Vèglise, t. II, P. 1914, p. 342; Cf. p. 78.
334 T LA MORALE ARISTOCRATIE :
1rs formulas «pi- mi i luçfl semblent Indiquer qu'ils confondent I
ukûdes, quels qu'ils soient, dans la môme condamnation.
Jl dm monter que ces formules sont trompeuses et qu'à
l'ombre des maximes absolues la morale de l'Eglise et la morale ;
platonicienne sont l'une et l'autre nuancées et incertaines.
Platon, qui condamne le suicide en principe, l'admet en trois
cas : on peut se tuer sur l'ordre de la cité, pour se soustraire à la
honte, pour se soustraire à un sort trop cruel (i).
Plotin admet qu'en cas de douleur trop violente, le Sage « déci-
dera ce qu'il doit l'aire (2). 11 conserve d'ailleurs toujours « la liberté
de délibérer à cet égard » (3). « Crois-tu avoir à te plaindre de cette
cité? Rien ne t'oblige à y rester. » (4).
Apulée admet que le sage peut se tuer si « la loi divine » le lui
prescrit nettement (5).
Macrobe qui, dans son commentaire du Songe de Scipion, semble
condamner tous les suicides, en approuve certainement quelques-uns:
voulant prouver que les esclaves peuvent être les égaux de n'importe
quel homme libre, il allègue que quelques-uns se sont tués soit pour
sauver leurs maîtres, soit pour éviter l'infamie, et il loue sans réserve
cette magnanimité (6).
Longtemps après, Olympiodore, dans son commentaire sur le
Phédon, rappelle encore les motifs qui rendent le suicide légitime :
une grande nécessité, la honte, une maladie incurable, la pau-
vreté (7).
Ainsi, à l'exception de Porphyre, tous ces philosophes qui con-
damnent en principe la mort volontaire, admettent qu'il y a suicide
et suicide. Ils demeurent dans les traditions de la morale aristo-
cratique.
Ils s'y montrent encore fidèles par l'incertitude même de leurs
nuances. La formule de Sénèque, on l'a vu, n'est pas d'application
facile et la théorie d'Epicure, vue de près, semble assez incertaine.
Même incertitude dans le monde néo- platonicien. Platon indique
nettement trois cas dans lesquels on peut se tuer; Plotin n'en indique
qu'un ; Macrobe en signale deux (8). Apulée n'a garde de dire en
quelles rencontres la loi divine peut faire, du suicide un devoir..
(1) Voir plus haut, p. 284. (2) I Ennead., IV, 8 (Bouillet, I, 82). (3) Ibid.
IV, 16 (I, 91). (4) II Ennead, IX, 9 (I, 281). (5) De dogmatePlatonis, II,
622 (Bétolaud, 290). (6) Histoires d'Urbinus, Vettius, Euporus, {Satur-
nales, I, 11). (7) I, (éd. Norvin, Leipz., s. d., p. 5.). (8) D'après
M. Gumont, [Comment Plotin détourna Porphyre du suicide, p. 115), Por-
phyre et Macrobe n'admettent le suicide en aucun cas. Ce n'est pas tout
à fait exact pour Macrobe, on vient de le voir. Par contrej nous n'avons de-
Porphyre que des phrases condamnant le suicide.
INCERTITUDES DE LA MORALE NUANCÉE 335-
A la fin de la République, au début de l'Empire, les mœurs du moins
éclairent la doctrine : Caton, Thraséas et cent autres indiquent à
l'aristocratie dans quels cas l'honnête homme se tue. Mais, au m%
au ive siècles, c'est en vain qu'on cherche les modes qui, naguère,
fixaient les idées. La doctrine platonicienne est d'autant plus indécise
que les exemples illustres y font défaut. Le sage de Plotin, qui garde
« la faculté de délibérer », sait qu'il y a suicide et suicide; il sait
aussi que, dans l'appréciation des cas concrets, l'hésitation est légi-
time. La morale qui le guide est donc bien, en dépit des formules
absolues, une morale tout à la fois nuancée et incertaine.
Retrouve-t-on dans la morale de l'Eglise ces nuances et ces
incertitudes ?
Non, si l'on en croit les théories reçues : les suicides pour lesquels
l'Eglise pourrait avoir des complaisances, ce sont naturellement les
anciens suicides chrétiens; or des conciles, au ive siècle, se pro-
noncent contre le martyre volontaire, et, plus tard, saint Augustin
ndamne impitoyablement les suicides les plus admirés au premier
âge. La doctrine de l'Eglise est donc ferme, sans nuances comme sans
incertitude. Et c'est cette rigueur même qui l'oppose violemment à
toutes les théories païennes.
Si commune que soit cette façon de voir, je crois qu'elle consti-
tue une grave erreur historique. Loin de s'opposer par son intran-
sigeance à la morale païenne, la morale de la haute Eglise s'en
rapproche par ses nuances et ses incertitudes. L'une prévoit des
exceptions en faveur de la dignité humaine l'autre en faveur de la
foi et de la chasteté. Les cas visés ne sont pas les mêmes, mais le
paiti pris de distinguer entre les suicides est de part et d'autre
également net et, loin de se distinguer des païens par l'unité plus
rigoureuse de sa doctrine, l'Eglise se montre aussi indécise, plu&
indécise, peut-être que les philosophes.
Des conciles, dit-on, se prononcent contre le martyre volontaire.
Il est vrai que, dès le début du iv° siècle (i) et sans doute avant la
persécution, le concile d'Elvire adopte le canon suivant : « si quel-
qu'un a été tué en brisant des idoles, comme cela n'est pas écrit dans
l'Evangile et comme il ne s'en trouve aucun exemple dans les
Apôtres, il est décidé de ne pas le recevoir au nombre des
martyrs » (2). Mais peut-on voir dans cette décision une manifesta-
(1) Sur la date du Concile d'Elvire, et sur l'état de l'Eglise d'Espagne à
cette époque, voir Duchesne.Le Conc.d Elvire et les flamines chrétiens, P. 1887; et
Leclercq,L' Espagne chrétienne,!? .1906,p.59 ss. (2) Can.60,Mansi,II,p,15. Man-
si, en note, cite un traité de Fernand de Mendoza constatant que plures scriptore»
ont été surpris de ce canon.
336 l'église et la morale aristocratique
lion de principe contre le suicide chrétien? L'Eglise d'Espagne, au
début du siècle, est prise entre les opportunistes et les purs. Lea uns,
de complaisance en complaisance, vont jusqu'à se faine flamû
c'est-à-dire prêtre païens. En revanche, il est probable que les purs,
pour braver les païens, brisent de temps en temps les idoles, au
risque non seulement de se faire tuer, mais, ce qui est plus grave,
de faire tuer leurs frères. Le concile d'EIvire qui, en d'autres canons,
■admoneste les opportunistes (i), refuse aux purs trop zélés le titre
de martyrs. Balance égale, politique. Mais le texte ne souffle pas mot
de ceux qui, en temps de persécution, vont se livrer aux tribunaux,
ni des chrétiennes qui préfèrent la mort au déshonneur. Il trahit un
parti pris de faire bon ménage avec l'empire païen; il ne trahit pas
un désir de désavouer les héros qui, sans exposer leurs frères,
meurent pour la foi ou pour sauver leur chasteté.
En 348, autre oanon : « qu'aucun profane, écrit le concile de
Carthage, ne puisse compromettre la dignité des martyrs; qu'il ne
puisse conférer cette dignité à des cadavres quelconques inhumés
seulement grâce à la charité de l'Eglise; qu'on ne donne point le
nom de martyrs à des gens qui se sont précipités d'un rocher ou qui
se sont tués d'une façon analogue... » (2). Cette fois, le texte paraît
viser nettement le suicide chrétien. Il n'en est rien cependant.
Mgr Duchesne dit à bon droit: « règlement de circonstance ». Le
concile de Carthage n'a nullement l'ambition de définir la doctrine
de l'Eglise touchant le martyre volontaire; il a en vue les Donatistes
et les Circoncellions. La question du martyre est, comme on sait,
à l'origine du formidable mouvement donatiste (3) et l'enthousiasme
pour le suicide chrétien devient vite un des traits saillants de ' Eglise
dissidente : des femmes donatistes se tuent pour se punir de n'avoir
pas gardé leur chasteté, des hommes pour ne pas tomber aux mains
de l'ennemi; bientôt, il se forme un parti extrême : les Circoncel-
lions, qui ajoutent à leurs idées proprement religieuses un pro-
gramme social très révolutionnaire, font paraître un zèle singulier
pour le martyre volontaire. Ils évitent de se pendre, crainte d'imiter
Judas, dit saint Augustin (4), (et sans doute aussi parce que la pen-
daison est mort infâme); détail plus inattendu, ils évitent aussi de
se frapper d'un fer; mais ils se noient, se précipitent, se jettent
(1) Duchesne, Hist. de VEgl. I, 25. Mgr Duchesne constate que ces
critiques sont d'ailleurs « fort douces, malgré leur apparente sévérité »,
ce qui donne à croire que les modérés étaient la majorité. (2) Mansi, III,
145. J'emprunte la traduction à M. Monceaux, Hist. litt. de V Afrique
chrétienne, III, p. 107. (P. 1905). (3) C'est en répondant aux purs qui l'ac-
cusent d'avoir livré les Ecritures que Mensurius, évêque de Carthage, reproche
à certains confesseurs de s'être livrés parce qu'ils étaient débiteurs du fisc ou
pour vivre en prison confortablement. (4) Contra Gaudentium, lt 49 (p. 248).
LA QUESTION DU SUICIDE CHRÉTIEN 337
sur les bûchers. À en croire leurs adversaires, qui ne tarissent pas
sur ce chapitre, ils arrêtent les passants pour leur dire : « Tuez-
nous », et, en cas de refus, les frappent. Ces passants sont-ils quel-
quefois les soldats envoyés contre eux? C'est fort possible. Les expé-
ditions de Léonce et d'Ursace, les dragonades de Paul et de Macaire
semblent avoir été meurtrières. Mais, même en faisant la part des
exagérations de l'adversaire, il reste que les schismatiques sont
fort enclins au suicide. Loin de désavouer ces morts volontaires,
« l'Eglise des Martyrs » les allègue avec orgueil contre « l'Eglise
des traditeurs ».
C'esf en le rapportant à ces faits qu'on peut comprendre le sens
véritable du canon de Carthage. Le Concile, qui se réunit au len-
demain de l'expédition de Macaire, ne pense, comme de juste, qu'aux
Donatistes et aux Circoncellions. Les évêques sont forcément énervés
d'entendre proclamer ou murmurer que les schismatiques qui vien-
nent de succomber soit sous les coups des soldats, soit même parce
qu'ils se sont donné la mort, sont des « martyrs » de leur foi. Ils
adoptent un texte qui les condamne vigoureusement, nettement.
Pris à la lettre, ce texte retomberait, c'est entendu, sur la vierge
Apollonia et sur ces chrétiens d'Antioche, qui se sont précipités
dans les flammes. Il retirerait le titre de martyres aux saintes
femmes qui se sont noyées par chasteté. Seulement, je ne crois
pas que, parmi les personnes présentes au Concile, une seule envi-
sage ces conséquences, une seule ait, un instant, une arrière-pensée
de ce genre. Pour les initiés, c'est si évident, que saint Augustin
lui-même, lorsqu'il fait flèche de tout bois contre le suicide chré-
tien, ne songe pas à alléguer contre les saintes femmes la décision
de Carthage.
Je ne crois donc pas que les canons d'Elvire et de Carthage
trahissent la puissance d'une morale neuve, hostile à tous les sui-
cides. Les déclarations de saint Augustin sont-elles sur ce point plus
probantes?
A coup sûr, elles sont troublantes. Saint Augustin, fidèle à son
principe, n'hésite pas à condamner les suicides les plus admirés
aux premiers âges, ceux des chrétiens qui cherchent la mort pour
braver les païens, ceux des chrétiennes qui préfèrent la chasteté à
l'existence.
Sans doute, il ne flétrit pas, en les nommant, un seul de ceux
que glorifie Eusèbe. Mais il est clair qu'il les vise à travers Razias
et Samson. Razias, dont la Bible loue le suicide, est pour lui un cas
embarrassant. N'importe! Il s'est tué, il a eu tort. Si l'Ecriture le
loue, c'est pour ses vertus, non pour son trépas. — Cependant, c'est
son suicide que le texte loue. — Non pas. Le texte dit qu'il se frappa
22
\ MoKAi.i-; à/am&omâ
virilitrr. Oui ht ni- .''.Il BSt bi.-n .vident qu'il n'.i •liirhiilrr.
Mais il n'est pas moilH évident qu'il n'a p;is agi stilnhriter, qu'ui
non fidclitcr (i). Plus l'explication est laborieuse, plus le partwpris
int. Au.L'iislin éclate.
Samson, il est vrai, demeure, et son exemple, suivi par tant de
martyrs briseurs d'idoles ou destructeurs de temples, ncore
plus embarrassant. Gomment nier qu'il se soit tuéP Comment nier
qu'il ait bien fait? On sait comment saint Augustin se tire de là :
Samson a obéi à un ordre particulier que Dieu même lui avait
donné (2).
Du coup, il tient l'argument qui lui permet de condamner le'
suicide chrétien entre tous, celui des femmes qui préfèrent la mort
au déshonneur, sans heurter trop violemment son siècle. Non, une
chrétienne n'a pas le droit de se tuer pour éviter la souillure du
corps. Si le corps seul est atteint, qu'importe à l'âme? Si l'âme est
atteinte, raison de plus pour conserver, en vivant, le moyen de faire
pénitence. — Mais des saintes se sont tuées! — D-acoord. Seulement,
elles ont pu obéir, comme Samson, à un ordre de la Divinité (3).
De ce qu'Abraham a voulu, sur l'ordre de Dieu, tuer son enfant,
qui s'aviserait de conclure qu'un tel meurtre est en soi licite? De
l'exemple des saintes femmes, on ne peut pas davantage conclure
à la légitimité du suicide. Ici- encore, l'argument de saint Augustin
est plus ingénieux que solide, et l'exemple qu'il allègue se retour-
nerait aisément contre lui : le texte biblique marque nettement
qu'Abraham a reçu un ordre de Dieu. Pour les saintes femmes, non
plus que pour Samson, l'histoire et la Bible ne disent rien de tel.
Mais, ici encore, la faiblesse de l'argument ne fait que mieux res-
sortir le désir qu'a saint Augustin de maintenir, coûte que coûte,
une doctrine rigoureuse.
Et pourtant, cette doctrine est-elle absolue?
A plusieurs reprises, saint Augustin explique que le Christ est
mort parce qu'il l'a voulu, quand il l'a voulu, comme il l'a voulu.
Il est trop bon théologien pour penser d'autre sorte. Gomme Ori-
gène, il explique que la mort de Jésus n'est pas semblable à la
mort des deux larrons : ceux-ci ont subi la mort, le Christ a volon-
tairement abandonné sa chair (4). Que les Juifs ne s'imaginent pas
l'avoir emporté sur lui : ipse posuit animam suam (5). Le suicide
(1) Contra Gaudentium, L 36-37 (p. 236) ; cf. Epist., III, 204 (P. L., XXXIII
c.941). (2) Contra Gaudentium I, 39 (p. 239); Cité de Dieu, I, 21 (1,40).
(3) Cité de Dieu, I, 26, (I, 46-47). Les saintes ont agi non humanitus deceptœ.y
sed divinitus jussœ. (4) Tract, in Ev. sec. Joan., XXXVII, 9, (P. L. XXXIV-
XXXV, c. 1674). (5) /&., XLVII, 6, [ib., c. 1736); cf. ib., XXXI, 6, (ib., c.
1639) : Jésus est mort potestate, et à quelques-uns cette potestas a paru plus
admirable encore que son pouvoir de faire des miracles. Dans le De Trinitate,
SAINT AUGUSTIN ET LE SUICIDE CHRÉTIEN 339
divin, à tout le moins, est donc chose légitime. Comment admettre
qu'en aucun cas, l'exemple du Sauveur ne soit bon à suivre?
Et voici, en effet, un cas dans lequel saint Augustin lui-même
laisse fléchir sa doctrine. Si un chrétien se trouve réduit à l'alter-
native de manger des viandes consacrées aux idoles ou de mourir
de faim, que doit-il faire? Il semble que la théorie qui s'applique au
cas du viol doive ici trouver une autre application : qu'importe le
fait matériel de la viande entrant dans le corps, si l'âme n'en est
point souillée? Se dérober par la mort volontaire à un contact
impur, n'est-ce pas encore éviter le péché par le péché? Et pourtant,
la réponse de saint Augustin est très nette : « Il vaut mieux mourir
-de faim que de manger des viandes consacrées aux idoles (i). »
Autre fléchissement : comme de juste, saint Augustin admet en
principe que quand vient la persécution, il faut « fuir dans une
autre ville »; rester serait chercher la mort; mais voici qu'un évêque
songe à prendre la fuite, craignant, dit-il, s'il demeure, de désobéir
au Seigneur. « Ne craignez rien, lui dit saint Augustin; votre doc-
trine est bonne, assurément, mais ne s'applique pas aux évêques.
Il est vrai que le fidèle doit fuir dans une autre ville. Il n'est pas
moins vrai que le bon Pasteur donne sa vie pour ses brebis (2). »
Ainsi, le suicide indirect, comme l'appelleront plus tard les
casuistes, est interdit au vulgaire, mais recommandé à une élite.
Dernier fléchissement : parlant de quelques chrétiennes qui se
sont tuées, de honte d'avoir été violées par les Barbares, saint Augus-
tin, après avoir longuement condamné les suicides de ce genre,
écrit : Quis humanus affectus eis nolit ignosci (3)? Qui leur refu-
serait le pardon? Qu'est-ce à dire? Et par quel mystère une doctrine
si rigoureuse aboutit-elle à tant d'indulgence? Je crois que cela
s'explique en partie par les événements au lendemain desquels est
composée la Cité de Dieu. Au moment de la prise de Rome, des
vierges chrétiennes sont violées; quelques-unes se tuent, d'autres
cachent leur honte dans la retraite. C'est pour consoler celles-ci
qu'écrit saint Augustin ; c'est aussi pour répondre aux objections
ironiquement apitoyées qu'on devine : que faisait donc votre Dieu,
IV, 13, (P. L. XLII, c. 899), saint Augustin déclare que la prompte mort de
Jésus est un miracle. C'est d'ailleurs la doctrine classique : voir Athanase,
Questiones in nov. Teslam., (P. G., XXVIII, c. 726) ; Isidore, Epist., IV, 128,
(P. G., LXXVIII, c. 1206); saint Hilaire, Detrinitale, X, 11. (P. L., X, c. 35),
(1) De bono conjugali, XVI, 18, (p. 211); cf. Epist. XLVII, (P. L. XXIII,
c. 187). (2) Epist. CCXXVIII à Honoré évêque (P. L., XXXIII, c. 1014).
Cf. Tract, in £V. sec. Joan.t XLVI, 7-8, (P. L., XXXIV-XXXV, c. 1732).
Sur ce point , saint Augustin' se trouve après coup d'accord avec les rigoristes
qui avaient blâmé la fuite de' saint Cyprien. Il va sans dire qu'il ne formule
pas ce blâme dans les" sermons qu'il consacre à l'éloge de son prédécesseur,
(voir par exemple le sermon CCCIX). (3) Cité de Dieu, I, 17, (I, 31).
340 l'église et la morale aristocratique
taifdil qu'on outrageait ses vierges? Qu'ol ce que leur chasteti
ellea Burrivent à la honteP Lucrèce, naguère, eut plus de fierté.
A cela, une seule réponse : le crime des Barbares n'atteint pai
chrétiennes; si elles ne se sont pas tuées, c'est qu'elles n'en avaient
pas le droit. D'où l'espèce d'acharnement avec lequel saint Augustin
condamne non seulement le suicide, mais le suicide chrétien par
excellence. Seule, une condamnation absolue, tranchante, peut fer-
mer la bouche aux raisonneurs et supprimer leur objection. Seu-
lement, à côté des malheureuses qui ont survécu, il y a les malheu-
reuses qui n'ont pas voulu survivre. Vont-elles faire les frais de la
polémique? Osera-t-on leur dire : « Coupables, vous deviez vivre
pour expier; innocentes, vous n'en êtes que plus scélérates, scele-
ratiores homicidœ? » Rassurons-nous. Au moment de s'appliquer à
un cas concret, à la réalité, la doctrine, si impitoyable contre
Lucrèce, s'adoucit brusquement : Iles « meurtrières scélérates » ne
sont plus que des infortunées, auxquelles aucun homme de cœur ne
saurait refuser le pardon.
Ainsi, saint Augustin lui-même, malgré la rigueur de sa théorie,
n'ose pas proposer une morale sans nuances : il admet en un cas
le suicide indirect; il admet qu'en un autre cas, on se laisse mourir
de faim; il admet que, quand une vierge a préféré la mort au
déshonneur, nul ne lui doit refuser son pardon.
Malgré ces nuances, la doctrine de la Cité de Dieu est, dans
l'ensemble, rigoureuse. Elle rappelle la formule d'Apulée plutôt que
l'esprit général des morales nuancées. Seulement, ce qu'il faut
noter, c'est que, par ses rigueurs même, elle est en son temps sin-
gulière, révolutionnaire, presque scandaleuse. Loin de condamner
le suicide chrétien, la haute Eglise, dans son ensemble, l'approuve
et l'offre en exemple.
D'abord, au ive et au début du Ve siècle, bien après les décisions
des Conciles d'Elvire et de Carthage, le culte des suicidées chré-
tiennes est dans tout son éclat. Saint Augustin, qui nous l'ap-
prend (i), ne demande pas qu'on J'abolisse. M. Rabeau signale,
en Afrique, un culte local en l'honneur de Secunda, appelée bona
puella, à cause de la générosité qui la poussa à se livrer aux bour-
reaux (2). Enfin, il faut songer que la plupart des Actes qui célèbrent
les martyrs volontaires sont écrits au plus tôt au ive siècle, puisque
les faits qu'ils rapportent remontent au temps de Dioclétien.
L'usage de lire ces récits aux fidèles assemblés entretient forcément
l'admiration pour les volontaires de l'âge héroïque.
(1) Cité de Dieu, I, 26, (I, 46.). (2) Rabeau, Le culte des saints dans
V Afrique chrétienne, P. 1903, p. 66.
l'église et le suicide chrétien 341
Dans l'ensemble, les grands écrivains sont d'accord pour excepter
de la condamnation portée contre la mort volontaire les suicides
admirés à l'époque chrétienne.
Parmi les Grecs, voici saint Athanase : il condamne en principe
ïa recherche du martyre. Dans sa fameuse Apologie, il démontre,
l'Ecriture en mains, qu'un chrétien ne doit pas s'offrir (i). Ceux
qui se sont livrés eux-mêmes sont-ils donc à blâmer? Tant s'en faut.
On ne doit pas aller à la mort « tant que l'heure n'est pas venue »;
mais Jésus lui-même, après avoir fui par deux fois, le moment
venu s'est offert (2). Gardons-nous donc de flétrir les saints qui se
sont livrés. Ils n'ont pas agi « à la légère », c'eût été un suicide
coupable, et l'on eût pu croire que, par faiblesse, ils préféraient la
mort à l'exil; mais ils ont marché au supplice quand l'esprit saint
les y a poussés, et leur allégresse même prouve cette inspiration
divine (3). Dans sa Vie d'Antoine, Athanase écrit que le saint ne
s'offrit pas aux tribunaux « parce qu'il ne voulait pas se livrer lui-
même » (4), mais, un peu plus loin, il cite comme un trait édifiant
que, les magistrats persécuteurs ayant ordonné à tous les moines
de quitter la ville, Antoine, seul, refuse de se cacher.
Saint Basile loue Julitta, qui, condamnée au feu, s'élance dans
les flammes (5). Il célèbre Gordius, qui, après avoir médité sur la
vanité de la vie, va se livrer au supplice en citant le mot d'Isaïe :
J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient point. « Ainsi, il
montra qu'il ne venait pas au danger par nécessité, mais qu'il s'of-
frait au combat de lui-même, imitant le Seigneur, qui, n'étant pas
reconnu des Juifs à cause de l'obscurité, se livra lui-même à
eux (6). » Faites spontanément, conclut saint Basile, ce qui ne sau-
rait être évité ; n'épargnez pas votre vie, il faut mourir (7). C'est
saint Basile qui, parlant de Judas, a ce mot inattendu : Judas n'a
pu vivre dans le déshonneur; peut-être en vaut-il mieux que d'autres
qui vivent fort à l'aise dans leur impudence (8).
Grégoire de Naziance, qui lance à Julien un mot analogue (9), est,
nous l'avons vu, hostile au suicide. Il n'en loue pas moins la mère
des Macchabées se jetant elle-même au feu pour que son corps ne
(1) Defugasua, 11 et 12, (P. G., XXV, c. 658 et 659.). (2) Ib., 15, (c.
663). (3) Ib ,17 et 22, (c. 666 et 674.) Saint- Augustin émet l'hypothèse
d'une inspiration divine, uniquement pour Samson et les saintes femmes ;
saint Athanase pose en principe que les saints qui s'offrent obéissent
à l'esprit saint. (4) Vie d'Antoine, 46, (P. G., XXVI, c. 911.). (5) Ho-
mélie sur Julitta, 2, (P. G., XXXI, c. 242.). (6) Homélie sur Gordien, 3,
ib., c. 498.). (7) parag. 8, {ibid.). (8) Epist. CCXL, 52, (P. G., XXXII,
c. 898.). (9) Judas ! crie-t-il à son adversaire, puis, se ravisant : à cela
près que tu n'as pas donné comme lui une marque de repentir en te
pendant ! [Oratio IV contra Julianum, I, 68, P. G., XXV, c. 590.).
SE ET LA MORALE ARISTOCRATIE
; il parle avec indulprnce de certains moines qui
nt à un détin maladif de M hier : « Epargne, Christ, cet pieux
insensés!... » (2) Dans son ouvrage en l'honneur du philosophe
Héron, racontant les persécutions que Lucius fait subir aux chré-
tiens orthodoxes d'Alexandrie, il parle des suicides de vi'
d'une chose toute naturelle (3).
Grégoire de Nysse célèbre l'action courageuse du martyr Théo-
dore, qui met le feu à un temple païen et se dénonce (4). Et quel
discours pourrait exalter des merveilles comme celles du soldat
Gordius, prenant sur un étang g)aeé la place d'un confesseur vaincu
par le froid P (5).
Saint Jean Chrysostome consacre une homélie aux saintes mar-
tyres Bernice, Prosdoce et Domnine (6), et il en consacre deux à
sainte Pélagie. Il croit voir dans la fin de sainte Pélagie une inter-
vention divine. Gomment les soldats lui ont-ils laissé le moyen de
se tuer? De telles morts n'étaient pas rares, et ils auraient dû se
méfier. Sans doute, Jésus prit-il soin de les aveugler. Loin de
plaider, pour toutes ces suicidées, les circonstances atténuantes,
saint Jean Chrysostome les offre en exemple aux femmes chré-
tiennes : « Qu'elles écoutent, les mères et les vierges!... » (7).
Passons aux Latins. Saint Ambroise admet que les Ecritures
interdisent le suicide. Il écrit dans le De Officiis : « Le Seigneur
veut » qu'au moment de la persécution, nous fuyions de ville en
ville, parce que la chair e9t fragile (8). Mais c'est dans le même
ouvrage qu'il loue la fille de Jephté d'avoir, « par sa volonté
propre », décidé son père hésitant (9). Dans une de ses lettres, il
loue longuement la force d'âme de Samson (10) (et le ton est bien
différent de celui que prend saint Augustin pour traiter le même
sujet). Dans le De Virginibus, il raconte avec complaisance l'his-
toire d'une vierge d'Antioche, envoyée par le juge dans une maison
publique et sauvée par un soldat qui s'offre à mourir à sa place. Tous-
deux se disputent à qui périra, tous deux meurent. Saint Ambroise
les compare aux deux amis, Damon et Pythias, dont parle Gicéron.
Action « louable », dit-il; mais l'histoire de la vierge et du soldat
est plus belle, parce qu'ils sont deux à se sacrifier librement, in his
amborum voluntas libéra (11).
(1) Orat.XV, In Macchab. laudem, 10, (P. G., XXXV, c. 930.). (2) Ad
Hellenium, etc., (P. G., XXXVII, c. 459.). (3) In laudem H eronis philosophi,
12, (P. G., XXXV, c. 1215.). (4) Oratio de sancto Theodoro martyre, (P. G.,
XLVI, c. 743.). (5) Orat. in XL Martyr., (76., c. 770.). (6) De Ss. Marty
ribus Bernice, etc., parag. 6, (P. G., L, c. 638.). (7) De Sancta Pelagia, IIIS
(P. G., L, c. 582.). (8) I, 37, (P. L., XVI, c. 85.). (9) III, 12, (c. 177-178.).
{10) Epist. XIX, 32, (P. L., XVI, c. 1035.). (11) De virginibus, II, 4 et 5„
{P. L., XVI, c. 226.).
SAINT JEROME ET LE SUICIDE CHRÉTIEN 343
Dans le même traité, saint Ambroise s'explique sur le cas des
saintes qui se sont tuées. On demande : Comment ont-elles pu agir
de la sorte, a alors que la Sainte Ecriture défend à une chrétienne
de se faire violence »? Sainte Pélagie donne elle-même la réponse
dans le petit discours que lui prête saint Ambroise : sans doute,
le suicide est criminel en principe, seulement facinus fides able~
vat (i).
Ailleurs, saint Ambroise se laisse entraîner plus loin encore par
des souvenirs païens. La mort, dit-il, n'est pas un mal : « combien
ont eu honte de vivre et ont gagné à mourir! Par la mort d'un
seul, dit l'histoire, les plus grands peuples ont été sauvés : la mort
d'un général en chef a mis en fuite des armées ennemies, que,
vivant, il n'avait pu vaincre. » Dira-ton qu'il ne s'agit pas expli-
citement de mort volontaire? Saint Ambroise continue en alléguant
les martyrs, puis le Christ lui-même, et il insiste vigoureusement
sur l'idée que le Christ est mort parce qu'il l'a voulu. « Ne fuyons
pas la mort, conclut-il, le Fils de Dieu ne l'a pas dédaignée (2). »
Formule analogue dans le De Officiis : « Quand l'occasion s'offre
d'une mort louable, il faut la saisir aussitôt » (3).
Saint Jérôme admet en certains cas le suicide, mais indirect.
Dans les persécutions, il n'est pas permis de se tuer. Mais on peut
« tendre le cou au bourreau » (4).
Si saint Jérôme voulait dire par là que le fidèle condamné peut se
laisser exécuter sans résistance, la phrase n'aurait pas grand intérêt.
Mais il est en train de commenter le mot de Jonas qui, pendant la
tempête, dit à ses compagnons : « Prenez-moi et jetez-moi à la
mer ». C'est là ce que saint Jérôme appelle « tendre le cou ». Si Jonas
s'était précipité lui-même, il aurait tort. Mais il se fait précipiter,
rien de mieux. Ce qui se trouve absous par une telle doctrine, ce
sont les suicides mêmes que saint Augustin reproche avec tant d'in-
dignation aux Circoncelliens.
Sur les suicides dus à la chasteté, saint Jérôme s'exprime beau-
coup plus nettement. Il n'est pas permis de se tuer, dit-il, absque
eo uhi casfilas periclitatuv (5), c'est-à-dire excepté le cas où la chas-
teté est en péril. Quand il parle des femmes qui se sont tuées pour
sauver leur honneur, sa ferveur rappelle celle de Tertullien. Loin de
prétendre opposer, sur ce point, la religion nouvelle au paganisme,
(1). III, 7, (XVI, c. 242.). (2) De excessu frairis sui Satyri, II, 44-46, (P.
L., XVI, c. 1385) ; cf. Expositio evang. sec. Lucam, 108, 109, (Schenkl,
280-281.). (3) II, 30, (P. L., XVI, c. 153.). (4) Comm. in Jonam,
I, (P. L., XXV, c. 1129.). (5) Comm. in Jonam, I, (P. L., XXV, c.
1129.). Divers auteurs, choqués de la contradiction trop nette entre saint
Jérôme et saint Augustin, ont essayé de traduire : et il ne faut pas excepter
le cas où la chasteté est en péril.
344 l'église et la morale aristocratique
il confond dans la môme admiration héroïnes antiques et I
chrétiennes.
Ce sont des païennes qu'il cite dans son fameux livre contre
Jovinien. Ce sont, sous les trente tyrans, les filles de Phédon; c'est
la fille de Démotion qui se frappe en apprenant la mort de son
fiancé : vierge, mais unie à lui en esprit, elle eût craint, en se
mariant, la souillure des secondes noces; « de quels mots louer » les
filles de Scédase, qui, violées par leurs hôtes, s'entr'égorgent? Et
ce sont lies vierges de Lacédémone et les vierges milésiennes qui se
tuent avant l'arrivée des Gaulois, « donnant à toutes les vierges
d'âme honnête l'exemple d'attacher plus de prix à la chasteté qu'à
la vie (i) ». Même éloge aux veuves, qui préfèrent la mort à un
second mariage. Lorsqu'il veut dissuader Agéruchia de se remarier,
saint Jérôme lui cite Didon et la femme d'HasdrubaL II y revient dans
un traité où il rappelle Panthée, Alceste, Lucrèce, « effaçant de
son sang la souillure de son corps », et une concubine « prête à
mourir pour celui qu'elle avait aimé vivant ». Que les femmes,
s'écrie saint Jérôme, « et surtout que les femmes chrétiennes imitent
cette fidélité des concubines; qu'elles fassent, elles qui sont libres,
ce qu'une captive a su faire ! » (2).
Dans la vie de Malchus, on voit le futur saint contraint par un
maître injuste à se marier. Il tire son épée en s 'écriant : Habet et
servata pudicitia suum martyrium. Et il va se tuer, quand la femme
à laquelle on prétend l'unir lui dit : « Vivons ensemble chastement;
si tu voulais une autre union, c'est moi qui voudrais mourir (3). »
Ainsi parlent les grands docteurs de l'Eglise grecque et latine.
Parmi les poètes, Prudence célèbre sainte Eulalie, sans grand souci
du concile d'Elvire. Car il tient à bien marquer qu'elle va d'elle-
même au martyre et qu'elle brise les idoles pour se faire mettre à
mort (4). Paulin de Noie chante la mort glorieuse de Samson (5).
Mais la poésie chrétienne, en somme assez pauvre, n'apprend pas
grand'chose sur cette question.
Il n'en est pas de même de l'histoire. Les historiens laissent
paraître sans embarras leur admiration pour les martyrs volontaires
de la foi ou de la chasteté. On a vu plus haut tous les exemples que
rapporte Eusèbe. Nulle part, il n'a un mot de réserve, même lors-
qu'il s'agit des foules qui courent en tumulte à la mort. Son livre
sur les Martyrs de Palestine vibre comme un hymne au suicide chré-
tien. C'est presque à chaque page qu'on voit les soldats du Christ
(1) Adversus Jovinianum, I, 41 t (P. L., XXIII, c. 270.). (2) Lettre à
Agéruchia, Epist. CXXIII, (P. L.t XXII, c. 1051-1052.). (3) V a Malchit
par. 6, (P. L., XXIII, c. 56-57.). (4) Peristephanon, III, v. 128 ss. (P. h.t
XL c. 350.). (5) Poème XXIV, v. 575 et suiv., (p. 225.).
LES HISTORIENS ET LE SUICIDE CHRÉTIEN 345
provoquer les magistrats, les contraindre à la sévérité. Ces provoca-
tions sont si nettes qu'elles frappent aujourd'hui même les histo-
riens catholiques. Mgr Duchesne, par exemple, ne peut s'empêcher
de constater que les gouverneurs de Palestine, si malmenés par
Eusèbe, ont surtout châtié des chrétiens « trop empressés à se pro-
duire comme tels » (i). C'est en vain qu'on chercherait dans Eusèbe
un aveu de ce genre. Le zèle de ces volontaires lui paraît sublime
•et tout simple. Ce n'est certes pas lui qui irait s'embarrasser des
scrupules de saint Augustin touchant le suicide des chrétiennes qui
se jettent à l'eau pour sauver leur honneur. Dans le discours qu'il
leur prête, on ne trouve même pas trace des réserves que croit
devoir faire saint Ambroise. Rufin, traducteur de Y Histoire Ecclésias-
tique, loin d'être choqué par l'admiration d'Eusèhe pour le suicide
chrétien, ne peut se tenir d'ajouter au texte épithètes et exclama-
tions.
Socrate rapporte sans un mot de blâme l'histoire d'une femme
qui, à Edesse, sous Valens, recherche le martyre pour elle-même
et pour son enfant (2). C'est lui qui déclare que, si Julien s'abstient
de persécuter, c'est pour mieux tourmenter les chrétiens avides de
martyre (3).
Sozomène écrit qu'au cours des persécutions de Sapor, « plu-
sieurs s'offrirent d'eux-mêmes, de peur de sembler trahir Jésus-
Christ par leur silence » (4). Il ne songe pas à les blâmer. C'est d'un
ton d'admiration que, contant les exécutions ordonnées par Théo-
dose après le meurtre de Butirique, il écrit : a J'ai ouï dire qu'il y
eut un esclave qui eut le courage de se faire tuer par son maître
qu'on menait au supplice » (5).
Ailleurs, il conte que Géronce, entouré, en compagnie de sa
femme et d'un ami, par une troupe d'ennemis, coupe la gorge à
son ami sur sa demande. Sa femme l'ayant ensuite supplié de lui
rendre le même service et s'étant approchée elle-même du tran-
chant de son épée, il lui coupe la gorge pareillement, et Sozomène
dit avec fierté : « Elle était chrétienne » (6).
Enfin, dans son récit du siège de Rome, il note qu'un arien,
soldat d'Alaric, voulant faire violence à une chrétienne, la frappe
légèrement au cou, pour l'effrayer : mais « elle présenta le cou
pour mourir, plutôt que de manquer à la fidélité conjugale ». Sozo-
mène rapporte ce trait comme étant propre à « relever la sainteté
de l'Eglise » (7).
(1) Hist, de V Eglise, t. II, ch. I. (2) Socrate, IV, 18, (P. G., LXVII, c.
503.). (3) III, 12, (LXVII, c. 411.). (4) L. II, ch. XI, (P. G., LXVII,
-c 963.). (5) L. VII, ch. XXV, (ib., c. 1495.). (6) L. IX, ch. XIII, [ib,.
«. 1623.). (7) L. IX, ch. X, {ib.tc. 1648.).
:;k; i/i<i is: i;t la morale aristocratique
Cela c^i d'an tant plus remarquable que Soronaène connaît terri
bien la doctrine qui ordonne de fuir la persécution, et, en prim
l'approuve. Excusant un martyr d'avoir fui, il dit que Dieu dt'i
d'at lendre les bourreaux. Seulement, aussitôt après l'avoir dit
ra importe complaisamment l'histoire d'un évoque qui détruit un
temple et se livre ensuite lui-même (i).
Sulpice-Sévère remarque que Martin, son héros, n'est pas mort-
martyr. Mais, ajoute-t-il, ce n'est pas l'envie qui lui en a manqué.
S'il avait vécu au temps de Néron ou de Dioclétien, c'est spontané-
ment qu'il se serait offert aux juges, « c'est spontanément qu'il se
serait élancé dans les flammes » (2). Ailleurs, Sulpice Sévère regrette
l'époque à laquelle les chrétiens se ruaient à la mort. Alors, dit-il v
on volait à l'envi à de, glorieux combats, et l'on ambitionnait une
mort glorieuse et le martyre plus avidement qu'on ne brigue aujour-
d'hui l'épiscopat (3). Un personnage des Dialogues rapporte qu'en
Egypte, un abbé, voulant éprouver un moine, lui dit : « Jette-toi
dans le feu! » Le moine s'y jette aussitôt (4).
Dans YHistoire lausiaque, le moine Pachon, tourmenté par le-
démon de la chair, s'offre en pâture aux. hyènes, — « sans raison »,
dit le narrateur. Mais cette déraison n'éloigne pas la miséricorde
divine, car les bêtes respectent Pachon. Il s'obstine, tâche de se
faire mordre au bas du ventre par un serpent : Dieu le sauve encore
et lui apparaît (5).
Tous ces textes prouvent, je crois, avec éclat, que les scrupules
de saint Augustin touchant le suicide chrétien lui sont propres et
constituent une dérogation à la morale commune. Dans l'ensemble.
l'Eglise du ive siècle nuance sa doctrine, tout comme les néo-plato-
niciens nuancent la leur : en principe, le suicide est interdit; mais,
en certains cas, il est excusable, licite, ou beau de se tuer.
Non seulement il y a de part et d'autre morale nuancée. Mais,
de part et d'autre, cette morale nuancée est hésitante et incertaine.
Platon, Plotin, Apulée, Macrobe, ne s'accordent pas sur la défini-
tion des suicides licites. De même, les Pères de l'Eglise ne sont pas
d'accord entre eux, ni toujours d'accord avec eux-mêmes sur la
question du suicide chrétien.
Qu'ils ne soient pas d'accord entre eux, les textes qu'on vient de
lire suffisent à le montrer : saint Augustin dit nettement qu'une
chrétienne ne doit pas se tuer, de peur d'être violée, ou de honte
de l'avoir été. Saint Jérôme dit non moins nettement : il ne faut pas
(1) L. V, ch. X, [ib% c. 1242 et 1246.). (2) Epist., II, 9-10, (p. 144.).
(3) Chronique, II, 32, (p. 86.). (4) Dial, I, 18t (p. 170-171.). (5) Chap.
XXIII, (p. 183-185.).
INCERTITUDES DE LA MORALE NUANCÉE 34T
se tuer, « .sauf le cas où la chasteté est en péril. » Saint Augustin
dit : « N'ayez garde d'imiter les saintes qui se sont tuées. » Saint
Jean Chrysostome : « Ecoutez, vierges, l'histoire de Pélagie I »
Saint Jérôme écrit : « Au cours des persécutions, nous n'avons pas
d'autre droit que de tendre le cou au bourreau, nous ne pouvons
ravir la mort ». Saint Grégoire de Nysse célèbre Gordius, qui, de
lui-même, sans que nul l'y pousse ou l'y invite, va chercher la
mort sur un étang glacé.
Non seulement saint Augustin n'est pas d'accord avec saint
Jérôme, mais il n'est pas d'accord avec lui-même : la femme qui
se tue, innocente, se rend coupable d'un homicide particulièrement
criminel; seulement, nul homme de cœur ne doit lui refuser le
pardon. Le désir d'éviter le péché ne justifie pas le suicide; seule-
ment, il vaut mieux mourir que de manger des viandes consacrées
aux idoles.
Saint Ambroise dit tour à tour : « Fuyons, le Seigneur l'or-
donne », et : « Ne fuyons pas la mort que le Fils de Dieu n'a pas
dédaignée. »
Saint Jérôme écrit : « Nous n'avons pas Je droit de nous tuer »;
mais il cite en exemple Jonas, qui se fait jeter à la mer.
L'incertitude que trahissent ces formules, ce n'est pas seulement
nous qui, après coup, nous en rendons compte. Saint Augustin,
parlant des saintes femmes, avoue franchement son embarras : « Je
n'ose pas, dit-il, parler à la légère. De his non temere audeo judi-
care (i). »
Ceux qui viennent après lui n'ont pas toujours une doctrine
plus assurée : Cassien blâme le vieux moine Héron, qui, faute de
discretio, se laisse persuader par Satan qu'il peut se jeter dans un
puits (2); il blâme encore un moine qui fait vœu de ne manger
que ce que Dieu lui enverra, et, ne recevant rien, meurt de faim (3);
mais il cite en exemple deux enfants qui, chargés de porter des
aliments à un malade, s'égarent en des lieux inhabités et se laissent
mourir de faim plutôt que de toucher à ce qu'ils portent (4).
Au v" siècle, un évêque propose à Théodoret le cas suivant :
un juge inique dit à deux chrétiens : « Sacrifiez aux idoles ou jetez-
vous dans la mer. » L'un d'eux s'avance allègrement; l'autre refuse
et de sacrifier et de se précipiter. Lequel des deux a raison? — Le
second, dit Théodoret. Supposez qu'au lieu de dire : a Jetez-vous
à l'eau », le juge dise : « Voici une épée, tuez-vous », qui voudrait
ainsi ensanglanter sa main? Or, au fond, celui qui se précipite se
(1) Cité de Dieu, 1,26, (I, 46.). (2) Collai. II, De discretione, 5, (p. 45.).
(3) Ibid,, 6, (p. 46.). (4) De institut, cœnob., \t 40, (p. 112-113.).
348 l'église et la morale aristocratique
lue, tout comme celui qui se frappe. Seulement, bien loin d'offrir
sa solution avec assurance, Théodoret déclare modestement que
son opinion n'est qu'une opinion, et que Dieu seul, au jour du
jugement, pourra trancher la question (i).
Ce qui augmente l'incertitude des moralistes, c'est que, pour
l'Eglise comme pour les païens, les moeurs n'illustrent plus la doc-
trine. De même qu'au me siècle, il n'y a plus de Caton, d'Antoine,
de Thraséas, de même, après Constantin, il n'y a plus de saint
Ignace, d'Apollonia, de sainte Pélagie, de Julitta, de Gordius, de
Phocas. Dans l'ample littérature du iv* et du début du ve siècles,
j'ai trouvé ça et là quelques suicides (2). J'en ai trouvé peu. Au
cours de la persécution de Julien, des luttes contre les Donatistes,
on ne voit plus les fidèles courir à la mort. La desperata factio du
premier âge s'est assagie, et la morale en action n'éclaire plus la
morale écrite.
Accord pour condamner le suicide en principe, accord pour ne
pas le soumettre aux brutalités du droit, accord pour nuancer la
morale, et la nuancer d'une main hésitante et incertaine, tous les
faits qu'on vient de voir suggèrent la même conclusion : bien loin
de lancer une doctrine neuve, violemment opposée aux doctrines
païennes, l'Eglise se rallie dans l'ensemble à la morale philoso-
phique, qui, autour d'elle, est à la mode. Les deux aristocraties sont
d'accord.
Réponse à une objection : si V enthousiasme pour le suicide chrétien était lié à
V esprit même de la morale, comment admettre qu'il fasse place, dès le rve siècle,
à une doctrine hésitante et incertaine ? : 1) Les principes auxquels était
lié cet enthousiasme s'affaiblissent au cours du IVe siècle et c'est dans l'en-
semble de la morale qu'il y a d^ l'incertitude ; 2) cette incertitude est
d'autant plus grande touchant le suicide chrétien que ce sont désormais
les païens et les hérétiques qui meurent pour leur foi.
La conclusion que suggère l'étude des faits se heurte à une objec-
tion.
Je ne parle pas de celle que l'on eût faite autrefois : comment
oroire que l'Eglise se soit ralliée, sur la question du suicide, à la
morale païenne ? Nous savons aujourd'hui qu'un tel fait n'a rien
(1) Epist. III, (P. G., LXXXIII, c. 1175-1179.). (2) Voir, par exemple,
saint Augustin, Serm., 322, (P. L. XXXVIII-XXXIX, c. 1444.)., Epist. 153,
(P. L., XXXIII, c. 661.). Saint Grégoire de Naziance, l'Histoire lausiaque
et Cassien signalent quelques suicides de moines, mais nulle part il n'est
question d'une maladie ou d'une mode désolant ermitages et monastères.
LE SUICIDE ET L'ESPRIT NOUVEAU 349
de singulier. L'influence du néoplatonisme éclate dans l'élabora-
tion des dogmes et les controverses christo logiques. Les ouvrages
de Grandgeorges, de Mm. Alfaric et Boyer ont montré combien
elle est considérable sur toute l'œuvre de saint Augustin (i) : dans
les conclusions générales de son livre, Christianisme et Néo-plato-
nisme dans la formation de saint Augustin, M. Boyer déclare qu'en
principe, saint Augustin s'accorde avec les néo-platoniciens dans
tout ce qui n'est pas contraire à la foi (2). L'accord que l'on cons-
tate sur la question du suicide n'est donc ni fortuit ni singulier. Les
fidèles du premier âge ne s'étant pas intéressés à la mort volontaire,
il y a dans la morale une place vide : en comblant ce vide à l'aide-
de la philosophie païenne en honneur de son temps, l'Eglise du
ive siècle suit sa ligne de conduite habituelle. De même, en ce qui
concerne le droit, il n'est pas extraordinaire que la religion victo*
rieuse admette les lois sur le suicide, puisqu'elle admet, dans son-
ensemble, la législation païenne.
Mais, si la vieille objection tombe, il en est une autre qui paraît
troublante: l'enthousiasme pour le suicide chrétien nous est apparu
non seulement comme un des traits saillants de la morale du premier
âge, mais comme un sentiment étroitement lié à l'esprit même de
cette morale. Comment expliquer que, dès le quatrième siècle, il
fasse place à la morale un peu hésitante que nous venons de voir,
à ces déclarations d'écrivains se contredisant les uns les autres, se
contredisant quelquefois eux-mêmes?
Je ne nie pas qu'il y ait là un revirement un peu brusque et qui
d'abord surprend. Si on ne le constatait que sur la seule question du
suicide chrétien, on pourrait peut-être hésiter à faire confiance aux
textes. Seulement je crois qu'il s'accorde à une transformation géné-
rale. Dès le ive siècle, la haute Eglise, installée dans le siècle, colla-
bore avec l'empire à l'administration du monde. Le sens politique,
qui s'éveille en elle, se trouve aussitôt en conflit avec la morale pro-
prement chrétienne, et ce ne sont pas seulement les idées et les
sentiments relatifs au suicide, ce sont les principes, c'est la morale
entière qui se fait hésitante et incertaine.
(1) Grandgeorge, saint Augustin et le néo-platonisme, P. 1896 ; Alfaric,
L'évolution intellectuelle de saint Augustin, P. 1918, (voir notamment p. 504,,
note 6) ; Boyer, L'idée de vérité dans la philosophie de saint Augustin, P. 1920,.
Christianisme et néo-platonisme dans la formation de saint Augustin, P.
1920. Touchant l'influence du néo-platonisme sur saint Athanase,
saint Basile, saint Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse, Synésius etc.,
voir aussi Picavet, Esquisse d'une histoire générale et comparée des philosophies
médiévales, P. 1905, p. 85 ss. (2) Page 194. M. Picavet dit de même de plu-
sieurs écrivains grecs qu'ils « acceptent du néo-platonisme les doctrines qui
s'accordent avec le dogme chrétien», (p. 85.)
| MORALE AUISTiX IRAITQ
e la foi, horreur du monde
^ciiliincnls violenta et originaux qui naguère excitaient 1 rnti
siasme pour le .suicide chrétien. Au lendemain de on
iblir l'un et l'autre, se faire moini
S'agit-il de la valeur souveraine de la foi? Certes, l'on continue
à dire: quœ justitia sine fide ? (i) la chasteté n'est rien foi;
et hacretici habent virgines (2); la virginité d'une païenne est forni-
cation par rapport à Dieu (3). Que l'impie dise, écrit saint Augustin:
je donne aux pauvres, je ne dérobe pas, je ne convoite pas la femme
d'autrui, je ne tue pas, je ne trompe pas, je rends le dépôt qui m'a
été confié en l'absence de tout témoin, qu'il dise tout cela, — moi,
je demande: est-il ou n'est-il pas impie? — Tu es impie? Tes œuvres
ne sont rien (4). Prosper d'Aquitaine, loin d'atténuer ces formules,
déclare, lui aussi : « Toute la vie des infidèles est un péché » (5). La
foi, et une foi pure, demeure donc, pour ce siècle qu'enflamment
les controverses christologiques, la première condition de la moralité.
Seulement, le fait qu'elle est moins rare en diminue forcément le
prix. Aujourd'hui, dit saint Augustin, le nom du Christ est dans
la bouche de tout le monde: le juste l'invoque comme témoin de
son équité, le parjure pour couvrir sa fraude, le roi pour la sûreté
de son empire, le soldat pour marcher au combat, l'intempérant
pour vider sa coupe, le pauvre pour mendier (6). Le nom assuré-
ment n'en est pas moins précieux, mais on est moins porté à se dire :
c'est chrétien, donc c'est bien. Quand Mensurius, un évèque, ose
dire que, parmi les confesseurs qui se sont offerts, quelques-uns
n'ont eu en vue qu'un intérêt matériel, un nouvel état d'esprit se
fait jour: il ne suffît plus qu'une action soit placée sous le nom du
Christ pour qu'on l'approuve sans examen.
S'agit-il de l'horreur du monde? Le changement est bien plus
profond. Sans doute on répète les formules anciennes; on les déve-
loppe avec talent: « Qui donc pourrait suffire quand son éloquence
coulerait comme un fleuve, à dire les misères de cette vie? » (7).
— Nous sommes ici-bas des voyageurs soupirant après la patrie (8).
(1) Serm. CLXXXIX, (P. L., XXXVIII-XXXIX, c. 1006.). (2) Tract.
in Ev. sec. Joan., XIII, 13, cf. 15, (P. L., XXXIV-XXXV, c. 1499-1500.).
(3) Ad hoc autem sunt virgines impiœ ut a vero Deo fornicentur, De Bono
conjugali, VIII, 8, (p. 199). Le mot est cité par M. Guiîrnebert, Tertullien,
p. 286. (4) In psalm. XXXI, enarr. II, 6, (P. L., XXXVI-XXXVII, c.
262). L'abbé Valentin, [Saint Prosper d'Aquitaine, Toulouse, 1900, p. 383),
montre que saint Augustin ne cesse d'affirmer et d'accentuer sur ce point
sa doctrine. (5) Liber sententiarum, CVI, (P. L., LI, c. 441) ; cf. De ingratis,
v. 407-410, (£&., c. 117). (6) EpisL, 232, (P. L., XXXIII, c. 1028.). (7) Cité
Se Dieu, XIX, 4, 2, (II. p. 373.Ï. (8) In psalm. LXI, 7, (P. L., XXXVI-
XXXVII, c. 734.) ; cf. Serm. CCCLXII, (P. L., XXXVIII-XXXIX, c. 1613).
l'esprit nouveau 351
— La vie est un festin amer (i). — « Non, vous ne pouvez être
heureux en cette vie et personne ne le peut. Le Christ lui-même,
venant ici-bas, n'a pu se nourrir que de ce dont est plein le cellier
de notre misère : il a bu le vinaigre ; il a trouvé le fiel (2). » — Tout
ce que nous aimons sur la terre est glu pour les ailes spirituelles (3).
— Agriculture, art militaire, barreau, négoce, autant de choses qui
sont du siècle: ce sont les fleuves de Babylone au bord desquels on
se lamente au souvenir de Sion (4). — Cette vie est plutôt une mort
qu'une vie (5), — c'est « une sorte d'enfer » (6). Je prends ces
formules presque sans choix, dans l'œuvre d'un seul écrivain. A les
confronter à celles du premier âge, on pourrait croire que rien n'est
changé.
Tout change pourtant et tout doit changer: ce qui entretenait
J'horreur du monde, c'était avant tout la persuasion que le monde
touchait à sa fin. Or, la victoire est venue et le monde existe toujours.
On lui fait la guerre, c'est entendu. Mais c'est désormais guerre
d'usure, et, dans une guerre d'usure, ce n'est pas le monde qui
s'use le plus. Aussi, sans s'imaginer qu'il doive subsister indéfini-
ment (7), admet-on qu'il serait vain d'en prévoir la chute à cinquante
ans près (8). Du coup, la fièvre du début tombe. Une attente un
peu longue irrite, une attente plus longue apaise. Tôt ou tard elle
suggère la pensée qu'il faudrait peut-être, « en attendant », donner
quelque soin au présent. Un cachot est un cachot, mais on le voit
d'un autre œil selon qu'on se croit sur le point d'en sortir ou qu?on
se résigne à y vivre des années. Ainsi, au mépris de la vie s'unit
lentement l'idée qu'il faut, malgré tout, compter avec elle. Dans
la haute Eglise, cette résignation se double de préoccupations poli-
tiques et administratives. Dès le quatrième siècle, les évêques sont
des personnages importants dans l'état; ils rendent parfois la justice;
ils collaborent avec l'autorité laïque; bref, ils gouvernent le monde.
Comment haïr indéfiniment ce qu'on s'applique à régler? — Et
après avoir dit: n'aimons pas le monde, ni ce qui est dans le monde,
voici que saint Augustin se ravise: cependant il n'est pas défendu
de l'aimer en rapportant cet amour au Créateur (9).
Non te prohibet Deus amare ista, voilà le grand mot qui va
jeter l'incertitude au cœur même de l'ancienne morale! Oh, certes
(1) Serm. LX, 2, {ibid., c. 492-493.). (2) Serm. CCXXXI, {ibid., c. 1107.)-
(3) Serm. CCCXI, {ibid., g. 1415.). (4) In psalm. CXXXVI, 3, (XXXVI.
XXXVII, c. 1762.). (5) Serm. CCGXLVI, (XXXVIII-XXXIX, 1522.).
(6) Cité de Dieu, XXII, 22, (II, 640-641.). (7) Voir Puech, Saint Jean
Chrysostome et les mœurs de son temps, P. 1891, p. 90. (8) Voir notamment
da fameuse lettre CXCVII à Hésychius, (P. L., XXXIII, c. 899-900.).
(9) Tract, in epist. Joan., II, 11, (P. L.2 XXXIV-XXXV, c. 1995).
352 l'église et la morale aristocratique
saint Augustin ne cesse de rappeler que cet amour doit être rap-
porté à Dieu, que les biens d'ici-bas sont des biens inférieurs; m
enfin ce sont des biens (i). La Cité de Dieu l'affirme nettement. Qui
dit bien, si médiocre soit-il, ne dit plus chose méprisable et dont
il faille avoir horreur. L'Eglise notamment se trouvera associa
la Cité d 'en-bas pour la recherche de la paix terrestre (2). Elle en
reconnaît le prix et celui des joies innocentes qu'une société bien
réglée peut procurer à ses membres.
Des principes, l'incertitude gagne l'ensemble de la morale. Con-
sidérons, à titre d'exemple, deux des questions sur lesquelles la
morale chrétienne était le plus original, celle de la richesse, celle
de la virginité et du mariage. L'attitude de l'Eglise à l'égard de
ces deux problèmes est peut-être encore plus hésitante que son atti-
tude à l'égard du suicide chrétien.
Que la richesse soit méprisable, c'est toujours le thème commun.
Entre mille phrases qui l'illustrent, je note le mot de saint Chry-
sostome: « Tous les hommes sont égaux, ont mêmes besoins et
mêmes droits: c'est donc la commuanuté qui est naturelle plutôt
que la propriété » (3), et ce début de phrase de saint Augustin :
« Abstenons-nous, mes frères, de rien posséder en propre... » (4).
Echos de l'Evangile. Mais bien entendu, saint Jean Chrysostome
reconnaît, (d'accord avec le fameux concile de Gangres), que les
riches peuvent conserver leurs richesses à condition d'en bien user.
Saint Augustin, dont j'ai coupé la phrase, ajoute: « ...de l'aimer,
du moins, si nous ne pouvons nous abstenir de le posséder ». Non
seulement il se contente d'une pauvreté spirituelle et intérieure (5),
mais il en vient à écrire: « Celui qui aime Dieu n'a pas un grand
amour de l'argent. J'ai tenu compte de votre faiblesse, je n'ai pas
osé dire : il n'aime pas l'argent » (6). Il fait plus encore ; il déclare :
l'or et l'argent « sont un bien » (7).
Tout le talent de l'auteur n'empêche pas qu'on n'ait un sursaut
en lisant cette petite phrase. Saint Augustin a beau expliquer que l'or
et l'argent sont un bien, non un souverain bien, que, si on les con-
damnait, il faudrait condamner le soleil, la phrase n'en sonne
pas moins comme un appel de la vieille morale païenne en train de
conquérir l'Eglise. — Et tel est déjà l'ascendant de cette morale
(1) Cité de Dieu, XV, 4, (II, 63-64.). (2) Ib., XIX, 17, (II, 403-404.).
(3) Cité par M. Puech, Saint Jean Chrysostome, P. 1891, p. 67. (4) In
psalm. CXXXI, 6, (P. L., XXXVI-XXXVII, c. 1718.) (5) Voir In
psalm, XLVIII, I, 3, [ib., c. 545), LI, 14, (ib. c. 609-610), CXXXI, 26 {ib.,
c. 1727), CXXXII, 4 {ib., c. 1731). (6) Tract, in Ev. sec. Joan., XL, 10,
(P. L., XXXIV-XXXV, c. 1691.). (7) Serm. L, 3, (P. L.. XXXVIII-XXXIX
c 327-328.).
L'ESPRIT ttÔÛVËAU 353
que saint Augustin écrit à l'évêque Possidius: en ce qui concerne
l'interdiction des parures d'or et des riches vêtements, pas de déci-
sion trop hâtive! (i) Touchant le luxe de la table, même concession:
les riches ne sont pas forcés de se contenter de la nourriture des
pauvres: « qu'ils usent de ce qui est l'usage de leur faiblesse, mais
en gémissant de ne pouvoir faire autrement. » — Qu'ils prennent
des aliments choisis, précieux, on le leur accorde: utere superfluis,
da pauperibus necessaria (2).
Ainsi l'Evangile disait: vends tes biens; — le concile de Gangres
répond: nous ne méprisons pas la richesse, unie à la justice et à
la bienveillance (3), et saint Augustin écrit: ipsae ergo divitiae bonae
sunt (4). Par instants, on a presque l'impression d'un prodigieux
renversement qui tendrait à faire de l'Eglise la gardienne des droits
du riche : « que ne doivent pas les riches au Christ » qui assure
l'ordre dans leur maison? (5)
Même incertitude dans la question de la virginité et du mariage.
L'horreur de la chair s'exprime en formules aussi vives, aussi
frappantes qu'autrefois.
Une jeune fille, dit saint Jérôme, ne doit pas se baigner, quae
seipsam débet erubere et nudam videre non posse (6). La virginité
est infiniment supérieure au mariage. Quand Jovinien ose prétendre
que, si elles ne diffèrent point par les œuvres, toutes les chrétiennes,
vierges, épouses, veuves, peuvent avoir un mérite égal, saint Jérôme
lui répond avec violence. Pour lui, le mariage n'a qu'un mérite
c'est qu'il produit des vierges: a Je loue le mariage, mais parce
qu'il en naît des vierges, je tire ainsi la rose des épines, l'or de la
terre, la perle du coquillage {7). » Rendons grâce à Dieu, dit de
même saint Augustin à Juliana, que la virginité de votre fille ait
compensé la perte de la vôtre! (8)
La concupiscence dans l'acte charnel est mauvaise, vient du
péché. Sans cette tare initiale, il y aurait eu volonté et non désir (9).
Si saint Ambroise « ne va pas jusqu'à parler, comme Tertullien,
(1) Sauf en ce qui concerne ceux qui ne veulent pas se marier,
[Epist. CCXLV, P. L., XXXIII, c. 1060.). (2) Serm. LXI, 11, (XXXVIII-
XXXIX, c. 414.). (3) Canon 21, Mansi, II, 1103. (4) Serm. LXI, 2, (P. L.,
XXXVIII-XXXIX, c. 410.). (5) In Psalm. CXXIV, enarr. 7, (XXXVI-
XXXVII, c. 1653). (6) Epist. CVII, 11, (Hilberg, II, 302). (7) Epist.
XXII, 20, (Hilberg, I, 174-175). (8) De bono viduitatis, VIII, 11 (Zycha,
316). (9) Cité de Dieu, XIV, 23 et 24, (II, 47 ss.) : genitalibus membris volun-
tate motis, non libidine concitatis, (p. 50). Si les Patriarches avaient pu avoir des
enfants sine concubitu, écrit encore saint Augustin, avec quelle joie ineffable
ils auraient reçu une telle faveur ! (Serm.. LI, 14, P. L. XXXVIII-XXXIX,
c. 346).
23
\ MORAL! .\i:is!o('i
()r ,, i iule, de seins ballants <t de qui
I pas moins l'esprit de Tertullien qui souille en
],,-, r| h,, [nSpÎM mu' soilc de dégoél pour C«S k>i9 <l C88 n:\strrrs
d<> ];, nature iowt le. retpetf prend au contraire <l. :,i l'orme
d'un sentiment religieux (i). »
A une v(mi\c qui songe à se remarier, >;iini .Jérôme dit: n'oubliez
pM ces images: le chien <jui relnurii, q vomissement, la
favée qui va de nouveau se vautrer dans te fange (2). Pour détourner
nl'anls du mariage, sainte Julienne leur dit: experta suffi, filii,
Uibores copulae (3).
Cependant Dieu n'a-t-il pas dit: croissez et muili pliez? — Mau-
vaise raison, répliquent les Pères. Ce que Dieu en a dit était pour
l'ancien temps, mais ne s'applique pas au tomps de la loi nouvelle
où les apôtres nous font souvenir que ceux-mêmes qui ont des femmes
doivent être comme s'ils n'en avaient pas (4). Dieu, d'ailleurs, a
dit aux oiseaux comme à nous: croissez et multipliez! Allez-vous
tenir pour considérable un don fait aux animaux? (5) En outre,
la mère de fa-mille est accablée de travail: telle l'hirondelle qui vole
en tout sens, elle parcourt tous les recoins de sa maison pour s'assurer
que tout est en place, que le pavé luit, que le repas est prêt: « Que
devient dans tout cela la pensée de Dieu? (6) » Une lettre de saint
Jérôme donne une bibliographie des misères de la mère de
famille (7). Enfin, comment se réjouir de voir grandir ces succes-
seurs qui ne naissent que pour nous chasser? « Si tu as des enfants,
dit saint Augustin, travaille pour les élever, si tu n'en as pas, rends
grâce à Dieu! (8) »
Mais, si nul ne veut plus se marier, ce sera la fin du monde!
— Plût à Dieu, répond saint Augustin, que personne ne le voulût
plus! « La Cité de Dieu n'en serait que plus vite remplie (9). »
Mais, tandis que l'ancienne morale s'affirme ainsi et semble en
(1) Thamin, Saint Ambroise et la morale chrétienne au ive siècle,
P. 1895, p. 346-347. (2) Epist. LIV, 4, (Hilberg, I, 469). (3) Saint Am-
broise, Exhortatio virginatis, IV, (P. L., XVI, c. 358). (4) Saint Jérôme,
Comm. in Ecclesiast. III, (P. L., XXIII. c. 1036). Cf. saint Augustin, De
sancta virginitate, XVI, 16, (p. 249) ; De bono viduitatis, VIII, 11, (p. 315 ss),
(5) Saint Augustin, In psalm. CXXVIT, 15, (P. L. XXXVI-XXXVII,
c. 1686). (6) Saint Jérôme, De perpétua- virginitute beatœ Mariœ, XX, (P. L.,
XXIII, c. 204). Le passage est curieux parce qu'on croit, lorsqu'on commence
à le lire, que saint Jérôme a entrepris l'éloge de la mère de famille.
7) Epist. XXII, 22, (Hilbenr, I. 174-175). (8) Saint Augustin, In
psalm. CXXVII, 15, (P. L-, XXXVI-XXXVII, c. 1686). (9) De bono conju-
gali, X, 10, (p. 201). Saint-Jérôme prend prétexte des malheurs de l'empir
pour dissuader les chrétiens de fonder une famille : la belle joie quand il
auront perdu leurs biens et que leur petite famille mourra de faim dan
une ville assiégée ! Epist. CXXIII, 16-18, (P. L., XXII, c. 1057-1059).
l'esprit nouveau 355
i
pleine forée, le concile de Gangres jette l'anathème à ceux qui prê-
chent l'horreur du mariage (i). Saint Jérôme n'ose pas ne pas dire:
je loue les noces (2). Saint Augustin écrit tout un ouvrage De bono
conjugali. Ces enfants, qui naissent « pour nous chasser », devien-
nent un des biens que la bonté divine a mêlés à cette vie (3). Dans
son Commentaire sur la Genèse, saint Augustin explique que la
femme n'a été faite que pour avoir des enfants (4); il allègue pres-
que corne excuse en faveur des filles de Loth qu'elles désiraient en
avoir (5); il hésite à appeler mariage l'union d'un homme et d'une
femme qui vivent ensemble, uniquement parcequ'ils ne peuvent
garder la continence et non pour avoir des enfants (6). Il comprend
si bien le désir d'en avoir qu'il en arrive à poser la question sui-
vante: un homme dont la femme est stérile peut-il, sa femme y
consentant, s'unir à une autre pour en avoir des fils? — On croit
qu'il va repousser avec horreur cette union criminelle. Il n'en est
rien. Une première fois sans doute, il répond non, alléguant que,
si on reconnaissait un droit de ce genre au mari, il faudrait logi-
quement le reconnaître à la femme (7). Mais ailleurs, il avoue son
incertitude: cela était permis au temps des Patriarches. Est-ce permis
aujourd'hui? — Non temere dixerim (8).
Ainsi il serait désirable que personne ne se mariât; le mot: crois-
sez et multipliez! ne s'applique qu'à l'ancien temps; nous ne devons
pas nous réjouir de voir naître des enfants qui ne viennent au monde
que pour nous en chasser; — mais, d'autre part, les enfants sont
une des douceurs de cette vie, et le désir d'en avoir est si évidem-
ment légitime qu'on en vient à se demander s'il n'excuse pas l'adul-
tère. La morale chrétienne »a parlé d'abord. On entend ensuite la
voix de l'empire, inquiet de la diminution du nombre des naissances:
entre ces deux voix, l'Eglise hésite, se contredit.
Cette incertitude qui se retrouve sur toutes les questions essen-
tielles est le trait caractéristique du iv° et du Ve siècle (9). C'est lui
qui rend cette époque si attachante, parfois si 'émouvante. D'un
côté, l'Eglise, s'installant dans l'empire, s'organisant pour durer,
ayant déjà l'allure et les "oueis d'une immense administration,
(1) Mansi, t. II, c. 1102. (2) Epist. XXII, 20, (Hilberg, I, 174). (3) Cité de
Dieu, XXII, 24, (II, 642 ss) ; cf. In pmlm. XL, 5, (P. L., XXXVI-XXXVII,
c. 458). (4) De Genei ad litter., IX, 5, (Zycha, p. 273). (5) Contra Faustum,
XXII, 43, (p. 635). (6) De bono conjugali, V, 5 (p. 193). (7) De sermone
Domini in monte, I, 16, 49, (P. L., XXXIV-XXXV, c. 1254). (8) De bono
conjugali, XV, 17, (p. 210). (9) Sur la question du patriotisme, les patriotes
comme saint Ambroise, Prudence, Synésius, les loyalistes sans élan comme
saint Augustin, les partisans de l'ennemi comme Salvien se contredisent assez
nettement pour que les historiens modernes puissent soutenir indifféremment
textes en mains, que l'Eglise a précipité "ou retardé la chute de l'empire.
l'église et la morale aristocratique
pleine de nobles, de fonctionnaires, de généraux, d'hommes riches
<-t instruits, associée à eux dans le gouvernement du vieux m
païen, s'habitue ;i compter avec les grandes réalités sociales
le christianisme traitait de si liant. Le rapprochement avec l'an-
cienne morale aristocratique est si net que M. Boissier se laisse aller
à dire: le christianisme, en pénétrant dans les classes bourgeoises
et aristocratiques, « devient romain comme elles (i). » Mais l'Eglise,
bien loin de répudier franchement la morale chrétienne pour s'en-
gager dans des voies nouvelles, se retourne à chaque pas pour con-
templer avec amour les âpres routes d'autrefois. Il y a, dans le haut
clergé, un effort, parfois ingénieux, parfois maladroit, mais en
général inquiet, noble, émouvant, pour faire une morale à la fois
compatible avec les exigences du monde et fidèle aux traditions du
premier âge, une morale païenne et pourtant chrétienne. Appuyé
sur la philosophie et le droit, le paganisme l'emporte, et l'horreur
du monde fait place au hesoin de diriger le monde; mais jamais
l'idéal ancien ne fut admiré aussi pieusement que parmi ces doc-
teurs qui le sentent fuir, s'en affligent et se trouvent contraints
d'aider à sa fuite.
Ainsi l'incertitude de la morale nouvelle touchant le suicide chré-
tien n'est pas un phénomène singulier. C'est un détail qui s'accorde
à l'ensemble. Dès que l'horreur du monde s'atténue, l'acte qui l'expri-
mait le plus brutalement excite moins d'enthousiasme. On l'admire
encore. Mais déjà on discute, et saint Augustin contredit saint Jérôme.
Un fait précipite l'évolution: le triomphe de l'Eglise n'est pas,
comme on sait, le triomphe de la tolérance; dès le iv6 siècle, les per-
sécutions reprennent; seulement ce ne sont plus les chrétiens qui
meurent pour leur foi. Ce sont les païens et les hérétiques.
S'agit-il des païens? Le code de Théodose les punit de mort:
Volumus etiam cunctos sacrificiis abstinere. Quod si quis aliquid
forte hujusmodi perpetraverit, gladio ultore sternatur. — Pœna
capitis subjugari paaecipimus eos quos operam sacrificiis dare vel
colère simulacra constiterit (2).
S'agit-il des hérétiques? Le même code déclare qu'ils doivent
diversis muneribus constrigi et subjici. Diverses décisions déclarent
les Manichéens infâmes et confisquent leurs biens, chassent les héré-
tiques de l'armée, les bannissent de certaines villes, ordonnent d'ap-
pliquer ces mesures avec rigueur (3). Dans les Novelles, un texte con-
damne à mort quiconque aura converti un chrétien (4).
(l)Boissier,La/indapagam'sme,P.1891.(t. II,p.401). (2) Ed. Haenel, (Bonn,.
1832), XVI, 10, parag. 4, 6; cf. 13, 25. (3) XVI,5,parag..l, 3,5,6, 7,17, 29,34,
40, 42^ 46, 60, 62. (4) Novellœ constitutiones, (éd. Haenel, Lipsl844), II, t.3.
l'esprit nouveau 357
On dit volontiers aujourd'hui que ces lois contre les païens ne
furent pas exécutées et l'on allègue que l'histoire ne signale pas de
persécutions sanglantes. L'argument n'est pas décisif: les vaincus
ont souvent tort et que saurait-on aujourd'hui des persécutions contre
les chrétiens si l'Eglise n'avait pas triomphé? Mais, en ce qui con-
cerne les hérétiques, il y a des faits bien établis: Priscillianistes,
Donatistes, Circoncellions paient de leur vie l'attachement à leur doc-
trine; en Afrique, le suicide religieux apparaît comme une protes-
tation contre l'Eglise orthodoxe.
C'est ce renversement des rôles qui rend le revirement de l'Eglise
plus rapide: que peut être, pour le clergé victorieux, le martyre
volontaire, sinon ce qu'il était jadis aux yeux des magistrats païens,
une révolte contre l'autorité légitime, une bravade exaspérante? Et
en effet, quand il parle des suicides donatistes, saint Augustin
retrouve sans effort le ton d'étonnement dédaigneux qu'avait Marc-
Aurèle pour l'opiniâtreté chrétienne. Pas un mot d'admiration pour
l'héroïsme de l'adversaire! Pas un mot de respect pour leur vairi
sacrifice ! Plus ils meurent, plus ils sont coupables, — pauvres fous
qui ne comprennent pas que le sang ne prouve rien! Et ce mot
injurieux d'insania se retrouve dans le canon même du concile de
Carthage.
Le Concile ne vise pas les anciens suicides chrétiens, c'est en-
tendu. Sur le moment, nul n'y songe. Mais, à la longue, le rappro-
chement n'est-il pas inévitable? Ces groupes de donatistes et de cir-
concellions qui crient: tuez-nous! en quoi diffèrent-ils des chrétiens
dont Tertullien citait si fièrement l'exemple? Ces furieux qui se
précipitent sur les bûchers, ne les avons nous pas vus à Nicomèdie,
bien avant qu'il y eût un schisme donatiste? Ces circoncellions qui
forcent les païens à les mettre à mort, ne sont-ce pas les héritiers
directs des martyrs de Palestine, des héros de l'Eglise copte? J'en-
tends bien qu'il y a une différence: le chrétien mourait pour la
vraie foi, l'autre meurt pour la mauvaise cause. Or, c'est la cause
qui fait seule le martyre. Mais, saint Augustin a beau dire, dans
l'acte 'de ceux qui meurent pour leur foi, il y a, outre cette foi même,
(qui, au sein de chaque église, est commune au brave et au lâche,)
la revendication héroïque de la liberté de croire, de cette liberté
naguère revendiquée par Tertullien et impitoyablement refusée par
le code du grand empereur chrétien. Il y a, quelle que soit la cause,
le fier parti pris de faire passer les choses de l'esprit avant celles
du corps. Il y a le courage aussi, le mépris de la mort et de la souf-
france. Par là, les suicides donatistes ressemblent aux suicides chré-
tiens. D'où une difficulté d'admirer ceux-ci aussi franchement qu'au-
trefois, du moment qu'on méprise et qu'on hait ceux-là.
Pour échapper à cette difficulté, saint Augustin, engagé trop
L'ÉGLISE ET LA mokai.k aristocratique
iv.uii dan- l,i Iniir contre le donatisme, aime encore miens Mfcri
iicr la tfieiHe tradition o&tétsennc ci eondântnef toul ce <{ u i
suicide | de la haute Eglise n'ose pas aller jusque là.
Pèree flottent inoertaùàa entre l'admiration pour les mw
chrétien», shose du passé, et la haine pour les suicides hérétiq
chose du présent; Eh célèbrent encore, nous l'avons vu, le
tairas «lu martyre; mais, ne pouvant plus honorer en eux ce qu'ils
ont de commun avec les donatistes, ils sont moins à l'aise poui
célébrer: ils se contredisent les uns les autres, ils se oontredi
eux-mêmes. Ils sont encore plus hésitants que les néo-platoniciens.
Ainsi tombe l'objection que j'indiquais plus haut. Ainsi se ï<>v-
tifîe la conclusion suggérée par l'étude des textes relatifs au suicide:
dans l'ensemble, la morale de la haute église se rapproche de la
morale païenne aristocratique. — Or, tandis que se constitue au sein
du peuple des fidèles cette morale de l'élite, cette morale d'en haut,
la vieille morale païenne et populaire envahit sans bruit le bas de
l'Eglise.
CHAPITRE II
Les deux Morales païennes pénètrent dans l'Église :
La Morale populaire
Turba turbavit ecclesiam (i). La morale qu'on vient de voir
paraît d'abord régner seule sur l'ensemble de l'Eglise. Elle seule,
en effet, a ses théoriciens, ses légistes, ses casuistes. Elle seule ins-
pire des livres. Mais tandis qu'elle se formule, la foule de ceux qui
ne lisent ni n'écrivent pénétre à flots dans l'Eglise et, avec la foule,
la morale d'en bas.
La morale simple pénétre dans V Eglise : 1) La foule se convertit si vite qu'on
n'a pas le temps de l'instruire ; 2) cette foule a horreur du suicide. 3) dans
l'Eglise où elle pénètre, l'usage chrétien de ne pas punir les suicidés n'a
pu abolir l'usage païen ; de leur refuser la sépulture ; 4) raisons pour
lesquelles l'usage chrétien devait, dans le peuple, céder la place à l'usage
païen ; 5) les premières peines chrétiennes contre les suicidés apparais-
sent en Egypte dans un milieu populaire, (témoignages de l'Histoire lau-
siaque et de Cassien) ; 6) dès le ive siècle, elles s'imposent sur un
point à la Haute Eglise : bs Réponses de Timothée d'Alexandrie.
La brusque conversion des masses populaires est un fait sur
lequel tous les historiens sont d'accord. Monseigneur Duchesne
exprime le sentiment commun en disant « tout le monde est chré-
tien (2) » ou à peu près. Il y a des résistances, à Rome, dans l'aris-
tocratie. Le peuple, lui, se convertit si vite que l'Eglise débordée
n'a pas le temps de l'instruire.
Il est vrai que, dès le début, c'étaient surtout des petites gens
qui étaient venus à la foi nouvelle, et, si humbles fussent-ils, ils
avaient su le comprendre et l'aimer. Mais des éléments populaires
ne sont pas le peuple. Groupés dans d'étroites communautés, les
premiers fidèles sont au courant du gros d'une doctrine et d'une
morale qui s'élaborent parmi eux ou par eux. A la fin du 111e siècle,
il y a bien un mouvement de foule qui déjà influe sur la moralités
Seulement les persécutions font la police morale des églises brus-
quement surpeuplées. A partir du quatrième siècle, plus de por-
(1) Saint Augustin, Serm. CCXLIX, (P. L., XXXVIII-XXXIX, c. 1162).
(2) Hist. de V Eglise, t. III, p. 4. Cf. Guignebert, Le Christianisme médiéval et
moderne, P. 1922, p. 16.
3G0 <;LISE ET LA MORALE POPULAIBB
itions. Le peuple s'amasse, toujours plus dense. Ceux qui devraient
l'instruire ne suffisent pas à la tâche. Le nom du Christ est « dans
la bouche de tout le monde », dit saint Augustin (i). Mais il recon-
naît que, in tanla copia populorum, il y a des multitudes qui
sont pas au courant, turbae imperitorum (2). » Plus d'un siècle
après la victoire de l'Eglise, il y a donc dans son sein tout un peuple,
trop ignorant sans doute pour avoir ses docteurs, mais trop nom-
breux pour ne pas avoir son action, son influence. Par lui, la morale
d'en bas va forcer les portes de l'Eglise. Bien avant que saint Augus-
tin ait écrit la Cité de Dieu, elle va y faire pénétrer l'horreur du
suicide.
Rien, en effet, n'autorise à penser que cette horreur s'affaiblisse
dans le peuple avant le ive siècle. Le droit, en ce qui concerne les
soldats, ne change pas. Il est le même pour les esclaves. Force est
donc bien d'admettre que le peuple, en entrant dans l'Eglise, apporte
avec lui l'horreur du suicide: il est habitué à voir punir l'acte, il
en a peur et le hait.
Cela étant, la question qui se pose au cours du ive siècle est simple:
moeurs et sentiments populaires vont-ils disparaître, une fois fran-
chi le seuil de l'Eglise? Vont-ils peu à peu faire place à la morale
nuancée de l'élite? Ou bien au contraire vont-ils se maintenir tels
quels et constituer, au bas de l'Eglise, une morale populaire opposée
à la morale d'en haut?
Je crois que cette seconde solution était à peu près inévitable
et que, malgré le petit nombre des textes, on peut établir qu'elle a
prévalu.
Le grand fait qui fraie la voie à la morale populaire, c'est que,
dès le premier âge, le suicide, parmi les fidèles, est puni. Il n'est
pas puni par l'Eglise; il est puni peut-être malgré l'Eglise; mais il
est puni dans l'Eglise.
En effet, les premiers chrétiens sont en grande majorité des
tenuiores, de petites gens; il y a parmi eux beaucoup d'esclaves. Un
d'eux se tue. Que se passe-t-il? Il se passe évidemment pour lui ce
qui se passerait pour tout autre. Le maître fait jeter le cadavre.
Que pensent, que font les fidèles? La morale chrétienne ne s'in-
téressant pas à la question de la mort volontaire, nous ne pouvons
répondre avec assurance. Peut-être gardent-ils l'aversion païenne
pour quiconque se détruit, l'idée que le suicide conduit en enfer.
Peut-être tiennent-ils compte des motifs du suicide. Peut-être aussi
(1) Epist. CCXXXII. (P. L., XXXIII, c. 1028.). (2) De Moribus Eccl.
Cath. et de moribus Manichœorum, I, 34, (P. L., XXXII, c. 1342).
SURVIVANCE DE L'USAGE PAÏEN 361
disent-ils volontiers en parlant de celui qui s'est tué : voilà où l'a
réduit la cruauté de son maître. Ce qui est sûr, c'est qu'ils n'infli-
gent au mort aucune peine proprement chrétienne. Commémoration,
ohlation, messes, aucun texte, on s'en souvient, ne refuse rien de
tout cela au suicidé, aucun écrivain chrétien ne parle d'un tel refus.
Seulement, quel que puisse être le parti pris chrétien de ne pas
sévir contre celui qui se tue, il ne peut naturellement faire obstacle
au pouvoir du maître. L'esclave qui se détruit est privé de sépulture,
même s'il a payé sa cotisation à un collège funéraire (i). À moins
qu'on ne suppose chez les maîtres une indulgence, une complaisance
inexplicables pour la religion proscrite, l 'esclave chrétien qui s'est
tué sera soumis au droit commun: on ne l'ensevelira pas: et, en
effet, quand Malc, esclave, décide de se tuer plutôt que d'obéir à
son maître, il se résigne par avance à la privation de sépulture:
jaceat insepultus Christi testis ineremo (2).
Donc, les chrétiens auraient beau prier pour le mort, le corps
est au pourrissoir. Sentiments chrétiens, mœurs païennes. Une porte
est ouverte à la morale d'en bas.
A l'âge héroïque, ce contraste entre les sentiments et les mœurs
n'a pas une grande importance. Le cas des suicidés, si anormal
soit-il, ne l'est pas plus que celui des martyrs: eux aussi sont sou-
vent privés de sépulture et n'en sont que plus honorés. En cet âge
de lutte ouverte, la rigueur de l'usage païen ne fait peut-être parfois
qu'aviver l'indulgence chrétienne.
Mais voici le quatrième siècle. Les églises ne sont plus des grou-
pes de petites gens superbement dressés contre le monde. Maintenant
« grands et petits, savants et ignorants, pauvres et riches (1) », tous
se disent chrétiens, les maîtres comme les esclaves. Du coup, le con-
traste entre les sévérités païennes et l'indulgence chrétienne devient
plus gênant. Si minces que soient parfois, en des questions de ce
genre, les droits de la logique, on n'imagine pas un homme priant,
en tant que fidèle, pour l'esclave, dont, en tant que maître, il fait
jeter le corps au pourrissoir. Le bon sens populaire protesterait lui-
même contre une telle contradiction dans les faits. Du jeune senti-
ment chrétien ou du vieil usage païen, un des deux doit céder. — A
priori, ce doit être le sentiment chrétien.
Dans la masse populaire qui envahit soudain l'Eglise, l'usage
(1) Donc, à supposer même que les premiers chrétiens se soient orga-
nisés en collèges funéraires, il est peu probable qu'ils aient pu matériel-
lement ensevelir ceux des leurs qui se tuaient. Mais la théorie qui explique
les origines de la propriété ecclésiastique par l'organisation collégiale est
aujourd'hui très combattue, (voir notamment Waltzing, article collegia dans
le Dictionnaire Cabrol). (2) Saint-Jérôme, Vita Malchi, (P. L. XXIII, c. 6).
<3) Saint Augustin, Serm. CCL, (P. L., XXXVIII-XXXIX, c. 1164).
I
LA MOKA i,K VO\'\L.\
I fort <i i Lenneté. Il a fini par créer un sentin
n;i! ei vigoureux. (Juge <t seBtiment sont liés, non à ,
trinc abstraite, naaifl à ctoa réalilés solide.-.: vieille* croyances et sur-
tout lois railitakes, inustitu«tion servile. Pour abolir La tradil
païenne, il faudrait donc ou un# modili cation ùe* lois militai
Ou la suppression de IVselavagr, ou une cain pallie vigOUSem» de
la haute Eglise contre l'usage de refuser la sépulture aux .suit ;
— Mais les lois militaires ne sont pas modifiées, rruais L'esclavage sub-
siste* et enfin la haute Eglise ne mène pas campagne contre l'u
populaire.
Evidemment, en principe, les Pères rappellent volontiers que
Je refus de sépulture est chose indifférente. Par là nièmc ils s'inter-
disent de l'infliger à titre de peines. Mais du coup il leur est ne
facile de s'indigner contre ceux qui l'infligent: ce n'est pas odieux.
c'est indifférent. De fait, le concile de Carthage prescrit, par misé-
ricorde, d'ensevelir les suicidés donatistes, mais aucun des Pères de
l'Eglise ne proteste contre l'usage de ne pas ensevelir les soldats
ou les esclaves qui se tuent. De même qu'ils acceptent sans récri-
miner le droit des hommes libres, ils s'abstiennent de dénoncer le
droit et les mœurs sévères aux petites gens.
Gela étant que doit-il se produire dans l'Eglise d'en, bas-? — Il
doit arriver que l'usage du refus de sépulture, et, avec lui, L'horreur
du suicide se perpétuent dans le peuple et que, çà et là l'Eglise,
cédant à la poussée d'en bas, oublie la tradition chrétienne et la
morale nuancée et se mette à. refuser aux suicidés les honneurs
kmèbres.
Voilà la vraisemblance. Que se passe-t-il en fait? Il n'y a pas
au rve et au v€ siècles une littérature qui peigne les mœurs- des nou-
veaux convertis de basse condition. Aussi ne pouvons-nous espérer
suivre pas à pas sur ce point le progrès des idées païennes. Cependant
il existe un genre d'écrits qui: nous permet de pénétrer un peu dans
l'intimité d'un milieu populaire: or, c'est justement dans ce genre
d'écrits (i) que paraissent pour la première fois des peines d'Eglise
contre le suicide.
L'Histoire lausiaque conte que, dans un monastère de femmes
de Tabennisi, une vierge, faussement accusée par ses sœurs d'avoir
trop bien accueilli un tailleur en quête d'ouvrage, ne peut supporter
sa honte et se noie. Son accusatrice, affolée, se pend. Le prêtre qui
vient ordonne qu'il n'y ait rtpoœpopâ ni pour l'une ni pour l'autre (2).
(1) J'ai lu les ouvrages indiqués dans les livres d'A,mélineau, de dom-.
Besse, de Ladeuze. Pour les éditions citées, voir plus haut, p. 322). (2) His-
toire lausiaque, parag. 33, (p. 227).
PREMIÈRES MESURES CONTRE LE SUICIDE 368
La vie arabe de Pakhôme attribue cette décision à Pakhôme lui-
même et elle ajoute : « il ordonna de ne pas nommer leur nom dans
la prière et de ne pas célébrer la messe pour elles, de ne point rece-
voir d'offrandes et faire d'aumônes pour elles (i). »
Dans une des Conférences de Gassien, le moine Moyse, après avoir
raconté le suicide du moine Héron, ajoute: « A grand peine put-on
obtenir du prêtre abbé Paphnuce qu'il ne fût pas mis au nombre
des Bioihanatos et, comme tel, jugé indigne de la commémoration
et de l'oblation (2). » Le prêtre abbé Paphnuce, en fin de compte,
se laisse fléchir; mais il n'en admet pas moins qu'en principe on doit
refuser à un suicidé les honneurs funèbres.
Voilà donc, avant 346, date de la mort de Pakhôme, le suicide
puni de la même peine que porteront plus tard en Occident les con-
ciles du temps mérovingien.
Qu'il faille voir là une victoire de la vieille morale populaire
païenne, tout l'indique: d'abord, et c'est l'essentiel, les peines appli-
quées par Pakhôme et reconnues par Moyse n'ont jamais été édic-
tées par un pape, ni par un concile; aucun des Pères de l'Eglise
n'en a jamais soufflé mot ; c'est dans hors de la haute Eglise que les
moines ont pris leur inspiration. Deuxième fait: les deux suicides
punis par Pakhôme ne sont pas des suicides bassement égoïstes : la
femme qui se tue parce qu'elle est injustement accusée, excite plutôt
la pitié; si Pakhôme la punit, c'est donc évidemment que, d'accord,
avec la morale d'en bas, il ne distingue pas entre les suicides; l'acte,
indépendamment des motifs, est haïssable. Troisième fait, le prêtre
abbé Paphnuce refuse en principe la sépulture à quiconque est
bioihanatos, autrement dit à quiconque meurt de mort violente ;
il ne s'inspire donc pas d'une idée analogue à celle qu'exprime saint
Augustin: il s'inspire, comme Virgile, de l'orphisme populaire. Enfin,
ce milieu monacal, au sein duquel apparaissent les premières peines
contre le suicide, est, avant tout, un milieu populaire.
Si j'insiste sur ce dernier point, c'est que le nom même des
moines éveille aujourd'hui, dans notre esprit, des idées différentes.
Nous pensons confusément à ces monastères du Moyen-Age dont
quelques-uns servent de refuge à une élite morale et intellectuelle.
Mais le cénobitisme pakhômien est chose très populaire. Les moines
se recrutent en majorité « parmi les fellahs ou les gens des classes
infimes de la société » (3). Evidemment on aurait tort d'en con-
clure, — et dom Besse en fait justement la remarque, — qu'ils sont
(1) Traduction Amélineau, p. 384. (2) Cassien, Coll. II, De Discretione,
5, (p. 45.) (3) Amélineau, Monuments pour servir à VHist. de V Egypte
chrétienne au ive s. Hist. de Pakhôme, (Ann. du Musée Guimet, t. XVII
(1889), Introd. p. 4.)
304 l'église et la morale populaire
tous « grossiers et sans instruction (i) ». Mais l'ensemble est tout
le contraire d'une aristocratie. D'ailleurs il n'essaie pas d'en usurper
le rôle. Les cénobites restent en marge du beau mouvement intel-
lectuel qui illustre l'Eglise du iv° siècle. Voilà ce Pakhôme qui est à
nos yeux le premier auteur de la législation relative au suicide. C'est
un paysan a levé pour le service militaire et licencié peu après » (2),
homme remarquable sans contredit, mais né peuple et qui reste
peuple. Quand M. Ladeuze écrit: rien ne montre qu'il ait reçu une
culture intellectuelle soignée (3), il s'exprime avec indulgence : Pak-
hôme, d'après M. Amélineau, n'aurait appris à lire qu'à vingt ans.
Nulle part on ne nous le montre adonné à la théologie ou la phi-
losophie. Il y aurait folie à supposer qu'il est allé chercher ses
idées sur le suicide dans quelque écrit, aujourd'hui perdu, d'Ori-
gène. Il les a prises à même le peuple. Il a vu peut-être punir des
suicidés durant son court séjour à l'armée. Ses compagnons, gens
de peu, ont les mêmes sentiments populaires. En un pareil milieu,
les peines contre le suicide paraissent à tous chose- toute simple.
Dira-t-on que, du moins, au point de vue moral, les cénobites
sont une élite? On sait combien la question est aujourd'hui contro-
versée (4). Pour ma part, je ne crois pas que le livre, parfois si ingé-
nieux, de M. Ladeuze, doive faire abandonner le gros des conclusions
de M. Amélineau. Mais, si on laisse de côté ce délicat problème, un
fait se dégage, je crois, nettement des écrits qui nous font connaître
les moines, (Vies d'Antoine, de Pakhôme, de Schenoudi, Histoire
de Rufin, Histoire lausiaque, écrits de saint Jérôme et de Cassien) :
c'est que la morale des moines est une création plus populaire que
savante. Certes elle est sur certains points très belle, parfois délicate
et non sans finesse. Mais, d'abord, il s'y mêle une thaumaturgie si
folle que, seuls, des simples pouvaient s'y plaire. En outre, elle est
pleine de bizarreries, d'outrances, de brutalités, qui forment un
contraste saisissant avec les doctrines de saint Ambroise ou de
saint Augustin. D'un côté, le traité de morale, de l'autre l'image
d'Epinal. Que les peines canoniques contre le suicide apparaissent
en un tel milieu, c'est une preuve qui pourrait suffire de leur ori-
gine populaire.
Donc, les textes venus jusqu'à nous s'accordent avec la vrai-
semblance. Il paraissait inévitable qu'au lendemain de la grande tra-
(1) Besse, Les Moines d'Orient antérieurs au concile de Chalcêdoine, P.
1900, p. 110. (2) Duchesne, Hist. de VEg., II, p. 497. (3) Ladeuze,
Etude sur le cénobitisme pakhômien, P. 1898, p. 157. (4) Voir, outre les
ouvrages cités : Besse, Les Moines d'Orient, P. 1899 ; van Cauwenbergh,
Etude sur les Moines d'Egypte, P. 1914 ; art. Cénobitisme dans le Dictionnaire
Cabrol ; Schivictz, Des morgenlàndische Mônchtum, II Mainz, 1904.
LA RÉPONSE DE TIMOTHÉE 365
hison païenne l'usage de punir les suicidés s'imposât çà et là à
l'Eglise dans les milieux populaires: en fait, on les voit surgir à la
date voulue, à l'endroit voulu.
Et tout de suite cette morale populaire prend l'offensive, tout de
suite l'usage païen et populaire prétend devenir l'usage commun.
Vers 38i, Timothée, évêque d'Alexandrie, est consulté par ses
clercs sur le point suivant : « Si quelqu'un n'étant pas maître de son
esprit s'est tué lui-même, ya-t-il ou n'y a-t-il pas oblation ? » Et il
répond : « Le clerc doit examiner avec soin s'il s'agit vraiment d'un
cas de folie; car souvent les parents prétendent, pour obtenir l'obla-
tion ou l'oraison, que le défunt avait perdu l'esprit. Si la folie est
bien démontrée, il ne doit pas y avoir oblation ». (i)
Ce texte (que je n'ai pas vu citer dans les ouvrages relatifs au
suicide), prouve que, dès avant la fin du iv6 siècle, l'usage appliqué
par le moine Pakhôme est devenu en Egypte le droit commun.
Peut-on voir là autre chose qu'une victoire de la vieille morale
populaire?
La théorie courante attribue à saint Augustin le mérite d'avoir,
par sa doctrine morale, frayé la voie au droit canonique qui punit
le suicide. J'ai déjà montré que les idées de saint Augustin répugnent
violemment à ce droit. Mais admettons que mes raisons ne valent rien,
la théorie courante n'en est pas moins condamnée par ce fait brutal :
la réponse de Timothée est antérieure au baptême de saint Augustin.
Cette théorie peut-elle du moins s'expliquer par une doctrine
propre à l'Eglise d'Alexandrie? Rien n'autorise à le supposer. Ni
Origène, ni Clément d'Alexandrie ne parlent de punir ceux qui se
tuent. Force est donc bien de constater que la décision de Timothée
n'est pas liée à la morale de la haute Eglise. Elle n'est pas la consé-
quence d'une doctrine défendue par des écrivains illustres. Elle fait
suite aux usages adoptés dans le pays par les milieux populaires. Elle
marque la première victoire de l'ancienne morale d'en bas sur la
morale chrétienne et sur celle du haut clergé.
Victoire obscure encore et locale. Certes je suis convaincu que
bien souvent, au cours du ive siècle, le clergé céda çà et là à
l'influence des mœurs populaires et refusa de prier pour ceux des
suicidés que l'usage païen privait de sépulture. Mais je ne suis pas
moins convaincu que le droit consacré par Timothée resta longtemps
propre à l'Egypte, en tant que droit canonique officiel. Si plusieurs
évêques avaient interdit de recevoir l'oblation des suicidés, il serait
inconcevable qu'aucun des Pères les plus illustres n'y fît jamais
(1) Mansi, t. III, c. 1251. Responsa canonica Timothei, alexandrini episcopil
interrogatio XIV.
L'ÉGLISE ET LA MORALE POrULAIRE
allusion. Or, saint Augustin lui-même, ne souffle mot ni d'une
interdiction de ce genre, ni du texte de Timothée. La décision de
l'évoque d'Alexandrie est donc, au début du ve siècle, singulier
inconnue. C'est sur un seul point et sans bruit que la vieille morale
païenne remporte ce premier succès. Mais enfin la voilà dans l'Ej
et menaçant la haute Eglise.
II
Le triomphe du paganisme populaire sur la question du suicide n'est pas un fait
singulier : 1) fêtes, rites, croyances païennes pénètrent dans l'Eglise victo-
rieuse ; 2) quelques-uns de ces usages populaires expriment une morale
violemment contraire et à la morale chrétienne et à celle de la haute
Eglise ; 3) la victoire du paganisme populaire est particulièrement sensible
dans les choses de la mort : le refus de sépulture, antique peine païenne,
apparaît dans l'Eglise au même moment et au même lieu que les peines
contre le suicide. 4) Conclusion : le dualisme païen a pénétré dans
l'Eglise ; — pourquoi il ne peut s'y maintenir -longtemps.
Ici encore, on pourrait hésiter à se fier à des faits, en somme peu
nombreux, si l'intrusion des usages et des sentiments païens, relatifs
au suicide, était chose singulière, en contradiction avec le mouve-
ment général de la morale au ive siècle. Mais c'est à larges flots que
le paganisme populaire inonde l'Eglise, en dépit de l'élite. Et, sur bien
des points, la morale qu'il apporte avec lui est violemment opposée à
la morale chrétienne et à celle du haut clergé.
Je ne pense pas ici aux substitutions si souvent signalées : fête
de saint Marc remplaçant l'usage païen des Robigalia, fèle> das
Collectes de la Chaire de saint Pierre, de Noël et des Quatre temps
succédant aux fêtes des Ludi apollinares, de la Cara Cognatio, de
Natalis Invicli, des Feriae messis (i). La haute Eglise, en tout cela,
manœuvre encore les sentiments qui s'imposent à elle, et l'on peut
soutenir que la morale reste étrangère à ces manœuvres. Mais, quand
« d'innombrables » fidèles refusent de se mettre en route le jour
qui suit les Calendes, distinguent les jours fastes et les jours néfastes,
il est impossible que ces usages ne traînent pas avec eux des idées
violemment contraires au plus gros des idées chrétiennes sur la
façon d'honorer Dieu.
La survivance de la magie populaire est, à cet égard, significative.
Ce qui fait l'originalité de l'éthique chrétienne, c'est que le chrétien,
pour se concilier la faveur divine, compte avant tout sur la foi et les
œuvres. La haute Eglise du ive siècle, si hésitante et incertaine sur
la définition des œuvres, continue à voir en elles et en la foi les
seuls moyens d'attirer sur soi l'indulgence du Seigneur. Rien de plus
(1) Voir notamment Grisar, ouv. cité, t. II, p. 330.
VICTOIRE DU PAGANISME POPULAIRE 367
contraire à un tel sentiment que le principe de la magie : ce qu'on lui
demande, ce sont des avantages immédiats, et pour se les assurer,
on compte sur des moyens étrangers à la morale. Or, cette magie qui,
à Rome, selon la remarque de M. Hubert, ne se distingue pas facile-
ment a de la religion populaire, des rites du village, de la ferme, de
la forêt » (i) se maintient solidement dans l'Eglise d'en bas. Pierres,
fragments de métal, lames et médailles gravées, les phylactères
continuent à préserver de la maladie et du malheur, et peu à peu on
voit apparaître les « amulettes chrétiennes ». Il s'en trouve une
description intéressante dans le Dictionnaire de dom Cabrol (2).
Ce qu'il y a de plus intéressant, c'est le fait même de leur existence,
c'est que les historiens modernes se trouvent contraints d'accoupler
ces deux mots. Il y a donc, désormais, toute une foule de gens qui se
disent chrétiens et qui non seulement osent demander des faveurs
purement temporelles, mais comptent, pour obtenir ces faux biens,
sur le pouvoir mystérieux des pierres et des lames!
D'autres pratiques ne sont pas moins chargées de morales païenne.
Quelques-unes des substances qui servent au culte se voient peu à peu
conférer, elles aussi, une sorte de pouvoir magique : « Les anciens
documents hagiographiques parlent très souvent de l'emploi de
matières bénites : eau, pain, huile, etc., soit comme préservatif
contre les puissances infernales, soit comme remède surnaturel dans
les maladies du corps et de l'âme ». (3) Enfin le culte des martyrs,
la grande création populaire, se rattache, lui aussi, à l'ancienne
magie. Je ne sais comment le P. Delehaye, dans son savant ouvrage
sur les Origines du culte des martyrs, dit que ce culte-là, lui du
moins, ne vient pas du paganisme (4). Il faut distinguer entre le
saint ou le martyr et la relique. Compter sur l'intercession du saint,
c'est peut-être revenir quelque peu aux menus Dieux du polythéisme,
mais c'est malgré tout compter sur une intercession d'ordre moral,
puisque celui qu'on implore a acquis, par des mérites singuliers,
le pouvoir qu'on lui attribue. Compter sur la vertu de la relique,
c'est revenir à la magie. Parmi les païens, la dent d'un enfant avait
des pouvoir surnaturels. « On croyait à l'efficacité de certaines
reliques de personnes qui avaient péri par accident ou dans les
supplices » (5) : les martyrs, en principe, meurent « dans les sup-
plices »; le fidèle, qui compte sur leurs ossements pour obtenir des
faveur temporelles, reste donc païen de cœur et d'esprit. J'ajoute
que la facilité même avec laquelle on croit aux miracles opérés par
(1) Hubert, article Magia dans le Dict. des Ant. (2) Dicl. d' Archéologie
chrétienne, art. Amulettes. (3) Ibid., art. Bénédictions et Bénéd. de l'eau.
(4) Bruxelles, 1912, p. 477. (5) E. Labatut, art. Amulelum, dans le Dict. des
Ant., (p. 254 et 255.)
368 l'église et la morale populaire
les reliques ne s'explique guère que par la toute puissance d'une
crédulité très populaire. M. Babut remarque que La « grande thau-
maturgie » fait irruption dans l'Eglise à la fin du iv° siècle (i) : c'est
précisément l'époque à laquelle la masse des nouveaux convertis
commence à pouvoir faire sentir son influence.
Croyance à la vertu des pierres, des lames, des huiles, des reliques,
recours à cette vertu pour obtenir des avantages temporels, tout
cela est encore bien plus contraire à la morale chrétienne et à celle
de l'Eglise que l'ancienne horreur du suicide. Et tout cela, cependant,
l'Eglise peu à peu l'adopte. Parfois elle se tait, laisse faire; parfois
elle distingue, essaie d'épurer; parfois elle est débordée malgré ses
résistances. L'usage païen des amulettes est encore combattu avec
violence par saint Jean Chrysostome, par saint Augustin (2). Il est
condamné par des conciles (3). Rien n'y fait. En désespoir de cause,
saint Augustin en arrive à dire : « nous louons ceux qui, lorqu'ils
ont mal de tête, s'appliquent l'Evangile sur la tête, au lieu de recourir
ad ligaturam » (4). Cette concession, dont il sent la gravité, ne
suffit pas à la foule. Et les phylactères maudits sont peu à peu
tolérés. A la théologie populaire, dit Mgr Duchesne, « on ne pouvait
échapper sans un sérieux effort de résistance. Cet effort ne se pro-
duisit pas ou, s'il se produisit, il fut bientôt découragé » (5). Ce qui
est vrai de la Théologie ne l'est pas moins de la morale, puisqu'ici
l'une entraîne l'autre. Les masses populaires « introduites brusque-
ment dans la salle du festin mystique y apportaient leurs habitudes,
dont il fallait bien s'arranger, quelque choquantes qu'elles pussent
paraître aux personnes d'éduction plus raffinée » (6). L'horreur du
suicide, les peines contre ceux qui se tuent ne sont qu'une parcelle
de tous ces éléments troubles que le flot populaire apporte avec lui.
Ce qui confirme encore cette hypothèse, c'est que le triomphe du
paganisme populaire est particulièrement net dans tout ce qui touche
aux choses de la mort.
J'ai dit plus haut que' la privation de sépulture ne peut être une
peine aux yeux des chrétiens instruits, puisque pour eux la sépulture
est chose indifférente. Enseveli ou non, le fidèle sera jugé par Dieu
sur sa foi et ses œuvres. La haute Eglise maintient cette doctrine.
(1) Babut, Saint-Martin de Tours, P., s. d., p. 264. (2) Saint-Augustin,
Epist. CCXLV, (P. L., XXXIII, c. 1060-1061) ; In Joann, ev., VII, 12,
(XXXIV-XXXV, c. 1443) ; In psalm. XCIII, 20, (XXXVI-XXXVII,
c. 1209-1210). Sur saint Chrysostome, voir, outre l'ouvrage de M. Puech,
l'article amulettes de dom Leclercq dans le Dict. d'areh. chrétienne, de Cabrol,
c. 1787. (3) Concile de Laodicée, Mansi, II, 570. (4) In Joann. ev., VII,
12, (XXXIV-XXXV. c. 1443). (5) Duchesne, Hist. del'Egl., III, p. 13.
(6) Ibid.
VICTOIRE DU PAGANISME POPULAIRE 369
Elle ne peut pas ne pas la maintenir sans porter un coup décisif à
l'ensemble des croyances et de la morale nouvelle. Mais l'idée que
l'accomplissement des rites funéraires est sans importance heurte
violemment les mœurs et l'opinion du peuple. Et, du coup, l'Eglise
recule.
Elle a commencé par réprouver l'usage païen des fleurs et des
couronnes. Elle l'admet. Elle cède également en ce qui concerne le
deuil. Fait plus important, les vieilles inscriptions païennes, les plus
contraires à la foi nouvelle, continuent à être gravées sur les tombes,
et les fidèles reposent sous les lettres tutélaires D M, ou encore sous
les mots antiques qui semblent nier la résurrection : Domus aeterna,
Somno aeternali (i). Enfin et surtout, l'idée prévaut toujours que
la privation de sépulture est un terrible malheur. Les pauvres, d'après
Commodien, continuent à se faire recevoir dans les collèges funé-
raires. On a l'idée que lès cadavres privés de tombeaux n'auront point
part à la résurrection. Quelques-uns mêmes, redoutent toujours le
sort des ombres misérables qui errent autour du Styx (2). Dom
Leclercq écrit que sur cette question de la sépulture, la croyance
païenne « fut de celles qui subsistèrent le plus longtemps, mais
teintée d'une sorte de tendre dévotion, à tel point qu'on ne la recon-
nait plus qu'à peine ainsi édulcorée et défigurée » (3). Je ne sais sur
quel témoignage peuvent s'appuyer ces derniers mots. Ce qui est sûr,
c'est que, longtemps après l'édit de Milan, la masse des fidèles
considère la privation de sépulture comme un grand malheur. La
violation du tombeau est une catastrophe et les inscriptions qui
maudissent le violateur, lui lancent, en guise d'avertissement suprê-
me, non une formule chrétienne mais la vieille formule païenne :
jaceat insepultus, non resurgat! (4)
Du coup, le refus de sépulture, peine dénuée de sens pour un
chrétien ou pour un Père de l'Eglise, reprend sa valeur et sa gravité.
Cependant, dira-t-on, l'Eglise n'a jamais recours à cette peine. Erreur.
Dans la haute Eglise, il n'en est pas question. Mais on la voit
apparaître dans le même milieu populaire et exactement à la même
époque que les premières peines contre le suicide.
Ce Pakhôme, qui refuse des prières aux religieuses de Tabennisi,
rencontre un jour des moines portant le cercueil d'un de leurs frères.
Les moines l'arrêtent et lui demandent de venir prier sur le mort.
Il le fait, puis, ajoute la narration copte, il ordonne de cesser les
prières, d'emporter le cadavre nu et de le jeter sans l'enterrer (5).
(1) Leclercq, Dict. d'Archéologie, art. Amours [les), col. 1628-1629.
(2) Le Blant, Les martyrs chrétiens et les usages destructeurs des corps, Revue
archéologique, Sept. 1884, p. 188. (3) Dict. d'Archéologie chrétienne, art.
Ad. Sanctos, p. 479. (4) Ibid., p. 484 ; cf. Ibid., art. Agnès (cimetière de
24
370 LI81 i-i i-\ MORALE POPULAIRE
La chose, au poinl <le vue chrétien comme tu point <le vue de la
liante Eglise, est si scandaleuse, que le rédacteur prête à Pakho
(1rs raisons étranges et obscures : ce qu'il en fail esl pour le défunt;
l'ignominie qui lui est infligée lui vaudra peut-être quelque repoi
aU contraire, plus on prierait pour lui, plus il vous poursuivrait
« de ses dures malédictions » (i). Quel que soit le zele du rédacteur,
l'explication est «médiocre : ce Dieu qui se fâcherait contre un pêcheur
mm parce qu'il a péché, niais parce qu'on lui donne la sépulture, .t
des sentiments bien païens, et ce mort qui maudit les vivants cou-
pables de prier pour lui est précisément dans le même cas. Mail
n'est pas l'explication qui importe, c'est le fait. M. Ladeuze a e>
de démontrer que la vie copte de Pakhôme, la seule qui contienne
ce Irait (2), n'est pas le texte le plus ancien (3). Je croirais volontiers
pour ma part, que le refus de sépulture appartient à la version la plus
ancienne et que les rédacteurs grecs et syriaques l'ont retranché de
leurs récits, le trouvant par trop païen. Mais, si l'on adopte l'avis de
M. Ladeuze, force serait d'admettre que l'usage de refuser la sépulture
est devenu, après la mort de Pakhôme, assez courant dans le monde
monacal pour que le rédacteur copte l'ait ajouté d'office au récit
primitif.
A quelque avis qu'on se range, un fait, du moins, demeure acquis:
l'usage purement païen de refuser la sépulture apparaît, dans Lé
bas de l'Eglise, juste au même endroit, juste au même moment que
les peines, païennes aussi, contre la mort volontaire. Et le siècle
qui voit paraître ces pénalités païennes est celui qui voit la €oule
des nouveaux convertis inonder l'Eglise en traînant avec elle une
morale aussi opposée à la morale du premier âge qu'à celle de la
haute Eglise.
Ainsi l'hypothèse qui nous guide se vérifie à cette première
étape. Il n'y a pas au ive et au ve siècle, une initiative de l'Eglise
pour imposer au monde, comme une nouveauté, une morale violem-
ment hostile à tous les suicides et décidée à les punir. Au contraire,
le même dualisme qui caractérisait la morale païenne s'impose à la
morale de l'Eglise victorieuse. Dans le monde que couvre le nom
chrétien, il y a une élite, il y a le peuple. L'aristocratie adopte une
morale nuancée et incertaine, analogue à celle de l'élite païenne. Le
Sainte), c. 963. (5) Amélineau, Monum. pour servir à VhisL* de l'Egypte
chrétienne au ive s., p. XV.
(1) Ibid., p. XLII. (2) L'auteur grec traduit par Denys le Petit et l'auteur
des Paralipomena ne parlent pas du refus de sépulture. Même atténuation
dans la Vie syriaque, trad. Bousquet et Nau (Patrologie Orientale), t. IV,
P. 1907-8, p. 437, ss. (3) Ladeuze, Etude sur le Cénobitisme pakhômien,
P. .1898, p. 89.
VICTOIRE DU PAGANISME POPULAIRE 371
peuple garde, en franchissant le seuil de l'Eglise," l'horreur du
suicide. Là où il y a culture, exercice du pouvoir, on distingue entre
les suicides et l'on s'abstient de les punir. Là où il y a asservissement
et ignorance, on ne distingue pas et on châtie.
Seulement, alors que l'antiquité païenne s'accommodait parfaite-
ment d'un dualisme avoué, en rapport avec l'ensemble de l'organi-
sation sociale, l'Eglise s'en trouve forcément embarrassée. Elle est
l'héritière d'une morale qui, loin de se dédoubler à l'usage des riches
et des pauvres, des petits et des grands, s'affirme la même pour tous
les hommes. Comment admettre le dualisme sans renier cet héritage?
Au ive, au ve siècle, on élude le problème en fermant les yeux
ou en usant provisoirement d'indulgence pour l'usage et pour les
sentiments populaires. Saint Augustin ne parle pas de la décision de
Timothée. Mais on a bien l'impression que cette ignorance ne peut
pas durer et qu'un jour ou l'autre, il faudra ou avouer le dualisme,
en renonçant délibérément à la tradition chrétienne, ou choisir entre
-saint Jérôme et Pakhôme, entre la décision du concile de Carthage
-et la réponse de Timothée.
Que se serait-il passé si l'empire et la civilisation étaient restés
debout? Si hasardeuses que soient les hypothèses de ce genre, j'avoue
que j'ai peine à imaginer les théoriciens du droit romain et les suc-
cesseurs de saint Jérôme et de saint Ambroise, présidant aux procès
et aux supplices barbares que le moyen âge va instaurer ; je vois
plutôt l'élite expliquant au peuple, quitte à rester longtemps sans le
-convaincre, qu'il y a suicide et suicide, que Dieu seul peut juger
les morts, et qu'il est ridicule à un croyant d'infliger comme une
peine la privation de sépulture. — Mais les Barbares envahissent
l'empire. La civilisation s'écroule en Occident. L'aristocratie intel-
lectuelle agonise. Si notre hypothèse est bonne, cet écroulement
doit entraîner la disparition de la morale d'en haut. Je vais essayer
de montrer qu'en effet, dans notre pays la barbarie met fin au dua-
lisme païen et que la morale d'en bas, forte du déclin des aristo-
craties, triomphe et revêt lentement les ruines du vieux monde.
CHAPITRE III
La première victoire de la Morale populaire :
L'époque Mérovingienne
C'est au vie siècle, en Espagne et en Gaule, qu'on voit la morale
d'en bas remporter sa première victoire. Au lendemain des invasions,
les aristocraties cultivées disparaissent, la morale nuancée les suit
dans la nuit. L'horreur du suicide triomphe.
Cette façon de voir, je le dis tout de suite, n'est pas celle des
historiens, juristes ou philosophes, qui ont étudié les origines de la
répression du suicide. D'après eux, il n'y a pas victoire populaire,
mais victoire de l'Eglise et de la morale chrétienne : preuve, ce sont
des conciles qui, bien avant la justice laïque, condamnent la morj
volontaire; d'autre part, cette victoire est antérieure à la barbarie;
preuve : le concile d'Arles qui institue la repression, se réunit au
ve siècle.
Je ne crois pas que ces preuves résistent à l'examen. S'il était
démontré que le clergé gaulois avait pris seul et spontanément
l'initiative de punir le suicide, une telle initiative, loin d'être un
triomphe chrétien, serait contraire à la morale du premier âge
comme à celle de la haute Eglise, et j'ajoute que, survenant au
ve siècle, elle serait presque inexplicable. Mais les faits démontrent
tout autre chose :
i° A la veille de la barbarie, il y a, en Gaule comme ailleurs,
morale d'en haut et morale d'en bas, et le concile d'Arles, bien loin
d'instituer un droit nouveau, consacre, le vieux dualisme païen;
2° Au sein de la Barbarie, il n'y a plus qu'une morale, hostile à
tous les suicides; mais cette morale, bien loin d'être une création de
l'Eglise, n'est que l'ancienne morale populaire, rendue peu à peu
souveraine par la disparition des aristocraties.
C'est ce passage du dualisme à l'unité par en bas, que je vais
essayer de décrire.
LE DUALISME MORAL EN GAULE 373
La morale dualiste en Gaule, avant le triomphe de la barbarie : 1) Morale aristo-
cratique païenne, morale de la Haute Eglise, morale populaire ont en
Gaule, les mêmes caractères que dans le reste de l'empire ; 2) le concile
d'Arles ne condamne pas le suicide en général, mais le seul suicide des
famuli ; 3) cette décision, loin d'être une victoire « chrétienne » ou une
nouveauté due à l'Eglise, consacre le vieux dualisme païen.
« Dès 452, le concile d'Arles déclare que le suicide est un crime
et ne peut être l'effet que d'une fureur diabolique » (i). C'est sur
la foi de vingt historiens que Durkheim a retenu ce fait. Bien établi,
il suffirait à prouver que la répression du suicide est antérieure à
la barbarie et il faudrait supposer que la Tnorale relative au suicide
n'est pas, en Gaule, la même que dans le reste de l'empire. Mais
rien ne justifie cette' supposition. Morales d'en haut et morales d'en
bas sont chez nous ce qu'elles sont ailleurs; quant au canon d'Arles,
il n'a pas le sens qu'on lui attribue d'ordinaire.
Voici d'abord la morale aristocratique païenne. Au point de vue
philosophique, elle est forcément tributaire de la sagesse gréco-
ïatine. Il n'y a pas, en effet, de philosophes ni de moralistes gaulois.
Sans doute la Gaule pourrait avoir, à défaut de grandes écoles, des
idées particulières touchant la mort volontaire. Mais il s'en trouverait
forcément un reflet dans les ouvrages des rhéteurs et des poètes0:
or, je n'y ai rien trouvé, sauf un mot flatteur et banal d'Ausone sur
le suicide d'Othon (2). Dans les écoles gauloises, on vit sur le fonds
« de préceptes anonymes, de sentences attribuée aux sages de la
Grèce, en un mot sur les lieux communs » (3). Au ve siècle, Platon
est « particulièrement cher » aux nobles Gaulois. Les amis de Mamert,
Polemius, Eutropius, étudient sa doctrine « dans la forme authen-
tique ». Plotin, Porphyre trouvent des disciples (4). Tout ce qu'on
peut conclure de là, c'est que les Gaulois lettrés ont, au sortir
de l'école, sur la question du suicide, les mêmes idées nuancées
et incertaines qu'a l'aristocratie romaine.
Le peu que nous savons des mœurs ne laisse pas davantage une
impression d'originalité. J'aurais cru les descendants des Celtes
particulièrement enclins à suivre la mode stoïcienne du Ier siècle.
Les textes réunis par dom Bouquet ne prouvent rien de tel.
J'ajojute que les écrivains chrétiens et Salvien lui-même, ne
(1) Durkheim, Suicide, p. 370. (2) Ausone, De XII Caesaribus, (De obilu
singulorum), V, 7 et Tetrasticha, (Othon), v. 35-36. (3) Roger, L'enseigne-
ment des lettres classiques d'Ausone à Alcuin, P. 1905, p. 16-17. (4) lbid.,
72 et 74.
.71 i/kpoque mérovin(jii;n\i
reprochent pas aux Gallo-romains d'être prompts au suicide. Non
que les modes romaines soient restées tout à fait étrangères à notre
pays: Albinus, Magnence, Decentius, Arbogaste suivent l'exemple
qu'avaient donné Oaton, Brutus, Othon et tant d'autres (i). Mais il
n'est pas possible de dire si la noblesse gauloise imite souvent
l'exemple de ees grands aventuriers et si des suicides comme celui
de Martin, gouverneur de Bretagne {2), sont chose rare ou con-
forme à l'usage.
Mais la grande réalité qui, en Gaule comme ailleurs, soutient la
morale aristocratique, c'est le droit romain. Il est vrai que le Code
de Théodose ne contient aucun texte relatif au suicide. Mais, au début
du vie siècle, la Lex romana Visigothorum reproduit un passage du
jurisconsulte Paul qui indique nettement le principe essentiel :
confiscation si le suicide est du au remords d'un crime commis, pas
de confiscation s'il est du au dégoût de la vie> à la honte d'être
endetté, à la maladie (3). Ce principe ne put rester inconnu à la
noblesse gauloise : de trop gros intérêts s'y trouvaient engagés.
Il maintient forcément «l'idée qu'il y a des suicides dus au crime,
mais que le suicide en soi n'est pas un crime.
L'autre aristocratie, l'Eglise, ne paraît pas s'intéresser beaucoup
à la question du suicide.
Il y a, en Gaule, jusqu'au moment qui voit triompher la barbarie^
une littérature chrétienne assez riche (4) : ce sont d'abord les
théologiens, saint Irénée, saint Hilaire de Poitiers, saint Eucher,
saint Hilaire d'Arles, saint Vincent de Lérins, saint Prosper d'Aqui-
taine, Valérien de Cemelum; ce sont les historiens, les épistoliers,
les poètes : Sulpice-Sévère, Ausone, Paulin de Noie, Paulin de Béziers,
Marius Victor, Orientius; c'est, au seuil même de la barbarie, Fauste
de Riez, Ruricius, Claudien Mamert, Salvien, Sidoine Apollinaire,
Paulin de Pella, Paulin de Périgueux, saint Avite, Pomère, saint
Césaire d'Arles. Dans toute cette littérature, c'est à grand peine
que j'ai trouvé quelques phrases «brèves sur la mort volontaire.
(1) Je n'ai pas trouvé, dans les nombreux historiens païens ou chrétiens
qui rapportent ces suicides, un seul mot qui les flétrisse ou indique qu'à
l'époque ils ai nt été blâmés. (2) Ammien Marcellin, XIV, 5. (3) Voir
le texte de Paul, plus bas, p. 384. (4) J'ai lu tous les ouvrages
d'écrivains gaulois indiqués par Bardenhewer. Editions citées au cours de
oe chapitre : Césaire d'Arles, Six nouveaux sermons de Saint-Césaire. éd. par
D. G. Morin, (Revue Bénédictine, t. XIII, (1896), p. 202); Fauste de Riez, édit.,
Engelbrecht, Corpus de Vienne, t. XXI ; Paulin de Pella, Eucharisticon ,
traduction donnée par M. Rocafort dans Un type gallo-romain, Paulin de
Pella, P. 1895 ; Paulin de Périgueux, De vita Martini, éd. Petschenig. Corpus
de Vienne, XVI ; Sulpice Sévère, éd. Halm, Corpus, t. I ; Salvien, éd. Pauly
(Corpus, t. VIII.)
LE DUALISME MORAL EN GAULE 375
Saint Gésaire d'Arles, reprenant un texte de saint Jérôme, dit que
les femmes qui se font avorter sont homicides d'elles-mêmes (i).
Fauste de Riez, réfutant l'idée selon laquelle quiconque est
baptisé sera sauvé, écrit : faut-il donc croire que celui-là possède la
blancheur du baptême qui inter incestos, veneficos, cruentos, vel
praecipitio aut suspendio vilain praecidens in partem transiit
impiorum (2).
Ces deux phrases ne sauraient prouver que la haute Eglise de
Gaule ait, sur la question du suicide, une morale qui lui soit propre.
En tout cas, on ne peut lui attribuer une horreur indiscrète et
singulière : saint Martin ressuscite un esclave qui s'est tué, et Sulpice-
Sévère, qui rapporte le fait, n'en paraît pas autrement surpris (3),
Paulin de Périgueux non plus (4). Bien mieux, le grand saint des
Gaules se fait comme une spécialité de rappeler les suicidés à la vie :
saint Paulin (5), et plus tard Grégoire de Tours (6) nous montrent
des énergunèmes se précipitant dans un puits et rappelés à la vie
par la vertu de Martin.
La question même du suicide chrétien qui, ailleurs, émeut tant les
esprits, ne soulève pas de controverses dans la littérature gauloise.
Chose étrange, ce suicide n'avait pas été en honneur chez les des-
cendants des Celtes. Parmi les martyrs gaulois dont Ruinart a admis
les Actes, Epipodius et Alexandre, Saturnin, Victor, Donatien,
Rogatien, Genesius, Ferréol ne se livrent pas (7). Seul, saint Sympho-
rien, sans s'offrir précisément, brave la populace (8). Mais pour
Epipodius et Alexandre, le rédacteur insiste sur le fait qu'ils essaient
de se dérober à la persécution, qu'ils se cachent. Ferréol, miraculeu-
sement délivré, prend aussitôt la fuite (9). Nulle part, il n'est question
de Gaulois allant, comme les chrétiens d'Egypte, s'offrir en masse
aux magistrats païens. Certes, cela ne veut pas dire que l'Eglise
gauloise ait refusé son admiration aux volontaires du martyr, encore
moins qu'elle les ait blâmés : parlant de saint Martin, Sulpice-Sévére
croit encore devoir l'excuser de n'être pas mort martyr, et ajoute que,
s'il l'avait pu, il se serait livré aux persécuteurs, jeté volontairement
dans les flammes (10). Longtemps après, Grégoire de Tours conte avec
(1) Revue Bénédictine •, XIII, p. 202. Dans les Statuta ecclesiae anliqua
attribués à Césaire par M. Malnory, [Saint-Cèsaire, èvêque d'Arles, P. 1894,
p. 42), il n'est pas question du suicide. Saint-Césaire n'inscrit pas le
suicide dans la liste des péchés mortels, (voir Lejay, Le rôle théologique
de Césaire d'Arles, P. 1906, p. 142). (2) Epist. V, (p. 194) ; le texte
donné par Migne, (P. L. LVIII, c. 850), est évidemment fautif. (3) Sulpice
Sévère, Vita S. Martini, VIII, (p. 118). (4) De vita Martini, I, v. 376 (p. 34).
(5) Ibid, VI, 39-70, (p. 140). (6) De miraculis S. Martini, I. 2. (7) Ruinart,
p. 120, 177,333, 560, 489. (8) Ibid,, p. 125. (9) Ibid., p. 490. (10) Epist.
Jl, 9 (p. 144).
876 [/ÉPOQUE MÉROVTNOIl
complaisance l'histoire dé Julien, allant se livrer parce qu'il a
<( soif du Christ » (i). La morale est donc nuancée dans notre p
comme ailleurs. Mais ce qui frappe chez nos écrivain- -t, ni
un surcroît d'indulgence ni un surcroît de sévérité : c'est plutôt leur
indifférence.
Indifférence d'autant plus remarquable qu'elle ne s'étend pas du
tout à l'ensemble des questions morales. C'est en Gaule que paraissent
deux des hérésies intéressant le plus directement l'éthique, celle de
Vigilance et celle de Pelage. Dans les écrits de Cassien, de Prosper
d'Aquitaine, de Salvien, les préoccupations morales tiennent une
large place. Si la question de la mort volontaire et du suicide chrétien
en tiennent une aussi mince, c'est bien la preuve que la haute Eglise
gauloise n'a pas, sur ce point, d'idées propres auxquelles elle soit
attachée.
Pas d'idée et pas de droit. Si on laisse provisoirement de côté
le canon du concile d'Arles, rien ne permet de supposer que le suicide
ait été puni par le haut clergé dans notre pays. On a allégué le texte
de Cassien sur le moine Héron (2). Mais l'histoire rapportée par
Cassien ne se passe pas en Gaule. C'est un souvenir de voyage, et il
est impossible de dire si la doctrine de l'abbé Paphnuce paraît à
Cassien toute simple ou, au contraire, surprenante. Ce qui est un
indice sûr, c'est qu'aucun des écrivains, dont j'ai donné la liste, ne
fait nulle part allusion à des peines contre le suicide. Enfin, quand
les conciles de l'époque barbare commenceront à légiférer contre
l'homic;de de soi-même, eux-mêmes constateront qu'en fait les
suicidés sont souvent ensevelis comme les autres, per ignorantinm (3).
Cette ignorance serait inexplicable, si l'usage de les punir avait été
commun dès le ive ou le ve siècle.
Donc, en Gaule comme ailleurs, aristocratie païenne et haute
Eglise sont d'accord, selon toute vraisemblance sur ce qui fait la
morale nuancée : il y a suicide et suicide; le suicide n'est pas puni.
Passons à la morale d'en bas. Peut-on croire ou qu'il n'y en ait
pas, ou qu'elle ait, dans notre pays, des caractères particuliers?
Pour imaginer que les esclaves gaulois aient une autre morale
que leurs frères d'Italie, il faudrait admettre ou que l'esclavage n'est
pas en Gaule ce qu'il est à Rome, ou que les maîtres, plus humains
et plus doux, ne châtient pas ceux de leurs serviteurs qui se tuent.
(La première hypothèse se heurte aux faits. M. Jullian constate
que sous la dénomination de Rome, l'esclavage prend chez nous la
place du « prolétariat salarié », et il ajoute : « la servitude des pays
gréco-latins, avec ses espèces infinies, ses avantages et ses tares, se
(1) Grégoire de Tours, Les livres des Miracles, II, 1 (éd. Bordier, p.
305)1 (2) Voir page 363. (3) Voir plus loin p. 391.
LE CANON D ' ARLES 377
développe librement chez les Gaulois et il est impossible, dans les
milliers d'inscriptions qui se rapportent à elle, de trouver la moindre
trace d'une particularité locale » (i).
La seconde hypothèse n'est pas moins gratuite : je songe à ce
billet dans lequel Ennodius, un clerc, avise un ami qu'il croit lui
avoir retrouvé un esclave fugitif et s'inquiète d'avoir un signalement
exact (2); je pense aux pages célèbres de Salvien sur le sort funeste des
esclaves (3), aux révoltes dont parle Paulin de Pella (4). Dureté en
haut, haine en bas. Tout cela ne permet guère d'imaginer que la
douceur des maîtres ait pu contribuer à diminuer, dans la classe
servile, l'horreur du suicide.
D'autre part, :1a législation militaire est forcément, pour les
légions de Gaule, ce qu'elle est pour le reste de l'armée. Païens et
chrétiens, tout le monde est soumis aux mêmes rigueurs. Comme,
chez nous aussi, les grands propriétaires livrent au recrutement des
esclaves affranchis pour les besoins de la cause, ces rigueurs doivent
paraître aux intéressés chose toute simple. L'horreur, ainsi entretenue,
rayonne forcément au-delà des camps, car il n'est guère possible
que les vétérans, une fois rendus à la vie civile, répudient brusque-
ment ce qui a été vingt ans durant leur morale professionnelle.
Donc, aucune trace d'une .morale particulière à notre pays. Le
vieux dualisme règne en Gaule. Cela étant, comment admettre que
l'Eglise s'avise soudain de sacrifier la morale nuancée? Par quel
miracle le clergé (5), qui n'est dans l'ensemble ni révolutionnaire
comme Salvien, ni barbare, aurait-il tout à coup l'idée de rompre
avec la tradition aristocratique et de flétrir légalement tous les
suicides?
Vraisemblable ou non, le canon existe. — Il existe, mais, bien loin
de flétrir tous les suicides, il vise exclusivement le suicide des gens de
peu. Il ne détruit pas, il consacre l'ancien dualisme païen.
Que dit, en effet, le texte adopté? « Si quis famnlorum cujuslibet
condicionis aut generis, quasi ad exacerbandam domini distric-
tionem, se diabolico repletus furore perçussent, ipse tantum san-
guinis sui reus erit, neque ad dominum sceleris alkni pertinebit
invidia » (6).
Il me semble que, si on lit ce texte sans idée préconçue, un mot
(1) Jullian, IV, p. 372. (2) Ennodius, EpisL, III, 19, (trad. par l'abbé Lé-
glise, P. 1906). (3) Salvien, De gubernalione Dei, IV, 5, (p. 71 ss.) (4) Eu-
charisticon, (p. XXV.) (5) Je dis : l'Eglise et non le concile, car il n'est
pas certain que les canons dits du concile d'Arles aient été réellement adoptés
par un concile, (voir Hefele-Leclercq, II, 1, page 461, note de H. Leclercq).
Néanmoins le canon qui nous intéresse ne paraît pas dans les fox! os anté-
rieurs à la date présumée du concile. (6) Canon 52, (Mansi, VII, 88'4.)
378 L'ÉPOQUE mkkovingienm:
saute aux yeux, le mol famuli. Désigne-t-il, comme le croit doin
Leclercq, lea seuls esclaves (jj? U me semble qu'il B'agil plutôt de tous
les domestiques. Mais ce qui est sûr, c'est que le concile ne vise
tous ceux qui se tuent. U vise les serviteurs qui se tuent. Il ne déclare
pas, comme dit Durkheim, que « le suicide est un crime ». Il déehre
que le suicide (W* famuli est criminel.
Lisons encore : le Concile vise le famulus qui se lue « rempli
d'une fureur diabolique )). Mais qu'est-ce qui est diabolique? Le fait
même de se détruire? Le canon ne dit rien de tel : il ilétrit exclusive-
ment ceux qui se tuent, quasi ad exacerbandam domini districtionem.
Ces mots ne sont pas très faciles à traduire : on ne comprend pas
très bien qu'un esclave se tue « comme pour exaspérer la rigueur
de son maître n (2). Néanmoins, je crois que tout s'éclaire, si l'on
rapproche cette expression obscure des mots qui se trouvent à la lin
du canon : que l'esclave se tue pour « exaspérer » son maître, ou pour
lui faire porter tout l'odieux d'un tel suicide, ce qui est certain, c'est
qu'il se tue, si l'on peut dire, contre son maître. Non seulement le
canon vise le suicide des seuls famuli, mais ce qu'il flétrit comme
diabolique, c'est le suicide servile par excellence, celui qui est une
révolte, une protestation suprême contre l'autorité du maître.
Rapprochons le texte du concile d'Arles, des statuts du collège
de iLanuvium : la filiation est évidente- Les évêques condamnent le
suicide de l'esclave exactement comme on le condamnait dans la
société romaine. Ils le condamnent sans souffler mot du suicide en
général. Ils consacrent, au sein de l'Eglise, le dualisme païen.
Pourquoi cette consécration solennelle? Il est superflu de dire que
l'influence de saint Augustin y est tout à fait étrangère. Rien de plus
contraire à sa doctrine que de légiférer non contre le suicide, mais
contre le suicide des esclaves. Ce que je vois dans le canon d'Arles,
c'est une revanche de la société païenne contre un vieux sentiment
chrétien.
J'ai cité plus haut le texte du concile d'Ancyre, rendant un chré-
tien responsable du suicide de sa fiancée. J'ai cité la phrase du Pasteur
d'Hermas, faisant retomber le suicide des pauvres sur la tête des
riches impitoyables. Il est aisé d'imaginer quel retentissement dut
avoir, au sein de la société servile, l'idée impliquée dans ces textes.
(1) Hefele-Leclercq, ibid., p. 475. Outre que le mot famulus ne désigne pas for-
cément un esclave, les mots cujuslibet condicions aut generis s'expliquent
plus facilement si l'on admet qu'il s'agit des serviteurs de tout genre, esclaves,
affranchis ou salariés. (2) Ces mots ne sont pas traduits dans Hefele-Leclercq.
La traduction textuelle que j'indique est celle qu'a bien voulu me donner
M. Goelzer. Pour ma part, je traduirais volontiers, en faisant de domini un
génitif de l'objet : «pour aggraver la rigueur dont le maître sera l'objet »r
c'est-à-dire pour soulever l'opinion contre le maître.
LE CANON D ' ARLES 379
Qu'un esclave se tue, les fidèles ne disent plus nécessairement : vilaine
mort! ils disent parfois : malheur au maître responsable de ce suicide;
que ce sang retombe sur lui!
Qu'un tel langage puisse être juste, rien de plus sûr. Ce peut
être la justice même. Mais, juste ou non, c'est un défi à ce dualisme
païen, qui n'admet pas qu'en aucun cas, l'esclave ait le droit de se
tuer. On croit entendre, à travers le canon d'Arles, la protestation
indignée des maîtres : oui, nous voulons bien être chrétiens. Mais
insinuer que l'esclave qui se tue n'est pas seul coupable, encourager
les serviteurs à se détruire, faire haïr les riches, est-ce là le christia-
nisme? Qu'est-ce qu'une religion qui déplace ainsi les responsabili-
tés et tend à excuser plus ou moins ce qui, pour l'esclave, est, en fait,
un crime? Ainsi parlent les maîtres, justement alarmés. Il leur faut,
à côté de leur propre morale, si indulgente au suicide, une morale à
l'usage du peuple et qui le condamne implacablement. L'ordre en
dépend, la vie des maîtres, en tout cas, leur sérénité : où irait-on
s'il fallait se sentir coupable, sous prétexte qu'un esclave a eu la
fantaisie de se détruire? Et, sous le poids de ces sentiments, aussi
anciens, aussi robustes que l'institution servile elle-même, l'Eglise
cède. Elle renie le mot du Pasteur d'Hermas. Le code de Théodose
déclarait culpa nudi le maître dont l'esclave meurt sous le fouet. Le
Concile déclare culpa nudi ceux dont les esclaves se tuent.
Faut-il une dernière preuve que ce sont bien les maîtres qui
triomphent de l'ancien sentiment chrétien? Le Concile déclare que
le suicide dirigé contre eux est chose diabolique; il dit tout net que
l'esclave est sanguirïis reus; mais au moment où l'on croit qu'il
va indiquer la peine, le texte tourne court : pas de peine! J'entends
bien que les évêques ne pouvaient guère adopter ce refus d'oblation,
dont aucun Père de l'Eglise n'avait jamais dit mot, et dont ils igno-
raient sans doute qu'il fût en usage à Alexandrie. Seulement, on
ne peut s'empêcher de dire : à quoi bon cette condamnation véhé-
mente, si, au moment de conclure, l'Eglise se dérobe? Seule, je
crois, notre hypothèse explique cette bizarrerie. Si c'était l'Eglise
qui prenait librement l'initiative d'instaurer un droit nouveau, il
serait invraisemblable qu'elle oubliât d'indiquer la peine. Mais,
dès l'instant qu'elle consacre les idées et les mœurs païennes, rela-
tives aux esclaves, elle n'a que faire de marquer le châtiment. Il est
tout choisi d'avance : c'est la vieille peine païenne en usage depuis
des siècles, le jaceat insepultus dont parle la Vie de Malchu^s. Ce que
les maîtres demandent, ce n'est pas qu'on leur enseigne un moyen
de sévir, c'est qu'on leur permette de garder, sans être inquiétés,
celui qu'ils possèdent. Pour être sévère, le Concile n'a qu'à se taire.
Il se tait. Et, au lieu de dire ce qu'on ne lui demande pas, il insista
380 l'époque mérovingienne
sur ce que les maîtres ont le plus envie qu'on proclame : « On
n'en voudra pas au maître d'un crime qui n'est pas le sien. »
Ainsi tombe la théorie selon laquelle la haute Eglise gauloise
aurait, en pleine civilisation, condamné le suicide, et ainsi se vérifie
l'hypothèse qui nous guide : à la veille des invasions, il \ a en
Gaule, d'un côté des aristocraties, de l'autre, une masse asservie :
à ce dualisme social, répond un dualisme moral qui s'impose à tous
et même à l'Eglise.
II
La barbarie. Première victoire de la morale populaire ; V altération du droit
romain : 1) Le concile d'Orléans punit le suicide des seuls accusés et croit
par conséquent maintenir le droit romain ; 2) mais il l'altère gravement
et fraie la voie à l'idée que le suicide est, par lui-même, un crime ; 3) cette
altération du droit romain n'est pas chose d'Eglise, mais chose imposée
à l'Eglise ; 4) elle s'explique par le déclin des aristocraties intellectuelles
et l'ascendant des mœurs populaires.
Si ce qui se passe au ve siècle s'accorde à notre hypothèse, la
révolution qui s'accomplit au vie siècle ne la confirme pas moins.
Le vie siècle, c'est la barbarie, c'est-à-dire, avant tout, le déclin
des élites. A priori, ce déclin doit entraîner la disparition de la
morale nuancée et laisser le champ libre aux forces d'en bas.
Or, en fait, tout s'accorde à ces déductions : au sein de la bar-
barie mérovingienne, les morales aristocratiques disparaissent avec les
aristocraties elles-mêmes, l'horreur du suicide triomphe et s'étale.
Il va sans dire qu'ici encore, nous nous heurtons aux idées
reçues. On ne nie pas que la répression du suicide ne date seulement
du vie siècle. Mais on fait remarquer que ce sont des conciles qui
instituent cette répression. Non seulement ils en prennent l'initia-
tive, mais il faut descendre jusqu'au xme siècle pour trouver dans
les textes une peine proprement laïque. Dès lors, comment parler
de morale païenne, de inorale populaire? La morale et le droit qui
triomphent au vie siècle sont chose d'Eglise, marquée à son sceau.
Cette théorie fût-elle juste, il resterait que le sceau est celui du
clergé barbare, et non pas celui du clergé cultivé d'avant les inva-
sions. Mais je ne crois même pas que les clercs mérovingiens aient
joué un rôle décisif en cette affaire. Parce qu'ils tiennent la
plume, on a l'impression qu'ils mènent le droit. Mais dès qu'on
regarde d'un peu près, on s'aperçoit que, loin de prendre des ini-
tiatives, ils suivent la justice laïque. Et la justice laïque elle-même
cède à l'ascendant des mœurs populaires, devenues peu à peu sou-
veraines dans une société sans élite.
Dans ce triomphe de la morale d'en bas, on distingue, malgré
le petit nombre des textes, deux étapes, deux victoires.
LE CONCILE D 'ORLÉANS 381
La première victoire, c'est l'altération du droit romain : une
brèche s'ouvre dans le vieux rempart qui couvrait, depuis des siècles,
la morale nuancée.
La seconde victoire, c'est la suppression définitive de ce droit :
la morale populaire, entrée dans la place, devient morale commune.
A chaque étape, c'est surtout l'Eglise qui enregistre les événe-
ments; mais le triomphe enregistré n'est pas le sien : la cause agis-
sante, c'est la barbarie ramenant l'élite au niveau du peuple.
En 533, un de ces Conciles d'Orléans, qui ont joué un si grand
rôle dans l'élaboration du droit canonique en Gaule, adopte le
canon suivant : Oblationes defunctorum qui in aliquo crimine /ue-
rint interempit recipi debere censuimus, si tamen non ipsi mortem
probentur propriis manibus intulisse (i).
Si l'on s'en fiait aux traducteurs, ce texte consacrerait du pre-
mier coup la victoire populaire : il punirait tous les suicides.
L'abbé Torquat le résume en ces termes : « Le suicide est con-
damné par le second Concile, qui interdit de faire les oblations en
sa faveur, tandis qu'il permet d'en accepter pour les victimes du
crime (2). » Dans Heféle-Leclercq on lit: « On devra recevoir les obla-
tiones defunctorum pour ceux qui ont été exécutés à cause de
quelque crime, mais non pas pour ceux qui se sont donné la
mort (3). »
Mais résumé et traduction sont gravement infidèles : le texte
latin ne vise pas les suicidés en général, il vise seulement ceux
qui se tuent in aliquo crimine. Comment entendre ces mots?
L'abbé Torquat traduit : « ceux qui ont été victimes d'un-
crime ». Mais comment croire que le canon ainsi entendu ait été
nécessaire, et que des clercs aient jamais eu l'idée de punir la vic-
time d'un crime? Ce n'est pas tout; l'abbé Torquat,, qui voit le
texte d'un peu haut, traduit : « Le concile condamne le suicide et
interdit de faire des oblations en sa faveur. » Mais, dans le texte
latin, le sujet de probentur est nécessairement : qui fuerint
interempti, de sorte qu'il faudrait traduire : « Il est permis de
recevoir des oblations pour les victimes d'un crime, sauf le cas où
ces victimes se seraient donné la mort! » Des victimes réduites à se
donner la mort, cela peut se voir dans nos romans policiers ou
nos cinémadrames. Mais on ne croira pas aisément que le droit
canonique du vie siècle ait prévu des exceptions aussi singulières.
La traduction Hefele-Leclercq : « ceux qui ont été exécutés à
cause de quelque crime » est d'abord plus séduisante, quoique
(1) Maasen, [Concil. aevi merov., M. G., 1893, p. 63). (2) Torquat, Concile?
d'Orléans, (Orléans 1864, p. 64). (3) Hefele-Leclercq, t. II, 2, p. 1135.
382 l'époque méeovinôibnke
l'expression interemptus in crimine, pour désigner le condaran
mort, soil d'une maladresse 1 > ï * • t ■ compliquée. Mais elle soulève
deux graves objection*. D'abord, le canon, ainsi entendu, serait
en contradiction avec le droit canonique du m" siècle, qui réfuta
l'oblation du condamné à mort (i). En outre, si un homme a été
exécuté, il ne s'est pas donné la mort, et, par conséquent, la phrase,
à partir de .si lamai, esl absurde.
Pour éviter cette absurdité, donc Leclercq traduil : Recevez
les oblations pour ceux qui ont été exécutés, « mais non pas pour
ceux qui se sont donné la mort ». C'est la même liberté que pre-
nait l'abbé Torquat. Seulement, dans le texte latin, il n'y a pas :
sed non eorum, il y a : nisi probentur.
Est-ce à dire que le canon soit inexplicable? Je crois, au con-
traire, qu'il s'entend fort bien, si on ne veut pas, a priori, et coûte
que coûte, lui faire dire qu'il condamne tous les suicides.
Le sujet de probentur est nécessairement qui in aliquo crimine
fuerint interempti. Si l'on tient compte de la grammaire, le concile
vise donc, non pas les suicidés en général, mais ceux-là seuls qui
se sont donné la mort « dans quelque crime ».
Je ne dis pas que l'expression soit très élégante (2), mais elle
est claire. Se donner la mort « dans un crime », c'est se tuer aussitôt
après l'avoir commis, ou lorsqu'on se sait découvert, lorsqu'on va
être arrêté, condamné. De même, « être tué dans son crime », ce
n'est pas mourir de la main du bourreau (le condamné ne meurt
« dans son crime » que s'il manifeste en mourant un endurcisse-
ment criminel); c'est être tué, en essayant de le commettre ou aus-
sitôt après l'avoir commis, soit par les gens de justice, soit par les
témoins du forfait, soit par les parents du mort exerçant le droit
de vengeance. Bref, c'est mourir avant d'être régulièrement jugé
et condamné, lorsqu'on n'est encore devant la loi qu'un accusé.
Gela admis, le canon d'Orléans a un sens très net : il vise les cou-
pables, ou soi-disant coupables, qui sont tués, ou qui se tuent avant
d'être régulièrement jugés ou condamnés : pour ceux qui sont tués,
on peut recevoir l'oblation, on ne peut pas la recevoir pour ceux
qui se sont tués.
Je ne crois pas qu'il faille une longue démonstration pour prou-
ver que ce canon vient en droite ligne du droit romain. Selon la
doctrine romaine, l'accusé qui meurt avant le jugement n'est pas
légalement un coupable, et sa mort éteint l'action engagée contre
(1) Voir plus loin, page 389. (2) Encore serait-elle élégante si l'on
traduisait crimen par accusation. Il serait alors question de ceux qui se
tuent « sous le coup de quelque accusation. » Mais le sens de crime est, au
VIe siècle,, le sens commun.
l'altération du droit romain 383
lui. Mais celui qui se tue se reconnaît coupable, et jusqu'à preuve
du contraire, doit être traité comme tel. C'est cette distinction com-
mune et classique qui est consacrée à Orléans.
Si cela n'a pas frappé ceux qui ont lu le texte du canon, c'est
qu'ils partaient de l'idée préconçue que l'Eglise, de tout temps,
a puni le suicide. Us se sont dit : si le concile refuse l'oblation
pour l'accusé qui se tue, c'est que ce refus est de droit commun
pour tout suicidé, quel qu'il soit. » Mais, à la réflexion, le texte lui-
même aurait dû les avertir que ce droit commun n'existe pas encore :
s'il était d'usage de refuser l'oblation en cas de suicide, comment
admettre qu'un concile croie nécessaire d'ajouter : Prenez garde !
le fait d'être accusé d'un autre crime n'est pas, pour le suicidé,
une circonstance atténuante; le fait de se tuer « dans un crime »
ne doit pas le soustraire au droit commun!
Je ne crois donc pas qu'il y ait, sur ce point, la moindre incer-
titude : le concile d'Orléans ne vise pas le suicide en général, mais
le suicide des seuls accusés. Bien loin de prétendre créer un droit
nouveau, il a probablement l'impression de consacrer purement et
simplement la vieille doctrine romaine.
Qu'il la consacre c'est vrai, en un sens. Mais en la consacrant, il
l'altère, et cette altération est, pour la morale d'en bas, une pre-
mière victoire.
Bien comprise, la doctrine romaine n'essaie pas de punir, même
obliquement, le suicide de l'accusé. Elle y voit un indice, un aveu,
une présomption à charge. Mais ce qu'elle prétend punir, c'est uni-
quement le crime à propos duquel la poursuite est ou va être
engagée, et encore, quand ce crime est assez grave pour justifier un
châtiment post morlem. Aussi, les parents peuvent-ils prouver ou
que l'accusé n'était pas coupable, ou que le crime commis n'entraî-
nait pas confiscation.
Que reste-t-il de tout cela dans le canon d'Orléans? Bien du tout.
De la gravité du crime initial, il n'est plus question. Le texte dit
nettement : in aliquo crimine. Quelle que soit la faute à propos de
laquelle le coupable se tue, grave ou légère, dès l'instant qu'il y a
suicide, il y a refus d'oblation. Conséquence, enquête et procès ne
porteront plus sur le point de savoir si l'accusé est coupable ou
non, mais sur le seul point de savoir s'il s'est ou non donné la
mort.
Ce changement, cette altération de la doctrine classique paraît
d'abord peu de chose. En réalité, c'est une victoire, une grande
victoire pour les idées populaires.
Un homme est en prison, accusé de vol. Il se tue. Les enfants
veulent plaider (au nom du vieux droit romain), ou que le vol
384 I. KPOQUE MÉROVINGIENNE
était insignifiant, ou que leur père était innocent. On leur répond :
Peine inutile! La seule question est de savoir si, oui ou non, votre
père s'est tué : s'il y a suicide, pas d'oblation. — Mais il s'est tué
de honte d'être injustement accusé! — Il s'est tué, il est coupable.
Gomment ne pas conclure d'un tel langage qu'il est coupable de
s'être tué, que le suicide est à lui seul un crime, et, du jour où cette
idée prévaudra, comment ne pas poursuivre ce crime, que le cou-
pable soit ou non prévenu d'une autre faute?
Du coup, on voit en quoi consiste la première victoire populaire.
Depuis des siècles, le haut droit romain était le plus ferme rempart
de la morale nuancée. Dans le monde des hommes libres, réellement
libres, le suicide était considéré, selon les cas, comme une action
louable ou une faute; mais cette faute était en pratique soustraite
à toute répression pénale. Désormais, dans ce vieux rempart, une
brèche est ouverte. En certains cas, le suicide est puni. Une alté-
ration de doctrine, qui paraît d'abord légère, fait qu'il est puni en
tant que suicide. On voit poindre le moyen âge, les procès au cadavre
et à la mémoire.
Cette altération du droit romain est-elle chose d'Eglise? A priori,
c'est bien invraisemblable. Si l'Eglise barbare se mettait du pre-
mier coup à punir tous les suicides, on pourrait croire, à la rigueur,
qu'elle veut et pense suivre les idées de saint Augustin, quitte à les
défigurer sous l'influence de la barbarie). Mais reprendre un droit
incontestablement romain et païen, comme s'il importait de mas-
quer le vrai caractère de l'œuvre entreprise, puis déformer sournoi-
sement (et assez odieusement), ce droit, comme pour frayer une voie
détournée à l'horreur du suicide, comment croire à un tel machiavé-
lisme de la part des clercs mérovingiens, et de quel droit les en soup-
çonner?
J'entends qu'on dit : ce sont les faits qui parlent; la décision
d'Orléans est prise par un concile, ce concile est seul à la prendre,
c'est donc forcément chose d'Eglise. Seulement, au rebours de ce
qu'on avance, le concile n'est pas seul à parler, et même, il ne parie
que le second.
S'agit-il du maintien de l'idée romaine? La Lex Romana, publiée
en 5o6, par l'ordre d'Alaric, contient le passage suivant des Sen-
tences de Paul : Ejus bona qui sibi ob aliquod admissum flagitium
mortem conscivit fisco vindicantur. Quod si tœdio vitœ aut pudore
œris alieni vel valetudinis alicujus impatientia hoc admisit, non
inquietabuntur, sed ordinariœ successioni relinquantur (i). Par
(1) Lex Romana Visigoth, V, XIII (éd. Haenel, Berlin 1847, p. 428.)
l'altération du droit romain 385
conséquent, au début du vie siècle, les Gallo-Romains qui se tuent
sous le coup d'une accusation sont poursuivis et condamnés par la
justice laïque, en dehors de toute intervention de l'Eglise.
S'agit-il de l'altération du droit romain? Le texte de Paul, isolé
comme il l'est dans la Lex romana, la rend à peu près inévitable.
Sans doute, les deux mots admissum et flagitium peuvent rappeler
à ceux qui le savent déjà que le crime visé doit être* à la fois grave
et prouvé. Mais il faudrait plus que de l'habileté pour deviner à tra-
vers la phrase de Paul que les parents du mort sont admis à plaider
soit l'innocence du suicidé, soit le peu de gravité du crime. Aussi,
l'inévitable se produit-il bientôt. Dans le Bréviaire d'Alaric, le texte
de Paul est accompagné, comme on sait, d'une interpretatio qui eut
bientôt plus d'autorité que le texte lui-même. Or, cette interpretatio
n'emploie plus l'expression savante ob aliquod admissum flagitium.
Elle dit tout simplement : pro aliquo crimine (i). C'est, à un mot
près, le texte du Concile : in aliquo crimine. Par conséquent, au
vie siècle, les accusés qui se tuent sont punis par la justice laïque,
sans qu'il soit plus question de la gravité de l'accusation initiale.
Reste, il est vrai, une différence : le concile d'Orléans, après avoir
parlé du suicide des accusés, ne fait aucune allusion aux autres sui-
cides. Au contraire, la Lex romana. marque en termes exprès qu'il
n'y a pas de confiscation si le suicide est dû au dégoût de la vie.
Par suite, la déformation qu'elle fait subir à la doctrine classique
ne risque pas d'avoir les mêmes conséquences, d'aboutir à une con-
damnation de tous les suicides, quelle qu'en soit la cause. C'est vrai.
Mais, dans un de ces Epitome, qui remplacèrent, à l'époque bar-
bare, la Lex elle-même, les causes légitimes disparaissent, et le
texte de Paul fait place au texte suivant : Si quis sibi pro aliquo
admisso crimine mortem intulerit, facultates ejus fiscus vindicet (2).
C'est bien exactement la même altération que consacre le concile
d'Orléans.
Donc, la mesure prise par l'Eglise n'est pas, en son temps, sin-
gulière. Ce n'est pas chose d'Eglise plutôt que chose laïque. Mais
il y a plus : l'Eglise n'agit même pas concurremment avec la jus-
tice séculière. Elle la suit.
Deux faits le prouvent clairement.
Premier fait : la Lex romana est de trente ans antérieure au
concile d'Orléans. Par conséquent, lorsque les évêques se décident à
sévir contre les accusés qui se tuent, ils ne font que punir des cou-
pables, punis depuis longtemps déjà par la justice du siècle.
(1) Ibid., p. 428. Les mots aliquo crimine se retrouvent dans Y Epilom*
Aegidii et V Epitome Monachi. (2) Ibid., p. 428.
ili
386 l'Apoqi ru mérovingienne
Second fait : VIntrepretaiio est, elle aussi, antérieure au Concile.
Par conséquent, lorsque les évoques décident de punir tous les arc li-
ses qui se tuent, ils ne font encore que suivre les errements de La
jus! ire laïque.
Enfin, Je texte du canon est, à lui seul, une troisième preuve.
]1 frappe ceux qui <( sont convaincus » de s'être tués. Mais comment
tes en convaincra-t-on? Si ce soin, dans la pensée du concile, incom-
bait à l'Eglise, il paraîtrait indispensable que le canon adopté dît
un mot de la procédure : un procès contre un mort est chose déli-
cate, et j'ajoute particulièrement malaisée pour des clercs, qui,
n'étant ni gens d'armes ni geôliers, ne sont guère à même de savoir
si un accusé s'est tué ou non. Cependant, le concile est muet. Pour-
quoi? Parce que, contrairement aux idées reçues, le suicide ne lui
paraît à aucun degré crime d'Eglise. Les clercs n'ont pas à se pro-
noncer sur la culpabilité des accusés qui se tuent. Leur rôle se borne
évidemment à homologuer une sentence rendue par les juges laïques,
comme leur droit se borne à suivre l'évolution du droit laïque.
Non seulement ils suivent, mais il est bien possible qu'ils ne
suivent pas tous de leur plein gré. Le canon d'Orléans a tout l'air d'un
canon imposé à l'Eglise. Qu'est-ce, en effet, que refuser l'oblation?
C'est refuser une offrande qui, lorsque le défunt était riche, peut-
être considérable. Quand on connaît le niveau moral de l'épiscopat
mérovingien, l'âpreté avec laquelle il veille d'ordinaire sur les obla-
tions (i), on a peine à se persuader qu'il prenne de lui-même, sans
que nul l'y pousse, une mesure aussi contraire à ses intérêts maté-
riels. Par contre, on comprend fort bien que les gens du roi pèsent
sur l'Eglise : autant le refus d'oblation est pour elle onéreuse, autant
la confiscation est pour eux fructueuse. Il est donc tout naturel
qu'ils tiennent à faire consacrer par le clergé cette altération du
droit romain, qui leur est une source de profit. Le roi barbare ne
peut admettre que celui qu'il condamne et dépouille après sa mort
soit traité par l'Eglise autrement que les condamnés ordinaires; il
veut éviter aussi que, sous couleur d'oblations, une part des biens
à confisquer s'en aille en messes et en aumônes, c'est-à-dire soit sous-
traite au fisc : il obtient à Orléans la consécration de sa thèse. Non
seulement cette première mesure prise, au vie siècle, contre les sui-
cidés est chose laïque avant d'être chose d'Eglise, mais c'est proba-
blement chose laïque plus ou moins imposée à l'Eglise.
Maintenant, comment a-t-on l'audace de vouloir la lui imposer,
et comment a-t-elle la faiblesse de se la laisser imposer? Il va sans
(1) Voir Conc. Aurelian, c. 25, Matisconense, c. 4, (au vie siècle), Clip-
piacense (vne siècle), Maassen, p. 80, 156, 199.
l'altération dtj droit romain 387
dire que l'avidité du fisc n'est pas cause unique et déterminante.
Le pouvoir le plus despotique ne saurait arriver à rendre une action
criminelle, simplement parce qu'il y a intérêt, et on n'imagine pas
les gens du roi disant cyniquement aux gens d'Eglise : punissez
l'accusé qui se tue, innocent ou coupable, c'est mon avantage-
La cause profonde qui explique à la fois l'initiative laïque et la
soumission de l'Eglise, c'est le déclin des aristocraties et l'ascendant
de la morale populaire.
Punir l'accusé qui se tue, sans le punir de se tuer, c'est assuré-
ment chose toute simple pour des juristes au fait de leur métier,
pour des aristocrates attachés à leur privilège, pour des clercs rom-
pus au jeu des controverses théologiques. Mais, pour bien entendre
la doctrine classique, il faut une élite intellectuelle. C'est parce qu'il
n'y en a plus que les juristes' déforment et que l'Eglise laisse défor-
mer le droit romain. On a vu les juges condamner des accusés qui
s'étaient tués; on a retenu les deux faits matériellement frappants :
le suicide et la condamnation, et, de la meilleure foi du monde, on
les a associés. Pour des gens instruits, c'est une hérésie; pour les
barbares, c'est le droit romain qui continue.
Enfin, il y a la morale d'en bas. Dans la foule innombrable des
petites gens, serfs et famuli, le suicide est puni de temps immémo-
rial, puni et odieux. Usage populaire, c'est entendu, seulement au
fur et à mesure que les élites s'abaissent, elles se rapprochent for-
cément des mœurs et des idées d'en bas. Parmi les juristes qui tra-
vaillent sur la Lex romana, parmi les clercs d'Orléans, combien sont
peuple par les goûts, les sentiments et l'ignorance! Ceux-là, loin d'être
offusqués par le canon qu 'on leur propose, sont (la question d'intérêt mise
à part) tout prêts à renchérir, à punir tout ceux qui se tuent, — comme
on les a toujours punis. La défaillance de l'élite, ouvrant une brèche
dans le vieux rempart de la morale nuancée, n'aurait sans doute pas
eu de conséquences graves si elle n'avait eu pour cause, outre l'igno-
rance, l'ascendant croissant des forces d'en bas. Mais la morale
populaire est déjà entrée dans la place au moment où la brèche
s'ouvre. Elle ne tarde pas à tout emporter.
III
Deuxième victoire populaire : 1) Les conciles de Braga et d'Auxerre punissent
tous les suicides ; 2) l'Eglise, ce faisant, suit toujours la justice laïque ;
3) ce qui triomphe, c'est bien la vieille morale païenne populaire.
En 563, le concile de Braga adopte le canon suivant : Item
plaçait ut hi qui sibiipsis aut per ferrum aut per venenum aut
prœcipitium aut suspendium. vel quolibet modo violentam infenuit
:'.^ L'ÉPOQUE MÉROVINGIEN
morte m, nulla pro Mis in oblatione commemoratio fiât neqûè cum
psnlmis ad srpulturam eoruni cadavera deducantur; muXti enim
htoc sibi per ignorantiam usurpaverunt (usurpant); similiter él de
ïiis qui pro suis sceleribus puniuntur (i).
Peu après, en 578, le Concile d'Auxerrc s'arrête au texte suivant :
(Jiiieunque se propria voluntate in aquam jactaverit aut collum
iigaverit aut de arbore prœcipitaverit aut ferro perçussent aut qua-
libet occasions voluntariœ se morti tradiderit, istorum oblatio non
recipiatur (2).
Ces deux textes, auxquels on va se référer durant des siècles^ ne
fixent pas très nettement le droit canonique. L'un refuse YÔblaiio;
l'autre, la commemoratio; l'un interdit les hymnes, l'autre n'en
parle pas; ni l'un ni l'autre ne s'occupent des prières pour le sui-
cidé, ni de la sépulture» en terre chrétienne. Tels quels, ils n'en
consacrent pas moins la suppression du vieux droit romain. Qui-
conque se tue doit être puni. La morale nuancée n'est plus.
Sommes-nous, cette fois du moins, en présence d'une initiative
de l'Eglise? Je ne le crois pas. L'Eglise suit toujours la justice
laïque.
Dans un des Epitome qui remplacèrent la Lex romana, je note
le passage suivant : « Si quelqu'un s'est donné la mort, que ie fisc
prenne les biens. » Sans doute, le rédacteur ajoute encore : Nam
si per enormem debitum vel reliqua his similia, filii sui bona ejus
possideant (3). Il n'en est pas moins vrai qu'en vertu de ce texte
laïque, le juge fait le procès non plus à Y accusé qui se tue, mais
à quiconque se tue. Il acquitte, si l'on fait valoir un des motifs
d'exception. Mais, enfin, il poursuit le suicide en tant que suicide,
et, neuf fois sur dix, il condamne. Les poursuites contre le suicide
devenant ainsi de droit commun, que se passera-t-il si le texte
employé dans le pays ne parle pas du suicide? Evidemment, le juge
condamnera sans s'inquiéter des exceptions : or, la Loi romaine des
Burgondes et deux Epitome de la Lex romana (4) ne parlent pas
de la mort volontaire.
Ce qui fait que les textes laïques ne suffisent pas à trancher la
question, c'est que YEpitome qui consacre le principe nouveau esl,
d'après Haenel, du vin® siècle (5). Sans doute, il ne prétend pas inno-
ver; mais enfin, comme la rédaction est très postérieure aux conciles
d'Auxerre et de Braga, on pourrait supposer que, cette fois, c'est
(1) Canon XVI, (Mansi, t. IX, p. 779.) (2) Canon XVII, (Mansi, IX, c.
913), (oblata non recipiatur, Maassen, p. 181.) (3) Epitome Codicis Guel-
pherbytani, Haenel, p. 429. (4) Epitome Scintilla et Ep. Seldeni, {Ibid.,
p. 429.) (5) Ibid., p. XXVIII.
LES CANONS DE BRAGA ET d'AUXERRE 389
le droit canonique qui influe sur le droit laïque. Ce qui fait rejeter
la supposition, c'est l'examen des textes mêmes qu'adoptent les
deux conciles.
D'abord, les canons de Braga et d'Auxerre sont aussi muets
sur la procédure que l'était le concile d'Orléans. Pas un mot. ni
dans ces canons, ni dans d'autres, pour indiquer aux clercs ce
qu'ils doivent faire lorsqu'un homme est accusé de s'être tué. Que
conclure de ce silence, sinon que le suicide n'est nullement crime
d'Eglise, et que le soin de poursuivre et de condamner incombe à
la justice laïque?
Mais ce qui est plus décisif encore, c'est le texte du concile de
Braga. Après avoir indiqué la peine contre les suicidés, le canon
ajoute : similiter et de his qui pro suis sceleribus puniuntur. Autre-
ment dit, il assimile suicidés et condamnés à mort. Cette seule assi-
milation suffirait peut-être là prouver et que le. droit nouveau est
d'origine laïque, et que l'Eglise, une seconde fois, subordonne son
action à celle de la justice séculière.
Qu'y a-t-il, en effet, au point de vue de l'Eglise, de plus saugrenu
que de confondre dans les mêmes rigueurs suicidés et condamnés?
Encore, s'il ne s'agissait que du suicide des accusé;4., on pourrait
dire, comme on fait aujourd'hui, qu'ils se sont « fait justice ». Mais
comment le dire de celui qui se tue parce qu'il souffre trop cruel-
lement, ou parce qu'il ne veut pas survivre à ceux qu'il aime? Gom-
ment refuser au condamné le droit de se repentir, fût-ce comme le
bon larron, sur la croix? C'est tellement absurde que, dès la renais-
sance carolingienne, on essaiera de revenir là-dessus. Mais, en atten-
dant, l'absurdité est là : qui admettra que l'Eglise ait pu en prendre
l'initiative?
Par contre, imaginons une initiative laïque, rien de plus natu-
rel, de plus inévitable que cette absurdité apparente. Le juge romain,
lorsqu'il châtie l'accusé qui s'est tué, châtie en lui, en principe,
non le suicidé, mais le condamné. Quand le principe s'obscurcit, le
fait reste : le suicidé est traité comme un condamné, ou, plus exac-
tement, puisqu'il y a confiscation, comme un condamné à la peine
capitale, et, de ce fait, qui demeure, on fait un principe nouveau.
La petite phrase qui termine le canon de Braga atteste, à elle seule,
l'origine toute laïque du droit nouveau. Ce droit nouveau, l'Eglise
l'accepte, le subit probablement, mais elle n'en est pas respon-
sable. En assimilant suicidé et condamné, elle n'exprime pas son
opinion, elle enregistre une réalité juridique qui s'impose à elle.
Du coup, l'on comprend pourquoi les évêques sont muets sur la
procédure. S'occupent-ils d<^ règles à suivre pour prononcer une
sentence capitale? Non. Cela ne les regarde pas, et, si on les consul-
tait, peut-être seraient-ils d'avis qu'il ne faut pas en prononcer.
390 l'époque mérovingienne
Min- ta justice laïque ;i parié; ils s'inclinent, et, sans refaire le
procès, refusent l'oblation pour les condamnée. SimilMer, comme
dit le canon, qu'iraient-ils s'inquiéter de la procédure à suivie contre
les suicidés? Ils ne les punissent qu'en tant que condamnés. Ils
n'ont pas à refaire le procès, ils homologueni simplement la
sentence prononcée. A Auxerre et Braga, comme à Orléans, le droit
naissant n'est pas chose d'Eglise, mais chose qui s'impose à l'Eglise.
Faut-il démontrer longuement qu'avec ce droit, ce qui triomphe,
c'est la vieille morale populaire?
Je me suis laissé aller à parler de principe nouveau, de doctrine
nouvelle. Mais il n'y a nouveauté que si l'on se place au point de
vue de l'élite. Pour les grands, les mœurs du vie siècle marquent
une révolution : Romains, ils pouvaient se tuer sans avoir un châ-
timent à craindre. .Désormais, ils seront punis, et par la justice, et
par le clergé. Mais, pour huit Gallo-Romains sur dix, il y a con-
firmation pure et simple des vieux usages païens, reconnus par
l'Eglise depuis le Concile d'Arles. Je considère les cinq ou six cent-
famuli qui gravitent, au vie siècle, autour de la villa d'un riche.
Dans ce petit monde servile, quel changement y a-t-il entre ce qui
se passait avant le christianisme et ce qui se passe au vie siècle?
Aucun. Le suicide était puni, il est puni, et voilà tout : la morale
continue.
Plus on regarde, plus on la reconnaît; on dirait qu'elle s'étale,
insolemment immuable.
S'agit-il de la peine encourue? Au vie siècle, comme à l'époque
païenne, c'est au moment de la sépulture qu'on essaie d'atteindre le
coupable : un texte de Grégoire de Tours montre que, dès le
vie siècle, on lui refuse parfois, comme au vieux temps païen,
l'accès du cimetière, (i)
S'agit-il de la rude simplicité du droit? Ni le canon de Braga, ni
celui d' Auxerre n'admettent plus une seule exception. Aucune diffé-
rence entre l'assassin qui se tue au moment d'être pris, et la mère
de la victime, qui ne peut survivre à son aïeul. Les fous même ne
sont pas épargnés. L'inscription païenne punit ceux qui se tuent
ex quacunque causa. Le Concile d'Auxerre punit ceux qui sa tuent
qualibet occasione.
(1) Grégoire de Tours dit, de Palladius qui s'était tué, qu'il fut enseveli,
sed non juxta Christianorum cadavera positus, (Hist. Fr., IV, 40.) S'agit-il
d'une sévérité exceptionnelle ? C'est possible, étant donné que Palladius
avait cruellement outragé un évêque. Mais du moment qu'on applique cette
mesure à un grand comme lui, il est bien vraisemblable qu'elle frappait les
petits et les pauvres, comme dans l'antiquité.
LES CANONS DE BRAGA ET d'aUXERRE 391
La rédaction même des deux canons sent le peuple : ils ne s'oc-
cupent pas des motifs, mais ils énumèrent ceux qui s'empoisonnent,
se précipitent, se jettent du haut d'un arbre, se noient, se pendent,
s'étranglent. Malgré soi, on est tenté de dire : « A quoi bon ces
détails? Ne va-t-il pas sans dire que le crime est dans la volonté,
non dans les moyens employés? » Mais, justement, nous sommes
dans un monde où l'image s'entend mieux que l'idée, et ce qu'éveil-
lent tous ces mots : poison, fer, noyade, précipice, ce sont les images
mêmes auxquelles est associée depuis tant de siècles l'horreur servile
du suicide.
Après tant de ressemblances si frappantes, veut-on une dernière
preuve que c'est bien la vieille morale populaire qui l'emporte? Le
concile de Braga, ayant porté les peines qu'on vient de voir, se
plaint qu'elles soient inappliquées per ignorantiam. L'ignorance
n'est pas où il pense : comment aurait-on appliqué ces peines,
puisque c'est lui qui les institue? Supposera-t-on qu'entre 533, date
du concile d'Orléans, et 563, date du concile de Braga, un autre
concile, aujourd'hui oublié, aurait déjà condamné le suicide? C'est
bien invraisemblable : les canonistes de l'époque carolingienne et
du moyen âge ne font jamais allusion à d'autres textes que ceux de
Braga et d'Auxerre; il faudrait donc admettre que le canon se fût
perdu non pas entre le vie siècle et nos jours, ce qui est tout simple,
mais entre le vi6 et le viue siècle, ce qui l'est beaucoup moins. Reste
une explication : le concile a en vue, tout comme les magistrats
laïques qu'il suit, des peines usuelles, des coutumes non écrites :
que seraient-elles, sinon celles qui, de toute antiquité, punissent
dans le monde païen le suicide des petites gens, et que le concile
d'Arles a tacitement reconnues?
C'est donc bien la morale populaire, la vieille morale des petites
gens, qui, forte de l'altération du droit romain, forte de la dispari-
tion des élites, s'impose à une société nivelée, et, du premier coup,
s'inscrit dans le droit unifié. La barbarie, tuant les aristocraties, tue
du même coup les morales nuancées, et la morale d'en bas, ne trou-
vant plus rien qui l'endigue, s'étale paisiblement sur le monde.
Si ces faits s'accordent à mon hypothèse, ils heurtent des idées
reçues; aussi voudrais- je essayer de montrer d'abord que toute autre
explication serait fort malaisée, ensuite que ce triomphe du paga-
nisme populaire sur la question du suicide, loin d'être, à l'époque, un
fait surprenant, s'accorde à la vaste transformation que le déclin
des aristocraties fait subir à toute la morale.
'M)'2 l i.iMM.i i: MKimvr.
IV
Hypothèses démenties par V étude de V époque mérovingienne : ] ) Le triomphe
de l'horreur du suicide ne s'explique, au vie siècle, ni par l'horreur du sang
versé, ni par un plus grand respect de la dignité humaine, ni par l'influence
des Barbares ; 2) il confirme d'autant mieux votre hypothèse qu'il s'accor-
de au triomphe général de la morale païenne populaire que provoque le
déclin des aristocraties.
La théorie qui lie l'horreur du suicide à l'horreur du sang répandu
est violemment contredite par ce qui se passe au vie siècle.
Peu de siècles ont été témoins d'autant de brutalités sangui-
que celui qui voit naître les premières lois contre le suicide. Pour les
rois et les grands, le meurtre est chose normale. On sait les crimes
de Clovis, de Chilpéric, de Frédégonde, de Childebert et de Clo-
taire, de Deutérie faisant tuer sa fille (i), de Clotaire faisant brûler
son fils (2), de Contran faisant mettre à mort les médecins qui ont
soigné sa femme (3), de Rauchingue faisant enterrer des esclaves
vivants (4). Assassinats d'ennemis vaincus, de rivaux gênants, de
complices, supplices atroces, histoires de mains coupées, de join-
tures brûlées (5), tout cela revient sans cesse dans le récit de Gré-
goire de Tours, et tous les historiens modernes s'accordent à cons-
tater ce triomphe de la brutalité.
L'Eglise, du moins, réagit-elle violemment contre ces mœurs
sanglantes? Sans doute, des conciles interdisent' encore aux clercs
de siéger dans les tribunaux où l'on prononce des sentences capi-
tales; d'autres condamnent l'avortement, l'homicide (6). Mais, jusque
dans ses sévérités, l'Eglise se ressent de la brutalité qui l'environne :
des conciles châtient les maîtres qui tuent leurs esclaves, rien de
mieux. Mais quel est le châtiment? Deux années de pénitence (7).
Encore, si l'Eglise osait appliquer ces rigueurs timides! Mais le
droit se tait dès que les grands sont en jeu. Un concile rejette les
assassins de la communion des fidèles, ne leur accordant le Viatique
suprême que s'ils ont fait pénitence (8). Où voit-on cette loi appli-
quée aux grands? Où sont les sentences d'excommunication contre
les auteurs des crimes atroces que rapporte Grégoire de Tours? Quand
Grégoire lui-même refuse les eulogies à Mérovée, Mérovée s'emporte
et menace : on les lui accorde aussitôt (9).
Nous imaginons volontiers les clercs d'alors souffrant cruellement
devant tant de sang répandu, silencieux par crainte, mais indignés,
(1) HisL Franc, III, 26. (2) IV, 20. (3) V. 36. (4) V. 3. (5) Voir notam-
ment II, 42, IV, 48, 52, V, 29, 40, 50, VI, 32, 35, VII, 20, 32, VIII, 39, X, 18.
(6) Concil. Autiss., c. 33-34, Maassen, 182. (7) Conc. Epaonense, c. 43,
Maassen, 27. (8) Conc. Clippiacensc, c. 11, Maassen, 198. (9) V. 14.
L'HORREUR DU SUICIDE ET L'HORREUR DU SANG 393
écœurés. La vérité est que les meilleurs cèdent à la barbarie qui les
entoure. Quand Clovis fait assassiner, dans des circonstances parti-
culièrement odieuses, le fils de Sigebert, Grégoire écrit tranquille-
ment : <( Ainsi, Dieu abattait chaque jour les ennemis du roi sous
ses coups, et accroissait son royaume, parce qu'il marchait devant
lui d'un cœur droit et exécutait ses volontés (i). » Gontran, qui fait
lapider un braconnier (2), assassiner des médecins, n'en est pas
moins le « saint » roi Gontran, dont le manteau, selon Grégoire,
a des vertus miraculeuses (3).
Et Grégoire, parmi les clercs, est évidemment un des meilleurs.
Lui-même signale des évêques qui se battent, des évêques homi-
cides (4). Dans la fameuse affaire de Salone et Sagittaire, les deux
évêques ne sont déposés qu'une fois convaincus de lèse majesté;
coupables seulement de meurtre, ils s'en tiraient à meilleur
compte (5). Il va saris dire que l'Eglise ne condamne plus le service
militaire; par contre, on voit apparaître le duel judiciaire (6). Des
combattants demandent à Dieu et à leurs saints la mort de leurs
ennemis; Gontran, au cours d'un combat singulier, invoque saint
Martin et tue son adversaire ; déjà, on trouve cela tout simple (7).
L'explication classique est donc ici particulièrement indéfen-
dable : c'est d'un siècle de sang que sort le droit qui consacre l'hor-
reur du suicide.
Il me semble que les faits ne s'accordent pas davantage avec la
théorie de Durkheim. Comment faire cadrer cette idée de l'homme
devenant un Dieu pour l'homme, avec ce que nous savons de la
société mérovingienne? Non seulement elle garde l'institution ser-
vile, mais, si jamais la personne humaine apparaît humiliée hors
de l'esclavage, n'est-ce pas à cette époque où il n'y a que la force
qui compte, où le barbare, le Romain, l'homme, valent, devant
la loi, tant de solidi, comme le cheval ou l'âne?
Reste une dernière explication. A priori, on pourrait se dire :
c'est au lendemain du triomphe des Rarbares que l'horreur du
suicide triomphe dans le droit : peut-être sont-ce les Rarbares qui
l'y font triompher. Mais je crois, au contraire, qu'à l'origine, les
Rarbares, bien loin de créer ce droit, y échappent.
Je laisse de côté les textes qu'on cite pour prouver que les peuples
germaniques, en général, étaient enclins au suicide : ils ne s'ap-
pliquent pas précisément aux peuples qui ont occupé la Gaule. Mais
deux faits donnent à penser que les Visigoths et les Francs ne punis-
saient pas le suicide des leurs et le trouvaient naturel en certaines
circonstances.
(1) II, 40. (2) IX, 21. (3) X, 10. (4) IV, 43, VI If, 39, X, l&
28. (6) X, 10. (7) V, 26.
394 i'Éi'ogiK \ikko\ inciknm:
D'abord, aucune des lois barbares qui sont parvenue* jusqu'à
nous, lois des Visigoths, loi Gombctte, loi salique, loi des Fra
Ripuaircs, loi des Francs Chamavcs, ne punit la mort volonta
A la rigueur, on pourrait dire que ce silence ne prouve rien. Mai
il y a, dans la loi des Visigoths, un passage qui interdit aux méde-
cins de pénétrer seuls dans les lieux où l'on garde les prisonniers,
ne illi per metum culpae saae modem ab eodem explorent (i). Pour-
quoi? Parce que, s'ils se tuent, multum rationibus publicis dépérit,
c'est-à-dire, évidemment, parce que le trésor public y perd trop. Ce
texte (que je n'ai vu citer nulle part), prouve cependant que les
rois qui punissent, en cas de suicide, l'accusé soumis à la Loi
romaine, ne punissent pas l'accusé soumis à la loi barbare.
D'autre part, Grégoire de Tours signale des suicides parmi les
Francs. Suicides assez nombreux, dit Bourquelot (2), qui semble
croire à une mode germanique. Je n'oserais, pour ma part, aller
jusque-là : les seuls suicides signalés par Grégoire sont ceux de
Seeundinus, Palladius, Mérovée, des Francs désignés pour escorter
la fille de Chilpéric; des soldats qui pillent la basilique de Saint-
Vincent, des assassins chargés de tuer Childebert (3), et je n'en ai
pas trouvé d'autres dans le Pseudo-Frédégaire, dans Fortunat, dans
les Gesta Regum Francorum, les Gesta Dagoberti, les ouvrages de
Roricon et d'Aimoin. Ce n'est pas assez pour faire croire à une
mode. Mais ce qui donne à penser que le suicide n'existe pas, dans
le monde franc, une horreur sans nuances, c'est que Grégoire, assez
hostile, pour sa part, au suicide (4), n'a pas l'air surpris que Mérovée,
fils de roi, se tue plutôt que d'être pris. De même, le suicide des
guerriers qui préfèrent la mort à l'exil ne lui suggère aucune
réflexion. Ni pour ces guerriers, ni pour Mérovée (5), il n'est ques
tion de refus de sépulture ou de refus d'oblation.
(1) Leges Visigothorum, éd. Zeumer, (MG., Leipzig, 1902, p. 401); le texte
se trouve au livre XI de la Lex Visig. ou Liber Judiciorum, seconde version
renovata ab Ervigio. (2) Bourquelot, Bibl. Ec. Chartes III, p. 556. M. Mari-
gnan est d"avis que le suicide n'était pas rare, [Etudes sur la Civilisation
française I, p. 337, note 5), mais il ne distiongue pas entre les Romains et les
Francs. (3) III, 23, IV, 40, V, 19, VI, 45, VII, 35, X, 19, voir aussi V, 40 et VI,
17. (4) Grégoire de Tours n'a pas, à l'endroit du suicide, une haine aveugle :
il parle avec admiration de certains suicides volontaires, par exemple de
celui de saint Julien, [Livres des Miracles, IV). Il n'est pas scandalisé de voir
saint Paul [De gloria Martyrum, I, 29) et saint Martin [De miraculis sancti
Martini, I, 38), sauver des suicidés. Mais il emploie déjà, en parlant du sui-
cide les expressions nefanda mors, sœva mors, scelus, [Hist. Fr., IV, 40, De
gloria Martyr, I, 29). (5) Aimoin, qui rapporte le suicide de Mérovée, ne
dit pas non plus qu'il ait été privé de sépulture. Lorsqu'on annonce à Chil-
péric que son fils Clovis s'est tué eum ibidem sepeliri mandavit. (Aimoin,
III, 43). Il est probable, s'il s'agissait d'un enfouissement ignominieux,
qu'Aimoin prendrait soin de l'indiquer.
TRIOMPHE DU PAGANISME POPULAIRE 395
Le droit qui consacre l'horreur du suicide ne s'expliquant ni
par l'influence chrétienne, ni par l'influence de l'Eglise, ni par
l'influence barbare, ni par l'horreur du sang versé, reste donc bien
notre seule hypothèse- : ce qui triomphe, c'est l'ancienne morale
populaire, rendue souveraine par la disparition des aristocraties.
Sur cette hypothèse, qui, elle, s'ajuste aux faits, on pourrait,
malgré tout, garder quelques doutes, si le déclin des aristocraties
et le triomphe du peuple ne se constataient que sur la seule ques-
tion du suicide. Mais déclin et triomphe s'observent partout et trans-
forment l'ensemble de la morale.
J'explique la déformation du droit romain par la décadence de
l'élite chargée d'étudier et d'expliquer ce droit. Mais est-ce seule-
ment dans le monde du droit qu'on observe un tel abaissement
Non, ce qui baisse, ce qui s'efface, c'est l'aristocratie elle-même.
La haute société que nous révèlent tour à tour Ausone et Sidoine
est encore une société lettrée et mondaine. Sans doute, au fur et
à mesure qu'on avance dans le vc siècle, la culture classique devient
de plus en plus superficielle. Néanmoins, elle existe, et Sidoine voit
en elle ce qui fait l'aristocratie : « Puisqu'on ne connaît plus les
dignités qui servent à distinguer les hommes, la seule preuve de
noblesse sera de connaître les lettres (i). » Ces nobles Gallo-Romains,
fils de nobles, ont des traditions. Ils ont l'habitude des honneurs,
parfois du pouvoir. Loin de se rapprocher du peuple, au cours du
ve siècle, on a l'impression, en lisant Sidoine, qu'ils s'en éloignent
toujours davantage. Au bon comme au mauvais' sens du mot, ce sont
des aristocrates.
Dans l'Eglise elle-même, il y a, jusqu'au début du vie siècle,
une élite intellectuelle. Les discussions relatives aux idées de saint
Augustin sur la prédestination, le développement du semi pélagia-
nisme, des polémiques comme celle de Fauste de Riez et de Claudien
Mamert sur l'immatérialité de lame, nous font voir un monde épris
des grands problèmes, gardant le sens et le goût des choses de la
pensée. Evidemment saint Césaire est déjà un peu peuple, si on
le compare je ne dis pas à saint Augustin, mais à Hilaire de Poitiers.
Mais Salvien a du génie. Mais saint Avite est un grand poète qui
soutient la comparaison avec ce que l'inspiration chrétienne a produit
de plus excellent. Et, au-dessous de ces grands hommes, il y a
toute une élite administrative digne de gouverner l'Eglise et de
poursuivre l'œuvre entreprise par les grands docteurs de l'âge d'or (2).
(1) Epist., VIII, 2. (2) Voir dans Dufourcq, (Avenir du Christianisme t
I, t. V, P. 1911, p. 45). une liste des grands évoques du Ve siècle.
396 i/ÉPOQUE MÉROVINGIENNE
An Bixième siècle, pins ripn. « La nuit s'étend sur la
ôeril M. Marignan (i).
Plus d'aristocratie laïque un peu cultivée. On peut, connue M.
Brunot, juger avec indulgence les pauvres efforts que l'on constate
i là pour maintenir l'existence d'une élite (2). Mais ce qui est
sur, c'est qu'en lisant Grégoire de Tours, on cherche en vain quoique
ce soit qui rappelle les milieux élégants et lettrés dont parlent
Ausone et Sidoine. Il y a des riches et des pauvres, des puissants
et des petits, mais « la force seule octroie et maint ienl le rang » (3).
Ce que la force ne peut donner, c'est précisément ce qui fait les
aristocrates : goûts plus raffinés, moeurs polies, culture intellec-
tuelle, habitude de la richesse, aisance à l'utiliser. En ce qui regarde
la culture, il y a, au sixième siècle, « disparition totale de ce que
nous appelons aujourd'hui l'enseignement secondaire et l'ense!-
gnement supérieur », c'est-à-dire de tout ce qui fait les élites. Le
nombre des illettrés ne s'accroît pas, diminue peut-être, à en croire
M. Roger. Mais ajoute- t-il, ces « humbles connaissances » forment
toute l'instruction, au lieu d'en former seulement la base « et, loin
d'être poussée vers des études plus hautes par ces hommes sachant
!out juste lire et écrire, la classe élevée était entraînée par eux » (4).
Dans l'Eglise, même abaissement. De plus en plus l'idée s'est
répandue que les études profanes sont inutiles, idée normale en un
sens, car les clercs n'ont plus besoin de culture classique en un
siècle où l'activité intellectuelle est si faible, et ce n'est pas une
infériorité d'ignorer les lettres antiques là où l'ignorance en est
générale. Aussi les évoques ont beau être de grands personnages,
ils n'en sont pas plus cultivés. M. Roger conclut son étude sur l'Eglise
d'alors en disant : « L'activité intellectuelle, le goût des lettres
classiques que nous avons en vain cherché dans la société civile ne
se rencontrent pas davantage dans la société religieuse. L'Eglise
n'a pas encore réagi contre l'ignorance » (5).
Ce n'est donc pas seulement l'élite judiciaire qui retombe au
niveau du peuple, c'est toute l'élite intellectuelle. Le peuple, devenant
ainsi souverain, ce n'est pas sur la seule question du suicide qu'on
voit triompher le vieux paganisme populaire : il s'installe au cœur
même de ce qui devient la morale commune, chassant pêle-mêle
morales d'écoles, morale chrétienne, morale des Pères et faisant
servir l'Eglise elle-même à cette victoire païenne et populaire.
i.
(1) Etudes sur la société française, t. I. La société mérovingienne, P. 1899,
p. 462. M. Lejay (Le rôle théologique de Césaire d'Arles, P. 1906, p. 188),
parle, lui aussi, de « la nuit qui s'avance*. (2) Histoire de la Langue, t. I.
p. 135-136. (3) Marignan, Jbid., p. 162. (4) Roger, p. 128. (5) Roger,
p. 167.
TRIOMPHE DU PAGANISME POPULAIRE 397
De l'aveu commun, la grande œuvre de l'Eglise franque, c'est
l'organisation du culte des saints. Marque-t-il ou non un retour au.
polythéisme païen ? La question a été amplement débattue. Mais
si, négligeant ce point de vue proprement théologique, on se place
au point de vue moral, je ne crois pas qu'il y ait lieu à débat : la
morale qu'abrite et qu'exprime le culte mérovingien, c'est trait pour
trait, la morale païenne populaire.
Dans la société romaine, le philosophe songe au souverain bien,
le grand à sa dignité, le chrétien à faire son salut, le myste à être
pur, — "l'homme du peuple borne son idéal à vivre vieux, à éviter
la maladie, à avoir des troupeaux gras et de bonnes moissons. C'est
la réalisation de cet idéal qu'il demande aux Dieux et, de même
qu'il trouve moral de le leur demander, il trouve moral que les Dieux
sollicités cèdent à la force des rites ou à l'appât des présents.
Que cette bonne grosse morale répugne à l'esprit du stoïcisme
et du néo-platonisme, je ne m'attarde pas à le démontrer. Elle ne
répugne pas moins à l'esprit chrétien, et à celui des doctrines qu'en-
seignent les Pères du ive siècle. — Et pourtant, refoulant ses rivales,
elle s'installe, elle s'étale dans toute la littérature hagiographique
du ive siècle .
Il est extrêmement rare, comme le remarque M. Marignan, qu'on
demande aux saints « les moyens d'arriver à un idéal moral (i). »
Ce qu'on attend d'eux et ce qu'ils accordent, ce sont des biens
temporels. Parcourons les Livres des Miracles : voici, par leur vertu,
des incendies éteints, des malades guéris, des champs et des vignes
rendus plus fertiles, des hommes sauvés de 'la mort, des sources
découvertes, des objets trouvés, des maux de dents soulagés, des
blessures refermées, des villes sauvées de l'ennemi, des tempêtes
calmées (2), des animaux domptés ou retrouvés (3), des prisonniers
délivrés, des enfants ressuscites (4), des pendus rappelés à la vie,
des champs préservés de la grêle, des femmes cessant d'être stériles ,
Quelle différence y a-t-il entre cet idéal et le vieil idéal païen et
populaire ?
La morale païenne triomphe encore dans les moyens employés
pour se concilier les saints. On demande à chacun ce pourquoi il
a des pouvoirs spéciaux, (l'un guérit la fièvre, l'autre les personnes
piquées par un serpent, l'un fait retrouver les animaux perdus,
l'autre calme les maux de dents) (5), et, pour l'obtenir, on a recours
soit aux présents, soit aux vieux rites chers à la magie populaire.
(1) Marignan, II, 29. (2) De Gloria Marlyrum, 11, 21, 24, 29 (il s'agit d'un
homme qui se tue en invoquant saint Paul), 37, 42, 44. (Cf. De Gloria
Confess. 105, 51, 60, 83.) (3) De passione etc. Juliani, 21. (4) De mira-
cidis S. Martini, II, 35. (5) Marignan, t. II, p. 21.
398 l/iÔPOQUE MÉROVINGIENNE
Herbes, fruits, plantes, feuilles cueillies à l'endroit propice, huile,
vin, cidre, poudre, tout cela revient à chaque page dans les récits
hagiographiques (i). La poussière recueillie sur le tombeau d'un
saint guérit Ja fièvre, la folie, les maux de tête, la dysenterie (2).
Le culte des reliques envahit tout, et la relique agit par son cont;i< t
en dehors de toute considération morale; volée, elle garde
vertu (3). Enfin les saints reçoivent des présents, on lente leur cupi-
dité pour obtenir leurs faveurs. Qu'est-ce qui sombre en un pareil
culte ? L'idée sur laquelle se seraient accordées la plupart des haute»
morales et le christianisme primitif, l'idée que, pour plaire à Dieu
et mériter de s'unir à lui, une vie vertueuse est l'unique recours.
Cette idée, la morale populaire la bannit du ciel lui-même. A
ces saints qu'il croit tout puissants, le peuple prête une morale aussi
basse que la sienne. On les imagine cupides, cruels, déloyaux, amo-
raux. Lorsqu'ils délivrent prisonniers ou condamnés, ils ne s'inquiè-
tent pas de discerner le coupable d'avec l'innocent (4). Avares, ils
veillent sur leurs trésors, punissent inlassablement les violateurs
de sanctuaires (5), envoient des maladies à ceux qui ne traitent pas
leurs reliques avec assez d'égards (6). Malhonnêtes, ils ne remplissent
pas leurs obligations et un évêque doit punir saint Métrias pour le
rappeler à ses devoirs (7). Il y a de l'enfantillage dans leurs cruautés :
saint Martin s'était assis sur une pierre; longtemps après, Léon,
sans y mettre malice, déplace cette pierre; le saint se venge et Léon
meurt (8).
Je ne sais comment M. Dufourcq a pu dire d'un pareil culte
qu'il est solidaire à la fois « des cultes locaux qu'il prolonge et de
la vie et de la pensée chrétienne qui le portent (9). « Entre la
morale qu'exprime le paganisme populaire et celle qu'exprime le
culte des saints, il n'y a pas quelques-unes de ces ressemblances
fortuites dont l'érudition s'amuse, et dont le P. Delehaye dénonce
à bon droit les séductions, il y a identité des principes essentiels.
Et rien n'est plus naturel : tandis que s'écroulent les empires et
les aristocraties, la vie du peuple continue, l'esclavage subsiste, et
aussi la sujétion et l'ignorance : forte de cette permanence, indif-
férente au départ des Dieux comme à l'avènement des saints, la
vieille morale populaire maintient imperturbablement sa conception
séculaire et païenne du bien et du mal.
{\)De gloria Martyr, 21, 41, 47, 51, 71 ; De mirac. S. Mart., I, 34. (2) De
mirac. S. Mart., 1, 37, 38, 60. III. 52 ; De gloria Confess., 74. (3) De mirac.
S. Mart., I. 28. (4) Ibid., I, 21, 53, II, 35 ; De gloria Conf. 36 ; Vitœ Patrum.
VIII, 105; Vita sancti Aridii, 11 ; Historia Franc, V, 8, etc. (5) Hist. Franc,
IV. 49 ; VII, 35, etc. (6) De mirac. S. Mart., 1, 35. (7) De gloria Conf., 71.
(8) De gloria Conf.. VI, cf. l'histoire de l'homme qui est menacé de mort s'il ne
voile pas une image du Christ. (9) Avenir du Christianisme, I, t. V, p. 93.
TRIOMPHE DU PAGANISME POPULAIRE 399
Seulement cette morale est désormais morale commune.
Au ive, au ve siècle, la haute Eglise ou se soustrait aux contagions
d en-bas, ou souffre du moins de se sentir atteinte. L'aveu mélan-
colique de saint Augustin : aliud est quod docemus, aliud quod
sustinemus, suffit à rappeler qu'il y a morale d'en-haut et morale
d'en-bas. Au vie siècle, l'unité est faite. Sans doute, si l'on se place
au point de vue des croyances proprement dites, il y a des éléments
païens que l'Eglise répudie : usage de certains phylactères, culte
rendu à certaines pierres, certains arbres, certaines fontaines, etc. (i).
Mais cette condamnation n'intéresse plus la morale, parce qu'elle
n'indique pas une conception plus haute du bien et des moyens
de plaire à Dieu. Qu'importe à l'éthique qu'on demande santé et
richesse à telle eau plutôt qu'à telle huile, à la feuille de sauge
plutôt qu'à la lame de métal, au saint guérisseur ou à la Dame du
Lac. L'important, c'est ce qu'on demande et la façon de le demander.
Or, sur ce point, le haut clergé du sixième siècle adopte si fran-
chement, si complètement, le vieux principe païen, qu'il devient
impossible de distinguer morale d'en-haut et morale d'en-bas. Gré-
goire de Tours, qui nous révèle ce que le culte des saints a de plus
populaire et païen au point de vue moral, représente ce qu'il y a
de plus éclairé dans l'Eglise de son temps. Cette humble morale,
il ne la concède pas avec un sourire aux petites gens, au peuple
des simples. Au contraire, il traite de simples ceux qui ne la prati-
quent pas. Contant l'histoire d'un enfant aveuglé par un tourbillon
de poussière, il note que la mère est rustica et incauta (2). Pourquoi ?
Parce qu'elle n'a pas songé au geste qui écarte maléfice et maladie,
elle n'a pas fait le signe de la croix. Pour lui-même, Grégoire trouve
tout simple qu'une intervention miraculeuse le soulage quand il
souffre du ventre (3). Il parle avec gravité des reliques que portait
son père et dont nul n'eût pu dire la provenance, mais qui n'en
préservaient pas moins des voleurs, de l'assaut des sens, des risques
de noyade, de la violence et de l'incendie (4). La poussière recueillie
sur le tombeau des saints lui arrache un cri d'enthousiasme resté
célèbre : ô indicible thériaque, pigment ineffable, louable antidote,
purgation céleste!... (5) D'ailleurs, la plupart de ses récits portent
la marque de leur origine. Ils ne sortent pas des fermes, mais des
couvents et des basiliques. Ils exprimeraient la morale d'en-haut s'il
y avait encore une morale d'en-haut : seulement le paganisme
populaire a unifié la morale.
(1) Voir entre autres textes celui qui est attribué à saint Eloi, évêque de
Noyon, (Thiers, Traité des superstitions selon l'Ecriture sainte, P. 1679, p. 15),
(2) De mirac. S. Martini, III, 16. (3) Ibid., IV, 1. (4) De gloria Mart., 84,
(5) De mir. S. Mart., I, 60.
406 [/ÉP0Q1 E MÉROVINGIE1S
Là esf la grande nouveauté du siècle, le résultai le plus important
des invasions barbares. L'époque «jni \<>it le triomphe de IT.l
sur les croyances dos nouveaux venus voit, au point d<* vue moral.
non pas seulement la fin du christianisme, mais plus exactement la
fin de tout ce qui était morale d'en-haut. Le dualisme, qui <
mençait à prévaloir dans l'Eglise impériale, se trouve brusquement
aboli. Plus d'élite, partant plus de morales réservées à des élites.
Faute d'obstacles, la morale populaire s'étale sur la société nivelée.
Rapportées à ce grand événement, l'évolution des idées relatives
à la mort volontaire est toute simple et normale. Elles se trans-
forment dans le même sens que le reste de la morale et sous l'action
des mêmes causes. Elles suivent le courant.
Pourquoi le droit romain cède-t-il si aisément ? Parce qu'il n'y
a plus d'élite judiciaire capable d'en saisir l'esprit, parce qu'il n'y
a plus d'élite sociale assez distincte du peuple pour rejeter la morale
du peuple.
Pourquoi l'Eglise barbare se laisse-t-elle faire si aisément? Parce
qu'il n'y a plus de haute Eglise, parce que l'indifférence pour la
sépulture n'existe plus dans ce monde où la pensée cède à l'usage,
où saint Grégoire lui-même croit punir un coupable en l'enterrant
dans du fumier, parce qu'enfin l'idée que Dieu seul est juge et que
ses voies sont impénétrables est une idée délicate qui répugne au
sentiment populaire : si Dieu absolvait un criminel dont le crime
ici-bas soulève l'horreur, c'est Dieu qui serait dans son tort.
Le droit qui, au vr9 siècle, consacre l'horreur du suicide est donc
dans l'esprit du temps, et son avènement confirme l'hypothèse qui
nous conduit. Il n'exprime ni une horreur plus vive pour le sang
versé, ni un respect nouveau de la personne humaine, ni un effort
maladroit pour appliquer les idées de saint Augustin. Ce qu'il reflète,
c'est le grand fait social qui est en train de transformer le monde.
La barbarie a supprimé les élites : privées de leur soutien, les morales
d'en-haut s'écroulent. Sur les ruines de la civilisation, la morale
païenne populaire et, avec elle, l'horreur du suicide s'épanouissent
librement.
CHAPITRE IV
La Renaissance Carolingienne :
Réappparition fugitive de la Morale nuancée
L'époque carolingienne, si négligée par les historiens qui se sont
occupés du suicide, nous offre un moyen d'éprouver la valeur de notre
hypothèse.
En Angleterre, au vne siècle, en France à l'époque de Charlemagne,
on voit se reconstituer une élite intellectuelle. Dans la société laïque,
cette élite nous est mal connue; nous n'atteignons guère que la
fameuse Académie d'Alcuin et l'entourage immédiat des souverains.
Mais l'aristocratie religieuse nous échappe moins. Non seulement
nous connaissons, par leurs ouvrages, force clercs instruits, mais
nous voyons, par les correspondances, que ces clercs ne sont pas
autant d'exceptions isolées : ils se connaissent, s'écrivent, se consul-
tent, s'envoient leurs écrits; groupés dans certaines abbayes, ils se
retrouvent par surcroît dans les synodes, nombreux à cette époque.
Ils s'intéressent à de grandes questions : la querelle des images trahit
un effort tout aristocratique pour arracher l'église au paganisme
populaire; avec Gottschalk et Jean Scot Erigène, le plus grand
problème chrétien se trouve à nouveau posé; l'âpreté des luttes qu'il
provoque révèle un monde qui a repris le goût des choses de la pensée.
D'autre part, la conversion des Saxons, les luttes contre les Sarra-
sins posent de hauts problèmes pratiques. Ainsi se forme une élite,
évidemment très inférieure à la haute église du ive siècle, mais qui
déjà domine de haut la société qui l'entoure. Entre la nuit mérovin-
gienne et l'ombre qui enveloppe les origines de la civilisation féodale,
le monde de Théodore et de Bède, celui d'Alcuin, d'Eginart et de
Théodulfe, celui d'Agobard, d'Hincmar et de Scot Erigène brillent
un moment comme autant d'aristocraties de l'esprit. — Or, notre
hypothèse lie le sort de la morale nuancée à celui des élites cultivées :
si elle est juste, cette morale doit reparaître avec la renaissance caro-
lingienne, puis disparaître avec elle.
Les faits répondent à cette déduction : il y a, en Angleterre, après
Théodore de Tarse, en France à l'époque carolingienne, un effort
pour adoucir la législation rude et simple du vie siècle; à la même
époque, on constate un menu regain de faveur pour le suicide antique
et le suicide chrétien; enfin ce timide essai de morale nuancée dispa-
raît, avec l'élite elle-même, dans l'ombre où se perd peu à peu la
renaissance carolingienne.
26
402 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
La renaissance anglo-saxonne et la morale nuancée : Les Pénitentiels dans lesquels
on reconnaît l'influence de Théodore de Tarse essaient de nuancer et d'atté-
nuer la législation du vie siècle.
On admet aujourd'hui que, dès le milieu du vne siècle, les Anglo-
Saxons étaient, pour la plupart, convertis au christianisme. Mais
ces chrétiens, comme le dit dom Cabrol, restaient barbares (i), et
c'est seulement avec la génération de saint Vilfrid et de saint Théo-
dore de Tarse que se dégage une élite intellectuelle. Le fait frappe
d'autant plus que la Gaule, à la même époque, est peut-être encore
plus barbare qu'au vie siècle. « Toute la culture,écrit M. Brunhes,
s'est réfugiée dans les monastères d'Angleterre et d'Irlande (2). » Là
on lit les chefs-d'œuvre antiques et les Pères de l'Eglise, on s'en
inspire, on écrit. Des écoles s'ouvrent et s'emplissent. Tout aussitôt
on constate un effort pour modifier et atténuer le droit canonique
relatif au suicide (3).
Les textes qui le prouvent sont dan? les Pénitentiels (4). Sous ce
nom circulaient dans l'église, dès avant Je temps de Théodore, des
livres indiquant les pénitences à imposer aux divers pécheurs. Au
huitième siècle, il s'y mêle toute sorte de décisions intéressant le
(1) Dom Cabrol, L'Angleterre chrétienne avant les Xormands, P. 1909,
p. 110. (2) Bruhnes, La foi chrétienne et la philosophie au temps de la
Renaissance carolingienne, P. 1903, p. 5. (3) On pourrait, il est vrai,
se demander si les canons mérovingiens avaient été connus et appli-
qués en Angleterre, car il n'est question du suicide ni dans les ca-
nons des synodes soi-disant tenus au temps de saint Patrice, (Hefele-
Delarcq, III, p. 185-187), ni dans la fameuse collection canonique connue
sous le nom d'Hibernensis, (Wasserschleben, Die irische Kanonensamm-
lung, Leipzig, 1885), ni dans les documents bretons et irlandais qui
iorment la première partie du recueil de Wasserschleben [Die Bussordnun-
gen der abendlàndischen Kirche, Halle, 1851, p. 101-143), ni dans les Péni-
tentiels dits de Cumméan. (^ettinger, Archiv. f. Katolisch. Kirchenrech* ,
3e série, VI, 1902) et de Columban (Wasserschleben, Bussordnungen, p. 353).
Mais un des canons attribués à saint Patrice, et dû sans doute à des synodes
irlandais du vne siècle, prouve que l'on interdisait d'offrir le saint sacrifice
pour certains défunts (Hefele-Leclercq, II, 2, p. 897). D'autre part, le fameux
Aldhelme, né au milieu du vne siècle, parle du suicide comme d'un crime
puni sévèrement, [De laudibus virginitatis, chap. XXXI, P. L., LXXXIX,
c. 128). Enfin et surtout les textes des pénitentiels qu'on verra plus loin
prouvent bien crue les rédacteurs ne créent pas librement un droit nouveau,
mais cherchent seulement à faire admettre quelques dérogations à un droit
déjà existant et qui porte contre le suicide les mêmes peines qu'indiquent
les canons mérovingiens. (4) Sur les pénitentiels, voir, outre l'ouvrage de
Wasserschleben, Schmitz, Die Bussbiicher und die Bussdisciplin der Kirche,
Mainz, 1883, et Die Bussbiicher und dos kanonische Bussverfahren, Dïisseldorf,
1898, et Fournier, Etude sur les Pénitentielsl dans la Revue d'hist. et de littèr
religieuses, t. VI, VII, VIII, IX.
LES PENITENTIELS ANGLO-SAXONS 403
droit canonique. On sait aujourd'hui que les nombreux écrits de ce
.genre attribués jadis à Théodore ne sont pas de lui (i). Mais on
s'accorde à reconnaître son influence dans le pénitentiel en deux
livres dit du Discipulus Umbrensium, et cette influence se retrouve
dans les deux recueils connus sous le nom de Canones Gregorii et
Capitula dacheriana. Or, dans ces trois recueils, on trouve des
décisions qui corrigent la rigueur simple des canons du vi6 siècle.
Le premier donne sous le titre : De vexatis a diabolo, les quatre
paragraphes suivants.
i Si homo veœatus est a diabulo et nescit aliquid nisi ubique
discurrere et occidit semetipsum quacunque causa poiest ut oreiur
pro eo si ante religiosus erat;
2 si pro disperatione aut pro timoré aliquo aut pro causis inco-
gnitis se occident, Deo relinquimus hoc judicium et non ausi sumus
or are pro eo;
3 qui se occident propria voluntate, missas pro eo facere non
Ucetj sed tantum orare et elimosinas largiri;
4 si quis christianus subita lemptatione mente sua exciderit vel
per insaniam seipsum. occident, quidam pro eo missas faciunt (2).
On retrouve, sans titre, dans les Capitula Dacheriana, les para-,
graphes 3 et k du texte ci-dessus (3).
(Les Canones Gregorii reproduisent, en modifiant quelques expres-
sions, les paragraphes 1 et 2 (4).
Le Pœnitentiale Martenianum reproduit les quatre paragraphes (5).
Ce qui frappe d'abord dans ces décisions, c'est la timidité du
rédacteur. Il écrit : potest ut oretur, — quidam missas faciunt, comme
s'il avait peur de prendre parti. Il dit même : non ausi sumus
orare pro eo. Mais ce qui se cache, - — ou du moins ce qui voudrait
se cacher, — sous ces prudences verbales, c'est un vigoureux effort
pour nuancer la morale.
D'abord, en ce qui concerne les fous, les Pénitentiels corrigent
ce qu'il y avait de plus rigoureux dans la législation du sixième
siècle. Ils permettent de prier pour le démoniaque, si, avant d'être
tourmenté par le diable, c'était un homme religieux. Mais, engagés
dans cette voie, ils vont très loin : ils ouvrent la porte à toutes les
concessions en visant, outre Vinsania, le cas de celui qui a eu un
moment de folie, — car on ne peut guère traduire autrement l'expres-
sion : si quis subita temptatione mente sua exciderit. Aujourd'hui
(1) Wasserchleben, Bussordn, p. 13-37 ; Schhiitz (1898), p. 510-524 ;
Fournier, t. VI, p. 297. (2) Wasserschleben, Buss., p. 21. Le texte donné
par Schmitzsous le titre de Theodorsche Rechtbuch, (Bussb. u.kanon. Bussverf.t
p. 574) n'offre que des différences sans intérêt au point de vue du sens. (3)
Canons 93 et 94, (Wasserschleben, p. 153 et 154). (4) Canon 152, (ibid.t
p. 177). (5) C. XIX, (ibid., p. 286). Il n'est pas question du suicide dans
]<s autres pénitentiels anglais édités par Wasserschleben : P. Bedae, P. Egberti,
JJber de remediis peccatorum, P. Pseudo-Bedae2 elc. Sur le P. Pseudo-
Theodorij voir plus loin2 p. 411.
404 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
même se sont des formules de ce genre qui rendent les rigueurs du
droit canonique à peu près illusoires.
En ce qui concerne ce que nous appelons les suicides conscients,
même effort pour nuancer et adoucir la morale.
A vrai dire, les paragraphes 2 et 3 du Pénitentiel en deux livres
semblent d'abord contradictoires. L'un interdit les prières quand
la mort volontaire est due au désespoir, à la crainte, à des rai-
sons inconnues; l'autre les permet pour ceux qui se tuent « par
leur propre volonté ». Comme ceux qui se tuent par désespoir ou
crainte paraissent se tuer propria voluntate, on a l'impression que le
Pénitentiel retire d'une main ce qu'il donne de l'autre. Mais, pour
sortir de cette contradiction, il suffit de donner au mot disperatio,
au lieu du sens général qu'à notre mot désespoir, le sens plus étroit
qu'il a bien souvent dans la langue des théologiens d'alors : le déses-
péré n'est pas celui qui n'attend plus rien de la vie, c'est celui qui,
en raison de ses péchés, n'ose plus compter sur la miséricorde divine.
C'est donc avant tout un coupable. De même celui qui se tue pro
timoré aliquo n'est pas celui qui cède à quelque honnête crainte,
(crainte de survivre à un chef, crainte d'être déshonoré), c'est celui
qui craint d'être condamné ou accusé. C'est quelqu'un qui a la
conscience trouble. Enfin, celui qui meurt causis incognitis est
assimilé aux coupables, parce qu'un motif inavoué passe aisément
pour inavouable. Du coup, la distinction faite par le Pénitentiel
est parfaitement claire; c'est celle du droit romain classique : le
paragraphe 2 s'applique à ceux qui se tuent mala conscientia ou
metu futurœ sententiœ; le paragraphe 3 à ceux qui se tuent sans être
coupables ou soupçonnés d'un crime.
Naturellement le Pénitentiel n'a pas la même indulgence pour ces
deux sortes de suicidés. Mais, s'il est plus doux aux premiers, il n'est
pas impitoyable aux autres.
Pour les suicidés ordinaires, il respecte la lettre du droit établi
et n'autorise pas les messes; mais il permet les prières et les aumônes.
Pour les coupables, il n'ose pas permettre les prières, mais,
"voulant malgré tout faire quelque chose en leur faveur, il écrit :
Deo relinquimus hoc judicium : Dieu seul jugera. Evidemment,
aux yeux du peuple, celui auquel on refuse messes et prières va droit
en enfer. Le Pénitentiel, protestant contre cette idée rude et simple,
rappelle que les décisions des hommes ne sauraient lier Dieu : c'est
pour la famille du mort une porte ouverte à l'espoir.
L'effort, pour nuancer le droit du vie siècle, est manifeste : les
conciles n'envisageaient qu'un cas ; les Pénitentiels en distinguent
cin(î-
L'effort pour l'adoucir n'est pas moins visible : tout ce qu il y
a de nouveau dans les Pénitentiels est en faveur des suicidés.
J'ajoute que, s'il y a de la timidité dans la rédaction, les résultats
(pratiques sont considérables : dire des messes pour ceux qui ont eu
un moment de folie, prier pour ceux qui se tuent propria voluntate,
c'est porter un rude coup au droit du vi* siècle. D'autre part, en
LES PENITENTIELS FRANÇAIS 405
écrivant : non ausi sumus, les rédacteurs laissent paraître assez
clairement leur désir de s'engager encore plus avant dans les voies
de l'indulgence. L'impression d'ensemble est nette : la morale d'en
haut relève la tête.
II
La renaissance carolingienne et la morale nuancée : 1) Les idées anglo-saxonnes
pénétrent dans l'empire franc ; 2) abandonnées au moment de la réaction
contre les Pénitentiels, elles reparaissent, plus hardies, dans les faux capitu-
laires ; 3) les Réponses du pape Nicolas et le canon du concile de Troyes
montrent qu'à la fin du IXe siècle, la lutte n'est pas terminée ; 4) arguments
des deux partis : saint Augustin allégué contre la législation du VIe siècle
Tandis que Théodore et ses successeurs restaurent les lettres
en Angleterre, la Gaule est toujours barbare. Elle l'est, semble-t-il,
de plus en plus. On n'admet plus aujourd'hui que l'Eglise et l'ordre
monastique aient été alors « les ports où se sauvèrent les débris des
lettres et des sciences dans leur naufrage » (i). Saint Columban ne fait
pas de LuxeuH un centre intellectuel. Dans les écoles restées ouvertes,
on enseigne à lire et à écrire. Au début du vme siècle, l'influence
anglo-saxonne n'arrête pas brusquement cette décadence (2).
Un si long temps de barbarie ne pouvait que consolider en
Gaule l'œuvre des conciles du vi6 siècle. En outre, vers 731, une
compilation morale et canonique attribuée au pape Grégoire III
reproduit le canon de Braga (2). Et pourtant, dès la seconde moitié
du vme siècle, les idées de Théodore et de ses disciples franchissent
la mer (3). A l'heure même où renait la civilisation et où apparaît
l'élite, les Pénitentiels font pénétrer la morale nuancée dans l'Eglise
franque. ■
M. Fournier indique comme ayant circulé dans l'empire franc
au vme siècle et au début du ixe siècle, les huit Pénitentiels dits de
Bourgogne, de Bobbio, de Paris, de St-Hubert, de Fleury, de Merse-
burg, le Vallicellanum I, et le Pénitentiel de Vienne (4). On peut
ajouter à cette liste le Bigotianum (5), les Capitula judiciorum (6),
le San Gallense tripartitam (7), le Judicium démentis (8) et le
(1) Hist. littêr., III, 22. (2) Roger, ouvr. cité, p. 409, 415» 425.
(3) Excerptum a beato Gregorio papa III edit. ex Patrum dicits cano-
numque sententiis, Mansi, XII, 296. (4) Je ne m'arrête pas, bien entendu,
à la thèse de Mgr Schmitz qui, contre toute évidence, voyait dans
un pénitentiel romain le prototype de tous les ouvrages analogues
composés au vme siècle. M. Fournier a longuement démontré, dans les
articles cités plus haut, qu'elle était indéfendable, et je ne crois pas qu'elle
garde de partisans, (cf. Saltet, Les réordinations, P. 1907, p. 93, et Gou-
gaud, Les chrétientés celtiques, P. 1911, p. 275 ss.) L'usage des pénitentiels
a passé des Celtes aux Anglo-Saxons et de là en Gaule et en Italie. (5)
Revue d'hist. et de littér. relig., VIII, p. 533 ss. (6) Voir Wasserschleben, Die
Buss., p. 67. (7) Schmitz, Bussb. u. kanon. Bussver., p. 204. (8) Ibid., p.
176, et Fournie^ Revue citée, VIII, 531. (9) Wasserschleben, p. 59-60.
400 LA i:k naissance caro:u\<;ii;\ m;
Vindobonense U (i). Or, sur ces treize Pënitentiels, un seul reproduit
à peu pivs la doctrine du Concile d'Auxerre (2), six ne parlent
du suicide, 1rs six autres reprennent plus ou moins hardiment les
idées anglo-saxonnes.
Le Pénitentiel de Merseburg contient le canon suivant : si homo
vexatus est a diabolo et nescit quid faciat et vexans seipsum occidit,
licet ut oretur pro eo (3).
Le Vindobonense donue à peu près le môme texte (/j).
Le Judicium démentis emploi la même formule, mais supprime
les mots : nesciens quid faciat (5).
Le Vallicellanum I reprend, en les modifiant, les deux premiers
paragraphe du Pénitentiel en deux livres : si quis homo vexatus est,
a diabolo et nescit quid facit et vexans se ipsum occidit, licet ni
oretur pro eo. Si vero pro desperatione aut pro timoré occidit, non
oretur pro eo (6).
Le Bigotianum reproduit, avec quelques modifications qui n'at-
teignent pas le sens, les trois premiers paragraphes du Pénitentiel en
deux livres (7).
Enfin, d'après Wasserschleben, le Vindobonense b reproduit tout
le chapitre f)e vexatis a diabolo du même Pénitentiel (8).
Si je note ces diversités, c'est qu'elles trahissent, je crois, les
hésitations des Francs, à la fois séduits et surpris par les textes
anglo-saxons. Le Pénitentiel de Merseburg et celui de Vienne donnent
a peu près le même texte; mais partout ailleurs, contrairement à
l'usage, les auteurs ne se copient pas les uns les autres. Un seul
copie l'original anglais. En présence de textes trop hardis pour eux,
les rédacieurs pèsent les mots, choisissent, dosent savamment l'indul-
gence. Plus encore qu'en Angleterre, la morale nuancée semble
craindre de heurter la tradition et les préjugés populaires (9).
Et pourtant elle répond si bien aux vœux d'une élite, qu'elle
sort victorieuse d'un premier combat.
(1) Ibid., 68-69. (2) Capitula judiciorum paenitentiae, (Schmitz, p. 218):
de his qui seipsos occident : nullius oblatione recipiantur qui seipsos occidunt -T
similiter et qui scelere suo punitur. (3) Canon 121, (Schmitz, p. 366).
(4) Canon 88, {ibid., p. 356). (5) Canon 12, (Wasserschleben, p. 434).
(6) Canon 6, (Schmitz, Bussbùcher u. Bussdiscip., p. 259). (7) Livre IV,
c. 2, parag. 1, (Wasserschleben, p. 453). (8) p. 497. (9) Fait inattendu.
le paragraphe du Pénitentiel en deux livres que tous nos auteurs laissent
tomber est celui qui vise Yinsania, (il ne se retrouve que dans le Vindo-
bonense b). Cette omission est si extraordinaire qu'il faut sans dout^
admettre que les fous sont assimilés de plein droit aux vexati a diabolo dont
parle le paragraphe 1. C'est la preuve que l'élite de l'Eglise franque est plus
accessible que l'élite anglo-saxonne aux préjugés populaires. C'est sans dout<
pour rendre cette assimilation plus facile en pratique que plusieurs auteurs
-Suppriment les mots qui, dans le Pénitentiel en deux livres, s'appliqiunt
exclusivement au possédé fou furieux : nescit aliquid nisi ubique discurrere.
Ces mots supprimés, on peut dire de tout insanus qu'il est vexatus a diabolo ;
tîs, au lieu de l'en tenir pour plus edienx, on le tient peur non punissable.
LA CONDAMNATION DES PÉNITENTIELS 407
Jusqu'au début du IXe siècle plusieurs évêques se contentent de ne
pas suivre la doctrine enseignée par les Pénitentiels (i). Mais bientôt
l'Eglise de Gaule déclare la guerre aux libelli. En 8i3, le synode
de Châlons condamne, non sans âpreté, ces livrets « qu'on appelle
Pénitentiels, et dont les auteurs sont incertains, mais les erreurs
certaines » (2). En 829, le synode de Paris parle de les jeter au feu (3).
Ce qui permet de croire que les décisions concernant les suicidés
font partie de^ces « erreurs certaines », c'est qu'au ixe siècle la doc-
trine des conciles mérovingiennes s'affirme de nouveau avec énergie. A
Valence, en 855, les évêques décident que celui qui meurt dans un
duel sera considéré comme « homicide de lui-même et ayant sponta-
nément recherché sa propre mort ». En conséquence, il n'aura pas
droit à la commémoration, et le corps ne sera pas conduit au tom-
beau cura psalmis vel orationibus (4). La doctrine du vie siècle
se retrouve dans les Capitula de Rodolfe de Bourges (5) et dans ceux
qui sont attribués à Hérard de Tours et Isaac de Langres (6). Enfin,
les Pénitentiels eux-mêmes abandonnent, au lendemain des synodes
de Paris et de Châlons, la doctrine anglaise. Halitgaire donne
l'exemple : dans son fameux Pénitentiel, destiné à prouver qu'il
peut y avoir des libelli exempts d'erreur, il reprend purement et
simplement le texte du Concile de Braga (7).
A lire tous ces textes, on pourrait croire que la morale nuancée
n'a plus de partisans. Erreur. Elle tient bon sous l'assaut, et elle
reparaît bientôt, plus hardie. #
D'abord, la condamnation portée par les deux synodes n'atteint
pas tous les Pénitentiels sans exception. Ceux que protège un nom
célèbre ne sont pas emportés par l'orage, et nous savons par un texte,
de Reginon, qu'au début du xe siècle, celui « de Théodore » est
(1) Tardif (Hist. des sources du droit canonique, p. 130) signale, comme ayant
été composés avant la collection d'Halitgar, 'es capitula de Théodulfe
d'Orléans (P. L., CVI), de Hatton ; (M. G., in-fol., L., I, p. 349), de Boniface,
(d'Achery, Spicil., I, 507) : dans aucun de ces recueils, il n'est question du
suicide. N'en pas parler, c'est admettre les canons du vie siècle. (2) Canon 38
(Mansi, XIV, 91). (3) Canon 32 (Mansi, t. XIV, c. 559). Sur cette guerre
faite aux pénitentiels, voir Wasserschleben, p. 77 ss. (4) Canon XII (Sirmond,
Conc. antiq. Galliae, t. III, p. 95). (5) C. 40 (P. L., CXIX, c. 723), texte de
Braga. (6) Isaac (t. XI, c. 32) donne le texte du concile d'Auxerre (Baluze,
Capit., I, 1283) ; Hérard (c. 134) donne une rédaction personnelle et très
nette : de his qui sibi quacunque neglegentia mortem inferunt aut pro suis scelc-
ribus puniunlur nulla pro eis fiât oblatio nec cum psalmis ad sepulturas dedu-
cantur, (Baluze, ibid., p. 1296). Ces textes sont d'autant plus remarquables
que les Capitula dits d'Hérard et d'Isaac passent pour avoir été faits en
grande partie à l'aide des fauxcapitulaires. Or, les faux capitulaires contiennent
une décision très hardie en faveur de la doctrine anglaise. C'est donc sciemment
que les rédacteurs la font disparaître. (7) Halitgaire (IV, 6) donne le texte
du concile de Braga (Schmitz, Bussb, u. Kanon. Bussrerf., p. 280). Il n'est
pas question du suicide dans les livres pénitentiels de Raban Maur.
108 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
lou jours en usage (i). Ensuite, et surtout, les faux oapitulaires de
Benoit Lévite contiennent un texte encore plus hardi que ceux
Pénitentiels anglais :
De eo qui semebipsum occidit aut laqueo se suspendit considéra-
tum est ut si quis compatiens velit elimosinam dare, tribuat et ora-
tionem in psalmodiis faciat. Oblaiionibus tamen et missis ipsi careanl;
quia incomprehensibilia sunt judicia Dei et profunditatem consilii
ejus nemo potest investigare (2).
Selon Knust, la source de ce passage serait le Martenianum, (qui
lui-même, on s'en souvient, reproduit le Pénitentiel en deux livres).
Seckel, au contraire, écrit : source inconnue (3), constatant seule-
ment que les derniers mots du faux capitulaire sont empruntés à
VEcclésiaste. Je crois qu'ils ont raison l'un et l'autre. Il est clair
que l'idée générale est reprise au Martenianum, c'est-à-dire aux
Pénitentiels anglais. Mais il n'est pas moins clair que le rédacteur n'a
pas repris le texte lui-même, qu'il a voulu lancer une formule plus
hardie.
Première hardiesse : alors que le Pénitentiel en deux livres
« n'osait pas » prier pour certains suicidés, l'auteur du faux capitu-
laire autorise les prières pour tous ceux qui se tuent.
Deuxième hardiesse : alors que le Pénitentiel permettait seule-
ment de prier, l'auteur du faux capitulaire, sans se soucier de la
décision du Concile de Braga, autorise en termes exprès orationem in
psalmodiis.
Enfin, gomme s'il voulait heurter de front les préjugés populaires,
§e capitulaire vise non seulement les suicidés, mais précisément les
pendus.
Ainsi, au lendemain même de la condamnation des Pénitentiels,
la morale nuancée, qui semblait frappée à mort, se révèle plus au-
dacieuse.
Non certes qu'elle l'emporte ou semble près de l'emporter sur sa
rivale : les faux capitulaires eux-mêmes prennent soin de rapporter,
outre la décision qu'on vient de voir, les canons des Conciles d'Auxerre
et de Braga (4). Mais ce souci même d'exposer les deux doctrines
prouve qu'elles ont l'une et l'autre des partisans, que la lutte n'est
pas finie. Et, pour la morale nuancée, c'est déjà une victoire que de
lutter encore.
Deux textes (qu'on cite d'ordinaire pour montrer le triomphe de
la morale simple), prouvent, je crois, que cette lutte se prolonge
jusque vers la fin du ixe siècle.
(1) Dans son manuel de visites pastorales, Reginon conseille aux
évêques de demander aux prêtres s'ils se servent du Pénitentiel romain
ou de celui de Théodore ou de celui de Bède, [De eccles. discip., I,
Inquisitio, no 95 (P. L., CXXXII, c. 191). (2) II, 70, (éd. Pertz,
M. G., fol., L, II, p. 77). (3) Seckel, Neues Archw der Gesellschaft fur altère
àiutsche Geschichtskunde, t. XXXIV, p. 333-334. (4) III, 442 et Addilio
qiiartal 81.
LA LUTTE DES DEUX MORALES 409
Dans ses fameuses Réponses à des questions posées par les
Bulgares, le pape Nicolas I déclare qu'il faut sans doute ensevelir
les suicidés, de peur qu'ils n'offensent l'odorat des vivants, mais il
ajoute : non tamen est, ut aliis pavor incutiatur, solito cum obsequiis
more ad sepulcra ferendus; sed et si qui sunt qui ejus sepulturœ
studio humanitatis oosequuntur, sibi non Mi qui sui extitit homicida
prœstare videntur. Sacrificium vero pro eo non est offerendum... (i)
Au premier abord, ce texte paraît très sévère aux suicidés. Il l'est
d'ailleurs en un sens, puisqu'il déclare que rien ne saurait être utile
à celui qui a été homicide de lui-même. Mais, au point de vue pro-
prement canonique, il semble bien qu'on entende dans la réponse de
Nicolas I comme un écho des Pénitentiels et des faux capitulaires.
Non seulement le Pape permet obsequi sepulturœ; mais il a l'air
d'engager les fidèles à le faire : les mots humanitatis studio rappellent
le : si quis compatiens du pseudo-Benoit Lévite, et le texte déclare
formellement que celui qui fera ainsi preuve d'humanité à l'égard
des suicidés, semble sibi prœstare. En outre, Nicolas I ne déclare pas
exactement en quoi les obsèques des suicidés doivent différer des
autres. Les mots non solito cum obsequiis more sont vagues à souhait.
En somme, on peut, sous le couvert de ce texte, ensevelir honorable-
ment un suicidé : le Pape condamne le principe dont s'inspirent les
Pénitentiels; il évite de condamner leurs solutions pratiques.
En 878, un canon du concile de Troyes montre que la morale
simple n'a pas encore tout à fait triomphé.
Ce canon, qui vise à la fois les ravisseurs d'église et les suicidés,
est résumé par Hefele en ces termes : « Si, d'ici au premier novembre,
ceux qui ont pris les biens des églises ne les ont point restitués, ils
seront exclus de la sainte Eucharistie; celui qui méprisera cette ex-
communication sera privé des honneurs de la sépulture chrétienne;
il sera traité comme les suicidés » (2).
Si ce résumé était exact, le texte de Troyes serait sévère : refuser
aux suicidés « les honneurs de la sépulture chrétienne », n'est-ce pas
vouloir qu'ils soient enfouis sans que l'Eglise ou les fidèles fassent rien
pour eux ? Seulement le résumé est trompeur. Le concile ne parle
nulle part de « sépulture chrétienne ». Par contre, après avoir privé
les ravisseurs morts dans leur péché de psaumes, d'hymnes, de
commémoration, il rappelle que les suicidés et les condamnés à mort
« ne doivent pas être conduit à la sépulture au chant des hymnes
et des psaumes » (3). Ce qui frappe dans ce texte, c'est qu'il ne traite
pas, contrairement à ce que dit Hefele, les ravisseurs comme les
suicidés. Aux premiers, il refuse psaumes, hymnes et commémoration;
aux seconds, il refuse seulement hymnes et psaumes. Le Concile de
Troyes est donc moins sévère que les Conciles des temps méro-
vingiens et le concile de Valence. En interdisant seulement les
(1) Mansi, t. XV, c. 401. (2) Hefele-Delarc, t. VI, p. 105. L'édition
Leclercq (IV, 2, p. 671) dit de même : il sera privé des honneurs de la
sépulture chrétienne et traité comme les suicidés. (3) Mansi, t._XVII, c.349.
410 LA RENAISSANCE CAKOLINC!
obsèques solennelles, il semble bien s'inspirer encore quelque peu
de la doctrine foi lY-nilenli.-N.
Ainsi, à la fin du ix° sir-* -le, la morale nuancée n'a pas réussi à
supplanter sa rivale, mais on compte encore avec elle : la lutte n'est
pas terminée.
Cette lutte, nous la suivons surtout à travers les décisions des
papes, des conciles, des évêques et des rédacteurs de Pénitentiels.
Mais, bien qu'ils n'allèguent pas toujours des textes ou des raisons
en faveur de leur thèse, nous pouvons cependant nous faire une idée
assez précise des arguments que font valoir les deux partis.
Les partisans du droit mérovingien allèguent d'abord la tradition :
le concile de Troyes attribue l'interdiction des hymnes et des psaumes
aux « canons des anciens Pères, adoptés sous l'inspiration du
Saint-Esprit » (i); (j'ignore à quel texte il peut faire allusion). Le
Pape Nicolas, pour justifier l'interdiction de célébrer dès messes, cite
le texte de saint Jean : « Il y a un péché qui va jusqu'à la mort; je
ne dis pas de prier pour ce péché là » (2). Comme le texte ne dit
nullement que ce péché soit le suicide, le Pape le lui fait dire en
jouant ingénieusement sur l'expression : pécher jusqu'à la mort.
Sacrificium vero pro eo non est offerendum qui non solum ad mortem
usque peccamt sed et mortis sibimet interitum propinavit. Quis enim
magis peccatum ad mortem facit, pro quo Joannes apostolus dicit
non orandum, quam is qui Judam imitaius sui ipsius homicida fuisse
magistro diabolo comprobatur (3)P
Les partisans des idées nouvelles remarquent, eux, que, dans la
Bible, Saùl est enseveli par les hommes de Jabès, parce qu'il leur a
autrefois rendu service. « Assurément, écrit Bède, il est convenable,
si quelqu'un des fidèles et des grands hommes se laisse vaincre par
le péché et encourt la mort spirituelle, qu'il reçoive, de ceux auxquels
il a rendu de bons services, une assistance qui l'aide à revivre; il
convient que ce qu'il y a eu de charnel en lui soit recouvert, au milieu
de prières pleines de ferveur et de componction, et que ce qu'il a fait
de spirituel lui vaille des soins pieux et lui soit compté » (4). C'est
la justification des prières pour le suicidé, si ante religiosus erat,
comme disent les Pénitentiels. Parlant des lamentations de David
après le suicide de Saùl, l'auteur des Questions sur les livres des Rois
écrit : c'est ainsi que la pieuse famille chrétienne pleure, deflet, ceux
qui se laissent aller au désespoir et mettent fin à leurs jours (5). Même
passage dans Raban Maur (6). Claude de Turin note que saint Au-
gustin loue ceux qui prennent soin des funérailles de Saûl (7).
(1) Mansi, t. XVII, c. 349. (2) Jean, EpUre, I, 5, 16. (3) Mansi, t. XV,
401. (4) In Samuelen proph. allegorica expos., IV, 10 (P. L., XCI, c. 714).
(5) Quaest. super Regum libr., I, 19 (P. L., XCIII, c. 442). (6) Raban Maur,
Comm. in lib., IV Reg., I, 31 (P. L., CXIX, c. 70) ; Cf. Angelomi Luxoviensh
monachi enarr. in libr. Reg., II, 1 (P. L., CXV, c. 335). (7) Quœst. XXX sup.
libr. Reg. (P. L., CIV, c. 692).
LA LUTTE DES DEUX MORALES 411
Mais ce n'est pas sur la tradition et sur l'écriture que la lutte est
le plus vive. Ce n'est pas non plus sur l'argument pratique allégué
par Nicolas I : ut aliis pavor incutiatur. C'est sur le principe des
prières pour les morts.
Ceux qui tiennent qu'il ne faut pas prier pour tous les morts
allèguent un texte de Denys l'Aréopagite : « C'est blasphémer que
d'offrir à Dieu des messes pour les méchants » (i).
Mais ceux qui tiennent qu'il faut prier pour tous les morts,
reprennent la doctrine de saint Augustin : non discernlmus... Nous
ne savons pas à quels morts les prières sont inutiles : dans le doute,
prions toujours. Ce qui ne sera pas secours au défunt sera consola*
tion aux vivants.
Le Manuel de Dhuoda expose longuement cette théorie : incertum
est homini in cujus merili munus accipiat Deus (2). Raban Maur la
reprend dans une homélie (3). Jonas, dont les traités de morale sont
pleins de saint Augustin, développe, dans un chapitre spécial, les
idées contenues dans le De cura pro mortuis gerenda. Ii explique que
le refus de sépulture nuit à qui en est l'auteur, non à qui en est l'ob-
jet. Il dit nettement qu'il faut prier, même pour les valde mali : les
prières seront à tout le moins une consolation pour les vivants; elles
peuvent d'ailleurs servir ut tolerabilior fiât ipsa damnatio (4).
Tous ces moralistes, il est vrai, ne parlent pas en termes exprès
des suicidés. Mais la preuve que la théorie de saint Augustin est
l'argument favori de ceux qui veulent adoucir la législation méro-
vingienne, c'est qu'on la retrouve dans les Pénitentiels favorables
aux idées nouvelles. Pénitentiel en deux livres (5), Capitula dacheria-
na (6) Martenianum (7), Vindobonense b (8), traitent la question
des prières pour les morts, en opposant saint Augustin à Denys
l'Aréopagite. Les mots : Deo relinquimus hoc judicium, incom-
prehensibilia sunt judicia Dei montrent bien que les rédacteurs
s'inspirent du non disccrnimus. Enfin, dans le Pénitentiel édité par
Wasserschleben, sous le titre de Pseudo-Theodori, un long chapitre
est consacré à la question des prières. L'auteur ne prend pas parti :
« Nous allons, dit-il, exposer les thèses qui nous reviennent en
mémoire, de façon que chacun en prenne ce qu'il voudra ». Mais,
(1) Pœnitentale Theodori, II, 5 (Wasserschleben, p. 207); Capitula dache-
riana, [ibid., p. 153); Vindobonense b, (ibid., p. 496); Martenianum, ch. XIII-
XVI [ibid., p. 285-286); Pseudo Egberti {ibid., p.317); Pseudo Theodori,
ch. XXX {ibid., p. 614-616). (2) Ed. Bondurand, P. 1887, art. 60, p. 209.
Le manuel excepte de la règle ceux qui in desperatione positi dies in pejus
finiunt, mais ces mots visent, je crois, les excommuniés et non les suicidés.
Dans les textes de l'époque, je ne connais pas d'exemple de vitam jinire pris
dans le sens de mettre fin à ses jours. (3) Homélie, LXVIII, In vigiliis
defunctorum (P. L., CX, c. 129). (4) De inslilulione laicali, III, 15 : De
mortuis sepeliendis, (P. L.,CVI, c. 262 ss.) (5) II, 5, parag. 8 et 9, (Wassers-
chleben, p. 207). (6) Ibid., p. 153. (7) Ibid, p, 285-286. (8) Ibid., p. 496.
412 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
« Au-
après avoir opposé, selon l'usage, Denys l'Aréopagite à saint
gustin, il signale, comme s'accordant à l'esprit de Denys (his senten-
tiis concordat) la décision du concile de Braga, relative aux
suicidés (i) : preuve matérielle que la législation du vi* siècle ot
directement visée dans les discussions relatives aux prières sur les
morts et qu'au milieu du ixe siècle on ne tient pas le débat pour clos.
Un autre fait montre bien que cette législation est le gros enjeu
de la lutte : le canon de Braga, on s'en souvient, assimile, au point
de vue canonique, suicidés et condamnés; or, au moment môme où
se poursuivent les discussions relatives aux prières pour les morts,
le droit relatif aux condamnés est, lui aussi, remis en question. En
8^7, le Concile de Mâcon finit par décider que, quand ils se sont
confessés, on peut porter les corps aux églises, offrir des oblations,
célébrer des messes (2) ; trente ans plus tard, le concile de Troyes
adoucit en même temps la règle relative aux suicidés et la règle
relative aux condamnés (3). C'est donc bien la théorie du concile de
Braga qui est visée dans les débats sur la conduite à suivre à l'égard
des morts, et c'est contre l'esprit dont s'était inspiré le concile que
la haute Eglise allègue la doctrine de saint Augustin. A l'âge suivant,
on le citera pour justifier les rigueurs du Décret de Gratien. La
renaissance carolingienne l'allègue, à plus juste titre, comme ayant
condamné par avance le principe même des peines contre la mort
volontaire.
III
La renaissance carolingienne et la morale nuancée (suite) : 1) Les moralistes ne
traitent pas la question du suicide ; et il n'y a pas de suicides à la mode ;
2) mais on parle sans indignation des suicides antiques ; 3) et on voit
renaître l'enthousiasme pour le suicide chrétien.
Ce n'est pas seulement dans le droit canonique qu'on discerne
un léger réveil de la morale nuancée : dans la littérature et les mœurs
on constate aussi des efforts, timides encore, mais assez nets.
Ils sont timides, parce que les moralistes semblent d'accord pour
ne pas soulever la question du suicide. Il y a, à l'époque de la renais-
sance anglo-saxonne et carolingienne, un beau réveil de la littérature
morale. Or, Bède, Egbert, Alcuin, Théodulfe, Paulin d'Aquilée,
Smaragde, Raban, Jonas, Radbert, Hincmar, pour ne citer que les
principaux moralistes, ne parlent pas de la mort volontaire. Ce silence
frappe d'autant plus que les ouvrages De virtutibus et vitiis sont fort
à la mode. Il s'y trouve force chapitre sur l'acédie, la tristesse, le
désespoir. A chaque instant, on a l'impression que l'auteur, porté
par son plan, va parler du suicide. Il tourne court et n'en dit mot (4).
(1) Chap. XXX, (Wasserschleben, p. 614-616). (2) Canon 27 (Mansi,
XIV, 899). (3) Mansi, XVII, 849. (4) Je n'ai rien trouvé sur le
suicide dans les ouvrages suivants : Agobard, Adversus legem Gundo-
baldit De divinis sententiis ; Alcuin^ De virt. et vitiis,^ De ratione animœt
l'influence antique 413
De même qu'on ne trouve pas de déclarations en faveur de la
morale nuancée, on ne voit pas qu'il y ait, comme dans l'antiquité,
des suicides à la mode (i).
Dans la Chronique, dite de l'Astronome, Bernard et Réginaire,
ne pouvant supporter la vie après qu'on leur a crevé les yeux, se
donnent la mort (2). Dans les Annales, dites d'Eginard, on voit des
guerriers se tuer sur le champ de bataille, pour ne pas survivre à
leur chef (3). Mais ce sont là des faits isolés. Rien dans la Vie de
Charlemagne, rien dans les ouvrages du moine de saint Gall, de
Thégan, de Nithard, rien dans les poèmes et les correspondances du
temps. Peut-on conclure de ce silence, comme quelques-uns l'ont fait,
qu'à l'époque carolingienne, on ne se tue pas? Ce serait, je crois, bien
risqué. Les décisions mêmes des Pénitentiels, les phrases comme :
quidam missas faciunt donnent à penser qu'il y a toujours des
morts volontaires. Au début du xe siècle, Reginon recommande aux
évêques de s'informer, au cours de leurs tournées, s'il y a eu quelque
suicide dans la paroisse (4); cette recommandation serait peu expli-
cable, si le suicide était, depuis plus d'un siècle, chose inconnue en
Gaule. Seulement, s'il y a des gens qui se tuent, il n'y a pas de modes
analogues à celles que nous avons trouvées chez les Juifs, les Romains,
les Celtes.
La morale nuancée ne s'affirme donc pas fièrement dans les
ouvrages philosophiques et dans les mœurs. Mais, sur deux points,
elle lève la tête. D'abord, dans la littérature, on sent déjà l'influence
de l'antiquité païenne.
M. Bruhnes énumère les auteurs latins dont le nom revient le plus
souvent à l'époque carolingienne : Cicéron, Sénèque, Pline l'ancien,
Lucain, Virgile, Ovide (5). Sans doute, il y a dans l'œuvre de ces
écrivains des phrases sévères contre le suicide, mais il y en a aussi
qui lui sont favorables. Un recueil de sentences philosophiques faus-
sement attribué à Bède montre qu'on remarqua les unes et les
Disputatio de rhetorica et virtutibus ; Dhuoda, Manuel ; Hincmar, De
cavendis vitiis et virtutibus exercendis ; Milon, De sobrietate ; Paulin
d'Aquilée, Liber exhortationis ; Raban Maur, De clericorum institutione,
De universo, De disciplina ecclesiastica, De anima, Homélies ; Radbert,
De fide, spe et caritate ; Sedulius Scotus, Derectoribus christianis ; Smaragde,
Diadema monachorum, Via regia ; Théodulfe, Fragmentum de vitiis capi-
talibus et poèmes moraux indiqués par Ebert, (traduct. Aymeric, II, 87
ss.).
(1) J'ai consulté, outre les ouvrages connus, un certain nombre d'An-
nales indiquées par Molinier, (Les sources de VHist. de France, t. I, ch. XIVt
Annales carolingiennes), Annales Laureshamences, Annales fuldenses antiqui,
Chronicon Moissiacense, Annales royales, etc. J'ai parcouru les Correspon-
dances éditées par Dûmmler (M. G, Epist.) et la plupart des ouvrages
poétiques indiquées par Molinier (ibid. ch. XVI). (2) V ita Hludovici imp.t
XXX (M. G., ss, II, p. 623). (3) Eginard, éd. Teulet, P. 1840, t. I, p.
187. (4) De ecclesiast. discip., II, 5, 11 (P. L.2 CXXXII, c. 282). (5) Bruhnes,
ouv, citèl p. 14.
414 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
aiilrcs (i). Il semble que les hommes du vme siècle auraient dû avoir
un sursaut en lisant soit l'éloge de Caton, soit les déolàratii
voquantes de Sénèque, de Lucain, de Pline. Cependant, je n'ai trouvé
nulle part aucune trace de celte indignation.
Les historiens rapportent, naturellement, les suicides céli
de l'antiquité romaine : bonne occasion pour opposer la morale
nouvelle à la morale antique. Ils n'ont garde de la saisir. Je
n'ai pu noter qu'un mot, et bien peu sévère, de Raban Maur (2).
Par contre, Paul Diacre (3), Landolfe, Ado (4), Fréculphe (5), rap-
portent, sans un mot de blâme, les suicides de Lucrèce, de Caton, de
Brutus, d'Antoine, d'Othon. Landolfe parle même de Lucrèce avec
une complaisance visible (6). Fréculphe reprend les expressions
mômes des écrivains antiques; à propos de la femme d'Asdrubal, il
écrit : « douleur d'homme et fureur do femme »; à propos des femmes
des Cimbres : « fureur de femme, mais vertu virile » ; après avoir
conté le suicide de Crussus, il ajoute : c'est ainsi a qu'il évita la mort
et la servitude ». Adon, qui cite le même fait, emploie exactement les
mêmes expressions (7).
Dans la littérature, je note deux passages où l'on entend comme
un faible écho de la morale d'autrefois. Boniface, écrivant à un roi
pour lui faire honie de ses débauches, note que les païens eux-mêmes
ont en horreur le désordre et l'adultère, et il en donne pour exemple
les Winidi, chez lesquels « l'amour conjugal est si bien observé,
qu'une femme, quand elle a perdu son mari, refuse de vivre ». Parmi
eux, dit-il, « une femme paraît digne d'éloge quand elle se tue de sa
main et qu'elle est brûlée sur le même bûcher que son mari » (8), et
il oublie tout à fait d'ajouter qu'il n'y a pas là vertu, mais crime
Dans le poème d'Ermold Nigellus, le roi Murman conclut un grand
discours par ces deux vers :
Memet sponte mea morti dare nempe juvarel
Pro patriae laude, proque sainte soli (9).
(1) Bède (Dubia et spuria) Sentent philo sophorum ex Cicérone collect.
(P. L., t. XC, c. 1088 et 1082). L'ouvrage cite tour à tour le passage connu
du Songe de Scipion et un éloge du suicide de Caton. (2) Raban Maur,
Comm. in libr. Macchab., II, 14 (P. L., CIV, c. 1254) : Raban, développant
à propos de Razias, les idées de saint Augustin, ajoute : quœlibet exempla
opponant gentes. (3) Voir dans Paul Diacre les passages relatifs à Lucrèce,
César, Antoine et Cléopâtre, Othon, (Eutrope, éd. Droysen, dans les M. G.,
Auct> antiq., II, p. 14, 110, 116, 128) ; l'indifférence de Paul Diacre est d'au-
tant plus remarquable qu'on a pu dire de lui que dans l'ensemble, il trans-
forme « en une œuvTe d'inspiration chrétienne l'écrit païen d'Eutrope»,
(Molinier; Sources de VHist. de Fr., I, p. 36). (4) Voir dans Ado, Chroniques,
les passages sur Crassus, Lucrèce, Caton, Antoine, Cléopâtre, (P. L., CXXIII,
c. 64, 69, 72, 73, 74). (5) Voir dans Fréculphe, Chroniques, les suicides de
Codrus, de Curtius, de la femme d'Asdrubal, de Crassus, des femmes des
Cimbres, de Caton, Scipion, Brutus, Cassius, Antoine, t. I, 1. II, 20 ; L IV,
17 ; I. V, 11 ; I. VI, 10 ; I. VII, 9, 14, 15. (6) Voir dans Eutrope, éd. Droysen,
p. 228. (7) Voir ci-dessus notes 4 et 5. (8) M. G.,Epi$t.} III, p. 342. (9) Car-
mina in honorem Hudovicil III, v. 409-410.
LE SUICIDE CHRÉTIEN 415
L'accent est déjà d'un poète qui connaît et admire certains
suicides antiques.
Cette influence antique, au total, est légère. Celle du christia-
nisme primitif est plus considérable. Elle n'inspire pas seulement des
phrases, mais aussi des actes.
Plus instruits, les clercs connaissent un peu l'histoire héroïque de
l'Eglise primitive et la morale du ive siècle. Aussitôt on voit renaître
complaisance et enthousiasme pour le vieux suicide chrétien.
De nouveau, les écrivains insistent sur le caractère libre et volon-
taire de la mort du Christ : Bède note qu'au moment de mourir, il
crie : magna voce, preuve de sa puissance divine, preuve qu'il était
celui dont l'Ecriture dit : nul ne peut me ravir mon âme. Que les
Juifs, dit encore Bède, ne se glorifient pas, comme s'ils avaient été
plus forts que lui : ipse posuit animaux swam (i). Même idée dans
Alcuin, Agobard, Smaragde, Radbert (2).
Bède célèbre, du même ton qu'on l'eût fait au 111e siècle, le martyr
Albanus, qui se livre pour sauver son hôte et le bourreau qui se fait
tuer plutôt que de frapper Albanus (3). Un poète exalte Blaitmacus
qui cherche là mort :
Utque nihil meriti, nihil et probitaiis abesset
Martyrii palmam quaesivit mente benigna (4).
Un autre chante Mammès, qui se rend exprès à Césarée pour y trouver
le martyre (5). C'est sans aucun embarras que les martyrologes
rapportent l'histoire des héros qui se sont livrés ou tués eux-mêmes.
Bède cite Germanicus qui bestiam provocabat, Priacus ultro se offe-
rens, Apollonia « se jetant d'elle-même dans le feu qu'on avait
allumé » (6). Nulle part, il n'éprouve le besoin de justifier un tel
zèle. Aldhelme, dans son Eloge de la virginité, cite l'histoire des
vierges dont parle Eusèbe et qui se tuent elles-mêmes, sans s'em-
• barrasser des scrupules qu'avait fait paraître saint Augustin. Il
* reprend à son compte la formule de saint Jérôme sur la légitimité
lu suicide, quand « la chasteté est en péril » (7). Adon reprend, dans
les mêmes termes, les mêmes exemples que Bède. Il cite les chrétiens
de Nicomédie qui « sans attendre d'être interrogés, se jettent d'eux
mêmes dans les flammes », sainte Thècle se précipitant dans la fosse
pleine d'eau, saint Genest s'écriant : christianus desidero movi. Dans
(1) Bède, In Math, ev., IV, 27 (P. L., XCII, c. 125) et In Joan. Ev. {ibid.,
C. 768-769). (2) Alcuin, Epist. CXXXI (M. G., EpisL, IV, p. 196) : seipsum
tradidit in mortem ; Cf. epist. CCCVII {ibid., p. 468) ; Agobard, epist. XVIII
[ibid., V, p. 234), Smaragde, P. L., LU, c. 193, Radbert, P. L., CXX, c. 961.
(3) Bède, Hist. ecclesiast., I, 7 (P. L., XCV, c. 32). (4) Vita S. Blaitmaci,
VII, (P. L., XCIV, c. 1044). (5) Vita S. Mammœ (Ibid., c. 1047). (6) Bède,
Martyrol, (P. L., CXIV, c. 816, 868, 1024, 838). (7) De laudibus wirginitaiis,
XXI (P. L., LXXXIX, c. 128).
11») LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
mi de ses récits, Natalie, croyant que son mari s'est évadé pour se
soustraire au martyre, refuse de le recevoir et s'écrie : u Je me tuerai
moi-môme avant de devenir ta compagne » (i).
Cette admiration pour l'ancien suicide chrétien ne reste pas chose
livresque. Saint Boniface en vient de nouveau à se demander s'il
est permis de fuir la persécution, et, quand il soumet la question au
Pape, il en reçoit une réponse qui n'est pas très claire (2). Lorsque
l'archevêque ^Ethelard, au nom du fameux précepte : « si on vous
persécute dans une ville, fuyez dans une autre », abandonne son siège
menacé par l'invasion, Alcuin le renvoie au mot de l'Evangile de
saint Jean sur le Bon Pasteur, et le style de sa lettre fait penser à la
fameuse épitre du clergé romain, au moment de la fuite de saint
Cyprien : plus sévère que les clercs romains, Alcuin invite l'arche-
vêque à faire pénitence (3).
L'épidémie de suicides chrétiens qui se produit en Espagne, au
milieu du ixc siècle ranime l'enthousiasme pour le martyre volon-
taire. Après le concile de Braga, condamnant le suicide, l'Espagne
avait vu le concile de Tolède punir la tentative de suicide (4). Néan-
moins, en 85 1, après le martyre du prêtre Perfectus, les chrétiens
d'Andalousie se présentent d'eux-mêmes aux Musulmans pour insulter
le Prophète et se faire mettre à mort. Tel est l'état des esprits qu'un
concile essaie en vain d'arrêter cet élan vers la mort (5). Contre les
timides et les Musulmans, saint Euloge n'hésite pas à prendre le parti
des héros. A ceux qui allèguent le mot de l'Evangile : fuyez dans une
autre ville, il répond : concession aux faibles (6) 1 Les saints n'ont
qu'à se régler sur le Christ : obfirmavit faciem suam ut iret in Hieru-
salem (7) ; et il faut en effet de la fermeté à qui va de son gré au
supplice; mais aussi, comme l'a dit un sage, a les premières dignités
dans le royaume du ciel doivent être réservées à ceux qui sont venus
au supplice sans qu'on les eût cherchés » (8). Et Euloge conte avec
orgueil les mêmes scènes que nous avons vues dans les Martyrs
de Palestine et dans les Actes des martyrs coptes; c'est Isaac qui
s'avance sur la place publique et réclame un juge; ce sont six chré-
tiens qui vont trouver le magistrat et lui crient : prononce ta
sentence ! c'est Rogelius et Servio-Deo qui pénètrent dans un temple
(1) Ado, Martyrol. (P. L., CXXIII, c. 252, 373, 364, 336, 350; cf. c. 192,
226, 228, 237, 244, 311, 410). (2) Si fieri potest et locum inveneris insta
ad prœdicandum Mis; sin autem supportare non valueris eorum persecutionem,
habes prœceptum dominicum ut in aliam ingrediaris cwitatem (M. G., Epist., III,
p. 372). (3) Epist. CXXVIII, (M. G., Epist, IV, p. 189). (4) Art. 4 (Mansi,
t. XII, c. 59) : le texte vise ceux qui ont été punis ou emprisonnés pour quelque
faute et qui, désespérés, tentent de se tuer : ils feront pénitence pendant deux
mois pour avoir essayé animam diabolo sociare. (5) Voir sur ce concile Euloge,
Memurialis sanctorum, 11,15. Bien qu'il n'eût pas osé «blâmer en principe cette
espèce de suicide »(Dozy, Hist. des Musulmans d' Espagne, P. 1861, t. II,
p. 141), le concile manquait d'autorité parce qu'il agissait d'accord avec les
Musulmans. (6) Memorialis, I, 6 (P. L., CXV, c. 743). (7) Ibid.t I, 23,
c. 757. (8) Ibid., I2 24, c. 758.
LE SUICIDE CHRÉTIEN 417
païen (i) et se mettent à prêcher l'Evangile. Loin d'atténuer ce que
toutes ces morts ont de libre et de volontaire, Euloge insiste : ultro
neus confessor, spontaneus et violentus ad passionem cursus, sponte
sua venientes (2) sont des expressions qui reviennent à chaque instant
dans le Mémorial; et. tandis que les Musulmans, comme autrefois les
magistrats païens, s étonnent de ce désir de mourir et disent : allez,
malheureux qui avez la vie en haine (3) I Euloge s'écrie : ô incom-
parable magnanimité! ô courage qu'il faut admirer, qu'il faut louer,
qu'il faut imiter (4) I
Tout cela se passe en Espagne. Mais l'Eglise franque condamné-t-
elle ce zèle comme criminel ou intempestif? A-t-elle un mot de blâme
pour ces nouveaux circoncellions? Tant s'en faut. Aimoin nous
raconte que les moines de Saint-Germain, s'étant mis en route pour
chercher le corps de saint Vincent et ne pouvant l'obtenir, entendent
parler des martyrs de Gordoue, Georges et Aurèle. Ils entreprennent
aussitôt un second voyage et ont le bonheur de pouvoir se procurer
les deux corps (5). Or, ce Georges, dont ils apportent pieusement les
reliques en France, est précisément un martyr volontaire. Il s'est
livré, non pas même en déclarant sa foi de façon provocante, mais
tout simplement en priant les soldats de l'arrêter. Aimoin ne l'ignore
pas, car il renvoie lui-même ses lecteurs au récit d'Euloge, qui conte
tout au long la chose (6). Le roi de France ne l'ignore pas davantage,
car il envoie un député à Cordoue, pour s'assurer « de la vérité du
fait )) (7). Cependant nul n'élève la moindre objection, et la pré-
cieuse relique a des vertus surnaturelles. Le miracle lui-même dépose
en faveur de la morale nuancée.
IV
Le destin de la morale nuancée est lié à celui de V élite intellectuelle : 1) insuffi-
sance des hypothèses classiques ; 2) les théoriciens des idées nouvelles
appartiennent à l'élite ; 3) la timidité même de la morale nuancée s'expli-
que par la faiblesse de cette élite naissante.
S'il fallait expliquer ce réveil de la morale nuancée à l'aide des
hypothèses classiques, on serait, je crois, fort en peine.
Dira-t-on que le respect de la dignité humaine est moins vif à
l'époque carolingienne qu'au vie siècle? Je ne vois pas bien sur
quelle sorte de faits s'appuierait une telle affirmation.
Dira-t-on que l'opinion devient moins sévère au suicide parce
qu'elle a moins d'horreur pour le sang versé? Si barbares et san-.
glantes que soient encore les mœurs, au vin6 et au ixe siècles (8),
(1) Ibid., II, 2, 4, 13 (c. 770 et 794) ; ce sont là quelques exemples choisis
entre cent. (2) Ibid., I, 9, 10, 21, (c. 747, 754ss. (3) Quibusvitatœdium est, II,
10 (c. 790). (4) I, 22, (c. 756). (5) Aimoin, Translatio SS. Georgii, Aurelii
et Nathaliae (P. L., CXVI). (6) Mémorial., II, 9 (c. 790). (7) Aimoin, ouvr.
cité, (P. L., CXVI, c. 947); cf. Ebert, Littér. du M. -Age, II, p. 388. _ (8) Quand
Charlemagne s'en prend à des pratiques barbares comme l'exercice du droit
27
418 LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
j'ai ou pluUM l'impie— km, à lire EttuatMstes et historiens, qu '■
adoucissaient un peu. M Charlemagne, ni Louis le Pi
Charles Je Chauve, n'ont recours à l'assassinat, comme y
nus Clovis ou Cdailpérdc, c'est-à-dire comme à un moyen noi
de gouvernement (i). De vieux sentiments chrétiens, qu'on eût
crus pour jamais abolis, reparaissent : Hincmar en est rédn
défendre la légitimité de la peine de mort, à expliquer qu'il faut
offrir les oblations à pour ceux qui sont morts à la guerre » {•!) ;
Louis le Pieux recommande à ses trois fils de penser aux moyens
d'assurer k la paix perpétuelle » (o). Enfin, les Pénitentiels qui
contiennent des décisions indulgentes pour les suicidés ne sont pas
moins rigoureux que le reste de la littérature de l'Eglise sur la ques-
tion de l'homicide. Au contraire, ils punissent le meurtre involon-
taire, ils infligent même des pénitences à ceux qui ont tué sur
l'ordre d'un maître ou au cours d'une guerre (4). J'ajoute qu'en
général, ils ne lient pas la question du suicide à celle de l'homi-
cide (5).
Si les faits s'accordent mal aux hypothèses classiques, il me
semble qu'ils s'ajustent très exactement à la nôtre. Non seulement
la morale nuancée reparaît au moment même où se reconstitue une
aristocratie de l'esprit, mais elle apparaît, sur tous les points où nous
pouvons la saisir, comme une chose aristocratique : le grand argu-
ment allégué par ceux qui veulent nuancer le droit est un argu-
ment théologique repris à saint Augustin, preuve que les réforma-
teurs appartiennent à l'élite; l'influence antique, cela va sans dire,
n'agit que dans les milieux les plus cultivés; enfin, l'enthousiasme
renaissant pour le suicide chrétien se manifeste surtout au sein
d'une élite : ceux qui redisent la gloire des anciens martyrs volon-
taires sont des hommes comme Bède, Aldhelme, Adon; en Espagne,
Euloge est un raffiné, « nature délicate, dit Ebert, savant chez qui
de vengeance, ses projets de réforme se heurtent à une opposition telle qu'il
doit les abandonner, (Kleinclausz, dans YHist. de Fr., de Lavisse, t. II, 1,
p. 314). Les lois contre les Saxons sont féroces : mort à qui se cache pour
n'être pas baptisé, mort à qui brûle un cadavre selon le rite païen, mort à
qui a sacrifié au diable, (Capitulatio de partibus Saxoniœ, parag. 7, 8, 9).
(1) La pénitence publique de Louis le Pieux après la mort de Bernard,
si elle n'est pas le fait d'un grand politique, marque du moins un immense
progrès moral sur l'époque de Grégoire de Tours ; même progrès si l'on com-
pare aux complaisances du clergé mérovingien la belle lettre de Paulin d'Aqui-
lée à un roi coupable de meurtre (M. G. EpisL, II, p. 521). (2) De regia
persona et regio ministrrio, prœf. et cap. XV, (P. L., CXXV, c. 834 et 8^4).
(3) Ordinatio imperii, cap. IV, {Capitul, éd. Boretius, p. 59). (') Voir W as-
serschleben, Die Buss., p. 154, 173, 188, 453 et Schmitz, Bussb. u. kan.
Bussv., p. 368, 355 ; — Bussb. u. Bussdisc, p. 264. (5) Dans le Vallicel I,
et dans le Bigotianum, les canons relatifs au suicide voisinent avec les ca-
nons relatifs à l'homicide. Mais ce rapprochement ne se retrouve pas dans
les autres pénitentiels.
LA MORALE NUANCÉE ET L'ÉLITE 419
l'étude avait produit des fruits d'une culture esthétique » (i). Charles
le Chauve, qui fait faire une enquête sur la mort volontaire de Geor
ges, est un prince lettré, « un philosophe », dit Héric d'Auxerre (4).
Mais, dira-t-on, il n'y a pas unanimité dans l'élite en faveur des
idées nouvelles. C'est vrai, et l'on peut ajouter que, là où elle?
s'expriment, ces idées sont bien timides. Mais je crois que cela
même confirme notre hypothèse : si la morale nuancée est hésitante,
c'est que l'élite commence à peine à se reconstituer. Il y a, dans le
clergé, une aristocratie, mais cette aristocratie, qui s'élève pénible-
ment au-dessus de la foule ignorante qu'est toujours le bas clergé (3),
porte sur bien des points la marque de son origine. Elle n'échappe
pas tout entière à l'empire des sentiments populaires.
Ce n'est pas seulement sur la question du suicide qu'elle se
divise et hésite. Sur ce qui vient le plus directement du peuple, il y
a flottement. Claude de Turin et Abogard attaquent et raillent le
culte des saints, l'adoration des images et des tombeaux. Mais,
dans le monde des lettrés, Jonas se lève pour combattre ces idées
trop hardies; Eginard dénonce « avec âpreté et amertume » ceux
« qui honorent les saints sans croire à la vertu miraculeuse de leurs
reliques » (4), et les miracles de ses favoris, Marcellin et Pierre,
sont tout aussi païens d'esprit que les miracles mérovingiens (5).
Dans son élan vers une morale plus élevée, l'élite n'est pas unanime,
parce qu'elle ne fait que renaître, et parce que, dans l'Eglise elle-
même, le sentiment populaire a pris une force qu'il n'avait pas avant
le triomphe de la barbarie.
En ce qui concerne le suicide, cette force est encore accrue par le
maintien du principe servile, par la déformation du droit romain,
qui continue d'être appliqué en vertu du principe de la personna-
lité des lois. Il n'est donc pas surprenant qu'en face de ces réalités
solides, la morale nuancée demeure hésitante.
Faut-il cependant une dernière preuve que le destin de cette
morale est réellement lié au sort de l'élite renaissante? — Non seu-
lement on les voit reparaître, l'une et l'autre, à la même époque,
mais on les voit mourir ensemble.
Dès la fin du ixe siècle, la reconstitution d'une aristocratie intel-
lectuelle est arrêtée (6). Aussitôt, la morale nuancée disparaît.
Non seulement les moralistes continuent à éviter la question du
suicide, mais ils ne la traitent même plus indirectement à propos
des prières pour les morts. Les Collaiiones d'Odon, les Prœlonuia
(1) Ebert, II, p. 339. (2) Voir Klemclausz, dans ïHist. de Fr. de
Lavisse, II, 1, p. 374. (3) Voir sur ce point Vykougal, Les examens
du clergé paroissial à l'époque carolingienne, (Revue d'hist. ecclés. de
V Université de Louvain, 15 janvier 1913). (4) Marguerite Bondois, La
translation de Marcellin et Pierre, (Bibli. de l'Ec. des hautes études, CLX, P.
1907), p. 53. (5) Mlle Bondois note dans la Translation comme sortant de
l'ordinaire, « deux miracles moraux». (G) Sur ce renouveau de barbarie, voir
infra, ch. VII.
42T) LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE
de Rathicr, les Commentaires (i) d'Atton sur saint Paul touchent à
force questions morales intéressant la pratique et le droit : ils s'ac-
cordent à laisser tomber les discussions de l'époque antérieure"
Ce silence pourrait s'expliquer à la rigueur par le petit nombre
des ouvrages consacrés à la morale. Mais le silence du droit cano-
nique est plus significatif. Les Synodes du xe siècle ne s'occupent
pas de la mort volontaire. Dans les écrits canoniques d'Abbon, de
Riculphe, de Gautier, d'Atton de Vercelli, de Richard, de Fulbert,
on ne trouve plus aucune trace des idées de Théodore.
Même abandon des idées anglaises dans les Pénitentiels. On en
trouve un suprême et pâle reflet dans le Vallicellanum II, qui, au
xe siècle probablement, ajoute au texte du concile de Braga :
exceptis his qui per infirmitatem a daemonibus ampiuntur (2). Mais
ce texte mis à part, les Pénitentiels postérieurs à la renaissance
reviennent à la législation du vi® siècle (3).
Enfin, l'exemple de Reginon montre qu'il y a bien un parti-pris
d'en finir avec la morale nuancée.
Cette morale, Reginon la connaît, puisqu'il connaît le Péniten-
tiel de Théodore. D'autre part, il s'intéresse à la question du sui-
cide, puisqu'il recommande aux évêques de se renseigner sur le
nombre des morts volontaires (4). Or, dans son fameux recueil sur
la Discipline de l'Eglise, il reproduit purement et simplement le
texte du Concile de Braga (5), c'est-à-dire le plus rigoureux des textes
du vie siècle.
Je crois, en outre — et j'essaierai de le démontrer plus loin —
que c'est précisément au xe siècle que prennent corps les fameuses
coutumes qui, au moyen âge, frapperont le suicide. Mais, quoi qu'il
en soit de ce point, l'œuvre que nous avons vu s'ébaucher au
vme siècle et au début du ixe s'interrompt au xe siècle. Plus d'aris-
tocratie intellectuelle, plus de morale nuancée. Pour la seconde
fois, notre hypothèse se vérifie, et, pour la seconde fois, la morale
d'en bas l'emporte. Que va-t-il se passer au xne, au xme siècle, c'est-
à-dire lorsque des aristocraties se seront reconstituées? C'est ce que
nous allons étudier.
(1) Il n'y a, dans les Collationes qu'un mot en passant sur Lucrèce
(P. L., CXXXIII, c. 557) ; (2) Dans ses Commentaires, Atton ne parle
pas du suicide, là même où le texte l'y invite le plus nettement,
c'est-à-dire lorsqu'il commente, I Cor. XIII, 3 et Phil., I, 23. Je n'ai rien
trouvé non plus dans le traité de morale publié sous le titre de Admonitio
ad Nonsuindam sororem (P. L., CXXXIV, c. 915) ni dans les œuvres de
Cerbert. — Rien d'intéressant dans les ouvrages historiques. Les martyro-
loges continuent à parler sans embarras des martyrs volontaires, (voir Notker,
P. L., CLXXI, c. 1044, 1031, 1040, etc. ; cf. Flodoard, Hist. de l'Egl. de
Reims, ch. VI) ; par contre, Aimoin condamne le suicide de Crassus (Hist.
Franc., III, 11), que Fréculphe rapportait sans un mot de blâme. (2)Schmitz,
Bussb. u. Bussdiscip., p. 354. (3) Voir, par exemple, le Pénitentiel dit
d'Arundel (ibid., p. 442). (4) De Ecoles. discipL, II, 5, 11 (P. L.x CXXXXII,
c. 282). (5) Ibid., II, 92 (p. 303).
CHAPITRE V
Dernière victoire de la Morale populaire
Le Moyen Age
Le moyen âge voit la dernière victoire de la morale populaire.
Du xe siècle jusqu'au xve, les moralistes condamnent rigoureu-
sement la mort volontaire, sans distinguer entre les cas; le droit
canonique refuse aux suicidés la sépulture; les hauts justiciers font
traîner et pendre les cadavres : morale écrite et morale réelle com-
munient dans l'horreur du suicide.
Cette victoire de l'ancienne morale populaire est si frappante
qu'on l'a crue absolue. A en croire la plupart des auteurs, on ne
trouverait plus, au moyen âge, aucune trace des idées antiques. Je
crois en avoir trouvé quelques-unes. Sur la masse ignorante ou
plongée « dans un état pire que l'ignorance », on voit se détacher,
au moyen âge, des aristocraties intellectuelles et mondaines : aris-
tocratie d'Eglise, que domine, pendant, un temps, l'Université de
Paris; aristocratie de robe, qui produit déjà quelques bons légistes;
aristocratie mondaine, dont la littérature courtoise nous révèle
l'idéal naissant. Guidé par mon hypothèse, j'ai cherché dans ces
milieux la morale nuancée. Je l'y ai trouvée. Ici, il y a comme un
parti-pris d'ignorer les rudesses du droit; là on les dénonce; ailleurs,
on voit s'ébaucher une liste de suicides nobles ou élégants. L'élite,
une fois de plus, se sépare de la masse.
Mais, en dépit de cette survivance ou de cette résurrection, il est,
je crois, exact de dire que la morale populaire triomphe. Les vel-
léités de sa rivale soulignent ce triomphe plus qu'elles ne le con-
trarient, parce qu'elles ne sont justement que des velléités. Dans
l'antiquité, les doctrines nuancées ont leurs théoriciens, s'étalent
dans le Code et dans le Digeste; elles tiennent tant de place, font tant
de bruit, qu'il nous faut aujourd'hui un effort pour retrouver là-
dessous les rudesses de la morale populaire. Au moyen âge, c'est
exactement le contraire : la morale nuancée n'ose s'affirmer ni dans
les formules des moralistes, ni dans les textes juridiques; elle évite
de s'opposer aux idées communes; elle a l'air de se dérober. Ainsi,
la morale populaire n'a pas supprimé sa rivale, mais, en un sens,
elle fait plus : elle la tient captive, la force à se taire.
Voilà, du moins, ce que je voudrais essayer de mettre en lumière.
J'espère pouvoir prouver, en terminant, que les mêmes causes
jouent toujours, et que cette dernière victoire de la morale popu-
laire est, comme les précédentes, une victoire de l'esprit servile et
de l'ignorance sur des aristocraties encore débiles.
422 LA MORALE SIMPLE MT MOYEN AGE
La morale écrite : la doctrine jadis propre à saint Augustin devient la doctrine
^ commune et on ne retient guère de l'antiquité que ses déclarations contre le
suicide : théories d'Abélard, d'Alexandre de Haies et de saint Thomas.
Au moyen âge, l'ancienne morale scrvile se hausse définitivement
à la dignité de morale écrite. La condamnation du suicide dans
tous les cas, naguère sentiment populaire, inexprimé, plus tard
paradoxe propre à saint Augustin, devient la thèse commune des
grands docteurs du moyen âge. A l'envi, les philosophes renché-
rissent sur la Cité de Dieu, et, lorsqu'ils allèguent la pensée antique,
ils ont soin de la mutiler, pour n'en garder que les doctrines qui
s'accordent à leur thèse.
Il y a bien unanimité : j'ai lu, avec l'espoir d'y découvrir quelque
opinion singulière, une hérésie morale, un certain nombre de mora-
listes (i) du moyen âge. Je n'ai rien trouvé en dehors des quelques
(1) J'en ai dressé la liste à l'aide de Y Histoire Littéraire, de l'ouvrage de
M. de Wulf et du Grundriss de Grœbcr, (Strasb.,1902, p. 211, Morallehre, etc.),
en cherchant surtout à consulter des représentants d'écoles différentes.
J'ai surtout étudié les moralistes du xne et du xme siècles, parce que c'est
à cette époque, au témoignage de M. de Wulf, que la philosophie est le plus
riche en grands ouvrages et en esprits originaux. Pour le xive et le xve siècles,
j'ai donné seulement quelques coups de sonde. Voici la liste des ouvrages
que j'ai consultés : Abélard, Ethica, Problemata Heloissœ, Sic et non, (P. L.,
CLXXVIII) ; Lettres, éd. Gréard, P., s., d. ; Alain de Lille, Anticlaudianus,
poème moral, Liber pœnitentialis, Sententiae, Summa de arte praedicaloria,
De fide catholica contra hereticos, (P. L., CCX) ; Albert le Grand, Opéra,
Lyon, 1651 ; Alcher de Clairvaux, De spiritu et anima, (P. L., XL) ; Algerus,
De Misericordia (P. L., CLXXX) ; Alexandre de Haies, Summa theologica,
Cologne, 1622 ; St Anselme, De voluntate, Dialogus de libero arbitrio, Liber
meditationis, Orationes, (P. L., CLVIII) ; Bartholomaei Pisani Summa de
casibus, s. d. (B. Nat. D. 527) ; Bassolius, In sententiarum opus, P. 1517 ;
Bernard de Chartres, Formula vitœ honestœ (P. L., CLXXXIV) ; St Bernard,
Traité des divers degrés de V humilité et de V orgueil (trad. Ravelet, P. 1865) ;
Bersuire, Operax Anvers, 1609 ; Biblia pauperum (B. Nat., B 6595) ; St Bona-
venture, Opéra, Venise, 1753 ; Les contes moralises de Nicole Bozon, éd. Smith
et Meyer, P. 1889 ; Brunetto Latini, Li livres dou Trésor, éd. Chabaille,
P. 1863 ; St Bruno, Comment, in Matth., In Joann., Sententiœ (P. L., CLXXV);
Buridan, Quœstiones in decem libros Ethicorum, Oxonice 1637 ; Capreolus,
Defensiones theologicœ, Tours, 1900 ; Cessoles, Le jeu des eschez moralisé,
P. 1509 ; Alain Chartier, L'espérance ou Consolation des trois vertus (Œuvres,
éd. Du Chesne, P. 1617) ; Le Chastoiement d'un père à son fils (Méon, II, P.
1808) ; Damien, Opéra, Venise, 1783 ; Denis le Chartreux, Des quatre fins
de l'homme (trad. nouv., P. 1685), La manière de bien vivre et autres traités,
(trad. Morice, P. 1611) ; Duns Seot, Opéra, Lyon, 1639 ; Etienne de Bourbon,
Anecdotes, éd. Lecoy de la Marche, P. 1877 ; Fauvel, éd. Langfors, P. 1914 ss.;
Fulbert de Chartres, De peccatis capitalibus, De conflictu vitiorum et virtutum
(P. L., CXLI, CXLIII) ; Geoffroi de Vendôme (P. L., CLVII) ; Gilbert De
statu ecclesiœ (P. L., CLIX) ; Gilbert de la Porrée, Commentaires sur Boèce
ABELARD 423
phrases qu'on verra plus loin, et qui ne constituent pas une doc-
trine. Je ne crois pas qu'il faille en accuser l'indigence de la litté-
rature morale. Au xne et au xme siècles, elle m'a paru plus riche et
intéressante que ne me l'avaient fait espérer les appréciations de
M. de Wulf et celles de l'Histoire littéraire. Il s'y rencontre, sur cer-
tains points, des idées originales, imprévues. Touchant le suicide,
l'accord est à peu près parfait.
Au xie siècle, je ne connais pas d'auteur qui traite la question.
Au siècle suivant, Abélard la discute dans le Sic et Non. Peut-il être
licite, en certains cas, de se donner la mort? Abélard donne, tour
(P. L., CLXXXVIII) ; Gilles de Rome, De regimine principum, (B. nat., E.
3209) ; Godefroid de Fontaines, Quodlibets, Louvain-Paris, 1904 ss. ; Guibert,
De virginitate, (P. L., CLVI) ; Guibert de Tournai, Eruditio regurn et princi-
pum, (Les phil. belges, IX, Louvain 1914) ; De pace animique tranquilli-
tate, (Max. Bibl. voter, patr. XXV,' Lyon 1677) ; Guillaume d'Auvergne,
Opéra, P. 1674 ; Guillaume d'Auxerre, Summa aurea (B. Nat., D. 1733) ;
Guillaume le Clerc, Le bestiaire, éd. Reinsch, Leipz., 1892 ; Guillaume d'Oc-
cam, Sup. IV libr. sentent., Cenliloquium, Lyon 1496 ; Guiot de Provins,
Bible, éd. Orr, Manchester 1915 ; Harveng, Œuvres morales (P. L., CCII) ;
Hélinand, Flores (P. L., CCXII) ; Vers de la mort, éd. Wulf et Walberg,
P. 1905 ; Henri de Gand, Summa, Ferrare, 1646 ; Quodlibeta, (B. Nat., Rés.,
D 292) ; Hildebert ou Guillaume de Conches, Moralis philosophia de honesto
et utili ; Liber mathematicus [De parricida (P. L., CLXXI) ; R. de Houdenc,
Le songe d'enfer, éd. Lebesgue, P. 1908 ; Hugues de Ste Marie, De regia pùtes-
tate, (P. L., CLXIII) ; Hugues de St- Victor, Institut, in decalog., Summa
sentent., De sacramentis christ ianœ jidei, (pars XIII, De viliis et virtutibus) ,
De fructibus carnis et spiritus ; (P. L., CLXXVI) ; Hugues de Strasbourg,
Compendium theologicœ veritatis, (au t. XIII des œuvres d'Albert le Grand) ;
Jean de Galles, Florilegium sive compendiloquium de vita et dictis notabilibus
altque exemplis imilabilibus illuslr. philos., Rome, 1655; Summa collationum,
(B. Nat., D 80114) ; Jehan le Bel, Li ars d'amour, de vertu et de boneurté,
Brux., 1869 ; Jean de Salisbury, Policraticus, (P. L., CXCIX) ; Lanfranc,
Comment, sur St Paul et Notes sur Cassien (Opéra, P. 1648) ; Lorens, La somme
des vertus et des vices (abrégé s. 1. n. d., B. Nat., D 4551) ; Nicolas de Orbellis,
In IV libr. Sentent, expositio, P. 1498 ; La noble leçon, poème vaudois, éd.
Moutet, P. 1888 ; Philippe de Vitry, Œuvres, éd. Tarbé, Reims, 1850 ; Pierre
d'Ailly, Quœst, sup. libr. Sentent., 1500 ; Pierre de Blois, De caritate Dei et
proximi [Opéra, P. 1667) ; Pierre de Celles, De conscientia (P. L., CCII) ;
Pierre le Chantre, Verbum abbreviaium (P. L., CCV) ; Pierre le Lombard,
Sentences (P. L., CXCII) ; Pierre de Poitiers, Sentences (P. L., CCXI) ; Pierre
de Riga, Des peines de Venfer (P. L., CCXII) ; Poème moral, éd. Clœtta,
Erlangen 1886 ; Philippe de Novarre, Les quatre âges de V homme, éd. Fréville,
P. 1888 ; Richard de St- Victor, Œuvres morales (P. L., CXCVI) ; Robert de
Sorbon, De conscientia, De conjessione, Iter paradisi, (Bibl. max veter. Patr.,
XXV) ; Rupert De voluntate Dei, De omnipotentia Dei, De vita vere aposto-
lica, (P. L. CLXX) ; R. Sebond, La théologie naturelle, P. 1551 ; Simund de
Freine, éd. Matzke, P. 1909 ; Summa prœdicantium, Venise, 1586 ; Summa
aslesana (B. Nat., D 523) ; St Thomas, Opéra omnia, t. IX, Rome, 1897 ;
Vincent de Beauvais, Spéculum majus. Venise 1591, (t. III et IV) ; — De modo
bene vivendi ad sororem, De ordine vitœ et morum institutione, De statu vir-
iidum (P. L. CLXXXIV). — J'ai indiqué ci-dessus les attributions usuelles;
plusieurs, on le sait, sont contestées.
424 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
à tour, les arguments pro et contra. Mais ce procédé, qui sera celui
des grands scolastiques, ne l'induit pas au scepticisme ni à des
conclusions nuancées. C'est à tort qu'on allègue en faveur du sui-
cide la phrase de saint Jérôme ou l'exemple d'Apollonia. « Il ne faut
pas forcer la mort contre l'ordre de la nature (i). »
La formule sent le néo-platonisme. Visiblement, Abélard veut
prouver que sa doctrine n'est pas spécifiquement chrétienne. Alors
qu'il produit en faveur du suicide un argument chrétien, un
exemple chrétien, il donne, à l'appui de sa propre thèse, trois argu-
ments païens. Mais, pour les besoins de la cause, il mutile hardiment
la pensée antique. Il cite Macrobe, Platon, Plotin; il n'a garde de
dire que Platon admet certains suicides, et il ne fait aucune allusion
aux idées stoïciennes.
Jean de Salisbury, à propos de Diogène, parle des Anciens, qui
préféraient la mort à la honte. Mais il rejette sans discussion cette
doctrine, due à a l'ignorance ». C'est à tort qu'on loue le courage de
ceux qui se sont tués :
Fortiter Me facit qui miser esse potest.
« Aucun de ceux qui se donnent la mort n'est excusable. » Sans
doute, l'histoire ecclésiastique cite avec éloges certaines personnes
qui se sont tuées. Mais, si l'infirmité de la chair, « l'ignorance du
droit, le zèle de la charité » peuvent les rendre excusables, leur
exemple ne saurait « tirer à conséquence » (2).
Abélard et Jean de Salisbury sont au nombre des plus libres
esprits du temps, et c'est chez eux que je pensais le plus trouver
quelque idée originale. En dehors des textes qu'on vient de voir,
je n'ai noté qu'un mot de saint Bruno, expliquant que les suicidés
sont les a martyrs de Satan » (3), et une phrase de Philippe de
Harveng, constatant assez naïvement que des suicides comme celui
de Samson ne sont pas chose « moderne » (4).
Au xme siècle, la question de la mort volontaire est traitée avec
ampleur par les deux plus grands représentants des deux écoles
scolastiques : Alexandre de Haies et saint Thomas d'Aquin. Tous
deux arrivent exactement à la même conclusion pratique.
Alexandre de Haies pose ainsi la question : « Est-il permis, en
quelque cas, de se détruire? Peut-on le faire pour éviter un péché
ou à cause de quelque incommodité, ou pour acquérir de la gloire? »
Arguments en faveur de l'affirmative :
i° Saint Paul a dit : « Ce m'est un bien de mourir, plutôt que
de me laisser ravir ma gloire »;
20 II est dit, dans le livre de Job : « L'homme donnera, pour
(1) P. L., CLXXVIII, c. 1603-1606. (2) P. L., CXCIX, c. 583-585.
(3) Sententiœ, 1. II, ch. 8 (P. L., CLXV, c. 926). — Dans ses Commentaires
sur St Jean, St Bruno explique que le suicide de Judas aurait suffi à le perdre,
« même s'il n'avait pas trahi le Seigneur», IV, 27 ; [ibid., c. 299). (4) De
obedientia clericorum, il n'y a pas d'ordre semblable à celui qu'a reçu Samson
v nostris temporibusr>l (P. L., CCIIIj c. 926).
ALEXANDRE DE HALES 425
son âme, tout ce qu'il possède »; « tout », donc il peut donner sa
vie;
3° Le corps est comme une prison, et le Psalmiste a dit : Educ de
carcere animam meam;
4° Il est dit dans l'Evangile de Mathieu : « Celui qui perdra sa
vie à cause de moi la sauvera »;
5° Il est dit, dans YEpttre aux Romains : « Malheureux homme
que je suisl Qui me délivrera de ce corps de mort? » En partant du
même point de vue, des philosophes ont déclaré (i) que ceux qui
étudient la sagesse doivent rechercher la mort.
Derniers arguments : Samson s'est tué, et Razias est loué dans la
Bible.
Arguments en faveur de la négative :
i° Il est dit, dans YEpître aux Romains : « Ferons-nous le mal
peur que le bien s'ensuive? Nullement »;
2° Le crime d'autrui ne souille pas une vierge; donc, comme
l'explique saint Augustin, en se tuant, elle tue une innocente;
3° Le mot non occides, ainsi que l'explique saint Augustin,
interdit le meurtre de soi-même au même titre que le meurtre d'au-
trui;
4° Platon a dit : « Nous sommes sous un maître, dont la Pro-
vidence nous gouverne; rien de ce qui lui appartient ne peut être
ôté sans son gré du lieu où il l'a placé »;
5° Plotin a dit : « Lorsque l'âme est violemment séparée du corps,
le lien qui les unit se trouve rompu et non dénoué; cette rupture
livre forcément passage à la passion, et, au moment où l'on rompt,
on se trouve pris dans des liens fâcheux »;
6° Chacun sera récompensé à raison de sa perfection; or, tant
qu'on vit, on peut augmenter sa perfection;
7° Ceux qui ont péché ne peuvent se relever après la mort; ils-
doivent donc profiter de la vie pour le faire;
8° Qui hâte l'heure de sa fin avec l'espoir de jouir de la béati-
tude « se trouve pris dans les liens de la passion; car l'espoir, de
même que la crainte, est passion; or, celui qui se trouve pris dans
les liens de la passion n'aura pas accès à la demeure céleste;
ergo, etc. »
Après l'exposé des deux thèses, voici la resolutio :
« En aucun cas, sous aucun prétexte, il n'est licite de se tuer. »
Et, reprenant dans ce qui précède les arguments qui lui semblent
solides, réfutant les autres, Alexandre de Haies défend ainsi sa solu-
tion :
i° Le suicide est interdit par le mot non occides;
2° Le suicide est contraire à la charité, car le devoir d'aimer les
hommes commence par nous-mêmes;
3° Une chrétienne qui va être violée ne peut se tuer pour sauver
sa « gloire », car cette gloire n'est pas atteinte par le viol;
(1) Unde etiam philosophi dixerunt...
12(3 LA MORALE Si vfJE
[\° Le mol de Job : « L'homme à< nu. tu tout ce qu'il p
sous-cnlend que l'homme don fiera tout ce qu'il peut don:,
pabiliten;
5° L'argument selon lequel nous somme? prisonniers ne nous
dîsint pas le droit de nous âéUflrrtu i ne»; ce droit, comme
l'explique Platon, appartient à Dieu seul;
6° Le mot : Qui perdiderit an'unam ^éclaire par les explications
le Platon : Il y a deux sortes de mort : cette que 1rs [philosophe? doi-
vent désirer, c'est celle qui consiste à mépriser philosophia docenie
les joies corporelles;
7° Pour le mot : Qnis me liberabit?... même explication; on doit
désirer mourir, mais mourir au monde.
Enfin, en ce qui concerne Samson et Razias, Alexandre de Haies
reproduit sans modification les explications de saint Augustin.
Saint Thomas pose la question de la même manière : « Est-il
permis à quelqu'un de se tuer? » Les arguments qu'il donne en
faveur de l'affirmative sont au nombre de cinq; je laisse de côté
le quatrième et le cinquième, qui visent Samson et Razias. Voici les
premiers :
i° L'homicide n'est injuste qu'en ce qu'il est contraire à la jus-
lice. Or, nul, d'après Aristote, ne peut sibi ipsi injuriam facere;
donc, nul ne pèche en se tuant lui-même ;
2° Tuer les malfaiteurs est permis à qui détient la puissance
publique; mais il peut se faire que celui qui détient cette puissance
publique soit un malfaiteur; donc, il pourra se tuer lui-même;
3° Il est permis de choisir un péril pour en éviter un pire; ainsi,
l'on se fait couper un membre pour sauver le corps. Or, on peut
quelquefois, en se tuant, éviter un autre mal, vie misérable, honte
du péché. Ergo...
Arguments en faveur de la négative : Saint Thomas n'en indique
qu'un; c'est l'interprétation donnée par saint Augustin du Aon
occides.
Après quoi, il exprime son opinion : Respondeo dicendum :
Le suicide est absolument illicite pour trois raisons :
i° Naturellement, toute chose s'aime elle-même; le suicide est
donc contraire à « l'inclination naturelle »; il est contraire aussi à
la charité, qui veut que nous nous aimions nous-mêmes; a le meurtre
de soi-même est donc toujours péché mortel, en tant que contraire
à la loi naturelle et contraire à la charité »;
2° L'homme est partie d'une communauté; donc, en se tuant, il
fait tort, comme l'explique Aristote, à cette communauté;
3° La vie est un don de la Divinité : « Celui qui se prive de vie
pèche donc contre Dieu, de la même manière que celui qui tue un
esclave pèche contre le propriétaire de l'esclave. »
(1) Summa theologica, quaest. XXXIV, art. 2 (t. III, p. 255).
SAINT-THOMAS 427
Armé de cette doctrine, saint Thomas réfute ainsi les trois argu-
ments cités en faveur de l'affirmative :
i° Le suicide n'est pas seulement péché contre la justice, mais
aussi contre la charité; en outre, même si l'on se place au point de
vue de la justice, il est injuste à l'égard de Dieu et de la société;
2° Celui qui détient la puissance publique n'a pas le droit de se
tuer, même s'il mérite la peine de mort, car nul n'est juge en sa
propre cause;
3° Contre le troisième argument (on peut choisir un mal pour
en éviter un pire), il y a cinq raisons à faire valoir : a\ Le passage
de la vie présente à l'autre vie n'est pas soumis à notre libre arbitre,
mais à la puissance divine; on n'a donc pas le droit de se tuer pour
parvenir à une vie plus heureuse, b) On n'en a pas le droit davan-
tage pour éviter les maux d'ici-bas; car, au dire d'Aristote, la mort
« est le mal suprême de cette vie et le plus terrible », c) Se tuer
parce qu'on a commis une faute, c'est s'ôter le moyen de faire péni-
tence, d) Se tuer pour n'être pas violée, ce serait commettre le crime
<( le plus grave », pour éviter à autrui un crime moindre; et ce
crime n'est pas seulement le plus grave, mais aussi le plus « gros
de périls », puisqu'on n'a pas le loisir de l'expier par la pénitence,
e) D'une manière générale, on ne peut pas se tuer pour éviter un
péché, car saint Paul dit qu'il ne faut pas faire le mal pour que le
bien s'ensuive.
En ce qui concerne Samson et Razias, saint Thomas reprend les
arguments de saint Augustin; mais il y ajoute un peu d'Aristote.
C'est à propos de Razias qu'il explique qu'il n'y a pas, dans le sui-
cide, « vrai courage, mais plutôt une certaine lâcheté », mollities (i).
Si je résume ces deux démonstrations du Docteur irréfragable et
lu Docteur angélique, c'est que je n'en connais pas, à cette époque,
qui s'opposent plus nettement l'une à l'autre. Alexandre de Haies
est platonicien et augustinien; il met sa coquetterie à citer Platon
jusque dans ses conclusions personnelles, d'où le tour, non pas stric-
tement chrétien, mais très religieux, de sa démonstration : le sui-
cide est contraire à la loi biblique, à la charité, au respect des droits
de la Providence. La théorie de saint Thomas a comme un air plus
iïque. On dirait qu'il cite saint Augustin le moins possible (2);
sans doute, il signale comme argument contra le fameux raisonne-
ment de la Cité de Dieu sur le non occides; mais, dans ses conclu-
sions personnelles, il ne le reprend pas à son compte. Il ne cite ni
(1) Summatheologica, secunda secundae, quaest. LXIV, Dehomicidio, art. 5.
{Opéra, IX, p. 71-72). Ailleurs, (quaest. LXIX, art. 4) St Thomas déclare
que nul ne peut être condamné à se tuer. La question CXXIV, 1 pose le
problème uirum martyrium sit actus virtutis et n'excuse certains martyrs
volontaires qu'en supposant l'inspiration divine. Dans les commentaires,
In decem libros Eth. ad Nicom., V. 17, (Œuvres, éd. Fretté, t. XXV, p. 479),
l'argument social, repris à Aristote, est bien mis en valeur. (2) St Thomas
évite de citer St Augustin à propos des suicides dus à la chasteté.
428 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
Plotin, ni Platon (môme là où il reprend un passage do Phédori).
Par contre, l'argument qu'il emprunte, comme son maître Albert
le Grand (i), à l'éthique d'Aristote, n'a rien de religieux : le sui-
cide fait tort à la société. Cette considération n'avait pas joué un
grand rôle dans l'antiquité, elle n'apparaît ni dans la morale, ni dans
le droit romains, ni dans la Cité de Dieu, ni dans les écrits néo-pla-
toniciens. Saint Thomas la remet en circulation, et elle se retrou-
vera plus tard dans les écrits des philosophes les plus indépendants
de l'Eglise. En y ajoutant l'idée que le suicide est contraire à la
loi de nature, que c'est une espèce de lâcheté, on a déjà, en somme,
le plus clair de ce que les moralistes laïques disent aujourd'hui
encore contre la mort volontaire.
Mais, plus la différence entre les deux docteurs est sensible, en
ce qui concerne les arguments choisis, plus l'accord est frappant sur
, la conclusion pratique. « Le suicide, dit saint Thomas, est absolu-
ment illicite. » Et Alexandre de Haies : « En aucun cas, sous aucun
prétexte, il n'est licite de se tuer. » Non seulement le principe est
posé, mais il est appliqué dans sa rigueur à tous les cas envisagés,
sans égard aux anciennes traditions chrétiennes. A l'aide de Platon,
Alexandre de Haies réfute assez cavalièrement les textes de l'Evan-
gile qui contrarient sa thèse. Saint Thomas ne les discute même pas.
La sévérité de saint Augustin, en son temps singulière, est ici
dépassée. Parlant des suicides dus à la chasteté, la Cité de Dieu
dit encore : a Qui leur refuserait le pardon? » Dans les syllogismes
des deux Docteurs, on ne trouve plus trace de cette indulgence. Le
suicide est condamné par la scolastique, comme il l'était par la
morale servile, sans égard aux motifs ni aux circonstances.
On pourrait supposer qu'Alexandre et saint Thomas se laissent
emporter par la dialectique au delà de leur propre pensée ou de
l'opinion commune. Mais il n'en est rien. Le Spéculum morale attri-
bué à Vincent de Beauvais donne, sans l'adoucir, la même démons-
tration que saint Thomas. Loin d'atténuer les rigueurs de la Somme,
l'auteur du Spéculum, parlant du suicide dû à la chasteté, insiste
vigoureusement sur l'idée que le meurtre de soi-même est un péché
plus grave que la fornication ou l'adultère (2). Et dans toute la litté-
rature morale du xme siècle, je ne trouve pas trace d'une « doc-
trine » plus douce ou plus nuancée.
Au contraire, je note quelques traits qui s'accordent aux sévérités
des deux grands docteurs scolastiques.
Dans le Spéculum doctrinale, de Vincent de Beauvais, le « dégoût
de la vie » est condamné à l'aide d'arguments empruntés aux philo-
sophes et aux poètes païens (3).
(1) Albert le Grand, Ethica, 1. V, tract. IV, c. 2 ,{Opera, t. IV, p. 219).
(2) Spéculum morale, 1. III, pars V, De Ira, Dist. 14 (Specul. majus, t. III,
fol. 216). (3) Specul. doctrinale, 1. VI, ch. CIX et suiv., cf. les textes cités
par Bourquelot (IV, p. 260, note 3).
DIVERS MORALISTES 429
Saint Bonaventure explique, dans les Sentences, que le suicide
n'est pas contraire à l'amour que l'homme a pour son propre corps :
qui se tue ne hait pas sa chair, au contraire il la chérit inordinate (i).
Le Centiloquium, publié dans les œuvres de saint Bonaventure,
dit assez ingénieusement que le mot de Dieu dans la Genèse : mangez
de tout ce qui est fruit d'arbre, est un ordre de nous conserver
nous-mêmes (2).
Dans la fameuse Somme des vices et des vertus du frère Lorens,
le suicide est présenté comme un effet de l'accide (acedia) et comme
l'effet le plus terrible : après tous les autres coups « lui donne le
diable le coup mortel et le mect en désespérance par quoy il pour-
chasse sa mort et se occist... (3) »
Le petit ouvrage moral, Prudence et Mélibée, parle d'un cas
que n'envisagent pas les grands scolastiques, le cas de ceux qui
veulent se tuer parce qu'ils ont perdu un enfant; ce suicide-là est,
lui aussi, interdit : quand même votre fille serait morte, dit Pru-
dence à Mélibée, « vous ne vous devez pas occire ne destruire, car
Sénecque dit que le saige ne doibt prendre grant desconfort de la
mort de ses enfants (4). »
D'après la Dieta salutis, attribuée à saint Bonaventure, ceux qui
se tuent parce qu'ils ont péché sont les homicides « les plus cri-
minels (5). »
Le Florilège de Jean de Galles reprend la condamnation portée
par Jean de Salisbury contre le suicide stoïcien (6).
Enfin, quelques traits expriment une répugnance particulière
ment vive à l'égard du suicide. Guillaume d'Auxerre, dans sa Summa
aurea, examine la question de savoir si saint Paul avait le droit,
non pas certes de se tuer, mais de désirer mourir pour être avec le
Christ, et il plaide tour à tour le pour et le contre (7). Dans le même
ouvrage, examinant le suicide de Samson, il se montre plus sévère
que saint Augustin. Samson, dit-il, a agi monente Spiritu, mais non
monente et jubente. Aussi, la sainte écriture ne le loue pas beaucoup
pour cette action, « elle l'excuse (8). »
Raymond Lulle se demande si la puissance infinie de Dieu pour-
rait aller jusqu'à sauver Judas et il conclut par la négative (9).
Henri de Gand pose la question suivante : un soldat peut-il se
(1) Sentent. 1. III, dist. XXVIII, dub. II, [Opéra, t. III, p. 622). La discus-
sion porte sur l'inutilité de prescrire à l'homme d'aimer son propre corps.
(2) Centiloquium, Paris, III, sect. 34 [Opéra, t. V, p. 161). (3) Lorens, la
Somme des vices et des Vertus. (4) Imprimé à la suite du Jeu des eschez
moralisé, de Jacques de Cessoles (feuillet 82). (5) Diœta salutis, t. III, ch. IV,
(Bonav., Opéra, t. XIII, p. 285). (6) Jean de Galles, Florileg., IIIe partie,
dist. II, ch. II, p. 96 (7) Guillaume d'Auxerre, Summa aurea, fol. CLII.
(8) Ibidt fol. CLXVIII. (9) Passage cité dans YHisU littèr., XXIX, p. 141.
4^0 LA .mokal.i: siAiri.i; ai: .moykn a
\
jeter mit L'ennemi eu s'élançait au-devant de ses
après avoir rapporté tes arguments pro et contra, il conclut en ter:
bien pnulini kt*il dit dans la resolutio, si le soldat se j<
seul sur l'ennemi sans se lier à l'aide de ses compagn les
croire disposés à lui prêter main forte, il « s'est offert à la mort
lui-même », devant savoir que cette seule action ne serait d'au<
profit (i).
Ces scrupules, qui s'accordent si mal avec notre conception
romantique de l'honneur chevaleresque, trahissent évidemment un
horreur du suicide presque maladive.
J'ai surtout étudié les moralistes du xne et du xme siècles, pane
que c'est à cette époque que la philosophie est le plus riche en grand-
ouvrages et en esprits originaux; mais dans ce que j'ai vu des
moralistes du quatorzième et du quinzième siècles, je n'ai pas trouve
trace d'une doctrine sensiblement différente de celles d'Alexandre
de Haies ou de saint Thomas.
Duns Scot dit en passant que « nul ne doit être homicide de
lui-même sans un ordre spécial de Dieu (2) ». Il reprend aussi le
problème posé par saint Augustin : un homme peut-il, pour éviter
la misère, aspirer à ne pas être? (3). Mais sa réponse, comme celle
de Jean de Bassoles (4), est d'un logicien, non d'un moraliste.
Buridan, au cours d'une discussion sur un passage d'Aristote :
peut-on volontairement subir l'injustice ? déclare que le complice,
le coauteur d'un suicide est coupable : « si un homme désespéré
veut qu'on le tue et te demande de le tuer, tu commets, en le tuant
un acte injuste... (5). »
Nicolas de Orbellis reprend la théorie de saint Augustin en ce
qui concerne les femmes qui se tuent pour n'être pas violées (6).
Bersuire explique que, nostris modernis temporibus, il n'est pas
permis de suivre l'exemple de Razias (7).
La Summa astesana expose dans sa rigueur la doctrine de la
Cité de Dieu (8).
La Summa de casibus donne quatre arguments contre le suicide :
c'est un acte contraire à l'inclination naturelle, — à la charité qu'on
se doit à soi-même, — à l'intérêt de la -communauté, — aux droite
de Dieu dont nous sommes les esclaves (9).
Enfin, les théologiens se sont pas seuls à condamner le suicide.
Dans l'Espérance ou Consolation des Trois vertus, d'Alain Chartier
(1) Quodlibeta, XV, qu. 16. (2) Lib. IV Sentent., dist. XV, qu. 3 (t.
IX, p. 216). (3) Ibid., dist. L., qu. 1 (t. X, p. 627). (4) In sentent., lib.
IV, fol. CLXXI. (5) Buridan, V, 23, p. 450. (6) IV, Dist. 25, qu. 9. (7) Ber-
suire, Reductorium morale, XXVIII, 14, (Opéra, II, p. 197). (8) fol. XXV.
(9) fol. 94.
ALAIN CHARTIER 431
Désespérance apparaît à l'auteur, lui fait un sombre tableau de*
maux qui accablent la France et en finissant l'exhorte à « so^
deffaire soubz umbre d'éviter capthité ». Laisse de bon gré, lui
dit-elle, ce qui, malgré toi, te laissera : « Ton aage tourne jà vers
déclin et les maleurtez de ta nation ne font que commencer. Que
penses-tu veoir pour plus vivre sinon mort d'amis, rapine de biens
champs en gast, citez destruietes, seigneurie forcée, pays désolé
et commune servitute?... Tu dois avoir petit regret de remaindre
vif quant ton pays périt devant tes yeulx et que Fortune te oste
l'espoir et le soûlas de ta vie (i). » Mais l'auteur, ému un instant
par ces paroles « épouvantables », se ressaisit bientôt. Nature, « qui
ne peut souffrir la violente destruction de son ouvrage », lui réveille
l'entendement, et bientôt Espérance réfute les propos de Désespé-
rance (2) : l'homme n'a pas le droit de défaire, en se tuant, l'œuvre
de Dieu. C'est en vain qu'on allègue Caton, Marcus Curtius, Lucrèce.
« Tel argument est déceptif et plein de fallace. » Car d'abord les
fautes d'autrui ne doivent pas nous induire à faillir. En outre, ce
qui put paraître bon à des païens, qui cherchaient leur félicité en
humaine vertu et leur gloire finale en renommée mondaine, ne
saurait satisfaire des chrétiens à qui la Foi « a baillé provision de-
haute espérance ». Ils doivent se mouler « sur plus hault patron ».
Pourquoi rompt-il la jointure
De si digne créature
Que Dieu fit à la figure
De l'éternel exemplaire?...
Hélas! trop se desnature
Qui se Hure à pourriture
Et son âme à l'aventure,
Quant infortune contraire
Le fait traire
A son corps déffigurer.
C'est contre Dieu procurer
Au sainct Esprit murmurer,
Et Charité forjurer
Et de grâce soy retraire,
Et for traire
De gloire qui toujours dure.
(1) Œuvresl 274, 275. (2) p. 336-337.
432 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
C'est contre soy conjurer,
C'est raison desmesurer,
C'est du tout auenturer
Pour le moins le nécessaire,
Loy j or j aire
Et esire au cresme parjure (i).
Le poète philosophe n'est pas moins net ni moins absolu
qu'Alexandre de Haies ou saint Thomas. Les vieux sentiments popu-
laires triomphent dans la morale écrite.
II
Le droit canonique : 1 ) Les idées émises dans les Pénitentiels ne se retrouvent
plus dans le Décret de Gratien ; 2) au xme siècle, les suicidés sont privés
de sépulture en terre chrétienne.
Les sévérités du droit canonique (2) répondent aux sévérités de
la morale écrite.
Noti seulement on voit s'effacer les derniers vestiges de l'effort
tenté par Théodore et les rédacteurs des Pénitentiels, mais on voit
apparaître dans le droit écrit la vieille peine païenne qui frappait
les suicidés, le refus de sépulture.
Les conciles du onzième et du douzième siècles ne s'occupent
pas du suicide, mais le droit se fixe dans les recueils successifs de
Burchard, d'Ives de Chartres et de Gratien (3).
Burchard cite, sans commentaire, le texte du concile de Braga.
Des idées de Théodore, pas un mot (4). Ce silence est d'autant plus
remarquable que les textes d'origine pénitentielle « sont nombreux
(1) Ibid., p. 276-277. (2) J'ai lu les ouvrages indiqués dans Bris-
saud, (Section II, chap. I, Sources du droit canonique). — Editions citées
dans ce chapitre : Bry, Notice sur un formulaire du xive siècle à V usage
de Vofficialité d'Orléans, N. R. H., XXXVIII (1915) ; Burchard, Décret,
P. L., CXL ; Dupont, Le registre de Vofficialité de Cerisy [Mém. de
la Soc. des Antiq. de Normandie, XXX, 1880) ; Guillaume Duranti, Spécu-
lum juris, Bâle, 1674 ; Gratien (et Décrétâtes, Sexte, Clémentines, Extrava-
gantes) : Corpus juris canonici, éd. Friedberg, Leipz. 1879 ; Merlet, Registre
des officialitès de Chartres, (Bibli. Ec des Chartes, 1850) ; Quinque compila-
tiones antiquœ, éd. Friedberg, 1882 ; Raymond de Pennafort, Summa de
pœnitentia, Rome, 1603 ; Summa Rolandi, éd. Thaner, Innsbr., 1874 ; Wahr-
mund, Quellen zur Geschichte des rômischkanonischen processes im Mittelaalter,
Innsbr., 1905 ss. ; Yves de Chartres, Decretum, Panormia, P. L., CXLI. (3)
Voir P. Fournier, Un tournant dans l'histoire du droit, N. H. R., 1917, p. 129.
(4) .Burchard, XIX, 130 (c. 1009). Burchard cite, outre le texte de Braga,
un texte ex concilio Cabillon., 5, que je n'ai pas retrouvé dans Mansi et qui
défend de recevoir l'oblation du suicidé.
GRATIEN 433
Dans le Décret (i). » Si Burchard laisse tomber les décisions indul-
gentes en faveur des suicidés, ce n'est pas faute de les connaître.
Ives de Chartres est moins rigoureux; après un bon résumé des
idées de saint Augustin, le Décret cite tour à tour et sans prendre
parti, les décisions de Braga et d'Auxerre et le texte des faux capitu-
laires : si quis compatiens etc. (2).
Gratien, qui utilise à la fois Burchard et Ives, a donc sous les
yeux les deux législations. : législation impitoyable des temps méro-
vingiens, législation plus douce de l'époque suivante. Il se prononce
pour la première. Comme l'auteur du Décret, il résume la Cité de
Dieu, mais, arrivant aux conclusions pratiques, il s'en tient, comme
Burchard, au texte de Braga. Il a soin de l'adoucir en ce qui concerne
les condamnés à mort. En ce qui concerne les suicidés, il n'admet
aucune excuse (3). Les idées de Théodore ont vécu. La morale nuan-
cée est bannie du droit écrit.
Le succès extraordinaire de l'ouvrage de Gratien semble avoir
fait oublier les idées émises aux temps carolingiens. On ne les dis-
cute plus, on les ignore.
Dans les Déctétales de Grégoire IX, la question du suicide est
soulevée à propos d'un cas particulier. Une jeune fille, poursuivie
par un homme qui veut lui faire violence, se jette à l'eau. Faut-il
l'ensevelir? L'archevêque de Tours consulte le Saint-Siège, et Inno-
cent III répond que la sépulture doit être accordée, parce que la
jeune fille ne s'est pas jetée à l'eau spontanément : « il y a eu acci-
dent ». C'est supprimer la question de principe, non la résoudre (4).
La décision indulgente d'Innocent III n'est dictée ni par la doc-
trine de saint Jérôme, ni par celle de Théodore.
Ce texte mis à part, c'est le silence. Le Décret de Gratien a fixé
la doctrine. Le droit canonique ne la soulève plus. Je ne trouve
aucune trace des idées de Théodore ni dans le Breviarium de Bernard
de Pavie, ni dans le recueil de Collivacinus, ni dans celui de Jean
de Galles, ni dans les recueils connus sous le nom de Compilatio
quarta et Compilatio quinta (5). Il ne s'en trouve pas davantage
dans le Sexte, les Clémentines et les Extravagantes, non plus que
dans les ouvrages de Baimond de Pennafort, de Guillaume Durand
et de Vincent de Beauvais dont il sera question plus loin. La Summa
(1) Fournier, Etudes critiques sur le Décret de Burchard, N. R. H., 1910,
p. 81. (2) Décret., X. 4 : quod qui seipsum occidit homicida est (c. 691 ss). Les
textes de Braga et d'Auxerre sont encore cités au titre XV, c. 140 et 141
(c. 890). Cf. dans la Panormia VIII, 3 (c. 1306). (3) Causa XXIII, qu. 5,
c. 5-12. La phrase de Jérôme alléguée par Abélard comme un argument
en faveur du suicide est citée par Gratien comme un argument contre le
suicide. (4) L. III, t. 28, ch. 11. (5) Ces cinq recueils se trouvent réunis
dans l'édition de Friedberg, Quinque compilât iones aniiquœ, Lips. 1882.
28
4W LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
Roftmdi (i) s'en tient au texte de Gratien. Les textes oanonû
îités par \\ '«ilii -iiiiiiul ne parlent pas du raicide. Il n'est i
téméraire d'affirmer que le douzième siècle voit la défaite définitive
des idées lancées par les Pénitentiels.
Mais il y a plus. Au'xnr9 siècle, on trouve des textes qui aggravent
la doctrine de Gratien. En 1284, un synode réuni à Mmes pour
approuver des statuts diocésains, s'occupe de ceux à qui il faut
refuser la sépulture ecclésiastique : il indique les hérétiques et les
excommuniés, ceux qui sont tués dans les tournois et enfin ceux qui
se sont pendus ou tués par le glaive. Aucune exception n'est prévue,
même en faveur des fous. Il est dit seulement que si le défunt a
donné in morte des signes de repentir, la sépulture peut être
accordée (2).
On pourrait croire que cette prescription n'ajoute rien à la légis-
lation mérovingienne et que refuser la sépulture ecclésiastique c'est
refuser les honneurs funèbres dont parle le Concile de Braga. Mais
la suite du texte prouve nettement qu'il s'agit d'autre chose : le
cadavre ne doit pas être inhumé in cœmeterio ecclesiastico. Il y a
plus, alors que Nicolas I lui-même disait aux Bulgares d'ensevelir le
corps, ne fût-ce que par mesure d'hygiène, les statuts approuvés
par le concile de Nîmes ne prescrivent même pas l'enfouissement.
Cette peine du refus de sépulture se retrouve, au xnie siècle, dans
d'autres textes. La Somme de Raymond de Pennafort précise qu'il
faut refuser la sépulture à tous les suicidés, quel que soit le genre
de mort qu'ils aient choisi : suspenderunt vel praecipitaverunt vel
gladio seipsos peremerunt vel alio simili modo (3). Enfin, dans le
Spéculum de G. Durant, on trouve une formule de libellus pour
obtenir l'exhumation d'un corps enseveli indûment au cimetière,
et le texte précise vel ejus qui seipsum suspendit (4). Les statuts de
Nîmes ne prévoyaient l'exhumation que pour les hérétiques et les
excommuniés : l'ouvrage de Guillaume Durant montre que cette
peine répugnante peut frapper aussi les suicidés.
La législation consacrée par le synode de Nîmes est-elle une
législation nouvelle? Est-ce seulement à partir de la fin du xiue siècle
que l'Eglise refuse aux suicidés la sépulture? Nous examinerons plus
loin cette question. Je note seulement ici que la date de 128/i n'a
aucune importance. D'abord le synode de Nîmes consacre d'anciennes
ordonnances. En outre, la réponse d'Innocent III qu'on a lue plus
(1) C. XXIII, qu. 5 (p. 92). (2) Mansi, XXIV, p. 546. Bourquelot
(IV, p. 253) place ce Concile en 1184 ; c'est sans doute une faute d'impres-
sion. (3) Raymond de Pennafort, Summa de Pœnitentia, p. 141. (4) Guil-
laume Durant, Spéculum Juris, IV, 3, par. 8, p. 402.
LE SYNODE DE NIMES 435
haut^prouve que, dès le début du xm8 siècle, le Pape et l'Archevêque
de Bourges s'accordent à penser qu'en principe la sépulture doit être
refusée aux suicidés.
Quoi qu'il en soit de la date à laquelle ce refus commence à être
d'usage, un fait, du moins est certain, c'est que peu à peu il devient
la peine classique, le châtiment caractéristique dont l'Eglise frappe
la mort volontaire. Du xme siècle jusqu'à nos jours, le droit cano-
nique ne varie plus sur le principe : la règle exprimée dans le Codex
de Benoit XV est la même que reconnaissait implicitement Inno-
cent III. C'est seulement dans l'application que paraissent des diver-
sités.
On a vu ce qu'est aujourd'hui cette application. Il serait intéres-
sant de savoir ce qu'elle était au moyen âge. Mais je n'ai trouvé
aucune indication précise à ce sujet. Il y a des raisons de croire (i)
que le droit n'est pas appliqué aux nobles dans sa rigueur. Ce point
mis à part, je ne sais si le clergé du moyen âge est enclin à l'indul-
gence ou à la sévérité. Les ouvrages fameux de Raymond de Pen-
nafort, de Guillaume Durant, de Vincent de Beauvais ne lui donnent
à cet égard aucune indication. J'ajoute que ce silence est tout naturel.
Il ne peut y avoir alors une jurisprudence canonique aussi libre et
intéressante que celle d'aujourd'hui. Depuis la Révolution, l'Eglise
se prononce souverainement sur la matérialité du suicide et la &cul
pabilité du mort. Au moyen-âge, le suicide est puni en tant que
crime, non par la justice d'Eglise, comme on l'a dit à tort (2), mais
par le haut justicier laïque. Celui-ci, quand il fait traîner et pei
le corps, dicte au clergé sa sentence. Ce n'est qu'en cas dJacquu
ment que l'Eglise reprend quelque initiative.
Est-elle indulgente ou rigoureuse? Je ne crois pas qu'on puisse
répondre à une question aussi générale. Ce qui est sûr, c'est que
le droit canonique du moyen âge rompt définitivement avec les
idées nuancées qu'avait fait renaître la renaissance carolingienne*
il revient à la tradition païenne; le Décret de Gratien abolit Tceuvre
des Pénitentiels; les statuts synodaux de Nîmes semblent calqués sur
les statuts du collège de Lanuvium : quel que soit le motif et les
circonstances, le suicidé sera privé non seulement des honneurs
funèbres, mais aussi de la sépulture en terre sainte. Le droit cano-
nique est d'accord avec la morale écrite.
(1) Voir inlra, ch. VI. (2) Voir injra, ch. VI.
430 LA MOKALE SIMPLE AU MOYEN AGE
III
Le droit séculier. Tous ! - > v :, . qui s'occupent du .1 >« ' ";
fisoattonde» biens du suicidé : les quatre régimes ; 2)1
cadavres : corps pendus, traînés, brûlés; 3) procédure et jurisprudence.
De nombreux textes du xiif, du xiV et du xV siècles u
montrent le droit séculier beaucoup plus rude et farouche que h
droit canonique. ., .
Je dis : le droit séculier, mais l'expression est impropre. Les
Ordonnances des Rois, seul principe d'unité au sein de anarchie
féodale, ne s'occupent guère du droit pénal et sont mue tes sur le
suicide. Les coutumes régnent; encore ne lient-elles pas les magis-
trats Il n'y a donc pas, touchant la mort volontaire, un droit, mais
plusieurs droits et sans doute une infinité de jurisprudences.
Je n'ai pas essayé d'atteindre tout le détail de ces diversités. Il y
faudrait un long travail. Les coutumes sont dispersées dans une
foule de publications locales qu'il n'est pas toujours aise de se pro-
curer. Quant aux recueils de jugement, il n'en a été publie qu un
petit nombre. Je ne me suis proposé que de dégager les grandes
lignes, de tracer le cadre dans lequel s'enferme la diversité des juris-
prudences. Pour cela j'ai eu recours aux Coutumiers du Nord (i)
(11 J ai lu tous les textes indiqués par Brissaud dans le chapitre IX de
; uamieî, « Les coutumiers et Traités de droit* (p. 271, ss.) J'^»>«
'„ uvrTges dans lesquels il est question du su «de et qm sont e. tes dans ce
chao itre • Très ancien Coulumier de Normandie et Summade legibus A or-,
manrX (Tardif, Coutumiers de Normandie, P. 1881) : les dispositions wtor
Uves au sutoide' sont étudiées dans Viollet Les Coutumes de »~die,
Police de Justice ou Pratique du Cholel, éd. Beautemps Beaupré, 1865
ïumM de Beaune Châtillon-sur-Seine, Charroux, Clary, Crevecœur, Montar-
EasTfe^«4,iw-gS25S
Age - En dehors des Coutumes, 'ai lu les ouvrages indiques Pa' ™s^
(ch? X, p. 297, ss.) sous le titre : Monuments de la Jurisprudence. Voici ceux-
LE DROIT SÉCULIER I LA CONFISCATION 437
et à une centaine de coutumes méridionales (i) choisies dans les dix-
neuf régions qu'indique le livre de M. Brissaud.
Ce qui frappe d'abord dans ces écrits, c'est que, si un grand
nombre de coutumes (surtout dans le Midi) ne parlent pas du suicide,
toutes celles qui s'en occupent le punissent sévèrement.
Le suicide est toujours un cas de « haute justice », donc un crime
grave. Deux sortes de peines le frappent : on confisque les biens du
mort, — le cadavre est « justicié ».
En ce qui concerne la confiscation, je distingue quatre régimes :
confiscation des meubles, confiscation des meubles et « ravaire »,
confiscation des meubles et immeubles, confiscation d'une partie des
meubles.
La confiscation des meubles est la peine qui apparait la première
dans les textes qui nous sont restés. En i2o5, l'enquête des commis-
saires de Philippe Auguste « attribue au roi ou au baron les meubles
de ceux qui se sont occis ou noyés volontairement » (2). Dans les
Coustumes d'Anjou et du Maine, (rédaction du xme siècle), on lit :
« De home qui se pent. Si ainsi estoit que quelqu'un se pendist ou se
néast ou se occéist, ses mobles seroint au baron; et de la famé
auxi » (3). Même doctrine dans la Summa de legibus Normannie (4).
Même doctrine dans les Etablissements de saint Louis (5) (ce qui put
faire croire autrefois qu'il y avait sur la matière une législation
royale). De la vieille coutume d'Anjou, la peine de confiscation des
meubles passa, dit M- Caillemer, dans la Coutume glosée de Maine et
d'Anjou et dans l'ouvrage de Claude Liger : « Nous la retrouvons
encore dans la Très ancienne coutume de Bretagne et, pour le Poitou,
dans deux passages du Livre des Droits et commandement. Cette
solution a enfin été consacrée dans les Coutumes d'Anjou et du Maine
rédigées en i463. Tous ces textes décident que les meubles de l'indi-
qui sont cités dans ce chapitre : Les Olim, éd. Beugnot, P. 1839 ; Boutaric,
Actes du Parlement de Paris, 1863-1867 ; Tanon, Registre criminel de la Jus-
lice de St Martin des Champs, P. 1877 ; Ta.non,H istoire des Justices des an-
ciennes Eglises et communautés monastiques de Paris, P. 1883 ; Varin, Archives
administratives de la ville de Reims, P. 1843 ; Jugements rendus par l'échevi-
nage d'Abbeville (Aug. Thierry, Coll. de Doc. inédits sur l'Hist. du Tiers- Etat,
première série, P. 1870) ; Quicherat, Procès de condamnation et de réhabilitation
de Jeanne d'Arc, P. 1841.
(1) Voir la liste de ces coutumes infra, ch. VI. (2) Caillemer, Confisca-
tion et administration des successions par les pouvoirs publics au Moyen-Age
Lyon, 1901, p. 27. Le texte cité se trouve dans les Layettes du Trésor des
Chartes, I, numéro 785. Sur la question de la confiscation, mes recherches n'ont
fait, que confirmer les résultats obtenus par M. Caillemer. (3) Coutumes et
institutions de l'Anjou et du Maine, t. I, p. 121. (4) Summa de legibus
Normannie, c. 20. (5) I, 92.
MORALE Smi'Li; AI' MOYKX *
\iilu qui se pend, se noie ou « s'occit » appartienni-nt m
justicier » (i).
Dans l'es Coutumes de Beauvoisis, de Bcaumnnoir, ii est dit que le
Miiridé ce a le sien meffet », mais il n'est pas dit nettement s'il s '•
des meubles ou du tout (2). Boutillier, dans la Somme rural.
précise pas davantage (3). Deux textes publiés dans les Ollm montrant
le1 Parlement de Paris reconnaissant le principe de la confiscation. Le
premier arrêt, en 1257, parle des « biens » du défunt, mais le second
parle plus précisément des « biens meubles » (4).
Deuxième régime : la confiscation des meubles s'accompagne de
« ravaire ». Les Coustumes et stilles observez et gardez es /
d'Anjou et du Maine, (i^n), expliquent que le comte et le baron
ont connaissance, correction et punition des « trois grands cas » qui
sont le ravissement, le meurtre et l'octis : « Meurtre est celui qui
occist d'aguet apensé ou qui est homicide de soy-me3mes ». Pour ces
trois grands cas, il y a confiscation des meubles. Les « héritages »
par contre, ne sont pas confisqués, seulement « le3 maisons doibvent
estre fondues ou descouvertes du cousté du grand chemin, les prez
ars, les vignes tranchées et estrepées et les boyes tranchez" à haulteur
de homme et l'appelle on ravaire » (5). La même peine, appelée
ravoyre, se retrouve dans les Coustumes d'Anjou et du Maine rédigées
en i463, après la réforme ordonnée par le roi René (6). Je n'en ai
pas trouvé d'autre trace.
Troisième régime : confiscation des meubles et des immeubles.
Cette peine se trouve indiquée dans un des manuscrits des Etablisse-
ment de saint Louis (7). On la retrouve, ce qui est plus inattendu,
en pays de droit écrit. L'ancienne coutume de Bordeaux déclare que
qui se frappe d'une épée, ou se pend, ou se jette à l'eau, ou se pré-
cipite d'une tour, ou d'une maison, ou d'un autre lieu, nulle fran-
chise de terre ne lui vaut, « antz paert lo cors et los bens » (8).
Quatrième régime : confiscation partielle des meubles. Aucun
coutumier, à vrai dire, ne formule ce système. Mais, en 1397,
l'Echiquier de Rouen, tout en reconnaissant par les termes même9
(1) Caillemer, Ibid., p. 29. Les textes cités sont : Etablissements de
St Louis, I, 92, Coustumes glosées d'Anjou et du Maine, texte C. de
l'édit. Beautemps Beaupré, art. 89, Claude Liger, art. 1435 ; Très an-
cienne coutume de Bretagne, 296, Livre des droiz et commandemens, 354 ;
Coutumes d'Anjou et du Maine de 1463, art. 94. (2) Coutumes de Beau-
voisis, ch. 69, art. 9. (3) Boutillier, Somme rural, tit. 39. (4) Beugnot,
les Olim, t. I, p. 442 et p. 517. (5) Beautemps-Beaupré, ouv. cité,
t. I, p. 429. (6) Ibid., t. III, 1, p. 256. (7) Cité par Caillemer, p. 29 (Viollet,
Etablissements, II, p. 150, note 38). (8) Archives législatives de Bordeaux,
V, le Livre des Coutumes, texte III, art. 41 (p. 46) ; (texte en français dans la
Mothe, Coutumes du ressort du Parlement de Guyenne, Bordeaux 1768, t. I9
art. 41).
LES PEINES INFLIGÉES AU CADAVRE 439
d'un arrêt, qu'il y a eu suicide « par désespérance », n'alloue
au roi (princeps Normanniae), que le tiers des biens confisqués, Lee
deux autres tiers allant à la veuve et aux enfants. Et l'arrêt fait
jurisprudence. Cette jurisprudence, dit M. Viollet, dans son Etude
sur les couturniers de Normandie, se substitua au texte du Coutumier,
et c'est elle qui inspire le glossateur du xv6 siècle : « car le mari ne
peut en sa derraine volenté priver par voie quelconque sa femme
ne ses enfans... qu'ils n'aient leur part en ses meubles » (i).
Nous verrons plus loin que bien des pays parviennent, dès le
moyen âge, à s'affranchir de la confiscation en matière criminelle.
Mais il nest guère douteux qu'à l'origine tous les seigneurs féodaux
ont recours à ce moyen commode d'accroître leurs revenus.
Dans la répression du suicide au moyen âge, cette peine de la
confiscation, qui nous semble aujourd'hui si rude et inique, n'est
pourtant que la moindre peine. Le châtiment infligé au cadavre est
la chose essentielle.
•
Chose curieuse, ce châtiment n'apparaît guère dans les textes
connus du xme siècle (2). Quand on suit, par exemple, dans l'ouvrage
de Beautemps Beaupré, les rédactions successives des coutumes de
Maine et d'Anjou, on est surpris de constater que les rédactions les
plus anciennes parlent seulement de confiscation; les peines contre
le cadavre n'apparaissent que dans les textes du xive siècle; de même
les anciennes coutumes normandes, les Etablissements de saint Loin'*,
parlent exclusivement de confiscation. Mais le silence de tous ces
couturniers ne prouve pas grand chose : nous savons en effet, par
d'autres textes, que l'usage de justicier les corps des suicidés existe
dès le xme siècle.
Nous avons vu déjà la coutume de Bordeaux, décidant que celui
qui se tue « pert le cors », ce qui n'aurait aucun sens, si le corps
n'était pas justicié.
En 1278, un certain Philippe Testard s'étant tué, les héritiers
plaident la folie ; le prévôt de Paris soutient contre eux que Testard
a forfait son corps et ses biens (3).
(1) P. Viollet, Les Couturniers de Normandie, dans V Histoire littéraire
t. XXXIII. Le chapitre XX de l'ancienne coutume, relatif aux suicidés, est
cité page 123, le texte de l'arrêt de 1397 (affaire Guillaume des Hayes), est
cité page 127. (2) Les peines contre le cadavre ne sont mentionnées ni
dans la Compilatio de usibus et constitutionibus Andegavie (XIIIe s.) ni dans
les Coustumes d'Anjou et du Maine (XIII), ni même dans les Coutumes glosées de
1385. Elles apparaissent dans les Coustumes et Stilles de 1411, où, d'ailleurs
elles ne sont pas présentées comme une nouveauté, (Bcautemps-Beaupré,
t. I, p. 429). Beaumanoir (ch. 69, art. 9), écrit, sans préciser : on doit « faire
justice» de celui qui se tue. (3) Boutaric, Actes du Parlement de Paris,
P. 1863-7, t. I, p. 198.
440 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
En 1278, un arrêt du Parlement de Paris condamne l'abbé et
les religieux de St-Rémi à restituer au gardien de la régale de Reims
le corps d'un suicidé qu'ils ont justicié au mépris des droits de
l'Archevêque de Reims (considéré non en tant qu'évêque, mais en
tant que haut justicier) (1). Comme l'arrêt précise que l'Archevêque
seul a le droit d'avoir des fourches patibulaires, il s'ensuit évidem-
ment que les religieux de St-Rémi ont pendu le corps qu'ils doivent
restituer (2).
En 1274, la Justice de l'abbaye de St-Maur-des-Fossés condamne
un accusé qui s'est tué à être justicié « et pendu » (3).
Bourquelot et Garrison ont cité une ordonnance De tous homicides
rendue par la municipalité de Lille au xiir9 siècle (4) et décidant qu'au
cas où quelqu'un se pend, noie ou occit, on doit faire de lui même
justice que s'il était meurtrier d'autrui « chou est qu'on le doit
traîner jusque es fourches et puis pendre »; s'il s'agit d'une femme,
il la faut « ardoir dessus les fourques » (5).
Ainsi nous trouvons, dans un texte du tfnie siècle, cette assimila-
tion juridique du suicidé au meurtrier qui n'est que la traduction
dans le langage du droit, de l'argument tiré par saint Augustin du
non occides. Dès cette époque, elle est solide. Car, en 1288, les
religieux de sainte Geneviève s 'étant contentés de pendre un suicidé,
le Prévôt de Paris les contraint à traîner le cadavre, c'est-à-dire à
recommencer l'exécution en la complétant. Les assassins étaient,
comme on sait, traînés avant d'être pendus (6).
Au xive et au XVe siècle, l'assimilation du suicide au meurtre se
retrouve dans plusieurs textes et de nombreux arrêts le consacrent.
C'est chose classique. Dans la Très ancienne coutume de Bretagne,
il y a encore un peu de flottement : ceux qui se tuent « à leur escent »
doivent être seulement pendus, et les corps ne sont traînés que
« quant le deable se met en eulx et se ocient à leur escient » (7). La
distinction n'est pas très claire. Mais les Coustumes et Stilles d'Anjou
et du Maine, en i4n, présentent fort bien la doctrine commune :
il y a trois grands « cas », ravissement, meurtre, octis. Le « meurtre »
n'est pas l'homicide simple, « meurtre est celui qui occist d'aguet
(1) Ibid., t. I, p. 91. (2) Boutaric, ibid., I, 91. (3) Tanon, Histoire
des justices, etc., p. 333. (4) Garrisson, p. 119. (5) Sur ce dernier point,
la jurisprudence n'était pas fixée au xme siècle. En 1238 et en 1266, deux
jugements rendus par la Haute Justice de Ste Geneviève (Tanon, Histoire,
p. 400), condamnent des suicidées à être «enfouies». L'enfouissement
pour les femmes, correspondait à la pendaison simple pour les hommes.
Mais cette peine, atroce à l'ordinaire, puisque les condamnées étaient enter-
rées vivantes, (Tanon, ibid., p. 32-33), ne signifiait pas grand chose, appli-
quée à un cadavre. D'où l'idée de brûler les corps. (6) Tanon, ibid., p. 37.
(7) Très ancienne coutume de Bretagne, parag. 112 et 296 (pages 153 et 278).
LES PEINES INFLIGÉES AU CADAVRE 441
apensé ou qui est homicide de soy mesmes » : le suicide ne sera
donc pas puni de la pendaison, peine qui frappe l'homicide simple :
si c'est homme, il sera trainé et pendu, si c'est femme, elle sera
arse (i).
Je ne m'attarde pas à citer tous les textes qui consacrent cette
doctrine : nous verrons plus loin que, léguée par le moyen âge au
xvie siècle, elle triomphe encore sous l'ancien régime.
Non seulement le suicidé est considéré comme un assassin; mais
certains traits donnent à penser que le suicide excite encore plus
d'horreur que l'assassinat. A Abbeville, un jugement rendu au xve
siècle par 1 echevinage, décide que le corps de Raoullet Gringoire,
qui s'est tué dans un hôtel, « sera tiré par dessoubz le sceul de l'huis
dudit hostel » (2). La fameuse Loi de Beaumont veut que le corps
soit traîné aux champs, « le plus cruellement qu'il se pourra, pour
monstrer l'expérence aux autres ». « Les pieres de dessoubz les
yssues des chaussées par où il faut qu'il passe et sorte de la maison
doivent estre arachez (3). » M. Defourny, qui voit dans cette loi
« toute la pensée de nos pères dans l'appréciation du suicide», dit que
l'usage d'arracher les pierres s'explique par le désir de flétrir en
celui qui se tue, le Judas de la famille et le Judas de la Cité (4).
Peut-être n'y a-t-il là qu'une atténuation du ravaire. En tout cas,
quelle que soit l'origine de la peine, elle exprime et devait produire
un sentiment d'horreur. A Metz, au xve siècle, le corps est traîné
« par dessoubz le pas de sa maison », en outre, on le fait parfois
« enfoncier dans un tonnel » qu'on lance dans la Moselle et qu'on
laisse aller à l'aventure, et « estoit escript sur ledit tonneaul en
français et en alternant: bouttez à vaul, laissez alleir, c'est par
justice » (5). Au xve siècle « les nouvelles furent apportées à Metz que
encore ung evesque de Strasbourg se avoit pendu et estranglé et que
la justice dudit lieu l'avoit fait enfoncier dedans uag tonneaul et le
mettre sur le Rhin... » (6). Il est probable qu'il y eut d'autres usages
analogues. Je n'ai pas trouvé trace en France des fameuses coutumes
de Zurich : a si le suicide avait été accompli à l'aide d'un poignard,
on enfonçait un coin de bois dans la tête du mort; si l'homme s'était
noyé, on l'ensevelissait dans le sable; s'il s'était précipité et tué dans
sa chute, on l'ensevelissait sous une montagne » (7). Mais il est
bien vraisemblable, qu'en plus d'un lieu, on attachait au cadavre
quelque objet indiquant la façon dont le coupable s'était détruit.
(1) Beautemps-Beaupré, I, 429. (2) Coll. de Doc. inêd. Jugements de
ïéchevinage oV Abbeville, p. 282-283, 197, 200. (3) Defourny, num. 124.
(4) P. 124. M. Defourny croit que la peine date du xme siècle, Le texte en tout
-cas, est très postérieur. (5) Huguenin, Les Chroniques de la ville de Metzt
Metz, 1838, p. 472. (6) Ibid., p. 471. (7) Garrisson, p. 103.
442 LA MORALE SIMPLE AtJ MOYEN AGE
M. Bonvfflot a noté qoe wurerit, au moyen âge, les incendia
portent sur le dos un tison éteint, le faussaire un diplôme contrefait,
l'auteur d'un viol, un vêtement de femme ensanglanté (i). En p
xviii0 siècle, nous verrons encore attacher un poignard au <
d'un suicidé mort d'un coup de couteau (2). De môme, il
probable, si l'on en juge par le succès de cette peine à l'âge sui\
que le cadavre du suicidé est souvent pendu par les pieds. Du coup,
le suicide est, pour la foule, pire que l'assassinai .
On pourrait, il est vrai, se demander si cette législation terrible
ne reste pas théorique. Au dire de Beugnot, les lois pénales du m<
âge auraient été, en général, inappliquées, et la répression
délits serait à cette époque, « beaucoup plus douce que de nos
jours » (3). M. Tanon, en rapportant cette opinion, dit que « tous
les documents judiciaires le démentent » (4). Je crois, pour ma part,
que les crimes restaient fort souvent impunis, mais dans les hautes
classes. En tout cas, force documents prouvent que les lois contre le
suicide ne sont nullement des lois théoriques.
Tout d'abord, il semble bien que la procédure suivie donne peu
de garantie à l'accusé. L'ordonnance de Lille, que j'ai déjà citée,
explique ainsi la conduite à suivre : si l'on trouve homme ou femme
qui, « ainsi que dit est », se doit mis à mort « et mal mis », il ne faut
pas toucher au corps, jusqu'à ce que les échevins l'aient vu. Les
échevins examineront « comment ne en quel point » le corps sera
trouvé; « car chou qu'esquevins le trouveront et verront en tel des-
peranche, ne se le fait-il mie volontiers en appiert ».
Comme on voit, il y a là un préjugé redoutable pour l'accusé.
A priori, on imagine qu'il a pris les précautions pour dissimuler le
suicide : on s'arrêtera donc moins volontiers aux présomptions favo-
rables. Et l'ordonnance continue : « Et se teus fait est trouvé en
liomme, apriès chou qu'esquevins l'auront veut, et apriès esquevins
semons et conjurés li jeugement doit estre teus : « volés entendre a
esquevins selon chou que vous nos mounstrates, sire bailli, ou vous,
sire prevost, ou vous, sire eastelains (se li castelains en semonoit), et
selon chou que nous vismes et que nous treuvasmes chelui (si le
nommera ou par nom ou par surnom), nous vos disons que vous de
cheluy (si le nommera) faciès justiche, comme de mourdreur de
lui-meisemes. Quel? dira li sires. Chou est de traisner jusques a
fourques et puis pendre » (5).
Le texte règle avec soin la conduite à tenir pour qu'échevins et
(1) Bonvalot, Le Tiers-Etat d'après la charte de Beaumont, P. 1884. p. 493.
(2) Voir infra, IV, ch. 3. (3) Assises de la Cour des Bourgeois, II, 198,
note. (4) Histoire, etc., p. 28. (5) Cité par Garrisson, p. 120, 121.
LA PROCÉDURE 443
seigneurs restent bien dans leur rôle. Mais ce qu'il oublie d'indi-
quer, ce sont les garanties en faveur de l'accusé et de sa famille. Il
n'est pas fait allusion à la nomination d'un curateur, (qui, plus tard,
sera de règle); il n'est pas dit davantage comment l'enquête doit
être faite. La rumeur publique joue en somme le rôle décisif.
Beaumanoir dit bien qu'il ne doit y avoir confiscation que s'il
peut « estre seu elerement » que le défunt « le fîst a escient pour soi
mètre a mort ». Théorie assez douce, puisqu'elle met la preuve à la
charge de l'accusation. Mais Beaumanoir en restreint la portée par
les exemples qu'il donne : il y aura preuve si le défunt a dit : je
me tuerai ou me noierai pour telle chose que l'on m'a faite ou telle
chose qui m'est advenue, (ceci, en effet, est une présomption sérieuse) ;
mais il y aura preuve aussi, « s'il est trouvé pendus ». Si on trouve
un homme noyé dans un puits, il faut avoir égard au lieu où est
le puits, à la cause qu'il avait d'aller à ce puits. Il faut aussi avoir
égard à la « manière » du défunt. Car s'il était « fax de nature ou
frénétique ou ivrogne », on doit mieux croire qu'il se le fît à escient
qu'autrement (i). Il semble, au contraire, qu'avec un frénétique
ou un ivrogne, les chances d'accident soient plus considérables. Si
Beaumanoir, qui se pique de scrupule, se contente d'indices aussi
légers, on imagine aisément ce que peut être la jurisprudence des
hauts justiciers intéressés à la confiscation. Jacques d'Ableiges, un
siècle après Beaumanoir, dit encore qu'il suffit, pour qu'on puisse
conclure au suicide, qu'un homme soit trouvé pendu en lieu privé et
secret et « non mie en voie ou chemin publique » (2).
Etant données les habitudes du moyen âge et l'initiative laissée
aux juges en ce qui concerne l'application de la peine, on ne peut
pas dire avec certitude : la jurisprudence était telle. Il y a d'innom-
brables jurisprudences, locales et presqu'individuelles. Nous verrons
plus loin que certains magistrats usent de leur liberté pour adoucir
la coutume, de même que certains jurisconsultes l'attaquent en
l'exposant. Mais des textes nombreux nous montrent des magistrats
appliquant à la rigueur la législation du moyen âge. Je ne m'attarde
pas à citer tous ceux qui nous montrent un suicidé justicié. Des
exemples isolés, même nombreux, ne prouvent pas grand chose.
Mais M. Tanon, dans son Histoire des justices des anciennes églises
et communautés monastiques de Paris, cite un assez grand nombre
de jugements qui permettent de reconstituer la jurisprudence de ces
justices. Une seule, celle de saint Martin des Champs, dont nous
reparlerons plus loin, semble avoir été fort douce. Toutes les autres
(1) Beaumanoir, Coutumes de Beauvoisis, Chap. LXIX, art. 9 et 10.
(2) Grand coutumier de France, IV, 13 (texte cité par M. Caillemer, p. 33).
444 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN A<
punissent le suicide avec une extrême rigueur. M. Tanon cite dh
jugements rendus au moyen âge (i): il s'y trouve un acquittement; I»:
corps d'un homme noyé portant des marques qui font croire qu'il y
a eu meurtre, on expose le cadavre quelque temps sous l'orme, et on
l'enterre. Autre sentence relativement douce: un homme meuit
asphyxié dans sa maison, en la voulant curer; le prévôt se contente
de le porter sous l'orme en signe de justice. Dans les quinze autres
cas, il y a condamnation : l'une d'elles frappe un homme accusé
de meurtre qui s'est détruit en prison. Les quatorze autres punissent
de simples suicides. Deux fois, la justice de sainte Geneviève con-
fisque les biens d'un noyé. L'un d'eux s'était noyé « si comme l'on
disoit )). Au bout de quelque temps et « par le conseil de l'Eglise »,
le prieur rend les biens. Dans deux autres cas, il s'agit de femmes
qui sont trouvées « murdries » chez elles. La confiscation est pro-
noncée, sans même que l'arrêt affirme qu'il y ait eu suicide.
Ce qui explique en partie la désinvolture avec laquelle la justice
confisque les biens dans des cas où le suicide est si peu prouvé, c'est
peut-être la législation relative aux intestats et déconfès. A première
vue, il nous semble exorbitant de confisquer les biens d'une femme
a murdrie », qui a fort bien pu être assassinée en son logis. Mais cette
femme, même assassinée, a toute chance d'entrer dans la catégorie
soit des déconfès, soit des intestats. Or, touchant les intestats, il y
a, au Moyen-Age, deux systèmes que M. Caillemer résume ainsi :
« Le premier est le plus dur fait de Yintestatio, un cas de confiscation
pour forfaiture, de forisfactura au profit du seigneur; le second
système, plus doux, décide que l'intestat n'encourt pas de peine, mais
que ses biens doivent être distribués, pour le salut de son âme, soit
par ses amis et ses parents, soit par l'autorité la mieux placée pour
discerner ses intérêts spirituels : l'Eglise » (2). Quand aux déconfès,
la législation est plus diverse, mais « dans un système très répandu
au moyen âge, l'individu qui meurt sans confession ne peut pas
transmettre sa succession à des héritiers. Ses biens sont confisqués
par le seigneur » (3). Et, en effet, d'un arrêt cité par Tanon et qui
remonte à 1277, il résulte que, quand un homme qu'on a trouvé
mort, est censé victime d'un meurtre, le corps n'est enseveli qu'en
certains cas propter bonam famam et les biens peuvent être
confisqués (4). Cette législation dut, en plus d'un cas, pousser les
(1) Ces dix-huit exemples se trouvent pages 149, 196, 222, 244, 327, 333,
334, 335, 359, 361, 363, 365, 399, 400. Floquet écrit, dans son Histoire du
Parlement de Normandie (Rouen, 1840, t. I, p. 165) : « Combien dans les
anciens comptes du xive et du xve, nous avons vu de sommes allouées »
pour porter « aux champs» des suicidés» — Je n'ai pas trouvé de suicides
dans le Registre criminel du Châtelet de Paris, P. 1861. (2) Caillemer, p. 44,
{3) Ibid., p. 51. — (4) Tanon, Histoire etc., p. 327.
LA TENTATIVE DE SUICIDE 445
juges à la rigueur à l'égard des suicidés. Dans le doute, il ne se disent
pas seulement : une erreur serait chose effroyable; ils doivent souvent
se dire : qu'importe? quand même l'accusé ne se serait pas tué, il
n'en serait pas moins déconfès ou intestat.
A côté des sévérités qu'on vient de voir, les peines qui frappent
la tentative de suicide semblent presque peu de chose.
Un texte de Boutillier dit que celui qui a essayé de se tuer n'est
pas portable de peine capitale, mais qu'il doit être puni « comme
civilement et très griesvement » (i). Une phrase encore moins claire
semble dire que, si le coupable s'est repenti, une pénitence spirituelle
suffirait.
Un passage souvent cité des Chroniques de Metz, cite le cas d'un
compagnon qui s'est pendu pour un chagrin d'amour. On le ranime.
Une fois remis, la justice le fait saisii « et à force de verges tout nud
très bien chastoyer » (2).
Enfin, dans le procès de Jeanne d'Arc, les jugent reprochent à
l'accusée d'avoir tenté de se détruire, en se précipitant du haut de
la tour de Beaurevoir. Interrogée une première fois à ce sujet, Jeanne
répond qu'elle avait ouï dire que tous les habitants de Compiègne,
jusqu'à l'âge de sept ans, devaient être mis à feu et sang « et qu'elle
aimait mieux mourir que vivre après une telle destruction de bonnes
gens ». Seconde raison : se sachant vendue aux Anglais « elle avait
mieux aimé mourir que d'être aux mains des Anglais, ses
ennemis » (3). Il y a dans ces déclarations un mélange émouvant
d'héroïsme antique et de charité. Toutefois l'aveu n'était pas sans
danger. Jeanne a beau protester ensuite qu'elle n'a pas « pensé se
tuer », mais bien échapper aux Anglais, qu'elle ne s'est pas précipitée
par désespoir, mais pour porter secours à des gens en péril (4), des
théologiens retiennent contre elle « une faiblesse tournant en déses-
poir, interprétativement en homicide de soi-même » (5). Si les juges
n'insistent pas sur ce grief (6), c'est sans doute parce que le suicide
ne relève pas de la juridiction ecclésiastique.
Telle est, dans ces grandes lignes, la législation du moyen âge,
vue à travers les coutumiers. Ce qui en fait l'originalité, c'est qu'elle
assimile pour de bon le suicide au meurtre, c'est qu'elle s'acharne sur
le cadavre, c'est que, par la confiscation, elle fait retomber sur les
vivants la faute du mort.
En tout cela, l'horreur du suicide triomphe. Un dernier trait
permet de mesurer l'étendue de ce triomphe : les coutumiers qui
(1) Somme rural, t. XXXIX. (2) Ed. Huguenin (p. 471-472). — 3. Qui-
cherat, t. I, p. 150. — (4) P. 160.— (5) P. 416 et 434. (6) Dans l'abjuration
imposée à Jeanne il n'est pas fait allusion à la tentative de suicide.
LA B SIM! LE AU MOYEN AGE
juinissi'ii! si Où lji-!l..'ijit.'nl la mort volontaire, n< aux
;i iol ifs. Les fous sont quelquefois soustraits au châtiment (i). \
aucune distinction n'est plus faite entoe le criminel qui se tue pour
éviter la torture ou le supplice et la mère qui ne veut pas sun
à la mort d'un enfant. Le suicide est un cas si « énorme » qu'en dépit
des circonstances, la pitié, en principe, fait place à l'horreur.
IV
Les mœurs : 1) Il est impossible dédire si les suicides étaient rares ou fréquents
au moyen âge, mais 2) on ne trouve pas trace d'une mode analogue à
l'ancienne mode stoïcienne ; 3) la famille du suicidé était probablement
atteinte dans l'ppinion au môme titre que la famille du condamné.
Ce triomphe de l'ancienne morale populaire serait encore plus
éclatant, si le suicide était, au moyen âge, chose inconnue ou tout
au moins très rare. Malheureusement, le seul résultat de mes re-
cherches sur ce point est un aveu d'ignorance.
D'après Bourquelot, « au milieu de l'inertie du xe siècle, des agi-
tations du xii6 et du xme, il resta quelque chose de la tristesse que
les Germains avaient puisée dans les brumes du nord. L'ennui s'em-
para des populations du moyen âge, comme il s'est emparé des
peuples modernes, fatigués, blasés, imbus d'une philosophie scep-
tique; et souvent les hommes et les femmes, les moines et les
chevaliers éprouvèrent le besoin d'en finir avec l'existence. La manie
du suicide, bornée d'abord à quelques exceptions, se ranima comme
un souvenir des temps antiques et pénétra dans toutes les classes
de la société » (2). Au contraire, au xive et au xv* siècles, « l'idée
propagée par l'Eglise chrétienne finit par s'enraciner dans les esprits
et passe de la loi pénale dans les mœurs » (3). Brierre de Boismont
et Garrison reprennent la théorie de Bourquelot (4).
Tout au contraire, d'après M. Alpy, il y aurait, au xive siècle, un
affaiblissement de Ja répression, et cet affaiblissement aurait aussitôt
pour conséquence une recrudescence des suicides.
Je ne crois pas que la science des mœurs puisse rien retenir de
pour conséquence une recrudescence des suicides (5).
M. Alpy, pour prouver qu'il y a « recrudescence » se contente
de renvoyer aux exemples cités par Brierre de Boismont. Il est vrai
que Brierre de Boismont, à l'endroit cité, parle d'un suicide commis
(1) Le texte cité plus haut, de la Très ancienne coutume de Bretagne punit
ceux qui se tuent à leur escient, ce qui semble bien excuser les fous.
(2) Bourquelot, IV, 244. (4) Ibid., 456. (1) Garrisson, 91, 92, Brierre de
Boismont, 450. (5) Alpy, 35, 36.
LES MŒURS 447
au xive siècle, et de quatre suicides commis au xve (i). Mais il ne parle
nullement, à propos de ces quelques exemples, d'une recrudescence.
Erreur plus grave, M. Alpy attribue l'augmentation du nombre de.3
suicides à un affaiblissement de la répression. Mais, pour montrer que
la répression s'est affaiblie, il cite une ordonnance de Charles v,
décidant a au xive siècle » (2), d'appliquer en matière de suicide les
distinctions du droit romain. L'Ordonnance existe, seulement elle
n'est pas de Charles v, roi de France, ni du xive siècle. C'est la
fameuse Caroline, promulguée en i532, par Charles Quint (3).
La théorie de Bourquelot ne repose pas sur une erreur aussi nette.
Mais c'est une de ces généralisations dangereuses qui reconstituent
les mœurs d'une époque à l'aide d'un tout petit nombre de faits.
Qu'allègue-t-il, pour prouver qu'au xne et au xme siècles a la manie
du suicide pénétra dans toutes les classes de la Société? (4) Le suicide
de Regnaud, comte de Boulogne, le suicide chrétien de Jacques de
Châtel, évêque de Soissons et les velléités de suicide de Blanche de
Castille. A ces faits historiques, il ajoute six exemples de suicides
ou de tentatives de suicides, pris dans la littérature du temps. Suc
ces six exemples, je n'insiste pas. De ce qu'on se tue dans des romans,
nul n'a le droit de conclure, sans autre preuve, qu'on se tue dans la
réalité. Quant aux faits historiques, Bourquelot cite trois suicides,
pour l'époque à laquelle on se tue, mais pour l'époque à laquelle on
ne se tue plus, il en cite davantage!
Les conclusions d'Alpy et Bourquelot me paraissant inadmis-
sibles, j'avais commencé à lire des mémoires et des chroniques en
notant tous les suicides. J'ai parcouru ainsi tous les ouvrages publiés
dans la Collection Guizot, j'ai lu Villehardouin, Joinville, Froissart,
Commynes, Enguerrand de Monstrelet, Christine de Pisan, Juvénal
des Ursins, le Journal d'un Bourgeois de Paris, cehii de Jean de
Roy. J'ai fini par renoncer à ces recherches : le résultat ne valait
pas la peine. Stans doute je notais fort peu de suicides. Mais pouvais-je
seulement en conclure que les gens ne se tuaient pas? En plein
xixe siècle, à une époque où les statistiques relèvent tant de suicides,
n'y a-t-il pas des Mémoires, ceux de Guizot, par exemple, qui n'en
signalent aucun, n'y en a-t-il pas encore bien davantage qui n'en
signalent qu'un ou deux?
Les Refiistres des Justices criminelles paraissent d'abord plus
instructifs. En fait, ceux qu'on a publiés ne prouvent pas grand chose.
Dans tous les documents recueillis par Tanon, je n'ai noté qu'une
(1) P. 476. Parmi les quatre suicides du xve siècle figure celui de Charles
VII. (2) Alpy, p. 35. (3) Code criminel de l'empereur Charles V, vulgaire-
ment appelé La Caroline, trad. Vogel, P. 1734. art. 135, p. 220. (4) IV, 244,
245.
448 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGI
vingtaine de suicides. C'est peu de chose, et on se laisserait aller
d'abord à en conclure que les Parisiens d'alors ne se tuent guère. Seu-
lement tous ces registres ont été publiés, comme le dit Tanon, « dans
le but unique de fournir aux religieux la preuve de l'exercice de leur
droit » (i) lorsqu'il y aurait contestation entre leurs officiers et
ceux du roi. Destinés à servir d'arguments dans les conflits de juri-
diction, ils se trouvent nous renseigner par surcroît sur la jurispru-
dence. Mais l'absence ou le petit nombre d'arrêts relatifs à des morts
volontaires ne prouve absolument rien sur la rareté de la chose
elle-même : autant vaudrait dire qu'on ne se tuait pas ou qu'on se
tuait peu en 1913 ou 1914, sous le prétexte que, ces années-là, il
n'est pas question du suicide dans les Recueils de Dalloz ou de Sirey.
Même sur des points plus précis il est sage d'avouer notre igno-
rance. Bourquelot, dans un passage souvent cité de son étude, parle
de ce qu'il appelle le suicide chrétien du moyen âge. D'après lui,
dès le xe siècle, il y aurait, au fond des monastères, « un ennui
concentré, une tendresse mystique » qui aurait porté les moines à
désirer la mort. Plus tard, « le suicide pénétra dans les monastères ».
Parfois « ces prisonniers volontaires vivant dans le silence, privés
du commerce des autres hommes » se sentaient pris d'une mélan
colie profonde et du dégoût de la vie ». Les écrivains ecclésiastiques,
ajoute Bourquelot, se sont souvent occupés « de cette maladie morale
du monde monacal, à laquelle ils ont donné le nom particulier
d'Acedia » (2).
A l'époque romantique, la conception de Bourquelot avait de quoi
séduire. De Martonne, dans ses Recherches sur Vacedia, étudie, lui
aussi, cet « ennui » du vieux monde catholique : « La pensée chré-
tienne était-elle déjà lasse d'elle-même au commencement? ou bien
était-ce la mélancolie de la jeunesse et la souffrance d'une société
en travail (3)?... » Mais, avant d'expliquer le fait, il eût fallu le
bien établir. Pour le xe siècle, Bourquelot cite en tout et pour tout,
à l'appui de sa thèse, une phrase de Magnin, sur le Callimaque de
la fameuse Hrosvitha : « Dans Callimaque, on trouve les subtilités,
le délire de l'âme et des sens et jusqu'à cette fatale inclination
au suicide et à l'adultère, attributs presque inséparables de l'amour
au xixe siècle ». Quand ce serait vrai, la preuve serait mince. J'ajoute
qu'ayant lu et relu Callimaque, je ne m'explique pas le jugement de
Magnin (4) : il n'y a pas, dans la pièce, un vers, un mot sur le déses-
poir de ceux qui vivent dans les cloîtres. Pour le reste du moyen âge,
(1) Tanon, p. 15. (2) Bourquelot, III, 558 et IV, 250. (3) Société aca-
démique de Saint Quentin, Annales, 2e série, t. IX, p. 187 (1852). (4) Dans
Callimaque (PL. CXXXVII), l'héroïne DrUsiana ne se tue mêm? pas. Elle
demande à Dieu de la faire mourir et Dieu l'exauce.
LES MŒURS 449
Bourquelot cite le suicide d'Héron, (qui est antérieur au vie siècle)
et le témoignage de Césaire d'Hesterbach. Celui-ci est à retenir.
Césaire rapporte plusieurs suicides de religieux. Fait plus significatif,
il ajoute : a je pourrais citer bien des exemples de cette sorte de
tristesse, exemple récents, mais je crains qu'il ne soit pas bon aux
esprits faibles de lire ou d'ouïr semblables récits » (i). Cela prouve
évidemment que Césaire a été témoin ou a entendu parler de plu-
sieurs suicides de religieux. Mais il serait hardi de conclure d'une
épidémie passagère, peut-être, et locale, à une maladie morale de
tout le monde monacal. Les écrivains, fort nombreux, qui ont parlé
de Vacedia (2) ne disent pas du tout que ce soit chose propre aux
moines, et, dans tous les moralistes que j'ai indiqués plus haut, je
ne trouve pas un seul témoignage analogue à celui de Césaire.
Bref, nous ne savons pas du tout si les suicides sont nombreux
ou rares au moyen âge, et il est impossible de dire si le triomphe
de la morale populaire empêche les gens de se tuer. Par contre,
je crois qu'il est assez net pour empêcher le retour d'une mode
analogue à la mode antique* je veux dire qu'il n'y a pas alors,
comme à la fin de la République ou aux premiers temps de l'Em-
pire, des suicides célèbres, loués d'un chacun, admirés, cités en
exemple.
Les ouvrages mêmes que je citais plus haut suffisent, je crois
à le prouver. Qu'ils ne signalent pas les suicides courants, c'est
tout simple. Mais par quel miracle, si le moyen âge avait eu ses
Calons et ses Thraséas, aucun des grands chroniqueurs n'y ferait-il
allusion ? Par quel miracle aucun moraliste ne songerait-il au
moins à les blâmer?
Une mode, par définition, fait du bruit. Les suicides collectifs
des Juifs, des Albigeois, en ont fait assez pour venir jusqu'à nous.
S'il y avait eu, dans la haute société du moyen âge, quoi que ce
fût qui ressemblât aux suicides stoïciens, à plus forte raison, sans
doute, en serions-nous informés. Or, nous connaissons un petit
nombre de faits isolés. Nulle part, nous ne saisissons une mode.
Enfin, et c'est l'essentiel, il faut songer que le suicide, lors-
qu'il y a condamnation, exécution, confiscation, déshonore forcé
ment tout une famille. Sur ce point encore, il est vrai, les témoi
gnages font défaut. Même dans la littérature, je ne connais pas de
récit qui mette en scène la femme et les enfants d'un suicidé. Mais
il ne faut pas que l'indigence des textes nous dérobe l'inévitable
(1) Caesarius Heisterbacensis, Dialogus Miraculorum, éd. Strange, Cologne,
1851, dist. IV, ch. 40-45 et ch. 61. (2) Voir lé mot : acedia} Migne, Indices
{t. CCXX, c, 827-828).
29
450 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN ACK
conséquence di droit pénal. On n'a pas besoin de beaucoup d'im
nation pour se représenter la honte, la détresse de la famille, i li
que les gpena du quartier sont allés assister à l'exécution. Femme,
enfants, irs ortt dû, les jours précédents, répondre aux magistrats !
tiles. Us sont là, maintenant, attendant que les gens de jn
viennent saisir les meubles. De quel front, le lendemain, soutien-
dront-ils les regards malveillants, méfiants, apitoyés? « Veuve de
suicidé )), « fils de suicidé », ils n'ont plus qu'à quitter la maison
sans meubles, le quartier sans amis. Quand, plus tard, les enfants
auront grandi et voudront s'établir, la honte du père, à nouveau,
retombera sur eux de tout son poids. Eux-mêmes, quelle qu'ait été
leur affection pour le mort, pourront-ils songer sans horreur à sa
fin, à cette exécution qui les marque pour le reste de leur vie? Ces
mœurs, que nous ne pouvons qu'entrevoir, sont le fondement solide
de la morale réelle.
La littérature et Vart : L'horreur du suicide dans : 1) la littérature courtoise
2) les Chansons de Geste ; 3) les Miracles et les Mystères ; 4) la sculp-
ture du moyen âge.
Rigueurs de la morale enseignée, rigueurs du droit canonique,
rigueurs sauvages du droit et des mœurs, tout s'accorde à nous faire
imaginer un sentiment d'aversion vigoureux et original. Le langage,
la littérature et l'art viennent en aide à notre imagination.
Il n'y a pas, au moyen âge, un mot spécial pour désigner le sui-
cide ou le suicidé. Mais les expressions sui homicida, sui ipsius homi-
cidium, sont peut-être encore plus flétrissantes que notre mot de
suicide : elles font ressortir vigoureusement l'idée que, dans tout
suicide, il y a avant tout un homicide. On dira : c'est inévitable.
Mais justement, le langage est plus souple que la logique. Le juge
qui condamne à mort un coupable a beau être un « homicide », il
ne vient à l'idée de personne de lui infliger ce nom. Si l'expression
sui homicidium a, au moyen âge, une telle fortune, c'est évidem-
ment que l'opinion publique est d'accord avec les théologiens, d'ac-
cord avec les juristes, qui voient dans le suicide une variété du
(( murdre ». Non seulement le langage flétrit la chose en la nom-
mant. Mais l'usage, on va le voir, associe à l'idée de suicide un
certain nombre de mots destinés à exprimer explicitement la répro-
bation : grand péché, outrage, folie, vilenie, horrible fait. Le rédac-
teur de YOrdonnance qui, en i34o supprime pour les habitants
de Lille la confiscation en cas de suicide, écrit encore machinale-
LA LITTÉRATURE 451
ment : « Posé encore que, par désespérance, il se noiast ou perudist,
qui sont les plus énormes et vilains cas qui puissent estre » (i).
La littérature narrative et dramatique est assez riche en rensei-
gnements sur le suicide. D'une manière générale, les romans cour-
tois ont beaucoup de complaisance pour certaines morts volontaires,
tandis que les Chansons de geste de la bonne époque, les Miracles et
les Mystères sont d'une sévérité simple et rude. Néanmoins, les
romans courtois (2) eux-mêmes contiennent force déclarations contre
le suicide. Il y en a qui sont proprement chrétiennes, qui rappellent
que la mort volontaire est un péché, qu'elle conduit en enfer.
D'autres la flétrissent d'un mot, sans aucune allusion chrétienne.
(1) Ordonnances des Rois de France, t. VII, p. 544. (2) Je groupe sous ce
nom de romans courtois (en m'autorisant de l'opinion de M. Faral, Recherches
sur les sources latines des Contes et romans courtois, p. IX), les ouvrages indiqués
par G. Paris sous le nom de romans grecs et byzantins, romans breton ,
romans d'aventures. J'ai lu une soixantaine de ces romans, en choisissant
d'abord les plus célèbres et, parmi les autres, ceux qu'il est le plus facile de
se procurer. J'indique ici les éditions citées au cours de ce chapitre : 1) Romans
dits grecs et byzantins : Amadas et Idoine, éd. Hippeau, P. 1863 ; Blancandin
et Orgueilleuse d'amour, éd. Michelant, P. 1867 ; Li romans dou Chastelain
de Coucy, éd. Crapelet P. 1829 ; Floris und Liriopé (Œuvres de Robert de
Blois, éd. Ulricb, Berlin, 1891, t. II) ; Foulques Fitz Warin, éd. F. Michel,
P. 1840 ; Gâtèrent, éd., Boucherie, P. 1888 ; Guillaume au Faucon (Méon,
t. IV); llle et Galeron, éd. Foerster, Halle, 1891 ; Jehan et Blonde, (Œuvres
de Beaumanoir, éd. Suchier, P. 1885, t. II) ; 2) Romans dits d'aventures :
Aucassin et Nicolette, trad. Michaut, 2e éd. P. 1905 ; La Châtelaine de Vergy,
éd. Raynaud (Romania XXI) ; Cléomadès, éd. Van Hasselt, Brux. 1865 ;
Comte d'Anjou (analyse donnée par Langlois, La société franc, au XIIIe s.,
d'après dix romans d'aventures, P. 1904) ; Le comte de Poitiers, éd. F. Michel,
P. 1831 ; Eracles, éd. Massmann, Leipz, 1842 ; L'escoufle, éd. Michelant et
Meyer, P. 1894 ; Floire et Blanceflor, éd. Edélestand du Méril, P. 18'56 ;
Floriant et Florete, éd. F. Michel, 1873 ; Guillaume de Palerme, éd. Michelant,
1876 ; Ipomcdon, éd. Kolbig et Koschvitz, Breslau, 1889 ; Guillaume de Dôle,
éd. Servois, P. 1893 ; La Manekine, (Œuvres de Beaumanoir, éd. Suchier,
t. I) ; Partonopeus de Blois, éd. Crapelet, P. 1834 ; Piramus et Tisbe, éd.C. de
Boer, Amsterd. 1911 ; (des poèmes latins et fragments en prose sont cités
dans Faral, Recherches sur les sources latines, etc., P. 1913) ; Roman de la
Violette, éd. F. Michel, P. 1834 ; 3) romans dits bretons : Beaudous, éd.
Ulrich, Berlin, 1889 ; Le Chevalier de la Charrette, éd. Foerster, Halle, 1899 ;
Le Chevaliers as deux espées, éd. Foerster, Halle, 1877 : Claris et Laris, éd.
Alton, Tub., 1884 ; Erec et Enide, éd. Foerster, Halle, 1896, Esc-anor, éd.
Michelant, Tub. 1886 ; Fergus, éd. Ernst Martin, Halle, 1872 ; Flamenca,
éd. Meyer, J* 1865; GUglois (analyse de l'HL., t. XXX, p. 167) ; Le St Graal,
éd. Hucher, Le Mans, 1875 ; Guillaume d'Angleterre, éd. Foerster, Halle,
1911 ; Ider, analyse de l'HL., XXX, p. 203) ; Lancelot, Sommer, The vulgate
version of the Arthurian romances, vol. IV, Washington, 1911 ; le livre de
Lancelot del Lac ; Marie de France, Poésies, éd. Roquefort P. 1820 ; Merlin,
éd. G. Paris et Ulrich P. 1886 ; Perceval le Gallois, éd. Polvin, Mons, 1866 ;
Tristan, Le roman en prose, éd. Lôseth, P. 1:890 ; Le roman de Tristan, par
Béroul, éd. Muret, P. 1903 ; par Thomas, éd. Bédier, P. 1905 ; fragments
452 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
Dans le Lancelot en prose, Galehaut, croyant son ami mort, se
laisse mourir de faim, « tant que la gent de religion qui souvent le
venoient veoir li dirent que sil moroit en telle manière que s'ame
seroit perdue et dampnée » (i). Ailleurs, lorsque Lancelot, à son
tour, se laisse mourir pour n'être pas infidèle à la reine Genièvre,
la demoiselle du Lac lui fait dire que ce serait « moult grand
péché » (2).
Dans le roman de Fergus, Galiene, assiégée par l'armée du prince
qui veut l'épouser et qu'elle n'aime pas, monte sur une tour pour
se précipiter :
Mais Dius ne le vaut endurer
Que illuec une ame perdist.
Et, au moment suprême, un ange apparaît (3).
Quand Guillaume au faucon décide de se laisser mourir de faim,
si la femme de son seigneur refuse encore de l'entendre, la dame
lui reproche de faire « grant folie » :
Quant vos ainci vos ociez,
La vostre ame sera perie (4).
Ces textes ne sont pas très nombreux; toutefois, il n'est pas
exact de prétendre, comme fait Garrison (5), que nulle part, dans
la littérature, « on ne voit l'influence religieuse empêcher un sui-
cide ». Tous les personnages dont il vient d'être question renon-
cent, au moins momentanément, à leur dessein de se tuer.
Voici d'autres textes, plus intéressants en ce qu'ils nous mon-
trent l'horreur du suicide, dépouillée de toute expression religieuse,
et entrée dans la morale, dans le langage communs.
en prose publiés par Paulin Paris dans les Mss français de la Bibliothèque du
roi, t. I, P. 1836, p. 206, ss.) ; La Vengeance de Raguidel, éd. Hippeau, P. 1862;
Y vain, éd. Foerster, Halle, 1906. — Je me suis servi, en outre, des analyses
de P. Paris, Les romans de la Table ronde, P. 1868-1877, de Langlois (ouvrage
cité ci-dessus), de Mme Myrrha Borodine {La femme et V amour au XIIe siècle
d'après les romans de Chrétien de Troyes, P. 1909) ; et de VHist. Litté-
raire.
(1) Lancelot, Sommer, t. IV, p. 155. (2) Ibid., t. V, p. 79. (3) P. 156,
v. 5732. (4) P. 420, v. 421. — Dans le Conte de la belle Maguelonne, Pierre
de Provence, séparé de celle de qu'il aime, veut se tuer, « mais comme il estoit
\ray catholique, incontinent se alla reprendre et se tourna aux armes de
conscience, c'est assavoir a Dieu et a la glorieuse vierge Marie et commença
a dire en soi mesmes : hée ! mauvais que je suis !... (5) Garisonj p. 93.
l'horreur du suicide dans les romans courtois 453
Dan? le roman de la Charrette, Genièvre, croyant Lancelot mort,
veut d'abord se tuer, puis, se ravisant :
Malveise est qui miauz vaut morir
Que mal por son ami sofrir...
Miauz vuel vivre et sofrir les cos
Que morir por avoir repos (i).
Dans Yvain, l'héroïne ayant perdu son ami est si folle de deuil
que peu s'en faut qu'elle ne se tue. Aussitôt, sa suivante :
Dame, est-ce ore avenant
Que si de duel vous ociez? (2)
Dans le joli roman de Beaudous, Ermaleus, sentant qu'il ne
sortira pas vainqueur du combat dont sa belle est le prix, essaie
de se faire tuer, mais il se reprend, songeant que :
N'est pas preudom ki het sa vie (3).
Dans Fergus, Galiene, qui aime et se croit méprisée :
Une heure dit que s'ocirra,
Si sera sa dolors finie.
Une autre dit, nel fera mie :
Car elle fera grand outrage.
Onques feme de son lignage
Ne s'ocist onques por amor (4)-
Dans Floriant et Florete, Floriant, voyant tous ses écuyers morts,
veut se tuer. Gauvain déclare :
Nus ne se doit desconforter (5).
Dans Ipomédon, le chevalier Drias, ayant, sans le vouloir, tué
son frère, veut se jeter sur son épée; mais Ipomédon arrive et lui
arrache l'épée du poing :
Mut grand folie!
Kar suffrez qu'autre vus oscie
Si vous en vendra majur pris;
N'estes pas home, ço m'est vis (6).
(1) V. 4257 ss. (p. 150-151). (2) V. 1668 (p. 44). (3) V. 1319 (p. 37),
(4) V. 1990 ss. (p. 55). (5) V. 2735 (p. 98). (6) V. 6061 ss. (p. 103).
■F>4 LA MORALE SIMPLE AU MOYK
Dans F.iiichs, (jnaii.l Patriotes, amoureux, se laisse mourir de
faim, la vieille qui va le sauver lui dit :
Ne mores pas a cesle voie (i).
Dana VEscoufle, Aelis-, se croyant abandonnée par Guillaume,
vn vers l' « aiguë de la fontenelle » pour se noyer :
Après dist : Diex doint que je n'aie
Pooir de faire tel outrage! (2.)
Dans la Manekine, l'héroïne, après avoir songé à se laisser mettre
ï mort par son père, qui veut l'épouser, s'écrie :
Bien sui foie qui moi ocire
Voel a dolor et a martire... (3)
Dans Amadas et Idoine, Amadas, qui aime sans espoir, veut mou-
rir, puis se ravise :
Morir certes je ne cuic mie;
Ne feroit pas tel vilenie (4).
Floîre, ayant perdu Blanceflor, veut se tuer, sous les yeux de sa
mère :
M'ame la m'amie sivra;
En camp flori la trovera
Ou el queut encontre moi flors... (5)
Mais sa mère réplique : c'est être un enfant que de rechercher
la mort, car tout vaut mieux que de mourir; puis, s'il se tue, il
n'ira pas « en camp flori » :
Fui, fait elet moult es enfans
Quant de ta mort es porquerans.
N'est sous ciel hom, s'il doit moriry
Et de la mort puisse sortir,
' Mius ne volsist estre mesel
Et ladre vivw en un bordel,
Que de mort sofrir le trespas.
Fius, mort soffrir, ce n'est pas g as.
(1) V. 4086 (p. 306). (2) V. 4739 (p. 141). (3) V. 703, (Œuvres, t. I
p. 25). (4) V. 364 (p. 14). (5) V. 777 ss. (p. 32).
l'horreur du suicide dans les romans courtois 455
Se vous ensi vous ocïez,
En camp-flori ja n'entrerez
Ne vous ne verrez Blanceflor.
Cil cans ne reçoit pecheor :
En infer, sans chalenge, droit,
^La irez, biaus jius, orendroit.
Minos, Thoas, Radamadus,
Cil sont jugeor de la jus :
En infer font les jugemens.
Cil vous m<etroient as tormens
La ou est Dido et Biblis
Qui por amor jurent ocis,
Qui par injer vont duel faisant
Et lor drus en dolor querant... (i)
C'est, sans doute, avec un sourire que l'auteur évoque Minos,
Thoas et Radamadus. S'il voulait vraiment effrayer, son langage
serait plus chrétien. Mais il exprime avec une émotion sobre un des
sentiments les plus forts qu'on puisse faire valoir contre le suicide,
lorsqu'il explique qu'il est d'un enfant de jouer avec la mort : fius
mort soffrir ce n'est pas gas.
Ainsi, même dans des romans qui, nous le verrons plus loin,
ont d'extrêmes complaisances pour la mort volontaire, l'aversion
se manifeste çà et là avec vigueur. Le suicide est un péché, c'est
vilenie, c'est grant folie, c'est grand outrage.
Dans les Chansons de Geste (2), l'horreur du suicide est beau-
coup plus frappante.
(1) Ibid., p. 34, v. 805 , ss. (2) J'ai lu une cinquantaine de chansons
de geste en choisissant, comme pour les romans courtois, d'abord les
ouvrages les plus célèbres, puis ceux qu'il m'a été le plus facile de
me procurer. Voici la liste des ouvrages cités dans ce chapitre :
Chanson d'Antioche, éd. P. Paris, P. 1848 ; Roman d'Aubery le Bourgoing,
Reims, 1849 ; Aye d'Avignon, {Ane. Poètes de la Fr., P. 1861) ; La
chanson des quatre fils Aymon, éd. Castets, Montpellier 1909; Beaudoin
de Sebourg, Valenciennes, 1841 ; Charles le Chauve (analyse de l'H.
L., t. 26) ; Les Chétifs, éd. Hippeau, P. 1874 ; Daurel et Béton, éd. Meyer,
P. 1880 ; Doon de Mayence, (Ane. Poètes, P. 1859) ; Les enfances, Doom de
Mayence,(ibid.) ; Fierebras, éd. Kroeber et Servois, P. 1860 ; Florence de
Rome, éd. Wallenskold, P. 1909 ; Florent et Octavien (analyse de l'H. L.,
t. XXVI, p. 303) ; Garin le Loherain, trad. P. Paris, P. 1862 ; Garin de Mon-
glane (analyse de Gautier, Epopées françaises, P. 1868, t. ITI, p. 111 ss.) ;
Gaufrey {Ane. Poètes, P. 1859) ; Gaydon {ibid., P. 1864) ; Guillaume d'Orange,
éd. Jonckbloet, La Haye, 1854 {Covenans Vivien) ; Guy de Bourgogne {Ane.
Poètes, P. 185&) ; Hernaut de Beaulande (analyse de Gautier, t. III, p. 185) ;
Hugues Capet, éd. de la Grange, P. 1864 ; Huon de Bordeaux, {Ane. Poètes,
456 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
Dans Beauduin de Sebourg, Judas, décrivant l'enfer, place cote
à côte dans les ténèbres les morts-nés, les païens et les suicidés :
La vont li despéret, Persan et Barbarin (i).
Il est vrai que cette assimilation des suicidés aux morts-nés fait
penser à Virgile, plutôt qu'aux doctrines proprement catholiqu es.
Mais rien, dans les vers de Beauduin, ne rappelle l'ironie délicate
des vers de Floire et Blanceflor.
Dans deux passages de chansons de geste, on retrouve l'idée que
celui qui, à la guerre, aventure un peu trop son corps, commet
une faute, un péché. Dans les Quatre fils Aymon, des chevaliers,
voyant arriver le terrible Renaud, s'enfuient en criant :
Ki se laira ocire jà n'ait s'ame pardon! (2)
Dans Florent et Octavian, le Pape envoie ses clercs combattre
les Sarrasins. Ils y vont fort mollement; mais, au lieu d'alléguer
qu'un clerc ne doit pas porter les armes, ils font valoir que le sui-
cide est interdit :
Car l'Escripture dit qu'il pèche mortelment
Qui ocire se fait tout a son enscient (3).
On croit d'abord à une grosse plaisanterie, et, d'ailleurs, je ne
prétends pas que les deux auteurs soient tout à fait sérieux (la couar-
dise des clercs est souvent raillée dans les chansons); mais, si l'on
rapproche les deux textes qu'on vient de voir de la dissertation
d'Henri de Gand (4), il est difficile de croire à une plaisanterie toute
pure. Dans la Chronique rimée, attribuée à Geffroi de Paris, l'au-
teur approuve les chevaliers qui aiment mieux fuir que de se faire
tuer pour l'honneur :
Cil ne muert pas honnestement
Qui se tue escientement,
Ançois le tieng a homicide (5).
P. 1860) ; Les Narbonnais, éd. Suchier, P. 1898 ; Octavien, (éd. Vollmôller,
Heilbr. 1883) ; La chevalerie Ogier de Danemark, P. 1842 ; Les enfances Ogier,
éd. Scheler, Brux. 1864 ; Orson de Beauvais, éd. G. Paris, P. 1899 ; Raoul
de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, 1882 ; Renier de Gènes (analyse de Gautier,
t. III, p. 175) ; Chanson de Roland, éd. Gautier, Tours 1872 ; Tristan de
Nanteuil, (analyse de l'H. L., t. XXVI, p. 229).
(1) XV, v. 488 ss. Voir dans Bourquelot (IV, p. 248), les velléités de sui-
cide du roi Yon après sa trahison et le discours que lui tient son chambellan
pour l'engager à se faire ermite. (2) V. 7090 (p. 487). L'auteur semble avoir
voulu plaider les deux thèses opposées, car on lit, au vers 6832 : qui en fuiant
morra ja n'ait s'ame pardon ! (3) Analyse de YHist. littér., XXVI, p. 321..
•(4) Voir plus haut, p. 429. (5) Histor. de France, XXII, p. 101.
l'horreur du suicide dans les chansons de geste 457
Néanmoins, ce ne sont pas les déclarations, les formules qui,
dans les Chansons de geste, expriment l'horreur du suicide. Ce qui
frappe en elles, et ce qui est un indice autrement sûr, c'est la
morale en action, c'est le parti-pris très net d'éviter la mort volon-
taire, là où les traditions antiques et l'exemple des romans courtois
semblent suggérer la chose au poète.
Je ne dis pas que, dans les Chansons, il n'y ait aucun héros sym-
pathique qui pense à se tuer ou se tue. On en trouvera plus loin
quelques-uns. Mais, parmi les héros célèbres des chansons les plus
connues, parmi ceux qui donnent à l'ensemble du genre sa tenue
morale, aucun n'est lui-même l'artisan de sa mort. L'idée de se
frapper pour ne pas tomber vivant aux mains des Sarrasins n'ef-
fleure pas la pensée de Roland, blessé et mourant. Assiégé, presque
vaincu, désespéré, Ogier ne songe pas à se rendre; mais il ne songe
pas davantage à se détruire. Au plus fort de leur détresse, Berte
aux grands pieds, Girard et Berte, Aymeri, Guillaume d'Orange,
Renaud et ses frères, Huon, les farouches héros de la geste des Lor-
rains, n'ont pas l'idée de mettre fin d'un coup à leur misère et à
leur vie. Dans le Cycle de Guillaume d'Orange, j'ai lu avec soin tou*
les poèmes publiés : je ne relève que deux passages, dans lesquels
des personnages parlent de se tuer ou y songent. Cela tient deux
vers (i). De suicides, pas un.
Qu'il y ait là un parti-pris, je n'en doute pas. Comme tous les
auteurs de belles et tragiques histoires, les poètes des chansons ont
parfois besoin de peindre des désespoirs qui passent la force des
plus forts. Mais ils ont des moyens à eux de remplacer le suicide.
Ou bien le héros dit : « Je voudrais être mort », comme Amile, réduit
à se battre après un faux serment; ou bien, il demande la mort :
E! lasse, que nen ai un hume qui m'ocie! (2).
s'écrie Bramimonde, dans la Chanson de Roland. « Cope moi tost
ma teste a l'espee forbie », dit Florence, craignant d'être honnie,
par Miles (3) ; et Gérôme, qui a blessé Huon sans le vouloir : « Tenes
m'espée; le teste me copés » (4), et Garsion, ayant tué son frère
Guy : « Or m'en trenchiés la teste (5). » Quand Galienne se sent
éprise de Garin de Montglane, elle court se jeter aux pieds de Char
lemagne en criant : « Tuez-moi! (6) » Ils veulent mourir, ils veulent
(l)Voir in/ra. p. 458 etch.VI. (2) V. 2723 (I,p.218). (3) Florencede Rome,
v. 3707, (II, p. 153), cf. v. 4065, (II, p. 167) rmaintenant me ferroie par le
cors d'un coustel. (4) Huon, v. 8097 (p. 241). (5) Tristan de Nanteuil, v.
22986, (anal, de YHist. littér., XXVI, p. 267). (6) Garin de Montglane,
analyse de Gautier, III, p. 124.
LA MORALE SZMBL1 AU }i .
airfi tuer, ils répugnent à l'idée île se l'rappi r eux-mêmes. Fait pri
nier, le rude Ogier craint avant tout d'être livré à Charleraaj
mais il ne songe pas à se servir de son épée. Il supplie Turpin de
lui faire couper la tète :
Ainçois me faites, sire, le chief tranchier
Que au roi soie ne livrés ne baillié (i).
De même, le vieux Fromondin, tombé aux mains de l'ennemi :
Je ne veul estre jamais emprisonés,
C'est a bon droit; or, m'ociés, por Dé! (2)
Il arrive enfin qu'un poète ne puisse admettre qu'un héros, et
surtout une héroïne, survive à certains deuils. Même alors, il ne
se résigne pas à les faire mourir de leur main. Celui qui doit dis-
paraître s'en va, victime de son chagrin. Lorsqu'Anf élise croit
Foulque mort, on ne pense pas « que longues dure sa vie » (3).
Quand Mahaut a perdu Ogier, « pour lui morut de duel » (4). On sait
la fin de la belle Aude. Celle d'Hermengart n'est pas moins discrète-
ment belle :
Ele en fu morte ançois un an passé (5).
Ce parti-pris d'éviter le suicide, surtout lorsqu'on le compare
à l'usage des romanciers courtois, semble bien être l'indice d'un
sentiment vigoureux. Si tant de héros, réduits au désespoir, ne
se tuent pas, ne songent pas à se tuer, c'est évidemment qu'en leur
prêtant même la simple tentation de se détruire, le poète crain-
drait de les diminuer, de les salir un peu. Il y a là une application
silencieuse, mais d'autant plus saisissante, du mot de Beaudous :
« N'est pas preudom qui het sa vie. »
Si les fins nobles qu'on vient de voir sont réservées aux héros
sympathiques, le suicide, par contre, est assez souvent fait de Sar-
rasins. Dans la Chanson d'Antioche, Soliman, apprenant la mort
de ses fils, veut se mettre le taillant de l'épée dans le cœur (6). Un
autre déclare qu'il se tuera plutôt que de vivre vaincu. Il est vrai
que Fauteur ne se résigne pas à avilir ce sentiment, car les vers sont
assez beaux :
Le matin m'ocirai, ne m'en verres vivans,
Car mius aime a morir qu'estre vis recréant (7)
(1) La Chevalerie Ogier de Danemark, v. 9493. (2) Garin le Lohérain,
p. 353. (3) p. 78. (4) Les enfances Ogier, v. 414 (p. 13). (5) La mort
Aymeri,v. 4140 (p. 175). (6) Chanson d' Antioche, I, p. 1.65. (7) Ibid, II, p. 53.
459
Je ne parle pas de tous les Sarrasins qui préfèrent la mort au
baptême. Ce suicide païen, qui rappelle l'ancien suicide chrétien,
n'arrache pas aux poètes des- chansons un mot de pitié ou d'admi-
ration. Le « martyr », ce n'est pas le Sarrasin qui meurt pour rester
fidèle à sa foi, c'est le baron qui tue les Sarrasins. L'auteur de Guy
de Bourgogne se réjouit à montrer les païens vaincus, qui « se sont
féru en la mer pour noier » (i). Le suicide infâme, c'est celui de
Gaumadras, félon chargé de vices et de crimes. Quand Garin lui a
pris son château, il se tue avec ses compagnons, en criant : « Accou-
rez, diables! accourez! » (2).
J'ai lu, sans y rien trouver, quelques poètes du moyen âge, et
je ne vois à noter que les vers bien souvent cités de Villon :
Tristesse son cueur si estreinct
Souvent se n'estoit Dieu qu'il crainct
Il ferait un horrible faict.
Si advent qu'en ce Dieu enfrainct
Et que luy mësmes se def faict (3).
Au théâtre, l'horreur du suicide triomphe. Je n'ai lu que quel-
ques mystères et miracles; mais ils laissent tous la même impres-
sion.
Dans le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, c'est par des velléités
de suicide que Théophile commence à se rendre odieux. Dès la
scène première, il s'écrie, dans sa rage : « Irai je me noier ou
pendre (4)? » Peu après, il se donne au Diable. Dans les Miracles
de TSotre-Dame, les sujets sont communément sombres et hor-
ribles (5). Il se trouve plus de vingt situations, dans lesquelles un
personnage se trouve réduit au désespoir. Je n'ai pas noté un seul
suicide. Victimes ou criminels se contentent de dire : « Je voudrais
mourir, je mourrai de deuil. » Encore leur reproche-t-on parfois
cette seule pensée. Dans le Miracle de Saint Panthaleon, un
« contrait » se laisse aller à dire :
Certes, je voulroie mourir
Tout maintenant (6).
Aussitôt, son compagnon de misère, un aveugle, de répliquer :
Amis, c'est grant desavenant
De la mort ainsi désirer...
(1) v. 3711. (2) Garin de Mont glane, (anal, de Gautier, III, p. 150). (3) Le
grand Testament, XLIV, éd. Janet, P. 1867, p. 38. Cf. les vers de Thibaut
•de Marly cités par Bourquelot (IV, p. 256). (4) Rutebeuf, Œuvres, éd. Ju-
binal, P. 1874, t. II, p. 134. (5) Edit. G. Paris et Ulysse Robert, P. 1876 ss.
<6) III, p. 334.
460 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
De même, quand Amis, devenu lépreux, demande à Dieu la
mort, Ytier répond :
Par foy, sire, vous avez tort
D'ainsi sohaidier vostre fin (i).
Mais les auteurs ont accompli le tour de force de bâtir quarante
pièces, tragiques et parfois horribles, sans suicides.
Dans les Mystères publiés par Jubinal, une mère, ayant perdu
son enfant, supplie la Vierge de le ressusciter et menace de se tuer
si elle n'est pas exaucée. Mais elle n'a pas à exécuter cette menace :
la Vierge se hâte de ressusciter l'enfant (2). Dans les Miracles de
Sainte Geneviève, une nonnain, démasquée par la sainte, s'écrie :
Qui me tient que je ne me tue?
Mais, se ravisant aussitôt, elle ajoute :
Je me tuasse volontiers,
Mais c'est d'enfer ly drois sentiers-
Diex! gardez-moi de désespoir! (3)
Les Passions montrent d'ordinaire le suicide d'Hérode et celui
de Judas. Celui de Judas est naturellement deux fois odieux (4);
mais celui d'Hérode est peint également des plus noires couleurs »
Dans un Mystère, ses amis l'exhortent à ne pas faire « laide fin ».
Mais, après avoir feint de céder, il se frappe d'un couteau, et l'ar-
change Gabriel vient annoncer à Joseph qu'il :
Est mors de mort impétueuse,
Laide, abhominable et honteuse (5).
Dans un autre Mystère, on voit, au contraire, Hérode hésiter à
se tuer; mais Belgibus et Bélias sont là qui le poussent :
Fay hardiment et sy te tue...
D'un bon coustel te fier tantost
Je t'ayderai... (6).
(1) IV, p. 48. (2) Mystères inédits, Jubinal, P. 1837, 1, p. 236. (3) Ibid.
I, 225. (4) Lors de l'entrée de Charles VII à Paris, on représente « sans
paroles», le suicide de Judas, (Enguerrand de Monstrelet, Collée. Buchon,
VI, 356.) (5) Le Mystère de la Passion, pp. J. M. Richard, Imprimerie de
a Soc. du Pas-de-Calais, 1891, p. 63 et 65. (6) Jubinal, t. II, p. 134-135.
VICTOIRE DE LA MORALE SIMPLE 461
Et, finalement, les diables emportent l'âme en enfer avec un cri
de triomphe :
Citz s'est tuez a ces deus mains!
Nous avons vu le théâtre contemporain parer, embellir certains
suicides. Ici, rien de tel. Pas d'attendrissement. Aucun effort pour
donner à la mort volontaire une grandeur farouche. L'action est
satanique. Belgibus et Belial, poussant le bras d'Hérode, illustrent
l'enseignement des théologiens, justifient les rigueurs du droit-
L'art, enfin, s'accorde, lui aussi, à la morale régnante. On sait
l'influence de la Psychomachie de Prudence sur les artistes du
moyen âge. Dans le poème de Prudence, le suicide est présenté
comme un effet de la colère*. Au xme siècle, les artistes voient dans
la mort volontaire un crime énorme et original, et ils substituent
Desperado à Ira. « Certaines œuvres, écrit M. Mâle, marquent
parfaitement la transition. Un vitrail de Lyon, où vit encore l'es-
prit des hautes époques, montre Ira se perçant de son épée en face
de Patientia. Mais, à Auxerre, c'est Desperado qui se tue en regard
de Patientia. A Paris, le sculpteur, plus logique que le peintre
d'Auxerre, oppose Desperado à Spes, tout en représentant Despe-
rado comme autrefois, on représentait Ira (i). »
Ce qui se dégage de tous ces faits, c'est que l'ancienne morale
populaire est en plein triomphe.
Sans doute, elle s'est enrichie. Nous avons vu plus haut com-
ment la théorie romaine, qui ne fait le procès au suicidé que lors-
qu'il est sous le coup d'une accusation capitale, avait été déformée
tour à tour par le concile d'Orléans, puis par le texte de Braga,
qui assimile le suicidé au condamné à mort. Cette assimilation,
étrangère à l'esprit de l'ancienne morale servile, est définitivement
consacrée par le droit coutumier (au moment même où l'Eglise
s'efforce de la rejeter), et la règle relative aux confiscations se
déforme de la même manière. Ainsi, l'ignorance emprunte à l'an-
cien droit des hommes libres de quoi renforcer la morale servile.
Mais celle-ci, dans l'ensemble, reste bien la même.
Dans la Rome antique, l'esclave, le soldat, l'homme de peu qui
a tenté de se détruire est tenu pour vicieux, taré. Au moyen âge,
la tentative de suicide est punissable, diabolique.
Dans la Rome antique, l'esclave qui se tue est privé de sépulture
au même titre que ceux qui quœstum spurcum professi essent. Au
(1} Mâle, L'Art Religieux du xme S. en France, P. 1902, p. 143 (cf. p. 130-
131).
161 LA MORALE SIMPLE AU MOYEN AGE
moyen âge, le suicidé e*t privé de sépulture au même titre que
l'usurier.
Enfin, et surtout, dans la Rome antique, la morale d'en bas se
refuse à distinguer entre les suicidés; l'inscription de Lanuvium
punit « ceux qui ont porté la main sur eux-mêmes »; de même, le
Concile de Nîmes refuse la sépulture à ceux qui se sont « pendus
ou tués par le glaive », sans s'arrêter au motif, noble ou vil, qui les
y porta.
J'essayais plus haut d'indiquer quel pouvait être, à l'égard du
suicide, l'état d'esprit de l'esclave romain. Celui de l'homme du
peuple, au moyen âge, n'en diffère guère : le suicide, c'est, avant
tout, la justice au logis; c'est le corps privé de sépulture, jeté à
la voirie ou enfoui comme celui d'une bête. C'est, avant tout, chose
répugnante, éveillant une- horreur à moitié physique.
Ainsi, dans ce qu elle a de plus fort et de plus net, la morale
populaire continue. Ce qui fait qu'on a pu s'y tromper, c'est que,
•désormais, elle a ses théoriciens, sa cour de juristes et de mora-
listes. Mais son triomphe est justement d'être demeurée la même
sous ses habits de grande dame.
Ce triomphe est-il assez absolu pour abolir définitivement les
morales nuancées? Je vais essayer de montrer qu'il n'est pas, à ce
point, décisif. Mais on verra qu'il n'en est, en un sens, que plus
remarquable.
CHAPITRE VI
Le Moyen Age (Suite)
Renaissance et Faiblesse des Morales nuancées
A première vue, rien de plus frappant, j'en conviens, que l'unité
de la morale, au moyen âge, en ce qui concerne la mort volontaire.
Tout se tient, tous sont d'accord. Clercs et nobles semblent avoir
les mêmes sentiments que le peuple. La morale écrite paraît expri-
mer la morale réelle.
Un tel fait, s'il était bien établi, porterait un coup très grave à
l'hypothèse qui nous guide. Nous avons vu jusqu'à présent la
morale nuancée liée au sort des aristocraties. Or, à partir du
xiie siècle, il y a certainement en France au moins trois aristocra-
ties : l'élite de l'Eglise, le monde des juristes instruits, la noblesse
polie. Si ces milieux plus instruits, plus raffinés, se contentaient de
la rude et simple morale populaire, force serait bien d'admettre que
ce qui semblait d'abord une loi n'était qu'une suite de coïncidences.
Seulement, dès qu'on regarde d'un peu près, l'état d'esprit de
ces trois élites se révèle différent de celui de la foule : loin de dis-
paraître définitivement, la morale nuancée renaît au moyen âge;
le triomphe de sa rivale ne consiste pas à la supprimer, mais à la
refouler et l'humilier.
Dans l'aristocratie d'Eglise : 1) On trouve dans les moralistes quelques traces
d'une doctrine moins rude que celle de saint Thomas et d'Alexandre de
Halles ; 2) les théologiens sont étrangers aux rigueurs du droit canonique ;
3) les théologiens et l'Eglise sont étrangers et même hostiles aux rigueurs
du droit séculier.
On dit volontiers que les théologiens, théoriciens de l'horreur
du suicide, sont les pères spirituels du droit médiéval : le Décret
de Gratien, les coutumiers sont-ils autre chose que l'application des
doctrines formulées par les théologiens? Mais deux faits se dégagent
de l'étude des textes : i° dans l'œuvre même des théologiens, il y
a des traces de morale nuancée; 2° l'élite de l'Eglise est absolument
étrangère aux sévérités du droit canonique, à plus forte raison du
droit séculier.
Ce qu'il y a pour nous de plus frappant dans la doctrine des
grands scolastiqucs, c'est qu'elle est absolue, sans nuances : pas
4(>4 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
un mot d'admiration en faveur des martyrs volontaires, j>;is un
mot d'excuse en faveur de la mère qui ne veut pas survivre à son
-fils; tous les suicides sont enveloppés dans la môme condamnation.
Se tuer soi-même est plus grave que de tuer autrui. Mais ces for-
mules expriment-elles tout le sentiment de la haute Eglise?
Déjà, Alain de Lille distingue trois sortes de courage : il y a
celui de l'hypocrite, celui du philosophe, celui du chrétien, et
Alain choisit comme représentants du courage des philosophes
deux suicidés : Diogène et Caton (i). Dans le Liber Mathematicus,
un jeune homme, auquel les oracles ont prédit qu'il serait parricide,
demande longuement, et en fort bons termes, l'autorisation de se
tuer (2). Le Florilège de Jean de Galles reproduit, à propos de Dio-
gène, la phrase du Policratique : Diogène, en se tuant, se laissa
séduire par l'opinion « de quelques hommes courageux ». Mais,
oubliant cette « séduction », l'auteur écrit machinalement : « La
Tertu et la continence de Diogène apparaissent jusque dans sa
mort (3). » Chose plus étonnante, cette dernière phrase se retrouve
dans le Spéculum hisloriale de Vincent de Beauvais (4).
Dans le même ouvrage, l'auteur cite un raisonnement de Zenon :
nul mal n'est glorieux; or, la mort est glorieuse; donc, la mort
n'est pas un mal. C'est au nom de ce raisonnement, ajoute-t-il, que
Zenon se tua, afin de vivre heureux. On s'attend à une protestation
indignée. L'auteur passe (5). Arrivé à Sénèque (ce Sénèque, au nom
prédestiné, dit Jean de Galles, puisque Sénèque vient de se necans),
le Spéculum Historiale, qui consacre des pages entières à citer les
plus belles pensées du philosophe et s'évertue non sans succès à
réunir des phrases contre le suicide, ne peut se tenir de transcrire
deux formules favorables à la mort volontaire : « L'homme coura-
geux et sage ne doit pas s'enfuir de la vie : il doit en sortir », et
a celui qui a appris à mourir a appris à ne plus être esclave; il est
au-dessus, en dehors de toute puissance. Que lui importent cachot,
prison, entraves : la porte est ouverte (6). »
Mêmes écarts lorsqu'il s'agit des suicides chrétiens. Ni saint
Thomas, ni Alexandre de Haies ne font une exception en faveur de
ceux qui, en temps de persécution, vont volontairement à la mort
sans un ordre précis de la divinité. Mais Vincent de Beauvais, dans
son ouvrage historique, consacre des chapitres « à ceux qui se sont
livrés volontairement » (7), à ceux qui, ayant le choix entre la mort
et la fuite ont préféré la mort (8) et, oubliant évidemment qu'un
(1) Summadearte prœdicatoria, ch. XXIV, (P. L., CCX, c. 159). (2) Li-
fter mathematicus (P. L., CLXXI, c. 1378 ss). (3) Florilegium, p. 96'
(4) Spec. hist., III, 69, p. 38a. (5) Ibid., V. 26, p. 50a. (6) Ibid., VITI,
et 124, p. 106 b et 107a. (7) Ibid., XI, 40, p. 144b. (8) XII, 15, p. 156b,
Lftâ MORALISTES 465
tel homicide est plus criminel qu'un assassinat ordinaire, il exalte
oes exemples d'audace et de magnanimité (i). De même, les mora-
listes ont beau démontrer qu'une femme violée ou menacée de l'être
•commet un crime en se tuant, Jean de Galles n'en cite pas moins
^avec admiration les femmes dont parle Valère-Maxime, « qui, ayant
perdu leurs maris, s'arrachent la vie en s'étranglant », et la femme
grecque qui, ravie par des pirates, se jette à la mer, et, coup sur
*coup, Lucrèce et sainte Pélagie (2). Dans la Summa prœdicaniium^
on lit au mot chasteté : que ceux qui ne sont pas portés à la chas-
teté par l'exemple des fidèles prennent exemple sur les infldèles e*t
soient confondus spécialement par l'exemple de Lucrèce, qui, après
la perte de sa chasteté, refusa de vivre (3). Dans le fameux petit
livre des Echecs moralises, Lucrèce est encore citée comme exemple
de chasteté (4).
La solution proposée pour certains cas de conscience montre
bien qu'il y a quelque chose d'un peu verbal dans les sévérités des
grands moralistes. Dans le Trésor de Brunetto Latini, on trouve la
question suivante : Si un sage meurt de faim, peut-il voler de la
nourriture? — Non, répond l'auteur, car la volonté de ne pas nuire
à autrui est plus précieuse que la vie. Le devoir de ne pas voler
jpasse donc avant celui de conserver ses jours (5).
Hugues de Sainte-Marie, se demandant ce que doit faire un
«chrétien, s'il se trouve au point de mourir ou de favoriser un héré-
tique, répond : eligat magis mori (6).
Dans TArs d'amour, de vertu et de boneurté, qui, en dépit d'un
ititre laïque, est un ouvrage d'allure très religieuse, autre question :
.« Doit-on., pour son ami, se mettre en péril de mort? — Je ne di
unie, déclare prudemment l'auteur, c'on doie la mort eslire ne con-
voitier. » Mais il n'en conclut pas moins qu'en mourant pour
autrui, on acquiert vertu, « et pour ce doit mieuz li amis eslire lui
a mètre en péril de mort u morir » (7). D'ailleurs, saint Thomas
(1) XV, 57, p. 146 a ; cf. XII, 97 et 131. (2) Summa collationum, III,
dist. L, c. 3. (3) Summa prœdicantium, t. I, mot castitas Cf. Li livres dou
Trésor, I, 36 (p. 44) : Lucrèce est « une des meillors du monde et la plus
chaste. » (4) FoL XII ss. — Le Roman de la Rose, après avoir montré Lucrèce
qui se fend le cœur, ajoute ironiquement : si n'est-il mes nulle Lucrèce (éd.
Fr. Michel, P. 1854, v. 9408, t. I, p. 287). Ailleurs, l'auteur parle du suicide
en reprenant gaillardement la vieille plaisanterie latine :
Postumus, vues tu famé prendre?
Ne pues tu pas trover a vendre
Ou hars ou cordes ou chevestres
Ou saillir hors par les fenestres?...
(v. 9489 88., t. I, p. 290). (5) II, 2, chap. 104 (p. 453). (6) Traclatus de
| regia potestate, IX (P. L., CXLIII, c. 952) ; cf. IV, ibid.t c. 947). (7) Li
\ ars d'amourl de vertu et de boneurtét I2 40.
30
4G6 LA MO) ■'>• MOY]
lui-même laisse, sur ce point, fléchir sa doctrine : Tradere seipsum
morti profiter aniicum est perfectissimus actas vvrtuiis (i).
Buridan, après une longue dissertation, conclut qu'un homme
de cœur doit parfois « choisir la mort » plu lot que de fuir, quand
la fuite pourrait le sauver (2).
La théorie du suicide indirect apparaît, timide encore. Capreolus,
voulant prouver qu'on doit aimer Dieu plus (que soi-même, rap-
pelle que des particuliers « s'exposent d'eux-mêmes à la mort » pour
le bien de la communauté (3). Duns Scot, après avoir dit qu'on n'a
pas le droit de se tuer pour expier un crime, ajoute que, si l'on a
commis un homicide, il est 'convenable « d'exposer sa vie dans une
cause juste, par exemple, dans une lutte contre les ennemis de
l'Eglise » (à).
En plein moyen âge, on voit reparaître la vieille idée que le Christ
est l'auteur de sa mort. Saint Thomas se demande s'il « a été tué
par un autre ou par lui-même » (5). Il conclut, en bon scolastique,
que le Christ est tout ensemble agent et patient, qu'il est mort
volontairement, tout en subissant une violence. D'autres, moins théo-
logiens, vont plus loin : dans le Bestiaire de Guillaume le Clerc :
Deus est le verai pellican (6),
c'est-à-dire qu'il se frappe lui-même pour sauver ses enfants. Phi-
lippe de Vitry, moralisant la fable de Pirame et Tisbé, voit dans le
suicide de Pyrame la mort de Dieu, qui vient sur la terre mourir
pour l'amour des hommes et, dans celui de Thysbé, le supplice
des martyrs qui meurent pour l'amour de Dieu (7).
Certaines histoires pieuses expriment comme un commencement
d'indulgence pour le suicide : un riche homme, parti en pèlerinage
en état de péché, se laisse persuader par le diable, déguisé en saint
Jacques, que s'il se boute une épée en la gorge, il ira droit en para-
dis. Quand Satan veut emporter son âme, saint Jacques s'y oppose,
et la Vierge, prise pour arbitre, ressuscite le pèlerin (8). Dans les
(1) Comm. in libr. III Sentent., dist. 29, quacst, 1, art. 5, (éd. Fretté,
IX, p. 461.) Dans la Somme (secunda secundae, qu. 26, De ordine Charitatis,
St Thomas dit qu'il n'est pas de necessitate charitatis d'exposer son corps
pour le salut d'autrui, sed quod aliquis sponte ad hoc se offerat pertinet ad
perfectionem charitatis, (ibid., III, p. 271). (2) Quœstiones, III, 18, (p. 221).
(3) Defensiones, (t. V, p. 355). (4) Liber IV Sentent., dist. XV, qu. 3,
(t. IX, p. 216). (.5) Summa, p. III, qu. XLVII, art. 1. (6) Edit. Reinsch,
Leipz. 1892, v. 569, p. 245. (7) Œuvres, p. 148. Je cite l'analyse de Tarbé :
il ne donne pas le texte. (8) Gautier de Coincy, Les miracles de la Ste Vierge,
éd. Poquet, P. 1858, p. 287 ; cf. p. 289. — Guibert de Nogent conte, lui
aussi, l'histoire d'un pèlerin qui se tue et ressuscite. Mais, quand il note que
ses amis veulent prendre soin des funérailles, il a soin d'ajouter « ce qui
n'aurait certes pas dû se faire» [Vie de Guibert, III, 20).
467
Miracles de Notre-Dame de Rocamadour, un chevalier dit à sa femme
-en plaisantant : « Croyez-vous que je me contente de vous seule? »
La femme se tue. Le mari, qui est vraiment chaste, invoque la
Vierge, et son épouse revient à la vie (i). Je sais bien que l'inter-
vention de la Vierge ne signifie pas du tout qu'elle excuse l'acte
commis : elle intervient communément en faveur des plus grands
criminels. Mais, dans les récits qu'on vient de voir, on n'a
pas l'impression que l'auteur soit très indigné contre les deux per-
sonnages qui se tuent- -Dans une imitation du second miracle,
en français du xive siècle, les amis de la suicidée font « le corps
appareiller pour mettre en terre et là furent dictes vigilles, et le
corps vouloient porter au moustier » (2).
Certes, il n'y a pas en tout cela les éléments d'une doctrine qui
s'opposerait à la doctrine commune. Il reste, du moins, que celle-ci
n'exprime pas toute la pensée, tous les sentiments de l'Eglise
instruite.
Mais voici l'essentiel. On attribue d'ordinaire aux rigueurs des
moralistes chrétiens les rigueurs du droit. Ils auraient si bien prêché
l'horreur du suicide que les justiciers, dociles à leur voix, auraient
fini par le punir. En d'autres termes, la morale écrite aurait créé
la morale réelle. Or, en fait, rien ne prouve que les moralistes du
moyen âge aient eu une action quelconque sur le droit de leur
époque. Au contraire, tout les montre étrangers aux sévérités du droit
canonique, et plusieurs faits montrent l'Eglise non seulement étran-
gère mais hostile aux sévérités des coutumes.
Ici encore, il faut être en garde conjre le procédé logique qui
nous fait aller de la morale au droit : première phase, le suicide
devient un crime; deuxième phase, ce crime est puni. On a vu plus
haut que la législation canonique du vie siècle s'explique par tout
autre chose que l'influence de saint Augustin. De même, la législation
médiévale n'est à aucun degré la conséquence des doctrines d'Abé-
lard ou de saint Thomas.
S'agit-il du refus de sépulture? Bien qu'il apparaisse, dans les
textes, au xni6 siècle seulement, j'espère pouvoir montrer que
l'usage est plus ancien que le texte. Mais, à supposer même que je
me trompe et que cette aggravation du droit canonique date du
xm° siècle,' de quel droit affirmer qu'elle est due à l'action des
grands moralistes?
Certes, ils condamnent la mort volontaire. Mais, d'abord, on ne
peut pas dire qu'ils s'intéressent beaucoup à la chose : on a vu plus
haut la liste des auteurs que j'ai consultés; en somme, je n'ai trouvé
(1) Edit. Albe, P. s. d., p. 63. (2) Ibid.
408 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN A4
de développements un peu intéressants que dans les ouvrages g
raux dont les auteurs font profession de parler de tout. Ensuite, et
surtout, les théologiens condamnent le suicide au point de vue
moral; mais, nulle part, ils ne demandent qu'on punisse ceux qui
se tuent ou qu'on aggrave les peines en usage contre eux.
J'ai lu et relu, craignant de me tromper, les pages d'Abélard,
d'Alexandre de Haies, de saint Thomas, de Vincent de Beauvais;
j'ai cherché en vain une phrase, un mot déclarant les suicidés
indignes de la sépulture, conseillant de la leur refuser. Evidemment,
j'ai pu mal chercher. Mais les canonistes anciens et modernes ne
semblent pas avoir été plus heureux que moi. Pour justifier leur
rigueur, ils citent à l'envi saint Augustin; ils ne citent pas, dans les
ouvrages que j'ai lus, les grands docteurs du moyen âge.
Non seulement ces docteurs ne préconisent pas le refus de sépul-
ture, mais ils ne l'approuvent même pas : ils évitent d'en parler. A
les lire, on ne pourrait pas se douter que l'Eglise, dont ils font par-
tie, punit le cadavre de ceux qui se tuent.
Par hasard? Je ne le crois pas. L'occasion s'offre à eux de parler.
Abélard et Alexandre de Haies connaissent évidemment le texte de
Platon, relatif à la sépulture des suicidés. Albert le Grand et saint
Thomas citent la phrase d'Aristote sur le même sujet (i). Bonne
occasion de s'arrêter, de montrer que, sur ce point, l'usage de
l'Eglise s'accorde aux conseils de la sagesse antique. — Les Docteurs
passent sans mot dire.
Au fond, rien de plus naturel. Comment justifier, d'un point
de vue chrétien, un usage païen de fait et d'esprit? D'après Aris-
tote, celui qui se tue fait» tort matériellement à la cité, la cité le
punit : rien de plus simple au point de vue laïque. Pour le punir,
elle le prive de sépulture : rien de plus simple au point de vue
païen. Mais celui qui se tue fait-il tort matériellement à l'Eglise?
Supposé que l'Eglise veuille le punir, est-ce une peine, pour un
croyant, d'être privé de sépulture? Voilà pourquoi Albert le Grand
se tait, comme s'était tu saint Augustin. Mais, étant donné ce silence
des grands docteurs du moyen âge, comment leur attribuer dans
l'affaire une responsabilité quelconque? La haute Eglise n'avait pas
eu part à l'institution des premières peines contre la mort volon-
taire. Elle est tout aussi étrangère à l'usage qui les aggrave-
Encore moins peut-on la rendre responsable, ou seulement soli-
daire des rigueurs du droit coutumier*.
(1) Albert le Grand, Ethica, I, 5, 11, (t. IV, p. 219) ; St Thomas, Summa, se-
cunda secundae, qu. 69, art. 4 et surtout In X libros Ethicorum ad Nicom.t
V, 17 (éd. Fretté, t. XXV, p. 479).
l'église et le droit 469
C'est une idée généralement admise que la législation laïque
en l'espèce « reposait sur des principes empruntés au droit cano-
nique » (i), qu'elle s'inspira « du droit canon en ajoutant aux
peines religieuses des peines matérielles » (2). Je ne m'attarde pas
à citer tous les auteurs qui ont défendu cette théorie. Mais elle
s'ajuste fort mal aux faits. Nous avons déjà vu qu'aux temps méro-
vingiens, les premières mesures prises par les conciles sont la con-
séquence d'usages tout laïques, issus du droit et des mœurs
romaines. Je crois de même qu'au moyen âge, ni l'élite, ni même
l'ensemble de l'Eglise ne jouent aucun rôle dans l'élaboration du
droit coutumier. Loin de le favoriser, le clergé lui est, en un sens,
hostile.
Tout d'abord, les moralistes se taisent aussi obstinément sur les
pénalités du droit séculier que sur celles du droit canonique. Alors
que le droit moderne se constituera, au xviii6 siècle, sous l'influence
directe des philosophes, je ne vois pas qu'aucun théologien, aucun
philosophe réclame ou approuve jamais, au moyen âge, la confisca-
tion des biens du suicidé ou l'exécution du cadavre. Outre cet argu-
ment négatif, voici trois faits qui montrent l'Eglise étrangère ou
hostile au droit coutumier.
Premier fait : les affaires de suicide ne sont pas de la compé-
tence des tribunaux ecclésiastiques.
Si c'était l'Eglise qui prenait l'initiative de poursuivre et de
punir les suicidés comme des criminels, la connaissance de ce crime
appartiendrait évidemment de plein droit, à l'origine, aux officia-
lités. C'est ainsi que les cours d'Eglise connaissent ratione materiœ
des crimes de sortilège, hérésie, sorcellerie, magie, blasphème, et,
en certains cas, des crimes de concubinage, prostitution, proxéné-
tisme, infanticide, usure (3). Pour le suicide, rien de tel. L'Eglise,
quoiqu'on en ait dit (/j), n'en connaît ni exclusivement, ni concur-
remment avec les cours séculières. C'est un cas de haute justice
temporelle. Non seulement c'est ainsi que les coutumiers l'envi-
sagent, mais aucun de ceux que j'ai lus ne fait allusion à une pré-
tention des juges d'Eglise à en connaître. A l'Assemblée de Vin-
cennes, en 1829, les représentants des justices laïques, qui reprochent
tant d'empiétements aux justices ecclésiastiques, ne font pas allu-
sion au suicide (5). Les canonistes reconnaissent, par leur silence
(1) Garrison, p. 103. (2) Durkheim, p. 370. Seul, je crois, M. Glasson
remarque (Histoire du Droit, VI, p. 692), que le « suicide n'était pas
réclamé par les juridictions d'Eglise». (1) Voir P. Fournicr, Les officialités
au moyen âge, P. 1880, p. 90, et G. Dupont, Le registre de Vofficialité de
Cerisy, p. 278. (2) Voir Brissaud, p. 1377. (3) O. Martin, L'assemblée
de Vincennes, Rennes, 1909, p. 21, 23, 150 ss.
470 LA MORALK NI LGE
même, le droit des cours séculières, liurchard, Ive», Gratien, (juil
luuiiic Durant* pool mucls sur la pjnocédure à suivre pour établir la
réalité d'un suicide; les textes publiés par Wahrmund n'en paii
pas non plus : silence inexplicable si la poursuite et la punition
du crime incombait, ou avait incombé à l'Eglise (i). Les
des offieialités de Cérisy et de Chartres ne font pas mention d'une
seule affaire de suicide. Enfin, l'exemple des justices seigneuriales
relevant d'un évêque, d'une église ou d'une communauté suffirait
à trancher la question. Quand la justice criminelle est remise à
un évêque, il a toute facilité pour saisir, en cas de suicide, soit ses
juges laïques, soit l'Official; il en va de même pour les églises et
les communautés : or, en fait, les registres publiés par Tanon nous
montrent les affaires de suicide renvoyées par les clercs devant la
cour laïque. C'est elle qui acquitte ou qui fait remettre le corps aux
amis u pour enterrer » (2). Bien loin que l'Eglise dicte aux hauts
justiciers leur verdict, ce sont les hauts justiciers qui accordent
l'inhumation ou la refusent.
Second fait : ce n'est pas à l'Eglise que reviennent les biens
des suicidés. Il n'est pas téméraire de supposer que, si c'était
elle qui avait, sur ce point, fait la loi, elle l'aurait faite à son
profit. On sait qu'elle réclamait, qu'elle obtint parfois le droit
de disposer des biens des intestats et des déconfès. Les laïques
lui reprochent, au xive siècle, d'abuser de ses droits en matière
d'usure et d'adultère, pour se procurer de grosses sommes d'ar-
gent (3). Si elle avait, à une époque quelconque, touché les biens
des suicidés, il est peu probable qu'elle se serait laissé dépouil-
ler sans mot dire de ce droit fructueux. Or, tous les textes nous
montrent ces biens allant sans contestation à la justice
laïque (4).
Dernier fait : des textes prouvent que lorsque l'Eglise est appelée
à juger un suicide non pas ratione materiœ, mais ratione personœ,
c'est-à-dire lorsqu'un clerc se tue, elle rejette la loi laïque en ce qui
concerne la confiscation et la pendaison.
(1) La Summa d'Aegidius (I, B VI), contient un modèle de sentence contre
les contumaces, mais non contre les morts. Il n'est pas fait mention du suicide
dans la table du livre de Bry (Notice sur un formulaire du xive s. à l'usage de
Vofficialité d'Orléans, p. 451). (2) Tanon, Registre de St Martin, p. 219. (3)
P. de Cuignières dit que les officiaux « accusent d'usure ou d'adultère des
gens de bonne renommée qui, afin d'éviter un scandale, composent avec eux
pour une somme d'argent», 0. Martin, ouvr. cité, p. 165. (4) La Summa
de legibus Normanniœ, parlant des biens « des suicidés, des excommuniés
et des désespérés », dit que l'Eglise ne pourra rien réclamer là-dessus (ch. XX).
Ce texte qui donne à penser que l'Eglise avait élevé des prétentions sur les
biens des suicidés, est, à ma connaissance, unique en son genre.
l'église et le droit 471
Le premier de ces textes se trouve dans l'Ancienne coutume
d'Anjou (rédaction de i463) : « Toute personne qui est homicide
de soy mesme, il doit estre trainé et puis pendu; il confisque tous
ses biens meubles et appartenances au seigneur, baron, chastellain
ou autres justiciers capable de ladicte confiscacion, en laquelle ledit
cas est comis et perpétré, c'est assavoir qui a toute justice en sa
terre. Et ne fait point ladicte coustume de differance de quelque
estât que soit la personne, ne s'il décède intestat ou non. Décleré
pour Monseigneur le conte de Tancarville, seigneur de Montereul
Bellay, touchant un prebstre nommé Messire Jehan Ambroys, demou-
rant à Montereul Bellay qui se tua d'un cousteau, les biens duquel
Monseigneur de Poitiers vouloit mectre debat> disant luy appartenir
en tant qu'il est homme d'Eglise et mort intestat » (i).
Cette décision confirme tout d'abord ce que je disais plus haut
du caractère laïque de la répression. En principe, un clerc est justi-
ciable de l'official. Si donc le suicide était considéré, si peu que ce
fût, comme un crime relevant des justices d'Eglise, jamais le comte
de Tancarville n'aurait la pensée de revendiquer une cause que l'Eglise
peut réclamer à deux titres, en raison du fait et de la personne.
Mais le principal intérêt du texte qu'on vient de lire, c'est qu'il
nous montre l'Eglise hostile au droit coutumier.
Si l'évêque de Poitiers revendique les biens du prêtre qui s^est
tué, en alléguant non pas qu'il s'est tué, mais qu'il est mort intestat,
c'est évidemment qu'en tant que suicidé le prêtre n'encourrait pas
confiscation par devant l'évêque.
Si, d'autre part, le comte de Tancarville tient à faire marquer
par écrit que le cadavre du prêtre doit être trainé et pendu tout comme
un autre, c'est évidemment que l'évêque est d'avis contraire. Et si le
texte, revenant à la charge, précise que la peine est la même, quel
que soit l'état du suicidé, comment ne pas en conclure que, d'après
l'évêque, un clerc échappe, de par son état, à ce traitement ignoirii-
nieax ?
Cela fait bien des déductions. Mais voici des faits à l'appui. En
i4i2, un clerc, Jehan Mignot, se pend à Rouen. Sur la prière que
lui en font des amis, J'Officiai fait enterrer le corps de nuit au cime-
tière. Sur quoi, le chapitre « et les paroissiens » protestent. Le
corps est déterré, le cimetière réconcilié; mais quelle que soit l'ani-
mosité du public, il n'est pas question de traîner ni de pendre !e
cadavre (2).
Jean le Coq, dans son journal d'audiences, (1 384- 141 4), rapporte
(1) Beairtemps-Beaupré, t. III, 1, p. 256. (2) Beaurepaire (Précis des
travaux de VAcad. de Rouenl 1892, p. 133).
472 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
qu'un Prieur de Sainte-Croix s'étant pendu, le Prévôt rend le corps
à l 'évoque parce que le défunt avait été furore deductus (i). Mais,
prend soin d'ajouter Jean le Coq, quand même le défunt se seraii
détruit prœ timoré crlminis ou voluntate mala il eût fallu le rendre
à l'évoque : en effet « il ne devait pas être pendu puiqu'il était
prêtre », et il en va de même d'un simple clerc (2).
Ainsi un avocat du roi reconnaît, au xve siècle, que le clerc qui
se tue ne doit pas être pendu, et que, pour éviter qu'il soit pendu,
il faut le remettre à l'évêque. Au même siècle, nous voyons un évêque
disputer le cadavre d'un de ses prêtres au haut justicier qui veut
le faire pendre. Il est difficile après cela de dire que c'est l'Eglise
qui pousse aux mesures contre le cadavre. Non seulement ses doc-
teurs, ses écrivains n'en soufflent pas mot. Mais elle-même, lorsqu'elle
a les mains libres, se refuse à les appliquer et lutte pour empêcher
qu'on ne les applique aux siens.
Réussit-elle souvent à arracher les clercs aux mains du bour-
reau? Les gens d'Eglise qui se tuent sont-ils d'ordinaire pendus
par la justice laïque ou discrètement enfouis P Je crois que, sur ce
point comme sur tant d'autres, la juridiction ecclésiastique, souve-
raine à l'origine, est de plus en plus dépossédée à partir de la fin
du treizième siècle. C'est ainsi que Césaire d'Heisterbach, qui rapporte
tous les suicides de moines et de religieuses qu'on a vus plus haut,
ne signale nulle part une peine contre leurs cadavres, pendaison
ou enfouissement. Par contre, au xve siècle, la décision insérée dans
la coutume du Maine contredit celle de Jean le Coq, et nous avons
vu plus haut justicier même un évêque : les documents sont trop
peu nombreux pour qu'on puisse dégager une règle générale. Une
phrase de Damhoudére (3) donnerait bien à penser que parfois les
clercs acceptent d'ensevelir des suicidés condamnés par la justice
laïque. Mais comme on ne sait pas exactement à quel pays et à
quel temps elle s'applique, je n'oserais pas non plus en faire état.
Tout ce que je voulais démontrer, c'est que l'état d'esprit de
l'aristocratie intellectuetlle est moins simple que ne ferait croire la
doctrine de saint Thomas et que la haute Eglise est absolument
étrangère aux rigueurs du droit Je crois en avoir donné la preuve.
Les docteurs, loin d'avoir conseillé le refus de sépulture, affectent
de n'en pas parler. L'Eglise est hostile aux sévérités coutumières
et essaie d'y soustraire les siens. Enfin quelques phrases nous raon-
(1) Quœstiones Joannis Galli, éd. Dumoulin, II, p. 599. (2) Jean Le Coq
ajoute que quelques-uns tiennent la doctrine contraire en ce qui concerne le
clericus simplex, arguant qu'il n'y a plus clerc là où il n'y a qu'un cadavre*
Mais, comme cet argument, s'il était admis, vaudrait même contre un prêtre,
il faut le rejeter. (3) Voir infra, IV, ch, 1. j^
LES COUTUMES DU MIDI 473
trent les moralistes sensibles à la beauté de certains suicides chré-
tiens ou païens. Cet état d'esprit d'une aristocratie fait contraste
avec le sentiment rude et simple qui anime le droit et la morale
•commune.
II
Dans le monde des légistes : 1) Les rédacteurs des chartes et coutumes méri-
« dionales ne s'occupent pas du suicide ; il est probable que tous les suicidé3
yg n'étaient pas punis dans le midi ; 2) protestation de Jean Boutillier ;
;,iL 3) traces d'indulgence dans la jurisprudence.
Ils forment, eux aussi, une aristocratie, ces légistes qui, au moyen
âge formulent et appliquent le droit. Du prudhomme, qui pèse avec
le seigneur les termes d'une charte municipale, jusqu'au magistrat
qui rédige d'une main savante les grands coutumiers, il y a tout
un monde qui s'élève forcément au-dessus de la moyenne, parce
qu'il réfléchit aux usages qu'il enregistre et qu'il consacre. Faut-il
croire que, dans ce monde, plus éclairé, plus instruit, qui voit
renaître le droit romain, la législation relative au suicide ne compte
que des partisans ?
Qu'il y en ait, ce n'est pas douteux. Rien ne nous autorise à
imaginer tous les magistrats d'alors en avance sur leur temps et
appliquant les lois la mort dans l'âme. En ces siècles où la peine
est communément arbitraire, il leur serait si facile de modifier ce
qui leur déplaît ! S'ils ne le font pas, si un homme comme Beau-
manoir formule la législation de son temps, sans ajouter à son exposé
un mot de blâme, c'est qu'il n'en est nullement offensé. A plus forte
raison devons nous admettre que des centaines de magistrats moins
instruits la trouvent fort bonne, ne ressentent aucun trouble en
condamnant les cadavres à être pendus ou brûlés, en privant des
orphelins de l'héritage paternel. Mais ce qui est vrai de beaucoup
est-il vrai de tous ? Je ne le crois pas.
Sur trois points on trouve des traces d'un état d'esprit beaucoup
plus indulgent. Dans le Midi, il est probable qu'un grand nombre
de juges ne punissent pas tous les suicidés. Dans les pays de droit
coutumier, après la renaissance juridique du xne siècle, il y a des
efforts pour faire prévaloir l'ancienne législation romaine. Enfin
plusieurs textes nous montrent la jurisprudence atténuant d'une
façon inattendue les rigueurs de la coutume.
La législation observée dans le Midi en matière de mort volon-
taire est aujourd'hui encore mal connue. On se contente trop souvent
de faire remarquer que la coutume de Bordeaux punissait le suicide.
Nous avons vu le texte plus haut. Il est très net. Mais Bordeaux n'est
474 1 1 ; E
pas tOQt ta Midi (0, (,t je crois bien qu'ailleurs il y B i >< ■ r i iicoup
d'indulgence pour oewt qui le (unit,
B m'arrête pas au Ait-il argument : le Midi est pays de droit
écrit; le Code et le Digeste ne punisssent pas le suicide; doue le Midi
ne le punit pas. La distinction, autrefois classique, entre les pays
de droit écrit et de droit coutumier a été considérée de nos jours
comme une grave erreur historique (2). Et, en tout cas. pour ce
qui est du suicide, rien ne permet de supposer que les légistes du
Midi aient connu le Code et le Digeste plus tôt que ceux du Nord.
Ce ne sont donc pas les recueils de Justinien qui ont pu déterminer
la législation sur la mort volontaire, entre le xe et le xne siècles. Le
Bréviaire d'Alaric, ou plutôt YInterpretatio qui le remplaça, ou
encore un des Epitome dont nous .avons parlé plus haut furent peut-
être connus de quelques lettrés (3). Mais d'après M. Flach, les Sen-
tences de Paul, qui seules auraient pu rappeler la doctrine romaine,
disparurent de honne heure. Si le droit romain a agi dans le Midi
sur les usages relatifs à la mort volontaire, ce n'est donc pas en tant
que droit écrit. Mais, en tant que droit coutumier, je crois qu'il a eu
une grande influence.
Ce qui le prouve ou tout au moins porte à le croire, c'est le
silence des coutumes méridionales sur la question du suicide.
Je n'ai pas lu toutes les coutumes publiées. Elles sont dispersées
dans des publications qu'il n'est pas très facile de se procurer. Mais
j'ai lu toutes celles des grandes villes et, dans chacune des dix-neuf
régions que distingue M. Brissaud dans son classement des coutumes
méridionales, j'ai pris au hasard quelques chartes de petites villes
et de village (1) : nulle part je n'ai trouvé trace d'une législation
analogue à celle de Bordeaux.
(1) D'après Glasson (IV, 108), la coutume de Bordeaux aurait subi
d'une façon très sensible l'influence anglaise. (2) Le mot est de M. Brutails.
Voir Flach, Le Droit romain dans les Chartes du ixe au xie siècle, (Montpellier,
sd., p. 13). (3) D'après Flach (ibid., p. 14), Vinterpretatio et les Epitome
ne disparaissent pas après le ixe siècle, sauf en ce qui concerne les Sentences
de Paul. (1) J'ai vu (dans les éditions indiquées par M. Brissaud, Manuel,
p. 259 et M. Jarriand, N. R. H., 1890, les coutumes suivantes : Lyonnais et
Forez : Cartulaire municipal de Lyon, Coutumes de Montbrison, St-Germain
Laval, St-Haon-le-Chatel ; — Dauphiné : coutumes de Grenoble, Mont-
gardin, Le Queyras, Les Crottes, Briançon, Embrun, Risoul, Serres, Réau-
mont, Beaucroissant, Rives, Vienne, St-Marcellin, Bourgoing, Névache,
Veynes,'La Côte-St-André, Bressieux, Gap, S* G. de Esperanchia, Moirans, Ro-
mans, Crest, Valence, Montélimar ; — Comtat Venaisin et Orange : Avi-
gnon, St-André, Château de Gadagne ; — Provence : Tarascon, Digne,
St-Maximin, Fréjus, Grasse, Chatelblanc, Apt, Marseille, Draguignan et
Fréjus (statuts concédés aux nobles et universités), Arles, Salon ; — Vicom-
te de Nîmes et Seigneurie d'Alais : Nîmes, Alais, Uzès ; — Montpellier et
Bas-Languedoc : Montpellier, Carcassonne ; — Roussillon et Confiant -y.
LES COUTUMES DU MIDI 475
Je sais bien que le silence d'une coutume ne prouve pas du tout
l'inexistence d'un usage : la coutume de Paris ne dit rien du suicide
et cependant le suicide était puni à Paris. Mais, si le silence d'une
coutume, de deux coutumes ne prouve rien, celui de cinquante, de
cent coutumes donne à réfléchir.
Dans le Nord et l'Ouest, si certains coutumiers ne mentionnent
pas les peines, en usage pourtant dans le pays, d'autres, par contre,
les indiquent. Dans le Midi, tous les textes que j'ai vus sont muets :
pourquoi cette différence, si la législation est partout la même ?
Il est vrai que, parmi les coutumes méridionales, beaucoup sont
des chartes très courtes sans rapport avec les grands coutumiers du
Nord. Mais il s'y trouve aussi des textes très riches en ce qui concerne
le droit pénal, par exemple les anciens Fors de Béarn (i), la Charte
des Malfaiteurs (2), les coutumes de saint Affrique (3), de saint Bau-
zeil (4), de Fonsorbes (5), de Puysubran (6), d'Albi (7). Dans tous
ces textes pas un mot sur le suicide. Et pourtant si la doctrine assi-
milant le suicide à l'assassinat régnait dans le Midi comme dans le
Villefranche de Confient ; — Foix, Comminges, etc. : St-Bauzeil, Montgaillard,
— Bigorre : Peyrouse, St-Martin en B., Cros, Trie ; — Navarre et Béarn :
Fors de Béarn, Anciennes coutumes de Bayonne, Charte des malfaiteurs ; —
Armagnac, etc. : Mirande, Eauze, Nogaro, Fleurance, Mielhan ; — Toulousain :
Merville, Fontenilles, Martel, Grenade, Castel-Sarrasin, Villebrumïer, Larrazet,
Angeville, Lauzerte, Valence d'Agen, Montoussin, Fonsorbes, Puysubran,
L'Isle Jourdain, Toulouse ; — Albigeois : Albi, Gaillac, Pennes, Lautrec,
Réalmont, Beauvais, La Bessière, La Guépie ; — Rouergue : Rodez, Millau,
Prades, St-Antonin, Najac, St-Affrique, Sévérac, Verfeil, Compeyre, St-
Saturnin, St-Geniez, La Guiolle, Anzits, Peyrusse, Villeneuve, Espalïon,
Sauveterre, Requista, Villefranche ; — Gévaudan et Vivarais : Annonay,
Mende ; — Quercy : Montcuq, La Bastide-l'Evêque, Thégra, Cahors, Gra-
mat, Gourdon, Moissac, Réalville, Montchabrier ; — Agenais : Clermont
Dessus, Prayssac, Belvès, Puymirol, Larroque-Timbaut, La Montjoye, Gou-
dourville, Castel Amouroux, St-Pastour, Nomdieu-en-Bruilhois, Sauvagnas,
Monclar, St-Maurin, Lunas, Marmande ; — Périgord : Molières, Beauregard,
Issigeac, Eymet, La Linde, Beaumont, Bergerac ; — Gascogne : Bordeaux,
La Réole, Lesparre, Libourne, Marsan, Acs, St-Sever, Val-Roy, Montségur.
(Les quelques coutumes qui ne figurent pas dans les listes de MM. Brissaud
et Jarriand ont été publiées, après la publication de ces listes, dans la N.H.R.).
Tous les textes indiqués sont bien entendu antérieurs au xvie siècle. Les
dates précises, qui sont généralement connues, sont données dans la liste de
M. Brissaud. (1) Les Fors de Béarn, Législation inédile du xie au xne siècles ,
par Mazure et Hatoulet, P. sd. ; les Fors de Morlaas, d'Oloron, d'Ossan, d'Aspe
forment un code pénal très complet. (2) La Charte des Malfaiteurs (Ba-
lasque et Dulaurens, Anciennes Coutumes de Bayonne, Bay. 1869, t. I,
p. 419), est une ordonnance rendue par Richard I d'Angleterre pour la répres-
sion des crimes et délits. (3) Gaujal, Etudes liistor. sur le Rouergue, P. 1859,
t. I, p. 318. (4) St-Bauzeil, NRH, 1881, p. 517. (5) Menu de la Soc. archéol.
du Midi, t. X, p. 346. (6) Ibid, XI, p. 409. (7) Giraud, Essai sur l'H. du
Droit jr., I, p. 85.
470 LA MORALE ni anckk AU MOYEN AGE
Nord, les légistes méridionaux seraient amenés à en parler par une
difficulté matérielle : en plusieurs lieux l'usage est de punir les assas-
sins en les enterrant vivants sous le cadavre de leur victime (i);
là où régne cette coutume, force serait bien d'imaginer pour les
suicidés un supplice spécial, — si on veut les supplicier : le silence
des textes donne bien à croire qu'on ne le veut pas toujours (2).
Voici qui me semble encore plus probant : la peine qui, dans
le Nord, accompagne les peines infligées au cadavre, c'est la confis-
cation. Or, la question des confiscations est de celles qui reviennent
à chaque instant dans les coutumes méridionales. En tout pays,
les chartes s'en occupent et la législation est sur ce point riche et
diverse : ici, on confisque « les biens » du coupable (3), là les meu-
bles (à) ; ailleurs le meurtrier peut choisir : il rachète son sang par
ses biens ou ses biens par son sang (5) ; certaines coutumes substi-
tuent à la confiscation un système d'amendes tarifiées (6), d'autres
exceptent de la confiscation certains objets mobiliers ou les fructus
pendentes (7), d'autres stipulent que le Seigneur laissera aux héri-
tiers la portio fraterna (8); les Statuts d'Arles prévoient la destruc-
tion des immeubles du criminel (9) ; par contre plusieurs coutumes
suppriment la confiscation, sauf dans les cas de jure exceptis (10) : on
devine à travers tous ces textes les discussions qui mettent aux prises
justiciers et justiciables, discussions d'autant plus âpres qu'en certains
pays, par exemple en Dauphiné, Ja justice est albergée, c'est-à-dire
octroyée en ferme à des entrepreneurs forcément avides (n). Or,
nulle part, à propos des confiscations, il n'est question du suicide;
(1) Voir, par exemple, Fors de Béarn (Mazure et Hatoulet ; p. 66-67),
Coutumes de Clermont Dessus, NRH, 1881, p. 59, de Belvès NRH,
p. 663, de Puymirol NRH, 1887, p. 288 ; de Larroque-Timbaud,
RHDF, 1864, p. 141 ; de Gourdon, RHDF, 1860, p. 59. (2) Il n'est pas
non plus question de peines contre le suicide dans des documents comme
Y Inquisitio pro Juridictione Comitum ac eorum Mistralis in Cwitate
Viennœ (de Valbonnais, Hist. du Dauphiné, I, p. 23). (3) Coutumes de
Moirans (de Valbonnais, Hist. du Dauphiné I, p. 16) de Goudourville (NRH,
1892, p. 66), de Puymirol (NRH, 1887, p. 310) de Lauzerte (Rébouis, Cinq
coutumes du Tarn et G., Montauban, 1886, p. 26), etc. (4) Coutumes de
Montcuq (NRH, 1861, p. 109), de La Réole [Arch. Hist. de la Gironde, t.
II, p. 244). (5) Libertés, franchises et coutumes d'Annonay (Poncer, Mém.
histor. sur Annonay, Lyon, 1835, p. 134). (6) Fors de Béarn (ouv. cité, p.
268) ; Coutume de Larrazet (Rébouis, ouvr. cité, p. 10) ; de St-Antonîn
(Gaujal, Etudes Histor. sur le Rouer gue, P. 1858, t. I, p. 276). (7) Moris
et Blanc, Cartulaire de Lérins, 1883, p. XXXIV. (8) Règlement donné
par l'évêque de Rodez (Gaujal, ouvr. cité, t. I). (9) Giraud, ouvr.
cité, t. II, p. 285. (10) Privilèges de Vienne, {Ordonn. VII, p. 424) ; Bour-
going [ibid. t, XX, p. 608) ; St-Antonin privilège de 1369 dans Gaujal, t. I,
p. 280 ; La Côte-St-André (NRH, 1895, p. 350) ; St Georges de Esperanchia
(le Valbonnais, Hist. du Dauphiné, t. I, p. 28). (11) Voir NRH, 1885, p. 662.
LES COUTUMES DU MIDI 477
Titille part il ne figure dans les cas de jure exceptis et, malgré cela
nulle part, on ne se préoccupe de dire si les biens du suicidé seront
confisqués en totalité ou en partie : que conclure de ce silence sinon
qu'en principe le suicide ne donne pas lieu à confiscation?
Dira-t-on que peut-être le cas des suicidés est assimilé à celui
des intestats, déconfès ou désespérés plutôt qu'à celui des criminels
proprement dits ? On n'y gagnerait rien : presque toutes les coutumes
méridionales un peu détaillées s'occupent des biens de l'intestat, et
c'est d'ailleurs toujours pour sauvegarder le droit des héritiers (i) :
nulle part, les textes relatifs aux intestats ne font la moindre allusion
aux biens des suicidés.
Est-ce à dire que, dans le Midi, le suicide n'ait pas été puni ? Je
crois qu'une telle formule serait gravement inexacte. Au xvr9 siècle,
le Parlement de Toulouse, par un arrêt souvent cité, attribue à l'hé-
ritier les biens d'un suicidé : mais il se prononce en appel; la justice
locale avait non seulement prononcé la confiscation, mais condamné
le corps. Preuve qu'en certains lieux ces condamnations sont d'usage,
au moins à la fin du moyen âge. J'ajoute que les statuts synodaux
de Nîmes ne pourraient guère, au xme siècle, priver les suicidés de
la sépulture chrétienne, si la justice laïque était toujours restée indif-
férente : qui ferait l'enquête sur le fait, puisque le droit cano-
nique ne parle pas de la procédure à suivre en pareil cas ? Je suis
donc persuadé que le suicide est parfois puni dans le Midi. Mais
dans quel cas ? Puisque les coutumes, qui s'occupent surtout de
sauvegarder les droits des bourgeois, n'en parlent jamais, c'est très
probablement que, seuls, les gens du bas peuple sont justiciés.
Au fond, rien de plus vraisemblable, si l'on admet la survivance
du droit et des usages romains à titre de coutume locale. Pendant
des siècles, les esclaves et petites gens qui se tuaient ont été
punis, tandis que les grands ne l'étaient pas : des textes précis consa-
craient alors le privilège des hautes classes. Viennent les Barbares,
ces textes disparaissent. Mais l'usage ne disparaît pas : le suicide
est ou n'est pas puni selon la qualité de la personne. Les rédacteurs
des textes qu'on a vus plus haut, interprètes de la classe bourgeoise,
se gardent bien d'unifier le droit, même en théorie, comme le font
leurs collègues du Nord : ce silence ne peut pas être considéré comme
une protestation contre l'usage de punir les suicidés, mais c'est au
moins une habileté prudente pour maintenir un privilège de fait
(1) Par exemple, dans le Dauphiné, les coutumes de Réaumont, St-Mar-
cellin, Bourgoing, La Côte-St-André, St-Georges-de-Esperanchia, Monté-
limar ; dans le Toulousain celles de Merville, Grenade, Villebrumier, Lar-
razet, Angeville, Valence d'Agen, Montoussin, Fonsorbes, L'Isle Jourdain.
Dans toutes les autres régions, on trouve des textes analogues : aucun d'eux
ne fait allusion aux biens des suicidés.
Î7 I LA MORALE M'ANCKK Al' movion AGE
Dans le Nord mrmo, il y a des protestations.
Tout d'abord, on l'a vu plus haut, la confiscation
désapprouvée par bien des juristes. Quelquefois, en Normandie par
exemple, la jurisprudence tourne la loi (i). Ailleurs les coului
sont modifiée». Certains textes soustraient à la confiscation les biens
de la femme mariée qui se tue. Une ordonnance de Charles V con-
qu'à Montrcuil-sur-Mer, en cas d'homicide de soi-même, on ne confis-
que pas les biens de « femme qui ait mari (2) ». Enfin, dès le moyen
âge, plusieurs coutumes suppriment toute confiscation, sauf en cas
d'hérésie et de lèse-majesté (3). Sans doute faut-il voir dans ces
mesures l'influence grandissante de la bourgeoisie riche qui devait
souffrir impatiemment la confiscation. Mais comme il y a suppres-
sion de la confiscation pour tous les crimes en général et non pour
le suicide seulement, ces mesures ne prouvent pas. de la part de la
bourgeoisie, quelque indulgence pour la mort volontaire, plutôt
qu'un désir très naturel de n'être pas dépouillée par les nobles.
Au contraire, la célèbre Somme rural de Jean Boutillier exprime
l'opinion des juristes qui protestent contre la législation coutumière,
non par intérêt personnel, mais parce qu'ils la trouvent trop rigou-
reuse. Jean Boutillier ne craint pas de l'abolir d'un seul coup, en
revenant à la loi écrite, c'est-à-dire à la doctrine romaine qu'il expose
en ces termes : « par deux manières se peuvent l'homme et la femme
mettre en désespoir; la première manière si est par maladie ou
forsennerie ou par aucune telle malicieuse voye que pour la perte
de sa femme, ses enfants ou ses biens luy viennent soudainement, et
scachez que par ces deux manières quiconque chet en désespoir, com-
bien qu'il perde vie, il ne doit pas perdre le sien ne le corps : ne le
doit pas estre tourné à exécution de crime comme pour estre pendu
ne mis à justice publique : car le corps n'a rien meffait à justice
mais à soymesmes » (4).
Au contraire si quelqu'un se tue par désespoir, étant accusé d'un
crime « dont il eust eu péril de perdre corps ou avoir ou diffame
irrécupérable », le corps doit être « livré à tel exemple comme s'i?
fust en vie convaincu et attaint du cas » (5).
Après avoir ainsi exposé la doctrine romaine, Boutillier ajoute
brièvement que « par le Juge et usage de Cour laye il en est usé
plus estroittement » et que les juges, dès l'instant qu'un homme est
mort par désespoir, « le calengent d'avoir tout forfait au seigneur
(1) Voir plus haut, p. 439. (2) Ordonn., t. V, p. 620. (3) Anciennes
coutumes de Bourges (Coutumier de Bourdot de Richebourg, III, 2, p. 875);
d'Issoudun {ib., p. 916), de Touraine (1507) {ib., IV, 2, p. 621) ; de St-Sever
{ib., p. 937), etc. (4) Boutillier, Somme Rural, titre XXXIX, p. 273.
{5) Ibid.
JEAN BOTJTILLÏEB, 479
et meinent le corps à justice comme convaincu et condamné » (i).
Mais la solution qu'il préconise est tout autre : il essaie de concilier
le principe romain avec les mœurs féodales; lorsqu'un homme est
trouvé mort, il doit être mis en la main du seigneur pour savoir la
vérité du cas. S'il résulte de l'enquête que le suicide est dû à forsen-
nerie ou chagrin, « par le gré du Seigneur le corps peut et doit estre
levé et enterré par le conseil de l'Eglise » (2).
Ainsi, « par le gré du seigneur », le corps « doit » être levé.
Autrement dit, la justice féodale doit de bon gré faire place au droit
romain. Et le suicide, en principe, ne sera pas puni. Les termes
prudents qu'emploie Boutillier ne doivent pas faire méconnaître la
hardiesse de sa conclusion. Sans doute, il ne dénonce pas encore,
comme le fera Montesquieu, les lois « furieuses » de son temps. Mais
déjà il porte un coup mortel à l'esprit du droit coutumier, lorsqu'il
écrit : « le corps n'a rien meffait à justice, mais à soymesmes ».
Le succès de son livre donne bien à penser que ces hardiesses ne
déplaisent pas dans le monde des juristes, et que déjà la renaissance
du droit romain a porté ses fruits. La décision de Jean Le Cocq qu'on
a vue plus haut, prouve bien que la distinction du droit romain est
familière à l'auteur et qu'il la croit connue de ses lecteurs, car il en
parle sans insister, comme d'une chose qui va de soi (4). Ailleurs le
droit romain se glisse plus modestement. Dans ses Coustumes d'An-
jou, a intitulées selon les Rubriches de Code dont les aucunes sont
concordées de droit escript », Claude Liger reproduit d'abord la
coutume : si quelqu'un se tue, il en doit estre faite justice comme
d'un autre meurtrier, — mais il ajoute, on dirait sournoisement:
reportez vous à la loi : De bonis eorum qui mortem sibi consciverunt,
loi qui exprime la pure doctrine romaine, et il conclut : distingue ui
ibi (4). Suivre la distinction romaine, c'est faire ce que conseillait
Boutillier : c'est renoncer à punir le suicide.
On pourrait croire que, malgré tout, ce retour à la morale romaine
reste le fait de quelques jurisconsultes particulièrement hardis. Ce
serait vrai en un sens. Des hommes comme Beaumanoir et J. d'Ab-
leiges connaissent certainement la doctrine du Code et du Digeste st
se refusent à en tenir compte. Mais la jurisprudence a parfois des
indulgences qui s'accordent à l'esprit des plus hardis.
D'abord, en dépit des textes sans nuances comme celui des Eta-
blissements de saint Louis, certains juges excusent le suicide dû à
la démence : on a vu plus haut un texte précisant qu'on ne doit
punir que celui qui se tue à son escient, atténuation due sans doute
(1) Ibid., p. 274. (2) Ibid., p. 272. (3) Voir plus haut, page 471. (4) Beau-
temps-Beaupré, t. II, 1, p. 516.
480 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN Aci;
à l'influence du droit canonique. On trouve dans les Actes du Parle
ment de Paris une décision royale en ce sens (i).
Parfois aussi, le deuil, un grand chagrin sont tenus pour excuse
valable. C'est ainsi qu'en i4i8, le Roi fait grâce de la confiscation
encourue, parce que le défunt s'est pendu après! avoir perdu ses
enfants, voyant sa femme malade et se voyant lui-même ruiné (2).
Une apprise sur les causes du suicide de Philippe Tcstard en 1278»
nous montre le Parlement de Paris très indulgent en matière de
mort volontaire. Il s'agit de savoir si le mort s'est tué par folie ou
de sang froid. Les dépositions des témoins sont loin d'être conclu-
antes. Pourtant l'arrêt est en faveur du mort. Détail intéressant,
l'Eglise a précédé le Parlement dans la voie de l'indulgence : Tes-
tard n'étant pas mort sur le coup, un prêtre vient et lui demande
s'il veut être confessé et communier. Il répond : faites ce que vous
voudrez. « Et li demanda le Prêtre s'il croit que ce soit cil par cui
vous seroiz saus. » Et Philippe dit : je croirai ce que vous vou-
drez. « Une fois disoit : je le crois, autrefois non. Et à la parfin dit-
il : je le crois. » Le prêtre s'en contente et « li bailla » (3). Le
Parlement ne veut pas sans doute être moins généreux, et il l'absout
comme fou, sans prendre garde que cette folie s'accorde assez mal
avec son repentir final.
Tout cela nous montre que, si certains juges appliquent le droit
coutumier dans sa rigueur, d'autres se montrent soucieux de le
corriger en l'appliquant. Ces corrections vont-elles parfois jusqu'à
une abolition déguisée ? On peut se poser la question. J'ai cité plus
haut les arrêts sévères de quelques justices laïques relevant d'anciennes
églises et communautés monastiques de Paris. Mais la Justice de saint
Martin des Champs est beaucoup plus indulgente. Sur cinq affaires
de suicide que relate le registre criminel, quatre se terminent par
des acquittements et trois fois le motif est le même : le suicidé était
« furieux et hors du cens », ou bien « par avant ce grand temps
il était tout fol et hors du sens », ou bien il était « fantasieux et
hors de son sens (4).
Evidemment il suffit d'accepter sans difficulté l'excuse de folie
pour abolir la législation qu'on est censé appliquer.
Toutes ces exceptions ne doivent pas nous faire perdre de vue
la règle. La doctrine des coutumiers est trop souvent affirmée au
moyen âge, on l'y voit trop souvent appliquée et avec trop de rigueur
pour qu'il soit possible d'imaginer une lutte ai forces égales entre
(1) Boutaric, Actes du Parlement, t. I, p. 3, n° 28. (2) Douet d'Arcq,
Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, P. 1863, t. II, p. 176.
(3) Boutaric, Actes du Part., t. I, p. 198. (4) Registre Criminel de la Justice
de St-Martin-des-Champs, vp.Tanon. P. 1877, pages 193, 196, 218, 219, 228.
LA MORALE COURTOISE 481
les partisans de Boutillier et ceux de Beaumanoir. Mais on peut
sans témérité s'arrêter à la conclusion suivante : dans le Midi, les
légistes, rédacteurs des chartes, franchises et coutumes, évitent avec
soin d'employer une formule consacrant le droit des hauts justiciers
sur les suicidés; dans le Nord, quelques juristes se déclarent plus ou
moins ouvertement, au xiv6 et au xve siècles en faveur de la doctrine
romaine, c'est-à-dire contre le principe de la législation coutumière,
et parfois la jurisprudence semble être d'accord avec eux : ici encore,
l'état d'esprit de l'élite se distingue de celui de la foule.
III
La morale mondaine : 1) Le suicide et les romans courtois ; suicides alitruistes,
suicides après la perte d'un être aimé, suicides destinés à sauver l'honneur,
à expier ; l'apothéose du suicide d'amour ; 2) influence de la morale cour-
toise sur les chansons de geste ;3) la morale courtoise et les mœurs : quel-
ques suicides ; le suicide était-il puni dans la noblesse ? 4) Faiblesse et
timidité de la morale nuancée.
La vie mondaine, qui avait disparu avec les invasions, reparaît
ça et là au Moyen âge. Jusqu'à quel point transforme-t-elle les goûts
et les habitudes ? Les médiévistes le diront un jour. Mais, si les
mœurs sont peu connues, on atteint aisément l'idéal mondain. La
littérature courtoise le définit longuement et 1© fait vivre sous nos
yeux.
Sans doute, les chansons de geste, nées à l'ombre des monastères
promenées au long des routes de pèlerinages offrent, elles aussi
des leçons, des exemples d'héroïsme chrétien. Mais le roman courtois,
si plein de fantaisie, est infiniment plus pédagogique. L'auteur du
Lancelot en prose rédige en somme un code de l'honneur féodal, un
manuel de morale aristocratique. Dans d'autres romans, ce souci
de moraliser est moins apparent ou moins constant. Mais souvent on
s'aperçoit que l'aventure est amenée pour l'enseignement qui s'en
dégage. Tous ces romans ne nous disent pas ce que les gens du monde
pensent de telle ou telle question, mais ce qu'ils croient devoir en
penser, ce qu'il est élégant d'en penser. — Quelle est leur morale
touchant le suicide ?
J'ai consulté indifféremment romans antiques mis au goût du
jour, romans bretons, romans d'aventure : tous, au point de vue
moral, rendent à peu près le même son. Ça et là, on trouve des
phrases qui condamnent la mort volontaire; mais la morale en
action, celle que suivent les héros et qui fait d'eux ce qu'ils sont,
admire ou approuve ceux qui se tuent ou veulent se tuer dans un
certain nombre de cas.
Le suicide altruiste est naturellement vu avec faveur : quand
31
1S2 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
le chevalier I.ambèguc se livre ù la mort pour sauver une ville B
quant] la sœur de Perceval donne son sang pour sauver une
lépreuse et meurt, nulle réserve ne se mêle à l'admiration qu'ils
inspirent (i). D'ailleurs, le roman de Lancelot célèbre l'oiseau qui
se tue pour rendre vie à ses petits (2).
Bien qu'il ne convienne pas à baron « qu'il face duel outre
raison (3) » il est de bon goût pour une dame ou un héros de ne
pas vouloir survivre à la mort d'un enfant, d'un frère, d'un ami.
La mère de Perceval, si elle perdait son fils, « s'ociroit tost de
duel apriés (4) ». La mère de Lancelot, quand la dame du Lac
emporte son enfant, « fust saillie dedans le lac se li varies ne l'eûst
tenue (5) ». Dans le roman en prose de Tristan, un chevalier déclare
qu'il ne survivra pas à son enfant (6). La mère de Floris, voyant
son fils mourant; s'écrie :
Trop desloiaul mère seroie,
Beaux fiz, s'après ta mort vivoie.-.
Nuns ne m'en peut voir destorner
Beaux fiz, qu'après toi ne m'ocie (7).
De même le père de Cléomadés, croyant que son fils va mourir,
déclare : ainçois meisme m'ocirroie (8). La mère de Clarmondine,
quand sa fille a disparu « a ses mains s'esgratigne et tue (9) ». La
sœur de Floris, dit, comme sa mère : « si tu muerz, frère, je mor-
rai (10) ». Dans Claris et Laris, Lidoine croit son frère mort : « a
peu qu'ele ne s'ocioit (11) ». Dans Perceval, un chevalier trouvant
son père et son frère tués, s'écTÎe :
Las, que ne m'oci à mes mains
quant je les ai ci mors irovés? (12)
Quand Galehaut croit que Lancelot, son ami, s'est tué, il décide
de mourir et reste onze jours sans manger. J'ai cité plus haut les
propos que lui tiennent les gens « de religion ». Il ne se laisse guère
convaincre, car on le fait manger a comme par force » et il meurt.
|* (1) Voir Paulin Paris, Romans de la Table ronde, P. 1868, t. III, p. 104 ;
sur la sœur de Perceval, Lancelot, III, p. 171. 12) Lancelot. III, p. 120.
(3) Joufrois, v. 653, p. 19. (4) Perceval le Gallois, v. 56, t. II, p. 33.
(5) Lancelot, t. III, p. 15. (6) Tristan (en prose, éd. Lôseth), p. 297.
(7) Floris und Liriopé (édit. Ulrich, v. 677, p. 38). (8) Cléomadés, v.6112,
page 191. (9) Ibid. 193. On l'empêche de se faire violence, mais elle se
laisse mourir de faim. Cf. Guillaume de Palerme, v. 95, page 4. (10) Floris
und Liriopé, v. 811, p. 46. (11) Claris et Laris, v. 16703, p- 450. (12) Per-
ceval, t. III, p. 273.
LA MORALE COURTOISE 483
« Et lors trespassa de cest siècle comme li plus preudoms au dit
du conte qui onques fust au tamps de son eâge (i). » A son tour,
Lancelot, lorsqu'il voit le tombeau de Galehaut « dit que trop seroic
malvais s'il ne moroit aussi pour lui ». Il tire son épée et une demoi-
selle envoyée par la dame du Lac arrive juste à temps pour le sauver,
non en lui faisant un discours contre le suicide, mais en l'adjurant
au nom de Genièvre (2).
Genièvre elle-même, quand elle apprend la mort de Gauvain,
qu'elle n'a jamais aimé que comme un ami et d'amour loyal, songe
au suicide : « pries qu'ele ne s'ocist de duel (3). »
Le suicide dû à l'orgueil, au point d'honneur est, lui aussi, vu
de bon œil. Sans doute on reprend Orgueilleuse d'amour, lorsqu'elle
veut mourir pour avoir été embrassée par Blancandin (4). Mais il
paraît tout simple qu'on se tue plutôt que d'être exécuté ou de subir
un supplice honteux. Quand Tristan est conduit au supplice, il se
jette du haut de la falaise :
Mex veut sallir que jà ses cors (5)
Soit ars...
Dans les anciennes parties du Roman en prose; il s'explique plus
nettement : « certes, Glouton, se je muïr, ce ne sera pas par si
vil gent comme vous estes; ainchois me Larde je cheoir en cette
mer (6). » De même Yseut livrée aux lépreux dit à Sandret (7) :
« Ha I pour Dieu, occiez moi avant cfùe vous ne me livrés à si vil
gent; ou tu me prestes ton espée et je; mrccciray. » Ailleurs dans
le même roman, un chevalier se tUe pour n'être pas niis à mort par
son ennemi (8).
Il est assez rare, mais il arrive qu'un chevalier aime mieux mourir
que vivre vaincu. Nascien, renversé par Gauvain, au lieu de se rendre
comme le veut l'usage, s'écrie : « j'aime mieux mourir )). Quand le
roi Rion est vaincu par Artus, il dit, lui aussi, plutôt la mort ! et se
fait tuer par Artus (9).
Je ne sais trop que penser du suicide de Camille la magicienne
qui a séduit Arthur, et de son frère Hargodabrans qui l'a aidée dans
ses trahisons. Bien qu'ils soient antipathiques, il me semble bien que
l'auteur a voulu leur épargner la, honte d'une condamnation ou d'une
grâce humiliante (10). En tout cas, dans le roman de Tristan, le
(1) Lancelot, IV, p. 155. (2) Ibid, IV, p. 277. (3) Li Chevaliers as deus
espées, v. 3279, p. 103. (4) Vers 734, page 25. (5) Le roman de Tris-
tan, par Béroul, V. 946, p. 30. (6) Les anciennes parties du roman en prose,
dans le Roman de Tristan,, édit. Bédier, t. II, p. 358. (7) Ibid.; -p. 358.
(8) Tristan (éd. Lyselh), p. 281. (9) P. Paris, RQmans de la Table ronde,
t. II, p. 237 et 328. (10) Lancelot, III, p. 423.
484 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
chevalier Palamède est franchement sympathique, lorsque, vaincu
par Tristan, il décide de se tuer (i).
Lancelot lui-même, fait prisonnier par trois dames, se d
et, comme une demoiselle lui reproche de mener trop grand deuil,
il répond : « Je ne devroie pas mener deuil; je devroie m'oeirre. »
L'idée qu'on ne doit pas survivre à certaines hontes apparaît bien
nettement dans le fameux roman de la Charrette. Lancelot, comme
on sait, s'est déshonoré aux yeux du monde en prenant place dans
une charrette pour rejoindre la reine Genièvre. Le lendemain du
jour où il a consenti à cette honte, il voit passer au loin la reine et,
pour la suivre plus longtemps du regard, se penche à une fenêtre
si avant qu'il va tomber. Gauvain se précipite, croyant que son ami
veut mourir, le tire en arrière et lui dit :
A grand tort haez votre vie!
Mais la demoiselle du château reprend Gauvain et lui dit froide-
ment que le suicide est la meilleure solution pour un chevalier qui
s'est déshonoré :
Des qu'il a en Charrete esté
Bien doit voloir qu'il soit ocis (3).
Dans le Lancelot en prose la demoiselle n'est pas moins nette :
dés qu'il est honni en terre, a il doit sa mort porcachier au plus tost
que il puet ». Il doit bien « haïr sa vie » (4).
On voit aussi des héros se tuer ou vouloir se tuer, plutôt que
manquer à leur devoir, ou lorsqu'ils se trouvent pris entre deux
devoirs : dans le Roman de Thèbes, Etéocle veut tuer le chevalier
qui est venu lui annoncer la victoire de Tydée. Le chevalier, ne
voulant pas frapper son seigneur, tire son épée et se tue :
Jo ne morrai ja par t'espée,
Car la meie m'est moult privée (5).
De même Lancelot, près de partir au combat pour Genièvre,
voit arriver une vieille qui, au nom d'un ancien serment, le somme
de la suivre. Ne voulant ni fausser sa parole ni s'occuper d'aucune
entreprise tant que Genièvre est en péril, il décide de suivre la vieille
(c'est à quoi son serment l'engage), et de se tuer une heure après (6).
(1) Tristan (Lôseth), p. 105. (2) Lancelot, V, p. 94. (3) Le Chevalier à
la Charrette, v. 582, p. 23. (4) Lancelot, IV, p. 165-166. (5) Romans de
Thèbes, éd. Constat P. 1895. v. 1917, t.I, p. 97. (6) Lancelot, IV, p. 303.
LE SUICIDE D'AMOUR 485
Les suicides dûs au regret d'un crime ou simplement d'une faute
sont communs dans les romans courtois. Cleodalis, qui a offensé gra-
vement son sénéchal et vient d'être sauvé par lui, lui tend son épée
<m lui disant : tue-moi (i). Enide, croyant Erec mort par sa faute,
prend l'épée de son amant en déclarant :
L'éspée que mes sire a cainte
Doit par raison sa mort vangier,
Et, comme on la lui arrache des mains, elle déclare qu'elle se
laissera mourir de faim (2) .
Dans le roman de Merlin, le compagnon de Balain, après avoir
tué son amie infidèle, se tue d'un coup d'épée (3). Dans Foulques
Fitz Warin, Marion, s 'étant rendue sans le vouloir complice d'une
trahison, se précipite du haut d'une tour (4). Dans Ipomedon, Drias,
ayant tué son frère sans le reconnaître, veut se tuer lui-même (5).
Dans le roman du Comte de Poitiers, le comte, lorsqu'il reconnaît
l'innocence de sa femme, qu'il a bannie sur un faux rapport, s'écrie :
ou bien je la retrouverai « u a cort terme m'ôcirrai » (6). De même,
le comte d'Anjou, ne pouvant vaincre son amour pour sa fille, décide
de se laisser mourir de faim (7). Dans Guillaume de Dole, Liénor
«st accusée d'avoir été la maîtresse d'un sénéchal. Aussitôt un de
ses parents déclare qu'elle n'a qu'à se tuer :
s'ele ne se haste qu'ele muire,
je Vocirai à mes II mains (8).
Mais c'est surtout le suicide d'amour qui est exalté dans les romans
courtois. On peut dire sans aucune exagération que, pour l'amant
et la dame, le suicide est élégant, obligatoire en plusieurs cas.
Premier cas, l'amant a commis une faute, a offensé celle qu'il
aime. La mort prouvera son repentir, la délicatesse de son regret.
Ainsi, dans la Châtelaine de Vergy, le chevalier qui par son indis-
crétion, a causé la mort de sa dame, s'écrie :
Mes je ferai de moi justice
por la trahison que j'ai fête (9).
(1) P. Paris, Rom. de la Table ronde, t. II, p. 195. (2) Erec et Enide, v.
4666, p. 120 et v. 4815, p. 124. (3) Merlin, t. II, p. 42. (4) Foulques Fitz
Warin, p. 25. (5) Voir plus haut, p. 453. (6) Le comte de Poitiers, p. 37.
(7) Le comte d'Anjou, vers cité par Langlois, p. 246. (8) Guillaume de
Dole, v. 3824 (p. 115). (9) La Chastelaine de Vergy, v. 894-895 {Romania,
XXI, p. 191).
48(3 LA MORALE KU: VU MOYEN A
Dans Parienopeus de Dlois, le héros a fait, par une indiscrétion,
le malheur de la belle Meliador. Il déclare aussitôt qu'il n'a q
mourir :
Trop vit hom qui fait félonie.
Mielz est que mort ançois m'ocie
Ses amis le gardent étroitement pour qu'il ne puisse accomplir
son dessein. Il décide alors d'aller dans la forêt des Ardennes, soi-
disant pour y chasser, en réalité pour se faire manger « par les
gu ivres ». Son écuyer veut l'en dissuader : si vous le faites, dit-il,
«je m'ocirrai ci demanois ». Ce serait à tort, dit Partonopeus :
Quar je ai ma mort deservie
Par traïson, ce n'as tu. mie (i).
Et le poète nous le montre prêt à se a livrer à martire ».
Dans le fameux roman d'Yvain, Yvain, ayant manqué de parole*
à la Dame de la Fontaine, est banni par elle. Il prend aussitôt son
épée et veut s'en frapper. Son lion la lui arrache des mains. Mai-j
Yvain déclare :
Qui pert la joie et le solax
Par son mesfet et par son tort
Moût se doit bien haïr de mort
Haïr et ocirre se doit (2).
Les amants comme Lancelot préfèrent la mort à l'infidélité :
mortellement blessé et ne pouvant être guéri que par une demoiselle
qui l'aime et l'a requis d'amour, Lancelot aime mieux mourir de sa
blessure que manquer à sa foi (3).
Deuxième cas, l'amant aime sans espoir, il est dédaigné, rebuté.
Il doit pour le moins parler de se tuer. Le jeune varlet qui aime un-3
haute dame est tenu de mourir d'amour ou de se donner la mort.
Ainsi Guillaume au faucon décide de mourir de faim si la femme de
son seigneur n'a pas pitié de lui (4). Gliglois, amoureux de Beauté,
et rebuté par elle, tire un poignard en disant :
Bien say que jyere en Paradis
Puis que pour vous serai ocis (5).
(1) Partonopeus, v. 5413, 5606, 5610 (t. II, p. 14, 15, 25). On lit dans
l'analyse de Robert (édit. Crapelet, P. 1834, t. I, p. 38) : Les «sentiments
religieux» du héros s'opposent à ce qu'il se tue. — Nulle part il n'est fait
allusion à des scrupules religieux. Si Partonopeus ne se tue pas, c'est qu'on
l'en empêche. (2) Yvain, v. 3540, p. 92. (3) Lancelot, V. p. 79. (4) Guil-
laume au faucon, v. 421 (Méon, IV, p. 420). (5) Analyse de YHist. Littèr.,
t. XXX, p. 167.
LE SUICIDE D'AMOUR 487
Dans le roman d'Eracles, Parides, aimant sans espoir, se laisse
mourir de faim (i). Lancelot déclare qu'il « devrait » s'être occis,
le jour où Genièvre lui montra semblant de haine (2). L'amant
rebuté du roman de la Violette annonce comme une chose toute
simple qu'il se tuera si sa dame ne le reçoit en grâce, et il ajoute avec
une nuance de menace que je n'ai pas trouvée ailleurs :
Et sachiés que molt entreprent
Ki occist homme de son gré (3).
De même l'amant auquel on enlève sa dame songe aussitôt à se tuer,
Beaudous et Ermaleus se disputent une demoiselle. Au cours du
combat, Ermaleus se sent faiblir. Puisque sa dame lui échappe, il
se fera tuer :
Quant il a perdu son désir,
Moins ainme vivre que morir (4).
Même désespoir dans YEscoufle, quand Guillaume ne retrouve plus
/Elis :
Certes, fait-il, Dix! je me vœl
Ocire à mes mains ambedeus (5).
Quand Crompart enlève Clarmondine, Cléomadès veut mourir :
Car pour poi qu'il ne s'ocioit
Ses serours les mains li tenoient (6).
Aucassin, à la seule idée qu'on lui ravirait Nicolette, déclare qu'il
n'attendrait pas d'avoir un couteau, mais irait se briser la tête sur
la pierre de sa prison (7).
Dames et demoiselles ne sont pas moins promptes à parler de
suicide au moins en trois cas : c'est d'abord lorsque leur honneur
est en péril. « Se nus me velt faire force », dit La comtesse de Poitiers :
Je vuel que dyables n'enporce
Lues que tenrai coutiaus trençans
Se jou ne fiers dedens mes flancs (8).
(1) Voir plus haut, page 454. (2) Le chevalier de la Charrette (Reims,
1849), p. 115. (3) Roman de la Violette, v. 458, p. 26. (4) Beaudous, v. 1292,
p. 37. (5) Uescoufle, v. 5108, p. 152. (6) Cléomadès, v. 6006, p. 187.
(7) Aucassin et Nicolette, p. 50. (8) Le comte de Poitiers, p. 29.
488 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
C'est encore lorsqu'elles veulent éviter la honte ou le deuil d'être
abandonnées ou négligées : si Bohort ne m'aime pas, déclare la fille
du roi Brangoire, « iou m'ochirrai a mes deux mains!» (i) La dame
de Gaudestroit, plus violente, décide, si Gauvain ne l'aime pas, de le
tuer et de se tuer « sans demourance » (2). Fleurie « près va de duel ne
se tue » quand Galerent l'abandonne (3). Et Ganor, au moment où
Galerent lui dit qu'il ne peut l'épouser, s'écrie que même une « fille
à vilain » ne survivrait pas à un tel affront :
Mais fu il fille a vilain onques
Qui si grant honte eust soferte...
Ou qui ne fust aprise en l'onde
Ou la rivière est plus par fonde
Ou en un fu ne se fust arse? (4)
Quelques femmes raffinent sur ce point, disent tout net qu'elles
se tueront si leur mari va courir les aventures sans elles. « Se moi
leissiez, je m'occirai », dit Lidoine (5) et Florete à Floriant :
Ains vous dis que je m'ocirrai
Quar sans vous ne porroie vivre (6),
Troisième cas, mieux vaut se tuer que d'être infidèle à celui qu'on
aime, d'épouser qui on n'aime pas. Dans le roman en prose de
Tristan, Gloriande se jette par une fenêtre pour ne pas épouser le
fils de Clodoveus (7). Dans le roman d'Escanor, Andrivéte, craignant
d'être enlevée par un comte qu'elle n'aime pas, prévient ses amis :
Cassez plus tost se noieroil
Ou d'un coutel se tueroit (8).
On a vu plus haut la tentative de suicide de Galienne, placée en un
cas semblable (9).
Il y a, dans le roman de Perceval, un mot plus original et assez
beau. La demoiselle qui vient implorer l'aide du chevalier lui dit
qu'elle ne vivra plus qu'un jour et une nuit. « Ainçois m'ocirroie
demain ». Et elle explique que trop de prudhommes sont morts pour
elle et qu'il est bien droit « qu'elle s'en déconforte » (10).
(1) Lancelot, IV, 267. (2) La vengeance de Raguidel, v. 2293, p. 80.
(3) Galerent, v. 7698 (p. 200). (4) Ille et Galeron, p. 124. (5) Claris et Laris,
v. 15289, p. 412. (6) Floriant et Florete, v. 6672, p. 239. (7) Tristan (éd.
Lôseth), p. 15 (8) Escanor, v. 11004, p. 290. (9) Dans le roman de Fergust
voir plus haut, page 453, (10) Perceval, p. 108.
LE SUICIDE D'AMOUR 489
Mais le suicide le plus commun, celui que les poètes ont pris soin
-d'embellir, c'est le suicide de l'amant qui ne veut pas survivre à son
amie, de l'amie qui ne veut pas survivre à son amant.
L'histoire de Didon est célèbre au Moyen âge : sur le vaisseau
qui l'emporte, Floriant contemple des tableaux qui la représentent :
Quar ele por amor s'ocit
Dont moult très grand merveille fit (i).
Aux noces de Flamenca, on conte l'aventure de Phillis, qui, pour
l'amour de Démophon, se fit violence à elle-même (2). Mais, de toutes
ces histoires d'amour et de mort, celle qui semble avoir été le plus
populaire est celle de Pirame et Tisbé. Les poètes qui la content
exaltent le suicide des amants : C'est torz, s'écrie Pirame, « quand
elle est morte et ne suis mort ». Et pourquoi reculer? « Mort de fuir
est coardie. » Il se frappe et, quand Tisbé revient :
Con faible amor, con povre foi
Avroie, \
Amis, se je ne vous sivoie
S'a court terme ne m'ocioie.
Elle se frappe à son tour :
Se demonstre veraie amie
Cil est feniz, celé estt fenie (3).
C'est cette belle histoire d'amour que lisent ensemble Floris et
Liriope (4), c'est elle aussi que « lit en un livre » Claris, sur le
vaisseau qui l'emporte et il s'attendrit au souvenir des deux amants :
De lor mort durment li poise (5).
Nombreux sont, parmi les héros des romans courtois, ceux qui
s'inspirent de cet exemple et s'estimeraient déloyaux de survivre à
ce qu'ils aiment. C'est Blonde qui se reproche de vivre :
Bien doi souffrir au tel martire
Pour lui comme il a fait pour toi
Si feras tu, foi que loi doi.
Tu en morras, ensi me plaist (6).
W (1) Floriant et Florete, v.892, p. 33. — L'histoire de Didon se trouve dans
le roman d'Eneas, v. 2031 ss. (éd. Salverda de Grave, Halle 1891, p. 76).
On lit dans son épitaphe (v. 2141) : Onkes ne fu meilor paaine. (2) Fla-
menca, éd. P. Meyer, p. 282. (3) Pyrame et Thisbé, v. 737, 762, 847, ss.,
918. Cf. d'autres versions dans Faral, Recherches sur les sources latines, Les
Contes et Romans Courtois du Moyen- Age,V. 1913, p. 49, 55-56, 60. (4) v. 81
ss. p. 54. (5) V. 163, p. 5. (6) Jehan et Blonde, v. 1245 (p. 140).
IÎM> LA MORALE NTTANCÉE AU MOYEN AGE
C'est Florete croyant Floriant mort :
5e il est mort, je m'ocirrai,
Autre pitié de moi n'arai (i).
C'est Cligés s'écriant : « ma mie est morte et je suis vis « (a),
Amadas disant :
Ne suis mie si desloiaus
Que je vœlle après vous avoir
Confort n'en vie remanoir (3).
Marine, prête se frapper d'un couteau (4), Melior (5), Gueloïe (6),
la dame d'Yvain (7) ; c'est Floire, priant Dieu avant de se frapper :
Moi et m' amie Blancejlor
Metés ensaule en camp jlori (8),
la dame de Coucy se laissant mourir de faim (9), la maîtresse de
Cabestaing, se jetant du haut d'un balcon (10), le chevalier de Perce-
val déclarant que, si on voulait le séparer de sa dame, il se donne-
rait de l'épée parmi le corps « et elle aussi » (11).
Dans le Lancelot, une « molt bone dame » se jette du haut de la
falaise pour rejoindre son amant tué par un mari jaloux (12);
Lancelot veut mourir, croyant Genièvre morte, et Genièvre quand
on lui annonce la mort de Lancelot (i3). De même Tristan et Iseut :
qu'il meure quand il plaira à Dieu, dit Iseut, je l'accompagnerai;
le jour où il mourra, je me tuerai; et Tristan : mourons ensemble (i4).
Dans un des manuscrits du roman de Tristan, publié par P. Paris,
Tristan mourant dit à Iseut : « Ne mourrés vous avec moi? Ha, bêle
douce amie que je ai plus amée de moy, faites ce que je vous requiers*
que nous meurions ensemble ». Je le voudrais, répond Iseut « mais je
ne sais comment ce puisse estre ». Alors le héros la prend dans ses
bras et l'étreint de telle force a qu'il li fist le cuer partir » (i5).
Comme on voit, Tristan n'hésite pas à requérir son amie. Il ne
(1) Floriant, v. 4097 (p. 147). (2) Cligés, v. 6245 (p. 141). (3) Ama-
das et Idoine, v. 4967 (p. 172) ; cf. v. 4850. (4) Claris et Laris,
v. 19793 (p. 532). (5) Guillaume de Palerme, v. 2272 (p. 81). (6) Ider, d'a-
près l'analyse de YHist. Littér., t. XXX, p. 203. (7) Yvain, v. 985, (p. 26),
et 1150, (p. 30). (8) Flor et Blancejlor, (v. 930 de l'éd. Bekker ; éd. Merril,
Appendice, V. 138-1139 (p. 233). Cf. v. 782, 797, 907, 935 et suiv. (9) Li
roumans etc., Vers 8120 ss. (p. 268-269). (10) Hist. Littér., t. XIV, p. 212.
(11) Le St-Graal, (t. I, p. 454-455). (12) Lancelot IV, p. 128-129. (13)
Lancelot, IV, p. 207-208 ; cf. Le Chevalier à la Charrette, v. 4177 (p. 148),
4198 {ibid), et 4275 (p. 151). (14) Tristan {éd. Lôseth), p. 384, 387; cf.
p. 71. (15) Mss français de la Biblioth. du Roi, P. 1836, p. 206-207.
LE SUICIDE d'AMOUB 491
doute pas un instant de son désir. L'idée qu'il faut mourir ensemble
paraît naturelle à celui qui aime, à celui qui est aimé, comme
d'ailleurs à ceux qui les entourent. Quand Idoine se voit sur le point
de mourir, elle ne doute pas un instant qu'Amadas ne veuille la
suivre et n'hésite pas à se dire criminelle pour l'en détourner (i).
Dans le roman d'Escanor, le héros se laisse persuader que :
Por lui mesmes a mort traire
Ne porroit a s'amie aidier.
et, au lieu' de mourir, il se fait ermite. Mais l'opinion n'admet pas
qu'il ait pu survivre à sa dame :
Car chascuns quidoit sans doutance
Qu'il se fust en la mer noiez... (2).
Je disais plus haut que les poètes s'étaient plu à relever la beauté
de ces suicides d'amour. Voici un passage de Chrestien de Troyes,
dans lequel il montre Lancelot qui croit Genièvre morte et veut
« s'ocire sans resçit »; dans son dépit de mourir le dernier, il cherche
à rendre sa fin tragique et hideuse : il se passe un lacet autour du cou
et en attache l'extrémité à l'arçon de sa selle (3). Il semble bien qu'il
veuille ainsi être traîné et pendu. L'impression d'horreur qu'une
telle mort devait produire sur le public du moyen âge, est un peu
perdue pour nous. Mais on sent confusément l'effet que l'auteur
attend du contraste entre une telle mort et un tel homme.
Dans le Tristan en prose, on annonce à Iseut que son ami est
mort. Elle écarte ses femmes et dispose une épée « encontre un
arbroissel »; puis elle va se parer : elle est « richement vêtue et
appareillée B comme au jour de son couronnement ; comme elle était
honorablement vêtue « à la joie roïal », tout ainsi veut-elle venir
parée à la mort d'amour. Elle prend sa harpe, regarde autour d'elle;
elle voit le temps si bel et si clair et si « durement net » et le soleil
luisant et les oisillons; elle se souvient du Morois et pleure et chante
son lai :
Le solex luist et clers et biaus...
et elle finit sur ces vers :
Tuit amant venez ça corant
Vez Yselt qui chante en morant....
Puisqu'estes mort, je ne quiers vivre...
Por vos, amis, a mort me livre (4).
(1) Amadas et Idoine, p. 172 et suiv. (2) Escanor, v. 24630 et 25 344.
(p. 649 et 668). (3) V. 4275 ss, pages 151 ss. (4) Je cite d'après Bartsch,'
Chrestomatie (9e édit., Leipz. 1908, p. 105 ss.).
492 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
1
Je ne crois pas que les poètes romantiques aient fait davantage
pour parer la « mort d'amour ».
Tous les exemples qu'on vient de voir sont empruntés à la litté-
rature courtoise. Les Chansons de geste, on l'a vu, n'enseignent pas
la même morale. Pourtant il ne faudrait pas croire qu'elles n'aient
subi en rien l'influence des autres poèmes. Il s'y trouve des exemples
de suicide altruiste : le petit Vivien se livre pour sauver son père (i);
Gauteron, fils d'Anséis, ôte la corde passée au cou de son père et et la
passe au sien en disant :
Bien est loïauté
Que pour son cors aie le mien livré (2).
Quand Aimeri renvoie ses enfants de Narbonne, Hermanjart pour
eux « fait duel a peu que ne se tue » (3). Dans Hugues Capet, Marie,
reine de France, ne veut pas survivre à sa mère:
D'un coutel m'ochiray, trop ay au cuer ruine (4).
Dans Daurel et Béton, Beatris, ayant perdu son fils et voyant son
mari partir en exil, se laisse choir du haut d'une tour :
E mori se, que Domidieus Vampar (5) !
Dieudonné se jette à l'eau (6), Florent se jette par une fenêtre (7)
plutôt que de rester aux mains de leurs ennemis. J'ai cité plus haut
les déclarations de Soliman (8). Dans les Chétifs, Sorgalé, vaincu
par Ricard de Beaumont demande le baptême et la mort; Richard 'e
.baptise, le fait communier, et l'autre :
Or me trence la test, dit-il, al branc forbi.
Richard en a regret, mais obéit (9). Quand Renaud est assiégé
dans Montauban, Claris, sa femme, ne songe pas à se rendre :
A poi que me m'oci, si me va maternent
(1) Gautier, Epopées françaises, t. III (P. 1868), p. 387. (2) Auberi, ana-
lyse de Y Hist. Littér., t. XXII, p. 327. (3) Les Narbonnais, v. 870, t. I, p. 36.
(4) p. 195. (5) Daurel et Béton, page 36* v. 1089. (6) Charles le Chauve,
v. 13698, cité par Hist. Littér. t. XXVI, p. 120. (7) Hernaut de Beaulande,
Gautier, t. III, p. 196. (8) Voir'page 458. (9) Hist. Littér. /t. XXII, p. 387.
LES CHANSONS DE GESTE 493
et, quand toute résistance est devenue impossible :
Renaus, dist la duchesse, il nos convient morir (i).
Dans Tristan de Nanteuil, Clarinde veut se tuer pour se punir de
ses fautes, et Dieu la sauve en faisant un miracle (2). Doon de
Mayence, qui se bat contre Charlemagne, son suzerain déclare que
s'il le tue, il ne lui survivra pas :
Se je ici t'ochis, bien te puis afichier
De douleur m'ochirai ou je m'irai noier (3).
Claresme, à laquelle deux garçons veulent faire violence, s'écrie :
je me ferrai d'un coutel el pormon (4). Doraine se jette par la fenêtre
pour échapper au déshonneur (5). Aye d'Avignon, redoutant d'être
honnie, se jette à l'eau (6). Soneheut, livrée à Lambert, s'écrie :
Ains m'ocïroie d'un coutel esmoulu
Que je gisse avec lui nu à nu (7).
Dans Garin de Monglane, Mabilette enceinte et croyant Garin
mort, veut se bouter une épée au cœur (8). Quand Huon de Bordeaux
va mourir, la belle Esclarmonde s'écrie :
Se jou tenoie un coutel acéré
Jou m'en ferroie el cuer si m'ait Dés ! (9)
Dans Renier de Gênes, Olive, qui a juré de se tuer plutôt que de
tomber aux mains des Sarrasins, craint que Renier, son ami, ne
succombe dans la lutte. Tout à coup, elle essuie ses larmes : « J'em-
porterai un couteau » (10).
Ces exemples ne doivent pas faire oublier ce que nous avons vu
plus haut. Ils, sont peu nombreux, et quelques-uns sont empruntés à
des rédactions en prose du xve siècle. Dans l'ensemble, il reste vrai que
les chansons de gestes trahissent une aversion extrêmement vive pour
la mort volontaire. Il n'en est que plus frappant de voir la morale
courtoise triompher çà et là de cette aversion.
(1) La chanson des quatre fils Aymon, v. 13329, p. 694 et 13725, p. 707-
(2) Tristan de Nanteuil, v. 17839 (Hist. littér., t. XXVI, p. 258). (3) Doon
de Mayence, v. 7044-7045 (p. 213). (4) Gaydon, p. 289. (5) Charles le
Chauve (analyse d'Hist. Littér., t. XXVI, !p. 111. (6) Aye d' Avignon^
v. 920 (p. 29). (7) Le roman d'Aubery le Bourgoing, p. 93. (8) Gautier,
Epopées, III, p. 147. (9) Huon, v. 10087-10088 (p. 300). (10) Gautier,
Epopées, t. III, p. 185.
i '1 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
Ainsi il y a ;ui MdyeirÀge une morale en exemple, propn
romans que lit une aristocratie mondaine, qui, sans faire nulle part
l'apologie « du suicide », l'excuse, l'admet, l'exige ou l'cxiillc, quand
celui qui se tue préfère la mort à l'infamie, au remords d'un crime
commis, à une peine d'amour, au chagrin de survivre à un être aimé.
Cette morale est-elle autre chose qu'une morale livresque? Notre
ignorance touchant les mœurs ne nous permet pas dr répondre au-
jourd'hui à cette question. J'ai dit plus haut qu'il n'y a pas au
Moyen-Age de « modes » analogue à la mode stoïcienne. Il ne faudrait
pas cependant en conclure que le suicide soit chose inconnue dans
l'aristocratie mondaine et l'aristocratie intellectuelle.
D'abord, les Juifs se tuent au cours des persécutions. Bourquelot
signale plusieurs suicides collectifs en Angleterre, au xir* siècle (i):
autre exemple dans la Chronique de Raoul Glaber (2). En i32o,
cinq cents Juifs assiégés par des Pastoureaux s'entretuent. En i32i,
quarante Juifs, accusés d'empoisonnement, se font tuer par un des
leurs (3). Dans la Chronique d'Albert d'Aix, on voit également des
Juifs s'entretuer (£)• Tous ces suicides sont dans la tradition que nous
a fait connaître Flavius Josèphe.
Les hérétiques vont à la mort aussi allègrement que les chrétiens
des premiers siècles. Raoul Glaber signale le suicide de Leutard (5).
Ailleurs il conte qu'à Orléans, au début du xie siècle, les chefs d'une
hérésie ayant été condamnés à mort, plusieurs déclarent qu'ils par-
tagent leur doctrine et veulent aussi partager leur mort. On fait
allumer un bûcher pour les effrayer. Mais a poussés, par une
incroyable audace, ils s'écrièrent que c'était ce qu'ils demandaient
et se présentèrent d'eux-mêmes à ceux qui étaient chargés de les
traîner au bûcher » (6). Au cours de la guerre contre les Albigeois,
soixante-quatorze chevaliers, auxquels on offre le choix entre le
supplice et l'abjuration, montent d'eux-mêmes sur le bûcher (7).
A la prise du château de Minerve, Simon charge un abbé de Citeaux
de régler le sort des prisonniers. L'abbé est « grandement marri »
pour le désir qu'il a que les ennemis du Christ soient mis à mort.
Mais, n'osant, comme prêtre, les y condamner, il s'avise d'un expé-
dient et leur fait offrir le choix entre l'abjuration et la mort. Puis il
ajouie : ne crains rien, je crois que très peu se convertiront. Et, en
effet, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitent de gaieté de
cœur dans les flammes (8). Ces suicides sont copiés sur ceux des
(1) Bourquelot, p. 461 ss. (2) III, 7 (Coll. Guizot, VI, p. 267). (3) Guil-
laume de Naugis, Chronique, (Guizot, XI, p. 344 et 352}. (4) Guizot, XX
p. 39. (5) II, 11 (Guizot, VI, p. 235). (6) III, 8 {ibid., p. 279). (7) Guil-
laume de Nantis, Ckron. (Guizot, XI, p. 107). (8) Pierre de Vaulx Cernav»
XXXVII, (Guizot, XII, p. 97-98).
LES MŒURS 495
chrétiens de Nicomédie et d'Apollonia. Les Albigeois ont parfois
recours à un suicide plus original, l'endura, sur lequel on trouvera
des détails, dans le livre de M. Alphandéry, sur les Idées morales des
hétérodoxes latins (i).
Juifs et hérétiques constituent des groupements aristocratiques
en un sens, mais en marge de la société régulière. Parmi les ortho-
doxes, les suicides chrétiens ne semblent pas avoir été nombreux.
Quand Joinville décide de se rendre aux Sarrasins, un sien clerc s'y
oppose en disant : « je m'accort que nous nous lessons touz tuer; si
nous en irons tuit au paradis ». Mais, ajoute Joinville, « nous ne
le creumes pas » (2). Néanmoins, quand les croisés décident de
revenir en France, levêque de Soisson aime mieux demeurer avec
Dieu et il se jette seul au milieu des Turcs, qui le mettent bientôt
<( en compagnie de Dieu, au nombre des martyrs » (3).
Les chroniques signalent des suicides altruistes. On connaît le
dévouement des bourgeois de Calais. Guillaume de Tyr conte qu'à
Jérusalem, tous les chrétiens étant accusés d'un crime, un jeune
homme innocent se dévoue pour sauver ses frères, moyennant qu'on
priera pour sa mémoire (4).
Des femmes veulent se tuer ou se tuent, pour ne pas survivre à
leur mari. Blanche de Castille, à la mort de Louis VIII
Se fust ocise de duel
S'on nel tenist outre son vœl (5). »
Suger nous montre la femme de Gui se faisant tuer sur le' corps
de son mari (6). Quand Charles VI, rentré dans Paris, fait exécuter
des mutins, la femme d'un condamné se précipite du haut des
fenêtres de son hôtel (7).
Voici des suicides dus à la chasteté : Orderic Vital signale, dans
son Histoire de Normandie, que quelques femmes violées par les
Normands préfèrent la mort à l'existence (8). Dans la Chronique du
Religieux de St-Denis, la femme de Jean de Carrouges, ayant été
violée, s'écrie : « mon cœur est innocent, je le prouverai par la
mort » (9). Quand la femme de saint Louis craint de tomber aux
mains des Sarrasins, elle se jette aux genoux d'un vieux chevalier :
(1) Alphandéry, Les idées morales chez les hétérodoxes latins au début
4u xme siècle, P. 1903, p. 52 ss. (2) Joinville, éd. Natalis de Wailly,
P. 1868, p. 112. (3) Ibid., p. 139. (4) Coll. Guizot, t. XVI, p. 12. (5) Phi-
lippe Mousket, Chronique rimée (Rec. des Hist. des Gaules, t. XXII, p. 39).
(6) Vie de Louis le Gros, (Coll. Guizot, VIII, p. 65-GG). (7) Juvcnal des
Ursins, Hist. de Charles VI, année 1382 (éd. Michaud et Poujoulat, P. 1836,
p. 357). (8) Coll. Guizot, t. XXVI, p. 215. (9) Chronique du religieux de
St-Denis, éd. Bellaguet, P. 1844, t. I. p. 464.
4 )C> LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
« Je vous demant, fist-elle, par la foy que vous m'avez baillie que, se H
Sarrazin prennent ceste ville, que vous me copez la teste avant qu'ils
me preignent ». Et li chevaliers répondi : « Soies certeinne que je le
ferai volontiers » (i).
Les chroniques signalent encore Quelques suicides de prisonniers.
Le plus célèbre est celui de Regnault, comte de Boulogne (2). Le
Religieux de St-Denis relate celui de Jean de la Rivière qui, craignant
une condamnation, déclare : « Non, je ne verrai pas les vilains de
Paris jouir du spectacle de ma mort ignominieuse » (3).
Enfin, les suicides les plus fréquents sont les suicides de guerrier*
qui ne veulent pas survivre à une défaite ou qui préfèrent la mort à
la honte de fuir. Dans les Miracles de saint Benoit, Aimon, arche-
vêque de Bourges et ses gens, battus par Eudes, se percent de leurs
épées (4). Suger rapporte deux exemples de suicide collectif (5). Dans
l'Histoire des Croisades de Guibert de Nogent, des chrétiens, n'espé-
rant plus échapper aux Turcs, se jettent à la mer, « aimant mieux
choisir le genre de leur mort » (6). Joinville signale un fait
analogue (7). Juvénal des Ursins montre un Flamand blessé, refusant
la vie que lui offre le roi de France (8). Les anciennes Chroniques
de Flandre content qu'à la bataille de Courtrai, les Gantois auraient
volontiers sauvé le gentil connétable de France, Raoul de Neelle. Mais
il dit a qu'il ne vouloit plus vivre quant il veoit toute la fleur de
crestienneté morte ». Et se jetant sur les ennemis, il les force à le
tuer (9). Enfin, on ne compe pas les chevaliers qui aiment mieux
se faire tuer que de fuir ou d'abandonner un ami. Quand le roi Jean
fonde, à l'imitation de la Table ronde, l'ordre de l'Etoile, les compa-
gnons jurent que jamais ils ne fuiront en bataille de plus de quatre
arpents. Peu après, quatre-vingt-dix d'entre eux se font tuer dans une
embuscades : « se le sierement n'euist esté, ils se fuissent retret et
sauvet » (10).
Tous ces faits sont trop peu nombreux pour qu'on .puisse parler
d'une mode. Mais ils suffisent à montrer que la morale courtoise
n'est pas toujours purement livresque.
Enfin, sur un point, il semble bien que cette morale ait réussi
à s'imposer, sinon au droit, du moins aux mœurs : la répression du
suicide paraît avoir été bien peu rigoureuse dans le monde noble-
Non seulement on ne trouve aucune trace de peines propres à la
noblesse : bris d'armoiries, déchéance des descendants, mais il est fort
(1) Joinville, p. 141. (2) Voir Bourquelot, IV, 245. (3) Tome V,
p. 57. (4) V. 4, édit. De Certain. P. 1858, p. 197. (5) Vie de Louis le Gros.
chap. VI et XVIII (p. 17 et 82). (6) Coll. Guizot/ IX, p. 67. (7) Join-
ville, p. 117. (8) Juvénal des Ursins, année 1382, (t. II, p. 356). (9) Rec.
des Histor. des Gaules, XXII, 379. (10) Froissart, I, 342
LA RÉPRESSION DANS LE MONDE NOBLE 497
peu probable que le noble qui se tuait ait été souvent traîné sur la
claie et qu'on ait souvent confisqué ses biens.
Si un homme se tue, disent les coutumiers, « les meubles sont au
baron ». Fort bien, mais si c'est le baron qui se tue?
Je ne connais pas un texte qui fasse allusion à ce cas. Force est
donc bien d'imaginer la solution. Théoriquement, pas de difficultés :
le baron a un suzerain; ce suzerain est lui-même un vassal et ainsi
de suite : quel que soit celui qui se tue, son seigneur le fait traîner
et confisque. Mais, en pratique, est-il vraisemblable que cette théorie
ait joué?
Tout d'abord, à l'origine, les fiefs ne sont pas héréditaires. On ne
peut donc les confisquer comme on confisque un héritage. Mais alors,
donnera-t-on au fils du noble l'investiture, tout en lui retirant les
meubles, faute desquels il ne pourra tenir honorablement son fief?
Envisageons même l'époque à laquelle le principe de l'hérédité
prévaut. Voilà un baron vieux, malade, qui, ne pouvant résister à
ses souffrances, se tue. Il laisse deux fils, dont l'aîné gouverne sa
terre. Comment croire que, sur l'arrêt d'un suzerain, ces Sis vont
laisser traîner et pendre leur père? qu'ils renonceront bénévolement
à leurs a meubles »? Plus on suppose le noble de haut rang, plus
l'hypothèse est invraisemblable. Imagine-t-on dans cette France du
moyen âge, où les crimes des grands sont à chaque instant impunis,
le roi confisquant un comté, sous prétexte que le comte s'est détruit?
Autant imaginer les grands vassaux objectant à Louis XI, pour ne pas
le reconnaître, que Charles VII s'est laissé mourir de faim!
Je sais bien qu'on répond à cela, (c'était la réponse de Durkheim):
ce qui nous paraît invraisemblable aujourd'hui est alors tout simple;
les habitudes d'indépendance des grands vassaux et ce qu'il y a
d'anarchie dans le monde féodal, tout cède à l'horreur du suicide : le
<( fils de suicidé », déshonoré aux yeux de son maître, déshonoré à
ses propres yeux, est le premier à comprendre qu'il ne peut plus
tenir son fief. Il s'efface, comme aujourd'hui le fils d'un traître renon
cerait de lui-même à une fonction publique. Seulement, reste à
prouver que cette horreur existe dans le monde de la noblesse, comme
elle existe, de par l'application du droit, dans le menu peuple. Où est
le texte dont on peut conclure que le noble qui se tue est traité comme
le manant? C'est en vain que j'ai cherché. Aucun des coutumiers
indiqués plus haut ne fait allusion, même indirectement, à des peines
frappant les barons.
Second argument, les romans courtois, s'ils ne prouvent rien
touchant la fréquence des suicides, prouvent peut-être quelque chose
qui veulent se tuer ou se tuent. Comment croire, si le suicide expose
Tristan, Iseut, Lancelot, Galehaut à être justiciés, que l'auteur n'y
32
498 LA MOI AXJ MOYEN AGE
fasse jamais allusion P J'ai cité le mot de Tri-tan : mirx vent saIJir que
jà ses cors soil ars... Quel sens aurait ce mars, si Tri^lan mort, devait
rliv «ni croyait pouvoir cire jx'iidi! cl. traîne:' On a lu plus haut les
propos de ceux qui essaient de détourner un héros du suicide. \)s
disent : c'est grand outrage, ou : votre âme « sera périe )). Nulle
part, ils ne disent : vous serez traîné et jeté ià la voirie et vos enfant!
seront privés de vos biens. Comment expliquer ce silence si les
nobles sont soumis à la loi commune?
Bien plus, il n'est pas même question, dans les textes cités plus
haut, d'un refus de sépulture. Dans l'épisode des amants noyés, on
enterre la Dame qui s'est jetée à l'eau, pour ne pas survivre à son
ami (i). Galehaut est enseveli (a)- Dans la Vengeance de Raguidel,
la demoiselle de Gaudestroit déclare qu'elle se tuera pour être mise
dans le même cercueil que Gauvain (3). La dame de Coucy est ense-
velie « a honnour ». Dans la Châtelaine de Vergy :
Li dus enterrer lendemain
Fist les amanz en I. sarqueu (3).
Quand le comte d'Anjou se laisse mourir de faim, « son frère,
Tévêque d'Orléans, le fait enterrer honorablement » (6).
Je n'ai garde de conclure que le noble qui se tue n'est jamais
justicié. Tout ce qui touche au droit criminel est, au moyen âge, si
divers et si incertain qu'une formule de ce genre aurait toute chance
d'être inexacte. Je suis même persuadé qu'il y a parfois des exécutions.
Seulement, ce qui est la règle pour les petits est sans doute l'exception
pour les grands.
Donc, ici encore, deux usages : dans le peuple, le suicide est un
cas « énorme », quel que soit le motif; dans le monde, il est des
suicides excusables, élégants, sublimes. Pour l'homme du peuple, la
loi joue en principe; le cadavre est pendu, les biens sont confisqués.
Pour le noble, elle joue rarement : le compagnon de Metz qui s'est
pendu par amour est « à force de verges très bien chastoyé », mais
l'idée ne vient à personne qu'un traitement de ce genre puisse être
appliqué à Lancelot ou à Iseut.
Ainsi l'hypothèse qui nous a guidés jusqu'ici n'est pas en défaut.
Dans les trois aristocraties d'Eglise, de robe et d'épée, on retrouve
des sentiments bien différents de ceux de la foule. Non seulement la
morale nuancée n'a pas disparu, mais on a presque l'impression d'une
renaissance. Est-ce à dire qu'il n'y ait pas triomphe de l'ancienne
(1) Lancelot, IV, p. 129. (2) Ibid., p. 277. (3) v. 2297, p. 80. (4) Li
roumans etc., v. 8149, p. 269. (5) v. 936 (p. 192). (6) Langlois, p. 246.
FAIBLESSE DE LA MORALE NUANCÉE 499
morale populaire? Je crois qu'une conclusion de ce genre, si adroite-
ment qu'on la formulât, serait une erreur très grave.
Sans doute, la morale nuancée survit. Mais sa rivale l'opprime
à tel point qu'elle n'ose engager la lutte contre les forces d'en bas.
Elle existe, mais elle se tait, elle se dérobe. On dirait qu'elle a peur
d'elle-même.
Pour mesurer sa déchéance, il suffît de songer à ce qu'elle avait
été dans la société antique. Sénèque illustrait la thèse stoïcienne;
Lucain l'exaltait; les jurisconsultes multipliaient les cas dans lesquels
le suicide est licite pour l'homme libre; l'aristocratie voyait dans la
mort volontaire une fin décente et noble. Au moyen âge, rien de tel.
La morale nuancée sourd çà et là dans l'œuvre des philosophes et des
juristes; mais elle ne forme pas doctrine, elle ne modifie pas le droit.
Dans les mœurs, elle suscite quelques actes, elle ne crée pas une
mode.
Je crois avoir montré que le haut clergé est absolument étranger
aux rigueurs du droit, qu'il les désaprouve, qu'il est partisan d'une
condamnation purement morale. Mais à quoi s'en avise-t-on? A son
silence. Le silence des sages n'a jamais été la leçon des peuples. Les
grands théologiens disent bien à l'occasion : Dieu seul a le droit dei
juger les morts; la privation de sépulture est en soi chose indifférente.
Mais où est celui qui ajoute : donc, il est insensé de condamner un
mort, de justicier ici-bas celui auquel Dieu a peut-être fait grâce;
il est insensé de présenter comme une peine la privation de sépulture
qui n'a pu nuire aux saints et aux martyrs? Sans doute ces protesta-
tions d'une élite, en des siècles où on ne lit guère, n'aurait pas suffi
à transformer les mœurs. Mais la morale nuancée se serait du moins
affirmée. Elle n'ose le faire. Elle se tait.
Môme timidité de la part des légistes. C'est au silence des cou-
tumes qu'on finit par s'apercevoir que le suicide est souvent impuni-
Mais, sur cent cinquante chartes et franchises, aucune ne dit net-
tement : si un bourgeois s'occit, le corps n'est pas mis à justice,
et il ne confisque ni le bien, ni le corps. Dans le Nord, que trouve-t-on
en cinq siècles? La phrase de Boutillier : « Qui se tue ne meffait pas
à Justice, mais à soi-même. » Elle est claire, et, prise à la lettre,
signifie qu'il ne faut pas punir le suicide. Mais BoutiUier lui-même,
lorsqu'il constate que les juges de son temps « en usent plus étroi-
tement », ose-t-il ajouter qu'ils ont tort, que la coutume qu'ils suivent
est mauvaise? Il le pense. Il ne le dit pas. De même, Claude Liger
essaie de ruiner le droit coutumier, mais c'est par une petite note
insidieuse. Ici encore, la morale d'en haut existe, mais se dérobe.
Résultat, aucune coutume ne s'en inspire franchement. Aucune ne
dit : l'homicide de soi-même ne doit pas être justicié. Aucune ne dit
même : dans tel ou tel cas il doit être acquitté.
500 LA MORALE NUANCÉE AU MOYEN AGE
Passons à la morale mondaine, même spectacle. D'abord, le pri-
vilège des nobles est un privilège de fait qui n'est inscrit dans aucun
texte. Mais surtout, le suicide mondain, qu'il soit rare ou fré-
quent, n'est pas, comme l'avait été le suicide stoïcien ou le suicide
chrétien, chose à la mode. On ne se plaît pas à citer le nom de ceux
qui, par dévouement, par scrupule ou par courtoisie ont mis fin à
leur vie. A Rome, on dit : Caton, Brutus, Cassius, et plus tard : Thra-
séas, Pétrone, Arria, Sénèque, Othon. Au moyen âge on dit : la dame
de Couey, Lancelot, Tristan, Iseut. Cela ne veut pas dire que ces
héros de roman n'ont pas d'imitateurs. Mais ce qui est sûr, c'est
que, s'ils en ont, on ne les glorifie pas ouvertement, on ne les cite
pas en exemple.
Et en cela consiste le triomphe de l'ancienne morale populaire.
Non seulement elle a désormais ses théoriciens, ses juristes. Mais
ils parlent haut, et, en face d'eux, la haute Eglise se tait ou mur-
mure, les légistes balbutient, la morale mondaine semble se cacher.
La morale nuancée a l'air de ne revivre que pour assister impuissante
au triomphe de sa rivale.
Comment s'explique ce triomphe? Quelles causes donnent tant
de puissance souveraine aux forces d'en bas et tant de timidité aux
forces aristocratiques P Je vais essayer de montrer qu'ici encore,
notre hypothèse suffit à rendre compte des faits.
CHAPITRE VII
La dernière victoire de la morale populaire
est encore une victoire
de l'institution servile et de l'ignorance
A première vue, notre hypothèse semble ici peu défendable.
Elle lie l'horreur du suicide à l'institution servile. Or, au xn*,
au xiii6 siècles, il n'y a plus d'esclaves. Comment expliquer que
l'horreur du suicide n'ait jamais été aussi vive et commune?
Elle lie le succès des morales nuancées à la prospérité des aris-
tocraties intellectuelles et des aristocraties mondaines; or, au xif et
au xme siècles, ces deux aristocraties semblent, en France, souve-
raines. Comment expliquer que leur morale reste si timide, si effa-
cée?
Je crois qu'en effet, notre hypothèse serait ici sans valeur si le
droit, canonique et coutumier, s'était formé à l'époque où les aris-
tocraties sont déjà puissantes. Mais j'espère pouvoir montrer qu'il
s'est formé beaucoup plus tôt, aux environs du xe siècle. Cela admis,
la dernière victoire de l'ancienne morale d'en bas s'explique exac
tement comme les précédentes.
Au xe siècle, l'ignorance envahit tout, l'institution servile se mo-
difie, mais se fortifie au sein de l'institution féodale. La victoire de
la morale populaire est donc toute simple.
Au xne et au xme siècles, les aristocraties réagissent. Seulement
elles se trouvent en présence du fait accompli, et, surtout, elles sont
bridées, l'une par l'esprit scolastique, l'autre par l'esprit féodal.
Elles ne sont qu'à demi des aristocraties. La défaite de la morale
nuancée est donc toute naturelle.
Causes du dernier succès de la morale d'en bas : 1) Les sévérités du droit cano-
nique et du droit coutumier ne datent pas du xine siècle, mais du Xe ;
2) à cette époque, le régime féodal consacre l'institution servile, il n'y a
plus d'élite mondaine ni d'élite intellectuelle. L'horreur du suicide triomphe
avec l'institution servile et grâce à la disparition des aristocraties.
C'est au xiie et au xme siècles que l'horreur du suicide s'affirme
dans les statuts de Nîmes et les coutumiers. Mais les usages sont-ils
contemporains des textes?
Je laisse de côté le Décret de Gratien. Il ne fait que reproduire
502 CAUSES DB LA VICTOIRE POPULA
les canons du VI* Biècle. Mais le concile de Nîmes, qui, en 1274,
refuse la sépulture aux suicidés, consacre-t-il une nouveau
le moins du monde. On a vu plus haut la décision d'Innocent III,
insérée dans les Décrétâtes, et relative à une jeune fille qui, mena
oée par un garçon, s'est jetée à l'eau. L'archevêque de Tours, qui
consulte à ce sujet le Saint-Siège, ne demande déjà plus ; « Faut-il
accorder oblation, commémoration, chants et psaumes? » Il écrit :
« Faut-il ensevelir? » Ainsi, soixante ans avant l'approbation fies
statuts de Nîmes, l'usage de refuser la sépulture existe dans le dio-
cèse de Tours.
Où les évêques de Tours avaient-ils pris cet usage? Ce n'est ni
dans Gratien, ni dans les Quinque Compitlationes, ni dans Burchard,
ni dans Ives, ni dans les Pénitentiels, ni dans les canons de Conciles.
C'est donc dans le droit non écrit, dans la coutume. Mais, alors,
il n'est plus possible de placer au xm9 siècle l'avènement du droit
nouveau.
Ce siècle mis hors de cause, quelle date envisager? S'il s'agit des
petites gens, force est bien de renoncer jusqu'à l'époque romaine.
Inscription de Lanuvium, concile d'Arles, statuts de Nîmes, tout
cela fait la chaîne et atteste de loin en loin la permanence des
vieilles mœurs païennes. La seule question est donc de savoir à
quelle époque l'Eglise -les a reconnues et prises à son compte.
Deux faits désignent le xe siècle. D'abord, c'est à cette époque
que les idées anglo-saxonnes disparaissent des textes canoniques. En
outre, c'est au xe siècle qu'une décision du roi Edgar refuse aux
suicidés la sépulture en terre chrétienne. Sans doute, il manque la
preuve écrite que le même usage ait existé en France au même
moment. Mais comme l'indulgence en faveur des suicidés avait été
encore plus nette en Angleterre que chez nous, il est bien vraisem-
blable que, s'ils sont, au xe siècle, privés de sépulture en Angleterre,
ils le sont à plus forte raison en France.
Passons aux textes laïques. On a lu ceux qui prescrivent de justi-
cier les cadavres et de confisquer les biens. Ils sont du xme siècle.
Mais comment croire à une innovation? Dès le vie siècle, nous
voyons un concile consacrer l'assimilation entre le suicidé et le
condamné à mort, assimilation qui suppose déjà et les procès aux
cadavres, et, sans doute, l'exécution des sentences. Dès le vin0 siècle,
nous voyons un juriste poser en principe : Si quis se mortem ipsi
iritullerit, bona ejus fiscus adquerat. Tout ce qu'il y a de neuf dans
la législation coutumière, c'est qu'elle s'applique non plus à ceux
qui sont soumis à la loi romaine, mais à tous les justiciables; c'est
que les biens confisqués ne vont plus au roi, mais au baron, et c'est
peut-être enfin que les juges mettent un peu plus de formalisme
dans l'exécution des sentences rendues contre le cadavre.
DÉCHÉANCE DE L'ÉLITE AU Xe SIÈCLE 503
A quelle date ces nouveautés se produisent-elles? Pour ce qui est
du formalisme, des sentences régulièrement rendues et appliquées,
je n'ai trouvé aucune indication. Mais la confiscation au profit du
baron remonte évidemment à l'origine même du régime féodal. L'em-
pereur romain confisquait. Le roi mérovingien confisque. L'empereur
carolingien confisque. A moins de supposer une interruption invrai-
semblable dans la répression, le baron prend, dès le début, la suc-
cession des rois. De même, à quelle époque peut disparaître le pri-
vilège des Barbares, sinon à l'époque où le système de la person-
nalité des lois disparaît définitivement, c'est-à-dire au moment où
Je régime féodal commence à s'organiser?
Ainsi, qu'il s'agisse du droit canonique ou du droit séculier, les
textes sont du xme siècle, mais les usages sont du xe. Cela admis,
notre hypothèse reprend toute sa force.
Pourquoi le xe siècle adopte-t-il et aggrave-t-il les sévérités des
temps mérovingiens? Parce que l'institution servile se fortifie, tout
en se modifiant, dans l'institution féodale, parce que l'ignorance et
la barbarie ont supprimé toute élite intellectuelle ou mondaine.
L'esclavage à l'antique n'existe plus guère à l'époque où se forme
la société féodale. Mais le serf, qui succède à l'esclave, est, comme
lui, l'homme d'un autre. Sans doute, alors que le maître traitait
son esclave comme une chose, le baron, à maints égards, traite son
serf comme un homme- Mais quand il le traiterait le mieux du
monde, dès l'instant qu'on est « son » homme, la servitude, pour
être plus douce, n'en est pas moins la servitude.
Ce n'est pas tout. Non seulement, le serf n'est qu'un esclave
mieux traité. Mais le citoyen de l'époque antique fait place au « vas-
sal ». La vassalité est une servitude volontaire, au moins en appa-
rence. Elle en est plus élégante. Elle n'en est pas moins réelle. Etre
esclave, c'est être l'homme de quelqu'un. Dans la société féodale,
qui n'est pas l'homme d'autrui? L'institution servile s'est adoucie, les
mailles se sont élargies; seulement, le filet recouvre la société presque
tout entière.
Il va sans dire qu'à bien des égards, l'adoucissement de l'escla-
vage a des effets bienfaisants qui font presque oublier le maintien
du principe. Mais, en ce qui concerne le suicide, ce maintien garde
ton le son importance. Qui appartient à autrui ne peut, sans larcin
disposer de lui-même. Quand Lydus meurt, il porte un double pré-
judice à son maître : il attente à ses droits, il lui fait subir un dom-
mage. Aussi, Platon lui-même trouve-t-il tout simple que le maître,
en pareil cas, se venge. Mais le serf qui se détruit cause exactement
le même préjudice à son seigneur. Le vassal fait pis : non seule-
ment il enlève un homme à son suzerain, mais il manque à son
504 CAUSES DE LA VICTOIRE POPULAIRE
serment. Comment s 'étonner que le seigneur et l'opinion le jugent
sévèrement?
« Au point de vue féodal, ni le gentilhomme ni Thons coutu-
mier n'avaient le droit de priver le seigneur de leur service. » Cette
réalité si simple, exprimée dans l'ancien ouvrage de Du Boys sur
Y Histoire du droit criminel, a généralement été méconnue. J'en vois
deux raisons. D'abord, on partait de l'idée que le suicide est avant
tout un crime au point de vue religieux, (nous avons vu ce qu'il
faut en penser); en outre, l'argument féodal ne se trouve ni dans
les Sommes, ni dans les Coutumiers. Mais cela prouve simplement
que les hommes du moyen âge ne connaissaient pas bien leur
propre morale. Connaissant si mal la nôtre, nous n'avons pas lieu
d'en être surpris. Seulement quand l'usage dit : si quelqu'un se tue,
ses meubles sont au baron, qu'est-il besoin de théorie? Le fait, à
lui seul, parle haut et clair. Le suicide de « son » homme a lésé le
seigneur. Le seigneur prend sa revanche. Ni lui-même, ni le vassal,
ni le serf n'ont l'impression d'un acte arbitraire, d'autant que, pour
le serf, pour la masse, il n'y a là rien de nouveau.
Il est vrai qu'au-dessus des serfs et des menus vassaux, il y a les
puissants seigneurs, et, à côté d'eux, les clercs. Ils pourraient, ils
devraient, semble-t-il, conserver pour leur usage une morale plus
nuancée. En fait, il est bien probable qu'ils savent souvent se sous-
traire lux brutalités du droit. Mais, pour maintenir une doctrine,
il eût fallu, dans notre hypothèse, des aristocraties, des élites. Com-
ment parler d'élites au xe siècle?
Ces seigneurs, qui, en grand nombre, vivent en pleine cam-
pagne, isolés les uns des autres, ont la force, c'est entendu. Mais
qu'ont-ils de ce qui fait les aristocraties? Par la culture, par les
mœurs, par les soucis de chaque jour, en quoi se distinguent-ils de
ceux qui leur sont soumis? Même la conduite des grandes affaires
ne semble pas les avoir dégrossis. « Quand on lit l'histoire du haut
moyen âge, écrit M. Loth, et du xe siècle en particulier, on est
étonné de l'absence d'idées politiques, de dessein arrêté, en un mot,
d'esprit de suite... Les hommes de cette époque, surtout les seigneurs
laïques, ressemblent à des barbares. Ils en ont les passions violentes
les ruses, la cruauté, les perfidies, et, en même temps, la légèreté.
le manque de réflexion, avec de brusques retours de sensibilité et
de piété (i). » Les femmes n'adoucissent pas ces barbares : « La
châtelaine que dépeignent, au xi6 siècle, l'histoire et la poésie, écrit
M. Lu chaire, est presque toujours une virago au tempérament vio-
(1) F. Lot, Les derniers carolingiens, P. 1911, p. 168.
DÉCHÉANCE DE L'ÉLITE AU Xe SIÈCLE , 505
lent. Vivant au milieu des gens de guerre, comment n'arriverait-elle
pas à en contracter les habitudes et les mœurs ? » (i).
Comment une « aristocratie » de ce genre pourrait-elle soutenir
la morale nuancée? Comment pourrait-elle opposer à la brutalité
des sentiments populaires, qui sont les siens, la doctrine nuancée
du Code et du Digeste?
D'abord, les praticiens ne connaissent plus les textes, ou ne les
comprennent pas. Mais, quand ils les connaîtraient, comment les
faire prévaloir dans un monde livré à la force? Les recherches de
M. Flach ont établi que, çà et là, on lit l'Interprétation de la Lex
romana. Mais, observe-t-il, « l'arbitre seigneurial intronisait la
force, l'usage s'inspirait de mœurs de plus en plus rudes et gros-
sières. Comment le droit romain n'y aurait-il pas succombé? Les
nuances si fines, si subtiles de la théorie juridique de Rome, qu'est
ce que cela, désormais, à supposer que quelque chose en survive?
La délicatesse d'un réseau de toile d'araignée opposée à la brutalité.
d'un coup d'épée » (2).
Dans l'Eglise, même déchéance, même absence d'aristocratie.
Je ne sais si le xe siècle mérite ou non d'être appelé. « siècle de
fer )) (3,). Il n'est pas facile de se prononcer pour ou contre une
métaphore. Mais on a beau alléguer Flodoard, Richer, Gerbert, on a
beau faire valoir que .les invasions normandes, funestes aux abbayes
bénédictines, épargnent les écoles capitulaires, il n'en reste pas
moins que, dès la fin du IXe siècle, la reconstitution de l'élite intel-
lectuelle, ébauchée sous Charlemagne, est brutalement arrêtée.
Tous les historiens sont d'accord et sur le fait et sur ses causes :
« Autant les ravages des nations étrangères furent funestes aux
lettres, écrivent les Rénédictins, autant les guerres domestiques et
la faiblesse du gouvernement leur portèrent de préjudice » (4).
Pour Ampère, le xe siècle est une de « ces époques de défaillance et
de crise durant lesquelles on se demande avec anxiété si l'esprit
humain va périr, si la civilisation va s'éteindre » (5). Selon Hauréau,
les grands désastres du siècle ont pour effet immédiat « de rendre
l'avantage à la barbarie » (6). Ebert écrit : a Les relations sociales
sont les plus déplorables à la culture générale et à la littérature » (7).
(1) Lavisse, Histoire de France, t. II, p. 1901, p. 20.
Le droit romain dans les chartes du ixe au xie siècle, Montpellier, s. d., p. 11).
(3) D'après Molinier, c'est « proprement une erreur historique » que de
parler de siècle de fer à propos du xe siècle (Sources, t. V, p. LXV). Grober
étudie sous le titre commun de « Kirchliche Renaissance » la littérature du
ixe et celle du xe siècle (Grundriss, t. II, 1, p. 118). (4) Hist. Littér., VI, p. 6.
(5) Ampère, Hist. littér. de la France avant le xne siècle, P. 1840, III, p. 342.
(6) Hauréau, De la scolastique, P. 1872, t. I, p. 208. (7) Ebert, t. III.
p. 129.
506 OAT/SBS DE LA VICTOIRE POPULAIRE
Molinier lui-même, montrant abbayes el églises Livrées aux bandes
pillardes, constate que « ces ruines, ces tuiles répétées, n'étaient
point propices à La vie religieuse et à l'élude, » (i). M. Picavel
naut l'expressio© dont certains érudits s'étaient offusqués, appelle
le x* siècle un siècle « de fer et de plomb » (2). M. (Je Wulf écrit :
« Le x° siècle «est rouge de sang. Les Normands détruisent tout, et
les écoles de philosophie traversent une crise fatale. Dépositaires
d'une tradition scientifique qui ne devait pas se perdre, quelques
philosophes percent à grand' peine cette atmosphère de barbarie » (3).
La formule de M. de Wulf me paraît tout à fait juste. Au
Xe siècle, il y a encore des écrivains do talent, des clercs instruits :
encore faut-il ajouter que, Gerbert mis à part, il n'y a pas de grands
esprits; je viens de relire Flodoard et Richer, Odon et Rathiei^ et,
vraiment, aucun d'eux ne me laisse l'impression d'un homme supé-
rieur; mais quelle que soit l'estime où on les tienne, ils sont en leur
temps autant d'exceptions. Ce qui a disparu, c'est l'aristocratie.
Et, en effet, ce qui constitue une aristocratie, ce ne sont pas
quelques talents qui s'additionnent. Il y faut une culture, des soucis,
des habitudes communes. A l'époque carolingienne, cour du roi,
abbayes, synodes, évangélisation de la Germanie, grandes hérésies,
groupent et tiennent en haleine tout le petit monde que nous révè-
lent les lettres d'Alcuin, d'Eginard, de Loup, les polémiques que
suscitent Gottschalk, Jean Scot, Agobard ou Claude. Au xe siècle.
plus rien de tel. Entre le moment où les monastères bénédictins
tombent en décadence et l'époque où la Réforme clunisienne porte
ses fruits, il y a une période de désarroi; même là où les écoles capi-
tulaires demeurent ouvertes, l'atmosphère n'est pas favorable aux
études. Les synodes se font de plus- en plus rares. Enfin, plus de
ces grandes hérésies qui, comme disent les Bénédictins, a supposent
des temps lettrés et féconds en hommes savants » (4). Au lieu de
discuter sur le libre arbitre et la prédestination, sur la grâce et le
culte des saints, l'Eglise du xa siècle en est réduite à lutter contre les
préjugés populaires qui confondent Dieu et les images, ou, encore,
font courir la foule à l'église le lundi, pour y entendre la messe dite
par saint Michel (5).
Faute d'une aristocratie intellectuelle, on sait ce que devient
(1) Molinier, Sources, V, p. LXXI. (2) Picavet, Esquisse, p. 180. (S) De
Wulf, Hist. de la Philos, médiévale, Louvain, 1900, p. 173. (4) Histoire litt-
éraire, t. VI, p. 10. (5) Le P. de Ghellinck note, lui aussi, qu'après la
«glorieuse période carolingienne)), la Théologie « descend encore une fois
jusqu'à l'enseignement élémentaire des vérités de la foi et des pratiques du
culte et de la morale.» [Le mouvement théologique du xne siècle, P. 1914,
p. 279).
INFLUENCE DU FAIT ACCOMPLI 507
l'Eglise au xe siècle. Le fameux Concile de Troslé, les écrits moraux
de Rathier et d'Odon nous la montrent rongée par les moeurs féo-
dales, le favoritisme, la simonie, et surtout l'ignorance. Comment
la morale nuancée aurait-elle survécu en un pareil milieu? La
renaissance anglo-saxonne et carolingienne avait donné naissance à
l'effort des Pénitentiels : le retour de la barbarie fait triompher dans
l'Eglise l'usage païen de refuser aux suicidés la sépulture, comme il
fait triompher hors d'elle la morale servile et l'erreur qui, au
vie siècle, a tué le droit romain.
Ainsi replacée à la date où elle s'est produite, la victoire popu-
laire s'explique sans difficulté par notre hypothèse : l'horreur du
suicide triomphe avec le principe servile et la barbarie; les morales
nuancées disparaissent, faute d'aristocraties capables de les soutenir.
II
Causes de la timidité des morales aristocratiques au xnie siècle : 1) Les aristo-
craties se trouvent en présence du fait accompli : le suicide est devenu ut
crime ; 2) l'idée d'une morale unique a prévalu ; 3) les aristocratien
du xme siècle, bridées par l'esprit scolastique et par l'esprit féodal ne son
qu'à demi des aristocraties.
Reste à expliquer comment la formation des aristocraties ne
modifie pas nettement le droit élaboré au xe siècle.
La première raison, c'est que ces aristocraties, une fois, consti-
tuées, se trouvent en présence du fait accompli.
Déclarer que tel acte est bon ou mauvais, criminel ou sublime,
rien de plus facile, quand on discute entre philosophes, loin de?
précisions, des brutalités de la morale réelle. Le silence des lois
favorise ces sortes de méditations. Mais il n'en va pas de même quand
l'acte qu'on examine est depuis longtemps un crime. La seule image
des tribunaux et de l'appareil des supplices trouble la vue des plus
hardis. Il faut, comme dit Pascal, une raison « bien épurée » pour
déclarer légitime un acte qui, depuis des siècles, conduit son homme
à la potence. Or, au moment où écrit saint Thomas, le suicide est,
en fait, un crime.
On dira : « C'est aux penseurs à savoir passer là-dessus. » D'ac-
cord. Seulement, le fait, rien qu'en durant, crée un peu le droit A
l'époque romaine, aux temps du pretium festinandi, refuser de se
tuer est le fait d'un mauvais père. A l'inverse, au xmG siècle, le
mauvais père est celui qui meurt volontairement. Que le suicide soit
métaphysiquement bon ou mauvais, se tuer, c'est condamner les
siens à la gêne, au déshonneur, c'est donc faire preuve d'égoïsme.
Xe penseur même qui estimerait qu'en principe, il est parfois licite
508 CAUSES DE LA VICTOIRE POPULA
de se détruire ne peut pas ne pas se dire que ceux qi i, autour de lui,
se détruisent sont en somme peu intéressants.
Ainsi, le fait accompli pèse lourdement sur les aristocraties. Une
autre raison rend leur tâche très rude : elles n'ont pas, comme
autrefois, la ressource de constituer franchement ne morale aris-
tocratique on marge de la morale commune. Au premier abord, on
se dit : Pourquoi pas? Echappant, pour une bonne part, aux bruta
lités du droit, pourquoi les clercs et les nobles ne formuleraient-ils
pas une morale nuancée à leur propre usage? Nous touchons ici,
pour la seconde fois, à une des plus grandes nouveautés des ternp*
modernes. Le dualisme moral est frappé à mort. La morale païenne
était double; la morale chrétienne, simple à l'origine, avait com-
mencé à se dédoubler au cours du ive siècle. Mais, depuis les temps
mérovingiens, c'en est fait de ces dualités. Les invasions ont tout
nivelé. C'est l'unité par en bas. Ce n'en est pas moins l'unité. Les
Pénitentiels eux-mêmes, à l'époque carolingienne, < -saient de nuan-
cer la morale, non de la dédoubler. De siècle en siène, l'Eglise prend
de plus en plus l'habitude de présenter à tous les Immmes le même
idéal théorique. Conséquence, elle ne peut pas revoir au point de
vue antique. Le patricien admirait Caton et faisait jeter Lydus au
pourrissoir. Le Docteur, lui, ne saurait dire : « Le suicide est permis
à Lancelot et interdit à Jehan Ruxay. » En fait, il est vrai, nul ne
songe à traiter Lancelot (ou Blanche de Gastille ; comme Jehan.
Mais, en théorie, il n'est plus possible d'admettre <jue l'un a tort
là. ou l'autre a raison. Si donc les aristocraties veulent faire préva-
loir la morale nuancée, force est de la présenter non comme une
doctrine de luxe, qui s'ajoute à la morale commune, mais comme
une doctrine commune qui doit s'y substituer.
Rude entreprise! Cinq siècles plus tard, une élite la mènera près-
qu'à bout. Mais les aristocraties du moyen âge — et c'est là la raison
décisive de leur insuccès — sont inférieures à une aussi lourde tâche.
Dans l'antiquité, la morale nuancée était liée à la liberté, à la haute
culture; au moyen âge, la liberté est bridée par l'esprit féodal, la
haute culture est mutilée par l'esprit scolastique.
Voici, d'abord, l'aristocratie mondaine. Nous en connaissons
mieux l'idéal que les mœurs. Mais, même à la juger sur son idéal,
il y a un abîme entre elle et l'aristocratie romaine. Le patricien est
lettré, cultivé, a le sens et le goût de la liberté. Le héros courtois
est preux et vassal. Marcellinus suit les stoïques. 11 pourrait être
épicurien. En tout cas, on ne l'imagine pas ignornit les doctrines
de son temps. A l'inverse, on n'imagine même pas Lancelot se pro-
LA SERVITUDE FÉODALE 509
nonçant sur les doctrines d'Abélard, choissant entre le réalisme et le
nominalisme.
Dans la Rome antique, et c'est là l'essentiel, la liberté est chère
aux grands, même au début de l'empire. Philosophie, littérature,
tout leur présente l'idéal du citoyen qui n'est soumis qu'aux lois.
Au xnie siècle, c'est en vain que le servage disparaît, c'est en vain
que le régime féodal commence à s'en aller : dans la morale, et j'en-
tends la morale la plus mondaine, le principe de la fidélité au suze-
rain reste vigoureux, incontesté. Lancelot est l'homme du roi
Arthur, Tristan est l'homme du roi Marc, tout comme Gérard, Ogier.
Renaud, sont les hommes de Charles, jusqu'au plus fort des luttes
qu'ils soutiennent contre lui. La servitude de fait qu'implique le
régime féodal devient, dans la morale courtoise, un idéal. On en a
souvent montré la grandeur, et il a inspiré de beaux récits, de beaux
vers, de belles actions. Mais ce qui était vrai du droit est vrai de
la. morale : qui met son idéal à se faire l'homme d'autrui renonce
par là même au droit de disposer de lui-même.
J'imagine un seigneur lettré, délicat, qui vient de lire le roman
de Tristan et s'est attendri sur Iseut, s'en allant, parée, à la mort
d'amour. Il lit à présent Lancelot et s'attendrit sur Galehaut, qui ne
veut pas survivre à son ami. Qu'un moraliste lui demande brusque-
ment : « Est-il donc permis de se tuer soi-même »? il ne peut pas
répondre : « Oui. » Le vrai baron trahirait son seigneur en le pri-
vant d'un bon vassal.
Et, certes, ce n'est pas à dire qu'au fond de lui-même, il répu-
diera la morale obscure qui l'a fait s'attendrir. Mais il ne l'avouera
pas. Il évitera peut-être d'y penser. La suivre en silence, soit. L'ex-
primer mènerait trop loin. A toute époque, il y a ainsi des principes
qu'on reconnaît sans presque y prendre garde, à propos d'un roman
qu'on lit, à propos d'un fait réel auquel on se trouve mêlé comme
acteur, mais qu'on veut ignorer, qu'on rejetterait presque s'ils
essayaient de se formuler. Ce n'est pas logique, sans doute. Mais
on vit très bien dans cet illogisme. On vit même beaucoup mieux
qu'on ne ferait, le jour où l'on s'aviserait de tirer ses idées bien au
clair et de les suivre coûte que coûte. Lorsque la Renaissance réveil-
lera l'idée antique que la grande affaire n'est pas d'être l'homme de
quelqu'un, mais tout simplement d'être un homme, force sera bien
de regarder en face cette autre idée que l'homme vraiment libre doit
être jusqu'au bout maître de son destin, qu'il en doit décider selon
la sagesse. Mais la servitude volontaire du héros courtois lui interdit
d'abréger une vie qui n'est plus à lui, une vie dont tout le sen3
est d'appartenir à un autre.
Ce que l'esprit féodal est pour l'aristocratie mondaine, l'esprit
510 CAUSES ni: LA VÎOTOIBI P01
scolast i(juo t'esl pour l'Eglise d). Comme il bride les &œurs, il bride
la pensée. Tous ces docteurs du moyen âge, qui évitent <i<; parler du
droit ooutùmier, pourquoi n'oscni-ils pas l'attaquer tout haut? (
tient à la même raison qui l'ait que, toute leur œuvre garde dan-,
l'histoire de la pensée humaine quelque chose de subalterne. 1!
sont pas libres. Toute leur seienee, tout leur génie est vassal.
Deux grandes réalités pouvaient amener les théologiens du moyeu
âge à se faire les théoriciens de la morale nuancée : l'exemple du
christianisme primitif, celui de la Rome païenne. Mais, entre eux
et le christianisme, il y a saint Augustin. Entre eux et Rome, il y a
le culte de Platon et d'Aristote.
Je pense à tous ces suicides chrétiens, qui, aujourd'hui encore,
émeuvent croyants et incrédules comme autant d'ardentes protes-
tations de l'esprit contre la force. Comment n'arrachent-ils pas à
la théologie du moyen âge un mot d'admiration ou de tendre indul-
gence? J'entends que le clergé d'alors, qui pousse si allègrement à
la guerre contre hérétiques et Sarrasins, est moins enclin à sentir
la beauté du martyre volontaire. Malgré tout, comment s'en tenir,
lorsqu'on a lu Eusèbe et des Actes des martyrs, à cette sèche et simple
condamnation de tous les suicides, quels qu'ils soient ? C'est que le
Docteur lit Eusèbe à travers saint Augustin. L'influence de la Cité
de Dieu, dont on cherche en vain la trace dans la formation du droit
canonique, se révèle, sur ce point précis, souveraine. Seul, en somme,
saint Augustin a traité dans son ampleur la question du suicide. Il
triomphe sans lutte et règne sans partage. Non seulement son rai-
sonnement sur le non occides charme des lecteurs, épris avant
tout de logique verbale, mais l'ingénieuse hypothèse qu'il risque,
en désespoir de cause, pour excuser Samson et les saintes suicidées,
devient article de foi. Devant l'autorité du Maître, saint Ambroise,
saint Jérôme, un siècle d'histoire s'effacent, ne comptent plus. Les
commentaires de la Cité de Dieu, sur Razias séduisent toutes les
écoles. Vu à travers ces subtilités, le magnifique enthousiasme des
chrétiens du premier âge se réduit à quelques histoires gênantes,
peu propres, assurément, à exciter l'enthousiasme.
La sagesse gréco-latine n'est guère moins mutilée par le culte
trop exclusif de Platon et d'Aristote.
Il n'est bruit aujourd'hui, que des « renaissances » qui se seraient
(1) J'ajoute que l'élite de l'Eglise doit forcément compter avec la masse
du clergé paroissial qui, elle, est peu cultivée. Sur l'ignorance des curés au
xme siècle, voir Dobiache-Rodjestvensky, La vie paroissiale en France,,
d'après les actes épiscopaux, P. 1911, p. 173.
LA SERVITUDE SCOLASTIQUE 511
produites au moyen âge. Même le P. Mandonnet ne connaît plus
qu'une Renaissance, qui embrasserait moyen âge et xvie siècle :
dans l'héritage gréco-latin, le moyen âge assimile les notions poli
tiques, le xne et le xine siècle assimilent la science et la philosophie
grecque; les xive, xve et xvie siècles assimilent les formes d'art
antiques (i). Si toutes ces assimilations s'étaient réellement pro-
duites, les doctrines d'Alexandre de Haies et de saint Thomas su;
le suicide seraient, j'en conviens, peu explicables. Mais on a beau
multiplier les preuves que les hommes d'alors ont connu le texte
des œuvres antiques, qu'importe si l'esprit leur a échappé?
Je laisse de côté, bien entendu, les « opinions politiques », assi
milées à l'époque même où le droit romain se désagrège dans l'anar
chie féodale, et les « formes d'art » assimilées au temps des Miracles
et des Mystères. Mais comment parler sans sourire de l'« assimila-
tion de la philosophie grecque » par les scolastiques?
Pour la philosophie grecque, le grand problème est d'atteindre
le vrai, le souverain bien; pour la scolastique, vrai et bien sont
trouvés d'avance, et il s'agit seulement d'ajuster des textes à des
dogmes. Le philosophe se fie à la raison libre; le Docteur, à une
double autorité. S'il y a assimilation, c'est à ce détail près!
Encore, si la scolastique se proposait de confronter aux dogme?
toute la pensée antique dans ses libres variétés. Mais, de même que
saint Augustin est, parmi les chrétiens, le maître, la pensée antique se
ramène en fait à un certain nombre de textes de Platon et d'Aris
tote. Là où ces deux philosophes ne s'accordent pas entre eux, ou
ne s'accordent pas avec le dogme, une porte s'ouvre, porte basse,
mais qui donne sur la liberté. C'est pourquoi M. Co ville, M. Guignc-
bert ont pu discerner dans la scolastique une certaine force émanci-
patrice. Mais que les trois maîtres, par malheur, s'accordent, et le
reste n'existe plus.
Or, c'est là, précisément, ce qui se produit touchant le suicide
La formule de M. de Wulf se vérifie sur ce point exactement. Abé
lard et Alexandre de Haies invoquent surtout Platon et Plotin, Alber;
le Grand et saint Thomas citent de préférence Aristote. Seulement,
Platon, Plotin et Aristote s'accordent en gros sur un point : ils son!
tous trois hostiles à la mort volontaire. Du coup, la question est
tranchée. Les doctrines opposées ne comptent plus.
Quand je dis qu'elles ne comptent pas, ce n'est pas façon d\
parler. Ce qu'il y a de plus saillant pour un homme du moyen âge
dans la morale antique sur celte question de la mort volontaire, c<
sont, sans doute, ces exemples fameux que rapporte l'histoire dt
(1) Mandonnet, Siger de Brabant et V ' Averroïsme latin au xme siècle,
Louvain, 1911, p. 1.
512 < Al 'SES DE LA VICTOIRE POP1 LAIEB
Rome, et ces phrases de Sénèque, qu'on a lues plus haut. Exemples
et phrases sont familiers aux Docteurs, et les livres de Vincent de
Beauvais suffiraient à le prouver. Cependant, cherchons dans Abé-
lard, cherchons dans Alexandre de Haies et dans saint Thomas,
quelque réflexion sur la mort de Thraséas ou d'Othon. Cherchons-y
la réfutation des formules de Sénèque. Il semble que le procédé
d'exposition adopté dans le Sic et non conduise presque forcément
l'auteur à exposer, pour la confondre, la doctrine des Lettres à Luci-
Uus. Cependant, il n'en souffle pas mot- Alexandre et saint Thomas
l'imitent. Tous trois citent en faveur de certains suicides des argu-
ments et des exemples chrétiens, des phrases de l'Ecriture. Sur
Sénèque, pas un mot. A les lire, on pourrait croire que le suicide
n'a jamais eu pour apologistes que des chrétiens et que les sages
païens s'accordaient à le condamner!
Il y a mieux : Sénèque est cité dans les ouvrages de Vincent de
Beauvais. Mais il est surtout cité en tant qu'adversaire du suicide.
J'ai dit plus haut que, dans les pages choisies qui lui sont consa-
crées, on trouve en tout deux petites phrases qui, vues de près, sont
favorables au suicide. Par contre, ses déclarations contre certaines
morts volontaires s'étalent au premier plan. Dans le Spéculum Doc-
trinale, c'est mieux encore : Sénèque, Epicure, Valère Maxime, sont
cités tous trois comme autant d'adversaires de la mort volontaire (i).
Bien que les citations soient matériellement exactes, nous jugerions
sévèrement, aujourd'hui, un tel procédé. Nous crierions presque à la
mauvaise foi. De la mauvaise foi, il n'y en a pas chez les Docteurs
du moyen âge. Seulement, leur méthode n'est pas la nôtre, parce
qu'ils n'ont pas les mêmes idées que nous sur la liberté.
Qu'y a-t-il, au fond de nos scrupules, quand nous rapportons la
pensée d'autrui avec tant de précautions, quand nous vérifions jus-
qu'au moindre mot d'une page citée ? Il y a surtout le respect de la
liberté d'autrui. Nous tenons à lui mettre sous les yeux les pièces
mêmes du procès, parce que nous lui reconnaissons autant qu'à nous-
mêmes le droit, le devoir de juger au libre gré de sa raison. Mais le
Docteur, là où Platon et Aristote sont d'accord entre eux et avec saint
Augustin, est sûr de tenir la vérité. Ce n'est pas à la raison qu'il se
fie, c'est à trois autorités. Sa tâche est donc terminée dès qu'il a
montré l'accord de ces trois autorités. Le reste, c'est l'erreur, cela
ne compte pas. Quand il s'agit d'une erreur « chrétienne », c'est-à-
dire d'une mauvaise interprétation de l'Ecriture Sainte ou d'un point
d'histoire religieuse, il y aura intérêt à la réfuter, parce que cette
erreur, ayant déjà séduit des croyants, peut en séduire d'autres. Mais
(1) Spec. Doctrinale, 1. V, ch. 109 « Quod non sit ad mortem currendum
pro faslidio vitœ secundum philosophos. »
LA SERVITUDE SCOLASTIQUE 513
l'erreur païenne est sans intérêt. En laissant tomber dans la philo-
sophie antique la doctrine stoïcienne, dans les écrits de Sénèque, les
déclarations favorables au suicide, Alexandre de Haies et saint Tho-
mas ont conscience de rendre à la fois service au lecteur, à l'anti-
quité et à Sénèque. Et, en effet, rien n'est atteint par leur méthode,
rien, si ce n'est le droit du lecteur à tout savoir pour se pronon-
cer librement. Mais ce droit, qu'ils ne revendiquent pas pour eux-
mêmes, ils n'ont aucune raison de le reconnaître à leurs disciples.
Et la servitude scolastique a, dans le monde de la pensée, le même
effet que la servitude féodale dans les milieux mondains. Le clerc
n'approuve pas les brutalités du droit coutumier et prend soin de
ne pas écrire une ligne pour les justifier. Les grands Docteurs se
gardent bien d'approuver le refus de sépulture, peine antique et
qu'ils savent païenne. Mais, au moment d'affirmer une doctrine
nuancée, ils se heurtent à saint Augustin, à Platon, à Aristote, et,
devant l'accord de ces grands hommes, leur propre pensée recule.
Etant donnée la subordination des légistes aux nobles et à l'Eglise,
on n'est pas plus surpris de leur timidité. Sans doute, au xne, au
xme siècle, ils ont sous les yeux les recueils de Justinien. Mais ce
droit, surtout dans le Nord, n'a pas de point d'appui. La fameuse
déerétale Super spécula en interdit l'étude aux moines et aux prêtres,
c'est-à-dire à ceux qui seraient le plus à même de l'apprécier. Une
ordonnance de i3i2 affirme sur ce point l'accord du Saint-Siège
et du roi. Ceux qui étudient, malgré tout, l'ancien droit, y trouvent
bien, selon l'expression de Klimrath, « une sorte de logique univer-
selle, appliquée au droit », mais le principe du droit coutumier joue
à peu près le même rôle que le principe féodal ou le principe sco-
lastique- Là où le juriste fait passer l'étude de ce qui se fait avant
l'étude de ce qui doit se faire, l'usage né de la barbarie a le pas sur
les plus savantes conceptions de l'antiquité. Là où quelque chose de
l'ancien droit a survécu à titre de coutume, c'est-à-dire dans le Midi,
il subsiste quelque chose des idées d'autrefois. Mais ces idées, pré-
cisément parce qu'elles se réclament non de leur valeur, mais de
l'usage local, ne peuvent pas faire tache d'huile. Des déclarations
comme celles de Boutillier prouvent un esprit vigoureux, mais
en avance sur son temps. Elles peuvent suffire à modifier çà et là
Ja jurisprudence. Elles ne sauraient transformer le droit.
:;:j
T>14 CAUSES i>K LA VHTOIRE POPULA1KK
III
tjisance des autres hypothèses : 1) hypothèse de Durkheim ; 2) hypot I
qui lie la répression du suicide à l'action de l'Eglise 3) hypothèse qui lie
l'horreur du suicide et l'horreur du sang. 4) Conclusion de la troisième
partie.
Ainsi, notre hypothèse, sur ce point encore, rend compte des
/dits. En est-il de même des explications classiques? Je ne le crois
pas.
La théorie de Durkheim ne se vérifie guère. Le moyeta âge voit
triompher l'horreur du suicide : il devrait donc voir triompher le
respect de la personne humaine, l'idée que l'homme est un Dieu
pour l'homme. J'avoue ne rien voir de tel dans la théologie, le
droit ni les mOeurs. Ce qu'il y a de plus respectable dans l'homme
est assurément la pensée. Jamais elle n'a été plus cruellement oppri-
mée. Sans doute, l'organisation sociale du xiir9 siècle ne comporte
plus d'esclavage. Mais le principe de la morale féodale fait de cer-
tains hommes des dieux pour d'autres hommes. Enfin, j'ai peine
a croire que toutes ces peines infligées à des cadavres, ces corps traî-
nés et pendus, expriment un respect particulièrement vif et scru-
puleux de la personne humaine.
L'hypothèse qui lie l'horreur du suicide à l'action de l'Eglise
passe, elle aussi, bien au-dessus des faits. Je crois l'avoir démontré
plus haut. Sur un point, saint Augustin a exercé une influence déci-
sive. Encore faut-il remarquer qu'elle ne s'est trouvée décisive que
grâce à Platon et Aristote. Mais la haute Eglise est étrangère à toutes
les sévérités du droit, c'est-à-dire à ce qui fait de l'horreur du sui-
cide une réalité vigoureuse. Loin de diriger la foule et l'usage, elle
les suit d'assez mauvaise grâce, condamnant, il est vrai, tous les sui-
cides, mais affectant d'ignorer les peines dont on les punit.
Enfin, la théorie la plus courante, celle qui lie l'horreur du sui-
cide et l'horreur du sang, est, une fois de plus, en contradiction avec
les faits les mieux établis.
Ce qui a permis de la soutenir, c'est que les clercs du moyen
âge encourent toujours l'irrégularité s'ils prononcent une sentence
capitale. C'est par l'appel au bras séculier qu'ils esquivent la res-
ponsabilité de faire périr ceux qu'ils condamnent. Mais ce suprême
et léger vestige d'un temps où tous les chrétiens devaient s'abstenir
de tout meurtre peut-il faire oublier que le moyen âge est jusqu'au
bout follement prodigue de sang?
La seule lecture des Mémoires que j'indiquais plus haut en donne
HORREUR BIT SUICIDE ET HORREUR DU SANG 515
la preuve jusqu'à l'écœurement. Jamais, je crois, meurtres, assas-
sinats, massacres, n'ont été plus à la mode. Mais, pour ne pas juger
des siècles sur une accumulation d'anecdotes, considérons des réa-
lités permanentes, droit canonique et droit coutumier.
Le Décret de Gratien admet sans hésitation la peine de mort et
les justes guerres. On peut se battre sans crime, même quelquefois
sous un roi sacrilège (i). Et encore : non est crudelis qui crudeles
jugulât (2). On ne peut incriminer celui qui fait métier de donner
la question (3). Les ennemis de la religion, etiam bellis sunt coer-
cendi (4). Le chef doit tuer ceux de ses sujets qui vont a posta -
sier(5). Non sunt homicidœ qui adversus excommunicatos zelo matris
ecclesiœ armantur (6). Le Pape peut pousser à la guerre contre ceux
qui l'oppriment (7). Innocens est qui non iratus sed propter disci-
plinam aliquem casu peremit (8). L'Eglise fait appel au bras sécu-
lier pour punir certains crimes : hérésie, sorcellerie, rapt de reli-
gieuses, bestialité (9). Enfin, la guerre contre l'hérétique est tenue
pour œuvre pie, et le Décret reprend la formule : « Vous, hérétiques,
quand vous combattez, vous êtes pareils au serviteur du grand-
prêtre qui frappa Jésus; nou*. nous sommes pareils à saint Pierre,
qui tira l'épée (10). ))
Le droit coutumier n'est pas seulement prodigue de la peine de
mort. Il se plaît aux supplices atroces, brûle les condamnés, les
mutile, enfouit les femmes vivantes. La procédure vaut les peines :
duel ou torture, c'est toujours par le sang versé qu'on cherche la
justice. Le code moral de la féodalité paraît d'abord assez doux, parce
qu'en principe, l'ennemi vaincu est reçu à merci. Seulement, cette
douceur n'existe qu'entre nobles. Interpellé par un manant qui lui
réclame un péage, Lancelot s'indigne et lui passe son épée au tra-
vers du corps (11).
Enfin, les effroyables massacres qui souillent et les Croisades,
et la guerre des Albigeois, ne sont même pas de excès dont on
rougit après coup. C'est avec calme, sans un mot de protestation,
que Guibert de Nogent, Pierre de Vaulx Cernay, Guillaume de Tyr,
Albert d'Aix signaient les plus horribles tueries : « Ils n'épargnaient
le sexe, ni le rang, ni l'âge, tout leur était indifférent », dit paisi-
blement Guillaume de Tyr dans son récit de la prise d'Antioche.
La littérature est ici plus instructive encore que l'histoire. Les chro-
niqueurs sont forcés, en un sens, de rapporter tous ces massacres.
(1) C. XXIII, qu. 1, c. 4. (2) Ibid., qu. 5, c. 28 (3) Ibid, qu. 4, c. 45.
(4) Ibid., c. 48. (5) Ibid., qu. 5, c. 32. (9) Ibid,, c. 47. (7) Ibid., qu. 8, c. 7
10, 11, 13, 17. (8) C. XV, qu. 1, c. 13. (9) C. XV, qu. 1, c. 4 ; De pœnilentia,
D. I,c. 6. (10) C. XXIII, qu. 3, c. 4. 11) Voir Lot, Elude sur le Lancelot
P. 1918, p. 157.
516 CAUSES DE LA VICTOIRE POPULAIRE
Mais les poètes, qui sont libres, les introduisent dans leurs chansons
pour flatter le goût de leur auditoire. Le dénouement classique d'une
chanson de Croisade est le triomphe du prince chrétien offrant aux
vaincus le choix entre le baptême et la mort. Souvent, les païens
préfèrent la mort : les conteurs, échos des mœurs du temps, ne
croient pas déshonorer leurs personnages par ces massacres d'enne-
mis héroïques et sans défense. C'est à la joie des vainqueurs, de
l'auteur et de l'auditoire, que le sang des mécréants coule à flot :
l'horreur du suicide triomphe avec le goût du sang versé.
Ainsi, les théories admises jusqu'ici n'expliquent pas mieux ce
qui se passe au moyen âge que ce qui s'est passé aux époques anté-
rieures.
C'est au moment où l'horreur du sang est le plus vive dans
l'Eglise que le suicide y est impuni, que les martyrs courent à la
mort ou se la donnent, que la question de la mort volontaire laisse
les fidèles indifférents. C'est à l'époque mérovingienne et au moyen
âge, c'est-à-dire aux deux moments les plus sanglants de notre his-
toire, que l'horreur du suicide triomphe et inspire la législation
canonique et séculière.
Il me semble, par contre, que notre hypothèse s'est vérifiée à
chaque étape. L'horreur du suicide, inconnue au premier âge chré*
tien, mais propre aux petites gens dans la société païenne, apparaît
pour la première fois, dans l'Eglise, à la fin du ive siècle, c'est-à-dire
lorsque païens et paganisme inondent la religion victorieuse.
A cette époque, elle apparaît dans l'Eglise d'en bas. Tandis que
saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin, discutent la question
de la mort volontaire, mais sans jaiïiais parler de punir ceux qui
se tuent, les premières peines contre le suicide apparaissent dans le
monde des moines égyptiens, et celui qui les applique le premier
à notre connaissance est un ancien soldat sans culture.
Au v* siècle, en Gaule, un concile, en condamnant le seul sui-
cide des famuli, semble consacrer le vieux dualisme de la morale
romaine. Mais, au vie siècle, les Barbares triomphent. Les morales
nuancées, païenne et chrétienne, suivent les aristocraties dans leur
chute. La morale d'en bas triomphe, transforme le droit séculier,
et, par contrecoup, le droit canonique.
Au vnie et au ixe siècles, la renaissance anglo-saxonne et
carolingiennne commence à reconstituer une aristocratie intellec-
tuelle : aussitôt se produit un effort pour nuancer et assouplir
le droit du vie siècle.
Mais enfin au Xe siècle, la barbarie réapparaît; la féodalité nais-
sante consacre 1* principe servile; il n'y a pas d'aristocraties : l'hor-
reur du suicide triomphe à nouveau. En vain, au xne, au xine siècle,
IGNORANCE, SERVITUDE ET MORALE SIMPLE 517
des élites se reconstituent. Sans doute, elles ébauchent timidement
des morales plus nuancées; mais ni la noblesse, paralysée par la
servitude féodale, ni l'Eglise, bridée par l'esprit scolastique, ne réa-
gissent avec force contre le fait accompli.
Fille de l'esclavage et de l'ignorance, l'horreur du suicide
triomphe donc grâce aux grands faits sociaux qui brident l'essor
de la pensée humaine et organisent la servitude féodale. Avec la civi-
lisation renaissante, la morale nuancée va prendre sa revanche.
QUATRIÈME PAETIE
La Renaissance des Élites et la Revanche
de la Morale nuancée
Dans la vaste période de renaissance qui va du xvr6 siècle à nos
jours, l'esprit humain se dégage de la servitude scoiastique; la rai-
son, redevenant libre, s'attaque peu à peu à tous les problèmes, y
compris les problèmes moraux; d'autre part, l'esprit féodal disparaît
définitivement, le vassal faisant place au sujet, le sujet au citoyen;
le sentiment de la liberté, de la dignité individuelle s'affine dans
la vie mondaine. Ainsi s'organise une élite cultivée, éprise d'indé-
pendance, qui s'élève au-dessus de la foule aussi haut que l'aristo-
cratie antique. Si notre hypothèse est bonne, la constitution de cette
élite doit avoir pour résultat une revanche de la morale nuancée.
Cette morale, en effet, triomphe à son tour.
La disparition de l'esclavage, l'idée lancée par le christianisme,
et conservée en gros par l'Eglise, que la morale est la même pour
tous, rendent impossible un retour avoué au dualisme antique. La
lutte commencée au rve siècle continue donc. Mais, cette fois, c'est,
la morale nuancée qui a l'avantage et finit par l'emporter.
De la Renaissance à nos jours, je distingue cinq phases.
Première phase, le xvie siècle : la morale nuancée s'affirme;
l'Eglise prend parti pour la morale simple; le droit hésite.
Deuxième phase, le xvne siècle : les deux morales semblent s'af-
fermir l'une et l'autre sur leurs positions; le droit, après une période
•d'incertitude, consacre la morale simple, ce qui rend uns lutte ouverte
inévitable.
Troisième phase, le xvnf3 siècle : la morale nuancée attaque et
gagne du terrain.
Quatrième phase, la Révolution : la morale nuancée triomphe
dans le droit et dans les mœurs.
Cinquième phase, le xixe siècle : la morale simple reprend l'of-
fensive; mais la morale nuancée résiste à l'assaut.
CHAPITRE PREMIER
Le XVIe siècle : une nouvelle lutte s'annonce
entre les deux morales
Au xvie siècle, la morale nuancée sort de l'ombre, et, se présen-
tant comme une morale mondaine et renouvelée de l'antiquité, elle
s'impose à l'attention. L'Eglise se porte résolument au secours de
la morale simple; du coup, le conflit de la morale populaire et de
la morale aristocratique semble s'annoncer comme un conflit entre
idées « païennes » et idées « chrétiennes ». Ce conflit ne provoque
pas encore, au xvie siècle, de polémiques violentes. Mais, déjà, l'in-
compatibilité des deux morales trouble profondément la jurispru-
dence.
La morale nuancée : 1) Elle s'exprime déjà hardiment dans les romans ; 2)
dans la tragédie naissante ; 3) dans les ouvrages des moralistes et, beau-
coup plus timidement, dans les mœurs.
La morale nuancée s'affirme dans les romans et au théâtre, dans
les écrits des philosophes, et, plus timidement, dans les mœurs.
Les romans (i), sur ce point comme sur tant d'autres, reprennent à
(1) J'ai lu les romans indiqués dans le Manuel bibliographique de M, Lan-
son, (P. 1909, p. 216-217) et quelques-uns des ouvrages indiqués par M. Rey-
nier (Le roman sentimental avant VAstrée, P. 1908). Editions citées dans ce
chapitre : Belleforest, Les histoires tragiques extraites des œuvres de Bandel,
Lyon, 1616. Beroalde de Verville, Aventures de Floride (4 parties), Tours
1694. Les amours d'Aesione, P. 1597. Boaistuau, Histoires prodigieuses P»
1575. Histoire de Chelidonius, P. 1578. Helisenne de Crenne, Les angoisses
douloureuses qui procèdent d'amour, P. 1560, Des Escuteaux, Les chastes
amours de Clarimond. Rouen, 1602, Les véritables et heureuses amours de Clida-
mant et Marilinde, P. 1603. Du Pont, L'enfer d'amour, P. 1603. Du Souhait.
Les amours de Poliphile et Mellonimphe, Lyon, 1605. Jeanne Flore, Comptes
amoureux, P, 1543. Gontier, (Prévost, sr de) Les amours de la belle Du Luc,
P. 1598. Joulet. Les amours d'Armide, P. 1608. Jean d'Intras, Le lit d'honneur
de Chariclée, P. 1609. De Nervèze. Amours diverses, P. 1617. Ollenix du Mont
Sacré, Les amours de Cléandre et Domiphille, P. 1597. Œuvre de la chasteté,
P. 1595. Les Bergeries de Juliette, t. I. P. 1585. t. II. P. 1598. Poissenot,
Nouvelles histoires tragiques, P. 1586. Valentinian, De l'amant ressuscité de
la mort d'amour, 1555. Du Verdier, La Partenice de la Cour, P. 1628. Le Prin-
temps d'Yver, P. 1572. Les comptes du monde aventureux, éd. Franck, P. 1878.
La Mariane du Philomène. P. 1596. A partir du xvie siècle, je modernise
l'orthographe.
LA MORALE NUANCÉE : LE ROMAN 521
des ouvrages italiens et espagnols les traditions de notre littérature
courtoise. Aussi y distingue-t-on, du premier coup d'œil, une morale
de façade, aveuglément hostiles au suicide, et une morale nuancée qui,
dans des cas déterminés, l'approuve. Mais, ce qu'il y a de nouveau,
c'est que cette morale en action ose parfois se formuler et se formuler
nettement.
La vieille façade ne change pas. Je ne vois que trois traits qui
sortent un peu de l'ordinaire : dans le joli roman d'Helisenne de
Crenne, l'héroïne prie Dieu de la tuer pour la sauver du suicide et
de la damnation : « Voyez que continuellement suis tentée de me
vouloir tuer et occire, sans avoir égard à la perdition de ma pauvre
âme (i) »; Gontier célèbre « la gloire » de la belle Du Luc qui,
apprenant que son amant se vante de l'avoir violée, veut d'abord
se tuer, puis le tue (2); enfin dans les Comptes amoureux de Jeanne
Flore, une jeune femme mariée à un vieillard, « comme coupable
maléfique, rompue et ôtée de toute espérance, faite de soi mortelle
ennemie, (ô cas énorme et jamais non ouï !) se défit en appelant à
son trépas les luctueuses furies d'enfer (3) ».
Cette indignation théâtrale est exceptionnelle. En général, les
phrases contre le suicide sont analogues à celles que nous avons
rencontrées dans la littérature du moyen-âge : c'est une « cruelle
cruauté » (4), « un exécrable forfait » (5); celui qui se tue « souille
ses mains de son sang propre » (6), « engage son âme aux peines
éternelles (7) ».
Mais la morale en action ne se soucie guère de ces condamnations.
Mariane invoque l'argument chrétien, mais cela ne l'empêche pas
d'aller se livrer pour se faire mettre à mort (8). Partenice explique
que le suicide nous conduit en enfer, mais elle se jette à la mer (9).
Marizée qui s'est tuée déclare, dans l'autre monde, qu'elle se repent
de son « courage abominable »; seulement, elle est au ciel (10).
Cléandre, après avoir appelé le suicide « un exécrable forfait »>
n'en décide pas moins de se tuer et dit à son ami : « C'est ma réso-
lution, mon désir, ma gloire (11). »
Derrière les phrases de façade, la morale en action garde le»
traditions du roman courtois. En dehors du conte de Jeanne Flore,
je ne connais pas un seul cas dans lequel le suicide d'un personnage
le rende odieux, Par contre ceux qui se tuent pour sauver leur
(1) Les angoisses douloureuses, I, 19. (2) Les amours de la belle
Du Luc, 73. (3) XLIII. (4) Les amours de Cléandre et Domiphille, 353.
(5) Ibid. (6) La Mariane du Philomène, 84. (7) La Partenice de la
Cour, 633 ; cf. L'enfer d'amour, p. 63, Comptes du monde aventureux, I, 103
8) P. 84. (9) p. 634. (1) De Nervèze, Amours diverses, p. 694. (11) Les
amours de Cléandre et Domiphille, p. 6 et 24.
LE XVIe Sh •
honneur, par remords ou par amour sont invariablement sympa-
thiques.
Une femme vertueuse est presque tenue de préférer la mort au
déshonneur. Si j'avais un moment de faiblesse, dit l'une, je me
tuerais (i); une autre : « je me tuerais plutôt que vous ayez rien de
moi (2) »; une autre : « la mort préviendrait la violence que vous
me voudriez faire (3 ». Livrée au roi, l'héroïne d'un conte célèbre
obtient l'octroi d'une grâce et déclare : « La seule grâce que je
demande est de me tuer moi-même (4) ». Une autre déclare que, si
elle cédait à son amant, elle « devrait » se tuer (5). Dans les Histoires
tragiques, Elinde se tue pour n'être pas violée (6); une autre Histoire
célèbre « la grandeur de courage » d'une jeune fille qui se tue « pour
avoir été vue par son ami en un état auquel elle ne désirait d'être
vue (7) ». Violée pendant son sommeil, la Fleurie du Printemps
l'Yvcr avale du vin bouillant, et la mort vient, « chassant la belle
âme de son pénible corps pour la mettre en gloire et félicité éter-
nelles (8). %
Le suicide après un crime réhabilite un peu le criminel (9). Un
amoureux jaloux, décidé à tuer son heureux rival, devient moins
odieux en déclarant qu'il ne lui survivra pas (10). Cloris, ayant eu
le tort de céder à son amant, redevient tout à fait sympathique en
se tuant pour expier sa faute (11).
Ces*, le fait d'une grande âme de se tuer par une honte généreuse,
même lorsque la faute est légère : Renaud, surpris sous des habits
de femme, veut se détruire (12); Domiphille, s'apercevant qu'elle
aime Cléandre, un ennemi, aime mieux mourir que de. a faire les
obsèques à son honneur (i3). » Accusé à tort d'infidélité, Dellio
prend son poignard pour se le « cacher dans" le sein (i4) »; inno-
cent, mais soupçonné, Bransil se laisse mourir de faim (i5).
Quand on ne peut avoir ce qu'on aime, on se tue, on essaie au
moins de se tuer. C'est ce que font à l'envi les héros et les héroïnes
de la Mariane (16), du Printemps d'Yver (17), des romans d'Ollenix,
de Beroalde de Verville, de Des Escuteaux, de Jean d'Intras, de
Joulet, de Du Pont, de Du Verdier, de Jeanne Flore (18). On ne voit
(1) Œuvre de la chasteté, 409. (2) Seconde partie des aventures de Floride
114. (3) La Partenice, 615. (4) Les hist. tragiques, L (5) & amant ressus-
cité, etc., 205. (6) Nouvelles hist. trag., I. (7) Ibid., V. (8) p. 139.
(9) Le premier livre des Bergeries, p. 92. (10) La Marianex 80-84. (11) La
Partenice, 171. (12) Les amours d' Anmide, 131. (13) Œuvre de la chasteté 9
307. (14) Le premier livre des Bergeries, 54. (15) Le IIe Livre des Berg., 14.
16) P. 181. (17) P. 57. (18) Amours de Cléandre et Domiphille, 6, 15, 24;
Œuvre de la chasteté, 145, 434 ; Bergeries de Juliette, II, 27, 28, 81, 93, 124 ;
Aventures de Floride, I, 83 ; Les véritables et heureuses amours de Clidamant,
22, Les chastes amours de Clarimond, 171, 200 ; Le lit d'honneur de Chariclêe,
LA MORALE NUANCÉE I LE ROMAN 523
dans ces suicides ou ces tentatives que des preuves de loyal amour.
Si je vous suis désagréable, dit Gléandre à sa belle, dites-le et je
me précipite du haut de cette tour, « afin que vous connaissiez
par ma fin » que je vous aimais (i). L'amant de Domiphille essaie
■de se tuer : Domiphille aussitôt décide de l'aimer (2). De même
Mellonimphe se met à aimer celui qu'elle dédaignait, dès qu'elle
apprend qu'il a voulu mourir pour elle (3).
Enfin on doit ou se tuer ou songer au suicide quand on a perdu
ce qu'on aime : les femmes ne sont pas, sur ce point, moins résolues
que les hommes. L'une veut imiter Sophonisbe (4), l'autre « eût
suivi Porcie à la mort » (5). Cléandre se reproche sa « couardie »
de mourir le second (6) ; l'amante d'Espine s'écrie : quelle serait
ma « lâcheté » de survivre à mon amant! (7). L'héroïne de Jean
d'Intras, ayant perdu son mari, se perce d'une épée (8). Perside,
après la mort d'Eraste, veut se tuer aussitôt. — Vengez-le d'abord,
dit un bon serviteur, ensuite nous irons le rejoindre « au paradis
des bienheureuses âmes ». Eraste vengé, Perside allait se précipiter
quand elle aperçoit des Turcs. Elle se fait tuer par eux : « 0 cons-
tance digne des cieux ! ô mort digne d'éternelle vie ! » (9).
Tout cela n'ajoute pas grand chose à la morale des romans cour-
tois. Mais voici la grande nouveauté : au moyen âge, la morale
mondaine n'ose pas se formuler; il n'y a pas de discussion sur la
légitimité du suicide en tel ou tel cas; au contraire, au xvi6 siècle,
les discussions sont déjà très hardies. Tantôt l'auteur tient la balance
égale ou même se contredit; tantôt il se montre partisan de certaines
morts volontaires.
Veut-on un exemple de contradiction ? Boaistuau, dans ses Histoi-
res prodigieuses, condamne jusqu'au dévouement de Curtius et de
ses émules : tant étaient grands les prestiges du malin que ces gens-
là pensaient sauver la patrie en faisant « un volontaire sacrifice au
diable de leurs âmes » (10). Mais, dans l'Histoire de Chelidonius, le
même Boaistuau parle des disciples de Platon « qui, lisant ses livres
de l'immortalité de l'âme, trop affectueusement se défesaient eux-
mêmes », et, au moment où l'on croit qu'il va les foudroyer, il
écrit : « Telles choses ne nous sembleront admirables ou étranges
67 ; Les amours d'Armide, 27, 157, 212; L'Enfer d'amourx 6, 60 ; La Partenice,
609 ; Comptes amoureux, p. LVJI.
(1) Aventures de Floride, IV, 335. (2) Œuvre de la chasteté, 339. (3) Les
amours de Poliphille, 81. (4) La Mariant, 158. (5) Œuvre de la chasteté,
278. (6) Ibid., 468. (7) La Mariane, 5. (8) Le lit d'honneur, 69.
(9) Le Printemps, 77, 79. Cf. Les facétieuses journées, VI, 3, VI, 10, Œuvre
de chasteté, 442, Bergeries de Juliette, I, 95, 225. (10) Hist. prodig., 41.
524 LE XVIe SIÈCLE
aux Ethniques, si nous considérons comme saint Paul, arrosé de
spirituelle liqueur, désirait être délié de celte prison terrestre etc. » (i)
Ainsi le suicide de Curtius, que louaient saint Clément et Origène,
devient chose diabolique; mais celui de Cléombrote, que condam-
naient Lactance et saint Augustin, se trouve à peu près justifié par
l'exemple de saint Paul!
Poissenot, lui, pour se tirer d'embarras, a déjà recours à l'idée
qu'il y a deux morales et que, hors du christianisme, la mort volon-
taire peut être digne d'éloge. Des chrétiens, dit-il, doivent se garder
« de faire ce saut périlleux, s'ils ne veulent se damner à tous les
diables », mais « telles magnanités, pour t'en dire ce que nous en
pensons, étaient entre les païens quelquefois louables » (2).
Voici maintenant des discussions en forme et dans lesquelles
l'avantage demeure aux partisans de la morale nuancée.
Dans le roman de Jean d'Intras, Mélisse, repoussé par Chariclée,
se demande s'il doit se tuer. Quatre raisons l'en détournent : le
suicide est contraire « aux statuts du ciel », — aux « ordonnances
de la nature », — aux « préceptes de sa propre affection », — enfin
celui qui se tue est hlâmé par la postérité. Mais il réfute ces quatre
arguments : c'est au contraire en sachant mourir « qu'on laisse
du los à sa souvenance », c'est « où se distribuent les couronnes
pour les grands courages »; enfin « tant s'en faut que le ciel, la
Nature et l'amour de soi-même aient institué la défense de tirer
raison sur soi de nos infortunes : c'est au contraire un de leurs pré-
ceptes, ils ne nous ont pas mis les armes de la liberté en mains
que pour combattre l'infélicité »; il faut donc hardiment vaincre
nos malheurs : a Ce sont les lois de la vie qui ne peut être servile
de l'adversité » (3). A la fin du roman, l'héroïne sympathique s'ins-
pire de cette doctrina et, « par devoir », par « résolution», par
« générosité » elle fait « humer à son âme le doux air des cieux. »
— Heureuse mort, s'écrie l'auteur, et « qui, selon le monde, ne peut
être assez dignement louée de moi ! » (4).
Dans le Printemps d'Yver, l'histoire du suicide de Fleurie est
suivie d'un éloge, puis d'une discussion. Au cours de la discussion,
celui même qui parle contre Fleurie expose, en évitant de la réfuter
sérieusement, la théorie païenne selon laquelle on peut se tuer « pour
quelque cause louable », comme pour sauver sa virginité, pour
« savoir ce qu'on faisait en l'autre monde », pour apporter quelque
bien au public, ou parce qu'on est lassé de trop vivre (5).
Les discussions les plus intéressantes se trouvent dans les romans
d'Ollenix.
(1) P. 81. (2) Nlles Hist. trag., V. 392. (3) P. 67 et 68. (4) P. 99.
(5).P.1482ss.
LA MORALE NUANCÉE : LE ROMAN 525
Dans les Bergeries, Juliette condamne ceux que l'amour conduit
à se défaire. Ils font « banqueroute vers la Divinité » en renonçant
à la raison qu'elle nous a donnée, et ils désobéissent à Dieu. C'est
pourquoi, conclut la bergère, « je n'estimerai jamais )) ceux qui
se sont tués de leur propre couteau » (i). Il semble bien que ce soit
badinage, car la même Juliette loue Bransil qui, accusé à tort, se
laisse mourir de faim, et elle déclare que « sa mémoire vivra éter-
nellement » (2). Mais l'auteur ne veut même pas nous laisser sur
l'impression indécise que peut produire ce badinage et, dans le
même livre des Bergeries, Arcas défend la thèse opposée : c'est blâme
et déshonneur aux misérables de mendier le secours d'autrui, quand
« il y a un propre et particulier remède qui est la mort ». Et tant
s'en faut que ceux qui se tuent soient blâmés. Ils sont « loués et de
tout le monde estimé. » C'est à cause de ce pouvoir que nous avons de
nous détruire qu'on ne peut accuser Nature de toutes nos misères.
Car elle nous a « mis entre les mains le propre et salutaire remède
à ces pauvretés là, qui est une belle issue de ce monde. » (3)
On dit, continue Arcas, qu'il ne faut point avancer sa mort quand
elle apporte incommodité au pays ou bien encore aux parents et
aux amis. Mais l'on sait bien que celui qui « ne voudra plus vivre,
ains mourir » ne peut plus « rien faire de bon. »
« Voilà pourquoi, conclut Arcas, les anciens sages faisaient si
peu de cas de la puissance du ciel et ne craignaient point sa cruauté. »
Ils savaient que, par le suicide, l'homme peut être victorieux, « non
de la Nature seulement, mais de toutes les puissances du ciel. »
Pour échapper à tous ces maux, il n'a qu'à préférer une « belle
mort » à une vie misérable (4).
Phillis essaie de répondre à Arcas. Mais, comme pour bien mar-
quer le triomphe d'Arcas, l'auteur convient que, d'abord, Phillis
« ne savait bonnenient que lui dire. » Il développe pourtant deux
arguments : il faut qu'il reste des hommes pour louer Dieu; la cré-
ature ne doit pas détruire l'ouvrage du créateur (5). Mais ces deux
arguments, (qui vaudraient plutôt contre l'homicide en général
que contre le suicide en particulier,) ne persuadent pas Arcas qui
prêche d'exemple :
Je vais m' appareiller d'entrer dessous la lame
Et, par cent mille pleurs coulantes de mes yeux,
Rendre à jamais mon nom du temps victorieux.
Dans un autre roman d'Ollenix, Criniton, désespéré des froideurs
de Lydie, va trouver un ermite et lui «lit : Je vous demande, bon
(1) II, p. 18. (2) Ibid., p. 14. (3) Ibid., p. 104, 105. (4) Ibid.t p. 106,
5) Ibid., p. 124.
526 LE XVIe SlÈcu:
père, si l'homme qiie là donfetir rend de sorte ennemi de lui-m
que n'attendre point de mort plus cruelle que la vie, ne doit ttctel
de sortir de ce monde, afin qu'en mourant il fasse mourir et le mur-
mure contre Dieu, qui ne part point de sa bouche, et le désespoir
qui tâche à le rendre homicide de lui-même. Car de deux maux le
moindre est à prendre, et celui, ce me semble, fait mieux de mourir
que vivre pour faire mourir son âme en péché. » Quand nous nous
voyons trop faibles pour résister au désespoir, « ne vaut-il pas mieux
chercher une mort honorable qui nous affranchit de ce mal ? » (i)
Je ne sais s'il y a là une naïveté ou une raillerie ingénieuse de la
théorie d'après laquelle le désespoir est le plus grand de tous le*
crimes. Dans une poésie qui se trouve au même livre, on lit :
Le vaillant par la mort arrête son malheur
Et ce n'est pas mourir que changer sa douleur
En une moindre peine (2)
Enfin, tandis que d'autres délibèrent, l'héroïne de Valentinau
parle de la beauté de certains suicides comme d'une chose qui ne
se discute même pas. Citant Decius, Caton, Lucrèce, elle déclare r
« Qui est celui d'entre vous qui trop mieux n'aimât mourir, voire
de mille morts s'il était possible, que tant soit peu abâtardie sa répu-
tation ? » (3) De même l'idée que le suicide est une preuve de cou-
rage et de magnanimité revient si souvent qu'elle finit par s'élever
au-dessus des discussions : « Aurai- je moins de courage, de hardiesse
et de constance, s'écrie un héros, qu'une Porcie, qu'une Cléopâtre,
qu'une Sophonisbe, que mille et mille autres damerettes qui, par
une mort volontaire, ont laissé d'elles à la postérité un si bel exemple
de grandeur, de courage et de magnanimité ?... » (4) Et tous ceux
qui hésitent un moment à se détruire sont les premiers à se reprocher
leur couardie et leur lâcheté. Hélas, avoue l'un d'eux, je devais me
frapper, « mais quoi ! ce n'est pas chose facile que la séparation de
l'âme et du corps » (5). Comme Emilye va se jeter à l'eau, la crainte
et l'horreur la retiennent un moment, mais, honteuse de cette fai-
blesse, elle s'élance en faisant le signe de la croix (6).
Ainsi l'ancienne morale mondaine ose maintenant se montrer
au grand jour. Les exemples donnés par Lancelot, Galehaut, Tris-
tan et Iseut sont comme fortifiés par l'exemple de Codrus, de Pirame
et Thisbé, d'Alceste, de Didon, de Sophonisbe, de Lucrèce, et l'idéal
que les héros courtois suivaient sans l'oser définir s'affirme en for-
mules hardies.
(1) Œuvre de la Chasteté, p. 78. (2) Ibid., p. 92. (3) L'amant ressuscité
IV, 201. (4) La Mariane, 236, cf. p. 3. (5) Les amours de Cléandre, 15.
(6) Les Bergeries, II, 81. Cf. Les Amours d'Armide, 27.
LA MORALE NUANCEE : LA TRAGÉDIE 527
La tragédie naissante (i), est, elle aussi, une école de morale
nuancée : le suicide est un « brave trépas » lorsqu'on ne veut pas
survivre à ce qu'on aime ou lorsqu'on est vaincu.
Dans Jodelle, le chœur célèbre Cléopâtre qui aura, dit-il, une
gloire impérissable,
Pour avoir plutôt qu'en Rome
Se laisser porter ainsi
Aimé mieux s'occire ici
Ayant un cœur plus que d'homme (2).
La Cléopâtre d'Ollenix est une longue apologie du suicide de la
reine. L'argument nous prévient d'abord que c'est un acte « coura-
geux et louable » (3). Les discussions fort longues qui s'y trouvent
tournent en faveur de Cléopâtre :
Ceux-là tant seulement sont chétifs ici-bas
De qui le cœur poltron redoute le trépas,
Qui, craignant de mourir et lâches de courage,
N'osent en se tuant racheter leur servage (4).
En vain Iras dit à la reine : « Sont les désespérés qui recherchent
la Parque ». Elle répond fièrement : « C'est le cœur généreux que
la Fortune attaque » (5). Le chœur l'approuve à plusieurs reprises.
César s'écrie : « 0 constance admirable ! » (6) Tout l'acte III est une
longue discussion sur le suicide; il se termine par une déclaration
favorable à Cléopâtre.
Dans le Saiil de Jean de la Taille, les lévites disent à Saiil :
As-tu donc le cœur si lâche
Que supporter il ne sache
Les malheurs communs à tous?...
Mais l'écuyer de Saul dit au contraire : « 0 roi, tu montres bien
ton cœur être héroïque » (7), et David, à la fin de la pièce s'écrie :
0 que beaucoup auront sur vous envie
Qui finissez vaillamment votre vie,
Qui par vos morts acquerrez un renom
Lequel doit rendre immortel votre nom... (6)
(1) J'ai lu la plupart des pièces indiquées dans le Manuel bibliographique
de M. Lanson, p. 226 ss. et dans Faguet, La tragédie française cuxvie siècle,
nouvelle édit., P. 1912. (2) Acte V, chœur final. (3) Ollenix, Cléopâtre, p. 4.
(4) Acte I (p. 14). (5) Ib., p. 22. (6.) Acte III, p. 113. (7) Acte IV.
(8) Acte V. Au mémo acte, l'écuyer de Saiil qui, lui aussi, s'est tué est pro-
clamé « digne de tout honneur».
528 LE XVIe SIÈCLE
Mon tchres tien, dans VAvis qui précède la Carlaginoise, écrit :
« Si tu veux, elle te dira sa résolution de mourir plutôt que de
tomber en servitude et servir- de spectacle aux dames romaines. Le
tout avec telle constance et générosité que tu connaîtras qu'elle
n'avait pas moins de courage que de beauté etc. » Dans les Lacénes,
Cléoméne vaincu déclare :
Quand il est interdit de vivre librement
C'est faire un très beau coup de mourir bravement (i).
et il se tue avec ses compagnons. Le chœur célèbre leur vaillance :
...0 l'honneur immortel des âmes généreuses !
Tout bien considéré vous avez eu raison
De rendre vos esprits en vos mains valeureuses
Pour sortir par la mort d'une double prison.
Que rien ne se compare avec que votre gloire
Vous vainquez tout d'un coup en ce dernier effort
Deux pestes qui sur nous emportent la victoire
L'envie au cœur malin et la cruelle mort.
-..Elles domptent vos corps et vous domptez leur rage
Vous chassent de la terre et vous montez aux deux (2).
Dans le théâtre de Garnier, l'hésitation devant la mort volontaire
est présentée comme une lâcheté : sus ! que tardes du donc, s'écrie
Thésée après la mort de Phèdre :
une crainte couarde
Te rend-elle plus mol que ta femme paillarde ?
Craindras-tu de t'ouvrir d'une dague le flanc ?
Craindras-tu de vomir une mare de sang (3).
Au dernier acte de Porcie, la vieille nourrice dit de même :
Mais que tardé je tant ? qu'attendé-je musarde ?
Qu'ores je ne déromps ma poitrine vieillarde ?
Quelle frayeur m'assaut ? Quelle glaceuse peur
Pirouettant en moi me vient geler le cœur ? (4)
Porcie, apprenant la mort de Brutus se reproche de lui survivre
on seul instant :
Brute, pardonne-moi, je sais bien que j'ai tort
De vivre un seul moment après ton dernier sort etc. (5)
(1) Acte III. (2) Acte III. (3) Scène dernière. (4) Scène dernière.
(5) Acte IV.
LA MORALE NUANCÉE : LA TRAGÉDIE 529
Les suicides d'Hémon, d'Antigone, d'Eurydice (i), de Cornélie (2)
ne sont l'objet d'aucun blâme. Nabuchodonosor, parlant d'un roi,
vaincu, demande pourquoi il n'appelle pas la mort à son secours,
et son confident lui répond : « C'est par faute de cœur qu'il ne
recourt à elle ». Marc Antoine explique qu'une belle mort effacera,
la honte de ses amours lascives :
Mais sus, il faut mourir et d'un brave trépas
Expier ma diffame et mes nuisans ébats;
Il faut, il faut mourir, il faut qu'une mort belle
Une mort généreuse à mon secours j'appelle;
Il me faut effacer la honte de mes jours
Il me faut décorer mes lascives amours
D'un acte courageux et que ma fin suprême
Lave mon déshonneur me punissant moi-même.
Et le chœur qui lui répond fait une belle apologie du suicide :
Las! que nous tourmente l'envie
et le désir de cette vie !
Que ce nous est un fier bourreau
Qui nous travaille et nous martèle
Que Vignoble peur du tombeau !
La mortelle Parque au contraire
Nous offre un secouis salutaire
Contre tous les humains malheurs
Et nous ouvre sans fin la porte
Par où faut que notre âme sorte
De ses incurables douleurs.
...Mais qui peut disposer lui-même
Quand il veut de l'heure suprême
De ses libres jours sans effroi
Cette belle franchise estime
En son courage magnanime
Plus que la fortune d'un roi.
0 que c'est une chose vile
Sentant son courage imbécille
Qu'au besoin ne pouvoir mourir,
Laissant choir d'une main mollâtre
Le poignard tiré pour combattre
la douleur qui ne peut guérir! (3)
(1) Dans Antigone. (2) Dans Cornélie. (3) Marc-Antoinet acte III.
34
530 ÏÏB XVIe SIÈCLE
Ces vers, de si fîère allure, expriment non seulement a\<-( har-
diesse, mais avec une sorte de ferveur, le grand argument de S<
que et de la morale aristocratique : l'homme qui ne reculera pas
devant le suicide est libre, celui-là est serf qui cède « à l'ignoble
peur du tombeau ». Si l'on songe que la tragédie naissante est avant
tout, selon la remarque de M. Faguet, une école de morale (i), on se
rend compte du terrain gagné par la morale nuancée depuis le
temps où les Mystères flétrissaient la mort « impétueuse, laide, abomi-
nable et honteuse ».
Enfin la morale aristocratique reparaît même dans les ouvrages
philosophiques. Les philosophes (2), bien entendu, parlent beaucoup
moins librement que les romanciers et les auteurs dramatiques. Mais
ce n'est pas en vain qu'on lit et qu'on relit les auteurs antiques :
leurs idées s'imposent fatalement à l'attention des philosophes.
Au premier contact, elles avaient surpris : Pétrarque réfute encore
avec soin et d'un ton très sincère les arguments allégués en faveur
du suicide, et la mort même de Caton ne trouve pas grâce à ses
yeux (3). Mais déjà Erasme a un autre ton. Si YEloge de la folie raille
Curtius d'avoir cédé, à l'attrait de la gloire, il proclame « voisins de
la sagesse » ceux qui ont « avancé leur mort par dégoût de la
vie » (4). Dans les Apophtegmes, Erasme rapporte sans commentaires
le mot de Diogène, conseillant à Speusippe de se tuer; il loue le
courage de Caton, « qui conseilla aux autres de se sauver, et évita
lui-même par une mort volontaire une servitude honteuse » (5).
Peu à peu, les érudits manifestent, sans beaucoup se gêner, leur
admiration. Ravisius Textor cite tour à tour des textes louant le
suicide de Caton et la phrase de Lactance, qui le condamne. Mais,
arrivant à Cassius, il rapporte seulement un texte qui l'approuve. Le
(1) Faguet, p. 56-57. (2) J'ai lu les ouvrages indiqués dans le Manuel
bibliographique de M. Lanson (p. 197 ss.) et dans le Grundriss d'Uber-
weg (t. III). Ouvrages cités dans ce chapitre : Charron, De la sagesse, P. 1797 ;
Dampmartin, Du bonheur de la court, 1595 ; Du Vair, Œuvres, Rouen, 1636 ;
Erasme, Apophtegmes (Œuvres, Bâle, 1540, IV), Eloge de la Folie, trad.
Des Essarts, P. 1877 ; L'Hospital, Œuvres inédites, P. 1825 ; Amadis Jamin,
Discours des Passions humaines (dans Frémy, L'Académie des derniers Valois,
P. 1887) ; Juste-Lipse, Opéra, Lyon, 1613, Epistulae, Lyon 1596; Lostal,
Les Discours philosophiques, P. 1579 ; Montaigne, éd. Jouaust, P. 1875 ;
Pétrarque De remediis utriusque fortunae, Rotterd., 1649 ; (une traduction
française avait été publiée en 1523) ; Pibrac, Quatrains, éd. Claretie, P. 1874 ;
Primaudaye (La), Académie française, P. 1581 ; Ravisius Textor, Officina,
1532 ; Scioppius, Elementa philosophiae stoicae moralis, 1606 ; d'Urfé, Epistres
morales, P. 1619 ; Zvingger, Theatrum vitae humanae, P. 1572 ; de Mornay,
Disc, de la vie et de la mort, 1575. (3) De remediis, CXVIII. (4) P. 46 et 55.
5) Œuvres, IV. 103.
LA MORALE NUANCÉE I LES STOÏCIENS 531
Técit du suicide d'Atticus est suivi d'un long éloge de ses vertus.
Lucrèce est « une rare lumière de pudicité » : je ne peux, dit Ravi-
sais, y penser sans pleurer (i).
Dans le Théâtre de la Vie Humaine, de Zvingger, on trouve une
liste encore bien plus complète des suicides célèbres de l'antiquité.
La morale nuancée triomphe dans cet ouvrage, sans que l'auteur
ait même l'air d'y prendre garde. Il parle avec mépris de certains
suicides, avec admiration de beaucoup d'autres, comme si tout le
.monde acceptait d'avance sa distinction entre les suicides courageux
•et les suicides de désespoir (2). ,
Parmi les philosophes proprement dits, je n'ai rien trouvé dans
les écrits platoniciens. Mais les idées antiques s'affirment, d'une
part, dans les œuvres des stoïciens; d'autre part, dans Montaigne et
Charron.
Du Vair ne traite pas la question de la mort volontaire. Mais,
parlant du mépris de la mort, il écrit : « Croyons en Socrate, et nous
ne la craindrons plus; croyons en Caton, et nous irons au devant
d'elle, croyons en Arria, femme de Petus, mourant pour tenir com-
pagnie à son mari et ne point séparer leurs amours liées ensemble
par une si sainte et si chaste soudure. Le mépris de la mort est la
vraie et vive source de -toutes les belles et généreuses actions des
hommes (3). »
Scioppius, dans ses Eléments de philosophie stoïque, consacre
toute une page à exalter le suicide de Caton (4).
Juste Lipse, dans sa Maniiduclio ad Stoicam philosophiam, exa-
mine, parmi les « paradoxes stoïciens », celui qu'il résume en ces
termes : sapientem sumere aliquando mortem posse, decere, debere :
ex stoico quidem decreto. Il expose très clairement, et avec beau-
coup de sympathie, le point de vue stoïcien : Bella res est mori sua
morte. Et on est tout surpris que cet exposé, qui a l'allure d'un
plaidoyer, se termine par un£ réfutation (5). Une lettre de Juste-
Lipse donne la clef de l'énigme. « Vous me demandez, écrit-il à un
ami, si le sage peut se donner la mort? La question était débattue
autrefois, elle est aujourd'hui tranchée : vous savez ce que décident
sur ce point les lois de notre religion. » Mais, continue Juste Lipse,
voulez-vous un mot pro veterum mente? C'est avec les stoïciens que
(1) Ravisii Textoris nivernensis Officina, fol. III ss. (2) Zvingger,
Theatrum Vitae humanae, 1. IV, De Fortiludine, p. 653, 657 ; voir aussi
p. 711, 747, 830. (3) ha Philosophie morale des Sloïques (Œuvres, p. 712).
Dans le Livip de la Constance et consolation es calamiiez publiques, un des
interlocuteurs rapporte sans commentaire la «piteuse» histoire d'une femme
qui s'est tuée parce qu'elle manquait de pain. (fi) Ch. lxxiii. (5) III,
dissert. 22, Opéra, p. 809.
532 LE XVIe SIÈCLE
je serais d'accord : Stoicis adhœream. Le suicide leur a plu, mais
non pas sans discrétion. Suit l'indication des cas dans lesquels il
ne faut pas se tuer. Mais, ces cas mis à part, « quelle lâcheté de
souffrir tant de morts et de ne pas mourir »! (i).
(Même morale nuancée dans les Epistres morales de d'Urfé, qui
est, lui aussi, favorable aux idées stoïciennes. Il y a des suicides qui
sont des abdications. Quelques-uns disent, en somme : « Mourons
plutôt que de lutter contre la fortune! » « Eh bien! j'y consens, mou-
rez de peur d'avoir du mal et de la peine- Puisque la mort vous
est plus douce que la douleur des plaies, ensevelissez-vous! Et
puisque la servitude vous semble plus belle que le combat, soyez
esclaves!... » (2) Mais, par contre, un suicide comme celui de Caton
est chose courageuse et magnanime : « L'acte que Caton commit en
soi-même en se tuant, en tant que Caton, ne fut pas cruauté, mais
courage et magnanimité. » On dit que c'est une « extrémité », et
quelques-uns ajoutent qu'une extrémité ne peut être vertueuse.
Mais, répond d'Urfé, « aux esprits grossiers, les moindres ressenti-
ments sont des extrémités » (3). Cette remarque un peu dédaigneuse
atteint la morale populaire au point vif.
Enfin, sur les cinq sonnets qui font suite aux quatrains de Pibrac,
trois sont consacrés à Didon, Porcie et Lucrèce, Lucrèce conclut
assez fièrement :
Nulle par mon exemple impudique vivra,
Et nulle à son honneur honteuse survivra.
Qui survit son honneur, il a part à l'offense (4)-
Toutes ces déclarations stoïciennes sont nettes, mais brèves. Au
contraire, dans les Essais, la morale nuancée s'étale avec complai-
sance.
Dans un long chapitre sur la Costume de Visle de Cear(b) Mon-
taigne commence par dire prudemment qu'il n'est qu'un «apprentif»,
qui propose ses doutes, et que son « cathedrant » est « l'autorité de
la sacro-sainte volonté divine qui nous règle sans contredit ». Puis
il expose les deux thèses. Les principaux arguments en faveur du
suicide sont les suivants : le sage vit tant qu'il doit, non tant qu'il
peut; le plus favorable présent que Nature nous ait fait, c'est de
nous avoir laissé la clef des champs ; pourquoi te plains-tu de ce
(2) Epistulae, Centur. II, épist. 26. (3) Les epistres morales, P. 1619,
t. I, p. 145. (4) Ibid., p. 239. (1) Les quatrains de Pibrac, p.- 103. D'après
Colletet, il n'y eut « rien de plus connu ni de plus célèbre» que les sonnets
de Pibrac sur les femmes illustres de l'antiquité (E. Frémy, l'Académie des
derniers Valoist P. b. d., p. 101). (2) Essais, II, 3.
LA MORALE NUANCÉE : MONTAIGNE 533
monde? si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause; — la mort n'est
pas « la recepte à une seule maladie, la mort est la recepte à tous
les maux : c'est un port très assuré qui n'est jamais à craindre et
souvent à rechercher; — la plus volontaire mort, c'est la plus belle :
la vie dépend de la volonté d 'autrui, la mort de la nôtre; — le vivre,
c'est servir, si la volonté de mourir en est à dire; — Dieu nous
donne assez de congé quand il « nous met en tel état que le vivre
nous est pire que le mourir ».
Mais ceci, poursuit Montaigne, « ne va pas sans contraste ». Et
voici, « outre l'autorité », les arguments contre le suicide : cer-
tains philosophes tiennent que nous ne pouvons quitter notre gar-
nison sans un ordre exprès de celui qui nous y a placés; autrement,
comme déserteurs, nous sommes punis en l'autre monde; — il y a
plus de constance à user la chaîne qu'à la rompre; — c'est le rôle
de la couardise, non de la vertu, d'aller se tapir dans un creux; —
c'est parfois la fuite de la mort qui nous y fait courir; — l'opinion
qui méprise notre vie est ridicule en nous, car enfin, c'est notre être,
c'est notre tout
On attend la conclusion, le choix de Montaigne entre les deux
thèses. Au lieu de conclure, il revient à la première et dit que, parmi
ceux qui la soutiennent, il y a doute sur les occasions qui nous per-
mettent de nous tuer. D'un côté, tous les inconvénients ne valent
pas qu'on veuille mourir pour les éviter, et il y a trop de change-
ments aux choses humaines pour qu'on se hâte de juger une situa-
tion désespérée. D'autre part, il y en a qui sont d'avis de se tuer pour
éviter la honte d'une pire mort.
Il semble qu'on doive renoncer à connaître le sentiment person-
nel de Montaigne. Mais, d'un air indifférent, il se met à conter fle
suicide de Razias, ceux de Pélagie et de Sophronie. et il ajoute :
« Il nous sera à l'aventure honorable aux siècles à venir qu'un bien
savant auteur de ce temps et notamment parisien se met en peine
de persuader aux dames de notre siècle de prendre plutost tout autre
parti que d'entrer en l'horrible conseil d'un tel désespoir ». (Pélagie
et Sophronie se sont tuées, comme on sait, pour n'être pas violées.)
•Et Montaigne continue : « Je suis marri qu'il n'a su pour mêler à
ses comptes le bon mot que j'appris à Toulouse d'une femme passée
par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disait-elle, qu'au
moins une fois dans ma vie, je m'en suis soûlée sans péchél A la
vérité, ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur française. Aussi
Dieu merci nostre air s'en voit infiniment purgé depuis ce bon
avertissement. Suffit qu'elles dient nenni en le faisant suivant la
règle du bon Marot. » Le sentiment de Montaigne commence à se
découvrir : ses plaisanteries sont une réponse, gaillarde mais directe,
à ce qu'il y avait de paradoxal dans la théorie absolue de la Cité
r>:u le xvie siiVi-k
<!,' Dira. (IV-t sàift doute iwrr l;i nieiin- arrière-pensée de réfuter
cette tlfëorïé que Montaigne rapproche lié mot de saint Paul : « Je
veux ;-h" dissous », de l'exemple donné par Cléombrote et par
levéque du Chastel : tous trois désiraient la mort pour l'espérn-
d'un plu* grâ'fcfd bien.
Cependant, après ces hardiesses, Montaigne conclut : « La dou-
leur et une pire mort me semblent les plus excusables incitations »;
conclusion modeste et fort éloignée de celles des stoïciens. Mais
d'autres passages des Essais découvrent plus hardiment les vrais
sentiments de Montaigne.
Parlant d'Ignatius et de son fils, qui, proscrits par les triumvirs,
se tuent l'un l'autre, il écrit : Ils « se résolurent à ce généreux office-
de rendre leur vie entre les mains l'un de l'autre (i). » Ailleurs, i!
dit : a Je vois la plupart des esprits de mon temps faire les ingé-
nieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes,
leur donnant quelque interprétation vile et leur controuvant des
occasions et des causes vaines : grande subtilité!... comme Plutarque
dit que de son temps il y en avait qui attribuaient la cause de la
mort du jeune Caton à la crainte qu'il avait eu de Cœsar : de quoi
il se pique avecques raison, et peut-on juger par là combien il se-
fût encore plus offensé de ceux qui l'ont attribuée à l'ambition (2). »
Et c'est avec enthousiasme que Montaigne parle de Caton : « Ce
personnage-là fut véritablement un patron, que Nature choisit pour
montrer jusques où l'humaine fermeté et constance pouvait
atteindre (3). '» Ifti tel courage est au-dessus de la philosophie (4).
Il y a, en effet, grande différence entre sa mort âpre et rude et la
mollesse de certains autres suicides. Héliogabale avait fait mille
préparatifs en vue de son suicide : « La mollesse de ces apprêts rend
plus vraisemblable que le nez lui eût saigné qui l'en eût mis au
propre », et, en effet, plus d'un a reculé au dernier moment; mais
si une mort lente, comme celle d'Atticus,est déjà merveilleuse, une
mort lente et cruelle, comme celle de Caton, est deux fois admi-
rable : « et si c'eût été à moi à le représenter en sa plus superbe
assiette, c'eut été déchirant tout ensanglanté ses entrailles » (5).
Je crois sans doute, dit encore Montaigne, « qu'il sentit du plaisir
et de la volupté en une si noble action et qu'il s'y agréa plus qu'en
autre de celles de sa vie. » Et il ne s'y plut pas par quelque espé-
rance de gloire, « mais par la beauté de la chose mesme en soy. » (6)
Dans le chapitre De trois bonnes femmes, Montaigne célèbre avec
chaleur la « rare bonté » de la femme dont parle Pline, et qui se
tue pour donner à son mari malade le courage de mettre fin à ses
(1) ij 33. (2} I, 37. (3) Ibid. (4) II, 28. (5) II, 13. (6) II, 11.
LA MORALE NUANCÉE : MONTAIGNE 5$5
maux, l'héroïsme de Pauline et le Pœte, non dolet, « noble, géné-
reuse et immortelle parole » (i). Le suicide prémédité des gymno-
sophistes lui semble « un miracle » (2). Dans le chapitre où il
démontre « que le goût des biens et des maux dépend en bonne
partie de l'opinion que nous en avons », il conclut en reprenant à
son compte la formule de Sénèque : « On n'échappe pas à la phi-
losophie pour faire valoir outre mesure l'âpreté des douleurs... Car
on la contraint de vous donner en payement ceci : s'il est mauvais
de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité il n'est aucune
nécessité » (3). Ailleurs, il réfute au passage l'argument selon lequel
il est ridicule de mépriser la vie qui est « notre être, notre tout ».
Midas, dit-il, se tua pour un songe : a C'est priser sa vie justement
ce qu'elle est de l'abandonner pour un songe » (4).
Enfin, Montaigne va jusqu'à se demander, comme font aujour-
d'hui les partisans de l'euthanasie, s'il ne serait pas possible de se
ménager une fin agréable. Pour ma part, dit-il, j'aurais plutôt bu
le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton. Puisque
chacun a quelque choix entre les formes de mourir, essayons un
peu plus avant d'en trouver quelqu'une déchargée de tout déplaisir.
Pourrait-on pas la rendre encore voluptueuse? Pétrone et Tigellin
ont comme « endormi » la mort par la mollesse de leurs apprêts :
« Ne saurions-nous imiter cette résolution en plus honnête conte-
nance ? » (5).
Tous ces passages corrigent bien l'impression un peu indécise
que laisserait la lecture du seul chapitre sur la coutume de Cea.
C'est à tort qu'on a fait de Montaigne un « partisan du suicide ».
Mais il est l'admirateur résolu du suicide stoïcien; le premier en
France, il entreprend la défense et illustration de l'ancienne morale
aristocratique.
Avec moins d'éclat, Charron reprend les idées de Montaigne.
Première thèse : s'il est permis de demander, de désirer, de
chercher la mort, pourquoi serait-il défendu de se la donner? Pour-
quoi attendrais-je d'autrui ce que je puis de moi-même? La plus
volontaire mort est la plus belle. Je n'offense pas les lois faites
contre les larrons quand « j'emporte le mien et je coupe ma
bourse »; aussi ne suis-je tenu aux lois faites contre les meurtriers
pour m'avoir ôté la vie. Enfin, « les plus excellents hommes et
femmes de toutes nations » n'ont pas hésité en certains cas à se
donner la mort, et Charron cite pêle-mêle Grecs, Romains, Juifs et
chrétiens.
Deuxième thèse : le suicide a été condamné par les chrétiens,
(1) II, 35. (2) II, 29. (3) I, 14. (4) III, 4. (5) III, 9.
536 LE XVIe SIECLE
par les Juifs, par Platon; c'est lâcheté et couardie, c'est désertion.
L'exposé de ces arguments est très bref (i).
Conclusion : Ceci n'est pas sans dispute ni sans doute. Mais,
pour dissiper ces doutes, Charron définit avec précision le principe
des morales nuancées. « Il ne faut pas entendre à ce dernier exploit
sans très grande et très juste raison afin que ce soit comme ils disent
evloyo; IfyêfWfî , une honnête et raisonnable issue et départie. »
C'est être « trop léger et difficile » de rompre compagnie pour
peu de chose, et Charron se sépare de Montaigne en déclarant que
Caton n'avait pas le droit de se détruire. Mais que d'autres puis-
sent avoir ce droit, il ne le met pas en question. Voici sa conclusion :
« C'est un grand trait de sagesse de savoir connaître le point et
prendre l'heure de mourir; il y a à tous une certaine raison de
mourir : les uns l'anticipent, les autres la retardent : il y a de la
faiblesse et de la vaillance en tous les deux, mais il faut de la discré-
tion. » Combien ont survécu à leur gloire! « Il y a un certain temps
à cueillir le fruit de dessus l'arbre : si davantage il y demeure, il ne
fait que perdre et empirer, c'eût été aussi grand dommage de ne
le cueillir plus tôt » (2).
Je n'ai rien trouvé sur le suicide dans les ouvrages de Charondas,
ni dans les Dialogues, si hardis au point de vue moral, de Bruès.
Dans le Discours des Passions humaines prononcé à l'Académie du
Palais, en présence de Henri III, il y a un mot d'éloge pour Thé-
mistocle, qui aime mieux se tuer que « d'aller contre sa patrie » (3)
Pierre de Lostal parle avec admiration des suicides d'Annibal, de
Decius, de Curtius, de Charondas (4) Michel de L'Hospital parle sur
le même ton de la mort de Socrate (5). Quelques traits sont intéres-
sants par l'incertitude qu'ils expriment. Philippe de Mornay, dans
son Discours de la Vie et de la Mort, développe si longuement l'idée
que la mort est un bien qu'emporté par son raisonnement, il finit
par dire : « A ce compte », on devrait « se précipiter »; bien vite,
il ajoute : « Erreur! la vie est un combat, nous ne devons pas déser-
ter; quant à la mort, il ne faut ni la fuir ni la chercher (6). » On
ne peut s'empêcher de penser : qu'est-ce qu'un bien qu'il ne faut
pas chercher? La Primaudaye, dans son Académie françoise, cite
les suicides de Caton, de Brutus, de Cassius, comme autant de
« magnanimités ». Puis, se ravisant, il écrit : « Si est ce qu'il ne faut
pas que celui qui craint Dieu et lui veut obéir s'oublie tant que
pour aucune occasion que ce soit il avance la fin de ses jours (7). »
Dampmartin déclare, lui, qu'il n'est pas d'accord avec ceux qui
(1) De la Sagesse, II, 11 parag. 18. (2) Ibid. (3) Page 272. (4) Discours
XVII. (4) Traité de la réformation de la Justice (I. p. 199 ; cf. p. 145).
(6) p. 68, 69, 70, (7) Chapitre xxvn.
LA MORALE NUANCÉE : LES MŒURS 537
« réputent courageux » Caton, Cassius et Brutus. Ils ont, au con-
traire, manqué de courage et de constance. Mais, dans le même
ouvrage, on lit que Persée était si perdu de cœur » que, si une fois,
on a lu cet endroit, on passe volontiers par-dessus et on en détourne
les yeux ainsi que d'un laid et difforme tableau de la vie humaine »,
et, un peu plus loin : La mort d'Othon fait oublier tout ce qu'il
avait fait auparavant et le met au rang des hommes magnanimes,
« autant qu'un païen le pourrait être » (i). Ainsi, là même où les
philosophes essaient de répudier la morale nuancée, elle s'impose
encore à eux, et ils n'arrivent pas à s'en délivrer.
Dans les mœurs, la morale nuancée s'affirme plus timidement.
D'après Bourquelot, il s'opère au xvie siècle «♦une sorte de réaction »
en faveur de la mort volontaire : elle fait moins d'horreur et devient
plus fréquente (2). Au contraire, à en croire Desjardins, « le sui-
cide est rare au xvr* siècle » (3). Les renseignements dont nous dis-
posons ne permettent pas de choisir entre ces deux affirmations.
Le père de Montaigne voit a tenir compte de bien vingt et cinq
maîtres de maison qui s'étaient défaits eux-mêmes en une
semaine » (4). Malheureusement, on ne sait pas si ce compte porte
sur une ville ou un pays.
Henri Estienne, partisan résolu de l'ancienne morale, écrit :
« Quant à notre siècle, nous avons les oreilles battues », tant
d'hommes que de femmes qui meurent volontairement : il y a les
filles qui se tuent pour n'être pas violées, les femmes qui se tuent
après l'avoir été, les femmes trompées qui meurent par dépit, les
amants qui cèdent à une peine de cœur, les meurtriers involontaires
qui se tuent de désespoir, les usuriers, « et généralement sont sujets
à cette infâme et tant exécrable mort tous ceux auxquels la con-
cience fait le procès » (5). Les gens d'Eglise ne se tuent pas moins
que les séculiers (6). L'expression : « nous avons les oreilles bat-
tues » donnerait bien à penser que, dans le monde où vit Etienne,
le suicide n'est pas chose très rare. Mais l'indication est vague. Sans
doute, le texte a l'air de dire qu'il y a des suicides à la mode. Seule-
ment, c'est en vain qu'on cherche trace de ces modes dans les
Mémoires de l'époque. Lestoile signale un certain nombre de morts
volontaires, mais sans parler d'épidémie (7). Dans le Journal d'an
(1) Du bonheur de la court, 108, 112, 113. (2) Bourquelot. art. cité,
p. 464. (3) A. Dejardins, Les sentiments moraux au xvie siècle, P. 1887.
p. 142. (4) Essais. II, 3. (5) Introduction au Traité de la conformité
des merveilles anciennes avec les modernes, chap. xviii (éd. Ristelhueber,
I, 401, 402). (6) Ibid., ch. xxiv (II, 68). (7) J'en compte sept^de juillet
1576 à février 1587: 18 juillet 1576, 29 sept. 1578, août 1582, 7 mai 1584,
25 mai 1584, 30 janvier 1586, 6 février 1587.
538 LE XVIe SIÈCLE
bourgeois de Pu ris, sous François Ier, je note en tout deUl sui-
cides (i); j'en ii<»lc un dans €h;tss;mion (•.>); je n'en vois aucun d
Moulue ni clans les Mémoires de d'Aubigné.
Du moment qu'il n'y a pas de modes, la morale nuancée n'a pas
sur les mœurs le même empire qu'elle avait dans la société antique.
Mais, si elle s'affirme timidement, je crois bien pourtant qu'on la
voit se glisser dans l'opinion mondaine, dans les conversations.
Montaigne conte qu'un prisonnier de qualité étant sur le point
d'être condamné, la famille aposte un prêtre pour lui dire de se
recommander à un saint et de se laisser mourir de faim. « II l'en
crut, et, par ce moyen, se défît sans y penser de la vie et du danger. »
L'anecdote prouve que, dans le monde noble, le suicide déshonore
moins que l'exécution par la main du bourreau (3).
A la "bataille de Cérisoles, le duc d'Enghien, se croyant vaincu,
essaie par deux fois de se tuer. Bien entendu, il n'est pas question
de le punir. Mais il semble qu'il y ait déjà quelque flottement dans
l'opinion. Les Romains pouvaient faire cela, dit Monluc; les chré-
tiens, non : a chacun en disait lors sa râtelée » (4).
Brantôme, qui juge en homme du monde, sans prétention à la
philosophie, dit à propos du célèbre suicide de Strozzi, qu'il se coupe
la gorge « autant généreusement que patiemment » (5).
Parlant d'un maître d'armes qui se tue après avoir été touché
deux fois dans un assaut par un élève, Brantôme écrit : « Quelle
humeur, quelle résolution et quel courage d'homme! Ce trait ne tient
pas du chrétien. Car il ne nous est pas permis de partir de la garni-
son de cette vie sans le congé du grand capitaine qui est notre sou-
verain Dieu; et pour ce ne devons nous louer sa mort; mais le cou-
rage et l'âme généreuse sont dignes de toute louange » (6).
Les suicides des femmes inspirent à Brantôme des réflexions assez
diverses, a Une femme, dit-il, ne doit pas révéler à son mari la bâtar-
dise d'un enfant : ce serait s'exposer à se faire tuer, et il est défendu
« de pourchasser la mort. » « Non pas même est permis à une femme
de se tuer, de peur d'être violée ou après l'avoir été, autrement elle
(1) Edit. Lalanne, P. 1854. p. 327 et 436. (2) Les grandes et redou-
tables jugements et punitions de Dieu (attribué par Brunet à Chassanion),
1582, p. 140. Il s'agit du suicide de Bonaventure des Périers. Les suicides
politiques semblent particulièrement rares. Quand Henri IV entre à Paris,
Mme de Montpensier demande, d'après Lestoile, (éd. Champollion-Figeac,
p. 218) qu'on lui donne un coup de poignard dans le sein, mais elle s'en tient
à cette demande. (3) Essais, II, 3. (4) Monluc, Mémoires, P. 1865, I, p. 275.
(5) Œuvres, éd. Lalanne, IV, 136. Strozzi, [ajoute Brantôme, avait des
opinions approchantes « d'aucuns anciens Romains, de ces braves qui, pour
immortaliser leur nom, ne craignaient pas de se défaire eux-mêmes. Aussi a-t-
on dit de lui qu'il était sceptique et mauvais chrétien». (6) T. IV, p. 15-16.
LA MORALE NUANCÉE ■ LES MŒURS 539
pécherait mortellement. » Cependant, ajoute Brantôme, sainte
Sabine et sainte Sophronienne sont excusées des Pères de l'Eglise,
et de même, en 1670, une demoiselle cypriotte s'est tuée pour sauver
son honneur (1).
Madallena de Sozia tue son mari puis elle se tue elle-même, en
laissant cette phrase en guise d'épitaphe : « Et à moi aussi je me
suis donné la mort par faute d'entendement. » « Elle fit bien aussi
de la sotte de se faire mourir », s'écrie Brantôme; il ajoute, d'un ton
moins chrétien : Elle eût mieux fait de « se donner du bon temps
par après » (2).
A propos d'une dame qui se tue après l'assassinat de son mari,
il écrit : « Tant y a qu'il eût mieux valu que cette dame eût employé
ses jours à regretter son mari et & venger sa mort que de se la
donner soi même, ce qui ne servit de rien, sinon à quelque revanche
vaine, ainsi que j'en ai ouï discourir à aucunes la blâmant; mais,
pourtant, quant à moi, je ne la puis assez que louer ni elle ni toutes
autres dames veuves qui aiment leur mari mort aussi bien que
vivant » (3). Et ailleurs, Brantôme constate que des suicides de ce
genre sont bien rares. C'est un propos de veuve que de crier en
pleurant : « Si ce n'étaient ces petits enfants, non, je me tuerais
tout à l'heure )) (4); mais pour ce qui est de le faire :
Le temps n'est plus, belle bergeronette...
« il ne se trouve plus de ces sottes et folles de jadis; aussi que notre
saint christianisme nous le défend ; ce qui sert beaucoup aujourd'hui
à nos veuves d'excuses et qui disent sans qu'il est défendu de Dieu
elles se tueraient; et par ainsi couvrent leur moumon (5). »
Si je cite toutes ces phrases, c'est qu'elles sont sans doute un der-
nier écho des conversations mondaines du xvie siècle; du bout des
lèvres, les gens du monde reconnaissent que « le saint christiar
nisme » interdit le suicide. Mais, quand le motif en est noble, ils
s'empressent d'ajouter qu'il n'y a rien de plus brave et de plus géné-
reux. Et déjà paraissent les plaisanteries, ennemies redoutables de
l'ancienne morale : ceux qui invoquent la religion sont au fond
tout heureux et tout aises d'avoir ce prétexte pour ne pas se tuer.
La doctrine de saint Augustin sert aux belles éplorées à couvrir leur
momon.
Ainsi, roman, théâtre, philosophie, lancent hardiment des for-
mules nouvelles. Dans les mœurs même, on voit poindre la morale
nuancée. Est-ce à dire qu'elle va triompher sans combat? Il s'en faut.
(1
(5)
1) T. IX, p. 137, (2) T. IX, p. 656. (3) T. IX, p. 652. (4) T. IX, p. 657
T. IX, p. 665.
540 LE XVIe SIECLE
La morale populaire est naturellement intacte. Et Montaigne n
a prévenus qu'au-dessus des « apprentifs » qui lancent les i
neuves, il y a le « cathedrant » qui décide.
La décision du cathedrant est prise : l'Eglise se prononce réso-
lument en faveur de l'ancienne doctrine, contre la morale nuancée.
II
La morale simple ; L'Église se prononce en faveur de la morale simple :
1) le droit canonique est maintenu et appliqué comme précédemment ; 2)
les casuistes sont assez rigoureux sur la question de la mort volontaire
Roman, théâtre, philosophie, tout ce qui porte les idées nou-
velles passe bien au-dessus du peuple. Etant donné l'idée chrétienne
que la morale est la même pour tous, la lutte devait donc éclater
tôt ou tard entre les sentiments populaires et la doctrine de l'élite.
Mais, si toute l'élite eût été unanime, c'eût été une de ces luttes silen-
cieuses que l'histoire n'atteint guère. L'attitude de l'Eglise en décide
autrement. Dès l'instant qu'elle se prononce en faveur de l'ancienne
morale, un conflit public, un combat de doctrines devient inévi-
table.
En principe, il n'y avait pas de raison décisive pour que l'Eglise
du xvie siècle fût aveuglément hostile à la morale nuancée.
Le haut clergé du moyen âge était resté étranger aux rigueurs du
droit coutumier; l'élite des théologiens n'avait pas essayé de justi-
fier celles du droit canonique. A priori, rien n'empêche l'Eglise,
affranchie de l'esprit féodal et de l'esprit scolastique, de prendre la
direction du nouveau mouvement intellectuel, de reviser ou de lais-
ser tomber le Décret de Gratien, et même les formules absolues de
saint Thomas.
Pour mener à bien cette œuvre, elle n'a qu'à suivre la mode,
c'est-à-dire à remonter aux textes.
S'agit-il du Décret? Sur quoi se fondent les décisions des conciles
de l'époque barbare, assimilant suicidés et condamnés? Quel pas-
sage de l'Ecriture ou des Pères les autorise P S'agit-il de la doctrine
absolue reprise par le moyen âge à saint Augustin? Quel écrivain
chrétien, en dehors de saint Augustin, a jamais osé condamner le
suicide de sainte Pélagie? Saint Ambroise, saint Jérôme, Eusèbe
n'ont-ils pas exalté à l'envi ceux qui meurent volontairement pour la
chasteté ou* la foi? Que le clergé fasse ces réflexions, et on imagine
fort bien l'Eglise laissant tomber peu à peu l'ancien droit, avouant
qu'il y a suicide et suicide, opposant fièrement les martyrs à Caton,
sainte Pélagie à Lucrèce.
En fait, c'est le contraire qui se produit. Le droit canonique subr
LA MORALE SIMPLE : LE DROIT CANONIQUE 541
siste. Les casuistes eux-mêmes se refusent à adoucir nettement l'an-
cienne morale.
Non seulement les canons du vi° siècle passent tels quels dans
l'édition officielle du Corpus juris canonici, publiée par ordre de
Grégoire XIII, mais conciles et statuts synodaux confirment l'ancien
droit. Entre i5o3 et i5ig, les Statuts synodaux d'Etienne Poneher,
évêque de Paris, déclarent qu'on ne doit pas prier pour celui qui est
mort évidemment en état de péché mortel, « comme celui qui se
précipite ou se tue d'autre façon » (i). En i557, les Statuts syno-
daux publiés par l'évêque de Châlons rappellent que la sépulture
ecclésiastique doit être refusée à ceux qui se tuent propria malicia,
ex desperatione vel iracundia (2). Le refus de sépulture est également
prescrit par le concile de Lyon, en 1577 C1)» ^es conciles de Reims (2)
et de Bordeaux (3), en i583; le concile de Cambrai, en i586 (4); le
concile de Chartres, en 1587 (5). Tous ces textes sont rigoureux :
les Statuts de Lyon visent ceux qui se tuent « poussés de désespoir,
de courroux ou autrement »; le concile de Reims frappe d'excom-
munication ceux qui prendraient soin d'ensevelir les suicidés : qui
autem eos sepeliendos quacunque ratione procuraverint excommu-
nicatione feriantur; enfin, les Statuts de Paris interdisent expressé-
ment les prières qu'autorisaient les Pénitentiels du vme siècle.
Il est vrai que l'application du droit canonique ne devient pas
plus rigoureuse : dans les romans, on voit parfois accorder la sépul-
ture, voire des funérailles somptueuses à certains suicidés (6). En
1578, un conseiller au Parlement de Paris se tue pour mettre fin à
de cruelles souffrances, et « néanmoins fut solennellement enterré,
sous couleur qu'on avait fait courir le bruit qu'il était en fièvre
ardente et frénétique » (7). Il est fort possible que, comme au moyen
âge, les grands échappent aux rigueurs du droit canonique. Mais
cela ne veut pas dire qu'elles soient en général inappliquées.
Despeisses dit que quand quelqu'un s'est homicide par extrême
pauvreté, le mort n'est pas justicié, « mais on dit que le corps de
tel sera privé de sépulture en terre sainte » (8). Ce « on dit » désigne
(1) Sibour, Actes de l'Eglise de Paris (P. 1854), p. 126-127. Les statuts
refusent, en outre, la sépulture ecclésiastique, Le refus est également
prescrit par les Statuts d'E. du Bellay, évêque de Paris (1551-1563). Ibid.,
p. 129. (2) Statuta synodalia, etc., (Bibl. nat., B. 2273). (1) Statuts
et \ordonn., synod, de V église métropol. de Lyon, publiés au concile de
Lyon, Lyon, 1577, p. 35. (2) Mansi (réimpression), t. XXXIV, c. 683.
(3) Ibid., c. 745. (4) Ibid., c. 1241. (5) Statuta in sacra synodo Carnotensi
promulgata, P. 1587 (B. nat., B. 5417). (6) Les facétieuses journées,
VIe journée, nouvelle 3 ; Le Printemps d'Yver, p. 139 ; Comptes du monde
adventureux . (XVIII -(t, I. p. 103). (7) Lestoile (éd. Michaud-Poujoulat.
P. 1837, p. 105). (8) Despeisses, Œuvrest Lyon, 1660, t. II, p. 708.
512 T^K XVIe SIÈCLE
I huile nu.- cl.V'iHun de la justice séeuliêie dictant au < !
sentence. Il n'en reste pas moins que la peine canonique est appli-
quée, là même nu la peine eoutuniiere ne l'est pas.
Même la |>einc macabre de l'exhumation ne disparaît pas : en
i5ç)(>, un nommé Bocquet, .n\ant perdu un procès, se tue.
enfants parviennent à cacher le suicide et le font porter à Saint-
Innocent. Mais la vérité du fait ayant été découverte, le corp-
déterré (i).
Les clercs même n'échappent pas toujours à ces pénalités. En
i524, Guillaume Le Conte, chanoine à Rouen, se tue. On l'ignore et
on l'enterre. Mais bientôt, le bruit se répand qu'il y a eu suicide •
le corps est exhumé de la cathédrale, la cathédrale réconciliée; il
semble bien que le Parlement confisque les biens, malgré l'opposi-
tion du Chapitre; enfin, le domestique du chanoine demande à être
relevé de l'excommunication qu'il a encourue en ne révélant pas le
suicide de son maître (2).
Non seulement le droit canonique subsiste, mais la morale écrite
ne s'assouplit pas.
Le Catéchisme, du Concile de Trente coupe court à toute velléité
de réforme en condamnant le suicide sans aucune réserve (3). Saint
François de Sales, dans une Digression sur l'imperfection des vertus
des païens condamne nettement la théorie stoïcienne qui permet à
l'homme de sortir de cette vie. Ni Caton ni Lucrèce ne trouvent
L-ràce devant lui. Il s'en tient à la doctrine de saint Augustin sans
l'atténuer par un mot d'estime ou de pitié (4).
Je ne me suis pas attardé à chercher dans la littérature catholique
lu xvie siècle toutes les déclarations relatives à la mort volontaire.
Il m'a paru que le témoignage des casuistes (5) était, sur ce point,
décisif. Ils sont célèbres par l'effort qu'ils ont tenté pour adoucir
l'ancienne morale : là où ils la relâchent, on ne saurait prétendre
que ce relâchement soit approuvé par l'Eglise entière; mais, lors-
(1) Lestoile,p. 277. (2) Beaurepaire, article cité, p. 136. (3) Catéchisme du
Concile de Trente. (4) Saint François de Sales, De V amour de Dieu, XI, ch. x
(Œuvres P. 1652). (5) J'ai pris la liste des principaux casuistes dans le Dict.
de Théologie du Vacant, (art. Casuistique). Editions citées dans ce chapitre :
Benedicti La Somme des péchez et le remède d'iceux, P. 1601 ; Caietan, Commen-
taires sur Saint Thomas (cités d'après l'édition de saint Thomas indiquéep. 423) ;
Comitolus, Responsamoralia. nlle éd., Rouen. 1709; Barthélémy Fumus, Sum-
uiaaurea, Lyon, 1683; Lessius, De Justitiaaliisque virtutibusmorum, libri IV,
Lyon, 1630 ; Navarrus, Enchiridion sive Manuale Confessariorum ac paeni-
ientium. s. 1. n. . d; Suarez, Tractatus de legibus et de Deo législature, Anvers,
1613; De fide, spe et charitate (Migne, Summa, 1848) ; Toleti, Summa casuum
1. V, ch. 6, p. 554-557. (lJBenedicti^ La somme des Péchez et le remède dHceux%
■conscientiae, Cologne, 1610.
LA MORALE SIMPLE : LES CASUISTES 543
qu'ils sont intransigeants, on peut croire sans témérité que cette
indulgence ne leur est pas propre. — Or, sur la question du suicide,
ils maintiennent dans l'ensemble la doctrine du moyen âge.
Barthélémy Fumus consacre à la question une ligne : il n'est
jamais permis de se tuer (i).
Caietan, étudiant le cas des saintes qui se sont tuées, dit qu'un
théologien a proposé de les excuser pour deux raisons : i° elles n'ont
pas eu l'intention de se tuer, mais celle se sauver leur honneur;
2° elles ignoraient la loi. Mais cette subtilité ne trouve pas grâce
devant Caietan : la première raison est ridicule; quant à la seconde,
il n'est pas possible qu'on ignore la loi qui défend de se détruire,
car l'amour de soi est chose naturelle (2).
Navarrus ajoute à la condamnation du suicide en général les pré-
cisions suivantes : c'est pêcher mortellement que de souhaiter la mort
prœ ira, impatientia, dedecore, paupeiiate, sen ob quodvis aliud
infortunium; si un clerc ou un moine a porté la main sur lui-même
il encourt eu de causa l'excommunication; c'est péché que de s'offrir
au martyre ou d'avoir l'intention de s'y offrir principalius ob vitœ suce
tœdium, vel alium finem pravum; c'est péché que d'abréger sa vie
par des abstinences téméraires ; enfin celui-là pèche aussi qui, à
cause de sa misère, « souhaite délibérément de ne jamais être
né (3). »
D'après Toîet (4), le suicide « immédiat » n'est jamais licite, étant
contraire à la justice, à la charité et aux droits de Dieu. Celui-là
pèche également qui donne à quelqu'un le conseil ou l'ordre de le
tuer, ou qui donne la main à ce meurtre ou qui, pouvant l'empêcher,
ne l'empêche pas. Par contre, on peut « se bisser tuer », quand on
doit ou mourir ou renier la foi, quand il y va du bien de l'état, du
salut d'un ami, du bien du prochain, et enfin quand on est condamné
à mort. Maintenant un accusé fait prisonnier peut-il s'enfuir, même
coupable? Oui, d'après Sotus, mais d'autres sont d'avis contraire,
etTolet ne conclut pas. Un homme condamné à mourir de faim peut-
il, si le moyen lui en est offert, se nourrir ? Il le peut, dit Tolet, qui
ajoute : Caietan est d'avis qu'il le doit. Un homme condamné à
mourir par le poison a-t-il le droit de boire le poison ? Oui, d'après
Victoria, non d'après Sotus. Pas de conclusion. Enfin les danseurs
de corde et ceux qui combattent les taureaux pèchent-ils mortel-
lement ? Non.
Celui qui se tue, dit Renedicti, pèche contre la loi « naturelle,
divine et humaine. » Achitophel et Saûl, « selon aucuns », et en tout
(1) P. 562. (2) Comment, sur saint Thomas, II, 2, qu. CXX1V, t. X,
p. 28. (3) Enchiridion, ch. xv, p. 313-314. (4) Summa. 1, V. ch. 6, p. 554-
557.
544 LE XVIe SIÈCLE
cas Judas, Lucrèce, Cléombrote, Caton sont réprouvés. Quanl à 8
son, Razias, Sainte-Sabine, Sàinte-Sophronie et autres saints person-
nages, « qui se sont occis eux-mêmes », ils ont agi par un mouve-
ment particulier du saint esprit, « chose qu'il ne faut pas tirer en
conséquence. »
Non seulement on n'a pas le droit de se tuer. Mais il ne faut pas
« maugréer la vie » ou souhaiter de n'être pas né.
Pèche encore celui a qui se fait tuer à un autre » ou se précipite
« à son escient au danger d'estre occis ». Car « qui s'expose au péril
probable de mort, il est homicide de soi-même, comme les soldats
qui se jettent au danger manifeste afin qu'ils ne soient estimés timides
et couards », ou comme les danseurs de corde.
Pèche qui va au martyre par vaine gloire ou « pour ennui de ne
plus vivre. »
a La personne qui se tue de peur d'être violée ou après l'avoir été
est homicide de soi-même. »
Pèchent enfin ceux qui, étant malades, mangent et boivent contre
l'ordonnance du médecin, ou qui refusent de « prendre médecine,
saigner et autre remèdes » : c'est là tenter Dieu (i).
Comitolus résume d'abord les arguments de saint Augustin, de
saint Thomas et d'Alexandre de Haies. Puis il examine la question
des condamnés à mort. Victoria prétend que le juge peut condamner
un coupable à prendre du poison. Opinion absurde. On ne peut con-
damner quelqu'un à commettre un crime. Maintenant le coupable
condamné à mourir de faim peut-il, doit-il se nourrir si l'occasion
lui en est offerte P Les théologiens ne sont pas d'accord (2).
Lessius seul discute assez longuement avant d'indiquer ses conclu-
sions. Le suicide, dit-il, est interdit d'abord par le « non occides »,
puis par le précepte qui nous ordonne d'aimer nos ennemis « comme
nous-mêmes ».
On dit : nous avons le droit de désirer la mort, comment n'aurions -
nous pas le droit de nous la donner ? Réponse : il y a bien des choses
qu'on a le droit de désirer et non de faire.
On dit encore : comment prétendre que le suicide soit défendu
comme nuisible à la République ? Nous avons le droit d'aller à l'étran-
ger et cependant ce départ porte exactement le même préjudice à
la République. Réponse : « quoi qu'il en soit de ce raisonnement,
le suicide est contraire à la justice légale qui n'est pas de moindre
prix mais de plus haut prix que la justice commutative ».
Troisième objection : comment dire que le suicide fait tort à Dieu,
puisque des saintes se sont tuées ? A ceia deux réponses : il y a d'abord
(1) Benedicti, La somme des Péchez et le remède d'iceux. 1, II, ch. 4,
p. 113-116. (2) Responsa moralia, 1. IV, qu. 10, p. 454-460.
LA MOBALE SIMPLE : LES CASUISTES 54â
l'argument de saint Augustin; en second lieu, ces saintes peuvent
•être excusées per ignorantiam inculpatam. En effet, « se tuer pour
le salut de la patrie ou la sauvegarde de sa pudicité n'est pas un mal
si évident de soi qu'on ne puisse s'y tromper sans faute et croire la
-chose licite. » Ce ne sont pas seulement des Païens, mais des chrétiens
« fort doctes » qui ont été de ce sentiment.
Dernière objection : tous les arguments ordinaires tombent s'il
s'agit d'un condamné à mort. En se donnant la mort, il ne pèche
pas contre la charité, il ne tue pas un innocent, il n'est pas juge
en sa propre cause, enfin il n'est pas plus contraire à la nature de
se donner la mort que de s'exposer à certains tourments. Réponse :
d'après certains docteurs, il n'est pas improbable qu'un condamné
à mort puisse en effet se tuer ; mais Lessius est d'avis contraire, parce
qu'un tel suicide est contraire à « l'inclination de la commune
nature ».
Suivent quelques conclusions pratiques : on peut, sans être homi-
cide de soi-même, s'offrir au juge lorsqu'on est coupable; on peut,
lorsqu'on est condamné à mourir de faim, ne pas manger, bien que
quelques docteurs soient d'avis contraire; on peut, dans l'extrême
nécessité, se laisser mourir de faim pour donner son pain à un com-
pagnon de misère; on peut s'offrir à un coup, se objicere telo, pour
sauver la vie du Prince; on peut, dans un naufrage, céder à autrui
la place qu'on occupe sur quelque planche, parce que ce n'est pas
là se tuer, mais s'exposer à un péril; on peut faire sauter son vaisseau
pour qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi; on peut enfin, dans
un incendie, se jeter du haut d'une tour cum certo vitœ periculo
parce qu'on n'a pas, ce faisant, l'intention de se tuer, mais celle
d'éviter un supplice (i).
Suarez, traitant la question de savoir si l'on est tenu de penser
à soi, sibi consulere, plus qu'au prochain, dit que, d'après saint
Thomas, on ne doit pas donner à un autre ce dont on manquerait
soi-même. Si, dans un naufrage, on cherche à saisir une planche, on
peut permettre à un autre de la saisir. « Mais il en va autrement
si l'on est déjà installé sur la planche : dans ce cas, céder sa place
à autrui, ce serait se jeter soi-même à la mer et avoir une part posi-
tive à sa propre mort, ce qui n'est jamais licite (2). »
Comme on voit, la doctrine des casuistes du seizièmes siècle est;
sensiblement la même que celle des casuistes contemporains. Je n&
dis pas qu'ils ne fassent aucune concession à la morale nuancée 1
(1) Lessius, De justitia, etc., 1. II, ch. 9, p. 73. (2) De fidet spe et chàri-
taie, p. 1175. Dans le Tractatus de legibus et de Deo législature (1. V, ch. 7
p. 327), Suarez traite la question du coupable condamné à mourir de' faim
mais sans donner de solution personnelle. É
33
540
leur théorie du suicide indirect en est une, et elle n'e.-t paa muins
développée alors qu'aujourd'hui. Mais, tandis qu'elle se glisse par la
porte basse, la vieille inorale du moyen âge Pègne toujours en sou-
veraine.
Non seulement les casuistes n'admettent rien des idées stoïciennes
qui séduisent, autour d'eux, Du Vair, d'Urfé, Montaigne, Charron,
mais ils ne daignent même pas les discuter (i). On vient de voir com«
ment Lessius essaie d'excuser Caton : son acte, qui, pour d'autres,
est un des plus beaux efforts où puisse se hausser la volonté de
l'homme, devient une bévue morale ! Encore Lessius est-il seul à
accorder ce pardon dédaigneux : pour Bénédicti, Gaton et Lucrèce
sont réprouvés comme Judas.
D'autre part, le seul fait de poser certaines questions trahit une
aversion véhémente pour le suicide : il faut sans doute en avoir
bien horreur pour en arriver à se demander si un coupable a le
droit de se dénoncer, si un homme condamné à périr par le poison
a le droit d'ouvrir la bouche, si l'on peut, dans un naufrage, préférer
la vie d'autrui à la sienne propre.
Par les solutions qu'ils donnent à ces problèmes, par le soin qu'ils
ont d'interdire moins la volonté de mourir, (impliquée dans le sui-
cide indirect), que le fait matériel, l'acte de porter la main sur soi,
les casuistes montrent bien que l'Eglise se fait désormais l'interprète
des sentiments populaires. Pour l'ancienne morale servile, pour le
peuple, ce qui est grave dans le 'suicide, c'est le suicide lui-même.
La mort est déjà chose terrible. Celle qu'on se donne à soi-même
est deux fois horrible, donc criminelle. Le crime n'est pas lié au
motif qu'a eu le coupable : il est dans le coup dont on se frappe,
dans l'élan pour le saut fatal, dans l'absorption du poison. C'est
parce qu'elle sent bien qu'elle s'appuie sur un sentiment vigoureux
que la casuistique est si résolue. Là même où Lessius se rend compte
que tous ses arguments sont en défaut, je veux dire dans la question
des condamnés à mort, il déclare tranquillement : le suicide est con-
traire à la nature. — A quelle nature ? Non pas certes à celle de
Caton ou de Thraséas, mais à celle dont s'inspiraient Torphisme et
l'antique morale servile.
(1) On le regrette à peine j car, lorsqu'il discutent ssur d'autres
points, les casuistes ferment les yeux ou tournent court dès que se
présente une difficulté. Lessius rapporte une critique ingénieuse, de l'argument
social. Que répond-il ? « Que la justice légale l'emporte sur la justice commu-
tative ». De même il démontre fort bien que les arguments ordinaires tombent
dès qu'il s'agit des condamnés à mort, mais il se contente à répliquer que le
suicide est toujours contraire à l'inclination de la commune nature. Ort pour
excuser Caton, il dit précisément le contraire. Si la seule nature nous avertit
que le suicide est un crime, comment alléguer en faveur des païens ou des
saintes Yignorantia inculpata ?
5*7
111
'Les deux morales et le droit : 1) La question du suicide ne soulève pas encore
de controverses passionnées ; 2) mais la lutte inévitable s'annonce déjà
a) dans les écrits des jurisconsultes ; b) dans la jurisprudence.
Dès l'instant que l'Eglise se prononce résolument en sa faveur, la
vieille morale .populaire a ses théoriciens tout comme la morale
nuancée. Tôt ou tard, une lutte ouverte, des controverses violentes
sont inévitables.
Cette lutte ne s'engage pas tout de suite. Les protestants n'essayant
pas de lancer sur ce point une morale nouvelle (i), la question du
suicide ne se trouve pas mêlée à la- grande controverse théologique
qui domine et emplit le siècle. Les romans opposent bien morale
païenne et morale chrétienne, mais il n'y a aucune âpreté dans les
discussions qu'ils prêtent à leurs héros. Les casuistes ne dénoncent
pas Montaigne, Du Vair ou Charron. Montaigne, de son côté, évite
le fer en déclarant par avance qu'il se soumet à la décision du cathe-
drant.
Mais l'inévitable bataille s'annonce déjà dans les écrits des juris
consultes et dans la jurisprudence.
La loi elle-même n'est pas atteinte par les idées nouvelles. Il y
a, au seizième siècle, quelques grandes Ordonnances sur les matières
criminelles (2). Aucune d'elles ne parle du suicide.
Le droit coutumier, lui aussi, se tait. C'est surtout au xvie siècle
que se fait la rédaction officielle des coutumes. Les députés aux-
quels sont soumis les projets rédigés par les praticiens prêtent
serment de signaler tout ce qui « se trouverait rude, dur, rigoureux,
déraisonnable et, comme tel, sujet à être tempéré, modéré et dû
tout corrigé, tollu et abrogé » (3). Or, dans les Procès-verbaux joints
(1) Je n'ai trouvé aucune déclaration intéressante sur le suicide
dans Calvin, Théodore deBèze, Farel, Viret. Duplessis Mornay, on l'a
vu, se prononce contre la mort volontaire sans mémo discuter, comme si
la question ne se posait pas. D'Aubigné conte (Œuvres <d. Réaume et
Caussade, I, p. 12) qu'en 1563, se trouvant sans ressources, un grand désir
le prit de se jeter dans la Seine, « quand, sa bonne nourriture lui faisant
souvenir qu'il fallait prier Dieu devant toute action le dernier mot de sa
prière étant la vie éternelle, cela l'effraya... » Les protestants n'ont pas
repris à leur compte, cela va sans dire, le vieux droit canonique. Mais ils
n'ont pas sur la question du suicide une doctrine opposée à celle des catho-
liques. (2) Ces Ordonnances sont énumérées dans le livre de M. Allard, Hisi.
de la justice criminelle au XVIe siècle, Gand, 1868, p. 415 ss. (3) Brissaud,
p. 366.
548 LE XVIe SIÈCLE
au texte des coutumes par Bourdot de Riehebourg, je ne trouve pas
trace d'un seul débat relatif au suicide. En matière de confiscation
on voit, en certains pays, le Tiers état réclamer l'adoucissement de
la coutume (i); mais l'usage de traîner et de pendre les corps morts
ne soulève aucune objection. Nul ne l'estime donc « rude, dur,
rigoureux ou déraisonnable ».
Mais, tandis que la loi demeure immuable, l'esprit nouveau
pénétre dans le monde des jurisconsultes et atteint la jurispru-
dence (2).
Naturellement, grâce aux travaux des grands romanistes du xvi*
siècle, Alciat, Hotman, Cujas, Doneau, l'ancienne législation romaine
devient familière aux juristes. Je ne m'attarde pas à citer tous ceux
qui l'exposent. Cujas la résume très clairement dans son Commen-
taire sur les Sentences (3) de Paul et, fidèle à sa méthode, distingue,
en ce qui concerne le suicide des accusés, les diverses phases par
lesquelles passe le droit. A partir du seizième siècle, tous les juris-
(1) Dumoulin dans ses Notes sur les coutumes de France mises par matières
(mot confiscation) dit qu'à Montfort-l'Amaury, le Tiers voulait qu'en cas de
confiscation, la moitié des biens fût réservée aux enfants s'ils étaient plus de
quatre, mais l'Eglise ne voulut pas « y adhérer». D'après Dumoulin (ibid.)t
il y a confiscation totale ou partielle dans les Coutumes de Paris, Sens, Mont-
fort-l'Amaury, Troyes, Vermandois, Bourgogne, Auxerre, Paris, Orléans,
(2) J'ai pris la liste des principaux criminalistes (ou jurisconsultes ayant
touché au droit criminel) dans le Manuel de Brissaud et dans Allard, Hiaê.
de la Justice criminelle, 1868. Editions citées dans ce chapitre : d'Argentrô,
Commentaires sur la Coutume de Bretagne (dans les Coutumes générales du
païs et duché de Bretagne, Rennes, 1748) ; Ayrault, Des procès faits au cadaver,
aux cendres, à la mémoire, aux bestes, choses inanimées et aux contumax (livre IV
de Y Ordre, formalité et instruction judiciaire), Angers, 1591 ; Bacquet, Œuvres,
éd. de Ferrière, P. 1688 ; Barnabe de Vest, CCXXXII Arrests célèbres et
mémorables du Parlement de Paris, P. 1612; Charondas le Caron, Somme
rural avec annotations, P. 1603, Responses et décisions du droict français,
P. 1637 ; Chasseneux, Commentarii in Consuetudines Ducatus Burgundiae ;
1573 ; Clarus, Sententiae (B. nat., F 509) ; Coras, Arrest mémorable du Par-
lement de Tholose contenant une histoire prodigieuse, etc., P. 1572 ; Cujas,
Opéra, t IV, P. 1577 ; Damhoudère, Praxis rerum criminalium, Anvers,
1616 ; Dumoulin, Les notes sur les Coutumes mises par matière, P. 1715 ;
Duret, Traité des peines et amandes, Lyon, 1572 ; Farinacius, Praxis et theorica
criminalis, Francf., 1610; Grégoire Syntagma juris, Lyon, 1582; La Roche
Flavin, Arrests notables du Parlement de Toulouse, Lyon, 1620 ; Lebrun de
la Rochette, Le procès criminel, Rouen, 1629 ; Loysel, Institutes coutumières,
éd. Dupin-Laboulaye, P. 1846 ; Maynard, Notables et singulière^ questions
du droict escrit décidées et jugées par arrests mémorables de la Cour du Par-
lement de Toulouse, P. 1638 ; Menochius, De arbitrariis judicum quaestionibus
et causis Lyon, 1606 ; Millaeus, Praxis criminis persequendi, 1541 ; Papon,
Recueil d' arrests notables, Lyon, 1519 et P. 1565 ; Anne Robert, Quatre livres
des arrests et choses jugées par la Cour, mis en français, par M. G. M. D. R.t
P. 1611. (3) Cujas, I, p. 197 ; cf. Bodin, Les six livres de la République^
P. 1579, 1. V, ch. in.
LES DEUX MORALES ET LE DROIT 549
consultes connaissent dans ses grandes lignes la doctrine du Digeste
et du Code. Aussitôt la lutte se trouve engagée entre ceux qui veulent
la substituer au droit coutumier, autrement dit ne plus punir le
suicide, et ceux qui s'en tiennent aux vieux usages.
Loisel, dans ses Institutes coutumières, résume fort bien l'ancienne
législation : l'homme qui se met à mort par désespoir « confisque
envers son seigneur » ; — le corps du désespéré est traîné à la justice
comme convaincu et condamné (i). Damhoudére, tout en voulant
une large indulgence en cas de folie, frénésie, fièvre chaude, trouble
mental, maintient strictement le principe coutumier. Quiconque se
tue aut ex desperatione, aut ex meticulosa anxietate perdendœ vitœ>
gloriœ, aut rerum tempo ralium perdendarum timoré aut ex alia
simili causa et malo proposito doit être traîné et pendu. Il y a en
outre confiscation, là où c'est l'usage. En cas de tentative de suicide,
le coupable doit être puni de mort selon certains auteurs, selon
d'autres citra mortem. Damhoudére, qui tient à montrer qu'il connaît
le droit romain, ajoute que, d'après Neratius, il est interdit de porter
le deuil des suicidés. Mais l'exemple des anciens Romains qui se sont
tués ne peut tirer 'à conséquence : ils ont eu tort, et Aristote les
avait condamnés par avance. (2)
Jean Bacquet, dans son Traité des droits de Justice, parle surtout
de la procédure, mais se prononce en faveur de l'ancien droit cou-
tumier qu'il justifie au double point de vue juridique et moral. Il
reconnaît que les lois de Justinien sont fort différentes. Mais ces
lois païennes ne sont pas reçues en France, sauf là où elles sont
conformes au droit canonique. (3) Enfin d'Argentré, dans son com-
mentaire de la Coutume de Bretagne, défend longuement l'ancienne
coutume qui, on s'en souvient, punissait le suicide. On retrouve en
lui un peu de l'état d'esprit des anciens scoiastiques, car il s'évertue
à montrer que les païens eux-mêmes condamnaient « ceux qui se
procuraient la mort. » Il convient malgré tout que, dans l'antiquité,
il y avait « des circonstances où la chose était excusée. » Mais c'est
pour ajouter aussitôt qu'on ne l'excuse pas parmi les chrétiens. Non
seulement on punit le suicide, mais on punit la tentative (d'Argentré
ne dit pas précisément de quelle peine) (4).
Mais en face de ces partisans de l'ancien droit, voici que surgissent
les idées nouvelles.
Les grands criminalistes italiens, Clarus (5), Menochius, Farina -
cius se prononcent en faveur de la doctrine romaine. Menochius
revient même tout à fait à l'ancien point de vue aristocratique, car,
(1) Numéros 837 et 838, t. II, p. 211 et 212. (2) Praxis, ch. 90, pages 259-
et suiv. (3) Traité des Droits de Justice, chap. vu, parag. 17 et suiv.
(4) T. III, tit. XXV, art. 631. (5) Clarus, 1 V, qu. 68.
550 LE xvi" su.-
après avoir expliqué qu'on peut sévir contre le condamné qui se tu*,
il parle dans un paragraphe spécial du laqueo suspensus : l'usage,
dit-il, est de livrer le corps de ces suicidés « pour l'anatomie »; mais
]e juge aura égard « à la condition et dignité de la famille » et il
ne livrera le corps que si le mort vilis est Jarniliœ. et deploratœ condi-
cionis (i). Farinacius dit tout nettement qu'a son avis, il n'y a pas
flieu de pendre les cadavres de oeux qui se tuent (2). L'influe n ce de
ces criminalistes italiens fut chez nous considérable, car nos juris-
consultes les citent aussi volontiers que les auteurs français.
En France, Duret, dans son Traité des peines et amendes, reproduit
la doctrine romaine sans plus faire allusion au droit coutumier que
s'il était aboli (3).
Chasseneux, dans son Commentaire sur la coutume de Bourgogne,
dit lui aussi, sans autre explication, que l'on confisque les biens de
celui qui se tue desperatione criminis perpetrati (4).
Enfin Ayrault, dans son fameux ouvrage Des procès faits au cada-
ver, aux cendres, à la mémoire, aux bestes, choses inanimées et aux
contumax, commence à discuter la légimité des peines infligées aux
cadavres. Voyons donc, écrit-il « s'il n'est pas ridicule et inepte,
voire cruel, voire barbare de batailler contre des ombres.... Ne disons-
nous pas que la mort efface et éteint le crime ? Que voulons nous
aux morts qui reposent et avec lesquels nous n'avons plus de négo-
ciation ni de commerce ? C'est à Dieu auquel ils ont désormais
affaire... Et il y a apparence que les appelant à soi, il use d'un droit
de souveraineté, c'est-à-dire qu'il en évoque la connaissance si déjà
nous l'avions entreprise ou, si elle était à commencer, nous l'interdit.
« Qui est mort peut-il mourir encore? N'est-ce point payer ses dettes
criminelles et civiles que faire cession à tous ses créanciers non seu-
lement de ses biens, mais de la vie P... Davantage qui'ne dira que
c'est trop se jouer de notre humanité si caduque, de notre condition
si floite et si misérable qu'après qu'elle est terminée lui ressuciter un
commencement d'autre mortalité et caducité ?... Que s'il y a de
l'impossibilité à châtier et punir les morts, il y a de la turpitude à les
poursuivre... » (5).
Coras dit dans le même sens : « Punir le corps d'une personne
morte laquelle Dieu a appelée à soi et au jugement de son grand
tribunal est une chose fort étrange et ressentant je ne sais quoi de la
barbarie et inhumanité » (6).
Je sais bien que Coras et Ayrault diminuent l'effet de ces belles
protestations en admettant finalement les peines contre le cadavre,
(1) Menochius, 1. II, casus 285, p. 426. (2) Farinacius, Praxis, 1. I, t. I,
qu. 11, parag. 80. (3) Duret, mot «homicides», p 84, 85. (4) Page 358c
5) P. 3 et 4, (6) Arrest mémorable, note 93.
LES DEUX MOftALES ET LE DROIT 55 L
Coras lorsqu'il s'agit d'un crime « plein d'horreur et énormité »,
Ayrault parce que « si nous n'admettons point l'accusation des morts
il s'ensuivrait que no as ne les pourrions non plus restituer ni absou-
dre » (i). Mais, en ce qui concerne précisément le suicide, ils tien-
nent compte des scrupules dont on vient de voir l'expression. Coras*
encore qu'il le tienne pour une « chose fort vilaine, lâche, indigne
d'un chrétien )) (2) ne le mentionne pas parmi les crimes pleins
d'horreur et énormité contre lesquels il faut sévir après la mort.
Quant à Ayrault, il conseille de n'infliger une peine au cadavre que
quand celui qui s'est tué était accusé d'un crime (3).
Voilà donc en France trois jurisconsultes et des plus connus, Duret*
Chasseneux, Ayrault qui combattent la théorie* soutenue par Bacquet,.
Loisel et d'Argentré et conseillent d'adopter l'ancienne doctrine
romaine, c'est-à-dire de ne pas punir, en principe, le suicide.
Entre ces partisans résolus de la tradition ou de la nouveauté, quel-
ques juristes hésitent. Papon, dit que, nonobstant la loi romaine,
le procès au cadavre « est toléré » (4). L'expression n'indique pas
un vif enthousiasme.
Lebrun de la Rochette dit que l'homicide de soi-même est plus
grave que l'autre et que la tentative même en doit être punie. Toute-
fois il faut excepter « ceux qui, poussés de manie, frénésie ou autre
maladie corporelle se sont tués » et, continue Le Brun, sans référemee,
item qui tœdio vitœ aut impatientia dolorïs mortem sibi conscive-
runt cum eis posi mortem mitius agitur (5).
Charondas, dans ses notes sur la Somma rural, dit qu'il y a trois
raisons principales qui portent les hommes à se détruire : la cons-
cience d'un crime commis, l'ennui de vivre, l'impatience de la douleur
et maladie. « Quant aux deux premiers cas, il est puni en son corps
et cadavre et y a confiscation de biens au pays où confiscation a lieu :
et pour le troisième cas, la compassion de sa calamité le rend excu-
sable, tellement que son corps n'en est puni ni ses biens confis-
quée )> (6). Il y a là un effet intéressant pour maintenir le droit
coutumier moyennant une large concession à la doctrine romaine.
Deux plaidoiries prononcées au cours d'un procès fameux nous
montrent quels arguments on invoquait d'ordinaire dans les affaires
de suicide à l'appui des deux thèses opposées. Titus, qui a des immeu-
bles en Anjou, se tue. Le roi donne les biens confisqués à Maevius.
L'héritier revendique les biens, alléguant que, par la coutume d'An-
jou il n'y a confiscation qu'en cas d'hérésie et de lér>e majesté.
(1) P. 6 ; Ayrault ajoute qu'il petit ètte bon de faire ces procès « pour
l'exemple». (2) Ibid., note 77. (3) Ayrault, p. 6. (4) Recueil d'arrêts, 1.
XXIV, t. XIV. (5) Le procès criminel, 1. I, p. 42-44. (6) Somme rural , avec
annotations, t. XXXIX, p. 286.
552 LE XVIe SIÈCLE
Anne Robert plaide pour Maevius contre l'héiitier. Prévoyant
que son adversaire va alléguer antiquité et droit romain, il prend
les devants. Le suicide est un crime, dit-il, car nous sommes des
soldats en garnison et nous sommes aussi, (c'est le vieil argument
platonicien), des serfs : anciennement on marquait au fer chaud le
corps des serfs fugitifs. « N'est-ce pas un serf fugitif lequel s'efforce
par une mort avancée et hâtée de dissoudre et démembrer la belle
harmonie et œuvre d'architecture du corps et de l'âme ? » Suivent
coup sur coup des citations de Cicéron, Pline le jeune, Virgile,
Tacite, Aristote, Sénéque, Saint-Cyprien, Saint-Augustin et Martial.
Mais pourquoi citer ces exemples, u comme si nous parlions de quel-
que grand héros lequel eût donné un essai et preuve de quelque
bel exploit de valeur ou en contemplation de quelque généreux acte
fût entré en volonté et intention d'endurer la mort ? » L'accusé
dont il s'agit avait laissé dans sa chambre un mot disant : « je meurs
afin que je vive avec Christ »; mais en réalité il s'est défait par
crainte d'une condamnation. Or Tacite rapporte que, Libo Drusus
s'étant tué, ses biens furent confisqués. Suit un exposé de la doctrine
du Code. Puis les citations recommencent. On voit passer Saint Jean
Chrysostome, Platon, Cedrenus, Quintilien, Hégésippe et saint
Augustin.
L'avocat Arnaud plaide pour l'héritier. D'abord, il n'y a pas de
confiscation en Anjou. C'est le gros argument. Deuxièmement, il
n'y a pas mort volontaire si l'acte est celui d'un furieux, et « la fureur
se présume aisément en tel cas. »
Les anciens admettaient le suicide. Suivent des citations de Quinti-
lien et de Sénèque. « Caton donne une preuve admirable d'une géné-
reuse mort. Il pouvait faire un exploit plus heureux, mais rien de
plus vaillant ne pouvait-il faire. » Le mépris de la mort « porte
témoignage de la vaillance et de la grandeur de courage, lorsqu'un
homme d'un courage invincible s'est résolu ou de venir à bout des
adversités et malheurs ou d'y mettre la fin. » Bien plus, la foi chré-
tienne elle-même « approuve quelquefois telle sorte de mort ».
Arnaud cite Procope, Cedrenus, Eusébe, Nicéphore. Puis, craignant
peut-être d'être allé trop loin, il ajoute : pourtant nous ne voulons
pas inférer qu'il soit permis de se tuer pour quelque cause que ce soit.
Le suicide en principe est un crime; mais ce n'est pas une hérésie;
il n'y a donc pas lieu à confiscation (i).
Ces deux plaidoiries auraient pour nous plus d'intérêt si elles
portaient sur l'ensemble de l'affaire et non sur la confiscation d'une
partie des biens. Mais le fait même qu'en dépit de l'objet précis du
(1) A. Robert,!. I, ch, xn.
LES DEUX MORALES ET LE DROIT 553
procès les deux avocats discutent aussi longuement sur la légitimité
de la mort volontaire prouve que l'on compte déjà avec les idées
nouvelles.
La jurisprudence trahit, elle aussi, le conflit des deux morales.
D'un côté, on maintient les anciennes peines, on les applique; sur
lin point il semble qu'on les aggrave. D'autre part, il y a un effort
pour améliorer la procédure et sauvegarder les droits du mort, et
l'on peut relever des sentences inspirées par le droit romain.
Loisel constate que le suicidé est traîné et pendu et que, d'après
la coutume de Loudunois, la suicidée est enfouie (i). En Bretagne,
on traîne le corps et on le pend par les pieds (2). A Toulouse, le
Parlement fait mettre le cadavre a à un carrefour hors ladite ville
sur quatre piliers auprès des fourches patibulaires » (3). Jean Barquet
donne le modèle de sentences suivant : « avons ordonné que le corps
mort dudit défunt tel sera traîné sur une claie en tel lieu etc. et
là pendu par les pieds à une potence qui, pour cet effet sera dressée
audit lieu pour y demeurer l'espace de six heures, ce fait trainé à
la voirie » (4). Damhoudére dit que le corps du suicidé est pendu
« non au patibulaire, mais plus ignoblement à la fourche », et que
l'usage est de le traîner au lieu du supplice avec des cordes ; en outre,
on ne fait pas passer le cadavre par la porte du logis, mais par un
trou pratiqué, semble-t-il, tout exprès (5).
Ce sont là les peines du moyen-âge. Voici deux nouveautés, ou
-du moins deux usages dont je n'avais pas trouvé trace au moyen âge.
En i524, quand Guillaume le Conte, chanoine à Bouen, est déterré,
on fait disparaître les armoiries qu'il avait fait graver sur sa
maison (6). Je ne connais pas d'autre fait de ce genre. Second fait :
le modèle de sentence donné par Bacquet ordonne que, sur les biens
confisqués « et autres non sujets à confiscation », il sera pris préala-
blement la somme « de tant de mille écus d'amendes » au profit
du haut justicier, plus soixante écus pour les pauvres. Bacquet cite
quatre arrêts du xvie siècle en ce sens (7). Cela confirme ce que dit
Imbert dans sa Practique judiciaire que, là où les coutumes abolissent
la confiscation, on rend « illuoire et inutile le bénéfice des dites
coutumes » en infligeant des amendes énormes (8).
Voici, par contre, qui témoigne d'un effort en sens opposé.
D'abord on prend des mesures pour sauvegarder les droits du défunt.
(1) Loisel, passage cité ci-dessus. (2) Coutumes générales du Pals et
Duchés de Bretagne, t. III, tit. XXV, art. 631. (3) La Roche Flavin,
arrêt du 5 avril 1571. (4) Bacquet, ch. VII, parag. 17. (5) Damhoudére,
eh. 90, parag. 1 et «9. (6) Beaurepaire, p. 136. (7) Droits de Justice, VII,
17, (8) Imbert. 1. III. p, 488.
554 li: xvi' siùcle
Le juge doit, faire un procès verbal du lieu où le corps a été trouvé,
puis il « fera visiter le corps par les barbiers. » Ensuite il informera,
à la requête du procureur fiscal, « de la vie et moeurs du défunt et
comme s'il s'est homicide ou pendu, s'il était furieux, s'il était malade
et de la cause pourquoi il s'est défait. » Cela fait, il créera un curateur
au corps mort, « pour le défendre, dire et alléguer pour sa justifi-
cation tout ce que bon lui semblera » (i). Papon précise que l'on
doit ce faire appeler et ouïr les héritiers s'ils sont au lieu, autrement
à son de trompe et pourvoir au corps à faute d'iceux d'un défenseur
et procureur qui fasse serment ». Sinon, le jugement est nul et les
juges peuvent être « pris à partie pour la faute sur ce fait » (2).
Un arrêt du Parlement de Paris montre qu'il peut même y avoir
une procédure de revision. En 1676, un nommé dé la Volpiïïière,
sieur de la Bastisse, accusé de « fausseté », s'étrangle dans sa prison
et est condamné à être pendu par les pieds. Le Parlement de Paris
admet l'héritière à « purger la mémoire et justifier l'innocence du
défunt )) (3). En i54i, à Toulouse, le Viguier et Juge, lieutenant et
procureur de Villeneuve de Berc, sont « condamnés en grosses
amendes d'autant qu'ils avaient fait pendre le corps d'un pauvre
homme qui, en fuyant les ministres de justice, s'était précipité du
haut d'une maison en bas et tué )) (4).
A côté de ces décisions relatives à la procédure, il y a, au
xvie siècle, deux arrêts fort célèbres en faveur des suicidés. Le premier,
mettant fin au procès dans lequel plaident Robert et Arnauit, décide
que, quand le mort possède des biens dans un pays où il n'y a pas
confiscation, ces biens vont aux héritiers, quel que soit le lieu où le
suicide a été commis (5). Le second, plus intéressant, est dû au pré-
sident Du Faur. Un homme se tue « sans aucune conscience de cri-
une ». On nomme un curateur. La sentence porte que le corps sera
pendu et les biens confisqués. Il semble bien que le corps avait été
enterré au cimetière et qu'on le déterre pour exécuter la sentence.
L'enfant appelle au Parlement de Toulouse. L'appel, dit Maynard,
semblait irrecevable, car, dans le ressort de Toulouse, qui confisque
le corps, confisque les biens. Or, l'homme était justement pendu
Cependant, le président Du Faur fait casser la sentence en invoquant
le droit ancien. « Aussi n'y avait ordonnance ou coutume en France
par laquelle fût ordonné qu'en ce cas il y aurait confiscation de
dionales ne parlent pas du suicide. Mais les usages romains n'avaient
biens » (6). Nous avons déjà vu, en effet, que les coutumes méri-
dionales ne parlent pas du suicide, Mais les usages romains n'avaient
(1) Bacquet. VII, 17, (2) Recueil d'arrests. 1. XXII, t. X, arrêt II*
(3) Barnabe de Vest, arrêt CL. (4) La Roche Flavin, p. 676. (5) Maynard*
ch. 86. (6) Ibid., ch. 85.
LA JURISPRUDENCE 555
pu subsister au moyen âge qu'à titre de coutume locale, et la preuve
que l'application en était incertaine se trouve dans le jugement
même que fait casser le président Du Faur. La grande nouveauté
qui rend célèbre l'arrêt de i586, c'est qu'il s'appuie sur le droit
romain écrit. Il applique les idées défendues par Duret, Ayrault et
Chasseneux.
Ces idées ont des partisans en Bourgogne. Bouvot, dans son
nouveau Recueil des arrests de Bourgogne, traite la question suivante :
« si une femme qui est trouvée en la rivière morte, est présumée s'être
noyée et s'il y échet confiscation de ses biens ». Il commence par
dire que le suicide est « acte pusillanime et ressentant sa femme ».
Mais, pour qu'il puisse y avoir confiscation, il faut d'abord « que
les preuves soient plus claires que le jour »; or, quand on trouve
un noyé, on peut toujours supposer une attaque d'apoplexie; en
outre, « la confiscation ne s'adjuge s'il n'y a délit précédent et si
le délit n'est prouvé ». Si je rapporte ce passage de Bouvot, qui a
écrit au xvne siècle, c'est qu'il autorise sa doctrine de deux arrêts
rendus en 1587 et en i5o2 (1).
Bacquet dit que la jurisprudence est, en outre, indulgente aux
« pauvres femmes » qui se tuent par a nécessité, indigence et pau-
vreté » (2). On se contente de les faire enterrer en terre profane,
sans exécution préalable.
Enfin, nous avons vu la phrase de Robert, disant qu'en cas de
suicide « la fureur se présume aisément .». C'est peut-être ce qui
explique qu'il ne soit jamais question d'exécuter un grand personnage.
Lestoile signale les suicides d'un docteur en droit, « homme de grande
littérature et prudhomie », (3) de Bragelonne, frère du secrétaire du
Roy, (4) d'un conseiller au Parlement de Paris (5); le Journal d'un
Bourgeois de Paris signale celui d'un jeune avocat au Châtelet (6) ;
nulle part il n'est question d'une procédure entamée contre eux. Les-
.toile a un mot pour expliquer comment il se fait que le conseiller soit
« solennellement enterré ». Mais il n'a pas l'air de penser un instant
qu'on aurait pu le traîner et le pendre. J'ajoute que je n'ai pas trouvé
un seul texte parlant de poursuites contre un grand seigneur.
Ce qui se dégage de ces faits, c'est que la morale nuancée, appuyée
sur le Code et sur le Digeste, commence à ébranler l'ancien droit :
le texte des Coutumes n'est pas modifié, les vieilles peines subsistent,
et, sur oertaint points, semblent s'aggraver; mais la doctrine romaine
a désormais des partisans qui l'avouent hautement. On commence à
discuter la légitimité des peines infligées au cadavre. On exige une
enquête sur l'état mental du défunt. Enfin, un arrêt du Parlement
(1) T. II, p. 441. (2) Bacquet, VII, 17. (3) 18 juillet 1576. (4) Page 163.
(5) 2d rjpt. 1578. (6) Ed. Lalanne, p. 327.
556 li: xvie siècle
de Toulouse consacre dans le Midi le principe du droit romain, et le
Parlement de Dijon semble d'accord avec Toulouse. La lutte
s'annonce et, ça et là, s'engage entre l'ancienne doctrine et les idées
nouvelles.
IV
Accord de notre hypothèse et des faits : 1) La morale nuancée s'appuie sur 1- s
élites cultivées et libres et sa faiblesse même vient de ce que la renais-
sance n'atteint pas les masses populaires ; 2) réponse à une objection :
l'église, bien qu'elle soit une élite, se prononce en faveur de la morale
simple ; 3) insuffisance des hypothèses classiques.
Je ne crois pas qu'il faille une grande démonstration pour prouver
qu'une fois de plus les faits s'accordent à notre hypothèse.
Non seulement c'est dans l'élite mondaine et l'élite intellectuelle
que la morale nuancée trouve ses deux points d'appui. Mais son
succès même au sein de ces élites coïncide avec le progrès de la
liberté.
Je ne sais si les nobles ont souvent eu autant d'indépendance qu'au
xvi6 siècle. Le régime féodal s'écroule. Les tyrannies locales s'atté-
nuent. Mais la monarchie est encore loin d'exercer en fait le pouvoir
absolu, a De vrai, dit Montaigne, sauf le nom de Sire, on va bien
avant a\ec nos rois... Un seigneur retiré et casanier entend parler de
son maître une fois l'an, comme du roi de Perse. A la vérité nos lois
sont libres assez et le poids de la souveraineté ne touche un gentil-
homme français à peine deux fois en sa vie » (i). Entendons que ce
qui s'en va, c'est le vieil idéal du moyen âge, qui veut qu'on soit
l'homme d'autrui. Entre le vassal d'autrefois et le sujet de Louis XIV,
bien des nobles du xvie siècle font figure d'hommes libres.
S'agit-il de l'élite intellectuelle? Dans le monde de l'esprit, la
renaissance, c'est avant tout la liberté. Dogmes, sciences, morale,
goûts, modes, tout ce qui fait la vie profonde d'une époque est
mis en question à la fois. A travers les déclarations de commande
en faveur de certaines doctrines officielles tout, dans la littérature,
dit la joie de la liberté retrouvée. Et ce que Montaigne redemande à
l'antiquité, c'est cette « liberté et vivacité » des esprits, qui fait que
chacun « entreprend de juger et de choisir pour prendre parti » (2).
La faiblesse même de cette morale nuancée qu'on voit renaître
s'accorde à notre hypothèse, parce que la Renaissance, intellectuelle
ou mondaine, passe au-dessus du peuple, sans presque l'effleurer.
Il n'y a, au xvie siècle, aucun effort pour instruire artisans et paysans.
Tout ce qui appartient au passé conserve là un point d'appui solide.
(1) Essais, I, 42. (2) Essais, II, 12.
RÉPONSE A UNE OBJECTION 557
Et l'opposition des deux morales sur la question du suicide n'est
qu'un des aspects du contraste qui fait que cette même époque nous
paraît aujourd'hui tout ensemble si grande et si misérable) : la liberté
renaît, mais les bûchers s'allument; c'en est fini des luttes féodales,
mais les guerres de religion commencent; des magistrats lettrés
s'appliquent à l'étude de la sagesse antique, mais les procès de sor-
cellerie se multiplient; réformés et philosophes cherchent à épurer la
morale, mais on torture les accusés et des supplices apparaissent,
plus féroces que ceux du moyen âge- Les incertitudes du droit ne
sont qu'un mince épisode dans la lutte qui s'annonce entre morales
d'en haut et morales d'en bas.
Sur un point, par contre, notre hypothèse semble d'abord en
défaut. L'Eglise, au xvie siècle, est toujours une aristocratie intel-
lectuelle. Pourquoi, n'y étant pas contrainte, se prononce-t-elle en
faveur de la morale populaire, et cela si résolument que cette morale
populaire pourra désormais s'appeler à bon droit la morale de l'Eglise?
La première raison, c'est, je crois, que ia morale nuancée se pré-
sente elle-même comme païenne et anti-chrétienne. Les plus chauds
partisans des idées nouvelles prennent soin de dire, au moment de les
défendre, que, comme chrétiens, ils les répudient. S'ils font allusion
aux suicides chrétiens, c'est avec un air de taquinerie qui ne peut
qu'agacer l'Eglise. En outre, les idées relatives au suicide sont compro-
mises par ce qui les entoure. En elles-mêmes, elles sont, en principe,
acceptables pour le clergé, mais on les lance pêle-mêle avec mille
conceptions dont il ne peut s'accommoder.
Au-dessus de cette raison qui, sur le moment, a son importance,
il y en a deux autres, plus profondes, et qui nous ramènent à notre
hypothèse : l'Eglise est en contact permanent avec le peuple, et, ne
pouvant admettre en son entier le principe de libre examen, elle
n'est plus dans le monde de la pensée ce qu'elle était au moyen âge,
l'élite qui dirige.
Il est facile pour des sages, écrivant pour des sages, de heurter,
dans des écrits que la foule ne lit pas, les idées les plus chères au
peuple. Le clergé, lui, doit compter avec la masse. Sans doute le
peuple des fidèles se désintéresse des idées qu'un clerc philosophe
peut exprimer dans un livre, (aussi verrons-nous au xvne siècle
quelques écrivains catholiques faire des concessions d'importance à
la morale nuancée), mais il n'en va pas de même touchant les usages.
L'habitude de voir punir ceux qui se détruisent est, dans le monde
des petites gens, une habitude ancienne, antérieure à la naissance
même de l'Eglise. Comment changer brusquement tout cela, quand
pour le peuple rien n'est changé?
D'autre part, l'Eglise, liée à des dogmes, se prononce contre la
558 LE XVI' saèOLB
&me de
ion) de
i même
liberté illimitée de l'esprit, c'est-à-dire contre le principe même
la renaissance. On ne peut s'en étonner, puisque c'est au nom
cet esprit même qu'elle se voit attaquer. Seulement par le fait
qu'elle exerçait au moyen âge. Déjà saint François de Sales pfclit
peut plus diriger le monde intellectuel. Elle brillera encore dans
l'éloquence, dans l'érudition, mais elle n'exercera plus la souveraineté
qu'elle exerçait au moyen âge.] Déjà saint François de Sales pâlit
devant Montaigne, comme Bossuet pâlira devant Descartes, comme
Bergier devant Voltaire. La grande aristocratie libre se reconstitue
en dehors de l'Eglise : c'est en dehors de l'Eglise que revit la morale
nuancée.
Faut-il ajouter que les hypothèses classiques passent, ici encore,
au-dessus des faits?
S'agit-il de la dignité individuelle? S'il y a, au xvie siècle, un
milieu dans lequel l'homme devienne, selon la formule de Durkheim,
un Dieu pour l'homme, c'est sans doute ce monde d'humanistes et
d'artistes qui semblent parfois adorer la nature et se grisent de
l'orgueil de penser librement; c'est ce groupe de philosophes
-qu'exalte l'idéal retrouvé des stoïciens. Or, c'est justement dans ces
milieux que la morale nuancée trouve son plus ferme appui.
S'agit-il de l'horreur du sang? Sans doute on n'a pas l'impression
que les hommes de la renaissance soient particulièrement délicats
sur la question. Mais les casuistes le sont encore infiniment moins-
Leurs complaisances sur le sujet de l'homicide sont restées célèbres.
Elles suffiraient à prouver que l'horreur du suicide n'est pas liée
à l'horreur 'du meurtre, sous toutes ses formes. Enfin, les guerres
civiles qui ensanglantent la France du xvie siècle, sont conduites au
nom de deux religions qui, l'une et l'autre, condamnent le suicide.
CHAPITRE II
Le XVIIe siècle : Force croissante des deux Morales :
L'Ordonnance de 1670 ouvre la lutte décisive.
Au xvii0 siècle, les deux morales opposées se fortifient l'une et
l'autre.
Au théâtre, dans les romans, morale mondaine et morale antique
s'affirment de plus en plus librement. Fait nouveau, la morale nuancéa
trouve des partisans jusque dans l'Eglise.
Mais, d'autre part, les casuistes maintiennent leur doctrine; les
Jansénistes sont d'accord avec eux; Descartes, Gassendi, La Mothe,
Le Vayer, des moralistes mondains condamnent la mort volontaire ;
la morale simple, enseignée dans les manuels de philosophie, prend
un air de morale officielle.
Entre ces deux morales, dont l'une semble régner sur tout et
l'autre se glisser partout, îa lutte franche et ouverte n'éclate pas tout
de suite. Dans le droit, la morale nuancée semble d'abord gagner
du terrain. Mais en 1670, l'Ordonnance criminelle consacre brutale-
ment la morale simple : la lutte décisive se trouve engagée-
Progrès de la morale nuancée : 1) Elle s'affirme de plus en plus librement dans
la tragédie ; 2) dans le roman ; 3) elle a quelques partisans dans le
monde des moralistes (Balzac, Saint -Evremnnd, Bayle) ; 4) elle a même
des partisans dans l'église : Duvergier de Hauranne. l'évêque Camus, le
P. Le Moyne, etc. ; 5) légères traces d'indulgence dans les mœurs pour
certains suicides.
Dans les tragédies du xvne siècle (1), on retrouve encore, de loin
en loin, quelques phrases contre le suicide.
Réserve à ton pays le surplus de tes jours,
Pour son utilité trop accourais toujours...
...Quiconque inhumain s'accélère la mort
Se confesse vaincu des injures du sort. (2)
(1) J'ai lu, outre les œuvres des prinoipaux auteurs, (Hardy, Mairet, Cor-
neille, Scudéry, Rotrou, du Ryer, Tristan, Racine, Th. Corneille, Quinault,
Campistron, La Grange Chancel) quelques pièces de presque tous les auteurs
indiqués par le Manuel bibliographique de M. Lanson. Je n'indique pas les
éditions citées. Ce sont, sauf pou» les auteurs célèbres, les éditions originales
soit de la pièce, soit des Œuvres, (2) Hardy, Aristoclée^ se. dernière.
560 LE XVIIe SIÈCLE
Mais, si tu crois l'honneur qui parle beaucoup mieux
Il t'ordonne de vivre et de craindre les Dieux (i).
A une bergère qui veut se tuer, une amie déclare :
Vous serez le jouet, le discours coutumier,
L'opprobre, le rejet, le mépris journalier
Des nations qui sont sous Vessieu des deux pôles (2).
Le suicide est encore appelé « le plus grand des crimes » (3); c'es'
a malheur » et « rage » (4), « dessein furieux » (5), « honteux dés-
espoir )) (5), « criminel effort » (6). Seulement ces déclarations sont
rares et, comme au xvi6 siècle, la morale en action les dément. Ceux
auxquels on reproche de vouloir mourir renoncent rarement à leur
dessein et n'en sont pas moins sympathiques. Ceux qui formulent
ces reproches sont parfois les premiers à vouloir se tuer (7).
Plus nettement encore qu'au xvie siècle, la morale nuancée règne
en souveraine derrière les phrases de pure façade. Les discussions
mêmes se font rares. J'en note une assez longue dans une pièce de
Chrestien (8). Une autre dans Hardy, tourne à l'apologie de celui qui
se tue quand il n'a plus ici-bas aucun espoir. Quand Scédase va se
tuer, le Chœur s'écrie :
Comment immobiles permettre
Que ce furieux inhumain
Puisse un homicide commettre
Envers soi de sa propre main?
Mais un ami de Scédase réplique :
Simples, ne présumez que ce ne fût un crime
De vouloir s'opposer à ce coup magnanime...
Depuis que le malheur étouffe l'espérance,
L'homme doit courageux malgré l'inique sort
Ce qu'il ne peut ici le trouver chez la mort (9).
(1) Gombaud, L' Amaranthe, II, 3. (2) Boissin de Gallardon, Les urnes
vivantest III. Cf. Rotrou, L'heureux naufrage. V. 3 : Qui désire sa mort est
indigne de vivre.... Champ Repus, Ulysse, se. dern. (3) Du Ryer, Sault
se. dern. (4) Corneille, Œdipe, V, 9. (5) Campistron, Tiridate, II, 6.
(6) Racine Mithridate, V, 1. (7) Dans les Urnes vivantes, la bergère se tue
malgré les remontrances de son amie ; l'Amaranthe de Gombaud, après avoir
si bien parlé contre le suicide, déclare qu'elle se tuera si Alexis meurt ; l'écuyer
de Saûl qui, dans Du Ryer, voit dans le suicide» le plus grand des crimes » se
tue sur le corps de son maître. Dans la pièce de Campistron, la sœur de Tiridate
lui reproche un « honteux désespoir», mais son écuyer lui dit rondement :
mourez donc î (III, 3), et c'est en suivant ce conseil qu'il devient sympa-
thique. (8) Chrestien, Théâtre, Rouen, 1608, p. 16 et 56-58, (9) Scédase,
se, dern.
LA MORALE NUANCÉE DANS LA TRAGÉDIE 561
Mais, en général, on ne discute plus. Quelques objections rapides
donnent l'impression de n'être là que pour fournir au héros l'occa-
sion d'une réponse brillante et facile. En effet, la morale nuancée
n'est pas seulement morale en action : elle s'exprime de plus en plus
librement.
Comme dans le théâtre contemporain, quatre sortes de suicides
sont sympathiques : suicides altruistes, suicides destinés à sauver
Thonneur, suicides dus au remords, au désir d'expier, suicides
d'amour.
Suicides altruistes : il va sans dire qu'on approuve les héros qui
veulent, comme Polyeucte, mourir pour Dieu ou ceux qui se sacri-
fient à l'intérêt d'autrui, comme Dircée dans V Œdipe de Corneille (i),
Ménécée dans la Thébaïde (2), Corésus dans la pièce de Lafosse (3).
La sympathie va toujours à ceux qui ne veulent pas survivre à un
être cher (4). Lorsque Antigone a perdu sa mère et voit ses frères
s'entretuer, elle déclare que « la raison » la conduirait au suicide (5).
Pour les confidents, il est presque de rigueur qu'ils veuillent suivre
leur maître dans la mort :
Ah! ne prétendez pas que je puisse survivre!... (6)
Seigneur, vous m'offensez : si vous mourezt je meurs (7)
Mon destin le plus doux est de suivre mon roi... (8)
Mon âme chez les morts descendra la première. .. (9)
Suicides destinés à sauver l'honneur : la tragédie exalte ceux qui
qui ne veulent pas survivre à une défaite ou tomber aux mains de
leurs ennemis. Pour un héros vaincu, la mort est le secours le plus
certain « et le plus digne aussi d'un courage hautain » (10). Quand
la Cléopâtre de Mairet, approuvée par son confident (11), s'est tuée,
Octave s'écrie :
Certes cette action, courageuse qu'elle est,
En me désobligeant, me ravit et me plaît,
Et ne devant plus vivre, elle a fait une mort
Digne de la splendeur des rois dont elle sort (12).
Dans Corneille, Arsinoé se tue pour ne pas être conduite au sup-
plice (i3), Antioche préfère « aux fers la gloire de mourir » (i4),
(1) II, 3. (2) III, 2. (3) Corésus et Callirhoé, IV, 4. (4) Boissin, La
fatalle. IV; Gombaud, V Amaranthe, V. 3; Hardy, Aristoclée. se. dern.
(5) La Thébaïdet V. 1. (6) Andromaque, IV, 1. (7) Bajazet, IV, 7. (8) Du
Ryep, Saiïl, se. dern. (9) Phèdre, I, 3 ; cf. Mairet, Marc - Antoine,
IV, 2. (10) Mairet, Sophonisbe, III, 2. {M) M arc- Antoine t III 2,
(12) Ibid.t V, 7 ; cf. V, 6. (13) Nicomède. V, 8. (14) Rodogune, I, 4,
36
M\2 LH xvir sikcij,
M,in.l;inr dil qu'elle \w tombera pas Vivante aux ttla
ennemis (1); Othon revendique ;
La ()i>>in>, rffe mourir du moins en vrai Romain (2);
et sa iille Plauline dit de même :
Ce noble désespoir, si digne des Romains,
Tant qu'ils ont du courage est toujours dans leurs mains (
Mêmes déclarations, mêmes sentiments dans les pièce
Rotrou. (4), de Benserade (5), de la Chapelle (6)-, de Lafosse (7), d
La Grange Chancel (8), de Pradon (9). Dans le Tamerlan, la conster-
nation est générale lorsqu'on croit que Bajazet va céder au vainqueur,
au lieu de se tuer (10). Dans l'amour lyrannique de Scudéry, qn
Orosmane est vaincu, une troupe de ses sujets vient lui demander
l'autorisation de se tuer avec lui (11). Tigrane, prisonnier, écrit à
sa femme Polixène pour lui demander du poison. D'abord elle refuse,
mais le père de Tigrane lui dit :
Non, non, la raison veut qu'on suive son envie,
Je conclus à sa mort, moi dont il tient la vie ;
et Polixène envoie le poison en recommandant à son époux de mourir
noblement (12).
Suicides dus au remords et au désir d'expier : il arrive bien qua
des personnages antipathiques ou odieux se tuent; mais, loin que
l'horreur qu'ils excitent s'en trouve augmentée, il semble d'ordinaire
que, comme Hermione ou Phèdre, ils rachètent un peu leurs crimes.
On peut hésiter dans certains cas : les suicides d'Arsinoé, dans
Nicomède, de Cléopâtre, dans Rodogune, de Marcelle, dans Théodore,
ne laissent pas une impression très nette. Mais Cinna, hésitant à
frapper Auguste, se met d'accord avec sa conscience en déclarant
que le suicide lui rendra sa gloire (i3) ; quand la Fauste de Tristan,
coupable de meurtre, parle de se tuer, son mari lui dit froidement :
(1) Agésilas, IV, 5. (2) Othon,!, 3 et 4 (3) Ibid., IV, 1. (4) Crisante,
III, 6. (5) La mort d'Achille, se dern. (6) Téléphonte, V, 10 ; Cléopâtre,
II, 3 ; III, 4 ; IV,[10. (7) Manlius,Y, 2. (8) Arthèmise, IV, 5. (9) Statira, III,
La Troade, I, 2 et V, se. dern.(lO) Pradon, Tamerlan. II, 5,111. 1,V, 4.(11)11,2,
(12) Hj 5, V, 1. Cf. Th. Corneille, La mort d'Annibal, V, se. dern ; Boyer, La
mort de Brute et de Porcie, V, 4 ; De Magnon, Tamerlanl se, dern. Les femmes
qui veulent sauver leur honneur comme la Chryséide de Maîret (V, 3), la
Trajane de Desfontaines {Martyre de Saint Eustache, III, 1), la Lucrèce de
Du Ryer, la Théodore de Corneille (III, 3) sont, bien entendu, toujours
sympatiques. (13) III2 5.
LA MORALE NUANCEE DANS LA TRAGEDIE Ot)$
mœurs ! (i). Agrippine, non moins froidement, dit de son fils : « il
se ferait justice » (2). Quand Phèdre parle de se tuer dans la pièce de
La Pinelière, la nourrice voit dans ce seul désir une expiation suf-
fisante :
Vous méritez de vivre en désirant mourir (3).
Dans une pièce de Tristan, un serviteur qui a commis un assas-
sinat sur l'ordre de sa maîtresse, se tue plutôt que de la dénoncer :
il est aussitôt appelé : « ce bon serviteur m (4). Le suicide paraît si
bien une réhabilitation qu'on s'indigne que certains coupables puis-
sent en avoir le bénéfice. Dans la Marianne de l'abbé Nadal, Tharsès se
frappe après avoir odieusement calomnié l'héroïne; sur quoi Hérode
s'écrie :
Ah! traître, à la vertu quand tu fais tant d'outrage,
Est-ce à toi de mourir avec ce grand courage ? (5)
Les grands coeurs ont recours à la mort volontaire, soit pour
expier une faute légère, soit pour racheter une faute involontaire,
un amour criminel. Qui a tué sans le vouloir pense aussitôt à se
tuer (6). Qui se trouve aimer une sœur, une belle-mère, un beau-fils,
forme le même dessein (7). Polixène va à la mort pour expier ld
faute d'aimer Pyrrhus (8). Ma main, dit Andromaque, abrégera ma
vie..
Et, sauvant nia vertu, rendra ce que je dois
A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi (9).
Un héros de Rotrou exprime fièrement l'idée que nul n'est excu-
sable de céder à un amour coupable, puisqu'il suffit, pour s'y sous-
traire, de se tuer :
La surprise ne peut justifier un traître,
Et tout homme d honneur pouvant perdre le jour
.1 le remède en main des surprises d'amour (10).
(1) Tristan, La mort de Chrispe, V, 4. (2) Britannicus , V, 8. (3) Hippo-
lyte, II, 1, cf. Gilbert, Hypolite ou le garçon insensible (V, se dern.). (4) La
mort de Chrispe, V, 5. (5) Marianne, V, 8. Cf. Desfontaines Bèlisaire,
III, 5 ; Cyrano de Bergerac, La mort d' Agrippine, III, 1 ; Th. Corneille,
Camma, V, se. dern., Laodice, V, se. dern., Rotrou, La Céliane, III, 2,
Cosroès, V, 7 ; l'Illustre Amazone, III, 5. (6) Boissin de Gallardon, La fatalité
V., 1. Hardy, Procris, se, dern,. Aristoclée. V, (7) Campistfon, Andronic,
III, 6, Chresticn Amnon et Thamary p. 16. Cf. le suicide de Jocaste dans l'Œdipe
de Corneille et dans la Thébaïde. (8) Lafosse. Polixène, IV, 6. Cf. Mairëtx La
Virginiel II, 1. (9) Andromaque, IVt 1. (10) Venceslast III,, 2,
564 LE XVIIe SIÈCLE
Suicides d'amour, enfin. Les uns sont prêts à se tuer sur un
de celle qu'ils aiment (i); d'autres préfèrent la mort à « la honte du
change » (2). Nombreux sont ceux qui veulent mourir parce, qu'il*
sont trahis ou ne sont pas aimés, et ils proclament fièrement leur
dessein :
...Je saurai passer avec un noble effort
Des prisons de V amour aux prisons de la mort... (3)
Quand l'espérance est morte, il faut cesser de vivre,
Et vraiment il sied mal aux esprits généreux
De faire état du jour, quand ils sont malheureux... (4)
Pensez-vous qu'un grand cœur survive à sa maîtresse ? (5)
Mon unique devoir est de cesser de vivre (6).
Non moins nombreux sont ceux qui veulent se tuer parcequ'ils
ne peuvent obtenir ce qu'ils aiment : le Cid, n'espérant plus épouser
Chimène, décide de se faire tuer par don Sanche; Oreste, rebuté par
Hermione, vient « la fléchir, l'enlever ou mourir à ses yeux » (7);
Bérénice abandonnée, décide de mourir; Atalide, après s'être sacrifiée,
a la même pensée et dit à Zaïre : « J'ai cédé mon amant; tu t'étonnes
du reste » (8). Xipharès, contraint de renoncer à Monime, s'écrie :
« Cours par un prompt trépas abréger ton supplice »; Monime, à
son tour, essaie de se tuer (9); la Thisbé de Pradon, sommée de ne
plus songer à celui qu'elle aime, déclare : « Du plus parfait amour
je serai le modèle » (10) ; un héros de La Grange Chancel, voyant celle
qu'il aime près de se marier, se tue en disant : « Voilà comme un
amant doit aimer ce qu'il aime! » (11).
Enfin viennent, innombrables, ceux qui ne veulent pas survivre à
l'objet de leur amour. Eux aussi déclarent fièrement leur dessein :
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît..- (12)
La mort se donne à ceux que la crainte rend blêmes
Et les plus assurés se la donnent eux-mêmes... (i3)
...Je V engage ma foi
De ne respirer pas un moment après toi... (i£).
(1) Benserade, Gustaphe ou l'heureuse ambition, III, 3. (2) La Grange-
Chancel, Adherbal, IIIâ 3. (3) Du Ryer, Alcionée, IV, 7. (4) Mairet, La Silva-
niret II. 4. (5) Boyer, Clotilde, V, 7. (6) Abbé Abeille, Coriolan, IV, 4. Cf.
Boissin de Gallardon, Les urnes vivantes, IV ; La vraie suite du Cid, III, 2 et 6.
(7) Andromaque. I, se. 1, (8) Bajazet,Ill, se. 1. (9) Mithridate II. 6. (10)
Pradon, Piramet IV, 3. (11) Athénaïs. V, se. dern. Cf. Mairet, Sophonisbet
V, 5 ; Desfontaines, La suite du Cid, IV, 10 ; Rotrou, La Céliane, I, 2, V, 6,
L'innocente infidélité, I. 1 ; Th, Corneille, Ariane, V, se. dern. (12) Théo-
phile, Piramel V, 1. (13) Silvanire, V, 1, (14) Le Cid III, 4.
LA MORALE NUANCÉE DANS LA TRAGÉDIE 565
...Ne soupçonnez point un malheureux amant
De vous pouvoir jamais survivre un seul moment..- (i).
Je ne t'ai pas donné ni ma foi ni mon âme
Pour me voir lâchement te manquer au besoin (2).
...On doit quitter la vie,
Dès qu'on ne la peut plus garder sans infamie (3).
Tout m'apprend mon devoir si je le veux entendre... (4).
Quand on perd ce qu'on aime il faut cesser de vivre (5).
Il est, vous le savez, une plus noble voie
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie; .
Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin
Et par plus d'un héros et par plus d'un Romain (6).
Les sentiments ainsi exprimés se retrouvent dans plusieurs pièces
de Corneille (7), de Racine (8), dans les tragédies de Boissin (9),
Billard (10), Hardy (11), Tristan (12) Scudéry (i3), Rotrou (i4), La-
fosse (16), Campistron {17), Th. 'Corneille (18), et bien d'autres (19).
Ainsi, non seulement la morale en action est nettement favorable
à certains suicides, mais cette faveur s'exprime souvent en vers sen-
tencieux et énergiques.
Dans l'ensemble, les romans (20) rendent à peu près le même
son. , ^J
(1) Andromède, IV, 3. (2) Benserade, Méléagre, V, 2. (3) Corésus
etCallirhoé, IV, 4. (4) Abbé Abeille, Argélie, V, 1. (5) Pradon, Statirat
V, (6) Bérénice, V, 6. (7) Œdipe, I, 1, II, 4 ; Suréna, V, 4; Sertorius,
IV, 2 ; Pulchérie, V, 6 ; Théodore, V, 9. (8) Alexandre, IV, 1 ; Bajazet. V,
se. dern. (9) Les urnes vivantes, I, III, IV. (10) La Panthée (voir Yargu-
ment). (11) Panthée, se. dern. (12) Osman, V, 4. (13) La mort de César,
V, 5. (14) L'heureuse constance, V, 2 ; Hercule mourant, IV, 3; L'heureux
naufrage, I, 2 ; Agésilas de Colchos, V, 1; Crisante, IV, 5; Venceslas, V, 6.
(15) Thésée, IV, 5, V, 6 ; Polixène, III, 5. (16) Pirame et Thisbé, V,4.
(17) Irène, V, 9. (18) La mort d'Achille, se. dern. (19) Durval, Panthée;
Guérin du Bouscal, La mort de Brute et de Porcie ; Boyer, La Porcie romaine ;
Quinault, La mort de Cyrus, se. dern. (20) Pour les romans, je me suis surtout
servi du Manuel Bibliographique et des livres connus de M. Reynier. Editions
citées dans ce chapitre : de Beaulieu, La solitude amoureuse, P. 1631 ; Bois-
robert, Les nouvelles héroïques et amoureuses, P. 1657 ; Les amours d'Anaxandre
et d'Orasie,\P. 1629 ; Daudigier, Histoire tragi-comique de notre temps, Rouen^
1645 ; Des Fontaines. L'illustre Amalazonthe, P. 1645 ; Desmarets, Rosanet
P. s. d. (B. nat. Y 2 6508) ; Ariane (Y2 6509) ; Du Bail, La fille supposée, P.
1639 ; Du Perier, La haine et l'amour d'Arnoul et de Clairemonde, P. 1627 ;
Du Pelletier, Lettres mêlées, P. 1642; Mme Durand, Les belles Grecques, P.
1712 ; Du Verdier, Le temple des sacrifices, P. 1620 ; La Sibile de Perse, P.
1632 ; de Gerzan, L'histoire africaine de Cléomède et de Sophonisbe, P: 1627 ;
Gombaud, L'Endimion, P. 1624 ; Gomberville, Polexandre, P. 1632 ; La
:>(>» LE X\JT SlÙCLE
ion
funeste
i » (\ .
La morale de façade tien! plue de place qui
seulement le suicide est. m « Uii«*a projet » (i), ua
dessein )) (2), a un crime » (3), quelque chose de tragique 0
un « acte détestable )) (5). Mais l'argument religieux c>l .1
vent invoqué. Il paraît quelquefois squs sa forme païenne : notre
est aux Dieux, non à nous. Qui se tue « se prive de la compagnie des
Dieux », car il n'y a pas de crime « aussi noir ni que Ja justice
divine châtie si sévèrement que le désespoir » (6). Mais, en général,
c'est la doctrine chrétienne qui est alléguée, et il arrive qu'elle
retienne des héros prêts à se tuer. On fait valoir à celui-ci que le
suicide est « indigne d'un chrétien » (7), à celle-là « qu'elle commet-
trait un crime qui, selon la foi qu'elle tenait, la ferait aller en un
lieu plein d'horreur » (8). Dans Faramond, la vertueuse Placidie
exhorte ses compagnes à se soumettre aux volontés du ciel, puisque
leur religion ne leur permet pas de suivre « l'exemple des Cléopâtres,
des Porcies ». Constance, ayant perdu Placidie, se fût percé le sein
mille fois, a si la crainte du ciel, qu'il avait toujours révéré, ne
l'eût retenu » (9). Mais, bien que les phrases de ce genre soient assez
nombreuses (10), deux faits prouvent bien que ce sont toujours des
phrases de façade.
Premier fait : les auteurs mêmes qui emploient le plus souvent
les formules chrétiennes n'arrivent pas à y rester fidèles. Sans doute,
ils les prêtent à des personnages sympathiques. Dans le roman de
La Calprenède, Constance et Placidie parlent en chrétiens; mais
Carithée, P. 1621 ; La Cythérêe (B. nat. Y2 1627) ; La Calprenède, Clèopâtre,
P. 1661 ; Faramond, P. 1651 ; Mme de La Fayette, Zayde, P, 1786 ; J. de
Laimel, Le roman satirique, P. 1623 ; de la Serre, La Clytie, P. 1640 ; La Tour
Hotman, Histoire celtique, P. 1634 ; de Mailly, Diverses aventures de France
et d'Espagne, P. 1707 ; Mareschal, La Chrysolithe, P. 1634 ; Merille, La Philo-
mène, P. 1630 ; Mézerai, Orasie, P. 1646 ; Molière d'Essertines, La Polixène,
P. 1632 ; Montagathe, L'Uranie, P. 1625 ; de Préchac, L'héroïne mousque-
taire, P. 1722 ; Remy. La Galathée, P. 1625 ; de Rosset, Histoires tragiques de
notre temps, P. 1632 ; Saint-Réal, Don Carlos, P. 1673 ; Mlle de Scudéry,
Clélie, P. 1654 ; Artamène ou le Grand Cyrus, P. 1650 ; Almahide ou l'esclave
reine, P. 1660 ; Ibrahim ou l'illustre Bassa, Rouen, 1665 ; Segrais, Bérénice,
P. 1651 ; Sorel, Les nouvelles françaises, P. 1623 ; Tristan, Le page disgracié,
P. 1667 ; Turpin2 Lysigeraste ou les dédains de Lyside, P. 1628 ; d'Urfé, VAstrée,
P. Y2 7031 ; de Vaumorière, Le grand Scipion, P. 1656 ; L'inceste innocent,
P. 1638 ; La Stratonice, P. 1641 ; Le Tolédan, P. 1647-1655.
(1) Les belles Grecques, p. 268. (2) La Clytie, 703. (3) La fille sup-
posée, 762. (4) Les nouvelles françaises, I, 40. (5) Le page disgracié, II,
54. (6) Le roman satirique, 403 ; cf. de Beaulieu, 4, 76 ; La haine et l'amour
d'Arnoul, 87 ; La Philoméne, 171. Brutus dans la Clélie (III, 592) dit qu'il
ne se tuera pas parce que cesser de vivre, c'est cesser d'aimer. (7) Orasie,
I, 377. (8) Les nouvelles françaises, I, 40. Cf. Polexandre, 138. (9) III, 300,
312, 330 ; cf. 418 et 431. (10) Voir Almahide, 1419 ; Ibrahim, 153, 244 ; Zayde,
II, 167.
LES ROMANS : LA FAÇADE CHRÉTIENNE 567
Faramond tire son épée pour se tuer (i). C'est dans l'œuvre de Mlle
de Scudéry que l'inspiration religieuse apparait le plus souvent :
mais Cléîie, la divine Clélie se déclare par deux fois prête « d'avoir
recours à la mort » (2) ; dans le même roman, les principaux person-
nages, Mézence, Tarquin, Aronce, Horace, Brutus, la belle Ocrisie
parlent sans cesse de se tuer (3) et les Romains assiégés par Porsenna.
décident de. « mourir généreusement » dans les flammes (4) ; dans
le Grand Cyrus, le généreux roi d'Assyrie promet de se passer une
épée au travers du cœur (5) ; dans Almahide, Ponce et Alvare veulent
se briser la tête (6) ; et l'héroïne rappelle à son amant « que les
cœurs faits comme le sien ont toujours la clef de leur prison » (7) ;
dans Ibrahim, Axiamire veut, « avec un cœur incroyable », se préci-
piter dans la mer (8); l'héroïne, Isabelle, expose en fort bons termes
la morale chrétienne, mais elle n'en déclare pas moins qu'elle se
tuera si elle perd son amant (9). La contradiction est si brutale que
Mlle de Scudéry essaie, en un autre lieu, d'arranger un peu les choses :
Si mon désespoir est une faute, dit Isabelle, j'espère qu'il (le ciel)
la pardonnera à la grandeur de mon infortune, à la pureté de mon
affection et à ma propre faiblesse » (10). Mais, loin que l'idée du
suicide soit une défaillance passagère, c'est, dans la pensée d'Isabelle,
le fruit d'une mûre réflexion : « Comme je suis bien certaine, dit-elle,
qu'Ibrahim mourrait mille fois plutôt que de m 'abandonner, je
ferai aussi la même chose plutôt que de lui être infidèle » (11).
Second fait, les formules chrétiennes servent d'ordinaire à
excuser, à justifier les héros qui ne se tuent pas. Ce n'est là qu'une
impression, mais n'importe quel lecteur la ressentira. Quand le
lievalier d'Orasie dit que, s'il n'était pas chrétien, il aurait « assez
de cœur » pour se tuer, l'intention de l'auteur n'est pas douteuse : il
craint que son héros n'ait l'air d'un pleutre. Quand les jeunes
romaines de la cour d'Honorius allèguent leur religion, c'est qu'elles
ont à s'excuser de survivre à la prise de Rome et de s'exposer à l'inso-
lence des barbares. Quand Placidie explique à Constance qu'elle se
serait tuée, si elle en avait eu le droit, c'est qu'ayant épousé un homme
qu'elle n'aime pas, il lui faut se justifier devant son amant d'une telle
infidélité. Pour réhabiliter son héroïne, l'auteur tient à bien marquer
que, livrée aux seules inspirations de son cœur, elle se serait tuée.
(1) II, 269 et I, 50. (2) I, 245 ; X, 237. (3) II, 790, IY, 1456,
II, 1081, I, 500, III, 571, VI, 691. (4) IX. 139. (5) I, 37 ; et I, 7. (6) III,
1960. (7) I, 387. (8) I, 431. (9) Ibrahim, IV, 244 et 402. (10) Ibid.,
IV, 423. (11) Ibid., IV, 226. Même contradiction dans de Rosset {Histoire
sixième, p. 152 ss.) qui tout en condamnant, comme chrétien, les suicidos païens,
se laisse aller à dire : « Je ne puis que je ne loue leur courage » et prosente
comme un trait de « grande constance» le suicide d'un gentilhomme qui près
'ètr.3 arrêté se tuî av33 sa femriî.
568 LE XVIIe SIÈCLE
-
n action
rions (\ft
La doctrine de saint Augustin n'est qu'un Deus ex machina permettant
de garder en vie des personnages qui devraient mourir.
Et ils devraient mourir en effet, si l'on en croit la morale en
qui se dégage des romans. Les mêmes suicides que nous venons de
voir honorés ou prescrits dans la tragédie se retrouvent, hoftorés ou
prescrits non seulement par la morale précieuse, mais par toute la
morale romanesque. x
Suicides altruistes : dans un roman de Desmarets, le page Orante
prend les vêtements de Rosane pour être tué à sa place (i) ; dans
VUranie, une jeune fille se jette sur le bûcher de son père (2). Il va
sans dire qu'on les admire.
Suicides destinés à sauver l'honneur : des femmes doivent être
prêtes à se tuer plutôt que de se laisser outrager : « Je vous témoi-
gnerai, dit l'une, le mépris que je fais de ma vie lorsqu'il y va de
mon honneur » (3). Une autre déclare qu'elle saura mourir « sinon
avec un corps pur, du moins avec une âme bien nette » (4). Armazinde
proteste de « se donner la mort mille fois plutôt que de souffrir les
approches de quelqu'homme qui fût sur la terre » (5). Florinisse
déclare : « Il est meilleur mille fois de perdre la vie n'étant point
souillée que de la conserver après une disgrâce si honteuse », et elle
se frappe en disant :
« Le salut des vaincus est de n'en plus attendre » (6).
C'est encore pour sauver leur honneur que des innocents se
frappent plutôt que d'être exécutés : « Zénobie a trop de courage,
dit l'héroïne de Segrais, pour vous en laisser la gloire » (7). C'est
par un raffinement de délicatesse que d'autres se frappent pour se
soustraire à la flétrissure d'un soupçon immérité (8). Enfin
les romans comme le théâtre, exaltent à l'envi ceux qui ne veulent
pas survivre à une défaite ou devenir le jouet de leurs ennemis.
Les uns refusent de se rendre (9) ; d'autres se font tuer « parce qu'il
(1) Rosane, 10; cf. p. 210. (2) VUranie, 297. (3) La Clytie, 694,
(4) Ariane, VII, 433. (5) La Sibile, 214. (6) L'inceste innocent, 219.
cf. 433. Voir encore l'Héroïne Mousquetaire, II, 82 ; Nouvelles françaisest
146 ; Le grand Scipion, I, 358. On a vu plus haut les déclarations
d'Almahide. La décision de Placidie qui, dans Faramond, consent à
épouser Astaulphe, de peur d'être violée par lui est, à ma connaissance, unique
en son genre. (7) Segrais, Bérénice, 15. Gf. Nouvelles héroïques, III, 397 et
Ariane, V, 303. Dans Don Carlos, le marquis de Bergh, qui devait être exécuté,
« en faveur de don Ruy Gomez, son ancien ami, eut permission de s'empoi-
sonner» (p, 180). C'est le mortis arbitrium des anciens Romains. (8) Dans la
Rosane, Cléonice demande à Iris de lui garder un secret et ajoute : « Quelle
assurance aurai-je de ta foi ?» Iris se frappe d'un poignard et meurt (p. 139).
(9) La haine et l'amour d'Arnou^ 155.
LES ROMANS : SUICIDES D' AMOUR 569
n'est pas permis de survivre après une perte honteuse » (i); d'autres
se poignardent pour ravir à leurs adversaires « la gloire de leur
mort )) (2). Quand la généreuse Thomyre décide de ne pas sur-
vivre à une défaite, sa résolution jette dans l'âme des assistants « une
passion mêlée d'une extraordinaire admiration » (3). Dans la Rosane
un « philosophe » reproche au chevalier vaincu de céder au déses-
poir. « Je vous prie, réplique le chevalier, de ne pas appeler désespoir
la résolution que j'ai prise de ne plus vivre (4). Dans YAmalazonthe,
le « roi de Marseille » refuse la grâce que lui offrent les Romains
et meurt « glorieusement » (5).
Suicides dûs au remords, au désir d'expier : pourquoi vivre?
s'écrie le vertueux Antiochus, lorsqu'il s'aperçoit qu'il aime Strato-
nice, sa belle-mère. Et Stratonice, qui l'aime, décide, elle aussi, de
se tuer (6). Quand Claremonde s'aperçoit qu'elle ne pourra s'empê-
cher d'aimer Arnoul, son ennemi, elle s'obstine à vouloir mourir (7).
On trouve des décisions semblables dans YInceste innocent (8), la
Rosane (9), YHistoire des belles Grecques (10). Ce sont toujours, bien
entendu, des héros sympathiques qui veulent mourir. Par contre,
dans une des Nouvelles héroïques de Boisrobert, la reine, ayant
repoussé son beau-frère,' craint qu'il ne veuille se détruire; mais
sa suivante la rassure : « Ah I Madame, n'appréhendez rien de la
fureur de ce perfide ; je le connais mieux que vous ; comme il s'aime
plus que toutes les choses du monde, il n'attentera rien sur sa
vie » (11).
Suicides d'amour : les vrais amants se tuent plutôt que d'être
infidèles (12). On les en loue. On les y pousse. « Il faut que vous
quittiez le monde, dit Rosimène à Céliane, plutôt que de manquer
à votre serviteur (i3). » Celui qui conte, dans YAstrée, le suicide de
Lygdamon, fait l'éloge de son courage et lui promet place « aux
champs ély siens » (i4). Un ami apporte du poison à Sophonisbe,
estimant « lui rendre un bon office en lui fournissant d'un moyen
de se donner la mort plutôt que d'épouser, contre son gré, un homme
qu'elle haïssait ». Loin de détourner Sophonisbe de son dessein,
une amie lui dit : « Je vous estime heureuse de vouloir exécuter
cette résolution » (i5).
On ne compte pas les amants qui, à l'exemple de Céladon, se
tuent ou veulent se tuer parce qu'ils ne se croient pas ou ne sont
(1) Histoire celtique, 73. (2) L'inceste innocent, 285. (3) Le grand
Scipion, 351 ; cf. 296, 299, 342, 353, 357, (4) Rosane, 87. (5) Amala-
zonthe, 233 et 257. (6) La Stratonice, 101, 276. (7) La haine et Vamour
d' Arnoul, 99. (8) P. 53. (9) P. 151. (10) P. 21 et 268, (11) II, p. 138.
(12) La fille supposée, 440 ; Le Tolédan, II, Amalazonthe, 95 et 106; Arianet
III, 170 etc. (13) La fille supposée, 241, 326. (14) L'Astrée, lre partie, 1.
XI. p. 783 ss. (15) Histoire africaine, 112, 121.
)70 LS N \ J I ' mi. OLE
pas aimés. « Lâche que Lu es ! » se dit Calisle, peux-Vu vh
.diront (])? Luthamas dédaigné dit à Lyside :
-ib'c de vivre ^ms vous honorer et plus nécessaire de vous lion
que de vivre, il faut que je me désiste ou de l'un ou de l'autre » (%),
et, à la fin du roman, il se Lue. Bérénice abandonnée déelare : le
; de me venger m'a fait vivre, mais « la raison me commandai
de mourir » (3). Dans le roman de Segrais, Pollion dédaigné « p
en de* désespoirs et des fureurs qui n'étaient dignes que d'un cou-
rage comme le sien » (4). Dans la Chrysollthe, Helione poursuit,
sans beaucoup de dignité, un homme qui ne l'aime pas ; t
u comme celte princesse, quoique méchante, avait un courage vrai-
ment royat et digne d'une meilleure fortune », elle décide de se
tuer (5). Dans les Lettres mêlées de du Pelletier, on trouve une
lettre-type dans laquelle l'amant dédaigné annonce son suicid»-.
Mlle a pour titre : a La généreuse résolution » (6).
Les amants ne sont pas moins prompts à se défaire ou à vouloir
se défaire quand, aimés, ils ne peuvent épouser ce qu'ils aiment (7) :
si je ne suivais des yeux la galère qui emporte Mandane, dit le roi
d'Assyrie dans le Grand Cyrus, « il y aurait déjà longtemps que je
me serais jeté dans la mer ou dans les flammes » (8). Mais le sui-
cide le plus commun est celui des amants qui ne veulent pas que
la mort les sépare ; Amérine (9), Florinisse (10), Ariane (11), Béré-
nice- (12), Gassiane (i3), Hermogène (i4), Zelmatide (i5). Il arrive
qu'au lieu de se tuer la femme prenne le voile (16), mais c'est
extrêmement rare. Le suicide est la solution normale. Si, dans ce
jour, dit Cythérée, les Dieux ne disposent de moi, « ils auront
agréable que je me serve de la liberté qu'ils m'ont donnée (17).
Orcame paraît d'abord hésiter : « La grandeur de mes déplaisirs
dispute avec l'autorité que les Dieux ont sur moi pour me faire
avancer mes jours » (18), mais il finit par se jeter sur son cime-
terre. Polianor, ayant perdu Clarinthe, veut s'affranchir a par une
généreuse mort », et Clarinthe, croyant son amant assassiné,
-« cherche le moyen de se tuer » (19). Fleurie « avale courageusement
le poison », pour aller rejoindre son amant soit dans a le ciel
(1) Histoire tragi-comique, 3k§. (2) Lysigerasle, 37 et 484. (3) LaCharitée, 50.
(4) Bérénice. I. 234. (5) II, 309, Cf, Amalazonthe, 116 ; La Sibile, 442 - ;
Hist. africaine, 121 ; La Cythérée, I, 184. (6) P. 379, Cf. Lettres amoureuses
et morales, p. 53. (7) Amalazonthe, 185 et 195 ; La Sibile, 151 ; Le grand
Scipion, I, 504 ; VAstrée, II, 993. (8) Artamène, I, 34. (9) L'Astrée, 1. XI,
p. 783. (10) L'inceste innocent, 244. (Il) Ariane, IIe partie, 1. VIII fin. (12) La
Carithée, 55. (13) Le temple des sacrifices, 303. (14) Amalazonthe, 120.
(15) Polexandre, IV, 458. Cf. Histoire celtique, I, 74 ; l'Héroïne Mousquetaire,
II, 82 ; La Philomène, 163 ; Polixène, 1. (16) Histoires tragiques, XIII, p. 300
<I7) La Cythérée, I, 60. (18) La solitude amoureuse, 4, 6, 11. (19) La [Ga-
iïathée, 226 et 256.
LES ROMANS : APOLOGIE DE CERTAINS SUICIDES 571
empirée ». soit dans « les campagnes plantées de myrthes amou-
reux » (i). Celui qui meurt ne doute pas que l'autre ne veuille le
suivre : Sophonisbe, prête à s'empoisonner, envoie du poison à son
amant (2); Victoire écrit à celui qu'elle aime : « Je vous crois trop
généreux et trop fidèle pour vouloir survivre » (3).
Non seulement la morale nuancée conduit les personnages, mais
Âs> osent assez souvent, comme au xvie siècle, dire ce qu'ils pensent.
Quelques-uns des mots qu'on vient de voir suffiraient à le prouver.
En voici d'autres.
Cléopâtre, dans la Calprenède, explique longuement pourquoi
elle a doit » se tuer. En vain on lui remontre qu'elle commet « une
offense irréparable envers le ciel », qu'elle est ((.cruelle à toute la
nature ». On ne peut, répond-elle, désirer que je survive « que pour
m'offenser en me croyant capable de me consoler ». Et, après l'avoir
entendue, ceux qui l'engageaient à vivre sont les premiers à vouloir
mourir (4).
Dans Y Amalazonthe , le « roi de Marseille » fait un discours de
dix pages pour expliquer son suicide. Le thème général est qu'il
y aurait lâcheté à vivre (5)..
On lit dans la Polixène : a il n'y a rien de si doux aux misérables »
que le suicide. Quand on est dans le misérable état de ne plus rien
espérer, les Dieux nous permettent de finir courageusement nos jours
plutôt que de souffrir le mauvais traitement de la fortune. Une
des héroïnes du roman répond à ceux qui lui reprochent de vouloir
mourir : « Est-ce un prodige de voir une captive qui désire la
liberté »? et, au moment de se tuer, elle écrit : « Afin que personne
ne croie que le désespoir ait eu plus de pouvoir sur moi que la rai-
son, je supplie tous ceux qui entendront parler de ma mort de con-
sidérer si le misérable état de ma vie pouvait souffrir que je la pro-
longeasse davantage » (6).
Dans la Cythérée, comme l'héroïne a déjà m la tête penchée vers
!a rivière pour se jeter dedans », son père arrive et tente de la con-
vaincre : la Providence s'irrite avec justice quand nous empiétons
sur ses droits. Mais Cythérée répond avec calme : « C'est en vain que
vous voulez combattre mon juste désespoir par des considérations
que des malheureux timides ont inventées pour servir de prétexte
h leur lâcheté. Je veux mourir. Je le dois, et les Dieux qui sont justes
ne peuvent désapprouver ce que la justice me conseille » (7).
Dans le Temple des sacrifices, un amant se tue en apprenant la
mort de sa maîtresse, u Pouvez-vous, demande Thyrsis, autoriser
(1) Rosset, Hist. XI, p. 243. (2) Histoire africaine, 116. (3) Le Tolédun.
II. (4) XIIe partie, livre IV, 447 ss. (5) P. 235-245. (6) P. 128 et 387.
<7) P. 116-117.
572 LE XVIIe SIECLE
ces actions comme bonnes ou ne les point condamner comme i
\ aises »? Faut-il mourir avec si peu d'apparence? « Je ne voudrais
pas m 'offenser moi-même pour Clériane, et je ne lui conseille pas
de se laisser mourir pour moi ». Mais le héros sympathique répond
d'un ton méprisant : a Ceux qui sont faits de votre sorte usent ainsi
du pouvoir qu'ils ont sur leurs âmes et qui, ne pouvant discerner
ce qui leur est le plus honorable, reçoivent tout avec indifférence
et ne pensent point la chose bonne d'autre qualité que la mauvaise.
Pour moi, je ne puis condamner ces actions quand elles rendent
preuve d'un véritable amour. Au contraire, j'en loue grandement
le dessein qui ne se peut trouver qu'aux belles âmes, puisqu'il n'y
a rien qu'elles seules capables de bien aimer » (i).
Dans YAstrée, un vieux chirurgien formule le principe même
de la morale nuancée en rappelant l'institution marseillaise dont
parle Valère-IVflaxime. Le suicide est, en principe, un crime, une
lâcheté. Mais « ce n'est pas à dire pour cela que les hommes, comme
esclaves, soient obligés d'endurer toutes les indignités que cette
fortune leur fait ou leur prépare ». Aussi, pour leur permettre de
distinguer les cas dans lesquels le suicide peut être légitime, Dieu
leur a donné en premier lieu le jugement et la prudence « pour faire
cette élection avec une bonne et sainte raison », en second lieu les
amis, qui peuvent être de bon conseil, en dernier lieu des Juges tels
que ceux qui existent chez les Massiliens. Car ce serait « faire très
injustement et très lâchement de refuser le remède à ceux qui, avec
raison le demandent » (2).
Tandis que la morale nuancée triomphe ainsi dans la littérature,
elle recrute des partisans dans le monde des moralistes (3) et, succès
plus inattendu, parmi les moralistes catholiques.
(1)P. 172. (2) L'Astrée II t 12, p. 993 ss. (3) Je me suis surtout servi dans ma
recherche de la Bibliothèque française de Sorel et du Manuel bibliogra-
phique de M. Lanson ; je ne puis citer tous les ouvrages sur la philo-
sophie, la morale, le jansénisme, le mouvement libertin,, etc., que j'ai
également mis à profit. Editions citées dans ce chapitre : Arnaud, De la
nécessité de la foi en J.-C. (Œuvres, P. 1777, tome X) ; d'Aubignac, Maca-
rise ou la reine des Isles fortunées, histoire allégorique contenant la philosophie
morale des stoïques, P. 1664 ; Balzac, Entretiens, P. 1657 ; Œuvres diverses ,
P. 1664 ; Bardin, Le Lycée, P. 1634 ; Bary, La Morale, etc., P. 1663 ; Bayle,
Dictionnaire (éd. LesMaizeaux, Amst., 1734). Pensées diverses'sur la Comète, éd.
Prat,P.l9H; de Bellegarde (abbé). Réflexions sur ce qui peut plaire oudéplaire
dans le commerce du monde, Amsterd., 1712, Suite des réflexions, etc., Amst.,
1712. Lettres curieuses de littérature et de morale, Amst., 1705 ; Bordelon,
Nouvelles remarques ou réflexions critiques, Lyon, 1695 ; Bossuet Œuvres complètes
Bar-le-Duc, 1862 ss. ; Bouju, Corps de toute la philosophie, P. 1614 ; J. de la
Brune, La morale de Confucius, 1688 ; Burgersdkius, Idea philosophiae moralis,
1629 ; Camus, Les spectacles d'horreur où se découvrent plusieurs tragiques effets
LES MOBALISTES 573
Balzac, après avoir noté que Strozzi, en se tuant, était plein de
confiance, ajoute : « mais les lois de l'Evangile sont contraires à
cette croyance et la nouvelle Rome appelle désespoir ce que l'an-
cienne appelait grandeur de courage. Elle excommunie aujourd'hui
ce qu'elle eût autrefois déifié » (i). La phrase est sans doute ironique,
car, ailleurs, Balzac s'en prend avec véhémence à ceux qui osent
calomnier Lucrèce et jettent de la boue sur « la plus belle fleur de
l'antiquité » et « le principal ornement de Rome naissante » (2).
Chevreau pris entre les deux morales, tient des propos incohé-
rents. S'attacha nt à démontrer que la mort n'est pas à craindre,
il allègue les suicides des « grands hommes ». Plusieurs pages durant,
il les conte avec admiration. Puis, brusquement inquiet, il ajoute :
« Mais cette vertu des païens est aujourd'hui un de nos crimes » (3).
Dans les Femmes illustres, Lucrèce justifie son suicide en un
discours de belle allure. Dans Y argument qui précède sa harangue,
on lit : « L'on n'a pu décider encore si elle fit bien de se tuer après
son malheur... Oyez ses raisons, lecteur... Donnez votre voix après
tant d'autres » (4).
de notre siècle, P. 1630 ; Agathomphïle ou les Martyrs siciliens. P. 1623, Aris-
landre, Hist. germanique,!?. 1624. L'Amphithéâtre sanglant, (P. Y 2, 20708). Casti-
glione, Le Parfait courtisan, P. 1690; de Ceriziers,Ze Philos, français, Rouen, 1651;
Chevreau, Les effets de la Fortune, P. 1656 ; Coeffeteau, Tableau des Passions
humaines, P. 1630 ; Costar, Lettres, P. 1658 ; Desbarreaux. Poésies, éd. J. Vallée
P. 1904 ; Descoutures, La Morale universelle, P. 1687 ; Descartes, édit. Adam
et Tannery, Correspondance, t. I, et IV ; Descoutures, La Morale d'Epicure
P. 1685 ; Deshoulières (Mme) Réflexions diverses {Œuvres, P. 1753, t. I) ; Du
Boscq, Vhonneste femme P. 1643 ; La femme héroïque, P. 1645 ; Du Moulin, P.,
Les Elémens de la philosophie morale, Sedan, 1624 ; Dupleix (Scipion), L'Ethique
ou philosophie morale, P. 1617 ; Du Roure, La Philosophie divisée en toutes ses
parties, P. 1654 ; Duvergier de Hauranne Question Royale, P. 1609; J. Esprit,
La fausseté des vertus humaines, P. 1693 ; Fénelon, Œuvres, P. (1817);Fontenelle,
Dialogue des morts, Œuvres, P. 1752, 1. 1 ; Garasse, La doctrine curieuse des beaux
esprits de ce temps ou prétendus tels, P. 1623 ; Gassendi, Opéra, Lyon, 1658 ;
Gillet, Platon, De V amour honneste, P. 1653 ; Lamy, Démonstration ou preuves évi-
dentes de la vérité et de la sainteté de la morale chrétienne, Rouen, 1706 ; La Mothe
le Vayer, De la Vertu des Payens {Œuvres, P. 1669, t. V), La promenade {Œuvres),
Dresde, 1756, tIV, {l),Dela Vie et delà Mort, ibid., IL (2); Le P. leMoyne, Les
Peintures morales, P. 1669, La Gallerie des femmes fortes, P. 1663 ; Malebranche,
Traité de Morale, Rotterdam, 1684 ; Marandé, Le Jugement des actions humaines,
P. 1624 ; Nicole, Essais de Morale, t. I. P. 1714 ; Renaudot, Recueil général
des questions traitées à la conférence du Bureau d'adresses, P. 1656 ; Saint-Evre-
mond, Œuvres mêlées, Londres, 1709 ; Scudéry, Les femmes illustres et les ha-
rangues hércîjues, P. 1642; Nouvelles conversations de morale, P. 1688 ; Soucy
(Fr. du), Le triomphe des Dames, P. 1646 ; Pascal, Pensées et Opuscules, P. 1904.
Sur les ouvrages de casuistique et les catéchismes, voir plus loin.
(1) Entretiens, p. 332. (2) Œuvres diverses, p. 365. (3) Les effets de la
fortune, II, 8 p. 280. (4) Scudéry, Les Femmes illustres et les haranguest hércïques,
t. I, p. 206.
574 LE xvii' mi;< i
Bans le recueil les Questions irai i ■ /<
Bureau d'Adresses, il y a une longue discussion m cours de laqu
ijualiv orateurs parlent pour et contre le suicide. Dans les Disc
i\ qui le combattent, je ne vois que les argua
le suicide 0*1 contre la nature ; un soldat ne quitter
guérite » sans congé du capitaine ; le courage à suppo
les maux ; l'homme de bien ne doit pas frustrer la justice. Mais d
les Discours des deux contradicteurs, voici quelques phrases qui
Mutent moins l'école : se tuer, c'est « ce que font encore ces gran-i-
capitaines de mer qui mettent le feu à leurs poudres et se font sa:
en l'air pour ne pas tomber entre les mains de leurs ennemis ; toute-
fois il n'y a celui de nous qui n'estime plus leur vertu que celle
poltrons qui se rendent à discrétion ». C'est le propre des « esprits
ravalés de censurer les exemples qu'ils ne peuvent imiter ». Il ne
faut pas, « pour avoir l'âme trop tendre », blâmer le courage d'un
Caton : lorsque rien ne nous force à mourir que nous-mêmes « et
que néanmoins nous en avons des causes légitimes », cette mort
est la plus belle et la plus glorieuse. « Et ce qu'on nous dit plus au
public qu'à nous-mêmes, n'a de fondement que dan« notre orgueil
qui nous fait croire une pièce de rapport qui ne peut être démembrée
du monde sans une notable perte de ce grand corps ». Il est « phu
honnête » de mourir glorieux que de vivre misérable (i).
De Soucy allègue, à l'honneur du beau sexe, que les saints auteurs,
et particulièrement saint Jérôme, « font mention de plusieurs mil-
liers de femmes et de filles qui ont généreusement préféré leur chas-
teté à leur vie » (2). Castiglione cite aussi avec admiration ce qu'il
appelle « cette généreuse action » (3). J. de la Brune parle de ces
sortes de suicide comme d'une « générosité héroïque » (4). Dans un
Dialogue de Fontenelle, Lucrèce répond avec esprit à ceux qui lui
reprochent d'avoir cédé à « l'amour de la gloire » (5).
Des Coutures rapporte avec admiration le suicide de Charondas :
a Le juste se condamne lui-même » (6) ; sans doute, dit-il encore,
la nature a horreur de la mort, mais « le désespoir d'Othon a quelque
chose de si tranquille que son action mériterait un autre nom » (7
Des Barreaux félicite Othon de s'être tué « en galant homme » (8).
Dans l'Histoire allégorique contenant la philosophie des stoïques,
sous le voile de plusieurs aventures agréables, en forme de roman,
Arianax arrive dans un temple où se trouvent des emblèmes et
des devises concernant « tout ce qu'un honnête homme doit
(1) Tome II, p. 639 ss. (conférence du 19novembre 1635). {2) Le triomphe des
Dames, p. 63. (3) Le parfait courtisan, III, p. 286 ss. (4) La morale de Confa-
dus, p. 102. (5) Œuvres, I, p. 175. (6) La morale d'Epicure avec des réflexions,
p. 278. (7) La morale universelle, p. 131. (8) Poésies, p. 65.
SAINT EVREMOND ET BAYLE
observer ». Un de ces emblèmes représente Uticares tenant de la
main gauche la liberté mourante et de la main droite déchirant
ses entrailles, « au-dessous était écrit : on peut mourir malgré la
fortune » (i).
Saint Evremond, loue longuement la mort de Pétrone : « Pour
sa mort, après l'avoir bien examinée, ou je me trompe ou c'est la
plus belle de l'antiquité. Dans celle de Caton, je trouve du chagrin
et même de la colère. Le désespoir des affaires de la République,
la perte de la liberté, la haine de César aidèrent beaucoup sa réso-
lution ; et je ne sais si son naturel farouche n'alla point jusqu'à
la fureur quand il déchira ses entrailles. Socrate est mort véritable-
ment en sage et avec assez d'indifférence : cependant il cherchait à
s'assurer de sa condition en l'autre vie et ne s'en assurait pas ; il en
raisonnait sans cesse dans la prison avec ses amis et assez faible-
ment ; et pour tout dire la mort lui fut un objet considérable.
Pétrone seul a fait venir la mollesse et la nonchalance dans la sienne.
Aiidiebatque referentes nihil de immortalitate animae et sapientium
placiiis sed levia carmina et faciles versus. Il n'a pas seulement con-
tinué ses fonctions ordinaires à donner la liberté à ses esclaves, à
en faire châtier d'autres ; il s'est laissé aller aux choses qui le flat-
taient, et son âme au point d'une séparation si fâcheuse était plus
touchée de la douceur et de la facilité des vers que de tous les
sentiments des philosophes. Pétrone, à sa mort, ne nous laisse qu'une
image de la vie ; nulle action, nulle parole, nulle circonstance qui
marque l'embarras d'un mourant. C'est pour lui proprement que
mourir est cesser de vivre. Le vixit des Romains lui appartient
justement » (i).
Bayle, dans son article sur Lucrèce, dit que les critiques adres-
sées à Lucrèce sont « chicanes de sophistes ». a L'action de Lucrèce
ne doit exciter que des sentiments de compassion et d'admiration ».
Une des plus raisonnables objections de Saint Augustin est que le
suicide est un crime. Répondre à cette objection qu'on ne doit pas
traduire Lucrèce devant le "tribunal de la Religion, « ce n'est pas une
réponse dont je me veuille mêler ». Mais, devant les tribuanux
Romains, se tuer n'était pas un crime ; et Saint Augustin se sert
d d'un mauvais biais » lorsqu'il essaie de condamner Lucrèce au
nom des maximes païennes. Sans doute il y avait à Rome, sur la
question du suicide, des sentiments opposés, et quelques-uns étaient
d'avis qu'il y a plus de courage à vivre qu'à se tuer. Mais « ils
n'avaient point de leur côté le brillant et l'éclatant ; ils étaient consi-
dérés comme peuple ; l'autre fraction était la noblesse, le parti dis-
(1) P. 14-15. (2) Œuvres, II, p. 185. Boidelon {Nouvelles remarques, p. 305),
fait, lui aussi un récit plein d'admiration de la mort de Pétrone.
576 LE XVIIe SIÈCLE
tingué, l'école de l'héroïsme ». Reste le dilemne de Saint Augustin :
si adulte rata, cur laudata, si pudica, cur occisa? Mais à ce comj>l<-,
quand une religieuse meurt de chagrin d'avoir été violée, il fau-
drait lui dire aussi : si pudica, cur mortua? et la soupçonner d'im-
pudicilé (i).
En i685, un certain du Rondel avait expliqué l'action de Lucrèce
par des raisons purement religieuses : elle aurait voulu en se tuant
faire un sacrifice « aux Euménides ». Dans les Pensées diverses sur
la Comète, Bayle réfute cette théorie et explique assez longuement
« que la religion de Lucrèce ne contribuait en rien à sa chasteté
et qu'à cet égard elle eût été toute telle qu'elle était quand même
elle n'eût jamais ouï dire qu'il y eût des Dieux » (2). Ce que Bayle,
au fond, veut démontrer c'est la possibilité d'avoir « des idées d'hon-
nêteté et de gloire indépendamment de la religion » (3), autrement
dit la possibilité d'une morale laïque. Dans cette morale, le suicide
de Lucrèce sera unanimement approuvé, car « on ne peut la justifier
au tribunal de la religion, mais, si on la juge au tribunal de la
gloire humaine, elle y remportera la couronne la plus brillante » (4).
Il est vrai que tous ces partisans de la morale nuancée la défendent
avec moins d'éclat que Montaigne. Mais ce qui prouve bien que,
la culture classique aidant, elle gagne sur certains points du terrain,
c'est l'ittitude imprévue de quelques moralistes appartenant à
l'Eglise.
Dès le début du xvne siècle, Duvergier de Hauranne étudie « en
quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourrait
être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne » (5) .
Il conclut que le suicide du sujet est légitime lorsqu'il s'agit de
conserver un roi dont la vie est très nécessaire à l'Etat (6). Conclu-
sion déjà hardie, car les casuistes, qui permettent se objicere telo pour
le salut du Prince, ne permettent pas qu'on se frappe soi-même.
Mais ce qui fait l'intérêt principal de l'ouvrage c'est que, pour « apla-
nir le chemin » à sa thèse, Saint Cyran commence par essayer
« d'ôter, en quelque façon, la difformité » qu'on « attache insépa-
rablement à l'action » (7). Il veut montrer au jour « que sa malice
est changeante selon la variété des circonstances et des fins qui en
ôtent la difformité ». Certains actes sont toujours mauvais, a vraies
essences et natures d'actions difformes », tels le mensonge, la pédé-
rastie, la haine de Dieu. D'autres le sont presque toujours, sauf en
(1) Dictionnaire, t. III, art. Lucrèce. On me permettra de faire remarquer
qu'une des phrase de Bayle confirme ce que je disais plus haut sur le
carectère aristocratique de la morale nuancée dans la société romaine.
(2) II, p. 130 ss. (3) Ibid., p. 130. (4) Article Lucrèce, (p. 818). (5) Question
Royalle et sa décision, p. 1. (6) P. 18, (7) P. 1 et 2»
LA MORALE NUANCÉE : SAINT CYÎIAN ET CAMUS 577
«cas cPextrême nécessité, tel le larcin, le mariage avec une sœur (i).
u La troisième sorte est de celles qui sont mauvaises véritablement,
si on les considère en elles-mêmes, toutes nues et déchargées de
toutes relations qui leur donnent du lustre et qui leur impriment
l'honnêteté de la vertu morale. » De cette sorte sont le meurtre et le
suicide. « Il n'est pas croyable que le droit que Dieu a sur la créature
raisonnable soit si restreint et si borné qu'il ne puisse pas lui com-
mander de se perdre et de s'anéantir soi-même » (2). Si Saint Cyran
voulait dire par ces derniers mots qu'on peut se détruire, quand on
reçoit un ordre particulier du Saint Esprit, sa thèse serait tout à fait
orthodoxe, mais il ne l'entend pas ainsi : ce qu'il se demande, c'est
s'il n'arrivera jamais « que se tuer soi-même soit accompagné de
circonstances qui le rendent licite et action d'honneur et de'
vertu )) (3), et c'est à cette question qu'il répond hardiment par l 'affir-
mative dans le cas où il faut sauver un bon roi. Là, on peut se tuer,
on le doit (4). Mais ce n'est pas un cas singulier. Parlant de ceux
qui étaient condamnés à Rome pour le crime de lèse-majesté, Saint-
Cyran écrit : « Je crois que, sous les empereurs Néron et Tibère,
ils étaient obligés de se tuer pour le bien de leur famille et de leurs
enfants » (5). Il cite, en outre, avec compla'sance des suicides des-
tinés à sauver un maître, un ami (6).
Comme on voit, il est inexact de prétendre que Saint Cyran ait
fait « l'apologie du suicide ». Autant vaudrait soutenir que, dans
la Cité de Dieu, Saint Augustin fait « l'apologie du meurtre ». Mais
il essaie d'ouvrir les portes de l'Eglise à la morale nuancée.
Les romans moraux de Camus, évêque de Belley, montrent l'au-
teur indécis, mais déjà fort séduit par les idées nouvelles. Dans
VAmphihéâtre sanglant, un jeune homme veut se faire moine : son
père, qui ne le peut souffrir, fait étendre, dans le lit de son fils, une
courtisane nue. Près de succomber à la tentation, le jeune homme
se frappe à grands coups de canif et meurt. « Plusieurs jugements,
dit Camus, se firent sur cette action, les uns la blâmant d'un zèle
indiscret, les autres de cruauté et l'accusant comme meurtrier de lui-
même. D'autres relevaient jusqu'au ciel. Pour moi, qui incline
plutôt à la louange qu'au blâme, je donne mon suffrage à ceux-ci
et confesse... que le jugement contraire et sinistre ne peut être sans
quelque sorte de témérité » (7) .
Dans les Spectacles d'horreur, à propos d'une fille qui se tue
pour n'être pas violée, Camus dit qu'un tel exemple doit être « plutôt
admiré qu'imité » (8).
(1) P. 2 et 3. (2) P. 3 et 4. (3) P. 14. (4) P. 19. (5) P. 30. (6) P. 26*
29, 47. (7) Histoire III, La sanglante chasteté, p. 33. (8) L. I, spectacle 19a
p. 208.
37
678 LE XVIIe SIÈCLE
Dans AijuUiomphile ou, les Martyrs siciliens, il y a une dbi t
curieuse entre deux amants; la jeune fille, qui est païenne, ne pouvant
iépouser celui qu'elle aime, décide de se tuer : « Mais, dit-elle à Aga-
thon, je ne redoute qu'une chose, c'est que tu veuilles me suivre. »
Agathon, qui est chrétien, se trouve embarrassé. « Quelle cruauté,
dit-il est celle-cil C'est que, si vous mourez en notre croyance et
par vos propres mains, vous êtes sans rémission éternellement
perdue. — Si l'homicide de soi-même est défendu par ta loi, répond
fièrement la jeune fille, il ne l'est pas par la mienne; au contraire,
je vois qu'il est recommandé par le glorieux empire de l'honneur et
de l'amour... Mol et efféminé Agathon, meurs, meurs de honte
qu'une fille tel prévienne en générosité comme en courtoisie! » On
pourrait croire, l'auteur étant évêque, que le débat va tourner à la
confusion des idées païennes. Il n'en est rien. Agathon, enflammé de
honte, proteste que s'il ne se tue pas, ce n'est pas lâcheté, mais
crainte de Dieu. Seulement il conclut par une phrase peu chrétienne :
« Au pis aller, mourons ensemble! (i). »
Ailleurs, Camus conte l'histoire d'un homme qui, dans une ville
assiégée, tue sa femme et ses filles, de peur qu'elles ne soient le jouet
des vainqueurs, puis se tue lui-même. Et voici les réflexions du con-
teur : « Quand le désespoir et l'infamie sont jointes à la servitude,
alors une âme jalouse de gloire se précipitera en mille morts plutôt
que de voir le jour avec un continuel opprobre sur le front-.. Je
sais que le spectacle que je vais représenter... a quelque chose en
son effet qui choque les maximes chrétiennes; mais si vous regardez
la médaille par un autre revers, vous trouverez que, si la crainte de
la vergogne a porté une âme courageuse hors des bornes de la
nature et de son devoir, cela n'est procédé que d'un désespoir si
honorable, semblable à celui de ce grand Caton qui ne laisse d'être
loué dans l'histoire, encore qu'il ait été meurtrier de soi-même (2). »
Il semble bien que l'auteur, un évêque, tout en se réservant du bout
de la plume, les droits de la morale traditionnelle, soit déjà plus
qu'à demi gagné aux idées nouvelles.
Dans le Philosophe français du sieur de Ceriziers, aumônier de
Monseigneur le Duc d'Orléans, l'auteur distingue le suicide direct
et le suicide indirect. Le premier n'est jamais licite; mais « quand
on cherche la mort indirectement, on ne va que contre ce précepte
affirmatif qui nous commande de nous aimer, à quoi nous pouvons
contrevenir dans certaines circonstances équitables », et « on peut
avoir beaucoup de sujets raisonnables de quitter la vie indirecte-
ment » (3).
(1) Pages 567, 569, 573. (2) Les spectacles d'horreur, 1. II, spectacle IV :
Le désespoir honorable, page 312. (3) P. 245, 248, 250.
LES MŒUES 579
Dans les écrits moraux du R. P. Du Boscq, même désarroi que
dans ceux de Camus. Il fait un long panégyrique de Porcie : « Que
si le mépris de la mort est le principal fruit de la philosophie, il
me semble que Porcia sut philosopher encore plus noblement que
Brutus »; puis sans transition, il ajoute : « quoiqua vrai dire, il
faille condamner la mort de l'un et de l'autre comme des meurtres
et des homicides volontaires de soi-même »; ce ne sont que de
« fausses générosités »; même Porcia et Brutus ne sont pas des héros,
ce sont « des monstres »; il ne peut être question de comparer leur
vertu, « mais de comparer leur crime ». — Mais, (nouveau revire-
ment), la mort de Porcie est plus « noble » et plus digne d'un grand
cœur », notamment parce que Porcie est moins « contrainte » que
Brutus et que son cas est plus étrange (i). Parlant de Lucrèce,
Du Boscq dit encore : « comparer son acte à celui de Caton, c'est com-
parer deux crimes »; mais il conclut : « il est malaisé de la condamner
raisonnablement si on ne la condamne premièrement de n'avoir pas
été chrétienne; or, pouvait-elle agir sur nos principes?... Pouvait-
elle obéir à l'Evangile qu'elle ignorait? (2) » On ne peut dire plus net-
tement que le suicide n'est pas mauvais en soi, qu'il est défendu
par la seule loi chrétienne
Dans son livre de VHonneste Femme, Du Bosq se montre aussi
ondoyant. « Ceux qui se font mourir, dit-il, ne sont pas courageux,
mais désespérés »; seulement, parlant de Théoxène qui se tue pour
« mourir libre » et engage ses enfants à l'imiter, il écrit : « Faut-il
pas avouer que le courage et la constance paraissent en cette occa-
sion avec un merveilleux éclat? Peut-on trouver entre les hommes
quelque chose de plus grand ni même de comparable? » Même for-
mule à propos du suicide de Camma : « Les hommes peuvent-ils
• donner un pins noble exemple de constance? » (3). Toutes ces phrases
se trouvent dans des livres destinés à prouver l'excellence du sexe :
théoriquement, Du Boscq voit dans les suicides qu'il rapporte
autant de crimes; seulement, c'est à l'honneur de celles qui les ont
commis qu'il prend soin de les rapporter.
La même impression se dégage des livres du fameux Père Le
Moync. Le suicide est « le plus énorme de tous les homicides »; c'est
cruauté et désespoir; les veuves qui se tuent « pèchent contre l'amour
conjugal et violent la fidélité qu'elles doivent à leurs maris. » Mais,
dans les Peintures morales, la « chaste et généreuse Panthée »,
Camma, Pauline, Porcie, Blanche de Pavie sont citées comme
autant d'exemples qui enseignent la pudeur, la fidélité et la con-
stance. Il les loue en vers avec tant de verve que tout à coup il a
(1) La Femme héroïque, II, p. 393. (2) Ibid., p. 67. (3) L'honnesle
femme, p. 113, 118, 123.
580 LE XVIIe SIÈCLE
peur el se ravise : « A la lumière du christianisme », ces actions sont
a ('normes et furieuses »; je n'ai donc garde de justifier cette fureur
en des païennes, ni d'ériger en vertu le plus cruel de tous les homi-
cides. » Mais craignant de nouveau d'avoir été trop loin, il ajoute :
« Néanmoins, à prendre les choses hors de ces belles lumières... il
est certain que la mort de ces généreuses femmes peut être excusée. »
Elles suivaient les Philosophes qui « ne sont jamais plus éloquents
ni plus forts que quand ils tombent sur ce texte. » Conclusion : j'ai
donc fait « une action de justice de louer leur vertu (i) ».
Mêmes éloges dans la Gallerie des femmes fortes. Le P. Le Moyne
nous prévient bien qu'il ne met pas « l'épée en la main des femmes
ni ne les appelle au poison, à la corde et au précipice », que la
mort volontaire, qui a pu paraître « de belle couleur » chez les
païennes, « serait noire et hideuse en une chrétienne (2) ». Mais il
loue Gamma et Arria (3). Il loue le suicide de Monime :
Voyez le noble orgueil qui tient ce noble cœur
Des biens comme des maux également vainqueur (4).
Il loue le suicide de Pauline :
Un amour philosophe aide à ce beau transport..
Sages qui nous ôtez les belles passions,
Apprenez d'une femme à devenir stoïques (5).
Il dit, à propos des charbons enflammés qu'avale Porcie : « Ce
feu luira aux yeux de toutes les nations et de tous les siècles, et don-
nera un lustre éternel à la mémoire de Porcie (6) . »
Enfin, parlant du procès fait à Lucrèce après sa mort, lex P. Le
Moyne écrit : « J'ai vu ce procès et la sentence qui lui est attachée
dans les livres de la Cité de Dieu... Et j'avoue que, si, elle est jugée
par le droit chrétien et selon les Lois de l'Evangile, elle aura peine
de justifier son innocence... Néanmoins, si elle est tirée de ce tri-
bunal sévère où il ne se présente point de vertu païenne qui ne soit
en danger d'être condamnée, si elle est jugée par le droit de son
Pays et par la religion de son temps, elle se trouvera des plus chastes
de son temps et des plus fortes de son Pays; la noble et vertueuse
philosophie, qui l'accuse si souvent, l'absoudra de son malheur et
se réconciliera avec elle... » Et plus loin : « Ne feignons donc pas
de louer Lucrèce : elle est digne de nos louanges. L'ancienne Rome
qui a été la nourrice des hautes vertus de la nature et des grands
(1) Peintures morales, p. 303-319. (2) La Galerie, p. 119. (3) Ibid.*
p. 137 et II, p. 3. (4) I, p. 179. (5) II, p. 38. (6) I, p. 283.
LES MŒURS 581
héros du Paganisme, n'a rien porté de plus haut ni de plus grand,
rien de plus fort ni de plus magnanime que Lucrèce (i). »
Même note dans les écrits de l'abbé de Bellegarde : Lucrèce,
« qui a fait tant d'honneur à son sexe est un modèle que les Dames
devraient toujours avoir devant les yeux (2) ».
L'abbé de Saint Real « avoue » que, parmi ceux qui se sont tués,
il y en a qui ont donné de véritables marques de grandeur d'âme
et d'intrépidité ». Peut-être n'ont-ils pas « raisonné juste », mais
« il est sûr qu'il se trouve quelques genres de mort bien héroïques. »
Le non dolct d'Arria est « plus beau que toutes les victoires
d'Alexandre I » (3)
Comme on voit, tous ces écrivains catholiques ont bien soin de
proclamer la doctrine officielle de l'Eglise. Ils s'y rallient avec
éclat. Mais enfin, on ne peut pas sérieusement soutenir, à dix lignes
de distance, qu'une action est « noire et hideuse » et qu'elle assure
« un lustre éternel » à celui qui la commet, que le suicide de Porcie
est une action « noble » et que Porcie est un « monstre ». L'impres-
sion qui se dégage est donc bien qu'avec toute sorte de prudences
et d'habiletés oratoires, un certain nombre de moralistes essaient
d'accommoder la morale de l'Eglise aux idées nouvelles.
Enfin, dans les mœurs elles-mêmes, on constate, sur certains
points, comme un très léger progrès de la morale nuancée.
Les mœurs, il est vrai, nous sont mal connues. C'est en vain que
j'ai lu des jouraaus, des Mémoires, des Correspondances, des
recueils d'anecdotes, des récits de voyageurs : nulle part je n'ai
trouvé de renseignement statistique sur le suicide. La Palatine écrit,
le 2 juillet 1699 : (( On prétend aussi que tous les suicides que nous
(1) I, p. 225. (2) Lettres curieuses, p. 377 ; cf, Réflexions, p. 117 et
Suite des Réflexions, p. 33. (3) Réflexions sur la mort (Œuvres, II, 213-
214). Je n'ai pas trouvé de déclarations analogues dans les œuvres
des grands écrivains catholiques du xvne siècle. Je note seulement que
Bossuet loue le suicide de Samson sans paraître songer aux scrupules dont
s'embarrassait saint Augustin : « Ces actions d'une valeur étonnante faisaient
voir que tout est possible à qui sait mérpiser sa vie» (Politique tirée de l'Ecr,
sa inte,\. IX, art. V, 3e prop.). Ailleurs il écrit : « C'est dans cette considération
particulière que l'honneur me paraît un bien excellent ; et je le trouve, en ce
sens, de telle valeur que je ne doute pas qu'un homme de bien ne puisse le
préférer à sa vie et qu'il ne le doive même en quelques rencontres » (Pensées
chrétiennes et morales sur divers sujets. XXIX). Fénelon qui, dans le Télémaquet
condamne le suicide, exalte le suicide chrétien dans le Sermon pour la fête
d'un martyr : « Je vois une femme qui court hors de la ville d'Antioche, avec
ses petits enfants... Où allez-vous, lui dit-on, avec tant de hâte ? Je cours,
dit-elle, vers le faubourg où j'apprends qu'on martyrise les chrétiens, de peur
qu'on ne meure pour Jésus-Christ sans moi et les miens. » Il y a dans lesDia-
logues des morts (LII), un beau discours de Caton pour justifier son suicide.
582 LE XVIIe SIÈCLE
avons en si grande quantité depuis quelque temps, sont causés pal
l'athéisme (i) », et, quelques jours plus tard, elle dit encore : « C'est
la miaère qui est cause que tant de gens se sont suicidés (2). » Seu-
lement comme elle ne donne aucun chiffre, il est impossible de
savoir ce qu'elle entend par « une grande quantité » de suicides-
Mais, si l'on ne sait rien -de précis touchant le nombre des sui-
cides, un fait se dégage assez nettement : dans les milieux cultivés
et mondains, l'opinion est indulgente à certains suicides.
L'usage, dans le monde noble, tempère toujours les rigueurs du
droit. Je ne connais pas d'exemple de gentilhomme traîné et pendu.
Quand La Vauguyon se tue, le Roi interdit procès et enquête (3).
En i685, un gentilhomme se tue après avoir adressé vainement un
placet au Roi. Gomme on trouve le corps à l'auberge, on le porte
au Châtelet et on le condamne à être pendu. Mais Louvois, prévenu,
fait aussitôt expédier des lettres de grâce (4). Tallemant, qui signale
des suicides dans la noblesse ou la bonne bourgeoisie, ne parle
jamais de poursuites. Quand Vatel se tue, il n'est pas question de
procès, et ni Gourville (5), ni Mme de Sévigné (6), n'ont un mot
pour s'en étonner : l'indulgence accordée à la noblesse s'étend à ce
qui la touche et, en général, au monde élégant.
Dans ce monde que n'atteint guère la flétrissure légale (7), on n'a
pas les mêmes raisons solides que dans le peuple d'avoir le suicide
en horreur. L'indulgence et la pitié dominent. Quand le gen-
tilhomme gascon se tue à l'auberge, le Marquis de Sôurches note
que la chose fait grand bruit à la cour, et « qu'il faisait pitié à tout
le monde ». A propos de Permillac, qui ne veut pas survivre à une
ruine due au jeu, Saint-Simon écrit : « Tout le monde le plaignit
et je le regrettai fort » (8). Mme de Sévigné, après avoir conté le
suicide de Vatel, écrit : « M. le Prince le dit au Roi fort tristement.
On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière; on le
loua fort; on loua et blâma son courage. » Une femme trompée se
(1) Lettres inédites, traduites par Rolland, P. 1863, p. 203. (2) Ibid., p. 205.
Une lettre du 10 juil. 1699 (éd. Jaeglé, I. 233), signale aussi des suicides, mais
sans indiquer de chiffres. Clément, dans son édition des Lettres, Instructions et
Mémoires de Colbert (P. 1861, p. 449, note), dit que « la collection France des
Affaires étrangères contient un grand nombre de « rolle des placets » deman-
dant des remises de confiscation pour suicide. Mais, de janvier 1699 à mars
1700 (c'est l'année même où la Palatine signale une grande quantité de sui-
cides), il n'y a pas un seul placet concernant une affaire de suicide. En 1667,
j'en trouve un. En 1689, je n'en trouve aucun (fonds France, vol. 1069, 921,
folio 82, et vol. 1002). (3) Saint-Simon, éd. Boislisle, I, 298, note. (4) Mé-
moires du Marquis de Sôurches, éd. Cosnac et Bertrand, P. 1882, I, p. 215.
(5) Gourville, Mémoires, éd. Lecestre, P. 1845, II, p. 39. (6) Lettre du 26 avril
1671. (7) Bien entendu, on ne trouve aucune trace d'armoiries brisées, de
bois coupés, de nobles déclarés roturiers, etc. Voir infra, ch. 3. (8) Ed-
Chéruel, II, p. 184.
LES MŒÏÏES 583
tue après avoir tué son mari : le Mercure galant les appelle de ■« pau-
vres malheureux (i) ». Ainsi on loue et blâme, on plaint : d'hor-
reur il n'est pas question.
Môme il semble qu'on se familiarise avec l'idée du suicide. Déjà
on en parle en plaisantant. « Je vous 'dirai une petite histoire »
écrit Racine à Vita<rt. La petite histoire est celle d'une jeune fille qui,,
faussement accusée d'être enceinte, s'empoisonne,. « Telle est l'hu-
meur des gens de ce pays, note Racine, et ils portent les passions
au dernier degré (2) ». Guy Patin, ayant conté le suicide, assez dra-
matique, d'une jeune femme, ajoute avec iphilosophie : enfin elle
est morte, '« et quand elle aurait pris de l'antimoine préparé à la
mode de la cour, elle n'aurait pas été plus tôt expédiée (3) ».
Enfin, s'il n'y a aucune mode qui rappelle la mode stoïcienne,
(Saint-Simon signale, dans la partie de ses Mémoires, relative au
xviie siècle, trois suicides, Mme de Sévigné en signale trois, Guy
Patin cinq), on note quelques faits qui montrent l'opinion indul-
gente ou complaisante. On ne trouve pas surprenant qu'un con-
damné veuille se détruire : Guy Patin en rapporte un exemple sans
un mot d'indignation ni d'étonnement (4); Mme de Sévigné écrit
de Lauzun, surpris dans une tentative d'évasion : « Ne croyez-vous
pas bien qu'il se cassera la lête contre la muraille? (5) »
Tallemant rapporte certains suicides et certaines tentatives de
suicides comme des choses intéressantes, élégantes. Voici le suicide
« philosophique », comme on dira au xviir9 siècle. Lioterais éjait
« homme d'esprit ». Quand « il fut vieux et que la vie commença à
lui être à charge, il fut six mois à délibérer tout ouvertement de
quelle mort il se ferait mourir; un beau matin, en lisant Sénèque, il
se donne un coup de rasoir et se coupe la gorge (6) ». iLa délibéra-
tion « tout ouverte » trahit un changement dans les mœurs.
Voici les suicides et les tentatives de suicide d'amour.
'Un artisan devient amoureux de la Maréchale de ïé mines. On
finit par le trouver mort derrière ^es murailles du ILuxembourg.
(7) La fille d'un gentilhomme de Beauce veut épouser un homme
sans fortune. Son père s'y opposant, elle tombe dans une telle mélan-
colie, que la famille finit par céder : « Ah! dit-elle, il n'est plus
'temps. » A trois jours de là, on la trouve, noyée, sur les bords du
Loir (8), Un abbé de 'Calvières apprend que Mlle de Gouffoulens,
n'ont il était amoureux, vient de mourir : « Il refusa toute sorte
d'aliments durant quelques jours avec une grande constance et en
(1) lG72,tome I, p. 91. (2) Racine, (éd. Mesnard. t. VI, p. -<73. (3)' Guy
Patin, lettre du 22 déc. 1651 (édit. Réveillé, P. 1846, t. II, p.602). (4) Lettre
du 30 août 1655 (T. II, p. 199), (5) Lettre du 1er mars 1676. (6) Tallemant,
t. I, p. 370, note 3. (7) t. III, p. 305, note. (8) Ibid,
584 LE XVIIe SIÈCLE
mourut (i). » Bressieux, croyant que sa maîtresse va se faire reli-
gieuse, se donne trois coups de poignard en sa présence (2). Bou-
langer, président des Enquêtes, veut se jeter par la fenêtre quand
sa femme meurt (3). L'abbé du Tôt, amoureux de Mlle du Lan-
quetot, se fait saigner et défait la ligature. Il ne consent à se laisser
panser que sur l'ordre de sa maîtresse (4). Un président de la
Chambre des Comptes de Montpellier se tue après la mort de sa
maîtresse (5). Une jeune fille abandonnée par son fiancé « se mit dans
une nacelle au milieu d'un grand étang et se laissa mourir de
faim (6) ». Une romantique n'eût pas mieux fait.
Non seulement Tallemant rapporte tous ces faits comme des faits
intéressants, émouvants; mais les tentatives touchent infiniment
celles qui en sont cause. Un gentilhomme d'Argouges faisait la cour
à une demoiselle de Cornon, sans grand succès, semble-t-il. « Jetez-
vous à l'eau », lui dit-elle. Il s'y jette (7). On le sauve, et la belle,
attendrie, l'épouse. Les amants connaissent le moyen et s'en servent.
Une fille de Tours se refusait à Monsieur, frère du Roi : « Une fois
il fit semblant de se vouloir tuer. » La morale des romans passe
dans la vie (8).
Enfin, même pour des suicides qui ne sont pas des suicides
d'amour, on note des traces de complaisance. En 1699, le duc de
Berry, un enfant, essaie de se briser la tète à la suite d'une répri-
mande, « et il l'aurait fait si on ne lui eût arraché des mains une
grosse pierre qu'il tenait déjà ». Non seulement on ne parle pas de
lui infliger quelque punition exceptionnelle, mais la Palatine, qui
conte la chose, n'y ajoute pas un mot de blâme (9). Le « il l'aurait
fait » trahirait plutôt une sorte d'admiration. En i65i, une jeune
femme, mariée par des parents avares à un homme boiteux et bossu,
s'empoisonne avec du sublimé. Les « femmes de la Halle » disent
qu'elle est morte « vierge et martyre (10) ».
Enfin il faut bien qu'il y ait dans l'air une certaine indulgence
à l'endroit du suicide pour qu'un beau jour, sans raison précise,
Boileau, Molière et Chapelle partent bras dessus bras dessous, pour
s'aller jeter à la rivière et pour que, plus tard, on conte la chose au
fils de Racine (n).
Je ne voudrais pas faire dire à ces anecdotes plus qu'elles ne
disent. Mais enfin, dans le monde, on plaint Permillac, on loue et
blâme Vatel, on laisse Lioterais délibérer six mois sur la façon dont
se tuera; les amants veulent se tuer, se tuent et quelques-uns déjà se
préoccupent de donner à leur mort une allure poétique.
(1) Ibid. (2) T. IV,p. 490, note. (3) T. V, p. 336, (4) T. V, p. 377.
(5) T. VI. p. 165. (6) t. VI, p. 173. (7) T. VI, p. 164. (8) T. II, p. 113.
(9) Lettre du 15 janvier 1699 (éd. Rolland, p. 199) (10) Guy Patin, Lettres.
22 décembre 1651. (Il) Louis Racine. Mémoires (éd. Mesnard, I, 261). ^
PROGRÈS DE LA MORALE SIMPLE 585
Triomphant dans la littérature, gagnant du terrain dans le
monde catholique, commençant à émouvoir les mœurs, la morale
nuancée semble en train de vaincre. — Mais, tandis qu'elle s'affer-
mit, sa rivale, elle aussi, devient plus solide.
II
.Progrès de la morale simple : 1) Le droit canonique se maintient ; 2) les
casuistes restent rigoureux ; 3) la morale simple se retrouve chez les
moralistes catholiques, dans les catéchismes ; 4) chez les jansénistes,
5) chez les protestants ; 6) dans Descartes, chez quelques moralistes
mondains ; 7) chez un moraliste libertin ; 8) dans les manuels de
philosophie.
Non seulement le droit canonique subsiste, consacré par le Rituel
Tomain, mais il n'est pas question de le réformer. Les conciles et
les Assemblées du clergé ne s'occupent pas de la question. Les cano-
nistes eux-mêmes ne s'y intéressent guère (i). Je ne note un trait
nouveau que dans Y Ancienne et nouvelle Discipline du P. Tho-
massin. Il remarque qu'au temps de Charlemagne « on pouvait
faire des prières et des aumônes » pour ceux qui se tuaient « parce
que les jugements de Dieu sont incompréhensibles »; et il ajoute :
« En passant, nous pouvons dire que cette Constitution nous fait
voir qu'il faut suspendre son jugement dans les choses d'une aussi
grande importance qu'est le salut éternel et condamner toutes les
décisions précipitées qu'on peut faire dans les espèces particulières
de cette nature. Les abîmes de la miséricorde divine" sont aussi impé-
nétrables que ceux de la justice. (2) » Mais le P. Thomassin se contente
de cette remarque « en passant ». Deux casuistes, Laymann (3) et
Busenbaum (4) expliquent qu'une « extrême tristesse » peut être
considérée comme enlevant à l'homme l'usage de la raison. Mais ils
atténuent bien, l'un et l'autre, la hardiesse de cette nouveauté en
ajoutant que « dans la pratique, s'il y a doute sur la folie », on
refuse la sépulture. Halley, Cabassut, exposent en quelques mots la
doctrine classique (5). Doujat n'en parle même pas. La morale nuan-
cée reste donc sans influence sur le droit canonique.
La jurisprudence de l'Eglise nous est mal connue. Je note seu-
lement quatre faits.
(1) J'ai consulté les ouvrages suivants : Auboux, La véritable pra-
tique civile et criminelle des cours ecclésiastiques P. 1688 ; Combes, Recueil tiré
des procédures criminelles faites par plusieurs officiaux, etc., P, 1700 ; Cabassut,
Juris canonici theoria et Praxis, Lyon, 1675 ; Doujat, Praenotionum canoni-
earum libri quinque, P. 1687 ; Halley, Institutionum canonicarum, libri IV,
P. 1685 ; Héricourt, Les loix ecclêsiasL, P. 1771 ; Thoimssin, Ancienne et
nouvelle Discipline de l'Eglise, 2e édit., P. 1725, (2) Thomassin, P. III, 1, 1. c.
xiv, p. 101. (3) Laymann, p, 351 (édition indiquée, p, 588). (4) Busenbaum,
p. 217. (5) Halley, II. T. 34, page 258 ; Cabassut, V, ch. xi, parag. 7,
586 ; XVIIe siècle
Premier fait, l'Eglise se laisse souvent dicter sa d ,rar la
justice laïque. Bornicr dit, par exemple, que, si quelqu'un se tue
par « furie, maladie, dégoût de la vie ou douleur insupportable »,
la Loi ne le punit pas si sévèrement et ne le prive pas même de
sépulture (i). C'est donc que la Loi ne craint pas de se substituer à
l'Eglise. En Alsace, on voit la justice laïque accorder soit l'inhu-
mation sans discours, soit l'inhumation moyennant paiement d'une
amende (2). Quand La Vauguyon se tue, le Roi interdit toute pour-
suite et le corps est porté sans cérémonie « dans un carrosse, de
sa maison à Saint-Sulpiee, où il a été inhumé (3) ».
Deuxième fait, il semble bien que nobles et riches, et même
simplement les gens d'un certain monde, échappent sans trop de
peine aux rigueurs de la loi canonique. Il n'est question de refus de
sépulture pour aucun de ceux dont parlent Saint-Simon, Patin et
Tallemant (4). Un président de la Chambre des Comptes de Mont-
pellier, ayant décidé de se tuer après la mort de sa maîtresse, choisit
le lieu de son tombeau (5). Il suffit parfois d'avoir des relations : un
certain Thomas se tue, après avoir tué sa sœur dont il était amou-
reux. Un commissaire, amant de la demoiselle, intervient et les
deux corps sont enterrés à Saint-Paul. Tallemant note seulement
que le curé « ne voulut jamais mettre le garçon qu'avec les morts-
nés (6) ». Gourville dit que le corps de Vatel est aussitôt « porté à la
paroisse » (7).
Troisième fait, l'Eglise s'efforce toujours de soustraire les clercs
aux rigueurs du droit pénal. On sait combien la justice royale se
fait envahissante au xvne siècle. Cependant, à Toulouse, en i635,
l'Eglise réussit à faire casser une sentence confisquant les biens
d'un prêtre suicidé, en alléguant que l'affaire aurait dû être ren-
voyée devant les juges ecclésiastiques. Vainement on fait valoir que
« c'était chose nouvelle et extraordinaire », que « l'Eglise ne devait
pas se rendre soigneuse de protéger l'intérêt de ceux qui avaient
trahi si lâchement les siens ». Le i5 août, le déclinatoire est
admis (8). La doctrine de Toulouse n'est pas reprise par les autres
Parlements. Combes lui-même reconnaît que c'est le juge royal qui
est compétent pour punir les clercs qui se tuent. Mais il nous montre
aussi comment l'Eglise s'y prend pour se soustraire à la juridiction
(1) Bornier, Conférence des Nouvelles Ordonnances, etc., P. 1719, t. II,
t. 22. Serpillon {Code criminel, Lyon, 1767, t. III, p. 960) parle des « anciens
arrêts » antérieurs à Y ordonnance qui, en cas d'ennui delà vie, ne punissaient
les suicidés que de privation de sépulture. (2) Reuss, L'Alsace au XVII*
siècle, P. 1898, p. 44. (3) Saint-Simon, éd. Boislisle, I, p. 298. (4) Voir
page 583. (5) Tallemant, éd. Monmerqué-P. Paris, P. 1862, V, p. 336.
(6) V,p.479. (7) Mémoim?,P.1845, t. II, p. 39. (8) Simon d'Olive, Questions
notablest 1. IV, ch. 40,
LA MORALE SIMPLE : LE DROIT CANONIQUE 587
séculière : en fait, lorsqu'un ecclésiastique est soupçonné de s'être
tué, l'Official se hâte de faire faire d'abord le procès- verbal, puis
une enquête pour établir « si c'a été par une volonté parfaite, dans
un sens rassis, ou si c'a été par quelque faiblesse d'esprit ». L'enquête
close, l'Official conclut soit à l'inhumation, soit au renvoi devant
la juridiction laïque.
Le livre même de Combes donne à penser que l'appel au bras
séculier est chose rare. Dans l'affaire qu'il cite en exemple, on trouve
le sieur G. B., prêtre, ayant une corde au col « ce qui cause bien de
l'étonnement, ledit G. B. passant pour honnête homme. » Le Juge
royal prétend faire le procès. Mais comme cela pourrait « scanda-
liser le sacerdoce et porter un préjudice notable aux autres ecclésias-
tiques dudit collège », l'Official fait visiter le cadavre, puis le pro-
moteur requiert qu'il soit informé de la conduite du défunt « et de
la situation de son esprit durant sa vie ». Sur un témoignage unique
(et léger), on conclut à l'aliénation d'esprit, et, au lieu de saisir la
justice laïque, l'Official rend une Ordonnance permettant l'inhu-
mation « sans son de cloche ni autre appareil que celui qui est
nécessaire à ladite inhumation ». Combes ajoute : « J'ai vu ordonner
pareilles choses en d'autres occasions qui ont été exécutées (i). »
Dans la pratique, il est donc facile de soustraire les clercs à la répres-
sion.
Dernier fait, un texte nous montre l'Eglise extrêmement sévère
en un cas où l'accusée est une femme du peuple, une paysanne. Cette
femme se tue dans des conditions telles qu'on peut croire à un acci-
dent. Les parents craignant que le curé a ne fît quelque difficulté
de l'inhumer », (et cela donne bien à croire qu'i^ y avait eu en
effet suicide), demandent au juge de Beauvoir la permission de
Penlerrer. Elle est inhumée « dans un coin du cimetière », et un
service des morts est chanté pour elle quelques jours après. Mais,
là-dessus, le chapitre d'Auxerre a qui est seigneur du même lieu »,
soupçonne qu'il y a eu suicide et fait rendre plainte au promoteur
de rOfficialité, « pour avoir lieu de s'emparer du bien de cette
femme au préjudice de six enfants mineurs qu'elle laissait ». L'Offi-
cial déclare le cimetière poilu, et, pour avoir les biens « ils firent
informer par le juge temporel ». En même temps le chapitre obtient
permission de faire publier un monitoire pour que les témoins vien-
nent déposer. Les enfants interjettent appel et de la sentence de
l'Official et de l'autorisation de publier un moniloire; le 5 juillet
i664, la Tournelle leur donne gain de cause (2). L'affaire est inté-
(1) Combes, Recueil tiré des procédures criminelles, etc., p. 326 ss. (2) Des
Maisons, Nouveau recueil d'arrests et réglemens du Parlement de Paris. P,
1667 p. 123 et suiv.
5S8 LE XVIIe SIÈCLE
rcssante au point de vue juridique, parce qu'on y voit l'Eglise faire
jouer à la fois la juridiction ecclésiastique et, en vertu de ses droits
seigneuriaux, la juridiction temporelle. Au point de vue moral, ce
qui est intéressant, c'est la sévérité de l'Eglise contre des gens du
peuple. Le chapitre d'Auxerre déclare bien compatir au malheur des
six enfants. Mais dit-il, une action de désespoir ne doit pas être
autorisée. Cette rigueur contraste avec l'indulgence dont le clergé
fait preuve à l'égard des clercs, des grands, ou même à l'égard d'un
simple Vatel.
Il n'y a donc, en somme, rien de changé dans le droit canonique
ni dans la jurisprudence. Passons à la morale écrite : non seule-
ment les casuistes maintiennent leur doctrine, non seulement des
écrivains catholiques, des catéchismes, des manuels de philosophie
la défendent et la répandent; mais les Jansénistes sont, sur ce point,
d'accord avec leurs adversaires; la casuistique protestante tient le
même langage que la casuistique catholique; enfin la morale simple
se retrouve dans l'œuvre de Descartes, dans les écrits de certains
moralistes mondains, et jusque chez les libertins.
De tous les casuistes que j'ai consultés (i), Caramuel est le seul
qui ait pour le suicide une ombre d'indulgence. Il est certain, dit-il,
que le meurtre de soi-même, (on voit apparaître au xvir9 siècle le
mot latin : suicidium) , est interdit par le Décalogue. Mais il n'est
pas interdit « plus strictement » que le meurtre d'autrui. Peut-être
Test-il minus stricte aut saltem minus dure. Et, continue Cara-
muel, si l'on veut s'arrêter à la question et subtilité r dialecticari, on
verra qu'il est un cas dans lequel le suicide est légitime : c'est lorsque
les juges ont condamné un coupable à se tuer. En voici la démons-
tration : j'ai même obligation de ne pas me tuer que de ne pas
tuer le prochain, et, s'il fallait admettre quelque différence, je serais
(1) Comme pour le xvie siècle, je me suis surtout servi de l'article
Casuistique, du Dictionnaire de Vacant. Editions citées dans ce chapitre :
Bancel, Moralis Divi Thomae, Avignon, 1677 : Baron, Theologia moralis contra
laxiores probabilistas, P. 1665 ; Bonacina, Œuvres, P. 1629 ; Busenbaum,
M edulla theologiae moralis, P. 1657. Caramuel, Theologia moralis fundamentalis
Francf., 1652. F. de Coco, De jure et justitia, etc., Bruxelles, 1687 ; Diana,
Resolutiones morales, 12e éd., 1645 ; Du Hamel, Theologia speculatrix et
practica, P. 1690 ; Escobar, Liber theologiae moralis, Lyon, 1659 ; Eustache
de la Conception, Jus principii theologiae positivae, etc, et moralis, Avignon,
1697 ; Filliucius, Moralium quaestionrum tomus II, Lyon, 1626 ; Hurtado,
Resolutiones orthodoxo-morales, Cologne, 1655 ; Laymann, Theologia moralis,
Lyon, 1703 ; Le Masson, Theologia moralis, Lyon, 1680 ; Natalis Alexander,
Theologia dogmatica et moralis^ P. 1694 ; Reignaldus, Theologia practica et
moralis, Cologne, 1653 ; Théologie morale ou Résolution des cas de conscience
(publiée par ordre de Mgr l'évêque de Grenoble), 6e éd., P. 1695.
LA MORALE SIMPLE : LES CASTTISTES 589
plus strictement tenu à l'égard de la vie du prochain que de la
mienne : il est plus grave en effet de diffamer autrui que de se dif-
famer soi-même, de dilapider le bien d'autrui que de dilapider le
sien. Donc, c'est être modéré de dire qu'il y a obligation égale de
respecter la vie du prochain et de respecter la nôtre : or, la répu-
blique peut ordonner à quelqu'un de tuer le prochain, donc elle
peut ordonner à quelqu'un de se tuer lui-même.
A cette menue hardiesse, CaramueJ ajoute une histoire plus
troublante : dans un monastère, un religieux, qui péchait sans cesse,
fait un jour une confession générale et, absous, se pend. Le supé-
rieur fait raser la tête pour qu'on ne voie pas la tonsure et on jette
le cadavre au fleuve. Mais le corps est rejeté sur la rive. Des pay-
sans, croyant à un meurtre, l'enterrent et, depuis ce jour, leurs
champs sont préservés de la grêle. « Qu'en penser, demande
Caramuel : a-t-il péché? Pourquoi n'aurait-il pas péché? Et que dire
du miracle? Peut-on excuser le moine par Y « ignorance invin-
cible? » A toutes ces questions, pas de réponses (2). Il est vrai que
c'est déjà une hardiesse de les poser. Mais enfin, elle est menue — et
c'est tout ce que j'ai pu trouver d'original dans les casuistes du
xvue siècle.
Filliucius pose et résout les dix questions suivantes :
i° Est-il quelquefois licite de se tuer? — Jamais, sauf ordre de
Dieu; Samson et Eléazar ont agi soit par ordre, soit ex ignorantia
inculpata.
20 Peut-on se tuer pour sauver sa chasteté? — Non, les femmes
qui l'ont fait ont agi ex ignorantia inculpata; la phrase de Jérôme qui
semble les approuver n'a pas le sens qu'on lui donne,
3° Pouvons-nous permettre qu'on nous tue? — Nous ne devons
pas contribuer à notre mort, mais nous pouvons la souffrir pour la
défense de la foi, le salut de la république, du Prince, de nos amis;
le condamné à mort peut monter à l'échelle, tendre les mains, non
s'élancer du haut de l'échelle ou se jeter dans la rivière.
4° Un coupable justement condamné peut-il boire le poison ou
s'il est condamné à mourir de faim, ne pas prendre d'aliments? — On
ne peut boire le poison, mais seulement ouvrir la bouche pour qu'on
l'y verse; on peut refuser les aliments offerts; de même le soldat
peut rester à son poste avec certitude d'y être tué, de même on peut,
dans un naufrage, céder à un autre la planche à laquelle on s'at-
tache, parce que ce n'est pas se tuer directement, mais seulement
s'exposer au péril.
(2) Caramuel, ch. vi, p. 464, 555 ; le parag. 13 du Fund. 55 du ch. vi est
intitulé De suicidio.
[>«.)() LE XVIIe SIÈCLE
5° Le condamné à mort peut-il ne pas s'évader? — II le peut, car
ce n'est qu'un suicide indirect.
6° Peut-on commettre un péché pour sauver ses jours? — Non; on
n'est pas forcé d'accepter n'importe quel tourment pour sauver ses
jouis, à plus forte raison de commettre un péché.
7° Et si un religieux en était au point de mourir faute de prendre
femme? — Cela n'est jamais arrivé, et on n'a pas le droit de forni-
quer.
8° Peut-on, pour sauver ses jours, s'abstenir de jeûner, se faire
couper un bras? — On n'est tenu qu'à prendre les remèdes ordi-
naires.
9° Peut-on pour la même raison, ne pas faire maigre? — Oui,
s'il y va de la vie.
io° Peut-on ne pas visiter les malades, ne pas fuir devant la
peste? — On peut visiter les malades et ne pas fuir devant la
peste (i).
Je ne relève dans les autres casuistes que les traits qui complè-
tent ou contredisent ce que dit Filliucius. Bonacina permet aux
marins de faire sauter leur navire, au sujet de se jeter au-devant
cl^un trait pour sauver le Prince, au fils de céder à son père dans
un naufrage la planche de salut (2).
Reginaldus admet le suicide indirect pour le salut de la répu-
blique ou du prochain, mais il précise qu'il est illicite de se livrer
à une mort volontaire pour le salut d'un personne privée. Il admet
qu'on se tue, ou plutôt il l'excuse, quand on est exposé à des périls
plus graves : « Ainsi peuvent être excusés les catholiques qui, de
notre temps, ont été contraints par les hérétiques de boire du poison
ou de se jeter d'un lieu élevé, exposés qu'ils étaient sans cela à subir
des supplices plus graves. » Est-on tenu de s'exposer à un danger
de mort en avouant un crime qu'on a commis? Non, même si un
innocent va mourir à la place du coupable. Enfin faut-il « excuser »
la femme qui soigne son mari atteint de la peste, avec un grand
risque pour elle-même et sans autre espoir que de le consoler? Oui,
d'après Victoria (3).
Laymann reconnaît que l'interdiction absolue du suicide n'est
pas si évidemment juste que des sages (parmi les païens), n'aient
pu s'y tromper; mais il maintient la règle commune : le suicide
(1) Filliucius, Moralium Quaestionum, t. II, tract XXIX, cap. iv
Bancel reprend la doctrine de saint Thomas (t. II, p. 236-239) ; Eustache de
la Conception (p, 697) n'autorise que le suicide indirect pour le bien public ou
le bien de l'Eglise, (1) Bonacina. t.. II, p. 673. (2) Reginaldus, 1, XXI,
ch. iv.
LA MOBALE SIMPLE : LES CASUISTES 591
«direct est toujours illicite; on peut s'exposer à la mort ou se la laisser
donner pour le bien de la République (i).
F. de Coco tient qu'il est interdit de faire sauter son navire sans
espoir de salut, de sauter du haut d'une tour en flammes et de se
jeter à l'eau pour baptiser un enfant s'il n'y a pas espoir d'en
sortir (2).
Diana admet, comme Reginaldus, qu'on peut chercher à éviter
par la mort des tourments plus graves, mais il ajoute que, pour
éviter ces tourments on peut même s'accuser d'un crime qu'on n'a
pas commis, dùt-on être condamné à mort. Peut-on, coupable, se
livrer au juge? Oui, sauf si l'on est un personnage considérable et
utile à l'état qui, en se livrant ferait scandale (3).
Iiurtado condamne le suicide comme intrinsece malum, mais on
peut se laisser tuer ob bonum virtutis ou pour éviter un péché (4).
Busenbaum dans sa célèbre Somme, défend les mêmes solutions
que Filliucius (5).
Escobar ne traite avec quelque détail que la question du coupable
condamné à s'empoisonner. II lui permet seulement d'ouvrir la
bouche pour qu'on y verse le poison. Je relève la question suivante :
une femme est prête à se donner la mort pour éviter la honte d'une
grossesse. Peut-on lui conseiller l'avortement? Oui, d'après le car-
dinal de Lugo, s'il n'y a pas d'autre moyen de la détourner du
suicide : car ce n'est pas la pousser au mal, mais au choix d'un
moindre mal (6).
Innocent Le Masson tient qu'il y a suicide coupable quand un
homme, accablé par les tourments, avoue un crime qu'il n'a pas
commis (7).
Du Hamel se contente d'une condamnation générale et rapide (8).
La Théologie morale imprimée en i6g5 par ordre de l'évêque de
Grenoble, contient les phrases suivantes : « L'homicide de soi-
même est beaucoup plus contraire à la charité que les autres homi-
cides, puisque la charité bien ordonnée doit toujours commencer
par soi-même . » C'est donc l'homicide « le plus criminel ». Il fait
tort à la communauté et à toute la nature humaine qui se trouve
« offensée en la personne de chacun des hommes » (9).
Natalis Alexander dit hardiment : « Tous ceux qui portent sur
eux-mêmes des mains violentes, encourent la damnation éternelle. »
Les soldats et matelots peuvent faire sauter un navire, mais à la
(1) Laymann, 1, III, tr. III. pars 3, assert. 3 ss. Voir infra, ch. 3
(2) Fr, de Coco, IV, 8, p. 85. (3) Diana, pars III, tract. V, resol. 7. (4) Iiur-
tado, resol. XIV. (5) Medulla, 1, III, tract. IV, cap. 1. dub. 1, (6) Escobar.
tract. I, ex. 7, De homicidio. II, 8-10 et III, 54, 53, G3. (7) Pars III. p, 183,
(8) t. V, 1, II. (9) P. 65 ss.
692 LE XVIIe SIÈCLE
condition d'être à même d'en sortir : il ne leur serait pas permis
d'y mettre le feu s'ils y demeuraient, non plus que de se jeter à la
mer avec certitude d'y . périr, alioquin suicidii rei esseni; est cou-
pable aussi de suicide celui qui, condamné à mourir de faim, ne
prend pas les aliments qu'on lui apporte en secret, ainsi que celui
qui se tue par excès de table, ivresse ou débauches (i).
Comme on voit, la casuistique du xvne siècle rend le même son
que celle du xvie. Malgré quelques indulgences, qui se masquent sous
la théorie du suicide indirect, les casuistes continuent à se faire les
théoriciens de cette vieille morale populaire dans laquelle la répro-
bation s'attache à l'acte, non aux motifs.
La morale simple se retrouve dans les écrits de plusieurs mora-
listes catholiques. Coeffeteau a un mot contre le suicide (2). L'au-
teur du Traité de la Virginité expose longuement la doctrine de saint
Augustin (3). Lamy explique que l'Epicurianisme et le stoïcisme
conduisent au suicide : « Quelle était cette sagesse qui permettait
de se tuer et qui exhortait de le faire? Ce n'est pas ce que la Nature
dicte : elle veut que nous nous conservions. » C'est une « frénésie
et une injustice de se déchirer soi-même (4). Carasse, examinant les
objections « que les athéïstes font contre les crimes qui semblent
être autorisés par l'Ecriture sainte », dit : « Bien nous prend que
les beaux esprits soient des « escornif fleurs », sans quoi ils tireraient
parti de l'exemple de l'Ecriture sainte et diraient que, d'après l'Ecri-
ture, c'est une action noble et généreuse de se défaire soi-même. »
Suivent les explications de saint Augustin sur le cas de Razias (5).
Selon Jacques Esprit, la mort de Caton, « que la préoccupation
d'une infinité de gens, parmi lesquels il y en a de très solides et de
très capables, a mis au rang des saines opinions », est un acte
d'orgueil et de lâcheté, « un horrible attentat sur sa propre vie »,
une action noire et inhumaine, un effroyable crime. « C'est cette
lâcheté et cette espèce de poltronnerie qui est la cause de "toutes les-
morts violentes » (6).
Malebranche parle du suicide à propos des devoirs « que chacun
se doit à soi-même ». On peut, dit-il, s'unir parfaitement à Dieu,
mais « ce n'est pas qu'il soit permis de se donner la mort, ni même
de ruiner sa santé. Car notre corps n'est pas à nous : il est à Dieu,
il est à l'état, à la famille, à nos amis. Nous devons le conserver dans
sa force et dans sa vigueur, selon l'usage que nous sommes obligés
d'en faire ». Cependant, ajoute Malebranche, nous ne devons pas
(1) T. X. p. 174 et 179. (2) Coeffeteau, p. 507, (3) I, ch. vu, p. 34 ss.
(4) Lamy, Démonstrations^ etc., p. 150 ss. (5) La doctrine curieuset p. 608.
(6) La fausseté des vertust IIe partie, ch. xm.
LA MORALE SIMPLE : LES JANSÉNISTES 593
u le conserver contre l'ordre de Dieu et aux dépens des autres
hommes ». Mais au moment où Ton croit qu'il va autoriser certains
suicides altruistes, Mylebranche dit seulement qu'il faut « exposer »
son corps pour le bien de l'état (i). C'est toujours la distinction des
casuistes. Fénelon, dans le Télémaque, s'en tient à la doctrine clas-
sique (2).
Cette doctrine se retrouve dans un certain nombre de caté-
chismes. Celui de Bossuet ne parle pas du suicide. Mais celui de
Fleury rappelle qu'il nous est défendu d'attenter à notre vie sous
quelque prétexte que ce soit (3). D'autres reproduisent la décision
du concile de Trente (4). Celui de Richelieu dit en termes énergi-
ques : « Celui qui se procure la mort à son escient, qui, ennuyé de
vivre, la désire ou, ne la désirant pas, s'expose sans sujet légitime
à un péril éminent de perdre la vie est encore plus coupable que
s'il tuait autrui et désirait sa mort ou le mettait sans cause raison-
nable en hasard manifeste de se perdre, d'autant que chacun se doit
plus qu'à son prochain, et que nul n'est maître absolu de son être
pour en disposer comme bon lui semble, mais seulement dépositaire
obligé à conserver le dépôt (5). »
Un catéchisme en vers qui donne l'impression d'être destiné à un
public très populaire, condamne la mort volontaire en termes cal-
culés pour inspirer l'horreur. Ceux qui se tuent sont pareils à Judas,
aussi cruels qu'Arabes; aussi
Par les pieds on les pend et leur qoupe on les mains
Armées les ayant contre leur propre vie,
Ennemis de nature et Timons inhumainss
Faisant plus que ne font les tigres d'Hyrcanie (6).
Non seulement le gros de l'Eglise maintient fermement la morale
simple sans se laisser aller aux mêmes concessions que Camus ou
le P. Le Moyne, mais les Jansénites sont, sur ce point, d'accord
avec les casuistes.
Bien plus, ils ne dénoncent pas ceux qui en viennent à se
demander si l'on peut céder dans un naufrage la planche à laquelle
on est attaché, si un coupable peut se dénoncer, si l'on peut con-
seiller l'avortement à une femme prête à se tuer. Au contraire, ils
(1) TraitédemoraJe,II,ch.xxvii,8et9. (2) Têlémaquel.ll.. (3) Fleury, Catéch.
histor. (éd. de 1804, p. 355). (4) Catechismus ad parochus, par P. D. L. H, P.,
1661, p. 363, Doclrina sacri concilii Tridentini par Bellarin, Lyon, 1683, p. 773 ;
le Catéchisme royal, par Le Blanc, prêtre, P. 1646. (5) Instruction du chres-
tien, P. 1626, p. 208. (6) Coissard, S. J., Sommaire de la doctrine chrétiennet
Lyon, 1618, p, 236.
38
.")'. I M IIX'LE
tlriiMiicciil ceux qui sont ou pourraient être suspects de quelque fai-
Liesse pour la morale nuancée.
Le Troisième écrit des curés de Paris, reproche amèrement aux
Jésuites de laisser entendre « que ce soit à la lumière de Ife
juger quand il faut tuer ou quand il ne faut pas tuer ». Ne pourra-t-
on pas dire au nom de ce principe que plusieurs sortes d'homicide
admis dans l'antiquité ne sont pas contraires au 5e < nniniandement?
(( Ne pourra-t-on pas dire, avec encore plus de couleur, que tous
les païens qui se sont tués eux-mêmes, et ceux principalement qui
•ne le faisaient qu'après en avoir demandé la permission aux magis-
trats, comme il se pratiquait en certaines villes, n'ont point violé
ce commandement?... Nous avons horreur de découvrir les suites
étranges qui peuvent naître de ce principe, (i) »
Sinnichius consacre tout un paragraphe à la « réfutation des
opinions relâchées qui atténuent ou excusent ce que le suicide a de
coupable ». Il ne trouve guère, Cn fait d'opinion relâchée, que celle
de Caramuél, contre laquelle proteste, dit-il « l'horreur naturelle ».
Il condamne en outre l'avis de Tambourin autorisant les marins à
se faire sauter pour éviter une mort plus cruelle, et les condamnés
à mort à boire le poison qu'on leur offre (2).
Nicole, dans le Traité où il démontre que « tout ce qui paraît
de grand dans l'âme de ceux qui ne sont pas véritablement à Dieu
n'est que faiblesse », dit qu'il n'y a pas de a véritable force » dans
les suicides fameux de l'antiquité : « De quelques pompeux éloges
que les philosophes relèvent à l'envi la mort de Caton, ce n'est
qu'une faiblesse effective qui l'a porté à cette brutalité dont ils ont
fait le comble de la générosité humaine. C'est ce que Cicéron
découvre assez, lorsqu'il dit qu'il fallait que Caton mourût plutôt que
de voir le visage du tyran. C'est donc la crainte de voir le
visage de César qui lui a inspiré cette résolution désespérée.
Il n'a pu souffrir de se voir soumis à celui qu'il avait tâché
de ruiner, ni de le voir triompher de sa vaine résistance. Et ce n'a
été que pour chercher dans la mort un vain asile contre ce fantôme
de César victorieux qu'il s'est porté à violer toutes les Lois de la
Nature... Ainsi, au lieu de dire comme Sénèque qu'il mit en liberté
avec violence « cet esprit généreux qui méprisait toute la puissance
des hommes- », il faut dire que, par' une faiblesse pitoyable, il suc-
comba à un objet que toutes les femmes et que tous les enfants de-
Rome souffrirent sans peine : et que la terreur qu'il en eut fut si vio-
(1) Ecrits des Curés de Paris contre la morale et la politique des Jésuites,
p. p. De Récalde, P. 1921, p. 131 et 136. (2) Sinnichius, Vin'diciae decalo,
gicael Louvain. 1672. ch. xxiii, parag. 5 et 7.
LA MORALE SIMPLE : LES JANSÉNISTES 595
lente qu'elle le porta à sortir de la vie par le plus grand de tous les
crimes (i) r>.
Même théorie dans les œuvres d'Arnaud. C'est le démon qui ins-
pire « dans l'esprit de plusieurs chrétiens une extrême vénération
pour les livres profanes de ces sages païens. Il semble même qu'il
leur persuade que les livres saints et la morale de Jésus-Christ ne
sont propres que pour les cloîtres et que celle de Sénèque et des
autres païens est beaucoup meilleure pour former un honnête
homme... que l'humilité chrétienne n'est qu'une bassesse d'esprit
et que ce que nous appelons orgueil dans les Païens et les Philoso-
phes est la véritable grandeur de courage . » C'est contre ces sug-
gestions du démon qu'Arnaud se tient en garde lorsqu'il juge les
suicides antiques. C'est à tort, selon lui, qu'on doute du suicide
d'Aristotc; on peut assurer avec Diogène qu'il s'empoisonna, a ce
qu'on n'aura pas de peine à se persuader, quand on aura considéré
combien ces morts é1 aient en règne durant ces siècles misérables de
ténèbres et d'aveuglement. Or, peut-on douter de la damnation d'un
homme qui meurt dans toutes ces circonstances ? » A propos du
suicide de Diogène, Arnaud dit encore : « Chasser îa fièvre en
s'élranglant n'est pas donner la mort à la fièvre plutôt que de la
recevoir et être sûr de son immortalité : c'est seulement exercer
envers soi-même l'office de bourreau et commettre le plus grand
des parricides. Et tout ce que cette histoire nous fait voir, c'est que
cet animal de gloire a été orgueilleux jusqu'à la mort (2). »
Pascal ne traite pas la question, mais il était certainement du
même sentiment qu'Arnaud et Nicole; car il condamne d'un mot en
Montaigne <; ses sentiments sur l'homicide volontaire » et, dans
V Entretien avec M. de Sacl, il reproche à Epictète la superbe diaboli-
que qui le conduit à des erreurs t< comme qu'on peut se tuer quand
on est si persécuté qu'on peut croire que Dieu nous appelle (3). »
Je n'ai pas trouvé de renseignement sut la façon dont les pro-
testant? traitaient ceux des leurs qui se tuaient. "Mais leurs easuistes
sont d'accord avec les catholiques. Le suicide, d'après Amesius, n'est
licite en aucun cas, étant contraire aux droits de Dieu, à la charité,
à la justice et à l'inclinaison de la commune nature (4). Balduiu
lui aussi, condamne la mort volontaire sans aucun souci de nuancer
celle condamnation. Le seul trait original est qu'il dénonce, en pas-
sant, les austérités monacales comme tendant à abréger la vie (&).
(1.) Essais de morale, I, ch. xm (t. I, p. 54). (2) De la nécessité de la foi en
J.'C. (Œuvres t, X, p. 129, 149, 360. (3) Pascal, éd. I5runsch\vig, p. 343 et
150, cf. p. 551. (4) A-mesius, De conscientia et ejus jure, Amst., 16314
p. 327. (5) Balduin, Tract, de casibus, Francf., 1654, p. 653.
596 LE xvne SIÈCLE
La morale simple se retrouve encore chez des moralistes sur les-
quels l'influence religieuse n'est pas toute puissante.
Descartes n'était peut-être pas hostile à certains suicides
altruistes : « En se considérant comme une partie du public, écrit-il
à Elisabeth, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde, et
môme on ne craint pas d'exposer sa vie pour le service d'autrui
lorsque l'occasion s'en présente, voire on voudrait perdre son âme,
s'il se pouvait, pour sauver les autres » (i), et, dans une lettre à
Chanut, il assure qu'un particulier ne doit pas craindre d'aller « à
une mort assurée » pour son Prince, pour son pays ou pour un
ami (2). Toutefois ces formules ne sont pas plus hardies que celles
des easuistes, et, par contre, dans une autre lettre à Elisabeth, Des-
cartes s'élève contre l'idée que l'ennui de vivre et l'espérance de
félicités après la mort puissent justifier la mort volontaire. Ce serait
bon si l'on était assuré de jouir de ces félicités, « mais aucune rai-
son ne les en assure et il n'y a que la fausse philosophie d'Hégésias,
dont le livre fut défendu par Ptolomée parce que plusieurs s'étaient
tué s après l'avoir lu, qui tâche à persuader que cette vie est mau-
vaise; la vraie enseigne au contraire que, même parmi les plus
tristes accidents et les plus pressantes douleurs, on y peut toujours
être content pourvu qu'on sache user de la raison » (3). .
Cette idée qu'il est toujours possible d'avoir ici bas plus de
biens que de maux est, pour Descartes, la raison solide qui doit
s'opposer au suicide. Elisabeth lui écrit : « Je ne doute nullement
qu'encore que la vie ne soit point mauvaise de soi, elle doit être
abandonnée pour une condition qu'on connaîtra meilleure » (4). H
-réplique qu'abandonner la vie pour une condition meilleure c'est
lâcher le certain pour l'incertain : « Pour ce qui regarde l'état de
l'âme après cette vie, j'en ai bien moins de connaissance que
M. d'Igby; car, laissant à part ce que la foi nous enseigne, je
confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire
beaucoup de conjectures à notre avantage et avoir de belles espé-
rances, mais non point aucune assurance. Et pour ce que la même
raison naturelle nous apprend aussi que nous avons toujours plus
de biens que de maux en cette vie et que nous ne devons point
laisser le certain pour l'incertain, elle me semble nous enseigner
que nous ne devons pas véritablement craindre la mort, mais que
nous ne devons aussi jamais la rechercher » (5).
Evidemment cette noble confiance dans la bonté de la vie, quoi
qu'il advienne, parait audacieuse à Elisabeth; car, en 1646, Des-
(1) 15 sept. 1645 (t. IV, p. 293). (2) l" févier 1647 (IV, 612). (3) 6 oc-
tobre 1645 (IV, 315). (4) Lettre du 28 oct. 1645 (IV, p. 323). (5) Lettre
4u3nov. 1645 (IV, p. 333).
LA MORALE SIMPLE : DESCARTES, GASSENDI 597
cartes lui explique qu'il est nécessaire de distinguer deux sortes
de biens. Si nous pouvons faire qu'il y ait plus de bien que de mal
dans cette vie, c'est « à cause du peu d'état que je crois que nous
devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous. » Ainsi la
persuasion que la vie, malgré tout, est bonne, est fondée sur la
raison, et ceux mêmes qui disent le contraire en cédant à quelque
passion jugent, a dans leur intérieur », qu'il y a plus de biens que
de maux dans la vie et ne sont pas plus sincères que le bûcheron
de la fable. Pourtant il y en a qui « se tuent eux-mêmes ». C'est
vrai, mais « c'est par une erreur de leur entendement et non point
par un jugement bien raisonné ni par une opinion que la Nature
ait imprimée en eux, comme est celle qui fait qu'on préfère les biens
de cette vie à ses maux » (i).
Des moralistes mondains et écrivant pour le beau monde se
prononcent, eux aussi, contre le suicide. De Marandé, Costar (2) le
condamnent en quelques mots. La Palatine écrit : « Judas se pendit
faute d'un peu d'espérance, cet exemple n'est pas beau. Ainsi, mal-
gré tous vos raisonnements, j'espérerai toute ma vie et je ne me
pendrai jamais » (3). Mme Deshoulières condamne les Grecs et les
Romains illustres qui se sont tués :
Qu'ont-ils fait de si grand ? Ils sortaient de la vie
Lorsque de disgrâce suivie
Elle n'avait plus rien d'agréable pour eux...
Il est plus grand, plus difficile
De souffrir le malheur que de s'en délivrer (4).
La source de la morale, dit Mlle de Scudéry, est la justice :
elle nous défend de tuer soit les autres, soit nous-mêmes. L'éloge du
suicide était la plus détestable des folies stoïciennes. « Ce qui
m'épouvante, d,it Zénobie dans les Nouvelles conversations morales^
c'est que l'homme seul soit capable de se tuer, car nul des animaux
ne le fait. » Le suicide de Marc-Aurèle « déshonore toute sa morale ».
Socrate lui-même peut être soupçonné « d'un peu de vanité. » Il ne
voulut pas fuir pour éviter la mort, « et la morale chrétienne veut
qu'on ait un juste soin de conserver sa vie » (5).
Enfin la morale simple trouve des partisans parmi les libertins.
Gassendi reproche à Epicure d'avoir admis certains suicides.
Ce n'est pas seulement la religion qui condamne une telle doc-
(1) Lettre de janvier 1646 (IV, p. 354). (2) De Marandé, Le jugement des
actions humaines, ch. iv, 6 ; Costar, lettre CLX. (3) Morceau cité par Mme de
Sévigné(P. 1844,t.I,p.464). (4) Réflexions diverses, X {p. 200). (5)Pages65,
120 123, 226.
J9S LS x\ U«' SIÈCLE
tiine : la nature cllc-inrme donne à tout être animé « l'amour de la
vu- »; on ne peut donc rire induit à se donner la mort que par une
perversité quelconque, qçuuktm in. natumm perversitaie. Ceux qui,
devant aller au bout d'une carrière, interrompent leur course, font
injure à la nature et à l'auteur de la nature. Il n'y a pas, pour la
vertu, de plus bel effort que de supporter généreusement le mal-
heur (i).
La Mothe le Vayer, si complaisant en principe à la vertu des
païens, condamne avec violence le meurtre de soi-même. Rien d'ori-
ginal dans ses arguments : qui se tue fait tort à Dieu et offense la
nature. Ce qui surprend, c'est l'âpreté du ton : l'homicide de soi-
même passe en malice le meurtre d'un frère, le parricide; c'est une
grande lâcheté »; Arria est tombé dans « ce sens dépravé »; un
soldat de César qui se tue plutôt que de se rendre, donne un exemple
de a vanité » (2); quand la philosophie a permis le suicide, il ne faut
pas douter qu'elle « n'errât bien lourdement a (3). Dernier trait
plus surprenant encore : alors que Saint-Thomas lui-même et les
moralistes du moyen âge évitaient avec tant de soin toute allusion
aux peines contre les suicidés, La Mothe le Vayer tient à déclarer
que ce n'est pas « sans sujet » qu'on leur refuse la sépulture (4).
Ainsi la morale simple n'est pas seulement la morale de l'Eglise,
elle ne met pas seulement d'accord jésuites et jansénistes, protes-
tants et catholiques. Elle rallie des philosophes des mondains, des
libertins. Ce qui achève de lui donner un air de morale commune
et en quelque sorte officielle, c'est qu'elle règne dans les ouvrages
destinés à l'enseignement, dans les manuels de philosophie : Bur-
gersdicius déclare que le suicide est une lâcheté et défend au con-
damné d'obéir à l'ordre qui lui prescrit de se tuer (5); d'après Bary,
les considérations d'honneur a quelques violentes qu'elles soient »,
ne peuvent justifier la mort volontaire qui offense la nature, l'état
et Dieu (6). Si celui qui se tue est honnête homme, déclare Du Moulin,
il fait tort à la République; coupable, il fait tort au bourreau
« auquel il oste sa charge » (7). Scipion Dupleix dit de même que nul
ne se porte à la mort volontaire « sans faire tort au public » (8).
(1) Syntagma philosophie, Ethica (Opéra, II, p. 672). La doctrine nuancée
d'Epicure est exposée dans le Philosophiae Epicuri syntagma, III, 21.
Je n'ai rien trouvé sut le suicide dans Méré, Naudé, Souverrain, Baudot
de Juilly, Remond le Grec, Remond Saint-Mard, de Lassay. On a pu remar-
quer que Garasse, qui raille les libertins de n'avoir pas su tirer parti de l'exem-
ple de Razias. ne leur reproche pas une complaisance particulière pour le
suicide. (2) La promenade, dial, I (t. IV, 1, p. 41-44). (3) De la vie et de la
mort (II, 2, p. 325). (4) La promenade (IV, 1, p. 42). (5) Idea philos, moralisl
XIV, 16-17. (6) La morale etc., p. 643. (7) Elêm. de la philos, morale,
p. 148. (8) L'Ethique, p. 516.
LE DROIT 599
T,e suicide est condamné comme faiblesse et lâcheté par Jacques du
Roure et Bouju (i). D'après Bardin, il n'est loisible à personne
« d'entreprendre dessus sa propre vie » (2).
Ainsi se fortifie l'impression que j'indiquais au début de ce cha-
pitre : quand on suit au théâtre et dans le roman, les progrès de
la morale nuancée, quand on la voit prendre pied dans les milieux
jansénistes avec saint Gyran, dans le monde des jésuites avec le
P. Le Moyne, dans le monde des sceptiques avec Bayle et Saint-
Evremond, on se dit : tout cède aux idées nouvelles.
Mais qu'on se retourne vers le gros, des casuistes, qu'on lisq
Arnaud et Nicole, Malebranche, Descartes, Gassendi, La Mothe le
Vayer, les livres de vulgarisation, — et la morale populaire, elle
aussi, semble en train de vaincre.
La vérité est qu'il n'y a pas victoire, parcequ'il n'y a pas encore
lutte ouverte. On ne se bat pas sur la question du suicide comme
on se bat sur la question de la grâce ou sur la morale relâchée.
Seulement l'opposition entre les deux morales se fait plus violente,
parce qu'elles sont l'une et l'autre de plus en plus sûres d'elles-
mêmes : l'un dit : a généreux trépas », l'autre dit : « lâcheté inhu-
maine », le suicide est « un coup magnanime », mais c'est un
« horrible parricide ». Cependant que les formules s'opposent ainsi
dans les livres, l'Ordonnance criminelle de 1670 ouvre la lutte
décisive.
m
Les deux morales et le droit : 1) Progrès continus de la morale nuancée dans la
première partie du XVIIe siècle ; 2) l'ordonnance criminelle de 1670 con-
sacre brusquement la morale simple ; conséquence inévitable de cette
réaction.
Progrès continu de la morale nuancée dans la première partie
du siècle, réaaction brutale en 1670, tels sont les deux faits qui
transforment en lutte ouverte la sourde rivalité des deux morales
au sein du droit (3).
(1) La philosophie morale, parag. 55. Corps de toute la philosophie, Delà
morale ou Ethique, III, p. 97. (2) Le Lycée, t. II, p. 515. (3) J'ai
consulté les jurisconsultes et les recueils d'arrêts indiqués par Dupin
et par le Manuel de Brissaud. Editions citées dans ce chapitre :
Bardet, Recueil d'arrêts du Parlement de Paris, pris des mémoires de
B., Avignon, 1773 ; Hyacinthe de Boniface, Arrêts notables de la Cour
du Parlement de Provence, P. 1670 ; Bornier, Conférences des nouvelles
Ordonnances de Louis XIV, P. 1703 ; Bouchel, La Bibliothèque ou trésor du
■droit français, P. 1615 ; La justice criminelle de la France, P. 1622 ; Bouvot
Nouveau recueil des arrêts de Bourgogne, Genève, 1623 ; Catherinot, Axiomes
{Nouv. Rev. hisl. du droit, VII) ; Challine, Maximes générales du droit fran-
GOO LE XVIIe SIÈCLE
Je no sais comment M. Alpy a pu écrire que le xvne siècle
« suspendit » le mouvement provoqué par la Renaissance (i).
Jusqu'à la fameuse Ordonnance de 1670, le progrès des idées nou
vellcs n'est pas seulement continu; il devient de plus en plus rapide.
Sans doute il n'y a, à ftucun moment, une brusque volte face du
droit. Le langage judiciaire est toujours sévère au suicide : il est
« bien plus énorme », dit Chopin, de se tuer que de tuer autrui (2);
ceux qui se défont, dit un avocat, sont « en plus grande horreur
que tous les autres criminels » (3); et un autre : l'homicide de soi-
même est « le crime le plus odieux de la Nature » (4). Dans la fa-
meuse affaire des poisons, un magistrat dit à la Brinvilliers « que le
plus grand de tous ses crimes, quoique très horribles, n'était pas
d'avoir empoisonné son père et ses frères mais qu'elle avait essayé
de s'empoisonner elle-même » (5). Il semble qu'on poursuive jus-
qu'à l'ombre du suicide : un prisonnier appelant, dit Gastier, ne
peut renoncer à son appel, « suivant cette loi vulgaire que celui
n'est ouï qui volontairement veut mourir » (6). Dans les Conférences
où l'on prépare l'Ordonnance de 1670, Lamoignon, soutenant con-
tre Pussort que l'accusé ne doit pas prêter serment, allègue qu'il
n'a pas le droit de se rendre homicide de lui-même (7). Outre ces
sévérités verbales, certains magistrats maintiennent la vieille doc-
trine : « Qui se donne la mort confisque tous ses biens là où con-
fiscation a lieu », disent les Axiomes de Catherinot (8) et, dans Bou-
chel et Despeisses, on trouve une exposition fort longue et complète
de la théorie classique. Procédure : procès- verbal, visite des chi-
rurgiens, information « de la vie et mœurs » et des « causes »,
avis aux parents et nomination d'un curateur. Sentence : le corps
çais par de l'Hommeau, avec notes de C, P. 1665 ; Choppin, Œuvres, P. 1662 ;
Coquille, Œuvres, P. 1665 ; Colbert, Lettres, Instructions et Mémoires, éd. Clé-
ment, P. 1861 ; Des Maisons, Nouveau recueil d'arrêts et règlements du Parle-
ment de Paris, P. 1667 ; Despeisses, Œuvres, Lyon, 1660 ; Dufresne, Journal
des principales audiences du Parlement de Paris, P. 1657; Duperier, Œuvres,
nouv. éd., P. 1759 ; Gastier, Les nouveaux styls du Parlement de Paris, P. 1661 ;
Gauret, Stile universel pour l'instruction des matières criminelles suivant l'Or-
donnance de 1670 ; P. 1695 ; Le Bret, Œuvres, P. 1689 ; Simon d'Olive, Ques-
tions notables du droit décidées par divers arrêts de la Cour du Parlement de
Toulouse, Toul., 1682 ; Terrien, Commentaire du droit civil observé au pays
et duché de Normandie, P. 1684 ; Procès-verbal des Ordonnances de Louis XIV
de 1667 et 1670, P. 1776 (B. nat., F 12149). Correspondance des contrôleurs
généraux des finances avec les intendants des provinces, éd. Boislisle, P. 1874, ss.;
Correspondance administrative sous Louis XIV, P. 1851.
(1) Alpy, p. 37. (2) Chopin, Commentaire sur la Coutume d'Anjou, t. I,
p. 177. (3) Le Bret, Décisions de plusieurs notables questions, etc., p. 349.
(4) Des Maisons, Nouveau recueil d'arrests, p. 123. (5) Funck-Brentano, Le
drame des poisons, P. 1899, p. 59. (6) Gastier, Les nouveaux Stils du Parlement
de Paris, p. 253. (7) Procès-verbal, p.l54et 159. (8) N. H. R., VII, p. 7.
LE DROIT : PROGRÈS DE LA MORALE NUANCÉE 601
sera traîné sur une claie, pendu pendant six heures à une potence,
jeté à la voirie (i). Aucun effort pour atténuer l'horreur matérielle de
l'exécution : pour conserver les cadavres en vue du supplice, on
les sale, ou bien on les enterre dans le sable, on les arrose de chaux
vive (2). Le jour venu du châtiment, « on a accoutumé de faire
traîner ledit corps à la voirie où on fait mettre les chevaux morts ou
autres bêtes mortes et là le pendre par les pieds qui, en le traînant,
sont attachés au derrière d'une charette, le visage contre terre »;
pour attirer le public, on fait « cris et proclamations » (3).
PJon seulement, ces supplices barbares sont toujours en usage,
mais Despeisses précise par deux fois que ces peines doivent frapper
le suicide en général et non celui des seuls accusés. Force est donc
bien d'admettre qu'en plein dix-septième siècle certains magistrats
font jeter au milieu des chevaux morts le cadavre du père qui
n'a pu survivre à la mort de son fils. Seulement, ces magistrats
se font de jour en jour plus rares.
Voici en effet, où éclate le progrès des idées nouvelles : alors
qu'au seizième siècle, les grands jurisconsultes étaient divisés sur
la question, (d'Argentré, (Loisel, Bacquet d'un côté, de l'autre,
Duret, Ayrault, Chasseneux), Despeisses, au xvir9 siècle, est seul
dans son camp, et il n'y semble pas tout à fait à son aise.
D'abord, quelques exceptions affaiblissent sa doctrine : on n'use
pas de la susdite rigueur lorsqu'on trouve que tel s'est homicide à
cause de son extrême pauvreté et indigence; on n'en use pas davan-
tage si on trouve que tel se soit tué par fureur « ou étant malade »;
comme les hommes sont « naturellement portés à la commisération
pour la famille », on a « relâché bien souvent de la confiscation
au profit des proches parents ». En outre, Despeisses n'ignore pas
les idées exprimées par Ayrault et Coras sur le principe des peines
infligées au cadavre. Sans doute il se rassure en criant bien fort
que tout cela est très juste contre les « lâches » qui se font « une
si horrible et si scandaleuse violence ». Mais il a beau dire, on le
sent troublé par l'inquiétude « que ce soit une espèce de cruauté de
troubler le repos des morts » et que celui qui les ose juger entre-
prenne sur les droits de Dieu (4).
Hésitant, troublé, Despeisses est seul. Les autres jurisconsultes
qui s'occupent de la question ou essaient d'adoucir le droit cou-
tumier ou adoptent franchement la doctrine romaine.
Scipion Dupérier explique que ceux qui se tuent étant accusés
d'un crime doivent être punis; mais ceux qui se portent à cet atten-
tat « par mélancolie », paraissent « excusables ». Une démence est,
(1) Bouchai, Bibliothèque, I,p. 516. (2) Beaurepaire, p. 137, 142. (3) Des-
peisses, Œuvres, t. II, pars III ; t. I, p. 705 ss. (4) Ibid., p. 708, 709, 707.
6Q2 LE XVIIe SIÈCLE
BU dïVl. rar!i.'.- sous les apparences «le la mélancolie (t). \\<-e i
théorie, en peut excuser tous les suicides. C'est bien ce que vewl
Dupérier : car, comment douter, dit-il, que celui qui se tue sans
être accusé est fou ? Est-il « une fureur plus étrange ? »
Challiue, lui aussi, excuse le suicide là où il y a a force d<
ladie, frénésie ou autre accident ». Les derniers mots sont vagues à
souhait. En outre, Challine, comme Dupérier, se sert de l'exception
relative à la folie pour abolir en pratique la répression : car il n'y
a point de plus grand « argument de fureur ou frénésie » que de se
vouloir défaire soi-même (2).
Coquille est partisan d'une transaction entre la doctrine romaine
et le droit coutumier. Dans ses commentaires sur la Coutume de
ISivernois, il se prononce simplement pour la distinction du Code
et du Digeste. Mais, dans les Questions, réponses et méditations sur
les articles et coutumes, il ajoute : « Aucuns ont estimé qu'entre
Chrétiens on doit faire le procès après la mort et faire l'exécution au
corps mort »; je crois que la Justice séculière peut, pour l'exemple
ordonner que le corps sera pendu ou bien jeté à la voirie, « pour ce
que l'Eglise leur dénie la sépulture », mais « je crois qu'on ne leur
doit faire le procès pour les condamner comme meurtriers et con^
fisquer leurs biens », sinon en crime capital; car le suicide « n'est
pas au nombre des crimes dont on enquiert après la mort pour
condamner la mémoire » (3).
Ces réflexions de Coquille sont intéressantes parcequ'elles nous
montrent un juriste, et un des plus grands, consentant à punir le
suicide pour faire plaisir à V Eglise. La répression est pourtant, de-
puis des siècles, chose laïque, et c'est l'Eglise qui jadis avait suivi
dans la voie de la sévérité les tribunaux séculiers. Mais, depuis le
seizième siècle, la condamnation du suicide a pris un air si propre-
ment catholique que Coquille ne consent à la pendaison que par
désir de se montrer bon chrétien.
Voici maintenant les partisans du droit romain. Chopin, dans
ses Commentaires sur la coutume d'Anjou, écrit qu'« en certains
forfaits on suit le droit romain ». On confisque les biens de celui qui
se tue; « mais, s'il l'a fait par déplaisance de sa vie ou par honte
de ses dettes ou par impatience d'une maladie, on ne confisque pas
ses biens, mais on les laisse à ceux qui lui doivent succéder ».
L'excuse de folie, dont parlent Dupérier et Challine, jouait sans
doute souvent; car Chopin note qu' « on dit » : demandez-vous une
marque de folie? Il s'est voulu tuer lui-même (à).
(1) Œuvres, t. III, Dissertationes, V, 4. (2) Maximes générales du droit
français par P. de l'Hommeau; avec notes de Challine, 1. II, 31. (3) Co-
quille, Œuvres, t. II, p. 35 et p. 171. (4) Choppin, Œuvres, t. I, p. 253.
LE BïtOIT I PROGRÈS DE LA MORALE NUANCÉE 603
iLe Bret dit que la question de confiscation <c se décide com-
munément par une distinction que l'on met entre celui qui, étant:
convaincu d'un crime, s'est donné la mort pour éviter l'infamie
du supplice et de celui qui s'est défait soi-même ou par l'impatience
des douleurs qu'il souffrait, ou pour de grandes calamités qui lui
étaient arrivées, ou par quelque trouble d'esprit ». Il n'y a
confiscation que dans le premier cas. Le Bret cite les conclusions
qu'il a prises lui-même dans un procès relatif au suicide d'un
homme qui s'était tué par chagrin d'avoir perdu un procès. J'y
relève les phrases suivantes : « Quant à ceux qui, par l'horreur de
leur misère et par leur impatience de leurs douleurs, et de leurs afflic-
tions diem fati occuparunt, on ne voit point qu'on ait procédé
contre eux par confiscation, non plus que contre ceux qui se sont
forfaits par fureur ou par démence, parce que d'ordinaire ces choses
s'entresuivent comme les effets leurs causes naturelles ». Et encore:
u Aussi certes ce serait une chose inhumaine d'exposer à l'ignomi-
nie et à la perte des biens celui à qui les afflictions et les infortunes
ont troublé le jugement et converti son impatience en fureur.,
L'homme est une image non seulement de la misère, mais encore,
d'impuissance et de faiblesse; c'est pourquoi nous devons fléchir
tous nos jugements et nos opinions à ce qui est de plus doux et de
plus rapportant à la condition humaine... » (i)
Bouchel, dans sa Bibliothèque, conseille de n'exécuter le cada-
vre que si l'accusé, étant arrêté, s'est tué pour éviter la punition.
Il semble hostile aux peines infligées au cadavre. Plutôt que de
nommer hâtivement un curateur,"^ dit-il, j'aimerais mieux saler le
corps, « mais universellement j'aimerais mieux le laisser ensevelir
sans pompe » et pendre le condamné en effigie (2).
L'influence de ces idées sur la jurisprudence est considérable..
Là où il y a confiscation, l'usage prévaut de laisser une somma
à la veuve et aux héritiers « par forme d'oeuvre pies » (3). En
Normandie, le droit de la femme et des enfants à deux parts du
meuble est incontesté (4). H semble que les rois eux-mêmes rou-
gissent de tirer parti de ces confiscations. Au dire de Bouchel, ils
ont coutume « de vider leurs mains des immeubles » (5). Dans le
Journal de Dangeau, on voit Louis XIV faire don à Madame la
Princesse d'Harcourt « du bien d'un homme qui s'est tué lui-même,
dont elle espère en tirer beaucoup » (6). En 1660, Colbert écrit à
Mazarin qu'il soupçonne un gentilhomme nivernais de s'être pendu
et qu'il espère bien que le cardinal ne fera pas grâce de la con-
(1) Le Bret, Œuvres ,p. 349. (2) Tome I, p. 516, mot : cadaver, (3) Du-
fresne, Journal, t. I, p. 132.' (4) Terrien, livre XII, p. 481. (5) Biblio-
thèque, I, p. 516. (6) Edition Feuillet do. Conches (P. 1854), t. II, p. 442.
604 LE XVIIe SIÈCLE
fiscation : toutefois, ajoute-t-il, si Votre Eminence « avait peine
d'avouer qu'elle voulût tirer cotte confiscation à son profit », il
n'y a qu'à dire qu'elle me l'a donnée (i).
J'ai consulté des recueils d'arrêts des Parlements de Paris, de
Toulouse, de Grenoble, de Bordeaux, de Dijon, de Rouen, de Pro-
vence, de Bretagne, ainsi que les collections d'Anne Robert, Brillon
Augeard et Denisard (2). Dans la plupart de ces recueils, il n'est
pas question du suicide, et je ne crois pas qu'on puisse rien con-
clure de ce silence. Mais, là où il en est question, on constate
invariablement le progrès des idées nouvelles.
A Paris, le Bret nous apprend, par les mêmes conclusions que
j'ai citées plus haut et dans lesquelles il demande au Parlement
de fléchir son jugement « à ce qui est de plus doux », que c'est là
ce que la Cour « a pratiqué jusques à présent, s'étant toujours
montrée fort indulgente en de semblables occurences » (3).
A Toulouse, en i634, les héritiers d'une femmes qui s'est tuée,
« par quelque déplaisir », appellent d'une sentence de confiscation.
Le Parlement leur donne gain de cause, parce que « les anciens
arrêts du Parlement étaient pour eux », et parcequ'on suit à
Toulouse la distinction du droit romain (4).
En Bourgogne, même jurisprudence, d'après le recueil de
Bouvot : la confiscation ne s'adjuge « s'il n'y a délit précédent » (5).
En Frovence, les filles d'une femme qui s'est noyée « poussée de
quelque déplaisir », appellent de la sentence de confiscation. La
Cour leur donne gain de cause : i° parce que les enfants n'ont pas
été appelés au procès; 20 parce qu'il n'y a pas eu information de
« la vie et mœurs »; 3° parce qu'au fond la sentence est injuste:
car il faut faire différence des accusés qui se tuent par crainte du
supplice d'avec ceux « qui ennuyés de la vie par la perte de quelque
procès ou par folie, avancent leurs jours ». A ceux-ci on ne fait pas
le procès « ne méritant aucune peine, si ce n'est celle de la privation
de sépulture chrétienne, vu qu'ils sont assez punis de quitter les
choses agréables de ce monde ». Hyacinthe de Boniface, qui rap-
porte cet arrêt, ajoute : « La vengeance de ce crime doit être
réservée à Dieu qui est le scrutateur des pensées des hommes. »
Il dit encore, et plus hardiment : « Personne n'a été affligé dans
ce meurtre que les deux pupilles; confirmer la sentence de confis-
(1) Lettres, Instructions et mémoires de Colbert, t. I, p. 449. (2) J'ai vu tous
les recueils indiqués par Brissaud, p. 389, sauf quelques ouvrages qui ne se
trouvent pas à la Bibliothèque Nationale. (3) Le Bret, passage cité.
(4) Simon d'Olive, Questions notables du droit, 1. IV. ch. 40, p. 206 ss.
(5) Bouvot, Nouveau recueil des arrêts de Bourgogne, t. II, p. 441.
l'ordonnance de 1670 605
cation, ce serait autoriser deux autres meurtres aux personnes de
ces deux pupilles (i). »
Ainsi, dans des provinces entières, le mot d'ordre, au xvn6 siècle,
est de mêler le moins possible la justice séculière aux affaires de
suicide. Pas de procès quand celui qui se détruit n'est pas accusé
d'un crime. Pas de procès, c'est-à-dire forcément peu à peu, pas
d'exécution régulière. Le refus de sépulture suffit. Inutile de ren-
chérir sur les sévérités de l'Eglise. Loin d'être abandonnées, les
idées nouvelles semblent en plein triomphe. C'est au moment où
elles allaient sans bruit transformer le droit qu'éclate le coup
imprévu, l'Ordonnance criminelle de 1670.
Le titre XXII de cette Ordonnance contient les cinq articles
suivants :
« Article premier. — Le procès ne pourra être fait au cadavre
ou à la mémoire d'un défunt, si ce n'est pour le crime de lèsej-
majesté divine ou humaine dans les cas où il échet de faire le procès
au défunt, duel, homicide de soi-même ou rébellion à justice avec
force ouverte dans la rencontre de laquelle il aura été tué.
Article 2. — Le juge nommera d'office un curateur au cadavre
du défunt s'il est encore extant, sinon à sa mémoire, et sera
préféré le parent du défunt s'il s'en offre quelqu'un pour en faire
la fonction.
Article 3. — Le curateur saura lire et écrire, fera le serment et
le procès sera instruit contre lui en la forme ordinaire : sera néan-
moins debout seulement et non sur la sellette lors du dernier inter-
rogatoire; son nom sera compris dans toute la procédure, mais la
condamnation sera rendue contre le cadavre ou la mémoire seu-
lement.
Article 4- — Le curateur pourra interjeter appel de la sentence
rendue contre le cadavre ou la mémoire du défunt. Il pourra même
y être obligé par quelqu'un des parents, lequel en ce cas sera tenu
d'avancer les frais.
Article 5. — Nos Cours pourront élire un autre curateur que
celui qui aura été nommé par les juges dont est appel (2). »
(1) Hyacinthe de Boniface, Œuvres, tome II, IIIe partie, t. II, ch. ix.
(2) Isambert, t. XVIII, p. 414-415. Garrison écrit (p. 137-138) dans son
analyse de l'Ordonnance et, après avoir cité l'article III : « en note : les con-
damnations portent que le cadavre sera trainé sur une claie, face contre terre,
par les rues et les carrefours du lieu où la sentence est rendue et ensuite pendu
à une potence ou traîné à la voirie ; ses biens sont confisqués. Quand le ca-
davre n'a pu être conservé, le jugement s'exécute en effigie. Les condamnations
sont rendues ad perpétuant rei memoriam. Les nobles et leurs descendants sont
déchus de leurs titres ; on coupe leurs bois, on démolit leur château, on brise
(i(>C> ii
\ première \ ne, dette l fràonnancc ne par ftîon
nairej elle vise uniquement la procédure et ne parte pas d<
elle garante les droits de Pâocrtisë <t du curateur. GarriBoto, qui
est l'aise prendre, -écrit : « Telle est cette Ordonnance de 1670 qui
apportait quelques at h' ouations à la répression si rigoureuse à"u
suieide et qui était déjà un acheminement vers la suppression &e
toute pénaiilé (1). » En réalité, si l'on prend gaTSe à l'époque, à
l'état de la jurisprudence, l'Ordonnance, si bénigne d'allure,
marque un formidable retour en arrière. C'est un coup droit aux
idées nouvelles, une déclaration de guerre.
Sans doute le nouveau texte sauvegarde les droits de la défense.
Mais est-ce une nouveauté? Tant s'en faut. Dès le xvic siècle, l'usage
d'élire un curateur était en vigueur, et nous avons vu les juris
consultes régler le détail de la procédure plus minutieusement que
ne l'ail l'Ordonnance. Même à cet égard, i! n'y a donc aucune
a atténuation », aucun progrés. Voici, par -contre, où il y a recul.
D '-a bord, le texte de l'article premier prévoit contre les suicidés
le procès à la mémoire. Il est possible qu'on ait fait parfois.
avant 1670, des procès de ce genre. Mais, à coup sûr, c'était chose
très rare. Aucun des jurisconsultes que j'ai cités n'y fait allusion
et, pour ma part, je n'en connais, pas d'exempte. Au contraire, les
sentences contre la mémoire deviennent fréquentes après l'Ordon-
nance. Encore si elles remplaçaient les sentences contre le corps!
Mais, comme le texte ne dit pas nettement dans quel cas il faut
proeéder contre la mémoire, dans quel cas contre le corps, les juges
parfois condamnent l'une et l'autre. Sévérité nouvelle et de consé-
leurs armoiries, ils sont déclarés roturiers. » C'est, je pense, ce passage de Gar
rison qui a fait croire à Durkheim d'abord que l'Ordonnance s'occupait des;
peines, ensuite qu'elle portait des peines spéciales contre les suicidés nobles.
Durkhrim a pu croire que la «note » (que Garrison cite sans dire où il la prend),
se trouvait, dans une édition officielle ou semi-olïiciclle de l'Ordonnance. Mais
en fait, Garrison cite tout simplement un commentaire de Joussc [Nouveau
Commentaire sur V Ordonnance criminelle, P. 1763, p. 418-419). C'est donc
Jousse et non l'Ordonnance qui parle des peines à appliquer en cas de sui-
cide. En outre, Jousse ne dit pas ce que < Garrison lui fait dire. Il consacre deux
notes distinctes au texte de l'article III. La première vise les procès au cadavre,
c'est-à-dire les suicidés, car Jousse est d'avis que, si le cadavre n'est pas con-
servé, il faut l'exécuter en effigie. La seconde note relative au bris d'armoiries,
etc., vise les procès à la mémoire seulement, c'est-à-dire forcément les procès
de lèse-majesté. Car il n'y avait jamais eu de procès « à la mémoire seule-
ment» qu'en cas de lèse-majesté, et il ne peut y en avoir en cas de suicide,
d'après Jousse, puisqu'il est partisan des exécutions en effigie quand le corps
n'est pas conservé. V-oir sur la même question, page 667. — - Gauret, dans son
Slile universel donne un modèle de sentence (p. 310). Il ne fait aucune allusion
au bris d'armoiries ou à la déchéance.
(1) Garrison, p. 138.
l'ordonnance de 1670 607
quenee : les coïidamnaiions contre la mémoire Relaient prononcées
en principe qu'en cas de lèse-majesté divine ou humaine; les pro-
noncer en cas d'homicide de soi-même, c'est renchérir sur les
Vigueurs du moyen âge : le suicide n'est plus seulement assimilé à
l'assassinat, c'est haute trahison, hérésie. En outre, qui peut être
atteint par ces sentences contre la mémoire? Les survivants, la
famille. Si les juges voulaient vraiment abolir jusqu'au souvenir
de l'homme qui s'est détruit, il serait par trop puéril de le con-
sacrer à jamais par un arrêt solennel. Mais, au vrai, ce qu'on désire,
c'est perpétuer l'exécration, c'est qu'elle retombe à jamais sur la
ïamille du mort. Ainsi, au moment même où les magistrats se
sentent de plus en plus, selon l'expression de Despeisses, « portés
à la commisération pour 'la famille », l'Ordonnance établit une
peine nouvelle qui retombe de tout son poids sur les survivants et
les descendants.
Et voici peut-être le plus grave : le texte de l'article premier dit
que le procès peut être fait « en cas d'homicide de soi-même ».
C'est la généralité de l'expression qui la rend redoutable. Ah! si
l'on était encore au moyen âge, si 'la règle était toujours de faire le
procès à quiconque se tue, l'article serait tout simple. Mais, on
vient de le voir, au xvne siècle, la majorité des jurisconsultes tient
qu'il n'y a lieu à procès que quand celui qui se défait est sous le
coup d'une accusa lion. Non seulement, c'est l'avis des juriscon-
sultes, mais dans la plupart des Parlements dont nous connaissons la
jurisprudence, cette doctrine est en train de prévaloir. Pour suivre
'le courant, l'Ordonnance devrait dire : le procès peut être fait au
corps en cas d'homicide de soi-même, supposé que celui qui se tue
soit convaincu ou accusé d'un crime. Au lieu de cela, elle dit : en
cas d'homicide de soi-même. C'est biffer d\m trait le résultat du
travail de près de deux siècles.
J'entends que Y Ordonnance ne parle que de la procédure. Elle
ne dit pas qu'il faille condamner tous les suicidés. Mais elle dit
qu'il faut les poursuivre tous. Du moment qu'il y a poursuite, il y
aura forcément, en bien des cas, condamnation. Les justices sei-
gneuriales oht intérêt à confisquer. Les justices royales elles-mêmes
ne èoïit pas désintéressées, rît puis ceux qui condamnent ont, en
somme, le droit pour eux. C'est bien paiee qu'ils s'en rendent
compte que juristes et parlements veulent supprimer la poursuite
elle-même. Et, an moment où ils sont en train de faire triompher
sans bruit ce principe, VOrdor.nance intervient, bruyante, substi-
tuant l'unité aux diversités des coutumes et de la jurispnuir
et elle déclare : suicide, donc procès.
Chose bien digne de remarque, c^tlc offensive brutale de 'h;
vieille morale, du vieux droit coutumicr ne semble pas avoir été
608 LE XVIIe SIÈCLE
un coup prémédité. Nous avons le procès- verbal des conférences au
cours desquelles l'Ordonnance est préparée : les dispositions rela
tives aux suicidés passent toutes sans discussion. Je sais bien que
les commissaires entendent codifier plutôt qu'innover. Malgré tout,
ils discutent parfois : ils discutent sur le serment des accusés, ils
discutent un instant sur la torture (i); sur les poursuites en cas de
suicide, pas un mot.
Faut-il croire que le pouvoir royal est intervenu, qu'il s'inté-
resse particulièrement à la question? C'est bien peu probable. Même
après l'Ordonnance, on voit des ministres fort peu soucieux de
laisser faire trop de bruit autour des affaires de suicide. En 1691,
un prisonnier à la Bastille, se donne un coup de couteau. Le roi fait
dire à l'abbé Pirot d'aller le voir « pour tâcher de le remettre dans
la bonne voie (2) ». En 1702, un garçon perruquier s'étrangle :
on lui refuse l'absolution et on le fait traîner sur la claie. Pontchar-
train écrit au procureur qu'il a « rendu compte au roi de l'affaire »
et il ajoute : « Vous aviez raison de dire au commissaire de ne
faire mention dans les dispositions des témoins du refus d'abso-
lution qui avait été fait à ce malheureux. Je vous prie de me dire
quelles sont les personnes que vous avez consultées avant que de
prendre vos conclusions pour faire traîner le corps sur la
elaie... (3). » En 1696, un bourgeois de Marseille qui refusait de
payer la capitation se casse la tête; l'Intendant déclare aussitôt*
avant toute enquête et sur le seul dire des échevins, que le bourgeois
est fou et il écrit au contrôleur général : « J'ai mandé au Procureur
du Roy et au juge ordinaire que, s'il était absolument nécessaire de
faire quelques procédures sur ce funeste accident, ils en doivent
concerter le temps et la manière avec les échevins pour éviter
l'éclat qu'ils semblent craindre. » Le contrôleur général répond :
« Ne pas poursuivre le fou pour s'être tué (4), » et l'Intendant fait
enterrer le corps en secret. En 1704, un nommé Vinache, mis en
prison pour s'être enrichi trop vite et dans des conditions suspectes,
se coupe la gorge à la Bastille. D'Argenson, soucieux d'éviter un
procès (et pourtant il s'agit d'un accusé), écrit au Procureur
général : « Je crois toujours que le genre de sa mort est bon à taire
et, toutes les fois qu'il est arrivé à la Bastille de pareils malheurs,
j'ai proposé d'en ôter la connaissance au public trop prompt à
(1) Voir p. 224 (Pussort déclare que la description qu'il faudrait faire de
la torture « serait indécente dans une ordonnance») ; pages 154, 159.
— Touchant le titre XXIII, le Procès-verbal déclare simplement: « Les
cinq articles de ce titre ont été trouvés bons.» (2) Correspondance admi-
nistrative sous Louis XIV, t. II, p. 616. (3) Ibid., p. 720. (4) Corres-
pondance des contrôleurs généraux des Finances avec les intendants des Provinces,
t. I, numéro 1517.
CONSÉQUENCES DE L.' ORDONNANCE 609
exagérer les accidents de cette espèce et à les attribuer à une bar-
barie du gouvernement qu'il ne connaît pas, mais qu'il présup-
pose (i). » Pour cacher le suicide, en pareil cas, il faut renoncer
au procès. C'est bien d'ailleurs l'avis de d'Argenson, qui allègue
que la confiscation ne pourrait être que « fort odieuse ». Ce sont
là les seuls textes que j'aie trouvés dans la Correspondance adminis-
trative sous Louis XIV, dans celle des Contrôleurs avec les Inten-
dants, dans celle de Colbert. Toujours le pouvoir royal intervient
dans le même sens : il veut éviter le bruit, supprimer le procès,
étouffer l'affaire. C'est en somme, le même état d'esprit que celui
des Parlements. Rien n'autorise à supposer que Pussort soit inter-
venu au nom du roi pour faire adopter les articles relatifs au suicide.
Ce qui fait triompher la morale simple, ce n'est donc pas
l'initiative d'un homme ou d'un parti, c'est le fait qu'elle est,
comme nous l'avons vu, morale officielle. Dans le détail des affaires,
on s'inspire des idées nouvelles; mais, dans une circonstance solen-
nelle, on n'oserait même pas les avouer. Mis face à face avec les
deux orphelines qu'il ne peut se résigner à ruiner, un magistrat
s'écrie : le suicide ne fait tort à personne, laissons Dieu juger ses
morts. Mais, dès l'instant qu'on parle principes, la question ne se
pose pas : le vieux droit s'affirme brutalement.
La conséquence de cette brutalité, on la devine : une lutte vio-
lente, ouverte, est désormais inévitable entre les partisans des deux
morales. Etant donné le mouvement qui emportait la jurisprudence
vers la doctrine romaine, l'œuvre accomplie en 1670 est un défi. Or,
le législateur qui lance ce défi, sans presque y prendre garde, n'est
pas assez fort pour faire triompher sa décision : l'Ordonnance, forte
de sa nouveauté, forte aussi du fait qu'elle règne sur la diversité
des coutumes, va être suffisamment appliquée pour indigner, pour
exaspérer les partisans des idées nouvelles; mais, contraire à l'esprit
des classes cultivées et à l'élan de la jurisprudence, caduque dès sa
naissance (2), elle ne le sera pas assez pour les réduire au silence.
Provoquante et débile, la morale simple engage elle-même le com-
bat décisif au cours duquel elle doit succomber.
(1) Ibid., t. II, numéro 551. (2) Sur «l'édifice vermoulu» qu'est l'Ordon-
nance, voir Detourbet, La procédure criminelle au XVIIe sièc^ P. 1881,
p. 145, 149, etc.
3<>
IV
Accord de notre hi/pothèse et des faits : si les deux msoi
l'une et ïnv.i te au XVIIe siècle, cela tient à ce que a) la culture se dév<
et se rétrécit, h) l'individu et la pensée elle-même sont a la fois plus Libre»
et moins libres.
Avant d'étudier ce combat décisif, je voudrais monlrcr qu'
encore notre hypothèse s'accorde aux faits.
A première vue, il n'y paraît guère. Que Ses deux morales fassent
Tune et l'autre des progrès au xvne siècle, ce serait chose toute
simple, si Tune faisait des progrès dans le peuple, l'autre dans la
société cultivée. Comme il n'y a aucun effort pour instruire les
ouvriers et les paysans, comme toute une partie de la bourgeoisie
reste fort ignorante, il serait tout simple que, dans ces milieux, on
s'attachât de plus en plus l'ancienne morale. Mais ce qui est un peu
déconcertant, c'est qu'on voit les deux morales recruter des parti-
sans dans les mêmes milieux : Saint Cyran s'oppose à Nicole, le Père
Le Moyne aux casuistes, Gassendi et La Mothe le Vayer à Bayle et
saint Evremond.
Qu'il y ait là quelque chose de contradictoire, on aurait mau-
vaise grâce à le nier. Mais je crois que cette contradiction même
confirme notre hypothèse, parce que, se retrouvant au moins dans
deux des faits qui influent sur le destin des morales ennemies, elle
prouve que cette influence continue à s'exercer. Oui, au xvne siècle,
la 'morale nuancée gagne et perd du terrain : mais cela tient à ce
que, dans ce grand siècle, sans cesse en contradiction avec lui-
même, la culture se développe et se rétrécit, l'individu est plus libre
et moins libre, la pensée est hardie et serve.
Des trois causes qui influaient sur le développement de la morale
nuancée, une seule conserve, je crois, toute sa force : la vie mon-
daine se développe, s'affine, groupe un public toujours plus nom-
breux. Aussi est-ce dans la littérature mondaine que les idées nou-
velles sont le plus hardies. Mais s'agit-il de la culture? Sans doute
la physique se développe, de grands ouvrages d'érudition s'élabo-'
rent, les écrivains sont instruits et les gens du monde, moins
ignorants, se trouvent de plein pied avec eux. C'est un progrès par
rapport au temps où Du Bellay crible de sarcasmes ceux qui écri-
vent pour la Cour. Seulement il faut bien reconnaître que le public
lettré, qui désormais fait loi, s'intéresse peu aux progrès scienti-
fiques, encore moins aux ouvrages d'érudition, aux « gTedins relies
en veau »; d'autre part, le grand siècle rompt définitivement avec
le moyen âge, en ignore les plus belles créations. Autre rétrécisse-
ment : les Grecs cèdent la place aux Latins, plus réguliers, mais
l'ordre et la liberté 611
combien plus étroits I Enfin V « esprit du monde », si vanté par
Molière, borne plus étroitement l'horizon littéraire, les ouvrages de
l'esprit perdent « en hauteur et en profondeur » et, selon M. Lanson.,
« les plus grandes questions, les plus vitales » en sont « exclues ou
réduites à s'y glisser par occasion ». Ce ne sont pas seulement les
chefs-d'œuvre classiques qui ont quelque chose d' « un peu court ». A
lire les ouvrages moins célèbres, les- mémoires, les correspondances,
on a toujours et partout l'impression que l'esprit tourne dans u»
cercle plus étroit. Entre l'humaniste et l'encyclopédiste, l'honnête
homme du xvne siècle, à force de ne se piquer de rien, fait parfois
figure assez mince. La culture s'étend, mais elle s'appauvrit.
S'agit-il de la liberté? Même contradiction. Le xvn6 siècle est un
siècle d'émancipation et c'est un siècle de servitude. Il porle le coup
de grâce à l'esprit féodal, à ces insupportables tyrannies locales,
naguère toutes puissantes. Il dépossède Les justices seigneuriales,
arbitraires, avides, partiales. Il substitue à la fantaisie des gou-
verneurs l'action d'un pouvoir central agissant par des maximes
générales. Il fait plus, il émancipe la classe bourgeoise. Il l'enrichit,
l'appelle au gouvernement, prépare ainsi la Révolution. Mais en
même temps que se poursuit cette grande œuvre, l'absolutisme
triomphe. La noblesse, si indépendante au xvie siècle, si fièrement
turbulente jusqu'au temps de la Fronde, est réduite à une servitude
dont il n'y a pas d'autre exemple dans toute notre histoire. Où
est le gentilhomme de Montaigne a que le poids de la souveraineté
louche à peine deux fois en sa vie »? Ceux même à qui naissance
cl richesses pourraient assurer l'indépendance de fait vivent aux
pieds du maître, de ses maîtresses, mendiant honneurs, places,
pensions, sourires, se disputant comme autant de faveurs les plus
misérables offices de la domesticité, esclaves de fait et de cœur et
d'autant, plus asservis qu'ils se font gloire de leurs chaînes, encore
s'ils étaient seuls à vouloir servir! Mais l'esprit public suit la
noblesse. Ecrivains, clergé, tout est courtisan, et ce qu'il y a de
plus grave, c'est que les adulateurs sont souvent de bonne foi. La
soumission servile à un homme abolit jusqu'au sens de la liberté
et c'est dans cette atmosphère de servitude que la bourgeoisie elle-
même fait ses premiers pas vers !la Révolution.
S'agit-il enfin de la conquête la plus précieuse du xvie siècle, de
la liberlé de juger, de penser? C'est ici qu'éclate la contradiction
Le même siècle, sur le même point, est révolutionnaire et conser-
vateur, catholique et irréligieux.
Révolutionnaire : non seulement les protestants tiennent bon
sr.us la persécution, et la foi, comme aux premiers siècles, résiste
à la force, mais un veut d'indépendance émeut l'Eglise1 même.
Jansénistes et c*suïçfces se rient en somme des condamnations.
612 LE XVIIe SIÈCLE
Contre les pouvoirs établis Pascal en appelle à la raison, au bon sens
laïque, au droit de railler. Contre l'erreur établie, de Launoy,
Mabillon, Richard Simon ont recours aux textes et à l'esprit cri-
tique. On voit poindre Voltaire et Renan. Les incrédules, les scep-
tiques à la Montaigne, les athées sont partout. Le chiffre fameux
lancé par le P. Mersenne ne repose sur rien, c'est entendu. Mais la
duchesse d'Orléans écrit, en 1699 : « On ne trouve plus un seul
jeune homme qui ne veuille être athée. » Michel Levassor écrit.
en 1688, que le pyrrhonisme « est à la mode »; Bossuet dénonce
« l'indifférence des religions qui est la folie du siècle ou nous
vivons » (1). Le P. Bonal, après avoir cité « athées, libertins, esprits
forts, politiques, naturalistes », dénonce surtout « ce prodigieux
dégoût et cette insensibilité des choses spirituelles (2) ».
Vu de près, le grand siècle chrétien paraît souvent encore plus
irréligieux que le xvin6 siècle, parce que les adversaires de l'Eglise
ne sont guère déistes; ils sont athées, sceptiques, indifférents. Et
quel coup plus rude a-t-on jamais porté aux croyances religieuses
que de les bannir, comme fait Boileau, de la littérature, c'est-à-dire
du monde idéal, de l'imagination, du rêve?
Autres audaces : dans ce siècle de l'absolutisme, Pascal écrit ■
« Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner
mn état, le premier fils d'une reine? » Dans ce siècle d'inégalités
iH ajoute : « L'égalité des biens est juste. » Dans ce siècle de guerres,
M écrit encore : « Quand il est question de juger si on doit faire
fia guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la
onort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé, ce devrait
être un tiers indifférent (3). »
Audaces décisives, la querelle des anciens et des modernes donne
tour à l'idée de progrès, et la philosophie de Descartes fait triompher
le rationalisme, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus révolutionnaire
dans l'esprit de la Renaissance. Du jour où il fait table rase de tout
ce qui est autorité et se résout « à ne recevoir aucune chose comme
vraie qu'il ne la connût évidemment être telle », Descartes, bien
plus encore que Saint-Evremond ou Bayle, « fait la chaîne » entre
les humanistes et les philosophes. Et déjà Bossuet écrit : « Je vois
un grand combat se préparer contre l'Eglise sous le nom de la
philosophie Cartésienne (4). »
Si l'on ajoute à tout cela « le mouvement général des esprits »
(1) Textes cités par M. Lanson dans son Cours sur Les origines et les
premières manifestations de V esprit philosophique (Revue des cours et conf.,
t XVI 1 p 451 et 604. (2) Le chrestien de ce temps, Lyon, 1688, IVe partie,
i>. 5 et page 34. (3) Pensées, édit. Brunschvicg, p. 477, 470, 469. (4) Texte
l'ordre et la liberté 613
dont parle M. Lanson (i), les habitudes de rationalisme que donnent
l'éducation des collèges et la conversation mondaine, le xvii8 siècle
apparaît comme un grand siècle de liberté intellectuelle. Seulement
voici l'autre aspect.
Ces protestants qui prétendent ne pas recevoir comme vraie
« une religion qu'ils ne connaissent pas évidemment être telle »,
on les exile, on les livre aux dragons, on les envoie aux galères,
on confisque leurs biens et on traîne leurs corps sur la claie tout
comme ceux des suicidés. Qui proteste? Théophile est condamné
au feu. On viole à Port-Royal la paix du cimetière. Pour une
chanson, un libelle, un mot, on met les gens à la Bastille. Qui
s'élève là contre? Encore si les victimes elles-mêmes se révoltaient!
Mais seuls les protestants résistent et moins vigoureusement peut-
être qu'au xvf siècle. Les jansénistes et les casuistes continuent
leur œuvre sous les condamnations, mais ils ne se révoltent pas :
ils a distinguent », protestent de leur soumission dans le temps
qu'ils désobéissent. Les libertins, loin de répandre leurs doctrines,
mettent tout leur soin à les tenir secrètes. Enfin les esprits les plus
libres ou bien mêlent à leurs audaces d'étonnantes timidités ou bien
reculent devant leur propre hardiesse. Ces Jansénistes, assez auda-
cieux pour faire appel au public contre la Sorbonne, contre le
Saint-Siège, que rêvent-ils, sinon l'abolition de l'esprit de la renais-
sance et un formidable retour en arrière? Pascal, dont on vient de
voir les hardiesses politiques, retire d'une phrase ce qu'il avance
de l'autre : sans doute l'égalité des biens est juste, mais... Sans
doute le principe monarchique est déraisonnable, mais les choses
du monde les plus déraisonnables « deviennent les plus raisonna-
bles. » Et toutes ses audaces aboutissent à cette conclusion désolante
et servile, qu'il ne faut pas obéir aux lois parce qu'elles sont justes,
mais parce qu'elles sont lois. C'est tout juste s'il n'ajoute pas nette-
ment que 'le dernier mot de la politique serait de « piper » le
peuple, en lui faisant tenir pour équitables des lois qui ne le sont
pas. Descartes lui-même s'arrange pour ne pas heurter la religion
de son temps; non seulement la philosophie de l'évidence s'accom-
mode des mystères et des miracles, mais, parlant des conclusions
purement scientifiques qu'il a tirées de la découverte de Galilée,
Descartes écrit : « Quoi que je pensasse qu'elles fussent appuyées,
sur des démonstrations très certaines et très évidentes, je ne vou-
drais toutefois pour rien au monde les soutenir contre l'autorité de
cité par Lanson dans le Cours indiqué ci-dessus [Revue des Cours et Confé-
rences, XVI, 1, p. 451). '
(1) Ibid., page 298.
t>i . m x \ ii giàaai
l'Eglise (i). )) Le nirmr lioiiiim; dégage et enchaîne l'esprit de
Renaissance!
Ainsi la culture s'élend, mais ette le rétrécit; la suppression I
régime féodal et l'accès des bourgeois au gouvernement conduisent
à la iiberlé, mais l'absolutisme fabrique des 0scl&V6f; I;» liberté de
penser s'affirme, mais l'esprit d'autorité la bride : c'est à cette
grande contradiction que répond celle que nous avons remarquée
dans la morale relative au suicide (2). Ce qu'elle a de trouble; prouve
qu'elle est toujours soumise aux mêmes causes sociales. Les dates
même appuient cette hypothèse. C'est dans la première partie du
siècle que l'esprit de liberté parafa le plus vif : c'est aussi dans ce
temps, comme on l'a pu voir, que les idées nouvelles prévalent dans
\e droit. C'est à partir de 1660 que la discipline extérieure se fait
plus absolue, et c'est en 1670 que l'Ordonnance criminelle fait
triompher les vieux principes.
Et cependant il ne faudrait pas attacher trop d'importance h
cette distinction entre les deux moitiés du siècle. Sans doute.
voit plus d'ordre dans l'une, plus de liberté dans l'autre. Mais ce
'qui les domine toutes deux c'est bien le conflit permanent de l'ordre
et de la liberté. Bien avant le règne personnel de 'Louis XIV, 01
pleins troubles, en pleine Fronde, on s'inquiète de régler langage,
grammaire, vers, conversation, vie mondaine : ces turbulents sont
tout à l'ordre. A l'inverse, c'est au plus fort du despotisme que les
protestants se révoltent, que Bayle et Saint-Evremond, Fontenelle
font renaître l'esprit critique et qu'il y a , comme dit M. Lanson,
un a glissement général » vers ce qui sera l'esprit du xvme siècle.
C'est que le conflit entre l'esprit de liberté, fils de la Renaissance,
et le besoin d'ordre, de règles fixes, est un peu dans tous les esprits,
et cela tout au long du siècle. Tout est encore en question et l'on
veut tout mettre au point. On n'a pas fini. de faire table rase et
déjà on prétend bâtir. D'où ces affirmations, ces systèmes, ces codes
«prématurés qui prétendent régler l'avenir et ne satisfont pas môme
au présent. Le xvne siècle, d'après Michelet, « achève et finit •»
beaucoup de choses, mais n'en « commence » aucune (3). C'est être
trop sévère. Il y a de grands « commencements » dans le Discours
de la Méthode, dans les œuvres de Pascal, dans le Dictionnaire de
Bayle et même dans l'administration de Cotbert. Mais il est vrai
que les sources se cachent. Considérons, par contre, les grandes
(1) Lettre à Mersenne, avril 1634 {Œuvres, édit. Adam-Tannery, Cor-
respondance, t. I, page 285. (2) D'après M. Parodi {Vhonnête homme du
XVIIe et du XVIIIe siècles, Revue Pêdag., mars 1921), la morale du xvne siè-
cle est une combinaison « du naturalisme antique réapparu à la Renaissance
avec la conception chrétienne et mystique de la vie morales ; seulement il
y a « équilibre» plutôt que « conciliation». (3) Hist. de Fr., XII, p. 13.
l'ordre et la liberté 615
choses qui d'abord frappent le regard : métaphysique de Descartes,
théologie janséniste, Art poétique de Boileau, Politique de Bossuet,
Codes de Colbert (et j'ajouterais, pour ma part, tous les traités do
morale, sans en excepter celui de Malebranche), autant de beaux
efforts sans doute et d'idées bien ordonnées, mais, loin de lier les
siècles, loin d'être gros d'avenir, tout cela est caduc en naissant.
Pourquoi? Michelet l'a vu. Les hommes d'alors, dit-il, ont affirmé
fort et ferme, mais « un peu plus qu'ils ne croyaient » (i). Là est le
secret de ce siècle catholique et irréligieux, ordonné et turbulent,
craintif et audacieux. Dans la hâte d'aboutir, de conclure, de réglei",;
•on fait taire les murmures, on passe sur les objections; on tranche,
■on affirme, on rédige, on codifie, comme si la vertu d'une phrase
claire et d'un plan régulier allait arrêter l'élan de la pensée. Mais,
comme l'esprit de la Renaissance a pris une nouvelle force au seii*
du cartésianisme, comme le travail critique continue sous terre
on sent en soi cet élan qu'on a cru pouvoir maîtriser. On a affirmé
ce qu'on voudrait bien croire, mais bien plus qu'on ne croit. D'un
trait de plume, roi et ministres biffent la 'réforme, Descartes l'incré-
dulité, Boileau l'œuvre de Ronsard et une partie <de celle de Molière.
Du même trait net et sûr, lorsqu'il s'agit du suicide, Arnaud, Nicole
et les casuistes biffent le stoïcisme et Montaigne; les juristes de 1670
biffent le droit romain, Ayrault, Duret, Coquille, Ghoppin. Mais,
ce faisant, roi, poète, juges expriment-ils autant de sereines certi-
tudes? Je crois qu'ils appliquent plutôt la formule de Descartes
« qu'il faut être résolu en ses actions lors même qu'on demeure
irrésolu en 6es jugements » (2). La « fermeté dans l'action », c'est-
à-dire ici la répression rigoureuse du suicide, n'empêche pas
« l'entendement de demeurer libre et considérer comme douteux ce
qui est douteux ». L'esprit de liberté produit les idées de saint
Cyran, du P. Le Moyne, de saint Evremond, de Bayle : sur ce sable
mouvant, l'esprit d'ordre bâtit l'Ordonnance fragile de 1670.
C'est ce conflit permanent entre l'ordre et la liberté qui explique
l'attitude définitive de l'Eglise dans la question de la mort volon-
taire. On a vu que quelques clercs donnent dans les idées nouvelles.
Ce n'est pas un fait singulier : esprit mondain, culture classique,
rationalisme ont pénétré dans l'Eglise. Un homme comme le
P. Le Moyne ne peut pas rejeter en 'bloc la morale qui s'affirme
dans les romans et au théâtre. L'éducation donnée dans les collèges
répand les maximes antiques. « On ne peut pas, observe M. Lanson,
faire étudier les auteurs anciens en disant aux élèves que tout chez
les anciens, doctrine et morale, n'est qu'erreur et illusion (3). »
(1) Ibid., p. 14. (2) Descartes, lettre de mars 1638 (Corresp., t. II, p. 34).
(3) Lanson, Cours cité ci-dessus, p. 605.
616 LE XVIIe SIÈCLE
Enfin des hommes comme Malebranche, Richard Simon, Jean de
Launoy, Mabillon habituent un public de clercs au rationalisme et
à l'esprit critique. La pénétration des idées nouvelles relatives au
suicide n'a donc rien d'extraordinaire, et l'accord de saint Cyran
et de Caramuel est plus amusant qu'étonnant. Mais l'obstination du
gros des casuistes et des moralistes, le raidissement de l'Eglise en
face des novateurs n'en est pas moins normal, inévitable, parce que,
dans le grand duel entre l'esprit classique et l'esprit de la Renais-
sance, l'Eglise est nécessairement pour l'ordre, la règle établie, ou
plutôt elle est l'ordre et la règle. En un siècle épris de progrès,
c'est-à-dire de changements, l'Eglise aurait peut-être modifié la
doctrine de saint Augustin et de saint Thomas, ne fût-ce que pour
plaire aux esprits amoureux de nouveautés. Au xvne siècle, l'hési-
tation n'est pas possible. Non seulement les raisons qui valaient au
xvie siècle conservent toute leur force, mais les « opinions >; de
Caramuel, de saint Cyran, du P. Le Moyne sont condamnées, si
ingénieuses soient-elles, par le fait même que ce sont des opinions
Loin de l'Eglise immuable une morale incertaine et qui s'élabore!
Celle du moyen âge est là toute faite, flanquée d'arguments sécu-
laires. C'en est assez pour que l'Eglise, quoique travaillée par les
idées nouvelles, s'y attache obstinément. Et elle la prône en effet
si bruyamment que le public voit de plus en plus dans la répro-
bation du suicide la morale a orthodoxe », dans les nouveautés
l'hérésie, et que la lutte inévitable entre les deux morales prend
de plus en plus l'aspect d'une lutte entre l'Eglise et ses adversaires.
Quant aux théories classiques qui lient la réprobation du suicide
à la dignité individuelle et à l'horreur du sang versé, je ne crois
pas qu'on puisse avoir l'idée de les appliquer au xvne siècle. Le
sentiment de la dignité individuelle a beau s'affiner dans les milieux
mondains : la vie de Cour fait du servage un privilège, une élégance.
Les juristes qui consacrent la vieille législation relative au suicide
font bon marché, je ne dis pas de la dignité, mais des droits les
plus élémentaires de l'accusé. Quant au respect de la vie humaine,
je ne vois pas qu'il soit l'apanage d'un des deux partis opposés.
Sans doute Nicole et Arnaud, qui condamnent le suicide, ont
horreur du sang versé. Mais les casuistes, qui le condamnent aussi,
sont infiniment moins sévères sur le sujet de l'homicide « qu'ils
justifient en mille rencontres ». Quant à ceux qui ont, les derniers,
restauré la législation du moyen âge, à demi-ruinée par la Renais-
sance, ce ne sont pas des partisans nouveaux de la douceur évan-
gélique, ce sont, au pouvoir, ceux qui prescrivent les dragonades,.
la répression en Rretagne, l'incendie du Palatinat et, dans le monde
des magistrats, ceux qui conservent le bûcher, le supplice de la
Toue et l'usage de la torture.
CHAPITRE III
Le XVIIIe siècle : première victoire de la Morale nuancée
C'est au xviii6 siècle que s'engage ouvertement la lutte entre
les deux morales et que la morale nuancée remporte sa première
victoire.
Ce qui rend la lutte instructive pour la science des mœurs,
c'est que la vieille morale populaire n'a jamais l'air aussi solide
qu'au moment où elle cède. Au xvir9 siècle, il y a dans l'Eglise des
dissidents, au xvine siècle, il n'y en a plus. Avant 1670, le pouvoir
royal n'intervient pas pour rendre la répression plus rigoureuse :
en 1712 et en 1736, des Déclarations recommandent l'application
de l'Ordonnance criminelle. Enfin, non seulement la morale popu-
laire reste morale officielle, rallie, en dehors de l'Eglise, un grand
nombre de philosophes, mais elle devient agressive, dénonce ses
adversaires, les fait condamner.
Et pourtant, c'est au moment où elle semble si sûre de sa force
qu'elle commence à reculer. Sous les anathèmes, la morale nuancée
résiste et attaque. Moins bruyante peut-être dans les romans qui
changent de caractère, elle triomphe toujours au théâtre. Et sur-
tout les philosophes ne craignent plus d'attaquer et la morale trop
simple qui confond tous les suicides et le droit qui les punit. A s'en
tenir aux textes, ils ne triomphent qu'avec la Révolution qui raie le
suicide de la liste des crimes. Mais, en fait, dès la seconde moitié
du siècle, les peines contre le suicide sont très rarement appliquées :
au lendemain de son triomphe, le vieux droit est frappé à mort.
Puissance de V ancienne morale : 1) L'Eglise : droit canonique, catéchismes,
casuistes, adversaires de la philosophie ; 2) protestants et philosophes
hostiles au suicide : Formey, Dumas, Diderot, Dalembert, Rousseau,
d'Argens, etc. ; 3) le droit : déclarations de 1712 et de 1736 ; opi-
nions des jurisconsultes classiques : Serpillon, Muyart de Vouglans, Rous-
seaud de la Combe, Jousse, etc. ; jurisprudence ; déclarations en
faveur de l'ancien droit ; 4) les mœurs : terdance à cacher la suicide.
Dans l'Eglise, durant tout le siècle, le droit canonique reste
immuable, immuable la doctrine enseignée par les catéchismes.
Casuistes et moralistes s'accordent à condamner rigoureusement le
618 DE XVIIIe SIÈCLE
suicide* Enfin les apologistes dénoncent avec âpreté les parti
du suicide.
Le droit canonique s'affirme dans quelques statuts dioc^
ou ordonnances sydonalee (i).
Parmi les canonistes (2), Iléricourt résume la doctrine clas-
sique (3). L'abbé Fjeurv essaie de la justiJicr eu alléguant que le
refus de sépulture sert à donner « de la terreur aux vivants (/;) ».
Durand de Maillane précise que la peine portée par les canons ne
doit être appliquée qu'à ceux -qui avaient l'âge de raison (5). Rien
de tout cela ne dénote un esprit nouveau. Blondeau, Ducasse, Duper-
ray, Rousseaud d© la Combe (6) ne s'occupent même- pas de la
mort volontaire .: les discussions qui agitent le siècle ne troublent
pas les canonistes.
Les catéchismes, qui se font plus nombreux, sont souvent muets
sur le suicide. Mais, lorsqu'ils en parlent, ils reprennent tous la
même doctrine; le suicide est interdit par le cinquième comman-
demant (7).
Dans le monde des casuistes (1), l'ancienne doctrine s'affermit.
(1) Statula synodalia ecclesiae Cameracensis, P. 1739, p. 169 ; Ordonnances
synodales de Mgr de La Rochefoucauld, archevêque de Bourges, B. 1738 ; p.
12 ; Statuta dioecesis €nrnotensis, C. 1742, Xïl, 3. (2) J'ai complété
les listes données par Brissaud et Dupin à l'aide de la bibliographie
qui se trouve dans Dupuy, Commentaire sur P. Pithou, P. 1715, t. II.
Ouvrages cités : Blondeau, La Bibliothèque canonique, P. 1789 ; de Bu-
rigny, Hist. du dr. canonique, Londres, s. d. ; Ducasse, La pratique de la juri-
diction ecclésiastique, P. 1705 ; Duperray, Droit canonique de France, P. 1708 ;
Durand de Maillane, Dictionn. de dr. canonique, P. 1770 ; Fantin des Odoards,
Dict. raisonné du gouvernement, des lois, des usages et de la discipline de l 'Eglise ;
P. 1788 ; Fleury, Institution au droit ecclésiastique, éd. revue par Boucher
d'Argis, P. 1767 ; Gibert, Corpus juris canonici, Cologne, 1731 ; Héricourt,
Les lois ecclésiastiques de France, P. 1771 •; Jousse, Traité de la juridiction volon-
taire et contentieuse des ofjiciaux, P. 1769 ; Rousseaud de la Combe, Recueil de
jurisprudence canonique, P. 1748 ; Verdelin, Institution aux lois ecclésiastiques
de France, P. 1783. (3) D. III, 28. (4) I, 367 et II, 119. (5) IV, 463.
(6) Ouvrages cités ci-dessus. (7) J'ai lu, un peu au hasard, un certain nombre
des ouvrages indiqués dans le Dictionnaire de Vacant (mot catéchisme). On
trouvera l'enseignement ordinaire dans Pougat, Institutiones catholicaet P.
1725, t. I, p. 738 ; La Chétardie, Catéchisme, P. 1708, II, 499 ; Colbert, Ins-
tructions générales en forme de catéchisme, P. 1709, p. 252 ; Camilly, Catéchisme,
Strasbourg, s. d., p. 52 ; Vaugirauld, Catéchisme, Angers, 1738. Parmi les
catéchismes qui ne parlent pas du suicide, je note : Catéchisme du diocèse
d'Auxerre, 1734, du diocèse de Soissons, 1718, de Châlons, 1709, d'Avignon,
1725 ; Catéchisme imprimé par ordre de Mgr de Noailles, Vitry-le-François,
1709. (8) La casuistique n'est pas florissante en France au xvnie siècle.
J'ai Jules ouvrages indiqués dans le Dictionnaire de Vacant (mot casuistique).
Editions citées dans ce chapitre : Genêt, Theologia moralis, Cologne, 1706,
Henno, Tractât moralis in Decal. praecepta, P. 1706 ; Lamet et Fromageau,
Dictionnaire des cas de conscience, P. 1733 ; Pontas, Abrégé du Dictionnaire
LA MORALE SIMPLE : LES CASUISTES 619
Plus rien qui rappelle Caramuel ou le P. Le Moyne. L'ouvrage
le plus fameux du siècle, le Dictionnaire de Pontas, revu par
Collet, déclare : « Il n'est permis à aucun homme d'en tuer un autre
de son autorité privée, etc.. A plus forte raison personne ne peut
•se tuer soi-même sans un grand crime. » Eléonore, fille de qualité,
pourrait-elle se tuer, « comme l'ont fait quelques saintes vierges »,
pour n'être pas violée? — Non, car « la vie est un don de Dieu
dont la disposition n'appartient qu'à lui ». Galinius a achevé un
soldat mortellement blessé, qui l'en priait, pour mettre fin à ses
douleurs. L'a-t-il pu? — Non, parce qu'il n'y a que Dieu ou ceux
qu'il a fait dépositaires de son autorité qui aient le droit d'ôter
la vie à qui que ce soit » (i).
Genêt n'admet le suicide en aucun cas (2). Henno tient qu'on
n'a pas le droit, même pour baptiser un enfant, de se jeter à l'eau
sans espoir d'en sortir et il n'admet pas non plus qu'au cours d'une
traversée, un malade contagieux se jette à l'eau pour ne pas nuire
aux autres passagers (3). D'Audierne, écrivant spécialement pour
des gens de guerre, n'est pas moins rigoureux : il n'est jamais
permis de se tuer, et la doctrine contraire « sent l'hérésie ».
Défense de le faire, soit pour se soustraire à une tentation, soit
pour éviter la misère, soit pour sauver son honneur : « Les soldats,
les matelots, les marins qui, pour se soustraire à la tyrannie d'une
nation barbare, avancent leur mort en faisant périr par l'eau ou
par le feu le vaisseau qui les porte, pèchent contre Dieu, contre
la Patrie, contre la nature et contre toutes les lois civiles et cano-
niques ». L'exemple de Samson ne peut les justifier, car Samson
a eu une inspiration particulière. D'Audierne nous défend même de
nous dévouer « en offrant volontairement notre vie pour sauver
celle d'un simple particulier, parce qu'on se doit plus à soi-même
qu'au prochain » (4). Non seulement la casuistique du xvnr9 siècle
ne fait aucune concession aux idées nouvelles, mais elle reprend ce
qu'il y avait de plus rigoureux dans les ouvrages de l'âge précédent.
Parmi les ouvrages de morale d'inspiration catholique, j'ai lu
ceux qui se proposent de lutter contre les idées nouvelles, contre
l'esprit philosophique, pensant y trouver quelques menues conces-
sions à l'adversaire (5). Je n'y ai trouvé qu'une doctrine très ferme
et souvent agressive.
de P., revu par Collet, P. 1771 ; les Instructions militaires du P. d'Audierne
(Hennés, 1772) sont sur certains points un traité de casuistique à l'usage dœ
militaires.
(1) Tome II, mot tuer. (2) Genat, II, p. 405. (3) Henno, IV, p. 308 et
310. (4) D'Audierne, II, p. 525, 241, .245. (5) Je me suis surtout servi du
Manuel iBiblio graphique de M. Lanson (ch. xiv, ix, x.11, xm). Editions citées
dans ce chapitre : Barruel, Les Ilelvienn&s, 6e éd., P. 182:5 ; Bédigis, La fille
620 LE XVIIIe SIÈCLE
Dom Ceillier, au cours de sa polémique contre Barbeyrac, re-
prend la doctrine de saint Augustin (i).
L'abbé Prévost, après avoir parlé en croyant pour des croyants,
demande : Que peut désirer le philosophe en se tuant? — Etre? —
Il est déjà. — Ne pas être? — Un tel désir, « pris en lui-même est
une absurdité ». Désire-t-il augmenter ses plaisirs? Mais qui les aug-
menterait? Dieu? Il n'y croit pas. Le hasard? Pourquoi le hasard
lui serait-il favorable? Veut-il seulement diminuer ses peines? Mais,
s'il y a des peines après la mort, qui en subira de plus rudes que
l'esclave révolté? (2) Le Dictionnaire de Trévoux, qui reproduit cette
démonstration, s'en sert pour flétrir « le système des lâches » (3).
Le Dictionnaire des livres jansénistes met le lecteur en garde
contre « l'ouvrage fanatique de Saint-Gyran » (4).
Le chevalier de C, grand adversaire de la morale indépendante,
ramène tous les suicidés à trois types : le faux brave, le désespéré,
rhypochondre. Les deux derniers « font horreur ». Le premier
u n'excite que du mépris ». Nous occupons ici-bas un poste, et notre
goût pour la vie est « un ordre secret du Créateur de veiller à sa
conservation » (5).
philosophe, conte moral, P. 1775 ; Bergier, Cours d'études à l usage des élève f
de V école royale militaire, P. 1780 ; Examen du matérialisme ou réfutation du
Système de la Nature, P. 1771 ; Simon de la Boissière, Les contradictions du
livre intitulé De la Philosophie de la Nature, P. sd. (Bib. Nat., R 28491) ;
Camuset, Principes contre l'incrédulité à l'occasion du Système de la Nature,
P. 1771 ; Carracioli, La grandeur d'âme, Francf., 1761 ; Le tableau de la mort,
P. 1760 ; Castillon, Observations sur le livre intitulé le Système de la Nature,
Berlin, 1771 ; Ceillier, Apologie de la morale des Pères de V Eglise contre les
injustes accusations du sr Barbeyrac, P. 1718 ; Charpentier, Lettres critiques
sur divers écrits de nos jours contraires à la religion et aux mœurs, P. 1751 ;
Chaudon, Dictionnaire antiphilosophique, Avignon, 1767 ; Chevalier de C,
L'honneur considéré en lui-même et relativement au duel, P. 1755 ; Dictionnaire
de Trévoux, 1771 ; Dictionnaire des livres jansénistes ou qui favorisent le Jansé-
nisme, Anvers, 1752 ; Dupin, Observations sur un livre intitulé De l'Esprit
des Lois, P. 1757-1758 ; La petite Encyclopédie ou Dictionnaire des philosophes,
s. 1. n. d. (Bibl. nat., Z 17228) ; Exposition de la doctrine des philosophes mo-
dernes, Lille, 1785 ; Flexier (Feller) Catéchisme philosophique ou recueil d'obser-
vations propres à défendre la religion chrétienne contre ses ennemis, 2e éd., P.
1777 ; Gauchat, Lettres critiques ou analyse et réfutation de divers écrits mo-
dernes contre la religion, t. II, P. 1756 ; abbé Gaultier, Les lettres persanes
convaincues d'impiété, P. 1751 ; Les Hommes, P. 1751 ; Lacroix, Traité de
morale ou devoirs de 'l'homme envers Dieu, envers la société et envers lui-même,
P. 1767 ; Lefranc de Pompignan, Instruction pastorale sur la prétendue philo-
sophie des incrédules modernes, Le Puy, 1763 ; Mémoires philosophiques du
Baron de..., P. 1777 ; Toussaint, Les Mœurs, P. 1748 ; abbé Prévost, Le Pour
et le Contre, t. IV ; Soret, Hayer, etc. La religion vengéet t. II, P. 1757 ; Richard,
Défense de la religion, de la Morale, etc., P. 1775.
(1) Ceillier (Dom) Apologie, p. 333 ss. (2) Le Pour et le Contre, IV, 61 sa.
{S) Edit. de 1771, t. VII, 888. (4) III, 340. (5) L'honneur considéré en
lui-même, etc., 133 et 119 ss.
i
LA MORALE SIMPLE : LES APOLOGISTES 621
Gauchat réfute Montesquieu : si on admet le suicide, « plus de
familles et plus de patries ». Qui se tue manque à ses devoirs envers
Dieu et envers lui-même. Il n'est même pas courageux : « Cette
action, qui d'abord paraît magnanime, est très facile. » Dire avec
Montesquieu : ma mort ne portera pas atteinte à l'ordre des choses,
c'est justifier tous les meurtres. Quel assassin ne pourrait dire :
« Que j'égorge mon ennemi, les lois de l'univers seront également
durables? (i) ».
Les auteurs de la Religion vengée allèguent dix arguments con-
tre le suicide : i° l'homme doit tendre à la perfection; or, le suicide,
« fruit de la passion », avilit la nature humaine; 2° une preuve que
nous ne pouvons pas nous tuer parceque nous souffrons, c'est que
nous n'avons pas le droit de tuer qui nous fait souffrir; 3° le motif
de toutes nos actions est le désir d'être heureux, or, s'il y a une
autre vie, le suicide nous rendra éternellement malheureux; 4° nous
avons la jouissance de notre vie, non le domaine; 5° loi divine et
loi naturelle nous assignent un poste ici-bas; 6° permettre le suicide
à qui souffre trop, c'est permettre tous les suicides, car le même
mal, léger pour l'un, est pour l'autre intolérable; 70 le maître a des
droits sur son esclave, le capitaine sur son soldat, le souverain sur
son sujet; 8° le « dogme du suicide » est pernicieux à la société;
90 les nations les plus éclairées ont regardé le suicide avec horreur;
io° la nature elle-même inspire l'amour de la vie.
Une fois ces arguments développés, les auteurs de la Religion
vengée répondent aux dix « difficultés » que soulèvent les partisans
du suicide.
1 II n'existe pas de loi qui défende le suicide, car le non occides
souffre des exceptions. — Réponse : ces exceptions ne prouvent rien,
parce qu'elles ont précisément pour objet de défendre la vie
humaine. x
2 L'amour de la vie doit être subordonné à l'amour de la félicité.
Réponse : celui qui se tue se prive de la félicité éternelle.
3 Notre corps est un objet vil dont il ne faut pas mettre la con-
servation à si haut prix. — Réponse : le corps, occasion de souf-
france, est par là même occasion de vertu.
4 Si l'âme est mortelle, on ne lui fait aucun tort en se tuant. —
Réponse : on la prive du bien le plus délicieux, qui est le plaisir de
la vertu.
5 On peut renoncer à un bienfait dès l'instant qu'il devient oné-
reux. — Réponse : la vie est « nécessairement un bienfait » dès
qu'elle peut servir à acquérir le bonheur éternel.
(1) Lettres critiques, II, 62 ss.
LE wiii1" sikcij;
6 Le suicide ôil souvent le srnl iiioumi d'éviler les eriuies. —
Jupon >e : autant s'empoisonner pour éviter la maladie.
7 L'exemple de presque tous les peuple* justifie le suicide. —
Réponse : tous les peuples éclairés ont condamné le suicide.
8 La nature nous invite à nous soustraire au mal. — Réponse :
s'il plaisait à Dieu de nous voir quitter la vie, quel besoin d'un appel
qui nous y invite? Dieu n'a qu'à nous faire mourir.
g II y a du courage à se tuer. — Réponse : il y a ou bien mollesse
et pusillanimité, ou fureur et rage.
io L'âme est dans le corps à titre de locataire; quand le pro-
priétaire abîme la maison (et c'est ce qui a lieu lorsque Dieu nous
envoie des infirmités), c'est un avis au locataire d'avoir à vider les
lieux. — Réponse : le propriétaire abîmant sa maison serait injuste
et fou; l'âme n'est pas un locataire, mais plutôt « un concierge en-
gagé à ne point quitter la maison commise à sa garde ».
Conclusion : le suicide n'est jamais licite. L'attribuer à une ma-
ladie, serait l'excuser. On n'excuse pas un crime. Lucrèce, Caton.
Brutus, Othon sont tous coupables. Àrria est « folle et furieuse »;
il n'y a pas dans son acte « une ombre de raison et de vertu » (i).
Gaultier réfute les Lettres persanes : qui se tue se voue aux peu;
éternelles, fait tort à la société, entreprend sur les droits de Dieu,
désobéit aux lois (2).
Le suicide, d'après Dupin, n'est pas dû au climat. Des lois sé-
vères le rendraient moins fréquent; il faudrait surtout qu'il ne fût
pas regardé comme une action noble (3). •
Notre vie, dit Lacroix, appartient « à la Patrie ». Le suicide est
d'ordinaire une faiblesse. Dans le cas de Caton ou de Brutus, c'est
« sot orgueil' » (4).
Carraccioli voit dans la mort volontaire une lâcheté, une frénésie
et enfin une extravagance :^n'y eut-il qu'incertitude au sujet de
l'autre vie, c'en est assez pour nous faire trembler. Il faut donc être
« véritablement imbécile » pour louer les téméraires qui, sous cou-
leur de philosophie, bravent Dieu et perdent leur bonheur
éternel (5).
Le suicide, d'après Castillon, est une offense à Dieu; en outre
a un membre de la société ne l'a jamais payée des bienfaits qu'il
en a reçu » (6). Ces deux arguments se retrouvent dans Felîer (7)
et Camuset (8).
Richard condamne « l'horrible suicide » de Pythagore (g). Ber-
(1) La Religion vengée, 154-324. (2) Lettre LXIV. (3) Observations, II,
326 ss. (4) Traité de morale, p. 147. (5) La grandeur d'âme, 297 et le Tableau
de la mort, 148. (6) Observations, 533 ss. (7) Catéchisme, 191 ss. (8) Prin-
cipes contre l'incrédulité, 108-109. (9) Défense de la religion, etc., p. 68.
LA DÉCLARATION DE1757 623
gier reprend les arguments classiques. Il ajoute, dans son Examen
du matérialisme, que les rapports des citoyens et de la société ne
reposent pas sur un pacte, mais sur la volonté éternelle du Créateur.
En outre, un homme raisonnable ne doit jamais se croire m absolu-
ment inutile »(i).
Simon de la Boissière combat vigoureusement l'idée qu'il y a
suicide et suicide. Les distinctions ne sont propres qu'à bannir ou
a pour le moins diminuer l'horreur que doit causer un tel attentat
contre soi-même ». En toute occasion, le suicide « est une grande
bassesse d'âme » (2).
Non seulement la morale simple est formulée dans sa rigueur
par les moralistes catholiques. Mais elle se fait violente. Elle attaque.
Dans sa fameuse Lettre pastorale contre les incrédules, Lefranc de
Pompignan dénonce la complaisance pour les suicides antiques
comme un des travers de la philosophie (3). D'après Flexier, ce sont
les « enfants du plaisir » qui excusent le suicide (A). L'auteur des
Hommes se trouve humilié « d'avoir quelques traits de l'humanité
en commun » avec ceux qui la déshonorent en défendant la mort
la mort volontaire (5). La Petite Encyclopédie dénonce et raille la
commisération meurtrière qui porte les hommes à se détruire (6).
L'abbé Barruel met en scène un philosophe qui, s'étant frappé, meurt
(v comme un démon » (7). La Religion vengée raille les autochéiris-
tes et l'Evangile du suicide (8). Bergier dit (attaque plus dangereuse),
que diminuer dans les méchants l'horreur de la mort c'est armer
leur bras contre le gouvernement (9). L'Exposition de la doctrine
des philosophes insinue de même que suicide, parricide, régicide
sont choses qui se tiennent (10).
(la fait monire bien la violence de la lutte engagée. En 1757,
une déclaration royale porte la peine de mort confre les auteurs
d'ouvrages « tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprit-
etc. )) (11). En général, les apologistes évitent de faire allusion à
cette loi férnee qui le^ gène sans doute plus: qu'elle ne les charme.
Or, au début de la lettre Sur le suicide, les auteurs de la Religion
vengée déclarent que la peine portée sur l'Ordonnance « ne paraî-
tra point sévère » si l'on, considère la grandeur du crime et la faci-
lité qu'i! : puis, passer.: à l-'flfcamfen d'un article du C
servaleur, favorable au suicide, ils ajoutent qu'il ne tombe pas 901M
(1) P. 399- et 406. (2.)- P. 342 sa 194l (&) Catéakèmté+ 305-306-
(5) 11,342. (6) Page 450. (7) HeWieuiios. Latte* 7::. $ II, 278, 191; cf.
325. (9) Examen dit mater., 413. (10) Bage 44. (!i) Article 1 : « Tous
ceux qui seront convaincus d'avoir composé, i'ait composer <l bu primer des
écrits tendant à attaquer la religion, à («mouvoir les esprits, à donner atteinte
à notre autorité et à troubler l'ordre et la tranquillité de ^ nos états seront
punis de mort.» (Isnmbert, XXIL 272-274.)
624 LE XVIIIe SIÈCLE
le coup de la loi, parce qu'il lui est antérieur (i). On ne peut dire plus
nettement qu'à dater du 16 avril 1757 tout apologiste du suicide est
passible de la peine de mort. Bien entendu, cette peine ne fut jamais
appliquée. Les livres furent parfois brûlés, non les auteurs. Mais
une de ces condamnations purement morales montre à quel
point l'Eglise devient susceptible sur la question du suicide : Mar-
montel ayant écrit dans Bélisaire : « Je ne puis me résoudre à croire
qu'entre mon âme et celle de Marc-Aurèle et de Caton il y ait un
éternel abîme », la Faculté de théologie censure la phrase en allé-
guant que Caton s'est poignardé (2).
Protestants et philosophes (3) s'accordent avec l'Eglise pour em-
ployer des formules qui condamnent le « suicide ».
(1) II, 150-152. (2) Voir Marmontel, Œuvres, t. VII, p. 203. (3) J'ai con-
sulté, outre les bibliographies du suicide (notamment celle de Motta), le Manuel
Bibliographique (ch. vin et xiii). Editions citées dans ce chapitre : Andry
Recherches sur la mélancolie, P. 1785 ; d'Argens, Lettres juives, La Haye, 1738,
t. IV; d'Argenson, Essais dans le goût de ceux de Montaigne, Amst., 1785;
d'Artaize, Prisme moral ou quelques pensées sur divers sujets, P. 1809 ; Bar-
beyrac, Traité de la morale des Pères, Amst., 1728 ; Le Conservateur, article
« De la vieillesse», mars 1757 ; Chevignard, Nouveau spectacle de la Nature,
P. 1798, t. II ; Dalembert, Eléments de Philosophie (Œuvres, P. 1821, t. I) ;
Delisle de Sales, Philosophie de la Nature, 3e éd., Londres, 1777, t. V ; Denesle,
Les préjugés du public sur V honneur, P. 1766, t. III ; Diderot, Encyclopédie,
art. Suicide ; Essai sur les règnes de Claude et de Néron (Œuvres complètes,
P. 1821) ; Marquise de Claye et Saint- Alban (éd. Assézat et Tourneux, dont
j'ai utilisé la table, mot : Suicide) ; Dubois Fontanelle, Théâtre et Œuvres
philosophiques, Londres, 1785, t. II ; Dumas, Traité du suicide ou du meurtre
volontaire de soi-même, Amsterdam, 1773 ; Formey, Principes de Morale,
P, 1765t t. II, Mélanges philosophiques, Leyde, 1754, t. I ; Helvétius, De
Vesprit, (Œuvres complètes, Londres, 1781) ; D'Holbach, La morale univer-
selle, Amsterdam, 1776, Le système de la Nature, Londres, 1770 ; La Mettrie,
Système d'Epicure ; Anti Sénèque ou discours sur le bonheur (Œuvres philo-
sophiques, Berlin, 1796, t. II) ; Marivaux, Le spectateur, Œuvres complètes,
P. 1781, t. IX ; Marmontel, Contes moraux (Œuvres complètes, , P. 1818t
t. III-VI) ; Morale, Ibid., XVI ; Maupertuis, Essai de philosophie morale,sl.,
1751 ; Mérian, Sur le crime de la mort, sur le mépris de la mort, sur le suicide,
(Histoire de l'Académie royale des sciences et belles-lettres, Année 1763,
Berlin, 1770) ; Montesquieu, Lettres persanes, Considérations, Esprit des Lois
(Œuvres complètes, P. 1795) ; Robinet, Dictionnaire universel des sciences
morale, économique, etc., Londres, 1783, T. 28 ; Rochefort, Pensées diverses
contre le système des matérialistes, P. 1771 ; Rouillé d'Orfeuil, L'alambic moralx
P.t s. d. ; Rousseau, Nouvelle Hèloïse, V Emile, Correspondance (Œuvres,
P. 1819) ; Toussaint, Les Mœurs, Amsterdam, 1763 ; Vauvenargues, De l'esprit
humain, Dialogues (Les moralistes français, P. Didot, 1841) ; Voltaire, Com-
mentaire sur le livre des Délits et des Peines, Commentaire sur le livre de Béccaria,
Candide, Dictionnaire philosophique, l'Ingénu, Lettres de Memmius à Cicèron,
Le philosophe ignorant, Note sur l'acte V d'Olympie, Prix de la justice et de
l'humanité, Remarques sur les pensées de Pascal (Œuvres complètes, P. 1853).
La Correspondance est citée d'après l'édition Moland dont j'ai utilisé lea
Tables, mot : Suicide.
LA MORALE SIMPLE : DIDEROT, ROUSSEAU 625
Parmi les protestants, Formey écrit toute une dissertation « sur le
meurtre volontaire de soi-même ». Il rejette deux arguments em-
ployés par les catholiques (celui du soldat à son poste et celui qu'on
tire du non occides), mais il les rejette précisément parce qu'ils pour-
raient se retourner en faveur de certains suicides. Or, le meurtre de
soi-même est toujours interdit par la loi naturelle (i).
Dumas, un autre protestant, écrit un livre entier sur le suicide.
Il défend longuement la morale simple contre les philosophes. Les
arguments qu'il emploie sont les mêmes dont font usage les mora-
listes catholiques.
Cet accord n'est pas surprenant, puisque la Réforme n'avait pas
combattu sur ce point la morale catholique. Mais les philosophes
eux-mêmes, ces philosophes qu'on semble présenter en bloc comme
des autochéiristes, se prononcent très communément contre la mort
volontaire.
A leur tête, quatre grands écrivains : Dalembert, Diderot, Rous-
seau, Vauvenargues.
Dalembert, au nom de la morale « purement humaine » allègue
l'argument social (2).
Diderot allègue la loi de nature : l'instinct de conservation est
une loi gravée en nous par le Créateur; la vie est un dépôt dont
nous ne pouvons disposer; qui se tue détruit un ouvrage destiné à
manifester les perfections divines; il n'est jamais sûr qu'un homme
soit tout à fait inutile à la société. Enfin on ne peut jamais démon-
trer que la vie soit un malheur plus grand que la mort. Au nom de
ces principes, Diderot interdit le suicide au condamné à mort, au
soldat qui craint de tomber aux mains de l'ennemi, au marin qui
veut faire sauter son navire. Le suicide indirect est blâmable et, en
ce qui concerne « l'imputation », ceux qui se tuent sans savoir ce
qu'ils font n'en sont pas moins coupables : s'ils avaient, dès le dé-
but, tâché de dompter leurs passions, ils auraient eu plus d'empire
sur eux-mêmes (3).
Dans la Nouvelle Héloïse, Mylord Edouard traite de « misérable
et perpétuel sophisme » la lettre dans laquelle Saint-Preux rassemble
tous les arguments qu'on peut alléguer en faveur du suicide. Qui-
conque croit à l'existence de Dieu, à l'immortalité de l'âme, à la li-
berté, doit rejeter le droit à la mort. On dit : la vie est un mal, mais
tôt ou tard on sera consolé et on dira : la vie est un bien. Mais jus-
tement, dit-on encore, c'est « ce qui redouble mes peines de songer
qu'elles finiront. — Quel absurde motif de désespoir que l'espoir
de terminer sa misère ». Nos semblables ont des droits sur nous;
1
(1) Mélanges philos., I, 205-235. (2) Elém. de philos., ch. xi. (3) Ency*
clopédie, art. Suicide.
40
626 LE XVIIIe SIÈCLE
le suicide est une mort a honteuse <•( fautive », c'esl un vol tait au
genre humain. Kl enfin la phrase oéJèbre : viens que je t'appiènne
à aimer la vie; chaque fois que tu seras tenté d'en Bortir, Mis en toi-
même : « que je fasse encore une bonne action avant de mourir ».
Puis va chercher quelque indigent à secourir, quelque Lnfortuï]
consoler, quelque opprimé à défendre... Si cette considération te
retient aujourd'hui, elle te retiendra encore demain, après-demain,
toute ta vie. Si elle ne te retient pas, meurs, tu n'es qu'un mé-
chant (i).
Vauvenargues qui condamne la faiblesse de Bru tus, écrit, lui
aussi : « Le désespoir est la plus grande de nos erreurs » (2).
Derrière ces grands moralistes, on ne compte pas les philosophes
qui condamnent en principe la mort volontaire.
D'Artaize écrit : « Jamais le suicide n'est que la lâcheté du cou-
rage ». Peut-être d'ailleurs ne finit-il pas du tout. Comment cela
n'effraie-t-il pas? (3) D'après Barbey rac, cette résolution, « coura-
geuse en elle-même, ne laisse pas d'être, en bonne morale, une vraie
faiblesse » (4). Caton, selon Camuset, est un pygmée aux yeux de
la sagesse» (5). Chevillard écrit : « se tuer soi-même est le comble
de la folie. Quels peuvent en être les motifs? Le désespoir ou la lâ-
cheté » (6). Dans l'Ecole du monde de Le Noble, Aristipe déclare
qu'à s'en tenir aux seuls principes de la « morale mondaine », l'acte
de Caton est une lâcheté (7). Marivaux affecte dfe ne voir qu'un pa-
radoxe dans les idées de Montesquieu : « De l'air décisif dont il parle
on croirait qu'il croit ce qu'il dit, pendant qu'il ne le dit que parce
qu'il se plait à produire une idée hardie » (8). Marmontel, dans ses
Contes moraux, se prononce deux fois contre le suicide (9). Le livre
des Mœurs dénonce les « sophismes captieux » de Montesquieu,
« frivoles palliatifs de la plus aveugle fureur » (10).
Selon Denesle, Caton, Brutus, Othon, Porcie sont également cou-
pables. Coupable aussi celui qui se tue pour éviter le supplice. Les
amants « qui font jouer le cordeau ou qui se potionnent » sont en
core plus fous. Les écrivains qui justifient le suicide « ne doivent
pas être distingués des assassins » (n).
Le héros des Lettres juives, examinant « avec des yeux philoso-
(1) Nouvelle Héloïse, III, Lettre 21. Voisenon a donné une « traduc-
tion en vers» de cette lettre dans ses Œuvres complètes, P. 1781, t. III,
p. 423. Voir la lettre envoyée par Rousseau le 24 ovembre 1770 à un jeune
homme qui lui avait fait part de son projet de se tuer. (2) De l'esprit humain%
III, 45 ; Maximes, 514. (3) Le prisme moral, P. 262. (4) Traité de la Morale
des Pères, XV, 11. (5) Principes contre l'Incrédulité, p. 109. (6) Chevignard,
II. (7) Le Noble, L'école du monde, t. VI, p. 141. (8) Huitième feuille,
p. 87. (9) La leçon du malheur (Œuvres, IV, 425, ss.), Il le fallait (VI, 26 ss.).
(10) P. 378-379. (11) Les préjugés, etc., III, ch. 47, p. 423 ss.
LA MORALE SIMPLE : DÉCLARATION DE 1712 627
$?hiques » les crimes de ceux qui se tuent, n'y découvre que faiblesse.
« Si l'on considère du côté de la tranquillité publique et du bien >de
la société l'affreuse coutume de se tuer, on la trouvera pernicieuse et
capable de causer les plus grands maux (i).
Le suicide, d'après Robinet, offense la nature, Dieu et la société.
On n'a pas le droit d'y recourir, même pour éviter le déshonneur ou
se soustraire à un cruel supplice (2).
La Mettrie écrit : « Non, je ne serai point le corrupteur du goût
inné qu'on a pour la vie... Je ferai envisager aux simples les grands
biens que la religion promet à qui aura la patience de supporter ce
qu'un grand homme a nommé le mal de vivre... Les autres, ceux
pour qui la religion n'est que ce qu'elle est, une fable, ne pouvant
les retenir par des liens rompus, je tacherai de les séduire par des
sentiments généreux. Je ferai paraitre une épouse, une maitresse en
pleurs, des enfants désolés... Quel est le monstre qui, par une dou-
leur d'un moment s'arrachant à sa famille, à ses amis, à sa patrie,
n'a pour but que de se délivrer des devoirs les plus sacrés? » (3).
Enfin Delisle de Sales, celui de tous les philosophes qui étudie
le plus longuement la question, se prononce, lui aussi, en principe,
contre la mort volontaire : c'est « un larcin fait à la société et un
attentat contre la nature » (4).
Ainsi, dans l'Eglise, plus de dissidents; dans le camp opposé,
Dalembert, Diderot, Rousseau, d'Argens, Delisle de Sales, La Met-
trie adoptent les mêmes formules que Pontas et Rergier, que Dumas
et Formey. Ralliant casuistes et encyclopédistes, protestants et ca-
tholiques, croyants et matérialistes, la morale simple parait être
dans le plein de sa vigiTeur.
L'étude du droit confirme cette impression.
Non seulement on ne revient pas sur l'Ordonnance de 1670, si
ce n'est à la veille de la Révolution, mais on en recommande l'ap-
plication. Comme des parents de « suicides » désireux d'éviter un
procès jettent les cadavres à la rivière, comme les suicidés parfois
s'y jettent eux-mêmes, une Déclaration royale essaie, en 17 12, d'a-
gir contre les causes qui tendent « à favoriser le progrès et l'impu-
nité de ce crime » (5).
<( Nous avons été informés, dit-elle..., que les crimes qui causent
ces morts demeurent très souvent impunis, soit par le défaut des
avertissements qui devraient être donnés aux officiers de justice...
(1) Lettre 245, (IV, 227 ss.). (2) Dictionnaire, t. XXVIII, article Sui-
cide. (3) Système d'Epicure, LXXIV (Œuvres, II, 37). (4) Philos, de
la Nature, V, 112-114. (5) Muyart do Vouglans, Les lois criminelles, 1.1,
III, t. 3, art. 6, parag. 41.
628 LE XVIIIe SIÈCLE
eoit par la négligence ou dissimulation de ces mômes officiers, et
que les personnes qui ont intérêt d'empêcher que les causes et les
circonstances de ces morts soient connues contribuent, par ces inhu
mations qu'ils font faire secrètement et précipitamment, à cacher
ces événements en supposant aux ecclésiastiques des faits contre la
vérité. » En conséquence, et vu « l'énormité de plusieurs cas qui y
sont arrivés », la Déclaration enjoint au juge du lieu de dresser
procès-verbal chaque fois que la mort est suspecte, d'appliquer au
cadavre le scel sur le front, d'appeler les chirurgiens et d'entendre
sur le champ les témoins indispensables (i).
En 1736, nouvelle déclaration : lorsqu'il y a soupçon de mort vio-
lente, leSjCorps ne pourront être inhumés « qu'en vertu d'une Or-
donnance du lieutenant criminel ou autre premier officier au cri-
minel « rendue sur les conclusions de nos procureurs ou de ceux des
hauts justiciers » (2).
En janvier 17^2, le Procureur du Roi du Châtelet requiert l'exé-
cution de ces deux Déclarations, et , le 11 janvier, le Châtelet rend
une sentence qui interdit tout inhumation non autorisée par la jus-
tice (3).
Comme on voit, le pouvoir royal, enclin naguère à arranger, à
étouffer les affaires de suicide, engage résolument la lutte contre
les idées nouvelles.
On pourrait croire que cette résolution soulève de violentes pro-
testations dans le monde des jurisconsultes (4). Il n'en est rien jus-
qu'à la veille de la Révolution.
(1) Isambert, t. XX, p. 575. (2) Isambert, t. XXI, p. 409. (3) La Paix de Fré-
minville. Dictionnaire ou Traité de la Police générale, P. 1775, mot Cadavres.
(4) J'ai consulté les ouvrages suivants, indiqués pour la plupart par Dupin : Bor-
nier, Conférences des Ordonnances de Louis XIV avec les anciennes Ordonnance»
duroyaume, etc., P. 1719 ; Boutaric, Explication de l'Ordonnance de Louis XIV
sur les matières criminelles, Toulouse, 1743 ; Bretonnier, Recueil par ordre
alphabétique des principales questions de droit qui se jugent diversement dans
les différents tribunaux du royaume, édit. annotée et revue par Boucher d'Argis,
1742 ; Bruneau, Observations et Maximes sur les matières criminelles, P. 1715 ;
Cottereau, Le droit général de la France et le droit particulier de la Touraine
et du Lodunois, Tours, 1778 ; Denisart, Collection de décisions nouvelles, P.
1764 ; Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, mots : suicide (jurispr.), homi-
cide, curateur au cadavre ; Ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, P. 1740;
Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, P. 1785 ; d'Héricourt,
Supplément aux lois civiles de Domat, P. 1787 ; Jousse, Traité de la Justice
criminelle de France, P. 1771 ; Muyart de Vouglans, Institutes au droit criminel,
P. 1757 ; Les lois criminelles de France, P. 1780 ; Lettre sur le système de l'auteur
de VEsprit des Lois, touchant la modération des peines, Bruxelles, 1785 ; La
Poix de Fréminville, Dictionnaire ou traité de la Police générale des villes,
bourgs, paroisses, etc., P. 1775 ; Pothier, Traité de la Procédure civile et crimi-
nelle, P. 1778 ; Rousseaud de la Combe, Traité des matières criminelles, 6e éd..
LA MORALE SIMPLE : LES JURISCONSULTES 629
Bruneau, qui est parmi les plus indulgents, tient qu'il faut excu-
ser, outre les fous, ceux qui cèdent à la douleur ; mais pour ceux
qui succombent au taedium vitae, ils doivent être pendus par les
pieds (i).
Bornier cite les raisons alléguées par Ayrault « pour faire voir
qu'il est injuste de faire le procès du mort », mais il n'indique pas
nettement son opinion personnelle (2).
Bretonnier s'occupe surtout de la confiscation des biens et indi-
que la jurisprudence suivie par les divers Parlements. Il note sans
commentaire, que le Parlement de Paris fait le procès à tous ceux
qui se tuent, les condamne « à être traînés sur une claye et confisque
leurs biens » (3).
Boutaric dit que le droit romain ne condamnait pas ceux qui se
tuaient taedio vitae aut impatienta doloris et qu'il y a eu autrefois
des arrêts conformes à ce principe. Mais, ajoute-t-il : « l'ordonnance
a changé cette jurisprudence ». Il y a procès, quel que soit le motif
d'une action « aussi brutale et aussi impie » (£)•
Même constatation dans le Code criminel de Serpillon. En cas
d'ennui de la vie, les « anciens arrêts », qui ne prononçaient que la
privation de sépulture, « ne sont plus suivis ». L'Ordonnance a
changé l'ancienne jurisprudence. « Tout homme qui se tue volon-
tairement est regardé parmi nous comme homicide ». Pas un mot
de commentaire (5).
Muyart de Vouglans, qui s'occupe longuement du suicide,
approuve et défend la législation de son temps. Le meurtre de soi-
même est un crime contre la religion, le Prince, la famille. Il y a,
en principe, procès au cadavre et procès à la mémoire quand « le
corps n'est pas représenté » (6). Nous avons adopté le droit romain
quant à la confiscation et à la prescription au bout de cinq ans. Mais
nous n'excusons pas en cas de taedium vitae, d'autant que ces suici-
des « ont ordinairement leur source dans un esprit de fanatisme et
d'irréligion » (7). Loin d'être partisan d'un adoucissement des pei-
nes, Muyart reproche amèrement à Montesquieu « de réclamer une
indulgence particulière en faveur de certains crimes que nous avions
cru jusqu'ici en être les moins susceptibles », par exemple en faveur
du suicide (8).
P. 1769 ; Serpillon, Code criminel ou Commentaire sur l'Ordonnance de 1670
Lyon, 1757.
(1) Bruneau, Observations et Maximes, p. 223. (2) Bornier, Conférences,
t. II, p. 340. (3) Bretonnier, Recueil par ordre alphabétique, etc., p. 182 et
183. (4) Boutaric, Explication de l'Ordonnance, etc., t. II, p. 262. (5) Code
criminel, t. III, p. 960. (6) Institutes, 2e partie, IV, 7, p. 533-555. (7) Les
lois criminelles, livre, III, t. III, art. 6, « du suicide» paragr. 5-7. (8) Lettre
sur le système de l'auteur de l'Esprit des Lois, p. 13.
<>:;<> \a: xviii*' sjèoiii
Holissciud de lil Combe s'élève contre !;i tendance ;j fermer le*
\eu\ en «as de suicide. Ou prétend parfois que, quand l'Eglise a mi»
la ni.iiii sur le cadavre d'un suicidé, « l<- l»ras séculier doit B€ reiirbr
et laisser porter ce misérable cadavre à la sépulture et dans la i
destinée par l'Kglise aux morts -l en la'isser le jugetn«»tt à Dieu ».
Mais c'esl une erreur. La Déclaration de 171 2 a tranché la ques-
tion (1).
Deuisart déclare, sans commentaire, que le Parlement de Paris,
fait, traîner- eeu\ qui se tuent, sur une claie, de la prison à la place
publique (2).
.tousse, lui aussi, expose la doctrine classique sans un mot de-
critique ni de réserve- Ceux qui se tuent sont traînés sur la claie,
fa-ee' contre terre, pendus par les pieds, privés de sépulture. La ten-
tative de suicide est, en principe, punissable de mort. Jousse note
au passage qu'en cas d'indigence, le Parlement de Paris était autre-
fois indulgent (3).
L'auteur de l'article Suicide (Jurisprudence) dans l'Encyclopédie,
dit que le coupable est privé de sépulture ; « on en ordonne même
l'exhumation au cas qu'il eût été inhumé ; la justice ordonne que le
cadavre sera traîné sur une claie, pendu par les pieds et ensuite con-
duit à la voirie ». Pas un mot d'appréciation (4).
Pas un mot non plus dans Gottereau qui expose la doctrine clas-
sique (5). Héricourt, après avoir montré la différence entre le droit
romain et le droit français, l'explique en disant : « La raison et la
religion nous ont fait connaître que notre vie n'est pas à nous, mais
à Dieu. Ce que les Romains considéraient comme une grandeur
d'âme est une faiblesse » (6).
Guyot, dans son Répertoire, écrit encore, sans faire aucune
réflexion : « aujourd'hui on condamne les cadavres de ceux qui se
sont homicides eux-mêmes à être traînés sur une claie la face contre
terre et ensuite à être pendus par les pieds; et on les prive de sépul-
ture... On conserve le cadavre pour rendre l'exemple de la punition
plus frappant » (7).
A en juger par tous ces textes, l'ancien droit, fortifié par l'Ordon-
nance, serait plus solide que jamais. Jusqu'en 1770, la jurispru-
dence écrite laisse la même impression. Aucun arrêt ne consacre un
principe vraiment nouveau. Le 2 décembre 1737, le Parlement de
Paris décide qu'en cas de suicide l'appel est obligatoire. Mais ce n'est
(1) Traité des matières criminelles, t. II, ch. xxi, p. 442. (2) Denisart, Col-
lection de décisions nouvelles, P. 1771, t. IV, p. 628. (3) Traité de la justice
criminelle, t. IV, partie IV, t. 51, parag. 4 et 11. (4) Tome XV, p. 641; cf.
homicide, curateur, mémoire. (5) Le droit général, t. I, p. 216 ss. (6) L. III„
t. VIII, parag. 19. (7) Répertoire, t. XVI, p. 604.
LA MORALE SIMPLE : L'ARRET DE 1749 631
certainement pas pour abolir indirectement l'ancienne législation ;
car le même arrêt qui contient cette décision marque la rupture
définitive avec le droit romain : un accusé arrêté pour vol s'était tué
dans sa prison ; prévôt et bailli d'Orléans se disputaient la connais-
sance du crime ; le Parlement décide que, comme « la mort éteint
la poursuite de tous les crimes », le Prévôt est dessaisi, mais que, le
suicide étant un crime nouveau, le Bailli fera le procès au cadavre (i).
Comme on voit, le droit français affirme bruyamment, contre le droit
romain, son originalité. En 1749, un arrêt rendu en forme de règle-
ment par le Parlement de Paris revient à la charge et ordonne a que
les Ordonnances, arrêts et règlements de la Cour concernant les cada-
vres des personnes qui se sont homicidées elles-mêmes seront exécu-
tées selon leur forme et leur teneur » (2).
Nous verrons plus loin qu'en dépit des Ordonnances et des Décla-
rations, en dépit des jurisconsultes classiques, en dépit de l'arrêt de
1 7^9, le vieux droit cesse d'être appliqué dès avant la Révolution.
Néanmoins il est certain qu'il y a encore au xvme siècle, des condam-
nations prononcées contre la mémoire et des exécutions aussi sévères,
aussi répugnantes que celles du moyen âge. Le 8 février 1729, un ma-
gistrat, de passage à Paris, se porte un coup mortel, mais a le temps
de recevoir l'extrême onction. Il n'en est pas moins condamné et
traîné (3). M. Libersat, dans son étude sur La Justice criminelle du
Magistrat de Boulogne-sur-Mer, dit qu'en matière de suicide, la sévé-
rité, déjà grande au xvne siècle, s'accroît « notablement » au xviii8.
Il cite l'exemple d'un soldat invalide dont le cadavre est attaché au
derrière d'une charrette, traîné et pendu par les pieds (4). L'arrêt de
17^9, dont on vient de voir un passage, condamne la mémoire d'un
certain Portier et ordonne que le cadavre sera attaché derrière une
charrette, traîné sur une claie la tête en bas, pendu par les pieds et
jeté à la voirie. Ce ne sont pas là, comme le dit M. Alpy, les « pres-
criptions de l'Ordonnance de 1670 », puisque cette Ordonnance ne
parle pas des peines (5). Ce sont, fidèlement respectés au milieu du
siècle des philosophes, les usages du moyen âge.
À Maries, en 1751, on met un cachet de cire noire sur le front
du suicidé et on dépose le cadavre, pour « plus grande sûreté », dans
un cachot dont on ferme la porte. On nomme un curateur. On sale
le corps. Quelques jours plus tard, on l'enfouit, crainte de la peste,
dans « la fosse aux huguenots ». Enfin vient l'arrêt condamnant la
(1) Arrêt cité par Serpillon, t. III, p. 970 et par Denisart (éd. de 1771,
t. IV, p. 628). (2) Serpillon, ibid., p. 972, arrêt rendu d'après Denisart (IV,
p. 629), sur appel a minima d'une sentence du lieutenant criminel de Chau-
mont-en-Bassigny. (3) Denisart, édit. de 1771, t. IV, p. 628. (4) Libersat,
La justice criminelle du magistrat de Boulogne-sur-Mer, P. 1910, p. 304.
(5) .Alpy, De la répression du suicide, p. 40.
632 LE XVIIIe SIÈCLE
mémoire et portanl que le h'xte de Ja sentence sera attaché à une
potence pendant vingt-quatre heures (i).
A Toulouse, en 1768, un couteau est attaché à la main droite du
cadavre, qu'on traîne par les rues et carrefours. Sans doute le corps
était-il déjà décomposéi car un bourgeois de la ville écrit : « l'hor-
reur qu'on en éprouva fut telle que les estomacs de quantité de spec-
tateurs en furent indisposés » et que plusieurs s'en retournèrent
u avec un dégoût et soulèvement de cœur presque nuisible » (2).
A Château-Gontier, en 1718, une jeune fille enceinte s'étant em-
poisonnée, le cadavre, dès le commencement du procès, est « exhu-
mé et écroué à la geôle des prisons ». Puis il est traîné, la tête en
bas, par les rues de la ville, pendu par les pieds, et enfin « mis sur
un bûcher et réduit en cendres ». Je ne connais pas d'autre cas où la
peine du feu ait été appliquée. La sentence de Château-Gontier pré-
cise que les cendres seront jetées au vent et que l'enfant sera préala-
blement extrait du cadavre pour être enterré avec les morts-nés (3).
Il y a même des exemples de condamnations en cas de tentative
'de suicide. En 1777, le Journal de Paris, conte l'histoire d'un homme
qui, ayant essayé de se pendre, est condamné aux galères à perpé-
tuité et n'est acquitté qu'en appel (4). Voltaire, dans le Dictionnaire
philosophique, parle d'un homme qui, s'étant « fait quelques taillades
légères avec un couteau, à l'exemple des charlatans, pour obtenir
quelque récompense », est condamné à être pendu par arrêt du Par-
lement (5).
Dans la seconde moitié du siècle, le Parlement de Paris va plus
loin : il considère comme une faute punissable le seul fait d'exprimer
des idées favorables au suicide.
Dans les Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses en tout
genre que les soi-disant Jésuites ont dans tous les temps et persévé-
ramment soutenues, imprimées et publiées dans leurs livres avec
approbation de leurs supérieurs et généraux, recueil imprimé en
1762 par ordre du Parlement, on retient contre les Jésuites une
phrase soi-disant favorable au suicide (6).
(1) De Marsy, Notice sur quelques procès faits à des cadavres à Maries,
Laon, 1859, p. 5-9. Le Procureur du Roi fait appel a minima perce qu'on n'a
pas ordonné d'exhumer et de traîner le cadavre. Mais le Parlement confirme
la sentence. (2) Molinier, De la répression des attentats aux mœurs et du sui-
cide suivant les anciens usages de Toulouse, Toul., 1867, p. 13-17. (3) Collect.
des Invent, sommaires des Archives départementales, Mayenne, série B,
t. II, p. 113. (4) Journal de Paris, 6 janvier 1777. (5) Articles supplices.
(6) Paris, Pierre Simon, imprimeur du Parlement, 1762, in-4°, p. 439. La
phrase incriminée est celle de Laymann (voir plus haut, p. 590). Elle cons-
tate que des sages ont approuvé certains suicides mais il s'agit de sages
païens. Une autre phrase relative au suicide de Caton est traduite en français
LES APOLOGISTES DU VIEUX DROIT 633
En 1770, Séguier dans son réquisitoire contre le Système de la
Nature, allègue que le livre contient des théories favorables à la
mort volontaire (1).
Combien de moralistes, d'auteurs dramatiques, de romanciers
auraient pu tomber, aux siècles précédents, sous le coup d'une telle
accusation ! Mais ce qu'on avait pardonné aux auteurs des romans
bretons, à Montaigne, à St-Cyran, au P. Le Moyne, n'est pas par-
donné à d'Holbach : le 18 août, le Parlement répond à l'appel de
Séguier et condamne au feu le Système de la Nature.
Dernier trait à noter et qui ferait bien croire que le vieux droit
reste solide : alors qu'au xvir6 siècle, alors qu'au moyen âge même,
les moralistes affectent d'ignorer les rigueurs de la justice, il se trouve
au xvme siècle des écrivains qui les approuvent.
Dans le monde catholique, Dupin dit que « des lois sévères »
réduiraient le nombre des suicides (2). Gauchat écrit que la morale est
le fondement « de la sévérité des lois humaines », et il vise bien les
lois de son temps car il ajoute : « la mort ne dérobe pas les coupa-
bles à la punition : elle est exercée sur leurs cadavres » (3). La
Religion vengée approuve le droit pénal et le croit efficace: « L'inten-
tion des législateurs a été d'effrayer, et jusqu'à un certain point le
succès répond à leur désir » (4). Bergier dit : « Si l'on a tort de blâ
mer l'homme coupable de suicide, de flétrir sa mémoire, de faire le
procès à son cadavre, on n'a pas moins tort de punir un meurtrier
par des supplices ». L'homme peut être « modifié et ému » par la
pensée de l'infamie dont il sera noté (5).
Parmi les protestants, Dumas et Formey s'accordent à approuver
les peines qui frappent les suicidés. Dumas réfute longuement Becca-
ria (6). D'après Formey, « l'apologie des lois de l'Europe n'est pas
difficile à faire ». Si le suicide est volontaire, c'est un crime ; il est
«donc punissable. S'il est dû à « un mouvement machinal » ou à un
désordre d'imagination, a il est essentiel de prévenir la contagion »
en affectant fortement l'imagination par le spectacle des procédures
•contre le cadavre (7).
Enfin, parmi les philosophes, d'Argens est d'avis qu'il faut « cou-
■d'une façon inexacte et tendancieuse, contre laquelle proteste à bon droit
l'auteur de la Réponse au livre intitulé-. Extrait des assertions, etc., s. 1., 1763
in-4°, t. I, p. 457.
(1) Réquisitoire sur lequel est intervenu l'arrêt du 18 août, etc. (B. Nat., F.
23342). (2) Dupin, Observations sur V Esprit des Lois, t. II, p. 326. (3) Gau-
chat, Lettres critiques, t. II, p. 62. (4) La Religion vengée, t. II, p. 216. (5) Exa-
men du matérialisme, p. 399. (6) Dumas, Traité du suicide, p. 212, 222,
230. La phrase : « un particulier, une famille ne sont rien» est reprise à
Mérian. (7) Formey, Mélanges philosophiques, t. I, p. 234-235.
LE XVIIIe SIÈCLE
a ri r de Imnic e1 d'infamie la mémoire des suicidés » (i) et Mérian
vdi1 dans la ilt'-l rissu r«* publique un « excellent préservatif ». S
doute cette flétrissure rejaillit sur des innocents. Mais « un particu-
lier, une Camille ne sont rien lorsqu'il s'agit de la Sociéi
Accepte par les jurisconsultes) proclamé par le Parlement,
défendu par des écrivains étrangers au monde judiciaire, le vieux
droit remporte, en 1768, un dernier triomphe : ['Ordonnance concer-
nant les délits et les peines dans Vile de Corse contient l'article sui-
vant : « Le procès sera fait à la mémoire de celui qui se sera défait
lui-même, le cadavre sera brûlé et la confiscation des biens aura
lieu » (3). Vingt et un ans avant la Révolution, le pouvoir royal inter-
vient peur consacrer la morale simple et le principe des peines infli-
gées au cadavre !
Enfin la vieille morale conserve dans les mœurs un point d'appui
solide. Dans le peuple, l'horreur subsiste. Hors du peuple propre-
ment dit, il y a des traces d'aversion.
J'ai cherché en vain dans les Correspondances, les Mémoires, les
romans un récit montrant des gens du peuple face à face avec le sui-
cide. Mais il est bien évident que la survivance, même théorique,
du droit pénal suffit à entretenir la morale d'en bas. La seule inter-
vention des gens de justice maintient cette impression de mort vio-
lente et coupable qui, depuis des siècles, s'attache au suicide. En
outre, c'est sans doute dans le bas peuple que les vieilles lois sont
appliquées le plus longtemps. Une note de l'édition de Kehl dit qu'à
la fin du siècle, quand on exécute les lois contre le suicide pour l'amu-
sement de la populace, c'est « contre des malheureux dont la famille,
trop pauvre ou trop obscure, ne mérite pas que son honneur soit
compté pour quelque chose » (4).
A la campagne, (où le suicide est, d'après Voltaire, chose plus
rare (5) et par là même, plus énorme), le seul refus de sépulture
chrétienne inspire forcément l'horreur. Au début du siècle, les suici-
dés qu'on ne peut conserver dans le sel sont enfouis, nous l'avons
vu, dans la fosse aux huguenots. Le supplice est exactement le même
pour le nouveau converti qui abjure en mourant et pour celui qui
s'est tué lui-même. Une odeur d'hérésie vient ainsi s'ajouter à l'anti-
que aversion populaire.
Même en dehors du peuple proprement dit, il y a des traces
(1) Lettres Juives, lettre 145. (2) Mérian, Sur la crainte de la mort, etc.,
p. 385. (3) Ordonnance de Louis XV donnée à Versailles au mois de juin
1768, Toulon, s. d. (Bibl. Nat., F. 23627). Le texte ne se trouve pas dans
Isambcrt, ce qui explique qu'il ait échappé aux auteurs d'ouvrages sur le
suicide. (4) Note sur l'article V du Prix de la Justice et de l'Humanité*
(5) Dict. philos., De Caton et du suicide,
l'horreur du suicide 635-
d'horreur. Dans un conte de Dubois Fontanelle, une religieuse s'étant
tuée; ses compagnes n'osent l'approcher, la toucher. « Ce spectacle
effraie toutes ces filles ; il n'en est point qui ose approcher d'elle. La
plus courageuse coupe le cordon » (i).
En province, au milieu du xvnr9 siècle, dit Cournot dans ses
Souvenirs, « un suicide élait un événement très rare qui jetait toute
une ville dans la consternation, par la terreur des peines d'une
autre vie, par le lugubre arrêt de la justice temporelle qui en était
ordinairement la suite et par la tache qu'il imprimait à la fa-
mille » (2).
Des écrivains du temps signalent eux aussi cette flétrissure dont
est victime la famille du suicidé. Nous avons vu plus haut Dumas
et Mérian en prendre leur parti. Delisle de Sales montre la veuve
d'un suicidé si couverte d'infamie qu'elle songe à son tour à se-
détruire (3). En admettant qu'il y ait dans ce dernier trait un peu
d'exagération, il reste que la « veuve de suicidé », le « fils de sui-
cidé » devaient être assez mal vus chez eux. D'après Diderot, lé
I mauvais effet produit par le suicide n'atteint pas seulement la
femme et les enfants : la honte « rejaillit sur les parents; les amis
sont au moins accusés d'un mauvais choix; un corps, une secte
entière est calomniée » (4).
L'affaire Calas montre à quel point une famille bourgeoise redoute
la honte d'un suicide : « Mon père, déclare Pierre Calas, dans
l'excès de sa douleur, me dit : Ne vas pas répandre le bruit que
ton frère s'est défait lui-même. Sauve au moins l'honneur de ta
misérable famille » (5). On sait quelles suites a cet effort pour
cacher la vérité. Mais il est dans les mœurs du temps, et Voltaire,
en le déplorant, ne songe pas à s'en étonner. La phrase de Calas
est d'autant plus remarquable que, dans le ressort du Parlement de
Toulouse il n'y a pas confiscation en cas de suicide. Calas n'a pas
à craindre pour ses biens. Mais le suicide de son fils porte atteinte
à l'honneur de la famille.
Ainsi catéchismes et Encyclopédie, apologistes et philosophes,
Bergier et La Meltric s'accordent à condamner le suicide. Le vieux
droit, qui cent ans plus tôt comptait tant d'adversaires, trouve-
dans les jurisconsultes classiques autant de théoriciens complai-
sants, est maintenu dans sa rigueur par deux déclarations royales et
(1) Dubois-Fontanelle, Emilie ou les vœux forcés (Théâtre et Œuvres-
philosophiques, t. III, p. 158. (2) Cournot, Souvenirs, éd. Bottinclli, P. 1913,
p. 20. (3) Philosophie de la Nature, t. V, p. 152. (4) Essai sur les règnes de
Claude et de Néron. Des lettres de Sénèque, paragr. 23. (5) Cette Déclaration
est citée par Voltaire dans le Traité sur la tolérance.
G36 LE XVIIIe SIÈCLE
par un arrêt solennel du Parlement de Paris. Des moralistes s'en
déclarent partisans. La seule expression d'idées favorables au suicide
est un crime que Séguier dénonce au Parlement. Dans le peuple
l'horreur subsiste. — Si j'ai insisté sur cette survivance, sur cette
solidité de l'ancienne morale, c'est d'abord pour bien mettre en
lumière le caractère de la lutte violente qui s'engage au xvnr9 siècle.
C'est aussi parce qu'il y a là pour la science des moeurs une grande
leçon de prudence : philosophie, droit, jurisprudence écrite, tout ce
sur quoi s'appuie le plus volontiers la sociologie paraît d'abord
favorable à l'ancienne morale : et c'est pourtant à l'époque même
où elle paraît plus ferme que jamais que cette morale n'est plus
qu'une façade, et une façade qui déjà s'écroule-
II
Victoire de la morale nuancée : 1) Elle s'affirme toujours dans les romans et
au théâtre ; 2) les philosophes hostiles en principe au suicide font de
larges concessions à la morale nuancée ; 3) d'autres philosophes attaquent
la vieille morale, soit en déclarant que le suicide est toujours l'effet de la
folie (Mérian, Dubois-Fontanelle, Lévesque, Anary) ; soit en lançant
des formules favorables au suicide (Montesquieu, Maupeituis, d'Holbach) ;
soit en expliquant qu'il y a suicide et suicide (d'Argenson, Helvétius,
Delisle de Sales, Volcairc).
Tout d'abord, la morale nuancée continue à s'affirmer dans les
romans et au théâtre.
Dans les romans elle s'étale moins. Qu'on lise la Vie de Marian-
ne, le Paysan parvenu, les Liaisons dangereuses, Gil Blas, Manon
Lescaut, on n'y trouvera plus ces héros qui, par leur exemple, in-
diquent dans quels cas le suicide est licite, élégant ou de rigueur.
Mais on aurait tort d'en conclure à une transformation de l'idéal
mondain. Ce qui se transforme, c'est le roman lui-même. Aux siè-
cles précédents, il était avant tout école de bon ton et de morale.
Au xvme siècle, les auteurs se rapprochent de la vie courante et s'é
loignent d'autant des situations exceptionnelles qui poussent au sui-
cide les âmes héroïques. Mais, il n'y a pas revirement moral. Lesage,
Marivaux, l'abbé Prévost, Restif s'occupent beaucoup moins de la
mort volontaire que les romanciers précieux. Seulement, à l'occa-
sion, ils se montrent très fidèles à la morale romanesque. A côté
d'eux, il y a les romanciers philosophes comme Voltaire, Diderot,
Marmontel, La Dixmerie; il y a ceux qui continuent à peindre le
monde idéal comme font, dans le goût classique, Mme de Villedieu,
Florian, Mme de Fontaine, Mme de Tencin et, dans le goût nouveau,
Loaisel de Tréogate, Bernardin de Saint-Pierre, le poëte Léonard.
Il y a les romans d'aventures de Bastide ou de Mouhy- Dans
LA MORALE NUANCÉE : LE ROMAN 637
tous ces ouvrages (i), la morale nuancée continue à s'affirmer.
Et elle s'affirme de la même manière qu'aux siècles précédents.
On retrouve d'un coté les phrases de façade qui condamnent le sui-
cide, d'autre part une morale en action qui, dans des cas détermi-
nés, montre les héros sympatiques se tuant ou prêts à se tuer.
Je ne m'attarde pas à compter les phrases dans lesquelles le ro-
mancier parle de « tragique aventure », d'action « furieuse », de
funeste « dessein ». A cet égard, il n'y a aucun changement. Quel-
quefois, comme au xvne siècle, la réprobation est très nettement
marquée. L'abbé Prévost consacre tout un conte à opposer « la phi-
losophie française » qui détourne les désespérés du suicide à la phi-
losophie anglaise qui les y pousse (2). Dans Marmontel (3), dans-
(1) Dans la masse toujours plus considérable des romans j'ai fait
un choix d'après les mêmes principes que pour les romans du siècle
précédent. Dans les œuvres volumineuses comme celles de l'abbé Pré-
vost et de Restif de la Bretonne, j'ai lu les ouvrages les plus connus
et, au hasard, quelques-uns des autres. J'ai surtout essayé de prendre
quelques spécimens de tous les genres qui ont plu. Je me suis servi,
pour en dresser une liste, du livre de M. Lebreton (Le roman au
XVIIIe siècle, P. 1898), du Manuel deM. Lanson (xvme S., ch. vu, parag. 1-
12) et d'indications qu'a bien voulu me donner M. Mornet. J'indique ici les ou-
vrages cités au cours de ce chapitre : Bastide, Les ressources de l'amour, P. 1752 ;
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (Œuvres complètes, P. 1818r
t. VI) ; Charpentier, Nouveaux contes moraux, Amst., 1767 ; Mme de Charrière,
Caliste, Genève, 1787 ; Diderot, Jacques le fataliste et son maître (Œuvres,
P. 1821, t. VI) ; Dubois-Fontanelle, Contes (Théâtre et Œuvres philosophiques,
P. 1785, t. III) ; La Duchesse de Capoue, P. 1732 ; Florian, Gonzalve de Cor-
doue, P. 1884 ; Histoire de la Princesse Jaïren reine du Mexique, La Haye,
1750 ; La Dixmerie, Contes philosophiques, P. 1765 ; Léonard, Lettres de deux
amants habitants de Lyon, Londres, 1783 ; Lesage, Le Bachelier de Salamanquet
Les aventures de Beauchëne (Œuvres choisies, Amsterd., 1783) ; Loaisel de
Tréogate, Valmore, P. an III ; Les soirées de la mélancolie, P. 1777 ; Louvet,
Une année de la vie du chevalier de Faublas ; Six semaines de la vie du chevalier
de F. ; La fin des amours du chevalier de Faublas, Londres, 1790 ; Mlle de
Lussan, Les Veillées de Thessalie, P. 1731, Anecdotes de la Cour de Philippe-
Auguste, P. 1733 ; Marivaux, Les effets de la sympathie, Œuvres, P. 1781,
t. V et VI ; Le Don Quichotte moderne, ibid., t. XI ; Marmontel, La leçon du
malheur, L'erreur d'un bon père, Les déjeuners du village, Les bateliers de
Besons, II le fallait, Les solitaires de Murcie, Lausus et Lydie, La Bergère des
Alpes. Laurette (Contes Moraux,' Œuvres P. 1819, t. IV-VI) ; Les Souvenirs
du Coin du feu, Nouveaux Contes moraux, ibid., t. VI ; de Mouhy, Le masque
de fer, La Haye, 1750 ; abbé Prévost, Mémoires et Aventures d'un homme de
qualité, P. 1808 ; Contes, aventures et faits singuliers (Œuvres choisies, P.
1784) ;]Le monde moral (ibid., t. 29) ; Mémoires d'une jeune dame (ibid., t, 31) ;
Regnard, La Provençale (Œuvres, P. 1820, t. I ); Restif de la Bretonne, Le
paysan et la paysanne pervertis, P. 1785 ; Mme de Riccoboni, Histoire du Mar-
quis de Cressy, Amsterd., 1758 ; Mme de Tencin, Mémoires du comte de Com-
minges, P. 1735 ; Mme de Villedieu, Les désordres de l'amour, Cléonice ou le
roman galant, Carmante, Alcidamie (Œuvres, P. 1721) ; Voltaire, Candide,
L'ingénu (Œuvres, P. 1853, t. VIII. (2) Contes, aventures, etc, 416-
(3) L'erreur d'un bon père (Œuvres, V, 136), Il le fallait (VI, 16).
<538 LE wiir RàOLB
iteatif de la Bretonne (i), dans Mme de Villedieu (2), on trouve
déclarations contre la mort volontaire. Marivaux raille l'amant ro-
manesque qui h de désespoir allait se tuer si son écuyer ne l'en
avait empêché (3). Faublas, renonçant au suicide se dit: « \
ment j'allais l'aire une belle sol lise » (4).
Mais d'abord, on trouve, en sens inverse des phrases favorables
à ceriains suicides (5); on trouve «USSJ des railleries contre la morale
traditionnel li1 : Voltaire dénonce, dans Y Ingénu, « ces lieux com-
muns fasl'ulieuv par lesquels on essaie de prouver qu'il n'est pas
permis d'user de sa liberté pour cesser d'être quand on est horrible-
ment mal, qu'il ne faut pas sortir de sa maison quand on ne peut
plus y demeurer, que l'homme est sur la terre comme un soldat à
son poste : comme s'il importait à l'Etre des Etres que l'assemblage
de quelques parties de matière fût dans un lieu ou dans un autre :
raisons impuissantes qu'un désespoir ferme et réfléchi dédaigne
d'écouter et auxquelles Caton ne répondit que par un coup de poi-
gnard » (6). Enfin et surtout la morale en action est toujours celle
des romans du xvie et du xvne siècle, et ce sont les mêmes suicides
qui excitent la sympatie ou l'admiration.
Suicides altruistes : un soldat se fait tuer pour sauver un officier
•dont il est l'obligé (7), une femme se tue pour mettre fin à la
rivalité de ses deux amants (8), un héros innocent veut se frapper
pour épargner à la reine qu'il aime et qui le croit coupable la dou-
leur de le condamner (9).
Suicides destinés à sauver l'honneur : des jeunes filles, des
femmes veulent se tuer ou se tuent pour ne pas être outragées (10)
•ou pour ne pas survivre à un outrage (ti). Une d'elles, en se frap-
pant, déclare : « Le ciel qui ne punit que les crimes aura pitié de
mon âme » (12). Sur la poupe du St-Géran, Virginie repousse « avec
dignité » le matelot nu qui pourrait la sauver (i3). Des condamnés
préfèrent la mort ,à l'infamie du supplice. Un héros de l'abbé Pré-
1 i) Le paysan et la paysanne pervertis, I, 309. (2) Cannante (Œuvres,
III, 90). (3) Le don Quichotte moderne, p. 7. (4) Faublas, Une année,
IV, 110. (5) Léonard, Lettres de deux amants, IV, 183-187, Parny, Œuvres
ï\ 1808. I, p. 200-201). (6) L'ingénu, XX. (7) Marmontel. Les
souvenirs du coin du feu (VI, 179). (8) Mme de Villedieu, Carmante.
253. (9) II, Ibid., 499. (10) Bastide, Les ressources de l'amour, IV, p. 117 ;
De Mouhy, Le masque de fer, IVe partie, p. 6. Marivaux, Effets de la sympa-
thie, I, 386, 399, 404 ; II, 101, 450 ; Marmontel. Les bateliers de Bezons (V,
336) ; Loaisel de Tréogate, Les soirées de la mélancolie, p. 20 ; Charpentier,
Liicile (Nouveaux eontes moraux, p. 101). Lesage rend hommage à sa façon
à la morale romanesque dans le Bachelier de Salamanque, p. 448. (11) Soirées
■de la .Mélancolie, p. 115. (12) Mémoires d'un homme de qualité, t. I, 1, II,
p. 89. (13) Paul et Virginie, p. 182.
LA MORALE NUANCÉE : LE ROMAN 639
vost donne du poison à son fils en danger d'être condamné à
mort (i). Quand Valmore a déshonoré les siens, son père lui tend
une épée et lui dit : l'honnête homme s'égare, mais sait s'en punir;
« rends toi un service que je ne puis te rendre » (2). Enfin, quel-
quefois, le héros vaincu refuse de survivre à sa défaite (3).
Suicides dus au remords et au désir d'expier : un héros se fait
tuer par regret d'avoir conduit un ami à sa perte (4); un autre
parce que l'amour l'a retenu loin d'un combat (5); Falkland, se
trouvant bigame, se tue (6); Faublas, décidé ià se tuer, parle du
« trépas glorieux » qui va réparer ses erreurs (7).
Suicides d'amour enfin : on ne compte pas les amants qui veulent
se tuer ou se tuent pour ne pas survivre à l'objet de leur amour.
On les retrouve dans Lesage (8) et Marivaux (9), dans Mme de Ten-
cin (10), Mme de Villedieu (n), Mlle de Lussan (12), dans l'abbé
Prévost (i3), dans La Dixmerie (i/i). On ne compte pas davantage
ceux qui renoncent à la vie quand ils sont dédaignés, rebutés, trahis
ou séparés de ce qu'ils aiment : personnages de Mme de Villedieu,
de Florian, de Louvet, de Mlle de Lussan, de Marivaux, de Mar-
montel, de Mme de Charrière, de l'abbé Prévost, de Loaisel de
Tréogate, de Voltaire, de Parny, de Bastide (i5), de bien d'autres.
Le roman composé par Léonard après la mort des deux « amants
de Lyon » est une apothéose toute romantique du suicide d'amour.
Séparés par des parents injustes, Thérèse et Faldoni décident de se
tuer. Thérèse demande « sa robe blanche de satin des Indes » et
chante des vers d'amour en s'accompagnant sur sa harpe. Quand
elle est morte, les paysans, dont elle était l'idole, s'agenouillent. On
(1) Le monde moral, p. 120. (2) Loaisel, Valmore, p. 75-77). (3) Flo-
rian, Gonzalve de Cordoue, I, 190 ; de Mouhy, Le Masque de Fer, VIe par-
tie, p. 51. (4) Marmontel, Lausus et Lydie (III, 123). (5) Marmontel,
La Bergère des Alpes (III, 276). (6) Abbé Prévost, Mémoires d'une jeune
dame, 431 ; Cf. de Mouhy, Masque de Fer, VI, 66. (7) Faublas, La fin des
amours, etc , VI, 123, II, 154 ; III, 5 et 19 ; V, 77 ; Cf. Mme de Villedieu,
Alcidamie, IV, 439. (8) Aventures de Beauchêne, p. 350 ; Bachelier de Sala-
manque, 268. (9) Les effets de la sympathie, II, 20, 58. (10) Mémoires du
comte de Comminges,[l 27. (11) Cléonice, p. 530. (12) Anecdotes delà cour. etc.
II, 306, 319. (13) Mém. d'un homme de qualité, II, 1, VIII, 195, (14) Contes
philosophiques, II. 200, 205. Ci. La duchesse de Capoue, 95, 114, 145 ; Histoire
de la princesse Jairen, p. 115, 118. (15) Mme de Villedieu, Les désordres
de l'amour, Carmanle, Cléonice, Alcidamie (Œuvres, I, 211, III, 81,
I, 546, IV, 307) ; Florian, Gonzalve, II, 6 et 11 ; Fin des amours de
Faublas, p. 141 ; Mlle de Lussan, Anecdotes, etc,. I, 97 ; Marivaux, Effets
de la sympathie, II, 130 ; Marmontel, Laurette (III, 425), Les déjeuners
du village (V, 295), Les solitaires de Murcie (VI, 69) ; Mme de Char-
rière, Calisle, 90 ; abbé Prévost, Mém. d'un homme de qualité, II, 1, IX,
281 et III, 1, XV, 373 ; Loaisel, Valmore, p. 53 ; Voltaire, VIngénu, XX ;
Parny, Œuvres (I, 200); Rcgnard, La Provençale, p. 365 ; Rastide, Les ressources
de l'amour, 1,41, III, 69.
640 LE XVIIIe SIECLE
murmure contre l'officialité qui défend l'interdiction en terre sainte.
On porte les amants dans un bois de saules; le curé f;iit un long dis-
cours en l'honneur de Thérèse : nous avez vu cette fille du ciel,
cet ange sur la terre,; qui de vous eul à s'en plaindre? S'il en est
un seul, qu'il se lève et qu'il parle! On crie : personne! personne!
Les cloches sonnent, le curé bénit la tombe « -ans s'arrêter aux
défenses de M. Le Promoteur ». Les deux cercueils sont entourés
de flambeaux; « le groupe de lumières dans leloignement faisait
paraître le bois comme enflammé » (1).
Comme on voit, c'est bien à tort que Marton dit dans les Phi-
losophes :
Mourir/ Vous vous moquez, et ce n'est plus l'usage.
On ne le souffre plus même dans les romans (2).
Non seulement on le souffre, mais le roman romantique a pour
le suicide d'amour des complaisances plus tendres encore que celles
du roman classique.
Au théâtre (3), la morale nuancée s'affirme toujours avec le
même éclat.
Bien entendu, il y a toujours quelques formules de façade : « Je
ne hâterai point ma mort, je suis déjà trop coupable sans attirer
sur moi la colère céleste » (1). « Des pistolets? C'est Larme des sui-
cides et des lâches » (2).
Quelque honneur qu'à ce sort la multitude attache,
Se donner le trépas est le destin d'un lâche... (3)
Libre au moins dans la mort... — Mon fils, qu'avez-vous dit ?
— Caton se la donna, — Socrale l'attendit (4)-
Plus le malheur est grand, plus il est grand de vivre (5).
Mais ces déclarations sont, en somme, fort rares et la morale en
action exalte toujours exactement les mêmes suicides.
(1) Lettres de deux amants, IV, 139-152. M. Baldensperger signale dans
son livre sur Goethe en France (P. 1902, p. 18) le caractère Werthérien
des adieux à la vie de Faldoni ; De 1776 à 1797 on publie quinze
traductions françaises de Werther, sans compter les imitations : Dernières
aventures du jeune d'Alban, Nouveau Werther, etc. (2) Palissot, Les Philo-
sophes, P. 1760. (3) J'ai vu à peu près toutes les tragédies, comédies larmoyantes
et drames indiqués dans le Manuel bibliographique de M. Lanson. (1) Mer-
cier, Natalie, )II, 5; cf. IV, 5. (2) Restifde la Bretonne, Les fautes sont personnel-
les, V, 6. (3) Gresset, Edouard, III, IV, 7. (4) Lemierre, Barnevelt, V. se. dern,
(5) Crébillon, Le triumvirat, 1,4. Cf. Chateaubrun, Les Troyennes, I, 7. La veuve
de Malabar, de Lemierre, est dirigée contre les suicides en usage dans l'Inde.
LA MORALE NUANCÉE : LE THEATRE 641
Iphigénie se tuera pour ne pas immoler Oreste (i), Olympie pour
assurer la victoire aux Athéniens (2), la mère de Spartacus pour son
fils (3), Idoménée pour sa patrie et son enfant (4), Sophronie se
fera tuer pour sauver ses frères chrétiens (5). Tous sont honorés,
admirés. Quand Vilson décide de se tuer pour que sa femme puisse
se remarier et vivre heureuse, Falkland lui dit : Ne crains pas que je
veuille t'empêcher de mourir; « c'est le droit des infortunés, c'est
le tien, c'est le mien » (6). Sympathiques aussi sont les héros qui se
tuent parce qu'ils ne peuvent survivre à un être cher, telle l'Andro-
maque de Châteaubrun (7), le Thyeste et la Tullie de Crébillon (8);
Mérope, ayant appris la mort de son fils, dit fièrement :
Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,
La vie est un opprobre et la mort un devoir (9).
Dans YOrphelin de la Chine, Zamti, ne voulant pas survivre à son
roi, s'écrie :
Après Vatrocité de leur indigne sort,
Qui pourrait redouter et refuser la mort?
Le coupable la craint, le malheureux l'appelle,
Le brave la défie et marche au-devant d'elle;
Le sage qui l'attend la reçoit sans regret (10).
Le regret d'un crime ou d'une faute, le désir d'expier poussent
au suicide des personnages de Voltaire, Ducis, de Belloy, Falbaire
de Quingey (11). Devant le corps d'Orosmane, Nérestan s'écrie :
« Faut-il qu'à t'admirer ta fureur me contraigne? » (12). Dans le
Siège de Calais, Aliénor conseille à Harcourt, qui a trahi, de se tuer;
et il déclare :
Qu'un si beau désespoir éternise ma mort!
Qu'on dise, en apprenant cet effort magnanime :
Il serait mort moins grand s'il eût vécu sans crime (i3).
Les héros vertueux ont recours au suicide ou du moins y pen-
sent pour expier une faute involontaire (i4), ou encore un amour
(1) Guymond de la Touche, Iphigénie en Tauride, IV, 7. (2) Marmontel,
Les Héraclides. I, 3, (3) Saurin. Spartacus, I, 3. (4) Crébillon, Idoménée.
IV, 4. (5) Mercier, Olinde et Sophronie, II, 1. (6) Falbaire de Quingey,
Le fabricant de Londres, IV, 1. (7) Châteaubrun, Hécube, IV, 5. (8) Atrée,
et Thyeste, V, Le triumvirat. V, se. dern. (9) Mérope, Iï, 7. (10) I, 5.
(11) Ducis, Hamlet, V, 8, Macbeth, se. dern., Othello, se. dern. ; de Belloy, Siège
de Calais, II, 4 ; III, 8 ; III, 10 ; Falbaire, Le fabricant de Londres, II, 8.
(12) Zaïre, V, 12. (13) III, 10. (14) Chamfort, Mustapha et Zéangir, V, 5 ;
Crébillon, Electre, se. dern., Sémiramis, V ; Voltaire, Mahomet, V, 4.
41
G42 LE xvme SIÈCLE
coupable (i). Non seulement on les approuve, mais on 1rs pousse
à la mort. La fille de Sciolto a aimé un traître : son père lui tend
coupe empoisonnée en lui disant : « Fais ton devoir » (2).
Lçs suicides d'amour sont toujours innombrables. Comme au
xvii° siècle, les vrais amants ne doivent pas survivre à ce qu'ils
aiment. Ainsi pensent la Caliste de Colardeau, le Roméo de Ducis,
le don Pèdre de Lamotte Houdart, le Pyrrhus et l'Hercule de
Morand, l'Adélaïde de Prron, l'Isménie de Rcgnard, l'Emilie et le
Guiscard de Saurin, la Cassandre de Voltaire, l'Elisabeth et la Lucie
de La Harpe, et, dans les drames, le Mylord de Paméla, le Fayel de
Baculard d'Arnaud (3). Il est impossible d'énumérer tous ceux qu'un
chagrin d'amour conduit au suicide (4). Tous sont sympathiques.
Le Franc de Pompignan a beau dénoncer la complaisance pour le
suicide comme un des vices de l'esprit philosophique, sa Didon
n'est pas moins sympathique qu'une autre (5). Dans la pièce de Pascal
de Lagouthe sur les amants de Lyon, Luzzile déclare bien que le
suicide est un crime, mais elle n'en décide pas moins de se tuer
avec son amant :
Dieu n'est point un tyran, nos pleurs peuvent lui plaire (6).
Zulime, apprenant le mariage de son amant, se frappe en disant ::
« J'ai rempli mon devoir » (7). Non seulement on ne blâme pas
'les amants que l'amour pousse au suicide, mais ils forcent par là
les cœurs rebelles (8); c'est pour se donner des airs d'honnêtes
femmes que les courtisanes jouent la comédie du suicide (9).
Enfin ce qui frappe le plus et ce qui excite peut-être le plus de
sympathie, ce sont les morts volontaires destinées , à sauver l'hon-
neur.
Les femmes, bien entendu, préfèrent la mort à un outrage (10).
L'idée qu'un commerçant menacé de faillite n'a qu'à se tuer
apparaît dans Beaumarchais. Quand le héros des Deux Amis court
(1) Crébillon, Idoménée, III, 5; Voltaire, Olympie, V, 7. (2) Colardeau, Caliste,
V. 2. (3) Colardeau, Caliste, IV, 6 ; Ducis, Roméo et Juliette, V, 2 ; La Motte
Houdart, Inès de Castro, Y, S ; Morand, Pyrrhus, se. dern., et Mégare, se. dern.,
Piron. Gustave Vasa, III, 7 ; Regnard, Sapor, V, 5 ; Saurin, Spartacus, V,
12 ; Blanche de Guiscard, V, 8 ; La Harpe, Le comte de Warvic et Barnevel,
se. dern. ; Voltaire, Olympie, V, 7 ; Nivelle de la Chaussée, Paméla, IV, 4 ;
Baculard d'Arnaud, Fayel, V, se. dern. (4) Decaux, Marius, IV, 1 ; dé
Morand, Téglis, se. dern. ; Mégare, III, 1 ; Saurin, Blanche et Guiscard, V, 8;
Voltaire, Tancrède, V, 5 ; Alzire, IV, 4 ; Baculard d'Arnaud, Fayel, III, 3 ;
Mercier, Zoé, III, 3 ; Restif, La fille naturelle, I, 4, etc. (5) Didon, V, se. dern.
(6) Luzzile ou la force de V amour, V, 7. (7) Voltaire, Zulime, V, 3. (8) Nivelle
de La Chaussée, L'Ecole de la jeunesse. (9) Mercier, Jenneval, IV, 7. (10) La-
noue, Mahomet second, II, 5 ; Chamfort, Musiafa et Zéangir, I, 2.
LA MORALE NUANCÉE : LE THEATRE 643
le risque de ne pouvoir faire face à une échéance, son caissier
déclare : « Vous connaissez sa probité, ses principes... Il en
mourra » (i).
Ceux qui se tuent pour ne pas céder, pour mourir libres sont
encore plus nombreux qu'au xvne siècle. Déjà quelques héroïnes
préfèrent la mort au couvent (2). L'Hécube de Ghâteaubrun, le
Cassius de Voltaire, l'Huascar de Leblanc, l'Amilka de' Morand
aiment mieux mourir que plier (3). L'Antoine de Marmontel dit
de Cléopâtre : « L'univers attendri chérira sa mémoire » (4). Aliénor,
dans le siège de Calais, conseille aux habitants de se tuer tous
plutôt que de se rendre (5). Ceux qui sont vaincus, soit par un
ennemi, soit par la destinée, vont à la mort avec de fières décla-
rations :
Des héros désarmés c'est le dernier parti (6).
...La mort n'est qu'un instant
Que le grand cœur défie et que lâche attend (7).
Lorsqu'un péril pressant nous laisse sans appui,
C'est mériter la mort que l'attendre d'àutrui (8).
... Apprends d'une femme intrépide
Comment dans les revers un grand cœur se décide (9).
Enfin il est toujours d'un héros de se tuer pour éviter la honte
du supplice. L'Alzonde de Gresset se tue pour mourir « en reine » (10).
L'Irène de Lanoue s'écrie :
Ne laissons point le peuple arbitre de mon sort,
Et plutôt en chrétienne offrons-nous à la mort (11),
mari du poison : « Sur l'infâme échafaud veux-tu me voir mon-
ter? » (12). Dans le Lorédan de Dubois-Fontanelle, les amis d'un
condamné à mort écrivent à son père : « Un moyen peut eneof
l'arracher à la honte » (i3) ; et le père apporte le poison, comme
(1) Les deux amis, 1, 9. (2) La Harpe, Mélanie, III, 9. Dans VEriciede Dubois-
Fontanelle (III, se. dern.), l'héroïne, vestale malgré elle, se tue. (3) Chateau-
brun, Les Troyennes, I, 7 ; Voltaire, La mort de César, II, 4 ; Leblanc, Maneo
Capac ; Morand, Menzikof, I, 14. Dans Y Indigent de Mercier (I, 5)r l'héroïne
préfère la mort à la honte de mendier. (4) Marmontel, Cléopâtre, V, 7.
(5) I, 6. (6) Marivaux, Annibal, Y, 9. (7} Crébillon, Catilina, Y, 6.
(8) Decaux, Marius, V, 4. (9) Blin de Sainmore, Orphanis, V, 6. Cf. Colar-
deau, Calisle, IV, 7. (10) Edouard III, V, 12. (11) Mahomet, Il IV, 7.
(12) Marmontel, AristomèneY , 5. Cf. La Harpe, Barnevel, se. dern.; Regnard,
Sapor, Y, 5 ; Mme de Villedieu, Nitetis, V,. 4. (13) Lorédan, III, 5.
644 LE XVIIIe SIÈCLE
fait le père de Mérinval dans la pièce de Baculard d'Arnaud (i).
Dans YOrphelin de la Chine, la vertueuse Idamé, se croyant con-
damnée, déclare que le Ciel, lorsqu'il nous envoie certaines infor-
tunes, nous donne aussi le courage nécessaire pour nous y sous-
traire, et elle invite, en des vers célèbres, son époux à mourir
avec elle :
Les criminels tremblants sont traînés au supplice.
Les mortels généreux disposent de leur sort.
Pourquoi des mains d'un maître attendre ici la mort?
L'homme était-il donc né pour tant de dépendance?
De nos voisins altiers imitons la constance;
De la nature humaine ils soutiennent les droits,
Vivent libres chez eux et meurent à leur choix...
Zamti répond sans hésiter : « J'avais déjà conçu tes desseins
magnanimes » (2). Alzire, apprenant que le peuple réclame son sup-
plice, proteste avec véhémence contre la loi chrétienne qui interdit le
suicide :
Quoi, ce Dieu que je sers me laisse sans secours!
Il défend à mes mains d'attenter sur mes jours!...
Eh! quel crime est-ce donc devant ce Dieu jaloux
De hâter un moment qu'il nous prépare à tous?
Quoi,du calice amer d'un malheur si durable
Il faut boire à longs traits la lie insuportable?
Ce corps vil et mortel est-il donc si sacré
Que l'esprit qui le meut ne le quitte à son gré?... (3).
Ainsi la tragédie expirante enseigne la même morale qu'elle ensei-
gnait à sa naissance. C'est à bon droit que l'abbé Desfontaines lui
reproche de diminuer « l'horreur du suicide » (4). Non seulement les
pièces qu'on vient de voir n'en font pas un objet d'horreur, mais
elles le présentent, en des cas bien déterminés, comme la solution
normale, élégante ou obligatoire.
Mais ce qui fait l'originalité du siècle, c'est que les déclarations
favorables à certains suicides ne se trouvent plus seulement dans les
tragédies et les romans. Les philosophes, naguère si discrets, entrent
dans la lice et engagent la lutte. D'abord, ils nous ont paru d'accord
avec les casuistes et les catéchismes. Mais l'accord ne va pas au-delà
(1) Mérinval, V, 4. (2) V, 1 et V, 5. (3) Alzire, Y, 3. (4) Desfontaines,
Observations sur les écrits modernes : t. XI (P. 1737, p. 199).
LA MORALE NUANCÉE : LES PHILOSOPHES 645
des mots. Dès qu'on regarde d'un peu près, la morale nuancée est
partout, résiste et attaque.
Sans doute nous avons vu protestants et philosophes employer
les mêmes formules absolues qu'adopte l'Eglise. Mais derrière ce para-
vent, leur doctrine se complique et se nuance. Dumas condamne
tous les suicides : seulement la mort de Codrus n'est pas un sui-
cide (i). Formey n'est pas moins rigoureux en paroles : seulement
ceux qui se défont « parce que leur patience est épuisée et que les
maladies ou les supplices les mettent au désespoir » lui semblent
« plus excusables » : « ils succombent, ou peu s'en faut à une néces-
sité physique » (2).
Passons aux philosophes. D'Artaize déclare d'un ton tranchant
que « jamais le suicide n'est que la lâcheté du courage », mais il
écrit à propos d'Arria : « Courage, amour, élan sublime de l'âme I
non, jamais vous n'allâtes si loin », et le seul reproche qu'il fasse à
Caton, c'est d'avoir trop « tâtonné » avant de se frapper. Le suicide,
même lorsqu'il est faute, est une espèce de faute de luxe : inconnu
à la brute, « c'est un affreux bienfait de notre perfectionnement » (3).
Denesle convient que, si Othon s'est tué pour épargner aux Ro-
mains la guerre civile, c'est un héros, du moins a selon les principes
de la magnanimité naturelle » (4). Le Noble déclare lui aussi que le
suicide peut avoir un fondement vertueux, « suivant les principes
de la morale humaine » (5). Ainsi morale humaine, morale naturelle
percent sous les formules qui semblaient consacrer la morale simple.
Robinet, après avoir interdit le suicide, déclare que « la recon-
naissance, l'estime, l'amour, le respect » pourraient nous permettre
de sacrifier notre vie à autrui (6).
Lévêque blâme le courage condamnable des suicidés, mais l'ex-
plique par des causes physiologiques : on se tue parce que les esprits
actifs manquent au fluide nerveux (7).
Marmontel, hostile au suicide, fait l'éloge de Caton d'Utique pré-
férant la mort à la honte de devoir la vie à César (8).
Toussaint admet qu'on peut s'affranchir de la loi qui interdit le
suicide, « quand le devoir nous engage à quelque acte de vertu » (9).
La Mettrie se contredit brutalement. Après avoir fait appel, contre
le suicide, à la superstition et à la sagesse, il déclare : « Sans doute,
c'est violer la nature que deJa conserver pour son propre tour
ment... Lorsque la vie est absolument sans aucun bien et qu'au con-
traire elle est assiégée d'une foule de maux terribles, faut-il attendre
(1) Dumas, ch. 1. (2) Formey, p. 226. (3) Le prisme moral, 74,
261. (4) L' Aristippe moderne, 257. (5) L'école du monde, 141. (6) Diction-
naire, t. XXVIII, p. 657. (7) L'homme moral, chap. xliii. (8) Morale
^Œuvres, XVII, 268). (9) Les mœurs, 209.
646 LE XVIIIe SIÈCLE
une mori ignomineuM P » (i) Et encore : « Que risque-t-on à mourir
d que ne risçpie-t-on à vivre » (2).
O'Àrgena, (jui condamne si vigoureusement la mort volontaire,
excepte de cette condamnation les grands hommes qui se sont trouvés
réduits au suicide « pour sauver leur patrie ou pour conserver leur
gloire » (3).
Yauvenargues parle avec estime de « celui qui volontairement
et de sang-froid meurt pour la gloire » (/\) .
Dalembert, après avoir condamné le suicide au nom de la morale
purement humaine, écrit, : « On demande si ce motif de conserver
ses jours aura un pouvoir suffisant sur un malheureux accablé d'in-
fortune à qui la douleur et la misère ont rendu la vie à charge?
Nous répondrons qu'alors ce motif doit être fortifié par d'autres plus
puissants que la révélation y ajoute ». Mais, au lieu d'insister sur
ces motifs plus puissants, Dalembert expose au contraire l'idée des
législateurs « purement humains » : ils ont regardé le suicide « tan-
tôt comme une action de pure démence, une maladie qui! serait
injuste de punir, parce qu'elle suppose l'àme du coupable dans un
état où il ne peut plus être utile à la société, tantôt comme une action
de courage qui, humainement parlant, suppose une âme ferme et
peu commune ». On a dit, continue Dalembert, que Caton, en se
tuant, avait fait preuve de faiblesse. « Les écrivains pourraient soute-
nir par les mêmes principes que c'est une action de lâcheté de ne pas
tourner le dos à l'ennemi, parce qu'on n'a pas le courage de suppor-
ter l'ignominie que cette fuite entraîne ». Et Dalembert, en guise de
conclusion, lance un trait aux moines : « quand une raison pure-
ment humaine pourrait excuser en certaines circonstances le suicide
proprement dit », cette même raison n'en proscrit pas moins, en
toute occasion, le suicide lent de soi-même, c'est-à-dire « les macéra-
tions indiscrètes » (5).
Dans l'article de Y Encyclopédie, la complaisance de Diderot pour
la morale nuancée n'est pas moins visible.
Après avoir condamné la mort volontaire on a vu plus haut avec
quelle rigueur, Diderot ajoute, d'un ton détaché, « qu'il s'est trouvé
des chrétiens » qui ont voulu la justifier. Suit une analyse de l'ou-
vrage anglais de Donne : le suicide n'est opposé « ni à la loi de la
nature, ni à la raison, ni à la loi de Dieu révélée ». Samson s'est
tué; Eléazar s'est fait écraser, « action qui est louée par St-Ambroise »;
(1) Anli-Sénèque (Œuvres, II, 186). (2) Système d'Epicure (Œuvres, II,
36). Cf. « Il est violent à la nature de ne pas' succomber à la tentation de
mourir quand le dégoût de la vie fait le plaisir de la mort » (Œuvres, II, 35).
(3) Lettre, 245. (4) De V esprit humain, II, 24. Cf. Dialogue, XV. (5) Elé-
ments de Philosophie, ch. xi (Œuvres I, p. 227).
LA MORALE NUANCÉE : LES PHILOSOPHES 647
Jésus-Christ est mort volontairement; un grand nombre de martyrs
sont « de vrais suicides », par exemple Ste-Pélagie, Ste-Apollonie;
enfin les pénitents qui accélèrent leur mort « à force d'austérités »
sont autant de « suicides ». Bien entendu, Diderot ne prend pas la
doctrine de Donne à son compte, mais il est clair qu'il tient à faire
parler tour à tour les deux morales : car, au lieu de réfuter le théo-
logien anglais, il se contente de dire que son système ne sera « cer-
tainement point approuvé par les théologiens orthodoxes ». (i)
Dans son Essai sur les règnes de Claude et de Néron, Diderot
s'exprime plus librement. Citant deux pensées de Sénèque : « Il est
dur de vivre sous la nécessité, mais il n'y a point de nécessité d'y
vivre », et : « arracher à Caton son poignard, c'est lui envier son
immortalité », il ajoute : malheur à celui qu'une de ces pensées « ne
plongera pas dans la méditation! ». (2) Il loue là « noble résolution
do Pauline ». (3) Il écrit encore : « Ce n'était ni par dégoût ni par
•ennui que les Anciens se donnaient la mort; c'est qu'ils la craignaient
moins que nous et qu'ils faisaient moins de cas de la vie. Le dialogue
suivant n'aurait point eu lieu entre deux Romains : Voyez-vous cet
endroit? C'est la bonde de l'étang, le lieu des eaux le plus profond.
Vingt fois j'ai tenté de m'y jeter. — Pourquoi ne l'avez-vous pas
fait? — Je mis ma main dans l'eau et je la trouvai trop froide. —
Dans un autre moment vous l'auriez trouvée trop chaude; celui qui
tàte l'eau ne s'y jette pas » (4). La raillerie répond à ceux qui voient
«en tout suicide une faiblesse. Pour le reste, Diderot se déclare nette-
ment en faveur de la morale nuancé. Le suicide antique est noble,
mais non pas celui qui est dû au dégoût où à l'ennui.
Toutefois ce qu'il y a de plus original en Diderot, ce ne sont pas
•ses déclarations morales proprement dites, c'est son effort pour noyer
la question morale dans l'étude des causes du suicide. Parmi les cau-
ses sociales, il cite en dernier lieu les « opinions » qui inspirent le
mépris de la vie, et au premier rang la misère, l'abus des jouissances,
le luxe, les mauvaises mœurs nationales » qui « rendent le travail
plus effrayant que la mort ». (5) Au point de vue psychologique,
le dégoût de la vie n'existe que dans une tête dérangée ou mal orga-
nisée », encore 'n'est-il que momentané. (6)
Rousseau lui-même, malgré le tour absolu des phrases qu'on a
lues plus haut, est loin d'être aveuglément hostile au suicide. Je n'al-
léguerai pas pour le prouver, comme on le fit dès le XVIIIe siècle,
(1) Article suicide. (2) Essai sur les règnes de Claude et de Néron t
Livre II, Des lettres de Sénèque, remarques sur la lettre V (Œuvres, XI,
p. 326). (3) Ibid., 1. I, eh. 94 (p. 220). (4) L. II, eh. 24, Remarques sur la
lettre LXX, p. 393. (5) Ibid., p. 389. (6) La Marquise de Claye et Saint-
Alban (éd. Assézat, IV, p. 460. Cf. Le rêve de Dalembcrt, éd. G. Maire, p. 152.
C48 LE XVIIIe SIÈCLE
la fameuse lettre de St-Preux dans la Nouvelle Héloïse. Il est vrai
qu'elle me paraît plus forte et d'un tour plus vif et plus simple que
celle qui la réfute. Mais enfin elle est réfutée, et St-Preux s'avoue
vaincu puisqu'il ne réplique pas- Seulement, dans la lettre même de
Mylord Edouard, il n'y a pas une condamnation indiscrète de tout
suicide. Il y a au contraire une violente opposition entre les beaux
suicides antiques et le suicide misérable que serait celui de St-Preux.
Tu m'oses nommer des Romains et Caton, s'écrie Mylord Edouard;
mais, bien loin de dire : ces Romains eurent tort et Caton fut un
lâche, il écrit : « homme petit et faible, qu'y-a-t'il entre Caton et
toi? Montre moi la mesure commune de cette âme sublime et de la
tienne. Téméraire, ah! tais-toi. Je crains de profaner son nom par
son apologie. A ce nom saint et auguste, tout ami de la vertu doit
mettre le front dans la poussière et honorer en silence la mémoire
du plus grand des hommes ». Sans doute, les Romains au temps de
la République ne se croyaient pas le droit de s'ôter la vie aussitôt
qu'elle leur était à charge. « Mais quand les lois fftrent anéanties et
que l'état fut en proie à des tyrans, les citoyens reprirent leur liberté
naturelle et leurs droits sur eux-mêmes. « Les meilleurs moururent »
vertueux et grands comme ils avaient vécu, et leur mort fut encore
un tribut à la gloire du nom romain ». (i) Dans l'Emile. « Caton qui
déchire ses entrailles » est encore proposé comme une des plus belles
images de la vertu (2). Enfin dans une lettre à Voltaire sur le désastre
de Lisbonne, Rousseau tout en s'attachant à montrer « qu'il est mieux
pour nous d'être que de n'être pas », ajoute en passant, comme si
la chose allait de soi : « Cela n'empêche pas que le sage ne puisse
quelque fois déloger volontairement sans murmure et sans désespoir,
quand la nature ou la fortune lui porte bien distinctement l'ordre
de mourir ». (3) La phrase pourrait être de Marc-Aurèle.
Ainsi, vus de près, la plupart de ces philosophes qui se pronon-
cent en pricipe contre la mort volontaire et qui, par certaines formu-
les, sont tout à fait d'accord avec l'Eglise, se révèlent nettement
hostiles à la simplicité de la morale populaire. Le suicide en prin-
cipe est un crime, une lâcheté; mais, quand on meurt pour se sous-
traire à des douleurs cruelles, c'est une chose excusable; quand on
meurt comme Caton, c'est une chose sublime; quand on meurt comme
Othon, c'est magnanimité; et enfin il est d'un sage de s'en aller sans
murmure quand la nature ou la fortune nous donnent l'ordre du
départ. C'est donc bien la morale nuancée qui s'abrite derrière les
formules favorables à la morale simple.
Sincères ou non, ces formules sont encore un hommage. Mais
(1) Nouvelle Héloïse, partie III, lettre XXII. (2) Emile, 1, IV {Œuvres,
IX, 62). (3) Lettre du 18 août 1756 (Œuvres, t. XVII, p. 229).
LA MORALE NUANCÉE *. LES PHILOSOPHES 649
voicî maintenant d'autres philosophes qui, loin de rendre hommage
aux idées reçues, prennent plaisir à les braver et engagent hardi-
ment la lutte.
Je distingue parmi ces lutteurs trois tendances : Mérian et Fon-
tanelle suppriment la question morale en faisant du suicide l'effet
de la démence; Montesquieu, d'Holbach et l'auteur inconnu d'un arti-
cle célèbre du Conservateur, sans approuver évidemment tous ceux
qui se tuent, défendent néammoins en principe et en termes géné-
raux le droit au suicide; Helvétius, Delisle de Sales, Voltaire, se
prononcent en faveur de la morale nuancée.
La première idée, exprimée par Diderot, se retrouve dans l'Alam-
bic moral : on punit le suicide; on ne réfléchit pas que le désespoir
est toujours « un état de maladie » (i). Selon Dubois-Fontanelle, il y
a peu de suicides « qui n'offrent des traces de démence d'un genre
plus ou moins étrange ». Ce ne sont pas des arguments qui guériront
le mal : « Moralistes, abandonnez les préceptes, ne prescrivez rien,
ne raisonnez même pas avec le malheureux qui veut se tuer. Plai-
gnez-le, pleurez avec lui ». Mais les pleurs ne sont pas un traitement :
« Le grand remède dont le suicide a besoin est entre les mains du
gouvernement. Il consiste à veiller sur les moeurs, à arrêter les excès
de luxe, à mettre fin aux désastres publics qui augmentent et aggra-
vent les désastres particuliers. » Il consisterait surtout à « rendre les
hommes heureux », car c'est principalement la misère qui produit
le suicide (i).
Mérian, dans une assez longue étude publiée par l'Académie de
Berlin, défend, lui aussi, l'idée que le suicide est toujours l'effet
d'une maladie mentale. Il n'a aucune complaisance, aucune tendresse
pour ceux qui se tuent. Il compare Rousseau à Hégésias l'orateur de la
mort. Il s'élève contre l'idée qu'il pourrait y avoir un suicide phi-
losophique. Mais la question morale proprement dite ne l'intéresse
pas : <( Je ne m'ingère point à décider, dit-il, si l'homme, maître
de sa vie, peut la garder ou la quitter à son gré, ou bien si, en la
quittant, il blesse les lois naturelles et ses devoirs envers la société.
S'il est vrai d'ailleurs, qu'au moment où il se tue, il ait perdu l'usage
de la raison et de la liberté, celte question tombe d'elle-même ». La
question tombe, mot hardi, d'autant plus hardi que Mérian, s'évertue
à prouver qu'en fait il n'y a point de suicide sans désespoir, point
de désespoir sans « délire ». Sa théorie psychologique n'épargne
même pas les martyrs qui s'offraient à la mort : « quoi qu'on pense
de leur conduite, personne assurément n'oserait affirmer qu'ils agis-
(1) L'Alambic moral, mot désespoir. (2) Dubois Fontanelle, Théâtre et
Œuvres philosophiques, t. II, p 125, « Du suicide», p. 133, 135, 128.
•650 LE XVIIIe SIÈCLE
Client de sang-froid. » Le suicide, étant une maladie, quel est le
remède? Suflit-il dé dire : 1<- meurtre de soi-môme est une chose
•déraisonnable, insensée, contraire aux lois? Non, « ces généralités ne
vont point au cœur ». Allèguera-t-on la religion? Non, on a vu des
« imbéciles atrabilaires » n'oser se tuer par crainte de l'enfer et
.commettre un crime tout exprès pour se faire mettre à mort, (Dubois-
Fontanelle signale des faits analogues). En fin de compte, Mérian
semble surtout compter sur les lois pénales, mais il indique ce remède
sans insister et sans beaucoup de conviction. Vers la fin de son étude,
il revient à son idée favorite : on a dit que le suicide était un acte de
courage et que c'était une lâcheté; en fait, lâches et héros se tuent :
est-ce le lâche qui devient héros? Est-ce le héros qui devient lâche?
— « Laissons là, si vous voulez, les mots de force et de faiblesse, de
courage et de lâcheté : disons qu'il s'est fait dans l'un et l'autre un
changement qui les a conduits tous deux à un état commun, au
délire et au désespoir » (i).
Les mêmes idées se retrouvent sous une forme médicale dans les
Recherches sur la mélancolie d'Andry : des trois états mélancoliques,
deux conduisent à la mort volontaire, l'hypocondriacisme et le délire
maniaque (2).
Voici maintenant les moralistes qui défendent le droit au suicide.
L'article du Conservateur intitulé De la vieillesse parle des maux
de toute sorte qui accablent l'octogénaire et déclare : « Si l'on avait à
quatre-vingts ans toute la fermeté qu'on avait à trente, il y a bien
peu d'hommes qui ne prissent leur parti à cet âge. Je ne parle pas de
la loi divine qui fait à chacun un devoir de rester à son poste jusqu'à
ce qu'il plaise au souverain Etre de l'en faire sortir; c'est une raison
particulière et, dans des discours de l'espèce des miens, on doit autant
qu'il se peut ne faire usage que des raisons générales. »
L'auteur continue en louant l'usage des peuples chez lesquels
les vieillards se tuent : « Privés des lumières célestes, guidés par la
■seule raison humaine, ces peuples avaient fait là, ce me semble, une
très bonne loi. La Politique, sans cesse occupée à nous assurer un
état de paix et de bonheur, quand il n'y a qu'un moyen de terminer
notre misère, si nous le rejetons par faiblesse, ne doit-elle pas nous
forcer d'y recourir ? » (3) — Mais, continue l'auteur, d'un ton de
persiflage, mais Dieu a parlé : « sa miséricorde nous a placés dans ce
monde pour y rester tant qu'il lui plairait : attendons la vieillesse
comme une des plus grandes tribulations de la vie, comme l'heureuse
■occasion d'expier nos crimes et de nous soustraire par un châtiment
(1) Mérian, p. 378, 383, 379, 384, 385, 398, 399. (2) p. 18. (3) p. 108 et
111.
MONTESQUIEU 651
passager à dos tourments éternels. » Pour ma part, j'ai nettement
l'impression que l'auteur ne parle pas très sérieusement. Mais son
article est un de ceux que les apologistes prirent au tragique (i) et
réfutèrent le plus souvent. Ce qui dut les exaspérer, c'est je pense,
l'air cavalier avec lequel cet article parle de la loi religieuse et de la
<( miséricorde » divine.
Maupertuis dit qu'un des remèdes des Stoïciens contre la fortune
est de se donner la mort « si l'on ne peut trouver la tranquillité qu'à
ce prix ». Cela semble au premier abord, ajoutc-t-il, une belle chi-
mère. « Mais les hommes que nous traitons comme les chevaux et
les bœufs, dès que l'ennui de la vie les prend, la savent terminer;
un vaisseau qui revient de Guinée est rempli de Catons qui aiment
mieux mourir que de survivre à leur liberté ». On objecte que le
suicide est une lâcheté. Non : si l'homme qui se tue croit qu'il sera
damné, c'est un insensé ou plutôt « la chose est imposible »; mais,
en dehors de ce cas, les Stoïciens « raisonnent juste »; il n'y a « ni
gloire ni raison à demeurer en proie à des maux auxquels on peut se
soustraire par une douleur d'un moment » (2).
Montesquieu attribue les suicides des Anglais « à un défaut de
filtration de suc nerveux » (3). Usbck, dans les Lettres persanes,
défend le droit au suicide pour les hommes accablés « de douleur,
de misère, de mépris ». On allègue les droits de la société", mais pour-
quoi veut-on que « je tienne malgré moi une convention qui s'est
faite sans moi? La société est fondée sur un avantage mutuel; mais
lorsqu'elle devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer? » On allè-
gue les droits du Prince. — Mais « le Prince veut-il que je sois son
sujet quand je ne retire pas les avantages de la sujétion? ». On
allègue les lois. — « Je suis obligé de suivre les lois, quand je vis
sous les lois; mais, quand je ne vis plus, peuvent-elles me lier en-
core? » Dernière objection : en vous tuant, vous troublez l'ordre de la
Providence; « Dieu a uni votre âme avec votre corps, et vous l'en
séparez : vous vous opposez donc à ses desseins et vous lui résistez ».
— « Que veut dire cela, répond Usbek» troublé-je l'ordre de la Pro-
vidence lorsque je change les modifications de la matière et que je
rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c'est*
à-dire les lois de la création et de la conservation avaient faite ronde...
Lorsque mon amc sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre
et moins d'arrangement dans l'univers?.. Pensez-vous que mon corps
devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage
(1) Voir p. 623. (2) Maupertuis, Essai de Philosophie morale, ch. v, p. 70
ss. Dans les Eclaircissements, Maupertuis insiste sur le fait qu'en tant que
chrétien il tient le suicide pour criminel. Mais, hors du christianisme, c'est
tin « remède utile et permis ». (3) Esprit des Lois, XIV, 12.
G52 LE XVIIIe SIECLE
de la nature moins digne d'elle, et que mon âme, dégagée de tout ce
qu'elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime? ». Pour con-
clure, Usbek attribue les doctrines qui condamnent le suicide à
l'orgueil : « Nous ne sentons point notre petitesse et, malgré qu'on
en ait, nous voulons être comptés dans l'univers, y figurer, et y
être un objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement
d'un être ausi parfait que nous, dégraderait toute la nature, et nous
ne concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde,
que dis-je tous les hommes ensemble, cent millions de terres comme
la nôtre ne font qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à
cause de l'immensité de ses connaissances. » (i)
Pour corriger un peu ces hardiesses, Ibben répond à Usbek et
défend la thèse opposée. Mais son billet, qui est très court et fort
banal, n'est là que pour sauver les apparences. (2) Dans les Considé-
rations, Montesquieu ne cache pas les sentiments d'estime, d'admira-
tion que lui inspirent les suicides romains; cherchant les causes « de
celte coutume si générale » qu'avaient les Romains de se donner la
mort, il signale entre autres « une espèce de point d'honneur, peut-
être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd'hui à égorger
notre ami pour un geste ou pour un parole; enfin une grande com-
modité pour l'héroïsme, chacun faisant finir la pièce qu'il jouait dans
le monde à l'endroit où il voulait ». A l'argument qui veut que le
suicide soit contraire à l'instinct naturel, Montesquieu oppose l'idée
suivante : « L'amour propre, l'amour de notre conservation se trans-
forme en tant de matières et agit par des principes si contraires qu'il
nous porte à sacrifier notre être pour l'amour de notre être; et tel
est le cas que nous faisons de nous-mêmes que nous consentons à
cesser de vivre par un instinct naturel et obscur qui fait que nous
nous aimons plus que notre vie même ».
Enfin où l'on voit le mieux le sentiment profond de Montesquieu,
c'est dans l'aveu mélancolique qui termine le chapitre des Considéra'
tions : « II est certain que les hommes sont devenus moins libres,
moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu'ils n'é-
taient lorsque, par cette puissance qu'on prenait sur soi-même, on
pouvait à tous les instants échapper à toute autre puissance » (3).
D'Holbach, dans la Morale Universelle, exprime à peu près les
mêmes idées que Mérian : les mélancoliques qui se tuent, ainsi que
(1) Lettre 76. (2) Lettre 77. (3) Considérations, ch. xn. Montesquieu
ajoute : « Si Charles Ier, si Jacques II avaient vécu dans une religion qui leur
eût permis de se tuer, ils n'auraient pas eu à soutenir, l'un une telle mort,
l'autre une telle vie.» On lit, dans l'édition Barckhausen (P. 1900, p. 129) :
« La suppression de cette note est indiquée dans les pensées manuscrites de
Montesquieu, t. II, p. 237, avec cette remarque : Nota : Note ôtée par le
Censeur de l'édition de Paris...»
D 'HOLBACH 653
« les fanatiques qui devenus les enemis d'eux-mêmes se séparent de
la société » sont, les uns et les autres, des « malades ». Dans les diffé-
rentes façons de se détruire, « il n'y a proprement ni force, ni fai-
blesse, ni courage, ni lâcheté, il y a maladie, soit aiguë, soit chro-
nique. » Cette maladie devient épidémique dans les nations mal
gouvernées, livrées au luxe. Les meilleurs remèdes sont la fuite du
luxe, une vie sage, le travail, les désirs modérés et « l'économie dans
le plaisir ». Le suicide étant une folie, « à la religion de décider si
elle rend coupable » (i).
Mais d'Holbach, dans le Système de la Nature, reprend, traite
hardiment cette question morale qu'il abandonne ailleurs à la religion,
et son chapitre Du suicide est une apologie hardie de la mort volon-
taire.
Celui qui se tue, dit-on, outrage la nature. — Non. « Si la même
force qui oblige tous les hommes intelligents à chérir leur existence,
rend celle d'un homme si pénible et si cruelle qu'il la trouve odieuse
«et insupportable, il sort de son espèce, l'ordre est détruit pour lui,
et, en se privant de la vie, il accomplit un arrêt de la nature qui
veut qu'il n'existe plus. Cette nature a travaillé pendant des milliers
d'années à former dans le sein de la terre le fer qui doit trancher ses
jours ».
Autre argument : l'homme qui se tue fait tort à la société. —
Non. Le pacte qui unit l'homme à la société est conditionnel et réci-
proque, « c'est-à-dire suppose des avantages mutuels entre les parties
contractantes. Le citoyen ne peut tenir à la société, à la patrie, à ses
associés que par les liens du bien-être; ce lien est-il tranché, il est
remis en liberté ». D'autre part, « quels avantages ou quels secours
la société pourrait-elle se promettre d'un malheureux réduit au déses-
poir, d'un misanthrope accablé par la tristesse, tourmenté de remords,
qui n'a plus de motifs pour se rendre utile aux autres et qui lui-même
s'abandonne et ne trouve plus d'intérêt à conserver ses jours? »
Dernier argument réfuté par d'Holbach : le suicide est une fai-
blesse, une lâcheté. — Non. « Nous traitons un homme de faible,
lorsque nous le voyons vivement affecté de ce qui nous touche très
peu... Nous accusons de folie, de fureur, de frénésie, quiconque
sacrifie sa vie, que nous regardons indistinctement comme le plus
grand des biens, à des objets qui ne nous paraissent point mériter
un sacrifice si coûteux ». Mais, en fait, celui qui se prive de la vie
« ne se porte à cette extrémité, si contraire à sa tendance naturelle,
que lorsque rien au monde n'est capable de le réjouir ou de le dis-
traire de sa douleur. Son malheur, quel qu'il soit, est, réel pour lui...»
(1) Morale universelle, p. 66, 310, 311.
654 LE XVIIIe SIÈCLE
('.elle réfutation d<'s argunumis classique est hardie. Les conclu-
sions de d'Holbach Iç sont davantage. .Non seulement j] proclame 1.
droit au suicide, mais il ne semble pas se préoccuper d'en limitci
avec soin l'usage. Un citoyen est-il traité durement par la société?
(( Des amis perfides lui tournent-ils le dos dans l'adversité ? Une fem-
me infidèle outrage-elle son cœur? Des enfants ingrats et rebelles af-
fligent-ils sa vieillesse P A-t-il mis son bonbeur exclusif dans quelque
objet qu'il lui soit impossible de se procurer? Enfin, pour quelque
cause que ce soit, le chagrin, le remords, la mélancolie, le désespoir
ont-ils défiguré pour lui le spectacle de l'univers? S'il ne peut sup-
porter ses maux, qu'il quitte un monde, qui désormais n'est plus
pour lui qu'un effroyable désert; qu'il s'éloigne pour toujours d'une
patrie inhumaine qui ne veut plus le compter au nombre de se»
enfants; qu'il sorte d'une maison qui le menace d'écrouler sur sa tête;
qu'il renonce à la société, au bonheur de laquelle il ne peut plus tra-
vailler, et que son propre bonheur peut seul lui rendre chère... La
mort est le remède unique du désespoir; c'est alors qu'un fer est le
seul ami, le seul consolateur qui reste au malheureux... Lorsque Tien-
ne soutient plus en lui l'amour de son être, vivre est le plus grand
des maux et mourir est un devoir pour qui veut s'y soustraire ».
C'est bien là une apologie du suicide et plus nette, plus hardie
encore que la doctrine de Sénèque. Aussi d'Holbach prévoit deux
objections : justifier ainsi le suicide, n'est-ce pas pousser les hommes
à se tuer? et que vaut la justification si ceux qui se détruisent sont
punis dans l'autre monde?
A la seconde objection il répond tranquillement : « pour que le
suicide fût puni dans l'autre vie, il faudrait qu'il se survécût à lui-
même et que, par conséquent, il portât dans sa demeure future ses-
organes, ses sens, sa mémoire, ses idées, sa façon actuelle d'exister
et de penser ». A la première il répond que ce qui pousse les hommes
à se détruire, ce sont des causes physiologiques, non des « spéculations
raisonnées ». Mais ce qu'il en dit est sans doute pour rassurer le lec-
teur. Car, dans sa conclusion, il déclare tout net : « rien n'est plus
utile que d'inspirer aux hommes le mépris de la mort. » La crainte
de la mort « ne fera jamais que des lâches; la crainte de ses suites
prétendues ne fera que des fanatiques ou de pieux mélancoliques,
inutiles pour eux-mêmes et pour les autres. La mort est une ressource
qu'il ne faut point ôter à la vertu opprimée, que Tin justice des hom-
mes réduit souvent au désespoir. Si les hommes craignaient moins la
mort, ils ne seraient ni esclaves ni superstitieux. » Cette conclusion*
montre bien que d'Holbach est loin de voir toujours dans l'acte de
celui qui se détruit l'effet d'un « vice dans l'organisation, d'un déran-
gement dans la machine ». S'il prêche une morale favorable au sui-
cide, c'est parce que, grâce à cette morale, <( la vérité trouverait des-
DELISLE DE SALES 655-
défenseurs plus zélés, les droits de l'homme seraient plus hardiment
soutenus, les erreurs seraient plus fortement combattues et la tyran-
nie serait à jamais bannie des nations» (i).
Sans doute, les moralistes dont on vient de lire les déclarations ne
sont pas proprement « partisans du suicide »; d'Holbach lui-même
considère certains suicidés comme des « mélancoliques » ou des « fa-
natiques )) qui se séparent de la société; Montesquieu blâme Cassius
et Brutus d'avoir, en se tuant, abandonné la République, l'auteur de-
l'article du Conservateur ne parle que du suicide des vieillards. Néan-
moins les déclarations qui précèdent tendent à établir le droit au
suicide, plus qu'à limiter l'usage de ce droit. Au contraire, pour
d'Argenson, Helvétius, Delisle de Sales, Voltaire, l'idée qui est au
premier plan, c'est qu'il y a suicide et suicide.
D'Argenson tient qu'on se tue « presque toujours » pour de mau
vaises raisons. Mais Caton eut-il tort? C'est une autre affaire. « Un
chrétien ne peut pas mettre la chose en question », mais Caton sui-
vait les principes stoïciens, « qui, étant bien entendus, sont sublimes
et excellents » (a).
Helvétius répond à ceux qui accusent de folie quiconque se dé-
truit : « Que deux personnes se précipitent dans un gouffre, c'est
une action commune à Sapho et à Curtius : mais la première s'y
jette pour s'arracher aux malheurs de l'amour et le second pour
sauver Rome; Sapho est une folle et Curtius un héros... Le public
ne donnera jamais le nom de fou à ceux qui le sont à son profit » (3).
Helvétius ne réserve pas son approbation au seul Curtius. De ceux qui
se tuent par dégoût de la vie il écrit « qu'ils méritent presque autant
le nom de sages que celui de courageux » (.4) .
Je n'hésite pas à placer Delisle de Sales parmi les défenseurs de
la morale nuancée. La formule qu'on a lue plus haut est, dans sa
généralité, de pur style. Au moment même où il désavoue Codrus
et Curtius, il ajoute « que la cendre de ces fameux patriotes sera
toujours respectable au philosophe même qui les désavoue » (5).
Il explique les suicides romains par le « fanatisme de l'amour de la-
patrie et il ajoute que les femmes mêmes furent atteintes de cette
« généreuse épidémie ». Parlant du mot d'Arria, il s'écrie : « mot le
plus sublime qui ait été encore prononcé par un être hors de la
nature » (6).
Encore y a-t-il jusque dans ces éloges une trace d'aversion. Mais
(1) Ch. xiv, p. 300-308. (2) Essais, p. 48. (3) De l'Esprit, II, 11
(Œuvres, I, 132 ; cf. I, 179). (4) Ibid., III, 28 (II, 219). (5) Philosophie de
la nature, V, 95, 99. (6) Ibid., p. 100.
656 LE XVIIIe SIECLE
voici ou Delisle se fait nettement le théoricien de la morale nuancée.
La « stérilité » de notre langue, dit-il, nous oblige à confondre sous
le nom de suicide « toute action qui tend à abréger la carrière de
notre existence ». D'où des décisions téméraires : les uns traînent
Codrus sur la claie « et les enthousiastes de notre liberté ont fait
l'apologie de tous les attentats contre sa vie ». Cependant de Gaton à
l'Anglais atteint de spleen, il y a aussi loin que du bourreau au bandit.
Il ne faut donc pas ranger « toutes les actions de ce genre dans la
classe des crimes ou dans celle des vertus »(i).
Appliquons cette doctrine, continue Delisle et nous ne confon-
drons plus Robek et l'anglomane avec Decius et Faldoni. Suit un
essai de casuistique laïque qui révèle les incertitudes du philosophe :
a en général, c'est l'intérêt public qui doit conduire aux suicides
ou qui du moins les justifie ». Cependant Démosthène et Caton ont-
ils bien fait de se tuer? Non. Ce sont « des citoyens magnanimes »,
mais ils ont eu tort. Et la veuve qui se tue? — Si elle le fait pour
qu'on parle d'elle, elle a tort; si elle cède à l'amour et à la douleur,
« je ne justifie point un pareil suicide, mais mon cœur sensible
s'indigne de mettre l'héroïne de l'amour à côté de Robek et des
Anglomanes ». Et les deux amants de Lyon? Faldoni n'a pas outragé
la nature, puisqu'il était perdu en tous cas, ni la société, puisqu'il
n'était bon à rien. Néanmoins il eût pu attendre une mort lente et
cruelle. Pour Thérèse, elle a eu tort. Mais s'écrie Delisle, « combien
ton erreur même te rend respectable aux yeux du philosophe!... Il n'y
aurait que des héros dans une ville où se commettraient souvent de
pareils suicides! » (2)
Voltaire enfin est de tous les écrivains du siècle celui qui donne
à la morale nuancée la forme la moins systématique, l'air le plus
séduisant.
Il n'a garde de faire, comme d'Holbach l'apologie du suicide.
Il traite cavalièrement les arguments de Sénèque de « lieux communs
usés » (3), et, dans le Dictionnaire Philosophique, il répond par
avance à d'Holbach : « Les apôtres du suicide nous disent qu'il est
très permis de quitter sa maison quand on en est las. D'accord;
mais la plupart des hommes aiment mieux coucher dans une vilaine
maison que de passer la nuit à la belle étoile » (4).
Non seulement Voltaire ne fait pas grand cas des théories favora-
bles au suicide, mais il ne parle pas du suicide lui-même comme
d'une chose troublante et séduisante. Au contraire, il en plaisante et
(1) P. 109, 111. (2) P. 117-120. (3) Commentaire sur le livre des Délits et des
Peines, ch. xix. (4) Die. Philos., Article : De Caton et du sui-
cide ; Cf. Lettre du 9 août 1775 à Constant de Rebecque : « Je
ne compte pas finir comme Caton» et du 1er nov. 1769 à Mme du Deffand.
VOLTAIRE 65f
affecte parfois de le rabaisser. Parlant d'une jeune fille « à qui les"
Jésuites avaient tourné la tête et qui, pour se défaire d'eux, était allée
dans l'autre monde », il ajoute d'un ton gaillard : « C'est un parti
que je ne prendrai pas, du moins sitôt, par la raison que je me suis
fait des rentes viagères sur deux souverains et que je serais inconso-
lable si ma mort enrichissait deux têtes couronnées. » (i) Aux jeunes
filles qui « se noient et qui se pendent par amour ' » il conseille
« d'écouter l'espérance du changement, qui est aussi commun en
amour qu'en affaires ». Enfin il présente la plupart des suicides
comme une suite de l'oisiveté : « Le laboureur n'a pas le temps d'être
mélancolique, ce sont les oisifs qui se tuent ». «Creech, le commen-
tateur de Lucrèce, mit sur son manuscrit : N. B. Qu'il faudra que
je me pende quand j'aurai fini mon commentaire.. Il se tint parole
pour avoir le plaisir de finir comme son auteur. S'il avait entrepris
un commentaire sur Ovide, il aurait vécu plus longtemps ». (2)
Mais tous ces propos détournent du suicide, ils ne le condamnent
pas. Voltaire, en effet, ne veut ni louer ni blâmer en général.
D'abord, un grand nombre de suicides sont dus à la folie, à des
causes physiques. Voltaire soupçonne même que c'est parfois une
maladie héréditaire. « Que la nature dispose tellement les organes de
toute une race qu'à un certain âge tous ceux de cette famille auront la
passion de se tuer, c'est un problème que toute la sagacité des anato-
mistes les plus attentifs ne peut résoudre. L'effet est certainement
tout physique, mais c'est de la physique occulte. Eh, quel est le
secret principe qui ne soit pas occulte? (3)
En outre, Voltaire, s'il fait peu de cas des lieux communs de Sénè-
que, traite précisément de même les « lieux communs rebattus » (4)
contre la mort volontaire. C'est, dit-on, contraire à la religion? Mais
« ni l'ancien Testament ni le nouveau n'ont jamais défendu à l'hom-
me de sortir de la vie quand il ne peut plus la supporter » (5). C'est
un tort vis-à-vis de la société? — Mais « si le suicide fait tort à la
société, je demande si ces homicides volontaires et légitimés par
toutes les lois, qui se commettent dans la guerre ne font pas un peu
plus de tort au genre humain » (6). « Philosophiquement parlant
quel tort fait à la société un homme qui la quitte quand il ne peut
plus la servir ? » (7). « La République se passera de moi comme elle
s'en est passée avant ma naissance » (8). Se tuer, objecte-t-on encore,
est l'acte d'un lâche. — « Il paraît qu'il y a quelque ridicule à dire
(1) Lettre du 3 mars 1754 à Mme du Deffand. (2) De Caton et du.
suicide. (3) De Caton et du suicide. (4) L'Ingénu, ch. xx ; cf. les plai-
santeries contre Formey (lettre du 9 août 1775 à Constant de Rebecque).
(5) Commentaires sur le livre des délits et des peines, XIX. (6) Note sur l'acte V
d'Olympie. (7) Remarques sur les Pensées de Pascal, numéro 30. (8) Pria?
de la Justice et de Vhumanité, art. V.
42
658 LE XVIIIe SIÈCLE
que Galon se tua par jalblesse. il faut une àme forte pottuf surmonter
ainsi l'instinct le plus puissant de la nature.. Cette force est quel
fois celle d'un frénétique, mais un frénétique n'est pas faible » d).
Et encore : a quelques beaux esprits » disent « que Caton fit une
action de poltron en se tuant, et qu'il y aurait eu bien plus de gran-
deur d'âme à ramper sous César. Cela est bon dans une ode ou* dans
une figure de réthorique ». Enfin, les plus indulgents, comme Virgile,
« plaignent » les suicidés. Il est « fort douteux s'ils sont à plain-
dre » (2).
Donc, plus de lieux communs dans un sens ni dans l'autre. C'est
sur des cas concrets qu'il faut se prononcer. Même ainsi réduit, le
problème reste délicat. Et parfois le plus sage est de ne rien dire :
« Je ne veux point éplucher les motifs de mon ancien préfet, le Père
Bennassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir et qui, le lendemain
matin, après avoir dit sa messe et avoir cacheté quelques lettres, se
précipita du troisième étage. Chacun a ses raisons dans sa condui-
te » (3). Ailleurs Voltaire écrit : « Je reçus un jour d'un Anglais
une lettre circulaire par laquelle il proposait un prix à celui qu;
prouverait le mieux qu'il faut se tuer dans l'occasion. Je ne lui
répondis point. Je n'avais rien à lui prouver : il n'avait qu'à examiner
s'il aimait mieux la mort que la vie » (4).
Malgré ce parti-pris de ne pas se prononcer à la légère, Voltaire
admet ou approuve la mort volontaire en trois cas. C'est d'abord
quand celui qui se tue cède à des maux, à une maladie insupportable :
« J'ai voulu cent fois me tuer, dit la vieille dans Candide, mais
j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos
penchants les plus funestes. Car y a-t-il rien de plus sot que de
vouloir porter continuellement un fardeau qu'on voudrait toujours
jeter par terre? » (5) Dans les Lettres de Memmius à Cicéron, Memmius
approuve le suicide du poète Lucrèce : « il aurait souffert et il ne
souffre plus. Il s'est servi du droit de sortir de sa maison quand elle
est prête à tomber. Vis tant que tu as une juste espérance : l'as-tu
perdue, meurs ; c'était là sa règle, c'est la mienne ». (6)
Certains suicides d'amour forcent l'admiration de Voltaire. Dans
le Dictionnaire Philosophique, il parle de la « sublime » Arria. Lors-
qu'il apprend le suicide des amants de Lyon, il a un élan d'enthou-
siasme : « Cela est plus fort qu 'Arria et Pétus », écrit-il à Elie de
Beaumont (7) ; et, dans l'article De Caton et du suicide, il prend soin
de reproduire une épitaphe qui n'a d'autre intérêt que d'être élogieuse :
(1) De Caton et du suicide. (2) Dict. philos., article Suicide. (3) Die'
tionnaire philosophique, article Suicide. (4) Ibid., De Caton et du suicide.
(5) Candide, ch. xn. (6) Lettre I. (7) Lettre du 30 juillet 1770.
LUTTE DES DEUX MORALES 659
A votre sang mêlons nos pleurs,
Attendrissons-nous d'âge en âge
Sur vos amours et vos malheurs;
Mais admirons votre courage.
Enfin Voltaire n'a qu'admiration pour les suicides antiques tels
■que celui de Codrus ou celui de Caton. « Personne ne niera que le
dévouement de Codrus ne soit beau, supposé qu'il soit vrai » (i).
Quant à Caton, c'est « l'éternel honneur de Rome ». On a parfois
prétendu que toutes les vertus des stoïciens n'étaient que des a péchés
illustres ». Mais « puisse la terre être couverte de tels coupables ! » (2).
On le voit, il n'y a pas, en face de la morale de l'Eglise, désormais
unifiée, une morale philosophique. C'est à bon droit que l'abbé Bar-
ruel note, dans les Helviennes, les contradictions des philosophes :
Caton a bien fait; Caton a eu tort; — le suicide est une lâcheté; c'est
un acte de courage; — le suicidé est un fou; c'est un coupable; —
le pacte social interdit le suicide ; il l'autorise etc. (3). Peut-être quel-
ques écrivains se seraient-ils moins contredits s'ils avaient moins
redouté l'Eglise et le Parlement. Il n'en est pas moins véritable que
les philosophes n'ont pas une formule précise à opposer aux for-
mules de l'Eglise. Mais leur accord sur le point décisif n'en est que
plus remarquable. Tous, ou bien peu s'en faut, sont d'avis qu'il y
a suicide et suicide. En gros, c'est aux mêmes cas qu'ils réservent leur
indulgence. Il y a là mieux qu'un système. Il y a cet état d'esprit
un peu incertain que nous avons trouvé dans l'aristocratie antique.
Il y a la morale nuancée qui ne se définit guère, mais qui déjà
envahit tout.
Comme la morale simple, elle aussi, est partout, c'est la lutte.
Nous avons vu les apologistes dénoncer l'Evangile du suicide et les
autochéiristes.Les philosophes, non contents de réfuter les arguments
allégués par l'Eglise, essaient habilement de désarmer l'adversaire
en lui montrant qu'il n'a pas le droit de tenir la doctrine qu'il tient.
'Voltaire va droit au fait : l'Ecriture sainte ne condamne pas le sui-
cide (4). D'Holbach écrit : « Le christianisme et les lois civiles des
chrétiens en blâmant le suicide sont très inconséquentes. Le Messie
ou le fils du Dieu des chrétiens, s'il est vrai qu'il est mort de son plein
gré, fut évidemment un suicide. On peut en dire autant d'un grand
nombre de martyrs qui se sont volontairement présentés au supplice,
ainsi que des pénitents qui se sont fait un mérite de se détruire peu
(1) Dict. philos., article Beau. (2) Le philosophe ignorant, XLV. (3) Les
Helviennes, Catéchisme philosophique, ch. vu. (4) Voir plus haut, p. 657.
660 LE XVIIIe SIÈCLE
à peu » (i). L'Encyclopédie, sous le couvert de Donne, répand ces
arguments. Barbeyrac démontre, contre dom Ceillier, que saint Jérô-
me a parfois approuvé le suicide (2). Mérian insinue que les martyrs
volontaires n'agissaient pas de sang-froid (3). Dalembert (4), Delisle
de Sales (5), Rochefort (6) parlent des austérités monacales comme
d'un suicide lent.
Ces arguments portent et c'est au tour des écrivains catholiques
d'être sur la défensive : Jésus n'a point commis un suicide « à moins
qu'on ne veuille accuser Socrate du même crime », (7) (réponse mala-
droite puisque la Religion vengée dénonce justement le suicide de So-
crate) ; les martyrs.volontaires ne sont pas des suicidés parce que « leur
dessein principal n'était pas de perdre la vie » (8) ; nous ne sommes
par tenus de justifier tous les martyrs, les excès d'austérité sont inter-
dits etc. (9).
Dans cette lutte, souvent âpre, on ne peut pas dire qu'un des deux
adversaires a l'avantage; car, à la fin du siècle, ils maintiennent, l'un
et l'autre, toute leur doctrine. — Mais dans sa lutte contre le vieux
droit pénal, la morale nuancée remporte une première victoire.
III
La morale nuancée et le droit : 1) Les philosophes attaquent vigoureusement
le droit de leur époque ; 2) à la veille de la Révolution, tout un groupe
de jurisconsultes reprend les idées des philosophes ; 3) dans la seconde
moitié du xvme siècle, le vieux droit n'est plus appliqué ; 4) le clergé
paroissial paraît favorable à l'abolition des anciennes peines.
Les peines contre le cadavre sont, depuis l'époque antique, le rem-
part solide de l'ancienne morale. Plus que les raisonnements et les
Catéchismes, elles démontrent au public que le suicide est un crime.
Ordonnance de 1670, Déclarations de 171 2 et de 1736, accord des
jurisconsultes, tout semble conspirer à leur maintien. A les attaquer,
c'est tout jus,te si on ne tombe pas sous le coup de la terrible menace
de 1757. — Et cependant l'attaque a lieu. Des philosophes parlent.
Des juristes les écoutent. Et le rempart qui depuis des siècles restait
debout s'écroule en moins de cinquante ans.
Les philosophes attaquent résolument. Nous venons de voir d'Hol-
bach signaler « l'inconséquence » des lois contre le suicide. VA lambic
(1) Système de la nature, XIV (p. 304, note 84). (2) Traité de la morale des
Pères, VIII, 34 et XV, 7 ss. (3) Mérian, p. 383. (4) Elém. de philosophie,
227. (5) Phil. de la nature, V, 104. (6) Pensées diverses, p. 192. (7) Ber-
gier, Ex. du matérialisme, 406. Cf. Camuset, Principes contre l'incrédulité,
110 ; et Charpentier, t. II, p. 1. (8) Bergier, Examen du matérialisme, p. 406.
(9) Camuset, Principes contre Vincrédulité, p. 110 ; cf. Charpentier, t. II,
p. 1 « où l'on prouve que le suicide ne peut être imputé aux moines».
LA LUTTE CONTRE L' ANCIEN DROIT 661
moral écrit : on punit le suicide; on ne réfléchit pas que c'est presque
toujours « un état de maladie » (i). Dalembert déclare : « Les légis-
lateurs purement humains ont pe^nsé qu'il était inutile d'infliger des
peines à une action dont la Nature nous éloigne assez d'elle-même et
que ces peines d'ailleurs étaient en pure perte puisque le coupable
est celui à qui elles se font sentir (2) le moins ». La flétrissure que les
lois impriment sur la mémoire du suicidé, dit Dubois-Fontanelle,
« ne saurai^ l'affecter. On a vu qu'elle n'arrêtait jamais le malheureux
capable d'attenter à ses jours », et il ajoute : « il vaudrait peut-être
mieux étouffer ces événements qui affligent l'humanité et ne pas
leur donner de la publicité par des procédures qui ne remédient ni
au passé ni à l'avenir et qui ne tombent que sur les vivants » (3).
Ce ne sont là que des coups portés en passant. Les grands adver-
saires du droit pénal sont Montesquieu, Delisle de Sales et Voltaire.
Montesquieu, le premier, dit tout haut ce qu'avaient l'air de penser
tant de juristes au XVIe et au début du XVIIe siècle : « Les lois sont
furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait
mourir, pour ainsi dire, une seconde fois; ils sont trainés indigne-
ment par les rues; on les note d'infamie; on confisque leurs biens.
Jl me paroit, Ibben, que ces lois sont bien injustes... » (4).
Delisle de Sales, (qui insère dans son livre une gravure représen-
tant un suicidé sur la claie, un pieu au travers du corps) compose un
« Mémoire adressé aux législateurs par la veuve d'un citoyen puni
pour crime de suicide ». Quelle odieuse vengeance, s'écrie-t-elle, a-t-on
tiré de son crime! « On a traversé son cadavre d'un pieu, on l'a trainé
sur la claie dans les rues de la capitale et on a refusé à ses lambeaux
sanglants ces honneurs funèbres qu'on n'accorde aux morts que pour
soulager la douleur des amis qui leur survivent ». Ce n'est pas le
coupable que vous avez puni. C'est sa veuve, ce sont ses enfants. Vous
les réduisez presque, à leur tour, au suicide. Vos lois absurdes et
inefficaces n'empêchent personne de se tuer. Et, après avoir demandé
la suppression de ces lois, la veuve conclut t a Si on mettait la poli-
tique à prévenir les suicides plutôt qu'à les punir! Si du moins les
supplices infligés au crime ne retombaient jamais sur l'inno-
cence ! » (5).
Voltaire écrit, dans son Commentaire du livre de Beccaria :
« aucune loi romaine n'a condamné le meurtre de soi-même », au
contraire, Marc Antonin déclare valable le testament de celui qui
se tue. « Malgré cette loi humaine de nos maîtres, nous trainons
encore sur la claie, nous traversons d'un pieu le cadavre d'un homme
qui est mort volontairement; nous rendons sa mémoire infâme; nous
(1) Mot Désespoir. (2) El. de Philosophie, p. 227. (3) T. II, p. 125.
(4) Lettres persanes, LXXVI. (5) Philosophie de la Nature, t. V, p. 150.
662 le xvm': BlàoLl
déshonorons sa famille autant qu'il est en nous; nous punissons le-
fils d'avoir perdu son père, et la veuve d'être privée de son mari.
On confisque même le bien du mort; ce qui est en effet ravir le
patrimoine des vivants auxquels il appartient » (i).
Dans le Dictionnaire philosophique, il proteste contre la condam-
nation d'un garde du corps qui s'était fait quelques blessures légères
pour attirer l'attention sur lui. « Etait-ce là un grand crime? Y avait-il
un grand danger pour la société de laisser vivre cet homme? » (2)
Dans le Prix de la Justice et de l'Humanité, il y a tout un
chapitre sur les peines contre le suicide. Ceux qui se tuent « s'em-
barrassent peu, quand ils sont bien morts, que la loi ordonne en
Angleterre de les trainer dans les rues avec un bâton passé au travers
du corps ou que, dans d'autres états, les bons juges criminalistes les
fassent pendre par les pieds et confisquent leur bien, mais leurs héri-
tiers prennent la chose à cœur. Ne vous semble-t-il pas cruel et
injuste de dépouiller un enfant de l'héritage de son père, uniquement
parce qu'il est orphelin? » Et le mort prenant la parole s'écrie :
« Je suis mécontent de ma maison, j'en sors, au hasard de n'en pas
trouver une meilleure. Mais vous, quelle est votre folie de me traîner
par les pieds quand je ne suis plus? Et quel est votre brigandage de
voler mes enfants? » (3).
En 1769, dans une lettre à Servan, Voltaire écrit encore : « Un
Welche dégoûté de la vie, et souvent avec très grande raison, s'avise
de séparer son âme de son corps : et, pour consoler le fils, on donne
son bien au Roi qui en accorde presque toujours la moitié à la pre-
mière fille d'Opéra qui le fait demander par un de ses amants; l'autre
moitié appartient de droit à Messieurs les Fermiers généraux » (4).
Enfin, annonçant à Elie de Beaumont le suicide des amants de Lyon,
Voltaire ajoute : « La justice n'a fait nulle infamie dans cette affaire,
cela est rare » (5).
« Lois furieuses », «mesures absurdes et inefficaces », « briganda-
ge », «infamie », — la philosophie attaque avec vigueur.
Les jurisconsultes suivent. Les « classiques » ont beau réfuter
Montesquieu et Beccaria ou encore dire, comme Jousse, que Beccaria
est au-dessous de la critique (6), il subissent, par instants, l'ascendant
des idées dont s'inspiraient les grands jurisconsultes du XVIIe siècle.
Rousseaud de la Combe, ou l'a vu, maintient fermement la doctrine
classique : seulement, ajoute-t-il, il faut bien s'informer s'il n'y a pas
(1) Ch. xix. (2) Mot Supplices. (3) Article V, Du suicide. (4) Lettre
du 27 septembre 1769. (5) Lettre du 30 juillet 1770. (6) Voir^Muyart de
Vouglans, Lettre sur le Système de V auteur de l'esprit des lois, et Jousse, Traité
de la Justice criminelle, préface.
LA LUTTE CONTRE L'ANCIEN DROIT 663
eu maladie, chagrin ou désespoir. « Il est bien à présumer qu'une
personne de bon sens ne peut se résoudre là se tuer elle-même ».
Pour prononcer une condamnation, il faut des preuves « luce clario-
res » (i). C'est ruiner dans la pratique ce qu'on affirme en théorie.
Car comment prouver « plus clair que le jour n qu'une personne qui
s'est tuée était sans folie, sans maladie, sans chagrin et sans désespoir?
Jousse, aussi rigide sur les principes, n'est guère moins décevant.
Il explique nettement que le suicide n'est permis par la loi française
en aucun cas. Il indique le châtiment. Puis il ajoute, comme par
parenthèse : « Mais il faut observer qu'on ne punit ainsi que ceux
qui se tuent de sang-froid, avec un usage entier de la raison et par
crainte du supplice ». C'est moi qui souligne les derniers mots. Ils
rétablissent en fait cette doctrine romaine à laquelle Jousse un peu
plus haut opposait si fièrement la doctrine française (2). Plus loin,
Jousse écrit encore : « Dans le doute, on présume toujours que celiri
qui s'est tué l'a fait plutôt par folie ou par chagrin qu'en consé-
quence de quelque crime commis ».
Malgré tout, les classiques maintiennent l'ancien principe. Mais,
entre 1770 et 1789, une école nouvelle apparaît. Des jurisconsultes,
disciples des philosophes, surtout de Montesquieu et de Voltaire, atta-
quent violemment le vieux droit criminel, coupable d'avoir a altéré
les vraies notions sur la justice des actions morales ». Servan, Dupaty,
Brissot sont les plus connus. D'autres mériteraient plus de gloire,
ayant en'somme préparé article par article, l'œuvre de la Constituante.
Dans leurs critiques, dans leurs « Plans », la question du suicide est
de celles sur lesquels l'accord est le plus net : le vieux droit doit
disparaître.
Sur quatorze ouvrages qui parlent du suicide (3), deux seulement
(1) Traité des matières crim., III, ch. xxi, p. 422. (2) T. IV, part. IV,
t. LI, parag. 4 et 10. (3) Quelques-uns de ces ouvrages sont cités
dans le livre de Detourbet, La procédure criminelle au XVIIe s., P.
1881. D'autres m'ont été révélés par les journaux. J'indique ici ceux
qui sont cités dans ce chapitre : Bernardi, Principes des lois criminelles,
P. 1781, Brissot, Théorie des lois criminelles (1781), P. 1836; Chaussard,
Théorie des lois criminelles, P. 1789 ; Dufriche de Valazé, Lois pénales, P.
1784 ; Les Moyens d'adoucir les rigueurs des lois pénales, Discours couronné
par l'Académie de Chalons-sur-Marne, Ch. 1781 ; Pastoret, Des lois pénales,
P. 1790 ; Plan de législation sur les matières criminelles, par M. de F. (inséré
au t. V de la Bibl. philos, de Brissot) ; Plan de législation en matière criminelle,
(anonyme, Bibl. philos., t. V) ; Philpin de Piépape, Suite des Observations sur
les lois criminelles de la France, P. 1790; Prost de Royer, réédition du Diction-
naire de Brillon, Lyon, 1784, t. IV ; Thorillon, Idées sur les lois criminelles,
P. 1788 ; Vasselin, Théorie des peines capitales, P. 1790 ; Vermeil, Essai sur
les réformes à faire dans notre législation criminelle, P. 1781 ; la Bibliothèque
philosophique de Brissot est un recueil d'ouvrages français et étrangers sur
le droit criminel t. I, P. 1782.
064 LE XVIIIe SIECLE
font des concessions a l'ancien droit. Pastoret admet que le cadavre
soit pendu par les pieds (i), Bernardi veut qu'on enterre le suicidé
avec les fous et qu'en cas de tentative, et s'il y a eu scandale, on
promène le coupable « avec l'équipage et la marotte d'un fol » (2).
Chose imprévue, Pastoret qui consent à la pendaison, s'indigne qu'on
traîne le cadavre sur la claie, supplice qu'on pardonnerait à peine
à des anthropophages ». Quant à Bernardi, après avoir préconisé, en
1780, l'assimilation du suicidé au fou, il écrit en 1788 : « Les idées
théologiques » ont corrompu les lois sur le suicide. Le législateur doit
chercher à le prévenir « mais il se gardera bien de le punir lorsqu'il
aura été commis » (3).
Cette seconde conclusion de Bernardi est celle de tous les nou-
veaux juristes. Thorillon admet encore qu'on punisse la tentative de
suicide. Mais il ajoute : « Il n'y aura plus de peines prononcées contre
4a mémoire et les cadavres de suicidés qui ne seront prévenus d'aucun
crime, et cela pour trois raisons : d'abord celui que la faiblesse ou la
folie conduit au suicide ne s'inquiète guère de ce que deviendra son
corps, de sorte que « cette peine ancienne et hideuse ne peut que
faire gémir sur les faiblesses humaines sans les corriger »; ensuite
on ne doit condamner personne sans l'entendre; enfin la confiscation
est injuste parce qu'elle punit des innocents (4).
En admettant que le suicide soit un crime contre la société, écrit
Boucher d'Argis, « est-il du nombre de ceux dont la punition lui soit
utile? » — Non. La loi contre le suicide est « impuissante et atroce »,
impuissante parce qu'elle n'atteint pas le coupable, atroce parce qu'elle
accable l'innocent (5).
Même idée dans Brissot- Il est ridicule de punir le suicide, puisque
le châtiment ne retombe que sur les vivants. « Que le suicide soit un
crime contre la nature, je laisse aux moralistes à décider cette ques-
tion : il en est un politiquement parlant, mais il est à l'abri de tous
châtiments. Il doit être prévenu et jamais puni » (6).
Chaussard, parlant de l'usage de traîner et de pendre les cadavres,
écrit : « Qui ne sait que cette peine devient illusoire et vaine pour le
malheureux homicide de lui-même? Des peines cessent d'être des
peines lorsque l'ascendant du préjugé a vaincu celui de la loi » (7).
Un chapitre du livre de Dufriche de Valazé porte pour titre :
« Pourquoi il n'est point parlé du suicide, de la pédérastie ni du
crime de bestialité ». La raison donnée est que la loi se trouve sans
(1) Pastoret, p. 136, 137. (2) Bernardi, Discours couronné par l'Académie
de Châlons (2e dise.), p. 110. (3) Bernardi, Principes des lois criminelles, p.
175. (4) Idées sur les lois criminelles, t. I, p. 123 ss. (5) Boucher d'Argis,
Observations, etc., p. 134, p. 140. (6) Brissot, Théorie, etc., p. 343-4.
(7) Chaussard, Théorie des lois criminellesl p. 143.
LA LUTTE CONTRE L' ANCIEN DROIT 665
force pour « réfréner » le suicide, puisqu'elle ne punit pas le vrai
coupable, mais les innocents. D'ailleurs, « l'esprit des lois contre le
suicide » est de ne frapper que ceux qui se tuent de sang-froid- « Il
devrait résulter de cette-distinction une impunité générale » (i).
Un Plan de législation en matière criminelle par M. de F. déclare
que les lois contre le suicide « sont une cruauté gratuite inventée
pour enrichir le fisc et déshonorer les familles ». Le suicide est un
crime contre Dieu. Laissons à Dieu le soin de le punir (2).
Un autre Plan anonyme, inséré dans la Bibliothèque philosophi-
que de Brissot, dit que punir ceux qui se tuent est « une horrible
tyrannie ». « L'homme n'est attaché à la vie que par le plaisir; lors-
qu'il ne sent son existence que par la douleur, il est donc libre d'en
.sortir » (3).
Philpin de Piépape écrit : « En aucun cas le suicide ne doit être
poursuivi, parce qu'on doit présumer qu'il est l'effet d'une altération
des facultés morales ou, ce qui revient au même, d'un état violent
de Târne avec lequel la liberté de réfléchir est incompatible » (4).
Le suicide « est-il un crime? », demande Vasselin. Et il répond
« la question me parait plus que douteuse ». Les Romains le regar-
daient comme un acte d'héroïsme. « Selon moi, c'est une faiblesse,
quelquefois une lâcheté, le plus souvent une folie : mais comment
serait-ce un crime? ». Celui qui se tue cesse évidemment d'être utile
à la société, « mais il ne l'offense en aucun rapport. Il ne trouble
point la tranquilité publique. Il ne blesse pas les mœurs, n'attaque ni
la propriété, ni la sûreté, ni l'honneur de ses concitoyens. Peut-être
déplaît-il à Dieu, mais il ne choque pas la religion. Alors, de quel
droit ou plutôt par quel moyen le punir? Il n'appartenait qu'à nos
lois insensées d'outrager un citoyen après sa mort » (5).
Vermeil veut aussi la suppression des lois contre le suicide. Elles
atteignent des innocents. Elles sont impuissantes. A la religion d'agir
et d'agir par persuasion (6).
En 1780, l'Académie de Châlons-sur-Marne offre deux prix et un
accessit aux auteurs des meilleurs discours sur « les moyens d'adoucir
les rigueurs de la loi pénale ». L'auteur du troisième Discours, Ber-
nardi se prononce, comme on Ta vu, pour l'assimilation des suicidés
aux fous (7). L'auteur qui obtient le second prix dit que la sagesse
du législateur « doit consister plutôt à remonter jusqu'à la source
(1) Lois pénales, p. 180, 181. (2) Biblioth. philos., t. V, p. 401. (3) Ibid.t
p. 184. Ce plan est, je crois, la première rédaction de l'ouvrage publié par
Marat, en 1790, ?ous le titre Plan de législation criminelle. En tout cas, les
passages cités ci-dessus se retrouvent dans ce dernier ouvrage. (4) Suite des
Observations, etc. p. 462. (5) Vasselin, Théorie des peines capitales, p. 55 ss.
(6) Vermeil, Essai sur les réformes, etc., p. 132. (7) Moyens d'adoucir, etc.,
3e dise, p. 44.
606 i.i; wur sii-;clk
de ce (Mime qu'à le punir par des peines impuissantes sur un
inanimé et dont l'aÊfet est de déshonorer une famille innocente » (i).
Brissot, qui obtient le premier prix, écrit : nos lois sont sans effet
« parce qu'on ne s'accoutume point à regarder comme lâche tout
homme assez brave pour affronter volontairement le trépas. Sa bra-
voure est un délire, mais elle n'est pas une lâcheté et l'ignominie
n'est réservée qu'aux lâches... Il faut rendre heureux l'être qui porte
dans son sein le germe fatal du suicide et non pas le punir infruc-
tueusement lorsqu'il n'est plus » (2).
Si j'ai cité toutes ces déclarations, c'est pour bien montrer sur
quels points il y a hésitations, diversités et sur quels points l'accord
est fait. Au point de vue moral, les uns disent : c'est faiblesse, lâcheté,
crime; d'autres : c'est faiblesse, mais non pas crime; d'autres parlent
de bravoure; un seul proclame assez nettement le droit au suicide.
Mais, sur la Question des peines, tous, sauf un, sont du même avis.
Ils ne veulent plus qu'on traine et pende les cadavres. Ils ne veulent
plus qu'on confisque les biens.
Que ces opinions révolutionnaires s'expriment aussi nettement,
qu'elles aient pour défenseurs des juristes, gens modérés et conser-
vateurs par profession, c'est déjà un beau succès pour la morale
nuancée. Que de chemin parcouru depuis ces Conférences dans les-
quelles Lamoignon lui-même n'osait pas ou ne voulait pas critiquer
le vieux droit coutumier! Mais voici ou le sucés se change en victoire :
ce vieux droit qui semblait si solide, qu'on eût cru devoir résister
si longtemps aux plus rudes assauts, à peine attaqué, faiblit, se déro-
be, disparaît.
A en croire la plupart de ceux qui ont écrit sur le suicide, c'est
la Révolution qui a supprimé les peines contre la mort volontaire.
Le vieux droit n'aurait disparu qu'avec l'ancien régime. (3) Mais, en
fait, la Révolution ne fit qu'enregistrer et consacrer sur ce point un
résultat acquis. En 1789, les lois contre le suicide sont lettre morte,
ne jouent plus.
Sans doute l'Ordonnance criminelle n'est pas abrogée. Les Décla-
tions de 171 2 et 1736 ne sont ni rapportées ni révisées. Le vieux
droit s'affirme, à peine adouci, dans l'ordonnance de 1768 qu'on a
vue plus loin. Mais les peines contre le cadavre deviennent d'une
application difficile à partir de l'arrêt de 1737 qui rend l'appel obli-
gatoire. En 1770, un arrêt de règlement les supprime en décidant
qu'en cas de procès contre un mort, il faut d'abord ensevelir le corps,
(1) Ibid., 2e dise, p. 110. (2) Ibid., 1er dise, p. 60. (3) Voir notammenl
Garrisoiij p. 153-155.
LA CHUTE DE L'ANCIEN DROIT 667
puis a faire le procès à la mémoire seulement » (i). Cet arrêt eût
du faire grand bruit, puisqu'il abolissait les supplices horribles et
répugnants qui, depuis tant de siècles, entretenaient l'horreur du
suicide. Il passe presque inaperçu. Pourquoi? Parce qu'en fait ce
qu'il supprime n'existe plus, ou existe à peine.
Ce n'est pas la loi, ce n'est pas même la jurisprudence écrite qui
abolit les vieilles coutumes. C'est bien la poussée irrésistible de l'opi-
nion, une complicité tacite de tous pour ne pas engager de poursui-
tes.
Dès le début du siècle, la Déclaration de 1712 constate la conni-
vence des familles et des officiers de justice pour dissimuler le»
suicides. Le gouvernement, en la dénonçant par deux fois, le Parle-
ment, en rappelant que l'ancien droit vit toujours, obtiennent peut-
être ça-et-là quelques résultats. Mais ils n'arrivent pas à changer le
cours de l'opinion : dès la première moitié du siècle, les procès pour
suicide sont déjà très rares; à la veille de la Révolution, il n'y en a
pour ainsi dire plus.
Durkheim, sur ve point, s'est laissé tromper. Il a cru qu'au milieu
du xviii6 siècle, « les nobles qui se tuaient étaient déclarés roturiers;
on coupait leurs bois, on démolissait leurs châteaux, on brisait leurs
armoiries ». Si vraiment il en était ainsi, la répression, loin de s'a-
doucir, se serait aggravée au xvme siècle. Seulement, il y a erreur
sur le fait. Durkheim écrit : « Nous avons encore un arrêt du Par-
lement de Paris, rendu le 3i janvier 17/49 conformément à cette
législation » (2). L'arrêt est cité dans Serpillon. C'est celui qu'on a vu
plus haut et qui maintient la vieille doctrine. Mais il ne souffle pas
mot de bois coupés ni d'armoiries brisées. Et le suicidé qu'il con-
damne, un nommé Hubert Portier, n'est nulle part traité de gentil-
homme (3).
(1) Arrêt cité par Cottereau, t. I, p. 216. Le Code Corse supprimait bien
tramage et pendaison. Mais il maintenait les peines contre le cadavre, qui
était condamné au feu. L'arrêt de 1770 met le cadavre hors de cause.
(2) Durkheim, Le suicide, p. 371. (3) Le texte de l'arrêt du 31 janvier
1749 se trouve dans Serpillon, Code criminel, Lyon, 1767, t. III, tit.
XXII, art. 1, p. 972. Ce qui a pu faire croire à Garrison (voir plus
haut, p. 605) que ces peines contre les nobles étaient en usage au
xvme siècle, ce sont quelques phrases maladroites des criminalistes
classiques. Jousse écrit : « A l'égard des condamnations qui peuvent
se prononcer contre la mémoire d'un défunt, elles se rendent ad per-
petuam rei memoriam» cl m !<•* coupables sont nobles on déclare « leurs
descendants roturiers, on abat leurs statues, on brise leurs armoires, etc.»
{Traité de la Justice criminelle, IIIe partie, liv. II, t. 30, art. 1, p. 712). Mais
Jousse, dans ce passage ne parle pas des condamnations prononcées contre
les suicidrs. La phrase isolée pourrait le laisser croire. Mais, si Jousse n'y a
pas pris garde, c'est q\w, quelques lignes plus haut, il dit très nettement:
outre les condamnations ordinaires, « on déclare quelquefois, du moins si
668 LE XVIIIe SIÈCLIO
Non seulemenl il n'y a aucune trace de l'usage dont parie Dur-
kheim. Mais, dans la seconde moitié du siècle, philosophes, auteurs
de mémoires, juristes s'accordent à reconnaître que le droit ancien
ne joue plus ni contre les nobles ni contre personne.
Voltaire, qui l'attaque, n'a pas intérêt à se donner l'air d'atta-
quer une ombre. Il constate pourtant, en 1777, que les anciennes
coutumes sont « aujourd'hui négligées » et se plaint seulement
qu'elles ne soient pas légalement abolies (1). Dubois Fontanelle écrit :
V accusé est coupable du crime de lèse-majesté, ses enfants roturiers, etc.».
Bruneau écrit, comme Jousse : « On fait le procès à la mémoire d'un
mort ad perpetuam rei memoriam... par exemple à l'égard des nobles les
déclarant roturiers, etc.» [Observations et Maximes sur les matières criminelles,
1. I, t. XXIV, p. 225) et on pourrait croire, à première lecture, que la phrase
s'applique aux suicidés, parce qu'elle se trouve dans un chapitre où il est
surtout question du suicide. Mais la phrase se trouve exactement dans la
maxime XII, et, à partir de la maxime XI, Bruneau parle des crimes d'hérésie
et de lèse-majesté.
Muyart de Vouglans a une phrase encore moins heureuse. Il écrit : « Con-
damnation de la mémoire. Cette peine a lieu dans tous les crimes pour lesquels
Y Ordonnance veut que le procès soit fait à la mémoire du défunt, mais princi*
paiement contre les criminels de lèse-majesté, dont on veut abolir la mémoire
et laisser à la postérité des marques flétrissantes de leur crime, ce qui se fait
en déclarant leurs descendants roturiers, etc.» (Institutes, lre partie, VIII,
2, p. 415). La phrase, lue un peu vite, pourrait faire croire qu'on brisait les
armoiries de tous les nobles dont on condamnait la mémoire, y compris les
suicidés. Grammaticalement, elle ne le dit pas : elle signifie qu'il peut y avoir
condamnation de la mémoire dans tous les cas où il y a procès à la mémoire,
mais que cette condamnation frappe « principalement «les criminels convaincus
de lèse-majesté, criminels dont on déclare (par surcroît) les descendants rotu-
riers, dont on brise les armoiries, etc. Malgré tout, la phrase isolée pourrait
tromper, Mais dans la très longue étude que les Institutes consacrent au suicide
(IIe partie, IV, 7, pages 535-555) Muyart, qui énumère avec précision les
peines contre le suicidé, ne souffle pas mot de bris d'armoiries ni de déclara-
tions de roture.
On pourrait se demander comment il se fait que Jousse, Bruneau, Muyart
aient tous trois employé des formules maladroites sur ce point. Mais cela
tient à ce qu'ils suivent, article par article, l'Ordonnance de 1670 qui, ne
parlant que de procédure, vise dans un même texte tous les procès à la mémoire,
sans s'inquiéter de la différence des peines. Et cela tient aussi, je crois, à ce
qu'ils ne sont pas en garde contre l'erreur qu'a commise Garrison, mais que
n'aurait pu commettre aucun juriste du xvme siècle. Les peines contre les
nobles coupables de lèse-majesté étaient une de ces curiosités juridiques
connues de tous les professionnels. Mais jamais aucune coutume, aucune
Ordonnance, aucun jurisconsulte, n'avait parlé de les appliquer aux suicidés.
Nulle part personne ne cite aucun arrêt en ce sens. Loin que les nobles aient
été l'objet d'une répression spéciale, il est probable qu'ils échappaient au
xvine siècle comme auparavant à la répression de droit commun. Dans les
Inventaires d'Archives, dont on trouvera plus loin la liste, je n'ai noté qu'une
affaire de suicide concernant un gentilhomme (Loiret, Série B, t. II, Orléans,
1886 ; 333), et Y Inventaire ne signale ni sentence ni même procès.
(1) Prix de la Justice et de V Humanité, article V.
LA CHUTE DE L'ANCIEN DROIT 669
« En plusieurs endroits, les dépositaires des lois ferment les yeux
parce que le châtiment infligé à un corps privé de sentiment est
inutile et punit seulement une famille innocente du délire d'un cou-
pable ». Ils ne sévissent guère que lorsqu'ils y sont forcés « par un
éclat extraordinaire » (i).
En 1782, Mercier écrit dans son Tableau de Paris : « La police
a pris soin de dérober au public la connaissance des suicides. Quand
quelqu'un s'est homicide, un commissaire vient sans robe, dresse un
procès-verbal sans le moindre éclat et oblige le curé de la paroisse
à enterrer le mort sans bruit. On ne traine plus sur la claie ceux que
des lois ineptes poursuivaient après leur trépas. C'était d'ailleurs un
spectacle horrible et dégoûtant qui pouvait avoir des suites dange-
reuses dans une ville peuplée de femmes enceintes ». a Plusieurs
suicidés, dit-il encore, ont adopté la coutume d'écrire préalablement
une lettre au lieutenant de police afin d'éviter toute difficulté après
leur décès. On récompense cette attention en leur donnant la sépul-
ture » (2).
Mercier n'est pas toujours un témoin très sûr. Mais il y a dans
la Correspondance de Grimm des exemples de l'usage qu'il indique.
J'y ai trouvé trois lettres de « suicidés » (3). Ils n'ont pas l'air de re-
douter le moins du monde un procès. Dans l'une d'elles, deux soldats
disposent de ce qu'ils possèdent et ont soin de laisser une somme
suffisante « pour payer les frais d'information et de procès-verbaux
inutiles ». Il semble bien qu'en effet la justice s'en tenait à ces écri-
tures. Grimm, Barbier (4) rapportent plusieurs suicides sans faire
aucune allusion à des procès contre la mémoire des morts. Dans le
Journal de Hardy, un Commissaire, accompagnant à son logis une
femme qui a volé un pain, trouve le mari pendu : au lieu de procé-
der, il relâche la femme et paie le pain volé (5). En 1769, un ban-
quier s'étant tué, Hardy signale qu'il y a « une descente des plus
complètes de la justice et les formalités requises en pareil cas, » mais
n'est pas question de procès et l'enterrement a lieu le lendemain
[6). En 1771, un secrétaire du Roi se brûle la cervelle parce qu'il n'a
is l'argent nécessaire à un paiement : « les formalités de justice
isitées en pareille circonstance ayant été remplies, ses obsèques se
>nt le lendemain en l'Eglise de Bonne-Nouvelle sa paroisse » (7). En
772, « les formalités de justice usitées en pareil cas ayant été rem-
uées, est inhumé en l'Eglise de St-Cosme, sa paroisse, un jeune met-
(1) Théâtre et Œuvres philosophiques, t. II, p. 126. (2) Tableau de Paris t
Amsterdam, 1782, t. III, ch. 258. (3) Correspondance littéraire, édit. Tour-
neux, t. XIV, p. 197 (1785) ; XIII, p. 529 (1784) ; X p. 341 (1774).
(4) Barbier, t. I, p. 86, 232, 324, III, p. 38. (5) Mes Loisirs, édit. Tourneux
et Vitrac, t, I, P. 1912, p. 80 (1767). (6) P. 160. (7) P. 306.
670 LE XVIIIe SIÈCLE
leur en œuvre » qui s'était tué d'un coup de pistolet, de déséspoï* de
<»ir refuser un en lilieat (i). Hardy cite comme un Irait de
(2) qu'un prévaricateur nommé Loquet sï-iant tué, on lui refué
sépulture eeelésiastique, sans qu'il soit d'ailleurs question de pendai
son ni de confiscation.
Voici enfin des témoignages de magistrats. Marville, lieutenant-
général de police, parle plusieurs fois dans ses lettres à Maurepas
de suicides ou de tentatives de suicide; il ne parle nulle part d'exé-
cutions ni de procès. Les personnes qui veulent se détruire sont arrê-
tées. Mais, pour l'une d'elles, Merville précise que ce qu'on en a fait
était pour la sûreté de sa personne. Il n'y a aucune allusion à un
châtiment quelconque (3).
Brissot écrit en 1781 à propos des suicidés : « on leur faisait
autrefois rigoureusement leur procès » (4).
Prost de Royer dit qu'en 1760 trois jeunes bourgeoises, éprises de
trois officiers s'empoisonnent à Lyon. En l'absence de son père, juge
du comté de Lyon, il ordonne l'inhumation, et il écrit au chef de
la Justice en annonçant qu'il regardera son silence comme une appro-
bation. « J'ose développer, ajoute-t-il, mes idées sur l'inutilité et les
dangers d'une procédure ». Le chef de la Justice ne proteste pas (5).
Pastoret, dans son livre sur les lois pénales, parle des suicidés
traînés sur la claie et dit comme une chose qu'on aura peine a croire :
« On m'a même assuré que Paris avait fourni, il y a dix-huit ans,
un exemple de ce supplice... (6). » Pastoret écrit en 1790. Il ne se
souvient donc pas d'avoir vu personnellement un seul suicidé trainé
sur la claie.
Dans son étude sur les Justices subalternes de Vermandois, Corn-
bier ne signale que quatre affaires de suicide. En 1725, il y a inhu-
mation en terre profane. En 1729, il y a inhumation au cimetière
« sans chant ni son de cloche » à huit heures du soir. En 1766,
inhumation en terre sainte. En 1782, on écrit simplement au juge
qu'on enterre le cadavre sans cérémonie. « Plus on avançait vers
1789, écrit Combier, plus la tolérance gagnait les esprits » (7). Dans
tout le siècle, les documents consultés par l'auteur ne signalent pas
un seul procès au cadavre ni à la mémoire.
Corre et Aubry disent qu'en Bretagne les magistrats « oubliaient »
(1) P. 323. (2) P. 325 (1772). (3) Lettres de M. de Marville au ministre
Maurepas, 1742-1747 (P. 1896), voir t. I, p. 11, 21, 79, année 1745, 27
janvier, 9 février, 13 avril, juin 1745, 11 et 18 juillet, etc. (4) Théorie des
lois criminelles, p. 344, note. (C'est moi qui souligne le mot : autrefois.)
(5) Réédition de Brillon, mot Amour. Prost ajoute que, dans l'affaire des
Amants de Lyon, son père procéda exactement comme il avait fait lui-même
dans l'affaire des trois bourgeoises. (G) Des lois pénales, p. 137. [7) Com-
bler, Les Justices subalternes de Vermandois, Amiens, 1885, p. 43, 134, 140.
LA CHUTE DE i/ ANCIEN" DROIT 671
volontiers les cadavres des suicidés. En 1791, on retrouve à Quimper
un cadavre « salé » depuis cinq ou six ans. A St-Malo, vers la même
•époque, on aurait retrouvé vingt cadavres oubliés (1).
Molinier, dans son article sur la répression du suicide à Tou-
louse, ne signale que le seul arrêt de 1768 qu'on a vu plus haut (2).
De Marsy, dans sa Notice sur quelques procès faits à Maries, après
avoir rapporté un arrêt de 1751, écrit : « Le bon sens public dut faire
justice de cette législation qui n'était plus dans les mœurs; les pro-
cès au cadavre étaient rares et bien des paléographes qui ont exploré
des archives importantes n'en ont jamais rencontré un seul. Les
arrêtistes anciens en mentionnent quelques exemples, mais les consi-
dèrent comme des procès mémorables » (3).
J'ai compté les procès au cadavre ou à la mémoire signalés dans
quelques Inventaires sommaires des Archives départementales, en
choisissant ceux qui sont les plus riches en matière de droit crimi-
nel (4). Voici les chiffres que j'ai obtenus :
Aisne : Baillage de Ribemont : o; Prévôté royale de Ribemont : o;
Baillage de Maries : 2 procès à la mémoire entre 1 749-1751 et 1762-
1760, 1 procès au cadavre entre 1 785-1 789; Bailliage de La Fère : o;
alliage de Chauny : o; Bailliage du duché de Guise : o; Justice sei-
gneuriale de Foigny : o (5).
Basses-Alpes : Juridictions seigneuriales de Banon. Cruis, Fon-
ienne, Lincel, Lurs, Manosque : o; Juridiction de Peyruis : 1 procès
iu cadavre en 1715 (6).
Hautes- Alpes : Bailliages de Briançon et d'Embrun : o; Justices
seigneuriales de L'Argentière, Aspes, Avançon : o. (7).
Loiret : Baillage criminel d'Orléans, extraordinaire criminel : o ;
Bailliage de Montargis, extraordinaire criminel : o; Extraordinaire
de la Prévôté : 1 procès au cadavre en 1737, (le cadavre est condamné
à être inhumé en terre profane) Justice du Chapitre de St-Aignan : o;
Baillage de Beaugency, extraordinaire criminel : o (8).
Mayenne : Siège ordinaire du comté de Laval : 2 procès en 1724 et
1728, (le second se termine par un acquittement); Sénéchausée ei
Présidial de Chateau-Gontier : 1 procès au cadavre en 17 18; Séné-
(1) Documents de criminologie rétrospective (Bretagne, xvn et xvnr9 s.), P.
1895, p. 378. (2) Voir page 632. (3) Notice sur quelques procès faits à des
cadavres à Maries, Laon, 1859, p. 9. (4) Je ne cite dans la liste qui suit que
les juridictions dont les archives sont assez riches pour que leur silence soit
intéressant. (5) Série B (P. 1866). (G) Série» B. (7) Série B (Gap,
1887). (8) Série B. (Orléans, 1886). L' Inventaire signale, en 1744, le «Suicide
du chevalier de Goalard de Balarin », mais sans parler de procès, et en 1757,
une information sur un cadavre trouvé dans un puits, sans parler non plus
d'une suite judiciaire (p. 333 et 356).
672 LE XVIIIe SIÈCLE
chaussée de la baronnie de Craon : 2 procès à 1 amémoire entre 171S
et 1725 et entre 17^1 et 1751 (1).
Saône-et-Loire : Baillage de Bourbon-Lancy : o; de Châlons-sur-
Saône : o; de Charolles : o; de Mâcon : o {2).
Haute-Saône, Bailliage de Champlitte : o; de Faucogney : o; de
Gray : 1 procès au cadavre entre 17^0 et 1785, 2 à la mémoire entre
1709 et 1789 et entre 1782 et 1783 (3).
Seine-et-Marne, « Bailliages et Prévôtés », 1 procès au cadavre
entre 1698 et 1725 (4).
Tarn, Sénéchaussée de Castres : 2 procès au cadavre (1748-
1755), 1 procès à la mémoire (1748); Prévôté de Réilmont : 1 procès au
cadavre (1701-1710); Temporalité d'Albi, Justice seigneuriale d'Am-
bres, d'Aussillon, de Boissezon d'Augmontel : o, (mais trois Ordon-
nances accordant la sépulture ecclésiastique et une la refusant); Jus
tice de Dourgnes et Arfons : 1 procès à la mémoire (1767-1776);
Comté de Gelas : o, (une Ordonnance accordant l'inhumation ecclé-
siastique); Justice de Graulhet : 1 procès à la mémoire (contre un
enfant de douze ans, condamnation, 1 754-1 770); Justices de Lautrec,
Cordes, Gaillac, Lavaur, Lisle, Lembers ; o, (deux mentions de sui-
cide); Justice de Puylaurens : 1 procès au cadavre (1753- 1755);.
Siège de Rabastens : o (une ordonnance accordant la sépulture ecclé-
siastique) (5).
Vendée, Bailliage de Vouvent, Justices seigneuriales de Brandois,
Commequiers, Ile d'Yeu, Maillezais, Ville des Sables et comté d'Olon-
nes, Ouïmes : o (6).
Ces chiffres n'ont assurément qu'une valeur relative, parce qu'ils
n'indiquent que le nombre des procès signalés dans les Inventaires
sommaires. Mais il faut remarquer que les rédacteurs de ces Inven-
taires ne sont que trop portés d'ordinaire à signaler de préférence
les faits rares et curieux, comme sont les procès au cadavre. Les sim-
ples procès-verbaux de levées de cadavre abondent dans leurs listes.
Il n'est pas vraisemblable, si ces « verbaux » avaient été suivis de
procédures criminelles, qu'ils auraient omis de le signaler. En outre,
certains Inventaires, comme ceux de la Mayenne et du Tarn, sont
très riches en ce qui concerne le droit criminel. Si l'on s'amusait à
dénombrer, dans les listes que j'ai lues, les procès pour meurtres,
c'est par centaines qu'il faudrait compter : touchant le suicide, on
obtient i5 procès au cadavre ou à la mémoire avant 1760, et 3 procès
entre 1760 et 1789 (7).
(1) Mayenne, série B (t. II, Laval, 1904). (2) Série B (Mâcon, 1878).
(3) Haute-Saône, série B (P. 1865). (4) Seine-et-Marne, série B, P. 1863.
(5) Tarn, Série B (P. 1868). (6) Vendée, série B (La Roche-sur-Yon, 1898).
(7) Plus trois procès dont l'Inventaire ne dit pas s'ils sont antérieurs
ou postérieurs à 1760.
CHUTE DE L'ANCIEN DROIT 673
Si l'on rapproche ces chiffres des déclarations de Voltaire, de
Mercier, des exemples cités par Hardy, il me semble que la conclu-
sion s'impose : à la veille de la Révolution, l'ancien droit n'est plus
appliqué aux suicidés. Les exemples d'exécution que j'ai cités plus
haut ne sont plus qu'autant de singularités dues à des excès de zèle
ou à l'ignorance de quelque magistrat arriéré. Dans l'ensemble, les
coutumes sont lettre morte.
Je crois, pour ma part, si aventureuses que soient ces sortes d'hy-
pothèses, que la monarchie elle-même était prête à consacrer la
déchéance du droit ancien.
Sans doute, en 1768, Louis XV dans son Ordonnance criminelle
pour la Corse, maintient le vieux droit dans sa rigueur. Mais, en
1788, dans une de ces Ordonnances où l'esprit de réforme et l'esprit
de réaction sont si étrangement mêlés, Louis XVI écrit : « Nous avons
été frappés de la nécessité de soumettre à une révision générale nos
lois civiles et notre Ordonnance criminelle »• (1). La même année,
une Déclaration consacrée au seul droit criminel (2) dit qu'on peut
« changer avantageusement plusieurs articles principaux » de Y Or*
donnance de 1670 et la réformer sans l'abolir. « Le seul progrès des
lumières suffirait pour nous inviter à en revoir attentivement les dis-
positions et à les rapprocher de cette raison publique au niveau de
laquelle nous voulons mettre nos lois ». Conclusion : à l'exemple des
législateurs de l'antiquité, « dont la sagesse bornait l'autorité de leur
code à une période de cent années », Louis XVI veut faire une révision
générale, et il invite tous ses sujets à adresser au Garde des Sceaux
observations et mémoires, de façon qu'on élève au rang des lois a les
résultats de l'opinion publique ».
Ce qui porte à croire que cette révision aurait eu pour effet la
suppression des peines contre le suicide, c'est d'abord le texte même
de la Déclaration. L'opinion publique, à laquelle le roi fait appel,
est hostile à l'ancien droit. D'autre part, la Déclaration parle d'adoucir
la sévérité des peines. Or, l'Ordonnance de 1670 est un code de pro-
cédure : les seules peines qu'elle consacre, sans les indiquer précisé-
ment, sont les peines contre le cadavre et la mémoire. Enfin Détourbet
signale que le magistrat chargé de préparer la révision est Philpin
-de Piépape (3), — celui-là même dont on a lu plus haut la décla-
ration : « En aucun cas, le suicide ne doit être poursuivi » (4).
Il me paraît donc infiniment probable que, même si la Révolu-
tion n'avait pas éclaté, l'ancien droit n'aurait pas survécu dans les
(1) Ordonnance sur l'administration de la Justice enregistrée au Parlement
le 8 mai 1788 (Isambert, t. 28, p. 554). (2) Déclaration relative à l'ordonnance
criminelle, 1788 (Isambert, t. 28, p. 526 ss.). (3) Détourbet, La procédure cri-
minelle au XVIIe siècle, p. 169. (4) Voir plus haut, p. 665.
43
074 HèGftB
textes. Mais, quoi qu'on pense de cette hypothèse, un fait du moins
me semble acquis : à la veille de la Révolution, le vieux droit nV
plus; la morale nuancée a \aineii.
In fait complète son triomphe; c'est l'attitude du < Icplm' parois-
sial. Nous avons vu plus haut l'Eglise ferme et unanime sur la ques-
tion du suicide. Parmi les catholiques qui écrivent il n'y a en effet
aucun fléchissement sur la doctrine. Il y a même des auteurs, comme
Bergier, qui font l'éloge du vieux droit pénal. Mais ont-ils beaucoup
de partisans? En 1789, quand le clergé rédige ses cahiers, il lui est
tout loisible de protester contre l'inapplication systématique des lois
sur le suicide. Combien de Cahiers formulent cette protestation?
Desjardins en signale deux (1). J'en ai vainement cherché un troi-
sième.
C'est que, derrière les polémistes et les théoriciens, il y a le clergé
paroissial, silencieux, mais infiniment moins hostile, sur bien des
points, aux idées nouvelles. Loin de chercher à soutenir le droit expi-
rant, ce clergé, durant tout le siècle, semble presque vouloir empêcher
qu'on ne l'applique aux suicidés.
D'abord, il s'efface devant 'la justice laïque. Dans tous les cas de
refus de sépulture que j'ai vus dans les Inventaires sommaires (2),
dans tous ceux que signale Combier, c'est la justice civile qui pro-
nonce la sentence. Serpillon cite de même, dans son Code criminel,
des (( arrêts » qui, en cas de maladie, refusent au suicidé la sépulture
en terre sainte (3). Non seulement c'est la justice laïque qui accord*
ou refuse la sépulture ecclésiastique, mais c'est elle qui mesure les
honneurs funèbres, fixe l'heure de l'enterrement, octroie ou non les
sonneries de cloches (4).
Hardy raconte que, quand Locquet se tue, « une première ordon-
nance de la prévôté de l'hôtel signifiée au sieur abbé Leconte » pres-
crit de l'inhumer dans le lieu des enfants morts-nés. Puis vient un<
ordonnance a du bailliage » prescrivant l'inhumation dans un bois.
Enfin, sur les sollicitations du duc de St-Mégrin, on décide d'enterrer
(1) Cahier du clergé de Dourdan, et Cahier du clergé de Belfort-Huningue,
tous deux signalés dans Desjardins, Les cahiers des États généraux de 1789 et
la législation criminelle, P. 1883, page 100. Le clergé de Dourdan demande
qu'on « renouvelle» les Ordonnances sur le suicide, preuve nouvelle qu'on les
tenait pour abrogées dans la pratique. Je n'ai pas trouvé de vœux analogues
dans les Cahiers publiés dansles Archives parlementaires de Mavidal et Laurent,
ni dans ceux qu'a publiés la Commission de l'histoire économique de la Révo-
lution. (2) Par exemple, Tarn, Inventaire sommaire, série B (P. 1868), p. 181,
184, 190, 194, 206, 210. (3) Code criminel, Lyon, 1757, t. I, p. 154. Serpillon
emprunte le renseignement à Brillon, mot Homicide. (4) Combier, Les justices
subalternes du Vermandôis, Amiens, 1885, p. 134.
l'attitude du clergé paroissial 675
Locquet au cimetière, mai9 la nuit, sans honneur (i). Ce qui est re-
marquable, c'est que bailli, prévôt, duc, tout le monde s'occupe de
la sentence, excepté « le sieur abbé ». Non seulement on ne le consulte
pas, mais il n'essaie pas d'intervenir.
Cet effacement du clergé paroissial, — en un temps où la répres-
sion est de moins en moins énergique, — donne bien à penser que
les curés ne voient pas d'un mauvais œil l'indulgence des magistrats
laïques. On pourrait croire, il est vrai, qu'ils cèdent aux mœurs nou-
velles, parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Mais voici deux
faits qui prouvent le contraire.
D'abord le Corpus de Gibert dit nettement : pour que l'Eglise
refuse la sépulture, necessaria est sententia, il est indispensable qu'il
y ait une sentence « déclarant que le défunt s'est donné la mort ».
Car il ne faut pas punir d'une peine publique un crime « qui n'est'
ni certain ni public » (2). Comme, les trois-quarts du temps, il n'y a
plus de « sentence » de ce genre, Gibert sait parfaitement qu'en pra-
tique, si l'on suit sa règle, les suicidés seront enterrés en terre chré-
tienne. Il n'en formule pas moins cette règle, et dans un livre de
droit canonique.
Second fait, la Déclaration de 17 12 constate que les suicides « de-
meurent très souvent impunis », c'est-à-dire que les suicidés sont
enterrés en terre chrétienne. Une telle impunité n'est possible que
grâce à la connivence du clergé des paroisses. La Déclaration dit
courtoisement que les familles obtiennent l'inhumation t en supposant
aux ecclésiastiques des faits contre la vérité » (3). Mai y si les ecclé-
siastiques tenaient à savoir la vérité, il leur suffirait d'exiger, avant
d'accorder la sépulture, une sentence en bonne forme. Ce qui est
remarquable, c'est qu'ils n'exigent pas la sentence d'acquittement
pour accorder la sépulture, tandis que, pour la refuser, ils exigent
la sentence de condamnation.
Il y a plus. Loin de protester contre l'indulgence laïque, le clergé
paroissial essaya certainement d'entraver l'action de la justice en
matière de suicide.
« Il y en a, écrit Rousseaud de la Combe, qui prétendent que,
pour que la justice puisse s'emparer d'un caefevre, il faut que l'Eglise,
par le ministère d'un prêtre, n'y ait pas mis la main, qu'en ce cas le
bras séculier doit se retirer et laisser porter ce misérable cadavre
à la sépulture et dans la terre destinée par l'Eglise aux morts et en
laisser le jugement à Dieu » (4). Cette théorie dut être assez répandue,
car Serprllon la signale à peu près dans les mêmes termes (5). Bien
(1) Hardy, %Mes loisirs, p. 325. (2) Gilbert, Corpus juris canonici, t. II,
p. 558. (3) Isambert, t. XX, p. 575. (4) Traité des matières criminelles, III,
p. 442. (5) Serpillon, Code criminel, Lyon, 1767, t. III, p. 965.
676 LE XVIIIe SIÈCLE
entendu, Rousseaud de la Combe et Serpillon rejettent ce préjugé,
particulièrement insoutenable au lendemain de la Déclaration de
17 12. Mais ce qui est intéressant, ce n'est pas qu'ils le rejettent, c'est
qu'ils aient à le rejeter : c'est que des membres du clergé aient eu le
désir et la prétention de soustraire les cadavres aux rigueurs de la loi
laïque.
Or, non seulement ils eurent cette prétention, mais les choses
allèrent assez loin pour que la justice en prît ombrage. Elle voulut
procéder à des exhumations. Le clergé s'y opposa. En 1725, plusieurs
officiers « qui étaient empêchés par les ecclésiastiques dans les inhu-
mations » se plaignirent au Parlement qui, le 1er septembre, Gt
défense à toutes personnes « de quelque état et condition » qu'elles
fussent, d'apporter aucun trouble ou empêchement, sous quelque
prétexte que ce fût, « soit aux verbaux de visite de l'état des cadavres
que les Juges doivent faire avant l'inhumation, soit aux exhumations
que lesdits juges auront ordonnées » (1).
iLe clergé intervenant pour soustraire les corps des suicidés aux
rigueurs du droit, c'est, par rapport à nos idées modernes, le monde
renversé. Au xvme siècle, c'est surtout digne de remarque, parce
que la littérature catholique tonne contre le suicide et approuve, à
l'occasion, les lois qui le punissent. Mais, à bien prendre les choses,
ce qui devrait surprendre, c'est l'attitude des écrivains. Même au
moyen âge, saint Thomas, Albert le Grand, Alexandre de Haies avaient
soigneusement évité d'approuver le droit coutumier, né hors de l'Egli-
58e. Les curés rappelés à l'ordre par le Parlement de Paris sont donc
moralement dans leur droit. J'ignore quel fut l'effet de l'arrêt de
17^5. Mais ce qu'il faut retenir, c'est que, si l'opposition est violente
entre les écrivains catholiques et le gros des philosophes touchant
la question morale, le clergé paroissial, en ce qui concerne les peines,
semble au fond du même avis que Montesquieu, Voltaire et Brissot.
Attaques violentes des philosophes et des juristes réformateurs,
abolition pratique des peines contre le suicide, libéralisme bien-
veillant du clergé paroissial, c'en est fait du vieux droit coutumier.
Le rempart qui, depuis si longtemps couvrait la morale d'en bas a
cédé. La morale nuancée triomphe.
(1) Arrêt cité par Serpillon, ibid^ p. 966.
LA MORALE NUANCÉE DANS LES MŒURS 677
IV
La morale nuancée et les mœurs 1) Le peuple lui-même paraît favorable à
l'abolition de l'ancien droit ; 2) l'horreur fait çà et là place au silence ;
3) ce silence lui-même n'est pas général : on parle beaucoup du suicide, et
ceux qui se tuent ne s'en cachent pas toujours ; 4) il n'y a pas de mode
comparable à l'ancienne mode stoïcienne, mais il y a beaucoup de complai-
sance pour le suicide philosophique et le suicide d'amour.
Les mœurs se ressentent plus faiblement du progrès des idées
nouvelles. J'y vois pourtant quelques nouveautés; d'abord, le peuple
lui-même, s'il a toujours horreur du suicide, n'est pas favorable à
l'ancien droit; hors du peuple, l'horreur fait, çà et là, place au silence;
ce silence lui-même n'est pas général, on parle du suicide et de cer-
tains suicides ; enfin, bien qu'il n'y ait pas une mode « philosophi-
que » comparable à la mode stoïcienne du premier siècle, on voit
poindre dans les mœurs une indulgence extrême pour certains sui-
cides.
Les cahiers de Tiers reflètent, dans une certaine mesure, l'opinion
populaire. On sait quelle place y tient la question du droit criminel.
S'il y avait, dans le peuple, un désir quelconque de voir restaurer
l'ancien droit, il serait inexplicable qu'aucun cahier n'y fit allusion.
Or, Desjardins ne signale pas un seul vœu touchant cette question,
et, malgré de longues recherches, je n'en ai pas trouvé un seul.
Non seulement le peuple ne demande pas qu'on reste fidèle aux
vieux usages, mais il manifeste parfois violemment sa réprobation.
A Puylaurens, entre 1753 et 1755, le cadavre d'un cordonnier qui
s'est tué est mis en prison : des gens armés forcent la prison et enlè-
vent le cadavre (1). En 1755, dans la Sénéchaussée de Castres, un
« faiseur de peignes » est trouvé pendu. Le cadavre est salé. La justice
conclut au suicide. Mais, au moment de l'exécution, une foule hostile
s'amasse, a La populace se cabre contre les ordres de la justice ».
Les corbeaux, l'écorcheur et cinq portefaix insultent les magistrats
et refusent tout service. En fin de compte, force reste à la loi. Les
mutins sont arrêtés; le cadavre est traîné, pendu, jeté à la voirie (2).
Mais de tels incidents montrent bien que, si le peuple a toujours
horreur du suicide, il commence çà et là à avoir horreur des peines
qui punissent le suicide.
Seconde nouveauté, l'horreur fait parfois place à ce silence, à
(1) Invent, sommaire des arch., Tarn, série B, P. 1868, p. 146. 2) Ibid.y
p. 57. Je dois les renseignements sur cette affaire à l'obligeance de M. Portas
archiviste du Tarn.
678 LE XVIIIe SIÈCLE
ces airs mystérieux que nous avons notés dans les mœurs contempo-
raines.
Ce silence, le gouvernement l'organise dans la presse. Tandis que
des Déclarations royales recommandent d'appliquer l'Ordonnance,
c'est-à-dire de punir très publiquement les suicidés, le gouvernement
interdit aux gazettes de signaler les morts volontaires. Voltaire et
Dubois-Fontanelle nous le disent (i). La lecture <\<* journaux suffi-
rait à nous en instruire (2). La police organisa même le silence dans
la rue, puisque, d'après Mercier, les commissaires chargés de faire
les constats ont soin de se rendre sans robe au domicile du défunt.
Mais c'est surtout le relâchement de la répression qui engage les
familles à cacher avec soin les suicides. Jadis une telle dissimulation
n'allait pas sans péril et, en bien des cas, n'était d'aucun profit. Au
xvnie siècle, il suffit d'être discret, d'éviter le scandale pour obtenir
aussitôt la complicité tacite des officiers de justice et du clergé parois-
sial. Conséquence : à moins d'être friande d'opprobre, la famille
cachera soigneusement la vérité. Même aux amis, même aux parents
ou bien on n'en parlera pas, ou bien on en parlera à voix basse, d'un
air mystérieux.
Que ce silence soit encore un indice de réprobation, c'est certain.
Mais c'est l'indice d'une réprobation qui va s'atténuant. Il est désa-
gréable d'avoir dans sa famille une mort inavouable; il est, par
contre, bien agréable de pouvoir ne pas l'avouer. Les voisins évidem-
ment chuchoteront qu'un tel s'est détruit. Seulement le mort repose
au cimetière; les enfants peuvent aller prier sur la tombe. Le léger
discrédit qui suit le suicide est bien anodin, comparé à la honte de
voir un des siens trainé, pendu, jeté à la voirie.
Troisième nouveauté, ce silence lui-même n'est pas absolu. Police,
famille, Eglise ont beau faire le silence autour du suicide. Il se pro-
duit, au moins à Paris, un mouvement en sens inverse. Les écrivains
citent des faits, donnent complaisamment des détails. Un article du
Dictionnaire philosophique parle « de quelques suicides singuliers ».
Grimm consacre des pages entières à certaines morts volontaires.
L'apparition même du mot suicide et son prompt succèft (3) semblent
(1) Dubois-Fontanelle, II, 139 ; Voltaire, De Caton et du suicide.
(2) J'ai parcouru plusieurs années de la Gazette de France sans y trou-
ver un seul suicide. Dans le Journal de Paris, j'en ai trouvé quelques-uns,
mais ils sont extrêmement rares. (3) Le mot suicide apparaît pourla première
fois en 1737, dans un écrit de l'abbé Desfontaines (Observations sur les écrits
modernes, t. XI, p. 299). Il ne se trouve pas dans le Dictionnaire théologique
publié par Desfontaines en 1731. Il est vite adopté par Voltaire, Helvétius,
d'Holbach et par des jurisconsultes classiques, comme Jousse et Muyart de
Vouglans. Il se trouve dans le Dictionnaire de /'Académie de 1762. Voir sur
LES MŒURS 679
Indiquer que la chose tient de plus en plus de place dans les conver-
sations. Au xvn' siècle, on dit suicidîum, parce que la question
n'intéresse que les théologiens et les casuistes. Au xvnr9 siècle, elle
intéresse tout le monde.
Non seulement on parle du suicide et des suicides, mais les sui-
cidés sont parfois moins discrets que leur entourage. En 1712, la
Déclaration se plaint encore qu'ils se cachent. Mais, dans la seconde
partie du siècle, ils laissent très souvent des lettres dans lesquelles ils
font l'apologie de leur acte. Mercier n'est pas seul à signaler le fait.
Muyart de Vouglans dit que ces lettres sont « assez ordinaires » (1).
Voltaire écrit : « On voit partout de tels exemples » (2). Ainsi on
cache les suicides, mais les suicidés souvent ne se cachent plus. « Ils
cherchent aux dépens de la gloire des leurs, dit Dufriche de Valazé,
celle à laquelle la loi leur a donné malheureusement occasion de
songer (3).
Sans doute ce qui leur permet de se découvrir ainsi, c'est l'aboli-
tion pratique du vieux droit. Mais Dufriche de Valazé ajoute qu'ils
cherchent la gloire. — Quelle gloire?
A en croire les adversaires de la philosophie, il y aurait, au xvme
siècle, une mode comparable à l'ancienne, mode romaine, un a sui-
cide philosophique » encore plus meurtrier que le suicide stoïcien.
L'Evangile du suicide, les « autochéristes » conduiraient à la mort
des milliers de victimes. Dès la fin du xvne siècle, le P. Lamy déclare
avoir vu des suicides analogues à celui d'Atticus et ajoute : « C'est
un effet de l'épicurianisme » (4). Feller assure que les suicides sont
a un effet de l'incrédulité » (5), Buzoniéres dit : « de l'athéisme » (6).
Gamuset écrit : « La nouvelle philosophie est mère du désespoir et
le désespoir, père du suicide » (7). Barruel parle des i3o.ooo victimes
■ « que la philosophie aurait enlevées à la France en cinquante ans » (8).
Dans la Fille philosophe, Fulgence Bédigis démontre longuement que
c'est la philosophie qui conduit au suicide (9). Les Mémoires philo-
saphiques du Baron de X* illustrent cette thèse (10).
Je ne crois pas qu'il y ait eu une mode philosophique aussi meur-
trière.
Sans doute beaucoup d'écrivains disent que les suicides sont nom-
ce point la note (Je M. Maron dans l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux,
20-30 novembre 1920.
(1) Les lois criminelles, 1. III, t. III, art. 6. (2) Dict. philos.. De Caton
et du suicide. (3) Lois pénales, p. 181. (4) Démonstration ou preuves
évidentes delà vérité de la religion, P. 1705 (nouv. édit.), p. lf>0. (5) Caté-
chisme philosophique, p. 139. (6) Observations sur le système de la nature,
p. 124. (7) Camusct, Principes, etc., p. 106. (8) Les Helviennes, IV,
272. (9) Voir p. 619. (10) Vienne, 1777, t. I, p. 33.
680 LE XVIIIe SIÈCLE
broux. Carraccioli dénonce « la mélancolie si commune au siècle où
nous sommes », le siècle « fertile en pareils scandales » (i). Feller
écrit : les suicides « si fréquents en ce siècle » (2). Grimm dénonce
« un temps où la manie de se tuer est devenue si commune et si fré-
quente » (3). Voltaire écrit que, si les gazettes tenaient un registre
exact de ceux qui se tuent, nous pourrions sur ce point avoir le
malheur de tenir tête aux Anglais » (4). Il ajoute qu'il y a peu de
suicides à la campagne (5), mais beaucoup « dans toutes les grandes
villes » (6). Mercier, en 1782, dit qu' « on se tue » à Paris depuis
environ vingt-cinq ans (7). Hardy écrit, en 1772 : « Les exemples de
suicide se multipliaient journellement dans notre capitale, où l'on
semblait adopter à cet égard tout le caractère et le génie de la nation
anglaise » (8).
Mais d'abord, sur les chiffres on est moins d'accord. L'abbé Bar-
ruel, dont les Helviennes paraissent en 1781, « croit avoit lu » qu'il
y a i3oo suicides par an à Paris (9). Il ne dit pas à quelles années
s'applique ce chiffre moyen. Pour apprécier l'énormité du chiffre,
il suffit de remarquer qu'à Paris, en 19 10, le nombre total des suicides
était de 762 et que dans la période 1901-1910, le taux des suicides
parisiens était de 2,4o par 10.000 habitants (10). D'après Barruel, et
en évaluant la population parisienne à 800.000 habitants ce taux
aurait été de 16,2 à la veille de la Révolution. Autrement dit, on se
serait tué huit fois plus qu'aujourd'hui. Voltaire donne un chiffre
beaucoup plus modeste : en 176/i, « on a compté à Paris plus de
cinquante personnes qui se sont données la mort » (n) Mercier enfin
dit qu'en 1769 on a compté à Paris 1^7 suicidés (12). En 1782, il
écrit que le nombre moyen des suicides dans la ville est d'environ
i5o par an (i3). Ce chiffre ne parut pas invraisemblable aux con-
temporains, car il est cité par Dumas et par Delisle de Sales. Si on
l'accepte, le taux des suicides aurait été, dans les années qui précèdent
la Révolution, soit de 1,87 soit de 2,5 selon qu'on évalue la popula-
tion à 800.000 ou à 600.000 habitants.
Ce chiffre est élevé, puisque le taux des suicides parisiens entre
1901 et 1910 est de 2, 4o. Mais peut-on dire qu'il y a là un indice d'une
mode nouvelle? Peut-on dire que les « suicides philosophiques »
aient contribué sensiblement à élever le nombre des suicides?
(1) La grandeur d' âme, p. 217, Le tableau de la mort, p. 148. (2) Catéchisme
(1773), p. 139. (3) Grimm, éd. Tourneux, t. IX, p. 231, janvier 1771. (4) De
Caton et du suicide. (5) Ibid. (6) Note sur l'acte Yd'Olympie. (7) Tableau
de Paris (1782), t. III, ch. 258. (8) Mes loisirs, p. 323. (9) Les Helviennes,
t. IV, p. 272. (10) P. Meuriot, Le suicide à Paris avant et pendant la guerre,
P., s. d., p. 270, tableau 1. (11) Commentaire sur l'Esprit des Lois, XLVI.
(12) L'an 2240, Londres, 1771. (13) Tableau de Paris, Amsterd., 1782, t. III,
ch. 258.
LE SUICIDE PHILOSOPHIQUE 681
Sur le premier point, nous ne saurions dire si ce total de i5o sui-
cides par an est supérieur ou inférieur au nombre annuel des suicides
parisiens à la fin du xvne siècle. Sans doute les écrivains lancent
des formules telles que : on se tue de plus en plus, on se tue beaucoup
depuis vingt-cinq ans. Mais nous entendons tous les jours lancer
autour de nous des formules semblables, et pourtant nous venons de
voir qu'on se tuait sans doute à peu près autant à Paris il y a cent ans
qu'aujourd'hui. Si les écrivains de la seconde moitié du siècle ont
l'impression que le nombre des suicides va croissant, c'est peut-être
en partie parce que ceux qui tiennent des statistiques hésitent moins
à inscrire des suicidés sur leurs listes depuis que la justice « arrange »
les affaires de suicide.
Sur le second point, même ignorance. Les adversaires des phi-
losophes affirment que la philosophie mène au suicide, en d'autres
termes qu'il y a un grand nombre de suicides philosophiques. D'Hol-
bach répond qu'on ne se tue pas « par spéculation » (i), Mérian qu'il
n'y a pas de « désespoir philosophique » (2) et Mercier que les sui-
cidés « ne sont rien moins que des philosophes » (3). Ni de part ni
d'autre, on ne dispose bien entendu d'aucune statistique (4). De toutes
ces affirmations on ne peut donc rien retenir.
Peut-on dire, du moins, en renonçant aux précisions numériques,
qu'il y a eu en France, au xvme siècle, quelques suicides philosophi-
ques donnant le ton, créant la mode, comme il y avait eu à Rome
des suicides stoïciens? — Non. C'est en vain qu'on chercherait des
suicides retentissants comme ceux de Gaton, de Brutus, d'Antoine,
de Thraséas. Les deux « princes » que cite Voltaire n'étaient pas
célèbres et lui-même ajoute « qu'ils se sont donné la mort sans qu'on
en ait presque parlé » (5). Parmi les grands écrivains français je
n'en vois pas un qui se soit bruyamment et fièrement tué : car Rous-
seau, supposé qu'il l'ait fait, se serait bien caché. Il manque donc au
prétendu « suicide philosophique » les exemples illustres qui fai-
saient du suicide stoïcien une réalité élégante.
Seulement, si la mode n'est pas encore saisisable, on la sent tout
près de naître. On ne cite pas de Gâtons modernes. Mais on cite un
peu partout l'histoire de ce Robeck qui décide de se tuer après avoir
écrit un livre sur le suicide et, l'ayant fini, se tue. On trouve cela
intéressant. On s'intéresse à moins encore . Le jour de Noël de l'an-
née 1773, deux soldats se tuent avec sang-froid et gaité après avoir
(1) Voir page 654. (2) Mérian, ouv. cité, p. 285. (3) Tableau de Par ist
1782, t. III, p. 258. (4) Je ne connais qu'un cas dans lequel la lecture des
philosophes semble avoir poussé quelqu'un au suicide. Voltaire dit que le jeune
Calas se confirma dans sa résolution par la lecture de tout ce qu'on avait
jamais écrit sur le suicide (Traité sur la tolérance) . (5) Dictionnaire philo so-
phiquer De Caton et du suicide.
C82 LE XVIIIe SIÈCLE
laissé deux lettres ,l<>ni \<>i<-i Quelques p « ...Lorsqu'on esl Las
de font, il faut renoncer à loul... Si l'on existe après cette rude vie
erl qu'il y ait du danger à la quitter sans permission, je lâcherai
d'obtenir une minute pour venir vous l'apprendre. S'il n'y en a
point, je conseille à tous les malheureux, c'est-à-dire à tous les
hommes, de suivre mon exemple... Lorsque vous recevrez cette lettre,
il y aura tout au plus vingt-quatre heures que je n'aurai cessé d'être
avec l'estime la plus sincère, votre plus affectionné serviteur : Bour-
deaux, jadis élève des pédants, puis aide-chicane, puis moine, puis
dragon, puis rien». Autres phrases tirées d'un écrit en forme de
testament : « Aucune raison pressante ne nous force d'interrompre
notre carrière, mais le chagrin d'exister un moment pour cesser
d'être une éternité, est le point de réunion qui nous fait prévenir
de concert cet acte despotique du sort »... « Nous avons éprouvé
toutes les jouissances, et môme celles d'obliger ses semblables; nous
pouvons nous les procurer encore, mais tous les plaisirs ont un terme
et ce terme en est le poison. Nous sommes dégoûtés de la scène uni-
verselle ; la toile est baissée pour nous et nous laissons nos rôles à ceux
qui sont assez faibles pour vouloir les jouer encore quelques heures ».
Je n'aurais garde de conclure de ces papiers qu'il y a là « suicide
philosophique ». Les deux soldats n'allèguent pas la philosophie
de leur temps, et si j'ai cité quelques extraits de leurs écrits, c'est au
contraire pour bien montrer combien tous leurs raisonnements sont
enfantins. N'était le dénouement, on rirait. Or, dans la Correspon-
dance de Grimm la lettre de Bourdeaux et le Testament sont cités en
entier (i). Sans doute Grimm prend soin de dire qu'il les cite comme
un exemple « des ravages qu'une philosophie trop hardie peut causer
dans des têtes mal disposées ». Mais il semble que cette sévérité soit
elle-même bien indulgente. Où prendre dans ces forfanteries puériles
une philosophie? La vérité est que Grimm, comme malgré lui, est
intéressé. L'idée d'un suicide « philosophique » l'attire et lui fait
copier tout au long ces élucubrations médiocres. Dira-t-on que c'est
Terreur d'un homme? Mais Mme du Deffand écrit à Voltaire : « Que
dites-vous de l'aventure des deux soldats de Saint-Denis? Cela vaut des
in folio. Il n'y a que- la Nature qui ait le pouvoir de répondre » (2).
Ce cri d'admiration, à propos d'un fait divers si banal, trahit, je crois,
comme un désir confus d'avoir à admirer des suicides qui soient
vraiment beaux, vraiment dus à la philosophie.
Ce qu'on voit paraître beaucoup plus nettement, c'est une indul-
gence attendrie pour le suicide d'amour. Un jour, une jeune
paysanne vient trouver Mme de Genlis. Séduite et abandonnée, e\\e
(1) Correspondance, édition Tourneux, t. X, p. 341 ss. (2) Lettre du
S janvier 1774 (Voltaire, éd. Garnier, t. 49, p. 539).
LES AMANTS DE LYON % 683
'lui dit : (( Il faudra que je me jette à la rivière » (i). Bien loin de
s'indigner, Mme de Genlis est tout attendrie. Une courtisane se tue
pour qu'on fasse sortir son amant de la Bastille : Grimm loue cette
mort généreuse. Un abbé amoureux de sa pupille « comme Abélard
d'Héloïse, comme Julie de Saint-Preux», écrit: «Un amour aussi vio-
lent qu'insurmontable pour une fille adorable, la crainte de causer
son déshonneur, la nécessité de choisir entre le crime et la mort, tout
m'a déterminé à mourir ». Dans le roman, Saint-Preux n'évite pas la
semonce de Rousseau. Parlant d'un cas réel, Grimm ne songe qu'à
louer tant d'honnêteté, de délicatesse et de courage (2). Un jeune
homme repoussé par les parents de sa belle se jette à l'eau, mais est
sauvé par un meunier : les parents aussitôt lui accordent leur fille
« toute fière d'avoir un amant qui s'était voulu noyer pour elle » (3).
Tous ces traits nous montrent dans la réalité des indulgences
analogues à celles de la morale romanesque. L'histoire des Amants
de Lyon laisse, plus nettement, la même impression.
En 1770, un maître d'armes, Faldoni « ayant fait un violent effort
dans un de ses exercices » est averti par les chirurgiens que sa mort
ne peut être éloignée, « Ce malheureux était depuis quelque temps
passionné pour une demoiselle qui l'aimait avec une égale ardeur n.
La jeune fille proteste qu'elle ne lui survivra pas. Après quelque
temps, les deux amants s'enferment dans une chapelle : « Là ils se
mettent au pied de l'autel, se lient ensemble par le bras gauche avec
un ruban, de manière qu'ils avaient chacun un pistolet appuyé
contre le cœur », et a en s'écartant un peu, le ruban fait partir les
détentes ».
Aujourd'hui un fait divers de ce genre ne retiendrait pas long-
temps l'attention du public. Au xvin9 siècle, l'histoire des deux
amants a un retentissement extraordinaire. En vain, le Journal
Encyclopédique, qui annonce la chose à Paris, a soin de flétrir ce
« double meurtre entre amant et maîtresse », d'appeler Faldoni un
misérable. Rien n'y fait. L'attendrissement est universel. « Les âmes
sensibles du temps, si promptes aux larmes, dit M. Baldensperger,
s'apitoyèrent sur ce couple infortuné ». Voltaire en parle dans deux
lettres et dans le Dictionnaire philosophique. Delisle de Sales a un
cri d'admiration. Rousseau, dit-on, rédige l'épitaphe suivant :
Ci- gisent deux amants : Vun pour Vautre ils vécurent,
L'un pour Vautre ils sont morts et les lois en murmurent.
La simple piété n'y trouve qu'un forfait.
Le xr.nHment admire et la raison se iaif.
(1) Mémoires de Mme de Genlis, P. 1825, t. T, p. 260. (2) Correspondance,
éd. Tourneux, t. XIV, p. 197 (1785) et t. XIIT, p. 529 (1784). (3) Mme
Dcpuisieux, Réflexions et avis sur les ridicules àla mode, P. 1761, p. 136.
684 LE XVIIIe SIÈCLE
Une Histoire tragique des amours de Thérèse et de Faldoni paraît
en 1771 ; puis c'est, en 1776, la Luzzila de Pascal de Lagouthe, puis
en 1783, le roman de Léonard. Ce roman a « un très grand succès ».
Les âmes sensibles « que ravissaient à cette heure les œuvres de
Baculard d'Arnaud et de Loaisel de Tréogate, que les Liaisons dange-
reuses de Laclos n'avaient, une année auparavant, satisfaites qu'à
demi », s'attendrissent, en 1783, sur les Lettres de Léonard. La corres-
pondance de Grimm est sévère (pour l'ouvrage), « en revanche, le
Mercure de France, le Journal encyclopédique, le Journal de Paris
ne refusèrent pas de donner des larmes à la sensible Thérèse qui
développe dans toutes ses lettres l'âme la plus honnête et le cœur le
plus tendre ou d'admirer le caractère passionné de Faldoni » (1).
Cette espèce d'engouement est d'autant plus remarquable que,
si Thérèse est touchante, Faldoni l'est beaucoup moins. Mais déjà
la mode embellit tout.
Au moment où la morale nuancée émeut ainsi jusqu'au mœurs,
on voit reparaître les idées antiques sur le suicide vil et le suicide
noble. Dans une comédie, un personnage veut mourir, mais refuse
de se pendre parce qu'il ne faut pas a imiter la mort d'un crimi-
nel » (2). En effet, les gens du bel air meurent par le fer comme les
anciens ou « se brûlent la cervelle ». Tel jadis Servius commentant
Virgile, Denesle écrit : a La corde est un genre de mort dont l'infa-
mie est si bien décidée qu'un homme qui le choisirait dans le déses-
poir, à moins qu'il ne fût de la lie du peuple, serait irrémissiblement
déshonoré parmi les honnêtes gens. Il faut le poison, le fer ou le feu.
L'eau est encore un désespoir roturier » (3).
La victoire de la morale nuancée. 1) ne s'explique pas dans les hypothèses
classiques ; 2) s'accorde à notre hypothèse.
Ainsi la morale nuancée remporte pour la première fois une
victoire sur sa rivale. En vain, la morale officielle condamne le sui-
cide; en vain le pouvoir royal prescrit de le punir; en vain les
jurisconsultes classiques appuient l'action de la monarchie; en vain
des publicistes tentent l'apologie du droit existant. Quelques philo-
(1) Le fait-divers en conté dans le Journal encyclopédique de juin 1770,
cité par M. Baldensperger, dans son article Les deux Amants de Lyon dans
la littérature [Revue d'Histoire de Lyon, t. I, janvier 1902). C'est à cet article
que j'emprunte tous les renseignements et les citations qu'on vient de voir.
(2) Patrat, Le fou raisonnable. P. 1781. (3) Denesle, Les préjugés du public sur
V honneur, p. 459.
LIBERTÉ ET MORALE NUANCÉE 685
sophes parlent, quelques magistrats, et ces lois, qui semblaient
si fortes, sombrent dans l'indifférence. Lettre du droit, jurisprudence
écrite, toutes ces réalités auxquelles la sociologie se fie si volontiers
n'étaient qu'une façade prête à tomber au premier choc. Et ce sont
les voix séditieuses, condamnées par l'Eglise, condamnées par Séguier,
qui exprimaient la morale vivante au sein de l'élite.
Cette victoire de la morale vivante est une victoire incomplète,
parce que la morale en formules continue communément à condamner
le suicide en principe, parce que les mœurs s'émeuvent lentement et
mal. Mais c'est déjà une grande victoire, parce que, sur le terrain
du droit, philosophes et magistrats dépassent d'un seul coup la mo-
rale antique. L'ancienne Rome, qui ne punit pas le suicide de l'homme
libre, punit le suicide de l'esclave. Le xvni6 siècle, héritant du chris-
tianisme l'idée de l'unité de la morale, revient au droit aristocra-
tique, mais en fait le droit de tous.
Cette victoire peut-elle s'expliquer par les hypothèses classiques?
Je ne le crois pas.
Celle de Durkheim se heurte aux faits. Il y a, au xvine siècle, un
beau mouvement en faveur de l'éminente dignité de la personne
humaine : c'est au nom de cette dignité qu'on revendique les droits
de l'homme. Seulement qui formule ces revendications? Les défen-
seurs de la morale nuancée. Qui les combat? Les champions de la
morale simple.
Passons à l'autre hypothèse, celle qui lie l'horreur du suicide à
l'horreur du sang versé : même spectacle. Il y a bien tout un parti
qui ose flétrir la guerre, la torture, l'abus, voire l'usage de la peine
de mort. Mais c'est justement dans ce parti que se recrutent ceux
qu'on appelle les partisans du suicide. Et c'est dans le camp opposé
que se groupent les plus ardents théoriciens de la vieille moralle.
Il me semble, au contraire, que notre hypothèse rend compte de
tous les faits.
La victoire de la morale nuancée n'est pas complète. Rien de plus
naturel : le peuple reste plongé dans l'ignorance et dans une demi-
servitude de fait. Mais, au-dessus du peuple, l'élite cultivée se fait
tout à la fois de plus en plus nombreuse et de plus en plus cultivée ;
Les bourgeois deviennent en foule des gens du monde ; et le monde
lui-même s'ouvre à l'esprit philosophique et à l'esprit scientifique.
D'autre part, l'amour de la liberté commence à substituer le citoyen
au sujet, et, dans le monde de (la pensée, il saute aux yeux que le
xvm* siècle reprend l'œuvre de la Renaissance et du cartésianisme.
Tout cela a été si souvent démontré que je ne m'y arrête pas. La
coïncidence entre le développement d'une élite cultivée et éprise de
liberté et le premier succès de la morale simple est un fait qui frappe
686 LE xvine SIÈCLE
d'abord. Notre hypothèse ici n'a pas besoin d'être défendue : elle
s'impose.
J'ajoute que, si l'on voulait, malgré tout, une dernière preuve,
l'ail il ude de l'Eglise nous la fournirait. L'indulgence du clergé parois-
sial prouve bien qu'au fond le clergé catholique ne se sent pas si
étroitement lié à l'ancienne morale. Si néanmoins tous ceux qui par-
lent au nom de l'Eglise se montrent si intransigeants, quelle en
pourrait être la cause sinon que, dans le grand conllit entre l'ordre
établi et la liberté, la haute Eglise, plus vigoureusement que ja-
mais, se prononce contre la liberté ?
A cela s'ajoute évidemment le fait que, comme aux deux siècles
précédents, les philosophes qui défendent la morale nuancée la pré-
sentent comme une doctrine anti-chrétienne et d'un air de défi.
l'Eglise lettrée relève le gant et croit sans doute de plus en plus qu'en
combattant les idées nouvelles elle combat ses ennemies. Pour nous,
ce qui continue, c'est la lutte engagée depuis des siècles entre la mo-
rale du peuple et la morale de l'élite. Une première fois, celle-ci
vient de vaincre. Avec la Révolution, elle va remporter une seconde
victoire.
CHAPITRE IV
La Révolution : seconde victoire de la Morale nuancée
Avec la Révolution, la morale nuancée triomphe.
Quelques historiens s'y sont mépris. Frappés par certains faits
saisissants, ils ont cru que la Révolution avait balayé d'un coup tout
le passé, inscrit le droit à la mort parmi les droits de l'homme. La
société nouvelle, écrit par exemple M. Garrison, « reconnut à
l'homme le droit de disposer de sa vie ». (i) Si cette formule était
exacte, il n'y aurait pas de victoire de la morale nuancée, il y aurait
intrusion soudaine d'une autre morale simple, substituant à l'aveugle
hostilité du moyen âge une complaisance aveugle. Bref il y aurait
une rupture étrange avec le passé.
Mais les faits nous montrent tout autre chose.
La Révolution ne proclame pas le droit au suicide. Elle n'attaque
pas, elle ne désavoue même pas la vieille morale formulée qui con-
damne la mort volontaire. Elle frappe certains suicidés. Elle n'accroît
pas le nombre des suicides.
Ce qu'elle fait, c'est d'abolir officiellement la vieille législation
contre les suicidés et c'est de mettre à la mode, non le suicide, mais
certains suicides. Bref, c'est d'asseoir solidement la moralle nuancée
dans le droit écrit et dans les mœurs.
Ce faisant, la Révolution ne fait pas brusquement table rase du
passé. Au contraire, elle achève l'œuvre instaurée par la Renaissance,
sourdement poursuivie au xvne siècle, reprise et en partie menée à
bien par le xvme. Ce qui donne une impression de brusquerie, c'est
le preste, c'est la façon de faire, ici comme ailleurs promplc et sou-
veraine : d'un coup, sans phrases, presqu'en un jour, le vieux droit
e>t condamné ; d'un élan, l'élite retrouve la haute tradition du stoï-
cisme romain ; le tout en quelques années, dans cette brève période
héroïque que clôt la fin des derniers Montagnards ou la mort des
babouvistes. Mais vitesse n'est pas brusquerie : si la loi et les mœurs
sont si promptes, c'est qu'un lent travail a tout préparé ; si ces cinq
années vont si vite, c'est qu'elles sont poussées par trois siècles.
(1) P. 157.
(588 LA RÉVOLUTION
Il n'y a pas, pendant la Révolution, un enthousiasme aveugle pour le suicide ;
on voit la morale simple survivre : 1) Dans les manuels de morale, le roman
et le théâtre, les journaux, les opinions exprimées dans les sections, les clubs
et les assemblées ; 2) dans le droit ; 3) dans les mœurs.
Il s'en faut que les hommes de la Révolution aient montré pour
le suicide un enthousiasme bruyant et sans nuances.
Madame de Staël exceptée, les grands écrivains d'alors ne traitent
pas ila question du suicide : rien dans les œuvres de Volney (i). De
Condorcet, un mot seulement et dans un ouvrage antérieur à la
Révolution. Je ne connais pas de discours dans lequel Mirabeau,
Vergniaud, Danton, Robespierre, Saint-Just aient exprimé leur senti-
ment- Les débats sur le code pénal ne donnent naissance à aucune
discussion morale sur la mort volontaire.
Ce silence de la morale écrite suffirait déjà à prouver que la Révo
lution n'a pas systématiquement exalté le suicide. En voici une autre
preuve : divers écrivains, animés de l'esprit rouveau publient, à
partir de 1789 (2), un certain nombre de manuels et catéchismes
destinés à l'enseignement moral. Or, dans ces petits ouvrages, je ne
trouve pas une seule déclaration favorable à la mort volontaire en
général. Nulle part une phrase, un mot pour dire ou insinuer que
l'homme ait le droit de disposer de sa vie, que le suicide soit en lui-
même chose licite ou héroïque. La plupart des manuels ne traitent
pas la question, ce qui serait inexplicable s'il y avait un désir réfléchi
de transformer sur ce point la morale ; d'autres disent que l'homme
(1) Riennotamment dans La loi naturelle ou le Catéchisme du citoyen français, P.
1793, bien qu'au chapitre sur le courage on s'attende à voir traiter la question.
(2) Tous ces catéchismes et manuels ont été étudiés par Beurdeley, Les caté-
chismes révolutionnaires, P. 1893 ; il s'en trouve dans Tourneux (III, p. 568)
une liste que mes recherches m'ont permis d'allonger un peu ; ouvrages cités
dans ce chapitre : B. D., Petit code de la raison humaine, P. 1789 (une première
édition avait paru en 1774 ; Bourdon, Recueil des actions héroïques et civiques
des républicains français (impr. par ordre de la Convention, an II) ; Bon-
guyod, Essai d'un catéchisme sur les droits et les devoirs de l'homme (impr. par
ordre de la Conv., s. 1. n. d.) ; Catéchisme moral républicain à l'usage des jeunes
gens des 86 départements, Reims, s. d. ; Cours d'instruction à l'usage des jeunes
républicains, 2e éd., revue p. Dusausoy, an II*; Chemin, Code de religion et de
morale naturelle à l'usage des adorateurs de Dieu et des Amis des hommes, P.
an VII ; Croiszetières, Poésies morales et philosophiques, P. an X ; La civilité
républicaine, contenant les principes d'une saine morale à l'usage des écoles
primaires, par le citoyen Gerlet, Amiens, 3e année républicaine ; Harmand,
Catéchisme de morale pour l'éducation de la jeunesse, Orléans, 1792 ; Henriquez,
Morale républicaine en conseils et en exemples, P. an III ; Instruction élémentaire
sur la morale religieuse, p. l'auteur du Manuel des Théophilanthropes l P. 1797.
LA MORALE SIMPLE : LES MANUELS 689
a le devoir de conserver son corps (i). Le Petit code de la Raison
humaine défend à l'homme. d'attenter à sa vie, sans alléguer même un
seul argument, comme si la question ne se posait pas (2). Le Caté-
chisme moral républicain appelle le suicide un crime (3). Croisze-
tières écrit :
Un soldat ne doit point abandonner la place
Qu'on ne vienne le relever (4).
Le catéchisme de Gerlet déclare : « Il y a plus de courage à souf-
frir ses disgrâces qu'à s'en délivrer par sa mort. Il est plus magna-
nime de suivre Régulus que d'imiter Caton » (5).
Le Journal des Théophilanthropes, qui s'intitule lui-même un
recueil de morale universelle, dit que l'amour de soi est la base de la
morale du genre humain et qu'il porte l'homme à veiller à « la con-
servation de son existence » (6). On lit, dans un Hymne à la Vertu
publié par ce même journal : ô Vertu, apprends « à l'homme supers-
titieux que la piété ne consiste pas dans le suicide », et, un peu plus
loin : a J'attendrai sans murmure et sans empressement que la mort
vienne me frapper » (7). Comme on voit, les Théophilanthropes ne
font que laïciser le vieil argument catholique qui interdit le suicide
au nom de la charité envers soi-même. Dans l'ensemble, la morale
écrite reprend les vieilles formules de la morale simple : n'étaient les
titres, on ne pourrait deviner qu'entre le Catéchisme du P. Corbin (8)
et celui du citoyen Gerlet il y a eu une révolution.
La morale simple apparaît encore çà et là au théâtre et dans le
roman (9). Dans Y Alexis de Ducray Duminil, Alexis et son précepteur
(1) Bonguyod, ch. iv. (2) Parag. 23 (3) cité par Beurdeley, p 82.
(4) P. 59. (5) P. 37. (6) 17 germinal an VI, p. 21. (7) Ibid., p. 18. Cf. 7ns-
tructions élémentaires, etc., par l'auteur du Manuel des Théo philanthropes,
p. 13 : « L'homme doit se conserver. » (8) Traité d'éducation morale, civilet etc.,
publié en 1787 ; sur le suicide, voir p. 68. (9) J'ai lu les ouvrages antérieurs
à l'Empire, indiqués dans le Manuel bibliographique de M. Lanson (ch. VI
et VII). Au théâtre, il y a, à côté des œuvres intéressantes au point de vue
littéraire, toute une production « révolutionnaire » importante pour l'histoire
des idées et des mœurs. L'ouvrage de Welschinger [Le théâtre révolutionnaire,
P. 1880) n'en fait pas ressortir tout l'intérêt. J'ai lu, parmi les pièces de ce
genre : 1° quelques-unes de celles qu'indique Tourneux (111,722 ss.) et qui se
trouvent à la Bibliothèque Nationale; 2° celles que contient le recueil factice
de la Bibliothèque de l'Université de Paris, 4 vol. in-8°. Ouvrages cités
dans ce chapitre : Chalumeau, L'adultère, drame, P. 1791 ; Chéron de la
Bruère, Caton d'Utique, P. 1789 ; Ducray-Duminil, Victor ou l'enfant de la
forêt, P. an V ; Cœlina ou V enfant du mystère, P. an VII ; Alexis ou la maison-
nette dans les bois, P. 1789; Louvet, Emilie de Varmont ou le divorce nécessaire
et les amours du curé Sévin, P. 1791, 3 vol. ; Arnault, Théâtre, t. I, II, III, des
Œuvres, P. 1824, Buffardin, Sextius et Brutus, P. 1796 ; Dumaniant, Cor a,
1793 ; Laignelot, Rienzi, 1790, Legouvé, Epicharis et Néront an II ; Quintus
Fabius, an III, dans Œuvres.
44
690 LA RÉVOLUTION
roncont:v;ii un homme près de BC Itter et s'écrient au&sitôt : « qui
nous porte ;> '-''Ht' action si indigne d'un homme courageïixp » (i) Le
Marins d'Aruaull déclare : « Mourir, c'est fuir, vivons ! » (2) Fait
plus intéressant, le suicide est parfois nettement condamné dant do-
pièces spécialement écrites pour propager l'esprit révolutionnaire
et les idées des patriotes. Dans le Couvent ou les vœux forcés, de la
fameuse Olympe de Gouges, le Chevalier, désespéré de perdre Julie,
veut se tuer. Loin de s'émouvoir, « le commissaire » dit froidement :
« Soldats, saisissez ce jeune insensé )). Dans la Discipline répu-
blicaine, Justine demande à son amie Cécile, dont l'amant vient de
partir au combat : s'il mourait, lui survivrais-tu? « Cécile donnerait
des larmes à sa mémoire, répond la vertueuse jeune fille, mais elle
aurait le courage de lui survivre. Ma mort serait inutile à la prospé-
rité publique. L'esclave ne sait que mourir, l'être libre sait faire
plus )) (3).
Dans Charles et Victoire, du citoyen Valcour, Charles, jeune héros
auquel on refuse celle qu'il aime, saisit ses pistolets. Un juge de
paix, le sage de la pièce, l'arrête : « Avez-vous le droit de disposer de
votre existence? Vos jours n'appartiennent-ils point à la patrie? Quel
fruit retirera-t-elle de votre désespoir? Quand elle a besoin de défen-
seurs, le suicide est la mort d'un lâche » (4).
On pourrait croire que la presse du moins rend un autre son et
que, par la façon dont elle relate les suicides de l'âge héroïque, elle
entretient des sentiments d'admiration pour la mort volontaire. Mais
il n'en est rien. Seule, je crois, la mort de Beaurepaire émeut vérita-
blement l'opinion. Quant aux suicides et aux tentatives de suicides
des Girondins, des Montagnards, des Babouvistes, non seulement ils
n'excitent aucun commentaire admira tif ou respectueux, mais les
journaux en parlent à peine. La mort de Condorcet, celle de Roland,
de Clavières, ne font aucun bruit. Des tentatives comme celles de
Babeuf, de Robespierre jeune ne sont même pas signalées. La ques-
tion de savoir si Robespierre a essaye de se tuer ne semble pas intéres-
ser la presse. Quand Dufriche-Valazé se frappe en plein tribunal,
il semble que cette fin dramatique doive émouvoir tous les journaux,
P. 1826, 3 vol. ; Lemercier, Isule et Orovése, 1803 (joué en 1797) ; Lesur,
L'apothéose de Beaurepaire, s. d. (j. en 1792) ; Loaisel-Tréogate, Le château du
Diable, 1792 ; Monvel, Mathilde, an VII ; Moline et Pages, Le naufrage
héroïque du Vaisseau Le Vengeur, an III; Olympe de Gouges, Le couvent ou
les vœux forcés, 1790 ; Lava, Les dangers de l'opinion, P. 1790 ; Sobry, Thèmis-
tocle, P. 1797; Tardieu, "Caton d'Utique (Y. th. 2805) ; Trouvé, Pausanias,
1810 (j. en 1795) ; Valcour, La discipline républicaine, P. 1794; Charles et
Victoire, P. 1794 ; citoyenne Villeneuve, Les crimes de la noblesse, an II ;
Zélia, drame, 1793 ; Gerirude ou le suicide du 28 décembre, 1792.
(1) Marius à Minturnes, II, 1. (2) Alexis, I, p. 115. (3) Acte I. (4)
II, 7.
LA MORALE SIMPLE : LA PRESSE 691
^remplir des colonnes. La nouvelle tient en deux lignes. Seul, l'auteur
du Glaive vengeur a un mot d'hommage, et combien discret ! Valazé.
dit-il, « est le seul de ces vingt et un scélérats qui ait développé une
sorteKde caractère » (i). Les Annales de la République française disent
simplement :« Cet événement excita un petit mouvement dans la
salle » (2).
Que la presse ne se soit pas sentie libre pour apprécier ces suici-
des politiques, ce n'est pas douteux. Je ne prétends pas que son indif-
férence apparente réponde aux sentiments du public. Mais ce qui esi
certain, c'est qu'elle ne prêche pas l'admiration pour le suicide. Non
seulement elle n'exalte pas les hommes illustres qui se tuent, mais
elle n'a aucune complaisance particulière pour les suicidés ordinaires.
J'ai parcouru, un peu au hasard, plusieurs volumes de la Chronique de
Paris, du Journal de Paris, du Journal général de la Cour et de la
Ville, des Actes des Apôtres, du Père Duchesne. J'y ai trouvé fort peu
de suicides. Des journaux comme le Père Duchesne n'en signalent
aucun. Dans Iles rares comptes rendus que j'ai trouvés ailleurs,
je ne note pas un seul mot favorable à la mort volontaire.
Il y eut bien sans doute pendant la Révolution, comme en tout
temps, des suicides qui firent quelque bruit. Mais je n'en connais pas
qui aient excité l'intérêt ou l'attendrissement comme l'avaient fait
au xvine siècle ceux des soldats de Saint-Denis et des amants de
Lyon. Le seul exemple que j'aie rencontré est le suicide d'un guiche-
tier du Châtelet, arrêté sur le soupçon d'avoir fait évader des pri-
sonniers inculpés de vol de vases sacrés. L'affaire, je ne sais pour-
quoi, causa quelque émotion, car il en existe une relation impri-
mée (3) et nous avons également une « Réponse » (à) à cette relation.
Mais les seules réflexions morales qui se trouvent dans ces deux écrits
sont les suivantes: « Tout homme qui croit à l'éternité sait qu'il n'y a
que l'Etre suprême qui soit l'arbitre de la vie des hommes ; qu'il est
défendu par les lois divines et humaines de tuer et de se tuer. La vie
est un présent du ciel dont la disposition appartient à la Société.
Quel terrible exemple de l'oubli de Dieu, du mépris de sa loi sainte
et de l'ignorance de ses jugements! Notre âme est immortelle. Périsse
donc toute philosophie contraire à la vérité d'une éternité heureuse
ou malheureuse! » /
Dans les sections et les sociétés populaires, on voit apparaître
ça et là des sentiments de réprobation pour le suicide. A Lyon,
(1) Cité par Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire, t. 1, p. 421.
(2) 12 brumaire an II (2 nov. 1793), p. 1439. (3) Suicide horrible commis à
onze heures du matin dans une chambre basse à l'hôtel de la Mairie, s. 1. n.
d. (Bibl. Nat., Lb 39, 9097). (4) Imposture horrible débitée dans Paris à
l'égard d'un suicide commis à la mairie, s. 1. n. d. (Lb 39^ 9393).
692 LA EÉVOLUTION
en frimaire, an II, un ami de Chalier, Gaillard, se voyant exposé
aux coups des contre-révolutionnaires, se tue. « Le lendemain de
cet événement, dit Morin, dans son Histoire de Lyon, on en dis-
courut dans la société populaire (de Lyon), qui, considérant le
suicide au point de vue moral que le christianisme a introduit,
taxa Gaillard de faiblesse et de lâcheté et censura sa mémoire par
une délibération expresse ». Morin ajoute que « les Jacobins étran-
gers envisagèrent le fait sous un aspect opposé et s'irritèrent vive-
ment de la flétrissure portée contre un martyr du patriotisme » (i).
Mais, si Gaillard est, en fin de compte, associé à Chalier par la
reconnaissance des patriotes, la chose ne va pas sans résistance. A la
séance des Jacobins du 3 nivôse, an II, Collot d'Herbois, après
avoir annoncé que Gaillard « s'est tué de désespoir, se croyant
abandonné », ajoute : « Non, quoi qu'on en dise, mon collègue
Gaillard n'était point faible; toujours il a combattu avec courage
l'aristocratie. C'est lui qui, le 10 août, monta le premier à l'assaut
contre le tyran et reçut de larges blessures. Son ombre semble se
présenter devant vous. Elle nous dit : non, je n'étais point un
homme faible; je n'ai point pâli sous le poignard des ennemis du
peuple... » (2). Le soin même que met Collot d'Herbois à disculper
Gaillard, la phrase : non, quoi qu'on en dise, il n'était pas faible,
prouvent assez que, même aux Jacobins de Paris, le suicide avait
soulevé des protestations.
Quand Paris, l'assassin de Lepelletier-Saint-Fargeau, se tue, les
Amis de la Liberté et de l'Egalité de Lagardelle se félicitent, dans
une adresse à la Convention, de cette fin infâme : car, pour un tel
criminel, « la main du bourreau n'eût pas été assez infamante » (3).
De même la Société populaire de la commune de Castillon, sur
le territoire de laquelle des Girondins se sont tués, écrit, dans un(
lettre à la Convention, que les traîtres ont eu « une fin ignomi-
nieuse » (4).
Les membres du Comité de sûreté générale qui interrogent
Adam Lux, lui remontrent qu'il « était insensé » de vouloir se
détruire. Lorsqu'il comparaît devant le Tribunal révolutionnaire,
Dumas lui dit : « Je vous observe que, quand on est bon citoyen,
on ne verse son sang que pour sa patrie ou pour sa liberté » (5).
En 1791, à la Constituante, Pétion, parlant contre la peine de
mort, allègue que nous ne pouvons pas reconnaître à un autre
(1) P, 1847, 3 vol. in-8°, t. III, p. 527. (2) Moniteur (réimpression)
XIX, 43. (3) Tuetey, Répertoire général de VHist. de Paris pendant la
Révol.t t. VIII, numéro 1386. (4) Publiée par le Moniteur, le 20 messidor
an II. (5) Welschinger, Adam Lux et Charlotte Cordayl Amiens, 1888, p. 15
et 20.
LA MORALE SIMPLE : VALANT 693
homme le droit de nous tuer, puisque notre vie ne nous appartient pas
et que nous n'avons pas le droit de nous tuer nous-mêmes. Il dit
cela comme une chose évidente, et, au cours de la discussion, nul
ne conteste l'argument (5).
Le 21 vendémiaire an IV, la Convention invite la Commission
des Onze à présenter un rapport sur l'abolition de la peine de mort.
En brumaire, elle ordonne l'impression d'un travail de J.-H. Valant
intitulé : De la garantie sociale considérée dans son opposition avec
la peine de mort (i). Comme Pétion, Valant veut prouver que l'hom-
me, n'ayant pas le droit de vie et de mort sur lui-même, ne peut
transférer ce droit à un tiers. Mais, au lieu d'affirmer sans discussion
que le suicide est illicite, il prend soin de l'établir et consacre tout un
chapitre à la question. Le suicide est contraire à la nature — qui
méprise sa vie devient maître de celle d'autrui ; un innocent ne doit
jamais se tuer, car il y a de la démence à se punir des fautes d'autrui.
Après avoir posé ces trois principes, Valant examine les dix cas « dans
lesquels Juste Lipse admet le suicide du sage » :
i° Le sage peut se tuer pour la patrie. — Non, il est beau de bra-
ver, pour elle, la mort, « mais il est absurde de se la donner ». Cur-
tius est un « fou », un a fanatique ». '
2° Le sage peut se tuer pour servir un ami. — Qui va à la mort
pour un ami ne peut être appelé suicide. L'acte de Loizerolles n'a
aucun rapport avec le « forfait de Caton ».
3° Le sage peut se tuer par crainte. — Non. On ne doit jamais
désespérer, et on ne devait pas se tuer sous la tyrannie de la Mon-
tagne.
4° Le sage peut se tuer quand il lui est impossible d'être utile.
— Non, on peut toujours être utile, ne fût-ce qu'en donnant
l'exemple de bien supporter la souffrance.
5° Le sage peut se tuer pour se soustraire à l'opprobre. — Non,
il n'y a pas opprobre où il n'y a pas crime.
6° Le sage peut se tuer pour en finir avec la pauvreté. — Non,
on peut trouver le bonheur dans la pauvreté.
7° Le sage peut se tuer lorsqu'il est atteint d'un mal incurable.
- — Non, qu'il vive pour profiter « de la tendresse » des hommes.
8° Lorsqu'il a été châtré. — Non, Origène et Abélard ont été
utiles.
9° Lorsqu'il souffre d'une douleur aiguë. — Non, il y a démenœ
à céder à une douleur brève.
io° Lorsqu'il se sent atteint de décrépitude. — Non, c'est un
crime « aux yeux de la philosophie (2) ».
(1) Moniteur (réimp.), VIII, 548. (2) Brumaire an IV (Bibl, Nat., Le, 38,
1692). (3) Question VIII : Du suicide, p. 30 ss.
<394 LA RÉVOLUTION
A lui seul, ce travail de Valant, (que je n'ai vu citer nulle part)
suffirait à prouver que la Révolution n'a jamais eu la pensé'
glorifier officiellement le suicide et de jeter bas l'ancienne morale
écrite. L'auteur se place au point de vue philosophie et il évite d'allé-
guer contre la mort volontaire l'argument religieux. Mais sa doc-
trine est aussi rigoureuse, aussi simple que celle de saint Augustin.
Elle condamne saus les nommer, mais en les désignant nettement,
Condorcet, Roland, Pétion et Buzot, tous les suicidés illustres du
temps de la Terreur. Elle condamne Caton comme criminel, Curtius
comme fanatique. Qu'un tel ouvrage ait été écrit en l'an IV, cela
seul indiquerait que la Révolution ne balaie pas d'un coup les for-
mules traditionnelles. Mais ce qui est autrement significatif, c'est
que la Convention ordonne l'impression de l'ouvrage. Sans doute
cet ordre ne constitue pas une approbation formelle de tout ce
qui s'y trouve contenu. Mais ce n'en est pas moins un honneur,
une sorte de prise en considération, et le chapitre sur le suicide
tient trop de place dans le livre pour n'avoir pas frappé les com-
missaires.
Ce qui m'a le plus frappé comme survivance de la morale simple,,
ce n'est pourtant pas cette manifestation de la Convention en faveur
d'un ouvrage aveuglément hostile au suicide, c'est le fait que la
mort Héroïque de Beaurepaire, exaltée d'abord avec enthousiasme,
est elle-même l'objet de réserves équivalant à des critiques. Sur
le moment, il ne s'était trouvé que « quelques officiers allemands »
pour vouloir traiter Beaurepaire comme un suicidé ordinaire et
faire jeter son corps à" la voirie, — encore leur avis n'avait-il pas
prévalu et, au rapport d'un témoin allemand, « tous ceux qui
avaient quelque noblesse d'âme » avaient proclamé hautement :
« qu'une telle mort était digne d'admiration et méritait de servir
d'exemple (i) ». Cependant, le 25 pluviôse, an II, la même section
qui avait jadis changé son nom de Section des Thermes de Julien,
en nom de Section régénérée Beaurepaire, quitte ce dernier nom
pour prendre celui de Section Chalier. Evidemment, l'assemblée
générale allègue des raisons politiques; elle veut effacer le sou-
venir d'un temps « où elle était dominée par une faction qui n'était
pas à la hauteur des circonstances ». Mais elle ajoute assez sèche-
ment qu'elle change de nom « sans rien préjuger de Beaurepaire,
qui a obtenu les honneur du Panthéon (2) ». Le 21 pluviôse,
an III, dernier changement : la section ne s'appelera plus Section
(1) Laukhard, Souvenirs, trad. par W. Bauer, P. 1915, in-16, p. 76. ^ (2) Ex
trait des registres du Procès-verbal de la section Chalier t (Bibl. Nat., Lb,
40/1765.
LE DÉCRET DU 29 BRUMAIRE 695
Chalier, mais, au lieu de reprendre le nom de Beaurepaire, elle
revient à son nom primitif (i).
Fait encore plus inattendu, Cavaignac, faisant, le 9 Février 1893,
un rapport à la Convention sur la reddition de Verdun, déclare : « Je
ne ferai aucune réflexion sur la mort de Beaurepaire; je laisse à
l'histoire le soin d'apprécier une action qui lui a mérité les honneurs
de l'apothéose. Je me contenterai d'observer qu'il est à regretter que,
cet officier, au lieu de se donner la mort, ne l'ait pas reçue de la
main d'un ennemi sur la brèche ou dans la citadelle » (2). Survi-
vance de la morale simple : Cavaignac ne regrette pas qu'un homme
comme Beaurepaire ait mis fin a une vie qui pouvait être utile à
la Nation. Il regrette qu'au lieu d'être tué, sans le vouloir, par l'en-
nemi il se soit volontairement frappé lui-même.
L'aversion pour la mort volontaire parait encore dans certaines
lois, dans certaines mesures prises soit pour empêcher les suicides,
soit pour punir les suicidés.
Si nombreux que soient les suicides de prisonniers, il ne faudrait
pas croire qu'on les autorisât officiellement. Wallon dit qu'on retirait
aux prisonniers leurs rasoirs (3). Tuetey cite une lettre d'un commis-
saire de police de la section de Henri IV signalant le danger « de
confier à la surveillance d'un concierge vingt-quatre condamnés à
mort qui cherchent à chaque instant à attenter à leurs jours » (4),
et une lettre du Ministre de l'Intérieur signalant également « l'état
déplorable des prisons de la Conciergerie « où vingt-sept condamnés
à mort cherchent à s'échapper ou à se détruire » (5). Dans une lettre
adressée au Président de la Convention, Fouquier-Tinville annonce
le suicide de Clavières et ajoute que, pour éviter à l'avenir que les
« conspirateurs » ne se tuent, il les fera garder à vue et fouiller.
En fait, la surveillance ne fut pas rigoureuse, mais enfin on ne lais-
sait pas officiellement aux prisonniers la liberté de se détruire (6).
En l'an II, un décret de la Convention porte un coup direct au
principe selon lequel le suicide éteint en tous cas l'action pénale.
A propos du général Houchard qui, condamné à mort, avait tenté
de se tuer, Montaut, à la séance de 29 brumaire an II, dépose une
motion relative aux suicides des condamnés : Houchard, dit-il en
substance, avait tenté de se détruire la nuit qui précéda sa condam-
nation. Gilbert Deroisins, qui avait 5oo.ooo livres de rentes, fit les
mêmes tentatives. Lidon, Roland se sont donné la mort : « par là
(1) Mellié, Les sections de Paris pendant la Révolution, P. 1898. (2) Mo-
niteur, réimp., XV, 403. (3) Hist. du Tribunal révolutionnaire, IV, 264.
(4) Tuetey, Répert.t VIII, 2867. (5) Jbid., VII, 1892. (6) Ibid., VIII, 1774.
LA RÉVOLUTION
ils ont soustrait leurs biens à la République », car on ne confisque
que lorsqu'il y a jugement et condamnation. Je demande que la Con-
vention décrète « que les biens de tous les individus mis en état d'ac-
cusation ou hors la loi qui se donneront la mort seront confisqués au
profit de la République ». Sinon, « il se trouvera une infinité de scé-
lérats qui, au moment ou ils verront que leur tête va .tomber sur
l'échafaud, se donneront la mort pour conserver leurs biens à leur
famille ». Pons (de Verdun) déclare qu'il a, sur la question, un rap-
port fait au nom du Comité de législation, (rapport que je n'ai pu
trouver). Thuriot dit : « Cette proposition peut être juste ; mais elle
demande à être méditée. Je crois bien qu'un accusé qui se tue se dé-
clare par là même coupable ; mais alors le tribunal pourrait examiner
les faits et prononcer la saisie des biens dans le cas où le suicide serait
reconnu criminel ». Montaut oppose à Thuriot la question préalable :
qui refuse de comparaître devant un tribunal de patriotes « se juge
lui-même ». Bourdon (de l'Oise) demande que le décret s'étende à
ceux qui se feraient tuer par un tiers. — « Et de même, dit Léonard
Bourdon, à ceux qui seraient simplement renvoyés devant le tribu-
nal révolutionnaire » (i).
Toutes ces propositions sont renvoyées par la Convention à l'exa-
men du Comité de législation. Mais le décret fut bien rendu réelle-
ment, et le même jour, car le texte s'en trouve dans le Procès-verbal
de la Convention (2) : « Art. I, Les biens de tout individu décrété
d'accusation 'ou contre lequel l'accusateur public du Tribunal révo-
lutionnaire aura formé l'acte d'accusation et qui se donnera la mort
sont acquis et confisqués au profit de la Nation de la même manière
et dans les mêmes formes que s'ils y avaient été condamnés. Art II,
Le présent décret aura son exécution à compter du 10 mars 1793,
jour de la formation du Tribunal révolutionnaire. La Convention
renvoie à son Comité de législation pour lui présenter une nouvelle
rédaction, les articles additionnels et les moyens d'exécution du pré-
sent Décret ».
Le Décret ne fut pas longtemps appliqué : le i3 floréal an III,
la Convention décrète que les biens confisqués seront rendus aux
familles (3). Mais il prouve que le suicide n'excitait pas alors assez
de respect ou d'admiration pour qu'on le considérât comme éteignant
le crime. Par cette mesure, «la Convention s'engagait exactement dans
la même voie où s'étaient engagés les empereurs romains lorsqu'ils
avaient commencé à punir certains suicidés. J'ai cité le texte et les
principaux passages de la discussion pour bien montrer qu'il n'y a
de la part de la Convention aucun désir de châtier le suicide en tant
(1) Moniteur, réimpr., XVIII 479. (2) Duvergier mentionne le'Décret sans
en donner le texte. (3) Wallon Hist. du Trib. résolut. , VI, 129.
PEINES INFLIGÉES A DES CADAVRES 697
que suicide. Comme au temps de l'empire romain, il s'agit surtout
d'une mesure fiscale. Mais le suicide lui-même se trouve atteint de
biais. Il n'est plus assimilé à la mort naturelle, qui, elle, suffit tou-
jours à éteindre l'action pénale. Il passe pour un aveu de culpabilité,
l'indice d'une mauvaise conscience (i). Le Décret de la Convention
est même à cet égard plus net que l'ancienne législation romaine :
car les empereurs autorisaient les héritiers à reprendre le procès in-
terrompu par le suicide, et à prouver l'innocence du mort (c'est à
peu près ce que propose Thuriot); la Convention au contraire, en
prononçant ipso facto la confiscation,^ fait de la mort volontaire, non
plus une présomption, mais un aveu formel; et déjà Thuriot lui-
même dit maladroitement : on confisquera les biens « quand le sui-
cide sera reconnu criminel ».
Non seulement la Convention n'hésite pas à confisquer les biens
de certains suicidés, mais les usages de justice sont parfois impitoya-
bles à ceux qui se tuent.
Des condamnés qui ont essayé de se détruire sont portés, blessés,
mourants, à l'échafaud. Une lettre de l'accusateur public près le Tri-
bunal de Seine-et-Oise montre qu'il y a parfois sur ce point des hésita-
tion (2). Mais Ossëlin est jugé, ayant encore dans la poitrine le
clou avec lequel il a voulu se tuer (3). Robespierre, Soubrany, Bour-
botte (4), Babeuf et Darthé sont conduits mourants à la guillotine.
D'après Buonarroti, « le fer était resté enfoncé près du cœur »
dans la poitrine de Babeuf, et on le laisse souffrir toute la nuit (5).
Il y eut même des sévérités contraires à la loi et qui ne peuvent
s'expliquer que par une survivance des mœurs de l'ancien régime.
D'après Wallon, Fouquier-Tinville demande que Dufriche Valazé,
qui s'était tué devant le Tribunal, soit guillotiné avec ses complices.
On ne va pas jusque là, mais le Tribunal « ordonne que le cadavre
dudit Valazé sera placé dans une charette qui accompagnera celles
qui transporteront les complices au lieu de leur supplice, pour, après
leur exécution, être inhumé dans la même sépulture que lesdits con-
damnés, ses complices » (6). Le 16 mars 179/i, le Tribunal révolution-
naire de Marseille prononce dix condamnations à mort. « Au bas du
placard de ce jugement on lit la note suivante : « Etienne Goutte
et Jean Guérin ayant imaginé de se soustraire à l'infamie par le
suicide, le Tribunal, sur la réquisition de l'accusateur public, a
(1) L'idée se trouve exprimée dans le Journal de Paris du 30 brumaire an II :
« Plusieurs individus traduits aux tribunaux criminels révolutionnaires se
sont ôté la vie. Ces suicides attestaient sans doute leur crime... » (2) Tuetey,
JRépert., V, n. 4226. (3) Wallon, Hist. du Tr. révol., IV, 269. (4) Des Etangs,
Du suicide politique en France, P. 1860, p. 299 ss. (5) Buonarroti, Conspira-
tion pour l Egalité dite de Babeuf, Bruxellesl 1828,2 vol. in-8°, t. II, p. 61.
<6) Wallon, I, 421.
698 LA RÉVOLUTION
ordonne le transport ;i t'échafaad dos corps de ces criminels v<
de la chemise Touge, pour être joints à ceux de leurs coopérateur-
contre-révolution qui ont été exécutés » (i).
Parfois même on envisage des mesures destinées à flétrir un sui-
cide aux yeux de la postérité. Le i3 novembre 1 7 < » ' > . les repn
tants en mission dans la Seine-Inférieure écrivent à la Convention
qu'ils ont trouvé le corps de Roland et ses papiers : « La Convention
nationale, ajoutent-ils, trouvera peut-être nécessaire de faire planter
sur la fosse un poteau sur lequel sera une inscription qui transmettra
à la postérité la fin tragique d'un ministre pervers qui avait empoi-
sonné l'opinion publique » (2). Le 11 messidor an II, Jullien demande
au Comité du Salut public si « à la place où Pétion et Buzot se sont
tués on ne devrait pas graver sur une pierre une inscription qui tran-
mettrait à la postérité leur crime et leur mort bien propre à inspirer
l'horreur à quiconque voudrait les imiter » (3). Une pétition adressée
à la Convention par Victoire Baudry, veuve de Buzot, dit que « leur
maison à Evreux fut démolie et rasée, qu'au milieu de ses affreux
décombres fut plantée une potence signe d'un honteux supplice » (4)
— dernier vestige des vieilles peines qui avaient autrefois frappé
le suicide et le crime de lèse-majesté.
Enfin, la mode qui pousse au suicide tant de personnages illustres,,
se heurte à des résistances. Des condamnés refusent de se frapper,
d'autres se défendent d'en avoir la pensée. Selon le Journal de Parisy
Louis XVI, lorsqu'on lui ôte son couteau, déclare : « Me croirait-on
assez lâche pour me détruire ? a (5) D'après le récit d'un témoin
publié par le Moniteur, Charette, pendant que les juges se sont retirés
pour voter, a répondait à ceux qui s'étonnaient de ce qu'il ne se fût
pas tué, que le suicide avait toujours été loin de ses principes et qu'il
le regardait comme une lâcheté » (6). D'après Des Etangs, Vergniaud..
lorsqu'on lui oflre du poison, refuse de s'en servir; Lavoisier répond
à l'offre : « Nous n'avons point à redouter la honte » (7).
Fait plus important, il ne semble pas que , durant la période
héroïque de la Révolution, les suicides soient particulièrement nom-
breux. D'après une légende répandue par Falret et reproduite dans
un certain nombre de livres et d'articles sur la mort volontaire, il
y aurait eu à Versailles, en 1793, treize cent suicides. Mais Des Etangs
relevant à la Mairie de Versailles tous les décès constatés en 1793,
(1) Gaffarel, La mission de Maignet (Annales de la Faculté des lettres
d'Aix, t. VI, num. 1-2, janvier-juin 1912. (2) Aulard, Recueil des Actes
du Comité de salut public, VIII, 400. (3) Tuetev, VIII, n. 3481. (4) Ibid.,
3490. (5) 22 janvier 1793. (6) Cité par l'Eclair, 7 août 1911. (7) Des-
Etangs, 72, 75.
LE NOMBRE DES SUICIDES NE S'ACCROIT PAS 699
n'arrive qu'au total de n44, « et le suicide, ajoute-t-il, n'y figure
que pour quelques unités » (i). Pour Paris, je n'ai trouvé nulle part
un chiffre quelconque. Les journaux qui publient le nombre des
décès n'indiquent pas celui des suicides. Mais quelques déclarations
donnent à penser que les suicides sont plus nombreux en 1790 et
après 1794 qu'au fort de la période héroïque.
En 1790, le Journal général de la cour et de la Ville écrit : « Les
suicides deviennent tous les jours plus fréquents; quelquefois la mi-
sère, plus souvent le désespoir, telles sont les vraies causes qui enga-
gent tant de malheureux à mettre un terme à leurs maux en abrégeant
leurs jours » (2).
De même, à partir de 1796, journaux et rapports de police s'ac-
cordent à signaler l'accroissement du fiiombre des suicides : « Le
nombre des suicides, dit le Messager du Soir du 27 floréal an III,
devient véritablement effrayant », et un rapport de police en date
du même jour confirme ce renseignement. Un rapport du 4 frimaire
an V, (24 nov. 1796) déclare : « Beaucoup de suicides, que l'on exa-
gère et auxquels on donne pour motifs la misère et le désespoir ».
La Sentinelle du 28 prairial an V, (16 juin 1797) dit qu'on compte
soixante suicides depuis le mois de nivôse dans le canton de Paris. ».
Un rapport" du 26 floréal an VI (i5 mai 1798) cite un extrait du
Journal de l'Indépendance selon lequel il y aurait plus de suicides
dans la seule ville de Paris que dans toutes les capitales de l'Europe
réunies (3).
Or, tandis qu'on se plaint du grand nombre des suicides avant
et après la période héroïque de la Révolution, durant cette période
elle-même, j'ai cherché en vain une plainte analogue. Non seulement
les principaux journaux ne signalent pas un accroissement du nom-
bre des suicides, (le silence aurait pu leur être imposé), mais les
rapports des observateurs sur l'esprit public, qui relatent çà et là
quelques morts volontaires, ne se plaignent pas plus que les jour-
naux : dans ceux qu'a publiés Tuetey, je n'ai pas trouvé une
seule phrase analogue à celles qu'on trouve couramment à partir
de 1797.
D'autre part, le seul chiffre précis, celui qui signale, en 1797,
soixante suicides pour une période de cinq mois, n'indique pas une
moyenne supérieure à la moyenne annuelle de 1^7 indiquée par Mer-
cier pour les années antérieures à la Révolution. Or, ce chiffre se
rapporte à une époque où, d'après plusieurs témoignages, le nombre
des suicides est en plein accroissement. Force serait donc bien
(1) Des Etangs, 214-215. (2) 13 août 1790. (3) Tous ces textes sont cités
>ar Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne, Ij 723î 722 ; III, 590 ;
V, 180, 663.
700 LA RÉVOLUTION
d'admettre qu'au fort de la Révolution, au moment de la Terreur,
la moyenne annuelle des suicides à Paris est moins élevée qu'au
cours des dernières années de l'ancien régime.
II
Victoire de la morale nuancée : 1) Elle s'affirme dans un ouvrage de Mme de
Staël ; 2) le roman et le théâtre restent fidèles à la tradition du xvne et
du XVIIIe siècles ; 3) le crime de suicide disparaît de nos lois sans que cette
disparition soulève aucune protestation ; 4) le droit canonique cesse
d'être appliqué ; 5) certains suicides sont exaltés dans les manuels, les
journaux, au théâtre, dans les sections et les assemblées ; 6) certains sui-
cides, sans être exaltés, n'en sont pas moins à la mode.
Tous les faits qu'on vient de voir montrent que la Révolution
n'a pas pour le suicide un enthousiasme indiscret, que, loin de lancer
une morale nouvelle, aveuglément complaisante à la mort volontaire,
elle subit souvent l'ascendant de la vieille morale simple. Mais on
tomberait d'une erreur dans une autre, et dans une autre infiniment
plus grave, si, trop attentif aux survivances, on méconnaissait l'œu-
vre décisive accomplie par la Révolution, le triomphe de la morale
nuancée.
Comme on a pu le voir, c'est surtout dans le monde des formules
que la morale simple continue à s'affirmer. Dans le monde du droit,
nous n'avons relevé qu'une mesure oblique contre certains suicidés,
quant aux cruautés exercées contre des blessés, contre des cadavres,
ce sont autant de faits isolés qu'on risque de grossir en les groupant
et qui s'expliquent plutôt par l'horreur des « traîtres » que par l'hor-
reur du suicide. La citadelle solide de la morale simple au temps
révolutionnaire, c'est bien uniquement la formule, la phrase qui dé-
clade le suicide un crime. Passons à la morale nuancée, c'est exac-
tement l'inverse : les phrases en sa faveur sont relativement rares.
Mais dans le droit et les mœurs, elle est souveraine, elle semble ba-
layer sa rivale.
Parmi les grands écrivains du temps, Mme de Staël est seule, à
ma connaissance, à traiter la question du suicide en montrant sa
complaisance pour certaines morts volontaires. Mais elle la montre
franchement. Le suicide d'amour lui paraît tout simple : la douleur
qui suit la mort de l'être aimé « est la moins redoutable de toutes :
comment survivre à l'objet dont on était aimé ? » Le suicide dû au
dégoût de la vie suppose une âme capable de méditation : il faut,
pour s'y résoudre, « des réflexions profondes, de longs retours sur
soi ». Enfin le suicide qui suit une faute prouve un reste de noblesse :
« Il serait difficile de ne pas croire à quelques mouvements de généro-
sité dans l'homme qui, par repentir, se donnerait la mort ». Les
LA MORALE NUANCÉE : MADAME DE STAËL 701
* vrais criminels se tuent rarement. La Providence « n'a pas voulu
leur laisser cette sublime ressource », et « il y a quelque chose de
sensible ou de philosophique dans l'action de se tuer qui est tout à
fait étranger à l'être dépravé » (i). Cette dernière phrase semble louer
le suicide en général. Mais, si Ton s'arrête aux exemples concrets,
il saute aux yeux que Mme de Staël n'a en vue que certains suicides
dus à la passion, à la réflexion philosophique, au remords. C'est donc
bien la morale nuancée qui s'affirme. Ce qui fait la nouveauté du
livre, c'est qu'elle s'exprime avec une espèce de ferveur, d'enthousias-
me raisonné. La question de savoir si le suicide est en certains cas
licite ou illicite passe au second plan : avant tout, il est beau, émou-
vant, généreux. Mme de Staël ne l'excuse pas en tel ou tel cas : elle y
pousse. Peu après avoir écrit ces pages ardentes, elle se repentit
« d'une parole inconsidérée ». Ses Réflexions sur le suicide
sont écrites pour faire amende honorable à la morale simple (2). Le
premier livre, publié en 1796, n'en porte que plus nettement la mar-
que de son orgine révolutionnaire : d'où viendrait cet enthousiasme
passager, au lendemain de la Terreur, sinon de l'émotion encore vive
et fraîche qu'avaient fait naître dans les cœurs « sensibles » tant de
suicides d'hommes vertueux?
A Ste-Pélagie, Madame Roland, décidée à se laisser mourir de
faim, (elle espérait alors éviter la confiscation qui eût ruiné sa fille)
pose nettement le principe de la morale nuancée : « La vie est-elle
un bien qui nous appartienne? Je crois à l'affirmative; mais ce bien
nous est donné à des conditions sur lesquelles seules l'erreur peut
tomber. Tant qu'il existe devant nous une carrière où nous pouvons
pratiquer le bien et donner un grand exemple, il convient de ne point
la quitter; le courage consiste à la remplir en dépit du malheur.
Mais, si la malveillance y prescrit un terme, il est permis de le devan-
cer, surtout si la force de subir son dernier effort ne doit rien pro-
duire d'avantageux à personne... » (3) C'est encore de sa prison que
Mme Roland écrit pour Buzot : « ...Si l'infortune opiniâtre attache
à tes pas quelque ennemi, ne souffre point qu'une main mercenaire
se lève sur toi, meurs libre comme tu sus vivre, et que ce généreux
courage, qui fait ma justification, l'achève par ton dernier acte » (4).
Même dans ces petits manuels de morale qui conservent si fidè-
lement la doctrine traditionnelle, j'ai trouvé, une seule fois il est
vrai, un éloge de Caton : « Caton, dit le Cours d'Instruction à l'usage
des jeunes républicains, était trop courageux pour redouter la vie;
mais elle lui était inutile; il ne peut plus sauver Rome; il se pénètre
(1) De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations ,
1796. (2) Voir infra, ch. V. (3) Mes dernières pensées (Mémoiresl éd.
Perroud, t. II, p. 267). (4) Ibid., p. 270.
702 LA BÉVOLUTION
des grandes vérités que l'Etre suprême plaça dans nos ftmet ;i côté
de l'existence, sentiment sublime qui élève l'homme ,*i
reve*f. Immortalité de rame, appui de la vertu, consolation de l'in-
fortune, inspire nos jeunes gens, soutiens nos vieillards! Tu occupas
Les dernières pensées de Caton... Inutile à la terre, d'où la vertu lui
paraissait exilée, il lui tarde de voler dans son asile... Caton déchire
B6S blessures et lègue à l'univers la haine du despotisme et l'horreur
des rois. » De môme Brulus « se jette sur son épée, et son âme im-
mortelle retourne dans le sein de son Créateur » (r).
Ces déclarations en faveur de la morale nuancée ne sont pas nom-
breuses. Il est vrai que les opinions de Mme Roland, de Mme de Staël
ont une certaine puissance de rayonnements ; mais enfin ce n'est pas
dans la morale écrite que la Révolution fait son œuvre.
Au théâtre et dans le roman, la morale nuancée garde le terrain
conquis. J'ai cité plus haut quelques phrases empruntées à des pièces
révolutionnaires et qui condamnent le suicide. Mais, comme au
xviie et au xvine siècle, ce sont des phrases de façade. Dans l'en-
semble, la morale nuancée triomphe en action et même en paroles.
Morale en action : il est extrêmement rare qu'un personnage qui se
tue soit antipathique. J'en vois deux exemples dans Goelina (4). Mais,
en principe, on retrouve, excitant la même sympathie, les mêmes sui-
cides que dans la littérature des siècles précédents.
Suicides altruistes : le Thémistocle de Sobry (5), le C. Gracchus de
Chénier (6) se tuent pour le bien de la patrie ; Tardieu et Chéron de
la Bruère écrivent chacun un Caton d'Utique, Chénier un Brutus et
Cassius ; des héros meurent pour être utiles à leur bienfaiteur (7),
pour ne pas survivre à quelqu'un qui leur était cher (8).
Suicides destinés à sauver l'honneur : Arnault fait jouer une Lu-
crèce ; une héroïne de Ducray-Duminil se frappe en disant : « Nouvelle
Lucrèce, j'ai préféré la mort à l'infamie » (9) ; une autre qui s'était
remariée, se croyant veuve, se tue en voyant revenir son premier
mari (10) ; des criminels restés généreux préfèrent la mort volontaire
à la honte d'une arrestation (11) ; d'honnêtes gens aiment mieux se
frapper « d'un fer homicide» que commettre un crime et conseillent
aux autres de les imiter (12) ; des innocents injustement condamnés
(1) P. 53, cf. un éloge de Caton dans Croiszetières, p. 102. (4) V, 212 et
231. (5) Se. dern. (6) Caius Gracchus, III, 8. (7) Victor ou V enfant
de la forêt, p. 124. (8) Legouvé, Quintus Fabius, III, 12 ; Arnault, Marius à
Minturnes, II, 5, III, 6. (9) Cœlina, V, 16. (101 Victor, p. 165. (11) Monvel,
Mathilde, V, 4. (12) Victor, II, p. 105 ; Laignelot, Rienzi, III, 4; cf. Duma-
niant, Cor a (Welschinger, p. 342).
LA MORALE NUANCÉE : THEATRE ET ROMAN 703
se tuent (i), ou tout au moins, comme la fameuse Cœlina, prennent
leur élan pour se précipiter (2).
Suicides destinés à expier une faute (3), même involontaire :
Oscar, fils d'Ossian, se tue quand il a tué le mari de Malvina (4) ;
l'Emilie d'Arnault ayant dénoncé son père, traître à la patrie, refuse
de lui survivre (5).
Suicides d'amour enfin : personnages de roman et de tragédie
continuent à vouloir mourir lorsqu'ils sont trahis ou lorsqu'ils per-
dent l'objet de leur amour (6). Même morale dans les pièces d'un
genre nouveau. Dans les Crimes de la noblesse, un duc brutal empê-
che l'aimable Sophie d'épouser le roturier qu'elle aime : elle décide
de se tuer, et le roturier déclare de son côté : c'est trop souffrir,
mourons ! (7) Séparés par le préjugé d'un père, Charles et Victoire
essaient de se tuer. Sans doute le sage de la pièce condamne le sui-
cide (8). Mais, après l'avoir écouté, Charles, jeune officier vertueux,
se tire un coup de pistolet : l'attendrissement est général; le père se
laisse fléchir et le Ministre de la guerre envoie au blessé un congé
de trois mois (9).
Non seulement la morale en action dément les tirades contre
le suicide, mais l'admiration pour certains suicides s'exprime ouver-
tement. Curtius, que Vallant traite de fanatique, devient dans la pièce
de Legouvé « un grand homme » (10). Des personnages de Chénier
disent : « J'ai vécu, je meurs libre » ou encore : « Qu'un homme
libre est grand au moment de sa mort ! » (11). D'un guerrier qui se
laisse tuer au lieu de se tuer lui-même on dit : « II a craint de mou-
rir et meurt dans l'infamie » (12). Dans Victor, la vertueuse Adèle,
voyant un inconnu se tirer un coup de pistolet, se sent émue de
pitié : « Est-il possible de résister à un premier mouvement de com-
passion pour un infortuné qui ne peut être à craindre, puisqu'il n'en
veut qu'à ses propres jours ? » (i3). Prête à se tuer, (et elle se tue sim-
plement parce qu'elle est trop malheureuse), l'Emilie de Louvet écrit :
« Qu'un coup prompt, unique, sans remède tranche ma destinée, et
qu'au moins ces guerriers si vains de leur c<5urage apprennent qu'une
femme aussi peut atteindre à leur sublime vertu » (i4). Cœlina, au
(1) Gertrude ou le suicide du 28 décembre (1792) (2) Cœlina, III, p. 9.
^3) Chalumeau, L'adultère, page 101. Dans le Jésus-Christ, de Bohaire,
le suicide de Judas* est présenté comme une preuve de repentir : « J'ai
servi d'instrument A la fatalité ; mais mon cœur la dément ; Il faut
qu'il s'en punisse». (4) Arnault, Oscar, fils d'Ossian, V, 4. (5) Arnault,
Ç. Cincinnatus, III, 7. (6) Cœlina, V, 79; Victor, IV, 203; Lemercier,
Isule et Orovèze, se. dern. (7) I, 7 et IV 1. (8) Voir plus haut, p. 690. (9) II,
se. dern., et III, 9. (10) I, 2. (11) Tibère, V, 6; Caius Gracchus, III, 8.
(12) Laignelot, Rienzi, se. dern. (13) P. 181. (14) Louvet, Emilie de Val-
mont, lettre dernière.
704 LA RÉVOLUTION
moment de se précipiter dans l'abîme, adresse une prière à l'Eternel :
si tu es trop au-dessus de nous, « la destruction d'une femme ne
peut rompre l'ordre de ton ouvrage; » sinon, « ma mort sera l'expia-
tion des crimes qui ont accompagné ma naissance ». La vie m'est
un fléau, « pourrais-tu me punir éternellement d'y avoir mis un
terme P » (i) Dans la préface des Dangers de l'Opinion, Laya répond
à ceux qui ont trouvé le suicide de son héroïne « un peu forcé »; « il
n'y a qu'une réponse à faire à ces critiques : Messieurs, vous n'avez
point aimé ».
Le théâtre et le roman de l'époque révolutionnaire restent donc
fidèles à la tradition du xvne et du xviii6 siècles. Mais ce n'est pas
une victoire parce que ce n'est pas pour la morale nuancée un pro-
grès. Passons au droit et aux mœurs.
Le vieux droit pénal, on l'a vu, n'était plus appliqué à la veille
de la Révolution. Mais la monarchie expirante n'avait pas trouvé
le temps d'abroger l'Ordonnance de 1670 et d'abolir officiellement
les coutumes. Ce qu'elle n'avait pas su faire, la Révolution l'accom-
plit. L'Assemblée Constituante biffe d'un trait tout l'ancien droit :
dans le Code pénal de 1791, le suicide n'est même pas nommé.
Du coup, le droit romain classique, j'entends celui des hommes
libres, n'est pas seulement rejoint, mais dépassé. Car, aucun texte
ne visant le suicide des accusés et des condamnés, et la mort étei-
gnant l'action pénale, les coupables peuvent, en se tuant, éviter la
honte d'une condamnation, l'infamie du supplice. Nous avons vu que
cette sorte de prime au suicide est supprimée, en 1793, pour les
accusés renvoyés au Tribunal révolutionnaire. Mais elle n'est sup-
primée que pour eux. En principe, il reste entendu que celui qui
se tue met fin à l'action pénale engagée contre lui.
J'ai déjà signalé plus haut la théorie de M. Alpy, selon laquelle
le silence du Code pénal ne constitue « qu'une abrogation bien indi-
recte » de l'ancien droit (2). Juridiquement, elle est indéfendable.
Avant même d'avoir voté le Code pénal, l'Assemblée Constituante
prend, le 21 Janvier 1790, un Décret concernant les condamnations
pour raison des délits et des crimes dont voici les deux derniers arti-
cles. Art. 3. — La confiscation des biens des condamnés ne pourra
jamais être prononcée dans aucun cas; Art. [\. — Le corps du suppli-
cié sera délivré à sa famille, si elle le demande; dans tous les cas, il
sera admis à la sépulture ordinaire et il ne sera fait sur le registre
aucune mention du genre de mort » (3). Ces deux articles suppriment
très explicitement les deux grandes peines que l'ancien droit appli-
quait aux suicidés : confiscation des biens, corps jeté à la voirie. En
(1) Cœlina, t. III, p. 9. (2) Voir p. 74. (3) Duvergier, t. I, p. 95.
l'abolition de l'ancien droit 705
K>utre, l'article 4 du titre III de la deuxième partie du Code de 1791 dit
nettement : « Pour tout fait antérieur à la publication du présent
Code, si le fait est qualifié crime par les lois actuellement existantes
et qu'il ne le soit pas par le présent décret... l'accusé sera acquitté,
sauf a être correctionnellement puni, s'il y échet » (1). Loin d'oublier
d'abroger les lois contre le suicide, l'Assemblée prend donc soin de
voter un article aux termes duquel une poursuite engagée pour
crime de suicide antérieurement au Décret de 1791 doit se terminer
par un acquittement.
Ainsi la théorie de M. Alpy est en contradiction avec des textes
tout à fait clairs. Ce qui peut-être explique son erreur, c'est l'éton-
nement qu'il éprouve en voyant le droit de l'ancien régime dispa-
raître ainsi sans aucun bruit, tué par le seul silence du nouveau
Code. Au premier abord, en effet, cette fin discrète surprend. Que
le Code ne fasse pas mention d'un crime qui n'est plus un crime,
rien de plus simple. Mais, dans le Rapport sur le projet de Code
pénal présenté à l'Assemblée nationale, et lu en mai 1791, il n'est
même pas question du suicide : « Vous allez, dit Lepeletier Saint-
Fargeau, voir enfin disparaître cette foule de crimes imaginaires
qui grossissent les anciens recueils de nos lois. Vous n'y trouverez
plus ces grands crimes d'hérésie, de lèse-majesté divine, de sorti-
lège et de magie dont la poursuite, vraiment sacrilège, a long-
temps offensé la Divinité et pour lesquels, au nom du ciel, tant
de sang a souillé la terre (2) ». Des poursuites exercées contre les
suicidés, pas un mot. Pas un mot non plus dans la discussion qui
se poursuit jusqu'au 5 juin et au cours de laquelle on ne parle
guère que pour et contre la peine de mort. C'est, j'imagine, ce
silence qui a fait croire à M. Alpy que la Constituante n'avait pas
entendu abroger les vieilles lois contre la mort volontaire ou du
moins qu'elle ne les avait abrogées qu'indirectement, à la dérobée,
par un geste furtif dont elle n'était pas autrement fière.
Mais ce silence, surprenant au premier abord, est tout naturel
si l'on songe à ce que j'espère avoir prouvé plus haut, à savoir
que, depuis bien des années déjà, le vieux droit ne jouait plus.
En fait, dès avant la Révolution, on n'applique plus aucune peine
à ceux qui se tuent (3). Dès lors, à quoi bon faire du bruit ? Il ne
s'agit pas de tuer, d'un coup audacieux, l'ancien droit; il s'agit
d'en enregistrer officiellement le décès.
(1 ) Duvergier, III, p. 419. (2) Moniteur, réimp., t. VIII, p. 526. (3) Dans
son livre sur La justice en France pendant la Révolution (P. 1893, 2e éd.),
M. Seligman a publié un Etat des procès criminels jugés au Parlement
•de Paris, du 14 juillet au 9 septembre 1789 et du 9 sept, au 21 mai 1790 ; il
Jie s'y trouve bien entendu aucun procès contre un suicidé.
lô
700 LA REVOLUTION
C'est pour n'avoir pas pris garde à l'abolition de fait qui s'accom-
plit au cours de la seconde moitié du xvme siècle que Burkheirn.
entre autres, a pu écrire : « Par une brusque réaction », la P.
lution raya le suicide de la liste des crimes- (i). Jamais réforme
ne fut moins brusque. Deux siècles avaient préparé la déchéance
du vieux droit coutumier. La jurisprudence et l'usage l'avaient
lentement supprimé. La Révolution achève, couronne cette œuvre
de longue haleine en biffant la lettre de l'a loi. Geste, à coup sûr,
important, décisif, mais tout simple, tout naturel. La chose va de
soi, et c'est justement parce qu'elle va de soi que tout se fait sans
pompe, sans bruit, sans phrases. Loin de trahir une hésitation,
une gêne secrète,, le silence du rédacteur, du rapporteur, des députés
prouve que la suppression du vieux droit n'est mise en question
par personne.
Et, en effet, où est la droite de l' Assemblée, que fait-elle, tandis
que tombe, d'un coup, la lettre du droit coutumier? Au moment
de la rédaction des cahiers deux ou trois voix avaient encore
demandé qu'on tînt la main à l'application des lois contre le
suicide. C'était peu de chose, mais c'était quelque chose. A l'Assem-
blée, rien. Pas un représentant de la noblesse, pas un représentant
du clergé ne propose de maintenir, fût-ce en l'adoucissant, l'ancien
droit. Bougeart, dans son livre sur Marat, prétend que l'abbé' Maury,
en 1790, « demandait que l'Assmblée nationale reconnût la légi-
timité » des vieilles peines portées contre le suicide (2). Erreur abso-
lue. Bien loin de parler en faveur des peines contre le corps ou la
mémoire, l'abbé Maury, le 21 janvier 1790, demandait, — parlant
des criminels, en général, et sans même nommer les suicidés, —
« que, dans le lieu même du supplice, le juge réhabilitât la mémoire
du condamné (3) ». C'était l'éclatant désaveu dé ces procès à la
mémoire qu'au, cours même du xviii0 siècle on avait fait encore à
quelques suicidés. Tel est donc en 1790, et en 1791, à l'Assemblée
nationale, l'ascendant de la morale nuancée que l'ancien droit se
trouve banni du droit écrit, non par la victoire d'un parti, mais
par le consentement unanime des partis. Ajoutons que cette
réforme ne soulève aucune résistance : je ne connais pas et per-
sonne n'a jamais signalé une tentative pour faire renaître, après
1791, les procès au cadavre ou à la mémoire.
La Révolution fait plus : elle adoucit la rigueur du droit cano-
nique, peut-être même en suspend-elle quelque temps l'application.
D'abord, le mouvement qu'on appelle la « déchristianisation »,
(1) Le suicide, p. 371. (2) V. Marat, l'Ami du peuple, P. 1865, t. I, p. III.
(3) Journal de Paris, 26 janvier 1790 ; cf. Moniteur, réimp., III, 195-196.
LA RÉVOLUTION ET LE DROIT CANONIQUE 707
habitue çà et là les esprits à considérer les funérailles religieuses
comme une manifestation superstitieuse aussi dérisoire que les autres
cérémonies cultuelles et, du coup, beaucoup se font gloire de
réclamer des obsèques purement civiles; autrement dit, ils reven-
diquent comme un honneur ce qui jadis était une peine.
En outre, parallèlement au mouvement de déchristianisation,
qui n'atteint pas la France entière et n'entraîne jamais la pleine
adhésion à la Convention (i), il y a un effort de laïcisation, comme
nous dirions aujourd'hui, qui rend le droit canonique infiniment
moins redoutable.
Au moyen âge, sous l'ancien régime, qui n'est pas enseveli par
les soins du clergé est ignominieusement enfoui. Les voisins voient
le corps quitter le logis sans être accompagné par un prêtre. L'accès
au cimetière est parfois refusé. C'est la honte publique. A partir
de 1793, cette honte n'atteint plus personne.
L'article 5 du décret du 3 ventôse an III (2), confirmé par
l'article 19 du décret du 7 vendémiaire an IV (3), décide que
« nul ne peut paraître en public avec les habits, ornements et
costumes affectés à des cérémonies religieuses ou à des ministres
du culte ». Donc, que l'Eglise refuse ou non la sépulture ecclésias-
tique, les voisins, les passants s'en rendent à peine compte au
moment de la levée du corps.
A Paris, le Conseil général de la Commune arrête, le ier fri-
maire, an II (21 novembre 1793) « que les draps mortuaires dont
on s'est servi jusqu'à ce jour seront remplacés par une draperie
aux trois couleurs » (4). Donc, que l'enterrement soit civil ou reli-
gieux, la pompe extérieure est la même.
Enfin, les cimetières sont dépouillés de leurs emblèmes cultuels
et il est interdit d'en refuser l'accès à qui que ce soit. Les arti-
cles i3 et i4 du décret du 7 vendémiaire an IV, déclarent « qu'aucun
signe particulier ne peut être fixé, dans quelque lieu que ce soit,
si ce n'est dans l'enceinte destinée aux exercices du culte et dans
les maisons particulières » et que, s'il s'en trouve en un lieu public,
il faut les arracher (5). Par conséquent, le lieu où sera enseveli
celui que l'Eglise refuse de conduire au cimetière ne se distin-
guera plus extérieurement des lieux où reposent les catholiques.
Quant à l'accès au cimetière, la Convention « constate », le 12 fri-
maire, an II (2 décembre 1793), qu'aucune loi ne permet de refuser
la sépulture dans les cimetières publics aux citoyens décédés (6).
(1) Aulard, Histoire politique, p. 473 ss. (2) Duvergier, t. VIII, p. 32.
(3) Duvergier, t. VIII, p. 362. (4) Moniteur, réimp., XVIII, 482. (5) Duver-
gier, t. VI II, p. 361-362. (6) Dalloz, Répertoire, t. XIV, p. 929. Il s'agit
708 LA KÉVOLUTION
Enfin, en l'an VII, dans le département de la Seine, un arrêté en
date du 18 nivôse autorise les sépultures particulières (i).
L'effet de toutes ces mesures saute aux yeux : le droit canonique
aura beau refuser aux suicidés la sépulture ecclésiastique, ils n'en
seront pas moins ensevelis décemment, comme tout le monde. La
peine infligée par l'Eglise ne sera plus infamante.
L'Eglise elle-même ne renonce-t-elle pas, pendant quelque
temps, sous l'influence de la Révolution, à appliquer le droit cano-
nique ?
Je ne connais pas de faits qui le preuvent absolument. J'en vois
plusieurs qui le font supposer.
Au moyen âge et sous l'ancien régime, le suicide n'est pas
crime d'Eglise. Ce sont les tribunaux laïques qui enquêtent, pour-
suivent et jugent. Les curés, lorsqu'il s'agit d'appliquer le droit
canonique, se trouvent donc en présence d'un arrêt de justice. Au
xvin6 siècle, loin de renchérir sur les sévérités laïques, ils aident
souvent les familles à en éluder l'effet : mais enfin, même alors,
c'est la justice séculière qui oriente l'action ecclésiastique. A partir
de la Révolution, impossible de s'abriter derrière les tribunaux : le
suicide, pour eux, n'est plus un crime; le curé ne peut donc plus
alléguer le défaut de poursuites judiciaires pour accorder la sépul-
ture ecclésiastique. Cela étant, que doit-il se passer si l'Eglise est
résolue à appliquer le droit canonique? Il faut évidemment qu'elle
donne aux curés des instructions, qu'elle leur dise : vous voilà
saisis; procédez de telle et telle manière : or, dans aucun des cano
nistes du xix6 siècle je n'ai trouvé la moindre trace d'instruction
de ce genre.
Deuxième raison : si l'Eglise avait été violemment hostile à 1
suppression des peines laïques contre les suicidés, on comprendrait
que, battue, elle voulût chercher sa revanche dans une applica-
tion plus stricte du droit canonique. Mais nous venons de voir
qu'aucun représentant du clergé ne proteste, en 1791, au cours des
débats sur le Code pénal; quant au décret du 21 janvier 1790, qui
abolit le plus clair des peines anciennes, il est défendu à la tribune
par un prêtre, l'abbé Pépin (2).
Troisième raison, le texte même du décret serait absurde si le
rapporteur admettait que le droit canonique dût continuer à être
)-
:
d'une protestante « farouche aristocrate» à laquelle on a refusé l'accès au
cimetière. La Convention, saisie d'une pétition, « constatant, etc. » passe à
l'ordre du jour.
(1). Monit. (réimp.). XXIX, 582 b :s. (2) Voir le Journal de Paris, du 24
janvier 1790.
LA MORALE NUANCÉE DANS LES MŒURS 709
appliqué. Aux termes de l'article k, le corps du supplicié sera
« dans tous les cas » admis à la sépulture ordinaire. Or, le décret
n'ayant aboli explicitement que la confiscation et l'usage de jeter
le corps à la voirie, le corps du suicidé peut, en 1790, être traîné et
pendu, c'est-à-dire supplicié. Résultat, si l'on entend maintenir
le droit canonique : le suicidé traîné et pendu sera, aux termes du
décret défendu par l'abbé Pépin, admis à la sépulture ordinaire,
et seul le suicidé non supplicié sera privé de sépulture!
Dernière raison, ni dans les journaux, ni dans les documents
signalés par Tuetey et Tourneux, je n'ai trouvé la moindre trace
de contestations relatives à la sépulture d'un suicidé. En 1793, la
Convention u constate » que l'accès au cimetière ne peut être refusé
à aucun citoyen décédé. Depuis quand en allait-il ainsi? Je l'ignore.
Mais, en ce qui concerne les suicidés, il semble bien que cette inno-
vation aurait du soulever d'innombrables conflits, si l'Eglise avait
prétendu tenir la main à l'application du droit canonique. Les con-
flits n'apparaissant nulle part, force est bien, ce me semble, de
supposer que le clergé laisse volontairement tomber les vieux
canons. Ce qui confirme cette hypothèse, c'est d'abord que le fameux
Concile national qui, en 1797, essaie de réorganiser l'Eglise est
muet sur le suicide (1) ; c'est aussi que le décret du 23 prairial
an XII, postérieur' au Concordat, permet encore à l'autorité civile
d'interdire les refus de sépulture, sans prévoir aucune exception
en ce qui concerne les suicidés : mesure exorbitante, si l'Eglise avait
alors conservé l'usage d'appliquer le droit canonique.
Dernière victoire de la morale nuancée : après avoir transformé
le droit écrit, la Révolution transforme les moeurs (2). C'est ici que
son action me semble originale et décisive. Les trois siècles qui
l'avaient précédée avaient peu à peu tué l'ancien droit, mais jamais ils
n'avaient vu certains suicides être à la mode. La morale nuancée,
sur un point important, gardait un caractère livresque. Avec la
Révolution, elle descend du théâtre et du roman dans les mœurs.
Le suicide d'amour ne semble pas en vogue. On ne trouve aucune
trace de mode dans les journaux, et Laya, essayant de justifier,
dans la préface des Dangers de l'opinion, le suicide de son héroïne,
écrit : « Je sais qu'on met aujourd'hui plus de philosophie à sup-
porter la vie et que le plus grand nombre 'ne serait pas tenté en
(1) Voir Canons et décrets du Concile national de France, tenu à Paris en
Van de l'ère chrétienne 1797, P. 1798 (Bibl. Nat., B 6464). (2) Sur le suicide
pendant la Révolution, je cite beaucoup Des Etangs, Du suicide politique en
France, P. 1860. J'ai vérifié, aux sources qu'il indique, presque tous les faits
qu'il cite.
710 LA RÉVOLUTION'
pareil cas d'imiter mes jeunes gens ». Mais, parmi les suii
à la mode, je distingue le suicide patriotique, le suicide ciri
le suicide de l'accusé ou du condamné qui veut éviter l'infamie du
supplice, le suicide royaliste, le suicide altruiste.
Le suicide patriotique est publiquement, officiellement honoré.
J'ai cité plus haut les quelques réserves qu'avait provoquées la
mort de Beaurepaire. Mais ce qui en fait l'intérêt, c'est justement
qu'elles détonnent dans l'enthousiasme général. Beaurepaire se tue
pour ne pas survivre à une défaite, pour ne pas rendre la place
qu'il s'est engagé à défendre. Les ennemis eux-mêmes, après quel-
ques discussions, l'ensevelissent honorablement. Le i4 septembre
1792, Gorsas, dans son journal, loue ce suicide a\ec lyrisme et
attaque du même coup la morale simple : « Imposons donc un
silence éternel à ces imbéciles qui ont la bêtise de blâmer un senti-
ment dont il résulte tant d'avantages pour la société. Sans doute,
il est à regretter que Beaurepaire ne soit pas mort les armes à h
main et après avoir purgé la terre ou d'un tyran ou d'un esclave.
Mais, lorsque tout est désespéré, lorsqu'on est à la veille de fuir
ou d'être prisonnier, lorsque la mort est Tunique moyen de ne
pas perdre l'honneur ou la liberté, lorsqu'en brisant le nœud d'une
existence inutile à l'état on peut donner un grand exemple, alors
enfin le suicide n'est-il pas une vertu? » (1)
Un décret du i3 septembre 1792 rendu par la Législative sur
le rapport de Delaunay (d'Angers) décerne à Beaurepaire les hon-
neurs du Panthéon. Le texte de l'inscription choisi par l'Assemblée
n'essaie pas de masquer le suicide en parlant vaguement d'une
mort glorieuse; au contre, il le met en pleine lumière : « Il aima
mieux se donner la mort que de capituler avec les tyrans. »
Delaunay, dans son rapport, dénonce, comme Gorsas, la morale
simple : « Qu'il tombe devant nous le préjugé insensé qui trop long-
temps nous a fait donner le nom de faiblesse et de fureur au cou-
rage de Brutus et de Caton » (2). Au nom de l'Assemblée, Hérault
de Séchelles écrit à la veuve de Beaurepaire : <c II laisse un grand
exemple à tous les soldats de la liberté » (3).
Le i!\. septembre, la Chronique de Paris, rendant compte de la
séance de rAssemblée, écrit : « L'Assemblée a cru devoir décerner
les honneurs funèbres à la cendre du généreux commandant de
Verdun qui, entraîné par un de ces mouvements passionnés qu'on
ne trouve que dans les âmes fortes, a préféré se donner la mort
plutôt que de survivre à une lâche capitulation que tous ses efforts
(1) Courrier des 83 départements, 14 sept. (2) Moniteur, XIII, 686,
(3) Moniteur, réimp., XIII, 692.
LE SUICIDE DE BEAUREPAIRE 711
n'avaient pu empêcher et dont par conséquent sa gloire ne pou-
vait être ternie. En ouvrant l'asile destiné à recevoir les vestiges
des grands hommes à la cendre de M; Beaurepaire, l'Assemblée a
voulu à la fois honorer un acte de vertu et détruire ce préjuge
funeste à l'héroïsme qui, ôtant à l'homme le droit de se donner la
mort, lui fait perdre si souvent la fermeté d'âme nécessaire pour
la braver. Quels temps furent jamais plus fertiles en grands cou-
rages et en talents utiles à la société que ceux où le stoïcisme dictait
ses maximes énergiques à tous les hommes qui se vouaient à la
défense de la République et quels hommes, en général, honorèrent
plus leur vie que ceux qui en tranchèrent le cours par une déter-
mination volontaire? »
Le 8 septembre 1792, la Commune de Paris prend un arrêté
changeant le nom de la Section des Thermes de Julien en nom de #:
Section Beaurepaire (1). D'après Des Etangs, elle décide également
que la place de la Sorbonne deviendra place Beaurepaire, la rue
«le la Sorbonne la Petite rue Beaurepaire « et que la rue de Richelieu
ehangera son nom odieux contre celui du brave commandant » (2).
Nous avons vu que, plus tard, la Section Beaurepaire devient Section
Chalier. Mais la chose ne va pas sans protestation. Un lettre adressée
par un certain Lemangin à la Commune de Paris, le 29 pluviôse,
an II, dit que le citoyen « a vu avec la plus vive douleur » que
la section ait cru devoir changer de nom, bien qu'elle ait pris
celui d'un martyr de la liberté » (3). Quand le général Cordellier-
Delanoue châtie le village de Joué, il écrit : « J'ai autorisé' à res-
pecter les propriétés de la citoyenne Bfaurepaire dont le mari s'est
immortalisé à Verdun. Je crois avoir bien fait, car il n'est jamais
entré dans les intentions de la République que cette bonne citoyenne
soit victime des iniquités qui se seront commises dans le village de
Joué où elle fait sa résidence » (4)-
La Morale républicaine, de Henriquez, cite l'exemple de Beau-
repaire « fidèle à son serment de vivre libre ou de mourir et ne
voulant plus exister parmi les lâches ou survivre à leurs crimes » (5).
Enfin, le 21 avril 1792, Lesur fait jouer Y Apothéose de Beaure-
paire. A la scène IV, Grégoire, au nom de la morale simple, dit
que Beaurepaire a commis un « crime », et il expose à son ami
Nicolas l'argument religieux :
Quand notre Créateur ici bas nous posa,
En nous donnant ce poste, il nous dit : Reste là!
(1) Mellié, Les sections de Paris, etc., p. 394. (2) p. 142. (3) Charavay
Catal. d'une importante collect. de docum. autographes et historiques sur la Rév.
{La Rèvol. franc., 1862, p. 227). (4) Chassin, La Vendée patriote, IV, 255.
(5) P. 81.
712 LA RÉVOLUTION
Toi, tu veux en sortir! Nicolas, par quel ordre?
Dieu t'a donné des lois et tu n'en peux démordre.
Mais Nicolas répond vertement :
Pour moi, je n'ai pas lu des livres à foison,
Mais je seiïs dans mon cœur le feu de la raison.
C'est pour notre bonheur que Dieu nous mil au monde,
C'est nier sa bonté, sa sagesse profonde
Que croire qu'il nous fit pour être malheureux :
Il nous donna des droits, nous respirons par eux;
Quand l'homme en est privé, c'est un mal que la vie...
Ainsi, quand nous voyons la liberté ravie,
Quand les tyrans vainqueurs nous présentent des fers,
Dieu, de quelques forfaits punissant l'univers,
Dit à chacun de nous : « Termine ta carrière,
Qui n'est plus libre doit abhorrer la lumière. »
Grégoire
Mais Beaurepaire enfin, en se faisant mourir,
S'est ôté pour toujours l'espoir de nous servir.
Nicolas
Beaurepaire, à Verdun placé par sa patrie,
La sert mieux par sa mort que par cent ans de vie :
Son héroïsme au loin dans le monde est vanté,
On voit ce qu'un Français fait pour la liberté-..
Que des chants immortels célèbrent Beaurepaire!
Il est mort pour nous tous, il ne pouvait mieux faire.
Il donne un grand exemple, il produit des guerriers;
Il laisse dans nos cœurs le germe des lauriers...
Tous ces préceptes-là, que la liberté donne,
Ne valent-ils pas bien un docteur qui raisonne?
Grégoire
Au diable les docteurs... tu m'as vaincu, ma foi
Beaurepaire a bien fait... Je pense comme toi.
D'autres suicides sont honorés officiellement : sur un rapport
de Barère, en date du 21 messidor an II la Convention décide
qu'une image, du vaisseau Le Vengeur, sera suspendue au Pan-
théon (1). La mort héroïque des marins du Vengeur est célébrée par
(1) Duvergier, t. VII, p. 264.
LE SUICIDE PATRIOTIQUE 71&
Lebrun, par Chénier. En l'an III, Moline et Pages font jouer
Le naufrage héroïque du vaisseau Le Vengeur.
Le 5 août 1793, on lit à la Convention la liste « des sept braves
qui, appelés à voter à Bellegarde sur la capitulation de cette place,
ont émis le vœu de la faire sauter, et la garnison avec elle plutôt que
de se rendre » (i).
En pluviôse, an II, le général Moulin se fait sauter la cervelle
pour ne pas tomber aux mains des Vendéens. La Convention décrète
qu'il lui sera élevé un tombeau, puis que son nom sera gravé au
Panthéon. La Convention fait également graver le nom du général
Haxo que l'on croyait (à tort) s'être tué comme Moulin. Le texte du
décret dit que Moulin et Haxo « se donnèrent la mort pour ne pas
tomber entre les mains des brigands » (2).
Les Annales du civisme et de la vertu de Bourdon, publication
officielle faite par ordre de la Convention, citent comme un exemple
d'héroïsme, le chef de bataillon Duchemin, qui « préférant la mort
à la honte de rendre les armes que la Patrie lui a confiées pour sa
défense, se brûle la cervelle » (3).
D'autres suicides font moins de bruit : suicide du général Blosse,
qui sei fait tuer le jour où les royalistes entrent à Château-Gontier,
en disant à Savary : « Il n'est pas permis de surfaire à la honte
d'une pareille journée » (4), — suicide de Pilet, maire de Neuil,
qui se fait brûler vif plutôt que de se rendre (5), — suicide de
l'officier commandant Le Chéri, qui, en 1798, s'engloutit avec son.
vaisseau plutôt que de se rendre (6), — suicide de Jean Faber, qui,
après seize heures de combat, ordonne à son fils âgé de seize ans
de faire sauter le navire et meurt en criant : « Vous n'aurez, ni le
vaisseau ni le capitaine. Vive la République ! » (7). Il n'est pas
douteux que tous ces suicides aient été admirés, exaltés. L'idée qu'il
faut se faire sauter plutôt que de se rendre est un idée républicaine
que les patriotes expriment volontiers. Une lettre des Commissaires,
à Valenciennes, en date du 26 avril 1793, dit que « les habitants-
de Maubeuge ont juré de s'ensevelir sous les ruines de la ville plutôt
[ue de se rendre » (8). En apprenant la prise de Fontenay, le Prési-
lent des districts réunis de Challans et des Sables-d'Olonne,.
léclare : « Quant aux Sables, ils sauteront plutôt dans la mer que
le se rendre » (9).
(1) Journal de Paris, 6 août 1793. (2) Monit., réimp., XIX, 455
et XX 339. Voir Chassin, Vendée patriote, IV, 290. (3) 12 sept. 1793.
(4) Chassin, Vendée patriote, III, 245. (5) Ibid., IV, 495. (6) Chassin,
Pacifications de VOuest, III, 133. (7) Ibid. (8) Journ. de Paris du 26 avril
1793. (9) Chassin, Vendée patriote, I, 393.
714 LA RÉVOLUTION
Les Buicidee civiques ne sont pas moins en honneur que les sui-
cides patriotiques.
Il y a d'abord tOttfl oeux qui se font tuer plutôt que de crier :
Vive le Roi! Bara, Châtaignier, patriote d'Olonnes, le jeune
Richer (i), le fermier Pinot (a), la femme du lieutenant-colonel
Bourgeois qui, au lieu de pousser le cri exigé, se jette dans la
Loire avec ses enfants (3), la jeune femme citée dans les Annales
de Bourdon qui, entourée de ses enfants, se tient prête à faire sauter
sa maison plutôt que d'y laisser entrer les Vendéens (4).
Pour un patriote la Vendée est tellement l'ennemi que de tels
suicides se distinguent à peine des suicides patriotiques. Mais voici
des cas dans lesquels celui qui se tue obéit à son seul zèle civique,
au désir de servir la chose publique ou au regret de n'avoir pu la
servir : le jeune Désilles se fait tuer, à Nancy, pour prévenir une
lutte fratricide (5); Tellier, représentant en mission, se tue à Char-
tres, de remords d'avoir cédé dans l'affaire des grains, et, dans le
Moniteur, le journaliste Trouvé loue ce suicide avec enthou-
siasme (6); Brunel, représentant en mission, se tue à Toulon, la
même année, de remords d'avoir cédé à l'insurrection. On lit à ce
sujet dans le Procès-verbal de la Convention : « Le Comité de salut
public fait passer à la Convention des détails sur l'insurrection de
Toulon. Un représentant du peuple ne peut survivre à l'outrage
fait à la Convention nationale; il préfère la mort à son déshonneur :
placé dans cette cruelle alternative de fléchir sous le despotisme de
l'anarchie ou d'irriter encore plus dangereusement pour la chose
publique les factieux par une résistance que la nature des choses
et la disposition des esprits rendaient alors inutile, Brunel se brûle
la cervelle. La Convention tout entière se sent frappée du sentiment
d'une douleur profonde; Brunel, estimé de tous, est également
regretté... » (7). Bayle, représentant du peuple, se tue à Toulon
après avoir essuyé les plus sanglants outrages; il est déclaré martyr
de la liberté. La Convention décide que son buste sera placé dans
l'enceinte législative et que sa veuve sera adoptée par la Nation (8).
Des Etangs signale un étrange projet de suicide de Grangeneuve
et de Chabot. Le zèle civique leur faisant oublier toute bonne foi,
ils décident, en juillet 1792, de se tuer pour qu'on croie à un
attentat contre eux et que la Cour en soit discréditée. Au dernier
moment, Chabot se dérobe : « Chabot, dit Mme Roland, ee sauva
(1) La Vendée patriote, I, 24 et III, 179. (2) Préparation de la guerre de
Vendée, III, 341-350. (3) Vendée patriote, II, 527. (4) Annales du civisme et
delà vertu. (5) Des Etangs, p. 129. (6) Des Etangs, 194. (7) Procès-verbal
de la Convention^ séance du 8 prairial an III (p. 148). (8) Des Etangs,
p. 99.
LE SUICIDE CIVIQUE 715
des reproches par de misérables défaites et ne démentit point la
poltronnerie d'un prêtre ni l'hypocrisie d'un capucin » (i).
En 1793, Adam Lux, indigné de voir « le triomphe du crime » et
espérant qu'un suicide théâtral « ouvrirait les yeux » aux manda-
taires du peuple décide, de se tuer au sein de la Convention. Il se
présentera à la barre, il dira : « Depuis le 2 juin, j'ai la vie en
horreur. Moi, disciple de Jean-Jacques Rousseau, j'aurais la lâcheté
d'être spectateur paisible de ces hommes, de voir la liberté, la vertu
opprimées et le crime triomphant? Xon! », et, sur ce non, il se
brûlera la cervelle (2).
Le 6 juin 1793, il fait part de ce projet à ses deux amis, Guadet
et Petion : je veux, dit-il, « finir ma vie innocente par une mort
plus utile à la liberté que ma vie ne le pourrait jamais être » et
<( honorer la mémoire de mon maître J.-J. Rousseau par un acte
de patriotisme au-dessus de la calomnie et de tout soupçon ».
■Gaudet le détourne d'un tel projet. Adam Lux réplique, le 19 juin :
J'ai pesé vos raisons mûrement et je ne les trouve pas suffisantes
« pour étouffer cette voix intérieure qui, née de l'amour de la
patrie, me provoqua » ; « dans une pareille crise, il faut des
exemples... Sans doute, l'homme marié doit ses soins, sa vie, à sa
famille. Mais la patrie en danger a la priorité » (3).
Il en était là de ses réflexions lorsqu'en juillet, Charlotte Corday
tue Marat- Il salue ce meurtre avec enthousiasme, et, au lieu de se
tuer lui-même, il décide de partager le sort de la jeune héroïne : il
écrit donc un panégyrique de Charlotte Corday et, selon son vœu,
il est renvoyé devant le Tribunal révolutionnaire. Là, en réponse à
Dumas, qui lui reproche son projet « insensé » de se détruire, il
répond en affirmant, avec une sérénité hautaine, les droits de la
morale nuancée : 0 Le projet de se détruire n'est pas insensé, quand
il est prouvé que la mort d'un seul homme peut procurer plus de
bien à la patrie que sa vie, et j'ajoute qu'il est une certaine langue
de la vertu qu'on ne saurait parler avec ceux qui ne savent pas la
.grammaire » (4).
Un fait montre bien que le suicide civique, le désir de s'immoler
au bien public, est vu avec faveur; à la Convention, des orateurs,
qui assurément n'ont pas la moindre pensée de se détruire, en mani-
festent le dessein pour exciter l'émotion et l'admiration. Accusé
d'avoir voulu porter la main sur un collègue, Duperret s'écrie :
« Saisi d'un mouvement naturel, j'ai tiré mon épée; mais je déclare
que, si j'avais seulement porté la main sur un collègue, il me
(1) Des Etangs, 152-155. (2) Welschinger, Adam Lux et Charlotte Corday ;
p. 8. (3) P, 7 et 9. (4) Ibid.t p. 15 et 16.
716 LA RÉVOLUTION
}
restait encore une autre arme : j'avais un pistolet et je me serais
brûlé la cervelle » (i). A la séance du 3 juin 1793, Isnard déclare :
« Non seulement je me démets de mes fonctions, mais j'offre tout
mon sang et j'irais, si le salut de la République l'exigeait, seul et
6ans bourreau, sur l'échafaud mettre ma tête sous le couteau fatal
et tirer moi-même la corde qui devrait la séparer de mon corps » (2).
Carrier, après le 9 thermidor, s'écrie : « J'envisage... l'épée de
Caton » (3). Le 26 septembre 1792, Marat dit à la Convention en
s'appliquant un pistolet sur le front : « Je vous déclare citoyens que,
si dans la fureur qu'on me témoignait, on eût porté le décret d'accu-
sation contre moi, je me brûlais la cervelle »; « applaudi de plusieurs
citoyens », note le Journal des Débats (4).
Les suicides destinés à éviter l'échafaud sont nombreux au sein
de l'élite et, par là, la Révolution rappelle invinciblement le sou-
venir de l'ancienne Rome. J'ai dit plus haut qu'ils font en leur temps
peu de bruit. Même après la Terreur, on ne les exalte pas. Il me
semble qu'au cours de la cérémonie expiatoire du 11 vendé-
miaire en l'honneur de la Gironde, on évite de faire allusion au fait
que plusieurs des a victimes de la tyrannie décemvirale » se sont
volontairement la mort (5). Mais ce qui parle ici plus haut que
la presse et la tribune, ce sont les mœurs, c'est la mode elle-même.
Il se peut qu'on ait exagéré le nombre des suicides dans les pri-
sons, et le poison de Cabanis, les pastilles du Dr Guillotin sont peut-
être des légendes. Mais, à défaut de statistique, l'histoire nous montre
des hommes illustres, des chefs, prenant à leur compte l'enseigne-
ment de l'histoire romaine et de la tragédie classique et refusant di
tomber sous le coup d'une « main mercenaire ».
Clavières se tue en citant les vers de Voltaire :
Les criminels tremblants sont traînés au supplice,
Les mortels généreux disposent de leur sort ; (6)
Roland déclare : « Je n'ai pas voulu rester plus longtemps sur
une terre souillée de crimes... Je meurs vertueux comme j'ai
vécu » (7) ; Rarbaroux, Ruzot, Petion se tuent après avoir écrit :
(1) Journal de Paris, 13 avril 1793. (2) Ibid., 3 juin 1793. Sur la piteuse
attitude d' Isnard en octobre, voir Perroud, La proscription des Girondins, P.
1917, p. 152. (3) Wallon, Hist. du Tr. rév., VI, 19. (4) Aulard, Les
orateurs de la Révolution, 2e éd., P. 1907, t. IL, p. 342. (5) Les suicides
de Valazé, de Condorcet, etc., ne sont pas rappelés dans le discours du
Président de la Convention, Baudin. (6) Riouffe raconte avec admiration
ce suicide dont il fut témoin [Mémoires sur les prisons, I, 58-59). (7) Des-
Etangs, p. 125.
LE SUICIDE ROYALISTE 717
<( Nous avons résolu de quitter la vie et de ne pas être témoins de
l'esclavage qui va désoler notre malheureuse patrie » (i) ; Dufriche-
Valazé, Lidon, Rebecqui, Condorcet se donnent la mort; Salle essaie
de se tuer (2) ; Louvet écrit, dans ses Mémoires : me croyant pris,
« je tirai doucement de mon sein l'espingole que j'y tenais tou-
jours, je l'armai, je la mis dans ma bouche » (3); Meillan, traqué,
porte sur lui un flacon d'opium : « Je n'ambitionnais plus, dit-il
dans ses Mémoires, que d'épargner à ma famille la honte de mon
supplice » (4).
Parmi les Montagnards, Le Bas se tue, Robespierre jeune,
louthon essaient de se tuer (5); Osselin s'enfonce un clou dans la
poitrine; Carrier essaie de se frapper et dit à celui qui le désarme :
<( Jamais les patriotes ne te pardonneront de m'avoir empêché de
me brûler la eervelle »; Goulin se tue; Maure se tue; les « derniers
Montagnards», Romme, Goujon, Duquesnoy, Soubrani, Bourbotte
se frappent eux-mêmes, et Bourbotte, en se frappant, déclare :
« Voilà comment un homme de courage sait terminer ses jours ? » (6)
Condamnés à mort, Babeuf et Darthé se frappent d'un coup de
poignard. Un autre babouviste, Boubon, se précipite du haut d'un
escalier au moment d'aller au supplice (7).
Tous ces exemples trahissent un changement profond dans les
moeurs. Il y a là un parti-pris de finir en homme libre, l'idée que,
mourir pour mourir, la mort volontaire est plus belle, une mode qui
rappelle de façon saisissante l'ancienne mode stoïcienne. '
Une légende, établie au xixe siècle, veut que, seuls, les révolu-
tionnaires aient eu recours au suicide : « Pendant les six premières
années de la Révolution, dit Caillot, on ne cite aucun ecclésiastique,
aucun noble, aucun ennemi du gouvernement révolutionnaire qui
se soit tué » (8). Mais les faits disent tout autre chose : en face du
suicide patriotique, du suicide républicain, il y a le suicide royaliste.
Je ne donne pas ce nom à tous les suicides de royalistes. Notons
au passage que plusieurs d'entre eux ne veulent pas survivre à la
honte d'une défaite : de Launay, gouverneur de la Bastille, essaie de
se tuer (9) ; le colonel de Chantereine, commandant la garde du roi,
se tue (10) ; une lettre de Tureau et de Prieur (de la Marne) signale
(1) Déclaration dont l'original est conservé aux Archives nationales,
citée par Vatel, Charlotte de Corday, p. 360. (2) Perroud, La proscription
des Girondins, p. 126, 181 ; Des Etangs, 106. 109, 110, 193. (3) Des Etangs,
108. (4) Ibid., 109. (5) Aulard, Histoire politique, p. 500 ; Dès Etangs,
208, sur la mort de Robespierre, voir Aulard, Eludes et leçons sur
la Rêv.,1™ série, p. 282 ss (6) Des Etangs, 221, 229 ss., 231, 81. (7) Des
Etangs, 247, 249. (8) Mémoires pour servir à l'Histoire des Mœurs et usa gse
des Français, p. 362. (9) des Etangs, p. 61. (10) Ib., 64.
718 LA RÉVOLUTION
qu'après la victoire républicaine plusieurs chefs des rebelles se brû-
lent la cervelle sur la route du Mans à Laval (i) ; Des Etangs rapporte,
d'après de Barante, qu'à Quiberon plusieurs royalistes se noient, s(
brûlent la cervelle, se percent de leur épée (2) ; blessé, le chevalier
de Boishardi s'achève d'un coup de pistolet (3); prisonniers, le duc
de Châtelet (4), le comte de Sombreuil (5), tentent de se tuer. Ce sont
là suicides de royalistes; il y a suicide royaliste, quand des partisans
de l'ancien régime cherchent délibérément la mort pour braver les
puissants du jour et affirmer leur foi politique.
Des Etangs ne signale que deux suicides après la mort de Louis
XVI (6). On y peut ajouter celui de Paris, l'assassin de Le Pelletier,
qui se tue après avoir écrit :
Ce n'est que par la mort qiïon peut fuir V infamie
Qu'imprima sur nos fronts le sang de notre roi (7).
Au total, il ne semble pas qu'il y ait, immédiatement après-
l'exécution du roi, un grand nombre de morts volontaires. Mais, au
fort de la Terreur, après l'établissement du Tribunal révolutionnaire,
on voit des partisans du passé aller à la mort, soit en se dénonçant
eux-mêmes, soit en refusant de se défendre, en priant les juges de les
envoyer à la guillotine.
Gossenay est accusé d'être l'agent de Pitt. Une jeune fille fait des
démarches pour le sauver, et le Tribunal paraît favorable. Mais l'ac-
cusé se lève et dit : « Il est inutile de me défendre, et toi accusateur
public, fais ton métier : ordonne qu'on me mène à la guillotine » (8).
Brice Prévost, garçon chapelier, fait remarquer lui-même qu'il
n'a pas de cocarde. On l'arrête. Il ajoute qu'il déteste Marat. Interro-
gatoire : « S'il avait été content quand les Français avaient repris
Toulon? — Non, et qu'il désirait que les ennemis viennent jusqu'à
Paris, etc. On lui dit que, s'il portait la cocarde, on lui ferait grâce. —
Non, qu'il ne la porterait jamais de bon cœur » (9).
Parmi les accusées de Verdun, plusieurs, « soit par une opiniâ-
treté mal entendue, soit par attachement pour leurs mères et leurs
coaccusées, n'ont point secondé le Tribunal qui s'efforçait de les
soustraire au glaive de la loi » (10).
Mélanie Ernouf, Madeleine Virolle rédigent une affiche royaliste.
Pourquoi? — « Pour me faire arrêter », répondent-elles l'une et l'au-
(1) Journal de Paris, 19 déc. 1793. (2) P. 132 De Barante, Hist. de la
Convention Nationale, t. VI (P. 18'53), p. 48. (3) Chassin Pacif. de V Ouest.
I, 390. (4) Dauban, Histoire des prisons, p. 201. (5) Ibid., I, 510. (6) P*
162, 165. (7) Ib., p. 160. (8) Wallon, Histoire du Tribunal révolutionnaire,
II, 433. (9) Ibid., III, 242. (10) III, 336.
LE SUICIDE ROYALISTE 719
tre, et, devant le Tribunal, Mélanie Ernouf crie : Vive le roi! (i).
Adélaïde Douailly crie : Vive le roi! sur la place de Grève et,
comme on lui fait observer qu'elle a tort de vouloir « se périr » , elle
répond : « C'est mon opinion et je veux périr pour le roi » (2).
Beaudevin demande à être guillotiné comme le feu roi (3).
Le comte de Fleury écrit à Dumas, au moment où on va condam-
ner les prétendus assassins de Robespierre : « Monstre infâme... Je
te déclare que je partage les sentiments des accusés. Tu peux me
faire subir le même sort » (4).
Marie- Jeanne Corrîé, âgée de 23 ans, ouvre sa fenêtre et se met
à crier : Vive le roi! Conduite au comité de la section des Champs-
Elysées elle dit qu'elle ne s'en désiste pas « que, pour vivre malheu-
reuse, elle aimait autant mourir » (5).
Cazin, ancien cuisinier, oublié dans sa prison, écrit, le 17 nivôse
an II, à l'administration de la police : « la loi punit de mort quicon-
que a provoqué le rétablissement de la royauté en France : eh bien,
je vous déclare que je demande un roi » (6).
Un nommé Voillemier écrit au Comité révolutionnaire de Chau-
mont : « Je vous dénonce Charles Voillemier comme un aristocrate
prononcé qui ne désire rien tant que le rétablissement de la royauté
etc. J'espère que vous me ferez une prompte justice. 7 juin 179/i,
l'an Ve du brigandage » (7).
Marie- Anne Leroy, « fille des rues », se met à crier devant les
factionnaires : Vive le roi! Vive Louis XVI! (8).
Condamnée à mort le 8 Thermidor, la princesse de Monaco se
déclare enceinte pour gagner du temps, mais, le lendemain, elle
écrit à Fouquier-Tinville qu'elle n'a « sali sa bouche de ce mensonge »
que pour avoir le temps de se couper les cheveux qu'elle destine à ses
enfants et qu'il peut la faire conduire à la mort. Elle est exécutée le
9 thermidor (9).
A Feurs, la fille d'un ouvrier, prévenue d'outrage à la cocarde,
comparaît devant le Tribunal; le Président cherche à la sauver. Mais
elle foule aux pieds la cocarde et demande la mort (10).
La femme de Lavergne, commandant la place de Longwy, se met
à crier : Vive le roi! (11).
Il me paraît difficile de ne voir là qu'une série de faits-divers.
Ces accusés qui se livrent eux-mêmes, ces juges qui parfois cher-
chent à les' sauver font penser au suicide chrétien de l'époque héroï-
que. Certes, il ne s'agit pas d'un mouvement de même ampleur. Dans
la liste qu'on vient de voir il n'y a guère de chefs. Mais ces li
(1)111,386-387. (2) IV, 59. (3) IV, 191. (4) IV, 254. (5) IV, 293.
6) VI, 69. (7) V, 8. (8) V2 157. (9) V, 163. (10) Des Etangs, 182.
11) /&., 120.
720 LA RÉVOLUTION
obscurs qui se mettent à crier : Vive le roil et foulent aux pieds la
cocarde ressemblent trait pour trait aux fidèles qui proclamaient leur
ioi et brisaient les idoles.
Enfin, on voit souvent, pendant la Révolution, des suicides altruis-
tes. Des femmes refusent de survivre à leurs maris, à leurs amants,
des fils à leurs pères, des amis à leurs amis, La veuve de Clavières
se tue (i); la veuve de Rabaut St-Etienne se tue (2); la femme Bernard,
dont on a exécuté le mari, va trouver Tallien à Bordeaux et se tue sous
ses yeux (3); la citoyenne Costard, apprenant la mort de son ami,
écrit à Fouquier-Tin ville : « Frappez, terminez vite une vie qui m'est
odieuse » (4). « J'ai vu, écrit Riouffe, plus de dix femmes qui, n'osant
prendre du poison avaient crié : Vive le roi! et chargeaient le Tribu-
nal révolutionnaire de terminer leurs jours, les unes pour ne pas sur-
vivre à un époux, d'autres à un amant » (5).
Un fils de M. de Rochefort est conduit au supplice avec son père,
a Feurs. Les soldats chargés de l'exécution sont touchés par sa jeu-
nesse et l'épargnent. Il crie : Vive le roi! jusqu'à ce qu'on le fusille (6).
Madame Augnié, la belle-mère de Ney, se tue après la mort de
Marie- Antoinette (7).
Quand Robespierre annonce qu'il est prêt à boire la ciguë, David
s'écrie dans un élan d'enthousiasme : « Je la boirai avec toi ». Il
s'en tient au mot. Mais, à la fameuse séance du neuf thermidor,
quand Robespierre prononce le mot célèbre : « Et moi je demande
la mort », son frère vient lui prendre la main en déclarant qu'il veut
partager son sort, et Le Bas aussitôt fait de même (8).
Le dévouement de Loizerolles est resté célèbre. A Lyon, un insur-
gé, Badger, meurt pour sauver son père, un autre, Ravier, se laisse
condamner et exécuter pour sauver un de ses parents (9), une jeune
fille au service de Madame de Lépinay, femme du chef vendéen, prend
la place de sa maîtresse pour marcher au supplice (10). Un soldat de
Charette prend le chapeau de son général pour se faire tuer à sa
place (11.
Suicides patriotiques, suicides civiques, suicides destinés à éviter
l'infamie du supplice, suicides royalistes, suicides altruistes, toutes
ces modes se développent au moment même où le nombre total des
suicides paraît diminuer : la morale nuancée victorieuse passe des
livres dans la vie.
(1) Des Etangs, 70. (2) Ib., 121. (3) Ib.t 121. 4) ( Ib., 120. (5) Dauban,
Histoire des Prisons, P. 1870, p. 114. (6)76., 126.' (7) Ib., 165. (8) Au-
lard, Histoire politique, p. 498. (9) Des Etangs, 133, 131. (10) Ib., p. 130 ;
Cf. des faits analogues dans les Mémoires de Riouffe (Dauban, p. 115).
£11) Ibid., p. 147.
l'horreur du suicide et l'horreur du sang 721
III
1) La victoire de la morale nuancée contredit les hypothèses classiques ; 2) et
confirme la nôtre ; 3) Ce qui en fait la grandeur, c'est que la morale nuancée
triomphe par une élite, mais non pour une élite.
Donc la Révolution ne fait pas table rase du passé; elle ne lance
pas d'un geste brusque une morale nouvelle aveuglément favorable
au suicide; même, dans le monde des formules, elle n'attaque guère
la morale simple; mais, par deux gestes décisifs, elle couronne le lent
effort qui, depuis la Renaissance, tendait à faire prévaloir dans notre
pays la morale nuancée.
Elle raie d'un trait le vieux droit coutumier, elle désarme le droit
canonique et le fait douter de lui-même.
Elle mène au Panthéon celui quie l'ancienne loi eût fait jeter à la
voirie; de ce qui était un opprobre elle fait une élégance; par elle,
la morale nuancée passe du théâtre et du roman dans la réalité des
mœurs.
Cette victoire décisive peut-elle s'expliquer si l'on s'en tient aux
hypothèses classiques?
Sur l'hypothèse de Durkheim, je n'insiste pas. Il me semble que
>c'est ici qu'elle se heurte aux faits le plus brutalement. Comment sou-
tenir que la réprobation du suicide est lié au respect de la personne
humaine, quand l'époque qui atténue le plus cette réprobation est
précisément celle qui affirme, avec les droits de l'homme, l'éminente
dignité de l'individu?
L'hypothèse qui lie l'horreur du suicide à l'horreur du sang versé
est ici plus spécieuse; les deux sentiments semblent bien liés puisqu'ils
s'atténuent à la fois l'un et l'autre : Girondins, Montagnards, roya-
listes se donnent surtout la mort sous la Terreur, c'est-à-dire à l'épo-
que où la guerre bat son plein, où la lutte contre l'ennemi du dedans
est encore plus âpre que la lutte contre l'étranger, où le Tribunal
révolutionnaire prononce inlassablement ses arrêts mortels; et on a
bien par instants l'impression que tout ce sang versé grise, que les
hommes, pris par la tourmente, perdent la notion du prix de la vie,
que la mort n'a plus la même importance.
Néanmoins, je ne crois pas qu'il soit sage de trop se fier à cette
impression, et l'explication classique me paraît en défaut sur des
points décisifs.
D'abord si l'horreur du suicide était liée à l'horreur du sang, la
Terreur devrait provoquer un accroissement du nombre total des
morts volontaires. Or, ce nombre total paraît diminuer. Les seuls
suicides qui deviennent plus nombreux sont ceux qui expriment, non
pas le mépris de la vie en elle-même, mais la subordination de la
46
122 LA RÉVOLUTION
vie à nu idéal. On ne dit pas : tant de gens meurent! qu'impoilr u
vie de plus où de moins? On dit : tant de gens meurent pour leurs
kléee, je peux bien mourir pour la mienne. Ce n'est pas au sang
versé qu'on s'habitue, c'est au sang versé pour la cause. Comme au
premier âge du christianisme, la foi est, en bien des cas, le sen Li-
ment premier et souverain, et l'habitude de la mort n'en est qu'une
conséquence.
Second fait, parmi les hommes de la Révolution, les plus portés à
se donner la mort ne sont pas ceux qui ont moins de scrupule à
verser le sang d'autrui. C'est surtout parmi les Girondins qu'on note
un parti-pris réfléchi de finir en homme libre, et la Gironde, si elle
a « imprudemment fait appel à la guillotine » (i), n'a du moins
aucune part aux excès de la Terreur.
Troisème fait, la Convention dans son ensemble n'est pas l'As-
semblée sanguinaire que représentent certaines légendes. La Terreur
est, à ses yeux, un expédient provisoire (2), elle s'y résigne, elle s'en
grise par instants, parce qu'elle sent la Patrie en danger. Mais elle y
renonce au lendemain de. la victoire. Non seulement elle ne touche
pas au droit pénal, si humain pour l'époque, qu'avait élaboré la
Constituante, mais elle songe à l'adoucir. Le 19 janvier 1793, Con-
doreet demande l'abolition de la peine de mort u pour tous les délits
privés »; le 17 juin 1793, Boyer-Fonfrède, lui aussi, demande l'abo
lition de la peine de mort, excepté en matière politique; enfin le
dernier Décret de la Convention abolit la peine de mort à dater de
la publication de la paix générale (3).
Dernier fait, l'abolition définitive des peines contre le suicide est
bien antérieure à la Terreur, et le Code pénal qui les abolit marque
un immense progrès sur la législation sanglante de l'ancien régime :
plus de torture, ni pour les condamnés ni pour les accusés, plus de
supplices aggravant la mort- Dans le droit, la morale nuancée triom-
phe avec l'horreur du sang versé.
L'explication qui lie l'horreur du suicide à la morale catholique
ne suffit pas, elle non plus, à rendre compte de tous les faits. Il est
certain que, l'Eglise ayant pris officiellement position depuis la Re-
naissance contre la morale nuancée, les suicides patriotiques, civiques,
les suicides destinés à éviter la mort ont un air païen; à propos de
Beaurepaire, on évoque Caton et Brutus. Mais nous avons vu que le
décret qui abolit le plus gros des anciennes lois contre les suicidés
a pour rapporteur l'abbé Pépin et que l'abbé Maury, loin de le com-
battre, essaie de renchérir. Le Code pénal est voté sans qu'il y ait
aucune opposition de la part des anciens représentants du clergé.
Je ne connais pas de critiques formulées par des catholiques à propos j
(1) Aulard, Histoire politique, p. 399. (2) Ibid.x 367. (3) Ibicl, 399.
LIBERTÉ ET MORALE NUANCEE 723
dos honneurs rendus à, Reaurepaire. Enfin, s'il est vrai que les Giron-
dins et les Montagnards qui se tuent sont des incrédules, il est extrê-
mement vraisemblable que parmi les martyrs volontaires qui vont
volontairement à la mort en criant : Vive le roi! il y a bon nombre
de catholiques.
Par contre, il me semble que l'hypothèse qui nous a guidés jus-
qu'ici se confirme une fois de plus et de façon éclatante.
Elle lie le succès de la morale nuancée à la puissance d'une élite
cultivée et éprise de liberté. Or, si la Révolution consiste avant tout
(( dans la Déclaration des droits rédigée en 1789 et complétée en 1793
et dans les tentatives faites pour réaliser cette Déclaration » (1), n'est-
elle pas essentiellement le plus grand effort vers la liberté qu'ait vu
notre pays depuis la Renaissance?
Liberté civile : c'est sous les coups de la Révolution que tombent
non seulement les derniers vestiges du régime féodal, de l'esprit féo-
dal, mais aussi la conception du courtisan; le patriote, qui le rem-
place, prétend avant tout n'obéir qu'aux lois : « Mon Dieu, dit Isnard,
c'est la loi ».
Liberté politique : par la Révolution, le citoyen succède au sujet
et il prétend avoir part au gouvernement de la chose publique.
Liberté de penser : non seulement la Révolution proclame et
garantit, (sauf à la suspendre provisoirement pendant la Terreur),
l'entière liberté d'opinion, mais elle use du droit ainsi proclamé; elle
prend hardiment la suite de la Renaissance et de la Réforme; elle
soumet à l'examen critique des questions longtemps réservées ou timi-
dement effleurées : elle crée des constitutions, elle les abolit; elle fait
et défait des religions; par là elle ouvre un champ nouveau à la libre
réflexion des hommes.
Coïncidence frappante : c'est au moment même où s'accomplit
cette oeuvre de liberté que triomphe la morale nuancée. La morale
simple, liée à l'esclavage, à la vassalité, à la sujétion, à la servitude
intellectuelle disparaît des lois et des moeurs au moment même où
en sont bannies les dernières traces de ce qui asservissait légalement
l'homme et la pensée.
J'ai dit que ce grand triomphe de la morale nuancée était lié au
triomphe d'une élite. C'est en effet une élite, et une élite cultivée qui
légifère en 1791. Ce sont des nobles, des clercs, des bourgeois qui
abolissent les vieilles peines contre le suicide. Plus tard, c'est surtout
une élite lettrée qui donne l'exemple du suicide à l'antique, du suici-
de destiné à éviter l'infamie du supplice. Il n'y a, en effet, qu'un seul
parti dont presque tous les chefs semblent avoir pris la résolution
(1) Aulard, Ibid., 782.
724 LA BÉVOLTJTION
de mourir volontairement, et ce parti, c'est la Gironde. Or, les Giron-
dins ne sont pas seulement des lettrés, formés à l'étude des chefs-d'oeu-
vres classiques, fidèles aux traditions du stoïcisme romain; ce sont,
surtout à la fin, des raffinés qui, dans le privé, avouent leur horreur
de la canaille; ce sont des aristocrates « d'attitude, de goûts, presque
d'épiderme » (i). Dans cette époque sévère où les influences mondai-
nes semblent suspendues, ce sont presque des mondains. Une femme
est lame du parti. Et, quant on voit Roland, Buzot, Condorcet, Vala-
zé, Petion, Clavières finir par le suicide, on ne peut s'empêcher de
songer que Madame Roland n'est pas étrangère à cette détermination.
N'est-ce pas elle qui a dit à Buzot : meurs libre comme tu as vécu?
Non seulement, c'est une élite qui donne le plus nettement le
signal de la transformation des mœurs, du retour à la tradition anti-
que. Mais il me semble qu'on saisit çà et là quelques traces obscures
des répugnances populaires. C'est sous la Législative que le suicide
de Beaurepaire excite l'enthousiasme; ce sont les futurs Girondins qui
décident le transfert au Panthéon; ce sont des journalistes Girondins
qui exaltent cette mort glorieuse et dénoncent « l'imbécillité » de la
morale simple. Mais vienne la Convention. Aux éloges enthousiastes
de Delaunay (d'Angers) et Gorsas succède la froide et sèche appré-
ciation de Cavaignac. Vienne le règne de la Montagne : la section
Beaurepaire quitte son nom « sans rien préjuger de l'acte de Beaure-
?paire ». Comme Beaurepaire n'était pas affilié à un parti, ce revire-
rment ne peut s'expliquer par des raisons politiques. Il ne s'agit pas
» de frapper après coup un Girondin. Reste donc une seule hypothèse :
la Convention a été élue au suffrage universel, alors que la Législative
était née sous le régime censitaire. Les Montagnards ont beau être
.aussi bourgeois de manières que les Girondins, ce sont les alliés du
prolétariat, ils font de larges concessions au sans-culottisme; les sec-
tions, sous le règne de la Montagne, sont envahies par le vrai peuple :
qui dit peuple dit morale simple. Où l'élite admirait, louait sans ré-
serve, la foule s'inquiète, ne sait trop que penser, mais a d'obscures
répugnances. Le suicide de Gaillard lui-même, un Montagnard, un
pur, cause dans les clubs un certain malaise.
Ce rôle joué par .Félite intellectuelle dans la réforme du droit écrit
et dans la transformation des mœurs confirme donc l'hypothèse qui
nous a conduits jusqu'à présent. Mais entre l'élite romaine et l'élite
révolutionnaire il y a une différence essentielle. La première, si elle
soutient la morale nuancée, entend s'en réserver l'usage. Soldats,
petites gens, esclaves sont rejetés sur la morale simple. Le grand qui
se frappe lui-même meurt, au milieu de ses amis, d'une mort élégante
(1) Jbid., 398.
LIBERTÉ ET MORALE NUANCÉE 725
que quelques-uns envient. L'homme du peuple qui se détruit est
banni du cimetière. Au contraire, le droit élaboré par la Constituante
est droit commun. Les vieilles peines sont abolies aussi bien pour le
paysan que pour le bourgeois. Le cimetière reçoit celui qui s'est
détruit, riche ou pauvre. Enfin, si les Girondins se détachent de la
masse par leur goût pour les suicides réfléchis, selon la mode antique,
ils n'ont plus l'idée que de tels suicides sont l'apanage d'une caste.
Démocrates et idéalistes, ils ne demandent qu'à voir le peuple s'élever
jusqu'à eux. \]
Le peuple hésite, c'est entendu. Il ne recule pas trop devant ce
que les casuistes appelent le suicide indirect : des fermiers, des garçons
chapeliers, des garçons pâtissiers s'unissent à des bourgeois pour se
faire tuer en criant : Vive la République! ou à des nobles pour se faire
tuer en criant : Vive le roi! mais les gens du peuple hésitent toujours
à porter la main sur eux-mêmes, à louer ceux qui se détruisent « de
leur propre main », comme disaient les vieux textes. Les mœurs ne
sont donc pas en bas ce qu'elles sont en haut. Mais, le droit étant le
même pour tous, rien ne s'oppose plus légalement à la disparition
du dualisme antique; rien ne s'oppose plus à ce que la morale nuancée
devienne morale commune.
C'est par là que sa victoire est si éclatante. C'est par là que la
Révolution, comme la philosophie du xvme siècle, couronne à la
fois l'effort de la Renaissance et, en un sens celui du Christianisme,
et ne revient au passé que pour mieux assurer l'élan vers l'avenir.
C'est grâce à la Renaissance que la morale nuancée, si humble
et timide au moyen âge, avait repris vie et force au contact de l'anti-
quité mieux comprise.
Mais c'est grâce au christianisme, grâce à l'idée de la morale uni-
que, conservée en gros par l'Eglise, que les hommes de la Renaissance
n'avaient pas osé revenir purement et simplement au point de vue
antique et reprendre la morale nuancée pour une élite seulement.
Fidèle à l'esprit du xviir9 siècle, la Révolution reprend à la fois
la doctrine antique et le point de vue chrétien.
Une élite éprise de liberté abolit définitivement le vieux droit qui
durant des siècles avait épouvanté les humbles, assure à tous ceux qui
se tuent, petits ou grands, leur place au cimetière, à ceux qui se tuent
pour une grande cause, leur place au Panthéon et dans l'histoire;
une élite encore donne à notre pays l'exemple de ces morts volontai-
res et réfléchies dont s'était parée la doctrine stoïque. Mais ce retour
à l'antiquité est, grâce au christianisme, un pas en avant, parce que
l'œuvre accomplie par l'élite n'est plus accomplie pour l'élite. La
morale nuancée triomphe, mais elle triomphe pour tous. Sans doute
ses premiers fidèles sont surtout des lettrés, des philosophes, bref des
-aristocrates : mais la porte est ouverte au peuple.
CHAPITRE V
Le XIXe siècle : Offensive de la Morale simple
Résistance et Victoire de la Morale nuancée
La Révolution fait triompher la morale nuancée dans le droit écrit
et les mœurs d'une élite, mais elle ne transforme pas la morale for-
mulée, elle n'émeut pas profondément les mœurs populaires, enfin,
si elle suspend l'application du droit canonique, elle ne l'abolit pas.
Un dernier effort est donc nécessaire pour éliminer définitivement
la morale simple. Mais, au moment où cet effort allait sans doute se
produire, la morale simple, trop violemment refoulée, essaie de pren-
dre sa revanche. L'Eglise, après avoir cédé au flot, se ressaisit, restaure
l'ancien droit, dénonce de nouveau les partisans du suicide, — et
la vieille lutte se rallume, prenant plus que jamais l'aspect d'une lutte
entre le catholicisme et ses adversaires.
Au seuil de l'époque contemporaine, cette lutte n'est pas terminée,
mais deux faits se dégagent déjà très nettement : au milieu du siècle,
l'offensive de l'Eglise fait gagner du terrain à la morale simple; à la
fin du siècle, cette offensive est brisée.
V Offensive de V Eglise : 1) Après avoir laissé tomber le vieux droit canonique
sous l'Empire et au début de la Restauration, 2) l'Eglise lutte ensuite
pour l'appliquer, le proclame solennellement, le rend de nouveau redoutable;
3) elle fait ainsi de la réprobation du suicide une chose proprement catho-
lique et dénonce les adversaires de la morale simple comme des adver-
saires de la religion.
Dès le lendemain de la Révolution, l'Eglise reprend, sans la modi-
fier, sa doctrine sur la mort volontaire. La Théologie morale de Bailly,
éditée en 1789, est rééditée en 181 7 : l'auteur ne change pas un mot
à son chapitre sur le suicide.
Dans les manuels de philosophie rédigés par des ecclésiastiques (1),
(1) J'en ai dressé la liste à l'aide du Journal de la Librairie pour la pé-
riode antérieure à 1840, puis à l'aide de l'Otto Lorenz. Ouvrages cités : abbé
Barbe, Cours élém. de Philos. 1846 ; abbé Bouedron, Cours de Philosophie,
P. 1867 ; abbé Bunot, Elém. de philosophie chrétienne, P. 1869 ; abbé Carbonel,
Essai de philosophie classique, P. 1876 ; abbé Clamadieu, Précis de Philos.,
P. 1885 ; abhé Dagorne, Cours de Philosophie, Dinan, 1873 ; abbé Drioux,
Cours de philosophie, P. 1883 ; abbé Douey, Nouveaux élém. de philo s., P. 1828 ^
LA MORALE DE L'ÉGLISE 727
on retrouve tout au long du siècle les arguments classiques : le suicide
est une faute contre Dieu, — contre la société (i), — contre la
famille (2), — contre la loi naturelle (3), — c'est une négation de
tous les devoirs (4), — c'est une faiblesse ou une lâcheté (5).
Même impression de stabilité lorsqu'on lit les ouvrages de casuis-
tique (6). C'est dans ces ouvrages que s'enregistre la grande révolu-
tion morale qui, au cours du siècle, substitue aux sévérités jansénistes
la doctrine de St-Liguori et le probabilisme (7). Mais, tandis que
s'accomplit ce changement profond, les idées relatives au suicide
demeurent immuables. Qu'on lise Vernier, Bouvier, Carière, Lequeux
et Gabelle, Philip, Noget-Lacoudre ou Gousset, Gury, Vincent, la
Theologia ex S. Liguorio, partout on retrouve les mêmes principes
et, en gros, les mêmes solutions pratiques (8).
abbé Farga, Cours de philos. P. 1873 ; abbé Gille, Cours de phil., P. 1876 ;
chanoine Garaby, Cours de phil. morale, St-Brieuc, 1844 ; chanoine Girauït,
La vraie morale opposée à la morale du siècle ; Giscard de Larroque, Nouveau
cours de phil. à l'usage des collèges, P. 1845 ; abbé Gourio, Cours de phil. fran
caise à l'usage des collèges et des séminaires ; le P. Jaffre, Cours de phil. Lyon
1878 ; abbé Leclerc, Cours élém. et classique de philos., P. 1862; abbé Mellier,
Leçons de philosophie, Lyon, 1885 ; abbé Noiret, Leçons de philosophie, P.
1852 ; abbé de Peretti, Elém. de phil, P. 1865 ; le P. Regnault, Notions de
phil., P. 1884 ; abbé Robin, Résumé de phil., P. 1840 ; abbé Roques, Cours
de phil., P. 1877 ; St-Cyr et Lambron, Nouveau traité de phil., P. 1840 ; Insti-
tutions philosophicae in seminario baiocensi habitae, 1841.
(1) Barbe, 503, Bouedron, 433, Bunot, 354, Clamadieu, 117, Dagorne, 239,
Drîoux, 334, Douey, 403, Farges, Gille, 468, Giscard de Laroque, 237, Gourio,
151, Jaffre 558, Leclerc, 206, Regnault, 142, St-Cyr, II, 119, Jnstitutiones, 111,
(2) Douey, Farges, ibid. (3) Barde, Bunot, Carbonel, Dagorne, Gourio, Roques,
Saint-Cyr, ibid. (4) Mellier, 500, Noiret, 252. (5) Douey, 403, Regnault,
143, Bunot, 354, Barde, 505, Drioux, 335. (6) J'ai lu la plupart des ouvrages
indiqués par Otto Lorenz, par Bund, « Catalogus auctorum qui scripserunt de
theologia morali et practica », Rouen, 1900 et par le Dictionnaire de Vacant :
article France, c. 695 ss. Ouvrages cités dans ce chapitre: Bailly, «Theologia
dogmatica et moralis », P. 1789 et P. 1817 ; Bouvier, Institut. theologicae,V.
1834 ; Carrière, Praelecliones theologicae, P. 1839 ; Gousset, Théol. morale,
3e éd. P. 1845 ; Gury, Compendium theologiae, mor. P. 1850, Casus conscien-
tiae, P. 1863 ; Lequeux et Gabelle, Inst. philosophicae, P. 1847 ; Noget-La-
coudre, Institut. Philosophicae, P. 1851 ; Philip, Nouveau Dictionn. de théo-
logie morale, P. 1851 ; Vernier, Theologia practica, Besançon, 1828 ; Vincent,
Compendium universae theologiae, lre édit. de la Théologie de Clermontt P.
1867, Theologia ex S. Liguorio... digesta, P. 1856 (B. nat., B. 15790). (7) Cf.
Vacant, Dictionnaire, article France, c. 701 : au début du xixe siècle,
<t la morale enseignée et pratiquée en France était la morale sévère que
le jansénisme avait implantée dans ce pays et qui fut peu à peu remplacée
par la doctrine de St Liguori et par le probabilisme ». (8) Gury condamne
encore la vierge qui se fait tuer pour n'être pas violée, (Casus, I, 258) ; Car-
rière interdit de se jeter à l'eau, si on doit certainement se noyer, « même pour
baptiser un enfant qui va mourir sans baptême », (II, 847), et dans une note,
il signale que « nombreux sont ceux qui ont trouvé qu'on n'eût pas du peut-
-être élever aux nues à ce point la mort de l'enseigne Bisson» ; cf. Bouvier V,362.
728 LE XIXe SIÈCLE
Comme la Révolution n'a pas transformé la morale écrite, cet
attachement aux vieilles formules n'est pas surprenant. L'Eglise, en
les maintenant, reste sur ses positions, rien de plus. Mais sur le ter-
rain du droit, elle prend hardiment l'offensive contre sa rivale, contre
l'esprit du xvm6 siècle et de la Révolution.
Ce qui fait que cette offensive a échappé aux historiens, c'est
qu'ils ont cru que, sur ce point aussi, l'Eglise s'était contentée de
garder sa tradition : elle avait de tout temps puni les suicidés; elle
les punit au xixe siècle, il n'y a là ni nouveauté ni agression. —
Seulement il n'est pas exact que la traduction juridique de l'Eglise
ait été ininterrompue : au début du xixe siècle, le clergé cède à l'esprit
nouveau; il laisse peu à peu tomber l'ancien droit, puis soudain, au
moment même où ce droit paraît aboli, l'Eglise revient sur ses pas,
restaure les peines oubliées et oppose fièrement les sévérités cano-
niques à l'indulgence du Code pénal.
Je ne connais pas de texte prouvant clairement que, pendant la
Révolution, l'Eglise ait laissé tomber les canons punissant le suicide.
Mais, sous l'empire, Portalis n'admet plus qu'on refuse la sépulture
ecclésiastique à ceux qui se tuent.
En l'an XI, un desservant du diocèse de Meaux l'ayant refusée
à un suicidé, Portalis écrit à l'évêque : « que les prêtres devaient en
pareil cas se réfugier dans la charité évangéilique, dont la maxime
était que, dans les choses incertaines, il fallait toujours supposer le
bien; qu'elle ne leur permettait pas de se 'livrer à des soupçons inju-
rieux, quand ces soupçons n'étaient pas confirmés par des preuves
légales et un jugement public, qu'il leur appartenait alors de prendre
la défense de l'homme qui ne pouvait plus se faire entendre et de
faire valoir en sa faveur tout ce que le zèle pastoral était capable de
leur suggérer, comme l'état de démence ou de délire dans lequel il
avait pu se trouver ou même la possibilité qu'il eût été tué par acci-
dent » (i).
La même année, refus de sépulture à un suicidé dans le diocèse de
Mayence. Portalis écrit dans un rapport : « Le desservant fondait son
refus sur ce que les rituels défendaient autrefois d'accorder la sépul-
ture ecclésiastique aux personnes qui s'étaient donné volontairement
la mort. J'ai écrit à l'évêque de Mayence que les rituels étaient en
cela d'accord avec les Ordonnances, mais que le cas dont il s'agit
étant de ceux qui demandent la notoriété de fait et de droit, il serait
impossible, dans le silence de nos lois sur cette matière, d'obtenir cette
(1) Lettre citée par Prompsault, Dictionnaire raisonné de droit et de
jurisprudence civile-ecclésiastique, (Encycl. théolog. de Migne, t. XXXVIII),
p. 433 ss.
ABOLITION DU DROIT CANONIQUE SOUS L'EMPIRE 729
"notoriété et que, pour ménager charitablement et sans scandale les
prières de l'Eglise aux personnes que la clameur publique désigne
comme ayant péri par un suicide, on doit présumer qu'elles étaient
dans un état de démence lorsqu'elles se sont donné la mort. J'ai
engagé ce prélat à éclairer à cet égard le zèle du desservant et à répri-
mer sa conduite par les voies canoniques. J'attends d'un jour à l'autre
qu'il me fasse connaître les mesures de répression qu'il a prises » (i).
Le 25 vendémiaire de la même année, à propos d'un autre refus,
Portails écrit au premier consul qu'il va s'adresser à l'archevêque :
« Après la mort, les hommes n'ont plus rien à juger; ils ne peuvent
savoir ce qui s'est passé dans les derniers moments dans l'âme du
défunt; ils ne doivent point affliger les vivants par des mesures indis-
crètes ni permettre de s'expliquer sur des choses dont le jugement
n'appartient qu'à Dieu » (2).
Comme on voit, Portalis se sert d'arguments propres à toucher
à la fois les théologiens et les canonistes. Aux premiers il dit, après
St- Augustin, après l'auteur du texte des faux capitulaires : non discer-
nimus, les voies de Dieu sont impénétrables (3). Aux seconds il dit :
quand vous punissiez le suicide, vous suiviez l'action de l'état (c'est
encore plus vrai qu'il ne le croit, puisque cette subordination remonte
au vie siècle); dès l'instant que l'état s'abstient, vous ne pouvez plus
vous appuyer sur une constatation officielle du iait lui-même.
Il faut croire qu'on se rend à la valeur de ces arguments. Car,
un an après qu'ont été écrites les lettres qu'on vient de lire, l'article
19 du décret du 23 prairial an XII consacre, en la généralisant, la
doctrine de Portalis : « Lorsque le ministre d'un culte, sous quelque
prétexte que ce soit, se permettra de refuser son ministère pour l 'inhu-
mation d'un corps, l'autorité civile est chargée de faire porter, pré-
senter, déposer et inhumer le corps » (4).
Cet article ne prescrit pas seulement d'accorder à tous les morts
une sépulture décente; il prescrit de leur accorder la sépulture ecclé-
iastique; l'ancien droit canonique a vécu.
Il est vrai que l'article 19 n'est pas toujours appliqué. Mais s'il
y a des dérogations à la règle, touchant les enfants morts sans bap-
tême et les libres penseurs (5), il n'y en a pas touchant les suicidé*.
Une décision ministérielle du 7 septembre 1807 déclare que, le suicide
n'étant plus un crime établi par une instruction, les refus de sépul-
(1) Archives nationales, F. 19/4071. (Le rapport, qui n'est pas signé,
est évidemment de Portalis. Il est daté, sur la chemise, de l'an XI.) (2) Por-
talis, Discours, rapports et travaux inédits sur le Concordat, P. 1845, p. 539.
(3) Voir plus haut, p. 331 et 408. (4) Article 19, (Dalloz, Répert. XIV, 929).
(5) Voir Mémoires historiques sur les affaires ecclésiastiques de France, P.
1819, t. I, p. 400.
730 LE XIXe SIÈCLE
:
i
turc seraient nécessairement « arbitraires et dès lors des attentats à
l'ordre public » (i). En i8i3, le ministre des cultes déclare, dans une
lettre à l'évoque de Dijon que la sépulture ecclésiastique ne peut êtr<
refusée qu'en deux cas : i°. Lorsqu'il s'agit de personnes qui on'
notoirement professé un autre culte que le catholique; 20 lorsque 1
dernières volontés expriment le désir que le clergé ne prenne point
part aux funérailles. Quant à ceux qui se tuent, on alléguera peut-être
a les Rituels qui défendent aux prêtres de concourir à l'inhumation
des suicidés ». Mais, à l'époque où ces Rituels ont été rédigés, « les
lois civiles et ecclésiastiques étaient d'accord sur ce point, au lieu que
nos lois actuelles ne contiennent contre les suicides aucune disposi-
tion )). Les prêtres n'ont donc qu'à présumer la démence : « A cette
présomption de démence se joint encore celle du repentir de la per-
sonne décédée, au moment même où les portes de l'Eternité vont
s'ouvrir devant elle. Dans ce moment décisif, une pensée heureuse
peut en effet l'avoir ramenée à elle. Or, vous savez qu'un instant de
repentir sincère suffit pour couvrir les fautes d'une vie entière » (2).
D'après Vuillefroy, l'empereur lui-même, appelé à se prononcer en
1806 sur cette question des refus de sépulture n'admet qu'une seule
dérogation à l'article 19 : « Tout individu doit être enseveli suivant
le rite du culte qu'il a professé pendant sa vie, à moins qu'il n'ait
formellement demandé le contraire » (3). D'après Prompsault, Napo-
léon va plus loin encore : en 181 2, il soumet au Conseil d'état un
projet de décret selon lequel « tout prêtre qui aurait refusé ses prières
à une personne morte dans l'état extérieur de l'Eglise catholique
devait être déclaré démissionnaire et banni à dix myriamètres de
l'endroit où il exerçait » (4). Ce dernier projet n'a pas de suites.
Par contre Vuillefroy cite huit décisions ministérielles conformes à
l'opinion exprimée par l'empereur en 1806 (5).
Donc la lettre de la loi et l'application de la loi s'accordent pour
abolir le vieux droit canonique. Mais ce qu'il faut surtout noter, c'est
que l'Eglise ne songe pas à protester contre cette abolition. Il y a
çà et là des résistances populaires (6). Il y a aussi quelques refus
(1) Vuillefroy, Traité de l'administration du culte catholique, P. 1842,
p. 494. Cf. une décision analogue en 1813, p. 493. (2)Archives natio-
nales, F. 19/4073. (3) Vuillefroy, p. 494, note. (4) Prompsault, Dic-
tionnaire, p. 436. (5) Décisions du 7 Germinal, an XI, 18 pluviôse,
an XIII, 5 avril et 19 juillet 1806, 1er juin 1807, 2 décembre 1808, 19 oc-
tobre 1814 (p. 494, note). (6) Dans une lettre du 12 vendémiaire an XIV,
adressée au Juge de paix de Dunkerque, Portalis dit qu'il y a des
pays où le suicide est tellement en horreur que « les fonctionnaires civils et
ecclésiastiques ont du se concerter » pour que les suicidés fussent ensevelis
sans honneur. Dans une lettre du 16 vendémiaire de la même année, il dit
encore qu'il connaît des communes « où l'on a été prêt à s'insurger parce qu'en
DE PORTALIS A DECAZES 731
rprononcés par des desservants. Mais il n'y a aucune réclamation
collective de lepiscopat et je ne connais même pas d'évêque qui
s'insurge contre la loi de prairial et la doctrine de Portalis. Non seule-
ment l'Eglise « se soumet », comme dit Vuillefroy (i), aux prescrip-
tions du gouvernement, mais on n'a pas l'impression que cette sou-
mission lui coûte. Dans un rapport à l'empereur, Portalis dit en pas-
sant que « Mgr l'archevêque de Bordeaux professe les vrais principes
sur cette matière », c'est-à-dire qu'il fait accorder les obsèques reli-
gieuses aux suicidés (2). En i8i3, à Toulouse, un prêtre ayant
refusé les funéraires religieuses à deux suicidés, l'archevêque lui
envoie « une lettre raisonnée et appuyée sur les autorités les plus res-
pectables afin de lever ses scrupules », et il lui donne l'ordre de
revenir sur son refus. Le prêtre s'obstinant, l'archevêque le destitue
«et lui interdit « toute fonction dans l'Eglise métropolitaine » (3).
Enfin, ce qui montre bien que la doctrine de Portalis et de l'admi-
mistration impériale ne passe pas, au début du xixe siècle, pour une
^entreprise sur les lois de l'Eg'lise, une doctrine anti-catholique, c'est
qu'au début de la Restauration, quand les partis de droite sont en
plein triomphe, le pouvoir garde la même attitude qu'à l'époque pré-
cédente.
Le 18 Février 181 9, apprenant qu'un curé a refusé la sépulture
.ecclésiastique à un suicidé, le duc Decazes, ministre de l'intérieur,
■ de l'intérieur écrit aux vicaires capitulaires et les invite à donner
« des instruction très positives pour que les refus de sépulture ecclé-
siastique ne se renouvellent plus ». Le même jour écrivant au préfet
intéressé il dit que le décret de prairial ne prévoit aucune peine contre
de semblables refus et il ajoute : « L'autorité ne peut donc, jusqu'à
présent (4), intervenir que par la voie de la persuasion. Mais il est
permis d'examiner s'il ne serait pas convenable, pour rendre cette
voie plus efficace, d'éviter que \\es formalités qui constatent les suici-
des parviennent à la connaissance des ecclésiastiques. Ce serait un
moyen d'aider leurs scrupules. Ils n'auraient plus aucun prétexte
de refuser leur ministère s'ils ignoraient réellement ou même s'ils
pouvaient paraître ignorer les causes de la mort ».
des circonstances semblables les curés avaient voulu user d'indulgence ».
Ces deux lettres se trouvent aux Archives nationales, (F. 19/4073) dans le
dossier Inhumation des suicidés et duellistes. Comme on voit, la résistance ne
vient pas du clergé, mais de la population elle-même.
(1) P. 494, note. (2) Portalis, Discours, rapports, etc.... rapport du
3 juillet 4807. (3) Lettre de l'archevêque de Toulouse au ministère des
cultes, 27 octobre 1813, (Archives, nat., F. 19/4073). (4) C'est moi qui
souligne ces mots. Ils donneraient à penser que, sous la Restauration,
l'administration envisage des mesures destinées à assurer la stricte applica-
tion de l'article 19.
732 LE XIXe SIÈCLE
En Juin 1819, à propos d'un refus de sépulture dans les Deux-Sk-
vres, le garde des sceaux écrit que le curé est d'autant plus coupable
que, d'après le Rituel du diocèse, il fallait une sentence épiscopale
pour trancher la question.
La même année 181 9, un curé du Finistère refuse la sépulture
ecclésiastique à un suicidé. Le duc Decazes, ministre de l'intérieur,
écrit au préfet : « Je viens d'inviter M. l'évêque de Quimper à donner
des instructions très positives pour que de pareils refus ne se renou-
vellent plus, et à témoigner ma satisfaction à M. le curé de Quimperlé
qui a fait faire ce service par un de ces vicaires1 » (1).
Enfin, le 22 mars 1826, un avis du Conseil d'état déclare que, la
religion catholique étant constitutionnellement la religion de l'état,
tout Français qui ne fait pas profession d'un autre culte doit être
présumé catholique, « en conséquence de quoi il a droit à la sépulture
ecclésiastique » (2).
Ainsi non seulement les ministres de la Restauration maintiennent
la tradition de l'empire; mais ils ont le sentiment que l'Eglise est
avec eux; ils comptent sur l'épiscopat pour réprimer les excès de zèle,
et ils ne craignent pas de lui donner en ce sens « des instructions
très positives ».
Aboli par la loi, refoulé par l'action administrative, abandonné
par l'Eglise, le vieux droit canonique semble avoir vécu. — Mais
voici que soudain l'Eglise se ravise, attaque violemment le décret de
prairial, fait reculer le gouvernement chargé de l'appliquer, proclame
fièrement le maintien des vieux canons et parvient, malgré la loi,
à punir sévèrement les suicidés.
=
C'est sous la Restauration que commence cette offensive.
En cette même année 181 9, où le duc Decazes interdit de refus
la sépulture ecclésiastique aux suicidés, Lamennais réplique : «
révolution a tellement corrompu les idées d'ordre qu'on a cru que la
justice sociale devait être indifférente à ce genre de meurtre... On veut
que la religion soit complice de cette indifférence, on veut que sur
le cadavre encore sanglant du malheureux qui vient de se tuer, elle
appelle la bénédiction du Dieu qui a dit: tu ne tueras point... Craint-
on qu'il n'y ait pas assez de suicides?.. Mais le scandale que donnerait
FEglise en tolérant le meurtre, en quoi servirait-il à l'infortuné qui
n'est plus? Triste pitié qui ne sauve que l'amour-propre d'une famille
en préparant peut-être le désespoir de plusieurs autres! Laissez à la
religion ses lois, aussi bien vous ne les changerez'' pas : elles sont
(1) Toutes ces lettres se trouvent aux Archives nationales, (F. 19/4073).
(2) Prompsault cite cet avis, qu'il déclare inédit, dans son Dictionnaire,
p. 442.
733
immuables comme Dieu lui-même. Occupez- vous plutôt de réformer
les vôtres! » (i).
Dès d'instant que le clergé prétend appliquer ses lois « immua-
bles )), la lutte se trouve engagée entre le maire chargé de faire res-
pecter l'article 19 et le curé chargé d'appliquer les anciens canons.
Là où 'le maire est énergique, il commet d'abord un prêtre pour célé-
brer les obsèques religieuses, puis, s'il se heurte à un refus, il allègue
le texte qui lui prescrit de faire « présenter » le corps, force les portes
de l'Eglise, y introduit le cercueil et invite les fidèles à célébrer un
office funèbre. Là où le maire est plus conciliant, il laisse le curé
refuser la sépulture ecclésiastique ,mais il avise le préfet, et il lui
demande des instructions.
Il faut croire que préfets et ministres abandonnent assez vite la
tradition de Portalis et du duc Decazes, car, dès 1822, Falret signale
en passant la survivance du vieux droit canonique (2) et en 1829,
Affre déclare que le gouvernement a laissé tomber l'article 19 (3),
Néanmoins, c'est seulement après la Révolution de i83o qu'on voit
le gouvernement céder à l'offensive de l'Eglise et renier la lettre et
l'esprit du décret de prairial.
En i836, une circulaire du préfet de Seine-et-Marne prescrit aux
maires de ne pas essayer de contraindre le clergé touchant l'octroi
des funérailles religieuses (4).
En i838, le Préfet de Seine-et-Oise envoie aux maires une circu-
laire analogue (5).
En juillet i838, le préfet de la Haute- Vienne qui, lui, est partisan
du décret de prairial, se plaint qu'il y ait eu à Limoges deux refus
de sépulture à des suicidés. Mais le ministre Barthe lui répond que
l'Eglise est dans son droit; il va plus loin et ajoute qu'en un temps
où le suicide fait tant de ravages, « il est heureux que les lois ecclé-
siastiques suppléent, autant qu'il est possible, au silence et peut-être
à l'impuissance des lois civiles ». Le 3 août, écrivant à l'évêque de
Limoges, Barthe déclare attendre un bon résultat des « sages sévéri-
tés de l'Eglise » (6).
La même année i838, le garde des sceaux fait connaître, par une
décision en date'du 28 juin, que l'article 19 « ne saurait recevoir ni
interprétation ni exécution contraires aux lois fondamentales, à la
(1) Lamennais, Sur le suicide, (Œuvres, P. 1836-1837, t. VIII, p. 186 ss.).
(2) De Vhypochondrie et du suicide, P. 1822, p. 274. (3) Affre, Traité de
l'administration temporelle des paroisses, 2e édit., P. 1829. (4) Cités par André,
Cours alphabétique et méthodique de dr. canon., (Migne, Encycl. théol., IX,
494). (5) Citée dans Y Examen de la question du refus de la sépulture, ete. par
un prêtre du diocèse de Limoges, P. 1840, (Bib. nat., Ld 4/4760), p. 29. (6)
Archives nationales, F. 19/4073).
734 LE XIXe SIÈCLE
distinction et indépendance réciproques des deux puissances que>
les lois ont établies » (i).
En i844> Ie ministre de la justice déclare que l'article 19 donne
incontestablement au maire le droit de présenter le corps à l'Eglise,
mais « qu'en général il est préférable de ne point user de ce droit »(2).
Le 29 mars 1847, le ministre de la justice, écrit à son collègue de
l'intérieur : « D'après les règles consacrées par les canons reçus en
France et implicitement remis en vigueur par l'article 6 de la loi
du 18 germinal an X, la sépulture ecclésiastique peut et doit être
refusée aux suicidés » (3).
Le i5 juin 18^7, une circulaire du garde des sceaux déclare que
le ministre du culte « commis » par l'autorité civile en vertu de
l'article 19 a le droit de refuser son concours. Le Maire ne peut
introduire de force le cercueil dans le temple. Si les familles
s'estiment injustement lésées, ollles n'ont qu'à s'adresser au conseil
d'Etat (4).
Le 16 juin, le ministre de l'intérieur consacre les mêmes prin-
cipes : il faut distinguer l'inhumation et la cérémonie religieuse.
Le décret de prairial a reçu une interprétation qui ne peut se conci-
lier avec les articles 1 et 12 du concordat, car elle porte atteinte
à la liberté du culte catholique. L'autorité civile n'a pas le droil
de contraindre les prêtres à accorder la sépulture ecclésiastique,
celui de forcer les portes des églises (5).
Le (( prêtre du diocèse de Limoges » déclare que cette doctrii
a été confirmée « par tous les ministres succesivement chargés di
département des cultes, Mm. de Montalivet, d'Argout, Persil, Sauze
et M. Barthe » (6). Au lendemain des circulaires de 1847, l'aboli
tion pratique de l'article 19 parait assez définitive pour que deu]
maires qui font porter, malgré le clergé, des suicidés à l'Eglise soient
l'un blâmé, l'autre suspendu (7).
Dès que le pouvoir civil a cédé, l'Eglise confirme solennelle-
ment le vieux droit canonique et, de nouveau, des conciles pres-
crivant ces refus de sépulture que le pouvoir civil, en 1807, appela-
des (( attentats à l'ordre public » (8).
En 1849, Ie concile de Reims refuse la sépulture ecclésiastique
aux suicidés rationis suœ compotes (9).
En i85o, le concile d'Aix enveloppe dans la même condamnatioi
(1) Citée par la circulaire du 16 juin 1847 indiquée ci-dessous. (2) Arcb.
nat., F. 19/4073. (3) Arch. nat., F. 7/4073. (4) Dalloz, J. G., 1847, III, 173.
(6) IBid., p. 128. (6) Examen de la question du refus de sépulture, etc.,
p. 31. (7) Avril et février 1850, (Arch. nat., F. 19/4073) (8) Voir plus
haut page 730. (9) Acta et décréta sanct. conciliorum recentiorum, IV, 124,
LA VICTOIRE DE L'ÉGLISE 735
ceux qui se tuent ou qui se battent en duel, falsi honoris ambra
deïusi au.t ctiam magnitudinis animi ostentandae causa. (1)
Le refus de sépulture, sauf en cas de démence constatée ou légi-
timement présumée, est encore prescrit en i85o par les conciles
de Rouen (2), de Sens (3), de Glermont (4), d'Albi (5), de Lyon (6),
de Bourges (7), en i85i, par le concile d'Auch (8), en 1859, par
le concile de Vienne (9).
Bien entendu, les statuts synodaux contiennent les mêmes pres-
criptions (10) et les canonistes enseignent la même doctrine que les
conciles (11).
Aboli au début du siècle, le vieux droit est, en i85o, officielle-
ment restauré. L'offensive de l'Eglise est victorieuse.
Le droit restauré est-il appliqué rigoureusement? Je ne le crois
pas (12). Mais, là où il joue, la peine qu'il indique se trouve être
extrêmement grave.
La révolution, on s'en souvient, avait essayé de rendre les rigueurs
canoniques à peu près illusoires en assurant à tous les morts des
funérailles décentes, l'accès au cimetière commun et en reléguant
si bien dans l'ombre l'appareil religieux des obsèques, que le refus
de sépulture ecclésiastique cessait d'être une peine publique. Mais,
dès que tombe l'article 19, ce même décret de prairial, qui semblait
devoir protéger la dépouille des suicidés se trouve donner des armes
contre eux.
L'article 18 porte que les cérémonies précédemment usitées pour
les convois suivant les différents cultes, seront rétablies et, dans les
communes « où on ne professe qu'un seul culte », c'est-à-dire dans la
plupart des communes rurales, il autorise même les cérémonies
religieuses hors des églises et des lieux de sépulture. Conséquence,
le refus de sépulture ecclésiastique redevient une peine publique,
une flétrissure pour la famille : tout le quartier, tout le village,
(1) Ibid., 977. (2) Mansi, (Martin-Petit), XLIV, 48. (3) Ibid. 246.
(4) i&ÙZ. 482. (5) Acta et décréta, IV, 437. (6) Ib., 481. (7) Ib., 1117.
(8) Mansi , (Martm-Petit), XLIV, 628. (9) Ib., XLVII, 816. (10) Sta-
futa synod. diocesis Melensis, 1846 ; Statuts et règlements du diocèse
de Quimper, 1852 ; Ordonnances synodales de Mgr Darmicoles, arche-
vêque d'Aix, 1853 ; Statuts synodaux du diocèse de St-Claude, 1855 ; Statuts
du diocèse de Versailles, 1846, etc. (11) Du moins n'ai-je trouvé aucune dis-
sonance dans les ouvrages indiqués par Otto Lorenz, (mot droit canonique).
Voir, par exemple, Affrc, André (ou via très cités plus haut, p. 733 ;
Craisson, Manuale lotius juris canonici ; P. 1863, III, 449 ; Dieullin, Le guide
des curés, P. 1849, I, 327 ; Lequeux, Manuale cornpendium juris canonici,
P. 1850, III, 304 ; Henrion, Code ecclésiastique français, P. 1829, II, 461 ;
Maupied, Juris canonici, wiivrrsi comjtndinni. !'. 1661, I, 1500, etc. (42
Voir la quatrième partie de ce chapitre.
730 LE XIXe SIÈCLE
voient que celui qui s'est détruit n'est pas enterré comme les autres.
La famille pourrait, il est vrai, donner du moins quelque pompe
à un enterrement civil. Mais, môme au début de la troisième répu-
blique, l'administration fait tout ce qu'elle peut pour que ces enterre-
ments soient sans éclat En 1873, un préfet prescrit d'inhumer hors
du cimetière les personnes enterrées civilement (1). La môme année,
le préfet du Rhône décide que les enterrements civils ne pourront
avoir lieu l'été qu'à six heures du matin, l'hiver qu'à sept heures, (et
cette décision défendue par Beulé, ministre de l'intérieur, est
approuvée à la Chambre par 4i3 voix contre 25i) (2). Le ministre
de la guerre s'oppose à ce que les troupes « soient mêlées » à des
obsèques civiles (3). Le gouvernement approuve les fonctionnaires
qui refusent d'y assister (4)> frappe les maires qui y prennent
part (5). Le suicidé, privé de sépulture ecclésiastique, est donc
inhumé ignominieusement.
Parfois le clergé va plus loin encore. En 1869, dans les Landes,
un curé, après avoir refusé pour un suicidé les cérémonies reli-
gieuses ordinaires, fait raser le tertre formé sur la fosse et donne
ordre au sacristain de brûler la croix plantée par la famille (6). Dans
le canton d'Haubourdin, le corps d'un ouvrier de ferme qui s'est
tué est porté au cimetière sur une brouette (7). Dans le Rhône,
en i85o, le curé refuse l'entrée du cimetière. La corps reste plusieurs
heures sur la voix publique, puis on le transporte dans un champ.
Là, on le sort du cercueil et on le couvre d'un peu de terre (8).
D'autre part, l'article i5 du décret de prairial porte que chaque
culte doit avoir « un lieu d'inhumation particulier ». Forte de cette
disposition, l'Eglise bénit la partie du cimetière affectée au culte
catholique, et là où il n'y a qu'un seul culte, die bénit tout le cime-
tière. Tant que l'article 19 est appliqué, pas de difficulté : le suicidé
catholique est inhumé en terre bénite. Mais l'article 19 tombe. Que
faire de ce suicidé? D'une part l'autorité civile est tenue de le
(1) Léon Roux, Le droit en matière de sépulture, P. 1875, p. 356.
(2) Journal Officiel du 25 juin 1873. (3) Déclaration de du Barail au
cours de la même séance. (4) Déclaration de Beulé (même séance) : le
secrétaire général de la préfecture qui s'était rendu aux obsèques de l'adjoint
au maire de Lyon, se retire quand il voit que les obsèques sont civiles : « Le
secrétaire général a bien fait », dit Beulé (vifs applaudissements à droite et
au centre). (5) Léon Roux, p. 373 : « Plusieurs maires ont été suspendus
et même révoqués pour leur participation à des enterrements civils ». (6)
Lettre du maire de Galleu au ministre de la justice, 16 avril 1869 (Arch. nat.,
F 7/4073). (7) Le fait est rapporté par Y Echo bourguignon du 21 juin 1868,
d'après le Progrès du Nord. (8) Archives nationales, F. 19/4073. Une note
de Duvergier sur la loi du 14 novembre 1881 dit que en ce qui concerne les
suicidés, « l'Eglise s'est souvent arrogé le droit de s'opposer à l'inhumation
dans les cimetières communaux », (t. 81, p. 513.)
LE COIN DES SUICIDÉS 737
faire inhumer au cimetière. D'autre part, les canons s'opposent à
ce qu'il repose en terre bénite. Comme il n'y a pas de « lieu parti-
culier » pour ceux qui ne professent aucun culte, le clergé prend le
parti de laisser, dans l'enceinte réservée aux morts, un coin qu'elle
ne bénit pas.
Cet expédient est une violation grave de l'esprit et de la lettre
du décret. Mais le pouvoir, qui n'a ni le goût ni la force de main-
tenir l'article 19, n'est guère en état d'interdire la bénédiction du
cimetière. Il cède encore. Le 19 avril i83i, le Comité de l'intérieur
du Conseil d'Etat, placé évidemment devant des faits accomplis,
émet l'avis que l'autorité civile ne doit pas s'opposer à ce que,
« dans l'enceinte réservée à chaque culte », on observe les règles
qui exigent des distinctions, bien qu'il n'y ait pas là, à proprement
parler, un droit pour l'Eglise (1).
Aux termes de ce compromis, le coin non bénit n'est pas un
coin laïque réservé par l'Etat à ceux qui ne professent aucun culte;
c'est un coin compris dans le cimetière catholique et qui est préci-
sément concédé à l'Eglise, pour qu'elle en fasse un champ d'expiation.
Plusieurs conciles prennent acte de cette concession. Ceux de
Sens et d'Auch, prescrivent d'aménager un locus distinctus (2);
celui de Rouen précise : pars quaedam repagulis munita vel aliquo
modo distincta (3); celui de Vienne veut une séparation muro aut
sepe (4). Les Statuts du diocèse de Versailles demandent « un mur,
un haie vive ou un fossé » (5).
Le pouvoir civil subit l 'influence de ces décisions, car, en i845,
Martin, ministre des cultes, constate dans une circulaire adressée
aux évêques, l'existence « d'une partie du cimetière catholique »
affectée aux enfants morts sans baptême, aux suicidés et aux sup-
pliciés (6), et en i853, Fortoul, ministre des cultes, écrit au préfet
de l'Eure que, quand une partie du terrain affecté aux catholiques
a été destinée aux suicidés, duellistes etc., cette distinction doit
être maintenue (7).
Dès 18^7, l'Eglise est assez sûre de son pouvoir pour oser
demander parfois la peine macabre de l'exhumation. Dans le Gard,
un desservant l'obtient du préfet, et le ministre de l'intérieur couvre
(1) Vuillefroy, Traité de l'administration du culte, p. 501. Une dé-
cision ministérielle du 20 août 1838 dit que les autorités civiles doivent
« se faire un devoir » de déférer sur ce point au désir du clergé, mais
que la loi laisse la décision à la discrétion de l'administration. (2) Mansi
(Martin-Petit), t. XLIV, 246, 628. (3) Ib. 48. (4) Ib. XLVII, 816.
{5) Donnés par Mgr Gros, Versailles, 1846, p. 202. (6) Cité dans le
rapport de X. Blanc, [Journ. off. du 22 juillet 1881, No 374) . (7) La lettre
brouillon qui se trouve aux Archives nationales, (F. 19/4073) est de la main de
Fortoul.
47
73à LE XIXe SIÈCLE
son subordonné (i). En 1876, Bardoux, saisi d'une demande d'exhn
nialion, exprime l'espoir que l'affaire s'assoupira, mais, reconnaît «i
principe que la demande est recevable (2). Parfois, d'ailleurs,
J'Enlise a recours aux moyens extrêmes : en 1859, dans le Nord,
une jeune fille suicidée ayant été inhumée dans le cimetière, ce
cimetière est frappé d'interdit (3).
Ainsi le suicidé ne sera pas seulement privé des obsèques reli-
gieuses proprement dites : il est enseveli dans un coin spécial, qui
est parfois le coin des suppliciés, qu'on appelle en tous cas couram-
ment : coin des réprouvés (4), coin des damnés (5), coin aux
chiens (6), coin des malfaiteurs (7). L'œuvre accomplie par la
Révolution et par l'Empire est ruinée par l'offensive heureuse de
l'Eglise : de nouveau, le droit canonique frappe les suicidés et les
frappe rudement.
Par le fait qu'elle recommence à punir le suicide, alors que
l'Etat continue à ne pas le punir, l'Eglise marque plus que jamais
la morale simple à son sceau; elle en fait, devant l'opinion, une chose
proprement catholique.
Pièces classiques (8), romantiques (9), drames bourgeois (10),
mélodrames (11), romans mondains (12), romans populaires (i3),.
(1) Lettre du 29 mars 1847 (F. 7/4073). (2) Lettre du 4 juillet
1878 (F. 19/4073). (3) Décembre 1859, (Arch. nat. F. 19/4073. (4) Victor
Le Febvre, Le Suicide... requête à sa Grandeur Mgr. V Archevêque de Tours
à la seule fin qu'on nous enterre tous décemment au village, 1868, p. 1. (5}
Gazette des cultes, 29-30 mars 1830. (6) Voir plus haut p. 77. (7) Rap-
port X. Blanc, p. 578. En 1880, M. Lortet, doyen de la Faculté de médecine
de Lyon, constate que, dans le Midi, on refuse parfois d'enterrer les protes-
tants même dans ce coin maudit (Journ. off. du 22 juillet 1881, N° 374, p. 523).
Ces refus sont corrects. Le coin fait partie du terrain concédé aux catholiques
et un protestant n'a donc pas droit d'y être inhumé. (8) Voir, par
exemple, Ponsard, Agnès de Mêranie, V, 3 ; La Bourse, IV, 8 ; Soumet,
La confession, I, 6 ; Lebrun, Le Cid à" Andalousie, V, 11. (9) Dumas
père, Intrigue et amour, V, 1 ; Le comte Hermann, se. 18 ; Les Mohicans
de Paris, VIII, 2 ; Dugué, Les Amours maudits, III, 5. (10) O. Feuillet, La
Fée, I, 1. (11) Dennery, L'Aveugle, p. 31. (12) Voir, par exemple, Balzac,
César Birotteau, 172, Les Chouans, 77, Mémoires de deux jeunes mariées, 206,
Splendeur et misère des Courtisanes, Les Marana, 23 ; Barbey d'Aurevilly,
L'Ensorcelée, 83, Colet, Yvane (Folles et saintes, t. II, 305); Cottin, Amélie
Mansfieldy II, 225 ; Lamartine, Le tailleur de pierres de Saint Point, 489 ;
X. de Maistre, Le lépreux de la Cité d'Aoste, p. 209; Nodier, Thérèse Aubert, 192,
Le peintre de Salzbourg, 140 ; Soulié, Les mémoires du diable, t. II, p. 185 et
380 ; Stendahl, La chartreuse de Parme, p. 31, etc. (13) Montépin, Une passion,
314 ; Le roman d'une actrice, 63. Bien entendu, les romanciers font parfois
développer la doctrine catholique par un prêtre. Voir, par exemple, le discours
de l'abbé Aubry dans Atalat celui de l'abbé dans la Neuvaine de la Chandeleur^
739
présentent couramment l'aversion pour le suicide comme liée aux
croyances religieuses (i).
p. 333, etc. Un petit livre en forme de roman, Le droit au crime ou la morale
d'un athée par Roux, (P. 1872) est destiné à démontrer que la religion préserve
du suicide et que l'athéisme y conduit.
(1) Je me suis servi, pour en dresser le liste, des bibliographies
du suicide par Oettinger [Bulletin du Bibliophile belge, XIII, Bruxelles,
1853) par Motta (Bibliographia del suicidio (Bellinzona, 1890), de Le-
goyt (Bibliographie faisant suite à l'article suicide dans le Dictionnaire
des se. médicales, 3e série, XIII, P. 1884), ainsi que d'Otto Lorenz et du
Journal de la Librairie. Ouvrages cités dans ce chapitre : Ancillon Essais
philosophiques, I, P. 1817 ; B. V. F. , Du suicide considéré sous le double rapport
de la philosophie et de la morale, P. 1838 ; Bertrand, Traité du suicide considéré
dans ses rapports avec la philosophie, la théologie, la médecine et la juris-
prudence, P. 1857 ; Bossange, Des crimes et des peines capitales, ch. xx, Du
suicide, P. 1832 ; Bourdin, De la nature du suicide, P. 1845; Du suicide consi-
déré comme maladie, P. 1845 ; Brierre de Boismont, Du suicide et de la folie
suicide, P. 1865 ; Broussais, Hygiène morale, (p. 154 ss.), P. 1837 ; Caillot,
Mémoires pour servir à l'histoire des mœurs et usages des Français, (II, 355,
Suicides) P. 1827 ; Calmeil, article suicide dans le Dict. de médecine (2e édit.
t. XXIX, P. 1844 ; Caro, Du suicide dans ses rapports avec la civilisation
(Revue contemporaine, 1856) ; Cazauvieilh, Du suicide et de l'aliénation men-
tale, P. 1840 ; Adélaïde Cellier, Du suicide, Blois, 1838 ; Dabadie, Les suicidés,
P. 1859; Debreyne, Pensées d'un croyant (p. 277 ss.); Considérations philoso-
phiques morales et religieuses sur le suicide 2e éd. P. 1840 ; Descuret, La méde-
cine des passions (Ch. xiii, Du suicide) P. 1841 ; Des Etangs, Du suicide poli-
tique en France depuis 1789 jusqu'à nos jours, P. 1860 ; Desmaze, Les suicides
dans l'arrondissement de Laon de 1826 à 1853, P. ; Dictionnaire usuel des
sciences médicales, 2e édit. P. 1892, art. suicide ; Douay, Le suicide ou la mort
volontaire, P. 1870 ; Ebrard, Du suicide considéré au point de vue médical,
religieux et social, Avignon, 1870 ; Esquirol, article suicide dans le Diction-
naire des sciences médicales par une société de médecins et de chirurgiens, P.
1821,* t. LUI, Etoc-Damezy, Recherches statistiques sur le suicide appliquées
à l'hygiène publique et à la médecine légale, P. 1844 ; E. V. La physiologie du
suicide Alais, 1842 ; Falret, De l'hypochondrie et du suicide, P. 1822 ; Ferrus,
Des prisonniers, de l'emprisonnement et des prisons, P. 1850 ; Franck, art.
suicide, dans le Dict. philosophique ; Gallois, Le suicide, 1824 ; Gru, Les morts
violentes, P. 1864 ; Guillon, Entretiens sur le suicide ou courage philosophique
opposé au courage religieux, P., an X ; Jousset, Du suicide et de la mono-
manie suicide, P. 1858 ; Lamennais, Du suicide, 1819 ; (Œuvres, P. 1836-1837,
t. VIII) ; Lecour, Du suicide et de l'aliénation mentale dans les prisons cellu-
lairesldu département de la Seine, P. 1871 ; Legoyt, Le suicide ancien et moderne,
P. 1881 et art. suicide dans le Dict. encyclopédique des sciences médicales,
3e série, t. XIII ; Lisle, Du suicide, statistique, médecine, histoire et législation,
P. 1856 ;Mennequin, Mémoire sur le suicide adressé à V Académie de Besançon,
P. 1838 ; Mesnier, Du suicide dans l'armée, P. 1881 ; Nicolay, Histoire des
croyances superstitions, mœurs, usages et coutumes (t. II, chap. sur le suicide)
P. sd. ; Réflexions sur le suicide (par un ecclésisatique du diocèse de Clermont-
Ferrand) P. 1835 ; Regnault, Du degré de compétence des médecins dans les
questions judiciaires relatives aux aliénations mentales, etc. (p. 198 : du suicide)
P. 1828 ; Reydellet, Du suicide considéré dans ses rapports avec la morale
publique et les progrès de la liberté, P. 1820 ; Ritti, art. suicide dans le Diction-
naire encyclop. des se. médic.} 3e sériej t. XIII ; Saillet, Les misères et les
740 LE XIXe SIÈCLE
Même son dans les ouvrages consacrés au suicide. Pour Mme
•de Staël, un incrédule peut être logique en se tuant, un chrétien
•non (i). Regnault dit très nettement : le suicide n'est un crime qu'au
ipointde vue religieux (2). Reydellet (3), Falret (4), Cailot (5), Menne-
quin (6), Cazauvieilh (7), Descuret (8), Bertrand (9), Jousset (10),
Lisle (11), Brierre de Boismont (12), Ebrard (i3), Legoyt (i£), voient
dans la religion le meilleur remède contre le suicide, et ils l'y voient
-de confiance, car aucune des statistiques qu'ils allèguent ne con-
cerne les athées ou les incrédules.
Forte de cette opinion commune, l'Eglise elle-même mène la
lutte avee vigueur contre tous ceux qu'elle soupçonne de ne pas
admettre la morale simple, et la question du suicide devient, selon
l'expression de Bertrand, en i856, « un terrain brûlant de polé-
miques (i5). Debreyne raille « le philosophe » qui se brûle noble-
ment la cervelle (16); Guillon condamne Beaurepaire (17); Lamen-
nais dénonce ses adversaires comme « hébétés de matérialisme » (18).
En 1807, prêchant à St-Trophime d'Arles, l'abbé Servat flétrit « les
maximes empoisonnées » qu'enseigne l'Etat et « qui propagent parmi
nous l'héroïsme de tous les vices, ainsi que celui du suicide » (19).
Au cours de la grande lutte contre l'Université, Cousin est accusé
d'être un partisan du suicide {20); l'abbé Gaume reproche aux
livres classiques d'enseigner l'adultère, le vol et le suicide (21); l'abbé
Combalot attribue la multiplication des morts volontaires à l'ensei-
gnement universitaire (22); l'abbé Desgarets dit que le monopole
a pour conséquence le parricide et le suicide (23). Bref, à en croi
les polémistes, tout ce qui n'est pas catholique serait favorable
suicide. Mais, ce qui fait la force de l'Eglise, ce qui aide au suce
de son offensive, c'est au contraire qu'elle s'appuie sur des élémen
)le
ï
passions humaines, Histoire des duels et des suicides, P. sd. (1855) ; Servan de
Sugny, Le suicide, 1832 ; Ch. F. Sol. , Le suicide considéré dans ses rapports
avec l'état social, P. 1843 ; Staël, Réflexions sur le suicide, P. 1814 ; Tissot, De
la manie du suicide et de l'esprit de révolte, de leurs causes et de leurs remèdes,
P. 1840 ; anonyme ; Du suicide, P. 1838 {Bibli. nat. R/51496).
(1) Réflexions, p. 337. (2) Du degré de compétence, etc. p. 108. (3) P. 79,
cf. p. 20, 23. (4) P. 80. (5) II, 355. (6) 14. (7) P. 324. (8) 667.
(9) 20. (10) 25. (11) 306. (12) 604. (13) 95. (14) 412 (15) P.II.
IL (16) P. 315. (17) P. 167, 169, 138. (18) Ouvrages cités, p. 190. (19)
Lévy-Schneider, Champion de Cicé, P. 1921, p. 417. Cf. Fabry, Le génie de la
Révolution considéré dans l'éducation ou Mémoires pour servir à l'histoire de
l'instruction publique depuis 1789 jusqu'à nos jours, P. 1818, t. III, p. 116-118.
(20) Le monopole universitaire, destructeur de la religion et des lois, P. 1843. p.
483. (21) Gaume, Le ver rongeur des sociétés modernes, P. 1851, p. 263. (22)
Combalot, Mémoire adressé aux évêques de France et aux pères de famille sur
la guerre faite à l'Eglise et à la société par le monopole universitaire, P. 1843,
p. 44-45. (23) Cité par Debidourj L'Eglise et l'Etat en Francet p. 450.
LA MOBALE SIMPLE : LES MORALISTES 741
étrangers, sur oeux des points d'appui de la morale simple que la
Révolution n'a pas abattus : la morale écrite et les mœurs.
II
Les points d'appui de V offensive de V Eglise : 1) Moralistes, auteurs d'ouvrages
contre le suicide, manuels universitaires, morale en paroles dans les pièces
de théâtre et le roman s'accordent à condamner le suicide ; 2) le suicide
discrédite une famille, fait parfois craindre une hérédité de folie, on le cache
soigneusement ; 3) il est puni dans l'armée, flétri par la magistrature et
plusieurs écrivains demandent des peines contre les suicidés.
Bien loin que l'Eglise soit seule à condamner le suicide, il est
condamné en principe par le gros de la morale écrite.
Parmi les moralistes (i), ce ne sont pas seulement les catho-
liques comme Chateaubriand (2), de Bonald (3), Baillanche (4), qui
se montrent sévères à ceux qui se tuent. En 181 4, Mme de Staël
écrit : « J'ai loué l'acte du suicide dans mon ouvrage sur l'influence
des passions et je me suis toujours repentie depuis de cette parole
inconsidérée ». C'est par « les principes mêmes du véritable enthou-
(1) Je groupe sous ce nom, outre les philosophes proprement dits, des écrivains
politiques, des hommes d'Etat, des poètes qui ont traité la question en mora-
listes. Vu la masse d'ouvrages à consulter, j'ai dû me contenter de quelques
coups de sonde et j'ai choisi des écrivains représentant des opinions philoso-
phiques, religieuses, politiques aussi diverses que possible. Ouvrages cités
dans ce chapitre : Mme Ackermann, Œuvres, P. (Lemerre), sd., ; Ballanche,
Œuvres, P. 1830 ; Barbier, ïambes et poèmes, P. 1845 ; Barthélémy, Douze
journées de la Révolution, P. 1835, Baudelaire, Œuvres complètes,'!?. 1868-1869 ;
Béranger, Œuvres, P. 1862 ; de Bonald, Œuvres, P. 1838 ; Brizeux,
Œuvres, P. (Lemerre), sd. ; Cabet, Voyage en Icarie, P. 1848 ; Chastagnaret,
Dissertation sur le suicide, Strasbourg, 1842 ; Chateaubriand, Œuvres, P.
(Garnicr), in-8, sd. ; abbé Châtel, Catéchisme à l'usage de l'Eglise catholique
française, P. 1833 ; Comte, Cours de philosophie positive, 2e édit., P. 1892 ss. ;
Cousin, Du vrai, du beau, du bien, P. 1854 ; Damiron, Cours de philosophie
morale, P. 1842 ; Dupont, Du suicide , Strasbourg 1827 ; Hugo, Œuvres, Hetzel,
1881 ; Joubert, Pensées, essais et maximes, P. 1842 ; A. Karr, Sous les tilleuls,
P. 1878 ; Lamartine, Œuvres, P. 1860, in-8 ; Leconte de Lilsle Œuvres, P.
(Lemerre) sd. ; Michelet, Histoire de France, P. (Flam. in-8, sd.) ; Napoléon
(Dictionnaire) par Daman Hénard, 2e édit., P. 1854 ; Pelet, Justification du
christianisme de V inculpation qu'on lui fait de permettre le suicide, Montauban
1834 ; Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l'Eglise (Œuvres
P. 1867 ss.) t.XXI-XXIV) ; Quételet, Sur l'homme et le développement de ses
facultés, P. 1835 ; Renouvier, La science de la morale, P. 1869 ; Ste Beuve,
Poésies complètes, P. 1840 ; St Simon et Enfantin, Œuvres, t. I, P. 1865 ;
Senancour, Obermann, éd. Michaud, P. 1912 ; Jules Simon, Le devoir, 10 éd.,
P. 1872 ; Mme de Staël, Œuvres, P. 1820 ; Sully Prudhomme, Poésies, P.
1879 ; Vigny, Chatterton, préface, (P. Lemerre, 1885). (2) Mémoires d'outre-
tombe (t. , I, p. 160). (3) Questions morales sur la tragédie, (Œuvres, X, p.
484). (4) Ballanche, L'homme sans nom, 383, 423.
742 LE xix1' su..
siasme, c'est-à-dire de l'amour du beau moral qu'on peut montrer la
supériorité do la résignation sur la révolte ». La plus grande, dignité
morale de l'homme sur Ja terre consiste dans le dévouement. Or,
« le suicide, dont le but est de se défaire de la vie, no porte en
lui-même aucun caractère de dévouement » (i).
Napoléon, en 1816, confie à O'Méara : « J'ai toujours eu pour
maxime qu'un homme montre plus de vrai courage en supportant
les malheurs qui lui arrivent qu'en se débarrassant de la vie ».
« Quatre ans après, dans un entretien avec Marchand, il revenait
sur le même sujet en ces termes : « Quand la vie est-elle un mal
pour l'homme? Lorsqu'elle ne lui offre que des souffrances et des
peines; mais comme les souffrances et les peines changent à chaque
instant, il n'est aucun moment de la vie où l'homme ait le droit de
se tuer. Il n'est cependant pas d'homme qui n'ait eu plusieurs fois
dans sa vie l'envie de se tuer, succombant aux afflictions morales de
son âme, mais qui, peu de jours après n'en eût été fâché par les
changements survenus dans ses afflictions et dans les circonstances...
L'homme qui, en succombant sous le poids des maux présents, se
donne la mort, commet une injustice envers lui-même et obéit, par
désespoir et par faiblesse à une fantaisie du moment, à laquelle il
sacrifie toute l'existence future. »
De Caton, Napoléon déclare : a Sa mort fut la faiblesse d'une
grande âme, l'erreur d'un stoïcien, une tache dans sa vie » (2).
Lamartine écrit : « Quant à moi, je serais mort déjà mille fois
de la mort de Caton, si j'étais de la religion de Caton. Mais je n'en
suis pas, j'adore Dieu dans ses desseins. Je crois que la mort patiente
du dernier des mendiants sur la paille est plus sublime que la mort
impatiente de Caton sur les tronçons de son épée. Mourir, c'est fuir,
on ne fuit pas ». Un dilemme suffit à condamner « ces morts d'osten-
tation et d'impatience » ; ou la vie est un don, ou elle est un sup-
plice ; si c'est un don, il faut la savourer jusqu'au bout comme un
bienfait ; si c'est un supplice, » il faut la subir comme une mystérieuse
et méritoire expiation de nos fautes » (3).
Les philosophes et les moralistes classiques, ceux qui dirigent
renseignement de cette Université, soi-disant si favorable au suicide,
condamnent nettement la mort volontaire. Cousin reprend l'argu-
ment de Kant (4); Joubert écrit : « Nous sommes prêtres de Vesta ;
notre vie est le feu sacré que nous avons mission d'entretenir,
jusqu'à ce que Dieu lui-même l'éteigne en nous » (5)- Damiron
(1) Sur le suicide, Œuvres, III, 306, .367). (2) Textes cités par Welschin-
ger, [Napoléon et le suicide, Débats, 7 juin 1911. (Cf. le Dictionnaire Napo-
léon, mot suicide. (3) Cours familier de littérature, p. 73. (4) Du vrai, du
beau, du bien, p. 374. (5) T. 13.
LA MORALE SIMPLE : LES MORALISTES 743
•veut que l'homme conserve son corps comme un moyen d'accomplir
des actions morales (i). D'après Jules Simon, toute la doctrine
stoïcienne tombe « dès que l'homme cesse d'être sa propriété ». S'il
y a un Dieu, il faut attendre son appel. S'il y a des devoirs, il est
plus grave de s'y dérober que d'y faillir- L'homme politique n'a pas
le droit de se tuer : il a gouverné en juste, qu'il souffre en juste (2).
D'après Caro, les transfuges de la vie sont avant tout des déserteurs
du devoir (3). D'après Saisset, l'homme n'a pas le droit de détruire
en lui-même le sujet de la moralité (4).
Renouvier, lui aussi, s'inspire de la doctrine kantienne : dans la
« sphère inférieure de la moralité », c'est-à-dire lorsqu'on étudie
les devoirs de l'agent envers lui-même et ses droits, s'il en a, la
réprobation est un peu hésitante; mais, dans la sphère supérieure,
a lorsqu'on généralise la personne de l'agent » et qu'on lui fait une
loi de généraliser ses maximes, la question est tranchée : « Une telle
loi universelle, en effet, autoriserait l'agent moral à se soustraire à
tous les devoirs envers autrui du moment qu'il y verrait sa propre
convenance et c'est ce que la conscience ne peut ratifier. » « Ainsi
l'interdiction morale du suicide est ramenée soit à un devoir envers
«oi-même, en se considérant comme donné à soi, supérieur à soi et
sacré pour soi dans l'ordre général des personnes; soit, et plus claire-
ment, avec plus de conformité au sentiment commun sur ce sujet, à
un devoir envers autrui, parce que celui qui renonce volontairement
à la vie se déclare affranchi de tous devoirs de ce genre ou ne recon-
naît aux autres aucun droit sur lui-même » (5).
Comme on voit, tous ces philosophes, bien loin d'attaquer la
morale de l'Eglise, ne font en somme que la reprendre en lui donnant
une forme laïque.
C'est en vain que j'ai cherché trace d'une doctrine différente
dans l'œuvre de ces écrivains, à la fois philosophes, moralistes et
politiques, qui essaient, au xixe siècle, de donner à l'humanité une
foi et une organisation nouvelles : Saint Simon, Enfantin, Fourier,
Bûchez, Proudhon, Cabet, Auguste Comte, etc. Tous ces penseurs, si
hardis sur tant de questions morales, n'essaient pas, en ce qui con-
cerne le suicide, d'ébranler la vieille morale écrite. La chose, il
c<{ Mai, ne les préoccupe guère. Mais le peu que quelques-uns en
disent, s'accorde aux vieux principes de la morale simple.
Je ne connais pas de déclaration de Saint Simon lui-même. Mais
Bazard, parlant de la tentative de suicide de son maître, écrit :
cet homme eut, dans sa vie, un a moment de découragement et de
faiblesse » (C). Un article de l'Organisateur, placé, en guise de pré-
(1) P. 80. (2) Le devoir, 385, 386. (3) P. 692. (4) Manuel, 377. (5) La
science de la morale, p. 31, 102. (6) Saint Simon et Enfantin, Œuvres, I, 123.
744 LE XIXe SIÈCLE
face, en tête des Œuvres de Saint-Simon et d'Enfantin dit de même
que la tentative de suicide de Saint-Simon fut « une faiblesse ».
Mais Dieu ne le laissa « faillir » que pour lelever plus haut (i).
Dans le Globe, le saint-simonien Joncières, parlant du suicide
d'Escousse, écrit : J'aurais voulu te connaître, Escousse, « j'aurais
échangé avec toi de ces mots consolants dont usent les hommes
religieux; je t'aurais sauvé de toi-même et peut-être t'aurais-je amené
au milieu de nous » (2).
Enfantin, dans une lettre à sa sœur, écrit :« A quel degré de
faiblesse se livre l'homme qui dit comme Emile : Si le blâme, le
déshonneur s'était attaché à moi, je n'aurais pu supporter une
existence qui serait devenue trop lourde pour moi. Et que devaient
donc faire les martyrs de la foi chrétienne? Se suicider? Où en
serait le monde? » (3).
Cabet, dans le Voyage en I carie, attribue les suicides de désespoir
aux <( vices de l'ancienne organisation sociale » (/j). Dans son
journal Le Populaire, les suicides sont indiqués sous la rubrique :
« faits de désordre social » (5).
Je n'ai pas trouvé de déclaration sur le suicide dans les œuvres
de Fourier. Dans le journal fouriériste, La Démocratie pacifique,
les suicides sont relatés de la même manière que dans les journaux
d'information moderne : « fatal dessein », « funèbre projet »,
« fatale détermination » (6).
Proudhon, dans son chapitre sur l'Euthanasie, (ce mot n'a pas
chez lui le sens que lui donne la médecine contemporaine), rend
hommage aux suicides stoïciens, mais, ajoute-t-il, « au fond » il n'est
de « bonne mort » ni dans le paganisme, ni dans le christianisme :
il n'y a de bonne mort que quand l'âme est « mûre pour le ciel » (7),
Auguste Comte enfin signale comme une des innovations essen-
tielles du catholicisme « la réprobation générale du suicide, dont
les anciens, aussi dédaigneux de leur propre vie que de celle d'autrui,
s'étaient si souvent fait un monstrueux honneur, ou du moins une
trop fréquente ressource, plus d'une fois imitée par leurs philosophes,
loin d'en être blâmée ». « Cette pratique anti-sociale, ajoute-t-il,
devait sans doute spontanément décroître avec la prédominance des
mœurs militaires; mais c'est certainement une des gloires morales
du catholicisme d'en avoir convenablement organisé l'énergique
condamnation, dont l'importance, momentanément oubliée aujour-
d'hui, à cause de notre anarchie intellectuelle, sera certainement
(1) Ibid., p. 102. (2) Le Globe, 19 février 1832. (3) Œuvres, t. I, p. 223.
(4) 2e partie, ch. 2 ; cf. ch. 32 : « J'ai eu l'horrible pensée de la tuer et de me
tuer après ». (5) 6 février 1848. (6) Numéros des 13 et 17 juin, 10 mai
1844, etc. (7) De la justice, etc., p. 241.
LA MORALE SIMPLE : LES MORALISTES 745
toujours confirmée par une exacte analyse des vrais besoins moraux
de la société humaine. Plus la vie future perd nécessairement de
son efficacité morale, plus il importe évidemment que tous les
individus soient, autant que possible, invinciblement attachés à la
vie réelle, sans pouvoir en éluder les douloureuses conséquences par
une catastrophe inopinée, qui laisse à chacun la dangereuse faculté
d'annuler à son gré la réaction indispensable que la société a compté
exercer sur lui; en sorte que, d'après les motifs purement humains,
le suicide sera un jour non moins pleinement réprouvé sous le
régime positif, comme directement contraire aux bases générales de
la moralité humaine » (i).
Les protestants enseignent, au xixe siècle, la même doctrine
qu'aujourd'hui. En 1827, en i834 et 1842, trois thèses de théologie
exposent la doctrine commune : sans doute, il n'y a pas de « défense
positive » dans les livres sacrés; mais l'interdiction résulte « des
principes fondamentaux de la morale chrétienne ». Elle n'est pas
liée à « la lettre qui tue », mais à « l'esprit qui vivifie ». L'homme,
destiné à la vertu et au bonheur, ne peut renoncer à cette fin; la
Providence a des droits sur nous; le vrai courage consiste à supporter
la vie (2); les épreuves d'ici bas sont destinées à nous purifier (3).
Je n'ai pas trouvé trace d'une doctrine originale parmi les chré-
tiens dissidents. Le Catéchisme de l'abbé Châtel ne parle pas du
suicide. Le Catéchisme philosophique des Chrétiens primitifs le
condamne en alléguant les arguments ordinaires : tu ne tueras pas,
la vie est un dépôt, qui se tue commet un crime de lèse-divinité (4).
Enfin les poètes romantiques eux-mêmes se prononcent en prin-
cipe contre la mort volontaire : on a lu la déclaration de Lamartine;
Vigny dit tout aussi nettement : « Le suicide est un crime religieux
et social... C'est ma conviction, comme c'est, je crois, celle de tout
le monde » (5). On connaît le premier vers du Malheur : « Suivi du
suicide impie... » et le dernier vers des Amants de Montmorency :
« El Dieu? Tel est le siècle, ils n'y pensèrent pas ». Victor Hugo
flétrit le jeune homme blasé qui se tue sans haine et sans amour :
« Jeune homme, tu fus lâche, imbécile et méchant! » et, quatre ans
plus tard, il s'écrie : « Mal d'un siècle en travail où tout se décom-
pose! » (6) Lorsque Rolla décide « qu'il se ferait sauter quand il
n'aurait plus rien », Musset s'en prend à Voltaire :
Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l'homme
Tel que tu Vas voulu...
(1) Philosophie positive, t. V, p. 350-351. (2) Dupont Du suicide, (p. î).
Chastagnarct, p. 6. (3) Pelet, Justification du christianisme, etc., 1834.
(4) P. 29. (5) Préface de Chatterton. (6) Les Chants du crépuscule, XIII.
746 LE XIXe SIÈCLE
Barbier blâme Ifes encouragement étonne* au SUiciM (i).
B&raftïger coiïôaterfc totttë une pfecè à la mort d'Esconsse et de Lebras :
:( Suicide affreux, digne objet de stupeur... » (2).
Dans les ouvrages spécialement consacrés au suicide, on retrouve
la doctrine et les arguments ordinaires. Celui de Kant est repris par
An cil Ion (3), celui qui assimile le suicide à l'assassinat par Douay (J\),
■elui qui le déclare contraire à la nature par Guillon et Debreyne (5).
Mais les arguments favoris sont ceux qui font de la mort volontaire
une faute contre Dieu, une faute contre la famille et la société, une
lâcheté. Le premier est repris par sept auteurs (6), le second par
*ix (7), le troisième par cinq (8). Quatre ouvrages condamnent le
suicide sans alléguer un seul motif, comme si la question ne se
posait pas (9).
Même doctrine dans les livres destinés à l'enseignement (10) :
parmi ceux qui s'adressent aux élèves des établissements secondaires,
j'en compte trente-cinq qui parlent du suicide (n); tous s'accordent
(1) L'amour de la mort, (ïambes, p. 86). (2) Le suicide (Œuvres, II,
302). (3)1,116. (4) p. 51. (5) Debreyne, 279, Guillon 187. (6) Bertrand,
21; Debreyne, 279 ; Douav, 51 ; Ebrard, 414; Guillon, 187, Lamennais; B. V.
F. (7)B.V.F.14;Cazauvieilh, 309 ; Bertrand, 33 ; Debreyne, 281 ; Guillon,
268; Ebrard, 37. (8) Bertrand 179; Descuret, 685 ; Douay, 51 ; Ebrard,
53 ; Regnault, 121 ; (9) Caillot, 358 ; Jousset, 25 ; Lisle (épigraphe) ;
Reydellet, 1. (10) Liste dressée à l'aide du Journ. de la Librairie et
d'Otto Lorenz. (11) Aulard, Elém. de Philos., 4e éd. P. 1875, p. 333 ;
Bénard, Précis de PhiL, 2e éd. 1851, p. 423 ; Bernard, Elém. de Ph.y P.
1880, p. 518-521 ; Bouttier, Philos, pour les gens du monde et les écoles prim.
sup. P. 1853, p. 80 ; Caro, Cours élém. de Phil. P. 1835,4e p.; Charma, Coursde
Ph., P. 1838, p. 133 ; Chiniac, Essais de pliil. morale, P. 1801, IV, 128 ss ;
Deblaive, Cours de Ph., Bar-le-Duc, 1851, p. 205 ss. ; Dufresne, Leçons de mor.
prat., P. 1929, p. 9 ; Ducros, Elém. de ph. mor. et relig. P. 1839, t. I, p.
LXXVII ; Fabre, Cours de ph., P. 1870, p. 187 ; Flotte, Leçons élém. de ph.
P. 1812, III, p. 88 ss. ; Garrigues, Cours de ph., P. 1821, IIe partie, eh. VI .
Genty, Elém. de ph., 2e éd., P. 1824, ch. 1 ; Géruzez, Cours de ph., P;
1833 ; Joly, Nouveau cours de ph., 2e éd., P. 1875, p. 412 ; Jourdain, Notions
de philosophie, P. 1873 ; Joyau, Petit cours de ph., P. sd., 2e éd. p. 91 ;
Larroque, Cours de ph., P. 1838, 2e éd., p. 310 ; Maugras, Cours de ph., P. sd.,
(1830), p. 274 ss ; Mazure, Précis de ph., Clermont, 1844, p. 192 ; Ozaneaux,
Nouveau système d'études philos., P. 1830, p. 428 ; Perard, Résumé de ph., P.
1844, p. 96 ss ; Pellissier, Précis d'un cours complet de ph., P. 1873, p. 82 ;
Rattier, Manuel élém. de ph., P. 1844, p. 487, ; Réthoré, Cours de philosophie
P. 1866, p. 230, Saisset (ouvrage cité), Servant-Beauvais, Manuel de
oh., Beauvais, 1832, morale (appendice), p. 393 ; Souquet, Elém. de méthodo-
logie et de morale, P. 1882 , p. 98 ; Théry, Notions de ph., P. 1844, p. 136 ;
Thiel, Programme d'un cours élém. de ph., 3e éd., P. 1840, II, p. 178 ; Tissot,
Cours élém. de ph., P. 1837, p. 299 ; Essai d'instruction morale, ou les devoirs
LA MORALE SIMPLE AU THEATRE 747
à le condamner. L'argument qui fait du suicide une lâcheté revient
quatre fois (i), l'argument qui en fait un acte contraire à la nature
neuf fois (2), l'argument social quinze fois (3), l'argument reli-
gieux dix-sept fois (4). Non seulement l'Université est d'accord avec
l'Eglise pour condamner le suicide, mais c'est au nom des droits de
Dieu qu'elle formule le plus souvent cette condamnation.
Enfin, au théâtre (5) et dans le roman, la morale en parole flétrit
souvent le suicide.
Pièces classiques :
Pour qui n'a pas rempli ses desseins et son sort
C'est une lâcheté de se donner la mort (6).
C'est au plus criminel à mourir le dernier (7),,
Informez-vous, avant de chercher à mourir,
S'il n'est plus sur la terre une larme à tarir (8).
Drames bougeois : « Non, c'est un crime » (i3). — « Croyez- vous
gentilhomme (9). — « Beau moyen I » (10) — Le suicide « est un'
crime » (11). — « Soldat de l'idéal, ne déserte pas ton drapeau! » (12)
Drames bourgeois : « Non, c'est un crime » (9). — « Croyez-vous
qu'on répare ses fautes en en commettant une nouvelle? Il faut vivre
pour expier ses torts » (i4). — « En se tuant, mon frère, on ne
paie pas ses dettes on prouve seulement qu'on n'a ni l'énergie ni le
courage de les acquitter.. Je sais que beaucoup de jeunes gens pro-
fessent votre système; ils le trouvent facile, commode, héroïque!
Moi, qui ne m'y connais pas, je trouve tout uniment que c'est
envers Dieu, le Prince et la Patrie, la Société et soi-même, P. 1812, II, p. 134,
Leçons de philosophie à l'usage des collèges et des maisons d'éducation, P. 1883,
p. 200 ss. Chiniac, Carrigues, Genty, Larroque.
(1) Bernard, Caro, Chiniac, Deblaive, Genty, Larroque, Maugras, Perard,
Servant-Beauvais. (2) Charma., Bénard, Fabre, Gourju, Fabre, Oza-
neaux, Pellissier, Saisset, Tissot. (3) Flotte, Genty, Maugras, Chiniac,
Servant-Beauvais, Leçons de ph., Caro, Larroque, Perard, Deblaive, Rattior,
Fabre, Jourdain, Bernard, Joyau. (4) Genty, Garrigues, Maugras, Dufresne,
Chiniac, Servant-Beauvais, Leçons de ph., Caro, Larroque, Théry, Perard,
Mazure, Deblaive, Rattier, Fabre, Gibon, Jourdain. (5) J'ai consulté
la plupart des ouvrages indiqués par le Manuel bibliographique de
M. Lanson. Je n'indique pas les éditions citées ; ce sont les éditions
originales, ou la plus récente édition des œuvres complètes. (6) Jouy,
Julien, V, 6. (7) Millevoye, Corésus, II, 1. (8) Soumet, Le secret de la con-
fession, I, 6. (9) Dugué, L'enfant de la Fronde, V, 5. (10) Dumas, La cons-
cience, II, 7. (Il) Dugué, Les amours maudits, V, 5. (12) Dugué, La misère
V, 3. (13) Augier, Madame Caverlet, IV, 4. (14) Scribe, Une faute, II7 10.
748 LE XIXe SIÈCLE
lâche » (i). — « Le grand père et te père de Monsieur se sont fait
tuer sur le champ de bataille, pour leur pays, et Monsieur veut se
tuer dans une mare, pour son plaisir » (2).
Mélodrame : le suicide est « un crime » (3). — Il faut vivre
(( pour repaver » (4). — « Mourir? Et vos créanciers? Est-ce que votre
mort les paiera? » (5) — Se tuer, c'est toujours une lâcheté, c'est
toujours un crime, et tu vas en commettre deux au lieu d'un, car
tu n'es pas seul sur la terre, tu as une vieille mère » (6). — « Pauv'
Denise, s'tuer pour un homme! S'tuer pour... Ahl jarni Dieu!...
C'est-y bête, l'amour, c'est-y bête! » (7)
Dans les romans (8), le suicide est « un crime », un « projet
(1) Le puff, II, 8. (2) Feuillet, La Fée, I, 1. (3) Fournier et Frédéric, La
famille d'Anglade, III. 16. (4) Frédéric et Laqueyrie, La fausse clef, II, 5. Cf.
Boullé, L'inconnu, III, 11. (5) Dennery, Le centenaire, p. 94. (6) Le château
de Pontalec, p. 76. Cf. Daubigny, Les deux sergents, I, 13. (7) Les amours de
Paris, p. 8. (8) J'ai lu les ouvrages indiqués par le Manuel de M. Lanson
et quelques romans populaires. Editions citées dans ce chapitre : About,
L'infâme, P. 1867 ; Les mariages de Paris, P. 1880 ; G. Aimar, Le grand chef
des Aucas, P. 1859 ; Balzac, Œuvres complètes, P. (Michel Lévy) 1863, in-12 ;
Ch. de Bernard, Les ailes d'Icare, P. 1875 ; Le gentilhomme campagnard, P.
1847 ; Champfleury, Chien-Caillou, P. 1847 ; Chateaubriand, Œuvres complètes,
P. (Garmer), sd., in-8 ; Cherbuliez, Prosper Randoce, P. 1868 ; Le comte Kostia,
P. 1906 ; La revanche de Joseph Noirel, P. 1906 ; Meta Holdenis. P. 1906 ;
Louise Collet, Folles et saintes, P. 1844 ; Lui, P. 1880 ; Benjamin Constant,
Adolphe, P. (Ben. du 1.), sd. ; Mme Cottin, Œuvres complètes, P. 1817 ; Daudet,
Numa Roumestan, P. 1881 ; Le petit chose, Les rois en exil, P. (Fayard) sd. ;
Fromont jeune et Risler aîné, P. 1874 ; Maxime du Camp, Mémoires d'un sui-
cidé, P. 1855 ; Dumas père, Œuvres complètes, P. (Le Vasseur), sd. , in-8 ;
Mme de Duras, Edouard, P. 1825 ; O. Feuillet, Julia de Trécœur, P. 1872 ;
M. de Camors, P. 1877 ; Paul Féval, Œuvres, P. 1853 ; Feydeau, Daniel,
P. 1875 ; Fanny, P. (Amyot), sd. ; Fiévée, Œuvres, P. 1843 ; Flaubert, Œu-
vres, P. (Conard), 1910 ; Th. Gautier, Mlle de Maupin, P. 1845 ; La jeune
France, P. 1881 ; Un trio de romans, Militona, P. 1888 ; Romans et Contes,
(t. I,) Nouvelles, (t. II,) dans les Œuvres (Lemerre, 1897) ; Mme de Genlis,
Adèle et Théodore, P. 1782 ; Mme de Girardin, Marguerite ou deux amours,
Bruxelles, 1851 ; de Goncourt, La Faustin, P. (Calmann) sd. ; Hugo, Œuvres,
Hetzel 1881 ; Huysmans, Marthe, P. 1879 ; A. Karr, Les guêpes, P. 1853 ;
Sous les tilleuls, P. 1878 ; Mme de Krudener, Valérie, 1804 ; Lamartine,
Œuvres, P. 1864, in-8 ; Loti, Le roman d'un spahi, P. (Calmann) sd. ; X. de
Maistre, Le lépreux de la cité d'Aoste (Marne) s. d. ; Mérouvel, Le péché de la géné-
rale, P. 1879 ; Montépin, Le roman d'une actrice', P. (Dentu) sd. ; Les tragédies
de Paris, P. 1874 ; Une passion, P. 1880 ; Murger, Scènes de la vie de jeunesse,
P. 1851 ; Le pays latin. P. 1875 ; Musset, Œuvres, P. (Charpentier), 1888,
in-8 ; Mérimée, Mosaïque, P. (Calmann), sd. ; Nodier, Thérèse Aubert, P. 1819 ;
Le peintre de Salzbourg, P. 1820 ; Adèle, P. 1850 ; Souvenirs de jeunesse, P.
sd. ; Poésies, P. 1829 ; Ponson du Terrail, Le club des valets de cœur, Les ex-
ploits de Rocambole ; La résurrection de Rocambole ; La maison de fous ; Les
étrangleurs, P. (Fayard), sd., in-12 ; Boux. Le droit au crime ou la morale
d'un athée (roman), P. 1872 ; G. Sand, Jacques, Bruxelles, 1841 ; Mauprat,
LA MORALE SIMPLE DANS LE ROMAN 749
insensé », une « action misérable », une « horrible mort », un
« funeste exemple »; celui qui songe à se tuer, cède à « une
exécrable tentation », on l'appelle « misérable suicide ». Il sent
que sa mort le fera mépriser.
L'argument social apparaît rarement. Je trouve une fois dan9
Nodier, l'idée que « l'homme est le centre d'une multitude d'har-
monies qui naissent et qui périssent avec lui » et que dès lors son
suicide « met en deuil toute la nature » (i). Par contre, on voit
souvent revenir l'idée que celui qui se tue est coupable envers les
siens (2), qu'on a n'est pas maître de sa vie quand celle d'un autre
y est attachée » (3); plus souvent encore l'idée que le suicide est
une faiblesse, une lâcheté (4).
Enfin, le roman du xixe siècle déclare déjà que le suicide est une
sottise, une solution bonne pour les petites âmes, un dénouement
prétentieux et démodé : « Tu aurais été joliment bête », dit l'abbé
au petit Chose (5). Quand Marthe veut se tuer, dans le roman de
Huysmans, un vieil ami s'écrie : « Mais, petite oisonne, à quoi cela
te servirait-il de te noyer? C'est bête comme tout, la mort, même
au cinquième acte d'un drame » (6). Théophile Gautier dit du suicide
que « la chose est assez commune et menace de devenir mauvais
genre » (7). Quand le Gérald d'Eugène Sue songe au suicide, on
prévient la mère : « Il se tuera ». — Oui, dit-elle, comme dans je
ne sais plus quel mélodrame (8). Maxime du Camp dit en parlant des
notes que lui a laissées le suicidé Jean Marc, qu'elles sentent le
vieux temps : « C'est presque de l'archéologie, car, grâce à Dieu,
elle s'éteint chaque jour, cette race douloureuse et maladive qui a
P. 1852 ; La confession d'une jeune fille, P. 1865 ; Valentine, P. 1873 ; La lour
de Percemont, P. 1876 ; Indiana, Lélia, Antonia, P. (Calmann), sd. ; Mlle de
la Quintinie, (édit. du centenaire) ; Histoire de ma vie, P. 1856 ; Sandeau,
Marianna, P. 1879 ; Senancour, Obermann, éd. Michaud, P. 1912 ; F. Soulié.
Les mémoires du diable, P. 1841 ; Mme de Staël, Œuvres, P. 1920 ; Stendhal,
Le rouge et le noir, P. 1886 ; La chartreuse de Parme, P. (Nelson), sd. ; E. Sue,
Les sept péchés capitaux, P. 1851 ; Le juif errant, P. 1858 , 4 vol. ; Theuriet,
Le sang des Finoél, P. 1885.
(1) Le peintre de Salztbourg, 140. (2) Balzac, Le curé de village, 153 ;
Stendahl, La chartreuse de Parme, XXI ; Soulié , Les mémoires du diable, II,
185 ; E. Sue, Le juif errant, tome IV, ch. 20,Ponson du Terrail, Le club des valets
de cœur, (Léon Rolland, à diverses reprises, veut se tuer ; il y renonce après
avoir regardé le berceau de son enfant). (3) Mme Cottin, Claire d'Albe, VIII,
69. (4) Balzac, Adieu, nouvelle, p. 118 ; Sand, Lélia, XXVI ; Fouinet, Le
village sous les sables, II, 247 ; Feydeau, Daniel, II, 419 ; Barbey d'Aurevilly,
Le rideau cramoisi (dans les Diaboliques) G. Aimar, Le grand chef des Aucas,
I, 19, etc. (5) Daudet, Le petit Chose, 93. (6) Marthe, 117. (7) La jeune
France, Celle-ci et Celle-là, 276. (8) Sue, Les sept péchés capitaux, L'orgueil,
80. Cf. Balzac, Une fille d'Eve, 313, La peau de chagrin, 124, Les paysans, 363 ;
Mérimée, Mosaïque, La partie de trictract 130 ; Fiévée, Frédérict 167.
750 LE XIXe SIÈCLE
l>ri> naissance sur les finaux de René, qui a pleuré dans les Méd
tions de Lamartine, qui s'est déchiré Je cœur dans Obermann, «jiii a
joué de la mort dans le Didier de Marion Delorme et qui an
au visage de la société par la bouche d'Anton \ i .
Donc, que l'on considère les écrits des philosophes, traditio
nalistes, classiques, révolutionnaires, les ouvrages sur le suicide, 1» ■-.
livres destinés à l'enseignement, les déclarations des personnages de
théâtre et de roman, partout la morale simple s'affirme bruyamment.
L'offensive de l'Eglise trouve dans la morale formulée un solide
point d'appui.
Elle en trouve un autre dans les moeurs.
Dès le xvme siècle, on l'a vu, l'abolition pratique des peines
contre le meurtre de soi-même commence à atténuer, en France,
l'horreur du suicide, mais la nécessité de cacher le fait pour éviter
le répression répand l'usage de faire le silence autour de la mort
volontaire. Avec la Révolution, la nécessité disparaît, mais l'usage,
bien entendu, ne peut disparaître aussi vite; il faut, outre les lois,
le temps. Or, au moment même où l'action du temps commence, la
restauration, du droit canonique rend leur raison d'être aux mœurs
du xviue siècle.
Le refus des honneurs funèbres, l'inhumation clans le coin des
réprouvés constituent des peines infamantes. Ces peines, sans douter
ne suffiraient pas, dans un pays où la religion catholique n'est plus
toute puissante, à créer l'horreur du suicide, mais elles suffisent à
entretenir ce qui en subsiste. A la campagne, dans les petites villes,
elle déshonorent une famille. Or, comme le suicide n'est plus établi
par une enquête officielle et une sentence publique, un peu de
dissimulation suffit pour éviter ce déshonneur : bonne raison pour
continuer à faire le silence autour du suicide.
La science, par un tour imprévu, vient au secours du vieil usage.
En 1821, Esquirol écrit : « L'opinion qui fait regarder le suicide
comme l'effet d'une maladie ou d'un délire aigu semble avoir prévalu
de nos jours même contre les textes des lois et les anathèmes du
christianisme », et, dans son article sur le suicide, il rapporte un
certain nombre de constatations faites sur des cadavres de suicidés :
Gall pense que le crâne des suicidés est épais, dense; Home « a vu
les vaisseaux de la dure mère très dilatés »; Récamier « a trouvé
une ossification de la dure mère »j Loder a trouvé un « corps calleux
très mou »; Cabanis a prétendu que « le cerveau des suicidés est
plus abondant en phosphore que le cerveau, des autres homme-
(1) Mémoires d'un suicidèl 19,
LE SUICIDE PRÉSOMPTION DE FOLIE 751
Fourcroy et plusieurs médecins « pensent qu'on trouve ordinaire-
ment des concrétions dans la vésicule biliaire »; M- Osiander
« regarde les lésions du cœur, les inflammations, les viscères abdo-
minaux comme la cause du suicide ». Esquirol ajoute que les ouver-
tures faites par lui-même n'ont offert « rien de constant » (i). Mais,
durant toute la première partie du siècle, l'idée que le suicide est
une maladie ne cesse de gagner du terrain : Falret, en 1822, dit que
l'état d'âme qui conduit au suicide a doit être considéré comme un
délire » (2). Calmeil, en i844> constate sur plusieurs cadavres de
suicidés « des traces non équivoques de ramollissement cérébral
diffus et superficiel » (3). Le Dr Bourdin écrit en i845 : le suicide
« est toujours une maladie et toujours un acte d'aliénation
mentale » (4); Jousset, en i858, publie son étude sur la monomanie
suicide. En vain, beaucoup de savants protestent, maintiennent la
distinction entre le suicide libre et conscient et le suicide du à la
folie. La théorie de Bourdin est assez en faveur pour que Debreyne
écrive en i84o : les médecins « en général » considèrent le suicide
comme une maladie; bientôt on ne dira plus : un tel s'est tué, mais :
un tel a été atteint de suicide (5).
Les médecins qui voient dans la mort volontaire l'effet d'une
maladie mentale n'ont pas l'idée, cela va sans dire, d'aviver l'horreur
qu'inspire le suicide. Bourdin dit même tout net qu'on a tort de le
considérer a comme un crime, comme un vice et en certains cas
comme un trait d'héroïsme »; ce n'est rien de tout cela, puisque
c'est une maladie (6). Mais la théorie est à deux tranchants. La folie
supprime la responsabilité morale, mais elle inspire l'horreur. Un
fou dans la famille, c'est une tare, une tare dont on se cache, — et
du coup la science fortifie le vieil usage de faire le silence autour
des suicides
Comme les médecins qui tiennent le suicide pour une maladie
insistent presque tous sur les phénomènes d'hérédité, il n'est pas ten-
tant de s'unir à une famille dans laquelle il y a eu des suicides. « ïl
ne serait pas indifférent à tout le monde de s'allier à une famille de
suicidés » (7), écrit Cazauvieilh; Descuret conseille nettement de ne-
pas contracter d'alliance de ce genre (8); Falret recommande de ne
pas épouser « des individus issus de parents qui se sont suicidés » (9).
Résultat, même dans les familles que les châtiments canoniques lais-
seraient indifférentes, la crainte de nuire à l'établissement des enfants
(1) Esquirol, 213, 269. Cf. Regnault (1828) : l'idée que le suicide est un
acte de folie « est passée en principe dans tous les écrits qui traitent de la
folie », p. 110. (2) P. 137. (3) P. 34. (4) P. 9. (5) p. 287. (6) Bourdin.
P. 7. (7) P. 309. (8) P. 693. (9) P. 283.
752 LE XIXe SIÈCLE
fait cacher les suicides : il y a deux raisons au lieu d'une pour main-
tenir le vieil usage.
Que ces raisons jouent, que l'usage survive, nombreux sont les
faits qui le prouvent- Des Etangs constate que les raisons d'honneur et.
d'intérêt personnel organisent autour du suicide « la conspiration du
silence » (i), Falret qu'on cache le suicide aux enfants du défunt (2).
Dans la littérature, on trouve la jeune femme qui est morte « soi-
disant d'un anévrisme » (3), les commerçants dont on « suspecte »
la mort d'être volontaire (4), les personnages sur lesquels « on a conté
autrefois une vague histoire de suicide » (5), ceux qui s'arrangent
pour que le suicide ait l'air d'un accident (6) ou qui, sauvés,
s'écrient: ((Cache-moi, j'ai honte! » (7).
La presse elle-même, au début du siècle, se laisse imposer ou s'im-
pose l'usage de ne pas parler des suicides. En l'an XI, une pétition
anonyme au premier consul proteste contre « la publication des sui-
cides » : l'histoire n'en a que faire, par contre les journalistes étran-
gers en tirent parti « au préjudice de la considération nationale ».
Le Grand Juge, en transmettant cette pétition au Préfet de police,
le charge « de veiller désormais à ce que les journalistes remplacent
les annonces de suicide par celles des actes qui peuvent exciter le
courage et l'humanité des Français et honorer le caractère national »
(8). Les mesures prises par le Préfet sont sans doute énergiques, car
les journaux du temps de l'empire ne relatent pour ainsi dire pas de
suicides : « Nous avons pris pour règle, dit le Citoyen français, de
ne point annoncer ces tristes événements pour ménager la sensibilité
de nos lecteurs » (9). Cette règle semble la règle commune. Sous la
Restauration, elle n'est plus en vigueur, (aussi plusieurs écrivains ren-
dent-ils déjà la presse responsable de l'accroissement du nombre des
suicides) (10), mais la tradition de la presse impériale est lente à
disparaître. Les comptes-rendus sont toujours peu nombreux dans
les journaux antérieurs à i83o. Enfin, tout au long du siècle, des
suicides de personnages illustres sont tenus soigneusement secrets.
Le 27 août i83o, le vieux duc de Bourbon, prince de Condé, est
trouvé pendu dans son château de St-Leu : la Gazette de France du
28 annonce sa mort en deux lignes sans parler de suicide, le Journal
des Débats parle d'un attaque d'apoplexie foudroyante, la Quotidienne
du 6 septembre parle d'assassinat. Bien que le tribunal de première
instance et la Cour royale déclarent successivement qu'il n'y a pas
(1) P. 13. (2) P. 227. (3) 0. Feuillet, Le cheveu blanc, se. 2. (4) Bal-
zac, Le député d'Arcis, p. 41. (5) Flaubert, L'éducation sentimentale, p. 558.
(6) Daudet, Marianna, 201 ; de Goncourt, La Faustin, 85 ; Daudet, Le petit
Chose, 83, etc. (7) Daudet, Fromont jeune et Risler aine, 252. (8) Archives
nationales, F. 7/3455. (9) 21 vendémiaire, an XIII. (10) Voir, par exemple,
Esquirol, p. 280.
LE SILENCE AUTOUR DES SUICIDÉS 753
en assassinat (i), la Biographie de Michaud écrit encore en i84A :
« Il est impossible de prononcer que le duc de Bourbon s'est suicidé,
que le dernier des Condé s'est pendu. En articulant ces mots, nous
croirions calomnier indignement la mémoire de ce prince-.. » Au
cours d'un des deux procès soulevés par cette affaire, un avocat décla-
re : a On ne croit plus qu'un Condé ait voulu clore l'histoire triom-
phale de sa maison par les horreurs d'un suicide tout rempli d'ignomi-
nie » (2).
Quand Prévost Paradol se tue, le 19 juillet 1870, la Patrie du 21,
le Figaro, et les Débats du 22 annoncent qu'il a « succombé à la
rupture d'un anévrisme ». Dans les Débats du 24, St-Marc-Girardin
termine un article nécrologique en disant : « Je m'arrête, ne pouvant
pas me décider à parler de sa mort », et, en effet, il n'en parle pas.
Le 2 Mai 1872, Camille Rousset, successeur de Prévost Paradol à
l'Académie, n'est pas moins discret : « Il tomba foudroyé le 19 juillet,
treize jours avant l'engagement de Sarrebrûck. Saluons, Messieurs,
•la première victime de la guerre ».
Beulé se tue en 1874 : le Journal Officiel du 5 avril, le Figaro,
le Rappel, l'Univers, le Temps, le Français du 6 avril ne soufflent pas
mot du suicide. On parle en général de la rupture d'un anévrisme,
« d'une mort soudaine ». Dans le discours funèbre prononcé au nom
de l'Académie des Inscriptions, Jourdain insiste sur la maladie de
cœur dont souffrait Beulé; le duc de Broglie parle bien de « l'horrible
surprise » qu'a été la mort de Beulé, mais il évite avec soin toute
allusion précise au suicide (3).
Quelle que puisse être, en chaque cas, la raison d'être de ce silence
obstinément organisé autour du suicide, l'effet tout au moins n'en
est pas douteux : un acte qu'on cache avec tant de soin est un acte
inavouable; connue, ce serait la mort « qui déshonore » (4), qui
« ameute l'opinion autour du cadavre » (5), qui apporte aux survi-
vants « le deuil, le désespoir et la honte » (6).
Si l'on ajoute que toutes les légendes populaires qui existent au-
jourd'hui existent à plus forte raison au xixe siècle, qu'alors comme à
présent le peuple s'écarte des pendus, que Cazauvieilh parle de « l'op-
probre attaché au corps de celui qui se détruit » (7), que CF. Sol.
écrit : le nom des suicidés « est mal famé et devient souvent un sujet
(1) Voir Histoire complète et impartiale du procès relatif à la mort et au
testament du duc de Bourbon, P. 1832, p. 96. (2) Ibid. (3) Discours cités dans
le Temps, 9 et 10 avril ; les funérailles religieuses avaient eu lieu le 8 à
St-Germain-des-Prés (C'est Beulé qui, comme ministre de l'intérieur, avait
défendu à la Chambre l'arrêté du préfet de Lyon destiné à jeter le discrédit
sur les enterrements civils). (4) G. Aimar, Le grand chef des Aucas, I, 19.
(5) Sandeau, Marianna, 262. (6) E. Sue, Les sept péchés capitaux, L'or-
gueil, 80. (7) p. 309.
7Ô4 LE XIXe su
de reproche pour leur famille » (i), que Debreyne parle dm morts
volontaires qui vitMiuL'iil a jeter l'effroi dans une ville, dans un quar-
lier » (2), qu'un joersonnage d'Octave Feuillet signale « l'impn
sinistre qui s'attache au suicide » (3), force est bien de reconnaître
que le silence dont on entoure le suicide est lourd d'aversion. La
morale simple s'appuie encore solidement sur les mœurs, — presque
aussi solidement que sur la morale écrite.
Forte de ces deux points d'appui, elle essaie d'émouvoir le droit.
Dans l'armée, il y a, comme à l'époque romaine, dérogation au
droit commun. Le 22 floréal an X (12 mai 1802), ayant appris qu'un
de ses grenadiers c s'est suicidé par amour », le premier consul fait
lire à la Garde assemblée un ordre du jour qui évite de flétrir le mort :
a C'était, dit-il, un très bon sujet », mais qui flétrit la mort volon-
taire : « Il y a autant de courage à souffrir avec constance les peines
de l'âme qu'à rester fixe sous la mitraille d'une batterie. S'abandonner
au chagrin sans résister, se tuer pour s'y soustraire, c'est abandonner
le champ de bataille avant d'avoir vaincu » (4). Ce n'est là qu'une
condamnation platonique. Mais, en i8/U> le maréchal Soult envoie
la circulaire que j'ai citée plus haut et qui sert encore de charte à
l'armée (5). Le maréchal Magnan en 1861, le général Renaud en 1864
reprennent la tradition napoléonienne; ils font lire aux troupes un
ordre du jour flétrissant la mort volontaire (6).
j Devant les tribunaux de droit commun, le suicide n'est pas puni,
mais il est communément flétri. En 181 6, Delacour, maire de Mont-
didier force presque la fille L. à le frapper. Il guérit. La fille seule
est poursuivie, mais l'avocat général condamne la tentative de Dela-
cour comme un crime contre la morale, contre la religion ». Le
président « fait sentir à Delacour » combien il est coupable d'avoir
« déserté son poste » (7).
En 182/i, un attendu constate « qu'il est inutile d'examiner le
suicide dans ses rapports avec la religion et la morale, qu'il n'est pas
douteux que cet acte de frénésie les blesse l'une et l'autre » (8).
, En i834, Copillet et Juliette Blain décident de mourir ensemble.
Copillet tue Juliette, se blesse, guérit, est poursuivi. Une ordonnance
de non-lieu est rendue en sa faveur. Sans doute il y a eu suicide,
a crime réprouvé par les lois de Dieu et de la morale, le plus affreux
des crimes, parce qu'il n'est pas donné à l'homme de s'en repentir »,
ma,is ce crime n'est pas atteint par les lois pénales. Sur l'ordre du
Garde des Sceaux, le Procureur Général près la Cour de Cassation,
(1) p. 6. (2) p. 88. (3) La Belle au Bois dormant, IV, 13. (4) Welschin-
ger, art. cité. (5) Voir page 155. (6) Voir Brierre de Boismont, p. 52.
(7) Sirey, t. XVI (1816), p. 308 ss. (8) Ibid XXX (1824), I, 36.
TENTATIVES POUR MODIFIER LE DROIT 755
Dupin, demande l'annulation de l'ordonnance, Le réquisitoire ne
traite pas seulement la question de droit (punir le co-auteur d'un sui-
cide n'est pas nécessairement défendre la morale simple) (i), il flétrit
vigoureusement le suicide, crime « qui blesse les idées religieuses
pour ceux qui en ont et la morale pour ceux qui y croient » : légitimer
des crimes commis par désespoir c'est « aller contre un sentiment
qui est le principe de toute consolation et le soutien de toute vertu »;
enfin — et c'est l'essentiel — Dupin déclare que la punition du sui-
cide a avait de salutaires effets » (2).
En i84i, le tribunal correctionnel de Dieppe déclare qu'il va
diffamation quand un journal annonce mensongèrement qu'un indi-
vidu s'est suicidé « attendu que le suicide est une mort honteuse,
un fait réprouvé par la religion et la morale, flétri par l'opinion pu-
blique, etc. » (3).
En 1820, Gosnin, journaliste, est poursuivi pour outrage à la
morale publique et à la religion : le réquisitoire note que ses « dia-
tribes » contre la religion et l'Eglise gallicane sont « couronnées par
un éloge pompeux du suicide» (4).
Malgré toutes ces déclarations, le suicide n'est pas puni; la mort
de l'accusé, du condamné interrompt toujours l'action pénale (5).
Mais déjà des voix s'élèvent pour vanter les lois de l'ancien régime,
pour demander une révision de l'œuvre révolutionnaire.
Dans le monde des juristes (6), on ne va guère jusque-là. Morin (7)
(1) Voir page 83 ss. (2) Sirey, t. XXXVIII, I, 625. (3) Sirey, XLII,
2, 55. (4) Journal des Débats, 25 janvier 1820. (5) En 1822, quand le
médecin-major Coffé, condamné à mort, se tue, il est question de porter
son corps sur l'échafaud. On renonça à ce projet sur l'intervention
du médecin en chef des prisons. Je ne connais pas un seul autre fait analogue.
Les faits auxquels Berriat St-Prix fait une vague allusion dans son Cours de
droit criminel, p. 72, sont sans doute les mesures prises contre des cadavres
pendant la révolution, (voir page 697) . (6) J'ai lu, à partir de 1840, les ou-
vrages indiqués par Otto Lorenz, et, pour la période antérieure, ceux que cite
Dalloz dans les articles de son Répertoire où il est question du suicide. Ouvra-
ges cités dans ce chapitre : Berriat St-Prix, Cours de droit criminel, Grenoble,
1817 ; Bertauld, Cours de code pénal, 2e éd., P. 1864 ; Bexon, Développement
de. la théorie des lois criminelles, P. an X ; Blanche, Etudes pratiques sur le code
pénal, P. 1864 ; Boitard, Leçons de droit criminel, 9e éd., P. 1867 ; Bonneville,
De l'amélioration de la loi criminelle, P. 1855 ; Carnot, Le code d'instruction
criminelle et le code pénal mis en harmonie avec la charte, la morale publique,
etc. P. 1819 ; Carnot, Commentaires sur le code pénal, P. 1824 ; Chauveau et
Hélie, Théorie du code pénal, P. 1836 ss ; Dalloz, Jurisprudence générale,
Répertoire méthodique et alphabétique (mots : Compétence criminelle, Compli-
cité, Crimes et délits contre les personnes, Dispositions entre vifs, Droit civil,
Droit naturel, Médecine) ; Dalloz, Code pénal annoté^ P. 1881 ; Le Sellyer,
Eludes sur le droit criminel, P. 1874 ; Maisonneuve, Exposé de droit pénal, 3e
éd., P. 1875 ; Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, t<
XIII, 1815 ; Morin, Dictionnaire de droit criminel, P. 1842 ; Ortolan, Eléments
756 LE XIXe SIÈCLE
et le Répertoire de Dalloz (i), qui condamnent le suicide avec beau-
coup de vigueur, ne parlent pas de le punir. Je ne vois que Chauveau
et Hélie qui déclarent que « l'inscription du suicide parmi les délits »
serait une haute leçon et pourrait empêcher quelques suicides. Encore
ajoutent-ils que cette mesure pourrait frapper des innocents et que la
question demande « d'immenses développements » (2). Mais, hors
du monde juridique, la morale simple est plus hardie-
Les catholiques, bien entendu, mènent l'attaque : Guillon, en
l'an X, dit assez habilement : ce sera à l'expérience à nous apprendre
« si nous avons gagné ou perdu à la réforme du Code pénal ». Autre-
ment dit, si l'on constate un accroissement du nombre des suicides,
il faudra revenir à l'ancienne législation (3).
Lamennais est plus véhément : « La Révolution a tellement cor-
rompu les idées d'ordre qu'on a cru que la justice sociale devait être
indifférente à ce genre de meurtre... Laissez à la religion ses lois...
Occupez- vous plutôt de réformer les vôtres. Tout hébétés de maté-
rialisme, vous vous imaginez qu'il en est de l'ordre social comme de
votre philosophie où la mort finit tout, et le suicide vous apparaît
hors du domaine des lois parce que le coupable est hors de leur
atteinte. Mais ne voyez-vous pas que cet homme qui est mort laisse
un exemple qui ne meurt point et que cet exemple on en doit préve-
nir les effets? » Si l'homme qui se tue donne un exemple funeste,
« il est juste, il est convenable de flétrir sa mémoire, non pour punir
celui qui ne peut plus être puni que par Dieu, mais pour détourner
autant que possible les autres hommes de l'imiter ». Et comment
douter que le suicide ne soit nuisible à la société? « Quiconque se
croit maître de sa vie, quiconque est prêt à la quitter est, de fait,
par cela seul, affranchi de toutes les lois; il n'a plus de règle ni de
frein que sa volonté ». Enfin « il y a moins de suicides quand les
lois flétrissent ceux qui se tuent. Des lois contre le suicide sont donc
utiles à la société » (4).
Plusieurs auteurs d'ouvrages sur le suicide répondent à cet appel,
et ici encore, il est à noter que les catholiques entraînent des incré-
dules. Reydellet, en 1820, demande des lois contre ceux qui se tuent.
Le siècle est « trop éclairé » pour qu'on puisse ressusciter l'ancienne
législation, mais on peut chercher à trouver autre chose (5). Esquirol,
de droit pénal, 5e éd. P. 1886 ; Observations des tribunaux d'appel sur le projet
de code crimine7, P., an XIII ; Rolland de Villargues, Les codes criminels inter-
prêtés par la jurisprudence et la doctrine, 3e éd., P. 1869 ; Tissot, Le droit pénal
étudié dans ses principes, dans les usages et dans les lois des différents peuples
du monde, P. 1860 ; Trébutien, Cours élémentaire de droit criminel, P. 1854.
(7) Morin, p. 723.
(1) Répertoire, mot : droit naturel. (2) t. V, p. 222 ss. (3) P. 266, 267.
(4) Sur le suicide, p. 190. (5) P. 90.
RÉSISTANCE DE LA MORALE NUANCÉE 757
qoii proteste contre la publication des ouvrages « qui vantent les
avantages de la mort volontaire », qui veut interdire aux journaux
de relater les suicides, se déclare partisan de peines « comminatoi-
res », destinées à prévenir les suicides plutôt qu'à les empêcher (i).
Le Dr Lisle, lui aussi, veut des lois, mais sans dire lesquelles : c'est
au pouvoir public à les chercher (2). Bertrand, en 1857, rejette les
anciennes lois comme trop barbares; mais pourquoi ne pas priver
les suicidés des honneurs funèbres? Un tribunal composé du juge de
paix, d'un médecin, d'un ministre du culte auquel appartenait l'ac-
cusé, (Bertrand ne prévoit pas le cas où il n'aurait appartenu à aucun
culte), examinera s'il y a eu suicide et s'il n'y a pas eu folie. Si
l'accusé est convaincu de « s'être volontairement et librement donné
la mort », le cadavre sera livré aux dissections anatomiques ou inhu-
mé clandestinement dans le coin des suppliciés (3). Tissot repousse
« toute peine infamante directe »; mais, ajoute-t-il « il serait incon-
venant qu'un citoyen et un chrétien qui peut être soupçonné d'une
mort honteuse reçût les mêmes honneurs que celui qui est mort
comme on doit mourir; il nous semble juste que le suicidé soit inhu-
mé pour ainsi dire clandestinement, comme si sa famille, la société
civile et la société religieuse avaient à rougir de sa fin » (4).
Comme on voit, les partisans de la répression ne demandent pas
le retour au droit de l'ancien régime; ce qu'ils veulent, c'est que l'état
consacre, reprenne a son compte les pénalités canoniques. Cela même
montre bien que c'est l'Eglise qui mène la lutte : forte de l'appui de
la morale écrite, forte de l'appui des mœurs, elle entreprend de subs-
tituer le droit canonique au droit révolutionaire. L'offensive est vigou-
reuse; mais passons dans l'autre camp.
III
Résistance de la morale nuancée : 1)11 n'y a pas, en face de la morale simple
une autre morale simple, favorable au suicide ; mais la morale nuancée s'af-
firme ; 2) dans les mœurs : pas de manifestation aux obsèques des suici-
dés ; mode romantique ; indulgence de l'opinion ; 3) dans la morale écrite :
réfutation des arguments allégués contre le suicide ; affirmations du prin-
cipe de la morale nuancée ; définitions et exceptions ruinant le principe
de la morale simple.
A en croire les partisans de la morale simple, ils se heurteraient
à une morale aveuglément favorable au suicide. Au xixe siècle comme
(1) P. 280. (2) P. 444. (3) Bertrand, 202. (4) Tissot, 138. Je ne connais
pas de campagne de presse appuyant ces propositions. Le Journal de la Li-
brairie signale, en 1813, une brochure, Lettre d'un père à Mm. delà Chambre
des députés sur le suicide projeté par son fils, (Bibl. nat., Rp. /6830), dont
l'auteur , un ancien bailli, demande le retour aux lois de l'ancien régime. Cet
écrit est, à ma connaissance, unique en son genre.
758 LE XlV SIKCLE
aujourd'hui, on ne compte pas les phrases qui dénoncent « les apo-
logistes de la mort volontaire », les « partisans du suicide ». D'après
Bertrand, îes sensualistes m approuvent le suicide » (i); d'après B.V.
F., matérialistes et sensualités sï-erient : « rejeter la vie, n'est finir en
héros » (2). Selon Rcydellet « des hommes d'un jugement faux, d'un
caractère mélancolique, excités par le désir coupante de se faire remar-
quer, défendent le suicide » (3). « Des esprits égarés, dit l'abbé Da-
gorne, ont essayé d'absoudre ce crime et même de le ranger parmi
les actes les plus héroïques dont l'âme humaine soit capable » (4).
Bernard écrit : « On glorifie le suicide comme le suprême effort d'une
âme généreuse » (5). Falret dit : « Les apologies du suicide se sont
multipliées d'une manière prodigieuse depuis la fin du xvnf siècle
jusqu'à nos jours » (6). — Mais, lorsqu'on essaie de découvrir ces
apologies multipliées, que trouve-t-on? — Trois ou quatre phrases
et qui n'expriment pas une doctrine bien nette.
On lit dans le Répertoire de Dalloz : « j\tous n'avons jamais com-
pris que le suicide ait pu faire naître, à l'égard de ceux qui se livrent
à cet acte fatal un autre sentiment que celui du regret ou d'une dou-
loureuse sympathie » (7). Bossange écrit : « Dès le début de notre
éducation, on nous met entre les mains des livres où le suicide est
en honneur. Il est vrai qu'il est presque toujours commis pour échap-
per à l'ennemi ou à la honte, ou au déshonneur ou à l'esclavage;
mais enfin, c'est toujours le suicide, pour lequel on se sent pénétré
d'admiration à un âge où les impressions sont vives et laissent une
empreinte durable... Quant à moi, pourquoi ne l'avouerais-je pas?
j'honore le suicide et j'ose dire qu'il est compris par tout homme de
cœur qui a eu de grands revers et de grands chagrins » (8). Ferrus
dit de même : «Enfants, les suicides de l'antiquité nous passionnent,
hommes faits, les meurtres de ce genre qui s'accomplissent autour
autour de nous ne nous inspirent jamais le mépris, rarement le blâ-
me, quelquefois la sympathie, toujours la pitié » (9). Enfin Alphonse
Karr écrit : « Nous pensons... qu'il n'y a rien de plus raisonnable
que de quitter un habit qui nous gêne, un lieu où nous sommes mal,
de déposer un fardeau trop lourd pour nos épaules » (10).
Toutes ces phrases parlent bien du suicide en général. A vrai
dire, celle du Répertoire est ambiguë puisqu'elle appelle le suicide
« cet acte fatal »; Bossange et Ferrus sont sans doute un peu trahis
par l'expression, car ils se montrent, en d'autres passages, partisans
résolus de la morale nuancée; et il n'y a guère qu'Alphonse Karr
qui fasse nettement l'apologie du suicide. Mais, supposé même qu'ils
(1) P. 20. (2) P. 16. (3) P. 23. (4) P. 240. (5) Elèm. de phil. 521.
(6) P. 92. '(7) Mot Crimes et délits contre les personnes. (8) P. 287 et 299.
(9) P. 142. (10) Sous les tilleuls, ch. 93.
LA RÉSISTANCE DANS LES MŒURS 759
soient quatre à le faire, qu'est-ce que quatre phrases dans des cen-
taines d'ouvrages et' d'articles?
Douay, contredisant Falret, déclare que les partisans du suicide
sont « bien peu nombreux » (i). A s'en tenir aux textes, c'est la
vérité, c'est l'évidence. Ceux qui attaquent si violemment la morale
favorable au suicide, alors comme aujourd'hui, ne pourfendent qu'une
ombre. — Par contre, la morale nuancée garde des points d'appui
solides et résiste vigoureusement à l'offensive de sa rivale.
Là même où sa rivale est le plus forte, il s'en faut qu'elle recule
et cède le terrain conquis depuis deux siècles.
Considérons les mœurs : le silence fait autour des suicides est le
fait considérable qui trahit et entretient l'aversion pour le suicide;
mais, au fur et à mesure qu'on avance dans le siècle, ce silence lui-
même se fait moins rigoureux : sous l'Empire, sous la Réparation,
la presse ne signale guère les suicides; mais les comptes-rendus sont
déjà beaucoup plus nombreux dans la Presse de Girardin, et, sous le
second empire, ils sont aussi nombreux que de nos jours; c'est donc
que la police renseigne les journalistes. En i838, l'auteur de l'ouvrage
anonyme Du suicide écrit : Jadis, on cachait les suicides, le secret
était dans l'intérêt des parents et dans les vues de l'autorité (a).
Jadis, — en i838, l'auteur a donc l'impression qu'on les cache moins.
Autre fait, aucun auteur d'ouvrage sur le suicide ne signale de
manifestation hostile aux obsèques des suicidés. Sans doute à la cam-
pagne, dans les petites villes, l'abstention du public est, à elle seule
une marque d'aversion; mais nulle part il n'est question de cercueil
brisé, de pierres lancées, de cadavre traîné. Le peuple ne fait donc
aucun effort pour renouveler les scènes de l'ancien régime. C'est à
peine si on a signalé la chose. Ces faits négatifs font peu de bruit.
Pourtant celui-ci en dit long. Si le peuple avait l'impression profonde
que le suicidé est vraiment un criminel, comment s abstiendrait-il
de toute manifestation? Dira-t-on que le refus de sépulture chrétienne
lui paraît une punition suffisante? Mais, à la ville, il n'y a pas de
coin des suicidés et l'enterrement civil n'est pas nécessairement une
peine : or je ne vois pas qu'à la ville le public laisse paraître sa
réprobation quand passent des cercueils de suicidés. A Paris, les
journaux ne signalent pas qu'on s'abstienne de saluer. Un des suici-
des qui font le plus de bruit au xrxG siècle est celui d'Esoousse et de
Lebras. La presse ne relève aucun incident. Les funérailles religieuses
sont assurées par l'Eglise française de l'abbé Châtel. D'après le Cons-
titutionnel (3), une foule d'artistes et d'hommes de lettres se presse
aux obsèques; trois orateurs, dont Béranger, prennent la parole
(1) P. 10. (2) P. 2. (3) 21 février 1832,
760 LE XIXe SIÈCLE
cimetière. Môme à la campagne, on voit parfois « un homme libre »
prononcer un discours funèbre sur la tombe que l'Eglise a refusé de
bénir (i).
Le suicide patriotique est presque unanimement admiré. Quand
Bisson s'engloutit avec son navire, un projet de loi attribuant une
pension à sa sceur est déposé à la Chambre. Le texte porte que Bisson
est a mort glorieusement » (2). A la séance du 25 avril 1828, Mr de
Tracy s'élève contre l'éloge excessif qu'on fait d'un acte de dévoue-
ment « digne d'intérêt sans doute, mais qui n'est en effet qu'un sui-
cide honorable ». Il se trouve ainsi d'accord avec le théologien Car-
rière, mais il est en désaccord flagrant avec la Chambre. A divers
passages de son discours, le Moniteur note : murmures, rumeur pro-
longée, vive rumeur. Le ministre de la marine proteste d'un ton
indigné : « La France entière répondra! » Le projet est voté par 2/ii
voix sur 2^4 votants. M. de Puymaurin demande qu'on transmette
à la postérité sur le bronze et le marbre le glorieux dévouement de
l'enseigne Bisson (3). Ainsi, les mœurs révolutionnaires ont balayé
dans l'opinion les scrupules des théologiens. D'après Henri-Martin,
le prince de Join ville ramenant en France les restes de Napoléon,
décide, au cas où la déclaration de guerre le surprendrait en route,
de se faire sauter plutôt que de se rendre (4).
Le suicide politique est moins en honneur qu'au fort de la Révo-
lution. Néanmoins, le conventionnel Frécine, le poète Villetard se
tuent pour ne pas vivre sous la tyrannie. A Waterloo et au lendemain
de Waterloo, les suicides d'officiers sont assez nombreux. Un lieute-
nant-colonel se tue de désespoir en voyant la France envahie; Camille
Babeuf se jette du haut de la colonne Vendôme quand les alliés en-
trent pour la seconde fois à Paris. Il y a, sous la Restauration, des sui-
cides politiques dans l'armée. En 18^9, le journal l'Assemble
Nationale écrit : « Désespérer et mourir, cette devise de Chatterton
devient chaque jour davantage la religion de ceux auxquels de cou-
pables professeurs politiques ont fait perdre courage ». Des Etangs
dit qu'un certain nombre de saint-simoniens désabusés finissent par
le suicide (5).
A ces faits il faut ajouter la tentative de suicide de Napoléon en
181 li. On a lu plus haut les déclarations de l'empereur contre la mort
volontaire. Mais idées et sentiments ne vont pas toujours de pair.
Destitué par le conventionnel Aubry et sans ressources, Bonaparte,
(1) Victor LeFebvre, Le suicide, etc., p. 16. (2) Le texte adopté est dans Du-
vergier, XXVIII, 159. (3) Moniteur, 25 avril 1828. (4) Hist. de France
après 1789, V, 177. (5) Des Etangs, 343, 337, 359, 363, 364, 489, 497, 420.
Le suicide de Pichegru n'est pas établi (voir Barbey, La mort de Pichegrut P.
1909) ; celui de Berthier a été attribué à un accès de fièvre.
TENTATIVE DE SUICIDE DE NAPOLÉON 761
une première fois, est sur le point de se jeter à l'eau (i). En 1812,
craignant de tomber aux mains des cosaques, il se fait remettre un
poison préparé par le Dr Yvan.
En 181 4, il s'empoisonne (2). La tentative sur le moment ne fait
pas grand bruit. Benjamin Constant note seulement que Napoléon
« a trouvé que l'espèce humaine ne valait pas qu'on lui donnât le
plaisir d'une mort héroïque ». Mais plus tard l'événement s'ébruite
et soulève des discussions. En 181 5, un almanacR « blâme Napoléon
de n'avoir pas lui-même mis fin à ses jours »; le 21 Janvier 1816,
l'archevêque de Bordeaux écrit à l'auteur de cet almanach : a J'aurais
aimé, Monsieur le rédacteur, que vous ne parussiez pas vous joindre
à ceux qui lui reprochent de n'avoir pas eu le courage païen du sui-
cide ». Après la mort de Napoléon « les récits du suicide se multi-
plient jusqu'en 1825 » (3). La tentative de i8i£ n'agit pas évidem-
ment sur l'opinion et les mœurs comme l'avaient fait les suicides
révolutionnaires. D'abord des bonapartistes comme le docteur Antom-
marchi nient le fait, et puis, aux yeux du public, il y a loin de la
tentative au fait. Néammoins le geste de l'empereur à Fontainebleau
prouve combien reste puissante, même sur ceux qui condamnent en
principe le suicide, la haute tradition reprise par la Bévolution à
l'antiquité.
Sur deux points encore, les mœurs résistent à l'offensive de la
morale simple.
D'abord, un certain nombre d'hommes connus ou même célèbres
finissent par le suicide, Chappe, l'amiral Villeneuve, le prince de
Condé, le duc de Ghoiseul Praslin, Léopold Bobert, Gros, Babbe,
Gérard de Nerval, Prévost-Paradol, Beulé, — on allongerait aisément
cette liste.
Ensuite et surtout, les romantiques parlent avec une complai-
sance extrême de leurs velléités de suicide : jeune, Chateaubriand
essaie de se tuer sans trop savoir pourquoi; certes il blâme après coup
ce dessein, mais on sent qu'il n'est pas fâché d'en parler (4); Lamar-
tine, mis en pension, ne cesse de penser au suicide (5); Benjamin
Constant y songe, on ne sait trop pourquoi (6); George Sand raconte
qu'elle a failli se jeter à l'eau (7); Musset dit, dans sa Lettre à Lamar-
tine, qu'il a deux fois posé le fer sur son sein nu; Beaudelaire écrit :
J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
(1) Des Etangs, 226. (2) Welschinger, article cité. (3) Tous ces détails se
trouvent dans un article de M. Lecomte (Intermédiaire des chercheurs et des
curieux, 20-30 mars 1921, p. 248). (4) Mémoires d'outre-tombe, III. (5) Les
Confidences, livre VI. (6) Voir Revue des deux Mondes (15 avril 1844).
(7) Histoire de ma vie, IV, 6 (t. VII, p. 228, ss.)
7 02 LE XIXe SIECLE
Kl j'ai dit an poison perfide
De secourir ma lâcheté (i).
Ce que prouvent toutes ces confidences, c'est que le suicide,
damné en principe, n'en est pas moins, au sein d'uni' éJUe intellec-
tuelle, une fin poétique dont l'idée s'offre aux âmes ardentes et
iibles, livrées au fameux mal du siècle. Mme de Staël constate
le fait quand elle parle de « sentimentalité maladive », de « suicides
littéraires » (2). Balzac écrit qu'en certains cas, il faut se tuer a ou
avoir cette philosophie matérielle, froide, qui fait horreur aux âmes
passionnées » (3). La mort volontaire, dit de même Reydellet, a quel-
que chose de nohle « aux yeux des personnes passionnées », c'est
l'écueil des grandes âmes » (4). D'après St-Marc Girardin, « les hom-
mes qui n'ont point étudié, les femmes qui n'ont point lu de romans
n'ont pas dans leurs peines recours au suicide, c'est la maladie des
raffinés et des philosophes » (5). Ces déclarations sont d'autant plus
intéressantes que, prises à la lettre, elles seraient démenties brutale-
ment par les statistiques (6). Les gens du peuple se tuent au xixe
siècle. Mais, sur la masse des suicides quelconques, dont tout le monde
signale et déplore l'accroissement régulier, Reydellet c St-Marc Girar-
din voient se détacher une mode qui leur paraît l'apanage d'une élite :
femmes romanesques et mélancoliques, âmes raffinées qu'offense la
vulgarité de la vie, « stoïques de salon » dit un autre écrivain.
Dernier fait à noter, s'il y a dans le gros du public de l'aversion
pour te suicide, il y a aussi de l'indifférence et de la pitié. Plusieurs
écrivains s'accordent à signa'er ces sentiments. Bossange parle « d'une
disposition générale à ne point blâmer » le suicide (7). Brou dénonce
l'indifférence, « la froideur » publique (8). Falret constate que les
lois viendraient échouer contre l'opinion publique, qui, « prononçant
en dernier ressort absout le malheureuv qvnj le désespoir entraîne à
une mort volontaire et accorde une tendre pitié à son délire » (9). On
lit dans le livre Du suicide : « La fréquence du suicide est telle au-
jourd'hui que personne ne s'émeut ». Il est a considéré froidement ».
« Ce sont des insensés ou des êtres nuisibles dont la société se trouve
ainsi délivrée. On le dit et on le pense... » (10). Ebrard note les pro-
pos qu'on entend quand quelqu'un vient de se tuer: a Ohl le misé-
rable, dit le sage, malheureux! s'exclamera la foule » (11).
Passons à la morale écrite : nous l'avons vu condamner le suicide,
(1) Les fleurs du mal, Le vampire ; Le goût du néant. (2) Réflexion sur
le suicide, p. 73. (3) La femme abandonnée, p. 232. (4) p. 71, 32. (5) Cours
de lillér. I, p. 89. (6) Reydellet signale lui-même (page 51) que le suicide
4jui « n'avait longtemps fait de ravages » que parmi les hommes d'un certain
rang « atteint désormais l'artisan, — surtout, ajoute-t-il « l'artisan aisé ».
<7) P. 289. (8) P. 224. (9) P. 269. (10) P. 1. (11) P. 6.
CRITIQUE DE LA MORALE SIMPLE 763
<et cette condamanation prononcée par des hommes de toutes les opi-
nions et de tous les partis. Mais regardons de plus près et nous retrou-
verons tout ce qui nous a déjà frappés dans la morale écrite contem-
poraine : les arguments allégués contre le suicide sont tous, ou peu
s'en faut, réfutés; quelques écrivains dégagent le principe de la
morale nuancée; un grand nombre, sans avouer ce principe, nuancent
plus ou moins délicatement la condamnation théorique qu'ils ont
d'abord formulée.
Tissot, (après Ancillon), réfute la plupart des arguments allégués
d'ordinaire pour prouver l'immoralité de la mort volontaire :
« L'homme ne s'est pas donné la vie, il n'a pas le droit de se la
ravir » — Mais l'homme a-t-il donné la vie au criminel qu'il con-
damne à mort? Si Dieu m'a donné la vie, elle est à moi : « Je n'ai
pas le droit de me la ravir, dites-vous? Eh, depuis quand peut-on
se voler soi-même? »
La vie est « un dépôt confié par la Providence ». — Il n'y a de
dépôt que quand le dépositaire accepte la garde de l'objet déposé.
Ce n'est pas le cas pour la vie.
La vie est un poste. — S'il y a une autre vie, l'homme ne court
pas. risque de quitter son poste en se tuant, puisque, vif ou mort, il
-est là ou Dieu veut qu il soit. En outre, le soldat garde son poste dans
l'intérêt de l'armée. Mais qui a intérêt à ce que je reste vivant?
Dieu? Nul n'ose le prétendre.
L'homme se doit à l'humanité, à la patrie, à ses amis? — Mais
d'abord pourquoi le dévouement serait-il obligatoire? En outre, si
l'on n'est tenu de vivre que dans l'intérêt des autres, il s'ensuit que,
du jour où on cesserait d'être utile, on aurait le droit de se tuer. A
cela l'on objecte qu'on peut toujours être utile « plus tard ». Mais,
en attendant, on peut être à la charge d'autrui « tout de suite ».
L'incurable qui souffre peut, dit-on encore, donner un exemple hé-
roïque. Mais si les peines dont je souffre sont des peines secrètes que
le public ne peut concevoir, comment pourra-t-il apprécier mon
exemple et en tirer profit?
Dieu seul est l'arbitre de la vie des hommes. — Mais de quel droit
dit-on, quand je me tue, je me soustrais à l'influence de la
-Divinité? En outre, si vraiment Dieu seul a sur nous droit de vie et
de mort, de quel droit tuer les criminels?
L'homme doit vivre pour manifester les perfections infinies de
Dieu. — Dieu a-t-il vraiment besoin de cette manifestation?
La vie présente est une épreuve qui nous permet d'en mériter une
meilleure. — Qu'on le prouve! Et puis cette épreuve n'est-elle pas à
:«on comble quand elle porte au désespoir. Enfin, si l'on fonde la
réprobation du suicide sur cet ar_ :i ne croit pas à
la vie future aura le droit de se tuer.
764 LE XIXe SIECLE
Mais on doit sa vie à Dieu. — Quelle impiété de s'imaginer que
Dieu puisse avoir besoin de l'homme 1
Se tuer, c'est se révolter contre les lois humaines. — A ce compte
« si les lois humaines ne défendent pas le suicide, il sera donc per-
mis? »
C'est une révolte contre Jes lois naturelles. — Le suicide y est si
peu contraire qu'il en fait partie.
C'est cruauté envers soi-même et lâcheté. Ce n'est pas cruauté,
car, nemini volenti fit injuria; si c'est lâcheté, il faudra donc traiter
de lâches tous ceux qui essaient de s'affranchir de leurs maux (i).
Alphonse Karr écrit : « Beaucoup ont déclamé contre le suicide...
Nous n'avons au fond de ces déclamations jamais trouvé que la peur
de la mort de la part de l'auteur ». On a à ce sujet « accumulé un
grand nombre de niaiseries. La première est l'argument de Cicéron :
l'homme occupe un poste- — « Nous ne répondrons pas à un argu-
ment qui fait de Dieu un caporal ». Dieu d'ailleurs ne s'occupe pas de
nous. On dit encore qu'il y a plus de courage à supporter ses maux
qu'à s'en affranchir. — Mais il est parfaitement raisonnable de dépo-
ser un fardeau trop lourd (2).
Senancour, dans Obermann, attaque « les sophismes d'une phi-
losophie douce et flatteuse, vain déguisement d'un instinct pusilla-
nime, vaine sagesse des patients qui perpétue les maux si bien
supportés et qui légitime notre servitude par une nécessité imagi-
naire ».
Vous me dites : attendez! La vie peut changer. — Mais mon cœur
« désire tout, veut tout, contient tout » il ne sera jamais rassasié.
Vous me dites : Résignez-vous à des maux inévitables. — « Mais
quand je consens à tout quitter, il n'y a pas pour moi de maux iné-
vitables ».
Vous me dites : « un penchant naturel attache l'homme à la vie » —
Il est remarquable que l'homme, dont la raison affecte tant de répri-
mer l'instinct, s'autorise de ce qu'il a de plus aveugle ppur justifier
les sophismes de cette même raison ».
Vous me dites : « Arrêtez vos désirs, bornez ces besoins trop avides;
mettez vos affections dans les choses faciles... Que servent ces pensers-
d'une âme forte et cet instinct des choses sublimes?... » — « Certes,
(1) Pages 17 et 83 ss. Cf. Ozaneaux (425) : « pour recevoir un dépôt,
un don, uri vêtement, pour être mis à un poste, jeté dans une prison, envoyé-
en exil, la première condition, c'est d'être quelque chose. Donner, imposer,
prêter la vie sont des expressions absurdes. A qui donner ? Qui charger du far-
deau ? » D'après Douay (p. 13) le défaut des textes contre le suicide est qu'il*
concluent à la résignation qui est un commencement de suicide. (2) Sou&
les tilleulst ch. 93.
CRITIQUE DE LA MORALE SIMPLE 765
je n'ai rien à répondre à ces conseils qu'un homme mûr me donnerait,
et je les crois très bons en effet pour ceux qui les trouvent tels ».
On me dit : Faites le bien. — Mais justement c'est le sentiment
de mon impuissance à réaliser le bien véritable qui me fait quitter la
vie. « Que l'on me condamne sévèrement si je refuse le sacrifice
d'une vie heureuse au bien général; mais lorsque, devant rester inu-
tile, j'appelle un repos trop longtemps attendu, j'ai des regrets...
et non pas des remords ».
On me dit : le suicide est un crime. — Mais a ces mêmes sophis-
mes qui me défendent la mort m'exposent où m'envoient à elle ».
On admet la guerre, la peine de mort; « sous cent prétextes ou
spécieux ou ridicules, vous vous jouez de mon existence; moi seul
je n'aurais plus de droits sur moi-même... Tant d'inconséquence
pourrait justifier tant d'injustice! »
Mais la société a ses droits. — L'homme n'a pas le droit de renon-
cer à sa liberté. Jusques à quand « de palpables absurdités arrêteront-
elles les hommes? »
Vous me dites : Dieu m'a donné un rôle dans l'harmonie de ses
œuvres. Je dois le remplir jusqu'au bout. — Vous oubliez que j'ai
une âme. « Comment quitterais-je l'empire du maître de toute chose?»
Enfin vous alléguez les lois de la nature. — Mais justement la
Nature me laisse la liberté de vivre ou de mourir (i).
De tous les arguments classiques le plus souvent critiqué est celui
qui fait du suicide une lâcheté. Accuser de faiblesse celui qui va
dans l'autre monde, n'est-ce pas « se donner un air de courage en
restant dans celui-ci? » (2) Aussi, bien des auteurs expliquent que le
suicide « était peut-être un acte de courage » chez les païens (3),
qu'il y a « une certaine "grandeur et quelque force dans les morts
stoïciennes (4); ils reconnaissent en ceux, qui se tuent de l'énergie (5),
du courage (6), « un certain courage » (7), un instant de courage (8).
« Il répugne à un Français, dit Flotte, d'accuser de faiblesse des
hommes qui surent mourir avec tant de bravoure » (9). Douay décla-
re sans ambages : le suicide est généralement regardé comme une
lâcheté », mais ces lâches ont parfois déployé « un courage extraor-
dinaire » (10); Théry écrit : « Nous n'osons pas qualifier le suicide
de lâcheté », Joyau écrit : celui qui se tue ne commet pas une
lâcheté, « puisque les lâches ont peur de la mort » (11).
Donc au xrx* siècle, comme aujourd'hui, les arguments classiques
(1) Lettre IV. (2) Servan de Sugny, p. IX. (3) Reydellet, 174, 179.
(4) Caro, 529, 530. (5) Servant Beauvais, 396. (6) P. Larroque, 313.
(7) Favre, 187. (8) Leçons de philos. 205. (9) P. 109, (10) P. 136. (11) P.
$2. Vo'r aussi la façon dont la question est esquivée dans F^'ret, p. 117 et
le livre Du suicide, p. 38.
7GG LE XJX^ SIÈCLE
sont réfutés, rail es de considérations oiseuses, de sophisi
d'absurdités palpables, de niai-t'u
Comme aujourd'hui également, le principe de la morale au
s'affirme dans quelques ouvrages-
Affirmations parfois timides : des poètes louent certains suicides;.,
tel Barthélémy chantant les héros de prairial : « voici des héros
grands comme Caton d'Utique » (i), tels Brizeux (2) ou Mme Acker-
mann (3) célébrant le suicide altruiste, tel Musset exallant le suicide
d'amour (4), tel Joseph Delorme qui, pauvre, sans espoir, sans
amour, s'écrie :
Pourquoi ne pas mourir? De ce inonde trompeur
Pourquoi ne pas sortir sans colère et sans peur
Comme on laisse un ami qui tient mal sa promesse?... (5)
tel Sully Prudhomme, approuvant ceux qui ne veulent pas survivre
à « une perte irréparable » (6), tel Leconte de Lisle, célébrant le
suicide qui est une révolte :
0 cœur toujours en proie à la rébellion
Qui tournes haletant dans la cage du monde,
Lâche, que ne fais-tu comme a fait ce lion? (7)
Parmi les moralistes, on ne compte pas les déclarations un peu
vagues et embarrassées : « S'il est en morale une criminalité dou-
teuse, c'est celle du suicide volontaire » (8); Dieu seul est juge a et
il réforme sans doute bien souvent les jugements des hommes » (9);
si le suicide mérite souvent notre réprobation, « souvent aussi il
réclame notre pitié et notre indulgence » (10). « Ce crime affreux,
dit Quételet, peut aussi, dans nos mœurs et dans nos institutions
modernes, prendre, selon les circonstances, le caractère d'une
vertu » (11). « Le suicide, écrit le Dr Lisle, est, dans certains cas,
rares il est vrai, une preuve éclatante de raison, nous oserions
presque dire de vertu » (12).
Voici des déclarations plus franches : « On me rendra la justice
de croire que je ne mets pas tous les suicides sur le même rang » (i3);
(1) Douze journées de la Révolution, Xe journée. (2) Jacques le maçon,
(Œuvres). I, p. 26). (3) La guerre, Œuvres, p. 126. (4) Voiries derniers vers
de Simone. (5) Poésies complètes, P. 1840, p. 29, cf. Le suicide (p. 32).
(6) Au jour le jour, (Poésies, P. 1879). (7) La mort d'un lion (Poèmes
barbaresr p. 226). (8) Parisot, Encyclop. portative. Morale, P. 1826, mot
suicide. (9) Saillet, p. VII. (10) Descuret, 665. (11) Sur l'homme et le
développement de ses facultés, P.' 1835, p. 146. (12) P. 170. (13) B.V.F.,
p. 44, note.
INFLUENCE DE LA MORALE NUANCÉE 767
« on blesse l'opinion universelle et nous sommes tenté d'ajouter :
la morale, en soutenant que l'homme n'a jamais ce droit (de se
tuer) » (i); — Des Etangs distingue nettement les suicides « qui
ont un caractère » de grandeur et d'héroïsme » et ceux qui n'ex-
priment « que des défaillances de l'âme et de la lassitude de vivre » (2).
Enfin Ferrus dégage nettement le principe de la morale nuancée :
« Le suicide, selon les circonstances particulières où il s'accomplit,
peut être un acte de lâcheté ou d'énergie, de piété ou d'athéisme,
de faiblesse ou d'héroïque dévouement » (3). Littré, non moins
nettement, dégage la conclusion pratique : « Quand un homme
expose clairement les raisons qui l'empêchent de vivre, et quand ces
raisons sont réelles et non pas imaginaires, quel motif y a-t-il
de lui dénier la liberté morale, telle que nous la concevons chez
chacun de nous ? » (4).
Mais où la morale nuancée montre le mieux sa puissance, c'est
lorsqu'elle trouble jusqu'à ses adversaires, leur imposant soit des
définitions arbitraires qui corrigent leur formules générales, soit
des ce exceptions » qui ruinent leurs principes.
Définitions : pour Mme de Staël, le suicide est le renoncement
à l'existence « parce qu'elle nous est à charge » (5) ; pour Bertrand,
c'est l'action de se tuer « dans l'intention égoïste de perdre la vie » (6);
Tissot distingue le suicide « intéressé » du suicide « désintéressé » (7);
Mesnier, pour condamner le suicide, le distingue de la mort volon-
taire : le suicide est la « destruction violente et subite de sa propre
existence que commet l'homme obéissant à l'impulsion de ses
passions et de sa disposition d'esprit », la mort volontaire est a celle
qu'on choisit, afin de conserver sa dignité morale et de mourir
pour ses idées » (8). Il y a des définitions analogues dans les ouvrages
destinés à l'enseignement. « Le suicide, dit Genty, est l'acte par
lequel, volontairement et sans utilité pour personne, un homme se
donne la mort quand la vie lui est à charge » (9). D'après Bénard,
le suicide « proprement dit )) est celui qui a pour cause ou pour
motif la souffrance physique ou morale, l'ennui et le dégoût de
la vie (10). Saisset dit : c'est « l'acte d'un homme désespéré ou dégoûté
de la vie qui se tue pour n'en plus supporter les charges et les
ennuis » (11), Bernard : « le sacrifice volontaire de la vie en vue
d'échapper à la vie elle-même » (12).
« Pour qu'il y ait suicide, dit Chastagnaret, il faut que le but de se
détruire soit le but final de la personne qui attente à ses jours ; de
(1) Dabadie, p. XXVI. (2) p. 58. (3) P. 120. (4) Phrase citée par La-
rousse, Grand Dictionnaire universel P. 1875, t. XIV, mot suicide, p. 1217.
(5) Réflexions sur le . suicide, 13.74. (6) P. 1. (7) P. 7. (8) P. 13. (9) t. II,
2e partie, ch. 1. (10) P. 423. (11) P. 367. (12) P. 518.
768 LE XIXe SIÈCLE
plus, il faut que les motifs qui portent à cet acte proviennent spécia-
lement de la sensibilité... Ainsi le dévouement de Jésus-Christ pour
l'humanité, la mort fanatique des Circoncellions, les sacrifices des
veuves indiennes et beaucoup d'autres exemples ne sont pas, à nos
yeux, de véritables suicides » (i).
Exceptions, nuances : reprenons les livres de ces penseurs qui
« condamnent le suicide ». Combien, après avoir porté cette con-
damnation s'appliquent à en limiter, à en nuancer l'effet! Combien
prévoient des excuses possibles, des cas dignes de pitié, des sacrifices
dignes d'admiration I Combien en viennent à se contredire, soit d'un
écrit à l'autre, soit au sein d'un même écrit!
On cite la phrase de Napoléon condamnant l'erreur de Caton;
mais, en 1791, Bonaparte admire dans ce même suicide « le spectacle
de la force » et se sent, en y songeant, a enorgueilli dans son
espèce » (2).
Mme de Staël a beau renier ses premières déclarations en faveur
du suicide; d'abord, elle excepte de sa condamnation tout ce qui
est « sacrifice de soi aux autres ou, ce qui est la même chose, à
la vertu »; en outre, elle accorde indistinctement sa pitié à tous ceux
qui se tuent : « Ah! qu'il faut de désespoir pour un tel acte! Que
la pitié, la plus profonde pitié soit accordée à celui qui le
commet !... » (3)
Lamartine condamne le suicide, mais Julie dit à Raphaël : « Oh!
mourons!... Vois-tu comme tout est préparé autour de nous peur
un évanouissement de nos deux vies?... Oh! mourons dans cette
ivresse de l'âme et de la nature qui ne nous laissera sentir de la mort
que sa volupté! Plus tard, nous voudrons mourir et nous mourrons
peut-être moins heureux ! » (4)
Miehelet écrit : « Nous ne sommes point partisan du suicide ».
Mais c'est pour ajouter aussitôt, à propos de François T* captif :
« Et cependant, s'il fut jamais permis, c'est à celui peut-être dont
la captivité devient celle d'un peuple, à celui dont la personnalité
étourdie met la patrie sous les verroux. Malheur à la mémoire du
prisonnier qui s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le
bâton de l'étranger ! » (5)
Cousin loue le jeune homme qui « placé entre l'échafaud et la
trahison d'une cause sacrée, monte volontairement à vingt ans sur
(1) P. 1 et 2. (2) Discours sur le bonheur, composé en 1791 pour l'Aca-
démie de Lyon, (cité par Chuquet, La jeunesse de Napoléon, t. II, p. 219
et 221). Cf. La phrase citée par Brierre de Boismont, d'après G. Libri
« Quand la patrie n'est plus, un bon citoyen doit mourir, » (p. 438).
(3) Réflexions sur le suicide, p. 346, 350, 344. (4) Raphaël, 52. (5) Histm
de France, VIII, ch. 13, p. 217.
INFLUENCE DE LA MORALE NUANCÉE 76£
l'échafaud » (i). Damiron dit de même que, quand on ne peut vivre
qu'au prix de la trahison, « la vertu est de mourir » (2).
Vigny, après avoir dit : le suicide est un crime, qui veut le nier?
ajoute : « Il ne s'agit que de savoir si le désespoir n'est pas quelque
chose d'un peu plus fort que la raison et le devoir. Certes, on trou-
verait des choses bien sages à dire à Roméo, sur la tombe de Juliette;
mais le malheur est que personne n'oserait ouvrir la bouche pour les
prononcer devant une telle douleur ». Un homme comme Chatterton,
est pareil au scorpion qui, entouré de flammes, se perce de son dard :
« Quand un homme meurt de cette manière, est-il donc suicide?
C'est la société qui le jette dans le brasier » (3). Hugo condamne
rudement le suicide du blasé qui se tue par ennui, mais devant
Léopold Robert, Gros, Rabbe, « le croyant prie et le penseur médite »,
et Hugo avoue son incertitude :
Amas sombre et mouvant de méditations
Problèmes périlleux, obscures questions!... (4)
Béranger parle du « suicide affreux » d'Escousse et de Lebras,
mais le refrain de sa chanson les montre en route pour le ciel.
Même invasion de la morale nuancée dans les ouvrages sur le
suicide. Selon B.V.F., c'est courage de se tuer pour éviter la honte
de l'échafaud (5). Bertrand célèbre Curtius (6). Selon Bossange,
qui se tue sous le coup du malheur inspire la pitié, qui se tue pour
fuir la honte inspire l'estime, qui cède à une peine d'amour inspire
la sympathie (7). Brierre de Boismont ne veut pas qu'on parle
« sans réflexion » de Decius, Codrus et Curtius. Il lui échappe de
dire qu'en parcourant les papiers laissés par les suicidés, on trouve
quelquefois leur raisons si logiques qu'on est embarrassé pour
répondre (8). Delasiauve approuve le suicide d'un père amoureux de
sa fille, d'un magistrat devenu le héros d'un drame épouvantable :
« Dans de semblable conditions, qui ne se sentirait résolu à imiter
ces exemples ? » (9) Pour Descuret, celui-là seul est coupable qui se
tue « au mépris de tous ses devoirs », mais Codrus et Decius ne sont
pas des suicides (10). Broussais blâme Gaton, mais approuve « le
sacrifice de soi-même » pour la patrie, pour les amis (n). D'après
Cazauvieilh, le suicide par dévouement est chose admirable (12).
CH ni qui se tue, déclare Douay, est « un assassin ». « Cependant,
comme il mérite la pitié ! » (i3) Ebrard, qui condamne le suicide en
ternies particulièrement violents et absolus, reconnaît qu'il y a « un
(1}P.413. (2) P. 95. (3) Préface de Chatterton. (4) Chants du crépuscule,
XIII. (5) P. 44. (6) P. 2. (7) P. 288. (8) P. 601 et 88. (9) P. 3. (10) P.
66Ô 667. (1 1) P. 170. (12) P. 210. (13) P. 11.
49
770 LE XIXe SIÈCLE
généreux et. légitime suicide chrétien ». Les morts « suscit
l'amour de ses srml>hil>lc>, jeu- Itamour de la patrie et de la gloire.,
sont pas des morts vulgaires; ce sont, les plus sublimes des suici-
des » (i). Esquirol dit que, quand 'le suicide a pour motif des senti-
ments élevés, il est « plus digne d'admiration que de blâme » (2),
Falret tjue les suicides d'amour méritent non l'admiration, mais « une
tendre pitié » (3); Lisle approuve le vagabond sans ressources, qui
se jette à l'eau plutôt que de voler (4). Certains suicides, d'après
Reydellet, sont tellement excusables qu'ils deviennent l'objet d'un
culte, par exemple ceux qui ont pour cause l'amour ou quelque
grand regret (5). Saillet tout en condamnant Lucrèce, Gaton, et
Brutus, écrit : « Rien de petit, rien de personnel dans ces suicides :
tout y est grand, généreux, admirable ». Quant à ceux qui succombent
comme Chatterton, « on n'ose les condamner; on ne peut que gémir
sur leur sort » (6). Selon Tissot, les actes de Samson et d'Eléazar ne
sont pas des suicides » (7). Gh. F. Sol. proteste contre toute assimila-
tion de l'assassin et du suicide : l'assassin est un égoïste, « le suicide
est un être désintéressé qui pousse l'abnégation juqu'à se sacrifier,
plutôt que d'attenter aux autres » (8).
Même effort pour nuancer la morale dans les ouvrages destinés
à l'enseignement : on discute à propos de Caton, on pardonne à
Lucrèce, on admire Codrus, Samson, les martyrs (9). Ozaneaux
flétrit le suicide égoïste, mais il ajoute : honneur, « cent fois
honneur » à celui qui meurt pour son père, pour sa patrie! (10)
Saisset déclare que les suicides qui ont une autre fin que celle de
se dérober aux charges et aux ennuis de la vie « sont écartés de la
question » (11). Fabre déclare qu'il est beau de sacrifier sa vie au
devoir, « même par une mort volontaire »; mourir ainsi pour une
idée, pour sa famille , pour sa patrie, est « toujours méritoire et
souvent héroïque » (12). Souquet distingue le suicide, désertion du
devoir,de la mort volontaire qui est le sacrifice de la vie au devoir (i3).
Enfin c'est sans doute l'ascendant secret de la morale nuancée
qui fait que les adversaires du suicide s'entendent si peu sur la
gravité de la faute qu'ils s'accordent à condamner. Pour beaucoup,
c'est « un crime »; pour Ebrard, c'est même « le plus grand et le
dernier de tous les crimes ».; pour Broussais, c'est « presque un
crime »; pour Bernard et Dabadie, c'est « une faute ou un crime )>;
pour Parisot, c'est un acte dont « la criminalité est douteuse »; pour
Ch. F. Sol., ce n'est pas un crime.
(1) P. 67-68. (2) P. 224. (3) P. 134. (4) P. 170. (5) P. 63. (6) P. V. et
VII. (7) III, 107. (8) P. 32. (9) Voir Flotte, p. 17, Maugras, 286t Bout-
tie*, 80 ss., etc. (10) P. 429. (11) P. 367. (12) P. 188. (13) p. 98.
LA MORALE NUANCÉE DANS LA LITTÉRATURE 771
Dans celui qui se tue, Douay voit « un assassin »; Ch. F. Sol,
explique nettement que ce n'est pas un assassin.
Selon Grenier- Aitaroche, le suicide inspire « l'horreur » (i).
Selon Reydellet, ce qu'il y a de plus grave, c'est qu'il n'excite pas
l'horreur, qu'il n'a pas « l'aspect repoussant » qu'ont d'autres crimes.
Enfin, le suicide, à en croire Joly, est a l'immoralité même »;
niais Dabadie dit seulement que celui qui se tue est « blâmable »;
Cazauvieilh écrit : acte « répréhensible ».
Ainsi, sur les points mômes où l'offensive de la morale simple
est la plus vigoureuse, la morale nuancée résiste. Dans la littérature
<et le droit, nous allons voir mieux qu'une résistance.
IV
Résistance de la morale nuancée (suite) : 1) La littérature : apologie de cer-
tains suicides ; la morale en action : suicide altruiste, suicide d'amour, sui-
cide destiné à sauver l'honneur ou à expier ; le suicide romantique ; 2) le
droit : maintien et affermissement de l'œuvre révolutionnaire.
On trouve, dans la littérature du xixe siècle, les mêmes arguments
que nous avons déjà relevés dans la littérature contemporaine, en
faveur de certains suicides : la mort volontaire est parfois un devoir
envers autrui (2), une solution logique (3), un « bris de prison » (4),
un moyen d'éviter la honte (5), une expiation (6), une preuve de
grandeur d'âme ou de sensibilité (7). Je ne m'attarde pas à citer les
textes qui rendent exactement le môme son que ceux de nos écri-
vains. En voici quelques-uns seulement dans lesquels la morale
nuancée s'exprime avec plus d'énergie, semble mémo braver sa
rivale.
a Est-ce un mot qui m'arrête! s'écrie Antony... Suicide?... Certes,
quand Dieu a fait des hommes une loicrie au profit de la mort et qu'il
n'a donné à chacun d'eux que la force de supporter une certaine
quantité de doulleur, i] a du penser que cet homme sucomberait sous
le fardeau, alors que le fardeau dépasserait ses forces... Et d'où vient
que les malheureux ne pouraient pas rendre malheur pour malheur?
Ola ne serait pas juste, et Dieu est juste » (8).
Dans les Hémoires d'un suicidé, l'auteur cause avec Jean Marc :
(1) Essais sur les lois normales de l'homme, P. 1830, P. 70. |2) G. Saïul,
Jacques (lettre 96), Soulié, Les mémoires du diable, (I, p. 121). (3) César Bi-
rotteau, 172. (4) Hugo, L'homme qui rit, p. 103. (5) G. Sand, Jacques (lettre
21) ; Balzac, Illusions perdues, 296 ; Histoire des treize, 98 ; E. Sue, Le juif
errant, t. II, ch. 7 ; Frédéric et Laqueryie, La fausse clef, II, 5, etc. (6) Luce
de Lancival, Périandre, IV, 4, etc. (7) Balzac, Illusions perdues, 120, 328 ;
La cousine Bette, 30 1 ; Le député d'Arcis. 101 ; Le contrat de mariaget 113 ;
Sandeau, Marianna, p. 200, etc. (8) Dumas, Antonyl III, 3.
772 LE XIX SIÈCLE
« La mort \olontaire est-elle permise? est-elle défendue? Je disais
non. Il disait oui. Avez-vous le droit de retirer uni; force quelconque
de la circulation, m'écriai-je? — Parbleu, répondait-il, si la circu
ilation m'entraîne où je ne veux pas 1 — Voilà du fatalisme. Oui,
mais je me tue pour faire acte de libre arbitre, et je rétablis l'équi-
libre ». « Sa conclusion fut celle-ci : si je me tuais, mon suicide
6erail le résultat ou plutôt la résultante de la volonté de Dieu et de
la mienne. En effet, Dieu pense en nous, puisque notre âme est une
émanation directe de son essence. Si donc la pensée me vient de
hâter l'instant où je quitterai ma forme actuelle, c'est à Dieu que
je la dois. Je reste maître, moi, avec mon libre arbitre, de la discuter,
de la repousser ou de l'admettre. Il en est de cela comme d'une
maladie qui est insignifiante, dangereuse ou mortelle, et dont le
germe est en nous. Si cette pensée s'agite en moi sans me troubler,
elle est insignifiante; si elle m'inspire une résolution funeste, elle
est dangereuse; si elle s'est emparée de moi, jusqu'au point de me
forcer à exécuter ma résolution, elle est mortelle » (i).
« Quand la vie d'un homme, dit le Jacques de Georges Sand, est
nuisible à quelques-uns, à charge lui-même, inutile à tous, le suicide
est un acte légitime qu'il peut commettre, sinon sans regret d'avoir
manqué sa vie, du moins sans remords d'y mettre un terme » (2).
Au moment de se tuer, le comte de Camors écrit à son fils : « La
vie m'ennuie, je la quitte. La vraie supériorité de l'homme sur les
créatures inertes ou passives qui l'entourent, c'est de pouvoir s'affran-
chir à son gré des servitudes fatales qu'on nomme lois de la nature.
L'homme peut, s'il le veut, ne pas vieillir. Le lion ne le peut pas.
Méditez sur ce texte, toute force humaine est là » (3).
Un héros de mélodrame déclare : « 'Sans doute, nul n'a le droit de
disposer de sa vie lorsqu'elle peut être utile ou lorsque, par de
grandes souffrances, il peut offrir l'exemple d'un grand courage »;
mais, quand il est impossible de rester ici-bas « sans être pour la
société un objet de scandale et d'horreur, sans devenir pour les
siens le funeste artisan de maux irréparables, alors, c'est presqu'un
devoir d'en sortir » (à).
On pourrait citer bien des phrases analogues. Je n'insiste pas,
parce que les déclarations de ce genre répondent seulement aux
déclarations en sens contraire qu'on a lues plus haut. Il y a donc
là simplement riposte, et non pas victoire de la morale nuancée.
•Au contraire, dans la morale en action, elle triomphe avec éclat.
Tout ce que nous avons vu dans les œuvres contemporaines se
retrouve ici.
(1) P. 13. (2) Lettre 96. (3) P. 4. (4) La chapelle des bois, III, 1.
LE SUICIDE ALTRUISTE DANS LA LITTÉRATURE 773
Il arrive, il arrive même souvent que traîtres et bandits se tuent,
•et, en se tuant, restent odieux. Mais je ne vois pas de personnages
«qu'un suicide rende antipathique. Il semble que dans les mélodrames,
{où ces suicides de criminels sont plus nombreux qu'ailleurs), on
réserve la mort volontaire aux bandits qui ont quelque allure. Par
exemple, dans une pièce de Daubigny, Romberg qui est une canaille,
mais un grand seigneur, s écrie : oui, Romberg est un criminel,
mais « ce criminel n'est pas un homme ordinaire; ses espérances
sont détruites; il se met au-dessus de sa destinée; son caractère lui
commande d'aller rejoindre sa victime et son courage obéit » (i),
et, sur cette phrase il se tue. Mais, dans la Vallée du Torrent,
Reimbeau, qui a joué un rôle particulièrement répugnant, parle
en vain de se tuer : on ne lui en laisse pas la liberté et on le livre
à la justice (2). Dans la Chapelle des bois, il y a deux criminels;
l'un s'est laissé entraîner au mal par faiblesse, l'autre est tout à fait
corrompu : le premier se tue, mais on empêche le second de se
frapper, comme si une telle mort était trop belle pour lui (3).
Autant la littérature évite d'illustrer la morale en paroles, en
rendant ceux qui se tuent odieux ou antipathiques, autant elle paraît
s'appliquer à exprimer les nuances de la doctrine opposée : pitié,
sympathie, approbation, estime, admiration vont à ceux qui se tuent
lorsqu'il y a dans leur résolution altruisme, amour, désir de sauver
l'honneur, remords et désir d'expier.
Dans les ouvrages les plus divers, le suicide altruiste excite la
sympathie : lord Grenville accepte la mort « pour sauver l'honneur
de sa maîtresse » (4); Pauline, dans la Peau, de chagrin, essaie de
s'étrangler pour prolonger la vie de Raphaël (5); le Paul d'Aspre-
mont de Théophile Gautier pense à se tuer pour ne pas porter
malheur à sa fiancée (6); Jacques et Julie d'Estrelles, dans les romans
de Georges Sand (7), Daniel, dans le roman de Feydeau (8), le mari
d'Eulalie, dans Nodier (9) se tuent ou veulent se tuer pour ne pas
être un obstacle au bonheur de celles qu'ils aiment; Mme des Arcis
se sacrifie pour que sa fille vive (10); tous en sont d'autant plus sym-
pathiques. Dans un roman populaire de Ponson du Terrail, on dit
d'Armand de Kergaz, l'ange du bien, qu'il serait homme à se tuer,
pour que sa veuve puisse être heureuse avec un autre (11). On trouve
des résolutions et des actes analogues dans les pièce? de théâtre,
appartenant aux genres les plus différents : pièces classiques, comme
(1) Le pauvre berger, se. dern. (2) III, 14. (3) se. dern. (4) La femme de
trente ans, p. 69. (5) P. 305. (6) Jettatura (Romans et contes). (7) Jacques %
lettre 96. Antonia, p. 300. (8) Daniel, p. 246. (9) Le peintre de Salztbourg,
p. 151. (10) «Musset, Pierre et Camille, p. 128. (11) Le club des valets de
cœur, p. 54.
771 LE MX*' SttàCLB
le Corésux (i ,) de \lille\oye OU l;t Vestale de .1 ouy (:>;, drames roman-
t ï<ïiifs comme le Vampire de Dumas (3), le Salvalor Hosa d<
Du gué (7j), F/l/idrc dd SarJo de Musset (5), comédies bourgr
comme les Idées de Madame Aubray (6) ou le Maueais sujet d<
Scribe (7), mélodrames comme VAleule de Deuuery ($). Partout ceux
qui se sacrifient ainsi excitent l'admiration.
La sympathie va encore à ceux qui refusent de survivre à un
parent ou un ami. Souvent les héros pensent à se tuer, puis la vie
peu à peu le reprend, mais leur premier désir les relève à nos yeux :
c'est le cas dans le Peintre de Salzbourg (9) le Lépreux de la GU4
d'Aoste (10), Bug Jargal (n), le Médecin de campagne (12), le Club
des valets de cœur (i3). Quand il y a vraiment suicide, comme à la
fin de Quatre-vingt-treize, le héros n'en est que plus grand. Dans le
roman de Lamartine, on dit du père de Geneviève qui n'a pas voulu
survivre à sa femme : « Le brave homme... Il s'est noyé lui-même;
mais cela n'empêche pas que c'était un brave homme, allez!... » (i4)
L'impression n'est pas moins favorable quand quelqu'un ne veut
pas survivre à une désillusion sur ceux qu'il aimait (i5).
On ne peut songer à énumérer tous les héros, toutes les héroïnes
séduisantes et sympathiques qui, à l'exemple de dona Sol, se tuent
ou veulent se tuer quand la mort leur ravit l'objet de leur amour :
personnages de Chateaubriand, de Mme Cottin, de Fiévée, de Nodier,
de Balzac, de Lamartine, de Hugo, Musset, Th. Gautier, Stendahl,
Mérimée, Louise Colet, Murger, Eugène Sue, Loti, Montépin et bien
d'autres (16). Ceux qui s'en tiennent au désir de mourir rougissent
parfois, non pas de l'avoir eu, mais de n'y pas avoir cédé : « Je me
méprise, dit la Julie de Balzac, après la mort de celui qu'elle aimait;
le soir, quand mes gens dormaient, j'allais à la pièce d'eau coura-
geusement... Lorsque je me retrouvais au lit, j'avais honte de-
moi » (17).
Plus nombreux encore et non moins sympathiques sont les amants
qui se tuent ou songent au suicide quand ils ne peuvent avoir ce
qu'ils aiment : Atala, Corinne, Claire d'Albe, le héros de Valérie, la
(1) II, 1. (2) III, 6. (3) V, 12. (4) se. dern. (5) se. dern. (6) IV,. 5
(7) se. 2 (8) P. 7. (9) P. 140. (10) P. 247. (11) P. 277. (12) P.
266 ss. (13) P. 38. (14) eh. XXIV. (15) Dugué, Les Pharaons, V, 3.
(16) Les Natchez, fin, — Claire d'Albe, 166, — La dot de Suzette, 22,
• — Thérèse Aubert, 165, La neuvaine de la Chandeleur, 333, Adèle,
385, La Blonde Isaure ; — La femme de trente ans, 86, Illusions per-
dues, 133, La comtesse de Langeais, 262, Les Chouans, 284, Le curé
de village, 153 ; Adieu, 118, L'homme qui rit, 468, Raphaël, fin.
Frédéric et Bernerette, 235, Musidora 212, Le rouge et le noir, II, 212,
Mosaïque, 130, Folles et saintes, II, 129, Scènes de la vie de jeunesse, 7, Le
juif errant, XVI, Le roman d'un spahi, 356, Une passion 183,, etc. (17) Lœ
Femme de trente ans, 86.
LES SUICIDES D'AMOUR 775
Régina des Nouvelles Confidences, la petite Aldini, Jaccfues Ormon-
de, Bénédict, Fabrice, Julien Sorel, Albert dans Mademoiselle de
Maupin, Octave de Saville, Musidora, Bernerette, Croisilles; Julie,
Esther, le général de Montriveau, Etienne et Gabrielle, de Nueil, lord
Grenville, Julia de Tréceeur, la Madeleine d'Alphonse Karr, le F«er-
nand de Murger, le Jean Marc de du Camp, la Denise de Dumas,
le héros de l'Arlésienne, la Jeanne de Barbey d'Aurevilly (i), et on
allongerait indéfiniment la liste. Suicides ou velléités de suicides se
retrouvent dans des romans d'un tour plus populaire^ comme ceux
d'Eugène Sue, de Ponson du Terrail, de Paul Féval (2), et même
Genlis (3), de Mme de Duras (4), de Mme de Girardin (5). Toujours le
désir de mourir ennoblit, réhabilite, fait couler « des pleurs d'admi-
ration » (6).
Même note dans les mélodrames de Pixérécourt (7), les pièces
classiques d'Ancelot (8) et Jouy (9), les drames de Dumas père (10)
et de Dugué (n), les pièces de Feuillet {12) et de Dumas fils (i3).
Les amants trahis suivent l'exemple des amants sans espoir. On
les retrouve sympathiques dans Nodier (i/i), Georges S*nd (i5),
Gautier (16), Sandeau (17), Karr (18), Fouinet (1.9), Feydeau (20),
Ch. de Bernard (21), Daudet (22), Theuriet (23), Loti (2/4), comme
dans Murger (26) et Champfleury (26), comme dans Balzac (27) et les
(1) Corinne, ch. III, Mme Cottin Claire d' Albe, 69, 117, — Mme
de Krudener, Valérie, II, 37, — Nouvelles Confidences, II, 63, — La
dernière Aldini, p. 128 — La tour de Percemont, 161, Valentine, 87, 93,
— La Chartreuse de Parme, XX, Le rouge et le noir, II, 108, 116 ; — -
Th. Gautier, Mlle de Maupin, 397, Avatar, 94, Fortunio, 119 ; — Musset,
Frédéric et Bernerette, 235, Croisilles, 8, — La femme de trente ans, 49, 65 — •
Splendeur et misère des Courtisanes, 22, Illusions perdues, II, 153, La comtesse
de Langeais, 148, L'enfant maudit, 107, La femme abandonnée, 231 ; — Sous
les tilleuls, 126, 305, — Murger, Le pays latin, 325, — Du Camp, Mémoires
d'un suicidé, 19, 22 ; — Fromont jeune et Risler aine, 242 ss. ; — Barbey
d'Aurevilly, L'ensorcelée, 208, (2) E. Sue, Les sept péchés capitaux, L'or-
gueil, 80, Les mystères du peuple, I, 2.1, Le juif errant, t. IV, ch. 61, — Ponson
du Terrail, Les exploits de Rocambole, p. 64 ; P. Féval, Le fils du Diable,
42* La fille des rois, 21. (3) Adèle et Théodore, I, 161. (4) Edouard, II, 63,
217. (5) Marguerite ou deux amours, II, 164 ; (6) Soulié. Mémoires du Diable, II,
243. (7) Le belvédère, I, 9. (8) Lord Byron à Venise, II, 17. (9) Julien,
V, 6. (10) L'invitation à la valse, se. 7 et 21. L'honneur est satisfait, se. 24.
(11) Les amours maudits, III, 5, V, 4. (12) La Belle au bois dormant, IV, 13.
(13) L' Etrangère, IV, 3 et 5 . (14) Le peintre de Salzbourg, 18. (15) La con-
fession d'une jeune fille, II, 246. (16) Mililona, 256. (17) Marianna, 154,
199, 389. (18) Sous les tilleuls, 169. (19) Le village sous les sables, II, 257,
259. (20) Fanny, 78, 218, 247. (21) Le gentilhomme campagnard, IV, 206.
(22) Numa Roumestan, 313. (23) Le sang des Finoél, p. 314. (24) Le roman
d'un spahi, 57. (25) Les amours d'Olivier, Scènes de la vie de jeunesse. (26)
Chien-Caillou, 29. (27) Albert Savarus, 249, Mémoires de deux jeunes mariées,
776 LE XIXe 8IÈ0LB
Goncourt (i) comme dans Sue (2), Paul Féval (3), Ponson du
Terra il (4), Gustave Aimar (5), dans les drames de Dumas (6) et de
Musset (7), comme dans les mélodrames de Dennery (8). Par contre,
ceux qu'on tourne en dérision, ce sont les amants qui parlent de
fie tuer et ne se tuent pas.
Suicides destinés à sauver l'honneur : c'est presqu'une règle
admise qu'un homme d'honneur doit se tuer pour échapper à l'infa-
mie du supplice, du bagne , de la prison. « Jamais un Mauprat ne
traînera son nom sur les bancs d'un présidial » (9). Dans les Marana,
un officier qui a tué sa maîtresse, se tue « pour éviter le déshonneur
de son procès et 'la mort ignoble de l'échafaud » (10). Dans la même
nouvelle, la vertueuse Juana, voyant son mari près d'être arrêté,
lui tend un pistolet : « Vos enfants vous en supplient ! » et, comme il
hésite, elle tire- Le procureur du roi, qui croit à un suicide, félicite
Juana : « Du moins, s'il a été égaré par sa passion, il sera mort en
militaire » (11). Dans la pièce de Feuillet, le colonel, ayant surpris
Chamillac en train de voler, lui dit : « Si, dans vingt minutes tu ne
t'es pas fait justice, je te fais arrêter » (12). Dans des drames de Du-
mas, on donne à des prisonniers le moyen de se détruire (i3), on les
tue (i4); on reproche à des coupables de « n'avoir pas la force de
prendre un poignard » (i5). Dans les mélodrames, les suicides destinés
à éviter une condamnation sont particulièrement nombreux (16).
Le vertueux Dorfeuil offre à son père, pour le décider, de l'accom-
pagner dans la mort : « Ne lègue pas l'infamie pour héritage à tes
enfants » (17).
Presqu'autant que la prison, les personnages sympathiques, ou
qui veulent le redevenir, craignent la honte d'une mise en faillite,
d'une condamnation pour dettes, et se tuent afin de s'y soustraire.
Dans le Michel Pauper de Becque, La Roseraye se confie au comte
219, Bèatrix, 284, Honorine 38, Le colonel Chabert, 167, La muse du,
département, 283, Histoire des Treize, Ferragus, 75, 122.
(1) La Faustine 85. (2) Les sept péchés capitaux, La gourmandise,
32, 39. (3) La créole, 12. (4) Le club des valets de cœur, 315, Les
exploits de Rocambole, 38. (5) Le grand chef des Aucas, 19. (6) Dumas,
Lorenzino, V, 8. (7) Musset, André del Sarto, se. dern. (8) Les Amours
de Paris. (9) G. Sand, Mauprat, 21, Cf. E. Sue. Le juif errant, t. IV,
eh. 61, Monte-Cristo, XCII, (suicide du comte de Morcerf) et CVIIT,
Villefort, dit à sa femme de se tuer pour éviter l'échafaud. (10) Balzac, Les
Marana, 50, cf. Le cabinet des Antiques, (p. 274). (11) Les Marana, 65,
(12) Chamillac, se. dern. (13) Dumas, Christine, V, 3; (14) La guerre des
femmes, Y, 8, 3. (15) Gabriel Lambert, III, 2. (16) Daubigny, Les
deux sergents, I, 13 ; Le pauvre berger, se. dern. ; Dugué, Un drame au
fond de la mer, V, 6 ; La misère, prologue et III, 8. (17) Benjamin, La
pauvre famille, III, 15.
SUICIDES DESTINÉS A SAUVER L'HONNEUR 777
de Rivailles, qui lui conseille franchement de se tuer. « J'y avais
songé », dit La Roseraye ; et le comte alors lui serre la main (i). Dans
les Fourchambault, le banquier, sauvé de la faillite, avoue après
coup qu'il se serait tué plutôt que de suspendre ses paiements.
« Allons, c'est un homme de cceur », dit un des personnages qui le
méprisait jusque là (2). Même quand il n'y a pas à craindre une mise
en faillite, d'honnêtes gens se tuent pour ne pas porter a la tache
flétrissante de l'insolvabilité » (3).
Des coupables qui n'ont pas à redouter les tribunaux se donnent
la mort ou veulent se donner la mort pour ne pas rougir devant
leurs enfants (4) ou leurs parents (5) ; dans La Cousine Bette, quand
le gouvernement décide, pour éviter le scandale, de ne pas pour-
suivre le baron Hulot, le frère du coupable lui dit nettement de se
tuer; le ministre, de son côté, lui conte l'histoire d'un soldat voleur
qui a mangé du verre pilé pour avoir l'air de mourir de maladie, et
il ajoute : « Tachez, vous, de mourir d'une apoplexie, afin que
nous puissions vous sauver l'honneur » (6).
Des innocents même préfèrent la mort à la honte d'un procès (7).
d'une condamnation injuste (8); le suicide paraît à plusieurs la seule
réponse possible à des soupçons iniques et insaisissables : « Je
n'aurais, pour me justifier, qu'à me casser la tête » (9), dit le fils
de maître Guérin, lorsqu'il craint de passer pour complice de son
père; de même Raymond dit à Suzanne d'Ange : « Vous ne compre-
niez pas qu'une fois votre mari, si j'avais compris quel infâme
marché j'avais fait, je n'avais plus qu'à vous tuer et à me faire
sauter la cervelle » (10).
Les femmes qui préfèrent la mort au déshonneur se retrouvent
toujours sympathiques, dans les pièces classiques (11), les mélo-
drames {12) et les drames romantiques : « Pour un pas, je vous tue
et me tue ! » (i3) s'écrie dona Sol. « Mille fois plutôt le charbon que
cette ignominie » (1/1), dit une héroïne de Ponsard, lorsqu'on lui
offre de devenir une courtisane. Phénératta, Isolina, dans les romans
(1) II, 10 ; cf. 11, 13. (2) Les Fourchambault, III, 6. — Dans Eugénie
Grandet, le frère de Grandet se tue ; César Birotteau pense au suicide. Cf.
L. Colet, Folles et saintes, Un amour en province, 11, Mérouvel, Le péché de
la générale, 10, etc. (3) Le roman d'une actrice, 63 ; cf. Dennery, L'aveugle,
p. 20. (4) Âncelot, L'escroc du grand monde III, 5 ; E. Sue, Les sept péchés
capitaux, 237 ; Augier, Ceinture dorée, III, 17. (5) Balzac, L' envers de V histoire
contemporaine. 263 ; Cberbukez, Le comte Kostia, 180. (6) P. 296 et 304.
(7) lbid., 298. (8) Daubigny, Les deux sergents, I, 13. Cf. Scribe, Les
frères invisibles, 11. 13. (9) Maître Guérin, IV, 3 ; cf. Lions et renards, V,
5. (10) Le demi-monde, IV, 12. (11) Ponsard, Lucrèce; Ancelot, Louis IX,
V. 2. (12) Pixérécourt, La femme à deux maris, II, 6. (13) Ilernani, II, 2.
Cf. Dumas, Le gentilhomme de la montagne, 1, 10, Dugué, Tibère, 11,3,
Les fugitifs, V. 7, «Me. (14) Ponsard, Ce qui pluit aux femmes, TTI, 4.
778 le xix< suàoLB
t
de Louise Colet (i), l'Adèle de Nodier (2), Mûrie de Verneuil dan
les Chouans, la e<»iutrs>c dans Honorine (3), l'ouvrière Ettfé
dans Soulié (4); Antoinette dans Ponson du ïerrail (5) meurent on
sonl prêtes à mourir, philo! (jue de se laisser outrager ou offen-
Dans Mauprat, quand Edméc dit à l'abbé qu'elle se tuera, plutôt
que d'être la maîlresse de Maupral, l'abbé répondit : « Oui, }>■
que vous êtes fière et forte » (6). Dans Denise, quand Mme Brissot
dit de sa fille : « Elle préférait se tuer », Brissot répond : « Elle, eu
mieux fait » (7).
Enfin la sympathie va à ceux que le remords et le désir d'expier
poussent à la mort. Cela est si net que Bonald écrit . « Tout remords
d'un grand crime qui ne va pas sur le théâtre jusqu'au désespoir
et au suicide ne ressemble qu'à des regrets et ne peut causer aucune
impression » (8). Le Corésus de Millevoye (9), le Périandre de
Luce de Lancival (10), pensent sur ce point comme Ruy Blas et
l'héroïne du Sphinx (11), comme Rocambole et les héros de mélo-
drame (12). Dans les Lionnes pauvres, Léon, ayant trahi Pommeau,
sort pour se tuer en disant : « Je me charge seule de la réparation
que je vous dois » (i3). De même dans les romans, des personnages
coupables d'une faute professionnelle (i/j), d'une trahison (i5), d'un
crime secret (16), pensent à la mort ou se tuent. Quelquefois on les
y pousse (17). Bien souvent des personnages sympathiques se
résolvent à commettre un crime en prenant en même temps la
décision de n'y pas survivre. Ainsi font don Ruy Gomez et Claude
Gueux et la Bérengère de Dumas. Dans la dernière scène du Mariasje
d'Olympe, le marquis arme son pistolet en disant : <c Dieu me
jugera ».
L'idée qu'on peut être responsable du suicide d'autrui apparaît
dans Adolphe {18), dans Corinne (19), dans Albert Savarus (20).
Félix, dans le Lys dans la vallée, s'estimant responsable de la mort
de Mme de Mortsauf, prononce contre lui-même « un de ces réqui-
sitoire qui retentissent dans toute la vie » (21). Un personnage de Du-
(1) Folles et saintes, Phénêratla, 119, Le supplice des espions, 170.
(2) Adèle, 383, 385. (3) Les Chouans, 180, Honorine, 61, 68, 71. (4) Les
mémoires du diable, II, 112. (5) La résurrection de Rocambole, p. 462.
(6) Mauprat, 38. (7) Denise, IV, 1. (8) Questions morales sur la tra-
gédie (Œuvres, P. 1838, X, 484.) (9) Corésus, III, 7. (10) Périandre,
IV, 4. (11| Feuillet, Le sphinx, Se. dern. (12) Boullé, L'inconnu, III, 11,
Dennery, Le centenaire, p. 15, etc. La maison des fous, p. 360; Les étrangleurs,
8, 10 ; (13) V, 4. (14) Balzac, L'envers de l'hist. contemporaine, 124. (15)
Balzac, Massimilia Doni, 231, Mme Cottin, Amélie Mansfield, I, 73, Ponson
du Terrail, Le club des valets de cœur, 448, etc. (16) Cherbuliez, La revanche
de Joseph Noirel, 276 ; E. Sue, Cornelia d'Alfi, 331, etc. (17) P. Féval,
Fontaine aux perles, 60 ; Beau démon, 8. (18) Adolphe, 75. (19) Corinne,
XVI, 3. (20) Balzac, Albert Savarus, 320. (21) P. 266.
LE SUICIDE ROMANTIQUE 779
mas déclare : « S'il faut que ce garçon-là se brûle la cervelle, d'hon-
neur, il me poursuivra toute la vie » (i). Dans Groisilles, M. Godeau
fait « une réflexion fort juste : c'est qu'il n'est jamais agréable qu'on
dise qu'un homme, quel qu'il soit, s'est jeté a l'eau en nous
quittant... » (2). Ce sentiment est assez fort pour que le chantage
au suicide soit souvent efficace. Des gens vertueux y ont parfois
recours, pour contraindre quelqu'un ù revenir au bien (3). Les amants
menacent couramment celle qu'ils aiment de se tuer (4). Des aven-
turiers, des gens ruinés, emploient le même moyen, pour obtenir de
l'argent (5), des coupables pour s'assurer l'impunité (6). A l'inverse,
les coeurs généreux et délicats veulent, en se tuant, cacher leur
suicide à celle qui en est la. cause : <c Elle pleurerait, dit le Jacques
de Georges Sand, et je ne veux pas qu'elle souffre davantage pour
moi » (7).
La morale nuancée triomphe donc dans ia littérature du xix€ siè-
cle, sur les mêmes points (8) que dans celle du xvme siècle. Mais
il y a plus. Au moment même où le mouvement néo-chrétien et
la Restauration favorisent l'offensive de la morale simple, il y a un
effort plus net que jamais pour parer le suicide, l'ennoblir, l'em-
bellir, et la mode romantique est encore bien plus hardie que n'avait
été la mode classique. André del Sarto, le marquis du Mariage
d'Olympe, Ruy Blas ne sont pas seulement sympathiques, la mort
les fait touchants, sublimes. C'est dans une apothéose que dona Sol
meurt avec Hernani :
Vers des clartés nouvelles
yous allons tout à Vheure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d'un vol égal vers un monde meilleur.
(1) Mlle de Bellelsle, IV, 2. (2) P. 13. Cf. About, L'infâme, 151.
(3) Voir, par exemple, des mélodrames, Charrin, Le rapt, III, 19 ;
Lemaire, Vincent de Paule, I, 9 ; Cf. Eugénie Grandet, 234, Les rois en exil,
p. 100. (4) Balzac, Honorine, 68 ; Cherbuliez, Meta Holdenis, 50 ; La vocation
du comte Ghislain, 277 ; Montépin, Une passion, 183, etc. (5) Balzac, Gobseck,
303, Ch. de Bernard, Les ailes d'Icare, 105 ; Cherbuliez, Prosper Randoce, 157.
(6) Daudet, Le petit Chose, 83. (7) Jacques, II, 183. (8) J'ai indiqué le*
cas dans lesquels le suicide excite nettement la sympathie. II y en a d'autres
dans lesquelles cette sympathie est faite de pitié, mais d'une pitié qui ne va pas
sans un peu de condescendance, parfois sans un peu de mépris. Tel est le caii
de ceux qui sont poussés au suicide par la misère ou de cruelles souffrances
Voir, par exemple, Halzac, Le chef-d'œuvre inconnu (fin), Le médecin de cam
pagne, 148, Les paysans, 363 ; Louise Colet, Lui, 380, Folles et saintes, Yvane%
II, 305 ; Daudet, Le petit Chose, 90 ; Flaubert, L'éducation sentimentale, 375,
473 ; Karr, Les guêpes, 193 ; Lamartine, Confidences, VII, 178 ; Montépin,
Les tragédies de Paris, [T, 60, IV, 53 ; Murgerj Le pays latin, 301; Sue, Le juif
errant, t. IV, ch. xx.
780 LE XIXe SIECLE
Dans les Natchez, Céluta se pare, comme l'Iseut du moyen âge,
pour aller à la mort d'amour : h Elle était vêtue d'une robe de peaux
d'oiseaux et de quadrupèdes, cousues ensemble, ouvrage ingénieux
de Mila : ses cheveux blancs flottaient en boucles sur sa jeune tète
ornée d'une couronne de ronces à fleurs bleues ». Elle va, suivi de
Mila, jusqu'au bord d'une cataracte, et « plus rapides que l'éclair »,
elles accomplissent leur destinée; (i). L'Esther de Balzac cherche « à
être belle en morte », et le dégoût de sa vie passée lui rend la mort
« adorable » (2). La Marianna de Sandeau voit le suicide « paré de
toutes ses séductions » et se sent heureuse de mourir « dans la religion
de l'amour » (3). Le suicidé de Maxime Du Camp compose pour lui-
même une épitaphe : « O mort, que j'ai forcée à m 'obéir etc. » (/»),
Dans le roman de Georges Sand, Jacques a beau avoir horreur de la
« ridicule apothéose » qui suit parfois la mort volontaire; il n'en
constate pas moins que parfois un coup de pistolet dans la tête fait
d'un homme, méprisé la veille, « un héros ou un saint », et ses
dernières lettres semblent calculées pour qu'on lui applique au
moins un de ces deux mots (5). Quand Ralph conduit à la mort celle
qu'il aime, un rayon de lune « pénétrant l'interstice des lianes enve-
loppa Indiana d'un éclat pâle et humide qui la faisait ressembler,
avec sa robe blanche et ses longs cheveux tressés sur ses épaules, à
l'ombre de quelque vierge égarée dans le désert »; un habit blanc est
« sa robe de noces », un rocher qui s'avance vers le lac est l'autel qui
les attend; Ralph pose sur les cheveux noirs d'Indiana une branche
d'oranger en fleurs, puis il prend sa fiancée dans ses bras pour la
précipiter avec lui dans le torrent (6). Une habile mise en scène
donne une grâce sauvage au suicide de Julia de Trécoeur et de
l'héroïne du Sphinx. Même dans les romans d'un tour plus populaire,
on trouve des effets analogues : le vieux marquis de Carhoat est
devenu un bandit et sa fille une courtisane; mais, un jour, honteux
de leur déchéance, ils décident de se tuer : « La beauté de Laure
avait à cette heure un caractère de résignation sublime. Elle avait
rejeté en arrière les boucles de ses longs cheveux blonds; ses yeux
noirs souriaient doucement, et il y avait à son front comme une
auréole » (7). Enfin les héros romantiques : René, Adolphe, Chat-
terton, Didier et vingt autres, sont naturellement poussés par la
tristesse au suicide, et leur désir de mourir se trouve ainsi participer
à ce que leur mélancolie a de séduisant et de poétique.
Tout cela reflète et suggère l'idée qu'il y a, dans certains suicides
quelque chose d'élégant, un charme qui doit séduire les âmes raffi-
(1) Les Natchez, fin. (2) Splendeur et misère des courtisanes, p. 355 ss.
(3) p. 199-200. (4) Mémoires d'un suicidé, 308. (5) Jacques, II, 248.
(6) Indiana, fin. (7) Paul Féval, Fontaine aux perles, p. 60.
LE STJICIDE ROMANTIQUE 781
nées et tendres, tous les coeurs « fatigués du poids de notre vie ».
Sans doute, nous avons vu Maxime du Camp railler « la race dou-
loureuse et maladive née sur les genoux de René » (i). Mais parfois
il se mêle à ces railleries une secrète complaisance. George Sand,
elle aussi, prête a un de ses héros sympathiques quelques mots
d'ironie sur l'époque où « on posait l'homme rassasié et dégoûté
de tout, désespéré par conséquent »; mais le vieux sage s'empresse
d'ajouter que la pose des « viveurs », l'insulte à « tout ce qui fait
la vie sérieuse et significative », le séduit encore moins que la pose
des « suicidés » (2). Balzac, qui, dans le Médecin de Campagne,
développe si éloquemment la thèse catholique, se laisse aller à
dire, en parlant de certains suicides d'amour : « Gela, sans doute,
est sublime » (3). Dans la Peau de chagrin, il écrit : « Il existe je
ne sais quoi de grand et d'épouvantable dans le suicide... Combien
de jeunes talents confinés dans une mansarde s'étiolent et péris-
sent faute d'un ami, faute d'une femme consolatrice, au sein d'un
million d'êtres, en présence d'une foule lassée d'or et qui s'ennuie! A
cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une
mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un
jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de concep-
tions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de
tentatives inutiles et de chef-d'oeuvres avortés. Chaque suicide est un
poème sublime et mélancolie » (4).
Cette auréole dont le romantisme pare la mort volontaire appa-
raît, je le répète, à l'époque même où l'Eglise prend l'offensive contre
la morale nuancée. Les écrivains qui essaient de rendre certains suici-
des si séduisants sont pourtant quelquefois, comme Chateaubriand,
des défenseurs du christianisme. En paroles, ils défendent la doctrine
catholique. Mais une autre doctrine anime leur œuvre. A l'époque où
le romantisme fait place au réalisme et là la poésie parnassienne, le
suicide poétique, devenu banal, tient moins de place dans la littéra-
ture. Pourtant Flaubert, en racontant le suicide de Madame Bovary
a presque un moment d'attendrissement, et Leconte de Lisle oublie
un moment ses principes d'impassibilité pour saluer le jeune homme
qui, poète comme Indiana, est allé chercher la mort dans la Fontaine
aux lianes.
Ainsi dans la littérature, la morale nuancée, bien loin de fléchir
ou de se faire plus discrète, s'affirme aussi hardie, plus hardie que
jamais. Dans le droit, son triomphe n'est pas moins net.
Nous avons entendu les voix qui, au xixf siècle, demandent des
(1) Voir plus haut, page 749. (2) Mademoiselle La Quintinle, 128, 132.
(3) Eugénie Grandet, 266. (4) La peau de chagrin, 10-11.
782 \i\" SSàXBM
lois contre k suicide. M.iis de- m i\ bieia pius nombreuses approuvent
i\rc accomplie par la Ré\nlulic>u et, en fin de compte, k droit
nouveau soi I victorieux de Ja lutte.
Parmi les auteurs d'ouvrages sur le suicide, Brou (i), Bounliu (2),
Btierre de Boismont (3), Cazauvieilh (h), Dabadie (5 . Descu«et (6),
Des Ltangs (7), Dosmaze (8), l'auteur du Dictvonnmre usuel
sciences médicales (9), Falret (10), Legoyt (11), Regnault (1 ^),
•damnent nettement les lois de l'ancien régime et approuvent la
pression des peines contre les suicidés. « Dans la très grande majorité
des cas », dit Falret, des lois destinées à punir le hi'm ide « seraient
injustes, inutiles, et même dangereuses »; l'acharnement sur un cada-
vre a « l'odieux de la férocité » et les lois viendraient « échouer
outre l'opinion publique ». D'après Dabadie, les anciens usages
étaient « aussi ineptes que barbares », et des lois nouvelles ne pour-
raient que « révolter l'opinion publique ». Des Etangs flétrit a les
odieuses violences » d'avant la Révolution. Le Dictionnaire usuel des
sciences médicales reprend l'argument cher au xvui* siècle : les
mesures destinées à frapper les suicidés, atteignent les familles et non
les coupables.
Les écrivains et les moralistes dont on a vu plus haut les opinions
ne s'occupent pas de la question juridique. Balzac pourtant loue au
passage « la belle jurisprudence des lois françaises qui ne permet pas
de poursuivre les morts » (i3).
Dans le monde des juristes, beaucoup d'auteurs ne traitent même
pas la question, comme si, à leurs yeux, elle ne se posait plus. Des
écrivains aussi différents que Merlin (14) et Berriat Saint-Prix (i5)
exposent la législation nouvelle sans un mot de critique. Bexon, Caj
not, Le Sellyer, Morin (16) l'approuvent expressément. Le Répertoii
de Dalloz, s'attache à réfuter les idées du procureur Dupin sur l'uti-
lité des peines : la confiscation serait une injustice, les châtiments ai
cadavre paraîtraient odieux; quant à une flétrissure, elle serait ino]
rante « aujourd'hui que les idées philosophiques sont devenues poi
ainsi dire accessibles à tous » (17).
Tandis que les jurisconsultes discutent, le droit et. la jurispru-
dence restent fidèles au principe consacré par la Révolution.
Sans doute, c'est en 1827 et en i838 que la Cour de Cassât ioi
établit sa jurisprudence touchant les co-auteurs et touchant le suicidt
mutuel (18), jurisprudence approuvée par la majorité des auteurs,
(|) 259. (2) 94. (3) 623. (4) 317. (5) XVIII. (6) 689. (7) 46. (8) 6.
(9) 1587. (10) 268. (11) 450. (12) 112, (13) Les Marana, 50. (14) XIII,
318. (15) 472. (16) Bexon, I, 39, Carnot, II, 6, Le Sellyer, III, 466, Morii
723. (17) Répert. XIV t mot : crimes et délits contre les pers. (18) Voir ph
itaut page 83.
MAINTIEN DU DROIT DE LA RÉVOLUTION 783
Bertauld, Blanche, Carnot, Dalloz (en certains passages), Maisonneuve,
Ortolan, Rolland de Villargues, Trébutien (i). Mais j'ai déjà essayé
de montrer que cette jurisprudence est un succès pour la morale
nuancée, non pour la morale simple : la démonstration vaut pour le
xixe siècle ce qu'elle vaut pour l'époque contemporaine. Alors comme
aujourd'hui, les auteurs qui la discutent se réclament de la morale
nuancée, en insistant sur l'idée que la coopération au suicide n'est
pas dans tous les cas punissable : « Tous les sentiments humains », dit
Sirey, s'élèvent en faveur de l'homme qui en a tué un autre sur sa
demande par fausse pitié; tous les sentiments humains s'élèvent contre
celui qui a tué par cruauté » (2). Dalloz admet qu'on remplit « un
devoir rigoureux » quand on passe un pistolet chargé à un blessé qui
souffre affreusement (3) : c'est admettre que, si ce blessé est hors d'état
de tirer, on fait bien en tirant soi-même. Enfin Chauvcau et Hélie,
lorsqu'ils reprochent à la Cour suprême d'admettre l'idée d'un crime
sans intention criminelle, reconnaissent implicitement que le suicide
n'est pas toujours un crime : si c'en était un, comment pourrait-on,
sans intention criminelle, s'y associer de cœur et de fait ?
Dans tout le reste, la jurisprudence maintient inflexiblement le
principe révolutionnaire.
Carnot, en 1819, constate qu'on a pris l'habitude, lorsqu'il y a
des lacunes dans le Code « d'aller exhumer des lois depuis longtemps
tombées en désuétude » (4). Les vieilles lois sur le suicide n'ont pas
ce regain de vie. Aucun magistrat n'essaie de mettre à profit le silence
du code pour ressuciter les vieux procès à la mémoire; et la Cour de
Cassation n'a même pas sur ce point, à défendre l'œuvre révolution-
naire.
Il n'en va pas de même en ce qui concerne la complicité du sui-
cide. En 181 5, la femme Lhuillier est condamnée à mort par le jury,
comme ayant coopéré à l'homicide de son mari en lui fournissant les
moyens nécessaires à sa destruction. Mais la Cour de Cassation casse
l'arrêt, au nom de l'article 4io du Code d'Instruction criminelle visant
« la fausse application des lois pénales ». Le jury, dit-elle, a confondu
dans sa réponse « le crime d'assassinat et la complicité d'un fait de
suicide qui n'est puni par aucune loi pénale » (5). Durant tout le
siècle, la jurisprudence ainsi établie n'est plus remise en question.
Il y avait pour les tribunaux un autre moyen d'atteindre et de
punir le suicide : il eût suffi d'adopter la théorie selon laquelle toute
mort volontaire est une preuve de folie : du coup on pouvait cftsse*
(1) Bertauld, 446 ; Blanche, II, 64 ss. ; Carnot, Commentaires, II, 8 ;
Dalloz, Rèperl, XI complicité, niiiéi. 62 : AfaUonneuve, <)2, Ortolan, I, 226 ;
Rolland de V, 648. Trébutien, I, '.'M. (2) XXVIII, I, 135, note. (3) Rêpert.
XIV, p. 607. (4) Carnot, Code d'insfr. mm. 132. (5) Sirey, XV, lt 317.
784 LE XIX(' SIÀOLE
les testaments des suicidé*. Mais la jurisprudence du \i\" siècle refuse
obstinément de s'engager dans celle voie. En 1826, la Cour de Gaen
dit que le suicide ne Suffit pas à prouver la folie et déchue le lesl;nneiit
d'un suicidé valable. Le tribunal de lilois en 1827, la Cour d'Orléans
en 1829 adoptent celle thèse; la même année 1829, la Cour de Cassa-
tion la fait sienne (1).
En i84i> un capitaine de navire, engagé au profit, se tue au cours
d'un voyage de retour; le propriétaire, prenant au pied de la lettre un
argument cher à» la morale écrite, soutient que ce suicide est une
désertion et emporte privation ôa la part de profit. Le tribunal de
Rouen décide que le suicide ne peut être assimilé à la désertion (2).
Enfin, c'est au xixe siècle que l'on décide de ne pas mettre en
faillite le commerçant qui se tue, et c'est en 1862 qu'un jugement
reconnaît la validité des clauses visant le suicide dans les polices d'as-
surance (3).
La jurisprudence reste donc inaccessible à l'influence des écri-
vains qui réclament des peines contre le suicide. Elle respecte et la
lettre et l'esprit du principe consacré en 1791.
On pourrait objecter que les décisions des tribunaux ne prouvent
pas grand chose puisqu'ils sont liés par le code. Mais dans le monde
des législateurs, personne n'essaie de modifier l'œuvre de la Révolu-
tion.
Les occasions pourtant ne manquent pas. Au moment de la rédac-
tion du code Napoléon, rien de plus facile que d'insérer dans le code
pénal un article visant le suicide. Non seulement on n'en fait rien,
mais, par deux fois, le législateur montre un parti-pris très net de ne
pas punir la mort volontaire.
Une première fois, en l'an IX, une discussion s'engage au Conseil
d'état à propos de la « mort civile » : il s'agit de savoir si la mort
intervenant entre le prononcé et l'exécution d'un jugement compor-
tant mort civile, soustraira le condamné à cette mort. Le premier
consul demande pourquoi on n'exécuterait pas le condamné en effi-
gie. Tronchet réplique que la mort naturelle doit empêcher la mort
civile. Regnaud (de St-Jean d'Angely) fait observer que le suicide
n'étant plus au nombre des actes que la loi punit, les condamnés
pourraient échapper à la mort civile en se donnant eux-mêmes la
mort. Mais Tronchet déclare que, « quand on s'occupe d'une loi géné-
rale, il ne faut pas se déterminer par quelques cas qui ne sont que
des exceptions dans le cours ordinaire des choses ». La réponse n'est
,pas péremptoire : il eût suffi de distinguer, à l'exemple des Romains,
entre la mort ordinaire et la mort volontaire. Cependant, bien que
(1) Ibid. XXIX, 338 XXX, I, 36 ; cf. Dalloz, Répertoire, t. XVI, p. 113
(2) Sirey, t. XLII, II, 55. (3) Voir plus haut p. 77 et 81.
MAINTIEN DU DROIT DE LA RÉVOLUTION 785
cette distinction soit familière à quiconque a fait quelques études de
droit, l'avis de Tronchet prévaut, et le suicide devient ce qu'il est
aujourd'hui, un moyen de se soustraire non seulement à la mort
civile, mais à l'infamie (i).
Une seconde fois, le Conseil d'état a à s'occuper du suicide : il
s'agit de savoir si, comme veulent les rédacteurs du Code, dans le cas
de mort violente, de mort en prison, d'exécution, les procès-verbaux
de l'officier de police et du greffier criminel seront « envoyés à l'offi-
cier de l'état-civil et inscrits sur les registres pour tenir lieu d'acte de
décès ». L'occasion est favorable pour punir le suicide : une mesure
d'exception visant à la fois prisonniers, condamnés et suicidés serait
évidemment une sorte de flétrissure. Mais la section du Conseil d'état
chargée de l'examen du projet se prononce précisément contre cette
flétrissure. Le suicide constaté sur le registre public, dit Real. « flé-
trirait sans utilité la mémoire du décédé ». A la séance du Corps
législatif du 21 frimaire an X, Thibaudeau orateur du gouvernement
soutient l'opinion exprimée par Real : il faut éviter aux familles la
flétrissure qu'un « préjugé » leur imposerait. Cette opinion l'emporte
et les actes de l'état civil ne mentionnent pas le genre de mort du
défunt (2).
Autre occasion de modifier le droit : en l'an X, on décide de de-
mander aux tribunaux d'appel leur opinion sur le projet de code cri-
minel (3). Plusieurs tribunaux en profitent pour demander par exem-
ple des peines contre l'inceste. Aucun d'eux ne songe à demander
une peine contre le suicide (4).
Enfin, après la Restauration, le Code pénal est retouché sur plu-
sieurs points (5). Non seulement aucune peine n'est infligée à ceux
qui se tuent, mais les catholiques ne déposent aucun projet en ce
sens. Assez forts pour faire passer leur fameuse loi sur le sacrilège,
ils n'ont même pas l'idée de reprendre, en l'atténuant, la législation
de l'ancien régime touchant la mort volontaire.
Donc, d'un bout à l'autre du siècle, l'œuvre accomplie par la
Révolution n'est pas remise en question dans les assemblées législa-
tives. A l'appel des écrivains qui réclament des peines contre le sui-
cide, toutes les majorités, tous les régimes restent sourds. Dans le
même temps, les tribunaux appliquent et développent loyalement le
princip posé en 1791 : comme dans la littérature, la morale nuancée
résiste vigoureusement dans le droit.
(1) Locré, La législation civile , commerciale et criminelle de la France, etc.
1827-1832, 31 vol. in-8, t. II, p. 87, (Procès-verbaux du Conseil d'Etat, 16
thermidor an IX). (2) Ibid, III, p. 93 ss., (14 fruct. an IX). (3) Bon-
neville, p. 28. (4) Observations des tribunaux d'appel sur le projet du Code
criminel. P. an VIII [B. Nat. F./20882). (5) Bonneville, t. II, p. 23
50
786 LE XIXe SIÈCLE
Victoire de la morale nuancée : 1) Même au moment où il cède sur la question
de l'inhumation des suicidés, le pouvoir civil réserve ses droits et en use
quelquefois ; 2) l'Eglise victorieuse hésite à tirer parti de sa victoire ;
3) de 1881 à 1887, le pouvoir civil prend sa revanche, supprime le coin des
suicidés et assure à ceux qui se tuent des funérailles honorables.
Au seuil de l'époque contemporaine, cette résistance se change on
victoire.
Le point vif du conflit — le seul sur lequel l'Eglise triomphe —
c'est la question de la sépulture des suicidés : or, sur ce terrain même,
elle n'obtient jamais l'abdication définitive du pouvoir civil; victo-
rieuse, elle n'ose pas tirer parti de sa victoire; enfin, de 1881 à 1887,
elle est attaquée à son tour et perd d'un coup, sans presque résister,
tout le terrain gagné au cours du xixe siècle.
On a vu plus haut le pouvoir civil céder à l'offensive de l'Eglise,
abandonner, pour lui plaire, et la lettre et l'esprit du décret de prai-
rial. Mais il s'en faut qu'il cède de bonne grâce et sans esprit de retour.
En ce qui concerne l'article 19, la lutte n'est pas vive. Néanmoins
des jurisconsultes comme Isambert et Vuillefroy défendent contre
Cormenin la doctrine impériale (1); au témoignage de l'abbé Promp-
sault, la Conférence des avocats déclare, après plusieurs séances de
discussion, que le maire a le droit de faire ouvrir les portes de l'Eglise
pour « présenter » le corps (2); en i83o, la Gazette des cultes mène
une campagne en règle contre les refus de sépulture (3); des brochu-
res dénoncent les mesures rigoureuses (4); l'opinion publique pousse
parfois à l'indulgence : « on veut », dit Lamennais, en 18 19, que
l'Eglise enterre les suicidés; a on » voudrait qu'elle les inhumât dit
Ebrard en 1870. Sans doute, l'administration ne suit pas l'opinion;
les circulaires de 18^7 consacrent le droit de l'Eglise. Mais, en même
temps qu'elle les consacre, elle semble l'inviter à n'en pas faire usage :
les maires sont en effet formellement chargés de faire présenter les
corps à l'entrée des lieux consacrés au culte; et ils ne doivent s'incli-
ner que a s'il y a eu refus de sépulture ecclésiastique, refus persévé-
rant manifesté par l'abstention formelle de l'ordinaire du lieu et de
tout ministre commis là son défaut ». Dès l'instant qu'on « commet »
(1) Gazette des cultes, 21 mars, 1830 ; Vuillefroy, Traité de l'administration
du culte cathol., p. 492 ss. (2) Prompsault, Dictionn., art. cité 438. (3) Voir
les numéros des 13, 21, 28, 29, 30 mars, 21 avril. (4) Par exemple, celle de
Le Febvre, voir plus haut, p. 760; cf. Cormier, Lettre encyclique (sic) à M. de
Cosnact archevêque de Sens, sur le refus de sépulture ecclés., 1836.
LA RESISTANCE A L OFFENSIVE DE L'ÉGLISE 787
«n second prêtre au refus du premier, il semble bien qu'on donne
tort en principe à celui-ci, qu'on affirme théoriquement les droits du
pouvoir civil.
Sur la question de l'article i5 et du coin des suicidés, la résis-
tance du pouvoir est autrement vigoureuse.
Nous avons vu le ministre Barthe déclarer que l'Eglise est dans
son droit en refusant la sépulture ecclésiastique à des suicidés. Mais
il n'entend pas autoriser par là l'inhumation dans un coin spécial,
car, le 20 août i838, il écrit à levêque de Châlons : « S'il me paraît
possible d'accéder à vos désirs en ce qui concerne la subdivision à
établir dans les cimetières pour les enfants morts sans baptême, je
ne saurais, Monseigneur, consentir à voir étendre la même mesure
à une autre classe de personnes. Vous comprenez que je veux/parler
des suicidés, des duellistes... » Pendant les premières années qui ont
suivi le rétablissement du culte en France, continue Barthe, il a tou-
jours été reconnu que les règles de l'Eglise relatives au refus de sépul-
ture « avaient nécessairement été modifiées par la différence des lois
civiles » : pour le suicide, il y avait jadis une constatation préalable
et régulière, une procédure légale : « n'y aurait-il pas une erreur à
vouloir appliquer aujourd'hui, et en l'absence des garanties ancien-
nes, des règles faites pour un temps tout différent? » (1).
Dieullin, vicaire général de Nancy dit que la doctrine de Barthe
est confirmée par un avis du Conseil d'état en date du 10 août i84i :
« Il est permis, mais non enjoint, d'affecter dans les cimetières une
place à la sépulture des enfants morts sans baptême, parce que la
séparation n'a au fond rien d'injurieux pour personne »; mais l'ad-
ministration ne consent pas à étendre la même mesure aux suicidés:
on a craint « qu'elle ne fût considérée comme une punition publique
et conséquemment ne blessât, les familles ou même ne jetât de l'irri-
tation dans le pays- Conséquemment, un curé ne serait point en droit
d'exiger que les suicidés, les duellistes et les mariés civilement fussent,
enterrés dans un endroit spécial du cimetière commun » (2).
En i845, Martin (du Nord), ministre des cultes, suggère aux évo-
ques, pour éviter toute difficulté, de ne pas bénir le cimetière, mais
de bénir isolément chaque fosse (3). La même solution est reprise
en 1869 par le préfet du Cher (4).
En 1867, le préfet de l'Allier, consulté par un maire sur l'article
i5, lui dit qu'on ne peut pas enterrer dans un endroit spécial les
suicidés, duellistes, etc. « Telle est à cet égard, la jurisprudence bien
(1) Rapport de Xavier Blanc, annexe, 8 p. 526-527. (2) Dieullin, Le gu
des curés, 1849, t. I, p. 328, note 1. (3) Rapport X. Blanc, annexe 14, p. 528.
(4) Lettre du 28 janvier, (Arch. nat., F. 7/4073).
(1) Lettre au maire de Souvigny, (Ibid). (2) Rapport X. Blanc, 528.
(3) Le guide des curés, 327. (4) Noget Lacoudre, III, 330. (5) Gury,
Compend., I, 261 ss. ; Casusi I, 214, 256, ss. (6) Je n'insiste pas sur ce point :
je ne pourrais que répéter ce que j'ai dit à propos de la période contempo-
raine. (7) p. 435.
788 LE XIXe SIÈCLE
fixe des deux ministre de l'intérieur et des cultes » (1). En 18S1, dan-:
le Lot-et-Garonne, le curé ayant fait inhumer un suicidé dans le coin
des malfaiteurs, le préfet le fait exhumer et enterrer au milieu <1<-
tombes catholiques (2).
Ainsi l'état retient d'une main ce décret de prairial que, de l'autre,
il abandonne. Il cède, mais en luttant. On dira que la victoire de
l'Eglise n'en est que plus éclatante; et c'est bien sans doute l'impres-
sion que veut suggérer Dieullin, quand ayant rapporté la doctrine
de l'administration et du Conseil d'état, il ajoute tranquillement :
<( En dehors de la loi, a prévalu un usage qui est pratiqué partout :
c'est celui d'inhumer les individus privés de la sépulture chrétienne-,
dans une place à part... » (3). Seulement Dieullin se vante un peu,
L'usage dont il parle n'a pas prévalu partout. Bien au contraire,
l'Eglise, comme inquiète de sa victoire, hésite, tout au long du siècle,
à appliquer le droit canonique.
Même dans la doctrine on sent un flottement. En vain les auteurs
condamnent « le suicide » comme le dernier des crimes. Force est
bien parfois de détendre cette théorie trop rigoureuse : les ouvrages
destinés à l'enseignement admettent certains suicides en les bapti-
sant sacrifices, les catéchismes ne s'accordent pas sur la question de la
damnation des suicidés; parmi les théologiens, Carrière proteste con-
tre les éloges excessifs décernés à l'enseigne Bisson, mais Noget-Lacou-
dre trouve ce suicide très beau (4) ; Gury (5) et ses contemporains
font les mêmes concessions que les ouvrages contemporains sur la
question du suicide indirect (6). Enfin, l'abbé Prompsault, après
avoir parlé des mesures violentes que voulait prendre Napoléon contre
les prêtres qui refuseraient la sépulture ecclésiastique, écrit : « Il
y a, en effet, dans l'exécution rigoureuse des défenses portées par les
anciens rituels, quelque chose qui n'est plus dans nos moeurs et cho-
quait à bon droit cet esprit judicieux ». Il va plus loin et ajoute :
« On a laissé subsister dans le nouveau Rituel publié en i83g les
mêmes défenses qui avaient été consignées dans l'ancien. N'aurait-il
pas été plus sage de les modifier ? » (7).
Mais c'est surtout dans l'application du droit canonique que l'Egli-
se se montre indécise et comme embarrassée de sa victoire.
Premier fait : aucun texte officiel n'indique aux curés la procédure
à suivre en cas de suicide. Au moyen-âge, sous l'ancien régime, ce
LES HÉSITATIONS DE L'ÉGLISE 789
silence est tout simple : l'Eglise suit la justice laïque. Mais, au mo-
ment ou tombe l'article 19, letat ne punit pas le suicide, et les procès-
verbaux qui le constatent restent secrets. Dès lors, comment faire
pour établir et le fait matériel et l'état mental du défunt? Si l'on veut
une répression sérieuse, il est absolument nécessaire de répondre à
ces deux questions. Or, personne ne formule une réponse officielle.
Il y a, au XIXe siècle, un effort pour faire renaître les offîcialités,
mais on ne dit même pas si c'est elles qui auront à connaître) des
affaires de suicide (1).
Ce silence sur la procédure énerve d'avance la répression. On
dit : punissez le suicide! Mais tous les canonistes ajoutent : le suicide
ne se présume pas. — Et sur le moyen de changer les présomptions
en certitude, pas une indication, pas un mot! On voudrait empêcher
le droit de jouer qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Car enfin,
quoi de plus simple que de dire au curé, qui n'a ni le droit ni les
moyens de faire une enquête officielle, que le défunt a succombé à
une attaque? et comment veut-on qu'il proteste s'il n'y à pas eu scan-
dale public et si la famille qui s'adresse à lui est une de ces familles
influentes qu'on ne peut contredire que preuves en mains?
Ce n'est pas tout : quand même il y aurait scandale public, l'Egli-
se admet que la folie est une excuse suffisante. Evidemment, c'est le
droit ancien. Mais, quand ils parlent de Yinsaniens, les juristes du
Moyen âge parlent d'un homme notoirement fou ou idiot. Au xixe
siècle, les médecins reconnaissent, à côté de la folie apparente aux
yeux du profane, toutes sortes de maladies mentales. Plusieurs sont
d'avis que le seul fait de se tuer est l'indice d'un état pathologique.
Que doit faire le curé si une famille invoque cette théorie? — Ici
encore, pas de règle fixe!
Pas de règle fixe, mais des conseils de prudence. Le concile de
Lyon dit aux curés de consulter l'évêque dans les cas douteux et
ajoute : si consuli non potest, in partem mitiorem seu in sepulturam
concedendam, habita temporum et morum ratione, inclinabunt pas-
tores (2). Le concile de Clermont, après avoir énoncé la règle ajoute :
(1) Les officialités étaient abolies par le décret du 7-11 septembre,
art. 13 (Duvergier, I, 408). Sur leur renaissance, voir Mémoires histor. sur
les affaires ecclésiastiques de France, P. 1818, III, 308, ss ; Le bien socialt
de l'abbé Clavel, 1844, p. 132 ss., 177 ss. ; aucun de ces textes ne parle du
suicide. En 1822, les Tablettes du clergé et des amis de la religion citent (p. 47
ss.,) une ordonnance de Mgr Luçon rétablissant l'officialité de son diocèse ;
l'ordonnance ne cite pas le suicide parmi les cas relevant de l'official. Même
silence dans les Statuts du diocèse de pijon, 1854, les Statuts synodaux du
diocèse de St-Claude, 1855. Les articles relatifs à la procédure visent unique-
ment le cas où l'accusé est vivant. (2) Acta et décréta s. concil. recent.t
IV, 481.
790 LE XIXe SIÈCLE
veruni inlquitu.s lemporum exigit ut jus ecclesi/ie in 1er strictissu
limites contincatar (i). Les Statuts synodaux du diocèse de St-Brieuc
déclarent : u Dans tous les cas douteux qui peuvent recevoir une inter-
prétation favorable, ils (MM. les Recteurs) useront d'indulgence et ac-
corderont la sépulture et les suffrages de l'Eglise (2). Mgr Darcimoles,
archevêque d'Aix, dit de même, après avoir énuméré ceux auxquels il
n'est pas permis d'accorder la sépulture ecclésiastique : « Pour tous
les cas énoncés en cet article et qui présentent de pénibles difficultés,
on usera de la plus grande circonspection et charité » (3). Les Statuts
du diocèse de St^Claude prescrivent, de consulter l'évêque en cas de
doute : « si on ne le peut, on inclinera pour l'indulgence » (4). Les
Statuts de Versailles disent : « Les pasteurs useront d'une grande pru-
dence relativement au refus de sépulture » (5). Une seule fois à ma
connaissance, un évèque manifeste l'intention d'appliquer véritable-
ment la règle canonique et de refuser la sépulture ecclésiastique à
tous les suicidés « seulement à cause de cet acte ». Mais, avant de
passer aux actes, il annonce son intention au Procureur général qui
déclare qu'une telle mesure est « de nature à ne produire que du mal
et du désordre », et le projet reste sans suite (6).
Invités à la prudence, les curés hésitent fort à appliquer la règle
canonique.
Les auteurs d'ouvrages sur le suicide en ont quelquefois l'impres-
sion : ils constatent que le droit joue « en divers endroits » (7); ils
demandent qu'on l'applique « avec ensemble et vigueur » (8) ; en
i856, Lisle déclare que les suicidés obtiennent ou non la sépulture
ecclésiastique « selon qu'on a affaire à un prêtre plus ou moins ri-
gide » (9).
Ce sont là des indications vagues. Mais deux ministres des cultes
déclarent de façon précise qu'en fait le droit canonique est rarement
appliqué aux suicidés.
En i83i7, dans sa lettre à l'évêque de Châlons, Barthe, après avoir
indiqué les raisons pour lesquelles il engage l'Eglise à faire preuve
l'indulgence à l'égard des suicidés, déclare : « Ces considérations ont,
la plupart du temps, déterminé les évêques à apporter en cette matière
la plus grande réserve et ils ont généralement mieux aimé, dans le
cas de suicide, supposer une aberration mentale ou croire à un repen-
tir souvent possible plutôt que de tomber dans les incnvénients que
je viens de signaler » (10).
(1) Mansi, (Martin-Petit), XLIV, 482. (2) 1861 (p. 245). (3) 1853
(p. 155). (4) 1855 (p. 40). (5) 1846 (p. 205). (6) La lettre de l'évêque
d'Orléans au procureur général (27 février 1838) et la lettre du procureur au
Garde des Sceaux se trouvent aux Archives nationales (F. 19/4073). (7) Ch»
F. Sol., p. 6. (8) Ebrard, 476. (9) Lisle, p. 309. (10) Lettre citée dans le-
.rapport X. Blanc^ annexe 8, p. 526-527.
LA CONTRE -OFFENSIVE DU POUVOIR CIVIL 791
On pourrait croire, il est vrai, qu'écrivant à un évêque, Barthe
a intérêt à lui montrer l'épiscopat rallié en général aux vœux du pou-
voir civil. Mais, en i847> le ministre des cultes, écrivant à son collè-
gue de l'intérieur, lui dit : « D'après les règles consacrées par les
canons reçus en France et implicitement remis en vigueur par l'ar-
ticle 6 de la loi du 18 germinal an X, la sépulture ecclésiastique peut
et doit être refusée aux suicidés. Mais cette règle de discipline se trouve
aujourd'hui mitigée par l'usage le plus général de l'Eglise de France ».
Il y a eu, continue le ministre, des exhumations de protestants, mais
« quant aux duellistes, aux suicidés et aux personnes civilement ma-
riées... ils ne sont généralement pas exclus du cimetière des catholi-
ques. Les difficultés qui se sont (rarement d'ailleurs) levées sur ce
point ont été constamment résolues dans le sens de la tolérenee,
accordé par le clergé lui-même comme étant une des nécessités de
notre époque » (i).
Ces témoignages montent bien qu'après avoir fait céder, à plu-
sieurs reprises, le pouvoir civil, l'Eglise se trouve gênée par sa vic-
toire. En vain elle a conquis le pouvoir de refuser aux suicidés la
sépulture ecclésiastique : « l'usage le plus général » est de la leur
accorder.
Un dernier fait trahit ses hésitations : dans les grandes villes, le
fameux coin des suicidés n'existe pas, Le clergé, au lieu de bénir l'en-
semble du cimetière, bénit séparément chaque fosse, de sorte que
l'inhumation d'un suicidé peut se faire en n'importe quel coin du ci-
metière. L'existence de cet usage est attestée, à s'en tenir aux docu-
ments officiels, par le ministre Martin (du Nord) en i8£5 (2), le
préfet du Cher en 1869 (3), par un rapport du baron Chaurand, dé-
puté, en 1875 (4), par l'exposé des motifs du projet de loi déposé en
1879 par Rameau, Journault et Barthélémy Saint-Hilaire (5), et, en
ce qui concerne particulièrement la ville de Paris, par le rapport Joly
sur le projet Rameau (6).
Ainsi non seulement l'Eglise évite en général d'appliquer le droit
canonique. Mais, à Paris et dans les grandes villes, elle renonce à
faire aménager ce coin spécial que réclament les conciles du milieu
du siècle.
Le pouvoir civil sel rend-t-il compte des hésitations de l'Eglise?
Toujours est-il que la loi de 1881 abolit l'article i5, que la loi de
188/1 interdit « d'établir des distinctions ou des prescriptions parti-
(1) Arch. nat., F. 7/4073. (2) Rapport Blanc, annexe, 9, p.
(3) Arch. nat., F. 7/4073. (4) Journ. off., 1875, annexe 3264, p. 6952.
(5) Rapport Blanc, annexe, l,p. 524. (6) Journ. off., 5 juillet 1880, numéros
27, 28.
792 LE XIXe SIÈCLE
culièrcs à raison des croyances ou du culte du défunt ou des circons-
tances qui ont accompagné la mort (i) », et qu'enfin la loi de 1887 dit
que « toutes dispositions légales relatives aux honneurs funèbres seront
appliquées, quel que soit le caractère des funérailles, civil ou reli-
gieux » (2).
En six ans, la morale simple perd presque tout le terrain qu'elle
avait gagné au cours du xixe siècle. Sans doute le droit canonique
subsiste, quitte à ne plus être appliqué; mais l'enterrement civil d'un
suicidé peut avoir autant d'éclat que les plus pompeuses obsèques
professionnelles, et, au cimetière, rien ne distingue plus la tombe de
celui qui s'est tué des tombes qui l'entourent. D'un coup, les usages
les plus propres à soutenir la morale simple se trouvent abolis.
Or, ce qui frappe quand on lit les discussions qui précèdent le
vote des trois lois, c'est que les orateurs des partis de droite, qui 'les
combattent, ne soulèvent pas une fois la question des suicidés. En
1881, les catholiques défendent un contre-projet créant des cimetières
spéciaux pour les personnes qui n'appartiennent à aucun culte (3): on
leur fait remarquer, en commission, que ce contre-projet ne règle
pas le sort des suicidés; le rapport de X. Blanc n'indique pas leur ré-
ponse (4). En séance, ils n'en font aucune. Ils parlent des protestants,
des juifs; des suicidés pas un mot. Même silence en 1884. Même si-
lence en 1887. Ni Mgr Freppel, ni Lamarzelle, ni Chesnelong, ni
aucun des orateurs qui, au cours de ces débats, représentent l'Eglise
ne s'indigne à l'idée que ceux qui se sont détruits auront accès au
cimetière commun et droit aux mêmes honneurs que tous les autres
défunts. Non seulement la morale nuancée triomphe, mais elle triom-
phe sans combat.
VI
Le xixe siècle et notre hypothèse : l)La morale nuancée s'appuie sur les élites,
la morale simple sur le peuple ; 2) si l'élite n'/est pas unanime, c'est qu'elle
est divisée sur la question de la liberté ; 3) l'attitude de l'Eglise s'explique
par le fait qu'elle prend parti contre la liberté ; 4) faiblesse des hypothèses
Il me semble qu'à cette dernière étape, notre hypothèse suffit
encore à rendre compte des faits.
D'abord, c'est toujours sur les élites que s'appuie la morale nuan-
cée. C'est la magistrature qui applique et développe le principe posé
(1) Voir plus haut, p. 76. (2) Voir les textes plus haut, p. 75-76. (3) Ce
contre-projet est repoussé au Sénat par 158 voix contre 111 et l'abolition
de l'article 15 est votée par 146 voix contre 86. A la Chambre, l'abolition
avait été votée par 335 voix contre 119 (J. 0., du 7 mars et du 29 juillet).
(4) Voir le Rapport X. Blanc, p. 520.
LIBERTE ET MORALE NUANCÉE 793
-en 1791. C'est la morale mondaine qui, par le roman et le théâtre,
affirme nettement l'idée qu'il y a suicide et suicide.
Quel est, au contraire, le plus ferme point d'appui de la morale
simple? Ce n'est pas la morale écrite, qui tour à tour l'avoue et la
renie. Ce sont les mœurs populaires. Dès le début du siècle, Portalis
constate que l'abolition du droit canonique soulève les résistances,
non du clergé, mais de la population. Durant tout le siècle, les villes
se refusent à admettre le coin des suicidés ; c'est dans les petites com-
munes, là ou la culture est le moins développée, que l'usage nouveau
triomphe. Lorsqu'on i838, l'évêque d'Orléans a l'idée d'appliquer
vraiment le droit canonique, il se dit persuadé que cet acte, d'une
juste sévérité, « fera beaucoup d'impression sur les habitants des
campagnes ».
Le peuple, pourtant, n'est pas seul à garder la morale simple.
Elle a, nous l'avons vu, bien des partisans dans l'élite. Mais cela
encore s'accorde très exactement à notre hypothèse. Ce qui soutient
la morale nuancée, c'est l'élite éprise de liberté. Or, au xixe siècle,
l'élite est violemment divisée sur cette question de la liberté.
S'agit-il de la liberté politique? Sans doute la Révolution a lancé
puissamment l'idée que les hommes doivent se gouverner eux-mêmes,
que le peuple est souverain; mais, si puissante que soit cette idée, elle
ne cesse de se heurter aux doctrines d'autorité, défendues aussi bien
par le positivisme et d'autres philosophies organisatrices que par les
conservateurs, et c'est du conflit entre l'esprit de liberté et l'esprit
d'autorité qu'est faite pour une bonne part la vie politique du siècle.
S'agit-il de la liberté d'exprimer ses opinions? Assurément le livre
et la presse paraissent bien émancipés si l'on compare le xix6 siècle
à celui qui l'a précédé. Il n'en est pas moins vrai que la presse est
asservie sous le premier et le second empire et qu'à partir de la Res-
tauration les procès de presse se multiplient. A une époque où l'on
ne renie même pas ouvertement la liberté, des saints simoniens sont
mis en prison; on fait taire Michelet et Renan; des israëlistes sont
chassés des lycées de l'état (1). Enfin l'Université elle-même distingue,
dans le monde de la pensée, des doctrines orthodoxes, officielles, et
des doctrines subversives qu'on bannit avec soin de l'enseignement.
S'agit-il de la liberté essentielle, de la liberté de penser? Certes,
le xixe siècle est un grand siècle de libre recherche et d'esprit criti-
que- La science, c'est-à-dire le rationalisme, s'attaque à toutes les
questions. Les progrès des recherches physiques et biologiques, de
l'histoire des institutions et des religions, de la sociologie, de la philo-
(1) Voir G. Weill, Histoire de l'enseignement secondaire en Francet P., 1921i
p. 120, 126.
794 LE XIXe SIÈCLE
logie ouvrent à L'esprit humain tics voies nouvelles. Le grand courant
df l'antiquité et de la Renaissance entraîne puissamment les esprit-
Mai-, dans le temps même où elle affirme d'un façon si magnifique
sa puissance de création, la liberté d'examen est âprement dénoi
et parfois par les écoles mêmes auxquelles elle a donné nait&aace.
Dans le « dogme de la liberté illimiée de conscience » Auguste Comte
ne veut voir qu'un expédient provisoire contre le système théologique
et, vers la fin de sa vie, il écrit : « Au fond, la science proprement
dite est aussi préliminaire que la théologie et la métaphysique et doit
finalement être autant éliminée par la religion universelle » (i).
L'élite étant ainsi divisée sur la question de la liberté, le fait qu'elle
se divise entre la morale simple et la morale nuancée est une preuve
à l'appui de notre hyptohèse. Et, si la morale nuancée en fin dé-
compte l'emporte, c'est que les idées de liberté triomphent elles-
mêmes à la fin du siècle.
Enfin l'attitude de l'Eglise s'explique, elle aussi, par le fait que,
dans la lutte qui emplit le siècle, elle prend position contre la liberté-
L'Eglise, au xvne siècle semblait prête à laisser tomber le droit
canonique. Au début de la Révolution, elle n'intervient pas pour le
défendre. Sous l'empire elle n'a garde d'organiser la résistance au
décret de prairial. Après la Restauration, brusque volte-face. — Pour-
quoi ?
Si l'indulgence du clergé datait de la Terreur et de l'Empire, on
pourrait se dire qu'ayant cédé lorsqu'il ne pouvait faire autrement, il
revient à ses traditions dès que les circonstances politiques lui rendent
la liberté. Mais cette explication ne vaut pas, pusique l'indulgence de
l'Eglise se manifeste dès le xvme siècle, et au début de la Révolution.
Pourquoi est-elle plus âpre au milieu de xixe siècle qu'en 1791?
Il ne suffit pas de dire qu'en représentant systématiquement la
morale simple comme la chose de l'Eglise, on les rive, sans le vouloir,
l'une à l'autre. Ce n'est pas là une nouveauté. La seule raison que
j'aperçoive, c'est qu'à la fin du xvm6 siècle, la masse du clergé par-
roissial est gagnée au mouvement libéral qui entraîne l'Assemblée
constituante, tandis qu'au milieu du siècle, l'Eglise, par réaction
contre l'offensive révolutionnaire, est au premier rang des adversaires
de la liberté.
Le fait lui-même a été si souvent établi qu'une démonstration est,
je crois, superflue. Quand le Saint-Siège jette l'anathème « à ceux qui
diront : le Pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès,
le libéralisme et la civilisation modernes », il ne fait qu'exprimer
l'idée qui, depuis la Restauration, guide en France, l'action politique
(1) Lettre du 15 Homère 69 à Audiffrent.
LIBERTÉ ET MORALE NUANCÉE 795
de l'Eglise. En tant qu'élite hostile à la liberté, le clergé se trouve
naturellement à la tête des partisans de la morale simple. Si, dès le
milieu du siècle, il ne pousse pas jusqu'au bout ses avantages, si, à
la fin du siècle, il cède à l'attaque du pouvoir civil, c'est d'abord sans
doute parce qu'il est une élite, c'est aussi peut-être que, contraint
parfois à invoquer la liberté (par exemple au cours de sa lutte contre
l'Université), il subit obscurément l'ascendant des idées même qu'il
combat.
Que valent, par contre, à cette dernière étape, les hypothèses clas-
siques ?
J'avoue que je ne vois pas bien sur quoi pourrait s'appuyer celle
de Durkheim. On ne peut guère soutenir, ce me semble, que le res-
pect de la dignité individuelle soit plus vif parmi les partisans que
parmi les adversaires de la morale simple, ni que l'homme soit un
Dieu pour l'homme dans les milieux populaires plutôt que dans l'élite.
Quant à l'hypothèse qui lie l'horreur du suicide à l'horreur du
sang, elle est ici presque aussi gratuite. Elle se heurte d'abord à un
fait précis : la réprobation du suicide est particulièrement vive dans
l'armée, c'est-à-dire en un milieu où l'horreur du san£ est évidem-
ment moins vive que dans le reste de la société. Il est vrai que la
réprobation est peut-être encore plus vigoureuse dans l'Eglise que
dans l'armée; seulement je ne vois rien qui permette de dire qu'au
xixe siècle, l'Eglise abhorret a sanguine. Si elle condamne l'homicide,
toutes les morales autour d'elle en font autant. La grande question sur
laquelle on peut, au xixe siècle, montrer plus ou moins de répugnan-
ce à répandre le sang, c'est la question de la peine de mort. Cette
peine, la Convention, près de se séparer, l'abolit. Rétablie, elle sou-
lève, au XIXe* siècle, d'innombrables discussions. Mais il s'en faut que
l'Eglise se prononce en faveur de l'abolition. Dans tous les traités de
Théologie morale que j'ai lus, j'ai invariablement retrouvé une dé-
monstration destinée à établir que la société a le droit de supprimer
les criminels. J'ajoute qu'on retrouve dans ces traités toutes les-
décisions hardies que j'ai déjà relevées dans les ouvrages contempo-
rains et qui permettent de tuer en certains cas sans jugement des-
coupables, voire des innocents.
CONCLUSION
Deux conclusions se dégagent, ce me semble, de notre étude :
une conclusion théorique et une conclusion pratique.
Conclusion théorique : 1) Insuffisance des hypothèses qui lient la morale simple
au respect de la dignité individuelle, à l'horreur du sang, au principe de la
morale chrétienne ; 2) loi spécifique suggérée par l'étude des faits : Ja
morale nuancée triomphe avec les élites cultivées et éprises de liberté ;
la morale simple triomphe dans la masse asservie et sans culture ; 3) pré-
vision autorisée par cette loi : dans notre pays, la morale nuancée élimi-
nera de plus en plus la morale simple.
Au point de vue théorique, ce qui frappe d'abord, c'est la relati-
vité de la morale, l'impuissance de l'esprit humain à trancher a priori
« la question du suicide ». De tous les arguments avancés pour ou
contre la mort volontaire, nous n'en avons pas rencontré un seul qui
n'ait été refuté : le suicide est-il une faute contre la Divinité, contre
la société, contre le principe de la morale? Est-il une preuve de cou-
rage ou une preuve de lâcheté ? Est-il une mort ignoble ou une fin
élégante ? En plus de vingt siècles, l'accord n'a pu se faire sur ce
point. Non seulement la question reste posée, mais elle reste posée
exactement dans les mêmes termes.
Si des raisonnements a priori nous passons aux hypothèses suggé-
rées par l'étude des faits, celles qu'on a proposées jusqu'ici ne s'accor-
dent pas aux résultats que nous avons obtenus. L'ayant montré tout
au long de ma recherche, je me contente ici d'un bref résumé.
L'hypothèse de Durkheim lie la réprobation du suicide au
respect de la dignité individuelle ; cette réprobation se fait plus
absolue à mesure que les droits de l'individu, sacrifiés dans la cite
antique, à ceux de l'Etat, se développent dans la société moderne;
l'indulgence de la conscience de la société contemporaine est par
suite un fait anormal, lié à des causes accidentelles et passagère».
Mais sur tous les points importants, nous avons vu cette hypothèse
se heurter aux faits les mieux établis :
i° la réprobation absolue du suicide ne prend pas naissance au
sein des sociétés modernes; elle existe dans la société antique;
798 CONCLUSION
2° elle n'v est pas lire au respect de la dignité humaine : elle est
liée à des croyances religieuses qui ne touchent pas aux droits
respectifs du citoyen et de la cité, elle est surtout liée à l'esclavage,
c'est-à-dire à l'institution la plus violemment contraire au respect
de la dignité individuelle;
3° la morale servile, l'horreur du suicide commencent à triompher
dans notre pays avec la barbarie mérovingienne, c'est-à-dire à une
époque où l'homme n'est certes pas un Dieu pour l'homme; elles
s'affermissent avec le système. féodal qui, loin d'émanciper l'individu,
fait de tout homme l'homme de quelqu'un;
[\° à l'inverse, c'est au moment où la philosophie antique et la
Renaissance affirment la souveraineté de la pensée individuelle, au
moment où le xviii6 siècle et la Révolution proclament les droits
de l'homme, que l'horreur du suicide commence à faire place
à la morale nuancée;
5° l'indulgence contemporaine, loin d'être une régression acci-
dentelle et passagère, n'est que le résultat d'un travail poursuivi
obstinément- dans notre pays depuis plus de trois siècles.
La seconde hypothèse classique lie l'horreur du suicide à l'horreur
du sang. Elle s'appuie en somme sur un seul fait : l'Eglise, hostile au
meurtre de soi-même, a, en principe, horreur du sang, puisqu'elle
défend à ses membres d'avoir part à des sentences mortelles; c'est
d'ailleurs au nom du non occides qu'elle condamne l'homicide de
soi-même. Mais ce fait est loin d'avoir l'importance qu'on lui attribue
communément. L'interdiction du suicide au nom du non occides est
chose verbale, puisqu'en vertu de ce même précepte, on autorise
certains meurtres et on n'autorise pas certains suicides. Quant à
l'horreur du sang, elle ne tient pas dans le menu détail qui veut
qu'un clerc reste étranger à une sentence de mort : ce qui l'exprime,
c'est la rigueur plus ou moins grande avec laquelle on condamne
le meurtre. Or, c'est au moment où l'Eglise se montre la plus indul-
gente sur la question de l'homicide en général, qu'elle est le plus
intransigeante sur la question de la mort volontaire : ce sont les
évêques guerriers du vie siècle qui instituent le droit canonique, ce
sont les partisans de la guerre sainte qui l'affermissent, et ce sont
les chrétiens scrupuleux du premier âge, ceux qui hésitent à porter
les armes, qui ne punissent pas le suicide et admirent le suicide
chrétien.
Hors de l'Eglise, on n'aperçoit aucun rapport entre la répugnance
à verser le sang et l'horreur du suicide. Chez les Juifs, la com-
plaisance pour certaines morts volontaires semble coïncider avec
l'abolition pratique de la peine de mort. Chez les Romains, les
philosophes les plus hostiles au meurtre de soi-même, platoniciens et
néo-platoniciens, ne se distinguent pas par une doctrine particulière-
CONCLUSION" THÉORIQUE 799
nient rigoureuse en matière d'homicide, et je ne vois pas que ies escla-
ves et le peuple, qui ont horreur du suicide, soient plus délicats que
les grands, lorsqu'il s'agit du sang versé. Les premières lois contre
te suicide apparaissent à l'une des époques de notre histoire où les
moeurs sont le plus brutalement sanguinaires. Au moyen âge, les
supplices infligés aux suicidés font partie d'un droit qui admet
la mort pour les hérétiques, le duel judiciaire, la torture, l'enfouis-
sement des condamnés vivants. La même Ordonnance de 1670, qui
maintient les procès contre les suicidés, maintient aussi les horreurs
de la question. A l'inverse, ceux qui demandent et prononcent la
suppression des procès au cadavre sont les mêmes qui veulent
adoucir l'ensemble du droit criminel et remettent en question la
légitimité de la peine de mort- Enfin, à l'époque romaine, comme de
nos jours, un des milieux les plus hostiles au suicide est l'armée.
La troisième hypothèse classique fait de l'horreur du suicide une
création de l'Eglise. Telle quelle, elle est insoutenable : l'Eglise
n'a pas créé la morale simple, puisqu'elle existait au sein de la
société païenne, bien avant la naissance du christianisme. Mais il
y a plus. S'agit-il de l'Eglise chrétienne proprement dite, de celle
qui est antérieure à l'édit de Milan? Non seulement elle n'a pas
horreur du suicide, mais elle se désintéresse de la question générale
-et elle admire le suicide chrétien. S'agit-il de l'Eglise associée à
l'empire romain? Le haut clergé d'alors se ralie à la morale nuancée,
ne punit pas le suicide et n'a pas un mot pour attaquer la doctrine
indulgente des juristes classiques. S'agit-il de l'Eglise barbare, de
l'Eglise du Moyen- Age? Sans doute elles frappent ceux qui se tuent,
mais, contrairement aux idées reçues, ce n'est pas elles qui portent
les premiers coups : elles ne font que se plier au droit de l'époque,
comme l'Eglise impériale s'était pliée au droit romain. C'est donc
seulement à partir de la Renaissance que l'horreur du suicide, aux
yeux du public, prend un aspect proprement catholique. Au lende-
main de la Révolution, cette nuance se fait encore plus précise. Mais
ce qui prouve bien que, même après la Renaissance, l'union de
l'Eglise et de la morale simple n'est pas indissoluble, c'est qu'au
xvne siècle plusieurs écrivains catholiques essaient d'assouplir leur
doctrine, c'est qu'au siècle suivant les curés inclinent à l'indulgence,
c'est que, en 1790 et 1791, les représentants du clergé ne défendent
pas le vieux droit pénal, c'est que, sous la Révolution et l'Empire,
l'Eglise laisse tomber le droit canonique, c'est qu'après l'avoir relevé
au xixe siècle, elle ne l'applique pour ainsi dire pas.
Par contre, l'hypothèse que nous a suggérée l'étude des faits
s'est vérifiée à chaque étape. «
Nous avons vu que, dans la société contemporaine, il n'y a pas,
800 CONCLUSION
comme on le prétend communément, une morale hostile au suicide
et une morale favorable au suicide, mais bien une morale simple, qui
condamne indistinctement tous les suicides et une morale nuancée
qui les juge sur le motif. Cherchant l'origine de ces deux morales,
nous les avons trouvées Tune et l'autre dans la société romaine, la
première morale servile et populaire, la seconde privilège d'une
élite cultivée et éprise de liberté.
La coïncidence eût pu être, sinon fortuite, du moins singulière.
Mais, à chaque étape de notre histoire, la morale nuancée triomphe
avec les élites, avec la culture et la liberté; la morale simple triomphe
avec la barbarie, l'ignorance et la servitude.
Je ne rappelle ici que les faits essentiels : dans l'Eglise du iv' et
du ve siècle, il y a une élite savante et une foule asservie et igno-
rante : on voit apparaître à la fois la morale nuancée dans les écrits
des Pères, la morale simple dans le monde des moines.
Xu vie siècle, en Gaule, la barbarie triomphe, la morale simple
triomphe avec elle.
Au vine et au ixe siècle, il y a une renaissance intellectueHe : la
morale nuancée apparaît aussitôt. Cette renaissance avorte : la
morale nuancée disparait.
A partir du xie siècle, des élites se reconstitunt; la morale nuancée
reparait dans le monde des juristes, dans la haute Eglise, dans les
romans mondains; mais ces élites sont elles-mêmes bridées par
l'esprit du droit coutumier, par l'esprit scolastique, par l'esprit
féodal; la masse demeure plongée dans l'ignorance et le servage :
la morale simple triomphe de sa rivale.
Avec la Renaissance, l'élite intellectuelle s'affranchit : la morale
nuancée relève la tête.
Au xvii6 siècle, il y a partout et au sein même de l'élite, un conflit
sourd entre l'ordre et la liberté : les deux morales ennemies se
fortifient l'une et l'autre.
Au xvme siècle, l'élite intellectuelle mène ouvertement le combat
pour la liberté : première victoire de la morale nuancée.
Avec la Révolution, une élite fait triompher les idées de liberté :
la morale nuancée triomphe avec elles.
Au lendemain de la Révolution, les doctrines d'autorité cherchent
une revanche : la morale simple prend l'offensive. La liberté prévaut:
l'offensive est brisée.
Je crois que toutes ces variations sont assez exactement concomi-
tantes pour que notre hypothèse puisse être considérée, jusqu'à
nouvel ordre, comme une loi éthologique, non pas certes loi géné-
rale de la a nature sociale », mais loi spécifique de la société romaine
et de la nôtre. Pour nous, et peut-être pour nous seulement, il y
i
CONCLUSION THEORIQUE 801
a solidarité entre la servitude, l'ignorance et la morale simple, entre
la morale nuancée, la culture et la liberté.
Eclairons à la lumière du passé les résultats que nous a donnés
l'étude de la morale contemporaine : il me semble qu'il devient
possible de discerner plus clairement ce que le seul examen du présent
ne suffisait pas à nous révéler, je veux dire ce qui fait la faiblesse
et la force des deux morales en présence.
Quels sont en effet, aujourd'hui, les points d'appui de la morale
simple? La morale catholique, le gros de la morale écrite, enfin
des sentiments, des usages gros d'aversion pour le suicide. Mais,
pour peu qu'on compare le présent au passé, on s'aperçoit vite que
ces points d'appui sont eux-mêmes en train de céder.
La morale catholique reste véhémente en ses formules. Mais
elle parle, elle n'agit plus. Le droit canonique fût-il appliqué, il
n'aurait plus l'importance qu'il avait au Moyen-Age, sous l'ancien
régime, ou tout simplement il y a cinquante ans, au temps du coin
des suicidés. Mais, en fait, il n'est plus appliqué. Abstention d'autant
plus instructive que l'Etat ne pèse plus sur le clergé pour l'empêcher
d'agir. C'est d'elle-même que l'Eglise laisse tomber le vieux droit
canonique. Comme ce droit s'était développé à l'ombre d'un droit
séculier, aujourd'hui aboli, comme l'Eglise en France n'est pas
rivée par une tradition immuable à la morale simple, rien ne permet
•de supposer qu'elle puisse ou veuille arrêter longtemps les progrès
de cette morale nuancée à laquelle aujourd'hui même elle entr'ouvre
la porte.
La morale écrite condamne le suicide. Seulement, depuis la
Renaissance, c'est une condamnation de plus en plus théorique.
C'est un hommage rendu « au cathedrant », comme disait Montaigne,
à l'Eglise qu'on ne veut pas heurter, au moins en paroles, aux tradi-
tions livresques. Mais, aussitôt après avoir condamné « le suicide »,
les moralistes contemporains ruinent leur propre formule par l'appli-
cation qu'ils en font; dès qu'ils s'approchent de la vie, leur morale
simple s'évanouit; quelques-uns d'entre eux, s'adressant aux enfants
aiment mieux encore ne rien dire que de reprendre la doctrine
classique. Ce ne sont pas des formules aussitôt démenties qu'avouées,
ce n'est pas l'incertitude, le désarroi des auteurs contemporains qui
peuvent être longtemps un point d'appui solide pour la morale
«impie.
Les mœurs sont un élément plus ferme : quand le peuple a
horreur du suicde, comme d'une mort violente et anormale, quand il
a une répulsion particulière pour la pendaison et la noyade, quand
l'usage de cacher les morts volontaires ou de n'en parler qu'à voix
basse est encore si général, il est clair qu'il y a là un obstacle
51
8Œ2 CONCLUSION
au progrès de la morale nuancée. Seulement, ici encore, elle ne
se heurte plus qu'à une force qui cède.
L'aversion pour la mort violente est, par rapport à l'antiquité,
un senliment qui s'en va : quel est, aujourd'hui, le paysan, si peu
cultivé soit-il, qui admettrait un seul instant la conception, illustrée
par Virgile, d'un enfer où le même châtiment est réservé aux
suicidés, aux enfants morts en bas âge, aux jeunes soldats tués dans
un combat?
La répulsion pour les morts sans effusion de sang n'e3t, elle
aussi, qu'une survivance. La cause initiale, — toute païenne et reli-
gieuse, — ayant disparu, le sentiment a subsisté, se raccrochant sans
doute au fait que, pendant le moyen âge et sous l'ancien régime, les
criminels finissent par le gibet : ainsi la mort par asphyxia continue
pour d'autres raisons, à être une mort infâme. Mais ces autres rai-
sons tombant à leur tour, la répulsion populaire se trouve actuelle-
ment sans racines dans la conscience populaire.
Il en va de même enfin du silence dont s'entoure aujourd'hui
le suicide. Cet usage, qui nous semble si lourd d'aversion, n'est que
la pâle survivance d'usages et de sentiments autrement terribles
et vigoureux : au Moyen âge, même au xvie, au xvne siècle, c'est
bien en vain qu'une famille de pauvres gens prétendrait cacher le
suicide; le corps du coupable est traîné, pendu et, aux yeux de tout
le quartier, ignominieusement jeté à la voirie. Il y a là une honte
publique. Au xvme siècle, la répression faiblit, est pratiquement
abolie pour peu que les familles organisent le silence autour du
suicide; elles l'organisent donc : qu'est-ce que la vague flétrissure
qu'entraîne un tel silence par rapport à l'infamie qu'entraînait le
supplice? Au moment où la Révolution supprime officiellement
l'ancien droit, le silence lui-même devient inutile; seulement, au
xix6 siècle, la résurrection du droit canonique et l'institution du coin
des suicidés, forcent de nouveau les familles à se taire, car c'est
surtout en évitant le scandale qu'on est sûr d'obtenir la sépulture
ecclésiastique; d'autre part, hors du peuple proprement dit, l'idée,
en vogue un instant, que tout suicide est preuve de folie, aide au
maintien du mystère; mais, cette idée perdant du terrain tous les
jours, le droit canonique cessant, d'autre part, d'être appliqué, enfin,
la presse ayant toute liberté d'annoncer les suicides et les journaux
populaires se montrant particulièrement friands d'information de
ce genre, il est bien vraisemblable que le silence, dernier effet (relati-
vement léger) des vieilles peines contre le suicide, disparaîtra peu à
peu après elles.
A l'inverse, les points d'appui de la morale nuancée sont aujour-
d'hui plus fermes qu'ils n'ont jamais été.
Je ne parle pas du fait que la morale nuancée se glisse un peu
CONCLUSION THÉORIQUE 803
-partout, et dans l'œuvre même des moralistes qui la renient officielle-
ment; je ne parle pa^ du fait que la presse la répand chaque jour
dans le pays; je n'insiste même pas sur un fait comme les obsèques
des Lafargue, quoi qu'il montre bien le chemin fait par les mœurs
en un siècle. Les points vraiment forts de la morale nuancée, c'est,
d'une part, le droit, d'autre part, les sentiments qu'exprime la litté-
rature. Or, ici, pas de défaillance.
La littérature contemporaine continue la tradition des deux
grandes littératures, classique et romantique, qui l'ont précédée- Elle
ne fait pas l'apologie du suicide, mais elle approuve, elle admire
quatre sortes de morts volontaires. Elle répand cette morale en action
dans un public de plus en plus nombreux. Par certains mélodrames,
par le cinémadrame, elle atteint les milieux populaires.
Quant au droit, non seulement il a résisté impertubable à
l'offensive de la morale simple, mais il est aujourd'hui solidement
assis dans l'opinion, et la seule réforme qu'on envisage, celle qui
consisterait à punir, en certains cas, les « suicideurs », serait un
nouveau triomphe pour la morale nuancée.
Cet affaiblissement de la morale simple, cet affermissement de la
morale nuancée, permettent-ils de prévoir l'issue de la lutte engagée?
Il me semble que, si l'on admet notre loi spécifique la prévision
est facile : ce qui explique la force croissante de la morale nuancée
à notre époque, c'est le développement de la culture, l'effort, sans
précédent dans notre histoire, pour assurer l'instruction au peuple
lui-même, et c'est d'autre part, le mouvement qui entraîne la masse
vers la liberté, le désir de faire disparaître, avec la servitude écono-
mique, le dernier reste des institutions et des morales qui soumettent
l'homme à l'homme. Que la civilisation continue à marcher dans ce
sens, et la vieille lutte du peuple et des élites prendra fin, par le fait
que le peuple lui-même aura part à l'indépendance et à la culture
qui font les élites.
Or, sans doute on ne peut pas prétendre que la civilisation
actuelle ait devant elle un avenir indéfini; l'exemple de l'empire
romain est là pour nous rappeler qu'un retour à la barbarie est
toujours possible, et ce retour, s'il venait à se produire, entraînerait,
d'après notre loi, l'effondrement de la morale nuancée. Mais hors
ce cas, la morale simple est destinée à s'effacer de plus en plus devant
•sa rivale.
804 CONCLUSION
II
Conclusion pratique : 1) Cette prévision ne permet pas de donner à la morale
nuancée l'investiture scientifique ; 2) mais elle peut servir au triomphe
de la morale nuancée en donnant confiance à ses partisans ; 3) timidité
et insuffisance des formules actuelles : formules suggérées par l'étude des
faits ; 4) réponse à une objection.
Quelle peut être l'influence pratique de cette prévision?
Il va sans dire qu'elle ne permet pas de déclarer la morale
nuancée scientifiquement supérieure à l'autre. Pour la science, elles
sont, l'une et l'autre, des faits : il ne peut être question de donner
l'investiture à un fait. Même il ne faut pas dire que la morale
simple « convient » à certaines époques et que la morale nuancée
« convient » à d'autres : ce serait transformer, par un terme ambigu,
la constatation en approbation (i).
Non seulement la prévision qu'autorise l'étude des faits ne peut se
muer en un impératif, franc ou déguisé, mais la science a beau
prévoir le prochain triomphe de la morale nuancée, il est parfaite-
ment naturel que ceux qui combattent cette morale admettent la
prévision et continuent la lutte : « Je puis lutter par devoir, disait
Rauh, contre un courant que je sais invincible », et l'on sait les
vers de Hugo :
Pour les vaincus, la lutte est un grand bonheur triste
Qu'il faut faire durer le plus longtemps qu'on peut.
Ce qui serait peu scientifique, ce ne serait pas de rester fidèle
à une cause que la science déclare perdue, qu'on croit perdue, ce
serait de s'étonner d'une telle fidélité.
Mais, si l'éthologie, en constatant qu'un principe normatif va
s'imposer, ne peut sans abus prétendre à l'imposer elle-même, il
reste qu'elle le fortifie en donnant confiance à ses partisans et en
leur indiquant les moyens d'aider à son triomphe.
Ils savent que l'ignorance et l'asservissement favorisent la
morale simple; si donc, en fait, ils veulent l'éliminer, ils ne se
perdront plus, comme on faisait aux siècles précédents, dans des
discussions théoriques sur le droit de mourir; ils travailleront à
instruire le peuple et à diminuer l'oppression de l'homme par
l'homme.
Ils savent que la moindre brèche dans le principe juridique qui
(1) Je n'insiste pas sur cette question que j'ai longuement étudiée dans mon
,*i on. VTA!,» A» hin„ T> 4QHQ
essai sur l'Idée de bien, P. 1908
CONCLUSION PRATIQUE 805
déclare le suicide non-punissable peut livrer passage à la morale
simple; ils auront soin qu'on ne porte aucune atteinte à ce principe.
J'entends bien qu'à l'inverse les partisans de la morale nuancée
ne sont pas moins éclairés par la science que leurs adversaires : ils
savent, eux aussi, grâce à elle, que leur plus sûr moyen de vaincre,
ce n'est pas d'aligner en les renouvelant les arguments de Platon,
de saint Augustin, de Rousseau, c'est de modifier, fût-ce d'une façon
d'abord insignifiante, le droit actuel, c'est ensuite de lutter contre
le progrès de la culture et de la liberté. Mais, d'abord, tel voudrait
la fin qui reculerait peut-être devant les moyens. Ensuite, et surtout,
ce que la science donne à un des deux partis seulement, c'est cette
confiance utile que fait naître en tout lutteur la certitude du succès
final.
La confiance, voilà ce qui, depuis une siècle, manque le plus
aux partisans de la morale nuancée. Ils triomphent, et ils n'osent
même pas regarder la victoire. Dans la société contemporaine, la
morale nuancée est partout, et elle n'est nulle part; elle inspire le
droit, les mœurs, la littérature, semble entraîner tout; mais, dès
qu'on cherche la formule un peu précise qui va l'exprimer, à peina
trouve-t-on trois ou quatre phrases. Dans les écrits des moralistes,
elle se dresse, vigilante, chaque fois qu'on s'approche d'un cas
concret, mais, aussitôt qu'il s'agit de principe, elle s'efface et, plutôt
que de s'affirmer, laisse la place à toutes ces contradictions que
nous avons vingt fois rencontrées : le suicide est le plus grand des
crimes, seulement il ne faut pas le punir; c'est une lâcheté, mais
c'est une preuve de courage; c'est la pire faute contre la société,
mais ce peut être un devoir envers autrui; c'est la violation de
toute la morale, mais c'en est quelquefois la plus haute expression.
D'où vient la timidité que de telles contradictions n'arrivent pas
à vaincre? Nous l'avons vu. A partir du triomphe de la morale
simple, (qui, elle, ne tient pas compte des cas ni des motifs), la
question se trouve posée, dans les livres, entre les adversaires du
suicide, qui existent, et les « partisans du suicide », qui n'existent
pas. Les yeux fixés sur ce conflit imaginaire, les partisans de la
morale nuancée méconnaissent la lutte véritable dans laquelle ils
se trouvent engagés. Et aujourd'hui même, crainte d'être comptés
parmi les « partisans du suicide », ils répètent consciencieusement
les vieilles formules qui le condamnent, tandis que leur pensée
véritable, humblement dissimulée dans des exceptions, des définitions
arbitraires, des sous-entendus, garde un air embarrassé qui n'est
pas fait pour séduire.
La science peut l'aider à devenir plus hardie. Au terme de cette
étude, il nous est possible de définir la morale nuancée, non plus
avec gêne, avec crainte, comme un ensemble d'idées qui nous plaisent
soi; conclusion
i h • i i > MTiiii -ni >! jm ••• et pourraient nous compromettre, mais a
seul souci de a p« déligurer une réalité extérieure qui, qu'elle nous
plaise ou non, s'offre à tous comme un ensemble de faits qu'on peut
cputrôler.
S'agit-il du principe? Là où la morale simple déclare : Lis suicide
est un crime, la morale nuancée répond : le suicide n'est pas un
crime légal, puisqu'il n'est pas puni et n'est pas près de l'être ; c'est
selon le cas, une faute grave, une faiblesse, une sottise, ou un acte qui
excite la pitié, l'estime, la sympathie, l'admiration.
S'agit-il de la pratique? Le suicide est une faute grave qu;nid celui
qui se tue fait tort à autrui, soit qu'il abandonne une famille qui
a besoin de lui, soit qu'il veuille se venger, laisser a quelqu'un un
remords, soit qu'il meure pouvant être utile à d'autres hommes;
c'est une faiblesse plus ou moins blâmable quand on le choisit comme
un moindre mal, pour éviter quelque souffrance qu'on redoute plus
que la mort ; c'est une sottise, quand on s'y décide pour un motif
que la réflexion ou le temps ferait paraître insignifiant. A l'inverse,
le suicide excite la pitié quand les maux qu'on essaie de fuir sont
nettement au-dessus des forces ordinaires de l'homme, il excite la
sympathie quand c'est un bel et profond amour qui conduit l'homme
à la mort ; il excite l'estime, quand celui qui se tue veut sauver son
honneur ou l'honneur des siens ou expier spontanément un crime
irréparable; il fait naître l'admiration quand il est sacrifice, quand
un héros donne son existence pour sa famille, pour ses amis, pour
son pays, pour sa foi, pour une idée, pour la vertu.
S'agit-il de casuistique? La morale nuancée répond à la plupart
des questions posées par les casuistes et y répond autrement que
beaucoup d'entre eux. Ainsi le marin qui saute avec son navire,
le soldat qui fait jouer une mine avec la certitude d'être tué, l'homme
qui se jette à l'eau sans savoir nager pour céder à autrui la planche
de salut, celui qui s'offre à éprouver un remède peut-être mortel,
les martyrs qui meurent pour leur foi ou leur cause, afin que leur
mort soit un enseignement, ne sont dignes que d'admiration; non
seulement on peut se donner la mort pour le salut de la République,
non seulement on peut se livrer au juge qui nous condamne juste-
ment à mort, mais on le doit, même si l'on est un « personnage
considérable »; la femme qui se tue pour sauver son honneur ne
mérite qu'admiration; ceux qui se jette-nt du haut d'une tour en flam-
mes ne méritent que la pitié ; à l'inverse, qui aime mieux se laisser
mourir que de subir une opération trop douloureuse, n'aura pas
droit à de la pitié toute pure. Quant à celui qui se tue parce que le sui-
cide lui paraît une mort plus agréable, il manque de courage; mais
s'il veut sauver l'honneur des siens, ménager leur intérêt ou celui d'un.,
parti, d'une cause, il provoque l'estime et la sympathie.
CONCLUSION PRATIQUE 807
On pourrait allonger cette liste de « cas ». La littérature, on l'a
vu, est plus riche, sur ce point que les plus ingénieux casuistes. Mais
je ne cherche pas à reprendre ici toutes les situations qu'elle a
envisagées. Ce que je veux mettre en lumière, c'est que le principe,
les règles pratiques, les solutions qu'on vient de voir ne sont pas
celles d'un moraliste, choisissant au gré de sa conscience, ce qui lui
parait juste et bon : c'est un ensemble de faits que révèle l'étude de
la morale contemporaine, éclairée par l'étude du passé; et cet
ensemble est le même pour tout chercheur, quelles que soient ses
opinions et ses préférences personnelles. La science, en le dégageant,
ne cherche pas à l'imposer ni à le rendre séduisant : elle le définit,
rien de plus. Mais montrer clairement à une société « la morale
qu'elle a déjà » et qu'elle est appelée à avoir, n'est-ce pas un peu
la lui donner, surtout si on lui montre en même temps une autre
morale qu'elle croit avoir, qu'en fait elle n'a plus guère et qui est
en train de disparaître? La seule vue des faits est propre à dissiper
les incertitudes, le désarroi de la conscience -contemporaine, et
la prévision qu'autorise notre loi, en donnant confiance et hardiesse
aux partisans de la morale nuancée, peut en hâter, de façon appré-
ciable, le triomphe définitif.
Reste une objection bien souvent formulée par les partisans de la
morale simple : approuver certaines morts volontaires, diminuer
l'horreur qu'elles inspirent, n'est-ce pas, qu'on le veuille ou non,
pousser les hommes à se tuer, provoquer un accroissement du nombre
des suicides?
Si courante que soit l'objection, elle ne s'appuie sur aucun
fait établi ou probant.
S'agit-il du passé? On dit couramment : les Romains se tuent,
les hommes du Moyen-Age ne se tuent pas, et on explique les deux
faits par des raisons morales. Seulement, avant de les expliquer,
il serait prudent de les bien établir : or, nous ignorons absolument
si la mode stoïcienne, qui a régné à Rome au sein d'une élite, a
augmenté de façon appréciable le nombre total des suicides (i), et
nous ne savons pas davantage si les suicides, au Moyen-Age, sont
rares ou seulement bien cachés. On dit encore : « Jusqu'au xvni6
siècle, le suicide ne fut que faiblement dévoloppé » (2). Mais on ne
pourrait produire ni un chiffre ni un témoignage sûr à l'appui de
cette assertion. Les suicides se laissent voir en plus grand nombre au
(1) Durkheim dit bien (p. 421), qu'au moment où l'empire atteignit son
apogée on vit se produire « une véritable hécatombe de morts volontaires ».
Mais il ne cite pas de faits en dehors de oeux que j'ai indiqués plus haut.
(2) Durkheim, p. 421.
808 CONCLUSION
moment où la répression faiblit, où les écrivains s'intéressent davan-
tage aux faits sociaux, mais rien ne permet de dire qu'ils soient
réellement plus nombreux. Pendant la Révolution, les modes dont
nous avons constaté l'existence, ne provoquent pas une augmenta-
tion du nombre total des morts volontaires, et c'est au moment où
ces modes s'éteignent que les suicides semblent devenir plus nom-
breux. Au cours du xixe siècle, l'offensive de la morale simple n'arrête
pas l'accroissement régulier des chiffres.
S'agit-il du présent? Ici nous avons des statistiques. Mais que
disent-elles? Les catholiques, qui défendent la morale simple, se
tuent moins que d'autres. Mais les protestants, qui la défendent
aussi, se tuent plus que d'autres. C'est, dira-t-on, que les catho-
liques punissent les suicidés. Mais les Juifs, qui ne punissent pas
et qu'une vieille tradition incline à la morale nuancée, se tuent
encore moins que les catholiques (2). A l'inverse, c'est en vain
que la morale simple est assez forte dans l'armée : les suicides y sont
plus nombreux qu'ailleurs. Un des milieux les plus réfractaires
au suicide est le monde des forçats (3) : il serait, je crois, difficile
d'expliquer cette immunité par l'influence d'une doctrine morale.
Enfin, les recherches de Dukheim n'ont mis au jour aucune corré-
lation précise entre les variations de la morale et celle du nombre
des morts volontaires.
Reste pourtant, dira-t-on, que, de nos jours, les suicides sont
nombreux et que cet accroissement coïncide avec le succès de la
morale nuancée. Un fait unique n'est jamais facile à interpréter.
Mais, dans la mesure encore inconnue où le fait moral influe sur le
fait social, je ne vois rien qui permette d'attribuer le grand nombre
des suicides dans la société contemporaine au progrès de la morale
nuancée plutôt qu'à l'incertitude provoquée par la lutte des deux
morales.
Je sais bien qu'on dit a priori : déclarer tous les suicides crimi-
nels, c'est le meilleur moyen d'en diminuer le nombre. Mais, quand
on lance une telle déclaration dans un monde où elle est démentie
par le droit, la littérature, la presse, n'est-ce pas au contraire le
moyen le plus sûr de multiplier les suicides? Celui qui veut se tuer
ne trouve devant lui, pour l'arrêter, qu'une formule qu'il sait théo-
rique, officielle, qu'il peut croire hypocrite, et, comme il tient par
ailleurs qu'il y a de beaux suicides, il se persuade aisément que le
sien va être de ceux-là. L'indulgence vague de la presse, le désarroi
de l'opinion peuvent le confirmer dans son erreur. Bien comprise,
(1) Ib., 149 ss. (2) Les déclarations concordantes de Cazauvieilh, Lisle,
Ferrus, Brierre de Boismont, Leroy sur cette immunité des forçats sont citées
par Durkheim, (p. 393).
CONCLUSION PRATIQUE ' 809
la morale nuancée lui montrerait, au contraire, la différence entre
entre un amour profond et une déception passagère, entre ce qui
est déshonneur et ce qui est blessure d'amour-propre, entre le crime
irréparable et la faute qu'il faut réparer. Elle retiendrait assurément
plus de bras qu'elle n'en armerait.
L'objection pratique ne peut donc suffire à inquiéter les parti-
sans de la morale nuancée. Que cette morale existe, scientifiquement
saisissable, qu'elle soit, depuis trois siècles, en progrès constant
parmi nous, que ce progrès soit lié à des causes sociales qui sont
aujourd'hui dans le plein de leur force, tels sont les résultats solides
que nous a donnés l'examen des faits. L'éthologie, répétons-le, n'a
rien de plus à nous offrir : constater n'est pas consacrer. Ce serait
folie de lui demander, sur ce point ou sur aucun autre, une « mo-
rale scientifique » : elle ne peut d'une loi positive faire une loi
normative; elle ne peut donner à une société l'ordre de s'engager
dans des voies nouvelles. Mais, en éclairant la route que nous sui-
vons sans bien la voir, elle peut rendre notre pas plus ferme, notre
élan plus unanime.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction
PREMIERE PARTIE
Le suicide et la conscience contemporaine : morale simple et morale nuancée.
Chapitre premier
Nécessité et plan d'une étude de la morale contemporaine.
Nécessité d'étudier objectivement notre morale ; définition du suicide et
de l'époque contemporaine 19
Chapitre II
La morale formulée : morale simple et morale nuancée.
I. Les moralistes. 1) la plupart des moralistes condamnent le suicide ; leurs
arguments (p. 23) ; 2) il n'y a pas, en face de cette morale qui con-
damne le suicide, une morale qui l'approuve (p. 27) ; 3) mais de tous
les arguments allégués contre le suicide, il n'y en a pas un qui n'ait
été réfuté par quelque moraliste contemporain (p. 28) ; 4) certains
moralistes expriment nettement l'idée qu'il y a suicide et suicide et
que l'appréciation morale doit varier selon les cas (p. 31) ; 5) cette
morale nuancée influe sur ceux mêmes qui condamnent le suicide
en principe et provoque parmi eux des désaccords sur le sens du mot,
sur la gravité de la faute, sur les cas dignes d'indulgence et de pitié
(p. 33) ; 6) ce conflit de la morale simple et de la morale nuancée n'est
pas lié à un dualisme religieux ou philosophique ; la morale simple
a seulement l'air d'être morale officielle 38
IL L'enseignement moral donné par Vétat. 1) La doctrine avouée et com-
mune : accord sur trois arguments (p. 39) ; 2) morale nuancée :
définititions arbitraires, suicides excusables; honorables, obliga-
toires ; impression de désarroi (p. 42) ; 3) conséquences de ce désarroi
dans l'enseignement élémentaire (p. 46) ; 4) ici encore, la morale
"simple a des allures de morale officielle 48
III. La poésie : même dualisme. 1) Morale simple, condamnation du suicide
(p. 51) ; 2) morale nuancée : il n'y a presque pas de poètes qui exal-
tent le suicide, mais il y en a beaucoup qui excusent < cer-
tains suicides, notamment les suicides d'amour (p. 52) ; 3) il n'est
pas possible de rattaoher ces diversités à dos partis-pris religieux ou
philosophiques 56
IV. La presse : dualisme et désarroi. 1) morale simple : condamnation
du suicide, de certains suicides (p. 56) ; 2) morale nuancée : suicides
excusés, admis p. 59) ; 3) la presse coi. «Sri peut-
être un peu plus hostile au suicide que les journaux d'opinion et la
812 TABLE DES MATIÈRES
presse d'information (p. 64) ; 4) mais ce qui domine, c'est l'incer-
titude : l'opinion semble prise entre une vague aversion et une vague
pitié (p. 65). Conclusion 69
Chapitre III
Le droit : 'prépondérance de la morale nuancée
I. La morale simple. 1) Quelques jurisconsultes proposent de punir le
suicide ou la tentative de suicide (p. 71) ; 2) ils ne sont pas d'accord
sur les peines à infliger ni sur les cas dans lesquels il faudrait les
infliger 72
IL La morale nuancée. 1) Faire régner dans le droit la morale nuancée,
c'est ne pas punir le suicide, le blâmer et l'empêcher en certains cas,
le favoriser dans d'autres (p. 74) ; 2) tfr, le suicide n'est ni un crime,
ni un délit : jurisprudence relative à la complicité ; lois sur les inhu-
mations et sur les assurances (p. 75) ; 3) le suicide est quelquefois
blâmé par les tribunaux et les jurisconsultes, et la police s'oppose à
l'accomplissement des tentatives de suicide (p. 78) ; 4) certains
suicides sont excusés ou récompensés par la loi, la jurisprudence, le
jury : suicide non-conscient, suicide de l'accusé, du commerçant
menacé de faillite, du coupable 80
HI. La morale nuancée (suite). 1) La jurisprudence relative aux co-auteurs
d'un suicide ne s'inspire pas, comme on le dit d'ordinaire, de la
morale simple, mais bien de la morale nuancée (p. 83) ; 2) la morale
nuancée s'affirme également dans les discussions et les propositions
relatives à cette question des complices et des co-auteurs 87
IV. Solidité du droit contemporain. 1) Il n'est pas critiqué en dehors des
milieux juridiques (p. 89) ; 2) il n'est pas question de le modifier
(p. 90) ; 3) ce n'est pas le droit d'un parti (p. 90). Conclusion 91
Chapitre|IV
Les mœurs : équilibre des deux morales.
I, La morale simple. 1) Croyances populaires relatives au suicide (p. 92);
2) le suicide, mort violente, entraînant une intervention de la jus-
tice, provoquant parfois des manifestations hostiles, est une tare pour
la famille (p. 94) ; 3) silence fait autour des suicides (p. 96) ; 4)
horreur particulièrement vive pour les suicides par pendaison et par
immersion 99
IL La morale nuancée. 1) Il n'existe aucun usage qui soit un obstacle déci-
sif au progrès de la morale nuancée : les faits allégués plus haut ou
ne sont pas décisifs, ou ont un caractère local, voire exceptionnel, ou
se heurtent à des faits contraires, (p. 100) ; 2) indifférence et indul-
gence de l'opinion : les conversations, l'enseignement classique
(p. 105) 3) honneurs rendus à certains suicidés 107
III. Localisation des deux morales. 1) elles semblent se faire équilibre
(p. 108) ; 2) les croyances et les usages qui trahissent l'aversion pour
le suicide ne sont pas tous chose catholique (p. 109) ; 3) mais plutôt
chose populaire 110
Chapitre V
Le théâtre : contraste entre la morale en paroles et la morale en action.
I. La morale en paroles : équilibre des deux morales. 1) Le suicide est sou-
vent condamné : c'est une lâcheté, une faute contre la famille, contre
TABLE DES MATIÈRES 813
la société (p. 112) ; 2) arguments nouveaux : c'est une sottise, une
mort de petites gens, une banalité démodée (p. 115) ; 3) par contre
certains suicides sont des solutions excusables, intelligentes, poé-
tiques, dignes d'une grande âme, courageuses, propres à sauver l'hon-
neur (p. 117) ; 4) la morale nuancée s'affirme moins bruyamment que
sa rivale 118
II, La morale en action : triomphe de la morale nuancée. 1) Il est extrême-
ment rare que le suicidé soit odieux ou antipathique en tant que sui-
cidé (p. 119) ; 2) il est sympathique lorsqu'il y a suicide altruiste,
suicide d'amour, suicide destiné à sauver l'honneur ou à expier
(p. 120) ; 3) parfois apparaît l'idée que le coupable, en cas de suicide,
peut être autre que le suicidé (p. 125) ; 4) contraste entre la morale
en parole et la morale en action 127
HE. Localisation des deux morales. 1) Le dualisme moral n'est pas Hé à un
dualisme philosophique ou religieux (p. 127) ; 2) les suicidés sympa-
thiques sont beaucoup plus nombreux dans les milieux mondains
et intellectuels que dans les milieux populaires (p. 129).
Chapitre VI
Le roman : contraste entre la morale en paroles et la morale en action.
I. La morale en paroles : équilibre des deux morales. 1) Le suicide est une
faute contre la société, une désertion, une sottise, une solution sans
élégance, et sans poésie, une faute contre la famille, une lâcheté ; ce
n'est pas une réparation (p. 131) ; 2) le suicide est en certains cas, et en
certains cas seulement, une solution excusable, légitime, intelligente,
élégante et poétique, un devoir envers autrui, une expiation, une
action courageuse (p. 136) ; 3) la morale nuancée s'affirme moins
bruyamment que sa rivale 140
IL La morale en action : triomphe de la morale nuancée 1) Le roman montre
rarement des personnages qui soient antipathiques par leur suicide
p.( 141) ; 2) il montre parfois des malades et des victimes de l'hérédité
(p. 142) ; 3) ceux qui se tuent ou veulent se tuer sont sympathiques
lorsqu'il y a altruisme, amour, désir de sauver l'honneur, ou d'expier
(p. 142) ; 4) constrate entre la morale en paroles et la morale en
action 150
III. Localisation des deux morales. 1) Le conflit des deux morales est
quelquefois présenté comme un conflit entre la morale des croyants
et celle des incrédules (p. 151) ; 2) mais ceux qui se tuent ou veulent
se tuer dans les cas admis par la morale nuancée sont aussi nombreux
et aussi sympathiques dans le monde des croyants que dans celui des
incrédules (p. 152) ; 3) les personnages sympathiques qui se tuent ou
veulent se tuer sont plus nombreux parmi les gens du monde et les
intellectuels que parmi les gens du peuple 153
Chapitre VII
Les morales professionnelles : conflit de la morale simple
•et de la morale nuancée.
I. La morale militaire. 1) Le suicide est puni dans l'armée (p. 155) ; 2) mais
la morale nuancée prévaut dans l'application des peines (p. 156) ;
3) certains suicides héroïques ou destinés à sauver l'honneur du
corps sont communément approuvés 158
S 14 TABLE DES MATIERES
II. La morale o< t feillite : <-<ml!if de la inonde simple
et de la inoral > nuancée 160
ïlï. La morale médiccde : suicide (\ eufchanasi< ; conflit dé la moral
et de la morale nuancée 163
IV. Localisation des deux morales. 1) L'hypothèse (jui lie la morale
simple au catholicisme ne suffit pas à expliquer les morales profes-
sionnelles (p. 169) ; 2) la morale simple paraît liée au fait que les
membres de certains groupements professionnels aliènent au profit
du public une part de leur liberté (p. 170) ; 3) la morale nuancée au
fait que ces groupements sont des élhV-s 170
Chapitre VIII
Les morales confessionnelles : sévérité et indulgences
de la morale catholique.
I. La morale juive. 1) L'horreur du suicide est étrangère à la tradition
judaïque (p. 172) ; 2) les rabbins français s'inspirent de ce qu'il y a
de plus indulgent dans la doctriae du Talmud 173
IL La morale protestante. 1) Les protestants condamnent le suicide (p. 174) ;
2) mais ils nuancent la morale par des définitions arbitraires et des
restrictions (p. 175) ; 3) et ils ne punissent pas le suicide 177
III. La morale catholique. 1) Les moralistes catholiques condamnent le
suicide : arguments confessionnels et arguments rationnels, (p. 177) ;
2) sévérités des casuistes (p. 181) ; 3) le droit canonique punit le
suicide (p. 183) ; 4) certains catéchismes déclarent que les suicidés
sont damnés (p. 185) ; 5) mais il y a désaccord sur les arguments
(p. 186) ; 6) les casuistes admettent en certains cas le suicide indirect
(p. 187) ; 7) le droit canonique n'est pas appliqué (p. 191) ; 8) il n'y
a pas accord sur l'idée que les suicidés sont damnés 196
IL Localisation des deux morales. 1) Le conflit des deux morales n'est pas
lié dans l'Eglise à quelqu'autre conflit doctrinal (p. 197) ; 2) on dis-
cerne dans l'horreur catholique du suicide un élément populaire 198
Chapitre IX
Questions résolues et questions posées par Vétude
de la morale contemporaine.
1) L'étude de la morale contemporaine révèle l'existence de la morale
simple et de la morale nuancée et de la lutte de ces deux morales
(p. 200) ; 2) mais elle ne permet pas de prévoir le dénouement de la
lutte engagée : insuffisance des indications qui permettraient d'éva-
luer la force des deux morales (p. 201) ; 3) nécessité et plan de l'étude
du passé 204
DEUXIEME PARTIE
Les origines de la morale contemporaine : morale païenne aristocratique
et morale païenne populaire.
Chapitre I
L'horreur du suicide n'est pas d'origine juive.
I. La morale simple n'est pas d'origine juive .1) il n'est pas exact que la Bible
condamne le suicide (p. 207) ; 2) il n'est pas exact que les Juifs aient
TABLE DES MATIÈRES 815
refusé la sépulture aux suicidés (p. 210) ; 3) le témoignage de Josèphe
sur le châtiment infligé aux suicidés est un témoignage suspect 210
IL La morale nuancée dans les écrits des docteurs Juifs. 1) Le droit reli-
gieux : opinions d'Ismael et d'Akiba ; indulgence de la jurisprudence
(p. 214) ; 2) la morale formulée : le suicide est blâmé, mais certains
suicides sont approuvée et admirés (p. 216) ; 3) les mœurs : fréquence
des suicides après une défaite 217
III. Hypothèses démenties ou confirmées par V étude de la morale juive. 1) On
n'aperçoit pas de rapport entre les idées relatives au suicide et les
idées relatives au respect de la vie humaine p. 219 ; 2) la morale nuan-
cée paraît solidaire de l'idée de liberté religieuse et de l'idée
d'indépendance nationale 220
Chapitre II
L'horreur du suicide n'est pas d'origine chrétienne..
I. Les deux premiers siècles. 1) L'Eglise ne s'intéresse pas à la question
morale posée par le suicide : aucune trace de peines ; aucune discus-
sion sur la légitimité de la mort volontaire (p. 222); 2) le suicide
chrétien : en dépit de quelques réserves dictées par la crainte de
l'abjuration, les Chrétiens admirent ceux qui meurent volontairement
pour la foi 227
IL Le troisième siècle : la question du suicide. 1) Une phrase de roman et
un mot d'Origène condamnent la mort volontaire, mais ces deux
textes portent la marque d'une origine païenne (p. 233) ; 2) droit
canonique et morale formulée se désintéressent de la question
morale soulevée par le suicide 235
III. Le troisième siècle : le suicide chrétien. 1) La morale écrite : a) les
théories extrêmes : Clémentd' Alexandrie, Tertullien (p. 237 ) ; b) l'opinion
moyenne : Origène, Denys d'Alexandrie, Cyprien (p. 241) ; 2) le
droit et la jurisprudence : la lettre de Pierre d'Alexandrie, (p. 244) ;
3) les mœurs : le martyre volontaire dans Eusèbe, dans les Actes de
Ruinart, dans les Actes de l'Eglise copte (p. 246) ; 4) culte rendu à des
suicidées (p. 251). Conclusion : rien, * dans la morale du troisième
siècle, n'annonce l'horreur du suicide 252
IV. Réponse à une objection: V esprit de la morale chrétienne, étant tout de
douceur et de résignation, aurait contraint VEglise à condamner le
suicide. 1) Il est a priori peu vraisemblable que la douceur et la
résignation soient l'âme de la morale chrétienne (p. 253) ; 2) la morale
chrétienne est gouvernée par deux sentiments (conviction qu'il n'y
a pas de bien hors la foi, horreur du monde et de la vie,) qui relèguent
à l'arrière -plan la douceur et la résignation 255
V. Conclusion. 1) La morale relative au suicide s'accorde à l'esprit général
de la morale chrétienne (p. 261) ; 2) cette morale n'est pas directe-
ment comparable à notre morale simple ni à notre morale nuancée,
mais c'est aux sévérités de notre morale simple qu'elle est le plus
violemment contraire (p. 262) ; 3) l'horreur du suicide n'est pas
d'origine chrétienne 263
Chapitre III
L'horreur du suicide n'est pas d'origine celtique.
I Suicides prescrits ou admis en Qaule. 1) Un suicide collectif chez les
Ligures (p. 264) ; 2) la loi de Marseille consacre le principe de la
816 TABLE DES MATIÈRES
morale nuancée (p. k2(\~}) ; 3) les Gaulois approuvent le suicide dn
guerrier vaincu, le suicide après la mort d'un parent ou d'un chef,
certains suicides héroïques ou romanesques 265
H. Conclusion. 1) Les textes ne permettent pas de dire si la morale des
Gaulois est une morale simple favorable au suicide ou une morale
nuancée (p. 268) ; 2) hypothèses confirmées ou démenties par
l'exemple des Celtes (p. 268) ; 3) non seulement l'horreur du suicide
n'est pas d'origine celtique, mais la morale gauloise est un obstacle à
l'établissement de la morale simple 270
Chapitre IV
Horreur du suicide et morale nuancée
nous viennent Vune et Vautre de la morale païenne.
I, La morale nuancée. 1) Faits qui pourraient faire croire à l'existence d'une
morale simple favorable au suicide : a) La morale écrite : formules épi-
curiennes, Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle (p.j272; b) le droit romain ne
punit pas le suicide ; pendant quelque temps l'accusé qui se tue
échappe à toute répression, le mortis arbitrium est une faveur (p. 272) ;
c) mœurs et littérature semblent favorables au suicide (p. 278) ; 2)
Faits prouvant qu'il y a morale nuancée : a) nuances de la morale
platonicienne, épicurienne, stoïcienne (p. 284) ; 6)le suicide estpsut-être
quelquefois puni ; le droit classique permet de punir l'accusé qui se
tus (p. 287); c) on trouve dans les mœurs et la littérature des traces d'aver-
sion pour certains suicides (p. 290) ; Analogie de cette morale nuancée
avec celle de l'époque contemporaine 293
IL La morale simple. 1) Le suicide par pendaison est puni par le droit
pontifical : refus de sépulture ; rite des oscilla ; origine religieuse de
cette horreur pour le suicide par pendaison (p. 294) ; 2) les suicidés
sont punis dans l'enfer virgilien : l'orphisme populaire et l'horreur du
suicide (p. 299) ; 3) le suicide est puni dans l'armée, (p. 303) ; 4) il
est puni parmi les esclaves 303
Chapitre V
La morale nuancée est celle d'une aristocratie libre et cultivée,
la morale simple est liée à Vignorance et à la servitude.
I. Hypothèses démenties par V exemple des Romains. 1) L'horreur du suicide
n'est pas liée à l'horreur du sang (p. 307) ; 2) elle n'est pas liée davantage
au respect de la dignité humaine (p. 308) ; 3) la morale nuancée
n 'est pas soumise au principe social dont parle Durkhehn 308
IL La morale nuancée est morale aristocratique ; la morale simple est morale
populaire. 1) Le droit romain, rempart de la morale nuancée, n'est pas
droit commun, mais droit des hommes libres (p. 309) ; 2) la morale
nuancée n'est mise en pratique que par une aristocratie, et cela au
moment où cette aristocratie est le plus cultivée et le plus attachée
à la liberté (p. 309) ; 3) l'aversion pour la pendaison et l'idée que
les suicidés vont en enfer sont chose populaire, liée à l'ignorance
(p. 311) ; 4) le rempart solide de la morale simple, c'est l'institution
servile 313
III. La morale simple et la morale nuancée ne se disputent pas la conscience
commune : elles se la partagent pacifiquement 314
TABLE DES MATIÈRES 817
Chapitre VI
Conclusion : hypothèse suggérée par l'étude des origines ; moyen d'en
vérifier la justesse 317
TROISIEME PARTIE
La décadence des élites et le triomphe de la morale simple.
Chapitre I
Les deux morales païennes pénètrent dans V Eglise.
I. La morale aristocratique. Il n'y a pas dans l'Eglise, une morale aristo-
cratique réservée à l'élite ; mais il y a une morale qui, en fait, ne
règne que sur l'élite 320
II. La morale écrite : accord des Pères de V Eglise et des néo-platoniciens.
1) La plupart des Pères de l'Eglise condamnent le suicide (p. 322) ; 2)
doctrines de Lactance et de saint Augustin (p. 324) ; 3) mais ce n'est
pas là une doctrine neuve inspirée par l'horreur du sang (p. 326) ;
4) c'est une doctrine reprise à la philosophie païenne qui, depuis le
IIIe siècle, est le plus en faveur (doctrines de Plotin, de Porphyre, d'A-
pulée et de Macrobe) 327
III. Le droit : V Eglise et V empire s'accordent pour ne pas punir le suicide.
1) Saint Augustin lui-même ne demande pas qu'il soit puni ; rien,
dans la Cité de Dieu, n'annonce le droit canonique du Moyen-âge
(p. 329) ; 2) l'Eglise victorieuse ne cherche pas non plus à modifier
le droit séculier favorable au suicide 330
IV. Morale de l'Eglise et morale néo-platonicienne sont nuancées et incer-
taines. 1) Nuances et incertitudes de la morale néo-platonicienne
(p. 334) ; 2) nuances de la morale de l'Eglise : les canons d'Elvire et
de Carthage ne constituent pas un désaveu du suicide chrétien
(p. 335) ; la doctrine de saint Augustin garde quelques complaisances
pour le suicide chrétien (p. 337) ; la plupart des Pères et historiens
approuvent le suicide chrétien, saint Athanase, saint Basile, saint
Grégoire de Nysse, saint Grégoire de Naziance, saint Ambroise, saint
Jérôme, saint Jean Chrysostome, Eusèbe, Socrate, Sozomène, Sul-
pice-Sévère, (p. 340) ; 3) incertitudes de cette morale nuancée : non
seulement saint Augustin contredit saint Jérôme (p. 346) ; mais il
y a contradiction au sein même de l'œuvre de saint Augustin et au
sein de l'œuvre de saint Jérôme (p. 347) ; cette incertitude même
marque un rapprochement avec la morale païenne 348
V. Réponse à une objection : si V enthousiasme pour le suicide chrétien était
lié à V esprit même de la morale, comment admettre qu'il fasse place, dès
le rve siècle, à une doctrine hésitante et incertaine ? 1) Les principes
auxquels était lié cet enthousiasme s'affaiblissent au cours du
ive siècle et c'est dans l'ensemble de la morale qu'il y a incer-
titude (p. 349) ; 2) cette incertitude est d'autant plus grande touchant
le suicide chrétien que ce sont désormais les païens et les hérétiques
qui meurent pour leur foi 356
Chapitre II
Les deux morales païennes pénètrent dans V Eglise : La morale populaire.
I. La morale simple pénètre dans V Eglise. 1) La foule se convertit si vite
qu'on n'a pas le temps de l'instruire (p. 359) ; 2) cette foule a horreur du
52
818
suicide (p. 360) ; 3) dans l'Eglise où elle pénètre, l'usage chrétien de n<
pas punir les suicidés n'a pu abolir l'usage païen de leur refusez la
sépulture (p. .'>(H);4) raisons pour lesquelles l'usage chrétien devait,
dans le peuple, céder la place à l'usage païen (p. 361 ) ; 5) les premières
peines e lire tiennes contre les suicidés apparaissent en Egypte dans un
milieu populaire (témoignages de Y Histoire lausiague et de Cassien)
(p. 362) ; G) dès le ive siècle, elles s'imposent sur un point à La haute
Eglise ; les Réponses de Thimothée d'Alexandrie 36/5
II. Le triomphe du paganisme populaire sur la question du suicide n'est
pas un fait singulier. 1) fêtes, rites, croyances païennes pénètrent dans
l'Eglise victorieuse (p. 366) ; 2) quelques-uns de ces usages popu-
laires expriment une morale contraire et à la morale chrétienne et à
celle de la haute Eglise (p. 367) ; 3) la victoire du paganisme populaire
est particulièrement sensible dans les choses de la mort ; le refus de
sépulture, antique peine païenne, apparaît dans l'Eglise au même
moment et au même lieu que les peines contre le suicide (p. 368) ; 4)
Conclusion, le dualisme païen a pénétré dans l'Eglise, pourquoi il ne
peut s'y maintenir longtemps 370
Chapitre III J
La première victoire de la morale populaire : V époque mérovingien m ».
I. La morale dualiste en Gaule, avant le triomphe de la barbarie. 1) Morale
aristocratique païenne, morale de la haute Eglise, morale populaire
ont, en Gaule, les mêmes caractères que dans le reste de l'Empire
(p. 373) ; 2) le concile d'Arles ne condamne pas le suicide en général,
mais le seul suicide des famuli (p. 377) ; 3) cette décision loin d'être
une victoire « chrétienne », ou une nouveauté due à l'Eglise, consacre
le vieux dualisme païen 378
II. La barbarie : première victoire de la morale populaire ; V altération du
droit romain. 1 ) Le concile d'Orléans punit le suicide des seuls accusés et
croit, par conséquent, maintenir le droit romain (p. 380) ; 2) mais il
l'altère gravement et fraie la voie à l'idée que le suicide est, par lui-
même, un crime (p. 383) ; 3) cette altération du droit romain
n'est pas chose d'Eglise, mais chose imposée à l'Eglise (p. 384) ; 4) elle
s'explique par le déclin des aristocraties intellectuelles et l'ascendant
des mœurs populaires 386
III. Deuxième victoire populaire. 1) Les conciles de Braga et d'Auxerre
punissent tous les suicides (p. 387) ; 2) l'Eglise, ce faisant, suit tou-
jours la justice laïque (p. 388) ; 3) ce qui triomphe, c'est bien la vieille
morale populaire 390
IV. Hypothèse démenties par V étude deV époque mérovingienne. 1) Le triom-
phe de l'horreur du suicide ne s'explique, au VIe siècle, ni par l'hor-
reur du sang versé, ni par un plus grand respect de la dignité hu-
maine, ni par l'influence des Barbares (p. 392) ; 2) Il confirme d'au-
tant mieux notre hypothèse qu'il s'accorde au triomphe général de
la morale païenne populaire que provoque le déclin des aristocraties. 395
Chapitre IV
La renaissance carolingienne : réapparition fugitive de la morale nuancée.
I. La renaissance anglo-saxonne et la morale nuancée. Les Pénitentiels
dans lesquels en reconnaît l'influence de Théodore de Tarse essaient
de nuancer et d'atténuer la législation du vie siècle 402
TABLE DES MATIERES 819
II. La renaissance carolingienne et la morale nuancée. 1) Les idées anglo-
saxonnes pénètrent dans l'empire franc (p. 405) ; 2) abandonnées
au moment de la réaction contre les Pénitentiels, elles reparaissent
plus hardies dans les faux capitulaires (p. 406) ; 3) les Réponses du
pape Nicolas et le canon du concile de Troyes montrent qu'à la fin
du IXe siècle, la lutte n'est pas terminée (p. 409) ; 4) arguments des
deux partis : saint Augustin allégué contre la législation du VIe siècle 410
III. La renaissance carolingienne et la morale nuancée (suite). I) Les mora-
listes ne traitent pas la question du suicide et il n'y a pas de sui-
cides à la mode (p. 412) ; 2) mais on parle sans indignation des sui-
cides antiques (p. 413) ; 3) et on voit renaître l'enthousiasme pour le
suicide chrétien ' 415
IV. Le destin de la morale nuancée est lié à celui de V élite intellectuelle. 1)
insuffisance des hypothèses classiques, (p. 417) ; 2) les théoriciens des
idées nouvelles appartiennent à l'élite (p. 418) ; 3) la timidité même
de la morale nuancée s'explique par la faiblesse de cette élite nais-
sante 419
Chapitre V
Dernière victoire de la morale populaire : le Moyen âge.
I. La morale écrite : la doctrine jadis propre à saint Augustin devient la
doctrine commune et on ne retient guère de l'antiquité que ses décla-
rations contre le suicide : théories d'Abélard, d'Alexandre de Haies
et de saint Thomas 422
II. Le droit canonique. 1) Les idées émises dans les Pénitentiels ne se
retrouvent plus dans le Décret de Gratien (p. 433) ; 2) au xme siècle,
les suicidés sont privés de sépulture en terre sainte 434
III. Le droit séculier: tous les textes qui s'occupent du suicide le punissent.
1) confiscation des biens du suicidé : les quatre régimes (p. 437) ; 2)
peines infligées aux cadavres : corps pendus traînés, brûlés (p. 439) ;,
3) procédure et jurisprudence 442
IV. Les mœurs. I) Il est impossible de dire si les suicides étaient rares
ou fréquents au Moyen âge, mais on ne trouve pas trace d'une
mode analogue à l'ancienne mode stoïcienne (p. 446) ; 2) la famille
du suicidé était probablement atteinte dans l'opinion au même
titre que la famille du condamné 449
V. La littérature et Vart. L'horreur du suicide dans : 1) la littérature cour-
toise (p. -452) ; 2) les Chansons de Geste (p. 455) ; 3) les Miracles et
les Mystères (p. 459) ; 4) la sculpture du Moyen âge 461
Chapitre VI
Le Moyen âge. {suite) : renaissance et faiblesse des morales nuancées.
I. Dans V aristocratie d'Eglise. 1) On trouve dans les moralistes quelques
traces d'une doctrine moins rude que celle de saint Thomas et
Alexandre de Haies (p. 463) ; 2) les théologiens sont étrangers aux
rigueurs du droit canonique (p. 467) ; 3) les théologiens et l'Eglise
sont étrangers ot même hostiles aux rigueurs du droit séculier 468
IL Dans le monde des légistes. 1) Les rédacteurs des chartes et coutumes
méridionales ne s'occupent pas du suicide, il est probable que tous
les suicidés n'étaient pas punis dans le^nidi (p. 473) ; 2) protestai ion «le
Jean Boutillier (p. 478) ; 3) traces d'indulgence dans la jurispru-
dence 479
820 TABLE DBS MATIÈRES
III. La inorale mondaine. 1) Le suicide et les romans courtois : l'apothA
du suicide d'amour (p. 481) ; 2) influence de la morale courtoise sur 1rs
Chansons de Geste (p. 492) ; 3) la morale courtoise et les mœurs :
quelques suicides (p. 494) ; 4) le suicide était-il puni dans la noblesse ?
(p. 496) ; 5) faiblesse et timidité de la morale nuancée 199
Chapitre VII
Le Moyen âge {fin) : la dernière victoire de la morale populaire est encore une
victoire de V institution servile et de V ignorance.
I. Causes du dernier succès de la morale d'en bas. 1) Les sévérités du droit
canonique et du droit coutumier ne datent pas du xme siècle, mais
du xe siècle (p. 502) ; 2) à cette époque, le régime féodal consacre
l'institution servile (p. 503) ; 3) il n'y a plus d'élite intellectuelle
(p. 504? ; L'horreur du suicide triomphe avec l'institution servile
et grâce à la disparition des aristocraties 507
IL Causes de la timidité des morales aristocratiques au xme siècle. 1) Les
aristocraties se trouvent en présence du fait accompli : le suicide est
devenu un crime (p. 507) ; 2) l'idée d'une morale unique a prévalu
(p. 508) ; 3) les aristocraties du XIIIe siècle, bridées par l'esprit sco-
lastique et par l'esprit féodal ne sont qu'à demi des aristocraties. . . . 509
III. Insuffisance des autres hypothèses. 1) Hypothèse de Durkheim (p. 514) ;
2) hypothèse qui lie la répression du suicide à l'action de l'Eglise
(p. 514) ; 3) hypothèse qui lie l'horreur du suicide et l'horreur du
sang (p. 514). 4) Conclusion de la troisième partie 51G
QUATRIEME PARTIE
La renaissance des élites et la revanche de la morale nuancée.
Chapitre I
Le seizième siècle : une nouvelle lutte s'annonce entre les deux morales.
I. La morale nuancée. l)Elle s'exprime déjà hardiment dans les romans
(p. 520) ; 2) dans la tragédie naissante (p. 527) ; 3) dans les ouvrages
des moralistes (les stoïciens, d'Urfé, Montaigne, Charron) (p. 530) ;
4) et, beaucoup plus timidement, dans les mœurs 537
II. La morale simple. 1) L'Eglise se prononce en faveur de la morale
simple (p. 540) ; 2) le droit canonique est maintenu et appliqué
comme auparavant (p. 541) ; 3) les casuistes sont assez rigoureux sur
la question de la mort volontaire (Navarrus, Tolet, Benedicti,
Lessius, Suarez, etc.) 542
III. Les deux morales et le droit. 1) La question du suicide ne soulève pas
encore de controverses passionnées (p. 547) ; 2) mais la lutte inévi-
table s'annonce déjà a) dans les écrits des jurisconsultes (Loisel,
Bacquet, d'Argentré, Duret, Chasseneux, Ayrault), b) dans la juris-
prudence 548
IV. Accord de notre hypothèse et des faits. 1) La morale nuancée s'appuie sur
les élites cultivées et libres et sa faiblesse même vient de ce que la
renaissance n'atteint pas les masses populaires (p. 556) ; 2) réponse
à une objection : l'Eglise, bien qu'elle soit une élite, se prononce en
faveur de, la morale simple (p. 557) ; 3) insuffisance des hypothèses
classiques 558
TABLE DES MATIÈRES 821
Chapitre II
Le xvne siècle : force croissante des deux morales : V Ordonnance de 1670 ouvre
la lutte décisive.
I. Progrès de la morale nuancée. 1) Elle s'affirme de plus en plus librement
dans la tragédie (p. 559) ; 2) dans le roman, (p. 565) ; 3) elle a quelques
partisans dans le monde des moralistes (Balzac, saint Evremond,
Bayle (p. 572) ; 4) elle a même des partisans dans l'Eglise : Duver-
gier de Hauranne, l'évêque Camus, le P. Le Moyne, etc. (p. 576) ;
5) légères traces d'indulgence dans les mœurs pour certains suicides. . 581
II. Progrès de la morale simple. 1) Le droit canonique se maintient (p. 585) ;
2) les casuistes restent rigoureux (p. 588) ; 3) la morale simple se re-
retrouve chez les moralistes catholiques (Jacques Esprit, Male-
branche) et dans les catéchismes (p. 592) ; 4) chez les jansénistes
(Nicole, Arnaud) (p. 593) ; 5) chez les protestants (p. 595) ; 6) dans
Descartes, chez quelques moralistes mondains (Mme Deshoulières,
Mlle de Scudéry) (p. 596) ; 7) chez un moraliste libertin (La Mothe
le Vayer) (p. 598) ; 8) dans les manuels de philosophie 598
III. Les deux morales et le droit. 1) Progrès continus de la morale nuancée
dans la première partie du XIXe siècle (p. 599) ; 2) l'Ordonnance
criminelle de 1670 consacre brusquement la morale simple (p. 605).
Conséquence inévitable de cette réaction 609
IV. Accord de notre hypothèse et des faits. 1) Si les deux morales s'affer-
missent l'une et l'autre au xvrie siècle, cela tient à ce que a) la culture
se développe et se rétrécit, 6) l'individu et la pensée elle-même sont
à la fois plus libres et moins libres 610
Chapitre III
Le xvme siècle : victoire de la morale nuancée
I. Puissance de V ancienne morale. 1) L'Eglise : droit canonique, caté-
chismes, casuistes, adversaires de la philosophie (p. 617) ; 2) Protes-
tants et philosophes hostiles au suicide : Formey, Dumas, Diderot,
Dalembert, Rousseau, d'Argens, etc. (p. 624) ; 3) le droit : déclarations
de 1712 et de 1736 (p. 627) ; 4) opinions des jurisponsultes classiques
Serpillon, Muyart de Vouglans, Rousseau de la Combe, Jousse, etc.
(p. 629) ; 5) jurisprudence (p. 631) ; 6) déclarations en faveur de
l'ancien droit (p. 633) ; 7) les mœurs : tendance à cacher le suicide. . . 634
II. Victoire de la morale nuancée. 1) Elle s'affirme toujours dans les romans
et au théâtre (p. 636) ; 2) les philosophes hostiles en principe au sui-
cide font de larges concassions à la morale nuancée (p. 645) ; 3) d'autres
philosophes attaquent la vieille morale, soit en déclarant que le sui-
cide est toujours l'effet de la folie (Mériam, Dubois-Fontanelle,
Lévesque, Andry) (p. 649) ; 4) soit en lançant des formules favorables
au suicide (Montesquieu, Maupertuis, d'Holbach (p. 651) ; 5) soit
en expliquant qu'il y a suicide et suicide (d'Argenson, Helvétius,
Delisle de Sales, Voltaire) 650
III. Victoire de la morale nuancée (suite) : la morale nuancée et le droit. 1)
Les philosophes attaquent vigoureusement le droit de leur époque
(p. 660) ; 2) à la veille de la Révolution, tout un groupe de juriscon-
sultes reprend les idées des philosophes (Bernardi, Boucher d'Argis,
Brissot, Chaussard, Valazé, etc.) (p. 662); 3) dans la seconde moitié
du xvme siècle, le vieux droit n'est plus appliqué (p. 666) ; 4) le
clergé paroissial paraît favorable à l'abolition des anciennes peines. . 674
822 TABLE DES MATIERES
IV. La morale nuancée et les nmurs. 1) Le peuple lui-même paraît favorable
à, L'abolition de l'ancien droit (p. 677) ; 2) l'horreur fait çà et là place
au aflence (p. 677) ; 3) ce silence lui-même n'est pas général : on parle
beaucoup du suicide et ceux qui se tuent ne se cachent pas toujours
(p. 678) ; 4) il n'y a pas de mode comparable à l'ancienne mode stoï-
cienne, mais il y a beaucoup de complaisance pour le suicide philo-
. sophique et le suicide d'amour 679
V. A ccord de notre hypothèse et des faits. La victoire de la morale nuancée
ne s'explique pas dans les hypothèses classiques; s'accorde à noire
hypothèse 684
Chapitre IV
La Révolution: deuxième victoire de la morale nuancée.
I. Survivance de la morale simple. 1) Il n'y a pas pendant la Révolution
un enthousiasme aveugle pour le suicide (p. 688) ; 2) on voit la morale
simple survivre dans les manuels de morale (p. 689) ; 2) le roman et le
théâtre (p. 689) ; 3) les journaux, les opinions exprimées dans les sections,
clubs et les assemblées (p. 690) ; 4) dans le droit (p. 695) ; 5) dans les
les mœurs 698
II. Victoire de la morale nuancée. 1) Elle s'affirme dans un ouvrage de
Mme de Staël (p. 700) ; 2) roman et théâtre restent fidèles à la tradi-
tion du XVIIe et du xvme siècle (p. 702) ; 3) le crime de suicide dis-
paraît de nos lois sans que cette disparition soulève une protestation
(p. 704) ; 4) le droit canonique cesse d'être appliqué (p. 708) ; 5) cer-
tains suicides sont exaltés dans les manuels, les journaux, au théâtre,
dans les sections et les assemblées (p. 710) ; 6) certains suicides sont
à la mode : suicides patriotiques, civiques, suicides d'accusés et de
condamnés, suicides royalistes, suicides altruistes 714
III. Accord de notre hypothèse et des faits. 1) La victoire de la morale
nuancée contredit les hypothèses classiques (p. 721), et confirme la
nôtre (p. 723); 2) ce qui en fait la grandeur, c'est que la morale
nuancée triomphe par une élite, mais non pour une élite 724
Chapitre V
Le xixe siècle : offensive de la morale simple ; résistance et triomphe de la morale
nuancée.
I. L'offensive de V Eglise. 1) Après avoir laissé tomber le droit canonique
sous l'empire et au début de la Restauration (p. 728) ; 2) l'Eglise lutte
ensuite pour l'appliquer (p. 732) ; 3) le proclame solennellement, le
rend de nouveau redoutable (coin des suicidés) (p. 735) ; 4) elle fait
ainsi de la réprobation du suicide un sentiment qui semble propre-
ment catholique et dénonce les adversaires de la morale comme des
adversaires de la religion • * 738
IL Les points d'appui de V offensive de V Eglise. 1) [Moralistes (p. 741) ;
2) auteurs d'ouvrages contre le suicide (p. 746) ; 3) manuels univer-
sitaires (p. 746) ; 4) morale en paroles dans les pièces de théâtre et le
roman s'accordent à condamner le suicide (p. 747) ; 5) le suicide dis-
crédite une famille (p. 750) ; 6) fait parfois craindre une hérédité de
folie (p. 750) ; 7) on le cache soigneusement (p. 752) ; 8) il est puni
dans l'armée, flétri par la magistrature (p. 754) ; 9) plusieurs écri-
vains demandent des peines contre les suicidés 755
TABLE DES MATIÈRES 823
III. Résistance de la morale nuancée. 1) Il n'y a pas en face de la morale
simple, une autre morale favorable au suicide (p. 757) ; 2) mais la
morale nuancée s'affirme dans les mœurs : pas de manifestation aux
obsèques des suicidés ; mode romantique ; indulgence de l'opinion
(p. 759) ; 3) dans la morale écrite : réfutation des arguments allégués
contre le suicide ; 4) affirmations du principe de la morale nuancée ;
définitions et exceptions ruinant le principe de la morale simple. ... 702
IV. Résistance de la morale nuancée (suite). 1) La littérature: apologie de
certains suicides (p. 771) ; 2) la morale en action : suicide altruiste,
suicide d'amour, suicide destiné à sauver l'honneur ou à expier
(p. 773) ; 3) le suicide romantique (p. 779) ; 4) Le droit : maintien et
affermissement de l'œuvre révolutionnaire 781
V. Victoire de la morale nuancée. 1) Même au moment où il cède sur la
question de l'inhumation des suicidés, le pouvoir civil réserve ses
droits et en use quelquefois (p. 786) ; 2) l'Eglise victorieuse hésite
à tirer parti de sa victoire (p. 788) ; 3) de 1881 à 1887, le pouvoir
civil prend sa revanche, supprime le coin des suicidés et assure à
tous ceux qui se tuent des funérailles honorables 791
VI. Le XIXe siècle et notre hypothèse, 1) La morale nuancée s'appuie sur les
élites, la morale simple sur le peuple (p. 793) ; 2) si l'élite n'est pas
unanime, c'est qu'elle est divisée sur la question de la liberté (p. 793) ;
3) l'attitude de l'Eglise s'explique par le fait qu'elle prend parti
contre la liberté (p. 794) ; Faiblesse des hypothèses classiques 795
CONCLUSION
I. Conclusion théorique. 1) Insuffisance des hyp thèses qui lient la morale
simple au respect de la dignité individuelle, à l'horreur du sang, au
principe de la morale chrétienne (p. 797) ; 2) Loi spécifique suggérée
par l'étude des faits : la morale nuancée triomphe avec les élites cultivées
et éprises de liberté, la morale simple avec la masse asservie
et sans culture (p. 799) ; 3) Prévision autorisée par cette loi: dans notre
pays, la morale nuancée éliminera de plus en plus la morale simple . . 801
IL Conclusion pratique 1) Cette prévision ne permet pas de donner à la
morale nuancée l'investiture scientifique (p. 804) ; 2) mais elle peut servir
au triomphe de la morale nuancée en donnant confiance à ses parti-
sans ; timidité et insuffisance des formules actuelles : formules suggé-
rées par l'étude des faits (p. 805) ; 3) Réponse à une objection 807
Tmp. des Presses Universitaires de France. — 30.884.
RRATA
Au lieu de :
lire :
°age ^38, ligne 24,
électrique,
éclectique.
— 135, —
36,
expiration,
expiation.
146, —
4,
dévouement,
dénouement.
— 156, -
H,
les officiers,
des officiers.
— 178, —
14,
de ne s'abstenir,
de s'abstenir.
- 213, —
20,
tu te pendras,
tu le pendras.
— 230. —
15,
en se défendant,
en se dénonçant.
— 234, —
4,
sont punis en enfer,
sont punis d'une peine
spéciale en enfer.
— 214, —
19,
quand il nous offre,
quand il nous en offre.
— 284, —
29,
il n'est pas raisonnable,
il est raisonnable.
— 2.L\ —
21,
note: ''ignominieuse",
note: mort 'ignominieuse'
— 311, —
19,
les pratiiciens,
les patriciens.
— 327. —
36,
il y a une opposition,
il n'y a pas opposition.
— 363. —
20,
c'est dans hors,
c'est donc hors.
— 364 365,
la grande trahison païenne, lagrande invasion païenne.
— 376, —
H,
et du suicide chrétien,
et celle du suicide chrétien.
— — —
39,
sous la dénomination,
sous la domination.
— 390, —
34,
à son aïeul,
à son enfant.
394, —
23,
n'existe pas,
n'excite pas.
— U-2, —
14,
le démentent,
la démentent.
— — —
27,
les précautions,
des précautions.
- 445, —
32,
pour conséquence etc.,
ces affirmations opposées.
— 41)7. —
42,
qui veulent se tuer ou se touchant la répression.
tuent.
— 514, —
32,
c'est que les clercs,
c'est que la morale écrite et
le droit assimilent le suicide
au meurtre; c'est surtout
que les clercs.
— 553. —
13,
Jean Barquet,
Jean Bacquet.
— 558. —
4,
qu'elle exerçait etc.,
qu'elle demeure liée quand
tout s'émancipe autour
d'elle, elle.
— 5D0. —
14,
peut-on ne pas visiter,
peut-on visiter.
— *621, —
32,
se résout,
s'est résolu.
— 666, —
36,
plus loin,
plus haut.
— 694, —
4,
philosophie,
philosophique.
— 713. —
21,
permis de surfaire,
permis de survivre.
72 n.
728.
7 17,
781,
786.
4, qui vont volontairement, qui vont à la mort.
10, la traduction juridique, la tradition juridique.
15, Drames bourgeois etc., Drames romantiques: Ce
n'est pas ainsi que doit
mourir un.
à les punir.
sublime d<> mélancolie.
qu'elle le consacre.
4, à les empêcher,
23, sublime et mélancolie,
29, qu'elle les consacre,
1 ,-
University of Toronto
Library
DO NOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET
Acme Library Card Pocket
Uader Pat. "Rd. Index FUt"
Made by LIBRARY BUREAU