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Full text of "Le suicide et la morale"

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Bïironra  lis^ar  2 


19;  5 


LE  SUICIDE  ET  LA  MORALE 


Du  même  auteur 


LIBRAIRIE    FÉLIX    ALCAN 

La  Morale  scientifique ,  essai  sur  les  applications  morales  des  sciences 
sociologiques,  2e  édit.,  1907,  1  volume  in-16  de  la  Bibliothèque 
de* Philosophie  contemporaine  2  fr.  50 

L'Idée  de  Bien,  1  volume  in-8°  de  la  Bibliothèque  de  Philosophie 
contemporaine  3fr.75 

La  Casuistique  chrétienne  contemporaine ,  1  volume  in-16  2fr.50 


Les  Idées  mortes,  1  volume  in-8°,  (Librairie  Rieder)  3fr.50 

Le  Mirage  de  la  Vertu,  1  volume  in- 12  (Librairie  Colin)        3fr.50 

Les  Écrivains  politiques  du  XIXe  siècle,  en  collaboration  avec 
François  Albert,  1  volume  in- 12  (Librairie  Colin)  3fr.50 


LE  SUICIDE  ET  LA  MORALE 


ALBERT    BAYET 


PARIS 
LIBRAIRIE  FÉLIX  ALCAN 

108,    BOULE  VAED    SAINT-GERMAIN,     108 

1922 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation 
réservés   pour  tous  pays. 


INTRODUCTION 


Quelle  est  aujourd'hui,  en  France,  notre  morale  à  l'égard  du  sui- 
cide? Qu'était  cette  morale  hierP  Que  sera-t-elle  demain?  Telles  sont 
les  questions  auxquelles  j'ai  essayé  de  répondre  dans  ce  livre. 

Mon  ambition  est  de  prouver  par  un  exemple  précis  que  la 
science  des  mœurs,  l'éthologie,  peut  dès  à  présent  se  détacher  de  la 
philosophie  proprement  dite,  donner  des  résultats  théoriques  et  des 
résultats  pratiques.  ' 

Ceux  que  j'espère  avoir  obtenus  sont  assurément  fort  minces  en 
ce  sens  qu'ils  n'éclairent  qu'un  coin  de  notre  morale.  Mais,  si  la 
méthode  suivie  pour  les  obtenir  paraissait  légitime,  il  suffirait  de 
l'étendre  à  d'autres  questions  pour  obtenir  autant  de  solutions,  pro- 
visoires mais  positives,  d'un  grand  problème  abandonné  naguère 
à  la  philosophie  pure,  je  veux  dire  'la  définition  d'une  morale  con- 
venable au  temps  présent. 

Il  me  paraît  inutile  d'exposer  ici  longuement  des  principes  dont 
on  pourra  suivre  l'application  au  cours  de  cette  étude.  Je  voudrais 
seulement  indiquer  d'un  mot  pourquoi  j'ai  abandonné  d'autres 
méthodes  employées  jusqu'à  présent,  et  notamment  celle  qu'a  suivie 
Durkheim  dans  son  livre  célèbre  sur  le  suicide. 


* 
*  *■ 


Il  va  sans  dire  que  j'ai  renoncé  à  la  méthode  qu'ont  illustrée,  de 
Platon  jusqu'à  Rousseau,  tant  de  philosophes  célèbres  et  qui  cherche  à 
établir  par  des  raisonnements  que  la  mort  volontaire  est  en  soi  chose 
licite  ou  illicite.  On  trouvera,  au  cours  de  cette  étude,  les  arguments 
de  Platon,  d'Aristote,  des  stoïciens,  des  néo-platoniciens,  de  Saint- 
Augustin,  d'Alexandre  de  Haies,  de  Saint-Thomas,  de  Montaigne,  de 
Saint-Cyran,  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de*  d'Holbach,  pour  m'en 
tenir  aux  noms  les  plus  célèbres.  Je  les  ai  cités  comme  autant  d'indi- 
cations sur  le  mouvement  des  idées.  Mais  l'inefficacité  de  la  méthode 
suivie  apparaît  aux  résultats  :  je  ne  connais  pas  un  seul  des  argu- 
ments allégués  de  part  et  d'autre  qui  n'ait  été  réfuté.  Après  vingt 
siècles  de  discussion,  la  question  reste  posée,  et  posée  dans  les  mêmes 
termes. 


6  INTRODUCTION 

Une  autre  méthode,  d'apparence  scientifique,  a  séduit  quelques 
philosophes.  On  dégage  une  loi  de  nature,  qui  veut  que  tout  être 
tende  à  se  conserver,  et  on  lui  confère,  au  nom  de  la  science,  une 
valeur  impérative  :  qui  se  détruit  enfreint  la  loi  naturelle.  Ici  encore, 
les  résultats  révèlent  l'infirmité  du  principe  :  c'est  au  nom  de  la 
nature  que  la  plupart  des  philosophes  condamnent  la  mort  volon- 
taire; c'est  au  nom  de  la  nature  que  d'Holbach  l'approuve.  Les  faits 
allégués  pour  prouver  que  la  nature  a  ou  n'a  pas  horreur  du  suicide, 
(histoire  du  chien  qui  ne  veut  pas  survivre  à  son  maître,  du  scorpion 
furieux  qui  se  perce  de  son  dard,  du  cheval  qui  se  jette  du  haut 
d'un  rocher  parce  qu'on  lui  a  fait  saillir  sa  mère),  n'inspirent  pas 
tous  grande  confiance.  Quant  au  principe,  est-il  besoin  de  dire  qu'il 
n'a  rien  de  scientifique?  Fût-il  établi  que  la  nature  a  horreur  du 
suicide,  en  quoi  cella  prouverait- il  que  la  morale  doit  le  condamner? 
Ne  dit-on  pas  presqu'indifféremment  que  la  vertu  consiste  à  suivre, 
ou  à  vaincre  la  nature?  Et  les  mêmes  moralistes  qui,  au  nom  de  la 
nature,  flétrissent  la  mort  volontaire  n'approuvent-ils  pas  quelque- 
fois l'ascétisme? 

Je  n'insiste  pas  sur  ces  deux  méthodes  dont  M.  Lévy-Bruhl  et 
M.  Bougie  ont  si  clairement  montré  le  vice  essentiel.  Sur  la  méthode 
suivie  par  Durkheim  dans  son  livre  sur  le  suicide,  je  ne  puis  m'expli- 
quer  aussi  brièvement.  Tout  mon  travail  s'est  inspiré  des  principes 
généraux  qu'il  a  formulés  dans  les  Régies  de  la  Méthode  sociolo- 
gique. Mais,  en  ce  qui  concerne  précisément  l'étude  des  faits  morauxy 
il  m'a  semblé  que  sa  méthode  soulevait  des  objections.  Il  m'est  pré- 
cieux d'ajouter  que  lui-même,  en  accueillant  le  sujet  de  cette  thèse, 
en  avait  admis  quelques-unes. 

Au  livre  III  de  son  ouvrage  sur  le  suicide  (i),  Durkheim  définit 
ainsi  sa  méthode  :  «  Nous  allons  rechercher  d'abord  dans  l'histoire 
comment,  en  fait,  les  peuples  ont  apprécié  moralement  le  suicide; 
nous  tâcherons  ensuite  de  déterminer  quelles  ont  été  les  raisons  de 
cette  appréciation.  Nous  n'aurons  plus  alors  qu'à  voir  si  et  dans  quelle 
mesure  ces  raisons  sont  fondées  dans  la  nature  de  nos  sociétés 
actuelles.  » 

Fidèle  à  cette  méthode,  Durkheim  examine  et  compare  «  les  dis- 
positions juridiques  et  morales  en  usage  dans  les  différentes  socié- 
tés ».  En  fait,  la  plupart  des  peuples  ont  condamné  la  mort  volon- 
taire. Il  est  vrai  qu'en  Grèce  et  en  Italie,  il  y  eut  une  période  de 
«  tolérance  ».  Mais  cette  tolérance  tardive  est  «  évidemment  solidaire 
de  la  grave  perturbation  »  que  subissaient  alors  les  sociétés  antiques. 
«  C'est  le  symptôme  d'un  état  morbide.  »  En  fait  encore,  le  suicide 
constitue  aujourd'hui  «  une  tare  morale  ».  Il  est  vrai  que  «  l'opinion 


(1)  Le  Suicide,  étude  de  sociologie,  P.  1897,  III,  chapitre  II,  p.  369  ss. 


INTRODUCTION  / 

semble  avoir  une  tendance  à  devenir  sur  ce  point  plus  indulgente 
qu'autrefois».  Mais  cet  état  d'ébranlement  «  doit  provenir  de  causes 
accidentelles  et  passagères   ». 

A  quoi  reconnaît-on  que  l'indulgence  antique  et  l'indulgence 
moderne  sont  des  exceptions  morbides?  A  ce  qu'elles  sont  deux  cas 
de  «  régression  »  par  rapport  à  l'ensemble  de  «  l'évolution  morale  ». 

En  effet,  si  on  néglige  les  différences  de  détail,  a  on  voit  que  la 
législation  du  suicide  a  passé  par  deux  phases  principales  ».  Dans 
la  première,  «  il  est  interdit  à  l'individu  de  se  détruire  de  sa  propre 
autorité,  mais  l'état  peut  l'autoriser  à  le  faire  ».  Dans  la  seconde 
«  la  condamnation  est  absolue  et  sans  aucune  exception  ».  Le  suicide 
est  immoral  «  en  lui-même,  pour  lui-même  ».  D'où  vient  cette 
sévérité  croissante?  De  ce  que,  dans  les  sociétés  chrétiennes,  les 
«  droits  de  l'individu  se  développent  en  face  de  ceux  de  l'état  ».  La 
personne  humaine  devient  une  chose  sacrée  «  et  même  la  chose 
sacrée  par  excellence  sur  laquelle  nul  ne  peut  porter  les  mains  ». 
«  L'homme  est  devenu  un  Dieu  pour  les  hommes.  C'est  pourquoi 
tout  attentat  dirigé  contre  lui  nous  fait  l'effet  d'un  sacrilège.  » 

Au  point  de  vue  pratique,  la  méthode  de  Durkheim  repose  sur  la 
distinction  du  normal  et  du  pathologique  :  si  la  tolérance  romaine, 
si  l'indulgence  contemporaine  sont  à  rejeter,  c'est  qu'elles  sont  mor- 
bides. J'ai  étudié  ailleurs  les  objections  que  peut  soulever  cette  façon 
de  voir.  Je  ne  me  place  ici  qu'au  point  de  vue  théorique.  Mais,  même 
à  ce  point  de  vue,  je  suis  persuadé  que  la  méthode  qu'on  vient  de  voir 
ne  peut  pas,  à  l'heure  présente,  donner  des  résultats  vraiment  scien- 
tifiques. 

En  elle-même,  elle  est  très  séduisante.  Comparer  les  lois  et  les 
u  dispositions  morales  »  des  différentes  sociétés,  en  dégager  une  loi 
d'évolution,  lier  cette  évolution  à  d'autres  faits  sociaux,  rien  de  plus 
scientifique.  A  deux  conditions  toutefois  (qui  s'imposent  à  toute 
science),  c'est  que  les  faits  ainsi  reliés  soient  bien  établis  et  suffisam- 
ment nombreux. 

Le  sont-ils  en  ce  qui  concerne  le  suicide  et  la  morale?  Durkheim, 
évidemment,  l'admet.  C'est  sur  ce  point  que  sa  méthode  me  paraît 
trop  peu  sévère. 

S'agit-il  du  nombre  des  faits?  Après  avoir  consacré  plus  de  trois 
cents  pages  à  l'étude  du  suicide,  «  phénomène  social  »,  il  ne  consacre 
que  dix  pages  à  l'étude  de  l'appréciation  du  suicide,  phénomène 
moral.  S'il  est  si  bref,  c'est  qu'il  considère  presque  exclusivement 
le  droit.  Depuis  l'époque  gallo-romaine  jusqu'à  la  Révolution,  c'est 
à  l'aide  des  textes  canoniques  et  juridiques  qu'il  suit  l'évolution  de 
la  morale.  Rien  sur  les  écrits  des  philosophes,  rien  sur  la  littérature 
et  les  mœurs.  Presque  rien  sur  la  jurisprudence.  Au  total,  quelques 
faits  seulement.  Je  sais  bien  qu'une  loi  a   l'avantage  d'être  un  fait 


P  INTRODUCTION 

social  aisément  saisissable.  La  morale  semble  s'y  ramasser  pour  la 
plus  grande  commodité  des  sociologues  (i),  et  c'est  de  la  morale 
réelle,  puisqu'elle  prévoit  des  sanctions,  des  actes.  Mais  d'abord,  reste 
à  savoir  si  ces  sanctions  sont  appliquées  :  l'existence  d'une  loi  est 
un  fait;  mais  l'inapplication  de  cette  loi  est  un  fait,  elle  aussi,  La 
jurisprudence,  négligée  par  Durkheim,  conduit,  en  ce  qui  concerne 
le  suicide,  à  de  tout  autres  conclusions  que  celles  du  droit  propre- 
ment dit.  En  outre,  une  loi,  même  appliquée,  n'exprime  pas  for- 
cément la  morale  d'une  époque.  A  la  fin  du  xvin6  sièce,  il  y  a  un 
abîme  entre  le  droit  pénal  de  la  France  et  l'opinion  du  plus  grand 
nombre.  A  d'autres  époques,  le  divorce  est  moins  net,  mais  les  lois 
n'enregistrent  la  morale  qu'en  la  simplifiant.  Tout  ce  qui  est 
nuance  ou  diversité  tombe.  A  restreindre  le  nombre  des  faits  étu- 
diés, on  risque  de  mutiler  la  réalité  morale. 

Ces  faits  choisis  et  peu  nombreux  sont-ils  du  moins  bien  établis? 
Sur  ce  point  encore,  il  me  semble  que  la  méthode  suivie  par  Dur- 
kheim n'est  pas  assez  rigoureuse. 

Pour  l'époque  contemporaine,  il  résume  ainsi  notre  morale  : 
«  Toutes  les  religions  auxquelles  appartiennent  les  Français  conti- 
nuent à  prohiber  le  suicide  et  à  le  punir,  et  la  morale  commune  le 
réprouve.  Il  inspire  encore  à  la  conscience  populaire  un  éloignement 
qui  s'étend  aux  lieux  où  le  suicidé  a  accompli  sa  résolution  et  à 
toutes  les  personnes  qui  lui  touchent  de  près.  Il  constitue  une  tare 
morale,  quoique  l'opinion  semble  avoir  une  tendance  à  devenir  sur 
ce  point,  plus  indulgente  qu'autrefois.  Il  n'est  pas  d'ailleurs  sans 
avoir  conservé  quelque  chose  de  son  ancien  caractère  criminolo- 
gique.  D'après  la  jurisprudence  la  plus  générale,  le  complice  du 
suicide  est  poursuivi  comme  homicide  »  (2).  Que  ce  tableau  reproduise 
en  partie  la  réalité,  je  le  crois.  Mais  je  crois  aussi  qu'il  ne  la  repro- 
duit qu'en  partie.  En  tout  cas,  ce  qui  est  grave,  c'est  qu'il  faut 
croire  l'auteur  sur  parole.  Où  sont  les  usages  prouvant  que  les 
protestants  «  punissent  le  suicide  »?  Par  quoi  s'exprime  1'  «  éloigne- 
ment »  pour  ceux  qui  touchent  au  suicidé?  Quels  faits  permettent 
de  dire  que  «  la  morale  commune  réprouve  le  suicide  »?  Durkheim 
ne  le  dit  pas.  Sans  doute  èst-il  d'avis  que  la  morale  de  son  tempi 
est  la  sienne  et  qu'il  la  connaît.  Mais  on  peut  supposer  aussi,  sans 
aucun  paradoxe,  que  notre  propre  morale  nous  est  en  un  sens  fort 
étrangère.  Le  témoignage  du  plus  grand  philosophe  ne  peut  rem- 
placer, au  point  de  vue  scientifique,  des  observations  soumises  au 
contrôle,  à  la  critique. 


(1)  Cf.  Wilbois,  Introduction  à  la  Sociologie  {R.  de  Met.  et  de  Mor.,  octobre- 
décembre  1920,  p.  480)  :  la  sociologie  s'appuie  surtout  sur  l'étude  du  droit 
et  des  statistiques.     (2)  Page  371. 


INTRODUCTION  9 

En  ce  qui  concerne  le  passé,  Durkheim,  étant  donnée  l'ampleur 
de  ses  recherches,  est  naturellement  forcé  de  faire  confiance  aux 
historiens  qui  l'ont  précédé.  Gela  non  plus  n'est  pas  sans  péril.  Il 
s'est  servi,  pour  l'étude  du  droit  français,  de  l'ouvrage  de  Garrison. 
C'était  le  meilleur  qu'on  eût  publié.  Il  contient  cependant  de  graves 
erreurs,  et  ce  n'est  pas  seulement  sur  des  questions  de  détail.  Se 
fiant  à  Garrison,  Durkheim  écrit  par  exemple  :  «  Aussitôt  que  les 
sociétés  chrétiennes  furent  constituées,  le  suicide  y  fut  formellement 
proscrit»;  —  «  dès  452,  le  Concile  d'Arles  déclara  que  le  suicide  était 
un  crime  et  ne  pouvait  être  que  l'effet  d'une  fureur  diabolique  »;  — 
«  la  législation  civile  s'inspira  du  droit  canon  en  ajoutant  aux  peines 
religieuses  des  peines  matérielles  »;  —  «  un  chapitre  des  Etablisse- 
ments de  Saint-Louis  réglemente  spécialement  lia  matière  :  un 
procès  était  fait  au  cadavre  du  suicidé,  etc.  »;  —  «  les  nobles  encou- 
raient la  déchéance  et  étaient  déclarés  roturiers;  on  coupait  leurs 
bois,  on  démolissait  leur  château,  on  brisait  leurs  armoiries.  Nous 
avons  encore  un  arrêt  du  Parlement  de  Paris  rendu  le  3i  janvier  17^9 
conformément  à  cette  législation  »;  —  «  par  une  brusque  réaction, 
la  Révolution  de  1789  abolit  toutes  ces  mesures  répressives  ))  (1).  Tout 
cela  se  trouve  bien  dans  Garrison  et  d'autres.  Seulement,  en  fait, 
les  premières  sociétés  chrétiennes  ne  se  sont  pas  occupées  de  la 
mort  volontaire;  —  le  texte  du  concile  d'Arles  ne  vise  pas  le  suicide 
en  général;  —  la  législation  civile  est  probablement  antérieure  au 
droit  canon;  —  les  Etablissements  de  Saint-Louis  ne  parlent  pas  de 
procès  au  cadavre;  —  on  ne  brisait  pas  les  armoiries  des  nobles  qui 
se  tuaient;  —  l'arrêt  de  17^9  ne  souffle  pas  mot  d'une  peine  de  ce 
genre;  —  enfin  la  Révolution,  loin  de  supprimer  «  brusquement  » 
l'ancien  droit,  enregistre  un  fait  accompli.  Si  l'on  considère  que, 
pour  le  passé,  Durkheim  étudie  uniquement  le  droit,  on  voit  à  quel 
point  l'historien  a  pu  égarer  le  sociologue. 

On  voit  aussi,  je  l'espère,  à  quoi  se  ramènent  mes  objections.  La 
méthode  comparative  indiquée  par  Durkheim  reste  l'idéal  auquel 
doit  tendre  la  science  des  mœurs.  Mais  pour  qu'il  soit  possible  d'en 
faire  usage,  il  faut  que,  sur  chaque  question,  le  stock  des  faits  bien 
établis  soit  suffisamment  riche.  A  procéder  autrement,  la  sociologie 
finirait  par  justifier  les  méfiances  que  lui  témoignent  certains  histo- 
riens. Le  jour  où  l'on  saura  avec  précision  ce  qu'est  et  ce  qu'a  été 
la  morale  à  l'égard  du  suicide  dans  un  grand  nombre  de  sociétés, 
il  deviendra  légitime  d'instituer  une  comparaison  et  de  chercher 
une  loi  générale.  Mais  la  besogne  qui  s'impose  actuellement  à  la 
science  des  mœurs,  c'est  avant  tout  d'amasser,  par  l'étude  d'une 
société  donnée,  un  nombre  suffisant  de  faits  bien  établis. 


(1)  Pages  370  et  371. 


10  INTRODUCTION 


Dans  cette  étude,  quelle  méthode  suivre?  Les  objections  qu'on 
vient  de  voir  la  définissent  par  avance.  Je  n'indique  ici  que  deux 
principes  auxquels  j'espère  être  resté  fidèle  et  qui  s'imposent,  je 
crois,  à  la  science  naissante  qu'est  l'éthologie. 

Premier  principe  :  qu'il  s'agisse  du  présent  ou  du  passé,  il  faut, 
pour  la  recherche  et  l'examen  des  faits,  se  soumettre  aux  exigences 
de  la  méthode  historique,  être  en  état  d'esprit  critique.  Il  faut  avoir 
le  courage  de  se  dire  qu'en  matière  de  morale  nous  ne  savons 
presque  rien.  Dans  le  présent,  notre  morale  nous  est  en  somme 
inconnue.  Il  n'y  a  pas,  par  exemple,  un  seul  ouvrage  dans  lequel 
l'auteur  se  soit  proposé  d'étudier  nos  idées  et  nos  sentiments  en 
matière  de  mort  volontaire.  On  sait  le  nombre,  l'âge,  le  sexe,  la 
religion,  de  ceux  qui  se  tuent,  en  quelle  saison,  à  quelles  heures  ils 
accomplissent  leur  dessein  (et  c'est  pourquoi  l'œuvre  de  Durkheim 
est  encore  aujourd'hui,  sur  ce  point,  si  solide),  mais  sur  la  façon 
dont  le  suicide  affecte  la  conscience  commune  on  ne  sait  à  peu  près 
rien.  Qui  pis  est,  on  peut  avoir  l'illusion  qu'on  sait  quelque  chose. 
Des  philosophes  qui  n'avanceraient  rien  sans  des  précautions  minu- 
tieuses s'il  s'agissait  de  dater  une  lettre  de  Descartes,  affirment  sans 
inquiétude  que  le  suicide  a  est  »  ou  «  n'est  pas  »  une  faute,  un 
crime,  est  ou  n'est  pas  une  lâcheté.  De  preuves,  point.  Malgré  qu'on 
en  ait,  on  subit  l'influence  de  ces  assertions.  Mais  le  premier  soin 
de  la  science  des  mœurs  doit  être  de  s'en  dégager.  Elles  ne  sont  à 
retenir  que  comme  autant  d'éléments  de  la  question.  Elles  n'en  don- 
nent pas  la  solution.  Pour  ce  qui  est  du  passé,  il  y  a  quelques  travaux 
sur  les  lois  et  les  opinions  en  matière  de  mort  volontaire.  Les  meil- 
leurs sont  celles  de  Geiger  pour  l'antiquité,  de  Bourquelot  pour  le 
Moyen-Age,  de  Garrison  pour  l'ensemble  de  notre  histoire.  Je  ne 
voudrais  pas  avoir  l'air  de  diminuer  ce  que  je  leur  dois.  Mais  je 
crois  m'être  bien  trouvé  d'avoir  vérifié  tout  ce  qu'ils  avançaient, 
même  ce  qui  semblait  le  mieux  établi.  Anecdotes  curieuses,  généra- 
lisations hardies,  tout  ce  qu'on  recherchait  autrefois  dans  les  ouvra- 
ges sur  les  mœurs  doit  faire  place  à  des  procédés  moins  brillants 
mais  plus  sûrs. 

Deuxième  principe,  il  faut  se  dire  que,  dans  l'ensemble  des 
faits  sociaux,  les  phénomènes  moraux  sont  parmi  les  plus  com- 
plexes, les  plus  malaisés  à  atteindre,  et  que,  par  suite,  pour  avoir 
quelque  chance  de  les  saisir,  il  ne  faut  pas  essayer  de  restreindre, 
mais  multiplier  autant  que  possible  le  nombre  des  moyens  d'inves- 
tigation. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  le  «  fait  moral  »,  envisagé  uniquement 
sous  son  aspect  sociologique?  En  gros,  c'est  cette  réaction  spéciale 


INTRODUCTION  11 

qui  fait  que,  dans  un  groupe  social,  certaines  choses  sont  bonnes 
et  d'autres  mauvaises.  Mais  cette  définition  appelle  au  moins  trois 
observations.  D'abord,  c'est  par  une  abstraction  hardie  qu'on 
ramène  les  choses  morales  à  deux  types,  choses  bonnes  et  choses 
mauvaises.  La  langue  suffit  à  nous  en  avertir.  Parmi  les  bonnes 
actions,  elle  distingue  ce  qui  est  juste,  honnête,  irréprochable,  ce  qui 
est  honorable,  louable,  excellent,  édifiant,  ce  qui  est  élégant,  chic, 
épatant,  admirable,  ce  qui  est  noble,  élevé,  grand,  glorieux,  ce  qui 
est  héroïque,  magnifique,  sublime,  antique,  surhumain.  Entre  les 
actions  «  mauvaises  »,  la  gamme  est  encore  plus  riche  :  il  y  a  ce 
qui  est  blâmable,  malhonnête,  coupable,  ce  qui  est  inadmissible, 
intolérable,  scélérat,  criminel,  ce  qui  est  déshonorant,  vil,  bas, 
abject,  dégradant,  ignoble,  immonde,  crapuleux,  il  y  a  ce  qui  est 
affreux,  révoltant,  énorme,  abominable,  exécrable,  écœurant.  Enfin, 
une  zone  indécise  sépare  le  bien  et  le  mal,  allant  de  ce  qui  est  légal, 
correct,  à  ce  qui  est  admis,  tolérable,  excusable,  de  ce  qui  est  par- 
donnable à  ce  qui  est  inélégant,  risqué,  discutable,  déplacé,  incor- 
rect, abusif,  excessif,  et,  de  là,  à  ce  qui  est  douteux,  fâcheux,  com- 
promettant, agaçant,  inquiétant,  suspect,  louche.  Je  relève  dans 
Littré  plus  de  cent  adjectifs  exprimant  des  nuances  d'appréciation 
morale.  C'est  assez  dire  qu'on  reste  encore  à  bonne  distance  du  fait 
moral  lui-même,  quand  on  classe  les  actions  humaines  en  morales 
et  immorales. 

Deuxième  remarque,  au  sein  d'un  groupe  social,  par  ailleurs  très 
bien  défini,  le  même  acte  peut  provoquer  des  réactions  bien  diffé- 
rentes dans  les  divers  milieux  dont  se  compose  le  groupe.  Une  injure 
publique,  un  coup,  un  démenti  ne  constituent  pas  la  même  offense 
parmi  les  gens  «  du  monde  »  et  parmi  les  gens  du  peuple.  Parfois 
même,  l'acte  change  de  nom  selon  le  rang  social  des  coupables  :  ce 
qui  est  ici  rixe  devient  là  duel.  Ce  qui  est  corruption  devient  «  com- 
mission ».  Ce  qui  est  escroquerie  s'appelle  combinaison. 

Dernière  complication,  dans  un  même  groupe  et  au  sein  d'un 
même  milieu,  le  même  fait  peut  provoquer,  selon  le  cas,  des  réac- 
tions bien  différentes.  Même  lorsqu'il  s'agit  de  faits  nettement  ré- 
prouvés en  principe,  comme  le  vol,  on  juge  bien  différemment  celui 
qui  dérobe  un  portefeuille  et  celui  qui  place  à  prix  fort  des  valeurs 
qu'il  sait  médiocres,  celui  qui  prend  de  l'argent  dans  la  caisse  qu'on 
lui  a  confiée  et  celui  qui  vend  à  son  client  cent  vingt  grammes  pour 
cent-vingt-cinq,  celui  qui  essaie  de  tromper  en  faisant  une  addition 
ou  en  rendant  de  la  monnaie  et  celui  qui  essaie  de  tromper  sur  la 
qualité  de  la  marchandise  vendue.  Prenons  l'exemple  du  suicide. 
Qu'est-ce,  au  point  de  vue  moral,  que  «  le  suicide  »?  Une  abstrac- 
tion, un  mot.  Le  philosophe,  le  juriste  ont  beau  écrire  :  c'est  l'acte 
de  celui  qui  se  tue  lui-même.  La  réalité  ne  tient  pas  dans  cette  for- 


12  INTRODUCTION 

mule  trop  simple  :  dans  la  vie,  celui  qui  se  tue,  est  un  riche  ou  un 
pauvre,  un  grand  ou  un  petit;  on  dit  qu'il  s'est  tué  par  amour,  par 
prgue.il,  parce  qu'il  était  sans  ressources  ou  parce  qu'il  était  désho- 
noré, par  peur  <lu  supplice,  pour  éviter  des  souffrances  cruelles, 
pour  prouver  sa  bonne  foi,  pour  ne  plus  être  à  charge  aux  siens.  La 
plupart  de  ces  «  on  dit  »  reposent,  il  est  vrai,  sur  peu  de  chose. 
Mais,  au  point  de  vue  moral,  il  n'importe  :  le  cas  supposé  vaut  le 
cas  réel,  et  c'est  sur  ces  cas  concrets  que  se  prononcent  groupe  et 
milieu. 

Donc,  réactions  nuancées,  variant  au  sein  d'un  môme  groupe, 
variant  selon  les  cas,  voilà  de  quoi  se  compose  la  réalité  morale, 
envisagée  au  point  de  vue  sociologique.  Comment  l'atteindre?  Il  ne 
faut  pas,  je  crois,  éliminer  un  seul  moyen  d'investigation  sous  cou- 
leur de  s'en  tenir  à  des  faits  bien  tangibles  et  définis,  comme  sont 
les  lois  :  il  faut,  au  contraire,  examiner  tout  ce  par  quoi  le  fait  moral 
se  manifeste  et  se  dire  que  ce  qui  semble,  parmi  ces  manifestations, 
le  plus  inconsistant,  le  plus  fuyant,  peut  être,  parfois,  ce  qui  nous 
rapproche  le  plus  de  la  réalité. 

On  discerne,  à  première  vue,  trois  sortes  de  faits  par  lesquels  la 
morale  nous  est  saisissab'le. 

Il  y  a  d'abord  les  formules  qui  prétendent  l'exprimer.  On  peut 
appeler  «  morale  formulée  »  l'ensemble  des  déclarations  morales  sur 
une  question  donnée.  Cette  morale  a  l'avantage  d'être  aisément  sai- 
sissable,  puisque,  même  à  l'époque  contemporaine,  elle  se  présente 
à  nous  communément  sous  forme  de  morale  écrite.  Ce  qu'elle  a  de 
dangereux,  on  l'a  vu.  Formulée  souvent  par  des  philosophes,  elle 
prend,  dans  leur  langage,  une  rigueur,  une  précision  simple  qui 
risquent  de  défigurer  quelque  peu  la  réalité.  En  outre,  elle  se  donne 
avec  assurance  comme  exprimant  la  morale  d'une  époque,  voire  la 
morale  éternelle,  alors  qu'en  fait,  il  peut  y  avoir  un  écart  consi- 
dérable entre  les  «  phrases  »  appliquées,  même  couramment,  à  un 
acte  et  la  façon  dont  cet  acte  est  vraiment  apprécié  par  le  groupe. 
Mais  s'ensuit-il  que  la  science  des  mœurs  doive  négliger  la  morale 
écrite?  Je  crois,  au  contraire,  que  du  jour  où  l'on  est  sur  ses  gardes, 
où  on  la  prend  pour  ce  qu'elle  est  et  non  plus  pour  ce  qu'elle  croit  être, 
elle  ne  peut  plus  égarer  et  peut,  par  contre,  instruire.  Si  elle  n'est  pas 
la  morale  réelle,  elle  en  est  une  partie.  Quelquefois  sans  doute,  ce  n'est 
que  façade.  Mais  une  façade,  même  rapportée,  a  son  prix  et  son  sens. 
Que  telle  formule  sur  le  suicide  soit,  durant  un  siècle,  adoptée,  répé- 
tée, affinée,  cela  même  est  un  fait  social,  et  s'il  s'accorde  mal  à  d'au- 
tres, encore  peut-il  intéresser  la  science,  soit  à  titre  de  survivance,  soit 
comme  anticipation.  J'ai  donc  étudié  la  morale  écrite,  mais  je  l'ai  étu- 
diée comme  un  fait  social,  comme  un  document  sur  la  morale  réelle. 
Aussi  ne  m'en  suis-je  pas  tenu  aux  opinions  des  philosophes  et  des 


INTRODUCTION  13 

grands  écrivains  :  cherchant  à  atteindre  l'opinion  moyenne  à  travers 
les  formules  individuelles,  j'ai  cité,  à  côté  de  Descartes,  Pascal  et 
Malebranche,  Bouju,  Dupleix,  Ceriziers,  l'abbé  de  Bellegarde  et 
les  casuistes,  à  côté  de  Voltaire,  Montesquieu,  Diderot  et  Rousseau, 
Denesle,  d'Artaize,  Robinet,  Lacroix,  Barruel,  Gauchat,  à  côté  de 
Comte  et  de  Renouvrér,  les  manuels  destinés  à  nos  écoles  primaires. 
Pour  l'époque  contemporaine,  j'ai  demandé  des  listes  au  Catalogue 
d'Otto  Lorenz,  sans  distinguer,  entre  les  ouvrages  connus  et  ceux 
dont  je  n'avais  jamais  entendu  parler.  Cela  m'a  conduit  souvent 
à  des  énumérations  monotones.  Seulement  il  m'a  semblé  que  cette 
monotonie  même  était  quelquefois  la  chose  essentielle.  Enfin,  je  n'ai 
pas  cité  seulement  les  philosophes,  les  moralistes,  les  professionnels, 
Il  y  a  morale  formulée  chaque  fois  qu'un  écrivain  quelconque 
donne  son  opinion  sur  le  suicide  ou  sur  certains  suicides.  J'ai  donc 
rapporté  des  déclarations  de  poètes,  de  romanciers,  de  journalistes, 
au  même  titre  que  celle  des  philosophes,  c'est-à-dire  à  titre  d'indices, 
et  d'indices  seulement,  sur  la  morale  réelle. 

Avec  les  faits  juridiques,  on  se  rapproche  de  la  morale  réelle 
en  ce  sens  qu'il  y  a  des  chances  pour  que  l'idée,  'le  sentiment  qui 
s'expriment  par  des  actes  soient  des  réalités  et  même  vigoureuses. 
Mais  c'est  à  condition  que  le  droit  soit  appliqué  et  que  cette  appli- 
cation ne  soulève  pas  de  violentes  critiques.  Car,  s'il  est  vrai  qu'une 
loi  pénale  qui  joue  est  une  indication  sérieuse  sur  la  morale  du 
groupe,  la  non  application  d'une  loi  existante  est  un  indice  encore 
plus  instructif,  et,  quand  les  jurisconsultes,  gardiens  nés  du  droit, 
le  critiquent  et  parlent  de  le  transformer,  ce  peut  être  le  signe  d'un 
grave  désaccord  entre  le  droit  et  la  morale.  L'étude  de  la  jurispru- 
dence et  des  écrits  de  jurisconsultes  est  donc  le  complément  obliga- 
toire de  l'étude  des  lois,  et  il  ne  faut  pas  s'arrêter  à  l'objection  que 
des  opinions  individuelles  ont,  en  l'espèce,  moins  de  prix  que  le 
droit.  Elle  ne  serait  valable  que  si  l'on  prétendait  alléguer  contre  la 
lettre  de  la  loi,  un  ou  deux  arrêts,  une  ou  deux  opinions.  Aussi  me 
suis- je  appliqué  à  distinguer  des  opinions  individuelles,  les  mouve- 
ments d'idées  et  des  arrêts  singuliers  ceux  qui  ont  vraiment  fait 
jurisprudence. 

Les  mœurs,  au  point  de  vue  scientifique,  sont  chose  encore  plus 
sûre  que  le  droit.  On  conçoit  qu'une  loi  ne  soit  pas  appliquée.  On 
ne  conçoit  pas  un  usage  qui  ne  serait  pas  «  en  usage  ».  Le  seul 
point  délicat  est  d'en  établir  le  vrai  sens,  qui,  sous  la  permanence 
du  fait,  peut  changer.  Mais  le  problème,  parfois,  ne  se  pose  pas. 
Que  certains  suicides  soient,  dans  certains  milieux,  chose  à  la  mode, 
que  d'autres  soient  déshonorants,  que  le  corps  même  du  suicidé 
excite  certains  dégoûts,  qu'on  refuse  de  s'allier  à  la  famille  d'un 
homme  qui  s'est  tué,  qu'on  cache  avec  soin  le  genre  de  sa  mort, 


14  INTRODUCTION 

tout  cela  ett,  je  crois,  indice  très  sûr  de  ce  que  peut  être  la  morale 
réelle.  Malheureusement,  je  rapporte  de  mon  étude  l'impression 
que  <  est  extrêmement  difficile  à  saisir.  Dans  le  passé,  des  usages 
qu'on  sent  avoir  été  communs  ne  laissent,  pour  ainsi  dire,  aucune 
trace.  Dans  le  présent  môme,  ceux  dont  on  sait  vaguement  l'exis- 
tence semblent  souvent  se  dérober  à  l'examen  scientifique. 

Ainsi,  des  trois  sortes  de  faits  qui  s'offrent  d'abord  au  chercheur, 
les  plus  saisissables  sont  les  moins  sûrs,  et  les  plus  sûrs  sont  les  nv. in- 
saisissables. C'est  l'insuffisance  de  ces  moyens  d'investigation  qui 
m'a  fait  avoir  recours  à  une  quatrième  source,  volontairement  négli- 
gée par  Durkheim  :  la  littérature. 


Si  la  sociologie  n'a  guère  utilisé  cette  source,  si  abondante  (i), 
c'est  d'abord  qu'elle  ne  nous  fournit  pas  les  faits  sous  une  forme 
aussi  commode  que  les  lois  et  les  statistiques.  C'est  aussi,  peut-être, 
que  les  premiers  essais  d'utilisation  ont  été  trop  hardis.  On  a  de- 
mandé à  la  littérature  de  nous  renseigner  sur  les  moeurs  d'une 
époque,  alors  qu'on  ne  sait  pas  encore  au  juste  les  rapports  qui 
unissent  l'œuvre  littéraire  au  milieu.  Par  exemple,  Bourquelot  et 
d'autres,  constatant  que  les  suicides  sont  nombreux  dans  les  romans 
bretons,  en  concluent  qu'à  l'époque  où  ils  furent  écrits  on  se  tuait 
assez  souvent.  Seulement,  à  cette  même  époque,  les  suicide  sont  très 
rares  dans  les  Chansons  de  geste,  et  ceux  qui  tiennent  qu'ils  étaient 
rares  aussi  dans  la  réalité,  n'ont  pas  manqué  d'en  faire  la  remarque. 
Comment  utiliser  des  faits  qui,  sur  la  même  question,  répondent  oui 
et  non? 

Quelle  que  soit  la  force  de  cette  objection,  je  ne  crois  pas  que  la 
science  des  mœurs  doive  se  passer  des  renseignements  fournis  par  la 
littérature.  Je  ne  parle  pas,  bien  entendu,  des  renseignements  de 
fait  qu'un  ouvrage  d'imagination  peut  contenir  sur  les  mœurs  ou 
le  droit  (il  suffit  d'en  faire  l'examen  critique),  ni  des  déclarations 
que  peut  faire  l'auteur,  soit  en  son  nom,  soit  par  la  voix  du  chœur 
ou  du  sage  de  la  pièce  (elles  rentrent  dans  la  morale  formulée);  je 
pense  à  la  morale  en  action  qui,  dans  les  romans  et  les  ouvrages 
dramatiques,  reproduit  la  morale  réelle. 

La  reproduction  s'offre  sous  deux  aspects.  Il  y  a  d'abord  la  façon 
dont  les  personnages  se  jugent  les  uns  les  autres.  Il  y  a  surtout  la 
façon  dont  le  public  les  juge. 


(1)  Voir,  sur  ce  point,  le  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie, 
t.  VI,  p.  194  ss. 


INTRODUCTION  15 

La  première  même  peut  être  instructive.  Dans  un  roman  quel- 
conque, les  «  cas  »  sont  plus  nettement  précisés  que  dans  les  meil- 
leurs ouvrages  de  casuistique.  Le  suicide,  par  exemple,  n'est  jamais 
«  le  suicide  ».  C'est  celui  d'un  personnage  dont  nous  savons  l'âge, 
la  situation  sociale,  les  motifs,  parfois  le  caractère.  Ceux  qui  le 
jugent  sont  aussi,  soit  des  jeunes  gens,  soit  des  vieillards,  soit  des 
nobles,  soit  des  gens  du  peuple,  soit  des  amis,  soit  des  ennemis,  et 
ainsi  de  suite.  Bref,  roman  et  théâtre,  lorsqu'ils  placent  sous  nos 
yeux  un  phénomène  moral,  sont  à  même,  sont  presque  tenus  de 
nous  le  montrer  comme  nous  le  montre  la  vie  elle-même,  localisé, 
nuancé.  —  Reste  évidemment  à  savoir  si  ces  tableaux  vivants  sont 
fidèles. 

Mais  c'est  surtout  la  façon  dont  le  public  juge  les  personnages 
qui  intéresse  la  science  des  mœurs,  parce  que,  là,  il  n'y  a  pas  seu- 
lement peinture  du  phénomène  moral,  il  y  en  a  reproduction  au 
sens  scientifique  du  mot.  Le  fait  moral,  en  ce  qui  concerne  le  sui- 
cide, c'est  la  façon  dont  un  groupe  apprécie  l'acte  d'un  homme 
qui  se  tue  dans  des  conditions  définies.  Quand  cette  appréciation 
se  traduit  en  phrases,  le  phénomène  de  traduction  s'ajoute  au  phéno- 
mène moral  et  peut  le  défigurer,  quelle  que  soit  l'habileté  du  tra- 
ducteur. Mais,  lorsqu'Hermione  se  tue,  ou  dona  Sol,  ou  le  marquis 
de  Puygiron,  la  réaction  du  public,  qui  ne  se  traduit  pas  en  phrases, 
est  un  fait,  artificiellement  provoqué,  il  est  vrai,  mais  un  fait  réel. 
Il  est  donc  très  légitime  de  l'observer  et  d'en  tirer  parti. 

On  dira  :  comment  l'observer  s'il  ne  se  manifeste  pas  ?  —  Il  ne 
se  manifeste  pas  par  des  phrases.  Mais  il  se  manifeste  par  ce  fait 
social  très  saisissable  qu'est  le  succès  des  œuvres  littéraires.  Ce 
succès  est  dû  souvent  pour  une  très  grande  part  à  ce  que  les  per- 
sonnages mis  sous  nos  yeux  sont  sympathiques  ou  antipathiques. 
Or,  l'auteur  qui  s'aviserait  de  vouloir  les  rendre  tels  sans  faire  ap- 
pel à  la  morale,  —  et  à  la  morale  réelle,  —  de  son  public  ne  serait 
pas  plus  compris  que  s'il  parlait  une  langue  étrangère.  Il  n'aurait 
aucun  succès.  En  étudiant  la  morale  précise  et  nuancée  qui  fait 
que  les  héros  plaisent  dans  les  ouvrages  qui  eux-mêmes  ont  plu,  il 
semble  donc  qu'on  ait  toute  chance  de  serrer  de  très  près  la  mo- 
rale réelle  du  public  auquel  s'adressent  ces  ouvrages. 

J'entends  bien  que  cette  étude  soulève  des  difficultés.  Comment 
savoir  si  les  romanciers  et  les  auteurs  dramatiques  ne  peuvent  pas 
faire  violence  une  heure  ou  deux  à  notre  morale,  la  fausser?  Com- 
ment discerner  les  ouvrages,  excellents  ou  médiocrss,  qui  en  fait, 
ont  plu  ?  Comment  savoir  si  le  héros  sympathique  qui  se  tue  est 
sympathique  à  cause  de  son  suicide  ou  malgré  son  suicide  ?  Mais 
je  crois  que  ces  difficultés  disparaissent  en  partie  si,  au  lieu  de 
considérer  quelques  ouvrages  célèbres,  on  envisage  des  genres  dans 


16  INTROIMM  TION 

leur  ensemble.  Qu'un  gr&tid  poète  puisse,  dans  une  certaine  me 
sure,  nous  donner  le  change  sur  nos  propres  sentiments,  cela  n'est 
pas  invraisemblable.  11  est  possible  que  l'art  de  Racine  ou  de  Hugo 
nous  fasse  juger  Ruy  Blas  et  Phèdre  autrement  que  nous  ne  les  ju^c 
rions  dans  la  vie  réelle,  une  fois  dépouillés  de  la  poésie  qui  les 
enveloppe.  Mais,  pour  être  sûr  de  ne  pas  céder,  sur  un  point  prêt  is, 
au  prestige  d'un  grand  poète,  il  suffit  de  consulter  sur  ce  même 
point  des  auteurs  plus  ordinaires.  Si  Mairet,  Rotrou,  Du  Ryer,  Tris- 
tan, si  Guérin  du  Bouscal,  de  la  Pinellière,  Pradon  rendent  le  nYême 
son  que  Corneille  et  Racine,  il  y  a  vraiment  bien  des  chances  pour 
que  la  morale  de  tant  de  héros  réponde  à  la  morale  réelle  du  public 
qui  les  admire.  De  même,  il  serait  difficile  à  l'heure  actuelle  de  dire 
avec  précision  quel  fut  le  succès  de  telle  ou  telle  œuvre  littéraire, 
et  les  choix  que  j'ai  dû  m 'imposer  dans  cette  étude  sont,  je  le  sais,  un 
peu  arbitraires.  Mais  risque-t-on  de  s'égarer  beaucoup  en  envisa- 
geant les  genres  dans  leur  ensemble,  en  disant  que  les  romans 
courtois  ont  plu  à  ce  qu'il  y  avait  de  plus  raffiné  dans  le  monde 
noble,  que  les  romans  précieux  ont  conquis  surtout  les  milieux 
mondains,  que  la  tragédie  classique  a  séduit  la  société  polie,  que 
le  drame  romantique  a  charmé  les  milieux  avances  et  le  théâtre 
de  Scribe  les  milieux  bourgeois,  qu'aujourd'hui  les  romans  feuil- 
letons et  le  mélodrame  ont  surtout  une  clientèle  populaire  ? 

La  dernière  difficulté  paraît  plus  considérable.  Un  héros  sym- 
pathique se  tue.  L'auteur  n'apprécie  pas.  Le  héros  est-il  sympa- 
thique parce  qu'il  se  tue  ou  malgré  qu'il  se  tue?  La  question  peut 
se  poser,  et  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  ces  personnages  vraiment 
vivants  qui  ne  sont  , selon  la  formule  classique,  ni  tout  à  fait  bons 
ni  tout  à  fait  mauvais.  Mais  d'abord  ce  que  M-  Lanson  appelle  a  la 
conception  grossière  du  personnage  sympathique  »  devient  ici 
un  fait  très  instructif.  Quand  le  beau  colonel  de  Scribe,  quand  le 
«  polytechnicien  candide  »  d'Augier,  quand  le  «  parfait  amant  » 
des  romans  précieux  croient  devoir  se  tuer,  c'est  évidemment  que 
ce  suicide  doit  compléter  leur  caractère  de  héros  sympathiques. 
Pour  des  œuvres  plus  délicates,  les  discussions  pourraient  être  in- 
finies. A  mon  sens,  la  mort  volontaire  d'Hermione  ou  de  Phèdre 
rachète  leurs  crimes.  D'autres  diront  qu'elle  les  couronne.  Mais  si, 
dans  presque  toutes  les  tragédies  classiques,  y  compris  les  pièces 
médiocres,  dont  les  héros  ont  l'âme  infiniment  plus  simple,  le 
personnage  jusque  là  sympathique  décide,  en  tel  ou  tel  cas  bien 
défini,  de  se  tuer,  force  est  bien  d'en  conclure  que  ces  suicides 
sont  approuvés  ou  exigés  par  le  public. 

Ainsi  morale  formulée,  lois  et  jurisprudence,  mœurs  et  modes, 
littérature,  tout  cela  peut  et  doit  servir  à  l'étude  du  fait  moral.  Tout 
ce  qui  s'impose  à  la  science  des  mœurs,  c'est  de  se  conformer  aux 


INTRODUCTION  17 

exigences  de  la  critique  historique  et  de  diminuer  les  chances  d'er- 
reur en  multipliant  sur  chaque  point  le  nombre  des  faits  observés. 


Le  point  faible  de  cette  méthode,  à  laquelle  j'ai  essayé  de  rester 
fidèle,  saute  aux  yeux.  Sur  la  plus  mince  question  (et  une  science 
naissante  ne  peut  en  envisager  d'autres) ,  elle  exige  de  longues  re- 
cherches. Du  coup,  il  semble  qu'elle  doive  ajourner  indéfiniment 
l.i  solution  du  plus  modeste  problème  pratique.  J'ai  restreint  mon 
étude  à  l'appréciation  du  suicide  en  France.  La  guerre  ayant  in- 
terrompu mon  travail,  j'ai,  sur  plus  d'un  point,  limité  mes  recher- 
ches plus  étroitement  que  je  n'aurais  voulu.  Malgré  cela,  j'ai 
consacré  plus  de  dix  ans  à  un  travail  dont  je  sens  vivement  les  im- 
perfections. S'il  faut  attendre,  pour  aboutir  à  une  conclusion  pra- 
tique, que  l'on  ait  étudié  par  les  mêmes  procédés  l'histoire  et  la 
morale  dans  les  autres  pays  d'Occident,  puis  dans  le  monde  entier, 
que  vaut  une  méthode  qui  exige  un  siècle  d'études  pour  résoudre  un 
problème  en  somme  assez  étroit? 

Si  je  croyais  qu'en  effet  l'étude  de  toutes  les  morales  qui  nous 
sont  accessibles  était  la  condition  indispensable  de  tout  résultat  pra- 
tique, j'avoue  que  je  n'aurais  pas  entrepris  cette  recherche.  Mais 
j'ai  la  conviction  qu'une  étude  plus  modeste  peut  aboutir  à  des 
conclusions.  Que  demandons-nous  en  somme  à  la  science  des 
mœurs  sur  une  question  précise  comme  celle  du  suicide  ?  Nous  lui 
demandons  ce  qu'est  notre  morale  à  l'heure  présente,  nous  lui  de- 
mandons ce  qu'elle  sera  demain.  Faut-il,  pour  répondre  à  ces  deux 
questions,  connaître  les  lois  générales  de  ce  que  M.  Lévy-B'ruhl 
appelle  la  «  nature  sociale  »  ?  Evidemment  ce  serait  préférable.  Si 
l'on  savait  avec  certitude  dans  quel  cas  la  morale  relative  au  sui- 
cide prend  telle  ou  telle  forme,  en  fonction  de  quoi  elle  évolue  dans 
les  sociétés  humaines  en  général,  il  deviendrait  facile  et  sûr  de  pré- 
dire ce  qu'elle  sera  demain  dans  notre  pays.  Mais  cette  prévision 
modeste  exige-t-elle  un  si  haut  savoir?  L'exemple  des  autres  sciences 
est  plus  rassurant.  Certes,  le  mouvement  de  la  terre  autour  du  so- 
leil est  un  fait  scientifiquement  mieux  établi,  aujourd'hui  qu'il  est 
solidaire  de  la  loi  de  l'attraction  universelle.  Tout  de  même  on  n'a 
pas  attendu  cette  loi  pour  admettre  que  la  terre  tournait?  La  consi- 
dération de  quelques  faits  choisis,  —  et  choisis  tout  simplement 
parce  qu'ils  nous  touchaient  de  plus  près,  —  a  précédé  la  vaste 
théorie  englobant  tous  les  faits  d'un  même  ordre.  La  loi  spécifique 
a  frayé  la  voie  à  la  loi  générale.  Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de 
même  pour  la  sociologie  et  en  particulier  pour  la  science  des 
mœurs  ?   Pourquoi   ne   pourrait-on   pas   trouver    une    réponse   sur 


18  INTRODI  (   1! 

l'évolution  d'une  1  «'-;» lilé  morale  en  France  avant   de  pouvoir   la   rat 
tacher  à  une  loi  gé&étftlfl  ? 

C'est  cet  espoir  qui  m'a  dicté  l'ordre  suivi  dans  cette  étude  et 
en  a  tracé  les  limites. 

Pour  savoir  ce  que  sera  demain  la  morale  relative  au  suicide  en 
France,  il  m'a  paru  que  la  première  condition  était  de  savoir  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui.  J'ai  donc  commencé  par  étudier  la  morale 
contemporaine  comme  une  réalité  qui  nous  serait  extérieure.  J'y  ai 
trouvé  deux  éléments  opposés,  deux  morales  qui  semblent  en  lutte. 

De  ces  deux  morales  en  lutte  laquelle  doit  l'emporter  ?  Cela  dé- 
pend évidemment  des  causes  sociales  qui  sont  favorables  soit  à 
l'une  soit  à  l'autre.  Quelles  sont  ces  causes?  Pour  le  découvrir, 
j'ai  essayé  de  remonter  jusqu'aux  origines  de  ces  deux  morales  dans 
les  civilisations  qui  ont  immédiatement  ou  presque  immédiatement 
influé  sur  la  nôtre  :  morale  celtique,  morales  juive  et  chrétienne, 
morale  romaine  ;  puis,  en  suivant  leur  histoire,  j'ai  cru  apercevoir 
qu'elles  étaient  liées  l'une  et  l'autre  à  certains  faits  sociaux.  Bref, 
il  m'a  paru  qu'on  pouvait  atteindre  la  loi  spécifique  de  leur  déve- 
loppement. 

Si  cette  loi  est  juste,  elle  n'autorise  évidemment  qu'une  prévision 
locale  et  à  courte  échéance.  Mais  elle  suffit,  je  crois,  à  prouver  et 
que  l'éthologie  existe  et  qu'elle  peut  dès  à  présent  orienter  notre 
action  immédiate.  A  coup  sûr,  la  connaissance  d'une  loi  univer- 
selle aurait,  outre  la  beauté,  de  plus  grands  effets  pratiques  et  nous 
donnerait  plus  d'assurance;  elle  serait  à  l'art  social  ce  que  l'astro- 
nomie est  à  la  navigation.  Mais,  aujourd'hui  même,  le  navire  qui 
se  guide  sur  le  cours  des  astres  ne  dédaigne  pas  la  flamme  qui  indique 
à  courte  distance  le  récif  ou  l'entrée  du  port. 


PREMIÈRE    PARTIE 

Le  Suicide  et  la  Conscience  contemporaine 
Morale  simple  et  Morale  nuancée 


CHAPITRE  PREMIER 
Nécessité  et  plan  d'une  étude  de  la  morale  contemporaine 

1)  Nécessité  d'étudier,  objectivement  notre  morale;    2)  définition  du  suicide 
et  de  l'époque  contemporaine. 

En  ce  qui  concerne  le  suicide,  comme  sans  doute  sur  bien 
d'autres  points,  notre  propre  morale  nous  est  inconnue. 

Evidemment,  il  paraît  d'abord  assez  facile  de  l'atteindre.  On  a 
beau  l'envisager  comme  une  chose  sociale,  extérieure  aux  individus, 
comme  du  dehors  elle  s'impose  à  eux,  chacun  de  nous  ne  doit-il 
pas  la  retrouver  sans  peine  en  interrogeant  les  autres,  en  s'inter- 
rogeant  lui-même  ? 

Ce  qui  entretient  cette  illusion,  c'est  que  nous  connaissons  évi- 
demment par  cette  voie  certains  traits  de  notre  morale.  Nous  sa- 
vons qu'elle  interdit,  par  exemple,  le  meurtre,  le  vol.  Mais  s'ensuit- 
il  que  nous  puissions  savoir  de  la  même  manière  si  elle  autorise  ou 
non  le  suicide  ?  Autant  prétendre  qu'en  psychologie  l'introspection 
et  la  conversation,  qui  nous  font  grossièrement  entrevoir  certains 
faits,  doivent  suffire  à  nous  révéler  le  mécanisme  de  la  sensation. 

D'abord,  à  la  question  :  que  pensez-vous  du  suicide  ?  tout  le 
monde  ne  répond  pas.  J'ai  beau  rentrer  en  moi-même,  je  serais 
bien  en  peine  de  dire  ce  que  j'en  pense.  Des  paysans  que  j'ai  ques- 
tionnés de  mon  mieux  ne  m'ont  rien  dit  du  tout.  D'autres,  plus 
cultivés,  sont  loquaces.  Mais  que  révèlent-ils  en  parlant  ?  Leur  mo- 
rale? Tout  au  plus  l'idée  qu'ils  s'en  font,  et  encore  à  supposer  qu'ils 
l'expriment  fidèlement. 

L'idée  fût  elle  juste  et  l'expression  exacte,  il  resterait  à  décider 
dans  quelle  mesure  la  morale  du  témoin  reproduit  ou  déforme  celle 
de  son  milieu.  Mais  a  priori,  on  peut  douter  et  que  l'expression 
elle-même  soit  fidèle  et  que  l'idée  réponde  à  la  réalité.  Interrogez 
les  individus,  disait-on  au  cours  d'une  discussion  à  la  Société  fran- 


20  LA   MORALE    CONTEMPORAINE 

çaise  de  l'hilosopJiic,  ils  vous  répondront  plus  ou  moins  exacte- 
ment ce  qu'ils  ont  appris  à  l'école  ou  au  catéchisme  (i).  On  nous  en- 
seigne dès  l'enfance  tant  de  formules,  que  de  bonne  foi  nous  ris- 
quons de  prendre  l'idée  reçue  pour  notre  idée  personnelle  et  la 
phrase  toute  faite  pour  l'expression  juste  (2).  Lorsqu'on  parle  de  vol 
ou  d'assassinat,  l'image  du  gendarme,  de  la  prison,  du  bourreau, 
donne  au  gros  de  nos  sentiments  une  précision  brutale  qui  diminue 
les  chances  d'erreur.  S'il  s'agit  du  mensonge,  de  la  calomnie,  de  la 
méchanceté,  mille  expériences  nous  permettent  de  corriger,  d'as- 
souplir les  phrases  apprises.  Mais  pour  le  suicide  il  n'en  va  pas  de 
même.  Du  catéchisme  à  Sénèque,  de  Saint  Augustin  à  Rousseau, 
nous  pensons  à  l'ombre  des  livres,  dans  le  cadre  des  doctrines  ap- 
prises. Pour  mettre  à  l'épreuve  les  résultats  de  ce  long  effort 
livresque,  il  faudrait  un  certain  nombre  de  suicides  qui  nous 
touchent,  nous  émeuvent,  provoquent  de  notre  part  des  réactions 
morales  vives  et  franches.  Mais  combien  d'entre  nous  arrivent  à 
l'âge  d'homme  sans  avoir  connu  d'émotions  de  ce  genre  —  et  par 
suite  sans  savoir  ce  qu'ils  pensent  au  vrai  du  suicide  ?  N'eût  on 
pas  0  priori  tant  de  raisons  de  méfiance,  on  connaîtrait  vite  à 
l'épreuve  la  vanité  de  toutes  ces  déclarations  individuelles.  Non 
seulement  les  réponses  sont  livresques,  mais  elles  sont  sans  consis- 
tance. Je  ne  compte  plus  les  personnes  auxquelles  j'ai  demandé 
leur  opinion  sur  le  suicide  et  qui  m'ont  répondu  :  c'est  une  lâ- 
cheté, c'est  un  aveu  de  faillite,  c'est  une  désertion,  —  ou  à  l'in- 
verse :  c'est  une  chose  admirable,  c'est  le  dernier  recours  d'un 
homme  d'honneur,  c'est  la  garantie  de  notre  dignité.  Mais,  neuf 
fois  sur  dix,  il  a  suffi  de  quelques  questions  plus  précises  pour  que 
la  personne  interrogée  corrigeât  sa  formule,  la  reniât,  la  retournât, 
ajoutât  en  souriant  :  ce  sont  là  des  choses  qu'on  dit.  Lorsqu'il  ne 
s'agit  plus  de  généralités,  mais  de  l'appréciation  d'un  cas  concret, 
non  seulement  il  est  facile  d'obtenir  la  réponse  qu'on  veut,  mais 
il  est  difficile  de  ne  pas  l'obtenir.  Par  instants,  on  se  laisserait 
aller  à  se  demander  si,  en  ce  qui  concerne  le  suicide,  nous  avons 
une  morale.  Conclusion  naïve  :  les  gens  qui  parlent  une  langue 
ont  beau  ignorer  les  lois  de  la  phonétique  ou  s'en  faire,  au  hasard 
de  quelques  lectures,  une  idée  flottante  et  contradictoire,  ces  lois 
n'en  existent  pas  moins  et,  à  leur  insu,  les  dirigent.  Il  y  a,  tou- 
chant le  suicide,  une  réalité  morale,  mais  nous  ne  la  connaissons 


(1)  Bulletin  de  la  Société  française  de  philosophie,  t.  VI,  p.  195,  séance 
du  11  février  1906.  (2)  Voir,  sur  ce  point,  G.  Dromard,  les  Mensonges  de  la 
Vie  intérieure,  (P.  1910,  p.  25-26),  J.  de  Gaultier,  Le Bovarysmel  P.  1892,  p.  19, 
Palante,  Combat  pour  l'individu,  P.  1904,  p.  166. 


DÉFINITION   DÎT   SUICIDE  21 

Est-ce  à  dire  qu'il  nous  soit  impossible  de  l'atteindre  ?  Tant  s'en 
faut.  Fait  social,  il  serait  bien  invraisemblable  qu'elle  ne  se  ma- 
nifestât pas  par  des  faits  sociaux.  Il  n'y  a  donc  qu'à  faire  pro- 
visoirement table  rase  des  déclarations,  des  opinions  purement  in- 
dividuelles et  à  l'étudier  comme  on  étudierait  une  morale  du  temps 
passé,  à  travers  les  réalités  collectives  :  doctrines  des  moralistes, 
droit  et  jurisprudence,  usages,  littérature.  C'est  cette  étude  que 
j'ai  tentée. 

Je  m'étais  mis  au  travail  avec  l'idée  préconçue  que  deux  morales 
se  disputaient  la  conscience  contemporaine  :  morale  «  chrétienne  », 
hostile  au  suicide,  morale  née  de  la  lutte  contre  le  christianisme  et 
favorable  à  la  mort  volontaire,  et  je  comptais  les  suivre  tour  à  tour 
dans  leurs  manifestations  sociales.  Mais  j'ai  eu  peu  à  peu  l'impres- 
sion que  cette  idée  et  ce  plan  faisaient  trop  souvent  violence  aux 
faits.  Sans  doute  un  conflit  travaille  la  conscience  contemporaine. 
Mais  il  met  aux  prises  autre  choses  que  des  idées  chrétiennes  et 
des  idées  anti-chrétiennes,  et  il  ne  trouble  guère  moins  la  morale 
de  l'Eglise  que  le  reste  de  la  morale-  Telle  est  du  moins  la  première 
conclusion  que  m'ont  suggérée  les  faits.  Je  vais  essayer  de  montrer 
comment  j'y  ai  été  conduit,  et  ensuite  où  elle  m'a  mené,  en  sui- 
vant l'ordre  que  le  progrès  de  ma  recherche  a  substitué  peu  à  peu 
à  mon  premier  plan,  c'est-à-dire  en  étudiant  tour  à  tour  la  morale 
commune,  puis  les  morales  professionnelles  qui  s'intéressent  au 
suicide,  et  enfin  les  morales  confessionnelles. 

Reste  à  définir  le  suicide  et  les  limites  dans  lesquelles  j'étudie 
la  morale  «  contemporaine  ». 

Sur  le  premier  point,  j'ai  utilisé  la  définition  de  Durkheim.  Ce 
r.'est  pas  la  seule  qui  ait  été  proposée  au  temps  présent.  Rien  qu'à 
l'époque  contemporaine,  les  seuls  moralistes  en  ont  formulé  plus 
d«  dix.  Mais  toutes  impliquent  un  début  d'appréciation  morale  ; 
iJ  est  donc  impossible  d'en  élire  une  sans  éliminer  une  diversité 
dont  l'étude  s'impose  à  la  science  des  mœurs.  La  définition  de 
Durkheim  a  le  double  avantage  d'être  fondée  objectivement  et 
d'être  neutre  au  point  de  vue  moral  :  est  suicide  «  tout  cas  de 
mort  qui  résulte  directement  ou  indirectement  d'un  acte  positif 
ou  négatif  accompli  par  la  victime  elle-même  et  qu'elle  savait  de- 
voir produire  ce  résultat  »  (i). 

Il  est  plus  difficile  d'enfermer  dans  des  dates  précises  la  morale 
«  contemporaine  ».  J'ai  choisi  pour  point  de  départ  l'année  1884, 
parce  que  c'est  de  1881  à  1884  qu'a  été  réglée  définitivement,  au 
point  de  vue  légal,  la  question  de  l'inhumation  des  suicidés.  L'année 


(1)  Le  Suicide,  p.  5. 


22  LA   MORALE   CONTEMPORAIN!] 

19 14  ne  correspond  à  aucun  fait  de  ce  genre.  Mais  la  plupart  de 
mes  recherches  étaient  à  cette  date  à  peu  près  terminées.  Il  eût  été 
long,  la  guerre  finie,  de  les  reprendre  et  de  les  compléter  et,  étant 
donnée  l'extrême  lenteur  de  l'évolution  morale  entre  l'époque  ro- 
maine et  la  nôtre,  il  n'était  guère  vraisemblable  qu'un  changement 
d'importance  eût  pu  se  produire  en  six  ans. 


CHAPITRE  II 

La  Morale    formulée 
Morale   simple   et   morale   nuancée 

Il  v  a  manifestation  de  la  morale  commune  là  où  formules,  lois 
-et  mœurs  sont  les  mêmes  pour  tous,  là  où  moralistes  et  littérateurs 
s'adressent,  non  à  un  groupe  spécial,  mais  à  l'ensemble  du  public. 
Je  laisse  donc  de  côté  dans  ce  chapitre  les  ouvrages  confessionnels. 

Par  contre,  je  n'ai  pas  limité  ma  recherche  aux  auteurs  qui  font 
profession  de  philosophie.  Il  y  a  morale  formulée  chaque  fois  qu'un 
écrivain  quelconque  soumet  au  public  une  opinion,  soit  sur  la 
mort  volontaire  en  général,  soit  sur  un  suicide.  J'ai  donc  étudié 
successivement  les  moralistes,  les  auteurs  d'ouvrages  destinés  à 
l'enseignement,  les  poètes,  les  journalistes. 

Cette  étude  me  laisse  deux  impressions  : 

i°  Il  n'y  a  pas,  dans  la  morale  contemporaine,  comme  on  le 
dit  trop  souvent,  une  doctrine  qui  condamne  le  suicide  et  une  doc- 
trine qui  l'approuve  :  il  y  a  une  morale  simple  qui  condamne  tous 
îe<:  suicides,  en  principe  et  dans  tous  les  cas,  et  une  morale  nuancée 
qui,  plus  souple,  distingue  entre  les  cas  et  va  de  l'horreur  au  blâme 
■et  à  la  désapprobation,  de  la  désapprobation  à  la  pitié,  de  la  pitié 
à  l'excuse,   à  l'approbation,  à  l'admiration  ; 

2°  Le  conflit  de  ces  deux  morales,  ne  se  ramène  pas,  au  moins 
dans  les  formules,  à  un  conflit  entre  la  pensée  catholique  et  ses 
adversaires.  Les  deux  doctrines  opposées  se  disputent  et  divisent  le 
monde  de  la  pensée,  l'enseignement  neutre,  la  presse  neutre,  sans 
qu'on  puisse  ranger  leurs  partisans  en  deux  camps  bien  définis  au 
point  de  vue  religieux,  philosophique  ou  politique.  Et  l'impression 
générale,  lorsqu'on  étudie  la  morale  formulée  n'est  pas  un  impres- 
sion de  lutte  franche,  mais  d'incertitude,   de  désarroi. 


I 

Xes  moralistes:  1)  la  plupart  des  moralistes  condamnent  le  suicide;  -  leurs 
arguments  ;  2)  il  n'y  a  pas  en  face  de  cette  morale  qui  condamne  le  sui- 
cide une  morale  qui  l'approuve,  mais  :  3)  de  tous  les  arguments  allégués 
contre  le  suicide,  il  n'y  en  a  pas  un  seul  qui  n'ait  été  réfuté  par  quelque 
moraliste  contemporain  ;  4)  certains  moralistes  expriment  nettement 
lidée  qu'il  y  a  suicide  et  suicide  et  que  l'appréciation  morale  doit  varier 
selon  les  cas  ;  5)  cette  morale  nuancée  parait  influer  sur  ceux  mêmes  qui 
•condamnent  le  suicide  en  principe  et  provoque  parmi  eux  des  désaccord* 


24  l.A    MORALE   FORMULÉE 

sur  le  BenB  du  nu.!,  —  sur  la  gravité  de  la  faute,  —  sur  lis  cat  dignes 
d'indulgence  ou  de  pitié.  —  Ce  conflit  de  la  morale  «impie  et  de  la 
morale  nuancée  n'est  pas  liée  à  un  dualisme  religieux  ou  philosophique  ;  la 
morale  simple  a  seulement  l'air  d'être  morale  ofl  oieDe. 

A  lire  les  moralistes  (i),  on  a  d'abord  une  impression  d'unité  :  sur 
les  quarante-sept  auteurs  dont  on  trouvera  les  noms  ci-dessous, 
trente-huit  se  prononcent  contre  le  suicide. 


(1)  J'entends  par  moralistes,  selon  l'usage,  ceux  qui  envisagent  la  question 
en  philosophes  ou  en  sociologues.  Néanmoins,  pour  ne  pas  multiplier  les  divi- 
sions, j'ai  joint  aux  moralistes  proprement  dits  quelques  juristes  et  médecins 
qui,  dans  des  ouvrages  techniques  sur  le  suicide,  ont  traité  en  passant  la 
question  morale.  Bien  entendu,  je  ne  pouvais,  étant  donné  le  grand  nombre 
des  publications  périodiques,  essayer  de  dresser  une  liste  complète  de  tous 
ceux  qui  se  sont  occupés  du  suicide.  D'autre  part,  je  ne  pouvais  m'en  tenir 
aux  auteurs  connus  ;  car  les  plus  grands  philosophes  ne  sont  pas  nécessaire- 
ment ceux  qui  expriment  le  mieux  la  morale  de  leur  époque.  J'ai  donc  lu  :  1) 
tous  les  ouvrages  sur  le  suicide  indiqués  dans  Otto  Lorenz  et  dans  les  Cata- 
logues par  matières  de  la  Bibliothèque  nationale,  (de  1914  à  1919,  le  Journal  de 
la  Librairie  ne  signale  au  mot  :  morale  aucun  ouvrage  sur  le  suicide)  ;  2)  les 
articles  qui  se  trouvent  dans  quelques  Répertoires  et  Encyclopédies  connus  et 
ceux  qu'indiquent  les  Tables  des  Revues  suivantes  :  Revue  des  Deux  Mondes^ 
(1886-1911),  Revue  de  Paris  (1894-1913),  Correspondant,  (1875-1900),  Revue 
Bleue,  (tables  semestrielles  1884-1914),  Mercure  de  France,  (1890-1904),  Nou- 
velle Revue  (1879-1913),  Revue  Philosophique,  (tables,  puis  sommaires  1884- 
1918),  Revue  de  Métaphysique  et  de  morale,  (tables,  puis  sommaires  jusqu'en 
1919)  ;  3)  les  ouvrages  indiqués  par  Otto  Lorenz,  mots  :  morale  et  philosophie, 
jusqu'en  1912  et,  après  cette  date,  les  ouvrages  indiqués  par  le  Journal  de 
la  Librairie,  (exception  faite  de  quelques  livres  qui  ne  se  trouvent  pas  à  la 
Bibliothèque  nationale).  J'indique  ici  les  ouvrages  et  articles  dans  lesquels  il 
est  quescion  du  suicide  au  point  de  vue  moral  :  Alpy,  De  la  répression  du 
suicide,  P.  1910  ;  Belot,  Etudes  de  morale  positive,  P.  1907  ;  Berge,  La  vraie 
morale,  P.  1907  ;  Bonzon,  Guerre  à  l'immoralité  :  criminels,  suicidés,  buveurs, 
Vais  les  Bains,  sd  ;  Bouillier,  Course  à  travers  les  faits  divers  de  la  presse  (Corres- 
pondant, 1890,  10  mars)  ;  Bourgarel,  Le  suicide,  (Gazette  des  Tribunaux, 
1891,  19  octobre)  ;  Bureau,  La  crise  morale  des  temps  nouveaux  ;  P.  1908, 
Cantecor,  Le  suicide,  (Revue  de  Métaphysique  et  de  morale  1913,  t.  XXI,  p.  437)  ; 
Cartault,  Les  sentiments  généreux,  P.  1912  ;  Clemenceau,  La  mêlée  sociale, 
P.  1895  ;  Coissac,  La  morale  sans  Dieu,  Tours,  sd.  ;  Commarmond,  Le  suicide 
dans  l'assurance  sur  la  vie,  P.  1908  ;  Corre,  Crime  et  suicide,  P.  1890  ;  Doumic, 
Le  suicide  au  théâtre  (Revue  des  deux  mondes  15  oct.  1905)  ;  Duprat,  La 
morale,  P.  1901  ;  Compte-rendu  du  livre  de  A.  de  Luna  (Revue  philosophique, 
1908,  I,  440)  ;  Duplessy,  Esquisse  de  morale  mathématique,  P.  1912  ;  Durk- 
heim,  Le  suicide,  P.  1897;  Dusseuil  (Léonie)  La  philosophie  du  cœur,  P.  1901  ; 
Encyclopédie  du  XXe  siècle,  article  :  suicide,  (t.  XI.  P.  1912)  ;  Faguet,  Sur  le 
suicide,  (Revue  Bleue  1908,  20  avril)  ;  Faure  (S.),  La  douleur  universelle,  P. 
1895  ;  Fuzier-Herman,  Répertoire  alphabétique  général  du  droit  français, 
article  :  suicide,,  t.  XXXV,  P.  1903  ;  Garrison,  Le  suicide  dans  l'antiquité  et 
dans  les  temps  modernes,  P.  1885  ;  Gaultier,  Les  maladies  sociales,  1913,  (cf. 
Revue  Bleue  1913,  I.  p.  444,  571,  728  )  ;  Herpin,  De  la  répression  du  suicide, 
Poitiers  1907  ;  Jacob,  Devoirs,  P.  1910  ;  Lalande,  Précis  raisonné  de  morale 
pratique,  P.  1907  ;  De  Lanessan,  La  morale  naturelle,  P.  1908  ;  Laplaigne,  La 
morale  d'un  égoïste,  P.  1900  ;  Leclère,  A  propos  de  l'article  de  M.  Cantecor, 


LES   MORALISTES  25 

Quelques-uns  indiquent  leur  opinion  d'un  mot  sans  prendre 
souci  de  la  justifier,  comme  si  la  question  du  suicide  ne  se  posait 
plus  pour  eux.  Ainsi  Létourneau  se  contente  de  dire  qu'en  ce  qui 
concerne  le  suicide  le  christianisme  opéra  une  révolution  «  bien- 
faisante »  (i).  M.  Tavernier  dénonce  «  les  grandes  phrases  »  qui 
essaient  de  justifier  la  mort  volontaire  (2).  M.  Bureau  signale 
comme  a  immorales  »  les  doctrines  «  sur  le  suicide  libéra- 
teur ))  (3).  Parfois  même  la  condamnation  est  sous  entendue  (4). 

Néanmoins  cette  brièveté  et  ce  silence,  qui  seraient  l'indice  d'une 
morale  bien  établie,  sont  exceptionnels.  La  plupart  des  moralistes 
essaient  de  prouver  que  le  suicide  est  une  faute  ou  un  crime.  Dans 
les  ouvrages  contemporains,  je  relève  neuf  arguments. 

Celui  qui  revient  le  plus  souvent  (je  l'ai  retrouvé  dans  dix  mo- 
ralistes) est  l'argument  social  :  qui  se  tue,  fait  tort  à  la  société  (5). 
Garrisson  ajoute,  en  reprenant  une  idée  d'About  :  il  fait  preuve 
d'ingratitude,  car  la  société  nous  rend  de  tels  services  que  nous 
devons  vivre  pour  payer  notre  dette.  Dans  ses  Etudes  de  morale 
positive,  M.  Belot  rajeunit  l'argument  social  par  un  tour  ingénieux. 
Il  reconnaît  qu'au  fond  la  société  ne  perd  pas  grand  chose  à  l'éli- 
mination  des   faibles.    Mais,    ajoute-t-il,    «  le   principe   de   la   disci 


Revue  de  Métaphysique  et  de  morale,  1913,  t.  XXI,  p.  576  ;  Létourneau, 
L' évolution  de  la  morale,  P.  1886  ;  Médeville,  Le  suicide  en  droit  pénal,  Bordeaux 
1911  ;  Dr.  Mireur.  Les  morts  violentes  à  Marseille,  Suicides,  etc,  P.  1888  ; 
Metchnikof,  Etudes  sur  la  nature  humaine,  P.  1903  ;  Essais  optimistes,  P.  1907  ; 
H.  Michel,  Propos  de  morale.  P.  1904  ;  Piat,  La  morale  du  bonheur,  P.  1910  ; 
Proal,  Le  crime  et  le  suicide  passionnels,  P.  1900  ;  L'éducation  et  le  suicide  des 
enfants,  P.  1907  ;  Reboul,  Essai  sur  la  Patho  génie  du  suicide,  Bordeaux  1900  ; 
Rey,  Maximes  morales  et  immorales,  P.  1914  ;Rostand  E.,  Un  peuple  peut-il 
avoir  une  vie  morale  saine  si  l'état  en  élimine  les  religions,  4e  édition,  P.  sd  ; 
Sartiaux,  Moraleanktienne  et  morale  humaine,  P.  1917  ;  Sarty,  Le  suicide,  si. 
1889  ;  Tarde,  Etudes  pénales  et  sociales,  P.  1892  ;  Tavernier,  La  morale  et 
l'esprit  laïque,  P.  1903;  Terraillon,  L'honneur,  P.  1912.  Il  est  question  inci- 
demment du  suicide  dans  la  discussion  organisée  par  la  Société  française  de 
philosophie  sur  le  Précis  de  M.  Lalande,  {Bulletin  de  la  Société,  1907,  p.  39-40) 
et  dans  la  discussion  du  21  juin  1909  à  la  Chambre  des  Députés,  (Interpellation 
de  M.  Barrés  à  propos  d'un  suicide  d'élève  au  lycée  de  Clermont-Ferrand) .  — 
J'ai  lu  un  certain  nombre  d'articles  relatifs  au  suicide  dans  les  Annales  médico- 
psychologiques  et  dans  les  Archives  de  l'Anthropologie  criminelle,  mais  dans  ces 
articles  strictement  techniques  je  n'ai  pas  trouvé  un  mot  d'appréciation 
morale. 

(1)  Létourneau,  p.  423.  (2)  Tavernier,  chapitre  I.  (3)  Bureau,  p. 
111,  note.  Cf.  Les  observations  de  M.  Blondel  et  de  l'abbé  La  Bcrthonnière 
dans  le  Bulletin  de  la  Société  française  de  Philosophie,  1907,  p.  40.  (4)  Voir 
le  livre  de  Médeville  et  l'article  de  Faguet.  La  condamnation  du  suicide  n'est 
pas  formulée  :  on  ne  s'aperçoit  que  les  auteurs  le  condamnent  que  lorsqu'ils 
excusent  tel  ou  tel  suicide.  (5)  Alpy,  p.  9  ;  Bonzon,  p.  19,  Bourgarel,  art. 
cité  ;  Commarmond,  p.  21  ;  Corre,  p.  90  ;  Encyclopédie  univ.  du  xxe  s.,  art. 
suicide  ;  Garrison,  p.  232  ;  Herpin,  p.  10  ;  Terraillon,  p.  150  ;  Sarty,  p.  6. 


2C)  LA     MOKALE    FOI. 

plinc   sociale   »   ne  saurait   s'accommoder  du  droil   de   l'individu   à 
disposer  de  lui-même,  et  surtout  le  suicide  offense  la  société  p 
qu'il  constitue  «  un  reproche  à  son  adresse  ».   Le  désespoir  du  sui- 
cidé lui  fait  injure.  «  Kl  le  condamne  le  suicide  parce  que  le  suindc 
la.  condamne  »  (i). 

Deuxième  argument,  repris  par  sept  moralistes  :  le  suicide  est 
une  faiblesse,  une  lâcheté,  une  solution  facile  :  «  Il  est  plus  facile 
et  peut-être  plus  agréable,  dit  M.  Rey,  de  mourir  pour  la  femme 
qu'on  aime  que  de  vivre  pour  elle.  »  «  Le  suicide,  dit  M.  Terraillon, 
est  la  forme  suprême  de  lâcheté.  »  M.  Cartault  précise  :  «  c'est  la 
itcision  qui  est  lâche  et  non  l'acte  »  (2). 

Troisième  argument,  allégué  quatre  fois  :  le  suicide  est  une  vio- 
lation de  nos  devoirs  envers  Dieu  (3). 

Quatrième  argument  :  le  suicide  est  une  révolte  «  contre  la 
nature  »,  une  «  cruauté  envers  soi-même  »,  un  acte  «  contraire 
à  notre  nature  ».  Je  n'ai  trouvé  cet  argument  que  dans  trois  mo- 
ralistes (l\).  Peut-être  est-il  sous  entendu  dans  les  livres  de  Metch- 
nikof  (5). 

Cinquième  argument  :  le  suicide  doit,  être  considéré  comme 
immoral  parce  que  la  plupart  des  société  connues  l'ont  réprouvé 
et  parce  que  cette  réprobation,  liée  à  un  respect  toujours  accru 
■  de  la  personne  humaine,  est  devenue  de  plus  en  plus  rigoureuse  dans 
le.»  sociétés  modernes.  C'est  la  théorie  de  Durkheim.  Il  y  est  fait  une 
brève  allusion  dans  les  livres  de  Duprat  et  d'Alpy  (6). 

Sixième  argument  :  le  suicide  est  «  un  mal  moral,  puisqu'il 
attente  à  la  dignité  de  la  personne  humaine  en  la  supprimant  et 
qu'il  'renie  en  somme  tous  ses  devoirs  à  la  fois  »  (7).  On  reconnaît, 
en  gros,  l'argument  de  Kant.  M.  Gaultier  est  seul  à  le  reprendre. 

Septième  argument  :  le  suicide  «  constitue  un  danger  perma- 
nent »,  car  «  celui  qui  est  résolu  à  se  tuer  n'hésitera  pas,  pour  un 
motif  futile,  à  attenter  à  la  vie  de  ses  semblables  ».  Cette  variante 
de  l'argument  social  a  été  formulée  par  Delisle  de  Sales.  M.  Alpy, 
seul,  la  reprend  à  son  compte  (8). 

Huitième  argument  donné   par  M.   Barres  :   se   tuer,    c'est   croire 
<(  qu'il  y  a  du  sérieux  au  monde  »  ;  c'est  attacher  trop  d'importance 


(1)  Belot,  p.  331-335.  (2)  Berge,  chap.  I  ;  Cartault,  p.  72  ;  Garrison 
p.  232  ss.  ;  Rey,  Maximes,  464  ;  Rostand,  p.  19  ;  Terraillon,  p.  149-150  ; 
Sarty,  p.  6.  (3)  Piat,  p.  104  ;  Dusseuil,  p.  268  ;  Bourgarel,  Répertoire  de 
Fuzier-Herman  (articles  cités)  :  Alpy,  p.  5-7.  (tyRépert.  Fuzier-Herman  (p. 
318)  ;  Alpy,  p.  7-9  ;  Encyclopédie  du  xxe  s.,  art.  cité.  (5)  Etudes  sur  la  nature 
humaine,^.  4  ;  Essais  optimistes,  p.  303  ;  le  grand  nombre  des  suicides  est 
expliqué  par  le  développement  des  doctrines  pessimistes.  (6)  Durkheim, 
p.  370-383  ;  Duprat,  p.  196  ;  Alpy,  p.  10  (7)  Revue  Bleue,  1913,  I.  p.  728. 
{8)  Alpy,  p.  12. 


LES   MORALISTES  27 

aux  choses  ;  «  l'essentiel  est  de  se  convaincre  qu'il  n'y  a  que  des 
manières  de  voir  ;  que  chacune  d'elles  contredit  l'autre  et  que  nous 
pouvons  avec  un  peu  d'habileté,  les  avoir  toutes  sur  le  même 
objet  »  (i). 

Dernier  argument  :  «  la  formulation  la  plus  sévère  et  la 
plus  prudente  de  la  licsnce  du  suicide  est  une  immoralité  ».  M.  Le- 
clère,  qui  donne  cette  raison,  la  donne  un  peu  en  désespoir  de 
cause.  Il  admet  que  les  arguments  qu'on  allègue  d'ordinaire  pour 
interdire  le  suicide  n'y  suffisent  pas.  Mais  «  quand  un  précepte 
moral  est  très  cher  au  sens  commun  sans  que  cependant  l'intel- 
ligence en  puisse  établir  le  bien  fondé,  il  est  sage  d'y  rester  fidèle 
jusqu'à  nouvel  ordre,  quoi  qu'il  en  puisse  coûter  ».  Il  faut  donc, 
sans  préjuger  du  verdict  de  l'avenir,  adopter  à  l'égard  du  suicide 
«  le  non  licet  traditionnel  ».  Mais  pour  que  cette  adoption  ne  sou- 
lève pas  trop  de  difficultés,  il  est  «  désirable  de  trouver  un  biais 
pour  établir  que  le  principe  est  intangible  ».  Ce  biais,  c'est  la 
'(  doctrine  de  la  maximation  »  due  à  M.  Egger  :  lorsqu'il  y  a  pour 
la  moralité  danger  évident  à  la  formulation  d'une  licence,  il  de- 
vient immoral  de  la  formuler  ».  Or  le  simple  fait  de  maximer  la 
licence  du  suicide  aurait  pour  conséquence  un  accroissement  du 
nombre  des  suicides.  Donc,  cette  «  formulation  »  serait  immo- 
rale (2). 

Peut-être  le  luxe  ingénieux  de  ces  arguments  fait-il  songer  au 
mot  de  la  fable  :  n'en  ayons  qu'un,  mais  qu'il  soit  bon.  Néan- 
moins, ce  qui  frappe  dès  l'abord,  c'est  moins  le  désaccord  sur  les  con- 
sidérants que  l'accord  sur  la  sentence.  L'un  aligne  de  vieux  argu- 
ments, l'autre  essaie  de  les  rajeunir,  un  troisième  cherche  du  nou- 
veau, un  dernier,  de  son  aveu,  biaise.  Mais  tous  arrivent  à  la 
même  conclusion  :  le  suicide  est  immoral. 

Y  a-t-il,  en  face  de  cette  morale  qui  condamne  ainsi  le  suicide, 
une  morale  qui  l'approuve  ?  On  le  croirait,  à  lire  les  moralistes 
qui  dénoncent  «  les  partisans  du  suicide  »,  les  apologistes  du  sui- 
cide »,  les  «  doctrines  sur  le  suicide  libérateur  ».  Mais  ces  mora- 
listes, en  général,  ne  citent  guère  de  noms  propres.  Ils  incriminent 
vaguement  les  partisans  de  l'athéisme  ou  du  matérialisme  jouis- 
seur, les  «  artisans  de  malheur  et  de  désespérance  »  (3).  Pour  ma  part, 
j'ai  cherché  avec  soin  et,  dans  tous  les  auteurs  que  j'ai  lus,  je  n'ai 
relevé  que  trois  phrases  qui  fussent  favorables  au  suicide  en  gé- 
néral. M.  Coissac  proclame  «  Le  droit  de  l'individu  au  suicide  »  (4). 


(1)  Un  homme  libre,  P.  1912,  dédicace,  p.  XX.  (2)  Leclère,  Revue  de  Met. 
<£  de  Mor.,  1913,  XXI,  p.  576.  (3)  Gaultier,  Les  Maladies  sociales,  p.  265. 
(4)   Coissac,   p.    87. 


28  LA   MORALE   FORMU I 

| 
M.  Laplaigne  écrit  :  celui  qui  s'arrache  à  l'existence  pour  ne  pas 
déchoir  «  celui-là  n'est  point  un  lâche.  Et  ce  n'est  point  être 
abattu  par  la  mauvaise  fortune  que  de  lui  lancer  ce  défi  suprême, 
c'est  la  vaincre  »  (i).  Enfin  M.  Clemenceau  écril  dans  la  Mêlée 
sociale  :  «  Je  laisse  de  côté  les  thèses  de  J.-J. -Rousseau  sur  le  sui- 
cide qui  ne  sont  que  des  thèses.  Je  prends  le  fait.  Le  pouvoir  de 
disposer  de  soi  est  la  plus  haute  affirmation  d'individualité  d'un 
être  qui  n'a  pas  demandé  l'existence.  »  (2).  Et,  après  avoir  expliqué 
que  le  travail  est  le  meilleur  remède  contre  l'envie  de  se  tuer, 
M.  Clemenceau  ajoute,  en  manière  de  post-scriptum  :  «  Et  puis,  je 
vais  te  dire,  si  tu  es  trop  fatigué,  va-t-en  »  (3). 

Ces  trois  phrases  suffisent-elles  pour  qu'on  puisse  parler  d'une 
morale  favoral  le  au  suicide  ?  Je  ne  le  crois  pas.  Sans  doui^,  M.  La- 
plaigne et  M.  Clemenceau  ont  l'air  de  reconnaître  au  suicide  une 
certaine  grandeur.  Néanmoins  M.  Clemenceau  ne  dit  «  va-t'en  » 
qu'à  ceux-là  seuls  qui  se  sentent  «  trop  fatigués  ».  M.  Laplaigne, 
lui,  ne  parle  que  de  ceux  qui  meurent  «  pour  ne  pas  déchoir  ». 
Enfin  M.  Coissac,  après  avoir  proclamé  le  «  droit  au  suicide  », 
ajoute  que  cet  acte  désespéré  est  contraire  à  l'intérêt  réel  dt  i'indi- 
vidu.  Il  n'y  a  pas  là,  à  mon  sens,  une  doctrine  qui  s'affirme.  Il  y 
a  d'une  part,  une  boutade,  d'autre  part,  des  formules  involontai- 
rement générales  que  leurs  auteurs  désavouent  à  demi. 

Mais,  si  la  morale  hostile  au  suicide  n'est  pas  attaquée  de  front 
par  une  morale  favorable  au  suicide,  ce  n'est  pas  qu'elle  règne, 
seule  et  paisible. 

D'abord,  presque  tous  les  arguments  dont  elle  se  pare  ont  été 
réfutés.  S'agit-il  de  l'argument  social  ?  M.  Belot,  lui-même,  en 
fait  justice,  en  constatant  que  l'élimination  des  «  faibles  »  ne  nuit 
guère  à  la  communauté  (4).  M.  Cantecor  va  plus  loin  :  il  y  a  des 
cas  dans  lesquels  le  suicide  peut  servir  la  société  en  la  débarrassant 
d'un  infirme.  Enfin  un  individu  n'est  pas  toujours  à  tel  point 
l'obligé  de  la  communauté  qu'il  ne  puisse  s'en  aller  les  mains 
nettes.  Reste  l'argument  personnel  de  M.  Belot  :  la  société  condamne 
malgré  tout  le  suicide  parce  qu'il  lui  fait  injure.  —  Reste  à  dé- 
montrer, riposte  M.  Cantecor,  qu'en  fait,  la  volonté  collective 
condamne  toujours  rigoureusement  le  suicide  (5). 

Le  suicide  est  une  lâcheté.  —  Erreur,  dit  M.  Proal.  Il  peut  être, 
selon  le  cas,  lâcheté  ou  dévouement  (6).   «  Je  proteste  contre  l'ac- 


(1)  Laplaigne,  p.  200-201.  (2)  Cf.  Reboul,  p.  47.  Le  suicide  libre  «est 
peut-être  la  plus  haute  jnanifestation  de  la  liberté  humaine  »  ;  mais  Reboul 
laisse  paraître  ailleurs  des  idées  nuancées  et  incertaines  .  (p.  21,  30,  60)  (3)  La 
mêlée  sociale,  p.  29.  (4)  Belot,  p.  331.  (5)  Cantecor,  p.  447  ss.  (6)  Le  crime 
et  le  suicide  passionnels,  p.  48. 


LA   MORALE   NUANCEE  29 

cusation  de  lâcheté  »,  dit  le  docteur  Corre,  regarder  la  mort  en 
face,  la  préférer  à  la  dégradation,  cela  ne  mérite  pas  l'injure  (i). 
«  On  s'évertue  à  démontrer  que  le  suicide  est  lâche...  »  écrit 
M.  Belot;  cela  «  peut  être  vrai  dans  certains  cas,  mais  devient 
visiblement  faux  dans  d'autres  »  (2).  On  a  lu  plus  haut  la  phrase 
de  M.  Laplaigne.  Tarde  constate  que,  dans  la  fameuse  affaire 
Chambige,  l'accusé  fut  généralement  traité  de  lâche  parce  qu'il 
ne  s'était  pas  tué  :  ainsi,  on  dit  tout  à  tour,  lâche  qui  se  tue,  et 
lâche  qui  ne  se  tue  pas.  «  Je  me  permets,  d'ajouter  »,  conclut 
Tarde  que,  si  la  vie  est  la  meilleure  des  choses,  il  y  a  du  cou- 
rage à  rejeter  la  vie  (3). 

Le  suicide  est  une  violation  de  nos  devoirs  envers  Dieu.  —  Non, 
répond  M.  Cantecor,  l'attitude  religieuse  n'est  pas  nécessairement 
hostile  à  l'idée  de  suicide.  En  nous  sentant  subordonnés  à  l'ordre 
universel,  nous  constatons  un  fait,  en  quoi  sommes-nous  tenus  mo- 
ralement de  l'accepter  ?  En  fait,  le  christianisme  condamne  le 
suicide.  Mais,  en  fait  aussi,  «  on  ne  trouve  dans  l'Ecriture  aucun 
texte  où  s'exprime  sur  ce  point  la  volonté  divine  ».  En  outre,  la 
religion  ne  nous  prescrit  pas  d'accepter  sans  réagir  tous  les  maux 
d'ici-bas  :  un  chrétien  peut  écarter  de  lui  la  misère  et  la  maladie  ; 
ayant  le  droit  de  repousser  ici  bas  ce  qui  nous  blesse,  pourquoi 
n'aurions-nous  pas  celui  de  rejeter  la  vie  elle-même  lorsqu'elle  est 
intolérable?  (4). 

Le  suicide  est  contraire  à  la  nature.  —  Non,  répond  Durkheim, 
«  un  courant  suicidogène  d'une  certaine  intensité  »  est,  au  con- 
traire, un  phénomène  normal.  Le  suicide  est  un  élément  de  la 
constitution  normale  des  peuples  européens  «  et  même,  vraisem- 
blablement, de  toute  constitution  sociale  »  (5).  M.  de  Lanessan 
déclare  que  l'idée  de  liberté  individuelle  est  une  idée  naturelle  et 
qu'il  n'est  pas  rare  que  les  animaux  «  coutumiers  de  la  vie  libre 
se  laissent  mourir  de  faim  à  côté  des  aliments  dont  ils  sont  le  plus 
avides,  plutôt  que  de  se  résigner  à  la  captivité  »  (6). 

L'argument  de  Kant  a  été  critiqué  par  M.  Cantecor  et  par 
M.  Sartiaux.  L'idéalisme  moral,  dit  M.  Cantecor,  la  conception 
kantienne  posent  «  un  devoir,  une  nécessité  transcendante;  quelque 
chose  enfin  qui  doit  être,  qui  veut  être  et  par  quoi  l'homme,  au 
moins  comme  être  raisonnable,  se  sent  saisi  et  dominé  ».  Il  semble 
d'abord  évident  que  «  de  ce  point  de  vue  »  l'homme  ne  peut  s'ap- 
partenir. Cependant,  si  nous  nous  trouvons  dans  des  circonstances 
telles  que  l'œuvre  morale  dont  nous  devons  être  les  artisans  de- 
vienne impossible,   l'existence  «  perd  sa  raison  d'être  et  sa  signifî- 


(1)  Corre,  p.  89.     (2)  Belot,  p.  329.     (3)  Tarde,  p.  170     (4)  Cantecor,  p.  441. 
(5)  Durkheim,  p.  420,  p.  416.     (6)  De  Lanessan,  p.  126-127. 


30  LA  iOKMI    ! 

cation  ».  En  vain  l'on  objeclc  que  l'œuvre  morale  est  Uni  jour 
en  tout  cas  possible.  Cela  revient  à  dii<-  que,  dans  les  pires  e.\ 
miles,    il   nous  reste  la  ressource   d'être   dei   1;  lais   ceux  qui 

songent   au   suicide,    ce   sont   souvent   «  ceux   qui    ne    peuvent 
retenir  leur  intelligence  qui  fuit  et  qui  sombrent   dan  nilité 

et  dans  la  démence  ».  A  qui  n'a  plus  la  force  d'être  un  homme, 
peut-on  dire  sans  ironie  :  sois  un  saint  ?  Mieux  encore.  La  doc- 
trine kantienne  pourrait  rendre  en  certain  cas  le  suicide  obliga- 
toire :  si  la  vie  par  elle-même  est  indifférente,  si  elle  n'a  de  prix 
qu'en  tant  que  moyen  pour  la  moralité,  comment  ne  pas  approuver 
celui  qui  se  tue  quand  l'humanité  en  lui  «  s'efface  et  s'évanouit  », 
quand  il  ne  pourrait  vivre  que  dans  le  vice  et  déshonorer  en  lui 
l'humanité  ?  (i). 

M.  Sartiaux,  qui  suit  Kant  pas  à  pas,  lui  fait  trois  objections. 
En  généralisant  la  maxime  du  suicide,  dit  Kant,  «  je  m'aperçois 
vite  qu'une  nature  dont  la  loi  serait  de  détruire  la  vie,  en  vertu  de 
ce  même  sentiment  dont  l'objet  est  précisément  de  nous  exciter  à 
la  conserver,  se  contredirait  elle-même  et,  par  suite,  n'existerait  pas 
comme  nature  ».  —  «  Ce  qui  est  absurde,  dit  M.  Sartiaux,  c'est 
bien  le  raisonnement  de  Kant  ».  Nous  aimons  la  vie  et  nous  la 
condamnons  en  même  temps,  mais  sans  aucune  contradiction,  car 
nous  l'aimons  pour  ses  joies  et  la  condamnons  pour  ses  maux.  Si 
tu  as  recours  au  suicide  pour  échapper  à  une  situation  difficile, 
dit  encore  Kant,  «  tu  te  détruis  toi-même,  tu  te  sers  de  ta  per- 
sonne comme  d'un  simple  moyen  pour  conserver  un  état  suppor- 
table ot  non  pas  comme  d'une  fin  ».  —  Equivoque  sur  le  mot 
personne,  répond  M.  Sartiaux  :  ce  qu'on  détruit  en  se  tuant,  i 
seulement  la  personne  physique,  qui  n'est  pas  une  fin  et  non  pas 
du  tout  la  personne  morale  qui  appartient  au  monde  des  noumènes. 
A  celle-ci  on  ne  fait  tort  que  si  le  suicide  est  une  faute.  Mais  c'est 
justement  ce  qu'il  faut  démontrer.  Kant  dit  enfin  :  «  Anéantir 
dans  sa  propre  personne  le  sujet  de  la  moralité,  c'est  extirper  du 
monde  l'existence  de  la  moralité  laquelle  est  pourtant  une  fin  en 
soi,  etc..  »  —  Mais,  objecte  encore  M.  Sartiaux,  comment  la  dis- 
parition de  la  vie  sensible  peut-elle  faire  disparaître  la  vie  nou- 
mènaleP  Est-ce  qu'en  se  détruisant,  l'homme  «  suiciderait  en 
même  temps  son  âme  P  »  Conclusion  :  «  Kant  n'a  donc  établi 
d'aucune  manière  le  devoir  de  se  conserver  soi-même  »  (2). 

A  l'argument  de  Durkheim  M.  Cantecor  objecte  qu'en  fait  la 
morale  sociale  ne  peut  démontrer  que  la  volonté  collective  con- 
damne toujours  rigoureusement  le  suicide  (3). 

A    l'argument    d'Alpy  :    celui    qui    veut    se    tuer    est    un    danger 

(1)   Cantecor,  p.  444.     (2)  Sartiaux,  p.  55  et  suiv.     (3)  Cantecor,  p.  448^ 


LA   MORALE   NUANCÉE  31 

permanent  pour  la  société  parce  qu'il  est  prêt  à  tous  les  crimes, 
Durkheim  répond  par  avance  en  constatant  que  le  suicide  et  l'ho- 
micide «  constituent  à  certains  égards  deux  courants  sociaux  con- 
traires »  (i). 

L'argument  de  M.  Barrés,  déjà  réfuté  par  la  plupart  de  ceux: 
qu'on  vient  de  voir,  l'a  été  en  partie  par  M.  Barrés  lui-même  :  dans 
un  discours  prononcé  à  la  Chambre  en  1909,  il  se  plaint  qu'on 
n'enseigne  pas  assez  «  les  belles  raisons  innombrables,  excitantes 
et  saines,  qu'il  y  a  de  ne  pas  désespérer  de  l'existence  »  (2).  C'est 
assez  dire  que  l'argument  sceptique  qu'on  a  lu  plus  haut,  ne  doit 
pas  lui-même  être  trop  pris  au  sérieux. 

Seule,  la  théorie  de  M.  Leclére  n'a  pas  été,  à  ma  connaissance, 
l'objet  d'un  examen  critique.  Seulement  il  faut  remarquer  qu'elle 
repose  sur  l'idée  que  toute  formulation  de  la  licence  du  suicide 
accroîtrait  le  nombre  des  morts  volontaires.  Or  tout  l'ouvrage  de 
Durkheim  tend  précisément  à  montrer  que  les  variations  du  nombre 
des  suicides  sont  dues  à  tout  autre  chose  qu'à  l'influence  des  mo- 
ralistes. 

On  peut  donc  dire  sans  exagération  que,  de  tous  les  arguments 
allégués  aujourd'hui  contre  le  suicide,  il  n'en  est  pas  un  qui  n'ait 
été  réfuté  par  un  ou  plusieurs  moralistes.  Le  spectacle  de  ces  dis-' 
sensions  corrige  un  peu  l'impression  d'unité  que  provoque  d'abord 
l'accord  des  auteurs  sur  la  conclusion  pratique.  Evidemment  il 
serait  possible  que  la  fantaisie  des  philosophes  eût  greffé  dix  mau- 
vaises raisons  sur  le  tronc  solide  d'une  même  morale.  Mais  un 
tel  empressement  à  soutenir  cette  morale  par  des  raisons  si  dou- 
teuses suggère  malgré  tout  l'idée  qu'elle  a  bien  besoin  de  soutien, 
que  quelque  chose  la  menace. 

Cette  idée  n'est  pas  trompeuse.  Il  n'y  a  pas,  en  face  de  la  doc- 
trine qui  condamne  le  suicide  une  doctrine  qui  l'approuve.  Mais  il  y 
a  une  doctrine  qui  distingue  entre  les  suicides  et  se  refuse  à  juger 
l'acte,  en  lui-même  sans  égard  aux  motifs  ni  aux  circonstances. 

Cette  morale  que  j'appellerai  désormais  la  morale  nuancée,  ap- 
paraît dans  les  livres  de  Proal,  de  Tarde,  de  M.  Lalande,  de  M.  Can- 
tecor. 

u  On  ne  peut  pas  porter  la  même  appréciation  sur  tous  les  sui- 
cides »,  écrit  Proal.  S'il  y  a  des  suicides  coupables  comme  des 
meurtres,  «  il  y  en  a  d'autres  qui  doivent  inspirer  pour  leurs  au- 
teurs une  profonde  compassion  et  même  dans  certains  cas  une 
sympathie  et  une  estime  profondes...  »  (3). 


(1)  Durkheim,  p.  409.     (2)   Journal  Officiel  du  22  juin   1909,    p.  1547. 
(3)  Proal,  Le  crime  et  le  suicide,  p.  48. 


32  LA    MORALE    FORMULÉE 

Tarde  écrit  :  pour  apprécier  le  suicide,  il  faut  considérer  «  la 
nature  des  motifs  déterminants  »  (i),  et  encore  :  «  M'expliquera  t- 
on  enfin  la  sévérité  générale  des  moralistes  pour  le  suicide  en  re- 
gard de  leur  indulgence  générale  pour  le  duel?  »  (2)  Parlant  du 
cas  de  Jeanne  D.,  qui  avait  tenté  d'empoisonner  son  mari,  il  dé- 
clare tout  net  :  «  Si  elle  ne  pouvait  se  passer  de  R...  (son  amant) 
Jeanne  D...  n'avait  qu'à  absorber  elle-même  le  poison  qu'elle  dis- 
tillait à  son  mari  »  (3).  Et  ce  n'est  pas  une  boutade,  comme  le 
«  va-t-en  »  de  la  Mêlée  sociale.  Au  contraire,  Tarde  insiste  :  «  Il 
y  a  des  cas  où  il  faut  tuer  ou  se  tuer  et  non  pas  seulement  tuer  ou 
mourir.  Dans  ce  ©as-là,  si  on  prohibe  le  suicide,  on  commande 
l'homicide.  Il  faut  bien  se  rappeler  ceci  que  la  prohibition  absolue 
et  sans  restriction  du  suicide  rend  quelquefois  l'homicide  néces- 
saire »  (4). 

M.  Lalande  dans  son  Précis,  ne  traite  pas  la  question  du  suicide, 
mais  il  écrit  :  «  Il  vaut  mieux  perdre  la  vie  que  de  perdre  ce  qui 
lui  donne  sa  valeur  ».  N'est-ce  pas  là,  objecte-t-il,  une  règle  trop 
contraire  là  la  faiblesse  humaine?  —  Non.  On  a  vu  bien  souvent  des 
hommes  risquer  leur  vie  ou  même  la  sacrifier  volontairement  pour 
leur  patrie,  leurs  croyances,  la  science,  l'humanité.  Bien  plus,  on 
en  voit  presque  tous  les  jours  qui  renoncent  à  vivre  et  qui  a  se  sui- 
cident »  parce  qu'ils  ne  peuvent  obtenir  ce  qu'ils  désiraient  ou  parce 
qu'ils  ont  perdu  ce  qu'ils  aimaient.  «  A  plus  forte  raison  n'est-il 
donc  pas  impossible  à  l'homme  dans  un  intérêt  moral  de  sacrifier 
sa  vie  à  quelque  chose  de  plus  important  qu'elle  »  (5).  Comme  on 
voit,  M.  Lalande  n'a  garde  de  confondre  en  un  même  jugement 
ceux  qui  se  tuent  pour  une  grande  cause  et  ceux  «  qui  se  suicident 
parce  qu'ils  ne  peuvent  obtenir  ce  qu'ils  désiraient  ».  Cependant, 
à  la  Société  de  Philosophie,  M.  Blondel  s'élève  contre  cette  assimi- 
lation «  immorale  et  antisociale  ».  Le  sacrifice  est  une  chose,  le 
suicide  en  est  une  autre.  L'un  est  le  triomphe  d'une  fin  imperson- 
nelle, l'autre  l'impulsion  «  de  la  partie  passionnelle  l'emportant 
sur  la  considération  des  fins  supérieures  ».  L'abbé  Laberthonnière 
appuie  M.  Blondel.  M.  Lalande  maintient  son  point  de  vue  :  on 
passe  par  degrés  du  suicide  passionnel  au  pur  sacrifice.  La  formule 
pourrait  servir  de  principe  à  la  morale  nuancée  :  si  le  suicide  passe 
par  degrés  de  l'égoïsme  au  dévouement,  la  morale  ira  forcément 
du  blâme  à  l'admiration  (6). 

Enfin  M.  Cantecor  déclare  qu'incontestablement  il  y  a  des  sui- 
cides qui   sont  des   fautes  ou   des   crimes.    Se   tuer  par  amour  est 


(1)  Tarde,  Etudes  pénales  et  sociales,  p.  171.  (2)  Ib.,  p.  170.  (3)  Ib., 
p.  187.  (4)  Ib.,  p.  188  (Note).  (5)  Lalande,  Précis,  questions  36  et  37. 
(6)  Bulletin  de  la  société  française  de  Philosophie,  1907,  p.  40. 


MORALE    SIMPLE    ET   MORALE    NUANCÉE  33 

faiblesse  ;  se  tuer  pour  se  dérober  aux  conséquences  d'une  faute  est 
lâcheté  ;  se  tuer  pour  se  soustraire  à  des  devoirs  difficiles  est  trahi- 
son. Mais  le  suicide  n'est  pas  en  soi  une  action  criminelle.  Sans 
doute  les  occasions  sont  rares  où  il  est  légitime,  plus  rares  les  oc- 
casions où  il  est  obligatoire.  Mais  elles  existent.  Et  M.  Cantecor 
réclame  pour  l'homme  «  le  droit  de  renoncer  à  la  vie  »  et  même, 
à  la  manière  des  stoïciens,  lui  en  fait  «  parfois  un  devoir  »  (i). 

Voilà  donc  des  moralistes  qui  rompent  avec  la  morale  simple.  Ils 
se  refusent  à  admettre  une  prohibition  absolue.  Ils  distinguent 
entre  les  suicides.  Ce  serait  leur  attribuer  la  simplicité  même  contre 
laquelle  ils  protestent,  que  de  voir  en  eux  des  partisans,  plus  ou 
moins  prudents,  du  suicide.  S'ils  en  approuvent  quelques-uns,  ils 
en  blâment  d'autres  et  en  plus  grand  nombre.  Leur  originalité 
n'est  pas  d'être  indulgents  là  où  les  autres  sont  sévères.  Us  blâment, 
excusent,  approuvent,  admirent  :  ils  essaient  de  nuancer  la  morale. 
Si  je  n'hésite  pas  à  parler  de  doctrine,  bien  que  je  n'aie  que 
quatre  auteurs  à  citer,  c'est  d'abord  parce  que  ces  auteurs  s'ex- 
priment nettement  sur  le  point  essentiel,  parce  que  l'un  d'eux 
essaie  de  prouver  l'impuissance  de  la  religion  et  de  la  philosophie 
à  soutenir  la  morale  simple,  —  c'est  aussi  parce  que  leur  idée,  loin 
de  leur  être  propre,  agit  obscurément  sur  leurs  adversaires  et  bien 
souvent  s'impose  à  eux. 

C'est  être  dupe,  on  l'a  vu,  que  de  laisser  poser  la  question 
entre  les  partisans  du  suicide  et  les  adversaires  du  suicide  ;  il  n'y 
a  pas,  dans  le  monde  des  moralistes,  une  doctrine  favorable  au  sui- 
cide, parce  que  deux  phrases  aussitôt  corrigées  et  une  boutade  n? 
constituent  pas  une  doctrine.  Aussi  la  morale  simple  a-t-elle  beau 
jeu  à  pourfendre  cet  adversaire  imaginaire.  Mais  autant  elle  est 
ferme  lorsqu'elle  s'en  prend  aux  «  partisans  du  suicide  »,  autant  elle 
cède  au  contact  de  son  adversaire  réel.  En  vain  les  moralistes  .s'ef- 
forcent de  parler  «  du  suicide  »;  malgré  eux,  quelquefois,  ils 
songent  «  aux  suicides  »,  et  aussitôt  leur  doctrine  se  trouble,  de- 
vient incertaine.  / 

Sur  la  définition  même  du  suicide  ils  ne  sont  plus  d'accord.  On 
connaît  celle  de  Durkheim.  Elle  est  pure  de  tout  alliage  moral. 
C'est  ce  qui  m'a  séduit  en  elle.  Cela  même  l'a.  fait  rejeter  par 
d'autres.    Nous   venons    de   voir   M.    Blonde]    s'indigner   qu'on    osât 


(1)  Cantecor,  p.  449.  —  M.  Maeterlinck  ne  traite  pas  la  question  du  sui- 
ide,  mais  il  écrit  à  propos  d'Antigone  et  d'Ismène  :  «Les  mêmes  voix 
' élèvent  autour  d'elles.  Antigone  n'entend  que  celle  qui  vient  d'en  haut,  et 
'est  pourquoi  elle  meurt  ;  Ismène  ne  se  doute  guère  qu'il  en  existe  uno 
utre  que  celle  qui  vient  d'en  bas,  et  c'est  pourquoi  elle  ne  meurt  pas».  (La 
Sagesse  et  la  Destinée,  p.   116). 


34  LA   MORALE   FORMULÉE 

rapprocher  le  fait  de  rejeter  la  vie  et  le  fait  de  sacrifier  la  vie. 
M.  Sarty  écrit  de  même  :  «  Je  ne  saurais  admettre  »  que  le  martyre 
religieux  et  le  dévouement  soient  considérés  comme  des  suicides  (i). 

Pour  moi,  dit  Faguet,  le  «  suicide  altruiste  n'est  pas  le  sui- 
cide  »  (2).  M.  Belot  écrit  :  «  Ce  qui  nous  semble  caractériser  le  suicide 
proprement  dit,  c'est  tout  d'abord  que  la  mort  volontaire  est  voulue 
d'une  manière  spontanée  sans  que  le  sujet  y  soit  contraint  du  de- 
hors. Mais  c'est  aussi  que  la  mort  est,  en  elle-même,  l'objet  de 
cette  volonté,  qu'elle  est  voulue  en  tant  que  mort  et  non  comme 
une  condition  ou  un  moyen  d'une  fin  différente  »  (3).  En  présence 
d^  ces  contradictions,  M.  Cantecor  en  arrive  à  dire  qu'il  ne  s'ar- 
rêtera pas  à  examiner  los  diverses  définitions  du  suicide,  «  de  pour 
de  découvrir  qu'il  est  indéfinissable  »  (4).  D'où  viennent  ces  diffi- 
cultés sinon  du  secret  empire  de  la  morale  nuancée  sur  ceux  qui 
voudraient  l'ignorer  ?  S'ils  ont  tant  de  peine  à  trouver  une  for- 
mule qui  les  satisfasse  pour  un  fait  social  relativement  simple,  c'est 
qu'ils  veulent  appliquer  à  ce  fait,  quels  que  soient  les  motifs  et  les 
circonstances,  une  appréciation  unique.  N'osant  pas  nuancer  l'ap- 
préciation, ils  essaient  de  nuancer  la  définition  de  la  chose  appré- 
ciée. M.  Belot  écrit  qu'il  faut  se  résigner  à  n'avoir  pas  de  défini- 
tion «absolue  et  unique  »,  parce  qu'autour  «  du  point  central  les 
faits  se  classent  par  dégradations  insensibles  »  (5).  Mais  ces  dégra- 
dations insensibles,  que  sont-elles  sinon  les  teintes  de  la  morale 
nuancée  adroitement  reportées  sur  les  faits  pour  sauver  l'unité  de 
la  morale  simple  ? 

Autre  indice  :  les  moralistes  qui  s'accordent  à  condamner  le 
suicide,  comme  une  faute,  ne  sont  plus  du  tout  d'accord  sur  la 
gravité  de  cette  faute.  C'est  un  «  crime  »,  écrivent  Sarty  et  YEncy- 
clopêdie  du  xxe  siècle  (6);  «  crime  social  »,  précise  Berge  (7),  et 
M.  Terraillon  renchérit  :  «  C'est  le  crime  capital  contre  la  so- 
ciété »  (8).  M.  Cartault  dit  qu'il  y  a  dans  le  suicide  quelque  chose 
de  «  répugnant  »  (9^.  M.  Gaultier  dit  :  «  mal  moral  »  (10),  Dur- 
kheim  et  Commarmond  :  acte  «  immoral  »  (11).  Bourgarel  : 
acte  condamnable  (12),  Corre  :  acte  «  préjudiciable  aux  intérêts 
colîetifs  »  (i3),  M.  Duprat  :  acte  répréhensible  (13).  Quelle 
est  cette  action  bizarre  qui  peut,  à  la  même  époque,  être  appelée 
crime   capital   ou   acte   répréhensible  ?   La   vérité  est   qu'ici  encore 


(1)  Sarty,  p.  27.  (2)  Faguet,  p.  470.  (3)  Belot,  p.  318.  (4)  Cantecor, 
p.  437,  Cf.  Reboul,  p.  30.  (5)  P.  318.  (6)  Sarty,  p.  1  ;  Encyclopédie, 
art.  cité.  (7)  Berge,  p.  63.  (8)  p  .149-150.  (9)  Cartault,  p.  72.  (10)  Gaul- 
tier, p.  251.  (11)  Durkheim,  p.  383  ;  Commarmond,  p.  21.  (12)  Article 
cité.     (13)  Corre,  p.  90      (14)   Revue  Phil.,  1908,  I,  p.    441. 


MORALE    SIMPLE    ET   MORALE    NUANCÉE  35 

îa  morale  nuancée  prend  sa  revanche  sur  les  défenseurs  de  la  mo- 
rale simple.  Chacun  d'eux  n'emploie  guère  qu'un  mot,  puisqu'il 
•s'agit  de  juger  «  le  »  suicide.  Mais  ces  mots  juxtaposés  reproduisent 
une  bonne  part  des  nuances  qu'on  voulait  effacer. 

Troisième  indice  d'incertitude,  plusieurs  moralistes,  après  avoir 
condamné  le  suicide  en  principe,  déclarent  certains  suicides  dignes 
de  pitié,  d'indulgence,  d'excuse,  voire  de  respect,  de  sympathie, 
d'admiration. 

Bourgarel  écrit  :  «  Sans  doute  il  est  des  cas  où  la  conscience 
et  la  loi  morale  sont  prêtes  à  excuser  une  pareille  action  »,  et,  après 
avoir  flétri  le  suicide  conventionnel,  il  ajoute  :  «  Réservons  notre 
pitié  pour  ceux  qui,  vaincus  par  la  souffrance  et  le  désespoir  at- 
tentent à  leur  propre  vie  ».  Et  encore  :  si  nous  blâmons  ceux  qui  se 
laissent  ainsi  «  vaincre  par  la  désespérance,  encore  voulons-nous 
les  excuser.  Les  forces  de  l'esprit  humain  ont  des  bornes  et  les 
vaincus  de  la  vie  ont  droit  à  notre  indulgence  »  (i). 

Sarty,  après  avoir  appelé  le  suicide  le  plus  inquiétant  des  crimes, 
écrit  :  «  J'ai  toujours  éprouvé  une  pitié  douloureuse,  une  sympathie 
profonde  pour  ces  désespérés  de  la  vie  (2).  » 

Tout  en  condamnant  le  suicide,  dit  F.  Bouillier,  je  ne  saurais 
suivre  les  moralistes  «  trop  rigides  »  qui  l'assimilent  au  meurtre. 
«  Non  seulement  je  ne  le  condamne  pas  aussi  sévèrement,  mais  je 
ne  puis  me  défendre  d'une  immense  pitié  pour  le  malheureux  qui 
en  est  venu  à  ce  dernier  degré  de  la  douleur  et  du  désespoir  (3).  » 
Même  note  dans  le  livre  de  Sébastien  Faure.  Parlant  des  mères 
qui  se  tuent,  par  misère,  avec  leurs  enfants  :  «  Ne  doivent-elles  pas, 
dit-il,  avoir  bu,  jusqu'à  la  dernière  goutte,  le  fiel  de  toutes  les 
déceptions,  l'amertume  de  toutes  les  misères?...  (4).   » 

Médeville  admet  qu'en  cas  de  supplice  atroce,  celui  qui  se  tue 
est  digne  seulement  de  «  sincère  commisération  (5).   » 

M.  Belot  écrit  :  «  La  réprobation  morale  est  presque  toujours 
émoussée  par  la  pitié;  comment  se  montrer  bien  sévère  pour  celui 
que  l'on  commence  par  plaindre   ?  »  (6). 

Ce  ne  sont  là  que  des  mots  d'indulgence,  de  pitié.  Mais  voici, 
à  propos  de  cas  définis,  des  mots  plus  inattendus.  Henri  Michel, 
parlant  d'un  homme  qui  s'est  tué  parce  qu'il  était  injustement 
accusé,  s'écrie  :  «  Y  a-t-il,  parmi  ies  plus  rigides  défenseurs  de  la 
loi  morale,  beaucoup  de  puritains  qui  oseront  condamner  cet 
acte  »  (7). 

M.  Terraillon,  qui  voit  dans  le  suicide  une  lâcheté  déshonorante, 


(1)  Article  cité.      (2)  Sarty,  p.  6.      (3)    Bouillier,    p.    901.       (4)    S.    Faure 
p.  45.     (5)  Médeville,  p.  221.     (6)  Belot,  p.  330.     (7)  II.  Michel,  p.  102. 


36  LA   MORALE    FORMUi 

écrit,   d'autre  part  :   «  La  loi  de  l'honneur  fait  souvent  du  suicide 
une  obligation  inéluctable  »   (i). 

Faguet  dit  qu'un  homme  qui  se  tue  pour  sauver  l'honneur  de 
l'épaulette,  mérite  plus  d'indulgence  qu'un  autre  «  et  un  commen- 
cement de  respect  »  (2). 

Bouillier,  après  avoir  dit  sa  pitié  pour  le  suicide  en  général 
parle  de  la  mère  qui  ne  veut  pas  survivre  à  son  fils,  de  l'amant  qui 
veut  suivre  dans  la  mort  une  femme  bien-aimée,  du  financier  «  qui 
n'a  pu  supporter  de  voir  les  ruines  dont  il  était  responsable  »  et  il 
déclare  que  de  tels  suicides  «  émeuvent  profondément  notre 
sympathie  »  (3). 

D'après  M.  Paulhan,  un  acte  de  suicide  peut  être,  en  certains 
cas  «  assez  logique  et  assez  moral  »  (4). 

M.  Duprat  écrit  :  «  La  conscience  collective  se  trouve-t-elle 
offensée  par  le  suicide?  Très  faiblement  en  certains  cas,  puisqu'il 
est,  même  pour  l'opinion  publique,  des  suicides  louables. 
N'approuve-t-on  pas,  généralement,  les  malheureux  qui  ont  mal 
tourné  de  préférer  la  mort  à  la  honte   ?   »   (5). 

Corre  déclare  que  celui  qui  préfère  la  mort  à  la  dégradation,  ne 
mérite  pas  l'injure,  mais  la  pitié,  «  dans  quelques  cas  plutôt  l'admi- 
ration ».I1  va  plus  loin  :  «  L'homme,  demande-t-il,  est-il  abso- 
lument tenu  de  se  soumettre  à  tout  ce  qui  froisse  sa  conscience  et 
sa  dignité,  à  tout  ce  qui  lie  ses  intérêts  les  plus  légitimes,  de  sup- 
porter le  iroid  et  la  faim  à  la  porte  des  riches,  le  mépris  des  puis- 
sants, ia  servitude  auprès  des  forts,  l'iniquité  qui  glorifie  les 
scélérats  et  le  terrasse,  lui  honnête,  ou  le  sacrifie  aux  pires  oppres- 
sions? J'hésiterais  à  répondre  par  l'affirmative...  Je  ne  lancerai 
point  l'anathème  en  bloc  à  tous  ceux  qui,  harassés  de  la  lutte  stérile, 
incapables  de  s'assouplir  à  des  obligations  tacitement  réprouvées, 
laissent  les  autres  agir  à  leur  guise  et  les  quittent.  Ils  usent  du  peu 
de  liberté  que  le  sort  leur  accorde  »  (6). 

Voilà  donc  des  moralistes  qui  condamnent  le  suicide  en  prin- 
cipe, usent  de  formules  absolues,  mais  qui,  en  huit  cas  au  moins, 
le  déclarent  digne  qui  de  pitié,  qui  de  sympathie,  qui  de  respect  ou 
d'admiration.   L'incertitude  devient  contradiction. 

Frappés  de  cette  contradiction,  quelques-uns  déclarent  le  pro- 
blème difficile,    insoluble,   d'autres  essaient  de  le  supprimer. 

«  Un  homme  a-t-il  parfois  le  droit  de  se  tuer,  écrit  M.  Méde- 
ville,  c'est  là  un  problème  difficile  à  résoudre  »  (7). 

Le  docteur  Mireur  écrit  :  Tôt  capita,  tôt  sensus.   Cette  question 


(1)  Terraillon,  p.  150  et  p.  108.  (2)  Faguet,  p.  470.  (3)  Bouillier,  p.  901. 
(4)  La  Morale  de  l'Ironie,  P.  1909,  p.  91.  (5)  Revue  PhiL,  1908,  I,  p.  441. 
(6)  Corre,  p.  89.     (7)  Méde ville,  p.  1. 


MORALE   SIMPLE    ET   MORALE   NUANCÉE  37 

est  une  de  celles  dont  la  solution  a  peu  de  chances  de  s'imposer 
jamais  et  pour  laquelle  chacun  tient  à  garder  sa  liberté  d'apprécia- 
tion »  (i). 

Pour  supprimer  le  problème,  il  y  a  d'abord  la  théorie  selon 
laquelle  le  suicide  est  toujours  dû  à  la  folie.  Elle  n'est  plus  très  à 
la  mode.  Cependant  Garrison,  après  avoir  consciencieusement 
énuméré  toutes  les  raisons  de  condamner  le  suicide,  ajoute  qu'^te-s 
ne  sont  valables  que  si  l'homme  qui  se  tue  est  en  pleine  possession 
de  lui-même,  «  Or,  dit-il,  nous  ne  saurions  nous  rallier  un  seul 
instant  à  une  semblable  théorie.  »  Celui  qui  se  tue  est  un  fou 
«  d'un  genre  spécial,  mais  c'est  un  fou  »  (2).  Faguet  dit  de  même  : 
<(  On  peut  regarder  l'état  d'âme  du  suicidant  comme  une  demi- 
folie  »  (3). 

M.  Belot  a  recours  à  un  autre  biais  :  «  Cessons  de  nous  demander 
si  le  suicide  est  un  mal  moral  au  vieux  sens  de  ce  mot  pour  nous 
demander  si  c'est  un  mal  »  (4).  Ce  «  déplacement  si  simple  de  la 
question  »  rend  la  solution  évidente,  car  la  société  ne  peut  pas,  en 
règle  générale,  se  réjouir  des  suicides.  —  La  solution  n'est  peut-être 
pas  aussi  évidente  qu'il  paraît  d'abord,  parce  que,  même  à  cet 
égard,  on  pourrait  distinguer  entre  les  suicides.  Mais,  quoi  qu'il  en 
soit,  le  «  déplacement  »  de  M.  Belot  est  bien  une  suppression  de  la 
question  morale  elle-même.  Car,  dans  l'état  présent  des  lois,  des 
mœurs  et  du  langage,  la  conscience  collective  distingue  nettement 
un  mal  comme  la  tuberculose  d'un  mal  comme  l'alcoolisme,  la 
débauche,  le  crime,  et  le  problème  moral  consiste  précisément  à 
savoir  si  le  suicide  est  un  mal  comme  la  tuberculose  ou  un  mal 
comme  le  crime. 

Mais  pourquoi  ces  contradictions  des  moralistes  qui  condam- 
nent le  suicide  et  l'excusent,  l'approuvent,  l'admirent,  pourquoi  ces 
efforts  mêmes  pour  le  condamner  sans  le  condamner,  sinon  parce 
que  la  morale  nuancée,  fièrement  chassée  des  formules  générales  et 
des  déclarations  de  principe,  s'impose  à  ceux  même  qui  la  com- 
battent? 

On  dit  :  le  suicide  est  un  crime,  c'est  une  faute,  c'est  une  lâcheté, 
et  on  accable,  sous  ces  formules,  l'ennemi  imaginaire  qui  censé- 
ment dirait  :  le  suicide  est  une  belle  action,  on  a  toujours  le  droit 
de  se  tuer.  Mais  en  réalité,  la  lutte  n'est  pas  entre  ceux  qui  condam- 
nent et  ceux  qui  approuvent  la  mort  volontaire,  elle  est  entre  la 
morale  simple  qui  veut  faire  abstraction  des  cas  et  la  morale 
nuancée  qui  ne  veut  voir  que  les  cas.  C'est  cette  morale  nuancée 
qui,  répudiée  en  principe,  prend  sa  revanche  dès  que  sa  rivale  essaie 


(1)  Mireur,  p.  6.     (2)  Garrisson,  p.  234-235.     (3)  Faguet,  p.  471.     (4)  p.  331. 


Là     MOKALi;     lOll.MILKK 

de  s'ajuster  .1   la   rit  el   non  seulemetvt   «mi   détruit  l'unité,    mais   la 
rejette  dans  l'incertitude  et  l<"s  (îontradictions. 

Morale  simple,  morale  nuancée  :  l'explication  courante  est-elle 
ici  valable  et  s'agit-il  simplement  d'un  cunilit  entre  les  chrétiens  et 
heurs  adveraainag3  Bien  de  tel  ne  se  dégage  des  ouvrages  que  j'ai 
lus.  Proal,  Tarde,  M.  Lalande,  M.  Gante  cor,  les  principaux  repré- 
sentants de  la  morale  nuancée  ne  sont  pas  évidemment  des  philo- 
sophes catholiques,  mais  il  n'y  a  rien  dans  leurs  livres  qui  soit  pro- 
prement anti-chrétien.  C'est  en  se  plaçant  au  point  de  vue  cal 
lique  que  M.  Cantecor  fait  la  critique  de  l'argument  religieux.  Sans 
doute,  parmi  ceux  qui  condamnent  le  suicide,  quelques-uns  ont 
des  complaisances  pour  la  religion  catholique.  Mais  leur  sévérité 
n'est  pas  en  fonction  de  leurs  croyances  :  Bouillier,  par  exemple, 
(■}  M.  Proal  sont  beaucoup  plus  indulgents  que  Durkheim  ou 
M.  Bonzon.  Au  total,  quatre  auteurs  seulement  allèguent  contre 
le  suicide  un  argument  religieux.  N'était  l'habitude,  l'idée  ne  vien- 
drait même  pas,  en  lisant  les  ouvrages  que  j'ai  indiqués,  qu'il 
y  ait  sur  ce  point  conflit  entre  l'Eglise  et  ses  adversaires. 

On  ne  peut  pas  davantage  relier  les  deux  morales  formulées  à  , 
deux  doctrines  philosophiques  en  lutte  à  l'époque  contemporaine. 
M.  Parodi  distingue  autour  de  nous  (abstraction  faite  évidemment 
du  point  de  vue  catholique)  la  morale  biologique  de  Metchnikof, 
l'utilitarisme  rationnel  de  MM.  Belot  et  Landry,  la  morale  sociolo- 
gique de  Durkheim  et  de  M  Lévy-Bruhl  et  la  morale  électrique 
de  Fouillée  (i).  Le  désaccord  sur  la  question  du  suicide  n'est  pas  lié 
à  un  conflit  entre  ces  doctrines.  Car  des  quatre  morales  indiquées 
par  M.  Parodi,  une  ne  soulève  pas,  à  ma  connaissance,  la  question 
de  la  mort  volontaire,  une  autre,  celle  de  Metchnikof,  laisse  appa- 
raître une  vague  aversion,  les  deux  dernières  aboutissent,  par  des 
voies  opposées,  à  une  condamnation  du  suicide. 

Je  ne  crois  même  pas  qu'on  puisse  lier  la  morale  nuancée  à  la 
morale  anarchiste.  J'ai  lu  un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  indi- 
qués dans  la  Bibliographie  de  l'anarchie  (2).  Je  n'y  relève  qu'une 
phrase  de  Kropotkine  conseillant  de  se  tuer  lorsqu'on  risque  d'être 
trop  à  charge  à  ceux  qu'on  aime  (3).  La  phrase  de  Sébastien  Faure, 
que  j'ai  citée  plus  haut,  n'a  rien  de  dogmatique  et  ressemble  fort 
aux  phrases  de  Bouillier  dont  je  l'ai  rapprochée.  Quant  à  la  morale 
socialiste,  elle  apparaît  si  confusément  dans  les  livres  dont  j'ai  donné 
la  liste,  qu'il  est  difficile  de  dire  ce  qu'elle  pense  du  suicide. 


(1)  Parodi.  Le  problème  moral  et  la  pensée  contemporaine,  P.  1910.  (2) 
Nettau,  Bibliographie  de  l'anarchie,  P.  1897.  (3)  Kropotkine,  La  Morale 
anarchiste,  P.  1889,  p.  19. 


l'enseignement  moral  39 

L'époque  contemporaine  a  vu  paraître  force  ouvrages  annonçant 
des  morales  scientifiques,  des  morales  rationnelles,  des  morales 
républicaines,  des  morales  naturelles,  des  morales  de  l'ironie,  voire 
une  morale  mathématique  et  jusqu'à  une  morale  vraie.  Tous  ces 
titres  font  croire  à  une  variété  réelle  dans  les  points  de  vue  pra- 
tiques. Mais,  en  réalité,  ce  qui  change,  ce  sont'  les  conceptions  théo- 
riques. Elles  glissent  à  la  surface  d'une  morale  pratique  qu'on  sup- 
pose connue,  qu'on  n'étudie  guère.  Et  il  est,  par  suite,  impossible 
de  rattacher  les  idées  relatives  au  suicide  aux  conceptions  dont  Oïi 
croirait  a  priori  qu'elles  dépendent. 

Un  seul  fait  frappe,  dès  l'abord,  lorsqu'on  lit  les  livres  que  j'ai 
indiqués.  Si  la  «  morale  simple  »  n'a  pas  l'air  spécifiquement  chré- 
tienne, elle  a  des  allures  de  morale  officielle.  J'entends  que  ceux  qui 
condamnent  le  suicide  s'expriment  avec  assurance,  posément, 
comme  s'ils  avaient  conscience  qu'on  doit  être  de  leur  avis.  Au 
contraire,  s'agit-il  de  formuler  quelque  réserve,  de  marquer  une 
nuance  ?  le  ton  se  fait  hésitant,  les  moralistes  pèsent  les  mots, 
s'excusent,  se  dérobent  presque.  Seul,  M.  Clemenceau  ose  écrire  : 
va  t'en.  Mais  le  Dr  Corre  hésite  :  «  Il  est  difficile  d'émettre  une 
opinion  formelle.  »  Tarde  dit  :  «  Je  me  permets  d'ajouter  »  que  le 
suicide  n'est  pas  une  lâcheté.  Proal,  après  avoir  déclaré  que 
certains  suicidés  inspirent  «  une  sympathie  et  une  estime  pro- 
fonde )),  se  hâte  d'ajouter  :  m  ce  qui  n'implique  nullement  l'appro- 
bation de  leur  conduite  ».  Bouillier  «  avoue  »  son  indulgence,  au 
risque,  dit-il  de  passer  «  pour  un  fort  mauvais  moraliste  ».  Il  est 
donc  sous  entendu  que  les  «  bons  »  moralistes  condamnent  le 
suicide.  La  morale  nuancée  ne  se  présente  pas  comme  une  doctrine 
anti-chrétienne,  mais,  de  l'aveu  même  de  ses  défenseurs,  elle  est 
téméraire,    un   peu   scandaleuse. 


II 

V enseignement  moral  donné  par  VEtat  :  1)  la  doctrine  avouée  et  commune  ; 
accord  sur  quatre  arguments  ;  2)  morale  nuancée  :  définitions  arbitraires  ; 
suicides  excusables,  honorables,  obligatoires  ;  impression  de  désarroi  ; 
3)  conséquences  de  ce  désarroi  dans  l'enseignement  élémentaire  ;  4)  ici 
encore  la  morale  simple  a  des  allures  de  morale  officielle. 

Cette  lutte  entre  deux  doctrines,   que  nous  venons   de  constater, 
l'enseignement  moral,   lui  aussi,   la   reflète. 

Rien  de  plus  simple,  dira-t-on,  puisque  les  auteurs  d'ouvrages  des- 
tinés à  l'enseignement  (i)  sont,  en  général,  des  philosophes.  En  fait, 


(1)  J'étudie  d'abord  les  ouvrages  destinés  à  l'enseignement  moral  dans 
les    lycées,  les  écoles  normales  et  l'enseignement  primaire  supérieur.  J'en  ai 


40  LA   MORALE   FORMULÉE 

il  y  a  pourtant  une  grande  différence  entré  les  écrivains  qui 
sent  au  public  et  ceux  qui  s'adressent  à  des  élèves.  Les  premiers 
libres,  ou  enfin  croient  l'être.  Les  autres  se  font  une  loi  de  ne 
enseigner  qui  ne  soit  acceptable  pour  tous.   Ils  savent  sacrifie] 
nuances  de    leurs   sentiments   personnels  au  désir  de  formuler   une 
morale  qui  puisse  être  vraiment  la  morale  commune.  C'est  ce  souci 
qui  rend  ici  leur  témoignage  précieux.  Ils  ont  eu  beau  faire  effort 
pour    dégager,    sur   la    question    du   suicide,    une    doctrine   un    peu 
ferme,    ils   ne  peuvent  concilier  les  idées   en   bataille.    En   vain   ils 
s'accordent  à  condamner  le  suicide  :  ici  encore,  la  morale  nuancée, 
chassée  des  formules,  repparaît  dès  qu'ils  tentent     de     s'approcher 
de  la  vie,  et  les  définitions  arbitraires,   les  exceptions,   les  amende- 
ments,  les   contradictions,    trahissent  la   lutte  qui  se   poursuit  squs 
la   vaine   unités  des  formules. 

C'est  cette  unité  qui  frappe  d'abord.  Sur  les  quarante-quatre 
ouvrages  dans  lesquels  j'ai  trouvé  la  question  traitée  ou  effleurée, 
quarante-deux  condamnent  «  le  suicide  ». 


dressé  la  liste  à  l'aide  de  l'Otto  Lorenz  et  du  Catalogue  de  la  Bibliothèque 
nationale.  J'indique  ici  les  ouvrages  qui  traitent  la  question  du  suicide  : 
Alaux,  Manuel  d'Instruction  morale,  P.  1884  ;  Ancel  et  Dugas,  Leçons  de 
morale  théorique,  P.  1907,  Ancel  et  Boucher,  Morale,  P.  sd  ;  E.  Bailly,  Précis 
de  morale,  P.  1903  ;  Bentzon  et  Chevalier,  Causeries  de  morale  pra- 
tique, P.  1899;  Bérard  et  Blum,  Cours  de  morale  théorique  et  notions  historiques, 
P.  1903  ;  M.  Bernés,  Programmes  détaillés  d'un  Cours  élément,  de  Philos., 
P.  sd.  ;  Bertrand,  Principes  de  Philos,  scientifique  et  de  Philos,  morale,  P. 
sd.  ;  Boirac,  Cours  élémentaire  de  Philos.,  P.  1888  ;  Leçons  de  morale,  P.  1910  ; 
Boitel,  Trois  années  de  lectures  morales,  P.  1896  ;  Bonnel,  Eléments  géné- 
raux de  morale,  P.  1888  ;  Bouat,  Cours  de  Philosophie,  P.  1885  ;  Charles, 
Eléments  de  Philosophie,  P.  1885  ;  Chatel,  Lectures  morales,  P.  1903  ;  Dugas, 
Cours  de  morale  théorique  et  pratique,  P.  1906  ;  Dunan,  Essai  de  Philosophie 
générale,  P.  1902  ;  Fonsegrive,  Eléments  de  Philosophie,  P.  s.  d.  ;  Girod,  Cours 
abrégé  de  Philosophie,  Montluçon,  sd;  Hourticq,  Eléments  de  Philosophie 
scientifique  et  de  Philosophie  morale,  P.  sd  ;  Janet,  Cours  de  Psychologie  et  de 
morale,  P.  1891  ;  Dr  Janet,  Manuel  de  Philos.,  P.  1904  ;  Joly,  Cours  de  Philo- 
sophie, P.  sd.  ;  Joyau,  Petit  cours  de  Philosophie,  P.  sd.  ;  Labbé,  La  Mor. 
enseignée  par  les  grands  écrivains,  P.  1896  ;  La  Hautière,  Cours  de  morale 
pratique,  P.  1888  ;  Le  Chevallier  et  Cuminal,  Leçons  de  science  morale,  P.  1908; 
Launey,  Cours  de  morale,  P.  sd.  ;Leyssenne,  Le  bréviaire  des  éducateurs,  P. 
1903  ;  Louis,  Cours  de  Philos.,  Saint-Etienne,  1893  ;  Malapert,  Leçons  de 
Philosophie,  P.  1908  ;  Martel  et  Morisse,  Cours  de  morale,  P.  1911  ;  Pen- 
jon,  Précis  de  Philosophie,  P.  sd.  ;  Pontsevrez,  Notions  morales,  P.  1903  ; 
Problèmes  de  morale,  P.  1899  ;  Rayot,  Leçons  de  morale  pratique,  P.  sd.  ; 
Rey,  Leçons  élémentaires  de  Psychologie  et  de  Philosophie,  P.  1908  ;  Eléments 
de  Philos.  P.  1903  ;  Richard,  Manuel  de  morale,  P.  sd  ;  Steeg,  Cours  de  mo- 
rale, P.  1888  ;  Thamin  et  Lapie,  Lectures  morales,  P.  1903;  Thomas  F.,  Cours 
de  Philos.,  P.  1912  ;  Thomas  J.,  Principes  de  Philos,  morale,  P.  1890  ; 
Thomas  F.,  Eléments  de  Philosophie  scientifique  et  de  Philosophie  morale 
P.  1893  ;  Vattier,  Eléments  de  Philosophie  scientif.,  P.  1891  ;  Worms,  Précis, 
de  Philos.,  (d'après  les  leçons  de  Rabier),  P.  1891. 


l'enseignement  moral  41 

11  y  a  même  un  certain  aœord  dans  le  choix  des  raisons  allé- 
guées. Sans  doute,  on  trouve,  çà  et  là  quelques  arguments  qui 
restent  sans  écho  :  le  suicide  est  coupable  en  tant  qu'homicide  (i), 
c'est  un  acte  contre  nature  (2).  Deux  ouvrages  seulement  s'inspirent 
de  la  théorie  de  Durkheim  (3).  Mais  le  gros  des  auteurs  s'accorde 
sur  les  quatre  arguments  suivants  :  le  suicide  est  la  violation  de 
nos  devoirs  envers  Dieu;  —  c'est  une  lâcheté  et  une  désertion;  —  c'est 
une  offense  à  la  société;  —  c'est  un  attentat  contre  nous-mêmes  en 
tant  qu'agents  moraux  et,  par  suite,  un  attentat  contre  la  moralité 
elle-même.  De  ces  quatre  arguments,  le  premier  est  allégué  dix 
fois  (4),  le  second  quatorze  fois  (5),  le  troisième  vingt  et  une  fois  (6), 
te  dernier  vingt-deux  fois.  Kant  est  l'auteur  le  plus  souvent  cité  (7). 

Certaines  phrases  feraient  même  croire  qu'il  s'agit  d'une  doc- 
trine solide.  M.  Richard,  ayant  condamné  le  suicide,  ajoute  :  «  Ce 
sont  là  des  vérités  triviales  qu'on  rougirait  presque  de  démontrer,  » 
et  ilt  n'hésite  pas  à  nous  mettre  en  garde  contre  une  pitié  mal 
entendue  (8).  Même  idée  dans  les  livres  de  Mlle  Bentzon  et  de 
M.  Hourticq  {9).  M.  Pontsevrez  condamne  les  suicidés  illustres  : 
sans  doute,  ce  ne  sont  pas  des  égoïstes,  mais  tout  «  en  louant  leur 
fermeté  »,  on  «  regrette  »  qu'ils  en  aient  fait  un  tel  usage.  Parlant 
de  la  mort  de  Beaurepaire,  M.  Pontsevrez  reconnaît  que  le  motif 
qui  poussa  Beaurepaire  était  «  certainement  plus  noble  »'  que  celui 
des  joueurs  malheureux,  mais  il  n'en  conclut  pas  moins  :  «  il  s'est 
trompé   dans   l'interprétation   de   l'honneur   et   du   devoir      »      (10). 


(1)  Bailly,  p.  33  ;  Launey,  p.  47.  (2)  Dunan,  p.  801.  (3)  Richard,  p. 
163  ss.  ;  Hourticq,  p.  310-311.  (4)  Bentzon  et  Chevallier,  p.  235  ;  Bouat, 
p.  492  ;  Charles,  p.  391  ;  Janet,  Cours  de  Psychol.,  p.  15  ;  Dunan,  p.  801  ; 
Girod,  IV,  p.  40  ;  Labbé,  p.  89  ;  Vattier,  p.  60  ;  Worms,  p.  357  ;  Alaux,  p.  85. 
\ncel  et  Boucher,  p.  170  ;  Bailly,  p.  33  ;  Bertrand,  p.  288  ;  Bonnel, 
p.  46  ;  Châtel,  p.  61  ;  Girod,  IV,  p.  40  ;  Launey,  p.  47  ;  Payot,  p.  70  ;  Pontse- 
vrez, Notions,  p.  48  ;  Rey,  Leçons,  p.  772  ;  Steeg,  p.  139  ;  Thomas  F.,  p.  228  ; 
Vattier,  p.  60  ;  Worms,  p.  357.  (6)  Alaux,  p.  85  ;  Bertrand,  p.  288  ;  Boirac, 
Leçons,  p.  80  ;  Boitel,  p.  42,  note;  Bouat,  p.  492  ;  Dantu,  p.  138  ;  Girod,  IV, 
p.  40  ;  Janet,  Cours,  XV  ;  Joyau,  p.  91  ;  Labbé,  p.  89  ss.  ;  La  Hautière,  p.  208  ; 
Louis,  p.  237  ;  Leyssenne,  p.  192  ;  Malapert,  II,  p.  150  ;  Pontsevrez,  Notions, 
p.  48-50  ;  Richard,  p.  168  ;  Rayot,  p.  97  ;  Thomas  F.,  p.  237  ;  Vattier,  p.  60  ; 
Worms,  p.  357.  (7)  Alaux,  p.  85  ;  Bertrand,  p.  288  ;  Boirac,  Cours,  p.  354  ; 
Leçons,  p.  79  ;  Bonnel,  p.  46  ;  Bouat,  p.  492,  Charles,  p.  391  ;  Dantu,  p.  138  ; 
Dugas,  II,  p.  148  ;  Fonscgrive,  p.  465  ;  Hourticq,  p.  310  ;  Janet  Paul,  XV  ; 
Joly,  p.  403  ;  Labbé,  p.  89  ;  La  Hautière,  p.  208  ;  Launey,  p.  47  ;  Louis,  II, 
237  ;  Penjon,  p.  372  ;  Richard,  p.  163  ;  Thamin  et  Lapie,  p.  12.  Thomas  F., 
p.  237  ;  Vattier,  p.  60  ;  Worms,  p.  357.  — Selon  M.  Bernés,  le  suicide,  mora- 
lement justifiable,  et  même  parfois  obligatoire  pour  une  morale  intellectua- 
liste dans  laquelle  l'idéal  est  un  objet  entièrement  défini  «  devient  condam- 
nable pour  une  morale  qui  regarde  l'idéal  comme  progressif»  et  qui  fait 
«  résider  la  vertu  avant  tout  dans  l'effort  moral.  »  (8)  Richard,  p.  168. 
(9)  Bentzon  et  Chevallier,  p.  87-88  ;  Hourticq,  p.  310.  (10)  Pontsevrez,  No- 
tions, p.    48-50  ;   Problèmes,  p.   50. 


42  LA   MORALE    FORMULEE 

M.  Louis  demande  :  un  bonmie  atteint  de  la   peste  peut-il  se  tuer 

pour  ne  pas  communiquer  sa  maladie?   Réponse  :  non,   car  sa 
ne  lui  appartient  pas.  Elle  appartient  an  devoir  et  à  Dieu  (i). 

Ces  sévérités  feraient  croire  que,  dans  renseignement  tout  au. 
moins,  la  morale  simple  est  sûre  de  sa  force  et  règne  sans  partage. 
En  réalité,  la  morale  nuancée  lui  dispute  partout  le  terrain. 

D'abord,  bien  que  les  éducateurs  hésitent  à  faire  la  critique  des 
arguments  allégués  par  leurs  collègues,  il  en  est  deux  qui  soulèvent 
des  objections.  «  On  dit,  écrit  M.  Penjon,  que  celui  qui  se  fcve 
manque  à  ses  devoirs  envers  ses  semblables  :  ce  n'est  pas  toujours 
vrai  au  même  degré  et,  d'ailleurs,  d'une  manière  générale,  le  devoir 
de  faire  du  bien  à  autrui  dont  on  veut  ici  parler,  est  une  obligation 
large  qui  ne  peut  pas  fonder  l'obligation  stricte  de  ne  pas  se 
tuer  »  (2).  M.  Dugas  reconnaît  que,  si  quelqu'un  veut  se  tuer  parce 
qu'il  est  à  charge  à  autrui,  l'argument  social  ne  joue  plus.  Ceux 
qui  se  retranchent  de  la  société,  ajoute-t-il,  «  se  placent,  par  là 
même,  hors  des  lois  de  cette  société,  ne  peuvent  être  ni  condamnés, 
ce  qui  serait  absurde,  ni  même  flétris  au  nom  de  ces  lois  (3).  » 

L'idée  que  le  suicide  est  une  lâcheté  est  rejetée  par  plusieurs 
auteurs  :  «  Il  serait  injuste,  dit  Penjon,  de  toujours  regarder  comme 
des  lâches  ceux  qui  attentent  à  leur  vie...  »  (4).  Nous  ne  pouvons, 
dit  M.  Rayot,  prononcer,  à  l'égard  des  suicidés,  «  le  nom  flétrissant 
de  lâcheté  »  (5).  Celui  qui  se  tue,  dit  M.  Joyau,  «  ne  comment  pas 
une  lâcheté,  puisque  les  lâches  ont  peur  de  la  mort  »  (6).  «  Le 
suicide,  dit  M.  Boirac,  peut  même  témoigner  d'un  courage  extra- 
ordinaire, car  il  prouve  la  victoire  de  la  volonté  sur  le  plus  fort 
de  tous  les  instincts  »  (7).  «  On  ne  peut  dire  de  certains  suicidés 
qu'ils  sont  lâches,  écrit  M.  Dugas  :  ne  pas  accepter  le  déshonneur, 
c'est  se  soustraire,  sans  doute,  à  la  souffrance,  mais  à  une  souffrance 
que  la  lâcheté  consisterait  précisément  .à  endurer  »  (8). 

La  morale  nuancée  s'affirme  encore  dans  les  définitions.  On 
condamne  «  le  suicide  ».  Mais,  explique  M.  Rayot,  si  le  suicide  est 
une  mort  volontaire,  «  toute  mort  volontaire  n'est  pas  un 
suicide  »  (9).  Bouat,  Charles,  Janet,  de  La  Hautière,  MM.  Louis  et 
Vattier  (10)  expliquent  à  l'envi  que  le  dévouement,  le  sacrifice  volon- 
taire de  la  vie  ne  sont  pas  des  suicides.  «  Ce  sont  là,  écrit  Charles, 
des  actes  de  dévouement  qu'il  est  oiseux  de  justifier  et  non  pas  des 
suicides.   »  Car  le  suicide  ne  consiste  pas  dans  «  l'acte  matériel  de 


(1)  Louis,  II,  p.  241.  (2)  Penjon,  p.  372.  (3)  Dugas,  p.  149-152. 
(4)  Penjon,  p.  372.  (5)  Rayot,  p.  97.  (6)  Joyau,  p.  92.  (7)  Boirac,  Le- 
çons, p.  80.  (8)  Dugas,  p.  148.  (9)  Rayot,  p.  101.  (10)  Bouat,  p.  495  ; 
Charles,  II,  p.  391  ;  Janet  Paul,  p.  197;  De  la  Hautière,  p.  208;  Louis,  p.  241  ; 
Vattier,  p.  60. 


l'enseignement  moral  43 

porter  sur  soi  des  mains  violentes  »  (i).  «  Est-ce  un  suicide,  demande 
M.  Louis,  de  se  dévouer  à  une  mort  certaine  (comme  Curtius),  pour 
sauver  sa  patrie?  —  Non...  Le  suicide  est  un  crime,  le  fait  de  se 
dévouer  à  une  mort  certaine  pour  sauver  sa  patrie  est  un  acte 
d'héroïsme.  Ce  n'est  donc  pas  un  suicide.  Est-ce  un  suicide  pour 
un  naufragé  de  céder  à  un  autre  la  planche  à  laquelle  il  avait  confié 
son  salut?  —  Non,  il  y  a  de  la  différence  entre  se  donner  la  mort 
et  cesser  de  défendre  sa  vie  ou  préférer  la  vie  d'un  autre  à  la 
sienne  propre  »  (2). 

Après  les  définitions  arbitraires  viennent  les  mêmes  mots  de 
pitié,  d'excuse,  d'éloge  qu'on  a  vus  plus  haut.  Tantôt  il  s'adressent 
au  suicide  en  général,  tantôt  à  certains  suicides. 

Parlant  des  suicides  que  relate  ordinairement  la  presse, 
MM.  Ancel  et  Boucher  déclarent  :  «  A  tort  peut-être,  et  malgré  le 
blâme  dont  nous  les  frappons,  ils  n'excitent  en  nous  que  de  la 
pitié  »  (3).  «  Nous  ne  savons  jamais,  dit  M.  Penjon,  l'état  d'esprit 
véritable  de  ceux  qui  se  sont  tués  et  le  désespoir  n'est  souvent  que 
la  folie  la  plus  digne  de  pitié  m  (4).  «  Le  bon  sens  populaire,  dit 
Bertrand,  juge  à  la  fois  en  aliéniste  et  en  moraliste,  quand  autour 
du  cadavre  du  suicidé,  il  dit  simplement  :  le  malheureux  »  (5). 
«  Devons-nous  être  sans  pitié,  demande  M.  Thomas,  pour  ceux  qui 
sont  conduits  à  cet  acte  de  suprême  désespoir?  —  Loin  de  là,  le 
plus  souvent  même  nous  devons  les  plaindre,  car  nous  ignorons 
à  quel  mobile  ils  ont  obéi  »  (6).  «  Ne  les  méprisons  pas,  écrit 
M.  Rayot  (nous  ne  devons  mépriser  personne),  ne  les  admirons 
pas  non  plus  ;  plaignons-les  »  (7).  «  Ne  les  admirons  pas,  dit  aussi 
M.  Steeg,  parlons  avec  pitié,  avec  tristesse  de  ces  désespérés...  Plai- 
gnons-les... »  (8).  Et,  après  avoir  recommandé  de  ne  pas  les  flétrir, 
M  Dugas  ajoute  «  qu'ils  ont  droit  plutôt,  comme  tous  les  vaincus, 
à  notre  compassion  et  à  notre  pitié  »  (9).  . 

Après  la  pitié,  l'excuse.  Le  déshonneur  ne  justifie  pas  le  suicide, 
mais  il  1'  «  explique  »  (10).  «  Quand  il  y  a  maladie  et  impuissance, 
on  comprend,  dit  M.  Le  Chevallier,  qu'en  de  telles  situations  la 
pensée  du  suicide  sollicite  même  les  âmes  les  plus  vaillantes  »  (n). 
Janet  dit  des  «  suicides  par  honneur  »  :  «  On  ne  doit  pas,  sans 
doute,  blâmer  trop  sévèrement  des  actes  qui  ont  leur  source  dans  la 
pureté  et  la   grandeur  d'âme  et,   dans  ces   matières,    il   vaut  mieux 


(1)  Charles,  p.  391.  (2)  Louis,  p.  241.  Cf.,  dans  Ancel  et  Boucher,  la 
définition  «objective»  et  la  définition  «subjective  »  du  suicide.  Le  suicide 
qui  «résulte  d'un  sentiment  de  dévouement»  est  un  suicide  objectivement, 
mais  non  pas  subjectivement,  p.  184.  (3)  Ancel  et  Boucher,  p.  170. 
(4)  Penjon,  p.  372.  (5)  Bertra  nd,  p.  290.  (6)  Thomas  F.,  p.  238.  (7)  Rayot, 
p.  98.  (8)  Steeg,  p.  139.  (9)  Dugas,  p.  152.  (10)  Bentzon  et  Chevallier, 
p.  87.     (11)  Le  Chevallier  et  Cuminal,  p.  149. 


44  LA   MORALE    FORMULEE 

encore  pardonner  à  l'excès  que  d'habituer  l'âme,  par  (1rs  rai 
nciiii'iiis  trop  froids,  à  supporter  patiemment  et  peut  être  complai- 
samment  la  pensée  du  déshonneur  »  (i).  Boirac  écrit  :  «  Ne  faisons 
pas  difficulté  de  recconaître  que  le  suicide  est  parfois  excusal>l«", 
par  exemple  quand  l'homme  qui  se  tue  est  affolé  par  le  désespoir 
ou  quand,  obéissant  aux  préjugés  de  son  milieu,  il  croit  que  le 
devoir  lui  commande  en  effet  de  se  donner  la  mort  »  (2).  «  Le 
suicide,  dit  de  même  M.  Rayot  (3),  peut  avoir  pour  lui  l'apparence 
d'une  certaine  grandeur,  il  peut  aussi  être  parfois  excusable.  » 
On  peut,  dit  M.  Girod,  excuser  le  suicide  «  dans  tel  ou  tel  cas  de 
la  pratique  »  (4).  Il  y  a,  disent  MM.  Ancel  et  Boucher,  des  suicides 
«   auxquels  on  ne  peut  refuser  les  circonstances  atténuantes  »   (5) 

Certains  suicides  sont  mêmes  loués,  louanges  embarrassées,  mais 
louanges.  Je  laisse  de  côté  ceux  qui  n'approuvent  les  suicides 
altruistes  qu'après  les  avoir  débaptisés.  D'autres  sont  plus  hardis. 
Paul  Janet,  tout  en  condamnant  Caton,  dit  que  «  cet  héroïsme 
relève  l'âme  »  (6).  Martel  et  Morisse  citent  l'histoire  d'Arria  comme 
un  exemple  de  magnanimité  (7).  Quand  on  se  tue  pour  éviter  un 
outrage,  dit  M.  Labbé,  ou  parce  qu'on  Ta  subi,  «  l'appréciation  est 
très  délicate  et  le  jugement  flotte  »  entre  Juvénal  et  saint  Augustin. 
(8)  «  Il  y  a,  dit  M.  Bailly,  des  suicides  «  glorieux  »  (9).  Il  y  a,  écrivent 
MM.  Ancel  et  Boucher,  des  suicides  «  honorables  »;  des  circons- 
tances peuvent  se  présenter  «  où  l'on  aime  que  le  souci  de  la  vie 
passe  après  celui  de  l'honneur  ou  de  l'intégrité  »  (10).  M.  Dugas 
écrit  :  on  peut  voir  dans  le  suicide  «  un  recours  suprême  laissé  aux 
courageux  et  aux  sages  contre  les  injustices  du  sort  et  des  hommes  » 
(exemples  d'Arria  et  Paetus  de  Condorcet);  et  encore  :  «  On  aime 
à  voir  l'honneur  compter  plus  que  la  vie;  de  plus,  c'est  rendre 
hommage  au  devoir  que  de  se  punir  volontairement  par  la  mort  de 
n'avoir  pas  fait  ou  pu  faire  son  devoir.  »  Ceux-là  méritent  «  la 
sympathie  et  l'estime  »,  qui,  en  quittant  la  vie,  ne  trahissent  pas 
le  devoir,  mais  s'efforcent  encore  de  le  remplir  (11). 

La  «  mort  volontaire  »,  écrit  Charles,  (il  ne  dirait  peut-être 
pas  :  le  suicide),  est  parfois  «  non  seulement  excusable,  mais  obli- 
gatoire »  (12).  M.  Rey  dit  de  même  :  notons  que  le  suicide  «  peut 
être  un  exemple  social  dans  certains  cas.  Le  stoïcien  qui  se  tuait 
parce  que  la  société  où  il  vivait  était  incompatible  avec  l'existence 
du  sage,  le  chrétien  primitif  qui  allait  au  devant  du  martyre, 
l'homme  qui,   dans  une  société  tyrannique,   ne  pouvait  vivre  qu'en 


(1)  Janet,  p.  197.  (2)  Boirac,  Leçons,  p.  80.  (3)  Rayot,  p.  98. 
(4)  Girod,  IV,  p.  40.  (5)  Ancel  et  Boucher,  p.  170.  (6)  Janet,  Leçons,  p.  197. 
(7)  Martel  et  Môrisse,  p.  89.  (8) 'Labbé,  p.  90.  (9)  Bailly,  p.  33.  (10)  An- 
cel et  Boucher,  p.  170.     (11)  Dugâs,  p.  148-149.     (12)  Charles,  II,  p.  391. 


45 

dérogeant  à  sa  dignité,  accomplissaient  à  la  lettre  un  devoir 
moral  »  (i). 

A  tous  ces  traits  l'on  reconnaît  sans  peine  la  morale  nuancée  que 
j'essayais  de  définir  plus  haut.  J'ai  dit  qu'elle  était  bannie  des  for- 
mules. Un  seul  auteur,  en  effet,  ose  en  proclamer  franchement  le 
principe.  Quand  il  s'agit  de  suicide  réfléchi,  écrit  M.  Malapert,  «  il 
est  manifeste  que  l'appréciation  morale  variera  avec  la  nature  du 
motif  qui  y  aura  conduit  ».  Par  exemple,  qui  veut  se  soustraire  par 
la  mort  à  des  obligations  déterminées  »  est  inexcusable;  mais  «  il 
peut  se  faire  qu'en  certaines  circonstances,  le  suicide  apparaisse, 
non  plus  seulement  comme  un  droit,  mais  comme  un  devoir  »  (2). 

Si  manifeste  que  soit  ce  principe,  M.  Malapert  est  seul  à  oser 
l'exprimer.  Encore  corrige-t-il  un  peu  cette  hardiesse,  en  distin- 
guant, dans  deux  définitions,  le  suicide  et  le  sacrifice.  Mais,  dans 
des  ouvrages  où  il  semble  que  tout  conduise  à  la  formule  même 
de  la  morale  nuancée,  par  exemple  dans  ceux  de  MM.  Ancel  et 
Chevallier  et  de  M.  Dugas,  les  auteurs  se  dérobent  au  moment 
décisif.  Ils  n'osent  pas  ou  ne  veulent  pas  dire  carrément  :  il  n'y  a 
pas,  devant  la  morale,  le  suicide,  il  y  a  des  suicides.  Tout,  dans  leur 
livre,  le  dit.  Eux-mêmes  ne  le  disent  pas. 

Peut-on  voir  dans  ce  silence  une  victoire  décisive  de  la  morale 
simple?  Je  ne  le  crois  pas.  Elle  l'emporte  dans  les  formules.  Mais 
la  morale  nuancée,  qui  reparaît  chaque  fois  qu'on  s'approche  d'un 
cas  concret,  réduit  les  auteurs  à  des  contradictions  qui  trahissent  et 
sa  puissance  et  l'incertitude  de  sa  rivale. 

Tous  les  ouvrages  que  j'ai  cités  s'adressent  à  des  enfants  ou  à 
des  jeunes  gens.  Ils  ne  sont  pas  destinés  à  faire  la  morale,  mais  à 
enseigner  la  morale  faite.  Sur  la  question  du  suicide,  ils  n'avouent 
pas  leur  impuissance.  La  plupart  des  auteurs  ont  même  l'air  très 
sûrs  d'eux-mêmes.  Cependant,  quelle  peut  être  l'impression  d'un 
enfant  qui  lirait  plusieurs  de  ces  manuels?  L'un  lui  dit  :  le  suicide 
est  une  lâcheté;  l'autre  :  le  suicide  peut  témoigner  d'un  courage 
extraordinaire;  l'un  dit  :  ce  n'est  jamais  licite,  l'autre  :  c'est  par- 
fois obligatoire.  C'est  la  négation  de  tous  les  devoirs;  —  c'est  parfois 
un  hommage  au  devoir.  C'est  un  vol  fait  à  la  société;  —  c'est 
parfois  un   exemple  social. 

Bien  plus,  en  un  même  ouvrage,  les  idées,  les  mots  se  heurtent 
parfois.  Il  faut  sans  doute  quelque  subtilité  pour  comprendre  que 
certains  motifs  «  expliquent  »  le  suicide  sans  le  «  justifier  »  (3), 
ou  encore  que  le  suicide  est  toujours  une  faiblesse,  mais  qu'on  peut 
louer  parfois  «  la  fermeté  »  de  ceux  qui  se  tuent  tout  en  «  regret- 


(1)  Rey,  p.  773.     (2)  Malapert,    II,  p.   150.     (3)  Bentzon    et   Chevallier, 
p.  235. 


46  i.\    MOBALB    rOB 

i  )>  l'usage  qu'il-  en  font  (u.  <>n  comprend  déjà  moiiw  bien 
qu'il  faille  ((  rire  persuadé  de  la  gravité  du  crime  de  se  tuer  », 
mais    ne    juger    le    suicide     d'aulrui     «     qu'avec    la     plus    grande 

i  ve  »  (2).  Ailleurs,  on  ne  comprend  plus  du  tout  :  un  homme 
se  jette  dans  un  gouffre  pour  sauver  son  pays  :  ce  n'esL  pas  un 
suicide,   c'est  une  action  sublime;  un  pestiféré   se  tue  pour  sauver 

parents,  ses  amis,  la  cité  :  c'est  un  suicide,  c'est  une  faute  (3). 
Pourquoi?  Pourquoi  MM.  Ancel  et  Boucher  disent-ils  tour  à  tour 
qu'il  n'y  a  pas  de  suicides  «  moralement  louables  »  et  qu'il  y  en  a 
d'  a  honorables  »  et  «  qu'on  aime  à  voir?  »  (/j).  Comment  Jmet 
peut-il  dire  du  suicide  de  Caton  que  c'est  un  acte  blâmable  et  \u\ 
acte  «  qui  relève  l'âme  »,  qu'on  peut  «  l'admirer  comme  acte  indi- 
\iduel,  mais  non  pas  comme  exemple  à  suivre  »  et  enfin  que 
«  sous  une  forme  héroïque  ce  n'est  toujours,  après  tout,  que  la 
fuite  de  la  responsabilité  »  (5)?  Comment  M.  Dugas  écrit-il  que  la 
morale  du  devoir  «  peut  toujours  nous  prescrire  de  vivre  »  et, 
ailleurs,  qu'au  nom  du  devoir  «  on  condamnera  le  suicide,  non 
dans  tous  les  cas,  mais  dans  ceux-là  seulement  où  l'on  a  vu  qu'il 
est  une  lâcheté  »,  et  ailleurs  encore  que  ceux-là  «  méritent  la  sym- 
pathie et  l'estime  »  qui  «  s'efforcent  en  mourant  de  remplir  leur 
devoir?  (6).  » 

J'entends  bien  que,  pour  dégager  ces  contradictions,  je  sup- 
prime les  transitions  ingénieuses  qui  s'efforcent  de  les  masquer  ou 
de  les  atténuer.  Mais,  par  là  même,  je  me  rapproche  de  l'impression 
que  ces  livres  produiront  forcément  sur  leurs  lecteurs.  Que  veut-on 
que  remarquent  des  enfants,  sinon  la  formule  générale  et  l'exemple 
oncret?  Et  quel  désarroi  si  l'exemple  contredit,  à  chaque  instant, 
la.  formule! 

Ce  désarroi,  produit,  à  mon  sens,  par  la  morale  nuancée, 
refoulée,  mais  non  supprimée,  apparaît  sous  une  autre  forme  dans 
les  ouvrages  destinés  à  l'enseignement  moral  élémentaire. 

A  lire  les  petits  manuels  qui  font  allusion  au  suicide  (7),  on  a, 


(1)  ;  ez,  Leçons,  p.  48-50.       (2)  Pcnjon,  p.  372.       (3)  Louis,   p.  241- 

\11cel  et  Boucher,  p.  170.  (5)  Janet,  p.  197.  (6)  Dugas,  p.  148-149- 
(7)  J'ai  dressé  une  liste  de  ces  manuels  à  l'aide  du  Catalogue  d'Otto 
Lorenz  et  du  Catalogue  du  Musée  pédagogique.  Plusieurs  ouvrages  indiqués 
par  Otto  Lorenz  ne  se  trouvent  pas  à  la  Bibliothèque  nationale.  Je  n'ai  con- 
sulté en  tout  que  quatre-vingt-onze  manuels.  Voici  ceux  dans  lesquels  il  est 
question  du  suicide  :  Amiard,  Une  leçon  de  morale  par  jour,  Limoges  1897  ; 
Angot,  L'enseignement  moral  à  V école  primaire,  P.  1897  ;  Allou,  Cours  de  mo- 
rale, P.  1882  ;  Bertrand  et  Huberland,  Les  premières  notions  de  morale, 
Lille,  1891  ;  Boyer,  Le  livre  de  morale  des  écoles  prim.,  P.  1895  ;  Bec,  Carnet 
■  de  morale,  Moulins,  sd;  Bertin,  Morale  et  Instruction  civique,  P.  1898  ;  Curé 
Houzel,  Sommaires  de  leçons  de  morale,  P.  1894  ;  Compayré,  Eléments  d'ins- 


l'enseignement  moral  47 

plus  forte  que  jamais,  cette  impression  d'unité  que  j'ai  déjà 
signalée  par  deux  fois.  Sur  trente-huit  livres  que  j'ai  comptés,  six 
seulement  ne  se  prononcent  pas  contre  la  mort  volontaire.  Encore 
faut-il  ajouter  qu'ils  ne  traitent  pas  la  question  :  ils  citent,  comme 
autant  de  beaux  exemples,  les  morts  d'Arria,  de  Vatel,  des  marins 
du  Vengeur,  de  Beaurepaire,  du  maçon  de  Brizeux;  mais  ils  ne 
discutent  pas,  ils  évitent  même  de  parler  de  suicide  (i).  —  Les  trente- 
deux  autres  manuels  condamnent  la  mort  volontaire. 

Non  seulement  ils  la  condamnent.  Mais  la  condamnation  est 
parfois  véhémente.  Le  suicide,  dit  M.  Compayré,  est  la  «  faute 
suprême  »,  et  «  l'amour  de  la  vie  n'abandonne  que  ceux  qui  ont 
mal  usé  de  la  vie  »  (2).  Un  autre  manuel,  rédigé  par  un  groupe 
d'instituteurs,  appelle  le  suicide  un  a  crime  »  (3).  MM.  Poignet  et 
Bernot  écrivent  :  «  c'est  une  lâcheté  et  une  honte  »  (4).  M.  Dés 
précise  qu'  «  en  aucun  cas  le  suicide  ne  peut  être  absous  »  (5).  Fait 
plus  remarquable,  les  mots  d'excuse  et  surtout  de  pitié  que  nous 
avons  trouvés  si  souvent  ailleurs  sont  bannis  des  livres  primaires. 
Seul,  M.  Poirson  écrit  :  il  faut  parler  du  suicidé  avec  pitié,  avec 
tristesse  (6).  M.  Pavette  est  déjà  moins  indulgent  :  «  malgré  notre 


truction  morale  et  civique,  P.  sd.  ;  Dauzat,  Carnet  de  morale,  P.  1896  ;  Dartois, 
Choix  de  maximes,  etc.,  pour  aider  à  V enseignement  de  la  morale,  P.  1896  ; 
Dès,  Education  morale  et  civique,  Montluçon,  1900  (4e  éd.)  ;  Frank,  La  morale 
pour  tous,  P.  1882  ;  Gérard,  Morale,  P.  1896  ;  Guigou,  Petites  leçons  de  morale, 
P.  1904  ;  Goblet,  Pensées  morales,  Saumur,  1894  ;  Lebon,  Lectures  morales  ou 
nouvelle  morale  en  action,  P.  sd  ;  Lechantre,  Résumés  d'instruction  moraley 
Saint-Quentin,  1895  ;  Lemoine  et  Aymard,  Le  jeune  Français,  P.  sd.  ;  Leys- 
senne,  Le  bréviaire  des  éducateurs,  P.  1904  ;  Lucienne  V.  S.,  Mes  résumés, 
Morale  et  Instruction  civique,  Lille,  1898  ;  Méritan,  Cours  complet  de  morale, 
Cavaillon,  1898  ;  Martel  et  Morisse,  Cours  de  morale,  lre  année,  1911  ;  Nonus, 
Résumés  de  leçons  de  morale,  Amiens,  1895  ;  Parrot,  Morale,  civilité,  etc.,  (ire- 
noble,  1903  ;  Pavette,  La  morale  mise  à  la  portée  des  enfants,  P.  1899  ;  Poignet 
et  Bernot.  Le  livre  unique  de  morale  et  d'instruction  civique,  P.  1898  ;  Poirson, 
Plans  de  leçons  de  morale,  P.  1895  ;  Pegat,  Petit  traité  de  morale  et  d'instruc- 
tion civique,  P.  1884  ;  Ramage,  Enseignement  moral  et  social,  P.  1903  ;  Résu- 
més de  morale  et  d'instruction  civique  par  un  groupe  d'instituteurs,  Béthune, 
1896  ;  Steeg,  Instruction  morale  et  civique,  P.  1889  ;  Sicard,  Education  morale 
et  civique,  P.  1887  ;  Schuwer,  Simples  notions  de  morale  civique,  P.  1882  ; 
SM,  Enseignement  moral  et  civique,  P.  sd  ;  Tartière,  etc.  (ouvrage  composé 
>ar  douze  inspecteurs  primaires),  Ames  viriles,  P.  sd  ;  Trésor  moral  de  l'éco- 
lier, par  plusieurs  instituteurs,  P.  sd  ;  Vessiot,  Cours  et  méthode  d'enseignement 
moral,  P.  1896. 

(1)  Bertrand  et  Iluberland,  p.  76.  Lemoine  et  Aymard,  p.  286  :  Martel 
et  Morisse,  p.  89  ;  Lebon,  p.  178,  (cite  l'histoire  de  Vatel  entre  celle  de  Fabri- 
cius  et  celle  de  Mucius  Scaevola  sous  le  titre  :  activité,  grands  caractères  ;) 
Schuwer,  p.  43  ;  Tartière,  p.  8.  (2)  Compayré,  120.  (3)  V.  S.  Lucienne,  14. 
(4)    Poignet  et  Bernot,   53e  leçon.     (5)    Dés.   152.     (6)  Poirson,  77. 


48  LA    MORALE   FORMULÉE 

pitié  pour  ceux  qui  bc  tuent,  nous  devons  les  jugei  sévèrement  »  (i). 

Ces  auteurs  mis  à  part,  c'est  le  silence. 

Ainsi,  accord  sur  la  condamnation,  suppression  des  ré.^ 
d  exceptions,  des  mots  de  pitié  qui  ailleurs,  l'affaiblissent  :  plus 
que  jamais  on  pourrait  se  croire  en  présence  d'une  idée  solide. 
Mais  d'abord  les  arguments  surprennent.  Sept  auteurs  seulement 
condamnent  le  suicide,  sans  motiver  la  sentence.  Dans  les  autres 
manuels,  l'argument  religieux  est  allégué  trois  fois,  l'argument 
de  Kant  deux  fois,  l'argument  social  huit  fois;  pa^  contre,  seize 
auteurs  s'accordent  à  appeler  le  suicide  une  lâcheté.  Ainsi  la  raison 
rejetée,  dans  les  livres  d'enseignement  secondaire,  par  MM.  Penjon, 
Rayot,  Joyau,  Boirac,  Dugas  devient,  dans  l'enseignement  primaire, 
la  raison  favorite!  Cela  seul  trahit  sans  doute  un  léger  désarroi  dans 
l'enseignement  moral.  Mais  voici  qui  paraît  décisif  :  ces  trente-huit 
livres,  qui  s'accordent  à  condamner  la  mort  volontaire,  je  les  ai 
trouvés  sur  une  liste  qui  comprend  quatre-vingt-onze  ouvrages  :  les 
maîtres  qui  parlent  du  suicide  le  blâment,  mais  le  plus  grand 
nombre  des  maîtres  n'en  parlent  pas. 

Ce  fait  est  d'autant  plus  remarquable  que,  dans  l'ensemble,  les 
petits  livres  destinés  aux  écoles  disent  à  peu  près  tous  la  mêm^ 
chose.  Seuls,  les  chapitres  relatifs  à  Dieu  et  à  la  tolérance  reflètent 
quelque  peu  la  diversité  des  idées  contemporaines.  Pour  tout  le 
reste,  on  suit  le  «  programme  »  de  1882.  Ce  programme,  il  est 
vrai,  ne  parle  pas  du  suicide.  Mais  il  invite  à  en  parler,  puisqu'il 
fait  mention,  parmi  les  devoirs  envers  soi-même,  des  devoirs  envers 
le  corps.  Malgré  cette  invitation,  la  majorité  des  maîtres  garde  le 
silence.  C'est,  a-t-on  dit,  que  le  suicide  «  est  chose  exceptionnelle  ». 
L'argument  ne  vaut  pas.  Le  meurtre,  lui  aussi,  est  chose  exception- 
nelle et  fort  peu  à  redouter  de  la  part  d'enfants  de  8  à  12  ans. 
Cependant,  tous  les  manuels  s'accordent  à  le  condamner.  Si,  sur 
la  question  du  suicide,  soixante  maîtres  sur  cent  aiment  mieux 
se  taire,  c'est  évidemment  que  la  formule  employée  par  leurs  col- 
lègues ne  leur  convient  qu'à  moitié  ou  ne  leur  convient  pas  du  tout. 
La  «  morale  simple  »  n'est  pas  la  leur.  L'autre,  n'étant  pas  encore  au 
point,  risque  d'inquiéter,  d'effrayer.  Conséquence,  on  ne  soulèvera 
pas  la  question.  Mais  quel  indice  de  désarroi!  Le  suicide  est  «  la 
faute  suprême  »,  si  l'on  en  croit  un  manuel.  Seulement,  plus  de 
cinquante  manuels  sur  cent  n'en  soufflent  pas  mot! 

Donc  l'enseignement  moral  trahit  à  sa  façon  le  même  conflit  que 
nous  avaient  révélé  les  ouvrages  des  moralistes.  D'un  côté,   morale 


(1)  Pavette,  89. 


l'enseignement  moral  49 

simple,  d'autre  part,  morale  nuancée  qui  distingue,  blâme,  excuse, 
approuve,  admire  selon  le  cas. 

L'explication  qui  ramène  ce  conflit  à  une  lutte  entre  la  religion 
catholique  et  ses  adversaires  est  ici  peu  vérifîable,  car  la  plupart  des 
auteurs  qui  s'adressent  aux  élèves  de  l'enseignement  public  res- 
pectent ce  qu'on  appelle  la  neutralité  scolaire  et  ne  laissent  guère 
apparaître  leurs  idées  religieuses.  Cependant,  il  est  à  noter  que  la 
plupart  des  manuels  primaires  qui  évitent  de  parler  du  suicide 
parlent,  conformément  au  programme,  des  devoirs  envers  Dieu. 
Dans  les  Précis  philosophiques  destinés  à  l'enseignement  secon- 
daire, les  ouvrages  dans  lesquels  on  peut  discerner  plus  de  com- 
plaisance pour  le  catholicisme  ne  sont  pas  ceux  dans  lesquels  le 
suicide  est  le  plus  durement  condamné.  M.  Malapert,  par  exemple, 
est  moins  rigoureux  que  M.  Richard. 

Ce  qui,  par  contre,  se  dégage  de  plus  en  plus  nettement,  c'est 
ce  caractère  de  «  morale  officielle  »  qui  nous  avait  déjà  frappés  plus 
haut.  Ici,  l'expression  prend  un  sens  précis.  La  seule  morale  ensei- 
gnée dans  les  écoles  primaires  est  celle  qui  (condamne  le  suicide, 
sans  distinction,  sans  tenir  compte  des  cas.  L'autre  ne  manifeste  son 
pouvoir  qu'indirectement,  en  forçant  la  majorité  à  se  taire.  De 
même,  dans  les  ouvrages  destinés  à  l'enseignement  secondaire,  ceux 
qui  se  prononcent  contre  la  mort  volontaire  ne  sont  pas  seulement 
le  nombre.  Ils  ont  autant  d'aisance  lorsqu'ils  condamnent,  que  de 
prudence,  d'hésitation,  d'inquiétude  lorsqu'ils  essaient  de  distin- 
guer, de  plaindre,  d'excuser. 

Voilà  M.  Malapert,  le  seul  qui  ose  dire  nettement  que  l'apprécia- 
tion morale  doit  varier  selon  le  cas  :  il  commence  par  déclarer  que  le 
suicide  est  «  presque  toujours  »  une  affirmation  de  l'égoïsme  (i). 
M.  Rey,  qui  admet  que  le  suicide  peut  être  un  «  exemple  social  », 
corrige  cette  hardiesse  en  disant  «  ces  cas  disparaissent  forcément 
dans  une  société  comme  la  nôtre,  dont  les  membres  n'ont  plus  à 
obéir  à  un  maître  ou  à  accepter  une  religion  donnée  »  (2). 
MM.  Ancel  et  Roucher,  avouant  leur  pitié  pour  certains  suicidés, 
s'excusent  de  la  ressentir  «  à  tort,  peut-être  »  (3).  C'est  d'un  air  de 
bravoure  que  M.  Roirac  déclare  :  a  Ne  faisons  pas  difficulté  de  recon- 
naître que  le  suicide  est  parfois  excusable  »  (4).  Pourquoi  cet  em- 
barras lorsqu'il  s'agit  de  défendre  la  morale  nuancée,  sinon  parce 
qu'on  a  conscience  de  heurter  la  doctrine  officielle?  Ce  sentiment 
est  parfois  si  fort  que  les  auteurs  en  viennent  à  distinguer  une  mo- 
rale «  théorique  »,  qui  condamne  tous  les  suicides,  et  une  morale 
pratique,  qui  aurait  plus  de  souplesse.  C'est  «  à  raisonner  rigoureu- 


•  (1)  Malapert,  150.     (2)  Rey,  772.     (3)  Ancel  et  Boucher,  170.     (4)  Boirac, 
Leçons.  80. 


50  LA   MORALE   FORMULÉE 

ni  »  que  Lucrèce  est  condamnable,  écrit  M.  Janct  (i).  M.  Peu- 
jon,  on  l'a  vu,  nous  engage  à  condamner  sévèrement  le  suicide  < 
y  pensant  »,  mais  à  ne  juger  ceux  qui  se  tuent  «  qu'avec  la  phi! 
grande  réserve  »  (a).  En  d'autres  termes,  il  faut  rendre  homn 
à  la  morale  officielle,  mais  s'en  servir  le  moins  possible.  M.  Thomas 
dit  plus  carrément,  après  avoir  développé  les  arguments  habituels  : 
«  En  appréciant  ainsi  le  suicide,  nous  nous  sommes  uniquement 
placés  à  un  point  de  vue  théorique.   »  (3). 


III 

La  poésie,  même  dualisme  :  1)  Morale  simple,  condamnation  du  suicide  ;  2)  mo- 
rale nuancée  :  il  h'y  a  presque  pas  de  poètes  qui  exaltent  «  le  suicide  »,  mais 
il  y  en  a  beaucoup  qui  excusent  ou  exaltent  certains  suicides,  notamment 
les  suicides  d'amour  ;  3)  il  n'est  pas  possible  de  rattacher  ces  diversités 
à  des  partis  pris  religieux  ou  philosophiques. 

L'étude  de  la  poésie  contemporaine  ne  suggère  pas  d'autre  con- 
clusion que  l'étude  des  moralistes  et  de  l'enseignement  moral. 

Je   croyais,    quand   j'ai   commencé   à    lire    les    poètes    (4),    qu'ils 


(1)  Paul  Janet,  197.  (2)  Penjon,  372.  (3)  F.  Thomas,  Eléments  de  Phi- 
losophie scientifique  et  de  Philosophie  morale,  p.  238.  (4)  De  1896  à  1912,. 
Otto  Lorenz  indique  un  tel  nombre  d'ouvrages  poétiques  que  je  ne 
pouvais  songer  à  tout  lire  ;  d'autre  part,  je  n'ai  pu  trouver  un  principe 
de  choix  vraiment  satisfaisant,  car,  dès  qu'il  s'agit  de  morale  formulée, 
le  livre  médiocre  peut  être  tout  aussi  instructif  qu'un  chef-d'œuvre.  J'ai 
donc  dû  me  contenter  de  quelques  coups  de  sonde  et  je  me  suis  arrêté 
quand  des  résultats  d'ensemble  se  sont  dégagés.  Réduit  à  l'emploi  de  ce 
procédé,  dont  je  sens  l'insuffisance,  surtout  au  point  de  vue  théorique,  j'ai, 
du  moins,  essayé  de  diminuer  les  chances  d'erreur  en  choisissant  des  poètes 
de  goût  et  d'opinion  différents  et  en  lisant  indifféremment  des  auteurs  cé- 
lèbres (Angellier,  Bataille,  Bouchaud,  Bouchor,  Bourget,  Coppée,  Daudet, 
Dierx,  Dorchain,  Fabié,  P.  Fort,  Ghil,  Gregh,  Guérin,  Haraucourt,  Heredia, 
Herold,  Hirsch,  Jammes,  Kahn,  Laforgue,  Lahor,  Le  Cardonnel,  Lecomte  de 
Lisle,  Maeterlinck,  Magre,  Mallarmé,  Mauclair,  Mendès,  Merril,  Mikhaël, 
Moréas,  Mme  de  Noailles,  Plessis,  Pomairols,  Quillard,  Raynaud,  Rimbaud, 
Régnier,  Richepin,  Rivoire,  Rodenbach,  Rostand,  Rollinat,  Samain,  Sully  Pru- 
d'homme, de  la  Tailhéde,  Verhaeren,  Verlaine,  Vicaire,  Vielé-Grifin),  et  des  au- 
teurs qui,  en  1 914,  étaient  moins  connus,  comme  Pascal  Bonetti,  Frogé,  Devigne, 
Dornier,  Pays,  Rodet,  Hélène  Seguin,  Rayter,  etc..  Voici  les  ouvrages  cités 
dans  ce  chapitre  :  Angellier,  Dans  la  lumière  antique,  Les  Dialogues  d'amour, 
P.  1905  ;  A.  Bonnard,  Les  Royautés,  P.  1908  ;  Bouchor,  Contes  Parisiens, 
P.  1880  ;  Bourget,  Poésies,  t.  I,  P.  1885  ;  Daudet,  Les  Amoureuses,  P.  1887  ; 
R.  Devigne,  Les  Bâtisseurs  de  Villes,  P.  1910  ;  Dierx,  Œuvres,  P.  1894  ; 
Gregh,  La  Chaîne  Eternelle,  P.  1910  ;  Ch.  Guérin,  L'Homme  intérieur,  P.  1905  ; 
Jammes,  Les  Géorgiques  Chrétiennes,  P.  1912  ;  Kahn,  Premiers  Poèmes f 
P.  1897  ;  Laforgue,  Œuvres  complètes,  P.  1903  ;  Lahor,  L'Illusion,  P.  1897  ; 
Le  Cardonnel,  Poèmes,  P.  1904  ;  Mallarmé,  Vers  et  Prose,  P.  1893  ;  Merril^ 
Poèmes,  P.  1897  ;  Mauclair,  Le  Sang  parle,  P.  1904  ;  Mendès,  Poésies,  t.  If 
P.  1892  ;  Mikhaël,  Poésies,  P.  1890  ;  Comtesse  de  Noailles,  Les  Eblouisse- 


LA     POESIE 


51 


allaient,  en  grand  nombre,  exalter  le  suicide,  ne  fût-ce  que  pour 
scandaliser  un  peu  le  gros  du  public  et  protester  contre  les  formules 
classiques. 

Rien  n'a  confirmé  mes  prévisions.  D'abord,  la  poésie  contempo- 
raine s'intéresse  assez  peu  à  la  question  :  sur  plus  de  cent  cinquante 
ouvrages,  je  n'en  compte  que  trente-quatre  qui  contiennent  une 
allusion,  un  mot  intéressant.  En  outre,  les  mots  ainsi  recueillis 
laissent  en  gros  la  même  impression  que  les  ouvrages  des  moralistes. 
Seule,  la  complaisance  pour  les  suicides  d'amour  fait  l'effet  d'une 
nouveauté. 

Tout  comme  les  moralistes,  les  poètes  condamnent,  à  l'occasion, 
«  le  suicide  ».  Je  laisse  de  côté  le  vers  de  Mallarmé  : 

Victorieusement  fui  le  suicide  beau  (1) 

qui  n'est  pas  facile  à  interpréter.  Mais  M.  Francis  Jammes,  montrant 
un  paysan  «  désireux  de  se  pendre  »  dit  qu'il  va  «  forfaire  »  (2). 
Dans  les  Paysages  et  Paysans,  de  Rollinat,  une  pauvresse  qui  a  failli 
se  tuer  avec  ses  enfants  : 

maudit   l'horrible   idée 
Qui  l'avait  d'abord  obsédée  (3). 

Mendès  flétrit  l'amant  malheureux  qui  se  tue   : 

Comme  un  lâche  qui  craint  de  subir  sa  torture  (4). 

Jean  Rictus,  dans  les  Soliloques  du  Pauvre,  donne  la  raison 
solide  des  gens  qui  renoncent  à  en  avoir  une  : 

Alors,  quoi  fair'?  s'  foutr'  à  la  Seine? 

Mais  j'suis  sur  terre,  faut  ben  qu'  j'y  reste   (5). 

Dans  les  Chants  révolutionnaires,  de  Pottier,  la  veuve  du  carrier 
ne  se  tuera  pas,  parce  qu'elle  est  enceinte  : 

Claude  est  mort,  j'aurais  dû  le  suivre. 
Mais  l'enfant?  Je  le  sens  pourtant, 
Je  le  sens  en  moi  qui  veut  vivre. 
Il  ne  sait  pas  ce  qui  l'attend  (6). 


lents,  P.  s.  d.  ;  Plessis,  Poésies  Complètes,  P.  1904  ;  Pottier,  Chants  révolu- 
tionnaires, P.  1887  ;  Rayter,  Les  Révoltes,  P.  1909  ;  Richepin,  Mes  Paradis, 
~\  1894  ;  Les  Blasphèmes,  1884  ;  La  Bombarde,  1899  ;  Rictus,  Les  Soliloques 
lu  Pauvre,  P.  1897  ;  Rollinat,  Les  Apparitions,  P.  1896  ;  Paysages  et  Paysans, 
L899  ;  Samain,  Au  Jardin  de  l'Infante,  P.  1900  ;  Verhaeren,  Les  Villages 
Ulusoires,  P.  1904  ;  Vicaire,  L'Heure  Enchantée,  P.  1890  ;  Le  Clos  des  Fées, 
1897  ;  Au  pays  des  Ajoncs,  P.  1901  ;  Vielé  Grifin,  Poèmes  et  Poésies,  P.  1895. 
(1)  Mallarmé,  Vers  et  Prose,  32.  (2)  Géorgiques,  Chant  VI.  (3)  P.  99. 
(4)  P.  64.     (5)  P.  40.     (6)  P.  173. 


52  LA   MORALE   FORMULÉE 

Ch.  Guérin,  dans  YHomme  intérieur,  condamne  le  suicide 
comme  une  faiblesse  : 

Mais  si  fort  que  mes  jours  au  fuseau  de  la  Parque 

Soient  filés   de   chagrin, 
Je  ne  faiblirai  pas  à  ce  point  que  j'en  marque 

Le  terme,  de  mes  mains  (1). 

Richepin,  dans  Mes  Paradis,  explique  que  le  vrai  suicide,  c'est 
d'accepter  la  vie  : 

Bois-la  comme  un  bon  vin  qu'on  savoure  à  loisir... 
La  meilleure  des  morts,  c'est  de  se  laisser  vivre  (2). 

Ailleurs  il  condamne  le  suicide  comme  un  enfantillage   : 

Bah  !  se  tuer,  et  puis?  soit,  si  l'on  détruisait 

Quelque  chose.  Mais  prendre  une  attitude  altière 

Pour  disjoindre  un  moment  quelques  grains  de  matière, 

C'est  là  métier  de  dupe  et  jeu  de  marmouset  (3). 

Dans  Le  Hâleur,  il  déclare  encore  :  Oui,  'la  mort  est  un  refuge, 
mais  quoi, 

Avouer  ma  défaite  et  coucher  au  cercueil 
Ce  moi  si  fier,  armé  d'un  indomptable  orgueil? 
Non,  je  ne  puis!  Fuyons  cette  porte  d'auberge... 
Hâleur  de  l'infini,  je  haie  jusqu'au  bout  (4). 

En  face  de  ces  poètes,  qui  condamnent  le  suicide  en  principe,  il 
n'y  en  a  guère  qui,  en  principe,  s'accordent  à  l'exalter.  Le  pessi- 
misme, qu'on  a  tant  reproché  à  la  poésie  contemporaine,  s'exprime 
souvent  par  des  appels  à  la  mort,  des  expressions  de  dégoût  fatigué 
ou  hautain  pour  la  vie  : 

Viens,  je  suis  la  mort  douce  et  l'Amante  attendue...  (5). 
Qu'est-il  de  frère  en  toi  et  ceux  qui  veulent  vivre?...  (6). 

Mais  l'apollogie  du  suicide  est  rare.  Je  note  un  mot  d'Abel  Bon- 
nard  (7),  un  mot  de  M.  Gregh,  sur  «  l'audace  de  mourir  »  (8). 

Rollinat,  dans  les  Apparitions,  évoque  des  cauchemars  :  le  plus 
horrible  est  de  penser  qu'on  ressusciterait  pour  ne  plus  mourir  : 

Pour  qui  s'est  lassé  d'être,  en  son  ennui  béant, 
Au  moins  le  suicide  avance  le  néant  (9). 


(1)  P.  72.  (2)  P.  30.  (3)  Les  Blasphèmes,  p.  51.  (4)  Ibid.t  p.  49. 
(5)  Samain,  Au  Jardin  de  l  Infante,  p.  243.  (6)  Kahn,  Premiers  Poèmes, 
p.  152.  (7)  Les  Royautés,  p.  77.  (8)  La  Chaîne  Eternelle,  Désespoir.  (9)  Les 
apparitions,  Les  Treize  Rêves  ;  cf.  Dans  une  cuisine. 


LA    POÉSIE  53 

N'aurai-je  donc  jamais,   écrit  Mme  de  Noailïes, 
La  force  du  paisible  et  divin  suicide?  (1). 

M.  Vielé  Graffîn,  dans  le  Gué,  chante  avec  admiration  une 
jeune  fille  qui  est  allée,  vêtue  de  blanc,  se  jeter  à  la  mer  sans  qu'on 
sache  pourquoi;  ailleurs,  célébrant  le  «  courage  virginal  »  d'un 
enfant  de  douze  ans  qui  s'est  tué,  il  compare  cette  mort  à  celle  «  du 
divin  suicidé  de  la  croix  »  (2). 

M.  Camille  Mauclair  écrit  :     • 

Cet  homme  ne  voulait  plus  vivre, 
Voyons,  de  quoi  vous  mêlez-vous? 
Monsieur,  Madame,  en  vérité, 
Cet  homme  en  avait  assez  (3). 

C'est  là  tout  ce  que  j'ai  trouvé  qui  ressemble  à  une  apologie 
C'est,  comme  on  voit,  peu  de  chose. 

Dans  les  Bâtisseurs  de  villes,  M.  Roger  Devigne  fait  sonner  les 
cloches  de  Notre-Dame-des-Pauvres  en  l'honneur  des  suicidés  : 

Sonne  pour  les  dortoirs  apaisés  de  la  Morgue, 

Pour  les  noyés  errants  qui  rêvent  sous  tes  ponts...  (4). 

Ce  n'est  déjà  plus  que  de  la  pitié.  Mais  ce  qu'on  trouve,  le  plus 
souvent,  ce  sont  des  mots  d'attendrissement  ou  d'admiration,  non 
pour  le  suicide  en  général,  mais  pour  certains  suicides. 

Suicides  dûs  à  la  misère  :  M.  Richepin,  contant  l'histoire  d'une 
pauvre  femme  qui  a  voulu  se  tuer  avec  ses  enfants  et  qu'on  a  sauvée 
malgré  elle,  ajoute  : 

Il  y  survint  un  magistrat 
Traitant  en  un  réquisitoire 
Cet  acte  saint  de  scélérat...  (5). 

Suicides  altruistes  :  M.  Plessis  chante  Pomptilla  morte  pour 
sauver  son  époux  (6);  Mikhaël  célèbre  Halyartès  qui  se  tue,  pris  de 
pitié  pour  les  souffrances  humaines,  car  il  ne  pouvait  «  consentir 
à  la  cruauté  de  vivre  et,  sachant  que  la  félicité  d'un  homme  est  faite 
des  innombrables  malheurs  d'hommes  lointains,  il  ne  voulait  plus 
se  résoudre  à  être  heureux  »  (7). 

Suicide  de  l'homme  supérieur  qui  ne  peut  supporter  les  médio- 
crités de  la  vie  et  de  la  foule.  Samain  sent  «  plus  amer  à  regarder  la 


(1)  Les  Eblouissementsl  p.  322.  (2)  Poèmes  et  Poésiesl  Le  Gué,  p.  174  et 
Epilaphe,  p.  275.  (3)  Le  Sang  parle,  p.  189.  (4)  P.  50.  (5)  La  Bombarde, 
p.  183.     (6)  Plessis,  p.  341.     (7)  Mikhaël,  p.  181. 


54  LA   MORALE   FORMULKK 

foule  »  le  «  dégoût  d'exister  qui  lui  remonte  aux  dents  (i)  ».  Jean 
Lahor  écrit  : 

Cet  homme  s'est  tué,  triste  et  fatigué  d'être... 
On  l'aurait  consulté  qu'il  n'eût  pas  voulu  naître. 
Pourquoi  lui  reprocher  d'avoir  voulu  mourir  ? 
Patricien  très  pur,  il  ne  pouvait  souffrir 
D'être  heurté  toujours  par  cette  tourbe  humaine... 
Pris  d'un  ennui  suprême,  il  s'est  dit  :  Je  m'en  vais. 
Or,  tous  les  satisfaits  et  les  badauds  des  rues 
Sont  étonnés  quand  on  s'enfuit  de  leurs  cohues. 
Le  spectacle  l'écœure,  il  n'en  veut  plus  et  sort, 
Pour  aller  respirer  le  silence.  A-t-iï\tort?  (2). 

Le  Cardonnel  chante  le  suicide  de  Louis  II  (3).  Si  le  monde  doit 
rester  mauvais,  dit  le  vieillard  d'Angellier, 

Sous  un  pareil  destin,  il  vaut  mieux  ne  pas  vivre 
Et  qu'un  geste  suprême  et  viril  nous  délivre  (4). 

Dans  les  Révoltes,  de  M.  Rayter,  le  poète  gagne  les  cimes  et  se 
précipite  en  criant  : 

J'ai  vécu   sans   entrave   et  je   meurs   indompté. 

M.   Rayter  écrit,  dans  un   autre  poème   :  Que  l'enfant  vive,   et 
l'homme,  et  le  penseur  et  l'artiste  : 


Mais  toi,  maudit,  qui  vas,  rongé  par  le  génie, 
Toi  dont  l'instinct  sacré  te  rive  à  tes  douleurs, 
Toi  dont  le  rêve  immense  est  trop  grand  pour  la  vie, 
Poète,  Dieu  sans  ciel,  démon  sans  enfer,  meurs  (5). 


Mais  c'est  surtout  le  suicide  d'amour  qui  excite  la  pitié  et  l'en 
thousiasme  des  poètes.  Dans  le  Gustave  Chanterel  (6)  et  la  Fleur  des 
eaux  (7),  de  M.  Rouchor,  dans  Souré-Ha,  de  M.  Dierx  (8),  dans 
V Abandonnée,  de  Rollinat  (9),  dans  l'Aventurier,  de  Verhaeren  (10), 
tout  est  calculé  pour  faire  valoir  le  geste  de  ceux  qui  se  tuent.  Vi- 
caire s'attendrit  sur  le  geste  de  la  petite  Fleurette  : 


Gens  de  Nérac,  jetez  des  roses 
Sur  celle  qui  mourut  d'amour 


'amour  !    (11) 


(1)  Au  Jardin  de  V Infante,  p.  163  .  (2)  L'Illusion,  p.  292.  (3)  Poèmes, 
p.  52.  (4)  Les  Dialogues  civiques,  p.  117.  (5)  P.  50  et  p.  200.  (6)  Contes 
Parisiens,  p.'  61-72.  (7)  Les  Poèmes  de  l'Amour  et  de  la  Mer,  p.  14.  (8)  T.  I, 
p.  43.  (9)  Paysages  et  Paysans,  p.  69,  cf.  p.  83,  Gendre  et  Belle-mère.  (1.0)  Les 
Villages  illusoiresl  p.  61-68.     (11)  Le  Clos  des  Fées,  p.  155. 


LA     POESIE  55 

Le  «  pauvre  jeune  homme  »,  de  Laforgue,  se  tue  à  la  fois  par 
ennui  et  par  désespoir  d'amour  : 

Quand  les  croq'morts  vinrent  chez  lui, 
Ils  virent  qu'  c'était  une  belle  âme 
Comme  on  n'en  fait  plus  aujourd'hui  (1). 

l3ans  les  Noyés,  de  M.  Rayter,  le  chœur  de  ceux  qui  sont  morts 
d'amour  appelle  le  poète  : 

Comme  nous,  tu  n'as  rien  de  ce  qu'il  faut  pour  vivre 
Dans  la  paix  du  bonheur  dont  la  tourbe  s'enivre. 

Et,  dans  une  autre  pièce,  le  poète  raconte  son  futur  suicide,  qui 
aura  lieu  le  jour  où  il  apprendra  que  celle  qu'il  aime  en  épouse  un 
autre  (2). 

Dans  tes  Amoureuses,  de  Daudet,  le  rouge-gorge  dit  à  la  l'amant  : 

Non,  elle  n'est  pas  morte,  ou  toi  tu  n'es  qu'un  lâche 

De   le    savoir 
Et  d'y  survivre...  (3). 

Dans  les  Ames  du  Paradis,  un  amant  se  tue  pour  ne  pas  survivre 
à  sa  maîtresse.  Elle  va  au  ciel  et  lui  en  enfer.  Un  jour,  il  la  voit 
passer  et  lui  tend  les  bras.  Mais  elle  ne  le  reconnaît  pas.  «  J'aime 
mieux,  déclare  le  damné,  cet  enfer  où  l'amant  se  souvient  que  votre 
paradis  où  la  maîtresse  oublie  »  (4). 

Dans  un  poème  de  M.  Paul  Bourget,  Jeanne  de  Courtisols  se 
tue,  croyant  n'être  pas  aimée  et,  dans  le  même  temps,  son  amant  se 
frappe  : 

Dans  ce  siècle  inhabile  aux  vertus  comme  aux  crimes, 
Les  hommes  d'un  tel  cœur  me  semblent  seuls  sublimes. 
Ceux-là  seuls  méritaient  les  biens  qu'ils  ont  perdus, 
Eux  qui  s'en  sont  allés,  tranquilles,  sans  t'attendre, 
Vers  toi,  bonne  Déesse,  ô  mort,  qui  fais  descendre 
Le  sommeil  sur  les  yeux  fatigués  et  vaincus  (5). 

Le  suicide,  en  général,  est  donc  tantôt  condamné,  tantôt  et  plus 
rarement  exalté.  Ce  qui  frappe  surtout,  c'est  l'exaltation  du  suicide 
de  l'homme  supérieur  et  l'exaltation  du  suicide  d'amour.  Nous  re- 
trouvons, en  somme,  les  deux  morales  que  révèle  l'étude  des  mora- 
listes :  seule,  la  complaisance  pour  ceux  qui  meurent  d'amour  paraît 
beaucoup  plus  nette  dans  la  poésie. 


(1)  P.  163.     (2)  Les  Révoltes,  p.  246  et  301.     (3)  P.  68.     (4)  lbid.,  p.  209. 
(5)  Bourget,  t.  I,  p.  175. 


56  LA   MORALE   FORMULÉE 

Il  serait  tout  à  fait  impossible  de  rattacher  les  opininons  for- 
mulées par  les  poètes,  soit  à  des  opinions  philosophiques,  soit  à  des 
croyances  religieuses.  Il  est  vrai  que  M.  Francis  Jammes  est  un  poète 
chrétien.  Mais  M.  Richepin,  qui  condamne  le  suicide  si  résolument, 
ne  l'est  guère.  Les  auteurs  eux-mêmes  ne  relient  pas  les  idées  qu'ils 
expriment  à  des  convictions  religieuses.  A  envisager  l'esprit  général 
de  leurs  œuvres,  il  est  impossible  d'opposer  les  uns  aux  autres 
poètes  chrétiens,  hostiles  au  suicide  et  poètes  anti-chrétiens,  favo- 
rables au  suicide. 


IV 

La  presse  ;  dualisme  et  désarroi  :  1)  morale  simple  :  condamnation  du  suicide  et 
de  certains  suicides  ;  2)  morale  nuancée  :  suicides  excusés,  admis,  exal- 
tés ;  3)  la  presse  conservatrice  est  peut-être  un  peu  plus  hostile  au  suicide 
que  les  autres  journaux  d'opinion  et  que  la  presse  d'information  ;  4)  mais 
ce  qui  domine,  c'est  l'incertitude  :  l'opinion  semble  prise  entre  une  vague 
aversion  et  une  vague  pitié.  —  Conclusion. 

On  retrouve,  dans  la  presse  contemporaine  (i),  les  deux  morales 
qui  se  heurtent  dans  la  philosophie,  l'enseignement  moral  et  la 
poésie.  La  morale  simple  y  est  moins  bruyante,  la  morale  nuancée 
plus  libre.  La  première  s'affirme  un  peu  plus  nettement  dans  les 
journaux  conservateurs  et  favorables  au  catholicisme.  Mais  le  trait 
le  plus  frappant,  c'est  dans  les  journaux  de  toute  nuance,  l'incerti- 
tude, le  désarroi  d'une  opinion  qui  semble  flotter  entre  une  vague 
aversion  (qui  est  à  peine  d'ordre  moral),  et  une  sorte  de  pitié  diffuse. 

Que  la  morale  simple  soit  encore  ici  morale  officielle,  c'est  ce 
que  prouve  l'hésitation  des  journaux  à  la  combattre.  Beaucoup 
d'entre  eux  ne  s'en  inspirent  pas  le  moins  du  monde  lorsqu'il  s'agit 
d'apprécier  un  cas  concret.  Mais  ils  ne  l'attaquent  pas.  Je  croyais 
trouver  aisément,  dans  les  journaux  dits  avancés,  une  critique 
irrévérencieuse  des  arguments  classiques  contre  le  suicide.  J'avais  tort. 
Un  dessin  de  l'Assiette  au  beurre  montre  bien  un  commissaire  de 


(1)  J'ai  étudié  dans  la  presse  :  1°  la  façon  dont  sont  relatés  les  sui- 
cides ordinaires,  ceux  qu'on  signale  en  quelques  lignes  dans  les  Faits 
divers  ou  les  Petites  Nouvelles  ;  2°  la  façon  dont  ont  été  relatés  quelques 
suicides  qui,  ayant  fait  du  bruit,  ont  tenu  plus  de  place  dans  les  journaux. 
Pour  dresser  la  liste  de  ces  suicides  «  sensationnels»,  je  me  suis  surtout  servi 
de  la  Vie  à  Paris,  de  Claretie.  Je  ne  donne  pas  ici  la  liste  des  journaux  que 
j'ai  parcourus.  Ils  sont  tous  cités  au  cours  de  ce  chapitre.  Je  me  suis  surtout 
attaché  à  consulter,  outre  les  journaux  d'information  à  grand  tirage,  des 
journaux  d'opinions  différentes.  Bien  entendu,  comme  il  s'agit  dans  ce  cha- 
pitre de  la  morale  commune,  je  ne  cite  pas  les  Croix,  journaux  proprement 
confessionnels  dont  il  sera  question  plus  loin. 


LA    PRESSE  57 

police  et  un  bourgeois  à  mine  austère  devant  le  corps  d'un  suicidé; 
légende,  un  bref  dialogue  :  «  L'homme  qui  se  suicide  commet  une 
lâcheté,  c'est  un  mauvais  Français,  un  déserteur...  L'homme  qui  se 
suicide  est  indigne  de  vivre!...  —  Vous  avez  raison  (i).  »  Mais  ces 
railleries  sont  sans  doute  exceptionnelles;  je  n'en  ai  pas  trouvé 
d'autre  exemple. 

Par  contre,  on  trouve,  çà  et  là,  à  propos  d'un  suicide  quelconque, 
des  affirmations  de  principe,  ou  des  mots  de  blâme. 

Quand  celui  qui  se  tue  entraîne  ses  enfants  dans  la  mort,  la 
réprobation  est  unanime.  Armand  Dreyfus,  en  1897,  ayant  d'assez 
graves  embarras  financiers,  se  tue  avec  sa  femme  et  ses  trois  enfants. 
Il  allègue  qu'il  veut  leur  épargner  les  souffrances  de  Ja  vie.  «  Qu'il 
eût  le  droit  de  disposer  de  lui-même,  dit  le  Temps,  encore  pourrait- 
on  discuter  là-dessus  dans  le  style  de  Jean-Jacques,  mais  qu'il  ait 
entraîné  ses  enfants  dans  son  agonie,  voilà  qui  est  d'un  criminel 
ou  d'un  fou  (2)  m.  Le  Matin  écrit  :  «  Dreyfus  qui  se  tue  avec  sesj 
enfants,  alors  qu'il  avait  encore  de  quoi  «  faire  figure  »,  est  «  un 
assassin  »  (3).  L'Univers  flétrit  ce  «  père  criminel  »,  cette  «  pose 
stupide  et  atroce  »  (4).  L'Autorité  condamne  et  le  père  et  la  mère  : 
(t  nous  espérons  qu'on  en  finira  de  s'apitoyer  sur  le  sort  de  ces  deux 
monstres.  »  «  On  ne  suicide  pas  ses  enfants,  on  les  assassine.  »  (5)  La 
Lanterne  dénonce  «  cette  criminelle  conception  du  bonheur  perdu  » 
et  ces  «  déserteurs  de  la  vie  »  (6).  D'autres  journaux  relatent  les  faits 
sans  commentaires.  Mais  nulle  part  il  n'y  a  un  mot  d'apologie  ni 
d'excuse. 

Le  professeur  Gumployicz,  atteint  d'un  cancer  à  la  langue,  se  tue 
avec  sa  femme  aveugle,  qu'il  n'a  plus  la  force  de  soigner  :  «  Il  me 
semble,  écrit  M.  Houtin  dans  les  Droits  de  l'Homme,  que,  si  le  socio- 
logue Gumplovicz  s'était  obstiné  à  donner  l'exemple  de  la  résigna- 
tion, de  la  sérénité  dans  sa  terrible  maladie,  il  aurait  contribué  à  la 
morale  sociale  par  un  apport  de  meilleure  qualité  que  celui  de  son 
suicide  »   (7). 

A  propos  du  capitaine  Meynier,  arrêté  après  un  meurtre,  M.  Hou- 
tin écrit  encore,  dans  les  Droits  de  l'Homme,  a  je  ne  verrais  pas  de 
grands  inconvénients  »  à  ce  qu'il  se  fût  supprimé  dans  sa  prison; 
«  mais  s'il  accepte  courageusement  la  manière  dont  la  société  mettra 
hors  d'état  de  nuire  sa  dangereuse  personne,  s'il  témoigne  du  regret 
de  son  acte,  s'il  désavoue  les  chutes  qui  l'ont  fait  tomber  peu  à  peu 
dans  le  crime,  est-ce  que,  pour  lui-même  et  pour  la  société,  cela  ne 
vaudra  pas  mieux  que  son  suicide  ?  »  (8). 


(1)  21  août  1909.     (2)  Article  de  Claretie,  11  nov.  1897.     (3)  9  nov.  1897. 
(4)  10  et  11  nov.     (5)  10  nov.     (6)  10  nov.     (7)  26  mars  1911.  (8)  Ibid. 


LA    MORALE    FORMULÉE 

\  propos  <iu  suicide  du  colonel  Henry,  le  Gaulois  écrit  qu'il  a 
ajouté  un  «  crime  au  crime  »  (i). 

Quand    l'auteur  Raoul  Toché,   victime  des   manoeuvres   il'un    de 

créanciers,  se  tue,  le  même  journal  déclare  que  le  suicide  est 
K  un  acte  contre  nature  et  <pii  choque  nos  sentiments  religieux  »  (2). 

Les  suicides  d'amour  eux-mêmes  sont  parfois  condamnés.  Par- 
lant de  M.  et  Mme  Carré,  la  Libre  l'arole  écrit  :  cette  fin  n'est  elle 
pas  «  vraiment  suggestive?  »  (3).  Dans  le  Temps,  Claretic  route 
l'histoire  d'un  jeune  officier  qui  s'est  tué  pour  une  chanteuse  :  «  Il 
avait  bien  de  la  bonté  1....  »  L'amour  pousse  parfois  «  à  de  semblables 
folies  ou,  pour  mieux  dire  le  mot,  à  de  telles  bêtises  »  (4). 

Le  suicide  philosophique  de  M.  et  Mme  Laf argue  est  blâmé  par 
plusieurs  journaux;  Lafargue  avait  écrit  :  «  sain  de  corps  et  d'esprit, 
je  me  tue  avant  que  l'impitoyable  vieillesse  qui  m'enlève  un  à  un 
les  plaisirs  et  les  joies  de  l'existence  et  qui  me  dépouille  de  mes  forces 
physiques  et  intellectuelles,  ne  paralyse  mon  énergie  et  ne  brise  ma 
vie  et  ne  fasse  de  moi  une  charge  à  moi-même  et  aux  autres.  Depuis 
des  années,  je  me  suis  promis  de  ne  pas  dépasser  soixante-dix  ;.ns. 
(5)  ».  Le  Temps,  réfutant  cette  lettre,  dit  :  pourquoi  soixante-dix  ans? 
Les  vieillards  peuvent  être  utiles  (6).  L'Action  Française  signale 
cette  «  bizarre  mort  »  (7).  Le  Petit  Parisien  écrit  :  «  Ose-t-on  dire  que 
ce  soient  là  des  morts  de  sages?  Le  vrai  sage  n'est-il  pas  celui 
qui,  par  la  pensée,  domine  la  vie,  même  s'il  ne  s'en  soucie 
guère?  »  (8).  Dans  le  Matin,  M.  Vautel  s'écrie  :  «  Le  pauvre  homme, 
il  croyait  partir  en  stoïcien  antique  et  il  meurt  comme  un  enfant, 
déçu  »  (9).  Jaurès  dit  que,  dans  cette  mort,  il  y  a  une  contradic 
tion  :  ((  Elle  révèle  une  fermeté  stoïque  où  il  entre  peut-être  un  peu 
de  primitive  insouciance.  Elle  est  comme  ennoblie  par  un  beau  cri 
d'espérance,  a  Mais  Lafargue  a  eu  tort  de  douter  de  lui-même.  Il 
pouvait  encore  rendre  des  services,  il  devait  «  sa  vie  entière  à  sa 
cause  »  (10).  L'Univers  écrit  :  «  Ainsi  finit  logiquement  cette  longue 
vie  de  luttes  décevantes  que  nulle  croyance  jamais  ne  vint  éclairer  » 
et  encore  :  «  ayant  touché  sans  doute  la  vanité  des  formules  mar- 
xistes »,  Lafargue  «  s'est  enfui  devant  les  tristesses  et  les  déchéances 
de  la  vieillesse  :  et  nunc  intelligite...  »  (11).  Le  Gaulois,  dans  un 
article  intitulé  :  Comme  ils  finissent,  rapproche  Lafargue  d'un 
journaliste,  ancien  directeur  de  la  Lanterne,  arrêté  pour  attentat 
aux  moeurs  (12).  La  Libre  Parole,  qui  fait  le  même  rapprochement 
écrit  :  «  Reconnaissons  à  ce  signe  la  névrose  juive.  Tandis  que  le 


(1)  2  sept.  1898.  (2)  19  janv.  1895.  (3)  25  juin  1895.  (4)  Article  repro- 
duit dans  La  Vie  à  Paris,  année  1885,  p.  129.  (5)  Lettre  publiée  par  l Hu- 
manité, le  21  noy.  1911.  (6)  28  nov.  (7)  27  nov.  (8)  30  nov.  (9)  29  nov. 
(10)  L'Humanité,   28    nov.     (11)  28  et  30  nov.     (12)  27  nov. 


•       LA    PRESSE  59 

plus  humble  travailleur  de  notre  race  supporte  courageusement  les 
fatigues  et  les  épreuves  de  la  vie,  le  Juif,  qui  en  exprime  au  con- 
traire toutes  les  jouissances,  s'en  évade  dans  une  crise  de  déses- 
poir »  (i). 

Enfin  un  suicide  où  l'égoïsme  semble  n'avoir  point  de  part, 
celui  du  général  Nogi  se  tuant  pour  ne  pas  survivre  à  son  empe- 
reur, est  blâmé  par  YUnivers  et  par  Y  Humanité.  L'Humanité  écrit  : 
«  Trop  de  fleurs!  Maintenant  qu'on  a  fini  de  hurler  d'enthousiasme 
en  l'honneur  du  général  Nogi,  sera-t-il  permis  de  dire  que  ce  geste 
admirable  semble  empreint  surtout  d'une  effroyable  sottise?  »  On 
n'y  peut  voir  «  qu'une  manifestation  de  fanatisme  mystique,  aveugle 
et  un  tantinet  imbécile  »  (2).  L'Univers  écrit  :  le  suicide  «  est  un 
-crime.  C'est  une  profonde  lâcheté  quand  ce  n'est  pas  de  la  folie.  » 
«  Nous  reconnaissons  qu'il  y  a  de  la  grandeur  dans  le  geste  de  ce 
glorieux  soldat,  »  mais  il  a  obéi  à  une  fausse  religion  et,  au  lieu  de 
l'admirer,  on  devrait  avoir  pitié  de  cette  folie  (3). 

A  lire  ces  extraits  ainsi  groupés,  on  pourrait  avoir  l'impression 
que  la  morale  officielle  tient  largement  sa  place  dans  la  presse.  Seu- 
lement il  faut  songer  qu'il  y  en  a  en  tout  une  vingtaine.  Evidem- 
ment, on  aurait  vite  fait  d'en  trouver  d'autres.  Mais,  pour  découvrir 
ces  vingt  blâmes,  j'ai  dû  parcourir  plus  de  deux  cents  comptes 
rendus  de  suicides  notoires  et  des  milliers  de  comptes  rendus  de 
suicides  ordinaires.  La  réprobation,  qui  s'étale  dans  les  livres  de 
morale,  ne  se  manifeste  donc  qu'exceptionnellement  dans  les  jour- 
naux. On  vient  de  voir  qu'elle  est  parfois  bien  discrète.  On  va  voir 
que  la  morale  nuancée,  si  humble  ailleurs,  l'est  ici  beaucoup  moins. 

Je  dis  bien  la  morale  nuancée.  Je  n'ai  pas  trouvé  dans  les  jour- 
naux une  doctrine  proclamant  le  droit  au  suicide.  Je  ne  note  en  ce 
sens  qu'un  mot  et  un  artidle.  L'Humanité,  après  avoir  condamné 
la  sottise  de  Nogi,  ajoute  :  «  bien  entendu,  il  était  seul  juge  et  seul 
maître  de  faire  ce  qu'il  a  fait.  »  De  même,  dans  un  article  du  Ma- 
tin, M.  Vautel  écrit  :  «  Le  suicide  n'est  plus  comme  jadis  un  acte 
exceptionnel.  C'est  dire  qu'il  doit  être  réglementé.  »  La  réglementa- 
tion consistera  à  créer  un  bureau  spécial  des  suicidés  qui  devra, 
premièrement,  s'efforcer  de  rattacher  à  la  vie  ceux  qui  veulent  la 
quitter,  deuxièmement,  en  cas  d'insuccès,  «  offrir  aux  obstinés  un 
moyen  discret  et  expéditif  de  sortir  de  cette  vallée  de  larmes  »  (4). 
J'admets  qu'en  dépit  du  ton,  l'article  est  sérieux  et  que  l'auteur 
reconnaît  à  ceux  qui  veulent  mourir  le  droit  de  se  tuer  pourvu  qu'ils 


(1)  28  nov.  D'après  les  statistiques,  le  Judaïsme  est,  à  situation  égale, 
celle  de  toutes  les  religions  où  l'on  se  tue  le  moins  (Durkheim,  154).  (2)  Ar- 
ticle de  V.  Snell,  21  sept.  1912.     (3)  17  sept.  1912.     (4)  22  janv.  1914. 


60  LA   MORALE   FORMULÉE 

le  fassent  avec  une  certaine  discrétion.  Néanmoins,  nul  n'aura 
l'impression  que  cet  article  et  ce  mot  suffisent  à  constituer  une  doc- 
trine favorable  au  suicide. 

Ce  qui,  par  contre,  frappe  tout  de  suite,  dans  les  réflexions  sug- 
gérées par  les  suicides  célèbres,  c'est  l'indulgence,  la  pitié,  l'appro- 
bation, l'admiration  non  pour  la  mort  volontaire  en  général,  mais 
pour  certaines  morts  volontaires. 

Voilà  le  suicide  de  Nogi,  que  nous  venons  de  voir  blâmer.  L'Hu- 
manité, qui  le  blâme,  constate  qu'il  a  fait  «  hurler  d'admiration  »  et 
l'Univers,  qu'il  a  provoqué  une  «  extase  béate  ».  Les  mots  sont  peut- 
être  un  peu  forts.  Mais  il  est  vrai  que  des  journaux  d'information 
comme  le  Petit  Parisien  écrivent  :  cette  nouvelle  cause  en  France 
«  autant  de  surprise  que  d'admiration.  Ce  mépris  de  la  vie  humaine 
a  quelque  chose  d'antique  »  (i).  Le  Temps  déclare  :  «  Rien  de  supé- 
rieur ne  se  fait  dans  le  monde  sans  sacrifice  et,  quelque  étonnement 
que  pourra  causer  celui-là  chez  les  gens  d'une  autre  civilisation, 
on  ne  pourra  s'empêcher  d'en  admirer  la  grandeur  »  (2).  Le  Gau- 
lois lui-même,  après  avoir  noté  la  différence  entre  la  morale  chré- 
tienne et  la  morale  japonaise,  ajoute  :  «  Les  païens  ont  eu  leur 
grandeur,  les  Japonais  ont  la  leur,  et  une  certaine  admiration  n'est 
pas  interdite  pour  ceux  qui,  sous  une  forme  différente,  sacrifient 
leur  vie  à  leur  foi  dans  un  magnifique  élan  de  courage  froid  et 
raisonné  »  (3). 

Le  suicide  de  Lafargue  est  condamné,  on  l'a  vu,  par  le  Petit 
Parisien;  seulement  la  condamnation  tient  deux  lignes,  et,  par  contre, 
dans  le  reste  de  l'article  intitulé  :  Départs  volontaires,  on  trouve  des 
phrases  comme  celles-ci  :  «  Cette  mort  philosophique,  réfléchie, 
préparée  discrètement,  de  la  façon  la  plus  convenable,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi,  fait  penser  à  Zenon  et  à  Sénèque.  »  Bersot  fit  de 
même  jadis  «  avec  un  courage  admirable.  »  «  Nous  ne  pouvons  pas 
ne  pas  être  frappés  par  le  sobre  et  tranquille  courage  déployé  dans 
ces  fins  décidées,  voulues,  réglées,  héroïques  par  certains  côtés.  » 
Après  tout  cela,  on  est  surpris  de  lire  que  ces  morts  philosophiques 
et  héroïques  «  ne  sont  pas  d'un  vrai  sage  »  (4).  L'Humanité,  en  annon- 
çant le  suicide  des  Lafargue,  ajoute  :  «  Nous  comprenons  douloureu- 
sement qu'un  homme  comme  lui,  qu'une  femme  comme  elle  n'aient 
pas  voulu  être  livrés  à  la  plus  grande  vieillesse  qui  diminue  avant 
de  tuer.  (5)  »  Dans  le  même  journal,  M.  Sembat  écrit  :  «  Quelle  belle 
mortl...  En  pleine  vigueur,  à  l'heure  choisie,  partir  ensemble  avant 
la  déclin  1  Cette  fin  me  paraît  fière  et  magnifique  comme  un  splen- 
dide  coucher  de  soleil.  Je  ne  sais  rien  de  plus  noble  en  ce  genre 

(1)  18  sept.  1912.     (2)  15  sept.  1912.     (3)  17  sept.  1912.     (4)  30  nov.  1911. 
(5)   28  nov. 


LA    PRESSE  61 

depuis  îa  mort  des  deux  Berthelot.  Paul  Lafargue  n'est  mort  ni  en 
saint,  ni  en  martyr,  ni  en  héros,  ni  en  désespéré,  il  est  mort  en 
sage  »  (i).  Un  an  après  Lafargue,  Paul  Robin,  l'ancien  directeur  de 
Cempuis  se  tue,  après  avoir  écrit,  selon  le  Temps,  une  Technique 
du  suicide  dans  laquelle  il  soutenait  l'idée  que  «  l'homme  incapable 
d'être  utile  à  la  société  doit  disparaître  »  (2).  L'Humanité  écrit  :  «  Il 
a  librement  choisi  son  lot  en  se  donnant  la  mort.  Et  nous  ne  pou- 
vons que  répéter  :  c'était  un  vrai  brave  homme  »  (3)  ;  l'Action  : 
«  Il  meurt  paisiblement  après  une  vie  tourmentée.  Sa  mémoire 
a  droit  au  repos  »  (4)  ;  la  Guerre  Sociale  :  ce  qui  peut  atténuer 
notre  douleur  «  c'est  de  songer  qu'il  a  eu  une  mort  aussi  belle  que 
son  existence,  la  mort  qu'il  s'était  choisie  lui-même,  la  mort  acceptée 
et  désirée  par  le  combattant  las  de  lutter  et  ne  voulant  pas  survivre 
à  l'anéantissement  de  ses  forces  et  de  ses  facultés  »  (5). 

Le  suicide  d'amour  a  ses  défenseurs.  Le  Matin,  contant  l'histoire 
d'une  jeune  fille  qui,  abandonnée,  a  voulu  se  tuer,  intitule  l'article  : 
Une  héroïne.  Claretie  écrit,  à  propos  du  suicide  de  M.  et  Mme  Carré  : 
«  C'est  parce  qu'il  y  a,  au-dessus  de  ce  sang  versé,  une  sorte  de 
poésie  amoureuse  que  ce  drame  bourgeois,  ce  double  suicide  mon- 
dain, a  si  profondément  ému  la  société  parisienne...  A  la  pitié  qui 
s'attache  aux  victimes,  s'attache  aussi  je  ne  sais  quel  sentiment 
d'envie...  Ils  se  sont  aimés,  ils  s'aimaient  »  (6). 

En  191 1,  le  romancier  Louis  Boussenard  envoie  lui-même  le 
faire-part  suivant  :  a  Louis  Boussenard  a  l'honneur  de  vous  inviter 
à  ses  funérailles  civiles  qui  auront  lieu,  etc.  Inconsolable  de  la  mort 
de  sa  femme,  il  succombe,  dans  sa  soixante-troisième  année  à 
une  douleur  que  rien  n'a  pu  atténuer.  Il  envoie  à  ses  nombreux 
amis  et  à  ses  fidèles  lecteurs,  son  suprême  souvenir.  On  se  réu- 
nira, etc.  »  Le  Matin  écrit  :  «  C'est  encore  un  cœur  brave  et  sen- 
sible qui  s'arrête...  Il  vient  de  montrer  le  plus  beau  des  courages, 
le  plus  rare,  le  plus  touchant  »  ;  le  Siècle  :  «  Bel  exemple  de  stoï- 
cisme moderne  donné  par  un  romancier  d'aventures  qui  avait  en 
vérité  l'âme  intrépide  de  ses  héros  »  (7). 

Les  suicides  dus  à  des  soucis  d'argent,  à  la  misère,  sont  parfois 
excusés,  ou  plutôt  on  plaint  les  morts.  Quand  Raoul  Toché  se  tue, 
le  Gaulois  se  prononce  contre  le  suicide  :  mais  il  ajoute  :  «  pauvre 
Frimousse!  »  (pseudonyme  sous  lequel  Toché  collaborait  au  Gau- 
lois) ;  «  le  pauvre  garçon  !  »  (8)  Libre  Parole,  Petit  Journal,  Fi- 
garo disent  de  même  :  «  le  malheureux  !  »  (9).  A  propos  du  sui- 
cide  d'un   joueur   incorrigible   et   ruiné,    Séverine   écrit  :    «  Encore 


(1)  29  nov.  (2)  5  sept.  1912.  (3)  4  sept.  (4)  4  sept.  (5)  4-10  sept. 
(6)  Le  Temps,  27  juin  1895.  (7)  Faire-part  et  appréciations  cités  par 
Houtin,  Droits  de  l'Homme,  26  mars  1911.     (8)  19janv.  1895.     (9)  19  janv. 


LA   MORALE    FORMULÉE 

une   fois,   il  a   bien   1  ait.    Puisqu'il  ne  pouvait  se  corriger,    qu'il    le 
sentait,  qu'il  l'avouait,  il  a  rendu  service  à  la  société  en  l'allégeant 

d'un  clément  nuisible...   »  (i). 

Même  les  suicides  collectifs  éveillent  la  pitié.  Quand  Ar- 
mand Dreyfus  se  lue  avec  les  siens,  on  le  lui  reproche  parce 
qu'il  n'est  pas  ruiné,  parce  que  sa  situation  n'est  pas  désespérée. 
Mais,  écrit  Claretie  dans  le  Temps,  «  on  a  des  larmes  pour  les 
pauvres  désespérés  qui,  devant  la  détresse  féroce,  s'enfoncent,  en 
une  sorte  de  grappe  humaine,  dans  le  trou  noir  de  la  mort  »  (2).  Le 
Matin  dit  de  même  :  «  nous  nous  sommes  toujours  sentis  pris  d'une 
immense  pitié  en  apprenant  qu'un  père  de  famille,  confiant  sans 
doute  dans  l'idéal  chrétien  d'un  monde  meilleur,  s'était  volontaire- 
ment soustrait  avec  tous  les  siens  aux  misères  que  notre  humanité 
mal  équilibrée  réserve  à  ceux  qui  n'ont  point  trouvé  devant  eux  la 
route  de  la  fortune  »  (3).  Le  Temps  écrit  encore  :  «  Les  grandes  dou- 
leurs sentimentales,  la  misère  imméritée,  voilà  des  causes  de  sui 
qui  excitent  la  compassion  ou  l'indignation  du  public,  lequel  com- 
prend aussi  le  suicide  destiné  à  échapper  au  déshonneur  ou  même  aux 
souffrances  physiques  d'une  maladie  incurable  (4)  ».  Quand  les  jour- 
naux socialistes  signalent  les  suicides  dus  à  la  misère  et  dont  le 
«  terme  »  jadis  était  l'occasion,  ce  ne  sont  pas  les  suicidés  qu'ils 
blâment,  même  si  le  père  a  tué  ses  enfants;  ils  s'en  prennent  à  la 
société,  saluent  les  victimes  de  M.  Vautour  »  (5). 

Enfin  les  suicides  des  criminels  sont  souvent  admis.  Ceux  de 
bandiis  notoires  comme  Garouy  et  Bonnot  ne  sont  pas  ouvertement 
approuvés.  Mais  de  longs  récits  en  font  quelque  chose  d'intéressant, 
d'extraordinaire.  A  propos  du  suicide  de  Carouy,  le  Matin  cite  sans 
commentaire  un  mot  qu'il  attribue  à  M.  Zévaés  :  «  Garouy  est  mort 
en  heauté  (6)  ».  Quand  le  criminel  a  une  certaine  situation  sociale, 
les  journaux,  quelquefois,  semblent  kii  en  vouloir  de  ne  pas  se  tuer. 
Un  certain  capitaine  Meynier,  coupable  d'assassinat,  dit  à  ceux  qui 
l'arrêtent  :  je  n'ai  pas  osé  me  tuer,  je  n'en  n'ai  pas  eu  le  courage. 
Les  journaux  d'information  citent  la  phrase  sans  commentaires  (7). 
Le  Petit  Parisien  écrit  dans  sa  manchette  :  «  Trop  lâche,  il  le  dit  lui- 
même,  —  pour  se  tuer,  etc.  »  (8).  On  lit  dans  les  Droits  de 
l'Homme,  à  propos  de  la  même  affaire  :  «  Un  journal  raconte  l'ar- 
r<  station  du  capitaine  Meynier  et  ajoute  :  toutes  les  mesures  ont 
été  prises  pour  empêcher  une  tentative  de  suicide.  C'est  la  loi  ; 
mais  cette  loi- est  mauvaise  et  surannée.  Elle  date  d'une  époque  où 
l'on  croyait  que  la  peine  est  une  dette  que  le  coupable  doit  payer 


(1)  L'Œuvre,  22  juillet  1909.  (2)  11  nov.  1897.  (3)  9  nov.  1897 
(4)  10  nov.  1897.  (5)  Humanité,  9  juillet  1912.  (6)  Matin,  28  février  1913. 
(7)  Journaux  du  1er  décembre    1910.     (8)  1er    déc.    1910. 


LA    PRESSE  65 

à  la  société.  Ce  sont  là  des  idées  de  demi  sauvages  encore  tout  im- 
prégnées de  préjugés  théologiques.  Un  homme  doit  pouvoir  se 
tuer  en  prison,  se  tuer  sans  douleur,  s'il  juge  que  la  mort  est  pour 
lui  une  délivrance.  Un  innocent  ne  se  tuera  jamais  à  moins  qu'il 
ne  soit  tellement  neurasthénique  que  la  conservation  de  sa  vie  soit 
tout  à  fait  inutile  à  la  société.  Un  coupable  qui  met  fin  à  ses  jours 
débarrasse  la  société  d'un  membre  encombrant;  il  répare  ainsi, 
dans  une  certaine  mesure,  le  tort  qu'il  lui  a  causé.  Dire  qu'il  faut 
qu'il  souffre  longuement,  qu'il  expie,  qu'il  soit  châtié  dans  son 
âme  et  dans  sa  chair,  c'est  parler  en  Peau  Rouge,  non  en  Euro- 
péen du  xxe  siècle  »  (i).  Quand  il  s'agit  d'une  faute  qui  ne  relève 
pas  des  tribunaux,  on  considère  parfois  que  le  suicide  est  la  preuve 
d'une  conscience  délicate.  Peu  après  l'attentat  de  Sarajevo,  on  an- 
nonce le  suicide  du  commissaire  chargé  d'assurer  la  protection 
de  l'archiduc  :  «  Le  suicide,  écrit  M.  Vautel,  dans  le  Matin,  ne  ra- 
chète pas  une  faute,  c'est  évident,  mais  il  est  plus  noble  que  la 
lâcheté  du  fonctionnaire  qui,  à  l'heure  des  responsabilités,  pleur- 
niche :  c'est  pas  moi,  m'sieu...  Nous  avons  en  France,  depuis  quel- 
ques années,  pas  mal  de  grandes  catastrophes...  Avez- vous  entendu 
parler  de  chefs  qui,  conscients  de  leurs  torts,  ont  préféré  la  mort 
aux  blâmes  et  au  déshonneur?  Des  navires  de  guerre  sautent  parce 
que  les  poudres  sont  sabotées.  Où  est  le  suicidé?  Des  inondations 
ravagent  Paris,  parce  que  rien  n'a  été  prévu.  Où  est  le  sui- 
cidé? etc.  »  (2).  Le  Matin,  contant  l'histoire  d'un  receveur  qui  se  tue 
parce  qu'un  inspecteur  a  constaté  dans  sa  caisse  un  léger  déficit  dû 
à  une  erreur  d'addition,  ajoute  :  «  S'il  n'y  avait  une  veuve  et  trois 
orphelins,  on  exalterait  ce  geste  émouvant  de  l'obscur  bureau- 
crate qui,  songeant  aux  siens  et  à  lui-même,  ne  put  supporter  l'idée 
du  déshonneur  ou  la  menace  d'une  révocation  ».  L'article  a  pour 
titre  :  «  L'héroïsme  des  humbles  »  (3). 

Enfin  quelque  chose  est  plus  significatif  que  ces  appréciations. 
C'est  la  formule  employée  communément,  dans  les  comptes  rendus 
ordinaires  des  suicides  de  criminels  :  le  coupable  s'est  fait  justice. 
]/Univers,  dans  un  article  du  17  septembre  19 12,  proteste  contre 
ce  cliché.  Les  journaux  qui  l'emploient  dit-il,  a  sont  tout  satis- 
faits ;  la  faute  est  à  leur  yeux  réparée  »  ;  et  il  proteste  contre  ces 
moeurs  païennes  (4).  Mais  la  protestation  reste  sans  effet.  En  191 4, 
la  formule  est  toujours  courante  dans  les  journaux  de  toute  opinion. 

Tout  cela  nous  montre  la  morale  nuancée  assez  libre  et  hardie. 
Les  déclarations  favorables  à  certains  suicides  sont  d'abord  plus 
nombreuses  que  les  déclarations  hostiles.  Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus 
frappant,    c'est   l'aisance   avec    laquelle    les   journalistes    s'expriment 


(1)  4déc.  1910.     (2)  4  juillet  191'..     (3)  3  nov.  1912.     (4)  17  sept.  1912. 


64  LA   MORALE    FORMULEE 

en  faveur  de  telle  ou  telle  mort  volontaire.  Dans  les  livres  de  phi- 
losophie ou  d'enseignement  moral,  c'est  avec  mille  précautions,  en 
pesant  les  termes,  qu'on  laisse  percer  ça  et  là  l'indulgence  et  l'ad- 
miration. Dans  la  presse,  ces  sentiments  s'expriment  sans  dé- 
tours, comme  si  les  journalistes  sentaient  l'opinion  derrière  eux. 
Les  deux  morales  ont  l'air  de  lutter  à  armes  égales. 

On  a  d'abord  l'impression  que,  dans  cette  lutte,  les  journaux 
conservateurs,  favorables  à  la  religion  sont  du  côté  de  la  morale 
simple,  et  s'opposent  au  reste  de  la  presse.  Cette  impression  serait 
plus  nette  encore  si  j'avais  cité  dans  ce  chapitre  les  journaux  pro- 
prement catholiques  qui,  on  le  verra  plus  loin,  sont  généralement 
hostiles  au  suicide.  Je  crois  bien  qu'il  y  a  là  un  indice  intéressant. 
Cependant  il  faut  noter  que  des  journaux  très  conservateurs,  qui 
affichent  pour  ainsi  dire,  la  morale  officielle,  savent  lui  être  infi- 
dèles lorsqu'il  s'agit  d'un  personnage  sympathique  à  leurs  lecteurs. 

Nous  avons  vu  plus  haut  le  Gaulois  apprécier  en  termes  sévères 
le  suicide  de  Lafargue,  ancien  député  socialiste,  mais  se  montrer 
beaucoup  moins  dur  pour  l'écrivain  Toché,  son  collaborateur,  et 
trouver  des  mots  d'admiration  pour  le  maréchal  Nogi.  Parfois  l'in- 
fluence des  considérations  politiques  se  fait  brutale.  Au  lendemain 
du  suicide  du  colonel  Henry,  le  Gaulois  déclare  assez  sèchement 
qu'il  a  ajouté  un  crime  à  un  crime.  Tout  au  plus  ajoute-t-il,  en 
seconde  page,  qu'il  s'est  tué  pour  assurer  une  pension  à  sa  veuve  et 
que  ce  souci  «  est  tout  à  l'honneur  du  malheureux  officier  ».  Mais, 
quelques  jours  plus  tard,  on  lit  dans  le  même  journal,  sous  la 
signature  de  M.  Talmeyr  :  il  s'est  «  héroïquement  coupé  la  gorge  ». 
Il  est  «  mort  pour  son  devoir  »  (i).  Ces  variations  morales  qui  font 
du  même  acte  un  crime  ou  l'accomplissement  héroïque  d'un  devoir 
répondent  aux  sautes  brusques  de  l'opinion  publique  au  lendemain 
du  faux  Henry.  D'autres  journaux  conservateurs  se  montrent 
aussi  indulgents  que  le  Gaulois.  Dans  l'Univers,  M.  Veuillot  écrit  : 
«  Ils  manquent  de  cœur,  ceux  qui  ne  se  sentent  pas  douloureuse- 
ment émus  devant  cette  chute  et  cette  fin  »  (2).  La  Libre  Parole 
déclare  qu'on  ne  peut  parler  du  colonel  Henry  qu'  «  avec  une 
profonde,  une  infinie  pitié  ».  Elle  proteste  contre  la  décision  des 
autorités  catholiques  refusant  au  suicidé  les  obsèques  religieuses. 
Drumont  intitule  son  article  :  «  La  fin  d'un  soldat  »  (3).  La  Patrie 
reprend  le  titre  :  «  La  vie  et  la  mort  d'un  soldat  ».  «  Ce  vieux 
soldat,  dit-elle,  recevra  les  honneurs  militaires.  Qui  oserait  dire 
qu'il  ne  les  méritât  plus  ?  »  (4).  Toutes  ces  indulgences  donnent 
bien  l'idée  que,  quand  les  mêmes  journaux  appellent  le  suicide  un 

[i)  3  et  5  sept.  1898.     (2)  4  sept.      (3)  2,  3  et  5  sept.     (4)  2  sept. 


LA    PRESSE  65 

crime,  il  y  a  dans  cette  rigueur  quelque  chose  de  verbal,  de  con- 
ventionnel. 

Il  n'en  reste  pas  moins  que  cette  rigueur,  même  verbale,  est 
plus  sensible  dans  les  journaux  conservateurs  que  dans  les  autres. 
Mais  ce  contraste  n'est  pas  ce  qui  frappe  le  plus  dans  la  presse.  Le 
trait  qui  saute  aux  yeux  d'abord,  c'est,  dans  tous  les  journaux, 
le  désarroi  de  l'opinion. 

Il  éclate,  même  si  l'on  s'attache  aux  déclarations  successives 
d'un  même  journaliste.  Claretie,  pendant  un  quart  de  siècle,  se  fait 
l'écho,  dans  le  Temps,  des  opinions  moyennes  de  la  bourgeoisie  pa- 
risienne :  au  hasard  des  événements,  il  émet  sur  la  mort  volon- 
taire les  idées  les  plus  contradictoires.  Parlant  de  M.  de  G.  qui  a 
tué  sa  femme  parce  qu'il  l'aimait,  il  écrit  :  «  Alors,  mon  cher  Mon- 
sieur, vous  aviez  à  bonne  portée  une  toute  autre  cible  à  atteindre 
que  la  femme  innocente  ».  Puis,  se  ravisant,  il  ajoute  :  «  Mais  là 
encore,  le  «  tu  ne  tueras  point  »  doit  retentir  aux  oreilles  du  mal- 
heureux insensé.  Tu  ne  dois  pas  laisser  cette  lugubre  image,  un 
cadavre,  fût-il  le  tien,  à  tes  enfants...  Parbleu,  il  serait  trop  facile 
d'en  finir  avec  une  ou  deux  cartouches  I  La  vie  est  plus  impérieuse 
que  cela  »  (i).  Ailleurs  il  appelle  le  suicide  d'amour  «  une  folie  ou  plu- 
tôt une  bêtise  »  (2).  Ailleurs  encore,  il  écrit:  «  Veulerie  et  névropathie 
mêlées  »  (3).  Bref  il  semble  qu'il  ait  des  idées  arrêtées  sur  la  question. 
Mais,  quand  M.  et  Mme  Carré  se  tuent,  le  suicide  d'amour,  qui, 
ailleurs,  était  une  bêtise,  devient  un  drame  enveloppé  «  d'une 
sorte  de  poésie  amoureuse  »  et  à  la  pitié  qu'il  inspire  se  mêle  «  une 
obscure  envie  »  (4).  Un  autre  jour,  il  proteste  contre  les  savants 
qui,  a  moins  pitoyables  que  nous  »,  voient  dans  le  suicide  une  ma- 
ladie, et  il  ajoute  :  «  Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme  qui  meurt 
d'amour  laisse  un  souvenir  poétiquement  douloureux,  quels  que 
soient  l'objet  et  la  cause  de  sa  mort  »  (5).  Un  autre  jour  encore,  trai- 
tant la  question  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  général,  il  écrit  :  «  On  a 
depuis  des  siècles,  écrit  de  nombreux  volumes  contre  ou  pour  le 
suicide,  «  le  suicide,  cette  lâcheté  »  comme  disent  ceux  qui  n'au- 
raient pas  le  courage  d'en  finir  avec  la  vie.  Mais  je  crois  bien  qu'on 
n'a  jamais  mieux  exprimé  ce  qu'il  faut  penser  de  la  détermination 
des  désespérés  que  dans  l'axiome  même  des  législateurs  romains 
pénétrés  de  stoïcisme  :  mori  licet  cui  vivere  non  placet...  Il  avait 
dit  le  mot,  celui  qui,  regardant  son  épée  avant  de  s'en  frapper,  mur- 
murait :  maintenant  je  suis  mon  maître.  Disposer  de  soi,  s'affran- 
chir, s'évader,  aller  avant  l'heure  vers  l'inévitable,  faire  signe  à 
la  mort,  être  a  son  maître  »  encore  une  fois,  c'est  une  âpre  et  tra- 


(1)  Article  reproduit  dans  La  Vie  à  Paris,  1900,  p.  367.     (2)  Ibid.,  1885, 
p.  129.     (3)  Ibid.t  1905,  p.  339.     (4)  Ibid,  1895â  p.  91.     (5)  1895,  24  mai. 


()()  LA    MORALE    FORMULÉ  H 

gique  jouissance  qu'on  ne  peut  disputer  à  ceux  qui  souffrent.  Le 
blessé  a  bien  le  droit  d'arracher  l'appareil  de  sa  plaie  douloureuse 
«M  de  voir  par  ses  veines  omerics  s'échapper  la  vie  »  (i).  Ces  contra- 
dictions ne  s'expliquent  certainement  pas  par  une  évolution  des 
idées  religieuses  ou  philosophiques  de  l'auteur.  Elles  trahissent  une 
incertitude  où  la  religion  n'a  rien  à  voir. 

Enfin  il  y  a  dans  la  presse  quelque  chose  de  plus  instructif  que 
les  commentaires  des  journalistes  à  propos  de  la  mort  de  tel  ou  tel 
personnage  connu.  C'est  la  façon  dont  sont  relatés,  au  jour  le  jour, 
les  suicides  ordinaires.  Or,  sur  ce  point,  il  s'est  constitué  une  sorte 
de  style  tout  fait  qu'on  retrouve  dans  tous  les  journaux  d'informa- 
tion et  dans  tous  les  journaux  d'opinion,  y  compris  les  journaux 
conservateurs.  Ce  style  ne  révèle  pas  un  conflit  entre  les  idées  ca- 
tholiques et  les  idées  anti-catholiques,  mais  bien  une  espèce  de 
désarroi  du  à  la  lutte  de  deux  sentiments  l'un  et  l'autre  assez  mal 
définis  :  d'un  côté  une  vague  aversion,  de  l'autre  une  vague  pitié. 
L'aversion  est  à  peine  d'ordre  moral.  J'ai  relevé  par  centaines  les 
expressions  suivantes  :  «  fatal  dessein  »,  a  funeste  projet  »,  «  tra- 
gique résolution  »,  «  triste  événement  »,  «  drame  affreux  ».  Je 
n'oserais  dire  que  ces  mots  impliquent  une  condamnation  de  la 
mort  volontaire.  Ils  ne  signifient  pas  proprement  que  le  mort  a 
eu  tort  -  de  se  tuer.  Quelques-uns  d'entre  eux  s'emploieraient  aussi 
bien  à  propos  d'un  accident.  Néanmoins  il  est  évident  qu'ils  ex- 
priment une  sorte  de  répugnance.  Le  suicide  est  une  mort  «  vio- 
lente »  ;  donc,  que  le  mort  ait  eu  raison  ou  non  de  s'y  résoudre, 
il  reste  qu'il  excite  cette  curiosité  vaguement  apeurée  que  fait 
naître  toute  aventure  tragique,  —  sentiment  certainement  voisin  de 
celui  que  provoque  le  récit  d'un  crime.  C'est  d'ailleurs  ce  sentiment 
qui  explique  la  complaisance  avec  laquelle  les  journaux  de  toute 
opinion  relatent  les  morts  volontaires.  ïls  ne  les  proposent  pas  à 
l'admiration  des  foules  (2).  Ils  ne  les  signalent  pas  non  plus  pour 
les  blâmer.  Mais  ils  savent  que  ce  sont  des  faits  qui,  malgré  leur 
banalité  à  l'époque  actuelle,  éveillent  encore  un  sentiment  confus 
et  violent. 

Sentiment  opposé,  la  pitié.  Des  moralistes,  des  juristes  l'ont 
déjà  remarqué.  M.  Herpin,  blâmant  l'indulgence  des  journaux, 
écrit  :  a  Jamais  la  désapprobation,  toujours  la  pitié  et  la  sympa- 
thie !  Toujours  le  malheureux,  jamais  le  misérable  !  »  (3).  Il  y  a  là 
sans  doute  un  peu  d'exagération.  Les  journaux  ne  disent  pas  toujours 


(1)  La  Vie  à  Paris,  1905,  24  mars.  (2)  On  trouve  bien  ça  et  là  quelques 
mots  d'admiration,  mais  très  rares,  et  à  propos  de  suicides  extraordinaires,  tel 
celui  d'un  fils  qui,  près  d'être  tué  par  son  père,  se  tue  lui-même  pour  que  son 
père  ne  devienne  pas  un  assassin  {Rappel,  5  janvier  1914).  (3)  Herpin, 
De  la  répression  du  suicide^   Poitiers,  1907,  p.  28, 


LA    PRESSE  67 

le  malheureux.  Mais  ce  qui  est  vrai,  c'est  que,  quand  ils  emploient 
un  mot  d'appréciation,  c'est  celui-là.  J'ai  lu  des  milliers  d'articles, 
d'entrefilets  relatant  des  suicides.  J'ai  relevé  une  vingtaine  de  fois 
l'expression  «  le  misérable  »,  la  «  mère  coupable  »,  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  quelqu'un  qui  avait,  en  se  tuant,  entraîné  les  siens  dans 
la  mort  (i).  Nulle  part  je  n'ai  trouvé  une  expression  analogue  à 
propos  d'un  suicide  ordinaire.  Quand  on  dit  quelque  chose,  on 
dit  :  le  malheureux  I 

J'ai  dit  que  le  sentiment  ainsi  exprimé  me  semblait  un  peu 
vague.  M.  Herpin  le  définit  :  pitié  et  sympathie.  Oui,  sans  doute  ; 
c'est  ce  qui  ressort  parfois  de  tout  le  ton  du,  compte  rendu.  Cepen- 
dant il  faut  remarquer  que  le  mot  «  malheureux  »  n'implique  pas 
précisément  de  la  sympathie  pour  l'acte  accompli.  En  parlant  d'un 
homme,  jusque  là  honnête,  qui  se  laisse  entraîner  au  crime,  on  dit 
couramment  :  le  malheureux.  On  le  plaint,  mais  on  le  plaint  de 
déchoir.  Rien  n'autorise  à  dire  que  le  mot  a  ce  sens,  cette  nuance 
lorsqu'il  s'agit  des  suicidés.  Mais  sans  doute  n'est-ce  pas  le  hasard 
qui  fait  qu'on  se  sert  à  leur  égard  d'un  terme  aussi  ambigu. 

Deuxième  indice-  auquel  on  reconnaît  qu'il  s'agit  d'un  sentiment 
vague,  ce  terme  même  de  malheureux  est  employé  comme  au  hasard. 
Peut-être  est-il  assez  rare  dans  les  journaux  «  de  droite  ».  Mais  il 
l'est  tout  autant  dans  certains  journaux  de  gauche.  Si  l'on  consi- 
dère les  vingt-cinq  premiers  comptes  rendus  de  suicides  en  jan- 
vier 191-i  dans  quelques  grands  journaux  de  Paris,  ceux  qui  con- 
tiennent un  mot  de  pitié  (le  malheureux,  l'infortuné,  le  pauvre 
diable,  etc.),  sont  au  nombre  de  un  dans  l'Action  française,  de 
deux  dans-  l'Echo  de  Paris,  le  Gaulois,  la  Libre  Parole  et  le  Rappel, 
de  trois  dans  le  Figaro,  le  Temps  et  la  Liberté,  de  quatre  dans  le 
Journal,  le  Matin  et  l'Homme  Libre,  de  cinq  dans  l'Humanité,  de 
six  dans  le  Petit  Journal.  Tout  ce  qu'on  pourrait  conclure  de  ces 
chiffres,  c'est  que  le  journal  socialiste  et  les  journaux  d'informa- 
tion sont  plus  indulgents  que  d'autres.  Mais  il  faut  ajouter  que, 
dans  un  même  journal,  la  proportion  des  comptes  rendus  apitoyés 
varie,  sans  qu'on  aperçoive  d'ailleurs  aucune  variation  dans  la 
ligne  politique  ou  religieuse  qu'il  suit.  Dans  le  Petit  Journal,  par 
exemple,  cette  proportion  est  de  vingt-trois  pour  cent  en  i863,  de 
vingt-neuf  pour  cent  en  1873,  de  trente  pour  cent  en  i883,  de  trente- 
neuf  pour  cent  en  1893,  de  vingt- trois  pour  cent  en  1903,  de  qua- 
torze pour  cent  en    1913,   de  vingt-quatre  pour  cent  en    191 4   (2). 


(1)  Ces  expressions  ne  sont  pas  plus  fréquentes  dans  les  journaux 
de  droite  que  dans  les  autres.  (2)  Chiffres  obtenus  en  examinant  les  50 
premiers  comptes  rendus  de  suicides  du  mois  de  janvier  et  les  50  premiers 
comptes  rendus  de  suicides  du  mois  de  juin.  Pour  l'année  1913,  j'ai  examiné 
s  -ulnment  25  comptes  rendus  pour  chacun  des  deux  mois. 


68  LA    MORALE    FORMULÉE 

Dans  le  Petit  Parisien,  la  même  proportion  est  de  vingt-six  pour 
cent  en  i883,  de  trente-deux  pour  cent  en  1893,  de  treritç-qu 
pour  cent  en  1903,  de  vingt  pour  cent  en  1907.  Si  la  proportion 
est  plus  faible  à  l'époque  présente,  cela  tient  surtout,  je  crois,  à  ce 
que  les  journaux  d'information  prennent  de  plus  en  plus  l'habitude 
db  relater  un  grand  nombre  de  suicides  en  trois  ou  deux  lignes. 
Mais  je  n'aperçois  aucun  rapport  entre  la  commisération  exprimée 
par  les  journaux  et  leurs  opinions  politiques  ou  religieuses  du 
moment.  Il  n'y  a  pas  expression  d'une  idée  liée  à  d'autres  i<! 
Il  y  a  un  sentiment  confus  qui  se  trahit  confusément. 

Cette  impression  de  confusion  redouble,  si  l'on  examine  les  cas 
qui  excitent  la  commisération  des  journaux. 

Sur  cent  de  ces  cas  pris  au  hasard  dans  le  Petit  Journal  et  dans 
le  Petit  Parisien,  voici  les  motifs  qui  ont  ému  la  compassion  du 
rédacteur  :  (1) 

Motifs  Petit  journ.  Petit  pu 

Chagrin  d'être  maltraité  par  ses  enfants 1  0 

Crainte  de  n'être  plus  aimé  par  ses  enfants 1  0 

Mauvais  traitements  infligés  par  des  parents.    .    ...  0  4 

Ivresse 1  1 

Remord  d'un  crime  commis 1  1 

Discussions 2  1 

Crainte  d'aller  en  prison  ou  au  bagne 1  3 

Misère  poussant  au  suicide  et  au  meurtre  des  enfants   .  2  2 

Reproches 3  2 

Chagrins    intimes 1  6 

Deuil 3  4 

Désir  de  ne  pas  survivre  à  un  crime 5  2 

Maladie  ou  crainte  de  maladie 2  11 

Folie,  délire 9  11 

Misère 11  14 

Chagrin    d'amour 21  12 

Motif  inconnu 36  26 

Ce  tableau  trahit  bien,  en  un  sens,  l'effort  de  la  morale  nuancée. 
Les  suicides  qui  éveillent  la  pitié  sont,  en  dehors  des  suicides  dus 
à  la  folie,  à  la  misère  et  à  >la  souffrance,  ceux  qui  supposent  un  senti- 
ment désintéressé  ou  généreux.  Seule,  la  compassion  accordée  à 
l'ivresse  est  imprévue.  Mais  un  fait  montre  du  premier  coup  qu'il 
s'agit  d'un  sentiment  vague  et  non  d'une  doctrine  :  c'est  le  nombre 
élevé  des  suicides  qui  éveillent  la  pitié,  bien  que  la  cause  qui  les  a 
déterminés  soit  inconnue. 

Pour  bien  comprendre  le  sens  de  ce  fait,  il  faut  songer  que  les 


(1)  J'ai  pris  les  cent  premier  comptes  rendus  qui  se  trouvent  dans  les 
mois  de  janvier  et  de  juin  1863,  1873,  1883,  1893  du  Petit  Journal  et  1883, 
1893  et  1903  du  Petit  Parisien. 


LA    PRESSE  69 

comptes  rendus  comportant  un  mot  de  compassion  représentent, 
dans  un  des  deux  journaux,  de  26  à  48  pour  cent,  dans  l'autre  de  26 
à  34  pour  cent  du  nombre  total  des  comptes  rendus.  C'est  dire  qu'un 
très  grand  nombre  de  suicides  dus  à  la  misère,  à  la  maladie,  à  la 
folie,  à  un  deuil,  à  des  chagrins  d'amour  sont  rapportés  sans  un 
seul  mot  de  commentaire  ;  et  les  mêmes  journaux  qui  les  rapportent 
ainsi,  sans  laisser  paraître  aucune  compassion,  trouvent  des  mots 
apitoyés  pour  des  suicides  dont  la  cause  est  inconnue  !  Qu'en  con- 
clure, sinon  qu'autour  de  la  morale  nuancée  flotte  une  pitié  vague, 
qui  ne  s'attache  pas  seulement  à  tel  ou  tel  suicide,  mais  est  éveillée 
par  le  suicide  lui-même,  comme  elle  le  serait  par  un  malheur  quel- 
conque ? 

Aversion  vague,  pitié  vague,  ces  deux  sentiments  sont  exprimés 
d'une  façon  si  rude  et  si  simple  qu'ils  appartiennent  à  peine  à  la 
morale  formulée.  Ce  qu'il  faut  noter,  c'est  qu'ils  ne  se  trouvent  pas 
l'un  dans  les  journaux  favorables  au  catholicisme,  l'autre  dans 
ceux  qui  lui  sont  hostiles.  Ils  s'étalent  côte  à  côte  dans  les  mêmes 
journaux,  dans  ceux-là  même  qui  font  profession  de  neutralité  en 
matière  religieuse.  Ils  ne  trahissent  donc  pas  une  lutte  entre  la 
doctrine  de  l'Eglise  et  la  doctrine  des  adversaires  de  l'Eglise  :  ils  tra- 
hissent, au  sein  de  l'opinion  commune,  de  l'incertitude,  une  espèce 
de  désarroi.  Le  crime  fait  horreur,  le  malheur  fait  pitié  :  le  suicide, 
lui,  fait  à  la  fois  vaguement  horreur  et  vaguement  pitié.  Dans  le 
doute  qui  résulte  d'un  tel  conflit,  les  journalistes,  la  plupart  du 
temps,  s'abstiennent  machinalement  de  tout  ce  qui  pourrait  ressem- 
bler à  une  appréciation  morale.  Le  nombre  des  comptes  rendus 
«  neutres  »  varie,  dans  les  journaux  que  j'ai  vus  de  cinquante-deux 
à  quatre-vingt-dix-huit  pour  cent. 

C'est  sur  cette  impression  suggérée  par  la  presse  qu'il  faut, 
je  crois,  nous  arrêter. 

Trois  conclusions  se  dégagent  de  l'étude  de  la  morale  formu- 
lée. La  première,  c'est  qu'il  n'y  a  pas,  dans  la  pensée  contempo- 
raine, une  lutte  entre  la  morale  hostile  au  suicide  et  la  morale  favo- 
rable au  suicide.  La  morale  favorable  au  suicide  n'existe  que  dans 
l'imagination  des  moralistes  qui  la  combattent.  Il  y  a  lutte  entre 
une  morale  simple  qui  condamne  rigoureusement  tous  les  suicides 
et  une  morale  nuancée  qui  distingue  les  cas,  juge  sur  les  motifs  et, 
blâmant  certains  suicides  sans  vouloir  qu'ils  soient  punis,  en  excuse, 
en  approuve,  en  admire  d'autres. 

Deuxième  conclusion,  la  lutte  de  ces  deux  morales  ne  se  ramène 
pas,  dans  les  textes  que  nous  avons  vus,  à  une  lutte  entre  l'Eglise 
et  ses  adversaires.  La  presse,  par  endroits,  pourrait  suggérer  cette 
hypothèse.  Par  d  autres  endroits  elle  la  dément.  Dans  les  ouvrages 


70  LA   MORALE    FORMULÉE 

des  moralistes,  dans  les  manuels  destinés  à  l'enseignement,  dans  la 
poésie,  on  ne  voit  pas  nettement  un  lien  entre  les  idées  religieuses 
et  les  idées  sur  le  suicide. 

Troisième  conclusion  :  on  ne  voit  pas  davantage  un  lien  entre  ces 
idées  et  des  doctrines  philosophiques  ou  politiques;  mais,  dans  les 
ouvrages  des  moralistes  et  les  ouvrages  d'enseignement,  la  morale 
simple  a  un  air  de  morale  officielle,  de  doctrine  orthodoxe  qu'il 
faut  proclamer,  quitte  à  la  trahir  dans  l'application. 

Dernière  conclusion,  la  lutte  des  deux  morales  n'est  pas  une 
lutte  au  grand  jour  entre  deux  doctrines  sûres  d'elles-mêmes  et  sup- 
posant clairement  l'une  à  l'autre  ;  où  qu'on  les  regarde,  elles  sont, 
au  contraire,  mêlées  l'une  à  l'autre,  et  comme  enchevêtrées  :  l'une 
s'affirme  bruyamment,  mais  semble  souvent  se  dissoudre  en  s'appli- 
quant  ;  l'autre  s'applique,  mais  semble  fuir  au  moment  de  se  for- 
muler. Ainsi,  malgré  un  accord,  qui  frappe  d'abord,  sur  certaines 
formules,  l'impression  générale  est  une  impression  d'incertitude 
et  de  désarroi. 


CHAPITRE  III 
Le  Droit    :   Prépondérance    de   la   Morale   nuancée 

L'étude  du  droit  laisse  une  impression  différente  de  celle  que 
suggère  l'étude  de  la  morale  formulée. 

Sans  doute  on  retrouve  dans  le  monde  juridique  morale  simple 
et  morale  nuancée.  Mais  les  deux  forces  en  présence  ne  se  font  plus 
équilibre  :  la  morale  simple,  qui,  dans  les  livres,  s'affirmait  avec 
l'assurance  d'une  doctrine  officielle,  tient,  dans  le  droit,  peu  de 
place  ;  elle  inspire  des  projets,  non  des  actes  ;  au  contraire,  la 
morale  nuancée  entraîne  le  droit  et  la  jurisprudence.  La  première 
balbutie,  la  seconde  agit. 

I 

La  morale  simple  :  1)  Quelques  jurisconsultes  proposent  de  punir  le  suicide  eu 
la  tentative  de  suicide  ;  2)  ils  ne  sont  pas  d'accord  sur  les  peines  à  infliger 
ni  sur  les  cas  dans  lesquels  il  faudrait  les  infliger. 

L'expression  juridique  de  la  morale  simple,  ce  serait  une  loi 
punissant  le  suicide.  Celui  qui  se  tue  commet  un  crime  :  tout  crime 
doit  être  châtié. 

On  objecte  en  vain  qu'il  est  impossible  de  punir  un  mort  (i)  et  que 
toute  peine  retomberait  sur  la  famille  :  nos  lois  punissent  les 
morts,  puisqu'elles  prescrivent  d'inhumer  les  suppliciés  «  sans 
aucun  appareil  »,  et  nul  n'a  jamais  proposé,  de  nos  jours,  d'abolir 
cette  flétrissure,  bien  qu'elle  atteigne  forcément  la  famille;  en  outre, 
rien  n'est  plus  facile  que  de  punir,  à  l'aide  des  peines  ordinaires, 
la  tentative  de  suicide. 

Or,  bien  que  la  morale  simple  doive  et  puisse  punir  le  suicide, 
je  trouve  tout  juste  quatre  jurisconsultes  qui  soient  partisans  d'une 
peine  (2). 


(1)  D'après  M.  Fauconnet,  (La  responsabilité,  P.  1920,  p.  44)  du  jour 
où  on  reconnaît  l'incompatibilité  radicale  entre  la  peine  et  l'état  de  non-vie  du 
patient,.  «  les  sociétés  mêmes  qui  qualifient  crime  le  suicide  et  voudraient  le 
punir,  renoncent  à  la  peine  plutôt  que  de  l'exécuter  sur  un  mort.  »  (2)  J'ai 
consulté,  outre  les  Répertoires  usuels,  les  ouvrages  cités  par  le  Catalogue 
d'Otto  Lorenz  au  mot  :  droit  criminel.  Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  :  Alpy, 
De  la  répression  du  suicide,  P.  1910  ;  Champcommunal,  Examen  critique  et 
comparé  du  projet  de  réforme  du  Code  pénal  français,  P.  1896  ;  Dalloz, 
Codes  annotés  :  Code  pénal,  par  Dalloz  et  Vergé,  P.  1881  et  Supplément  au 
Code  pénalt  P.  1899  ;  Répertoire  pratique  de  législation    P.  1910  ss.  ;  Réper- 


72  LE   DROIT 

Le  Supplément  au  Répertoire  de  Dalloz  (i),  les  thè$es  de  MM. 
Alpy,  Herpin  et  Médeville  (2)  veulent  que  la  tentative  de  suicide  soit 
punie. 

Le  Répertoire  s'en  tient  là  et  rejette  l'idée  d'une  peine  contre  le 
suicide  lui-même.  Mais  les  trois  thèses  vont  plus  loin  :  «  Nous 
posons  en  principe,  dit  M.  Alpy,  qu'il  est  nécessaire  d'édicter  des 
lois  répressives  frappant  directement  le  suicide  ».  Les  supplices 
infliges  au  cadavre  sont  «  inutiles  »,  mais  «  il  reste  l'infamie  at- 
tachée à  la  mémoire  du  suicidé  qui  est  de  nature  à  l'atteindre  et 
parfois  à  l'arrêter  avant  l'exécution  de  son  coupable  dessein  ».  Il 
est  vrai  que  cette  infamie  peut  atteindre  la  famille  ;  mais  ce  ne  sera 
pas  «  le  fait  de  la  loi,  mais  la  conséquence  d'une  solidarité  inévi- 
table et  qui  n'est  pas  d'ailleurs  sans  justification  »,  car  la  famille 
a  parfois  ses  responsabilités  (3).  Même  idée  dans  les  thèses  de 
MM.  Herpin  et  Médeville  (4)  :  il  faut  punir  le  suicide,  parce  que 
l'idée  d'un  châtiment  pourra  faire  réfléchir  ceux  qui  pensent  à  se 
tuer. 

Non  seulement  les  juristes  partisans  d'une  peine  sont  peu  nom- 
breux, mais  ils  ne  sont  pas  d'accord  sur  la  peine  à  infliger. 

En  ce  qui  concerne  la  tentative,  M.  Alpy  propose  :  i°  la  double 
incapacité  de  disposer  et  de  recevoir  à  titre  gratuit  par  donation 
et  par  testament;  i°  la  déchéance  des  dispositions  testamen- 
taires; 3°  l'interdiction  légale,  si  le  suicidé  est  déclaré  irrespon- 
sable; li°  dans  tous  les  cas,  la  peine  de  l'interdiction  civique; 
5°  dans  «  les  cas  les  plus  graves  »  une  peine  d'emprisonnement  (5). 
En  cas  d'irresponsabilité  partielle,  les  coupables  seront  placés  dans 
des  établissements  «  intermédiaires  entre  l'asile  et  la  prison  »,  et 
une  commission  spéciale,  «  dont  le  médecin  traitant  pourra  faire 
partie  »,  déclarera  si  celui  qui  a  tenté  de  se  tuer  peut  être  rendu 


toire  de  législation,  de  doctrine  et  de  jurisprudence,  P.  1870  ss.  ;  et  Supplément 
1887  ss.  ;  Degois,  Traité  élémentaire  de  droit  criminel,  P.  1911  ;  Fuzier  Hermant 
Répertoire  général  alphabétique  du  Droit  français,  P.  1886,  ss.  ;  Garçon,  Code 
pénal  annoté,  P.  1901-1906,  t.  I  ;  Garraud  Traité  théorique  et  pratique  de  droit 
pénal  français,  P.  1888,  5  vol.  ;  Garrison,  Le  suicide  dans  V antiquité  et  dans  les 
temps  modernes,  P.  1885  ;  Herpin,  De  la  répression  du  suicide,  Poitiers,  1907  ; 
Laborde,  Cours  de  droit  criminel,  P.  1898  ;  Labori,  Répertoire  alphabétique  du 
droit  français,  t.  I,  P.  1887  ;  Leray,  Exposé  élémentaire  des  principes  du  droit 
pénal,  P.  1894  ;  Marie,  Eléments  de  droit  pénal,  P.  1896  ;  Médeville,  Le  Suicide 
en  droit  pénal,  P.  1911  ;  Molinier,  Traité  théorique  et  pratique  de  droit  pénalt 
P.  1894  ;  Vidal,  Cours  de  droit  criminel,  P.  1901  ;  sur  les  ouvrages  relatifs  à 
l'inhumation  et  aux  assurances,   voir  pages  76  et  77. 

(1)  Mot  Crimes  et  délits  contre  les  personnes,  art.  125  (année  1889).  (2)  Alpy, 
171  ;  Médeville,  211  ;  Herpin,  21.  (3)  160-161.  (4)  Herpin,  p.  19  ;  Méde- 
ville,   p.    204.     (5)  171-172. 


LES   PARTISANS   DE   LA  RÉPRESSION  73 

à  sa  famille  (i).  Hardi  jusqu'au  bout,  M.  Alpy  ajoute  :  «  La  nou- 
velle loi  pourrait  organiser  aussi  la  protection  du  monomane  sui- 
cide, sans  attendre  sa  première  tentative  »,  soit  par  un  traitement 
dans  la  famille,  soit  «  par  un  placement  volontaire  dans  les  asiles 
avec  certaines  garanties  »  ;  une  commission  serait  chargée  de  sur- 
veiller «  ceux  qui  sont  encore  en  traitement  et  ceux  qui  viennent 
de  quitter  l'asile  »  (2). 

Ce  projet  est  d'une  extrême  rigueur  :  empêcher  un  homme  qui 
a  voulu  se  tuer  par  misère  de  bénéficier  d'un  legs  ou  d'une  dona- 
tion, flétrir  des  irresponsables,  enfermer  des  suspects,  c'est  pousser 
jusqu'au  bout  et  sans  ménagements  l'application  juridique  de  la 
morale  simple.  M.  Herpin  est  beaucoup  plus  indulgent  :  il  pro- 
pose une  peine  légère,  une  amende  «  mais  une  amende  prononcée 
par  le  juge  correctionnel  »  (3).  M.  Médeville  est  partisan  d'une 
peine  allant  jusqu'à  trois  ans  de  prison  (4)  ;  le  Répertoire  de  Dalloz 
n'admet  que  quelques  mois  (5). 

Même  diversité  touchant  la  punition  du  suicide  lui-même. 

M.  Alpy  propose  :  i°  que  les  corps  des  suicidés  soient  enlevés 
aux  familles  et  livrés  aux  amphithéâtres  publies  de  dissection  ; 
20  qu'ils  soient  privés  des  honneurs  de  la  sépulture  (6)  ;  3°  que  le 
nom  de  tout  suicidé  soit  publié  à  l'Officiel  en  le  faisant  suivre,  par 
exemple,  de  ces  mots  :  suicidé,  lâche  déserteur  de  ses  devoirs 
d'homme  et  de  citoyen  ;  4°  que  le  suicide  entraîne  la  déchéance 
des  dispositions  testamentaires  (7),  Mais  M.  Médeville,  qui  théori- 
quement serait  séduit  par  le  projet  Alpy,  y  voit  des  difficultés  pra- 
tiques, dont  la  plus  considérable  est  de  prononcer  une  condam- 
nation contre  un  accusé  qui  ne  peut  se  défendre;  et  en  fin  de  compte 
il  propose  une  simple  inscription  du  suicide  parmi  les  délits  (8). 
M.  Herpin  se  contente,  lui  aussi,  de  cette  inscription,  qu'il  appelle 
une  peine  platonique  (9). 

Comme  on  voit,  les  trois  juristes  qui  veulent  punir  le  suicide 
sont  loin  d'être  d'accord  sur  la  gravité  de  la  faute  et  des  peines  qui 
doivent  la  frapper.  Mais  il  y  a  plus.  M.  Alpy,  lui-même,  qui  est  le 
plus  rigoureux,  semble  avoir  des  hésitations  sur  un  point  d'impor- 
tance. Sans  doute,  il  parle  tout  le  temps  du  suicide  en  général,  et 
il  essaie  d'atteindre  les  demi-responsables,  voire  les  irresponsables. 
Mais,  lorsqu'il  s'agit  de  la  tentative  de  suicide,  il  distingue  «  les 
cas  les  plus  graves  »,  tout  en  se  gardant  bien  de  les  définir.  Tou- 


(1)  174-176.  (2)  177.  (3)  Herpin,  21.  (4)  Médeville,  211.  (5)  Crimes 
et  délits,  art.  125.  —  Durkheim  propose  de  retirer  à  l'auteur  d'une  tentative 
de  suicide  «  certains  attributs  du  pouvoir  paternel  et  l'éligibilité  aux  fonctions 
publiques,»  p.  426.  (6)  Cf.  Durkheim,  ibid.  Il)  166,  167,  170.  (8)  211. 
(9).  19. 


74  E)B    DROIT 

chant    le    suicide    lui-même,    il    déclare    qu'il    faudra    appliquer 
peines  infamantes  «  en  certains  cas  »  (i),  et  là  encore  il  n'a  gi 
de  dire  lesquels.  Pourquoi  :  «  en  certains  cas  »,  sinon  parce  qu'il  y  a 
suicide  et   suicide?   De   même,    M.    Médeville   admet   qu'en    cas   de 
«  supplice  horrible  »,  celui  qui  se  tue  n'est  digne  que  de  «  sin< 
commisération  »  (2).  La  souffrance  sera  donc  sans  doute,  au  regard 
de  la  loi,   une  excuse  valable  :  les  magistrats  ne  frapperont  pas  le 
suicide,   mais   certains   suicides. 

Ainsi,  non  seulement  les  jurisconsultes  qui  voudraient  voir  la 
morale  simple  se  traduire  en  lois,  sont  très  peu  nombreux;  non 
seulement  ils  ne  s'accordent  pas  sur  la  traduction;  mais,  dès  qu'il 
s'agit  d'application,  la  morale  nuancée,  bannie  des  principes, 
s'impose  obscurément  à  eux.  Dans  tout  le  reste  du  droit,  nous 
allons  la  voir  triompher. 


II 

La  morale  nuancée  :  1)  Faire  régner  dans  le  droit  la  morale  nuancée,  c'est  n 
pas  punir  le  suicide,  —  la  blâmer  et  l'empêcher  en  certains  cas  —  le  favorise 
dans  d'autres  ;  or,  2)  le  suicide  n'est  ni  un  crime  ni  un  délit  :  jurispru- 
dence relative  à  la  complicité  ,lois  sur  les  inhumations  et  sur  les  assurances  ; 
3)  le  suicide  est  parfois  blâmé  par  les  tribunaux  et  les  jurisconsultes,  et  la 
police  s'oppose  à  l'accomplissement  des  tentatives  de  suicide  ;  4)  certains 
suicides  sont  excusés  ou  récompensés  par  la  loi,  la  jurisprudence  ou  le  jury  : 
suicide  non-conscient,  suicide  de  l'accusé,  du  commerçant  menacé  de  fail- 
lite, du  coupable. 

Pour  qu'il  y  ait  triomphe  de  la  morale  nuancée  dans  le  droit, 
il  faut  surtout  que  la  loi  ne  punisse  pas  le  suicide  :  ne  pas  le  punir, 
ce  n'est  pas  l'approuver,  mais  c'est  reconnaître  en  lui  un  acte  dont 
l'appréciation  est  trop  délicate  pour  qu'il  soit  possible  de  le  sou- 
mettre au  coup  brutal  de  la  loi.  D'autre  part,  l'impunité  absolue 
pourrait  être  l'expression  d'une  autre  morale  simple,  aveuglément 
favorable  à  la  mort  volontaire.  Pour  qu'il  y  ait  triomphe  incontes- 
table de  la  morale  nuancée,  il  faut  que  la  loi  et  la  jurisprudence, 
tout  en  s'abstenant  de  punir,  marquent  tantôt  la  réprobation,  tantôt 
l'approbation  ou  des  sentiments  voisins  de  l'approbation. 

Ces  trois  conditions  se  trouvent  réalisées  dans  le  droit  contem- 
porain. 

Légalement  le  suicide  n'est  ni  un  crime  ni  un  délit. 

Un  seul  auteur,  à  ma  connaissance,  a  essayé  de  le  contester  : 
M.  Alpy,  dans  l'ouvrage  que  nous  venons  de  citer,  constate  que 
l'Assemblée  constituante  n'a  pas  abrogé  explicitement  les  lois  rela- 


(1)  Alpy,  168.     (2)  Médeville,  221. 


LES   PARTISANS    DE   L'IMPUNITÉ  75- 

tives  au  suicide  et  que  son  silence  sur  la  question  constitue  une 
abrogation  «  bien  indirecte  ».  ïl  est  difficile  de  prendre  cette 
objection  au  sérieux.  Si  l'on  suivait  M.  Alpy,  le  suicidé,  n'étant 
point  passible  d'une  peine  distincte  et  propre  à  son  cas,  devrait 
être  considéré,  soit  comme  un  meurtrier,  soit  comme  un  assassin  : 
il  faudrait  donc  l'envoyer  en  prison,  au  bagne,  ou  le  condamner 
à  mortl  En  outre,  le  Code  d'instruction  criminelle  ne  prévoyant 
pas  de  procédure  contre  les  morts,  il  faudrait  que  le-s  tribunaux 
donnassent  solennellement  la  parole  au  suicidé!  L'Assemblée  consti- 
tuante est,  je  crois,  excusable  de  n'avoir  pas  voté  un  article  spécial 
pour  prévenir  ces  absurdités.  Au  reste,  nous  verrons  plus  loin  que, 
si  elle  s'est  contentée  d'une  abrogation  implicite,  tout  à  fait  suffi- 
sante en  l'espèce,  ce  n'est  pas  qu'elle  ait  rougi  de  son  œuvre,  c'est, 
au  contraire  parce  qu'elle  a  eu  l'impression  qu'en  frappant  le  vieux 
droit  elle  frappait  un  mort. 

Non  seulement  le  suicide  n'est  ni  un  crime  ni  un  délit,  mais 
le  silence  du  Code  est,  sur  ce  point,  si  décisif  que  les  tribunaux, 
malgré  le  vœu  de  quelques  jurisconsultes  (et  parfois  peut-être  mal- 
gré leur  secret  désir),  ne  se  reconnaissent  pas  le  droit  de  punir  ceux 
qu'on  appelle  assez  improprement  les  «  complices  »  d'un  suicide, 
c'est-à-dire  ceux  qui  ont  poussé  un  homme  à  se  tuer  ou  lui  en  ont 
fourni  les  moyens. 

Un  arrêt  de  la  Cour  de  Cassation  a  fixé  sur  ce  point  la  juris- 
prudence en  1810  (i).  Je  ne  connais  pas  d'auteur  qui  l'ait  critiqué 
en  droit.  Les  Répertoires,  dont  on  a  vu  plus  haut  la  liste,  admet- 
tent que,  là  où  il  n'y  a  pas  crime  ni  délit,  il  ne  peut  y  avoir  com- 
plicité punissable  (2).  C'est  la  thèse  de  M.  Garraud,  celle  de 
M.  Garçon,  celle  de  MM.  Leray,  Molinier,  Vidal,   Garrison  (3). 

Non  seulement  la  loi  ne  porte  aucune  peine  contre  ceux  qui  se 
tuent,  mais  de  nos  jours  elle  est  intervenue  pour  abolir  des  usages 
qui  constituaient  des  peines  de  fait  (à).  Au  cours  du  xixe  siècle, 
l'usage  s'était  établi,  dans  bien  des  communes,  d'inhumer  les  suicidés 
dans  un  coin  spécial,  à  côté  des  suppliciés.  Or,  en  1881,  la  loi  du 
i4  novembre  abroge  formellement  l'article  i5  du  Décret  de  prai- 
rial   (5)  :    l'usage    des    emplacements    spéciaux    est   aboli.    Dans    la 


(1)  27  avril  1815.  Voir  infra,  IV,  ch.  5.  (2)  Dalloz,  Répert.,  Suppl, 
Crimes  et  délits  contre  les  personnes,  art.  125.  (cf.  Répert.,  Complicité,  62,  et 
Crimes  et  Délits  contre  les  personnes,  127);  Fuzier  Herman,  mot  suicide, 
noS  29-30  (p.  318)  ;  (il  n'y  a  pas  d'article  Suicide  dans  le  Labori;  le  Carpentier 
n'est    pas    arrivé    à    la    lettre    S)    ;  Dalloz    et    Vergé,  Code  pénal,   P.   1881. 

(3)  Garraud,  IV,  315  ;  Garçon,  Code  pénal  annoté,  p.  600,  art.  231  ; 
Leray,  p.  24  ;  Molinier,  II,  218  ;  Vidal,  p.  319  ;  Garrison,  p.  166.  (4)  Voir 
infra,  IV,  ch.  5.  (5)  Duvergier,  t.  81,  p.  513  :  article  unique  : 
«L'article  15  du  décret  du  23  prairial  an  XII  est  abrogé.»  —  Voir  infra  (IV, 
ch.  5)  le  texte  de  l'article  15. 


76  LE    DROIT 

discussion  de  la  loi  à  la  Chambre  et  au  Sénat,  il  est  surtout  ques- 
tion   des    scandales    auxquels    avaient    donné    lieu    certaines    inhu- 
mations de   protestants.   Mais   les   termes   de   la   loi   sont   tels   que, 
comme  le  dit  le  Répertoire  de  police  de  Courcelle,  un  maire  «  vio- 
lerait   la    loi    »,    s'il    fixait    des    emplacements    spéciaux    pour    les 
suicidés   (i).    En    i884,   la   loi   municipale  du   5   avril    confirme   H 
renforce   les    dispositions   adpotées    en    1881.    Le   paragraphe    l\   de 
l'article  97  du  titre  III  décide  que  la   police  municipale  compren 
notamment   «    le   mode   de   transport   des   personnes    décédées,    le 
inhumations  et  exhumations,   le  maintien   du   bon   ordre  et  de  1 
décence   dans    les   cimetières,    sans    qu'il    soit   permis   d'établir  de 
distinctions  ou  des  prescriptions  particulières  à  raison  des  croyance 
ou  du  culte  du  défunt  ou  des  circonstances  qui  ont  accompagné  s 
mort  ))  (2).  Les  derniers  mots  visent  évidemment  le  cas  des  suicidés 
Malgré  toutes  ces  précautions  pour  assurer  à  tous,   y  compris  1 
suicidés,    des   funérailles    analogues,     l'Eglise    conservait     le    droit 
(conquis  en  violation  du  décret  de  prairial),  de  refuser  à  ceux  qu 
se  tuaient  la   sépulture  ecclésiastique  (3).   L'idée   de  la   contraindr 
répugnant  aux  idées  modernes  sur  la  liberté  de  conscience,   la   lo 
du  i5  novembre  1887  tint  du  moins  à  faire  des  enterrements  civils 
quelque  chose   d'aussi  honorable   que  les  obsèques   religieuses.   Les 
deux  premiers  articles  de  cette  loi  sont  ainsi  conçus  :  art.  ier.  Toutes 
les    dispositions    légales    relatives    aux    honneurs    funèbres    seront 
appliquées,  quel  que  soit  le  caractère  des  funérailles,  civil  ou  reli 
gieux;    art.    2,    Il    ne   pourra    jamais    être    établi,    même    par   voi 
d'arrêté,   des  prescriptions  particulières   applicables  aux  funéraille 
en  raison  de  leur  caractère  civil  ou  religieux  (4). 

Ces  lois  font  tout  le  possible  pour  assurer  aux  suicidés  des  funé 
railles  honorables.  Bien  que  le  mot  «  suicide  »  ne  soit  pas  prononcé 
dans  les  textes,  je  ne  connais  pas  un  seul  répertoire  juridique  ni  un 
seul  auteur  qui  ait  contesté  qu'ils  s'appliquassent  à  ceux  qui  s'étaient 
tués  (5).  En  tout  cas  les  tribunaux  ont  eu  l'occasion  d'établir,  sur 
ce  point,  la  responsabilité  des  maires.  En  1903,  une  demoiselle  C... 
s'étant  tuée  à  Guidel  (Morbihan),  le  curé  refuse  la  sépulture  ecclé- 
siastique. Le  maire  ne  délivre  le  permis  d'inhumer  qu'à  la  condi- 


t 


(1)  Répertoire  de  police  administrative  et  judiciaire,  etc.,  par  Courcelle, 
P.  1899,  p.  2076.  (2)  Officiel  du  6  avril  1884.  (3)  Voir  infra,  IV,  ch.  5. 
(4)  Duvergier,  t.  87,  p.  451  ss.  (5)  Voir  les  Répertoires  cités  plus  haut 
au  mot  :  inhumation.  J'ai  consulté  en  outre  les  ouvrages  indiqués  aux  mots  : 
culte,  cimetière  dans  le  catalogue  d'Otto  Lorenz.  Voir  notamment  :  Fay,  Les 
cimetières  et  la  police  des  sépultures,  3e-  éd.,  P.  1910,  p.  142  ;  Brayer,  Dic- 
tionnaire général  de  police  administrative  et  judiciairet  P.  1886,  t.  I;  Baratte, 
Rapports  de  l'autorité  civile  et  de  l'autorité  religieuse  en  matière  de  sépulture. 
Le  Mans,  1907  ;  Bertrand,  La  Législation  de  la  sèpulturet  P.  1904. 


LES    PARTISANS    DE   L  IMPUNITE  77 

tion  que  le  corps  sera  enterré  dans  une  partie  du  cimetière  «  con- 
sacrée par  la  tradition  à  ceux  qui  se  sont  vu  refuser  la  sépulture 
ecclésiastique  et  connue  sous  le  nom  de  coin  aux  chiens  ».  Le  père 
de  la  demoiselle  G...  intente  contre  le  maire  une  action  en  dom- 
mages-intérêts. Le  Tribunal  civil  de  Lorient,  condamne  le  maire  à 
verser  deux  mille  francs  de  dommages- intérêts.  La  Cour  d'appel 
de  Rennes  confirme  la  condamnation,  en  modifiant  seulement  le 
chiffre  des  dommages-intérêts  (i). 

Non  seulement  le  suicide  n'est  pas  puni,  non  seulement  le  sui- 
cidé est  inhumé  comme  les  autres,  niais  la  jurisprudence  actuelle 
reconnaît  la  validité  des  clauses  de  police  d'assurance  sur  la  vie 
garantissant  le  paiement  des  primes  en  cas  de  suicide.  Quelques 
jurisconsultes,  on  le  verra  plus  loin,  sont  d'avis  que  ces  clauses 
devraient  être  tenues  pour  nulles  comme  contraires  à  l'ordre  public. 
Mais,  en  fait,  un  arrêt  du  Tribunal  civil  de  la  Seine,  en  date  du 
7  mars  1862,  condamne  une  Compagnie  d'assurance  étrangère  à 
respecter  la  clause  insérée  dans  sa  police  (2). 

Les  Répertoires  ne  signalent  pas  en  France  d'arrêt  en  sens  con- 
traire (3).  Au  contraire,  en  1909,  un  nommé  D...  s'étant  tué,  treize 
mois  après  avoir  signé  une  police  qui  ne  couvrait  le  risque  de 
suicide  que  si  le  suicide  avait  lieu  deux  ans  après  la  signature,  la 
veuve  fait  valoir,  pour  être  payée,  que  les  agents  de  la  Compagnie 
ont  parlé  à  D...  d'un  délai  de  treize  mois  et  non  d'un  délai  de 
deux  ans.  Loin  de  débouter  la  veuve  en  alléguant  que  la  clause  est 
immorale  et  nulle  de  plein  droit,  la  Cour  d'appel  de  Toulouse,  par 
arrêt  du  9  juin  1909,  condamne  la  Compagnie  à  payer  le  montant 
de   l'assurance  à  titre  de   dommages-intérêts  (4). 

Enfin,  les  tribunaux  auraient  un  moyen  d'atteindre  obliquement 
le  suicide.  Il  suffirait  de  le  considérer  comme  une  preuve  de  folie 
et  de  casser,  en  vertu  de  cette  théorie,  les  testaments  des  suicidés. 
Or,  en  fait,  Ja  jurisprudence  s'est  prononcée  en  sens  opposé.  En 
1897,  ^e  Tribunal  de  Beauvais  décide  que  «  l'idée  persistante  de 
suicide  »,  consignée  par  le  testateur  dans  l'acte  qui  contient  ses 
dernières  volontés,  ne  peut  pas  être  une  cause  d'annulation  du  tes- 
tament (5). 


(1)  Sir.,  1905,  II,  p.  76.  (2)  Cité  par  Fuzier-Herman,  mot  Assurances 
sur  la  vie,  n°  236,  p.  187.  (3)  Du  moins,  je  n'en  ai  pas  trouvé  dans  le  Dalloz, 
dans  le  Sirey,  dans  les  Pandectes  françaises  de  Weiss,  les  Répertoires  de  Labori 
et  de  Carpentier,  ni  dans  les  ouvrages  suivants  :  Couteau,  Traité  des  assu- 
rances sur  la  vie,  P.  1881  ;  Dupuich,  Traité  pratique  de  l'assurance  sur  la  vie, 
P.  1900  ;  Lascour,  Le  contrat  d'assurances  sur  la  vie  ;  Lefort,  Traité  du  contrat 
d'assurance,  P.  1897  ;  Legris,  De  la  condition  en  France  des  Sociétés  d'assu- 
rances étrangère,  P.  1901  ;  Commarmond,  Le  suicide  dans  l'assurance  sur  la 
vie,  P.  1903.  (4)  Recueil  périodique  des  Assurances,  1909,  p.  481.  (5)  Dalloz, 
J.  G.,  1898,  II,  502  ;  voir  une  liste  d'arrêts  analogues  dans  Médeville,  p.  207. 


78  LE   DR<> 

Ainsi,   le  suicide  n'est  ni  un  crime  ni  un  délit,   la   loi   interdit 
soigneusement  tout  ce  qui  pourrait  être  une  diminution  d'honn 
aux  obsèques  des  suicidés,  et  elle  permet,  en  somme,   de  s'as- 
contre   le   suicide.    La    première   condition   nécessaire    au   triomphe 
juridique  de  la  morale  nuancée  se  trouve  ainsi  réalisée. 

Passons  à  la  seconde.  A  la  rigueur,  l'impunité  accordée  à  ceux 
qui  se  tuent  pourrait  être  l'expression  d'une  morale  indiscrètement 
favorable  à  la  mort  volontaire.  Mais  voici  trois  faits  qui  prouvent 
que  cette  impunité  n'exclut  pas  une  certaine  réprobation. 

D'abord,  un  grand  nombre  de  jurisconsultes,  bien  que  partisans 
du  droit  actuel,  n'en  considèrent  pas  moins  le  suicide  comme  un 
acte  immoral.  On  a  lu  plus  haut  les  déclarations  de  Garrison,  du 
Répertoire  de  Fuzier  Herman,  de  M.  Commarmond.  Il  s'en  trouve 
d'analogues  dans  Garraud  (i)  et  Molinier  (2).  Tous  ces  juristes 
savent  donc  nuancer  leur  appréciation  :  le  suicide  est  blâmable, 
mais  ce  n'est  pas  un  crime. 

Je  sais  que  M.  Garraud,  d'accord  avec  d'autres  juristes,  prend  la 
chose  autrement  :  il  cherche  à  concilier  l'impunité  juridique  avec  le 
principe  de  la  morale  simple  :  la  cause  de  cette  impunité,  ce  n'est  pas 
une  appréciation  nuancée  du  fait,  c'est  le  fait  lui-même;  une  peine 
ne  servirait  à  rien;  la  flétrissure  infligée  à  la  famille  pourrait  pro- 
voquer d'autres  suicides;  enfin,  il  serait  trop  difficile  d'établir  l'état 
mental  du  défunt.  Mais  la  preuve  que  ces  arguments  sont  des  argu- 
ments de  façade,  une  concession  toute  verbale  à  la  morale  simple, 
c'est  que,  valables  à  la  rigueur  en  ce  qui  concerne  les  suicidés,  ils 
sont,  bien  entendu,  sans  force  en  ce  qui  concerne  l'auteur  d'une 
tentative  de  suicide  :  or,  Garraud  est  partisan  de  l'impunité  aussi 
bien  en  cas  de  tentative  qu'en  cas  de  suicide;  et,  après  avoir  indiqué 
les  raisons  qu'on  vient  de  voir,  il  finit  d'ailleurs  par  déclarer  qu'une 
peine  infligée  en  cas  de  tentative  serait  «  injustifiable  au  point  de 
vue  social  »  (3).  On  ne  peut  mieux  dire  que  le  suicide  n'est  pas 
un  crime  mais  seulement  une  faute,  faute  trop  difficile  à  apprécier 
pour  qu'il  soit  possible  de  la  soumettre  aux  brutalités  de  la  répres- 
sion pénale.  Ce  sentiment  qui  est,  avec  la  distinction  des  cas,  le 
principe  de  la  morale  nuancée,  se  retrouve,  dans  un  arrêt  rendu 
en  1892  par  la  Cour  d'appel  de  Lyon  :  la  Cour  commence  par 
déclarer  que  le  suicide  est  «  justement  réprouvé  par  la  morale 
comme  une  désertion  du  devoir  de  vivre  »,  après  quoi  elle  rend  un 
arrêt  favorable  à  la  cause  du  suicidé   (4). 

Second  fait,  si  les  tribunaux  reconnaissent  la  validité  des  polices 


(1)  Garraud,  IV,  313.     (2)     Molinier,  II,  218.     (3)  Garraud,  IV,  313-314. 
(4)  Dalloz  JG.;  1892   II,  47. 


l'impunité  et  la  morale  nuancée  79 

qui  assurent  contre  le  suicide,  les  auteurs  français  attaquent  sou- 
vent et  vivement  cette  jurisprudence  au  nom  de  la  morale,  et,  en 
général,  les  Compagnies  françaises  n'assurent  pas  contre  le  suicide. 

Sans  doute,  les  objections  formulées  par  nos  jurisconsultes  sont 
parfois  d'ordre  pratique;  ils  font  valoir  notamment  que  l'assuré  qui 
se  tue  substitue  son  initiative  au  hasard  et  se  trouve  ainsi  violer  au 
profit  des  siens  la  règle  du  jeu.  Mais  cette  considération  n'est  évidem- 
ment pas  décisive,  puisque  des  Compagnies  étrangères,  qui  ne  sont 
pas  des  sociétés  philanthropiques,  assurent  contre  le  suicide.  Aussi 
nos  auteurs  insistent-ils  sur  l'argument  moral.  D'après  M.  Lefort, 
le  juge  doit  proclamer  la  libération  de  l'assureur,  même  si  une 
clause  de  la  police  garantit  le  paiement  de  la  prime  en  cas  de 
suicide,  car  «  une  pareille  clause  serait  contraire  à  l'ordre  public, 
ainsi'  qu'on  l'admet  généralement  »;  il  est  inadmissible  qu'un  acte 
«  immoral  en  lui-même  comme  le  suicide  »  puisse  créer  un  droit 
de  créance  (i).  M.  Dupuich,  en  1900,  écrit  :  «  L'ordre  public  ne 
permet  pas  »  qu'on  puisse  couvrir,  par  une  assurance  «  un  acte 
immoral  et  socialement  nuisible,  tel  que  la  désertion  du  devoir  de 
vivre  »;  les  clauses  d'incontestabilité  des  polices  étrangères  ne  sau- 
raient prévaloir  contre  «  un  motif  d'ordre  public  »  (2).  En  190/i, 
M.  Lyon  Caen  soutient  la  même  doctrine,  alléguant  que  «  l'assu- 
rance en  cas  de  décès  serait  un  contrat  immoral  et  dangereux  s'il 
créait  un  intérêt  au  suicide  »  (3).  Le  Répertoire  de  Dalloz  va  jusqu'à 
écrire,  en  19 10  :  «  Le  suicide  de  l'assuré  entraîne  une  déchéance 
d'ordre  public  qui  ne  peut  être  écartée,  même  en  cas  de  conven- 
tion contraire  »  (/j). 

Cette  dernière  assertion  est  en  contradiction  avec  l'arrêt  de  1862 
qui,  jusqu'à  nouvel  ordre,  sert  de  règle  en  la  matière.  Mais  ce  que 
tous  les  auteurs  s'accordent  à  constater,  c'est  que  les  Compagnies 
françaises  n'assurent  pas  contre  le  suicide.  L'autorisation  «  d'assu- 
mer la  charge  des  faits  volontaires  »,  écrit  Couteau  en  1881,  n'a 
jamais  été  sollicitée  par  les  Compagnies  d'assurance  françaises,  et 
elle  ne  leur  serait  certainement  pas  accordée  (5).  Vingt  ans  plus  tard, 
M.  Dupuich  déclare  que  l'exclusion  du  risque  de  suicide,  est,  en 
France,  «  imposé  par  le  gouvernement  »  (6).  J'entends  bien  que  les 
Compagnies  françaises  ont  pu,  à  l'origine,  être  déterminées  par  des 
considérations  d'intérêt.  Mais,  l'exemple  des  Compagnies  étran- 
gères ayant  prouvé  que  les  risques  à  courir  n'étaient  pas  très  graves, 
il  faut  bien  reconnaître  que  les  raisons  morales  ont  une  importance 


(1)  Lefort,  II,  65.  (2)  Dupuich,  214.  (3)  Rapport  sur  le  projet  de  loi 
relatif  au  contrat  d'assurance,  déposé  le  12  juillet  1904  par  le  Ministre  du 
Commerce,  J.  O.,  1904  annexe  1918.  (4)  Répertoire,  t.  I,  mot  Assurances, 
-art.  260.     (5)  Couteau,  p.  243.     (6)   Dupuich,  p.  214. 


80  LE    DROIT 

réelle  :  on  admet  que  le  droit  pénal  ne  punisse  jamais  le  suicide, 
on  n'admet  pas  que  le  suicide  soit  considéré  comme  un  acte  indif- 
férent au  point  de  vue  moral. 

Troisième  fait  :  bien  que  le  suicide  ne  soit  ni  un  crime  ni  un 
délit,  la  police  se  reconnaît  et  exerce  le  droit  d'empêcher,  en  cer- 
tains cas,  les  gens  de  se  tuer.  Un  garde  champêtre,  un  agent,  qui 
ne  dépendrait  pas  imméditament  un  pendu  serait  certainement 
blâmé.  Quand  on  signale  à  un  commissaire  de  police  un  suicide 
probable,  les  agents  n'hésitent  pas  à  enfoncer  la  porte  et  à  faire 
tout  le  possible  pour  ranimer  le  mourant,  même  lorsqu'un  écrit, 
placé  bien  en  vue,  établit  qu'il  y  a  mort  volontaire  et  non  pas 
accident.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  homme,  ainsi  rappelé  à  la 
vie,  ait  intenté  une  action  contre  la  police.  Les  Répertoires  juri- 
diques n'envisagent  même  pas  cette  hypothèse  qui  paraîtrait  sans 
doute  scandaleuse  ou  saugrenue.  C'est  donc  que  la  police,  l'intéressé 
et  l'opinion  sont  d'accord  sur  un  point  :  le  suicide  est  un  acte  qu'on 
n'a  pas  le  droit  de  punir,  mais  qu'on  a,  dans  une  certaine  mesure, 
le  droit  d'empêcher  (i). 

Quand  il  s'agit  du  suicide  des  prisonniers,  le  fait  est  plu9 
difficile  à  interpréter.  En  les  empêchant  de  se  détruire,  on  veut 
moins  les  empêcher  de  commettre  une  faute  que  sauvegarder  les 
droits  de  la  société  qui  serait,  pense-t-on,  frustrée  par  leur  suicide. 
Mais,  lorsqu'il  s'agit  de  gens  qui  n'ont  rien  à  se  reprocher,  le  droit 
qu'on  s'arroge  de  les  sauver,  trahit  évidemment  une  certaine  répro- 
bation pour  la  mort  volontaire.  A  ceux  qui  sont  amenés  dans  les 
commissa'riats,  il  est  de  règle  de  faire  un  sermon.  Ce  sermon, 
comme  l'usage  lui-même,  n'est  pas  purement,  strictement  moral. 
La  pitié  se  mêle  au  blâme,  et  parfois  tout  se  termine  par  la  pro- 
messe ou  l'octroi  d'un  secours.  L'idée  qui  domine,  c'est  que  ce  coup 
de  désespoir  n'est  pas  raisonnable,  que  ce  n'est  pas  «  une  chose  à 
faire  »,  qu'il  y  aurait  de  la  dureté  à  la  laisser  s'accomplir.  Mais 
pour  que  l'autorité  ose  traduire  en  actes  précis  cette  idée  un  peu 
vague,  c'est  qu'à  ses  yeux  le  suicide,  s'il  n'est  pas  un  crime,  est 
du  moins  un  acte  répréhensible. 

Tous  les  faits  qu'on  vient  de  voir  expriment  une  réprobation  un 
peu  changeante  et  incertaine.  Voici  où  apparaît  enfin,  dans  sa 
pureté,  la  morale  nuancée,  voici  les  cas  dans  lesquels  la  jurispru- 
dence laisse  apparaître  quelque  sympathie  pour  certaines  morts 
volontaires. 


(1)  Le  21  juin  1909,  le  Ministre  de  l'Instruction  publique,  interpellé 
à  la  Chambre,  à  propos  du  suicide  d'un  lycéen,  déclare  que  les  camarades  du 
mort  auraient  dû  prévenir  l'administration  et  que  ceux  qui  auront  manqué 
à  ce  devoir  seront  renvoyés  du  Lycée. 


l'impunité  et  la  morale  nuancée  8Ï 

D'abord,  elle  reconnaît,  pour  les  excuser,  des  suicides  «  non 
réfléchis  ».  C'est  encore  dans  la  question  des  assurances  sur  la  vie 
qu'apparaît  cette  distinction.  Juristes  et  tribunaux  admettent  que 
le  suicide  qui  libère  la  Compagnie  est  uniquement  le  suicide 
«  volontaire  et  conscient  »,  «  conscient  et  réfléchi  ».  Je  ne  m'attarde 
pas  à  citer  les  textes  :  les  auteurs  se  divisent  sur  la  question  de 
savoir  à  qui  incombe  la  charge  de  prouver  le  caractère  du  suicide; 
mais  sur  le  principe  lui-même  il  y  a  unanimité. 

Si  la  jurisprudence  entendait  par  là  que  le  suicide,  en  cas  de 
folie  dûment  constatée,  doit  être  considéré  comme  un  accident, 
cette  distinction,  n'étant  pas  propre  au  suicide,  n'aurait  pas,  au 
point  de  vue  moral,  un  grand  intérêt  :  il  va  sans  dire  que  les  fautes 
commises  par  des  fous  ne  sont  pas  des  fautes.  Mais  l'insistance  avec 
laquelle  les  auteurs  parlent  du  suicide  réfléchi  montre  bien  qu'il 
6'agit  d'une  sorte  de  dérogation  à  la  règle  commune.  On  n'exige 
pas,  pour  punir  le  vol,  qu'il  y  ait  vol  réfléchi.  Si  on  l'exige,  touchant 
le  suicide,  c'est  qu'on  admet,  a  priori,  qu'il  peut,  dans  une  certaine 
mesure,  faire  présumer  sinon  la  folie,  du  moins  une  diminution 
de  conscience.  Un  moment  d'exaltation,  un  coup  de  tête  suffiront 
donc  pour  que  le  blâme  fasse  place  à  la  pitié,  pitié  agissante  si  l'on 
songe  que  beaucoup  d'auteurs  et  plusieurs  arrêts  mettent  la  preuve 
du  caractère  volontaire  et  réfléchi  du  suicide  à  la  charge  des 
Compagnies. 

Après  la  pitié,  la  complaisance.  Pour  ceux  qui  veulent,  en  se 
luant,  sauver  leur  honneur,  le  droit  contemporain  est  tout  indul- 
gence. Si  un  commerçant  se  frappe,  au  moment  où  il  se  voit  réduit  à 
suspendre  ses  paiements,  il  n'y  a  pas  déclaration  de  faillite.  Ici 
encore,  je  ne  m'attarde  pas  à  citer  les  auteurs  :  ils  sont  unanimes. 

De  même,  si  un  accusé  se  tue,  il  ne  peut  y  avoir  ni  verdict  de 
culpabilité,  ni  sentence  de  condamnation.  L'action  pénale  est  sus- 
pendue ipso  jacto.  Cette  faveur  que  la  loi  accorde  d'une  main,  il 
semble  bien  qu'elle  la  retire  de  l'autre,  puisqu'on  prend  des  pré- 
cautions si  minutieuses  pour  empêcher  les  prisonniers  de  se  tuer. 
Mais  cette  contradiction  apparente  éclaire  le  sens  du  droit  contem- 
porain. Il  permet  aux  accusés  de  se  soustraire  au  déshonneur  en 
prévenant  l'action  de  la  justice.  Du  jour  où  ils  se  laissent  arrêter, 
la  honte  commence  :  le  suicide  ne  servirait  plus  à  rien. 

Par  cette  disposition,  notre  droit  pénal  a  bien  l'air  d'offrir  une 
solution  au  coupable  qui,  soucieux  de  l'honneur  des  siens,  veut  leur 
épargner  la  flétrissure  de  voir  un  membre  de  la  famille  aller  en 
prison,  passer  en  Cour  d'assises,  finir  au  bagne  ou  sur  l'échafaud. 
On  pourrait,  il  est  vrai,  se  demander  si  cette  conséquence  de  la  loi 


(1)  Dalloz,  Répert.,  Suppl.,  (1887).,  Assurances  terrestres,  n°  347, 


Il  BB    i'itorr 

.1  été,  esd   voulue  par  le  !  iirj  Mais  il  n'ent  guère  poasifeta  de 

ri<»iiv    qu'il    >     ail    en    ii  >n.    La    doctrine    romain 

hi<I 1 1. -I l«*  le  suicide  n'éteint  pas  le  crime,  était,  depuis  la  Rena 
familière  à  tOHJ  les  juristes  français.  En  refusant  de  l'adopter,  les 
hommes  de  la  Révolution  surent  sans  doute  ce  qu'ils  faisaient.  En 
tout  cas,  npr6s  un  siècle  d 'expérience,  les  juristes  contemporain^  m 
peuvent  te  dissimuler  <pie.  le  grand  nombre  des  suicides  commis 
aussitôt  après  un  crime  ou  une  action  déshonorante,  s'explique 
en  partie  par  l'indulgence   du   droit  pour  ceux  qui  se  tuent  dans 

conditions.  Si,  malgré  oela,  ils  admettent  sans  difficulté 
droit  tel  qu'il  est,  (et  je  ne  connais  pas  ■  de- juriste  qui  eu  *  demande 
la  modification),  c'est  qu'ils  ne  voient  pas  d'inoonvénients  à  cette 
espèce  de  prime  offerte  non  au  suicide,  mais  à  certains  suicides. 
Enfin,  aux  jeux  du  jury,  voire  des  conseils  de  guerre,  la  ten- 
tative de  suicide  d'un  accusé,  bien  loin  de  constituer  une  nouvelle 
charge  contre  lui,  est  au  contraire  un  argument  à  retenir  en  sa 
faveur.  Dans  l'affaire  des  chauffeurs  de  la  Drôme,  le  président 
«  reconnaît  »  que  David,  un  des  accusés,  a  deux  fois  tenté  de  se 
détruire  dans  sa  prison  (i).  Dans  une  affaire  de  meurtre,  en  19 1£, 
l'accusé  ayant  essayé  de  se  tuer  aussitôt  après  avoir  tué  sa  femme, 
le  Président  déclare,  d'après  le  compte  rendu  du  Matin  :  a  En 
général,  les  tentatives  de  suicide  semblables  sont  simulées.  La 
vôtre  est  véritable.  De  ce  que  vous  avez  essayé  de  vous  tuer,  il  ne 
s'ensuit  pas  que  justice  soit  faite...  »  (2).  Evidemment,  cela  ne  s'ensuit 
pas.  Néanmoins  l'accusé  est  acquitté.  Mais  ce  qui  est  intéressant  au 
point  de  vue  moral,  c'est  justement  que  le  président  se  croie  obligé 
de^  dire  :  de  ce  que  vous  avez  essayé  de  vous  tuer,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  justice  soit  faite.  C'est  aussi  qu'il  constate  que  les  criminels 
feignent  souvent  de  vouloir  se   tuer  pour  obtenir  l'indulgence   du 

jury- 
Ce  n'est  pas  seulement  devant  le  jury  qu'on  voit  la  défense 
alléguer  une  tentative  de  suicide  en  faveur  de  l'accusé.  En  1920, 
un  jeune  aviateur,  ayant  tué  un  enfant  par  l'effet  d'une  impru- 
dence, comparaît  devant  le  premier  Conseil  de  guerre  de  Paris.  Une 
infirmière,  citée  comme  témoin  à  décharge,  vient  attester  que 
l'accusé  a  voulu  se  donner  la  mort  et  qu'il  a  fallu  l'en  empêcher 
par  la  force  (3). 

En  1909,  à  Versailles,  un  soldat  ordonnance  ayant  tiré  des  coupe 
de  revolver  sur  la  fille  de  son  capitaine,  affirme  que,  son  crime 
commis,  il  a  voulu  «  se  suicider  ».  A  l'audience,  la  plus  grande 
partie  de   la    discussion   porte   sur    cette   tentative,    simulée    d'après 


(1)    Le  Matin,  2  juillet  1909.      (2)  Ibid.,  4  janvier  1914.      (3)  Le  Matin, 
20  nov.  1920. 


LES    COAUTEURS    DU   SUICIDE  83 

l'accusation,  réelle  d'après  la  défense.  L'accusé  explique  que  seul 
l'enrayage  de  son  revolver  l'a  empêché  de  se  détruire.  L'accusation 
produit  des  témoins  pour  prouver  que  le  revolver  n'était  pas  enrayé, 
que  l'accusé  a  eu  le  temps  de  se  tuer.  Il  semble  que  le  verdict  doive 
dépendre  de  cette  seule  question  (i). 

A  peine  est-il  besoin  de  faire  remarquer  la  vigueur  avec  laquelle 
s'affirme  ici  la  morale  nuancée.  A  en  croire  les  moralistes  officiels, 
le  suicide  est  un  crime  ou  du  moins  une  faute  grave.  Mais,  devant 
des  tribunaux  et  pour  sauver  des  accusés,  la  défense  s'évertue  à 
prouver  qu'ils  ont  voulu  commettre  ce  crime! 


III 

La  morale  muincée  (suite)  :  1)  La  jurisprudence  relative  aux  co-auteurs  d'un 
suicide  ne  s'inspire  pas,  comme  on  le  dit  d'ordinaire,  de  la  morale  simple, 
mais  bien  de  la  morale  nuancée  ;  2)  la  morale  nuancée  s'affirme  également 
dans  les  discussions  et  les  propositions  relatives  à  cette  question  des  com- 
plices et  des  co-autsurs. 

Enfin  la  morale  nuancée  triomphe  encore  sur  un  dernier  point, 
et  là  même  où  on  a  cru  voir  que  sa  rivale  l'emportait. 

Jurisprudence  et  jurisconsultes  s'accordent  à  reconnaître  que 
la  complicité  de  suicide  n'est  pas  punissable,  puisqu'il  ne  peut  y 
avoir  complice  là  où  il  n'y  a  ni  crime  ni  délit.  Mais  ils  s'accordent 
à  distinguer  complicité  et  «  participation  ». 

Si  je  donne  à  quelqu'un  du  poison,  si  je  lui  tends,  un  revolver 
chargé  et  qu'il  en  fasse  usage  contre  lui-même,  je  ne  puis  être 
incriminé.  Mais  si  je  fais  boire  le  poison  à  un  paralytique,  si  je 
fais  ifeu,  sut  la  demande  ou  l'ordre  de  celui  qui  veut  mourir,  je 
suis  coupable  de  meurtre  et  je  dois  être  puni. 

Cette  jurisprudence  est  fondée  sur  deux  arrêts  de  la  Cour  de 
Cassation  que  citent  tous  les  ouvrages  consacrés  au  suicide. 

En  1827,  un  nommé  Lefloch,  ayant  été  condamné  à  mort  par 
la  Cour  d'Assises  pour  un  assassinat  a  commis  du  consentement  et 
sur  la  demande  expresse  de  la  victime  »,  le  pourvoi  en  cassation 
est  rejeté,  «  attendu  qu'il  n'y  a  suicide  proprement  dit  que  lors- 
qu'une victime  se  donne  elle-même  la  mort  »  et  que  les  lois  qui 
protègent  la  vie  humaine  sont  d'ordre  public  (2). 

Quelques  années  plus  tard,  cette  jurisprudence  est  étendue  à  ce 


(1)  Gazette  des  Tribunaux,  12-13  janvier  1909.  —  Jurés  et  officiers  appli- 
quent une  idée  exprimée  par  M.  Tarde,  qui  écrit  clans  ses  Etudes  pénales  et 
sociales,  p.  188  (note),  à  propos  de  l'affaire  Jeanne  D.  :  Jeanne  D  a  mérité 
sa  condamnation  car  si  elle  avait  réussi  à  empoisonner  son  mari,  «il  n'est 
nullement  prouvé,  quoi  qu'elle  en  ait  dit,  qu'elle  se  fût  suicidée  ensuite.  » 
(2)  Sirey,  1828,  I,  135. 


84  LE   DROIT 

que  1rs  juristes  appellent  le  suicide  mutuel.  Copillet  et  Juliette 
Blain  décident  de  mourir  ensemble.  Copillet  tue  Juliette,  puis  tire 
sur  lui-même,  se  blesse,  mais  en  réchappe. -La  Chambre  du  Conseil 
déclare  «  non  lieu  de  suivre  ».  Mais,  sur  pourvoi  du  Garde  des 
sceaux,  et  réquisitoire  du  procureur  Dupin,  la  décision  est  cassée 
dans  l'intérêt  de  la  loi  le  23  juin  i838,  et  Copillet  est  poursuivi  (2). 
Cette  jurisprudence  de  la  Cour  de  Cassation,  cette  distinction 
entre  le  complice  et  le  co-auteur  a  été  critiquée,  de  nos  jours,  par 
M.  Garçon  :  quelqu'un  tient  une  épée  sut  laquelle  un  ami  se  jette. 
Oserons-nous  dire  qu'il  est  complice  (donc  non  punissable),  s'il  tient 
l'épée,  meurtrier  s'il  l'enfonce?  «  L'existence  d'un  délit  peut-elle 
tenir  à  des  nuances  si  délicates?  »  Deux  personnes  décident  de 
mourir  ensemble  :  si  chacune  d'elles  tire  sur  elle-même,  il  y  a 
suicide;  si  chacune  tire  sur  l'autre,  il  y  a  deux  meurtres  :  «  C'est 
bien  subtil  ».  Enfin  deux  époux  décident  de  s'asphyxier  et  le  mari 
seul  allume  le  réchaud.  Sera-t-il  meurtrier?  —  Mais,  en  dépit  de  ces 
objections,  la  jurisprudence  du  xixe  siècle  est  toujours  en  vigueur 
aujourd'hui. 

Quelle  en  est  la  signification?  Durkheim  et  d'autres  n'hésitent  pas 
à  y  voir  comme  une  revanche  obscure  de  la  morale  simple  :  ne 
pouvant  s'attaquer  de  front  au  suicide,  la  justice  l'atteint  de  biais 
en  frappant  les  collaborateurs  du  suicidé.  Ainsi  la  mort  volontaire 
se  trouve  garder  quelque  chose  de  son  ancien  caractère  critnino- 
logique  (1). 

Non  seulement,  je  ne  crois  pas  que  cette  interprétation  soit 
exacte,  mais  il  me  semble  que,  dans  le  jurisprudence  actuelle  et 
dans  les  discussions  auxquelles  elle  a  donné  naissance,  on  saisît 
l'influence  directe  de  la   morale  nuancée. 

D'abord,  ce  qui  inspire,  consciemment  ou  non,  les  tribunaux 
et  les  juristes,  ce  n'est  pas  l'idée  que  le  suicidé  est  toujours  un 
coupable  digne  de  haine,  c'est  l'idée  qu'en  certains  cas  il  peut  être 
une  victime  digne  de  pitié. 

Ce  qui  fait  qu'on  a  pu  s'y  tromper,  c'est  que  quelques-uns  des 
magistrats  qui  ont  institué  la  jurisprudence  actuelle  ont  pu  avoir 
l'illusion  qu'ils  combattaient  le  suicide.  Ainsi,  dans  la  fameuse 
affaire  Copillet,  le  réquisitoire  de  Dupin  dénonce  âprement  l'immo- 
ralité non  seulement  du  suicide  mutuel,  mais  de  la  mort  volontaire 
en  général.  Mais  si,  au  lieu  de  considérer  ce  qu'ont  voulu  ou  ce 
qu'ont  cru  faire  les  magistrats,  on  examine  ce  qu'ils  ont  fait, 
l'impression  est  bien  différente.  Loin  d'agir  contre  le  suicidé,  ils 
agissent  contre  le  «  suicideur  »,  en  faveur  du  suicidé. 


(l)Voir  infra,  IV,  ch.  5.     (2)  Garçon,  Code  pénal  annoté  t  suicide  (art.  234). 
(3)  Durkheim,  p.    371.  Cf.  Garrison,  p.  166. 


LES    CO-AUTEURS    DU    SUICIDE  85 

Juridiquement,  que  punissent-ils?  — •  Un  meurtre.  Tuer  quel- 
qu'un sur  sa  demande,  c'est  tuer  avec  l'intention  de  tuer.  En  vain 
allègue-t-on  que  celui  qui  tue  dans  ces  conditions  n'a  pas  l'inten- 
tion de  «  nuire  ».  Le  père  qui  tuerait  son  fils  pour  l'empêcher  de 
st  déshonorer  n'aurait  pas  non  plus  le  désir  de  lui  nuire.  Il  n'en 
serait  pas  moins  un  meurtrier  et  poursuivi  comme  tel.  En  vain 
dit-on  encore  qu'empêcher  quelqu'un  de  se  faire  tuer,  c'est  remettre 
en  question  son  droit  de  se  détruire.-  Si  le  bourreau  et  ses  aides 
cédaient  secrètement  leur  place  à  quelques  sadiques,  avides  du 
plaisir  de  tuer,  ceux-ci  seraient  certainement  poursuivis  comme 
meurtriers  :  nul  n'irait  songer  qu'en  les  poursuivant  on  remet  en 
question  la  légitimité  de  la  peine  de  mort. 

Loin  d'être  sournoisement  dirigée  contre  le  suicide,  la  juris- 
prudence actuelle  admet  au  contraire  une  exception  exorbitante  en 
sa  faveur.  X...  tire  sur  son  ami  qui  lui  a  demandé  de  le  tuer.  Il  le 
blesse  seulement;  il  est  poursuivi  pour  tentative  de  meurtre.  Et 
l'ami?  Juridiquement,  si  X...  est  coupable  de  meurtre,  l'ami  est 
sans  contestation  possible,  son  complice.  Cependant  il  n'a  jamais 
été  question  de  le  poursuivre,  et  M.  Garçon  signale  le  fait  sans 
d'ailleurs  le  désapprouver.  On  dit  :  l'ami  avait  le  droit  de  se  tuer. 
Pur  sophisme  I  II  avait  le  droit  de  se  tuer,  mais  il  n'avait  pas  le 
droit  de  faire  commettre  à  X...  un  crime.  Cependant  magistrats 
et  juristes  refusent  de  l'inquiéter.  Le  suicidé  attendrit  la  justice 
et  lui  fait  oublier  le  complice. 

C'est  cette  exception  extraordinaire  qui  révèle,  beaucoup  mieux 
que  les  «  déclarations  »,  le  sens  moral  de  la  jurisprudence,  et  sa 
raison  d'être.  Eîlle  est  dirigée  contre  le  suicldeur  et  non  contre  le 
suicidé.  Elle  est  toute  en  faveur  de  celui  qui  a  voulu  mourir,  elle 
n'a  que  rigueur  pour  celui  qui  l'a  tué.  Pourquoi?  Les  raisons  pure- 
ment juridiques  ne  suffisent  pas  à  l'expiliquer,  puisque  ces  mêmes 
raisons,  qui  font  tant  de  bruit  contre  le  suicideur,  se  taisent  lorsqu'il 
s'agit  de  celui  qui  a  voulu  mourir.  La  raison  qui  saute  aux  yeux, 
c'est  qu'en  dépit  de  tous  les  consentements  de  l'intéressé,  on  peut 
craindre  que  le   a  suicideur  »  ne  soit  un  assassin  hypocrite. 

Il  est  en  effet  bien  facile  de  dire  :  volenti  non  fit  injuria.  Même 
dans  la  vie  courante,  que  de  fois  on  pourrait  causer  aux  gens  les 
torts  les  plus  graves,  rien  qu'en  les  prenant  au  motl  Dans  le  cas  du 
suicide,  il  en  va  de  même.  Quelqu'un  demande  qu'on  le  tue.  Mais 
qui  sait  s'il  ne  fait  pas  cette  demande  dans  un  moment  de  décou- 
ragement ou  d'exaltation?  Comment  savoir  si  ce  n'est  pas  précisé- 
ment le  meurtrier  qui  a  provoqué  lui-même  cette  exaltation  ou  ce 
découragement?  Ce  mari  qui  vient  nous  dire  :  j'ai  tué  ma  femme 
par  pitié  ;  depuis  des  mois  elle  me  suppliait  de  le  faire,  nous  le 
plaignons  assurément   ;  mais  comment  ne  pas   se  dire   :   peut-être 


si;  m;  droit 


i.is    de    \\  n!i  ndte    m-    plaindre,     la>    de    pan 

•lier:'  ERC  lui  :i   demandé  de  la   tii'T,   soi!.   Mais   peut-être    , 
réduite,    sfe    rendant   édlhfJfe    qu'elle  était,   utie   gêne.    EH  relui   qui 
semblait    une   victime  du  suri,   déVittlt  Ife  [tins   fourbe  des  boi 
Comment  savoir  si  des  enfants  qui  ont  tu»':  un   pèïte  vieux  et  in  fi 
sur  sa  demande,  ne  sont  pas  Cause  de  cette  demande  p;ir  lôUtfB  man 

■railements,     leur     dureté,     leurs     récriminalii  >ns     mCd 
Quand  le  suicidcur  n'a  pas.  essayé  de  Se  tuer  lui-même,  i 
s'imposent.  Quand  il  a  essayé  de  se  tuer  mais  s'est  manqué,  con 
dans  la  fameuse  affaire  Chambre,  elles  traversent  l'esprit. 

D'où  la  jurisprudence.  A  l'idée  qu'un  crime  aussi  abominable 
que  ces  assassinats  sournois  pourrait  demeurer  impuni,  la  con- 
science se  révolte.  On  aime  mieux  inquiéter  des  gens,  innocents 
peut-être,  mais  qui  légalement  ont  en  tort,  que  d'assurer  l'impunité 
aux  plus  lâches  des  meurtriers. 

Mais  alors,  comment  prétendre  qu'une  'telle  jurisprudence  ecA, 
dirigée  obliquement  contre  le  suicide  lui-même?  Ce  sont  presque, 
pourrait-on  dire,  les  droits  du  suicidé  qu'elle  sauvegarde.  Elle  n'a 
polir  lui  que  pitié.  Ce  qu'elle  implique,  c'est  l'idée,  (inexprimée 
dans  la  morale  formulée),  que,  lorsqu'il  y  a  suicide,  d'autres  que  le- 
suicidé  peuvent  être  mis  en  cause  et  déclarés  coupables. 

Deux  faits  me  semblent  confirmer  cette  interprétation.  C'est 
d'abord  l'usage  du  Parquet.  Ce  sont  les  discussions  auxquelles  la 
jurisprudence  actuelle  a  donné  naissance. 

En  droit,  on  doit  poursuivre  quiconque  tue  autrui  sUr  sa 
demande  ou  avec  son  assentiment.  Mais,  comme  le  remarque 
M.  Garçon,  «  le  ministère  public  peut  ne  pas  intenter  une  (pour- 
suite dont  il  est  maître,  51  la  répression  ne  paraît  pas  indispen- 
sable »  (i).  En  fait,  les  poursuites  sont  rares. 

En  cas  de  suicide  «  conventionnel  »,  écrit  Tarde,  si  l'un  des 
deux  amants  échappe,  par  hasard,  à  la  mort,  le  Parquet  s'émeut 
rarement  (2).  Si,  en  dépit  de  cet  usage,  le  fameux  Ctrambige  est 
poursuivi,  c'est  que  l'opinion  lui  reproche  de  n'avoir  pas  a-ssez 
sérieusement  essayé  de  se  détruire. 

De  même,  une  mère  qui  tuerait  ses  enfants  sous  prétexte  que, 
las  d'une  vie  misérable,  ils  lui  ont  demandé  la  mort,  serait  sans 
doute  condamnée.  Si,  après  les  avoir  tués,  elle  ne  se  faisait  qu'une 
légère  blessure,  elle  serait  au  moins  poursuivie.  Mais  si,  lasse  de 
les  voir  souffrir,  elle  se  jetait  avec  eux:  du  haut  d'un  quatrième 
étage  et  survivait  par  miracle,  elle  ne  serait  probablement  même 
pas    inquiétée.    «    Les    jurys,    dit    M.    Montorgueil,    sont    rarement 


(1)   Code  pénal  annoté,  loc.    cit.,    art.    241.      (2)   Tarde,   Etudes   pénales  et 
sociales,     P.    1892,    p.    168. 


LES    COAUTEURS   DU   SUICIDE  87 

appelés  à  se  prononcer  »  (i).  De  l'aveu  même  du  Parquet,  «  les 
poursuites  sont  rares  en  pareille  matière  (2).  Sans  doute  le  Parquet 
explique  cette  rareté  en  disant  que  les  coupables  sont  généralement 
des  fous  ou  des  irresponsables.  Mais  M.  Garçon,  qui  signale  le  fait, 
l'explique  par  la  crainte  de  heurter  l'opinion  (3). 

Je  crois  qu'il  y  a  là  un  vrai  triomphe  pour  la  morale  nuancée. 
Si  la  conscience  publique  n'est  sévère  «  que  contre  ceux  qui,  après 
avoir  tué,  manquent  de  courage  pour  eux-mêmes  et  refusent  de 
suivre  leur  victime  dans  la  mort  »  (4),  c'est  que,  pitoyable  aux 
suicidés,  elle  soupçonne  les  suicideurs  de  quelque  calcul  infâme. 
Mais,  que  ces  suicideurs  essaient  sérieusement  de  se  tuer,  les 
soupçons  s'évanouissent,  et,  bien  loin  de  leur  en  vouloir,  on  les 
récompense   de    leur   tentative. 

Dernier  fait  :  dans  les  discussions  auxquelles  donne  lieu  la  juris- 
prudence actuelle,  on  retrouve  et  l'idée  que  des  tiers  peuvent  être 
responsables  d'un  suioide  et  l'idée  qu'il  y  a  suicide  et  suicide. 

Les  adversaires  de  cette  jurisprudence  font  valoir  que  la  peine 
encourue  par  les  co-auteurs  est  trop  forte* et  proposent  de  faire  une 
loi  spéciale  punissant  la  complicité  de  suicide  d'une  peine  d'empri- 
sonnement. (Cette  loi  figure,  comme  on  sait,  dans  .un  certain 
-nombre  de  codes  étrangers.)  Mais  les  jurisconsultes  mêmes,  qui 
sont  les  plus  hostiles  à  la  mort  volontaire  ne  voient  pas,  dans  cette 
mesure,  un  biais  pour  atteindre  les  suicidés.  Ils  indiquent,  de  la 
façon  la  plus  nette,  qu'il  s'agit  d'atteindre  ceux  dont  les  suicidés 
ont  pu  être  les  victimes.  Ainsi,  M.  Alpy  reprend  à  son  compte  une 
ancienne  (proposition  de  Gazauvieilh  :  «  Je  voudrais  qu'on  fît,  à 
chaque  mort  violente,  une  enquête  dans  les  formes  ordinaires,  non 
seulement  pour  constater  si  la  mort  est  accidentelle,  volontaire  ou 
la  suite  d'un  homicide,  mais  encore  pour  savoir  si  celui  qui  s'est 
détruit,  a  reçu  les  soins  que  réclame  sa  position,  et  qu'on  infligeât 
des  peines  pécuniaires  et  corporelles  à  ceux  qui,  chargés  de  ce 
devoir  par  la  nature  et  les  lois,  ne  l'auraient  pas  rempli  convena- 
blement »  (5).  M.  Herpin  déclare  également  qu'il  ne  suffit  pas  de 
punir  celui  qui  a  matériellement  coopéré  à  un  suicide.   A  côté  du 


(1)  Montorgueil,  Les  enfants  qu'on  suicide  (L'Eclair,  n°  8350).  (2)  Une 
note  qu'a  bien  voulu  me  faire  tenir  M.  le  procureur  général  Lescouvé  dé- 
clare :  «  Si  les  poursuites  sont  rares  en  pareille  matière  c'est  que  le  cas  n'est 
pas  très  fréquent  et  que  la  plupart  du  temps  les  auteurs  sont  des  fous  ou  des 
irresponsables.»  Les  journaux  qui  signalent  assez  souvent  des  suicides  col- 
lectifs sous  le  titre  «Drames  de  la  misère»,  signalent  rarement  des  compa- 
rutions en  cour  d'assises.  Le  Matin  du  26  avril  1913  signale  un  procès  ;  mais 
l'accusé,  est  dans  un  cas  particulier  :  il  a  tenté  de  se  tuer  avec  ses  enfants, 
étant  sous  le  coup  d'une  poursuite  pour  vol.  Il  est  ;  d'ailleurs  acquitté. 
(3)   Garçon,   loc.    cit.,    art.    240.     (4)   Ibid,      (5)  Alpy,  177. 


88  LE    DROIT 

meurtrier,  il  y  a  «  l'indolent  qui  a  connu  la  fatale  décision  et  ne 
l'a  pas  entravée  »,  le  cupide,  le  haineux  a  qui  a  su  profiter  des 
embarras  attiser  !;■  passion  ou  augmenter  le  désespoir  »  (i). 

L'idée  qu'il  faut,  en  outre,  distinguer  entre  les  suicides,  est 
exprimée  1res  nettement  par  M.  Vidal.  Ceux  qui  poussent  un 
homme  à  la  mort  peuvent  être  mus  par  des  motifs  «  moraux  et 
sociaux  »,  tels  que  l'amour  et  la  pitié,  ou  par  des  motifs  «  immoraux 
et  antisociaux  »,  tels  que  k  cupidité  ou  un  désir  de  vengeance.  «  Il 
est  évident  que  la  responsabilité  pénale  ne  saurait  être  la  même 
dans  ces  divers  cas  »  (2).  Cela  n'est  évident  qu'au  cas  où  on  ne  tient 
pas  le  suicide  lui-même  pour  un  crime.  Car  sans  cela  comment 
admettre  qu'il  puisse  y  avoir  des  raisons  «  morales  et  sociales  » 
de  pousser  un  homme  à  commettre  une  action  criminelle? 

Non  seulement  la  morale  nuancée  inspire  ceux  qui  sont  d'avis 
de  corriger  la  législation  actuelle.  Mais  elle  inspire  également  ceux 
qui  sont  d'avis  de  garder  et  cette  législation  et  la  jurisprudence  qui 
la  complète.  Parmi  ceux-ci  figurent  deux  des  plus  éminents  crimi- 
nalistes   de   l'époque   contemporaine,    Garraud   et  M.   Garçon. 

M.  Garçon  applique  à  la  question  son  ingénieuse  théorie  selon 
laquelle  le  fait  punissable  ne  doit  pas  être  automatiquement  et 
nécessairement  puni.  Que  le  meurtre  consenti  soit  punissable,  ce 
n'est  pas  douteux.  Mais  «  la  dialectique  rigoureuse  est  permise  lors- 
qu'il s'agit  de  limiter  la  ^portée  des  textes,  elle  doit  être  tempérée 
par  le  bon.  sens  et  la  pitié  lorsqu'elle  conduit  à  la  répression  ».  En 
conséquence,  lorsqu'on  hésite  entre  la  complicité  de  suicide  et 
le  meurtre,  le  Parquet  peut  ne  pas  intenter  une  poursuite  dont  il 
est  maître,  «  et  le  jury,  qui  ne  connaît  pas  les  subtilités  du  droit, 
fera  quelquefois  bonne  justice  en  acquittant  »  (3). 

Garraud  rejette  l'idée  de  faire  une  (loi  spéciale,  parce  que,  dans 
le  silence  de  la  loi,  l'appréciation  du  jury  est  «  contingente  et 
circonstanciée  ».  Quel  a  été  le  mobile  de  celui  qui  a  aidé  un  autre 
homme  à  se  tuer  ?  Etait-ce  amitié,  jalousie,  cupidité  ?  Le  législateur 
perdrait  son  temps  à  vouloir  envisager  tous  les  motifs  et  toutes  les 
«  circonstances  diverses  »  qui  peuvent  modifier  la  situation.  Dans 
ce  désir  de  maintenir  en  ces  matières  une  appréciation  «  contin- 
gente et  circonstanciée  »,  on  reconnaît  le  principe  même  de  la 
morale  nuancée  (4). 


(1)  Herpin,  21.  (2)  Vidal,  268  ;  cf.  Bourgarel,(  op.  cit.).  blâmant  la 
jurisprudence  qui  frappe  le  co-auteur  «sans  tenir  compte  des  mobiles». 
(3)  Codes  annotés l  loc.  cit.,  art.  241.     (4)  Garraud,  IV,  318-319. 


SOLIDITÉ   DU   DROIT    CONTEMPORAIN  89 


IV 

Solidité  du  droit  contemporain  :  Il  n'est  pas  critiqué  en  dehors  des  milieux  juri- 
diques, —  il  n'est  pas  question  de  le  modifier  —  ce  n'est  pas  le  droit  d'un 
parti.  —  Conclusion. 

On  a  vu,  plus  haut,  que  le  droit  peut  donner  l'idée  la  plus» 
fausse  de  la  morale  d'une  époque  s'il  est  en  contradiction  avec 
l'opinion  moyenne.  Le  droit  actuel  est-il  dans  ce  cas?  C'est  de  quoi 
nous  ne  pourrons  juger  qu'après  avoir  étudié  les  mœurs  et  la 
littérature.  Mais  ce  que  nous  pouvons  noter,  dès  à  présent,  c'est  la 
façon  dont  ce  droit  est  jugé  dans  la  société  qu'il  régit. 

Y  est-il  l'objet  de  violentes  critiques?  Est-il  question  de  le  modi- 
fier? Est-il  le  fait  d'un  parti  en  lutte  contre  un  autre  parti?  A  ces 
trois  questions  on  peut  répondre  non. 

Les  critiques,  dans  le  monde  du  droit,  sont  très  rares  sur  le 
point  essentiel,  c'est-à-dire  sur  l'impunité  assurée  au  suicide.  Hors 
du  monde  juridique,  il  en  est  de  même.  Quelques  moralistes,  quel- 
ques .sociologues,  parlent  bien  de  punir  le  suicide.  Mais  Durkheim 
lui-même,  qui  propose  diverses  mesures,  n'a  pas  l'air  d'y  tenir 
beaucoup.  La  très  grande  majorité  ne  soulève  pas  la  question,  et 
ceux  mêmes  qui  dénoncent  le  plus  vivement  l'immoralité  du 
suicide,  semblent  s'accommoder  du  droit  contemporain.  Je  ne  crois 
pas  qu'il  y  ait  eu,  dans  la  presse  parisienne,  au  cours  de  ces  vingt 
dernières  années,  une  campagne  en  vue  d'obtenir  une  modification 
du  Code  en  ce  qui  concerne  le  suicide. 

En  tout  cas,  les  mouvements  d'opinion  qui  ont  pu  se  produire 
en  ce  sens,  n'ont  pas  abouti  au  dépôt  d'un  projet  de  loi.  Les 
idées  de  MM.  Alpy,  Herpin  et  Médeville  n'ont  pas  séduit  le  légis- 
lateur. La  Commission  instituée  en  1887  pour  préparer  le  projet 
de  réforme  du  Code  pénal  ne  s'est  pas  occupée  du  suicide,  mais 
elle  s'est  occupée  des  peines  en  général  et,  dans  les  articles  adoptés, 
il  n'est  question,  bien  entendu,  d'aucune  peine  contre  les  cadavres. 

En  ce  qui  concerne  la  complicité  de  suicide,  le  meurtre  consenti, 
les  théories  des  juristes  n'ont  pas  non  plus  abouti,  jusqu'à  présent, 
au  dépôt  d'un  projet  de  loi.  La  question,  qui  intéresse  les  spécia- 
listes, ne  paraît  pas  émouvoir  autant  le  public.  Le  2  février  1909, 
à  propos  d'un  ouvrier  qui  déclarait  avoir  tué,  par  pitié  et  sur  sa 
demande,  sa  femme  en  proie  à  d'affreuses  souffrances,  le  Matin 
ouvre  une  enquête  sur  le  droit  de  tuer.  Les  trois  réponses  publiées, 
celles  de  MM.  Landouzy,  Se  ré  de  Rivières  et  Bergson,  rendent  à 
peu  près  le  même  son  :  en  principe,  il  n'est  pas  permis  de  tuer  un 
homme,  même  sur  sa  demande;  en  pratique,  si  quelqu'un  a  vrai- 
ment tué  par  pitié,  il  est  bien  difficile  de  le  condamner.  Cette  thèse 


«mi  î.i;  uBtnà 

aurait    pu    provoquer   des    contradictions,    ouvrir    un    grand    débat 
t i a r i    l.i  pn   se;  mais  les  journaux  ne  réagissent  pas,  et  l'enquéi 
peine  fin  cric,  est  close  dans  l'indifférence  générale. 

Sur  un  seul   point,  il  y  a  eu  une  proposition  de  loi   tendant  I 

modifier    ]«•    droit    actuel.    Le    r>    juillet     i<)<>',,    le    Minière   du    dom- 
iner. >•   dép  '-ail   à   la   Chambre   un   projet    de    loi    relatif   au    contrai 
daM    It'quel    se     trouvent     les    deux    articles    nmarits  : 
«  Art.  ;">.>  :  L'assureur  ne  peut  s'engager  à  payer  les  somi 
eu  eas  de  suicide  volontaire  et  conscient  ou  de  condamnation  capi 
talc  de  l'accusé;  art.  So  :  Les  dispositions  de  l'art  i  ut  appli- 

cables aux  assurances  antérieures  à  la  promulgation  de  la  loi  (i 
Mais,    malgré   les  arguments   d'ordre   moral   mis   en    avarit   dan 
rapport  de  M.   Lyon-Caen,    ce   projet  n'émut   pas   l'attention    de    la 
Chambre.  11  n'a  jamais  été  discuté  et,  comme  deux  législatures  ont 
passé  depuis  le  dépôt,  il  est  aujourd'hui  caduc. 

Le  droit  actuel  ne  paraissant  pas  en  voie  de  transformation,  on 
pourrait  du  moins  se  demander  s'il  n'est  pas,  comme  la  loi  sur  les 
associations  ou  la  loi  sur  le  divorce,  l'œuvre  d'un  parti  imposant 
sa  façon  de  voir  à  une  minorité.  Mais  rien  n'autorise  cette  suppo- 
sition. Une  réforme  de  'la  loi  touchant  le  suicide  n'est  pas  réclamée 
par  l'opposition  de  droite.  La  masse  des  juristes,  favorable  sur  le 
point  essentiel  au  droit  actuel,  n'est  pas  inspirée  par  l'esprit  de 
parti.  Au  point  de  vue  confessionnel,  il  est  impossible  de  prétendre 
que  la  magistrature,  qui  maintient  la  jurisprudence  qu'on  vient 
de  voir,  soit  dans  l'ensemble  hostile  au  catholicisme,  mue  par  une 
arrière-pensée  de  résistance  à  l'Eglise.  Dans  les  discussions  relatives 
aux  complices  et  co-auteurs,  les  opinions  en  présence  ne  sont  pas 
liées  à  des  doctrines  religieuses,  politiques  ou  philosophiques. 
Enfin,  le  seul  projet  de  loi  qui  fasse  allusion  au  suicide,  comme  à 
un  acte  non  punissable  mais  du  moins  immoral,  est  déposé  à  la 
Chambre  par  M.  Trouillot,  c'est-à-dire  par  un  adversaire  de  l'Eglise, 
rapporteur  au  Sénat  de  la  loi  sur  les  associations.  L'hypothèse  qui 
lie  la  réprobation  du  suicide  à  la  morale  catholique  est  donc  ici  en 
défaut. 

Par  contre,  ce  qui  se  dégage,  c'est  une  opposition  entre  la 
morale  que  le  droit  traduit  en  faits  et  celle  que  les  moralistes  tra- 
duisent en  phrases.  Ce  qui  frappe  en  celle-ci,  c'est  d'abord  la 
rigueur    et    l'assurance   de    la    doctrine    officielle,    puis,    quand    on 


(1)  Journal  Officiel,  1904,  annexe  1918.  —  D'après  M.  Commarmond  {Le  Sui- 
cide dans  l'Assurance  sur  la  vie,  P.  1908,  11-12),  la  loi  du  17  mars  1905,  qui 
substitue  le  régime  de  l'enregistrement  à  celui  de  l'autorisation,  permet  aies 
Compagnies  françaises  d'assurer  contre  le  suicide, 


SOLIDITÉ    DU   DROIT   CONTEMPORAIN  91 

regarde  de  plus  près,  le  désarroi  d'une  opinion  prise  entre  la 
morale  simple  et  la  morale  nuancée.  Au  contraire,  dans  le  droit, 
la  morale  simple  apparaît,  discrète,  à  quelques  coins  de  phrase, 
mais  elle  n'agit  pas,  et  la  morale  nuancée  triomphe,  en  somme, 
sans  combat  :  si  le  suicide  est  souvent  une  faute,  c'est  une  de  ces 
fautes  qui  changent  de  caractère  selon  le  motif  et  les  circonstances 
eî  qu'on  ne  peut  guère,  par  suite,  soumettre  à  la  répression;  c'est 
une  faute  dont  l'auteur  matériel  n'est  pas  toujours  l'auteur  le  plus 
coupable;  enfin  quelquefois,  loin  detre  une  faute  à  punir,  c'est  un 
acte  que  la  loi  récompense. 

Le  désaccord  entre  le  droit  et  la   morale  formulée  est  flagrant. 
Reste  à  consulter  les  mœurs  et  la  littérature. 


CHAPITRE  IV 
Les   Mœurs  :   Équilibre   des   deux   Morales 

Les  mœurs,  qui  seraient  l'indice  le  plus  sûr,  sont  malheureu- 
sement difficiles  à  saisir,  ou  du  moins  je  n'ai  pas  trouvé  le  moyen 
de  les  atteindre  d'une  façon  satisfaisante.  Mais,  dans  le  peu  qui 
nous  est  accessible,. on  retrouve  le  môme  contraste  que  nous  a  révélé 
l'étude  de  la  morale  formulée. 

D'un  côté,  des  croyances,  des  usages  trahissent  une  aversion 
véhémente  pour  le  suicide.  Mais,  en  face  de  la  morale  simple  qui 
s'exprime  ainsi,  il  n'y  a  pas  une  autre  morale  simple,  s'exprimant 
par  des  usages  aveuglément  favorables  au  suicide  :  honorer  un 
homme  parce  qu'il  s'est  tué,  quels  que  soient  les  motifs  de  sa  mort, 
est  chose  étrangère  à  nos  usages.  Ce  que  l'on  constate,  c'est  une 
indifférence,  teintée,  en  certains  cas,  d'indulgence,  de  pitié, 
d'estime,  d'admiration   :  c'est  de  la  morale  nuancée. 

Morale  simple  et  morale  nuancée  semblent  ici  se  faire  équilibre. 
Faciles  à  isoler  sur  le  papier,  elles  sont  d'ailleurs  mêlées  assez  confu- 
sément dans  la  vie.  Néanmoins,  ce  qui  .paraît  se  dégager  de  cette 
confusion,  c'est  que  la  morale  simple  est  plus  puissante  à  la  cam- 
pagne et  dans  les  milieux  populaires,  tandis  que  la  morale  nuancée 
-exerce  surtout  son  empire  dans  des  milieux  plus  cultivés. 


La  morale  simple  :  1)  Croyances  populaires  relatives  au  suicide  ;  2)  le  suicide' 
mort  violente,  entraînant  une  intervention  de  la  justice,  provoquant  parfois 
des  manifestations  hostiles  est  une  tare  pour  la  famille  ;  3)  silence  fait 
autour  des  suicides  ;  4)  horreur  particulièrement  vive  pour  les  suicides 
par  pendaison  et  par  immersion. 

Le  langage  lui-même  trahit  une  certaine  aversion  pour  le  sui- 
cide. La  preuve  que  le  mot  est  assez  communément  pris  en  mau- 
vaise part,  c'est  le  soin  même  avec  lequel  tant  d'auteurs,  voulant 
excuser  certaines  morts  volontaires,  expliquent  que  a  ce  ne  sont 
pas  des  suicides  ».  On  pourrait  croire  qu'il  y  a  là  une  subtilité 
d'écrivain,  mais  il  n'en  est  'rien  :  dans  la  conversation  courante,  il 
suffit  -d'objecter  aux  adversaires  de  la  mort  volontaire  l'exemple 
des  marins  du  Vengeur  ou  des  martyrs  allant  braver  les  magistrats, 
pour  qu'ils  répondent  sans  hésiter  :  ce  ne  sont  pas  là  des  suicides! 
-Quand  on  parle  par  métaphore  du  suicide  d'un  homme  politique, 


CROYANCES   POPULAIRES  93 

du  suicide  d'un  peuple,  c'est  toujours  avec  une  intention  désobli- 
geante. Enfin  le  verbe  «  se  suicider  »,  que  Littré  trouvait,  avec 
raison,  si  mal  fait  au  point  de  vue  grammaticall,  n'est  peut  être 
pas  si  mal  fait,  au  point  de  vue  moral,  en  ce  sens  qu'il  attire 
violemment  l'attention  sur  le  caractère  anormal,  partant  suspect, 
d'une  mort  dont  le  même  homme  est  à  la  fois  l'agent  et  la  victime. 

Les  ouvrages  relatifs  au  folklore  (i),  signalent  quelques 
croyances  qui  trahissent  une  aversion   évidente  pour  le   suicide. 

Au  Cloitre,  en  basse  Bretagne,  quand  quelqu'un  a  résolu  de  se 
pendre,  dès  qu'il  a  mis  la  corde  sur  son  cou,  il  ne  peut  plus  la 
retirer,  quand  bien  même  il  aurait  envie  de  le  faire,  car  le  diable 
est  sur  son  épaule  (2). 

«  Aux  environs  de  Fougères,  écrit  M.  Sébillot,  une  tempête  de 
vent  indique  qu'une  personne  s'est  pendue  ou  noyée  dans  le  voi- 
sinage et  que  le  démon  est  venu  la  chercher  (3).  » 

D'après  la  Revue  des  traditions  populaires,  cette  croyance  est 
répandue  dans  toute  la  Bretagne.  Du  côté  de  Loudéac,  on  attribue 
à  la  mort  de  quelqu'un  qui  s'est  pendu,  non  seulement  les  ouragans 
mais  aussi  «  les  orages  violents  »  (4). 

D'autres  croyances  populaires  font  apparaître  les  suicidés  la 
nuit.  Telle  la  dame  blanche  d'Blven  dans  la  Loire-Inférieure,  telle, 
sur  les  marais  de  l'Oust,  l'ombre  d'Ermengarde  de  Malestroit,  qui 
se  noya  pour  sauver  son  père.  Dans  les  Ardennes,  on  voit  revenir 
une  jeune  fille  noyée  par  désespoir  d'amour;  à  Andlau,  une  femme 
s'étant  noyée  parce  qu'elle  croyait  son  amant  mort,  les  deux  spectres 
reparaissent  ensemble,  errent  quelque  temps,  puis  se  préci- 
pitent (5). 

Ces  apparitions  sont  parfois  vengeresses  ou  malfaisantes  :  en 
Picardie,  dans  le  bois  de  Beaucourt,  les  fantômes  des  chevaliers 
de  la  croix  rouge  s'enfuient  chaque  année,  poursuivis  par  les 
n  spectres  des  jeunes  filles  qui,  autrefois,  se  noyèrent  de  désespoir 
dans  l'Hallue  quand  les  Templiers  leur  eurent  fait  violence  »  (6).  Au 


(1).  J'ai  consulté  les  ouvrages  indiqués  au  Catalogue  d'Otto  Lorenz  et  au 
Catalogue  par  matières  de  la  Bibliothèque  Nationale.  J'y  ai  trouvé  fort  peu 
de  choses  sur  le  suicide.  Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  :  Revue  des  tra- 
ditions populaires  ;  Bérenger-Féraud,  Superstitions  et  survivances  étudiées  au 
point  de  vue  de  leur  origine  et  de  leurs  transformations,  t.  II,  P.  1896  ; 
Carnoy,  Littérature  orale  de  la  Picardie,  P.  1883  ;  Chapiseau,  Le  Folklore 
de  la  Beauce  et  du  Perche,  P.  1902  ;  abbé  Dardy,  Anthologie  populaire  de 
VAlbret,  Agen,  1891  ;  Sébilot,  Le  Folk-lore  de  France,  t.  IV,  P.  1907. 
(2)  Revue  des  traditions  populaires  1907 ,  p.  67.  (3)  Sébilot,  I,  81.  (4)  Revue 
des  traditions  populaires,  1890,  p.  590.  (5)  Sébillot,  I,  188,  11,432,  11,354. 
Chapiseau  (II,  219)  signale  une  croyance  populaire  analogue  dans  l'Eure- 
et-Loir  ;  Bérenger-Féraud  (II,  41)  en  signale  deux  dans  le  Morbihan  ;  Thu- 
riet,  cité  par  Sébilot,  (1,433)  en  signale  une  dans  la  Haute-Saône.  (6)  Sébilot, 
II,  281,  cf.  Carnoy,  p.  148. 


!>1 

Duc,    le  lame    no><:e    attire    les    passants    sous    les 

i  (i).  M.  Henry  Bordeaux  signale,  dans  une  nouvelle,  dont  I 
lion   se   patte   aua    envifom  de  Grenoble  (2),    une   croyance   selon 
lntpn'll.1  le*  pendus  revi'-nnent  et  a  vous  tirent  par  les  pieds  »  pour 
imor  des  messes.  Dans  le  Morbihan,   l'ombra  d'une  épiloptique 
<]iii  s'est  noyée  apparaît,   malfaisante,   toutes  les  nuits  (3). 

D'autres  fois,  les  suicidés,  au  lieu  de  punir,  sont  punis.  Dans  les 
Côtes-du-Nord,  de  sourds  mugissements  sortent  d'un  trou  profond 
du  (Jouet,  dans  lequel  une  dame  assiégée  s'est  jetée  plutôt  que  de  se 
rendre  (/j)  ;  dans  les  Alpes,  damnés  et  suicidés  apparaissent  en  p 
sant  d'affreux  gémissements  (5)  ;  dans  la  Creuse,  a  quelques  vieilles 
femmes  disent  »  que  les  âmes  des  suicidés  sont  condamnées  à  l'éler- 
nel  travail  de  retourner  les  grosses  pierres  qui  encombrent  le  lit  des 
torrents  ((>). 

Divers  faits  contribuent  à  faire  du  suicide  une  fin  scandaleuse 
qui  peut  jeter  le  discrédit  sur  toute  une  famille,  constituer  pour  elle 
une  tare. 

D'abord,  c'est  une  mort  violente.  Un  personnage  de  Margueritte 
explique  qu'elle  lui  répugne  par  «  son  côté  d'exhibition  sanglante 
et  scandaleuse  »  (7).  C'est,  dit  un  des  héros  d'Hervieu,  «  une  besogne 
grossière,  une  œuvre  noire  »  (8). 

Deuxièmement,  c'est  une  morrt  qui  entraîne  une  enquête  admi- 
nistrative. Médecin,  agent  de  police,  avant  de  dresser  procès-verbal, 
interrogent  les  membres  de  la  famille.  Comme  il  s'agit  surtout 
d'établir  s'il  y  a  eu  crime  ou  suicide,  leurs  moindres  questions 
peuvent  devenir  pénibles.  «  Enquête  pour  la  forme,  écrit  Verlaine 
dans  ses  Confessions,  mais  taquine  quand  même,  du  médecin  de  la 
mairie...  Visite  plus  vexatoire  encore  du  secrétaire  de  M.  le  commis- 
saire de  police.  Car,  à  Paris,  on  n'aime  pas  à  contresigner  la  fin 
d'un  homme  qui  en  a  assez  de  l'existence  qu'on  mène  ici-bas  »  (9). 

En  troisième  lieu,  il  arrive  parfois,  à  en  croire  notre  littérature, 
que  les  obsèques  des  suicidés  soient  l'occasion  de  manifestations 
humiliantes  pour  les  familles.  Quand  la  petite  Nicette  se  tue,  dans 
le  roman  de  Le  Roy,  on  fait  mettre  le  corps  «  dans  de  vieux  sacs  à 


(1)  Sébilot,  I,  411.  (2)  La  Maison  maudite  (dans  V Ecran  brisé,  p.  90). 
Dans  l'Histoire  comique,  de  France,  Félicie  craint  que  Chevalier,  si  lfEglise 
lui  refuse  ses  prières,  n'erre  autour  d'elle  «maudit  et  malfaisant»,  p.  157. 
(3)  Bérenger-Eéraud,  H,  41.  (4)  Sébilot,  II,  355.  (5)  Ibid,,  I,  ^  235. 
(6)  Ibid.,  II,  355.  —  Dans  la  légende  du  Lit  de  l'Epouse,  que  cite  l'abbé 
Dardy  (II,  349),  la  jeune  fille  qui  s'est  tuée  reste  au  fond  du  gouffre,  mais 
sans  y  subir,  semble-t-il,  aucun  châtiment.  (7)  P.  Margueritte,  Les  sources 
vives,  p.  85.  Pour  les  éditions  citées,  voir  infra,  ch.  V  et  VI.  (8)  Hervieu, 
Le  dédale,  V,   9.     (9)   Œuvres  complètes,   P.  1900,  t.  V,  p.  167. 


LE    SUICIDE    MORT    SCANDALEUSE  95 

■blé  qu'on  assujettit  avec  des  ficelles...  Sur  l'âne  du  moulin,  la  petite 
Nicette  s'en  va  vers  le  cimetière  »,  et  on  la  couche  au  fond  du  trou, 
sans  bière  (i)  .  Dans  Antoinette,  Romain  Rolland  décrit  les  funé- 
railles du  banquier  Jeannin  qui  s'est  tué  pour  n'être  pas  mis  en 
faillite  :  a  L'enterrement  eut  lieu,  lugubre,  honteux.  L'Eglise  avait 
refusé  de  recevoir  le  corps  du  suicidé.  La  veuve  et  les  orphelins 
furent  laissés  seuls  par  la  lâcheté  de  leurs  anciens  amis.  A  peine 
deux  ou  trois  se  montrèrent  un  moment  et  leur  attitude  gênée  fut 
plus  pénible  encore  que  l'absence  des  autres.  Ils  semblaient  faire 
une  grâce  en  venant,  et  leur  silence  était  gros  de  blâme  et  de  pitié 
méprisante  »  (2).  Emile  Raumann,  dans  l'Immolé,  montre  l'en- 
terrement a  se  faisant  au  petit  jour,  sans  prêtre  »;  «  l'enfouissement 
fut  court,  derrière  le  talus  on  planta  unta  croix  de  bois  noir  »  (3). 
Dans  la  Prison  de  verre,  Bertrand  se  tue  avec  sa  femme.  Bien  que 
celle-ci  soit  une  victime  sympathique,  bien  que'  le  clergé  lui  accorde 
les  funérailles  religieuses,  la  population  de  la  petite  ville  marque 
son  aversion  :  «  quand  le  prêtre  vint  faire  la  levée  du  corps,  per- 
sonne n'était  là,  pas  un  habitant,  pas  un  porteur,  personne!  Il  fut 
obligé  d'envoyer  chercher  le  sacristain  qui  décida  le  fossoyeur  et 
le  gardien  du  cimetière  à  se  joindre  à  lui.  Les  trottoirs  étaient 
encombrés  de  curieux,  on  se  signait  au  passage  de  la  croix  et  on 
détournait  la  tête  devant  la  bière  ».  Une  servante  dit  :  «  Si  Madame 
veut  voir  un  bel  enterrement,  qu'elle  se  presse!...  Ah!  bien,  pour 
sûr  qu'on  ne  voudrait  pas  se  montrer  derrière  une  suicidée!...  »  Les 
porteurs  souriaient  en  ayant  l'air  de  dire  :  «  Vous  savez,  nous,  on 
s'en  fiche,  on  est  payé.  »  (4). 

Mort  violente,  mort  donnant  lieu  à  une  enquête,  mort  provo- 
quant des  manifestations  hostiles,  le  suicide  est  tout  naturellement 
une  fin  scandaleuse,  une  honte  pour  lia  famille. 

Plusieurs  moralistes  constatent  le  fait  :  le  suicide,  écrit  Mgr.  Bou- 
quet, reste  encore  «  l'objet  d'une  certaine  répulsion  »;  la  famille 
du  suicidé  «  perd  en  considération;  une  sorte  de  tache,  de  déshon- 
neur plane  sur  ses  enfants  »  (5).  Une  leçon  de  catéchisme  éditée  par 
l'Ami  du  Clergé  déclare  que  le  suicidé  «  souille  et  déshonore  à  tout 
jamais  son  nom  et  sa  mémoire  »,  et  «  qu'il  plonge  sa  famille  dans 
la  honte  »  (6).  Celui  qui  se  tue,  dit  M.  de  la  Hautière,  expose  sa 
famille  «  à  un  certain  déshonneur  »;  c'est  injuste  «  mais  il  y  a  là 
un  fait  »  (7). 


(1)  Le  Roy,  Nicette  et  Milon,  p.  141.  (2)  P.  46.  (3)  L'Immolé,  p.  105. 
(4)  La  prison  de  verre,  p.  305.  (5)  H. -L.  Bouquet,  Lettre  pastorale  de  Mgr 
VEvèque  de  Chartres  sur  le  crime  de  la  mort  volontaire,  Chartres,  1909,  p.  20. 
(6)  L'ami  du  clergé  paroissial,  1895,  p.  60  ss.  (7)  De  la  Hautière,  Cours  de 
morale  pratique,  p.  208. 


93  LES   MŒURS 

La  littérature  nous  montre  des  personnages  qui,  prêts  à  se  tuerr 

reculent  <lr\;inl  «  le  scandale  ))  (i),  redoutent  «  le  discrédit  pesant 
sur  la  famille  »  (a).  A  une  jeune  fille  séduite  et  enceinte  qui  veut 
se  tuer  pour  ne  pas  déshonorer  sa  famille,  on  réplique  :  «  Et  vous 
croyez  qu'en  faisant  ce  que  vous  projetez,  vous  ne  lui  infligez  pas 
un  pire  déshonneur?  »  (3).  De  même,  dans  un  roman  populaire, 
on  dit  à  une  femme  mariée  qui,  ayant  trompée  son  mari,  veut  se 
tuer  :  «  Tu  veux  donc  que  le  nom  de  ton, mari  soit  deux  fois  désho- 
noré par  la  révélation  publique  de  ta  chute  et  par  ta  fin  vio- 
lente »  (li)  ;  dans  un  ouvrage  du  même  genre,  la  femme,  apprenant 
que  son  mari  est  résolu  à  mourir,  va  le  trouver  et  lui  dit  :  «  Vous 
allez  faire  de  moi  une  de  ces  veuves  qu'on  montre  au  doigt,  en 
racontant  leur  histoire  à  mots  couverts,  perfides  et  lâches  »  (5)  ; 
une  héroïne  de  Jean  Lorrain  se  désespère  à  l'idée  de  «  l'immense 
scandale  qui  rejaillirait  sur  elle  »  (6)  si  son  mari  se  tuait.  Dans  le 
roman  de  Ch.  Philippe,  le  père  Perdrix  ne  se  tue  pas,  à  cause  de 
son  fils  :  «  Le  monde  est  si  bête.  On  aurait  dit  :  tu  n'es  jamais  que 
le  garçon  d'un  pendu  »  (7).  En  effet,  des  enfants  se  sentent  atteints 
par  la  faute  de  leur  père;  dans  l'Immolé,  de  Baumann,  Daniel  «  sent 
le  terrible  héritage  qui  le  rive  socialement  au  suicidé  »  (8)  ;  dans 
une  nouvelle  de  Barbusse,  un  jeune  homme,  qui  se  croit  fils  de 
suicidé,  «  porte  en  lui  toute  la  détresse  familjale  »  et,  quand  il 
apprend  que  son  père  est,  en  réalité,  mort  par  accident,  il  s'écrie 
avec  joie  :  «  Je  suis  innocent  !  »  (9).  Un  personnage  d'Hector  Ma- 
lot  cache,  au  moment  de  se  marier,  qu'il  est  le  fils  d'une  suici- 
dée (10)  ;  un  personnage  de  Rosny,  considère  que  «  ce  serait  une 
trahison  »  de  le  cacher,  il  l'avoue,  mais  comme  on  avoue  une 
tare  (11).  Dans  l'Etape,  de  Bourget,  Jean,  voulant  épouser  une  jeune 
fille  pieuse,  se  dit  que  jamais  on  ne  la  donnera  au  frère  d'une  jeune 
fille  séduite,  coupable  d'une  tentative  d'assassinat  sur  son  amant  et 
de  suicide  sur  elle-même  (12). 

Enfin,  ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant  dans  nos  mœurs,  c'est  le 
silence  dont  s'entoure  le  suicide. 

Une  famille  dans  laquelle  il  y  a  eu  un  suicide,  le  cache  avec 
soin  à  ses  amis.  Si,  par  hasard,  elle  est  contrainte  à  l'avouer,  on 
en  parle  en  baissant  la  voix.  Les  amis  eux-mêmes,  loin  de  se  froisser 
qu'on  leur  ait  caché  la  vérité,  trouvent  la  chose  toute  simple. 


(1)  P.-V.  Margueritte,  L'Imprévu,  acte  II,  se.  I.  (2)  P.  Margueritte, 
Les  sources  vives,  p.  85.  (3)  Bertnay,  Enfant  de  V Amour,  p.  26.  (4)  De 
Pont  Jest,  Aveugle,  p.  384.  (5)  Mérouvel,  Femme  de  chambre,  p.  373. 
(6)  L'Ecole  des  vieilles  femmes,  p.  171.  (7)  Le  père  Perdrix,  p.  59. 
(8)  P.  73.  (9)  Nous  autres,  Le  Fils.  (10)  Le  mari  de  Charlottel  105 
(11)  Le   Testament  volé,  27.        (12)  P.  440. 


SILENCE   FAIT   AUTOUR   DU   SUICIDE  97 

Notre  littérature  reflète,  à  chaque  instant  eet  usage  :  l'entourage 
s'arrange  pour  faire  croire  à  un  accident  (i);  la  femme  «  obtient 
qu'on  fasse  le  silence  »  (2);  les  enfants  disent  :  «  nous  avons  réussi 
à  cacher  qu'il  a  pris  du  poison  »  (3);  le  médecin  «  garde  pour  lui 
le  secret  de  cette  mort  violente  »  (4);  les  amis  hésitent  à  prononcer 
le  mot  et  ne  se  décident  qu'en  ayant  l'air  de  s'excuser  :  a  si  elle 
s'était  suicidée,  pour  dire  le  mot  »  (5).  Quand  Valentine  se  tue,  dans 
le  Torrent,  de  Donnay,  l'abbé  Bloquin  s'affole  à  l'idée  qu'on  par- 
lerait de  suicide  :  «  Ne  dites  pas  ça,  Monsieur,  surtout  ne  dites  pas 
ça  !  »  (6). 

Parfois,  celui  qui  va  se  tuer,  prend  lui-même  ses  dispositions 
pour  que  le  secret  soit  gardé  :  la  mort  a  l'air  d'un  accident  (7). 
Mais,  comme  le  remarque  un  personnage  de  Claude  Farrère,  «  les 
accidents  les  mieux  machinés  gardent  toujours  une  odeur  de  sui- 
cide »  (8),  aussi  les  héros  délicats,  au  lieu  de  se  tuer,  se  font  tuer  : 
îis  vont  chercher  la  mort  aux  colonies,  à  la  guerre.  Un  personnage 
d'Abel  Hermant  meurt  ainsi  aux  avant-postes  :  «  Oh!  il  ne  s'est  pas 
tué.  »  (9).  Quand  Jean  d'Agrève  veut  mourir  et  se  fait  tuer  par  les 
Chinois,  il  s'y  prend  assez  bien  pour  que  le  rapport  officiel  déclare  : 
\(  On  peut  reconstituer  les  circonstances  de  sa  mort  d'une  façon 
aussi  naturelle  qu'honorable  pour  lui  »   (10). 

L'expérience  de  chacun  de  nous  confirme  le  témoignage  du 
théâtre  et  du  roman.  Lorsqu'il  y  a  un  suicide  dans  une  famille 
amie,  dans  notre  propre  'famille,  nous  ne  le  savons  pas  toujours 
tout  /de  suite.  On  nous  confie  la  chose  sous  le  sceau  du  secret  ou  tout 
au  moins  d'un  air  ide  mystère.  On  la  cache  aux  enfants.  Des  com- 
missaires de  police  m'ont  dit  que,  lorsqu'ils  étaient  appelés  à  cons- 
tater une  tentative  de  suicide,  on  leur  demandait,  assez  souvent, 
d'être  discrets,  de  ne  pas  rédiger  de  procès-verbal.  Pour  le  suicide 
lui-même,  quand  la  famille  désire  le  silence,  la  police  respecte, 
«•n  principe,  ce  vœu.  Dans  l'affaire  Senaillet  qui,  en  son  temps,  fit 
quelque  bruit,   une  jeune  femme,   soupçonnée  du  meurtre  de  son 


(1)  O.  Feuillet,  Honneur  d'Artiste,  fin.  (2)  P.  Margueritte,  Simple 
Histoire,  703.  (3)  De  Curel,  Le  coup  d'aile,  I,  9.  (4)  Zola,  Madeleine 
Férat,  p.  82.  (5)  Brieux,  Simone,  II,  8.  (6)  IV,  9.  (7)  Boylesve, 
Madeleine,  jeune  femme,  361.  (8)  Les  Civilisés,  299.  (9)  Les  Confi- 
dences d'une  Biche,  86.  —  Les  romanciers  notent  souvent  l'incertitude 
qui  plane  sur  des  morts  qu'on  soupçonne  d'être  volontaires  ;  voir  Brûlât, 
La  Gangue,  p.  126  ;  Estaunié,  Les  Choses  voient,  p.  49  ;  Fabre,  Lucifer, 
p.  394  ;  Feuillet,  Honneur  d'Artiste,  p.  365  ;  Bourget  et  Basset,  Un  cas  de 
conscience,  I,  3  ;  de  Gastyne,  Cœur  sacrifié,  p.  175  ;  Les  Damnés  de  Paris, 
p.  532,  etc.  (10)  Jean  d'Agrève,  p.  319.  Cf.  Hermant  M.  de  Courpières, 
IV,  4  ;  H.  Bordeaux,  La  peur  de  vivre,  312  ;  C.-L.  Philippe,  Dans  la  petite 
•ville,  109  ;  J.  de  Gastyne,  Cœur  sacrifié,  142;  P.  Maël,  Erreur  d'amour,  273; 
Montépin,  Les  Amours  de  province,  I,  292. 


98  i.ks   m<i 

aiiiiini,  donne  des  explications  si  con/usçs  qu'on  finît  par  l'inculper. 
Mm*  seulement  elle  explique  <i"<-  son  amant  B'était  tué,  maii  qu'un 

ami     cl     \enu     lui     dire  ;     «    Arrangez  s  ous     oomme     VOUS     \«,u.. 

je  ne  \<-ii\  du  suiQÎde  ;'»  aucun  prix.  »  Le  mort  ayani  des  eaiai 

elle  ,i\,iil    Iimiivv   celle    intervention    nalurelle  (i). 

Qn  explique  assex  souvent,  ce  silence  organisé  autour  des  suicides 

par  l'idée  que  la  mort  Nolonlaire  est,  un  indice  <|c  folie  :  « 
cillants  d'un  suicidé,  écrit  M.  Dupral,  sont  fréquemment  rtO 
dans  la  catégorie  des  gens  porteurs  de  lares  névropathiqir 
les  familles  cachent  donc  les  suicides  comme  elles  cachent  la  folie 
ou  d'autres  tares  physiologiques.  Je  crois  bien  que  cette  explica- 
tion est  quelquefois  valable,  mais,  à  coup  sûr,  elle  n'explique  pa& 
tout.  Les  familles  qui  avouent,  après  coup,  un  suicide,  se  gardent 
bien  de  dire  que  >celui  qui  s'est  tué  avait  toute  sa  raison;  au  contraire, 
à  en  juger  par  mon  expérience  personnelle,  il  semble  qu'à  tout 
hasard,  elles  aiment  mieux  faire  croire  et  croire  à  un  moment  de 
folie.  Dans  les  procès  relatifs  aux  assurances  sur  la  vie,  les  bénéfi- 
ciaires, qui  sont  en  général  des  parents,  n'éprouvent  aucun  scru- 
pule à  plaider  l'irresponsabilité.  Lorsque  le  clergé  exige,  pour  accor- 
der les  funérailles  religieuses,  un  certificat  constatant  la  folie,  les 
familles,  loin  de  reculer  devant  l'enregistrement  officiel  de  cette 
tare,  s'empressent  de  se  faire  délivrer  l'attestation  requise.  Enfin, 
dans  la  littérature  (et  les  -faits  dont  j'ai  été  témoin,  s'accordent,  sur 
ce  point,  avec  le  témoignage  des  romans),  les  suicides  dont  la  cause 
est  parfaitement  connue  et  exclut  toute  idée  de  folie  ne  sont  pas 
tenus  moins  secrets  que  les  autres.  Le  suicide  peut  être  caché,  en 
certains  cas,  d'autant  plus  soigneusement  qu'il  constitue,  pas  sur- 
croît, une  présomption  de  folie.  Mais  il  est  d'abord  et  surtout  caché 
en  tant  que  suicide. 

Un  tel  silence  trahit  plus  que  de  la  réprobation.  Un  a'Cte  dont  on 
ne  parle  pas  ou  dont  on  ne  parle  qu'à  voix  basse  n'est  pas  seulement 
un  acte  qu'on  blâme.  C'est  un  acte  louche,  inquiétant.  Il  inspire 
une  aversion  craintive,  une  sorte  d'horreur. 

Que  tous  les  faits  qu'on  vient  de  voir  soient  autant  de  manifesta- 
tions de  la  morale  simple,  cela  saute  aux  yeux.  Ce  qui  discrédite, 
ce  qui  est  une  tare,  ce  qui  excite  l'horreur,  ce  n'est  pas  tel  ou  tel 
suicide,  -c'est  le  suicide  en  général.  Ces  fantômes  que  la  croyance 
populaire  fait  revenir  la  nuit,  ne  sont  pas  punis  en  raison  du  motif 
qui  les  a  fait  se  tuer. Ce  motif  est  parfois  élevé  ou  touchant  :  ils  sont 
punis  parce  qu'ils  se  sont  tués.  De  même  le  scandale  que  les  familles 
redoutent  n'est  pas  lié  à  une  cause  plutôt  qu'à  une  autre  :  le  seul  fait 


(1)    Petit    Parisien,    27    nov.   1910.       (2)    Duprat,   La   Morale,    P.    1901r 
p.   189. 


AVERSION   POUR  CERTAINS   SUICIDES  99 

que  la  mort  est  volontaire  suffit  à  le  provoquer.  On  reconnaît  là 
tout  de  suite  le  principe  même  de  la  morale  simple. 

Et  voici  qui  est  plus  surprenant  encore  et  paraît  une  vraie 
provocation  à  la  morale  nuancée  :  quelques  suicides,  malgré  tout, 
paraissent  exciter  plus  d'horreur  que  d'autres;  or,  bien  loin  que  ce 
surcroît  d'aversion  provienne  des  raisons  morales  qui  ont  provoqué 
le  suicide,  il  vient  de  la  façon  matérielle  dont  le  suicide  a  été 
accompli. 

Passons  en  revue  toutes  les  croyances  populaires  que  j'ai  énu- 
mérées  plus  haut  :  toutes,  sauf  une,  concernent  des  pendus  ou  des 
noyés. 

En  Bretagne,  ce  n'est  pas  le  suicide,  c'est  la  pendaison  qui 
déchaîne  la  tempête  de  vent  ou  l'orage.  Près  de  Grenoble,  ce  ne  sont 
pas  tous  les  suicidés,  ce  sont  les  pendus  qui  reviennent  vous  tirer 
par  les  pieds.  Quant  aux  croyances  dont  on  signale  l'existence  dans 
la  Loire-Inférieure,  dans  le  Morbihan,  dans  les  Ardennes,  à  Andlau, 
en  Picardie,  dans  les  Côtes-du-Nord,  dans  la  Haute-Saône,  elles 
concernent  des  noyés. 

L'aversion  pour  la  pendaison  se  manifeste  par  d'autres  indices  : 
un  roman  de  Gaboriau  signale  la  croyance  populaire  qui  attribue 
aux  pendus  un  aspect  hideux.  La  Revue  des  traditions  populaires 
signale  la  répugnance  à  toucher  aux  corps  des  pendus  avant  l'ar- 
rivée de  la  justice  (i).  Une  chanson  populaire  célèbre  fait  allusion  à 
ce  sentiment.  En  19 10,  on  voit  un  sous-préfet  infliger  un  blâme  à 
des  ageats  qui  ne  se  sont  pas  décidés  assez  vite  à  dépendre  un  sui- 
cidé (2).  Enfin  'la  vertu  même  que  le  peuple  attribue  à  la  corde  de 
pendu  prouve  bien  que  la  mort  par  pendaison  n'est  pas  une  mort 
comme  les  autres. 

La  littérature  parle  de  la  mort  par  immersion  comme  d'une 
mort  particulièrement  basse.  Bourget  note  qu'un  de  ses  personnages 
s'est  jeté,  «  peu  aristocratiquement  »,  du  haut  du  pont  de  la  Con- 
corde (3).  Dans  le  roman  de  Georges  Ohnet,  on  hésite  à  croire  que  la 
comtesse  Sarah  se  soit  noyée  :  comment  cette  femme,  élégante,  dis- 
tinguée, aurait-elle  songé  «  *à  cette  fin  effroyable,  ignoble, 
publique?  »  (4). 

Enfin,  j'ai  relevé  dans  nos  romans,  'quelques  mots  qui  expriment, 
sinon  l'horreur,  au  moins  le  mépris  pour  la  mort  due  à  l'asphyxie. 
Prête  à  se  tuer  à  l'aide  d'un  réchaud,  une  petite  modiste  dit  :  «  Ce 
n'est  pas  chic,  chic!  »  (5).  Une  héroïne,  de  Donnay,  dit  de  même  : 


(1)  Année  1900,  p.  589.      (2)    Le    Temps,    mars  1910.      (3)    Cosmopolis, 
p.   24.      (4)  La  Comtesse   Sarah,  p.  449.     (5)  Gravier,  La  Suicidette,  p.  23. 


10')  LES   MŒURS 

«  C'est  bien   grisette,   le  réchaud.   »  Dans  un   roman   populaire   de 
Gaboriau,    le   comte  de  Trémorel,   résolu   à   se   tuer,   a   un   sur 
quand  sa  maîtresse  lui  propose  la  mort 'par  asphyxie  :  finir  par  le 
charbon,   à  Bellcville,   horreur!  (2). 

Or,  si  l'on  cherche  ce  'qu'ont  de  commun  la  mort  par  pendai- 
son, la  mort  par  immersion  et  la  mort  par  asphyxie,  on  voit  bien 
que  ce  sont  toutes  trois  des  morts  sans  effusion  de  sang,  mais  on  ne 
découvre  aucune  raison  morale  de  les  trouver  plus  infâmes  que 
d'autres.  L'horreur  dont  elles  sont  l'objet  est,  en  même  temps 
qu'une  énigme,  un  vrai  défi  à  la  morale  nuancée. 


II 

La  morale  nuancée  :  1)  Il  n'existe  aucun  usage  qui  soit  un  obstacle  décisif  au 
progrès  de  la  morale  nuancée  :  les  faits  allégués  plus  haut  ou  ne  sont  pas 
décisifs,  ou  ont  un  caractère  local/  voire  exceptionnel,  ou  se  heurtent  à  des  faits 
contraires  ;  2)  indifférence  et  indulgence  de  l'opinion  :  les  conversations, 
l'enseignement  classique  ;    3)  honneurs  rendus  à  certains  suicidés. 

Tous  les  faits  qu'on  vient  de  voir  donneraient  d'abord  à  penser 
que  la  morale  simple  domine  irrésistiblement  les  mœurs.  Mais  ici 
encore  on  retrouve  vite  la  même  contrariété  que  dans  la  morale 
écrite. 

Tout  d'abord,  il  n'y  a  pas  aujourd'hui,  en  France,  une  seule 
croyance,  un  seul  usage,  un  seul  fait  social,  à  la 'fois  décisif  et  com- 
mun, qui  soit,  pour  la  morale  nuancée,  un  obstacle  infranchissable. 

J'ai  énuméré  consciencieusement  tous  *les  faits  qui  pourraient 
d'abord  suggérer  l'opinion  (contraire.  Groupés,  ils  font  impression. 
Mais  reprenons-les  un  à  un  :  ou  ils  sont  trop  faibles,  trop  indécis 
pour  .assurer  le  triomphe  de  la  morale  simple,  ou  ce  sont  lies  faits 
locaux,  singuliers,  contrariés  par  d'autres  faits,  sans  influence  déci- 
sive sur  la  morale  commune. 

La  langue  semblait  se  prononcer  toute  en  faveur  de  la  morale 
simple.  Mais,  s'il  est  vrai  que  le  mot  suicide  se  prenne  souvent  en 
mauvaise  part,  la  chose  ne  va  pas  sans  exception  :  Durkheim  écrit  : 
«  suicide  altruiste  »;  on  ne  dit  pas  :  fils  de  suicidé  !  graine  de  sui- 
cidé! en  manière  d'injure,  comme  on  dit  :  fils  d'assassin  ou  graine 
de  voleur.  Bien  plus,  l'expression  «  crime  ou  suicide  »  est  devenue  un 
cliché  dont  se  servent  tous  les  journaux  sans  distinction  de  nuance. 
Ce  ou  exprime  vigoureusement  l'idée  qui  anime  notre  droit  :  le  sui- 
cide peut  être  une  faute,  ce  n'est  pas  un  crime. 

Passons  aux  croyances  que  les  folkloristes  ont  notées  dans 
diverses   régions  :   certes   elles   expriment  une   aversion    très     nette 


(1)  Donnay,  L'Affranchie,  III,  2.     (2)  Le  crime  d'Orcival,  p.  173. 


FAIBLESSE   DE   LA   MORALE    SIMPLE  101 

pour  la  mort  volontaire;  seulement,  ce  sont  des  croyances  locales. 
J'ai  cru  quelque  temps  qu'en  cherchant  bien  on  finirait  par  les 
retrouver  un  peu  partout  dans  nos  campagnes.  Mais  toutes  mes 
recherches  sont  restées  sans  résultat.  Il  s'agit  bien  de  singularités 
sans  influence  sur  la  morale  commune. 

Passons  aux  faits  qui  font  du  suicide  une  fin  scandaleuse.  Evi- 
demment, lorsqu'on  note  que  le  suicide  est  une  fin  violente  et  qui 
entraîne  une  intervention  administrative,  on  note  des  faits  très 
généraux;  mais  ce  ne  sont  pas  des  faits  'décisifs.  Là  où  on  suspend 
le  corp's  au  gibet,  où  on  le  traîne  à  la  voirie  sous  les  yeux  d'un 
public  écœuré,  il  y  a  une  réalité  vigoureuse  qui  fait  comme  vio- 
lence à  l'opinion,  donne  le  ton  à  l'ensemble  de  la  morale.  Mais  le 
Suicide,  aujourd'hui,  a  le  même  caractère,  entraîne  les  mêmes 
interventions  que  la  mort  violente  due  à  un  accident.  L'aversion 
qui  peut  en  résulter  est  donc  forcément  (confuse,  inconsistante;  ce 
qui  est  peur  dans  les  milieux  où  la  moindre  enquête  officielle  Suffit 
à  provoquer  l'inquiétude,  n'est  ailleurs  qu'agacement,  énervement. 
Un  sentiment  de  ce  genre  ne  peut  suffire  à  entraîner  le  gros  de  la 
morale. 

Restent,  il  est  vrai,  les  flétrissures,  les  manifestations  hostiles 
que  signalent  quelques  romans.  Mais  les  faits  que  nous  avons 
relevés  ne  peuvent  même  pas  être  considérés  comme  des  manifes- 
tations d'usages  locaux  :  ce  sont,  tout  au  plus,  des  faits  singuliers 
i:\  exceptionnels. 

Le  Roy  nous  montre  une  suicidée  ficelée  dans  des  sacs  et  inhumée 
sans  bière  :  qu'il  se  soit  inspiré  d'un  fait  précis,  c'est  possible;  mais 
ce  fait,  déjà  illégal  avant  i884,  ne  saurait  être,  de  nos  jours,  qu'une 
exception  scandaleuse.  A  aucun  degré  l'on  n'y  peut  voir  un  usage 
local  :  le  maire  qui  se  rendrait  coupable  d'une  telle  infraction  à 
la  loi  serait  à  tout  le  moins  blâmé  et  pourrait  être  condamné  à  payer 
des  dommages  intérêts  à  la  famille. 

Un  autre  romancier  nous  montre  l'enfouissement  se  faisant  au 
petit  jour;  et  M.  Chapiseau  écrit,  en  1902,  dans  son  étude  sur  le 
folklore  de  la  Beauce  et  du  Perche  que,  «  dans  beaucoup  de  vil- 
lages »  les  suicidés  sont  enterrés  à  part  à  l'entrée  du  cimetière,  dans 
un  coin  de  terre  non  bénit  (1).  Mais,  depuis  la  loi  de  i884,  un  maire 
n'a  pas  le  ^rcrit  de  fixer  une  heure  spéciale  pour  les  obsèques  à 
raison  des  circonstances  qui  ont  accompagné  la  mort.  Quant  au 
coin  des  suicidés,  il  a  disparu  avec  la  loi  ,de  1881.  Peut-être  M.  Cha- 
piseau  a-t-il  vu  seulement  ce  que  j'ai  vu  moi-même  dans  plusieurs 
cimetières,  à  savoir  l'ancien  coin  maudit  dont  on  ne  se  sert  plus, 
mais  qu'on  montre  encore  à  titre  de  curiosité.  S'il  a  vu  autre  chose, 


(1)  T.  II,  p.  164. 


102  M  <  Kl  us 

il  i  vu  non  m  usage  local  avoué,  mak  des  faite  exceptionnel 
illégaux.  Oh  pourrait  objecter  que  eei  illégalités  sont  d'autant  pins 
intéressantes  qu'elles  marquent  la  résistance  des  moeurs  aux  I 
Mais  il  me  pavait  certain  qu'il  n'y  a  pas  en  en  France  une  résistance 
sérieuse  à  l'application  des  lois  de  1881  et  de  1884  :  non  seulement 
les  folkloristes  et  les  auteurs  d'ouvrages  sur  le  suicide  ne  signalent 
rien  de  tel;  mais  les  répertoires  juridiques  mentionnent  en  tout  et 
pour  tout  un  procès  touchant  l'interprétation  de  ces  loi». 

La  loi,  par  contre,  est  sans  pouvoir  sur  des  manifestations  ana- 
logues à  celles  dont  parlent  M.  Romain  Rolland  et  M.  Chéreau. 
Mais,  même  dans  les  romans,  il  est  rarement  question  de  faits  de 
ce  genre  :  les  deux  exemples  que  je  cite  sont  les  seuls  que  j'aie 
trouvés.  Hors  des  romans,  je  n'ai  relevé  qu'un  seul  fait  :  à  Goderaes- 
velde,  le  1  juiHet  1909,  le  duré  ayant  refusé  la  sépulture  à  un  sui- 
cidé, le  corps  est  jeté  sur  un  tombereau;  des  garçons  du  pays  le  con- 
duisent au  cimetière  en  chantant  des  refrains  obscènes;  la  veuve 
n'ose  approcher;  on  jette  le  cercueil  si  brutalement  que  les  planches 
se  disjoignent;  les  garçons  urinent  dans  la  fosse;  tout  se  passe  dans 
la  nuit,  vers  dix  heures  du  soir.  Le  Matin,  qui  relate  ces  faits, 
annonce,  quelque  temps  après,  «  l'épilogue  judiciaire  de  cette  scène 
d'horreur  (1),  c'est-à-dire  une  condamnation  pour  tapage  nocturne 
prononcée  ,,par  le  tribunal  de  simple  police.  Si  des  scènes  de  ce 
genre  se  produisaient,  je  ne  dis  pas  souvent,  mais  de  temps  à  autre, 
on  y  pourrait  voir  comme  autant  d'explosions  de  la  morale  simple 
mal  contenue  par  îles  lois.  Mais,  je  le  répète,  le  cas  est  singulier. 
C'est  en  vain  que  j'ai  cherché  un  exemple  analogue  :  rien,  dans  les 
ouvrages  relatifs  au  suicide;  rien  dans  les  journaux  d'information 
dont  j'ai  donné  plus  haut  la  liste.  M.  Ducrocq,  directeur  de  la  police 
judiciaire  m'a  dit  n'avoir  jamais  été  témoin  d'une  manifestation  de 
ce  genre  et  n'avoir  jamais  entendu  parler  d'actes  ou  de  manifesta- 
tions hostiles,  soit  au  moment  de  la  constatation  des  suicides,  soit 
au  moment  des  obsèques.  En  1895,  lorsque  Armand  Dreyfus,  en  se 
tuant,  entraîne  dans  la  mort  sa  femme  et  ses  enfants  (2),  plusieurs 
journaux  signalent  des  marques  de  réprobation  :  quelques  per- 
sonnes, d'après  la  Lanterne,  se  retirent  «  ostensiblement  »;  le  Matin 
dit  :  «  Nous  avons  vu  plusieurs  personnes  se  recouvrir  brusquement 
et  ostensiblement  au  pasage  du  char  funèbre.  »  Mais  ces  manifesta- 
tions s'adressent  au  meutirier,  non  au  suicidé,  car,  devant  le  char  de 
Mme  Dreyfus,  qui  s'est  tuée,  comme  son  mari,  il  n'y  a  aucune 
marque  de  réprobation  :  au  contraire,  d'après  les  mêmes  journaux, 
Il  foule  se  découvre  respectueusement  . 

Donc,    enfouissement    ignominieux,    inhumation    dans    un    coin 


(1)  Le  Matin,  16  juillet,  13  et  14  novembre  1909.     (2)  Voir  plus  haut  p.  57. 


FAIBLESSE   DE   LA   MORALE    SIMPLE  103 

spécial,  manifestations  hostiles  de  la  part  du  public,  tout  ce  que 
nous  avons  noté  plus  haut  est  chose  exceptionnelle,  le  contraire  d'un 
usage. 

Existe-t-il,  en  dehors  de  ces  faits,  quelque  rite  funéraire  spécial, 
un  détail  quelconque  exprimant  l'aversion  pour  le  suicide?  En 
•dehors  des  peines  proprement  confessionnelles,  je  ne  connais  rien 
«du  tout.  D'après  Durkheim,  le  suicide  «  inspire  encore  *à  la  cons- 
cience populaire,  un  éloignement  qui  s'étend  aux  lieux  où  le  suicidé 
a  accompli  sa  résolution  »  (i).  Mais  la  Revue  des  traditions  popu- 
laires, l'ouvrage  de  M.  Sébilot,  les  études  de  folklore  publiées  au 
cours  de  ces  trente  dernières  années  (et  qui  sont  souvent  si  riches 
>en  ce  qui  concerne  la  mort  et  les  funérailles),  ne  signalent  aucUn 
fait  qui  confirme  cette  assertion.  Dans  une  nouvelle  de  M.  Henry 
'Bordeaux,  il  est  question  d'une  maison  devenue  maison  maudite 
parce  qu'un  homme  s'y  est  pendu  :  près  de  vingt  ans  après  l'événe- 
■ment,  nul  ne  veut  l'acheter,  la  louer,  nul  ne  l'accepterait  en  don. 
Mais  c'est  là  fantaisie  d'auteur  (2).  Les  maisons  maudites,  hantées 
tiennent  une  grande  place  dans  les  ouvrages  relatifs  aux  moeurs 
populaires  :  nulle  part,  —  à  ma  vive  surprise,  —  je  n'ai  vu 
que  >ces  maisons  fussent  des  maisons  de  suicidés.  Dans  plusieurs  dé- 
partements, des  gens  du  pays  m'ont  dit  n'avoir  jamais  constaté 
•aucune  répugnance  à  utiliser  maisons  ou  objets  ayant  appartenu 
à  des  personnes  qui  s'étaient  tuées.  Dans  la  Charente,  j'ai  vu  une 
métairie  devenir  vacante,  peu  avant  la  guerre,  par  suite  du  suicide 
du  métayer  :  il  n'y  eut  aucune  difficulté  à  lui  trouver  un  succes- 
seur et  nul  n'exprima,  dans  le  pays,  l'idée  qu'il  pourrait  y  en  avoir. 
L'année  suivante,  le  nouveau  métayer,  s'étant  gravement  blessé  à  la 
tête,  personne  encore  n'eut  l'idée  de  dire  que  c'était  le  suicidé  qui 
lui  avait  porté  malheur  :  au  contraire,  on  dit,  pendant  quelque 
temps,  que  c'était  le  domaine  qui  avait  dû  porter  malheur,  tour 
à  tour,  et /au  blessé  et  au  suicidé. 

Ainsi  les  faits  qui  contribuent  à  faire  du  suicide  une  fin  scan- 
daleuse sont,  les  uns  trop  faibles,  trop  indécis,  les  autres  trop  excep- 
tionnels pour  produire  sûrement  Ce  résultat.  Aussi  faut-il  remar- 
quer que  le  discrédit  qui  frappe,  dit-on,  les  familles  de  suicidés, 
ne  s'exprime  guère  par  des  faits  saisissables  :  nulle  part  je  ti'ài 
vu  que  les  fils  de  suicidés  fussent  forcés  de  quitter  leur  pays;  dans 
la  littérature  même,  l'idée  qu'ils  auraient  du  mal  à  se  marier  n'ap- 
paraît que  très  rarement. 

Le  silence  organisé  autour  des     suicides  est,  lui,  tout  ensemble, 


(1)  P.  371.     (2)  La  mahon  maudite,  dans  l'Ecran  Brùé,  p.   §0.  L'histoire 
se  passe  près  de  Grenoble.  M.  Henry  Bordeaux  a  bien  votilu  m'écrire  qu'il  ne 
^croyait  pas  que  sa  nouvelle  «  se  référât  à  des  usages  particuliers  ». 


104  LES    MŒI'KS 


un  fait  bien  établi,  assez  général  cl  qui  trahit  l 'aversion.  Mais,  si 
général  Boit-il,  il  se  heurta  à  dci  l'a  ils  opposés  :  d'abord  les  jour- 
naux d'information,  Petit  Journal,  Petit  Parisien  -ignalent  au  jour 
le  jour  nu  très  grand  nombre  de  suicides  qui  n'onl  pas  d'autre  inté- 
rêt que  d'être  des  suicides;  celle  action  quotidienne  fait  peu  à  peu 
brèehe  dans  l'usage  commun.  En  outre,  la  presse  tout  entière  mène 
grand  bruit  autour  de  certains  suicides  :  tantôt  il  s'agit  de  person- 
nages connus  ou  mêlés  à  des  affaires  retentissantes,  (général  Boulan- 
ger, baron  de  Reinach,  colonel  Henry,  Laf argue,  Robin),  tantôt 
de  ce  qu'on  appelle  des  personnalités  parisiennes  (M.  et  Mme  Drej 
fus,  M.  et  Mme  Carré,  etc.),  tantôt  il  s'agit  simplement  de  suicides 
qui  paraissent  particulièrement  émouvants  et  dramatiques  (i),  (Raoul 
Toché,  lieutenant  Lair,  capitaine  Halphen,  poète  Boussenard,  poète 
Dcubel);  mais  presque  toujours  i'1  s'agit  de  gens  qui  appartiennent 
soit  aux  classfcs  riches,  soit  aux  classes  intellectuelles.  En  1898,  par 
exemple,  la  table  annuelle  de  la  Libre  Parole  (2)  signale,  parmi  les 
faits  notables  qu'elle  a  signalés  au  cours  de  l'année,  dix  suicides  : 
i)  n'y  a  pas,  dans  cette  liste,  un  seul  nom  qui  soit  aujourd'hui 
encore  vraiment  notoire;  mais,  parmi  ces  dix  suicidés,  on  compte 
un  député,  deux  banquiers,  un  professeur,  un  officier,  un  comte, 
un  poète.  Plusieurs  coups  de  sonde  dans  d'autres  journaux  m'ont 
donné  à  peu  près  le  même  résultat  :  en  principe,  les  suicides  des 
gens  du  peuple,  (exception  faite  pour  les  bandits),  tiennent  dans 
les  nouvelles  en  trois  lignes;  ceux  des  gens  du  monde  s'étalent  lar 
gement.  La  complaisante  abondance  avec  laquelle  on  les  relate  ne 
rompt  pas  seulement  le  silence  dont  nos  mœurs  entourent  la  mort 
volontaire  :  elle  suggère  confusément  l'idée  que  le  suicide  est  sou- 
vent le  fait  des  gens  «  d'un  certain  .monde  »,  qu'il  est,  selon  l'expres- 
sion de  Tarde,  «  le  fruit  raffiné  de  notre  civilisation  »  (3). 

Enfin,  si  beaucoup  de  héros  de  romans  se  montrent  soucieux 
d'organiser  eux-mêmes  le  silence  autour  de  leur  suicide,  de  donner 
le  change  à  d'opinion,  on  ne  compte  pas,  dans  la  réalité,  les  per- 
sonnes qui,  au  moment  de  mourir,  annoncent  leur  dessein  par  écrit, 
semblent  presque  avides  de  publicité. 

Donc,  loœqu'on  reprend  un  à  un  les  faits  qui  expriment  dans 
nos  mœurs  l'aversion,  l'horreur  pour  le  suicide,  on  s'aperçoit  qu'au- 
cun d'eux  n'est  vraiment  un  fait  décisif,  souverain,  un  obstacle 
insurmontable  pour  la  morale  nuancée. 


(1)  Le  Figaro  du  19  janvier  1895  note  que,  malgré  l'élection  présidentielle 
qui  a  eu  lieu  le  même  jour,  le  suicide  de  Toché  «  est  l'exclusive  conversation 
du  boulevard».  (2)  Publiée  dans  le  numéro  du  2  janvier  (La  Libre  Parole 
n'a  pas  continué  la  publication  de  ces  tables).  (3)  Tarde,  Etudes  pénales  et 
sociales,   p.   1, 


INDIFFÉRENCE    DE   L'OPINION  105 

Mais  il  y  a  plus  :  d'autres  faits,  s'opposant  aux  premiers,  nous 
montrent  les  mœurs  résistant  ouvertement  à  la  morale  simple  et 
s'ouvrant,  parfois  largement,  à  la  morale  nuancée. 

Tout  d'abord,  quelques  romanciers  s'accordent  à  noter,  dans  des 
milieux  fort  divers,  une  espèce  d'indifférence  devant  la  mort  volon- 
taire. 

Dans  la  Douloureuse,  de  Donnay,  un  financier  près  d'être  arrêté 
se  tue  dans  son  bureau,  tandis  qu'en  bas,  dans  ses  salons,  ses  invités 
continuent  à  s'amuser  :  «  Je  n'aurais  pas  cru,  dit  l'un  d'eux,  qu'il 
se  flanquerait  un  pruneau.  Vous  soupez?  »  (i).  Près  de  se  tuer,  la 
Jeune  fille  imprudente  de  Louis  de  Robert  songe  au  maigre  effet  que 
produira  son  suicide  :  ç<  Demain,  entre  hommes,  dans  un  cercle, 
quelqu'un  dirait  :  vous  savez,  la  petite  Syldin,  elle  vient  de  se  tuer. 
—  Ah  bah  !  feraient  les  autres.  Et  on  ajouterait  :  vous  coupez,  à 
vous  de  faire  »  (2).  Dans  Sous  Offs,  un  soldat  se  tue  au  milieu  d'un 
café  concert,  par  amour  pour  une  chanteuse.  Comme  il  tombe, 
quelques  spectateurs  se  lèvent  ;  mais  le  patron,  se  montrant  une 
seconde,  dit  simplement  :  -c'est  bien,  continuez  !  et  la  représentation 
continue  (3).  Francis  Jammes,  dans  le  Triomphe  de  la  Vie,  note 
l'effet  médiocre  que  peut  produire  un  suicide,  même  dans  une  petite 
ville  :  Dupoix,  atteint  d'une  maladie  qu'il  ne  veut  pas  avouer,  essaie 
de  s'empoisonner. 

La  nouvelle  court,   parmi  les  promeneurs  : 

Mais  c'est  fou 
De  se  tuer  pour  ça,  on  peut  bien  en  guérir... 

;t  c'est  tout  (li).  Un  des  héros  d'Abel  Hermant  écrit  :  «  Je  me  sou- 
viens qu'au  collège,  un  de  mes  camarades,  faible  d'esprit,  se  tua. 
C'était  en  sixième,  nous  avions  tous  une  douzaine  d'années.  Ce  fait 
divers  ne  nous  causa  ni  peur  ni  émotion  »  (5). 

Cette  indifférence  n'est  pas  encore  de  la  morale  nuancée,  c'est  du 
moins  une  protestation  contre  les  rigueurs  de  la  morale  simple.  Rien 
ne  s'oppose  plus  brutalement  à  l'horreur  du  suicide  que  cette  sorte 
de  parti  pris  de  ne  pas  même  juger  la  chose,  de  ne  pas  s'y  arrêter. 

Mais,  à  en  croire  les  moralistes,  l'indulgence  apitoyée  est  infini- 
ment plus  répandue  que  l'indifférence. 

Nous  avons  déjà  vu  des  manuels  mettre  la  jeunesse  en  garde 
contre  une  «  pitié  mal  entendue  »,  trop  commune  à  notre  époque. 
Durkheim  lui-même,  après  avoir  écrit  que  le  suicide  aujourd'hui 
constitue  une  tare,  s'empresse  d'ajouter  «  que  l'opinion  semble  avoir 
une  tendance  à  devenir  sur  ce  point  plus  indulgente  qu'autrefois  ».  (6) 


(1)  I,  16.      (2)  P.    75.      (3)  P.    254,      (4)    P.    124.      (5)    Confession  d'un 
enfant   d'hier,  p.  118.     (6)  P.  371. 


106  L«8     MŒI'KS 

De  même  Mgr  Bouquet  dit  que  le  suicide 'reste  l'objet  d'une  certain*-, 
ivpuisimi  «  contrairement  itrx  Indulgence!  de  l'opinion  »  (i). 
M.  Houtin  note  <jue  l'idée  du  lulcide  tend  à  s'  «  accepter  »  (a),  Le 
Répertoire  de  Fuzier  Herman  dit  qu'il  est  «  communément  admis  » 
que  le  suicide  est  immoral,  mais  «  que  les  moeurs  ne  paraissent  pas 
avoir  fidèlement  obéi  à  cette  impulsion  des  principaux  philosiphes  » 
et  que,  «  sous  l'influence  des  idées  libertaires,  l'opinion  est  de  plus 
en  plus  indulgente  »  (3).  Sarty,  après  avoir  écrit  que  le  suicid< 
le  plus  inquiétant  des  crimes,  déclare  :  «  la  Société  ne  s'en  émeul 
comme  elle  devrait  s'en  émouvoir.  Le  suîcide  soulève  sa  pitié,  et 
voilà  tout  »  (4). 

On  multiplierait  aisément  les  citations,  mais  les  témoignages 
qu'on  vient  de  voir,  sont,  je  crois,  suffisants,  parce  qu'on  ne  peut 
soupçonner  ceux  qui  les  donnent  d'avoir  pris  leur  désir  pour  la 
réalité.  Cette  indulgence  qu'ils  constatent,  ils  la  constatent  à  regret, 
mais  ils  en  parlent  comme  d'un  fait  qu'il  y  aurait  de  la  mauvaise 
foi  à  passer  sous  silence. 

Il  est  vrai  que  cette  indulgence  générale  et  vague,  qui  s'applique 
indistinctement  à  tous  les  suicides,  quelle  qu'en  soit  la  cause,  paraît 
d'abord  exprimer  bien  moins  la  morale  nuancée  qu'une  autre 
morale  simple.  Mais  d'abord  l'indulgence  elle-même  est  un  senti- 
ment nuancé,  intermédiaire  entre  le  blâme  et  l'approbation.  En 
outre  et  surtout,  si  l'indulgence  semble  ainsi  commune  et  confuse, 
cela  tient  peut-être  à  ce  qu'on  ne  l'étudié  guère.  Les  constatations 
que  je  viens  de  citer  sont,  on  a  pu  le  voir,  rapides  et  sommaires. 
Seul,  M.  Sarty  essaie  de  donner  quelques  précisions  :  mais  alors  on 
voit  aussitôt  apparaître  la  morale  nuancée  :  On  nie  dit-il,  Dieu  et  le 
diable.  Le  père  dit  :  «  Quand  on  a  fait  une  bêtise  irréparable  et 
qu'on  est  trahi  par  la  fortune,  on  se  tire  d'affaire  par  un  coup  de 
revolver  ».  /La  mère  dit  :  Quand  une  femme  ne  peut  cacher  sa  faute, 
«  il  y  a  la  rivière  ou  le  poison  pour  sauver  son  honneur  »  (5).  Voilà 
des  observations  moins  vagues,  seulement  il  saute  aux  yeux  que  le 
père  et  la  mère  qui  parlent  de  la' sorte  ne  montrent  pas  leur  indul- 
gence pour  le  suicide  en  général  ;  ils  aprouvent  uniquement  des 
suicides  destinés  à  sauver  l'honneur.  Et  M.  Sarty,  après  avoir  dit  : 
la  Société  s'apitoie,  et  voilà  tout,  ajoute,  sans  souci  de  la  contradic- 
tion :  «  elle  approuve  ou  désapprouve  selon  le  motif  »  (6).  Approuver 
ou  désapprouver  selon  le  motif,  qu'est-ce  sinon  mettre  en  pratique  ' 
le  principe  de  la  morale  nuancée? 

Je  crois  bien  que,  s'il  était  possible  d'étudier,  d'une  façon  scienti- 
fique, les  conversations  relatives,  non  au  suicide  en  général,  mais  à 


(1)  P.  20     (2)  Les  Droits  de  l'homme,  26  mers  1911.     (3)  T.  XXXV,p. 
318.     (4)  Le    suicide^     1       (5)   P.  14,     (6)  P.  1. 


HONNEURS    RENDUS    A    DES    SUICIDÉS  107 

tel  ou  tel  suicide  dont  les  gens  savent  ou  croient  savoir  la  cause,  on 
retrouverait  un  peu  partout  des  appréciations  diverses  et  nuancées. 
Les  conversations  dont  j'ai  moi-même  été  témoin  m'ont  toutes  laissé 
•cette  impression  de  morale  souple,  allant  du  mépris  à  l'admiration. 
De  même,  je  crois  bien  que  l'enseignement  classique,  en  nous  invi- 
tant à  juger  les  suicides  de  Caton,  de  Brutus,  de  Thraséas,  d'Othon, 
des  héros  de  tragédie,  est  une  école  de  morale  nuancée.  Malheureu- 
sement les  conversations  ne  sont  pas  un  fait  social  facile  à  atteindre 
de  façon  précise  et  vérifiable. 

Par  contre,  quelques  faits  aisément  saisissablep  montrent  la 
morale  nuancée  en  train  de  s'installer  dans  les  moeurs. 

D'abord,  si  la  police  se  reconnaît  le  droit  d'empêcher  l'accom- 
plissement d'une  tentative  de  suicide,  elle  se  croit  souvent  tenue  de 
venir  en  aide  aux  désespérés  que  la  misère  a  poussés  à  la  mort.  Loin 
de  chercher  à  les  punir,  elle  leur  vient  en  aide.  Tout  récemment, 
deux  jeunes  filles  ayant  été  retirées  à  temps  du  canal  Saint-Martin, 
le  Matin  (i)   ouvrait  une  souscription   en   leur  faveur. 

En  outre,  notre  époque  a  vu  des  honneurs  publiquement  rendus 
à  certains  suicidés. 

Il  y  a  aujourd'hui  à  Paris  une  statue  de  Condorcet,  une  rue  Gon- 
dorcet,  un  Lycée  Condorcet,  et  je  ne  crois  pas  que  personne  songe 
à  s'en  offusquer.  Quand  on  a  parlé  d'élever  un  monument  aux 
Girondins,  nul  n'a  eu  l'idée  d'objecter  que  la  plupart  des  hommes 
qu'on  allait  glorifier  avaient  fini  par  le  suicide. 

Il  est  vrai  qu'on  honore  parfois,  le  recul  de  l'histoire  aidant, 
des  actions  qu'on  hésiterait  même  à  excuser  dans  le  présent.  Mais 
des  suicidés  de  nos  jours  ont  reçu  des  honneurs  exceptionnels. 

En  1896,  quand  l'auteur  Raoul  Toché,  poursuivi  par  un  créan- 
cier, se  tue,  les  funérailles  sont  particulièrement  pompeuses  :  de 
catafalque  d'après  le  Gaulois,  disparaît  sous  les  fleurs  ;  il  y  a,  à 
la  Madeleine,  une  messe  avec  chants  funèbres  exécutés  par  la  maî- 
trise de  la  paroisse  ;  le  monde  du  journalisme  et  du  théâtre  se  presse 
aux  obsèques;  trois  discours  sont  prononcés  sur  la  tombe.  (2) 

En  igi3,  le  capitaine  d'artillerie  Halphen  se  tue,  croyant  sa  car- 
rière brisée  par  suite  d'une  faute.  A  la  levée  du  corps,  la  batterie 
qu'il  commandait  rend  les  honneurs.  Le  général  directeur  de  l'école 
d'application  de  Fontainebleau,  tous  les  officiers  du  trentième  d'ar- 
tillerie, des  délégations  d'officiers  de  tous  les  régiments  de  la  gar- 
nison assistent  à  la  cérémonie  (3). 


(1)  V.  le  Matin  du  14  mars  1921.  (2)  Le  Gaulois,  22  janvier  1895 
(3)  L'Eclair,  29  septembre  1913.  —  Le  lieutenant-colonel  Henry  n'avait 
obtenu  ni  les  honneurs  militaires,  ni  la  sépulture  ecclésiastique,  mais  un 
«discours  avait  été  prononcé  sur  la  tombe,  (journaux  du  5  septembre  1898). 


108  MŒURS 

lui    1911,  les  funérailles  de  M.  et  Mme  Lafargue  sont  un  <'• 
ment    parisien,    «    Funérailles    grandioses    »,    dit    ['Humanité   du    t\ 

décembre.  Dix-huit  à  vingt  mille  personnes  accompagnent  lei  deux 
corps  au  columbarium.  Des  discours  sont  prononcés  par  Jaurès, 
Dubreuilh,  Kautsky,  Bracke,  Anseele,  Lénine,  Roubanovitch. 
Dubreuilh  compare  la  mort  des  Lafargue  à  celle  des  «  sages  stoï- 
ciens ».  Anseele  exalte  l'homme  mort  «  de  sa  propre  main,  de  sa 
volonté,  calme  et  ferme  ».  Ces  honneurs  sont  d'autant  plus  remar- 
quables que  Lafargue,  depuis  quelque  temps,  ne  jouait  plus  dans  le 
parti  socialiste  un  rôle  de  premier  plan.  C'est  donc  bien  le  suicidé, 
au  moins  autant  que  le  militant  que  la  foule  honore  en  lui.  Des 
milliers  de  personnes  peuvent  ainsi  manifester  leur  admiration  pour 
le  suicide  philosophique  sans  provoquer  aucune  manifestation  en 
sens  opposé. 

Le  gouvernement,  il  est  vrai,  n'est  pas  représenté  aux  obsèques 
de  Lafargue,  qui,  au  moment  de  sa  mort,  n'était  pas  député.  Mais, 
en  1906,  le  sous-secrétaire  d'état  aux  Beaux-Arts,  Dujardin  Beau- 
metz  l'avait  officiellement  représenté  aux ,  obsèques  de  l'ancien 
ministre,  Antonin  Proust,  qui  s'était  tué.  Après  le  discours  de  Du- 
jardin Beaumetz,  Claretie  avait  prononcé  l'éloge  du  défunt, 
«  homme  de  cœur  jusque  dans  sa  mort  qui  fut  stoïque  »,  et  qui; 
ayant  vécu  en  Athénien,   avait  voulu  «  mourir  en  Spartiate  »   (1). 

Enfin,  quand  Berthelot  meurt,  le  bruit  court  dans  tout  Paris 
qu'il  s'est  donné  la  mort,  mais  il  n'en  est  pas  moins  porté  au 
Panthéon. 


III 

Localisation  des  deux  morales  :  1)  les  croyances  et  les  usages  qui  trahissent 
l'aversion  pour  le  suicide  ne  soit  pas  tous  chose  catholique  ;  2)  mais 
plutôt  chose  populaire. 

Ainsi  le  même  conflit  qui  troublait  la  morale  écrite,  se  retrouve 
dans  les  mœurs. 

Le  suicide  est  une  tare,  mais  l'opinion  est  tout  indulgence  ;  les 
suicidés  sont  des  morts  suspects  dont  on  redoute  le  fantôme,  mais 
ce  sont  parfois  des  morts  illustres  auxquels  on  dresse  des  statues  ; 
on  parle  d'eux  à  voix  basse,  mais  la  presse  leur  consacre  parfois  des 


(1)  Claretie,  La  vie  à  Paris,  1905,  p.  79.  C'est  surtout  quand  le  suicidé  était 
connu  qu'on  trouve  dans  la  presse  des  détails  sur  l'enterrement;  mais  on  en 
donne  parfois  pour  des  suicidés  obscurs.  U  Univers  du  13  avril  1910  signale  (en 
s'en  indignant)  qu'à  Pons,  une  élève  de  l'école  laïque  s'étant  tuée,  les  élèves 
des  deux  écoles  sont  convoqués  «  à  ces  obsèques  scandaleuses,  »  les  jeunes 
filles  «  en  robe  blanche,  couronnées  de  roses,  les  garçons  portant  de  magnifi- 
ques gerbes  de  fleurs  naturelles.»  Cf.  Le  Petit  Provençal,  25  avril  1911. 


LOCALISATION   DES    DEUX   MORALES  109 

colonnes  entières  ;  on  les  enfouit  sans  honneur,  mais  la  foule,  en 
certains  cas,  se  presse  à  leurs  funérailles. 

Quelle  est,  dans  ce  conflit,  la  morale  la  plus  forte  ?  La  seule 
étude  du  présent  ne  permet  pas  de  répondre  à  cette  question;  en 
effet  il  n'y  a  pas  ici,  comme  dans  les  formules  et  le  droit,  une  doc- 
trine officielle  qui  l'emporte  un  peu  nettement  sur  sa  rivale.  En 
gros,  les  faits  opposés  semblent  se  faire  équilibre.  J'ajoute  que,  de 
part  et  d'autre,  les  mœurs  ont  quelque  chose  d'hésitant,  d'indécis  : 
on  dirait  une  morale  trop  vieille  se  heurtant  mollement  à  une  mo- 
rale trop  jeune. 

Au  premier  abord,  ces  deux  morales  paraissent  aussi  fort  enche- 
vêtrées. D'où  les  formules  complexes  de  Durkheim,  de  Mgr  Bouquet, 
de  bien  d'autres  :  le  suicide  est  une  tare,  bien  que  l'opinion  ait  ten- 
dance à  'l'indulgence;  il  excite  la  répulsion,  malgré  les  indulgences 
de  l'opinion;  il  est  communément  tenu  pour  immoral,  bien  que 
l'opinion  lui  soit  de  plus  en  plus  indulgente.  Cependant  il  paraît 
possible  de  localiser  quelque  peu  les  forces  opposées. 

L'hypothèse  qui  lie  la  réprobation  du  suicide  au  catholicisme 
s'appuie  ici  encore  sur  quelques  faits  :  dans  les  croyances  dont  on 
a  constaté  l'existence  en  Bretagne,  le  diable  se  jette  sur  l'épaule 
des  pendus,  le  diable  encore  emporte  l'âme  des  pendus  et  des  noyés; 
dans  les  Alpes,  on  entend  gémir  «  damnés  et  suicidés  »  ;  aux  envi- 
rons de  Grenoble  les  pendus  vous  tirent  par  les  pieds  pour  réclamer 
des  messes. 

Mais,  d'abord,  si  ces  croyances  portent  la  marque  du  catholi- 
cisme, elles  ne  sont  pas  purement  catholiques  ;  l'Eglise  ne  les  avoue 
pas;  quand,  voulant  expliquer  le  rapport  entre  la  pendaison  et  la 
tempête  de  vent,  on  explique  que  le  diable  est  venu  chercher  l'âme 
du  pendu,  l'idée  qui  s'offre  d'abord  à  l'esprit  est  que  l'explication 
catholique  s'est  greffée  sur  une  croyance  étrangère  au  catholicisme  ; 
mais  il  n'y  a  rien  de  chrétien  dans  l'histoire  de  ces  fantômes  qui 
errent  la  nuit  sur  les  étangs  sans  même  avoir  l'air  d'expier  leur 
faute. 

Le  discrédit  rejaillissant  sur  la  famille  n'est  pas  non  plus  chose 
catholique  :  une  faute  qui  serait  proprement  d'ordre  religieux  ne 
«aurait  atteindre  des  innocents,  car  l'idée  que  les  crimes  sont  per- 
sonnels inspire  tout  l'enseignement  de  l'Eglise.  De  même,  le  silence 
fait  autour  des  suicidés,  ne  semble  pas  du  tout  d'origine  catholique  : 
le  clergé,  en  refusant  la  sépulture  ecclésiastique,  ferait,  au  contraire, 
tout  ce  qu'il  peut  pour  que  la  faute  fût,  comme  l'expiation,  publique. 

Passons  enfin  à  ce  que  nous  avons  trouvé  de  plus  inattendu  dans 
les  mœurs,  la  répugnance  particulière  pour  les  noyés  et  les  pendus  : 
il  est  impossible  de  supposer  que  l'Eglise  fasse  porter  son  jugement 


110  \!<i:rus 

fit  tonbei  ii* »ii  but  le  fait  moraJ  qu'est  le  suicide,  d 

sur  le  fait  matériel  qu'est  la  aqyade  on  la  pendaûen. 

Donc,  l'hypothèse  envisagée  vaut  ici  ce  qu'elle  valait  pour  expli- 
quer  le#   contrariétés   de   la   morale   écrite    :  elle   s'ajuste   à   cert 
faits   ;  elle  se  heurte  a  l'ensemble. 

Par  contre,  je  crois  bien  que  cet  ensemble  suggère  une  autre 
hypothèse  :  les  mœurs,  dans  ce  qu'elles  ont  d'hostile  au  suicide, 
sont  surtout  chose  populaire. 

Plusieurs  moralistes  ont  déjà  eu  cette  impression.  Durkheim 
notamment  dit  que  le  suicide  inspire  de  1  eloignement  ià  «  la  con- 
science populaire  ».  Yoici  des  faits  qui  justifient,  ce  me  semble, 
cet  te  appréciation. 

D'abord,  les  croyances  notées  par  les  folkloristes  sont  des 
croyances  qui  existent  exclusivement  à  la  campagne  ;  aucun  obser- 
vateur ne  signale  rien  à  la  ville.  Confinées  dans  les  milieux  ruraux, 
elles  portent  par  surcroit  la  marque  populaire  :  ces  histoires  de 
diable,  ces  coïncidences  entre  un  fait  moral  et  certains  phénomènes 
naturels  'reviennent  à  chaque  instant  dans  la  tradition  populaire  ; 
ne  venant  pas  de  l'Eglise,  on  ne  voit  pas  d'où  elles  viendraient^ 
sinon  du  peuple. 

Nous  avons  vu  que  ce  qui  peut  contribuer  à  rendre  la  mort 
volontaire  particulièrement  louche,  c'est  qu'elle  entraîne  une  inter- 
vention administrative.  Mais  c'est  surtout  à  la  campagne  et  dans 
les  milieux  populaires  que  cette  considération  peut  jouer.  A  la  ville 
eï  dans  les  milieux  cultivés,  si  agaçante  que  puisse  être  l'interven- 
tion de  la  police,  on  sait  malgré  tout  distinguer  entre  ce  qui  n'est 
qu'une  formalité  désagréable  et  ce  qui  serait  une  enquête  inquié- 
tante. A  la  campagne,  la  moindre  intervention  de  l'autorité  suffit 
à  provoquer  l'alarme. 

J'en  dirai  autant  de  la  tare  que  constitue  le  suicide.  Si  cette  tare 
marque  vraiment  les  familles,  c'est  forcément  surtout  dans  les  petits 
villages  où  tout  le  monde  se  connaît,  où  tout  le  monde  sait  que  tel 
ou  tel  est  fils  de  suicidé.  Dans  les  grandes  villes,   l'ignorance  pro- 
voque l'indifférence. 

En  ce  qui  concerne  le  silence  fait  autour  des  suicidés,  la  locali- 
sation est  beaucoup  moins  nette  (:  le  désir  de  cacher  les  suicides 
est  parfois  tout  aussi  réel  dans  les  milieux  riches  et  cultivés  que 
dans  les  milieux  populaires.  Cependant,  si  j'en  crois  mon  expé- 
rience personnelle,  les  paysans  se  refusent  encore  plus  obstinément 
que  d'autres  à  parler  non  pas  seulement  des  suicides  commis  dans 
leur  propre  famille,  mais  du  suicide  en  général.  D'autre  part,  l'ac- 
tion de  la  presse  est  forcément  moins  efficace  dans  les  petits  villages 
que  dans  les  villes. 


LOCALISATION   DES    DEUX   MORALES  111 

Reste  l'aversion  pour  la  pendaison,  la  noyade  et  la  mort  par 
asphyxie.  Rien,  dans  le  présent,  n'en  décèle  l'origine.  Mais,  a  priori, 
on  peut  supposer  que  l'idée  de  juger  les  suicides  d'après  le  mode 
d'exécution  plutôt  que  d'après  les  motifs  moraux  vient  des  milieux 
populaires  plutôt  que  des  milieux  cultivés  ;  du  moins  je  ne  connais 
aucun  moraliste  qui  ait  essayé  d'expliquer  qu'il  fût  plus  criminel 
de  se  tuer  avec  une  corde  qu'avec  un  poignard  ou  un  revolver. 

Ainsi  l'étude  des  mœurs  paraît  bien  suggérer  une  hypothèse 
différente  de  celles  qu'on  propose  d'ordinaire  :  l'aversion  véhémente- 
pour  le  suicide  serait  moins  chose  catholique  que  chose  populaire. 


CHAPITRE    V 
Le  Théâtre    :  Morale  en  paroles  et  Morale  en  action 

Le  théâtre  et  le  roman  reflètent  le  même  dualisme  que  le  droit. 
les  doctrines  et  les  mœurs  ;  mais  les  idées  opposées  se  présentent 
tout  différemment  selon  qu'on  envisage  la  morale  en  parole  ou  la 
morale  en  action. 

Il  y  a  morale  en  parole  chaque  fois  qu'un  personnage  exprime, 
fût-ce  d'un  mot,  une  opinion,  un  sentiment  sur  le  suicide  ou  sur 
un  suicide  ;  il  y  a  morale  en  action  chaque  fois  que  le  personnage 
qui  se  tue,  veut  se  tuer,  conseille  de  se  tuer,  agit  sur  les  sentiments 
des  spectateurs,  est  sympathique  ou  antipathique. 

Dans  tout  ce  qui  est  parole,  morale  simple  et  morale  nuancée 
se  font  à  peu  près  équilibre,  la  morale  simple  étant  seulement  plus 
bruyante  ;  dans  tout  ce  qui  est  action,  la  morale  nuancée  l'emporte, 
pulaire. 


La  morale  en  parole  ;  1)  Le  suicide  est  souvent  condamné  :  c'est  une  lâcheté, 
une  faute  contre  la  famille,  une  faute  contre  la  société  ;  2)  arguments 
nouveaux  :  c'est  une  sottise,  une  mort  de  petites  gens,  une  banalité  démo- 
dée ;  3)  par  contre,  certains  suicides  sont  des  solutions  excusables,  intel- 
ligentes, poétiques,  dignes  d'une  grande  âme,  courageuses,  propres  à  sauver 
l'honneur  ;  4)  la  morale  nuancée  s'affirme  moins  bruyamment  que  sa 
rivale. 

On  reproche  si  souvent  au  théâtre  contemporain  de  pousser  les 
gens  au  suicide  que  je  pensais  y  trouver  à  foison  des  attaques  contre 
la  morale  officielle,  d'ardentes  tirades  en  faveur  de  la  mort  volon- 
taire. Rien  n'a  répondu  à  mes  prévisions  :  drame  poétique,  drame 
bourgeois,  mélodrame,  cinéma-drame  expriment  avec  une  complai- 
sante abondance,  la  morale  officielle  :  le  suicide  est  une  action 
coupable. 


(1)  Je  ne  pouvais  penser  à  lire  tous  les  ouvrages  dramatiques  contem- 
porains :  de  1886  à  1905,  le  Répertoire  d'Otto  Lorenz  indique  plus  de  3800 
pièces  de  théâtre.  Je  m'en  suis  tenu  aux  ouvrages  qui  ont  eu  le  plus  de  succès 
parce  que  ce  sont  les  plus  intéressants  au  point  de  vue  de  la  morale  en  action 
(le  succès  de  l'œuvre  donnant  à  penser  qu'il  y  a  eu  communion  entre  l'auteur 
et  le  public  sur  ce  qui  rend  un  personnage  sympathique  ou  antipathique). 
Mais,  comme  il  n'y  a  pas  de  répertoire  indiquant  avec  précision  le  succès 
des  pièces  contemporaines,  j'ai  pris  le  parti  de  lire,  en  rn'aidant  du  Manuel 
Bibliographique  de  M.  Lanson  et  du  Tableau  de  la  Littérature  française  au 


LA  MORALE   EN   PAROLES  113 

Souvent  les  personnages  expriment  cette  idée  sans  souci  de  la 
justifier,  comme  s'il  s'agissait  d'une  idée  reçue  :  «  Jamais  on  ne 
doit  se  tuer,  dit  Jeanne  à  l'abbesse  de  Jouarre  »  (i).  «  O  funeste 
pensée,  ô  coupable  abandon  I  »  s'écrie  le  choeur  après  le  suicide  de 
Sophonisbe  »  (2).  «  Solution  malpropre  »  déclare  un  personnage  de 
Kistemaekers  (3). 

A  lady  Elbernon  qui  lui  demande  :  «  Pourquoi  ne  vous  tuez- vous 
pas  si  vous  êtes  une  femme  bien  élevée  ?  »  Marthe  répond,  dans 
la  pièce  de  Claudel  :  «  je  ne  puis  faire  ce  crime  »  (4).  —  «  Tout  à 
l'heure  le  meurtre,  maintenant  le  suicide,  le  crime  toujours  I  n 
s'écrie  une  héroïne  de  Bourget  (5)  et  un  personnage  du  Tribun 
dénonce  ces  «  affreuses  théories  de  nihilisme  et  de  crime  »  (6).  Dans 
l'Elévation,  l'amant  d'Edith  lui  fait,  en  mourant,  promettre  d'ac- 
cepter la  vie,  parce  qu'il  n'y  a  pas  «  une  infamie  et  une  honte  com- 
parables à  celle  de  perdre  la  vie  )>  (7). 

Souvent  aussi  les  personnages  reprennent  quelques-uns  des  argu- 
ments que  nous  avons  trouvés  dans  la  morale  écrite  (8). 

De  quelqu'un  qui  s'est  tué  on  dit  :  «  il  était  si  courageux...  Ça 
lui  ressemble  si  peu  ce  qu'il  a  fait  là  »  (9).  A  quelqu'un  qui  parle 


XIXe  siècle  de  M.  Strowsky,  tous  ceux  qu'on  appelle,  d'un  terme  un  peu 
vague,  les  auteurs  connus  :  P.  Adam,  Aderer,  Ancey,  Arnyvelde,  Bataille, 
Bergerat,  Benière,  Tr.  Bernard,  Bernède,  Bernstein,  J.  Bois,  Bordeaux, 
Bourget,  Brieux,  Capus,  Claudel,  Coppée,  Coolus,  de  Croisset,  de  Curel, 
Déroulède,  Descaves,  Devore;  Donnay,  Dorchain,  Fabre,  Fiers  et  Cailhavet, 
France,  Frapié,  Frondaie,  Gavault,  de  Gorsse,  de  Gramont,  Guiches,  Guinon, 
S.  Guitry,  Hermant,  Hervieu,  Jullien.  Kistemaekers,  Lavedan,  Lemaître, 
G.  Leroux,  D.  Lesueur,  de  Lorde,  P.  H.  Loyson,  Maeterlinck,  Magre,  Mar- 
gueritte,  Mirbeau,  Mendès,  Népoty,  Nicodémi,  Nozière.  Ohnet,  Picard,  Parodi, 
Poizat,  Porto-Riche,  M.  Prévost,  J.  Renard,  Richepin,  Rivoire,  Rostand, 
H.  de  Rotschild,  Sardou,  Sée,  Trarieux,  Veber,  Wolf,  Zamacoïs,  etc.  Sentant 
le  premier  tout  ce  qu'une  liste  de  ce  genre  a  d'arbitraire  et  d'incomplet,  j'ai 
lu  en  outre  :  1°  toutes  les  pièces  publiées  par  l'Illustration  théâtrale  de  1904  à 
1914  ;  2°  un  certain  nombre  de  mélodrames  choisis  dans  les  œuvres  de  Bompar 
et  Duchez,  Bonis-Charancle,  R.  Bringer,  Charton,  Dccourcelle,  Demesse, 
Dennery,  Dornay,  Gandillot,  G.  Marot,  J.  Mary,  Morel;  (pour  éviter  de  trop 
longues  recherches,  j'ai  choisi  les  pièces  qui  se  trouvent  à  la  Bibliothèque 
nationale,  qui  malheureusement  n'est  pas  très  riche  sur  ce  point.)  Je  n'indique 
pas  ici  les  éditions  citées  ;  ce  sont  les  éditions  originales,  sauf  pour  les  auteurs 
célèbres  dont  on  a  publié  le  Théâtre  complet.  —  En  ce  qui  concerne  les  «  cinéma- 
drames  >,  la  production,  aujourd'hui  si  réduite,  était  trop  volumineuse  entre 
1912  et  1914  pour  qu'il  me  fût  possible  de  tout  voir  ;  les  diverses  revues  ciné- 
matographiques que  j'ai  consultées  ne  donnant  pas  de  renseignements  précis 
sur  le  succès  des  films,  je  me  suis  contenté  d'un  coup  de  sonde  donné  un  peu 
au  hasard  et  j'ai  lu  les  scénarios,  au  nombre  d'environ  170, déposés  à  la  Biblio- 
thèque Nationale  par  la  maison  Gaumont  entre  1911  et  1914,  (8°  Yf  78) 

(1)  Renan,  L'Abbesse  de  Jouarre,  III,  10.      (2)  Poizat, Sophonisbe,  III,  2. 
(3)  Kistemaeckers,  L'Embuscade,  II,  7.     (4)  Claudel,  L'Echange,  III,  [L'Arbre, 
p.  223).     (5)  Un  cas  de  conscience,  I,  3.     (6)  Le  Tribun,  II,  6.     (7)  Bernstein, 
L'Elévation,   III,    2.     (8)    Sur  l'argument  religieux2   voir   plus   haut  infra, 
«li.  8.     (9)  Rivoiret  Pour  vivre  heureux,  l\t  14. 


1  H  l.l.    TilhATKIO 

Je  Miimlr  <>u  Dépond  :  «  un  homme  comme  loi  ne  pose  pas  de  I.411: 

danger...  Haut  les  oowiri  !  »  j).  «  Je  ne  te  reconnais  pas  là,  toi  si 
forl  - \;  il  faut  «  laitier  ça  aux  cœurs  faibles  »  (3);  ((.toi,  l'homme 
de  l'énergie  et  de  L'action  !...  »  (4).  Parfois  l'intéressé  lui- môme  lait 
I'umîu  de  sa  faiblesse  ;  «  Je  n'impute  pas  à  mon  courage,  dit  M.  de 
Courpière,  mais  à  ma  dépression  physique  et  morale  l'attitude 
dont  tu  veux  bien  me  féliciter  »  (5),  et  un  autre  personnage  d'Abel 
Hermant  :  «  J'ai  eu  deux  heures  de  faiblesse,  j'ai  cru  que. j'allais 
me  tuer  »  (6).  Dans  un  drame  de  Mendès,  le  héros  monologuant 
déclare  :  a  Tu  meurs  parce  que  tu  es  un  poltron  »  (7).  Même  idée 
dans  le  mélodrame  :  Daniel,  injustement  accusé,  mais  ne  pouvant 
prouver  son  innocence,  prend, un  pistolet;  Gavroche  l'arrête  :  «  Tu 
veux  de  tuer,  toi  un  soldat,  c'est  une  lâcheté  !  (8).  Dans  la  Petite 
Mionne,  le  comte  de  Soleure  fait  un  petit  discours  contre  le  suicide  : 
c'est  une  lâcheté,  a  être  malheureux  et  vivre,  voilà  l'héroïsme  »  (9). 

L'idée  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  se  tuer,  quand  il  y  va  du  bon- 
heur des  parents,  de  la  femme  et  surtout  des  enfants,  revient,  elle 
aussi,  fort  souvent  :  «  Se  faire  sauter?  dit  un  personnage  du  Tribun, 
si  on  ne  faisait  sauter  que  soi!  et  ton  père,  et  ta  mère!...  »  (10). 
Dans  Paraître,  Paul,  ayant  tué  l'amant  de  sa  femme,  veut  mourir  : 
«  Ah  I  c'eût  été  complet,  lui  dit  le  Baron,  tu  ne  penses  qu'à 
toi...  »  (11).  Dans  la  Course  du  flambeau,  Didier,  menacé  de  faillite, 
songe  au  suicide  :  Je  veux  croire,  dit  sa  belle-mère,  qu'il  ne  com- 
mettrait pas  «  l'atroce  action  de  rendre  ma  fille  veuve  »  (12),  et  le 
père  de  Didier  déclare  :  nous  avons  eu  la  force  de  le  faire  se  résigner 
à  «  son  vrai  devoir  »  (i3).  Dans  la  pièce  de  Marcel  Prévost,  Pierre, 
ayant  du  avouer  à  Thérèse  qu'il  a  été  un  faussaire,  laisse  entendre 
qu'il  va  se  tuer  :  a  Ce  serait  un  crime  abominable,  pire  que  tout  le 
reste,  s'écrie  Thérèse;  tu  n'as  pas  le  droit!...  c'est  moi  que  tu  vas 
tuer  !  »  (i4).  Près  de  se  tuer,  le  héros  de  l'Echéance  écrit  à  sa  femme  : 
«  C'est  ignoble  de  te  quitter  ainsi  »  (i5). 

Pia,  dans  Severo  Torelli  (16),  Irène  dans  les  Tenailles  (17),  Ma- 
rianne  dans  le  Dédale  (18),  Agnès  dans  Israël  (19)  déclarent  qu'elles 
vivront  à  cause  de  leur  enfant.  Dans  YEnfant  des  Fortifs,  Marie 
Thérèse  dit  :  «  Je  ne  sais  pas  si  une  malheureuse  comme  moi  a  le 
le  droit  de  se  tuer...  mais  sûrement  elle  n'a  pas  le  droit  de  tuer  son 
enfant  »   (20).    Le  cinéma   même   reprend   l'argument  :   Rodriguez,. 


(1)  Bernède,  Sous  Vépaulctte,  V.  5.  (2)  Bataille,  L'enfant  de  Vamour,  11,4. 
(3)  Descaves,  La  saignée,  III,  12.  (4)  Guiches,  Vouloir,  I,  9.  (5)  M.  de 
Courpière,  IV,  7.  (6)  La  belle  Madame  Hébert,  I,  13.  (7)  Justice,  III,  1. 
(8)  Marot,  Gavroche,  V,12.  (9)  Marot,  II,  9.  (10)  Bourget,  Le  Tribun, 
11,6.  (11)  Paraître,  IV,  1.  (12)  II,  5.  (13)  III,  3.  (14)  Pierre  et  Thérèse^ 
III,  9.  (15)  Jullien,  L' Echéance,  I,  2.  (16)  II,  4.  (17)  III,  3.  (18)  IV,  3. 
(19)   II,  7.     (20)  Mary,  L'enfant  des  fortifs,  II,  6. 


LA   MORALE   EN   PAROLES  11£ 

décidé  à  se  tuer,  se  laisse  fléchir  quand  on  lui  montre  son  enfant  ; 
le  Marquis  de  Tréveneucv  injustement  déshonoré,  jure  sur  Je  ber-t 
ceau  de  son  fils  endormi,  de  ne  plus  songer  au  suicide  (i). 

Enfin  l'argument  social  reparaît,  au  théâtre,  sous  diverses 
formes.  Dans  Rome  Vaincue,  Fabius  arrête  Lentulus^prêt  à  se  tuer 
sur  le  corps  d'Opimia,:  «  Pour  finir  en  Romain,  attendez  l'en- 
nemi »  (2).  Le  Vernières  de  Fabre  déclare  :  nous  n'avons  pas  le 
droit  de  nous  tuer,  «  nous  devons  rendre  à  nos  obligataires  les 
sommes  que  nous  leur  avons  fait  perdre  »  (3).  Un  personnage  de 
Tristan  Bernard  renonce  au  suicide  parce  que  sa  peau  appartient 
«  un  peu  »  à  ses  créanciers  (4).  Thibaut,  le  héros  d'Israël,  déclare 
d'abord  qu'il  ne  se  tuera  pas  parce  que  sa  vie  appartient  à  sa 
cause  (5).  J'allais  me  tuer,  dit  Hervert,  quand  j'aperçus  dans  le 
ciel  les  flambeaux  «  les  idées  qui  illuminent  toute  la  conscience  du 
monde  que  j'allais  quitter...  la  pensée  humaine  »  (6).  Dans  la  même 
pièce,  Mme  Bouguet  dit  à  son  mari  que,  s'il  meurt,  elle  le  suivra, 
comme  Berthelot  a  suivi  sa  femme.  —  Quel  crime  s'écrie-t-il.,  et 
notre  œuvre  !  De  nous  dépend  la  guérison  de  milliers  d'êtres  (7). 
Un  film,  le  Bonheur  perdu,  montre  un  lieutenant  de  vaisseau  prêt 
à  se  tuer  parce  que  sa  femme  Ta  abandonné.  Mais  au  moment  où 
il  va  tirer,  l'ordre  de  mobilisation  arrive.  Il  comprend  son  devoir 
et  part. 

A  côté  de  ces  arguments  empruntés  à  la  morale  écrite,  en  voici 
qui  sont  d'un  tour  plus  familier. 

Le  suicide  est  une  sottise.  J'ai  réfléchi,  dit  Gottin  dans  la  Séré- 
nade «  qu'il  était  stupide  pour  un  honnête  homme  de  se  tuer  quand 
les  gredins  restaient  »  (8).  Ceux  qui  se  tuent  par  respect  des  pré- 
jugés «  sont  des  imbéciles  qu'il  faut  plaindre  »  (9).  a  Quelle  bêtise  », 
dit  un  personnage  d'Abel  Hermant  (10),  et  un  personnage  de 
Guiches  :  sottise  énorme  (11).  «  Ah  !  l'imbécile  »,  dit  Octave,  dans 
l'Apôtre,  en  apprenant  le  suicide  de  son  secrétaire  (12).  A  ma  place, 
déclare  l'héroïne  du  Détour,  «  une  imbécile  se  tuerait  »  (i3).  Dans  la 
Rafale,  Lebourg  dit  à  Robert  :  «  Vous,  commettre  cette  sottise  î 
jamais...  je  ne  vous  prêche  pas  le  courage,  je  n'invoque  pas  la 
religion...  mais,  Ghacéroy,  vous  n'êtes  pas  un  imbécile  »  (i4).  Quelle 
belle  journée,  dit  un  des  personnages  de  Gaby,  «  et  dire  que  demain 
nous  lirons  dans  les  journaux  qu'il  y  a  des  imbéciles  qui  se  sont 


(1)  Sur  l'abîme  ;  Le  Marquis  de  Tréveneuc.  (2)  Parodi,  Rome  vaincue, 
V,  19.  (3)  Fabre,  Les  ventres  dorést  IV.  (4)  Le  Costaud  des  Epinettes,  I,  6. 
(5)  Israël,  III,  2.  (6)  Bataille,  Les  Flambeaux,  II,  6.  (7)  III,  13. 
(8)  Jullien,  La  sérénade,  III  8.  (9)  Jullien,  La  poigne,  III.  (10)  La  Bette 
Mme  Hébert,  1, 13.  (11)  Guiches,  Vouloir,  IV,  5.  (12)  Loyson,  L'apôtre,  II. 
(13)  III,  8.     (14)  III,  8. 


116  LE   THÛATRK 

|uéi  s  (i).  l>;tnN  Une  Uçon  à  la  Salpêtrière,  l'interne  Bernard  croyant 
tgue  Glaire,  estropiée,  songe  au  suicide,  lui  dit  :  «  Ah  !  ça  pas  de 
bêtise,  hein  !...  On  guérit  de  tout,  sauf  de  la  mort  »  (3), 

Autre  idée,  le  suicide  est  la  solution  des  petites  âmes,  des  petites 
gens.  Mourir,  dit  Aglavaine  «  oui,  ce  serait  l'idée  des  petits  cœurs 
aveugles  qui  ne  peuvent  prouver  l'amour  que  par  le  mal  »  (5). 
Suzanne  Tillier,  quand  Edmond  hésite  à  lui  dire  qu'il  l'abandonne, 
répond  fièrement  :  «  Me  prends-tu  pour  une  petite  ouvrière  qui  se 
suicidera  parce  que  son  amant  l'abandonne,  Dieu  merci,  je  suis 
d'une  autre  race  »  (4).  De  même  un  personnage  de  Kistemaeck ers 
déclare  :  «  Oh!  calme-toi,  je  ne  vais  pas  me  tuer;  c'est  une  solution 
malpropre  à  laquelle  répugne  une  certaine  qualité  de  carac- 
tère »  (5).  Lorsque  Thyra  annonce  à  son  amant  qu'elle  veut  mou- 
rir, il  s'écrie  :  «  Mais  non,  voyons,  c'est  trop  bête,  tu  vaux  mieux 
que  ça  I  finir  comme  une  grisette  I  Avec  ce  que  tu  avais  d'aspiration 
dans  la  poitrine  »  (6).  «  C'est  bien  grisette,  le  réchaud  »,  dit  aussi 
Juliette  dans  l'Affranchie  (7)  et  M.  de  Courpière,  décidé  à  mourir, 
repousse  le  suicide  en  disant  :  «  Tu  concevrais,  toi,  qu'un  Cour- 
pière finit  comme  une  grisette  »  (8). 

Le  suicide  n'est  pas  seulement  présenté  comme  le  fait  des 
imbéciles  et  des  petites  gens,  il  est  présenté,  à  l'occasion,  comme 
un  fait-divers  banal,  une  solution  «  vieux-jeu  ».  Se  faire  sauter,  dit 
M.  de  Courpière,  «  c'est  trop  banal,  je  trouverais  mieux  »  (9).  «  Si 
tu  meurs,  dit  Gaby  à  Jean,  je  mourrai  aussi.  —  Unis  dans  la  mort, 
répond  Jean...  dernier  fait  divers!...  Quelle  misère  »  (10).  —  Me  tuer, 
moi,  «  comme  un  collégien  »,  s'écrie  Darder,  dans  la  pièce  de 
Coolus  (11).  Dans  Amoureuse,  quand  Germaine  déclare  qu'elle 
veut  en  finir,  Etienne  répond  :  «  Il  ne  te  manquerait  plus  que  de 
finir  en  héroïne  de  roman.  Tu  es  complète  !  »  (12).  «  J'en  étais  venu 
à  songer  au  suicide,  dit  M.  Piégeois,  «  comme  un  amoureux  des 
temps  romantiques  »  (i3).  Dans  une  autre  pièce  de  Capus,  Gorget 
dissuade  Tasselin  de  se  tuer  :  «  Ça  n'arrangerait  irien  de  se  faire 
sauter  la  cervelle...  C'est  démodé.  Ça  ne  se  fait  plus  »  (i4). 

Donc  le  suicide  est  une  faiblesse,  une  faute  contre  la  famille  et 
b  société,  une  sottise,  une  action  de  grisette,  une  banalité  démodée. 
En  face  de  ces  condamnations  véhémentes,  la  morale  nuancée 
allègue  six  arguments  en  faveur  de  certains  suicides. 


(1)  Thurner,  Gaby,  III,  1.  (2)  De  Lorde,  I,  5.  (3)  Aglavaine  et 
Sèlysète,  III,  3.  (4)  Capus,  Mariages  bourgeois,  II,  2.  (5)  L'Embuscade, 
IV,  3.  (6)  Le  Phalène,  I,  6.  (7)  Donnay,  L'Affranchie,  III,  2.  (8)  M.  de 
Courpière,  IV,  7.  (9)  Ibid.,  I,  8.  (10)  Gaby,  III,  6.  (H)  Coolus,  Une  femme 
passa,  III,  6.  (12)  Amoureuse,  II,  6.  (13)  M.  Piégeois,  III,  4.  (14)  Mariages 
Bourgeois ,  IIIt  15. 


LA   MORALE   EN   PAROLES  117 

Premier  argument,  le  suicide  est  parfois  un  pis  aller  excusable  : 
«  S'il  est  d'autres  femmes  qui,  dans  les  mêmes  alternatives,  se 
seraient  comportées  mieux,  dit  Thérèse  dans  le  Réveil,  que  Dieu  me 
juge  en  regard  d'elles!  Pour  moi,  j'ai  fait  mon  possible,  j'ai  fait 
ce  que  j'ai  pu  »  (i). 

Deuxième  argument,  ce  peut  être  une  solution  intelligente  :  «  Si 
l'on  a  connu  à  vingt  ans,  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  dans  l'existence, 
dit  la  Diane  de  Bataille,  le  reste  vaut-il  la  peine  d'être  vécu?  »  (2). 

Troisième  argument,  le  suicide  peut  être  un  dénouement  poé- 
tique :  «  Brûlons-nous  à  notre  double  ardeur,  s'écrie  le  fiancé  de 
Thyra...  appelez  cet  amour-là  un  suicide,  mais  que  ce  soit  un  suicide 
de  joie  »  (3).  Lord  Brandy,  apprenant  qu'Eric  s'est  tué,  s'écrie  : 
«  Quel  drame,  quel  magnifique  spectacle!  C'est  une  chose  de 
beauté  »  (4). 

Quatrième  argument,  le  suicide  est  parfois  le  recours  d'une 
grande  âme.  L'abbesse  de  Jouarre  veut  reprendre  à  «  ses  grandes 
sœurs  païennes  »  les  «  hautes  morts  à  la  façon  romaine  »  (5).  La 
Sophonisbe  de  Poizat  s'assure  un  départ  «  digne  d'une  reine  »  (6). 
Dans  la  Rafale,  Lebourg,  voulant  détourner  Robert  du  suicide,  lui 
explique  que  vivre  est  beau  :  «  Vous  êtes  un  parvenu,  répond  sèche- 
ment Robert  »  (7).  Quand  le  baron  Courtin  essaie  de  faire  croire 
qu'il  va  se  tuer,  Biron  répond,  avec  un  mépris  tranquille  :  a  Poseur, 
va  !...  »  (8).  A  l'héroïne  du  Secret,  qui  parle,  elle  aussi,  de  suicide, 
son  mari  crie  :  «  Menteuse  !  fourbe  !  te  tuer,  toi  !  »  (9).  Dans  le 
Dédale,  Guillaume  (près  de  se  tuer),  dit  à  Marianne  :  «  Laisse  le 
suicide  à  d'autres.  C'est  une  besogne  grossière,  une  œuvre  noire  qui 
ne  sied  pas  à  une  petite  femme  comme  toi  »  (10).  «  Ce  n'est  pas  toi 
qui  te  pendrais,  dit  Germaine  à  Etienne,  la  ficelle  casserait  »  (n). 
Dans  Père  et  Mari,  de  Bergerat,  Mauvilain  ayant  parlé  de  trop  haut 
à  sa  femme,  elle  lui  répond  :  «  Vous  avez  tort,  Monsieur,  de  me 
traiter  ainsi,  je  suis  capable  de  me  tuer  tout  comme  une  autre,  »  et 
Mauvillain,  ému  :  «  Vous  avez  l'âme  fière,  Clotilde  »  (12). 

Cinquième  argument,  le  suicide  est,  en  certains  cas,  le  fait  des 
braves,  la  solution  devant  laquelle  les  lâches  reculent.  «  Ce  malade, 
ce  corrompu,  ce  méchant  qui  n'aurait  pas  le  courage  de  se 
tuer  !  »  (i3),  dit  un  personnage  de  Lavedan.  Quand  l'amant  de 
Blanche  Câline  refuse  de  se  servir  du  revolver  qu'on  lui  tend,  un 
cri  de  mépris  l'accueille  :  «  Est-ce  que  c'est  un  homme,  ça  !  »  (ià). 
A  Georges  qui  lui  demande  :  «  Tu  ne  me  crois  pas  capable  de  me 


(1)  Hervieu,  Le  Réveil  III,  10.  (2)  La  Vierge  folle,  IV,  2.  (3)  Le  Phalène, 
I,  6.  (4)  Abel  Hermant,  Chaîne  anglaise,  II,  19.  (5)  III,  6.  (6)  III,  2. 
(7)  La  Rafale,  III,  7.  (8)  Mirbeau,  Le  foyer,  III,  2.  (9)  Bernstein,  Le 
secret,  II,.14  (10)  Hervieu,  Le  dédale,  V,  9.  (11  )  Amoureuse,  I,  3.  (12)  III,  4. 
(13)  Le  duel,  I,  2.     (14)   Frondaie,  Blanche  Câline,  II,  12. 


lit  LE   THEATRE 

tuer?   »   I n(l   répond  tranquillement  :   «  Tu  ne   te  feras  môme  pas 
une  égratignure...  Tu  liens  hop  à  ta  petite  personne..,.  »  (i).  I 
VAtnour  brode-,  la  mère  d'Emma  déclare  :  «  On  n'a  pas  le  droit  de 
iifcîder,  jimii  enfant.  —  Quelquefois,  répond   Emma,  quand  on 
le  prend,  on  a  du  cœur  »  (2).  Même  note  dans   les  mélodram 
«  Du  courage,  dit  lord  Warney  à  Daniel  qu'il  croit  coupable,  ah! 
vous  en  avez  eu  un  que  je  n'aurais  pas...  Vous  avez- supporte*   la 
vie  »  (3).  La  femme  de  Roger  la  Honte  s'indigne  contre  son  mari   : 
«  Le  lâche,  il  a  peur  de  mourir  !  »  (4).  Quand  Pierre  refuse  d< 
tuer,  la  Goualeuse  s'écrie  :  «  Tu  r'fuseP  Ah!  t'es  lâche!»  (5). 

Dernier  argument,  le  suicide  est  un  moyen  de  sauver  l'honneur  : 
«  Il  me  reste,  dit  Marianne  dans  le  Dédale,  le  moyen  qu'on  a  tou- 
jours d'échapper  à  trop  d'avilissement  »  (6).  Dans  la  Martyre, 
l'Amiral  de  la  Marche  reproche  à  sa  fille  d'avoir  survécu  au  déshon- 
neur. «  Que  pouvait-elle  faire,  dit  la  mère?  —  On  meurt.  On  meurt 
pour  cet  enfant!. ..-on  meurt  pour  que  la  honte  ne  rejaillisse  pas 
sur  lui  comme  elle  rejaillit  sur  l'époux  et  le  père  »,  et  Mme  de 
Lamarche  (la  vraie  coupable),  s'incline  :  «  Oui,  vous  avez  raison, 
mieux  eût  valu  mourir  »  (7)., 

A  juxtaposer  les  arguments  :  le  suicide  est  une  lâcheté,  c'est  une 
preuve  de  courage,  c'est  la  solution  des  petites  âmes;  —  c'est  le 
recours  d'une  grande  âme,  c'est  affaire  de  «  grisette  »;  —  ce  n'est 
pas  affaire  de  «  petite  femme  »;  —  c'est  lamentablement  banal,  c'est 
beau  et  poétique;  —  on  ne  doit  pas  se  tuer  lorsqu'on  a  des  enfants,  on 
doit  se  tuer  pour  sauver  l'honneur  de  ses  enfants,  on  pourrait  avoir 
l'impression  que  les  deux  morales  qui  se  heurtent  sont,  l'une  favo- 
rable, l'autre  hostile  au  suicide.  Mais,  en  réalité,  ce  qui  s'oppose 
à  la  morale  simple,  c'est  bien  toujours  la  morale  nuancée,  car  ce 
qu'admettent  ou  approuvent  les  phrases  qu'on  vient  de  lire,  ce 
n'est  pas  le  suicide,  ce  sont  certains  suicides.  Dans  une  pièce  de 
Coppée,  un  vieux  duc  désabusé  dit  bien  :  «  Le  suicide  me  paraît 
une  action  très  permise  »  (8),  mais  cette  formule  générale  est,  en 
son  genre,  unique.  Partout  ailleurs,  il  s'agit,  ou  bien  de  ne  pas  sur- 
vivre à  un  deuil,  à  une  peine  d'amour,  ou  de  hâter  le  dénouement 
d'une  maladie  incurable,  ou  d'éviter  une  condamnation;  nulle  part 
je  n'ai  trouvé  une  apologie  du  suicide,  une  fîère  affirmation  du 
droit  à  la  mort. 

C'est  donc  bien  la  morale  nuancée  qui  s'affirme.  Mais,  quoi  que 
les  arguments  aient  l'air  de  se  faire  équilibre,  il  me  semble  qu'elle 
s'affirme  moins  bruyamment  que  sa  rivale,  avec  moins  d'assurance. 


(î)  Germain  et  Trébor,  Fred,  I,  10.  (2)  De  Curel,  L'amour  brode,  I,  2. 
(3)  Dornay,  Gavroche,  V.  9.  (4)  Mary  etGrisier,  Roger  la  Honte,  I,  8.  (5)  Marot 
La  Goualeuse,  III,  7.  (6)  Hervieu,  Le  Dédale,  IV,  3.  (7)  Dennéry,  La 
Martyre,  IV,  1.     (8)  L'homme  et  la  Fortune,  l,  5. 


LA   MORALE    EN   ACTION    -  119 

Les  adversaires  du  suicide  disent  sans  détours  et  sans  ménage- 
ments :  le  suicide  est  une  «  action  atroce  »,  une  «  pensée  abomi- 
nable »,  un  «  crime  ».  En  face  de  ces  déclarations,  on  s'attend  & 
des  réfutations  ironiques,  tout  au  moins  à  ce  ton  de  blague  légère 
qui,  dans  le  théâtre  contemporain,  attaque  parfois  si  dangereuse- 
ment les  idées  morales  les  plus  vivantes.  Rien  de  tel.  Pas  une  objec- 
tion, pas  un  mot  de  critique  sérieuse  ou  égayée.  L'idée  même  qu'il 
y  a  suicide  et  suicide  est  partout  sous-entendue,  elle  n'est  formulée 
nulle  part.  On  cherche,  dans  les  drames  en  vers,  une  théorie  du 
suicide  mondain,  quelque  tirade  enflammée  exaltant  la  beauté  du 
suicide  d'amour.  On  cherche  en  vain.  Tout  ce  qu'on  trouve,  ce  sont 
les  déclarations  que  j'ai  citées.  Je  n'ai  pas  eu  à  les  abréger.  Dans 
l'ensemble,  elles  sont  menues  et  discrètes.  Tandis  que  la  morale 
simple  s'affirme  fièrement,  l'autre  se  cache  et,  lorsqu'elle  se  laisse 
voir,  a  parfois  l'air  de  se  trahir. 


II 

La  morale  en  action  ;  triomphe  de  la  morale  nuancée  :  1)  il  est  extrêmement 
rare  que  le  suicidé  soit  odieux  ou  antipathique  en  tant  que  suicidé  ;  2)  il 
est  sympathique  lorsqu'il  y  a  suicide  altruiste,  suicide  d'amour,  suicide 
destiné  à  sauver  l'honneur,  suicide  destiné  à  expier  ;  parfois  apparaît 
l'idée  que  le  coupable,  en  cas  de  suicide,  peut  être  autre  que  le  suicidé. 
3)  Contraste  entrs  la  morale  en  paroles  et  la  morale  en  action. 

Si  l'on  étudie  la  morale  en  action,  l'impression  est  bien  diffé- 
rente :  la  morale  nuancée  triomphe  avec  éclat. 

Rien,  il  y  faut  prendre  garde,  rien  ne  serait  plus  facile  à  un 
auteur  dramatique  que  de  donner  corps  et  vie  aux  arguments  de  la 
morale  simple.  Il  n'aurait  qu'à  montrer  une  petite  âme,  une  âme 
débile  qui,  de  chute  en  chute,  roule  jusqu'au  suicide,  ou  encore  le 
suicide  d'un  père  de  famille  réduisant  les  siens  à  la  détresse  morale 
et  matérielle,  celui  d'un  grand  industriel  ruinant  des  centaines 
de  familles  ouvrières.  Or,  ces  spectacles,  que  la  morale  en  paroles 
semble  annoncer,  le  théâtre  ne  nous  les  offre  guère.  Une  comédie, 
la  Suicidette,  raille  les  petites  grisettes  qu'un  rien  engage  au  sui- 
cide, qu'un  rien  en  détourne.  Mais  elle  les  raille  gentiment,  sans 
que  l'idée  apparaisse  une  fois  qu'il  y  a  faute  à  se  tuer  (i).  UEco- 
lière,  de  Jean  Jullien,  aux  prises  avec  la  vie,  pense  une  fois  à  son 
père  et  ne  peut  s'empêcher  de  dire  :  «  Aussi,  pourquoi  s'est-il 
tué?  (2).  »  Mais  ce  mot  est  singulier.  Unique  aussi,  me  semble-t-il, 
est  le  suicide  qui  termine  Ménages  d'artistes  et  qui  paraît  surtout  la 
conséquence  de  la  médiocrité  morale  du  héros  (3).  Il  arrive  qu* 
■des   coquins  se  tuent  sans   cesser  d'être  des   coquins,   sans   que  et 


(1)  Gravier,  La  suicidetle,  P.  1907.     (2)  UEcolière,  I.     (3)  Brieux,  III,  12. 


120  LE   THÉÂTRE 

suicide  1rs  relève  à  "<>s  veux,  mais  c'est  rare,  et  leur  fin  tragique  esl 
présentée  comme  un  châtiment  plutôt  que  comme  un  dernier  crime. 
|«s  pe  vois  d'exemple  vraiment  net,  en  sens  contraire,  que  dans  un 
mélodrame  <!<•  Jules  Mary  (i)  et  dans  des  cinédrames  (a).  Danf 
l'ensemble,  la  morale  simple  ne  s'affirme  donc  guère  :  il  y  a 
des  personnages  qui,  après  avoir  expliqué  qu'ils  ne  se  tueront  pas, 
tiennent  parole  et  sont  sympathiques;  il  n'y  a  pas  de  personna^e- 
qui  soient  odieux  parce  qu'ils  se  tuent  et  il  n'y  en  a  presque  pas 
qui,  en  se  tuant,  demeurent  tout  à  fait  odieux. 

Au  contraire,  ce  que  le  théâtre  contemporain  nous  présente  à 
chaque  instant,  ce  sont  des  personnages  sympathiques  qui  se  tuent 
ou  veulent  se  tuer  ou  encore  des  personnages  antipathiques  qui,  se 
tuant  ou  voulant  se  tuer,  deviennent  moins  antipathiques.  Mais  il 
s'en  faut  que  les  suicides  qui  appellent  ainsi  notre  sympathie  soient 
des  suicides  quelconques;  les  cas,  qui  d'abord  paraissent  innom- 
brables, se  ramènent  vite  à  quatre  types  :  suicide  altruiste,  suicide 
d'amour,  suicide  destiné  à  sauver  l'honneur,  suicide  destiné  à  expier. 

Premier  type  :  la  Sélysette  de  Maeterlinck,  4a  Cavalière  de 
Richepin  (3)  se  tuent  pour  que  leurs  amants  puissent  épouser  celles 
qu'ils  aiment.  Georges,  dans  VHerminie  de  Bergerat  (4),  l'Amiral 
Kerguen,  dans  Smilis  (5),  meurent  de  même  pour  que  leurs  femmes 
soient  heureuses;  Valcor,  coupable,  mais  magnanime,  se  tue  de  peur 
d'être  un  obstacle  au  bonheur  de  sa  fille  (6);  d'Angerville,  ruiné, 
songe  à  son  enfant  et  dit  :  a  Je  n'ai  plus  qu'une  assurance  sur  la 
vie...  En  sorte,  mon  cher,  qu'il  faudrait...  Bahl  ça  peut  se 
faire  »  (7).  Tous  sont  sympathiques.  Les  suicides  de  ce  genre  sont 
fréquents  dans  le  mélodrame.  La  duchesse  d'Orvilliers.  Robin  Cos- 
teau  se  livre  pour  sauver  leur  enfant  (8);  Pierre  Pascal  se  frappe 
d'un  coup  de  couteau  pour  que  son  fils  soit  dispensé  du  service 
militaire  comme  fils  de  veuve  (9);  Suzanne  de  Croix- Vitré  se  tue 
pour  assurer  le  bonheur  de  sa  fille  (10);  Hubert,  accusé  d'assassinat, 
meurt  pour  sauver  le  vrai  coupable,  son  .frère  (11).  Dans  un  ciné- 
madrame,  un  financier  ruiné  se  tire  un  coup  de  revolver  pour  que 
sa  femme  puisse  se  refaire  une  vie  et  être  heureuse.  Elle  le  sauve 
et  se  met  à  l'aimer  (12). 

Le  héros  de  la  Nouvelle  Idole  se  sacrifie  pour  expier,  et  aussi  pour 
savoir,  pour  être  utile  au  genre  humain.  II  trouve  le  sacrifice  «  une 


(1)  La  bête  féroce,  VIII,  9.  (2)  Sur  le  rail,  Main  de  fer;  dans  La  Voix 
brisée,  le  héros  va  de  l'alcoolisme  au  suicide.  (3)  Aglavaine  et  Sélysette,  V  ; 
La  Cavalière,  (scène  dern.)  (4)  III,  6.  (5)  Aicard,  IV,  6,  7.  (6)  Dan.  Le- 
sueur,  Le  masque  d'amour,  (se.  dern.)       (7)    Fabre,   Les  ventres   florès,   IV. 

(8)  Bompar  et  Duchez,  Sacrifice,   IV,  5.  ;   Richepin,  Les    Truands,    IV,  10, 

(9)  Demesse,  La  fleuriste  des  Halles,  I,  16.     (10)    Mary,  La  beauté  du  diable1 
IV,  2.     (11)  Mary,  La  bête  féroce t  1,  5.     (12)  La  puissance  du  malheur. 


LA  MORALE   EN   ACTION  121 

chose  monstrueuse  »  et  il  se  tue  (i).  La  petite  sœur  de  charité,  qui 
donne  sa  vie  en  gros  au  lieu  de  la  donner  en  détail,  se  dévoue  au 
même  idéal.  Un  film,  l'Ennui  de  vivre  montre  le  vicomte  d'Elly 
succombant  à  l'ennui  et  prêt  à  se  tuer;  mais  trouvant  cette  fin 
indigne  de  lui,  il  va  s'offrir  à  un  savant  désireux  d'expérimenter 
un  sérum  peut-être  mortel.  Dans  un  autre  cinémadrame,  un 
médecin,  tué  lentement  par  les  rayons  A,  songe  un  instant  à  quitter 
son  laboratoire  pour  aller  vivre  avec  celle  qu'il  aime.  Mais  bientôt 
il  se  ressaisit  et  revient  à  la  mort  comme  à  un  devoir  (2). 

Le  suicide  patriotique  est  exalté  dans  un  mélodrame  où  l'on 
voit  le  corps  de  Beaurepaire  traverser  la  scène  dans  une  espèce 
d'apothéose  (3). 

Il  y  a  encore  quelque  chose  d'altruiste  dans  le  suicide  de  ceux 
qui  se  tuent  pour  ne  pas  survivre  à  une  personne  aimée.  Cela  est 
commun  dans  le  mélodrame  :  «  Si  je  perdais  ma  fille,  je  me  ferais 
tuer  »,  «  si  mon  enfant  meurt,  je  mourrai,  »  disent  les  personnages 
sympathiques  (4).  Dans  Le  Maître  d'Armes,  la  mère  de  Ghalopin 
se  tue  lorsqu'on  lui  rapporte  le  corps  de  son  fils  noyé  (5).  L'héroïne 
du  Torrent  préfère  le  suicide  à  la  douleur  de  vivre  loin  de  ses 
enfants  (6).  Croyant  sa  sœur  perdue,  Gigolette  s'écrie  :  «  Je  vas 
me  fiche  à  l'eau,  tiens  !  (7).  »  Dans  les  Frères  d'armes,  de  Catulle 
Mendès,  Martian  prend  son  pistolet  pour  se  tuer  si  son  frère  d'armes 
est  fusillé  (8). 

Deuxième  type  :  ceux  que  l'amour  pousse  au  suicide  sont  tou- 
jours sympathiques.  Trahis,  abandonnés,  repoussés,  séparés  de  ce 
qu'ils  aiment,  les  amants  parlent  pour  le  moins  de  se  tuer;  c'est  ce 
que  font  Liane  et  Poliche  dans  les  pièces  de  Bataille  (9),  Lucienne 
dans  Cœur  à  Cœur  (10),  Juliette  dans  l'Affranchie  (11),  Marguerite 
dans  l'Invitée  (12),  François  dans  Chacun  sa  vie  (i3),  Philippe  dans 
Vouloir  (i4),  Irène,  le  Prince  Jean,  Sibérac  dans  les  pièces  d'Her- 
vieu  (i5),  Germaine  dans  Amoureuse  (16),  Hélène  Ardouin  (17), 
Vareine  dans  les  Marionnettes  (18).  Toutes  ces  déclarations  :  je  me 
tuerai,  je  sais  ce  que  j'ai  à  faire,  sont  si  nombreuses,  si  banale^ 
qu'on  les  tourne,  au  théâtre  même,  en  ridicule  :  «  Je  me  tuerais... 
ou,  du  moins,  je  ne  danserais  pas  de  l'hiver  »  (19).  Mais  ce  qu'on 


(1)  III,  2.  (2)  La  lumière  qui  tue.  (3)  Mary,  La  chanson  du  pays,  IV,  I. 
(4)  Marot,  Le  prix  du  sang,  I,  4  ;  Mary,  Le  Maître  d'armes,  I,  7.  (5)  III, 
se.  dern.  (6)  Donnay,  Le  torrent.  (7)  Decourcelle,  Gigolette,  VII,  5. 
(8)  III,  6.  (9)  L'enfant  de  l'amour,  II,  4  ;  Poliche,  II,  4.  (10)  Coolus, 
II,  9.  (11)  Donnay,  III,  2.  (12)  De  Curel,  III,  3.  (13)  Guiches  et  Gheusi, 
I,  8.  (14)  Guiches,  IV,  3.  (15)  Les  tenailles,  II,  3.  Le  réveil,  II,  2  ;  Connais- 
toi,lll,  6.  (16)  II,  6.  (17)  Capus,  IV,  7.  (18)  P.  Wolf,  I,  9.  (19)  Donnay, 
La  bascule,  II,  2  ;  cf.  Gavault,  Le  bonheur  sous  la  main  :  les  principaux  per- 
sonnages parlent    tout  le  temps  de  se  tuer. 


V22  i.i;  tiikathk 

raille,  ce  nVst  pas  la  sottise  ou  la  faiblesse  de  ceux  qui  se  tuent, 
c'esl  l'insineérité  de  ceux  qui  parlent  du  suicide  sans  y  songer  pour 
de  Ik)ji.  La  raillerie  s'arrête  dès  qu'il  y  a  désir  ou  projel  sérieux. 
«  Ce  qu'elles  ont  de  redoutable,  dit  un  personnage  de  Brieux,  i 

ijiic  quelquefois  elles  se  tuent  {tour  de  bon  (i)  »  :  ainsi  font  Daniel 
dans  T-on  Sang,  Diane  dans  la  Vierge  jolie,  Loulou  dans  la  Femme 
nih\  Maria  dans  Ange  Bosani  (2),  Jacques  dans  Vers  l'Amour  (3), 
Rémillot  dans  l'Apôtre  (4),  Guillaume  dans  le  Dédale  (5), 
l'héroïne  de  ta  Rampe  (6),  Roche-Aiglon  dans  la  Gueuse  (7), 
Jeanne  dans  le  Train  numéro  6  (8).  Des  cinémadrames  nous 
montrent  un  aviateur,  trahi  par  sa  rriaîfresse,  mettant  le  feu  à  son 
avion,  une  femme  repoussée  se  jetant  à  la  rivière  «  qui  l'enveloppe 
dans  une  caresse  dernière  »  (9).  Non  seulement  les  personnages 
qui  se  tuent  ainsi  sont  sympathiques,  mais  leur  suicide  même  sert 
à  les  rendre  tels.  On  les  approuve  de  se  tuer,  on  le  leur  conseille 
presque  :  a  Alors,  pour  une  femme  comme  moi,  dit  Juliette  aban- 
donnée, il  n'y  a  qu'à  se  tuer  ou  à  prendre  un  amant?  —  Dame  oui, 
répond  Roger  »  (10).  Quand  oh  lui  ramène  son  amie,  retirée  de 
la  Seine,  le  héros  des  Hannetons,  dit  avec  mélancolie  :  «  Son 
suicide,  c'est  un* sacrement  (u).  » 

La  même  sympathie  va  à  ceux  qui  veulent  mourir  ou  meurent 
pour  ne  pas  survivre  à  ce  qu'ils  aiment,  Enguerrande,  dans  la  pièce 
de  Bergerat  (12),  Militza  dans  Pour  la  Couronne  (i3),  Geneviève  dans 
le  drame  de  Mendès  (i/i),  Floria  dans  la  Tosca  (i5),  Alladine  et  Palo- 
mides.  Dans  des  mélodrames,  la  Goualeuse,  l'honnête  Ketty  offrent 
à  leur  ïamant  de  ne  pas  lui  survivre  (16).  Dans  la  Petite  Amie  de 
Brieux,  André  suit  sa  maîtresse  dans  la  mort  sans  en  avoir,  semble- 
t-il,  grande  envie,  mais  parce  qu'un  refus  lui  paraîtrait 
inélégant  (17). 

Sympathiques  encore  ceux  qui  se  tuent  pour  ne  pas  survivre 
à  une  désillusion  sur  la  personne  aimée  :  Blanche  Câline  décide  de 
se  tuer  quand  elle  apprend  que  son  amant  s'est  procuré  de  l'argent 
d'une  façon  malpropre  (18).  Dans  un  mélodrame  de  MaTy,  Pierrette, 
dès  qu'elle  a  la  preuve  que  son  amant  est  un  assassin,  se  jette  à 
l'eau  (19).  De  même  Ketty  renonce  à  la  vie  lorsqu'elle  sait  que  celui 
qu'elle  aime  est  le  fameux  Jack  l'éventreur  (20). 


(1)  Les  Hannetons,  III,  2.  (2)  Bergerat,  se.  dern.  (3)  Gandillot,  se. 
dern.  (4)  P.  H.  Loyson,  II,  1.  (5)  Hervieu,  V,  12.  (6)  H.  de  Rotschild, 
V,  5  ;  Cf.  Magre,  Comediante  ;  Hermànt,  La  Belle  Mme  Hébert,  se.  dern. 
(7)  Mary,  I,  1.  (8)  Marot,  IV,  3.  (9)  La  force  de  l'argent,  Le  cœur  et 
l'argent  ;  Cf.  L'enfant  sur  les  flots,  La  Perle  égarée.  (10)  Donnay,  III,  2. 
(ll)Brieux,  III,  2.  (12)  Enguerrande,  VI,  7.  (13)Sc.dern.  (14)  Justice,  se. 
dern.  (15)  Se.  dern.  (16)  Marot.  La  Goualeuse,  111,7;  JackVèventreur,  III,  11. 
(17)  III,  se.  dern.  (18)  Frondaie,  Blanche  Câline,  II,  18.  (19)  La  bête  féroce, 
II,  5.     (20)  Jack  Véventreurr  III,  11. 


LA   MORALE    EN   ACTION  123 

Après  l'amour,  l'honneur.  Ceux  qui  se  tuent  pour  le  sauver 
plaisent,  soit  qu'ils  couronnent  une  vie  vertueuse,  soit  qu'ils 
réparent  une  vie  criminelle. 

La  femme  déshonorée  ou  sur  le  point  de  l'être  doit  pour  le 
moins  songer  à  la  mort.  Annette  séduite,  enceinte  et  craignant  de 
n'être  pas  épousée,  s'écrie  :  «  Je  n'ai  qu'à  me  tuer  s'ils  ne  veulent 
pas  de  moi  !  »  (i)  Catherine,  dans  le  même  cas,  s'empoisonne  (2). 
Pia,  s'étant  donnée  au  tyran  pour  sauver  son  époux,  se  reproche 
d'avoir  survécu  :  «  Oui,  me  tuer  après,  oui,  j'aurais  dû  le 
faire  (3).  »  Cordelia,  violée  par  Orso,  s'indigne  de  n'avoir  pas  eu 
le  courage  de  se  tuer  (4).  «  Si  vous  me  touchez,  crie  l'Herminie 
de  Bergerat,  je  me  jette  par  cette  fenêtre  »  (5).  «  Ne  me  touchez 
pas  où  je  me  jette  à  l'eau  !  »  dit  Mélisande  à  Golaud  (6).  Dans  le 
Capitaine  Fracasse,  de  Bergerat,  Isabelle,  menacée  par  Vallom- 
breuse,  prend  un  poignard  pour  s'en  frapper  (7).  Un  film  représente 
l'histoire  de  Lucrèce,  et  le  programme  vendu  aux  spectateurs  leur 
rappelle  que  «  comme  la  pureté  de  Jeanne  d'Arc,  la  chasteté  de 
Lucrèce  fait  partie  du  trésor  moral  de  l'humanité  »  (8).  Enfin,  des 
héroïnes  sympathiques  préfèrent  la  mort  à  l'avilissement  :  dusse- je 
finir  par  le  suicide,  «  je  ne  me  vendrai  pas  »,  dit  une  héroïne  de 
Brieux  (9).  Dans  la  Suicidette,  Henriette  décide  de  se  tuer  parce 
qu'elle  se  croit  abandonnée,  mais  elle  s'arrangera  pour  faire  croire 
qu'elle  est  morte  parce  qu'elle  avait  des  dettes,  plutôt  que  de  se 
laisser  entretenir  :  «  Alors,  une  fois  que  je  serai  macchabée,  tout 
le  quartier  dira  :  cette  petite  Henriette,  quel  désordre,  mais  brave 
fille  !  Elle  a  préféré  la  mort  à  la  confiture  »  (10). 

Il  est  classique  d'avoir  recours  au  suicide  pour  éviter  la  honte 
d'une  condamnation  ou  d'une  peine  infamante.  C'est  particulière- 
ment fréquent  dans  les  mélodrames,  où  les  crimes  de  droit  commun 
sont  si  nombreux.  Ainsi,  dans  le  Fille  du  Sergot,  une  mère  cou- 
pable rachète  un  peu  une  vie  criminelle  en  se  tuant  plutôt 
que  d'être  traînée  devant  les  tribunaux  (11).  Dans  le  Prix  du  sang, 
un  médecin  militaire,  entraîné  au  crime  par  une  femme,  a  un 
sursaut  d'honneur  et,  démasqué,  se  tue  (12).  Dans  la  Goualeuse, 
Pierre,  fils  naturel  abandonné  par  des  parents  riches,  devient  un 
voleur,  puis  un  assassin.  On  le  voit  revenant  lentement  au  bien. 
Une  fois  converti,  il  se  tue  pour  que  la  honte  de  sa  condamnation 
ne  retombe  pas  sur  sa  famille  (i3). 

Non  seulement  ces  criminels  se  tuent,  mais  leur  entourage  les 


(1);  Maternité,  de  Brieux,  I,  5.  (2)  Mary  et  Grisier,  Le  Maître  d'armes, 
IV.  4,  (3)  Severo  Torelli,  II,  4.  (4)  Sardou,  La  Haine,  II,  4.  (5)  Herc- 
minie,  III,  6.  (6)  Pelléas  et  Mélisandre,  I,  2.  (7)  III,  10.  (8)  La  mort  de 
Lucrèce.  (9)  La  femme  seule,  II,  10.  (10)  La  suicidette,  P.  1908,  p.  15.  (11) 
Marot,  V,  8.     (12)  V.  9.     (13)  V.  8. 


124  EJI    THÉÂTRE 

pousse  à  la  mort.  Dans  les  Deux  noblesses,  on  raconte  que  le  pi 
d'Aurec,  arrêté,  s'est  fait  sauter  la  cervelle,   «  II  a  bien  fait,   »  dit 
son  petit-fils,  et  la  Princesse    :  «  Très  bien,  c'est  le  dernier  conseil 

que  je  lui  aie  donné  »  (i).  Dans  le  Hepas  du  lion,  Prosper  déclare 
nette^nent  que  son  frère  n'a  qu'à  mourir  :  «  S'y  recule,  rien  ne 
m'empêchera  de  parler  »  (2).  Rolande,  dans  la  pièce  de  G  ra  m  mont, 
donne  à  son  père  l'ordre  de  se  tuer  (3).  Même  morale  dans  les  mélo 
drames  :  la  Goualeuse,  Ketty,  qui  représentent  la  vertu,  poussent  leurs 
amants  coupables  au  suicide  (4);  Dimmlcr  conseille  à  sa  complice 
de  mourir  avec  lui  (5);  le  comte  de  Soleure  apporte  du  poison  à 
sa  femme  (6)  ;  le  comte  de  Lussanx  offre  à  sa  soeur  le  choix  entre 
le  suicide  et  la  Cour  d'assises;  le  comte  de  Lagardère  écrit  à  >sa> 
femme,  coupable  d'infanticide,  qu'au  lieu  de  la  dénoncer  tout  de 
suite,  il  lui  laissera  le  temps  de  se  tuer  :  «  S'il  reste  au  fond  de  votre 
âme  un  peu  de  dignité,  je  trouverai  la  maison  en  deuil  »  (7). 
Robert  de  Vernière  dit  à  son  frère,  arrêté  pour  assassinat  :  «  Tiens, 
va  te  tuer,  malheureux!  au  nom  de  notre  gère,  je  te  l'ordonne  »  (8). 
En  général,  les  criminels  qui  reçoivent  de  tels  ordres  s'y  sou- 
mettent. Ceux  qui  s'y  dérobent,  Marthe  dans  le  Prix  du  Sang  (9), 
la  comtesse  de  Soleure  dans  la  Petite  Mionne  (10),  sont  des  scélérats 
endurcis  qui,  par  ce  refus,  sont  encore  plus  odieux.  Au  cinéma r 
on  empêche  les  criminels  particulièrement  infâmes  de  se  frapper 
eux-mêmes,  de  peur  sans  doute  qu'un  suicide  ne  diminue  l'horreur 
qu'ils  inspirent  (11), 

De  même  qu'on  se  tue  pour  échapper  au  bagne,  à  l'échafaud, 
on  meurt  pour  éviter  le  scandale.  Surpris  avec  sa  belle-mère,  Jean, 
dans  les  Antibel,  se  tue  (12).  Dans  la  Meute,  d'Abel  Hermant,  Lans- 
pessa,  s 'étant  procuré  de  l'argent  d'une  façon  malpropre,  décide  de 
faire  «  ce  qu'on  fait  quand  on  est  dans  une  situation  sans  issue  ». 
C'était  «  le  plus  crâne,  le  plus  propre  de  nous  tous,  dit  Marthe). 
I!  a  su  ce  qu'il  lui  restait  à  faire  »,  et  Rennequin,  se  tournant  vers 
Sermione,  aussi  coupable  que  Lanspessa,  dit  froidement  :  «  Une 
leçon...  pour  d'autres  »  (i3).  Dans  Gavroche,  le  héros  Daniel,  soup 
çonné  d'avoir  vole,  ne  craint  pas  une  condamnation  :  il  n'y  a  pas 
de  preuves  matérielles  et  ses  camarades  ont  arrangé  l'affaire.  Lord 
Warney  ne  lui  en  conseille  pas  moins  et  nettement  de  se  tuer  (i4). 
Dans  des  cinémadrames,  l'affichage  au  cercle  est  considéré  comme 
entraînant  presque  nécessairement  le  suicide  (i5). 

Des  innocents  même  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  :  Yvonne,  qui 


(1)  Lavedan,  III,  se.  dern.  (2)  V,  5.  (3)  Rolande,  IV,  3.  (4)  La  Goua- 
leuse, III,  7  ;  Jack  Véventreur,  III,  11.  (5)  Marot,  Le  prix  du  sang,  V.  2. 
(6)  La  petite  Mionne,  V.  3.  (7)  Dornay,  La  marchande  de  fleurs,  V  et  1,2. 
(8)  Marot,  Casse  Museau,V.  9.  (9)  V.  2.  (10)  V.  3.  (11)  Le  roman  d'un 
mousse,  Le  mystère  des  roches  de  Cador.  (12)  Se.  dern.  (13)  IV,  6  et  10. 
(14)  Dornay,  V,  9.     (15)  Main  de  fert  Le  roman  d'un  mousse. 


LA  MORALE   EN   ACTION  125 

s'est  chargée  d'un  crime  pour  sauver  la  mémoire  de  sa  mère,  refuse 
de  survivre  à  sa  honte  (i).  Dans  le  drame  de  Déroulède,  Hoche,  inno- 
cent, mais  ne  pouvant  prouver  son  innocence,  se  tue  (2).  Dans  un 
cinémadrame,  le  Marquis  de  Tréveneuc,  injustement  condamné, 
préfère  la  mort  au  bagne  (3),  Parfois,  des  innocents  se  tuent  pour 
se  soustraire  à  la  seule  flétrissure  d'un  soupçon,  Paul,  dans  La 
Danse  devant  le  miroir  (4),  le  Père  Jean  dans  Pour  la  Patrie  (J5)!, 
Karloo  dans  Patrie  (6). 

Le  suicide  n'est  pas  seulement  un  moyen  d'éviter  la  honte,  c'est 
une  expiation,  presqu'une  réparation.  Un  film  représente  le  suicide 
d'un  bandit.  L'image  disparue,  on  lit  sur  l'écran,  en  guise  de 
conclusion  :  «  La  justice  des  hommes  est  satisfaite  (7).  »  Bien  des 
personnages  s'inspirent  de  cette  idée.  Dans  la  Marche  nuptiale, 
Grâce  de  Plessans  dit  à  son  amie  :  «  Je  me  punirai  (8)  »,  et  elle  meurt- 
Dans  les  Fossiles,  le  vieux  duc,  après  avoir  tout  avoué  à  son  fils, 
ajoute,  «  subitement  calme  et  hautain  »  :  «  Maintenant,  si  tu  veux 
que  je  meure,  je  suis  prêt  (9).  »  Dans  Les  Paroles  restent,  Nohan 
dit  à  la  jeune  fille  qu'il  a  calomniée  :  «  Voulez-vous  que  je  me 
tue?  (10).  »  Dans  Simone,  Sergeac,  qui  a  jadis  tué  sa  femme, 
l'avoue  à  sa  fille  et  lui  dit  :  «  Si  tu  veux  que  je  disparaisse,  [je, 
disparaîtrai  (n).  »  Golaud,  après  avoir  frappé  Pelléas  et  Mélisande, 
Michel,  après  avoir  causé  la  mort  de  son  fils,  veulent  mettre  fin  à 
leur  vie  (12). 

Cette  idée  que  la  mort  expie  et  rachète  est  si  forte  que  certains 
personnages  se  décident  à  commettre  un  crime  en  prenant  la  déci- 
sion de  ne  pas  y  survivre.  L'abbesse  de  Jouarre  se  sentirait  avilie 
si  elle  ne  mourait  pas  après  s'être  donnée  à  d'Arcy.  Un  personnage 
de  Bergerat  dit  sans  détours  :  «  On  a  toujours  le  droit  de  tuer  si 
on  se  tue  soi-même  après  (i3).  »  Pia,  dans  Severo  Tofelli,  Guil- 
laume, dans  le  Dédale,  Roche- Aiglon,  dans  la  Gueuse  (i4),  appli- 
quent cette  formule  :  ils  tuent  et  se  tuent.  Dans  un  cinéma- 
drame(  i5),  le  grand  savant  Daly  découvre  que  le  père  de  son  futur 
gendre  est  un  voleur  et  un  traître  :  pour  que  sa  fille  l'ignore  et 
puisse  être  heureuse,  il  décide  de  le  tuer,  mais  meurt  avec  lui  : 
le  suicide  rachète  le  crime. 

Enfin,  on  retrouve  au  théâtre  l'id<ée  que  lorsqu'il  y  a  suicide, 
il  peut  y  avoir  une  autre  responsabilité  que  celle  du  suicidé.  Des 
pièces  comme  Sévérité,  de  Frapié  ou  Bagnes  d'Enfants  de  Lorde, 


(1)  P.  et  J.  Ferrier,  Yvonic,  III,  5.  (2)  La  mort  de  Hoche,  se.  dern.  (3)  Le 
Marquis  de  Tréveneuc.  (4)111,2.  (5)  Morel,  II,  5.  (6)  Sardou,  V,  se.  dern. 
(7)  Le  secret  du  forçat.  (8)  Se.  dern.  (9)  III,  5.  (10)  II,  6.  (11)  Brieux, 
II,  9.  (12)  V,  1  ;  Porto-Riche,  Le  vieil  hommel  V.  17.  (13)  Herminic, 
IV,  3.     (14)  Mary,  It  1.     (15)  Le  crime  enseveli. 


K>n1  faitei  de  manière  à  laitier  l'impression  que  les  paient 
éducateurs  trop  Bévèrea  sont  recponsablep  <lu  suicide  d autrui, 
personnages  s'affolent  à  Vidée  qu'ils  pourraient  être  eau 
mort  volontaire.  Dans  le  Voleur,  Marie-Louise  supplice  Fernand  de 
De  pas  se  tuer  pour  ne  pas  lui  laisser  un  remords  (i).  Dans  la  Gaminet 
de  Veber,  un  commissaire  de  police  raconte  qu'il  a  fait  une  l 
damner  une  ivrognesse  pour  insultes  aux  agents  :  a  Savez-vous  ce 
qu'elle  a  inventé  pour  se  venger  de  moi?  Aussitôt  libérée,  elle  est 
allée  se  jeter  dans  le  canal  près  de  mon  commissariat.  Depuis,  j'ai 
toujours  peur  d'un  drame  analogue,  aussi  je  préfère  relaxer  (2).  » 
Dans  le  Vieil  homme,  Michel  veut  se  tuer  parce  qu'il  se  sent  res- 
ponsable du  suicide  de  son  fils  (3).  C'est  ce  sentiment  de  respon- 
sabilité qui  rend  possible  ce  qu'un  personnage  de  Guiches  appelle 
le  «  chantage  au  suicide  »..  En  général,  ceux  qui  menacent  les 
autres  de  se  tuer  ne  sont  pas  sympathiques.  D'abord  on  a  des 
doutes  sur  leur  sincérité.  Comme  dit  un  personnage  de  la  Danse 
devant  le  miroir  :  «  On  ne  claironne  pas  un  suicide  qu'on  a  sérieu- 
sement résolu  (4);  )>  dans  la  pièce  de  Guinon,  quand  le  duc  de 
Barfleur  menace  sa  fille  de  se  tuer,  elle  lui  rit  au  nez  (5).  En  outre, 
même  lorsqu'on  croit  la  menace  sincère,  celui  qui  la  fait  semble 
avoir  mauvaise  grâce;  le  procédé  est  gros;  c'est  trop  compter 
sur  les  bons  sentiments  d'autrui.  «  Ce  que  tu  viens  de  dire  e9t 
méchant  et  honteux  (6),  »  dit  VEnjant  chérie  à  son  père  lorsqu'il 
parle  de  suicide.  Les  gens  délicats,  ou  qui  aiment  vraiment,  disent, 
comme  la  Germaine  de  Porto  Riche  :  «  Rassure-toi,  je  ne  troublerai 
pas  ton  existence  par  un  souvenir  embarrassant  (7).  »  Mais  cela 
même  prouve  et  que  ceux  qu'on  menace  se  sentiront,  en  effet,  res- 
ponsables  et  que  ceux  qui  les  menacent  savent  pouvoir  compter 
là-dessus.  Dans  l'Enfant  malade,  de  Coolus,  Germaine  menace  Jean 
de  se  tuer  s'il  ne  l'épouse  pas.  Il  cède  aussitôt,  ne  voulant  pas  d'un 
suicide  qui  serait  «  le  remords  et  la  misère  de  sa  vie  »  (8).  Dans 
le  Jean  Darlot,  de  Legendre,  Jean,  ayant  découvert  que  sa  femme  a 
un  amant,  se  jette  par  la  fenêtre  devant  elle  en  criant  :  «  Entre 
vous  deux,  je  mets  mon  cadavre  »  (9). 

Donc,  au  théâtre,  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  sont 
sympathiques  lorsqu'ils  se  dévouent  ou  ne  veulent  pas  survivre  à 
une  personne  aimée,  lorsqu'ils  aiment,  lorsqu'ils  préfèrent  la  mort  à 
une  déchéance,  à  une  flétrissure,  lorsqu'ils  veulent  expier  un  crime. 
Ce  qui  complète  le  triomphe  de  la  morale  nuancée,  d'est  que  le 
sentiment  inspiré  varie  selon  le  cas.  On  admire  le  héros  de  la  Nou- 
velle  Idole,    Sélysette,    l'amiral    Kerguen.    On    approuve    le    Prince 


(1)  Bernstein,  III,  9.  (2)  II,  1.  (3)  Porto-Riche,  V,  17.  (4)  III,  1. 
(5)  Décadence,  II,  6.  (6)  Coolus,  L'enfant  chérie,  IV,  2.  (7)  Amoureuse, 
II,  6.     (8)  I,  5.     (9)  Voir  J.  Lemaître,  Contemporains,  VII,  345. 


LA   MORALE   EN   ACTION  12T 

d'Aurec  ou  Lanspessa.  On  plaint  ou  on  excuse  Loulou,  la  Vierge 
folle.  On  comprend  Daniel  dans  Ton  Sang  ou  Guillaume  dans  le 
Torrent.  Quelquefois  on  ne  sait  pas  au  juste  ce  qu'on  pense  de 
certains  personnages,  par  exemple  de  Grâce  de  Plessans.  Mais, 
même  alors,  on  sait  frien  ce  qu'on  sent,  et  c'est  une  sympathie  pro- 
fonde. Je  n'ai  pas  cité  l'exemple  de  Thyra  dans  le  Phalène,  parce 
que  là  l'impression  morale  n'est  pas  nette  et  la  pitié  ne  va  pas  sans 
un  dégoût  obscur.  Mais,  partout  ailleurs,  l'effet  n'est  pas  douteux  : 
le  personnage  qui  veut  se  tuer  ou  se  tue  est  ou  devient  sympathique. 

Ceux  mêmes  qui  s'offusquent  de  ce  fait  le  constatent.  J'ai  lu  un- 
grand  nombre  d'articles  consacrés  aux  pièces  qu'on  vient  de  voir. 
Nulle  part  je  n'ai  vu  indiquer  l'idée  que  l'auteur,  en  faisant  se  tuer 
un  personnage,  risque  de  le  rendre  odieux  au  public.  M.  Doumic, 
par  exemple,  blâme  les  suicides  qui  dénouent  la  Marche  nuptiale, 
la  Rafale,  Bertrade.  Mais  ce  qui  le  choque,  c'est  justement  qu'ils 
font  plaindre  des  personnages  qui,  à  son  avis,  ne  méritent  pas 
d'être  plaints;  c'est  que,  «  dans  la  convention  littéraire  et  morale, 
le  suicide  appelle  la  pitié  »  (i).  De  même,  Jules  Lemaître  critique 
le  dénouement  de  Rolande,  mais  pourquoi?  Parce  que,  tel  qu'on 
nous  montre  le  père,  «  il  n'est  pas  possible  qu'il  lui  reste  assez  de 
vertu  pour  se  tuer  »  (2).  C'est  bien  reconnaître  qu'aux  yeux  du 
public,  le  suicide  réhabilite  le  criminel. 

Et  alors,  un  fait  saute  aux  yeux  :  la  morale  qui  s'exprime 
réprouve  volontiers  le  suicide;  la  morale  qui  ne  s'exprime  pas 
excuse,  approuve,  exige,  admire  certains  suicides.  Aussi  longtemps 
qu'on  envisage  les  paroles  (dont  l'auteur  est  maître),  la  morale 
simple  l'emporte.  Mais,  lorsqu'on  a  égard  au  fait  qui  ne  dépend 
pas  de  l'auteur  seulement,  je  veux  dire  à  la  sympathie  qu'excitent 
ceux  qui  se  tuent,  la  morale  nuancée  triomphe.  D'où,  pour  la  seconde 
fois,  l'impression  que  la  morale  simple  a  quelque  chose  d'officiel, 
de  verbal  :  elle  règne  sur  les  formules,  non  sur  les  sentiments  et 
les  actes. 

III 
Localisation  des  deux  morales  :  1)  Le  dualisme  moral  n'est  pas  lié  à  un  dua- 
lisme philosophique  ou  religieux  ;  2)  les  suicidés  sympathiques  sont  beau- 
coup plus  nombreux  dans  les  milieux  mondains  et  intellectuels  que  dans  les 
milieux  populaires. 

Ce  dualisme  moral  est-il  lié  au  théâtre  à  un  dualisme  religieux 
ou  philosophique? 

De  philosophie  il  n'est  pas  question.  Nulle  part  je  n'ai  vu  les 
personnages  produire  une  doctrine  à  l'appui  de  leurs  opinions  sur 
une  mort  volontaire.  Par  contre,  il  y  en  a  qui  allèguent  l'argument 


(1)  Doumic,  Le  Suicide  au  théâtre,  Revuo  des  deux  Mondes,  15  nov.  1905,, 
p.  455.     (2)  J.  Lemaître,  Les  contemporains,  IV,  p.  126. 


128  LE   THÉÂTRE 

religieux  :  «  Le  martyre  expie  tout,  le  suicide  n'expie  rien,  il 
aggrave  »  (i),  dit  l'abbé  Clément.  «  L'Eglise  réprouve  ceux  qui 
se  sont  volontairement  donné  la  mort  »  (u),  déclare  l'abl>é  Bioquin. 
Des  laïques  s'inspirent  de  cette  doctrine  :  «  Ça  m'embête,  dit  M.  de 
Courpière,  de  finir  par  un  double  péché  grave,  duel  et  suicide  »  (3). 
Hélène]  dans  le  Coup  d'aile,  dit  que,  quand  elle  était  petite,  on  lui 
a  fait  une  telle  peur  de  l'enfer  que,  «  sans  y  croire  beaucoup  », 
elle  n'a  pas  osé  se  tuer  (4).  Paul,  dans  la  Danse  devant  le 
miroir,  «  garde  d'une  éducation  chrétienne  la  terreur  de  l'au- 
delà  »  (5).  Dans  une  pièce  de  Bergerat,  Hélène  d'Argeville,  au  lieu 
de  se  tuer,  déclare  :  a  J'irai  au  couvent,  c'est  notre  suicide  à 
nous  (6).  »  Ces  textes,  une  fois  groupés,  donnent  tout  d'abord 
l'impression  qu'au  théâtre  l'aversion  pour  le  suicide  est  généralement 
présentée  comme  chose  catholique.  Mais  cette  impression  est  trom- 
peuse. Les  allusions  à  l'argument  religieux  sont,  au  total,  extrê- 
mement rares.  J'en  ai  compté  onze  en  tout.  Sur  ces  onze,  deux 
6ont  faites  par  des  canailles  et  ne  peuvent  être  prises  au  sérieux  (7). 
Trois  s'accompagnent  de  l'idée  que  l'argument  n'est  pas  décisif  : 
«  Que  Dieu  me  juge  »,  dit  Thérèse  dans  le  Réveil  (8).  «  Dieu  me 
comprendra  »,  déclare  le  Marquis  dans  Bertrade  (9).  «  Il  serait  un 
peu  fort  qu'un  Courpière  fût  damné  pour  s'être  conduit  en  homme 
de  son  'rang  et  en  galant  homme  »  (10).  Enfin,  non  seulement  les 
personnages  font  des  réserves,  mais  souvent  ils  passent  outre  : 
«  L'Enfer?  soit  »  (11),  s'écrie  Yvonne;  Thibaut,  Paul  le  Marquis 
de  Bertrade  font  allusion  à  leur  foi,  mais  se  tuent.  M.  de  Courpière 
croit  faire  assez  pour  Dieu  en  «  déguisant  »  son  suicide. 

D'autre  part,  on  ne  voit  pas,  dans  le  théâtre  contemporain,  que 
les  suicides  ou  les  velléités  de  suicide  soient  fait  d'incrédules  plutôt 
que  de  croyants.  Aucun  -personnage,  au  moment  de  se  frapper,  ne 
dit  :  «  J'en  ai  le  droit,  je  suis  libre  penseur  ».  Au  contraire,  beaucoup 
de  ceux  qui  songent  au  suicide  ou  le  conseillent  à  d'autres,  sont  de 
famille  catholique  ou  d'un  monde  où  l'on  est  généralement  catho- 
lique :  Pia  dans  Severo  Torelli,  la  Princesse  d'Aurec,  Grâce  de  Ples- 
sans,  la  Vierge  folle,  l'amiral  Kerguen.  De  même,  dans  les  mélo- 
drames, amiral  de  la  Marche,  comte  de  Soleure,  comte  de  Lussam, 
Robert  de  Vernière,  comte  de  Lagardère,  tous  ces  héros  qui  donnent 
si  fièrement  le  conseil  ou  l'ordre  de  se  tuer  sont  d'un  milieu  où 
l'on  ne  se  pique  pas  ordinairement  d'être  libre  penseur. 

Dans  l'ensemble,  l'aversion  pour  le  suicide  n'est  donc  pas  pré- 
sentée au  théâtre  comme  chose  catholique. 


(1)  L'Abbesse  de  Jouarre,  III,  10.  (2)  Donnay,  Le  torrent,  IV,  9.  (3)  Mon- 
sieurdeCourpière,l\,  7.  (4)11,1(5)11.1.  (6)  Le  nom,  IV,  7.  (7)  Larsandans 
la  Chambre  jaune,  de  G.  Leroux  et  Marthe,  dans  le  Prix  du  Sang  de  Marot,  V,  2. 
(8)  Hervieu,  le  Réveil.  III,  10.  (9)  Lemaître,  IV,  6.  (10)  M.  de  Courpière,  IV, 
7.  (11)  J.  et  P.  Ferrier,  Yçonic,  III,  4. 


LOCALISATION   DES   DEUX   MORALES  129 

Par  contre,  un  fait  frappe,  au  premier  coup  d'oeil  :  c'est  que  ceux 
qui  parlent  de  se  tuer,  qui  se  tuent,  qui  conseillent  aux  autres 
de  le  faire,  appartiennent  à  la  noblesse,  à  la  bourgeoisie  riche, 
aux  milieux  intellectuels,  beaucoup  plus  souvent  qu'au  peuple.  S'il 
ne  s'agissait  que  des  drames  et  des  comédies  dramatiques,  la  cons- 
tatation aurait  peu  d'intérêt,  ces  sortes  de  pièces  peignant  obstiné- 
ment des  gens  du  monde.  Mais,  dans  le  mélodrame,  il  n'en  va  pas 
de  même  :  un  bon  mélodrame  met  en  présence  gens  du  monde  et 
gens  du  peuple;  c'est  presque  une  loi  du  genre,  et  bien  souvent  ce 
sont  des  gens  du  peuple,  la  Goualeuse,  la  marchande  de  fleurs, 
Gavroche  qui  sont  au  premier  plan.  Or,  dans  les  mélodrames  que 
j'ai  vus,  les  gens  du  monde  qui  se  tuent,  veulent  se  tuer,  conseillent 
de  se  tuer,  sont  au  nombre  de  vingt-cinq,  les  gens  du  peuple  sont 
au  nombre  de  huit  (et  quelques-uns  d'entre  eux  se  trouvent  avoir 
du  sang  noble  dans  les  veines).  La  disproportion  est  encore  plus 
nette  dans  les  cinémadrames.  La  complaisance  pour  les  suicides 
d'amour  et  les  suicides  destinés  à  sauver  l'honneur,  apparaît  dans 
le  théâtre  contemporain,  moins  comme  une  chose  anticatholique, 
que  comme  une  chose  aristocratique. 


CHAPITRE  VI 
Le  Roman    :  Morale  en  paroles  et  Morale  en  action 

On  pourrait  croire  que  la  complaisance  des  auteurs  dramatiques 
pour  la  morale  nuancée  est  une  complaisance  professionnelle  :  le 
suicide  est  un  moyen  commode  de  dénouer  promptement  une 
intrigue;  en  outre,  la  vue  d'un  homme  qui  va  se  tuer  ou  se  tue, 
quelque  jugement  qu'on  porte  sur  son  acte,  agit  physiquement  sur 
les  nerfs  du  spectateur.  C'est  pourquoi  j'ai,  après  le  théâtre,  étudié 
le  roman. 

Le  roman,  lui,  n'attend  rien  de  l'illusion  scénique;  moins  con- 
traint aux  dénouement  rapides,  il  a  moins  besoin  du  suicide  (et  en 
fait  il  n'en  est  guère  question  dans  des  œuvres  considérables  comme 
celles  de  Jules  Lemaître,  de  Jules  Renard,  de  Mirbeau,  de  Pierre 
Loti,  d'Anatole  France).  Or,  malgré  cela,  l'étude  du  roman  conduit 
à  la  même  conclusion  que  l'étude  du  théâtre  :  en  paroles,  les  deux 
morales  se  font  à  peu  près  équilibre,  et  s'il  y  a  avantage,  ce  serait 
pour  la  morale  simple;  dans  la  morale  en  action,  les  sentiments 
nuancés  triomphent. 

I 

La  morale  en  paroles  :  1  )  Le  suicide  est  une  faute  contre  la  société,  —  une  dé- 
sertion —  une  sottise,  -—  une  solution  sans  élégance  et  sans  poésie,  —  une 
faute  contre  la  famille,  —  une  lâcheté  ;  —  ce  n'est  pas  une  réparation  ;  2) 
le  suicide  est,  en  certains  cas  —  et  en  certains  cas  seulement  —  une  solution 
excusable,  légitime,  intelligente,  élégante  et  poétique,  un  devoir  envers 
autrui,  une  expiation,  une  action  courageuse  ;  3)  la  morale  nuancée 
s'affirme  moins  bruyamment  que  sa  rivale. 

Je  relève  dans  les   romans   (i)   six  arguments   contre  le  suicide. 

L'argument   social   est   celui   qui   apparaît  le   moins   souvent.   Je 

ne    le    trouve    nettement    formulé    que    dans    Mensonges,    de    Paul 


(1)  Je  me  suis  inspiré  pour  le  choix  de  romans  à  consulter  des  mêmes 
principes  que  pour  le  choix  des  pièces  de  théâtre.  (V.  plus  haut,  p.  112). 
Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  P.  Acker,  Petites  âmes,  1901  ;  L'amie 
perdue  (nouvelles),  1909  ;  Les  deux  amours,  1914  ;  —  P.  Adam,  La  bataille 
d'Huhde,  1897;  —  P.  Alexis,  L'éducation  amoureuse,  1890  ;  Trente  romans, 
1895  ;  La  comtesse,  1897:  Vallobra,  1901;  —  A.  Bailly,  Les  prédestinés,  1910; 
—  Barbey  d'Aurevilly,  Les  diaboliques,  P.  1891;  —  Barbusse,  Nous  autres, 
1914;  —  Barrés,  Du  sang,  de  la  volupté  et  de  la  mort,  1910;  —  Baumann, 
L'immolé,  1909  ;  La  fosse  aux  lions,  1911  ;  Le  baptême  de  Pauline  Ardel, 
1913  ;  —  Bazin,  L'Isolée;  En  province,  s.  d.,   (Calmann)  ;  Ma  tante  Giron, 


i 


LA   MORALE    EK   PAROLES  131 

Bourget.  Quand  René,  trahi  par  sa  maîtresse,  se  tue,  le  prêtre  dit  : 
il  n'en  avait  pas  le  droit,   parce  qu'avec  son  talent  il   pouvait  être 


891  ;  Humble  amour,  1894  ;  —  Bernède  et  Feuillade,  Les  nouveaux  exploits 
Judex,  s.  d.,  (Tallandier)  ;  —  Bertnay,  Enfant  de  l'amour,  L'espionne  du 
Bourget,  s.  d.,  (Fayard)  ;  —  Bertrand,  Le  rival  de  don  Juan,  1903  ;  — 
Bonnetain,  L'opium,  1886;  —  H.  Bordeaux,  La  peur  de  vivre  1903  ;  Le  pays  natal 
1903  ;  L'écran  brisé  (nouvelles),  s.  d.,  (Pion)  ;  L'amour  qui  passe,  1909;  Les 
Roquevillard,  1914;  —  Paul  Bourget,  André  Comélis,  1887  ;  Cosmopolis,  1893  ; 
Mensonges,  1896;jVoyageuses,  1897;  Un  homme  d'affaires  (nouv.),  s,  d.,  (Pion); 
Le  fantôme,  1901  ;  L'étape,  s.  d.,  (Pion);  Les  deux  sœurs  (nouv.),  s.  d.,  (Pion  ; 
L'émigré,  1907  ;  Les  détours  du  cœur  (nouvelles);  Recommencements  (nouv.); 
L'envers  du  décor  (nouv.);  Veau  profonde,  s.  d.,  (Pion);  Lazarine,  1907; — ■ 
Boylesve,  Le  médecin  des  dames  de  Néans,  1896;  Sainte-Marie  des  fleurs,  1897; 
Madeleine  jeune  femme,  1912;  La  marchande  de  petits  pains  pour  les  canards 
(nouv.),  1913;  —  Brulat,  La  gangue,  1907;  —  Céard,  Terrains  à  vendre,  1906; 
—  Champsaur,  L'arriviste,  s.  d.,  (Albin  Michel)  ;  Régina  Sandri,  1898  ;  — 
G.  Chéreau,  La  prison  de  verre,  1911  ;  —  Cladel,  Kerkadec,  1884;  Petits  cahiers 
(nouv.)  1885  ;  Raca,  1888  ;  —  Decourcelle,  Marchands  de  patrie,  1917  ;  Le 
curé  du  Moulin  Rouge  ;  Seule  au  monde,  s.  d.  (Ren.  du  livre.)  ;  —  Descaves, 
Sous-off's,  1890  ;  Une  teigne,  s.  d.,  (Ren.  du  liv.)  ;  —  Duvernois,  Crapotte,  s.  d. 
(Fayard)  ;  Popote,  s.  d.,  (Lafitte)  ;  — •  Estaunié,  Un  simple,  1891  ;  Les  choses 
voient,  1914  ;  —  F.  Fabre,  Lucifer,  1891  ;  —  A.  France,  Histoire  comique,  s.  d., 
(Calmann)  ;  —  C.  Farrère,  Les  civilisés,  1906  ;  Dix-sept  histoires  de  marins% 
1914  ;  — -  O.  Feuillet,  Honneur  d'artiste,  1890  ;  —  Gaboriau,  Le  crime  d'Orci- 
val,  La  corde  au  cou,  s.  d.,  (Fayard)  ;  —  J.  de  Gastyne,  Le  nom  fatal,  1897  ; 
La  femme  en  noir,  1891  ;  Cœur  sacrifié,  1899  ;  Le  lys  noir,  s.  d.,  (Tallandier)  ; 
— •  G.  d'Houville,  Jeune  fille,  s.  d.,  (Fayard)  ;  —  F.  Jammes,  Clara  d' Ellé- 
beuse  ;  La  bonté  du  Bon  Dieu,  1899  ;  Le  triomphe  de  la  vie,  1902  ;  —  D.  Halévy. 
Un  épisode,  1907  ;  —  M.  Harry,  L'ile  de  volupté,  s.  d.,  (Fayard)  ;  —  A.  Her- 
raant,  Les  Confidences  d'une  biche  ;  Confession  d'un  homme  d'aujourd'hui  ; 
Confession  d'un  enfant  d'hier  ;  Souvenirs  du  vicomte  de  Courpière,  s.  d., 
(Calmann)  ;  —  Hervieu,  Peints  par  eux-mêmes,  s.  d.,  (Fayard)  ;  — *  Le  Roy, 
Nicette  et  Milon,  P.  s.  d.,;  —  Lombard,  Lots  Mafourès,  1904  ;  —  J.  Lorrain, 
L'école  des  vieilles  femmes,  1896  *,  Le  crime  des  riches,  1905  ;  —  P.  Mael,  Erreur 
d'amour,  1896  ;  Marc  et  Lucienne,  1898  ;  Comment  ils  aiment,  s.  d.,  (Flam- 
marion) ;  —  IL  Malot,  Micheline,  1884  ;  Le  mari  de  Charlotte,  1889  ;  Mon- 
daine ;  Mère  ;  Justice,  Sang  bleu,  s.  d.,  (Charpentier)  ;  Mariage  riche  (i*puv.), 
1889  ;  —  P.  Margueritte,  Maison  ouverte,  1887  ;  L'eau  qui  dort  (nouv.),  1896  ; 
L'essor,  1897  ;  L'Avril  (nouv.),  1905  ;  Les  Fabrecé,  1912  ;  Les  sources  vivest 
1913  ;  La  maison  bride,  1913  ;  Nous,  les  mères,  1914  ;  Simple  histoire  (nouv.),  s. 
(Pion)  ;  Ma  Grande,  s.  d.,  (Fayard),  La  princesse  noire,  s.  d.,  (Juven)  ;  La 
flamme,  s.  d.,  (Flammarion)  ;  La  lanterne  magique,s.d.,  (Pion)  ;  —V.  Margue- 
ritte, Prostituée,  1907  ;  L'or,  1910  ;  —  P.  et  V.  Margueritte,  Le  poste  des 
neiges,  1899  ;  Les  tronçons  du  glaive,  s.  d.,  (Pion)  ;  Vanité,  1907  ;  Le  talion, 
1909  ;  La  tourmente,  s.  d.,  (Fayard)  ;  —  J.  Mary,  Les  damnées  de  Paris  ; 
L'endormeuse,  1884  ;  L'outragée,  1884  ;  Le  baiser,  1886  ;  Le  wagon  303,  18S6  ; 
Les  amours  parisiennes,  1886  ;  Roger  la  Honte,  1887  ;  —  Maupassant,  YvelU% 
1902  ;  M.  Parent,  1903,  La  maison  Tellier,  1903  ;  Contes  du  jour  et  de  la  nuit, 
s.  d.,  (Ollendorf)  ;  —  Mérouvel,  Le  filleul  de  la  duchesse,  1880  ;  Cœur  de 
créole,  1885  ;  Un  lys  au  ruisseau,  1889  ;  Femme  de  chambre,  1891  ;  Damnée, 
1898  ;  Sang  rouge  et  sang  bleu,  1906  ;  —  De  Montépin,  Les  amours  de  pro- 
vince, 1884  ;  La  porteuse  de  pain,  1884  ;  La  demoiselle  de  compagnie,  1884  ; 
Les  yeux  d'Emma  Rose,  1886  ;  —  G.  Ohnet,  La  comtesse  Sarah,  1883  ;  Les 


132  LB     ROMAN 

utile  à  son  pays,  et  il  regrette  que  cette  idéeP-là  «  ne  pèse  pa«  dam 
la  balance  contre  le  chagrin  d'être  trompé  par  une  coquine  »  (i). 

Deuxième  argument,  le  suicide  est  une  désertion  :  «  Ou  ne 
déserte  pas  la  vie,  »  il  y  a  «  mieux  à  faire  que  de  fuir  la  vie  », 
«  se  tuer,  n'est-ce  pas,  c'est  fuir  »,  disent  des  personnages  de  Zola, 
d'Ohnet,  d'Hervieu  (2).  Même  note  dans  les  romans  populaires  : 
«  Ce  serait  indigne  si  tu  désertais  ton  poste  »  (3).  Une  héroïne  de 
Pierre  Maël  est  sur  le  point  de  se  tuer  quand  ses  yeux  tombent 
sur  un  lambeau  de  drapeau  que  lui  a  légué  son  père  :  elle  com- 
prend te  reste  à  son  poste  (4). 

Troisième  argument,  le  suicide  est  une  sottise,  un  enfantillage  : 
«  Faut-il  être  bête  pour  se  tuer  »,  «  les  imbéciles  seuls  ont  le  droit 
de  se  suicider,  »  «  l'homme  assez  tourte  pour  se  tuer  ne  méritait 
pas  de  vivre  »  (5).  Dans  les  Confidences  d'une  biche,  l'héroïne,  qui 
a  pensé  à  se  donner  la  mort,  dit  qu'une  telle  solution  eût  été 
«  déraisonnable  »  (6);  la  Confession    d'un     homme     d'aujourd'hui 


dames  de  Croix  Mort,  1886  ;  Noir  et  Rose  (nouv.),  1887  ;  Serge  Panine,  1890 
Dette  de  haine,  1891  ;  Le  curé  de  Favieres,  1897  ;  Gens  de  la  noce,  1900  ;  Le 
droit  de  l'enfant,  1894  ;  —  CL.  Philippe,  Le  père  Perdrix,  1903  )  Marie  Dona- 
dieu,  1904  ;  Dans  la  petite  ville,  1910  ;  —  de  Pont-Jest,  Aveugle,?,,  d.,  (Fayard)  ; 

—  Pouvillon,  Jean  de  Jeanne,  1884  ;  L' Innocent,  1884  ;  —  M.  Prévost, 
Lettres  de  femmes,  1896  ;  Les  demi  vierges,  s.  d.,  (Lemerre)  ;  Le  pas  relevé 
(nouv.),  1902  ;  La  princesse  d' Erminge,  1904  ;  Mlle  Jauffre,  s.  d.,  (Lemerre)  ; 
Rebell,  Le  diable  est  à  table,  1905  ;  —  H.  de  Régnier,  Couleur  du  temps  (nouv.), 
1909  ;  —  L.  de  Robert,  La  jeune  fille  imprudente,  s.  d.,  (Ren.  du  livre)  ;  — 
Rod,  U Indocile,  1905  ;  La  course  à  la  mort,  1885  ;  Eau  courante,  1902  ;  Le 
dernier  refuge,  1896  ;  Le  silence  (nouv.),  s.  d.  (Ren.  du  livre)  ;  Au  milieu  du 
chemin,  1900  ;  —  R.  Rolland,  Jean  Christophe  ;  Antoinette  (C.  de  la  Q.)  ;  ■ — 
Rosny  aine,  Contes  de  V amour  et  de  V aventure  (nouv.),  1909  ;  La  mort  de  la 
terre  (nouv.),  1912  ;  Le  coffre-fort,  1914  ;  —  Rosny  jeune,  La  toile  d'araignée, 
1911  ;  —  J.-H.  Rosny,  La  résurrection  (nouv.),  1895  ;  Un  autre  monde,  1898  ; 
Une  reine,  1901  ;  Les  deux  femmes,  1902  ;  Le  crime  du  docteur,  1903  ;  Le  doc- 
teur Harembur,  1904  ;  La  fugitive  (nouv.),  1904,  Sous  le  fardeau,  1906  ;  Les 
audacieux  (nouv.),  1910  ;  Le  testament  volé,  s.  d.,  (Lafitte)  ;  Les  trois  rivales, 
s.   d.,   (Ren.  du  Livre)  ;  Les  profondeurs  de  Kyamo   (nouv.),  s.  d.,   (Pion)  ; 

L'autre  femme,  L' Epave,  s.  d.,  (Pion)  ;  Le  millionnaire,  s.  d.,  (Joanin)  ; — 
P.  Sales,  JR.  de  Campignac,  Un  drame  financier,  1889;  Le  marquis  de  Trévenac, 
1893  ;  L'enfant  du  péché,  s.  d.,  (Flammarion)  ;  Viviane,  s.  d.,  (Flammarion)  ; 

—  Marcelle  Tinayre,  L'ombre  de  l'amour,  P.  s.  d.,  La  vie  amoureuse  de  Fran 
çois  Barbazanges,  s.  d.,  (Galmann)  ;  —  Villiers  de  l'Isle-Adam,  L'Eve  future, 
s.  d.,  (Merc.  de  France)  ;  Contes  cruels,  s.  d.  (Merc.  de  France)  ;  —  de 
Vogue,  Contes  russes  ;  Jean  d'Agrève,  1893  ;  —  Zola,  Madeleine  Férat  (Flam- 
marion), 1878  ;  Thérèse  Raquin,  1884  ;  La  faute  de  l'abbé  Mouret,  s.  d.. 
(Flammarion)  ;  La  fortune  des  Rougon,  1879  ;  Au  bonheur  des  dames,  1905  ; 
La  joie  de  vivre,  1884  ;  L'Œuvre,  1886  ;  Le  Rêve,  s.  d.  (Lafitte)  ;  Le  docteur 
Pascal,  1893  ;  Rome,  1896  ;  Paris,  1898. 

(1)  P.  521-522.  (2)  Paris,  V.  4  ;  Le  Curé  de  Favieres,  85;  Peints  par 
eux-mêmes,  57.  (3)  Mérouvel,  Femme  de  chambre,  359.  (4)  Comment  ils 
aiment,  261.  (5)  Zola,  La  joie  de  vivre,  fin;  Duvernois,  Crapotte,  38;  Rosny, 
Le  coffre-fort.  6.     (6)  P.  20. 


LA   MORALE   EN   PAROLES  133 

cite  «  la  plaisanterie  bien  connue  qu'il  n'est  aucune  personne  sensée 
qui  ne  préfère  de  beaucoup  le  déshonneur  à  la  mort  »  (i).  C'est 
toujours,  sous  une  forme  cynique,  l'idée  que  le  suicide  est  une 
sottise.  Dans  Jean  de  Jeanne,  on  en  fait  une  idée  d'enfant  :  «  Ça  ne 
sait  pas  seulement  ce  que  c'est  que  de  vivre,  dit  la  vieille  mendiante 
à  Jean  et  ça  pense  à  se  faire  périr...  Toi,  gamin,  tu  oses  parler 
de  mourir  !  »  (2). 

Quatrième  argument,  le  suicide  est  chose  inconvenante, 
médiocre,  sans  poésie.  Un  personnage  de  Margueritte  trouve  cette 
«  façon  de  s'en  aller  »  répugnante  par  son  côté  «  d'exhibition 
sanglante  et  scandaleuse  »  (3).  Dans  un  roman  de  Céard,  le  père 
du  petit  Olivier  dit  à  son  fils  qu'on  vient  de  dépendre  :  «  En  voilà 
des  manières!  »  Il  voit  là  un  fait  d'indiscipline  qui  tourne  au  scan- 
dale, une  marque  de  «  mauvaise  éducation  »,  et  il  répète  :  «  Est-ce 
que  je  me  tue,  moi?  Est-ce  que  votre  mère  se  tue,  elleP  »  (4).  L'amie 
de  Crapotte,  racontant  son  suicide,  s'interrompt  pour  dire  :  «  Tout, 
cela  n'est  pas  bien  reluisant,  hein  !  »  (5).  La  petite  jeune  fille  de 
Marcel  Prévost,  qui  se  tue  parce  que  son  amant  la  traite  «  à  la 
blague  »,  meurt  avec  la  crainte  suprême  d'être  blaguée  encore  pour 
cette  fin  romanesque  (6).  Parfois  même  des  romanciers  essaient 
d'indiquer  l'idée  que  celui  qui  se  tue  n'a  su  pleinement  comprendre 
ni  la  beauté  ni  la  tristesse  de  la  vie,  ni  la  vérité  de  l'amour  : 
«  Mourir,  dit  un  personnage  d'Henri  de  Régnier,  c'est  finir  ce  tour 
ment  qui  me  ronge,  mais  c'est  aussi  perdre  le  souvenir  de  ma  joie. 
Vivre,  c'est  sentir  mon  cœur  se  briser  chaque  fois  que  je  respire, 
mais  c'est  aussi  le  sentir  se  dilater  au  souffle  qui  l'a  empli  »  (7). 
A  l'inverse,  un  personnage  de  Marcel  Prévost  explique  que  celui 
qui  se  tue  ne  peut  même  pas  se  vanter  d'avoir  senti  la  souffrance 
humaine  dans  toute  son  horreur  :  «  Vivre  est  le  plus  long,  le  plus 
savoureux  des  suicides  »  (8).  Dans  les  Roquevillard,  Edith  répond 
à  Maurice  qui  lui  offre  de  mourir  avec  elle  :  «  Non,  non,  quand 
on  aime,  on  ne  veut  pas  mourir...  Les  amants  qui  se  tuent  n'aimaient 
pas  leur  amour  I  »  (9). 

Cinquième  argument,  et  qui  revient  souvent  :  le  suicide  est  une 
faute  contre  la  famille. 

Prête  à  se  tuer,  la  maîtresse  de  Mégrignies  voit  son  fils  voler  des 
bonbons  et  comprend  qu'elle  doit  vivre  pour  l'élever  (10).  La  prin- 
cesse d'Erminge,  la  Charlotte  d'Hector  Malot  renoncent  au  suicide 
à   cause   de   l'enfant   qui   va   naître   (11).    «  C'est   à   cause   de   mes 


(1)  P.  116  (2)  P.  137.  (3)  Margueritte,  Les  sources  vives,  79.  (4)  Ter* 
rains  à  vendre,  416.  (5)  Crapotte,  37.  (6)  Lettres  de  femmes.  —  La  blague. 
(7)  Au  café  Quadri,  281.  (8)  Le  pas  relevé  (nouvelles),  Le  suicide  su- 
prême. (9)  P.  129.  (10)  Bourget,  Recommencements,  Le  vrai  père. 
(11)  M.  Prévost,  La  princesse  d'Erminge,  p.  144  ;  Malot,  Le  maride  Char- 
lotte, 205. 


134  LE   ROMAN 

enfants,  »  dit  le  r<i«'  IV'i  «lrix  qui  B  préféré  la  mendicité  à  la 
mort  (i).  «  Mourir,  «lit  l'abbé  à  Claire,  quand  vous  allez  a\oir  un 
petit  cillant  I  ))  (2).  Même  langage  dans  les  romans  poptttad 
I  ne  héroïne  de  Decourcelle  renonce  à  mourir  «  parce  qu'elle  n'a 
jias  le  droit  d'entraîner  dans  la  mort  un  petit  être  »  (3).  D 
l'Espionne  du  Bourget,  quand  Marguerite  enceinte,  veut  se  tuer, 
la  vieille  Suzel  s'écrie  :  «  Vous  êtes  donc  une  mère  dénaturée!  »  (4). 

Le  devoir  envers  les  enfants  est  celui  qu'on  allègue  le  plus  sou- 
vent, mai*  il  est  parfois  question  du  devoir  envers  les  parents. 
Près  de  mourir,  le  Berzia  de  Champsaur  pense  «  à  ses  parent!  qui 
l'aimaient  et  restaient  sans  nouvelles  du  petit  depuis  des  mois  »  (J)). 
Dans  les  Roqûev  illard,  Maurice,  injustement  soupçonné,  veut 
d'abord  se  tuer;  mais  apprenant  .que  ce  soupçon  va  déshonorer  les 
siens,  il  se  ravise  :  il  ne  s'agit  plus  de  son  bonheur  «  chose  indi- 
viduelle dont  il  se  croyait  le  maître  »  ;  la  famille  est  en  cause  ;  il 
ne  s'appartient  plus  (6).  Dans  André  Cornélis,  Jacques  Termonde, 
souffrant  cruellement  d'une  maladie  de  foie,  dit  qu'il  ne  s'est  pas 
tué  pour  épargner  une  douleur  à  sa  femme  (7).  Dans  un  roman  de 
Mérou vel,  le  baron  Chatel,  désespéré  de  la  mort  de  sa  maîtresse r 
décide  de  ne  pas  lui  survivre,  bien  qu'il  ait  femme  et  enfants 
«  Ce  serait  indigne,  lui  dit  un  ami,  quand  les  autres  ont  besoin 
de  toi.  »  Et  sa  femme,  prévenue  à  temps,  lui  dit  d'un  toit 
méprisant  :  «  Je  n'aurais  pas  quitté  la  vie  sans  vous  dire  adieu, 
sans  regret  et  sans  remords  de  vous  laisser  seul  après  moi   »   (8). 

•Dernier  argument,  allégué  plus  souvent  qu'aucun  autre  :  le  sui- 
cide est  un  dénouement  trop  commode,  une  faiblesse,  une  lûcheté. 
Solution  «  facile  »,  dit  un  personnage  de  Descaves,  et  on  lui 
répond  :  trop  facile  (9).  «  On  a  raison,  dit  un  héros  d'Abel  Her- 
mant,  de  nier  le  courage,  j'entends  le  vrai  courage,  à  ceux  qui  se 
tuent,  car  la  perte  de  l'instinct  d'être  qui  rend  concevable  et  pos- 
sible une  mort  volontaire  est  une  dépression  de  la  vitalité  »  (10) . 
Quand  la  petite  Fortunade  se  tue,  dans  le  roman  de  Marcelle 
Tinayre,  le  docteur  déclare  :  «  Elle  a  eu  peur  de  vivre,  elle  a  eu 
tort,  avant  tout  on  doit  vivre  (11).  «  Notre  ami  a  manqué  de  cou- 
rage, il  a  eu  peur  de  la  lutte  »  (12),  dit  le  comte  de  Moussan.  «  II 
n'est  pas  lâche,  donc  il  ne  s'est  pas  tué  (i3)  »,  déclare  un  personnage 
de  Rod.  D'un  accusé,  peut-être  innocent,  qui  s'est  tué,  un  vieux 
magistrat  dit  froidement  :  «  En  tout  cas,  c'est  un  lâche  »  (i4).  Dans 


(1)  Ch.  L.  Philippe,  Le  père  Perdrix,  p.  59.  (2)  Gérard  d'Houville,  Jeune 
fille,  128.  (3)  Marchands  de  Pairie,  p.  182.  (4)  Bertnay,  t  .1,  p.  64.  (5)  Hé-, 
gina  Sandri,  72.  (6)  P.  144.  (7)  P.  190, 278.  (8)  Femme  de  Chambre,  359,  373. 
(9)  Une  teigne,  p.  67.  (10)  Confession  d'un  homme  d'aujourd'hui,  116. 
{H)  L'ombre  de  l'amour,  314.  (12)  PI.  Rebell,  Le  diable  est  à  table,  p.  229. 
(13)  L'Indocile,  317.     (14)  Margueritte^  L'essor,  224. 


LA   MORALE   EK   PAROLES  135 

le  Poste  ^des  neiges,  de  Margueritte,  une  soldat  alpin  veut  se  tuer 
en  apprenant  la  mort  de  sa  fiancée;  son  lieutenant  lui  dit  d'être 
brave  :  «  Il  n'y  a  pas  que  le  courage  envers  l'ennemi,  il  y  a  le 
courage  envers  soi-même...  Avec  la  volonté,  on  peut  tout,  sans 
elle  on  tombe  au.  niveau  des  lâches  »  (i).  Dans  le  roman  de 
Daniel  Halévy,  Julien  Guinon,  malade  et  découragé,  s'est  tué.  Sur 
sa  tombe  un  anarchiste  prend  la  parole  et  le  blâme  :  «  L'anarchiste 
tue,  il  ne  se  tue  pas,  Guinon  était  un  homme  d'action,  ils  (les  bour- 
geois) en  ont  fait  une  chiffe.  »  (2).  Parfois  le  personnage  même 
qui  a  failli  se  tuer  reconnaît  sa  faiblesse  :  «  J'en  étais  arrivée,  dit 
une  Jeune  fille  d'Hector  Malot,  à  ce  désespoir  qui  rend  les  mal- 
heureux capables  de  lâcheté  (3).  »  Les  romans  populaires  ne  sont 
pas  moins  nets  :  «  Vousl  dit-on  à  François  de  Gordes,  lorsqu'il 
avoue  qu'il  a  voulu  se  tuer  par  amour.  —  Oui,  dit-il,  c'est  indigne 
d'un  homme  »  (4).  Lorsque  Pierre  de  Kernael,  coupable  d'un  crime, 
songe  au  suicide,  son  ami  lui  dit  :  «  Nul  homme  n'a  le  droit  de 
parler  comme  vous  le  faites  »,  et  Pierre  baisse  la  tête,  parce  que 
«  cette  voix  sévère  est  l'écho  de  sa  conscience  »  (5).  Cherchant  à 
excuser  Isabelle  qui,  injustement  soupçonnée,  veut  se  tuer,  Pierre 
Maël  prend  soin  de  noter  :  «  Ce  n'est  pas  qu'elle  se  complût  dans  le 
lâche  désir  d'un  anéantissement  bienfaisant  »  (6).  «  Tu  allais  com- 
mettre un  crime,  une  lâcheté  »,  «  vous  êtes  faible  et  lâche,  »  (7) 
dit-on,  dans  Mérouvel,  à  une  jeune  fille  séduite  et  à  un  amant  sans 
espoir.  Dans  Aveugle,  Jacques  de  Blaisan,  trop  malade  pour  oser 
épouser  celle  qu'il  aime,  pense  à  se  tuer,  puis  «  repousse  cette  hor- 
rible pensée  qu'il  se  reprochait  comme  une  lâcheté  »  (8). 

Non  seulement  les  romans  reproduisent  les  arguments  ordinaires 
contre  le  suicide,  mais  ils  réfutent  les  arguments  opposés.  L'idée 
que  la  mort  volontaire  est  une  expiation  est  assez  souvent  dénoncée. 
«  Cela  ne  réparerait  'rien,  mon  garçon,  »  (9)  dit  la  vieille  nourrice 
des  Fabrecé,  lorsque  Antoine  lui  offre  de  se  tuer.  Dans  le  Fantôme, 
de  Bourget,  Etienne,  qui  a  épousé  la  fille  de  sa  maîtresse,  songe 
au  suicide  et  demande  conseil  à  un  ami;  l'ami  hésite  longuement 
et  enfin  lui  conseille  de  vivre  :  «  se  tuer,  ce  n'était  rien  réparer  »  (10). 
«  Ce  n'est  point  en  me  brisant  la  tête  d'un  coup  de  pistolet,  dit 
un  héros  de  Montépin,  que  je  compléterais  l'expiration  »  (11). 
Dans  un  roman  de  P.  Sales,  un  joueur  ruiné  se  tue  :  a  Son  suicide 
a  mis  un  terme  à  ses  folies,  disent  froidement  ses  amis,  mais  ne  les 


(1)  P.  167.  (2)  D.  Halévy,  Un  épisode,  p.  69.  (3)  Mondaine,  62.  (4)  De- 
courcelle,  Marchands  de  patrie,  98.  (5)  P.  Maël,  Marc  et  Lucienne,  t.  I, 
p.  18.  (6)  Comment  ils  aiment,  261.  (7)  Mérouvel,  Sang  rouge  et  sang  bleut 
444  ;  La  filleule  de  la  duchesse,  276.  (8)  R.  de  Pont-Jest,  Aveugle,  9 
(9)  P.  Margueritte,  Les  Fabrecé,  267.  (10)  Le  fantôme,]*.  284.  (11)  Les  amours 
de  province,  III,  330. 


I  36  UD    ROMAN 


un 
>ier 


q  pas  rachetées  n  (i).  <>n  pourrai!  objecter  qu'il  y  a  des  fautes 
irréparables.  Mais  un  personnage  de  P.  Maël  répond  :  «  Laquelle 
tl es  misères  de  notre  pauvre  vie  ne  peut  se  réparer?  La  mort 
irréparable.  »  (a).  De  même,  dans  un  roman  de  Georges  Ohmi, 
savant  déclare  :  «  Quelle  est  donc  la  faute  qui  ne  se  peut  expie] 
que  par  la  mort?  Pour  ma  part,  je  n'en  connais  pas...  Rien  n'est 
complètement  irréparable,  excepté  l'anéantissement  de  nous- 
mêmes  »  (3). 

Enfin  .la  morale  favorable  soit  au  suicide,  soit  à  certains  suici'des, 
est  parfois  dénoncée  avec  mépris  ou  ridiculisée.  Dans  un  roman  de 
Baumann,  Roven  se  tue,  pour  des  raisons  obscures  :  u  II  se  sera  cru 
obligé  de  disparaître,  dit  la  veuve  au  fils,  tu  le  connais,  il  a  été 
élevé  dans  les  principes  napoléoniens,  une  morale  simpliste,  quel- 
ques lieux  communs  de  tenue,  d'honneur,  de  décorum  »  (4).  Dans 
Ma  Grande,  un  poète  pérore  :  «  Est-ce  que  la  vie  ne  dégoûte  pas 
toute  âme  qui  se  respecte?...  J'estime  que  le  suicide  seul  est  logique, 
correct  et  distingué.  Ah!  comme  on  se  tuerait,  n'était  la  peine  à 
prendre  et  que  la  vie  vraiment  ne  vaut  même  pas  qu'on  s'en 
prive  »  (5).  Mais  celui  qui  parle  est  un  ridicule,  et,  tout  en  parlant. 
il  dévore  des  crêpes. 

A  ces  arguments,  la  morale  nuancée  oppose  à  peu  près  les  mêmes 
idées  qu'opposait  déjà  le  théâtre. 

Je  note  une  seule  fois  l'idée  que  le  suicide  peut  être  un  devoir 
envers  la  famille.  Une  héroïne  de  roman  populaire,  propose  à  son 
amant  de  se  tuer  pour  que  son  fils  hérite  de  leur  fortune,  et  comme 
il  refuse,  elle  lui  crie  :  «  mauvais  père  !  »  (6). 

On  trouve  plus  souvent  l'idée  que  le  suicide  est,  en  certains  cas, 
une  solution  logique,  inévitable,  qui  arrange  les  choses.  Dans 
VŒ uvre,  quand  Claude  se  tue,  ses  amis  disent  :  «  Au  moins,  en 
yoilà  un  qui  a  été  logique...  Il  a  avoué  son  impuissance  et  il  s'est 
tué  »  (7).  «  S'il  y  avait  inceste  dans  votre  mariage,  dit  l'ami 
d'Etienne  dans  le  Fantôme,  vous  n'auriez  qu'à  vous  tuer.  »  (8). 
Quand  Le  Hinglé,  surpris  en  train  de  tricher,  se  tue,  la  comtesse 
écrit  :  «  Ce  moyen,  quoique  coupable,  était  cependant  ce  qu'on 
pouvait  lui  souhaiter  de  mieux  »  (9).  Lorsqu'Hardeuil  se  tue,  un 
ami  déclare  :  «  Son  suicide  arrange  tout  »  (10).  Le  même  person- 
nage de  Georges  Ohnet  qui  sauve  une  femme  du  suicide  en  lui 
expliquant  qu'ici-bas  rien  n'est  irréparable,  lui  avoue,  plus  tard, 
qu'il  n'a  pas  parlé  sincèrement  et  que,  quand  «  tout  est  perdu  », 


(1)  L  enfant  du  péché,  149.  (2)  P.  Maël,  Marc  et  Lucienne,  I,  18. 
(3)  Ohnet,  Le  droit  de  V  enfant,  163.  (4)  U  immolé,  69.  (5)  P.  47.  (6)  Sales, 
Robert  de  Campignac,  286.  (7)  P.  491.  (8)  Bourget,  p.  284.  (9)  Peints  par 
eux-mêmes,  125.     (10)  L* essor,  227. 


LA   MORALE    EN   PAROLES  137 

le  suicide  lui  paraît  une  solution  très  acceptable  :  «  Je  suis  un  phi- 
losophe et  point  un  bourreau.  Je  n'admets  pas  que  nous  soyons 
sur  terre  uniquement  pour  souffrir.  Je  jpense  que  chaque  être  vivant 
a  droit  à  un  minimum  de  bonheur.  Si  donc  j'avais  supposé  que  tout 
fût  vraiment  perdu  pour  vous,  loin  de  vous  imposer  la  vie,  je  vous 
aurais  facilité  la  mort  »  (i). 

Le  suicide  est  une  fin  poétique,  fière,  magnifique  et  même 
douce.  Cela  se  dit  surtout  du  suicide  d'amour.  La  mort  volontaire 
est  «  toute  simple  »  pour  les  grands  passionnés  (2)  et  a  part  aux 
sentiments  que  la  grande  passion  fait  naître.  D'abord,  c'est  preuve 
d'amour  :  «  Il  l'a  tuée,  puis  il  s'est  tué,  dit  Maupassant,  donc  il 
l'aimait  »  (3).  Un  personnage  de  Margueritte  conte  l'histoire  d'un 
de  ses  amis  qui,  trahi,  se  tue  ;  «  Voilà  ce  que  j'appelle  une  vraie 
douleur,  fit-il,  et  de  l'amour.  Un  silence  d'acquiescement  ré- 
gna »  (4).  Dans  la  Vie  Amoureuse  de  François  Barbazanges,  la 
Chabrette  elle-même  murmure  en  mourant  :  «  Est-il  mort  plus 
jolie  que  la  mort  d'amour  ?  »  (5).  Dans  Sainte-Marie-des-Fleurs, 
de  Boylesve,  Marie  Vitellier,  séparée  de  son  amant,  se  tire  un  coup 
de  revolver.  Sauvée,  elle  se  laisse  marier,  mais  son  ancien  amant, 
la  retrouvant,  lui  dit  :  «  Je  ne  m'occupe  pas  de  ce  que  tu  es  aujour- 
d'hui, il  y  a  un  moment  de  toi  qui  dure  éternellement  »  (6).  Dans 
une  nouvelle  de  Marcel  Prévost,  une  femme  pousse  son  amant 
à  la  mort  pour  avoir  la  certitude  qu'il  n'aimera  pas  d'autre  femme. 
L'amant  se  tue,  «  goûtant  une  minute  de  joie  suprême  au  moment 
où  il  s'immolait  »  (7).  Marie  Donadieu  dit  à  Jena  :  «  Il  y  a  des 
amants  qui  sont  morts  ensemble.  On  s'enlace  longtemps,  l'éternité 
commence,  on  la  goûte,  elle  est  là,  elle  est  au  bout  d'un  baiser.  Tu 
sais,  la  volupté  :  l'éternité  tout  entière  s'en  empare  et  l'applique  sur 
nous  au  moment  de  notre  mort  »  (8).  Ne  pouvant  épouser  celle 
qu'il  aime,  un  héros  d'Henry  Bordeaux  meurt  avec  «  l'orgueilleux 
mépris  de  la  vie  »  (9).  Même  quand  l'amour  n'y  a  point  part,  le  sui- 
cide est  présenté  parfois  comme  ayant  sa  beauté  :  craignant  la  folie 
et  poussé  au  suicide  par  une  hérédité  puissante,  le  romancier  Mau- 
toucher  s'écrie  :  «  Je  vais  créer  un  acte  magnifique,  fait  de  toutes 
les  faiblesses  de  mes  aïeux,  de  toutes  leurs  servitudes,  de  toutes 
leurs  lâchetés.  Je  vais  me  détruire,  non  pas  comme  eux,  par  néces- 
sité, mais  dans  l'omnipotence  de  mon  vouloir.  Ma  mort,  comme 
ma  vie,  sera  un  chef-d'œuvre  de  volonté.  Je  me  tuerai  magnifique- 
ment, d'une  manière  digne  de  moi  »  (10).  Le  héros  d'une  nouvelle 


(1)  Le  droit  de  V enfant,  249.  (2)  Rosny,  Les  trois  rivales,  49. 
(3)  Amour  {Le  Horla).  (4)  Simple  histoire,  nouvelles  :  Une  vraie  douleur^ 
p.  54.  (5)  P.  208,  cf.  199,  220.  (6)  P.  268,301.  (7)  Féminités,  Un  couple. 
(8)  Philippe,  Marie  Donadieu,  312.  (9)  La  peur  de  vivre,  312.  (10)  Ber- 
trand, Le  rival  de  Don  Juan,  439,  442 


138  LE    ROMAN 

d'Àl<  it  :   «  Quand  mon   suicide  sera  comme  un  beau  fruit, 

lourd  et  savoureux,  tombant  de  l'arbre  sans  effort,  il  se  détechert 
de  lui-même.  Quand,  après  mon  évasion,  j'arriverai  à  l'endroit  où 
se  tiennent  Platon,  Phidias,  Aristophane,  Lucrèce,  Bacon,  Di& 
Stcndahl,  Balzac,  Musset,  Berlioz,  Corot,  Jules  de  Concourt,  je  rêve, 
sans  trop  oser  l'espérer,  que  deux  ou  trois  me  feront  un  geste  de 
bienvenue  :  «  Arrivez  donc.  Vous  vous  êtes  enfin  décidé  ù  prendre 
«  votre  courage  à  deux  mains;  eh  bien,  là,  vrai,  ce  n'est  pas  trop 
a  tôt  »  (i).  «  Telle  que  je  te  connais,  écrit  l'amant  de  Mme  de 
Trcmcur,  dans  le  roman  d'Hervieu,  et  tel  que  je  me  sens,  oui.  je 
peux  garantir  qu'on  se  tuerait  bien,  sans  carotte,  sans  pose,  elii- 
quement  »  (2). 

Quatrième  idée,  le  suicide  est  un  moyen  d'éviter  la  honte.  «  La 
mort  est  préférable  à  une  existence  honteuse  et  misérable  »,  «  il  y 
a  des  actes  après  lesquels  il  vaut  mieux  se  tuer,  ils  rendent  la  Air, 
trop  laide  »,  disent  des  personnages  de  Malot  et  de  Rosny  (3). 
Dans  les  Petits  cahiers,  de  Cladel,  une  femme  se  jette  à  la 
Seine  en  criant  :  «  Il  vaut  mieux  pourrir  dans  la  vase  que  d'être 
forcée  à  coucher  avec  eux  »  (4).  De  même,  dans  un  roman  popu- 
laire, un  personnage  déclare  :  «  Avec  un  peu  de  poudre  et  une 
balle  on  échappe  à  toutes  les  hontes  »  (5).  Pauvre,  poursuivie  par 
des  amants  et  ne  voulant  pas  déchoir,  une  jeune  fille  se  dit  qu'elle 
a,  «  après  tout,  le  droit  de  mourir  »  (6.)  En  certains  cas,  écrit 
Montépin,  la  flétrissure  ne  laisse  pas  au  coupable  d'antre  ressource 
que  le  suicide  »  (7). 

Non  seulement  la  mort  volontaire  permet  d'éviter  la  honte. 
Mais  c'est  une  réparation,  une  expiation.  «  Ce  n'est  pas  un  suicide, 
dit  Madeleine  Férat,  c'est  une  exécution,  je  me  suis  jugée  et  je  me 
suis  condamnée.  »  (8).  Le  Chars,  pris  par  la  passion  du  jeu  et  de 
l'opium,  se  tue  après  avoir  dit  :  «  En  disparaissant,  j'expierai  mes 
fautes  »  {9).  Thérèse  Hallys  essaie  de  se  tuer,  par  remords  d'avoir 
trompé  son  mari  :  «  Elle  a  expié,  dit-îl,  puisqu'elle  a  failli  mou- 
rir» (10).  Dans  un  roman  de  Decourcelle,  le  juge  d'instruction 
dit  au  procureur  de  la  République  qui  refuse  de  surseoir  à  une  exé- 
cution :  «  Comment  ne  sentez-vous  pas  que,  si  l'innocence  est 
établie,  le  magistrat  responsable  n'aura  qu'à  se  faire  sauter  la  cer- 
velle? »  (11).  Dans  les  Marchands  de  patrie,  l'espion  dit  qu'après 
avoir  trahi  il  a  pensé  à  se  tuer,  mais  n'a  pas  osé  :  «  C'était  pour- 


(1)  Trente  romans,  Block  notes.  {2)  Peints  par  eux-mêmes,  57.  (3)  Malot, 
Mère,  p.  212,  Rosny,  Les  deux  femmes,  187.  (4)  P.  109.  (5)  Mérouvel, 
Cœur  de  créole,  216.  (6}  Mérouvel,  Damnée,  99.  (7)  Montépin,  La  ^porteuse 
de  pain,  III,  86.  (8)  Zola,  Madeleine  Férat,  p.  302.  (9)  P.  Margueritte, 
La  princesse  noirei  687.  (10)  Margueritte,  La  tourmentel  62.  (11)  Le  curé  du 
Moulin  rouger  76. 


LA   MORALE  EN  PAROLES  13$ 

tant  la  seule  solution,  lui  dit  le  colonel;  allons,  un  éclair  de  fermeté 
et  vous  expiez  votre  crime  !  »  (1). 

Enfin  l'idée  qui  revient  le  plus  souvent,  c'est  que  le  suicide  est, 
en  certains  cas,  une  action  courageuse  devant  laquelle  les  seuls- 
lâches  reculent.  «  Ils  me  font  rire  ceux  qui  prétendent  :  le  suicide 
est  une  lâcheté  »  (2),  dit  le  héros  d'Alexis.  Parlant  d  une  religieuse 
sécularisée  qui  songe  au  suicide  mais  ne  se  tue  pas,  Bazin  écrit  : 
«  Le  courage  lui  avait  manqué.  Elle  avait  peur  de  la  souffrance  et 
de  la  mort,  à  présent  que  l'âme  ne  la  commandait  plus  et  que  le 
péché  la  tenait.  »  (3).  «  Les  lâches  vivent,  ce  sont  les  gens  de  cœur 
qui  pensent  au  suicide  devant  la  honte  »  (4),  déclare  un  per- 
sonnage de  Bourget,  et  la  mère  d'André  Cornélis  dit,  à  propos  d'un 
voleur  qu'on  croit  s'être  frappé  :  «  Des  hommes  comme  celui-là 
n'ont  pas  le  cœur  de  se  tuer  »  (5).  «  Si  j'avais  la  lâcheté  de  sur- 
vivre... »  (6),  écrit  Le  Hinglé  dans  Peints  par  eux-mêmes,  «  Ceux-là 
sont  les  braves  qui  ont  brisé  leur  chaîne,  dit  un  personnage  de  Rod. 
Tant  d'autres,  comme  moi,  s'obstinent  à  vivre  par  habitude.  »  (7) 
Violée  par  son  frère,  une  héroïne  de  Rosny  se  demande  si  elle  n'aura 
pas  le  «  courage  »  de  se  tuer.  Un  malade  écrit  :  «  Comme  tant  de 
pauvres  êtres  sans  énergie,  j'ai  peur  de  me  tuer  »  (8).  Même  idée 
dans  des  romans  populaires  :  un  assassin  est  presque  toujours  un 
lâche  :  il  a  peur  de  se  tuer  (9).  «  Lâche  1  »  dit  un  père  dont  le  fils  ne 
se  tue  pas  à  la  veille  de  passer  en  cour  d'assises  (10).  Un  héros  de 
Mérouvel,  hésitant  à  se  tuer,  se  dit  :  «  Serais-tu  donc  lâche,  ban- 
dit! (u).  »  Dans  un  roman  de  Pierre  Sales,  on  annonce  à  Mme  Mar- 
sébert  que  son  mari  vient  de  mourir  subitement  :  «  Tant  mieux» 
dit-elle,  il  n'aurait  pas  eu  le  courage  de  se  tuer  »  (12).  a  Le  lâche  l  » 
dit  la  femme  de  Roger-la-Honte,  en  voyant  que  son  mari  accepte 
la  vie  (i3).  Un  personnage  de  Margueritte  dit  qu'il  faut  «  que  l'homme 
soit  pétri  d'une  singulière  boue  et  que  son  âme  recèle  d'infinies 
bassesses  »  pour  que  la  pensée  du  suicide  ne  lui  vienne  qu'à  certaines 
heures  où  il  veut  fuir  la  souffrance  «  et  non  à  celles  plus  légitimes, 
où  le  remords  l'alourdit  et  où  une  lâcheté  démesurée  le  guide, 
veule,  morne  et  blasé  par  les  petits  chemins  de  la  vie  »  (i4). 

De  même  que  la  morale  favorable  au  suicide  est  parfois  tournée 
en  ridicule,  la  morale  simple  est  attaquée,  çà  et  là  :  ce  n'est  pas 
sans  ironie  que  Céard  fait  dire  à  un  de  ses  personnages  :  «  Est-ce 
que  je  me  tue,  moi?  »  ou  qu'Abel  Hermant  fait  citer  la  «  plaisan- 
terie connue  »,  qu'un  homme  sensé  préfère  de  beaucoup  le  déshon- 


(1)  467.  (2)  Trente  romans,  Le  block  notes.  (3)  L'Isolée,  279.  (4)  L'Emi- 
gré, 370.  (5)  Ch.  XIV.  (6)  P.  57.  (7)  La  course  à  la  mort,  p.  212. 
(8)  Rosny,  La  fugitive,  nouvelles  ;  La  glace.  (9)  Decourcelle,  Le  Curé  du 
Moulin  rouge,  p. 9.  (10)  Gaboriau,  La  corde  au  cou,  IIe  partie,  ch.  XVII. 
(11)  Un  lys  au  ruisseau,  321.  (12)  Robert  de  Campignac,  288.  (13)  P.  21. 
(U)  L'Avril,  111. 


J40  LE   ROMAN 

Û©ur  à  la  mm!.  Dans  Jean  Christophe,  Romain  Roland  fait 
de  l'horreur  du  suicide  un  sentiment  platement  bourgeois  :  u 
bourgeoisie  ne  pardonne  pas  à  ceux  qui  se  tuent,  et  elle  appelle- 
rait volontiers  toutes  ,'les  rigueurs  de  la  loi  sur  celui  qui  semble  dire  : 
il  n'y  a  pas  de  malheur  qui  vaille  celui  de  vivre  avec  vous.  Les  plus 
lâches  ne  sont  pas  les  moins  empressas  à  taxer  son  acte  de  lâcheté  ». 
Dans  le  même  roman,  le  sénateur  qui  traite  Jeannin  de  misérable 
çsl  un  imbécile  important  (i). 

C'est  bien  la  morale  nuancée  qui  s'exprime  dans  les  phrases 
que  je  viens  de  citer.  Sans  doute  quelques-unes  d'entre  elles,  prises 
à  la  lettre,  semblent  justifier  ou  exalter  le  suicide  en  général.  Mais 
ce  n'est  qu'une  illusion.  Les  détails  que  j'ai  pris  soin  de  marquer 
suffisent  à  montrer  qu'il  s'agit  de  suicides  spéciaux  :  suicides 
altruistes,  suicides  destinés  à  éviter  une  honte  inévitable,  à  expier 
une  faute,  suicides  d'amour.  Le  héros  d'Alexis  a  l'air  de  parler  en 
faveur  de  «  la  mort  volontaire  »,  mais  il  n'exalte  en  réalité  que  le 
geste  singulier  de  celui  qui  se  tue  par  amour  pour  la  vie,  dans  un 
ardent  désir  de  savoir.  De  même  le  savant  de  Georges  Ohnet  lance 
une  formule  qui  paraît  d'abord  très  générale,  lorsqu'il  dit  que  tout 
être  humain  a  droit  à  un  minimum  de  bonheur  et  qu'il  peut  se 
donner  la  mort  si  ce  minimum  lui  fait  défaut.  Mais  il  corrige  par 
avance  sa  formule  en  expliquant  que  les  malheurs  irréparables  sont 
infiniment  rares. 

Donc,  dans  le  roman  comme  au  théâtre,  le  suicide  est  une  faute 
contre  la  famille  ou  un  devoir  envers  les  siens,  —  une  sottise  ou 
une  solution  logique,  —  une  action  mesquine  ou  un  acte  magni- 
fique, —  un  geste  qui  ne  répare  rien  ou  une  expiation,  —  une 
lâcheté  ou  une  initiative  courageuse.  En  paroles,  les  deux  morales 
s'opposent  nettement. 

Ici  encore,  la  morale  simple  me  semble  avoir  l'avantage.  Cela 
tient  surtout  à  ce  qu'elle  s'exprime  avec  plus  d'assurance  et  plus 
clairement.  Ceux  qui  condamnent  un  suicide  y  vont  carrément. 
A  l'occasion,  ils  n'hésitent  pas  à  dire,  sans  donner  d'arguments  : 
c'est  un  crime  (2).  Au  contraire,  ceux  qui  admettent  tel  ou  tel  sui- 
cide ne  donnent  nulle  part  une  théorie  générale  des  morts  licites 
et  des  morts  illicites.  Leur  pensée  est  toujours  en  partie  sous  enten- 
due. Elle  est  parfois  un  peu  incertaine.  De  quelqu'un  qui  se  tue 
après  un  crime  et  pour  éviter  la  honte,  on  dit  tantôt  :  c'est  tout 
ce  qu'il  avait  à  faire,  tantôt  :  «  peut-être  »  a-t-il  eu  raison  (3).  Cer- 
taines formules  laissent  une  impression  trouble  :  dans  un  roman 
populaire,  M.  de  la  Brède  se  tue  parce  que  sa  femme  l'a  trompé; 


(1)  Antoinette,  46,  64.      (2)  Ohnet,  Les  dames  de  Croix  Mort,  265.     (3)  Mé- 
rouvel,  Damnéet  472. 


LA   MORALE   EN  ACTION  141 

un  de  ses  amis  dit  :  «  II  a  peut-être  eu  tort  d'agir  comme  il  la  fait 
mais  c'était  son  droit  incontestable  »  (i).  Dans  Peints  par  eux-mêmes, 
on  dit  du  suicide  de  Le  Hinglé  :  «  Ce  moyen,  quoique  coupable, 
était  cependant  ce  qu'on  pouvait  lui  souhaiter  de  mieux.  »  (2). 
Evidemment,  il  y  a  quelque  contradicton  à  conseiller  à  quelqu'un 
une  action  coupable  comme  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire.  On  sent, 
à  ces  hésitations,  que  la  morale  nuancée  a  comme  une  crainte  à  se 
formuler.  Hors  du  monde  des  formules,  nous  allons  la  voir  s'étaler. 


II 

La  morale  en  actions  ;  triomphe  de  la  morale  nuancée  :  1)  le  roman  montre  rare- 
ment des  personnages  qui  soient  antipathiques  par  leur  suicide  ;  2)  il 
montre  parfois  des  malades  ou  des  victimes  de  l'hérédité  ;  3)  ceux  qui  se 
tuent  ou  veulent  se  tuer  sont  sympathiques  lorsqu'il  y  a  altruisme,  amour, 
désir  de  sauver  l'honneur  ou  d'expier  ;  4)  contraste  entre  la  morale  en 
parok  s  et  la  morale  en  action. 

Les  romanciers,  tout  comme  les  auteurs  dramatiques,  auraient 
beau  jeu  à  illustrer  les  arguments  contre  le  suicide  :  quoi  de  plus 
simple  que  de  présenter  le  père  qui  se  tue  comme  l'assassin  de  ses 
enfants,  de  montrer  des  familles  déshonorées  par  la  mort  de  l'un  des 
leurs?  Quoi  de  plus  facile  que  de  faire  du  suicide  le  recours  des  seuls 
lâches,  des  âmes  irrémédiablement  avilies?  Et  pourtant  le  roman  ne 
fait  rien  de  tel.  Même  quand  le  départ  volontaire  du  père  laisse 
une  famille  dans  la  misère,  —  c'est  le  cas  dans  Antoinette,  —  l'au- 
teur ne  cherche  pas  du  tout  à  en  faire  retomber  l'odieux  sur  celui 
qui  s'est  tué.  Ce  que  je  trouve  de  plus  net  en  faveur  de  la  morale 
simple,  c'est  que  souvent  d'honnêtes  gens,  des  âmes  délicates,  après 
avoir  pensé  au  suicide,  y  renoncent  pour  une  des  raisons  que  nous 
avons  vues  plus  haut.  Seulement,  en  général,  on  ne  leur  sait  pas 
moins  gré  d'avoir  voulu  se  tuer  que  d'y  avoir  renoncé.  On  les 
approuve  de  vivre,  on  regretterait  qu'ils  n'aient  pas  songé  à  mourir. 
Mais  les  romanciers  ne  se  résignent  pas  volontiers  à  présenter  comme 
odieux  celui  qui  se  tue.  Il  arrive  que  des  criminels  demeurent 
antipathiques  au  moment  même  où  ils  se  frappent,  qu'on  dise 
d'eux  sèchement  :  «  Le  misérable  s'abattit  »  (3)  ou  encore  :  «  Il 
est  mort:  le  diable  ait  son  âme!  »  (4).  Il  arrive  que  des  êtres  médiocres 
se  tuent  sans  inspirer  l'intérêt  et  qu'on  note  :  «  il  devait  finir 
comme  ça  »  (5).  Mais  c'est  extrêmement  rare.  Sur  cent  personnes 
qui,  dans  les  romans,  se  tuent  ou  veulent  se  tuer,  quatre  ou  cinq 
sont  antipathiques  jusque  dans  leur  suicide.  Tous  les  autres  excitent 


(1)  Ibid.,  49.  (2).  Peints  par  eux-mêmes,  125.  (3)  Montépin,] La  demoiselle 
de  compagnie,  VI,  290,  Cf.  296.  (4)  Bertnay,  Enfant  de  l'amour,  II,  p.  500. 
(5)  Mary,  Les  drames  de  Paris  ;  L'endormeuse,  532. 


I É2  i  i:  roman 

dos  sentiments  qui  vont  de  la  pitié  au  pardon,  à  l'estime,  à  une  sym- 
pathie attendrie,  à  l'approbation,  à  l'admiration. 

La  pi  lié  pure  va  surtout  aux  malades,  aux  victimes  de  l'hérédité, 
du  dégoût  de  la  vie,  Ût  la  misère.  Bourget,  Louis  Bertrand,  enîn 
-autres,  ont  mis  en  scène  des  personnages  qui  subissent  l'inilunn  < 
de  l'hérédité  (i).  Villiers  de  l'Isie-Adaui,  Rosny,  en  montrent  uni  sont 
travaillés  par  le  mal  du  suicide,  le  spleen  (2).  Henri  de  Régnier 
fait  parler  un  homme  qui  se  tue  sans  savoir  pourquoi,  sans  crainte 
ni  désespoir,  sans  chagrin  de  cœur,  uniquement  parce  qu'il  est 
«  destiné  »  au  suicide  (3).  Naturellement,  on  plaint  toutes  ces 
victimes.  On  plaint  aussi  ceux  qui  souffrent  atrocement  d'une 
.maladie  incurable  (4),  ceux  qui  craignent  de  xjera*re  la  vue  ou 
l'ont  perdue  (5),  ceux  qui  se  sentent  guettés  par  la  folie  (G).  On 
plaint  le  vieux  paysan  qui,  accablé  par  l'adversité,  met  le  feu 
à  sa  maison  qu'on  vient  de  vendre  et  se  jette  à  l'eau  (7),  la  jeune  fille 
dans  la  misère  qui  préfère  la  mort  à  une  vie  facile  (8),  la  mère  qui, 
faute  d'argent,  se  tue  avec  ses  enfants  (9),  le  vieux  sans  ressource, 
qui  ne  veut  pas  être  à  charge  à  autrui  (10).  On  plaint  même,  en 
général,  ceux  -qui,  ruinés  par  le  hasard  ou  par  la  faute  d'autrui,  se 
résignent  au  suicide,  Robineau,  dans  Au  bonheur  des  dames  (11), 
Breux,  dans  le  roman  de  Margueritte  (12),  le  brillant  comte  et 
la  jeune  orpheline,  dans  les  romans  populaires  (i3). 

La  pitié  se  nuance  d'estime  ou  fait  place  à  l'approbation  et  à 
l'admiration  en  quatre  cas  qui  sont  exactement  ceux  que  nous 
avons  notés  au  théâtre,  lorsqu'il  y  a  altruisme,  amour,  désir  d'éviter 
la  honte  ou  d'expier. 

Suicides  altruistes  :  une  héroïne  de  Bourget  laisse  entendre  qu'elle 
disparaîtra  pour  que  son  fils  puisse  épouser  celle  qu'il  aime  (i4); 
un  paysan  de  Cladel  se  tue  pour  que  son  fils  ne  fasse  pas  sept  ans 
de  service  (i5);  une  mère,   dans  Rosny,  meurt  pour  crue  son   fils, 


(1)  Alba  Sténo  dans  Cosmopolis,  ch.  I;  la  fille  de  Mme  d'Estignac,  dans 
Odile  (Voyageuses)  ;  Mautoucher,  dans  le  Rival  de  don  Juan,  p.  347. 
(2)  Rosny,  Les  profondeurs  de  Kyamo,  nouvelles,  Lydia,  p.  287  ;  Villiers 
de  l'Isle-Adam,  L'Eve  future,  p.  299.  (3)  H.  de  Régnier,  L'inexplicable 
dans  Couleur  du  Temps,  261.  (4)  Alexis,  Trente  romans,  L'adieu, 
p.  10;  Halévy,  Un  épisode,  p.  17.  (5)  Montépin,  Les  yeux  d'Emma  Rose, 
II,  49;  P.  Margueritte,  Les  Fabrecé,  p.  10.  (6)  P.  Margueritte,  La 
flamme,  p.  118,  125.  (7)  Rod,  Eau  courante,  fin.  (8)  Malot,  Mondaine, 
p.  62  ;  Rosny,  La  servante,  dans  Un  autre  monde,  p.  241  ;  Sous  le  fardeau, 
119  ;  Mérouvel,  Damnée,  I,  99,  151,  300.  (9)  Zola,  Rome,  12,  Mérouvel, 
Damnée,  300.  (10)  Rosny,  Sous  le  fardeau,  199  ;  La  forêt  dans  Les  Auda- 
cieux, p.  169;  Ch.L.  Philippe,  Dans  la  petite  ville,  p.  109  et  ss.;  Le  père  Per- 
drix, p.  89;  Marie  Donadieu,  p.  77.(11)  P.  455.     (12)  Maison  ouverte,  p.  242. 

(13)  Gaboriau,  Le  crime  d'Orcival,   p.   570;  Mérouvel,    Damnée,     II,    327. 

(14)  Un  homme  d'affaires,  nouvelles,  Dualité.     (15)  Raca,  nouvelles,  Cœur  d'or. 


LA  MORALE   EN   ACTION  143 

ayant  hérité,  puisse  faire  le  mariage  qu'il  désire  (i).  Dans  un 
corttë  de  Duvernois,  le  comte  Chudzka,  ruiné  et  sachant  qu'il  n'est 
pas  aimé,  avale  du  laudanum  pour  que  sa  femme  puisse  refaire 
sa  vie  (2);  une  héroïne  de  Rosny  se  tue  pour  ne  pas  révéler  à  son 
mari  un  secret  terrible  pour  lui  (3);  le  vieux  Mô'rot  disparaît  pour 
n'être  pas  à  charge  aux  aiens  (4);  dans  un  roman,  de  Bazin,  une  ser- 
vante de  curé  qui  se  trouve,  avec  son  maître,  dans  une  barque  trop 
chargée,  se  jette  à  l'eau  pour  le  sauver  (5);  un  personnage  de  Cla- 
del  se  fait  écraser  par  un  train  pour  sauver  un  nouveau  né  (6).  Il 
va  sans  dire  que  tous  ces  suicides  inspirent  respect  et  admiration. 

Sympathiques  aussi  sont  -ceux  qui  ne  veulent  pas  survivre  à  un 
être  aimé  :  une  ouvrière  rentrant  au  logis  trouve  son  enfant  brûlé 
vif  et  se  jette  par  la  fenêtre  (7):  un  père  se  tue  sur  la  tombe  de  son 
fils  (8);  un  bandit,  «  qui  n'avait  qu'un  sentiment  humain  dans  le 
ca-ur  »,  se  tue  en  apprenant  la  mort  de  sa  fille  (9);  nul  ne  songe 
à  les  blâmer,  et  le  bandit  se  relève  à  nos  yeux.  Quand  la  petite 
Germaine,  de  Duvernois,  songe  :  «  Si  maman  mourait,  je  mourrais 
moi  aussi  »  (10);  quand  la  petite  fille,  de  Boylesve,  va  respirer  de? 
fleurs,  qu'elle  croit  mortelles,  pour  rejoindre  au  ciel  sa  mère  et 
son  amie  (11),  l'idée  ne  vient  pas  de  voir  en  elles  un  penchant 
précoce  au  crime. 

Perdre  une  illusion  sur  ceux  qu'on  respecte  et  qu'on  aime, 
c'est  les  perdre  un  peu.  Geneviève,  voyant  sa  mère  empoisonner 
son  père,  Octave  Gilette  se  découvrant  fils  d'un  assassin  guillotiné, 
Isabelle  croyant  que  sa  mère  est  une  espionne,  décident  de  se  tuer 
ou  de  se  faire  tuer  (12).  Vilmorin,  apprenant  que  sa  fille  est  enceinte, 
se  tue  (i3).  André  Raynaud,  ayant  la  preuve  que  son  père  est 
un  malhonnête  homme,  décide  de  chercher  la  mort  aux  colo- 
nies (i4).  Des  personnages  de  Maupassant,  d'Estaunié,  de  Bourget, 
de  Marcel  Prévost,  se  tuent  lorsqu'ils  apprennent  l'indignité  de  leur 
itiè're  (i5),  le  Petit  Soldat,  de  Maupassant,  fait  de  même  lorsqu'il  est 
trahi  par  son  ami  (16).  Ces  suicides  apparaissent  comme  autant  de 
preuves  de  délicatesse  morale. 

Les  suicides  d'amour  excitent,  dans  le  roman,  les  mêmes  senti- 
ments que  sur  la  scène. 


(1)  La  mort  de  la  terre,  nouvelles;  La  Mort,  p.  129.  (2)  Popote,  71.  (3).  La 
toile  d'araignée,  nouvelles,  L'inutile  question.  (4)  Rosny,  Sous  le  fardeau, 
199.  (5)  En  province,  340.  (6)  Kerkadec,  292.  (7)  Alexis,  Trente  romans, 
p.  58.  (8)  Alexis,  L'éducation  amoureuse,  293.  (9)  Montépin,  La  porteuse  de 
pain,  t.  VI.  (10)  Popote,  71.  (11)  La  marchande  de  petits  pains  pour  les 
canards,  nouvelles,  117.  (12)  Margueritte,  L'or,  435;  Gastyne,  Le  nom  fatal, 
p.  319,  337  ;  Maël,  Comment  ils  aiment,  261.  (13)  Mary,  Les  Damnées 
de  Paris,  176.  (14)  Gastyne,  Cœur  sacrifié,  142.  (15)  Maupassant,  Yvette, 
p.  154;  Estaunié,  Un  simple,  277;  Bourget,  Cosmopolis,  24;  Prévost,  Le  pas 
relevé  (nouvelles)  Georges.     (16)  Maupassant.  Petit  soldat,  (M.  Parent).       f 


144  LE    ROMAN 

On  D6  compte  pas  les  amants  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer 
après  la  mort  de  Ci  qu'ils  aiment.  Ils  font  naître  la  môme  sympa 
thie  attendrie  dans  des  romans  aussi  différents  que  la  Fortune 
Bougon,  Jean  d' A  g  rêve  (i),  Peints  par  eux-mêmes  (a),  Femme  de 
Chambre,  de  Wérouvel  (3)  ou  le  Baiser,  de  Mary  (4).  Non  seulement 
l'ouvrier  Mouret,  Jean  d'Agrève  et  Mme  de  Trémeur  nous  sont  mu 
pathiques,  mais  ils  le  doivent,  pour  une  bonne  part,  à  leur  déci- 
sion de  suivre  dans  la  mort  l'objet  de  leur  amour.  Dans  Une  Heine, 
de  Rosny,  Maurice  ne  veut  pas  survivre  à  Hélène.  Une  amie  lui  dit 
d'attendre  un  peu;  mais  «  elle  n'eût  pas  fait  un  geste  pour  l'em- 
pêcher de  mourir,  car  elle  trouvait  ce  dénouement  seul  naturel  et 
seul  juste  »  (5).  Dans  Y  Accident,  Bourget  semble  excuser  son 
héroïne  de  vivre  après  la  mort  de  son  amant  :  «  elle  aurait  été  certes 
le  rejoindre  aussitôt  s'il  n'y  avait  pas  eu  les  enfants  »  (6).  Dans 
Nous,  les  Mères,  l'héroïne  s'excuse  elle-même  :  «  Gomment  ai-je 
survécu  à  cet  effondrement?  Sans  mon  amour  maternel  je  me 
serais  tuée  »  (7).  Dans  les  Tronçons  du  Glaive,  on  «  s'étonne  »  que 
Marie  vive  après  la  mort  de  son  mari  (8).  Parfois  aussi  la  perte 
d'une  illusion  produit  les  mêmes  effets  que  la  mort  :  dans  le  Vrai 
père,  de  Bourget,  la  maîtresse  de  Mégrignie  songe  à  se  tuer  parce 
que  son  amant  est  un  voleur  (9);  dans  YEspionne  du  Bourget,  Jacques 
va  chercher  la  mort  lorsqu'il  découvre  que  la  jeune  fille  qu'il  aimait 
et  respectait  est  enceinte  (10). 

Plus  nombreux  encore  sont  les  amants  qui  se  tuent  ou  veulent 
se  tuer  lorsqu'ils  ne  peuvent  avoir  ce  qu'ils  aiment,  et  toujours 
encore  leur  suicide  ou  leur  tentative  les  rend  sympathiques.  Sur 
ce  point  les  ouvrages  les  plus  différents  rendent  le  même 
son  :  l'Angélique  de  Zola,  la  servante  de  Rosny  (11),  le  Bourgain 
de  Marcel  Prévost  (12),  la  Chabrette,  de  Marcelle  Tinayre  (13),  les 
héros  de  Boylesve  (Pipette,  Septime  de  Jallais,  Marie  Vitellier)  (i4). 
l'Alba  Sténo,  de  Bourget  (15),  le  Marcel  Guibert,  d'Henry  Bor- 
deaux (16),  le  marin,  de  Bazin  (17),  l'innocent  de  Paul  Acker  (18), 
excitent  la  même  sympathie  douloureuse  qu'éveillent  dans  les  romans 


(1)  Zola,  La  Fortune  des  Rougon,  ch.  IV,  160;  Jean  d'Agrève,  319.  (2)  P.  125. 
(3)  P.  359,  373.  (4)  P.  94,  Cf.  de  Pont-Jest,  Aveugle,  384;  Bertnay,  L'espionne 
du  Bourget,  I,  64;  Margueritte,  L'essor,  47;  Bourget,  Le  Mensonge  du  Père 
dans  L'Envers  du  décor;  Ohnet,  Le  chant  du  Cygne,  dans  Noir  et  Rose  (nouv.): 
Bourget,  Le  cob  rouan,  dans  L'eau  profonde.  (5)  P.  296.  (6)  L'envers  du 
décor,  L'accident.  (7)  P.  Margueritte,  p.  24  (8)  P.  522.  (9)  Recommence- 
ments, Le  vrai  Père.  (10)  P.  119.  (11)  Rosny,  La  toile  d'araignée,  La  mort 
d'Anne.  (12)  Femmes,  Un  voluptueux  ;  Cf.  le  suicide  de  Julien  dans  les 
Demi-Vierges.  (13)  La  vie  amoureuse  de  F.  Barbazanges,  199.  (14)  Made- 
leine, jeune  femme,  361;  Le  médecin  des  dames  de  Néans,  327;  Ste  Marie  des 
Fleurs',26$.  (15)  Cosmopolis, 393, 396.  (16)  Lapeur  de  vivre,312.  (17)  Bazin, 
Humble  amour,  nouv.  Madame  Dor.  (18)  Les  deux  amours,  p.  253,  Cf.  P. 
Adam>  La  bataille  d'IIuhde,  280. 


LA   MORALE    EN   ACTION  145 

populaires,  la  Lydia,  de  J.  Mary  (i),  le  Guy  Roven,  de  Mérou- 
vel  (2),  les  héros  de  J.  de  Gastyne  (3).  Le  suicide  «  à  deux  »  est 
présenté  d'une  manière  ausi  émouvante  et  propre  à  forcer  l'intérêt 
dans  La  femme  en  noir  et  dans  le  Dernier  refuge  (4).  Parfois  même 
on-  en  veut  à  ceux  qui  ne  se  tuent  pas.  Eux-mêmes  s'en  veulent. 
Dans  l'Opium,  de  Bonnetain,  Marcel  songe  à  se  tuer  après  la  mort 
de  sa  maîtresse,  puis  il  se  sent  «  redevenir  lâche  »  (5).  Dans  le 
Pays  natal,  d'Henry  Bordeaux,  Mme  ïeresi  se  dit  à  elle-même  : 
«  Lâche,  lâche,  qui  a  peur  de  mourir!  »  (6). 

Enfin,  les  amants  qui  se  tuent  ou  songent  au  suicide  lorsqu'ils 
sont  trahis,  ne  font  naître,  eux  aussi,  que  la  pitié  et  l'attendrisse- 
ment, parfois  le  respect.  Il  ne  s'en  trouve  guère  dans  les  romans 
populaires  proprement  dits  (  si  l'on  néglige  le  cas  des  jeunes  filles 
séduites  et  enceintes  qui  ne  cèdent  pas  seulement  au  chagrin,  mais 
aussi  à  la  honte).  Mais  on  les  retrouve  sympathiques  dans  P.  Acker, 
H.  Bordeaux,  Bourget,  Farrère,  Myriam  Harry,  Maupassant,  les 
Margueritte,  H.  de  Régnier,  Rod,  les  Rosny,  Zola  et  bien  d'autres  (7). 
Il  est  à  noter  que  ce  sont  surtout  les  amants  qui  prennent  soin  de 
dissimuler  leur  suicide.  Mais  ceux  qui  se  tuent  au  vu  et  su  de 
tous  ne  semblent  pas  moins  sympathiques.  Dans  une  nouvelle  de 
Régnier,  un  homme,  abandonné  par  sa  maîtresse,  fait  si  bonne 
contenance,  qu'on  l'estime  froid,  indifférent.  Le  soir  même,  on  le 
trouve  mort  :  «  Instinctivement,  dit  le  conteur,  je  me  découvris 
devant  lui  avec  respect  »,  comme  pour  «  m'excuser  de  l'avoir 
mal  jugé.  »  (8). 

Les  suicides  destinés  à  éviter  la  honte  sont  aussi  fréquents 
dans  les  romans  que  dans  les  pièces  de  théâtre  et  y  sont  vus  du 
même  œil  (9).  Non  seulement  ceux  qui  conservent  un  sentiment 
généreux  se  tuent  pour  éviter  la  prison,  le  bagne,  l'échafaud.  Mais 
leur  entourage  ne  doute  pas  qu'ils  ne  le  fassent  :  ma  mère  se  tuera, 
dit  Thomas  Harambur  (10).  S'ils  reculent,  on  en  exprime  ouverte- 
ment le  regret   :   dans  un   roman   d'H.    Malot,   on   vient   annoncer 


(1)  Le  baiser,  30.  (2)  La  filleule  delà  Duchesse,  265.  (3)  Le  lys  noir,  3; 
Cœur  sacrifié,  234;  La  femme  en  noir,  208.  (4)  Rod,  Le  dernier  refuge,  p.  354. 
(5)  P.  436.  (6)  P.  141.  (7)  P.  Acker,  Petites  âmes,  261;  H.  Bordeaux, 
L'amour  qui  passe,  120;  Le  pays  natal  141;  Bourget,  Mensonges.  XX;  Farrère, 
Dix  sept  histoires  de  marins  :  Idylle  en  masque;  Myriam  Harry,  L'île  de  volupté, 
p.  188  ss.  Margueritte,  La  maison  brûle,  5;  La  lanterne  magique,  26;  La  flamme, 
112;  Malot,  Le  mari  de  Charlotte,  31 2;  Maupassant,  La  femme  de  Paul,  Le  petit; 
H.  de  Régnier,  Couleur  du  temps,  p.  170;  Rod,  le  Silence,  p.  74;  Rosny,  L'autre 
femme,  p.  44;  L'épave  (nouv.)  :  Un  misérable.  (8)  Couleur  du  temps,  p.  170. 
(9)  De  Gastyne,  Le  nom  fatal,  433;  Champsaur,  L'arriviste,  II,  1;  Malot, 
Sang  bleu,  400;  Justice,  422;  Mary,  Amours  parisiennes,  180;  Ohnet,  Le  curé 
de  Favières,  335.     (10)  Rosny,  Le  docteur  Harambur t  329. 

10 


146  LE   ROMAN 

qu'un  grave  accideol  C9\  arrivé  à  un  des  personnages;  «  Il  s'ett  taél 

—  Non,  par  malheur  !  »  (i)  \u  besoin,  paient*  <'t  ami 
seillent,  ordonnent  le  suicide.  La  belle-mère  de  Serge  Panine,  voyant 
qu'il  se  refuse  à  ninnrir,  le  lue  (2).  Même  dévouement  dans  un 
roman  de  Gaboriau  :  «  Sauvez  le  noml  »  crie  la  jeune  fille  sympa- 
tique  au  gentilhomme  assassin  près  d'être  arrêté,  et  comme  il 
hésite,  elle  tire  (3).  La  mort  volontaire  réhabilite  nettement  de 
grands  criminels.  Dans  un  roman  de  Mérouvel,  la  baronne  de 
Brazay  et  son  mari  sont  convaincus  d'avoir  commis  des  crin 
Lui  veut  fuir,  elle  se  tue  :  «  Elle  est  morte  bravement,  sans  faiblir  », 
dit  un  personnage  sympathique  (4).  Dans  un  roman  populaire, 
le  général  de  Presles,  voyant  son  fils  accusé  de  faux  et  près  d'être 
arrêté  lui  donne  l'ordre  de  se  tuer  (5).  Dans  Mère,  d'H.  Malot, 
Combarrieu,  l'honnête  homme,  dit  à  son  fils  :  «  Puisque  ta  vie 
ne  doit  être  qu'un  enchaînement  d'infamies  et  de  crimes,  n'auras- 
tu  pas  le  courage  de  te  tuer?  —  Et  pourquoi  donc?  répond  le  fils. 

—  Parce  que  tu  es  aux  abois,  déshonoré,  méprisé,  parce  que  toutes 
les  portes  se  fermeront  devant  toi  et  que  la  mort  est  préférable  à  une 
existence  honteuse  et  misérable,  car  je  te  jure  que  je  trouverais  le 
moyen  de  te  la  rendre  misérable  si  tu  ne  prenais  pas  ce  revolver.  »  (6). 

Même  quand  il  n'a  pas  à  redouter  prison  ou  bagne,  l'honnête 
homme,  l'homme  du  monde  ne  doit  pas  survivre  à  certaines  hontes  : 
dans  les  romans  de  Maël  comme  dans  ceux  d'Hervieu  ou  de  Bour- 
get,  qui  est  pris  à  tricher  au  jeu  n'a  d'autre  ressource  que  de  dis- 
paraître (7).  La  jeune  fille,  la  femme  doivent  se  tuer  plutôt  que 
d'être  déshonorées  ou  quand  elles  l'ont  été  (8).  La  femme  séduite 
et  enceinte  est  presque  tenue  de  songer  au  suicide.  Celles  qui  se 
tuent,  celles  qui  veulent  se  tuer,  se  retrouvent,  toujours  sympa- 
thiques, dans  les  romans  d'Alexis,  de  Bourget,  de  Gérard  d'Houville, 
d'Hervieu,  de  Francis  Jammes,  de  Le  Roy,  de  Malot,  de  Margue- 
ritte,  de  Pouvillon,  de  M.  Prévost,  de  Marcelle  Tinayre  (9).  La 
même   auréole  entoure   Clara   d'Ellébeuse   et   l'humble   héroïne   de 


(1)  Micheline,  401.  (2)  Serge  Panine,  fin.  (3)  Le  crime  d  Orcival,  396, 
(4)  Mérouvel,  Damnée,  TI,  464.  (5)  Montépin,  Amours  de  Province. 
III,  370.  (6)  P.  212.  (7)  Maël,  Comment  ils  aiment,  135  ;  Bourget,  Recom- 
mencements (nouvelles),  Le  Vrai  Père  ;  Hervieu,  Peints  par  eux-mêmes,  123. 
(8.)  Decourcelle,  Le  Curé  du  Moulin-Rouge,  Seule  au  monde,  11  ;  de  Gas- 
tyne,  La  Femme  en  noir,  171  ;  Cladel,  Petits  Cahiers,  109  ;  J.  Mary,  Les  Dam- 
nées de  Paris  [U Endormeuse) ,  154  ;  M.  Tinayre,  L'Ombre  de  l'Amour,  314  ; 
J.  Lorrain,  Le  Crime  des  Riches,  230.  (9)  Bourget,  L'Etape,  344  ;  Alexis, 
La  Comtesse,  173  ;  G.  d'Houville,  Jeune  Fille,  128  ;  Hervieu,  Peints  par  eux- 
mêmes,  57,  78  ;  Jammes,  Clara  d' Ellébeuse,  65,  La  Bonté  du  Bon  Dieu,  229  ; 
Le  Roy.  Nicette  et  Milon,  141  ;  Malot,  Le  Mari  de  Charlotte,  284  ;  Margueritte, 
Nous  les  Mères,  161,  Prostituée,  67,  Le  Talion,  115  ;  Pouvillon,  L'Innocent, 
234,  238,  98  ;  Prévost,  Mademoiselle  Jauffre,  171  ;  M.  Tinayre,  L'ombre  de 
V Amour,  326. 


LA   MORALE   EN  ACTION 


147 


ia  Bonté  du  Bon  Dieu.  La  Bernade,  de  Pouvillon,  enceinte,  s'est 
jetée  à  l'eau.  On  la  sauve.  Le  jour  de  son  mariage,  elle  ne  cherche 
pas  à  cacher  sa  grossesse  :  «  A  quoi  bon  se  cacher?  La  noyade 
manquée  avait  donné  l'éveil;  on  connaissait  sa  faute;  mais  on 
savait  aussi  qu'elle  avait  voulu  mourir,  et  cette  pâleur,  qui  lui 
était  restée  depuis,  cet  air  de  langueur  répandu  sur  elle  arrêtait 
les  mauvais  propos  »  (i).  Plusieurs  fois,  la  pensée  du  suicide  tra- 
verse l'âme  de  Julie  Moneron  «  restée  haute  par  tant  d'aspira- 
tions »  (2).  Parfois  même,  femmes  ou  jeunes  filles  semblent  avoir 
le  sentiment  qu'elles  auraient  le  droit  de  se  tuer  si  le  médecin  leur 
refusait  les  moyens  de  se  faire  avorter  (3). 

Outre  le  déshonneur  public,  la  crainte  de  rnujrir  devant  leurs 
enfants  ou  leurs  parents  pousse  au  suicide  des  personnages  sympa- 
thiques. Le  héros  d'un  roman  populaire  se  tue  quand  sa  fille  dé- 
couvre qu'il  n'est  pas  son  père  devant  la  loi  (4).  Dans  la  Menace,  de 
Bourget,  Mme  de  la  Guerche  meurt  sur  la  menace  que  lui  fait  sa 
belle-fille  de  révéler  à  son  fils  une  faute  commise  autrefois  (5).  Dans 
Dette  de  Haine,  de  Georges  Ohnet,  Raymond  craint  que  sa  femme  ne 
se  tue  parce  qu'il  a  découvert  sa  perfidie  :  quand  il  voit  qu'elle  ne 
renonce  pas  à  vivre,  il  dit,  avec  un  rire  douloureux  :  «  Et  j'ai  pu 
croire  qu'elle  songeait  à  mourir!...  Ce  sera  pour  le  monde  une 
coquine  de  plus  »  (6). 

Comme  au  théâtre,  on  voit,  dans  les  romans,  des  innocents  sym- 
pathiques se  dérober  ou  vouloir  se  dérober,  par  la  mort,  à  un 
déshonneur  immérité.  Il  y  en  a,  dans  J.  Mary,  Merouvel,  P.  Sales, 
Bernède  et  Feuillade,  il  y  en  a  dans  P.  Acker.  Estaunié  et  Rosny  (7). 
Ils  n'excitent  que  la  sympathie  et  la  pitié.  Même  quand  il  s'agit 
d'une  honte  absolument  imméritée,  le  suicide  apparaît  parfois 
comme  une  solution  inévitable.  Dans  un  roman  populaire,  Octave, 
ayant  découvert  qu'il  est  fils  d'un  assassin  mort  sur  l'échafaud, 
songe  au  suicide.  Juliette,  sa  fiancée,  tremble,  parce  qu'elle  savait 
trop  bien  «  ce  qu'elle  ferait  à  sa  place  »  (8). 

On  retrouve  encore  force  personnages  qui  se  tuent  sans  avoir 
à  redouter  ni  châtiment,   ni   humiliation,   simplement  pour  expier 


(1)  L'innocent,  p.  249.  (2)  L'étape,  p.  344.  (3)  Alexis,  La  comtesse, 
nouvelles.  La  première  cliente  :  Mlle  de  Cerney-Larive,  violée  par  un  cocher, 
menace  le  médecin  de  se  tuer  s'il  ne  la  fait  pas  avorter,  p.  173;  Cf.  Ilervieu, 
Peints  par  eux-mêmes,  p.  57,  78.  ('1)  Mary,  L'outragéee,  II,  p.  64.  (5)  Les 
détours  du  Cœur,  La  menace.  (6)  P.  340.  (7)  Mary,  Le  Wagon  303,  p.  369  ; 
Merouvel,  Sang  rouge  et  sang  bleu,  p.  202;  P.  Sale?,  Viviane,. p.  7  ;  Bernède 
et  Feuillade,  Les  nouveaux  exploits  de  Judex,  p.  39  ;  P.  Acker,  L'amie 
perdue  (nouv.),  Mr.  Bar  banot  assassin;  Estaunié,  tes  choses  voient,  p.  142; 
Rosny,  La  toile  d'araignée  (nouv.)t  L'inutile  question.  (S)  De  Gastync,  Le 
nom  fatal,  p.  319. 


148  LE   ROMAN 

leur  faute,  pour  ne  pas  rougir  devant  eux-mêmes.  Par  exemple, 
les  cœurs  généreux  refusent  de  survivre  à  un  inceste,  môme  connu 
d'eux  seuls.  Forcé  d'épouser  sa  fille,  un  héros  de  J.  Mary  se  jette 
sous  un  train  (i).  Un  personnage  de  Bourget  se  tue  parce  qu'il 
croit  avoir  séduit  sa  sœur  (2).  Dans  les  Prédestinés,  de  Bailly,  le 
héros  quitte  le  lit  de  sa  sœur  pour  aller  se  tuer  (3).  Dans  Du  sang, 
de  la  volupté,  de  la  mort,  Pia  se  tue  en  se  rendant  compte  qu'elle 
aime  son  frère  :  décision  d'une  enfant  «  exaltée  et  scrupuleuse  »  qui 
ne  veut  pas  du  bonheur  dans  un  monstrueux  péché  (4).  Dans  le 
roman  de  Rosny,  Claire  de  Seilhac,  violée  par  son  frère,  songe  aussi- 
tôt à  se  tuer  (5).  Dans  les  Deux  femmes,  Marc  meurt  après  avoir 
séduit  sa  belle-mère  (6).  «  S'il  y  avait  inceste  dans  le  mariage  que 
vous  avez  fait,  dit  un  personnage  de  Bourget,  vous  n'auriez  qu'à 
vous  tuer  »  (7). 

Le  remords  pousse  au  suicide  les  héros  de  Thérèse  Raquin.  Dans 
Nicetle  et  Milon,  Céleste  se  tue  en  apprenant  qu'un  assassin  qu'on 
vient  d'exécuter  est  son  fils,  abandonné  par  elle  (8).  Des  héros  de 
Montépin  et  de  Mérouvel  veulent  mourir  pour  expier  le  crime  d'avoir 
violé  des  jeunes  filles  (9).  Un  notaire,  dans  Marcel  Prévost,  songe 
au  suicide  parce  que,  par  une  négligence  involontaire,  il  a  grave- 
ment lésé  une  de  ses  clientes  (10).  Des  maris  et  des  femmes,  des  fian- 
cés, des  amants  veulent  se  tuer  ou  se  tuent  par  remords  d'une  infi- 
délité (11).  Dans  une  nouvelle  d'Alexis,  Rolande  meurt  après  avoir 
écrit  à  son  amie  :  a  Je  ne  puis  me  faire  à  l'idée  de  vivre  un  jour  de 
plus  en  te  volant  ton  mari  »  (12).  Une  héroïne  de  Mérouvel  se  tue 
pour  se  punir  d'avoir  épousé  un  homme  qu'elle  n'aime  pas,  urîe 
autre  pour  se  punir  d'une  faute  commise  avant  son  mariage  (i3). 
Dans  une  nouvelle  de  H.  Bordeaux,  un  magistrat  a  pardonné  à  sa 
femme  coupable.  Mais,  estimant  qu'il  a  eu  tort  et  que  sa  pitié  fut 
de  la  faiblesse,  il  se  pend  (i4).  Tous  ces  personnages  sont  sympathi- 
ques et  parfois,  c'est  surtout  leur  suicide  ou  leur  velléité  de  suicide 
qui  les  rend  tels.  Le  magistrat  se  pend,  «  avec  la  rigidité  coura- 
geuse »  qu'il  avait  toujours  apportée  dans  ses  fonctions.  Les  femmes 
qui  ont  essayé  de  mourir  gagnent  l'estime  et  le  pardon  de  leur 
mari  (i5).  Dans  un  roman  populaire,  Joli-Cœur,  complice  des  ban- 
dits, tente  de  se  tuer.  Aussitôt  on  commence  à  dire  :  «  Ce  garçon  ne 


(1)  Le  wagon  303,    p.    282.      (2)  Le  vrai  père.      (3)  P.  250.      (4)    P.   78. 
(5)  Sous  le  fardeau,  p.  234.     (6)  P.  306.     (7)  Le  fantôme,  p.  284.     (8)  P.  309. 

(9)  Les  amours  de  province,  p.  262;  Mérouvel,  Sang  rouge  et  sang  bleu,  p.  607. 

(10)  Femmes  (nouv.),  La  date.  (11)  Margueritte,  La  tourmente,  p.  59  ; 
Zola,  Madeleine  Férat,  p.  302  ;  Farrère,  Les  civilisés,  p.  299.  (12)  Vallobra, 
359  ;  Cf.  Rosny,  Le  crime  du  docteur,  p.  317.  (13)  Sang  rouge  et  sang  bleu, 
p.  308  ;  La  filleule  de  la  Duchesse,  p.  321.  (14)  La  maison  maudite,  dans 
L'écran  brisé,  (15)  Margueritte^  La  tourmente^  p.  59;  Cf.  Mary,  Le  baiser, 
p.  276. 


LA  MORALE   EN   ACTION  149 

serait-il  pas  un  chenapan,  mais  seulement  un  malheureux  ?  »  (i5). 
Le  suicidé  étant  tout  ensemble  un  moyen  d'éviter  la  honte  et  une 
réparation,  des  personnages  de  roman  conservent  notre  sympathie 
en  se  tuant  aussitôt  après  avoir  commis  un  crime  ou  dans  l'accom- 
plissement même  de  ce  crime.  Dans  Fécondité,  Morange  fait  «  un 
acte  de  justice  terrible  »,  en  entraînant  un  autre  homme  dans  l'acci- 
dent où  lui-même  est  décidé  à  trouver  la  mort  (i).  Un  héros  de 
Mérouvel  se  tue  après  avoir  tué  l'homme  qui  est  responsable  de  tous 
ses  malheurs  (2).  Des  maris  qui  se  vengent  ou  bien  prennent  leur 
femme  par  la  main  et  l'obligent  à  se  jeter  sous  un  train  (3),  ou  bien 
l'entraînent  avec  son  amant  dans  un  précipice  où  ils  se  jettent  eux 
mêmes  (4).  Si  ma  fiancée  était  coupable,  dit  un  héros  de  G.  Ohnet, 
je  l'aurais  tuée  et  je  me  serais  tué  après  (5).  Tous  ces  personnages 
sont  sympathiques.  Il  semble  que  le  suicide  efface  ou  répare  le 
meurtre.  Ceux  qui  excitent  le  dégoût,  ce  sont  ceux  qui,  comme  un 
personnage  de  Rosny,  une  fois  le  crime  commis,  restent  là  stupé- 
faits, inertes,   «  sans  force  pour  consommer  le  suicide  »  (6). 

Enfin  on  retrouve  dans  les  romans  l'idée  qu'un  homme  peut 
être  responsable  du  suicide  d'autrui.  Je  ne  l'ai  pas  signalée  dans 
la  morale  en  paroles.  Le  seul  passage  que  j'aurais  pu  noter  est  une 
phrase  de  P.  Bourget  dénonçant  la  responsabilité  des  écrivains. 
«  N'est-ce  pas  une  chose  effrayante  de  penser  que  Goethe  est  mort, 
que  Musset  est  mort  et  que  leur  œuvre  peut  encore  mettre  une  arme 
à  la  main  d'un  enfant  qui  souffre  ?  »  (7)  Mais  si  les  déclarations  sont 
rares,  il  arrive  souvent  qu'un  personnage  se  sente  ou  soit  dit  cou- 
pable du  suicide  d'un  autre.  Dans  une  nouvelle  de  Bourget,  le  père 
qui  pour  empêcher  un  mariage,  a  dit  faussement  à  son  fils  :  c'est 
ta  sœur,  se  considère  comme  un  assassin  lorsque  son  fils  s'est  tué. 
Dans  Les  Choses  Voient  d'Estaunié,  Rose  se  tue  parce  qu'elle  a  été 
calomniée  par  Noémi.  —  «  C'est  vous  qui  l'avez  tuée  »,  dit  une  vieille 
servante  (8).  Une  jeune  fille  de  Margueritte,  séduite  et  enceinte, 
subit  de  violents  reproches  de  sa  mère  et  se  tue  :  le  narrateur  consi- 
dère que  la  mère  est  coupable  de  meurtre  (1).  Dans  une  nouvelle 
célèbre  de  Maupassant,  la  maîtresse  menace  son  amant  de  se  tuer  ; 


(1)  Mary,  L'outragée,  I,  329  p.  422  ;  Cf.,  II,  p.  320  et  dans  la  Pocharde 
(II,  379)  le  suicide  du  Dr  Marignan.  (2)  P.  685.  (3)  Sang  rouge  et  sang 
bleu,  p.  756.  (4)  Margueritte,  L'absent,  dans  L'eau  qui  dort,  p.  323  ;  Cf.  dans 
le  même  recueil,  p.  245  ;  La  comédie  au  château  :  le  mari  fait  couler  la  barque 
dans  laquelle  il  se  trouve  avec  sa  femme  et  avec  l'amant.  (5)  Malot,  L'ombre 
dans  Mariage  riche.  (6)  Ohnet,  Dette  de  haine,  p.  340  ;  Cf.  André  Cornélis 
(André  songe  au  suicide  après  avoir  tué  son  beau-père)  ;  Lazarine  (Graffeteau 
veut  se  tuer  après  avoir  tué  sa  femme)  ;  Rosny,  Contes  de  l'amour  et  de  l'aven- 
ture, La  mère.  (7)  Rosny,  Résurrection,  L'ami.  (8)  Mensonges,  XX.  (9)  P. 
146.     (10)  Nous  les  mères,  p.  161. 


150  LE   ROMAN 

il  ouvre  la  fenèlp.'  et  dit  :  après  vous!  Quand  elle  se  précipite,  il  est 
«  fou  dfi  lemoids  »  (l).  ftn  parlant  de  l'abbé  Mourct,  qu'il  tient 
tivspon>abIe  du  >ui<ide  d'Albine,  le  Docteur  Pascal  déclare  :  «  Ou 
peut  rh.  un  ;i— ;is-in  v\  servir  l>icii  »  {:>).  Dans  une  nouvelle 
^QUXget,  mi'.'  feinine  se  tue  quand  son  amant  la  quitte  pour  se 
marier  :  «  Vqui  Hftt  faites,  dit  à  l'amant  sa  fiancée,  autant  d'horreur 
que  de  pitié  »  (3). 

Comme  au  théâtre,  ce  sentiment  de  responsabilité  permet,  dans 
les  romans,  le  chantage  au  suicide.  ÎNous  avons  déjà  \u  des  femi 
et  des  jeunes  filles  enceintes  menacer  le  médecin  de  mettre  fin  à  leur 
vie  s'il  ne  leur  donne  pas  les  moyens  de  se  l'aire  avorter.  Dee  amants 
font  la  même  menace  à  celle  qu'ils  aiment  pour  la  fléchir  (#).  On 
la  fait  pour  obtenir  de  l'argent  (5).  Un  soldat,  dans  un  conte  de 
Marguerite,  dit  à  son  lieutenant  qu'il  se  tuera  si  le  lieutenant,  qui 
l'a  puni,  refuse  de  lui  pardonner  (6).  Une  héroïne  de  G.  Ohnet,  pour 
suivie  par  son  beau-père,  le  menace  de  se  tuer  (7).  Si  celle-ci  est 
sympathique,  d'autres  ne  le  sont  guère  ou  sont  odieux.  Mais  ce  qui 
est  intéressant  à  noter,  c'est  l'efficacité  de  ces  menaces.  Dans  les 
Lettres  à  Françoise  mariée,  M.  Prévost  a  beau  dire  qu'on  «  peut 
être  parfaitement  rassuré  sur  le  compte  des  hommes  qui  usent 
comme  moyen  de  pression  en  amour  de  la  menace  de  se  suppri- 
mer »  (8),  la  menace,  en  général,  porte.  Dans  Histoire  Comique, 
l'acteur  se  tue  en  disant  à  celle  qui  l'a  abandonné  :  Je  te  défends 
de  rester  avec  Robert  (9).  Elle  n'ose  pas,  ne  peut  pas  lui  désobéir. 

Ainsi  la  morale  en  action  est  à  peu  près  exactement  dans  les 
romans  ce  qu'elle  est  au  théâtre  :  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent  se 
tuer  sont  diversement  sympathiques,  mais  sont  sympathiques,  lors 
qu'ils  se  dévouent,  lorsqu'ils  ne  veulent  pas  survivre  à  quelqu'un 
qu'ils  aiment,  lorsqu'ils  veulent  éviter  certaines  hontes,  lorsqu'ils 
désirent  expier.  Dans  les  formules,  la  morale  simple  semblait  avoir 
l'avantage.  Hors  des  formules,  la  morale  nuancée  triomphe  avec 
éclat. 


(1)  Le  modèle,  [Le  rosier  de  Mme  Husson),  Conard,  1909,  p.  83.  (2)  Le 
DT  Pascal,  ch.  II,  p.  57.  (3)  Bourget  Les  deux  sœurs  (nouv.)  ;  Le  cœur  et  le 
métier.  (4}  De  Gastyne,  La  femme  en  noir,  p.  208,  322.  (5)  Bourget,  L'étape, 
p.  221.  6)  Le  poste  des  neiges,  p.  83.  (7)  Les  dames  de  Croix-Mort,  p.  235; 
Cf.  Mary,  La  Pocharde,  II,  p.  350.  (8)  P.  48  (9)  P.  108,  Cf.  p.  173, 
Nanteuil  explique  à  Félicie  qu'elle  ne  doit  pas  se  croire  responsable  du  suicide 
de  Chevalier. 


LOCALISATION  DES  DEUX  MORALES  151 


III 

Localisation  des  deux  morales.  —  1)  Le  conflit  des  deux  morales  est  quel- 
quefois présenté  comme  un  conflit  entre  la  morale  des  croyants  et  celle 
des  incrédules,  mais  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  dans  les  cas 
admis  par  la  morale  nuancée  sont  tour  aussi  nombreux  et  sympathiques 
dans  le  monde  des  croyants  que  dans  celui  des  incrédules  ;  2)  les  person- 
nages sympathiques  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  sont  plus  nombreux 
parmi  les  gens  du  monde  et  les  intellectuels  que  parmi  les  gens  du  peuple. 

On  trouve  ça  et  là  dans  les  romans,  des  déclarations,  des  obser- 
vations qui  donnent  à  penser  que  le  conflit  des  deux  morales  rela- 
tives au  suicide  se  ramène  à  un  conflit  entre  croyants  et  incrédules. 

Dans  un  roman  populaire,  l'héroïne,  près  de  se  tuer,  s'agenouille, 
mais  n'ose  pas  prier  Dieu  parce  qu'elle  craint  qu'il  np  lui  réponde 
par  l'ordre  de  vivre  (i).  Dans  un  autre  roman,  le  baron  de  Ghâtei, 
auquel  un  ami  dit  :  penserais-tu  à  mourir  ?  répond  simplement  : 
«  Je  suis  chrétien...  pas  très  fervent,  mais  sincère,  n'aie  donc  pas 
peur  »  (2).  Parfois  l'auteur  intervient  pour  marquer  son  sentiment. 
Isabelle,  au  moment  de  se  tuer,  prie  Dieu  de  lui  pardonner  :  «  Pau- 
vre enfant,  elle  ne  s'apercevait  pas  qu'une  telle  prière  était  un  blas- 
phème !  »  (3)  . 

Dans  des  romans  de  Georges  Ohnet,  ce  sont  des  prêtres  qui 
expliquent  que  le  suicide  est  un  crime  (4).  C'est  un  prêtre  également 
qui  condamne,  dans  Mensonges,  le  suicide  de  René.  Dans  Lazarine, 
une  jeune  fille  chrétienne  rappelle  à  Graffeteau  que  Dieu  défend 
tous  les  homicides.  Dans  la  Fosse  aux  lions  de  Baumann,  M.  de  Bra- 
dière,  en  se  tuant,  laisse  aux  siens  l'angoisse  «  de  le  présumer  mau- 
dit à  jamais  »  (5).  Villiers  de  l'Isle-Adam  montre  Natalia  qui,  aban- 
donnée de  tous,  veut  mourir  :  mais  elle  va  à  l'église,  y  voit  la  Madone 
et  renonce  à  son  projet  (6). 

A  l'inverse,  on  note  parfois  que  le  suicide  ou  les  velléités  de  sui- 
cide sont  toutes  naturelles  étant  donnée  l'incrédulité  du  héros.  Dans 
sa  nouvelle  A  un  dîner  d'Athées,  Barbey  d'Aurevilly  écrit  à  propos 
de  Mesnigrand,  dégommé  après  Waterloo  :  «  S'il  ne  se  tua  pas,  et 
sa  nature  étant  donnée,  ses  amis  auraient  pu  lui  demander,  —  mais 
ne  lui  demandèrent  pas  —  pourquoi...  (7)  ».  De  Julie  Moneron, 
dans  l'Etape,  Bourget  dit  :  la  pensée  du  suicide  traversa  cette 
âme  «  sans  croyances  »  (8)  ;  il  écrit  dans  l'Emigré  :  «  Quand  on  ne 
croit  pas  en  Dieu  !...  »  (9).  Un  personnage  de  l'Essor  déclare,  à  pro- 


(1)  Bernède  et  Feuillade,  Les  nouveaux  exploits  de  Judex,  p.  39r  (2)  Mérou- 
vel,  Femme  de  Chambre,  p.  359.  (3)  Maêl,  Comment  ils  aiment,  p.  261. 
(4)  Les  dames  de  Croix-Mort,  p.  365;  Le  curé  de  F avières,  p.  85.  (5)  P.  305  ; 
Cf.  Le  baptême  de  Pauline  Ardel,  p.  232,  236.  (6)  Contes  cruds,  p.  99.  (7)  Les 
diaboliques,  p   263.     (8)  Ch.  X.     (9)  P.  370. 


152  LE   ROMAN 

poi  du  Docteur  Favas,  désespéré  de  la  mort  de  sa  femme  :  «  S'il  ne 
change  pas  d'idéi  religieuses,  il  se  tuera  »  (i).  Dans  Block  notes  de 
I*.  Alexis,  le  héros  meurt,  parce  qu'il  croit  que  son  cxisl< 
actuelle  «  n'est  qu'un  anneau  dans  une  longue  chaîne  d'existences 
consécutives  »  (2).  M.  de  Viargue  qui  se  tue,  dans  Madeleine  Ferai, 
est  ur.  savant  incrédule.  Dans  les  Comtes  Russes  de  Vogue,  une  reli- 
gieuse contant  le  suicide  de  Varvara  écrit  :  Nous  nous  perdons  en 
conjectures  sur  le  motif  qui  l'a  poussée  :  «  Je  pense  qu'il  faut  les 
chercher  dans  les  doctrines  désolantes  dont  se  nourrissent  ces  pau- 
vres femmes.  Celle-ci  passait  ses  rares  moments  de  loisir  sur  un 
livre  du  philosophe  Schopenhauer  »  (3). 

Tout  cela  reflète  bien  l'idée  que  la  réprobation  du  suicide  est 
chose  religieuse  ;  mais,  d'abord, cette  idée  s'exprime  assez  rarement, 
(celle  qui  fait  du  suicide  une  lâcheté  revient  quatre  fois  plus  sou- 
vent) ;  en  outre,  des  croyants  même  tiennent  peu  de  compte  de  la 
doctrine  de  l'Eglise  :  «  Mon  Dieu,  auriez-vous  le  droit  de  me  condam- 
ner si  je  recourais  au  suicide  !  »  (4),  dit  l'infortuné  Roger  la  Honte. 
Injustement  accusé,  le  Marquis  de  Trévenac  se  tue  :  «  Mon  Dieu, 
dit  le  bon  curé  Gardain,  je  vous  recommande  lame  du  marquis  de 
Trévenac  si  vous  ne  l'avez  pas  déjà  reçue  dans  votre  sein  »  (5).  La 
petite  héroïne  de  La  Bonté  du  Bon  Dieu  se  tue  étant  enceinte  : 
«  Lorsqu'elle  fut  au  Ciel,  où  un  jeune  prêtre  avait  voulu  d'abord 
l'empêcher  d'aller,  la  petite  personne  jolie  et  délicate  trembla  à 
l'idée  qu'elle  était  enceinte  et  que  le  Bon  Dieu  Fallait  damner.  » 
Mais  le  Bon  Dieu  la  soigna,  lui  donna  une  jolie  chambre,  et  elle  eût 
une  jolie  petite  fille  blonde  (6).  Dans  un  roman  de  Rebell,  un  arche- 
vêque, un  peu  inquiétant,  justifie  Clarence  qui  s'est  tué  parce  qu'il 
ne  pouvait  plus  «  vivre  noblement  »,  et  il  lit  à  ses  amis  celles  des 
Lettres  à  Lucilius  «  où  Sénèque  conseille  de  ne  pas  craindre  la  mort  ». 
(7)  Une  petite  jeune  fille,  dans  Ma  Tante  Giron,  se  tue  parce  que  ses 
parents  n'ont  pas  voulu  qu'elle  prît  le  voile.  «  Les  enfants  qu'on  refuse 
à  Dieu,  Dieu  les  prend  »,  dit  la  vieille  tante;  et  ailleurs  elle  ajoute  : 
«  Laissez-la,  elle  est  en  Paradis  »  (8). 

Enfin  la  morale  en  action,  sur  ce  point  encore,  dément  les  for- 
mules. Que  les  croyances  religieuses  détournent  du  suicide,  que 
l'incrédulité  y  pousse,  c'est  surtout  dans  les  romans  chose  qui  «  se 
dit  ».  Mais  considérons  les  personnages  qui  se  tuent  ou  veulent  se 
tuer  :  ce  sont  parfois  des  incrédules  ;  par  contre,  Mme  d'Estignac, 
dans  Bourget,  est  pieuse  ;  la  petite  ouvrière  de  F.  Jammes,  l'Ange- 


(1)  P.  Margueritte,  L'essor,  p.  47.  (2)  Alexis,  Trente  romans,  p.  321. 
(3)  Varvara  A fanasciona[Contes  russes).  (4  p.  250.  (5)  P.  Sales,  Marquis 
de  Trévenac,  p.  107.  (6)  F.  Jammes,  La  Bonté  du  Bon  Dieu,  p.  229  ss. 
(7)  Rebell,  Le  diable  est  à  table,  p.  145.  (8)  Bazin,  Ma  tante  Giron, 
ch.  XXI. 


LOCALISATION  DES   DEUX  MORALES  153 

lique  de  Zola  ont  la  foi;  la  petite  Bernade  de  Pouvillon  fait  le 
signe  de  la  croix  avant  de  se  jeter  à  l'eau  ;  la  Fortunade  de  Marcelle 
Tinayre  est  «  bonne  chrétienne  »;  l'héroïne  de  Ma  Tante  Giron  vou- 
lait se  faire  religieuse. 

On  pourrait  multiplier  les  exemples  :  je  prends  dans  mes  notes, 
au  hasard  de  l'ordre  alphabétique,  les  cinquante  premiers  suicides 
ou  desseins  de  suicide  qui  se  trouvent  dans  des  romans  populaires  : 
vingt-neuf  sont  attribués  à  des  personnages  qui,  en  d'autres  passa- 
ges du  livre,  montrent  qu'ils  sont  croyants  ou  du  moins  appartien- 
nent à  des  familles  croyantes  ;  un  seul  est  attribué  à  un  incrédule  ; 
dix-neuf  à  des  personnages  dont  les  idées  philosophiques  ou  reli- 
gieuses ne  sont  pas  marquées.  Faisons  la  même  expérience  sur  les 
romans  non  populaires  :  les  chiffres  obtenus  sont  vingt,  sept  et 
vingt-trois.  Les  croyants  dans  nos  romans,  ne  se  tuent  pas  et  ne 
songent  pas  au  suicide  moins  que  les  autres. 

Par  contre,  le  même  fait  que  nous  avons  observé  dans  les  pièces 
de  théâtre  se  retrouve  dans  les  romans.  Les  suicides  sont  beaucoup 
plus  rares  chez  les  gens  du  peuple  que  dans  les  classes  riches  ou 
aisées.  On  trouve  çà  et  là  la  petite  ouvrière,  l'humble  paysanne  qui, 
séduites  et  enceintes,  se  tuent,  le  paysan  ruiné,  l'homme  et  la  femme 
du  peuple  qui  cèdent  à  la  misère  et  au  chagrin,  le  criminel  de  bas 
étage  qui  se  soustrait  à  la  guillotine.  Mais  c'est  en  somme  asez  rare. 
Les  suicides  qu'approuve  ou  admet  la  morale  nuancée  sont  infini- 
ment plus  fréquents  dans  le  monde  riche  ou  intellectuel  que  dans  le 
peuple  proprement  dit.  Sur  cent  suicides  ou  velléités  de  suicide 
pris  au  hasard,  dix-huit  sont  attribués  à  des  gens  du  peuple,  quatre- 
vingt-deux  à  des  nobles  ou  des  bourgeois.  Cela  peut  s'expliquer  par 
le  fait  que  les  romans  ordinaires  peignent  surtout  des  gens  du 
monde.  Mais,  dans  les  romans  populaires  où  gens  du  monde  et  gens 
du  peuple  sont  à  peu  près  en  nombre  égal,  la  proportion  est  de  six 
à  quarante-quatre. 

Le  témoignage  du  théâtre  et  des  romans  s'accorde  donc  sur  ce 
dernier  point  avec  l'indication  que  donne  l'étude  des  mœurs.  Sur  un 
autre  point,  il  s'accorde  avec  la  conclusion  que  suggérait  l'étude  de  la 
morale  écrite. 

Ce  qu'il  y  a,  à  mon  avis,  de  plus  frappant  dans  la  littérature, 
c'est  ce  que  j'ai  essayé  de  faire  ressortir  au  cours  de  ces  deux  der- 
niers chapitres,  c'est  le  contraste  saisissant  entre  la  morale  en  paroles 
et  la  morale  en  action. 

J'ai  déjà  essayé  de  dire  la  valeur  singulière  qu'a  pour  la  science 
des  mœurs  cette  morale  en  action.  Elle  ne  peint  pas  seulement  les 
phénomènes  à  étudier,  elle  les  provoque  :  les  héros  du  Dédale,  de  la 
Nouvelle  Idole,  de  la  Vierge  Folle  sont  imaginaires,  les  sentiments 


154  u:   Ko.viAN 

qu'ils  funt  naître  en  nous  ne  le  sont  pas,  la  morale  impliquée    J  m 
ces  sentiments  ne  l'est  pas  davantage. 

Sans  doute  on  pourrait  a  priori  soupçonner  les  grands  écrivains 
de  nous  .suggérer  par  la  magie  de  leur  art  des  impressions  diit'ér* 
de  celles  que  nous  ressentirions  dans  la  vie  ;  mais,  parmi  les  aul 
que  j'ai  cités,  il  n'y  a  pas  uniquement  de  grands  écrivains;  et  pui 
surtout  comment  les  soupçonner  de  vouloir  astucieusement  nous  sug- 
gérer des  appréciations  nuancées,  alors  qu'un  grand  nombre  d'entre 
eux  sont  partisans  de  la  morale  simple  ?  Si,  en  dépit  de  leurs  opi- 
nions, ils  nous  montrent  des  personnages  qui,   en  se   tuant  ou  en 
voulant  se  tuer,  sont  parfois  sympathiques,  si,  après  avoir  déclaré  le 
suicide  chose  lâche,  bête  et  plate,  ils  représentent  des  suicidés  qui 
inspirent  pitié,  sympathie  et  respect,  c'est  qu'une  morale  réelle,  plus 
forte  que  les  formules,  inspire  leur  création  comme  elle     régit  nos 
sentiments. 

Certes  il  n'en  faut  pas  conclure  que  cette  morale  réelle  est  à  elle 
seule  toute  la  réalité.  L'emploi  commun  de  certaines  formules  est 
un  fait,  lui  aussi,  et  que  la  science  ne  peut  négliger.  Néanmoins 
un  désaccord  aussi  flagrant  entre  nos  formules  et  nos  sentiments 
confirme  l'impression  que  laissait  déjà  l'étude  de  la  morale  écrite  : 
la  morale  simple  est  une  morale  officielle  que  beaucoup  se  croient 
tenus  de  proclamer  hautement,  mais  qui,  régnant  sur  les  formules, 
ne  règne  pas  sur  la  vie. 


CHAPITRE  VII 

Les  Morales  professionnelles  : 
Conflit  de  la  Morale  simple  et  de  la  Morale  nuancée 

Trois  groupements  professionnels  s'intéressent  à  la  question 
morale  soulevée  par  le  suicide  :  l'armée,  le  monde  des  affaires,  le 
monde  médical. 

Dans  ces  trois  groupements,  on  retrouve  le  même  conflit  que  dans 
la  morale  commune. 


La  morale  militaire  :  1)  Le  suicide  est  puni  dans  l'armée  ;  2)  mais  la  morale 
nuancée  prévaut  dans  l'application  des  peines,  3)  certains  suicides,  hé- 
roïques ou  destinés  à  sauver  l'honneur  du  corps,  communément  approuvés. 

Alors  que  la  loi  commune  semble  s'être  ingéniée  à  sauvegarder  au 
moment  des  funérailles  l'honneur  de  celui  qui  s'est  tué,  le  suicide, 
en  principe,  est  puni  dans  l'armée. 

Une  circulaire  du  maréchal  Soult,  en  date  du  io  mai  i844,  auto- 
rise les  généraux  à  ordonner  «  à  l'égard  des  suicidés  la  suppression 
totale  ou  partielle  des  honneurs  funèbres  »  (i).  Bien  que  nettement 
contraire  à  l'esprit  des  lois  de  1881,  de  i884  et  de  1887,  cette  circu- 
laire n'a  jamais  été  rapportée,  et  on  me  l'a  communiquée  au  minis- 
tère de  la  guerre  comme  le  texte  qui,  aujourd'hui  encore,  fait  loi 
en  la  matière. 

Dans  le  Gouvernement  militaire  de  Paris,  on  suit  à  l'heure  pré- 
sente les  Instructions  générales  de  la  Place  de  Paris,  (ier  août  19 10), 
mises  en  vigueur  à  partir  du  ier  janvier  191 1,  annulant  et  rempla- 
çant celles  du  ier  janvier  igo3.  Au  chapitre  sur  les  honneurs  funè- 
bres, on  lit  :  «  En  principe,  il  n'est  pas  rendu  d'honneurs  funèbres 
aux  suicidés  ». 

J'ai  vu  deux  fois  pendant  la  guerre,  sans  pouvoir  malheureuse- 
ment en  prendre  copie,  des  ordres  de.  colonels  flétrissant  des  suici- 
des et  assimilant  la  mort  volontaire  à  la  désertion.  J'ai  retrouvé 
cette  assimilation  dans  un  ordre  de  19 15,  qui,  condamnant  au  même 


(1)  Je  cite  cette  circulaire  ainsi  que  les  Instructions  ci-dessous,  d'après  1; 
copie  qu'on  a  bien  voulu  m'en  remettre  au  Ministère  de  la  guerre. 


156  LES   MORALES   PROFESSIONNELLES 

titre  suicide  et  mutilation  volontaire,  déclarait  :  se  tuer,  se  mutiler, 
C*et1  fuir. 

Ces  textes  montrent  qu'il   s'agitx  bien   d'une   morale   profe 
ncllo  :  le  suicide  n'est  pas  puni  comme  étant  toujours  et  en  prin< 
un  crime  ;  il  est  puni  comme  étant  un  crime  militaire,  particuliè- 
rement dangereux  en  temps  de  guerre. 

Il  n'y  a  pas,  pour  la  marine,  un  texte  analogue  à  la  circulaire 
du  maréchal  Soult.  Le  règlement  sur  le  service  des  places  est  muet 
sur  le  suicide  et,  d'après  une  lettre  de  M.  le  Ministre  de  la  Marine  en 
date  du  6  octobre  1921,  «  les  dispositions  à  prendre  sont  laissées  à 
la  libre  disposition  des  commandants  d'armes  »  (1).  Mais  les  offi- 
ciers de  marine  m'ont  dit  avoir  vu  parfois  refuser  les  honneurs  mili- 
taires en  cas  de  suicide.  Pendant  la  guerre,  M.  le  député  Tissier, 
interpellant  l'amiral  Lacaze,  lui  reproche,  sans  être  démenti,  d'avoir 
prescrit  «  d'afficher  sur  le  mur  d'infamie,  à  côté  des  noms  des  déser- 
teurs, les  noms  des  malheureux  qui  ont  attenté  à  leur  vie  parce  qu'ils 
n'ont  pas  su  résister  aux  misères  présentes  »  (2). 

Ces  châtiments  infligés  à  des  suicidés  prouvent  la  puissance  de  la 
morale  simple  dans  le  monde  militaire.  Mais  voici  la  morale 
nuancée. 

Tout  d'abord,  les  textes  disent  :  «  en  principe...  »  Des  exceptions 
sont  donc  prévues  ;  et,  en  effet,  on  lit  dans  les  Instructions  de  1910, 
aussitôt  après  la  phrase  que  j'ai  citée  :  «  Lorsque  certains  cas  sem- 
blent de  nature  à  motiver  une  exception,  à  cette  règle,  le  Général 
commandant  la  place  prend  les  instructions  du  Gouverneur  mili- 
taire de  Paris  ». 

De  quels  principes  s'inspireront  les  deux  généraux,  l'un  pour 
hésiter,  l'autre  pour  décider  ?  Les  Instructions  sont  muettes.  Le  seul 
texte  qui  puisse  les  guider  est  toujours  celui  du  maréchal  Soult. 
Après  avoir  autorisé  les  généraux  à  ordonner  la  suppression  des 
honneurs  funèbres,  il  ajoute  :  «  Toutefois  vous  ne  devrez  pas  faire 
usage  de  cette  autorisation  sans  réflexion  sérieuse  ;  car  je  ne  puis 
vous  tracer  de  règles  absolues.  En  effet,  il  ne  paraît  pas  raisonnable 
d'unir  dans  les  mêmes  honneurs  avec  le  brave  qui  tombe  devant 
l'ennemi  ou  qui  finit  douloureusement  à  l'hôpital,  le  faible  coeur 
qui  cède  à  des  chagrins  imaginaires  ou  à  des  douleurs  physiques,  à 
plus  forte  raison  le  coupable  qui  se  soustrait  par  la  mort  au  déshon- 
neur, suite  de  ses  fautes.  Mais,  d'un  autre  côté,  il  serait  injuste  de 


«  (1)  Dans  cette  lettre  qu'il  a  bien  voulu  me  faire  tenir  en  réponse  à  une 
demande  de  renseignements,  le  Ministre  écrit  :  «  Des  recherches  auxquelles 
j'ai  fait  procéder,  il  résulte  qu'il  n'existe  aucun  texte  réglant  la  question 
envisagée.»  (2)  Journal  Officiel  du  8  juin  1917;  je  n'ai  pu  retrouver  la 
circulaire  visée  par  M.  Tissier. 


LA  MORALE  MILITAIRE  157 

confondre  tous  les  suicidés  dans  une  même  réprobation  ;  car  la  plu- 
part d'entre  eux  succombent  à  un  dérangement  intellectuel;  il  en  est 
même  qui  meurent  entourés,  malgré  leur  faute,  d'estime  et  de 
regret...  Vous  déciderez  d'après  les  considérations  humaines  d'hon- 
neur et  de  service. 

«  Je  recommande  à  votre  attention  un  point  très  important.  Dans 
cette  question  délicate,  vous  devez  prendre  soin  vis-à-vis  du  clergé 
de  paraître  indépendant  et  calme.  Que  votre  décision,  dans  chaque 
circonstance,  soit  bien  la  conséquence  d'une  appréciation  libre  du 
fait  en  lui-même  ;  défendez-vous  soigneusement  de  tout  ce  qui  pour- 
rait ressembler  à  une  contradiction  affectée  ou  à  une  condescen- 
dance dont  on  pourrait  faire  abus  ;  évitez  également  ce  qui  serait 
de  nature  à  blesser  le  sentiment  des  populations  ou  à  indisposer  l'es- 
prit militaire.  Il  est  nécessaire  de  vous  maintenir  dans  ces  limites 
pour  opérer  tout  le  bien  que  j'attends  de  votre  intervention. 

«  Si  vous  avez  quelquefois  des  motifs  d'indulgence,  vous  n'ou- 
blierez pas  que  celui  qui  a  recours  à  la  mort  pour  éviter  la  honte  ne 
saurait  recevoir  d'honneurs  ;  ses  amis,  s'il  lui  en  reste,  ne  pourront 
suivre  sa  dépouille  ni  en  troupe  ni  en  armes.  » 

Comme  on  voit,  si  le  principe  consacre  la  morale  simple,  les 
exceptions  prévues  assurent  la   revanche  de   la  morale  nuancée. 

En  fait,  elle  triomphe  dans  l'usage.  La  circulaire,  on  l'a  vu,  ne 
prescrit  pas  le  refus  des  honneurs  funèbres  :  elle  autorise  les  géné- 
raux commandant  les  divisions  à  en  ordonner,  «  suivant  les  cir- 
constances »  la  suppression  totale  ou  partielle.  Quel  usage  font-ils 
de  cette  autorisation  ? 

De  nos  jours,  en  temps  de  paix,  il  arrive  que  l'autorité  militaire 
use  du  droit  ainsi  accordé  et  refuse  les  honneurs,  tout  en  indiquant 
aux  camarades  du  défunt  la  date  et  l'heure  des  obsèques;  mais, 
d'après  tous  les  témoignages  que  j'ai  recueillis,  cela  même  est  extrê- 
mement rare  (i). 

Au  cours  de  la  guerre  de  191/4,  c'est-à-dire  à  un  moment  où  on 


(1)  L'indigence  des  documents  officiels  relatifs  aux  militaires  suicidés 
tendrait  à  confirmer  les  témoignages  oraux  que  j'ai  recueillis.  M.  le  Colonel 
Tournier,  chef  de  la  section  historique  de  l' Etat-Major  de  l'Armée,  qui  a 
bien  voulu  faire  faire  des  recherches  sur  ce  point,  m'écrit  dans  une  lettre  du 
6  novembre  1920  :  «  Pour  la  question  du  suicide  et  des  suicidés  dans  l'armée, 
le  dépouillement  du  Bulletin  Officiel  n'a  rien  donné,  celui  du  Journal  Officiel 
pas  davantage...  Je  n'ai  trouvé  non  plus,  dans  les  différentes  bibliographies 
militaires,  aucune  indication  d'ouvrages  sur  le  sujet.  A  la  Correspondance 
générale,  il  n'existe  qu'un  mince  dossier  intitulé  :  «  Suicidés  »  ;  ce  dossier 
comprend  en  tout  trois  pièces,  (dont  la  plus  récente  est  de  1872)»,  et,  dans  une 
lettre  du  10  novembre  :  «  Les  recherches  qui  ont  été  faites  à  la  Justice  mili- 
taire et  au  Service  de  Santé  n'ont  rien  donné.  Je  constate  même,  chose  assez 
curieuse,  que  le  Service  de  place,  au  titre  Honneurs  funèbres,  est  complètement 
muet  sur  la  question    vrien  non  plus  dans  le  Service  intérieur.  » 


158  LES  MORALES  PROFESSIONNELLES 

•i\aii  des  rail  >ni  de  m  montrer  phii  la  règle  étail,  dans  )< 

hôpitaux  militaires,  que  les  mieidéfl  fussent  enterrés  comnlè  Ici 
autres,  sauf  opposition  du  médecin-chef.  Or,  dans  tous  les  hôpi( 

où  j'ai  <Mi  accès,  les  médecins  m'ont  dit  n'avoir  jamais  vu  celte  oppo- 
sition se  produire.  De  même,  dans  les  régiments,  tous  les  chefs  <!<• 
corps  que  j'ai  pu  questionner  m'ont  dit  qu'ils  n'avaient  jamais  inter- 
dit de  rendre  les  honneurs  funèbres.  J'ai  connu  personnellement 
cinq  cas  dans  lesquels  le  suicide  n'était  pas  douteux  ;  non  seulement 
il  n'y  a  pas  eu  sanction,  mais  la  question  ne  s'est  pas  posée.  I  n 
«  compte  rendu  »  a  signalé  le  fait  sans  commentaire-.  Ni  la  Brigade, 
ni  la  Division  n'ont  demandé  aucune  explication. 

Non  seulement  l'usage  corrige  le  principe,  mais  il  se  heurte  lui- 
même  à  des  principes  opposés.  Il  y  a,  dans  l'armée,  des  suicides 
bien  vus,  si  bien  vus  qu'ils  s'imposent  parfois.  L'officier  qui  s'ense- 
velit sous  les  ruines  d'un  fort  plutôt  que  de  se  rendre,  le  soldat  qui 
'iccepte  de  mourir  dans  une  explosion,  pour  faire  sauter  l'ennemi 
avec  lui,  ne  soulèvent  qu'approbation  et  admiration. 

Dans  la  marine,  c'est,  pour  le  commandant  d'un  navire,  sinon 
un  devoir,  du  moins  une  élégance,  de  ne  pas  survivre  à  son  bâti- 
ment. Il  y  a  là  un  sentiment  professionnel  qui  échappe  parfois  aux 
profanes.  En  1917,  au  cours  d'une  interpellation  sur  le  torpillage  du 
Danton,  M.  Garât  déclare  que  le  commandant  du  navire  est  mort 
«  glorieusement  »  :  un  député  l'interrompt  et  s'écrie  :  «  C'est  un 
tort  1...  Il  faut  que  nous  demandions  à  M.  le  Ministre  de  la  marine 
de  recommander  à  nos  capitaines  de  ne  plus  se  laisser  périr  ainsi 
inutilement.  »  —  «  C'est,  répond  M.  Garât,  un  des  buts  de  mon 
intervention.  (Très  bien,  très  bien.)  ».  Ainsi  la  Chambre,  soucieuse 
de  l'intérêt  public,  trouve  ces  suicides  glorieux,  mais  les  désap- 
prouve. Dans  la  marine  elle-même  il  n'en  va  pas  de  même  :  «  Man 
daté  par  la  commission  de  la  marine,  dit  M.  Pottevin,  j'ai  eu  à  lire 
et  à  dépouiller  les  dossiers  d'un  certain  nombre  de  torpillages.  Eh 
bien,  constamment  on  rencontre  chez  les  commandants  de  nos 
bateaux  ce  sentiment  qu'ils  doivent  périr,  »  Sentiment  assez  fort 
pour  que  le  Ministre  de  la  Marine  apporte  à  la  Chambre  des  décla- 
rations dont  la  netteté  n'est  qu'apparente  :  «  Jamais  le  Ministre  de 
îa  Marine  n'a  pu  penser  que  les  commandants  de  ses  cuirassés 
devaient  se  laisser  engloutir  volontairement  et  ne  pas  se  réserver 
pour  la  patrie  ».  Mais  (il  y  a  un  mais),  les  commandants  doivent 
rester  à  bord  tant  qu'ils  n'ont  pas  «  la  certitude  »  que  tout  le  monde 
est  parti.  L'amiral  Bienaimé  dit  de  même  que  le  devoir  du  capitaine 
n'est  pas  de  périr  «  fatalement  »  avec  son  navire,  mais  de  ne  le 
quitter  que  «  s'il  n'y  a  plus  un  homme  à  bord  ».  Pour  quiconque  a 
mis  les  pieds  sur  un  cuirassé  ou  un  croiseur,  ces  phrases  prescrivent 
le  suicide  qu'elles  ont  l'air  de  ne  pas  exiger.  Il  n'est  pas  humaine- 


LA  MORALE  MILITAIRE  159 

ment  possible  au  commandant  d'un  grand  vaisseau  torpillé  d'avoir 
la  «  certitude  »  qu'il  n'y  a  plus  un  homme  à  bord.  Dans  le  doute, 
la  morale  professionnelle  le  condamne  donc  à  périr  (i). 

Un  autre  suicide  est  plus  obscurément  admis  et  recommandé 
dans  l'armée  :  un  militaire,  coupable  d'un  crime  dont  la  honte 
peut  rejaillir  sur  le  corps,  se  tuera  s'il  a  gardé  quelque  sentiment 
d'honneur.  Détail  à  noter,  on  le  punira  peut-être  de  s'être  tué,  — 
les  suicides  de  coupables  sont  visés  précisément  dans  la  circulaire 
de  i844  du  Maréchal  Soult,  —  mais  il  ne  s'en  sera  pas  moins, 
d'après  une  expression  qui  semble  échapper  au  Maréchal,  «  sous 
trait  par  la  mort  au  déshonneur  »;  il  aura  fait  son  devoir.  Dans 
Sous-Off's  de  Descaves,  quand  le  sergent-major  Tétrelle,  se 
tue,  un  ordre  du  colonel  interdit  de  lui  rendre  les  honneurs 
funèbres.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Tétrelle,  pris  à  voler  sur 
l'ordinaire,  s'était  entendu  dire  par  son  adjudant  :  a  Dans  votrt 
situation,  vous  n'avez  que  deux  choses  à  faire  :  payer  ou  vous  loger 
une  balle  dans  le  caisson,  choisissez  (2).  »  Le  roman  s'accorde,  je 
crois,  à  la  réalité  :  «  Il  n'y  a  qu'à  se  faire  sauter  le  caisson  »  est, 
dans  l'armée,  une  phrase  toute  faite  que  j'ai  entendue  je  ne  sais 
combien  de  fois  et  qui  m'a  paru  répondre  à  un  sentiment  vigoureux. 
Un  homme  qui  a  l'honneur  d'appartenir  à  un  corps  d'élite  ne  doit 
pas  subir  la  honte  d'un  jugement  public  qui  atteint,  en  même  temps 
que  lui-même,  l'habit  qu'il  porte,  c'est-à-dire  le  corps  tout  entier. 
«  L'homme  qui  se  tue  pour  sauver  l'honneur  de  l'épaulette,  écrit 
Faguet,  mérite  un  commencement  de  respect  (3).  »  Formule  pru- 
dente d'un  ami  du  dehors.  Aux  yeux  de  ses  camarades,  il  fait 
strictement  à  ce  qu'il  a  à  faire.  A  en  croire  les  récits  qui  courent  dans 
le  monde  des  officiers,  ce  serait  même  un  usage  de  laisser  quelque 
temps  à  l'officier  arrêté  et  coupable  les  moyens  de  se  détruire. 

La  morale  militaire  offre  donc  le  même  spectacle  que  la  morale 


(1)  Journal  Officiel  du  26  mai  1917.  La  morale  professionnelle  s'est  imposée 
sur  ce  point  au  public.  La  Chambre  a  blâmé  et  ne  pouvait  pas  ne  pas  blâmer 
les  suicides  héroïques  des  marins.  Mais  les  journaux  ne  ménagent  pas  les  témoi- 
gnages d'admiration  aux  commandants  qui  meurent  avec  leurs  bateaux.  Au 
moment  de  la  catastrophe  du  Titanic,  le  bruit  courut  que  le  commandant,  déses- 
péré, s'était  fait  sauter  la  cervelle.  Le  Matin  du  20  avril,  déclara  qu'il  serait 
criminel  s'il  s'était  tué  «  trop  tôt.»  Mais  on  sut  bientôt  que  le  commandant 
Smith,  après  avoir  fait  tout  son  devoir  pour  assurer  le  salut  des  passagers  et  de 
l'équipage,  avait  volontairement  regagné  son  navire  pour  s'engloutir  avec 
lui.  h' Humanité  écrit,  le  23  avril  1912  :  «  Le  capitaine  Smith  est  mort  en  vér  - 
table  héros.  Il  a  sauté  à  la  mer  au  moment  où  les  vagues  commençaient  à 
l'atteindre.  Il  prit  avec  lui  une  petite  fille  qui  se  trouvait  sur  le  pont,  traîna  un 
bateau  de  sauvetage,  y  déposa  l'enfant.  Et  après  avoir  aidé  une  femme  à  se 
sauver,  il  revint,  malgré  les  appels,  vers  le  paquebot  qui  sombrait.  Mais- à  côté 
de  ces  actes  de  dévouement  et  d'abnégation  admirables,  etc.»  (2)  P.  433 
et  405.     (3)  Voir  plus  haut,  p.  36. 


1G0  LES    MORALES   PROFESSION  M.  Il 

commune.  D'un  côté,  on  dit  :  le  suicide  est  une  faute,  et  on  in 
Ce  principe  dans  le  règlement;  d'autre  part,  on  s'empresse  <J ' . •  j ■ 
qu'il  y  a  suicide  et  suicide,  et  la  morale  non  écrite  exalte  ou  approuve 
certaines  morts  volontaires. 


II 

La  morale  commerciale  :  Suicide  et  faillite  ;  conflit  de  la  morale  timplc  et  de  la 
morale  nuancée. 

Ce  qui  pose  la  question  du  suicide  dans  le  monde  des  affaires, 
c'est  la  législation  relative  à  la  faillite. 

Le  failli  n'est  pas  un  coupable,  au  sens  ordinaire  du  mot;  ce 
peut  être  un  maladroit  ou  un  incompétent  qui  a  eu  tort  de  s'occu- 
per de  négoce;  ce  peut  être  aussi  un  homme  intelligent,  victime 
du  hasard  ou  un  honnête  homme  dupé  par  des  fripons  :  une  fois 
le  jugement  prononcé,  il  n'en  est  pas  moins  atteint,  sinon  dans 
son  honneur  d'homme,  du  moins  dans  son  honneur  professionnel. 
Peut-il,  doit-il  éviter  ce  déshonneur  au  prix  de  sa  vie? 

La  question  se  pose  forcément  en  France,  parce  que,  d'après 
notre  droit,  un  mort  ne  peut  être  mis  en  faillite.  Se  tuer  avant  le 
jugement,  c'est  prévenir,  supprimer  toute  honte  légale.  Quelle 
solution  suggère  la  morale  commerciale? 

Il  n'est  pas  facile  de  l'atteindre.  Les  suicides  de  commerçants 
mis  en  faillite  ou  menacés  de  l'être  en  attestent  bien  l'existence; 
mais  elle  ne  se  formule  pas,  comme  la  morale  militaire,  dans  des 
règlements;  les  déclarations  orales  qu'on  peut  recueillir  dans  le 
monde  des  affaires  sont  très  incertaines;  enfin  je  n'ai  pas  trouvé 
de  Revues  ou  d'ouvrages  techniques  dans  lesquels  la  question  fût 
discutée  au  point  de  vue  moral.  Heureusement  la  littérature  nous 
donne  quelques  renseignements. 

A  l'en  croire,  on  retrouve  ici  le  même  conflit  que  dans  la  morale 
commune  :  d'un  côté,  le  suicide  est  considéré  comme  une  solution 
facile,  préjudiciable  aux  créanciers,  préjudiciable  à  la  famille, 
démodée;  mais,  d'autre  part,  il  est  présenté  comme  un  devoir  vis- 
à-vis  de  la  famille,  une  marque  de  bonne  foi,  une  solution  hono- 
rable, et,  dans  la  morale  en  action,  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent 
se  tuer  sont  toujours  sympathiques. 

Dans  la  Teigne  de  Descaves,  la  maison  Sandret  suspend  ses 
paiements.  En  proie  à  ses  créanciers,  Sandret  prend  son  revolver  : 
«  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  que  je  me  tue?  C'est  bien  facile,  »  — 
«  Trop  facile  »,  répond  un  des  créanciers  (i). 


(1)  P.  64. 


LA    MORALE    COMMERCIALE  161 

L'idée  que  le  suicide  est  une  faute  à  l'égard  des  créanciers  appa- 
raît dans  les  Ventres  dorés  de  Fabre  :  Vernières,  l'honnête  homme, 
déclare  qu'il  a  d'abord  pensé  à  mourir,  puis  s'est  ravisé  :  «  Je  me 
suis  dit  que  cette  mort,  honteuse  et  lâche,  n'effaçait  pas  mes  fautes, 
que,  tant  qu'elles  ne  seraient  pas  réparées,  une  tache  resterait  sur 
mon  nom,  et  que  j'avais  un  devoir  à  remplir  avant  tout...  Nous 
devons  rendre  à  nos  obligataires  les  sommes  que  nous  leur  avons 
fait  perdre  (i)  ».  De  même,  dans  un  roman  populaire  de  Bertna\, 
le  banquier  Tavernier  s'étant  fait  sauter  la  cervelle,  un  personnage 
déclare  :  «  Cet  acte  de  désespoir  change  en  irrémédiable  désastre, 
ce  qui,  avec  du  sang-froid,  aurait  pu  sinon  se  réparer,  du  moins 
se  liquider  dans  des  conditions  presque  satisfaisantes  (2).  » 

Le  failli  qui  se  tue  est  coupable  vis-à-vis  des  siens  :  dans  Antoi- 
nette, le  sénateur  déclare  que  le  banquier  Jeannin,  mort  ainsi  en 
abandonnant  sa  famille,  est  «  un  misérable  »  (3).  Dans  la  Course 
du  flambeau,  le  père  de  Daniel  déclare  :  «  Nous  avons  eu  la  force 
de  le  faire  se  résigner  à  son  vrai  devoir,  qui  est  de  vivre  pour  les 
siens  (4).  » 

Dernier  argument  :  se  tuer  pour  éviter  la  faillite  est  chose 
démodée.  J'ai  cité  le  mot  d'une  héroïne  de  Baumann  attribuant  le 
suicide  de  son  mari  (à  la  suite  de  spéculations  malheureuses)  à 
ses  idées  «  simplistes  et  napoléoniennes  »  (6)  Dans  un  roman 
populaire  de  P.  Sales,  le  banquier  Marsébert  dit  à  sa  femme  que, 
s'il  est  acculé  à  la  faillite,  il  se  tuera.  —  «  Bah!  répond-elle,  ça  se 
dit,  ces  choses-là,  mais  ça  ne  se  fait  plus,  mon  cher!  (6)  »  Même 
phrase  dans  Mariages  bourgeois  de  Capus  :  «  C'est  démodé...  Ça  ne 
se  fait  plus  (7).  »  Dans  le  Millionnaire  de  Rosny,  on  raconte  qu'un 
banquier  étant  réduit  à  la  faillite,  son  beau-frère  l'a  enfermé  dans 
une  chambre,  après  lui  avoir  donné  un  revolver  :  «  Je  suppose,  dit 
un  des  personnages,  qu'il  a  des  idées  antiques  sur  l'honneur.  — 
Oui,  dit  un  autre,  de  l'âge  des  cavernes  (8).  » 

Mais,  à  ces  arguments,  la  morale  nuancée  en  oppose  trois  autres. 

D'abord,  le  suicide  est  un  devoir  vis-à-vis  des  enfants  :  «  Ma  mort, 
dit  un  personnage  de  Pierre  Sales,  laissera  le  nom  de  mes  enfants 
plus  intact  (9).  » 

Deuxièmement,  le  suicide  prouve  la  bonne  foi  du  failli  :  dans  le 
même  roman,  la  foule  s'étant  assemblée  devant  l'hôtel  où  le  ban- 
quier s'est  tué,  quelqu'un  déclare   :   «  Tout  cela  ne  cache  qu'une 


(1  )  IV.  (2)  L'enfant  de  V amour,  p.  23.  (3)  P.  64.  (4)  Hervieu,  La  course 
du  flambeau,  III,  3  ;  cf.  IL,  5.  Dans  les  Sources  vives  de  Margueritte, 
le  banquier  Flahel  reculant  devant  le  scandale  qui  atteindrait  les  siens,  se 
fait  écraser  par  un  train  pour  qu'on  croie  à  un  accident.  (5)  Voir  p.  136. 
(6)  Un  drame  financier ,  p.  48.  (7)  III,  15.  (8)  p.  38.  (9)  Un  drame 
financier,  p.  124. 


11 


1<;-  LES    MORALES    PROFESSIONNELLES 

lilleric.    »   —   «   Cependant,    lui    dit-on,    puisqu'il    s'est   tué,    I 
qu'il  s'est,  lait  juilieo  lui-même!...  (i)   » 

BUfin,    l'idée    qui    revient    le    [tins    souvent,    c'est    qu'un    homm< 
d'honneur,   en   ces   cas-là,    se   tue    :    a   Je   ne   survivrai    p;i 
déshonneur,    dit    Marsébert...    Je    n'aurais    pas    ]<•    courage    de 
avec  un  nom  déshonore  »;  et  un  de  ses  employés  dit  de  lui   ;   «  Il 
avait  le  culte  de  l'honneur.   Sachant  qu'il  ne   pourrait  faire  face  à 
son  échéance,   il   devait  forcément  se   tuer.   C'était   dans   son   carac- 
tère (2).   ))  Dans  )•  Maison  d'argile  de  Fabre,  un  des  personne 
dit   :   a  Vais-je  abandonner  Henri,   laisser  proclamer  sa  faillite?  Il 
n'acceptera  pas  sa  déchéance,    il   est  orgueilleux;  il  se  tuera   peut- 
être  (3)...   »  A  l'idée  qu'il  serait  mis  en  faillite  et  garderait  la  dni 
de  sa  femme,  Daniel,  dans  la  Course  du  flambeau,  s'écrie  :  «  Pouah! 
je    me    dégoûterais    de    me    sentir    encore    là,    toujours    dans    ma 
peau  (4).  ))  Dans  l'Echéance  de  Jullien,  Samuel  déclare  :  «  Je  n'ai 
pas  trente  six  moyens  de  sortir  de  l'impasse,  voler  comme  les  autres, 
ou  bien  me  faire  sauter  le  caisson  (5).  »  Dans  Roger  la  Honte,  Noir- 
ville  dit  de  son  ami  :  «  Soyez  sûr  que  Roger  ne  survivra  point  à  sa 
faillite  »,  et,  Roger  ne  s'étant  cependant  pas  tué  pour  ne  pas  aban- 
donner  sa    famille,    sa    femme    s'écrie    :    «    Le   lâche,    il    a    peur   de 
mourir!  (6)  » 

Au-dessus  des  arguments,  il  y  a  la  morale  en  action.  Les  per- 
sonnages qui  défendent  la  seconde  thèse  sont  tous  des  personnages 
sympathiques.  Au  contraire,  dans  Antoinette,  le  sénateur  qui  con- 
damne le  suicide  du  banquier  Jeannin  est  un  sot  antipathique  ; 
dans  le  roman  populaire  de  P.  Sales,  Mme  Marsébert,  celle  qui  dit  : 
«  Ça  ne  se  fait  plus,  mon  cher!  »  est  antipathique,  elle  aussi, 
jusqu'au  moment  où  elle  se  réhabilite  un  peu,  —  en  se  tuant;  dans  les 
Mariages  bourgeois  de  Capus,  le  vieil  employé  qui  dit  à  Tasseîin  : 
«  C'est  démodé...  »  est  un  cynique,  et  il  excite  franchement  le 
mépris  lorsqu'il  ajoute  en  lui  tendant  l'Indicateur  :  a  Le  véritable 
revolver  du  financier,  le  voici  (7).  » 

Passons  des  paroles  aux  actes  :  les  héros  nettement  sympathiques, 
ce  sont  ceux  qui  veulent  se  tuer  ou  se  tuent  :  Daniel  dans  la  Course 
du  flambeau,  Henri  dans  Maison  d'argile,  Marsébert  dans  Un  Drame 
financier,  Samuel  dans  l'Échéance,  Flabel  dans  Sources  vives.  Dans 
Lois  Majourès  de  Jean  Lombard,  les  amis  du  banquier  Ridaproaî 
disent  fièrement  :  rt  Ridaproaî,  le  républicain,  s'est  tué,  pendant 
que  le  royaliste  se  cache  (8).  »  Dans  les  cinémadrames,  les  ban- 
quiers et  les  hommes  d'affaires  qui  se  tuent  pour  éviter  la  faillite 
sont  invariablement  sympathiques  (9).   Au  contraire,   dans  Maison 


(1)  Ibid,  p.  91.  (2)  Ibid,  p.  124,  135.  (3)111,3.  (4)  11,4.  (5)1,2. 
(6)  I,  2  et  I,  8.  (7)  171,  15.  (8)  Jean  Lombard,  Lois  Majourès,  p.  207. 
(9)  Le  chèque  ;  L'homme  qui  volat  La  puissance  du  malheurt  La  Mariquita» 


LA   MORALE   MÉDICALE  163 

ouverte,  Gadipaux  se  rend  odieux  en  répétant  sans  cesse  :  «  Gadi- 
paux  préférera  toujours  la  mort  au  déshonneur  »,  alors  qu'il  n'a 
dans  le  fond  aucune  intention  de  se  tuer  (4).  Dans  un  autre  roman 
de  Margueritte,  on  dit  de  quelqu'un  qu'on  méprise  :  «  Se  tuer,  lui! 
filer,  à  la  bonne  heure!  (5)  »  Dans  la  pièce  de  Capus,  le  banquier 
Tasselin,  qu'on  excuse  et  qu'on  plaint  malgré  sa  légèreté  lorsqu'il 
préfère  la  mort  à  la  faillite,  devient  franchement  antipathique 
lorsqu'il  suit  les  conseils  de  son  employé  et  part  en  emportant  les 
quarante  mille  francs  qui   restent  dans   la   caisse   (6). 

Ainsi,  dans  la  mesure  où  nous  pouvons  la  saisir  à  travers  la 
littérature,  la  morale  professionnelle  des  commerçants  paraît  tra- 
vaillée par  le  même  conflit  que  la  morale  commune;  mais,  dans 
ce  conflit,  la  morale  nuancée  semble  bien  avoir  l'avantage. 

III 

La  morale  midimle  :  Suicide  et  euthanasie  ;  conflit  de  la  morale  simple  et  de  la 
morale  nuancée. 

Dans  le  monde  médical,  la  question  du  suicide  se  pose  sous  deux 
formes.  Il  y  a  d'abord  la  question  générale  :  un  médecin  peut-il,  en 
principe,  donner  à  qui  le  lui  demande  le  moyen  de  se  tuer? 

Il  y  a  la  question  de  l'euthanasie  (4)  :  peut-il  le  donner,  quand 
celui  qui  le  lui  demande  est  atteint  d'un  mal  incurable  et  désire  une 
fin  plus  rapide  et  plus  douce? 

La  première  question  n'a  jamais  été,  à  ma  connaissance,  discutée 


(1)  P.  Margueritte,  Maison  ouverte,  p.  75.  (2)  P.  et  V.  Margueritte,  Vanité, 
p.  79.  (3)  Mariages  bourgeois,  111,15.  (4)  On  trouvera  une  bibliographie  des 
ouvrages  relatifs  à  l'euthanasie  dans  la  thèse  du  Dr  Sicard,  Essai  sur  l'euthana- 
sie, Montpellier  1913.  Je  n'indique  ici  que  les  travaux  cités  au  cours  de  ce  cha- 
pitre :  Binet  Sanglé,  L'art  de  mourir,  défense  et  technique  du  suicide  secondé, 
P.  sd.,  (1919)  ;  Dechambre,  Le  médecin,  P.  1883  ;  Guermonprez,  L'assassinat 
médical  et  le  respect  de  la  vie  humaine,  P.  1904  ;  Helme,  Le  médecin  maître  de 
l'heure  ou  l'euthanasie  légale,  (feuilleton  du  Temps,  22  novembre  1913  )  ; 
Hotz,  Du  droit  de  se  tuer,  (Reçue  de  vulgarisation  des  sciences  médicales,  Mar- 
seille 1909,  p.  254)  ;  Morache,  Naissance  et  mort,  étude  de  socio-biologie  et  de 
médecine  légale,  P.  1904  ;  Dr  Roche,  Euthanasiel  [Revue  de  vulgarisation  des 
sciences  médicales,  1909,  p.  252). 

Hors  du  monde  médical,  les  déclarations  de  M.  Salomon  Reinach  [Cultes, 
mythes  et  religions,  t.  III,  P.  1908,  p.  281),  de  M.  Maeterlinck.  [La  mort,  P. 
1913,  p.  20),  le  dépôt  d'un  projet  de  loi  au  Reichstag  allemand  ont  donne 
naissance  à  des  discussions  dans  la  presse  politique.  (On  trouvera  une  biblio 
graphie  ,  d'ailleurs  incomplète,  dans  l'ouvrage  du  Dr  Sicard).  Les  journalistes 
se  sont  divisés  en  trois  groupes  :  les  uns  ont  dénoncé  la  campagne  en  faveur 
de  l'euthanasie  comme  «une  arrogance  qui  mérite  à  peine  un  haussement 
d'épaules»  ;  [Echo  de  Paris,  9  juin  1913,  d'autres  l'ont  approuvée,  (G.  Té  y. 
Le  Journal,  17  juin  1913),  d'autres  ont  été  indécis  et  narquois  (La  Fou- 
chardière,  L'Œuvre^  1er  avril  1919,  Le   Temps,  9  février  1921)   ;  dans   le 


J<il  LES   MORALES   PROFESS10NNEL1  i 

publiquement.  Dechambre,  dans  son  livre  sur  le  Médecin,  dit  qu'il 
arrive  «  encore  assez  fréquemment  »  qu'un  médecin  soit  sollicité 
d'indiquer  un  poison  sûr  et  qu'il  y  a  même  des  personne*  bien 
portantes  qui  demandent  d'avance,  à  tout  hasard,  les  moyens  d< 
détruire.  Mais  il  affirme,  comme  une  chose  qui  ne  se  discute  pas, 
que  ceux  qui  cèdent  à  ces  sollicitations  «  manquent  à  leur  mission  ». 
Bien  plus,  quand  le  médecin  soupçonne  chez  un  de  ses  client-  le 
désir  de  se  détruire  «  il  a  le  devoir  de  le  combattre  »  :  car  «  le 
principe  de  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine  est  une  conquête  de 
la  civilisation  que  personne  ne  peut  renier  »,  et  le  suicide  est  une 
«  capitulation  devant  la  souffrance  »  à  laquelle  un  médecin  ne  doit 
pas  s'associer  (i).  Les  médecins  qui  «  manquent  à  leur  mission  » 
sont-ils  nombreux?  Il  n'est  pas  facile  de  le  savoir.  Rares  sans  doute 
sont  ceux  qui,  comme  le  Dr  Gaudin,  en  iqi3,  remettent  à  leur 
malade  une  ordonnance  écrite  conseillant  le  suicide,  comme  étant 
«  encore  le  meilleur  moyen  d'échapper  à  toutes  les  manies  et  toutes 
les  misères  de  l'existence  »  (2).  D'autres  t  peut-être  agissent  plus 
discrètement.  Mais  cette  discrétion  même  est  significative  :  en  droit 
et  aux  termes  de  la  jurisprudence  actuelle  sur  la  complicité,  le  méde- 
cin qui  indiquerait  à  un  client,  fût-ce  par  écrit,  les  moyens  de  se 
détruire,  ne  s'exposerait  pas  à  être  poursuivi;  cependant  les  médecins, 
dans  leur  ensemble,  ne  le  font  pas,  et,  si  la  question  se  pose  pour 
chacun  d'eux  dans  le  secret  du  cabinet,  ils  n'ont  jamais  eu  l'idée 
de  rien  opposer  publiquement  à  la  thèse  de  Dechambre.  C'est  assez 
dire  que,  dans  le  monde  médical,  on  ne  trouve  pas  plus  trace 
qu'ailleurs  d'une  morale  indiscrètement  favorable  au  suicide. 

Far  contre,  la  question  de  l'euthanasie  a  donné  naissance  à 
d'âpres  discussions  dans  lesquelles  on  voit  se  heurter  morale  simple 
et  morale  nuancée. 

L'euthanasie  est  l'art  d'assurer  à  l'homme  une  mort  douce,  fût-ce 
en  provoquant  cette  mort  avant  l'heure  normale.  Ce  ne  sont  pas 
des  médecins  qui  en  ont  eu  les  premiers  l'idée.  Le  D'  Sicard  cite 
parmi  les  précurseurs  Bacon  et  Morus;  de  nos  jours,  il  noie  que  la 
question  a  été  surtout  reprise  par  des  romanciers,  comme  Wells,  et 
des  moralistes.  En  France,  une  des  déclarations  qui  ont  fait  le  plus 
de  bruit  est  celle  de  M.  Salomon  Reinach  en  1908  :  «  Une  société 
policée  ne  peut  faciliter  le  suicide  ni  l'avortement;  mais  il  semble 
qu'elle  puisse  et  qu'elle  doive,  par  l'entremise  de  ses  magistrats  et  de 


Matin  du  2  janvier  1909,  M.  Clément  Vautel  raille  la  philanthropie  gribouil- 
lesque»  qui  tue  les  gens  par  bonté  d'âme  ;  mais,  dans  le  Matin  du  22  janvier 
1914,  il  demande  la  création  d'un  bureau  des  suicidés  qui  s'efforcerait  d'abord 
de  rattacher  les  désespérés  à  la  vie,  et  qui,  en  cas  d'insuccès,  leur  donnerait 
un  moyen  «  discret  et  expéditif  »  de  se  tuer. 

(1)  Dechambre,  p.  218.     (2)  Le  Temps,  14  juin  1914. 


l'euthanasie  165 

ses  hommes  de  science,  accorder  à  bon  escient  Yexeat  aux  uns  et 
Yejiciat  aux  autres,  pour  prévenir  des  souffrances  inutiles  et  de  plus 
grands  maux  (i).  »  En  i()i3,  M.  Maeterlinck  déclare  à  son  tour  : 
«  Il  n'y  aura,  quand  le  médecin  et  le  malade  auront  appris  ce  qu'ils 
doivent  apprendre,  aucune  raison  physique  ou  métaphysique  pour 
que  la  venue  de  la  mort  ne  soit  pas  aussi  bienfaisante  que  celle  du 
sommeil  »  (2).  En  i<)i3,  un  projet  de  loi  déposé  au  Reiehstag  allemand 
donne,  (d'après  l'analyse  du  Dr  Sicard,)  à  tout  homme  désireux 
de  mourir,  le  droit  d'être  examiné  par  une  Commission  composée 
de  deux  spécialistes  et  d'un  médecin  légiste,  et  de  solliciter  à  la  fois 
ïexeat  et  les  moyens  de  finir  sans  souffrances.  L'idée  même  de 
l'euthanasie  n'est  donc  pas  d'origine  proprement  médicale.  Mais, 
comme  les  médecins,  ayant  à  donner  le  diagnostic  et  les  moyens 
d'exécution  de  la  sentence,  se  trouvent  être,  après  les  malades,  les 
principaux  intéressés,  leur  morale  professionnelle  est  engagée  dans 
l'affaire,  et  ils  ont  fini  par  se  mêler  au  débat. 

Des  divers  cas  qu'ils  ont  examinés,  un  seul  intéresse  notre 
sujet,  c'est  le  cas  dans  lequel  l'incurable  sollicite  lui-même  l'inter- 
vention qui  doit  hâter  et  adoucir  sa  fin,  autrement  dit  demande 
qu'on  l'assiste  dans  son  suicide. 

Au  seul  mot  de  mort  volontaire,  les  médecins  se  sont  trouvés 
divisés  en  deux  camps. 

D'un  côté,  le  Dr  Guermonprez,  le  Dr  Morache,  le  Dr  Roche,  le 
Dr  Helme  refusent  au  médecin  le  droit  de  collaborer  à  un  suicide. 

D'autre  part,  le  Dr  Georges  Dumas,  le  Dr  Regnault,  le  Dr  Binet- 
Sanglé  ou  lui  reconnaissent  ce  droit  ou  lui  font  un  devoir  de 
l'exercer. 

Les  arguments  allégués  par  les  premiers  sont  d'ordre  moral  et 
d'ordre  professionnel. 

Argument  d'ordre  moral  :  le  suicide  est  un  crime;  le  Dr  Guer- 
monprez cite  d'anciennes  déclarations  de  Pinel  et  d'Orfila  :  le 
suicide  est  «  une  infamie  »,  c'est  «  un  déni  de  Dieu  et,  par  consé- 
quent, de  soi  »  (3);  le  Dr  Sicard  écrit  :  l'euthanasie,  c'est  «  le  sui- 
cide et  l'assassinat  médical  autorisés  »  (4).  Le  suicide  étant  un 
crime,  le  médecin  ne  peut  évidemment  pas  plus  aider  un  homme 
à  se  tuer  sans  douleur  qu'il  ne  pourrait  l'aider  à  tuer  sans  douleur 
un  autre  homme. 

A  cet  argument  général,  le  Dr  Guermonprez  ajoute  que  les 
souffrances  dont  s'accompagnent  la  mort  sont  une  occasion  de 
montrer  du  courage  (5). 


(1)  Cultes  mythes  et  religions,  III,  p.  281.  (2)  La  mort,  p.  20.  (3)  p.  17. 
(4)  p.  55.  (5)  p.  71,  74  ;  le  Dr  Guermonprez,  se  plaçant  au  point  de  vue  reli- 
gieux, n'est  pas  d'avis  qu'il  faille  hâter  la  mort  d'un  moribond  pour  abréger 
ses  souffrances,  ni  même  l'assoupir  au  point  que  la  conscience  soit  abolie. 


166  tfORALU    PROFESSIONNELLES 

fagumenU  pjeofettkwmeli  :  d'abord,  selon  la  formule  du 
Dr  Sicard,  la  médecine  «  a  pour  but  de  conserver  la  vie,  non  de  la 
détruire  »;  le  mot  «  tu  no  tueras  pas  »  est  la  charte  de  sa  pp.: 
sion,  et  <>n  lit  dans  le  vieux  «  serment  (THippocrate  »  :  je  ne 
remellrai  à  personne  du  poison  si  on  m'en  demande  (i).  a  Le 
médecin,  dit,  le  Dr  Morache,  doit  toujours  être  le  défenseur  de  la 
vie  humaine...  Aucune  supplication  ne  lui  permet  de  transiger, 
ni  les  supplications  de  la  famille,  ni  môme  celles  du  moribond...  » 
Il  doit  «  lutter  encore,  Julter  toujours  »  (2).  Le  Dr  Guermonprez 
•ite  le  vieil  adage  :  medicina  abhorret  a  sanguine  et  rappelle  qu'Orfila 
refusa  naguère  à  un  examen  un  candidat  digne  d'être  reçu  parce 
qu'il  avait  appris  que  c'était  le  bourreau  d'Auxerre  (3).  Le  Dr  Helme 
écrit  dans  le  même  sens  :  «  Tous  les  médecins  repoussent  le  rôle 
d'exécuteurs.  Nous  voulons  bien  accomplir  l'œuvre  divine  et  sou- 
lager la  souffrance,  mais  à  condition  de  ne  point  entraver  l'effort 
de  l'organisme  pour  ressaisir  la  vie.  » 

Deuxième  argument,  le  médecin  ne  pourrait  évidemment 
«  euthanasier  »  son  malade  que  s'il  avait  la  certitude  d'être  en 
présence  d'un  incurable.  Or  quel  médecin  oserait  se  targuer  d'un 
diagnostic  et  d'un  pronostic  infaillibles? 

«  Pour  mettre  fin  aux  douleurs  d'un  malade,  dit  le  Dr  Helme, 
il  faut  être  sûr  qu'il  est  aux  abois  et  que  seule  la  grande  libératrice 
pourra  le  délivrer.  »  Or  cela,  qui  peut  le  dire  avec  certitude?  Qui, 
d'une  âme  tranquille,  osera  prononcer  l'arrêt  et  s'armer  pour  l'injec- 
tion fatale?  Dans  une  étude  publiée  récemment  par  le  Paris  médical 
sur  les  «  rescapés  de  la  médecine  »,  le  Dr  Plantier  a  cité  des  exemples 
bien  propres  à  faire  réfléchir  les  plus  chauds  partisans  de  l'«  eutha- 
nasie ».  Des  exemples  analogues  sont  cités  en  foule  dans  l'étude  du 
Dr  Sicard  (4);  il  en  tire  la  même  conclusion  que  le  Dr  Helme. 

Troisième  argument,  un  malade  déclaré  incurable,  et  à  bon  droit, 
par  la  science  d'aujourd'hui  peut  être  sauvé  par  la  science  de 
demain.  Le  Dr  Sicard  insiste  longuement  sur  ce  point.  Le  Dr  Helme 
écrit  :  «  Il  y  a  une  trentaine  d'années,  le  vieux  maître  Gosselin, 
si  consciencieux  et  si  sage,  avait  prononcé  cet  inexorable  arrêt  : 
les  coxalgiques  meurent  tous.  On  ne  les  a  point  abandonnés  pour 
cela.  Qu'est-il  arrivé?  C'est  qu'une  quantité  de  coxalgiques  guéris 
sont  aujourd'hui  champions  de  tennis  ou  dansent  le  tango.  » 

Quatrième  argument,  d'un  caractère  curieusement  professionnel  : 
si  le  médecin  acceptait  d'être,  à  l'occasion,  celui  qui  prononce  l'arrêt 
fatal,  il  serait  moins  bien  vu,  moins  bien  accueilli.  Pour  qu'un 
incurable  demandât  l'euthanasie,  il  faudrait  évidemment  qu'un 
médecin  lui  eût  dit  :  plus  d'espoir!  —  «  Cela,  Messieurs,  jamais, 
jamais!  »  disait  le  professeur  Rémon,  dont  le  D'  Sicard  et  d'autres 


(1}  p.  55,  34,  31.     (2)  p.  218     (3)  p.  23,  25.     (4)  p.  34; 


l'euthanasie  167 

citent  l'opinion  (i).  Le  Dr  Roche  écrit  lui  aussi  :  «  Ce  n'est  pas  là 
le  rôle  du  médecin  »;  le  malade  a  beau  dire  :  tuez  moi!  Qui  sait 
s'il  est  sincère?  (a)  «  Nous  tenons  surtout  l>outique  d'espérance, 
écrit  le  Dr  Helme,  et  il  serait  horrible  que  le  malade  vît  jamais  se 
profiler  dans  notre  ombre  l'ombre  du  meurtrier.  » 

Dernier  argument  donné  par  le  Dr  Helme  :  c'est  un  état  d'esprit 
«  troublant  »  que  celui  «  qui  consiste  à  faire  intervenir  l'état  en  tant 
de  questions  où  il  n'a  rien  à  voir...  Qu'après  avoir  veillé  sur  la 
naissance,  les  maladies  et  les  blessures,  le  législateur  ait  encore  à 
se  préoccuper  de  notre  fin,  non,  vraiment,  c'est  trop  de  solli- 
citude ». 

Ces  arguments  professionnels  sont  loin  d'être  tous  décisifs.  Je 
n'en  vois  qu'un  vraiment  solide,  c'est  celui  qui  allègue  que  le  méde- 
cin n'est  pas  fait  pour  tuer,  qu'en  le  faisant  il  sortirait  de  son 
office,  cesserait  d'être  dans  son  droit.  Mais  l'argument  final  du 
Dr  Helme  n'est  qu'une  boutade  :  si  des  médecins,  profitant  de  la 
jurisprudence  actuelle,  se  mettaient  à  cuthanasier  leurs  malades,  le 
Dr  Helme  serait  sans  doute  le  premier  à  réclamer  contre  eux  cette 
intervention  de  l'État  qu'il  répudie  en  principe.  D'autre  part,  il  y 
a  bien  des  cas  dans  lesquels  le  médecin  a  la  certitude  qu'un  malade 
ne  peut  être  sauvé;  quelquefois  la  mort  est  une  question  d'heures,  et 
une  découverte  scientifique,  si  imprévue  fût-elle,  interviendrait  trop 
tard  pour  modifier  l'inévitable  dénouement.  Enfin,  il  est  bien  vrai 
que  nous  ne  verrions  pas  venir  sans  appréhension  le  médecin  chargé 
de  dire  :  plus  d'espoir!  mais  il  ne  tiendrait  qu'à  nous  de  ne  pas  le 
faire  venir,  et,  par  contre,  combien  de  malades,  souffrant  cruelle- 
ment et  se  sachant  condamnés,  seraient  heureux  de  voir  en  lui  celui 
qui  va  mettre  fin  à  leurs  peines!  Aussi  a-t-on  bien  l'impression  que 
plusieurs  de  ces  arguments  professionnels  sont  surtout  inspirés  par 
l'ascendant  secret  de  la  morale  simple  :  la  mort  volontaire  étant  tou- 
jours illicite,  le  médecin  qui  accepterait  de  collaborer  à  un  suicide 
se  rendrait  complice  d'un  crime  ou  tout  au  moins  d'une  mauvaise 
action. 

A  l'inverse,  dans  le  camp  des  partisans  de  l'euthanasie,  c'est 
bien  la  morale  nuancée  qui  triomphe.  Aucun  deux  ne  parle  de 
mettre  à  la  disposition  du  premier  venu  les  moyens  de  se  détruire 
sans  souffrance,  ce  qu'ils  feraient  évidemment  si  tous  les  suicides 
leur  semblaient  licites.  Ce  qu'ils  disent,  c'est  qu'en  un  cas  et  un 
cas  seulement,  les  médecins  pourraient,  après  examen,  accorder 
une  mort  douce  à  qui  la  demande. 

Dans  le  projet  le  plus  hardi,  celui  du  Dr  Binet-Sanglé,  le  candi- 


::>',. 


168  LES   MORALES   PROFESSIONNELLES 

dit  à  la  mort  e»l  examiné  par  trois  euthanasistes  qui  se  font  expli- 
quer 1rs  causes  de  son  désir  :  «  Cette  cause  est-elle  la  misère?  Ils 
signaleront  le  cas  à  l'assistance  publique.  S'agit-il  de  mauvais  trai- 
tements de  la  part  des  parents,  de  discussions  entre  époux,  d'une 
grossesse  hors  mariage,  d'un  deuil,  d'un  espoir  non  réalisé, 
d'affaires  embarrassées,  d'une  perte  d'emploi,  d'une  perte  au  jeu, 
d'une  ruine,  du  désir  de  se  soustraire  à  l'exécution  d'un  jugement? 
Le  candidat  sera  signalé  à  des  sociétés  de  bienfaisance,  qui  s'effor- 
ceront d'arranger  les  choses. 

«  S'agit-il  de  perte  d'ascendant,  de  jalousie  entre  frères  et  soeurs, 
de  discussions  d'intérêt  entre  parents,  d'amour  contrarié,  de  jalou- 
sie entre  époux,  de  dégoût  du  mariage,  d'éloignement  de  la  famille, 
du  chagrin  de  quitter  une  personne  aimée,  de  discussions  avec  un 
maître,  de  rivalité  de  métier,  de  terreurs  religieuses,  de  remords, 
d'exaltation  politique,  de  paresse,  d'inconduite,  de  débauche,  d'accès 
d'ivresse,  le  candidat,  qui  certainement  est  un  psychopathe,  sera, 
avant  qu'on  fasse  droit  à  sa  demande,  confié  à  des  psycho-théra- 
peutes spécialisés. 

«  S'agit-il  enfin  d'algiqucs  incurables?  Si  les  trois  euthanasiens 
sont  d'accord  sur  l'incurabilité  de  la  maladie,  ils  se  substitueront  à 
la  Parque  Atropos  et  couperont  le  fil  du  destin  (i).  » 

Comme  on  le  voit,  il  n'est  nullement  question  de  consacrer,  en 
général,  le  droit  au  suicide.  On  peut  même  dire  qu'en  principe, 
l'auteur  des  lignes  qu'on  vient  de  lire  a  peu  de  complaisance  pour 
la  mort  volontaire.  Ce  qu'il  n'admet  pas,  c'est  que  la  prohibition 
soit  absolue.  «  Notre  société,  explique-t-il,  consacre  en  bien  des  cas 
le  droit  de  tuer  (2).  »  Elle  serait  donc  mal  venue  à  n'admettre  en 
aucun  3as  le  droit  de  se  tuer  et  celui  d'aider  autrui  à  se  tuer.  On  dit 
lue  l'inviolabilité  de  la  vie  humaine  est  une  «  conquête  de  la  civi- 
lisation ».  —  «  Jolie  conquête,  en  vérité,  que  celle  d'un  principe 
qui  condamne  le  cancéreux  incurable  à  la  plus  horrible  des 
morts  (3).  »  Le  Dr  Hotz  dit  de  même  :  «  Quand  une  société  guillotine, 
et  amnistie  les  crimes  passionnels,  il  est  inadmissible  qu'elle  refuse 
de  laisser  les  incurable  se  tuer  ou  de  les  tuer  elle-même  par  un 
moyen  qui  présenterait  toutes  les  garanties  désirables  de  respect  de 
la  liberté  individuelle  (à).  »  Le  Dr  Regnault  formule  le  principe  au 
nom  duquel  il  lui  semble  légitime  d'autoriser  et  d'adoucir  le  sui- 
cide des  incurables;  c'est  le  grand  principe  altruiste  :  «  Agissons 
avec  les  autres  comme  nous  voudrions  qu'ils  agissent  avec  nous- 
mêmes  (1).  »  «  Peut-être,  ajoute-t-il,  le  jour  n'est  pas  éloigné  où 
ce  qui  est  crime  aujourd'hui  sera  considéré  comme  acte  de  solida- 
rité  et   de   bienveillante   charité   (2).    »    Enfin,    M.    Georges   Dumas 


(1)  p.  145-147.     (2)  p.  25.     (3)  p.  17.     (4)  p.  254.     (1)  p.  204.     (2)  p.  206. 


LOCALISATION   DES   DEUX   MORALES  169 

déclare,  en  1909,  à  la  Sorbonne  :  «  Pourquoi  refuserait-on  la  mort 
à  un  incurable  ou  à  un  hommee  qui  la  réclame,  lorsque  la  mort  est 
pour  lui  l'affranchissement  de  douleurs  intolérables?...  Rien  n'est 
plus  absurde  que  la  souffrance  inutile,  et  rien  n'est  plus  légitime 
que  de  chercher  à  s'en  débarrasser  (1).  » 


IV 

Localisation  des  deux  morales.  1)  L'hypothèse  qui  lie  la  morale  simple  au  catho- 
licisme ne  suffit  pas  à  expliquer  les  morales  professionnelles  ;  2)  la  morale 
simple  paraît  liée  au  fait  que  les  membres  de  certains  groupements  pro- 
fessionnels aliènent  au  profit  du  public  une  part  de  leur  liberté,  la  morale 
nuancée  au  fait  que  ces  groupements  sont  des  élites. 

Ainsi,  dans  les  morales  professionnelles  qui  s'occupent  du  sui- 
cide, on  retrouve  le  même  dualisme  que  dans  la  morale  commune. 

Ici  encore,  il  me  paraît  difficile  de  l'expliquer  uniquement  par 
un  conflit  entre  la  morale  catholique  et  ses  adversaires. 

La  campagne  en  faveur  de  l'euthanasie  a  bien  été  dénoncée 
comme  une  campagne  dirigée  «  contre  l'âme  chrétienne  et  le 
Christ  »,  et  «  l'horreur  de  la  souffrance  dont  cette  campagne 
s'inspire  »  comme  étant  surtout  la  haine  d'une  religion  «  qui 
donne  un  sens  à  la  souffrance  ».  (2)  Ce  qui  semblerait  d'abord  confir- 
mer cette  opinion,  c'est  que  le  plus  brillant  adversaire  de  l'eutha- 
nasie, le  Dr  Guermonprez,  est  un  catholique  intransigeant,  (on 
trouve  dans  la  liste  de  ses  ouvrages  une  série  de  brochures  contre 
l'abbé  Lemire),  tandis  que  le  Dr  Binet-Sanglé,  partisan  résolu  du 
suicide  secondé,  se  donne  lui-même  pour  un  adversaire  du  christia- 
nisme et  de  la  civilisation  chrétienne.  Mais,  dans  les  autres  écrits 
sur  l'euthanasie,  je  ne  discerne  pas  de  préoccupations  religieuses 
ou  anti-religieuses.  Dire  qu'en  principe  quiconque  s'attache  à  dimi- 
nuer la  souffrance  essaie  obliquement  d'atteindre  la  religion  «  qui 
lui  donne  un  sens  »,  est  un  paradoxe  peu  soutenable  :  les  catho- 
liques admettent  comme  les  autres  l'emploi  des  anesthésiques. 

Dira-t-on  que,  dans  l'armée  et  dans  la  marine,  les  croyances 
catholiques  sont  plus  vives  ou  plus  communes  que  dans  le  reste 
de  la  société?  Ce  fait,  (difficile  à  vérifier),  expliquerait  bien  l'usage 
de  punir  les  suicidés,  mais  il  rendrait  inexplicable  la  mode  qui  veut 
qu'un  commandant  de  navire  ne  survive  pas  à  son  bâtiment. 

Enfin,   il  me   paraîtrait  hasardeux  d'expliquer  les   morts   volon- 


(1)  Texte  donné  par  les  Annales  politiques  et  littéraires  (10  juillet  1910t 
p.  25).  M.  Dumas  a  bien  voulu  m'écrire  que  ce  texte  lui  semblait  «compor- 
ter  quelques   réserves   et   additions,   mais   qu'il   est   exact  pour  le  fond.    » 

(2)  Echo  de  Paris,  9  juin  1913,  billet  de  Junius. 


170  moi:\!.i:-    PBOVEtSHXrariLESf 

, 'Ii'.mik  h r  commercial  par  une  incrédnili4é 
propre  an  momie  des  affaires. 

L'hypothèse  qui  lie  la  morale  simple  aux  croyances  cethôliquei 
est  donc,  une  fois  de  plus,  insuffisante  :  elle  rend  compte  de  cer- 
tains faits,  non  de  tous.  Par  contre,  lorsqu'on  cherche  à  expliquer 
l'ensemble,   il  me  semble  qu'on  voit  se  dégager  deux  faits. 

Le  suicide  est  puni  dans  l'armée,  alors  qu'ailleurs  il  est  impuni. 
Mais  est-ce  là  une  chose  singulière?  Tant  s'en  faut.  Bien  d'autres 
actes,  permis  au  reste  des  citoyens,  sont  interdits  au  soldat,  ci, 
parmi  ces  actes,  il  en  est  qu'on  tient  communément  pour  louable-, 
par  exemple,  l'exercice  des  droits  politiques.  D'où  vient  la  prohibi- 
tion? De  ce  que,  pour  pouvoir  satisfaire  à  ses  obligations  profession- 
nelles, le  soldat  abdique  une  part  de  ses  droits.  Il  aliène,  au  profit 
du  public,  une  part  de  sa  liberté.  On  lui  défend  de  se  tuer,  comme 
n  lui  défend  de  manifester  ses  opinions  politiques,  parce  que 
manifestations  et  suicide  affaibliraient  moralement  ou  matérielle- 
ment le  corps  dont  il  fait  partie  et  parce  qu'il  est  tenu  de  sacrifier 
ses  droits  à  l'intérêt  commun.  La  prohibition  du  suicide  est  liée 
à  la  suppression  de  la  liberté. 

Passons  aux  médecins  :  de  tous  leurs  arguments  professionnels, 
Je  plus  solide  et  le  plus  commun  est  celui  qui  leur  interdit  de  colla- 
borer à  un  suicide,  parce  que  le  médecin  est  fait  pour  guérir  et  non 
pour  tuer  :  le  malade,  dit  l'un  d'eux,  n'a  qu'à  sauter  par  la  fenêtre 
ou  à  se  tirer  une  balle  dans  la  tête,  c'est  ce  qu'il  fera  s'il  est  cou- 
rageux et  sans  espoir,  «  mais  le  médecin  doit  rester  étranger  à  ce 
dénouement?  »  (i).  Pourquoi  rester  étranger  à  un  acte  qu'on 
approuve?  Parce  qu'on  l'approuve  en  tant  qu'homme;  mais  le  méde- 
cin, comme  le  soldat,  a  abdiqué  tacitement  une  part  de  ses  droits 
d'homme.  Il  a  un  office  précis  :  guérir.  Qu'on  l'appelle  auprès  d'un 
condamné  à  mort  qui  attend  son  supplice,  auprès  d'un  bandit,  qui, 
sauvé,  commettra  un  nouveau  crime,  il  accomplira  cet  office,  si 
absurde,  si  dangereuse  qu'il  trouve  la  chose  en  son  privé,  parce  que, 
étant  médecin,  il  n'est  plus  libre  d'obéir  à  son  sentiment  individuel. 
De  môme,  devant  l'incurable  désireux  de  hâter  sa  fin,  il  recule  parce 
qu'il  n'est  pas  libre  :  son  aversion  professionnelle  est  liée  à  la  sup- 
pression de  sa  liberté. 

Envisageons  maintenant  les  exigences  de  la  morale  nuancée  : 
soldats  et  commerçants  se  croient  tenus  à  certains  suicides,  auxquels 
la  foule  n'est  pas  tenue.  Pourquoi?  Le  seul  trait  commun  qu'on 
aperçoive  entre  eux,  c'est  qu'ils  constituent  des  élites  et  veulent, 
en  mourant,  sauver  l'honneur  de  ces  élites.  Le  commandant  de  vais- 


(1)  Bulletin  général  de  Thérapeutique,  1913,  p.  034. 


LOCALISATION   DES   DEUX   MORALES  171 

seau  meurt  pour  qu'on  ne  puisse  même  pas  soupçonner  un  marin 
d'avoir  fait  passer  le  souci  de  son  salut  avant  celui  de  l'intérêt  com- 
mun; le  commerçant  meurt  pour  qu'on  ne  puisse  même  pas  soup- 
çonner un  commerçant  d'avoir  eu,  en  suspendant  ses  paiements, 
la  moindre  arrière-pensée  d'intérêt  personnel.  Ils  trouveraient  tout 
simple  qu'en  des  cas  semblables  le  passager,  le  débiteur  ordinaire 
n'aient  pas  les  mêmes  scrupules  qu'eux  :  c'est  le  fait  d'appartenir  à 
une  élite  qui  rend  le  suicide  légitime  ou  obligatoire. 

En  ce  qui  concerne  les  médecins,  la  question  ne  se  pose  pas  dans 
les  mêmes  termes,  puisque  c'est  au  suicide  d'autrui  que  quelques- 
uns  veulent  prendre  part;  mais  il  saute  aux  yeux  néanmoins  que, 
si  les  euthanasistes  sont  disposés  à  y  collaborer,  c'est  uniquement 
en  tant  qu'élite  :  ces  Commissions  qu'ils  substituent  à  la  libre  déter- 
mination du  malade,  ce  sont  des  Commissions  compétentes  qui 
doivent  éclairer  la  foule  incompétente,  c'est  une  élite  intellectuelle 
qui  entend  se  réserver  le  droit  de  nuancer  la  morale. 

Une  fois  de  plus,  la  morale  nuancée  paraît  donc  liée  aux  élites 
sociales;  quant  à  la  morale  simple,  elle  semble  liée  à  ce  qui,  au 
sein   des  groupes   professionnels,   restreint  la   liberté  des   individus. 


CHAPITRE   VIII 

Les  Morales  confessionnelles  : 
Sévérités  et  Indulgences  de  la  Morale  catholique 

Trois  morales  confessionnelles  s'occupent,  en  France,  du  sui- 
cide. Chez  les  Juifs,  la  morale  nuancée  triomphe;  chez  les  pro- 
testants, le  conflit  de  la  morale  simple  et  de  la  morale  nuancée  est 
très  apparent;  chez  les  catholiques,  la  morale  simple  paraît  d'abord 
souveraine,  mais  l'unité  et  la  rigueur  sont  surtout  dans  les  for- 
mules et,  si  on  passe  outre,  on  retrouve  bientôt  au  sein  de  l'Église 
le  même  dualisme  que  nous  avons  trouvé  dans  la  morale  commune 
et  dans  les  morales  professionnelles. 


I 

La  morale,  juive  :  1  )  L'horreur  du  suicide  est  étrangère  à  la  tradition  judaïque  ; 
2)  les  rabbins  français  s'inspirent  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  indulgent  dans  le 
Talmud. 

Il  n'est  pas  facile  de  saisir  la  morale  juive  dans  ce  qu'elle  a 
de  proprement  contemporain.  Les  exposés  modernes,  comme  ceux 
de  Benamezegh,  de  Marc  Lévy,  de  M.  A.  Weil  n'engagent  que 
leurs  auteurs.  En  ce  qui  concerne  le  droit,  il  n'y  a  pas  de  code 
moderne  ni  de  recueil  de  jurisprudence  canonique.  Mais  ce  silence 
même  incline  les  rabbins  à  la  morale  nuancée  que  leur  enseignent 
la  Bible,  les  anciens  docteurs  et  l'histoire  même  du  peuple  juif  (i). 

La  Bible  exalte  Samson  et  Razias;  l'histoire  d'Israël  abonde  en 
suicides,  même  collectifs  qui  sont  hautement  approuvés  lorsqu'il 
y  a  martyre  volontaire  ou  désir  de  ne  pas  survivre  à  une  défaite. 
Par  le  livre  et  les  traditions  nationales  qui  l'ont  formée,  l'âme 
juive  moderne  se  trouve  étrangère  aux  véhémences  de  la  morale 
simple . 

Les  anciens  docteurs,  il  est  vrai,  prévoient  certaines  peines  contre 
le  suicide.  R.  Akiba  déclare  :  «  Si  quelqu'un  s'est  tué,  ne  l'honore  pas, 
ne  le  maudis  pas  »;  en  conséquence,  il  ne  veut  ni  qu'on  déchire 
ses  vêtements,  ni  qu'on  fasse  d'oraison  funèbre,  mais  il  rejette 
aussi  toute    marque  de  flétrissure  dont  pourrait  s'affliger  la  famille. 


(1)  On  trouvera  les  textes  qui,  à  mon  avis,  l'établissent,  dans  le  chapitre 
de  ma  deuxième  partie  consacré    à  l'ancienne  morale  judaïque,  (II.  ch.  1.) 


LA  MORALE  JUIVE  173 

R.  Ismaël,  plus  rigoureux,  veut  qu'on  chante  :  malheur,  malheur 
à  lui  qui  s'est  tué!  (i) 

Mais  les  rabbins  modernes  interprètent  ces  textes  de  la  façon  la 
plus  indulgente. 

D'abord,  au  témoignage  de  tous  les  rabbins  que  j'ai  consultés, 
l'opinion  d'Ismaëi  n'a  pas  de  partisans  en  France;  le  chant  dont  il 
parle  ne  se  chante  jamais.  En  outre,  les  peines  mêmes  auxquelles 
Akiba  fait  allusion  sont  très  rarement  appliquées  :  dans  les 
traités  anciens,  plusieurs  textes  indiquent  un  parti  pris  de 
prudente  indulgence,  exigent,  pour  qu'on  puisse  parler  de  suicide, 
que  le  suicidé  ait  expressément  déclaré  ses  intentions.  Forts  de  ces 
textes,  les  rabbins  sont  souvent  bien  à  l'aise  pour  ne  pas  sévir.  Même 
quand  il  y  a  des  déclarations  écrites  attestant  un  dessein  de  sui- 
cide, il  leur  arrive  encore  de  ne  s'abstenir,  soit  pour  ne  pas  désobli- 
ger la  famille,  soit  qu'au  nom  des  idées  modernes  ils  présument  la 
folie. 

Ce  désir  de  ne  pas  punir  le  suicide  ne  se  heurte  pas  en  France  à 
des  traditions  contraires.  Dans  les  articles  relatifs  aux  suicidés  que 
signale  le  Répertoire  de  Schwab,  (2)  on  voit  des  rabbins  italiens  et 
allemands  discuter  les  textes  talmudiques  et  se  prononcer  les  uns 
pour  l'indulgence,  les  autres  pour  la  sévérité.  En  France,  la  ques- 
tion ne  soulève  pas  de  polémiques;  le  Répertoire  ne  signale  pas  un 
seul  article  qui  lui  soit  consacré.  La  seule  déclaration  que  j'aie 
trouvée  dans  les  périodiques  juifs  est  une  phrase,  signée  Judaeus 
dans  l'Univers  israéliie  du  4  octobre  191 2  :  «  La  loi  juive,  si  elle 
réprouve  le  suicide,  se  montre  extrêmement  large  en  faveur  des 
suicidés  :  le  moindre  indice  favorable  suffit  pour  incliner  à  l'indul- 
gence. C'est  une  règle  générale  qu'en  matière  de  loi  funéraire,  on 
doit  suivre  l'opinion  la  moins  sévère.  » 

Étrangers  à  la  morale  simple,  habitués  à  admirer  certains  sui- 
cides qui  font  partie  de  leur  héritage  religieux  et  national,  repre- 
nant la  vieille  formule  :  «  ne  l'honore  pas,  ne  le  maudis  pas  »,  les 
Juifs  modernes  semblent  rester  en  dehors  du  conflit  qui  travaille 
âutuor  d'eux  la  morale.  Il  leur  est  loisible,  selon  le  cas,  de  blâmer, 
d'admirer,  de  s'apitoyer,  de  se  taire;  en  tant  que  groupe  confession- 
nel, ils  entretiennent  en  France  un  petit  foyer  de  morale  nuancée. 


!  (1)  Voir  II,  ch.  1.  (2)  Répertoire  des  articles  relatifs  àl'histoire  et  à  la  litté- 
rature juives  parus  dans  les  périodiques  de  1783  à  1898,  P.  1899,  mot  :  suicidés, 
p.  570.  Je  ne  vois  pas  non  plus  d'article  sur  le  suicide  dan  '  Hertz,  Index 
alphabétique  des  cinquante  premiers  volumes  de  la  Revue  des  Etudes  juives , 
P.  1910. 


17  1  MORALES    CONFESM»  >.\  N  ELLES 


II 

La  morale  protestante  :     1)  Les  protestants  condamnent  le  suicide.  ;    2)  i 
ils  nuancent  la  morale  par  des  définitions  arbitraires  et  des  restrictions, 
et  ils  ne  punissent  pas  le  suicide. 

Dans  la  morale  protestante,  on  retrouve  au  premier  coup-d'œil 
le  dualisme  qui  nous  a  frappés  dans  la  morale  commune  :  d'un 
côté,  la  morale  condamne  le  suicide;  d'autre  part,  il  y  a  un  effort 
pour  nuancer  ces  condamnations,  et  les  protestants  se  refusent  à 
punir  les  suicidés. 

La  condamnation  est  très  nette  dans  l'Exposé  de  Théologie  systé- 
matique de  Grétillat  :  le  suicide  est  interdit  sous  toutes  ses  formes 
par  Paul;  Augustin  avait  raison  de  dire  «  qu'il  est  en  tout  cas 
interdit  par  le  sixième  commandement  »;  l'homme  est  placé  sur 
cette  terre  comme  à  un  poste  qu'il  ne  lui  est  pas  loisible  d'aban- 
donner à  son  gré;  «  l'exemple  d'une  mère  chrétienne  qui,  au  temps 
des  persécutions  de  Dioclétien,  se  jeta  à  l'eau  avec  ses  deux  filles 
pour  les  soustraire  au  déshonneur  »  fut,  jadis,  généralement 
approuvé,  mais  nous  ne  pensons  pas  que,  même  dans  ce  cas,  le 
chrétien  soit  autorisé  à  s'ôter  la  vie.  »  (i) 

Cette  doctrine  n'est  pas  reléguée  dans  quelques  grands  ouvrages 
réservés  à  ceux  qui  font  des  études  de  théologie;  les  catéchismes  et 
les  manuels  élémentaires  la  reprennent  et  y  ajoutent  même  quelques 
traits  (2). 

«  Le  chrétier  dit  le  catéchisme  de  Babut,  conservera  sa  vie, 
qui  appartient  à  Dieu  (Rom.   XIV   7-8);  il   aura   horreur  de   toute 


1 


(1)  Grétillat,  Exposé  de  théologie  systématique,  La  morale  chrétienne,  t.  II, 
p.  357.  (2)  J'ai  consulté  tous  les  catéchismes  de  la  période  contemporaine 
qui  figurent  au  catalogue  de  la  Bibliothèque  de  la  Faculté  de  théologie  protes- 
tante. Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  :  C.  E.  Babut,  Catéchisme,  6e  éd. 
P.  sd.  ;  Abclous,  Nouveau  catéchisme  évangélique,  Toul,  1892  ;  Bernard, 
Cat.,  P.  sd.  ;  Bonnefon,  Nouveau  catéchisme  élém.,  1874  ;  Chantre,  La  reli- 
gion chrétienne,  P.  1883  ;  Delon  et  Mayer,  Petit  catéchisme  élém.,  Montpellier, 
1892  ;  Emery  et  Fornerod,  Le  royaume  de  Dieu,  Lausanne,  1898  ;  Manuel 
de  la  doctrine  chrétienne,  d'après  Haerter,  4e  éd.,  P  :  1886;  Géminal,  Catéch. 
élém.,  Cahors  1910  ;  Hollard,  Court  exposé  de  la  religion  chrétienne,  P.  1886; 
Louitz,  Cat.  à  l'usage  des  égl.  réformées  de  France,  s.  1.  n.  d.  ;  Montandon, 
Précis  annoté  du  catéch.  d'Ostervald,  P.  1850  ;  Nyegaard,  Cat.  à  V usage  des 
égl.  èvangéliques,  P.  sd  ;01tramare,  Cat.  à  l'usage  des  chrétiens  réformés,  1873  ; 
Ch.  Reymond,  Cat.,  4e  éd.,  Genève,  sd.  ;  Rocheblave,  Cours  de  religion  chrét. 
Alger  1898;  Sautter,  Cours  popul.  d'instr.  relig.,  P.  sd.  ;  Schultz,Le  catéchisme 
de  la  vie  chrétienne,  sd.  ;  Secrétan  Le  sauveur,  Cat.  évangélique,  Laus.,  1903  ; 
Vallotton,  Manuel  d'instr.  relig..  P.  1887  ;  Trial^  Education  chrètiennel  Cat. 
élém.  Nîmes  1908. 


LA   MORALE   PROTESTANTE  175 

espèce  de  suicide,  du  suicide  détourné     et  subtil  aussi  bien  que  du 
suicide  direct  (i)  ». 

Le  catéchisme  de  Bernard  condamne  le  suicide  au  nom  du 
sixième  commandement  et  cite  l'exemple  de  Saul,  d'Ahitopel  et  de 
Judas  (2). 

Le  catéchisme  de  Delon  et  Meyer  déclare  que  celui  qui  attente 
à  sa  vie  «  est  un  lâche  »  (3). 

«  Nous  ne  nous  sommes  pas  donné  notre  vie  corporelle,  dit 
le  pasteur  Hollard,  c'est  pourquoi  nous  n'avons  pas  le  droit  de 
nous  1  oter.  »  Il  est  écrit  :  si  quelqu'un  détruit  le  temple  de  Dieu, 
Dieu  le  détruira  (4). 

Selon  le  catéchisme  de  Nyegaard,  le  plus  coupable  des  suicides 
est  le  suicide  lent  des  personnes  «  qui  se  ruinent  la  santé  peu  à  peu 
par  des  excès  (5)  ». 

«  Le  suicide,  dit  Rocheblave,  n'est  que  le  courage  d'un  instant 
pour  se  dispenser  du  courage  de  la  vie  (6)  ». 

Le  Cours  populaire,  de  Sautter,  déclare  :  «  Le  chrétien  a  horreur 
du  suicide,  notre  vie  est  à  Dieu,  non  à  nous  (7)  ». 

Même  déclaration  dans  Secrétan  :  «  Notre  vie  est  à  Dieu,  nous 
n'avons  le  droit  d'y  mettre  un  terme  ni  directement  ni  indirecte- 
ment (8)  ». 

L'homme  qui  se  tue,  d'après  le  catéchisme  de  Schultz,  est  «  un 
lâche  est  un  déserteur  »  (9). 

D'après  le  manuel  de  Valloton,  les  suicide  est  une  lâcheté  et  un 
crime  envers  le  prochain.  Dieu  a  dit  :  «  Soyez  comme  des  hommes 
qui  attendent  le  Maître  (Luc,  XII,  36).  Celui  qui  n'attend  pas  dé- 
serte (10)  ». 

Toutes  ces  déclarations  donnent  bien  l'impression  d'une  morale 
très  nette  et  très  ferme,  et,  comme  elles  se  trouvent  dans  des  manuels 
élémentaires,  on  en  conclut  qu'il  s'agit  d'une  question  à  laquelle 
les  protestants  s'intéressent  très  vivement. 

Mais  voici  qui  corrige  cette  première  impression. 

D'abord,  parmi  les  catéchismes,  un  sur  trois,  en  moyenne, 
est  muet  sur  le  suicide.  Plusieurs  se  contentent  d'une  formule 
générale  et  vague  :  «  Nous  devons  conserver  notre  vie  »,  «  nous 
devons  conserver  notre  corps  (n).  »  Enfin,  la  morale  nuancée 
s'affirme  dans  les  définitions  et  les  restrictions. 

Définitions  :  «  Le  suicide,  écrit  Grétillat,  consiste  à  avancer,  par 
une  crise  lente  ou  subite,  le  terme  fixé  par  Dieu  à  l'existence  ter- 
restre de  l'homme  dans  le  but  de  se  soustraire  aux  souffrances  et  aux 


(1)  p.  136.  (2)  p.  61.  (3)  p.  15.  (4)  p.  108.  (5)  p.  24.  (6)  p.  53 
(7)  p.  116.  (8)  p.  71.  (9)  p.  18.  (10)  p.  235.  (11)  Catéchismes  de  Bonncfon, 
p.  49  ;  Cellérier,  p.  392  ;  Géminard,   III,  p.  20. 


176  LES   MORALES   CONFESSIONNELLES 

responsabilités  qui  y  sont  attachées  »  (i).  Ainsi,  un  grand  nombre  de 
suicides  échappent  à  la  condamnation  de  principe.  De  môme  le  Manuel 
de  la  Doctrine  chrétienne  dit  qu'il  y  a  suicide  a  lorsque,  par  impiété 
ou  désespoir,  on  cherche  à  s'ôter  la  vie  »  ou  que,  par  intempé- 
rance ou  sensualité,  on  se  tue,  corps  et  âme  (2).  La  formule  est 
large  dans  sa  seconde  partie,  mais  il  résulte  de  la  première  que, 
quand  le  suicide  n'est  pas  dû  à  l'impiété  ou  au  désespoir,  il  n'est 
pas  condamné,  en  principe.  Le  catéchisme  de  Nyegaard  définit  le 
suicide  :  le  crime  ou  «  l'acte  de  folie  »  d'une  personne  qui  se 
tue  (3). 

Restrictions  :  Grétillat  écrit  :  «  Toute  mort  volontaire  n'est  pas 
un  suicide;  elle  devient  au  contraire  un  acte  de  vertu,  objet  même 
d'obligation  stricte,  lorsqu'elle  a  pour  but  le  salut  d'autrui  ou  le 
triomphe  d'une  cause  sainte  et  qu'elle  est  le  seul  moyen  d'atteindre 
ce  but  supérieur  (4)  ».  Même  note  dans  les  catéchismes.  Le  chrétien 
se  garde  bien  d'attenter  à  ses  jours,  «  toutefois  il  sait  faire  le  sacri- 
fice de  sa  vie  »  quand  le  devoir  l'exige  (5).  Le  suicide  est  un  péché, 
mais  il  nous  est  permis  «  d'exposer  notre  vie  pour  la  gloire  de 
Dieu  »  (6).  —  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  ôter  la  vie,  «  tou- 
tefois nous  devons  être  prêts  à  souffrir  dans  nos  corps  et  même 
à  mourir,  plutôt  que  d'être  infidèles  à  notre  foi  ou  à  l'amour  que 
nous  devons  à  nos  frères  »  (7).  —  Le  suicide  est  interdit,  mais  il 
faut  savoir  «  sacrifier  sa  vie  pour  l'accomplissement  du  devoir  et  le 
dévouement  au  prochain  »  (8).  —  Le  chrétien  a  horreur  du  sui 
cide,  mais  «  pour  la  foi  et  la  charité  »  il  est  prêt  «  au  sacrifice  de 
sa  vie  »  (9). 

On  retrouve,  dans  ces  restrictions,  l'incertitude  qui  nous  avait 
déjà  frappés  dans  les  ouvrages  destinés  à  l'enseignement  non  confes- 
sionnel. Les  auteurs  approuvent,  admirent  certains  suicides,  mais 
ils  ne  disent  pas  nettement  lesquels  et  ils  évitent  de  les  appeler  des 
suicides.  L'un  «  se  tue  »,  l'autre  «  sacrifie  sa  vie  »,  mais,  comme 
il  n'existe  pas,  à  l'époque  actuelle,  en  France,  de  casuistique  pro- 
testante, il  n'est  pas  possible  de  savoir  dans  quel  cas  il  y  a  meurtre, 
dans  quel  cas  sacrifice. 

Le  conflit  de  la  morale  simple  et  de  la  morale  nuancée  paraît 
encore  à  la  diversité  des  expressions  qui  servent  à  flétrir  le  suicide. 
Pour  le  pasteur  Thouvenot,  «  celui  qui  se  suicide  »  est  «  un  lâche  et 
un  meurtrier  »  (10).  Pour  Schultz,  c'est  «  un  déserteur  et  un  lâche  ». 
Pour  Valloton,   Nyegaard,  le  Manuel  de   la  Doctrine  chrétienne,   le 


(1)  p.  357.  (2)  p.  46.  (3)  p.  24,  cf.  Montandon,p.  149,  la  «démence  du 
suicide  »  ;  Reymond,  p.  93  :  le  suicide  est  un  crime  «  s'il  n'est  pas  un  acte 
de  folie».  (4)  p.  357.  5)  Chantre,  p.  95.  (6)  Louitz,  p.  27  (7)  Hollard, 
p.  108.     (8)    Rocheblave,   p.   53.     (9)   Sautter,   p.    116.      (10)  p     101. 


LA  MORALE   CATHOLIQUE  177' 

Catéchisme  de  Durand,  le  suicide  est  «  un  crime  »  (i);  pour  Mon 
tandon,  un  «  crime  affreux  »  (2)  ;  pour  Louitz,  c'est  un  «  pé- 
ché »  (3);  pour  Emery  et  Fornerod,  «  le  suicide  est  immoral  »  (4). 
Grétillat  repousse  expressément  l'opinion  selon  laquelle  le  suicide 
serait  «  le  plus  grand  de  tous  les  crimes  »  (5).  Enfin,  un  grand 
nombre  d'auteurs  esquivent  la  difficulté  en  disant  que  le  chrétien 
doit  conserver  ses  jours,  sans  qualifier  la  faute  de  ceux  qui  trans- 
gressent cette  loi. 

Dans  ce  conflit  des  deux  morales,  un  fait  important  fortifie  la 
morale  nuancée  :  les  protestants  ne  punissent  pas  le  suicide. 

Je  ne  crois  pas  que  cet  usage  soit  venu,  dans  le  principe,  d'une 
indulgence  particulière  pour  la  mort  volontaire  :  il  s'explique 
assez  par  le  fait  que  ni  l'Ancien  ni  le  Nouveau  Testament  ne  parlent 
de  peines  contre  ceux  qui  se  tuent;  il  s'explique  aussi  par  l'idée 
que  c'est  à  Dieu  seul  de  juger  les  morts.  Mais,  si  l'indulgence  n'a  pas 
été  la  cause  de  l'usage  protestant,  il  était  fatal  qu'elle  en  fût  l'effet  : 
le  fait  que  l'Eglise  réformée  ne  punit  pas  les  suicidés,  alors  que 
l'Eglise  catholique  les  punit,  laisse  forcément  aux  protestants  une 
certaine  indépendance  pour  apprécier  et  l'acte  en  général  et  les  cas 
particuliers. 

III 

La  morale  catholique:  1)  Les  moralistes  catholiques  condamnent  le  suicide, 
arguments  confessionnels  et  arguments  rationnels;  2)  sévérités  des  cas 
suistes  ;  3)  le  droit  canonique  punit  le  suicide  ;  4)  certains  catéchisme 
déclarent  que  les  suicidée  sont  damnés  ;  5)  mai**  il  y  a  désaccord  sur  le.» 
arguments  ;  6)  les  casuistes  admettent  en  certains  cas  le  suicide  indirect  ; 
7)  le  droit  canonique  n'est  pas  appliqué  ;  8)  il  n'y  a  pas  accord  jur  l'idée 
que  les  suicidés  sont  damnés. 

La  morale  catholique  exige  une  plus  longue  étude. 

D'abord,  si  elle  n'est  plus  morale  commune,  elle  a  un  domaine 
autrement  vaste  que  la  morale  protestante  et  la  morale  juive.  En 
outre,  une  opinion  courante  veut  que  la  réprobation  énergique, 
l'horreur  du  suicide  soit  chose  proprement  catholique.  J'ai  déjà 
essayé  de  montrer,  tout  au  long  des  chapitres  qui  précèdent,  que 
cette  opinion,  (qui  m'avait  d'abord  servi  de  guide),  se  heurte  aux 
faits  sur  bien  des  points.  Je  voudrais  compléter  cette  démonstra- 
tion :  sans  doute,  la  morale  catholique  est  hostile  au  suicide;  sans; 
doute,  elle  paraît,  au  premier  coup  d'œil,  la  morale  simple  elle- 
même,  tout  à  fait  rigoureuse  et  pure.  Mais  vue  de  près,  elle  se  révèle 
en  proie  au  même  conflit  qui  travaille  le  reste  de  morale,  et  la 
véhémence   avec   laquelle   elle   affirme   l'horreur  du   suicide   donne 


(1)  p.  235,  24,  46,71.     (2)>  149.     (3)  p.  26.     (4)  p.  69.     (5)  p.  357. 

12. 


I7S  LES   MOKALKS    COM  LES 

plus  d'Importance  Itt*  &  ■.  q u'c! h«  fait,  pomme  eTte, 

elle,    à   la   (iioralc   Financée. 

i    envisage    la    morale   formulée,    la    oa»uistiqwe,    la    pi 
le  droit  canonique,  ce  «j ni  trappe  d'abord,  < .'est  la   sévérilé. 

Givrages  destinés  aux  séminaires  Ci),  manuels  rédigés  pour  l<\s 
collèges  (a),  amtéchismee  (3),  tous  les  livres  avoués  par  l'L^iise 
s'accordent  à  condamner  le  suicide. 


(1)  J'ai  consulté,  outre  les  ouvrages  publiés  par  de6  auteurs  français,  quel <  ; 
ouvrages  étrangers  devenus  classiques  en  France.  Ouvrages  cités  dans  ce  cha- 
pitre: Aertnys,  Theologia  Moralis,  5e  édit.  Paderbornae,  1898;  Lehmkuhl,  ÇaéU9 
conscientiae,  Frib.  en  B.,  1013  ;  Marc,  Institutiones  morales  alphonsianae, 
Frib.  en  B.,  1913  ;  Marc,  Institutiones  morales  alphonsianae,  16e  édit.,  Lyon- 
Paris,  1920  ;  le  P.  Michel,  Theologiae  moralis  principia,  P.  1902,  le 
P.  Timothéc  Theologia  moralis  universa,  P.  sd,  (1904),  Theologia  dogmatica  et 
moralis  ad  mentem  S.  Thomae  Aquinatis  et  S.  Alphonsi  de  Ligorio,  etc., 
auctoribus  professoribus  theologiae  seminarii  claromotensis  e  societate  S.  Sulpi- 
tii,  8e  édit.  P.  1899,  (cet  ouvrage,  dont  la  première  édition  est  due  à  l'abbé 
Vincent,  est  désigné  couramment  sous  le  nom  de  Théologie  de  Clermont.) 
(2)  J'en  ai  dressé  la  liste  à  l'aide  du  Catalogue  d'Otto  Lorenz  et  du  Cata- 
logue par  matières  de  la  Bibliothèque  nationale.  Ouvrages  cités  dans  ce 
chapitre  :  abbé  Alibert,  Manuel  de  Philosophie,  Lyon  1892  ;  Bernard,  Leçons 
de  philosophie,  P.  sd.,  (autorisation  de  l'évêque  de  Gap)  ;  abbé  Berthaud, 
Vours  de  philosophie,  P.  1888  ;  Bethénod,  Eléments  de  philosophie,  (ouvrage 
adopté  dans  les  collèges  de  la  société  de  Marie),  Lyon,  1896  ;  abbé  Blanc, 
Dictionnaire,  universel,  2  vol.  P.  sd.  (1906)  ;  le  P.  Chabin,  Cours  élémentaire 
de  philosophie,  P.  1886;  abbé  Dagneaux,  Cours  de  Philosophie,  P.  sd,  (1907)  ; 
Dantu,  chanoine  honoraire,  Eléments  de  psychologie  et  de  morale,  P.  1912  ; 
abbé  Delmont,  Cours  élémentaire  de  philosophie,  P.  1888  ;  abbé  Durand, 
Eléments  de  philosophie  scientifique  et  de  philosophie  morale,  P.  1894  et  Cours 
de  philos.,  P.  1912  ;  chanoine  Gilles,  Cours  de  philosophie,  P.  1888  ;  le  P.  Lahr, 
Cours  de  philosophie,  t.  II,  P.  1901  ;  abbé  Laveille,  Traité  élémentaire  de 
philosophie,  P.  1886  ;  abbé  Le  Roux,  Eléments  de  philosophie,  Vannes  1901  ; 
abbé  Levesque,  Précis  de  Philosophie,  P.  1913  ;  Sortais,  Eléments  de  philo- 
sophie, t.  III,  P.  sd.,  (1909)  ;  Précis  de  philosophie  à  l'usage  de  l'enseignement 
secondaire  et  de  l'enseignement  primaire  par  une  réunion  de  professeurs,  P. 
1913,  (avec  imprimatur  de  l'archevêque  de  Tours).  (3)  J'ai  lu  les 
ouvrages  indiqués  au  mot  Catéchisme  dans  le  catalogue  sur  fiches  de  la 
Bibliothèque  nationale  ;  catéchismes  cités  dans  ce  chapitre  :  Bareille, 
Le  catéchisme  romain  ou  V enseignement  de  la  doctrine  chrétienne,  t.  V, 
P.  sd.,  (1908)  ;  Catéchisme  de  S.  S.  Pie  X,  traduit  par  MM.  Lagardère  et 
Jacquot,  Besançon  1909;  Catéchisme  de  première  communion  à  l'usage  de 
tous  les  diocèses  de  France,  Paris  et  Nevers  1891  ;  Catéchisme,  classes  supé- 
rieures, s.  1.  n.  d.,  (1885)  ;  Catéchismes  diocésains  de  :  Agen  1880  et  1884,  Albi 

1888  et  1904,  Alger  1913,  Amiens  1896  et  1916,  Arras  1888  et  1916,  Auch 

1889  et  1912,  Avignon  1898,  1901,  1909,  Bayeux  1890,  Belley  1920,  Besançon 
1887  et  1899,  Blois  1893,  Bayonne  1912,  Carcassonne  1901,  Chambéry  1888  et 
1895,  Chartres  1876  et  1914,  Châlons-sur-Marne  1915,  Clermont  1888,  Digne 
4916,  Dijon  1887,  du  diocèse  d'Evreux  et  de  la  province  de  Paris  1918,  La 
Rochelle  1897  et  1921,  Laval  1901,  Le  Mans  1902,  Limoges  1881,  Nîmes  1891, 
Orléans  1885,  Paris  1895,  St-Brieuc  et  Tréguier  1908,  St-Claude  1890,  Séez 
1904,  Toulouse  1884  et  1908,  Tours  1891. 


LA   MORALE   CATHOLIQUE  179 

Les  arguments  allégués  sont  confessionnels  et  rationnels. 

Arguments  confessionnels  :  i°  Le  suicide  est  condamné  par 
l'Ecriture;  la  Théologie  de  Clermont  allègue  le  précepte  général  : 
non  occides,  et  deux  passages  dans  lesquels  «  Dieu  se  réserve  le 
droit  de  vie  et  de  mort  »  (Deutér.,  XXII,  39;  Sap.,  XVI,  i3),  (1).  Le 
non  occides,  qui  est  le  grand  argument  de  saint  Augustin,  est 
également  allégué  par  Marc  et  par  le  P.  Timothée  (2).  20  Le  suicide 
est  condamné  par  la  tradition  :  les  Pères  de  l'Eglise  ont  réfuté  les 
hérétiques  qui  s'y  montraient  favorables,  (allusion  aux  ouvrages 
de  saint  Augustin  contre  les  donatistes  et  les  circoncellions);  des 
conciles  ont  légiféré  contre  la  mort  volontaire;  le  droit  canonique 
la  punit  (3). 

Les  arguments  rationnels  sont  ceux  que  nous  avons  déjà  ren- 
contrés dans  les  ouvrages  laïques,  (d'ailleurs  les  auteurs  catholiques 
citent  volontiers  Platon,  Cicéron,  Rousseau,  Kant,  Jules  Simon, 
voire  Bonaparte). 

Il  y  a  d'abord  ce  que  l'Ami  du  clergé  appelle  «  les  trois  preuves 
fameuses  »  (4)  :  i°  Le  suicide  est  une  action  injuste  à  l'égard  de  la 
société  qu'elle  prive  d'un  de  ses  membres  (5);  cet  argument  est  pré- 
senté de  la  même  manière  que  dans  les  ouvrages  laïques;  Y  Ami  du 
clergé  ajoute  seulement  que  ceux  qui  se  tuent  donnent  aux  fidèles 
un  scandale  irréparable  (6).  i°  Le  suicide  est  un  attentat  sur  les  droits 
de  Dieu;  Dieu  nous  a  assigné  un  poste,  nous  a  imposé  une  épreuve 
ici-bas;  lui  seul  a  le  droit  de  nous  relever,  en  marquant  le  terme 
de  notre  existence;  je  ne  m'attarde  pas  à  citer  les  auteurs  qui  re- 
prennent à  Platon  cet  argument,  il  faudrait  les  citer  tous;  les 
catéchismes,  notamment,  n'allèguent  guère  que  cette  raison  (7); 
je  ne  note  qu'une  seule  variante  intéressante  :  le  suicide  n'est  pas 
seulement  une  atteinte  aux  droits  de  Dieu,  c'est  une  manifestation 
de  désespoir  injurieuse  pour  la  bonté  divine  (8).  3°  Le  suicide  est 
contraire  à  la  charité  qui  nous  prescrit  de  nous  aimer  nous- 
mêmes   (9);   cette   idée   n'est   pas   étrangère   aux   moralistes   laïques 


(1)  t.  III,  p.  102,  parag.  112  :  (2)  Marc,  I,  p.  490,  parag.  753;  Timothée  II, 
p.  244.  (3)  Théol.  de  Clermont,  ibid.  (4)  1899,  p.  230.  (5)  Alibert  p.  323, 
Bernard,  p.  302,  Berthaud,  p.  376,  Bethenod  p.  277,  Blanc  p  1134,  Chabin 
p.  349,  Dagneaux  II,  p.  294.  Dantu  p.  138,  Delmont,p.  783,  Durand  p.  232, 
Lahr.  II,  p.  122-123,  Laveille.  p.  324,  Sortais.  III,  p.  135,  Précis  p.  257, 
Théol.  de  Clermont,  Parag.  112,  prob.  3  ;  Michel,  II,  p.  237,  Grandclaude, 
Jus  canonicum,  III,  p.  358,  Ami  du  Clergé  paroissial,  1895,  p.  60  ss.,  Ami 
du  Clergé  1899,  p.  230,  Bouquet,  Lettre  pastorale  début.  (6)  1895,  p.  60  ss. 
(7)  Catéchismes  de  Chambéry,  Besançon,  Toulouse,  Orléans,  Albi,  Chartres, 
Avignon,  Paris,  Aix,  A  l'usage  de  tous  les  diocèses  de  France  (1891),  de  S.  S. 
Pie  X,  Bareille  V,  p.  511,  etc.  (8)  Ami  du  clergé  paroissial  1895,  loc  cil' 
<9)  Théol,  de  Clermont,  loc.  cit.,  Michel  II,  p.  234,  Timothée,  II,  p.  244, 
cf.  Aertnys,  I,  p.  231. 


i80  LES   MORALES   CONFESSIONNELLES 

puisque  plusieurs  d'entre  eux  rangent  le  devoir  de  vivre  parmi 
les  «  devoirs  envers  nous-mômes  »,  mais  les  auteurs  ecclésiastiques 
se  distinguent  en  ce  qu'ils  insistent,  comme  de  juste,  sur  la  question 
du  salut  éternel;  c'est  surtout  parce  que  le  suicide  nous  expose  à  la 
damnation  qu'il  offense  ce  que  les  théologiens  appellent  amor  sui 
ordinatus;  il  constitue,  par  surcroît,  un  acte  de  cruauté  envers  nous- 
mêmes,  puisque,  en  nous  privant  de  la  vie,  il  nous  prive  d'un 
bien  (i);  enfin  qui  se  tue  renonce  volontairement  aux  mérites- 
qu'il  pourrait  acquérir  en  vivant  (2). 

Au-dessous  de  ces  trois  preuves  fameuses,  je  distingue  cinq  argu- 
ments :  i°  Si  le  suicide  était  licite,  l'homicide  lui-même  devien- 
drait a  non  légitime,  mais  moins  odieux  »  (3),  (ce  n'est  guère 
qu'une  variante  de  l'argument  de  saint  Augustin).  i°  Le  suicide 
est  une  négation  de  la  moralité  elle-même  :  l'argument  de  Kant,  que 
je  n'aperçois  pas  dans  les  Théologies  morales,  se  trouve  assez  souvent 
cité  ou  repris  dans  lès  ouvrages  destinés  à  l'enseignement  secon- 
daire (4).  3°  Le  suicide  est  contraire  à  la  nature,  à  «  l'inclination 
naturelle  »  (5).  4°  C'est  particulièrement  une  faute  contre  la 
famille  :  «  Qui  se  tue,  dit  l'Ami  du  clergé,  plonge  sa  propre  famille 
dans  la  honte  et  dans  la  douleur  (6)  »;  «  la  famille  du  suicidé,  écrit 
l'évêque  de  Chartres,  perd  en  considération  (7)  ».  5°  Le  suicide  est 
une  faiblesse,  une  lâcheté  :  «  le  suicidé  laisse  une  mémoire  entachée 
de  faiblesse  morale,  de  lâcheté  »  (8);  Y  Ami  du  clergé,  énumérant 
les  causes  morales  du  suicide,  crainte  de  vivre,  déshonneur,  orgueil, 
ruine,  jalousie,  dépit,  ajoute  :  «  lâcheté  toujours  »  (9). 

Donc  deux  arguments  confessionnels,  huit  arguments  rationnels. 
Il  va  sans  dire  que  la  doctrine  ainsi  établie  est  absolue  et  rigou- 
reuse. Dans  les  catéchismes,  on  insiste  sur  l'idée  qu'il  n'est  «  jamais 
permis  »  de  se  donner  la  mort,  pour  quelque  cause  que  ce  soit. 
D'autre  part,  on  s'évertue  à  flétrir  l'acte  lui-même  par  les  expres- 
sions les  plus  énergiques.  Ce  n'est  pas  seulement  un  crime,  c'est 
«  un  grand  crime  »,  un  «  crime  affreux  »,  «  le  plus  grand  des 
crimes  »,  «  le  dernier  des  crimes  »,  la  plus  hideuse  forme  du 
meurtre  »,  «  le  malheur  sans  remède  »,  «  le  triomphe  du  démon 
sur  l'homme  »,  un  acte  «  qui  a  toujours  été  en  exécration  »  (10). 


(1)  Chabin,  p.  349,  Précis,  p.  257.  (2)  Timothée  II,  p.  244.  (3)  Gilles, 
p.  468.  (4)  Voir  Bernard,  Berthaud,  Bethenod,  Dagneaux,  Dantu,  Delmont, 
Durand,  Lahr,  Le  Roux  aux  passages  déjà  cités.  (5)  Michel  II,  p.  234  ; 
cf.  Aertnys  I,  p.  231.  (6)  Ami  du  Clergé  par.,  ibid.  (7)  Bouquet,  Lettre 
pastorale.  (8)  Ibid.  ;  cf  :  Berthaud,  Bethenod,  Blanc,  Dagneaux,  Delmont, 
Lahr,  Laveille,  Le  Roux,  Sortais,  Précis,  aux  passages  déjà  cités,  et  Timo 
thée,  II,  p.  244.  4).  (9)  Catèch.  de  Dijon,  Besançon,  Agen,  Orléans,  Albi, 
Chartres,  Avignon,  Paris,  Aix,  Agen,  Bayeux,  etc.  (10)  Ami  du  Clergé,  1884, 
p.  49  ss.  sermon  sur  l'homicide,  Ami  du  cl.  par.,  loc.  cit.,  Catéch.  de  Dijon, 
(1887,  p  :  50),  Laval,  (1901,  p.  81-82),  Alger,  (1913,  p.  121),  Le  Mans,  (1902 


LA   CASUISTIQUE  181 

Cette  rigueur  de  la  doctrine  catholique  ne  s'exprime  pas  seule- 
ment par  des  véhémences  verbales;  elle  s'affirme  jusque  dans  la 
casuistique. 

La  casuistique  ligorienne  qui,  depuis  la  seconde  moitié 
du  xixe  siècle,  a  réussi  à  prendre  pied  en  France  est,  comme  on 
sait,  à  peine  moins  indulgente  que  celle  du  xvie  et  du  xvne  siècles;  sur 
le  vol,  le  mensonge,  le  meurtre,  elle  abonde  en  décisions  qui  rap- 
pellent invinciblement  les  textes  cités  par  Pascal  (i)  :  or,  au  sein  de 
cette  morale  débonnaire,  on  est  surpris  de  constater,  en  ce  qui 
concerne  le  suicide,  des  sévérités  singulières. 

Hors  le  cas  où  Dieu  nous  en  inspire  la  pensée,  il  n'est,  d'après  les 
casuistes,  «  jamais  »  permis  de  «  tuer  directement  ».  Aucune  direc- 
tion d'intention  ne  justifie  ni  le  suicide  propter  confusionem,  ni  le 
suicide  propter  expiationem  peccati  commissi,  ni  le  suicide  ad  vitan- 
dum  peccatum  futurum  ni  le  suicide  ad  vitandum  acerbum  mortis 
genus.  Ceux-là  sont  encore  coupables  de  suicide  qui  hâtent  l'heure 
de  leur  mort  par  l'ivresse,  la  débauche  ou  d'autres  excès,  ou  qui, 
comme  les  danseurs  de  corde  et  les  dompteurs,  s'exposent  pour  un 
gain  modique  à  d'évidents  et  graves  périls;  coupables  aussi  les  ma- 
lades qui  se  refusent  à  prendre  des  remèdes  communs,  de  profit  cer- 
tain ou  probable  (2). 

Cette  doctrine  est  déjà  rigoureuse,  puisqu'elle  condamne  seclusa 
Dei  auctoritate,  et  les  anciens  martyrs  qui  se  précipitaient  dans  les 
flammes  et  les  vierges  qui  se  tuent  pour  sauver  leur  honneur  (3). 
Mais  voici  des  sévérités  encore  plus  rudes. 

D'après  le  P.  Timothée,  il  ne  serait  pas  permis  à  des  marins  de 
mettre  le  feu  à  leur  navire  pour  ne  pas  tomber  aux  mains  de  l'en- 
nemi et  ne  ab  Mis  illudantur  (4). 

Peut-on,  demande  Marc,  donner  de  la  morphine  aux  mourants? 
Première  réponse  :  il  ne  paraît  pas  illicite,  en  cas  de  douleur  cruelle, 
d'assoupir  momentanément  les  mourants,  moribundos  ad  tempus 
sopire;  mais,  ajoute  Marc,  ce  serait  évidemment  illicite,  s'il  s'agis- 
sait de  mourants  qui  ne  fussent  pas  préparés  à  une  fin  chrétienne;  et 
enfin  (5),  sub  gravi  pariter  videtur  esse  prohibitum  etiam  bene  dispo- 


p.  174),  Digne,  (1916,  p.  116),  du   diocèse   d'Evreux   et   de  la  province   de 
Paris,  (1918,  p.  126). 

(1)  Voir  A.Bay et,  La  casuistique  chrétienne  contemporaine,  P.  1913.  (2)  Théol. 
de Clermont,  loc  cit.,  parag.  114,  115;  cette  doctrine  se  retrouve  chez  tous  les 
modernes.  D'après  Y  Ami  du  Clergé,  1913,  p.  65,  l'aviation  «  prudemment 
pratiquée»  n'est  pas  œuvre  illicite.  (3)  Les  casuistes,  reprenant  une  expli- 
cation de  Saint- Augustin,  [infra,  II  ch.  2)  n'excusent  Samson,  Ste- 
Pélagie  etc.,  qu'en  supposant  une  inspiration  divine.  (4)  II,  p.  247.  (5) 
Marc  Inst.  I,  p.  498.  D'après  Y  Ami  du  clergé,  1913,  p  1040,  une  religieuse 
n'a  pas  le  droit  d'administrer,  même  sur  l'ordre  du  médecin,  une  dose  énorme 
de  morphine. 


182 

silis  taie  solamen  procurons*  car  leur  donner  d<-  la  morphin 
dbrégei  lôui  vj  !  spirituelle;  on  ne  peut  donc  leur  en  accorder  qi* 
faute   (J'en   obtenir,   ils   courent    le   risque  de     pécher    grave»] 
Gomme  qb  voit,  il  est  inierdii,  non  seulement  d'abréger  sa  vie  g 

sique,  mais  d'abréger,  fût-ce  poux  éviler  de  cruelles  douleurs, 
existence  spirituelle. 

Peut-on,  dans  un  naufrage,  céder  à  autrui  la  plancha  de  salut? 
Oui,  si  l'on  n'y  est  pas  encore  accroché,  car  ce  n'est  pas  là  un  sui- 
cide direct.  Mais  quelqu'un  qui  est  installé  sur  un  radeau  et  ne 
sait  pas  nager  n'a  pas  le  droit  de  se  jeter  à  l'eau  pour  céder  sa 
place,  parce  que  alors  il  y  aurait  suicide  :  non  liceret  vero,  écrit 
Aerlnys,  seispsum  projicere  in  mare  ad  sospilandum  alterum  (i); 
Mare  exprime  le  même  sentiment  (2);  le  P.  Timothée,  qui  est  d'avis 
contraire,  dit  que  l'opinion  de  Marc  est  soutenue  par  de  nombreux 
théologiens  :  multi  iamen  putant  hoc  ultimo  casu  non  licere  si  mors 
inde  certo  sequi  debeat  (3). 

Peut-on  se  jeter  à  l'eau  sans  savoir  nager  avec  la  certitude  de 
se  noyer  infailliblement  pour  baptiser  un  enfant  en  train  de  dis- 
paraître? —  Non,  dit  le  P.  Timothée  (4)  et,  d'après  Aertnys  ce  serait 
un  péché  grave  (5).  Cette  réponse  trahit  une  horreur  particulièrement 
vive  pour  la  mort  volontaire;  car,  Y  «  ordre  de  la  charité  »,  tel 
que  le  définissent  les  casuistes,  nous  prescrit  de  préférer  la  vie  spi- 
rituelle du  prochain  à  notre  vie  temporelle;  si,  malgré  cela,  nous 
n'avons  pas  le  droit  de  sauver,  au  prix  de  nos  jours,  un  enfant  qui 
se  noie,  c'est  que  le  suicide,  si  pur,  si  charitable  qu'en  soit  le  motif, 
est  considéré  comme  perdant  irrémédiablement  noire  âme. 

Un  professeur  d'histoire,  ayant  raconté  à  ses  élèves  la  mort  du 
lieutenant  de  Chevigné  qui,  blessé  par  les  Touaregs,  se  tue  pour  que 
ses  soldats  ne  meurent  pas  en  essayant  de  la  défendre,  l'Ami  du 
clergé,  tout  en  rendant  hommage  à  ce  beau  patriotisme,  dénonce  ce- 
qu'il  appelle  une  «  erreur  condamnable  »  :  «  Il  n'est  jamais  permis 
de  se  tuer  pour  sauver  la  vie  de  qui  que  ce  soit.  (6)   » 

Les  journaux  proprement  catholiques,  les  Croix,  font  souvent 
écho  à  la  théologie  morale. 

Tous  les  suicides,  dont  on  a  vu  plus  haut  la  liste,  sont  inva- 
riablement condamnés  par  la  Croix  de  Paris;  pour  le  colonel  Henry, 
il  y  a  quelque  indulgence  :  sa  mort  violente  ne  serait  pas  moins 
répréhensible  que  le  faux  commis,  «  si  la  cruauté  des  événements 
ne  lui  avait  ôté  la  raison  (7)  »;  mais,  d'ordinaire,  le  ton  est  plus 
sévère  :  à  propos  du  suicide  de  Carré  et  de  sa  femme  «  si  l'on 
peut  donner  ce  nom   à  celle  qu'il   avait  épousée   civilement   »,    la 


(1)  I,  p.  232.     (2)    hoc.  cit.,   parag.    754.     (3)  II,  p.  246  : 
(5)  I,  232.      (6)  1912,  p.  15.     (7)  2  septembre  1898. 


(4)  II,  p.  245. 


LE   DROIT   CANONIQUE  183 

Croix  dénonce  a  cetle  morale  fin  de  siècle  »,.  ces  «  scandales  épou- 
vantables ))  et  s'écrie  (en  ayant  soin  de  noter  que  Carré  était  l'ami 
de  M.  Clemenceau)  :  «  Encore  une  fois,  quel  monde!  »(i).  Le  suicide 
des  Armand  Dreyfus  et  le  meurtre  de  leurs  enfants  sont  signalés 
comme  une  «  nouvelle  hécatombe  de  la'  libre  pensée  »  (2)  ;  du  sui- 
cide de  Robin,  la  Croix  dit  :  «  Cette  mort  couronne*  dignement  cette 
triste  vie.  Les  jugements  de  Dieu  sont  impénétrables,  comme  ses 
miséricordes  sont  infinies;  mais  il  est,  au  livre  saint,  des  sentences 
qui  font  trembler  (S)  ». 

Lorsqu'il  s'agit  de  suicides  ordinaires,  les  Croix  se  distinguent 
par  deux  traits  de  la  presse  non  confessionnelle  :  souvent  elles  se 
font  une  règle  de  ne  pas  les  signaler;  ainsi,  dans  l'édition  parisienne 
et  dans  plusieurs  éditions  de  province,  il  m'est  arrivé  de  parcourir 
les  numéros  de  plusieurs  mois  sans  rencontrer  plus  de  deux  ou  trois 
suicides;  en  outre,  lorsqu'elles  en  relatent,  elles  emploient  parfois 
des  formules  qu'on  ne  trouve  pas  dans  la  presse  laïque,  même 
favorable  au  catholicisme  :  par  exemple,  à  propos  d'un  suicide  banal 
d'accusé,  le  rédacteur  écrit  :  «  Il  n'avait  pas  pensé  que  le  suicide 
est  une  action  plus  déshonorante  par  elle-même  que  le  vol  lui- 
même  (4)  »;  ou  bien  encore,  à  propos  d'un  coupable  :  «  Le  mal- 
heureux a  échappé  à  la  justice  des  hommes,  non  à  celle  die 
Dieu  (5)  ».  Relatant  un  suicide  quelconque,  la  Croix  du,  Morbihan 
ajoute  en  post-scriptum  :  «  La  morale  neutre  permet  le  suicide. 
Son  influence  empeste  (6).  »  Parfois,  dans  le  style  tout  fait  des 
comptes  rendus,  se  glissent  des  formules  telles  que  :  «  Il  eut  le  tort 
de  se  donner  la  mort  »  (7),  ou  «  triste  fin!  »  (8). 

L'Eglise  ne  s'en  tient  pas  à  ces  sévérités  verbales.  Le  droit 
canonique  contemporain  punit  ceux  qui  se  tuent.  A  moins  qu'ils 
n'aient  agi  dans  un  moment  de  folie  ou  qu'ils  n'aient  donné,,  avant 
la  mort,  des  signes  de  repentir,  les  suicidés  sont  privés  de  la  sépul- 
ture ecclésiastique. 

Tous  les  canonistes  (9)  s'accordent  sur  ce  principe.  De  tous  les 
textes  qu'ils  citent  à  l'appui  de  leur  doctrine,  le  plus  récent  était 
en   191 4,  une  décision  de  la  Congrégation  du  Saint-Office,  en.  date 


(1)  26  et  27  juin  1895.  (2)  10  novembre  1897.  (3)  5  septembre  1912. 
(4)  2  mars  1895.  (5)  13  février  1895.  (6)  16  janvier  1899.  (7)  La  Croix  de  la 
Corrèze,  14  juin  1908.  (8)  Ibid.  12  janvier,  14  juin  1908.  (9)  J'ai  consulté  Les 
ouvrages  indiqués  par  Otto  Lorenz  au  mot  Droit  canonique.,  Ouvrages  cités  dans 
ce  chapitre:  André  et  Condis,  Dict.de  droit  canonique,  revu  par  Wagner,  P.  1894, 
Bonal,  Institutiones  canonicae,  P.  1896  ;  Craisson.  De  la  sépulture  ecclésiastique, 
Valence  1867  ;  Duballet,  Cours  complet  de  droit  canonique,  t.  XIY,  Traité  des 
choses  ecclésiastiques,  P.  1902  ;  Grandclaude,  Jus  canonicum,  t.  II,.  P.  1882  et 
III.  1883;  Huguenin,  Expositio  melhodica  juris  canonici,  6e  éd.  revue  par 
Marc,   P.  1909  ;  Many,  Prœlectiones  juris  canonici,   P.      1904  ;   Pillet,  Jus 


184  LB8   MORALES   CONFESSIONNELLES 

du  18  mai  1866  (1)  :  aux  termes  de  cette  décision,  on  peut,  lorsqu'il 
y  a  doute,  accorder  la  sépulture,  en  évitant  toute  pompe,  vilatis 
tamen  pompis  et  sollemnibus  exsequiarum,  c'est-à-dire,  d'aprfa 
VA  mi  du  clergé,  en  supprimant  «  la  célébration  de  la  messe  avec 
tout  ce  qui  est  ordonné  ou  tient  du  service  divin,  comme  le  son  des 
cloches,  le  chant  de  l'Eglise,  la  conduite  solennelle  du  corps  et 
toutes  les  cérémonies  qui  rehaussent  l'éclat  de  la  sépulture  chré- 
tienne »  (2). 

En  19 18,  le  Code  de  droit  canonique,  composé  par  ordre  de 
Pie  X  et  promulgué  par  Benoît  XV,  est  venu  fortifier,  touchant  le 
suicide,  le  vieux  droit  canonique. 

Le  canon  1240  prive  de  la  sépulture  ecclésiastique,  sauf  le  cas 
où  ils  auraient  donné,  avant  la  mort,  quelque  marque  de  repentir 
«  ceux  qui  se  sont  tués  eux-mêmes  par  un  dessein  délibéré  »;  en  cas 
de  doute,  le  même  canon  prescrit  de  consulter  l'Ordinaire,  et,  si  le 
doute  subsiste,  il  permet  la  sépulture,  ita  tamen  ut  removeatur  scan- 
dalum. 

Le  canon  235o,  dissipant  les  incertitudes  de  l'ancien  droit,  punit 
la  tentative  de  suicide  :  Qui  in  seipsos  manus  intulerint,  siquidem 
mors  secuta  sit,  sepultura  ecclesiastica  priventur.  Secus  arceantur 
ab  actibus  legitimis  ecclesiasticis  et,  si  sint  clerici,  suspendantur 
ad  tempus  ab  Ordinario  definiendum,  et  a  beneficiis  aut  officiis 
curam  animarum  interni  vel  externi  fori  adnexam  habentibus  remo- 
veantur. 

Enfin  le  canon  985  déclare  irréguliers  ex  delicto  les  prêtres 
qui  ont  tenté  de  se  tuer,  et  le  canon  1399  range  parmi  les  livres 
interdits  ipso  jure  ceux  qui  établissent  la  légitimité  du  suicide  (3). 

Comme  il  n'y  a  plus,  aujourd'hui,  d'usage  gallican  à  opposer 
aux  décisions  du  Saint  Siège,  le  Code  promulgué  par  Benoit  XV  vaut 
pour  la  France  :  le  clergé  de  notre  pays  est  donc  tenu  de  punir  le 
suicide.  J'ajoute  que,  dès  avant  la  publication  du  Code,  la  lettre 
du  droit  n'était  pas  toujours  confinée  dans  des  ouvrages  techniques 
peu  accessibles  aux  profanes,  livres  de  droit  canonique  ou  revues 
confessionnelles  :  quelques  catéchismes  élémentaires  avaient  soin  de 
rappeler  aux  fidèles  que  l'Eglise,  à  bon  droit,  refuse  aux  suicidés 
les  prières  publiques  et  la  sépulture  chrétienne  (4). 


canonic.  générale,  P.  1890  ;  Tephany,  Exposition  du  dr.  canon,  selon  la  méthode 
des  Décrétales,  3  vol.  P.  sd  ;  Tilloy  (Mgr) ,  Traité  théorique  et  pratique  de  droit 
canon  P.  sd  ;  j'ai  consulté  en  outre  les  tables  du  Canoniste  contemporain  de 
1884  à  1914  et  la  collection  de  V  Ami  du  Clergé. 

(1)  Texte  cité  dans  Canoniste  contemporain  1887,  p.  285.  (2)  1889,  p.  378. 
(3)  Codex  juris  canonici  PU  X,  P.  M.  jussu  digestus,  Benedicti  P.  XV  aucto- 
ritate  promulgatus,  Rome  1918.  (4)  Cat.  de  Clermont,  1888,  p.  145  ;  Blois, 
1893,  p.  120  ;  cf.  Cat.  de  Belley,  1920,  p.  126  ;  de  La  Rochelle,  1921  p.  98. 


LE   DROIT   CANONIQUE  185 

Il  semble  qu'en  refusant  la  sépulture  chrétienne,  l'Église  atteigne 
ï'extrême  sévérité.  Quelques  catéchismes  pourtant  vont  plus  loin  :  ils 
envoient  les  suicidés  en  enfer. 

On  lit,  dans  le  Catéchisme  du  diocèse  de  Tours  (1891)  :  «  Est-ce 
un  grand  péché  de  se  donner  la  mort?  —  Oui,  c'est  un  grand  péché, 
qui  conduit  tout  droit  en  enfer,  puisqu'on  n'a  pas  le  temps  de 
faire  pénitence  (1)   ». 

«  Que  faut-il  penser,  demande  le  Catéchisme  de  Chambêry  (1888), 
de  ceux  qui  se  donnent  la  mort?  —  Il  faut  penser  qu'ils  sont  perdus 
pour  toujours,  puisqu'ils  meurent  en  commettant  un  péché  mor- 
tel. »  La  même  phrase  se  retrouve  dans  l'édition  de  i8g5  (2). 

Le  Catéchisme  d'Alger  (191 3),  déclare  :  «  Le  crime  de  ceux  qui 
se  donnent  la  mort  à  eux-mêmes  est  un  crime  de  désespoir  et  de 
lâcheté  qui  les  rend  dignes  du  refus  de  la  sépulture  chrétienne  et 
des  châtiments  éternels.  »  (3) 

Un  catéchisme  destiné  aux  «  classes  supérieures  »  explique  que 
le  suicide  est  un  péché  mortel  irréparable  «  s'il  se  consomme  sur 
le  coup  »  (4). 

En  i8g5,  Y  Ami  du  clergé  paroissial  publie  un  modèle  de 
leçon  sur  le  suicide  à  l'usage  de  ceux  qui  suivent  le  catéchisme  de 
première  communion;  le  suicide,  y  est-il  dit,  est  surtout  un  péché 
contre  soi-même  :  «  Pourquoi?  —  Parce  qu'il  (le  suicidé)  laisse  un 
cadavre  qui  ne  recevra  jamais  les  bénédictions  de  l'Eglise  et  qui 
ressuscitera  avec  les  maudits  et  les  réprouvés.  ...  Pourquoi  enfin? 
—  Enfin  et  surtout,  parce  que,  tête  baissée,  stupidement,  comme 
un  nouveau  Judas,  il  se  plonge,  pour  une  éternité,  dans  l'effrayant 
abîme  de  tous  les  maux,  en  enfer  (5)  ». 

Ainsi,  aux  yeux  de  l'Eglise,  le  suicide  est  un  crime  de  par 
l'Ecriture,  de  par  la  tradition,  de  par  la  raison,  crime  si  grave 
que  rien  ne  peut  l'excuser,  non  pas  même  le  désir  de  sauver  la  vie 
ou  l'âme  du  prochain,  si  horrible  que  le  cadavre  même  n'échappe 
pas  au  châtiment  et  que  celui  qui  s'est  tué,  quelle  que  soit  la  cause 
de  son  acte,  doit  être  privé  de  sépulture,  si  irrémissible  enfin  que  le 
suicidé  ressuscitera  «  avec  les  maudits  et  les  réprouvés  ».  Si  l'on  rap- 
proche tous  ces  traits  du  tableau  si  incertain  que  nous  offre  la 
morale  commune,  la  première  impression  est  bien  celle  que  l'on 
ressent  d'ordinaire,  à  savoir  que  la  réprobation  rigoureuse,  l'horreur 
du  suicide  est  chose  d'Eglise.  Je  n'ai  garde  de  dire  qu'il  ne  faille 
rien  retenir  de  cette  impression.  Mais  nous  avons  déjà  vu  bien 
des  faits  contredire  l'explication  courante.  Une  étude  plus  atten- 
tive de  la  morale  catholique  va,  je  crois,  nous  en  révéler  d'autres. 

(1)  p.  137.     (2)  p.  60.     (3)  p.  121.     (4)  p.  121.     (5)  1895,  p.  60  ss. 


L8â  LES   MÛBJJUSS   conihssionnku. 

D'abord,  les  théologiens  et  I<;s  nxaraUstei  d'EgJise  Boni  loin  d'être 
toujours  d'accord  sur  les  arguments  (qu'ils  allèguent  contre  Ja  m 

m  i.i  ire. 

Nous  avons  déjà  vu  qu»'il  y  a  des  arguments  qu'on  trouve  surtout 
dans  les  ouvrages  techniques  et  d'autres,  comme  celui  de  Kant, 
n  offre  plus  volontiers  aux  profanes.  Ce  n'est  qu'un  détail. 
Mais  voici  l'argument  social,  un  de  ceux  qu'on  retrouve  dans 
les  Théologies  morales,  dans  les  Manuels  de  philosophie,  dans  les 
traités  de  droit  canonique,  une  des  «  trois  preuves  fameuses  » 
dont  parle  Y  Ami  dix  clergé  :  est-ce  à  dire  qu'il  soit  unanimement 
approuvé  et  que  l'Eglise  soit,  sur  ce  point,  plus  unie  que  l'Univer- 
sité? Tant  s'en  faut.  Le  P.  Timothée  se  refuse  à  le  prendre  à  son 
compte  :  «  L'homme  qui  se  tue,  écrit-il,  fait-il  tort  à  la  société? 
—  Nobis  non  liquet.  La  justice  n'exige  pas  que  nous  restions, 
malgré  nous,  membres  d'une  société,  ou  bien  alors  on  se  rendrait 
coupable  en  émigrant  (i)  ». 

L'abbé  Rimbault  va  plus  loin,  il  cite,  en  l'approuvant,  l'opinion 
selon  laquelle  l'homme  qui  ne  croit  pas  en  Dieu  ne  peut  être  blâmé 
de  se  tuer  (2).  L'abbé  Lévesque  écrit  de  même  :  «  On  ne  voit  pas 
comment  le  suicide  pourrait  être  condamné  si  ce  n'est  au  nom  des 
principes  religieux  (3)  ».  Nous  avons  déjà  rencontré  cette  idée  dans 
la  presse  et  la  littérature.  Seulement,  si  la  foi  seule  peut  nous  faire 
condamner  le  suicide,  autant  dire  que  tous  les  arguments  d'ordre 
rationnel  allégués  par  les  théologiens  et  les  moralistes  ne  sont  là 
que  pour  la   forme  et  qu'-au  fond  ils  ne  prouvent  rien. 

Les  arguments  confessionnels  sont-ils,  du  moins,  l'objet  d'un 
accord  unanime?  Les  ouvrages  que  j'ai  consultés  me  laissent  une 
impression  différente  :  l'argument  tiré  du  non  occides  se  trouve 
dans  les  théologies  morales,  et  les  catéchismes  ont  soin  d'expliquer 
que  suicide  et  homicide  sont  interdits  par  le  même  commande- 
ment; mais  plusieurs  ouvrages  destinés  aux  élèves  des  collèges 
ne  font  même  pas  allusion  au  raisonnement  de  saint  Augustin; 
quant  à  l'argument  qui  allègue  que  les  Pères  de  l'Eglise  ont  réfuté 
les  «  hérétiques  »  favorables  au  suicide,  les  auteurs  catholiques 
l'invoquent  rarement,  sans  doute  parce  qu'ils  se  rendent  compte 
que,  si  saint  Augustin  a  blâmé  les  suicides  des  donatistes^  Eusèbe, 
saint  Jérôme  et  d'autres  ont  loué  des  suicides  chrétiens. 

D'où  un  certain  flottement,  dont  quelques  catholiques  semblent 
se  rendre  compte.  Des  lecteurs  de  Y  Ami  du,  clergé  lui  demandent  : 
«  Existe-t-il  une  ou  plusieurs  preuves  rationnelles  démontrant,  de 
façon  absolue  que,  pour  tous  les  hommes  et  dans  des  circonstances 
quelconques,    le    suicide    est    toujours    gravement    défendu    et    illi- 


(1)  II,  p.  244.     (2)  Le  devoir  et  ses  vaillants,  P.  1903,  p.ll.     (3)  p.  342 


L  EGLISE  ET  LA  MORALE  NUANCEE  187 

cite?  ))  (i)  Le  P.  ïimothée  écrit,  laissant  paraître  le  principe  même  de 
la  morale  nuancée  :  non  sine  fondamento  forsan  quis  putabit  hanc 
veritatem,  e  christiana  doctrina  certissimam,  non  ita  facile  saltem 
in  sua  universitate  demonstrari  (2).  L'abbé  Blanc,  après  avoir  énu- 
méré  les  raisons  qui  rendent  le  suicide  illicite,  déclare  :  «  Ces  raisons, 
on  le  voit,  sont  très  graves  :  mais  cependant  elles  ne  tendent  pas  à  éta- 
blir que  l'abandon  de  la  vie  soit  un  mal  absolu.  On  comprend,  par 
conséquent,  que  Dieu  ait  pu  inspirer,  à  tels  de  ses  martyrs,  d'aller 
eux-mêmes  au-devant  de  la  mort;  on  comprend  aussi  que  des 
hommes  généreux  aient  pu  se  tromper,  dans  certains  cas,  en  regar- 
dant le  suicide  comme  un  acte  de  courage  et  même  digne  d'hon- 
neur. »  (3) 

Autre  revanche  de  la  morale  nuancée  :  les  casuistes,  si  intransi- 
geants sur  tant  de  points,  cèdent  quelque  peu  sur  d'autres. 

Tous,  après  avoir  déclaré  le  suicide  illicite,  sont  contraints 
d'ajouter  :  sauf  le  cas  où  Dieu  en  inspire  le  dessein.  Cette  restric- 
tion, indispensable  pour  excuser  Samson,  sainte  Pélagie  et  les  mar- 
tyrs volontaires,  est  déjà  une  affirmation  de  morale  nuancée  :  un 
crime  dont  on  est  forcé  de  prévoir  que  Dieu  peut  nous  porter  à  le 
commettre  est  déjà  un  crime  bien  spécial.  Mais  une  autre  affirma- 
tion, bien  que  timide  encore,  est  plus  intéressante,  je  veux  parler 
de  la  théorie  du  suicide  indirect. 

Elle  est  commune  parmi  les  modernes  :  le  suicide  direct  n'est 
jamais  licite,  cependant  quandoque  licet  concurrere  ad  occisionem  sui 
aut  lethalem  vulnerationem  :  la  raison  en  est,  dit  Marc,  que  le 
précepte  de  conserver  la  vie  utpote  affirmativum  non  semper  obli- 
gat,  et  «  il  est  licite  par  ailleurs  de  provoquer  une  cause  honnête  ou 
du  moins  indifférente  entraînant,  outre  un  effet  bon,  un  effet  mau- 
vais. Bien  plus,  il  y  a  parfois  obligation  de  sacrifier  sa  vie,  si  la 
charité  ou  la  jsutice  l'exige  (4)  ».  Non  certes  que  le  suicide  indirect 
soit  licite  en  soi,  (la  Théologie  de  Clermont,  entre  autres,  l'explique 
très  nettement  »  (5),  mais  il  le  devient  s'il  y  a  juste  cause,  jusla  et  pro- 
portionaia  causa.  Quelles  sont  ces  justes  causes?  Marc  déclare  em- 
prunter à  saint  Alphonse  celles  qui  suivent  : 

i°  Le  bien  commun  :  un  soldat  peut  rester  à  son  poste,  sachant 
qu'il  y  sera  tué;  il  peut  couler  ou  incendier  son  navire,  mettre  le 
feu  à  un  fort. 

20  L'exercice  d'une  vertu  :  pour  exercer  la  vertu  de  foi,  les 
martyrs  du  Christ  peuvent  ne  pas  fuir  et  subir  volontairement  la 
mort;  pour  exercer  la  vertu  de  justice,  le  malfaiteur  prisonnier 
peut  ne  pas  s'évader,  l'individu  condamné  à  mourir  de  faim  a   le 


(1)  1899,  p.    230.     (2)    II,   p.    244.     (3)    Mot   suicide.     (4)  Marc,   I,  490. 
parag.  754.     (5)  III,  p.  102,  parag.  113. 


188  LES   MORALES   CONFESSIONNELLES 


droit  de  ne  pas  manger;  pour  exercer  la  vertu  de  chasteté,  la  vierge 
peut  s'exposer  au  péril  de  mort  plutôt  que  de  se  laisser  violer;  pour 
pratiquer  la  charité  envers  soi-même,  on  peut  accepter  de  subir 
une  opération  dangereuse,  en  vue  de  mettre  fin  à  ses  souffrances; 
pour  pratiquer  la  charité  envers  le  prochain,  on  peut  se  laisser  tuer, 
afin  d'éviter  que  le  meurtrier  ne  meure  impénitent,  ou  encore  se 
livrer  à  la  mort  à  la  place  d'un  ami  injustement  condamné;  on 
peut  même  céder  la  place  qui  vous  sauverait  du  naufrage,  à  con- 
dition de  ne  pas  se  jeter  à  l'eau  sans  savoir  nager. 

3°  Le  désir  d'éviter  une  mort  plus  cruelle  :  on  peut,  au  cours 
d'un  incendie,  se  jeter  par  une  fenêtre  ou  se  jeter  à  l'eau  cura 
aliqua  spe  te  salvandi;  avec  la  même  espérance,  ceux  qui  sont 
condamnés  à  mort  ou  à  la  prison  perpétuelle  ont  le  droit  d'en  faire 
autant.      » 

4°  La  difficulté  qu'il  y  aurait  à  employer  un  remède  «  extraordi- 
naire ou  trop  dur  »  :  des  remèdes  extraordinaires  seraient,  par 
exemple,  des  médicaments  de  très  haut  prix,  une  amputation,  un 
changement  de  domicile,  la  nécessité  de  quitter  son  pays. 

5°  Les  nécessités  d'un  métier  :  on  n'a  pas  le  droit  de  se  faire 
danseur  de  corde,  mais  on  a  le  droit  de  se  faire  couvreur  (i). 

Les  casuistes  ne  sont  pas  tous  d'accord  sur  les  questions  soule- 
vées par  Marc  :  touchant  la  question  du  naufrage,  il  signale  lui- 
même  que  d'autres  repoussent  la  restriction  qu'il  formule  ;  la  Théo- 
logie de  Clermont  signale  comme  difficiles  les  problèmes  que  sou- 
lèvent l'incendie  du  navire  et  le  saut  en  cas  d'incendie;  consulté 
sur  la  légitimité  du  suicide  lorsqu'il  s'agit  d'éviter  une  mort  très 
cruelle,  Y  Ami  du  clergé  constate  que  les  théologiens  ont  étudié  ce 
problème  «  avec  plus  ou  moins  de  clarté  et  de  succès  »  (2);  c'est  dire 
que  la  théorie  du  suicide  indirect  reste  incertaine  sur  plus  d'un 
point  ;  mais  le  principe  même  est  bien  une  concession  à  la  morale 
nuancée,  puisque  le  suicide  indirect  est  licite  en  certains  cas,  illi- 
cite en  d'autres. 

Menue  concession,  dira-t-on,  puisqu'il  ne  s'agit  malgré  tout  que 
de  suicide  indirect.  C'est  vrai,  mais  force  est  bien  aussi  de  recon- 
naître que  ce  caractère  indirect  n'est  pas  toujours  manifeste.  D'une 
vierge  menacée  de  viol,  on  dit  qu'elle  ne  peut  pas  se  tuer,  mais 
qu'elle  peut  s'exposer  «  à  un  péril  certain  de  mort  »  :  si  elle  se 
jette  par  la  fenêtre,  que  fera-telle  que  de  s'exposer  à  ce  péril  cer- 
tain? Libre  aux  théologiens  d'appeler  cela  un  suicide  indirect,  c'est 
ce  que  le  langage  courant  appelle  un  suicide  tout  court.  De  même 
on  se  demande  en  quoi  le  suicide  est  indirect,  lorsqu'un  soldat  se 
fait  sauter  avec  son  fort,  un  marin  avec  son  vaisseau,  ou  lorsqu'un 


(1)  Marc  I,  p.  490,  parag.  754.      (2)  Aimée  1899,  p.  333. 


l'église  et  la  morale  nuancée  189 

homme  condamné  à  mourir  de  faim  rejette  les  aliments  qui  pour- 
raient le  sauver.  La  vérité  est  que  les>  théologiens  essaient  de  se 
masquer  à  eux-mêmes  les  concessions  qu'ils  font  à  la  morale 
nuancée,  parce  que,  si  légères  soient-elles,  ils  en  sentent  la  gravité. 

Un  casuiste  contemporain,  le  P.  Timothée,  est  plus  hardi  que 
les  autres.  Pour  excuser  celui  qui  se  jette  par  la  fenêtre  afin 
d'éviter  d'être  brûlé  vif,  il  a  tout  simplement  recours  à  la  vieille 
théorie  de  la  direction  d'intention  :  fioc  est  enim  potius  mortem 
acerbiorem  aufugere  quam  se  propie  velle  occidere  (i).  A  l'aide  de 
cette  distinction  on  excuserait  aisément  tous  ceux  qui  se  tuent  pour 
fuir  une  mort  plus  pénible  soit  au  point  de  vue  physique,  soit  au 
point  de  vue  moral.  Ailleurs,  le  P.  Timothée  va  encore  plus  loin  : 
peut-être,  dit-il,  ne  pensera-t-on  pas  sans  fondement  «  qu'il  n'est 
pas  si  évident  que  le  suicide  direct  soit  illicite,  même  pour  sauver 
la  chasteté  ou  d'autres  biens  de  grande  importance  »  (2). 

Ces  hardiesses  sont  singulières  ;  mais  ce  qui  me  frappe  le  plus 
dans  l'effort  des  casuistets  modernes  pour  nuancer  la  morale,  c'est 
que,  grâce  à  la  doctrine  du  suicide  indirect,  ils  sont,  sur  certains 
points,  tout  à  fait  indulgents  :  non  seulement  ils  excusent  les  sui- 
cides héroïques  et  altruistes,  mais  ils  permettent  de  fuir  'la  souf- 
france, ils  permettent  même  de  mourir  pour  éviter  de  trop  grandes 
dépenses  :  on  n'a  pas  le  droit  de  se  tuer  pour  éviter  l'infamie,  mais 
on  a  le  droit  de  se  laisser  mourir,  plutôt  que  de  subir  une  opéra- 
tion trop  rude  ou  trop  coûteuse.  La  morale  nuancée  prend  sous 
cape  une  belle  revanche! 

Cette  indulgence  ne  se  retrouve  pas  dans  les  manuels  destinés 
aux  collèges  ecclésiastiques,  mais,  là  encore,  la  morale  nuancée  s'af- 
firme et  par  les  mêmes  procédés  que  dans  les  manuels  laïques  :  ou 
bien  les  suicides  altruistes  s'appellent  des  sacrifices  et,  moyennant 
ce  changement  de  nom,  sont  admis  et  admirés,  ou  bien  le  suicide 
lui-même  est  défini  de  telle  sorte  qu'un  grand  nombre  de  morts 
volontaires  échappent  à  la  définition. 

Il  est  interdit  de  se  tuer,  dit  l'abbé  Alibert,  mais  «  il  est  licite, 
louable  même,  d'affronter  la  mort  pour  une  noble  fin  »,  par 
exemple,  on  peut  se  faire  sauter  pour  empêcher  l'ennemi  de  s'em- 
parer d'un  point  stratégique  (3) . 

Selon  l'abbé  Berthaud,  le  suicide  est  interdit,  mais  a  le  sacrifice 
volontaire  de  la  vie  »  est  beau  et  héroïque  (4). 

Le  suicide,  dit  Bethenod,  est  «  un  acte  profondément  immo- 
ral »,  mais  il  importe  «  de  ne  pas  le  confondre  avec  le  sacrifice 
volontaire  de  la  vie  qu'exigent  parfois  certaines  circonstances  »  (5). 

(1)    II,  p.  248.     (2)  II,  p.  244.     (3)    p.  323.     (4)  p.  375-377.     (5)  p.  277. 


190 

Même  idée  dans  les  duVràgee  de  l'abbé  Delmont  (i),  de  t'abbé 

Dm  and   (a),   de  (.'.   Soi  lais  (3)i 

L'abbé    Le     Roux  définit   le   sacrifice    «  la   mort   pour   obéir   au 
devoir   ))   et  l'oppose  au   suicide,   qui   est  «    la   mort    pour   fuir  le 
voir    )    (4).    Ces   définitions   nuancées   abondent    dans    les   ouvra. 
la 8 tiques  :  «   Le  suicide  consiste  à  se  donner  la  mort  dan- 
but  direct  d'échapper  aux  peines  de    la    vie   »   (5);   le    suicide 
l'acte  d'un  homme  qui  se  donne  la  mort  «  pour  échapper  aux  mi- 
sères et  aux  souffrances  de  cette  vie  »  (6);   le   suicide  est   un  acte 
a  par   lequel   on   s'ôte  sciemment  et   librement   la   vie  de  son   au- 
torité privée  »  (7).   A  l'aide  de  ces  formules,   il   est  aisé  d'excuser 
un   grand   nombre  de  suicides,   et    notamment    tous    les     suicides 
altruistes. 

Parfois  même,  on  voit  apparaître  l'idée  que,  parmi  les  suicides 
qui  sont  des  suicides,  il  faut  savoir  distinguer  :  «  Sans  doute,  écrit 
M.  Dantu,  il  y  a  des  circonstances  qui  rendent  certains  suicides 
dignes  de  pitié  et  d'indulgence  »  (8). 

Passons  de  la  théologie  à  la  presse.  On  a  vu  que  les  journaux 
catholiques  se  distinguent  des  journaux  laïques  par  la  sévérité  de 
quelques  commentaires  et  parce  qu'ils  se  font  quelquefois  une  règle 
de  ne  pas  annoncer  les  suicides.  Mais  cette  règle  n'est  pas  absolue, 
et,  lorsqu'ils  publient  des  comptes  rendus,  on  voit  reparaître  le 
même  style  tout  fait,  reflétant  les  mêmes  sentiments  que  nous  avons 
vu  se  manifester  dans  la  presse  non  confessionnelle. 

D'un  coupable  qui  se  tue,  la  Croix  dit  fort  bien  :  «  il  s'est  fait 
justice  »  (9),  reprenant  ainsi  à  son  compte  ce  que  VUnivers  appelle 
un  reste  de  mœurs  païennes. 

A  propos  de  suicides  ordinaires,  elle  emploie,  aussi  souvent  que 
les  autres,  les  mots  apitoyés  dont  s'indigne  M.  Herpin.  Sur  vingt- 
cinq  comptes  rendus  que  je  relève  en  1908  dans  la  Croix  de  la 
Corrèze,  je  note  sept  fois  un  terme  de  pitié,  «  le  malheureux,  la 
pauvre  femme  »,  et,  quatre  fois  sur  sept,  il  s'agit  de  suicides  dont 
la  cause  est  inconnue.  Dans  la  Croix  de  la  Charente,  en  1899,  je 
ne  tfouve,  en  quatre  mois,  que  dix  comptes  rendus  de  suicide  :  cinq 
contiennent  un  mot  de  pitié,  et,  de  ces  cinq  suicidés  sur  lesquels 
on  s'apitoie,  un  s'est  tué  sans  qu'on  sache  pourquoi,  un  autre  parce 
qu'il  était  soupçonné  de  vol.  La  Croix  de  Paris,  en  janvier  1886, 
ne  signale  que  six  suicides  :  deux  fois  sur  six  elle  dit  :  le  malheureux; 
il  s'agit,   la  première  fois,   d'un   homme  qui  s'est  tué  par  misère, 


(1)  p.  787.  (2)  Eléments,  p.  228-229.  (3)  III,  p.  137  ;  cf.  Précis,  p.  259. 
(4)  p.  276-277.  (5)  Alibert,  p.  324.  (6)  Bernard,  p.  301,  Berthaud,  p.  376, 
Delmont,  p.  783.  (7)  Gilles,  p.  468.  (8)  p.  136.  (9)  Paris,  24  janvier  1.905, 
Croix  de  la  Corrèze,  28  janvier  1908, 


ABOLITION   PRATIQUE   DU   DROIT    CANONIQUE  191 

l'autre  fois  d'un  homme  qui  a  essayé  de  se  tuer  en  empoisonnant 
sa  femme.  Nous  avons  vu  la  Croix  du  Morbihan  signaler,  à  propos 
d'un  vieillard  qui  a  voulu  mettre  un  terme  à  ses  souffrances,  l'in- 
fluence empestée  de  la  morale  neutre;  mais,  dans  la  relation  du 
fait,  le  suicidé  est  appelé  «  le  malheureux  ».  De  même,  le  i5  jan- 
vier 1889,  la  Croix  de  la  Charente  intitule  un  compte  rendu  : 
«  tentative  criminelle  »,  mais  elle  dit  du  suicidé  «  le  pauvre 
vieux  ». 

En  1886,  la  Croix  de  Paris  relate  un  suicide  sous  la  rubrique: 
«  les  crimes  nouveaux  »,  ce  qu'on  ne  voit  jamais  dans  les  journaux 
laïques,  mais  le  rédacteur  écrit  machinalement,  sous  cette  rubrique 
à  propos  de  la  découverte  d'un  cadavre  :  on  ignore  s'il  s'agit  d'un 
crime   «  ou   simplement  d'un   suicide   »   (1). 

Fait  bien  plus  important,  presque  décisif,  le  droit  canonique, 
qui  fait  parmi  nous  l'originalité  de  la  morale  catholique  est,  dans 
la  pratique,  à  peu  près  aboli. 

Sans  doute  tous  les  canonistes  maintiennent  fermement  le  prin- 
cipe :  pas  de  sépulture  ecclésiastique  pour  les  suicidés  ;  seulement 
tout  paraît  calculé  pour  en  rendre  l'application  impossible. 

Première  difficulté  :  pour  que  la  peine  puisse  être  appliquée,  il 
faut  naturellement  que  le  fait  soit  bien  établi.  Pas  de  châtiment 
quando  non  constat  (2).  Mais  comment  établir  le  fait?  Particularité 
troublante,  le  droit  canonique  n'en  souffle  pas  mot.  Lui  qui,  sur 
tant  d'autres  questions,  règle  avec  tant  de  soin  la  procédure  à  suivre, 
ne  donne  aux  clercs  aucune  indication  sur  ces  causes,  particulière- 
ment délicates,  dans  lesquelles  l'accusé  ne  peut  se  défendre.  A  la 
rigueur,  ce  silence  serait  explicable  si  la  loi  laïque  punissaU  le 
suicide  :  il  signifierait  que  le  clergé  réglera  son  action  sur  la  sen- 
tence des  magistrats.  Mais  en  France,  à  l'heure  présente,  le  suicide 
n'est  pas  un  crime.  Les  procès  verbaux  qui  le  constatent  sont  trans- 
mis secrètement  au  Parquet  ;  il  n'en  est  pas  fait  mention  sur  les 
actes  de  l'état  civil;  l'Eglise  ne  peut  donc  se  prononcer  sur  une 
pièce  officielle,  irrécusable  aux  yeux  de  la  famille,  du  public.  Et 
malgré  cela,  pas  un  mot  pour  dire  au  curé,  à  l'évêque,  quelle  con- 
duite il  doit  suivre,  quelle  garantie  il  doit  accorder  à  l'accusé  mort, 
bref  comment  il  doit  instruire  ce  procès  délicat  et  redoutable!  Si 
l'on  songe  que  la  tâche  qui  incombe  aux  clercs  se  complique  du 
fait  qu'ils  ne  peuvent  pas  citer  les  témoins  qu'ils  veulent  et  les  faire 
parler,  on  a  forcément  l'impression  que  ce  silence,  voulu  ou  non, 
du  droit  canonique  ne  peut  avoir  qu'un  résultat  :  en  fait,  les  pour- 
suites  seront  rares,   la  répression  incertaine  et  molle. 


(1)  21  janvier.      (2)  Grandclaudc,  II,  p.  395. 


V,V2  LES   MORALES   CONFESSIONNELLES 

Deuxième  difficulté  :  le  suicide  échappe  au  châtiment  s'il  yaes 
folie  ou  aberration.  Pour  être  punissable,  il  faut  qu'il  ait  été  com- 
mis deliberato  consilio  (i)  :  mais,  ici  encore,  aucun  texte  officiel 
n'indique  ce  qu'il  faut  faire  pour  définir  équitablement  l'état  inr 
tellectuel  du  défunt. 

Que  fera  le  curé  P  La  solution  que  lui  suggèrent  certains  cano- 
nistes,  c'est  d'exiger  un  certificat  médical,  mais  de  le  contrôler  :  le 
certificat  médical,  dit  en  1887  ^Ami  du  clergé,  doit  être  contrôlé, 
et,  s'il  est  de  complaisance,  c'est  une  preuve  nulle  (2).  Mais  com- 
ment s'exercera  le  contrôle? 

L'abbé  Duballet  semble  inviter  des  clercs  à  se  placer  au  point 
de  vue  technique  :  «  Voici,  dit-il,  les  règles  posées  par  les  physio- 
logistes pour  distinguer  entre  le  suicide  volontaire  et  le  suicide 
involontaire  : 

a)  Si  le  suicidé  était  en  proie  à  quelque  maladie  soit  ancienne, 
soit  récente,  il  faut  le  regarder,  comme  involontaire,  à  moins  de 
preuves  évidentes  que  l'acte  de  désespoir  a  été  commis  de  propos 
délibéré  et  avec  réflexion; 

b)  S'il  n'y  a  pas  d'état  morbide  et  que  le  suicide  suive  immé- 
diatement une  peine  extérieure  comme  la  perte  de  la  fortune,  de 
la  réputation,  des  membres  de  la  famille,  on  ne  peut  ordinairement 
attribuer  l'acte  de  désespoir  à  la  perte  de  la  raison,  à  moins  d'autres 
preuves   qui  établissement  clairement  l'aliénation  mentale  ; 

c)  Quand  il  n'y  a  ni  maladie  constatée,  ni  peine  extérieure  et 
que  le  suicide  est  commis  sans  qu'on  puisse  en  déterminer  la  cause, 
il  faut  croire  à  un  acte  de  folie,  parce  qu'un  acte  si  contraire  à 
la  nature  ne  peut  être  commis  sans  que  la  raison  soit  troublée  »  (3). 

Ces  indications,  reprises  en  1900,  par  l'Ami  dix  clergé  (4), 
ouvrent  déjà  une  assez  large  porte  à  l'indulgence  puisqu'elles  sous- 
traient à  la  répression  tous  les  suicides  dont  la  cause  est  inconnue. 
Il  s'y  trouve  néanmoins  quelques  phrases  sévères.  Mais  comment 
un  curé  pourrait-il  s'en  prévaloir  pour  prononcer,  malgré  l'avis 
du  médecin,  un  refus  de  sépulture?  Il  lui  faudrait,  au  nom  d'un 
texte  sans  valeur  officielle,  engager  contre  un  technicien  une  dis- 
cussion techniquel 

Voudra-t-il,  sans  entrer  dans  ces  discussions  techniques,  opposer 
au  médecin  des  principes  d'ordre  purement  canonique?  Il  ne  sera 
guère  moins  embarrassé. 

Many  et  Pillet  lui  disent  :  la  folie  ne  se  présume  pas  (5);  mais 
l'abbé  Téphany  écrit  :  «  L'Eglise,  en  bonne  mère  qu'elle  est,  pré- 
sumée aisément  cette  folie  »  (6).  Enfin,  selon  Grandclaude,  il  y  a 


(1)  Codex  furis  canonici,  c.  1240.      (2)  p.  40.      (3)  p.  202.      (4)  p.   449. 
(5)  Many,  p.  358  ;  Pillet,  p.  1533-1535.     (6)  II,  p.  504. 


ABOLITION   PRATIQUE   DU   DROIT   CANONIQUE  193 

présomption  suffisante  d'aliénation  mentale  si  Me  qui  seipsum 
interfecit  animadversus  fuit  defigi  in  melancholia  (i).  Pris  entre 
ces  déclarations,  que  peut  faire  le  curé  sinon  d'accepter  le  certificat 
sans  plus  s'embarrasser  d'un  contrôle  impossible? 

C'est  à  ce  parti  que  semblent  peu  à  peu  se  ranger  certains 
canonistes. 

En  1887,  nous  venons  de  le  voir,  l'Ami  du  clergé  déclare  encore 
que  le  certificat  de  complaisance  est  une  preuve  nulle.  En  1892,  il 
déclare  seulement  qu'on  ne  doit  pas  tenir  compte  des  certificats 
évidemment  «  mensongers  ».  En  igo3,  cette  restriction  elle- 
même  disparaît  :  dans  notre  diocèse,  écrit  un  prêtre,  l'évêque 
nous  a  donné  pour  instruction  d'accorder  la  sépulture  lorsqu'un 
certificat  atteste  la  folie,  «  or,  souvent  —  le  plus  souvent  devrais- 
je  dire  —  les  certificats  sont  des  certificats  de  complaisance  donnés 
sans  le  moindre  examen  de  la  part  du  médecin.  J'en  ai  vu  donner 
deux  par  un  médecin  qui  n'avait  jamais  eu  aucun  rapport  avec 
les  suicidés  ».  Loin  de  s'indigner,  loin  d'inviter  son  correspon- 
dant à  contrôler  le  témoignage  des  médecins,  Y  Ami  du  clergé  ré- 
pond :  sans  doute  le  médecin  est  blâmable,  «  nous  n'oserions  cepen- 
dant pas  dire  qu'il  y  a  là  péché  mortel  »;  mais,  «  supposé  que 
ce  certificat  ait  été  donné,  ce  n'est  pas  au  curé  à  en  contester  la 
vérité  ;  dès  l'instant  qu'il  suit  les  instructions  de  son  évêque  sa 
responsabilité  est  à  couvert  (2). 

Evidemment,  le  canoniste  de  d'Ami  du  clergé  n'exprime  là  que 
son  opinion  personnelle  ;  mais  la  lecture  du  journal  révèle  qu'en 
deux  diocèses,  les  instructions  épiscopales  prescrivent  d'accorder 
la  sépulture  sur  production  du  certificat  (3).  Dans  certaines  pa- 
roisses, en  Bretagne,  l'usage  est  d'afficher  à  l'entrée  de  l'Eglise  l'at- 
testation délivrée  par  le  médecin  (4).  Comme,  en  fait,  les  médecins 
délivrent  ces  attestations  à  qui  les  demande  (5),  les  familles  ont 
toute  facilité  pour  soustraire  les  suicidés  aux  rigueur  théoriques  du 
droit  canonique. 

Malgré  tout,  il  peut  arriver  qu'un  curé  particulièrement  scru- 
puleux garde  des  doutes  et  consente  seulement  à  accorder  la  sépul- 
ture, en  refusant,  selon  l'avis  de  la  Congrégation  romaine,  «  la 
pompe  et  la  solennité  des  obsèques  ».  Mais,  dans  la  pratique,  cette 
demi-mesure  comporte  elle-même  tant  d'adoucissements  qu'elle 
peut  cesser  d'être  une  peine. 


(1)  II,  p.  395.  (2)  1903,  p.  475.  (3)  Cela  ressort  du  texte  même  des 
questions  posées  à  l'^lrai  du  clergé  en  1903  et  en  1912.  (4)  M.  Le  Gouel- 
lec,  avocat,  m'écrit  qu'il  a  souvent  vu  les  certificats  ainsi  affichés  dans 
plusieurs  communes  du  Morbihan.  (5)  M.  le  Directeur  de  la  Police  muni- 
cipale me  dit  qu'à  Paris  il  a  toujours  vu  accorder  ces  certificats  sans  diffi- 
culté,  moyennant  vingt  francs. 


13 


liM  i    M(»i:ai,ks  c<)NI'kss!().\m;i.i 

En  jiiiaci[M\  d'après  \'Am,i  du  chigé,  <<•.  qui  est,  essentiel  dans 
la  sépulture  ecclésiastique,  c'est  seulement  «  la  présence  du  prêtre 
re\é|u  du  -uiplis  el  de  letole  et  accompagné  au  moin  a  d'un  mi- 
nistre qui  porte  l'eau  bénite  et.  répond  à  la  récitation  des  prières 
insérées  au  Iiituel  pour  la  sépulture  proprement  dite  ».  Mais,  bien 
que  le  reste  ne  soit  pas  absolument  nécessaire,  on  peut,  dans  les 
funérailles  exemptes  de  pompe  et  de  solennité  :  a)  faire  présider 
la  levée  du  corps  par  un  prêtre  en  surplis  et  en  étole  accompagné 
d'un  ministre  ;  b)  introduire  le  cadavre  à  l'Eglise  pour  quelques 
instants,  au  moins  jusqu'à  ce  que  les  prières  en  usage  soient  ré- 
citées; c)  conduire  le  corps  au  cimetière  et  réciter,  soit  pendant  le 
trajet,  soit  pendant  la  sépulture,  les  prières  d'usage  »  (i). 

Bref,  ce  qui  est  interdit,  c'est  seulement  la  messe  chantée,  le 
chant  de  l'office  des  défunts,  la  présence  de  plusieurs  membres  du 
clergé  en  surplis,  l'ornementation  de  l'Eglise  avec  le  luxe  des 
classes  élevées,  la  présence  de  choeurs  et  les  grands  honneurs,  — 
toutes  choses  dont  se  passent  communément  les  catholiques  de  condi- 
tion moyenne. 

L'interdiction  de  célébrer  la  messe  constituerait  pourtant  un 
châtiment,  mais  VAmi  du  clergé,  après  avoir  indiqué  tour  à  tour  les 
cérémonies  essentielles  et  les  cérémonies  proprement  solennelles, 
range  parmi  les  cérémonies  de  caractère  douteux  :  i°  la  célébration 
d'une  messe  basse  sans  aucune  cérémonie  en  présence  du  cadavre; 
i°  le  chant  des  prières  de  la  levée  du  corps  et  la  sépulture  propre- 
ment dite  ;  3°  quelques  coups  de  cloche  pour  annoncer  la  céré- 
monie (2).  Pour  peu  que  le  curé  accorde  ces  faveurs,  il  sera  vrai- 
ment difficile  de  discerner  en  quoi  des  funérailles  ainsi  célébrées 
constituent  une  peine. 

Et  qu'il  les  accorde,  c'est  bien,  vraisemblable.  Déjà  paralysé  par 
la  difficulté  d'établir  le  fait  matériel,  par  l'impossibilité  de  contrôler 
les  certificats  médicaux,  il  est,  par  surcroît,  invité  à  la  prudence 
par  les  canonistes!  H  y  a  d'abord  la  règle  que  cite  Bonal  :  in  dubio 
odiosa  surit  restringenda  (3).  Il  y  a  l'avis  de  Grandclaude,  exceptant 
de  la  loi  commune  ille  qui  ad  vitandum  malum  sibi  impendens  se 
pmecipitem  dédit  et  in  flumen  se  projecit  (4).  Il  y  a  le  principe 
troublant  de  l'abbé  Téphany  :  «  La  privation  de  sépulture  ecclé- 
siastique est  une  peine  publique  qui  ne  peut  être  appliquée  que 
pour  un  crime  publiquement  connu  »  (5).  Enfin  Craisson  dit  nette- 
ment que,  si  un  refus  expose  «  à  de  graves  inconvénients  »,  on 
peut  accorder  la  sépulture  ecclésiastique  (6). 

Quels   sont    ces   a  graves   inconvénients  »?   L'abbé   Many   les  in- 


(1)    1895,   p.    782   ss.      (2)    Ibid.       (3)    Bonal,    p.    707.       (4)    II,    p.    395.. 
(5)  II,  p.  505.     (6)  p.  78. 


ABOLITION    PRATIQUE    DU    DROIT    CANONIQUE  195 

dique  franchement  :  dans  les  pays  où  les  enterrements  civils  sont 
déjà  nombreux,  un  excès  de  rigueur  pourrait  en  multiplier  le 
nombre  ;  en  conséquence  le  curé  doit,  tout  en  maintenant  la  loi, 
bénigne  interpretari  facta,  v.  g.  de  causa  suicidii  (i). 

Le  même  souci  apparaît  à  diverses  reprises  dans  l'Ami  du 
clergé  :  en  1892,  un  curé  écrit  :  «  Conformément  aux  instructions 
de  l'évêché,  nous  faisons  un  enterrement  religieux  toutes  les  fois 
que  le  médecin  certifie  qu'il  y  a  eu  folie,  et  cela  dans  la  crainte  de 
voir  s'établir  les  enterrements  civils  »;  en  1903,  répondant  au 
prêtre  dont  il  essaie  d'apaiser  les  scrupu^s,  YAmi  du  clergé 
écrit  :  «  Le  curé  doit  se  trouver  heureux  »  de  ne  pas  provoquer  «  le 
scandale  d'un  enterrement  civil  »  (2).  Parfois  c'est  la  crainte  d'une 
concurrence  confessionnelle  qui  incline  aux  concessions  :  en  1905, 
un  correspondant  de  YAmi  lui  signale  qu'un  curé  a  deux  fois  de 
suite  accordé  la  sépulture  ecclésiastique  à  des  suicidés,  par  crainte 
«  qu'un  protestant  du  voisinage  »  ne  vint  faire  la  cérémonie  (3). 

Ainsi  l'Eglise  n'indique  pas  aux  curés  la  procédure  à  suivre  pour 
établir  le  fait  du  suicide  ;  des  évêques  disent  :  acceptez  les  certi- 
ficats médicaux  ;  Y  Ami  du  clergé  laisse  entendre  qu'on  peut  rehaus- 
ser l'éclat  des  funérailles  non  solennelles  ;  les  canonistes  font  appel 
à  la  prudence,  à  la  crainte  de  voir  se  multiplier  le  nombre  des 
enterrements  civils  ;  que  peut-il  résulter  de  tout  cela  sinon  ce  qui 
en  résulte  en  fait,  l'abolition  du  droit  canonique? 

Dans  la  pratique,  ce  droit  ne  joue  pas.  J'ai  entendu  dire  par- 
fois ou  murmurer  que  c'étaient  surtout  les  riches  qui  échappaient 
aux  rigueurs  de  l'Eglise.  Le  romancier  Le  Roy  nous  montre  la 
pauvre  Nicette  conduite  au  cimetière,  ficelée  dans  de  vieux  sacs  et 
sur  une  brouette,  tandis  qu'une  autre  suicidée,  «  fille  de  bonne 
bourgeoisie  campagnarde  »,  reçoit  les  bénédictions  de  l'Eglise  (4). 
Mais,  pour  ma  part,  j'ai  vu  fort  souvent  des  pauvres  qui  s'étaient 
notoirement  tués,  admis  à  la  sépulture  religieuse  sans  aucune  dif- 
ficulté et  même  sans  qu'il  y  eût  aucune  attestation  médicale  ;  et 
tous  les  témoignages  que  j'ai  pu  recueillir  se  sont  trouvés  d'accord 
avec  mon  expérience  personnelle.  Je  sais  bien  que  ces  témoignages 
oraux  ne  valent  pas  des  chiffres.  L'inapplication  du  droit  canonique 
est  un  de  ces  faits  que  nous  connaissons  tous  et  qu'il  est  pourtant 
difficile  de  saisir  scientifiquement,  parce  que  les  statistiques,  si 
elles  existent,  ne  sont  pas  accessibles  aux  profanes;  cependant, 
on  peut  remarquer  que  dans  la  littérature,  il  est  en  somme  extrê- 
mement rare  qu'on  fasse  allusion  à  un  refus  de  sépulture  ecclésias- 
tique et  au   scandale  que   ce  refus   pourrait   produire  ;  d'autre   part 


(1)    p.    362.     (2)1903,    p.    475.     (3)  1905,  p.   361.     (4)  Nicette  et    Milon, 
p.  141  et  309. 


196  LES   MORALES   CONFESSIONNELLES 

['article  du  Dictionnaire  apologétique  de  la  foi  catholique  sur  les 
enterrements  civils,  article  fort  bien  fait  et  plein  de  chiffres,  ne 
contient  aucune  allusion  aux  enterrements  qui  se  trouvent 
t-i \  ils  par  la  décision  de  l'Eglise  (i).  Comme  l'auteur  de  l'arti<  ! 
montre  avant  tout  soucieux  de  voir  diminuer  le  nombre  des  obsèques 
civiles,  son  silence  sur  les  refus  de  sépulture  prouve  assez  qu'il  en 
tient  le  nombre  pour  insignifiant  dans  la  pratique. 

Cette  abolition  pratique  d'un  droit  qu'on  maintient  sur  le  pa- 
pier me  paraît  bien  être  une  victoire  de  la  morale  nuancée.  J'admets 
que  la  mansuétude  du  clergé  pour  ceux  qui  se  tuent  provient  en 
partie  de  la  crainte  de  voir  les  enterrements  civils  se  faire  plus 
communs.  Mais  enfin  la  crainte  de  voir  se  multiplier  les  mariages 
purement  civils  n'est  pas  moins  vive  dans  l'Eglise,  et  elle  n'a  pour- 
tant pas  provoqué  un  fléchissement  analogue  sur  la  question  du 
divorce.  Il  faut  donc  bien  qu'il  y  ait,  au-dessus  de  la  crainte,  une 
autre  raison  :  que  serait-elle,  sinon  celle  qui  inspire  aux  moralistes 
leurs  définitions  restrictives,  aux  casuistes  leur  théorie  du  suicide 
indirect?  La  morale  simple,  officiellement,  brutalement  proclamée, 
ne  satisfait  pas  pleinement  la  conscience  catholique;  çà  et  là,  l'idée 
prévaut  confusément  qu'il  y  a  suicide  et  suicide,  et,  dans  la  crainte 
d'appliquer  la  loi  à  des  coupables  dignes  d'excuse,  on  ne  l'applique 
en  fait  à  personne.  On  soustrait  les  suicidés  à  la  répression  trop 
simple  du  droit. 

Enfin,  sur  un  dernier  point,  la  morale  nuancée  me  paraît 
prendre  sa  revanche  au  sein  de  l'Eglise. 

J'ai  cité  plus  haut  quelques  catéchismes  qui,  tranchant  d'un 
coup  net  tout  le  problème  moral,  déclarent  que  le  suicide  «  conduit 
tout  droit  en  enfer  ».  Si  l'Eglise  entière  s'accordait  à  professer 
cette  doctrine,  il  va  sans  dire  que  ses  indulgences  en  matière 
canonique  ne  prouveraient  pas  grand  chose  :  qu'importe  qu'on 
soit  enseveli  au  son  des  cloches  si  l'on  n'en  est  pas  moins  damné? 
31ais,  même  sur  ce  point  capital,  les  auteurs  ne  s'accordent  pas. 

Les  catéchismes  qu'on  a  vus  plus  haut  disaient  avec  assurance  : 
He  suicidé  se  plonge  en  enfer,  il  ressuscitera  avec  les  maudits  et 
les  réprouvés  ;  mais  d'autres  catéchismes  disent,  d'un  ton  déjà  un 
peu  moins  absolu  :  il  s'expose  «  presque  sûrement  »  au  malheur 
éternel  (2);  d'autres  disent  :  il  s'y  expose,  parce  qu'il  n'a  pas  ordi- 
nairement le  temps  de  faire  pénitence  (3);  d'autres  enfin  ne  parlent 
même  pas  de  damnation  (4). 


(1)  Dict.apolog.  delà  foi  cathol,  Enterrements  civils,  1. 1.  '1909-1911),  p.  1399. 
(2)  Catéchismes  de  Chartres  (1914),  Châlons-sur-Marne  (1915),  Digne, 
du  diocèse  d'Evreux  et  de  la  province  de  Paris,  d'Orléans  (1885).  (3)  Avi- 
gnon (1900),  Bayeux,  Blois,  Bourges,  Besançon  (1887  et  1899),  Dijon,  Paris, 
Séez,  St-Claude,  Toulouse   (1884  et  1908).     (4)    Agen    (1880,    1884),    Aix, 


INCERTITUDE   DOCTRINALE  197 

Dira-t-on  que  refuser  à  ceux  qui  se  tuent  une  fosse  en  terre 
chrétienne,  c'est  dire  clairement  qu'on  les  tient  pour  damnés? 
L'abbé  Duballet  proteste  contre  cette  conclusion  :  si  le  droit  punit 
ceux  qui  se  tuent,  c'est  que  la  réconcilation  n'est  pas  probable  et 
que  «  dans  le  commerce  habituel  nous  réglons  notre  manière  d'agir 
sur  ce  qui  apparaît  extérieurement  »  ;  mais  «  la  réconciliation 
est  possible  »  (i).  On  objectera  évidemment  que,  si  elle  a  lieu,  le 
«  pécheur,  sauvé  là-haut,  sera  puni  ici-bas  ;  »  mais,  répond  Y  Ami  du 
clergé,  «  où  est  le  mal?  »  (2).  Dans  sa  Lettre  pastorale  sur  le  crime 
de  la  mort  volontaire,  l'évêque  de  Chartres  écrit  :  «  Le  repentir 
a-t-il  été  exprimé  intérieurement  dans  la  minute  suprême  qui  a 
marqué  la  fin  de  ce  malheureux?  C'est  le  secret  de  Dieu  ».  (3) 

Enfin,  dans  les  Théologies  morales  destinées  aux  séminaires, 
dans  les  manuels  destinés  aux  collèges,  je  ne  trouve  pas  une  seule 
phrase  assurant  ou  insinuant  que  celui  qui  se  tue  soit  forcément 
damné.  J'en  trouve  au  moins  une  qui  donne  à  penser  tout  le  con- 
traire. Car  enfm,  quand  le  P.  Timothée  dit  «  qu'il  n!est  pas  si 
évident  »  que  certains  suicides  soient  illicites,  il  entend  dire,  pour 
le  moins,  que  ceux  qui  finiront  par  de  tels  suicides  ne  seront  pas 
forcément  damnés,  argument  déjà  tout  différent  de  celui  qu'allègue 
l'évêque  de  Chartres. 

Pour  mesurer  l'importance  de  ces  contradictions,  il  faut  songer 
qu'aux  yeux  du  croyant  la  question  de  savoir  si  le  suicidé  est  damné 
est  la  question  essentielle,  devant  laquelle  tout  s'efface,  y  compris 
le  droit  canonique.  Or,  sur  ce  point  décisif,  l'un  dit  :  le  suicidé 
est  damné,  l'autre  dit  :  l'est-il?  un  autre  :  c'est  selon. 


IV 

Localisation  des  deux  morales  :  1  )  Le  conflit  des  deux  morales  n'est  pas  lié,  dans 
l'Eglise,  à  quelqu'autre  conflit  doctrinal  ;  2)  on  discerne  dans  l'horreur 
catholique  du  suicide  un  élément  populaire. 

Ainsi  le  suicide  est  le  crime  suprême,  mais  c'est  un  crime  dont 
on  prévoit  que  Dieu  peut  nous  inspirer  l'idée  ;  il  est  toujours  illi- 
cite, mais  peut-être  aurait-on  raison  de  dire  qu'il  ne  l'est  pas  tou- 
jours ;  la  raison  le  condamne,  mais  il  est  tout  simple  qu'on  ne  le 
condamne  pas  si  on  ne  croit  pas  en  Dieu;  on  n'a  pas  le  droit  de  se 
tuer,  même  pour  sauver  la  vie  ou  rame  de  son  enfant,  mais  on  peut 


Albi  (1888  et  1904),  Amiens  (1896  et  1916),  Arras  1898  et  1916),  Aucb 
(1889  et  1912),  Avignon  (1898  et  1901),  Bayonne,  Belley  (1901  et  1920), 
Carcassonne,  Chartres  (1876),  Clermont  (1888),  La  Rochelle,  Laval,  Le  Mans, 
Nîmes. 

(1)  Duballet,  p.  189.     (2)  1906,  p.  410.     (3)  p.  20. 


I9S  moi;  m 

se    faire    s;iuter    a\<v    son    fort    on    éoto    naxirc    et    on    p< ni    se    lai 
mourir    plutôt    que  d'avoir    recours    à  dos    trop    OOÛtCtlX,    le 

sui.-id.''  twi   indigné  de  h  stëptïltiMPe  ecclésiastique,   mais,  en   l'ail,  mi 
la  lui  accorde;  le*  mis  éRsen'l    :   il   va   en  enfer,   mais   les  autres  : 

l-il?    ('/est     le    «Miel     de     hini. 

Il  ne  faul  certes  pas  conclure  de  CCS  contradictions  que  la  morale 
catholique  soit,  sur  ce  point,  analogue  à  la  morale  commune:  il 
saule  aux  yeux  que  la  morale  nuancée  est  infiniment  plus  humble 
et  discrète  au  sein  de  l'Eglise  que  hors  de  l'Eglise  ;  ce  serait  nier 
lence  que  de  nier  l'hostilité  particulièrement  vive  du  catholi- 
cisme contemporain  pour  la  mort  volontaire;  mais  enfin  il  n'en 
reste  pas  moins  que  l'Eglise  est  travaillée  par  le  même  dualisme  qui 
travaille  la  conscience  commune,  —  ce  qui  suggère  bien  une  fois 
de  plus  l'idée  que  ce  dualisme  ne  peut  se  ramener  à  une  simple 
lutte  entre  croyants  et  non  croyants. 

On  pourrait,  il  est  vrai,  se  demander  si  le  désarroi  de  la  morale 
catholique* ne  s'explique  pas  seulement  par  des  infiltrations  laïques. 
Mais  pour  pour  l'explication  fût  valable,  il  faudrait  prouver  qu'il 
y  a,  au  sein  même  de  l'Eglise,  des  catholiques  plus  catholiques  que 
les  autres  et  partisans  de  la  morale  simple,  et,  en  face  d'eux,  des 
catholiques  de  second  ordre,  plus  ou  moins  gagnés  à  l'esprit  du 
siècle.  Or,  pour  ma  part,  je  ne  vois  rien  de  tel.  Grandclaude,  dans 
son  Droit  canonique,  signale  l'indulgence  générale  pour  les  sui- 
cidés comme  étant  le  fait  de  quelques  modernes,  aliqui  recen- 
liores  (i).  Mais,  quand  le  fait  serait  exact,  rien  n'indique  qu'il  soit 
question  d'un  modernisme  moral,  opposant  sa  mansuétude  à  l'in- 
transigeance des  traditionalistes  :  nulle  part  on  ne  voit  l'indulgence 
préconisée  par  un  parti  ou  liée  à  quelque  idée  particulière  sur 
l'éthique  chrétienne,  l'horreur  du  sang  ou  la  dignité  humaine.  C'est 
dans  les  mêmes  ouvrages  que  se  trouvent  juxtaposées  les  décisions 
les  plus  complaisantes  et  les  décisions  les  plus  rigoureuses.  D'ail- 
leurs, aucune  discussion,  rien  qui  ressemble  à  une  polémique  ;  on 
a  l'impression  d'une  mêlée  confuse  :  la  morale  simple  est  partout, 
c'est  partout  aussi  qu'on  voit  sourdre  la  morale  nuancée. 

S'il  est  impossible  de  lier  le  conflit  des  deux  morales  à  un  conflit 
doctrinal,  il  semble  bien,  par  contre,  qu'au  fond  de  l'horreur  ca- 
tholique pour  le  suicide  on  discerne  un  élément  populaire. 

Nous  avons  vu  les  casuistes  permettre  de  se  laisser  mourir  de 
faim,  même  pour  un  motif  égoïste,  nous  les  avons  vu  autoriser  en 
bien  des  cas  le  suicide  indirect.  Mais,  dès  qu'il  s'agissait  de  suicide 
direct,  nous  les  avons  trouvés  presque  tous  impitoyables;  de  même, 
les  manuels  permettent  de  se  dévouer,  de  se  sacrifier,  de  s'exposer 

(1)  II,  P.  395. 


LOCALISATION    DES    DEUX    MORALES  199 

à  une  mort  certaine,  ils  ne  disent  pas  de  se  tuer.  Pourquoi?  Au 
point  de  vue  moral,  n'est-il  pas  évident  que  celui  qui  reste  sur 
un  bateau  qui  va  sauter  ou  celui  qui  préfère  la  mort  à  une  opéra- 
tion met  fin  à  ses  jours  tout  comme  celui  qui  se  pend  ou  se  noie? 
Et  les  arguments  qui  nous  prescrivent  de  rester  à  notre  poste,  d'ac- 
complir notre  tâche  sociale  ici-bas  ne  retombent-ils  pas  d'un  poids 
aussi  lourd  sur  tous  ceux  qui  abandonnent  volontairement  la  vie? 
En  dépit  de  cette  é\idence,  les  easuistes  s'obstinent  à  distinguer 
suicide  indirect  et  suicide  direct,  et  alors  qu'ils  permettent  de 
mourir  pour  éviter  souffrance  ou  dépense,  ils  défendent  qu'on  se 
noie  pour  sauver  l'âme  de  son  fils.  Qu'en  conclure,  sinon  qu'ils 
sont  moins  frappés  par  le  fait  moral  et  intérieur  que  par  le  fait 
physique  et  matériel,  qu'à  leurs  yeux  la  malice  essentielle  du  sui- 
cide n'est  pas  dans  la  volonté  d'en  finir,  mais  dans  le  geste  qui 
détruit  ?  Or,  ce  sentiment,  qui  surprend  lorsqu'il  anime  des  mora- 
listes, nous  l'avons  déjà  trouvé  au  fond  des  mœurs  populaires.  Tous 
ces  suicidés  que  la  légende  fait  revenir  la  nuit  dans  les  bois,  sur 
les  étangs,  autour  des  maisons,  comment  sont-ils  morts?  Se  sont-ils 
seulement  exposés  au  coup  mortel,  se  sont-ils  laissé  mourir?  Non, 
ils  se  sont  pendus,  précipités,  noyés.  Une  mort  douce  ou  reçue  de 
la  main  d'autrui  ne  ramène  pas  les  fantômes,  et  il  semble  qu'il 
n'y  ait  suicide  que  quand  la  mort  est  violente,  quand  on  en  est 
soi-même  l'artisan. 

Les  moralistes  d'Eglise  n'ont-ils  pas  eux-mêmes  l'impression  que, 
quand  ils  font  appel  à  l'horreur  du  suicide,  ils  doivent  surtout  trou- 
ver un  écho  dans  le  peuple?  Un  fait  invite  à  le  croire.  Dans  les 
Théologies  qui  s'adressent  aux  élèves  des  séminaires,  dans  les  ma- 
nuels à  l'usage  des  collèges,  la  morale  nuancée  s'affirme  plus  ou 
moins  discrètement,  mais  s'affirme  toujours;  par  contre,  on  n'a  garde 
de  dire  que  les  suicidés  soient  damnés.  Au  contraire,  dans  les  caté- 
chismes, c'est-à-dire  dans  les  ouvrages  destinés  au  peuple  et  d'un 
tour  populaire,  non  seulement  il  n'y  a  plus  de  nuances,  (ce  qui  pour- 
rait s'expliquer  par  le  désir  d'être  simple) >  mais  on  voit  ceux  qui  se 
tuent  plonger,  la  tête  baissée,  en  enfer  comme  de  nouveaux  Judas. 
Des  phrases  de  ce  genre  expriment  et  essaient  d'inspirer  un  sentiment 
violent,  fût-ce  aux  dépens  de  la  doctrine  qu'on  enseigne  aux  clercs 
et  aux  élèves  des  collèges.  D'où  une  impression,  légère  encore  et 
fugitive,  que  la  morale  nuancée  serait,  au  sein  de  l'Eglise,  réservée 
à  une  élite  et  que  la  morale  rigoureusement  simple  serait  une  mo- 
rale à  l'usage  du  peuple. 


CHAPITRE   IX 

Questions  résolues  et  Questions  posées 
par   l'étude    de   la    Morale    contemporaine 

1)  L'étude  de  la  morale  contemporaine  révèle  l'existence  de  la  morale  simple 
et  de  la  morale  nuancée  et  la  lutte  de  ces  deux  morales  ;  2)  mais  elle  ne 
permet  pas  de  prévoir  le  dénouement  de  la  lutte  engagée  :  insuffisance  des 
indications  qui  permettraient  d'évaluer  la  force  des  deux  morales  ;  3)  né- 
cessité et  plan  de  l'étude  du  passé. 

L'étude  de  la  morale  contemporaine  autorise,  je  crois,  deux 
conclusions. 

D'abord ,  à  la  question  :  quelle  est  notre  morale  à  l'égard  du 
suicide  ?  nous  pouvons  répondre  :  à  l'heure  présente,  il  n'y  a  pas 
sur  ce  point,  en  France,  une  morale,  il  y  en  a  deux. 

Ces  deux  morales  ne  sont  pas,  comme  on  le  dit  trop  souvent, 
deux  morales  simples,  l'une  hostile  au  suicide,  l'autre  favorable 
au  suicide.  Par  quelque  ibiais  qu'on  essaie  d'atteindre  la  réalité, 
ce  qu'on  retrouve  invariablement,  c'est,  d'une  part,  une  morale 
simple,   d'autre  part,   une  morale  nuancée. 

La  morale  simple  se  prononce  une  fois  pour  toutes  sur  le  fait 
lui-même,  sans  égard  aux  motifs;  la  morale  nuancée,  au  contraire, 
ne  juge  le  fait  que  sur  le  motif  ;  la  première  condamne  en  tout 
cas,  et,  là  où  elle  est  assez  forte,  punit;  la  seconde,  qui  se  refuse 
à  punir  et  a  parfois  plus  de  sévérité  pour  le  «  suieideur  »  que  pour 
ie  suicidé,  va  du  blâme  à  la  pitié,  à  l'approbation,  à  l'admira- 
tion et  a  notamment  des  faveurs  ou  des  complaisances  très  nettes 
pour  les  suicides  altruistes,  les  suicides  d'amour,  les  suicides  desti- 
nés à  sauver  l'honneur  ou  à  expier. 

Seconde  conclusion,  ces  deux  morales  ne  sont  pas  paisiblement 
juxtaposées,  mais  en  lutte.  Elles  n'ont  pas  chacune  leur  zone  d'in- 
fluence, saisissable  au  premier  coup  d'ceil  et  où  elles  se  tiennent 
cantonnées.  Sans  doute,  nous  les  avons  vu  tenir  plus  de  place  ou 
faire  plus  de  bruit,  l'une  ici  et  l'autre  là;  mais  nulle  part  l'une  des 
deux  ne  règne  seule  et  sans  partage  :  qu'on  étudie  les  formules,  le 
droit,  les  mœurs  ou  la  littérature,  partout  c'est  le  même  conflit  ; 
les  deux  rivales  se  disputent  la  conscience  commune.  Mêlées  et 
enchevêtrées,  leur  lutte  se  révèle  par  les  déformations  mêmes  qu'elle 
leur  fait  subir,  l'une  avançant  d'une  main  des  arguments  qu'elle 
retire   de    l'autre,    lançant  des    formules   brutales   devant   lesquelles 


PROBLÈME  POSÉ  PAB  LES  FAITS  201 

elle  recule,  l'autre  craignant  de  s'avouer,  aussi  prudente  à  s'affirmer 
qu'elle  est  prompte  à  s'appliquer. 

Cette  lutte,  dont  le  spectacle  provoque  à  chaque  instant  une 
impression  d'incertitude  et  de  désarroi,  pose  forcément  une  question  : 
quel  sera,  s'il  y  en  a  un,  )le  dénouement  du  conflit? 

Les  deux  morales  ennemies  sont-elles  destinées  à  rester  longtemps 
encore,  dans  notre  pays,  hostiles  et  enchevêtrées?  Sont-elles  appe- 
lées au  contraire  à  se  partager  un  jour  pacifiquement  le  monde 
moral  et  dans  ce  cas  quelle  sera  la  ligne  de  partage  des  mœurs?  Ou 
bien  enfin  une  des  deux  doit-elle  remplacer  l'autre,  et  alors  la- 
quelle? 

Ces  questions,  l'étude  du  présent  les  pose,  elle  ne  permet  pas 
d'y  répondre. 

Certes,  au  cours  de  notre  étude,  nous  avons  recueilli  des  indica- 
tions sur  la  force  et  la  faiblesse  des  morales  en  présence,  sur  la 
place  qu'elles  occupent  dans  la  conscience  contemporaine  ;  mais 
aucune  de  ces  indications  n'est  assez  décisive  pour  autoriser  une 
hypothèse  satisfaisante  et  une  prévision  utile. 

Voici  d'abord  la  théorie  courante  qui  lie  la  morale  simple  à  la 
religion  catholique.  Indiscutable,  elle  permettrait  peut-être  d'as- 
socier plus  ou  moins  étroitement  le  destin  de  cette  morale  au  destin 
de  l'Eglise  elle-même.  Seulement  nous  l'avons  examinée  à  chaque 
étape,  et,  à  chaque  étape,  elle  s'est  révélée  discutable.  Elle  s'ajuste  à 
certains  faits,  elle  est  démentie  par  d'autres  :  oui,  les  moralistes  catho- 
liques s'accordent  à  condamner  le  suicide,  et  ils  donnent  parfois 
l'impression  d'être  sur  ce  point  plus  fermes  et  plus  unis  que  les  autres, 
—  mais  enfin  la  morale  protestante  et  la  morale  «  neutre»  enseignée 
par  l'Etat  se  prononcent,  elles  aussi,  assez  vigoureusement  contre  le 
suicide,  et,  s'il  est  vrai  que  la  morale  nuancée  perce  vite  sous  leur  for- 
mules, il  n'est  pas  moins  vrai  qu'on  la  voit  sourdre  dans  les  livres 
catholiques;  oui,  le  droit  canonique  punit  le  suicide,  que  le  droit  com- 
mun se  refuse  à  punir,  —  mais,  outre  que  notre  droit  n'est  pas 
dans  son  ensemble  anticatholique,  ni  notre  jurisprudence,  il  reste 
que  l'Eglise,  après  avoir  proclamé  son  droit  propre,  ne  l'applique 
pas  ;  oui,  on  retrouve  des  éléments  catholiques  au  fond  de  cer- 
taines croyances  populaires  qui  trahissent  l'horreur  du  suicide,  mais 
ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant  dans  nos  mœurs,  (le  silence  fait  au- 
tour des  ^suicides,  l'aversion  pour  certains  genres  de  mort),  n'a  au- 
cun caractère  catholique,  et  l'Eglise,  en  s'y  pliant,  cède  à  une  action 
extérieure;  oui,  notre  littérature  nous  montre  parfois  l'aversion 
pour  la  mort  volontaire  liée  en  paroles  aux  croyances  religieuses, 
mais  huit  fois  sur  dix  les  personnages  de  nos  romans  et  de  nos 
pièces  de  théâtre  agissent  comme   si   ce  lien  n'existait   pas  ;   peut- 


&02 

i'IlV    enîill     jM,ill,lil    <>n    éhe    Irnlr    ,  !  Y  \  j  il  i  (  |1  KM     le    f  a  i  I    que    [c       llicid 

puni  dans  la  marine  et  dans  l'armée  pat  la   plus  grande   i 

du    catholirisine   Ainl    1rs   milieux    militaires,  mais    il    réitérait   à 

expliquer  comment  celle  puissance  sYeeorde  avec  l'usage  qui  veut 
que  le  commandant  d'un  na\ire  perdu  ne  survive  pas  à  son  bâtiment. 
Toule  prévision  fondée  uniquement  sur  l'indissoluble  union  du 
catholicisme  et  de   la   morale  simple   risque  donc   d'être   <! 

Autre  hypothèse  suggérée  par  l'étude  des  l'a  ils  :  la  morale  simple 
serait  une  morale  officielle,  une  morale  de  façade  triomphant  sur- 
tout dans  les  formules,  et  sa  rivale  serait  au  contraire  une  morale 
réelle,  une  morale  d'usage,  agissant  sur  le  droit,  les  mœurs  et 
l'appréciation  des  cas  concrets.  Assurément  plusieurs  faits  confirment 
cette    façon    de    voir   :   c'est    dans    la    morale    «••■  cl     for- 

mulée, c'est  dans  les  déclarations  des  héros  de  romans,  que  la 
morale  simple  s'étale  fièrement  :  au  contraire,  la  morale  nuancée, 
timide  dans  les  formules,  triomphe  dans  le  droit  et  la  jurisprudence, 
dans  les  problèmes  de  casuistique,  dans  l'appréciation  des  cas 
concrets  par  les  journaux  et  dans  cette  morale  en  action  que  fait 
jouer  la  littérature.  Mais  enfin  cette  même  hypothèse  qui  s'ajuste 
à  des  faits  essentiels  est  sur  certains  points  en  défaut  :  par  exemple, 
le  silence  fait  autour  des  suicidés  est  une  réalité  solide  tout  à  fait 
étrangère  au  monde  des  formules.  Dès  l'instant  qu'elle  se  heurte  à 
une  exception  aussi  importante,  l'hypothèse  suggérée  par  le  gros 
des  faits  ne  suffît  pas  à  autoriser  une  prévision  vraiment  satis- 
faisante. 

Troisième  hypothèse  :  j'ai  noté  au  passage  quelques  faits  mon- 
trant la  morale  simple  plus  puissante  dans  les  milieux  où  la  liberté 
individuelle  est  en  partie  supprimée  par  quelque  servitude  profes- 
sionnelle. Sans  doute  pourrait-on  aussi  se  demander  si  l'hostilité 
particulièrement  vive  de  l'Eglise  pour  le  suicide  ne  vient  pas  de  ce 
que  les  clercs  aliènent,  en  tant  que  clercs,  une  bonne  part  de  leur 
indépendance.  On  se  trouverait  ainsi  conduit  à  lier  liberté  et  morale 
nuancée,  servitude  et  morale  simple.  Mais  cette  troisième  hypo- 
thèse, elle  aussi,  'laisse  de  côté  un  trop  grand  nombre  de  faits  pour 
qu'il  soit  possible  d'en  tirer  une  prévision  positive. 

Dernière  hypothèse  :  la  morale  simple  aurait  son  plus  solide 
point  d'appui  dans  les  milieux  populaires,  et  la  morale  nuancée 
aurait  le  sien  dans  les  élites.  Plusieurs  faits  suggèrent  cette  expli- 
cation :  les  croyances  exprimant  l'horreur  du  suicide  sont  exclusi- 
vement populaires  ;  dans  la  littérature,  certains  suicides  élégants 
semblent  presque  réservés  aux  gens  du  monde,  aux  intellectuels  ; 
le  suicide  professionnel  apparaît  dans  deux  élites  ;  dans  l'Eglise  elle- 
même,  l'enseignement  destiné  au  peuple  est  parfois  plus  rigoureux 
-que  l'enseignement  destiné  à  l'élite.   Seulement  quelques-uns  de  ces 


PROBLÈME  POSÉ  PAR  LES  FAITS  203 

faits  sont  un  peu  menus,  et  l'idée  qu'ils  suggèrent  n'explique  pas 
tout  :  le  monde  philosophique  et  le  monde  enseignant,  qui  pro- 
clament si  haut  leur  attachement  pour  la  morale  simple,  ne  sont 
pas  des  milieux  populaires. 

Ainsi,  de  toutes  les  hypothèses  que  fait  naître  d'abord  l'examen 
des  faits,  aucune  ne  satisfait  pleinement  l'esprit,  aucune  ne  permet 
de  prévoir  de  façon  assez  probable  l'issue  de  la  lutte  engagée  entre 
îa  morale  simple  et  la  morale  nuancée. 

Deux  autres  hypothèses,  qui  ont  des  partisans,  me  semblent 
encore  moins  solides. 

Il  y  a  d'abord  celle  de  Durkheim  :  selon  lui,  la  réprobation  du 
suicide  est  liée  au  respect  de  la  dignité  humaine  :  c'est  parce  que 
le  progrès  de  notre  civilisation  a  fait  de  plus  en  plus  de  l'homme 
un  Dieu  pour  l'homme  que  la  prohibition  du  suicide,  naguère  rela- 
tive et  conditionnelle,  est  devenue  absolue  «  et  sans  aucune  restric- 
tion ». 

Quelle  que  puisse  être  la  valeur  de  cette  explication  en  ce  qui 
concerne  le  passé,  il  saute,  aux  yeux  qu'elle  ne  saurait  s'appliquer  à 
l'époque  contemporaine.  Durkheim  lui-même  nous  prévient  qu'elle 
ne  rend  pas  compte  de  certaines  différences  «  de  détail  ».  Parmi 
les  détails  ainsi  négligés,  il  y  a  le  témiognage  de  notre  littérature, 
notre  droit,  notre  jurisprudence,  voire  une  part  de  notre  morale 
écrite.  Pour  que  l'hypothèse  de  Durkheim  triomphât  d'exceptions 
aussi  formidables,  il  faudrait  au  moins  démontrer  que  droit  et  lit- 
térature sont,  sur  ce  point,  en  régression,  s'inspirent  d'un  certain 
mépris  de  la  dignité  humaine.  Durkheim  ne  le  démontre  pas. 

Pour  ma  part,  je  ne  vois  rien,  dans  les  faits  que  nous  avons 
étudiés,  qui  lie  le  souci  de  la  dignité  humaine  plutôt  à  la  morale 
simple  qu'à  la  morale  nuancée.  Qui  dira  que  ce  souci  est  plus  vif 
chez  les  catholiques,  qui  prévoient  des  peines  contre  le  cadavre,  que 
chez  les  protestants  qui  n'en  prévoient  pas,  chez  les  paysans,  qui 
redoutent  le  fantôme  du  suicidé,  que  chez  l'officier  qui  meurt  pour 
ne  pas  survivre  à  son  bâtiment  ?  Il  est  vrai  que  les  adversaires  du 
suicide  se  réclament  quelquefois  de  la  dignité  humaine,  mais  les 
partisans  de  la  morale  nuancée  ne  l'invoquent-ils  pas,  eux  aussi, 
lorsqu'ils  réclament  le  droit  de  se  soustraire  par  la  mort  à  cer- 
taines déchéances?  C'est  en  tant  que  lâcheté  dégradante  pour  la 
personne  humaine  que  vingt  moralistes  blâment  le  suicide,  mais 
vingt  autres  l'exaltent  en  certains  cas  comme  un  héroïsme  «  qui 
relève   l'âme  »,    une   haute  manifestation    d'individualité. 

Dernière  théorie,  fort  commune  :  l'horreur  du  suicide  est  liée  à 
l'horreur  du  meurtre,  du  sang  versé.  Quelques  faits  s'accordent  à 
cette  explication  :  les  théologiens  et  les  catéchismes  rattachent  l'in- 


204  CONCLUSION 

Imlietion  du  suicide  au  précepte  qui  défend  l'homicide  en  général  ; 
la  presse  emploie  volontiers,  en  parlant  des  suicides,  les  mots 
«  tragique  résolution  »,  «  drame  affreux  »  ;  elle  dit  :  un  double 
suicide  vient  d'ensanglanter  la  commune;  bref,  elle  insiste  sur  le 
côté  sanglant  et  violent  du  suicide.  Mais,  à  l'inverse,  notre  droit, 
qui  ne  punit  pas  la  mort  volontaire,  est  le  droit  le  moins  sanglant 
que  la  France  ait  jamais  eu,  et  l'armée,  qui  la  punit,  est,  par 
définition,  le  groupement  social  qui  a  le  moins  de  répugnance  à 
verser  le  sang.  Enfin,  il  est  vrai  qu'on  explique  les  répugnances 
catholiques  par  le  fait  que  l'Eglise  abhorret  a  sanguine,  mais, 
d'autre  part,  les  ouvrages  catholiques  les  plus  intransigeants  en  ma- 
tière de  mort  volontaire  sont  ceux  qui  ont  le  moins  de  rigueur 
sur  le  sujet  de  l'homicide  :  les  casuistes  contemporains  défendent 
la  peine  de  mort  contre  ceux  qui  la  dénoncent  «  sous  couleur  de 
philantropie  »  (i)  ;  ils  nous  permettent  de  tuer  le  voleur  qui 
emporte  notre  bien,  et  qui,  averti  du  péril  qu'il  court  «  refuse  de  le 
rendre  »  (2);  ils  autorisent  la  femme  à  tuer  l'homme  qui  veut  lui 
faire  violence,  le  mari  à  tuer  celui  «  qui  veut  commettre  avec  sa 
femme  le  péché  d'adultère  »  (3);  ils  déclarent  :  «  Si  quelqu'un, 
poursuivi  par  un  ennemi  ne  peut  échapper  à  la  mort  sans  passer 
par  une  voie  étroite  où  il  lui  faut  fouler  aux  pieds  un  enfant  en 
bas  âge,  il  lui  est  permis  néanmoins  de  passer,  pourvu  que  l'enfant 
soit  baptisé  (4)  ».  Et  ces  mêmes  casuites,  si  indulgents  en  matière 
d'homicide  direct,  deviennent  soudain  intraitables  touchant  le  sui 
cide  direct  :  on  peut,  pour  sauver  sa  vie,  tuer  un  enfant  baptisé, 
mais  on  ne  peut  pas  sacrifier  sa  vie  pour  baptiser  un  enfant  qui 
se  noie.  Il  suffit  de  comparer  ces  décisions  pour  voir  que  l'horreur 
du  suicide  n'est  pas  indissolublement  liée  à  l'horreur  du  meurtre 
et  du  sang  versé. 

Donc  l'hypothèse  de  Durkheim  et  l'hypothèse,  plus  commune, 
qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur  du  sang,  semblent  moins 
solides  encore  que  les  précédentes;  elles  ne  peuvent  autoriser  une 
prévision  acceptable.  Notre  étude  nous  a  révélé  clairement  et  l'exis- 
tence et  la  lutte  de  la  morale  simple  et  de  la  morale  nuancée,  mais 
elle  nous  laisse  sans  indications  suffisantes  sur  l'issue  probable 
de  la  lutte  engagée.  Où  le  présent  hésite  et  se  tait,  la  parole  est 
au  passé. 


(1)  Théologie  de  Clermont,  t.  VI,  p.  105-106  ;  cf.  Timothêe  II,  p.  281. 
(2)  Théol.  de  Clermont  VI,  p.  113.  (3)  Ibid.,  VI,  p.  110  et  111.  (4)  Ibid.t 
p.  114-115.  Cf  L'Ami  du  Clergé.  1884,  p.  49-55  :  les  arguments  en  faveur 
de  l'abolition  de  la  peine  de  mort  sont  les  «sophismes  d'une  philosophie 
insensée»;  la  guerre  est  «un  mal  nécessaire»;  mais  «la  plus  hideuse  forme  du 
meurtre,  c'est  le  suicide». 


PROBLÈME  POSÉ  PAR  LES  FAITS  205 

Ces  deux  morales  qui  se  disputent  la  conscience  contemporaine, 
je  n'ose  dire  :  d'où  viennent-elles  ?  il  y  faudrait  de  trop  longues 
recherches,  mais  je  dis  :  d'où  nous  viennent-elles?  Quelle  en  est 
l'origine,  pour  qui  remonte  aux  civilisations  qui  ont  directement 
influé  sur  la  nôtre?  A  quelles  réalités  sociales  sont-elles  associées 
dans  ces  civilisations  et  dans  notre  histoire?  Quelles  causes  les  ont 
mises  aux  prises?  Quelles  luttes  ont  précédé  la  lutte  actuelle  et 
l'éclairent?  C'est  à  ces  questions,  étroitement  circonscrites,  que  je 
vais   essayer  de  répondre. 

J'espère  montrer  que  l'étude  du  passé,  soumise  aux  règles  ordi- 
naires de  la  méthode  historique,  suggère  une  loi  toute  différente 
de  celles  qu'on  a  proposées  jusqu'ici,  loi  à  vrai  dire  toute  spéci- 
fique, mais  suffisante  pour  éclairer,  à  défaut  des  routes  suivies  par 
le  monde,  celles  que  suit  en  ce  moment  la  société  dont  nous  fai- 
sons partie. 


DEUXIÈME    PAETIE 

Les  Origines  de  la  Morale  contemporaine  : 
Morale  païenne  aristocratique  et  Morale  païenne  populaire 


CHAPITRE   PREMIER 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  Juive 

Dès  qu'on  aborde  l'étude  du  passé,  on  se  trouve  en  présence  d'une 
hypothèse  qui  explique  tout  :  la  morale  simple  est  d'origine  chré- 
tienne, plus  exactement  judéo-chrétienne  ;  l'Eglise,  en  ayant  repris 
le  principe  au  peuple  d'Israël,  a  fait  de  l'horreur  du  suicide  sa 
chose  et  l'a  peu  à  peu  imposée  aux  sociétés  qu'elle  façonnait  ;  à 
l'inverse,  la  morale  nuancée,  (on  dit  souvent  :  la  morale  favorable  au 
suicide),  vient  de  l'antiquité  profane.  Ainsi,  depuis  l'origine  jus- 
qu'à l'époque  contemporaine,  le  conflit  des  deux  morales  est  tout 
simplement  le   conflit  du   christianisme   et  de   l'esprit  païen. 

Je  ne  m'attarde  pas  à  citer  tous  les  théologiens,  tous  les  mora- 
listes, tous  les  historiens  qui  ont  jusqu'à  nos  jours  défendu  cette 
thèse.  Durkheim  lui-même  l'admet  pour  une  part.  Elle  m'avait  tout 
d'abord  séduit,  et  c'est  pour  en  mieux  démontrer  la  justesse  que 
j'avais  entrepris  ce  travail.  Les  faits,  à  ma  vive  surprise,  m'en 
ont  peu  à  peu  éloigné  :  je  vais  essayer  d'indiquer  ceux  qui  prouvent 
que  l'horreur  du  suicide,  principe  de  la  morale  simple,  n'est  ni 
d'origine  juive  ni  d'origine  chrétienne. 


I 

La  morale  simple  ri  est  pas  d'origine  juive  :  1)  Il  n'est  pas  exact  que  la  Bible 
condamne  le  suicida  ;  2)  il  n'est  pas  exact  que  les  Juifs  aient  refusé  la 
sépulture  aux  suicidés  ;  3)  le  témoignage  de  Josèphe  sur  le  châtiment 
infligé  aux  suicidés  est  un  témoignage  suspect. 

Les  Juifs  passent  pour  avoir  condamné  le  suicide,  quelle  qu'en 
fût  la  cause,  et  l'avoir  puni  comme  un  crime.  S'ils  l'avaient  fait, 
ils  seraient  bien  les  pères  de  la  morale  simple.  Mais  l'ont-ils  fait  *> 

Pour  prouver  qu'ils  condamnaient  rigoureusement  le  meurtre  de 


208  LA  MORALE   JUIVE 

soi-même,  on  allègue  le  mot  :  vous  ne  tuerez  point.  Cet  argument, 
aujourd'hui  encore,  parait  valable  non  seulement  aux  théologiens 
Catholiques  et  protestants  (i),  mais  à  des  historiens  et  à  dos  juristes. 
«  Cette  prohibition  formelle,  écrit  M.  Garrison,  s'appliquait  au 
meurtre  de  soi-même  comme  au  meurtre  d'autrui,  »  (2)  et  M.  Le- 
sôtre  dit  de  même  :  la  prohibition  du  suicide  «  est  certainement 
comprise  dans  celle  qui  vise  l'homicide  >">  (3). 

En  dépit  de  cet  accord,  il  me  semble  que  l'argument  tiré  du 
non  occides  n'a,  en  ce  qui  concerne  les  Juifs,  aucune  valeur. 

Certes,  on  conçoit  fort  bien  qu'un  moraliste  condamne  le  sui- 
cide au  nom  du  principe  général  qui  interdit  le  meurtre.  Mais  en- 
core faut-il  qu'il  le  dise.  Or,  qui  dit  que  le  non  occides  vise  le  sui- 
cide ?  Saint  Augustin,  le  Moyen  Age,  les  modernes.  La  Bible,  elle, 
n'en  souffle  pas  mot, 

Ce  n'est  pas  que  l'occasion  manque  d'exprimer  un  tel  sentiment  : 
la  Bible  signale  les  suicides  de  Saùl,  d'Ahitophel,  d'Abimélec,  de 
Samson,  de  Zamri,  d'Eléazar,  de  Razias,  de  Ptolémée  Macron  (4)  ; 
quoi  de  plus  simple  que  de  les  flétrir  comme  autant  d'infractions  à 
la  loi  qui  défend  le  meurtre?  —  Nulle  part,  on  ne  trouve  un  mot 
en  ce  sens.  Il  y  a  plus,  Flavius  Josèphe,  auteur  d'une  longue  ha- 
rangue dans  laquelle  il  fait  flèche  de  tout  bois  contre  la  mort  vo- 
lontaire est  aussi  muet,  sur  ce  point,  que  la  Bible  :  il  allègue  jus- 
qu'à des  arguments  et  des  lois  païennes  :  du  non  occides  il  ne  dit 
pas  un  mot  (5). 

On  objecte  en  vain  les  droits  de  la  logique  :  se  tuer  c'est  com- 
mettre un  meurtre.  La  question  morale  est  précisément  de  savoir 
si  le  suicide  éveille  dans  la  conscience  commune  les  mêmes  sen- 
timents que  le  meurtre.  Quand  bien  même  le  texte  qui  défend  de 
tuer  aurait  eu  aux  yeux  des  Juifs  une  valeur  absolue,  quand  il  aurait 
interdit  la  gerre,  la  peine  de  mort,  le  meurtre  des  animaux,  on 
ne  pourrait  pas  encore  en  conclure  qu'il  interdisait  par  surcroît  le 
suicide  :  le  Jaïnisme  qui  défend  de  tuer  un  moucheron  permet 
l'homicide  de  soi-même  (6);  mais  en  fait  les  anciens  Hébreux  alliaient 
à  des  scrupules  célèbres  sur  le  sang  versé  une  législation,  «  où  la 
peine  de  mort  est  follement  prodiguée  »  (7);  l'histoire  de  leurs 
guerre  abonde  en  massacres  d'ennemis  vaincus.  Du  coup,  la  logique, 
qu'on  invoque  en  faveur  de  la  morale  simple,   se  retournerait  en 


(1)  Voir  plus  haut  I.  chapitre  8.  (2)  Garrison,  p.  11.  (3)  H.  Lesêtre, 
article  Suicide  dans  le  Dictionnaire  de  la  Bible,  de  Vigouroux,  P.  1908. 
(4)  IChron.,X.  —  II.  Sam.,  XVII,  23.  —  Juges,  IX,  54.  —  Juses,  XVI, 
28  88..  —  I  Rois,  XVI,  18.  —  II  Macch.,  VI,  19.  —  II,  Macch.,  XIV,  44.  — 
II,  Macch.,  X,  13.  (5)  Voir  infra,  'même  chapitre \  (6)  V.  Henry,  Une 
religion  athée  :  le  Jaïnisme,  {Rev.  de  Paris,  1er  juin  1905,  p.  597.)  (7)  Renan, 
Hist.  du  Peuple  d'Israël,  III,  p.  24. 


LA  BIBLE   ET  LE   SUICIDE  209 

faveur  de  la  morale  nuancée  :  car  enfin,  si  le  non  occides  permet 
de  tuer  en  certains  cas,  il  doit  logiquement  permettre  de  se  tuer 
en  certains  cas. 

On  a  allégué  contre  le  suicide  d'autres  mots  de  la  Bible.  Ce  sont 
d'abord  trois  passages  des  Psaumes  :  «  Les  cordeaux  du  sépulcre 
m'avaient  environné  ;  les  pièges  de  la  mort  m'avaient  surpris. 
Quand  j'étais  dans  l'adversité,  j'ai  crié  à  l'Eternel,  etc.  »  (i).  — 
«  Heureux  celui  qui  se  conduit  sagement  envers  l'affligé!...  L'Eter- 
nel le  gardera  et  le  préservera  en  vie.  »  (2)  —  «  Je  ne  mourrai 
point,  mais  je  vivrai,  et  je  raconterai  les  œuvres  de  l'Eternel.  »  (3) 
J'avoue  ne  pas  voir  dans  ces  phrases  une  condamnation  du  sui- 
cide (4).  Un  autre  texte  :  «  Je  redemanderai  votre  sang  de  la  main 
de  toutes  les  bêtes  et  de  la  main  de  l'homme»  (5)  suit  l'inter- 
diction faite  à  Nôé  de  manger  la  chair  «  avec  son  âme  qui  est  son 
sang  »  ;  si  la  prohibition  du  suicide  était  fondée  sur  un  tel  texte, 
il  s'ensuivrait  que  les  suicides  sans  effusion  de  sang  sont  licites. 

Enfin  les  deux  textes  le  plus  souvent  cités  après  le  non  occides 
sont  un  texte  du  Deutéronome  et  un  texte  de  la  Sagesse  :  «  Je  fais 
mourir  et  je  fais  vivre  ».  —  «  C'est  vous,  Seigneur,  qui  avez  la 
puissance  de  la  vie  et  de  la  mort  »  (6).  Dieu  étant  maître  de  la 
vie  et  de  la  mort,  il  serait  par  là  même  interdit  aux  hommes  d'usur- 
per ce  droit  en  fixant  eux-mêmes  l'heure  de  leur  fin.  Mais,  pour 
que  la  conclusion  soit  valable,  il  faut  admettre  que  celui  qui  se 
tue  viole  l'ordre  établi  par  Dieu,  se  soustrait  à  son  empire.  Or,  la 
Bible,  loin  de  prendre  cette  idée  à  son  compte,  dit  au  contraire  de 
certains  suicides  qu'ils  sont  un  châtiment  voulu,  presqu'exigé  par 
l'Eternel  :  dans  le  livre  des  Rois,  Zimri,  qui  se  tue,  meurt  «  à  cause 
des  péchés  par  lesquels  il  avait  péché  »  (7)  et  le  premier  livre  des 
Chroniques  dit  de  Saul  :  «  Dieu  le  iit  mourir  »  (8). 

La  vérité  est  que  les  théologiens,  peu  satisfaits  sans  doute  eux- 
mêmes  de  l'argument  tiré  du  non  occides,  se  sont  ingéniés  à 
chercher  dans  la  Bible  quelque  mot  condamnant  le  suicide,  et  ils 
ont  fini  par  voir  dans  les  textes  ce  qu'ils  avaient  trop  grande  envie 
d'y  voir. 

Pour  qui  regarde  sans  parti  pris,  il  n'y  a,  je  crois,  que  trois 
passages  dans  lesquels  s'exprime  une  appréciation  morale  sur  la 
mort  volontaire.  Quand  la  femme  de  Job  lui  dit  :  «  Bénis  Dieu  et 
meurs  »,  Job  répond  :  «  Tu  parles  comme  une  femme  insensée. 
Quoi,    nous  recevrons  les  biens  de  la  main  de  Dieu  et  nous  n'en 


(1)  Psaumes  XVIII,  5-7,  cf.  CXVI,  3  ss.  (2)  XLI,  3-9.  (3)  CXVIII,  17. 
(4)  Le  Psalmiste  parle  de  la  mort,  comme  d'un  châtiment  qu'il  redoutait  : 
il  n'y  a  pas  un  mot  qui  permette  même  de  supposer  qu'il  voulait  se  tuer 
lui-même.  (5)  Genèse  IX,  5.  (6)  Deutéron.  XXXII,  39,  Sagesse  XVI, 
p.  13.     (7)  I  Rois  XVI,  18-19.  Cf.  Juges,  IX,  56.     (8)  I  Chron.  X,  13-14. 


14 


210  LA  B   JUIVE 

.nuis  par  les  maux  »  (i);  à  l'inversé,   le  suicid 
i  nié  comme  un  acte  de  pieuse  vaillance  (2)  et  oehii  d< 
comme  une  action  noble  et  courageuse  (3).  Il  serait  ridicule  de  vou- 
loir, ;i  l'aide  de  ces  trois  textes,  reconstituer  la  morale  des  Juifs  en 
inftUère  de  mort  volontaire.  Mais  enfin  le  peu  qu'ils  nous  en  disent 
révèle  une  morale  nuancée  et  non  une  morale  simple. 

Mais  les  Juifs  punissaient  le  suicide.  —  On  le  dit.  On  le  dit  même 
assez  communément  dans  les  ouvrages  et  les  articles  sur  le  sui- 
cide :  «  Les  corps  des  suicidés,  écrit  Garrisson,  étaient  privés  de 
sépulture  ou  tout  au  moins  ensevelis  de  nuit  sans  honneur  et 
sans  éclat  »  (4).  Legoyt  assure  qu'une  loi  spéciale  notait  d'infamie 
chez  les  Hébreux  ceux  qui  se  donnaient  la  mort  et  leur  refusait 
'la  sépulture  »  (5).  D'après  M.  Alpy,  c'est  le  Judaïsme  qui  a  légué 
au  christianisme  l'usage  des  peines  contre  le  suicide  (6).  Mais  quels 
faits  appuient  ces  déclarations  ? 

Il  n'est  question,  dans  la  Bible,  d'aucune  mesure  contre  les  sui- 
cidés. Samson  est  «  enseveli  dans  le  sépulcre  de  Manoah  son 
père  »  (7),  Saûl  et  ses  fils  sont  mis  en  terre  «  sous  un  chêne  à 
Gabès  ))  et  on  jeûne  pour  eux  pendant  sept  jours  (8).  Il  est  vrai 
que  Saûl  est  roi  et  que  le  suicide  de  Samson  est  un  suicide  patrio- 
tique. Mais  Ahitophel,  lui  aussi,  est  enseveli  dans  le  sépulcre  de 
son  père  (9),  et  il  n'y  a  pas  un  mot  qui  indique  que  ce  soit  là  une 
faveur,  une  exception  à  la  règle. 

A  s'en  tenir  aux  témoignages  de  la  Bible,  il  est  donc  faux  que 
les   Juifs   aient   refusé   la  sépulture  aux   suicidés. 

Reste  un  texte  de  Flavius  Josèphe,  le  seul  que  cite  Garrison  : 
«  Nos  lois  ordonnent  que  le  corps  du  suicidé  reste  sans  sépulture 
jusqu'après  le  coucher  du  soleil   «  (10). 

Ce  texte,  comme  on  voit,  ne  parle  pas  d'un  refus  de  sépulture, 
il   veut  seulement  que   l'ensevelissement   ait   lieu  après   le   coucher 


(1)  Job,  II,  9-10.  (2)  Juges,  XVI,  28-30.  (3)  Macch.,  II,  XIV,  44-46. 
(4)  Garrison,  p.  11.  (5)  Article  Suicide  dans  le  Dictionnaire  encycl.  des 
Sciences  Médicales,  P.  1884.  (6)  Alpy,  De  la  répression  du  suicide,  p.  24. 
(7)  Juges  XVI,  31.  (8)  I  Chroniques  X,  12,  ;  et  I  Samuel  XXI,  12.  Au 
second  livre  de  Samuel,  I,  17  ss.,  David  chante  une  complainte  -en  l'hon- 
neur de  Saûl  et  de  Jonathan.  (9)  II  Samuel  XVII,  23  :  il  s'étrangla  et 
mourut  et  il  fut  enseveli  «  dans  le  sépulcre  de  son  père».  Le  même  texte  dit 
qu'Ahitophel  se  tue  «  après  qu'il  eut  disposé  des  affaires  de  sa  maison»,  ce  qui 
donnerait  à  penser  qu'il  ne  craint  pas  de  voir  ses  décisions  cassées  après  sa 
mort.  (10)  Josèphe,  Bell.  Jud.  III,  25.  Je  cite  Josèphe  d'après  l'ancienne 
division  en  chapitres  reproduite  entre  crochets  dans  l'édition  Diradorf,  mais 
la  traduction  française  de  ce  passage  est  empruntée  -à  J'édition 
Josèphe,  Œuvres,   t.  V,   P.   1912. 


LE   TÉMOIGNAGE   DE   JOSEPHE  211 

•du  soleil  ;  la  peine  est  donc  relativemnt  bénigne,  j'ajoute  qu'elle 
pourrait  être  postérieure  à  l'époque  biblique.  Mais  la  loi  dont  parle 
Josèphe  a-t-elle  seulement  existé? 

Nous  sommes  au  lendemain  de  la  prise  de  Jotapat.  Des  Juifs, 
parmi  lesquels  Josèphe,  se  sont  réfugiés  dans  une  caverne  et  veulent 
se  donner  la  mort  pour  échapper  aux  Romains.  Josèphe,  qui  seul 
n'est  pas  de  cet  avis,  fait  tout  un  discours  contre  le  suicide,  et  c'est 
4ans  ce  discours  que  se  trouve  la  phrase  qu'on  a  lue  plus  haut. 

Je  ne  dis  pas  qu'elle  soit  suspecte  par  cela  même,  mais  enfin 
ce  n'est  pas  l'historien  qui  parle,  c'est  l'avocat,  —  et  un  avocat 
qui  plaide  sa  propre  cause.  , 

Reportons-nous  à  sa  harangue  :  c'est  d'abord  une  série  de  lieux 
communs  qu'on  retrouverait  aisément  dans  la  littérature  grecque 
et  la  littérature  latine  :  le  suicide  est  une  lâcheté,  c'est  une  action 
contre  nature,  l'homme  qui  se  tue  est  aussi  coupable  vis-à-vis  de 
Dieu  que  l'esclave  fugitif  vis-à-vis  de  son  maître.  Puis,  dernier 
argument,  le  suicide  est  puni  :  i°  l'Hadès  le  plus  sombre  (est-ce 
l'Hadès  grec,  est-ce  l'Hadès  juif?)  reçoit  les  âmes  des  suicidés,  et 
Dieu  venge  sur  les  enfants  la  faute  des  parents;  2°,  nos  lois  ordon- 
nent que  les  corps  restent  sans  sépulture  jusqu'après  le  coucher  du 
soleil,  et,  chez  d'autres  nations,  on  coupe  au  cadavre  la  main  droite. 

Ce  qui  me  frappe  dans  le  discours,  c'est  que  Josèphe  allègue 
l'usage  juif  sans  insister  le  moins  du  monde  :  et  pourtant,  s'il  était 
^xact,  à  quoi  servirait  tout  le  reste?  Gomment  un  Juif,  parlant  à  des 
Juifs,  glisserait-il  ainsi  sur  le  seul  fait  qui,  à  leurs  yeux  et  aux  siens, 
doit  être  décisif?  Comment  se  donnerait-il  l'air  de  placer  sur  le 
même  plan  une  coutume  athénienne  et  la  loi  hébraïque? 

Autre  raison  d'inquiétude  :  Josèphe  qui,  dans  le  discours  de  la 
caverne,  condamne  le  suicide  en  termes  si  vigoureux,  laisse  paraî- 
tre à  chaque  instant,  dans  le  reste  de  son  œuvre,  des  sentiments  tout 
«contraires.  Il  exalte,  dans  ses  Antiquités,  le  suicide  de  Samson  (i). 
II  n'a  qu'admiration  pour  Phasaël  qui  se  brise  la  tête  en  prison  pour 
ne  pas  tomber  au  pouvoir  d'Antigone  (2).  Il  appelle  Sabinus  «  ce 
généreux  Romain  »  (3).  Il  loue  la  valeur  de  Longus,  qui,  cerné  par 
les  Juifs,  aime  mieux  se  tuer  que  se  rendre  (4).  Il  est  tout  éloge  pour 
la  «  grandeur  d'âme  du  valeureux  Eléazar  »  (5).  Lorsque  Simon, 
traître  aux  Juifs,  se  perce  d'un  coup  d'épée,  cette  fin  héroïque  lui 
vaut  presque  un  mot  de  regret;  par  contre,  lorsqu'Antigone  vaincu 
demande  grâce  au  lieu  de  bien  mourir,  Josèphe  flétrit  sèchement 
sa  bassesse  (6).  Et,  quand  il  ne  s'observe  pas,  combien  d'autres  sui- 


(1)  Antiq.  V,  8.  (2)  XIV,  14.  Cf.  Bell  Jud.,  I.  11  et  II,  5.  (3)  Antib. 
XIX,4.  {^BelLJud.  VI,19.  (5)  J6w*.,  1,1.  (6)  Bell.  Jud.,  11,34  et  I,  13.  — 
Josèphe  flétrit  de  même  la  lâcheté  d'Hircan  qui  survit  à  un  affront,  I,  11. 


212  LA  MORALE   JUIVl 

oidea  rapporte-t-il  sans  un  mot  de  blâmel  Comparé  à  tout  cela,  le 
discours  de  la  caverne  semble  le  jeu  d'un  rhéteur  s 'évertuant  à 
parler  contre  son  propre  sentiment. 

Il  est  vrai  que  môme  un  rhéteur  hésiterait,  semble-t-il,  à  inventer 
do  toute  pièce  une  loi,  un  usage.  Néanmoins  on  ne  peut  s'empêcher 
de  remarquer  que  l'usage  dont* parle  Josèphe  n'a  laissa  aucune  I 
dans  la  Bible.  Il  pourrait  être  postérieur  à  la  Thora;  mais  la  MUhna 
est  sur  ce  point  aussi  muette  que  la  Bible.  Bien  plus,  le  traité  Sema- 
chot  (i),  qui  étudie  la  question  des  funérailles  réservées  aux  suicidés 
et  indique  certaines  mesures,  en  usage,  semble-t-il,  du  temps  de 
Josèphe,  ne  parle  pas  d'une  sépulture  retardée  jusqu'au  coucher  du 
soleil.  Enfin,  dans  la  législation  criminelle  du  Talmud,  j'entends 
dans  les  traités  Synhédrin  et  Makhoth,  le  suicide  ne  figure  pas  dans 
l'énumération  des  crimes  punis  (2). 

Josèphe  lui-même  ne  signale  pas  un  seul  cas  dans  lequel  la  peine 
dont  il  parle  aurait  été  appliquée.  Bien  mieux,  il  prête  à  Eléazarr 
assiégé  dans  Massada,  un  long  discours  en  faveur  du  suicide,  et 
Eléazar,  qui  veut  persuader  aux  Juifs  de  se  tuer  plutôt  que  de  se  ren- 
dre et  réfute  assez  longuement  les  objections  qu'on  pourrait  lui  faire, 
ne  souffle  pas  mot  de  la  peine  imaginée  par  Josèphe  :  il  n'a  pas  l'air 
d'en  soupçonner  l'existence  (3). 

Enfin  la  dernière  raison  qui  rend  le  témoignage  de  Josèphe  sus- 
pect, c'est  le  caractère  même  de  la  peine  dont  il  parle. 

Tant  qu'à  vouloir  atteindre  un  cadavre,  les  moyens  ne  man- 
quaient pas.  Pour  un  Juif,  écrit  M.  Lods  «  n'être  pas  enseveli  ou 
être  un  jour  arraché  de  son  tombeau  est  un  des  plus  terribles  châ- 
timents dont  on  puisse  être  menacé  »  (4);  pour  châtier  le  suicidé  un 
refus  de  sépulture  eût  donc  été  tout  naturel.  De  même,  on  pouvait 
mutiler  le  corps;  on  pouvait  l'incinérer,  car  l'incinération  apparaît 
à  diverses  reprises  dans  la  Bible  comme  un  châtiment  (5).  Enfin, 
pour  peu  qu'on  voulût  assimiler  le  suicide  au  meurtre,  le  punir 
comme  une  infraction  au  non  occides,  une  peine  était  tout  indi- 
quée :  il  suffisait  d'ensevelir  le  suicidé,  non  dans  le  tombeau  de  ses 
pères,  mais  dans  un  des  deux  cimetières  publics  réservés,  d'après 
la  Mishnah,  «  l'un  aux  condamnés  à  avoir  le  cou  coupé  ou  à  être 


(1)  Voir  page  214.  (2)  Voir  Rabbinowicz,  Législation  criminelle  du  Talmudou 
traduction  critique  des  traités  talmudiques  Synhédrin  et  Mahhoth.  (P.  1876.)  'Cf. 
Schwab,  le  Talmud  de  Jérusalem  (P.  1871-1889,  11  vol.)  t.  XI,  traité  Sanhé- 
drin. Je  n'y  ai  trouvé  aucune  allusion  au  suicide.  (3)  Bell.  Jud.  VII,  34. 
(4)  Lods,  La  Croyance  à  la  vie  future,  et  le  culte  des  morts  dans  l'antiquité  isra'è- 
lite,  P.  1908,  p.  184.  (5)  Ibid.,  p.  185.  Saûl,  il  est  vrai,  est  incinéré  et  c'est, 
d'après  M.  Lods,  le  seul  cas  où  l'incinération  apparaisse  comme  honorable.  En 
tout  cas,  ce  n'est  pas  en  tant  que  suicidé  que  Saûl  est  incinéré.  Car  ses  fils 
sont  brûlés  comme  lui,   (I.   Sam.,  XXXI,  12.) 


LE   TÉMOIGNAGE   DE   JOSÈPHE  213 

étouffés,  l'autre  à  ceux  qui  sont  condamnés  à  être  lapidés  ou 
brûlés  »  (i).  En  dehors  de  ces  peines,  qui  auraient  été  de  vraies 
peines  frappant  un  vrai  crime,  il  était  encore  aisé  d'imaginer  des 
demi-mesures  marquant  une  réprobation  légère  et  théorique;  le 
Semachot  en  indique  plusieurs  qui  sont  tout  à  fait  logiques.  Quelle 
bizarrerie  au  contraire  dans  celle  dont  parle  Josèphel  S'il  parlait 
d'ensevelir  les  suicidés  la  nuit,  comme  on  le  fera  parfois  chez  nous, 
au  Moyen-Age  et  sous  l'ancien  régime,  on  comprendrait.  Mais  il  ne 
s'agit  pas  de  la  nuit,  comme  le  disent  à  tort  Garrison  et  d'autres; 
Josèphe  dit  seulement  :  après  le  coucher  du  soleil;  bien  plus,  d'après 
le  tour  de  sa  phrase,  le  châtiment  consisterait  moins  à  être  enseveili 
à  cette  heure-là  qu'à  rester  sans  sépulture  jusqu'à  cette  heure-là;  en 
d'autres  termes,  la  peine,  serait  encore  plus  grave  si  le  cadavre  était 
enseveli  en  plein  jour,  mais  un  jour  plus  tard. 

Cette  bizarrerie  elle-même  ne  donne-t-elle  pas  la  clef  de  l'énigme? 
Elle  suggère  du  moins  une  explication  qui  permettrait  tout  à  la  fois 
de  récuser  le  témoignage  et  de  ne  pas  trop  maltraiter  le  témoin. 
Cette  peine  dont  parle  Josèphe,  et  qui  semble  d'abord  si  étrange,  il 
en  est  question  dans  la  Bible  :  quand  un  homme  aura  commis  quel- 
que péché  digne  de  mort,  dit  le  Deutéronome,  «  et  que  tu  te  pendras 
à  un  bois,  son  corps  mort  ne  demeurera  point  la  nuit  sur  le  bois; 
mais  tu  ne  manqueras  point  de  l'ensevelir  le  même  jour  »  (2).  Ense- 
velir un  homme  avant  la  nuit,  c'est  évidemment  l'ensevelir  après 
le  coucher  du  soleil;  mais  le  châtiment  consiste  moins  à  l'ensevelir 
à  cette  heure-ià  qu'à  le  laisser  jusqu'à  cette  heure-là  sans  sépulture, 
c'est-à-dire  exposé  honteusement  à  tous  les  regards.  La  mesure  que 
la  Bible  prescrit  pour  les  pendus  est  donc  exactement  celle  qui, 
d'après  Josèphe,  frappe  les  suicidés. 

Dans  la  Bible,  le  texte  marque  expressément  qu'il  s'agit  des  sup- 
pliciés et  d'eux  seuls.  Arriva-t-il  quelquefois  qu'un  prêtre  formaliste 
appliquât  à  ceux  qui  se  pendaient  (et  non  aux  suicidés  en  général) 
la  lettre  du  Deutéronome  et  refusât  de  les  ensevelir  avant  le  coucher 
du  soleil?  Si  on  admet  cette  hypothèse,  tout  s'explique.  J'avoue  que 
je  ne  l'admets  pas  moi-même  sans  un  peu  d'hésitation,  parce  qu'elle 
laisse  à  la  charge  de  Josèphe  une  erreur  fâcheuse,  et,  j'ajoute,  trop 
opportune  pour  qu'on  la  croie  tout  à  fait  innocente.  Mais  j'hésite- 
rais encore  davantage  à  admettre  sur  le  seul  témoignage  d'un  avo- 
cat intéressé  l'existence  d'un  usage  dont  on  ne  trouve  trace  ni  dans 
la  Bible  ni  dans  le  Semachot,  dont  l'orateur  de  Massada  ne  semble 


(1)  Rabbinowicz,  p.  110  ;  cf.  Sanhédrin,  ch.  VI,  parag.  7  et  8,  (Schwab, 
Talmud,  t.  X,  p.  282-283).  (2)  Deuler,  XXI,  p.  22  et  23.  Le  texte  ajoute  : 
«  car  celui  qui  est  pendu  est  malédiction  de  Dieu.  »  Mais,  d'après  la  Mishnah, 
(Schwab,  X,  p.  282),  il  ne  faut  pas  laisser  un  simple  mort  toute  la  nuit  sans 
l'enterrer. 


214  LA   MORALE    il  1V1 

pas  avoir  connaissance  et  dont  Josèphe  lui-même  ne  signale  aui 
application. 

Ainsi  il  est  faux  que  la  Bible  ait  condamné  Le  suicide,  il  est  faux 
que  les  suicides  aient  été  privés  de  sépulture,   il  est  fort  peu 
semblable  qu'on  leur  ait  appliqué  la  mesure  plus  bénigne  dont  \> 
Josèphe   :  rien  n'autorise  à  faire  des  Juifs   les   pères  de  la  morale 
simple. 

II 

La  morale  nuancée  dans  les  décrits  des  docteurs  juifs  :  1)  Le  droit  religieux  : 
opinions  d'ismael  et  d'Akiba  ;  indulgence  de  la  jurisprudence  ;  2)  la 
morale  formulée  :  le  suicide  est  blâmé,  mais  certains  suicides  sont 
approuvés  et  admirés  ;  3)  les  mœurs  :  fréquence  des  suicides  après  une 
défaite. 

Non  seulement  la  morale  simple  ne  semble  pas  prendre  sa  source 
au  sein  du  peuple  d'Israël,  mais  quelques  textes  qui  nous  rensei- 
gnent sur  l'époque  judéo-héllénistique  et  le  début  de  l'époque  tal- 
mudique  (i)  révèlent  l'existence  d'une  morale  nuancée  :  les  suicidés 
ne  sont  pas  châtiés  comme  des  criminels,  mais  les  docteurs  admet- 
tent le  principe  de  peines  légères  à  propos  desquelles  ils  discutent  et 
qu'ils  appliquent  rarement;  la  morale  formulée  blâme  le  suicide  en 
général,  mais  d'accord  avec  les  mœurs,  elle  approuve  hautement 
certains  suicides. 

Ni  dans  la  Mishnah,  ni  dans  le  Taïmud,  il  n'est  question  d'une 
mesure  assimilant  les  suicidés  aux  criminels.  Mais,  dès  le  premier 
siècle,  des  rabbins  admettent  que  certains  détails  des  obsèques  mar- 
quent un  sentiment  de  réserve  ou  de  réprobation. 

R.  Ismaël,  dont  l'opinion  est  rapportée  par  le  Semachot  est  rela- 
tivement sévère  :  il  veut  qu'on  chante  aux  obsèques  :  «  Malheur,  mal- 
heur à  lui  qui  s'est  pris  la  vie!  (2).  Mais  le  célèbre  R.  Akiba,  beau- 
coup plus  indulgent,  réplique  :  si  un  homme  s'est  tué,  laisse-le,  «  ne 
l'honore  pas,  ne  le  maudis  pas  »;  il  ne  faut  pas  déchirer  ses  vête- 
ments (3)  ni  prononcer  une  oraison  funèbre,  mais,  à  ces  deux  détails 


(1)  Voir  la  définition  de  ces  deux  périodes  dans  Bloch  et  Lévy,  Histoire 
de  la  Littérature  juive,  P.  1901,  p.  11.  —  Je  me  suis  surtout  servi,  pour  l'étude 
de  cette  époque,  de  l'article  Selbstmord  de  Hamburger  dans  la  Real-encyclo- 
pedie  des  Judentums  (Leipzig  1896,  t.  II,  p.  1.110  ss.).  Un  grand  nombre  des 
textes  qu'il  indique  ou  qu'il  cite  sont  empruntés  à  des  traités  qui  ne  sont  pas 
dans  le  Talmud.  M.  Bach,  bibliothécaire  de  l'Alliance  israëlite,  a  bien  voulu 
les  vérifier  sur  l'original  et  m'en  donner  la  traduction  ;  c'est  à  lui  que  je  dois 
tous  les  textes  cités  au  cours  de  ce  chapitre  sans  indication  d'édition. 
(2)  Semachot  II,  1.  Le  Semachot  est  un  traité  rédigé  au  vme  siècle,  mais  qui 
contient  des  enseignements  datant  du  début  de  l'ère  chrétienne.  (3)  Après  le 
suicide  de  Saùl,  David  et  ceux  qui  sont  avec  lui  «  déchirent  leurs  vêtements»,. 
II,  Sam.,  I,  11. 


LES    FUNÉRAILLES   DES   SUICIDÉS  215 

» 

près,  rien  n'est  changé  aux  funérailles  :  la  famille  se  met  en  rang 
pour  recevoir  les  consolations,  et  on  peut  dire  la  bénédiction  du  deuil. 
A  l'appui  de  cet  avis,  Akiba  allègue  une  règle  générale  :  il  ne  faut 
pas  faire  ce  qui  serait  à  l'honneur  personnel  du  mort,  il  faut  faire 
ce  qui  est  à  l'honneur  de  ses  parents  vivants  (i).  Cette  règle,  qui  ne 
trahit  aucune  horreur  sans  nuances,  condamne  par  avance  les  ri- 
gueurs implacables  du  droit  du  Moyen-Age. 

On  pourrait,  il  est  vrai,  se  demander  si  les  mesures  relativement 
bénignes  dont  parle  le  Semachot  ne  se  sont  pas,  comme  il  arrive, 
aggravées  en  s'appliquant.  Mais  il  me  paraît,  au  contraire,  à  peu  près 
certain  qu'on  les  appliquait  rarement.  L'esprit  de  douceur,  qui  ca- 
ractérise toute  la  législation  criminelle  du  Talmud,  se  manifeste  à 
l'égard  du  suicide  par  une  définition  juridique  rendant  les  sanctions 
à  peu  près  impossibles.  Le  suicidé,  est-il  dit  dans  le  Semachot,  n'est 
pas  celui  qui  monte  sur  un  arbre  et  tombe,  qui  monte  sur  un  toit  et 
glisse,  c'est  celui  qui  dit  :  «  Je  monte  sur  l'arbre  ou  sur  le  toit  pour 
me  jeter  en  bas  »;  si  donc  quelqu'un  est  trouvé  pendu  ou  couché 
sur  sa  propre  épée,  il  ne  faut  le  priver  d'aucun  honneur  (2).  Le  code 
Jore-Dea  spécifie  lui  aussi  que,  pour  qu'il  y  ait  légalement  suicide, 
il  faut  qu'il  y  ait  déclaration  expresse  de  celui  qui  va  se  tuer  (3). 

Parfois  même,  le  fait  a  beau  être  établi,  la  pitié  l'emporte  sur 
la  loi. 

Un  enfant  qui  s'était  sauvé  de  l'école,  menacé  d'un  châtiment  par 
son  père,  se  jette  dans  un  puits.  R.  Tarphon  (Tryphon),  consulté, 
déclare  :  on  ne  le  prive  de  rien.  Dans  un  cas  semblable,  Akiba  répond 
de  même  :  qu'on  ne  le  prive  d'aucun  honneur  (4.). 

Si  l'on  ajoute  que  les  docteurs  ne  visent  jamais  que  le  suicide 
conscient,  (le  suicidé  est  défini  dans  le  Semachot  :  celui  qui  &e  perd 
lui-même  consciemment)  (5),  on  voit  que  les  mesures  sur  lesquelles 
discutent  les  rabbins  du  premier  siècle  devaient  être  rarement  appli- 
quées :  en  tout  cas  qui  voulait  pouvait  s'y  soustraire,  puisqu'il  suffi- 
sait, pour  y  échapper,  de  ne  pas  déclarer  qu'on  allait  se  tuer. 

Que  cette  conséquence  pratique  soit  voulue  par  certains  docteurs, 
le  texte  même  du  Semachot  ne  permettrait  pas  d'en  douter.  Ham- 
burger, s'appuyant  sur  d'autres  déclarations,  notamment  sur  un  pas- 
sage du  Midrasch  Rabba,  écrit  :  «  On  estime  que  la  puni  lion  du  sui- 
cide n'est  pas  l'affaire  des  hommes,  mais  doit  être  réservée  à 
Dieu  (6).  Il  semble  bien  qu'à  travers  le  parti  pris  de  ne  pas  appli 
quer  des  sanctions,  même  anodines,  il  y  ait  et  le  désir  de  ne  pas 
entreprendre  sur  les  droits  de  Dieu  et  une   distinction  entre  l'acte 


(1)  Semachot  II,  l.Mcmo  rè<rle  clans  le  Jore  Dea,  345,  1.  Le  Jore  Dea  est 
la  2e  partie  du  Code  de  Joseph  Caro.  (2)  Semachot  II,  2.  (3)  Jore  Dea, 
;r,.\  2.     (4)  Semachot  II,  4  et  5.    (5)  Ibid.,  II,  1.     (6)  Article  cité,  parag.  4. 


216  LA   MORALE   JUIVE 

qui   relève  dos  brutalités  du  droit  et  Tacte  qu'on  ne  peut  soumettre 
<ju  à  une  appréciation  morale. 

Lorsqu'on  passe  du  droit  à  la  morale  formulée,  on  a  bien  encore 
l'impression  d'une  morale  nuancée  :  le  suicide  est  blâmé  en  principe, 
mais  il  ne  paraît  pas  inspirer  une  horreur  violente,  et  certains  sui- 
cides sont  approuvés  et  admirés. 

Le  discours  de  la  caverne  nous  montre  par  quels  arguments  un 
Juif,  teinté  d'hellénisme,  peut  condamner  la  mort  volontaire.  La 
mishnah(i)  met  l'homme  en  garde  contre  l'idée  que  le  trépas  finirait 
tous  nos  maux  :  «  Que  ta  passion  ne  te  persuade  pas  que  la  mort  soit 
un  refuge  pour  toi  ». 

Un  commentateur  insiste  sur  l'idée  que  le  suicide  est  une  mort 
anormale  :  «  Ce  n'est  pas  l'habitude  d'un  homme  de  se  tuer  »  (2). 
D'autres  textes  sont  indiqués  dans  l'article  de  Hamburger  (3).  D'ail- 
leurs, il  va  sans  dire  que,  dès  qu'on  admet  des  modifications,  si 
légères  soient-elles,  aux  rites  funéraires,  c'est  qu'on  désapprouve  en 
principe  ceux  qui  mettent  fin  à  leurs  jours. 

Mais  ce  qui  n'apparaît  nulle  part  dans  les  textes,  c'est  cette  con- 
damnation âpre  et  violente,  âme  de  la  morale  simple,  qui  confond 
dans  la  même  horreur  tous  les  suicides  quels  qu'ils  soient. 

Une  phrase  citée  par  Hamburger  :  «  Celui  qui  se  tue  n'a  point  de 
part  à  la  vie  future  »,  exprimerait  bien  un  sentiment  de  ce  genre. 
Mais  cette  phrase,  qu'Hamburger  cite  sans  dire  où  il  la  prend  (4), 
est  un  dicton  qui  court  parmi  les  modernes  et  dont  on  ne  trouve  pas 
trace  à  l'époque  talmudique  (5).  D'après  la  Mishnah,  Ahitofel,  qui 
s'est  tué,  figure  bien  parmi  les  trois  rois  et  les  quatre  particuliers  qui 
n'ont  point  de  part  à  la  vie  future;  mais,  bien  loin  que  son  suicide 
soit  la  cause  de  cette  exclusion,  (ce  qui  résulterait  forcément  de  la 
formule  citée  par  Hamburger),  le  commentaire  talmudique  qui  exa- 
mine son  cas,  et  qui  est  fort  ample,  ne  fait  même  pas  allusion  au 
fait  qu'il  s'est  détruit  lui-même  (6). 

Enfin  les  Rabbins  et  Josèphe  lui-même  admettent  que  certains 
suicides  sont  légitimes  ou  dignes  d'admiration. 

C'est  d'abord  le  martyre  volontaire.  Un  commentateur  qui  con- 
damne le  suicide  au  nom  d'un  verset  de  la  Genèse,  a  bien  soin  d'ex- 
cepter de  cette  condamnation  ceux  qui  meurent  pour  la  foi  (7).  Toute 
une  casuistique  étudie  les  cas  dans  lesquels  un  Israélite  est  tenu  de 
braver  la  mort  plutôt  que  de  transgresser  la  loi  (8). 


(1)  Aboth,  IV,  22.  (2)  Genèse  Raba,  sect.  82.  (3)  Parag.  2.  Ce  sont 
surtout  des  commentaires  sur  les  mots  bibliques  que  j'ai  cités,  p.  209. 
Un  commentateur  de  la  Genèse  (IX,  5),  prévenant  l'objection  que  j'indi- 
quais plus  haut  spécifie  que  le  suicide  est  coupable,  même  quand  il  n'y  a  pas 
effusion  de  sang.  (Genèse  Raba,  sect.  34  ;  cf.  Jore  Dea,  p.  345).     (4)  Art.  cité, 


LES   SUICIDÉS   ADMIRÉS  217 

C'est,  en  second  lieu,  le  suicide  qui  doit  entraîner  la  mort  de  l'en- 
nemi :  Josèphe  lui-même  loue  le  suicide  de  Samson  sans  rien  res- 
sentir de  l'embarras  qu'éprouvera  plus  tard  saint  Augustin  :  «  Cet 
homme  mérite  l'admiration  par  son  courage,  sa  force,  la  grandeur 
d'âme  dont  il  fit  preuve  à  la  fin  »  (i). 

C'est  enfin  et  surtout  le  suicide  du  vaincu  qui  ne  veut  pas  sur- 
vivre à  sa  défaite  ou  qui  aime  mieux  mourir  de  sa  main  que  de  la 
main  de  l'ennemi.  D'après  Hamburger,  R.  Jochanan,  hostile  en 
principe  à  la  mort  volontaire,  la  tient  légitime  ou  obligatoire  en 
cas  de  nécessité,  «  comme,  par  exemple,  à  la  guerre,  pour  les  chefs 
qui,  après  l'issue  malheureuse  d'un  combat,  sont  menacés  de  mourir 
■de  la  main  de  l'ennemi  »  (2). 

L'idée  qu'un  tel  suicide  est  obligatoire  est  exprimée  très  nette- 
ment par  Eléazar  dans  le  discours  de  Massada.  Dans  cette  harangue, 
destinée,  semble-t-il,  à  faire  contraste  avec  le  discours  de  la  caverne, 
Eléazar  exhorte  les  Juifs  à  se  frapper  plutôt  que  de  tomber  sous  les 
coups  des  Romains.  Il  développe  d'abord  un  argument  d'ordre 
général  :  hésiter  devant  la  mort  est  d'un  lâche;  l'exemple  des  Indiens 
nous  montre  qu'une  âme  généreuse  sait  mépriser  la  vie.  Puis,  passant 
aux  arguments  réservés  aux  Juifs,  il  déclare  :  l'Ecriture  nous  ensei- 
gne que  le  bonheur  est  dans  la  mort,  mais,  la  mort,  fût-elle  un  mal,  il 
faudrait  encore  obéir  à  Dieu  :  ne  pas  se  tuer,  ce  serait  outrager  «  les 
lois  des  ancêtres  »  (3). 

A  quelles  «  lois  »  Eléazar  peut-il  faire  allusion?  Je  ne  le  vois  pas. 
Ni  la  Bible,  ni  la  Mishnah  ne  font  une  obligation  de  se  tuer  après  une 
défaite  et  il  est  à  craindre  qu'ici  encore  Josèphe,  emporté  par  son 
zèle  de  rhéteur,  n'ajoute  à  la  réalité.  Mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que 
lui-même  tout  le  premier,  trouve  les  suicides  de  ce  genre  hautement 
honorables,  quitte  à  ne  pas  conformer  sa  conduite  à  sa  conviction  : 
lorsqu'il  est  menacé  de  mort  dans  sa  prison  par  Jésus,  fils  de  Saphias, 
un  de  ses  gardes  l'exhorte  à  «  mourir  généreusement  »  (4).  Il  ne 
répond  pas  à  l'invitation,  mais  n'ose  s'en  montrer  surpris.  Dans  son 
livre,  il  n'hésite  pas  à  exprimer  son  admiration  pour  Phasael,  qui, 
dans  un  cas  analogue,  se  tue. 

Les  mœurs  s'accordent  avec  les  moralistes  pour  nuancer  la  mo- 


parag.  2.  (5)  Il  n'est  pas  dans  le  Talmud  de  Jérusalem.  M.  Bach  me  dit  qu'il 
n'a  pas  réussi  à  en  retrouver  la  source  et  que  c'est  peut-être  un  mot  assez 
récent.  (6)  Sanhédrin,  Ch.  X,  parag.  2,  (Schwab,  Talmud,  XI,  p.  45).  (7) 
Genèse  Raba,  sect.  34.  (8)  Rabbinowicz  (Lêgisl.  crim.  du  Talmud,  p.  126  ss.) 
-cite  un  long  commentaire  sur  la  Mishnah,  prescrivant  de  se  laisser  tuer 
plutôt  que  de  violer  la  loi  en  public. 

(1)  Antiqu  ,  V,  8.  Je  cite  la  traduction  Reinach.     (2)  Article  cité,  parag.  3. 
<3)  Bell.  Jud.,  VII,  34.     (1)  Vie  de  Josèphe,  ch.  28. 


12 1  H  LA    Uni:  \u;    JUIVE 

raie.   Jt  ae  sais  commenl   Garrison,   après   vingi   autn 
«  1  in-,   chez   lej  Juifs,   tes  suicides  «   semblent  avoir  été  rare 
comment  M.  Lacasaagne  déclare  a  nance  :  «  Les  Juifs  n'ont 

comni'ii  uicldei  qu'au  douzième  siècle  »  (a).  On  peut  suppo- 

ser qu'avant  l'introduction  de  L'Hellénisme  les  suicides  étaient  a 
rares.  A  raai  dire,  ni  le  petit  nombre  des  faits  relatés  dans  la  Bible, 
ni  le  raisonnement  de  Renan  à  propos  du  suicide  d'Hyrcau  (3 
sont  des  arguments  décisifs;  le  seul  indice  intéressant,  c'est  qu'il 
n'est  question  de  suicides  ni  au  moment  de  la  prise  de  Jérusalem  par 
Nabuchodonosor,  ni  au  cour3  des  luttes  soutenues  contre  les  rois 
d'Assyrie..  Mais,  au  temps  des  guerre  centre  les  Rom: lins,  les.  suicides 
sont  innombrables. 

Suicides  religieux  :  au  témoignage  de  Josèphe,  les  Easésniens 
«  préfèrent  la  mort  à  la  vie  quand  le  sujet  en  est  honorable  »  (4);  lors- 
que Pilate  veut  forcer  les  Juifs  à  recevoir  des  drapeaux  sur  lesquels 
se  trouve  l'image  de  Tibère  et  les  fait  entourer  par  des  soldats,  l'épée 
nue,  «  tous  les  Juifs  tendent  la  gorge  en  criant  qu'ils  aiment  mieux 
mourir  »   (5). 

Suicides  de  vaincus  :  les  seuls  ouvrages  de  Josèphe  nous  montrent 
les  Juifs  se  tuant  par  centaines,  par  milliersr  lorsqu'ils  sont  battus  et 
n'ont  plus  d'espoir  :  partisans  d'Aristobule  après  la  victoire  de  Pom- 
pée (6),  bandits  cernés  par  les  troupes  d'Hérode  (7),  rebelles  vaincus 
par  Archélaus  (8),  tous  préfèrent  la  mort  à  la  défaite,  même  lorsque 
le  vainqueur  leur  fait  grâce  et  les  prie  de  vivre.  Dans  la  lutte  suprême 
contre  les  Romains,  les  vaincus  se  frappent  en  masse  et  croient  devoir 
le  faire.  Josèphe  avoue  que  l'indignation  est  générale  à  Jérusalem 
quand  on  apprend  qu'il  ne  s'est  pas  tué  (9).  Des  Juifs  ont  le  droit  de 
s'indigner  ainsi  :  les  compagnons  de  Josèphe,  on  l'a  vu,  se  sont 
entr'égorgés;  après  la  prise  de  Gamala,  cinq  mille  Juifs  se  tuent  avec 
leurs  femmes  et  leurs  enfants  (10);  pendant  le  siège  conduit  par  Titus 
et  après  la  chute  de  la  ville,  les  suicides  sont  nombreux  (n);  les  com- 


(1)  Garrisson,p.ll.  (2)  Lacassagne,  Précis  de  Médecine  légale,  P.  1906,  p.  710. 
(4)  Un  juif  qui  se  tue,  écrit  Renan  à  propos  du  suicide  d'Hyrcan  (vers  175)  était 
un  grand  signe  des  temps. Aux  yeux  de  l'ancien  iavhéisme,  c'eût  été  là  un  crime 
et  une  absurdité.  (Hist.  du  Peuple  d'Israël,  t.  IV,  p.  245.)  —  Absurdité  sans 
doute  parce  que,  selon  Renan,  tout  finit  pour  le  Juif  avec  la  vie  présente. 
Mais  cette  idée  de  Renan  est  aujourd'hui,  comme  l'on  sait,  fort  contestée  ; 
eût-il  raison,  l'argument  peut  se  retourner.  N'est-ce  pas  surtout  dans  le  cas 
où  tout  ne  finit  pas  et  où  des  châtiments  sont  à  craindre  que  le  suicide  est 
une  absurdité?  Quant  au  portrait  que  Renan  trace  du  Juif  «  qui,  le  jour  de 
la  bataille  ne  songe  qu'à  s'échapper,  etc.  »,  il  ne  ressemble  guère  au  Juif  de 
l'époque  romaine.  (4)  Bell.  Jud.,  II,  12.  (5)  Ibid..  II,  14.  (6)  Ibid.,  I,  5  ; 
Antiqu..  XIV,  4.  (7)  Bell.  Jud.  I,  12.  Anliq..  XIV,  15.  (8)  Bell.  Jud.,  II, 
5.     (9)  Ibid,  III,  30.     (10)  Ibid.,  IV,  7.     (Il)  Ibid,.  VI,  29  et  44. 


LES    SUICIDÉS   ADMIRÉS  219' 

pagnons  d'Eléazar,au  nombre  de  près  d'un  millier,  se  tuent  après 
l'avoir  écouté  (i;. 

Non  seulement  il  est  inexact  de  prétendre  que  les  Juifs  ne  se 
tuaient  pas  ou  ne  se  tuaient  guère;  mais,  au  cours  de  mes  recherches, 
je  n'ai  pas  rencontré  d'autre  époque  où  îa  morale  nuancée  ait  ainsi 
produit  par  milliers  ces  suicides  à  la  fois  enthousiastes  et  réfléchis 
qui  demeurent,  dans  l'histoire,  une  des  originalités  du  peuple 
d'Israël. 

III 

Hypothèses  démenties  ou  démontrées  par  V étude  de  la  morale  juive  :  1)  On 
n'aperçoit  pas  de  rapports  entre  les  idées  relatives  au  suicide  et  les  idées 
relatives  au  respect  ae  la  vie  humaine  ;  2)  la  morale  nuancée  paraît 
solidaire  de  l'idée  de  liberté  religieuse  et  de  l'idée  d'indépendance  nationale. 

Ainsi  on  ne  trouve  pas  dans  la  Bible  un  seul  mot  qui  exprime 
ou  annonce  la  morale  simple,  l'horreur  indiscrète  de  tous  les  sui- 
cides. Par  contre,  à  l'époque  judéo-hellénique,  la  morale  nuancée 
s'affirme  dans  le  droit,  les  formules  et  les  mœurs. 

Certes,  je  n'ai  garde  de  prétendre  que  les  quelques  textes  qu'on 
vient  de  voir  permettent  imaginer  ce  que  put  être,  au  cours  de  tant 
de  siècles,  la  morale  du  peuple  d'Israël  en  matière  de  mort  volon- 
taire. Le  silence  de  la  Bible  est  une  indication,  ce  n'est  pas  une 
réponse.  II  est  en  outre  fort  possible  que  le  peuple  ne  se  soit  pas  tou- 
jours accommodé  de  la  formule  délicate  d'Akiba  :  ne  l'honore  pas,  ne 
le  maudis  pas,  et  qu'il  y  ait  eu,  au-dessous  des  sentiments  et  des 
idées  dont  les  textes  gardent  la  trace,  toute  une  morale  populaire  (qui, 
mieux  connue,  révélerait  peut-être  un  dualisme  analogue  à  celui 
que  nous  avons  constaté  dans  la  société  qui  nous  entoure.-) 

Notre  ignorance  sur  des  points  essentiels  fait  que  nous  ne  pou- 
vons même  pas  essayer  de  vérifier  à  cette  première  étape  toutes  les 
hypothèses  que  j'ai  indiquées  à  îa  fin  de  ma  première  partie.  Sur 
deux  points  pourtant  il  me  semble  que  le  peu  qu'on  atteint  de  la 
morale  juive  apporte  quelque  enseignement. 

D'abord,  l'hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur  du 
sang  et,  par  suite,  la  morale  nuancée  à  un  respect  moindre  de  la  vie 
humaine  se  trouve  ici  en  défaut.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéristique, 
à  mon  avis,  dans  la  morale  juive,  ce  sont  ces  suicides  qu'inspire  le 
désir  de  ne  pas  transgresser  la  loi  ou  de  ne  pas  céder  au  vainqueur. 
Ils  apparaissent  nettement  à  l'époque  des  guerres  contre  les  Ro- 
mains :  nous  en  retrouverons  des  exemples  en  plein  Moyen  âge  à 
l'époque  des  persécutions  ;  il  y  a  là  une  tradition  très  ferme.  Or,  à 


(1)  Ibid.  VII,  34. 


220  LA   MORALE   JUIVS 


1 


quelle  époque  s'affermit-elle?  A  l'époque  où  s'avive  dans  la  morale 
juive  l'horreur  du  sang  versé.  On'a  pu  dire,  en  alléguant  des  pieu 
solides,  que  la  partie  du  Talmud  qui  traite  de  la  peine  capitale 
«  consacre  en  réalité  l'abolition  de  la  peine  de  mort  »  (i)  et  on  ne 
compte  pas  dans  les  écrits  talmudiques  les  décisions  et  les  commen- 
taires qu'inspire  un  esprit  de  douceur  délicate  et  scrupuleuse.  C'est 
dans  le  temps  môme  où  cet  esprit  s'affirme  que  la  morale  nuancée 
inspire  la  doctrine  et  les  mœurs. 

Un  autre  fait  me  semble  contredire  l'hypothèse  de  Durkheim  et 
appuyer  au  contraire  l'hypothèse  qui  lie  la  morale  nuancée  aux 
idées  de  liberté.  Ce  qui,  au  sein  du  peuple  juif,  s'oppose  peut-être  le 
plus  nettement  à  l'horreur  indiscrète  de  tous  les  suicides,  c'est  l'idée 
qu'il  faut  préférer  la  mort  à  la  violation  de  la  loi  ou  à  la  servitude. 
Il  m'est  impossible  de  croire  qu'une  telle  idée  ravale  la  dignité 
humaine.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'elle  ne  conçoit  pas  cette  dignité 
séparable  de  la  liberté  de  penser  et  de  croire,  d'une  indépendance 
à  la  fois  religieuse  et  nationale.  Vivre  et  mourir  libres I  diront  plus 
tard  les  hommes  de  la  Révolution  :  n'est-ce  pas  déjà  pour  rester 
fidèles  à  cette  devise  que  meurent  les  compagnons  de  Joseph  et  les 
compagnons  d'Eléazar,  les  Juifs  de  Gamala  et  de  Jérusalem? 

Quoi  qu'on  pense  de  ce  rapprochement,  un  fait,  du  moins,  se 
dégage,  à  mon  sens,  avec  certitude  :  la  légende  qui  fait  remonter 
jusqu'au  peuple  juif  l'origine  de  la  morale  simple  est  une  légende, 
et  rien  de  plus.  Tous  les  faits  établis  la  démentent  :  les  modifica- 
tions légères  qui  distinguent,  rarement,  les  funérailles  des  suicidés 
n'ont  aucun  rapport  avec  Je  traitement  ignominieux  que  le  Moyen- 
Age  fera  subir  aux  cadavres  des  désespérés  ;  l'horreur  du  suicide 
n'en  a  pas  davantage  avec  une  doctrine  assez  souple  pour  aller,  selon 
les  cas,  du  blâme  à  l'admiration. 


(1)  Rabbinowicz,  Législation  criminelle   du    Talmudt   p.  1  ;   cf.   Schwab,, 
Talmud  de  Jérusalem^  t.  X,  page  1. 


CHAPITRE  II 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine    chrétienne 

Si  ce  n'est  pas  la  morale  juive,  est-ce  la  morale  chrétienne  qui 
a  donné  naissance  à  l'horreur  du  suicide? 

On  le  croit  communément  :  ceux  même  qui  vont  chercher  au 
sein  du  peuple  d'Israël  les  origines  de  la  morale  simple  ajoutent 
que  le  Christianisme,  en  la  lui  reprenant,  sut  en  faire  sa  chose.  C'est 
un  lieu  commun  d'opposer  à  l'orgueilleuse  vertu  de  Caton  l'humble 
résignation  du  fidèle  qui  accepte  l'épreuve.  Ce  lieu  commun  semble 
même  étayé  sur  des  faits  bien  établis  :  n'est-ce  pas  saint  Augustin 
qui  ouvre  la  campagne  contre  le  suicide?  Ne  sont-ce  pas,  en  France 
même,  des  conciles  qui,  bien  avant  les  coutumes,  punissent  la  mort 
volontaire?  Enfin,  si  l'on  compare  le  Code  et  le  Digeste  au  Décret 
de  Gratien,  les  Lettres  à  Lucilius  à  la  Cité  de  Dieu,  le  contraste 
n'est-il  pas  frappant? 

La  liste  serait  interminable  si  j'essayais  d'énumérer  les  auteurs 
qui,  du  Moyen- Age  jusqu'à  nos  jours,  ont  développé  ces  arguments 
et  d'autres.  Cette  unanimité  même  fait  d'abord  impression.  Mais,  à 
s'en  tenir  aux  grands  faits  qu'on  allègue  communément,  un  détail 
frappe  bientôt  :  à  quelle  époque  Saint  Augustin  compose-t-il  la 
Cité  de  Dieu?  Au  début  du  ▼'  siècle.  A  quelle  époque  les  conciles 
punissent-ils  le  suicide?  Au  vie  siècle.  A  quelle  époque  Gratien  com- 
pose-t-il son  Décret?  Au  xne  siècle.  Or,  dès  le  ive  siècle,  l'Eglise, 
incorporée  à  l'Empire,  est,  de  l'aveu  général,  pleine  d'idées,  de  sen- 
timents, d'usages  païens,  étrangers  ou  contraires  à  l'esprit  chrétien 
primitif.  Du  coup,  une  question  se  pose  :  cette  violente  aversion 
pour  la  mort  volontaire  que  Saint  Augustin  traduit  en  formules, 
que  les  conciles  traduisent  en  actes,  fait-elle  partie  du  fonds  chré- 
tien? Ne  serait-ce  pas,  au  contraire,  chose  païenne  ou  barbare  im- 
posée au  christianisme  par  les  forces  du  dehors? 

Il  n'est  pas  impossible  de  s'en  assurer.  Avant  Constantin,  le 
christianisme  s'offre  à  nous,  non  pas  certes  pur  de  tout  alliage 
païen,  mais  infiniment  plus  jaloux  de  son  originalité.  S'il  appa- 
raît, dès  cette  époque,  violemment  hostile  au  suicide,  nul  doute  que 
Saint  Augustin  et  les  conciles  du  vi*  siècle  n'aient  fait  œuvre  pro- 
prement chrétienne.  Mais  si,  trois  siècles  durant,  les  fidèles  ne  ma- 
nifestent aucune  horreur  pour  la  mort  volontaire,  il  sera  prudent 
de  chercher  ailleurs  l'origine  de  la  morale  simple  ;  on  pourra  même 


2'2'2  LA   MORALE   CHRÉTIENNE 


te  du 


se  demander  si   la   vieille  théorie  qui  lie  logiquement  la  haine 
suicide  à  l'esprit  de  la  morale  chrétienne  ne  méconnaît  pas  cet  esprit 
lui-même. 

i 

Les  deux  premiers  siècles  :  1)  L'Eglise  ne  s'intéresse  pas  à  la  question  morale 
posée  par  le  suicide  :  aucune  trace  de  peines  ;  aucune  discussion  sur  la 
légitimité  de  la  mort  volontaire;  2)  le  suicide  chrétien:  en  dépit  de 
quelques  réserves  dictées  par  la  crainte  de  l'abjuration,  les  chrétiens  admi- 
rent ceux  qui  meurent  volontairement  pour  là  foi. 

Considérons  tout  d'abord  ce  que  Renan  appelait  l'embryogénie 
du  christianisme,  l'époque  de  saint  Paul,  des  Evangiles,  de  Clément, 
d'Ignace  et  de  Polycarpe,  de  Justin  et  de  Minucius  Félix  (i). 

A  celte  époque,  deux  faits  se  dégagent  avec  évidence  :  les  chré- 
tiens ne  s'occupent  pas  du  suicide  en  général,  ils  approuvent  le 
suicide  chrétien. 

Quand  je  dis  qu'ils  ne  s'occupent  pas  du  suicide,  je  n'entends 
pas  dire  qu'ils  l'aient  approuvé.  Les  chrétiens  venus  du  judaïsme 
conservent  peut-être  quelque  temps  leurs  idées  et  leurs  habitudes 
juives.  Les  esclaves  et  les  petites  gens  venus  du  paganisme  ont 
sans  doute,  en  tant  qu'esclaves  et  petites  gens  (2),  une  certaine 
aversion  pour  le  suicide  :  ainsi  s'expliqueraient  les  bruits 
qu'on  fait  courir  sur  la  fin  de  Caïphe,  de  Pilate,  de  Montan, 
de  Maximilla  (3).  Mais  ce  qui  frappe,  lorsqu'on  lit  les  documents 
du  premier  âge  (4),   c'est  que   l'Eglise   ne  prend  nullement  à  son 


(1)  Pour  Renan  c'est  la  mort  de  Marc  Aurèîe  qui  clôt  ce  premier 
âge  ;  pour  M.Allard,  c'est  l'édit  de  Septime  Sévère.  Au  point  de  vue 
moral,  toute  détermination  précise  serait  vaine.  A  l'exemple  de  Bar- 
denhewer,  je  place  Clément  d'Alexandrie  (né  vers  150)  dans  le  second 
âge,  parce  qu'il  en  annonce  déjà  nettement  l'esprit  général.  (2)  Voir  plus 
loin,  ch.  5.  (3)  Sur  Caïphe,  voir  l' Octateuque  de  Clément,  traduit  par  Nau 
(P.  1903,  p.  90),  sur  Pilate,  voir  Eusèbe,  H.  E.,  II,  7,  Evangile  arabe  de 
l'enfance  du  Sauveur  (Tischendorf,  Evangelia  apocrypha,  Leipzig,  1853,  p.  434); 
sur  les  bruits  relatifs  à  la  fin  misérable  des  montanistes,  voir  Renan,  Marc- 
Aurèle  (P.  1882,  p.  228).  (4)  J'ai  lu,  pour  cette  première  période,  les  écrits  indi- 
qués par  Barden  hewer,  Les  Pères  de  l'Eglise,  trad.  Godet  et  Verschaffel,  P.  1905, 
1. 1,  première  période,  livres  I-IV.  Ouvrages  cités  dans  la  première  partie  de  ce 
chapitre,  (outre  ceux  qui  composent  le  Nouveau  Testament)  :  Clément,  Lettre 
aux  Corinthiens,  éd.  Hemmer,  dans  Hemmer  et  Lejay,  Textes  et  documents 
pour  l'étude  historique  du  christianisme,  t.  X,  P.  1909  ;  Saint  Ignace,  Epitre 
aux  Romains,  éd.  Lelong  (Hemmer  et  Lejay,  t.  XII,  P.  1910)  ;  Evangile  des 
douze  apôtres  (Patrologie  orientale,  t.  II  et  suiv.)  ;  Apocalypse  de  Saint  Pierre, 
fragments  publiés  par  Bouriant  (Mém.  de  la  Mission  archéologique  française 
duîCaire,  t.  IX,  1892,  fasc.  I,  p.  144  et  suiv.)  ;  Evangile  de  Saint  Barthélémy 
(Patrol.  or.  II)  ;  Apocalypse  de  Barthélémy  (Mém.  publiés  par  les  membres  de 
l'Institut  français  d'archéologie  orientale  du  Caire,  t.  IX,  1904)  ;  le  Pasteur 
d'Hermas,  éd.  Lelong,  (Hemmer  et  Lejay,  t.,  XVI,  [P.  1912)  ;  Justin,  éd.  Panti- 


LE   NOUVEAU   TESTAMENT  223 

compte  ces  aversions  pour  la  mort  volontaire  :  elle  ne  punit  pas  les 
•suicidés,  elle  ne  s'occupe  pas  du  suicide. 

Nul,  je  crois,  n'a  jamais  signalé  et,  pour  ma  part,  j'ai  recherché 
en  vain  dans  la  littérature  du  premier  âge  la  trace  d'un  usage  chré- 
tion  destiné  à  punir  ceux  qui  se  tuent.  Nulle  part,  il  n'est  question 
ni  d'un  refus  de  sépulture,  ni  de  quelque  modification  humiliante  au 
rite  des  obsèques.  Le  refus  d'oblation,  que  nous  verrons  apparaître 
ça  et  là  dans  la  chrétienté,  à  partir  de  la  fin  du  iv*  siècle,  semble 
inconnu  au  premier  âge.  fl  est  vrai  que  nous  possédons  fort  peu  de 
chose  sur  le  droit  canonique  primitif.  Mais  acceptons  de  l'imaginer 
à  travers  des  textes  plus  récents,  Discipline  ecclésiastique  des  Apô- 
tres, Didascalie,  Canons  d'Hippolyte,  Oclateuque  de  Clément,  etc. 
aucun  de  ces  textes  ne  fait  allusion  à  une  peine  contre  le  suicide  (i). 
Dira-t-on  que  cette  peine  a  pu  exister  et  qu'un  malencontreux  hasard 
en  a  fait  disparaître  toute  trace?  A  priori  l'objection  paraît  forte  : 
mais,  si  les  premiers  chrétiens  avaient  puni  le  suicide,  comment 
expliquer  que  Saint  Augustin,  qui  va  chercher  jusque  dans  la  Bible 
un  argument  si  fragile  contre  la  mort  volontaire,  ne  fasse  aucune 
allusion  au  droit  canonique  de  l'Eglise  primitive?  Dira-t-on  que,  dès 
le  ive  siècle,  le  souvenir  s'en  était  perdu? 

A  défaut  d'une  règle,  d'un  usage,  cherchons  dans  le  Nouveau 
Testament  et  dans  les  ouvrages  des  moralistes  une  phrase,  un  mot 
qui  exprime  l'horreur  du  suicide  :  je  n'en  vois  pas  un. 

Dans  les  Evangiles,  rien. 


gny  (Hemmer  et  Lejay,  t.  I,  P.  1904)  ;  Martyre  de  Polycarpe  (lettre  de  l'Eglise 
de  Smyrne),  éd.  Lelong,  dans  Hemmer  et  Lejay,  t.  XII,  P.  1910  ;  Martyrium 
B.  Pétri  a  Lino  episcopo  conscriplum  (Lipsius  et  Bonnet,  Acta  apostolorum 
■apocrypha,  Leipzig,  1891,  t.  I)  ;  Acta  Pauli  et  Theclae,  (Ibid.)  ;  Passio 
Andreae  (ibid.,  t.  II)  ;  Acta  SS.  Carpi,  Papyli  et  Agathonices  (dans  Aube, 
L'Eglise  et  V  Etat  dans  la  seconde  moitié  du  iue  siècle,  P.  1385,  p.  499)  ;  Tatien, 
Oratio  adversus  Graecos,  Migne,  P.  G.,  VI  ;  Eusèbe,  Histoire  ecclésiastique, 
(éd.  Schwartz,  Leipzig,  2  vol.  1903  et  1908)  ;  les  passages  cités  en  français 
sont  empruntés  à  l'édit.  Grapin,  (Collect.  Hemmeret  Lejay,  t.  II,  XIV,  XVII 
{P.  1905-1913).  —  Je  ne  connais  pas  d'étude  sur  les  idées  des  premiers  chré- 
tiens en  matière  de  mort  volontaire  ;  livres  et  articles  ne  disent  presque  rien 
sur  la  période  antérieure  à  St-Augustin.  Sur  la  question  du  suicide  chrétien 
ou  martyre  volontaire,  j'ai  consulté  :  Hecker,  De  autocheiria  martyrum, 
Lips.  1720  ;  abbé  Jolyon,  La  fuite  et  la  persécution  durant  les  trois  premiers 
siècles  du  christianisme,  Lyon  1903  et  J.  Rambaud,  Le  droit  criminel  romain 
dans  les  Actes  des  Martyrs,  P.  1907.  En  outre,  renseignements  et  considé- 
rations abondent  dans  les  travaux  connus  d'Aube,  de  Le  Blant,  de  M.  Allard, 
de  dom  Leclercq  sur  l'histoire  des  persécutions  et  dans  la  plupart  des 
ouvrages  généraux  sur  l'histoire  de  l'Eglise,  notamment  ceux  de  Renan,  Pre- 
sensé,  de  Mgr  Duchesne,  de  M.  Guignebert,  de  M.  Dufourcq,  de  l'abbé  Mouret' 
de  Kraus,  Funk,  Harnack,  —  pour  ne  parler  que  de  ceux  dont  je  me  suis  le 
plus  souvent  servi.     (1).  Voir  infra,  p.  235. 


224  LA    MORALE   CHRÉTIENNE 

Un  catéchisme  protestant  voit  une  condamnation  du  sul 
le  mot  de  l'Evangile  de  Luc  :  «  Et  soyez  comme  ceux  qui  attendent 
<|iic  leur  maître  revienne  de  noces  ;  afin  que,  quand  il  viendra  et 
qu'il  heurtera  à  la  porte,  ils  lui  ouvrent  incontinent  »  (i).  C'est  1 
coup  d'ingéniosité. 

Judas  se  tue  selon  Mathieu.  Il  n'est  dit  ni  qu'on  refuse  la  sépul- 
ture à  son  cadavre,  ni  que  son  suicide  le  perde  à  jamais.  L'idée,  com- 
mune plus  tard,  et  qui  perce  déjà  dans  Origène,  qu'il  est  damné  non 
pour  avoir  trahi  mais  pour  avoir  désespéré,  n'apparaît  pas  dans  le  récit 
cvangélique.  C'est  bien  la  trahison  et  la  trahison  seule  qui  rend  le 
nom  de  Judas  odieux  aux  premiers  Chrétiens.  Dans  l'Évangile  de 
Saint  Barthélémy,  Judas  figure  au  nombre  des  trois  hommes  privés 
do  la  miséricorde  finale.  Mais  il  est  puni  comme  traître,  l'auteur  ne 
fait  aucune  allusion  à  son  suicide  (2).  D'ailleurs,  plusieurs  légendes 
couraient  sur  sa  fin  et  tout  le  monde  ne  croyait  pas  qu'il  se  fût  tué 
lui-même.  Quelques-uns  virent  plus  tard  dans  sa  mort  volontaire  une 
preuve  de  remords  et  comme  un  dernier  vestige  de  ce  qu'il  y  avait 
de  bon  en  lui  (3). 

Je  ne  vois  rien  non  plus  sur  le  suicide  dans  ces  écrits  apocryphes 
qui  eurent  tant  de  vogue  autrefois  :  Protévangile  de  Jacques,  Pseudo- 
Mathieu, Evangile  de  Thomas,  Histoire  de  Joseph  le  charpentier,  Evan- 
gile des  douze  Apôtres  (4).  V Apocalypse  de  Pierre  donne  une  descrip- 
tion de  peines  qui,  dans  l'enfer,  tourmentent  les  différents  pêcheurs. 
Il  n'est  pas  question  de  suicidés. 

Dans  les  autres  écrits  du  Nouveau  Testament,  même  silence. 

On  a  voulu  voir  un  réprobation  dans  un  passage  des  Actes  :  le 
goôlier  de  Paul,  croyant  son  prisonnier  évadé,  veut  se  tuer  :  Paul  lui 
dit:  «  ne  te  fais  point  de  mal  !  »  (5)  Mais  comme  il  ne  dit  pas:  garde 
toi  d'un  tel  crime,  la  phrase  ne  prouve  rien. 

Des  auteurs  protestants  découvrent  une  condamnation  du  suicide 
dans  les  textes  suivants  :  «  Rendez  grâce  à  Dieu  en  toutes  choses, 
car  c'est  la  volonté  de  Dieu  en  Jésus-Christ  à  votre  égard  »  (6)  —  «  il 
(Epaphrodite)  a  été  bien  malade  et  même  près  de  la  mort,  mais  Dieu 
a  eu  pitié  de  lui  »  (7)  —  «  aucun  de  nous  ne  vit  pour  soi-même  et 
aucun  de  nous  ne  meurt  pour  soi-même,  car,  soit  que  nous  vivions 
nous  vivons  pour  le  Seigneur,  soit  que  nous  mourions.,  nous  mourons 
pour  le  Seigneur  etc.  »  (8)  :  je  ne  vois  pas  en  quoi  ces  textes  condam- 
nent la  mort  volontaire. 


(1)  Luc.  XII,  36.  (2)  Patrol.  Or.,  II,  p.  186.  Cf.  Y  Apocalypse  de  Barthê' 
lémy  (Mémoires  etc.,  t.  IX,  p.  67).  L' Evangile  des  douze  Apôtres  ne  parle  pas 
non  plus  du  suicide  de  Judas,  mais  seulement  de  sa  trahison,  due  aux  conseils 
de  sa  mauvaise  femme.  (3)  Voir  infra,  III.  ch.  1.  (4)  Les  Evangiles  apo- 
cryphes, éd.  Michel,  (Collect.  Hemmer  et  Lejay,  P.  1911).  (5)  Actes,  XVI, 
28.     (6)  Thessal,  V,  18.     (7)  Philipp.,  II,  27.     (8)  Rom.    XIV,  7-1. 


iMOBALISTES    ET   APOLOGISTES  225 

Grétillat.  (i)  allègue  encore  la  phrase  de  St-Paul  aux  Philippiens  : 
Je  suis  pressé  des  deux  côtés,  mon  désir  étant  de  partir  de  ce  monde 
t  d'être  avec  Christ,  ce  qui  me  serait  beaucoup  meilleur;  —  mais  il 
est  plus  nécessaire  pour  vous  que  je  demeure  dans  ce  corps,  —  et  je 
suis  aussi  persuadé  que  j'y  demeurerai  et  même  que  je  demeurerai 
quelque  temps  avec  vous  (2).  »  Je  n'ai  pas  l'impression  que  St-Paul, 
lorsqu'il  parle  de  son  désir  de  partir  de  ce  monde  songe  au  suicide; 
mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  s'il  y  songeait,  le  passage  allégué  se  re- 
tournerait contre  la  conclusion  qu'on  en  veut  tirer  :  juste  avant  le 
passage  cité  par  Grétillat,  St-Paul  écrit  :  «  Or,  s'il  m'est  avantageux 
de  vivre  dans  ce  corps  et  ce  que  je  dois  souhaiter,  c'est  ce  que  je  ne 
sais  pas  »;  il  faudrait  donc  admettre  que  St-Paul  hésite  entre  le  suicide 
et  la  vie  comme  entre  deux  solutions  à  peu  près  également  souhai- 
tables! 


Passons  aux  moralistes.  En  dehors  du  Nouveau  Testament,  les 
plus  anciennes  expositions  de  la  morale  chrétienne  se  trouvent  dans 
la  Didaché,  YEpître  de  Barnabe,  YEpître  aux  Vierges,  le  Pasteur 
d'Hermas,  YEpître  à  Diognète.     ' 

J'y  trouve  une  phrase  sur  le  suicide.  Elle  est  dans  le  Pasteur 
d'Hermas.  L'auteur  parle  des  malheureux  qu'un  excès  de  misère 
pousse  à  se  tuer  :  «  Beaucoup,  ne  pouvant  supporter  de  tels  maux, 
se  donnent  la  mort.  »  Les  condamne-t-il?  Non.  Tout  son  blâme  va 
aux  cœurs  assez  durs  pour  souffrir  autour  d'eux  de  si  grands  mal- 
heurs :  «  Qui  connaît  un  homme  aussi  infortuné  et  ne  le  sauve  pas 
commet  un  grand  péché  et  est  coupable  de  sa  mort  (3).  »  Mot  ferme 
•et  touchant,  qui  retentit  dans  la  jeune  conscience  chrétienne  (4).  Mais 
combien  cette  pitié  vengeresse,  douce  aux  morts,  sévère  aux  vivants, 
nous  éloigne  de  l'horreur  du  suicide!  Or,  cette  phrase  mise  à  part, 
je  ne  trouve  rien  sur  la  mort  volontaire. 

Là  encore,  dira-t-on  :  hasard  1  Le  nombre  des  textes  est  petit  ; 
ceux  que  le  temps  a  fait  perdre  condamnaient  peut-être  le  suicide? 
A  vrai  dire,  les  textes,  si  rares  soient-ils,  nous  donnent  une  image 
assez  détaillée  de  l'ancienne  morale.  Mais  enfin  il  n'est  pas  sans 
exemple  que  des  moralistes  oublient  de  traiter  une  qustion,  précise- 
ront parce  qu'elle  ne  soulève  ni  en  eux  ni  autour  d'eux  aucun  débat. 
Pout-être  l'aversion  pour  le  suicide  est-elle,  aux  deux  premiers  siè- 
cles, un  de  ces  sentiments  obscurs  et  vigoureux  que  les  écrivains  ne 
formulent  guère,  tant  ils  sont  indiscutés. 

Les  apologistes  vont  nous  le  dire.   Pour  eux,   il  ne  peut  guère 


(1)  Voir  plus  haut,  page  174.  (2)  Philipp.  I,  423ss.  (3)  SimiliL,  X,  4,  (p.  312)' 
4)  Voir  plus  bas,  page  236. 


i:> 


L'2  *)  LA    MORALi:    <  Il  K  KTI  K\  \  K 

rire  question   d'oubli ï   On   lait  «vejc   quel    soin    Lia   relèvent,    <l. 
h    -..  Irait*  '|ui  distinguent  le  christianisme  des  croyan 

de  l,i  mora)Q  païVmn'*.  Or,  bj  là  philosophie  platonicienne 
hostile  au  suicide,  le  sionisme  lui  est  tout  à  fait  favorable  :  bonne 
Occasion,    si    l'on   hait   le   suicide,    pour   opposer    la    résignation    du 

■  ..ni  à  l'orgueil  homicide  de  (laton!  (  Vprnda  d|  ,  ce  parallèle,  qui 
sera  classique  après  Saint  Augustin,  ne  se  trouve  dans  aucune  apo- 
logie du  ii°  siècle.  Tout  au  contraire,  ce  sont  les  fidèles  qui  semblent 
aux  païens  des  désespérés  et  Justin  en  est  réduit  à  expliquer  pourquoi 
les  chrétiens  ne  se  tuent  pas  tous!     * 

H  On  nous  dira  peul-clre,  ccril-ii  :  «  Dottfiez-VpUS  Ions  la  mort  à 
vous-mêmes;  c'est  le  chemin  pour  aller  à  Dieu;  vous  nous  épar- 
gnerez  la  besogne.  »  Je  dirai  pourquoi  nous  n'agissons  pas  aim 
pourquoi  nous  confessons  sans  crainte  notre  foi  devant  les  tribu  - 
naux.  Notre  doctrine  nous  enseigne  que  Dieu  n'a  pas  fait  le  mon£e 
sans  but,  mais  pour  le  genre  humain...  Si  nous  nous  donnons  tous 
la  mort,  nous  serons  cause,  autant  qu'il  est  en  nous,  qu'il  ne  naîtra 
plus  personne,  qu'il  n'y  aura  plus  de  disciple  de  la  loi  divin 
même  qu'il  n'y  aura  plus  d'hommes!  » 

Je  ne  sais  comment  le  dernier  traducteur  de  Justin  écrit  en  marge 
de  ce  passage  :  réprobation  du  suicide  (i).  Justin,  comme  on  voit, 
n'a  garde  de  dire  :  pourquoi  nous  ne  nous  tuons  pas?  parce  que 
c'est  un  crime  abominable!  parce  que  le  suicide,  que  vous  autres, 
stoïciens,  admirez  si  fort,  est  à  nos  yeux  chose  exécrable.  Ce  qu'il 
repousse,  c'est  uniquement  l'idée  d'un  suicide  en  masse,  qui  serait 
la  fin  de  l'Eglise.  S'ensuit-il  que  la  mort  volontaire  soit  criminelle 
en  elle-même?  Il  ne  le  dit  pas.  On  ne  peut,  sans  jouer  sur  les  mots, 
le  lui  faire  dire  :  si  tous  les  chrétiens  sans  exception  avaient  été 
chastes,  c'eût  été  aussi  la  fin  de  l'Eglise,  contraire  aux  volontés  de 
Dieu.  Quelques  auteurs  l'ont  compris  et  l'ont  dit  :  qui  s'aviserait 
d'en  conclure  qu'ils  réprouvaient  la  chasteté? 

Le  texte  de  Justin  suffirait  presque  à  prouver  que  l'horreur  du 
suicide  est  étrangère  à  l'Eglise  naissante.  Le  silence  des  autres  apo- 
logistes confirme  cette  opinion  ;  nulle  part,  aucun  d'eux  n'oppose 
au  goût  des  païens  pour  certaines  morts  volontaires  le  dégoût  et 
l'aversion  qu'elle  inspirerait  aux  fidèles  :  rien  dans  V Apologie 
d'Aristide;  rien  dans  Athénagore;  rien  dans  YEpître  à  Diognète; 
rien  dans  YOctavius;  rien  dans  Théophile  d'Antioche. 

Dans  l'Apologie  de  Tatien,  un  mot  :  «  Si  vous  dites  qu'il  ne  faut 
pas  craindre  la  mort,  dit-il  aux  païens,  d'accord  en  cela  avec  notre 
doctrine,  ne  mourez  pas  comme  Anaxarque,  par  vaine  gloire;  mais 
pour  la  connaissance  de  Dieu,  apprenez  à  mépriser  la  mort  (2).   » 


(1)  M.Pantigny,    (Collect.   Hemmer  et  Lejay,  P.  1904,  p.  157).     (2)    Oratio- 
adversus  Graecos,  Migne,  P.  G.,  VI,  c.  848. 


LE    SUICIDE    CHRÉTIEN  227 

Ce  n'est  pas  là  condamner  le  suicide,  mais  uniquement  le  suicide 
profane.  Et  ceci  nous  amène  à  la  question  du  suicide  chrétien,  ou 
martyre  volontaire. 

Des  apologistes  modernes  se  sont  ingéniés  à  démontrer  que  ces 
deux  mots  ne  sont  pas  synonymes,  que  se  sacrifier  n'est  pas  se  tuer. 
Etant  donné  la  définition  que  nous  avons  adoptée,  je  ne  crois  pas 
nécessaire  de  reprendre  la  discussion.  Elle  a  été  vive  à  partir  du 
xvine  siècle  :  lorsque  le  mot  suicide  a  commencé  à  devenir  commun, 
lorsque  les  criminalistes  se  sont  mis  à  l'employer,  les  catholiques 
ont  voulu  éviter  la  flétrissure  d'un  nom,  alors  odieux,  aux  victimes 
volontaires  de  l'âge  héroïque.  Si  l'on  trouvait  trace  d'un  souci  sem- 
blable dans  la  littérature  du  premier  âge,  ce  serait  naturellement  un 
indice  très  précieux  sur  les  sentiments  des  fidèles  ;  mais  la  question 
alors  ne  se  pose  pas  :  il  n'y  a  pas,  en  grec  ni  en  latin,  un  terme 
courant  et  commun  pour  désigner  le  meurtre  de  soi-même. 

Les  fidèles  du  premier  âge  ne  s'attardant  pas,  et  pour  cause,  à 
rechercher  si  le  suicide  chrétien  est  ou  n'est  pas  un  suicide,  reste  à 
savoir  ce  qu'ils  pensent  de  la  chose  elle-même. 

On  a  soutenu  et  qu'un  mot  de  l'Evangile  la  condamne  et  que  les 
premiers  chrétiens  voient  d'un  mauvais  œil  les  téméraires  qui, 
d'eux-mêmes,  se  présentent  au  martyre.  Je  crois  bien  qu'il  y  a  là 
une  double  et  grave  erreur. 

Le  mot,  c'est  celui  qui  se  trouve  dans  l'Evangile  de  Mathieu  : 
«  Quand  ils  vous  persécuteront  dans  une  ville,  fuyez  dans  une 
autre.  »  (i).  Ce  mot,  ainsi  isolé,  pourrait  en  effet  vouloir  dire  qu'il 
est  interdit  de  s'offrir  au  supplice,  voire  de  s'exposer  au  péril.  Mais 
lisons  le  chapitre  :  Jésus  est  en  train  d'indiquer  à  ses  disciples  leur 
mission  et  les  dangers  qu'ils  trouveront  sur  leur  route.  Leur  dit-il  : 
Fuyez  ces  dangers,-  craignez  les  persécuteurs!  Par  trois  fois,  au  con- 
traire, il  répète  :  a  Ne  les  craignez  pas!...  Ne  craignez  point  ceux  qui 
ôtent  la  vie  du  corps  et  qui  ne  peuvent  faire  mourir  l'âme...  Ne  crai- 
gnez donc  rien!...  m  (2).  Alors,  dira-t-on,  pourquoi  ce  conseil,  pour- 
quoi cet  ordre  de  fuir  les  villes  où  l'on  sera  persécuté?  Tout  sim- 
plement pour  ne  pas  perdre  dans  les  cités  endurcies  un  temps  qu'il 
faut  ménager  pour  l'instruction  du  reste  des  hommes.  Oui,  l'apôtre 
quittera  la  ville  où  on  le  persécute,  en  secouant  la  poussière  de  ses 
pieds  ;  mais  ce  ne  sera  pas  pour  sauver  ses  jours,  ce  sera  pour  porter 
la  bonne  nouvelle  à  de  plus  dignes,  ce  sera  parce  que  le  temps 
presse  :  a  Fuyez  dans  une  autre.  Je  vous  dis  en  vérité  que  vous  n'aurez 
pas  achevé  d'aller  par  toutes  les  villes  d'Israël  que  le  Fils  de  l'homme 
ne  soit  venu.  »  Donc,  conseil  de  ne  pas  gaspiller  un  temps  précieux' 


(1)  Math.  X,  23.     (2)  Ibid,  26,  28,  31. 


228  i.a   .moualu  eu i;k'ji i:\ne 

dans  1rs  cités  indiques,  mais  non  pas  certes  conseil  de  fuir  pti 
prudence,  pour  sauver  ses  jours  :  au  contraire,  il  est  dit  au  même 
Chapitre  :  «  Celui  qui  aura  conservé  sa  vie  la  perdra,  mais  celui  qui 
aura  perdu  sa  rie  à  cause  de  moi  la  retrouvera  (i).  » 

1/'  mot  allégué  ne  prouve  donc,  rien.  Restent  les  mœurs.  Dom 
Leelercq  déclare,  dans  son  livre  sur  les  Martyrs,  qu'on  se  transmettait 
avec  horreur  le  nom  de  ces  [cinéraires  qui,  après  s'être  offerts, 
reniaient  la  foi  et  «  qu'une  sorte  de  défaveur  »  planait  sur  le 
venir  de  ceux  qui  s  étaient  livrés,  «  même  quand  ils  triomphaient 
de  l'épreuve  »  (2). 

A  l'appui  de  la  première  assertion,  dom  Lecleroq  allègue  un 
texte  qui  avait  déjà  frappé  Renan  :  dans  le  Martyre  de  Polycarpe, 
Quintus  de  Phygie,  qui  s'est  livré  lui-même,  faiblit  et  renie  le 
Christ  :  a  Aussi,  frères,  n'approuvons  pas  ceux  qui  se  livrent  eux- 
mêmes,  ce  n'est  pas  là  ce  qu'enseigne  l'Evangile  (2).  »  Il  est  hardi 
de  conclure  de  ce  texte  unique  que  les  chrétiens  du  premier  âge  se 
transmettaient  avec  horreur  le  nom  de  Quintus  et  de  ses  pareils  :  au 
contraire,  l'expression  «  nous  n'approuvons  pas  »  me  paraît  mesurée 
et  douce.  Mais  enfin  cette  douceur  enveloppe  un  blâme. 

Seulement,  un  blâme  formulé  à  propos  d'un  renégat  qui  s'est 
livré  lui-même,  n'implique  pas,  cela  va  sans  dire,  une  condamna- 
tion du  suicide  chrétien  :  si  un  soldat,  après  s'être  offert  pour  une 
mission  périlleuse,  prend  peur  et  revient  sur  ses  pas,  on  lui  repro- 
chera de  s'être  offert,  —  et  cela  ne  signifiera  pas  que  l'on  blâme 
en  principe  ces  sortes  de  sacrifices.  Pour  prouver  que  les  premiers 
chrétiens  condamnent  le  martyre  volontaire,  il  faudrait  prouver  ce 
qu'avance  en  second  lieu  dom  Leelercq,  à  savoir  qu'une  sorte  de 
défaveur  plane  sur  ceux  qui  se  sont  livrés,  même  quand  ils  sortent 
triomphants  du  combat.  Or,  à  l'appui  de  cette  seconde  assertion, 
dom  Leelercq  n'allègue  aucun  fait. 

Dira-t-on  que  la  phrase  des  chrétiens  de  Smyrne  s'applique  à  tous 
ceux  qui  se  livrent?  A  la  lettre,  c'est  vrai,  mais  tournons  la  page  : 
dans  ce  même  récit  du  martyre  de  Polycarpe,  Germanicus,  que  le 
proconsul  essaie  de  séduire,  attire  sur  lui  la  bête  féroce,  «  en  lui 
faisant  violence  »  (4) .  Tournons  encore  :  Polycarpe  lui-même,  quand 
on  vient  l'arrêter,  pourrait  s'échapper  ;  il  s'y  refuse  :  «  Que  la 
volonté  de  Dieu  soit  faite  »,  dit-il,  et  il  descend  se  livrer  aux  persé- 
cuteurs (5).  Le  rédacteur  n'a  garde  d'ajouter  :  ce  n'est  pas  là  ce 
qu'enseigne  l'Evangile. 

Pourquoi?  Parce  que,  contrairement  à  ce  qu'avance  dom  Le- 
elercq, il  applique  à  ceux  qui  se  livrent  le  droit  commun  des  mar- 


(1)  Ibid,  39.     (2)  Les  Martyrs,   P.  1903,  t.   I,  p.  LXXIV.      (3)    Parag.  3. 
4)  Ibid.     (5)  Ibid.  Cf.  Eusèbe,  H.  E.,  IV,  15. 


LE   SUICIDE   CHRÉTIEN  229 

tyrs  :  Quintus  a  renié,  il  a  donc  eu  tort  de  s'offrir;  Germanicus  et 
Polycarpe  ont  cueilli  la  palme  :  ils  ont  eu  raison  d'affronter  la  lutte. 
Mais  dira-t-on,  ils  ne  savaient  pas,  au  moment  de  l'affronter,  qu'ils 
seraient  victorieux,  et  le  pauvre  Quintus,  à  l'inverse,  ignorait  qu'il 
allait  faiblir  :  les  chrétiens  de  Smyrne  ont  donc  tort  de*  ne  pas  les 
blâmer  tous  les  trois.  Eussent-ils  tort  en  bonne  logique  que  le  fait 
n'en  serait  pas  moins  là,  et  un  historien  n'a  pas  le  droit  de  faire  dire 
aux  textes  autre  chose  qu'ils  ne  disent  sous  couleur  de  les  faire  parler 
plus  raisonnablement.  Mais  le  rédacteur  du  Martyre  de  Polycarpe  se 
contredit  moins  qu'il  ne  semble.  Nous  savons,  grâce  aux  travaux  de 
Le  Blant  (i),  que  certains  chrétiens  s'entraînaient  en  vue  de*  l'épreuve 
par  une  véritable  gymnastique,  une  série  d'exercices  physiques  et 
moraux,  de  sorte  qu'aux  jours  de  persécution  on  distinguait  aisé- 
ment les  athlètes  prêts  au  combat  et  ceux  que  la  fameuse  Lettre  des 
Eglises  de  Lyon  et  de  Vienne  appelle  des  àyiiuvao-Tot,  des  novices 
mal  aguerris.  Quintus  est  blâmé  parce  que  sa  faiblesse  prouve  qu'il 
n'était  pas  prêt,  Germanicus  et  Polycarpe  sont  loués  parce  que  l'évé- 
nement a  montré  qu'ils  étaient  prêts. 

Ainsi,  le  seul  texte  allégué  par  dom  Leclercq  se  retourne  contre  sa 
thèse  :  Polycarpe  s'est  livré  et  on  ne  peut  pas  prétendre  qu'une  sorte 
de  défaveur  enveloppe  sa  mémoire. 

A  elle  seule,  la  lettre  de  Smyrne  suffirait  donc  à  prouver  que, 
bien  loin  de  considérer  le  suicide  chrétien  comme  un  crime,  on  le 
tient  pour  un  illustre  effort  réservé  aux  meilleurs  athlètes.  Mais  il 
s'en  faut  qu'elle  soit  seule  à  suggérer  cette  conclusion  :  tous  les  textes 
qui  nous  renseignent  sur  les  sentiments  et  les  mœurs  rendent  à  peu 
près  le  même  témoignage. 

Dans  les  Evangiles,  on  ne  trouve  pas  seulement  des  déclarations 
générales  sur  la  nécessité  de  «  haïr  sa  vie  »  (2),  on  en  trouve  qui 
semblent  exhorter  les  croyants  à  la  perdre  pour  l'amour  de  Dieu  : 
«  Car  quiconque  voudra  sauver  sa  vie  la  perdra,  et  quiconque  perdra 
sa  vie  pour  l'amour  de  moi  la  trouvera  »  (3).  Dans  le  quatrième 
Evangile,  Jésus  déclare  :  «  Je  suis  le  bon  berger,  le  bon  berger 
donne  sa  vie  pour  ses  brebis  »  (4),  et,  comme  s'il  voulait  répondre 
par  avance  aux  théoriciens  du  suicide  indirect,  il  ajoute  :  «  Personne 
ne  me  l'ôle,  mais  je  la  donne  de  moi-même  »  (5).  Que  conclure  de 
pareils  textes,  sinon  que  le  pasteur  doit  aller  à  la  mort  pour  ses 
ouailles  et  qu'il  doit  y  aller  de  lui-même,  mourir  volontairement?  Ne 
lit-on  pas  d'ailleurs,  dans  le  même  Evangile  :  «  Personne  n'a  un 
plus  grand  amour  que  de  donner  sa  vie  pour  ses  amis?  »  (6) 

■mm 9 

(1)  Le  Blant,  La  préparation  au  martyre  dans  les  premiers  siècles  de  V Eglise, 
(Mém.  de  l'Acad.  des  Inscr.  et  belles  lettres,  t.  XXVIII,  p.  57).  (2)  Luc, 
XIV,  26;  Jean,  XII,  25.  (3)  Math.,  XVI,  25.  (4)  X,  11.  (5)  X,  18.  (6)  XV, 
13. 


I  h  \  N  H 
Dans   son    fameux    hymne  à    la    c.luiiïlé,    Saint    l'aul    écrit    : 

quand  môme  je  distribuerais  tout  mon  bien  pour  Ja  nourniture 
pauvres,  ei  quand  même  j»-  livrerais  tout  mon  corps  pour  être  bi 
li  je  n'ai  point  la  .  hariii-,  cela  ne  sert  de  rien.  »  (»i).  Que  veut  dire 
une  telle  phraae  sinon  que  l'acte  de  livrer  son  corps  (autrement  dit 
le  suicide  chrétien),  est  tout  auwi  méritoire  que  la  plus  magnifique 
aumône. 

Saint  Clément,  dans  sa  Lettre  aux  Corinthiens,  ne   parle  pas  du 
suicide  chrétien,   mais  il   fait  mieux,   il   cite  en  exemple   h 
païens  qui,   au   temps  d'une  peste,   avertis   par  un  oracle,   a    Sfi   sont 
livrés  eux-mêmes  à  la  mort  pour  sauver  de  leur  sang  leurs  conci- 
toyens »  (2). 

Justin,  dans  cette  même  Apologie,  où  il  rejette  l'idée  d'un  suicide 
en  masse,  allègue  fièrement  l'exemple  des  héros  chrétiens  qui  courent 
à  la  mort  en  se  défendant  eux-mêmes.  Leur  promptitude  à  se  livrer 
est  la  sûre  marque  de  leur  vertu,  la  meilleure  réponse  aux  calomnies 
païennes.  Car,  «  quel  homme  adonné  aux  plaisirs  et  à  la  débauche, 
aimant  à  se  repaître  de  chair  humaine,  pourrait  courir  au-devant 
de  la  mortP  JNe  chercherait-il  pas  à  tout  prix  à  jouir  de  la  vie  pré- 
sente, a  se  soustraire  aux  magistrats,  bien  loin  de  s'exposer  à  la  mort 
en  se  dénonçant  lui-même?  »  (3). 

Dans  le  Martyrium  B.  Pétri,  Pierre,  qu'on  supplie  de  prendre  h 
fuite,  répond  :  «  Il  ne  faut  pas,  frères  et  fils,  fuir  les  souffrances 
pour  le  Christ  puisque  lui-même  s'est  spontanément  offert  à  la  mort 
pour  notre  salut.   »  (4). 

La  légende  même  du  Quo  Vadis  (5)  ne  prouvc-t-elle  pas  enfin 
qu'aux  yeux  de  l'opinion,  Pierre  a  tort  de  fuir,  c'est-à-dire  d'appli- 
quer a  la  lettre  et  en  l'isolant,  la  fameuse  phrase  :  «  Quand  ils  vous 
persécuteront  dans  une  ville,  fuyez  dans  une  autre  »? 

Le  peu  que  nous  savons  des  mœurs  s'accorde  aux  déclarations 
qu'on  vient  de  lire.  Bien  qu'il  ne  nous  soit  resté  qu'un  tout  petit 
nombre  de  documents  sûrs  touchant  les  premières  persécutions,  plu- 
sieurs signalent  des  martyres  volontaires  analogues  à  ceux  de  Poly- 
carpe  ou  de  Germanicus.  Paul  lui-même,  averti  que  des  liens  et  des 
afflictions  l'attendent  à  Jérusalem,  n'a  garde  de  fuir  dans  une  autre 
ville  :  «  Ma  vie,  dit-il,  ne  m'est  point  précieuse  »  (6)  ;  lorsque  Agabus 


(1)  I  Cor., XIII,  3.  (2)  Collect.  Hemmer  et  Lejay,  t.  II,  p.  55.  L'éditeur 
signale  en  note  «  le  souffle  d'humanité  qui  inspire  St.  Clément  et  lui  fait  rendre 
justice  au  dévouement  des  Codros,  des  Lycurgue,  etc».  Mais  ces  éloges  qui, 
après  St.  Augustin,  seraient  dignes  de  remarque,  sont,  en  leur  temps,  tout 
naturels.  (3)  Apologie  II,  p.  173-174.  (4)  Parag.  4,  p.  5.  (5)  Ibid,  parag.  6, 
(p.  7).  Dans  la  Passio  Andreae,  (parag.  XIV)  André,  craignant  d'être  délivré, 
supplie  Dieu  de  le  laisser  mourir  et  meurt  grâce  à  un  miracle.  Dans  les 
Acta  Pauli  et  Theclae,  (par.  34),  Thècle  se  jette  d'elle-même  dans  un  bassin 
plein  de  phoques.     (6)  Actes  XX,  24. 


LE   SUICIDE    CHRÉTIEN  231 

! 

lui  annonce  qu'il  sera  livré  aux  Gentils  et  qu'on  le  presse  de  ne  pas 
se  mettre  en  route,  il  déclare  encore  :  «  Je  suis  prêt  non  seulement 
d'être  lié,  mais  même  de  mourir  à  Jérusalem  pour  le  nom  du  Sei- 
gneur Jésus  ))  et,  ayant  dit,  il  va  vers  la  persécution  (i).  Dans  le 
récit  d'Eusèbe,  le  soldat  qui  conduit  Jacques  devant  le  magistrat  se 
convertit  et  se  dénonce  lui-même  (2).  A  Lyon,  s'il  n'est  pas  certain 
que  plusieurs  des  victimes  aient  cherché  la  mort,  le  fait  du  moins 
n'est  pas  douteux  peur  Vettius  Epagathus  (3).  Dans  les  Actes  de 
Carpos,  on  voit  Agathonice  se  précipiter  d'elle-même  dans  la  four- 
naise où  l'on  vient  de  jeter  son  frère  (4).  A  Rome,  lorsque  Ptolémée 
est  condamné  au  supplice,  Lucius  se  lève  pour  protester  devant  le 
préfet  Urbicus  et  il  est  aussitôt  conduit  au  supplice  (5). 

A  Antioche  enfin,  l'exemple  d'Ignace  montre  jusqu'où  est  porté 
-cet  «  enthousiasme  du  martyre  »,  dont  Renan  dit  qu'il  est,  durant 
deux  siècles,  «  le  trait  dominant  du  christianisme  »  (6). 

On  ne  peut  affirmer  qu'Ignace  se  soit  livré  lui-même.  Les  Actes 
de  sa  passion,  qui  le  disent,  sont  une  pièce  assez  suspecte.  Mais  dans 
sa  fameuse  Epître  aux  Romains,  un  des  plus  beaux  monuments  de 
l'ancienne  littérature,  Ignace  fait  mieux  que  s'offrir;  il  réclame,  il 
exige  la  mort  et  travaille  à  se  l'assurer  :  a  Laissez-moi  être  la  pâture 
des  bêtes!...  Je  suis  le  froment  de  Dieu  ;  il  faut  que  je  sois  moulu 
par  la  dent  des  bêtes!...  »  A-t-il  au  moins  une  de  ces  répugnances 
qui  inspirent  aujourd'hui  les  casuistes?  Hésite-t-il  à  être  matérielle- 
ment l'artisan  de  sa  fin?  Son  enthousiasme  l'élève  bien  au-dessus  des 
scrupules  ou  des  chicanes  de  ce  genre  :  «  J'espère,  dit-il,  rencontrer 
les  bêtes  sauvages  dans  de  bonnes  dispositions  ;  au  besoin,  je  les 
flatterai  de  la  main  pour  qu'elles  me  dévorent  sur  le  champ  et 
qu'elles  ne  fassent  pas  comme  pour  certains  qu'elles  ont  craint  de 
toucher.  Que  si  elles  y  mettent  du  mauvais  vouloir,  je  les  force 
rai  »  (7). 

Résumons  l'enseignement  des  textes  : 

S'agit-il  du  suicide  en  général?  On  ne  trouve  pas  trace  d'un 
usage  chrétien  destiné  à  punir  ceux  qui  se  tuent;  on  ne  trouve 
aucune  trace  d'une  doctrine  chrétienne  sur  la  mort  volontaire  :  un 
mot  de  Tatien  contre  les  suicides  a   de  vaine  gloire  »,  un  mot  de 


(1)  Actes,t  XXI,  12  ss.  L'auteur  ajoute  :  «n'ayant  pu  le  persuader,nous  ne  le 
pressâmes  pas  davantage  et  nous  dîmes  :  que  la  volonté  du  Seigneur  soit 
faite».  (2)  Eusèbe,  H.  E.,  I,  9.  (3)  Aube  (Histoire  des  persécutions,  P.  1875, 
t.  I,  p.  389)  est  d'avis  que  les  martyrs  qui  viennent  prendre  la  place  des 
renégats  se  livrent  eux-mêmes.  C'est  une  impression  que  le  texte  suggère. 
Mais  il  dit  seulement  que  ces  martyrs  étaient  «dignes»,  c'est-à-dire  en  état 
de  subir  l'épreuve.  (4)  édition  Aube.  (5)  Justin,  Apologie,  II  2,  (p.  154). 
(6)  Les  Evangiles,  ch.  XXII.  (7)  Je  cite  la  traduction  de  Renan,  Evan- 
giles, ch.  XXII. 


282  u:    MK  un;   CHRÉTIEN 


I 


Saini  <  Urinent  en  faveur  de  certains  suicides  altruistes  ne  modifient 
pas  l'impression  d'ensemble  :  l'Eglise  naissante  ne  s'occupi 
suicide.   Seule   la    phrase  d'Hermas  sur   les  coeurs  endurcis  qui   «I» 
viennent    responsables   du   suicide   d'autrui    retentit   dans    le    sil< 
cri  de  pi  tir  et  non  d'horreur. 

S'agit-il  du  suicide  chrétien  ?  Tout  change.  Bien  loin  qu'il  \  ait, 
comme  on  l'a  prétendu,  une  hostilité  sourde  ou  avouée,  il  n' 
nit'ine  pas  hésitation.  Il  y  a,  au  contraire,  enthousiasme.  Sans  <j 
on  rappelle  aux  fidèles,  lorsqu'un  reniement  vient  /es  affliger,  qu'il 
ne  faut  pas  affronter  l'épreuve  à  la  légère  ;  mais  nulle  part  n'appa- 
raît l'idée  qu'un  tel  acte  soit  interdit  en  soi,  c'est-à-dire  en  tant  que 
suicide,  et,  quand  celui  qui  s'est  offert  triomphe,  loin  de  rougir  de 
sa  mort  volontaire,  on  l'offre  en  exemple  à  l'Eglise  entière. 

Aller  chercher  dans  des  sentiments  de  ce  genre  l'origine  de  la 
morale  simple  et  de  l'horreur  du  suicide  serait,  est-il  hesoin  de  le 
dire,  un  contre-sens  historique. 


II 

Le  troisième  siècle,  la  question  du  suicide  :  1)  Une  phrase  de  roman  et  un 
mot  ct'Origène  condamnent  la  mort  volontaire,  mais  ces  deux  textes  por- 
tent la  marque  d'une  origine  païenne  ;  2)  droit  canonique  et  morale  formulée 
se  désintéressent  de  la  question  morale  soulevée  parle  suicide. 

Y  a-t-il,  au  IIIe  siècle,  un  revirement  de  la  morale  chrétienne  ? 
Je  ne  le  vois  ni  dans  l'ensemble,  ni  dans  les  idées  et  les  sentiments 
relatifs  au  suicide. 

Dans  l'ensemble,  ce  qui  distingue  ce  second  âge  du  premier,  c'est 
que  le  paganisme  pénètre  de  plus  en  plus  librement  dans  l'Eglise. 
Il  entre  par  en  haut,  il  entre  par  en  bas.  En  bas,  la  foule  l'apporte 
avec  elle  :  à  l'élite  du  début,  aux  communautés  fermées  et  ferventes 
succèdent  ça  et  là  ces  vastes  Eglises  peuplées  de  chrétiens  suspects 
que  la  seule  annonce  des  persécutions  porte  en  troupes  aux  autels 
des  idoles,  lourdes  de  sentiments  et  d'usages  païens;  en  haut,  c'est 
la  philosophie,  c'est  l'aventureuse  et  brillante  Alexandrie,  toute 
baignée  de  la  pensée  des  stoïciens  et  surtout  de  Platon,  qui  ouvre 
largement  l'Eglise  à  la  sagesse  profane.  Mais,  sous  ce  double  assaut, 
la  morale  tient  bon;  grâce  aux  persécutions,  qui  soulignent  par  inter- 
valles l'opposition  entre  le  christianisme  et  la  société  païenne,  les 
fidèles  gardent  conscience  de  leur  discipline  originale,  et  la  doctrine 
primitive  s'assouplit  sans  trop  s'altérer. 

Ce  qui  me  paraît  vrai  de  l'ensemble  est,  en  tout  cas,  vrai  des  idé«s 
relatives  au  suicide.  Au  troisième  siècle,  on  trouve,  dans  une  littéra- 
ture déjà  beaucoup  plus  riche,  une  ou  deux  phrases,  d'origine 
païenne,  sur  la  mort  volontaire  en  général;  on  trouve  surtout,  en 


LE   TROISIÈME   SIECLE  233 

ce  qui  concerne  le  suicide  chrétien,  des  précisions  nouvelles,  un 
effort  de  casuistique,  on  croit  voir  la  morale  se  tendre  et  se  détendre 
sous  l'influence  des  persécutions.  Mais,  au  total,  l'état  d'esprit  moyen 
ne  change  guère  :  pour  le  suicide  en  général  l'Eglise  garde  son 
indifférence  ;  pour  le  suicide  chrétien  l'enthousiasme  ne  faiblit  pas. 

Dans  la  littérature  du  troisième  siècle  (i),  je  trouve  en  tout  deux 
mots  sur  le  suicide.  Tous  deux  semblent  d'origine  païenne. 

Dans  le  roman  des  Reconnaissances,  Mattidie,  mère  de  Clément, 
croyant  son  fils  moTt,  songe  à  se  tuer  pour  mettre  fin  à  ses  maux  : 
«  Crois-tu,  femme,  lui  dit  Pierre,  que  ceux  qui  se  tuent  sont  délivrés 
de  leurs  tourments.  C'est  à  des  peines  plus  graves  que  sont  soumises 
dans  l'enfer  les  âmes  de  ceux  qui  se  sont  donné  la  mort  (2)  ». 

Ce  mot  exprime  nettement  le  principe  de  la  morale  simple  :  les 
suicidés  sont  damnés,  et  ils  sont  punis  dans  l'enfer  plus  cruellement 
que  les  autres  damnés?  Mais  dans  quel   ouvrage  s'exprime  ce  prin- 


(1)  Pour  le  troisième  siècle,  comme  pour  l'âge  précédent,  j'ai  lu  les 
ouvrages  indiqués  par  Bardenhewer  comme  intéressant  la  morale  et  le  droit. 
Je  cite  Clément  d'Alexandrie  d'après  l'édit.  Stàhlin  (Griech.  christl.  Schrifst.^ 
3  vol.  1905-1909),  Origène  d'après  Migne,  P.  G.,  XIII  et  XIV,  YHistoire 
ecclésiastique  et  les  Martyrs  de  Palestine  d'Eusèbe  d'après  l'éd.  Schwartz, 
(Gr.  christl.  Schriftst.,  2  vol.,  1903  et  1908),  St  Cyprien  d'après  l'éd.  Hartel 
(Corpus  de  l'Acad.  de  Vienne,  t.  XX),  Tertullien  d'après  l'éd.  Oehler,  3  vol. 
Leipzig  1853,  les  Actes  des  Martyrs  d'après  Ruinart,  éd.  de  Ratisbonne  1859. 
Pour  les  actes  des  martyrs  de  l'Eglise  copte,  je  me  suis  uniquement  servi 
du  livre  d'Amélineau,  Les  Actes  des  Martyrs  de  l'Eglise  copte,  P.  1890.  —  Je 
ne  connais  ni  ouvrage  ni  article  sur  le  christianisme  et  le  suicide  au  troisième 
siècle.  Touchant  le  suicide  chrétien  et  les  questions  qui  s'y  rattachent,  j'ai 
trouvé  force  renseignements  dans  les  ouvrages  généraux  indiqués  plus  haut 
page  223,  et  dans  les  travaux  consacrés  à  des  auteurs  du  IIIe  siècle,  notam- 
ment dans  les  livres  bien  connus  de  M.  de  Faye,  de  M.  Guignebert  et  de 
M.  Monceaux.  (2)  Recognitiones  VII,  14  (P.  G.,  I,  c.  1361),  cf.  Homélies,  XII, 
14,  (Ibid,  II,  c.  311.)  Les  Reconnaissances  auraient  été  écrites,  d'après  Maitz 
entre  350  et  411,  d'après  Harnack  entre  290  et  360.  Mais  Maitz  et  Harnack 
s'accordent  à  voir  dans  les  Reconnaissances  et  les  Homélies  deux  remaniements 
d'un  écrit  fondamental  composé  à  Rome  entre  220  et  232  d'après  Maitz,  vers  360 
d'après  Harnack,  et  utilisant,  entre  autres  sources,  un  ouvrage  judéo-chrétien 
sur  Pierre.  Le  passage  cité  ci-dessus  appartient  presque  sûrement  à  l'écrit  fonda- 
mental puisqu'il  se  retrouve  dans  les  Reconnaissances  et  dans  les  Homélies. 
Appartenait-il  à  l'ouvrage  judéo-chrétien?  Il  rappelle,  il  est  vrai,  le  mot  de  la 
Mishna  sur  ceux  qui,  en  se  tuant,  ne  mettent  pas  fin  à  leurs  maux,  (voir  plus 
haut,  p.  21 6);  mais  la  Mishna  ne  parle  pas  des  peines,  (tandis  qu'il  s'agit  de 
peines  dans  l'enfer  virgilien),  et,  d'autre  part,  l'épisode  de  Mattidie  est  si  inti- 
mement lié  à  la  partie  romanesque  de  l'ouvrage  qu'il  paraît  sage  de  ne- 
pas  faire  remonter  la  phrase  qui  nous  occupe  au-delà  du  IIIe  siècle.  L'in- 
fluence du  paganisme  est  très  sensible  dans  tout  l'ouvrage.  J'ai  emprunté 
l'exposé  des  théories  d' Harnack  et  de  Maitz  à  l'article  :  Clén\entins  (apocryphes) 
du  Diction,  de  Théol.  de  Vacant  et  Mougenot,  (t.  III,  P.  1903)  cf.  Barden- 
hewer, I,  179. 


moi:  \u:  fiiiiKTi  i:\nk 

?  Dans  mi  roman  destiné  à  la  propagande  el  plein  d'éléments 
païens.  Be  te  à  prau*eri  dira-ton,  que  la  phrase  sur  le  suicift 
elle-même  d'origine  païenne.  Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible 
d'envisager  une  antre  hypothèse  :  l'idée  que  les  suicidés  sont  punis 
«mi  enfer  n'apparaît  ni  déni  les  Evangiles,  ni  dans  Saint-Paul,  ni  dam 
aucun  écrit  chrétien  des  deux  premiers  siècles  ;  on  ne  la  trouve  pas 
davantage  dans  Clément  d'Alexandrin,  Origène,  Tertullien,  Saint - 
Cyprien  ;  il  n'y  est  fait  aucune  allusion  dans  Saint-Basile  on  Saint- 
Jean  Chr\sosioine,  dans  Saint-Ambroise  ou  Saint-Augustin.  Par 
contre,  un  passage  fameux  de  l'Enéide  nous  montre  Bnée  rencon- 
trant aux  enfers  les  ombres  mélancoliques  de  ceux  qui  se  sont  tués  : 
qu'en  conclure  sinon  que  Virgile  et  l'auteur  des  Reconnaissances  ont 
exprimé,  avec  un  talent  inégal,  une  même  tradition  païenne,  em- 
pruntée probablement  à  l'orphisme  populaire  (i)   ? 

A  l'autre  extrémité  de  la  pensée  chrétienne,  voici  un  mot  de 
blâme  pour  le  suicide  :  Judas,  dit  Origène,  s'est  repenti,  mais  non 
pas  comme  il  eût  fallu  ;  il  s'est  jugé  et  condamné  lui-même,  oubliant 
le  mot  de  Job  :  plût  au  ciel  que  je  pusse  me  détruire  !  et  il  ne  s'est 
pas  rendu  compte  «  qu'il  ne  convient  pas  qu'un  esclave  de  Dieu  se 
bannisse  lui-même  de  cette  vie,  mais  qu'il  doit  attendre,  même  en 
cela,  le  jugement  de  Dieu  (2)  ». 

Une  telle  phrase  n'exprime  pas  l'horreur  du  suicide;  le  terme 
latin  :  non  convehit  est  discret  et  mesuré.  D'autre  part,  Origène, 
loin  d'être  un  théoricien  de  la  morale  simple,  se  montre  à  div 
reprises  favorable  à  certains  suicides  altruistes.  Néanmoins,  prise 
à  la  lettre,  sa  formule  condamne  toute  mort  volontaire.  —  Seule- 
ment, d'où  vient  cette  phrase  ?  D'un  développement  chrétien  de 
la  doctrine  chrétienne?  —  Non,  elle  vient  simplement  du  Phédon  : 
les  hommes  sont  une  possession  des  Dieux,  a  il  est  juste  de  dire 
qu'on  ne  peut  se  tuer  et  qu'il  faut  attendre  que  Dieu  nous  envoie 
un  ordre  formel  de  sortir  de  la  vie.  »  (3).  Dira-t-on  qu'Origène  a  pu  se 
rencontrer  avec  Platon  sans  le  savoir  ?  A  priori,  c'est  peu  vraisem- 
blable. Mais  ce  qui  rend  l'hypothèse  inadmissible,  c'est  que  la  phrase 
de  Platon  est  citée  dans  les  Stromates  par  Clément  d'Alexandrie  (4), 
dont  Origène,  comme  on  sait,  entendit  pendant  quelque  temps  les 
leçons.  Il  n'y  a  donc  pas  accord  fortuit  entre  le  christianisme  et  le 
platonisme  :  c'est  sciemment  qu'Origène  cite  et  reprend  sans  la  modi- 
fier, la  formule  du  Phédon. 


(1)  Voir  plus  loin,  p.  302.  (2)  In  Matth.  commentai',  séries,  P.  G.,  XIII, 
c.  1766-1767.  L' Anonymus  in  Job,  qui  contient  une  phrase  sur  les  peines 
des  suicidés  en  enfer  est  un  écrit  jadis  attribué  à  Origène,  mais  de  date  incer- 
taine et  en  tout  cas  postérieur  à  l'hérésie  arienne.  (3)  Voir  plus  loin,  p.  284 
44)  Stromates,  III,  3,  (P.G.,  VIII,  c.  1123). 


SILENCE   DE   LA   MORALE    ET   DU   DROIT  235 

En  dehors  de  ces  deux  phrases  d'inspiration  païenne,  je  ne  con- 
nais pas  un  seul  texte  qui  montre  les  moralistes  s'intéressant  au 
suicide.  Clément  d'Alexandrie  lui-même,  après  avoir  cité  Platon, 
n'exprime  pas  d'opinion  personnelle.  Hostile  au  meurtre  de  soi- 
même,  il  n'éprouve  pas  le  besoin  de  traiter  la  question.  Il  a  un  mot 
d'estime  pour  Alceste  (i).  Tertullien,  lui,  cite  en  exemple  Lucrèce 
et  Didon  (2),  mais  il  ne  discute  pas.  Jusqu'à  Lactance  le  problème 
moral  posé  par  la  mort  volontaire  ne  retient  pas  l'attention  des 
écrivains  chrétiens.  Etant  donné  la  richesse  de  la  littérature  au  IIP 
siècle,  un  tel  silence  surprend  ;  du  moins  a-t-il  l'avantage  de  suggérer 
une  conclusion  nette  :  si  tous  ces  moralistes  qui  pourraient  parler 
se  taisent,  c'est  évidemment  qu'ils  n'ont  rien  à  dire  :  ils  n'ont  pas 
une  doctrine  à  opposer  aux  doctrines  païennes,  ils  n'ont  même  pas 
^envie  de  «  christianiser  »  la  doctrine  platonicienne  ;  ils  se  désinté- 
ressent de  la  question. 

L'étude  du  droit  (3)  confirme  celte  opinion  ;  lui  aussi  est  muet, 
et,  cette  fois,  on  ne  peut  plus  s'en  prendre  à  l'insuffisance  des  textes 
canoniques.  Discipline  des  apôtres  et  Didascalie  donnent  une  image 
détaillée  de  la  morale  et  du  droit  :  il  serait  invraisemblable,  si  h 
question  de  la  mort  volontaire  avait  préoccupé  l'Eglise,  que  ces  deux 
ouvrages  n'y  fissent  pas  allusion.  Mais,  ici  encore,  allons  plus  loin, 
admettons  que  des  ouvrages  très  postérieurs  nous  éclairent  sur  le 
droit  du  IIP  siècle  :  les  Constitutions  apostoliques,  les  Canons  des 
apôtres,  les  Canons  d'Hippolyte,  le  Règlement  ecclésiastique  égyptien 
forment  un  corps  de  droit  canonique  ample  et  riche  :  on  n'y  trouve 
aucune  trace  d'une  mesure  quelconque  frappant  les  suicidés  (4). 
Dans  les  Constitutions,  il  y  a  une  longue  liste  des  péchés  qui  doivent 
entraîner  le  refus  d'oblation,  (ce  sera  la  première  peine  canonique 
contre  les  suicidés)  :  la  mort  volontaire  n'y  figure  pas.  J'ajoute 
que,  dans  la  littérature,  on  ne  trouve  aucune  allusion  à  des  peines 
ou  à  des  usages  atteignant  les  suicidés  ;  nul  n'en  signale  l'existence, 
nul  n'en  réclame  la  création. 


(1)  Stromates,  IV,  19,  (I,  p.  301).  (2)  Voir  plus  loin,  p.  240.  (3)  Pour  les 
écrits  canoniques,  j'ai  consulté,  outre  les  textes  cités  ci-dessus,  Les  127  Canons 
des  Apôtres,  texte  arabe  par  J.  et  A.  Perrier,  (Patrol.  Orientale  1912, 
t.  8),  compilation  qui  comprend  les  Canons  des  Apôtres,  V Apostolische 
Kirchnerordnung  des  savants  allemands,  le  Règlement  ecclésiastique  égyp- 
tien et  24  Canons  parallèles  au  VIIIe  livre  des  Constitutions  ;  le  texte 
Syriaque  de  la  Didascalie  (éd.  Nau,  P.  1902)  —  et  de  V Octateuque  de 
Clément,  trad.  Nau,  P.  1913).  (4)  Les  Canons  des  Apôtres  ne  portent 
pas  de  peine  contre  le  suicide.  —  Les  art.  22,  23,  24,  condamnent 
l'ennuque  volontaire,  clerc  ou  laïque,  et  ajoutent  quia  suus  homicida  est... 
Ces  mots,  au  IIIe  siècle,  seraient  intéressants.  Mais,  selon  l'opinion  générale, 
les  Canons  des  Apôtres  sont  du  IVe  ou  du  Ve  siècle.  Les  Canons  22,  23,  24 
reproduisent  selon  toute  vraisemblance  la  décision  du  Concile  de  Nicée  : 
Je  Canon  I  du  Concile  ne  contient  pas  les  mots  quia  suus  homicida  est. 


LA     MOKALK    CIIKKTIKNMO 

Non  seulement  <>n  ne  trouve  aucune  trace  de  telles  peines;  mait 
l'Egdke,  étrangère  aux  sévérités  de  La  morale  simple,  fut  sur  le 
de  consacrer  une  des  idées  que  nous  avons  rencontrées  à    1 
contemporaine  au  sein  de  la  morale  nuancée. 

Le  premier  concile  qui  se  soit  occupé,  non  du  suicide,  mais  d'un 
suicide  est  le  concile  d'Aneyre  en  3i/j.  Une  jeune  iille  séduit 
enceinte  s'était  tuée  de  désespoir  en  voyant  son  amant  l'abandon 
pour  épouser  sa  sceur.  Je  ne  sais  à  quelle  occasion  l'affaire  est  sou- 
mise au  concile  ;  toujours  est-il  que,  sans  parler  d'aucune  peine 
contre  la  mémoire  de  celle  qui  s'est  tuée,  les  évêques  infligent  un 
châtiment  sévère  à  l'amant  et  à  sa  complice  (i).  Pourtant  on  ne 
peut  douter  que  le  concile  désapprouvât  un  suicide  tout  profane, 
dont  l'amour  était  peut-être  le  principal  motif.  Mais  il  lui  plut  d'aller 
chercher  par  dessus  la  tête  de  la  suicidée  la  responsabilité  du  sui- 
cide, de  traduire  en  acte  l'idée  exprimée  autrefois  par  le  Pasteur 
d'Hermas  ;  idée  neuve,  sévère  aux  vivants  dans  ce  qu'elle  avait  de 
pitoyable  aux  morts  et  qui  dut  être  reçue  avec  faveur  dans  ce  monde 
d'esclaves  que  la  débauche  ou  la  cruauté  des  maîtres  poussait  quel- 
quefois au  suicide. 

Je  ne  connais  pas  d'autre  texte  s'inspirant  du  même  principe 
et  n'aurais  garde  de  conclure  d'une  décision  particulière  à  une  juris- 
prudence constante.  Mais  enfin,  il  reste  que  le  seul  concile  qui  se  soit 
occupé  d'un  suicide  ne  fait  aucune  allusion  à  un  châtiment  frappant 
le  suicidé.  Silence  des  moralistes,  silence  du  droit,  tout  suggère  la 
même  conclusion  :  en  vain  une  ou  deux  phrases  d'inspiration 
païenne  condamnent  la  mort  volontaire  ;  l'Eglise,  fidèle  à  la  tradition 
du  premier  âge,  ne  s'occupe  pas  du  suicide. 


III 

Le  troisième  siècle,  le  suicide  chrétien  :  1)  La  morale  écrite  :  a)  les  théorie» 
extrêmes  :  Clément  d'Alexandrie,  Tertullien  ;  b)  l'opinion  moyenne  : 
Origène,  Denys  d'Alexandrie,  saint-Cyprien  ;  2)  le  droit  et  la  jurispru- 
dence :  la  lettre  de  Pi3rre  d'Alexandrie  ;  3)  les  mœurs  :  le  martyre  volon- 
taire dans  Eusèbe,  dans  les  Actes  de  Ruinart,  dans  les  Actes  de  l'Eglise 
copte  ;  culte  rendu  à  des  suicidés  ;  4)  Conclusion  :  rien,  dans  la  morale  du 
IIIe  siècle  n'annonce  l'horreur  du  suicide. 

Elle  s'occupe,  par  contre,  du  suicide  chrétien.  Il  est  partout,  dans- 
la  morale  écrite,  dans  le  droit  canonique,  dans  les  mœurs.  Mais, 
ici  encore,  ce  qui  se  dégage  de  la  masse  des  textes  et  des  faits,  c'est 
que  l'Eglise,  en  gros,  reste  fidèle  aux  traditions  du  premier  âge. 

Sans  doute,  on  discute  :  entre  l'hérésie  gnostique  qui  condamne 
le  martyre  (2)  et  l'hérésie  montaniste  qui  condamne  la  fuite  de  la 


(1)  Canon  25,  (Mansi  II,  c.  522).     (2)  Siromates,  IV,  4,  (II,  256). 


CLÉMENT   D'ALEXANDRIE  237 

persécution,  la  pensée  des  docteurs  hésite  ;  le  droit  canonique  est 
un  peu  incertain  ;  Rome,  Carthage,  Alexandrie  ne  sont  pas  toujours 
d'accord.  'Mais  deux  faits  dominent  ces  incertitudes  :  d'abord  ceux- 
mêmes  qui  blâment  les  martyres  volontaires  ne  les  blâment  d'ordi- 
naire que  par  prudence  ;  ils  ne  craignent  pas  de  voir  des  chrétiens 
chercher  la  mort,  ils  craignent  de  les  voir  faiblir  et  ne  pas  consom- 
mer leur  suicide  ;  ensuite,  et  surtout,  l'admiration  enthousiaste  des 
fidèles  va  droit  aux  géiiéreux  lutteurs  qui  recherchent  la  mort  pour 
Dieu. 

Voyons  d'abord  les  opinions  extrêmes   : 

Seul,  à  l'extrême  droite  de  l'Eglise,  aux  confins  des  hérésies 
gnostiques,  Clément  d'Alexandrie  condamne  le  suicide  chrétien  en 
principe  et  non  par  prudence  :  qui  s'offre  se  rend  complice  d'un 
meurtre  puisqu'il  donne  au  meurtrier  l'occasion  de  mal  faire  (i),  — 
il  entreprend  sur  les  droits  de  Dieu,  dont  il  devrait  attendre  l'ap- 
pel (2),  —  il'  erre  sur  la  nature  du  martyre  qui,  de  soi,  n'est  pas 
souffrance,  mais  bien  connaissance  du  Dieu  réel  (3). 

Il  y  a  bien  là  une  doctrine  qui,  dans  le  suicide  chrétien,  con- 
damne le  suicide  lui-même  :  si  l'Eglise  du  IIIe  siècle  l'avait  adoptée 
et  appliquée,  on  pourrait  croire  à  l'origine  chrétienne  de  la  morale 
simple;  mais,  bien  loin  que  l'Eglise  l'adopte,  Clément  lui-même 
n'ose  pas  la  mettre  en  pratique.  Logiquement,  elle  le  conduirait  à 
flétrir  les  chrétiens  qui  se  livrent  eux-mêmes  ;  il  se  garde  bien  d'en 
rien  faire. 

On  a  pu  s'y  tromper,  à  cause  d'une  phrase  des  Stromates  refusant 
(e  titre  de  martyrs  à  ceux  qui  se  livrent,  lorsqu'ils  sont  condamnés 
par  les  tribunaux  païens  :  «  Ceux-là,  nous  déclarons  qu'ils  se  tuent 
sans  être  martyrs  (4)  ».  Seulement,  lisons  les  phrases  qui  précèdent 
et  qui  suivent  :  Clément  vise  uniquement  ceux  qui  recherchent  la 
mort  par  haine  du  Démiurge,  c'est-à-dire  ces  gnostiques  qui  opposent 
Démiurge  à  Dieu.  Ceux-là,  en  effet  ne  sont  pas  martyrs;  mais  ce 
n'est  pas  seulement  parce  qu'ils  s'offrent,  c'est  parce  qu'ils  ignorent 
le  Dieu  véritable,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  chrétiens,  parce  qu'ils 
n'ont  «  de  commun  avec  nous  que  le  nom  (5)  ». 

Pour  les  orthodoxes,  c'est  une  autre  affaire. 

Sans  doute  le  vrai  martyre  est  avant  tout  connaissance.  Mais, 
d'abord,  la  connaissance  n'est  pas  tout  le  martyre.  Le  sang  versé,  lui 
aussi,   témoigne    ;   prétendre   que  celui   qui   meurt   pour   son   Dieu 


(1)  Ibid,  IV,  10,  (II,  282).  (2)  Ibid,  VII,  11,  (III,  p.  48).  (3)  Ibid.  IV 
4,  (II,  255).  (4)  Stromates,  IV,  4,  (II,  256).  «  —  Us  se  livrent  à  une  mort 
vaine  à  l'exemple  des  gymnosophistes  ».  Ailleurs,  il  est  vrai,  Clément  cite 
avec  estime  le  mot  d'un  gymnosophiste  sur  le  suicide,  (Strom.,  VI,  4,  II,  p. 
450).     (5)  Strom.  IV,  4,  (II,  256). 


i.a  M()i;.\iJ-:  QBBtenm 

commet  un  suicide  qui  ne  prouve  rien,  c'est  tenir  une  doctrine  h- 
tique  (i).  San-  doute  eactose»  le  ymai  chrétien*  Je  gnostique,  attend 
l'épreuve  et  se  distingue  en  eeJa  de  ceux  qui  font  naître  l'omnium 
et  se  jettent  eux-mêmes  dans  le  péril.  Il  n'agit  pas»  comme  eux,  par 
crainte  ou  par  respect  liumain  ;  il  ne  oède  pa*  comme  eux  à  l'attrait 
de  la  gloire,  à  la  crainte  de  tourments  plus  graves,  au  désir  des  y 
qui  suivront  la  mort.  Il  est  donc  seul  vraiment  et  purement  martyr. 
Mais  que  sont  les  autres  ?  Des  suicidés  dignes  d'horreur  ?  Des  i 
mincis?  Des  coupables?  —  Non,  dm  a  bienheureux  »  (2). 

Bienheureux  tous  ces  martyrs  que  poussent  l'espoir,  la  craintt 
et  le  respect  humain  !  Clément  a  beau  ajouter  :  ce  sont  «  des  enfants 
dans  la  foi  »,  ils  n'auront  qu'une  «  couronne  d'enfants  »;  on  ne  peut 
s'empêcher  de  dire  :  à  quoi  bon  condamner  l'acte,  si  c'est  pour  cou- 
ronner l'homme  ? 

Ne  nous  y  trompons  pas,  cependant  :  dualisme  n'est  pas  contra- 
diction. Si  Clément,  ayant  affirmé  son  principe,  évite  de  l'appliquer, 
ce  n'est  pas  qu'il  le  renie,  c'est  qu'autre  chose  est  la  morale  gnos- 
tique,  autre  chose  la  morale  commune. 

Le  gnostique  croit,  sait,  donc  il  témoigne.  Pourquoi  courrait-il 
à  la  mort?  Philosophe,  il  doit  bien  convenir  que,  si  le  martyre  ne 
prouve  rien  en  faveur  des  marcionites,  il  ne  peut  pas  prouver  grand 
chose  en  faveur  des  orthodoxes.  Connaissant  les  hommes,  il  sait 
que,  parmi  ces  martyrs  si  prompts  à  s'offrir,  quelques-uns  sont  par- 
fois poussés  par  des  motifs  dont  le  mieux  est  de  ne  rien  dire  (3).  — 
D'où  la  condamnation  du  suicide  chrétien. 

Mais  celui  qui  n'est  pas  gnostique  a  besoin,  lui,  de  gestes,  dé- 
faits matériels  pour  affermir  sa  foi.  Beaucoup  plus  qu'à  sa  raison 
il  se  fie  aux  témoins  qui  se  font  égorger.  Pourquoi  déconcerter  ce 
simple,  puisqu'on  ne  peut  pas  l'instruire?  Autant  ménager  une 
croyance  qui,  tout  imparfaite,  n'en  est  pas  moins  un  premier  pas 
vers  la  sagesse,  —  et  au  moment  d'appliquer  sa  sentence,  Clément 
hésite,  sourit  et  bénit. 

Donc  pas  de  contradiction,  —  mais  une  doctrine  étroitement 
localisée,  raffinée  et  singulière,  qui  non  seulement  n'est  pas  celle 
de  l'Eglise,  mais  que  son  auteur  lui-même  réserve  à  quelques  élus 
et  qui,  loin  d'annoncer  la  morale  simple,  marque  le  plus  audacieux 
effort  pour  nuancer  la  morale. 

À  l'autre  extrémité  de  la  pensée  chrétienne,  le  rude  Tertullien 
parle  d'un  autre  ton.  Pour  lui,  la  question  n'est  pas  :  peut-on  s'of- 
frir? mais  :  peut-on  fuir?  D'abord,  il  y  consent  :  mieux  vaut  encore 


(1)  Ibid.  (2)  Strom.  VII,  11,  III,  p.  48).  (3)  Voir  dans  les  Slromates 
VII,  11,  (III,  (p.  48),  la  phrase  sur  les  chrétiens  qui  s'offrent  au  supplice 
«  je   ne   sais   comment,    pour  parler   avec   ménagement.  » 


TERTULLIEN  239* 

fuir  de  ville  en  ville  que  de  «  renier  le  Christ  dans  la  prison  ou  dans 
les  tortures  »  (i);  mais  par  la  suite,  il  se  ravise.  Sans  doute,  même 
dans  ses  écrits  montanistes,  il  n'engage  pas  les  chrétiens  à  provoquer 
les  bourreaux  :  lui-même  «  qui  vraisemblablement  mourut  dans 
son  lit,  aurait  dû,  d'ailleurs,  donner  l'exemple  »,  ainsi  que  le  re- 
marque M.  Guignebert  (2);  mais  il  déclare  nettement  que  toute  per- 
sécution vient  de  Dieu  et  que  les  fidèles  n'ont  pas  le  droit  de  s'y 
soustraire  par  la  fuite  ;  il  démontre  que  le  mot  de  l'Evangile  :  «  si 
on  vous  persécute  dans  une  ville,  fuyez  dans  une  autre  »  n'a  pas  le 
sens  que  disent  les  timides  (3);  enfin  il  s'écrie,  sans  crainte  de  heur- 
ter l'opinion  :  «  Même  si  l'on  fléchit  et  qu'on  renie,  on  a  du  moins 
le  mérite  d'avoir  lutté  contre  la  torture.  Malo  miserandum  quam 
cnibescendiim  »  (4). 

Cela  c'est  du  montanisme.  Mais  où  Tertullien  ne  varie  pas,  c'est 
dans  son  admiration  pour  ceux  qui  s'offrent  au  supplice.  Monta- 
niste,  il  exalte  dans  le  De  Corona  ce  que  Dom  Leclercq  appelle 
«  le  fanfaronnade  du  légionnaire  de  Lambèse  »  (5).  Il  jette  à  la  face 
des  païens  l'exemple  de  ces  fidèles  qui,  persécutés  en  Asie  par  Arrius 
Antonius,  courent  en  foule  s'offrir  à  son  tribunal  ;  il  triomphe  a 
la  pensée  qu'un  tel  exemple  pourrait  être  suivi  (6);  montaniste 
encore,  il  cite  aux  chrétiens  l'exemple  de  chasteté  qu'ont  donné 
Lucrèce  et  Didon  (7).  Mais  les  mêmes  sentiments  éclataient  déjà 
dans  ses  ouvrages  les  moins  suspects  de  montanisme. 

Pour  Tertullien  orthodoxe,  Jésus  s'est  matériellement  tué  lui- 
même,  sans  attendre  que  le  bourreau  fit  son  office  :  Spiritum  cum 
verbo  <limi*it,  praevento  carnificis  officio  (8).  Gomment  blâmer  qui 
suit  un  tel  exemple  ?  L'enthousiasme  de  Tertullien  pour  les  fidèles 
qui  bravent  la  persécution  est  si  vif  qu'il  en  arrive  à  être  presque 
tendre  pour  les  païens  qui  leur  ont  donné  l'exemple. 

Dans  son  livre  Aux  Nations  il  se  heurte,  comme  Justin,  à  l'ob- 


(1)  Ad  Uxorem  I,  3,  (t.  I,  p.  672).  —  Sur  le  revirement  de  Tertullien, 
voir  Labriolle,  La  crise  montaniste,  P.  1913,  p.  371,  ss.  (2)  Tertullien,  étude 
sur  ses  sentiments  à  l'égard  de  l'empire  et  de  la  société  civile,  P.  1901, 
p.  156.  Dans  ce  même  ouvrage  (p.  562)  M.  Guignebert  écrit  que  «  le 
Christianisme  réprouva  toujours  le  suicide.»  L'argument  allégué  est  d'ordre 
philosophique.  Le  seul  texte  cité  pour  les  trois  premiers  siècles  est  celui  de 
Justin  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  (3)  De  Fuga,  11,  12,  13.  (I  p.  480  ss.). 
Sur  le  revirement  de  Tertullien,  voir  notamment  Leclercq,  L'Afrique 
chrétienne,  P.  1904,  t.  I,  p.  158  et  Jollyon,  ouvrage  cité,  p.  36.  «Tertullien 
orthodoxe  autorise  la  fuite,  Tertullien  montaniste  l'interdit.  »  (4)  De  Fuga, 
ch  X,  (I,  479).  (5)  De  Corona,  I,  (I,  p.  146)  :  0  militem  gloriosum  in  Deol 
etc.  Voir  Leclercq,  p.  158.  (6)  «  Que  feras-tu,  Scapula,  si,  par  milliers, 
hommes  et  femmes  viennent  ainsi  s'offrir  à  toi?»  Ad  Scap.,  V,  (I,  550). 
(7)  De  exhorlatione  castitatis,  ch.  XIII,  (I,  p.  756),  Lucrèce  sanguine  sua 
nuuiilalam  carnem  abluit.  Cf.  De  Monogamia,  XVI,  (I,  787).  (8)  Apologet. 
XXI,  (I,  p.  202). 


240  LA     MOIIALK    (   IIKKTIKNNK 

j©Ction    i  i  < »ni<pH*    des    païens    :    Vous    dé-ire/    la    mort    ;    nous    vous   la 

donnons  ;  de  quoi  vous  plaignez-vous  ?  —  Hé  quoi,  s'écrie-t-il,  les 
chrétiens  sont  des  cœurs  endurcis   parce  qu'ils  ne  se  dérobent   pas 
aux  tourments  de  la  mort!  Et  ce  sont  des  païens  qui  parlent  ainsi 
Le  suicide  né  fut-il  donc  pas  en  honneur  parmi  eux  P  Et  Régulus 
Kl    Mtira?   B1    tant  d'autres?  Seulement  ce  qui,   pour  eux,   est  ^loir 
parmi  los  chrétiens  sera  dureté  :  «  Ruinez  la  gloire  de  vos  ancêtre 
afin  de  nous  ruiner  nous-mêmes  I  »  (i) 

C'est  de  bonne  guerre. Cela  prouve  aussi  combien  l'horreur  du 
suicide  est  étrangère  à  l'Eglise  d'alors.  Tertullien  n'a  pas  un  mot 
pour  dire  :  ces  chrétiens,  que  vous  traitez  faussement  de  désespérés, 
attendent  humblement  la  mort  ;  ils  ne  pourraient  sans  crime  y  courir 
d'eux-mêmes.  Loin  de  là,  il  assimile,  franchement,  sans  détour  ni 
réserve,  les  Chrétiens  avides  de  martyre  à  Didon  et  à  Lucrèce.  Ceci 
dans  le  livre  Aux  Nations,  dont  l'orthodoxie  n'est  pas  contestée. 
L'Apologétique  rend  le  même  son  :  On  nous  traite  de  désespérés. 
Mais  ce  désespoir  chez  les  païens  est  un  titre  de  gloire  ;  Mucius  se 
coupe  la  main  :  ô  grandeur  d'âme  !  Empédocle  se  sacrifie  :  ô  fer- 
meté 1  Didon  se  tue  :  ô  chasteté  1  Régulus  s'offre  aux  tourments  : 
ô  héroïsme  plus  fort  que  les  chaînes  !...  Seulement  ce  qui  est  permis 
pour  la  patrie,  l'empire,  l'amitié,  —  pour  Dieu,  cela  n'est  pas  per- 
mis. En  honorant  ces  morts  illustres,  on  les  immortalise,  on  tâche 
à  leur  rendre  une  seconde  vie.  Mais  celui  qui  met  son  espoir  en  la 
résurrection  véritable,  qui  souffre  pour  Dieu,  —  celui-là  est  fou  (2). 

J'abrège  le  passage  qui  est  beau  et  ne  sent  nullement  l'hérésie. 
Il  montre  bien  à  quel  point  la  théorie  du  suicide  indirect  est  étran- 
gère à  l'esprit  chrétien  du  111e  siècle.  Aux  païens  qui  disent  :  vous 
cherchez  la  mort,  Tertullien  orthodoxe  ne  répond  pas  :  erreur,  les 
suicides  chrétiens  ne  sont  pas  des  suicides;  il  les  avoue  tels  et 
s'en  glorifie.  Dans  le  Ad  Martyras  (encore  un  ouvrage  orthodoxe), 
les  héros,  les  héroïnes  païennes  qui  ont  mis  fin  à  leurs  jours  sont 
cités  en  exemple  aux  chrétiens,  tout  comme  dans  les  écrits  monta - 
nistes  :  ce  qu'ils  ont  fait  pour  une  vaine  gloire,  qui  se  plaindrait 
d'avoir  à  le  faire  pour  une  récompense  divine  (3)  ? 

Ce  serait  une  erreur  de  forcer  ces  textes  au  point  d'y  vouloir 
découvrir  une  apologie  du  suicide  en  général  ;,  nulle  part  Tertullien 
ne  dit  :  Lucrèce  fit  bien  de  se  tuer.  Une  païenne  ne  peut  bien  faire. 
Mais  enfin,  dans  sa  vanité  essentielle,  le  geste  est  beau  ;  sanctifié 
par  la  foi,  il  sera  admirable.  Là  où  Ignace  prêchait  d'exemple,  Ter- 
tullien démontre,  discute,  attaque.  Mais  des  lettres  de  l'un  aux  traités 


s 

i 


(1)  AdNationes,  I,  18  (I,  p.  343).     (2)  Apolog.  ch.  50,  (I,  p.  299).     (3)  Ad 
Martyr  as,  IV,    (I,  p.  11). 


ORIGÈNE,   DENYS,    CYPRIEN  241 

de  l'autre,  c'est  la  même  soif  de  supplice  et  de  mort,  le  même  sombre 
enthousiasme  pour  le  martyre  volontaire. 

Entre  Clément  et  Tertullien,  Origène,  Denys  d'Alexandrie,  Cy- 
prien,  moins  raffinés  que  l'un,  moins  véhéments  que  l'autre  donnent 
l'impression  d'exprimer  la  pensée  moyenne  :  aucun  d'eux  ne  voit 
dans  le  suicide  chrétien  un  suicide  coupable. 

Origène  comme  Tertullien,  insiste  sur  le  caractère  libre  et  vo- 
lontaire de  la  mort  du  Christ  :  aux  deux  larrons,  dit-il,  âme  et  vie 
sont  reprises,  Jésus  rend  de  son  gré  l'une  et  l'autre  ;  il  expire  volon 
tairement,  fixant  l'heure  d'un  geste  royal  ;  il  sépare  lui-même  son 
âme  de  son  corps  (i).  S 'expliquant  sur  le  mot  des  Juifs  dans  le  qua- 
trième évangile  :  «  Va-t-il  donc  se  tuer  lui-même  ?  »  Origène  écrit  . 
«  Si  nous  n'avons  pas  peur  des  mots,  si  nous  nous  rendons  attentifs 
aux  choses  nous  dirons  peut-être,  ne  trouvant  pas  d'autre  expression 
qui  s'applique  aux  faits  :  divinement,  pour  ainsi  dire,  Jésus  s'est 
tué  lui-même  »  (2). 

Origène  pourtant,  on  l'a  vu  plus  haut,  condamne  en  principe 
la  mort  volontaire.  Mais  le  motif  qu'il  emprunte  à  Platon,  valable 
pour  les  esclaves  de  Dieu,  ne  saurait,  bien  entendu,  s'appliquer  au 
«  suicide  divin  »,  c'est-à-dire  à  Dieu  mourant  pour  les  hommes.  — 
S'applique-t-il  au  suicide  chrétien,  c'est-à-dire  à  des  hommes  mou 
rant    pour   leur  Dieu?    Logiquement,    oui.    Mais   Origène    se    soucie 


(1)  Comm.  in  Joan.,  XIX,  (P.  G.  XIV,  555).  La  puissance  du  Christ  appa- 
raît év  tô3  3.vts%qv>tIo)Ç  ocvto'j  x.Tto6vrt<7Y.£iv.  (2)  Tiyz,  ïv'  oùrû;  eino).  \yi<toIç  ocvtov  â.-xix.rzi'js.v . 
(Ibid,  XIV,  554).  Il  est  vrai  qu'Origène  multiplie  les  précautions  ver- 
bales, mais  il  ne  dit  nullement  :  si  je  ne  craignais  d'imputer  un  crime  au  Christ... 
Ce  qu'il  redoute,  c'est  de  heurter  l'opinion  qui  rend  Judas  et  les  Juifs  res- 
ponsables de  la  mort  du  Sauveur.  —  La  prompte  mort  de  Jésus  sur  la  croix 
a  donné  lieu,  comme  on  sait,  à  des  commentaires  et  des  discussions  innom- 
brables, (voir  notamment  Calvin,  Comm.  sur  Jean  XIX,  33,  et  de  Bèze,  Ser- 
mon sur  Vhist.  de  la  passion  et  sépulture  de  N.  S.  J.  C,  2e  éd.,  1598,  serm.  32), 
parce  que,  en  général,  il  s'écoulait  un  plus  long  temps  entre  la  crucifixion  e 
la  mort.  Dans  l'école  rationaliste  allemande,  on  a  conclu  parfois  que  Jésu 
n'était  pas  mort  sur  la  croix,  mais  avait  eu  seulement  une  syncope.  Cett 
(thèse),  reprise  et  ingénieusement  défendue  par  Proudhon)  permettait  d'expli- 
quer de  façon  rationnelle  le  miracle  de  la  résurrection,  Dans  l'Eglise  catho- 
lique ou  protestante,  on  n'a  jamais  songé,  bien  entendu,  à  mettre  en  question 
la  réalité  de  la  mort,  mais  on  a  souvent  vu  dans  cette  fin  «  avancée  contre 
toute  opinion  des  hommes»,  (Calvin  ,op.  cit.)  une  preuve  que  Jésus  était  mort 
volontairement.  L'opinion  d'Origène,  loin  d'être  singulière,  a  été  reprise  par, 
plusieurs  théologiens, '(voir  plus  loin  III,  ch.  I  et  ch.VI),  et  on  la  retrouve  jus- 
que dans  des  ouvrages  de  pieuse  vulgarisation  comme  celui  deLigny  sur  la  Vie 
de  N.  S.  J.  C.  :  «  Mourir  en  croix,  c'était  mourir  épuisé  de  force  et  de  sang. 
Le  cri  (poussé  par  Jésus  avant  sa  mort)  était  donc  surnaturel...  Une  si  grande 
force  dans  l'extrémité  de  la  faiblesse  montrait  bien  que  Jésus  mourait  parce 
qu'il  le  voulait  et  au  moment  qu'il  le  voulait.»  (III,  21,  note). 

16 


24:2  LA   MORALE   OHRÉJ 

peu  (fc  icllc  logique.  Sari9  doute,  il  revendique  pour  les  dm  : 
le  droit,  la  permission  de  fuir  la  persécution.  Il  recommande  m 
de  ne  pas  s'y  exposer  «  sans  réflexion  »  ou  «  hors  de  saison  »  (ij. 
La  phrase  de  l'Evangile  l'enseigne  et  Jésus  lui-même  ne  s'est  p.-is 
livré  tout  de  suite  ;  avant  de  s'offrir,  il  a  fui  (2).  Mais,  en  soi,  Ut 
suicide  pieux  est  chose  admirable  :  qui  mérite  mieux  d'être  loué 
que  celui  qui  «  par  un  libre  choix,  reçoit  la  mort  pour  sa  piété  »  (3)? 
Le  mot  s'applique  à  Eléazar.  11  va  sans  dire  que  les  rnartxrs 
chrétiens  ont  droit  aux  mêmes  louanges.  Dans  son  Commentaire 
sur  VEpître  aux  Romains,  Origène  les  cite  avec  orgueil  :  «  Ceux  en 
qui  la  charité  du  Christ  est  abondamment  répandue  s'offrent  eux- 
mêmes  spontanément  en  toute  audace  aux  persécuteurs  et  confessent 
le  Christ  à  la  face  du  monde,  devant  les  anges  et  les  hommes  »  (4). 

Loin  de  blâmer  ce  zèle,  Origène  en  parle  à  propos  do  la  mort  du 
Christ  :  celle-ci  est  plus  belle,  incomparablement,  car  Jésus,  en 
s'offrant  pour  nous,  meurt  pour  des  impies,  des  méchants  :  c'est 
la  charité  infinie.  Mais,  justement,  quiconque  aura  senti  l'étendue 
d'un  tel  amour,  non  seulement  voudra  mourir  pour  Dieu  «  mais 
voudra  mourir  audacieusement  »  (5). 

Ainsi  conseil  de  fuir,  plutôt  que  d'aller  s'exposer  inconsidéré- 
ment et  hors  de  propos.  Mais  gloire  à  qui  s'offre  et  triomphe.  Ce 
mélange  d'enthousiasme  et  de  raison  place  Origène  à  égale  distance 
de  Clément  et  de  Tertullien.  Plus  sage  que  celui-ci,  il  permet,  con- 
seille la  fuite.  Plus  ardent  que  son  maître,  il  exalte  les  volontaires 
du  martyre,  sans  mêler  à  son  éloge  ces  mots  d'indulgente  ironie 
où  se  plaît  la  sagesse  gnostique. 

Denys  d'Alexandrie,  élève  d'Origène,  est  dans  les  mêmes  sen- 
timents. Sa  doctrine  paraît  d'abord  à  son  exemple.  Lorsqu'éclate 
la  persécution  de  Dèce,  se  sachant  poursuivi,  il  refuse  de  fuir.  La 
fuite  n'est  donc  pas,  à  ses  yeux,  chose  prescrite.  Mais,  le  quatrième 
jour,  Dieu  lui  ordonne  de  partir  et  lui  ouvre  le  chemin  d'une  manière 
miraculeuse.  Il  part.  En  route,  il  est  pris.  Des  paysans  le  délivrent  : 
«  Je  les  suppliais,  écrit-il,  à  grands  cris,  et  leur  demandais  de  s'en 
aller,  de  me  laisser,  et,  s'ils  voulaient  faire  quelque  chose  de  mieux, 
j'estimais  que  c'était  de  prévenir  ceux  qui  m'amenaient  et  de  me 
couper  la  tête.  Tandis  que  je  criais  cela,  ils  me  firent  lever  de 
force  (6)...  » 

Ainsi,  tour  à  tour  Denys  s'offre,  fuit,  demande  la  mort,  y  re- 
nonce, selon  qu'il  croit  ou  non  l'heure  venue.  En  fin  de  compte,  il 


(1)  Contra  Celsum  I,  (P.  G.  XI,  c.  783).  (2)  Ibid.  —  Le  mot  de  l'Evan- 
gile est  encore  cité  dans  YExhortatio  ad.  Martyr,  par.  34,  (P.  G.,  VI  c.  606). 
(3)  Ibid,  parag.  22,  (P.  G.,  XI,  c.  590).  (4)  Comm.  in  êpist.  ad.  Rom  ,  IV,  10, 
(P.  G.  XIV,  998).  (5)  Ibid.  c.  999.  (6)  Eusèbe  VI,  40,  traduction  Grapin, 
t.  II,  p.  254-255. 


ORIGÈNE,    DENYS,    CYPKIEN  243 

ne  se  livre  point.  Mais  ce  n'est  pas  hostilité  pour  le  martyre  volon- 
taire. Car,  dans  sa  lettre  sur  la  persécution  de  Dèce,  il  cite  avec 
admiration  plusieurs  chrétiens  qui  se  dénoncent  eux-mêmes  et  la 
vierge  Apollonia  qui,  menacée  du  bûcher,  s'arrache  aux  mains  des 
soldats  et  se  précipite  d'elle-même  dans  les  flammes  (i). 

En  Occident,  Saint-Cyprien  traite  la  question  en  homme  pra- 
tique. 

Au  début  de  la  persécution  de  Dèce,  l'attitude  des  chrétiens 
d'Afrique  avait  été  lamentable.  «  La  plupart  cédèrent  aux  premières 
menaces  non  pas  même  de  mort,  mais  de  confiscation.  Dans  les 
premiers  jours,  les  magistrats  de  Carthage  et  les  préposés  spéciaux 
furent  débordés  par  la  foule  des  apostats  qui  réclamaient  des  certi- 
ficats de  sacrifices.  »  (2)  A  de  tels  chrétiens,  il  n'est  pas  question 
de  démontrer  que  la  fuite  est  licite  :  fuir,  abandoner  leur  demeure 
et  leurs  biens  est  déjà  un  sacrifice  bien  au-dessus  de  leurs  forces. 
Et  Cyprien  en  vient  à  écrire  :  quiconque  a  fui  pour  ne  pas  renier 
est  confesseur;  le  premier  rang  revient,  sans  doute,  à  ceux  qui  ont 
confessé,  au  sens  ordinaire  du  mot;  mais  au  deuxième  rang  ont  droit 
de  compter  ceux  qui,  par  une  retraite  prudente  se  sont  dérobés  à 
l'ennemi  (3). 

Ainsi  les  dures  exigences  de  la  pratique  pèsent  par  endroits  sur 
la  doctrine  chrétienne.  Ce  qui,  ailleurs,  est  une  concession  à  la  pru- 
dence, devient  un  titre  de  gloire.  On  ne  dit  plus  :  fuyez,  nous  le  per- 
mettons ;  on  implore  :  fuyez,  nous  vous  en  conjurons  !  —  Et  nom- 
breux sont  ceux  qui  se  dérobent  à  ce  demi  martyre,  volent  aux  autels 
des  idoles,  et,  la  persécution  finie,  vont  grossir  le  lamentable  trou- 
peau des  lapsi  dont  le  cas  excite  d'âpres  discussions. 

En  un  tel  milieu,  on  n'est  pas  surpris  que  saint  Cyprien  en  arrive 
à  dire  :  que  nul  ne  s'offre  de  lui-même  aux  Gentils  !  Bien  peu  parmi 
ses  ouailles  doivent  s'offenser  de  ce  sage  conseil.  Et  quelle  impru- 
dence de  permettre  des  initiatives  grosses*  de  périls,  en  un  pays  où 
la  seule  annonce  de  la  persécution  provoque  tant  de  défaillances. 
Mais  n'allons  pas  croire  que  Cyprien  blâme,  en  soi,  comme  un 
suicide  détestable  l'acte  de  ceux  qui  vont  s'offrir  :  loin  d'y  voir  un 
crime,  il  y  voit  un  héroïsme  capable  de  racheter  jusqu'à  l'apostasie; 
car,  s'adressant  aux  lapsi,  qui  tour  à  tour,  suppliants  et  insolents, 
voudraient  forcer  sans  pénitence  les  portes  de  l'Eglise,  il  leur  jette 
à  la  face  :  si  vous  êtes  si  pressés,  l'occasion  s'offre  à  vous  d'obtenir  ce 
que  vous  réclamez,  et  même  davantage  :  «  la  bataille  dure  encore,  et 
il  y  a  des  combats  chaque  jour  »  (4). 


(1)  Eusèbe,  H.  E.,  VI,  (II,  2,  p.  602.)  (2)  Duchesne,  Histoire  de  l'Eglise '„ 
t.  II,  ch.  XX.  {S)  Delapsis  parag.  3,  (éd.  Hartel,  p.  238)  (4)  Cypr.,  EpisU 
XIX,  (Hartel,  p.  526);  cf.  Epist.  XXV,  (538) 


244  LA  MORALE   CHRÉTIENNE 

Ainsi  l'écrivain  chrétien  le  moins  favorable,  en  somme,  au 
martyre  volontaire,  après  Clément  d'Alexandrie,  le  recommande 
aux  fidèles  déchus  comme  un  sûr  et  suprême  moyen  de  salutl  C'est 
assez  dire  quelle  admiration  se  cache,  et  se  cache  mal,  sous  tou* 
les  conseils  de  prudence  dictés  par  la  crainte  de  l'apostasie  (i). 

Naturellement,  le  droit  canonique  reflète  la  diversité  des  opinions 
sur  l'opportunité  de  s'offrir  au  supplice.  Mais,  nulle  part,  le  sui- 
cide chrétien  n'est  condamné  :  aucun  des  textes  canoniques  que  j'ai 
cités  plus  haut  ne  refuse  le  titre  de  martyr  à  celui  qui  s'est  livré 
lui-même. 

La  Didascalie  semble  approuver  la  fuite,  car  elle  recommande 
aux  fidèles  de  recevoir  et  d'aider  ceux  qui  fuient  d'une  ville  dans 
l'autre,  selon  le  commandement  du  Seigneur.  Mais  elle  exprime  aussi 
l'idée  que  quiconque  veut  être  parfait  doit  imiter  son  maître.  Or, 
Jésus  est  mort  pour  nous...  Le  raisonnement  s'arrête,  sans  inviter 
au  martyre  volontaire,  —  sans  le  condamner  non  plus  (2). 

Les  Constitutions  apostoliques  reprennent  ce  passage  :  le  Christ 
est  mort  pour  nous;  que  n'imitons-nous  ses  souffrances,  que  ne  lui 
abandonnons-nous  notre  vie,  quand  il  nous  offre  lui-même  la 
licence?  (3)  Le  chapitre  suivant  ajoute,  il  est  vrai  :  Ne  soyons  pas 
«  prompts  à  nous  cffrir,  téméraires  »;  (4)  mais  pouiquoi?  Parce  que 
la  chair  est  faible,  parce  qu'une  défaillance  est  à  redouter.  Le  chapitre 
consacré  aux  faux  martyrs  ne  vise  pas  ceux  qui  se  sont  offerts  (5). 
Bien  plus,  il  peut  être  nécessaire  de  mourir  pour  l'honneur  de  l'Eglise. 
Si  les  Eglises  sont  pauvres  à  tel  point  qu'elles  ne  pourraient  nourrir 
indigents  et  veuves  qu'en  acceptant  les  offrandes  des  impies,  mieux 
vaut  se  laisser  mourir  de  faim  (6) . 

L'écrit  canonique  le  plus  sévère  aux  martyrs  volontaires  est  la 
Lettre,  en  quinze  articles,  de  Pierre  d'Alexandrie  sur  la  réconcilia- 
tion des  lapsi  (7). 

L'auteur,  en  principe,  n'est  pas  rigoriste  :  il  défend  d'accuser  les 
fidèles  qui  ont  donné  de  l'argent  pour  éviter  la  persécution  :  il  excuse 
ceux  qui  fuient,  même  lorsque  d'autres  sont  condamnés  à  leur  place  ; 
il  semble  prêt  à  tout  pardonner,  —  et  soudain,  parlant  des  clercs  qui 
se  sont  offerts  au  supplice,  ont  faibli,  puis  se  sont  ressaisis  et  ont 
confessé  Dieu,  il  devient  impitoyable  et  leur  refuse  d'exercer  leur 
ministère  :  en  s'offrant,  ils  ont  abandonné  leur  troupeau;  ils  n'ont 
plus  à  prétendre  au  titre  de  pasteurs  (8).  Une  telle  sévérité  semble 


(1)  Il  y  a  bien  une  condamnation  du  suicide  dans  le  De  Duplici  martyr io 
ad  Fortunatum  ;  mais  c'est  une  supercherie  littéraire  d'Erasme.  (2)  Di- 
dascalietèà.  Nau  ch.  XIX, p.  102  et  104.  (3)  V,  6,  (P.  G.,  I,  836).  (4)  V,  7, 
(p.  837).  (5)  Y,  9  (p.  854).  (6)  IV  8,  (p.  820.)  (7)  Cette  lettre  fait  partie 
d'un  traité  rédigé,  d'après  Bardenhewer,  en  306.     (8)  P.  G.x  XVIII,  487. 


PIERRE   D 'ALEXANDRIE  245 

bien,  au  premier  abord,  inspirée)  par  la  morale  simple,  mais  voici 
qui  corrige  cette  impression  :  d'abord  le  canon  XI  de  YEpître  montre 
une  certaine  indulgence  pour  ceux  qui,  au  fort  de  la  persécution,  se 
présentent  au  martyre,  «  poussés  par  un  esprit  de  noble  émulation  » 
et  se  laissent  ensuite  vaincre  par  les  tourments;  d'autre  part,  le 
canon  IX,  tout  en  développant  l'idée  qu'il  ne  faut  pas  s'offrir  et 
appeler  la  tentation  sur  soi  et  sur  ses  frères,  déclare  nettement  qu'il 
faut  admettre  à  la  communion  ceux  qui  l'ont  fait,  comme  l'ayant  fait 
au  nom  du  Christ;  enfin,  et  surtout,  le  canon  VIII  prescrit  l'admis- 
sion de  ceux  qui,  après  avoir  apostasie,  se  sont  offerts  d'eux-mêmes 
au  supplice  et  ont  confessé  le  Ghrist. 

Ainsi,  l'écrit  canonique  le  plus  sévère  à  ceux  qui  s'offrent  n'ose 
pas  les  punir  lorsqu'ils  n'ont  pas  renié,  les  excuse  parfois  lorsqu'ils 
ont  faibli,  et,  bien  loin  de  présenter  le  suicide  chrétien  comme  un 
crime  en  soi,  l'offre  aux  lapsi  comme  un  moyen  de  racheter  l'apos- 
tasie. 

On  ne  peut  trop  insister,  à  mon  avis,  sur  ce  dernier  point  :  si  le 
suicide  chrétien  était  un  mal  par  lui-même,  je  veux  dire  en  tant  que 
suicide,  que  signifierait  ce  conseil  donné  aux  renégats  de  s'offrir? 
Veut-on  qu'ils  réparent  le  mal  par  le  mal  et  un  crime  par  un  autre? 
Non,  si  on  les  pousse  au  suicide,  si  saint  Cyprien,  Pierre  d'Alexan- 
drie et  le  Concile  d'Ancyre  (i)  se  trouvent  d'accord  sur  ce  point,  c'est 
que  les  chrétiens  les  plus  hostiles  en  apparence  au  martyre  volontaire 
lui  sont,  au  fond,  tout  à  fait  favorables;  s'offrir  est  témérité,  une 
témérité  grosse  de  périls  pour  celui  qui  s'offre  et  pour  ceux  qui  l'en- 
tourent; aussi  ne  faut-il  pas  s'élancer  vers  la  mort  sans  avoir  mûre- 
ment réfléchi.  Mais  quand  celui  qui  a  cherché  le  martyrs  en  sort 
triomphant,  l'acte,  de  lui-même,  est  si  beau  que;  comme  un  second 
baptême,  il  lave  la  souillure  de  l'apostasie. 

Les  mœurs  sont  encore  plus  favorables  au  suicide  chrétien  que  la 
doctrine  et  le  droit. 

En  vain,  des  textes  permettent,  conseillent,  prescrivent  la  fuite, 
les  chrétiens  illustres  qui  fuient  sont  réduits  à  se  justifier.  Denys 
d'Alexandrie,  ayant  survécu  à  la  persécution  de  Dèce,  doit  donnei 
des  explications  (2).  Quand  Cyprien  prend  la  fuite,  ce  ne  sont  pas 
des  particuliers,  c'est  le  clergé  de  Rome  qui  s'émeut  :  Nous  avons 
appris,  dit  la  lettre  romaine,  que  le  saint  Pape  Cyprien  s'est  retiré; 
«  on  nous  dit  qu'il  a  bien  fait,  étant  un  personnage  en  vue.  »  On  nous 
dit!  Ce  qui  le  dit  aussi,  ce  sont  les  textes  qu'on  a  vus  plus  hautl  A 
en  croire  certains  auteurs,  ce  serait  l'Evangile  lui-même.  On  voit 
combien  cela  pèse  peu  dans  la  pensée  du  clergé  romain,  car  la  lettre 


(1)  Canon  1,  {Mansi,  II,  528)     (2)  Voir  Bardenhewer,  I2  p.  287. 


£46  LA   .mokajj;  chkktiknm: 

poursuit  dfaucetnenft  :  «  Le  bon  pastmr  donne  sa  vie  pour  ses  brebis, 
1.'  m.  i'.!  .in    |       abandonne  quand   vient   l'heure  du   péril...,   >, 
('ypiifu    <lcil    .se    justilier;    il   écrit   jusqu'à    douze    lettres    (i).    M 
qu'ai lèpur-t -il P  Que  le  suicide  est  un  crime?  Non.  Il  allègue  qu'il  si 
retiré  non  pat  certes  pour  sauver  ses  jours,  mais  pour  assurer  le  r< 
de  ses  frères,  pour  ne  pas  aviver  le  zèle  des  persécuteurs.  Denys,  lui, 
attribut  M   fttitfl  à  une  inspiration  divine  :  «  Dieu  m'ordonnait  de 
partir,  écrit-il,  je  me  mis  en  route  (2).   » 

Ainsi  donc,  en  théorie,  la  fuite  est  permise-,  recommandée,  Mai- 
lorsqu'un  chrétien  illustre  suit  ce  conseil,  use  de  ce  droit,  il  est  con 
traint  de  se  justifier,  il  allègue  au  besoin  un  ordre  de  Dieu. 

C'est  qu'au-dessus  des  Docteurs  et  du  droit,  il  y  a  l'opinion  el 
l'usage.  Or,  ce  que  nous  savons  par  Eusèbe  et  les  Actes  des  Martyrs 
nous  élève  bien  au-dessus  des  réserves  formulées  par  les  sages  :  leb 
chrétiens  courent  à  la  mort,  et  cet  héroïsme  n'excite  qu'admiration 
et  enthousiasme. 

Longue  est  la  liste,  rien  qu'à  lire  Eusèbe,  de  ceux  qui  s'offrent  au 
martyre.  A  Alexandrie,  sous  Dèce,  Apollonia,  «  vierge  très  admi- 
rable »,  est  menacée  du  bûcher;  elle  s'arrache  aux  mains  des  soldats 
et  se  jette  dans  les  flammes.  Ammon,  Zenon,  Ptolémée  et  le  vieillard 
Théophile  se  dénoncent  en  plein  tribunal  (3).  Sous  Valérien,  à  Césa- 
rée,  en  Palestine,  trois  jeunes  gens  se  reprochent  de  ne  pas  conquérir 
la  couronne  du  martyre  quand  l'occasion  en  est  offerte,  se  présentent 
au  juge  et  sont  mis  à  mort;  une  femme  (peut-être  marcionite)  les^ 
imite  aussitôt  (4).  A  Nicomédie,  sous  Dioclétien,  les  chrétiens  sont 
accusés  d'avoir  mis  le  feu  au  palais  de  l'empereur:  hommes  et  femmes, 
«  emportés  par  un  zèle  divin  et  indicible  »,  s'élancent  dans  1er 
flammes;  dans  la  Thébaïde,  à  la  même  époqme,  les  chrétiens,  voyant 
condamner  leurs  frères,  viennent  crier  leur  foi  devant  le  tribunal; 
à  Antioche,  certains  fidèles,  «  fuyant  l'épreuve,  avant  d'être  pris  et 
de  tomber  aux  mains  de  ceux  qui  leur  tendaient  des  pièges,  se  pré- 
cipitaient eux-mêmes  du  haut  de  maisons  élevées,  estimant  que 
mourir  était  ravir  quelque  chose  à  la  perversité  des  impies  »;  une 
«  très  sainte  femme,  admirable  de  grandeur  d'âme  »,  se  noie  avec 
ses  deux  filles  pour  ne  pas  tomber  aux  mains  des  soldats;  sous 
MaXence,  les  chrétiennes  préfèrent  la  mort  au  déshonneur;  une 
d'elles,  femme  du  préfet  de  Rome,  «  plus  digne  d'admiration  qu'au- 
cune autre  »,  se  perce  d'un  coup  d'épée  (5).  Mêmes  exemples  dans 
l'ouvrage  d'Eusèbe  sur  les  Martyrs  de  la  Palestine  :  Romain,  voyant 


(1)  Voir  Duchesne,  t.I,  p.  401-402,  et  Aube,  V  Eglise  etVétat,  1,83.  (2)  Epist. 
XX,  (Hartel,  p.  527.)  (3)  Eusèbe,  H.  E.,  VI.  41,  (t.  II,  p.  602.)  (4)  VII,  12, 
(p.  664.)  (5)  Eusèbe,  H.  E.  VIII,  6,  (p.  750);  — VIII, "9,  (p.  756); —  VIII,  12, 
(p.  756);  —  VIII,  14,  (p. 784).  Les  passages  cités  en  français  sont  empruntés  à, 
la  traduction  de  M.  Grapin. 


LES   ACTES   DES   MARTYRS  247 

la  foule  des  apostats  en  train  de  sacrifier,  s'approche  et  commence 
à  les  haranguer;  six  jeunes  gens,  après  s'être  lié  les  mains  pour  prou- 
ver qu'ils  sont  prêts  au  martyre,  vont  s'offrir  au  gouverneur;  Aphia- 
nus,  «  avec  un  courage  divin  »,  s'élance  sur  le  préfet  Urbain,  en  train 
d'offrir  un  sacrifice,  et  lui  saisit  les  mains  pour  l'en  empêcher; 
yEdésius,  à  Alexandrie,  interpelle  le  magistrat  pour  lui  reprocher 
son  ignominie;  Agapius,  à  Gésarée,  court  au-devant  de  l'ourse  lâchée 
sur  lui  et  lui  offre  son  corps  à  dévorer.  Valentine,  voyant  maltraiter 
une  de  ses  sœurs,  apostrophe  le  juge,  et,  arrêtée,  renverse  l'autel 
à  coups  de  pied;  Antonin,  Zébinas  et  Germain  courent  jusqu'au  gou- 
verneur, en  train  de  sacrifier,  et  lui  crient  de  renoncer  à  l'erreur  (i). 
On  n'est  pas  surpris  de  lire,  dans  la  lettre  écrite  au  Préfet  du  Prétoire 
pour  faire  cesser  la  persécution,  que  «  beaucoup  de  chrétiens  courent 
d'eux-mêmes  au-devant  du  péril  »  I  (2) 

Cherchons  maintenant  dans  Eusèbe  quelque  chose  qui  vienne  à 
l'appui  de  la  thèse  soutenue  par  Dom  Leclercq;  cherchons  quelque 
indice,  si  léger  soit-il,  de  cette  «  sorte  de  défaveur  »  qui  planait  sur 
la  mémoire  des  martyrs  volontaires.  Pas  une  phrase,  pas  un  fait,  rien. 
Seuls,  des  mots  d'admiration  se  mêlent  ça  et  là  à  l'exposé  des  faits. 
Dira-t-on  que  l'opinion  d'Eusèbe,  si  intéressante  soit-elle,  n'est  que 
l'opinion  d'un  individu?  Avec  les  Actes  des  Martyrs,  on  atteint,  je 
crois,  l'opinion  publique.  Non,  certes,  qu'il  faille  voir  dans  les  récits 
groupés  sous  ce  nom  une  création  du  génie  populaire;  l'opinion  de 
M.  Marignan  me  semble,  sur  ce  point,  très  juste  (3);  les  hagiographes 
sont  gens  de  métier,  et  même  connaissent  très  bien  leur  métier;  seu- 
lement, ils  écrivent  pour  le  peuple,  et,  aux  moyens  qu'ils  emploient 
pour  l'émouvoir,  on  devine  sans  trop  de  peine  les  sentiments  popu- 
laires :  en  un  sens,  on  pourrait  dire  qu'on  les  devine  d'autant  mieux 
que  les  récits  sont  plus  invraisemblables,  les  procédés  plus  apparents, 
la  déformation  de  l'histoire  plus  nette  :  car  les  idées  et  les  sentiments 
dont  l'empire  est  tel  qu'il  fausse  à  ce  point  le  récit  des  faits,  que 
seraient-ils,  sinon  ceux  du  public  qu'on  veut  édifier?  Or,  parmi  ces 
sentiments  qui  s'affirment  avec  force,  l'enthousiasme  pour  le  suicide 
chrétien  est  de  ceux  qui  frappent  dès  l'abord. 

Prenons  le  recueil  de  Ruinart  (4).  Dans  la  célèbre  Passion  de  Per- 
pétue, Saturnus  «  se  livre  spontanément  »  (5);  Perpétue,  frappée  par 
un  bourreau  maladroit,  dirige  elle-même  l'épée  qui  doit  la  tuer.  Il 
semble,  dit  le  rédacteur  (G),  «  qu'une  telle  femme  n'eût  pas  été  tuée 
si  elle  ne  l'eût  voulu  elle-même.  »  Il  est  vrai  que  la  Passion  de  Pér- 


il) Martyrs  de  Palestine,  ch.  3,  4,  5,  6,  8,  9,  (p.  910-928).  (2)  H.  E.,  IX, 
1,  (p.  804).  (3)  Voir  Marignan,  La  foi  chrétienne  au  IVe  siècle,  P.  1887,  p.  70. 
(4)  (Edition  de  Ratisbonne,  1859).  —  Le  recueil  de  Ruinart  a,  commeons  ait 
été  revisé  par  la  critique  moderne,  cf.  Leclercq.  Les  Martyrs,  t.  I,  p.  XXXIII. 
Les  textes  cités  dans  ce  chapitre  sont  de  ceux  dont  l'ancienneté  est  le  moins 
contestée.     (5)  Parag.  3  p.  139.     (6)  Parag.  21,  p.  146. 


248  LA   MORALE   CIIKKTI  KNNE 

pétuê  est  peut-être  un  écrit  montaniste  (i);  mais  les  traits  qu'on  vient 
de  voir,  et  notamment  cet  appétit  du  martyre,  n'ont  rien  de  singu 
lier.  On  le«  retrouve  à  chaque  page,  dans  le  recueil  de  Ruinart,  ! 
nius  est  averti  par  un  songe  qu'il  va  être  pris  :  il  prévient  Bea  deux 
compagnons,  et  tous  trois  se  passent  une  corde  au  cou,  fidei  /■ 
monium  et  volutatis  indicium.  Le  procès  se  prolongeant,  Pioniue 
s'écrie  :  «  Construisez  un  bûcher  pour  que  nous  nous  jetions  volon- 
tairement dans  les  flammes  (2).  »  Sous  Dèce,  Maxime,  «  saint 
homme  »,  se  dénonce  volontairement  lui-même  (3).  Denyse,  jeune 
fille  de  seize  ans,  en  fait  autant  en  voyant  un  chrétien  renier  (4). 
Nicéphore,  dans  un  cas  analogue,  dit  aux  licteurs  :  «  Je  suis  chré- 
tien; frappez-moi  1  »  «  Tous  admiraient,  dit  le  texte,  qu'il  se  livrât 
ainsi  »,  mais  de  critique,  nulle  trace  (5).  L'exemple  de  saint  Genest 
est  célèbre  (6).  Maximilien  se  dénonce  en  déclarant  :  «  Il  ne  m'est  pas 
permis  d'être  soldat;  je  suis  chrétien  (7).  »  Le  centurion  Marcel  jette 
ses  armes  et  crie  :  «  Je  suis  soldat  de  Jésus-Christ  (8).  »  Le  greffier 
Cassien,  assistant  au  procès  de  Marcel,  ne  peut  contenir  son  indigna- 
tion et  se  dénonce  (9).  Théodote,  après  s'être  préparé  «  à  supporter 
les  coups  »,  se  met  en  route  pour  chercher  le  martyre.  Deux  amis  le 
rencontrent  et  veulent  le  faire  retourner  sur  ses  pas  :  «  Si  vous  êtes 
mes  amis,  dit  le  saint,  n'allez  pas  me  nuire  et  reprendre  mon  zèle!  » 
Et  il  se  présente  au  magistrat  (10).  Dans  la  Passion  de  Saturnin,  Vic- 
toria est  au  nombre  des  martyrs  arrêtés;  l'auteur  rappelle  que  cette 
jeune  fille  «  fleur  des  Vierges,  honneur  et  gloire  des  Confesseurs  », 
avait  mieux  aimé  se  précipiter  que  de  consentir  à  un  mariage  décidé 
par  ses  parents  (11).  Saint-Didyme  s'offre  au  martyre  pour  sauver  la 
vierge  Théodore;  mais  la  jeune  fille,  sauvée  pair  lui,  court  au  lieu  du 
supplice  et  se  fait  mettre  à  mort  (12).  Le  diacre  Euplius,  brusquement, 
se  met  à  crier  en  public  :  «  Je  suis  chrétien  et  je  veux  mourir  pour 
le  nom  du  Christ  (i3).  »  L'évêque  Philippe,  voyant  approcher  la  per- 
sécution, refuse  de  fuir,  malgré  les  exhortations  de  ses  amis,  et  leur 
enseigne  que  <(  les  maux  de  la  persécution  sont  plutôt  à  rechercher 
qu'à  craindre  ».  Sévérus,  qu'on  n'avait  pu  découvrir,  se  livre  publi- 


(1)  Cf.  Monceaux,  Histoire  littéraire  de  V Afrique  chrétienne,  t.  I,  P.  1905, 
p.  81  ;  Leclercq,  les  Martyrs,  t.  I;  J.  Rambaud,  Le  Droit  criminel  romain  dans 
les  Actes  des  martyrs,  P.  1907,  p.  17.  D'après  Rambaud,  l'Eglise  «  interdisait» 
le  martyre  volontaire;  (il  ne  cite  pas  de  texte  à  l'appui  de  cette  assertion)  ; 
mais  les  exemples  ne  manquent  pas  «  de  chrétiens  qui  se  sont  offerts  et  que 
l'Eglise  a  honorés  de  ses  pieux  hommages.  »  (2)  par.  II  et  VIII,  p.  188  et  196. 
(3)  par.  I,  p.  203.  (4)  par.  V,  p.  207.  (5)  par.  VIII,  p.  288.  (6)  par.II, 
p.  312.  (7)  par.  I,  p.  340.  (8)  par.  I,  p.  343.  (9)  par.  I,  p.  345.  (10)  par. 
XXII,  p.  381.  (11)  par.  XVI,  p.  421.  Clam  seseper  praeceps  puella  demittit. 
Dom  Leclercq,  emporté  par  sa  thèse,  traduit  :  «  elle  s'enfuit  par  la  fenêtre.  » 
{Les  Martyrs,  II,  p.  217.)     (12)  par.  IV  et  VI,  pp.  430,  431.     (13)  par.  I,  p.  437. 


LES   ACTES    DES   MARTYRS  249 

quement,  «  sous  l'inspiration  du  Saint-Esprit  »  (i).  Dans  les  Actes 
de  Tarachus,  Andronicus  est  livré  aux  bêtes;  mais  l'ourse  qui  doit 
le  dévorer  s'y  refuse;  Andronicus  tâche  de  l'exciter  et  de  l'irriter, 
pour  mourir  plus  vite  (2).  Eulalie  s'échappe  de  la  maison  de  son 
père  pour  courir  au  martyre  (3).  Théodore  met  le  feu  à  un  temple 
païen  et  se  vante  de  l'avoir  fait  (4).  Euphémie  s'offre  spontané- 
ment (5).  Philoromus  se  dénonce,  dans  un  élan  d'indignation,  en 
voyant  tourmenter  Phiiéas  (6).  Gordius,  après  s'être  préparé  au  mar- 
tyre, se  livre  en  plein  théâtre  (7).  Julitta  s'élance  sur  le  bûcher  (8). 
Les  quarante  martyrs  dont  parle  Basile  le  Grand  s'avancent  auda- 
cieusement  et  crient  qu'ils  sont  chrétiens.  L'un  d'eux,  ne  pouvant 
résister  aux  tourments,  renie  le  Christ  :  un  licteur,  aussitôt,  prend 
sa  place  (9).  Fausteus,  Janvier  et  Martial  se  dénoncent  (10).  Saint- 
Léon  foule  aux  pieds  les  flambeaux  allumés  devant  les  idoles  (11). 
Saint  Phocas  offre  l'hospitalité  aux  soldats  qui  le  recherchent  et  ne 
le  connaissent  pas.  Le  repas  terminé,  il  leur  dit  :  «  Je  suis  celui  que 
vous  cherchez.  »  Les  soldats,  stupéfaits,  hésitent  à  porter  la  main 
sur  leur  hôte.  Phocas  les  exhorte  à  le  frapper  :  «  Il  dit,  persuade  et 
meurt  (12).  » 

Non  seulement  aucun  de  ces  martyrs  n'est  l'objet  d'une  défaveur, 
mais,  nulle  part,  le  rédacteur  n'a  l'idée  de  les  justifier.  C'est  pour 
éviter  les  redites  que  je  n'ai  pas  cité  les  éloges  qui  leur  sont  prodi- 
gués; ils  ne  m'ont  jamais  paru  moins  vifs  que  ceux  qui  s'adressent 
au  reste  des  martyrs;  de  Phocas,  l'auteur  écrit  qu'il  est  l'objet  du 
même  culte  que  Pierre  et  Paul  :  Non  minus  autem  Romani  Phocam 
colunt  quam  Petrum  et  Paulum  (i3). 

Passons  aux  Actes  des  Martyrs  de  l'Eglise  copte  (i4).  Je  ne  puis 
citer,  tant  ils  sont  nombreux,  tous  les  exemples  qu'a  recueillis 
M.  Amélineau,  mais  on  retrouve  dans  son  livre  tous  les  types  de  mar- 
tyre volontaire  qui  viennent  d'être  énumérés  :  soldats  refusant  le  ser- 
vice et  jetant  leur  ceinturon  (i5);  chrétiens  lacérant  les  édits  ou  ren- 
versant les  statues  des  idoles  (16);  enfants  bravant  les  supplices  (17); 


(1)  par  II,  p.  440etpar.IX,p.  445.  (2)  par.X,p.  473.  (3)  p.  480.  (4)  par. 
IV,  p.  509.  (5)  par.  II,  p.  515.  (6)  par.  III,  p.  720.  (7)  par.  IV,  p.  535- 
(8)  par.  IV,  p.  539.  (9)  par.  V,  p.  549.  (10)  par.  I,  p.  556.  (11)  par.  IL 
p.  566.  (12)  parag.  III,  p.  580.  —  Il  y  a  encore  martyre  volontaire  dans  la 
fameuse  histoire  de  Dasius,  (cf.  Leclercq,  Les  Martyrs,  II,  p.  124  et  Zeiller. 
Les  origines  chrétiennes  dans  les  provinces  danubiennes  de  l'empire  romain. 
P.  1918,  p.  110).  (13)  parag.  III,  p.  580.  (14)  D'après  Amélineau,  ces  Actes 
ont  du  être  rédigés  vers  la  fin  du  IVe  siècle  ;  ils  se  rapportent  presque  tous  à 
la  persécution  de  Dioclétien.  (15)  Voir  pages  17,  26,  29,  34,  103,  139,  etc. 
(16)  p.  28,  Timothée  déchire  l'édit  de  Dioclétien  sous  les  yeux  du  gouverneur; 
cf.  p.  51,  205.  (17)  Le  petit  (Anoub  (douze  ans)  et  la  petite  Liaria  (onze  ans) 
sont  envoyés  au  martyre  par  St  Michel  et  l'archange  Gabriel,  (p.  145  et  93). 
Voir  aussi  p.  105. 


LA     MOHAIR    Cil  Khi 

<  hrctiriH  (liant  à  leur  indignation,  en  voyant  torturer  leui 
«i  m  <  l  - 1 1  nçand      tu   lea  \<-u\  du  juge  (i).  Les  exempl 

<  <>llcciii's  aboadenJ  :  Àbiskbinoun  se  dénonce  avec  cinq 
Ictus,    quarante    soldats    vont    d'eux-mêmes    s'offrir    au    bou 
Paphnnté,  prêt  à  se  livrer,  persuade  à  une  famille  de  treize  enfant 
d'imiter  son  exemple;    cinquante    serviteurs,    voyant    torturer    leu 
maître,  s'offrent  au  supplice  pour  périr    avec  lui.    A  Halouun,   le 
habitants,  apprenant  l'arrivée  des  persécuteurs,  sortent  du  village  et 
se  présentent  aux  coups;  à  Mabquala,  la  foule  crie  sa  foi  et  se  fait 
massacrer;   non  loin   de   là,   même  scène,    les   chrétiens   «   se   préci- 
pitent au-devant  de  l'épée  »  (2). 

Non  seulement  toutes  ces  morts  volontaires  sont  approuvées, 
admirées,  mais  elles  sont,  en  général,  prescrites.  M.  Amélineau  fait 
remarquer  que  la  plupart  des  Actes  de  l'Eglise  copte  semblent  u  taillés 
sur  un  même  patron  ».  L'ordre  d'aller  volontairement  s'offrir  est 
un  des  traits  de  ce  «  patron  ».  L'Ange  du  Seigneur,  assez  souvent 
l'Archange  Gabriel  ou  l'Archange  Michel,  apparaît  à  un  chrétien 
et  lui  dit  :  a  Pourquoi  restes-tu  assis,  quand  le  combat  se  livre,  que 
les  couronnes  se  distribuent  gratis?...  »  (3).  C'est  la  formule  con- 
sacrée. Si,  d'aventure,  le  chrétien  n'obéit  pas,  l'Ange  revient  à  la 
charge  (4);  parfois,  le  Seigneur  lui-même  apparaît  au  futur  mar- 
tyr (5).  Quand  sainte  Tècle  se  rend  à  Alexandrie  pour  y  chercher 
la  morti  la  Vierge  et  sainte  Elisabeth  lui  apparaissent  en  chemin  (6). 
Dans  certains  Actes,  le  départ  pour  la  mort  est  précédé  de  la  distri- 
bution des  biens,  d'un  festin  offert  au  clergé  et  au  peuple  (7).  Il  y 
a  là  comme  un  rite  auquel  les  plus  humbles  sont  fidèles  :  le  petit 
Anoub,  âgé  de  douze  ans,  reçoit  de  saint  Michel  l'ordre  d'aller  s'of- 
frir. Jl  ne  part  qu'après  avoir  eu  soin  de  distribuer  tout  ce  qu'il  pos- 
sède. 

Il  arrive  parfois  que  les  gouverneurs  hésitent  à  prononcer  1? 
sentence  mortelle  contre  les  martyrs  volontaires;  mais,  alors,  on  les 
y  contraint.  Quand  le  gouverneur  de  Tora  se  refuse  à  tuer  le  fameux 
Jules  d'Agfaho,  Jules  donne  l'ordre  à  ses  domestiques  de  mettre 
l'épée  au  clair,  de  se  précipiter  sur  le  vâli  et  de  lui  dire  :  «  Si  tu  ne 
rends  pas  notre  sentence,  nous  te  tuons.  »  Dans  les  Actes  d'Epime, 
cent  six  hommes  se  saisissent  du  gouverneur  Arménius  et  lui  disent  : 
«  Tu  n'iras  pas  souper  que  tu  n'aies  rendu  notre  sentence;  nous 
sommes  chrétiens!  »  Le  gouverneur,  comme  de  juste,  se  laisse  per- 
suader (8). 

Une  telle  part  de  «  littérature  »,  une  thaumaturgie  si  folle  sont 


(1)  Voir  p.  58, 105,  206.  (2)  Voir  pages  29,  34,  40,  58,  48.  (3)  Voir  pages 
131  et  210.  Sur  ces  ordres  donnés  par  les  anges,  voir  p.  33,  34,  39,  41,  47, 
50,  52,  69,  75, etc.  (4)  Amélineau,  p.  161.  (5)  p.  102.  (6)  p.  93.  (7)  p.  107. 
144,  145.     (8)  p.  125  126, 139,  voir  aussi  p.  61. 


CULTE   RENDU   A   DES   SUICIDÉES  251 

mêlées  à  tous  ces  récits,  que  l'histoire  des  faits  en  tire  peu  de  chose» 
Mais,  comme  dit  fort  bien  M.  Amélineau,  «  chaque  acte  pris  en  par- 
ticulier est  faux,  le  tout  est  vrai  »  (i).  Entendons  que  quelque  chose 
se  dégage  avec  certitude  de  toute  cette  littérature  :  ce  n'est  pas  que 
tel  ou  tel  se  soit  offert  dans  telle  ou  telle  ville;  mais  c'est  qu'aux 
yeux  de  l'écrivain  et  de  son  public,  le  vrai  martyr  est  celui  qui 
s'offre.  Le  suicide  chrétien,  loin  d'être  une  exception,  est  presque 
de  règle;  loin  d'être  toléré,  il  est  salué  avec  enthousiasme  comme  près- 
crit  par  Dieu  et  ses  anges. 

Tout  cela,  dans  le  pays  même  du  sage  Clément,  dans  le  pays  de 
Pierre  d'Alexandrie.  On  ne  peut  pas  dire  que  les  Actes  de  l'Eglise 
copte  ne  contiennent  absolument  aucune  tracé  de  leur  doctrine;  je 
relève,  dans  le  recueil  de  M.  Amélineau,  trois  fuites  d'évêques, 
qu'on  peut  fort  bien  attribuer  à  une  influence  de  ce  genre  (2).  Mais, 
au-dessus  de  la  doctrine  de  ces  sages,  ou,  si  l'on  veut,  au-dessous, 
l'opinion  chrétienne  se  prononce  avec  une  force  irrésistible  en  faveur 
du  suicide  chrétien. 

Je  dis  bien  l'opinion.  On  a  cru, parfois  que  l'enthousiasme  pour 
le  martyre  volontaire  était  le  fait  d'une  poignée  d'exaltés,  de  quel- 
ques «  esprits  remuants  ».  Les  textes  qu'on  vient  de  voir  contredisent 
cette  hypothèse,  et  je  dirais  plus  volontiers  que  ce  sont  les  réserves 
prudentes  qui  sont  le  fait  d'une  poignée  de  sages.  Evidemment,  il 
a  dû  arriver,  quand  le  zèle  d'un  volontaire  ranimait  une  persécution 
mal  éteinte,  que  la  foule  elle-même  protestât  (encore,  ni  Eusèbe,  ni 
les  Actes  n'enregistrent-ils  une  protestation  de  ce  genre);  mais,  au 
fort  de  l'orage,  celui  qui  s'offre  fièrement  fait  l'orgueil  de  l'Eglise 
entière,  et,  lorsqu'il  triomphe,  le  petit  groupe  des  sages  s'associe  à 
la  voix  commune. 

Un  fait,  à  défaut  des  témoignages  qu'on  vient  de  voir,  suffirait  \ 
le  prouver.  Trois  des  chrétiennes,  dont  on  a  vu  plus  haut  le  suicide 
héroïque,  trois  chrétiennes  qui  se  sont  tuées  elles-mêmes,  deviennent 
l'objet  d'un  culte,  et  non  pas  d'un  petit  culte  local  ou  passager, 
car,  un  siècle  après  la  persécution,  saint  Augustin,  qui  n'est  pas 
suspect,  écrit  :  Earam  martyria  in  ecclesia  catholica  veneratione  celé- 
berrima  frequentantiir  (3). 

Ce  culte  n'ayant  pu  s'établir  et  durer  sans  l'autorisation,  sans  la 
collaboration  du  clergé,  force  est  bien  d'admettre  que  peuple  et  pas- 
teurs se  sont  trouvés  d'accord  pour  vénérer  les  saintes  femmes. 

Je  sais  bien  que  saint  Augustin,  tout  en  reconnaissant  qu'on  les 


(1)  p.  218.  (2)  M.  Amélineau  voit  dans  ces  fuites  d'évêques  une  preuve 
que  le  christianisme  n'était  pas  encore  profondément  implanté  en  Egypte. 
Mais  elles  s'expliquent  tout  aussi  bien,  si  l'on  suppose  que  les  évêques 
ont  simplement  voulu  mettre  en  pratique  la  doctrine  de  Clément  d'Alexan- 
drie.    (3)  Cité  de  Dieu,  I,  26.  , 


L'52  LA  MORALE   CHRÉTIENNE 

honore,  s'efforce  d'expliquer  leur  suicide  par  une  inspiration  spé- 
ciale de  la  Divinité  et  explique  longuement  qu'il  s'agit  d'une  excep- 
tion à  méditer,  non  d'un  exemple  à  suivre.  Mais  ce  sont  là  scrupules 
qui  lui  sont  propres,  et  dont  on  chercherait  vainement  la  trace  au 
début  du  iv*  siècle. 

D'abord,  le  cas  des  trois  saintes  n'est  pas  singulier.  Saint  Jean 
Chrysostome,  qui  les  nomme  Domnine,  Bérénice  et  Prosdosce,  loue 
en  un  autre  lieu  sainte  Pélagie,  qui,  elle  aussi,  se  tue  pour  échapper 
au  déshonneur.  En  outre,  relisons  Eusèbe  :  a-t-il  un  mot  pour  indi- 
quer que  l'actifcn  des  trois  saintes  ait  paru,  sur  le  moment,  anor- 
male? Tant  s'en  faut.  Il  fait  parler  une  de  ses  héroïnes,  mais  elle 
n'a  garde  de  s'excuser;  elle  ne  songe  pas  à  dire  :  «  Le  suicide,  cri- 
minel en  soi,  est,  par  exception  et  pour  nous,  légitime  ».  Elle  encou- 
rage ses  deux  filles,  et  toutes  trois  se  précipitant,  «  après  avoir  dis- 
posé leurs  vêtements  avec  décence  »,  emportent  l'admiration  atten- 
drie de  l'Eglise  entière. 

Résumons  l'impression  que  laisse  l'étude  du  second  âge  chré- 
tien, et  nous  nous  trouverons  revenir  aux  formules  que  suggérait 
l'époque  précédente. 

S'agit-il  du  suicide  en  général?  Origène  reprend  une  phrase  à 
Platon;  mais  ni  lui  ni  aucun  des  grands  écrivains  du  second  âge 
ne  traite  la  question  morale  soulevée  par  la  mort  volontaire;  morale 
formulée  et  droit  canonique  sont  pareillement  muets. 

S'agit-il  du  suicide  chrétien?  Moralistes  et  juristes  discutent,  et 
plusieurs  conseillent  de  ne  pas  s'offrir.  Mais  Clément  d'Alexandrie 
lui-même  est  plein  d'indulgence  pour  les  simples  qui,  «  ne  sachant 
pas  »,  s'offrent  au  supplice;  mais  saint  Cyprien  lui-même  dit  aux 
lapsi  :  «  Offrez-vous  1  »  Et  enfin,  les  martyrs  volontaires,  qui  triom- 
phent dans  l'épreuve  sont  l'orgueil  de  l'Eglise  entière,  deviennent 
même  l'objet  d'un  culte. 

Pour  le  second  âge  comme  pour  le  premier,  laissons  parler  faits 
et  textes,  ils  nous  disent  :  l'Eglise  ne  s'occupe  pas  du  suicide  en 
général;  elle  admire  le  suicide  chrétien. 


IV 

Réponse  à  une  objection,  V  esprit  de  la  morale  chrétienne  étant  tout  de  douceur  et 
de  résignation,  aurait  contraint  V Eglise  à  condamner  le  suicide  :  1)  Il  est  a 
priori  peu  vraisemblable  que  la  douceur  et  la  résignation  soient  l'âme  de 
la  morale  chrétienne  ;  2)  la  morale  chrétienne  est  gouvernée  par  deux 
sentiments  (conviction  qu'il  n'y  a  pas  de  bien  hors  la  foi,  horreur  du  monde 
et  de  la  vie)  qui  relèguent  à  l'arrière -plan  la  douceur  et  la  résignation. 

La  conclusion  qui  précède  se  heurte  à  une  grave  objection  :  il  y 
a,  dit-on,  quelque  chose  au-dessus  des  textes  que  le  hasard  a  fait  par- 
venir jusqu'à  nous;  c'est  l'esprit  même  de  la  morale  chrétienne.  Cet 


LE   SUICIDE    ET   L' ESPRIT    CHRÉTIEN  253 

esprit  forçait  l'Eglise  à  interdire  le  suicide,  à  n'admettre  qu'avec 
répugnance  le  martyre  volontaire.  Dès  lors,  qu'importe  que  les 
phrases  par  lesquelles  s'exprimaient  ces  sentiments  aient  disparu? 
L'Eglise  a  condamné  le  suicide,  parce  qu'elle  devait  le  condamner, 
parce  que  l'esprit  de  sa  morale  l'y  forçait. 

J'avoue  que,  si  cette  objection  s'appuyait  sur  des  preuves  solides, 
on  pourrait,  en  effet,  hésiter  à  faire  confiance  aux  textes.  Mais  quelles 
sont  les  preuves? 

J'en  vois  deux  : 

i°  La  morale  chrétienne  a  horreur  du  sang;  donc,  elle  devait 
inévitablement  avoir  horreur  du  suicide. 

2°  La  morale  chrétienne  enseigne  la  résignation,  un  esprit 
d'humble  et  douce  soumission;  donc,  elle  ne  pouvait  admettre  une 
initiative  violente  comme  celle  qui  consiste  à  choisir  soi-même 
l'heure  de  sa  fin. 

Sur  la  première  preuve,  je  n'insiste  pas,  parce  qu'on  trouvera 
la  réponse  tout  au  long  de  cette  étude.  Il  est  vrai  que  les  fidèles 
du  premier  âge  sont  particulièrement  sucrupuleux  en  matière  de 
sang  versé.  Mais  nous  venons  de  voir  les  Juifs  se  montrer  indulgents 
au  suicide  et  favorables  à  certaines  morts  volontaires,  dans  le  même 
temps  où  ils  adoucissent  tout  leur  droit  criminel;  nous  avons  vu  qu'à 
l'époque  moderne,  les  moralistes  les  plus  hostiles  au  meurtre  de  soi- 
même  sont  parfois  les  moins  sévères  sur  le  sujet  de  l'homicide.  Nous 
ne  pouvons  donc  admettre  a  priori  que  l'extrême  répugnance  des  pre- 
miers chrétiens  à  verser  le  sang  les  ait  contraints  à  condamner  le 
suicide. 

Le  second  argument  paraît  beaucoup  plus  fort  :  le  chrétien  est 
humble,  doux,  résigné;  avec  de  tels  sentiments,  comment  ne  pas  haïr 
le  meurtre  de  soi-même?  D'abord,  c'est  un  «  cas  énorme  »,  comme 
on  dira  au  moyen  âge,  c'est  une  de  ces  initiatives  violentes  et  har- 
dies, dont  s'effare  une  âme  douce  et  discrète;  et  puis,  qui  met  fin  à 
ses  jours  cesse  d'être  soumis,  résigné,  puisqu'il  substitue  sa  décision 
à  celle  de  la  Providence. 

Le  raisonnement  serait  peut-être  sans  réplique  si  vraiment  la  dou- 
ceur et  la  résignation  étaient  l'âme  de  la  morale  chrétienne  aux  pre- 
miers siècles.  Mais  en  sont-elles  l'âme? 

Il  est  vrai  que  les  historiens  ont,  presque  tous,  été  frappés  de  la 
tendre  docilité  du  fidèle,  de  sa  piété  humble  et  douce.  Dès  la  fin  du 
n*  siècle,  Renan  voit  dans  les  chrétiens  «  de  bonnes  petites  gens,  sans 
préjugés  mondains,  mais  d'une  parfaite  honnêteté  »  (i).  Le  chré- 


(1)  Marc-Aurèlel  chap.  30. 


LA    MORALE    (  I 

tien,  dit  M.  bert,    est  m  paisible    et    bon,  sincère    et   fa 

humble  de  oœur  et  de  langage,  modéré  en  tontes  choses 
-ans    r, incline   et   sans   envie;    patient,    discret,    miséricordieux, 
tout   charitable,    disposé    à    aimer    jusqu'à    ses    ennemis,    iniinin 
tendre  et  indulgent  à  toutes  les  créatures,  si  éloigné  de  toute  malie. 
qu'il  se  demande  sérieusement  s'il  a  le  droit  de  défendre  sa  vie  mena- 

et  qu'il  vit  les  yeux  fixés  sur  le  doux  idéal  de  l'Ame  dVnfanî 
laquelle  il  voudrait  calquer  son  âme...  (i)  ».  Je  choisis  entre  ai 
ce  joli    portrait,   parce  qu'il    est,  en    un  sens,  d'une    ressemblant 
extraordinaire;  on  le  dirait  calqué  sur  les  textes.  D'airlenrs,  Tan-iK- 
l'IIarnaek    suggère    une    impression    analogue    (2).    a  Morale    tran- 
quille »,  morale  «  de  bonnes  petites  gens  »,  «  doux  idéal  dame  d'en- 
fant »,  a  vertu  légèrement  innocente  et  banale  »  (3),  tous  ces  mots 
se  présentent  d'eux-mêmes  lorsqu'on  vient  de  lire  certains  passade- 
de  l'Evangile,  et  surtout  la  Didaché,  le  Pasteur  d'IIermas,  les  Epîtres 
de  Clément,  la  Didascalie. 

Qu'ils  expriment  un  des  traits  de  la  moralité  chrétienne,  un  de 
ses  aspects,  ce  n'est  pas  douteux.  En  expriment-ils  l'âme?  Je  ne  le 
crois  pas.  Dans  une  morale  vivante,  quelques  principes  plus  puissants 
fixent  la  pensée,  disciplinent  le  sentiment,  donnent  à  chaque  pré- 
cepte sa  valeur  relative.  Par  eux  s'éclaire  le  détail  des  disciplines 
pratiques,  qui,  si  souvent  semblables  sut  le  papier,  se  ressemblent 
si  peu  dans  la  vie.  Par  eux,  la  doctrine  s'affirme,  vit,  triomphe  de 
ses  rivales.  La  douceur  résignée  des  âmes  d'enfants  a-t-elle  suffi  à 
jouer  ce  rôle?  Quel  défi  à  la  vraisemblance! 

Au  cours  des  trois  premiers  siècles,  le  Christianisme  a  à  soutenir 
une  lutte  incessante  contre  des  forces  redoutables.  On  admet,  aujour- 
d'hui, que  ces  Dieux  de  l'Olympe,  sur  lesquels  s'acharnent  les  apo- 
logistes, n'étaient  plus  que  des  Dieux  morts.  Mais,  sur  les  ruines  de 
leur  culte,  que  de  forces,  dont  on  s'étonne  que  le  Christianisme  ait 
pu  les  abattre I  Dans  le  monde  de  la  pensée,  c'est  l'épicurisme,  le  stoï- 
cisme, le  judaïsme  hellénisé  de  Philon,  l'intellectualisme  alexan- 
drin, père  de  la  Gnose,  le  mouvement  néo-pythagoricien,  le  vaste 
développement  du  néo-platonisme.  Dans  le  monde  du  sentiment, 
c'est  l'étrange  et  riche  floraison  des  religions  orientales  :  culte  d'Isis, 
dont  le  monde  antique  est  «  à  la  lettre  envahi  »;  culte  de  Sérapis, 
culte  de  Syrie,  et,  plus  encore,  ce  culte  de  Cybèle  et  ce  fameux  culte 
de  Mithra,  dont  Renan  disait  déjà  qu'il  faillit  conquérir  le  monde  (4). 


[1)  Guignebert,  Tertullien,  p.  408.  (2)  Harnack,  Die  Mission  und  Aushrei- 
tung  des  Christentums  etc.,  Leipz.  1902, t.  II,  chap.  3.  (3)  Jullian,  Hist. 
<le  la  Gaule,  IV,  194.  (4)  D'après  Toutain,  (Les  cultes  païens  dans  l'empire 
romain,  P.  1911,  p.  177),  le  culte  mithriaque  «  est  resté  confiné  dans  des 
limites  fort  étroites  tant  géographiques  que  sociales.  »  D'après  Cumont,  au 
«contraire    [Textes   et   monuments  figurés   relatifs   aux   mystères   de   Mithra, 


LE   SUICIDE   ET   L'ESPRIT    CHRÉTIEN  2o5 

Sur  ce  terrain,  le  Christianisme  se  mesure  avec  des  égaux,  avec  des 
religions  internationales  qui  s'adressent  à  l'individu  et  le  prennent 
tout  entier  (i);  comme  lui,  le  Mithriacisme  a  le  baptême  et  la  com- 
munion; comme  Jésus,  Attis  est  le  Dieu  médiateur,  la  victime  ressus- 
citée,  dont  le  sang  vivifie  le  monde;  enfin,  le  caractère  moral  qui, 
vis-à-vis  du  vieux  paganisme,  eût  été  le  privilège  original  du  Chris- 
tianisme, cesse  de  l'être  vis-à-vis  de  certains  de  ces  cultes.  Attis,  lui 
aussi,  est  Bon  Pasteur  et  offre  à  ses  fidèles  un  idéal  moral  :  «  fuir 
le  mal  et  chercher  le  mieux,  détruire  en  soi  l'impureté  et  se  mutiler 
des  appétits  déraisonnables,  toujours  regarder  vers  le  ciel  et  par-delà 
le  ciel  »  (2);  la  pauvreté  des  Galles  annonce  celle  des  moines;  la  même 
soif  de  pureté  qui  est  dans  l'âme  chrétienne  brûle  les  mystes  de 
Cybèle  et  de  Mithra.  Quand  on  note,  une  à  une,  toutes  ces  ressem- 
blances, quand  on  suit,  à  l'aide  des  précisions  qu'a  multipliées  Féru 
dition  moderne,  l'essor  parfois  magnifique  des  religions  qui,  au 
cours  de  ces  trois  longs  siècles,  à  la  fois  mornes  et  fiévreux,  s'offrent 
au  désir  inquiet  du  monde,  on  ne  peut  pas  ne  pas  se  dire  :  com- 
ment l'Eglise  l'a-t-elle  emporté?  Comment  expliquer  sa  victoire,  si 
ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  au  plus  vivant  de  sa  morale,  c'est  cette 
humble  vertu  négative,  cette  douceur  résignée  qui  ne  fait  pas  les 
conquérants? 

Il  y  a  autre  chose,  n'en  doutons  pas.  Il  est  d'un  poète  d'imaginer 
que  l'Eglise  est  sortie  victorieuse  de  ces  redoutables  conflits,  grâce 
au  seul  attrait  de  ses  bonnes  petites  gens,  grâce  à  leur  vertu  innocente 
et  banale.  —  Les  textes,  pourtant,  le  disent.  —  Non,  quelques  textes 
seulement,  et  lesquels?  Les  traités  de  morale,  c'est-à-dire  un  des  genres 
d'écrits  sur  lesquels  les  conventions,  la  routine,  les  phrases  toutes 
faites  ont  le  plus  d'empire.  Reconstituée  à  l'aide  d'ouvrages  ana- 
logues, la  morale  révolutionnaire  apparaîtrait,  elle  aussi,  au  plus 
fort  de  la  Terreur,  douce,  innocente  et  banale.  Mais  replaçons  l'image 
tracée  par  les  ^moralistes  chrétiens  dans  le  cadre  des  événements, 
éclairons  les  livres  par  l'histoire,  les  formules  par  les  mœurs,  et,  sous 
les  dehors  d'humble  et  discrète  douceur,  nous  voyons  bientôt  percer 
deux  sentiments  originaux  et  violents,  qui  gouvernent  la  morale  chré- 
tienne, en  sauvent  l'originalité,  mais  font  d'elle  tout  autre  chose 
qu'une  morale  douce  et  résignée  :  c'est  d'abord  l'ardente  conviction 
qu'il  n'y  a  pas  de  bien  sans  la  foi,  c'est  ensuite  le  mépris  et  l'horreur 
du  monde. 


t.  I,  Bruxelles,  1899),  on  peut  se  demander  si,  à  l'époque  de  Sévère,  les  fi - 
dèles^de  Mithra  ne  sont  pas  plus  nombreux  que  les  fidèles  du  Christ, 
(p.  338.) 

j(l)  Voir  notamment  Cumont,  Les  religions  orientales  dans  le  paganisme 
romain,  P.  1909,  Introd.  p.  23.  (2)  Graillot,  Le  culte  de  Cybèle  à  Rome  et 
dans  l'empire  romaint  P.  1912,  p.  216. 


256  LA   MORALE   CHRÉTIENNE 

Foi  d'abord;  entendons  par  là  l'inébranlable  conviction  de  possé- 
der la  vérité  et   le  sentiment  que  cette  possession  est  la   suhslan 
Blême  du  Bien,  La  !'<>i,  ainsi  comprise,  est  la  première  vertu  morale 

Il  nous  faut  un  effort  pour  le  bien  entendre  :  aujourd'hui,  pour  beau 
coup  d'entre  nous,  croire  ou  ne  pas  croire  à  un  dogme  est  chose 
peu  près  étrangère  à  l'éthique;  pour  le  fidèle  du  premier  âge, 
croyance  au  Dieu  vrai  n'est  pas  .seulement  une  vertu,  c'est  la  vert 
par  excellence,  le  principe  d'où  nos  actions  tirent  leur  malice  o 
leur  prix.  Supposons,  par  impossible,  que  cette  croyance  nous  égare, 
il  ne  nous  restera  même  pas  la  consolation  d'avoir  bien  vécu,  car 
nous  n'aurons  pas  bien  vécu  :  «  Si  Christ  n'est  pas  rofssuscité,  dit 
saint  Paul,  votre  foi  est  vaine,  et  vous  êtes  encore  dans  vos 
péchés  »  (i). 

Faut-il  prouver  que  ce  sentiment  est  bien  un  principe,  au  sens 
plein  du  mot?  Considérons  ce  qui,  d'abord,  semble  faire  l'originalité 
de  la  morale  nouvelle,  par  exemple  cette  charité  dont  saint  Paul 
assure  qu'elle  est  «  la  plus  grande  des  (trois  vertus  »  (i).  Si  grande 
soit-elle,  elle  n'est  que  dans  la  foi  et  par  la  foi,  et,  subordonnée  à 
ce  principe,  elle  ,prend  un  sens  imprévu.  Nous,  modernes,  avons 
peine  à  suivre  saint  Paul,  lorsque,  ayant  écrit  :  «  Ne  te  venge  pas;  si 
ton  ennemi  a  faim,  donne-lui  à  manger;  ,s'il  a  soif,  donne-lui  à 
boire  »,  il  ajoute  brusquement  :  «  car,  en  faisant  cela,  tu  lui  amas- 
seras des  charbons  de  feu  sur  la  tête  »  (2).  Pour  le  chrétien, 
rien  de  plus  simple  :  ce  qu'il  aime  en  son  ennemi,  ce  n'est  pas  cet 
ennemi,  c'est  Dieu.  La  preuve  que,  par  elle-même,  la  charité  n'est 
rien,  c'est  que  le  païen  qui,  sans  foi,  donnerait  à  boire  à  son  ennemi 
commettrait  simplement  un  péché.  Saint  Paul  n'a-t-il  pas  déclaré  : 
((  Tout  ce  qu'on  ne  fait  pas  avec  foi  est  un  péché?  »  (3).  Des  autres 
vertus,  il  en  va  de  même  :  le  détachement  des  biens  périssables, 
si  convenable  au  fidèle,  ne  sera,  chez  le  païen,  qu'ostentation  et 
vanité;  la  chasteté,  précieuse  aux  chrétiennes,  n'a  de  prix  qu'en  elles 
seules.  Clément  d'Alexandrie,  tout  chargé  du  poids  de  la  sagesse 
antique,  n'en  fait  pas  moins  écho  à  saint  Paul  et  dit,  lui  aussi  : 
«  Toute  action  du  Gentil  est  péché  (4).  » 

Qu'un  sentiment  de  ,ce  genre  ait  aidé  l'Eglise  à  conquérir  le  monde, 
on  l'admettra,  je  crois,  plus  aisément  que  l'idée  d'une  conquête  par 
la  douceur,  par  l'exemple  «  d'une  vertu  innocente  et  banale  ».  Par 
cette  conviction  de  posséder,  seul,  la  substance  du  bien,  le  chrétien 
sauve  d'un  coup,  contre  tous  les  ennemis  que  j'indiquais  plus  haut, 
l'originalité  de  sa  doctrine.  En  effet,  les  rivaux  qui  l'entourent  sont 
tolérants  et  éclectiques.  Les  fidèles  de  Mithra  associent  sans  embarra3 


{ 


(1)  I  Cor.,  XIII,  13.     (2)   Rom.,  XII,  20.     (3)   Ibidt  XIV,  23.     (4)   Stro 
mates,  VI,  14,  (III,  p.  487). 


257 

à  leur  divinité  favorite  Attis,  Isis  ou  Sérapis;  les  plus  éclairés  d'entr* 
eux  multiplient  les  initiations,  «  sachant  que,  pour  atteindre  jusqu'à 
la  vérité  divine,  un  seul  chemin  ne  suffit  pas  »  (i).  Parmi  les  chré- 
tiens, rien  de  tel.  Tout  ce  qui  n'est  pas  christianisme  est  abomination. 
Ce  qui  ne  l'est  qu'à  demi  est  plus  abominable  encore.  La  possession 
du  vrai  étant  le  bien  lui-même,  l'erreur  est  vice,  l'hérésie,  crime. 
En  vain,  marcionites  et  montanistes  prouvent  leur  sincérité  par  la 
mort  :  l'Eglise,  si  fière  de  ses  confesseurs,  n'a  pas  un  geste  fraternel 
pour  ces  martyrs  de  l'erreur,  et,  jusqu'au  fond  ;de  leurs  cachots, 
elle  les  traite  de  réprouvés  (2).  La  voix  d'Appelé  :  «  Qu'importe  la 
croyance,  pourvu  que  les  œuvres  soient  bonnes  »  !  (3)  disparaît  sous 
les  cris  de  haine  dont  l'Eglise  entière  accable  l'idolâtrie  et  l'hérésie. 
C'est  cette  intransigeance  qui,  opposant  violemment  le  christianisme 
à  tout  ce  ,qui  l'entoure,  l'empêche  de  s'y  mêler  et  de  s'y  perdre.  C'est 
elle  qui  rayonne  à  travers  les  Actes  des  Martyrs  et  frappe  par  ins- 
tants les  magistrats  romains.  Car  on  a  bien  parfois , l'impression  qu'ils 
sentent  la  grande  nouveauté  chrétienne,  ces  païens  dédaigneux  et 
surpris  qui  traitent  les  fidèles  d'énergumènes,  de  desperata  factio. 
Ce  n'est  pas  la  matière  de  sa  doctrine  qui  isole  l'Eglise  dans  le  monde 
antique.  Si  étrange  que  pût  paraître,  par  certains  côtés,  l'histoire  de 
Jésus,  les  Romains  en  avaient  vu  bien  d'autres;  en  somme,  il  suffi- 
sait d'un  brin  de  gnosticisme  pour  rendre  la  nouvelle  .doctrine  accep- 
table aux  esprits  cultivés.  Le  trait  vraiment  neuf  de  la  jeune  doctrine, 
celui  qui  la  fait  singulière  en  un  monde  où,  «  par  principe,  le  syn- 
crétisme était  tolérant  »,  c'est  cette  foi  imperturbable  osant  affir- 
mer comme  une  chose  toute  simple  que  tout  ce  qui  fait  sans  elle  est 
un  péché.  C'est  avec  des  principes  de  ce  genre  qu'on  se  fait  écraser, 
ou  bien  qu'on  écrase.  «  L'intransigeance  du  christianisme,  dit 
M.  Réville,  fut  ce  qui  la  sauva  (4).  » 

C'est  donc  bien  un  principe  que  nous  touchons  ici.  Mais  que 
devient,  sous  lui,  cet  esprit  d'humble  douceur  qui,  soi-disant,  anime 
la  morale  nouvelle?  Seule,  une  croyance  peut  sauver,  et  cette 
croyance,  c'est  la  mienne;  seuls,  certains  hommes  peuvent  être  bons, 
et  ces  hommes,  c'est  nous  :  quelle  assurance  pourrait  être  plus 
orgueilleuse?  Je  veux  bien  qu'à  cette  ardente  certitude  d'avoir  seul 
raison,  le  chrétien  ajoute  des  manières  douces,  affables,  discrètes; 
je  veux  (bien  que  Clément,  laissant  tomber  de  sa  main  de  gnostique 
des  «  couronnes  d'enfants  »  sur  le  front  des  simples,  se  fasse  en 
même  temps  l'apôtre,  le  théoricien  de  l'humilité  :  qu'y  a-t-il  de  plus 
superbe  qu'une  humilité  de  ce  genre?  Et  que  ,peut  être  la  douceur 
discrète  au  fond  de  laquelle  se  cache  un  si  intraitable  orgueil? 


(1)  Graillot,  p.  535.  (2)  Voir  Labriolle,  ouv.  cité,  p.  30.  (3)  P.  G.,  c.  1335. 
L'opinion  est  attribuée  à  Appelé  par  Rhodon.  (4)  Réville,  La  religion  à 
Rome  sous  les  Sévères,  P.  1886,  p.  291. 

17 


25$  LA  MORAU 

Deuxième  principe    :  l'horreur  dUl  monde  cl   Je  la   vie  terrestn 

«  Vivre  est  bon,  dit  le  magistrat,  qui  int  i  miu*,  martyj 

volonlaire;  iJ   v.-A   doux  de  voir  la   lumière  u  is   Piuiiius,  sau 

s'émouvoir  :  «  Autre  est  la  lumière  ijuc  nous  désirons!  u  Quelle  es 
cette  autre  lumière?  Pour  le  millénaire,  ce  sera  sans  Joule  la  justii 
et  l'amour  régnant  sur  la  terre;  pour  les  martyrs,  ti|  «  h 

ùmos  portées  par  les  mains  des  anges  dans  des  jardins  resplendissant 
à  l'ombre  des  rosiers  géants  dont  le   pari  uni    \iviiie  »   (2);  pour 
gnostique,  la  volupté  de  s'unir  à  la  vériié;  pour  la  niasse,  ce  seront 
les  élus  a  brillants  comme  le  soleil  p  dans  le  royaume  de  leur  P 
mais  pour  tous,  avant  tout,  c'est  un  bien  si  incomparablement  pré- 
cieux que  ce  .qui  nous  en  rapproche,  si  dur  soit-il,  en  devient  délec- 
table, odieux,  ce  qui  nous  en  sépare.  Or,  ce  qui  nous  en  sépare, 
•la  vie.  Comment  le  lui  pardonner? 

La  sagesse  mesurée  de  Clément  d'Alexandrie  compare  l'existence 
à  un  voyage  au  cours  duquel  force  est  bien, de  s'arrêter  dans  les  hôtel- 
leries :  le  fidèle  usera  volontiers  des  ressources  qui  s'y  trouvent; 
mais,  plus  volontiers  encore,  il  ,sera  prêt  à  les  quitter.  L'usage  seul 
en  est  licite  l'attache  y  serait  coupable  (3).  Il  y  a  là  mépris  et  indul 
gence,  condamnation  et  sourire.  Mais  cet  état  d'esprit  est  singulier. 
Il  faut  une  sagesse  déjà  peu  commune,  la  sérénité  d'un  gnostique 
pour  passer  à  travers  la  vie  sans  la  ,haïr  et  sans  l'aimer,  et  porter 
d'auberge  en  auberge  un  si  courtois  détachement.  Pour  la  masse, 
ces  hôtelleries,  dont  l'évêque  alexandrin  franchit  le  seuil  avec  une 
souriante  indifférence,  deviennent  des  lieux  suspects  dès  l'instant 
qu'ils  ne  sont  plus  sacrés.  Beaucoup  d'entre  eux  tiennent  que  les 
temps  sont  proches  :  la  vie,  qui  nous  sépare  du  terme  attendu,  est 
un  temps  4'épreuve  et  de  tentations;  la  mort,  terme  de  cette  épreuve, 
seuil  de  félicités  inouïes,  devient,  par  là  même,  aussi  désirable  que 
l'était,  pour  les  païens,  la  vie.  Le  vrai  croyant  se  trouve  donc,  sans 
réflexion  philosophique,  par  le  seul  effet  de  sa  foi,  «  celui  qui  ,hait 
sa  vie  dans  ce  monde  »,  celui  qui  «  perd  sa  vie  à  cause  de  Dieu  ». 
Saint  Paul  crie  :  «  La  mort  m'est  un  gain  »;  et,  sans  parler  des 
moralistes,  c'est  ce  même  cri  que  lance  aux  païens  déconcertés  toute 
la  foule  des  martyrs. 

Est-il  besoin  de  prouver  longuement  que  cette  horreur  du  monde 
n'est  pas,  dans  la  morale  chrétienne,  un  trait  entre  d'autres,  mais 
bien  un  principe?  Et  cette  morale  elle-même  n'est-elle  pas,  avant 
toute  chose,  un  long  cri  de  guerre  à  la  vie? 

Guerre  à  la  vie,   c'est-à-dire,  à  ^tout  ce  qui,  aux  yeux  du  païen, 


(1)  Passio  Pionii,  parag.  5,  (Ruinart,  p.  190).  (2)  Le  Blant,  La  prépara- 
tion au  martyre  dans  les  premiers  siècles  de  V Eglise,  (Mém.  Acad.  Inscr.  et 
B.  L.,  XXVIII,  p.  59).     (3)  Stromates,  IV2  262  (I,  p.  322,. 


LE   SUICIDE   ET   L'ESPRIT   CHRÉTIEN  259 

en  fait  la  grandeur  ou  la  parure  :  richesse,  gloire,  puissance,  amour 
de  la  cité  et  de  l'empire,  amour  même  de  la  famille.  Le  chrétien 
est  pauvre,  sans  ambition  ici-bas;  il  ne  sait  s'il  a  le  droit  d'accepter 
une  charge  publique.  En  vain,  Tertullien  s'écrie  :  u  Les  fidèles 
naviguent,  combattent,  cultivent  la  terre  comme  les  autres;  ils  rem- 
plissent les  villes,  les  camps,  le  Sénat,  le  Forum,  »  Oui,  les  fidèles 
font  et  sont  ainsi;  ils  ne  pourraient  guère  faire  autrement;  mais, 
s'il  est  vrai  qu'ils  naviguent,  travaillent,  font  le  négoce  et  vont  aux 
Assemblées,  il  saute  aux  yeux  qu'ils  ne  font  pas  tout  cela  comme 
les  autres.  Les  autres  travaillent  pour  s'enrichir,  pour  devenir  célè- 
bres, pour  assurer  la  grandeur  de  l'empire;  eux  ne  peuvent,  en 
tant  que  chrétiens,  désirer  richesse  ^ni  gloire;  quant  à  l'empire, 
sans   doute   ils   font   preuve   de   loyalisme,    mais,    enfin,    comme   le 

Ifait  remarquer  M.  Guignebert,  ils  ne  peuvent  pourtant  pas  se 
contraindre  au  point  de  regarder  d'un  œil  favorable  «  la  Rome 
païenne,  la  grande  prostituée  qui  fait  la  guerre  aux  saints  »  (i); 
de  cœur,  sinon  de  fait,  ils  s'isolent,  ils  s'abstiennent,  nec  ulla  res 
magis  aliéna  quam  publica,  dit  Tertullien  lui-même.  Pourquoi, 
parce  (jue  ce  monde  est  haïssable,  parce  que  c'est  une  prison,  parce 
que  rien  ne  les  regarde  en  ce  siècle,  «  si  ce  n'est  d'en  sortir  le  plus 
vite  possible  »?  Enfin,  le  chrétien  n'est  pas  seulement  épris  de 
pureté  comme  les  mystes  (2);  il  a  une  aversion  violente  pour  les 
choses  de  la  chair  :  j'entends  bien  que  jamais  l'Eglise  ne  con- 
damne le  mariage;  seulement,  «  il  est  bon  à  l'homme  de  ne  pas 
toucher  de  femme  (3);  seulement,  on  dit  (:  «  celui  qui  est  marié 
s'occupe  des  choses  du  monde  »,  et  encore  «  que  ceux  qui  ont  une 
femme  soient  comme  s'ils  n'en  avaient  point  »  (4);  seulement,  aux 
yeux  de  Tatien  et  de  Tertullien,  la  femme  trop  féconde  est  un 
objet  de  scandale  (5);  seulement,  saint  Paul  dit  aux  Vierges,  pour 
les  détourner  du  mariage,  que  la  femme  mariée  aura  «  des  afflic- 
tions dans  la  chair  »  (6),  entendons  qu'il  lui  faudra  subir  les  souf- 
frances de  la  grossesse  et  de  l'enfantement,  nobles  peines  honorées 
dans  d'autres  morales,  et  dont  les  chrétiens  (7)  parlent  quelquefois 
avec  une  nuance  de  mépris  dégoûté.  Comment  expliquer,  si  ce  n'est 


(1)  Guignebert,  Tertullien,  p.  13.  D'après  M.  Puech,  (Les  apologistes 
grecs  au  IIe  siècle  de  notre  ère,  P.  1912,  p.  276),  Méliton  est  seul  «  à  exprimer 
l'idée  qu'une  alliance  entre  le*  Christianisme  et  l'Empire  serait  la  chose  la 
plus  naturelle  du  monde.»  (2)  Guignebert,  p.  179,  493.  (3)  I  Cor.,  VII, 
1.  (4)  Ibid,  33,  29.  (5)  Guignebert,  303.  Cf.  les  textes  cités,  p.  298, 
note  4.  (6)  I  Cor.,  VII,  28.  (7)  C'est  un  thème  chrétien  d'énumérer  aux 
vierges  les  souffrances  physiques  et  morales  de  la  maternité  et  les  soucis  que 
donne  l'éducation  des  enfants.  Il  se  trouve  (dans  Saint  Cyprien,  De  habitu 
Virginum,  XXII,  (P.  L.,  IV,  c.  461)  ;  il  se  retrouve,  on  le  verra  plus  loin, 
dans  Saint  Ambroisej  Saint  Jérôme;  Saint  Augustin. 


260  i  A    MORALE    CHRÉTIENNE 

}»;ir  l'horreur  de  la  vie  et  du  monde,  cette  horreur  de  la  chair  elle- 
même,  dont  les  œuvres  perpétuent  le  monde? 

Par  cette  aversion  violente  pour  la  vie,  autant  peut-être  <ju< 
par  sa  façon  de  croire,  le  .christianisme  s'oppose  violemment  à 
qui  l'entoure,  et  sauvegarde  au  sein  de  la  société  antique  son 
ginalité.  La  plupart  des  doctrines  produites  par  ,1a  sagesse  grecque 
et  reprises  par  les  Romains  reposent  sur  l'amour  intelligent  de 
la  vie;  même  les  religions  d'Orient  ne  se  r désintéressent  pas  des 
choses  d'ici-bas  :  Cybèle  est  dame  des  moissons,  conservatrice  des 
cités,  des  familles  et  des  empires;  dans  ,les  choses  de  ce  monde, 
où  le  bien  et  le  mal  sont  en  lutte,  la  religion  de  Mithra  offre  aux 
hommes  une  morale  d'action  virile,  militaire.  D'ailleurs,  d'une 
manière  générale,  les  morales  qui  cherchent  à  régler  la  vie  veulent, 
en  la  rendant  plus  juste,  la  rendre  aussi  plus  douce  aux  hommes. 
En  déclarant  méprisable  et  haïssable  tout  ce  qu'autour  d'elle  on 
s'efforce  d'ordonner  et  de  parer,  la  jeune  morale  chrétienne  s'écarte 
des  routes  frayées,  évite  le  risque  de  se  fondre  dans  les  doctrines 
voisines,  attire  à  elle  ceux  qui  souffrent.  L'horreur  du  monde  est 
donc  bien  principe,  ,et  principe  de  vie  originale.  Seulement,  que 
devient,  dans  tout  cela,  cette  résignation  jtimide,  dont  on  voudrait 
faire  le  trait  essentiel? 

La  résignation  véritable,  elle  est  chez  l'épicurien,  qui  en  vient 
à  une  définition  négative  de  la  volupté,  crainte  d'être  déçu  en  visant 
trop  haut;  il  y  en  a  chez  les  casuistes,  si  prompts  à  faire  au  mal 
sa  part,  crainte  qu'il  ne  se  la  fasse  lui-même,  et  plus  large;  il  y  en 
a  toujours  un  peu  chez  tous  les  organisateurs  qui,  appliquant  leur 
effort  à  régler  et  à  parer  la  vie,  sentent  résister  la  matière  humaine 
et  renoncent  peu  à  peu  à  une  part  de  .leurs  rêves.  Limiter  son  idéal, 
voilà  la  vraie  résignation,  cruelle  aux  âmes  généreuses.  Mais  le 
chrétien,  ayant  placé  le  sien  hors  ,du  monde,  le  conserve  intact. 
Loin  de  subir  la  pauvreté,  l'obscurité,  la  souffrance,  comme  autant 
de  maux  inévitables  qu'on  voudrait  vaincre  tout  à  fait  fet  qu'on  ne 
peut  vaincre  vqu'en  partie,  il  se  glorifie  dans  l'adversité,  il  accepte 
avec  joie  ces  misères  qui  lui  ouvriront  le  ciel:  heureux  ceux  qui  sont 
dans  l'affliction I  Loin  de  lutter  pour  embellir  et  adoucir  la  ,vie,  c'est 
avec  une  âpre  allégresse  qu'il  en  sent  la  malice  intime,  la  traite  en 
■ennemie,  Jui  déclare  la  guerre.  Sans  doute  il  passe  à  travers  le  monde 
doux,  compatissant,  charitable,  de  cette  charité  spéciale  qui  amasse 
des  charbons  ardents  sur  la  tête  des  pêcheurs:  mais  que  de  fois 
l'histoire  nous  montre  ainsi  doux  et  amènes  et  sensibles  dans  la  vie 
de  chaque  jour  des  hommes  qui,  quand  l'heure  sonne,  se  révèlent 
ardents,  implacables  pour  la  réalisation  de  quelque  grand  idéal.  Il  y 
a  douceur  et  douceur.  Celle  des  chrétiens  n'est  pas  bonté  discrète  et 
menue  de  petites  gens  qui  font  la  morale  à  leur  taille  et  se  contentent 


LE    SUICIDE    ET   L'ESPRIT   CHRÉTIEN  261 

de  peu,  c'est  un  ardent  détachement  de  tout  ce  qui  d'ordinaire  excite 
l'amour ,et  le  désir  et  les  passions  des  hommes.  Les  fidèles,  dit-on, 
ne  sont  pas  des  révolutionnaires.  Disons  plutôt  qu'ils  le  sont  trop 
pour  daigner  l'être  au  sens  ordinaire  du  mot:  ils  ne  condamnent 
pas  une  organisation  ;du  monde,  ils  condamnent  ce  monde  lui-même. 
C'est  ce  mépris  violent,  définitif  qui  leur  donne  la  sérénité;  et  s'ils 
passent  si  paisibles,  si  résignés  en  apparence  parmi  les  choses  d'ici 
bas,  c'est  parce  qu'ils  ne  connaissent  ni  les  angoisses  que  donne  à 
celui  qui  cherche  la  poursuite  inquiète  du  vrai  et  du  bien,  ni  les 
déceptions  de  l'homme  qui  agit  et  qui  se  sent  impuissant  à  réaliser 
son  idéal:  eux  sont  doux  dans  la  révolte  parce  qu'ils  sont  sûrs  de 
vaincre. 

Telle  apparaît  dans  l'histoire  la  Jeune  morale  chrétienne,  puissante 
aux  heures  de  crise,  méconnue  à  d'autres,  mais  rayonnant  comme 
un  idéal,  tantôt  plus  lointain  et  tantôt  plus  proche,  sur  l'ensemble 
du  premier  âge.  Morale  d'humilité  discrète  et  résignée,  morale  de 
soumission?  Non,  morale  d'orgueil  et  de  lutte,  protestation  superbe 
et  confiante  contre  les  hésitations  de  la  sagesse  humaine  et  les  médio- 
crités de  la  vie.  —  Dire  d'une  telle  (morale  qu'elle  devait  forcément 
condamner  le  suicide  et  désapprouver  le  suicide  chrétien,  c'est  je 
crois,  méconnaître  ce  qui  en  fait  l'originalité  (et  ce  qui  en  fit  la  force, 
je  veux  dire  le  champ  d'action  qu'elle  ouvrait  aux  qualités  violentes 
de  l'âme. 


Conclusion  :  1)  La  morale  relative  au  suicide  s'accorde  à  l'esprit  général  de 
la  morale  chrétienne  ;  2)  cette  morale  n'est  pas  directement  comparable 
à  notre  morale  simple  ni  à  notre  morale  nuancée,  mais  c'est  aux  sévérités 
de  notre  morale  simple  qu'elle  est  le  plus  violemment  contraire  ;  3)  l'horreur 
du  suicide  n'est  pas  d'origine  chrétienne. 

Ce  retour  aux  principes  de  la  morale  chrétienne  ne  ruine  pas 
seulement  l'objection  qui  voudrait  contraindre  le  christianisme  à 
condamner  la  mort  mort  volontaire.  Il  nous  aide  à  comprendre  l'étal 
d'esprit  que  nous  avons  vu  se  dégager  des  textes. 

Les  chrétiens  du  premier  âge  ne  s'occupent  pas  du  suicide.  Pour- 
quoi? Ce  n'est  certes  pas  qu'ils  approuvent  les  suicides  païens:  toutes 
les  actions  çles  gentils  sont  des  péchés,  le  suicide  ne  fait  pas  exception 
à  la  règle.  Mais  précisément  parce  qu'il  implique  ou  semble  impii- 
quer  à  première  vue  un  certain  mépris  de  la  vie  et  du  (monde,  il  n'est 
pas  non  plus  de  ceux  qui  offensent  le  plus  cruellement  la  conscience 
chrétienne.  D'où  le  défaut  de  réaction  violente,  le  silence  des  mora- 
listes, des  apologistes  et  des  lois.  Reste  pourtant,  dira-t-on,  le  cas 
des  fidèles  gui  se  tuent  eux-mêmes:  mais,  en  ces  siècles  de  persécution, 


LA    MORALE    CIM1K. 

quoi  de  phia  simple  que  d  an  suicide  l'apparence  du  mm 

vol.Mil.iirc:1    l't    ainsi    la    question   du    suicide   des   chrétiens   disparaît 
dan-   celle  du    suicide   chrél  ien. 

G0  Siticide  chrétien,  on  l'admire.  Pourquoi?  Parce  qu'il  traduit  cj 
acte  tel  deux  principes  qui  gouvernent  l'ensemble  de  la  morale 
Il  est  foi,  cela  va  sans  dire,  mais  il  est  aussi  mépris  du  monde  et  di 
la  vie,  défi  superbe  à  tous  les  sentiments  auxquels  le  <  hiistianisme 
déclaré  la  guerre.  Seul,  un  gnostique  raffiné  peut  objecter  que  h 
sang  versé  ne  prouve  rien.  Pour  la  foule  il  prouve  l'essentiel,  pui§- 
qu'il  prouve  d'un  seul  coup  et  la  sincérité  de  la  foi  et  un  mépris 
i  ntier  de  la  vie  et  du  monde. 

La  morale  relative  au  suicide  que  suggère  l'étude  des  textes  est 
donc  en  parfait  accord  avec  l'esprit  général  de  l'éthique  chrétienne. 

Cette  morale  peut-elle  entrer  dans  le  cadre  que  nous  a  révélé 
l'étude  des  faits  contemporains,  est-elle  morale  simple  ou  morale 
nuancée?  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  la  plier  à  l'une  ou  l'autre  de 
ces  définitions  $ans  faire  un  peu  violence  aux  faits. 

Ce  n'est  pas  une  morale  simple,  parce  que  le  point  de  départ  de 
la  morale  simple,  c'est  de  poser  en  général  la  question  flu  suicide. 
Or,  cette  question  générale,  les  chrétiens  ne  la  posent  pas:  ils  ne 
s'intéressent  en  somme  qu'au  cas  singulier  de  l'homme  qui  meurt 
pour  Dieu. 

Mais  précisément  parce  qu'ils  s'attachent  à  ce  cas  singulier,  on  ne 
peut  pas  dire  non  plus  que  leur  morale  soit  nuancée,  car,  pour  qu'il 
y  ait  nuances,  il  faut  qu'il  y  ait  une.  gamme  d'appréciations  variant 
selon  les  cas  envisagés. 

La  morale  chrétienne  du  premier  âge  n'est  donc  directement  sem- 
blable ni  à  l'une  ni  à  l'autre  de  celles  qui  se  disputent  la  conscience 
contemporaine,  et  par  suite  elle  n'éclaire  pas  les  diverses  hypothèses 
qui  essaient  de  les  localiser. 

Mais  ce  qui,  du  moins,  saute  aux  yeux,  c'est  que  ce  à  quoi  elle 
s'oppose  le  plus,  c'est  précisément  cette  morale  simple  à  laquelle  on 
veut  d'ordinaire  qu'elle  ait  donné  vie  ou  'force.  Ce  qu'il  y  a  de  ulus 
contraire  à  la  condamnation  de  tous  les  suicides  quels  qu'ils  soient, 
c'est  évidemment  l'état  d'esprit  qui  consiste  à  approuver,  à  admirer 
un  suicide  et  à  ne  pas  s'occuper  des  autres.  Or,  résumons  les  faits 
énumérés  plus  haut:  les  moralistes  chrétiens  ne  traitent  pas  la  ques 
tion  du  suicide:  l'Eglise  ne  punit  pas  ceux  qui  se  tuent;  les  apolo- 
gistes ne  reprochent  pas  aux  païens  de  se  tuer,  ni  aux  moralistes 
païens  d'excuser  ceux  qui  se  tuent;  par  contre,  les  fidèles  courent  à 
la  mort  pour  affirmer  leur  foi;  en  dépit  de  quelques  réserves  pru- 
dentes, les  martyrs  volontaires  excitent  admiration  et  enthousiasme; 
l'homme  qui  s'offre  au  supplice  se  fait  pardonner  jusqu'à  l'apostasie; 


LE   SUICIDE   ET   L  ESPRIT   CHRÉTIEN  263 

des  femmes  qui  se  sont  tuées  elles-mêmes  ,par  esprit  chrétien  sont 
l'objet  d'un  culte. 

En  présence  de  faits  aussi  nets,  s'obstiner  à  chercher  au  sein 
du  christianisme  la  source  de  notre  morale  simple,  ce  serait  préférer 
de  gaieté  de  cœur  la  légende  à  l'histoire:  à  aucun  degré  l'horreur 
du  suicide  n'est  d'origine  chrétienne. 


CHAPITRE  III 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  celtique 


L'horreur  du  suicide  n'étant  pas  d'origine  juive  ni  d'origine  chré 
tienne,  la  morale  simple  ne  peut,  'plus  être,  semble-t-il,  dans  notre 
pays,  que  d'origine  celtique  ou  ^d'origine  romaine. 

Est-elle  d'origine  celtique?  —  Si  peu  que  nous  connaissions  la 
morale  gauloise,  nous  pouvons  répondre:  non.  Le  peu  que  nous  .savons 
des  Gaulois  nous  les  montre  au  contraire  très  favorables  à  certaines 
morts  volontaires. 

I 

Suicides  prescrits  ou  admis  en  Gaule:  1)  Un  suicide  collectif  chez  les  Ligures  ; 
2  )  la  loi  de  Marseille  consacre  le  pi  incipe  de  la  morale  nuancée  ;  3  )  les  Gaulois 
approuvent  le  suicide  du  guerrier  vaincu,  le  suicide  après  la  mort  d'un 
parent  ou  d'un  chef,  certains  suicides  héroïques  ou  romanesques. 

Sur  les  prédécesseurs  des  Gaulois,  les  Ligures,  nous  ne  savons  5 
peu  près  rien  (i).  Toutefois  un  texte  d'Orose  nous  montre  une  tribu  au 
pied  des  Alpes  échappant  par  un  suicide  collectif  à  la  servitude: 
cernés  par  les  Romains,  dit  Orose,  «  ils  tuèrent  leurs  femmes  et  se 
précipitèrent  dans  les  flammes.  Ceux  qui,  surpris  par  les  Romains, 
n'avaient  pas  eu  le  loisir  de  mettre  fin  à  leurs  jours  et  avaient  été 
faits  prisonniers,  se  tuèrent  par  le  fer,  se  pendirent  ou  refusèrent  toute 
nourriture;  nul  .ne  survécut,  pas  même  un  enfant;  nul  ne  voulut, 
par  amour  pour  la  vie,  se  résigner  à  la  servitude  (2)  ». 
:  Le  texte  d'Orose  parle  des  Gaulois,  mais,  d'après  M.  Jullian,  il 
s'agit  des  Ligures  (3).  Certes,  cette  anecdote  ne  prouve  pas  que  les 
Ligures  aient  été  aveuglément  favorables  ,au  suicide:  les  Juifs,  qui 
auraient  approuvé  un  suicide  de  ce  genre,  blâmaient,  on  l'a  vu, 
d'autres  morts  volontaires.  Mais  enfin  le  seul  renseignement  que  nous 
ayons  sur  les  Ligures  nous  les  montre,  en  un  cas,  partisans  de  la 
mort  volontaire. 


(1)  J'ai  lu  les  textes  recueillis  par  dom  Bouquet,  Historiens  de  France, 
t.  I,  et  Cougny,  Extraits  des  auteurs  grecs  concernant  l'histoire  et  la  géographie 
des  Gaules,  P.  1872-1892,  6  vol.  —  Je  ne  connais  pas  d'étude  sur  la  morale 
des  Gaulois  en  matière  de  suicide  ;  mais  M.  Jullian  traite  la  question  en 
divers  lieux  de  son  Histoire  de  la  Gaulet  t.  I,  P.  1908.  (2)  Orose,  V.  14. 
(3)  Jullian,  I,  133. 


LES   SUICIDES   APPROUVÉS  265 

D'après  Valère-Maxime,  d'autres  habitants  de  la  Gaule  eurent  une 
loi  relative  alu  suicide:  à  Marseille,  un  poison  composé  de  ciguë 
était  conservé  par  l'Etat  et  mis  à  la  disposition  de  ceux  qui  voulaient 
5e  tuer,  mais  à  condition  qu'ils  eussent  obtenu  du  conseil  des  Six- 
Cents  l'autorisation  de  mourir;  le  Sénat  l'accordait  vel  adversa  vel 
prospéra  nimis  usis  fortuna  (i). 

i  Cette  loi  a-t-elle  existé P  On  allègue  d'ordinaire,  pour  le  prouver, 
qu'il  y  en  avait  de  toutes  semblables  à  Céos  (2)  et  même  à  Athènes. 
Mais  M.  Glotz  a  démontré  que  les  usages  de  Céos  et  d'Athènes  sont 
très  différents  de  celui  dont  parle  Valère-Maxime,  et  il  ajoute:  «  Si 
.vraiment  on  a  jamais  demandé  aux  Six-Cents  la  permission  de 
boire  la  ciguë,  cette  demande  n'a  pu  être  faite  que  par  des  condam- 
nés à  mort  qui  voulaient  échapper  à  toute  souffrance  (3)  ».  Par 
contre,  d'après  M.  Jullian,  c'est  à  tort  qu'on  a  voulu  voir  dans  le 
récit  de  Valère-Maxime  une  pure  légende  (4).  Si  ce  n'en  est  pas  une, 
Marseille  fût  un  foyer  de  morale  nuancée,  car  les  débats  au  conseil 
des  Six-Cents  habituaient  le  public,  mieux  qu'aucun  enseignement 
d'école,  à  l'idée. qu'il  y  a  Isuicide  et  suicide.  Si  l'on  s'en  tient  à  l'avis 
de  M.  Glotz,  il  reste  que  la  législation  marseillaise  admettait  en 
certains  cas  le  suicide  des  condamnés. 

En  ce  qui  concerne  les  Gaulois  eux-mêmes,  nous  ne  connaissons 
pas  leur  législation,  mais  il  n'est  pas  douteux  que,  dans  la  classe 
des  guerriers,  certains  suicides  sont  approuvés,  prescrits  et  à  la  mode. 

C'est  d'abord  le  suicide  du  soldat  vaincu  ou  captif,  ou  de  celui 
qui  craint  la  défaite  ou  la  captivité.  César,  qui  n'a  aucun  intérêt  à 
exagérer  aux  yeux  des  Romains  le  "désdspoir  des  Gaulois  vaincus, 
signale  le  suicide  de  Cativolcus  qui,  «  usé  par  l'âge  et  ne  pouvant 
supporter  les  fatigues  de  la  guerre  ou  de  la  fuite,  »  s'empoisonne, 
apparemment  pour  ne  pas  tomber  au  pouvoir  des  Romains  (5). 
Dans  les  Commentaires  encore,  nous  voyons  Corréus  forcer  les  vain- 
queurs à  le  tuer  (6)  et  Drapes,  fait  prisonnier,  se  laisse  mourir  de 
faim  (7).  Pausanias  et  Diodore  signalent  le  suicide  de  Brennos 
vaincu  (8);  Diodore  signale  en  outre  celui  du  roi  celte  vaincu  en 
225  par  Aemilius  (9).  Après  la  conquête  romaine,  Florus,  Sacrovir. 
Vindex  finissent  par  le  suicide  (10).  Il  est  vrai  que  quelques  exemples, 
ainsi  groupés,  ne  prouvent  pas  grand  chose.  Mais  Strabon  indique 


(1)  II,  6.  (2)  Strabon,  X,  V,  6.  (3)  Article  Koneion  dans  le  Dict.  des 
Antiq.,  p.  862-863.  D'après  M.  Glotz,  la  permission  de  mourir  par  la  ciguë 
serait,  à  Athènes,  une  faveur  accordée  à  certains  condamnés  à  mort. 
L'usage  athénien  serait  alors  très  semblable  au  mortis  arbitrium  de  la  Rome 
impériale  dont  nous  parlerons  plus  loin.  (4)  Jullian,  I,  437.  (5)  VI,  31. 
(6)  VIII,  19.  (7)  VIII,  44.  (8)  Pausanias,  X,  23  ;  Diodore,  XXII,  9  ;  cf. 
Justin,  Hist.  XXIV,  8.     (9)  Diodore,  XXV, 13.     (10)  Tacite,  Ann.  III,  42,  46. 


26fl  I  A    MO I1AI.E   CELTIQ 

comme  riant  commun  aux.  Thraccs  et  ;m\  Celtes  fmsagc  de  se  luer 

t  éviter  la  captivité  (i);  un  Latte  oité  par  Stobbée  déclare  tfc 
yeux  des  Ombriques   «  survivre  à   une  défaite  est  le   comble  de   la 
honte  (a)   ». 

I/histoire  des  Gaulois,  comme  celle  des  Juifs,  offre  des  exemples 
de  suicides  collectifs:  dans  Polybe,  on  voit  les  Gâtâtes,  battus  par 
l'armée  romaine,  H  faire  luer  volonln  ireni'uit.  (3);  Tite-Livc  raconte 
que  les  Celtes,  quand  on  les  attaque  de  loin  à  coups  de  flèches,  «  se 
jettent  les  uns  sur  les  autres  »,  il  ajoute,  il  est  vrai,  temere,  ce  qui 
pourrait  faire  croire  qu'il  ne  s'agit  pas  de  morts  volontaires,  mais, 
quelques  lignes  plus  bas,  il  nous  montre  les  guerriers  blesses  par  une 
flèche  élargissant  leur  blessure  pour  qu'elle  soit  plus  glorieuse  (7|); 
quand  la  flotte  des  Vénétes  est  battue  par  César,  des  Gaulois  se  tuent 
sur  leurs  navires  pour  n'être  pas  pris  vivants  (5);  Appien  nous 
montre  les  Sénons  vaincus  s'égorgeant  eux-mêmes  comme  des 
furieux  (6). 

Le  suicide  semble  encore  approuvé,  lorsqu'il  est  dû  au  désir  de  ne 
pas  survivre  à  un  parent  ou  à  un  chef.  Une  légende  veut  qu'Arar 
s'étant  précipité  dans  un  fleuve  à  la  mort  de  Celtibéros  (7),  le  fleuve 
en  ait  gardé  son  nom.  Quand  meurt  l'Aquitain  Pison,  on  voit,  dans 
les  Commentaires,  son  frère,  qui  était  loin  du  champ  de  bataille, 
revenir  et  se  faire  tuer  (8).  Le  cas  des  soldurii  est  un  des  traits  origi- 
naux de  la  morale  gauloise,  parce  qu'il  nous  montre  le  suicide  non 
plus  approuvé,  mais  prescrit.  On  sait  que  les  soldurii  se  dévouent 
à  un  chef  ou  à  un  ami,  à  la  vie  et  à  la  mort.  Si  cet  ami  meurt  de 
mort  violente,  «  ou  bien  ils  partagent  son  sort,  ou  bien  ils  se  donnent 
la  mort.  »  De  mémoire  d'homme,  dit  César,  on  n'en  a  pas  vu  un 
seul  se  refuser  à  mourir,  une  fois  tué  l'ami  auquel  il  s'était  dévoué  (9)». 

Les  soldurii  se  brûlaient-ils  le  jour  des  funérailles  du  chef?  César 
ne  le  dit  pas,  bien  qu'il  parle  des  esclaves  et  des  clients  préférés 
qu'on  brûlait  ce  jour-là.  Mais  Pomponius  Mêla  écrit  que  certains 
Gaulois  se  précipitent  avec  joie  sur  les  bûchers  des  leurs,  comme 
pour  vivre  avec  eux  (10).  S'agit-il  de  soldurii,  ou,  comme  le  croit 
d'Arbois  de  Jubainville  (11),  de  clients,  ou  tout  simplement  de 
parents  ?  Les  textes  ne  nous  le  disent  pas.  En  tout  cas,  ce  qui  est 
certain,  c'est  que  la  morale  gauloise  approuve,  exige  parfois  qu'on 
ne  survive  pas  à  un  ami,  un  chef  ou  un  parent. 


(1)  Strabon,  III,  4, 17.  (2)  Cougny,  t.  II,  n°  VII,  39.  (3)  Polybe,  II,  30. 
(4)  Tite  Live,  XXXVIII,  21.  (5)  Dion  Cassius,  1.  XXXIX,  (Bouquet, 
p.  110-111).  (6)  Appien,  Hist.  rom.,  IV,  11.  (7)  Pseudo-Plutarque,  De 
limais,  VI,  (Cougny,  I,  355).  (8)  IV,  12.  (9)  III,  22  ;  cf.  VII,  40,  et 
Nicolas  de  Damas,  Hist.  univers.,  ch.  116  (Cougny,  t.  II,  p  494.)  Dans 
Polybe,  (II,  31),  on  voit  le  roi  celte  Anéroéste  vaincu  par  les  Romains, 
frapper  avant  de  se  tuer  ses  à-jy.-y.xiot.  (10)  Pomponius  Mêla  III,  2. 
(11)   Liltérat.  celtique,  t.  VII,  ch.   I.' 


LES    SUICIDES   APPROUVÉS  267 

Un  conte  de  Plutarque,  dans  son  livre  sur  la  Vertu  des  femmes, 
donne  à  ,penser  que  certains  suicides  romanesques  étaient  vus  avec 
faveur.  Synorix  ayant  tué  Sinatos,  époux  de  la  belle  Camima,  Gamma 
feint  d'accepter  la  main  du  meurtrier  et,  le  jour  des  noces,  le  tue 
et  se  tue  (i).  Amédée  Thierry  place  ce  suicide  de  Camma  entre  87  et 
61  avant  Jésus-Christ  (2).  N'y  eût-il  là  qu'une  légende,  le  dénouement 
ferait  croire  encore  que  ces  suicides  romanesques  plaisaient  à  l'opi- 
nion. Dans  le  récit  de  Plutarque,  Gamma,  avant  de  se  frapper,  pro- 
nonce quelques  paroles,  dans  lesquelles  M.  Jullian  voit  une  «  prière 
du  suicide  (3)  ».  Je  n'ai  pas  trouvé  d'autre  trace  d'une  prière  de 
ce  genre. 

Enfin  deux  textes  célèbres  nous  montrent  que  d'autres  suicides 
-jt  aient  en  honneur  chez  les  Celtes. 

D'après  Elien,  les  Celtes  «  voient  dans  la  fuite  une  telle  honte 
que,  lorsque  leurs  maisons  s'écroulent  et  tombent,  souvent  iils  ne 
•se  sauvent ,paâ,  de  même  lorsqu'elles  brûlent  et  que  le  feu  les  entoure 
de  toutes  parts;  beaucoup  d'entre  eux  ne  reculent  pas  devant  la  mer 
qui  monte.  »  (4).  On  a  supposé  que  le  Celte  qui  attend  les  flots  l'épée 
&  la  main  cherche  à  faire  reculer  les  âmes  qu'ils  contiennent.  Je  ne 
sais  ce  que  vaut  l'explication.  Elle  ne  rendrait  pas  compte  des  suicides 
que  commettent  les  Gaulois  en  restant  dans  des  maisons  en  flammes. 
Les  faits  cités  par  Elien  sont  si  bizarres  qu'on  se  demande  s'ïl  les 
»a  bien  compris.  Mais  enfin,  qu'il  s'agisse  d'un  suicide  de  pure  bra- 
v.ade  ou  d'un  sentiment  religieux  qui  nous  échappe,  cela  fait  encore 
un  cas  de  plus  dans  lequel  le  suicide  est  sinon  prescrit,  du  moins 
approuvé. 

Le  second  est  celui  de  Posidonios:  certains  Celtes,  dit-il,  reçoi- 
vent en  public,  h  Qednp*,  de  d'argent,  de  l'or,  quelquefois  des 
tonneaux  de  vin;  une  fois  ce  don  bien  confirmé,  ils  font  part  de 
ce  qu'ils  ont  reçu  à  leurs  proches  ou  à  des  amis,  puis  ils  se  cou- 
chent sur  le  dos  et,  étendus  sur  un  bouclier,  ils  se  font  couper  la 
gorge  (5).  A  prendre  ce  texte  au  pied  de  la  lettre,  les  Celtes  se  seraient 
parfois  fait  tuer  pour  de  l'argent,  et  pour  de  l'argent  qui  n'était 
même  pas  destiné  à  leur  famille.  Ici  encore,  l'étrangeté  du  fait  sug- 
gère l'idée  que  l'observateur  s'est  trouvé  en  présence  de  quelque 
cérémonie  religieuse  dont  le  sens  lui  a  échappé.  Mais,  que  l'usage 
soit  ou  non  d'origine  religieuse,  il  reste  que  ces  sortes  de  suicide 
«ont  accomplis  en  public,  c'est-à-dire  hautement  approuvés. 


(1)  Ch.  XX,  (Cougny,  III,  317  ss.).  (2)  Ibid.  (note).  (3)  Jullian, 
Littérature  poétique  des  Gaulois,  [Revue  archéol.,  1902,  p.  22).  (4)  Elien, 
Ilist.   var.,  XII,  23.     (5)   Posidonios,  XXIII,   (Cougny,  t.   II,  p.  320  sg.). 


268  LA   MORALE   CELTIQUE 


III 

Conclvsion  :  1)  Les  textes  ne  permettent  pas  de  dire  si  la  morale  des  Gaulois  i 
une  morale  simple  favorable  au  suicide  ou  une  morale  nuancée  ;  2)  hype 
thèses  confirmées  ou  démenties  par  l'exemple  des  Celtes  ;     3)  non 
ment  l'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  celtique,  mais  la  morale  gau- 
loise est  un  obstacle  à  l'établissement  de  la  morale  simple. 

Les  quelques  textes  qu'on  vient  de  voir  ne  permettent  pas  de 
dire  si  la  morale  gauloise  est  une  morale  simple  aveuglément  fa 
rable  au  suicide  ou  une  morale  nuancée  l'approuvant  en  certains 
cas.  Pour  arriver  à  une  conclusion  ferme,  il  faudrait  avoir  la  preuve 
•ou  que  iles  Celtes  blâmaient  quelquefois  la  mort  volontaire  ou  qu'ils 
ne  la  blâmaient  jamais.  Cette  preuve,  nous  ne  l'avons  pas. 

Tant  qu'à  risquer  une  hypothèse,  je  croirais  volontiers,  pour 
ma -part,  que  la  morale  gauloise  était,une  morale  nuancée.  M.  Jullian, 
tout  en  constatant  le  goût  prononcé  des  Celtes  pour  la  mort  volon- 
taire, tout  en  parlant  de  «  folie  du  suicide  »  marque  bien  que  ceux 
qui  renoncent  à  la  vie  obéissent  à  des  motifs  déterminés:  «  On  ne 
peut  pas  dire,  écrit-il,  qu'il  (le  suicide)  fût  chez  les  Gaulois  un  acte 
d'absolue  spontanéité  et  de  pur  caprice:  on  se  tuait  toujours  pour 
un  motif,  excès  de  générosité,  défaite  militaire,  mort  d'un  patron 
ou  d'un  proche,  événement  surnaturel  (i)  ».  Cela  fait  quatre  types 
ide  suicide,  mais  quatre  seulement,  et  tous  les  quatre  ont  quelque 
•chose  d'élevé  ou  d'altruiste.  Tous,  d'ailleurs,  se  retrouvent  à  peine 
différents  dans  d'autres  morales  nuancées.  Il  me  semble  enfin 
«qu'ils  auraient  moins  frappé  voyageurs  et  historiens  s'ils  s'étaient 
trouvés  comme  fondus  dans  une  complaisance  indiscrète  pour  tous 
les  suicides  en  général.  Néanmoins,  je  le  répète,  les  textes  que  nous 
possédons  ne  permettent  pas  une  réponse  ferme. 

Bien  que  cette  incertitude  sur  un  point  essentiel  empêche  d'aller 
chercher  chez  les  Celtes  les  origines  de  la  morale  nuancée,  je  crois 
que  l'exemple  des  Gaulois  peut  être  utilement  rapproché  de  quelques 
unes  des  hypothèses  que  nous  a  suggérées  l'étude  de  la  morale  con- 
temporaine. 

Peut-être  appuierait-il  celle  qui  veut  que  l'horreur  du  suicide 
croisse  et  décroisse  avec  l'horreur  du  sang  versé  :  ces  Celtes,  si  com- 
plaisants pour  certaines  morts  volontaires,  n'ont  certainement  pas 
-un  grand  respect  de  la  vie  humaine.  Dans  leur  droit  pénal,  «  la 
mort,  et  surtout  par  le  feu,  formait  le  châtiment  le  plus  fré- 
quent (2)  ».  En  temps   de  guerre  «  on  égorgeait  comme  victimes 


(1)  Jullian,  Hist.  de  la  Gaule,  II,  173.       (2)  Jullian,  II,  p.  57. 


INSUFFISANCE   DES   TEXTES  269 

tous  les  ennemis,  soit  dans  le  combat,  soit  après  la  bataille  (i)  ». 
En  temps  de  paix,  les  Dieux  gardaient  leurs  exigences  sanguinaires, 
(«  d'énormes  holocaustes  detres  humains  leur  étaient  présentés  à 
des  dates  fixes  (2)  ».  Faut-il  lier  ces  goûts  meurtriers  au  goût  pour 
fia  mort  volontaire?  Faut-il  dire,  avec  M.  Jullian:  «  ils  n'évitaient 
pas  plus  de  périr  que  de  tuer  (3  »?  C'est  assez  probable.  Il  faut 
noter  seulement,  avec  M.  Jullian  lui-même,  que  les  écrivains  qui 
nous  renseignent  sur  cette  morale  meurtrière,  «  n'ont  guère  parlé 
des  Gaulois  qu'en  ennemis  (4)   ». 

L'hypothèse  qui  lie  la  complaisance  pour  certains  suicides  aux 
•idées  matérialistes  est,  au  contraire,  démentie  par  l'exemple  des 
(Gaulois.  Non  seulement,  ils  croient  à  des  Dieux  et  à  la  vie  future, 
mais  ce  sont  ces  croyances  mêmes  qui  les  poussent  à  la  mort.  Ils 
traitaient  la  mort,  dit  M.  Jullian,  «  comme  l'épisode  d'une  existence 
géminée.  Le  suicide  était  un  changement  plus  tôt  opéré  et  rien  de 
plus  (5)  ».  Et  encore  :  «  Lorsque  leur  Dieu  faisait  signe  aux  Gaulois 
de  venir,  ils  étaient  prêts  (6)  ». 

L'hypothèse  de  Durkheim,  elle  aussi,  est  démentie  par  la  morale 
gauloise.  Selon  lui,  le  suicide  altruiste  doit  être  attribué  «  non  à 
un  excès  d'individualisation,  mais  à  une  individualisation  trop  rudi- 
mentaire  »,  et  la  réprobation  dont  le  suicide  est  l'objet  «  prend  plus  de 
force  à  mesure  que  les  droits  de  l'individu  se  développent  en  face 
de  ceux  de  l'Etat  (7)  ».  Au  premier  abord,  le  suicide  des  soldurii 
paraît  s'accorder  à  cette  théorie,  (encore  le  lien  qui  unit  les  ambacti 
à  leur  chef  est-il  surtout  un(lien  moral);  mais  tout  ce  que  nous  ,savons 
des  Celtes  dément  la  thèse  de  Durkheim.  La  Gaule  a  été  appelée  la 
terre  de  l'individualisme  à  outrance:  «  L'homme,  ;écrit  M.  Jullian, 
(je  parle  des  riches  et  des  nobles),  refuse  sans  cesse  de  subordonner 
<son  être  et  son  existence  à  une  force  collective,  famille,  clan,  tribu 
ou  cité:  la  Gaule  n'offre  pas  de  ces  puissances  sociales  compactes  ei 
despotiques  telles  que  furent  longtemps  la  gens  romaine  et  l'état 
«partiate.  L'individu  est  très  libre  et  il  veut  l'être.  Il  n'entend  qu'à 
«moitié  la  notion  de  solidarité  sociale.  Hommes  d'orgueil,  de  colère, 
d'impulsion  et  d'indiscipline,  les  Gaulois  ne  comptent  que  sur  leur 
force  et  n'agissent  que  par  leur  volonté  (8)  ».  Toute  l'histoire  de  la 
Gaule  appuie  cette  appréciation.  La  théorie  de  Durkheim  est  donc 
ici  en  défaut. 

Par  contre,  une  hypothèse  que  semble  confirmer  assez  nettement 
l'exemple  des  Gaulois  est  celle  qui  lie  la  complaisance  pour  certains 
suicides,  héroïques  ou  altruistes,  à  l'existence  d'une  aristocratie  et 
aux  idées  de  liberté.  En  effet,  tous  les  textes  que  nous  avons  vus  con- 


(1)  II,  158.      (2)  Ibid.     (3)   I,    p.  359.      (4)   II,  p.  161.      (5)   II,  p.  173, 
(6)   I,  p.  359.     (7)  Durkheim,  p.  238  et  378.     (8)  Jullian,  II,  431-432. 


270  MOftA&B  om/nq 

'«cerneni   l'.ui  {i)  ou  tout  an   booms  le  mo 

libres.  Mais  rien  a 'autorité  à  peniei  que  i  i  le  droit 

se  tuer  et,  poilf  MM*   même-   qu'on   met  à   mort  aux  funérailles  du 
•maître,    il   n'est  nulle   paît   question  de   dévouement   volontaire.   Le 
•droit  à  certains  suicides  est  l'apanage  d'une  élite.  Or,  c'est  pré< 
ment  au  sein  de  cette  élite  que  se  développent  les  habitudes  d'indé- 
pendance,  «  l'exubérance  des  volontés  personnelles  (2)  ».  La   m 
^volontaire  apparaît,  dans  ce  monde  où  l'individu  est  tout,  coi. 
aine  orgueilleuse  manifestation  de  supériorité  et  de  liberté.  C'est  une 
morale  aristocratique,  une  vertu   de  luxe,   qui  inspire  aux  Gauloi- 
se quelques-uns  des  plus  beaux  suicides  de  l'antiquité,  de  ces  suk 
qui  sont  après  tout  la  noble  revanche   de  l'intelligence  contre  les 
brutalités  de  la  vie  (3)   ». 

Ce  caractère  aristocratique  serait  plus  intéressant  pour  nous, 
je  veux  dire  qu'il  éclairerait  plus  vivement  la  morale  contempor 
s'il  était  prouvé  que  la  morale  gauloise  fût  une  morale  nuancée. 
-Sur  ce  point,  je  le  répète,  nous  n'avons  malheureusement  pas  de 
certitude.  Par  contre,  ce  qui  se  dégage  des  faits  avec  évidence,  c'est 
qu'il  est  absolument  impossible  d'aller  chercher  parmi  les  Celtes  les 
origines  de  l'horreur  du  suicide.  Non  seulement  l'horreur  du  suicide 
est  un  sentiment  étranger  aux  Gaulois,  mais  leur  morale  ne  peut 
qu'être  un  obstacle  au  triomphe  de  la  morale  simple. 

Juifs,   Chrétiens,   Gaulois  se   trouvant  mis  hors  de   cause,   force 
est  bien  de  se  retourner  du  côté  du  paganisme  romain. 


(1)  Les  soldurii  sont  souvent  plébéiens,  mais  pour  eux  la  guerre  «  engen- 
drait une  façon  d'égalité  morale»,    (Jullianj   IIt  78).       (2)  Jullian   II,  431- 
(3)  Jullian,  I2   359. 


CHAPITRE  IV 

Horreur  du  Suicide  et  Morale  nuancée 
nous  viennent  l'une  et  l'autre  de  la  Rome  païenne 


Les  Romains  passent  pour  avoir  été  tout  à  fait  favorables  à  la 
«mort  volontaire. 

On  ne  compte  pas  les  auteurs  qui,  du  moyen  âge  jusqu'à  nos 
jours,  ont  opposé  sur  ce  point  les  complaisances  païennes  aux 
rigueurs  du  christianisme.  A  partir  de  la  Renaissance,  ce  lieu  commun 
est,  parmi  nous,  classique.  A  en  croire  certains  écrivains,  les  Romains 
n'autorisent  pas  seulement  un  grand  nombre  de  suicides,  ils  les 
admettent  tous,  quelle  qu'en  soit  la  cause.  Garrison,  par  exemple, 
qui  a  donné  une  analyse  très  exacte  des  théories  du  Code  et  du  Digeste, 
'écrit  au  cours  de  son  étude  des  phrases  comme  celles-ci:  «Pour  les 
citoyens  de  Rome,  le  principe  était:  Liber  mori....  Les  Romains  ont 
toujours  estimé  que  l'homme  était  libre  de  quitter  la  vie  qui  lui 
déplaisait...  Chacun  est  libre  de  se  débarrasser  du  fardeau  de  l'exis- 
tence, (i)  » 

Des  déclarations  de  ce  genre  m'ont  longtemps  dissuadé  d'aller 
chercher  au  sein  de  la  société  romaine  l'origine  de  notre  morale  :  il 
va  sans  dire  que  je  ne  comptais  pas  fy  trouver  l'horreur  du  suicide; 
mais  je  n'espérais  même  pas  y  découvrir  le  principe  de  notre  morale 
nuancée:  comment  y  aurait-il  nuances,  là  où  la  même  faveur  aveugle 
s'étend  à  tous  ceux  qui  se  tuent? 

L'étude  des  textes  a,  peu  à  peu,  eu  ,raison  de  mon  préjugé.  Non 
seulement  elle  nous  montre  que  les  Romains,  loin  d'avoir  jamaÎ3 
approuvé  indistinctement  tous  les  suicides,  ont  eu  une  morale  nuancée 
assez  analogue  à  la  nôtre,  mais  elle  laisse  apparaître  le  même 
dualisme  que  nous  avons  constaté  dans  la  .conscience  contemporaine; 
au-dessous  de  la  morale  nuancée  on  découvre  vite  au  sein  de  la  société 
romaine,  ce  que  nous  avons  vainement  cherché  au  sein  du  judaïsme 
et  du  christianisme  :  la  morale  simple,  l'horreur  du  suicide. 

Il  va  sans  dire  que,  ni  cette  morale  nuancée,  ni  cette  morale 
simple,  ne  doivent  être  considérées  comme  des  créations  romaines. 
Sur  plus  d'un  point,  elles  semblent  étroitement  apparentées  à  des 
>ctrines  ou  des  usages  grecs.  Mais,  étant  donné  l'objet  précis  de 
ta  recherche,  j'ai  cru  pouvoir  m'en  tenir  à  rce  qui  intéresse  directe- 


(1)  Garrison,  p.  312  41,  71. 


272  LES   MORALES   ROMAI 

nient  notre  morale:  si  les  Greci  onl  influé  sur  elle,  c'est,  en  gi 
jusqu'à  la  Renaissance,  à  travers  la  littérature,  le  droit  et  les  mœurs 
de  l'empire. 

Je  vais  essayer  de  montrer: 

i°  Qu'on  ne  trouve  pas  trace,  dans  la  société  romaine,  d'une 
morale  simple  aveuglément  favorable  à  tous  les  suicides,  mais  qu'on 
y  trouve,  par  contre,  une  morale  nuancée  jugeant  les  suicides  sur 
leurs  motifs; 

2°  Qu'on  y  trouve  également  une  morale  simple  confondant  tous 
les  suicides,  quels  qu'en  soient  les  motifs,  dans  une  même  aversion. 


La  morale  nuancée  :  1)  Faits  qui  pourraient  faire  croire  à  l'existence  d'une 
morale  simple  favorable  au  suicide  :  a)  la  morale  écrite  :  formules  épicu- 
riennes, Cicéron,  Sénèque,  Marc-Aurèle  ;  b)  le  droit  romain  ne  punit  pas 
le  suicide  ;  pendant  quelque  temps  l'accusé  qui  se  tue  échappe  à  toute 
répression  ;  le  mortis  arbitrium  est  une  faveur  ;  c)  mœurs  et  littérature 
semblent  favorables  au  suicide  ;  2)  Faits  prouvant  qu'il  y  a  morale  nuancée  : 
a)  nuances  de  la  morale  platonicienne,  épicurienne,  stoïcienne  ;  b)  le  suicide 
est  peut-être  quelquefois  puni  ;  le  droit  classique  permet  de  punir  le 
coupable  qui  se  tue  ;  c)  on  trouve  dans  les  mœurs  et  la  littérature  des 
traces  d'aversion  pour  certains  suicides.  3)  Analogie  de  cette  morale 
nuancée  avec  celle  de  l'époque  contemporaine. 

Assurément  plusieurs  faits  donnent  d'abord  à  penser  que  la 
Société  romaine  est  favorable  au  suicide. 

D'abord,  on  trouve1  en  grand  nombre,  dans  les  écrits  des  mora- 
listes latins,  des  formules  dont  la  hardiesse  contraste  de  façou  frap- 
pante avec  le  tour  mesuré  et  prudent  de  nos  formules  modernes. 

Le  de  Finibus  commence  par  un  exposé  de  la  doctrine  épicu- 
rienne: J'homme  est  au-dessus  de  la  souffrance,  car  il  n'a  qu'à  sortir 
de  l'existence,  lorsqu'elle  lui  déplaît,  comme  on  sort  d'un  théâtre; 
' —  le  sage  est  toujours  heureux,  parce  que  «  il  n'hésite  pas,  si  cela 
vaut  mieux,  à  s'en  aller  de  cette  vie  (i)  ». 

Dans  la  seconde  partie  de  l'ouvrage,  Caton  développe  la  thèse 
stoïcienne:  «  souvent  il  est  du  devoir  du  sage,  bien  qu'il  soit  par- 
faitement heureux,  de  quitter  la  vie,  s'il  le  peut  faire  à  propos  (2)  ». 

Cicéron,  qui  combat  et  le  stoïcisme  et  l'épicurisme,  s'attache 
bien  à  réfuter  le  moriatar  des  épicuriens  (3),  mais,  dans  le  De  finibus, 
il  Joue  sans  réserve  Décius  et  Lucrèce  (4),  ailleurs  il  approuve 
Caton  (5);  enfin,  dans  le  dernier  livre  des  Tusculanes,  parlant  de 


(1)  1,19;  1,15.     (2)  111,18.     (3)  11,30.     (4)  11,19,  20;  cf.  Deofficiis,  1,18 
et  31.      (5)   Tuscul,  1, 30;  cf.  II,  24. 


COMPLAISANCES    DES  MORALISTES  273 

ceux  qui  éprouvent  de  trop  rudes  souffrances,  il  s  écrie:  «  Quelle 
■raison,  grands  Dieux,  avons-nous  de  souffrir?  Un  port  s'ouvre  à 
nous:  la  mort,  refuge  éternel  où  l'on  ne  sent  plus  rien...  Paul-Emile 
répondit  à  Persée,  qui  le  suppliait  de  ne  pas  le  .traîner  à  son  triomphe: 
cela  dépend  de  toi...  Pour  moi,  il  me  semble  que,  dans  la  vie,  il 
faut  observer  la  loi  qui  règne  dans  les  festins  des  Grecs:  aut  bibat 
aut  abeat!  Voilà  qui  est  bien.  Qu'on  partage  avec  les  autres  convives 
le  plaisir  de  boire,  ou  bien,  si  l'on  ne  veut  pas  s'exposer,  sobre,  aux 
violences  des  buveurs,  qu'on  se  retire  à  temps.  De  même,  si  les  coups 
de  la  fortune  se  font  insupportables,  délivrez-vous  par  la  fuite!  (i)  » 

Dans  le  poème  de  Lucrèce,  la  Nature  dit  aux  hommes:  si  vous 
avez  pris  la  vie  en  dégoût,  pourquoi  chercher  à  multiplier  des  jours 
qui  doivent  finir  tristement  et  passer  sans  vous  apporter  aucune 
joie,  non  potius  vitae  firiem  facis  atque  laboris?  (2) 

Certaines  phrases,  bien  souvent  citées,  de  Sénèque  semblent  con- 
sacrer le  droit  au  suicide:  «  Vivre  dans  la  nécessité  est  un  mal;  mais 
vivre  dans  la  nécessité  n'est  pas  une  nécessité  (3)  ».  Une  lettre  à  Luci- 
lius  loue  Marcellinus  de  s'être  tué  pour  une  maladie  non  pas  incura- 
ble, mais  longue  et  fâcheuse  (4).  Ailleurs  Sénèque  attaque  fran- 
chement ceux  qui  tiennent  le  suicide  pour  criminel:  «  Qui  parle 
ainsi  ne  prend  pas  garde  qu'il  ferme  le  chemin  de  la  liberté  »;  la 
vie  serait  parfois  horrible  s'il  n'était  pas  possible  d'en  sortir;  par 
'bonheur,  si  rude  que  soit  l'esclavage  présent,  les  chemins  qui  mènent 
à  l'indépendance  sont  courts,  nombreux  et  faciles;  et  Sénèque  con- 
clut fièrement:  «  il  te  plaît  de  vivre?  —  vis  —  il  te  déplaît?  —  libre 
à  toi  de  retourner  d'où  tu  viens  (5)  ».  Je  choisis  cette  phrase  entre 
beaucoup  d'autres:  il  est  clair  que,  prise  à  la  lettre,  elle  consacre, 
sans  le  limiter,  le  droit  à  la  mort. 

Pline  l'ancien,  dont  les  réflexions  morales  sont  si  souvent  ori 
'ginales  et  intéressantes,  écrit:  c'est  une  grande  consolation  de  penser 
que  Dieu  ne  peut  pas  tout:  il  ne  peut  pas  se  tuer;  pouvoir  se  tuer. 

§  c'est  ce  qu'il  a  donné  de  meilleur  à  l'homme  (6). 
Quelle  âme,  s'écrie  Marc-Aurèle,  que  celle  qui  est  prête  dès  Tins 
tant  où  il  faut  sortir  du  corps  1  Et  il  écrit  encore:  Es-tu  réduit  à  l'in- 
dignité? —  Sors  de  la  vie  avec  calme  (7)  ». 

Le  droit  semble,  lui  aussi,  tout  à  fait  favorable  au  suicide. 

On  a  écrit  que,  sous  les  rois,  les  suicidés  étaient  «  livrés  aux 
hêtes  ou  exposés  sur  un  gibet  ignominieux  (8)  ».  Mais  les  textes  allé- 
gués ne  disent  rien  de  tel:  l'historien  Cassius  Hemina  dit  seulement 


(1)  Ibid,  V.  40.  (2)  Chant  III,  v.  956.  Cf.  le  vers  (III,  1051  )sur  le  suicide  de 
JDémocrite.  (3)  EpisL,  XIII.  (4)  Epist.,LXX\ll  (5)  Ibid.  (6)  Hist.  nat. 
II,  5.  (7)  Penséesl  XI,  13  et  VIII,  49.  (8)  Nicolay,  Histoire  des  croyances^ 
•t.  II,  p.  263. 

18 


i\\n\   lorsque  TàrqUin.   voulut  fors  Romains  à   travailler  aux. 

tigouis,  beaucoup  se  pendirent:  .sur  quoi  le  roi  irrité  ordonna  que 
leurs  torpi  tu  wiM  mis  en  croix  (i).  Mais  oe  n'était  assurémë] 

'la  loi,  ni  l'usage,  car  Pline  l'Ancien,  qui  rapporte  le  même  fait, 
ajoute  en  tenues  exprès  qu'il  était  sans  précédent  et  fut  San 
main,  nocutn  cl  ih<\>:c<><iiluhun  anle  poslcaque  remedintu  (■>.).  J'ai 
qu'on  ne  pourrait  conclure  d'une  mesure  concernant  les  pendus 
à  une  mesure  concernant  les  suicidés  eu  général;  car  'e  suicide  par 
•pendaison  fit  l'Objet  d'une  législation  spéciale  qu'on  verra  plus 
loin  (3). 

Non  moins  risquée  est  l'hypothèse  selon  laquelle  la  Loi  des 
douze  tables  aurait  puni  le  suicide.  M.  Alpy,  de  nos  jours,  a  défendu 
cette  opinion,  mais  sans  alléguer  un  seul  texte  (4).  Le  silence  des 
jurisconsultes  de  l'époque  impériale,  celui  de  Servius  dans  sa  fameuse 
note  sur  Y  Enéide,  celui  d'Aulu-Gelle,  dans  (la  longue  discussion 
qui  se  trouve  au  premier  livre  des  Nuits  Aitiques  (5)  donnent  bien  à 
penser  que  la  loi  des  douze  tables  ne  s'occupait  pas  du  meurtre  de 
soi-même.  J'ajoute  que  les  historiens  ne  font  nulle  part  allusion 
à  une  mesure  pénale  ayant  frappé  le  suicide  à  l'époque  des  Rois  ou 
sous  la  République  :  Scipion,  Laelius,  Q.  Catulus,  Caton,  Marius, 
Brutus,  Cassius,  Atticus,  Lucrèce,  Calpurnie,  Servilie,  Porcie  (6) 
sont  des  personnages  d'importance,  de  ceux  sur  lesquels  l'histoire 
Se  plait  à  recueillir  les  moindres  anecdotes  :  comment  croire,  s'il 
y  avait  eu  à  leurs  funérailles  ne  fût-ce  qu'une  modification  légère- 
au  rite  des  obsèques,  qu'aucun  auteur  n'y  ait  fait  allusion?  Dira-t-on 
que  c'est  précisément  pareequ'il  s'agissait  de  grands  personnages, 
que  les  lois  n'ont, pas  joué?  Mais  Valère-Maxime  rapporte  des  suicides 
beaucoup   moins  illustres   et  ne   parle   d'aucune   peine  (7),    parfois 


(1)  Cité  par  Servius,  Ad  Aeneid,  XII,  603.  Le  texte,  d'ailleurs,  ne  parle 
pas  de  suicidés  livrés  aux  bêtes.  (2)  XXXVI,  24.  (3)  Voir  plus  loin,  p.  294. 
(4)  De  la  répression  du  suicide,  p.  19.  La  même  hypothèse  avait  été  défendue 
par  le  Dr  Lisle  (Du  suicide,  P.  1856,  p.  355).  L'opinion  contraire  est  défen- 
due par  Geiger  et  Garrison  et  par  Siben,  L' homicide  et  le  parricide  en  droit 
romain,  P.  1885,  p.  39  ss.  (5)  XX,  ch.  I.  Vu  l'objet  de  la  discussion,  il 
serait  peu  explicable  qu'on  ne  parlât  pas  du  suicide  si  la  Loi  des  douze 
Tables  l'avait  puni.  (6)  Voir  sur  Scipion  et  Laelius,  Valére-Maxime,  III, 
2,  12  et  IV,  7,  5  ;  sur  Cassius  et  Brutus,  Velleius  Paterculus,  II,  70  ;  sur 
Catulus  et  Marius  (le  fils),  Diodore  de  Sicile,  XXXIX  ;  dans  aucun  récit  grec 
ou  latin  de  la  mort  de  Caton  je  n'ai  trouvé  une  allusion  à  un  châtiment 
quelconq\ie  ;  Cornélius  Nepos  note  que  toute  une  foule  se  presse  aux  funé- 
railles d'Atticus  (Vie  d' Atticus).  Suétone  note  comme  un  trait  de  cruauté  que 
la  tête  de  Brutus  est  envoyée  à  Rome  et  jetée  aux  pieds  de  la  statue  de 
César  (Auguste,  XIII).  Sur  Lucrèce,  v.  Tite-Live,  1,59.  Ovide  dit  de  Lucrèce: 
Fertur  ad  exsequias  (Fastes,  II,  v.  847).  Denis  d'Halicarnasse  dit  que 
le  corps  est  porté  sur  une  lectica  couverte  de  drap  noir.  Sur  Calpurnie  et' 
Servilie,  voir  Velleius,  11,26  et  88,  sur  Porcie,  Valère-Maxime,  IV,  6,  5 
(7)  Valère-Maxime,  IV,  6;  2,  et  IV,  7,  5  ;  cf.  Velleius,  II2  6. 


COMPLAISANCES    DU   DROIT  275 

même  il  signale  que  le  suicidé  a  été  enseveli  (i).  Dira-t-on  encore  que 
les  suicides  dont  parle  Valère-Maxime  ont  d'ordinaire  un  motif 
élevé  ou  touchant  ?  Mais  Tite  Live  ne  parle  d'un  refus  de  sépulture 
ou  d'un  châtiment  quelconque  frappant  le  suicide  ni  pour  Appius 
Glaudius,  ni  pour  les  matrones  qui  se  tuent  dans  l'affaire  des  em- 
poisonneuses, ni  pour  les  soldats  parjures  frappés  d'infamie  après 
la  bataille  de  Cannes,  ni  pour  la  Vestale  qui  se  frappe  après  avoir 
violé  son  vœu,  ni  a  propos  des  accusés  qui  mettent  fin  à  leur  vie 
au  cours  de  la  fameuse  enquête  sur  les  Bacchanales  (2). 

Le  droit  de  l'époque  impériale  ne  porte  pas  de  peine  contre  îa 
suicide  et  il  indique  expressément  sept  cas  (3)  dans  laquelle  le  suicide 
n'entraîne  pas  la  confiscation  des  biens;  c'est  lorsqu'il  y  a  : 

i°  Dégoût  de  la  vie  :  ceux  qui  se  tuent  taedio  vitae,  écrit  Ulpien, 
in  ea  causa  sunt  ut  tesiamenla  eorum  valeant  (4),  doctrine  classique 
qu'on  retrouve  au  Digeste  en  plusieurs  lieux  (5);  le  Code  précise  que 
les  héritiers  recueillent  la  succession,  même  ab  intestat  (6); 

20  désir  de  se  dérober  à  la  maladie  (7),  à  la  souffrance  (8); 

3°  chaorin  causé  par  la  mort  d'un  fils  (9); 

[\°  honte  de  ne  pouvoir  payer  ses  dettes,  entendons  désir  d'échap- 
per à  l'infamie  qui  atteint  le  débiteur  insolvable  (10); 

5°  envie  d'étonner,  jactutio,  désir  de  faire  parler  de  soi  en  s'illus- 
trant  par  une  belle  mort  (11); 

6°  accès  de  folie  (12); 

70  Idiotie,  insania,  ou  même  un  grave  défaut  d'intelligence  (i3). 


(1)  ValèrcMaxime,  IV,  6,  3.  (2)  Tite-Live,  III,  58  ;  VIII,  18  ;  XXII 
61,  57  ;  XXXIX,  17.  Les  restes  de  Caîus  Gracchus  sont  jetés  au  Tibre,  mais 
on  ne  peut  voir  là  une  manifestation  populaire  contre  le  suicide,  car  la  même 
peine  avait  été  infligée  à  son  frère  Tibérius,  (Velleius,  II,  6).  (3)  Garrison, 
dont  je  suis  ici  l'exposé,  (ch.  III),  ajoute  un  huitième  cas  «outrage  à  la 
pudeur  i),  mais  il  reconnaît  lui-même  que  «  les  textes  sont  muets  sur  ce  point.  » 
(4)  Digeste,  1.  XXVIII,  t.  3,  loi  6,  parag.  7.  (5)  Digeste,  1.  III,  t.  2« 
loi  2,  p.  3  ;  1.  XLVIII,  t.  21,  loi  3,  p.  4  et  6  ;  1.  XLIX,  t.  14,  loi  45,  p.  2. 
(6)  Code,  1.  IX,  t.  50,  loi  1.  (7)  Digeste,  1.  XXVIII,  t.  3,  loi  6,  p.  7,  et  1. 
XLIX,  t.  14,  loi  45,  p.  2.  (8)  Digeste,  XLVIII,  t.  21,  loi  3,  par.  4  et  Code,  l.IX 
t.  50,  loi  1.  (9)  Ce  motif  n'est  indiqué  qu'une  fois  dans  un  rescrit  d'Adrien, 
cité  par  Marcien,  (Digeste,  1.  XLVIII,  t.  21,  loi  3,  p.  5)  :  il  s'agit  d'un  père 
qui,  accusé  d'avoir  tué  son  fils,  se  tue  ;on  décide  qu'il  s'est  tué  par  regret 
de  la  mort  de  son  fils  et  qu'il  n'y  a,  par  conséquent,  pas  lieu  à  confiscation. 
(10)  Digeste,  1.  XLIX,  t.  14,  loi  45,  p.  2.  Dans  les  Actes  des  Martyrs,  on  voit 
parfois  le  magistrat  demander  aux  chrétiens  si  ce  n'est  pas  à  cause  de  leurs 
dettes  qu'ils  désirent  mourir.  (11)  Digeste,  1.  XXVIII,  t.  3,  loi  6.  Les 
suicides  de  flagornerie,  comme  ceux  des  Romains  qui  se  tuent  pour  obtenir 
la  guérison  de  Caligula,  (Suétone,  Caligula,  XIV),  étaient  probablement 
réputés  belles  morts.  Sans  doute  n'y  eut-il  pas  confiscation  pour  les  amis 
d'Othon  qui  se  tuent  aemulatione  decoris  et  caritate  principis  (Hist.,  II,  49), 
car  Tacite  écrit  (ibid.  62)  :  rata  juere  eorum  qui  acie  othonica  ceciderant  testa- 
menta.  (12)  Code,  1.  VI,  t.  22,  loi  2  et  1.  IX,  t.  50,  loi  1.  (13)  Code,  1.  IX,  t. 
50,  1.  1. 


1Î7C)  LES   MORALES   ROMAINES 

Non  seulement  la  doctrine  qui  s'affirme  ainsi  est  une  doctrine 
réelle,  —  car  la  plupart  des  textes  sur  lesquels  elle  s'appuie  sont 
décisions  visant  des  cas  concrets,  —  mais  il  est  certain  que  la  liste 
qu'on  vient  de  voir  n'est  pas  limitative.  Si  les  juriconsultei  ne 
parlent  pas  des  suicides  dus  au  désir  d'éviter  le  déshonneur,  c 
sans  doute  que  la  réponse  à  faire  leur  eût  paru  trop  évidente  (i). 
D'ailleurs  quelques  mots  glissés  ça  et  là  expriment  bien  le  parti 
pris  de  ne  pas  limiter  l'indulgence;  un  texte  sauve  les  successions 
de  ceux  qui  se  tuent  taedio  vltae  aut  aliquo  casu,  (2)  un  autre  parle 
de  ceux  qui  se  tuent  par  dégoût,  par  souffrance,  vel  alio  modo  (3). 

Excuser  ceux  qui  se  tuent  par  dégoût  de  la  vie  «  ou  autrement  », 
c'est  bien,  semible-t-il,  excuser  dans  la  pratique  tous  les  suicides.  Le 
droit  romain  alla  parfois  plus  loin. 

D'abord,  sous  la  République  et  au  début  de  l'empire,  il  institue 
une  véritable  prime  au  suicide  en  admettant  que  celui  qui  se  tue 
sous  le  coup  d'une  poursuite  ou  au  cours  d'un  procès,  échappe  à 
toute  condamnation. 

Quand  le  Samnite  Brutulus  Papius,  près  d'être  livré  aux  Romains* 
se  tue,  Tite-Live  note  qu'il  se  soustrait  ainsi  «  à  l'ignominie  et  au 
supplice,  »  et  les  Romains,  loin  d'exiger  un  châtiment  posthume, 
refusent  le  cadavre  qu'on  veut  leur  livrer.  (4)  Il  n'est  question  de 
procès  post  mortem  ni  pour  Fabius  (5),  ni  pour  les  femmes  qui  se 
tuent  au  cours  de  l'affaire  des  poisons  et  de  l'affaire  des  Baccha- 
nales (6).  L'an  687  de  Rome,  Licinius  Macer  s'étrangle  au  moment 
où  l'on  vient  de  voter  sa  condamnation,  mais  avant  que  le  verdict  ne 
soit  prononcé.  Au  moment  de  se  tuer,  il  fait  dire  à  Cicéron  se  non 
âamnatum,  sed  reum  periisse  et  proinde  sua  bona  hastae  subjici  non 
posse,  et,  d'après  Valère-Maxime,  la  sentence  n'est  pas  prononcée,  (j) 
Une  phrase  célèbre  de  Tacite  montre  que,  sous  le  règne  de  Tibère, 
ceux  qui  se  tuent  avant  d'être  poursuivis  ou  condamnés  peuvent 
échapper  à  la  confiscation  des  biens  et  au  refus  de  sépulture  :  ,après 
avoir  rapporté  l'histoire  de  Labéon  qui,  craignant  une  condamna- 
tion, se  tue  avec  sa  femme,  Tacite  ajoute  :  «  La  crainte  du  bourreau 
multipliait  ces  morts  précipitées;  en  effet,  pour  les  condamnés  il 
y  avait  confiscation  et  refus  de  sépulture,  mais,  si  l'on  se  tuait  soi- 
même,  les  corps  étaient  ensevelis  et  les  testaments  valables  :  pretium 
festinandi!  »  (8). 


(1)  Les  suicides  destinés  à  sauver  la  chasteté  ne  sont  pas  visés  au 
Code  ni  au  Digeste.  Mais  il  n'est  question  de  confiscation  ni  pour  Mallonia 
(Suétone,  Tibère,  45),  ni  pour  Sextus  Papinius  qui  se  tue  après  avoir  été 
séduit  par  sa  mère,  (Annales,  VI,  9),  ni  pour  les  femmes  chrétiennes  dont 
parlent  Eusèbe  et  Lactance  (voir  page  246).  (2)  Code,  1.  IX,  50.  (3)  Digestex 
1  XLVIII,  t.  21,  loi  3,  parag.  4.  (4)  Tite-Live,  VIII,  39.  (5)  VI,  1. 
(6)  VIII,  18,  XXXIX,  17.  (7)  Valère-Maxime,  IX,  12,  7.  (8)  Annales, 
VI,   29.  ' 


LE   MORTIS    ARBITRITJM  277 

Ce  n'était  pas  une  loi  absolue  :  il  y  a,  sous  la  République  et  au 
début  de  l'empire,  des  exemple  de  procès  poursuivis  et  de  sentences 
rendues  après  le  suicide  de  l'accusé  (i).  Mais  c'était,  semble-t-il, 
l'usage  courant  pour  les  hommes  d'un  certain  rang  et  lorsqu'il 
s'agissait  de  crimes  politiques,  Tacite  et  Suétone  rapportent  d'innom- 
brables exemples  de  suicides  provoqués  par  une  accusation  pu  une 
menace  d'accusation  de  lèse-majesté  et  ils  parlent  rarement  d'un 
châtiment  possible  (2);  Asiatieus,  près  de  se  tuer,  va  examiner  le 
bûcher  sur  lequel  il  sera  brûlé  (3);  le  corps  de  Sénèque  est  brûlé 
sans  pompe,  conformément  à  ses  dernières  volontés  (4);  Mella  et 
Pétrone  font  leur  testament  (5).  Parfois  les  délateurs  eux-mêmes 
sont  privés  de  leur  prime  quand  l'accusé  sait  prévenir  la  sentence 
fatale  (6). 

Second  fait  plus  décisif  encore  et  qui  semble  bien  marquer  dans 
le  droit  le  triomphe  de  la  morale  simple  :  sous  la  République 
et  l'empire,  on  voit  le  liberum  mortis  arbitrium  accordé  comme  une 
faveur  à  certains  condamnés,  refusé  à  d'autres.  On  sait  le  mot  de 
Paul-Emile,  à  propos  de  Persée  (7)  auquel,  d'après  Diodore  de 
Sicile,  on  jette  dans  sa  prison  un  glaive  et  une  corde  (8).  A  propos 
de  l'assassinat  du  tribun  Postumius,  Tite-Live  note  «  la  modération 
et  la  douceur  extrême  des  magistrats  »,  parce  qu'ils  se  contentent  de 
la  mort  de  quelques  soldats  qui,  d'après  l'opinion  générale,  se  tuent 
eux-mêmes  (9).  Par  contre,  dans  l'affaire  des  Racchanales,  il  relève 
comme  un  trait  de  sévérité  que  Minius  Cerrinus  est  gardé  à  vue 
de  façon  qu'il  lui  soit  impossible  de  se  détruire  (10). 

Au  début  de  l'empire,  le  mortis  arbitrium  est  une  faveur  que  le 
Prince  octroie  aisément,  au  moins  quand  l'accusé  est  d'un  certain 
rang.  Je  ne  cite  pas  les  noms  de  tous  les  Romains  qui,  à  l'exemple 
de  Thraséas,  de  Pétrone,  de  Sénèque,  reçoivent  l'ordre  de  se  tuer 
et  s'y  prêtent  de  bonne  grâce.  Les  pages  .de  Tacite  et  de  Suétone 
qui  en  contiennent  la  longue  et  pénible  énumération  (11),  sont  con- 
nues de  tous.  Pour  bien  marquer  la  faveur  faite  au  condamné,  l'em- 


(1)  Les  biens  d'Appius  Claudius  sont  confisqués  après  son  suicide 
(Tite-Live,  III,  58)  ;  Val  ère-Maxime  cite  le  cas  d'un  tribun  qui  se  tue 
sous  le  coup  d'une  accusation  grave  et  n'en  est  pas  moins  condamné 
(VI,  1,  11).  Tacite  signale  lui  aussi  des  procès  poursuivis  et  des  sentences 
rendues  après  la  mort  de  l'accusé  [Annales,  II,  31  ;  III,  15  ;  IV,  19). 
(2)  Voir  Tacite,  Annales  IV,  34  ;  V,  6  ;  VI,  26,  29,  38,  39,  40,  48, 
49  ;  XII,  8,  59  ;  XIII,  25  ;  XV,  57  ;  XVI,  11,  14,  15,  17,  33.  (3)  Ann.,  XI,  3. 
(4)  XV,  64.  (5)  XVI,  17,  19.  (6)  Tibère  s'oppose  à  ce  que  le  Sénat  en 
fasse  une  règle  (Ann.,  IV,  30),  mais  une  phrase  de  Sénèque  Consolatio  ad 
Marciam,  XXII),  donne  à  penser  que  cette  règle  fut  adoptée  par  la  suite. 
(7)  Tite-Live,  XLV,  39.  (8)  Diodore,  XXI.  (9)  Tite-Live,  IV,  50,  51. 
(10)   XXXIX,   19.     (11)   Fatigant  animum,   dit  Tacite,   Ann.,   XVI,  16. 


21 S  8     KO. MAI 

percnr  lui  laisse  parfois  le  ehois  de  l'heure,  voire  du  jour  (i).  Pour 
la  marquer  mieux  encore,  il  refuse  ;i  plusieurs  le  droit  <lc  mourir 
de  leur  main  (a)  :  sons  Tibère,  Agrippine  est  nourrie  de  force  (3); 
des  Romains  accusés  se  font  des  blessures  mortelles  ou  avalent  do 
poison  en  plein  Sénat  :  on  bande  leurs  plaies  et  <>n  les  traîne  aux 
Gémonies,  mori  volentibus  vis  adhibila  vivendi  (4).  Quand  Vibulenua 
Agrippa  essaie  de  s'empoisonner,  des  licteurs  se  jettent  sur  lui. 
l'entraînent  dans  un  cachot  et  l'étranglent  (5).  Le  liberum  mortis 
arbitrium  est  donc  bien  un  privilège.  Ce  seul  trait  montre  évidem- 
ment une  extrême  complaisance  pour  la  mort  volontaire. 

Les  mœurs  paraissent  bien  refléter  la  même  complaisance.  Non 
seulement  les  historiens  rapportent  un  grand  nombre  de  suicides 
de  tous  genres  (devotio  (6),  suicides  dus  au  désir  d'expier  (7), 
d'éviter  l'infamie  du  supplice  (8),  de  fuir  la  maladie,  la  souffrance, 
la  vieillesse  (9),  de  ne  pas  survivre  à  un  être  cher  :  mari,  femme  (10), 
enfant  (n)  ami  (12)  chef  (i3)  de  prévenir  ou  de  laver  un  outrage, 
d'éviter  l'infamie  (i5),  de  ne  pas  tomber  aux  mains  de  l'ennemi  (16), 
suicides  dus  au  dégoût  de  la  vie  (17),  suicides  accomplis  par  ordre 
(18),  suicides  politiques  (19),  mais  plusieurs  de  ces  suicides  paraissent 


(1)  Suétone  note  comme  un  trait  de  cruauté  que  Néron  n'accordait  qu'un 
délai  d'une  heure,  (Néron  XXXVII) .  Sous  Tibère,  Vibius  feint  de  se  laisser  mou- 
rir de  faim  et,  le  Prince  étant  mort  au  bon  moment,  survit  (Ann.,  VI,  48).  Mais 
en  principe,  il  ne  fallait  pas  se  manquer  :  Albucilla,  qui  se  porte  un  coup  mal 
assuré,  est  aussitôt  conduite  en  prison,  (Ibid).  (2)  Ou  il  l'accorde  comme  une 
grâce  :  sous  Domitien,  le  Sénat  veut  condamner  à  une  peine  atroce  des 
citoyens  accusés  de  lèse-majesté,  Domitien  demande  ut  damnatis  liberum 
mortis  arbitrium  indulgeatis,  (Suétone,  Domitien,  XI  ;  cf.  ibid.,  VIII).  (3) 
Suétone,  Tibère,  53.  (4)  Suétone,  Tibère,  61.  (5)  Ann.,  VI,  40.  (6)  Tite- 
Live,  VII,  8  ;  VIII,  9  ;  X,  28  et  30.  D'après  Florus,  les  vieillards  qui  attendent 
l'arrivée  des  Gaulois  vainqueurs  se  sont,  comme  les  Decius  et  Curtius,  dévoués 
régulièrement.  (7)  Tite-Live,  XXII,  57  ;  Valère-Maxime,  V,  5,  4  ;  V,  8,  3  ; 
V,  8, 4,  etc.  (8)  Tite-Live,  III,  58  ;  VI,  1  ;  VIII,  39  ;  Valère-Maxime,  1, 4,  3  ;  VI, 
1,  11  ;  IX,  12,  6,  et  on  pourrait  ajouter  à  cette  liste  tous  ceux  qui  se  tuent 
sous  l'empire  au  moment  où  ils  vont  être  accusés  de  lèse-majesté.  (9)  Corne- 
liu  Nepos,  Vie  d'Atticus  ;  Sénèque,  Epist.,  LXXVII  ;  Pline  le  Jeune,  Epist., 
I,  12  ;  I,  22  ;  III,  7  (suicide  de  Silius  Italicus  tourmenté  par  un  abcès 
incurable  )  ;  VI,  24.  (10)  Velleius  Paterculus,  II,  26  ;  II,  88  ;  Valère-Maxime 
IV,  6,  2  ;  IV  6,  3  ;  IV,  6,  5  ;  Tacite,  VI,  19  ;  XV,  63  ;  XVI,  34  ;  Pline,  III, 
16;  VI,  24,  etc.  Voir  la  liste  que  donne  Garrison,  p.  48.  (11)  Tite-Live, 
XLII,28.  (12)  Valère-Maxime,  IV,  7,  2  ;  IV,  7,  5  ;  IX,  12,  6;  Velleius 
Paterculus,  II,  7.  (13)  Tacite,  HisL,  II,  49;  Diodore  de  Sicile,  XXXIX. 
(14)  Voir  plus  haut,  p.  276,  note  1.  (15)  Tite-Live,  XXII,  61.  (16)  Valère- 
Maxime,  III,  2,  13  ;  Diodore  de  Sicile,  XXXVI  ;  Dion  Cassius,  XL,  25.  (17) 
Tacite,  Ann.,Vl,  26.  (18)  Tacite,  Ann.,  I,  35  ;  II,  31  ;  III,  15,  50  ;  IV,  19,  22. 
30,  34  ;  VI,  26,  29,  38,  39,  40,  48,  49  ;  XI,  3,  37  ;  XII,  8,  59—;  XIII,  25  ; 
XV,  57,  61,  64  ;  XVI,  11,  14,  15,  17,  19,  26,  33  ;  etc.  (19)  Il  y  a  suicide 
politique  pur  quand   celui  qui  se  tue  n'a,   comme  Caton,   rien  à   craindre 


LES    MŒURS  279 

approuvés  par  l'opinion.  Quatre  faits  donnent  l'impression  qu'il 
s'agit  même  parfois  d'une  sorte  d'engouement,  d'une  mode. 

D'abord  sur  l'interminable  liste  des  suicidés  dont  l'histoire 
a  conservé  le  nom,  on  trouve  en  foule  les  personnages  les  plus 
illustres,  ceux  dont  l'exemple,  par  le  seul  fait  qu'il  est  connu  de  tous, 
est  un  enseignement,  membres  des  plus  hautes  familles,  chefs  de 
parti,  empereurs  ou  prétendants  à  l'empire  :  Appius  Claudius, 
Oppius,  Fabius,  Curtius,  Decius,  Silanus,  Scaurus,  C.  Gracchus, 
Scipion,  Marius,  Caton,  Cassius,  Antoine,  Atticus,  Thraséas, 
Pétrone,  Sénèqe,  Lucain,  Nerva,  Néron  (i)  Othon,  Gordien  (2), 
Quintillus  (3),  Taurinus  (4),  Julianus  (5),  Florien  (6),  Albinus,  Ma- 
gnence,  Decentius  (7),  et,  à  cette  liste,  qu'il  serait  si  facile  d'allonger, 
il  faudrait  encore  ajouter  tous  ceux  qui  veulent  se  tuer  :  César  (8), 
Octave  (9),  Adrien  (10),   Septime-Sévère  (11),  etc.. 

Second  fait,  des  personnages  obscures  par  ailleurs,  deviennent 
célèbres  par  le  seul  fait  qu'ils  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  :  ce  n'est 
pas  seulement  le  cas  de  Lucrèce  dont  la  renommée  pourrait  s'expli- 
quer par  les  conséquences  politiques  qu'eut  son  acte,  mais  Portia, 
Pauline,  Arria,  Epieharis  et  bien  d'autres  ne  doivent  leur  gloire  qu'à 
leur  suicide  ou  à  leur  tentative  de  suicide. 

Troisième  fait,  on  donne  parfois,  et  à  des  personnes  qu'on  aime, 
le  conseil  de  se  tuer;  ce  ne  sont  pas  seulement  les  rois  déchus  comme 
Persée  qui  se  voient  offrir  le  glaive  et  la  corde  :  Urgulanie  envoie 
un  poignard  à  son  petit  fils  prisonnier  (12)  ;  Lepida  dit  à  sa  fille  Mes- 
•saline  de  ne  pas  attendre  les  bourreaux  :  transisse  vitam  neque  aliud 
quam  morti  decus  quœrendum(l3).  Des  amis  de  Thraséas  lui  disent 
qu'ayant  réglé  sa  vie  sur  les  maximes  des  grands  hommes,  il  n'a 
plus  qu'à  chercher  comme  eux  une  fin  glorieuse.  (14)  Ce  même  Thra- 
séas essaie  sans  succès  de  faire  renoncer  sa  belle-mère,   la  fameuse 


pour  sa  vie  ou  quand  il  se  dévoue  à  l'intérêt  public  comme  Othon.  Mais 
il  est  souvent  difficile  de  dire  si  celui  qui  se  donne  la  mort  redoute  la 
vengeance  de  son  ennemi  ou  ne  veut  pas  survivre  à  la  ruine  de  ses  espérances, 
•de  son  parti  ;  la  question  peut  se  poser  pour  Brutus,  Cassius,  Antoine,  Ma- 
gnenee,  etc.,  et  pour  ceux  qui,  appartenant  aux  partis  vaincus,  meurent, 
alors  qu'il  leur  serait,  semble-t-il,  assez  facile  de  prendre  la  fuite. 

(1)  Néron  est  enseveli  très  décemment,  d'après  Suétone  (Néron,  50), 
humblement,  d'après  Eutrope  (VII,  18).  (2)  Gordien  s'étrangle,  ce  qui  ne 
l'empêche  pas  d'être  mis  au  rang  des  Dieux,  Hist.  Auguste,  Les  deux  Maximins 
19  et  24  ;  Les  trois  Gordiens,  16  ;  Maxime  et  Balbin,  4.  (3)  Aurelius  Victor, 
Epitome,  34.  (4)  Ibid,  24.  (5)  Ibid,  39.  —  Le  suicide  de  Dioclétien 
[ibid.,  39),  est,  d'après  Duruy  (VI,  624),  une  légende  d'origine  chrétienne. 
(6)  Ibid,  36.  (7)  Aur.  Victor,  Césars,  20  ;  Epitome,  42.  (8)  César,  se 
croyant  vaincu,  veut  se  tuer  (Suétone,  César  et  Eutrope,  VI,  19).  (9)  Voir 
Diodore  de  Sicile,  IV,  39.  (10)  Aur.  Victor,  Epitome  XIV,  Adrien  veut  se 
tuer  pour  mettre  fin  à  ses  souffrances  et  on  doit  le  garder  à  vue.  (11)  Ibid, 
;20.     (12)  Ann.,  IV,  22.     (13)  XI,  27.      (14)  XVI,  26. 


280  LES     MOKAUiS     KO.MAI 

Ania  à  ses  projeta  de  suicide  :  voudriez-vous  donc  lui  demande-i-il, 

si   l'on   nie    forçai!   à   quitter   la   vie,    que   votre   fille   la    quittât   a 
moi?  —  Oui,  répond  Arria,  quand  elle  aura  vécu  avec  voufl  comme 
j'ai  vécu  avec  Pétus  (i). 

Quatrième  fait,  bien  loin  de  cacher  les  suicides  comme  nous 
faisons  aujourd'hui,  on  les  étale  au  grand  jour.  Velleius  Paterculus 
ne  nous  laisse  pas  ignorer  que  son  aïeul  s'est  tué.  (2)  Ceux  qui 
songent  au  suicide  font  part  de  leur  projet  à  leurs  parents  et  à  leurs 
amis.  Quand  G.  Rufus  décide  de  mourir  de  faim,  il  le  dit  à  sa  femme 
et  à  sa  fille  et  discute  avec  elles  sans  se  laisser  fléchir.  (3)  ïitius 
Ariston,  malade,  convoque  quelques  amis  et  les  prie  d'obtenir  des 
médecins  un  avis  sincère':  si  sa  maladie  doit  seulement  être  longue 
et  difficile,  il  usera  de  constance  ;  si  elle  est  incurable,  il  se  tuera.  (4) 
Non  seulement  on  ne  se  cache  pas,  mais,  comm  d'autres  cherchent 
à  bien  mourir,  on  cherche  à  bien  se  tuer  :  Sénèque  meurt  en  dictant 
un  discours;  (5)  Lucain  récite  des  vers  de  la  Pharsale;  (6)  Vestinus 
recevant  à  l'improviste  l'ordre  de  se  tuer,  se  fait  ouvrir  les  veines 
sans  un  mot  de  récrimination  ou  de  plainte;  (7)  Thraséas,  en 
attendant  l'ordre  fatal,  s'entretient  avec  Démétrius  de  la  nature  de 
l'âme  et,  voyant  le  sang  couler  de  ses  veines,  l'offre  en  libation  à 
Jupiter  libérateur  (8);  Pétrone  règle  les  détails  de  son  suicide 
comme  il  ferait  ceux  d'une  fête  (9). 

Enfin,  on  trouve  dans  la  littérature  bien  des  textes  favorables 
au  suicide. 

D'abord  les  historiens  qui  signalent  tant  de  morts  volontaires 
approuvent  souvent  ceux  qui  se  tuent.  Salluste,  César,  Tite-Live 
rapportent  en  général  les  faits  sans  commentaires.  Mais  Velleius 
Paterculus  estime  qu'Antoine  rachète  sa  vie  par  son  suicide  et  que 
la  femme  d'Antistius,  comme  celle  de  Lépide,  s'assure  une  gloire 
immortelle  (10).  Florus  ne  peut  se  tenir  de  louer  la  femme  d'Asdrubal 
et  les  femmes  des  Gimbres  qui  se  tuent  après  la  défaite  de  l'armée 
barbare.  (11)  Valère-Maxime,  l'historien  moraliste,  cite  comme  autant 
de  traits  de  vertu  les  suicides  de  Scipion,  de  Caton,  d'Othridate,  de 
Théagène,  de  Létonius,  de  Pétronius,  de  bien  d'autres  qui  ne  veulent 
pas  survivre  à  leur  parti  ou  à  leur  chef  ou  tomber  aux  mains  de 
l'ennemi.  (12)  A  propos  du  fils  du  premier  Africain,  qui,  pouvant 
se  tuer,  se  laisse  faire  prisonnier  par  Antiochus,  il  écrit  :  «  Quoi  de 
plus  semblable  à  un  monstre?  »  (i3)  Les  femmes  qui  se  tuent  pour 


(1)  Pline  le  jeune,  Epist.  III,  16.  (2)  II,  76.  (3)  Pline,  Epist.,  I,  12. 
(4)  Ibid.,  I,  22.  (5)  Ann.,  XV,  64.  (6)  XV,  70.  (7)  XV,  69.  (8)  XVI, 
35.  (9)  XVI,  19.  (10)  Velleius  Paterculus,  II,  87,  26,  88.  (11)  Florus,  III 
et  IV.  (12)  III,  2,  13,  14  ;  III,  2,  4,  6  ;  IV,  7,  2,  5  ;  V,  5,  4;  VI,  8,  2,  etc. 
(13)   III,  5,  1. 


COMPLAISANCES    DE    LA   LITTÉRATURE  281 

suivre  leur  mari  dans  la  mort  lui  arrachent  des  cris  d'admiration  (i). 
Il  approuve  les  accusés  et  les  condamnés  qui  se  dérobent  au  sup- 
plice (2).  Il  n'a  garde  de  blâmer  la  nonagénaire  de  l'île  de  Céos  qui, 
parfaitement  heureuse,  mais  craignant  un  retour  de  fortune, 
demande  à  Pompée  l'autorisation  de  se  tuer  en  plein  bonheur  et 
meurt  en  invoquant  les  Dieux  (3). 

Tacite,  après  avoir  rapporté  un  grand  nombre  de  suicides,  a  bien 
une  fois  un  mouvement  de  révolte  :  il  flétrit  «  la  patience  servile  » 
de  tous  ces  grands  que  l'ordre  des  tyrans  trouve  si  prompts  à  l'obéis- 
sance et  qui  meurent  ainsi  «  lâchement.  »  (4)  Mais,  se  resaisissant 
aussitôt,  il  demande  le  droit  de  ne  les  point  haïr.  D'ailleurs  ce  qu'il 
blâme  en  eux,  ce  n'est  pas  qu'ils  se  tuent  au  lieu  de  se  faire  tuer, 
c'est  qu'ils  ne  se  révoltent  pas.  Dans  son  fameux  récit  de  la  mort 
de  Thraséas  comme  dans  son  récit  de  la  mort  de  Sénèque,  l'admira- 
tion perce  à  chaque  ligne.  Quand  Scaurus  accusé  se  tue,  Tacite 
note  que  ce  trépas  est  «  digne  des  anciens  Emiles.  »  (5)  Quand 
Messaline  refuse  de  se  tuer,  il  écrit  :  «  Rien  d'honnête  ne  restait  en 
elle.  »  (6)  Malgré  le  cri  de  révolte  qui  lui  échappe  une  fois  à  la 
pensée  de  tout  ce  sang  noble  qui  coule  sans  profit  pour  Rome,  on 
a  bien  l'impression  que  Tacite,  au  fond,  admire  dans  ces  suicides  tout 
ce  qu'y  admiraient  ceux  qui  en  avaient  été  témoins.  En  tout  cas,  nul 
plus  que  lui  n'en  a  relevé  la  morne  grandeur.  Son  récit  du  suicide 
d'Othon  (7)  a  suffi  à  immortaliser  un  prince  que  rien  d'autre  ne 
rendait  digne  ni  de  gloire  ni  d'intérêt,  et  les  Annales  semblent,  par 
endroits,  les  Actes  des  Martyrs  du  stoïcisme. 

Les  rédacteurs  de  l'Histoire  Auguste  rapportent  moins  de  suicides, 
et  ils  ne  commentent  guère,  mais  on  ne  voit  pas  apparaître,  dans 
leurs  écrits  un  état  d'esprit  nouveau  :  Capitolinus  ne  paraît  pas  sur- 
pris que  Gordien,  qui  s'est  étranglé,  soit  mis  au  rang  des  Dieux;  (8) 
on  retrouve  dans  Aurelius  Victor  tous  les  suicides  classiques,  Lu- 
crèce, C.  Graochus,  Marius,  Mithridate,  Gaton,  Brutus  etc.  Nulle 
part  on  n'a  l'impression  que  l'auteur  porte  .sur  ces  morts  célèbres 
un  autre  jugement  que  ses  devanciers  (9). 

A  côté  des  historiens,  PHne  le  jeune  admire  l'héroïsme  d'Arria, 
le  suicide  des  époux  qui  ne  veulent  pas  que  la  mort  les  sépare  et 
celui  des  malades  incurables  (10). 


(1)  II,  6,  14  ;  III,  2,  14  ;  IV,  6,  5.  (2)  I,  4,  3  ;  V,  8,  4  ;  IX,  12,  6. 
(3)  II,  6,  8.  (4)  Annales,  XVI,  16.  (5)  VI,  29.  (6)  XI,  37.  (7)  Voir 
notamment  le  discours  d'Othon  et  la  simplicité  délicate  que  lui  prête  Tacite: 
Plura  de  extremis  loqui  pars  ignaviœ  est,  etc.  (Hist.,  III,  47).  (8)  Capitolinus, 
Les  trois  Gordiens.  15,  16.  (9)  Voir  dans  le  De  viris  illustribus  (qui  n'est 
peut-être  pas  d'Aur.  Victor),  65,  67,  68,  76,  80,  82,  83,  85,  86  ;  dans  les 
Caesares,  5,  7,  20,  34,  41  ;  dans  VEpitome,  5, 14,  20,  24,  36,  39,  42.  (10)  Epist, 
I,  22  ;  I,  12  ;  III,  7  ;  VI,  24. 


282  i.i:s 

la   littérature   d'imagination    n'est    pas   chez   les    Borne 
ïnsi riMt i \ «•  qu'elle   l'es!  aujourd'hui   chez  nous;   nous   ne   possédons 
pal   les  oeuvres  dramatiques  et   il   n'y   a    rien   qui   soit   l'équivalent 
l<>  nos  romans.  Mais,  dans  le  théâtre  de  Plante,  dans  celui  de 
M   dans   la    poésie   latine,   on   discerne   Lien   souvent    une    extrême 
complaisance  pour  la  mort  volontaire. 

Dans  Plaute,  les  amonts  malheureux  parlent  tout  le  Lemps  de  se 
tuer  :  «  ô  mort,  s'écrie  Alcésimarque,  je  viens  à  toi  coin  nus  un 
ami;  (i)  «  quel  bien  trouvai-je  dans  la  vie?  dit  Charin  :  mon  parii 
est  pris;  je  vais  chez  un  médecin  et  je  m'empoisonne  »  (2)  Slalinon 
lui-même  déclare  :  «  Mon  épée  me  servira  de  lit.  »  (3).  A  tout  propos, 
innocents  et  coupables  parlent  de  se  tuer,  de  s'aller  pendre,  comme 
de  la  chose  la  plus  simple  du  monde.  (4) 

Dans  les  Phéniciennes,  Œdipe  s'écrie  :  «  Pourquoi  traîner  ma 
vie  lâchement?  J'ai  sur  moi-même  droit  de  vie  et  de  mort...  On  ne 
peut  pas  m'interdire  la  mort  :  Ubique  mors  est.  Optime  hoc  cavit 
Deus  ))  (5).  Dans  Hippolyte,  Phèdre  meurt  en  disant  :  «  ô  mors 
pudoris  maximum  laesi  decus!  (6)  ».  Dans  l'Hercule  sur  l'Œta, 
quand  la  nourrice  dit  à  Déjanire  :  «  Allez-vous  suivre  votre  époux 
dans  la  mort?  »  Déjanire  répond  fièrement  :  «  Praegredi  castae  so- 
ient (7).  Dans  l'Hercule  furieux,  Hercule,  désespéré  déclare  :  morte 
sanandum  est  scelus  (8). 

Dans  la  poésie,  l'éloge  de  Lucrèce  est  un  thème  national  qu'on 
reprend  d'Ovide  à  Claudien.  (9)  Les  suicides  d'amour  inspirent 
Virgile  et  Ovide  :  les  Héroïques,  les  Pontiques,  les  Fastes  célèbrent 
Didon,  Phyllis,  Déjanire,  Alceste,  et  cette  Canacé  qui,  séduite,  reçoit, 
de  son  père  une  épée  et  s'en  frappe.  (10)  Dans  les  Odes,  Horace 
chante  le  «  noble  trépas  de  Caton,  »  (11)  Cléopâtre  paraît  «  jalouse 
d'un  noble  trépas,  fîère  de  sa  mort  volontaire  »;  (12)  Europe  abusée 
se  résout  à  mourir  :  «  Ton  père  absent  te  crie  :  qu'attends-tu  pour 
périr?  »  (i3)  Dans  une  Epître,  l'homme  «  vertueux  et  sage  »  devenu 
esclave,  dit  paisiblement  :  «  Un  Dieu  me  délivrera  dès  que  je  le 
voudrai  »;  et  Horace,  non  moins  paisible,  conclut  :  la  mort  est  la 
fin  de  tout.  (i4)  L'Art  poétique  se  termine  par  des  plaisanteries  sur 


(1)  Cistellaria,  III,  v.  364.  (2)  Mercator,  II,  4.  (3)  Casina,  II,  4  ;  cf. 
Asin.,  III,  2;  Epidicus,  I,  3;  Rudens,  III,  3;  Pseudolus,  I,  1.  (4)  Aulul., 
IV,  10;  Miles  gloriosus,  II,  4;  Rudens,  IV,  4  et  V,  2  ;  Stichus,  IV,  2  ;  Poenu- 
lus,  8,  2  ;  V.  6,  etc.  (5)  V.  47,  103,  151.  (6)  V.  1189.  (7)  V.  897  cf.  v. 
929,  1025,  etc.  (8)  V.,  1202.  (9)  Fastes,  II,  4  et  847  ;  Claudien,  Laus 
Serenœ  reginœ,  v.  153;  In  Eutropium,  I,  v.  446.  (10)  Ovide,  Hêroïdes,  II, 
VII,  IX,  XI  ;  Fastes,  II,  v.  847  ;  Pontiques,  III,  1.  (11)  Horace,  Odes  l, 
12,  v.  35.  (12)  1,37;  v.  21  ss.  (13)  III,  27,  57  ss.  (14)  Epître,  I,  XVI, 
78. 


LUC  AIN  283 

le  droit  qu'ont  les  poètes  de  mettre  fin  à  leurs  jours,  mais,  au  milieu 
de  ces  facéties,  se  détache  un  vers  énergique  : 

Invitum  qui  servat  idem  facit  occidenti.  (i). 

Valérius  Flaocus  nous  fait  admirer  le  suicide  d'Eson  qui,  trop  vieux 
pour  résister  à  ses  ennemis,  se  tue  afin  de  laisser  à  son  fils  un  noble 
-exemple  et  mérite  ainsi  d'entrer  dans  le  séjour  réservé  à  l'élite  des 
héros.  (2)  Dans  le  poème  de  Silius  Italicus,  le  suicide  célèbre  des 
Sagontins  est  présenté  comme  un  exploit  héroïque;  Varron  et  Scipion 
-qui  veulent  se  frapper,  l'un  parce  qu'il  est  vaincu,  l'autre  pour  ne 
pas  survivre  à  son  père,  Solyme  qui  se  tue  après  un  crime  involon- 
taire, n'excitent  que  sympathie  et  admiration.  (3)  Martial  loue 
Porcia,  Arria,  Evadné  qui  ne  veulent  pas  survivre  à  leur  époux  (4); 
il  célèbre  «  la  mort  romaine  »  de  Festus,  qui,  malade,  se  tue,  mais 
«  de  noble  façon,  »  sans  se  laisser  mourir  de  faim  et  sans  recourir 
au  poison.  (5)  Stace  loue  longuement  Méon,  (6)  Dymas,  qui  préfère  le 
suicide  à  la  trahison,  (7)  Jocaste  dont  la  fin  volontaire  expie 
l'inceste  (8). 

Lucain  enfin  chante  avec  enthousiasme,  le  beauté  du  suicide.  Quel- 
ques soldats  de  César  sont  réduits  à  se  rendre  ou  à  être  pris.  —  Tuez- 
vous,  leur  dit  Vulteius.  ,Ne  croyez  pas  qu'il  soit  moins  beau  de  se 
frapper  lorsqu'on  touche  à  la  mort.  L'honneur  est  de  vouloir  périr. 
Et  il  continue  :  puissent  nos  ennemis  nous  offrir  la  vie  sauve!  Nous 
refuserions,  et  'ils  verraient  bien  que  nous  ne  mourons  pas  «  par 
désespoir  ».  Les  soldats  s'entr'égorgent  et  Lucain  s'écrie  :  dire  que, 
même  après  cela,  les  lâches  ne  comprendront  pas  combien  il  est 
beau  de  fuir  l'esclavage  en  fuyant  la  vie, 

Ignomntque  datos  ne  quisquam  serviat  enses. 

Lucain  va  plus  loin  encore  :  ô  mort!  s'écrie-t-il,  plût  au  ciel  que 
tu  ne  voulusses  point  soustraire  les  lâches  à  la  vie,  que  la  vertu 
seule  pût  donner  la  mort  !  (9)  La  mort,  en  devenant  uniquement 
mort  volontaire,  cesserait  d'être  un  malheur  pour  devenir  le  privi- 
lège des  héros.  Il  y  a  là  plus  que  de  l'admiration,  une  sorte  de  foi 
ardente  dans  la  beauté  singulière  et  souveraine  du  suicide. 

Ainsi,  aux  complaisances  de  la  philosophie,  répondent  les  com- 
plaisances du  droit,  des  mœurs,  de  la  littérature.  On  comprend  que 


(1)    V.  467.       (2)  Argon.,  I,  v.  769.      (3)   II,  v.   608  ss.,  IV,   457  ;    IX, 

'65,  173.  Varron,  pour  ne  pas  se  tuer,  allègue  qu'un  Dieu  s'oppose  à  son  désir 

(IX,  65).     (4)   I,  14,  43  ;  IV,  75.     (5)   I,  79.     (6)  III,   v.   83  ss.      (7)  X,  v. 

35  ss.    (8)   XI,  v.  634  ss.     (9)  Pharsale,  IV,  476;  cf.  II,  155  ss.;  III,  748  ss. 


284  LES   MORALES    ROMAINES 

les  moralistes  qui  comparent  ces  complaisances  aux  sévéritésdu  moyei 
âge,  se  laissent  aller  à  dire  :  les  Romains  admettent  le  suicide.  1'. 
contraste,   cela   semble  d'abord   exact,   et,    les  procédés   scol astique* 
aidant,  on  se  persuade  vite  qu'en  face  des  chrétiens,  adversaires  di 
suicide,  il  y  a  les  païens  «  partisans  du  suicide.  »  J'espère  n'avoi] 
rien  omis  de  ce  qui  peut  suggérer  cette  impression.  Mais  reprenons 
les  faits  et  les  textes,  et,  là  où  l'on  aperçoit  au  premier  abord  une 
morale  simple  favorable  à  la  mort  volontaire,   nous  allons  voir  se 
dégager  une  morale  nuancée  analogue  en  son  principe  à  la  nôtre. 

Voici  d'abord  les  philosophes.  Oui,  Cicéron  se  laisse  aller  à 
écrire  :  quid  est  tandem,  DU  boni,  quod  laboremus?  Mais,  en  prin- 
cipe, il  condamne  la  mort  volontaire  au  nom  de  la  doctrine  pla- 
tonicienne. «  On  a,  ce  me  semble  raison,  dit  Socrate  dans  le  Phédon, 
de  dire  que  les  Dieux  ont  soin  de  nous  et  que  nous  autres  hommes, 
nous  trouvons  être  un  des  biens  appartenant  aux  Dieux;  n'est-ce 
pas  votre  avis?  —  Assurément,  répond  Gébès.  —  Eh  bien,  si  l'un  de 
tes  esclaves  se  tuait,  sans  que  tu  lui  eusses  montré  le  moindre  désir 
de  le  voir  mourir,  ne  te  fâcherais-tu  pas  contre  lui  et  ne  le  châtierais- 
tu  pas,  si  tu  trouvais  quelque  châtiment?  —  Sans  doute.  —  Donc, 
à  prendre  ainsi  la  chose,  il  n'est  pas  raisonnable  de  dire  qu'on  ne 
doit  pas  se  tuer  soi-même  avant  que  Dieu  ne  nous  en  impose  la 
nécessité.  »  (i)  Fidèle  à  cette  doctrine,  Platon,  dans  les  Lois,  veut 
qu'on  ensevelisse  les  suicidés  à  part,  seuls  dans  leur  tombeau,  sans 
stèle  et  sans  inscription  et  qu'on  demande  aux  exégètes  les  rites 
purificatoires.  (2) 

Or,  ce  principe  platonicien,  nous  le  retrouvons  dans  le  Songe  de 
Scipion,  et  Cicéron  le  développe  avec  une  autre  vigueur  qu'Origène; 
tout  homme  religieux  doit  retenir  son  âme  dans  les  liens  du  corps; 
nous  ne  pouvons  rejeter  la  vie  sans  l'ordre  de  celui  qui  nous  l'a 
donnée;  nous  n'avons  pas  le  droit  de  fuir  le  poste  que  Dieu  nous 
a  assigné  (3). 

Cette  formule,  prise  à  la  lettre,  paraît  consacrer  une  morale 
simple  mais  hostile  au  suicide  et,  par  suite,  en  contradiction  avec 
celle  des  Tusculanes.  Mais  il  n'y  a  pas  contradiction;  il  y  a  morale 
nuancée.  Platon  lui-même  admet  trois  dérogations  au  principe 
qui  nous  lie  ,à  l'existence  :  on  peut  se  tuer  si  la  Cité  l'ordonne.  —  si 
l'on  subit  un  sort  trop  rigoureux,  —  si  l'on  veut  se  soustraire  à  l'op- 
probre (4).  De  même  Cicéron  admire  le  suicide  de  Decius,  le  suicide  de 


(1)  Phédon,  VI.  Platon,  au  même  lieu,  parle  de  Philolaos  qui,  dit-il, 
condamne  le  suicide,  et  il  fait  allusion  à  un  argument  qu'on  produit 
ev  ooropprjTroiç.  Cicéron  dans  le  De  senectute  (XXIII),  dit  que  Pythagore  défen- 
dait de  quitter  la  vie  sans  l'ordre  de  Dieu.  (2)  Lois,  IX  (traduct.  et  comment., 
par  Gcrnet,  P.  1917,  p.  49).     (3)   De  Republica,  VI,  10.     (4)  Lois,  IX,  873. 


LA   MORALE   NUANCÉE    DANS   Là   PHILOSOPHIE  285 

Lucrèce,  et  il  trouve  tout  simple  qu'on  veuille  se  soustraire  par  la 
mort  non  pas  à  n'importe  quelle  épreuve,  mais  à  une  épreuve  trop 
rude.  Dieu,  en  principe,  nous  ordonne  de  vivre;  mais,  s'il  nous  fait 
signe  de  nous  en  aller,  nous  devons  obéir  avec  joie  et  en  lui  rendant 
grâce,  (i). 

Donc,  en  règle  générale,  le  suicide  est  illicite,  mais  il  est,  en  cer- 
tains cas,  légitime  ou  admirable  :  c'est  bien  là  le  principe  même  de 
notre  morale  nuancée. 

!  C'est  surtout  à  partir  du  h"  siècle  que  les  idées  platoniciennes 
seront  en  vogue  dans  l'empire  romain.  (2)  Mais,  même  à  l'époque  où 
triomphe  le  stoïcisme,  elles  ont  des  partisans.  Une  lettre  à 
Lucilius  nous  apprend  qu'il  y  a  des  gens  qui  font  profession  de 
sagesse  et  qui  «  tiennent  le  suicide  pour  un  sacrilège.  »  (3)  Le  mot 
nejas  s'appliquerait  mal  à  la  théorie  d'Aristote  qui,  lui,  condamne 
la  mort  volontaire  surtout  comme  une  faute  contre  la  société.  (4) 
C'est  donc  bien  sans  doute  aux  platoniciens  que  Sénèque  fait  allu- 
sion. 

Mais  les  platoniciens  sont-ils  seuls  à  défendre  la  morale  nuancée? 
Tant  s'en  faut.  Les  Epicuriens,  eux  aussi,  tiennent  qu'il  y  a  suicide 
et  suicide.  Nous  venons  de  voir,  dans  Lucrèce,  la  Nature  engager 
l'homme  à  chercher  dans  la  mort  la  fin  de  ses  maux;  mais  dans  le 
même  chant,  Lucrèce  raille  ceux  que  la  crainte  de  la  mort  conduit  à 
un  tel  dégoût  de  l'existence  : 

Ut  sibi  consiscant  mœrenti  pectore  laethum.  (5) 

Sénèque  nous  apprend  qu'Epicure  «  ne  reprend  pas  moins  ceux  qui 
désirent  la  mort  que  ceux  qui  la  redoutent  :  il  est  ridicule,  dit-il,  de 
courir  à  la  mort  par  dégoût  de  la  vie,  quand  nous  avons  choisi  nous 
mêmes  le  genre  de  vie  qui  nous  réduit  à  courir  à  la  mort  »;  et 
encore  :  «  quelle  n'est  pas  la  sottise  des  hommes  ou  plutôt  leur  folie  ! 
C'est  parfois  la  peur  de  la  mort  qui  les  pousse  à  la  mort  !  »  (6) 

Voici  enfin  les  stoïciens  :  sans  doute  Sénèque  écrit  :  «  Il  te  plaît 
de  vivre,  vis.  Il  te  déplaît?  libre  à  toi  de  retourner  d'où  tu  viens,  » 
et  on  peut  trouver  dans  son  œuvre  mainte  formule  aussi  nette.  Mais 
ces  formules,  isolées,  trahissent  cruellement  sa  pensée.  Il  leur 
donne  un  tour  absolu  pour  frapper  l'esprit  d'un  coup  plus  vif,  mais 
il  ne  simplifie  pas  le  problème  au  point  d'y  répondre  par  oui  ou  par 
non.  Nous  l'avons  vu  louer  Marcellinus  qui,  malade,  met  fin  à  ses 
maux  :  le  voici  louant  Bassus  qui,  accablé  par  la  vieillesse,  tient 
tête  à  ses  infirmités  :  «  Je  ne  sais  qui  nous  donne  mieux  l'exemple  de 


(1)  Tuscul.,  I,  49.  (2)  Voir  plus  loin,  p.  327.  (3)  Qui  nejas  judicent  ipsum 
interemptorem  sui  fieri,  (Epist.,  LXX).  (4)  Morale,  III,  8  ;  V.  11.  (5)  Lu- 
crèce, III,  v.  81.  (6)  Epist.,  XXIV.  Cf.  Guyau,  Théorie  d'Epicure  sur  la 
mort,  (Séances  et  Trav.  de  l'Acad.  des  Se.  mor.,  CXI,  p.  367). 


M0BAUC8    EtO 

d'âme,  de  ceux  qui  appellent  à  eux  La  mort  ou 
qui,  souriants  et  calmes,  l'attendent.  Lea  premiers  qu< 
cèdent  à  |a  rage,  à  une  indignation  soudaine;  la  tranquillité 
autre  nait  d'une  pen&  (i)  Moi-même,  étanl  jeune,  i 

Kjue  à  Lucilius,  j'eus  plus  d'une  fois  le  désir  d'en  Dnir  a 
lenec,  «  je  fus  retenu  par  la  vieillesse  de  ma  mère  qui  m'aimait 
tendrement;  je  songeai  moins  à  la  force  que  j'avais  pour  me  tuer 
qu'à  celle  qui  lui  faisait  défaut  pour  supporter  ma  mort.  Je  m'ordon- 
nai de  vivre;  il  y  ia  quelquefois  du  courage  à  vivre.  »  (2)  Même  le 
dégoût  de  la  vie,  qui  trouve  grâce  devant  le  Digeste  et  le  Code,  n'at- 
tendrit pas  Sénèque  :  «  On  peut  avoir  pour  la  mort,  comme  pour 
autre  chose,  une  inclination  inconsidérée  ;  souvent  n\ic  s'empare  des 
âmes  généreuses  et  ardentes,  souvent  aussi  des  âmes  lâches  et 
inertes  »;  quelques-uns  cèdent  non  à  la  haine,  mais  au  dégoût  de- 
là vie,  vitœ  non  odium  sed  fastidium.  «  Avant  tout,  il  faut  éviter 
cette  passion  qui  a  conquis  tant  d'âmes  :  le  goût  de  la  mort,  libido 
moriendi  (3).  » 

Contradiction?  Dans  les  mots,  peut-être.  Mais  la  route  que 
Sénèque,  malgré  certains  écarts  de  style,  suit  fidèlement  est  très 
bien  tracée  :  le  sage  doit  vivre  ou  mourir,  selon  qu'il  peut  ou  ne 
peut  plus  posséder  le  souverain  bien,  la  sérénité  de  l'âme. 

Prenons  un  mal  commun,  la  vieillesse  :  le  stoïcien  se  détruira- 
t-il  dès  qu'il  en  sentira  les  offenses?  Non,  certes  :  «  Je  ne  la  fuirai 
pas  si  elle  me  laisse  tout  entier  à  moi-même  »,  mais,  si  elle  atteint 
l'âme  et  l'ébranlé,  «  je  m'élancerai  hors  de  l'édifice  vermoulu  qui 
•s'écroule  ».  Pour  la  souffrance,  même  distinction  :  je  ne  me  tue- 
rai point  pour  y  échapper,  «  car  mourir  ainsi,  c'est  être  vaincu  »; 
mais  si  la  douleur  ne  doit  pas  prendre  fin,  «  je  m'en  irai,  non  à 
cause  de  la  douleur  elle-même,  mais  parce  qu'elle  serait  un  obstacle 
à  tout  ce  pour  quoi  l'on  vit.  Faible  et  lâche  qui  meurt  parce  qu'il 
souffre!  Insensé  qui  vit  pour  souffrir!  »  (4). 

Ainsi,  le  suicide  est,  selon  les  cas,  un  acte  de  courage  ou  une 
lâcheté,  une  faute  ou  un  droit.  «  Nous  ne  devons  ni  trop  aimer 
la  vie,  ni  la  trop  haïr;  même  quand  la  raison  nous  engage  à  en  finir, 
il  ne  faut  pas  prendre  un  élan  brusque  et  rapide.  Le  sage  peut  quit- 
ter la  vie,  non  la  fuir  (5).  »  On  reconnaît  là  le  principe  même  de 
la  morale  nuancée.  Sénèque  n'énumère  pas  tous  les  cas  dans  les- 
quels il  admet  qu'on  se  tue,  tous  ceux  dans  lesquels  il  ne  l'admet 
pas;  il  s'en  tient  à  quelques  exemples,  estimant  sans  doute  qu'il 
•serait  vain  de  vouloir  pénétrer  dans  l'infinie  variété  des  cas  con- 
crets; mais  il  dégage  nettement  la  règle  essentielle   :  il  y  a  suicide 


(1)   Epist.,XXX.     (2)   EpisL,  LXXVIII.     (3)   Epist.t  XXIV.     (4)  EpisLt 
LVIII.     (5)  Epist.,  XXIV. 


LA    MORALE    NUANCÉE    DANS    LE    DROIT  287 

et  suicide,  et  c'est  à  la  raison  de  se  prononcer  sur  les  cas  particu- 
liers; en  tout  cas,  la  mort  volontaire  n'est  légitime  qu'après  mûre 
•délibération. 

•  Mêmes  nuances  dans  Marc-Aurèle.  Après  avoir  écrit  :  «  Quelle 
âme  que  celle  qui  est  prête  à  sortir  du  corps!  »  il  se  hâte  d'ajouter, 
comme  s'il  craignait  d'être  mal  compris  :  «  Je  dis  prête  par  l'effet 
de  son  propre  jugement,  non  par  opiniâtreté  pure,  comme  les 
•chrétiens,  mais  après  mûre  délibération,  avec  gravité  (i).  »  Sur 
quoi  devra  porter  la  délibération?  Sur  la  possibilité  d'une  vie  digne 
et  sage  :  «  N'es-tu  plus  libre  de  vivre  en  homme  raisonnable,  né 
•pour  la  société?  Alors,  sors  de  la  vie  elle-même  (2).  »  Mais,  hors 
•ce  cas,  il  ,ya  sans  dire  qu'il  faut  vivre  et  accomplir  sa  tâche. 

Donc,  que  l'on  considère  stoïcisme,  épicurisme  platonisme, 
nulle  part  on  ne  discerne  une  doctrine  simple,  indiscrètement 
favorable  à  la  mort  volontaire;  partout,  au  contraire,  on  retrouve 
•l'idée  qu'il  y  a  suicide  et  suicide.  Je  ne  prétends  pas  que  cette 
-morale  nuancée  soit  en  tous  points  analogue  à  la  nôtre  :  une  com- 
paraison ne  serait  pas  facile,  parce  que  la  nôtre  ne  s'exprime  guère 
en  formules  et  que  celle  même  des  anciens  est  incertaine,  délicate, 
(hésitante.  Mais  ce  qui  me  paraît  hors  de  doute,  c'est  que,  de  part 
et  d'autre,  le  principe  est  le  même  :  vues  de  loin,  les  formules  de 
Sénèque  faisaient  croire  à  l'existence  d'une  morale  simple,  favo- 
rable au  suicide;  vu  de  près,  Sénèque  lui-même  et  tout  ce  que 
nous  pouvons  saisir  de  la  philosophie  latine  nous  révèlent  l'existence 
•d'une  morale  nuancée. 

Passons  au  droit  :  même  impression. 

D'abord,  ne  pas  punir  le  suicide,  ce  n'est  pas  approuver  tous 
les  suicides.  I\cs  lois  modernes  ne  le  punissent  pas,  et  c'est  cepen- 
dant en  vain  que  nous  avons  cherché,  dans  la  société  contempo- 
•raine,  une  morale  favorable  à  la  mort  volontaire. 

En  outre,  il  est  vraisemblable  qu'en  quelques  cas  exceptionnels, 
ceux  qui  se  tuent  sont  passibles  de  certaines  peines. 

Je  dis  bien  :  en  certains  cas,  et  dans  des  cas  exceptionnels.  On 
a  prétendu  quelquefois  que  le  droit  romain  aurait  puni  en  principe 
•la  mort  volontaire,  quitte  à  supprimer  ,ce  principe  par  une  série 
de  dérogations.  Mais  la  première  preuve  alléguée  est  une  des 
Déclamations  attribuées  à  Quintilien;  l'orateur,  qui  demande  au 
Sénat  la  permission  de  se  détruire,  fait  allusion  à  la  loi  :  Insepultus 
nbiciatur  qui  non  causas  adprobaverit  (3).  Mais,  comme  on  ne 
trouve  aucune  trace  de  cette  loi  dans  le  Code  ni  dans  le  Digeste, 
•il   est  infiniment   probable  que     la     déclamation,    simple    exercice 


(1)  Pensées,  XI,  13.     (2)  V,  29.     (3)   Quintilien,  Declam.,  CCCXXVIL. 


288  LKS    MOI  iM  UNES 

d'école,  vise  la  coutume  de  Marseille,  telle  que  la  présente  Vali 
•Maxime.  La  seconde  preuve  est  un  texte  do  Marcicn,  déclarant  que 
l'auteur  d'une  tentative  de  suicide  omnimodo  puniaidus  est  nisi 
tœdio  vitœ  vel  imp<ilientia  alicujus  doloris  coactus  est  id  jacere,  car, 
dit  Marcien,  «  qui  ne  s'est  pas  épargné  lui-m&ne  épargnera  bieo 
moins  autrui  »  (i).  Cette  preuve  serait  solide;  seulement,  on  admet, 
en  général,  que  le  texte  s'applique  uniquement  aux  soldats,  qui 
étaient,  nous  le  verrons  plus  loin,  l'objet  d'une  législation  spéciale. 
Il  est  donc  actuellement  impossible  d'affirmer  que  le  suicide  ait  été 
puni  en  principe  par  une  loi  qu'on  négligeait  volontairement 
d'appliquer.  Par  contre,  deux  textes  prouvent  qu'on  le  punissait 
quelquefois. 

D'abord,  un  texte  de  Neratius,  inséré  au  Digeste,  dit  qu'il  n'est 
pas  d'usage  de  porter  le  deuiil  des  pendus,  non  plus  que  de  ceux 
qui  se  tuent,  non  tœdio  vitœ  sed  mala  conscientia  (2).  La  défense 
de  porter  le  deuil  est  une  peine  légère,  mais  enfin  une  peine  :  il 
est  remarquable  qu'elle  s'applique  à  tous  ceux  qui  se  pendent,  quel 
que  soit  le  motif  du  suicide. 

D'autre  part,  Suétone,  conte  que  Claude,  au  cours  de  sa  cen- 
sure, note  à  tort  et  à  travers  un  certain  nombre  de  citoyens  :  «  Il 
y  en  eut  même  un  qui,  accusé  de  s'être  frappé  d'une  épée  pour 
se  donner  la  mort,  prouva,  en  se  dévêtant,  qu'il  n'avait  aucune 
blessure  (3).  »  Le  récit  de  Suétone  prouve  qu'en  certains  cas,  l'au- 
teur d'une  tentative  de  suicide  peut  être  noté  par  le  censeur. 

Il  est  vrai  que  ces  sévérités,  relativement  peu  rudes,  et  qui  ne 
frappent  pas  tous  les  suicidés,  ne  semblent  pas  compenser  l'indul- 
gence, la  complaisance  que  trahit  la  prime  au  suicide  offerte  par 
le  droit  romain  aux  condamnés  et  aux  accusés.  Mais,  cette 
prime,  ce  pretium  festinium,  que  consacrait,  (nous  ne  savons  pas 
exactement  en  quel  cas),  le  droit  de  la  République  et  de  l'Empire 
naissant  ne  fut  pas  maintenue  par  le  droit  classique  :  un  texte  du 
Digeste,  consacré  aux  biens  de  ceux  qui  se  tuent  «  avant  que  la  sen- 
tence qui  se  soit  prononcée  »  (4),  expose  une  doctrine  toute  contraire  : 
ceux  qui  se  tuent  sous  le  coup  d'une  poursuite  ou  pris  en  flagrant 
délit  n'ont  pas  d'héritier;  toutefois,  si  le  suicide  est  dû  au  remords 
d'avoir  commis  un  crime,  mais  non  pas  à  la  crainte  d'être  poursuivi 
pour  ce  crime,  il  n'y  a  pas  confiscation;  et  elle  n'est  pas  non  plus  pro- 
noncée si  le  crime  commis  n'était  pas  de  ceux  qui  entraînent  confis- 
cation. 

Donc,  en  principe,  le  coupable  et  l'accusé  qui  se  tuent  n'échap- 
pent plus  à  la  répression.  Faut-il  voir,  dans  cette  mesure,  le  résultat 


(1)  Dig,,  1.  XLVIII:  t,   21,  1.  3,   par.   6.     (2)  Dig.,  1.  III.  t.  II,  1.  11,  p.  3. 
(3)  Claude,  XVI.  (4)  Dig.,  1.  XLVIII;  cf.  Code,  1.  VI,  t.  22,1.  2  etl.  IX,  t.  50,1.1. 


LA  MORALE  NUANCÉE  DANS  LE  DROIT         289 

d'une  évolution  morale?  Je  ne  le  crois  pas.  L'avidité  du  fisc  suffit  à 
tout  expliquer.  Mais  la  doctrine  nouvelle,  quelle  que  fût  son  ori- 
gine, ne  pouvait  pas  ne  pas  avoir  de  conséquences  touchant  les 
mœurs  :  pour  un  Romain  du  début  de  l'empire,  se  tuer,  lorsqu'il 
se  trouve  sous  le  coup  d'une  accusation,  est  parfois  un  devoir  vis-à- 
vis  des  siens,  puisqu'il  peut  les  sauver  de  la  confiscation;  pour  un 
Romain  du  ne  siècle,  ce  devoir  n'existe  pas;  au  contraire,  l'accusé 
qui,  innocent,  se  donne  la  mort,  devient  gravement  coupable  à 
l'égard  de  sa  famille.  Aussi,  le  suicide  de  l'accusé  est-il  désormais 
assimilé  à  un  aveu  :  c'est  l'indice  d'une  mauvaise  conscience. 

Cette  assimilation  paraît  bientôt  trop  rigoureuse,  et  la  doctrine* 
nouvelle  est  retouchée  à  son  tour  :  Antonin  le  Pieux  autorise  les  héri-! 
tiers  de  l'accusé  qui  s'est  détruit  à  entreprendre  sa  défense,  soit  en' 
plaidant  l'innocence,  soit  en  prouvant  que  la  faute  qui  a  provoqué 
le  suicide  n'entraîne  pas  confiscation  (i)  ;  et  cette  doctrine  devient  la 
doctrine  définitive. 

Elle  est,  en  son  principe,  moins  sévère  au  suicide  :  ces  procès  post 
mortem  sont  une  faveur  concédée  aux  héritiers.  En  leur  permettant 
de  provoquer  ou  de  poursuivre  les  débats  judiciaires,  on  reconnaît 
que  le  suicide  de  l'accusé  n'est  pas  un  aveu,  mais  une  présomption. 
Seulement,  alors  comme  aujourd'hui,  ce  n'est  pas  impunément  qu'un 
acte  quelconque  est  soumis,  même  indirectement,  à  l'appréciation 
de  la  justice  :  un  homme  se  tue;  aussitôt,  les  magistrats  se  deman 
dent  :  Ne  serait-ce  pas  mala  conscientla?  S'ils  croient  pouvoir 
répondre  :  «  oui  »,  un  procès  s'engage  ,  et  qui  porte  forcément  sur 
les  motifs  du  suicide.  Du  verdict  dépend  le  sort  de  l'héritage;  par* 
fois  même,  peut-être,  l'accusé  déclaré  coupable  est  privé  de  sépuli 
ture  (2),  voire  traîné  aux  gémonies  (3).  Sans  doute,  pour  les  juristes, 
ce  n'est  pas  en  tant  que  suicidé  qu'il  est  puni.  Mais,  pour  les  pro- 
fanes, la  chose  est-elle  toujours  aussi  claire?  Les  jurisconsultes,  les 
Princes  eux-mêmes  reviennent  à  chaque  instant  sur  la  règle  à  suivre 
touchant  les  successions  des  suicidés,  et  cela  dans  des  cas  qui  n'ont 
rien  de  troublant  (4),   comme  si  magistrats   et  intéressés  n'étaient 


(1)  Dig.  XLVIII,  21.  (2)  Il  est  théoriquement  privé  de  certains  honneurs 
puisqu'on  ne  porte  pas  le  deuil  des  coupables  qui  se  tuent.  Touchant  la  sépul- 
ture, il  n'est  pas  certain  qu'il  y  ait  eu  des  règles  précises.  Garrison  dit  que  de 
tout  temps,  ceux  qui  se  tuaient  après  condamnation  étaient  privés  de  sépulture 
et  M.Cucq  est  du  même  avis  ;  mais  le  texte  allégué  n'est  pas  décisif.  La  phrase 
qu'on  a  lue  plus  haut,  de  Tacite  sur  le  pretium  festinandi  donne  à  penser 
qu'en  principe  on  refuse  la  sépulture  à  ceux  qui  sont  condamnés  pour  lèse 
majesté,  mais  il  semble  que,  pour  les  autres  crimes,  c'est  au  Prince  à  en  décider. 
(3)  Quand  Agrippine  se  tue,  Tibère  se  fait  un  mérite  quod  non  laqueo  strangu- 
latam  in  Gemonias  abjecerit,  (Suétone,  Tibère,  53).  (4)  Voir,  par  exemp'e, 
Code,  IX,  50,  1  et  2  ;  III,  26,  2  (décisions  d'Antonin  et  de  Sévère)  ;  Digeste, 
XXIV,  t.  1,  1.  32,  p.  7  (avis  d'Ulpien)  ;  VI,  t.  22,  1/2  (décision  de  Dioclétien). 


19 


290  H01  \i.ks    m>\i.\ 

pas  e  "■  i  cnorl  *  J 

laiiv.    l'diu  $tOS    public,   m    huit  ca#,    un    l':iit  saule   aux   \eu\  : 

tain-  sui  t  condamnés  après  Leur  mort.  De  ! 

<-l  n  i  «-  que       suicide  lui  -môme  csi.  quelquefois  puni,  il  n'y  a,   j 
les  ignora»!  -,  qu'un  pa*« 

plus  loin  niniinriil  ce  pus  est  franchi,  dr-  qui;  1;* 
barbarie  aifcètoe  les  principes  du  droit  romain.  So»8  l'empire,  quel 
qu'ail  ])ii  êlpe  le  sentiment  de  la  foule,  j'admets  <  j  n  i  ]  n'inllic 
la  jurispi  ud .'m  e.  Mais  ce  qui  ressort,  clairement  deâ  textes  qu'on  vient 
de  voir,  c'fft  d'abord  que  le  suicide  est  puni  en  certains  cas,  c'est 
ensuite  que  le  droit  classique,  plus  sévère  en  cela  que  le  nôtre,  plus 
sévère  que  celui  du  tem'ps  de  Cicéron  et  du  début  de  l'empire,  se 
refuse  à  al  >  udre  l'accusé  qui  se  tue,  le  poursuit,  le  condamne  après 
son  suicide. 

Considérons  les  mœurs  :  l'existence  d'une  morale  nuancée  saute 
aux  yeux.  Qu'est-ce  qui  est  à  la  mode?  Le  suicide?  Non,  certains  sui- 
cides. 

Je  sais  bien  qu'à  en  croire  certains  historiens,  les  Romains  se 
seraient  tués  en  masse,  depuis  la  fin  de  la  République  jusqu'à  la  veille 
des  invasions.  Dès  l'époque  des  guerres  civiles»  dit  le  Dr  Lisler  il  y  * 
«  une  véritable  épidémie  de  suicides,  qui  gagna  de  proche  en  proche 
poui  s'étendre  à  tout  le  monde  romain,  dura  plusieurs  siècles  et 
moissonna  tous  les  ans  des  milliers  de  victimes  »  (i).  D'après  Gar- 
risson,  au  début  de  l'empire,  «  un  effarement  semble  saisir  la  société 
romaine  tout  entière  »,  et  le  nombre  des  morts  volontaires  va  crois- 
sant; à  la  fin  de  l'empire,  «  Ja  société  romaine,  énervée,  sans  force, 
est  saisie  d'un  incurable  ennui...  L'épidémie  de  suicides  conti- 
nue »   (2).   Mais,  ici  encore,   la  légende  s'est  substituée  à  l'histoire. 

Les  historiens,  je  l'ai  dit,  rapportent  un  grand  nombre  de  sui- 
cides. On  ne  compte  pas  les  Romains  illustres  ou  considérables  qui 
se  sont  donné  la  miort.  Mais,  de  là  à  conclure  que  le  suicide  est 
commun  à  Rome,  il  y  a  un  pas.  Ni  dans  les  livres  des  historiens,  ni 
dans  le  reste  de  la  littérature  latine,  je  n'ai  trouvé  un  seul  texte 
déclarant  ou  donnant  à  penser  que,  sous  la  République  ou  l'Empire, 
les  Romains  se  soient  tués  en  masse.  Il  y  a  là  un  fait  brutal,  plus 
fort  que  les  hypothèses  les  plus  ingénieuses. 

Dire  qu'en  général,  la  société  romaine  devait  être  encline  au  sui- 


(1)  Cité  par  Garrison,  p.  29.  (2)  Garrison,  p.  33,  40.  —  «  Horace,  dit 
Garrison,  peut,  sans  exagérer,  nous  montrer  les  désespérés  allant  en  foule  se 
jeter  dans  le  Tibre  du  haut  du  pont  Fabricius,  Satires,  1.  II,  3,  vers  32.»  La 
référence  est  inexacte,  et  il  s'agit,  je  pense,  du  vers  36  :  en  tout  cas,  la  satire 
ne  contient  aucune  allusion  à  «  une  foule  »  de  désespérés. 


LA   MORALE    NUANCÉE    DANS   LES    MŒURS  291 

cide,  parce  qu'elle  était  gagnée  aux  idées  stoïciennes,  parce  qu'elle 
supportait  impatiemment  la  tyrannie,  parce  qu'elle  était,  à  la  fin  de 
l'Empire,  énervée,  rongée  par  l'ennui,  ce  sont  des  hypothèses,  défen- 
dables a  priori,  fragiles  à  mon  sens;  mais  ce  sont  des  hypothèses 
qui  ne  ,s'appuient  sur  aucun  témoignage.  Je  veux  bien  que  le  silence 
des  textes  ne  suffise  pas  pour  qu'on  puisse  dire  :  «  les  Romains  ne 
se  tuaient  guère  »;  mais  il  permet  encore  bien  moins  de  dire  :  «  ils 
se  tuaient  en  masse  ». 

Restent  les  faits  qu'on  a  vus  plus  haut,  l'engouement,  les  modes 
que  j'ai  signalées.  Mais  reprenons  les  textes  :  les  suicides  à  la  mode, 
ce  sont  ceux  qu'on  admire,  qu'on  loue,  et  ceux  qui  sont  tout  à  la 
fois  approuvés  et  très  nombreux  :  à  combien  de  types  se  ramènent- 
ils?  Je  n'en  compte  pas  plus  de  sept  :  i°  le  suicide  destiné  à  éviter 
ou  laver  un  outrage  (Lucrèce,  Mallonia);  2°  le  suicide  patriotique 
(Deeius,  Gurtius,  Othon);  3°  le  suicide  des  femmes  gui  ne  veulent 
pas  survivre  à  leur  mari  (Portia,  Pauline,  Arria);  k°  le  suicide  de 
ceux  qui  veulent  se  soustraire  aux  déchéances  que  provoquerait  un 
mal  incurable  ou  la  vieillesse  (Atticus,  C.  Rufus);  5°  le  suicide  per- 
mettant d'éviter  une  condamnation  ou  l'effet  d'une  condamnation 
(Appius  Claudius,  Licinius  Macer,  Labéôn,  etc.);  6°  le  suicide  com- 
mis par  ordre  et  permettant  d'éviter  l'infamie  du  supplice  (Thraséas,, 
Sénèque,  etc.);  70  le  suicide  permettant  d'échapper  à  l'ennemi  ou  à 
l'adversaire,  de  mourir  libre  (Scipion,  Caton,  Brutus,  Cassius,  etc.). 

Que  ces  sept  sortes  de  suicides  aient  été  vues  avec  faveur,  que  les 
deux  derniers  types,  notamment,  portent  la  marque  romaine,  cela 
ressort  des  textes  avec  évidence.  Mais  cherchons  trace  d'une  com- 
plaisance générale  pour  les  suicides  d'amour,  pour  Jes  suicides  dûs 
au  dégoût  de  la  vie,  nous  ne  trouverons  plus  rien  qui  ressemble  à 
une  tmode.  Approuver  certains  suicides  fît  ne  pas  en  approuver  d'au- 
tres, qu'est-ce,  sinon  nuancer  la  morale? 

J'ajoute  que  les  suicides  les  plus  romains  ne  sont  eux-mêmes 
à  la  mode  qu'à  la  fin  de  la  République  et  au  début  de  l'Empire,  c'est- 
à-dire  pendant  un  temps  assez  court.  Sansxkmtc,  les  exemples  donnés 
par  Quintillus,  Julianus,  Taurinus,  Magnence,  Decentius,  Arbogaste, 
montrent  bien  que,  jusqu'au  bout  il  ,subsiste  quelque  chose  de  la 
vieille  tradition  républicaine.  Mais  ce  dont  on  ne  trouve  plus  trace 
dans  les  écrivains  de  la  fin  de  l'Empire,  ce  sont  précisément  ces 
modes  qui  frappent  lorsqu'on  lit  Valëre-Maxime,  Tacite  et  Suétone. 
Ammien  Marcellin  signale  bien,  ça  et  là,  quelques  suicides;  mais  le 
total  est  mince  (1).  Sous  Constance,  Gallus,  Yalentinien,  il  y  a  de 
cruelles  persécutions  :  les  victimes  .attendent  la  mort  et  ne  songent 
pas  à  se  la  donner;  la  Terreur  du  iv6  siècle,  je  veux  parler  de  ces 


(1)  Ammien  Marcellin,  XIV,  5, 11  ;  XV,  3,  5  ;  XXVIII,  6  ;  XXIX,  5. 


292  I.KS    MOI 

poursuites  d'une  rigueur  inouïe  contre  les  empoisonneurs,  les 
devins  ci  les  magiciens,  fait  couler  des  flots  de  sang  noble;  mais 
Hésychia  es!  seule  à  devancer  la  sentence  des  juges  (i).  La  corres- 
pondance  de  Symmaque,  qui  nous  fait  un  peu  pénétrer  dans  l'ai 
tocratie  romaine  à  son  déclin,  ne  signale  pas  une  seule  épidémie 
de  suicides,  non  plus  d'ailleurs  que  les  correspondances  de  Syné- 
sius  et  d'Ennodius.  Les  chrétiens,  fait  digne  de  remarque,  ne  repro- 
chent pas  aux  païens  de  leur  temps  d'être  enclins  à  la  mort  volon- 
taire. Lorsque  Alaric  entre  dans  Rome,  pleine  encore  de  païens,  les 
seuls  suicides  qu'enregistre  l'histoire  sont  des  suicides  chrétiens  : 
seules,  semble-t-il,  les  vierges  dont  parle  saint  Augustin  renou- 
vellent devant  les  Barbares  le  geste  héroïque  de  Lucrèce. 

Enfin,  passons  à  la  littérature.  Ici  encore,  les  textes  qui  sont  le 
plus  favorables  au  suicide  appartiennent  au  début  de  l'époque  impé- 
riale, et  c'est  en  vain  qu'on  chercherait  dans  la  littérature  du  ni"  et 
du  ive  siècles  quelque  chose  qui  rappelle  l'enthousiasme  de  Lucaio. 
Mais  ce  n'est  pas  .tout  :  dès  avant  le  m'  siècle,  on  trouve,  à  côté  des 
phrases  favorables  à  certains  suicides,  d'autres  phrases  condamnant 
soit  certains  suicides,  soit  le  suicide  en  général. 

Fulvius  Flaocus  se  pend  en  apprenant  qu'un  de  ses  fils  est  mort 
et  l'autre  gravement  malade  :  Tite-Live  note  :  a  ignominieuse  (2)  ». 

Amata  s'étrangle  dans  l'Enéide  :  «  laide  mort  »  dit  Virgile  (3). 

Dans  Ylbis,  Ovide  souhaitant  à  un  ennemi  la  mort  la  plus  effroya- 
ble, s'écrie:  Puisse-t-il  se  précipiter  du  haut  d'un  rocher,  se  livrer 
■lui-mên?e  aux  flammes,  s'étrangler  !  (4). 

«  0  mon  père,  dit  l'Antigone  de  Sénèque,  (après  lui  avoir  offert 
de  Je  suivre  dans  la  mort)  le  courage  ne  consiste  pas  à  craindre  la 
vie...  On  ne  méprise  pas  la  mort  quand  on  la  désire  (5)  ».  Lorsque 
Hercule,  désespéré  d'avoir  tué  sa  femme  et  ses  enfants,  prend  une 
épée  pour  se  frapper,  son  père  l'arrête:  hé  quoi,  tu  commettras  «  ce 
crime  (6)  ». 

Dans  le  roman  de  Pétrone,  Giton  veut  se  noyer  pour  échapper 
à  ses  ennemis.  «  Vous  ne  mourrez  pas,  lui  dit  Eumolpe,  d'une  si 
vilaine  mort  (7)  ». 

Martial  proteste  contre  ceux  qui  cherchent  la  gloire  d'un  beau 
suicide: 

Nolo  virum  facili  qui  redimit  sanguine  famam; 
Hune  volo  laudari  qui  sine  morte  potest. 


(1)  Ibid  .,  XXVIII  1.  (2)  Tarn  fœda  morte,  XLII,  28.  (3)  XII,  v.  603. 
4)  V.  495  ss.  (5)  Sénèque  le  Tragique,  Les  Phéniciennes,  v.  190,  197. 
(6)  Hercule  furieux,  v.  1300.     (7)    Tarn  turpi  exitu  (CIII). 


LA  MORALE  NUANCÉE    DANS  LA  LITTÉRATURE  293 

Tu  loues  le  suicide,  dit  encore  Martial  à  Chérémon  :  propos  de 
pauvre  !  «  Dans  le  malheur  il  est  aisé  de  mépriser  la  vie.  Celui-là  est 
vraiment  brave  qui  sait  être  malheureux  (i)  ». 

Dans  le  poème  de  Silius  Italicus,  Annibal,  sentant  les  Dieux 
l'abandonner,  veut  se  tuer:  Junon  le  détourne  de  «  ce  sort  sans 
gloire  (2)   ». 

«  Le  courage,  écrit  Quinte  Curée,  consiste  à  mépriser  la  mort, 
non  à  haïr  la  vie  (3)  ». 

Tacite,  racontant  le  suicide  de  Sextus  Papirius  qui,  séduit  par 
sa  mère,  se  jette  dans  un  précipice  écrit  :  informem  exitum  (4). 

Pline  le  Jeune,  ,à  propos  de  Titus  Ariston,  explique  qu'il  y  a 
suicide  et  suicide  :  «  courir  à  la  mort  d'un  élan  instinctif  est  chose 
commune  »,  seul  le  suicide  réfléchi  est  digne  d'admiration  (5). 

Florus,  s 'étonnant  ,que  Brutus  et  Cassius  ne  se  soient  pas  frappés 
eux-mêmes,  conclut  qu'ils  ont  voulu  sans  doute  ne  pas  souiller  leur* 
mains  et  périr  par  leur  volonté,  mais  par  le  crime  d'un  autre,  scelere 
alieno  (6). 

Aulu-Gelle  appelle  la  mort  de  Cassius  «  une  mort  misérable  » 
et  celle  d'Antoine  «  un  trépas  détestable  (7)  ». 

Dans  les  Métamorphoses  d'Apulée,  Psyché,  prête  à  se  tuer  es! 
retenue  timoré  tanti  flagitii;  elle  décide  enfin  d'aller  se  noyer  :  «  Ne 
va  pas,  lui  dit  le  fleuve  .souiller  mes  eaux  par  une  si  misérable 
mort  (8)  ». 

Il  se  peut  que  ces  jugements  .sévères  s'appliquent  parfois  au 
moyen  employé  pour  se  détruire  plutôt  qu'au  suicide  lui-même. 
Mais  quelques-uns  des  mots  qu'on  vient  de  voir  s'appliquent  à  des 
suicides  par  le  fer,  à  des  suicides  de  héros.  La  plupart  d'entre  eux 
se  trouvent  (dans  des  auteurs  que  nous  avons  vus  être  favorables 
à  certains  suicides.  Force  est  bien  d'en  conclure  que,  d'après  la  litté- 
rature elle-même,  la  morale  romaine  est  moins  simple  qu'il  ne 
semble  au  premier  abord. 

Ainsi,  vues  de  près,  la  philosophie,  la  jurisprudence,  les  mœurs 
et  la  littérature  corrigent  cette  impression  de  morale  favorable  au 
suicide  à  laquelle  on  .s'est  trop  souvent  ,arrêté.  Le  philosophe  le 
plus  complaisant  pour  le  suicide,  n'admet  qu'on  y  ait  recours  que 
dans  des  cas  déterminés,  après  mûre  réflexion,  lorsqu'on  n'a  plua 
aucun  espoir  d'atteindre  ici-bas  le  souverain  bien.  Le  droit  romain 


(1)  Martial,  I,  9  ;  XI,  56  ;  cf.  II,  80.  (2)  L.  XVII,  v.  570.  (3)  Quinte 
Curce.,  cité  par  Pichon,  Hist.  de  la  litt.  latine,  p.  477.  (4)  Annales,  VI,  49. 
(5)  Epist.,  II,  22.  (6)  IV,  7.  (7)  III,  9.  (8)  V  et  VI  ;  cf.  VIII  :  une 
esclave  se  tue  avec  son  enfant  pour  que  le  père  de  l'enfant,  dont  elle  est 
jalouse,  soit  puni.  Il  est  puni,  en  effet,  comme  ayant  été  cause  tanti  sceleris. 


294  >m\i\ks 

est  nn>in>  in.lul^.nt  (|ut  le  nôtre.  Les  mœurs  mettent  an  honneur 
non   le  suicide,    m  lins   suicides.    La    littérature   povèle   le   Mann; 

à  l'éloge:  il  n'y  a  pas  là  une  morale  simple  aveuglément  favorable 
au  suicide;  13  v  a  une  morale  nuancée,  toute  semblable  en  son 
principe  à  colle  que  nous  a  révélée  l'étude  de  la  société  contempo- 
raine. 

ReMe  à  montrer  qu'à  côté  de  cette  morale  nuancée  on  retrouve 
l'horreur  du  suicide. 

II 

La  morale  simple  :  1)  Le  suicide  par  pendaison  est  puni  par  le  droit  pontifical  : 
refus  de  sépulture  ;  rite  des  oscilla  ;  origine  religieuse  de  cette  horreur  pour 
le  suicide  par  pendaison  ;  2)  les  suicides  sont  punis  dans  l'enfer  virgilien  : 
l'orphisme  populaire  et  l'horreur  du  suicide  ;  3)  le  suicide  est  puni  parmi 
les  esclaves  ;    4)  il  est  puni  dans  l'armée.  4g 

D'après  M.  Glotz,  le  principe  des  peines  portées  en  Grèce  contre 
lés  suicidés  serait  lié  aux  institutions  primitives  du  Genos  :  celui 
qui  se  tue  fait  couler  le  sang  de  la  famiMee;  la  famille  se  venge  en 
lui  refusant  l'accès  au  tombeau  commun  ;  et  c'est  ce  principe  pri- 
mitif «  que  les  peuples  anciens  et  modernes  conservent  indéfiniment 
dans  leur  droit  religieux  et  dans  leur  droit  criminel.  »  (1)  Cette  théorie 
est  d'autant  plus  séduisante  qu'elle  explique  l'horreur  du  suicide 
par  des  raisons  qui  plaisent  à  nos  consciences  modernes:  qui  se 
tue  commet  une  faute  contre  le  groupe  dont  il  fait  partie.  Mais  c'est 
en  vain  que  j'ai  cherché  dans  la  société  romaine  une  trace,  si  légère 
fût-elle,  du  principe  que  l'étude  de  la  Grèce  a  suggéré  à  M.  Glotz. 
Par  contre,  je  crois  bien  y  avoir  trouvé,  sur  quatre  points,  l'horreur 
du  suicide. , 

Nous  avons  vu  déjà  que,  d'après  Neratius,  l'usage  s'oppose  à  ce 
qu'on  porte  le  deuil  de  ceux  qui  se  sont  pendus.  (2)  Pourquoi  ?  Le 
droit  criminel,  tel  que  l'expriment  le  Code  et  le  Digeste,  ne  permet- 
trait pas  de  le  deviner.  Mais  nous  savons  par  ailleurs  que  le  Droit 
pontifical  considérait  le  suicide  par  pendaison  comme  une  faute  ap- 
pelant un  châtiment  et  un  rite  expiatoire. 

Le  châtiment,  c'est  le  refus  de  sépulture:  Servius  dit  nettement: 
eautum  fuerat  in  pontificalibus  libris  ut  qui  laqueo  vitam  finisset 
insepultus  abjiceretur  (S). 

Le  rite  expiatoire,  c'est  la  suspension  d'une  poupée  le  jour  où 
l'on  célèbre  les  Parentalia  en  l'honneur  du  mort  privé  de  sépulture: 
Varrori,  cité  par  Servius,  déclare:  suspendiosis,  quibus  justa  fieri  jus 


(1)  Glotz,  La  solidarité  de  la  famille  dans  le  droit  criminel  en  Grèce,  P. 
1904,  p.  30.     (2)  Voir  plus  haut,  p.  288.    (3)  Ad  Aeneid,  XII,v.  603. 


LA  MORALE   SIMPLE   1    LE    RITE   DES   POUPÉES  295 

'non  sit,  suspensis  oscillis  veluti  per  imitationem  mortis  parentari  (i). 

Je  crois  bien  que  nous  touchons  ici  une  des  origines  de  notre 

morale  simple:  d'abord  les  deux  usages  dont  parle  Servius  et  Varron 

s'appliquent  à  tous  ceux  qui  se  pendent,  quel  que  soit  le  motif  qui 

-les  y  ait  poussés:  mais,  en  outre,  on  se  souvient  peut-être  qu'un 
des  traits  les  plus  surprenants  de  nos  mœurs  contemporaines  est 
une  aversion  plus  vive  pour  le  suicide  par  pendaison:  or,  ce  qu'expri- 

•ment  les  deux  mesures  qu'on  vient  de  voir:  refus  de  sépulture  et 
rite  des  poupées,  c'est  une  véritable  horreur,  une  horreur  religieuse 
pour  la  mort  volontaire  par  strangulation. 

Pour  ce  qui  est  du  refus  de  sépulture,  ce. n'est  pas  à  démontrer. 
•On  a  dit  et  redit  combien  cette  peine  est  pour  les  anciens  chose 
grave  :  seul,  un  sentiment  vigoureux  d'aversion  explique  qu'on 
l'ait  infligée  aux  pendus. 

Le  rite  des  poupées  s'explique  moins  aisément;  d'après  M.  Cucq, 
loin  d'exprimer  une  horreur  quelconque  pour  le  suicide,  il  trahi- 
rait une  certaine  bienveillance  à  leur  égard;  mais  je  crois  que  cette 
interprétation  est  inexacte  et  que,  si  on  remonte  à  l'origine  du  rite, 

•on  retrouve  à  n'en  pouvoir  douter  une  horreur  religieuse  pour  la 
pendaison. 

Dans  la  théorie  de  M.  Cucq,  l'usage  de  susipendre  des  poupées 
aux  arbres  avait  été,  dans  le  principe,  imaginé  pour  ceux  dont  on 
ne  retrouvait  pas  le  corps  in  terris,  sur  le  sol;  par  un  de  ces  tours 

•  de  casuistique  chers  au  droit  pontifical,  «  on  crut  pouvoir  assimiler 
à  cette  hypothèse  celle  où  le  corps  du  défunt  se  balançait  dans  les 
airs  »  et  l'on  suspendit  les  poupées  en  guise  de  «  victimes  expia- 
toires (2)   ». 

Bien  que  ces  derniers  mots  impliquent  l'idée  qu'il  y  a  quelque 
chose  à  expier,  la  suspension  des  pouipées,  loin  d'être  une  mesure 
prise  contre  les  pendus,  serait  une  faveur  qu'on  leur  octroie:  le  rite, 

«destiné  en  principe  à  des  innocents,  victimes  du  hasard,  aurait  été 
appliqué  aux  suicidés  par  l'ingénieuse  bienveillance  des  Pontifes. 
Mais  la  théorie  de  M.  Cucq  se  heurte  à  deux  objections  décisives. 

Selon  lui,  l'usage  des  poupées  aurait  été  réservé  tout  d'abord 
à  ceux  dont  le  corps  n'était  pas  retrouvé  in  terris.  Mais  le  seul  texte 
qu'il  cite  à  l'appui  de  son  opinion,  (un  texte  du  scholiaste  de  Cicé- 
ron),  ne  dit  rien  de  tel  :  loin  de  parler  en  général  des  cadavres  qu'on 
n'a  pas  retrouves  sur  le  sol,  il  vise  le  cas  singulier  d'Enée  et  de 
Latinus  (3).  Deux  autres  textes,  l'un  de  Festus  (4),  l'autre  du  rédac- 


(1)  ïbid.  (2)  Article  funus  dans  le  Dictionn.  des  Antiquités.  (3)  Schol. 
Sobiensia,  éd.  Hildebrandt,  Leipz,  1907,  p.  129,  (Or.,  p.  256,  in  Or.  pro 
JPlancio).     (4)     Festus,    Oscillantes  ;    Brevis   expos,    ad     Georg.,     II2     389. 


296  LES     MOKA  LES    ROMAIN  | 

leur  de  la  Brevis  expositio  qui  accompagne  les  Géorgiques  parlent 
<lu  seul  Latinua,  et,  comme  le  remarque  M.  Carcopino,  «  les  Romains 
dataienl  unanimement  l'usage  des  oscilla  de  la  morl  de  Latinu*.  » 
(i  i  Or,  d'après  la  Brevis  expositio,  Latinus  s'est  pendu  :  le  texte  allé- 
gué par  M.  Gurq  se  retourne  donc  contre  sa  thèse- 
Deuxième  objection,  le  rite  des  poupées  se  retrouve  en  Grèce 
dans  deux  fêtes  et,  dans  l'une  et  l'autre,  se  rapporte  à  des  suicidées 
par  pendaison:  dans  la  fête  de  VAiora,  tles  jeunes  Atln-nicnnes  se 
balancent  ou  balancent  des  poupées  en  l'honneur  d'Erigone  qui 
s'est  pendue  (2)  ;  dans  la  fêle  de  Charila,  c'est  encore  en  l'honneur 
d'une  enfant  qui  s'est  pendue  qu'on  pend  un  mannequin  qui  la 
représente  (3).  Dès  l'instant  que  les  Grecs  associent  le  rite  des  pou- 
pées au  souvenir  d'un  suicide  par  pendaison,  il  devient  impossible 
de  soutenir  que  c'est  la  casuistique  bienveillance  des  Pontifes  romains 
qui  a  imaginé  d'étendre  l'application  du  rite  au  cas  des  pen'dus  ; 
j'ajoute  qu'on  ne  peut  guère  voir  non  plus  dans  la  suspension  des 
oscilla  une  faveur  destinée  à  réparer  l'effet  de  refus  de  sépulture, 
car,  dans  la  fête  grecque,  le  mannequin  représentant  l'enfant  pendue 
est  enfoui  «  au  lieu  même  où  Charila  a  été  ensevelie  (4)  ». 

La  théorie  de  M.  Cucq  écartée,  quelle  est  la  signification  du  rite 
des  oscilla?  On  s'accorde  généralement  à  y  voir  un  acte  de  lustra- 
tion  (5),  la  purification  par  l'air  étant  analogue  à  la  purification  par 
Ile  feu  :  Oscilla  genus  purgationis  maximum  (6),  écrit  Servius.  Que 
cette  explication  soit  juste  en  partie,  je  n'en  doute  pas  :  l'Athénienne 
qui  se  balance  à  la  fête  de  VAiora,  les  Romains  qui  se  balancent  au 
début  des  Fériés  latines  croient  et  veulent  sans  doute  se  purifier  : 
de  même,  ceux  qui,  au  moment  de  célébrer  les  Parentalia,  suspendent 
une  poupée  veulent  effacer  la  souillure  qu'est  à  leurs  yeux  le  suicide 
par  pendaison.  Mais  pourquoi  le  suicide  par  pendaison  est-il  chose 
impure  et  qui  souille?  Pourquoi  inspire-t-il  plus  d'horreur  qu'un 
autre?  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  impossible  de  répondre  à  cette 
question:  le  suicide  par  pendaison  est  une  mort  impure  parce  qu'il 
a  été  à  l'origine  une  mort  sacrée. 

Le  récent  ouvrage  de  M.  Carcopino  a  mis  en  claire  lumière 
un  fait  que  les  Anciens  n'avaient  que  confusément  entrevu  :  «  Les 
oscilla  tiennent  lieu,  dans  une  religion  évoluée,  de  sacrifices  humains 
maintenant  maudits:  aux  victimes  jadis  pendues  pour  apaiser  le 
Dieu,  le  progrés  des  mœurs  avait  fini  par  substituer  leurs  images 
qui  continuèrent  de  se  balancer  au  vent  entre  les  branches  des  arbres, 


(1)  Carcopino,  Virgile  et  les  Origines  d'Ostie,  P.  1919,  384.  (2)  Dict.  des 
Antiq.,  art.  Aiora.  (3)  Ibid.,  art.  Charila.  (4)  Ibid.  (5)  Voir  notamment 
l'article  Oscillum  dans' le  Dict.  des  Antiq.  et,  dans  le  même  ouvrage,  l'article 
Feriae,  par  M.  Jullian.     (6)  Ad  Georg.,  II,  389. 


LA  MOEALE   SIMPLE    :   LE    BITE    DES   POUPÉES  297 

comme  autrefois  les  corps,  en  signe  de  consécration  (i)  ».  Ces 
Dieux  qui  réclament  des  pendaisons  volontaires,  Dionysos  grec, 
Bacchus  latin,  Liber  pater,  Dis  pater,  Latinus-dieu,  Lares  primitifs 
custodes  agri  (2),  ce  ne  sont  pas  seulement  les  dieux  qui  font  mûrir 
la  grappe,  ce  sont  toutes  les  grandes  divinités  agraires  qui  fécondent 
la  nature:  c'est  pour  qu'ils  manifestent  leur  puissance  vivifiante 
que  se  pendent  en  Italie  Amata  et  Latinus-homme,  comme  s'était 
pendue  en  Grèce  Erigone  et  sans  doute  aussi  Charila  (3).  Le  corps 
humain  volontairement  offert,  —  le  corps  intact,  puisqu'il  n'y  a 
pas  effusion  de  sang,  —  aidera  à  faire  jaillir  du  sol  vigne  et  moissons, 

Complentur  vallesque  cavae  saltusque  profundi  (4). 

Le  temps  passe;  les  poupées  se  substituent  au  corps;  et  enfin, 
conformément  à  une  loi  souvent  vérifiée,  la  mort  sacrée  devient 
mort  infâme,  précisément  parce  qu'elle  était  sacrée.  Romains  et 
Grecs  ne  comprennent  plus  les  suicides  rituels  d'Erigone  et  de 
Charila,   d'Amata   et  de   Latinus.   Virgile   lui-même  écrit  d'Amata: 

Et  nodum  informis  leti  trabe  nectit  ab  alta  (5), 

et  Servius  :  bene  ait  informis  leti  quasi  mortis  infamissimae  (6). 
Le  suicide  par  pendaison  est  chose  laide  et  infâme:  comme  les  pou- 
pées sont  toujours  là  qui  se  balancent,  qu'en  conclure  sinon  qu'on 
les  a   suspendues  pour  expier,    pour  que    l'air  qui    purifie  effaçât 


(1)  Carcopino,  p.  381.  —  Servius  et  le  scholiaste  de  Cicéron  proposent 
une  autre  explication  du  rite  des  oscilla  :  les  poupées  balancées  dans 
les  airs  figureraient  des  hommes  ou  des  femmes  cherchant  jusque  dans 
le  ciel  les  âmes  des  suicidés  qui  se  sont  pendus.  On  trouvera  dans 
l'ouvrage  de  M.  Carcopino  (p.  380,  381,  383),  des  remarques,  à  mon 
sens  décisives,  sur  «  la  dérisoire  inconsistance»  de  cette  explication 
compliquée.  (2)  D'après  M.  Hild,  les  maniœ,  pilœ  ou  oscilla  (poupées 
suspendues  aux  portes  des  maisons  pour  honorer  les  Lares)  remplacent  des 
victimes  humaines  et  éloignent  la  mort  de  la  maison  [Dict.  des  Antiq.,  art. 
Mânes)  ;  or,  et  toujours  d'après  M.  Hild,  (ibid.,  article  Lares),  les  Lares  sont 
d'abord  honorés  comme  des  divinités  assurant  la  prospérité  des  récoltes: 
Tibulle  les  appelle  custodes  agri.  Il  n'est  pas  invraisemblable,  vu  l'identité 
du  but  poursuivi,  que  ces  victimes  pendues  en  l'honneur  des  Lares  sont, 
comme  les  autres,  des  victimes  volontaires.  (3)  Dans  le  mythe  de  Charila, 
le  peuple,  pressé  par  la  famine,  s'amasse  devant  la  demeure  du  roi.  Le  roi 
donne  des  vivres  aux  personnages  considérables.  Une  jeune  orpheline,  Charila, 
l'implore.  Il  refuse,  lui  jette  sa  pantoufle  au  visage  et  l'enfant  se  pend.  Dans 
le  mythe,  la  famine  redouble  et,  pour  que  la  prospérité  revienne,  il  faut 
pendre  une  poupée  représentant  Charila.  Mais  on  retrouve  aisément,  sous 
le  mythe,  le  suicide  rituel  :  il  y  a  famine,  une  jeune  fille  se  pend  ;  la  pendaison 
est  évidemment  destinée  à  faire  cesser  la  famine.  La  pantoufle  sur  la  tête  est 
peut-être  un  geste  rituel  consacrant  la  victime  à  une  divinité  agraire. 
(4)   Georg.,  II,  391.     (5)  Aeneid,  XII,  603.     (6)  Ad  Aeneid,  XII,  603. 


ttB  LES   MORALKS    KdMA, 

J'im [m i .-i«  ;•  Ce  qui  était  imiUtio  mortls  devient  ainsi  lustratio.  \.\, 

i  Logiquement,  on  suapend  les  oscilla  chaque  fois  qu'un  homme 
M  pend,  puisque  chaque  J'ois  il  y  a  morl  impure,  foeda  n  ame 

dit  Tite-Live  (i).  INous  pouvons  ajouter:  mort  impure  parcequ'eUe 
a  été  mort,  sacrée;  l'homme  qui  se  pend,  n'cxeite  pas  une  réprobation 
proprement  morale:  il  inspire,  quel  que  soit  le  motif  de  son  acte, 
ce  sentiment  d'horreur  religieuse  qu'inspire  tout  ce  qui  est  souillure 
et  qui  s'exprime  par  le  sens  donné  après  coup  au  rite  des  oscilla. 

Nous  trouvons  donc  bien  au  sein  de  la  vieille  religion  latine 
non  seulement  une  manifestation  de  cette  horreur  du  suicide  que 
nous  avons  cherchée  vainement  au  sein  du  christianisme,  mais 
plus  précisément  l'origine  d'un  des  traits  les  plus  bizarres  de  notre 
morale  contemporaine,  je  veux  dire  l'aversion  pour  la  pendaison. 

Notre  aversion  pour  les  suicides  par  submersion  et  par  asphyxie 
a-t-elle  la  même  origine? 

Le  suicide  par  submersion  est  présenté  par  Apulée  comme  une 
mort  souillant  le  fleuve  dans  lequel  on  se  précipite  (2);  dans  Pétrone 
on  l'appelle  une  vilaine  mort,  turpis  exitus  (3);  Synésius,  voyant 
s'annoncer  une  tempête,  s'épouvante  à  l'idée  de  mourir  noyé,  et 
des  soldats  qui  sont  sur  le  même  bateau  que  lui  tirent  leur  épée 
pour  s'en  frapper  plutôt  que  de  mourir  dans  l'eau  (4):  la  mort 
par  immersion  excite  donc  chez  les  Romains  comme  chez  nous 
une  répugnance  spéciale:  or,  elle  apparaît  bien  comme  une  mort 
sacrée  dans  le  vieux  culte  de  Volcanus-Thybris,  en  l'honneur  duquel 
on  jette  dans  le  Tibre,  d'abord  des  victimes  humaines,  puis  des 
mannequins  d'osier  substitués  aux  victimes  comme  les  oscilla  aux 
pendus  (5).  Dira-t-on  que  les  victimes  ne  sont  pas  des  victimes 
volontaires  et  que,  par  conséquent,  le  culte  de  Volcanus-Thybris 
n'a  pu  influer  sur  les  sentiments  relatifs  au  suicide?  —  Mats  une 
tradition  rapportée  par  plusieurs  auteurs  anciens  veut  précisément 
que  la  fête  des  Argées,  (l'immersion  des  mannequins  dans  le  Tibre,) 
ait  pour  origine  un  suicide  collectif  (6). 

Pour  ce  qui  est  du  suicide  par  asphyxie,  il  n'était  pas  en  usage 


(1)  XLII,  28.  (2)  Voir  plus  haut,  p.  293.  (3)  Voir  plus  haut,  p.  292.  (4)  EpisL, 
XVI  (5)  Carcopino,  p.  110.  (6)  Voir  Bouché  Leclercq,  Les  Pontifes  de 
l'ancienne  Rome,  P.  1871, p.  270,  note  3.  Des  Argiens,  regrettant  leur 
ancienne  patrie  se  seraient  précipités  dans  le  Tibre,  ou  auraient  ordonné 
d'y  précipiter  leurs  cadavres  «  afin  que  les  flots  apportassent  leurs 
dépouilles  jusqu'aux  rivages  de  l'Argolide».  Bouché  Leclercq  écarte  assez 
dédaigneusement  cette  légende  «  laborieusement  créée  par  l'érudition  aux 
abois.»  Mais  je  crois  qu'il  faut  distinguer  entre  l'explication  finale,  (les 
corps  destinés  à  voguer  vers  l'Argolide),  qui  semble,en  effet,  peu  digne 
de  foi,  et  le  fait  du  suicide  :  ce  suicide  rappelle  trop  les  suicides  d'Amata, 
de  Latinus,  d'Enée,  (ces  deux  derniers,  d'après  certaines  traditions, 
se    noient),    pour   qu'on    puisse    l'écarter   aussi    négligemment. 


HORREUR   POUR   LA   PENDAISON    ET   L'IMMERSION  299 

..3l  Rome;   mais   il    apparaît  comme   mort   sacrée   dans    l'histoire  de 
'Curtius  et,  lorsqu'on  songe  au  suicide  d'Amata,   on  est  bien  tenté 
de  voir  dans  la  mort  par  asphyxie  infligée  aux  Vestales  coupables 
une  mort,  jadis  volontaire,  devenue  par  la  suite  un  châtiment. 
Ce  qui  me  frappe,  ipour  ma  part,  c'est  que  ces  morts  par  pendaison, 
par  submersion,    par  asphyxie,    (volontaires  dans    le   cas   d'Amata, 
de   Latinus,    de   Curtius,    volontaires    aussi    sans    doute   à    l'origine 
-dans  ce  qui  est  devenu  la  fête  des  Argées),  sont  des  sacrifices  offerts 
aux  divinités  qui  sont  source  de  vie  :  nous  l'avons  vu  pour  le  Dieu 
auquel   se   donnent  Amata   et  Latinus   (i);    de   même   Volcanus   est 
un  dieu  agraire  et  solaire,  époux  de  la  Terre-Mère,   Maia,  père  de 
-ces    Lares,    «  gardiens    du    champ  »    qui    reçoivent    eux-mêmes    des 
victimes  humaines  (2);  de  même,   quand  Curtius   se  dévoue,    c'est 
aux  Dieux  Mânes  qu'il  s'adresse,  et  les  assistants  jettent  sur  lui  des 
produits  du  sol,  fruges  (3).  Il  semble  qu'à  ces  divinités  qui  font  la 
vie  on  s'applique  à  offrir  des  victimes  intactes,  en  deux  sens:  intac- 
tes parcequ'elles  ont  encore  tout  leur  sang,  intactes  parceque,  mou- 
rant volontairement,  elles  ne  sont  pas  touchées  par  une  main  étran- 
;gère.  —  Or,  ce  caractère  de  mort  sans  effusion  de  sang  est  le  seul 
v trait  commun  que  nous  ayons  trouvé  entre  les  trois  sortes  de  sui- 
cide  qui,    à   l'époque  contemporaine,    sont   l'objet   d'une   répulsion 
particulièrement  vive. 

A  côté  de  l'horreur  pour  la  pendaison,  voici  maintenant  l'hor- 
;reur  du  suicide. 

Quand  Enée,  ayant  franchi  l'Achéron,  s'engage  dans  l'enfer,  le* 
premières  âmes  qu'il  rencontre  (4)  sont  :  i°  sur  le  seuil  même,  celles 
des  enfants  morts  en  bas  âge;  20  celles  des  innocents  condamnés 
injustement  à  mort;  3°  un  peu  plus  loin,  celle  des  suicidés  morts 
insontes;  k°  un  peu  plus  loin  encore,  celles  des  victimes  de  l'amour, 
(parmi  lesquelles  Virgile  cite  surtout  des  suicidées)  (5)  ;  5°  à  l'extré- 
mité de  ce  premier  groupe,  celles  de  certains  héros  morts  à  la  guerre 
-et  bello  clari.  Voici  le  passage  sur  les  suicidés: 

Proxlma  deinde  tenent  maesti  loca  qui  sibi  letum 
Insontes  peperere  manu,  lucemque  perosi 
Projeoere  animas.  Quam  vellent  aethere  in  alto 
Nunc  et  pauperiem  et  duros  perferre  labores! 
Fas  obstat,  tristisque  palus  inamabilis  undœ 
AUiçfaf  et  noviens  Styx  interfusa  coercet  (6). 


(1)  Amata  porte  le  nom  qui  fut,  de  siècle  en  siècle,  appliqué  aux  Vestales.  La 
iameuse  formule  Amata,  te  capio  avait,  peut-être,  un  sens  plus  sinistre  que 
celui  dont  parle  M.  Carcopino  (p.  369).  (2)  Cârcopino,  p.  92  ss.  (3)  Tite- 
Live,  VII,  6.  (4)  Enéide,  VI,  v.  426  ss.  (5)  Phèdre,  Procris,  Evadné, 
Laodamie,  Didon,  v.  445-450.     (6)  V.  434-439. 


:;<t<i  \h>i:\i.i>    BOMA] 

Par  Qom    touchoni   d'abord    l'origine   de    la    m 

■impie  en  général,  puisqu'il  s'agit  non  plus  des  pendus,  mais  de  tous 
qui  se  tuent  inscrites;  nous  touchons  aussi  l'origine  de  ce  qu'il 

y  a  de  plus  vigoureux  dans  nos  morales  confessionnelles:  le  suicide, 
dit  le  catéchisme,  «  conduit  tout  droit  en  enfer  »  (i)  ;  • —  les 
dit  Virgile,  sont  en  enlïr. 

On  a  objecté  qu'il  ne  s'agit  pas  d'enfer  au  sens  moderne  du  mot, 
mais  plutôt  de  purgatoire.  «  D'après  une  croyance  pythagorique  ou 
orphique  à  laquelle  Platon  fait  allusion  et  que  Tertullien  nous  a  trans- 
mise, les  âmes  de  ceux  qui  ont  péri  prématurément  doivent  attendre, 
dans  des  quartiers  isolés,  que  la  durée  légitime  (maxima)  de  leur 
existence  ait  été  remplie  »  (i).  Mais  justement  ce  qui  me  frappe,  c'est 
que  cette  croyance,  à  laquelle  Platon  et  Tertullien  font  allusion,  Vir- 
gile n'en  souffle  mot.  Rien  dans  ses  vers  n'indique  que  les  suicidés 
et  leurs  comipagnons  puissent  espérer  que  leurs  souffrances  prendront 
fin  quand  viendra  ce  qui  eût  été  le  terme  normal  de  leur  vie  terres- 
tre. Le  seul  fait  certain,  c'est  qu'ils  souffrent  :  tenent  maesti  loca  ; 
c'est  que  cette  souffrance  est  assez  cruelle  pour  qu'ils  en  soient  à 
regretter  la  pauvreté  «  et  les  durs  labeurs  ».  Nous  sommes  bien  en 
enfer. 

Mais  les  compagnons  des  suicidés  dans  cette  première  zone  de 
l'enfer  ne  sont  pas  des  coupables.  —  C'est  vrai,  et  j'ajoute  que  Virgile, 
en  employant  le  mot  insontes  tient  peut-être  à  souligner  qu'il  ne 
s'agit  pas  d'une  condamnation  proprement  morale.  Mais  c'est  par  là 
même  que  son  texte  nous  fait  toucher  l'origine  de  la  morale  simple  : 
il  ne  s'agit  pas  de  réprobation,  (de  même  les  catholiques  modernes 
ne  blâment  pas  évidemment  les  enfants  morts  sans  baptême),  il  s'agit 
d'une  horreur  religieuse  qui  s'attache  à  l'acte  lui-même  ;  et  c'est 
parce  que  cette  horreur  passe  au-dessus  de  la  question  morale,  (c'est- 
à-dire  de  l'examen  des  motifs  de  l'agent),  que  Virgile  peut  direr 
comme  le  catéchisme  :  les  suicidés  sont  en  enfer  (3). 

Ce  que  nous  pouvons  entrevoir  des  sources  confirme  cette  impres- 
sion d'aversion  religieuse.  On  n'a  pas  retrouvé  d'autre  texte  montrant 
les  suicidés  en  enfer  (4)  :  rien  dans  Platon,  rien  dans  Plutarque  ; 
mais  il  est  à  peu  près  certain  que  Virgile  s'est  inspiré  de  quelque 
Descente  aux  enfers  orphique  (5).  D'abord  la  croyance  à  l'enfer  est 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  185.  (2)  S.  Reinach,  Cultes,  mythes  et  religions,  t.  III, 
P.  1908,  p.  272.  (3)  Dans  leur  édition  des  Œuvres  de  Virgile  (P.  1919, 
în-16,  p.  526),  MM.  Plessis  et  Lejay  écrivent  :  «Virgile  ne  condamne  pas  le 
suicide,  mais  il  trouve  que  c'est  un  faux  calcul.  »  Il  serait  dur  d'envoyer  les- 
gens  en  enfer  pour  un  faux  calcul,  et  le  suicide  n'en  est  un  précisément  que 
parce  qu'il  vous  y  envoie.,  c'est-à-dire  par  ce  qu'il  est  faute  [religieuse. 
(4)  Dans  le  livre  sur  le  Génie  de  Socrate,  il  est  question  des  enfants  en  bas-âge, 
mais  non  des  suicidés.  (5)  C'est  l'opinion  qu'indiquent  M.  Salomon  Reinachj 
(Ouv.  citéj  p.  277)  et  M.  Durrbach  (Dict.  des  Antiq.,  art.  Inferi,  p.  512). 


LES   SUICIDÉS    EST   ENFER  301 

chose  orphique  par  excellence.  En  outre,  à  travers  les  théories  pytha- 
goriciennes, platoniciennes  et  néo-platoniciennes  sur  La  mort  volon- 
taire, on  discerne  aisément  des  croyances  empruntées  à  l'orphisme, 
et  qui  devaient  presque  fatalement  avoir  pour  conséquence  d'envoyer 
les  suicidés  en  enfer. 

Les  pythagoriciens  alléguaient  contre  le  suicide  un  argument 
numérique  qu'on  retrouve  dans  Macrobe  :  «  La  société  de  l'âme  et  du 
corps  repose  sur  des  rapports  numériques  »,  la  mort  n'est  donc  natu- 
relle que  cum  finem  corporis  solus  numerorum  defectus  apportât,  et 
le  suicide  qui  rompt  l'harmonie  des  nombres  est  par  là  même  une 
faute»  (i).  Platon,  lui,  fait  valoir  que,  l'homme  étant  la  chose  des 
Dieux,  celui  qui  se  tue  est  aussi  coupable  qu'un  esclave  fugitif  (2). 

Ces  arguments  philosophiques  peuvent  se  concilier  avec  une 
morale  nuancée  et  n'impliquent  pas  l'idée  que  les  suicidés  vont  en 
enfer.  Mais  cette  idée  perce  déjà  dans  un  autre  argument  que  Platon 
signale  comme  enseigné  «  dans  les  Mystères  »  :  nous  sommes  ici-bas 
dans  une  espèce  de  prison  et  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  en 
délivrer  nous-mêmes  et  de  prendre  la  fuite  (3).  Comme  l'a  remarqué 
M.  Reinach,  «  c'est  la  pure  doctrine  orphique  sur  le  péché  «  (4).  En 
effet,  un  des  points  de  départ  de  l'orphisme,  c'est  que  l'âme  créée  par 
les  Dieux  a  d'abord  vécu  au  ciel,  mais  qu'à  la  suite  d'un  péché  origi- 
nel, elle  a  été  exilée  ici-^bas  :  le  séjour  sur  la  terre  étant  une  expiation, 
qui  abrège  cette  expiation,  n'est  pas  assez  pur  pour  le  ciel  (5), 

J'entends  bien  qu'ici  encore  on  peut  objecter  qu'en  certains  cas, 
le  suicide,  loin  d'être  une  fuite  de  l'épreuve,  est  une  épreuve  suprême. 
L'argument  dont  parle  Platon  ne  suffit  pas  à  envoyer  en  enfer  tous 
ceux  qui  se  tuent  ;  il  ne  trahit  pas  proprement  l'horreur.  Mais  en 
voici  un  autre,  qui  no\is  est  connu  par  Porphyre  et  Macrobe,  et  qui, 
lui,  exprime  bien  une  répulsion  presqu'étrangère  à  la  morale  et  venue 
des  bas-fonds  de  l'orphisme  :  en  cas  de  mort  violente,  dit  Porphyre, 
l'âme  ne  s'éloigne  pas  du  corps  (6).  De  même,  d'après  Macrobe, 
quand  la  séparation  de  l'âme  et  du  corps  se  fait  violemment,  l'âme 
n'est  pas  vraiment  affranchie;  aussi  les  âmes  des  suicidés  «  errent- 
elles  longtemps  autour  du  cadavre  ou  de  la  tombe  ou  du  lieu  où  a  été 
commis  l'acte  violent  »  (7). 

Soucieux  de  donner  à  cette  croyance  visiblement  populaire  une 
signification  morale,  Macrobe  explique  que,  si  l'âme,  en  cas  de  sépa- 
ration violente,  n'est  pas  véritablement  libre,  c'est  parce  que  celui 
qui  se  tue  cède  à  la  passion  (8)  :  «  par  suite,  l'âme  eût-elle  été  aupa- 
ravant sans  souillure,  elle    est    souillée    par    sa    sortie    violente    du 


(1)  Comm.  du  Songe  de  Scipion,  1,13.  (2)  Voir  plus  haut,  p.  284.  (3)  Phê- 
don,  VI.  (4)  Ouv.  cité,  III,  p.  277.  (5)  Cf.  Monceaux,  article  Orphici,  dans 
le  Dict.  des  Ant.,  p.  251.  (6)  De  V abstinence  des  viandes,  II,  47.  (7)  Comm, 
du  Songe  de  Scipion,  I,  13.     (8)  Ibid, 


;;nj  LES    MORAL] 


Oflffff     i         .    JÉai       artrc    cliose   est   le    commentaire,    autre   chose   la 

la  croyance.  Porphyre,  lui,  dit  tout  simplement  qu'en 

ration  \iolenie,  l'Ame  tic  s'éloigne  pas  du  coorps.  Plotin,  «  peut  enchn 

à  auniHin"  fet  i  royaneee  populaires  »,  ne  l'ait  pas  mention,  connue  l'a 

remarqué  M.  Cumont,  «  de  cette  croyance  superstitieuse  » 

il  la  reprend  bien,  semble-t-il,  sous  une  forme  prus  raffinée,  quand 

il    cite   un    vers   des   oracles   ehaldaïques    exprimant    L'idée    que    I 
arrachée   du   corps   par  force  garde  une  parcelle   de  matière  et  est 
impure  (4). 

Impure,  —  voilà  l'idée  reprise  à  l'orphisme.  Pins  philosophique 
dans  Plotin,  plus  morale  dans  Macrobc,  plus  brûle  dans  Porphyre, 
elle  ne  comporte  dans  la  conception  orphiste  qu'une  eonaéquenoe  : 
souillée  par  la  mort  violente,  l'âme  ira  où  vont  les  âmes  non  puri- 
fiées, en  enfer.  Peu  importe  le  motif  qui  a  poussé  l'homme  à  se  tuer  ; 
peu  importe  même  que,  dans  tout  le  reste  de  sa  vie,  il  ait  été  pur  :  le 
geste  violent  suffit  à  le  rendre  impur.  Le  suicide,  séparation  brutale 
de  Pâme  et  du  corps,  excite  l'horreur  par  lui-même,  parce  que,  au 
lieu  d'affranchir,  il  souille. 

D'après  M.  S.  Reinach,  l'orphisme  lui-même  «  n'a  pas  inventé  cette 
[manière  de  voir  »  ;  au  contraire  «  il  n'est  que  l'écho  de  vieilles  supers- 
titions et  de  tabous  préhistoriques  ».  Horreur  du  suicide,  horreur  de 
J'avortement,  horreur  des  fraudes  privées  auraient  la  même  et  loin- 
taine origine  :  «  A  côté  du  tabou  quasi  universel  du  sang  clannique,. 
il  fallait  que  les  anthropoïdes  d'avenir  eussent  le  scrupule  de  verser 
leur  propre  sang  et  de  répandre  inutilement  leur  sève  créatrice  »  (5). 
Toute  recherche  en  ce  sens  sortirait  du  cadre  de  cette  étude,  mais  il 
est  certain  que,  si  l'on  s'efforce  de  remonter  aux  sources  lointaines  de 
la  croyance  rapportée  par  Virgile,  on  .aboutit  à  un  tabou  du  sang 
plutôt  qu'au  principe  social  dont  parle  M.  Glotz.  Les  suicidés  sont 
en  enfer  en  tant  que  suicidés,  quel  que  soit  le»  motif  de  leur  acte, 
parce  que  cet  acte  lui-même  les  a  souillés  :  l'horreur  du  suicide,  prin- 
cipe de  notre  morale  simple,  apparaît  ici  dans  sa  pureté. 


(1)  C'est  peut-être  une  idée  de  ce  genre  qui  explique  qu'il  y  ait  aux 
enfers  une  place  distincte  pour  ceux  que  l'amour  a  poussés  au  suicide. 
(2)  Cumont,  Comment  Plotin  détourna  Porphyre  du  suicide,  Revue  des 
études  grecques,  1919,  p.  115.  —  M.  Cumont  signale  que  Porphyre  subit  plus 
que  Plotin  les  influences  religieuses  et  ajoute  :  «  Or,  non  seulement  le 
judaïsme  romain  et  le  christianisme  mais  le  paganisme  de  Syrie,  patrie  du 
philosophe,  interdisaient  le  suicide  ».  En  ce  qui  concerne  la  Syrie,  M.  Cumont 
cite  un  passage  du  roman  d'Héliodore,  dans  lequel  un  prêtre  déclare  le 
suicide  interdit  par  la  religion.  En  ce  qui  concerne  le  judaïsme  romain,  il 
n'allègue  que  le  texte  de  Josèphe  qu'on  a  vu  plus  haut.  En  ce  qui  concerne 
le  christianisme,  il  n'allègue  aucun  texte,  (p.  116).  (3)  Cité  par  Cumont 
p.  H6.  —  Platon,  comme  on  sait,  définit  l'âme  pure,  celle  qui,  en  mourant 
«n'entraîne  avec  elle  rien  du  corps  »,  [Phédon,  XXIX).     (4)  Ouv.  cité, p.  279. 


MORALE   MILITAIRE    ET   MORALE   SERVILE  30$. 

Sur  un  troisième  point,  nous  retrouvons  la  morale  simple  liée 
à  un  groupement  social,  à  une  discipline  professionnelle. 

Le  code  militaire  des  Romains  est  d'une  extrême  rigueur  pour  les 
soldats  qui  se  tuent  ou  qui  tentent  de  se  tuer.  Voici  les  quatre  règles 
qu'il  leur  applique  : 

i°  Si  le  soldat  se  tue  ob  conscientiam  delicti  miliiaris,  son  testa- 
ment n'est  pas  valable  (i)  et  il  est  frappé  d'ignominie  (2)   ; 

20  Si  le  suicide  est  dû  au  dégoût  de  la  vie,  à  la  douleur,  à  la  mala- 
die, à  la  folie,  à  la  honte,  le  testament  est  valable  ;  faute  de  testa- 
ment, les  biens  vont  aux  héritiers  ou  à  la  légion  ;  mais  il  y  a  toujours 
ignominiosa  missio  (3)  ; 

3°  Si  le  soldat  survit  à  une  tentative  de  suicide  due  à  une  des  cau- 
ses indiquées  au  paragraphe  précédent,  il  y  a  ignominiosa  missio  (4); 

lx°  Si  le  soldat  ne  peut  faire  valoir  une  de  ces  causes,  il  est  puni  de 
mort  (5). 

Comme  on  le  voit,  cette  législation  professionnelle  est,  en  son  prin- 
cipe, contraire  au  droit  commun.  On  retrouve  bien  la  distinction* 
classique  entre  le  suicide  ob  malam  conscientiam  et  les  autres  ;  mais, 
là  même  où  la  loi  est  le  moins  sévère,  elle  frappe  d'ignominie  celui 
qui  a  voulu  se  tuer  :  dans  le  monde  militaire,  le  suicide,  est  selon  le^ 
cas,  un  crime  ou  une  infamie. 

Sur  un  quatrième  point,  voici  encore  la  morale  simple  :  le  suicide, 
parmi  les  esclaves,  est  puni  et  la  seule  tentative  de  suicide  fait  de 
l'esclave  un  être  taré. 

Ulpien  déclare  bien  que,  quand  un  esclave  s'est  tué  ou  a  tenté  de  se 
tuer,  le  maître  ne  doit  pas  s'indemniser  sur  le  pécule,  parce  que  «  en 
droit  naturel,  naturaliter,  il  est  permis  à  l'esclave  d'attenter  à  son  pro- 
pre corps  »  (6).  Mais  cette  phrase  même  indique  assez  qu'en  droit 
positif,  le  suicide  n'est  pas  permis  à  l'esclave. 

Bien  entendu  ni  le  Code  ni  le  Digeste  ne  spécifient  que  l'esclave 
qui  se  tue  sera  privé  de  sépulture  :  c'est  au  maître  à  en  décider  ;  il  a 


(1)  Dig.,  I.  XXVIII,  t.  3,  I.  6,  p.  7  ;  la  décision  est  attribuée  àl'empereur- 
Adrien.  (2)  Qui  se  vulneravit  vel  alias  morlem  sibi  conscivit  imperator 
Hadrianus  rescripsit  ut  modus  ejus  rei  statutus  sit  ut  si  impatientia  doloris 
aut  taedio  vitae  aut  morbo  aut  furore  aut  pudore  mori  maluit  non  ani- 
madvertatur  in  eum  sed  ignominia  mittatur.  {Dig.,  I.  XLIX,  t.  16,  I.  6,  p.  7.) 
Comme  on  voit,  le  texte  vise  et  la  tentative  de  suicide  et  le  suicide  lui-même. 
Je  n'ai  trouvé  aucun  renseignement  sur  ce  que  pouvait  être  Yignominiosa 
missio  appliquée  à  un  mort.  (3)  Voir  la  note  ci-dessus  (4)  Dig.,  I.  XLVIII, 
t.  19,  I.  38,  p.  12  ;  cf.  la  note  2.  (5)  Ibid.  ;  Cf.  I.  XLIX,  t.  16,  I.  6,  p.  7  :  si 
nihil  taie  praetendat,  capite  puniatur.  (6)  Dig.,  I.  XV,  t.  1,1.  9,  p.  7.  Ulpien 
remarque  bien  encore  que  l'esclave  «  qui  a  fui  de  la  maison  de  son  maître 
pour  se  tuer  n'est  pas  fugitif»,  {Dig.,  I.  XXI,  t.  1. 1.  17,  p.  4).  Mais,  quelque- 
solution  qu'on  donne  à  ce  petit  problème  juridique,  il  reste  que  le  maître  a 
droit  de  castigatio  sur  ceux  de  ses  esclaves  qui  ont  tenté  de  se  tuer. 


304  LEE    MORALES    ROMAINES 

tous  les  droits,  même  celui  «l<i  se  montrer  clément.  Use-t-il  souvent 
de  celui-ci  ?  Il  se  peul  qu'il  y  ait  eu  des  exceptions  honorables.  Une 
Inscription  célèbre  donne  à  penser  qu'elles  furent  rares. 

Les  statuts  du  fameux  collège  de  Lanuvium,  composé  en  grande 
partie  d'esclaves,  déclarent  expressément  que,  si  un  des  associés  se 
donne  la  mort,  «  pour  quelque  cause  que  ce  soit  »,  ses  collègues  ne 
contribueront  pas  aux  frais  des  funérailles,  (i)  On  sait  que  les  petites 
gens  qui  versent  leur  cotisation  à  un  collège  désirent  avant  toute 
chose  s'assurer  des  funérailles  décentes.  C'est  donc  chose  grave  que 
de  refuser  à  un  cotisant  ce  pourquoi  il  a  honnêtement  versé  son 
dû.  Cependant  le  texte  est  formel. 

D'après  Mommsen,  il  y  faudrait  voir  une  mesure  d'ordre  financier  : 
les  collèges  auraient  voulu  prendre  des  précautions  contre  ceux  qui, 
en  se  tuant  porteraient  préjudice  à  la  caisse  commune.  (2)  Mais  il 
suffisait  aux  collègues,  pour  parer  à  ce  danger,  de  stipuler  un  délai, 
ainsi  que  font  aujourd'hui  les  compagnies  d'assurances;  en  outre,  ce 
souci  budgétaire  n'apparaît  pas  dans  le  reste  des  statuts,  car  l'accès 
de  la  société  n'est  pas  interdit  aux  malades,  dont  l'entrée  est  autre- 
ment périlleuse  au  point  de  vue  financier.  L'explication  qui  saute 
aux  yeux,  c'est  que  les  maîtres,  qui  montent  bonne  garde  autour  des 
collèges,  ont  imposé  la  clause  de  Lanuvium,  pour  ne  pas  perdre  le 
meilleur  moyen  d'empêcher  les  esclaves  de  se  tuer. 

En  tout  cas,  si  ceux  mêmes  qui  ont  payé  pour  être  ensevelis  sont, 
en  cas  de  suicide,  privés  de  sépulture,  il  va  sans  dire  qu'à  plus  forte 
raison  l'esclave  qui  n'est  pas  associé  à  un  collège  est  jeté  dans  les 
fameux  puticuli.  Le  châtiment  le  plus  terrible,  celui  qui  ne  frappe 
que  les  grands  criminels,  atteint  donc  ceux  qui  se  tuent  ex  quacunque 
causa,  comme  dit  l'inscription  de  Lanuvium  :  la  mort  volontaire  est, 
en  fait,  un  crime  :  c'est  le  triomphe  de  la  morale  simple. 

Non  seulement,  le  suicidé  est  puni  après  la  mort.  Mais  celui  qui  a 
tenté  de  se  tuer  est,  de  son  vivant,  un  indésirable,  un  esclave  taré  ; 
il  se  trouve  assimilé  aux  infirmes,  aux  vicieux,  aux  criminels.  Le 
droit  consacre  cet  avilissement  :  si  un  esclave  se  tue  ou  essaie  de  se 
tuer  dans  les  six  mois  qui  suivent  la  vente,  l'acheteur  peut  la  faire 
rescinder  ;  le  penchant  au  suicide  est  au  nombre  des  vices  rédhibi- 


(1)  Corpus  Inscr.  latin.,  XIV,  2112.  (2)  Mommsen,  De  collegiis  et  soda- 
liciis  Romanorum,  Kiel,  1843,  p.  100.  D'après  M.  Allard,  (Les  esclaves  chrétiens, 
p.  173),  il  faudrait  voir  dans  la  clause  de  Lanuvium  une  précaution  des  esclaves 
qui,  «  se  défiant  d'eux-mêmes,  essayaient  quelquefois  de  se  prémunir  contre  la 
tentation  du  suicide.»  L'explication  ne  serait  valable  que  si  les  membres  des 
collèges  avaient  eu  une  entière  liberté  pour  la  rédaction  de  leurs  statuts  ; 
mais  on  sait  que  les  collèges  étaient  au  contraire  étroitement  surveillés. 
J'ajoute  que,  même  si  l'on  admettait  l'hypothèse  de  M.  Allard,  il  y  faudrait 
voir  une  preuve  que  le  suicide  excite  l'horreur  dans  la  société  servile  ;  car  on 
ne  s'expliquerait  pas  sans  cela  une  peine  aussi  terrible  que  le  refus  de  sépulture. 


LA  MORALE   SERVILE.  £05 

toires  (i).  Celui-là  est,  en  effet,  un  «  mauvais  esclave  »  qui  a  fait 
quelque  entreprise  pour  se  tirer  de  ee  monde  ;  car,  dit  Ulpien  lui- 
même,  «  on  estime  qu'il  ne  sera  pas  sans  audace  contre  les  autres 
ayant  eu  tant  d'audace  contre  lui-même  »  (2). 

On  reconnaît  l'argument  de  Marcien,  l'idée  que  le  penchant  à  se 
détruire  est  l'indice  d'un  état  moral  inquiétant.  Après  avoir  parlé 
en  philosophe  du  droit  naturel  d'attenter  à  sa  vie,  Ulpien  exprime 
l'inquiétude  des  maîtres  perdus  au  milieu  d'une  foule  servile  :  le  sui- 
cide excite  d'autant  plus  d'horreur  que  dans  celui  qui  en  nourrit  la 
pensée,  le  maître  haï  croit  voir  déjà  un  assassin. 

Non  seulement,  le  suicide  est  un  crime,  non  seulement  celui  qui 
nourrit  la  pensée  du  suicide  est  regardé  comme  un  esclave  vicieux 
et  capable  de  tout,  mais  une  loi  dure  et  atroce  rend  redoutable  au 
monde  servile  le  suicide  même  de  l'homme  libre.  On  sait  qu'au  temps 
de  Néron,  un  maître  ayant  été  assassiné,  un  sénatus  consulte  consa- 
cra l'usage  de  conduire  tous  ses  esclaves  au  supplice.  Mais,  non  con- 
tents de  cette  rigueur,  les  jurisconsultes  voulaient  même  que  leà 
esclaves  fussent  châtiés,  lorsqu'ils  n'avaient  pas  empêché  leur  maî- 
tre de  se  détruire  :  «  Si  quelqu'un  s'est  tué,  dit  Ulpien,  à  la  vue  de  ses 
esclaves  et  si  ses  esclaves  ont  pu  l'empêcher  de  se  détruire  et  ne  l'ont 
pas  fait,  ils  doivent  être  punis  »  (3).  On  veut  croire  que  le  bon  sens 
et  l'humanité  des  magistrats  ont  rendu  cette  loi  inoffensive.  Mais 
il  n'en  reste  pas  moins  que  le  suicide  du  maître  peut  être  pour  les 
esclaves  la  cause  de  mille  inquiétudes  et  que  le  plus  léger  doute  les 
expose  à  la  torture.  Cela  ne  peut  évidemment  qu'aviver  leur  horreur 
du  suicide. 

Je  ne  pense  pas  qu'il  faille  une  longue  démonstration  pour  prou- 
ver que  les  croyances,  lès  lois,  les  mœurs  qu'on  vient  de  voir  révèlent 
bien  l'existence  de  cette  morale  simple  dont  nous  cherchons  l'origine, 
et  dont  nous  n'avons  pas  trouvé  trace  au  sein  du  christianisme.  Ceile 
des  païens  égale  ce  que  la  nôtre  a  de  plus  sévère  puisqu'elle  voue  les 
suicidés  à  l'enfer;  dans  tout  le  reste,  elle  est  encore  plus  rigoureuse  : 
car  jeter  le  corps  au  pourrissoir,  frapper  le  défunt  d'ignominie,  flé- 
trir ou  punir  de  mort  ceux  qui  tentent  de  se  tuer,  ce  sont  là  des  sévé- 
rités autrement  rudes  que  les  nôtres  et  qui  annoncent  déjà  la  sombre 
morale  du  Moyen-âge.  Non  seulement  l'horreur  du  suicide  prend  sa. 


(1)  Dig,.  I.  XXI,  t.  1,  I.  1,  p.  1.     (2)  Dig.,  I.  XXI,  t.  1,  I.  23,  p.  3.   Au 
même  titre,  (I.  43,  p.    4),  Ulpien  admet    une    exception    en    faveur    de    la 
tentative  de  suicide  due  à  des  douleurs  intolérables.     (3)  Dig.,  XXIX    t.  5 
1.  1,  p.  22  ;  cf.  Dict.  des  Ant.,  mot  servi,  et  Mommsen,  Le  droit  pénal  romain 
trad.  Duquesne,  P.  1907,  t.  II2  p.  346  et  III,  p.  405. 


20 


300  LES    MORALES    ROMAIN  KS 

source  dans   i  mtkflie,   niais  elle  esl 

vive  et  plui   rude  qu'elle  n'est  aujourd'hui. 

Ainsi  nous  avons  retrouvé  au  sein  de  la  société  antique   l'orig 
des  deux  morales  qui  se  disputent  aujourd'hui  la  conscience  cotiU  m 
poraine. 

Morale  simple  et  morale  nuancée  sont  chez  nous  d'origine  païenne. 
Reste  à  savoir  à  quelles  réalités  sociales  elles  sont  attachées  l'une  et 
l'autre  au  sein  de  la  société  antique. 


CHAPITRE  V. 

La  Morale  nuancée  est  celle  d'une  aristocratie 

libre  et  cultivée.  —  La  Morale  simple  est  liée  à  l'ignorance 

et  à   la   servitude 


Quand  nous  avons  essayé  de  localiser  la  morale  simple  et  la  morale 
nuancée  au  sein  de  la  société  contemporaine,  nous  n'avons  pas  pu 
trouver  une  ligne  de  partage  un  peu  nette  :  il  semblait  que  leur  lutte 
elle-même  mêlât  confusément  les  idées  rivales. 

Dans  la  société  antique,  il  en  va  différemment  :  les  hypothèses 
classiques  sont  toujours  sans  force,  mal  ajustées  aux  faits  ;  mais  on 
voit  du  premier  coup  d'œil  que  le  dualisme  moral  est  lié  à  l'organi- 
sation sociale  :  la  morale  nuancée  est  celle  d'une  aristocratie  cultivée, 
libre  ou  éprise  de  liberté  ;  la  morale  simple  est  celle  de  la  foule  igno- 
rante et  asservie. 


Faiblesse  des  hypothèses  classiques  :  1)  L'horreur  du  suicide  n'est  pas  liée 
l'horreur  du  sang  ;    2)  ni  au  respect  de  la  dignité  humaine  ;     3)  la  moral 
nuancée  n'est  pas  soumise  au  principe  social  dont  parle  Durkheim. 

Voici  d'abord  l'hypothèse  commune,  celle  qui  lie  l'horreur  du 
suicide  à  l'horreur  du  sang  répandu,  au  respect  de  la  vie  humaine  : 
elle  apparaît  une  fois  de  plus  tout  à  fait  inconsistante. 

Sans  doute,  dans  l'enfer  virgilien,  les  suicidés  se  trouvent  à  côté 
des  héros  morts  à  la  guerre.  Mais,  quand  même  on  admettrait  avec 
M.  Reinach  qu'il  y  a  sous  cette  croyance  quelque  vieux  tabou  du 
sang,  nul  n'oserait,  je  crois,  en  conclure  que  les  Grecs  et  les  Romains 
de  l'époque  historique  condamnent  le  suicide  comme  ils  condam- 
nent la  guerre  et  par  les  mêmes  raisons.  J'ajoute  que  les  guerriers 
bello  clari  sont  bien,  dans  le  premier  cercle  infernal,  les  voisins 
immédiats  des  suicidés  :  mais  ils  ne  sont  pas  là  comme  ayant  tué, 
comme  meurtriers;  ils  y  sont  (ainsi  que  les  enfants  ab  ubere  raptos), 
comme  s 'étant  fait  tuer,  comme  victimes. 

Dira-t-on  que  les  néo-platoniciens  comme  Cicéron  avaient  un  plus 
grand  respect  de  la  vie  humaine  que  les  stoïciens  comme  Sénèque  ? 
L'affirmation  serait  bien  gratuite.  En  tout  cas  l'idée  que  la  prohibi- 
tion du  suicide  est  impliquée  dans  la  prohibition  du  meurtre 
n'a  pas  été  formulée,  à  ma  connaissance,  par  la  philosophie  romaine* 


308  MORAU:    ARISTOCRATIQUE    i:t   MORALE  .POPULAIRE 

Enfin,  argument  décisif,  un  des  deux  groupements  dans  lesquels 
Je  suicide  est  le  plus  haï  est  l'armée,  c'est-à-dire  un  des  milieux 
dans  lesquels  l'horreur  du  sang  versé  est  forcément  la  moins  vive. 

L'hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  au  respect  de  la  dignité 
humaine  ne  s'accorde  pas  mieux  aux  faits  :  la  formule  par  laquelle 
Durkheim  explique  la  réprobation  absolue  de  la  mort  volontaire  : 
«  l'homme  est  devenu  un  dieu  pour  l'homme  »  se  retrouve  dans  la 
philosophie  antique  :  seulement  elle  est  dans  Sénèque  :  homo  res 
homini  sacra.  Parmi  les  défenseurs  de  la  morale  nuancée,  quels  sont 
ceux  qui  semblent  le  plus  complaisants  pour  le 'suicide?  Ceux-là 
mêmes  qui  ont  exalté  presque  sans  mesure  la  dignité  humaine  et  qui 
ont  voulu  élever  leurs  sages  au  rang  de  la  divinité.  Quels  sont  ceux 
qui  se  montrent  le  plus  sévères?  Ceux-là  mêmes  qui  considèrent 
l'homme  comme  souillé  par  une  faute  originelle  et  relégué  dans  ce 
monde  comme  en  un  lieu  d'expiation. 

Fait  encore  plus  significatif  :  le  milieu  social  dans  lequel  le  sui- 
cidé excite  le  plus  d'horreur  est  la  société  servile.  Il  est  difficile  de 
prétendre  que  l'horreur,  en  un  tel  milieu,  s'associe  à  un  respect 
plus  vif  de  la  liberté  individuelle. 

Enfin,  le  principe  même  auquel  Durkheim  voudrait  ramener  les 
indulgences  de  la  morale  antique  n'apparaît  pas  dans  la  société 
romaine. 

D'après  lui,  ce  qui  caractérise  la  première  phase  de  «  la  législation 
du  suicide  »,  c'est  que  la  collectivité  se  réserve  le  droit  d'autoriser  le 
suicide  :  l'individu  ne  peut  pas  se  détruire  de  son  seul  chef,  mais 
l'état  «  peut  l'autoriser  à  le  faire  »  (i).  Ce  principe  se  trouve  en  effet 
dans  les  lois  de  Marseille  ou  de  l'île  de  Céos  dont  parle  Valère-Maxime. 
Mais,  dans  la  société  romaine,  c'est  en  vain  que  j'en  ai  cherché 
trace  (2)  :  le  Code  et  le  Digeste  ne  font  nulle  part  aucune  allusion  à 


(1)  P.  377.  (2)  Durkheim  dit  «que  d'après  un  texte  de  Quintilien» 
il  y  aurait  eu  à  Rome  «jusqu'à  une  époque  assez  tardive»  une  ins- 
titution de  ce  genre.  Mais  rien,  dans  le  texte  cité,  (Inst.  oraL,  VII, 
4,  39),  ne  dit  que  cette  institution  ait  existé  à  Rome.  Si  elle  avait 
existé  au  temps  de  Quintilien,  il  serait  inexplicable  que  ni  le  Code  ni 
le  Digeste  n'y  fissent  aucune  allusion.  —  Durkheim  ajoute  que  «  quelque- 
chose»  d'une  pratique  de  ce  genre  survécut  dans  l'armée,  puisque  le 
soldat  qui  avait  tenté  de  se  tuer  était  admis  à  faire  valoir  qu'il  avait  eu 
un  motif  plausible,  (p.  375).  Mais  la  faculté  accordée  à  un  accusé  vivant  de 
se  défendre  est  de  droit  commun  et  n'a,  semble-t-il,  aucun  rapport  avec  la 
faculté  accordée  à  un  innocent  de  se  détruire.  En  outre,  le  soldat  est  admis  à 
faire  valoir  ses  motifs,  précisément  parce  qu'il  encourt  une  punition  :  même 
excusé,  il  sera  puni  d' ïgnominiosa  missio  (et,  par  conséquent  il  n'est  pas  ques- 
tion de  lui  reconnaître  un  droit  au  suicide)  ;  au  contraire,  celui  qui  n'est  pas 
soldat  n'est  exposé  à  aucun  châtiment,  s'il  n'est  pas  sous  le  coup  d'une- 
accusation  :  on  ne  voit  pas  pourquoi  il  s'adresserait  au  sénat. 


MORALE  ARISTOCRATIQUE  ET  MORALE  POPULAIRE    309 

la  possibilité  de  demander  à  l'état  le  droit  de  se  tuer  :  quant  aux  juris- 
consultes qui  admettent  le  suicide  taedio  vitae  aut  aliquo  casu,  ils 
reconnaissent  en  la  matière  le  droit  éminent  de  l'individu.  Les  pla- 
toniciens comme  Cicéron  estiment  la  mort  volontaire  interdite  par 
les  Dieux,  non  par  la  cité.  Les  stoïciens  comme  Sénèque  veulent  que 
le  sage  délibère  seul  avec  lui-même  et  en  se  plaçant  à  un  point  de 
vue  tout  personnel.  Le  droit  à  certains  suicides  apparaît  donc  bien 
dans  la  société  romaine  comme  une  manifestation  d'individualisme 
et  non  comme  la  concession  d'une  collectivité  souveraine,  dispensant, 
lorsqu'elle  n'a  rien  à  y  perdre,  l'autorisation  de  se  détruire  :  là  où 
l'état  est  souverain,  c'est-à-dire  dans  l'armée,  là  où  l'individu  n'est 
rien,  c'est-à-dire  dans  le  monde  des  esclaves,  le  suicide  n'est  jamais 
licite. 

II 

La  morale  nuancée  est  morale  aristocratique  ;  la  morale  simple  est  morale  popu- 
laire :  1)  le  droit  romain,  rempart  de  la  morale  nuancée,  n'est  pas  droit 
commun,  mais  droit  des  hommes  libres  ;  2)  la  morale  nuancée  n'est  mise 
en  pratique  que  par  une  aristocratie,  et  cela  au  moment  où  cette  aristocratie 
est  le  plus  cultivée  et  le  plus  attachée  à  la  liberté  ;  3)  l'aversion  pour 
la  pendaison  et  l'idée  que  les  suicidés  vont  en  enfer  sont  chose  populaire, 
liée  à  l'ignorance  ;  4)  le  rempart  solide  de  la  morale  simple,  c'est  l'insti- 
tution servile. 

Si  les  hypothèses  qu'on  vient  de  voir  se  révèlent  insuffisantes,  les 
faits  en  suggèrent  une  autre  :  dans  la  société  romaine,  la  morale 
nuancée  est  chose  aristocratique,  la  morale  simple,  chose  populaire  ; 
la  première  est  associée  à  une  haute  culture  intellectuelle,  à  l'amour 
de  la  liberté  ;  la  seconde  est  étroitement  liée  à  la  servitude  et  à 
l'ignorance. 

Le  premier  fait  qui  nous  en  avertisse,  c'est  le  droit  romain  lui- 
même.  Il  est  le  rempart  solide  de  la  morale  nuancée.  Mais,  ce  rem- 
part, que  couvre-t-il  ?  La  société  en  général  ?  Tant  s'en  faut.  Le 
droit  romain  n'est  pas,  comme  le  nôtre,  droit  commun  ;  c'est  le 
droit  des  hommes  libres  :  la  moitié  du  monde  lui  échappe.  L'impu- 
nité accordée  au  suicide  est  donc  le  privilège  d'une  élite  :  il  n'y  a 
consécration  de  la  morale  nuancée  que  là  où  il  y  a  liberté. 

Second  fait,  au  sein  de  cette  société  libre,  il  n'y  a  qu'une  aristo- 
cratie qui  mette  la  morale  nuancée  en  pratique.  On  dit  :  les  Romains 
se  tuent  en  tel  ou  tel  cas,  et  l'on  cite  les  modes  que  j'ai  énumérées. 
Mais  quels  sont  les  Romains  qui  suivent  ces  modes  ?  Les  chefs  de 
parti,  les  grands,  une  élite. 

A  cela,  il  est  vrai,  Ton  pourrait  répondre  que  l'histoire  n'a  conservé 
que  les  noms  les  plus  illustres.  Mais  si  les  suicides  élégants  avaient 
été  à  la  mode  hors  de  l'aristocratie,  Tacite,  à  défaut  de  noms,  aurait, 
semble-t-il,  rapporté  le  fait.   Au  moment  où  il  se  plaint  d'avoir  à 


310  MOKXLi;    AKII'H  i:\TIQUE    ET    MORALE   POPULAIRE 

(Iivsmt  une  liste  funèbre  qui  va  s'allongeant  sans  cesse,  il  aurait; 
ajoulé  sans  doute  :  encore  ne  donné-je  (pie  quelques  exemples  <  1 
sis  parmi  les  plus  illustres.  Or,  il  ne  dit  rien  de  tel,  ni  Suétone,  ni 
aucun  autre.  Dans  un  seul  ouvrage  sur  la  guerre  contre  les  juifs, 
Josèphe  signale,  sans  citer  les  noms,  des  miliers  de  suicides  héroï- 
ques, de  suicides  à  la  mode  :  dans  les  historiens  latins  on  no  trouve 
rien  de  semblable. 

Non  seulement  les  païens  ne  signalent  pas  de  modes  populaires, 
mais  les  chrétiens  observent  le  même  silence  :  plusieurs  d'entre  eux, 
après  Tertullien,  parlent  des  suicides  célèbres  de  l'histoire  romaine  : 
nulle  part  un  mot  n'indique  que  Lucrèce,  Caton,  ou  Antoine 
aient  donné  le  ton  à  l'ensemble  de  la  société,  qu'il  y  ait  eu  dans  le 
peuple  des  épidémies  de  suicides  romains. 

Tenons-nous  en  au  témoignage  des  textes  :  la  pratique  de  la  morale 
nuancée,  les  modes  favorables  à  certains  suicides  ne  sont  pas  chose 
romaine,  mais  chose  aristocratique.  Ceux  qui  recherchent  les  morts 
élégantes  qu'on  a  vues  plus  haut,  ce  sont  les  membres  d'une  classe 
habituée  au  commandement,  à  la  richesse,  aux  raffinements  de  la 
vie  mondaine. 

Ce  n'est  pas  tout  :  à  quel  moment  l'aristocratie  est-elle  vraiment- 
favorable  à  certaines  morts  volontaires  ?  Ici  encore,  le  témoignage 
des  textes  est  très  net  :  c'est  à  la  fin  de  la  république  et  au  début  de 
l'empire  que  les  suicides  élégants  se  multiplient.  Passée  cette  époque, 
on  ne  trouve  plus  que  des  faits  isolés.  Dès  le  11e  siècle,  on  cherche  en 
vain  quelque  chose  qui  rappelle  les  mœurs  du  temps  de  Caton  ou  de 
Thraséas.  A  l'époque  d'Ammien  Marcellin,  toute  mode  a  disparu. 

Or,  en  quoi  l'aristocratie  qui  se  tue  diffère-t-elle  de  celle  qui  ne  se 
tue  pas  ?  Un  fait  saute  aux  yeux  tout  de  suite  :  celle  qui  ne  se  tue  pas, 
c'est  l'aristocratie  qui  abandonne  la  sagesse  grecque  pour  les  supersti- 
tions orientales,  celle  qui  prend  l'habitude  du  joug. 

Les  dates  sont  là,  précises  :  s'agit-il  de  la  liberté,  et  j'entends  par 
là  surtout  l'indépendance  de  l'individu?  Jamais  elle  n'est  revendiquée 
avec  plus  de  passion  qu'à  l'époque  de  Caton,  de  Brutus,  de  Cassius. 
Dans  la  société  qui  se  décompose  et  voit  crouler  à  la  fois  institutions, 
croyances  et  partis,  il  y  a  comme  une  fureur  d'individualisme.  Au 
déhut  de  l'empire,  c'est  bien  encore  l'amour  de  la  liberté  qui  jette 
dans  l'opposition  tous  ces  grands  dont  le  cou  ne  sait  pas  plier.  Il  y  a 
comme  un  bref  déchaînement  entre  le  temps  de  la  discipline  répu- 
blicaine et  celui  de  la  servitude  impériale  :  or,  c'est  exactement  dans 
cette  brève  période  que  s'épanouissent  les  modes  issues  de  la  morale 
nuancée. 

S'agit-il  de  la  culture?  Même  coïncidence.  La  République  avait  vu 
bannir  Alcée  et  Philisque,  Carnéade,  Critolaos,  Diogène,  les  repré- 
sentants  des  grandes  écoles  helléniques.   Le   siècle   de  Marc-Aurèle 


MORALE    ARISTOCRATIQUE    ET   MORALE   POPULAIRE  31* 

voit,  avec  Apulée,  la  philosophie  se  fondre  en  un  mysticisme  assez 
gros  et  les  sages  se  donner,  ou  bien  peu  s'en  faut,  pour  des  magiciens  ; 
au  m*  siècle,  une  culture  développée  devient  dans  l'aristocratie 
l'exception;  enfin  la  société  dont  fait  partie  Symmaque  ne  paraît 
guère  préoccupée  par  les  grands  problèmes  philosophiques.  Mais, 
entre  Caton  l'ancien  et  Apulée,  il  y  a  une  période  au  cours  de  laquelle 
se  répand  dans  l'aristocratie  «  cette  soif  ardente  de  savoir  qui  est  le 
signe  des  grandes  époques  de  l'histoire  »  (i)  :  la  république  voit 
Caton,  Brutus  et  Cicéron  discuter  les  doctrines  qu'a  produites  la 
sagesse  grecque;  au  début  de  l'empire,  avec  Thraseas,  Helvidius,  Gor- 
nuius,  Sénèque,  Perse,  l'aristocratie  est  tout  imprégnée  de  stoïcisme  : 
c'est  exactement  dans  cette  période  de  haute  culture  que  se  placent 
les  suicides  romains. 

Dire  :  les  Romains  se  tuent  en  tel  ou  tel  cas,  c'est  une  première 
erreur,  parce  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  mode  commune,  mais  d'une 
noOTt  aristocratique.  Dire*en  général  :  les  grands  se  tuent,  c'est  une 
seconde  erreur.  Ceux  qui  s'arrogent  le  droit  de  préférer  la  mort  à  la 
vie,  de  délibérer  et  de  conclure  comme  celui  dont  parle  Pline  : 
Kixpixa,  ce  ne  sont  pas  les  praticiens  asservis  qui  baisent  humble 
menfc  la  poupre  impériale,  les  crédules  qui  multiplient  les  initiations 
aux  mystères  d'Orient,  ce  sont  les  aristocrates  instruits,  cultivés, 
philosophes,  ayant  le  goût  et  l'habitude  de  la  liberté  individuelle. 

Aristocratie,  culture,  liberté,  c'est  à  ces  trois  réalités  sociales  qu'est 
associée  dans  le  monde  romain  la  morale  nuancée. 

A  l'inverse,  la  morale  simple  est  liée  dans  les  milieux  populaires 
à;  l'ignorance  et  à  la  servitude. 

L'ignorance  est  favorable  à  la  superstition  :  c'est  probablement 
dans  le  peuple  que  se  conserve  l'aversion  pour  le  suicide  par  pendait- 
son  ;  c'est  sûrement  dans  le  peuple  qu'on  croit  les  suicidés  punis  eiii 
enfer. 

Ile;  droit  pontifical  qui  refuse  la  sépulture  aux  pendus  n'est  pas 
une  création  populaire.  Mais,  à  l'époque  historique,  il  n'y  a<  pas  un 
seul  exemple  qu'on  l'ait  appliqué  à  un  grand.  Quand  le  fils  de  Man- 
lius  Torquatus  se  pend,  nous  savons  par  Valère-Maxime  qu'il  est 
enseveli  .  on  note  comme  un  trait  de  sévérité  que  le  père  n'assiste 
pas  aux  funérailles  (2).  Quand  l'empereur  Gordien  se  tue,  cela  ne 
l'empêche  pas  d'être  mis  au  rang  des  Dieux  (3).  Ce  ne  sont  que  deux 
exemples  ;  mais  ce  qui  est  plus  significatif  que  ces  exemples  eux- 
mêmes,  c'est  que  les  historiens  qui  les  rapportent  ne  manifestent 
pas  la  moindre  surprise.  Valère-Maxime,  qui  présente  Manlius  Tor- 


(1)   Fcrrero,  Grandeur  et  décadence  de  Rome,   trad.   Mëngin,    P.  1906J  t.  1^ 
p.  155.     (2)  Valère-Maxime,  V,  8,  3^     (3)  Capitolinus,  Les  Gordiens,  XV. 


312  MOKA  l.  F.    ARISTOCRATIQUE   ET   MORALE   FOPULAIIM-; 


quaiufl  comme  ayant  une  connaissance  profonde  «  du  droit  civil  et 
des  coutumes  pontificales  »,  ne  songe  pas  à  s'étonner  qu'il  ait  laissé 
v.  lir  son  fils.  Pour  Gordien,  on  ne  signale  ni  résistance  ni  discus- 
sion. Il  ne  vient  donc  pas  à  l'esprit  qu'un  grand  qui  s'est  pendu 
doive  être  privé  de  sépulture.  Mais,  dans  le  peuple,  il  n'en  va  pas 
de  même. 

Une  inscription  nous  montre  les  lieux  de  sépulture  offerts  en  don 
aux  habitants  d'une  ville  extra  auctorateis  et  qui  sibi  laqueo  manus 
intulissent  et  qui  quœstum  spurcum  professi  essent  (i).  Un  tel  don, 
évidemment,  n'intéresse  pas  les  riches  qui  n'ont  que  faire  de  conces- 
sions gratuites  :  mais,  dans  le  public  modeste  qui  doit  bénéficier  du 
don,  les  suicidés  par  pendaison  ne  seront  pas  admis  au  cimetière. 

Si  la  clause  d'exclusion  ne  visait  qu'eux  seuls,  on  pourrait  croire 
à  quelque  scrupule  singulier  de  la  part  d'un  donateur  versé  dans  le 
droit  religieux  :  mais  l'inscription  les  assimile  à  deux  autres  catégo- 
ries de  personnes  infâmes.  Une  telle  assimilation  ne  pouvant  pas 
s'expliquer  par  une  fantaisie  individuelle,  force  est  bien  de  conclure 
que,  si  ceux  qui  se  pendent  sont,  dans  l'aristocratie,  ensevelis,  voire 
honorés  comme  les  autres,  ils  sont,  aux  yeux  du  peuple,  frappés 
d'infamie.  Le  public  qui  réfléchit  élimine  un  sentiment  qui  lui  semble 
injustifié  :  la  foule  ignorante  le  garde  pieusement  (2). 

Dans  les  sentiments  relatifs  au  suicide  par  pendaison,  la  foule  n'a 
pas  d'initiative.  Mais  les  croyances  relatives  au  châtiment  des  suicidés 
dans  le  Tartare  sont,  elles,  d'origine  populaire. 

Il  y  a,  comme  on  sait,  deux  orphismes  :  l'orphisme  savant,  cher 
à  Pythagore  et  à  Platon  et  celui  des  orphéotélestes  promenant  sur  un 
âne,  de  village  en  village,  les  ustensiles  sacrés  qui  permettent  une 
expiation  facile  (3).  C'est  à  l'orphisme  populaire  qu'appartient  sur- 
tout, d'après  M.  Dûrrbach,  a  l'idée  sommaire  d'une  mort  différente 
pour  les  bons  et  pour  les  méchants  »  ;  on  ne  croit  guère  à  l'Hadès 
«  dans  les  classes  lettrées  »  et  parmi  a  les  esprits  cultivés  »;  mais  le 
peuple,  lui,  y  croit  (4).  On  peut  objecter  à  cela  que  de  grands  philo- 
sophes ont  parlé  de  l'enfer.  Mais  un  fait,  du  moins,  est  bien  établi  : 
c'est  qu'aucun  d'eux  ne  parle  de  châtiments  réservés  aux  suicidés.  Ni 
Platon,  ni  Plotin,  ni  Plutarque  n'y  font  allusion.  Porphyre  et  Ma- 
crobe,     plus    accueillants,    comme    l'a    montré    M.    Cumont,     aux 


(1)  Corp.  Inscr.  latin.,  1,1418.  (2)  On  peut  supposer  que  les  esclaves  gardè- 
rent quelque  temps  une  horreur  particulièrement  vive  pour  le  suicide  par 
pendaison  parce  qu'ils  avaient  fourni  à  l'origine  les  victimes  pendues  en 
l'honneur  des  Lares.  Les  esclaves  jouaient  en  effet  un  grand  rôle  dans  la  fête 
des  Compitalia.  Détail  plus  inattendu,  Festus  spécifie  (mot  :  oscillantes)  que 
les  esclaves  étaient  également  associés  au  rite  des  oscilla  en  l'honneur  de 
Latinus  :  liberos  servosque  requirere  eum,  etc.  (3)  Monceaux,  DicL  des  Ant.t 
rat.  Orphici,  p.  254.     (4)   Dict.  des  Antiq.,  art.  Inferi,  p.  514  et  507. 


MORALE  ARISTOCRATIQUE  ET  MORALE  POPULAIRE    313 

croyances  superstitieuses  (i),  sont,  eux  aussi,  muets  sur  ce  point. 
Force  est  donc  bien  de  supposer  que  l'idée  des  peines  infernales  appar- 
tient au  fonds  populaire.  Elle  ne  vient,  dit  M.  Reinach,  «  ni  du 
judaïsme  sacerdotal,  ni  de  l'hellénisme  littéraire,  mais  d'une  morale 
et  d'une  eschatologie  populaires...  »  (2).  Ce  qui  confirme  cette  con- 
clusion, c'est  que  les  peines  infligées  aux  suicidés  reparaissent 
pour  la  première  fois  dans  le  roman  des  Reconnaissances,  c'est-à- 
dire  dans  un  ouvrage  où  l'influence  du  paganisme  populaire  est  très 
visible. 

Quel  est  exactement  l'empire  de  la  croyance  aux  peines  infernales 
dans  le  menu  peuple  romain?  Il  nous  est,  faute  de  textes,  impos- 
sible de  le  dire.  Aussi,  le  plus  ferme  point  d'appui  de  la  morale  simple 
n'est-il  pas  pour  nous  cette  croyance  elle-même,  mais  bien  l'orga- 
nisation sociale  qui  distingue  hommes  libres  et  esclaves. 

Parmi  les  esclaves,  nous  l'avons  vu,  le  suicide  est  puni  ex  qua- 
cunque  causa.  Pourquoi?  Point  n'est  besoin,  hélas!  de  supposer 
quelque  croyance  religieuse  propre  aux  esclaves.  Le  principe  même 
de  l'institution  servile  suffît  à  tout  expliquer  :  qui  est  la  chose  d'un 
maître  lui  fait  tort  dès  l'instant  qu'il  détruit  cette  chose  :  «  Si  l'un 
de  tes  esclaves,  dit  Socrate  lui-même,  se  tuait  sans  ton  ordre,  ne 
t'irriterais-tu  pas  contre  lui  et  ne  le  punirais-tu  pas  rigoureuse- 
ment s'il  t'était  possible?  »  (3). 

Le  principe  servile  une  fois  admis,  l'horreur  du  suicide  suit  fata- 
lement. Le  maître  punit  ceux  qui  se  tuent  :  peut-on  croire  que  les 
esclaves  subissent  le  châtiment,  mais  sans  aucun  acquiescement 
moral,  qu'ils  croient,  à  l'exemple  d'Ulpien,  le  suicide  légitime 
naturaliter  et  gémissent  sur  l'iniquité  des  maîtres  qui  l'interdisent? 
Peut-être  quelques  hommes  libres  réduits  en  servitude,  désirant  mou- 
rir et  n'osant  s'y  résoudre,  crainte  d'être  privés  de  sépulture,  eurent- 
îls  des  sentiments  de  ce  genre.  Mais  la  foule  ne  peut  guère  entendre 
cette  savante  distinction  entre  la  morale  naturelle,  conception  phi- 
losophique, et  la  morale  réelle,  pain  quotidien  des  consciences. 
Dans  tout  groupe  social,  et,  à  plus  forte  raison,  dans  des  groupes 
aussi  brutalement  définis*  que  les  groupes  serviles,  l'action  qui 
entraîne  un  châtiment  terrible,  qui,  à  peine  ébauchée,  fait  de  vous 
un  individu  taré  et  vicieux,  est  une  action  criminelle;  si  elle  a  pour 
conséquence  le  refus  de  sépulture  et  l'envoi  au  puticulus,  elle  excite 
le  dégoût,  l'horreur. 

Non  seulement  cette  horreur  s'épanouit  dans  le  monde  servile, 
mais  elle  rayonne  autour  de  lui,  atteint  l'armée  et  le  peuple. 


(1)  Cumont,  Comment  Plotin  détourna  Porphyre  du  suicide,  p.  115,116. 
(2)  Reinach,  Cultes,  mythes  et  religions,  t.  III,  p.  282.  (3)  Voir  plus  haut, 
p.  284. 


:;il  MMKALK    ARISTOCRATIQUE    ET   MORALE   PO  PU 


Ou  a  vu  l.i  sc'\«-riir  des  lois  mililain-s.  l'rin* àpe  professionnel,,  se- 

dit  OB   l'>iil    il'al.ord.  CV.vl,  vi;ii,  en     partie   :    le    soldat    qui ,   pour    m 
temps,  donne  sa  vie  à  l'empire,  aliène  pair  là  même  le  dlroit  <1 

jk)uf  coin  [«rendre  lai  rigueur  des  lois  appliquée» 
soldats,  il  faut  songer  que  la  «  servitude  milita  Ire  »  n'est  pas  sewh 
nient,  dans  l'armée  romaine  de  l'empire,,  la  chose  toute  professic 
nelle  qu'a  illustrée  parmi  nous  Vigny  :  l#s  soldats  sont  de  plus  en 
plus  d'anciens,  esclaves,  affranchis  pour  la  circonstance,  forcés  de* 
servir,  gardant,  lorsqu'ils  entrent  dans  la  légion,  la  morale  servi  le 
qu'ils  avaient  la  veille  (i);  habitués  à  entendre  parler  du  suicide 
avec  horreur,  ils  ne  peuvent  être  surpris  d'entendre  le  chef  répéter 
le  propos  du  maître.  Et,  rendus  à  la  vie  civile,  ils  apportent  dans- 
le  monde  des  hommes  libres,  dont  ils  font  désormais  partie,  la  morale 
de  la  servitude. 

Ils  ne  sont  pas  seuls  à  l'avoir.  Il  va  sans  dire  que  les  affranchis 
ne  peuvent  pas  brusquement  changer  d'idée  en  changeant  d'état. 
De  même,  là  où  les  colons  sont  soumis  en  pratique  à  la  juridiction  du 
propiétaire,  il  est  prohabPe  qu'il  voit  dans  le  suicide  d'un  hommes 
qui  lui  est  utile  une  atteinte  à  ses  droits.  Enfin,  nous  avans  vu  que- 
les  statuts  du  collège  de  Lamivium  refusent  la  sépulture  à  tous  ceux 
qui  se  tuent;  or,  parmi  les  membres  du  collège,  il  n'y  a  pas  seulement 
des  esclaves,  il  y  a  des  kumiliores,  des  gens  du  peuple  :  eux  aussi 
se  trouvent  enveloppés  dans  la  morale  servile. 

Comme  on  voit,  morale  simple  et  morale  nuancée  se  localisent 
aisément  dans  la  société  antique  :  l'une  est  associée  à  laiistocratie,  à. 
la  haute  culture,  à  la  liberté  ;  l'autre  est  associée  au  peuple,  à  l'igno- 
rance1, à  la  servitude;  l'une  est  morale  d'en  haut,  l'autre  momie  d'en- 
bas. 


III 

La  morale  simple  et  la  morale  nuancée  ne  se  disputent  pas  la  conscience 
commune  :  elles  se  la  partagent,  pacifiquement. 

Non  seulement  la  morale  simple  et  la  morale  nuancée  sont  net 
tement  localisées  au  sein  de  la  société  antique,   mais,   précisément 
parce  qu'elles  sont  localisées,  elles  ne  se  heurtent  pas. 


(1)  Les  grands  propriétaires  donnent  à  l'état  une  partie  de  leurs  hommes^. 
«  de  même  que  naguère  encore  le  grand  propriétaire  russe  livrait  au  czar  pour 
le  service  militaire  une  partie  de  ses  paysans»,  (Fustel  de  Coulanges,  Hist.  des 
instit.  politiques  de  V ancienne  France,  première  partie,  2e  édit.,  P.  1877,  p.  252  ; 
cf.  p.  209  ss.)  Végèce  dit  que  les  propriétaires  donnaient  souvent  ceux  qu'il» 
ne  se  souciaient  pas  de  garder  comme  esclares,  (ibid.  p.  210),  c'est-à-dire 
peut-être  les  révoltés,  plus  enclins  que  d'autres  au  suicide,  ce  qui  aiderait  &> 
comprendre  la  sévérité  des  lois  militaires. 


MOBALE    ARISTOCRATIQUE    ET   MORALE   POPULAIRE         315> 


Aujourd'hui,  en  France,  celui  qui  dit  :  «  le  suicide  n'est  jamais 
licite  »,  attaque  par  là  même  celui  qui  soutient  que  certains  sui- 
cides sont  légitimes.  Dans  le  monde  romain,  un  tel  abîme  sépare  les 
tenants  des  deux  morales  que  tout  conflit  est  impossible.  Chacun 
parle  pour  son  monde  et  trouve  tout  naturel  que,  dans  l'autre,  on 
parle  autrement. 

J'imagine  un  de  ces  Romains  qui  a  été  rendre  visite  au  Marcel- 
linus  dont  parle  Pline  le  Jeune.  Rentré  chez  lui,  il  songe  aux  rai- 
sons que  le  malade  a  alléguées  pour  mettre  fin  à  ses  jours.  Il  réflé- 
chit, se  remémore  la  doctrine  'de  Platon,  celle  des  stoïciens.  Ud 
intendant  entre  et  lui  rend  compte  que  deux  de  ses  esclaves  ont  voulu 
se  détruire  :  l'un  est  en  train  de  mourir,  l'autre  est  blessé,  mais  sur- 
vivra; le  mourant  était  associé  à  un  collège  funéraire;  mais,  bien 
entendu,  il  sera  quand  même  privé  de  sépulture.  Que  répondra  notre 
Romain?  Machinalement,  il  dira  :  «  Pour  ce  qui  est  du  mort,  c'est. 
bien;  quant  à  l'autre,  tâchez  de  vous  en  défaire;  la  vente  n'en  sera  pas 
facile.  »  Puis  il  reprendra  sa  méditation,  et  peut-être  conclura-t-il  : 
«  Tout  bien  pesé,  Marcellinus  a  eu  raison.  » 

Contradiction?  Oui,  pour  nous  qui  n'admettons  pas  l'esclavage. 
Mais  notre  Romain,  lui,  l'admet,  et  il  répondrait  à  notre  objection  : 
«  Mon  esclave,  en  se  tuant,  me  vole;  Marcellinus  ne  fait  tort  à  per- 
sonne. »  Admettons  pourtant  que,  nourri  de  philosophie,  il  recon- 
naisse à  ses  serviteurs  le  droit  a  naturel  »  de  disposer  d'eux-mêmes 
Veut-on  qu'au  nom  d'une  théorie,  il  bouleverse  l'usage  et  risque  de 
multiplier  les  suicides  parmi  ses  esclaves?  Parmi  nous  aussi,  il  ne 
manque  pas  de  sages  pour  dire,  pour  écrire  parfois  :  «  Tous  les 
enfants,  à  leur  naissance,  devraient  avoir  les  mêmes  droits,  être  éga- 
lement riches.  »  Cela  dit,  ils  partagent  leurs  biens  entre  leurs  seuls 
héritiers,  parce  que  c'est  ainsi  qu'on  fait  dans  leur  monde.  L'ad- 
mirateur de  Marcellinus,  lui  aussi,  laissera  porter  son  esclave  au 
pourrissoir. 

Passons  aux  esclaves.  On  annonce  à  Lydus  que  son  camarade 
Syra  s'est  tué.  Il  écoute,  très  intéressé,  un  peu  ému.  Pourquoi  Syra 
s'est-il  tué?  Les  conversations  vont  leur  train.  Un  parleur  explique 
que  ceux  qui  se  tuent  sont  torturés  en  enfer;  un  autre,  que  leur 
âme  n'arrive  pas  à  se  détacher  du  corps.  Mais  voici  que  passent  quatre 
esclaves,  portant  le  corps  au  puticulus.  C'est  l'ordre  du  maître,  c'est 
d'ailleurs  l'usage.  On  s'écarte;  l'horreur  le  dispute  à  la  curiosité  : 
«  vilaine  mort  »,  pense  Lydus,  qui,  associé  à  un  collège,  se  réjouit 
à  l'idée  que  lui,  du  moins,  sera  enseveli,  pleuré,  escorté  décemment. 
Un  autre  jour,  Lydus  s'aperçoit  qu'on  surveille  un  de  ses  cama- 
rades. Pourquoi?  Parce  qu'il  a  tenté  de  se  détruire.  On  l'a  arrêté  à 
temps.  Maintenant,  on  essaie  de  le  vendre.  Mais  qui  voudrait  d'un  : 
tel  esclave?  Qui  sibi  nequam,  cui  bonus?  déclare  gravement  le  sur- 


3Hi         MORALE   ARISTOCRATIQUE   ET   MORALE   POrtTLAIRE 

veillant.  Lydui  regarde  son  camarade  à  la  dérobée  el  lui  trouve  un 

air  bicarré.  Malus  servus! 

Arrêtons  ici  Lydus  ;  disons-lui  :  «  Alors,  vous  blâmez  tout 
qui  mettent  fin  à  leur  vie?  Vous  blâmez  Caton  et  Brutus?  Vous  blâmez 
Marcellinus?  »  Le  pauvre  esclave  n'en  pense  pas  si  long  et  rest 
stupéfait.  Il  n'est  pas  assez  philosophe  pour  répondre  :  «  Autre 
monde,  autre  moralel  m  Mais,  enfin,  il  sait  bien  que  Marcellinus  ne 
court  pas  le  moindre  risque  d'être  jeté  au  pourrissoir.  A  l'idée  d'un 
rapprochement  entre  ce  grand  seigneur  et  l'esclave  Syra,  il  haus- 
sera les  épaules. 

Certes,  je  ne  prétends  pas  qu'il  n'y  ait  eu  aucun  point  de  contact 
entre  la  morale  servile  et  la  morale  aristocratique.  Nous  avons  trouvé 
dans  la  littérature  quelques  traces  très  légères  des  préjugés  popu- 
laires. Il  est,  en  outre,  assez  vraisemblable  que  les  superstitions  qui 
surent  sïmposer  à  Porphyre  s'imposèrent  également  à  bien  des 
Romains  du  111e  et  du  iv6  siècle.  A  l'inverse,  l'histoire  nous  montre 
quelques  beaux  suicides  d'esclaves.  Mais,  dans  l'ensemble,  morale 
d'en  haut  et  morale  d'en  bas  sont  trop  éloignées  l'une  de  l'autre  pour 
que  se  produise  un  conflit  analogue  à  celui  qui  travaille  la  conscience 
contemporaine. 


CHAPITRE  VI 

Conclusion    ;   Hypothèse  suggérée  par  l'étude  des  origines 
Moyen  d'en  vérifier  la  justesse 


Ainsi,  l'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  juive;  elle  n'est 
pas  d'origine  chrétienne;  elle  n'est  pas  d'origine  celtique.  Elle  n'est 
pas  liée  à  l'horreur  du  sang  ni  au  respect  de  la  dignité  humaine. 
Morale  simple  et  morale  nuancée  nous  viennent  de  la  civilisation 
romaine. 

De  toutes  les  hypothèses  que  j'ai  indiquées  plus  haut,  une  seule 
se  trouve  confirmée  par  l'étude  des  origines  :  c'est  celle  qui  fait  de  la 
morale  nuancée  une  morale  aristocratique,  et  de  la  morale  simple 
une  morale  populaire. 

Non  seulement,  cette  hypothèse  est  confirmée,  mais  elle  gagne 
en  précision  :  au  sein  de  l'élite,  la  morale  nuancée  est  liée  à  une  haute 
culture,  à  l'habitude  et  au  goût  de  la  liberté  individuelle;  au  sein 
du  peuple,  la  morale  simple  est  liée  à  l'ignorance  et  au  principe 
de  l'institution  servile. 

Sommes-nous  en  droit  d'en  conclure  aussitôt  que,  dans  la  société 
contemporaine,  les  mêmes  liaisons  suffisent  à  tout  expliquer?  Et  pou 
rons-nous  essayer  de  prévoir  le  dénouement  du  conflit  qui  met  aux 
prises  autour  de  nous  la  morale  simple  et  la  morale  nuancée,  en 
le  considérant  uniquement  comme  une  lutte  entre  l'élite  plus  indé- 
pendante et  plus  cultivée  et  le  peuple  moins  libre  et  moins  instruit? 
Je  ne  crois  pas  que  la  seule  étude  des  origines  autorise  tant  d'ambi- 
tion. Pour  qu'on  puisse  parler  d'un  lien  de  solidarité  entre  les  deux 
morales  et  les  réalités  sociales  qu'on  vient  de  voir,  il  ne  suffit  pas 
qu'elles  soient  une  ou  deux  fois  associées;  il  faut  pouvoir  observer 
des  variations  concomitantes. 

Heureusement,  tout  un  vaste  champ  d'observation  s'offre  à  nous  : 
ce  sont  les  siècles  qui  séparent  la  civilisation  romaine  de  la  période 
contemporaine. 

Dès  le  ive  siècle,  les  deux  morales,  paisiblement  juxtaposées  dans 
la  société  romaine,  entrent  dans  l'Eglise  et  s'y  heurtent.  Leur  lutte, 
aujourd'hui,  dure  encore. 

Si,  au  cours  des  diverses  phases  que  nous  pouvons  étudier,  on  ne 


CONCLUSION 


retrouve    nulle    part   lea   coïncidences   sociales   que   révèle   l'étude  -1» 
l'antiquité,   il  n'y  aura  évidemment  qu'à  laisser  tomber  notre  hypo 
thèse.  Mais  j'espère  pouvoir  montrer  qu'elles  sont   à    chaque 
précises  et  frappantes,   que   l'horreur  du  suicide   triomphe  toujour 
«avec  l'ignorance  ou  la  servitude,  et  que  le  destin  de  la  morale  nu 
»est  invariablement  lié     au  destin  des  aristocraties  libres  et  cultivées 


TEOISIËME    PARTIE 

La  Décadence  des  élites  et  le  triomphe 
de  la  Morale  simple 


C'est  au  sein  de  l'Eglise  victorieuse  que  les  deux  morales  paisi- 
blement juxtaposées  dans  la  société  antique  se  trouvent  pour  la  pre- 
mière fois  en  conflit.  Leur  lutte,  dès  le  début,  est  celle  du  peuple  et 
des  élites  :  c'est  le  peuple  qui  d'abord  l'emporte. 

Dans  cette  première  lutte  qui  va  du  quatrième  siècle  jusqu'au 
Moyen- Age,  je  distingue  quatre  phases. 

Première  phase,  la  lin  de  l'empire  d'Occident  :  les  épées  se  lient. 
Dans  l'Eglise  brusquement  peuplée,  il  y  a  une  aristocratie  qui  phi- 
losophe, délibère,  administre,  et  une  foule,  chrétienne  de  nom,  qui 
demeure  plongée  dans  la  servitude  et  l'ignorance.  Fort  de  cette  divi- 
sion, le  dualisme  païen  triomphe.  La  haute  Eglise  adopte  une  morale 
nuancée,  un  peu  incertaine,  qui  ressemble  de  façon  frappante  à  celle 
de  l'aristocratie  païenne;  la  foule  garde,  sous  des  étiquettes  neuves, 
l'antique  morale  d'en  bas.  Seulement,  ces  deux  morales  qui,  hors 
de  l'Eglise,  vivaient  côte  à  côte,  se  heurtent  déjà  dans  son  sein. 

Deuxième  phase,  l'époque  mérovingienne  :  une  première  fois  le 
peuple  l'emporte.  En  Gaule,  au  lendemain  des  invasions  barbares, 
il  n'y  a  plus  d'aristocraties  :  du  coup,  il  n'y  a  plus  de  morale  nuancée. 
Ce  qui  était  l'usage  populaire  devient  l'usage  commun  :  tous  les 
suicides  sont  punis  et  punis  de  la  même  peine.  L'Eglise,  dans  cette 
transformation,  ne  prend  pas  d'initiative.  Mais,  aussi  dépourvue 
d'élite  que  la  société  laïque,  elle  cède  sans  combat  au  paganisme 
populaire  que  la  barbarie  a  rendu  souverain. 

Troisième  phase,  l'époque  carolingienne  :  en  Angleterre,  puis  en 
France,  une  élite  intellectuelle  se  reconstitue  :  aussitôt  on  constate 
un  effort,  timide  encore,  pour  nuancer  quelque  peu  la  morale.  Mais 
la  renaissance  avorte  et  l'œuvre  ébauchée  disparaît. 

Dernière  phase,  le  Moyen  âge,  issu  de  la  féodalité  :  la  morale 
populaire  triomphe.  Sans  doute,  l'organisation  de  l'aristocratie,  des 
essais  de  vie  mondaine,  la  renaissance  de  la  culture  latine  font  re- 
paraître çà  et  là  une  morale  nuancée;  mais  la  morale  populaire,  forte 
de  la  faiblesse  des  aristocraties  et  appuyée  sur  la  servitude  féodale, 
donne  à  l'horreur  du  suicide  une  vigiieur  nouvelle.  Puni  par  le 
baron,  par  le  prêtre,  l'homicide  de  soi-même  est  en  tout  cas  un 
crime. 


CHAPITRE  PREMIER 

Les  deux  Morales  pénètrent  dans  l'Église 
I.  —  La  Morale  aristocratique 

Il  paraît  d'abord  surprenant  que  les  deux  morales  païennes  se 
rencontrent  et  se  heurtent  pour  la  première  fois  au  sein  de  l'Eglise. 

GLa  morale  chrétienne  n'a  qu'indifférence  pour  la  question  de  la 
mort  volontaire;  elle  admire  certains  suicides,  elle  n'(  n  punit  aucun; 
il  semble  donc  que  son  triomphe  doive  faire  disparaître  les  deux 
morales  païennes  :  comment  peut-il  aboutir  à  ce  résultat  paradoxal 
de  les  mettre  aux  prises  dans  l'Eglise  elle-même? 

Il  y  aurait  là  plus  qu'un  paradoxe  si  le  «  triomphe  du  christia- 
nisme »  était  le  triomphe  de  la  morale  chrétienne.  Mais,  au  point  de 
vue  moral,  ce  qu'on  appelle  la  fin  du  paganisme  s  appellerait  tout 
aussi  justement  la  fin  du  christianisme.  Sans  doute,  la  religion, 
naguère  persécutée,  devient  religion  d'état,  mais  l'Eglise,  envahie 
à  la  fois  par  l'aristocratie  cultivée  et  la  foule,  cède  au  formidable 
afflux  païen  dont  cette  double  invasion  s'accompagne.  Devant  la 
pensée  antique,  elle  recule  en  discutant;  devant  les  mœurs  populaires 
elle  cède  en  gémissant.  Ainsi,  elle  se  trouve  bintôt  contenir  les  deux 
morales  qu'avait  élaborées  la  société  païenne.  Seulement,  ces  deux 
morales,  paisiblement  juxtaposées  dans  le  monde  romain,  se  heur- 
tent forcément  dans  l'Eglise. 


La  Morale  aristocratique  :  1)  Il  n'y  a  pas  dans  l'Eglise,  uue  morale  aristo- 
cratique réservée  à  l'élite;  mais  il  y  a  une  morale  qui,  en  fait,  ne  règne 
que  sur  l'élite. 

Au  IVe,  au  ve  siècles,  il  y  a  dans  l'Eglise  une  aristocratie. 

On  y  distingue  deux  éléments  :  d'abord,  un  certain  nombre  de 
grandes  familles  se  rallient  à  la  religion  victorieuse;  en  outre, 
l'Eglise,  par  le  seul  jeu  de  son  organisation,  produit  elle-même  une 
élite. 

Pour  définir  le  dogme  assailli  par  les  hérésies,  pour  régler  l'orga- 
nisation du  clergé,  pour  élaborer  le  droit  canonique,  pour  adminis- 
trer de  vastes  églises,  il  fa*t  des  hommes.  L'Eglise  en  trouve  et  en 
grand  nombre.  Mais  l'exercice  de  leur  fonction  les  élève  au-dessus 
de   la   foule.    Philosophes,   moralistes,   administrateurs,   orateurs   et 


321 

hommes  d'état,  tout  un  monde  peu  à  peu  se  distingue  du  peuple, 
,pense,  légifère,  gouverne  pour  lui.  Il  serait  bien  inutile  de  s'attarder 
à  démontrer  son  existence.  Tous  les  historiens  de  l'Eglise  l'ont  com- 
plaisamment  décrit,  et  le  seul  reproche  qu'on  puisse  leur  faire,  c'est 
•d'avoir  quelquefois  exagéré  son  influence. 

A  la  différence  de  l'ancienne  aristocratie  païenne,  cette  aristo- 
cratie d'Eglise  n'a  pas  une  morale  dont  elle  entende  se  réserver 
l'usage.  Au  contraire,  un  des  reproches  que  fera  Lactance  aux  philo- 
sophes païens,  ce  sera  de  ne  s'être  adressés  qu'à  une  élite,  «  aussi 
égoïstes  que  s'ils  crevaient  les  yeux  à  leurs  semblables  pour  jouir 
seuls  de  la  lumière  ».  Il  veut,  lui,  que  l'on  instruise  «  artisans,  cam- 
pagnards et  femmes  »  (i).  De  même,  saint  Ambroise,  saint  Jérôme, 
saint  Augustin,  n'admettraient  pas  un  seul  instant  qu'il  y  eût,  en 
principe,  la  moindre  différence  entre  les  devoirs  des  plus  grands  et 
ceux  des  plus  humbles.  Seulement,  en  fait,  ils  ont  leur  morale  et  le 
peuple  en  a  une  autre.  Ceux  qui  ont  lu  Saint  Ambroise  ou  la  Cité 
de  Dieu  ont  forcément  des  idées  qui  restent  étrangères  à  la  foule  illet- 
trée. Ceux  qui  gouvernent  ont  des  soucis  que  n'ont  pas  les  gouvernés. 
Ceux  qui  sont  chaque  jour  en  contact  avec  l'administration  laïque 
tiennent  compte  de  mille  réalités  qui  échappent  au  vulgaire.  Ainsi 
-se  constitue  une  morale  d'en  haut,  qui  rayonne  autour  de  la  haute 
Eglise,  mais  n'est  pure  que  dans  son  sein,  dans  son  droit  et  sa  lit- 
térature. 

Une  opinion  assez  commune  veut  que  ce  soit  cette  morale  qui  ait 
fait  définitivement  prévaloir  dans  le  monde  l'horreur  du  sui- 
cide. Saint  Augustin,  par  sa  doctrine  impitoyable  à  tous  les  suicides, 
aurait  donné  au  monde  une  doctrine  neuve  frayant  la  route  à  un 
droit  nouveau.  La  liste  serait  longue  si  j'énumérais  tous  ceux  qui  ont 
défendu  cette  façon  de  voir.  Je  ne  crois  pourtant  pas  qu'elle  s'accorde 
aux  faits.  D'abord,  la  morale  pratique  de  saint  Augustin  ne  peut 
être  une  morale  neuve,  puisqu'elle  est  depuis  des  siècles  celle  des 
esclaves  et  des  petites  gens;  en  outre,  sa  doctrine  est  moins  rigou- 
reuse qu'elle  ne  cherche  à  en  avoir  l'air;  enfin  saint  Augustin  n'est 
pas  à  lui  seul  toute  la  haute  église  et  ses  idées  sur  le  suicide  sont  sin- 
gulières, presque  scandaleuses. 

Si  on  l'étudié  lui-même  de  près,  si  on  étudie  les  grands  écrivains 
du  ive  et  du  début  du  ve  siècles  et  enfin  le  droit  de  la  même  époque 
bien  loin  de  constater  une  opposition  violente  entre  la  morale 
païenne  et  celle  des  Pères,  on  voit  au  contraire  l'Eglise  se  rapprocher 
de  la  morale  nuancée  qui,  depuis  le  111e  siècle,  est  le  plus  en  faveur 
dans  le  monde  romain.  Non  seulement  il  y  a  accord  sur  les  points 


(1)  Institut,  HT,  25,  4  et  5  (textes  cités  par  M.    Pichon  dans   son  [livre  sur 
Lactance,  P.  1901,  p.  407). 

21 


M9  x    ÎÊ6ÊJÊM   AlMSTof  i:\ti..i  K 

niicls,  m  itiiudr  néise,  (jui  eut  i<i  privilège  délioal  .1 

imoimIc  d'en  liant,  se  ivtiouvc  dam  1rs  hésitations  e1  les  contoadiotl 
grands  théologiens  At  l'âge  d'or; 


II 

La  morale  écrite,  accord  des  Pères  de  l'Eglise  et  des  néo-platoniciens  :  1)  la  plu- 
part des  Pères  de  l'Eglise  condamnent  le  suicide;  2)  doctrines  de 
tance  et  de  Saint-Augustin;  3)  mais  ce  n'est  pas  là  une  doctrine 
neuve  inspirée  par  l'horreur  du  sang;  4)  c'est  une  doctrine  reprise  à  la 
philosophie  peïenne  qui,  depuis  le  IIIe  siècle  est  le  plus  en  faveur, 
(doctrines  de  Plotin.  do  Porphyre,  d'Apulée  et  deMacrobc.) 

Dès  le  quatrième  siècle,  la  question  du  suicide  commence  à  re- 
tenir l'attention  des  Pères  de  l'Eglise  comme  elle  avait  retenu  celle 
des  philosophes  païens  (i). 

Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  une  des  questions  les  plus  intéressantes 
à  leurs  yeux.  Il  s'en  faut  qu'elle  occupe  dans  leurs  œuvres  autant  de 
place  que  la  question  du  mariage  et  de  la  virginité.  Comparées  à  celles 
de  Sènèque,  les  déclarations  de  Saint  Ambroise  ou  de  Saint  Jérôme 
sont  un  peu  rapides.  Mais  enfin,  alors  qu'Origène  est  seul,  au  III6 
siècle,  à  dire  un  mot  du  suicide,  la  plupart  des  grands  écrivains  de 
Vêige  suivant  s'en  expliquent. 

Ils  se  prononcent  tcus,  en  principe,  contre  la  mort  volontaire.  Le 
plus  grand  nombre  se  contente  d'une  condamnation  brève,  sans 
âpreté.  Saint  Athanase  dit  en  passant  que,  si  les  saints  ne  se  livraient 


(1)  Etant,  donnée  la  richesse  de  la  littérature  à  cette  époque  il 
ne  m'était  pas  possible  de  tout  lire.  Saint  Ambroise,  saint  Jérôme, 
saint  Augustin,  sont  les  seuls  dont  j'aie  vu  les  œuvres  complètes. 
Pour  les  autres,  j'ai  lu  seulement  les  ouvrages  que  Bardenhewer  signale  comme 
particulièrement  intéressants  au  point  de  vue  moral  et  ceux  que  les  Indices 
de  Migne  indiquent  comme  contenant  des  déclarations  sur  le  suicide,  l'homi- 
cide, le  martyre  volontaire,  etc.  Les  ouvrages  suivants  sont  cités  d'après  le 
Corpus  de  Vienne  :  saint  Ambroise,  Expositio  Eu.  sec.  Lucam,  éd.  Schenkl, 
1902;  saint  Augustin,  Contra  Faustum,  éd.  Zycha,  1891;  De  Genesi  ad  litteram, 
éd.  Zycha,  1894;  Cité  de  Dieu,  éd.  Hoffmann,  2  vol.,  1899-1900;  De  cura  pro 
mortuis  gerenda,  De  bono  conjugali,  De  sancta  virginitate,  De  bono  viduitatis, 
éd.  Zycha,  1900;  Retractationes,  éd.  Knoll,  1902;  Contra  Gaudeniium,  éd. 
Petschenig,  1910;  Gassien,  Collationes,  éd.  Petschnenig,  1886;  De  Institut, 
Coenob.,éd.  Petschenig,  1888;  saint  Jérôme,  Epistulae  (de  1  à  120),  édi.Hilberg, 
2  vol.  1910-1912;  Lactance,  Divinae  Institutions,  éd.  Brandt  et  Laupmann, 
1890;  Paulin  de  Noie,  éd.  de  Hartel,  1894;  Sulpice  Sévère,  éd.  Halm,  1866. 
L'Histoire  lausiaque  est  citée  d'après  l'édition  Lucot,  (collect.  Hemmer  et 
Lejay,  P.  1912),  la  Vie  de  Pakhôme,  texte  arabe,  d'après  la  traduction ,  Amé- 
lineau,  (Monuments  pour  servir  à  l'Histoire  de  l'Egypte  chrétienne  au  IVe  siècle, 
P.  1889)  et,  texte  syriaque,  d'après  la  traduction  Bousquet  et  Nau,  (Patrologie 
orientale,  t.  IV,  P.  1907-1908).  Tous  les  autres  ouvrages  sont  cités  d'après  la 
Patrologie  de  Migne,  (éd.  de  1866  pour  saint  Ambroise). 


SAIXT  JEROME  323 

pas,  c'est  que  c'eût  été  là  «  se  tuer  »  (i).  Saint  Grégoire  de  Naziance 
écrit  dans  un  poème  :  beaucoup  ne  vivent  que  pour  obéir  à  Dieu, 
«  nous  devons  restés  liés  jusqu'à  ce  que  Dieu  nous  délie  »  (2).  Saint 
Jean  Chrysostome,  parlant  de  la  nécessité  d'aller  joyeusement  à  la 
mort,  s'interrompt  et  déclare  :  «  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  pour  qu'on 
porte  les  mains  sur  soi-même  ou  qu'on  se  tue  contre  la  volonté  du 
Créateur  ou  qu'on  bannisse  son  âme  de  la  demeure  que  lui  est  le 
corps  »  (3).  Saint  Basile,  en  punissant  l'avortement,  fait  valoir  que 
la  femme  qui  s'en  rend  coupable  «  risque  de  se  tuer  elle-même  »  (X) . 
Dans  le  traité  De  malignis  cogitationibus  attribué  à  Saint  Nil,  le 
dégoût  de  la  vie  est  présenté  comme  un  sentiment  inspiré  par  le 
démon  (5).  Un  Commentaire  anonyme  sur  Job,  faussement  attribué 
à  Origène,  mais  postérieur  à  Arius,  déclare  que  ceux  qui  se  tuent 
n'auront  jamais  de  repos  dans  l'infinité  des  siècles.  Leurs  âmes,  une 
fois  sorties  du  corps,  «  iront  dans  les  ténèbres  où  elles  seront  tour- 
mentées iavec  Judas  et  Achitophel  »  (6).  Les  canons  des  apôtres,  en 
confirmant  les  peines  portées  par  le  concile  de  Nicée  contre  celui 
qui  se  mutile,  ajoutent  :  «  parce  qu'il  est  homicide  de  lui- 
même  ))  (7). 

Parmi  les  latins,  saint  Ambroise  dit,  en  passant,  à  propos  des 
chrétiennes  qui  se  sont  tuées  par  chasteté  (et  qu'il  admire),  qu'en  prin- 
cipe les  Saintes  Ecritures  interdisent  le  suicide  (8).  Je  ne  sais  à  quel 
texte  il  fait  allusion.  D'après  saint  Jérôme,  Judas  ajoute  à  sa  trahison 
proprii  homicidii  crimen  (9).  Ailleurs,  parlant  de  jeunes  filles  qui 
se  sont  fait  avorter,  saint  Jérôme  déclare  qu'elles  vont  aux  enfers 
sous  le  poids  de  trois  crimes  :  infanticide,  adultère,  suicide  (10).  Dans 
ses  Commentaires  sur  Amos,  il  dénonce  «  la  tristesse  du  siècle  qui 
conduit  à  la  mort  »  (11).  Enfin,  au  cours  d'une  lettre  à  Paula  qui, 
depuis  la  mort  de  sa  fille,  refusait  de  manger,  il  écrit  :  ne  crains-tu  pas 
que  le  Sauveur  ne  te  dise  :  «  Je  n'aime  pas  cette  frugalité...  Je  n'ac- 
cueille jamais  l'âme  qui  se  sépare  du  corps  contre  ma  volonté.  Que 
la  folie  philosophique  garde  pour  elle  les  martyrs  de  ce  genre,  qu'elle 
garde  Zenon,  Cléombrote,  Caton!...  »  (12).  Règle  générale,  donnée 
dans  les  Commentaires  sur  Jonas  :  n  II  ne  nous  appartient  pas  de 
ivir  la  mort  »  (i3). 


(1)  Apologie  (P.  C,  XXV,  c.  666).  (2)  De  la  vertu,  v.  628  (P.  G.,  XXXVII 
c.  725).  (3)  De  consolatione  mortis  sermo,  I,  (P.  G.,  LVI,  c.  295  ss.).  (4  Epist. 
188,  (P.  G.,  XXXII,  c.  671).      (5)  P.  G.,  79,  c.  1214.      (6)  P.  G.,  17,  c.  489. 

(7)  Canons  22,  23,  24  de  Denys  le  Petit  ,(Mansi,  t.  I,  p.  34.)  Les  mots  suus  est 
homicida,  ne  se  retrouvent  pas  dans  le  premier  canon  du  Concile  de  Nicee. 

(8)  De  virginibus,  III,  7,  (P.  L.,  XVI,  c.  241).  (9)  Comm.  in  Malt.,  IV.  27, 
(P.  L.,  XXVI,  204).  (10)  Epist.  XXII,  ad  Eustochium,  parag.  13,  (Hilberg.  I, 
160).  (11)  In  Amos,  II,  5,  (P.  L.,  XXV,  c.  1052).  (12)  Epist.  XXXIX,  3,'  (p. 
299;  300).     (13)  Comm.in  Jonam,cA  sur  le  verset  12,(P.  L.JXXV.,1129). 


324  l'église  et  la  morale  aristocratique 

Saint  Isidore  écrit  :  les  Anciens  ont  jugé  ceux  qui  se  tuaient  si 
infâmes  qu'ils  coupaient  la  main  à  leur  cadavre  et  l'enterraient  i 
part.  Si  les  hommes  punissent  la  main  après  la  mort,  l'âme  qui  a 
poussé  cette  main,  quel  pardon  recevra-t-elle  (i)?  Gassien,  comme 
Saint  Jérôme,  dénonce  la  tristesse  qui  nous  porte  à  nous  détruire  (2). 
Dans  la  Psychomachie  de  Prudence,  la  colère  se  perce  d'une  épée  (3). 

Ce  sont  là  des  déclarations,  des  indications  rapides.  Deux  écri- 
vains chrétiens  traitent  la  question  plus  à  fond  et  se  prononcent,  eux 
aussi,  contre  la  mort  volontaire. 

Lactance  explique  le  penchant  de  certains  païens  au  suicide  par 
des  croyances  erronnées  sur  l'immortalité  de  l'âme.  Les  disciples  de 
Pythagore  et  les  stoïciens,  dit-il,  croyaient  les  âmes  éternelles  ;  aussi 
beaucoup  se  tuèrent,  croyant  qu'ils  iraient  au  ciel  :  Gléanthe,  Chry- 
sippe,  Zenon,  Empédocle  et,  parmi  les  Romains,  Caton,  qui  fut,  toute 
sa  vie,  socraticae  vanitatis  imitator.  Démocrite,  qui  avait  d'autres 
idées,  se  donna  également  la  mort,  et  Lactance  conclut  :  «  Il  ne  se 
peut  commettre  rien  de  plus  criminel.  Car,  si  l'homicide  est  impie 
en  ce  qu'il  met  fin  à  une  vie  humaine,  celui  qui  se  détruit  est  chargé 
du  même  crime,  puisqu'il  détruit  un  homme.  Bien  plus,  ce  forfait 
doit  être  tenu  pour  plus  grave;  il  dépend  de  Dieu  seul  de  le  punir. 
De  même  que  nous  n'entrons  pas  spontanément  dans  cette  vie,  de 
même  il  ne  nous  faut  quitter  notre  corps,  domicile  confié  à  notre 
garde,  que  sur  l'ordre  de  celui  qui  nous  y  a  fait  pénétrer  avec  mis- 
sion d'y  demeurer  jusqu'à  ce  qu'il  nous  en  fit  sortir.  Si  quelque  vio- 
lence nous  est  faite,  il  la  faut  supporter  d'une  âme  égale  :  car  la 
suppression  d'une  vie  innocente  ne  saurait  demeurer  sans  vengeance 
et  nous  avons  un  grand  juge  qui  seul  possède  toujours  le  moyen  de 
punir  dans  sa  plénitude.  Homicides  donc  tous  ces  philosophes  et  ce 
prince  de  la  sagesse  romaine,  ce  Caton  qui,  avant  de  se  tuer,  relut, 
dit-on,  le  livre  de  Platon  sur  l'immortalité  de  l'âme  et  fut  porté  au 
pire  crime  par  l'autorité  de  ce  philosophe  »  (4). 

La  théorie  de  Lactance  est  reprise  par  saint  Augustin.  C'est  sur- 
tout au  premier  livre  de  la  Cité  de  Dieu  et  dans  ses  écrits  contre  les 
Donatistes  que  saint  Augustin  s'occupe  du  suicide.  Il  le  condamne 
avec  force  et  une  sorte  d'âpreté.  Sa  démonstration  est  célèbre.  L'élo- 
quence en  fait  souvent  oublier  la  subtilité.  Je  n'en  marque  ici  que 
les  idées  maîtresses. 

i°  Nul  ne  peut,  de  son  droit  privé,  tuer  un  coupable;  à  plus  forte 
raison,  nul  ne  peut  tuer  un  innocent.  Si  donc  celui  qui  se  tue  tue 


(1)  V.  287  (P.G.,  LXVIII,  c.  1503).  <2)  De  Coenob.instit.,  IX,  9,  p.  170). 
(3)  V.  154  (P.  L.,  LX,  c.  35).  (4)  Dwinae  Institut,  III,  18,  p.  237.  Gassendi 
proposait  de  lire  stoicae  au  lieu  socralicae  vanitatis. 


SAINT   AUGUSTIN  325 

un  innocent,  il  commet  un  crime  et,  plus  il  est  innocent,  plus  son 
acte  est  criminel  (i). 

2°  La  loi  a  dit  :  non  occides.  Elle  n'a  pas  dit  :  tu  ne  tueras  pas 
ton  prochain.  La  prohibition  est  donc  absolue.  Assurément,  ce  serait 
folie  de  l'étendre  aux  plantes  et  aux  animaux.  Mais  le  mot  s'applique 
à  nous-même  au  même  titre  qu'à  autrui  :  qui  se  détruit,  détruit  un 
homme  (2). 

3°  On  admire  la  grandeur  d'âme  de  ceux  qui  mettent  fin  à  leur 
vie;  à  le  bien  prendre,  ce  qui  est  d'une  grande  âme  c'est  de  supporter 
une  vie  malheureuse  et  non  pas  de  s'y  dérober;  l'homme  vraiment 
fort  est  celui  qui  sait  au  besoin  mépriser  l'opinion  et  ne  se  laisse 
guider  que  par  la  pure  lumière  de  la  conscience.  Caton  a  péché  par 
faiblesse  (3). 

4°  Se  tuer  pour  ne  pas  s'exposer  à  une  tentation,  c'est,  pour  se 
dérober  au  risque  de  commettre  un  crime,  en  commettre  un  autre, 
et  plus  grave  puisqu'il  est  impossible  d'en  faire  pénitence;  si  le  désir 
d'éviter  le  péché  justifiait  le  suicide,  la  conséquence  logique  d'une 
telle  doctrine  serait  bien  simple  :  nous  n'aurions  qu'à  nous  tuer  tous 
aussitôt  après  le  baptême  (4). 

Conclusion  :  le  suicide  n'est  jamais  licite  :  «  Nous  disons,  nous 
déclarons  et  nous  confirmons  de  toute  manière  que  nul  ne  doit  spon- 
tanément se  donner  la  mort  sous  couleur  de  fuir  des  tourments 
passagers,  au  risque  de  tomber  dans  des  tourments  éternels;  nul  ne 
doit  se  tuer  pour  le  péché  d'autrui  :  ce  serait  commettre  le  péché  le 
plus  grave,  alors  que  la  faute  d'un  autre  ne  nous  souillait  pas;  nul 
ne  doit  se  tuer  pour  des  fautes  passées,  ce  sont  surtout  ceux  qui  ont 
péché  qui  ont  besoin  de  la  vie  pour  faire  pénitence  et  guérir;  nul 
ne  doit  se  tuer  par  espoir  d'une  vie  meilleure  espérée  après  la  mort: 
ceux  qui  sont  coupables  de  leur  mort  n'ont  pas  accès  à  cette  vie 
meilleure.  »  (5). 

Comme  on  le  voit,  la  théorie  indiquée  par  Lactance  devient 
riche  et  précise.  Fort  d'une  doctrine  absolue,  saint  Augustin  con- 
damne résolument  les  suicides  les  plus  admirés  jusque-là:  Lucrèce, 
dont  il  parle  longuement,  est  enfermée  dans  ce  dilemme  :  avait-elle 
su  garder  dans  le  déshonneur  un  cœur  chaste?  Alors  elle  ne  devait 
pas  tuer  une  femme  innocente.   Avait-elle  consenti  au  crime?  Elle 


(1)  Cité  de  Dieu,  1,17,  (I,  31-32).  (2)  Ib.,  20,  21,  (I,  37  ss.);  saint  Augustin 
note  également  que,  dans  tous  les  livres  saints,  il  n'y  a  pas  un  seul 
texte  qui  prescrive  ou  permette  le  suicide.  (3)  Ib.,  22-24  (I,  41  ss.)  Dans 
une  lettre  à  Dulcitius  (III,  204,  P.  L.,  XXXIII,  c.940),  saint  Augustin 
allègue  contre  le  suicide  le  mot  de  l'Ecclésiaste  :  qui  sibi  nequam,  cui  bonus? 
(XIV,  5),  le  mot  de  l'Evangile  de  Marc  :  diliges  proximum  tuum  tanquam 
teipsum,  (XII,  31)  et  la  peine  infligée  par  David,  à  celui  qui  a  frappé  Saûl, 
(II  Sam.,  I,  1-16).     (4)  Ch.  27  ,(I,  47,  ss).     (5)  Ch.  26,  (I,  47). 


fcH  L'ÉGLISE    BT   r.\    mmuai.k   âttBTOCEATIQ 

ni  m  Ni.-  pour  faire  pénitence.  Impure,  comment  la  louer?  r 
quoi  a-t-elle  tuéP  (i). 

C'est  surtout         ium  de  cette  doctrine  de  sainl    Augustin  qu'on 
dit  communément:   l'Eglise  associe  l'horreur  du   suicide,  à  l'hon 
lu  sang  répandu;  elle  lance  ainsi  une  morale  neuve.  —  Double  erreur*. 
La  condamnation  du  suicide  n'est  pas  liée  à  des  scrupules  plus  déli- 
en matière  d'homicide,  et  il  n'y  a  pas  morale  neuve,  il  y  a  rap- 
prochement avec  la  morale  païenne. 

Sans  doute  saint  Augustin  allègue  le  non  occides.  L'idée  est  ingé- 
nieuse, parce  que  la  mort  volontaire  se  trouve  interdite  par  l'Ecriture. 
Mais  ce  n'est  qu'une  ingéniosité.  La  preuve  c'est  qu'au  nom  du  non 
occides  saint  Augustin  interdit  tous  les  suicides,  alors  qu'au  nom  du 
même  précepte  il  n.'interdit  pas  tous  les  homicides.  Non  seulement 
il  admet  la  légitimité  de  la  peine  de  mort,  (2)  mais  il  permet  aux 
fidèles  de  siéger  dans  les  tribunaux  (3).  Non  seulement  il  admet  Iefl 
justes  guerres,  mais  il  déclare  qu'on  peut  plaire  au  Seigneur  en 
portant  les  armes  :  David  n'était-il  pas  un  soldat  (4)?  Il  vante  même 
la  discipline  des  chrétiens,  leur  soumission  aux  chefs  injustes. 
Si  Julien  leur  disait  :  «  Rangez-vous  en  bataille,  marchez  contre 
telle  nation  »,  ils  obéissaient  aussitôt  (5).  La  rigueur  singulière  de 
saint  Augustin  contre  le  suicide  s'allie  à  une  horreur  moins  vive  que 
que  celle  des  premiers  chrétiens  pour  l'homicide  en  général. 

Ce  qui  est  vrai  de  saint  Augustin  est  vrai  de  l'ensemble  de  la  haute 
Eglise.  Le  moment  où  elle  commence  à  s'intéresser  au  suicide  et  à 
le  condamner  est  exactement  celui  où  elle  devient  moins  scrupuleuse 
sur  la  question  du  sang  versé. 

S'agit-il  de  la  question  essentielle,  celle  du  service  militaire? 
M.  Le  Blant  a  noté  la  diversité  des  opinions  qu'expriment  Lactance, 
saint  Jérôme,  Paulin  de  Noie,  saint  Martin  (6).  Sans  doute  U  déplait 
encore  aux  rigoristes  que  les  chrétiens  versent  le  sang.  Lactance  dit 
tout  net  qu'ils  ne  doivent  pas  porter  les  armes  (7);  saint  Jean  Chrysos 


(1)  Ch.  19,  (I,  34-37).  (2)  Cité  de  Dieu,  I,  21,  (I,  p.  39).  (3)  Ibid., 
XIX,  6,  (II,  382).  Le  fidèle  s'abstiendra-t-il  de  siéger  comme  juge  sous 
prétexte  que  les  peines  sont  trop  cruelles  et  la  procédure  inique  et  san- 
glante ?  Sedebit  plane.  Saint  Augustin  admet,  en  outre,  certains  châtiments 
sanglants  :  félicitant  le  tribun  Marcellus  de  n'avoir  pas  employé  contre  les 
donatistes,  le  chevalet  et  les  ongles  de  fer,  mais  seulement  les  verges,  il  cons- 
tate sans  s'indigner  que  le  supplice  des  verges  est  ordonné  communément 
par  les  évêques  :  et  saepe  etiam  in  iudiciis  solet  ab  episcopis  adhiberi,  Epist., 
CXXXIII,  (P.  L.,  XXXIII,  c.  509).  (4)  Epist.,  CLXXXIX,  (P.  L.,  XXXIII» 
c.  855).     (5)   In  Psalm.,  CXXIV,    7,  (P.  L.,  XXXVI-XXXVII,  c.  1654). 

(6)  Le  Blant,   De  quelques  principes  sociaux   proclamés  par  les  Conciles  du 
IVe  siècle,   (Séances  et  trav..  de  l'Ac.   des  Se.   morales,   CXI,   p.    379   ss). 

(7)  Lactance,  Div.  Inst.z  VI,  20,  (p.  558). 


accord  de  l'église  et  des  néo-platoniciens       327 

tome  compare  les  soldats  à  des  loups  n  qui  ne  sont  jamais  purs  de 
crimes,  non  plus  que  la  mer  n'est  vide  de  flots  »  (i).  Mais  ces  voix  et 
quelques  autres  clament  désormais  dans  le  désert.  Saint  Jérôme 
exprime  l'opinion  de  la  majorité  lorsqu'il  dit  avec  fierté  :  «  Aujour- 
d'hui les  insignes  de  la  croix  sont  les  étendards  de  l'armée  »;  enfin, 
dès  le  début  du  ive  siècle  :  «  la  première  assemblée  d'évêques  qui  ait 
été  réunie  par  un  empereur  et  ait  délibéré  d'après  ses  ordres  »,  le 
Concile  d'Arles  de  3i4  ordonne  que  tout  soldat  qui  jettera  ses  armes 
en  temps  de  paix  soit  excommunié  (2). 

De  même,  le  triomphe  de  l'Eglise  ne  semble  pas  adoucir  le  droit 
ni  les  mœurs,  «  Les  lois  pénales  du  premier  empereur  chrétien, 
remarque  Duruy,  sont  parmi  les  plus  atroces  de  la  législation 
impériale  »  (3)  :  Constantin  fait  arracher  la  langue  aux  délateurs, 
verser  du  plomb  fondu  dans  la  bouche  de  l'instigateur  du  rapt  (4). 
Les  cruautés  de  Gallus,  de  Constance,  de  Valentinien,  les  histoires 
-de  mains  coupées  qu'on  lit  dans  Ammien  Marcelin  et  dont  Théodose 
est  le  triste  héros,  rappellent  les  plus  durs  excès  des  tyrans  du  pre- 
mier siècle  (5).  L'Eglise  assurément  n'approuve  pas  tout  cela.  Mais, 
s'il  y  a  là  çà  et  là  des  protestations  célèbres  comme  celles  de  St-  Am- 
broise,  j'ai  vainement  cherché  dans  les  écrits  des  Pères  de  l'Eglise 
quelque  chose  d'analogue  à  la  campagne  menée  par  nos  philosophes 
du  xvme  siècle  en  vue  d'obtenir  l'adoucissement  d'une  législation 
trop  rude  et  sanglante. 

Dès  l'instant  que  la  haute  Eglise  admet  la  peine  de  mort,  la 
guerre,  et  se  résigne  à  subir  le  droit  pénal  païen,  il  est  clair  que  sa 
doctrine  touchant  la  mort  volontaire  ne  peut  pas  s'expliquer  par 
une  répugnance  de  plus  en  plus  vive  pour  le  meurtre  en  général. 

Mais  cette  doctrine  s'oppose  violemment  à  la  morale  païenne!  — 
Evidemment  si  l'on  s'amuse  à  juxtaposer  les  formules  de  Sénèque  et 
celles  de  saint  Augustin,  on  obtient  un  contraste  saisissant  à  souhait. 
Seulement,  au  ive  siècle,  le  stoïcisme  et  lepicurisme  sont,  d'après 
St- Augustin  lui-même,  a  comme  une  cendre  éteinte  »  (6),  Les 
penseurs  païens  dont  l'œuvre  est  vivante,  c'est  Platon,  que 
saint  Augustin  craint  d'avoir  trop  loué  (7),  c'est  Apulée,  Plotin,  Por 
phyre  (8).  Rapprochons  les  formules  de  l'Eglise  des  formules  de  ces 
païens  :  non  seulement  il  y  a  une  opposition,  mais  la  ressemblance 
saute  aux  yeux. 


(1)  In  Matth.  Homilia,  (P.  G.  LVIII,  c.  590).  (2)  Babut,  L'adoration  de 
V Empereur  et  les  origines  de  la  persécution  de  Dioclétien,  {Revue  histor.,  t. 
CXXIII,  p.  244).  (3)  Hist.  romaine,  VII,  119.  (4)  Dict.  des  Antiq.,  art. 
poena.  (5)  Voir  XIV,  6,  XV,  3,  XVI,  8,  XXI,  15,  XXVIII,  1,  XXIX,  5, 
XXX,  5.  (6)  Epist.  CXVIII,  (P.  L.,  XXXIII,  c.  437).  (7)  Rétractât.,  1, 1, 
[Knoll,  p.  17).     (8)  Cité  de  Dieu,  VIII,  12  (I,  374). 


328  i/kglise  et  la  morale  aristocratique 

Pour  Platon,  le  suicide  est  un  attentat  au  droits  <le  la 
Divinité  (i). 

Plotin  déclare  qu'il  n'est  pas  bon  de  «  prévenir  l'arrêt  du  destin  n; 
il  ne  faut  pas  faire  sortir  violemment  l'âme  du  corps  :  ce  serait 
céder  au  chagrin,  à  la  souffrance,  à  la  colère;  en  outre,  si  le  rang  que 
l'on  obtient  là-haut  dépend  de  l'état  dans  lequel  on  est  en  sort.mt 
du  corps,  il  ne  faut  pas  s'en  séparer  quand  on  peut  encore  faire  des 
progrès  »  (2). 

Porplîyre,  que  les  conseils  de  Plotin  avaient  sauvé  du  suicide  (3), 
explique  qu'il  ne  faut  pas  se  tuer  parce  que,  en  cas  de  mort  violente, 
l'âme  ne  parvient  pas  à  s'éloigner  du  corps  (4). 

Parmi  les  latins,  Apulée  pose  en  règle  générale  que  le  suicide 
est  interdit  :  le  sage  n'abandonnera  jamais  la  vie  invito  deo  :  «  Sans 
doute  il  tient  en  ses  mains  le  pouvoir  de  mourir;  sans  doute  il  sait 
qu'en  quittant  les  choses  de  la  terre  il  gagnera  des  biens  supérieurs  : 
mais  à  moins  que  la  loi  divine  ne  lui  impose  absolument  d'en  passer 
par  là,  il  ne  doit  pas  hâter  l'heure  de  sa  mort  »  (5). 

Enfin  Macrobe,  reprenant  Platon,  Plotin  et  Porphyre,  donne 
trois  arguments  contre  le  suicide)  : 

i°  La  mort  volontaire  rompt  les  rapports  numériques  sur  lesquels 
repose  la  société  de  l'âme  et  du  corps; 

20  En  cas  de  séparation  violente  de  l'âme  et  du  corps,  quand 
l'homme  sépare  violemment  son  âme  de  son  corps,  il  agit  sous 
l'empire  de  la  passion;  aussi  l'âme,  «  eût-elle  été  auparavant  exempte 
de  souillure  »,  se  trouve  souillée  par  sa  sortie  violente  du  corps; 

3°  Les  âmes  devant  être  récompensées  à  raison  de  leur  perfection, 
il  ne  faut  pas  se  retirer,  en  mettant  fin  à  ses  jours,  le  moyen  de 
devenir  plus  parfait;  l'âme  souillée  par  le  suicide  ne  peut  entrer 
au  ciel  (6). 

Je  ne  dis  pas  que  les  arguments  de  l'Eglise  soient  exactement 
semblables  à  ceux  des  philosophes  :  les  Pères  laissent  tomber  l'argu- 
ment numérique;  et  ce  n'est  pas  aux  païens  que  St- Augustin  prend 
son  raisonnement  sur  le  non  occides.  Mais  pour  le  reste  comparons  : 

Nous  devons  rester  liés  jusqu'à  ce  que  Dieu  nous  délie  (Grégoire 
de  Naziance).  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  délier  nous-mêmes 
et  de  prendre  la  fuite  (Platon). 

Celui  qui  se  tue  à  beau  être  innocent,  il  devient  criminel  en 
tuant   un    innocent    (St- Augustin).    L'âme   eût-elle    été    auparavant 


(1)  Voir  plus  haut,  p. 284.  (2)  I  Ennead.,  9,  (la  traduction  française  est 
empruntée  à  Bouillet,  P.  1857,  p.  140-141);  cf.  II  Enn.,  IX,  18.  (3)  Por- 
phyre, Vie  de  Plotin,  XI.  (4)  De  l'abstinence  des  viandes,  II,  47.  (5).  De 
dogmate  Platonis,  II,  622  (éd.  Bétolaud,  1836,  p.  290).  (6)  Comment  dw 
songe  de  Scipiont  I,  13. 


accord  de  l'église  et  des  néo-platoniciens       32î> 

exempte  de  souillure,  elle  se  trouve  souillée  par  le  suicide  (Maerobe). 

Ceux  qui  sont  coupables  de  leur  mort  n'ont  pas  accès  à  la  vie 
meilleure  (St- Augustin).  L'âme  du  suicidé  ne  pourra  pas  entrer  au 
ciel  (Macrobe). 

Le  seul  motif  qui  puisse  rendre  le  suicide  légitime,  ce  serait  un 
ordre  donné  par  Dieu  (St- Augustin).  Le  sage  ne  se  tuera  que  si  la 
loi  divine  l'ordonne  (Apulée). 

Comme  on  voit,  les  formules  de  l'Eglise  s'accordent  de  façon- 
frappante  aux  formules  néo-platoniciennes.  Bien  loin  de  lancer  une 
morale  neuve,  les  théologiens  adoptent  celle  qui,  depuis  le  ine  siècle, 
est  le  plus  en  faveur  dans  le  monde  païen.  On  se  les  représente 
défiant  le  siècle,  en  réalité  ils  suivent  la  mode. 

Au  reste,  ce  sont  des  modernes  qui  ont  voulu  voir  dans  la 
Cité  de  Dieu  l'aube  d'une  morale  neuve.  L'auteur  lui-même  a  moins 
d'ambition.  Alors  que  Lactance,  son  prédécesseur,  foudroie  pêle- 
mêle  stoïciens,  pythagoriciens,  platoniciens,  (sans  paraître  se  douter 
qu'il  copie  quelques-uns  de  ceux  qu'il  condamne),  saint  Augustin  n'a 
garde  d'opposer  sa  doctrine  à  toute  la  sagesse  antique.  Il  condamne- 
Lucrèce  et  Caton,  comme  il  condamne  Razias.  Mais  il  a  bien  soin 
d'invoquer  Platon  qui,  sur  -ce  point,  est  en  effet  son  maître  (i),  et 
dan?  la  Cité  de  Dieu,  ce  sont  les  vers  de  Virgile  qui  montrent  les 
suicidés  en  enfer.  (2). 

Donc,  sur  ce  premier  point,  sur  la  question  de  principe,  l'accord 
est  net  entre  l'Eglise  et  la  philosophie  païenne  alors  en  vogue. 
Seulement,  on  est  tenté  de  dire  :  païens  ou  non,  les  Pères  n'acceptent 
qu'une  morale  qui,  en  fait,  condamne  rigoureusement  le  suicide, 
c'est-à-dire  le  contraire  de  la  morale  nuancée.  Je  vais  essayer  de 
montrer  qu'à  l'ombre  des  formules  absolues  qu'on  vient  de  lire, 
l'Eglise,  comme  les  païens,  sait  nuancer  sa  doctrine. 


III 

L'Eglise  et  V Empire  s'accordent  pour  ne  pas  punir  le  suicide  :  1)  Le  droit  : 
saint  Augustin  lui-même  ne  demande  pas  qu'il  soit  puni  :  rien,  dans  la 
Cité  de  Dieu  n'annonce  le  droit  canonique  du  moyen-âge  ;  2)  l'Eglise 
victorieuse  ne  cherche  pas  non  plus  à  modifier  le  droit  séculier  favorable 
au  suicide. 

Ce  qui,  dans  la  société  païenne,  est  le  plus  ferme  rempart  de  la 
morale  nuancée,  c'est  le  droit  romain  des  hommes  libres  qui,  en- 
multipliant  les  excuses  valables,  assure  au  suicide  l'impunité. 

Ce  droit  se  développe  régulièrement  de  la  fin  de  l'empire  jusqu'à 
l'époque  de  Justinien.    Il   faut  donc   bien   admettre   que,   même   à. 


(1)  Cité  de  Dieu,  I,  22.  (I,  p.  41).     (2)  Ibid.,  I,  19,  (p.  35). 


LÉULISE    ET   LA    M 

".'•|.« u|ur  où  le  ttoïckant  esi  a  cenére  éteinte  »,  L'opinion  de»  mil! 

biques   païens  reste  favorable  au   droit  .    \     i     que 

Platon  parlait  rncore  clos  peines  destinée*  à  punir  ceux  qui  - 
Plotin,  Porphyre,  Apulée,  Macrobe  n'y  font  aucune  allusion.  Lee 
unnations  qu'ils  portent  contre  le  suicide  sont  purement 
morales.  C'est  une  faute,  mais  une  faute  qui  échappe  aux  brutalités  <lu 
droit.  Nuance  assurément  importante  et  qui  suffit  à  distinguer  leur 
morale  de  celle  du  Moyen- Age. 

Or,  sur  ce  point  encore,  l'accord  est  parfait  entre  l'aristocratie 
païenne  et  l'Eglise.  Au  ive,  au  ve  siècle,  le  droit  canonique,  lui  non 
plus,  ne  punit  pas  le  suicide. 

Aucun  pape,  aucun  concile  ne  légifère  contre  la  mort  volontaire. 
À  la  fin  du  ive  siècle,  une  décision  de  l'évêque  d'Alexandrie  refusant 
aux  suicidés  l'oblation  reste  singulière  (i).  Les  compilations  cano- 
niques dont  j'ai  donné  la  liste  (2)  ne  s'occupent  pas  du  suicide.  Les 
Constitutions  apostoliques  qui  touchent  à  tant  de  questions,  n'en 
soufflent  pas  mot.  Des  auteurs  célèbres  que  j'ai  lus,  aucun  ne  fait 
allusion  à  un  décision  d'un  concile  ou  d'un  pape  contre  ceux  qui  se 
tuent. 

Dira-t-on  que  ce  silence  peut  être  l'effet  du  hasard?  Voici  un 
texte  qui  tranche  la  question  :  en  348,  le  concile  de  Carthage  interdit 
de  donner  le  titre  de  martyrs  aux  canonistes  et  Circoncellions  qui 
se  sont  tués.  Le  texte  adopté  déclare  qu'il  ne  faut  pas  honorer  «  des 
corps  qu'il  n'a  été  prescrit  d'ensevelir  que  par  l'effet  de  la  miséricorde 
ecclésiastique  »  (3).  Témoignage  décisif.  Traqués  par  les  magistrats 
et  l'armée,  les  schismatiques  doivent  évidemment,  d'après  la  tradition 
païenne,  être  privés  de  sépulture,  comme  en  étaient  privés  commu- 
nément les  martyrs  du  premier  âge-  L'Eglise  intervient  et,  dans  sa 
miséricorde,  prescrit  (mandatum  est)  qu'ils  soient  inhumés;  si  elle 
en  use  de  la  sorte  à  l'égard  de  suicidés  schismatiques,  morts  en  pleine 
révolte,  il  est  impossible  de  supposer  qu'elle  se  montrait  plus  rigou- 
reuse contre  les  suicidés  orthodoxes. 

Non  seulement  le  droit  canonique  rie  punit  pas  le  suicide,  mais 
les  Pères  de  l'Eglise  ne  demandent  pas  qu'on  le  punisse.  Saint  Augus- 
tin, si  rigoureux,  au  point  de  vue  purement  moral,  et  qui  parle  si 
souvent  de  la  mort  volontaire,  ne  réclame  nulle  part  une  peine 
contre  ceux  qui  se  tuent.  Il  est  d'usage  de  le  considérer  comme  le 
père  spirituel  de  la  législation  adoptée  au  moyen  âge,  parce  que  dans 
les  recueils  canoniques  où  cette  législation  s'étale,  Ives  de  Chartres  et 
Gratien  citent  longuement  la  Cité  de  Dieu.  Mais  il  n'y  a  pas,  dans  la 


.  (1)  Voir  plus  bas,  p.  365.     (2)  Voir  plus  haut,  p.  235.     (3)  Voir  le  texte 
<eompletj  p.  336. 


ACCORD    DU   DROIT   ROMAIN    ET   DU   DROIT   CANONIQUE     331 

■Cité  de  Dieu,  une  seule  phrase,  un  seul  mot  qui  annonce  ou  justifie 
les  peines  contre  les  suicidés. 

Bien  plus,  ces  peines  répugnent  profondément  aux  idées  les  plus 
chères  à  saint  Augustin.  S'agit-il  du  refus  de  sépulture  ?  A  plusieurs 
reprises,  et  d'accord  en  cela  avec  tous  les  Pères,  il  insiste  sur  l'idée 
^que  le  défaut  de  sépulture  est,  pour  le  chrétien,  chose  indifférente. 
Il  est  d'un  païen  de  s'imaginer  que  l'inhumation  puisse  être  une 
condition  de  la  résurrection.  Sans  doute  les  préjugés  populaires 
s'offusquent  d'une  telle  doctrine;  on  dit  :  «  un  tel  a  été  dévoré  par 
les  bêtes,  il  n'était  donc  pas  juste  ».  Erreur,  répond  saint  Augustin  : 
Des  funérailles  pompeuses  n'empêchent  pas  d'aller  en  enfer.  Lazare, 
qui  n'a  pas  été  enseveli,  est  au  ciel  (i).  Dès  l'instant  que  le  défaut 
de  sépulture  n'a  aucune  importance,  comment  le  refus  de  sépulture 
pourrait-il  être  un  châtiment?  L'idée  seule  en  serait  païenne. 

S'agit-il  de  l'autre  peine  dont  on  frappera  plus  tard  les  suicidés, 
c'est-à-dire  du  refus  de  messes  et  de  prières?  Cela  ne  répugne  pas 
moins  aux  idées  de  saint  Augustin  sur  le  jugement.  Sans  doute,  en 
principe,  celui  qui  est  coupable  de  sa  mort  n'a  point  part  à  une  vie 
meilleure.  Mais  ce  principe  admet  des  exceptions  (2).  En  tout  cas, 
lorsqu'un  chrétien  meurt,  c'est  à  Dieu  de  le  juger.  Si  Dieu  le 
condamne,  c'est  en  vain  qu'on  multiplierait  pour  lui  aumônes, 
messes  et  prières;  tous  ces  soins  ne  sont  utiles  qu'à  ceux  qui,  de 
leur  vivant,  se  sont  rendus  dignes  d'en  profiter  (3),  et,  pour  en 
être  digne,  précise  St-Augustin,  il  ne  suffît  pas  d'avoir  persévéré 
dans  la  foi  (4).  Mais  est-ce  à  dire  que  des  hommes  puissent  préjuger 
des  arrêts  de  Dieu  ou  prétendre  les  lui  dicter?  Evidemment  non. 
Les  prières  ne  sont  pas  profitables  à  tous  les  morts,  mais  ce  qu'on 
fait  pour  les  morts  coupables  sert  du  moins  de  consolation  aux 
vivants  (5),  (idée  exprimée  déjà  par  les  Docteurs  juifs),  et  surtout, 
«  comme  nous  ne  distinguons  pas  »  qui  pourra  tirer  profit  des 
prières,  il  faut,  dans  le  doute,  prier  pour  tous  les  chrétiens  (6).  Quia 
non  discernimus...,  là  est  l'argument  décisif  que  nous  verrons  briller 
un  instant,  puis  disparaître  à  l'époque  barbare.  Il  condamne  par 
avance  le  droit  canonique  du.  Moyen- Age. 


(1)  In  psalm,  XXXIII,  enarr.  II,  25,  (P.  L.,  XXXVI-XXXVII,  c.  321- 
322).  Cf.  entre  autres  textes,  Cité  de  Dieu,  I,  12  (I,  23-25).  (2)  Voir  plus 
bas,  p.  339.  (3)  De  cura  pro  mortuis  gerenda,  I,  2  (p.  623)  et  XVIII,  22 
(p.  658);  Cf.  Sermons,  CLXXII  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  937).  (4)  En- 
chiridion  ad  Laurentium,  LXVII,  18,  (P.  L.,  XL,  c.  263).  Cf.  Cité  de  Dieu, 
XXI,  25  (II,  566).  (5)  Cité  de  Dieu,  I,  12  (I,  23-25);  De  cura  pro  mortuis 
gerenda  I,  3,  4  (p.  624  ss)  ;  De  octo  Dulcitii  quaestionibus,  II,  (P.  L.,  XL,  c. 
158);  Serm.  CLXXII  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  c.  936).  (6)  De  cura  pro 
mort.,  XVIII,  22  (p.  658).  En  telle  matière,  ajoute  saint  Augustin,  mieux 
vaut  trop  que  trop  peu. 


l'église  et  la  morale  aristocratique 

Dira-t-on  que  St-Augustin,  après  avoir  posé  cotte  règle,  fait  une 
exception  contre  le  suicide,  crime  si  atroce  qu'il  ne  peut  en  aucun 
laisser  place  au  doute  et  contraint  Dieu  lui-môme  à  la  sévérité  ? 
Je  ne  sais  ce  que  vaudrait  une  telle  doctrine  au  point  de  vue 
théologique,  mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  saint  Augustin  ne  la  for- 
mule nulle  part.  Les  seuls  pécheurs  auxquels  les  prières  pourraient 
être,  selon  lui,  inutiles,  ce  sont  ceux  qui  pochent  contre  le  Saint 
Esprit  (i).  Pour  les  suicidés,  loin  de  dire  qu'ils  sont  nécessairement 
perdus,  il  les  excuse  au  moins  en  un  cas  (2).  Dans  son  traité  sur  les 
soins  à  rendre  aux  morts,  il  constate  que  le  pieux  roi  David  bénit 
ceux  qui  ont  enseveli  Saùl,  (un  suicidé),  et  loin  de  s'en  étonner,  il 
écrit  :  «  c'est  qu'en  effet  les  cœurs  compatissants  obéissent  à  un  bon 
sentiment  »,  lorsqu'ils  souffrent  de  voir  infliger  au  corps  d'autrui  un 
traitement  dont  nul  ne  voudrait  pour  son  propre  corps  (3). 

Ainsi  le  droit  canonique  du  ive  et  du  début  du  Ve  siècle  ne  punit 
pas  le  suicide  et  celui  des  Pères  de  l'Eglise  qui  juge  cette  action  le 
plus  sévèrement,  loin  de  réclamer  des  peines,  condamne  par  avance 
la  législation  du  Moyen-Age  et  approuve  ceux  qui  ont  enseveli  Saùl. 
L'Eglise  et  la  société  païenne,  une  fois  de  plus,  sont  d'accord. 

Voici  où  l'accord  est  encore  plus  frappant.  A  la  rigueur,  on 
pourrait  se  dire  :  puisque  tout  châtiment  posthume  répugne  à  la 
doctrine  de  l'Eglise,  elle  est  nécessairement  sans  armes  contre  ceux 
qui  se  tuent;  si  elle  ne  les  punit  pas,  c'est  faute  d'en  trouver  les 
moyens,  ce  n'est  pas  faute  d'en  avoir  envie.  Pour  les  trois  premiers 
siècles,  l'objection  aurait  sa  valeur,  car  l'Eglise,  à  cette  époque,  n'a 
d'action  naturellement  que  sur  son  propre  droit,  sur  le  droit  cano- 
nique. Mais,  dès  le  ive  siècle,  il  n'en  va  plus  de  même.  En  même 
temps  qu'elle  élabore  le  droit  canonique,  l'Eglise  victorieuse  agit 
sur  le  droit  laïque.  Si  vraiment  le  suicide  lui  est  odieux,  rien  de 
plus  facile  que  d'obtenir  une  modification  de  la  législation  impériale. 
Or,  en  fait,  cette  législation  ne  se  modifie  pas  et  Justinien,  empereur 
chrétien,  la  consacre  sans  la  retoucher. 

Si  j'insiste  sur  ce  fait,  c'est  que  la  plupart  de  ceux  qui  se  sont 
occupé  du  suicide  l'ont  méconnu  ou  négligé.  M.  Garrison  le  signale 
comme  une  anomalie,  mais  sans  s'y  arrêter.  Il  me  semble  cependant 
qu'il  suffit  pour  ruiner  la  théorie  qui  attribue  à  l'influence  de  l'Eglise 
ancienne  les  lois  contre  le  suicide.  Nul  ne  peut  prétendre  que  l'Eglise 
impériale  ait  été  sans  influence  sur  le  droit  romain.  Les  historiens 
catholiques  s'accordent  sur  ce  point  avec  les  autres.  Le  P.  Grisar, 


(1)  De  sermone  Domini  in  monte,  I,  22,  73-75,  (P.  L.,  XXIV-XXXV,  c. 
1265-1266).  (2)  Voir  plus  loin,  p.  339.  (3)  De  cura  pro  mortuis,  IX  (p.  638- 
639). 


ACCORD   DU   DROIT  ROMAIN   ET  DU  DROIT   CANONIQUE     333 

dans  sa  belle  Histoire  de  Rome  et  des  Papes  au  Moyen  âge,  énumère 
un  certain  nombre  de  mesures  dues  à  l'influence  de  l'Eglise  (i); 
M.  Mourret  écrit  :  «  Les  lois  de  l'état  s'imprégnèrent  de  plus  en  plus 
de  l'esprit  chrétien  et  les  canons  de  l'Eglise  devinrent  lois  de 
l'état  »  (2).  Il  est  sans  doute  superflu  de  démontrer  que  le  Code 
théodosien  se  ressent  de  l'influence,  déjà  immense,  de  l'Eglise.  Il  s'y 
trouve  notamment  des  lois  dures  et  même  atroces  contre  les  païens. 
Qui  peut  le  plus,  peut  le  moins.  Du  moment  que  le  clergé  a  assez 
d'influence  pour  faire  admettre  ces  peines,  c'est  un  jeu  pour  lui  de 
faire  admettre  quelques  mesures  contre  le  suicide.  S'il  ne  le  fait 
pas,  c'est  évidemment  qu'il  ne  juge  pas  à  propos  de  le  faire,  (et 
d'ailleurs  saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  saint  Augustin  ne  réclament 
pas  plus  de  peines  laïques  que  de  peines  canoniques).  Mais  alors  la 
conclusion  s'impose  :  puisque  la  haute  Eglise,  étant  à  même  de  faire 
punir  le  suicide  ne  le  fait  pas  punir,  c'est  que,  d'accord  sur  ce 
point  avec  la  philosophie  païenne,  elle  entend  se  contenter  d'une 
condamnation  platonique.  Qui  se  tue  est  un  coupable,  mais  c'est  un 
coupable  qu'il  ne  faut  pas  punir.  Le  rempart  de  la  morale  nuancée 
n'est  pas  entamé  par  l'Eglise. 


IV 

Morale  de  V Eglise  et  morale  néo-platonicienne  sont  nuancées  et  incertaines. 
1)  Nuances  et  incertitudes  de  la  morale  néo -platonicienne  ;  2)  nuances  de 
la  morale  de  l'Eglise  :  les  canons  d'Elvire  et  de  Carthage  ne  constituent 
pas  un  désaveu  du  suicide  chrétien,  la  doctrine  de  saint  Augustin  garde 
quelques  complaisances  pour  le  suicide  chrétien  ;  la  plupart  des  Pères  et 
des  historiens  approuvent  le  suicide  chrétien  ;  (saint  Athanase,  saint  Basile, 
saint  Grégoire  de  Nysse,  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  Jean  Chrysostome, 
saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  Eusèbe,  Socrate,  Sozomêne,  Sulpice-Sévère)  ; 
3)  incertitudes  de  cette  morale  nuancée  :  non  seulement  saint  Augustin 
contredit  saint  Jérôme,  mais  il  y  a  contradiction  au  sein  même  de  l'œuvre 
de  saint  Augustin  et  au  sein  de  l'œuvre  de  saint  Jérôme  ;  4)  cette  incerti- 
tude même  marque  un  rapprochement  avec  la  morale  païenne. 

Reste  le  trait  essentiel.  Ce  qui  fait  l'originalité  de  la  morale 
païenne  aristocratique,  c'est  que,  dans  l'appréciation  des  cas,  elle  est 
tout  à  la  fois  nuancée  et  incertaine;  elle  distingue  entre  les  suicides, 
approuve  l'un,  condamne  l'autre,  non  sans  hésitation  :  épicuriens, 
stoïciens  et  autres  sont  d'accord  pour  déclarer  qu'il  y  a  des  suicides 
licites,  mais  ils  ne  s'accordent  pas  sur  la  définition. 

Or,  nous  avons  bien  vu  que,  au  ive  et  au  v€  siècle,  l'Eglise  et  les 
néo-platoniciens  condamnent  le  suicide  sans  vouloir  le  punir,  mais 


(1)  Trad.  Ledos,  t.  I,  P.  1906,   p.  37.     (2)  Mourret,   Histoire  générale  de 
Vèglise,  t.  II,  P.  1914,  p.  342;  Cf.  p.  78. 


334  T    LA   MORALE   ARISTOCRATIE  : 

1rs  formulas  «pi- mi  i   luçfl  semblent  Indiquer  qu'ils  confondent  I 
ukûdes,  quels  qu'ils  soient,  dans  la  môme  condamnation. 
Jl  dm  monter  que  ces  formules  sont  trompeuses  et  qu'à 

l'ombre  des  maximes  absolues  la  morale  de  l'Eglise  et  la  morale  ; 
platonicienne  sont  l'une  et  l'autre  nuancées  et  incertaines. 

Platon,  qui  condamne  le  suicide  en  principe,  l'admet  en  trois 
cas  :  on  peut  se  tuer  sur  l'ordre  de  la  cité,  pour  se  soustraire  à  la 
honte,  pour  se  soustraire  à  un  sort  trop  cruel  (i). 

Plotin  admet  qu'en  cas  de  douleur  trop  violente,  le  Sage  «  déci- 
dera ce  qu'il  doit  l'aire  (2).  11  conserve  d'ailleurs  toujours  «  la  liberté 
de  délibérer  à  cet  égard  »  (3).  «  Crois-tu  avoir  à  te  plaindre  de  cette 
cité?  Rien  ne  t'oblige  à  y  rester.  »  (4). 

Apulée  admet  que  le  sage  peut  se  tuer  si  «  la  loi  divine  »  le  lui 
prescrit  nettement  (5). 

Macrobe  qui,  dans  son  commentaire  du  Songe  de  Scipion,  semble 
condamner  tous  les  suicides,  en  approuve  certainement  quelques-uns: 
voulant  prouver  que  les  esclaves  peuvent  être  les  égaux  de  n'importe 
quel  homme  libre,  il  allègue  que  quelques-uns  se  sont  tués  soit  pour 
sauver  leurs  maîtres,  soit  pour  éviter  l'infamie,  et  il  loue  sans  réserve 
cette  magnanimité  (6). 

Longtemps  après,  Olympiodore,  dans  son  commentaire  sur  le 
Phédon,  rappelle  encore  les  motifs  qui  rendent  le  suicide  légitime  : 
une  grande  nécessité,  la  honte,  une  maladie  incurable,  la  pau- 
vreté (7). 

Ainsi,  à  l'exception  de  Porphyre,  tous  ces  philosophes  qui  con- 
damnent en  principe  la  mort  volontaire,  admettent  qu'il  y  a  suicide 
et  suicide.  Ils  demeurent  dans  les  traditions  de  la  morale  aristo- 
cratique. 

Ils  s'y  montrent  encore  fidèles  par  l'incertitude  même  de  leurs 
nuances.  La  formule  de  Sénèque,  on  l'a  vu,  n'est  pas  d'application 
facile  et  la  théorie  d'Epicure,  vue  de  près,  semble  assez  incertaine. 
Même  incertitude  dans  le  monde  néo- platonicien.  Platon  indique 
nettement  trois  cas  dans  lesquels  on  peut  se  tuer;  Plotin  n'en  indique 
qu'un  ;  Macrobe  en  signale  deux  (8).  Apulée  n'a  garde  de  dire  en 
quelles   rencontres   la   loi    divine   peut   faire,  du   suicide   un   devoir.. 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  284.  (2)  I  Ennead.,  IV,  8  (Bouillet,  I,  82).  (3)  Ibid. 
IV,  16  (I,  91).  (4)  II  Ennead,  IX,  9  (I,  281).  (5)  De  dogmatePlatonis,  II, 
622  (Bétolaud,  290).  (6)  Histoires  d'Urbinus,  Vettius,  Euporus,  {Satur- 
nales, I,  11).  (7)  I,  (éd.  Norvin,  Leipz.,  s.  d.,  p.  5.).  (8)  D'après 
M.  Gumont,  [Comment  Plotin  détourna  Porphyre  du  suicide,  p.  115),  Por- 
phyre et  Macrobe  n'admettent  le  suicide  en  aucun  cas.  Ce  n'est  pas  tout 
à  fait  exact  pour  Macrobe,  on  vient  de  le  voir.  Par  contrej  nous  n'avons  de- 
Porphyre  que  des  phrases  condamnant  le  suicide. 


INCERTITUDES    DE   LA   MORALE   NUANCÉE  335- 

A  la  fin  de  la  République,  au  début  de  l'Empire,  les  mœurs  du  moins 
éclairent  la  doctrine  :  Caton,  Thraséas  et  cent  autres  indiquent  à 
l'aristocratie  dans  quels  cas  l'honnête  homme  se  tue.  Mais,  au  m% 
au  ive  siècles,  c'est  en  vain  qu'on  cherche  les  modes  qui,  naguère, 
fixaient  les  idées.  La  doctrine  platonicienne  est  d'autant  plus  indécise 
que  les  exemples  illustres  y  font  défaut.  Le  sage  de  Plotin,  qui  garde 
«  la  faculté  de  délibérer  »,  sait  qu'il  y  a  suicide  et  suicide;  il  sait 
aussi  que,  dans  l'appréciation  des  cas  concrets,  l'hésitation  est  légi- 
time. La  morale  qui  le  guide  est  donc  bien,  en  dépit  des  formules 
absolues,  une  morale  tout  à  la  fois  nuancée  et  incertaine. 

Retrouve-t-on  dans  la  morale  de  l'Eglise  ces  nuances  et  ces 
incertitudes  ? 

Non,  si  l'on  en  croit  les  théories  reçues  :  les  suicides  pour  lesquels 
l'Eglise  pourrait  avoir  des  complaisances,  ce  sont  naturellement  les 
anciens  suicides  chrétiens;  or  des  conciles,  au  ive  siècle,  se  pro- 
noncent contre  le  martyre  volontaire,  et,  plus  tard,  saint  Augustin 
ndamne  impitoyablement  les  suicides  les  plus  admirés  au  premier 
âge.  La  doctrine  de  l'Eglise  est  donc  ferme,  sans  nuances  comme  sans 
incertitude.  Et  c'est  cette  rigueur  même  qui  l'oppose  violemment  à 
toutes  les  théories  païennes. 

Si  commune  que  soit  cette  façon  de  voir,  je  crois  qu'elle  consti- 
tue une  grave  erreur  historique.  Loin  de  s'opposer  par  son  intran- 
sigeance à  la  morale  païenne,  la  morale  de  la  haute  Eglise  s'en 
rapproche  par  ses  nuances  et  ses  incertitudes.  L'une  prévoit  des 
exceptions  en  faveur  de  la  dignité  humaine  l'autre  en  faveur  de  la 
foi  et  de  la  chasteté.  Les  cas  visés  ne  sont  pas  les  mêmes,  mais  le 
paiti  pris  de  distinguer  entre  les  suicides  est  de  part  et  d'autre 
également  net  et,  loin  de  se  distinguer  des  païens  par  l'unité  plus 
rigoureuse  de  sa  doctrine,  l'Eglise  se  montre  aussi  indécise,  plu& 
indécise,  peut-être  que  les  philosophes. 

Des  conciles,  dit-on,  se  prononcent  contre  le  martyre  volontaire. 
Il  est  vrai  que,  dès  le  début  du  iv°  siècle  (i)  et  sans  doute  avant  la 
persécution,  le  concile  d'Elvire  adopte  le  canon  suivant  :  «  si  quel- 
qu'un a  été  tué  en  brisant  des  idoles,  comme  cela  n'est  pas  écrit  dans 
l'Evangile  et  comme  il  ne  s'en  trouve  aucun  exemple  dans  les 
Apôtres,  il  est  décidé  de  ne  pas  le  recevoir  au  nombre  des 
martyrs  »  (2).  Mais  peut-on  voir  dans  cette  décision  une  manifesta- 


(1)  Sur  la  date  du  Concile  d'Elvire,  et  sur  l'état  de  l'Eglise  d'Espagne  à 
cette  époque, voir  Duchesne.Le  Conc.d  Elvire  et  les  flamines  chrétiens, P. 1887;  et 
Leclercq,L' Espagne  chrétienne,!? .1906,p.59  ss.  (2)  Can.60,Mansi,II,p,15.  Man- 
si, en  note, cite  un  traité  de  Fernand  de  Mendoza  constatant  que  plures  scriptore» 
ont  été  surpris  de  ce  canon. 


336  l'église  et  la  morale  aristocratique 

lion  de  principe  contre  le  suicide  chrétien?  L'Eglise  d'Espagne,  au 
début  du  siècle,  est  prise  entre  les  opportunistes  et  les  purs.  Lea  uns, 
de  complaisance  en  complaisance,  vont  jusqu'à  se  faine  flamû 
c'est-à-dire  prêtre  païens.  En  revanche,  il  est  probable  que  les  purs, 
pour  braver  les  païens,  brisent  de  temps  en  temps  les  idoles,  au 
risque  non  seulement  de  se  faire  tuer,  mais,  ce  qui  est  plus  grave, 
de  faire  tuer  leurs  frères.  Le  concile  d'EIvire  qui,  en  d'autres  canons, 
■admoneste  les  opportunistes  (i),  refuse  aux  purs  trop  zélés  le  titre 
de  martyrs.  Balance  égale,  politique.  Mais  le  texte  ne  souffle  pas  mot 
de  ceux  qui,  en  temps  de  persécution,  vont  se  livrer  aux  tribunaux, 
ni  des  chrétiennes  qui  préfèrent  la  mort  au  déshonneur.  Il  trahit  un 
parti  pris  de  faire  bon  ménage  avec  l'empire  païen;  il  ne  trahit  pas 
un  désir  de  désavouer  les  héros  qui,  sans  exposer  leurs  frères, 
meurent  pour  la  foi  ou  pour  sauver  leur  chasteté. 

En  348,  autre  oanon  :  «  qu'aucun  profane,  écrit  le  concile  de 
Carthage,  ne  puisse  compromettre  la  dignité  des  martyrs;  qu'il  ne 
puisse  conférer  cette  dignité  à  des  cadavres  quelconques  inhumés 
seulement  grâce  à  la  charité  de  l'Eglise;  qu'on  ne  donne  point  le 
nom  de  martyrs  à  des  gens  qui  se  sont  précipités  d'un  rocher  ou  qui 
se  sont  tués  d'une  façon  analogue...  »  (2).  Cette  fois,  le  texte  paraît 
viser  nettement  le  suicide  chrétien.  Il  n'en  est  rien  cependant. 
Mgr  Duchesne  dit  à  bon  droit:  «  règlement  de  circonstance  ».  Le 
concile  de  Carthage  n'a  nullement  l'ambition  de  définir  la  doctrine 
de  l'Eglise  touchant  le  martyre  volontaire;  il  a  en  vue  les  Donatistes 
et  les  Circoncellions.  La  question  du  martyre  est,  comme  on  sait, 
à  l'origine  du  formidable  mouvement  donatiste  (3)  et  l'enthousiasme 
pour  le  suicide  chrétien  devient  vite  un  des  traits  saillants  de  '  Eglise 
dissidente  :  des  femmes  donatistes  se  tuent  pour  se  punir  de  n'avoir 
pas  gardé  leur  chasteté,  des  hommes  pour  ne  pas  tomber  aux  mains 
de  l'ennemi;  bientôt,  il  se  forme  un  parti  extrême  :  les  Circoncel- 
lions, qui  ajoutent  à  leurs  idées  proprement  religieuses  un  pro- 
gramme social  très  révolutionnaire,  font  paraître  un  zèle  singulier 
pour  le  martyre  volontaire.  Ils  évitent  de  se  pendre,  crainte  d'imiter 
Judas,  dit  saint  Augustin  (4),  (et  sans  doute  aussi  parce  que  la  pen- 
daison est  mort  infâme);  détail  plus  inattendu,  ils  évitent  aussi  de 
se  frapper  d'un  fer;   mais  ils  se  noient,    se   précipitent,   se  jettent 


(1)  Duchesne,  Hist.  de  VEgl.  I,  25.  Mgr  Duchesne  constate  que  ces 
critiques  sont  d'ailleurs  «  fort  douces,  malgré  leur  apparente  sévérité  », 
ce  qui  donne  à  croire  que  les  modérés  étaient  la  majorité.  (2)  Mansi,  III, 
145.  J'emprunte  la  traduction  à  M.  Monceaux,  Hist.  litt.  de  V Afrique 
chrétienne,  III,  p.  107.  (P.  1905).  (3)  C'est  en  répondant  aux  purs  qui  l'ac- 
cusent d'avoir  livré  les  Ecritures  que  Mensurius,  évêque  de  Carthage,  reproche 
à  certains  confesseurs  de  s'être  livrés  parce  qu'ils  étaient  débiteurs  du  fisc  ou 
pour  vivre  en  prison  confortablement.     (4)  Contra  Gaudentium,  lt  49  (p.  248). 


LA   QUESTION   DU    SUICIDE   CHRÉTIEN  337 

sur  les  bûchers.  À  en  croire  leurs  adversaires,  qui  ne  tarissent  pas 
sur  ce  chapitre,  ils  arrêtent  les  passants  pour  leur  dire  :  «  Tuez- 
nous  »,  et,  en  cas  de  refus,  les  frappent.  Ces  passants  sont-ils  quel- 
quefois les  soldats  envoyés  contre  eux?  C'est  fort  possible.  Les  expé- 
ditions de  Léonce  et  d'Ursace,  les  dragonades  de  Paul  et  de  Macaire 
semblent  avoir  été  meurtrières.  Mais,  même  en  faisant  la  part  des 
exagérations  de  l'adversaire,  il  reste  que  les  schismatiques  sont 
fort  enclins  au  suicide.  Loin  de  désavouer  ces  morts  volontaires, 
«  l'Eglise  des  Martyrs  »  les  allègue  avec  orgueil  contre  «  l'Eglise 
des  traditeurs  ». 

C'esf  en  le  rapportant  à  ces  faits  qu'on  peut  comprendre  le  sens 
véritable  du  canon  de  Carthage.  Le  Concile,  qui  se  réunit  au  len- 
demain de  l'expédition  de  Macaire,  ne  pense,  comme  de  juste,  qu'aux 
Donatistes  et  aux  Circoncellions.  Les  évêques  sont  forcément  énervés 
d'entendre  proclamer  ou  murmurer  que  les  schismatiques  qui  vien- 
nent de  succomber  soit  sous  les  coups  des  soldats,  soit  même  parce 
qu'ils  se  sont  donné  la  mort,  sont  des  «  martyrs  »  de  leur  foi.  Ils 
adoptent  un  texte  qui  les  condamne  vigoureusement,  nettement. 
Pris  à  la  lettre,  ce  texte  retomberait,  c'est  entendu,  sur  la  vierge 
Apollonia  et  sur  ces  chrétiens  d'Antioche,  qui  se  sont  précipités 
dans  les  flammes.  Il  retirerait  le  titre  de  martyres  aux  saintes 
femmes  qui  se  sont  noyées  par  chasteté.  Seulement,  je  ne  crois 
pas  que,  parmi  les  personnes  présentes  au  Concile,  une  seule  envi- 
sage ces  conséquences,  une  seule  ait,  un  instant,  une  arrière-pensée 
de  ce  genre.  Pour  les  initiés,  c'est  si  évident,  que  saint  Augustin 
lui-même,  lorsqu'il  fait  flèche  de  tout  bois  contre  le  suicide  chré- 
tien, ne  songe  pas  à  alléguer  contre  les  saintes  femmes  la  décision 
de  Carthage. 

Je  ne  crois  donc  pas  que  les  canons  d'Elvire  et  de  Carthage 
trahissent  la  puissance  d'une  morale  neuve,  hostile  à  tous  les  sui- 
cides. Les  déclarations  de  saint  Augustin  sont-elles  sur  ce  point  plus 
probantes? 

A  coup  sûr,  elles  sont  troublantes.  Saint  Augustin,  fidèle  à  son 
principe,  n'hésite  pas  à  condamner  les  suicides  les  plus  admirés 
aux  premiers  âges,  ceux  des  chrétiens  qui  cherchent  la  mort  pour 
braver  les  païens,  ceux  des  chrétiennes  qui  préfèrent  la  chasteté  à 
l'existence. 

Sans  doute,  il  ne  flétrit  pas,  en  les  nommant,  un  seul  de  ceux 
que  glorifie  Eusèbe.  Mais  il  est  clair  qu'il  les  vise  à  travers  Razias 
et  Samson.  Razias,  dont  la  Bible  loue  le  suicide,  est  pour  lui  un  cas 
embarrassant.  N'importe!  Il  s'est  tué,  il  a  eu  tort.  Si  l'Ecriture  le 
loue,  c'est  pour  ses  vertus,  non  pour  son  trépas.  —  Cependant,  c'est 
son  suicide  que  le  texte  loue.  —  Non  pas.  Le  texte  dit  qu'il  se  frappa 

22 


\  MoKAi.i-;  à/am&omâ 

virilitrr.   Oui   ht   ni-  .''.Il  BSt  bi.-n  .vident   qu'il   n'.i  •liirhiilrr. 

Mais  il  n'est  pas  moilH  évident  qu'il  n'a  p;is  agi  stilnhriter,  qu'ui 
non  fidclitcr  (i).  Plus  l'explication  est  laborieuse,  plus  le  partwpris 
int.  Au.L'iislin   éclate. 

Samson,  il  est  vrai,  demeure,  et  son  exemple,  suivi  par  tant  de 
martyrs    briseurs    d'idoles    ou   destructeurs    de    temples,  ncore 

plus  embarrassant.  Gomment  nier  qu'il  se  soit  tuéP  Comment  nier 
qu'il  ait  bien  fait?  On  sait  comment  saint  Augustin  se  tire  de  là  : 
Samson  a  obéi  à  un  ordre  particulier  que  Dieu  même  lui  avait 
donné  (2). 

Du  coup,  il  tient  l'argument  qui  lui  permet  de  condamner  le' 
suicide  chrétien  entre  tous,  celui  des  femmes  qui  préfèrent  la  mort 
au  déshonneur,  sans  heurter  trop  violemment  son  siècle.  Non,  une 
chrétienne  n'a  pas  le  droit  de  se  tuer  pour  éviter  la  souillure  du 
corps.  Si  le  corps  seul  est  atteint,  qu'importe  à  l'âme?  Si  l'âme  est 
atteinte,  raison  de  plus  pour  conserver,  en  vivant,  le  moyen  de  faire 
pénitence.  —  Mais  des  saintes  se  sont  tuées!  —  D-acoord.  Seulement, 
elles  ont  pu  obéir,  comme  Samson,  à  un  ordre  de  la  Divinité  (3). 
De  ce  qu'Abraham  a  voulu,  sur  l'ordre  de  Dieu,  tuer  son  enfant, 
qui  s'aviserait  de  conclure  qu'un  tel  meurtre  est  en  soi  licite?  De 
l'exemple  des  saintes  femmes,  on  ne  peut  pas  davantage  conclure 
à  la  légitimité  du  suicide.  Ici-  encore,  l'argument  de  saint  Augustin 
est  plus  ingénieux  que  solide,  et  l'exemple  qu'il  allègue  se  retour- 
nerait aisément  contre  lui  :  le  texte  biblique  marque  nettement 
qu'Abraham  a  reçu  un  ordre  de  Dieu.  Pour  les  saintes  femmes,  non 
plus  que  pour  Samson,  l'histoire  et  la  Bible  ne  disent  rien  de  tel. 
Mais,  ici  encore,  la  faiblesse  de  l'argument  ne  fait  que  mieux  res- 
sortir le  désir  qu'a  saint  Augustin  de  maintenir,  coûte  que  coûte, 
une  doctrine  rigoureuse. 

Et  pourtant,  cette  doctrine  est-elle  absolue? 

A  plusieurs  reprises,  saint  Augustin  explique  que  le  Christ  est 
mort  parce  qu'il  l'a  voulu,  quand  il  l'a  voulu,  comme  il  l'a  voulu. 
Il  est  trop  bon  théologien  pour  penser  d'autre  sorte.  Gomme  Ori- 
gène,  il  explique  que  la  mort  de  Jésus  n'est  pas  semblable  à  la 
mort  des  deux  larrons  :  ceux-ci  ont  subi  la  mort,  le  Christ  a  volon- 
tairement abandonné  sa  chair  (4).  Que  les  Juifs  ne  s'imaginent  pas 
l'avoir  emporté  sur  lui  :  ipse  posuit  animam  suam  (5).  Le  suicide 


(1)  Contra  Gaudentium,  L  36-37  (p.  236)  ;  cf.  Epist.,  III,  204  (P.  L.,  XXXIII 
c.941).  (2)  Contra  Gaudentium  I,  39  (p.  239);  Cité  de  Dieu,  I,  21  (1,40). 
(3)  Cité  de  Dieu,  I,  26,  (I,  46-47).  Les  saintes  ont  agi  non  humanitus  deceptœ.y 
sed  divinitus  jussœ.  (4)  Tract,  in  Ev.  sec.  Joan.,  XXXVII,  9,  (P.  L.  XXXIV- 
XXXV,  c.  1674).  (5)  /&.,  XLVII,  6,  [ib.,  c.  1736);  cf.  ib.,  XXXI,  6,  (ib.,  c. 
1639)  :  Jésus  est  mort  potestate,  et  à  quelques-uns  cette  potestas  a  paru  plus 
admirable  encore  que  son  pouvoir  de  faire  des  miracles.  Dans  le  De  Trinitate, 


SAINT   AUGUSTIN   ET  LE   SUICIDE   CHRÉTIEN  339 

divin,  à  tout  le  moins,  est  donc  chose  légitime.  Comment  admettre 
qu'en  aucun  cas,  l'exemple  du  Sauveur  ne  soit  bon  à  suivre? 

Et  voici,  en  effet,  un  cas  dans  lequel  saint  Augustin  lui-même 
laisse  fléchir  sa  doctrine.  Si  un  chrétien  se  trouve  réduit  à  l'alter- 
native de  manger  des  viandes  consacrées  aux  idoles  ou  de  mourir 
de  faim,  que  doit-il  faire?  Il  semble  que  la  théorie  qui  s'applique  au 
cas  du  viol  doive  ici  trouver  une  autre  application  :  qu'importe  le 
fait  matériel  de  la  viande  entrant  dans  le  corps,  si  l'âme  n'en  est 
point  souillée?  Se  dérober  par  la  mort  volontaire  à  un  contact 
impur,  n'est-ce  pas  encore  éviter  le  péché  par  le  péché?  Et  pourtant, 
la  réponse  de  saint  Augustin  est  très  nette  :  «  Il  vaut  mieux  mourir 
-de  faim  que  de  manger  des  viandes  consacrées  aux  idoles  (i).  » 

Autre  fléchissement  :  comme  de  juste,  saint  Augustin  admet  en 
principe  que  quand  vient  la  persécution,  il  faut  «  fuir  dans  une 
autre  ville  »;  rester  serait  chercher  la  mort;  mais  voici  qu'un  évêque 
songe  à  prendre  la  fuite,  craignant,  dit-il,  s'il  demeure,  de  désobéir 
au  Seigneur.  «  Ne  craignez  rien,  lui  dit  saint  Augustin;  votre  doc- 
trine est  bonne,  assurément,  mais  ne  s'applique  pas  aux  évêques. 
Il  est  vrai  que  le  fidèle  doit  fuir  dans  une  autre  ville.  Il  n'est  pas 
moins  vrai  que  le  bon  Pasteur  donne  sa  vie  pour  ses  brebis  (2).  » 
Ainsi,  le  suicide  indirect,  comme  l'appelleront  plus  tard  les 
casuistes,  est  interdit  au  vulgaire,  mais  recommandé  à  une  élite. 

Dernier  fléchissement  :  parlant  de  quelques  chrétiennes  qui  se 
sont  tuées,  de  honte  d'avoir  été  violées  par  les  Barbares,  saint  Augus- 
tin, après  avoir  longuement  condamné  les  suicides  de  ce  genre, 
écrit  :  Quis  humanus  affectus  eis  nolit  ignosci  (3)?  Qui  leur  refu- 
serait le  pardon?  Qu'est-ce  à  dire?  Et  par  quel  mystère  une  doctrine 
si  rigoureuse  aboutit-elle  à  tant  d'indulgence?  Je  crois  que  cela 
s'explique  en  partie  par  les  événements  au  lendemain  desquels  est 
composée  la  Cité  de  Dieu.  Au  moment  de  la  prise  de  Rome,  des 
vierges  chrétiennes  sont  violées;  quelques-unes  se  tuent,  d'autres 
cachent  leur  honte  dans  la  retraite.  C'est  pour  consoler  celles-ci 
qu'écrit  saint  Augustin  ;  c'est  aussi  pour  répondre  aux  objections 
ironiquement  apitoyées  qu'on  devine  :  que  faisait  donc  votre  Dieu, 


IV,  13,  (P.  L.  XLII,  c.  899),  saint  Augustin  déclare  que  la  prompte  mort  de 
Jésus  est  un  miracle.  C'est  d'ailleurs  la  doctrine  classique  :  voir  Athanase, 
Questiones  in  nov.  Teslam.,  (P.  G.,  XXVIII,  c.  726)  ;  Isidore,  Epist.,  IV,  128, 
(P.  G.,  LXXVIII,  c.  1206);  saint  Hilaire,  Detrinitale,  X,  11.  (P.  L.,  X,  c.  35), 
(1)  De  bono  conjugali,  XVI,  18,  (p.  211);  cf.  Epist.  XLVII,  (P.  L.  XXIII, 
c.  187).  (2)  Epist.  CCXXVIII  à  Honoré  évêque  (P.  L.,  XXXIII,  c.  1014). 
Cf.  Tract,  in  £V.  sec.  Joan.t  XLVI,  7-8,  (P.  L.,  XXXIV-XXXV,  c.  1732). 
Sur  ce  point  , saint  Augustin' se  trouve  après  coup  d'accord  avec  les  rigoristes 
qui  avaient  blâmé  la  fuite  de' saint  Cyprien.  Il  va  sans  dire  qu'il  ne  formule 
pas  ce  blâme  dans  les"  sermons  qu'il  consacre  à  l'éloge  de  son  prédécesseur, 
(voir  par  exemple  le  sermon  CCCIX).     (3)  Cité  de  Dieu,  I,  17,  (I,  31). 


340  l'église  et  la  morale  aristocratique 

taifdil  qu'on  outrageait  ses  vierges?  Qu'ol  ce  que  leur  chasteti 

ellea  Burrivent  à  la  honteP  Lucrèce,  naguère,  eut  plus  de  fierté.  

A  cela,  une  seule  réponse  :  le  crime  des  Barbares  n'atteint  pai 
chrétiennes;  si  elles  ne  se  sont  pas  tuées,  c'est  qu'elles  n'en  avaient 
pas  le  droit.  D'où  l'espèce  d'acharnement  avec  lequel  saint  Augustin 
condamne  non  seulement  le  suicide,  mais  le  suicide  chrétien  par 
excellence.  Seule,  une  condamnation  absolue,  tranchante,  peut  fer- 
mer la  bouche  aux  raisonneurs  et  supprimer  leur  objection.  Seu- 
lement, à  côté  des  malheureuses  qui  ont  survécu,  il  y  a  les  malheu- 
reuses qui  n'ont  pas  voulu  survivre.  Vont-elles  faire  les  frais  de  la 
polémique?  Osera-t-on  leur  dire  :  «  Coupables,  vous  deviez  vivre 
pour  expier;  innocentes,  vous  n'en  êtes  que  plus  scélérates,  scele- 
ratiores  homicidœ?  »  Rassurons-nous.  Au  moment  de  s'appliquer  à 
un  cas  concret,  à  la  réalité,  la  doctrine,  si  impitoyable  contre 
Lucrèce,  s'adoucit  brusquement  :  Iles  «  meurtrières  scélérates  »  ne 
sont  plus  que  des  infortunées,  auxquelles  aucun  homme  de  cœur  ne 
saurait  refuser  le  pardon. 

Ainsi,  saint  Augustin  lui-même,  malgré  la  rigueur  de  sa  théorie, 
n'ose  pas  proposer  une  morale  sans  nuances  :  il  admet  en  un  cas 
le  suicide  indirect;  il  admet  qu'en  un  autre  cas,  on  se  laisse  mourir 
de  faim;  il  admet  que,  quand  une  vierge  a  préféré  la  mort  au 
déshonneur,  nul  ne  lui  doit  refuser  son  pardon. 

Malgré  ces  nuances,  la  doctrine  de  la  Cité  de  Dieu  est,  dans 
l'ensemble,  rigoureuse.  Elle  rappelle  la  formule  d'Apulée  plutôt  que 
l'esprit  général  des  morales  nuancées.  Seulement,  ce  qu'il  faut 
noter,  c'est  que,  par  ses  rigueurs  même,  elle  est  en  son  temps  sin- 
gulière, révolutionnaire,  presque  scandaleuse.  Loin  de  condamner 
le  suicide  chrétien,  la  haute  Eglise,  dans  son  ensemble,  l'approuve 
et  l'offre  en  exemple. 

D'abord,  au  ive  et  au  début  du  Ve  siècle,  bien  après  les  décisions 
des  Conciles  d'Elvire  et  de  Carthage,  le  culte  des  suicidées  chré- 
tiennes est  dans  tout  son  éclat.  Saint  Augustin,  qui  nous  l'ap- 
prend (i),  ne  demande  pas  qu'on  J'abolisse.  M.  Rabeau  signale, 
en  Afrique,  un  culte  local  en  l'honneur  de  Secunda,  appelée  bona 
puella,  à  cause  de  la  générosité  qui  la  poussa  à  se  livrer  aux  bour- 
reaux (2).  Enfin,  il  faut  songer  que  la  plupart  des  Actes  qui  célèbrent 
les  martyrs  volontaires  sont  écrits  au  plus  tôt  au  ive  siècle,  puisque 
les  faits  qu'ils  rapportent  remontent  au  temps  de  Dioclétien. 
L'usage  de  lire  ces  récits  aux  fidèles  assemblés  entretient  forcément 
l'admiration  pour  les  volontaires  de  l'âge  héroïque. 


(1)  Cité  de   Dieu,    I,    26,    (I,  46.).     (2)  Rabeau,  Le  culte  des  saints  dans 
V Afrique  chrétienne,  P.  1903,  p.  66. 


l'église  et  le  suicide  chrétien  341 

Dans  l'ensemble,  les  grands  écrivains  sont  d'accord  pour  excepter 
de  la  condamnation  portée  contre  la  mort  volontaire  les  suicides 
admirés  à  l'époque  chrétienne. 

Parmi  les  Grecs,  voici  saint  Athanase  :  il  condamne  en  principe 
ïa  recherche  du  martyre.  Dans  sa  fameuse  Apologie,  il  démontre, 
l'Ecriture  en  mains,  qu'un  chrétien  ne  doit  pas  s'offrir  (i).  Ceux 
qui  se  sont  livrés  eux-mêmes  sont-ils  donc  à  blâmer?  Tant  s'en  faut. 
On  ne  doit  pas  aller  à  la  mort  «  tant  que  l'heure  n'est  pas  venue  »; 
mais  Jésus  lui-même,  après  avoir  fui  par  deux  fois,  le  moment 
venu  s'est  offert  (2).  Gardons-nous  donc  de  flétrir  les  saints  qui  se 
sont  livrés.  Ils  n'ont  pas  agi  «  à  la  légère  »,  c'eût  été  un  suicide 
coupable,  et  l'on  eût  pu  croire  que,  par  faiblesse,  ils  préféraient  la 
mort  à  l'exil;  mais  ils  ont  marché  au  supplice  quand  l'esprit  saint 
les  y  a  poussés,  et  leur  allégresse  même  prouve  cette  inspiration 
divine  (3).  Dans  sa  Vie  d'Antoine,  Athanase  écrit  que  le  saint  ne 
s'offrit  pas  aux  tribunaux  «  parce  qu'il  ne  voulait  pas  se  livrer  lui- 
même  »  (4),  mais,  un  peu  plus  loin,  il  cite  comme  un  trait  édifiant 
que,  les  magistrats  persécuteurs  ayant  ordonné  à  tous  les  moines 
de  quitter  la  ville,  Antoine,  seul,  refuse  de  se  cacher. 

Saint  Basile  loue  Julitta,  qui,  condamnée  au  feu,  s'élance  dans 
les  flammes  (5).  Il  célèbre  Gordius,  qui,  après  avoir  médité  sur  la 
vanité  de  la  vie,  va  se  livrer  au  supplice  en  citant  le  mot  d'Isaïe  : 
J'ai  été  trouvé  par  ceux  qui  ne  me  cherchaient  point.  «  Ainsi,  il 
montra  qu'il  ne  venait  pas  au  danger  par  nécessité,  mais  qu'il  s'of- 
frait au  combat  de  lui-même,  imitant  le  Seigneur,  qui,  n'étant  pas 
reconnu  des  Juifs  à  cause  de  l'obscurité,  se  livra  lui-même  à 
eux  (6).  »  Faites  spontanément,  conclut  saint  Basile,  ce  qui  ne  sau- 
rait être  évité  ;  n'épargnez  pas  votre  vie,  il  faut  mourir  (7).  C'est 
saint  Basile  qui,  parlant  de  Judas,  a  ce  mot  inattendu  :  Judas  n'a 
pu  vivre  dans  le  déshonneur;  peut-être  en  vaut-il  mieux  que  d'autres 
qui  vivent  fort  à  l'aise  dans  leur  impudence  (8). 

Grégoire  de  Naziance,  qui  lance  à  Julien  un  mot  analogue  (9),  est, 
nous  l'avons  vu,  hostile  au  suicide.  Il  n'en  loue  pas  moins  la  mère 
des  Macchabées  se  jetant  elle-même  au  feu  pour  que  son  corps  ne 


(1)  Defugasua,  11  et  12,  (P.  G.,  XXV,  c.  658  et  659.).  (2)  Ib.,  15,  (c. 
663).  (3)  Ib  ,17  et  22,  (c.  666  et  674.)  Saint- Augustin  émet  l'hypothèse 
d'une  inspiration  divine,  uniquement  pour  Samson  et  les  saintes  femmes  ; 
saint  Athanase  pose  en  principe  que  les  saints  qui  s'offrent  obéissent 
à  l'esprit  saint.  (4)  Vie  d'Antoine,  46,  (P.  G.,  XXVI,  c.  911.).  (5)  Ho- 
mélie sur  Julitta,  2,  (P.  G.,  XXXI,  c.  242.).  (6)  Homélie  sur  Gordien,  3, 
ib.,  c.  498.).  (7)  parag.  8,  {ibid.).  (8)  Epist.  CCXL,  52,  (P.  G.,  XXXII, 
c.  898.).  (9)  Judas  !  crie-t-il  à  son  adversaire,  puis,  se  ravisant  :  à  cela 
près  que  tu  n'as  pas  donné  comme  lui  une  marque  de  repentir  en  te 
pendant  !  [Oratio  IV  contra  Julianum,  I,  68,  P.  G.,  XXV,  c.  590.). 


SE   ET   LA  MORALE   ARISTOCRATIE 

;  il  parle  avec  indulprnce  de  certains  moines  qui 
nt  à  un  détin  maladif  de  M  hier  :  «  Epargne,  Christ,  cet  pieux 
insensés!...  »  (2)  Dans  son  ouvrage  en  l'honneur  du  philosophe 
Héron,  racontant  les  persécutions  que  Lucius  fait  subir  aux  chré- 
tiens orthodoxes  d'Alexandrie,  il  parle  des  suicides  de  vi' 
d'une  chose  toute  naturelle  (3). 

Grégoire  de  Nysse  célèbre  l'action  courageuse  du  martyr  Théo- 
dore, qui  met  le  feu  à  un  temple  païen  et  se  dénonce  (4).  Et  quel 
discours  pourrait  exalter  des  merveilles  comme  celles  du  soldat 
Gordius,  prenant  sur  un  étang  g)aeé  la  place  d'un  confesseur  vaincu 
par  le  froid  P  (5). 

Saint  Jean  Chrysostome  consacre  une  homélie  aux  saintes  mar- 
tyres Bernice,  Prosdoce  et  Domnine  (6),  et  il  en  consacre  deux  à 
sainte  Pélagie.  Il  croit  voir  dans  la  fin  de  sainte  Pélagie  une  inter- 
vention divine.  Gomment  les  soldats  lui  ont-ils  laissé  le  moyen  de 
se  tuer?  De  telles  morts  n'étaient  pas  rares,  et  ils  auraient  dû  se 
méfier.  Sans  doute,  Jésus  prit-il  soin  de  les  aveugler.  Loin  de 
plaider,  pour  toutes  ces  suicidées,  les  circonstances  atténuantes, 
saint  Jean  Chrysostome  les  offre  en  exemple  aux  femmes  chré- 
tiennes :  «  Qu'elles  écoutent,  les  mères  et  les  vierges!...  »  (7). 

Passons  aux  Latins.  Saint  Ambroise  admet  que  les  Ecritures 
interdisent  le  suicide.  Il  écrit  dans  le  De  Officiis  :  «  Le  Seigneur 
veut  »  qu'au  moment  de  la  persécution,  nous  fuyions  de  ville  en 
ville,  parce  que  la  chair  e9t  fragile  (8).  Mais  c'est  dans  le  même 
ouvrage  qu'il  loue  la  fille  de  Jephté  d'avoir,  «  par  sa  volonté 
propre  »,  décidé  son  père  hésitant  (9).  Dans  une  de  ses  lettres,  il 
loue  longuement  la  force  d'âme  de  Samson  (10)  (et  le  ton  est  bien 
différent  de  celui  que  prend  saint  Augustin  pour  traiter  le  même 
sujet).  Dans  le  De  Virginibus,  il  raconte  avec  complaisance  l'his- 
toire d'une  vierge  d'Antioche,  envoyée  par  le  juge  dans  une  maison 
publique  et  sauvée  par  un  soldat  qui  s'offre  à  mourir  à  sa  place.  Tous- 
deux  se  disputent  à  qui  périra,  tous  deux  meurent.  Saint  Ambroise 
les  compare  aux  deux  amis,  Damon  et  Pythias,  dont  parle  Gicéron. 
Action  «  louable  »,  dit-il;  mais  l'histoire  de  la  vierge  et  du  soldat 
est  plus  belle,  parce  qu'ils  sont  deux  à  se  sacrifier  librement,  in  his 
amborum  voluntas  libéra  (11). 


(1)  Orat.XV,  In  Macchab.  laudem,  10,  (P.  G.,  XXXV,  c.  930.).  (2)  Ad 
Hellenium,  etc.,  (P.  G.,  XXXVII,  c.  459.).  (3)  In  laudem  H eronis  philosophi, 
12,  (P.  G.,  XXXV,  c.  1215.).  (4)  Oratio  de  sancto  Theodoro  martyre,  (P.  G., 
XLVI,  c.  743.).  (5)  Orat.  in  XL  Martyr.,  (76.,  c.  770.).  (6)  De  Ss.  Marty 
ribus  Bernice,  etc.,  parag.  6,  (P.  G.,  L,  c.  638.).  (7)  De  Sancta  Pelagia,  IIIS 
(P.  G.,  L,  c.  582.).  (8)  I,  37,  (P.  L.,  XVI,  c.  85.).  (9)  III,  12,  (c.  177-178.). 
{10)  Epist.  XIX,  32,  (P.  L.,  XVI,  c.  1035.).  (11)  De  virginibus,  II,  4  et  5„ 
{P.  L.,  XVI,  c.  226.). 


SAINT   JEROME   ET   LE   SUICIDE   CHRÉTIEN  343 

Dans  le  même  traité,  saint  Ambroise  s'explique  sur  le  cas  des 
saintes  qui  se  sont  tuées.  On  demande  :  Comment  ont-elles  pu  agir 
de  la  sorte,  a  alors  que  la  Sainte  Ecriture  défend  à  une  chrétienne 
de  se  faire  violence  »?  Sainte  Pélagie  donne  elle-même  la  réponse 
dans  le  petit  discours  que  lui  prête  saint  Ambroise  :  sans  doute, 
le  suicide  est  criminel  en  principe,  seulement  facinus  fides  able~ 
vat  (i). 

Ailleurs,  saint  Ambroise  se  laisse  entraîner  plus  loin  encore  par 
des  souvenirs  païens.  La  mort,  dit-il,  n'est  pas  un  mal  :  «  combien 
ont  eu  honte  de  vivre  et  ont  gagné  à  mourir!  Par  la  mort  d'un 
seul,  dit  l'histoire,  les  plus  grands  peuples  ont  été  sauvés  :  la  mort 
d'un  général  en  chef  a  mis  en  fuite  des  armées  ennemies,  que, 
vivant,  il  n'avait  pu  vaincre.  »  Dira-ton  qu'il  ne  s'agit  pas  expli- 
citement de  mort  volontaire?  Saint  Ambroise  continue  en  alléguant 
les  martyrs,  puis  le  Christ  lui-même,  et  il  insiste  vigoureusement 
sur  l'idée  que  le  Christ  est  mort  parce  qu'il  l'a  voulu.  «  Ne  fuyons 
pas  la  mort,  conclut-il,  le  Fils  de  Dieu  ne  l'a  pas  dédaignée  (2).  » 
Formule  analogue  dans  le  De  Officiis  :  «  Quand  l'occasion  s'offre 
d'une  mort  louable,  il  faut  la  saisir  aussitôt  »  (3). 

Saint  Jérôme  admet  en  certains  cas  le  suicide,  mais  indirect. 
Dans  les  persécutions,  il  n'est  pas  permis  de  se  tuer.  Mais  on  peut 
«  tendre  le  cou  au  bourreau  »  (4). 

Si  saint  Jérôme  voulait  dire  par  là  que  le  fidèle  condamné  peut  se 
laisser  exécuter  sans  résistance,  la  phrase  n'aurait  pas  grand  intérêt. 
Mais  il  est  en  train  de  commenter  le  mot  de  Jonas  qui,  pendant  la 
tempête,  dit  à  ses  compagnons  :  «  Prenez-moi  et  jetez-moi  à  la 
mer  ».  C'est  là  ce  que  saint  Jérôme  appelle  «  tendre  le  cou  ».  Si  Jonas 
s'était  précipité  lui-même,  il  aurait  tort.  Mais  il  se  fait  précipiter, 
rien  de  mieux.  Ce  qui  se  trouve  absous  par  une  telle  doctrine,  ce 
sont  les  suicides  mêmes  que  saint  Augustin  reproche  avec  tant  d'in- 
dignation aux  Circoncelliens. 

Sur  les  suicides  dus  à  la  chasteté,  saint  Jérôme  s'exprime  beau- 
coup plus  nettement.  Il  n'est  pas  permis  de  se  tuer,  dit-il,  absque 
eo  uhi  casfilas  periclitatuv  (5),  c'est-à-dire  excepté  le  cas  où  la  chas- 
teté est  en  péril.  Quand  il  parle  des  femmes  qui  se  sont  tuées  pour 
sauver  leur  honneur,  sa  ferveur  rappelle  celle  de  Tertullien.  Loin  de 
prétendre  opposer,  sur  ce  point,  la  religion  nouvelle  au  paganisme, 


(1).  III,  7,  (XVI,  c.  242.).  (2)  De  excessu  frairis  sui  Satyri,  II,  44-46,  (P. 
L.,  XVI,  c.  1385)  ;  cf.  Expositio  evang.  sec.  Lucam,  108,  109,  (Schenkl, 
280-281.).  (3)  II,  30,  (P.  L.,  XVI,  c.  153.).  (4)  Comm.  in  Jonam, 
I,  (P.  L.,  XXV,  c.  1129.).  (5)  Comm.  in  Jonam,  I,  (P.  L.,  XXV,  c. 
1129.).  Divers  auteurs,  choqués  de  la  contradiction  trop  nette  entre  saint 
Jérôme  et  saint  Augustin,  ont  essayé  de  traduire  :  et  il  ne  faut  pas  excepter 
le  cas  où  la  chasteté  est  en  péril. 


344  l'église  et  la  morale  aristocratique 

il  confond  dans  la  môme  admiration  héroïnes  antiques  et  I 
chrétiennes. 

Ce  sont  des  païennes  qu'il  cite  dans  son  fameux  livre  contre 
Jovinien.  Ce  sont,  sous  les  trente  tyrans,  les  filles  de  Phédon;  c'est 
la  fille  de  Démotion  qui  se  frappe  en  apprenant  la  mort  de  son 
fiancé  :  vierge,  mais  unie  à  lui  en  esprit,  elle  eût  craint,  en  se 
mariant,  la  souillure  des  secondes  noces;  «  de  quels  mots  louer  »  les 
filles  de  Scédase,  qui,  violées  par  leurs  hôtes,  s'entr'égorgent?  Et 
ce  sont  lies  vierges  de  Lacédémone  et  les  vierges  milésiennes  qui  se 
tuent  avant  l'arrivée  des  Gaulois,  «  donnant  à  toutes  les  vierges 
d'âme  honnête  l'exemple  d'attacher  plus  de  prix  à  la  chasteté  qu'à 
la  vie  (i)  ».  Même  éloge  aux  veuves,  qui  préfèrent  la  mort  à  un 
second  mariage.  Lorsqu'il  veut  dissuader  Agéruchia  de  se  remarier, 
saint  Jérôme  lui  cite  Didon  et  la  femme  d'HasdrubaL  II  y  revient  dans 
un  traité  où  il  rappelle  Panthée,  Alceste,  Lucrèce,  «  effaçant  de 
son  sang  la  souillure  de  son  corps  »,  et  une  concubine  «  prête  à 
mourir  pour  celui  qu'elle  avait  aimé  vivant  ».  Que  les  femmes, 
s'écrie  saint  Jérôme,  «  et  surtout  que  les  femmes  chrétiennes  imitent 
cette  fidélité  des  concubines;  qu'elles  fassent,  elles  qui  sont  libres, 
ce  qu'une  captive  a  su  faire  !  »  (2). 

Dans  la  vie  de  Malchus,  on  voit  le  futur  saint  contraint  par  un 
maître  injuste  à  se  marier.  Il  tire  son  épée  en  s 'écriant  :  Habet  et 
servata  pudicitia  suum  martyrium.  Et  il  va  se  tuer,  quand  la  femme 
à  laquelle  on  prétend  l'unir  lui  dit  :  «  Vivons  ensemble  chastement; 
si  tu  voulais  une  autre  union,  c'est  moi  qui  voudrais  mourir  (3).  » 

Ainsi  parlent  les  grands  docteurs  de  l'Eglise  grecque  et  latine. 
Parmi  les  poètes,  Prudence  célèbre  sainte  Eulalie,  sans  grand  souci 
du  concile  d'Elvire.  Car  il  tient  à  bien  marquer  qu'elle  va  d'elle- 
même  au  martyre  et  qu'elle  brise  les  idoles  pour  se  faire  mettre  à 
mort  (4).  Paulin  de  Noie  chante  la  mort  glorieuse  de  Samson  (5). 
Mais  la  poésie  chrétienne,  en  somme  assez  pauvre,  n'apprend  pas 
grand'chose  sur  cette  question. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'histoire.  Les  historiens  laissent 
paraître  sans  embarras  leur  admiration  pour  les  martyrs  volontaires 
de  la  foi  ou  de  la  chasteté.  On  a  vu  plus  haut  tous  les  exemples  que 
rapporte  Eusèbe.  Nulle  part,  il  n'a  un  mot  de  réserve,  même  lors- 
qu'il s'agit  des  foules  qui  courent  en  tumulte  à  la  mort.  Son  livre 
sur  les  Martyrs  de  Palestine  vibre  comme  un  hymne  au  suicide  chré- 
tien. C'est  presque  à  chaque  page  qu'on  voit  les  soldats  du  Christ 


(1)  Adversus  Jovinianum,  I,  41 t  (P.  L.,  XXIII,  c.  270.).  (2)  Lettre  à 
Agéruchia,  Epist.  CXXIII,  (P.  L.t  XXII,  c.  1051-1052.).  (3)  V  a  Malchit 
par.  6,  (P.  L.,  XXIII,  c.  56-57.).  (4)  Peristephanon,  III,  v.  128  ss.  (P.  h.t 
XL  c.  350.).    (5)  Poème  XXIV,  v.  575  et  suiv.,  (p.  225.). 


LES    HISTORIENS    ET  LE   SUICIDE    CHRÉTIEN  345 

provoquer  les  magistrats,  les  contraindre  à  la  sévérité.  Ces  provoca- 
tions sont  si  nettes  qu'elles  frappent  aujourd'hui  même  les  histo- 
riens catholiques.  Mgr  Duchesne,  par  exemple,  ne  peut  s'empêcher 
de  constater  que  les  gouverneurs  de  Palestine,  si  malmenés  par 
Eusèbe,  ont  surtout  châtié  des  chrétiens  «  trop  empressés  à  se  pro- 
duire comme  tels  »  (i).  C'est  en  vain  qu'on  chercherait  dans  Eusèbe 
un  aveu  de  ce  genre.  Le  zèle  de  ces  volontaires  lui  paraît  sublime 
•et  tout  simple.  Ce  n'est  certes  pas  lui  qui  irait  s'embarrasser  des 
scrupules  de  saint  Augustin  touchant  le  suicide  des  chrétiennes  qui 
se  jettent  à  l'eau  pour  sauver  leur  honneur.  Dans  le  discours  qu'il 
leur  prête,  on  ne  trouve  même  pas  trace  des  réserves  que  croit 
devoir  faire  saint  Ambroise.  Rufin,  traducteur  de  Y  Histoire  Ecclésias- 
tique, loin  d'être  choqué  par  l'admiration  d'Eusèhe  pour  le  suicide 
chrétien,  ne  peut  se  tenir  d'ajouter  au  texte  épithètes  et  exclama- 
tions. 

Socrate  rapporte  sans  un  mot  de  blâme  l'histoire  d'une  femme 
qui,  à  Edesse,  sous  Valens,  recherche  le  martyre  pour  elle-même 
et  pour  son  enfant  (2).  C'est  lui  qui  déclare  que,  si  Julien  s'abstient 
de  persécuter,  c'est  pour  mieux  tourmenter  les  chrétiens  avides  de 
martyre  (3). 

Sozomène  écrit  qu'au  cours  des  persécutions  de  Sapor,  «  plu- 
sieurs s'offrirent  d'eux-mêmes,  de  peur  de  sembler  trahir  Jésus- 
Christ  par  leur  silence  »  (4).  Il  ne  songe  pas  à  les  blâmer.  C'est  d'un 
ton  d'admiration  que,  contant  les  exécutions  ordonnées  par  Théo- 
dose après  le  meurtre  de  Butirique,  il  écrit  :  a  J'ai  ouï  dire  qu'il  y 
eut  un  esclave  qui  eut  le  courage  de  se  faire  tuer  par  son  maître 
qu'on  menait  au  supplice  »  (5). 

Ailleurs,  il  conte  que  Géronce,  entouré,  en  compagnie  de  sa 
femme  et  d'un  ami,  par  une  troupe  d'ennemis,  coupe  la  gorge  à 
son  ami  sur  sa  demande.  Sa  femme  l'ayant  ensuite  supplié  de  lui 
rendre  le  même  service  et  s'étant  approchée  elle-même  du  tran- 
chant de  son  épée,  il  lui  coupe  la  gorge  pareillement,  et  Sozomène 
dit  avec  fierté   :  «  Elle  était  chrétienne  »  (6). 

Enfin,  dans  son  récit  du  siège  de  Rome,  il  note  qu'un  arien, 
soldat  d'Alaric,  voulant  faire  violence  à  une  chrétienne,  la  frappe 
légèrement  au  cou,  pour  l'effrayer  :  mais  «  elle  présenta  le  cou 
pour  mourir,  plutôt  que  de  manquer  à  la  fidélité  conjugale  ».  Sozo- 
mène rapporte  ce  trait  comme  étant  propre  à  «  relever  la  sainteté 
de  l'Eglise  »  (7). 


(1)  Hist,  de  V Eglise,  t.  II,  ch.  I.  (2)  Socrate,  IV,  18,  (P.  G.,  LXVII,  c. 
503.).  (3)  III,  12,  (LXVII,  c.  411.).  (4)  L.  II,  ch.  XI,  (P.  G.,  LXVII, 
-c  963.).  (5)  L.  VII,  ch.  XXV,  (ib.,  c.  1495.).  (6)  L.  IX,  ch.  XIII,  [ib,. 
«.  1623.).     (7)  L.  IX,  ch.  X,  {ib.tc.  1648.). 


:;k;  i/i<i  is:    i;t  la  morale  aristocratique 

Cela  c^i  d'an  tant  plus  remarquable  que  Soronaène  connaît  terri 
bien  la  doctrine  qui  ordonne  de  fuir  la  persécution,  et,  en  prim 

l'approuve.  Excusant  un  martyr  d'avoir  fui,   il  dit  que  Dieu  dt'i 
d'at lendre   les   bourreaux.    Seulement,    aussitôt   après    l'avoir   dit 
ra importe  complaisamment    l'histoire   d'un     évoque   qui    détruit    un 
temple  et  se  livre  ensuite  lui-même  (i). 

Sulpice-Sévère  remarque  que  Martin,  son  héros,  n'est  pas  mort- 
martyr.  Mais,  ajoute-t-il,  ce  n'est  pas  l'envie  qui  lui  en  a  manqué. 
S'il  avait  vécu  au  temps  de  Néron  ou  de  Dioclétien,  c'est  spontané- 
ment qu'il  se  serait  offert  aux  juges,  «  c'est  spontanément  qu'il  se 
serait  élancé  dans  les  flammes  »  (2).  Ailleurs,  Sulpice  Sévère  regrette 
l'époque  à  laquelle  les  chrétiens  se  ruaient  à  la  mort.  Alors,  dit-il  v 
on  volait  à  l'envi  à  de,  glorieux  combats,  et  l'on  ambitionnait  une 
mort  glorieuse  et  le  martyre  plus  avidement  qu'on  ne  brigue  aujour- 
d'hui l'épiscopat  (3).  Un  personnage  des  Dialogues  rapporte  qu'en 
Egypte,  un  abbé,  voulant  éprouver  un  moine,  lui  dit  :  «  Jette-toi 
dans  le  feu!  »  Le  moine  s'y  jette  aussitôt  (4). 

Dans  YHistoire  lausiaque,  le  moine  Pachon,  tourmenté  par  le- 
démon  de  la  chair,  s'offre  en  pâture  aux.  hyènes,  —  «  sans  raison  », 
dit  le  narrateur.  Mais  cette  déraison  n'éloigne  pas  la  miséricorde 
divine,  car  les  bêtes  respectent  Pachon.  Il  s'obstine,  tâche  de  se 
faire  mordre  au  bas  du  ventre  par  un  serpent  :  Dieu  le  sauve  encore 
et  lui  apparaît  (5). 

Tous  ces  textes  prouvent,  je  crois,  avec  éclat,  que  les  scrupules 
de  saint  Augustin  touchant  le  suicide  chrétien  lui  sont  propres  et 
constituent  une  dérogation  à  la  morale  commune.  Dans  l'ensemble. 
l'Eglise  du  ive  siècle  nuance  sa  doctrine,  tout  comme  les  néo-plato- 
niciens nuancent  la  leur  :  en  principe,  le  suicide  est  interdit;  mais, 
en  certains  cas,  il  est  excusable,  licite,  ou  beau  de  se  tuer. 

Non  seulement  il  y  a  de  part  et  d'autre  morale  nuancée.  Mais, 
de  part  et  d'autre,  cette  morale  nuancée  est  hésitante  et  incertaine. 
Platon,  Plotin,  Apulée,  Macrobe,  ne  s'accordent  pas  sur  la  défini- 
tion des  suicides  licites.  De  même,  les  Pères  de  l'Eglise  ne  sont  pas 
d'accord  entre  eux,  ni  toujours  d'accord  avec  eux-mêmes  sur  la 
question  du  suicide  chrétien. 

Qu'ils  ne  soient  pas  d'accord  entre  eux,  les  textes  qu'on  vient  de 
lire  suffisent  à  le  montrer  :  saint  Augustin  dit  nettement  qu'une 
chrétienne  ne  doit  pas  se  tuer,  de  peur  d'être  violée,  ou  de  honte 
de  l'avoir  été.  Saint  Jérôme  dit  non  moins  nettement  :  il  ne  faut  pas 


(1)  L.  V,  ch.  X,  [ib%  c.  1242  et  1246.).  (2)  Epist.,  II,  9-10,  (p.  144.). 
(3)  Chronique,  II,  32,  (p.  86.).  (4)  Dial,  I,  18t  (p.  170-171.).  (5)  Chap. 
XXIII,  (p.  183-185.). 


INCERTITUDES   DE   LA   MORALE   NUANCÉE  34T 

se  tuer,  «  .sauf  le  cas  où  la  chasteté  est  en  péril.  »  Saint  Augustin 
dit  :  «  N'ayez  garde  d'imiter  les  saintes  qui  se  sont  tuées.  »  Saint 
Jean  Chrysostome  :  «  Ecoutez,  vierges,  l'histoire  de  Pélagie I  » 
Saint  Jérôme  écrit  :  «  Au  cours  des  persécutions,  nous  n'avons  pas 
d'autre  droit  que  de  tendre  le  cou  au  bourreau,  nous  ne  pouvons 
ravir  la  mort  ».  Saint  Grégoire  de  Nysse  célèbre  Gordius,  qui,  de 
lui-même,  sans  que  nul  l'y  pousse  ou  l'y  invite,  va  chercher  la 
mort  sur  un  étang  glacé. 

Non  seulement  saint  Augustin  n'est  pas  d'accord  avec  saint 
Jérôme,  mais  il  n'est  pas  d'accord  avec  lui-même  :  la  femme  qui 
se  tue,  innocente,  se  rend  coupable  d'un  homicide  particulièrement 
criminel;  seulement,  nul  homme  de  cœur  ne  doit  lui  refuser  le 
pardon.  Le  désir  d'éviter  le  péché  ne  justifie  pas  le  suicide;  seule- 
ment, il  vaut  mieux  mourir  que  de  manger  des  viandes  consacrées 
aux  idoles. 

Saint  Ambroise  dit  tour  à  tour  :  «  Fuyons,  le  Seigneur  l'or- 
donne »,  et  :  «  Ne  fuyons  pas  la  mort  que  le  Fils  de  Dieu  n'a  pas 
dédaignée.  » 

Saint  Jérôme  écrit  :  «  Nous  n'avons  pas  Je  droit  de  nous  tuer  »; 
mais  il  cite  en  exemple  Jonas,  qui  se  fait  jeter  à  la  mer. 

L'incertitude  que  trahissent  ces  formules,  ce  n'est  pas  seulement 
nous  qui,  après  coup,  nous  en  rendons  compte.  Saint  Augustin, 
parlant  des  saintes  femmes,  avoue  franchement  son  embarras  :  «  Je 
n'ose  pas,  dit-il,  parler  à  la  légère.  De  his  non  temere  audeo  judi- 
care  (i).  » 

Ceux  qui  viennent  après  lui  n'ont  pas  toujours  une  doctrine 
plus  assurée  :  Cassien  blâme  le  vieux  moine  Héron,  qui,  faute  de 
discretio,  se  laisse  persuader  par  Satan  qu'il  peut  se  jeter  dans  un 
puits  (2);  il  blâme  encore  un  moine  qui  fait  vœu  de  ne  manger 
que  ce  que  Dieu  lui  enverra,  et,  ne  recevant  rien,  meurt  de  faim  (3); 
mais  il  cite  en  exemple  deux  enfants  qui,  chargés  de  porter  des 
aliments  à  un  malade,  s'égarent  en  des  lieux  inhabités  et  se  laissent 
mourir  de  faim  plutôt  que  de  toucher  à  ce  qu'ils  portent  (4). 

Au  v"  siècle,  un  évêque  propose  à  Théodoret  le  cas  suivant  : 
un  juge  inique  dit  à  deux  chrétiens  :  «  Sacrifiez  aux  idoles  ou  jetez- 
vous  dans  la  mer.  »  L'un  d'eux  s'avance  allègrement;  l'autre  refuse 
et  de  sacrifier  et  de  se  précipiter.  Lequel  des  deux  a  raison?  —  Le 
second,  dit  Théodoret.  Supposez  qu'au  lieu  de  dire  :  a  Jetez-vous 
à  l'eau  »,  le  juge  dise  :  «  Voici  une  épée,  tuez-vous  »,  qui  voudrait 
ainsi  ensanglanter  sa  main?  Or,  au  fond,  celui  qui  se  précipite  se 


(1)  Cité  de  Dieu,  1,26,  (I,  46.).     (2)  Collai.  II,  De  discretione,  5,  (p.  45.). 
(3)  Ibid,,  6,  (p.  46.).     (4)  De  institut,  cœnob.,  \t  40,  (p.  112-113.). 


348  l'église  et  la  morale  aristocratique 

lue,  tout  comme  celui  qui  se  frappe.  Seulement,  bien  loin  d'offrir 
sa  solution  avec  assurance,  Théodoret  déclare  modestement  que 
son  opinion  n'est  qu'une  opinion,  et  que  Dieu  seul,  au  jour  du 
jugement,  pourra  trancher  la  question  (i). 

Ce  qui  augmente  l'incertitude  des  moralistes,  c'est  que,  pour 
l'Eglise  comme  pour  les  païens,  les  moeurs  n'illustrent  plus  la  doc- 
trine. De  même  qu'au  me  siècle,  il  n'y  a  plus  de  Caton,  d'Antoine, 
de  Thraséas,  de  même,  après  Constantin,  il  n'y  a  plus  de  saint 
Ignace,  d'Apollonia,  de  sainte  Pélagie,  de  Julitta,  de  Gordius,  de 
Phocas.  Dans  l'ample  littérature  du  iv*  et  du  début  du  ve  siècles, 
j'ai  trouvé  ça  et  là  quelques  suicides  (2).  J'en  ai  trouvé  peu.  Au 
cours  de  la  persécution  de  Julien,  des  luttes  contre  les  Donatistes, 
on  ne  voit  plus  les  fidèles  courir  à  la  mort.  La  desperata  factio  du 
premier  âge  s'est  assagie,  et  la  morale  en  action  n'éclaire  plus  la 
morale  écrite. 

Accord  pour  condamner  le  suicide  en  principe,  accord  pour  ne 
pas  le  soumettre  aux  brutalités  du  droit,  accord  pour  nuancer  la 
morale,  et  la  nuancer  d'une  main  hésitante  et  incertaine,  tous  les 
faits  qu'on  vient  de  voir  suggèrent  la  même  conclusion  :  bien  loin 
de  lancer  une  doctrine  neuve,  violemment  opposée  aux  doctrines 
païennes,  l'Eglise  se  rallie  dans  l'ensemble  à  la  morale  philoso- 
phique, qui,  autour  d'elle,  est  à  la  mode.  Les  deux  aristocraties  sont 
d'accord. 


Réponse  à  une  objection  :  si  V enthousiasme  pour  le  suicide  chrétien  était  lié  à 
V esprit  même  de  la  morale,  comment  admettre  qu'il  fasse  place,  dès  le  rve  siècle, 
à  une  doctrine  hésitante  et  incertaine  ?  :  1)  Les  principes  auxquels  était 
lié  cet  enthousiasme  s'affaiblissent  au  cours  du  IVe  siècle  et  c'est  dans  l'en- 
semble de  la  morale  qu'il  y  a  d^  l'incertitude  ;  2)  cette  incertitude  est 
d'autant  plus  grande  touchant  le  suicide  chrétien  que  ce  sont  désormais 
les  païens  et  les  hérétiques  qui  meurent  pour  leur  foi. 

La  conclusion  que  suggère  l'étude  des  faits  se  heurte  à  une  objec- 
tion. 

Je  ne  parle  pas  de  celle  que  l'on  eût  faite  autrefois  :  comment 
oroire  que  l'Eglise  se  soit  ralliée,  sur  la  question  du  suicide,  à  la 
morale  païenne  ?    Nous  savons  aujourd'hui  qu'un  tel   fait  n'a   rien 


(1)  Epist.  III,  (P.  G.,  LXXXIII,  c.  1175-1179.).  (2)  Voir,  par  exemple, 
saint  Augustin,  Serm.,  322,  (P.  L.  XXXVIII-XXXIX,  c.  1444.).,  Epist.  153, 
(P.  L.,  XXXIII,  c.  661.).  Saint  Grégoire  de  Naziance,  l'Histoire  lausiaque 
et  Cassien  signalent  quelques  suicides  de  moines,  mais  nulle  part  il  n'est 
question  d'une  maladie  ou  d'une  mode  désolant  ermitages  et  monastères. 


LE   SUICIDE   ET  L'ESPRIT  NOUVEAU  349 

de  singulier.  L'influence  du  néoplatonisme  éclate  dans  l'élabora- 
tion des  dogmes  et  les  controverses  christo logiques.  Les  ouvrages 
de  Grandgeorges,  de  Mm.  Alfaric  et  Boyer  ont  montré  combien 
elle  est  considérable  sur  toute  l'œuvre  de  saint  Augustin  (i)  :  dans 
les  conclusions  générales  de  son  livre,  Christianisme  et  Néo-plato- 
nisme dans  la  formation  de  saint  Augustin,  M.  Boyer  déclare  qu'en 
principe,  saint  Augustin  s'accorde  avec  les  néo-platoniciens  dans 
tout  ce  qui  n'est  pas  contraire  à  la  foi  (2).  L'accord  que  l'on  cons- 
tate sur  la  question  du  suicide  n'est  donc  ni  fortuit  ni  singulier.  Les 
fidèles  du  premier  âge  ne  s'étant  pas  intéressés  à  la  mort  volontaire, 
il  y  a  dans  la  morale  une  place  vide  :  en  comblant  ce  vide  à  l'aide- 
de  la  philosophie  païenne  en  honneur  de  son  temps,  l'Eglise  du 
ive  siècle  suit  sa  ligne  de  conduite  habituelle.  De  même,  en  ce  qui 
concerne  le  droit,  il  n'est  pas  extraordinaire  que  la  religion  victo* 
rieuse  admette  les  lois  sur  le  suicide,  puisqu'elle  admet,  dans  son- 
ensemble,  la  législation  païenne. 

Mais,  si  la  vieille  objection  tombe,  il  en  est  une  autre  qui  paraît 
troublante:  l'enthousiasme  pour  le  suicide  chrétien  nous  est  apparu 
non  seulement  comme  un  des  traits  saillants  de  la  morale  du  premier 
âge,  mais  comme  un  sentiment  étroitement  lié  à  l'esprit  même  de 
cette  morale.  Comment  expliquer  que,  dès  le  quatrième  siècle,  il 
fasse  place  à  la  morale  un  peu  hésitante  que  nous  venons  de  voir, 
à  ces  déclarations  d'écrivains  se  contredisant  les  uns  les  autres,  se 
contredisant  quelquefois  eux-mêmes? 

Je  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  là  un  revirement  un  peu  brusque  et  qui 
d'abord  surprend.  Si  on  ne  le  constatait  que  sur  la  seule  question  du 
suicide  chrétien,  on  pourrait  peut-être  hésiter  à  faire  confiance  aux 
textes.  Seulement  je  crois  qu'il  s'accorde  à  une  transformation  géné- 
rale. Dès  le  ive  siècle,  la  haute  Eglise,  installée  dans  le  siècle,  colla- 
bore avec  l'empire  à  l'administration  du  monde.  Le  sens  politique, 
qui  s'éveille  en  elle,  se  trouve  aussitôt  en  conflit  avec  la  morale  pro- 
prement chrétienne,  et  ce  ne  sont  pas  seulement  les  idées  et  les 
sentiments  relatifs  au  suicide,  ce  sont  les  principes,  c'est  la  morale 
entière  qui  se  fait  hésitante  et  incertaine. 


(1)  Grandgeorge,  saint  Augustin  et  le  néo-platonisme,  P.  1896  ;  Alfaric, 
L'évolution  intellectuelle  de  saint  Augustin,  P.  1918,  (voir  notamment  p.  504,, 
note  6)  ;  Boyer,  L'idée  de  vérité  dans  la  philosophie  de  saint  Augustin,  P.  1920,. 
Christianisme  et  néo-platonisme  dans  la  formation  de  saint  Augustin,  P. 
1920.  Touchant  l'influence  du  néo-platonisme  sur  saint  Athanase, 
saint  Basile,  saint  Grégoire  de  Naziance,  Grégoire  de  Nysse,  Synésius  etc., 
voir  aussi  Picavet,  Esquisse  d'une  histoire  générale  et  comparée  des  philosophies 
médiévales,  P.  1905,  p.  85  ss.  (2)  Page  194.  M.  Picavet  dit  de  même  de  plu- 
sieurs écrivains  grecs  qu'ils  «  acceptent  du  néo-platonisme  les  doctrines  qui 
s'accordent  avec  le  dogme  chrétien»,  (p.  85.) 


|     MORALE    AUISTiX  IRAITQ 

e   la   foi,   horreur  du  monde 
^ciiliincnls    violenta   et   originaux    qui    naguère    excitaient    1  rnti 
siasme   pour  le   .suicide  chrétien.    Au    lendemain   de  on 

iblir  l'un  et  l'autre,  se  faire  moini 

S'agit-il  de  la  valeur  souveraine  de  la  foi?  Certes,  l'on  continue 
à  dire:  quœ  justitia  sine  fide  ?  (i)  la  chasteté  n'est  rien  foi; 

et  hacretici  habent  virgines  (2);  la  virginité  d'une  païenne  est  forni- 
cation par  rapport  à  Dieu  (3).  Que  l'impie  dise,  écrit  saint  Augustin: 
je  donne  aux  pauvres,  je  ne  dérobe  pas,  je  ne  convoite  pas  la  femme 
d'autrui,  je  ne  tue  pas,  je  ne  trompe  pas,  je  rends  le  dépôt  qui  m'a 
été  confié  en  l'absence  de  tout  témoin,  qu'il  dise  tout  cela,  —  moi, 
je  demande:  est-il  ou  n'est-il  pas  impie?  —  Tu  es  impie?  Tes  œuvres 
ne  sont  rien  (4).  Prosper  d'Aquitaine,  loin  d'atténuer  ces  formules, 
déclare,  lui  aussi  :  «  Toute  la  vie  des  infidèles  est  un  péché  »  (5).  La 
foi,  et  une  foi  pure,  demeure  donc,  pour  ce  siècle  qu'enflamment 
les  controverses  christologiques,  la  première  condition  de  la  moralité. 
Seulement,  le  fait  qu'elle  est  moins  rare  en  diminue  forcément  le 
prix.  Aujourd'hui,  dit  saint  Augustin,  le  nom  du  Christ  est  dans 
la  bouche  de  tout  le  monde:  le  juste  l'invoque  comme  témoin  de 
son  équité,  le  parjure  pour  couvrir  sa  fraude,  le  roi  pour  la  sûreté 
de  son  empire,  le  soldat  pour  marcher  au  combat,  l'intempérant 
pour  vider  sa  coupe,  le  pauvre  pour  mendier  (6).  Le  nom  assuré- 
ment n'en  est  pas  moins  précieux,  mais  on  est  moins  porté  à  se  dire  : 
c'est  chrétien,  donc  c'est  bien.  Quand  Mensurius,  un  évèque,  ose 
dire  que,  parmi  les  confesseurs  qui  se  sont  offerts,  quelques-uns 
n'ont  eu  en  vue  qu'un  intérêt  matériel,  un  nouvel  état  d'esprit  se 
fait  jour:  il  ne  suffît  plus  qu'une  action  soit  placée  sous  le  nom  du 
Christ  pour  qu'on  l'approuve  sans  examen. 

S'agit-il  de  l'horreur  du  monde?  Le  changement  est  bien  plus 
profond.  Sans  doute  on  répète  les  formules  anciennes;  on  les  déve- 
loppe avec  talent:  «  Qui  donc  pourrait  suffire  quand  son  éloquence 
coulerait  comme  un  fleuve,  à  dire  les  misères  de  cette  vie?  »  (7). 
—  Nous  sommes  ici-bas  des  voyageurs  soupirant  après  la  patrie  (8). 


(1)  Serm.  CLXXXIX,  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  c.  1006.).  (2)  Tract. 
in  Ev.  sec.  Joan.,  XIII,  13,  cf.  15,  (P.  L.,  XXXIV-XXXV,  c.  1499-1500.). 
(3)  Ad  hoc  autem  sunt  virgines  impiœ  ut  a  vero  Deo  fornicentur,  De  Bono 
conjugali,  VIII,  8,  (p.  199).  Le  mot  est  cité  par  M.  Guiîrnebert,  Tertullien, 
p.  286.  (4)  In  psalm.  XXXI,  enarr.  II,  6,  (P.  L.,  XXXVI-XXXVII,  c. 
262).  L'abbé  Valentin,  [Saint  Prosper  d'Aquitaine,  Toulouse,  1900,  p.  383), 
montre  que  saint  Augustin  ne  cesse  d'affirmer  et  d'accentuer  sur  ce  point 
sa  doctrine.  (5)  Liber  sententiarum,  CVI,  (P.  L.,  LI,  c.  441)  ;  cf.  De  ingratis, 
v.  407-410,  (£&.,  c.  117).  (6)  EpisL,  232,  (P.  L.,  XXXIII,  c.  1028.).  (7)  Cité 
Se  Dieu,  XIX,  4,  2,  (II.  p.  373.Ï.  (8)  In  psalm.  LXI,  7,  (P.  L.,  XXXVI- 
XXXVII,  c.  734.)  ;  cf.  Serm.  CCCLXII,  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  c.  1613). 


l'esprit  nouveau  351 

—  La  vie  est  un  festin  amer  (i).  —  «  Non,  vous  ne  pouvez  être 
heureux  en  cette  vie  et  personne  ne  le  peut.  Le  Christ  lui-même, 
venant  ici-bas,  n'a  pu  se  nourrir  que  de  ce  dont  est  plein  le  cellier 
de  notre  misère  :  il  a  bu  le  vinaigre  ;  il  a  trouvé  le  fiel  (2).  »  —  Tout 
ce  que  nous  aimons  sur  la  terre  est  glu  pour  les  ailes  spirituelles  (3). 
—  Agriculture,  art  militaire,  barreau,  négoce,  autant  de  choses  qui 
sont  du  siècle:  ce  sont  les  fleuves  de  Babylone  au  bord  desquels  on 
se  lamente  au  souvenir  de  Sion  (4).  —  Cette  vie  est  plutôt  une  mort 
qu'une  vie  (5),  —  c'est  «  une  sorte  d'enfer  »  (6).  Je  prends  ces 
formules  presque  sans  choix,  dans  l'œuvre  d'un  seul  écrivain.  A  les 
confronter  à  celles  du  premier  âge,  on  pourrait  croire  que  rien  n'est 
changé. 

Tout  change  pourtant  et  tout  doit  changer:  ce  qui  entretenait 
J'horreur  du  monde,  c'était  avant  tout  la  persuasion  que  le  monde 
touchait  à  sa  fin.  Or,  la  victoire  est  venue  et  le  monde  existe  toujours. 
On  lui  fait  la  guerre,  c'est  entendu.  Mais  c'est  désormais  guerre 
d'usure,  et,  dans  une  guerre  d'usure,  ce  n'est  pas  le  monde  qui 
s'use  le  plus.  Aussi,  sans  s'imaginer  qu'il  doive  subsister  indéfini- 
ment (7),  admet-on  qu'il  serait  vain  d'en  prévoir  la  chute  à  cinquante 
ans  près  (8).  Du  coup,  la  fièvre  du  début  tombe.  Une  attente  un 
peu  longue  irrite,  une  attente  plus  longue  apaise.  Tôt  ou  tard  elle 
suggère  la  pensée  qu'il  faudrait  peut-être,  «  en  attendant  »,  donner 
quelque  soin  au  présent.  Un  cachot  est  un  cachot,  mais  on  le  voit 
d'un  autre  œil  selon  qu'on  se  croit  sur  le  point  d'en  sortir  ou  qu?on 
se  résigne  à  y  vivre  des  années.  Ainsi,  au  mépris  de  la  vie  s'unit 
lentement  l'idée  qu'il  faut,  malgré  tout,  compter  avec  elle.  Dans 
la  haute  Eglise,  cette  résignation  se  double  de  préoccupations  poli- 
tiques et  administratives.  Dès  le  quatrième  siècle,  les  évêques  sont 
des  personnages  importants  dans  l'état;  ils  rendent  parfois  la  justice; 
ils  collaborent  avec  l'autorité  laïque;  bref,  ils  gouvernent  le  monde. 
Comment  haïr  indéfiniment  ce  qu'on  s'applique  à  régler?  —  Et 
après  avoir  dit:  n'aimons  pas  le  monde,  ni  ce  qui  est  dans  le  monde, 
voici  que  saint  Augustin  se  ravise:  cependant  il  n'est  pas  défendu 
de  l'aimer  en  rapportant  cet  amour  au  Créateur  (9). 

Non   te  prohibet  Deus  amare    ista,   voilà  le   grand   mot  qui  va 
jeter  l'incertitude  au  cœur  même  de  l'ancienne  morale!  Oh,   certes 


(1)  Serm.  LX,  2,  {ibid.,  c.  492-493.).  (2)  Serm.  CCXXXI,  {ibid.,  c.  1107.)- 
(3)  Serm.  CCCXI,  {ibid.,  g.  1415.).  (4)  In  psalm.  CXXXVI,  3,  (XXXVI. 
XXXVII,  c.  1762.).  (5)  Serm.  CCGXLVI,  (XXXVIII-XXXIX,  1522.). 
(6)  Cité  de  Dieu,  XXII,  22,  (II,  640-641.).  (7)  Voir  Puech,  Saint  Jean 
Chrysostome  et  les  mœurs  de  son  temps,  P.  1891,  p.  90.  (8)  Voir  notamment 
da  fameuse  lettre  CXCVII  à  Hésychius,  (P.  L.,  XXXIII,  c.  899-900.). 
(9)   Tract,  in  epist.  Joan.,  II,  11,  (P.  L.2    XXXIV-XXXV,  c.  1995). 


352  l'église  et  la  morale  aristocratique 

saint  Augustin  ne  cesse  de  rappeler  que  cet  amour  doit  être  rap- 
porté à  Dieu,  que  les  biens  d'ici-bas  sont  des  biens  inférieurs;  m 
enfin  ce  sont  des  biens  (i).  La  Cité  de  Dieu  l'affirme  nettement.  Qui 
dit  bien,  si  médiocre  soit-il,  ne  dit  plus  chose  méprisable  et  dont 
il  faille  avoir  horreur.  L'Eglise  notamment  se  trouvera  associa 
la  Cité  d 'en-bas  pour  la  recherche  de  la  paix  terrestre  (2).  Elle  en 
reconnaît  le  prix  et  celui  des  joies  innocentes  qu'une  société  bien 
réglée  peut  procurer  à  ses  membres. 

Des  principes,  l'incertitude  gagne  l'ensemble  de  la  morale.  Con- 
sidérons, à  titre  d'exemple,  deux  des  questions  sur  lesquelles  la 
morale  chrétienne  était  le  plus  original,  celle  de  la  richesse,  celle 
de  la  virginité  et  du  mariage.  L'attitude  de  l'Eglise  à  l'égard  de 
ces  deux  problèmes  est  peut-être  encore  plus  hésitante  que  son  atti- 
tude à  l'égard  du  suicide  chrétien. 

Que  la  richesse  soit  méprisable,  c'est  toujours  le  thème  commun. 
Entre  mille  phrases  qui  l'illustrent,  je  note  le  mot  de  saint  Chry- 
sostome:  «  Tous  les  hommes  sont  égaux,  ont  mêmes  besoins  et 
mêmes  droits:  c'est  donc  la  commuanuté  qui  est  naturelle  plutôt 
que  la  propriété  »  (3),  et  ce  début  de  phrase  de  saint  Augustin  : 
«  Abstenons-nous,  mes  frères,  de  rien  posséder  en  propre...   »  (4). 

Echos  de  l'Evangile.  Mais  bien  entendu,  saint  Jean  Chrysostome 
reconnaît,  (d'accord  avec  le  fameux  concile  de  Gangres),  que  les 
riches  peuvent  conserver  leurs  richesses  à  condition  d'en  bien  user. 
Saint  Augustin,  dont  j'ai  coupé  la  phrase,  ajoute:  «  ...de  l'aimer, 
du  moins,  si  nous  ne  pouvons  nous  abstenir  de  le  posséder  ».  Non 
seulement  il  se  contente  d'une  pauvreté  spirituelle  et  intérieure  (5), 
mais  il  en  vient  à  écrire:  «  Celui  qui  aime  Dieu  n'a  pas  un  grand 
amour  de  l'argent.  J'ai  tenu  compte  de  votre  faiblesse,  je  n'ai  pas 
osé  dire  :  il  n'aime  pas  l'argent  »  (6).  Il  fait  plus  encore  ;  il  déclare  : 
l'or  et  l'argent  «  sont  un  bien  »  (7). 

Tout  le  talent  de  l'auteur  n'empêche  pas  qu'on  n'ait  un  sursaut 
en  lisant  cette  petite  phrase.  Saint  Augustin  a  beau  expliquer  que  l'or 
et  l'argent  sont  un  bien,  non  un  souverain  bien,  que,  si  on  les  con- 
damnait, il  faudrait  condamner  le  soleil,  la  phrase  n'en  sonne 
pas  moins  comme  un  appel  de  la  vieille  morale  païenne  en  train  de 
conquérir  l'Eglise.   —  Et  tel   est  déjà   l'ascendant  de   cette  morale 


(1)  Cité  de  Dieu,  XV,  4,  (II,  63-64.).  (2)  Ib.,  XIX,  17,  (II,  403-404.). 
(3)  Cité  par  M.  Puech,  Saint  Jean  Chrysostome,  P.  1891,  p.  67.  (4)  In 
psalm.  CXXXI,  6,  (P.  L.,  XXXVI-XXXVII,  c.  1718.)  (5)  Voir  In 
psalm,  XLVIII,  I,  3,  [ib.,  c.  545),  LI,  14,  (ib.  c.  609-610),  CXXXI,  26  {ib., 
c.  1727),  CXXXII,  4  {ib.,  c.  1731).  (6)  Tract,  in  Ev.  sec.  Joan.,  XL,  10, 
(P.  L.,  XXXIV-XXXV,  c.  1691.).  (7)  Serm.  L,  3,  (P.  L..  XXXVIII-XXXIX 
c  327-328.). 


L'ESPRIT  ttÔÛVËAU  353 

que  saint  Augustin  écrit  à  l'évêque  Possidius:  en  ce  qui  concerne 
l'interdiction  des  parures  d'or  et  des  riches  vêtements,  pas  de  déci- 
sion trop  hâtive!  (i)  Touchant  le  luxe  de  la  table,  même  concession: 
les  riches  ne  sont  pas  forcés  de  se  contenter  de  la  nourriture  des 
pauvres:  «  qu'ils  usent  de  ce  qui  est  l'usage  de  leur  faiblesse,  mais 
en  gémissant  de  ne  pouvoir  faire  autrement.  »  —  Qu'ils  prennent 
des  aliments  choisis,  précieux,  on  le  leur  accorde:  utere  superfluis, 
da  pauperibus  necessaria  (2). 

Ainsi  l'Evangile  disait:  vends  tes  biens;  —  le  concile  de  Gangres 
répond:  nous  ne  méprisons  pas  la  richesse,  unie  à  la  justice  et  à 
la  bienveillance  (3),  et  saint  Augustin  écrit:  ipsae  ergo  divitiae  bonae 
sunt  (4).  Par  instants,  on  a  presque  l'impression  d'un  prodigieux 
renversement  qui  tendrait  à  faire  de  l'Eglise  la  gardienne  des  droits 
du  riche  :  «  que  ne  doivent  pas  les  riches  au  Christ  »  qui  assure 
l'ordre  dans  leur  maison?  (5) 

Même  incertitude  dans  la  question  de  la  virginité  et  du  mariage. 

L'horreur  de  la  chair  s'exprime  en  formules  aussi  vives,  aussi 
frappantes  qu'autrefois. 

Une  jeune  fille,  dit  saint  Jérôme,  ne  doit  pas  se  baigner,  quae 
seipsam  débet  erubere  et  nudam  videre  non  posse  (6).  La  virginité 
est  infiniment  supérieure  au  mariage.  Quand  Jovinien  ose  prétendre 
que,  si  elles  ne  diffèrent  point  par  les  œuvres,  toutes  les  chrétiennes, 
vierges,  épouses,  veuves,  peuvent  avoir  un  mérite  égal,  saint  Jérôme 
lui  répond  avec  violence.  Pour  lui,  le  mariage  n'a  qu'un  mérite 
c'est  qu'il  produit  des  vierges:  a  Je  loue  le  mariage,  mais  parce 
qu'il  en  naît  des  vierges,  je  tire  ainsi  la  rose  des  épines,  l'or  de  la 
terre,  la  perle  du  coquillage  {7).  »  Rendons  grâce  à  Dieu,  dit  de 
même  saint  Augustin  à  Juliana,  que  la  virginité  de  votre  fille  ait 
compensé  la  perte  de  la  vôtre!  (8) 

La  concupiscence  dans  l'acte  charnel  est  mauvaise,  vient  du 
péché.  Sans  cette  tare  initiale,  il  y  aurait  eu  volonté  et  non  désir  (9). 
Si  saint  Ambroise  «  ne  va  pas  jusqu'à  parler,    comme  Tertullien, 


(1)  Sauf  en  ce  qui  concerne  ceux  qui  ne  veulent  pas  se  marier, 
[Epist.  CCXLV,  P.  L.,  XXXIII,  c.  1060.).  (2)  Serm.  LXI,  11,  (XXXVIII- 
XXXIX,  c.  414.).  (3)  Canon  21,  Mansi,  II,  1103.  (4)  Serm.  LXI,  2,  (P.  L., 
XXXVIII-XXXIX,  c.  410.).  (5)  In  Psalm.  CXXIV,  enarr.  7,  (XXXVI- 
XXXVII,  c.  1653).  (6)  Epist.  CVII,  11,  (Hilberg,  II,  302).  (7)  Epist. 
XXII,  20,  (Hilberg,  I,  174-175).  (8)  De  bono  viduitatis,  VIII,  11  (Zycha, 
316).  (9)  Cité  de  Dieu,  XIV,  23  et  24,  (II,  47  ss.)  :  genitalibus  membris  volun- 
tate  motis,  non  libidine  concitatis,  (p.  50).  Si  les  Patriarches  avaient  pu  avoir  des 
enfants  sine  concubitu,  écrit  encore  saint  Augustin,  avec  quelle  joie  ineffable 
ils  auraient  reçu  une  telle  faveur  !  (Serm..  LI,  14,  P.  L.  XXXVIII-XXXIX, 
c.  346). 

23 


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I  pas  moins  l'esprit  de  Tertullien  qui  souille  en 

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d<>  ];,  nature  iowt  le.  retpetf  prend  au  contraire  <l.  :,i  l'orme 

d'un  sentiment  religieux  (i).   » 

A  une  v(mi\c  qui  songe  à  se  remarier,  >;iini  .Jérôme  dit:  n'oubliez 

pM    ces    images:    le    chien    <jui    relnurii,  q    vomissement,    la 

favée  qui  va  de  nouveau  se  vautrer  dans  te  fange  (2).  Pour  détourner 
nl'anls  du   mariage,   sainte  Julienne   leur  dit:   experta  suffi,  filii, 
Uibores  copulae  (3). 

Cependant  Dieu  n'a-t-il  pas  dit:  croissez  et  muili pliez?  —  Mau- 
vaise raison,  répliquent  les  Pères.  Ce  que  Dieu  en  a  dit  était  pour 
l'ancien  temps,  mais  ne  s'applique  pas  au  tomps  de  la  loi  nouvelle 
où  les  apôtres  nous  font  souvenir  que  ceux-mêmes  qui  ont  des  femmes 
doivent  être  comme  s'ils  n'en  avaient  pas  (4).  Dieu,  d'ailleurs,  a 
dit  aux  oiseaux  comme  à  nous:  croissez  et  multipliez!  Allez-vous 
tenir  pour  considérable  un  don  fait  aux  animaux?  (5)  En  outre, 
la  mère  de  fa-mille  est  accablée  de  travail:  telle  l'hirondelle  qui  vole 
en  tout  sens,  elle  parcourt  tous  les  recoins  de  sa  maison  pour  s'assurer 
que  tout  est  en  place,  que  le  pavé  luit,  que  le  repas  est  prêt:  «  Que 
devient  dans  tout  cela  la  pensée  de  Dieu?  (6)  »  Une  lettre  de  saint 
Jérôme  donne  une  bibliographie  des  misères  de  la  mère  de 
famille  (7).  Enfin,  comment  se  réjouir  de  voir  grandir  ces  succes- 
seurs qui  ne  naissent  que  pour  nous  chasser?  «  Si  tu  as  des  enfants, 
dit  saint  Augustin,  travaille  pour  les  élever,  si  tu  n'en  as  pas,  rends 
grâce  à  Dieu!  (8)   » 

Mais,  si  nul  ne  veut  plus  se  marier,  ce  sera  la  fin  du  monde! 
—  Plût  à  Dieu,  répond  saint  Augustin,  que  personne  ne  le  voulût 
plus!  «  La  Cité  de  Dieu  n'en  serait  que  plus  vite  remplie  (9).   » 

Mais,  tandis  que  l'ancienne  morale  s'affirme  ainsi  et  semble  en 


(1)    Thamin,    Saint    Ambroise    et    la    morale    chrétienne     au    ive    siècle, 
P.  1895,  p.  346-347.     (2)   Epist.  LIV,  4,   (Hilberg,  I,  469).     (3)  Saint  Am- 
broise, Exhortatio  virginatis,  IV,   (P.  L.,  XVI,  c.  358).     (4)   Saint  Jérôme, 
Comm.  in  Ecclesiast.  III,   (P.  L.,  XXIII.  c.  1036).  Cf.  saint  Augustin,  De 
sancta  virginitate,  XVI,  16,  (p.  249)  ;  De  bono  viduitatis,  VIII,  11,  (p.  315  ss), 
(5)    Saint    Augustin,    In    psalm.    CXXVIT,   15,    (P.   L.   XXXVI-XXXVII, 
c.  1686).     (6)  Saint  Jérôme,  De  perpétua-  virginitute  beatœ  Mariœ,  XX,  (P.  L., 
XXIII,  c.  204).  Le  passage  est  curieux  parce  qu'on  croit,  lorsqu'on  commence 
à    le   lire,    que   saint   Jérôme   a   entrepris   l'éloge   de    la    mère    de    famille. 
7)    Epist.    XXII,    22,     (Hilbenr,     I.     174-175).       (8)     Saint    Augustin,     In 
psalm.  CXXVII,  15,  (P.  L-,  XXXVI-XXXVII,  c.  1686).     (9)  De  bono  conju- 
gali,  X,  10,  (p.  201).  Saint-Jérôme  prend  prétexte  des  malheurs  de  l'empir 
pour  dissuader  les  chrétiens  de  fonder  une  famille  :  la  belle  joie  quand  il 
auront  perdu  leurs  biens  et  que  leur  petite  famille  mourra  de  faim  dan 
une  ville  assiégée  !  Epist.  CXXIII,  16-18,  (P.  L.,  XXII,  c.  1057-1059). 


l'esprit  nouveau  355 

i 

pleine  forée,  le  concile  de  Gangres  jette  l'anathème  à  ceux  qui  prê- 
chent l'horreur  du  mariage  (i).  Saint  Jérôme  n'ose  pas  ne  pas  dire: 
je  loue  les  noces  (2).  Saint  Augustin  écrit  tout  un  ouvrage  De  bono 
conjugali.  Ces  enfants,  qui  naissent  «  pour  nous  chasser  »,  devien- 
nent un  des  biens  que  la  bonté  divine  a  mêlés  à  cette  vie  (3).  Dans 
son  Commentaire  sur  la  Genèse,  saint  Augustin  explique  que  la 
femme  n'a  été  faite  que  pour  avoir  des  enfants  (4);  il  allègue  pres- 
que corne  excuse  en  faveur  des  filles  de  Loth  qu'elles  désiraient  en 
avoir  (5);  il  hésite  à  appeler  mariage  l'union  d'un  homme  et  d'une 
femme  qui  vivent  ensemble,  uniquement  parcequ'ils  ne  peuvent 
garder  la  continence  et  non  pour  avoir  des  enfants  (6).  Il  comprend 
si  bien  le  désir  d'en  avoir  qu'il  en  arrive  à  poser  la  question  sui- 
vante: un  homme  dont  la  femme  est  stérile  peut-il,  sa  femme  y 
consentant,  s'unir  à  une  autre  pour  en  avoir  des  fils?  —  On  croit 
qu'il  va  repousser  avec  horreur  cette  union  criminelle.  Il  n'en  est 
rien.  Une  première  fois  sans  doute,  il  répond  non,  alléguant  que, 
si  on  reconnaissait  un  droit  de  ce  genre  au  mari,  il  faudrait  logi- 
quement le  reconnaître  à  la  femme  (7).  Mais  ailleurs,  il  avoue  son 
incertitude:  cela  était  permis  au  temps  des  Patriarches.  Est-ce  permis 
aujourd'hui?  —  Non  temere  dixerim  (8). 

Ainsi  il  serait  désirable  que  personne  ne  se  mariât;  le  mot:  crois- 
sez et  multipliez!  ne  s'applique  qu'à  l'ancien  temps;  nous  ne  devons 
pas  nous  réjouir  de  voir  naître  des  enfants  qui  ne  viennent  au  monde 
que  pour  nous  en  chasser;  —  mais,  d'autre  part,  les  enfants  sont 
une  des  douceurs  de  cette  vie,  et  le  désir  d'en  avoir  est  si  évidem- 
ment légitime  qu'on  en  vient  à  se  demander  s'il  n'excuse  pas  l'adul- 
tère. La  morale  chrétienne  »a  parlé  d'abord.  On  entend  ensuite  la 
voix  de  l'empire,  inquiet  de  la  diminution  du  nombre  des  naissances: 
entre  ces  deux  voix,  l'Eglise  hésite,  se  contredit. 

Cette  incertitude  qui  se  retrouve  sur  toutes  les  questions  essen- 
tielles est  le  trait  caractéristique  du  iv°  et  du  Ve  siècle  (9).  C'est  lui 
qui  rend  cette  époque  si  attachante,  parfois  si 'émouvante.  D'un 
côté,  l'Eglise,  s'installant  dans  l'empire,  s'organisant  pour  durer, 
ayant  déjà     l'allure  et    les  "oueis   d'une    immense   administration, 


(1)  Mansi,  t.  II,  c.  1102.  (2)  Epist.  XXII,  20,  (Hilberg,  I,  174).  (3)  Cité  de 
Dieu,  XXII,  24,  (II,  642  ss)  ;  cf.  In  pmlm.  XL,  5,  (P.  L.,  XXXVI-XXXVII, 
c.  458).  (4)  De  Genei  ad  litter.,  IX,  5,  (Zycha,  p.  273).  (5)  Contra  Faustum, 
XXII,  43,  (p.  635).  (6)  De  bono  conjugali,  V,  5  (p.  193).  (7)  De  sermone 
Domini  in  monte,  I,  16,  49,  (P.  L.,  XXXIV-XXXV,  c.  1254).  (8)  De  bono 
conjugali,  XV,  17,  (p.  210).  (9)  Sur  la  question  du  patriotisme,  les  patriotes 
comme  saint  Ambroise,  Prudence,  Synésius,  les  loyalistes  sans  élan  comme 
saint  Augustin,  les  partisans  de  l'ennemi  comme  Salvien  se  contredisent  assez 
nettement  pour  que  les  historiens  modernes  puissent  soutenir  indifféremment 
textes  en  mains,  que  l'Eglise  a  précipité  "ou  retardé  la  chute  de  l'empire. 


l'église  et  la  morale  aristocratique 

pleine  de  nobles,  de  fonctionnaires,  de  généraux,  d'hommes  riches 
<-t  instruits,  associée  à  eux  dans  le  gouvernement  du  vieux  m 
païen,  s'habitue  ;i  compter  avec  les  grandes  réalités  sociales 
le  christianisme  traitait  de  si  liant.  Le  rapprochement  avec  l'an- 
cienne morale  aristocratique  est  si  net  que  M.  Boissier  se  laisse  aller 
à  dire:  le  christianisme,  en  pénétrant  dans  les  classes  bourgeoises 
et  aristocratiques,  «  devient  romain  comme  elles  (i).  »  Mais  l'Eglise, 
bien  loin  de  répudier  franchement  la  morale  chrétienne  pour  s'en- 
gager dans  des  voies  nouvelles,  se  retourne  à  chaque  pas  pour  con- 
templer avec  amour  les  âpres  routes  d'autrefois.  Il  y  a,  dans  le  haut 
clergé,  un  effort,  parfois  ingénieux,  parfois  maladroit,  mais  en 
général  inquiet,  noble,  émouvant,  pour  faire  une  morale  à  la  fois 
compatible  avec  les  exigences  du  monde  et  fidèle  aux  traditions  du 
premier  âge,  une  morale  païenne  et  pourtant  chrétienne.  Appuyé 
sur  la  philosophie  et  le  droit,  le  paganisme  l'emporte,  et  l'horreur 
du  monde  fait  place  au  hesoin  de  diriger  le  monde;  mais  jamais 
l'idéal  ancien  ne  fut  admiré  aussi  pieusement  que  parmi  ces  doc- 
teurs qui  le  sentent  fuir,  s'en  affligent  et  se  trouvent  contraints 
d'aider  à  sa  fuite. 

Ainsi  l'incertitude  de  la  morale  nouvelle  touchant  le  suicide  chré- 
tien n'est  pas  un  phénomène  singulier.  C'est  un  détail  qui  s'accorde 
à  l'ensemble.  Dès  que  l'horreur  du  monde  s'atténue,  l'acte  qui  l'expri- 
mait le  plus  brutalement  excite  moins  d'enthousiasme.  On  l'admire 
encore.  Mais  déjà  on  discute,  et  saint  Augustin  contredit  saint  Jérôme. 

Un  fait  précipite  l'évolution:  le  triomphe  de  l'Eglise  n'est  pas, 
comme  on  sait,  le  triomphe  de  la  tolérance;  dès  le  iv6  siècle,  les  per- 
sécutions reprennent;  seulement  ce  ne  sont  plus  les  chrétiens  qui 
meurent  pour  leur  foi.  Ce  sont  les  païens  et  les  hérétiques. 

S'agit-il  des  païens?  Le  code  de  Théodose  les  punit  de  mort: 
Volumus  etiam  cunctos  sacrificiis  abstinere.  Quod  si  quis  aliquid 
forte  hujusmodi  perpetraverit,  gladio  ultore  sternatur.  —  Pœna 
capitis  subjugari  paaecipimus  eos  quos  operam  sacrificiis  dare  vel 
colère  simulacra  constiterit  (2). 

S'agit-il  des  hérétiques?  Le  même  code  déclare  qu'ils  doivent 
diversis  muneribus  constrigi  et  subjici.  Diverses  décisions  déclarent 
les  Manichéens  infâmes  et  confisquent  leurs  biens,  chassent  les  héré- 
tiques de  l'armée,  les  bannissent  de  certaines  villes,  ordonnent  d'ap- 
pliquer ces  mesures  avec  rigueur  (3).  Dans  les  Novelles,  un  texte  con- 
damne à  mort  quiconque  aura  converti  un  chrétien  (4). 


(l)Boissier,La/indapagam'sme,P.1891.(t.  II,p.401).  (2)  Ed.  Haenel,  (Bonn,. 
1832),  XVI,  10,  parag. 4, 6;  cf.  13, 25.  (3)  XVI,5,parag..l, 3,5,6,  7,17,  29,34, 
40,  42^  46,  60,  62.     (4)  Novellœ  constitutiones,  (éd.  Haenel,  Lipsl844),  II,  t.3. 


l'esprit  nouveau  357 

On  dit  volontiers  aujourd'hui  que  ces  lois  contre  les  païens  ne 
furent  pas  exécutées  et  l'on  allègue  que  l'histoire  ne  signale  pas  de 
persécutions  sanglantes.  L'argument  n'est  pas  décisif:  les  vaincus 
ont  souvent  tort  et  que  saurait-on  aujourd'hui  des  persécutions  contre 
les  chrétiens  si  l'Eglise  n'avait  pas  triomphé?  Mais,  en  ce  qui  con- 
cerne les  hérétiques,  il  y  a  des  faits  bien  établis:  Priscillianistes, 
Donatistes,  Circoncellions  paient  de  leur  vie  l'attachement  à  leur  doc- 
trine; en  Afrique,  le  suicide  religieux  apparaît  comme  une  protes- 
tation contre  l'Eglise  orthodoxe. 

C'est  ce  renversement  des  rôles  qui  rend  le  revirement  de  l'Eglise 
plus  rapide:  que  peut  être,  pour  le  clergé  victorieux,  le  martyre 
volontaire,  sinon  ce  qu'il  était  jadis  aux  yeux  des  magistrats  païens, 
une  révolte  contre  l'autorité  légitime,  une  bravade  exaspérante?  Et 
en  effet,  quand  il  parle  des  suicides  donatistes,  saint  Augustin 
retrouve  sans  effort  le  ton  d'étonnement  dédaigneux  qu'avait  Marc- 
Aurèle  pour  l'opiniâtreté  chrétienne.  Pas  un  mot  d'admiration  pour 
l'héroïsme  de  l'adversaire!  Pas  un  mot  de  respect  pour  leur  vairi 
sacrifice  !  Plus  ils  meurent,  plus  ils  sont  coupables,  —  pauvres  fous 
qui  ne  comprennent  pas  que  le  sang  ne  prouve  rien!  Et  ce  mot 
injurieux  d'insania  se  retrouve  dans  le  canon  même  du  concile  de 
Carthage. 

Le  Concile  ne  vise  pas  les  anciens  suicides  chrétiens,  c'est  en- 
tendu. Sur  le  moment,  nul  n'y  songe.  Mais,  à  la  longue,  le  rappro- 
chement n'est-il  pas  inévitable?  Ces  groupes  de  donatistes  et  de  cir- 
concellions  qui  crient:  tuez-nous!  en  quoi  diffèrent-ils  des  chrétiens 
dont  Tertullien  citait  si  fièrement  l'exemple?  Ces  furieux  qui  se 
précipitent  sur  les  bûchers,  ne  les  avons  nous  pas  vus  à  Nicomèdie, 
bien  avant  qu'il  y  eût  un  schisme  donatiste?  Ces  circoncellions  qui 
forcent  les  païens  à  les  mettre  à  mort,  ne  sont-ce  pas  les  héritiers 
directs  des  martyrs  de  Palestine,  des  héros  de  l'Eglise  copte?  J'en- 
tends bien  qu'il  y  a  une  différence:  le  chrétien  mourait  pour  la 
vraie  foi,  l'autre  meurt  pour  la  mauvaise  cause.  Or,  c'est  la  cause 
qui  fait  seule  le  martyre.  Mais,  saint  Augustin  a  beau  dire,  dans 
l'acte 'de  ceux  qui  meurent  pour  leur  foi,  il  y  a,  outre  cette  foi  même, 
(qui,  au  sein  de  chaque  église,  est  commune  au  brave  et  au  lâche,) 
la  revendication  héroïque  de  la  liberté  de  croire,  de  cette  liberté 
naguère  revendiquée  par  Tertullien  et  impitoyablement  refusée  par 
le  code  du  grand  empereur  chrétien.  Il  y  a,  quelle  que  soit  la  cause, 
le  fier  parti  pris  de  faire  passer  les  choses  de  l'esprit  avant  celles 
du  corps.  Il  y  a  le  courage  aussi,  le  mépris  de  la  mort  et  de  la  souf- 
france. Par  là,  les  suicides  donatistes  ressemblent  aux  suicides  chré- 
tiens. D'où  une  difficulté  d'admirer  ceux-ci  aussi  franchement  qu'au- 
trefois, du  moment  qu'on  méprise  et  qu'on  hait  ceux-là. 

Pour  échapper  à  cette   difficulté,    saint   Augustin,    engagé   trop 


L'ÉGLISE  ET  LA   mokai.k  aristocratique 

iv.uii  dan-  l,i  Iniir  contre  le  donatisme,  aime  encore  miens   Mfcri 
iicr   la    tfieiHe   tradition   o&tétsennc   ci   eondântnef   toul    ce   <{ u i 
suicide    |  de   la   haute  Eglise   n'ose    pas  aller  jusque  là. 

Pèree  flottent  inoertaùàa  entre  l'admiration  pour  les  mw 
chrétien»,  shose  du  passé,  et  la  haine  pour  les  suicides  hérétiq 
chose  du  présent;  Eh  célèbrent  encore,  nous  l'avons  vu,  le 
tairas  «lu  martyre;  mais,  ne  pouvant  plus  honorer  en  eux  ce  qu'ils 
ont  de  commun  avec  les  donatistes,  ils  sont  moins  à  l'aise  poui 
célébrer:  ils  se  contredisent  les  uns  les  autres,  ils  se  oontredi 
eux-mêmes.  Ils  sont  encore  plus  hésitants  que  les  néo-platoniciens. 

Ainsi  tombe  l'objection  que  j'indiquais  plus  haut.  Ainsi  se  ï<>v- 
tifîe  la  conclusion  suggérée  par  l'étude  des  textes  relatifs  au  suicide: 
dans  l'ensemble,  la  morale  de  la  haute  église  se  rapproche  de  la 
morale  païenne  aristocratique.  —  Or,  tandis  que  se  constitue  au  sein 
du  peuple  des  fidèles  cette  morale  de  l'élite,  cette  morale  d'en  haut, 
la  vieille  morale  païenne  et  populaire  envahit  sans  bruit  le  bas  de 
l'Eglise. 


CHAPITRE  II 

Les  deux  Morales  païennes  pénètrent  dans  l'Église  : 
La  Morale  populaire 

Turba  turbavit  ecclesiam  (i).  La  morale  qu'on  vient  de  voir 
paraît  d'abord  régner  seule  sur  l'ensemble  de  l'Eglise.  Elle  seule, 
en  effet,  a  ses  théoriciens,  ses  légistes,  ses  casuistes.  Elle  seule  ins- 
pire des  livres.  Mais  tandis  qu'elle  se  formule,  la  foule  de  ceux  qui 
ne  lisent  ni  n'écrivent  pénétre  à  flots  dans  l'Eglise  et,  avec  la  foule, 
la  morale  d'en  bas. 


La  morale  simple  pénétre  dans  V Eglise  :  1)  La  foule  se  convertit  si  vite  qu'on 
n'a  pas  le  temps  de  l'instruire  ;  2)  cette  foule  a  horreur  du  suicide.  3)  dans 
l'Eglise  où  elle  pénètre,  l'usage  chrétien  de  ne  pas  punir  les  suicidés  n'a 
pu  abolir  l'usage  païen  ;  de  leur  refuser  la  sépulture  ;  4)  raisons  pour 
lesquelles  l'usage  chrétien  devait,  dans  le  peuple,  céder  la  place  à  l'usage 
païen  ;  5)  les  premières  peines  chrétiennes  contre  les  suicidés  apparais- 
sent en  Egypte  dans  un  milieu  populaire,  (témoignages  de  l'Histoire  lau- 
siaque  et  de  Cassien)  ;  6)  dès  le  ive  siècle,  elles  s'imposent  sur  un 
point  à  la  Haute  Eglise  :  bs  Réponses  de  Timothée  d'Alexandrie. 

La  brusque  conversion  des  masses  populaires  est  un  fait  sur 
lequel  tous  les  historiens  sont  d'accord.  Monseigneur  Duchesne 
exprime  le  sentiment  commun  en  disant  «  tout  le  monde  est  chré- 
tien (2)  »  ou  à  peu  près.  Il  y  a  des  résistances,  à  Rome,  dans  l'aris- 
tocratie. Le  peuple,  lui,  se  convertit  si  vite  que  l'Eglise  débordée 
n'a  pas  le  temps  de  l'instruire. 

Il  est  vrai  que,  dès  le  début,  c'étaient  surtout  des  petites  gens 
qui  étaient  venus  à  la  foi  nouvelle,  et,  si  humbles  fussent-ils,  ils 
avaient  su  le  comprendre  et  l'aimer.  Mais  des  éléments  populaires 
ne  sont  pas  le  peuple.  Groupés  dans  d'étroites  communautés,  les 
premiers  fidèles  sont  au  courant  du  gros  d'une  doctrine  et  d'une 
morale  qui  s'élaborent  parmi  eux  ou  par  eux.  A  la  fin  du  111e  siècle, 
il  y  a  bien  un  mouvement  de  foule  qui  déjà  influe  sur  la  moralités 
Seulement  les  persécutions  font  la  police  morale  des  églises  brus- 
quement surpeuplées.   A   partir  du  quatrième  siècle,   plus  de   por- 


(1)  Saint  Augustin,  Serm.  CCXLIX,  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  c.  1162). 
(2)  Hist.  de  V Eglise,  t.  III,  p.  4.  Cf.  Guignebert,  Le  Christianisme  médiéval  et 
moderne,  P.  1922,  p.  16. 


3G0  <;LISE   ET  LA   MORALE   POPULAIBB 

itions.  Le  peuple  s'amasse,  toujours  plus  dense.  Ceux  qui  devraient 
l'instruire  ne  suffisent  pas  à  la  tâche.  Le  nom  du  Christ  est  «  dans 
la  bouche  de  tout  le  monde  »,  dit  saint  Augustin  (i).  Mais  il  recon- 
naît que,  in  tanla  copia  populorum,  il  y  a  des  multitudes  qui 
sont  pas  au  courant,  turbae  imperitorum  (2).  »  Plus  d'un  siècle 
après  la  victoire  de  l'Eglise,  il  y  a  donc  dans  son  sein  tout  un  peuple, 
trop  ignorant  sans  doute  pour  avoir  ses  docteurs,  mais  trop  nom- 
breux pour  ne  pas  avoir  son  action,  son  influence.  Par  lui,  la  morale 
d'en  bas  va  forcer  les  portes  de  l'Eglise.  Bien  avant  que  saint  Augus- 
tin ait  écrit  la  Cité  de  Dieu,  elle  va  y  faire  pénétrer  l'horreur  du 
suicide. 

Rien,  en  effet,  n'autorise  à  penser  que  cette  horreur  s'affaiblisse 
dans  le  peuple  avant  le  ive  siècle.  Le  droit,  en  ce  qui  concerne  les 
soldats,  ne  change  pas.  Il  est  le  même  pour  les  esclaves.  Force  est 
donc  bien  d'admettre  que  le  peuple,  en  entrant  dans  l'Eglise,  apporte 
avec  lui  l'horreur  du  suicide:  il  est  habitué  à  voir  punir  l'acte,  il 
en  a  peur  et  le  hait. 

Cela  étant,  la  question  qui  se  pose  au  cours  du  ive  siècle  est  simple: 
moeurs  et  sentiments  populaires  vont-ils  disparaître,  une  fois  fran- 
chi le  seuil  de  l'Eglise?  Vont-ils  peu  à  peu  faire  place  à  la  morale 
nuancée  de  l'élite?  Ou  bien  au  contraire  vont-ils  se  maintenir  tels 
quels  et  constituer,  au  bas  de  l'Eglise,  une  morale  populaire  opposée 
à  la  morale  d'en  haut? 

Je  crois  que  cette  seconde  solution  était  à  peu  près  inévitable 
et  que,  malgré  le  petit  nombre  des  textes,  on  peut  établir  qu'elle  a 
prévalu. 

Le  grand  fait  qui  fraie  la  voie  à  la  morale  populaire,  c'est  que, 
dès  le  premier  âge,  le  suicide,  parmi  les  fidèles,  est  puni.  Il  n'est 
pas  puni  par  l'Eglise;  il  est  puni  peut-être  malgré  l'Eglise;  mais  il 
est  puni  dans  l'Eglise. 

En  effet,  les  premiers  chrétiens  sont  en  grande  majorité  des 
tenuiores,  de  petites  gens;  il  y  a  parmi  eux  beaucoup  d'esclaves.  Un 
d'eux  se  tue.  Que  se  passe-t-il?  Il  se  passe  évidemment  pour  lui  ce 
qui  se  passerait  pour  tout  autre.  Le  maître  fait  jeter  le  cadavre. 

Que  pensent,  que  font  les  fidèles?  La  morale  chrétienne  ne  s'in- 
téressant  pas  à  la  question  de  la  mort  volontaire,  nous  ne  pouvons 
répondre  avec  assurance.  Peut-être  gardent-ils  l'aversion  païenne 
pour  quiconque  se  détruit,  l'idée  que  le  suicide  conduit  en  enfer. 
Peut-être  tiennent-ils  compte  des  motifs  du  suicide.  Peut-être  aussi 


(1)  Epist.  CCXXXII.  (P.  L.,  XXXIII,  c.  1028.).     (2)   De  Moribus  Eccl. 
Cath.  et  de  moribus  Manichœorum,  I,  34,  (P.  L.,  XXXII,  c.  1342). 


SURVIVANCE   DE    L'USAGE   PAÏEN  361 

disent-ils  volontiers  en  parlant  de  celui  qui  s'est  tué  :  voilà  où  l'a 
réduit  la  cruauté  de  son  maître.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'ils  n'infli- 
gent au  mort  aucune  peine  proprement  chrétienne.  Commémoration, 
ohlation,  messes,  aucun  texte,  on  s'en  souvient,  ne  refuse  rien  de 
tout  cela  au  suicidé,  aucun  écrivain  chrétien  ne  parle  d'un  tel  refus. 

Seulement,  quel  que  puisse  être  le  parti  pris  chrétien  de  ne  pas 
sévir  contre  celui  qui  se  tue,  il  ne  peut  naturellement  faire  obstacle 
au  pouvoir  du  maître.  L'esclave  qui  se  détruit  est  privé  de  sépulture, 
même  s'il  a  payé  sa  cotisation  à  un  collège  funéraire  (i).  À  moins 
qu'on  ne  suppose  chez  les  maîtres  une  indulgence,  une  complaisance 
inexplicables  pour  la  religion  proscrite,  l 'esclave  chrétien  qui  s'est 
tué  sera  soumis  au  droit  commun:  on  ne  l'ensevelira  pas:  et,  en 
effet,  quand  Malc,  esclave,  décide  de  se  tuer  plutôt  que  d'obéir  à 
son  maître,  il  se  résigne  par  avance  à  la  privation  de  sépulture: 
jaceat  insepultus  Christi  testis  ineremo  (2). 

Donc,  les  chrétiens  auraient  beau  prier  pour  le  mort,  le  corps 
est  au  pourrissoir.  Sentiments  chrétiens,  mœurs  païennes.  Une  porte 
est  ouverte  à  la  morale  d'en  bas. 

A  l'âge  héroïque,  ce  contraste  entre  les  sentiments  et  les  mœurs 
n'a  pas  une  grande  importance.  Le  cas  des  suicidés,  si  anormal 
soit-il,  ne  l'est  pas  plus  que  celui  des  martyrs:  eux  aussi  sont  sou- 
vent privés  de  sépulture  et  n'en  sont  que  plus  honorés.  En  cet  âge 
de  lutte  ouverte,  la  rigueur  de  l'usage  païen  ne  fait  peut-être  parfois 
qu'aviver  l'indulgence  chrétienne. 

Mais  voici  le  quatrième  siècle.  Les  églises  ne  sont  plus  des  grou- 
pes de  petites  gens  superbement  dressés  contre  le  monde.  Maintenant 
«  grands  et  petits,  savants  et  ignorants,  pauvres  et  riches  (1)  »,  tous 
se  disent  chrétiens,  les  maîtres  comme  les  esclaves.  Du  coup,  le  con- 
traste entre  les  sévérités  païennes  et  l'indulgence  chrétienne  devient 
plus  gênant.  Si  minces  que  soient  parfois,  en  des  questions  de  ce 
genre,  les  droits  de  la  logique,  on  n'imagine  pas  un  homme  priant, 
en  tant  que  fidèle,  pour  l'esclave,  dont,  en  tant  que  maître,  il  fait 
jeter  le  corps  au  pourrissoir.  Le  bon  sens  populaire  protesterait  lui- 
même  contre  une  telle  contradiction  dans  les  faits.  Du  jeune  senti- 
ment chrétien  ou  du  vieil  usage  païen,  un  des  deux  doit  céder.  —  A 
priori,   ce  doit   être  le  sentiment  chrétien. 

Dans    la   masse    populaire   qui   envahit   soudain    l'Eglise,    l'usage 


(1)  Donc,  à  supposer  même  que  les  premiers  chrétiens  se  soient  orga- 
nisés en  collèges  funéraires,  il  est  peu  probable  qu'ils  aient  pu  matériel- 
lement ensevelir  ceux  des  leurs  qui  se  tuaient.  Mais  la  théorie  qui  explique 
les  origines  de  la  propriété  ecclésiastique  par  l'organisation  collégiale  est 
aujourd'hui  très  combattue,  (voir  notamment  Waltzing,  article  collegia  dans 
le  Dictionnaire  Cabrol).  (2)  Saint-Jérôme,  Vita  Malchi,  (P.  L.  XXIII,  c.  6). 
<3)  Saint  Augustin,  Serm.  CCL,  (P.  L.,  XXXVIII-XXXIX,  c.  1164). 


I 


LA     MOKA  i,K    VO\'\L.\ 

I  fort  <i  i  Lenneté.   Il  a  fini  par  créer  un  sentin 

n;i!  ei  vigoureux.  (Juge  <t  seBtiment  sont  liés,  non  à    , 
trinc  abstraite,  naaifl  à  ctoa  réalilés  solide.-.:  vieille*  croyances  et  sur- 
tout   lois    railitakes,    inustitu«tion    servile.     Pour   abolir     La     tradil 
païenne,    il    faudrait    donc   ou   un#   modili  cation    ùe*    lois    militai 
Ou    la    suppression    de    IVselavagr,    ou    une    cain  pallie    vigOUSem»  de 
la    haute    Eglise   contre    l'usage   de    refuser   la   sépulture   aux   .suit  ; 
—  Mais  les  lois  militaires  ne  sont  pas  modifiées,  rruais  L'esclavage  sub- 
siste* et  enfin  la  haute  Eglise  ne  mène  pas  campagne  contre  l'u 
populaire. 

Evidemment,  en  principe,  les  Pères  rappellent  volontiers  que 
Je  refus  de  sépulture  est  chose  indifférente.  Par  là  nièmc  ils  s'inter- 
disent de  l'infliger  à  titre  de  peines.  Mais  du  coup  il  leur  est  ne 
facile  de  s'indigner  contre  ceux  qui  l'infligent:  ce  n'est  pas  odieux. 
c'est  indifférent.  De  fait,  le  concile  de  Carthage  prescrit,  par  misé- 
ricorde, d'ensevelir  les  suicidés  donatistes,  mais  aucun  des  Pères  de 
l'Eglise  ne  proteste  contre  l'usage  de  ne  pas  ensevelir  les  soldats 
ou  les  esclaves  qui  se  tuent.  De  même  qu'ils  acceptent  sans  récri- 
miner le  droit  des  hommes  libres,  ils  s'abstiennent  de  dénoncer  le 
droit  et  les  mœurs  sévères  aux  petites  gens. 

Gela  étant  que  doit-il  se  produire  dans  l'Eglise  d'en,  bas-?  —  Il 
doit  arriver  que  l'usage  du  refus  de  sépulture,  et,  avec  lui,  L'horreur 
du  suicide  se  perpétuent  dans  le  peuple  et  que,  çà  et  là  l'Eglise, 
cédant  à  la  poussée  d'en  bas,  oublie  la  tradition  chrétienne  et  la 
morale  nuancée  et  se  mette  à.  refuser  aux  suicidés  les  honneurs 
kmèbres. 

Voilà  la  vraisemblance.  Que  se  passe-t-il  en  fait?  Il  n'y  a  pas 
au  rve  et  au  v€  siècles  une  littérature  qui  peigne  les  mœurs-  des  nou- 
veaux convertis  de  basse  condition.  Aussi  ne  pouvons-nous  espérer 
suivre  pas  à  pas  sur  ce  point  le  progrès  des  idées  païennes.  Cependant 
il  existe  un  genre  d'écrits  qui:  nous  permet  de  pénétrer  un  peu  dans 
l'intimité  d'un  milieu  populaire:  or,  c'est  justement  dans  ce  genre 
d'écrits  (i)  que  paraissent  pour  la  première  fois  des  peines  d'Eglise 
contre  le  suicide. 

L'Histoire  lausiaque  conte  que,  dans  un  monastère  de  femmes 
de  Tabennisi,  une  vierge,  faussement  accusée  par  ses  sœurs  d'avoir 
trop  bien  accueilli  un  tailleur  en  quête  d'ouvrage,  ne  peut  supporter 
sa  honte  et  se  noie.  Son  accusatrice,  affolée,  se  pend.  Le  prêtre  qui 
vient  ordonne  qu'il  n'y  ait    rtpoœpopâ    ni  pour  l'une  ni  pour  l'autre  (2). 


(1)  J'ai  lu  les  ouvrages  indiqués  dans  les  livres  d'A,mélineau,  de  dom-. 
Besse,  de  Ladeuze.  Pour  les  éditions  citées,  voir  plus  haut,  p.  322).  (2)  His- 
toire lausiaque,  parag.  33,  (p.  227). 


PREMIÈRES    MESURES    CONTRE   LE    SUICIDE  368 

La  vie  arabe  de  Pakhôme  attribue  cette  décision  à  Pakhôme  lui- 
même  et  elle  ajoute  :  «  il  ordonna  de  ne  pas  nommer  leur  nom  dans 
la  prière  et  de  ne  pas  célébrer  la  messe  pour  elles,  de  ne  point  rece- 
voir d'offrandes  et  faire  d'aumônes  pour  elles  (i).   » 

Dans  une  des  Conférences  de  Gassien,  le  moine  Moyse,  après  avoir 
raconté  le  suicide  du  moine  Héron,  ajoute:  «  A  grand  peine  put-on 
obtenir  du  prêtre  abbé  Paphnuce  qu'il  ne  fût  pas  mis  au  nombre 
des  Bioihanatos  et,  comme  tel,  jugé  indigne  de  la  commémoration 
et  de  l'oblation  (2).  »  Le  prêtre  abbé  Paphnuce,  en  fin  de  compte, 
se  laisse  fléchir;  mais  il  n'en  admet  pas  moins  qu'en  principe  on  doit 
refuser  à  un  suicidé  les  honneurs  funèbres. 

Voilà  donc,  avant  346,  date  de  la  mort  de  Pakhôme,  le  suicide 
puni  de  la  même  peine  que  porteront  plus  tard  en  Occident  les  con- 
ciles du  temps  mérovingien. 

Qu'il  faille  voir  là  une  victoire  de  la  vieille  morale  populaire 
païenne,  tout  l'indique:  d'abord,  et  c'est  l'essentiel,  les  peines  appli- 
quées par  Pakhôme  et  reconnues  par  Moyse  n'ont  jamais  été  édic- 
tées par  un  pape,  ni  par  un  concile;  aucun  des  Pères  de  l'Eglise 
n'en  a  jamais  soufflé  mot  ;  c'est  dans  hors  de  la  haute  Eglise  que  les 
moines  ont  pris  leur  inspiration.  Deuxième  fait:  les  deux  suicides 
punis  par  Pakhôme  ne  sont  pas  des  suicides  bassement  égoïstes  :  la 
femme  qui  se  tue  parce  qu'elle  est  injustement  accusée,  excite  plutôt 
la  pitié;  si  Pakhôme  la  punit,  c'est  donc  évidemment  que,  d'accord, 
avec  la  morale  d'en  bas,  il  ne  distingue  pas  entre  les  suicides;  l'acte, 
indépendamment  des  motifs,  est  haïssable.  Troisième  fait,  le  prêtre 
abbé  Paphnuce  refuse  en  principe  la  sépulture  à  quiconque  est 
bioihanatos,  autrement  dit  à  quiconque  meurt  de  mort  violente  ; 
il  ne  s'inspire  donc  pas  d'une  idée  analogue  à  celle  qu'exprime  saint 
Augustin:  il  s'inspire,  comme  Virgile,  de  l'orphisme  populaire.  Enfin, 
ce  milieu  monacal,  au  sein  duquel  apparaissent  les  premières  peines 
contre  le  suicide,  est,  avant  tout,  un  milieu  populaire. 

Si  j'insiste  sur  ce  dernier  point,  c'est  que  le  nom  même  des 
moines  éveille  aujourd'hui,  dans  notre  esprit,  des  idées  différentes. 
Nous  pensons  confusément  à  ces  monastères  du  Moyen-Age  dont 
quelques-uns  servent  de  refuge  à  une  élite  morale  et  intellectuelle. 
Mais  le  cénobitisme  pakhômien  est  chose  très  populaire.  Les  moines 
se  recrutent  en  majorité  «  parmi  les  fellahs  ou  les  gens  des  classes 
infimes  de  la  société  »  (3).  Evidemment  on  aurait  tort  d'en  con- 
clure, —  et  dom  Besse  en  fait  justement  la  remarque,  —  qu'ils  sont 


(1)  Traduction  Amélineau,  p.  384.  (2)  Cassien,  Coll.  II,  De  Discretione, 
5,  (p.  45.)  (3)  Amélineau,  Monuments  pour  servir  à  VHist.  de  V Egypte 
chrétienne  au  ive  s.  Hist.  de  Pakhôme,  (Ann.  du  Musée  Guimet,  t.  XVII 
(1889),  Introd.  p.  4.) 


304  l'église  et  la  morale  populaire 

tous  «  grossiers  et  sans  instruction  (i)  ».  Mais  l'ensemble  est  tout 
le  contraire  d'une  aristocratie.  D'ailleurs  il  n'essaie  pas  d'en  usurper 
le  rôle.  Les  cénobites  restent  en  marge  du  beau  mouvement  intel- 
lectuel qui  illustre  l'Eglise  du  iv°  siècle.  Voilà  ce  Pakhôme  qui  est  à 
nos  yeux  le  premier  auteur  de  la  législation  relative  au  suicide.  C'est 
un  paysan  a  levé  pour  le  service  militaire  et  licencié  peu  après  »  (2), 
homme  remarquable  sans  contredit,  mais  né  peuple  et  qui  reste 
peuple.  Quand  M.  Ladeuze  écrit:  rien  ne  montre  qu'il  ait  reçu  une 
culture  intellectuelle  soignée  (3),  il  s'exprime  avec  indulgence  :  Pak- 
hôme, d'après  M.  Amélineau,  n'aurait  appris  à  lire  qu'à  vingt  ans. 
Nulle  part  on  ne  nous  le  montre  adonné  à  la  théologie  ou  la  phi- 
losophie. Il  y  aurait  folie  à  supposer  qu'il  est  allé  chercher  ses 
idées  sur  le  suicide  dans  quelque  écrit,  aujourd'hui  perdu,  d'Ori- 
gène.  Il  les  a  prises  à  même  le  peuple.  Il  a  vu  peut-être  punir  des 
suicidés  durant  son  court  séjour  à  l'armée.  Ses  compagnons,  gens 
de  peu,  ont  les  mêmes  sentiments  populaires.  En  un  pareil  milieu, 
les  peines  contre  le  suicide  paraissent  à  tous  chose-  toute  simple. 

Dira-t-on  que,  du  moins,  au  point  de  vue  moral,  les  cénobites 
sont  une  élite?  On  sait  combien  la  question  est  aujourd'hui  contro- 
versée (4).  Pour  ma  part,  je  ne  crois  pas  que  le  livre,  parfois  si  ingé- 
nieux, de  M.  Ladeuze,  doive  faire  abandonner  le  gros  des  conclusions 
de  M.  Amélineau.  Mais,  si  on  laisse  de  côté  ce  délicat  problème,  un 
fait  se  dégage,  je  crois,  nettement  des  écrits  qui  nous  font  connaître 
les  moines,  (Vies  d'Antoine,  de  Pakhôme,  de  Schenoudi,  Histoire 
de  Rufin,  Histoire  lausiaque,  écrits  de  saint  Jérôme  et  de  Cassien)  : 
c'est  que  la  morale  des  moines  est  une  création  plus  populaire  que 
savante.  Certes  elle  est  sur  certains  points  très  belle,  parfois  délicate 
et  non  sans  finesse.  Mais,  d'abord,  il  s'y  mêle  une  thaumaturgie  si 
folle  que,  seuls,  des  simples  pouvaient  s'y  plaire.  En  outre,  elle  est 
pleine  de  bizarreries,  d'outrances,  de  brutalités,  qui  forment  un 
contraste  saisissant  avec  les  doctrines  de  saint  Ambroise  ou  de 
saint  Augustin.  D'un  côté,  le  traité  de  morale,  de  l'autre  l'image 
d'Epinal.  Que  les  peines  canoniques  contre  le  suicide  apparaissent 
en  un  tel  milieu,  c'est  une  preuve  qui  pourrait  suffire  de  leur  ori- 
gine populaire. 

Donc,  les  textes  venus  jusqu'à  nous  s'accordent  avec  la  vrai- 
semblance. Il  paraissait  inévitable  qu'au  lendemain  de  la  grande  tra- 


(1)  Besse,  Les  Moines  d'Orient  antérieurs  au  concile  de  Chalcêdoine,  P. 
1900,  p.  110.  (2)  Duchesne,  Hist.  de  VEg.,  II,  p.  497.  (3)  Ladeuze, 
Etude  sur  le  cénobitisme  pakhômien,  P.  1898,  p.  157.  (4)  Voir,  outre  les 
ouvrages  cités  :  Besse,  Les  Moines  d'Orient,  P.  1899  ;  van  Cauwenbergh, 
Etude  sur  les  Moines  d'Egypte,  P.  1914  ;  art.  Cénobitisme  dans  le  Dictionnaire 
Cabrol  ;  Schivictz,  Des  morgenlàndische  Mônchtum,  II  Mainz,  1904. 


LA   RÉPONSE    DE    TIMOTHÉE  365 

hison  païenne  l'usage  de  punir  les  suicidés  s'imposât  çà  et  là  à 
l'Eglise  dans  les  milieux  populaires:  en  fait,  on  les  voit  surgir  à  la 
date  voulue,  à  l'endroit  voulu. 

Et  tout  de  suite  cette  morale  populaire  prend  l'offensive,  tout  de 
suite  l'usage  païen  et  populaire  prétend  devenir  l'usage  commun. 

Vers  38i,  Timothée,  évêque  d'Alexandrie,  est  consulté  par  ses 
clercs  sur  le  point  suivant  :  «  Si  quelqu'un  n'étant  pas  maître  de  son 
esprit  s'est  tué  lui-même,  ya-t-il  ou  n'y  a-t-il  pas  oblation  ?  »  Et  il 
répond  :  «  Le  clerc  doit  examiner  avec  soin  s'il  s'agit  vraiment  d'un 
cas  de  folie;  car  souvent  les  parents  prétendent,  pour  obtenir  l'obla- 
tion  ou  l'oraison,  que  le  défunt  avait  perdu  l'esprit.  Si  la  folie  est 
bien  démontrée,  il  ne  doit  pas  y  avoir  oblation  ».  (i) 

Ce  texte  (que  je  n'ai  pas  vu  citer  dans  les  ouvrages  relatifs  au 
suicide),  prouve  que,  dès  avant  la  fin  du  iv6  siècle,  l'usage  appliqué 
par  le  moine  Pakhôme  est  devenu  en  Egypte  le  droit  commun. 

Peut-on  voir  là  autre  chose  qu'une  victoire  de  la  vieille  morale 
populaire? 

La  théorie  courante  attribue  à  saint  Augustin  le  mérite  d'avoir, 
par  sa  doctrine  morale,  frayé  la  voie  au  droit  canonique  qui  punit 
le  suicide.  J'ai  déjà  montré  que  les  idées  de  saint  Augustin  répugnent 
violemment  à  ce  droit.  Mais  admettons  que  mes  raisons  ne  valent  rien, 
la  théorie  courante  n'en  est  pas  moins  condamnée  par  ce  fait  brutal  : 
la  réponse  de  Timothée  est  antérieure  au  baptême  de  saint  Augustin. 

Cette  théorie  peut-elle  du  moins  s'expliquer  par  une  doctrine 
propre  à  l'Eglise  d'Alexandrie?  Rien  n'autorise  à  le  supposer.  Ni 
Origène,  ni  Clément  d'Alexandrie  ne  parlent  de  punir  ceux  qui  se 
tuent.  Force  est  donc  bien  de  constater  que  la  décision  de  Timothée 
n'est  pas  liée  à  la  morale  de  la  haute  Eglise.  Elle  n'est  pas  la  consé- 
quence d'une  doctrine  défendue  par  des  écrivains  illustres.  Elle  fait 
suite  aux  usages  adoptés  dans  le  pays  par  les  milieux  populaires.  Elle 
marque  la  première  victoire  de  l'ancienne  morale  d'en  bas  sur  la 
morale  chrétienne  et  sur  celle  du  haut  clergé. 

Victoire  obscure  encore  et  locale.  Certes  je  suis  convaincu  que 
bien  souvent,  au  cours  du  ive  siècle,  le  clergé  céda  çà  et  là  à 
l'influence  des  mœurs  populaires  et  refusa  de  prier  pour  ceux  des 
suicidés  que  l'usage  païen  privait  de  sépulture.  Mais  je  ne  suis  pas 
moins  convaincu  que  le  droit  consacré  par  Timothée  resta  longtemps 
propre  à  l'Egypte,  en  tant  que  droit  canonique  officiel.  Si  plusieurs 
évêques  avaient  interdit  de  recevoir  l'oblation  des  suicidés,  il  serait 
inconcevable   qu'aucun   des   Pères   les  plus   illustres   n'y   fît  jamais 


(1)  Mansi,  t.  III,  c.  1251.  Responsa  canonica  Timothei,  alexandrini  episcopil 
interrogatio  XIV. 


L'ÉGLISE   ET  LA  MORALE   POrULAIRE 

allusion.    Or,    saint   Augustin    lui-même,    ne   souffle   mot   ni   d'une 
interdiction  de  ce  genre,  ni  du  texte  de  Timothée.   La  décision  de 
l'évoque  d'Alexandrie  est  donc,  au  début  du  ve  siècle,  singulier 
inconnue.  C'est  sur  un  seul  point  et  sans  bruit  que  la  vieille  morale 
païenne  remporte  ce  premier  succès.  Mais  enfin  la  voilà  dans  l'Ej 
et  menaçant  la  haute  Eglise. 

II 

Le  triomphe  du  paganisme  populaire  sur  la  question  du  suicide  n'est  pas  un  fait 
singulier  :  1)  fêtes,  rites,  croyances  païennes  pénètrent  dans  l'Eglise  victo- 
rieuse ;  2)  quelques-uns  de  ces  usages  populaires  expriment  une  morale 
violemment  contraire  et  à  la  morale  chrétienne  et  à  celle  de  la  haute 
Eglise  ;  3)  la  victoire  du  paganisme  populaire  est  particulièrement  sensible 
dans  les  choses  de  la  mort  :  le  refus  de  sépulture,  antique  peine  païenne, 
apparaît  dans  l'Eglise  au  même  moment  et  au  même  lieu  que  les  peines 
contre  le  suicide.  4)  Conclusion  :  le  dualisme  païen  a  pénétré  dans 
l'Eglise  ;  —  pourquoi  il  ne  peut  s'y  maintenir  -longtemps. 

Ici  encore,  on  pourrait  hésiter  à  se  fier  à  des  faits,  en  somme  peu 
nombreux,  si  l'intrusion  des  usages  et  des  sentiments  païens,  relatifs 
au  suicide,  était  chose  singulière,  en  contradiction  avec  le  mouve- 
ment général  de  la  morale  au  ive  siècle.  Mais  c'est  à  larges  flots  que 
le  paganisme  populaire  inonde  l'Eglise,  en  dépit  de  l'élite.  Et,  sur  bien 
des  points,  la  morale  qu'il  apporte  avec  lui  est  violemment  opposée  à 
la  morale  chrétienne  et  à  celle  du  haut  clergé. 

Je  ne  pense  pas  ici  aux  substitutions  si  souvent  signalées  :  fête 
de  saint  Marc  remplaçant  l'usage  païen  des  Robigalia,  fèle>  das 
Collectes  de  la  Chaire  de  saint  Pierre,  de  Noël  et  des  Quatre  temps 
succédant  aux  fêtes  des  Ludi  apollinares,  de  la  Cara  Cognatio,  de 
Natalis  Invicli,  des  Feriae  messis  (i).  La  haute  Eglise,  en  tout  cela, 
manœuvre  encore  les  sentiments  qui  s'imposent  à  elle,  et  l'on  peut 
soutenir  que  la  morale  reste  étrangère  à  ces  manœuvres.  Mais,  quand 
«  d'innombrables  »  fidèles  refusent  de  se  mettre  en  route  le  jour 
qui  suit  les  Calendes,  distinguent  les  jours  fastes  et  les  jours  néfastes, 
il  est  impossible  que  ces  usages  ne  traînent  pas  avec  eux  des  idées 
violemment  contraires  au  plus  gros  des  idées  chrétiennes  sur  la 
façon  d'honorer  Dieu. 

La  survivance  de  la  magie  populaire  est,  à  cet  égard,  significative. 
Ce  qui  fait  l'originalité  de  l'éthique  chrétienne,  c'est  que  le  chrétien, 
pour  se  concilier  la  faveur  divine,  compte  avant  tout  sur  la  foi  et  les 
œuvres.  La  haute  Eglise  du  ive  siècle,  si  hésitante  et  incertaine  sur 
la  définition  des  œuvres,  continue  à  voir  en  elles  et  en  la  foi  les 
seuls  moyens  d'attirer  sur  soi  l'indulgence  du  Seigneur.  Rien  de  plus 


(1)  Voir  notamment  Grisar,  ouv.  cité,  t.  II,  p.  330. 


VICTOIRE   DU   PAGANISME   POPULAIRE  367 

contraire  à  un  tel  sentiment  que  le  principe  de  la  magie  :  ce  qu'on  lui 
demande,  ce  sont  des  avantages  immédiats,  et  pour  se  les  assurer, 
on  compte  sur  des  moyens  étrangers  à  la  morale.  Or,  cette  magie  qui, 
à  Rome,  selon  la  remarque  de  M.  Hubert,  ne  se  distingue  pas  facile- 
ment a  de  la  religion  populaire,  des  rites  du  village,  de  la  ferme,  de 
la  forêt  »  (i)  se  maintient  solidement  dans  l'Eglise  d'en  bas.  Pierres, 
fragments  de  métal,  lames  et  médailles  gravées,  les  phylactères 
continuent  à  préserver  de  la  maladie  et  du  malheur,  et  peu  à  peu  on 
voit  apparaître  les  «  amulettes  chrétiennes  ».  Il  s'en  trouve  une 
description  intéressante  dans  le  Dictionnaire  de  dom  Cabrol  (2). 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  intéressant,  c'est  le  fait  même  de  leur  existence, 
c'est  que  les  historiens  modernes  se  trouvent  contraints  d'accoupler 
ces  deux  mots.  Il  y  a  donc,  désormais,  toute  une  foule  de  gens  qui  se 
disent  chrétiens  et  qui  non  seulement  osent  demander  des  faveurs 
purement  temporelles,  mais  comptent,  pour  obtenir  ces  faux  biens, 
sur  le  pouvoir  mystérieux  des  pierres  et  des  lames! 

D'autres  pratiques  ne  sont  pas  moins  chargées  de  morales  païenne. 
Quelques-unes  des  substances  qui  servent  au  culte  se  voient  peu  à  peu 
conférer,  elles  aussi,  une  sorte  de  pouvoir  magique  :  «  Les  anciens 
documents  hagiographiques  parlent  très  souvent  de  l'emploi  de 
matières  bénites  :  eau,  pain,  huile,  etc.,  soit  comme  préservatif 
contre  les  puissances  infernales,  soit  comme  remède  surnaturel  dans 
les  maladies  du  corps  et  de  l'âme  ».  (3)  Enfin  le  culte  des  martyrs, 
la  grande  création  populaire,  se  rattache,  lui  aussi,  à  l'ancienne 
magie.  Je  ne  sais  comment  le  P.  Delehaye,  dans  son  savant  ouvrage 
sur  les  Origines  du  culte  des  martyrs,  dit  que  ce  culte-là,  lui  du 
moins,  ne  vient  pas  du  paganisme  (4).  Il  faut  distinguer  entre  le 
saint  ou  le  martyr  et  la  relique.  Compter  sur  l'intercession  du  saint, 
c'est  peut-être  revenir  quelque  peu  aux  menus  Dieux  du  polythéisme, 
mais  c'est  malgré  tout  compter  sur  une  intercession  d'ordre  moral, 
puisque  celui  qu'on  implore  a  acquis,  par  des  mérites  singuliers, 
le  pouvoir  qu'on  lui  attribue.  Compter  sur  la  vertu  de  la  relique, 
c'est  revenir  à  la  magie.  Parmi  les  païens,  la  dent  d'un  enfant  avait 
des  pouvoir  surnaturels.  «  On  croyait  à  l'efficacité  de  certaines 
reliques  de  personnes  qui  avaient  péri  par  accident  ou  dans  les 
supplices  »  (5)  :  les  martyrs,  en  principe,  meurent  «  dans  les  sup- 
plices »;  le  fidèle,  qui  compte  sur  leurs  ossements  pour  obtenir  des 
faveur  temporelles,  reste  donc  païen  de  cœur  et  d'esprit.  J'ajoute 
que  la  facilité  même  avec  laquelle  on  croit  aux  miracles  opérés  par 


(1)  Hubert,  article  Magia  dans  le  Dict.  des  Ant.  (2)  Dicl.  d' Archéologie 
chrétienne,  art.  Amulettes.  (3)  Ibid.,  art.  Bénédictions  et  Bénéd.  de  l'eau. 
(4)  Bruxelles,  1912,  p.  477.  (5)  E.  Labatut,  art.  Amulelum,  dans  le  Dict.  des 
Ant.,  (p.  254  et  255.) 


368  l'église  et  la  morale  populaire 

les  reliques  ne  s'explique  guère  que  par  la  toute  puissance  d'une 
crédulité  très  populaire.  M.  Babut  remarque  que  La  «  grande  thau- 
maturgie »  fait  irruption  dans  l'Eglise  à  la  fin  du  iv°  siècle  (i)  :  c'est 
précisément  l'époque  à  laquelle  la  masse  des  nouveaux  convertis 
commence  à  pouvoir  faire  sentir  son  influence. 

Croyance  à  la  vertu  des  pierres,  des  lames,  des  huiles,  des  reliques, 
recours  à  cette  vertu  pour  obtenir  des  avantages  temporels,  tout 
cela  est  encore  bien  plus  contraire  à  la  morale  chrétienne  et  à  celle 
de  l'Eglise  que  l'ancienne  horreur  du  suicide.  Et  tout  cela,  cependant, 
l'Eglise  peu  à  peu  l'adopte.  Parfois  elle  se  tait,  laisse  faire;  parfois 
elle  distingue,  essaie  d'épurer;  parfois  elle  est  débordée  malgré  ses 
résistances.  L'usage  païen  des  amulettes  est  encore  combattu  avec 
violence  par  saint  Jean  Chrysostome,  par  saint  Augustin  (2).  Il  est 
condamné  par  des  conciles  (3).  Rien  n'y  fait.  En  désespoir  de  cause, 
saint  Augustin  en  arrive  à  dire  :  «  nous  louons  ceux  qui,  lorqu'ils 
ont  mal  de  tête,  s'appliquent  l'Evangile  sur  la  tête,  au  lieu  de  recourir 
ad  ligaturam  »  (4).  Cette  concession,  dont  il  sent  la  gravité,  ne 
suffit  pas  à  la  foule.  Et  les  phylactères  maudits  sont  peu  à  peu 
tolérés.  A  la  théologie  populaire,  dit  Mgr  Duchesne,  «  on  ne  pouvait 
échapper  sans  un  sérieux  effort  de  résistance.  Cet  effort  ne  se  pro- 
duisit pas  ou,  s'il  se  produisit,  il  fut  bientôt  découragé  »  (5).  Ce  qui 
est  vrai  de  la  Théologie  ne  l'est  pas  moins  de  la  morale,  puisqu'ici 
l'une  entraîne  l'autre.  Les  masses  populaires  «  introduites  brusque- 
ment dans  la  salle  du  festin  mystique  y  apportaient  leurs  habitudes, 
dont  il  fallait  bien  s'arranger,  quelque  choquantes  qu'elles  pussent 
paraître  aux  personnes  d'éduction  plus  raffinée  »  (6).  L'horreur  du 
suicide,  les  peines  contre  ceux  qui  se  tuent  ne  sont  qu'une  parcelle 
de  tous  ces  éléments  troubles  que  le  flot  populaire  apporte  avec  lui. 

Ce  qui  confirme  encore  cette  hypothèse,  c'est  que  le  triomphe  du 
paganisme  populaire  est  particulièrement  net  dans  tout  ce  qui  touche 
aux  choses  de  la  mort. 

J'ai  dit  plus  haut  que' la  privation  de  sépulture  ne  peut  être  une 
peine  aux  yeux  des  chrétiens  instruits,  puisque  pour  eux  la  sépulture 
est  chose  indifférente.  Enseveli  ou  non,  le  fidèle  sera  jugé  par  Dieu 
sur  sa  foi  et  ses  œuvres.  La  haute  Eglise  maintient  cette  doctrine. 


(1)  Babut,  Saint-Martin  de  Tours,  P.,  s.  d.,  p.  264.  (2)  Saint-Augustin, 
Epist.  CCXLV,  (P.  L.,  XXXIII,  c.  1060-1061)  ;  In  Joann,  ev.,  VII,  12, 
(XXXIV-XXXV,  c.  1443)  ;  In  psalm.  XCIII,  20,  (XXXVI-XXXVII, 
c.  1209-1210).  Sur  saint  Chrysostome,  voir,  outre  l'ouvrage  de  M.  Puech, 
l'article  amulettes  de  dom  Leclercq  dans  le  Dict.  d'areh.  chrétienne,  de  Cabrol, 
c.  1787.  (3)  Concile  de  Laodicée,  Mansi,  II,  570.  (4)  In  Joann.  ev.,  VII, 
12,  (XXXIV-XXXV.  c.  1443).  (5)  Duchesne,  Hist.  del'Egl.,  III,  p.  13. 
(6)  Ibid. 


VICTOIRE   DU   PAGANISME   POPULAIRE  369 

Elle  ne  peut  pas  ne  pas  la  maintenir  sans  porter  un  coup  décisif  à 
l'ensemble  des  croyances  et  de  la  morale  nouvelle.  Mais  l'idée  que 
l'accomplissement  des  rites  funéraires  est  sans  importance  heurte 
violemment  les  mœurs  et  l'opinion  du  peuple.  Et,  du  coup,  l'Eglise 
recule. 

Elle  a  commencé  par  réprouver  l'usage  païen  des  fleurs  et  des 
couronnes.  Elle  l'admet.  Elle  cède  également  en  ce  qui  concerne  le 
deuil.  Fait  plus  important,  les  vieilles  inscriptions  païennes,  les  plus 
contraires  à  la  foi  nouvelle,  continuent  à  être  gravées  sur  les  tombes, 
et  les  fidèles  reposent  sous  les  lettres  tutélaires  D  M,  ou  encore  sous 
les  mots  antiques  qui  semblent  nier  la  résurrection  :  Domus  aeterna, 
Somno  aeternali  (i).  Enfin  et  surtout,  l'idée  prévaut  toujours  que 
la  privation  de  sépulture  est  un  terrible  malheur.  Les  pauvres,  d'après 
Commodien,  continuent  à  se  faire  recevoir  dans  les  collèges  funé- 
raires. On  a  l'idée  que  lès  cadavres  privés  de  tombeaux  n'auront  point 
part  à  la  résurrection.  Quelques-uns  mêmes,  redoutent  toujours  le 
sort  des  ombres  misérables  qui  errent  autour  du  Styx  (2).  Dom 
Leclercq  écrit  que  sur  cette  question  de  la  sépulture,  la  croyance 
païenne  «  fut  de  celles  qui  subsistèrent  le  plus  longtemps,  mais 
teintée  d'une  sorte  de  tendre  dévotion,  à  tel  point  qu'on  ne  la  recon- 
nait  plus  qu'à  peine  ainsi  édulcorée  et  défigurée  »  (3).  Je  ne  sais  sur 
quel  témoignage  peuvent  s'appuyer  ces  derniers  mots.  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  que,  longtemps  après  l'édit  de  Milan,  la  masse  des  fidèles 
considère  la  privation  de  sépulture  comme  un  grand  malheur.  La 
violation  du  tombeau  est  une  catastrophe  et  les  inscriptions  qui 
maudissent  le  violateur,  lui  lancent,  en  guise  d'avertissement  suprê- 
me, non  une  formule  chrétienne  mais  la  vieille  formule  païenne  : 
jaceat  insepultus,  non  resurgat!  (4) 

Du  coup,  le  refus  de  sépulture,  peine  dénuée  de  sens  pour  un 
chrétien  ou  pour  un  Père  de  l'Eglise,  reprend  sa  valeur  et  sa  gravité. 
Cependant,  dira-t-on,  l'Eglise  n'a  jamais  recours  à  cette  peine.  Erreur. 
Dans  la  haute  Eglise,  il  n'en  est  pas  question.  Mais  on  la  voit 
apparaître  dans  le  même  milieu  populaire  et  exactement  à  la  même 
époque  que  les  premières  peines  contre  le  suicide. 

Ce  Pakhôme,  qui  refuse  des  prières  aux  religieuses  de  Tabennisi, 
rencontre  un  jour  des  moines  portant  le  cercueil  d'un  de  leurs  frères. 
Les  moines  l'arrêtent  et  lui  demandent  de  venir  prier  sur  le  mort. 
Il  le  fait,  puis,  ajoute  la  narration  copte,  il  ordonne  de  cesser  les 
prières,  d'emporter  le  cadavre  nu  et  de  le  jeter  sans  l'enterrer  (5). 


(1)  Leclercq,  Dict.  d'Archéologie,  art.  Amours  [les),  col.  1628-1629. 
(2)  Le  Blant,  Les  martyrs  chrétiens  et  les  usages  destructeurs  des  corps,  Revue 
archéologique,  Sept.  1884,  p.  188.  (3)  Dict.  d'Archéologie  chrétienne,  art. 
Ad.  Sanctos,  p.  479.    (4)  Ibid.,  p.  484  ;  cf.  Ibid.,   art.    Agnès    (cimetière   de 


24 


370  LI81     i-i     i-\    MORALE    POPULAIRE 

La  chose,  au  poinl  <le  vue  chrétien  comme  tu  point  <le  vue  de  la 
liante  Eglise,  est  si  scandaleuse,  que  le  rédacteur  prête  à   Pakho 
(1rs  raisons  étranges  et  obscures  :  ce  qu'il  en  fail  esl  pour  le  défunt; 
l'ignominie  qui  lui  est  infligée  lui  vaudra  peut-être  quelque  repoi 
aU  contraire,  plus  on   prierait   pour   lui,    plus   il   vous   poursuivrait 
«  de  ses  dures  malédictions  »  (i).  Quel  que  soit  le  zele  du  rédacteur, 
l'explication  est  «médiocre  :  ce  Dieu  qui  se  fâcherait  contre  un  pêcheur 
mm  parce  qu'il  a  péché,  niais  parce  qu'on  lui  donne  la  sépulture,  .t 
des  sentiments  bien  païens,  et  ce  mort  qui  maudit  les  vivants  cou- 
pables de  prier  pour  lui  est  précisément  dans  le  même  cas.   Mail 
n'est  pas  l'explication  qui  importe,  c'est  le  fait.  M.  Ladeuze  a  e> 
de  démontrer  que  la  vie  copte  de  Pakhôme,   la  seule  qui  contienne 
ce  Irait  (2),  n'est  pas  le  texte  le  plus  ancien  (3).  Je  croirais  volontiers 
pour  ma  part,  que  le  refus  de  sépulture  appartient  à  la  version  la  plus 
ancienne  et  que  les  rédacteurs  grecs  et  syriaques  l'ont  retranché  de 
leurs  récits,  le  trouvant  par  trop  païen.  Mais,  si  l'on  adopte  l'avis  de 
M.  Ladeuze,  force  serait  d'admettre  que  l'usage  de  refuser  la  sépulture 
est  devenu,  après  la  mort  de  Pakhôme,  assez  courant  dans  le  monde 
monacal   pour  que   le   rédacteur  copte   l'ait  ajouté   d'office  au   récit 
primitif. 

A  quelque  avis  qu'on  se  range,  un  fait,  du  moins,  demeure  acquis: 
l'usage  purement  païen  de  refuser  la  sépulture  apparaît,  dans  Lé 
bas  de  l'Eglise,  juste  au  même  endroit,  juste  au  même  moment  que 
les  peines,  païennes  aussi,  contre  la  mort  volontaire.  Et  le  siècle 
qui  voit  paraître  ces  pénalités  païennes  est  celui  qui  voit  la  €oule 
des  nouveaux  convertis  inonder  l'Eglise  en  traînant  avec  elle  une 
morale  aussi  opposée  à  la  morale  du  premier  âge  qu'à  celle  de  la 
haute  Eglise. 

Ainsi  l'hypothèse  qui  nous  guide  se  vérifie  à  cette  première 
étape.  Il  n'y  a  pas  au  ive  et  au  ve  siècle,  une  initiative  de  l'Eglise 
pour  imposer  au  monde,  comme  une  nouveauté,  une  morale  violem- 
ment hostile  à  tous  les  suicides  et  décidée  à  les  punir.  Au  contraire, 
le  même  dualisme  qui  caractérisait  la  morale  païenne  s'impose  à  la 
morale  de  l'Eglise  victorieuse.  Dans  le  monde  que  couvre  le  nom 
chrétien,  il  y  a  une  élite,  il  y  a  le  peuple.  L'aristocratie  adopte  une 
morale  nuancée  et  incertaine,  analogue  à  celle  de  l'élite  païenne.  Le 


Sainte),    c.    963.      (5)    Amélineau,    Monum.    pour  servir  à  VhisL* de  l'Egypte 
chrétienne  au  ive  s.,  p.  XV. 

(1)  Ibid.,  p.  XLII.  (2)  L'auteur  grec  traduit  par  Denys  le  Petit  et  l'auteur 
des  Paralipomena  ne  parlent  pas  du  refus  de  sépulture.  Même  atténuation 
dans  la  Vie  syriaque,  trad.  Bousquet  et  Nau  (Patrologie  Orientale),  t.  IV, 
P.  1907-8,  p.  437,  ss.  (3)  Ladeuze,  Etude  sur  le  Cénobitisme  pakhômien, 
P. .1898,  p.  89. 


VICTOIRE    DU   PAGANISME   POPULAIRE  371 

peuple  garde,  en  franchissant  le  seuil  de  l'Eglise,"  l'horreur  du 
suicide.  Là  où  il  y  a  culture,  exercice  du  pouvoir,  on  distingue  entre 
les  suicides  et  l'on  s'abstient  de  les  punir.  Là  où  il  y  a  asservissement 
et  ignorance,  on  ne  distingue  pas  et  on  châtie. 

Seulement,  alors  que  l'antiquité  païenne  s'accommodait  parfaite- 
ment d'un  dualisme  avoué,  en  rapport  avec  l'ensemble  de  l'organi- 
sation sociale,  l'Eglise  s'en  trouve  forcément  embarrassée.  Elle  est 
l'héritière  d'une  morale  qui,  loin  de  se  dédoubler  à  l'usage  des  riches 
et  des  pauvres,  des  petits  et  des  grands,  s'affirme  la  même  pour  tous 
les  hommes.  Comment  admettre  le  dualisme  sans  renier  cet  héritage? 

Au  ive,  au  ve  siècle,  on  élude  le  problème  en  fermant  les  yeux 
ou  en  usant  provisoirement  d'indulgence  pour  l'usage  et  pour  les 
sentiments  populaires.  Saint  Augustin  ne  parle  pas  de  la  décision  de 
Timothée.  Mais  on  a  bien  l'impression  que  cette  ignorance  ne  peut 
pas  durer  et  qu'un  jour  ou  l'autre,  il  faudra  ou  avouer  le  dualisme, 
en  renonçant  délibérément  à  la  tradition  chrétienne,  ou  choisir  entre 
-saint  Jérôme  et  Pakhôme,  entre  la  décision  du  concile  de  Carthage 
-et  la  réponse  de  Timothée. 

Que  se  serait-il  passé  si  l'empire  et  la  civilisation  étaient  restés 
debout?  Si  hasardeuses  que  soient  les  hypothèses  de  ce  genre,  j'avoue 
que  j'ai  peine  à  imaginer  les  théoriciens  du  droit  romain  et  les  suc- 
cesseurs de  saint  Jérôme  et  de  saint  Ambroise,  présidant  aux  procès 
et  aux  supplices  barbares  que  le  moyen  âge  va  instaurer  ;  je  vois 
plutôt  l'élite  expliquant  au  peuple,  quitte  à  rester  longtemps  sans  le 
-convaincre,  qu'il  y  a  suicide  et  suicide,  que  Dieu  seul  peut  juger 
les  morts,  et  qu'il  est  ridicule  à  un  croyant  d'infliger  comme  une 
peine  la  privation  de  sépulture.  —  Mais  les  Barbares  envahissent 
l'empire.  La  civilisation  s'écroule  en  Occident.  L'aristocratie  intel- 
lectuelle agonise.  Si  notre  hypothèse  est  bonne,  cet  écroulement 
doit  entraîner  la  disparition  de  la  morale  d'en  haut.  Je  vais  essayer 
de  montrer  qu'en  effet,  dans  notre  pays  la  barbarie  met  fin  au  dua- 
lisme païen  et  que  la  morale  d'en  bas,  forte  du  déclin  des  aristo- 
craties, triomphe  et  revêt  lentement  les  ruines  du  vieux  monde. 


CHAPITRE  III 

La  première  victoire  de  la  Morale  populaire  : 
L'époque  Mérovingienne 

C'est  au  vie  siècle,  en  Espagne  et  en  Gaule,  qu'on  voit  la  morale 
d'en  bas  remporter  sa  première  victoire.  Au  lendemain  des  invasions, 
les  aristocraties  cultivées  disparaissent,  la  morale  nuancée  les  suit 
dans  la  nuit.  L'horreur  du  suicide  triomphe. 

Cette  façon  de  voir,  je  le  dis  tout  de  suite,  n'est  pas  celle  des 
historiens,  juristes  ou  philosophes,  qui  ont  étudié  les  origines  de  la 
répression  du  suicide.  D'après  eux,  il  n'y  a  pas  victoire  populaire, 
mais  victoire  de  l'Eglise  et  de  la  morale  chrétienne  :  preuve,  ce  sont 
des  conciles  qui,  bien  avant  la  justice  laïque,  condamnent  la  morj 
volontaire;  d'autre  part,  cette  victoire  est  antérieure  à  la  barbarie; 
preuve  :  le  concile  d'Arles  qui  institue  la  repression,  se  réunit  au 
ve  siècle. 

Je  ne  crois  pas  que  ces  preuves  résistent  à  l'examen.  S'il  était 
démontré  que  le  clergé  gaulois  avait  pris  seul  et  spontanément 
l'initiative  de  punir  le  suicide,  une  telle  initiative,  loin  d'être  un 
triomphe  chrétien,  serait  contraire  à  la  morale  du  premier  âge 
comme  à  celle  de  la  haute  Eglise,  et  j'ajoute  que,  survenant  au 
ve  siècle,  elle  serait  presque  inexplicable.  Mais  les  faits  démontrent 
tout  autre  chose  : 

i°  A  la  veille  de  la  barbarie,  il  y  a,  en  Gaule  comme  ailleurs, 
morale  d'en  haut  et  morale  d'en  bas,  et  le  concile  d'Arles,  bien  loin 
d'instituer  un  droit  nouveau,  consacre,  le  vieux  dualisme  païen; 

2°  Au  sein  de  la  Barbarie,  il  n'y  a  plus  qu'une  morale,  hostile  à 
tous  les  suicides;  mais  cette  morale,  bien  loin  d'être  une  création  de 
l'Eglise,  n'est  que  l'ancienne  morale  populaire,  rendue  peu  à  peu 
souveraine  par  la  disparition  des  aristocraties. 

C'est  ce  passage  du  dualisme  à  l'unité  par  en  bas,  que  je  vais 
essayer  de  décrire. 


LE   DUALISME    MORAL   EN   GAULE  373 


La  morale  dualiste  en  Gaule,  avant  le  triomphe  de  la  barbarie  :  1)  Morale  aristo- 
cratique païenne,  morale  de  la  Haute  Eglise,  morale  populaire  ont  en 
Gaule,  les  mêmes  caractères  que  dans  le  reste  de  l'empire  ;  2)  le  concile 
d'Arles  ne  condamne  pas  le  suicide  en  général,  mais  le  seul  suicide  des 
famuli  ;  3)  cette  décision,  loin  d'être  une  victoire  «  chrétienne  »  ou  une 
nouveauté  due  à  l'Eglise,  consacre  le  vieux  dualisme  païen. 

«  Dès  452,  le  concile  d'Arles  déclare  que  le  suicide  est  un  crime 
et  ne  peut  être  l'effet  que  d'une  fureur  diabolique  »  (i).  C'est  sur 
la  foi  de  vingt  historiens  que  Durkheim  a  retenu  ce  fait.  Bien  établi, 
il  suffirait  à  prouver  que  la  répression  du  suicide  est  antérieure  à 
la  barbarie  et  il  faudrait  supposer  que  la  Tnorale  relative  au  suicide 
n'est  pas,  en  Gaule,  la  même  que  dans  le  reste  de  l'empire.  Mais 
rien  ne  justifie  cette' supposition.  Morales  d'en  haut  et  morales  d'en 
bas  sont  chez  nous  ce  qu'elles  sont  ailleurs;  quant  au  canon  d'Arles, 
il  n'a  pas  le  sens  qu'on  lui  attribue  d'ordinaire. 

Voici  d'abord  la  morale  aristocratique  païenne.  Au  point  de  vue 
philosophique,  elle  est  forcément  tributaire  de  la  sagesse  gréco- 
ïatine.  Il  n'y  a  pas,  en  effet,  de  philosophes  ni  de  moralistes  gaulois. 
Sans  doute  la  Gaule  pourrait  avoir,  à  défaut  de  grandes  écoles,  des 
idées  particulières  touchant  la  mort  volontaire.  Mais  il  s'en  trouverait 
forcément  un  reflet  dans  les  ouvrages  des  rhéteurs  et  des  poètes0: 
or,  je  n'y  ai  rien  trouvé,  sauf  un  mot  flatteur  et  banal  d'Ausone  sur 
le  suicide  d'Othon  (2).  Dans  les  écoles  gauloises,  on  vit  sur  le  fonds 
«  de  préceptes  anonymes,  de  sentences  attribuée  aux  sages  de  la 
Grèce,  en  un  mot  sur  les  lieux  communs  »  (3).  Au  ve  siècle,  Platon 
est  «  particulièrement  cher  »  aux  nobles  Gaulois.  Les  amis  de  Mamert, 
Polemius,  Eutropius,  étudient  sa  doctrine  «  dans  la  forme  authen- 
tique ».  Plotin,  Porphyre  trouvent  des  disciples  (4).  Tout  ce  qu'on 
peut  conclure  de  là,  c'est  que  les  Gaulois  lettrés  ont,  au  sortir 
de  l'école,  sur  la  question  du  suicide,  les  mêmes  idées  nuancées 
et  incertaines  qu'a  l'aristocratie  romaine. 

Le  peu  que  nous  savons  des  mœurs  ne  laisse  pas  davantage  une 
impression  d'originalité.  J'aurais  cru  les  descendants  des  Celtes 
particulièrement  enclins  à  suivre  la  mode  stoïcienne  du  Ier  siècle. 
Les  textes  réunis  par  dom  Bouquet  ne  prouvent  rien  de  tel. 
J'ajojute    que    les    écrivains    chrétiens    et    Salvien     lui-même,     ne 


(1)  Durkheim,  Suicide,  p.  370.  (2)  Ausone,  De  XII  Caesaribus,  (De  obilu 
singulorum),  V,  7  et  Tetrasticha,  (Othon),  v.  35-36.  (3)  Roger,  L'enseigne- 
ment des  lettres  classiques  d'Ausone  à  Alcuin,  P.  1905,  p.  16-17.  (4)  lbid., 
72  et  74. 


.71  i/kpoque  mérovin(jii;n\i 

reprochent  pas  aux  Gallo-romains  d'être  prompts  au  suicide.  Non 
que  les  modes  romaines  soient  restées  tout  à  fait  étrangères  à  notre 
pays:  Albinus,  Magnence,  Decentius,  Arbogaste  suivent  l'exemple 
qu'avaient  donné  Oaton,  Brutus,  Othon  et  tant  d'autres  (i).  Mais  il 
n'est  pas  possible  de  dire  si  la  noblesse  gauloise  imite  souvent 
l'exemple  de  ees  grands  aventuriers  et  si  des  suicides  comme  celui 
de  Martin,  gouverneur  de  Bretagne  {2),  sont  chose  rare  ou  con- 
forme à  l'usage. 

Mais  la  grande  réalité  qui,  en  Gaule  comme  ailleurs,  soutient  la 
morale  aristocratique,  c'est  le  droit  romain.  Il  est  vrai  que  le  Code 
de  Théodose  ne  contient  aucun  texte  relatif  au  suicide.  Mais,  au  début 
du  vie  siècle,  la  Lex  romana  Visigothorum  reproduit  un  passage  du 
jurisconsulte  Paul  qui  indique  nettement  le  principe  essentiel  : 
confiscation  si  le  suicide  est  du  au  remords  d'un  crime  commis,  pas 
de  confiscation  s'il  est  du  au  dégoût  de  la  vie>  à  la  honte  d'être 
endetté,  à  la  maladie  (3).  Ce  principe  ne  put  rester  inconnu  à  la 
noblesse  gauloise  :  de  trop  gros  intérêts  s'y  trouvaient  engagés. 
Il  maintient  forcément  «l'idée  qu'il  y  a  des  suicides  dus  au  crime, 
mais  que  le  suicide  en  soi  n'est  pas  un  crime. 

L'autre  aristocratie,  l'Eglise,  ne  paraît  pas  s'intéresser  beaucoup 
à  la  question  du  suicide. 

Il  y  a,  en  Gaule,  jusqu'au  moment  qui  voit  triompher  la  barbarie^ 
une  littérature  chrétienne  assez  riche  (4)  :  ce  sont  d'abord  les 
théologiens,  saint  Irénée,  saint  Hilaire  de  Poitiers,  saint  Eucher, 
saint  Hilaire  d'Arles,  saint  Vincent  de  Lérins,  saint  Prosper  d'Aqui- 
taine, Valérien  de  Cemelum;  ce  sont  les  historiens,  les  épistoliers, 
les  poètes  :  Sulpice-Sévère,  Ausone,  Paulin  de  Noie,  Paulin  de  Béziers, 
Marius  Victor,  Orientius;  c'est,  au  seuil  même  de  la  barbarie,  Fauste 
de  Riez,  Ruricius,  Claudien  Mamert,  Salvien,  Sidoine  Apollinaire, 
Paulin  de  Pella,  Paulin  de  Périgueux,  saint  Avite,  Pomère,  saint 
Césaire  d'Arles.  Dans  toute  cette  littérature,  c'est  à  grand  peine 
que  j'ai  trouvé  quelques  phrases  «brèves  sur  la  mort  volontaire. 


(1)  Je  n'ai  pas  trouvé,  dans  les  nombreux  historiens  païens  ou  chrétiens 
qui  rapportent  ces  suicides,  un  seul  mot  qui  les  flétrisse  ou  indique  qu'à 
l'époque  ils  ai  nt  été  blâmés.  (2)  Ammien  Marcellin,  XIV,  5.  (3)  Voir 
le  texte  de  Paul,  plus  bas,  p.  384.  (4)  J'ai  lu  tous  les  ouvrages 
d'écrivains  gaulois  indiqués  par  Bardenhewer.  Editions  citées  au  cours  de 
oe  chapitre  :  Césaire  d'Arles,  Six  nouveaux  sermons  de  Saint-Césaire.  éd.  par 
D.  G.  Morin,  (Revue  Bénédictine,  t.  XIII,  (1896),  p.  202);  Fauste  de  Riez,  édit., 
Engelbrecht,  Corpus  de  Vienne,  t.  XXI  ;  Paulin  de  Pella,  Eucharisticon , 
traduction  donnée  par  M.  Rocafort  dans  Un  type  gallo-romain,  Paulin  de 
Pella,  P.  1895  ;  Paulin  de  Périgueux,  De  vita  Martini,  éd.  Petschenig.  Corpus 
de  Vienne,  XVI  ;  Sulpice  Sévère,  éd.  Halm,  Corpus,  t.  I  ;  Salvien,  éd.  Pauly 
(Corpus,  t.  VIII.) 


LE    DUALISME    MORAL    EN    GAULE  375 

Saint  Gésaire  d'Arles,  reprenant  un  texte  de  saint  Jérôme,  dit  que 
les  femmes  qui  se  font  avorter  sont  homicides  d'elles-mêmes  (i). 

Fauste  de  Riez,  réfutant  l'idée  selon  laquelle  quiconque  est 
baptisé  sera  sauvé,  écrit  :  faut-il  donc  croire  que  celui-là  possède  la 
blancheur  du  baptême  qui  inter  incestos,  veneficos,  cruentos,  vel 
praecipitio  aut  suspendio  vilain  praecidens  in  partem  transiit 
impiorum  (2). 

Ces  deux  phrases  ne  sauraient  prouver  que  la  haute  Eglise  de 
Gaule  ait,  sur  la  question  du  suicide,  une  morale  qui  lui  soit  propre. 
En  tout  cas,  on  ne  peut  lui  attribuer  une  horreur  indiscrète  et 
singulière  :  saint  Martin  ressuscite  un  esclave  qui  s'est  tué,  et  Sulpice- 
Sévère,  qui  rapporte  le  fait,  n'en  paraît  pas  autrement  surpris  (3), 
Paulin  de  Périgueux  non  plus  (4).  Bien  mieux,  le  grand  saint  des 
Gaules  se  fait  comme  une  spécialité  de  rappeler  les  suicidés  à  la  vie  : 
saint  Paulin  (5),  et  plus  tard  Grégoire  de  Tours  (6)  nous  montrent 
des  énergunèmes  se  précipitant  dans  un  puits  et  rappelés  à  la  vie 
par  la  vertu  de  Martin. 

La  question  même  du  suicide  chrétien  qui,  ailleurs,  émeut  tant  les 
esprits,  ne  soulève  pas  de  controverses  dans  la  littérature  gauloise. 
Chose  étrange,  ce  suicide  n'avait  pas  été  en  honneur  chez  les  des- 
cendants des  Celtes.  Parmi  les  martyrs  gaulois  dont  Ruinart  a  admis 
les  Actes,  Epipodius  et  Alexandre,  Saturnin,  Victor,  Donatien, 
Rogatien,  Genesius,  Ferréol  ne  se  livrent  pas  (7).  Seul,  saint  Sympho- 
rien,  sans  s'offrir  précisément,  brave  la  populace  (8).  Mais  pour 
Epipodius  et  Alexandre,  le  rédacteur  insiste  sur  le  fait  qu'ils  essaient 
de  se  dérober  à  la  persécution,  qu'ils  se  cachent.  Ferréol,  miraculeu- 
sement délivré,  prend  aussitôt  la  fuite  (9).  Nulle  part,  il  n'est  question 
de  Gaulois  allant,  comme  les  chrétiens  d'Egypte,  s'offrir  en  masse 
aux  magistrats  païens.  Certes,  cela  ne  veut  pas  dire  que  l'Eglise 
gauloise  ait  refusé  son  admiration  aux  volontaires  du  martyr,  encore 
moins  qu'elle  les  ait  blâmés  :  parlant  de  saint  Martin,  Sulpice-Sévére 
croit  encore  devoir  l'excuser  de  n'être  pas  mort  martyr,  et  ajoute  que, 
s'il  l'avait  pu,  il  se  serait  livré  aux  persécuteurs,  jeté  volontairement 
dans  les  flammes  (10).  Longtemps  après,  Grégoire  de  Tours  conte  avec 


(1)  Revue  Bénédictine •,  XIII,  p.  202.  Dans  les  Statuta  ecclesiae  anliqua 
attribués  à  Césaire  par  M.  Malnory,  [Saint-Cèsaire,  èvêque  d'Arles,  P.  1894, 
p.  42),  il  n'est  pas  question  du  suicide.  Saint-Césaire  n'inscrit  pas  le 
suicide  dans  la  liste  des  péchés  mortels,  (voir  Lejay,  Le  rôle  théologique 
de  Césaire  d'Arles,  P.  1906,  p.  142).  (2)  Epist.  V,  (p.  194)  ;  le  texte 
donné  par  Migne,  (P.  L.  LVIII,  c.  850),  est  évidemment  fautif.  (3)  Sulpice 
Sévère,  Vita  S.  Martini,  VIII,  (p.  118).  (4)  De  vita  Martini,  I,  v.  376  (p.  34). 
(5)  Ibid,  VI,  39-70,  (p.  140).  (6)  De  miraculis  S.  Martini,  I.  2.  (7)  Ruinart, 
p.  120,  177,333,  560,  489.  (8)  Ibid,,  p.  125.  (9)  Ibid.,  p.  490.  (10)  Epist. 
Jl,  9   (p.  144). 


876  [/ÉPOQUE    MÉROVTNOIl 


complaisance    l'histoire    dé    Julien,    allant   se    livrer    parce    qu'il    a 
<(  soif  du  Christ  »  (i).  La  morale  est  donc  nuancée  dans  notre  p 
comme  ailleurs.  Mais  ce  qui  frappe  chez  nos  écrivain-  -t,  ni 

un  surcroît  d'indulgence  ni  un  surcroît  de  sévérité  :  c'est  plutôt  leur 
indifférence. 

Indifférence  d'autant  plus  remarquable  qu'elle  ne  s'étend  pas  du 
tout  à  l'ensemble  des  questions  morales.  C'est  en  Gaule  que  paraissent 
deux  des  hérésies  intéressant  le  plus  directement  l'éthique,  celle  de 
Vigilance  et  celle  de  Pelage.  Dans  les  écrits  de  Cassien,  de  Prosper 
d'Aquitaine,  de  Salvien,  les  préoccupations  morales  tiennent  une 
large  place.  Si  la  question  de  la  mort  volontaire  et  du  suicide  chrétien 
en  tiennent  une  aussi  mince,  c'est  bien  la  preuve  que  la  haute  Eglise 
gauloise  n'a  pas,  sur  ce  point,  d'idées  propres  auxquelles  elle  soit 
attachée. 

Pas  d'idée  et  pas  de  droit.  Si  on  laisse  provisoirement  de  côté 
le  canon  du  concile  d'Arles,  rien  ne  permet  de  supposer  que  le  suicide 
ait  été  puni  par  le  haut  clergé  dans  notre  pays.  On  a  allégué  le  texte 
de  Cassien  sur  le  moine  Héron  (2).  Mais  l'histoire  rapportée  par 
Cassien  ne  se  passe  pas  en  Gaule.  C'est  un  souvenir  de  voyage,  et  il 
est  impossible  de  dire  si  la  doctrine  de  l'abbé  Paphnuce  paraît  à 
Cassien  toute  simple  ou,  au  contraire,  surprenante.  Ce  qui  est  un 
indice  sûr,  c'est  qu'aucun  des  écrivains,  dont  j'ai  donné  la  liste,  ne 
fait  nulle  part  allusion  à  des  peines  contre  le  suicide.  Enfin,  quand 
les  conciles  de  l'époque  barbare  commenceront  à  légiférer  contre 
l'homic;de  de  soi-même,  eux-mêmes  constateront  qu'en  fait  les 
suicidés  sont  souvent  ensevelis  comme  les  autres,  per  ignorantinm  (3). 
Cette  ignorance  serait  inexplicable,  si  l'usage  de  les  punir  avait  été 
commun  dès  le  ive  ou  le  ve  siècle. 

Donc,  en  Gaule  comme  ailleurs,  aristocratie  païenne  et  haute 
Eglise  sont  d'accord,  selon  toute  vraisemblance  sur  ce  qui  fait  la 
morale  nuancée  :  il  y  a  suicide  et  suicide;  le  suicide  n'est  pas  puni. 

Passons  à  la  morale  d'en  bas.  Peut-on  croire  ou  qu'il  n'y  en  ait 
pas,  ou  qu'elle  ait,  dans  notre  pays,  des  caractères  particuliers? 

Pour  imaginer  que  les  esclaves  gaulois  aient  une  autre  morale 
que  leurs  frères  d'Italie,  il  faudrait  admettre  ou  que  l'esclavage  n'est 
pas  en  Gaule  ce  qu'il  est  à  Rome,  ou  que  les  maîtres,  plus  humains 
et  plus  doux,  ne  châtient  pas  ceux  de  leurs  serviteurs  qui  se  tuent. 

(La  première  hypothèse  se  heurte  aux  faits.  M.  Jullian  constate 
que  sous  la  dénomination  de  Rome,  l'esclavage  prend  chez  nous  la 
place  du  «  prolétariat  salarié  »,  et  il  ajoute  :  «  la  servitude  des  pays 
gréco-latins,  avec  ses  espèces  infinies,  ses  avantages  et  ses  tares,   se 


(1)   Grégoire  de   Tours,  Les    livres  des    Miracles,   II,    1    (éd.    Bordier,    p. 
305)1     (2)  Voir  page  363.     (3)  Voir  plus  loin  p.  391. 


LE   CANON   D ' ARLES  377 

développe  librement  chez  les  Gaulois  et  il  est  impossible,  dans  les 
milliers  d'inscriptions  qui  se  rapportent  à  elle,  de  trouver  la  moindre 
trace  d'une  particularité  locale  »  (i). 

La  seconde  hypothèse  n'est  pas  moins  gratuite  :  je  songe  à  ce 
billet  dans  lequel  Ennodius,  un  clerc,  avise  un  ami  qu'il  croit  lui 
avoir  retrouvé  un  esclave  fugitif  et  s'inquiète  d'avoir  un  signalement 
exact  (2);  je  pense  aux  pages  célèbres  de  Salvien  sur  le  sort  funeste  des 
esclaves  (3),  aux  révoltes  dont  parle  Paulin  de  Pella  (4).  Dureté  en 
haut,  haine  en  bas.  Tout  cela  ne  permet  guère  d'imaginer  que  la 
douceur  des  maîtres  ait  pu  contribuer  à  diminuer,  dans  la  classe 
servile,  l'horreur  du  suicide. 

D'autre  part,  :1a  législation  militaire  est  forcément,  pour  les 
légions  de  Gaule,  ce  qu'elle  est  pour  le  reste  de  l'armée.  Païens  et 
chrétiens,  tout  le  monde  est  soumis  aux  mêmes  rigueurs.  Comme, 
chez  nous  aussi,  les  grands  propriétaires  livrent  au  recrutement  des 
esclaves  affranchis  pour  les  besoins  de  la  cause,  ces  rigueurs  doivent 
paraître  aux  intéressés  chose  toute  simple.  L'horreur,  ainsi  entretenue, 
rayonne  forcément  au-delà  des  camps,  car  il  n'est  guère  possible 
que  les  vétérans,  une  fois  rendus  à  la  vie  civile,  répudient  brusque- 
ment ce  qui  a  été  vingt  ans  durant  leur  morale  professionnelle. 

Donc,  aucune  trace  d'une  .morale  particulière  à  notre  pays.  Le 
vieux  dualisme  règne  en  Gaule.  Cela  étant,  comment  admettre  que 
l'Eglise  s'avise  soudain  de  sacrifier  la  morale  nuancée?  Par  quel 
miracle  le  clergé  (5),  qui  n'est  dans  l'ensemble  ni  révolutionnaire 
comme  Salvien,  ni  barbare,  aurait-il  tout  à  coup  l'idée  de  rompre 
avec  la  tradition  aristocratique  et  de  flétrir  légalement  tous  les 
suicides? 

Vraisemblable  ou  non,  le  canon  existe.  —  Il  existe,  mais,  bien  loin 
de  flétrir  tous  les  suicides,  il  vise  exclusivement  le  suicide  des  gens  de 
peu.  Il  ne  détruit  pas,  il  consacre  l'ancien  dualisme  païen. 

Que  dit,  en  effet,  le  texte  adopté?  «  Si  quis  famnlorum  cujuslibet 
condicionis  aut  generis,  quasi  ad  exacerbandam  domini  distric- 
tionem,  se  diabolico  repletus  furore  perçussent,  ipse  tantum  san- 
guinis  sui  reus  erit,  neque  ad  dominum  sceleris  alkni  pertinebit 
invidia  »  (6). 

Il  me  semble  que,  si  on  lit  ce  texte  sans  idée  préconçue,  un  mot 


(1)  Jullian,  IV,  p.  372.  (2)  Ennodius,  EpisL,  III,  19,  (trad.  par  l'abbé  Lé- 
glise,  P.  1906).  (3)  Salvien,  De  gubernalione  Dei,  IV,  5,  (p.  71  ss.)  (4)  Eu- 
charisticon,  (p.  XXV.)  (5)  Je  dis  :  l'Eglise  et  non  le  concile,  car  il  n'est 

pas  certain  que  les  canons  dits  du  concile  d'Arles  aient  été  réellement  adoptés 
par  un  concile,  (voir  Hefele-Leclercq,  II,  1,  page  461,  note  de  H.  Leclercq). 
Néanmoins  le  canon  qui  nous  intéresse  ne  paraît  pas  dans  les  fox! os  anté- 
rieurs à  la  date  présumée  du  concile.     (6)  Canon  52,  (Mansi,  VII,  88'4.) 


378  L'ÉPOQUE   mkkovingienm: 

saute  aux  yeux,  le  mol  famuli.  Désigne-t-il,  comme  le  croit  doin 
Leclercq,  lea  seuls  esclaves  (jj?  U  me  semble  qu'il  B'agil  plutôt  de  tous 
les  domestiques.  Mais  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  concile  ne  vise 
tous  ceux  qui  se  tuent.  U  vise  les  serviteurs  qui  se  tuent.  Il  ne  déclare 
pas,  comme  dit  Durkheim,  que  «  le  suicide  est  un  crime  ».  Il  déehre 
que  le  suicide  (W*  famuli  est  criminel. 

Lisons  encore  :  le  Concile  vise  le  famulus  qui  se  lue  «  rempli 
d'une  fureur  diabolique  )).  Mais  qu'est-ce  qui  est  diabolique?  Le  fait 
même  de  se  détruire?  Le  canon  ne  dit  rien  de  tel  :  il  ilétrit  exclusive- 
ment ceux  qui  se  tuent,  quasi  ad  exacerbandam  domini  districtionem. 
Ces  mots  ne  sont  pas  très  faciles  à  traduire  :  on  ne  comprend  pas 
très  bien  qu'un  esclave  se  tue  «  comme  pour  exaspérer  la  rigueur 
de  son  maître  n  (2).  Néanmoins,  je  crois  que  tout  s'éclaire,  si  l'on 
rapproche  cette  expression  obscure  des  mots  qui  se  trouvent  à  la  lin 
du  canon  :  que  l'esclave  se  tue  pour  «  exaspérer  »  son  maître,  ou  pour 
lui  faire  porter  tout  l'odieux  d'un  tel  suicide,  ce  qui  est  certain,  c'est 
qu'il  se  tue,  si  l'on  peut  dire,  contre  son  maître.  Non  seulement  le 
canon  vise  le  suicide  des  seuls  famuli,  mais  ce  qu'il  flétrit  comme 
diabolique,  c'est  le  suicide  servile  par  excellence,  celui  qui  est  une 
révolte,  une  protestation  suprême  contre  l'autorité  du  maître. 

Rapprochons  le  texte  du  concile  d'Arles,  des  statuts  du  collège 
de  iLanuvium  :  la  filiation  est  évidente-  Les  évêques  condamnent  le 
suicide  de  l'esclave  exactement  comme  on  le  condamnait  dans  la 
société  romaine.  Ils  le  condamnent  sans  souffler  mot  du  suicide  en 
général.  Ils  consacrent,  au  sein  de  l'Eglise,  le  dualisme  païen. 

Pourquoi  cette  consécration  solennelle?  Il  est  superflu  de  dire  que 
l'influence  de  saint  Augustin  y  est  tout  à  fait  étrangère.  Rien  de  plus 
contraire  à  sa  doctrine  que  de  légiférer  non  contre  le  suicide,  mais 
contre  le  suicide  des  esclaves.  Ce  que  je  vois  dans  le  canon  d'Arles, 
c'est  une  revanche  de  la  société  païenne  contre  un  vieux  sentiment 
chrétien. 

J'ai  cité  plus  haut  le  texte  du  concile  d'Ancyre,  rendant  un  chré- 
tien responsable  du  suicide  de  sa  fiancée.  J'ai  cité  la  phrase  du  Pasteur 
d'Hermas,  faisant  retomber  le  suicide  des  pauvres  sur  la  tête  des 
riches  impitoyables.  Il  est  aisé  d'imaginer  quel  retentissement  dut 
avoir,  au  sein  de  la  société  servile,  l'idée  impliquée  dans  ces  textes. 


(1)  Hefele-Leclercq,  ibid.,  p.  475.  Outre  que  le  mot  famulus  ne  désigne  pas  for- 
cément un  esclave,  les  mots  cujuslibet  condicions  aut  generis  s'expliquent 
plus  facilement  si  l'on  admet  qu'il  s'agit  des  serviteurs  de  tout  genre,  esclaves, 
affranchis  ou  salariés.  (2)  Ces  mots  ne  sont  pas  traduits  dans  Hefele-Leclercq. 
La  traduction  textuelle  que  j'indique  est  celle  qu'a  bien  voulu  me  donner 
M.  Goelzer.  Pour  ma  part,  je  traduirais  volontiers,  en  faisant  de  domini  un 
génitif  de  l'objet  :  «pour  aggraver  la  rigueur  dont  le  maître  sera  l'objet »r 
c'est-à-dire  pour  soulever  l'opinion  contre  le  maître. 


LE    CANON    D ' ARLES  379 

Qu'un  esclave  se  tue,  les  fidèles  ne  disent  plus  nécessairement  :  vilaine 
mort!  ils  disent  parfois  :  malheur  au  maître  responsable  de  ce  suicide; 
que  ce  sang  retombe  sur  lui! 

Qu'un  tel  langage  puisse  être  juste,  rien  de  plus  sûr.  Ce  peut 
être  la  justice  même.  Mais,  juste  ou  non,  c'est  un  défi  à  ce  dualisme 
païen,  qui  n'admet  pas  qu'en  aucun  cas,  l'esclave  ait  le  droit  de  se 
tuer.  On  croit  entendre,  à  travers  le  canon  d'Arles,  la  protestation 
indignée  des  maîtres  :  oui,  nous  voulons  bien  être  chrétiens.  Mais 
insinuer  que  l'esclave  qui  se  tue  n'est  pas  seul  coupable,  encourager 
les  serviteurs  à  se  détruire,  faire  haïr  les  riches,  est-ce  là  le  christia- 
nisme? Qu'est-ce  qu'une  religion  qui  déplace  ainsi  les  responsabili- 
tés et  tend  à  excuser  plus  ou  moins  ce  qui,  pour  l'esclave,  est,  en  fait, 
un  crime?  Ainsi  parlent  les  maîtres,  justement  alarmés.  Il  leur  faut, 
à  côté  de  leur  propre  morale,  si  indulgente  au  suicide,  une  morale  à 
l'usage  du  peuple  et  qui  le  condamne  implacablement.  L'ordre  en 
dépend,  la  vie  des  maîtres,  en  tout  cas,  leur  sérénité  :  où  irait-on 
s'il  fallait  se  sentir  coupable,  sous  prétexte  qu'un  esclave  a  eu  la 
fantaisie  de  se  détruire?  Et,  sous  le  poids  de  ces  sentiments,  aussi 
anciens,  aussi  robustes  que  l'institution  servile  elle-même,  l'Eglise 
cède.  Elle  renie  le  mot  du  Pasteur  d'Hermas.  Le  code  de  Théodose 
déclarait  culpa  nudi  le  maître  dont  l'esclave  meurt  sous  le  fouet.  Le 
Concile  déclare  culpa  nudi  ceux  dont  les  esclaves  se  tuent. 

Faut-il  une  dernière  preuve  que  ce  sont  bien  les  maîtres  qui 
triomphent  de  l'ancien  sentiment  chrétien?  Le  Concile  déclare  que 
le  suicide  dirigé  contre  eux  est  chose  diabolique;  il  dit  tout  net  que 
l'esclave  est  sanguirïis  reus;  mais  au  moment  où  l'on  croit  qu'il 
va  indiquer  la  peine,  le  texte  tourne  court  :  pas  de  peine!  J'entends 
bien  que  les  évêques  ne  pouvaient  guère  adopter  ce  refus  d'oblation, 
dont  aucun  Père  de  l'Eglise  n'avait  jamais  dit  mot,  et  dont  ils  igno- 
raient sans  doute  qu'il  fût  en  usage  à  Alexandrie.  Seulement,  on 
ne  peut  s'empêcher  de  dire  :  à  quoi  bon  cette  condamnation  véhé- 
mente, si,  au  moment  de  conclure,  l'Eglise  se  dérobe?  Seule,  je 
crois,  notre  hypothèse  explique  cette  bizarrerie.  Si  c'était  l'Eglise 
qui  prenait  librement  l'initiative  d'instaurer  un  droit  nouveau,  il 
serait  invraisemblable  qu'elle  oubliât  d'indiquer  la  peine.  Mais, 
dès  l'instant  qu'elle  consacre  les  idées  et  les  mœurs  païennes,  rela- 
tives aux  esclaves,  elle  n'a  que  faire  de  marquer  le  châtiment.  Il  est 
tout  choisi  d'avance  :  c'est  la  vieille  peine  païenne  en  usage  depuis 
des  siècles,  le  jaceat  insepultus  dont  parle  la  Vie  de  Malchu^s.  Ce  que 
les  maîtres  demandent,  ce  n'est  pas  qu'on  leur  enseigne  un  moyen 
de  sévir,  c'est  qu'on  leur  permette  de  garder,  sans  être  inquiétés, 
celui  qu'ils  possèdent.  Pour  être  sévère,  le  Concile  n'a  qu'à  se  taire. 
Il  se  tait.  Et,  au  lieu  de  dire  ce  qu'on  ne  lui  demande  pas,  il  insista 


380  l'époque  mérovingienne 

sur  ce  que  les  maîtres  ont    le  plus  envie  qu'on    proclame  :    «   On 
n'en  voudra  pas  au  maître  d'un  crime  qui  n'est  pas  le  sien.  » 

Ainsi  tombe  la  théorie  selon  laquelle  la  haute  Eglise  gauloise 
aurait,  en  pleine  civilisation,  condamné  le  suicide,  et  ainsi  se  vérifie 
l'hypothèse  qui  nous  guide  :  à  la  veille  des  invasions,  il  \  a  en 
Gaule,  d'un  côté  des  aristocraties,  de  l'autre,  une  masse  asservie  : 
à  ce  dualisme  social,  répond  un  dualisme  moral  qui  s'impose  à  tous 
et  même  à  l'Eglise. 

II 

La  barbarie.  Première  victoire  de  la  morale  populaire  ;  V altération  du  droit 
romain  :  1)  Le  concile  d'Orléans  punit  le  suicide  des  seuls  accusés  et  croit 
par  conséquent  maintenir  le  droit  romain  ;  2)  mais  il  l'altère  gravement 
et  fraie  la  voie  à  l'idée  que  le  suicide  est,  par  lui-même,  un  crime  ;  3)  cette 
altération  du  droit  romain  n'est  pas  chose  d'Eglise,  mais  chose  imposée 
à  l'Eglise  ;  4)  elle  s'explique  par  le  déclin  des  aristocraties  intellectuelles 
et  l'ascendant  des  mœurs  populaires. 

Si  ce  qui  se  passe  au  ve  siècle  s'accorde  à  notre  hypothèse,  la 
révolution  qui  s'accomplit  au  vie  siècle  ne  la  confirme  pas  moins. 

Le  vie  siècle,  c'est  la  barbarie,  c'est-à-dire,  avant  tout,  le  déclin 
des  élites.  A  priori,  ce  déclin  doit  entraîner  la  disparition  de  la 
morale  nuancée  et  laisser  le  champ  libre  aux  forces  d'en  bas. 

Or,  en  fait,  tout  s'accorde  à  ces  déductions  :  au  sein  de  la  bar- 
barie mérovingienne,  les  morales  aristocratiques  disparaissent  avec  les 
aristocraties  elles-mêmes,  l'horreur  du  suicide  triomphe  et  s'étale. 

Il  va  sans  dire  qu'ici  encore,  nous  nous  heurtons  aux  idées 
reçues.  On  ne  nie  pas  que  la  répression  du  suicide  ne  date  seulement 
du  vie  siècle.  Mais  on  fait  remarquer  que  ce  sont  des  conciles  qui 
instituent  cette  répression.  Non  seulement  ils  en  prennent  l'initia- 
tive, mais  il  faut  descendre  jusqu'au  xme  siècle  pour  trouver  dans 
les  textes  une  peine  proprement  laïque.  Dès  lors,  comment  parler 
de  morale  païenne,  de  inorale  populaire?  La  morale  et  le  droit  qui 
triomphent  au  vie  siècle  sont  chose  d'Eglise,  marquée  à  son  sceau. 

Cette  théorie  fût-elle  juste,  il  resterait  que  le  sceau  est  celui  du 
clergé  barbare,  et  non  pas  celui  du  clergé  cultivé  d'avant  les  inva- 
sions. Mais  je  ne  crois  même  pas  que  les  clercs  mérovingiens  aient 
joué  un  rôle  décisif  en  cette  affaire.  Parce  qu'ils  tiennent  la 
plume,  on  a  l'impression  qu'ils  mènent  le  droit.  Mais  dès  qu'on 
regarde  d'un  peu  près,  on  s'aperçoit  que,  loin  de  prendre  des  ini- 
tiatives, ils  suivent  la  justice  laïque.  Et  la  justice  laïque  elle-même 
cède  à  l'ascendant  des  mœurs  populaires,  devenues  peu  à  peu  sou- 
veraines dans  une  société  sans  élite. 

Dans  ce  triomphe  de  la  morale  d'en  bas,  on  distingue,  malgré 
le  petit  nombre  des  textes,  deux  étapes,  deux  victoires. 


LE   CONCILE   D 'ORLÉANS  381 

La  première  victoire,  c'est  l'altération  du  droit  romain  :  une 
brèche  s'ouvre  dans  le  vieux  rempart  qui  couvrait,  depuis  des  siècles, 
la  morale  nuancée. 

La  seconde  victoire,  c'est  la  suppression  définitive  de  ce  droit  : 
la  morale  populaire,  entrée  dans  la  place,  devient  morale  commune. 

A  chaque  étape,  c'est  surtout  l'Eglise  qui  enregistre  les  événe- 
ments; mais  le  triomphe  enregistré  n'est  pas  le  sien  :  la  cause  agis- 
sante, c'est  la  barbarie  ramenant  l'élite  au  niveau  du  peuple. 

En  533,  un  de  ces  Conciles  d'Orléans,  qui  ont  joué  un  si  grand 
rôle  dans  l'élaboration  du  droit  canonique  en  Gaule,  adopte  le 
canon  suivant  :  Oblationes  defunctorum  qui  in  aliquo  crimine  /ue- 
rint  interempit  recipi  debere  censuimus,  si  tamen  non  ipsi  mortem 
probentur  propriis  manibus  intulisse  (i). 

Si  l'on  s'en  fiait  aux  traducteurs,  ce  texte  consacrerait  du  pre- 
mier coup  la  victoire  populaire  :  il  punirait  tous  les  suicides. 

L'abbé  Torquat  le  résume  en  ces  termes  :  «  Le  suicide  est  con- 
damné par  le  second  Concile,  qui  interdit  de  faire  les  oblations  en 
sa  faveur,  tandis  qu'il  permet  d'en  accepter  pour  les  victimes  du 
crime  (2).  »  Dans  Heféle-Leclercq  on  lit:  «  On  devra  recevoir  les  obla- 
tiones defunctorum  pour  ceux  qui  ont  été  exécutés  à  cause  de 
quelque  crime,  mais  non  pas  pour  ceux  qui  se  sont  donné  la 
mort  (3).  » 

Mais  résumé  et  traduction  sont  gravement  infidèles  :  le  texte 
latin  ne  vise  pas  les  suicidés  en  général,  il  vise  seulement  ceux 
qui  se  tuent  in  aliquo  crimine.  Comment  entendre  ces  mots? 

L'abbé  Torquat  traduit  :  «  ceux  qui  ont  été  victimes  d'un- 
crime  ».  Mais  comment  croire  que  le  canon  ainsi  entendu  ait  été 
nécessaire,  et  que  des  clercs  aient  jamais  eu  l'idée  de  punir  la  vic- 
time d'un  crime?  Ce  n'est  pas  tout;  l'abbé  Torquat,,  qui  voit  le 
texte  d'un  peu  haut,  traduit  :  «  Le  concile  condamne  le  suicide  et 
interdit  de  faire  des  oblations  en  sa  faveur.  »  Mais,  dans  le  texte 
latin,  le  sujet  de  probentur  est  nécessairement  :  qui  fuerint 
interempti,  de  sorte  qu'il  faudrait  traduire  :  «  Il  est  permis  de 
recevoir  des  oblations  pour  les  victimes  d'un  crime,  sauf  le  cas  où 
ces  victimes  se  seraient  donné  la  mort!  »  Des  victimes  réduites  à  se 
donner  la  mort,  cela  peut  se  voir  dans  nos  romans  policiers  ou 
nos  cinémadrames.  Mais  on  ne  croira  pas  aisément  que  le  droit 
canonique  du  vie  siècle  ait  prévu  des  exceptions  aussi  singulières. 

La  traduction  Hefele-Leclercq  :  «  ceux  qui  ont  été  exécutés  à 
cause   de   quelque    crime    »    est    d'abord    plus    séduisante,    quoique 


(1)  Maasen,  [Concil.  aevi  merov.,  M.  G.,  1893,  p.  63).     (2)  Torquat,  Concile? 
d'Orléans,  (Orléans  1864,  p.  64).     (3)  Hefele-Leclercq,  t.  II,  2,  p.  1135. 


382  l'époque  méeovinôibnke 

l'expression  interemptus  in  crimine,  pour  désigner  le  condaran 
mort,  soil  d'une  maladresse  1  > ï * •  t ■  compliquée.  Mais  elle  soulève 
deux  graves  objection*.  D'abord,  le  canon,  ainsi  entendu,  serait 
en  contradiction  avec  le  droit  canonique  du  m"  siècle,  qui  réfuta 
l'oblation  du  condamné  à  mort  (i).  En  outre,  si  un  homme  a  été 
exécuté,  il  ne  s'est  pas  donné  la  mort,  et,  par  conséquent,  la  phrase, 
à  partir  de  .si  lamai,  esl  absurde. 

Pour  éviter  cette  absurdité,  donc  Leclercq  traduil  :  Recevez 
les  oblations  pour  ceux  qui  ont  été  exécutés,  «  mais  non  pas  pour 
ceux  qui  se  sont  donné  la  mort  ».  C'est  la  même  liberté  que  pre- 
nait l'abbé  Torquat.  Seulement,  dans  le  texte  latin,  il  n'y  a  pas  : 
sed  non  eorum,  il  y  a  :  nisi  probentur. 

Est-ce  à  dire  que  le  canon  soit  inexplicable?  Je  crois,  au  con- 
traire, qu'il  s'entend  fort  bien,  si  on  ne  veut  pas,  a  priori,  et  coûte 
que  coûte,   lui  faire  dire  qu'il  condamne  tous  les  suicides. 

Le  sujet  de  probentur  est  nécessairement  qui  in  aliquo  crimine 
fuerint  interempti.  Si  l'on  tient  compte  de  la  grammaire,  le  concile 
vise  donc,  non  pas  les  suicidés  en  général,  mais  ceux-là  seuls  qui 
se  sont  donné  la  mort  «  dans  quelque  crime  ». 

Je  ne  dis  pas  que  l'expression  soit  très  élégante  (2),  mais  elle 
est  claire.  Se  donner  la  mort  «  dans  un  crime  »,  c'est  se  tuer  aussitôt 
après  l'avoir  commis,  ou  lorsqu'on  se  sait  découvert,  lorsqu'on  va 
être  arrêté,  condamné.  De  même,  «  être  tué  dans  son  crime  »,  ce 
n'est  pas  mourir  de  la  main  du  bourreau  (le  condamné  ne  meurt 
«  dans  son  crime  »  que  s'il  manifeste  en  mourant  un  endurcisse- 
ment criminel);  c'est  être  tué,  en  essayant  de  le  commettre  ou  aus- 
sitôt après  l'avoir  commis,  soit  par  les  gens  de  justice,  soit  par  les 
témoins  du  forfait,  soit  par  les  parents  du  mort  exerçant  le  droit 
de  vengeance.  Bref,  c'est  mourir  avant  d'être  régulièrement  jugé 
et  condamné,  lorsqu'on  n'est  encore  devant  la  loi  qu'un  accusé. 
Gela  admis,  le  canon  d'Orléans  a  un  sens  très  net  :  il  vise  les  cou- 
pables, ou  soi-disant  coupables,  qui  sont  tués,  ou  qui  se  tuent  avant 
d'être  régulièrement  jugés  ou  condamnés  :  pour  ceux  qui  sont  tués, 
on  peut  recevoir  l'oblation,  on  ne  peut  pas  la  recevoir  pour  ceux 
qui  se  sont  tués. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  une  longue  démonstration  pour  prou- 
ver que  ce  canon  vient  en  droite  ligne  du  droit  romain.  Selon  la 
doctrine  romaine,  l'accusé  qui  meurt  avant  le  jugement  n'est  pas 
légalement  un  coupable,  et  sa  mort  éteint  l'action  engagée  contre 


(1)  Voir  plus  loin,  page  389.  (2)  Encore  serait-elle  élégante  si  l'on 
traduisait  crimen  par  accusation.  Il  serait  alors  question  de  ceux  qui  se 
tuent  «  sous  le  coup  de  quelque  accusation.  »  Mais  le  sens  de  crime  est,  au 


VIe  siècle,,  le  sens  commun. 


l'altération  du  droit  romain  383 

lui.  Mais  celui  qui  se  tue  se  reconnaît  coupable,  et  jusqu'à  preuve 
du  contraire,  doit  être  traité  comme  tel.  C'est  cette  distinction  com- 
mune et  classique  qui  est  consacrée  à  Orléans. 

Si  cela  n'a  pas  frappé  ceux  qui  ont  lu  le  texte  du  canon,  c'est 
qu'ils  partaient  de  l'idée  préconçue  que  l'Eglise,  de  tout  temps, 
a  puni  le  suicide.  Us  se  sont  dit  :  si  le  concile  refuse  l'oblation 
pour  l'accusé  qui  se  tue,  c'est  que  ce  refus  est  de  droit  commun 
pour  tout  suicidé,  quel  qu'il  soit.  »  Mais,  à  la  réflexion,  le  texte  lui- 
même  aurait  dû  les  avertir  que  ce  droit  commun  n'existe  pas  encore  : 
s'il  était  d'usage  de  refuser  l'oblation  en  cas  de  suicide,  comment 
admettre  qu'un  concile  croie  nécessaire  d'ajouter  :  Prenez  garde  ! 
le  fait  d'être  accusé  d'un  autre  crime  n'est  pas,  pour  le  suicidé, 
une  circonstance  atténuante;  le  fait  de  se  tuer  «  dans  un  crime  » 
ne  doit  pas  le  soustraire  au  droit  commun! 

Je  ne  crois  donc  pas  qu'il  y  ait,  sur  ce  point,  la  moindre  incer- 
titude :  le  concile  d'Orléans  ne  vise  pas  le  suicide  en  général,  mais 
le  suicide  des  seuls  accusés.  Bien  loin  de  prétendre  créer  un  droit 
nouveau,  il  a  probablement  l'impression  de  consacrer  purement  et 
simplement  la  vieille  doctrine  romaine. 

Qu'il  la  consacre  c'est  vrai,  en  un  sens.  Mais  en  la  consacrant,  il 
l'altère,  et  cette  altération  est,  pour  la  morale  d'en  bas,  une  pre- 
mière victoire. 

Bien  comprise,  la  doctrine  romaine  n'essaie  pas  de  punir,  même 
obliquement,  le  suicide  de  l'accusé.  Elle  y  voit  un  indice,  un  aveu, 
une  présomption  à  charge.  Mais  ce  qu'elle  prétend  punir,  c'est  uni- 
quement le  crime  à  propos  duquel  la  poursuite  est  ou  va  être 
engagée,  et  encore,  quand  ce  crime  est  assez  grave  pour  justifier  un 
châtiment  post  morlem.  Aussi,  les  parents  peuvent-ils  prouver  ou 
que  l'accusé  n'était  pas  coupable,  ou  que  le  crime  commis  n'entraî- 
nait pas  confiscation. 

Que  reste-t-il  de  tout  cela  dans  le  canon  d'Orléans?  Bien  du  tout. 
De  la  gravité  du  crime  initial,  il  n'est  plus  question.  Le  texte  dit 
nettement  :  in  aliquo  crimine.  Quelle  que  soit  la  faute  à  propos  de 
laquelle  le  coupable  se  tue,  grave  ou  légère,  dès  l'instant  qu'il  y  a 
suicide,  il  y  a  refus  d'oblation.  Conséquence,  enquête  et  procès  ne 
porteront  plus  sur  le  point  de  savoir  si  l'accusé  est  coupable  ou 
non,  mais  sur  le  seul  point  de  savoir  s'il  s'est  ou  non  donné  la 
mort. 

Ce  changement,  cette  altération  de  la  doctrine  classique  paraît 
d'abord  peu  de  chose.  En  réalité,  c'est  une  victoire,  une  grande 
victoire  pour  les  idées  populaires. 

Un  homme  est  en  prison,  accusé  de  vol.  Il  se  tue.  Les  enfants 
veulent   plaider  (au   nom   du   vieux  droit  romain),    ou   que   le   vol 


384  I.  KPOQUE   MÉROVINGIENNE 

était  insignifiant,  ou  que  leur  père  était  innocent.  On  leur  répond  : 
Peine  inutile!  La  seule  question  est  de  savoir  si,  oui  ou  non,  votre 
père  s'est  tué  :  s'il  y  a  suicide,  pas  d'oblation.  —  Mais  il  s'est  tué 
de  honte  d'être  injustement  accusé!  —  Il  s'est  tué,  il  est  coupable. 
Gomment  ne  pas  conclure  d'un  tel  langage  qu'il  est  coupable  de 
s'être  tué,  que  le  suicide  est  à  lui  seul  un  crime,  et,  du  jour  où  cette 
idée  prévaudra,  comment  ne  pas  poursuivre  ce  crime,  que  le  cou- 
pable soit  ou  non  prévenu  d'une  autre  faute? 

Du  coup,  on  voit  en  quoi  consiste  la  première  victoire  populaire. 
Depuis  des  siècles,  le  haut  droit  romain  était  le  plus  ferme  rempart 
de  la  morale  nuancée.  Dans  le  monde  des  hommes  libres,  réellement 
libres,  le  suicide  était  considéré,  selon  les  cas,  comme  une  action 
louable  ou  une  faute;  mais  cette  faute  était  en  pratique  soustraite 
à  toute  répression  pénale.  Désormais,  dans  ce  vieux  rempart,  une 
brèche  est  ouverte.  En  certains  cas,  le  suicide  est  puni.  Une  alté- 
ration de  doctrine,  qui  paraît  d'abord  légère,  fait  qu'il  est  puni  en 
tant  que  suicide.  On  voit  poindre  le  moyen  âge,  les  procès  au  cadavre 
et  à  la  mémoire. 

Cette  altération  du  droit  romain  est-elle  chose  d'Eglise?  A  priori, 
c'est  bien  invraisemblable.  Si  l'Eglise  barbare  se  mettait  du  pre- 
mier coup  à  punir  tous  les  suicides,  on  pourrait  croire,  à  la  rigueur, 
qu'elle  veut  et  pense  suivre  les  idées  de  saint  Augustin,  quitte  à  les 
défigurer  sous  l'influence  de  la  barbarie).  Mais  reprendre  un  droit 
incontestablement  romain  et  païen,  comme  s'il  importait  de  mas- 
quer le  vrai  caractère  de  l'œuvre  entreprise,  puis  déformer  sournoi- 
sement (et  assez  odieusement),  ce  droit,  comme  pour  frayer  une  voie 
détournée  à  l'horreur  du  suicide,  comment  croire  à  un  tel  machiavé- 
lisme de  la  part  des  clercs  mérovingiens,  et  de  quel  droit  les  en  soup- 
çonner? 

J'entends  qu'on  dit  :  ce  sont  les  faits  qui  parlent;  la  décision 
d'Orléans  est  prise  par  un  concile,  ce  concile  est  seul  à  la  prendre, 
c'est  donc  forcément  chose  d'Eglise.  Seulement,  au  rebours  de  ce 
qu'on  avance,  le  concile  n'est  pas  seul  à  parler,  et  même,  il  ne  parie 
que  le  second. 

S'agit-il  du  maintien  de  l'idée  romaine?  La  Lex  Romana,  publiée 
en  5o6,  par  l'ordre  d'Alaric,  contient  le  passage  suivant  des  Sen- 
tences de  Paul  :  Ejus  bona  qui  sibi  ob  aliquod  admissum  flagitium 
mortem  conscivit  fisco  vindicantur.  Quod  si  tœdio  vitœ  aut  pudore 
œris  alieni  vel  valetudinis  alicujus  impatientia  hoc  admisit,  non 
inquietabuntur,    sed    ordinariœ    successioni    relinquantur  (i).    Par 


(1)  Lex  Romana  Visigoth,  V,  XIII  (éd.  Haenel,  Berlin  1847,  p.  428.) 


l'altération  du  droit  romain  385 

conséquent,  au  début  du  vie  siècle,  les  Gallo-Romains  qui  se  tuent 
sous  le  coup  d'une  accusation  sont  poursuivis  et  condamnés  par  la 
justice  laïque,  en  dehors  de  toute  intervention  de  l'Eglise. 

S'agit-il  de  l'altération  du  droit  romain?  Le  texte  de  Paul,  isolé 
comme  il  l'est  dans  la  Lex  romana,  la  rend  à  peu  près  inévitable. 
Sans  doute,  les  deux  mots  admissum  et  flagitium  peuvent  rappeler 
à  ceux  qui  le  savent  déjà  que  le  crime  visé  doit  être*  à  la  fois  grave 
et  prouvé.  Mais  il  faudrait  plus  que  de  l'habileté  pour  deviner  à  tra- 
vers la  phrase  de  Paul  que  les  parents  du  mort  sont  admis  à  plaider 
soit  l'innocence  du  suicidé,  soit  le  peu  de  gravité  du  crime.  Aussi, 
l'inévitable  se  produit-il  bientôt.  Dans  le  Bréviaire  d'Alaric,  le  texte 
de  Paul  est  accompagné,  comme  on  sait,  d'une  interpretatio  qui  eut 
bientôt  plus  d'autorité  que  le  texte  lui-même.  Or,  cette  interpretatio 
n'emploie  plus  l'expression  savante  ob  aliquod  admissum  flagitium. 
Elle  dit  tout  simplement  :  pro  aliquo  crimine  (i).  C'est,  à  un  mot 
près,  le  texte  du  Concile  :  in  aliquo  crimine.  Par  conséquent,  au 
vie  siècle,  les  accusés  qui  se  tuent  sont  punis  par  la  justice  laïque, 
sans  qu'il  soit  plus  question  de  la  gravité  de  l'accusation  initiale. 

Reste,  il  est  vrai,  une  différence  :  le  concile  d'Orléans,  après  avoir 
parlé  du  suicide  des  accusés,  ne  fait  aucune  allusion  aux  autres  sui- 
cides. Au  contraire,  la  Lex  romana.  marque  en  termes  exprès  qu'il 
n'y  a  pas  de  confiscation  si  le  suicide  est  dû  au  dégoût  de  la  vie. 
Par  suite,  la  déformation  qu'elle  fait  subir  à  la  doctrine  classique 
ne  risque  pas  d'avoir  les  mêmes  conséquences,  d'aboutir  à  une  con- 
damnation de  tous  les  suicides,  quelle  qu'en  soit  la  cause.  C'est  vrai. 
Mais,  dans  un  de  ces  Epitome,  qui  remplacèrent,  à  l'époque  bar- 
bare, la  Lex  elle-même,  les  causes  légitimes  disparaissent,  et  le 
texte  de  Paul  fait  place  au  texte  suivant  :  Si  quis  sibi  pro  aliquo 
admisso  crimine  mortem  intulerit,  facultates  ejus  fiscus  vindicet  (2). 
C'est  bien  exactement  la  même  altération  que  consacre  le  concile 
d'Orléans. 

Donc,  la  mesure  prise  par  l'Eglise  n'est  pas,  en  son  temps,  sin- 
gulière. Ce  n'est  pas  chose  d'Eglise  plutôt  que  chose  laïque.  Mais 
il  y  a  plus  :  l'Eglise  n'agit  même  pas  concurremment  avec  la  jus- 
tice séculière.  Elle  la  suit. 

Deux  faits  le  prouvent  clairement. 

Premier  fait  :  la  Lex  romana  est  de  trente  ans  antérieure  au 
concile  d'Orléans.  Par  conséquent,  lorsque  les  évêques  se  décident  à 
sévir  contre  les  accusés  qui  se  tuent,  ils  ne  font  que  punir  des  cou- 
pables, punis  depuis  longtemps  déjà  par  la  justice  du  siècle. 


(1)  Ibid.,  p.  428.  Les  mots  aliquo  crimine  se  retrouvent  dans   Y  Epilom* 
Aegidii  et  V Epitome  Monachi.     (2)  Ibid.,  p.  428. 


ili 


386  l'Apoqi  ru  mérovingienne 

Second  fait  :  VIntrepretaiio  est,  elle  aussi,  antérieure  au  Concile. 

Par  conséquent,  lorsque  les  évoques  décident  de  punir  tous  les  arc  li- 
ses qui  se  tuent,  ils  ne  font  encore  que  suivre  les  errements  de  La 
jus! ire  laïque. 

Enfin,  Je  texte  du  canon  est,  à  lui  seul,  une  troisième  preuve. 
]1  frappe  ceux  qui  <(  sont  convaincus  »  de  s'être  tués.  Mais  comment 
tes  en  convaincra-t-on?  Si  ce  soin,  dans  la  pensée  du  concile,  incom- 
bait à  l'Eglise,  il  paraîtrait  indispensable  que  le  canon  adopté  dît 
un  mot  de  la  procédure  :  un  procès  contre  un  mort  est  chose  déli- 
cate, et  j'ajoute  particulièrement  malaisée  pour  des  clercs,  qui, 
n'étant  ni  gens  d'armes  ni  geôliers,  ne  sont  guère  à  même  de  savoir 
si  un  accusé  s'est  tué  ou  non.  Cependant,  le  concile  est  muet.  Pour- 
quoi? Parce  que,  contrairement  aux  idées  reçues,  le  suicide  ne  lui 
paraît  à  aucun  degré  crime  d'Eglise.  Les  clercs  n'ont  pas  à  se  pro- 
noncer sur  la  culpabilité  des  accusés  qui  se  tuent.  Leur  rôle  se  borne 
évidemment  à  homologuer  une  sentence  rendue  par  les  juges  laïques, 
comme  leur  droit  se  borne  à  suivre  l'évolution  du  droit  laïque. 

Non  seulement  ils  suivent,  mais  il  est  bien  possible  qu'ils  ne 
suivent  pas  tous  de  leur  plein  gré.  Le  canon  d'Orléans  a  tout  l'air  d'un 
canon  imposé  à  l'Eglise.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  refuser  l'oblation? 
C'est  refuser  une  offrande  qui,  lorsque  le  défunt  était  riche,  peut- 
être  considérable.  Quand  on  connaît  le  niveau  moral  de  l'épiscopat 
mérovingien,  l'âpreté  avec  laquelle  il  veille  d'ordinaire  sur  les  obla- 
tions  (i),  on  a  peine  à  se  persuader  qu'il  prenne  de  lui-même,  sans 
que  nul  l'y  pousse,  une  mesure  aussi  contraire  à  ses  intérêts  maté- 
riels. Par  contre,  on  comprend  fort  bien  que  les  gens  du  roi  pèsent 
sur  l'Eglise  :  autant  le  refus  d'oblation  est  pour  elle  onéreuse,  autant 
la  confiscation  est  pour  eux  fructueuse.  Il  est  donc  tout  naturel 
qu'ils  tiennent  à  faire  consacrer  par  le  clergé  cette  altération  du 
droit  romain,  qui  leur  est  une  source  de  profit.  Le  roi  barbare  ne 
peut  admettre  que  celui  qu'il  condamne  et  dépouille  après  sa  mort 
soit  traité  par  l'Eglise  autrement  que  les  condamnés  ordinaires;  il 
veut  éviter  aussi  que,  sous  couleur  d'oblations,  une  part  des  biens 
à  confisquer  s'en  aille  en  messes  et  en  aumônes,  c'est-à-dire  soit  sous- 
traite au  fisc  :  il  obtient  à  Orléans  la  consécration  de  sa  thèse.  Non 
seulement  cette  première  mesure  prise,  au  vie  siècle,  contre  les  sui- 
cidés est  chose  laïque  avant  d'être  chose  d'Eglise,  mais  c'est  proba- 
blement chose  laïque  plus  ou  moins  imposée  à  l'Eglise. 

Maintenant,  comment  a-t-on  l'audace  de  vouloir  la  lui  imposer, 
et  comment  a-t-elle  la  faiblesse  de  se  la  laisser  imposer?  Il  va  sans 


(1)  Voir  Conc.  Aurelian,  c.  25,  Matisconense,    c.    4,  (au   vie  siècle),   Clip- 
piacense  (vne  siècle),  Maassen,  p.  80,  156,  199. 


l'altération  dtj  droit  romain  387 

dire  que  l'avidité  du  fisc  n'est  pas  cause  unique  et  déterminante. 
Le  pouvoir  le  plus  despotique  ne  saurait  arriver  à  rendre  une  action 
criminelle,  simplement  parce  qu'il  y  a  intérêt,  et  on  n'imagine  pas 
les  gens  du  roi  disant  cyniquement  aux  gens  d'Eglise  :  punissez 
l'accusé  qui  se  tue,  innocent  ou  coupable,  c'est  mon  avantage- 
La  cause  profonde  qui  explique  à  la  fois  l'initiative  laïque  et  la 
soumission  de  l'Eglise,  c'est  le  déclin  des  aristocraties  et  l'ascendant 
de  la  morale  populaire. 

Punir  l'accusé  qui  se  tue,  sans  le  punir  de  se  tuer,  c'est  assuré- 
ment chose  toute  simple  pour  des  juristes  au  fait  de  leur  métier, 
pour  des  aristocrates  attachés  à  leur  privilège,  pour  des  clercs  rom- 
pus au  jeu  des  controverses  théologiques.  Mais,  pour  bien  entendre 
la  doctrine  classique,  il  faut  une  élite  intellectuelle.  C'est  parce  qu'il 
n'y  en  a  plus  que  les  juristes' déforment  et  que  l'Eglise  laisse  défor- 
mer le  droit  romain.  On  a  vu  les  juges  condamner  des  accusés  qui 
s'étaient  tués;  on  a  retenu  les  deux  faits  matériellement  frappants  : 
le  suicide  et  la  condamnation,  et,  de  la  meilleure  foi  du  monde,  on 
les  a  associés.  Pour  des  gens  instruits,  c'est  une  hérésie;  pour  les 
barbares,  c'est  le  droit  romain  qui  continue. 

Enfin,  il  y  a  la  morale  d'en  bas.  Dans  la  foule  innombrable  des 
petites  gens,  serfs  et  famuli,  le  suicide  est  puni  de  temps  immémo- 
rial, puni  et  odieux.  Usage  populaire,  c'est  entendu,  seulement  au 
fur  et  à  mesure  que  les  élites  s'abaissent,  elles  se  rapprochent  for- 
cément des  mœurs  et  des  idées  d'en  bas.  Parmi  les  juristes  qui  tra- 
vaillent sur  la  Lex  romana,  parmi  les  clercs  d'Orléans,  combien  sont 
peuple  par  les  goûts,  les  sentiments  et  l'ignorance!  Ceux-là,  loin  d'être 
offusqués  par  le  canon  qu  'on  leur  propose,  sont  (la  question  d'intérêt  mise 
à  part)  tout  prêts  à  renchérir,  à  punir  tout  ceux  qui  se  tuent,  —  comme 
on  les  a  toujours  punis.  La  défaillance  de  l'élite,  ouvrant  une  brèche 
dans  le  vieux  rempart  de  la  morale  nuancée,  n'aurait  sans  doute  pas 
eu  de  conséquences  graves  si  elle  n'avait  eu  pour  cause,  outre  l'igno- 
rance, l'ascendant  croissant  des  forces  d'en  bas.  Mais  la  morale 
populaire  est  déjà  entrée  dans  la  place  au  moment  où  la  brèche 
s'ouvre.  Elle  ne  tarde  pas  à  tout  emporter. 


III 

Deuxième  victoire  populaire  :  1)  Les  conciles  de  Braga  et  d'Auxerre  punissent 
tous  les  suicides  ;  2)  l'Eglise,  ce  faisant,  suit  toujours  la  justice  laïque  ; 
3)  ce  qui  triomphe,  c'est  bien  la  vieille  morale  païenne  populaire. 

En  563,  le  concile  de  Braga  adopte  le  canon  suivant  :  Item 
plaçait  ut  hi  qui  sibiipsis  aut  per  ferrum  aut  per  venenum  aut 
prœcipitium  aut  suspendium.  vel  quolibet  modo  violentam  infenuit 


:'.^  L'ÉPOQUE    MÉROVINGIEN 

morte  m,  nulla  pro  Mis  in  oblatione  commemoratio  fiât  neqûè  cum 
psnlmis  ad  srpulturam  eoruni  cadavera  deducantur;  muXti  enim 
htoc  sibi  per  ignorantiam  usurpaverunt  (usurpant);  similiter  él  de 
ïiis  qui  pro  suis  sceleribus  puniuntur  (i). 

Peu  après,  en  578,  le  Concile  d'Auxerrc  s'arrête  au  texte  suivant  : 
(Jiiieunque  se  propria  voluntate  in  aquam  jactaverit  aut  collum 
iigaverit  aut  de  arbore  prœcipitaverit  aut  ferro  perçussent  aut  qua- 
libet  occasions  voluntariœ  se  morti  tradiderit,  istorum  oblatio  non 
recipiatur  (2). 

Ces  deux  textes,  auxquels  on  va  se  référer  durant  des  siècles^  ne 
fixent  pas  très  nettement  le  droit  canonique.  L'un  refuse  YÔblaiio; 
l'autre,  la  commemoratio;  l'un  interdit  les  hymnes,  l'autre  n'en 
parle  pas;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'occupent  des  prières  pour  le  sui- 
cidé, ni  de  la  sépulture»  en  terre  chrétienne.  Tels  quels,  ils  n'en 
consacrent  pas  moins  la  suppression  du  vieux  droit  romain.  Qui- 
conque se  tue  doit  être  puni.  La  morale  nuancée  n'est  plus. 

Sommes-nous,  cette  fois  du  moins,  en  présence  d'une  initiative 
de  l'Eglise?  Je  ne  le  crois  pas.  L'Eglise  suit  toujours  la  justice 
laïque. 

Dans  un  des  Epitome  qui  remplacèrent  la  Lex  romana,  je  note 
le  passage  suivant  :  «  Si  quelqu'un  s'est  donné  la  mort,  que  ie  fisc 
prenne  les  biens.  »  Sans  doute,  le  rédacteur  ajoute  encore  :  Nam 
si  per  enormem  debitum  vel  reliqua  his  similia,  filii  sui  bona  ejus 
possideant  (3).  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'en  vertu  de  ce  texte 
laïque,  le  juge  fait  le  procès  non  plus  à  Y  accusé  qui  se  tue,  mais 
à  quiconque  se  tue.  Il  acquitte,  si  l'on  fait  valoir  un  des  motifs 
d'exception.  Mais,  enfin,  il  poursuit  le  suicide  en  tant  que  suicide, 
et,  neuf  fois  sur  dix,  il  condamne.  Les  poursuites  contre  le  suicide 
devenant  ainsi  de  droit  commun,  que  se  passera-t-il  si  le  texte 
employé  dans  le  pays  ne  parle  pas  du  suicide?  Evidemment,  le  juge 
condamnera  sans  s'inquiéter  des  exceptions  :  or,  la  Loi  romaine  des 
Burgondes  et  deux  Epitome  de  la  Lex  romana  (4)  ne  parlent  pas 
de  la  mort  volontaire. 

Ce  qui  fait  que  les  textes  laïques  ne  suffisent  pas  à  trancher  la 
question,  c'est  que  YEpitome  qui  consacre  le  principe  nouveau  esl, 
d'après  Haenel,  du  vin®  siècle  (5).  Sans  doute,  il  ne  prétend  pas  inno- 
ver; mais  enfin,  comme  la  rédaction  est  très  postérieure  aux  conciles 
d'Auxerre  et  de  Braga,   on  pourrait  supposer  que,   cette  fois,   c'est 


(1)  Canon  XVI,  (Mansi,  t.  IX,  p.  779.)  (2)  Canon  XVII,  (Mansi,  IX,  c. 
913),  (oblata  non  recipiatur,  Maassen,  p.  181.)  (3)  Epitome  Codicis  Guel- 
pherbytani,  Haenel,  p.  429.  (4)  Epitome  Scintilla  et  Ep.  Seldeni,  {Ibid., 
p.  429.)     (5)  Ibid.,  p.  XXVIII. 


LES  CANONS  DE  BRAGA  ET  d'AUXERRE         389 

le  droit  canonique  qui  influe  sur  le  droit  laïque.  Ce  qui  fait  rejeter 
la  supposition,  c'est  l'examen  des  textes  mêmes  qu'adoptent  les 
deux  conciles. 

D'abord,  les  canons  de  Braga  et  d'Auxerre  sont  aussi  muets 
sur  la  procédure  que  l'était  le  concile  d'Orléans.  Pas  un  mot.  ni 
dans  ces  canons,  ni  dans  d'autres,  pour  indiquer  aux  clercs  ce 
qu'ils  doivent  faire  lorsqu'un  homme  est  accusé  de  s'être  tué.  Que 
conclure  de  ce  silence,  sinon  que  le  suicide  n'est  nullement  crime 
d'Eglise,  et  que  le  soin  de  poursuivre  et  de  condamner  incombe  à 
la  justice  laïque? 

Mais  ce  qui  est  plus  décisif  encore,  c'est  le  texte  du  concile  de 
Braga.  Après  avoir  indiqué  la  peine  contre  les  suicidés,  le  canon 
ajoute  :  similiter  et  de  his  qui  pro  suis  sceleribus  puniuntur.  Autre- 
ment dit,  il  assimile  suicidés  et  condamnés  à  mort.  Cette  seule  assi- 
milation suffirait  peut-être  là  prouver  et  que  le.  droit  nouveau  est 
d'origine  laïque,  et  que  l'Eglise,  une  seconde  fois,  subordonne  son 
action  à  celle  de  la  justice  séculière. 

Qu'y  a-t-il,  en  effet,  au  point  de  vue  de  l'Eglise,  de  plus  saugrenu 
que  de  confondre  dans  les  mêmes  rigueurs  suicidés  et  condamnés? 
Encore,  s'il  ne  s'agissait  que  du  suicide  des  accusé;4.,  on  pourrait 
dire,  comme  on  fait  aujourd'hui,  qu'ils  se  sont  «  fait  justice  ».  Mais 
comment  le  dire  de  celui  qui  se  tue  parce  qu'il  souffre  trop  cruel- 
lement, ou  parce  qu'il  ne  veut  pas  survivre  à  ceux  qu'il  aime?  Gom- 
ment refuser  au  condamné  le  droit  de  se  repentir,  fût-ce  comme  le 
bon  larron,  sur  la  croix?  C'est  tellement  absurde  que,  dès  la  renais- 
sance carolingienne,  on  essaiera  de  revenir  là-dessus.  Mais,  en  atten- 
dant, l'absurdité  est  là  :  qui  admettra  que  l'Eglise  ait  pu  en  prendre 
l'initiative? 

Par  contre,  imaginons  une  initiative  laïque,  rien  de  plus  natu- 
rel, de  plus  inévitable  que  cette  absurdité  apparente.  Le  juge  romain, 
lorsqu'il  châtie  l'accusé  qui  s'est  tué,  châtie  en  lui,  en  principe, 
non  le  suicidé,  mais  le  condamné.  Quand  le  principe  s'obscurcit,  le 
fait  reste  :  le  suicidé  est  traité  comme  un  condamné,  ou,  plus  exac- 
tement, puisqu'il  y  a  confiscation,  comme  un  condamné  à  la  peine 
capitale,  et,  de  ce  fait,  qui  demeure,  on  fait  un  principe  nouveau. 
La  petite  phrase  qui  termine  le  canon  de  Braga  atteste,  à  elle  seule, 
l'origine  toute  laïque  du  droit  nouveau.  Ce  droit  nouveau,  l'Eglise 
l'accepte,  le  subit  probablement,  mais  elle  n'en  est  pas  respon- 
sable. En  assimilant  suicidé  et  condamné,  elle  n'exprime  pas  son 
opinion,  elle  enregistre  une  réalité  juridique  qui  s'impose  à  elle. 

Du  coup,  l'on  comprend  pourquoi  les  évêques  sont  muets  sur  la 
procédure.  S'occupent-ils  d<^  règles  à  suivre  pour  prononcer  une 
sentence  capitale?  Non.  Cela  ne  les  regarde  pas,  et,  si  on  les  consul- 
tait,   peut-être   seraient-ils   d'avis    qu'il    ne   faut   pas   en    prononcer. 


390  l'époque  mérovingienne 

Min-  ta  justice  laïque  ;i  parié;  ils  s'inclinent,  et,  sans  refaire  le 
procès,  refusent  l'oblation  pour  les  condamnée.  SimilMer,  comme 
dit  le  canon,  qu'iraient-ils  s'inquiéter  de  la  procédure  à  suivie  contre 
les  suicidés?  Ils  ne  les  punissent  qu'en  tant  que  condamnés.  Ils 
n'ont  pas  à  refaire  le  procès,  ils  homologueni  simplement  la 
sentence  prononcée.  A  Auxerre  et  Braga,  comme  à  Orléans,  le  droit 
naissant  n'est  pas  chose  d'Eglise,  mais  chose  qui  s'impose  à  l'Eglise. 

Faut-il  démontrer  longuement  qu'avec  ce  droit,  ce  qui  triomphe, 
c'est   la   vieille  morale   populaire? 

Je  me  suis  laissé  aller  à  parler  de  principe  nouveau,  de  doctrine 
nouvelle.  Mais  il  n'y  a  nouveauté  que  si  l'on  se  place  au  point  de 
vue  de  l'élite.  Pour  les  grands,  les  mœurs  du  vie  siècle  marquent 
une  révolution  :  Romains,  ils  pouvaient  se  tuer  sans  avoir  un  châ- 
timent à  craindre.  .Désormais,  ils  seront  punis,  et  par  la  justice,  et 
par  le  clergé.  Mais,  pour  huit  Gallo-Romains  sur  dix,  il  y  a  con- 
firmation pure  et  simple  des  vieux  usages  païens,  reconnus  par 
l'Eglise  depuis  le  Concile  d'Arles.  Je  considère  les  cinq  ou  six  cent- 
famuli  qui  gravitent,  au  vie  siècle,  autour  de  la  villa  d'un  riche. 
Dans  ce  petit  monde  servile,  quel  changement  y  a-t-il  entre  ce  qui 
se  passait  avant  le  christianisme  et  ce  qui  se  passe  au  vie  siècle? 
Aucun.  Le  suicide  était  puni,  il  est  puni,  et  voilà  tout  :  la  morale 
continue. 

Plus  on  regarde,  plus  on  la  reconnaît;  on  dirait  qu'elle  s'étale, 
insolemment  immuable. 

S'agit-il  de  la  peine  encourue?  Au  vie  siècle,  comme  à  l'époque 
païenne,  c'est  au  moment  de  la  sépulture  qu'on  essaie  d'atteindre  le 
coupable  :  un  texte  de  Grégoire  de  Tours  montre  que,  dès  le 
vie  siècle,  on  lui  refuse  parfois,  comme  au  vieux  temps  païen, 
l'accès  du  cimetière,  (i) 

S'agit-il  de  la  rude  simplicité  du  droit?  Ni  le  canon  de  Braga,  ni 
celui  d' Auxerre  n'admettent  plus  une  seule  exception.  Aucune  diffé- 
rence entre  l'assassin  qui  se  tue  au  moment  d'être  pris,  et  la  mère 
de  la  victime,  qui  ne  peut  survivre  à  son  aïeul.  Les  fous  même  ne 
sont  pas  épargnés.  L'inscription  païenne  punit  ceux  qui  se  tuent 
ex  quacunque  causa.  Le  Concile  d'Auxerre  punit  ceux  qui  sa  tuent 
qualibet   occasione. 


(1)  Grégoire  de  Tours  dit,  de  Palladius  qui  s'était  tué,  qu'il  fut  enseveli, 
sed  non  juxta  Christianorum  cadavera  positus,  (Hist.  Fr.,  IV,  40.)  S'agit-il 
d'une  sévérité  exceptionnelle  ?  C'est  possible,  étant  donné  que  Palladius 
avait  cruellement  outragé  un  évêque.  Mais  du  moment  qu'on  applique  cette 
mesure  à  un  grand  comme  lui,  il  est  bien  vraisemblable  qu'elle  frappait  les 
petits  et  les  pauvres,  comme  dans  l'antiquité. 


LES    CANONS   DE    BRAGA   ET   d'aUXERRE  391 

La  rédaction  même  des  deux  canons  sent  le  peuple  :  ils  ne  s'oc- 
cupent pas  des  motifs,  mais  ils  énumèrent  ceux  qui  s'empoisonnent, 
se  précipitent,  se  jettent  du  haut  d'un  arbre,  se  noient,  se  pendent, 
s'étranglent.  Malgré  soi,  on  est  tenté  de  dire  :  «  A  quoi  bon  ces 
détails?  Ne  va-t-il  pas  sans  dire  que  le  crime  est  dans  la  volonté, 
non  dans  les  moyens  employés?  »  Mais,  justement,  nous  sommes 
dans  un  monde  où  l'image  s'entend  mieux  que  l'idée,  et  ce  qu'éveil- 
lent tous  ces  mots  :  poison,  fer,  noyade,  précipice,  ce  sont  les  images 
mêmes  auxquelles  est  associée  depuis  tant  de  siècles  l'horreur  servile 
du  suicide. 

Après  tant  de  ressemblances  si  frappantes,  veut-on  une  dernière 
preuve  que  c'est  bien  la  vieille  morale  populaire  qui  l'emporte?  Le 
concile  de  Braga,  ayant  porté  les  peines  qu'on  vient  de  voir,  se 
plaint  qu'elles  soient  inappliquées  per  ignorantiam.  L'ignorance 
n'est  pas  où  il  pense  :  comment  aurait-on  appliqué  ces  peines, 
puisque  c'est  lui  qui  les  institue?  Supposera-t-on  qu'entre  533,  date 
du  concile  d'Orléans,  et  563,  date  du  concile  de  Braga,  un  autre 
concile,  aujourd'hui  oublié,  aurait  déjà  condamné  le  suicide?  C'est 
bien  invraisemblable  :  les  canonistes  de  l'époque  carolingienne  et 
du  moyen  âge  ne  font  jamais  allusion  à  d'autres  textes  que  ceux  de 
Braga  et  d'Auxerre;  il  faudrait  donc  admettre  que  le  canon  se  fût 
perdu  non  pas  entre  le  vie  siècle  et  nos  jours,  ce  qui  est  tout  simple, 
mais  entre  le  vi6  et  le  viue  siècle,  ce  qui  l'est  beaucoup  moins.  Reste 
une  explication  :  le  concile  a  en  vue,  tout  comme  les  magistrats 
laïques  qu'il  suit,  des  peines  usuelles,  des  coutumes  non  écrites  : 
que  seraient-elles,  sinon  celles  qui,  de  toute  antiquité,  punissent 
dans  le  monde  païen  le  suicide  des  petites  gens,  et  que  le  concile 
d'Arles  a  tacitement  reconnues? 

C'est  donc  bien  la  morale  populaire,  la  vieille  morale  des  petites 
gens,  qui,  forte  de  l'altération  du  droit  romain,  forte  de  la  dispari- 
tion des  élites,  s'impose  à  une  société  nivelée,  et,  du  premier  coup, 
s'inscrit  dans  le  droit  unifié.  La  barbarie,  tuant  les  aristocraties,  tue 
du  même  coup  les  morales  nuancées,  et  la  morale  d'en  bas,  ne  trou- 
vant plus  rien  qui  l'endigue,  s'étale  paisiblement  sur  le  monde. 

Si  ces  faits  s'accordent  à  mon  hypothèse,  ils  heurtent  des  idées 
reçues;  aussi  voudrais- je  essayer  de  montrer  d'abord  que  toute  autre 
explication  serait  fort  malaisée,  ensuite  que  ce  triomphe  du  paga- 
nisme populaire  sur  la  question  du  suicide,  loin  d'être,  à  l'époque,  un 
fait  surprenant,  s'accorde  à  la  vaste  transformation  que  le  déclin 
des  aristocraties  fait  subir  à  toute  la  morale. 


'M)'2  l  i.iMM.i  i:    MKimvr. 


IV 

Hypothèses  démenties  par  V  étude  de  V époque  mérovingienne  :  ]  )  Le  triomphe 
de  l'horreur  du  suicide  ne  s'explique,  au  vie  siècle,  ni  par  l'horreur  du  sang 
versé,  ni  par  un  plus  grand  respect  de  la  dignité  humaine,  ni  par  l'influence 
des  Barbares  ;  2)  il  confirme  d'autant  mieux  votre  hypothèse  qu'il  s'accor- 
de au  triomphe  général  de  la  morale  païenne  populaire  que  provoque  le 
déclin  des  aristocraties. 

La  théorie  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur  du  sang  répandu 
est  violemment  contredite  par  ce  qui  se  passe  au  vie  siècle. 

Peu  de  siècles  ont  été  témoins  d'autant  de  brutalités  sangui- 
que  celui  qui  voit  naître  les  premières  lois  contre  le  suicide.  Pour  les 
rois  et  les  grands,  le  meurtre  est  chose  normale.  On  sait  les  crimes 
de  Clovis,  de  Chilpéric,  de  Frédégonde,  de  Childebert  et  de  Clo- 
taire,  de  Deutérie  faisant  tuer  sa  fille  (i),  de  Clotaire  faisant  brûler 
son  fils  (2),  de  Contran  faisant  mettre  à  mort  les  médecins  qui  ont 
soigné  sa  femme  (3),  de  Rauchingue  faisant  enterrer  des  esclaves 
vivants  (4).  Assassinats  d'ennemis  vaincus,  de  rivaux  gênants,  de 
complices,  supplices  atroces,  histoires  de  mains  coupées,  de  join- 
tures brûlées  (5),  tout  cela  revient  sans  cesse  dans  le  récit  de  Gré- 
goire de  Tours,  et  tous  les  historiens  modernes  s'accordent  à  cons- 
tater ce  triomphe  de  la  brutalité. 

L'Eglise,  du  moins,  réagit-elle  violemment  contre  ces  mœurs 
sanglantes?  Sans  doute,  des  conciles  interdisent'  encore  aux  clercs 
de  siéger  dans  les  tribunaux  où  l'on  prononce  des  sentences  capi- 
tales; d'autres  condamnent  l'avortement,  l'homicide  (6).  Mais,  jusque 
dans  ses  sévérités,  l'Eglise  se  ressent  de  la  brutalité  qui  l'environne  : 
des  conciles  châtient  les  maîtres  qui  tuent  leurs  esclaves,  rien  de 
mieux.  Mais  quel  est  le  châtiment?  Deux  années  de  pénitence  (7). 

Encore,  si  l'Eglise  osait  appliquer  ces  rigueurs  timides!  Mais  le 
droit  se  tait  dès  que  les  grands  sont  en  jeu.  Un  concile  rejette  les 
assassins  de  la  communion  des  fidèles,  ne  leur  accordant  le  Viatique 
suprême  que  s'ils  ont  fait  pénitence  (8).  Où  voit-on  cette  loi  appli- 
quée aux  grands?  Où  sont  les  sentences  d'excommunication  contre 
les  auteurs  des  crimes  atroces  que  rapporte  Grégoire  de  Tours?  Quand 
Grégoire  lui-même  refuse  les  eulogies  à  Mérovée,  Mérovée  s'emporte 
et  menace  :  on  les  lui  accorde  aussitôt  (9). 

Nous  imaginons  volontiers  les  clercs  d'alors  souffrant  cruellement 
devant  tant  de  sang  répandu,  silencieux  par  crainte,  mais  indignés, 


(1)  HisL  Franc,  III,  26.  (2)  IV,  20.  (3)  V.  36.  (4)  V.  3.  (5)  Voir  notam- 
ment II,  42,  IV,  48,  52,  V,  29,  40,  50,  VI,  32,  35,  VII,  20,  32,  VIII,  39,  X,  18. 
(6)  Concil.  Autiss.,  c.  33-34,  Maassen,  182.  (7)  Conc.  Epaonense,  c.  43, 
Maassen,  27.     (8)  Conc.  Clippiacensc,  c.  11,  Maassen,  198.     (9)  V.  14. 


L'HORREUR  DU   SUICIDE   ET   L'HORREUR   DU   SANG  393 

écœurés.  La  vérité  est  que  les  meilleurs  cèdent  à  la  barbarie  qui  les 
entoure.  Quand  Clovis  fait  assassiner,  dans  des  circonstances  parti- 
culièrement odieuses,  le  fils  de  Sigebert,  Grégoire  écrit  tranquille- 
ment :  <(  Ainsi,  Dieu  abattait  chaque  jour  les  ennemis  du  roi  sous 
ses  coups,  et  accroissait  son  royaume,  parce  qu'il  marchait  devant 
lui  d'un  cœur  droit  et  exécutait  ses  volontés  (i).  »  Gontran,  qui  fait 
lapider  un  braconnier  (2),  assassiner  des  médecins,  n'en  est  pas 
moins  le  «  saint  »  roi  Gontran,  dont  le  manteau,  selon  Grégoire, 
a  des  vertus  miraculeuses  (3). 

Et  Grégoire,  parmi  les  clercs,  est  évidemment  un  des  meilleurs. 
Lui-même  signale  des  évêques  qui  se  battent,  des  évêques  homi- 
cides (4).  Dans  la  fameuse  affaire  de  Salone  et  Sagittaire,  les  deux 
évêques  ne  sont  déposés  qu'une  fois  convaincus  de  lèse  majesté; 
coupables  seulement  de  meurtre,  ils  s'en  tiraient  à  meilleur 
compte  (5).  Il  va  saris  dire  que  l'Eglise  ne  condamne  plus  le  service 
militaire;  par  contre,  on  voit  apparaître  le  duel  judiciaire  (6).  Des 
combattants  demandent  à  Dieu  et  à  leurs  saints  la  mort  de  leurs 
ennemis;  Gontran,  au  cours  d'un  combat  singulier,  invoque  saint 
Martin  et  tue  son  adversaire  ;  déjà,  on  trouve  cela  tout  simple  (7). 

L'explication  classique  est  donc  ici  particulièrement  indéfen- 
dable :  c'est  d'un  siècle  de  sang  que  sort  le  droit  qui  consacre  l'hor- 
reur du  suicide. 

Il  me  semble  que  les  faits  ne  s'accordent  pas  davantage  avec  la 
théorie  de  Durkheim.  Comment  faire  cadrer  cette  idée  de  l'homme 
devenant  un  Dieu  pour  l'homme,  avec  ce  que  nous  savons  de  la 
société  mérovingienne?  Non  seulement  elle  garde  l'institution  ser- 
vile,  mais,  si  jamais  la  personne  humaine  apparaît  humiliée  hors 
de  l'esclavage,  n'est-ce  pas  à  cette  époque  où  il  n'y  a  que  la  force 
qui  compte,  où  le  barbare,  le  Romain,  l'homme,  valent,  devant 
la  loi,  tant  de  solidi,  comme  le  cheval  ou  l'âne? 

Reste  une  dernière  explication.  A  priori,  on  pourrait  se  dire  : 
c'est  au  lendemain  du  triomphe  des  Rarbares  que  l'horreur  du 
suicide  triomphe  dans  le  droit  :  peut-être  sont-ce  les  Rarbares  qui 
l'y  font  triompher.  Mais  je  crois,  au  contraire,  qu'à  l'origine,  les 
Rarbares,  bien  loin  de  créer  ce  droit,  y  échappent. 

Je  laisse  de  côté  les  textes  qu'on  cite  pour  prouver  que  les  peuples 
germaniques,  en  général,  étaient  enclins  au  suicide  :  ils  ne  s'ap- 
pliquent pas  précisément  aux  peuples  qui  ont  occupé  la  Gaule.  Mais 
deux  faits  donnent  à  penser  que  les  Visigoths  et  les  Francs  ne  punis- 
saient pas  le  suicide  des  leurs  et  le  trouvaient  naturel  en  certaines 
circonstances. 


(1)  II,  40.     (2)  IX,  21.     (3)  X,  10.     (4)   IV,  43,   VI  If,  39,  X,   l& 
28.     (6)  X,  10.     (7)  V,  26. 


394  i'Éi'ogiK   \ikko\  inciknm: 


D'abord,   aucune   des   lois   barbares    qui    sont    parvenue*   jusqu'à 
nous,   lois  des  Visigoths,    loi   Gombctte,    loi   salique,    loi   des  Fra 
Ripuaircs,   loi   des  Francs  Chamavcs,   ne   punit   la   mort   volonta 
A  la  rigueur,  on  pourrait  dire  que  ce  silence  ne  prouve  rien.  Mai 
il  y  a,  dans  la  loi  des  Visigoths,  un  passage  qui  interdit  aux  méde- 
cins de  pénétrer  seuls  dans  les  lieux  où  l'on  garde  les  prisonniers, 
ne  illi  per  metum  culpae  saae  modem  ab  eodem  explorent  (i).  Pour- 
quoi? Parce  que,  s'ils  se  tuent,  multum  rationibus  publicis  dépérit, 
c'est-à-dire,  évidemment,  parce  que  le  trésor  public  y  perd  trop.  Ce 
texte  (que  je   n'ai  vu   citer  nulle   part),   prouve  cependant  que  les 
rois   qui    punissent,    en    cas   de    suicide,    l'accusé     soumis   à   la     Loi 
romaine,  ne  punissent  pas  l'accusé  soumis  à  la  loi  barbare. 

D'autre  part,  Grégoire  de  Tours  signale  des  suicides  parmi  les 
Francs.  Suicides  assez  nombreux,  dit  Bourquelot  (2),  qui  semble 
croire  à  une  mode  germanique.  Je  n'oserais,  pour  ma  part,  aller 
jusque-là  :  les  seuls  suicides  signalés  par  Grégoire  sont  ceux  de 
Seeundinus,  Palladius,  Mérovée,  des  Francs  désignés  pour  escorter 
la  fille  de  Chilpéric;  des  soldats  qui  pillent  la  basilique  de  Saint- 
Vincent,  des  assassins  chargés  de  tuer  Childebert  (3),  et  je  n'en  ai 
pas  trouvé  d'autres  dans  le  Pseudo-Frédégaire,  dans  Fortunat,  dans 
les  Gesta  Regum  Francorum,  les  Gesta  Dagoberti,  les  ouvrages  de 
Roricon  et  d'Aimoin.  Ce  n'est  pas  assez  pour  faire  croire  à  une 
mode.  Mais  ce  qui  donne  à  penser  que  le  suicide  n'existe  pas,  dans 
le  monde  franc,  une  horreur  sans  nuances,  c'est  que  Grégoire,  assez 
hostile,  pour  sa  part,  au  suicide  (4),  n'a  pas  l'air  surpris  que  Mérovée, 
fils  de  roi,  se  tue  plutôt  que  d'être  pris.  De  même,  le  suicide  des 
guerriers  qui  préfèrent  la  mort  à  l'exil  ne  lui  suggère  aucune 
réflexion.  Ni  pour  ces  guerriers,  ni  pour  Mérovée  (5),  il  n'est  ques 
tion  de  refus  de  sépulture  ou  de  refus  d'oblation. 


(1)  Leges  Visigothorum,  éd.  Zeumer,  (MG.,  Leipzig,  1902,  p.  401);  le  texte 
se  trouve  au  livre  XI  de  la  Lex  Visig.  ou  Liber  Judiciorum,  seconde  version 
renovata  ab  Ervigio.  (2)  Bourquelot,  Bibl.  Ec.  Chartes  III,  p.  556.  M.  Mari- 
gnan  est  d"avis  que  le  suicide  n'était  pas  rare,  [Etudes  sur  la  Civilisation 
française  I,  p.  337,  note  5),  mais  il  ne  distiongue  pas  entre  les  Romains  et  les 
Francs.  (3)  III,  23,  IV,  40,  V,  19,  VI,  45,  VII, 35,  X,  19,  voir  aussi V, 40  et  VI, 
17.  (4)  Grégoire  de  Tours  n'a  pas,  à  l'endroit  du  suicide,  une  haine  aveugle  : 
il  parle  avec  admiration  de  certains  suicides  volontaires,  par  exemple  de 
celui  de  saint  Julien,  [Livres  des  Miracles,  IV).  Il  n'est  pas  scandalisé  de  voir 
saint  Paul  [De  gloria  Martyrum,  I,  29)  et  saint  Martin  [De  miraculis  sancti 
Martini,  I,  38),  sauver  des  suicidés.  Mais  il  emploie  déjà,  en  parlant  du  sui- 
cide les  expressions  nefanda  mors,  sœva  mors,  scelus,  [Hist.  Fr.,  IV,  40,  De 
gloria  Martyr,  I,  29).  (5)  Aimoin,  qui  rapporte  le  suicide  de  Mérovée,  ne 
dit  pas  non  plus  qu'il  ait  été  privé  de  sépulture.  Lorsqu'on  annonce  à  Chil- 
péric que  son  fils  Clovis  s'est  tué  eum  ibidem  sepeliri  mandavit.  (Aimoin, 
III,  43).  Il  est  probable,  s'il  s'agissait  d'un  enfouissement  ignominieux, 
qu'Aimoin    prendrait    soin    de   l'indiquer. 


TRIOMPHE    DU    PAGANISME    POPULAIRE  395 

Le  droit  qui  consacre  l'horreur  du  suicide  ne  s'expliquant  ni 
par  l'influence  chrétienne,  ni  par  l'influence  de  l'Eglise,  ni  par 
l'influence  barbare,  ni  par  l'horreur  du  sang  versé,  reste  donc  bien 
notre  seule  hypothèse-  :  ce  qui  triomphe,  c'est  l'ancienne  morale 
populaire,  rendue  souveraine  par  la  disparition  des  aristocraties. 

Sur  cette  hypothèse,  qui,  elle,  s'ajuste  aux  faits,  on  pourrait, 
malgré  tout,  garder  quelques  doutes,  si  le  déclin  des  aristocraties 
et  le  triomphe  du  peuple  ne  se  constataient  que  sur  la  seule  ques- 
tion du  suicide.  Mais  déclin  et  triomphe  s'observent  partout  et  trans- 
forment l'ensemble  de  la  morale. 

J'explique  la  déformation  du  droit  romain  par  la  décadence  de 
l'élite  chargée  d'étudier  et  d'expliquer  ce  droit.  Mais  est-ce  seule- 
ment dans  le  monde  du  droit  qu'on  observe  un  tel  abaissement 
Non,  ce  qui  baisse,  ce  qui  s'efface,  c'est  l'aristocratie  elle-même. 

La  haute  société  que  nous  révèlent  tour  à  tour  Ausone  et  Sidoine 
est  encore  une  société  lettrée  et  mondaine.  Sans  doute,  au  fur  et 
à  mesure  qu'on  avance  dans  le  vc  siècle,  la  culture  classique  devient 
de  plus  en  plus  superficielle.  Néanmoins,  elle  existe,  et  Sidoine  voit 
en  elle  ce  qui  fait  l'aristocratie  :  «  Puisqu'on  ne  connaît  plus  les 
dignités  qui  servent  à  distinguer  les  hommes,  la  seule  preuve  de 
noblesse  sera  de  connaître  les  lettres  (i).  »  Ces  nobles  Gallo-Romains, 
fils  de  nobles,  ont  des  traditions.  Ils  ont  l'habitude  des  honneurs, 
parfois  du  pouvoir.  Loin  de  se  rapprocher  du  peuple,  au  cours  du 
ve  siècle,  on  a  l'impression,  en  lisant  Sidoine,  qu'ils  s'en  éloignent 
toujours  davantage.  Au  bon  comme  au  mauvais'  sens  du  mot,  ce  sont 
des  aristocrates. 

Dans  l'Eglise  elle-même,  il  y  a,  jusqu'au  début  du  vie  siècle, 
une  élite  intellectuelle.  Les  discussions  relatives  aux  idées  de  saint 
Augustin  sur  la  prédestination,  le  développement  du  semi  pélagia- 
nisme,  des  polémiques  comme  celle  de  Fauste  de  Riez  et  de  Claudien 
Mamert  sur  l'immatérialité  de  lame,  nous  font  voir  un  monde  épris 
des  grands  problèmes,  gardant  le  sens  et  le  goût  des  choses  de  la 
pensée.  Evidemment  saint  Césaire  est  déjà  un  peu  peuple,  si  on 
le  compare  je  ne  dis  pas  à  saint  Augustin,  mais  à  Hilaire  de  Poitiers. 
Mais  Salvien  a  du  génie.  Mais  saint  Avite  est  un  grand  poète  qui 
soutient  la  comparaison  avec  ce  que  l'inspiration  chrétienne  a  produit 
de  plus  excellent.  Et,  au-dessous  de  ces  grands  hommes,  il  y  a 
toute  une  élite  administrative  digne  de  gouverner  l'Eglise  et  de 
poursuivre  l'œuvre  entreprise  par  les  grands  docteurs  de  l'âge  d'or  (2). 


(1)  Epist.,  VIII,  2.     (2)  Voir  dans   Dufourcq,    (Avenir   du   Christianisme t 
I,  t.  V,  P.  1911,  p.  45). une  liste  des  grands  évoques  du  Ve  siècle. 


396  i/ÉPOQUE   MÉROVINGIENNE 


An  Bixième  siècle,   pins  ripn.   «   La   nuit  s'étend  sur  la 

ôeril  M.  Marignan  (i). 

Plus  d'aristocratie  laïque  un  peu  cultivée.  On  peut,  connue  M. 
Brunot,  juger  avec  indulgence  les  pauvres  efforts  que  l'on  constate 
i  là  pour  maintenir  l'existence  d'une  élite  (2).  Mais  ce  qui  est 
sur,  c'est  qu'en  lisant  Grégoire  de  Tours,  on  cherche  en  vain  quoique 
ce  soit  qui  rappelle  les  milieux  élégants  et  lettrés  dont  parlent 
Ausone  et  Sidoine.  Il  y  a  des  riches  et  des  pauvres,  des  puissants 
et  des  petits,  mais  «  la  force  seule  octroie  et  maint ienl  le  rang  »  (3). 
Ce  que  la  force  ne  peut  donner,  c'est  précisément  ce  qui  fait  les 
aristocrates  :  goûts  plus  raffinés,  moeurs  polies,  culture  intellec- 
tuelle, habitude  de  la  richesse,  aisance  à  l'utiliser.  En  ce  qui  regarde 
la  culture,  il  y  a,  au  sixième  siècle,  «  disparition  totale  de  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  l'enseignement  secondaire  et  l'ense!- 
gnement  supérieur  »,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  fait  les  élites.  Le 
nombre  des  illettrés  ne  s'accroît  pas,  diminue  peut-être,  à  en  croire 
M.  Roger.  Mais  ajoute- t-il,  ces  «  humbles  connaissances  »  forment 
toute  l'instruction,  au  lieu  d'en  former  seulement  la  base  «  et,  loin 
d'être  poussée  vers  des  études  plus  hautes  par  ces  hommes  sachant 
!out  juste  lire  et  écrire,  la  classe  élevée  était  entraînée  par  eux  »  (4). 

Dans  l'Eglise,  même  abaissement.  De  plus  en  plus  l'idée  s'est 
répandue  que  les  études  profanes  sont  inutiles,  idée  normale  en  un 
sens,  car  les  clercs  n'ont  plus  besoin  de  culture  classique  en  un 
siècle  où  l'activité  intellectuelle  est  si  faible,  et  ce  n'est  pas  une 
infériorité  d'ignorer  les  lettres  antiques  là  où  l'ignorance  en  est 
générale.  Aussi  les  évoques  ont  beau  être  de  grands  personnages, 
ils  n'en  sont  pas  plus  cultivés.  M.  Roger  conclut  son  étude  sur  l'Eglise 
d'alors  en  disant  :  «  L'activité  intellectuelle,  le  goût  des  lettres 
classiques  que  nous  avons  en  vain  cherché  dans  la  société  civile  ne 
se  rencontrent  pas  davantage  dans  la  société  religieuse.  L'Eglise 
n'a  pas  encore  réagi  contre  l'ignorance  »  (5). 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  l'élite  judiciaire  qui  retombe  au 
niveau  du  peuple,  c'est  toute  l'élite  intellectuelle.  Le  peuple,  devenant 
ainsi  souverain,  ce  n'est  pas  sur  la  seule  question  du  suicide  qu'on 
voit  triompher  le  vieux  paganisme  populaire  :  il  s'installe  au  cœur 
même  de  ce  qui  devient  la  morale  commune,  chassant  pêle-mêle 
morales  d'écoles,  morale  chrétienne,  morale  des  Pères  et  faisant 
servir  l'Eglise  elle-même  à  cette  victoire  païenne  et  populaire. 


i. 


(1)  Etudes  sur  la  société  française,  t.  I.  La  société  mérovingienne,  P.  1899, 
p.  462.  M.  Lejay  (Le  rôle  théologique  de  Césaire  d'Arles,  P.  1906,  p.  188), 
parle,  lui  aussi,  de  «  la  nuit  qui  s'avance*.  (2)  Histoire  de  la  Langue,  t.  I. 
p.  135-136.  (3)  Marignan,  Jbid.,  p.  162.  (4)  Roger,  p.  128.  (5)  Roger, 
p.  167. 


TRIOMPHE   DU    PAGANISME   POPULAIRE  397 

De  l'aveu  commun,  la  grande  œuvre  de  l'Eglise  franque,  c'est 
l'organisation  du  culte  des  saints.  Marque-t-il  ou  non  un  retour  au. 
polythéisme  païen  ?  La  question  a  été  amplement  débattue.  Mais 
si,  négligeant  ce  point  de  vue  proprement  théologique,  on  se  place 
au  point  de  vue  moral,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  lieu  à  débat  :  la 
morale  qu'abrite  et  qu'exprime  le  culte  mérovingien,  c'est  trait  pour 
trait,  la  morale  païenne  populaire. 

Dans  la  société  romaine,  le  philosophe  songe  au  souverain  bien, 
le  grand  à  sa  dignité,  le  chrétien  à  faire  son  salut,  le  myste  à  être 
pur,  —  "l'homme  du  peuple  borne  son  idéal  à  vivre  vieux,  à  éviter 
la  maladie,  à  avoir  des  troupeaux  gras  et  de  bonnes  moissons.  C'est 
la  réalisation  de  cet  idéal  qu'il  demande  aux  Dieux  et,  de  même 
qu'il  trouve  moral  de  le  leur  demander,  il  trouve  moral  que  les  Dieux 
sollicités  cèdent  à  la  force  des  rites  ou  à  l'appât  des  présents. 

Que  cette  bonne  grosse  morale  répugne  à  l'esprit  du  stoïcisme 
et  du  néo-platonisme,  je  ne  m'attarde  pas  à  le  démontrer.  Elle  ne 
répugne  pas  moins  à  l'esprit  chrétien,  et  à  celui  des  doctrines  qu'en- 
seignent les  Pères  du  ive  siècle.  —  Et  pourtant,  refoulant  ses  rivales, 
elle  s'installe,  elle  s'étale  dans  toute  la  littérature  hagiographique 
du  ive  siècle  . 

Il  est  extrêmement  rare,  comme  le  remarque  M.  Marignan,  qu'on 
demande  aux  saints  «  les  moyens  d'arriver  à  un  idéal  moral  (i).  » 
Ce  qu'on  attend  d'eux  et  ce  qu'ils  accordent,  ce  sont  des  biens 
temporels.  Parcourons  les  Livres  des  Miracles  :  voici,  par  leur  vertu, 
des  incendies  éteints,  des  malades  guéris,  des  champs  et  des  vignes 
rendus  plus  fertiles,  des  hommes  sauvés  de  'la  mort,  des  sources 
découvertes,  des  objets  trouvés,  des  maux  de  dents  soulagés,  des 
blessures  refermées,  des  villes  sauvées  de  l'ennemi,  des  tempêtes 
calmées  (2),  des  animaux  domptés  ou  retrouvés  (3),  des  prisonniers 
délivrés,  des  enfants  ressuscites  (4),  des  pendus  rappelés  à  la  vie, 
des  champs  préservés  de  la  grêle,  des  femmes  cessant  d'être  stériles , 
Quelle  différence  y  a-t-il  entre  cet  idéal  et  le  vieil  idéal  païen  et 
populaire  ? 

La  morale  païenne  triomphe  encore  dans  les  moyens  employés 
pour  se  concilier  les  saints.  On  demande  à  chacun  ce  pourquoi  il 
a  des  pouvoirs  spéciaux,  (l'un  guérit  la  fièvre,  l'autre  les  personnes 
piquées  par  un  serpent,  l'un  fait  retrouver  les  animaux  perdus, 
l'autre  calme  les  maux  de  dents)  (5),  et,  pour  l'obtenir,  on  a  recours 
soit  aux  présents,   soit  aux  vieux  rites  chers  à  la  magie  populaire. 


(1)  Marignan,  II,  29.  (2)  De  Gloria  Marlyrum,  11,  21,  24,  29  (il  s'agit  d'un 
homme  qui  se  tue  en  invoquant  saint  Paul),  37,  42,  44.  (Cf.  De  Gloria 
Confess.  105,  51,  60,  83.)  (3)  De  passione  etc.  Juliani,  21.  (4)  De  mira- 
cidis  S.  Martini,  II,  35.     (5)  Marignan,  t.  II,  p.  21. 


398  l/iÔPOQUE    MÉROVINGIENNE 

Herbes,  fruits,  plantes,  feuilles  cueillies  à  l'endroit  propice,  huile, 
vin,  cidre,  poudre,  tout  cela  revient  à  chaque  page  dans  les  récits 
hagiographiques  (i).  La  poussière  recueillie  sur  le  tombeau  d'un 
saint  guérit  Ja  fièvre,  la  folie,  les  maux  de  tête,  la  dysenterie  (2). 
Le  culte  des  reliques  envahit  tout,  et  la  relique  agit  par  son  cont;i<  t 
en  dehors  de  toute  considération  morale;  volée,  elle  garde 
vertu  (3).  Enfin  les  saints  reçoivent  des  présents,  on  lente  leur  cupi- 
dité pour  obtenir  leurs  faveurs.  Qu'est-ce  qui  sombre  en  un  pareil 
culte  ?  L'idée  sur  laquelle  se  seraient  accordées  la  plupart  des  haute» 
morales  et  le  christianisme  primitif,  l'idée  que,  pour  plaire  à  Dieu 
et  mériter  de  s'unir  à  lui,  une  vie  vertueuse  est  l'unique  recours. 

Cette  idée,  la  morale  populaire  la  bannit  du  ciel  lui-même.  A 
ces  saints  qu'il  croit  tout  puissants,  le  peuple  prête  une  morale  aussi 
basse  que  la  sienne.  On  les  imagine  cupides,  cruels,  déloyaux,  amo- 
raux. Lorsqu'ils  délivrent  prisonniers  ou  condamnés,  ils  ne  s'inquiè- 
tent pas  de  discerner  le  coupable  d'avec  l'innocent  (4).  Avares,  ils 
veillent  sur  leurs  trésors,  punissent  inlassablement  les  violateurs 
de  sanctuaires  (5),  envoient  des  maladies  à  ceux  qui  ne  traitent  pas 
leurs  reliques  avec  assez  d'égards  (6).  Malhonnêtes,  ils  ne  remplissent 
pas  leurs  obligations  et  un  évêque  doit  punir  saint  Métrias  pour  le 
rappeler  à  ses  devoirs  (7).  Il  y  a  de  l'enfantillage  dans  leurs  cruautés  : 
saint  Martin  s'était  assis  sur  une  pierre;  longtemps  après,  Léon, 
sans  y  mettre  malice,  déplace  cette  pierre;  le  saint  se  venge  et  Léon 
meurt  (8). 

Je  ne  sais  comment  M.  Dufourcq  a  pu  dire  d'un  pareil  culte 
qu'il  est  solidaire  à  la  fois  «  des  cultes  locaux  qu'il  prolonge  et  de 
la  vie  et  de  la  pensée  chrétienne  qui  le  portent  (9).  «  Entre  la 
morale  qu'exprime  le  paganisme  populaire  et  celle  qu'exprime  le 
culte  des  saints,  il  n'y  a  pas  quelques-unes  de  ces  ressemblances 
fortuites  dont  l'érudition  s'amuse,  et  dont  le  P.  Delehaye  dénonce 
à  bon  droit  les  séductions,  il  y  a  identité  des  principes  essentiels. 
Et  rien  n'est  plus  naturel  :  tandis  que  s'écroulent  les  empires  et 
les  aristocraties,  la  vie  du  peuple  continue,  l'esclavage  subsiste,  et 
aussi  la  sujétion  et  l'ignorance  :  forte  de  cette  permanence,  indif- 
férente au  départ  des  Dieux  comme  à  l'avènement  des  saints,  la 
vieille  morale  populaire  maintient  imperturbablement  sa  conception 
séculaire  et  païenne  du  bien  et  du  mal. 


{\)De  gloria  Martyr,  21,  41,  47,  51,  71  ;  De  mirac.  S.  Mart.,  I,  34.  (2)  De 
mirac.  S.  Mart.,  1,  37,  38,  60.  III.  52  ;  De  gloria  Confess.,  74.  (3)  De  mirac. 
S.  Mart.,  I.  28.  (4)  Ibid.,  I,  21,  53,  II,  35  ;  De  gloria  Conf.  36  ;  Vitœ  Patrum. 
VIII,  105;  Vita  sancti  Aridii,  11  ;  Historia  Franc,  V,  8,  etc.  (5)  Hist.  Franc, 
IV.  49  ;  VII,  35,  etc.  (6)  De  mirac.  S.  Mart.,  1,  35.  (7)  De  gloria  Conf.,  71. 
(8)  De  gloria  Conf..  VI,  cf.  l'histoire  de  l'homme  qui  est  menacé  de  mort  s'il  ne 
voile  pas  une  image  du  Christ.     (9)  Avenir  du  Christianisme,  I,  t.  V,  p.  93. 


TRIOMPHE    DU    PAGANISME   POPULAIRE  399 

Seulement  cette  morale  est  désormais  morale  commune. 

Au  ive,  au  ve  siècle,  la  haute  Eglise  ou  se  soustrait  aux  contagions 
d  en-bas,  ou  souffre  du  moins  de  se  sentir  atteinte.  L'aveu  mélan- 
colique de  saint  Augustin  :  aliud  est  quod  docemus,  aliud  quod 
sustinemus,  suffit  à  rappeler  qu'il  y  a  morale  d'en-haut  et  morale 
d'en-bas.  Au  vie  siècle,  l'unité  est  faite.  Sans  doute,  si  l'on  se  place 
au  point  de  vue  des  croyances  proprement  dites,  il  y  a  des  éléments 
païens  que  l'Eglise  répudie  :  usage  de  certains  phylactères,  culte 
rendu  à  certaines  pierres,  certains  arbres,  certaines  fontaines,  etc.  (i). 
Mais  cette  condamnation  n'intéresse  plus  la  morale,  parce  qu'elle 
n'indique  pas  une  conception  plus  haute  du  bien  et  des  moyens 
de  plaire  à  Dieu.  Qu'importe  à  l'éthique  qu'on  demande  santé  et 
richesse  à  telle  eau  plutôt  qu'à  telle  huile,  à  la  feuille  de  sauge 
plutôt  qu'à  la  lame  de  métal,  au  saint  guérisseur  ou  à  la  Dame  du 
Lac.  L'important,  c'est  ce  qu'on  demande  et  la  façon  de  le  demander. 
Or,  sur  ce  point,  le  haut  clergé  du  sixième  siècle  adopte  si  fran- 
chement, si  complètement,  le  vieux  principe  païen,  qu'il  devient 
impossible  de  distinguer  morale  d'en-haut  et  morale  d'en-bas.  Gré- 
goire de  Tours,  qui  nous  révèle  ce  que  le  culte  des  saints  a  de  plus 
populaire  et  païen  au  point  de  vue  moral,  représente  ce  qu'il  y  a 
de  plus  éclairé  dans  l'Eglise  de  son  temps.  Cette  humble  morale, 
il  ne  la  concède  pas  avec  un  sourire  aux  petites  gens,  au  peuple 
des  simples.  Au  contraire,  il  traite  de  simples  ceux  qui  ne  la  prati- 
quent pas.  Contant  l'histoire  d'un  enfant  aveuglé  par  un  tourbillon 
de  poussière,  il  note  que  la  mère  est  rustica  et  incauta  (2).  Pourquoi  ? 
Parce  qu'elle  n'a  pas  songé  au  geste  qui  écarte  maléfice  et  maladie, 
elle  n'a  pas  fait  le  signe  de  la  croix.  Pour  lui-même,  Grégoire  trouve 
tout  simple  qu'une  intervention  miraculeuse  le  soulage  quand  il 
souffre  du  ventre  (3).  Il  parle  avec  gravité  des  reliques  que  portait 
son  père  et  dont  nul  n'eût  pu  dire  la  provenance,  mais  qui  n'en 
préservaient  pas  moins  des  voleurs,  de  l'assaut  des  sens,  des  risques 
de  noyade,  de  la  violence  et  de  l'incendie  (4).  La  poussière  recueillie 
sur  le  tombeau  des  saints  lui  arrache  un  cri  d'enthousiasme  resté 
célèbre  :  ô  indicible  thériaque,  pigment  ineffable,  louable  antidote, 
purgation  céleste!...  (5)  D'ailleurs,  la  plupart  de  ses  récits  portent 
la  marque  de  leur  origine.  Ils  ne  sortent  pas  des  fermes,  mais  des 
couvents  et  des  basiliques.  Ils  exprimeraient  la  morale  d'en-haut  s'il 
y  avait  encore  une  morale  d'en-haut  :  seulement  le  paganisme 
populaire  a  unifié  la  morale. 


(1)  Voir  entre  autres  textes  celui  qui  est  attribué  à  saint  Eloi,  évêque  de 
Noyon,  (Thiers,  Traité  des  superstitions  selon  l'Ecriture  sainte,  P.  1679,  p.  15), 
(2)  De  mirac.  S.  Martini,  III,  16.  (3)  Ibid.,  IV,  1.  (4)  De  gloria  Mart.,  84, 
(5)  De  mir.  S.  Mart.,  I,  60. 


406  [/ÉP0Q1  E    MÉROVINGIE1S 

Là  esf  la  grande  nouveauté  du  siècle,  le  résultai  le  plus  important 
des  invasions  barbares.  L'époque  «jni  \<>it  le  triomphe  de  IT.l 
sur  les  croyances  dos  nouveaux  venus  voit,  au  point  d<*  vue  moral. 
non  pas  seulement  la  fin  du  christianisme,  mais  plus  exactement  la 
fin  de  tout  ce  qui  était  morale  d'en-haut.  Le  dualisme,  qui  < 
mençait  à  prévaloir  dans  l'Eglise  impériale,  se  trouve  brusquement 
aboli.  Plus  d'élite,  partant  plus  de  morales  réservées  à  des  élites. 
Faute  d'obstacles,  la  morale  populaire  s'étale  sur  la  société  nivelée. 

Rapportées  à  ce  grand  événement,  l'évolution  des  idées  relatives 
à  la  mort  volontaire  est  toute  simple  et  normale.  Elles  se  trans- 
forment dans  le  même  sens  que  le  reste  de  la  morale  et  sous  l'action 
des  mêmes  causes.  Elles  suivent  le  courant. 

Pourquoi  le  droit  romain  cède-t-il  si  aisément  ?  Parce  qu'il  n'y 
a  plus  d'élite  judiciaire  capable  d'en  saisir  l'esprit,  parce  qu'il  n'y 
a  plus  d'élite  sociale  assez  distincte  du  peuple  pour  rejeter  la  morale 
du  peuple. 

Pourquoi  l'Eglise  barbare  se  laisse-t-elle  faire  si  aisément?  Parce 
qu'il  n'y  a  plus  de  haute  Eglise,  parce  que  l'indifférence  pour  la 
sépulture  n'existe  plus  dans  ce  monde  où  la  pensée  cède  à  l'usage, 
où  saint  Grégoire  lui-même  croit  punir  un  coupable  en  l'enterrant 
dans  du  fumier,  parce  qu'enfin  l'idée  que  Dieu  seul  est  juge  et  que 
ses  voies  sont  impénétrables  est  une  idée  délicate  qui  répugne  au 
sentiment  populaire  :  si  Dieu  absolvait  un  criminel  dont  le  crime 
ici-bas  soulève  l'horreur,  c'est  Dieu  qui  serait  dans  son  tort. 

Le  droit  qui,  au  vr9  siècle,  consacre  l'horreur  du  suicide  est  donc 
dans  l'esprit  du  temps,  et  son  avènement  confirme  l'hypothèse  qui 
nous  conduit.  Il  n'exprime  ni  une  horreur  plus  vive  pour  le  sang 
versé,  ni  un  respect  nouveau  de  la  personne  humaine,  ni  un  effort 
maladroit  pour  appliquer  les  idées  de  saint  Augustin.  Ce  qu'il  reflète, 
c'est  le  grand  fait  social  qui  est  en  train  de  transformer  le  monde. 
La  barbarie  a  supprimé  les  élites  :  privées  de  leur  soutien,  les  morales 
d'en-haut  s'écroulent.  Sur  les  ruines  de  la  civilisation,  la  morale 
païenne  populaire  et,  avec  elle,  l'horreur  du  suicide  s'épanouissent 
librement. 


CHAPITRE   IV 

La  Renaissance  Carolingienne  : 
Réappparition  fugitive  de  la  Morale  nuancée 


L'époque  carolingienne,  si  négligée  par  les  historiens  qui  se  sont 
occupés  du  suicide,  nous  offre  un  moyen  d'éprouver  la  valeur  de  notre 
hypothèse. 

En  Angleterre,  au  vne  siècle,  en  France  à  l'époque  de  Charlemagne, 
on  voit  se  reconstituer  une  élite  intellectuelle.  Dans  la  société  laïque, 
cette  élite  nous  est  mal  connue;  nous  n'atteignons  guère  que  la 
fameuse  Académie  d'Alcuin  et  l'entourage  immédiat  des  souverains. 
Mais  l'aristocratie  religieuse  nous  échappe  moins.  Non  seulement 
nous  connaissons,  par  leurs  ouvrages,  force  clercs  instruits,  mais 
nous  voyons,  par  les  correspondances,  que  ces  clercs  ne  sont  pas 
autant  d'exceptions  isolées  :  ils  se  connaissent,  s'écrivent,  se  consul- 
tent, s'envoient  leurs  écrits;  groupés  dans  certaines  abbayes,  ils  se 
retrouvent  par  surcroît  dans  les  synodes,  nombreux  à  cette  époque. 
Ils  s'intéressent  à  de  grandes  questions  :  la  querelle  des  images  trahit 
un  effort  tout  aristocratique  pour  arracher  l'église  au  paganisme 
populaire;  avec  Gottschalk  et  Jean  Scot  Erigène,  le  plus  grand 
problème  chrétien  se  trouve  à  nouveau  posé;  l'âpreté  des  luttes  qu'il 
provoque  révèle  un  monde  qui  a  repris  le  goût  des  choses  de  la  pensée. 
D'autre  part,  la  conversion  des  Saxons,  les  luttes  contre  les  Sarra- 
sins posent  de  hauts  problèmes  pratiques.  Ainsi  se  forme  une  élite, 
évidemment  très  inférieure  à  la  haute  église  du  ive  siècle,  mais  qui 
déjà  domine  de  haut  la  société  qui  l'entoure.  Entre  la  nuit  mérovin- 
gienne et  l'ombre  qui  enveloppe  les  origines  de  la  civilisation  féodale, 
le  monde  de  Théodore  et  de  Bède,  celui  d'Alcuin,  d'Eginart  et  de 
Théodulfe,  celui  d'Agobard,  d'Hincmar  et  de  Scot  Erigène  brillent 
un  moment  comme  autant  d'aristocraties  de  l'esprit.  —  Or,  notre 
hypothèse  lie  le  sort  de  la  morale  nuancée  à  celui  des  élites  cultivées  : 
si  elle  est  juste,  cette  morale  doit  reparaître  avec  la  renaissance  caro- 
lingienne, puis  disparaître  avec  elle. 

Les  faits  répondent  à  cette  déduction  :  il  y  a,  en  Angleterre,  après 
Théodore  de  Tarse,  en  France  à  l'époque  carolingienne,  un  effort 
pour  adoucir  la  législation  rude  et  simple  du  vie  siècle;  à  la  même 
époque,  on  constate  un  menu  regain  de  faveur  pour  le  suicide  antique 
et  le  suicide  chrétien;  enfin  ce  timide  essai  de  morale  nuancée  dispa- 
raît, avec  l'élite  elle-même,  dans  l'ombre  où  se  perd  peu  à  peu  la 
renaissance  carolingienne. 

26 


402  LA  RENAISSANCE   CAROLINGIENNE 


La  renaissance  anglo-saxonne  et  la  morale  nuancée  :  Les  Pénitentiels  dans  lesquels 
on  reconnaît  l'influence  de  Théodore  de  Tarse  essaient  de  nuancer  et  d'atté- 
nuer la  législation  du  vie  siècle. 

On  admet  aujourd'hui  que,  dès  le  milieu  du  vne  siècle,  les  Anglo- 
Saxons  étaient,  pour  la  plupart,  convertis  au  christianisme.  Mais 
ces  chrétiens,  comme  le  dit  dom  Cabrol,  restaient  barbares  (i),  et 
c'est  seulement  avec  la  génération  de  saint  Vilfrid  et  de  saint  Théo- 
dore de  Tarse  que  se  dégage  une  élite  intellectuelle.  Le  fait  frappe 
d'autant  plus  que  la  Gaule,  à  la  même  époque,  est  peut-être  encore 
plus  barbare  qu'au  vie  siècle.  «  Toute  la  culture,écrit  M.  Brunhes, 
s'est  réfugiée  dans  les  monastères  d'Angleterre  et  d'Irlande  (2).  »  Là 
on  lit  les  chefs-d'œuvre  antiques  et  les  Pères  de  l'Eglise,  on  s'en 
inspire,  on  écrit.  Des  écoles  s'ouvrent  et  s'emplissent.  Tout  aussitôt 
on  constate  un  effort  pour  modifier  et  atténuer  le  droit  canonique 
relatif  au  suicide  (3). 

Les  textes  qui  le  prouvent  sont  dan?  les  Pénitentiels  (4).  Sous  ce 
nom  circulaient  dans  l'église,  dès  avant  Je  temps  de  Théodore,  des 
livres  indiquant  les  pénitences  à  imposer  aux  divers  pécheurs.  Au 
huitième  siècle,   il  s'y  mêle  toute  sorte  de  décisions  intéressant  le 


(1)  Dom  Cabrol,  L'Angleterre  chrétienne  avant  les  Xormands,  P.  1909, 
p.  110.  (2)  Bruhnes,  La  foi  chrétienne  et  la  philosophie  au  temps  de  la 
Renaissance  carolingienne,  P.  1903,  p.  5.  (3)  On  pourrait,  il  est  vrai, 
se  demander  si  les  canons  mérovingiens  avaient  été  connus  et  appli- 
qués en  Angleterre,  car  il  n'est  question  du  suicide  ni  dans  les  ca- 
nons des  synodes  soi-disant  tenus  au  temps  de  saint  Patrice,  (Hefele- 
Delarcq,  III,  p.  185-187),  ni  dans  la  fameuse  collection  canonique  connue 
sous  le  nom  d'Hibernensis,  (Wasserschleben,  Die  irische  Kanonensamm- 
lung,  Leipzig,  1885),  ni  dans  les  documents  bretons  et  irlandais  qui 
iorment  la  première  partie  du  recueil  de  Wasserschleben  [Die  Bussordnun- 
gen  der  abendlàndischen  Kirche,  Halle,  1851,  p.  101-143),  ni  dans  les  Péni- 
tentiels dits  de  Cumméan.  (^ettinger,  Archiv.  f.  Katolisch.  Kirchenrech* , 
3e  série,  VI,  1902)  et  de  Columban  (Wasserschleben,  Bussordnungen,  p.  353). 
Mais  un  des  canons  attribués  à  saint  Patrice,  et  dû  sans  doute  à  des  synodes 
irlandais  du  vne  siècle,  prouve  que  l'on  interdisait  d'offrir  le  saint  sacrifice 
pour  certains  défunts  (Hefele-Leclercq,  II,  2,  p.  897).  D'autre  part,  le  fameux 
Aldhelme,  né  au  milieu  du  vne  siècle,  parle  du  suicide  comme  d'un  crime 
puni  sévèrement,  [De  laudibus  virginitatis,  chap.  XXXI,  P.  L.,  LXXXIX, 
c.  128).  Enfin  et  surtout  les  textes  des  pénitentiels  qu'on  verra  plus  loin 
prouvent  bien  crue  les  rédacteurs  ne  créent  pas  librement  un  droit  nouveau, 
mais  cherchent  seulement  à  faire  admettre  quelques  dérogations  à  un  droit 
déjà  existant  et  qui  porte  contre  le  suicide  les  mêmes  peines  qu'indiquent 
les  canons  mérovingiens.  (4)  Sur  les  pénitentiels,  voir,  outre  l'ouvrage  de 
Wasserschleben,  Schmitz,  Die  Bussbiicher  und  die  Bussdisciplin  der  Kirche, 
Mainz,  1883,  et  Die  Bussbiicher  und  dos  kanonische  Bussverfahren,  Dïisseldorf, 
1898,  et  Fournier,  Etude  sur  les  Pénitentielsl  dans  la  Revue  d'hist.  et  de  littèr 
religieuses,  t.  VI,  VII,  VIII,  IX. 


LES   PENITENTIELS    ANGLO-SAXONS  403 

droit  canonique.  On  sait  aujourd'hui  que  les  nombreux  écrits  de  ce 
.genre  attribués  jadis  à  Théodore  ne  sont  pas  de  lui  (i).  Mais  on 
s'accorde  à  reconnaître  son  influence  dans  le  pénitentiel  en  deux 
livres  dit  du  Discipulus  Umbrensium,  et  cette  influence  se  retrouve 
dans  les  deux  recueils  connus  sous  le  nom  de  Canones  Gregorii  et 
Capitula  dacheriana.  Or,  dans  ces  trois  recueils,  on  trouve  des 
décisions  qui  corrigent  la  rigueur  simple  des  canons  du  vi6  siècle. 

Le  premier  donne  sous  le  titre  :  De  vexatis  a  diabolo,  les  quatre 
paragraphes  suivants. 

i  Si  homo  veœatus  est  a  diabulo  et  nescit  aliquid  nisi  ubique 
discurrere  et  occidit  semetipsum  quacunque  causa  poiest  ut  oreiur 
pro  eo  si  ante  religiosus  erat; 

2  si  pro  disperatione  aut  pro  timoré  aliquo  aut  pro  causis  inco- 
gnitis  se  occident,  Deo  relinquimus  hoc  judicium  et  non  ausi  sumus 
or  are  pro  eo; 

3  qui  se  occident  propria  voluntate,  missas  pro  eo  facere  non 
Ucetj  sed  tantum  orare  et  elimosinas  largiri; 

4  si  quis  christianus  subita  lemptatione  mente  sua  exciderit  vel 
per  insaniam  seipsum.  occident,  quidam  pro  eo  missas  faciunt  (2). 

On  retrouve,  sans  titre,  dans  les  Capitula  Dacheriana,  les  para-, 
graphes  3  et  k  du  texte  ci-dessus  (3). 

(Les  Canones  Gregorii  reproduisent,  en  modifiant  quelques  expres- 
sions, les  paragraphes  1  et  2  (4). 

Le  Pœnitentiale  Martenianum  reproduit  les  quatre  paragraphes  (5). 

Ce  qui  frappe  d'abord  dans  ces  décisions,  c'est  la  timidité  du 
rédacteur.  Il  écrit  :  potest  ut  oretur,  —  quidam  missas  faciunt,  comme 
s'il  avait  peur  de  prendre  parti.  Il  dit  même  :  non  ausi  sumus 
orare  pro  eo.  Mais  ce  qui  se  cache,  - —  ou  du  moins  ce  qui  voudrait 
se  cacher,  —  sous  ces  prudences  verbales,  c'est  un  vigoureux  effort 
pour  nuancer  la  morale. 

D'abord,  en  ce  qui  concerne  les  fous,  les  Pénitentiels  corrigent 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  rigoureux  dans  la  législation  du  sixième 
siècle.  Ils  permettent  de  prier  pour  le  démoniaque,  si,  avant  d'être 
tourmenté  par  le  diable,  c'était  un  homme  religieux.  Mais,  engagés 
dans  cette  voie,  ils  vont  très  loin  :  ils  ouvrent  la  porte  à  toutes  les 
concessions  en  visant,  outre  Vinsania,  le  cas  de  celui  qui  a  eu  un 
moment  de  folie,  —  car  on  ne  peut  guère  traduire  autrement  l'expres- 
sion :  si  quis  subita  temptatione  mente  sua  exciderit.  Aujourd'hui 


(1)  Wasserchleben,  Bussordn,  p.  13-37  ;  Schhiitz  (1898),  p.  510-524  ; 
Fournier,  t.  VI,  p.  297.  (2)  Wasserschleben,  Buss.,  p.  21.  Le  texte  donné 
par  Schmitzsous  le  titre  de  Theodorsche Rechtbuch,  (Bussb.  u.kanon.  Bussverf.t 
p.  574)  n'offre  que  des  différences  sans  intérêt  au  point  de  vue  du  sens.  (3) 
Canons  93  et  94,  (Wasserschleben,  p.  153  et  154).  (4)  Canon  152,  (ibid.t 
p.  177).  (5)  C.  XIX,  (ibid.,  p.  286).  Il  n'est  pas  question  du  suicide  dans 
]<s  autres  pénitentiels  anglais  édités  par  Wasserschleben  :  P.  Bedae,  P.  Egberti, 
JJber  de  remediis  peccatorum,  P.  Pseudo-Bedae2  elc.  Sur  le  P.  Pseudo- 
Theodorij  voir  plus  loin2  p.  411. 


404  LA  RENAISSANCE   CAROLINGIENNE 

même  se  sont  des  formules  de  ce  genre  qui  rendent  les  rigueurs  du 
droit  canonique  à  peu  près  illusoires. 

En  ce  qui  concerne  ce  que  nous  appelons  les  suicides  conscients, 
même  effort  pour  nuancer  et  adoucir  la  morale. 

A  vrai  dire,  les  paragraphes  2  et  3  du  Pénitentiel  en  deux  livres 
semblent  d'abord  contradictoires.  L'un  interdit  les  prières  quand 
la  mort  volontaire  est  due  au  désespoir,  à  la  crainte,  à  des  rai- 
sons inconnues;  l'autre  les  permet  pour  ceux  qui  se  tuent  «  par 
leur  propre  volonté  ».  Comme  ceux  qui  se  tuent  par  désespoir  ou 
crainte  paraissent  se  tuer  propria  voluntate,  on  a  l'impression  que  le 
Pénitentiel  retire  d'une  main  ce  qu'il  donne  de  l'autre.  Mais,  pour 
sortir  de  cette  contradiction,  il  suffit  de  donner  au  mot  disperatio, 
au  lieu  du  sens  général  qu'à  notre  mot  désespoir,  le  sens  plus  étroit 
qu'il  a  bien  souvent  dans  la  langue  des  théologiens  d'alors  :  le  déses- 
péré n'est  pas  celui  qui  n'attend  plus  rien  de  la  vie,  c'est  celui  qui, 
en  raison  de  ses  péchés,  n'ose  plus  compter  sur  la  miséricorde  divine. 
C'est  donc  avant  tout  un  coupable.  De  même  celui  qui  se  tue  pro 
timoré  aliquo  n'est  pas  celui  qui  cède  à  quelque  honnête  crainte, 
(crainte  de  survivre  à  un  chef,  crainte  d'être  déshonoré),  c'est  celui 
qui  craint  d'être  condamné  ou  accusé.  C'est  quelqu'un  qui  a  la 
conscience  trouble.  Enfin,  celui  qui  meurt  causis  incognitis  est 
assimilé  aux  coupables,  parce  qu'un  motif  inavoué  passe  aisément 
pour  inavouable.  Du  coup,  la  distinction  faite  par  le  Pénitentiel 
est  parfaitement  claire;  c'est  celle  du  droit  romain  classique  :  le 
paragraphe  2  s'applique  à  ceux  qui  se  tuent  mala  conscientia  ou 
metu  futurœ  sententiœ;  le  paragraphe  3  à  ceux  qui  se  tuent  sans  être 
coupables  ou  soupçonnés  d'un  crime. 

Naturellement  le  Pénitentiel  n'a  pas  la  même  indulgence  pour  ces 
deux  sortes  de  suicidés.  Mais,  s'il  est  plus  doux  aux  premiers,  il  n'est 
pas  impitoyable  aux  autres. 

Pour  les  suicidés  ordinaires,  il  respecte  la  lettre  du  droit  établi 
et  n'autorise  pas  les  messes;  mais  il  permet  les  prières  et  les  aumônes. 

Pour  les  coupables,  il  n'ose  pas  permettre  les  prières,  mais, 
"voulant  malgré  tout  faire  quelque  chose  en  leur  faveur,  il  écrit  : 
Deo  relinquimus  hoc  judicium  :  Dieu  seul  jugera.  Evidemment, 
aux  yeux  du  peuple,  celui  auquel  on  refuse  messes  et  prières  va  droit 
en  enfer.  Le  Pénitentiel,  protestant  contre  cette  idée  rude  et  simple, 
rappelle  que  les  décisions  des  hommes  ne  sauraient  lier  Dieu  :  c'est 
pour  la  famille  du  mort  une  porte  ouverte  à  l'espoir. 

L'effort,  pour  nuancer  le  droit  du  vie  siècle,  est  manifeste  :  les 
conciles  n'envisageaient  qu'un  cas  ;  les  Pénitentiels  en  distinguent 

cin(î- 

L'effort  pour  l'adoucir  n'est  pas  moins  visible  :  tout  ce  qu  il  y 

a  de  nouveau  dans  les  Pénitentiels  est  en  faveur  des  suicidés. 

J'ajoute  que,  s'il  y  a  de  la  timidité  dans  la  rédaction,  les  résultats 

(pratiques  sont  considérables  :  dire  des  messes  pour  ceux  qui  ont  eu 

un  moment  de  folie,  prier  pour  ceux  qui  se  tuent  propria  voluntate, 

c'est  porter  un  rude  coup  au  droit  du  vi*  siècle.  D'autre  part,  en 


LES  PENITENTIELS  FRANÇAIS  405 

écrivant  :  non  ausi  sumus,  les  rédacteurs  laissent  paraître  assez 
clairement  leur  désir  de  s'engager  encore  plus  avant  dans  les  voies 
de  l'indulgence.  L'impression  d'ensemble  est  nette  :  la  morale  d'en 
haut  relève  la  tête. 

II 

La  renaissance  carolingienne  et  la  morale  nuancée  :  1)  Les  idées  anglo-saxonnes 
pénétrent  dans  l'empire  franc  ;  2)  abandonnées  au  moment  de  la  réaction 
contre  les  Pénitentiels,  elles  reparaissent,  plus  hardies,  dans  les  faux  capitu- 
laires  ;  3)  les  Réponses  du  pape  Nicolas  et  le  canon  du  concile  de  Troyes 
montrent  qu'à  la  fin  du  IXe  siècle,  la  lutte  n'est  pas  terminée  ;  4)  arguments 
des  deux  partis  :  saint  Augustin  allégué  contre  la  législation  du  VIe  siècle 

Tandis  que  Théodore  et  ses  successeurs  restaurent  les  lettres 
en  Angleterre,  la  Gaule  est  toujours  barbare.  Elle  l'est,  semble-t-il, 
de  plus  en  plus.  On  n'admet  plus  aujourd'hui  que  l'Eglise  et  l'ordre 
monastique  aient  été  alors  «  les  ports  où  se  sauvèrent  les  débris  des 
lettres  et  des  sciences  dans  leur  naufrage  »  (i).  Saint  Columban  ne  fait 
pas  de  LuxeuH  un  centre  intellectuel.  Dans  les  écoles  restées  ouvertes, 
on  enseigne  à  lire  et  à  écrire.  Au  début  du  vme  siècle,  l'influence 
anglo-saxonne  n'arrête  pas  brusquement  cette  décadence  (2). 

Un  si  long  temps  de  barbarie  ne  pouvait  que  consolider  en 
Gaule  l'œuvre  des  conciles  du  vi6  siècle.  En  outre,  vers  731,  une 
compilation  morale  et  canonique  attribuée  au  pape  Grégoire  III 
reproduit  le  canon  de  Braga  (2).  Et  pourtant,  dès  la  seconde  moitié 
du  vme  siècle,  les  idées  de  Théodore  et  de  ses  disciples  franchissent 
la  mer  (3).  A  l'heure  même  où  renait  la  civilisation  et  où  apparaît 
l'élite,  les  Pénitentiels  font  pénétrer  la  morale  nuancée  dans  l'Eglise 
franque.  ■ 

M.  Fournier  indique  comme  ayant  circulé  dans  l'empire  franc 
au  vme  siècle  et  au  début  du  ixe  siècle,  les  huit  Pénitentiels  dits  de 
Bourgogne,  de  Bobbio,  de  Paris,  de  St-Hubert,  de  Fleury,  de  Merse- 
burg,  le  Vallicellanum  I,  et  le  Pénitentiel  de  Vienne  (4).  On  peut 
ajouter  à  cette  liste  le  Bigotianum  (5),  les  Capitula  judiciorum  (6), 
le  San  Gallense   tripartitam   (7),    le  Judicium  démentis  (8)   et   le 


(1)  Hist.  littêr.,  III,  22.  (2)  Roger,  ouvr.  cité,  p.  409,  415»  425. 
(3)  Excerptum  a  beato  Gregorio  papa  III  edit.  ex  Patrum  dicits  cano- 
numque  sententiis,  Mansi,  XII,  296.  (4)  Je  ne  m'arrête  pas,  bien  entendu, 
à  la  thèse  de  Mgr  Schmitz  qui,  contre  toute  évidence,  voyait  dans 
un  pénitentiel  romain  le  prototype  de  tous  les  ouvrages  analogues 
composés  au  vme  siècle.  M.  Fournier  a  longuement  démontré,  dans  les 
articles  cités  plus  haut,  qu'elle  était  indéfendable,  et  je  ne  crois  pas  qu'elle 
garde  de  partisans,  (cf.  Saltet,  Les  réordinations,  P.  1907,  p.  93,  et  Gou- 
gaud,  Les  chrétientés  celtiques,  P.  1911,  p.  275  ss.)  L'usage  des  pénitentiels 
a  passé  des  Celtes  aux  Anglo-Saxons  et  de  là  en  Gaule  et  en  Italie.  (5) 
Revue  d'hist.  et  de  littér.  relig.,  VIII,  p.  533  ss.  (6)  Voir  Wasserschleben,  Die 
Buss.,  p.  67.  (7)  Schmitz,  Bussb.  u.  kanon.  Bussver.,  p.  204.  (8)  Ibid.,  p. 
176,  et  Fournie^  Revue  citée,  VIII,  531.     (9)  Wasserschleben,   p.    59-60. 


400  LA  i:k  naissance  caro:u\<;ii;\  m; 

Vindobonense  U  (i).  Or,  sur  ces  treize  Pënitentiels,  un  seul  reproduit 
à  peu  pivs  la  doctrine  du  Concile  d'Auxerre  (2),  six  ne  parlent 
du  suicide,  1rs  six  autres  reprennent  plus  ou  moins  hardiment  les 
idées  anglo-saxonnes. 

Le  Pénitentiel  de  Merseburg  contient  le  canon  suivant  :  si  homo 
vexatus  est  a  diabolo  et  nescit  quid  faciat  et  vexans  seipsum  occidit, 
licet  ut  oretur  pro  eo  (3). 

Le  Vindobonense  donue  à  peu  près  le  môme  texte  (/j). 

Le  Judicium  démentis  emploi  la  même  formule,  mais  supprime 
les  mots  :  nesciens  quid  faciat  (5). 

Le  Vallicellanum  I  reprend,  en  les  modifiant,  les  deux  premiers 
paragraphe  du  Pénitentiel  en  deux  livres  :  si  quis  homo  vexatus  est, 
a  diabolo  et  nescit  quid  facit  et  vexans  se  ipsum  occidit,  licet  ni 
oretur  pro  eo.  Si  vero  pro  desperatione  aut  pro  timoré  occidit,  non 
oretur  pro  eo  (6). 

Le  Bigotianum  reproduit,  avec  quelques  modifications  qui  n'at- 
teignent pas  le  sens,  les  trois  premiers  paragraphes  du  Pénitentiel  en 
deux  livres  (7). 

Enfin,  d'après  Wasserschleben,  le  Vindobonense  b  reproduit  tout 
le  chapitre  f)e  vexatis  a  diabolo  du  même  Pénitentiel  (8). 

Si  je  note  ces  diversités,  c'est  qu'elles  trahissent,  je  crois,  les 
hésitations  des  Francs,  à  la  fois  séduits  et  surpris  par  les  textes 
anglo-saxons.  Le  Pénitentiel  de  Merseburg  et  celui  de  Vienne  donnent 
a  peu  près  le  même  texte;  mais  partout  ailleurs,  contrairement  à 
l'usage,  les  auteurs  ne  se  copient  pas  les  uns  les  autres.  Un  seul 
copie  l'original  anglais.  En  présence  de  textes  trop  hardis  pour  eux, 
les  rédacieurs  pèsent  les  mots,  choisissent,  dosent  savamment  l'indul- 
gence. Plus  encore  qu'en  Angleterre,  la  morale  nuancée  semble 
craindre  de  heurter  la  tradition  et  les  préjugés  populaires  (9). 

Et  pourtant  elle  répond  si  bien  aux  vœux  d'une  élite,  qu'elle 
sort  victorieuse  d'un  premier  combat. 


(1)  Ibid.,  68-69.  (2)  Capitula  judiciorum  paenitentiae,  (Schmitz,  p.  218): 
de  his  qui  seipsos  occident  :  nullius  oblatione  recipiantur  qui  seipsos  occidunt  -T 
similiter  et  qui  scelere  suo  punitur.  (3)  Canon  121,  (Schmitz,  p.  366). 
(4)  Canon  88,  {ibid.,  p.  356).  (5)  Canon  12,  (Wasserschleben,  p.  434). 
(6)  Canon  6,  (Schmitz,  Bussbùcher  u.  Bussdiscip.,  p.  259).  (7)  Livre  IV, 
c.  2,  parag.  1,  (Wasserschleben,  p.  453).  (8)  p.  497.  (9)  Fait  inattendu. 
le  paragraphe  du  Pénitentiel  en  deux  livres  que  tous  nos  auteurs  laissent 
tomber  est  celui  qui  vise  Yinsania,  (il  ne  se  retrouve  que  dans  le  Vindo- 
bonense b).  Cette  omission  est  si  extraordinaire  qu'il  faut  sans  dout^ 
admettre  que  les  fous  sont  assimilés  de  plein  droit  aux  vexati  a  diabolo  dont 
parle  le  paragraphe  1.  C'est  la  preuve  que  l'élite  de  l'Eglise  franque  est  plus 
accessible  que  l'élite  anglo-saxonne  aux  préjugés  populaires.  C'est  sans  dout< 
pour  rendre  cette  assimilation  plus  facile  en  pratique  que  plusieurs  auteurs 
-Suppriment  les  mots  qui,  dans  le  Pénitentiel  en  deux  livres,  s'appliqiunt 
exclusivement  au  possédé  fou  furieux  :  nescit  aliquid  nisi  ubique  discurrere. 
Ces  mots  supprimés,  on  peut  dire  de  tout  insanus  qu'il  est  vexatus  a  diabolo  ; 
tîs,  au  lieu  de  l'en  tenir  pour  plus  edienx,  on  le  tient  peur  non  punissable. 


LA  CONDAMNATION  DES  PÉNITENTIELS  407 

Jusqu'au  début  du  IXe  siècle  plusieurs  évêques  se  contentent  de  ne 
pas  suivre  la  doctrine  enseignée  par  les  Pénitentiels  (i).  Mais  bientôt 
l'Eglise  de  Gaule  déclare  la  guerre  aux  libelli.  En  8i3,  le  synode 
de  Châlons  condamne,  non  sans  âpreté,  ces  livrets  «  qu'on  appelle 
Pénitentiels,  et  dont  les  auteurs  sont  incertains,  mais  les  erreurs 
certaines  »  (2).  En  829,  le  synode  de  Paris  parle  de  les  jeter  au  feu  (3). 

Ce  qui  permet  de  croire  que  les  décisions  concernant  les  suicidés 
font  partie  de^ces  «  erreurs  certaines  »,  c'est  qu'au  ixe  siècle  la  doc- 
trine des  conciles  mérovingiennes  s'affirme  de  nouveau  avec  énergie.  A 
Valence,  en  855,  les  évêques  décident  que  celui  qui  meurt  dans  un 
duel  sera  considéré  comme  «  homicide  de  lui-même  et  ayant  sponta- 
nément recherché  sa  propre  mort  ».  En  conséquence,  il  n'aura  pas 
droit  à  la  commémoration,  et  le  corps  ne  sera  pas  conduit  au  tom- 
beau cura  psalmis  vel  orationibus  (4).  La  doctrine  du  vie  siècle 
se  retrouve  dans  les  Capitula  de  Rodolfe  de  Bourges  (5)  et  dans  ceux 
qui  sont  attribués  à  Hérard  de  Tours  et  Isaac  de  Langres  (6).  Enfin, 
les  Pénitentiels  eux-mêmes  abandonnent,  au  lendemain  des  synodes 
de  Paris  et  de  Châlons,  la  doctrine  anglaise.  Halitgaire  donne 
l'exemple  :  dans  son  fameux  Pénitentiel,  destiné  à  prouver  qu'il 
peut  y  avoir  des  libelli  exempts  d'erreur,  il  reprend  purement  et 
simplement  le  texte  du  Concile  de  Braga  (7). 

A  lire  tous  ces  textes,  on  pourrait  croire  que  la  morale  nuancée 
n'a  plus  de  partisans.  Erreur.  Elle  tient  bon  sous  l'assaut,  et  elle 
reparaît  bientôt,  plus  hardie.  # 

D'abord,  la  condamnation  portée  par  les  deux  synodes  n'atteint 
pas  tous  les  Pénitentiels  sans  exception.  Ceux  que  protège  un  nom 
célèbre  ne  sont  pas  emportés  par  l'orage,  et  nous  savons  par  un  texte, 
de  Reginon,   qu'au  début  du  xe  siècle,   celui   «  de  Théodore   »   est 


(1)  Tardif  (Hist.  des  sources  du  droit  canonique,  p.  130)  signale,  comme  ayant 
été  composés  avant  la  collection  d'Halitgar,  'es  capitula  de  Théodulfe 
d'Orléans  (P.  L.,  CVI),  de  Hatton  ;  (M.  G.,  in-fol.,  L.,  I,  p.  349),  de  Boniface, 
(d'Achery,  Spicil.,  I,  507)  :  dans  aucun  de  ces  recueils,  il  n'est  question  du 
suicide.  N'en  pas  parler,  c'est  admettre  les  canons  du  vie  siècle.  (2)  Canon  38 
(Mansi,  XIV,  91).  (3)  Canon  32  (Mansi,  t.  XIV,  c.  559).  Sur  cette  guerre 
faite  aux  pénitentiels,  voir  Wasserschleben,  p.  77  ss.  (4)  Canon  XII  (Sirmond, 
Conc.  antiq.  Galliae,  t.  III,  p.  95).  (5)  C.  40  (P.  L.,  CXIX,  c.  723),  texte  de 
Braga.  (6)  Isaac  (t.  XI,  c.  32)  donne  le  texte  du  concile  d'Auxerre  (Baluze, 
Capit.,  I,  1283)  ;  Hérard  (c.  134)  donne  une  rédaction  personnelle  et  très 
nette  :  de  his  qui  sibi  quacunque  neglegentia  mortem  inferunt  aut  pro  suis  scelc- 
ribus  puniunlur  nulla  pro  eis  fiât  oblatio  nec  cum  psalmis  ad  sepulturas  dedu- 
cantur,  (Baluze,  ibid.,  p.  1296).  Ces  textes  sont  d'autant  plus  remarquables 
que  les  Capitula  dits  d'Hérard  et  d'Isaac  passent  pour  avoir  été  faits  en 
grande  partie  à  l'aide  des  fauxcapitulaires.  Or,  les  faux  capitulaires  contiennent 
une  décision  très  hardie  en  faveur  de  la  doctrine  anglaise.  C'est  donc  sciemment 
que  les  rédacteurs  la  font  disparaître.  (7)  Halitgaire  (IV,  6)  donne  le  texte 
du  concile  de  Braga  (Schmitz,  Bussb,  u.  Kanon.  Bussrerf.,  p.  280).  Il  n'est 
pas  question  du  suicide  dans  les  livres  pénitentiels  de  Raban  Maur. 


108  LA    RENAISSANCE    CAROLINGIENNE 

lou jours  en  usage  (i).  Ensuite,  et  surtout,   les  faux  oapitulaires  de 
Benoit  Lévite  contiennent  un  texte  encore  plus  hardi  que  ceux 
Pénitentiels  anglais  : 

De  eo  qui  semebipsum  occidit  aut  laqueo  se  suspendit  considéra- 
tum  est  ut  si  quis  compatiens  velit  elimosinam  dare,  tribuat  et  ora- 
tionem  in  psalmodiis  faciat.  Oblaiionibus  tamen  et  missis  ipsi  careanl; 
quia  incomprehensibilia  sunt  judicia  Dei  et  profunditatem  consilii 
ejus  nemo  potest  investigare  (2). 

Selon  Knust,  la  source  de  ce  passage  serait  le  Martenianum,  (qui 
lui-même,  on  s'en  souvient,  reproduit  le  Pénitentiel  en  deux  livres). 
Seckel,  au  contraire,  écrit  :  source  inconnue  (3),  constatant  seule- 
ment que  les  derniers  mots  du  faux  capitulaire  sont  empruntés  à 
VEcclésiaste.  Je  crois  qu'ils  ont  raison  l'un  et  l'autre.  Il  est  clair 
que  l'idée  générale  est  reprise  au  Martenianum,  c'est-à-dire  aux 
Pénitentiels  anglais.  Mais  il  n'est  pas  moins  clair  que  le  rédacteur  n'a 
pas  repris  le  texte  lui-même,  qu'il  a  voulu  lancer  une  formule  plus 
hardie. 

Première  hardiesse  :  alors  que  le  Pénitentiel  en  deux  livres 
«  n'osait  pas  »  prier  pour  certains  suicidés,  l'auteur  du  faux  capitu- 
laire autorise  les  prières  pour  tous  ceux  qui  se  tuent. 

Deuxième  hardiesse  :  alors  que  le  Pénitentiel  permettait  seule- 
ment de  prier,  l'auteur  du  faux  capitulaire,  sans  se  soucier  de  la 
décision  du  Concile  de  Braga,  autorise  en  termes  exprès  orationem  in 
psalmodiis. 

Enfin,  gomme  s'il  voulait  heurter  de  front  les  préjugés  populaires, 
§e  capitulaire  vise  non  seulement  les  suicidés,  mais  précisément  les 
pendus. 

Ainsi,  au  lendemain  même  de  la  condamnation  des  Pénitentiels, 
la  morale  nuancée,  qui  semblait  frappée  à  mort,  se  révèle  plus  au- 
dacieuse. 

Non  certes  qu'elle  l'emporte  ou  semble  près  de  l'emporter  sur  sa 
rivale  :  les  faux  capitulaires  eux-mêmes  prennent  soin  de  rapporter, 
outre  la  décision  qu'on  vient  de  voir,  les  canons  des  Conciles  d'Auxerre 
et  de  Braga  (4).  Mais  ce  souci  même  d'exposer  les  deux  doctrines 
prouve  qu'elles  ont  l'une  et  l'autre  des  partisans,  que  la  lutte  n'est 
pas  finie.  Et,  pour  la  morale  nuancée,  c'est  déjà  une  victoire  que  de 
lutter  encore. 

Deux  textes  (qu'on  cite  d'ordinaire  pour  montrer  le  triomphe  de 
la  morale  simple),  prouvent,  je  crois,  que  cette  lutte  se  prolonge 
jusque  vers  la  fin  du  ixe  siècle. 


(1)  Dans  son  manuel  de  visites  pastorales,  Reginon  conseille  aux 
évêques  de  demander  aux  prêtres  s'ils  se  servent  du  Pénitentiel  romain 
ou  de  celui  de  Théodore  ou  de  celui  de  Bède,  [De  eccles.  discip.,  I, 
Inquisitio,  no  95  (P.  L.,  CXXXII,  c.  191).  (2)  II,  70,  (éd.  Pertz, 
M.  G.,  fol.,  L,  II,  p.  77).  (3)  Seckel,  Neues  Archw  der  Gesellschaft  fur  altère 
àiutsche  Geschichtskunde,  t.  XXXIV,  p.  333-334.  (4)  III,  442  et  Addilio 
qiiartal  81. 


LA    LUTTE    DES    DEUX    MORALES  409 

Dans  ses  fameuses  Réponses  à  des  questions  posées  par  les 
Bulgares,  le  pape  Nicolas  I  déclare  qu'il  faut  sans  doute  ensevelir 
les  suicidés,  de  peur  qu'ils  n'offensent  l'odorat  des  vivants,  mais  il 
ajoute  :  non  tamen  est,  ut  aliis  pavor  incutiatur,  solito  cum  obsequiis 
more  ad  sepulcra  ferendus;  sed  et  si  qui  sunt  qui  ejus  sepulturœ 
studio  humanitatis  oosequuntur,  sibi  non  Mi  qui  sui  extitit  homicida 
prœstare  videntur.  Sacrificium  vero  pro  eo  non  est  offerendum...  (i) 

Au  premier  abord,  ce  texte  paraît  très  sévère  aux  suicidés.  Il  l'est 
d'ailleurs  en  un  sens,  puisqu'il  déclare  que  rien  ne  saurait  être  utile 
à  celui  qui  a  été  homicide  de  lui-même.  Mais,  au  point  de  vue  pro- 
prement canonique,  il  semble  bien  qu'on  entende  dans  la  réponse  de 
Nicolas  I  comme  un  écho  des  Pénitentiels  et  des  faux  capitulaires. 
Non  seulement  le  Pape  permet  obsequi  sepulturœ;  mais  il  a  l'air 
d'engager  les  fidèles  à  le  faire  :  les  mots  humanitatis  studio  rappellent 
le  :  si  quis  compatiens  du  pseudo-Benoit  Lévite,  et  le  texte  déclare 
formellement  que  celui  qui  fera  ainsi  preuve  d'humanité  à  l'égard 
des  suicidés,  semble  sibi  prœstare.  En  outre,  Nicolas  I  ne  déclare  pas 
exactement  en  quoi  les  obsèques  des  suicidés  doivent  différer  des 
autres.  Les  mots  non  solito  cum  obsequiis  more  sont  vagues  à  souhait. 
En  somme,  on  peut,  sous  le  couvert  de  ce  texte,  ensevelir  honorable- 
ment un  suicidé  :  le  Pape  condamne  le  principe  dont  s'inspirent  les 
Pénitentiels;  il  évite  de  condamner  leurs  solutions  pratiques. 

En  878,  un  canon  du  concile  de  Troyes  montre  que  la  morale 
simple  n'a  pas  encore  tout  à  fait  triomphé. 

Ce  canon,  qui  vise  à  la  fois  les  ravisseurs  d'église  et  les  suicidés, 
est  résumé  par  Hefele  en  ces  termes  :  «  Si,  d'ici  au  premier  novembre, 
ceux  qui  ont  pris  les  biens  des  églises  ne  les  ont  point  restitués,  ils 
seront  exclus  de  la  sainte  Eucharistie;  celui  qui  méprisera  cette  ex- 
communication sera  privé  des  honneurs  de  la  sépulture  chrétienne; 
il  sera  traité  comme  les  suicidés  »  (2). 

Si  ce  résumé  était  exact,  le  texte  de  Troyes  serait  sévère  :  refuser 
aux  suicidés  «  les  honneurs  de  la  sépulture  chrétienne  »,  n'est-ce  pas 
vouloir  qu'ils  soient  enfouis  sans  que  l'Eglise  ou  les  fidèles  fassent  rien 
pour  eux  ?  Seulement  le  résumé  est  trompeur.  Le  concile  ne  parle 
nulle  part  de  «  sépulture  chrétienne  ».  Par  contre,  après  avoir  privé 
les  ravisseurs  morts  dans  leur  péché  de  psaumes,  d'hymnes,  de 
commémoration,  il  rappelle  que  les  suicidés  et  les  condamnés  à  mort 
«  ne  doivent  pas  être  conduit  à  la  sépulture  au  chant  des  hymnes 
et  des  psaumes  »  (3).  Ce  qui  frappe  dans  ce  texte,  c'est  qu'il  ne  traite 
pas,  contrairement  à  ce  que  dit  Hefele,  les  ravisseurs  comme  les 
suicidés.  Aux  premiers,  il  refuse  psaumes,  hymnes  et  commémoration; 
aux  seconds,  il  refuse  seulement  hymnes  et  psaumes.  Le  Concile  de 
Troyes  est  donc  moins  sévère  que  les  Conciles  des  temps  méro- 
vingiens et  le  concile  de  Valence.   En   interdisant     seulement     les 


(1)  Mansi,  t.  XV,  c.  401.  (2)  Hefele-Delarc,  t.  VI,  p.  105.  L'édition 
Leclercq  (IV,  2,  p.  671)  dit  de  même  :  il  sera  privé  des  honneurs  de  la 
sépulture  chrétienne  et  traité  comme  les  suicidés.     (3)  Mansi,  t._XVII,  c.349. 


410  LA   RENAISSANCE   CAKOLINC! 


obsèques  solennelles,    il   semble   bien   s'inspirer  encore  quelque   peu 
de  la  doctrine  foi  lY-nilenli.-N. 

Ainsi,  à  la  fin  du  ix°  sir-* -le,  la  morale  nuancée  n'a  pas  réussi  à 
supplanter  sa  rivale,  mais  on  compte  encore  avec  elle  :  la  lutte  n'est 
pas  terminée. 

Cette  lutte,  nous  la  suivons  surtout  à  travers  les  décisions  des 
papes,  des  conciles,  des  évêques  et  des  rédacteurs  de  Pénitentiels. 
Mais,  bien  qu'ils  n'allèguent  pas  toujours  des  textes  ou  des  raisons 
en  faveur  de  leur  thèse,  nous  pouvons  cependant  nous  faire  une  idée 
assez  précise  des  arguments  que  font  valoir  les  deux  partis. 

Les  partisans  du  droit  mérovingien  allèguent  d'abord  la  tradition  : 
le  concile  de  Troyes  attribue  l'interdiction  des  hymnes  et  des  psaumes 
aux  «  canons  des  anciens  Pères,  adoptés  sous  l'inspiration  du 
Saint-Esprit  »  (i);  (j'ignore  à  quel  texte  il  peut  faire  allusion).  Le 
Pape  Nicolas,  pour  justifier  l'interdiction  de  célébrer  dès  messes,  cite 
le  texte  de  saint  Jean  :  «  Il  y  a  un  péché  qui  va  jusqu'à  la  mort;  je 
ne  dis  pas  de  prier  pour  ce  péché  là  »  (2).  Comme  le  texte  ne  dit 
nullement  que  ce  péché  soit  le  suicide,  le  Pape  le  lui  fait  dire  en 
jouant  ingénieusement  sur  l'expression  :  pécher  jusqu'à  la  mort. 
Sacrificium  vero  pro  eo  non  est  offerendum  qui  non  solum  ad  mortem 
usque  peccamt  sed  et  mortis  sibimet  interitum  propinavit.  Quis  enim 
magis  peccatum  ad  mortem  facit,  pro  quo  Joannes  apostolus  dicit 
non  orandum,  quam  is  qui  Judam  imitaius  sui  ipsius  homicida  fuisse 
magistro  diabolo  comprobatur  (3)P 

Les  partisans  des  idées  nouvelles  remarquent,  eux,  que,  dans  la 
Bible,  Saùl  est  enseveli  par  les  hommes  de  Jabès,  parce  qu'il  leur  a 
autrefois  rendu  service.  «  Assurément,  écrit  Bède,  il  est  convenable, 
si  quelqu'un  des  fidèles  et  des  grands  hommes  se  laisse  vaincre  par 
le  péché  et  encourt  la  mort  spirituelle,  qu'il  reçoive,  de  ceux  auxquels 
il  a  rendu  de  bons  services,  une  assistance  qui  l'aide  à  revivre;  il 
convient  que  ce  qu'il  y  a  eu  de  charnel  en  lui  soit  recouvert,  au  milieu 
de  prières  pleines  de  ferveur  et  de  componction,  et  que  ce  qu'il  a  fait 
de  spirituel  lui  vaille  des  soins  pieux  et  lui  soit  compté  »  (4).  C'est 
la  justification  des  prières  pour  le  suicidé,  si  ante  religiosus  erat, 
comme  disent  les  Pénitentiels.  Parlant  des  lamentations  de  David 
après  le  suicide  de  Saùl,  l'auteur  des  Questions  sur  les  livres  des  Rois 
écrit  :  c'est  ainsi  que  la  pieuse  famille  chrétienne  pleure,  deflet,  ceux 
qui  se  laissent  aller  au  désespoir  et  mettent  fin  à  leurs  jours  (5).  Même 
passage  dans  Raban  Maur  (6).  Claude  de  Turin  note  que  saint  Au- 
gustin loue  ceux  qui  prennent  soin  des  funérailles  de  Saûl  (7). 


(1)  Mansi,  t.  XVII,  c.  349.     (2)  Jean,  EpUre,  I,  5,  16.     (3)  Mansi,  t.  XV, 
401.     (4)  In  Samuelen  proph.  allegorica  expos.,  IV,  10  (P.  L.,  XCI,  c.  714). 
(5)  Quaest.  super  Regum  libr.,  I,  19  (P.  L.,  XCIII,  c.  442).     (6)  Raban  Maur, 
Comm.  in  lib.,  IV  Reg.,  I,  31  (P.  L.,  CXIX,  c.  70)  ;  Cf.  Angelomi  Luxoviensh 
monachi  enarr.  in  libr.  Reg.,  II,  1  (P.  L.,  CXV,  c.  335).     (7)  Quœst.  XXX  sup. 
libr.  Reg.  (P.  L.,  CIV,  c.  692). 


LA  LUTTE  DES  DEUX  MORALES  411 

Mais  ce  n'est  pas  sur  la  tradition  et  sur  l'écriture  que  la  lutte  est 
le  plus  vive.  Ce  n'est  pas  non  plus  sur  l'argument  pratique  allégué 
par  Nicolas  I  :  ut  aliis  pavor  incutiatur.  C'est  sur  le  principe  des 
prières  pour  les  morts. 

Ceux  qui  tiennent  qu'il  ne  faut  pas  prier  pour  tous  les  morts 
allèguent  un  texte  de  Denys  l'Aréopagite  :  «  C'est  blasphémer  que 
d'offrir  à  Dieu  des  messes  pour  les  méchants  »  (i). 

Mais  ceux  qui  tiennent  qu'il  faut  prier  pour  tous  les  morts, 
reprennent  la  doctrine  de  saint  Augustin  :  non  discernlmus...  Nous 
ne  savons  pas  à  quels  morts  les  prières  sont  inutiles  :  dans  le  doute, 
prions  toujours.  Ce  qui  ne  sera  pas  secours  au  défunt  sera  consola* 
tion  aux  vivants. 

Le  Manuel  de  Dhuoda  expose  longuement  cette  théorie  :  incertum 
est  homini  in  cujus  merili  munus  accipiat  Deus  (2).  Raban  Maur  la 
reprend  dans  une  homélie  (3).  Jonas,  dont  les  traités  de  morale  sont 
pleins  de  saint  Augustin,  développe,  dans  un  chapitre  spécial,  les 
idées  contenues  dans  le  De  cura  pro  mortuis  gerenda.  Ii  explique  que 
le  refus  de  sépulture  nuit  à  qui  en  est  l'auteur,  non  à  qui  en  est  l'ob- 
jet. Il  dit  nettement  qu'il  faut  prier,  même  pour  les  valde  mali  :  les 
prières  seront  à  tout  le  moins  une  consolation  pour  les  vivants;  elles 
peuvent  d'ailleurs  servir  ut  tolerabilior  fiât  ipsa  damnatio  (4). 

Tous  ces  moralistes,  il  est  vrai,  ne  parlent  pas  en  termes  exprès 
des  suicidés.  Mais  la  preuve  que  la  théorie  de  saint  Augustin  est 
l'argument  favori  de  ceux  qui  veulent  adoucir  la  législation  méro- 
vingienne, c'est  qu'on  la  retrouve  dans  les  Pénitentiels  favorables 
aux  idées  nouvelles.  Pénitentiel  en  deux  livres  (5),  Capitula  dacheria- 
na  (6)  Martenianum  (7),  Vindobonense  b  (8),  traitent  la  question 
des  prières  pour  les  morts,  en  opposant  saint  Augustin  à  Denys 
l'Aréopagite.  Les  mots  :  Deo  relinquimus  hoc  judicium,  incom- 
prehensibilia  sunt  judicia  Dei  montrent  bien  que  les  rédacteurs 
s'inspirent  du  non  disccrnimus.  Enfin,  dans  le  Pénitentiel  édité  par 
Wasserschleben,  sous  le  titre  de  Pseudo-Theodori,  un  long  chapitre 
est  consacré  à  la  question  des  prières.  L'auteur  ne  prend  pas  parti  : 
«  Nous  allons,  dit-il,  exposer  les  thèses  qui  nous  reviennent  en 
mémoire,  de  façon  que  chacun  en  prenne  ce  qu'il  voudra  ».  Mais, 


(1)  Pœnitentale  Theodori,  II,  5  (Wasserschleben,  p.  207);  Capitula  dache- 
riana,  [ibid.,  p.  153);  Vindobonense  b,  (ibid.,  p.  496);  Martenianum,  ch.  XIII- 
XVI  [ibid.,  p.  285-286);  Pseudo  Egberti  {ibid.,  p.317);  Pseudo  Theodori, 
ch.  XXX  {ibid.,  p.  614-616).  (2)  Ed.  Bondurand,  P.  1887,  art.  60,  p.  209. 
Le  manuel  excepte  de  la  règle  ceux  qui  in  desperatione  positi  dies  in  pejus 
finiunt,  mais  ces  mots  visent,  je  crois,  les  excommuniés  et  non  les  suicidés. 
Dans  les  textes  de  l'époque,  je  ne  connais  pas  d'exemple  de  vitam  jinire  pris 
dans  le  sens  de  mettre  fin  à  ses  jours.  (3)  Homélie,  LXVIII,  In  vigiliis 
defunctorum  (P.  L.,  CX,  c.  129).  (4)  De  inslilulione  laicali,  III,  15  :  De 
mortuis  sepeliendis,  (P.  L.,CVI,  c.  262  ss.)  (5)  II,  5,  parag.  8  et  9,  (Wassers- 
chleben, p.  207).     (6)  Ibid.,  p.  153.     (7)  Ibid,  p,  285-286.     (8)  Ibid.,  p.  496. 


412  LA  RENAISSANCE   CAROLINGIENNE 


«  Au- 


après  avoir  opposé,  selon  l'usage,  Denys  l'Aréopagite  à  saint 
gustin,  il  signale,  comme  s'accordant  à  l'esprit  de  Denys  (his  senten- 
tiis  concordat)  la  décision  du  concile  de  Braga,  relative  aux 
suicidés  (i)  :  preuve  matérielle  que  la  législation  du  vi*  siècle  ot 
directement  visée  dans  les  discussions  relatives  aux  prières  sur  les 
morts  et  qu'au  milieu  du  ixe  siècle  on  ne  tient  pas  le  débat  pour  clos. 
Un  autre  fait  montre  bien  que  cette  législation  est  le  gros  enjeu 
de  la  lutte  :  le  canon  de  Braga,  on  s'en  souvient,  assimile,  au  point 
de  vue  canonique,  suicidés  et  condamnés;  or,  au  moment  môme  où 
se  poursuivent  les  discussions  relatives  aux  prières  pour  les  morts, 
le  droit  relatif  aux  condamnés  est,  lui  aussi,  remis  en  question.  En 
8^7,  le  Concile  de  Mâcon  finit  par  décider  que,  quand  ils  se  sont 
confessés,  on  peut  porter  les  corps  aux  églises,  offrir  des  oblations, 
célébrer  des  messes  (2)  ;  trente  ans  plus  tard,  le  concile  de  Troyes 
adoucit  en  même  temps  la  règle  relative  aux  suicidés  et  la  règle 
relative  aux  condamnés  (3).  C'est  donc  bien  la  théorie  du  concile  de 
Braga  qui  est  visée  dans  les  débats  sur  la  conduite  à  suivre  à  l'égard 
des  morts,  et  c'est  contre  l'esprit  dont  s'était  inspiré  le  concile  que 
la  haute  Eglise  allègue  la  doctrine  de  saint  Augustin.  A  l'âge  suivant, 
on  le  citera  pour  justifier  les  rigueurs  du  Décret  de  Gratien.  La 
renaissance  carolingienne  l'allègue,  à  plus  juste  titre,  comme  ayant 
condamné  par  avance  le  principe  même  des  peines  contre  la  mort 
volontaire. 

III 

La  renaissance  carolingienne  et  la  morale  nuancée  (suite)  :  1)  Les  moralistes  ne 
traitent  pas  la  question  du  suicide  ;  et  il  n'y  a  pas  de  suicides  à  la  mode  ; 
2)  mais  on  parle  sans  indignation  des  suicides  antiques  ;  3)  et  on  voit 
renaître  l'enthousiasme  pour  le  suicide  chrétien. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  le  droit  canonique  qu'on  discerne 
un  léger  réveil  de  la  morale  nuancée  :  dans  la  littérature  et  les  mœurs 
on  constate  aussi  des  efforts,  timides  encore,  mais  assez  nets. 

Ils  sont  timides,  parce  que  les  moralistes  semblent  d'accord  pour 
ne  pas  soulever  la  question  du  suicide.  Il  y  a,  à  l'époque  de  la  renais- 
sance anglo-saxonne  et  carolingienne,  un  beau  réveil  de  la  littérature 
morale.  Or,  Bède,  Egbert,  Alcuin,  Théodulfe,  Paulin  d'Aquilée, 
Smaragde,  Raban,  Jonas,  Radbert,  Hincmar,  pour  ne  citer  que  les 
principaux  moralistes,  ne  parlent  pas  de  la  mort  volontaire.  Ce  silence 
frappe  d'autant  plus  que  les  ouvrages  De  virtutibus  et  vitiis  sont  fort 
à  la  mode.  Il  s'y  trouve  force  chapitre  sur  l'acédie,  la  tristesse,  le 
désespoir.  A  chaque  instant,  on  a  l'impression  que  l'auteur,  porté 
par  son  plan,  va  parler  du  suicide.  Il  tourne  court  et  n'en  dit  mot  (4). 


(1)  Chap.  XXX,    (Wasserschleben,  p.    614-616).      (2)  Canon  27  (Mansi, 

XIV,    899).       (3)    Mansi,    XVII,    849.       (4)     Je    n'ai    rien    trouvé  sur    le 

suicide    dans    les    ouvrages     suivants   :   Agobard,    Adversus  legem  Gundo- 

baldit  De  divinis  sententiis  ;  Alcuin^  De  virt.  et   vitiis,^  De  ratione  animœt 


l'influence  antique  413 

De  même  qu'on  ne  trouve  pas  de  déclarations  en  faveur  de  la 
morale  nuancée,  on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait,  comme  dans  l'antiquité, 
des  suicides  à  la  mode  (i). 

Dans  la  Chronique,  dite  de  l'Astronome,  Bernard  et  Réginaire, 
ne  pouvant  supporter  la  vie  après  qu'on  leur  a  crevé  les  yeux,  se 
donnent  la  mort  (2).  Dans  les  Annales,  dites  d'Eginard,  on  voit  des 
guerriers  se  tuer  sur  le  champ  de  bataille,  pour  ne  pas  survivre  à 
leur  chef  (3).  Mais  ce  sont  là  des  faits  isolés.  Rien  dans  la  Vie  de 
Charlemagne,  rien  dans  les  ouvrages  du  moine  de  saint  Gall,  de 
Thégan,  de  Nithard,  rien  dans  les  poèmes  et  les  correspondances  du 
temps.  Peut-on  conclure  de  ce  silence,  comme  quelques-uns  l'ont  fait, 
qu'à  l'époque  carolingienne,  on  ne  se  tue  pas?  Ce  serait,  je  crois,  bien 
risqué.  Les  décisions  mêmes  des  Pénitentiels,  les  phrases  comme  : 
quidam  missas  faciunt  donnent  à  penser  qu'il  y  a  toujours  des 
morts  volontaires.  Au  début  du  xe  siècle,  Reginon  recommande  aux 
évêques  de  s'informer,  au  cours  de  leurs  tournées,  s'il  y  a  eu  quelque 
suicide  dans  la  paroisse  (4);  cette  recommandation  serait  peu  expli- 
cable, si  le  suicide  était,  depuis  plus  d'un  siècle,  chose  inconnue  en 
Gaule.  Seulement,  s'il  y  a  des  gens  qui  se  tuent,  il  n'y  a  pas  de  modes 
analogues  à  celles  que  nous  avons  trouvées  chez  les  Juifs,  les  Romains, 
les  Celtes. 

La  morale  nuancée  ne  s'affirme  donc  pas  fièrement  dans  les 
ouvrages  philosophiques  et  dans  les  mœurs.  Mais,  sur  deux  points, 
elle  lève  la  tête.  D'abord,  dans  la  littérature,  on  sent  déjà  l'influence 
de  l'antiquité  païenne. 

M.  Bruhnes  énumère  les  auteurs  latins  dont  le  nom  revient  le  plus 
souvent  à  l'époque  carolingienne  :  Cicéron,  Sénèque,  Pline  l'ancien, 
Lucain,  Virgile,  Ovide  (5).  Sans  doute,  il  y  a  dans  l'œuvre  de  ces 
écrivains  des  phrases  sévères  contre  le  suicide,  mais  il  y  en  a  aussi 
qui  lui  sont  favorables.  Un  recueil  de  sentences  philosophiques  faus- 
sement attribué   à   Bède   montre    qu'on    remarqua   les   unes   et   les 


Disputatio  de  rhetorica  et  virtutibus  ;  Dhuoda,  Manuel  ;  Hincmar,  De 
cavendis  vitiis  et  virtutibus  exercendis  ;  Milon,  De  sobrietate  ;  Paulin 
d'Aquilée,  Liber  exhortationis  ;  Raban  Maur,  De  clericorum  institutione, 
De  universo,  De  disciplina  ecclesiastica,  De  anima,  Homélies  ;  Radbert, 
De  fide,  spe  et  caritate  ;  Sedulius  Scotus,  Derectoribus  christianis  ;  Smaragde, 
Diadema  monachorum,  Via  regia  ;  Théodulfe,  Fragmentum  de  vitiis  capi- 
talibus  et  poèmes  moraux  indiqués  par  Ebert,  (traduct.  Aymeric,  II,  87 
ss.). 

(1)  J'ai  consulté,  outre  les  ouvrages  connus,  un  certain  nombre  d'An- 
nales indiquées  par  Molinier,  (Les  sources  de  VHist.  de  France,  t.  I,  ch.  XIVt 
Annales  carolingiennes),  Annales  Laureshamences,  Annales  fuldenses  antiqui, 
Chronicon  Moissiacense,  Annales  royales,  etc.  J'ai  parcouru  les  Correspon- 
dances éditées  par  Dûmmler  (M.  G,  Epist.)  et  la  plupart  des  ouvrages 
poétiques  indiquées  par  Molinier  (ibid.  ch.  XVI).  (2)  V ita  Hludovici  imp.t 
XXX  (M.  G.,  ss,  II,  p.  623).  (3)  Eginard,  éd.  Teulet,  P.  1840,  t.  I,  p. 
187.  (4)  De  ecclesiast.  discip.,  II,  5, 11  (P.  L.2  CXXXII,  c.  282).  (5)  Bruhnes, 
ouv,  citèl  p.  14. 


414  LA   RENAISSANCE    CAROLINGIENNE 

aiilrcs  (i).  Il  semble  que  les  hommes  du  vme  siècle  auraient  dû  avoir 
un  sursaut  en  lisant  soit  l'éloge  de  Caton,  soit  les  déolàratii 
voquantes  de  Sénèque,  de  Lucain,  de  Pline.  Cependant,  je  n'ai  trouvé 
nulle  part  aucune  trace  de  celte  indignation. 

Les  historiens  rapportent,  naturellement,  les  suicides  céli 
de  l'antiquité  romaine  :  bonne  occasion  pour  opposer  la  morale 
nouvelle  à  la  morale  antique.  Ils  n'ont  garde  de  la  saisir.  Je 
n'ai  pu  noter  qu'un  mot,  et  bien  peu  sévère,  de  Raban  Maur  (2). 
Par  contre,  Paul  Diacre  (3),  Landolfe,  Ado  (4),  Fréculphe  (5),  rap- 
portent, sans  un  mot  de  blâme,  les  suicides  de  Lucrèce,  de  Caton,  de 
Brutus,  d'Antoine,  d'Othon.  Landolfe  parle  même  de  Lucrèce  avec 
une  complaisance  visible  (6).  Fréculphe  reprend  les  expressions 
mômes  des  écrivains  antiques;  à  propos  de  la  femme  d'Asdrubal,  il 
écrit  :  «  douleur  d'homme  et  fureur  do  femme  »;  à  propos  des  femmes 
des  Cimbres  :  «  fureur  de  femme,  mais  vertu  virile  »  ;  après  avoir 
conté  le  suicide  de  Crussus,  il  ajoute  :  c'est  ainsi  a  qu'il  évita  la  mort 
et  la  servitude  ».  Adon,  qui  cite  le  même  fait,  emploie  exactement  les 
mêmes  expressions  (7). 

Dans  la  littérature,  je  note  deux  passages  où  l'on  entend  comme 
un  faible  écho  de  la  morale  d'autrefois.  Boniface,  écrivant  à  un  roi 
pour  lui  faire  honie  de  ses  débauches,  note  que  les  païens  eux-mêmes 
ont  en  horreur  le  désordre  et  l'adultère,  et  il  en  donne  pour  exemple 
les  Winidi,  chez  lesquels  «  l'amour  conjugal  est  si  bien  observé, 
qu'une  femme,  quand  elle  a  perdu  son  mari,  refuse  de  vivre  ».  Parmi 
eux,  dit-il,  «  une  femme  paraît  digne  d'éloge  quand  elle  se  tue  de  sa 
main  et  qu'elle  est  brûlée  sur  le  même  bûcher  que  son  mari  »  (8),  et 
il  oublie  tout  à  fait  d'ajouter  qu'il  n'y  a  pas  là  vertu,  mais  crime 
Dans  le  poème  d'Ermold  Nigellus,  le  roi  Murman  conclut  un  grand 
discours  par  ces  deux  vers  : 

Memet  sponte  mea  morti  dare  nempe  juvarel 
Pro  patriae  laude,  proque  sainte  soli  (9). 

(1)  Bède  (Dubia  et  spuria)  Sentent  philo sophorum  ex  Cicérone  collect. 
(P.  L.,  t.  XC,  c.  1088  et  1082).  L'ouvrage  cite  tour  à  tour  le  passage  connu 
du  Songe  de  Scipion  et  un  éloge  du  suicide  de  Caton.  (2)  Raban  Maur, 
Comm.  in  libr.  Macchab.,  II,  14  (P.  L.,  CIV,  c.  1254)  :  Raban,  développant 
à  propos  de  Razias,  les  idées  de  saint  Augustin,  ajoute  :  quœlibet  exempla 
opponant  gentes.  (3)  Voir  dans  Paul  Diacre  les  passages  relatifs  à  Lucrèce, 
César,  Antoine  et  Cléopâtre,  Othon,  (Eutrope,  éd.  Droysen,  dans  les  M.  G., 
Auct>  antiq.,  II,  p.  14,  110,  116,  128)  ;  l'indifférence  de  Paul  Diacre  est  d'au- 
tant plus  remarquable  qu'on  a  pu  dire  de  lui  que  dans  l'ensemble,  il  trans- 
forme «  en  une  œuvTe  d'inspiration  chrétienne  l'écrit  païen  d'Eutrope», 
(Molinier;  Sources  de  VHist.  de  Fr.,  I,  p.  36).  (4)  Voir  dans  Ado,  Chroniques, 
les  passages  sur  Crassus,  Lucrèce,  Caton,  Antoine,  Cléopâtre,  (P.  L.,  CXXIII, 
c.  64,  69,  72,  73,  74).  (5)  Voir  dans  Fréculphe,  Chroniques,  les  suicides  de 
Codrus,  de  Curtius,  de  la  femme  d'Asdrubal,  de  Crassus,  des  femmes  des 
Cimbres,  de  Caton,  Scipion,  Brutus,  Cassius,  Antoine,  t.  I,  1.  II,  20  ;  L  IV, 
17  ;  I.  V,  11  ;  I.  VI,  10  ;  I.  VII,  9, 14, 15.  (6)  Voir  dans  Eutrope,  éd.  Droysen, 
p.  228.  (7)  Voir  ci-dessus  notes  4  et  5.  (8)  M.  G.,Epi$t.}  III,  p.  342.  (9)  Car- 
mina  in  honorem  Hudovicil  III,  v.  409-410. 


LE   SUICIDE   CHRÉTIEN  415 

L'accent  est  déjà  d'un  poète  qui  connaît  et  admire  certains 
suicides   antiques. 

Cette  influence  antique,  au  total,  est  légère.  Celle  du  christia- 
nisme primitif  est  plus  considérable.  Elle  n'inspire  pas  seulement  des 
phrases,  mais  aussi  des  actes. 

Plus  instruits,  les  clercs  connaissent  un  peu  l'histoire  héroïque  de 
l'Eglise  primitive  et  la  morale  du  ive  siècle.  Aussitôt  on  voit  renaître 
complaisance  et  enthousiasme  pour  le  vieux  suicide  chrétien. 

De  nouveau,  les  écrivains  insistent  sur  le  caractère  libre  et  volon- 
taire de  la  mort  du  Christ  :  Bède  note  qu'au  moment  de  mourir,  il 
crie  :  magna  voce,  preuve  de  sa  puissance  divine,  preuve  qu'il  était 
celui  dont  l'Ecriture  dit  :  nul  ne  peut  me  ravir  mon  âme.  Que  les 
Juifs,  dit  encore  Bède,  ne  se  glorifient  pas,  comme  s'ils  avaient  été 
plus  forts  que  lui  :  ipse  posuit  animaux  swam  (i).  Même  idée  dans 
Alcuin,  Agobard,  Smaragde,  Radbert  (2). 

Bède  célèbre,  du  même  ton  qu'on  l'eût  fait  au  111e  siècle,  le  martyr 
Albanus,  qui  se  livre  pour  sauver  son  hôte  et  le  bourreau  qui  se  fait 
tuer  plutôt  que  de  frapper  Albanus  (3).  Un  poète  exalte  Blaitmacus 
qui  cherche  là  mort  : 

Utque  nihil  meriti,  nihil  et  probitaiis  abesset 
Martyrii  palmam  quaesivit  mente   benigna  (4). 

Un  autre  chante  Mammès,  qui  se  rend  exprès  à  Césarée  pour  y  trouver 
le  martyre  (5).  C'est  sans  aucun  embarras  que  les  martyrologes 
rapportent  l'histoire  des  héros  qui  se  sont  livrés  ou  tués  eux-mêmes. 
Bède  cite  Germanicus  qui  bestiam  provocabat,  Priacus  ultro  se  offe- 
rens,  Apollonia  «  se  jetant  d'elle-même  dans  le  feu  qu'on  avait 
allumé  »  (6).  Nulle  part,  il  n'éprouve  le  besoin  de  justifier  un  tel 
zèle.  Aldhelme,  dans  son  Eloge  de  la  virginité,  cite  l'histoire  des 
vierges  dont  parle  Eusèbe  et  qui  se  tuent  elles-mêmes,   sans   s'em- 

•  barrasser   des   scrupules   qu'avait   fait   paraître    saint    Augustin.     Il 

*  reprend  à  son  compte  la  formule  de  saint  Jérôme  sur  la  légitimité 
lu  suicide,  quand  «  la  chasteté  est  en  péril  »  (7).  Adon  reprend,  dans 
les  mêmes  termes,  les  mêmes  exemples  que  Bède.  Il  cite  les  chrétiens 
de  Nicomédie  qui  «  sans  attendre  d'être  interrogés,  se  jettent  d'eux 
mêmes  dans  les  flammes  »,  sainte  Thècle  se  précipitant  dans  la  fosse 
pleine  d'eau,  saint  Genest  s'écriant  :  christianus  desidero  movi.  Dans 


(1)  Bède,  In  Math,  ev.,  IV,  27  (P.  L.,  XCII,  c.  125)  et  In  Joan.  Ev.  {ibid., 
C.  768-769).  (2)  Alcuin,  Epist.  CXXXI  (M.  G.,  EpisL,  IV,  p.  196)  :  seipsum 
tradidit  in  mortem  ;  Cf.  epist.  CCCVII  {ibid.,  p.  468)  ;  Agobard,  epist.  XVIII 
[ibid.,  V,  p.  234),  Smaragde,  P.  L.,  LU,  c.  193,  Radbert,  P.  L.,  CXX,  c.  961. 
(3)  Bède,  Hist.  ecclesiast.,  I,  7  (P.  L.,  XCV,  c.  32).  (4)  Vita  S.  Blaitmaci, 
VII,  (P.  L.,  XCIV,  c.  1044).  (5)  Vita  S.  Mammœ  (Ibid.,  c.  1047).  (6)  Bède, 
Martyrol,  (P.  L.,  CXIV,  c.  816,  868, 1024,  838).  (7)  De  laudibus  wirginitaiis, 
XXI  (P.  L.,  LXXXIX,  c.  128). 


11»)  LA   RENAISSANCE    CAROLINGIENNE 

mi  de  ses  récits,  Natalie,  croyant  que  son  mari  s'est  évadé  pour  se 
soustraire  au  martyre,  refuse  de  le  recevoir  et  s'écrie  :  u  Je  me  tuerai 
moi-môme  avant  de  devenir  ta  compagne  »  (i). 

Cette  admiration  pour  l'ancien  suicide  chrétien  ne  reste  pas  chose 
livresque.  Saint  Boniface  en  vient  de  nouveau  à  se  demander  s'il 
est  permis  de  fuir  la  persécution,  et,  quand  il  soumet  la  question  au 
Pape,  il  en  reçoit  une  réponse  qui  n'est  pas  très  claire  (2).  Lorsque 
l'archevêque  ^Ethelard,  au  nom  du  fameux  précepte  :  «  si  on  vous 
persécute  dans  une  ville,  fuyez  dans  une  autre  »,  abandonne  son  siège 
menacé  par  l'invasion,  Alcuin  le  renvoie  au  mot  de  l'Evangile  de 
saint  Jean  sur  le  Bon  Pasteur,  et  le  style  de  sa  lettre  fait  penser  à  la 
fameuse  épitre  du  clergé  romain,  au  moment  de  la  fuite  de  saint 
Cyprien  :  plus  sévère  que  les  clercs  romains,  Alcuin  invite  l'arche- 
vêque à  faire  pénitence  (3). 

L'épidémie  de  suicides  chrétiens  qui  se  produit  en  Espagne,  au 
milieu  du  ixc  siècle  ranime  l'enthousiasme  pour  le  martyre  volon- 
taire. Après  le  concile  de  Braga,  condamnant  le  suicide,  l'Espagne 
avait  vu  le  concile  de  Tolède  punir  la  tentative  de  suicide  (4).  Néan- 
moins, en  85 1,  après  le  martyre  du  prêtre  Perfectus,  les  chrétiens 
d'Andalousie  se  présentent  d'eux-mêmes  aux  Musulmans  pour  insulter 
le  Prophète  et  se  faire  mettre  à  mort.  Tel  est  l'état  des  esprits  qu'un 
concile  essaie  en  vain  d'arrêter  cet  élan  vers  la  mort  (5).  Contre  les 
timides  et  les  Musulmans,  saint  Euloge  n'hésite  pas  à  prendre  le  parti 
des  héros.  A  ceux  qui  allèguent  le  mot  de  l'Evangile  :  fuyez  dans  une 
autre  ville,  il  répond  :  concession  aux  faibles  (6)  1  Les  saints  n'ont 
qu'à  se  régler  sur  le  Christ  :  obfirmavit  faciem  suam  ut  iret  in  Hieru- 
salem  (7)  ;  et  il  faut  en  effet  de  la  fermeté  à  qui  va  de  son  gré  au 
supplice;  mais  aussi,  comme  l'a  dit  un  sage,  a  les  premières  dignités 
dans  le  royaume  du  ciel  doivent  être  réservées  à  ceux  qui  sont  venus 
au  supplice  sans  qu'on  les  eût  cherchés  »  (8).  Et  Euloge  conte  avec 
orgueil  les  mêmes  scènes  que  nous  avons  vues  dans  les  Martyrs 
de  Palestine  et  dans  les  Actes  des  martyrs  coptes;  c'est  Isaac  qui 
s'avance  sur  la  place  publique  et  réclame  un  juge;  ce  sont  six  chré- 
tiens qui  vont  trouver  le  magistrat  et  lui  crient  :  prononce  ta 
sentence  !  c'est  Rogelius    et  Servio-Deo  qui  pénètrent  dans  un  temple 


(1)  Ado,  Martyrol.  (P.  L.,  CXXIII,  c.  252,  373,  364,  336,  350;  cf.  c.  192, 
226,  228,  237,  244,  311,  410).  (2)  Si  fieri  potest  et  locum  inveneris  insta 
ad  prœdicandum  Mis;  sin  autem  supportare  non  valueris  eorum  persecutionem, 
habes prœceptum  dominicum  ut  in  aliam  ingrediaris  cwitatem  (M.  G.,  Epist.,  III, 
p.  372).  (3)  Epist.  CXXVIII,  (M.  G.,  Epist,  IV,  p.  189).  (4)  Art.  4  (Mansi, 
t.  XII,  c.  59)  :  le  texte  vise  ceux  qui  ont  été  punis  ou  emprisonnés  pour  quelque 
faute  et  qui,  désespérés,  tentent  de  se  tuer  :  ils  feront  pénitence  pendant  deux 
mois  pour  avoir  essayé  animam  diabolo  sociare.  (5)  Voir  sur  ce  concile  Euloge, 
Memurialis  sanctorum,  11,15.  Bien  qu'il  n'eût  pas  osé  «blâmer  en  principe  cette 
espèce  de  suicide  »(Dozy,  Hist.  des  Musulmans  d' Espagne,  P.  1861,  t.  II, 
p.  141),  le  concile  manquait  d'autorité  parce  qu'il  agissait  d'accord  avec  les 
Musulmans.  (6)  Memorialis,  I,  6  (P.  L.,  CXV,  c.  743).  (7)  Ibid.t  I,  23, 
c.  757.     (8)  Ibid.,  I2  24,  c.  758. 


LE   SUICIDE    CHRÉTIEN  417 

païen  (i)  et  se  mettent  à  prêcher  l'Evangile.  Loin  d'atténuer  ce  que 
toutes  ces  morts  ont  de  libre  et  de  volontaire,  Euloge  insiste  :  ultro 
neus  confessor,  spontaneus  et  violentus  ad  passionem  cursus,  sponte 
sua  venientes  (2)  sont  des  expressions  qui  reviennent  à  chaque  instant 
dans  le  Mémorial;  et.  tandis  que  les  Musulmans,  comme  autrefois  les 
magistrats  païens,  s  étonnent  de  ce  désir  de  mourir  et  disent  :  allez, 
malheureux  qui  avez  la  vie  en  haine  (3)  I  Euloge  s'écrie  :  ô  incom- 
parable magnanimité!  ô  courage  qu'il  faut  admirer,  qu'il  faut  louer, 
qu'il  faut  imiter  (4)  I 

Tout  cela  se  passe  en  Espagne.  Mais  l'Eglise  franque  condamné-t- 
elle ce  zèle  comme  criminel  ou  intempestif?  A-t-elle  un  mot  de  blâme 
pour  ces  nouveaux  circoncellions?  Tant  s'en  faut.  Aimoin  nous 
raconte  que  les  moines  de  Saint-Germain,  s'étant  mis  en  route  pour 
chercher  le  corps  de  saint  Vincent  et  ne  pouvant  l'obtenir,  entendent 
parler  des  martyrs  de  Gordoue,  Georges  et  Aurèle.  Ils  entreprennent 
aussitôt  un  second  voyage  et  ont  le  bonheur  de  pouvoir  se  procurer 
les  deux  corps  (5).  Or,  ce  Georges,  dont  ils  apportent  pieusement  les 
reliques  en  France,  est  précisément  un  martyr  volontaire.  Il  s'est 
livré,  non  pas  même  en  déclarant  sa  foi  de  façon  provocante,  mais 
tout  simplement  en  priant  les  soldats  de  l'arrêter.  Aimoin  ne  l'ignore 
pas,  car  il  renvoie  lui-même  ses  lecteurs  au  récit  d'Euloge,  qui  conte 
tout  au  long  la  chose  (6).  Le  roi  de  France  ne  l'ignore  pas  davantage, 
car  il  envoie  un  député  à  Cordoue,  pour  s'assurer  «  de  la  vérité  du 
fait  ))  (7).  Cependant  nul  n'élève  la  moindre  objection,  et  la  pré- 
cieuse relique  a  des  vertus  surnaturelles.  Le  miracle  lui-même  dépose 
en  faveur  de  la  morale  nuancée. 


IV 

Le  destin  de  la  morale  nuancée  est  lié  à  celui  de  V élite  intellectuelle  :  1)  insuffi- 
sance des  hypothèses  classiques  ;  2)  les  théoriciens  des  idées  nouvelles 
appartiennent  à  l'élite  ;  3)  la  timidité  même  de  la  morale  nuancée  s'expli- 
que par  la  faiblesse  de  cette  élite  naissante. 

S'il  fallait  expliquer  ce  réveil  de  la  morale  nuancée  à  l'aide  des 
hypothèses  classiques,  on  serait,  je  crois,  fort  en  peine. 

Dira-t-on  que  le  respect  de  la  dignité  humaine  est  moins  vif  à 
l'époque  carolingienne  qu'au  vie  siècle?  Je  ne  vois  pas  bien  sur 
quelle  sorte  de  faits  s'appuierait  une  telle  affirmation. 

Dira-t-on  que  l'opinion  devient  moins  sévère  au  suicide  parce 
qu'elle  a  moins  d'horreur  pour  le  sang  versé?  Si  barbares  et  san-. 
glantes  que  soient  encore  les  mœurs,  au  vin6  et  au  ixe  siècles  (8), 


(1)  Ibid.,  II,  2,  4,  13  (c.  770  et  794)  ;  ce  sont  là  quelques  exemples  choisis 
entre  cent.  (2)  Ibid.,  I,  9, 10,  21,  (c.  747,  754ss.  (3)  Quibusvitatœdium  est,  II, 
10  (c.  790).  (4)  I,  22,  (c.  756).  (5)  Aimoin,  Translatio  SS.  Georgii,  Aurelii 
et  Nathaliae  (P.  L.,  CXVI).  (6)  Mémorial.,  II,  9  (c.  790).  (7)  Aimoin,  ouvr. 
cité,  (P.  L.,  CXVI,  c.  947);  cf.  Ebert,  Littér.  du  M. -Age,  II,  p.  388.  _  (8)  Quand 
Charlemagne  s'en  prend  à  des  pratiques  barbares  comme  l'exercice  du  droit 


27 


418  LA    RENAISSANCE    CAROLINGIENNE 

j'ai  ou   pluUM   l'impie— km,   à   lire  EttuatMstes  et   historiens,   qu '■ 
adoucissaient   un   peu.    M     Charlemagne,    ni    Louis    le    Pi 
Charles  Je  Chauve,   n'ont  recours  à  l'assassinat,   comme   y 

nus  Clovis  ou  Cdailpérdc,  c'est-à-dire  comme  à  un  moyen  noi 
de  gouvernement  (i).  De  vieux  sentiments  chrétiens,  qu'on  eût 
crus  pour  jamais  abolis,  reparaissent  :  Hincmar  en  est  rédn 
défendre  la  légitimité  de  la  peine  de  mort,  à  expliquer  qu'il  faut 
offrir  les  oblations  à  pour  ceux  qui  sont  morts  à  la  guerre  »  {•!)  ; 
Louis  le  Pieux  recommande  à  ses  trois  fils  de  penser  aux  moyens 
d'assurer  k  la  paix  perpétuelle  »  (o).  Enfin,  les  Pénitentiels  qui 
contiennent  des  décisions  indulgentes  pour  les  suicidés  ne  sont  pas 
moins  rigoureux  que  le  reste  de  la  littérature  de  l'Eglise  sur  la  ques- 
tion de  l'homicide.  Au  contraire,  ils  punissent  le  meurtre  involon- 
taire, ils  infligent  même  des  pénitences  à  ceux  qui  ont  tué  sur 
l'ordre  d'un  maître  ou  au  cours  d'une  guerre  (4).  J'ajoute  qu'en 
général,  ils  ne  lient  pas  la  question  du  suicide  à  celle  de  l'homi- 
cide (5). 

Si  les  faits  s'accordent  mal  aux  hypothèses  classiques,  il  me 
semble  qu'ils  s'ajustent  très  exactement  à  la  nôtre.  Non  seulement 
la  morale  nuancée  reparaît  au  moment  même  où  se  reconstitue  une 
aristocratie  de  l'esprit,  mais  elle  apparaît,  sur  tous  les  points  où  nous 
pouvons  la  saisir,  comme  une  chose  aristocratique  :  le  grand  argu- 
ment allégué  par  ceux  qui  veulent  nuancer  le  droit  est  un  argu- 
ment théologique  repris  à  saint  Augustin,  preuve  que  les  réforma- 
teurs appartiennent  à  l'élite;  l'influence  antique,  cela  va  sans  dire, 
n'agit  que  dans  les  milieux  les  plus  cultivés;  enfin,  l'enthousiasme 
renaissant  pour  le  suicide  chrétien  se  manifeste  surtout  au  sein 
d'une  élite  :  ceux  qui  redisent  la  gloire  des  anciens  martyrs  volon- 
taires sont  des  hommes  comme  Bède,  Aldhelme,  Adon;  en  Espagne, 
Euloge  est  un  raffiné,  «  nature  délicate,  dit  Ebert,  savant  chez  qui 


de  vengeance,  ses  projets  de  réforme  se  heurtent  à  une  opposition  telle  qu'il 
doit  les  abandonner,  (Kleinclausz,  dans  YHist.  de  Fr.,  de  Lavisse,  t.  II,  1, 
p.  314).  Les  lois  contre  les  Saxons  sont  féroces  :  mort  à  qui  se  cache  pour 
n'être  pas  baptisé,  mort  à  qui  brûle  un  cadavre  selon  le  rite  païen,  mort  à 
qui  a  sacrifié  au  diable,  (Capitulatio  de  partibus  Saxoniœ,  parag.  7,  8,  9). 

(1)  La  pénitence  publique  de  Louis  le  Pieux  après  la  mort  de  Bernard, 
si  elle  n'est  pas  le  fait  d'un  grand  politique,  marque  du  moins  un  immense 
progrès  moral  sur  l'époque  de  Grégoire  de  Tours  ;  même  progrès  si  l'on  com- 
pare aux  complaisances  du  clergé  mérovingien  la  belle  lettre  de  Paulin  d'Aqui- 
lée  à  un  roi  coupable  de  meurtre  (M.  G.  EpisL,  II,  p.  521).  (2)  De  regia 
persona  et  regio  ministrrio,  prœf.  et  cap.  XV,  (P.  L.,  CXXV,  c.  834  et  8^4). 
(3)  Ordinatio  imperii,  cap.  IV,  {Capitul,  éd.  Boretius,  p.  59).  (')  Voir  W  as- 
serschleben,  Die  Buss.,  p.  154,  173,  188,  453  et  Schmitz,  Bussb.  u.  kan. 
Bussv.,  p.  368,  355  ;  —  Bussb.  u.  Bussdisc,  p.  264.  (5)  Dans  le  Vallicel  I, 
et  dans  le  Bigotianum,  les  canons  relatifs  au  suicide  voisinent  avec  les  ca- 
nons relatifs  à  l'homicide.  Mais  ce  rapprochement  ne  se  retrouve  pas  dans 
les  autres  pénitentiels. 


LA  MORALE  NUANCÉE   ET  L'ÉLITE  419 

l'étude  avait  produit  des  fruits  d'une  culture  esthétique  »  (i).  Charles 
le  Chauve,  qui  fait  faire  une  enquête  sur  la  mort  volontaire  de  Geor 
ges,  est  un  prince  lettré,  «  un  philosophe  »,  dit  Héric  d'Auxerre  (4). 

Mais,  dira-t-on,  il  n'y  a  pas  unanimité  dans  l'élite  en  faveur  des 
idées  nouvelles.  C'est  vrai,  et  l'on  peut  ajouter  que,  là  où  elle? 
s'expriment,  ces  idées  sont  bien  timides.  Mais  je  crois  que  cela 
même  confirme  notre  hypothèse  :  si  la  morale  nuancée  est  hésitante, 
c'est  que  l'élite  commence  à  peine  à  se  reconstituer.  Il  y  a,  dans  le 
clergé,  une  aristocratie,  mais  cette  aristocratie,  qui  s'élève  pénible- 
ment au-dessus  de  la  foule  ignorante  qu'est  toujours  le  bas  clergé  (3), 
porte  sur  bien  des  points  la  marque  de  son  origine.  Elle  n'échappe 
pas  tout  entière  à  l'empire  des  sentiments  populaires. 

Ce  n'est  pas  seulement  sur  la  question  du  suicide  qu'elle  se 
divise  et  hésite.  Sur  ce  qui  vient  le  plus  directement  du  peuple,  il  y 
a  flottement.  Claude  de  Turin  et  Abogard  attaquent  et  raillent  le 
culte  des  saints,  l'adoration  des  images  et  des  tombeaux.  Mais, 
dans  le  monde  des  lettrés,  Jonas  se  lève  pour  combattre  ces  idées 
trop  hardies;  Eginard  dénonce  «  avec  âpreté  et  amertume  »  ceux 
«  qui  honorent  les  saints  sans  croire  à  la  vertu  miraculeuse  de  leurs 
reliques  »  (4),  et  les  miracles  de  ses  favoris,  Marcellin  et  Pierre, 
sont  tout  aussi  païens  d'esprit  que  les  miracles  mérovingiens  (5). 
Dans  son  élan  vers  une  morale  plus  élevée,  l'élite  n'est  pas  unanime, 
parce  qu'elle  ne  fait  que  renaître,  et  parce  que,  dans  l'Eglise  elle- 
même,  le  sentiment  populaire  a  pris  une  force  qu'il  n'avait  pas  avant 
le  triomphe  de  la  barbarie. 

En  ce  qui  concerne  le  suicide,  cette  force  est  encore  accrue  par  le 
maintien  du  principe  servile,  par  la  déformation  du  droit  romain, 
qui  continue  d'être  appliqué  en  vertu  du  principe  de  la  personna- 
lité des  lois.  Il  n'est  donc  pas  surprenant  qu'en  face  de  ces  réalités 
solides,  la  morale  nuancée  demeure  hésitante. 

Faut-il  cependant  une  dernière  preuve  que  le  destin  de  cette 
morale  est  réellement  lié  au  sort  de  l'élite  renaissante?  —  Non  seu- 
lement on  les  voit  reparaître,  l'une  et  l'autre,  à  la  même  époque, 
mais  on  les  voit  mourir  ensemble. 

Dès  la  fin  du  ixe  siècle,  la  reconstitution  d'une  aristocratie  intel- 
lectuelle est  arrêtée  (6).  Aussitôt,  la  morale  nuancée  disparaît. 

Non  seulement  les  moralistes  continuent  à  éviter  la  question  du 
suicide,  mais  ils  ne  la  traitent  même  plus  indirectement  à  propos 
des   prières   pour  les  morts.   Les   Collaiiones   d'Odon,   les  Prœlonuia 


(1)  Ebert,  II,  p.  339.  (2)  Voir  Klemclausz,  dans  ïHist.  de  Fr.  de 
Lavisse,  II,  1,  p.  374.  (3)  Voir  sur  ce  point  Vykougal,  Les  examens 
du  clergé  paroissial  à  l'époque  carolingienne,  (Revue  d'hist.  ecclés.  de 
V Université  de  Louvain,  15  janvier  1913).  (4)  Marguerite  Bondois,  La 
translation  de  Marcellin  et  Pierre,  (Bibli.  de  l'Ec.  des  hautes  études,  CLX,  P. 
1907),  p.  53.  (5)  Mlle  Bondois  note  dans  la  Translation  comme  sortant  de 
l'ordinaire,  «  deux  miracles  moraux».  (G)  Sur  ce  renouveau  de  barbarie,  voir 
infra,  ch.  VII. 


42T)  LA    RENAISSANCE    CAROLINGIENNE 

de  Rathicr,  les  Commentaires  (i)  d'Atton  sur  saint  Paul  touchent  à 
force  questions  morales  intéressant  la  pratique  et  le  droit  :  ils  s'ac- 
cordent à  laisser  tomber  les  discussions  de  l'époque  antérieure" 

Ce  silence  pourrait  s'expliquer  à  la  rigueur  par  le  petit  nombre 
des  ouvrages  consacrés  à  la  morale.  Mais  le  silence  du  droit  cano- 
nique est  plus  significatif.  Les  Synodes  du  xe  siècle  ne  s'occupent 
pas  de  la  mort  volontaire.  Dans  les  écrits  canoniques  d'Abbon,  de 
Riculphe,  de  Gautier,  d'Atton  de  Vercelli,  de  Richard,  de  Fulbert, 
on  ne  trouve  plus  aucune  trace  des  idées  de  Théodore. 

Même  abandon  des  idées  anglaises  dans  les  Pénitentiels.  On  en 
trouve  un  suprême  et  pâle  reflet  dans  le  Vallicellanum  II,  qui,  au 
xe  siècle  probablement,  ajoute  au  texte  du  concile  de  Braga  : 
exceptis  his  qui  per  infirmitatem  a  daemonibus  ampiuntur  (2).  Mais 
ce  texte  mis  à  part,  les  Pénitentiels  postérieurs  à  la  renaissance 
reviennent  à  la  législation  du  vi®  siècle  (3). 

Enfin,  l'exemple  de  Reginon  montre  qu'il  y  a  bien  un  parti-pris 
d'en  finir  avec  la  morale  nuancée. 

Cette  morale,  Reginon  la  connaît,  puisqu'il  connaît  le  Péniten- 
tiel  de  Théodore.  D'autre  part,  il  s'intéresse  à  la  question  du  sui- 
cide, puisqu'il  recommande  aux  évêques  de  se  renseigner  sur  le 
nombre  des  morts  volontaires  (4).  Or,  dans  son  fameux  recueil  sur 
la  Discipline  de  l'Eglise,  il  reproduit  purement  et  simplement  le 
texte  du  Concile  de  Braga  (5),  c'est-à-dire  le  plus  rigoureux  des  textes 
du  vie  siècle. 

Je  crois,  en  outre  —  et  j'essaierai  de  le  démontrer  plus  loin  — 
que  c'est  précisément  au  xe  siècle  que  prennent  corps  les  fameuses 
coutumes  qui,  au  moyen  âge,  frapperont  le  suicide.  Mais,  quoi  qu'il 
en  soit  de  ce  point,  l'œuvre  que  nous  avons  vu  s'ébaucher  au 
vme  siècle  et  au  début  du  ixe  s'interrompt  au  xe  siècle.  Plus  d'aris- 
tocratie intellectuelle,  plus  de  morale  nuancée.  Pour  la  seconde 
fois,  notre  hypothèse  se  vérifie,  et,  pour  la  seconde  fois,  la  morale 
d'en  bas  l'emporte.  Que  va-t-il  se  passer  au  xne,  au  xme  siècle,  c'est- 
à-dire  lorsque  des  aristocraties  se  seront  reconstituées?  C'est  ce  que 
nous  allons  étudier. 


(1)  Il  n'y  a,  dans  les  Collationes  qu'un  mot  en  passant  sur  Lucrèce 
(P.  L.,  CXXXIII,  c.  557)  ;  (2)  Dans  ses  Commentaires,  Atton  ne  parle 
pas  du  suicide,  là  même  où  le  texte  l'y  invite  le  plus  nettement, 
c'est-à-dire  lorsqu'il  commente,  I  Cor.  XIII,  3  et  Phil.,  I,  23.  Je  n'ai  rien 
trouvé  non  plus  dans  le  traité  de  morale  publié  sous  le  titre  de  Admonitio 
ad  Nonsuindam  sororem  (P.  L.,  CXXXIV,  c.  915)  ni  dans  les  œuvres  de 
Cerbert.  —  Rien  d'intéressant  dans  les  ouvrages  historiques.  Les  martyro- 
loges continuent  à  parler  sans  embarras  des  martyrs  volontaires,  (voir  Notker, 
P.  L.,  CLXXI,  c.  1044,  1031,  1040,  etc.  ;  cf.  Flodoard,  Hist.  de  l'Egl.  de 
Reims,  ch.  VI)  ;  par  contre,  Aimoin  condamne  le  suicide  de  Crassus  (Hist. 
Franc.,  III,  11),  que  Fréculphe  rapportait  sans  un  mot  de  blâme.  (2)Schmitz, 
Bussb.  u.  Bussdiscip.,  p.  354.  (3)  Voir,  par  exemple,  le  Pénitentiel  dit 
d'Arundel  (ibid.,  p.  442).  (4)  De  Ecoles.  discipL,  II,  5,  11  (P.  L.x  CXXXXII, 
c.  282).     (5)  Ibid.,  II,  92  (p.  303). 


CHAPITRE  V 

Dernière  victoire  de  la  Morale  populaire 
Le  Moyen  Age 


Le  moyen  âge  voit  la  dernière  victoire  de  la  morale  populaire. 

Du  xe  siècle  jusqu'au  xve,  les  moralistes  condamnent  rigoureu- 
sement la  mort  volontaire,  sans  distinguer  entre  les  cas;  le  droit 
canonique  refuse  aux  suicidés  la  sépulture;  les  hauts  justiciers  font 
traîner  et  pendre  les  cadavres  :  morale  écrite  et  morale  réelle  com- 
munient dans  l'horreur  du  suicide. 

Cette  victoire  de  l'ancienne  morale  populaire  est  si  frappante 
qu'on  l'a  crue  absolue.  A  en  croire  la  plupart  des  auteurs,  on  ne 
trouverait  plus,  au  moyen  âge,  aucune  trace  des  idées  antiques.  Je 
crois  en  avoir  trouvé  quelques-unes.  Sur  la  masse  ignorante  ou 
plongée  «  dans  un  état  pire  que  l'ignorance  »,  on  voit  se  détacher, 
au  moyen  âge,  des  aristocraties  intellectuelles  et  mondaines  :  aris- 
tocratie d'Eglise,  que  domine,  pendant,  un  temps,  l'Université  de 
Paris;  aristocratie  de  robe,  qui  produit  déjà  quelques  bons  légistes; 
aristocratie  mondaine,  dont  la  littérature  courtoise  nous  révèle 
l'idéal  naissant.  Guidé  par  mon  hypothèse,  j'ai  cherché  dans  ces 
milieux  la  morale  nuancée.  Je  l'y  ai  trouvée.  Ici,  il  y  a  comme  un 
parti-pris  d'ignorer  les  rudesses  du  droit;  là  on  les  dénonce;  ailleurs, 
on  voit  s'ébaucher  une  liste  de  suicides  nobles  ou  élégants.  L'élite, 
une  fois  de  plus,  se  sépare  de  la  masse. 

Mais,  en  dépit  de  cette  survivance  ou  de  cette  résurrection,  il  est, 
je  crois,  exact  de  dire  que  la  morale  populaire  triomphe.  Les  vel- 
léités de  sa  rivale  soulignent  ce  triomphe  plus  qu'elles  ne  le  con- 
trarient, parce  qu'elles  ne  sont  justement  que  des  velléités.  Dans 
l'antiquité,  les  doctrines  nuancées  ont  leurs  théoriciens,  s'étalent 
dans  le  Code  et  dans  le  Digeste;  elles  tiennent  tant  de  place,  font  tant 
de  bruit,  qu'il  nous  faut  aujourd'hui  un  effort  pour  retrouver  là- 
dessous  les  rudesses  de  la  morale  populaire.  Au  moyen  âge,  c'est 
exactement  le  contraire  :  la  morale  nuancée  n'ose  s'affirmer  ni  dans 
les  formules  des  moralistes,  ni  dans  les  textes  juridiques;  elle  évite 
de  s'opposer  aux  idées  communes;  elle  a  l'air  de  se  dérober.  Ainsi, 
la  morale  populaire  n'a  pas  supprimé  sa  rivale,  mais,  en  un  sens, 
elle  fait  plus  :  elle  la  tient  captive,  la  force  à  se  taire. 

Voilà,  du  moins,  ce  que  je  voudrais  essayer  de  mettre  en  lumière. 
J'espère  pouvoir  prouver,  en  terminant,  que  les  mêmes  causes 
jouent  toujours,  et  que  cette  dernière  victoire  de  la  morale  popu- 
laire est,  comme  les  précédentes,  une  victoire  de  l'esprit  servile  et 
de  l'ignorance  sur  des  aristocraties  encore  débiles. 


422  LA    MORALE    SIMPLE    MT    MOYEN    AGE 


La  morale  écrite  :  la  doctrine  jadis  propre  à  saint  Augustin  devient  la  doctrine 
^  commune  et  on  ne  retient  guère  de  l'antiquité  que  ses  déclarations  contre  le 
suicide  :  théories  d'Abélard,  d'Alexandre  de  Haies  et  de  saint  Thomas. 

Au  moyen  âge,  l'ancienne  morale  scrvile  se  hausse  définitivement 
à  la  dignité  de  morale  écrite.  La  condamnation  du  suicide  dans 
tous  les  cas,  naguère  sentiment  populaire,  inexprimé,  plus  tard 
paradoxe  propre  à  saint  Augustin,  devient  la  thèse  commune  des 
grands  docteurs  du  moyen  âge.  A  l'envi,  les  philosophes  renché- 
rissent sur  la  Cité  de  Dieu,  et,  lorsqu'ils  allèguent  la  pensée  antique, 
ils  ont  soin  de  la  mutiler,  pour  n'en  garder  que  les  doctrines  qui 
s'accordent  à  leur  thèse. 

Il  y  a  bien  unanimité  :  j'ai  lu,  avec  l'espoir  d'y  découvrir  quelque 
opinion  singulière,  une  hérésie  morale,  un  certain  nombre  de  mora- 
listes (i)  du  moyen  âge.  Je  n'ai  rien  trouvé  en  dehors  des  quelques 


(1)  J'en  ai  dressé  la  liste  à  l'aide  de  Y  Histoire  Littéraire,  de  l'ouvrage  de 
M.  de  Wulf  et  du  Grundriss  de  Grœbcr,  (Strasb.,1902,  p.  211,  Morallehre,  etc.), 
en  cherchant  surtout  à  consulter  des  représentants  d'écoles  différentes. 
J'ai  surtout  étudié  les  moralistes  du  xne  et  du  xme  siècles,  parce  que  c'est 
à  cette  époque,  au  témoignage  de  M.  de  Wulf,  que  la  philosophie  est  le  plus 
riche  en  grands  ouvrages  et  en  esprits  originaux.  Pour  le  xive  et  le  xve  siècles, 
j'ai  donné  seulement  quelques  coups  de  sonde.  Voici  la  liste  des  ouvrages 
que  j'ai  consultés  :  Abélard,  Ethica,  Problemata  Heloissœ,  Sic  et  non,  (P.  L., 
CLXXVIII)  ;  Lettres,  éd.  Gréard,  P.,  s.,  d.  ;  Alain  de  Lille,  Anticlaudianus, 
poème  moral,  Liber  pœnitentialis,  Sententiae,  Summa  de  arte  praedicaloria, 
De  fide  catholica  contra  hereticos,  (P.  L.,  CCX)  ;  Albert  le  Grand,  Opéra, 
Lyon,  1651  ;  Alcher  de  Clairvaux,  De  spiritu  et  anima,  (P.  L.,  XL)  ;  Algerus, 
De  Misericordia  (P.  L.,  CLXXX)  ;  Alexandre  de  Haies,  Summa  theologica, 
Cologne,  1622  ;  St  Anselme,  De  voluntate,  Dialogus  de  libero  arbitrio,  Liber 
meditationis,  Orationes,  (P.  L.,  CLVIII)  ;  Bartholomaei  Pisani  Summa  de 
casibus,  s.  d.  (B.  Nat.  D.  527)  ;  Bassolius,  In  sententiarum  opus,  P.  1517  ; 
Bernard  de  Chartres,  Formula  vitœ  honestœ  (P.  L.,  CLXXXIV)  ;  St  Bernard, 
Traité  des  divers  degrés  de  V humilité  et  de  V orgueil  (trad.  Ravelet,  P.  1865)  ; 
Bersuire,  Operax  Anvers,  1609  ;  Biblia  pauperum  (B.  Nat.,  B  6595)  ;  St  Bona- 
venture,  Opéra,  Venise,  1753  ;  Les  contes  moralises  de  Nicole  Bozon,  éd.  Smith 
et  Meyer,  P.  1889  ;  Brunetto  Latini,  Li  livres  dou  Trésor,  éd.  Chabaille, 
P.  1863  ;  St  Bruno,  Comment,  in  Matth.,  In  Joann.,  Sententiœ  (P.  L.,  CLXXV); 
Buridan,  Quœstiones  in  decem  libros  Ethicorum,  Oxonice  1637  ;  Capreolus, 
Defensiones  theologicœ,  Tours,  1900  ;  Cessoles,  Le  jeu  des  eschez  moralisé, 
P.  1509  ;  Alain  Chartier,  L'espérance  ou  Consolation  des  trois  vertus  (Œuvres, 
éd.  Du  Chesne,  P.  1617)  ;  Le  Chastoiement  d'un  père  à  son  fils  (Méon,  II,  P. 
1808)  ;  Damien,  Opéra,  Venise,  1783  ;  Denis  le  Chartreux,  Des  quatre  fins 
de  l'homme  (trad.  nouv.,  P.  1685),  La  manière  de  bien  vivre  et  autres  traités, 
(trad.  Morice,  P.  1611)  ;  Duns  Seot,  Opéra,  Lyon,  1639  ;  Etienne  de  Bourbon, 
Anecdotes,  éd.  Lecoy  de  la  Marche,  P.  1877  ;  Fauvel,  éd.  Langfors,  P.  1914  ss.; 
Fulbert  de  Chartres,  De  peccatis  capitalibus,  De  conflictu  vitiorum  et  virtutum 
(P.  L.,  CXLI,  CXLIII)  ;  Geoffroi  de  Vendôme  (P.  L.,  CLVII)  ;  Gilbert  De 
statu  ecclesiœ  (P.  L.,  CLIX)  ;  Gilbert  de  la  Porrée,  Commentaires  sur  Boèce 


ABELARD  423 

phrases  qu'on  verra  plus  loin,  et  qui  ne  constituent  pas  une  doc- 
trine. Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  en  accuser  l'indigence  de  la  litté- 
rature morale.  Au  xne  et  au  xme  siècles,  elle  m'a  paru  plus  riche  et 
intéressante  que  ne  me  l'avaient  fait  espérer  les  appréciations  de 
M.  de  Wulf  et  celles  de  l'Histoire  littéraire.  Il  s'y  rencontre,  sur  cer- 
tains points,  des  idées  originales,  imprévues.  Touchant  le  suicide, 
l'accord  est  à  peu  près  parfait. 

Au  xie  siècle,  je  ne  connais  pas  d'auteur  qui  traite  la  question. 
Au  siècle  suivant,  Abélard  la  discute  dans  le  Sic  et  Non.  Peut-il  être 
licite,  en  certains  cas,  de  se  donner  la  mort?  Abélard  donne,  tour 


(P.  L.,  CLXXXVIII)  ;  Gilles  de  Rome,  De  regimine  principum,  (B.  nat.,  E. 
3209)  ;  Godefroid  de  Fontaines,  Quodlibets,  Louvain-Paris,  1904  ss.  ;  Guibert, 
De  virginitate,  (P.  L.,  CLVI)  ;  Guibert  de  Tournai,  Eruditio  regurn  et  princi- 
pum, (Les  phil.  belges,  IX,  Louvain  1914)  ;  De  pace  animique  tranquilli- 
tate,  (Max.  Bibl.  voter,  patr.  XXV,'  Lyon  1677)  ;  Guillaume  d'Auvergne, 
Opéra,  P.  1674  ;  Guillaume  d'Auxerre,  Summa  aurea  (B.  Nat.,  D.  1733)  ; 
Guillaume  le  Clerc,  Le  bestiaire,  éd.  Reinsch,  Leipz.,  1892  ;  Guillaume  d'Oc- 
cam,  Sup.  IV  libr.  sentent.,  Cenliloquium,  Lyon  1496  ;  Guiot  de  Provins, 
Bible,  éd.  Orr,  Manchester  1915  ;  Harveng,  Œuvres  morales  (P.  L.,  CCII)  ; 
Hélinand,  Flores  (P.  L.,  CCXII)  ;  Vers  de  la  mort,  éd.  Wulf  et  Walberg, 
P.  1905  ;  Henri  de  Gand,  Summa,  Ferrare,  1646  ;  Quodlibeta,  (B.  Nat.,  Rés., 
D  292)  ;  Hildebert  ou  Guillaume  de  Conches,  Moralis  philosophia  de  honesto 
et  utili  ;  Liber  mathematicus  [De  parricida  (P.  L.,  CLXXI)  ;  R.  de  Houdenc, 
Le  songe  d'enfer,  éd.  Lebesgue,  P.  1908  ;  Hugues  de  Ste  Marie,  De  regia  pùtes- 
tate,  (P.  L.,  CLXIII)  ;  Hugues  de  St- Victor,  Institut,  in  decalog.,  Summa 
sentent.,  De  sacramentis  christ ianœ  jidei,  (pars  XIII,  De  viliis  et  virtutibus) , 
De  fructibus  carnis  et  spiritus  ;  (P.  L.,  CLXXVI)  ;  Hugues  de  Strasbourg, 
Compendium  theologicœ  veritatis,  (au  t.  XIII  des  œuvres  d'Albert  le  Grand)  ; 
Jean  de  Galles,  Florilegium  sive  compendiloquium  de  vita  et  dictis  notabilibus 
altque  exemplis  imilabilibus  illuslr.  philos.,  Rome,  1655;  Summa  collationum, 
(B.  Nat.,  D  80114)  ;  Jehan  le  Bel,  Li  ars  d'amour,  de  vertu  et  de  boneurté, 
Brux.,  1869  ;  Jean  de  Salisbury,  Policraticus,  (P.  L.,  CXCIX)  ;  Lanfranc, 
Comment,  sur  St  Paul  et  Notes  sur  Cassien  (Opéra,  P.  1648)  ;  Lorens,  La  somme 
des  vertus  et  des  vices  (abrégé  s.  1.  n.  d.,  B.  Nat.,  D  4551)  ;  Nicolas  de  Orbellis, 
In  IV  libr.  Sentent,  expositio,  P.  1498  ;  La  noble  leçon,  poème  vaudois,  éd. 
Moutet,  P.  1888  ;  Philippe  de  Vitry,  Œuvres,  éd.  Tarbé,  Reims,  1850  ;  Pierre 
d'Ailly,  Quœst,  sup.  libr.  Sentent.,  1500  ;  Pierre  de  Blois,  De  caritate  Dei  et 
proximi  [Opéra,  P.  1667)  ;  Pierre  de  Celles,  De  conscientia  (P.  L.,  CCII)  ; 
Pierre  le  Chantre,  Verbum  abbreviaium  (P.  L.,  CCV)  ;  Pierre  le  Lombard, 
Sentences  (P.  L.,  CXCII)  ;  Pierre  de  Poitiers,  Sentences  (P.  L.,  CCXI)  ;  Pierre 
de  Riga,  Des  peines  de  Venfer  (P.  L.,  CCXII)  ;  Poème  moral,  éd.  Clœtta, 
Erlangen  1886  ;  Philippe  de  Novarre,  Les  quatre  âges  de  V homme,  éd.  Fréville, 
P.  1888  ;  Richard  de  St- Victor,  Œuvres  morales  (P.  L.,  CXCVI)  ;  Robert  de 
Sorbon,  De  conscientia,  De  conjessione,  Iter  paradisi,  (Bibl.  max  veter.  Patr., 
XXV)  ;  Rupert  De  voluntate  Dei,  De  omnipotentia  Dei,  De  vita  vere  aposto- 
lica,  (P.  L.  CLXX)  ;  R.  Sebond,  La  théologie  naturelle,  P.  1551  ;  Simund  de 
Freine,  éd.  Matzke,  P.  1909  ;  Summa  prœdicantium,  Venise,  1586  ;  Summa 
aslesana  (B.  Nat.,  D  523)  ;  St  Thomas,  Opéra  omnia,  t.  IX,  Rome,  1897  ; 
Vincent  de  Beauvais,  Spéculum  majus.  Venise  1591,  (t.  III  et  IV)  ;  —  De  modo 
bene  vivendi  ad  sororem,  De  ordine  vitœ  et  morum  institutione,  De  statu  vir- 
iidum  (P.  L.  CLXXXIV).  —  J'ai  indiqué  ci-dessus  les  attributions  usuelles; 
plusieurs,  on  le  sait,  sont  contestées. 


424  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

à  tour,  les  arguments  pro  et  contra.  Mais  ce  procédé,  qui  sera  celui 
des  grands  scolastiques,  ne  l'induit  pas  au  scepticisme  ni  à  des 
conclusions  nuancées.  C'est  à  tort  qu'on  allègue  en  faveur  du  sui- 
cide la  phrase  de  saint  Jérôme  ou  l'exemple  d'Apollonia.  «  Il  ne  faut 
pas  forcer  la  mort  contre  l'ordre  de  la  nature  (i).  » 

La  formule  sent  le  néo-platonisme.  Visiblement,  Abélard  veut 
prouver  que  sa  doctrine  n'est  pas  spécifiquement  chrétienne.  Alors 
qu'il  produit  en  faveur  du  suicide  un  argument  chrétien,  un 
exemple  chrétien,  il  donne,  à  l'appui  de  sa  propre  thèse,  trois  argu- 
ments païens.  Mais,  pour  les  besoins  de  la  cause,  il  mutile  hardiment 
la  pensée  antique.  Il  cite  Macrobe,  Platon,  Plotin;  il  n'a  garde  de 
dire  que  Platon  admet  certains  suicides,  et  il  ne  fait  aucune  allusion 
aux  idées  stoïciennes. 

Jean  de  Salisbury,  à  propos  de  Diogène,  parle  des  Anciens,  qui 
préféraient  la  mort  à  la  honte.  Mais  il  rejette  sans  discussion  cette 
doctrine,  due  à  a  l'ignorance  ».  C'est  à  tort  qu'on  loue  le  courage  de 
ceux  qui  se  sont  tués  : 

Fortiter  Me  facit  qui  miser  esse  potest. 
«  Aucun  de  ceux  qui  se  donnent  la  mort  n'est  excusable.  »  Sans 
doute,  l'histoire  ecclésiastique  cite  avec  éloges  certaines  personnes 
qui  se  sont  tuées.  Mais,  si  l'infirmité  de  la  chair,  «  l'ignorance  du 
droit,  le  zèle  de  la  charité  »  peuvent  les  rendre  excusables,  leur 
exemple  ne  saurait  «  tirer  à  conséquence  »  (2). 

Abélard  et  Jean  de  Salisbury  sont  au  nombre  des  plus  libres 
esprits  du  temps,  et  c'est  chez  eux  que  je  pensais  le  plus  trouver 
quelque  idée  originale.  En  dehors  des  textes  qu'on  vient  de  voir, 
je  n'ai  noté  qu'un  mot  de  saint  Bruno,  expliquant  que  les  suicidés 
sont  les  a  martyrs  de  Satan  »  (3),  et  une  phrase  de  Philippe  de 
Harveng,  constatant  assez  naïvement  que  des  suicides  comme  celui 
de  Samson  ne  sont  pas  chose  «  moderne  »  (4). 

Au  xme  siècle,  la  question  de  la  mort  volontaire  est  traitée  avec 
ampleur  par  les  deux  plus  grands  représentants  des  deux  écoles 
scolastiques  :  Alexandre  de  Haies  et  saint  Thomas  d'Aquin.  Tous 
deux  arrivent  exactement  à  la  même  conclusion  pratique. 

Alexandre  de  Haies  pose  ainsi  la  question  :  «  Est-il  permis,  en 
quelque  cas,  de  se  détruire?  Peut-on  le  faire  pour  éviter  un  péché 
ou  à  cause  de  quelque  incommodité,  ou  pour  acquérir  de  la  gloire?  » 

Arguments  en  faveur  de  l'affirmative  : 

i°  Saint  Paul  a  dit  :  «  Ce  m'est  un  bien  de  mourir,  plutôt  que 
de  me  laisser  ravir  ma  gloire  »; 

20  II  est  dit,  dans  le  livre  de  Job   :  «  L'homme  donnera,  pour 


(1)  P.  L.,  CLXXVIII,  c.  1603-1606.  (2)  P.  L.,  CXCIX,  c.  583-585. 
(3)  Sententiœ,  1.  II,  ch.  8  (P.  L.,  CLXV,  c.  926).  —  Dans  ses  Commentaires 
sur  St  Jean,  St  Bruno  explique  que  le  suicide  de  Judas  aurait  suffi  à  le  perdre, 
«  même  s'il  n'avait  pas  trahi  le  Seigneur»,  IV,  27  ;  [ibid.,  c.  299).  (4)  De 
obedientia  clericorum,  il  n'y  a  pas  d'ordre  semblable  à  celui  qu'a  reçu  Samson 
v  nostris  temporibusr>l   (P.   L.,   CCIIIj  c.   926). 


ALEXANDRE   DE   HALES  425 

son  âme,  tout  ce  qu'il  possède  »;  «  tout  »,  donc  il  peut  donner  sa 
vie; 

3°  Le  corps  est  comme  une  prison,  et  le  Psalmiste  a  dit  :  Educ  de 
carcere  animam  meam; 

4°  Il  est  dit  dans  l'Evangile  de  Mathieu  :  «  Celui  qui  perdra  sa 
vie  à  cause  de  moi  la  sauvera  »; 

5°  Il  est  dit,  dans  YEpttre  aux  Romains  :  «  Malheureux  homme 
que  je  suisl  Qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort?  »  En  partant  du 
même  point  de  vue,  des  philosophes  ont  déclaré  (i)  que  ceux  qui 
étudient  la  sagesse  doivent  rechercher  la  mort. 

Derniers  arguments  :  Samson  s'est  tué,  et  Razias  est  loué  dans  la 
Bible. 

Arguments  en  faveur  de  la  négative  : 

i°  Il  est  dit,  dans  YEpître  aux  Romains  :  «  Ferons-nous  le  mal 
peur  que  le  bien  s'ensuive?  Nullement  »; 

2°  Le  crime  d'autrui  ne  souille  pas  une  vierge;  donc,  comme 
l'explique  saint  Augustin,  en  se  tuant,  elle  tue  une  innocente; 

3°  Le  mot  non  occides,  ainsi  que  l'explique  saint  Augustin, 
interdit  le  meurtre  de  soi-même  au  même  titre  que  le  meurtre  d'au- 
trui; 

4°  Platon  a  dit  :  «  Nous  sommes  sous  un  maître,  dont  la  Pro- 
vidence nous  gouverne;  rien  de  ce  qui  lui  appartient  ne  peut  être 
ôté  sans  son  gré  du  lieu  où  il  l'a  placé  »; 

5°  Plotin  a  dit  :  «  Lorsque  l'âme  est  violemment  séparée  du  corps, 
le  lien  qui  les  unit  se  trouve  rompu  et  non  dénoué;  cette  rupture 
livre  forcément  passage  à  la  passion,  et,  au  moment  où  l'on  rompt, 
on  se  trouve  pris  dans  des  liens  fâcheux  »; 

6°  Chacun  sera  récompensé  à  raison  de  sa  perfection;  or,  tant 
qu'on  vit,  on  peut  augmenter  sa  perfection; 

7°  Ceux  qui  ont  péché  ne  peuvent  se  relever  après  la  mort;  ils- 
doivent  donc  profiter  de  la  vie  pour  le  faire; 

8°  Qui  hâte  l'heure  de  sa  fin  avec  l'espoir  de  jouir  de  la  béati- 
tude «  se  trouve  pris  dans  les  liens  de  la  passion;  car  l'espoir,  de 
même  que  la  crainte,  est  passion;  or,  celui  qui  se  trouve  pris  dans 
les  liens  de  la  passion  n'aura  pas  accès  à  la  demeure  céleste; 
ergo,  etc.  » 

Après  l'exposé  des  deux  thèses,  voici  la  resolutio  : 

«  En  aucun  cas,  sous  aucun  prétexte,  il  n'est  licite  de  se  tuer.  » 
Et,  reprenant  dans  ce  qui  précède  les  arguments  qui  lui  semblent 
solides,  réfutant  les  autres,  Alexandre  de  Haies  défend  ainsi  sa  solu- 
tion : 

i°  Le  suicide  est  interdit  par  le  mot  non  occides; 

2°  Le  suicide  est  contraire  à  la  charité,  car  le  devoir  d'aimer  les 
hommes  commence  par  nous-mêmes; 

3°  Une  chrétienne  qui  va  être  violée  ne  peut  se  tuer  pour  sauver 
sa  «  gloire  »,  car  cette  gloire  n'est  pas  atteinte  par  le  viol; 


(1)    Unde  etiam  philosophi  dixerunt... 


12(3  LA    MORALE    Si  vfJE 

[\°  Le  mol  de  Job  :  «  L'homme  à<  nu. tu  tout  ce  qu'il  p 
sous-cnlend  que  l'homme  don  fiera  tout  ce  qu'il  peut  don:, 
pabiliten; 

5°  L'argument  selon  lequel  nous  somme?  prisonniers  ne  nous 
dîsint  pas  le  droit  de  nous  âéUflrrtu   i  ne»;  ce  droit,   comme 

l'explique  Platon,  appartient  à  Dieu  seul; 

6°  Le  mot  :  Qui  perdiderit  an'unam  ^éclaire  par  les  explications 
le  Platon  :  Il  y  a  deux  sortes  de  mort  :  cette  que  1rs  [philosophe?  doi- 
vent désirer,  c'est  celle  qui  consiste  à  mépriser  philosophia  docenie 
les  joies  corporelles; 

7°  Pour  le  mot  :  Qnis  me  liberabit?...  même  explication;  on  doit 
désirer  mourir,  mais  mourir  au  monde. 

Enfin,  en  ce  qui  concerne  Samson  et  Razias,  Alexandre  de  Haies 
reproduit  sans  modification  les  explications  de  saint  Augustin. 

Saint  Thomas  pose  la  question  de  la  même  manière  :  «  Est-il 
permis  à  quelqu'un  de  se  tuer?  »  Les  arguments  qu'il  donne  en 
faveur  de  l'affirmative  sont  au  nombre  de  cinq;  je  laisse  de  côté 
le  quatrième  et  le  cinquième,  qui  visent  Samson  et  Razias.  Voici  les 
premiers  : 

i°  L'homicide  n'est  injuste  qu'en  ce  qu'il  est  contraire  à  la  jus- 
lice.  Or,  nul,  d'après  Aristote,  ne  peut  sibi  ipsi  injuriam  facere; 
donc,  nul  ne  pèche  en  se  tuant  lui-même  ; 

2°  Tuer  les  malfaiteurs  est  permis  à  qui  détient  la  puissance 
publique;  mais  il  peut  se  faire  que  celui  qui  détient  cette  puissance 
publique  soit  un  malfaiteur;  donc,  il  pourra  se  tuer  lui-même; 

3°  Il  est  permis  de  choisir  un  péril  pour  en  éviter  un  pire;  ainsi, 
l'on  se  fait  couper  un  membre  pour  sauver  le  corps.  Or,  on  peut 
quelquefois,  en  se  tuant,  éviter  un  autre  mal,  vie  misérable,  honte 
du  péché.  Ergo... 

Arguments  en  faveur  de  la  négative  :  Saint  Thomas  n'en  indique 
qu'un;  c'est  l'interprétation  donnée  par  saint  Augustin  du  Aon 
occides. 

Après  quoi,  il  exprime  son  opinion  :  Respondeo  dicendum  : 

Le  suicide  est  absolument  illicite  pour  trois  raisons  : 

i°  Naturellement,  toute  chose  s'aime  elle-même;  le  suicide  est 
donc  contraire  à  «  l'inclination  naturelle  »;  il  est  contraire  aussi  à 
la  charité,  qui  veut  que  nous  nous  aimions  nous-mêmes;  a  le  meurtre 
de  soi-même  est  donc  toujours  péché  mortel,  en  tant  que  contraire 
à  la  loi  naturelle  et  contraire  à  la  charité  »; 

2°  L'homme  est  partie  d'une  communauté;  donc,  en  se  tuant,  il 
fait  tort,   comme  l'explique   Aristote,   à   cette   communauté; 

3°  La  vie  est  un  don  de  la  Divinité  :  «  Celui  qui  se  prive  de  vie 
pèche  donc  contre  Dieu,  de  la  même  manière  que  celui  qui  tue  un 
esclave  pèche  contre  le  propriétaire  de  l'esclave.  » 


(1)  Summa  theologica,  quaest.  XXXIV,  art.  2  (t.  III,  p.  255). 


SAINT-THOMAS  427 

Armé  de  cette  doctrine,  saint  Thomas  réfute  ainsi  les  trois  argu- 
ments cités  en  faveur  de  l'affirmative  : 

i°  Le  suicide  n'est  pas  seulement  péché  contre  la  justice,  mais 
aussi  contre  la  charité;  en  outre,  même  si  l'on  se  place  au  point  de 
vue  de  la  justice,  il  est  injuste  à  l'égard  de  Dieu  et  de  la  société; 

2°  Celui  qui  détient  la  puissance  publique  n'a  pas  le  droit  de  se 
tuer,  même  s'il  mérite  la  peine  de  mort,  car  nul  n'est  juge  en  sa 
propre  cause; 

3°  Contre  le  troisième  argument  (on  peut  choisir  un  mal  pour 
en  éviter  un  pire),  il  y  a  cinq  raisons  à  faire  valoir  :  a\  Le  passage 
de  la  vie  présente  à  l'autre  vie  n'est  pas  soumis  à  notre  libre  arbitre, 
mais  à  la  puissance  divine;  on  n'a  donc  pas  le  droit  de  se  tuer  pour 
parvenir  à  une  vie  plus  heureuse,  b)  On  n'en  a  pas  le  droit  davan- 
tage pour  éviter  les  maux  d'ici-bas;  car,  au  dire  d'Aristote,  la  mort 
«  est  le  mal  suprême  de  cette  vie  et  le  plus  terrible  »,  c)  Se  tuer 
parce  qu'on  a  commis  une  faute,  c'est  s'ôter  le  moyen  de  faire  péni- 
tence, d)  Se  tuer  pour  n'être  pas  violée,  ce  serait  commettre  le  crime 
<(  le  plus  grave  »,  pour  éviter  à  autrui  un  crime  moindre;  et  ce 
crime  n'est  pas  seulement  le  plus  grave,  mais  aussi  le  plus  «  gros 
de  périls  »,  puisqu'on  n'a  pas  le  loisir  de  l'expier  par  la  pénitence, 
e)  D'une  manière  générale,  on  ne  peut  pas  se  tuer  pour  éviter  un 
péché,  car  saint  Paul  dit  qu'il  ne  faut  pas  faire  le  mal  pour  que  le 
bien  s'ensuive. 

En  ce  qui  concerne  Samson  et  Razias,  saint  Thomas  reprend  les 
arguments  de  saint  Augustin;  mais  il  y  ajoute  un  peu  d'Aristote. 
C'est  à  propos  de  Razias  qu'il  explique  qu'il  n'y  a  pas,  dans  le  sui- 
cide, «  vrai  courage,  mais  plutôt  une  certaine  lâcheté  »,  mollities  (i). 

Si  je  résume  ces  deux  démonstrations  du  Docteur  irréfragable  et 
lu  Docteur  angélique,  c'est  que  je  n'en  connais  pas,  à  cette  époque, 
qui  s'opposent  plus  nettement  l'une  à  l'autre.  Alexandre  de  Haies 
est  platonicien  et  augustinien;  il  met  sa  coquetterie  à  citer  Platon 
jusque  dans  ses  conclusions  personnelles,  d'où  le  tour,  non  pas  stric- 
tement chrétien,  mais  très  religieux,  de  sa  démonstration  :  le  sui- 
cide est  contraire  à  la  loi  biblique,  à  la  charité,  au  respect  des  droits 
de  la  Providence.  La  théorie  de  saint  Thomas  a  comme  un  air  plus 
iïque.  On  dirait  qu'il  cite  saint  Augustin  le  moins  possible  (2); 
sans  doute,  il  signale  comme  argument  contra  le  fameux  raisonne- 
ment de  la  Cité  de  Dieu  sur  le  non  occides;  mais,  dans  ses  conclu- 
sions personnelles,  il  ne  le  reprend  pas  à  son  compte.  Il  ne  cite  ni 


(1)  Summatheologica,  secunda  secundae,  quaest.  LXIV,  Dehomicidio,  art.  5. 
{Opéra,  IX,  p.  71-72).  Ailleurs,  (quaest.  LXIX,  art.  4)  St  Thomas  déclare 
que  nul  ne  peut  être  condamné  à  se  tuer.  La  question  CXXIV,  1  pose  le 
problème  uirum  martyrium  sit  actus  virtutis  et  n'excuse  certains  martyrs 
volontaires  qu'en  supposant  l'inspiration  divine.  Dans  les  commentaires, 
In  decem  libros  Eth.  ad  Nicom.,  V.  17,  (Œuvres,  éd.  Fretté,  t.  XXV,  p.  479), 
l'argument  social,  repris  à  Aristote,  est  bien  mis  en  valeur.  (2)  St  Thomas 
évite  de  citer  St  Augustin  à  propos  des  suicides  dus  à  la  chasteté. 


428  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

Plotin,  ni  Platon  (môme  là  où  il  reprend  un  passage  do  Phédori). 
Par  contre,  l'argument  qu'il  emprunte,  comme  son  maître  Albert 
le  Grand  (i),  à  l'éthique  d'Aristote,  n'a  rien  de  religieux  :  le  sui- 
cide fait  tort  à  la  société.  Cette  considération  n'avait  pas  joué  un 
grand  rôle  dans  l'antiquité,  elle  n'apparaît  ni  dans  la  morale,  ni  dans 
le  droit  romains,  ni  dans  la  Cité  de  Dieu,  ni  dans  les  écrits  néo-pla- 
toniciens. Saint  Thomas  la  remet  en  circulation,  et  elle  se  retrou- 
vera plus  tard  dans  les  écrits  des  philosophes  les  plus  indépendants 
de  l'Eglise.  En  y  ajoutant  l'idée  que  le  suicide  est  contraire  à  la 
loi  de  nature,  que  c'est  une  espèce  de  lâcheté,  on  a  déjà,  en  somme, 
le  plus  clair  de  ce  que  les  moralistes  laïques  disent  aujourd'hui 
encore  contre  la  mort  volontaire. 

Mais,  plus  la  différence  entre  les  deux  docteurs  est  sensible,  en 
ce  qui  concerne  les  arguments  choisis,  plus  l'accord  est  frappant  sur 
,  la  conclusion  pratique.  «  Le  suicide,  dit  saint  Thomas,  est  absolu- 
ment illicite.  »  Et  Alexandre  de  Haies  :  «  En  aucun  cas,  sous  aucun 
prétexte,  il  n'est  licite  de  se  tuer.  »  Non  seulement  le  principe  est 
posé,  mais  il  est  appliqué  dans  sa  rigueur  à  tous  les  cas  envisagés, 
sans  égard  aux  anciennes  traditions  chrétiennes.  A  l'aide  de  Platon, 
Alexandre  de  Haies  réfute  assez  cavalièrement  les  textes  de  l'Evan- 
gile qui  contrarient  sa  thèse.  Saint  Thomas  ne  les  discute  même  pas. 
La  sévérité  de  saint  Augustin,  en  son  temps  singulière,  est  ici 
dépassée.  Parlant  des  suicides  dus  à  la  chasteté,  la  Cité  de  Dieu 
dit  encore  :  a  Qui  leur  refuserait  le  pardon?  »  Dans  les  syllogismes 
des  deux  Docteurs,  on  ne  trouve  plus  trace  de  cette  indulgence.  Le 
suicide  est  condamné  par  la  scolastique,  comme  il  l'était  par  la 
morale  servile,  sans  égard  aux  motifs  ni  aux  circonstances. 

On  pourrait  supposer  qu'Alexandre  et  saint  Thomas  se  laissent 
emporter  par  la  dialectique  au  delà  de  leur  propre  pensée  ou  de 
l'opinion  commune.  Mais  il  n'en  est  rien.  Le  Spéculum  morale  attri- 
bué à  Vincent  de  Beauvais  donne,  sans  l'adoucir,  la  même  démons- 
tration que  saint  Thomas.  Loin  d'atténuer  les  rigueurs  de  la  Somme, 
l'auteur  du  Spéculum,  parlant  du  suicide  dû  à  la  chasteté,  insiste 
vigoureusement  sur  l'idée  que  le  meurtre  de  soi-même  est  un  péché 
plus  grave  que  la  fornication  ou  l'adultère  (2).  Et  dans  toute  la  litté- 
rature morale  du  xme  siècle,  je  ne  trouve  pas  trace  d'une  «  doc- 
trine »  plus  douce  ou  plus  nuancée. 

Au  contraire,  je  note  quelques  traits  qui  s'accordent  aux  sévérités 
des  deux  grands  docteurs  scolastiques. 

Dans  le  Spéculum  doctrinale,  de  Vincent  de  Beauvais,  le  «  dégoût 
de  la  vie  »  est  condamné  à  l'aide  d'arguments  empruntés  aux  philo- 
sophes et  aux  poètes  païens  (3). 


(1)  Albert  le  Grand,  Ethica,  1.  V,  tract.  IV,  c.  2  ,{Opera,  t.  IV,  p.  219). 
(2)  Spéculum  morale,  1.  III,  pars  V,  De  Ira,  Dist.  14  (Specul.  majus,  t.  III, 
fol.  216).  (3)  Specul.  doctrinale,  1.  VI,  ch.  CIX  et  suiv.,  cf.  les  textes  cités 
par  Bourquelot  (IV,  p.  260,  note  3). 


DIVERS    MORALISTES  429 

Saint  Bonaventure  explique,  dans  les  Sentences,  que  le  suicide 
n'est  pas  contraire  à  l'amour  que  l'homme  a  pour  son  propre  corps  : 
qui  se  tue  ne  hait  pas  sa  chair,  au  contraire  il  la  chérit  inordinate  (i). 

Le  Centiloquium,  publié  dans  les  œuvres  de  saint  Bonaventure, 
dit  assez  ingénieusement  que  le  mot  de  Dieu  dans  la  Genèse  :  mangez 
de  tout  ce  qui  est  fruit  d'arbre,  est  un  ordre  de  nous  conserver 
nous-mêmes  (2). 

Dans  la  fameuse  Somme  des  vices  et  des  vertus  du  frère  Lorens, 
le  suicide  est  présenté  comme  un  effet  de  l'accide  (acedia)  et  comme 
l'effet  le  plus  terrible  :  après  tous  les  autres  coups  «  lui  donne  le 
diable  le  coup  mortel  et  le  mect  en  désespérance  par  quoy  il  pour- 
chasse sa  mort  et  se  occist...  (3)  » 

Le  petit  ouvrage  moral,  Prudence  et  Mélibée,  parle  d'un  cas 
que  n'envisagent  pas  les  grands  scolastiques,  le  cas  de  ceux  qui 
veulent  se  tuer  parce  qu'ils  ont  perdu  un  enfant;  ce  suicide-là  est, 
lui  aussi,  interdit  :  quand  même  votre  fille  serait  morte,  dit  Pru- 
dence à  Mélibée,  «  vous  ne  vous  devez  pas  occire  ne  destruire,  car 
Sénecque  dit  que  le  saige  ne  doibt  prendre  grant  desconfort  de  la 
mort  de  ses  enfants  (4).  » 

D'après  la  Dieta  salutis,  attribuée  à  saint  Bonaventure,  ceux  qui 
se  tuent  parce  qu'ils  ont  péché  sont  les  homicides  «  les  plus  cri- 
minels (5).  » 

Le  Florilège  de  Jean  de  Galles  reprend  la  condamnation  portée 
par  Jean  de  Salisbury  contre  le  suicide  stoïcien  (6). 

Enfin,  quelques  traits  expriment  une  répugnance  particulière 
ment  vive  à  l'égard  du  suicide.  Guillaume  d'Auxerre,  dans  sa  Summa 
aurea,  examine  la  question  de  savoir  si  saint  Paul  avait  le  droit, 
non  pas  certes  de  se  tuer,  mais  de  désirer  mourir  pour  être  avec  le 
Christ,  et  il  plaide  tour  à  tour  le  pour  et  le  contre  (7).  Dans  le  même 
ouvrage,  examinant  le  suicide  de  Samson,  il  se  montre  plus  sévère 
que  saint  Augustin.  Samson,  dit-il,  a  agi  monente  Spiritu,  mais  non 
monente  et  jubente.  Aussi,  la  sainte  écriture  ne  le  loue  pas  beaucoup 
pour  cette  action,   «  elle  l'excuse  (8).  » 

Raymond  Lulle  se  demande  si  la  puissance  infinie  de  Dieu  pour- 
rait aller  jusqu'à  sauver  Judas  et  il  conclut  par  la  négative  (9). 

Henri  de  Gand  pose  la  question  suivante  :  un  soldat  peut-il  se 


(1)  Sentent.  1.  III,  dist.  XXVIII,  dub.  II,  [Opéra,  t.  III,  p.  622).  La  discus- 
sion porte  sur  l'inutilité  de  prescrire  à  l'homme  d'aimer  son  propre  corps. 
(2)  Centiloquium,  Paris,  III,  sect.  34  [Opéra,  t.  V,  p.  161).  (3)  Lorens,  la 
Somme  des  vices  et  des  Vertus.  (4)  Imprimé  à  la  suite  du  Jeu  des  eschez 
moralisé,  de  Jacques  de  Cessoles  (feuillet  82).  (5)  Diœta  salutis,  t.  III,  ch.  IV, 
(Bonav.,  Opéra,  t.  XIII,  p.  285).  (6)  Jean  de  Galles,  Florileg.,  IIIe  partie, 
dist.  II,  ch.  II,  p.  96  (7)  Guillaume  d'Auxerre,  Summa  aurea,  fol.  CLII. 
(8)  Ibidt  fol.  CLXVIII.     (9)  Passage  cité  dans  YHisU  littèr.,  XXIX,  p.  141. 


4^0  LA    .mokal.i:   siAiri.i;    ai:    .moykn    a 

\ 
jeter  mit  L'ennemi  eu  s'élançait  au-devant  de  ses 
après  avoir  rapporté  tes  arguments  pro  et  contra,  il  conclut  en  ter: 
bien  pnulini  kt*il  dit  dans  la   resolutio,  si  le  soldat  se  j< 

seul  sur  l'ennemi  sans  se  lier  à  l'aide  de  ses  compagn  les 

croire  disposés  à  lui  prêter  main  forte,   il   «  s'est  offert  à  la  mort 
lui-même  »,  devant  savoir  que  cette  seule  action  ne  serait  d'au< 
profit  (i). 

Ces   scrupules,    qui   s'accordent   si    mal    avec    notre    conception 
romantique  de  l'honneur  chevaleresque,  trahissent  évidemment  un 
horreur  du  suicide  presque  maladive. 

J'ai  surtout  étudié  les  moralistes  du  xne  et  du  xme  siècles,  pane 
que  c'est  à  cette  époque  que  la  philosophie  est  le  plus  riche  en  grand- 
ouvrages  et  en  esprits  originaux;  mais  dans  ce  que  j'ai  vu  des 
moralistes  du  quatorzième  et  du  quinzième  siècles,  je  n'ai  pas  trouve 
trace  d'une  doctrine  sensiblement  différente  de  celles  d'Alexandre 
de  Haies  ou  de  saint  Thomas. 

Duns  Scot  dit  en  passant  que  «  nul  ne  doit  être  homicide  de 
lui-même  sans  un  ordre  spécial  de  Dieu  (2)  ».  Il  reprend  aussi  le 
problème  posé  par  saint  Augustin  :  un  homme  peut-il,  pour  éviter 
la  misère,  aspirer  à  ne  pas  être?  (3).  Mais  sa  réponse,  comme  celle 
de  Jean  de  Bassoles  (4),  est  d'un  logicien,  non  d'un  moraliste. 

Buridan,  au  cours  d'une  discussion  sur  un  passage  d'Aristote  : 
peut-on  volontairement  subir  l'injustice  ?  déclare  que  le  complice, 
le   coauteur  d'un   suicide  est  coupable  :   «  si  un   homme   désespéré 
veut  qu'on  le  tue  et  te  demande  de  le  tuer,  tu  commets,  en  le  tuant 
un  acte  injuste...  (5).  » 

Nicolas  de  Orbellis  reprend  la  théorie  de  saint  Augustin  en  ce 
qui  concerne  les  femmes  qui  se  tuent  pour  n'être  pas  violées  (6). 

Bersuire  explique  que,  nostris  modernis  temporibus,  il  n'est  pas 
permis  de  suivre  l'exemple  de  Razias  (7). 

La  Summa  astesana  expose  dans  sa  rigueur  la  doctrine  de  la 
Cité  de  Dieu  (8). 

La  Summa  de  casibus  donne  quatre  arguments  contre  le  suicide  : 
c'est  un  acte  contraire  à  l'inclination  naturelle,  —  à  la  charité  qu'on 
se  doit  à  soi-même,  —  à  l'intérêt  de  la -communauté,  —  aux  droite 
de  Dieu  dont  nous  sommes  les  esclaves  (9). 

Enfin,  les  théologiens  se  sont  pas  seuls  à  condamner  le  suicide. 
Dans  l'Espérance  ou  Consolation  des  Trois  vertus,  d'Alain  Chartier 


(1)  Quodlibeta,  XV,  qu.  16.  (2)  Lib.  IV  Sentent.,  dist.  XV,  qu.  3  (t. 
IX,  p.  216).  (3)  Ibid.,  dist.  L.,  qu.  1  (t.  X,  p.  627).  (4)  In  sentent.,  lib. 
IV,  fol.  CLXXI.  (5)  Buridan,  V,  23,  p.  450.  (6)  IV,  Dist.  25,  qu.  9.  (7)  Ber- 
suire, Reductorium  morale,  XXVIII,  14,  (Opéra,  II,  p.  197).  (8)  fol.  XXV. 
(9)  fol.  94. 


ALAIN  CHARTIER  431 

Désespérance  apparaît  à  l'auteur,  lui  fait  un  sombre  tableau  de* 
maux  qui  accablent  la  France  et  en  finissant  l'exhorte  à  «  so^ 
deffaire  soubz  umbre  d'éviter  capthité  ».  Laisse  de  bon  gré,  lui 
dit-elle,  ce  qui,  malgré  toi,  te  laissera  :  «  Ton  aage  tourne  jà  vers 
déclin  et  les  maleurtez  de  ta  nation  ne  font  que  commencer.  Que 
penses-tu  veoir  pour  plus  vivre  sinon  mort  d'amis,  rapine  de  biens 
champs  en  gast,  citez  destruietes,  seigneurie  forcée,  pays  désolé 
et  commune  servitute?...  Tu  dois  avoir  petit  regret  de  remaindre 
vif  quant  ton  pays  périt  devant  tes  yeulx  et  que  Fortune  te  oste 
l'espoir  et  le  soûlas  de  ta  vie  (i).  »  Mais  l'auteur,  ému  un  instant 
par  ces  paroles  «  épouvantables  »,  se  ressaisit  bientôt.  Nature,  «  qui 
ne  peut  souffrir  la  violente  destruction  de  son  ouvrage  »,  lui  réveille 
l'entendement,  et  bientôt  Espérance  réfute  les  propos  de  Désespé- 
rance (2)  :  l'homme  n'a  pas  le  droit  de  défaire,  en  se  tuant,  l'œuvre 
de  Dieu.  C'est  en  vain  qu'on  allègue  Caton,  Marcus  Curtius,  Lucrèce. 
«  Tel  argument  est  déceptif  et  plein  de  fallace.  »  Car  d'abord  les 
fautes  d'autrui  ne  doivent  pas  nous  induire  à  faillir.  En  outre,  ce 
qui  put  paraître  bon  à  des  païens,  qui  cherchaient  leur  félicité  en 
humaine  vertu  et  leur  gloire  finale  en  renommée  mondaine,  ne 
saurait  satisfaire  des  chrétiens  à  qui  la  Foi  «  a  baillé  provision  de- 
haute  espérance  ».  Ils  doivent  se  mouler  «  sur  plus  hault  patron  ». 

Pourquoi  rompt-il  la  jointure 
De  si  digne  créature 
Que  Dieu  fit  à  la  figure 
De  l'éternel  exemplaire?... 

Hélas!  trop  se  desnature 
Qui  se  Hure  à  pourriture 
Et  son  âme  à  l'aventure, 
Quant  infortune  contraire 

Le  fait  traire 
A  son  corps  déffigurer. 

C'est  contre  Dieu  procurer 
Au  sainct  Esprit  murmurer, 
Et  Charité  forjurer 
Et  de  grâce  soy  retraire, 

Et  for  traire 
De  gloire  qui  toujours  dure. 


(1)  Œuvresl  274,  275.     (2)  p.  336-337. 


432  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

C'est  contre  soy  conjurer, 
C'est  raison  desmesurer, 
C'est  du  tout  auenturer 
Pour  le  moins  le  nécessaire, 

Loy  j  or  j  aire 
Et  esire  au  cresme  parjure  (i). 

Le  poète  philosophe  n'est  pas  moins  net  ni  moins  absolu 
qu'Alexandre  de  Haies  ou  saint  Thomas.  Les  vieux  sentiments  popu- 
laires triomphent  dans  la  morale  écrite. 


II 

Le  droit  canonique  :  1  )  Les  idées  émises  dans  les  Pénitentiels  ne  se  retrouvent 
plus  dans  le  Décret  de  Gratien  ;  2)  au  xme  siècle,  les  suicidés  sont  privés 
de  sépulture  en  terre  chrétienne. 

Les  sévérités  du  droit  canonique  (2)  répondent  aux  sévérités  de 
la  morale  écrite. 

Noti  seulement  on  voit  s'effacer  les  derniers  vestiges  de  l'effort 
tenté  par  Théodore  et  les  rédacteurs  des  Pénitentiels,  mais  on  voit 
apparaître  dans  le  droit  écrit  la  vieille  peine  païenne  qui  frappait 
les  suicidés,  le  refus  de  sépulture. 

Les  conciles  du  onzième  et  du  douzième  siècles  ne  s'occupent 
pas  du  suicide,  mais  le  droit  se  fixe  dans  les  recueils  successifs  de 
Burchard,  d'Ives  de  Chartres  et  de  Gratien  (3). 

Burchard  cite,  sans  commentaire,  le  texte  du  concile  de  Braga. 
Des  idées  de  Théodore,  pas  un  mot  (4).  Ce  silence  est  d'autant  plus 
remarquable  que  les  textes  d'origine  pénitentielle  «  sont  nombreux 


(1)  Ibid.,  p.  276-277.  (2)  J'ai  lu  les  ouvrages  indiqués  dans  Bris- 
saud,  (Section  II,  chap.  I,  Sources  du  droit  canonique).  —  Editions  citées 
dans  ce  chapitre  :  Bry,  Notice  sur  un  formulaire  du  xive  siècle  à  V usage 
de  Vofficialité  d'Orléans,  N.  R.  H.,  XXXVIII  (1915)  ;  Burchard,  Décret, 
P.  L.,  CXL  ;  Dupont,  Le  registre  de  Vofficialité  de  Cerisy  [Mém.  de 
la  Soc.  des  Antiq.  de  Normandie,  XXX,  1880)  ;  Guillaume  Duranti,  Spécu- 
lum juris,  Bâle,  1674  ;  Gratien  (et  Décrétâtes,  Sexte,  Clémentines,  Extrava- 
gantes) :  Corpus  juris  canonici,  éd.  Friedberg,  Leipz.  1879  ;  Merlet,  Registre 
des  officialitès  de  Chartres,  (Bibli.  Ec  des  Chartes,  1850)  ;  Quinque  compila- 
tiones  antiquœ,  éd.  Friedberg,  1882  ;  Raymond  de  Pennafort,  Summa  de 
pœnitentia,  Rome,  1603  ;  Summa  Rolandi,  éd.  Thaner,  Innsbr.,  1874  ;  Wahr- 
mund,  Quellen  zur  Geschichte  des  rômischkanonischen  processes  im  Mittelaalter, 
Innsbr.,  1905  ss.  ;  Yves  de  Chartres,  Decretum,  Panormia,  P.  L.,  CXLI.  (3) 
Voir  P.  Fournier,  Un  tournant  dans  l'histoire  du  droit,  N.  H.  R.,  1917,  p.  129. 
(4)  .Burchard,  XIX,  130  (c.  1009).  Burchard  cite,  outre  le  texte  de  Braga, 
un  texte  ex  concilio  Cabillon.,  5,  que  je  n'ai  pas  retrouvé  dans  Mansi  et  qui 
défend  de  recevoir  l'oblation  du  suicidé. 


GRATIEN  433 

Dans  le  Décret  (i).  »  Si  Burchard  laisse  tomber  les  décisions  indul- 
gentes en  faveur  des  suicidés,  ce  n'est  pas  faute  de  les  connaître. 

Ives  de  Chartres  est  moins  rigoureux;  après  un  bon  résumé  des 
idées  de  saint  Augustin,  le  Décret  cite  tour  à  tour  et  sans  prendre 
parti,  les  décisions  de  Braga  et  d'Auxerre  et  le  texte  des  faux  capitu- 
laires  :  si  quis  compatiens  etc.  (2). 

Gratien,  qui  utilise  à  la  fois  Burchard  et  Ives,  a  donc  sous  les 
yeux  les  deux  législations.  :  législation  impitoyable  des  temps  méro- 
vingiens, législation  plus  douce  de  l'époque  suivante.  Il  se  prononce 
pour  la  première.  Comme  l'auteur  du  Décret,  il  résume  la  Cité  de 
Dieu,  mais,  arrivant  aux  conclusions  pratiques,  il  s'en  tient,  comme 
Burchard,  au  texte  de  Braga.  Il  a  soin  de  l'adoucir  en  ce  qui  concerne 
les  condamnés  à  mort.  En  ce  qui  concerne  les  suicidés,  il  n'admet 
aucune  excuse  (3).  Les  idées  de  Théodore  ont  vécu.  La  morale  nuan- 
cée est  bannie  du  droit  écrit. 

Le  succès  extraordinaire  de  l'ouvrage  de  Gratien  semble  avoir 
fait  oublier  les  idées  émises  aux  temps  carolingiens.  On  ne  les  dis- 
cute plus,  on  les  ignore. 

Dans  les  Déctétales  de  Grégoire  IX,  la  question  du  suicide  est 
soulevée  à  propos  d'un  cas  particulier.  Une  jeune  fille,  poursuivie 
par  un  homme  qui  veut  lui  faire  violence,  se  jette  à  l'eau.  Faut-il 
l'ensevelir?  L'archevêque  de  Tours  consulte  le  Saint-Siège,  et  Inno- 
cent III  répond  que  la  sépulture  doit  être  accordée,  parce  que  la 
jeune  fille  ne  s'est  pas  jetée  à  l'eau  spontanément  :  «  il  y  a  eu  acci- 
dent ».  C'est  supprimer  la  question  de  principe,  non  la  résoudre  (4). 
La  décision  indulgente  d'Innocent  III  n'est  dictée  ni  par  la  doc- 
trine de  saint  Jérôme,  ni  par  celle  de  Théodore. 

Ce  texte  mis  à  part,  c'est  le  silence.  Le  Décret  de  Gratien  a  fixé 
la  doctrine.  Le  droit  canonique  ne  la  soulève  plus.  Je  ne  trouve 
aucune  trace  des  idées  de  Théodore  ni  dans  le  Breviarium  de  Bernard 
de  Pavie,  ni  dans  le  recueil  de  Collivacinus,  ni  dans  celui  de  Jean 
de  Galles,  ni  dans  les  recueils  connus  sous  le  nom  de  Compilatio 
quarta  et  Compilatio  quinta  (5).  Il  ne  s'en  trouve  pas  davantage 
dans  le  Sexte,  les  Clémentines  et  les  Extravagantes,  non  plus  que 
dans  les  ouvrages  de  Baimond  de  Pennafort,  de  Guillaume  Durand 
et  de  Vincent  de  Beauvais  dont  il  sera  question  plus  loin.  La  Summa 


(1)  Fournier,  Etudes  critiques  sur  le  Décret  de  Burchard,  N.  R.  H.,  1910, 
p.  81.  (2)  Décret.,  X.  4  :  quod  qui  seipsum  occidit  homicida  est  (c.  691  ss).  Les 
textes  de  Braga  et  d'Auxerre  sont  encore  cités  au  titre  XV,  c.  140  et  141 
(c.  890).  Cf.  dans  la  Panormia  VIII,  3  (c.  1306).  (3)  Causa  XXIII,  qu.  5, 
c.  5-12.  La  phrase  de  Jérôme  alléguée  par  Abélard  comme  un  argument 
en  faveur  du  suicide  est  citée  par  Gratien  comme  un  argument  contre  le 
suicide.  (4)  L.  III,  t.  28,  ch.  11.  (5)  Ces  cinq  recueils  se  trouvent  réunis 
dans  l'édition  de  Friedberg,  Quinque  compilât iones  aniiquœ,  Lips.  1882. 

28 


4W  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

Roftmdi  (i)   s'en   tient   au   texte  de  Gratien.   Les   textes   oanonû 
îités   par  \\ '«ilii -iiiiiiul   ne   parlent  pas  du   raicide.   Il   n'est   i 
téméraire  d'affirmer  que  le  douzième  siècle  voit  la  défaite  définitive 
des  idées  lancées  par  les  Pénitentiels. 

Mais  il  y  a  plus.  Au'xnr9  siècle,  on  trouve  des  textes  qui  aggravent 
la  doctrine  de  Gratien.  En  1284,  un  synode  réuni  à  Mmes  pour 
approuver  des  statuts  diocésains,  s'occupe  de  ceux  à  qui  il  faut 
refuser  la  sépulture  ecclésiastique  :  il  indique  les  hérétiques  et  les 
excommuniés,  ceux  qui  sont  tués  dans  les  tournois  et  enfin  ceux  qui 
se  sont  pendus  ou  tués  par  le  glaive.  Aucune  exception  n'est  prévue, 
même  en  faveur  des  fous.  Il  est  dit  seulement  que  si  le  défunt  a 
donné  in  morte  des  signes  de  repentir,  la  sépulture  peut  être 
accordée  (2). 

On  pourrait  croire  que  cette  prescription  n'ajoute  rien  à  la  légis- 
lation mérovingienne  et  que  refuser  la  sépulture  ecclésiastique  c'est 
refuser  les  honneurs  funèbres  dont  parle  le  Concile  de  Braga.  Mais 
la  suite  du  texte  prouve  nettement  qu'il  s'agit  d'autre  chose  :  le 
cadavre  ne  doit  pas  être  inhumé  in  cœmeterio  ecclesiastico.  Il  y  a 
plus,  alors  que  Nicolas  I  lui-même  disait  aux  Bulgares  d'ensevelir  le 
corps,  ne  fût-ce  que  par  mesure  d'hygiène,  les  statuts  approuvés 
par  le  concile  de  Nîmes  ne  prescrivent  même  pas  l'enfouissement. 
Cette  peine  du  refus  de  sépulture  se  retrouve,  au  xnie  siècle,  dans 
d'autres  textes.  La  Somme  de  Raymond  de  Pennafort  précise  qu'il 
faut  refuser  la  sépulture  à  tous  les  suicidés,  quel  que  soit  le  genre 
de  mort  qu'ils  aient  choisi  :  suspenderunt  vel  praecipitaverunt  vel 
gladio  seipsos  peremerunt  vel  alio  simili  modo  (3).  Enfin,  dans  le 
Spéculum  de  G.  Durant,  on  trouve  une  formule  de  libellus  pour 
obtenir  l'exhumation  d'un  corps  enseveli  indûment  au  cimetière, 
et  le  texte  précise  vel  ejus  qui  seipsum  suspendit  (4).  Les  statuts  de 
Nîmes  ne  prévoyaient  l'exhumation  que  pour  les  hérétiques  et  les 
excommuniés  :  l'ouvrage  de  Guillaume  Durant  montre  que  cette 
peine  répugnante  peut  frapper  aussi  les  suicidés. 

La  législation  consacrée  par  le  synode  de  Nîmes  est-elle  une 
législation  nouvelle?  Est-ce  seulement  à  partir  de  la  fin  du  xiue  siècle 
que  l'Eglise  refuse  aux  suicidés  la  sépulture?  Nous  examinerons  plus 
loin  cette  question.  Je  note  seulement  ici  que  la  date  de  128/i  n'a 
aucune  importance.  D'abord  le  synode  de  Nîmes  consacre  d'anciennes 
ordonnances.  En  outre,  la  réponse  d'Innocent  III  qu'on  a  lue  plus 


(1)  C.  XXIII,  qu.  5  (p.  92).  (2)  Mansi,  XXIV,  p.  546.  Bourquelot 
(IV,  p.  253)  place  ce  Concile  en  1184  ;  c'est  sans  doute  une  faute  d'impres- 
sion. (3)  Raymond  de  Pennafort,  Summa  de  Pœnitentia,  p.  141.  (4)  Guil- 
laume Durant,  Spéculum  Juris,  IV,  3,  par.  8,  p.  402. 


LE    SYNODE    DE    NIMES  435 

haut^prouve  que,  dès  le  début  du  xm8  siècle,  le  Pape  et  l'Archevêque 
de  Bourges  s'accordent  à  penser  qu'en  principe  la  sépulture  doit  être 
refusée  aux  suicidés. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  date  à  laquelle  ce  refus  commence  à  être 
d'usage,  un  fait,  du  moins  est  certain,  c'est  que  peu  à  peu  il  devient 
la  peine  classique,  le  châtiment  caractéristique  dont  l'Eglise  frappe 
la  mort  volontaire.  Du  xme  siècle  jusqu'à  nos  jours,  le  droit  cano- 
nique ne  varie  plus  sur  le  principe  :  la  règle  exprimée  dans  le  Codex 
de  Benoit  XV  est  la  même  que  reconnaissait  implicitement  Inno- 
cent III.  C'est  seulement  dans  l'application  que  paraissent  des  diver- 
sités. 

On  a  vu  ce  qu'est  aujourd'hui  cette  application.  Il  serait  intéres- 
sant de  savoir  ce  qu'elle  était  au  moyen  âge.  Mais  je  n'ai  trouvé 
aucune  indication  précise  à  ce  sujet.  Il  y  a  des  raisons  de  croire  (i) 
que  le  droit  n'est  pas  appliqué  aux  nobles  dans  sa  rigueur.  Ce  point 
mis  à  part,  je  ne  sais  si  le  clergé  du  moyen  âge  est  enclin  à  l'indul- 
gence ou  à  la  sévérité.  Les  ouvrages  fameux  de  Raymond  de  Pen- 
nafort,  de  Guillaume  Durant,  de  Vincent  de  Beauvais  ne  lui  donnent 
à  cet  égard  aucune  indication.  J'ajoute  que  ce  silence  est  tout  naturel. 
Il  ne  peut  y  avoir  alors  une  jurisprudence  canonique  aussi  libre  et 
intéressante  que  celle  d'aujourd'hui.  Depuis  la  Révolution,  l'Eglise 
se  prononce  souverainement  sur  la  matérialité  du  suicide  et  la  &cul 
pabilité  du  mort.  Au  moyen-âge,  le  suicide  est  puni  en  tant  que 
crime,  non  par  la  justice  d'Eglise,  comme  on  l'a  dit  à  tort  (2),  mais 
par  le  haut  justicier  laïque.  Celui-ci,  quand  il  fait  traîner  et  pei 
le  corps,  dicte  au  clergé  sa  sentence.  Ce  n'est  qu'en  cas  dJacquu 
ment  que  l'Eglise  reprend  quelque  initiative. 

Est-elle  indulgente  ou  rigoureuse?  Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse 
répondre  à  une  question  aussi  générale.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  que 
le  droit  canonique  du  moyen  âge  rompt  définitivement  avec  les 
idées  nuancées  qu'avait  fait  renaître  la  renaissance  carolingienne* 
il  revient  à  la  tradition  païenne;  le  Décret  de  Gratien  abolit  Tceuvre 
des  Pénitentiels;  les  statuts  synodaux  de  Nîmes  semblent  calqués  sur 
les  statuts  du  collège  de  Lanuvium  :  quel  que  soit  le  motif  et  les 
circonstances,  le  suicidé  sera  privé  non  seulement  des  honneurs 
funèbres,  mais  aussi  de  la  sépulture  en  terre  sainte.  Le  droit  cano- 
nique est  d'accord  avec  la  morale  écrite. 


(1)  Voir  inlra,  ch.  VI.     (2)  Voir  injra,  ch.  VI. 


430  LA    MOKALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 


III 


Le  droit  séculier.  Tous  !  -  >   v  :, .  qui  s'occupent  du  .1  >«  '  "; 

fisoattonde»  biens  du  suicidé  :  les  quatre  régimes  ;    2)1 
cadavres  :  corps  pendus,  traînés,  brûlés;    3)  procédure  et  jurisprudence. 

De  nombreux   textes   du  xiif,   du   xiV  et  du   xV   siècles   u 

montrent  le  droit  séculier  beaucoup  plus  rude  et  farouche  que   h 

droit  canonique.  .,  . 

Je  dis  :  le  droit  séculier,  mais  l'expression  est  impropre.  Les 
Ordonnances  des  Rois,  seul  principe  d'unité  au  sein  de  anarchie 
féodale,  ne  s'occupent  guère  du  droit  pénal  et  sont  mue  tes  sur  le 
suicide.  Les  coutumes  régnent;  encore  ne  lient-elles  pas  les  magis- 
trats Il  n'y  a  donc  pas,  touchant  la  mort  volontaire,  un  droit,  mais 
plusieurs  droits  et  sans  doute  une  infinité  de  jurisprudences. 

Je  n'ai  pas  essayé  d'atteindre  tout  le  détail  de  ces  diversités.  Il  y 
faudrait  un  long  travail.  Les  coutumes  sont  dispersées  dans  une 
foule  de  publications  locales  qu'il  n'est  pas  toujours  aise  de  se  pro- 
curer. Quant  aux  recueils  de  jugement,  il  n'en  a  été  publie  qu  un 
petit  nombre.  Je  ne  me  suis  proposé  que  de  dégager  les  grandes 
lignes,  de  tracer  le  cadre  dans  lequel  s'enferme  la  diversité  des  juris- 
prudences. Pour  cela  j'ai  eu  recours  aux  Coutumiers  du  Nord  (i) 

(11  J  ai  lu  tous  les  textes  indiqués  par  Brissaud  dans  le  chapitre  IX  de 

;  uamieî,  «    Les  coutumiers  et  Traités  de  droit*  (p.  271,  ss.)    J'^»>« 

'„ uvrTges  dans  lesquels  il  est  question  du  su  «de  et  qm  sont  e.  tes  dans  ce 

chao itre  •  Très  ancien  Coulumier  de  Normandie  et  Summade  legibus  A  or-, 

manrX  (Tardif,  Coutumiers  de  Normandie,  P.  1881)  :  les  dispositions  wtor 

Uves  au  sutoide' sont  étudiées  dans  Viollet    Les  Coutumes  de  »~die, 

Police  de  Justice  ou  Pratique  du  Cholel,  éd.  Beautemps  Beaupré,  1865 
ïumM  de  Beaune    Châtillon-sur-Seine,  Charroux,  Clary,  Crevecœur,  Montar- 

EasTfe^«4,iw-gS25S 

Age  -  En  dehors  des  Coutumes,    'ai  lu  les  ouvrages  indiques  Pa'  ™s^ 
(ch?  X,  p.  297,  ss.)  sous  le  titre  :  Monuments  de  la  Jurisprudence.  Voici  ceux- 


LE    DROIT    SÉCULIER    I    LA    CONFISCATION  437 

et  à  une  centaine  de  coutumes  méridionales  (i)  choisies  dans  les  dix- 
neuf  régions  qu'indique  le  livre  de  M.  Brissaud. 

Ce  qui  frappe  d'abord  dans  ces  écrits,  c'est  que,  si  un  grand 
nombre  de  coutumes  (surtout  dans  le  Midi)  ne  parlent  pas  du  suicide, 
toutes  celles  qui  s'en  occupent  le  punissent  sévèrement. 

Le  suicide  est  toujours  un  cas  de  «  haute  justice  »,  donc  un  crime 
grave.  Deux  sortes  de  peines  le  frappent  :  on  confisque  les  biens  du 
mort,  —  le  cadavre  est  «  justicié  ». 

En  ce  qui  concerne  la  confiscation,  je  distingue  quatre  régimes  : 
confiscation  des  meubles,  confiscation  des  meubles  et  «  ravaire  », 
confiscation  des  meubles  et  immeubles,  confiscation  d'une  partie  des 
meubles. 

La  confiscation  des  meubles  est  la  peine  qui  apparait  la  première 
dans  les  textes  qui  nous  sont  restés.  En  i2o5,  l'enquête  des  commis- 
saires de  Philippe  Auguste  «  attribue  au  roi  ou  au  baron  les  meubles 
de  ceux  qui  se  sont  occis  ou  noyés  volontairement  »  (2).  Dans  les 
Coustumes  d'Anjou  et  du  Maine,  (rédaction  du  xme  siècle),  on  lit  : 
«  De  home  qui  se  pent.  Si  ainsi  estoit  que  quelqu'un  se  pendist  ou  se 
néast  ou  se  occéist,  ses  mobles  seroint  au  baron;  et  de  la  famé 
auxi  »  (3).  Même  doctrine  dans  la  Summa  de  legibus  Normannie  (4). 
Même  doctrine  dans  les  Etablissements  de  saint  Louis  (5)  (ce  qui  put 
faire  croire  autrefois  qu'il  y  avait  sur  la  matière  une  législation 
royale).  De  la  vieille  coutume  d'Anjou,  la  peine  de  confiscation  des 
meubles  passa,  dit  M-  Caillemer,  dans  la  Coutume  glosée  de  Maine  et 
d'Anjou  et  dans  l'ouvrage  de  Claude  Liger  :  «  Nous  la  retrouvons 
encore  dans  la  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne  et,  pour  le  Poitou, 
dans  deux  passages  du  Livre  des  Droits  et  commandement.  Cette 
solution  a  enfin  été  consacrée  dans  les  Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine 
rédigées  en  i463.  Tous  ces  textes  décident  que  les  meubles  de  l'indi- 


qui  sont  cités  dans  ce  chapitre  :  Les  Olim,  éd.  Beugnot,  P.  1839  ;  Boutaric, 
Actes  du  Parlement  de  Paris,  1863-1867  ;  Tanon,  Registre  criminel  de  la  Jus- 
lice  de  St  Martin  des  Champs,  P.  1877  ;  Ta.non,H  istoire  des  Justices  des  an- 
ciennes Eglises  et  communautés  monastiques  de  Paris,  P.  1883  ;  Varin,  Archives 
administratives  de  la  ville  de  Reims,  P.  1843  ;  Jugements  rendus  par  l'échevi- 
nage  d'Abbeville  (Aug.  Thierry,  Coll.  de  Doc.  inédits  sur  l'Hist.  du  Tiers- Etat, 
première  série,  P.  1870)  ;  Quicherat,  Procès  de  condamnation  et  de  réhabilitation 
de  Jeanne  d'Arc,  P.  1841. 

(1)  Voir  la  liste  de  ces  coutumes  infra,  ch.  VI.  (2)  Caillemer,  Confisca- 
tion et  administration  des  successions  par  les  pouvoirs  publics  au  Moyen-Age 
Lyon,  1901,  p.  27.  Le  texte  cité  se  trouve  dans  les  Layettes  du  Trésor  des 
Chartes,  I,  numéro  785.  Sur  la  question  de  la  confiscation,  mes  recherches  n'ont 
fait,  que  confirmer  les  résultats  obtenus  par  M.  Caillemer.  (3)  Coutumes  et 
institutions  de  l'Anjou  et  du  Maine,  t.  I,  p.  121.  (4)  Summa  de  legibus 
Normannie,  c.  20.     (5)   I,  92. 


MORALE    Smi'Li;     AI'     MOYKX    * 

\iilu  qui  se  pend,  se  noie  ou  «  s'occit  »  appartienni-nt  m 
justicier  »  (i). 

Dans  l'es  Coutumes  de  Beauvoisis,  de  Bcaumnnoir,  ii  est  dit  que  le 
Miiridé  ce  a  le  sien  meffet  »,  mais  il  n'est  pas  dit  nettement  s'il  s '• 
des  meubles  ou  du  tout  (2).  Boutillier,  dans  la  Somme  rural. 
précise  pas  davantage  (3).  Deux  textes  publiés  dans  les  Ollm  montrant 
le1  Parlement  de  Paris  reconnaissant  le  principe  de  la  confiscation.  Le 
premier  arrêt,  en  1257,  parle  des  «  biens  »  du  défunt,  mais  le  second 
parle  plus  précisément  des  «  biens  meubles  »  (4). 

Deuxième  régime  :  la  confiscation  des  meubles  s'accompagne  de 
«  ravaire  ».  Les  Coustumes  et  stilles  observez  et  gardez  es  / 
d'Anjou  et  du  Maine,  (i^n),  expliquent  que  le  comte  et  le  baron 
ont  connaissance,  correction  et  punition  des  «  trois  grands  cas  »  qui 
sont  le  ravissement,  le  meurtre  et  l'octis  :  «  Meurtre  est  celui  qui 
occist  d'aguet  apensé  ou  qui  est  homicide  de  soy-me3mes  ».  Pour  ces 
trois  grands  cas,  il  y  a  confiscation  des  meubles.  Les  «  héritages  » 
par  contre,  ne  sont  pas  confisqués,  seulement  «  le3  maisons  doibvent 
estre  fondues  ou  descouvertes  du  cousté  du  grand  chemin,  les  prez 
ars,  les  vignes  tranchées  et  estrepées  et  les  boyes  tranchez"  à  haulteur 
de  homme  et  l'appelle  on  ravaire  »  (5).  La  même  peine,  appelée 
ravoyre,  se  retrouve  dans  les  Coustumes  d'Anjou  et  du  Maine  rédigées 
en  i463,  après  la  réforme  ordonnée  par  le  roi  René  (6).  Je  n'en  ai 
pas  trouvé  d'autre  trace. 

Troisième  régime  :  confiscation  des  meubles  et  des  immeubles. 
Cette  peine  se  trouve  indiquée  dans  un  des  manuscrits  des  Etablisse- 
ment de  saint  Louis  (7).  On  la  retrouve,  ce  qui  est  plus  inattendu, 
en  pays  de  droit  écrit.  L'ancienne  coutume  de  Bordeaux  déclare  que 
qui  se  frappe  d'une  épée,  ou  se  pend,  ou  se  jette  à  l'eau,  ou  se  pré- 
cipite d'une  tour,  ou  d'une  maison,  ou  d'un  autre  lieu,  nulle  fran- 
chise de  terre  ne  lui  vaut,  «  antz  paert  lo  cors  et  los  bens  »  (8). 

Quatrième  régime  :  confiscation  partielle  des  meubles.  Aucun 
coutumier,  à  vrai  dire,  ne  formule  ce  système.  Mais,  en  1397, 
l'Echiquier  de  Rouen,  tout  en  reconnaissant  par  les  termes  même9 


(1)  Caillemer,  Ibid.,  p.  29.  Les  textes  cités  sont  :  Etablissements  de 
St  Louis,  I,  92,  Coustumes  glosées  d'Anjou  et  du  Maine,  texte  C.  de 
l'édit.  Beautemps  Beaupré,  art.  89,  Claude  Liger,  art.  1435  ;  Très  an- 
cienne coutume  de  Bretagne,  296,  Livre  des  droiz  et  commandemens,  354  ; 
Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine  de  1463,  art.  94.  (2)  Coutumes  de  Beau- 
voisis, ch.  69,  art.  9.  (3)  Boutillier,  Somme  rural,  tit.  39.  (4)  Beugnot, 
les  Olim,  t.  I,  p.  442  et  p.  517.  (5)  Beautemps-Beaupré,  ouv.  cité, 
t.  I,  p.  429.  (6)  Ibid.,  t.  III,  1,  p.  256.  (7)  Cité  par  Caillemer,  p.  29  (Viollet, 
Etablissements,  II,  p.  150,  note  38).  (8)  Archives  législatives  de  Bordeaux, 
V,  le  Livre  des  Coutumes,  texte  III,  art.  41  (p.  46)  ;  (texte  en  français  dans  la 
Mothe,  Coutumes  du  ressort  du  Parlement  de  Guyenne,  Bordeaux  1768,  t.  I9 
art.  41). 


LES   PEINES   INFLIGÉES    AU    CADAVRE  439 

d'un  arrêt,  qu'il  y  a  eu  suicide  «  par  désespérance  »,  n'alloue 
au  roi  (princeps  Normanniae),  que  le  tiers  des  biens  confisqués,  Lee 
deux  autres  tiers  allant  à  la  veuve  et  aux  enfants.  Et  l'arrêt  fait 
jurisprudence.  Cette  jurisprudence,  dit  M.  Viollet,  dans  son  Etude 
sur  les  couturniers  de  Normandie,  se  substitua  au  texte  du  Coutumier, 
et  c'est  elle  qui  inspire  le  glossateur  du  xv6  siècle  :  «  car  le  mari  ne 
peut  en  sa  derraine  volenté  priver  par  voie  quelconque  sa  femme 
ne  ses  enfans...  qu'ils  n'aient  leur  part  en  ses  meubles  »  (i). 

Nous  verrons  plus  loin  que  bien  des  pays  parviennent,  dès  le 
moyen  âge,  à  s'affranchir  de  la  confiscation  en  matière  criminelle. 
Mais  il  nest  guère  douteux  qu'à  l'origine  tous  les  seigneurs  féodaux 
ont  recours  à  ce  moyen  commode  d'accroître  leurs  revenus. 

Dans  la  répression  du  suicide  au  moyen  âge,  cette  peine  de  la 
confiscation,  qui  nous  semble  aujourd'hui  si  rude  et  inique,  n'est 
pourtant  que  la  moindre  peine.  Le  châtiment  infligé  au  cadavre  est 

la  chose  essentielle. 

• 

Chose  curieuse,  ce  châtiment  n'apparaît  guère  dans  les  textes 
connus  du  xme  siècle  (2).  Quand  on  suit,  par  exemple,  dans  l'ouvrage 
de  Beautemps  Beaupré,  les  rédactions  successives  des  coutumes  de 
Maine  et  d'Anjou,  on  est  surpris  de  constater  que  les  rédactions  les 
plus  anciennes  parlent  seulement  de  confiscation;  les  peines  contre 
le  cadavre  n'apparaissent  que  dans  les  textes  du  xive  siècle;  de  même 
les  anciennes  coutumes  normandes,  les  Etablissements  de  saint  Loin'*, 
parlent  exclusivement  de  confiscation.  Mais  le  silence  de  tous  ces 
couturniers  ne  prouve  pas  grand  chose  :  nous  savons  en  effet,  par 
d'autres  textes,  que  l'usage  de  justicier  les  corps  des  suicidés  existe 
dès  le  xme  siècle. 

Nous  avons  vu  déjà  la  coutume  de  Bordeaux,  décidant  que  celui 
qui  se  tue  «  pert  le  cors  »,  ce  qui  n'aurait  aucun  sens,  si  le  corps 
n'était  pas  justicié. 

En  1278,  un  certain  Philippe  Testard  s'étant  tué,  les  héritiers 
plaident  la  folie  ;  le  prévôt  de  Paris  soutient  contre  eux  que  Testard 
a  forfait  son  corps  et  ses  biens  (3). 


(1)  P.  Viollet,  Les  Couturniers  de  Normandie,  dans  V Histoire  littéraire 
t.  XXXIII.  Le  chapitre  XX  de  l'ancienne  coutume,  relatif  aux  suicidés,  est 
cité  page  123,  le  texte  de  l'arrêt  de  1397  (affaire  Guillaume  des  Hayes),  est 
cité  page  127.  (2)  Les  peines  contre  le  cadavre  ne  sont  mentionnées  ni 

dans  la  Compilatio  de  usibus  et  constitutionibus  Andegavie  (XIIIe  s.)  ni  dans 
les  Coustumes  d'Anjou  et  du  Maine  (XIII), ni  même  dans  les  Coutumes  glosées  de 
1385.  Elles  apparaissent  dans  les  Coustumes  et  Stilles  de  1411,  où,  d'ailleurs 
elles  ne  sont  pas  présentées  comme  une  nouveauté,  (Bcautemps-Beaupré, 
t.  I,  p.  429).  Beaumanoir  (ch.  69,  art.  9),  écrit,  sans  préciser  :  on  doit  «  faire 
justice»  de  celui  qui  se  tue.  (3)  Boutaric,  Actes  du  Parlement  de  Paris, 
P.  1863-7,  t.  I,  p.  198. 


440  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

En  1278,  un  arrêt  du  Parlement  de  Paris  condamne  l'abbé  et 
les  religieux  de  St-Rémi  à  restituer  au  gardien  de  la  régale  de  Reims 
le  corps  d'un  suicidé  qu'ils  ont  justicié  au  mépris  des  droits  de 
l'Archevêque  de  Reims  (considéré  non  en  tant  qu'évêque,  mais  en 
tant  que  haut  justicier)  (1).  Comme  l'arrêt  précise  que  l'Archevêque 
seul  a  le  droit  d'avoir  des  fourches  patibulaires,  il  s'ensuit  évidem- 
ment que  les  religieux  de  St-Rémi  ont  pendu  le  corps  qu'ils  doivent 
restituer  (2). 

En  1274,  la  Justice  de  l'abbaye  de  St-Maur-des-Fossés  condamne 
un  accusé  qui  s'est  tué  à  être  justicié  «  et  pendu  »  (3). 

Bourquelot  et  Garrison  ont  cité  une  ordonnance  De  tous  homicides 
rendue  par  la  municipalité  de  Lille  au  xiir9  siècle  (4)  et  décidant  qu'au 
cas  où  quelqu'un  se  pend,  noie  ou  occit,  on  doit  faire  de  lui  même 
justice  que  s'il  était  meurtrier  d'autrui  «  chou  est  qu'on  le  doit 
traîner  jusque  es  fourches  et  puis  pendre  »;  s'il  s'agit  d'une  femme, 
il  la  faut  «  ardoir  dessus  les  fourques  »  (5). 

Ainsi  nous  trouvons,  dans  un  texte  du  tfnie  siècle,  cette  assimila- 
tion juridique  du  suicidé  au  meurtrier  qui  n'est  que  la  traduction 
dans  le  langage  du  droit,  de  l'argument  tiré  par  saint  Augustin  du 
non  occides.  Dès  cette  époque,  elle  est  solide.  Car,  en  1288,  les 
religieux  de  sainte  Geneviève  s 'étant  contentés  de  pendre  un  suicidé, 
le  Prévôt  de  Paris  les  contraint  à  traîner  le  cadavre,  c'est-à-dire  à 
recommencer  l'exécution  en  la  complétant.  Les  assassins  étaient, 
comme  on  sait,  traînés  avant  d'être  pendus  (6). 

Au  xive  et  au  XVe  siècle,  l'assimilation  du  suicide  au  meurtre  se 
retrouve  dans  plusieurs  textes  et  de  nombreux  arrêts  le  consacrent. 
C'est  chose  classique.  Dans  la  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne, 
il  y  a  encore  un  peu  de  flottement  :  ceux  qui  se  tuent  «  à  leur  escent  » 
doivent  être  seulement  pendus,  et  les  corps  ne  sont  traînés  que 
«  quant  le  deable  se  met  en  eulx  et  se  ocient  à  leur  escient  »  (7).  La 
distinction  n'est  pas  très  claire.  Mais  les  Coustumes  et  Stilles  d'Anjou 
et  du  Maine,  en  i4n,  présentent  fort  bien  la  doctrine  commune  : 
il  y  a  trois  grands  «  cas  »,  ravissement,  meurtre,  octis.  Le  «  meurtre  » 
n'est  pas  l'homicide  simple,   «  meurtre  est  celui  qui  occist  d'aguet 


(1)  Ibid.,  t.  I,  p.  91.  (2)  Boutaric,  ibid.,  I,  91.  (3)  Tanon,  Histoire 
des  justices,  etc.,  p.  333.  (4)  Garrisson,  p.  119.  (5)  Sur  ce  dernier  point, 
la  jurisprudence  n'était  pas  fixée  au  xme  siècle.  En  1238  et  en  1266,  deux 
jugements  rendus  par  la  Haute  Justice  de  Ste  Geneviève  (Tanon,  Histoire, 
p.  400),  condamnent  des  suicidées  à  être  «enfouies».  L'enfouissement 
pour  les  femmes,  correspondait  à  la  pendaison  simple  pour  les  hommes. 
Mais  cette  peine,  atroce  à  l'ordinaire,  puisque  les  condamnées  étaient  enter- 
rées vivantes,  (Tanon,  ibid.,  p.  32-33),  ne  signifiait  pas  grand  chose,  appli- 
quée à  un  cadavre.  D'où  l'idée  de  brûler  les  corps.  (6)  Tanon,  ibid.,  p.  37. 
(7)  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne,  parag.  112  et  296  (pages  153  et  278). 


LES  PEINES   INFLIGÉES   AU   CADAVRE  441 

apensé  ou  qui  est  homicide  de  soy  mesmes  »  :  le  suicide  ne  sera 
donc  pas  puni  de  la  pendaison,  peine  qui  frappe  l'homicide  simple  : 
si  c'est  homme,  il  sera  trainé  et  pendu,  si  c'est  femme,  elle  sera 
arse  (i). 

Je  ne  m'attarde  pas  à  citer  tous  les  textes  qui  consacrent  cette 
doctrine  :  nous  verrons  plus  loin  que,  léguée  par  le  moyen  âge  au 
xvie  siècle,  elle  triomphe  encore  sous  l'ancien  régime. 

Non  seulement  le  suicidé  est  considéré  comme  un  assassin;  mais 
certains  traits  donnent  à  penser  que  le  suicide  excite  encore  plus 
d'horreur  que  l'assassinat.  A  Abbeville,  un  jugement  rendu  au  xve 
siècle  par  1  echevinage,  décide  que  le  corps  de  Raoullet  Gringoire, 
qui  s'est  tué  dans  un  hôtel,  «  sera  tiré  par  dessoubz  le  sceul  de  l'huis 
dudit  hostel  »  (2).  La  fameuse  Loi  de  Beaumont  veut  que  le  corps 
soit  traîné  aux  champs,  «  le  plus  cruellement  qu'il  se  pourra,  pour 
monstrer  l'expérence  aux  autres  ».  «  Les  pieres  de  dessoubz  les 
yssues  des  chaussées  par  où  il  faut  qu'il  passe  et  sorte  de  la  maison 
doivent  estre  arachez  (3).  »  M.  Defourny,  qui  voit  dans  cette  loi 
«  toute  la  pensée  de  nos  pères  dans  l'appréciation  du  suicide»,  dit  que 
l'usage  d'arracher  les  pierres  s'explique  par  le  désir  de  flétrir  en 
celui  qui  se  tue,  le  Judas  de  la  famille  et  le  Judas  de  la  Cité  (4). 
Peut-être  n'y  a-t-il  là  qu'une  atténuation  du  ravaire.  En  tout  cas, 
quelle  que  soit  l'origine  de  la  peine,  elle  exprime  et  devait  produire 
un  sentiment  d'horreur.  A  Metz,  au  xve  siècle,  le  corps  est  traîné 
«  par  dessoubz  le  pas  de  sa  maison  »,  en  outre,  on  le  fait  parfois 
«  enfoncier  dans  un  tonnel  »  qu'on  lance  dans  la  Moselle  et  qu'on 
laisse  aller  à  l'aventure,  et  «  estoit  escript  sur  ledit  tonneaul  en 
français  et  en  alternant:  bouttez  à  vaul,  laissez  alleir,  c'est  par 
justice  »  (5).  Au  xve  siècle  «  les  nouvelles  furent  apportées  à  Metz  que 
encore  ung  evesque  de  Strasbourg  se  avoit  pendu  et  estranglé  et  que 
la  justice  dudit  lieu  l'avoit  fait  enfoncier  dedans  uag  tonneaul  et  le 
mettre  sur  le  Rhin...  »  (6).  Il  est  probable  qu'il  y  eut  d'autres  usages 
analogues.  Je  n'ai  pas  trouvé  trace  en  France  des  fameuses  coutumes 
de  Zurich  :  a  si  le  suicide  avait  été  accompli  à  l'aide  d'un  poignard, 
on  enfonçait  un  coin  de  bois  dans  la  tête  du  mort;  si  l'homme  s'était 
noyé,  on  l'ensevelissait  dans  le  sable;  s'il  s'était  précipité  et  tué  dans 
sa  chute,  on  l'ensevelissait  sous  une  montagne  »  (7).  Mais  il  est 
bien  vraisemblable,  qu'en  plus  d'un  lieu,  on  attachait  au  cadavre 
quelque  objet  indiquant  la  façon   dont  le  coupable  s'était  détruit. 


(1)  Beautemps-Beaupré,  I,  429.  (2)  Coll.  de  Doc.  inêd.  Jugements  de 
ïéchevinage  oV Abbeville,  p.  282-283,  197,  200.  (3)  Defourny,  num.  124. 
(4)  P.  124.  M.  Defourny  croit  que  la  peine  date  du  xme  siècle,  Le  texte  en  tout 
-cas,  est  très  postérieur.  (5)  Huguenin,  Les  Chroniques  de  la  ville  de  Metzt 
Metz,  1838,  p.  472.     (6)  Ibid.,  p.  471.     (7)  Garrisson,  p.  103. 


442  LA    MORALE    SIMPLE    AtJ    MOYEN    AGE 

M.   Bonvfflot   a    noté   qoe   wurerit,   au  moyen  âge,    les   incendia 

portent  sur  le  dos  un  tison  éteint,  le  faussaire  un  diplôme  contrefait, 
l'auteur  d'un  viol,  un  vêtement  de  femme  ensanglanté  (i).  En  p 
xviii0   siècle,    nous   verrons  encore  attacher  un   poignard   au    < 
d'un  suicidé  mort  d'un  coup  de  couteau  (2).  De  môme,   il 
probable,  si  l'on  en  juge  par  le  succès  de  cette  peine  à  l'âge  sui\ 
que  le  cadavre  du  suicidé  est  souvent  pendu  par  les  pieds.  Du  coup, 
le  suicide  est,  pour  la  foule,  pire  que  l'assassinai . 

On  pourrait,  il  est  vrai,  se  demander  si  cette  législation  terrible 
ne  reste  pas  théorique.  Au  dire  de  Beugnot,  les  lois  pénales  du  m< 
âge  auraient  été,  en  général,  inappliquées,  et  la  répression 
délits  serait  à  cette  époque,  «  beaucoup  plus  douce  que  de  nos 
jours  »  (3).  M.  Tanon,  en  rapportant  cette  opinion,  dit  que  «  tous 
les  documents  judiciaires  le  démentent  »  (4).  Je  crois,  pour  ma  part, 
que  les  crimes  restaient  fort  souvent  impunis,  mais  dans  les  hautes 
classes.  En  tout  cas,  force  documents  prouvent  que  les  lois  contre  le 
suicide  ne  sont  nullement  des  lois  théoriques. 

Tout  d'abord,  il  semble  bien  que  la  procédure  suivie  donne  peu 
de  garantie  à  l'accusé.  L'ordonnance  de  Lille,  que  j'ai  déjà  citée, 
explique  ainsi  la  conduite  à  suivre  :  si  l'on  trouve  homme  ou  femme 
qui,  «  ainsi  que  dit  est  »,  se  doit  mis  à  mort  «  et  mal  mis  »,  il  ne  faut 
pas  toucher  au  corps,  jusqu'à  ce  que  les  échevins  l'aient  vu.  Les 
échevins  examineront  «  comment  ne  en  quel  point  »  le  corps  sera 
trouvé;  «  car  chou  qu'esquevins  le  trouveront  et  verront  en  tel  des- 
peranche,  ne  se  le  fait-il  mie  volontiers  en  appiert  ». 

Comme  on  voit,  il  y  a  là  un  préjugé  redoutable  pour  l'accusé. 
A  priori,  on  imagine  qu'il  a  pris  les  précautions  pour  dissimuler  le 
suicide  :  on  s'arrêtera  donc  moins  volontiers  aux  présomptions  favo- 
rables. Et  l'ordonnance  continue  :  «  Et  se  teus  fait  est  trouvé  en 
liomme,  apriès  chou  qu'esquevins  l'auront  veut,  et  apriès  esquevins 
semons  et  conjurés  li  jeugement  doit  estre  teus  :  «  volés  entendre  a 
esquevins  selon  chou  que  vous  nos  mounstrates,  sire  bailli,  ou  vous, 
sire  prevost,  ou  vous,  sire  eastelains  (se  li  castelains  en  semonoit),  et 
selon  chou  que  nous  vismes  et  que  nous  treuvasmes  chelui  (si  le 
nommera  ou  par  nom  ou  par  surnom),  nous  vos  disons  que  vous  de 
cheluy  (si  le  nommera)  faciès  justiche,  comme  de  mourdreur  de 
lui-meisemes.  Quel?  dira  li  sires.  Chou  est  de  traisner  jusques  a 
fourques  et  puis  pendre  »  (5). 

Le  texte  règle  avec  soin  la  conduite  à  tenir  pour  qu'échevins  et 


(1)  Bonvalot,  Le  Tiers-Etat  d'après  la  charte  de  Beaumont,  P.  1884.  p.  493. 
(2)  Voir  infra,  IV,  ch.  3.  (3)  Assises  de  la  Cour  des  Bourgeois,  II,  198, 
note.     (4)  Histoire,  etc.,  p.  28.     (5)  Cité  par  Garrisson,  p.  120,  121. 


LA   PROCÉDURE  443 

seigneurs  restent  bien  dans  leur  rôle.  Mais  ce  qu'il  oublie  d'indi- 
quer, ce  sont  les  garanties  en  faveur  de  l'accusé  et  de  sa  famille.  Il 
n'est  pas  fait  allusion  à  la  nomination  d'un  curateur,  (qui,  plus  tard, 
sera  de  règle);  il  n'est  pas  dit  davantage  comment  l'enquête  doit 
être  faite.  La  rumeur  publique  joue  en  somme  le  rôle  décisif. 

Beaumanoir  dit  bien  qu'il  ne  doit  y  avoir  confiscation  que  s'il 
peut  «  estre  seu  elerement  »  que  le  défunt  «  le  fîst  a  escient  pour  soi 
mètre  a  mort  ».  Théorie  assez  douce,  puisqu'elle  met  la  preuve  à  la 
charge  de  l'accusation.  Mais  Beaumanoir  en  restreint  la  portée  par 
les  exemples  qu'il  donne  :  il  y  aura  preuve  si  le  défunt  a  dit  :  je 
me  tuerai  ou  me  noierai  pour  telle  chose  que  l'on  m'a  faite  ou  telle 
chose  qui  m'est  advenue,  (ceci,  en  effet,  est  une  présomption  sérieuse)  ; 
mais  il  y  aura  preuve  aussi,  «  s'il  est  trouvé  pendus  ».  Si  on  trouve 
un  homme  noyé  dans  un  puits,  il  faut  avoir  égard  au  lieu  où  est 
le  puits,  à  la  cause  qu'il  avait  d'aller  à  ce  puits.  Il  faut  aussi  avoir 
égard  à  la  «  manière  »  du  défunt.  Car  s'il  était  «  fax  de  nature  ou 
frénétique  ou  ivrogne  »,  on  doit  mieux  croire  qu'il  se  le  fît  à  escient 
qu'autrement  (i).  Il  semble,  au  contraire,  qu'avec  un  frénétique 
ou  un  ivrogne,  les  chances  d'accident  soient  plus  considérables.  Si 
Beaumanoir,  qui  se  pique  de  scrupule,  se  contente  d'indices  aussi 
légers,  on  imagine  aisément  ce  que  peut  être  la  jurisprudence  des 
hauts  justiciers  intéressés  à  la  confiscation.  Jacques  d'Ableiges,  un 
siècle  après  Beaumanoir,  dit  encore  qu'il  suffit,  pour  qu'on  puisse 
conclure  au  suicide,  qu'un  homme  soit  trouvé  pendu  en  lieu  privé  et 
secret  et  «  non  mie  en  voie  ou  chemin  publique  »  (2). 

Etant  données  les  habitudes  du  moyen  âge  et  l'initiative  laissée 
aux  juges  en  ce  qui  concerne  l'application  de  la  peine,  on  ne  peut 
pas  dire  avec  certitude  :  la  jurisprudence  était  telle.  Il  y  a  d'innom- 
brables jurisprudences,  locales  et  presqu'individuelles.  Nous  verrons 
plus  loin  que  certains  magistrats  usent  de  leur  liberté  pour  adoucir 
la  coutume,  de  même  que  certains  jurisconsultes  l'attaquent  en 
l'exposant.  Mais  des  textes  nombreux  nous  montrent  des  magistrats 
appliquant  à  la  rigueur  la  législation  du  moyen  âge.  Je  ne  m'attarde 
pas  à  citer  tous  ceux  qui  nous  montrent  un  suicidé  justicié.  Des 
exemples  isolés,  même  nombreux,  ne  prouvent  pas  grand  chose. 
Mais  M.  Tanon,  dans  son  Histoire  des  justices  des  anciennes  églises 
et  communautés  monastiques  de  Paris,  cite  un  assez  grand  nombre 
de  jugements  qui  permettent  de  reconstituer  la  jurisprudence  de  ces 
justices.  Une  seule,  celle  de  saint  Martin  des  Champs,  dont  nous 
reparlerons  plus  loin,  semble  avoir  été  fort  douce.  Toutes  les  autres 


(1)  Beaumanoir,    Coutumes    de    Beauvoisis,   Chap.    LXIX,    art.  9    et   10. 
(2)   Grand  coutumier  de  France,  IV,  13  (texte  cité  par  M.  Caillemer,   p.  33). 


444  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    A< 

punissent  le  suicide  avec  une  extrême  rigueur.  M.  Tanon  cite  dh 
jugements  rendus  au  moyen  âge  (i):  il  s'y  trouve  un  acquittement;  I»: 
corps  d'un  homme  noyé  portant  des  marques  qui  font  croire  qu'il  y 
a  eu  meurtre,  on  expose  le  cadavre  quelque  temps  sous  l'orme,  et  on 
l'enterre.  Autre  sentence  relativement  douce:  un  homme  meuit 
asphyxié  dans  sa  maison,  en  la  voulant  curer;  le  prévôt  se  contente 
de  le  porter  sous  l'orme  en  signe  de  justice.  Dans  les  quinze  autres 
cas,  il  y  a  condamnation  :  l'une  d'elles  frappe  un  homme  accusé 
de  meurtre  qui  s'est  détruit  en  prison.  Les  quatorze  autres  punissent 
de  simples  suicides.  Deux  fois,  la  justice  de  sainte  Geneviève  con- 
fisque les  biens  d'un  noyé.  L'un  d'eux  s'était  noyé  «  si  comme  l'on 
disoit  )).  Au  bout  de  quelque  temps  et  «  par  le  conseil  de  l'Eglise  », 
le  prieur  rend  les  biens.  Dans  deux  autres  cas,  il  s'agit  de  femmes 
qui  sont  trouvées  «  murdries  »  chez  elles.  La  confiscation  est  pro- 
noncée, sans  même  que  l'arrêt  affirme  qu'il  y  ait  eu  suicide. 

Ce  qui  explique  en  partie  la  désinvolture  avec  laquelle  la  justice 
confisque  les  biens  dans  des  cas  où  le  suicide  est  si  peu  prouvé,  c'est 
peut-être  la  législation  relative  aux  intestats  et  déconfès.  A  première 
vue,  il  nous  semble  exorbitant  de  confisquer  les  biens  d'une  femme 
a  murdrie  »,  qui  a  fort  bien  pu  être  assassinée  en  son  logis.  Mais  cette 
femme,  même  assassinée,  a  toute  chance  d'entrer  dans  la  catégorie 
soit  des  déconfès,  soit  des  intestats.  Or,  touchant  les  intestats,  il  y 
a,  au  Moyen-Age,  deux  systèmes  que  M.  Caillemer  résume  ainsi  : 
«  Le  premier  est  le  plus  dur  fait  de  Yintestatio,  un  cas  de  confiscation 
pour  forfaiture,  de  forisfactura  au  profit  du  seigneur;  le  second 
système,  plus  doux,  décide  que  l'intestat  n'encourt  pas  de  peine,  mais 
que  ses  biens  doivent  être  distribués,  pour  le  salut  de  son  âme,  soit 
par  ses  amis  et  ses  parents,  soit  par  l'autorité  la  mieux  placée  pour 
discerner  ses  intérêts  spirituels  :  l'Eglise  »  (2).  Quand  aux  déconfès, 
la  législation  est  plus  diverse,  mais  «  dans  un  système  très  répandu 
au  moyen  âge,  l'individu  qui  meurt  sans  confession  ne  peut  pas 
transmettre  sa  succession  à  des  héritiers.  Ses  biens  sont  confisqués 
par  le  seigneur  »  (3).  Et,  en  effet,  d'un  arrêt  cité  par  Tanon  et  qui 
remonte  à  1277,  il  résulte  que,  quand  un  homme  qu'on  a  trouvé 
mort,  est  censé  victime  d'un  meurtre,  le  corps  n'est  enseveli  qu'en 
certains  cas  propter  bonam  famam  et  les  biens  peuvent  être 
confisqués  (4).  Cette  législation  dut,   en  plus  d'un  cas,   pousser  les 


(1)  Ces  dix-huit  exemples  se  trouvent  pages  149,  196,  222,  244,  327,  333, 
334,  335,  359,  361,  363,  365,  399,  400.  Floquet  écrit,  dans  son  Histoire  du 
Parlement  de  Normandie  (Rouen,  1840,  t.  I,  p.  165)  :  «  Combien  dans  les 
anciens  comptes  du  xive  et  du  xve,  nous  avons  vu  de  sommes  allouées  » 
pour  porter  «  aux  champs»  des  suicidés»  —  Je  n'ai  pas  trouvé  de  suicides 
dans  le  Registre  criminel  du  Châtelet  de  Paris,  P.  1861.  (2)  Caillemer,  p.  44, 
{3)  Ibid.,  p.  51.  —  (4)  Tanon,  Histoire  etc.,  p.  327. 


LA  TENTATIVE    DE  SUICIDE  445 

juges  à  la  rigueur  à  l'égard  des  suicidés.  Dans  le  doute,  il  ne  se  disent 
pas  seulement  :  une  erreur  serait  chose  effroyable;  ils  doivent  souvent 
se  dire  :  qu'importe?  quand  même  l'accusé  ne  se  serait  pas  tué,  il 
n'en  serait  pas  moins  déconfès  ou  intestat. 

A  côté  des  sévérités  qu'on  vient  de  voir,  les  peines  qui  frappent 
la  tentative  de  suicide  semblent  presque  peu  de  chose. 

Un  texte  de  Boutillier  dit  que  celui  qui  a  essayé  de  se  tuer  n'est 
pas  portable  de  peine  capitale,  mais  qu'il  doit  être  puni  «  comme 
civilement  et  très  griesvement  »  (i).  Une  phrase  encore  moins  claire 
semble  dire  que,  si  le  coupable  s'est  repenti,  une  pénitence  spirituelle 
suffirait. 

Un  passage  souvent  cité  des  Chroniques  de  Metz,  cite  le  cas  d'un 
compagnon  qui  s'est  pendu  pour  un  chagrin  d'amour.  On  le  ranime. 
Une  fois  remis,  la  justice  le  fait  saisii  «  et  à  force  de  verges  tout  nud 
très  bien  chastoyer  »  (2). 

Enfin,  dans  le  procès  de  Jeanne  d'Arc,  les  jugent  reprochent  à 
l'accusée  d'avoir  tenté  de  se  détruire,  en  se  précipitant  du  haut  de 
la  tour  de  Beaurevoir.  Interrogée  une  première  fois  à  ce  sujet,  Jeanne 
répond  qu'elle  avait  ouï  dire  que  tous  les  habitants  de  Compiègne, 
jusqu'à  l'âge  de  sept  ans,  devaient  être  mis  à  feu  et  sang  «  et  qu'elle 
aimait  mieux  mourir  que  vivre  après  une  telle  destruction  de  bonnes 
gens  ».  Seconde  raison  :  se  sachant  vendue  aux  Anglais  «  elle  avait 
mieux  aimé  mourir  que  d'être  aux  mains  des  Anglais,  ses 
ennemis  »  (3).  Il  y  a  dans  ces  déclarations  un  mélange  émouvant 
d'héroïsme  antique  et  de  charité.  Toutefois  l'aveu  n'était  pas  sans 
danger.  Jeanne  a  beau  protester  ensuite  qu'elle  n'a  pas  «  pensé  se 
tuer  »,  mais  bien  échapper  aux  Anglais,  qu'elle  ne  s'est  pas  précipitée 
par  désespoir,  mais  pour  porter  secours  à  des  gens  en  péril  (4),  des 
théologiens  retiennent  contre  elle  «  une  faiblesse  tournant  en  déses- 
poir, interprétativement  en  homicide  de  soi-même  »  (5).  Si  les  juges 
n'insistent  pas  sur  ce  grief  (6),  c'est  sans  doute  parce  que  le  suicide 
ne  relève  pas  de  la  juridiction  ecclésiastique. 

Telle  est,  dans  ces  grandes  lignes,  la  législation  du  moyen  âge, 
vue  à  travers  les  coutumiers.  Ce  qui  en  fait  l'originalité,  c'est  qu'elle 
assimile  pour  de  bon  le  suicide  au  meurtre,  c'est  qu'elle  s'acharne  sur 
le  cadavre,  c'est  que,  par  la  confiscation,  elle  fait  retomber  sur  les 
vivants  la  faute  du  mort. 

En  tout  cela,  l'horreur  du  suicide  triomphe.  Un  dernier  trait 
permet  de  mesurer  l'étendue  de   ce  triomphe  :  les  coutumiers   qui 


(1)  Somme  rural,  t.  XXXIX.  (2)  Ed.  Huguenin  (p.  471-472).  —  3.  Qui- 
cherat,  t.  I,  p.  150.  —  (4)  P.  160.—  (5)  P.  416  et  434.  (6)  Dans  l'abjuration 
imposée  à  Jeanne  il  n'est  pas  fait  allusion  à  la  tentative  de  suicide. 


LA  B    SIM!  LE    AU    MOYEN    AGE 

juinissi'ii!  si  Où  lji-!l..'ijit.'nl  la  mort  volontaire,  n<  aux 

;i iol ifs.  Les  fous  sont  quelquefois  soustraits  au  châtiment  (i).   \ 
aucune  distinction  n'est  plus  faite  entoe  le  criminel  qui  se  tue  pour 
éviter  la  torture  ou  le  supplice  et  la  mère  qui  ne  veut  pas  sun 
à  la  mort  d'un  enfant.  Le  suicide  est  un  cas  si  «  énorme  »  qu'en  dépit 
des  circonstances,  la  pitié,  en  principe,  fait  place  à  l'horreur. 


IV 

Les  mœurs  :  1)  Il  est  impossible  dédire  si  les  suicides  étaient  rares  ou  fréquents 
au  moyen  âge,  mais  2)  on  ne  trouve  pas  trace  d'une  mode  analogue  à 
l'ancienne  mode  stoïcienne  ;  3)  la  famille  du  suicidé  était  probablement 
atteinte  dans  l'ppinion  au  môme  titre  que  la  famille  du  condamné. 

Ce  triomphe  de  l'ancienne  morale  populaire  serait  encore  plus 
éclatant,  si  le  suicide  était,  au  moyen  âge,  chose  inconnue  ou  tout 
au  moins  très  rare.  Malheureusement,  le  seul  résultat  de  mes  re- 
cherches sur  ce  point  est  un  aveu  d'ignorance. 

D'après  Bourquelot,  «  au  milieu  de  l'inertie  du  xe  siècle,  des  agi- 
tations du  xii6  et  du  xme,  il  resta  quelque  chose  de  la  tristesse  que 
les  Germains  avaient  puisée  dans  les  brumes  du  nord.  L'ennui  s'em- 
para des  populations  du  moyen  âge,  comme  il  s'est  emparé  des 
peuples  modernes,  fatigués,  blasés,  imbus  d'une  philosophie  scep- 
tique; et  souvent  les  hommes  et  les  femmes,  les  moines  et  les 
chevaliers  éprouvèrent  le  besoin  d'en  finir  avec  l'existence.  La  manie 
du  suicide,  bornée  d'abord  à  quelques  exceptions,  se  ranima  comme 
un  souvenir  des  temps  antiques  et  pénétra  dans  toutes  les  classes 
de  la  société  »  (2).  Au  contraire,  au  xive  et  au  xv*  siècles,  «  l'idée 
propagée  par  l'Eglise  chrétienne  finit  par  s'enraciner  dans  les  esprits 
et  passe  de  la  loi  pénale  dans  les  mœurs  »  (3).  Brierre  de  Boismont 
et  Garrison  reprennent  la  théorie  de  Bourquelot  (4). 

Tout  au  contraire,  d'après  M.  Alpy,  il  y  aurait,  au  xive  siècle,  un 
affaiblissement  de  Ja  répression,  et  cet  affaiblissement  aurait  aussitôt 
pour  conséquence  une  recrudescence  des  suicides. 

Je  ne  crois  pas  que  la  science  des  mœurs  puisse  rien  retenir  de 
pour  conséquence  une  recrudescence  des  suicides  (5). 

M.  Alpy,  pour  prouver  qu'il  y  a  «  recrudescence  »  se  contente 
de  renvoyer  aux  exemples  cités  par  Brierre  de  Boismont.  Il  est  vrai 
que  Brierre  de  Boismont,  à  l'endroit  cité,  parle  d'un  suicide  commis 


(1)  Le  texte  cité  plus  haut,  de  la  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne  punit 
ceux  qui  se  tuent  à  leur  escient,  ce  qui  semble  bien  excuser  les  fous. 
(2)  Bourquelot,  IV,  244.  (4)  Ibid.,  456.  (1)  Garrisson,  91,  92,  Brierre  de 
Boismont,  450.       (5)  Alpy,  35,  36. 


LES  MŒURS  447 

au  xive  siècle,  et  de  quatre  suicides  commis  au  xve  (i).  Mais  il  ne  parle 
nullement,  à  propos  de  ces  quelques  exemples,  d'une  recrudescence. 
Erreur  plus  grave,  M.  Alpy  attribue  l'augmentation  du  nombre  de.3 
suicides  à  un  affaiblissement  de  la  répression.  Mais,  pour  montrer  que 
la  répression  s'est  affaiblie,  il  cite  une  ordonnance  de  Charles  v, 
décidant  a  au  xive  siècle  »  (2),  d'appliquer  en  matière  de  suicide  les 
distinctions  du  droit  romain.  L'Ordonnance  existe,  seulement  elle 
n'est  pas  de  Charles  v,  roi  de  France,  ni  du  xive  siècle.  C'est  la 
fameuse  Caroline,  promulguée  en  i532,  par  Charles  Quint  (3). 

La  théorie  de  Bourquelot  ne  repose  pas  sur  une  erreur  aussi  nette. 
Mais  c'est  une  de  ces  généralisations  dangereuses  qui  reconstituent 
les  mœurs  d'une  époque  à  l'aide  d'un  tout  petit  nombre  de  faits. 
Qu'allègue-t-il,  pour  prouver  qu'au  xne  et  au  xme  siècles  a  la  manie 
du  suicide  pénétra  dans  toutes  les  classes  de  la  Société?  (4)  Le  suicide 
de  Regnaud,  comte  de  Boulogne,  le  suicide  chrétien  de  Jacques  de 
Châtel,  évêque  de  Soissons  et  les  velléités  de  suicide  de  Blanche  de 
Castille.  A  ces  faits  historiques,  il  ajoute  six  exemples  de  suicides 
ou  de  tentatives  de  suicides,  pris  dans  la  littérature  du  temps.  Suc 
ces  six  exemples,  je  n'insiste  pas.  De  ce  qu'on  se  tue  dans  des  romans, 
nul  n'a  le  droit  de  conclure,  sans  autre  preuve,  qu'on  se  tue  dans  la 
réalité.  Quant  aux  faits  historiques,  Bourquelot  cite  trois  suicides, 
pour  l'époque  à  laquelle  on  se  tue,  mais  pour  l'époque  à  laquelle  on 
ne  se  tue  plus,  il  en  cite  davantage! 

Les  conclusions  d'Alpy  et  Bourquelot  me  paraissant  inadmis- 
sibles, j'avais  commencé  à  lire  des  mémoires  et  des  chroniques  en 
notant  tous  les  suicides.  J'ai  parcouru  ainsi  tous  les  ouvrages  publiés 
dans  la  Collection  Guizot,  j'ai  lu  Villehardouin,  Joinville,  Froissart, 
Commynes,  Enguerrand  de  Monstrelet,  Christine  de  Pisan,  Juvénal 
des  Ursins,  le  Journal  d'un  Bourgeois  de  Paris,  cehii  de  Jean  de 
Roy.  J'ai  fini  par  renoncer  à  ces  recherches  :  le  résultat  ne  valait 
pas  la  peine.  Stans  doute  je  notais  fort  peu  de  suicides.  Mais  pouvais-je 
seulement  en  conclure  que  les  gens  ne  se  tuaient  pas?  En  plein 
xixe  siècle,  à  une  époque  où  les  statistiques  relèvent  tant  de  suicides, 
n'y  a-t-il  pas  des  Mémoires,  ceux  de  Guizot,  par  exemple,  qui  n'en 
signalent  aucun,  n'y  en  a-t-il  pas  encore  bien  davantage  qui  n'en 
signalent  qu'un  ou  deux? 

Les  Refiistres  des  Justices  criminelles  paraissent  d'abord  plus 
instructifs.  En  fait,  ceux  qu'on  a  publiés  ne  prouvent  pas  grand  chose. 
Dans  tous  les  documents  recueillis  par  Tanon,  je  n'ai  noté  qu'une 


(1)  P.  476.  Parmi  les  quatre  suicides  du  xve  siècle  figure  celui  de  Charles 
VII.  (2)  Alpy,  p.  35.  (3)  Code  criminel  de  l'empereur  Charles  V,  vulgaire- 
ment appelé  La  Caroline,  trad.  Vogel,  P.  1734.  art.  135,  p.  220.  (4)  IV,  244, 
245. 


448  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGI 

vingtaine  de  suicides.  C'est  peu  de  chose,  et  on  se  laisserait  aller 
d'abord  à  en  conclure  que  les  Parisiens  d'alors  ne  se  tuent  guère.  Seu- 
lement tous  ces  registres  ont  été  publiés,  comme  le  dit  Tanon,  «  dans 
le  but  unique  de  fournir  aux  religieux  la  preuve  de  l'exercice  de  leur 
droit  »  (i)  lorsqu'il  y  aurait  contestation  entre  leurs  officiers  et 
ceux  du  roi.  Destinés  à  servir  d'arguments  dans  les  conflits  de  juri- 
diction, ils  se  trouvent  nous  renseigner  par  surcroît  sur  la  jurispru- 
dence. Mais  l'absence  ou  le  petit  nombre  d'arrêts  relatifs  à  des  morts 
volontaires  ne  prouve  absolument  rien  sur  la  rareté  de  la  chose 
elle-même  :  autant  vaudrait  dire  qu'on  ne  se  tuait  pas  ou  qu'on  se 
tuait  peu  en  1913  ou  1914,  sous  le  prétexte  que,  ces  années-là,  il 
n'est  pas  question  du  suicide  dans  les  Recueils  de  Dalloz  ou  de  Sirey. 
Même  sur  des  points  plus  précis  il  est  sage  d'avouer  notre  igno- 
rance. Bourquelot,  dans  un  passage  souvent  cité  de  son  étude,  parle 
de  ce  qu'il  appelle  le  suicide  chrétien  du  moyen  âge.  D'après  lui, 
dès  le  xe  siècle,  il  y  aurait,  au  fond  des  monastères,  «  un  ennui 
concentré,  une  tendresse  mystique  »  qui  aurait  porté  les  moines  à 
désirer  la  mort.  Plus  tard,  «  le  suicide  pénétra  dans  les  monastères  ». 
Parfois  «  ces  prisonniers  volontaires  vivant  dans  le  silence,  privés 
du  commerce  des  autres  hommes  »  se  sentaient  pris  d'une  mélan 
colie  profonde  et  du  dégoût  de  la  vie  ».  Les  écrivains  ecclésiastiques, 
ajoute  Bourquelot,  se  sont  souvent  occupés  «  de  cette  maladie  morale 
du  monde  monacal,  à  laquelle  ils  ont  donné  le  nom  particulier 
d'Acedia  »  (2). 

A  l'époque  romantique,  la  conception  de  Bourquelot  avait  de  quoi 
séduire.  De  Martonne,  dans  ses  Recherches  sur  Vacedia,  étudie,  lui 
aussi,  cet  «  ennui  »  du  vieux  monde  catholique  :  «  La  pensée  chré- 
tienne était-elle  déjà  lasse  d'elle-même  au  commencement?  ou  bien 
était-ce  la  mélancolie  de  la  jeunesse  et  la  souffrance  d'une  société 
en  travail  (3)?...  »  Mais,  avant  d'expliquer  le  fait,  il  eût  fallu  le 
bien  établir.  Pour  le  xe  siècle,  Bourquelot  cite  en  tout  et  pour  tout, 
à  l'appui  de  sa  thèse,  une  phrase  de  Magnin,  sur  le  Callimaque  de 
la  fameuse  Hrosvitha  :  «  Dans  Callimaque,  on  trouve  les  subtilités, 
le  délire  de  l'âme  et  des  sens  et  jusqu'à  cette  fatale  inclination 
au  suicide  et  à  l'adultère,  attributs  presque  inséparables  de  l'amour 
au  xixe  siècle  ».  Quand  ce  serait  vrai,  la  preuve  serait  mince.  J'ajoute 
qu'ayant  lu  et  relu  Callimaque,  je  ne  m'explique  pas  le  jugement  de 
Magnin  (4)  :  il  n'y  a  pas,  dans  la  pièce,  un  vers,  un  mot  sur  le  déses- 
poir de  ceux  qui  vivent  dans  les  cloîtres.  Pour  le  reste  du  moyen  âge, 


(1)  Tanon,  p.  15.  (2)  Bourquelot,  III,  558  et  IV,  250.  (3)  Société  aca- 
démique de  Saint  Quentin,  Annales,  2e  série,  t.  IX,  p.  187  (1852).  (4)  Dans 
Callimaque  (PL.  CXXXVII),  l'héroïne  DrUsiana  ne  se  tue  mêm?  pas.  Elle 
demande  à  Dieu  de  la  faire  mourir  et  Dieu  l'exauce. 


LES    MŒURS  449 

Bourquelot  cite  le  suicide  d'Héron,  (qui  est  antérieur  au  vie  siècle) 
et  le  témoignage  de  Césaire  d'Hesterbach.  Celui-ci  est  à  retenir. 
Césaire  rapporte  plusieurs  suicides  de  religieux.  Fait  plus  significatif, 
il  ajoute  :  a  je  pourrais  citer  bien  des  exemples  de  cette  sorte  de 
tristesse,  exemple  récents,  mais  je  crains  qu'il  ne  soit  pas  bon  aux 
esprits  faibles  de  lire  ou  d'ouïr  semblables  récits  »  (i).  Cela  prouve 
évidemment  que  Césaire  a  été  témoin  ou  a  entendu  parler  de  plu- 
sieurs suicides  de  religieux.  Mais  il  serait  hardi  de  conclure  d'une 
épidémie  passagère,  peut-être,  et  locale,  à  une  maladie  morale  de 
tout  le  monde  monacal.  Les  écrivains,  fort  nombreux,  qui  ont  parlé 
de  Vacedia  (2)  ne  disent  pas  du  tout  que  ce  soit  chose  propre  aux 
moines,  et,  dans  tous  les  moralistes  que  j'ai  indiqués  plus  haut,  je 
ne  trouve  pas  un  seul  témoignage  analogue  à  celui  de  Césaire. 

Bref,  nous  ne  savons  pas  du  tout  si  les  suicides  sont  nombreux 
ou  rares  au  moyen  âge,  et  il  est  impossible  de  dire  si  le  triomphe 
de  la  morale  populaire  empêche  les  gens  de  se  tuer.  Par  contre, 
je  crois  qu'il  est  assez  net  pour  empêcher  le  retour  d'une  mode 
analogue  à  la  mode  antique*  je  veux  dire  qu'il  n'y  a  pas  alors, 
comme  à  la  fin  de  la  République  ou  aux  premiers  temps  de  l'Em- 
pire, des  suicides  célèbres,  loués  d'un  chacun,  admirés,  cités  en 
exemple. 

Les  ouvrages  mêmes  que  je  citais  plus  haut  suffisent,  je  crois 
à  le  prouver.  Qu'ils  ne  signalent  pas  les  suicides  courants,  c'est 
tout  simple.  Mais  par  quel  miracle,  si  le  moyen  âge  avait  eu  ses 
Calons  et  ses  Thraséas,  aucun  des  grands  chroniqueurs  n'y  ferait-il 
allusion  ?  Par  quel  miracle  aucun  moraliste  ne  songerait-il  au 
moins  à  les  blâmer? 

Une  mode,  par  définition,  fait  du  bruit.  Les  suicides  collectifs 
des  Juifs,  des  Albigeois,  en  ont  fait  assez  pour  venir  jusqu'à  nous. 
S'il  y  avait  eu,  dans  la  haute  société  du  moyen  âge,  quoi  que  ce 
fût  qui  ressemblât  aux  suicides  stoïciens,  à  plus  forte  raison,  sans 
doute,  en  serions-nous  informés.  Or,  nous  connaissons  un  petit 
nombre  de  faits  isolés.  Nulle  part,  nous  ne  saisissons  une  mode. 

Enfin,   et   c'est  l'essentiel,    il   faut   songer   que   le   suicide,    lors- 
qu'il y  a   condamnation,   exécution,    confiscation,   déshonore  forcé 
ment  tout  une  famille.  Sur  ce  point  encore,  il  est  vrai,  les  témoi 
gnages  font  défaut.  Même  dans  la  littérature,  je  ne  connais  pas  de 
récit  qui  mette  en  scène  la  femme  et  les  enfants  d'un  suicidé.  Mais 
il  ne  faut  pas  que  l'indigence  des  textes   nous  dérobe  l'inévitable 


(1)  Caesarius  Heisterbacensis,  Dialogus  Miraculorum,  éd.  Strange,  Cologne, 
1851,  dist.  IV,  ch.  40-45  et  ch.  61.  (2)  Voir  lé  mot  :  acedia}  Migne,  Indices 
{t.  CCXX,  c,  827-828). 


29 


450  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN     ACK 

conséquence  di    droit  pénal.  On  n'a  pas  besoin  de  beaucoup  d'im 

nation  pour  se  représenter  la  honte,  la  détresse  de  la  famille,  i  li 
que   les   gpena  du  quartier  sont  allés  assister  à  l'exécution.   Femme, 
enfants,  irs  ortt  dû,  les  jours  précédents,  répondre  aux  magistrats  ! 
tiles.    Us    sont    là,    maintenant,    attendant   que   les    gens   de    jn 
viennent  saisir  les  meubles.  De  quel   front,   le  lendemain,  soutien- 
dront-ils  les  regards   malveillants,   méfiants,   apitoyés?    «    Veuve  de 
suicidé  )),  «  fils  de  suicidé  »,  ils  n'ont  plus  qu'à  quitter  la  maison 
sans  meubles,  le  quartier  sans  amis.  Quand,  plus  tard,  les  enfants 
auront  grandi  et  voudront  s'établir,  la  honte  du  père,  à  nouveau, 
retombera  sur  eux  de  tout  son  poids.  Eux-mêmes,  quelle  qu'ait  été 
leur  affection  pour  le  mort,  pourront-ils  songer  sans  horreur  à  sa 
fin,  à  cette  exécution  qui  les  marque  pour  le  reste  de  leur  vie?  Ces 
mœurs,  que  nous  ne  pouvons  qu'entrevoir,  sont  le  fondement  solide 
de  la  morale  réelle. 


La  littérature  et  Vart  :  L'horreur  du  suicide  dans  :     1)  la  littérature  courtoise 
2)  les  Chansons  de  Geste  ;    3)  les  Miracles  et  les  Mystères  ;    4)  la  sculp- 
ture du  moyen  âge. 

Rigueurs  de  la  morale  enseignée,  rigueurs  du  droit  canonique, 
rigueurs  sauvages  du  droit  et  des  mœurs,  tout  s'accorde  à  nous  faire 
imaginer  un  sentiment  d'aversion  vigoureux  et  original.  Le  langage, 
la  littérature  et  l'art  viennent  en  aide  à  notre  imagination. 

Il  n'y  a  pas,  au  moyen  âge,  un  mot  spécial  pour  désigner  le  sui- 
cide ou  le  suicidé.  Mais  les  expressions  sui  homicida,  sui  ipsius  homi- 
cidium,  sont  peut-être  encore  plus  flétrissantes  que  notre  mot  de 
suicide  :  elles  font  ressortir  vigoureusement  l'idée  que,  dans  tout 
suicide,  il  y  a  avant  tout  un  homicide.  On  dira  :  c'est  inévitable. 
Mais  justement,  le  langage  est  plus  souple  que  la  logique.  Le  juge 
qui  condamne  à  mort  un  coupable  a  beau  être  un  «  homicide  »,  il 
ne  vient  à  l'idée  de  personne  de  lui  infliger  ce  nom.  Si  l'expression 
sui  homicidium  a,  au  moyen  âge,  une  telle  fortune,  c'est  évidem- 
ment que  l'opinion  publique  est  d'accord  avec  les  théologiens,  d'ac- 
cord avec  les  juristes,  qui  voient  dans  le  suicide  une  variété  du 
((  murdre  ».  Non  seulement  le  langage  flétrit  la  chose  en  la  nom- 
mant. Mais  l'usage,  on  va  le  voir,  associe  à  l'idée  de  suicide  un 
certain  nombre  de  mots  destinés  à  exprimer  explicitement  la  répro- 
bation :  grand  péché,  outrage,  folie,  vilenie,  horrible  fait.  Le  rédac- 
teur de  YOrdonnance  qui,  en  i34o  supprime  pour  les  habitants 
de  Lille  la   confiscation  en  cas  de  suicide,  écrit  encore  machinale- 


LA  LITTÉRATURE  451 

ment  :  «  Posé  encore  que,  par  désespérance,  il  se  noiast  ou  perudist, 
qui  sont  les  plus  énormes  et  vilains  cas  qui  puissent  estre  »  (i). 

La  littérature  narrative  et  dramatique  est  assez  riche  en  rensei- 
gnements sur  le  suicide.  D'une  manière  générale,  les  romans  cour- 
tois ont  beaucoup  de  complaisance  pour  certaines  morts  volontaires, 
tandis  que  les  Chansons  de  geste  de  la  bonne  époque,  les  Miracles  et 
les  Mystères  sont  d'une  sévérité  simple  et  rude.  Néanmoins,  les 
romans  courtois  (2)  eux-mêmes  contiennent  force  déclarations  contre 
le  suicide.  Il  y  en  a  qui  sont  proprement  chrétiennes,  qui  rappellent 
que  la  mort  volontaire  est  un  péché,  qu'elle  conduit  en  enfer. 
D'autres  la  flétrissent  d'un  mot,  sans  aucune  allusion  chrétienne. 


(1)  Ordonnances  des  Rois  de  France,  t.  VII,  p.  544.  (2)  Je  groupe  sous  ce 
nom  de  romans  courtois  (en  m'autorisant  de  l'opinion  de  M.  Faral,  Recherches 
sur  les  sources  latines  des  Contes  et  romans  courtois,  p.  IX),  les  ouvrages  indiqués 
par  G.  Paris  sous  le  nom  de  romans  grecs  et  byzantins,  romans  breton  , 
romans  d'aventures.  J'ai  lu  une  soixantaine  de  ces  romans,  en  choisissant 
d'abord  les  plus  célèbres  et,  parmi  les  autres,  ceux  qu'il  est  le  plus  facile  de 
se  procurer.  J'indique  ici  les  éditions  citées  au  cours  de  ce  chapitre  :  1)  Romans 
dits  grecs  et  byzantins  :  Amadas  et  Idoine,  éd.  Hippeau,  P.  1863  ;  Blancandin 
et  Orgueilleuse  d'amour,  éd.  Michelant,  P.  1867  ;  Li  romans  dou  Chastelain 
de  Coucy,  éd.  Crapelet  P.  1829  ;  Floris  und  Liriopé  (Œuvres  de  Robert  de 
Blois,  éd.  Ulricb,  Berlin,  1891,  t.  II)  ;  Foulques  Fitz  Warin,  éd.  F.  Michel, 
P.  1840  ;  Gâtèrent,  éd.,  Boucherie,  P.  1888  ;  Guillaume  au  Faucon  (Méon, 
t.  IV);  llle  et  Galeron,  éd.  Foerster,  Halle,  1891  ;  Jehan  et  Blonde,  (Œuvres 
de  Beaumanoir,  éd.  Suchier,  P.  1885,  t.  II)  ;  2)  Romans  dits  d'aventures  : 
Aucassin  et  Nicolette,  trad.  Michaut,  2e  éd.  P.  1905  ;  La  Châtelaine  de  Vergy, 
éd.  Raynaud  (Romania  XXI)  ;  Cléomadès,  éd.  Van  Hasselt,  Brux.  1865  ; 
Comte  d'Anjou  (analyse  donnée  par  Langlois,  La  société  franc,  au  XIIIe  s., 
d'après  dix  romans  d'aventures,  P.  1904)  ;  Le  comte  de  Poitiers,  éd.  F.  Michel, 
P.  1831  ;  Eracles,  éd.  Massmann,  Leipz,  1842  ;  L'escoufle,  éd.  Michelant  et 
Meyer,  P.  1894  ;  Floire  et  Blanceflor,  éd.  Edélestand  du  Méril,  P.  18'56  ; 
Floriant  et  Florete,  éd.  F.  Michel,  1873  ;  Guillaume  de  Palerme,  éd.  Michelant, 
1876  ;  Ipomcdon,  éd.  Kolbig  et  Koschvitz,  Breslau,  1889  ;  Guillaume  de  Dôle, 
éd.  Servois,  P.  1893  ;  La  Manekine,  (Œuvres  de  Beaumanoir,  éd.  Suchier, 
t.  I)  ;  Partonopeus  de  Blois,  éd.  Crapelet,  P.  1834  ;  Piramus  et  Tisbe,  éd.C.  de 
Boer,  Amsterd.  1911  ;  (des  poèmes  latins  et  fragments  en  prose  sont  cités 
dans  Faral,  Recherches  sur  les  sources  latines,  etc.,  P.  1913)  ;  Roman  de  la 
Violette,  éd.  F.  Michel,  P.  1834  ;  3)  romans  dits  bretons  :  Beaudous,  éd. 
Ulrich,  Berlin,  1889  ;  Le  Chevalier  de  la  Charrette,  éd.  Foerster,  Halle,  1899  ; 
Le  Chevaliers  as  deux  espées,  éd.  Foerster,  Halle,  1877  :  Claris  et  Laris,  éd. 
Alton,  Tub.,  1884  ;  Erec  et  Enide,  éd.  Foerster,  Halle,  1896,  Esc-anor,  éd. 
Michelant,  Tub.  1886  ;  Fergus,  éd.  Ernst  Martin,  Halle,  1872  ;  Flamenca, 
éd. Meyer, J*  1865;  GUglois  (analyse  de  l'HL.,  t.  XXX,  p.  167)  ;  Le  St  Graal, 
éd.  Hucher,  Le  Mans,  1875  ;  Guillaume  d'Angleterre,  éd.  Foerster,  Halle, 
1911  ;  Ider,  analyse  de  l'HL.,  XXX,  p.  203)  ;  Lancelot,  Sommer,  The  vulgate 
version  of  the  Arthurian  romances,  vol.  IV,  Washington,  1911  ;  le  livre  de 
Lancelot  del  Lac  ;  Marie  de  France,  Poésies,  éd.  Roquefort  P.  1820  ;  Merlin, 
éd.  G.  Paris  et  Ulrich  P.  1886  ;  Perceval  le  Gallois,  éd.  Polvin,  Mons,  1866  ; 
Tristan,  Le  roman  en  prose,  éd.  Lôseth,  P.  1:890  ;  Le  roman  de  Tristan,  par 
Béroul,  éd.    Muret,    P.   1903  ;  par  Thomas,  éd.  Bédier,  P.  1905  ;   fragments 


452  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

Dans  le  Lancelot  en  prose,  Galehaut,  croyant  son  ami  mort,  se 
laisse  mourir  de  faim,  «  tant  que  la  gent  de  religion  qui  souvent  le 
venoient  veoir  li  dirent  que  sil  moroit  en  telle  manière  que  s'ame 
seroit  perdue  et  dampnée  »  (i).  Ailleurs,  lorsque  Lancelot,  à  son 
tour,  se  laisse  mourir  pour  n'être  pas  infidèle  à  la  reine  Genièvre, 
la  demoiselle  du  Lac  lui  fait  dire  que  ce  serait  «  moult  grand 
péché  »  (2). 

Dans  le  roman  de  Fergus,  Galiene,  assiégée  par  l'armée  du  prince 
qui  veut  l'épouser  et  qu'elle  n'aime  pas,  monte  sur  une  tour  pour 
se  précipiter  : 

Mais  Dius  ne  le  vaut  endurer 
Que  illuec  une  ame  perdist. 

Et,  au  moment  suprême,  un  ange  apparaît  (3). 

Quand  Guillaume  au  faucon  décide  de  se  laisser  mourir  de  faim, 
si  la  femme  de  son  seigneur  refuse  encore  de  l'entendre,  la  dame 
lui  reproche  de  faire  «  grant  folie  »  : 

Quant  vos  ainci  vos  ociez, 
La  vostre  ame  sera  perie  (4). 

Ces  textes  ne  sont  pas  très  nombreux;  toutefois,  il  n'est  pas 
exact  de  prétendre,  comme  fait  Garrison  (5),  que  nulle  part,  dans 
la  littérature,  «  on  ne  voit  l'influence  religieuse  empêcher  un  sui- 
cide ».  Tous  les  personnages  dont  il  vient  d'être  question  renon- 
cent, au  moins  momentanément,  à  leur  dessein  de  se  tuer. 

Voici  d'autres  textes,  plus  intéressants  en  ce  qu'ils  nous  mon- 
trent l'horreur  du  suicide,  dépouillée  de  toute  expression  religieuse, 
et  entrée  dans  la  morale,  dans  le  langage  communs. 


en  prose  publiés  par  Paulin  Paris  dans  les  Mss  français  de  la  Bibliothèque  du 
roi,  t.  I,  P.  1836,  p.  206,  ss.)  ;  La  Vengeance  de  Raguidel,  éd.  Hippeau,  P.  1862; 
Y  vain,  éd.  Foerster,  Halle,  1906.  —  Je  me  suis  servi,  en  outre,  des  analyses 
de  P.  Paris,  Les  romans  de  la  Table  ronde,  P.  1868-1877,  de  Langlois  (ouvrage 
cité  ci-dessus),  de  Mme  Myrrha  Borodine  {La  femme  et  V amour  au XIIe  siècle 
d'après  les  romans  de  Chrétien  de  Troyes,  P.  1909)  ;  et  de  VHist.  Litté- 
raire. 

(1)  Lancelot,  Sommer,  t.  IV,  p.  155.  (2)  Ibid.,  t.  V,  p.  79.  (3)  P.  156, 
v.  5732.  (4)  P.  420,  v.  421.  —  Dans  le  Conte  de  la  belle  Maguelonne,  Pierre 
de  Provence,  séparé  de  celle  de  qu'il  aime,  veut  se  tuer,  «  mais  comme  il  estoit 
\ray  catholique,  incontinent  se  alla  reprendre  et  se  tourna  aux  armes  de 
conscience,  c'est  assavoir  a  Dieu  et  a  la  glorieuse  vierge  Marie  et  commença 
a  dire  en  soi  mesmes  :  hée  !   mauvais  que   je  suis  !...       (5)    Garisonj  p.  93. 


l'horreur  du  suicide  dans  les  romans  courtois  453 

Dan?  le  roman  de  la  Charrette,  Genièvre,  croyant  Lancelot  mort, 
veut  d'abord  se  tuer,  puis,  se  ravisant  : 

Malveise  est  qui  miauz  vaut  morir 
Que  mal  por  son  ami  sofrir... 
Miauz  vuel  vivre  et  sofrir  les  cos 
Que  morir  por  avoir  repos  (i). 

Dans  Yvain,  l'héroïne  ayant  perdu  son  ami  est  si  folle  de  deuil 
que  peu  s'en  faut  qu'elle  ne  se  tue.  Aussitôt,  sa  suivante  : 

Dame,  est-ce  ore  avenant 
Que  si  de  duel  vous  ociez?  (2) 

Dans  le  joli  roman  de  Beaudous,  Ermaleus,  sentant  qu'il  ne 
sortira  pas  vainqueur  du  combat  dont  sa  belle  est  le  prix,  essaie 
de  se  faire  tuer,  mais  il  se  reprend,  songeant  que  : 

N'est  pas  preudom  ki  het  sa  vie  (3). 
Dans  Fergus,  Galiene,  qui  aime  et  se  croit  méprisée  : 

Une  heure  dit  que  s'ocirra, 
Si  sera  sa  dolors  finie. 
Une  autre  dit,  nel  fera  mie  : 
Car  elle  fera  grand  outrage. 
Onques  feme  de  son  lignage 
Ne  s'ocist  onques  por  amor  (4)- 

Dans  Floriant  et  Florete,  Floriant,  voyant  tous  ses  écuyers  morts, 
veut  se  tuer.  Gauvain  déclare  : 

Nus  ne  se  doit  desconforter  (5). 

Dans  Ipomédon,  le  chevalier  Drias,  ayant,  sans  le  vouloir,  tué 
son  frère,  veut  se  jeter  sur  son  épée;  mais  Ipomédon  arrive  et  lui 
arrache  l'épée  du  poing  : 

Mut  grand  folie! 
Kar  suffrez  qu'autre  vus  oscie 
Si  vous  en  vendra  majur  pris; 
N'estes  pas  home,  ço  m'est  vis  (6). 


(1)  V.  4257  ss.  (p.  150-151).     (2)   V.  1668   (p.   44).     (3)   V.  1319  (p.  37), 
(4)  V.  1990  ss.  (p.  55).     (5)  V.  2735  (p.  98).     (6)  V.  6061  ss.  (p.  103). 


■F>4  LA     MORALE    SIMPLE    AU    MOYK 

Dans  F.iiichs,  (jnaii.l  Patriotes,  amoureux,  se  laisse  mourir  de 
faim,  la  vieille  qui  va  le  sauver  lui  dit  : 

Ne  mores  pas  a  cesle  voie  (i). 

Dana  VEscoufle,  Aelis-,  se  croyant  abandonnée  par  Guillaume, 
vn  vers  l'  «  aiguë  de  la  fontenelle  »  pour  se  noyer  : 

Après  dist  :  Diex  doint  que  je  n'aie 
Pooir  de  faire  tel  outrage!  (2.) 

Dans  la  Manekine,  l'héroïne,  après  avoir  songé  à  se  laisser  mettre 
ï  mort  par  son  père,  qui  veut  l'épouser,  s'écrie  : 

Bien  sui  foie  qui  moi  ocire 
Voel  a  dolor  et  a  martire...  (3) 

Dans  Amadas  et  Idoine,  Amadas,  qui  aime  sans  espoir,  veut  mou- 
rir, puis  se  ravise  : 

Morir  certes  je  ne  cuic  mie; 
Ne  feroit  pas  tel  vilenie  (4). 

Floîre,  ayant  perdu  Blanceflor,  veut  se  tuer,  sous  les  yeux  de  sa 
mère  : 

M'ame  la  m'amie  sivra; 

En  camp  flori  la  trovera 

Ou  el  queut  encontre  moi  flors...  (5) 

Mais  sa  mère  réplique  :  c'est  être  un  enfant  que  de  rechercher 
la  mort,  car  tout  vaut  mieux  que  de  mourir;  puis,  s'il  se  tue,  il 
n'ira  pas  «  en  camp  flori  »  : 

Fui,  fait  elet  moult  es  enfans 
Quant  de  ta  mort  es  porquerans. 
N'est  sous  ciel  hom,  s'il  doit  moriry 
Et  de  la  mort  puisse  sortir, 
'    Mius  ne  volsist  estre  mesel 
Et  ladre  vivw  en  un  bordel, 
Que  de  mort  sofrir  le  trespas. 
Fius,  mort  soffrir,  ce  n'est  pas  g  as. 


(1)  V.  4086  (p.  306).     (2)  V.    4739   (p.  141).     (3)  V.    703,    (Œuvres,  t.   I 
p.  25).     (4)  V.  364  (p.  14).     (5)  V.  777  ss.  (p.  32). 


l'horreur  du  suicide  dans  les  romans  courtois   455 

Se  vous  ensi  vous  ocïez, 
En  camp-flori  ja  n'entrerez 
Ne  vous  ne  verrez  Blanceflor. 
Cil  cans  ne  reçoit  pecheor  : 
En  infer,  sans  chalenge,  droit, 
^La  irez,  biaus  jius,  orendroit. 
Minos,  Thoas,  Radamadus, 
Cil  sont  jugeor  de  la  jus  : 
En  infer  font  les  jugemens. 
Cil  vous  m<etroient  as  tormens 
La  ou  est  Dido  et  Biblis 
Qui  por  amor  jurent  ocis, 
Qui  par  injer  vont  duel  faisant 
Et  lor  drus  en  dolor  querant...  (i) 

C'est,  sans  doute,  avec  un  sourire  que  l'auteur  évoque  Minos, 
Thoas  et  Radamadus.  S'il  voulait  vraiment  effrayer,  son  langage 
serait  plus  chrétien.  Mais  il  exprime  avec  une  émotion  sobre  un  des 
sentiments  les  plus  forts  qu'on  puisse  faire  valoir  contre  le  suicide, 
lorsqu'il  explique  qu'il  est  d'un  enfant  de  jouer  avec  la  mort  :  fius 
mort  soffrir  ce  n'est  pas  gas. 

Ainsi,  même  dans  des  romans  qui,  nous  le  verrons  plus  loin, 
ont  d'extrêmes  complaisances  pour  la  mort  volontaire,  l'aversion 
se  manifeste  çà  et  là  avec  vigueur.  Le  suicide  est  un  péché,  c'est 
vilenie,  c'est  grant  folie,  c'est  grand  outrage. 

Dans  les  Chansons  de  Geste  (2),  l'horreur  du  suicide  est  beau- 
coup plus  frappante. 


(1)  Ibid.,  p.  34,  v.  805  ,  ss.  (2)  J'ai  lu  une  cinquantaine  de  chansons 
de  geste  en  choisissant,  comme  pour  les  romans  courtois,  d'abord  les 
ouvrages  les  plus  célèbres,  puis  ceux  qu'il  m'a  été  le  plus  facile  de 
me  procurer.  Voici  la  liste  des  ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  : 
Chanson  d'Antioche,  éd.  P.  Paris,  P.  1848  ;  Roman  d'Aubery  le  Bourgoing, 
Reims,  1849  ;  Aye  d'Avignon,  {Ane.  Poètes  de  la  Fr.,  P.  1861)  ;  La 
chanson  des  quatre  fils  Aymon,  éd.  Castets,  Montpellier  1909;  Beaudoin 
de  Sebourg,  Valenciennes,  1841  ;  Charles  le  Chauve  (analyse  de  l'H. 
L.,  t.  26)  ;  Les  Chétifs,  éd.  Hippeau,  P.  1874  ;  Daurel  et  Béton,  éd.  Meyer, 
P.  1880  ;  Doon  de  Mayence,  (Ane.  Poètes,  P.  1859)  ;  Les  enfances,  Doom  de 
Mayence,(ibid.)  ;  Fierebras,  éd.  Kroeber  et  Servois,  P.  1860  ;  Florence  de 
Rome,  éd.  Wallenskold,  P.  1909  ;  Florent  et  Octavien  (analyse  de  l'H.  L., 
t.  XXVI,  p.  303)  ;  Garin  le  Loherain,  trad.  P.  Paris,  P.  1862  ;  Garin  de  Mon- 
glane  (analyse  de  Gautier,  Epopées  françaises,  P.  1868,  t.  ITI,  p.  111  ss.)  ; 
Gaufrey  {Ane.  Poètes,  P.  1859)  ;  Gaydon  {ibid.,  P.  1864)  ;  Guillaume  d'Orange, 
éd.  Jonckbloet,  La  Haye,  1854  {Covenans  Vivien)  ;  Guy  de  Bourgogne  {Ane. 
Poètes,  P.  185&)  ;  Hernaut  de  Beaulande  (analyse  de  Gautier,  t.  III,  p.  185)  ; 
Hugues  Capet,  éd.  de  la  Grange,  P.  1864  ;  Huon  de  Bordeaux,  {Ane.  Poètes, 


456  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

Dans  Beauduin  de  Sebourg,  Judas,  décrivant  l'enfer,  place  cote 
à  côte  dans  les  ténèbres  les  morts-nés,  les  païens  et  les  suicidés  : 

La  vont  li  despéret,  Persan  et  Barbarin  (i). 

Il  est  vrai  que  cette  assimilation  des  suicidés  aux  morts-nés  fait 
penser  à  Virgile,  plutôt  qu'aux  doctrines  proprement  catholiqu es. 
Mais  rien,  dans  les  vers  de  Beauduin,  ne  rappelle  l'ironie  délicate 
des  vers  de  Floire  et  Blanceflor. 

Dans  deux  passages  de  chansons  de  geste,  on  retrouve  l'idée  que 
celui  qui,  à  la  guerre,  aventure  un  peu  trop  son  corps,  commet 
une  faute,  un  péché.  Dans  les  Quatre  fils  Aymon,  des  chevaliers, 
voyant  arriver  le  terrible  Renaud,  s'enfuient  en  criant  : 

Ki  se  laira  ocire  jà  n'ait  s'ame  pardon!  (2) 

Dans  Florent  et  Octavian,  le  Pape  envoie  ses  clercs  combattre 
les  Sarrasins.  Ils  y  vont  fort  mollement;  mais,  au  lieu  d'alléguer 
qu'un  clerc  ne  doit  pas  porter  les  armes,  ils  font  valoir  que  le  sui- 
cide est  interdit  : 

Car  l'Escripture  dit  qu'il  pèche  mortelment 
Qui  ocire  se  fait  tout  a  son  enscient  (3). 

On  croit  d'abord  à  une  grosse  plaisanterie,  et,  d'ailleurs,  je  ne 
prétends  pas  que  les  deux  auteurs  soient  tout  à  fait  sérieux  (la  couar- 
dise des  clercs  est  souvent  raillée  dans  les  chansons);  mais,  si  l'on 
rapproche  les  deux  textes  qu'on  vient  de  voir  de  la  dissertation 
d'Henri  de  Gand  (4),  il  est  difficile  de  croire  à  une  plaisanterie  toute 
pure.  Dans  la  Chronique  rimée,  attribuée  à  Geffroi  de  Paris,  l'au- 
teur approuve  les  chevaliers  qui  aiment  mieux  fuir  que  de  se  faire 
tuer  pour  l'honneur  : 

Cil  ne  muert  pas  honnestement 
Qui  se  tue  escientement, 
Ançois  le  tieng  a  homicide  (5). 


P.  1860)  ;  Les  Narbonnais,  éd.  Suchier,  P.  1898  ;  Octavien,  (éd.  Vollmôller, 
Heilbr.  1883)  ;  La  chevalerie  Ogier  de  Danemark,  P.  1842  ;  Les  enfances  Ogier, 
éd.  Scheler,  Brux.  1864  ;  Orson  de  Beauvais,  éd.  G.  Paris,  P.  1899  ;  Raoul 
de  Cambrai,  éd.  Meyer  et  Longnon,  1882  ;  Renier  de  Gènes  (analyse  de  Gautier, 
t.  III,  p.  175)  ;  Chanson  de  Roland,  éd.  Gautier,  Tours  1872  ;  Tristan  de 
Nanteuil,  (analyse  de  l'H.  L.,  t.  XXVI,  p.  229). 

(1)  XV,  v.  488  ss.  Voir  dans  Bourquelot  (IV,  p.  248),  les  velléités  de  sui- 
cide du  roi  Yon  après  sa  trahison  et  le  discours  que  lui  tient  son  chambellan 
pour  l'engager  à  se  faire  ermite.  (2)  V.  7090  (p.  487).  L'auteur  semble  avoir 
voulu  plaider  les  deux  thèses  opposées,  car  on  lit,  au  vers  6832  :  qui  en  fuiant 
morra  ja  n'ait  s'ame  pardon  !  (3)  Analyse  de  YHist.  littér.,  XXVI,  p.  321.. 
•(4)  Voir  plus  haut,  p.  429.      (5)  Histor.  de  France,  XXII,  p.  101. 


l'horreur  du  suicide  dans  les  chansons  de  geste    457 

Néanmoins,  ce  ne  sont  pas  les  déclarations,  les  formules  qui, 
dans  les  Chansons  de  geste,  expriment  l'horreur  du  suicide.  Ce  qui 
frappe  en  elles,  et  ce  qui  est  un  indice  autrement  sûr,  c'est  la 
morale  en  action,  c'est  le  parti-pris  très  net  d'éviter  la  mort  volon- 
taire, là  où  les  traditions  antiques  et  l'exemple  des  romans  courtois 
semblent  suggérer  la  chose  au  poète. 

Je  ne  dis  pas  que,  dans  les  Chansons,  il  n'y  ait  aucun  héros  sym- 
pathique qui  pense  à  se  tuer  ou  se  tue.  On  en  trouvera  plus  loin 
quelques-uns.  Mais,  parmi  les  héros  célèbres  des  chansons  les  plus 
connues,  parmi  ceux  qui  donnent  à  l'ensemble  du  genre  sa  tenue 
morale,  aucun  n'est  lui-même  l'artisan  de  sa  mort.  L'idée  de  se 
frapper  pour  ne  pas  tomber  vivant  aux  mains  des  Sarrasins  n'ef- 
fleure pas  la  pensée  de  Roland,  blessé  et  mourant.  Assiégé,  presque 
vaincu,  désespéré,  Ogier  ne  songe  pas  à  se  rendre;  mais  il  ne  songe 
pas  davantage  à  se  détruire.  Au  plus  fort  de  leur  détresse,  Berte 
aux  grands  pieds,  Girard  et  Berte,  Aymeri,  Guillaume  d'Orange, 
Renaud  et  ses  frères,  Huon,  les  farouches  héros  de  la  geste  des  Lor- 
rains, n'ont  pas  l'idée  de  mettre  fin  d'un  coup  à  leur  misère  et  à 
leur  vie.  Dans  le  Cycle  de  Guillaume  d'Orange,  j'ai  lu  avec  soin  tou* 
les  poèmes  publiés  :  je  ne  relève  que  deux  passages,  dans  lesquels 
des  personnages  parlent  de  se  tuer  ou  y  songent.  Cela  tient  deux 
vers  (i).  De  suicides,  pas  un. 

Qu'il  y  ait  là  un  parti-pris,  je  n'en  doute  pas.  Comme  tous  les 
auteurs  de  belles  et  tragiques  histoires,  les  poètes  des  chansons  ont 
parfois  besoin  de  peindre  des  désespoirs  qui  passent  la  force  des 
plus  forts.  Mais  ils  ont  des  moyens  à  eux  de  remplacer  le  suicide. 
Ou  bien  le  héros  dit  :  «  Je  voudrais  être  mort  »,  comme  Amile,  réduit 
à  se  battre  après  un  faux  serment;  ou  bien,  il  demande  la  mort  : 

E!  lasse,  que  nen  ai  un  hume  qui  m'ocie!  (2). 

s'écrie  Bramimonde,  dans  la  Chanson  de  Roland.  «  Cope  moi  tost 
ma  teste  a  l'espee  forbie  »,  dit  Florence,  craignant  d'être  honnie, 
par  Miles  (3)  ;  et  Gérôme,  qui  a  blessé  Huon  sans  le  vouloir  :  «  Tenes 
m'espée;  le  teste  me  copés  »  (4),  et  Garsion,  ayant  tué  son  frère 
Guy  :  «  Or  m'en  trenchiés  la  teste  (5).  »  Quand  Galienne  se  sent 
éprise  de  Garin  de  Montglane,  elle  court  se  jeter  aux  pieds  de  Char 
lemagne  en  criant  :  «  Tuez-moi!  (6)  »  Ils  veulent  mourir,  ils  veulent 


(l)Voir in/ra.  p.  458  etch.VI.  (2)  V.  2723  (I,p.218).  (3)  Florencede  Rome, 
v.  3707,  (II,  p.  153),  cf.  v.  4065,  (II,  p.  167)  rmaintenant  me  ferroie  par  le 
cors  d'un  coustel.  (4)  Huon,  v.  8097  (p.  241).  (5)  Tristan  de  Nanteuil,  v. 
22986,  (anal,  de  YHist.  littér.,  XXVI,  p.  267).  (6)  Garin  de  Montglane, 
analyse  de  Gautier,   III,  p.  124. 


LA    MORALE    SZMBL1    AU    }i . 

airfi  tuer,  ils  répugnent  à  l'idée  île  se  l'rappi  r  eux-mêmes.  Fait  pri 
nier,  le  rude  Ogier  craint  avant  tout  d'être  livré  à  Charleraaj 

mais  il  ne  songe  pas  à  se  servir  de  son  épée.  Il  supplie  Turpin  de 

lui  faire  couper  la  tète  : 

Ainçois  me  faites,  sire,  le  chief  tranchier 
Que  au  roi  soie  ne  livrés  ne  baillié  (i). 

De  même,  le  vieux  Fromondin,  tombé  aux  mains  de  l'ennemi  : 

Je  ne  veul  estre  jamais  emprisonés, 
C'est  a  bon  droit;  or,  m'ociés,  por  Dé!  (2) 

Il  arrive  enfin  qu'un  poète  ne  puisse  admettre  qu'un  héros,  et 
surtout  une  héroïne,  survive  à  certains  deuils.  Même  alors,  il  ne 
se  résigne  pas  à  les  faire  mourir  de  leur  main.  Celui  qui  doit  dis- 
paraître s'en  va,  victime  de  son  chagrin.  Lorsqu'Anf élise  croit 
Foulque  mort,  on  ne  pense  pas  «  que  longues  dure  sa  vie  »  (3). 
Quand  Mahaut  a  perdu  Ogier,  «  pour  lui  morut  de  duel  »  (4).  On  sait 
la  fin  de  la  belle  Aude.  Celle  d'Hermengart  n'est  pas  moins  discrète- 
ment belle  : 

Ele  en  fu  morte  ançois  un  an  passé  (5). 

Ce  parti-pris  d'éviter  le  suicide,  surtout  lorsqu'on  le  compare 
à  l'usage  des  romanciers  courtois,  semble  bien  être  l'indice  d'un 
sentiment  vigoureux.  Si  tant  de  héros,  réduits  au  désespoir,  ne 
se  tuent  pas,  ne  songent  pas  à  se  tuer,  c'est  évidemment  qu'en  leur 
prêtant  même  la  simple  tentation  de  se  détruire,  le  poète  crain- 
drait de  les  diminuer,  de  les  salir  un  peu.  Il  y  a  là  une  application 
silencieuse,  mais  d'autant  plus  saisissante,  du  mot  de  Beaudous  : 
«  N'est  pas  preudom  qui  het  sa  vie.  » 

Si  les  fins  nobles  qu'on  vient  de  voir  sont  réservées  aux  héros 
sympathiques,  le  suicide,  par  contre,  est  assez  souvent  fait  de  Sar- 
rasins. Dans  la  Chanson  d'Antioche,  Soliman,  apprenant  la  mort 
de  ses  fils,  veut  se  mettre  le  taillant  de  l'épée  dans  le  cœur  (6).  Un 
autre  déclare  qu'il  se  tuera  plutôt  que  de  vivre  vaincu.  Il  est  vrai 
que  Fauteur  ne  se  résigne  pas  à  avilir  ce  sentiment,  car  les  vers  sont 
assez  beaux   : 

Le  matin  m'ocirai,  ne  m'en  verres  vivans, 

Car  mius  aime  a  morir  qu'estre  vis  recréant  (7) 


(1)  La  Chevalerie  Ogier  de  Danemark,  v.  9493.  (2)  Garin  le  Lohérain, 
p.  353.  (3)  p.  78.  (4)  Les  enfances  Ogier,  v.  414  (p.  13).  (5)  La  mort 
Aymeri,v.  4140  (p.  175).     (6)  Chanson  d' Antioche,  I, p.  1.65.     (7)  Ibid,  II,  p.  53. 


459 

Je  ne  parle  pas  de  tous  les  Sarrasins  qui  préfèrent  la  mort  au 
baptême.  Ce  suicide  païen,  qui  rappelle  l'ancien  suicide  chrétien, 
n'arrache  pas  aux  poètes  des-  chansons  un  mot  de  pitié  ou  d'admi- 
ration. Le  «  martyr  »,  ce  n'est  pas  le  Sarrasin  qui  meurt  pour  rester 
fidèle  à  sa  foi,  c'est  le  baron  qui  tue  les  Sarrasins.  L'auteur  de  Guy 
de  Bourgogne  se  réjouit  à  montrer  les  païens  vaincus,  qui  «  se  sont 
féru  en  la  mer  pour  noier  »  (i).  Le  suicide  infâme,  c'est  celui  de 
Gaumadras,  félon  chargé  de  vices  et  de  crimes.  Quand  Garin  lui  a 
pris  son  château,  il  se  tue  avec  ses  compagnons,  en  criant  :  «  Accou- 
rez, diables!  accourez!  »  (2). 

J'ai  lu,  sans  y  rien  trouver,  quelques  poètes  du  moyen  âge,  et 
je  ne  vois  à  noter  que  les  vers  bien  souvent  cités  de  Villon  : 

Tristesse  son  cueur  si  estreinct 
Souvent  se  n'estoit  Dieu  qu'il  crainct 
Il  ferait  un  horrible  faict. 
Si  advent  qu'en  ce  Dieu  enfrainct 
Et  que  luy  mësmes  se  def faict  (3). 

Au  théâtre,  l'horreur  du  suicide  triomphe.  Je  n'ai  lu  que  quel- 
ques mystères  et  miracles;  mais  ils  laissent  tous  la  même  impres- 
sion. 

Dans  le  Miracle  de  Théophile,  de  Rutebeuf,  c'est  par  des  velléités 
de  suicide  que  Théophile  commence  à  se  rendre  odieux.  Dès  la 
scène  première,  il  s'écrie,  dans  sa  rage  :  «  Irai  je  me  noier  ou 
pendre  (4)?  »  Peu  après,  il  se  donne  au  Diable.  Dans  les  Miracles 
de  TSotre-Dame,  les  sujets  sont  communément  sombres  et  hor- 
ribles (5).  Il  se  trouve  plus  de  vingt  situations,  dans  lesquelles  un 
personnage  se  trouve  réduit  au  désespoir.  Je  n'ai  pas  noté  un  seul 
suicide.  Victimes  ou  criminels  se  contentent  de  dire  :  «  Je  voudrais 
mourir,  je  mourrai  de  deuil.  »  Encore  leur  reproche-t-on  parfois 
cette  seule  pensée.  Dans  le  Miracle  de  Saint  Panthaleon,  un 
«  contrait  »  se  laisse  aller  à  dire  : 

Certes,  je  voulroie  mourir 
Tout  maintenant  (6). 

Aussitôt,  son  compagnon  de  misère,  un  aveugle,  de  répliquer  : 

Amis,  c'est  grant  desavenant 
De  la  mort  ainsi  désirer... 


(1)  v.  3711.  (2)  Garin  de  Mont  glane,  (anal,  de  Gautier,  III,  p.  150).  (3)  Le 
grand  Testament,  XLIV,  éd.  Janet,  P.  1867,  p.  38.  Cf.  les  vers  de  Thibaut 
•de  Marly  cités  par  Bourquelot  (IV,  p.  256).  (4)  Rutebeuf,  Œuvres,  éd.  Ju- 
binal,  P.  1874,  t.  II,  p.  134.  (5)  Edit.  G.  Paris  et  Ulysse  Robert,  P.  1876  ss. 
<6)  III,  p.  334. 


460  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

De  même,  quand  Amis,  devenu  lépreux,  demande  à  Dieu  la 
mort,  Ytier  répond  : 

Par  foy,  sire,  vous  avez  tort 
D'ainsi  sohaidier  vostre  fin  (i). 

Mais  les  auteurs  ont  accompli  le  tour  de  force  de  bâtir  quarante 
pièces,  tragiques  et  parfois  horribles,  sans  suicides. 

Dans  les  Mystères  publiés  par  Jubinal,  une  mère,  ayant  perdu 
son  enfant,  supplie  la  Vierge  de  le  ressusciter  et  menace  de  se  tuer 
si  elle  n'est  pas  exaucée.  Mais  elle  n'a  pas  à  exécuter  cette  menace  : 
la  Vierge  se  hâte  de  ressusciter  l'enfant  (2).  Dans  les  Miracles  de 
Sainte  Geneviève,  une  nonnain,  démasquée  par  la  sainte,  s'écrie   : 

Qui  me  tient  que  je  ne  me  tue? 

Mais,  se  ravisant  aussitôt,  elle  ajoute  : 

Je  me  tuasse  volontiers, 

Mais  c'est  d'enfer  ly  drois  sentiers- 

Diex!  gardez-moi  de  désespoir!  (3) 

Les  Passions  montrent  d'ordinaire  le  suicide  d'Hérode  et  celui 
de  Judas.  Celui  de  Judas  est  naturellement  deux  fois  odieux  (4); 
mais  celui  d'Hérode  est  peint  également  des  plus  noires  couleurs  » 
Dans  un  Mystère,  ses  amis  l'exhortent  à  ne  pas  faire  «  laide  fin  ». 
Mais,  après  avoir  feint  de  céder,  il  se  frappe  d'un  couteau,  et  l'ar- 
change Gabriel  vient  annoncer  à  Joseph  qu'il  : 

Est  mors  de  mort  impétueuse, 
Laide,  abhominable  et  honteuse  (5). 

Dans  un  autre  Mystère,  on  voit,  au  contraire,  Hérode  hésiter  à 
se  tuer;  mais  Belgibus  et  Bélias  sont  là  qui  le  poussent  : 

Fay  hardiment  et  sy  te  tue... 
D'un  bon  coustel  te  fier  tantost 
Je  t'ayderai...  (6). 


(1)  IV,  p.  48.  (2)  Mystères  inédits,  Jubinal,  P.  1837, 1,  p.  236.  (3)  Ibid. 
I,  225.  (4)  Lors  de  l'entrée  de  Charles  VII  à  Paris,  on  représente  «  sans 
paroles»,  le  suicide  de  Judas,  (Enguerrand  de  Monstrelet,  Collée.  Buchon, 
VI,  356.)  (5)  Le  Mystère  de  la  Passion,  pp.  J.  M.  Richard,  Imprimerie  de 
a  Soc.  du  Pas-de-Calais,  1891,  p.  63  et  65.     (6)  Jubinal,  t.  II,  p.  134-135. 


VICTOIRE   DE  LA  MORALE   SIMPLE  461 

Et,  finalement,  les  diables  emportent  l'âme  en  enfer  avec  un  cri 
de  triomphe  : 

Citz  s'est  tuez  a  ces  deus  mains! 

Nous  avons  vu  le  théâtre  contemporain  parer,  embellir  certains 
suicides.  Ici,  rien  de  tel.  Pas  d'attendrissement.  Aucun  effort  pour 
donner  à  la  mort  volontaire  une  grandeur  farouche.  L'action  est 
satanique.  Belgibus  et  Belial,  poussant  le  bras  d'Hérode,  illustrent 
l'enseignement  des  théologiens,  justifient  les  rigueurs  du  droit- 

L'art,  enfin,  s'accorde,  lui  aussi,  à  la  morale  régnante.  On  sait 
l'influence  de  la  Psychomachie  de  Prudence  sur  les  artistes  du 
moyen  âge.  Dans  le  poème  de  Prudence,  le  suicide  est  présenté 
comme  un  effet  de  la  colère*.  Au  xme  siècle,  les  artistes  voient  dans 
la  mort  volontaire  un  crime  énorme  et  original,  et  ils  substituent 
Desperado  à  Ira.  «  Certaines  œuvres,  écrit  M.  Mâle,  marquent 
parfaitement  la  transition.  Un  vitrail  de  Lyon,  où  vit  encore  l'es- 
prit des  hautes  époques,  montre  Ira  se  perçant  de  son  épée  en  face 
de  Patientia.  Mais,  à  Auxerre,  c'est  Desperado  qui  se  tue  en  regard 
de  Patientia.  A  Paris,  le  sculpteur,  plus  logique  que  le  peintre 
d'Auxerre,  oppose  Desperado  à  Spes,  tout  en  représentant  Despe- 
rado comme  autrefois,  on  représentait  Ira  (i).  » 

Ce  qui  se  dégage  de  tous  ces  faits,  c'est  que  l'ancienne  morale 
populaire  est  en  plein  triomphe. 

Sans  doute,  elle  s'est  enrichie.  Nous  avons  vu  plus  haut  com- 
ment la  théorie  romaine,  qui  ne  fait  le  procès  au  suicidé  que  lors- 
qu'il est  sous  le  coup  d'une  accusation  capitale,  avait  été  déformée 
tour  à  tour  par  le  concile  d'Orléans,  puis  par  le  texte  de  Braga, 
qui  assimile  le  suicidé  au  condamné  à  mort.  Cette  assimilation, 
étrangère  à  l'esprit  de  l'ancienne  morale  servile,  est  définitivement 
consacrée  par  le  droit  coutumier  (au  moment  même  où  l'Eglise 
s'efforce  de  la  rejeter),  et  la  règle  relative  aux  confiscations  se 
déforme  de  la  même  manière.  Ainsi,  l'ignorance  emprunte  à  l'an- 
cien droit  des  hommes  libres  de  quoi  renforcer  la  morale  servile. 
Mais  celle-ci,  dans  l'ensemble,  reste  bien  la  même. 

Dans  la  Rome  antique,  l'esclave,  le  soldat,  l'homme  de  peu  qui 
a  tenté  de  se  détruire  est  tenu  pour  vicieux,  taré.  Au  moyen  âge, 
la  tentative  de  suicide  est  punissable,  diabolique. 

Dans  la  Rome  antique,  l'esclave  qui  se  tue  est  privé  de  sépulture 
au  même  titre  que  ceux  qui  quœstum  spurcum  professi  essent.  Au 


(1}  Mâle,  L'Art  Religieux  du  xme  S.  en  France,  P.  1902,  p.  143  (cf.  p.  130- 
131). 


161  LA    MORALE    SIMPLE    AU    MOYEN    AGE 

moyen  âge,  le  suicidé  e*t  privé  de  sépulture  au  même  titre  que 
l'usurier. 

Enfin,  et  surtout,  dans  la  Rome  antique,  la  morale  d'en  bas  se 
refuse  à  distinguer  entre  les  suicidés;  l'inscription  de  Lanuvium 
punit  «  ceux  qui  ont  porté  la  main  sur  eux-mêmes  »;  de  même,  le 
Concile  de  Nîmes  refuse  la  sépulture  à  ceux  qui  se  sont  «  pendus 
ou  tués  par  le  glaive  »,  sans  s'arrêter  au  motif,  noble  ou  vil,  qui  les 
y  porta. 

J'essayais  plus  haut  d'indiquer  quel  pouvait  être,  à  l'égard  du 
suicide,  l'état  d'esprit  de  l'esclave  romain.  Celui  de  l'homme  du 
peuple,  au  moyen  âge,  n'en  diffère  guère  :  le  suicide,  c'est,  avant 
tout,  la  justice  au  logis;  c'est  le  corps  privé  de  sépulture,  jeté  à 
la  voirie  ou  enfoui  comme  celui  d'une  bête.  C'est,  avant  tout,  chose 
répugnante,  éveillant  une- horreur  à  moitié  physique. 

Ainsi,  dans  ce  qu  elle  a  de  plus  fort  et  de  plus  net,  la  morale 
populaire  continue.  Ce  qui  fait  qu'on  a  pu  s'y  tromper,  c'est  que, 
•désormais,  elle  a  ses  théoriciens,  sa  cour  de  juristes  et  de  mora- 
listes. Mais  son  triomphe  est  justement  d'être  demeurée  la  même 
sous  ses  habits  de  grande  dame. 

Ce  triomphe  est-il  assez  absolu  pour  abolir  définitivement  les 
morales  nuancées?  Je  vais  essayer  de  montrer  qu'il  n'est  pas,  à  ce 
point,  décisif.  Mais  on  verra  qu'il  n'en  est,  en  un  sens,  que  plus 
remarquable. 


CHAPITRE  VI 

Le  Moyen  Age   (Suite) 
Renaissance  et  Faiblesse  des  Morales  nuancées 

A  première  vue,  rien  de  plus  frappant,  j'en  conviens,  que  l'unité 
de  la  morale,  au  moyen  âge,  en  ce  qui  concerne  la  mort  volontaire. 
Tout  se  tient,  tous  sont  d'accord.  Clercs  et  nobles  semblent  avoir 
les  mêmes  sentiments  que  le  peuple.  La  morale  écrite  paraît  expri- 
mer la  morale  réelle. 

Un  tel  fait,  s'il  était  bien  établi,  porterait  un  coup  très  grave  à 
l'hypothèse  qui  nous  guide.  Nous  avons  vu  jusqu'à  présent  la 
morale  nuancée  liée  au  sort  des  aristocraties.  Or,  à  partir  du 
xiie  siècle,  il  y  a  certainement  en  France  au  moins  trois  aristocra- 
ties :  l'élite  de  l'Eglise,  le  monde  des  juristes  instruits,  la  noblesse 
polie.  Si  ces  milieux  plus  instruits,  plus  raffinés,  se  contentaient  de 
la  rude  et  simple  morale  populaire,  force  serait  bien  d'admettre  que 
ce  qui  semblait  d'abord  une  loi  n'était  qu'une  suite  de  coïncidences. 

Seulement,  dès  qu'on  regarde  d'un  peu  près,  l'état  d'esprit  de 
ces  trois  élites  se  révèle  différent  de  celui  de  la  foule  :  loin  de  dis- 
paraître définitivement,  la  morale  nuancée  renaît  au  moyen  âge; 
le  triomphe  de  sa  rivale  ne  consiste  pas  à  la  supprimer,  mais  à  la 
refouler  et  l'humilier. 


Dans  l'aristocratie  d'Eglise  :  1)  On  trouve  dans  les  moralistes  quelques  traces 
d'une  doctrine  moins  rude  que  celle  de  saint  Thomas  et  d'Alexandre  de 
Halles  ;  2)  les  théologiens  sont  étrangers  aux  rigueurs  du  droit  canonique  ; 
3)  les  théologiens  et  l'Eglise  sont  étrangers  et  même  hostiles  aux  rigueurs 
du  droit  séculier. 

On  dit  volontiers  que  les  théologiens,  théoriciens  de  l'horreur 
du  suicide,  sont  les  pères  spirituels  du  droit  médiéval  :  le  Décret 
de  Gratien,  les  coutumiers  sont-ils  autre  chose  que  l'application  des 
doctrines  formulées  par  les  théologiens?  Mais  deux  faits  se  dégagent 
de  l'étude  des  textes  :  i°  dans  l'œuvre  même  des  théologiens,  il  y 
a  des  traces  de  morale  nuancée;  2°  l'élite  de  l'Eglise  est  absolument 
étrangère  aux  sévérités  du  droit  canonique,  à  plus  forte  raison  du 
droit  séculier. 

Ce  qu'il  y  a  pour  nous  de  plus  frappant  dans  la  doctrine  des 
grands   scolastiqucs,    c'est   qu'elle  est   absolue,    sans   nuances    :   pas 


4(>4         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 

un  mot  d'admiration  en  faveur  des  martyrs  volontaires,  j>;is  un 
mot  d'excuse  en  faveur  de  la  mère  qui  ne  veut  pas  survivre  à  son 
-fils;  tous  les  suicides  sont  enveloppés  dans  la  môme  condamnation. 
Se  tuer  soi-même  est  plus  grave  que  de  tuer  autrui.  Mais  ces  for- 
mules expriment-elles  tout  le  sentiment  de  la  haute  Eglise? 

Déjà,  Alain  de  Lille  distingue  trois  sortes  de  courage  :  il  y  a 
celui  de  l'hypocrite,  celui  du  philosophe,  celui  du  chrétien,  et 
Alain  choisit  comme  représentants  du  courage  des  philosophes 
deux  suicidés  :  Diogène  et  Caton  (i).  Dans  le  Liber  Mathematicus, 
un  jeune  homme,  auquel  les  oracles  ont  prédit  qu'il  serait  parricide, 
demande  longuement,  et  en  fort  bons  termes,  l'autorisation  de  se 
tuer  (2).  Le  Florilège  de  Jean  de  Galles  reproduit,  à  propos  de  Dio- 
gène, la  phrase  du  Policratique  :  Diogène,  en  se  tuant,  se  laissa 
séduire  par  l'opinion  «  de  quelques  hommes  courageux  ».  Mais, 
oubliant  cette  «  séduction  »,  l'auteur  écrit  machinalement  :  «  La 
Tertu  et  la  continence  de  Diogène  apparaissent  jusque  dans  sa 
mort  (3).  »  Chose  plus  étonnante,  cette  dernière  phrase  se  retrouve 
dans  le  Spéculum  hisloriale  de  Vincent  de  Beauvais  (4). 

Dans  le  même  ouvrage,  l'auteur  cite  un  raisonnement  de  Zenon  : 
nul  mal  n'est  glorieux;  or,  la  mort  est  glorieuse;  donc,  la  mort 
n'est  pas  un  mal.  C'est  au  nom  de  ce  raisonnement,  ajoute-t-il,  que 
Zenon  se  tua,  afin  de  vivre  heureux.  On  s'attend  à  une  protestation 
indignée.  L'auteur  passe  (5).  Arrivé  à  Sénèque  (ce  Sénèque,  au  nom 
prédestiné,  dit  Jean  de  Galles,  puisque  Sénèque  vient  de  se  necans), 
le  Spéculum  Historiale,  qui  consacre  des  pages  entières  à  citer  les 
plus  belles  pensées  du  philosophe  et  s'évertue  non  sans  succès  à 
réunir  des  phrases  contre  le  suicide,  ne  peut  se  tenir  de  transcrire 
deux  formules  favorables  à  la  mort  volontaire  :  «  L'homme  coura- 
geux et  sage  ne  doit  pas  s'enfuir  de  la  vie  :  il  doit  en  sortir  »,  et 
a  celui  qui  a  appris  à  mourir  a  appris  à  ne  plus  être  esclave;  il  est 
au-dessus,  en  dehors  de  toute  puissance.  Que  lui  importent  cachot, 
prison,  entraves  :  la  porte  est  ouverte  (6).  » 

Mêmes  écarts  lorsqu'il  s'agit  des  suicides  chrétiens.  Ni  saint 
Thomas,  ni  Alexandre  de  Haies  ne  font  une  exception  en  faveur  de 
ceux  qui,  en  temps  de  persécution,  vont  volontairement  à  la  mort 
sans  un  ordre  précis  de  la  divinité.  Mais  Vincent  de  Beauvais,  dans 
son  ouvrage  historique,  consacre  des  chapitres  «  à  ceux  qui  se  sont 
livrés  volontairement  »  (7),  à  ceux  qui,  ayant  le  choix  entre  la  mort 
et  la  fuite  ont  préféré  la  mort  (8)  et,  oubliant  évidemment  qu'un 


(1)  Summadearte  prœdicatoria,  ch.  XXIV,  (P.  L.,  CCX,  c.  159).      (2)  Li- 
fter mathematicus   (P.    L.,    CLXXI,    c.    1378    ss).      (3)    Florilegium,    p.    96' 
(4)   Spec.  hist.,   III,  69,  p.  38a.      (5)  Ibid.,  V.  26,  p.  50a.     (6)    Ibid.,  VITI, 
et  124,  p.  106  b  et  107a.     (7)  Ibid.,  XI,  40,  p.  144b.     (8)  XII,  15,  p.  156b, 


Lftâ   MORALISTES  465 

tel  homicide  est  plus  criminel  qu'un  assassinat  ordinaire,  il  exalte 
oes  exemples  d'audace  et  de  magnanimité  (i).  De  même,  les  mora- 
listes ont  beau  démontrer  qu'une  femme  violée  ou  menacée  de  l'être 
•commet  un  crime  en  se  tuant,  Jean  de  Galles  n'en  cite  pas  moins 
^avec  admiration  les  femmes  dont  parle  Valère-Maxime,  «  qui,  ayant 
perdu  leurs  maris,  s'arrachent  la  vie  en  s'étranglant  »,  et  la  femme 
grecque  qui,  ravie  par  des  pirates,  se  jette  à  la  mer,  et,  coup  sur 
*coup,  Lucrèce  et  sainte  Pélagie  (2).  Dans  la  Summa  prœdicaniium^ 
on  lit  au  mot  chasteté  :  que  ceux  qui  ne  sont  pas  portés  à  la  chas- 
teté par  l'exemple  des  fidèles  prennent  exemple  sur  les  infldèles  e*t 
soient  confondus  spécialement  par  l'exemple  de  Lucrèce,  qui,  après 
la  perte  de  sa  chasteté,  refusa  de  vivre  (3).  Dans  le  fameux  petit 
livre  des  Echecs  moralises,  Lucrèce  est  encore  citée  comme  exemple 
de  chasteté  (4). 

La  solution  proposée  pour  certains  cas  de  conscience  montre 
bien  qu'il  y  a  quelque  chose  d'un  peu  verbal  dans  les  sévérités  des 
grands  moralistes.  Dans  le  Trésor  de  Brunetto  Latini,  on  trouve  la 
question  suivante  :  Si  un  sage  meurt  de  faim,  peut-il  voler  de  la 
nourriture?  —  Non,  répond  l'auteur,  car  la  volonté  de  ne  pas  nuire 
à  autrui  est  plus  précieuse  que  la  vie.  Le  devoir  de  ne  pas  voler 
jpasse  donc  avant  celui  de  conserver  ses  jours  (5). 

Hugues  de  Sainte-Marie,  se  demandant  ce  que  doit  faire  un 
«chrétien,  s'il  se  trouve  au  point  de  mourir  ou  de  favoriser  un  héré- 
tique, répond  :  eligat  magis  mori  (6). 

Dans  TArs  d'amour,  de  vertu  et  de  boneurté,  qui,  en  dépit  d'un 
ititre  laïque,  est  un  ouvrage  d'allure  très  religieuse,  autre  question  : 
.«  Doit-on.,  pour  son  ami,  se  mettre  en  péril  de  mort?  —  Je  ne  di 
unie,  déclare  prudemment  l'auteur,  c'on  doie  la  mort  eslire  ne  con- 
voitier.  »  Mais  il  n'en  conclut  pas  moins  qu'en  mourant  pour 
autrui,  on  acquiert  vertu,  «  et  pour  ce  doit  mieuz  li  amis  eslire  lui 
a  mètre  en  péril  de  mort  u  morir  »  (7).  D'ailleurs,   saint  Thomas 


(1)  XV,  57,  p.  146  a  ;  cf.  XII,  97  et  131.     (2)  Summa  collationum,  III, 
dist.  L,  c.  3.     (3)  Summa  prœdicantium,  t.  I,  mot  castitas  Cf.  Li  livres  dou 
Trésor,  I,  36  (p.  44)  :  Lucrèce  est  «    une  des  meillors  du  monde  et  la  plus 
chaste.  »     (4)  FoL  XII  ss.  —  Le  Roman  de  la  Rose,  après  avoir  montré  Lucrèce 
qui  se  fend  le  cœur,  ajoute  ironiquement  :  si  n'est-il  mes  nulle  Lucrèce  (éd. 
Fr.  Michel,  P.  1854,  v.  9408,  t.  I,  p.  287).  Ailleurs,  l'auteur  parle  du  suicide 
en  reprenant  gaillardement  la  vieille  plaisanterie  latine  : 
Postumus,  vues  tu  famé  prendre? 
Ne  pues  tu  pas  trover  a  vendre 
Ou  hars  ou  cordes  ou  chevestres 
Ou  saillir  hors  par  les  fenestres?... 
(v.  9489  88.,  t.  I,  p.  290).     (5)   II,  2,  chap.  104  (p.  453).     (6)   Traclatus  de 
|    regia  potestate,  IX  (P.  L.,  CXLIII,  c.  952)  ;  cf.  IV,  ibid.t  c.  947).      (7)  Li 
\    ars  d'amourl  de  vertu  et  de  boneurtét  I2  40. 

30 


4G6  LA    MO)  ■'>•    MOY] 

lui-même  laisse,  sur  ce  point,  fléchir  sa  doctrine  :  Tradere  seipsum 
morti  profiter  aniicum  est  perfectissimus  actas  vvrtuiis  (i). 

Buridan,  après  une  longue  dissertation,  conclut  qu'un  homme 
de  cœur  doit  parfois  «  choisir  la  mort  »  plu  lot  que  de  fuir,  quand 
la  fuite  pourrait  le  sauver  (2). 

La  théorie  du  suicide  indirect  apparaît,  timide  encore.  Capreolus, 
voulant  prouver  qu'on  doit  aimer  Dieu  plus  (que  soi-même,  rap- 
pelle que  des  particuliers  «  s'exposent  d'eux-mêmes  à  la  mort  »  pour 
le  bien  de  la  communauté  (3).  Duns  Scot,  après  avoir  dit  qu'on  n'a 
pas  le  droit  de  se  tuer  pour  expier  un  crime,  ajoute  que,  si  l'on  a 
commis  un  homicide,  il  est  'convenable  «  d'exposer  sa  vie  dans  une 
cause  juste,  par  exemple,  dans  une  lutte  contre  les  ennemis  de 
l'Eglise  »  (à). 

En  plein  moyen  âge,  on  voit  reparaître  la  vieille  idée  que  le  Christ 
est  l'auteur  de  sa  mort.  Saint  Thomas  se  demande  s'il  «  a  été  tué 
par  un  autre  ou  par  lui-même  »  (5).  Il  conclut,  en  bon  scolastique, 
que  le  Christ  est  tout  ensemble  agent  et  patient,  qu'il  est  mort 
volontairement,  tout  en  subissant  une  violence.  D'autres,  moins  théo- 
logiens, vont  plus  loin   :  dans  le  Bestiaire  de  Guillaume  le  Clerc   : 

Deus  est  le  verai  pellican  (6), 

c'est-à-dire  qu'il  se  frappe  lui-même  pour  sauver  ses  enfants.  Phi- 
lippe de  Vitry,  moralisant  la  fable  de  Pirame  et  Tisbé,  voit  dans  le 
suicide  de  Pyrame  la  mort  de  Dieu,  qui  vient  sur  la  terre  mourir 
pour  l'amour  des  hommes  et,  dans  celui  de  Thysbé,  le  supplice 
des  martyrs  qui  meurent  pour  l'amour  de  Dieu  (7). 

Certaines  histoires  pieuses  expriment  comme  un  commencement 
d'indulgence  pour  le  suicide  :  un  riche  homme,  parti  en  pèlerinage 
en  état  de  péché,  se  laisse  persuader  par  le  diable,  déguisé  en  saint 
Jacques,  que  s'il  se  boute  une  épée  en  la  gorge,  il  ira  droit  en  para- 
dis. Quand  Satan  veut  emporter  son  âme,  saint  Jacques  s'y  oppose, 
et  la  Vierge,  prise  pour  arbitre,  ressuscite  le  pèlerin  (8).  Dans  les 


(1)  Comm.  in  libr.  III  Sentent.,  dist.  29,  quacst,  1,  art.  5,  (éd.  Fretté, 
IX,  p.  461.)  Dans  la  Somme  (secunda  secundae,  qu.  26,  De  ordine  Charitatis, 
St  Thomas  dit  qu'il  n'est  pas  de  necessitate  charitatis  d'exposer  son  corps 
pour  le  salut  d'autrui,  sed  quod  aliquis  sponte  ad  hoc  se  offerat  pertinet  ad 
perfectionem  charitatis,  (ibid.,  III,  p.  271).  (2)  Quœstiones,  III,  18,  (p.  221). 
(3)  Defensiones,  (t.  V,  p.  355).  (4)  Liber  IV  Sentent.,  dist.  XV,  qu.  3, 
(t.  IX,  p.  216).  (.5)  Summa,  p.  III,  qu.  XLVII,  art.  1.  (6)  Edit.  Reinsch, 
Leipz.  1892,  v.  569,  p.  245.  (7)  Œuvres,  p.  148.  Je  cite  l'analyse  de  Tarbé  : 
il  ne  donne  pas  le  texte.  (8)  Gautier  de  Coincy,  Les  miracles  de  la  Ste  Vierge, 
éd.  Poquet,  P.  1858,  p.  287  ;  cf.  p.  289.  —  Guibert  de  Nogent  conte,  lui 
aussi,  l'histoire  d'un  pèlerin  qui  se  tue  et  ressuscite.  Mais,  quand  il  note  que 
ses  amis  veulent  prendre  soin  des  funérailles,  il  a  soin  d'ajouter  «  ce  qui 
n'aurait  certes  pas  dû  se  faire»  [Vie  de  Guibert,  III,  20). 


467 

Miracles  de  Notre-Dame  de  Rocamadour,  un  chevalier  dit  à  sa  femme 
-en  plaisantant  :  «  Croyez-vous  que  je  me  contente  de  vous  seule?  » 
La  femme  se  tue.  Le  mari,  qui  est  vraiment  chaste,  invoque  la 
Vierge,  et  son  épouse  revient  à  la  vie  (i).  Je  sais  bien  que  l'inter- 
vention de  la  Vierge  ne  signifie  pas  du  tout  qu'elle  excuse  l'acte 
commis  :  elle  intervient  communément  en  faveur  des  plus  grands 
criminels.  Mais,  dans  les  récits  qu'on  vient  de  voir,  on  n'a 
pas  l'impression  que  l'auteur  soit  très  indigné  contre  les  deux  per- 
sonnages qui  se  tuent-  -Dans  une  imitation  du  second  miracle, 
en  français  du  xive  siècle,  les  amis  de  la  suicidée  font  «  le  corps 
appareiller  pour  mettre  en  terre  et  là  furent  dictes  vigilles,  et  le 
corps  vouloient  porter  au  moustier  »  (2). 

Certes,  il  n'y  a  pas  en  tout  cela  les  éléments  d'une  doctrine  qui 
s'opposerait  à  la  doctrine  commune.  Il  reste,  du  moins,  que  celle-ci 
n'exprime  pas  toute  la  pensée,  tous  les  sentiments  de  l'Eglise 
instruite. 

Mais  voici  l'essentiel.  On  attribue  d'ordinaire  aux  rigueurs  des 
moralistes  chrétiens  les  rigueurs  du  droit.  Ils  auraient  si  bien  prêché 
l'horreur  du  suicide  que  les  justiciers,  dociles  à  leur  voix,  auraient 
fini  par  le  punir.  En  d'autres  termes,  la  morale  écrite  aurait  créé 
la  morale  réelle.  Or,  en  fait,  rien  ne  prouve  que  les  moralistes  du 
moyen  âge  aient  eu  une  action  quelconque  sur  le  droit  de  leur 
époque.  Au  contraire,  tout  les  montre  étrangers  aux  sévérités  du  droit 
canonique,  et  plusieurs  faits  montrent  l'Eglise  non  seulement  étran- 
gère mais  hostile  aux  sévérités  des  coutumes. 

Ici  encore,  il  faut  être  en  garde  conjre  le  procédé  logique  qui 
nous  fait  aller  de  la  morale  au  droit  :  première  phase,  le  suicide 
devient  un  crime;  deuxième  phase,  ce  crime  est  puni.  On  a  vu  plus 
haut  que  la  législation  canonique  du  vie  siècle  s'explique  par  tout 
autre  chose  que  l'influence  de  saint  Augustin.  De  même,  la  législation 
médiévale  n'est  à  aucun  degré  la  conséquence  des  doctrines  d'Abé- 
lard  ou  de  saint  Thomas. 

S'agit-il  du  refus  de  sépulture?  Bien  qu'il  apparaisse,  dans  les 
textes,  au  xni6  siècle  seulement,  j'espère  pouvoir  montrer  que 
l'usage  est  plus  ancien  que  le  texte.  Mais,  à  supposer  même  que  je 
me  trompe  et  que  cette  aggravation  du  droit  canonique  date  du 
xm°  siècle,'  de  quel  droit  affirmer  qu'elle  est  due  à  l'action  des 
grands  moralistes? 

Certes,  ils  condamnent  la  mort  volontaire.  Mais,  d'abord,  on  ne 
peut  pas  dire  qu'ils  s'intéressent  beaucoup  à  la  chose  :  on  a  vu  plus 
haut  la  liste  des  auteurs  que  j'ai  consultés;  en  somme,  je  n'ai  trouvé 


(1)  Edit.  Albe,  P.  s.  d.,  p.  63.     (2)  Ibid. 


408  LA   MORALE   NUANCÉE   AU   MOYEN   A4 

de  développements  un  peu  intéressants  que  dans  les  ouvrages  g 
raux  dont  les  auteurs  font  profession  de  parler  de  tout.  Ensuite,  et 
surtout,    les   théologiens   condamnent    le    suicide   au   point   de    vue 
moral;  mais,  nulle  part,  ils  ne  demandent  qu'on  punisse  ceux  qui 
se  tuent  ou  qu'on  aggrave  les  peines  en  usage  contre  eux. 

J'ai  lu  et  relu,  craignant  de  me  tromper,  les  pages  d'Abélard, 
d'Alexandre  de  Haies,  de  saint  Thomas,  de  Vincent  de  Beauvais; 
j'ai  cherché  en  vain  une  phrase,  un  mot  déclarant  les  suicidés 
indignes  de  la  sépulture,  conseillant  de  la  leur  refuser.  Evidemment, 
j'ai  pu  mal  chercher.  Mais  les  canonistes  anciens  et  modernes  ne 
semblent  pas  avoir  été  plus  heureux  que  moi.  Pour  justifier  leur 
rigueur,  ils  citent  à  l'envi  saint  Augustin;  ils  ne  citent  pas,  dans  les 
ouvrages  que  j'ai  lus,  les  grands  docteurs  du  moyen  âge. 

Non  seulement  ces  docteurs  ne  préconisent  pas  le  refus  de  sépul- 
ture, mais  ils  ne  l'approuvent  même  pas  :  ils  évitent  d'en  parler.  A 
les  lire,  on  ne  pourrait  pas  se  douter  que  l'Eglise,  dont  ils  font  par- 
tie, punit  le  cadavre  de  ceux  qui  se  tuent. 

Par  hasard?  Je  ne  le  crois  pas.  L'occasion  s'offre  à  eux  de  parler. 
Abélard  et  Alexandre  de  Haies  connaissent  évidemment  le  texte  de 
Platon,  relatif  à  la  sépulture  des  suicidés.  Albert  le  Grand  et  saint 
Thomas  citent  la  phrase  d'Aristote  sur  le  même  sujet  (i).  Bonne 
occasion  de  s'arrêter,  de  montrer  que,  sur  ce  point,  l'usage  de 
l'Eglise  s'accorde  aux  conseils  de  la  sagesse  antique.  —  Les  Docteurs 
passent  sans  mot  dire. 

Au  fond,  rien  de  plus  naturel.  Comment  justifier,  d'un  point 
de  vue  chrétien,  un  usage  païen  de  fait  et  d'esprit?  D'après  Aris- 
tote,  celui  qui  se  tue  fait»  tort  matériellement  à  la  cité,  la  cité  le 
punit  :  rien  de  plus  simple  au  point  de  vue  laïque.  Pour  le  punir, 
elle  le  prive  de  sépulture  :  rien  de  plus  simple  au  point  de  vue 
païen.  Mais  celui  qui  se  tue  fait-il  tort  matériellement  à  l'Eglise? 
Supposé  que  l'Eglise  veuille  le  punir,  est-ce  une  peine,  pour  un 
croyant,  d'être  privé  de  sépulture?  Voilà  pourquoi  Albert  le  Grand 
se  tait,  comme  s'était  tu  saint  Augustin.  Mais,  étant  donné  ce  silence 
des  grands  docteurs  du  moyen  âge,  comment  leur  attribuer  dans 
l'affaire  une  responsabilité  quelconque?  La  haute  Eglise  n'avait  pas 
eu  part  à  l'institution  des  premières  peines  contre  la  mort  volon- 
taire. Elle  est  tout  aussi  étrangère  à  l'usage  qui  les  aggrave- 

Encore  moins  peut-on  la  rendre  responsable,  ou  seulement  soli- 
daire des  rigueurs  du  droit  coutumier*. 


(1)  Albert  le  Grand,  Ethica,  I,  5, 11,  (t.  IV,  p.  219)  ;  St  Thomas,  Summa,  se- 
cunda  secundae,  qu.  69,  art.  4  et  surtout  In  X  libros  Ethicorum  ad  Nicom.t 
V,  17  (éd.  Fretté,  t.  XXV,  p.  479). 


l'église  et  le  droit  469 

C'est  une  idée  généralement  admise  que  la  législation  laïque 
en  l'espèce  «  reposait  sur  des  principes  empruntés  au  droit  cano- 
nique »  (i),  qu'elle  s'inspira  «  du  droit  canon  en  ajoutant  aux 
peines  religieuses  des  peines  matérielles  »  (2).  Je  ne  m'attarde  pas 
à  citer  tous  les  auteurs  qui  ont  défendu  cette  théorie.  Mais  elle 
s'ajuste  fort  mal  aux  faits.  Nous  avons  déjà  vu  qu'aux  temps  méro- 
vingiens, les  premières  mesures  prises  par  les  conciles  sont  la  con- 
séquence d'usages  tout  laïques,  issus  du  droit  et  des  mœurs 
romaines.  Je  crois  de  même  qu'au  moyen  âge,  ni  l'élite,  ni  même 
l'ensemble  de  l'Eglise  ne  jouent  aucun  rôle  dans  l'élaboration  du 
droit  coutumier.  Loin  de  le  favoriser,  le  clergé  lui  est,  en  un  sens, 
hostile. 

Tout  d'abord,  les  moralistes  se  taisent  aussi  obstinément  sur  les 
pénalités  du  droit  séculier  que  sur  celles  du  droit  canonique.  Alors 
que  le  droit  moderne  se  constituera,  au  xviii6  siècle,  sous  l'influence 
directe  des  philosophes,  je  ne  vois  pas  qu'aucun  théologien,  aucun 
philosophe  réclame  ou  approuve  jamais,  au  moyen  âge,  la  confisca- 
tion des  biens  du  suicidé  ou  l'exécution  du  cadavre.  Outre  cet  argu- 
ment négatif,  voici  trois  faits  qui  montrent  l'Eglise  étrangère  ou 
hostile  au  droit  coutumier. 

Premier  fait  :  les  affaires  de  suicide  ne  sont  pas  de  la  compé- 
tence des  tribunaux  ecclésiastiques. 

Si  c'était  l'Eglise  qui  prenait  l'initiative  de  poursuivre  et  de 
punir  les  suicidés  comme  des  criminels,  la  connaissance  de  ce  crime 
appartiendrait  évidemment  de  plein  droit,  à  l'origine,  aux  officia- 
lités.  C'est  ainsi  que  les  cours  d'Eglise  connaissent  ratione  materiœ 
des  crimes  de  sortilège,  hérésie,  sorcellerie,  magie,  blasphème,  et, 
en  certains  cas,  des  crimes  de  concubinage,  prostitution,  proxéné- 
tisme, infanticide,  usure  (3).  Pour  le  suicide,  rien  de  tel.  L'Eglise, 
quoiqu'on  en  ait  dit  (/j),  n'en  connaît  ni  exclusivement,  ni  concur- 
remment avec  les  cours  séculières.  C'est  un  cas  de  haute  justice 
temporelle.  Non  seulement  c'est  ainsi  que  les  coutumiers  l'envi- 
sagent, mais  aucun  de  ceux  que  j'ai  lus  ne  fait  allusion  à  une  pré- 
tention des  juges  d'Eglise  à  en  connaître.  A  l'Assemblée  de  Vin- 
cennes,  en  1829,  les  représentants  des  justices  laïques,  qui  reprochent 
tant  d'empiétements  aux  justices  ecclésiastiques,  ne  font  pas  allu- 
sion au  suicide  (5).   Les  canonistes  reconnaissent,   par  leur  silence 


(1)  Garrison,  p.  103.  (2)  Durkheim,  p.  370.  Seul,  je  crois,  M.  Glasson 
remarque  (Histoire  du  Droit,  VI,  p.  692),  que  le  «  suicide  n'était  pas 
réclamé  par  les  juridictions  d'Eglise».  (1)  Voir  P.  Fournicr,  Les  officialités 
au  moyen  âge,  P.  1880,  p.  90,  et  G.  Dupont,  Le  registre  de  Vofficialité  de 
Cerisy,  p.  278.  (2)  Voir  Brissaud,  p.  1377.  (3)  O.  Martin,  L'assemblée 
de  Vincennes,  Rennes,  1909,  p.  21,  23,  150  ss. 


470  LA  MORALK   NI  LGE 

même,  le  droit  des  cours  séculières,  liurchard,  Ive»,  Gratien,  (juil 
luuiiic  Durant*  pool  mucls  sur  la  pjnocédure  à  suivre  pour  établir  la 
réalité  d'un  suicide;  les  textes  publiés  par  Wahrmund  n'en  paii 
pas  non  plus  :  silence  inexplicable  si  la  poursuite  et  la  punition 
du  crime  incombait,  ou  avait  incombé  à  l'Eglise  (i).  Les 
des  offieialités  de  Cérisy  et  de  Chartres  ne  font  pas  mention  d'une 
seule  affaire  de  suicide.  Enfin,  l'exemple  des  justices  seigneuriales 
relevant  d'un  évêque,  d'une  église  ou  d'une  communauté  suffirait 
à  trancher  la  question.  Quand  la  justice  criminelle  est  remise  à 
un  évêque,  il  a  toute  facilité  pour  saisir,  en  cas  de  suicide,  soit  ses 
juges  laïques,  soit  l'Official;  il  en  va  de  même  pour  les  églises  et 
les  communautés  :  or,  en  fait,  les  registres  publiés  par  Tanon  nous 
montrent  les  affaires  de  suicide  renvoyées  par  les  clercs  devant  la 
cour  laïque.  C'est  elle  qui  acquitte  ou  qui  fait  remettre  le  corps  aux 
amis  u  pour  enterrer  »  (2).  Bien  loin  que  l'Eglise  dicte  aux  hauts 
justiciers  leur  verdict,  ce  sont  les  hauts  justiciers  qui  accordent 
l'inhumation  ou  la  refusent. 

Second  fait  :  ce  n'est  pas  à  l'Eglise  que  reviennent  les  biens 
des  suicidés.  Il  n'est  pas  téméraire  de  supposer  que,  si  c'était 
elle  qui  avait,  sur  ce  point,  fait  la  loi,  elle  l'aurait  faite  à  son 
profit.  On  sait  qu'elle  réclamait,  qu'elle  obtint  parfois  le  droit 
de  disposer  des  biens  des  intestats  et  des  déconfès.  Les  laïques 
lui  reprochent,  au  xive  siècle,  d'abuser  de  ses  droits  en  matière 
d'usure  et  d'adultère,  pour  se  procurer  de  grosses  sommes  d'ar- 
gent (3).  Si  elle  avait,  à  une  époque  quelconque,  touché  les  biens 
des  suicidés,  il  est  peu  probable  qu'elle  se  serait  laissé  dépouil- 
ler sans  mot  dire  de  ce  droit  fructueux.  Or,  tous  les  textes  nous 
montrent  ces  biens  allant  sans  contestation  à  la  justice 
laïque  (4). 

Dernier  fait  :  des  textes  prouvent  que  lorsque  l'Eglise  est  appelée 
à  juger  un  suicide  non  pas  ratione  materiœ,  mais  ratione  personœ, 
c'est-à-dire  lorsqu'un  clerc  se  tue,  elle  rejette  la  loi  laïque  en  ce  qui 
concerne  la  confiscation  et  la  pendaison. 


(1)  La  Summa  d'Aegidius  (I,  B  VI),  contient  un  modèle  de  sentence  contre 
les  contumaces,  mais  non  contre  les  morts.  Il  n'est  pas  fait  mention  du  suicide 
dans  la  table  du  livre  de  Bry  (Notice  sur  un  formulaire  du  xive  s.  à  l'usage  de 
Vofficialité  d'Orléans,  p.  451).  (2)  Tanon,  Registre  de  St  Martin,  p.  219.  (3) 
P.  de  Cuignières  dit  que  les  officiaux  «  accusent  d'usure  ou  d'adultère  des 
gens  de  bonne  renommée  qui,  afin  d'éviter  un  scandale,  composent  avec  eux 
pour  une  somme  d'argent»,  0.  Martin,  ouvr.  cité,  p.  165.  (4)  La  Summa 
de  legibus  Normanniœ,  parlant  des  biens  «  des  suicidés,  des  excommuniés 
et  des  désespérés  »,  dit  que  l'Eglise  ne  pourra  rien  réclamer  là-dessus  (ch.  XX). 
Ce  texte  qui  donne  à  penser  que  l'Eglise  avait  élevé  des  prétentions  sur  les 
biens  des  suicidés,  est,  à  ma  connaissance,  unique  en  son  genre. 


l'église  et  le  droit  471 

Le  premier  de  ces  textes  se  trouve  dans  l'Ancienne  coutume 
d'Anjou  (rédaction  de  i463)  :  «  Toute  personne  qui  est  homicide 
de  soy  mesme,  il  doit  estre  trainé  et  puis  pendu;  il  confisque  tous 
ses  biens  meubles  et  appartenances  au  seigneur,  baron,  chastellain 
ou  autres  justiciers  capable  de  ladicte  confiscacion,  en  laquelle  ledit 
cas  est  comis  et  perpétré,  c'est  assavoir  qui  a  toute  justice  en  sa 
terre.  Et  ne  fait  point  ladicte  coustume  de  differance  de  quelque 
estât  que  soit  la  personne,  ne  s'il  décède  intestat  ou  non.  Décleré 
pour  Monseigneur  le  conte  de  Tancarville,  seigneur  de  Montereul 
Bellay,  touchant  un  prebstre  nommé  Messire  Jehan  Ambroys,  demou- 
rant  à  Montereul  Bellay  qui  se  tua  d'un  cousteau,  les  biens  duquel 
Monseigneur  de  Poitiers  vouloit  mectre  debat>  disant  luy  appartenir 
en  tant  qu'il  est  homme  d'Eglise  et  mort  intestat  »  (i). 

Cette  décision  confirme  tout  d'abord  ce  que  je  disais  plus  haut 
du  caractère  laïque  de  la  répression.  En  principe,  un  clerc  est  justi- 
ciable de  l'official.  Si  donc  le  suicide  était  considéré,  si  peu  que  ce 
fût,  comme  un  crime  relevant  des  justices  d'Eglise,  jamais  le  comte 
de  Tancarville  n'aurait  la  pensée  de  revendiquer  une  cause  que  l'Eglise 
peut  réclamer  à  deux  titres,  en  raison  du  fait  et  de  la  personne. 

Mais  le  principal  intérêt  du  texte  qu'on  vient  de  lire,  c'est  qu'il 
nous  montre  l'Eglise  hostile  au  droit  coutumier. 

Si  l'évêque  de  Poitiers  revendique  les  biens  du  prêtre  qui  s^est 
tué,  en  alléguant  non  pas  qu'il  s'est  tué,  mais  qu'il  est  mort  intestat, 
c'est  évidemment  qu'en  tant  que  suicidé  le  prêtre  n'encourrait  pas 
confiscation  par  devant  l'évêque. 

Si,  d'autre  part,  le  comte  de  Tancarville  tient  à  faire  marquer 
par  écrit  que  le  cadavre  du  prêtre  doit  être  trainé  et  pendu  tout  comme 
un  autre,  c'est  évidemment  que  l'évêque  est  d'avis  contraire.  Et  si  le 
texte,  revenant  à  la  charge,  précise  que  la  peine  est  la  même,  quel 
que  soit  l'état  du  suicidé,  comment  ne  pas  en  conclure  que,  d'après 
l'évêque,  un  clerc  échappe,  de  par  son  état,  à  ce  traitement  ignoirii- 
nieax  ? 

Cela  fait  bien  des  déductions.  Mais  voici  des  faits  à  l'appui.  En 
i4i2,  un  clerc,  Jehan  Mignot,  se  pend  à  Rouen.  Sur  la  prière  que 
lui  en  font  des  amis,  J'Officiai  fait  enterrer  le  corps  de  nuit  au  cime- 
tière. Sur  quoi,  le  chapitre  «  et  les  paroissiens  »  protestent.  Le 
corps  est  déterré,  le  cimetière  réconcilié;  mais  quelle  que  soit  l'ani- 
mosité  du  public,  il  n'est  pas  question  de  traîner  ni  de  pendre  !e 
cadavre  (2). 

Jean  le  Coq,  dans  son  journal  d'audiences,  (1 384- 141 4),  rapporte 


(1)  Beairtemps-Beaupré,    t.   III,   1,    p.  256.     (2)    Beaurepaire    (Précis  des 
travaux  de  VAcad.  de  Rouenl  1892,  p.  133). 


472         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 

qu'un  Prieur  de  Sainte-Croix  s'étant  pendu,  le  Prévôt  rend  le  corps 
à  l 'évoque  parce  que  le  défunt  avait  été  furore  deductus  (i).  Mais, 
prend  soin  d'ajouter  Jean  le  Coq,  quand  même  le  défunt  se  seraii 
détruit  prœ  timoré  crlminis  ou  voluntate  mala  il  eût  fallu  le  rendre 
à  l'évoque  :  en  effet  «  il  ne  devait  pas  être  pendu  puiqu'il  était 
prêtre  »,  et  il  en  va  de  même  d'un  simple  clerc  (2). 

Ainsi  un  avocat  du  roi  reconnaît,  au  xve  siècle,  que  le  clerc  qui 
se  tue  ne  doit  pas  être  pendu,  et  que,  pour  éviter  qu'il  soit  pendu, 
il  faut  le  remettre  à  l'évêque.  Au  même  siècle,  nous  voyons  un  évêque 
disputer  le  cadavre  d'un  de  ses  prêtres  au  haut  justicier  qui  veut 
le  faire  pendre.  Il  est  difficile  après  cela  de  dire  que  c'est  l'Eglise 
qui  pousse  aux  mesures  contre  le  cadavre.  Non  seulement  ses  doc- 
teurs, ses  écrivains  n'en  soufflent  pas  mot.  Mais  elle-même,  lorsqu'elle 
a  les  mains  libres,  se  refuse  à  les  appliquer  et  lutte  pour  empêcher 
qu'on  ne  les  applique  aux  siens. 

Réussit-elle  souvent  à  arracher  les  clercs  aux  mains  du  bour- 
reau? Les  gens  d'Eglise  qui  se  tuent  sont-ils  d'ordinaire  pendus 
par  la  justice  laïque  ou  discrètement  enfouis  P  Je  crois  que,  sur  ce 
point  comme  sur  tant  d'autres,  la  juridiction  ecclésiastique,  souve- 
raine à  l'origine,  est  de  plus  en  plus  dépossédée  à  partir  de  la  fin 
du  treizième  siècle.  C'est  ainsi  que  Césaire  d'Heisterbach,  qui  rapporte 
tous  les  suicides  de  moines  et  de  religieuses  qu'on  a  vus  plus  haut, 
ne  signale  nulle  part  une  peine  contre  leurs  cadavres,  pendaison 
ou  enfouissement.  Par  contre,  au  xve  siècle,  la  décision  insérée  dans 
la  coutume  du  Maine  contredit  celle  de  Jean  le  Coq,  et  nous  avons 
vu  plus  haut  justicier  même  un  évêque  :  les  documents  sont  trop 
peu  nombreux  pour  qu'on  puisse  dégager  une  règle  générale.  Une 
phrase  de  Damhoudére  (3)  donnerait  bien  à  penser  que  parfois  les 
clercs  acceptent  d'ensevelir  des  suicidés  condamnés  par  la  justice 
laïque.  Mais  comme  on  ne  sait  pas  exactement  à  quel  pays  et  à 
quel  temps  elle  s'applique,  je  n'oserais  pas  non  plus  en  faire  état. 

Tout  ce  que  je  voulais  démontrer,  c'est  que  l'état  d'esprit  de 
l'aristocratie  intellectuetlle  est  moins  simple  que  ne  ferait  croire  la 
doctrine  de  saint  Thomas  et  que  la  haute  Eglise  est  absolument 
étrangère  aux  rigueurs  du  droit  Je  crois  en  avoir  donné  la  preuve. 
Les  docteurs,  loin  d'avoir  conseillé  le  refus  de  sépulture,  affectent 
de  n'en  pas  parler.  L'Eglise  est  hostile  aux  sévérités  coutumières 
et  essaie  d'y  soustraire  les  siens.  Enfin  quelques  phrases  nous  raon- 


(1)  Quœstiones  Joannis  Galli,  éd.  Dumoulin,  II,  p.  599.  (2)  Jean  Le  Coq 
ajoute  que  quelques-uns  tiennent  la  doctrine  contraire  en  ce  qui  concerne  le 
clericus  simplex,  arguant  qu'il  n'y  a  plus  clerc  là  où  il  n'y  a  qu'un  cadavre* 
Mais,  comme  cet  argument,  s'il  était  admis,  vaudrait  même  contre  un  prêtre, 
il  faut  le  rejeter.     (3)  Voir  infra,  IV,  ch,  1.  j^ 


LES    COUTUMES   DU   MIDI  473 

trent  les  moralistes  sensibles  à  la  beauté  de  certains  suicides  chré- 
tiens ou  païens.  Cet  état  d'esprit  d'une  aristocratie  fait  contraste 
avec  le  sentiment  rude  et  simple  qui  anime  le  droit  et  la  morale 
•commune. 

II 

Dans  le  monde  des  légistes  :  1)  Les  rédacteurs  des  chartes  et  coutumes  méri- 
«  dionales  ne  s'occupent  pas  du  suicide  ;  il  est  probable  que  tous  les  suicidé3 
yg  n'étaient  pas  punis  dans  le  midi  ;  2)  protestation  de  Jean  Boutillier  ; 
;,iL      3)  traces  d'indulgence  dans  la  jurisprudence. 

Ils  forment,  eux  aussi,  une  aristocratie,  ces  légistes  qui,  au  moyen 
âge  formulent  et  appliquent  le  droit.  Du  prudhomme,  qui  pèse  avec 
le  seigneur  les  termes  d'une  charte  municipale,  jusqu'au  magistrat 
qui  rédige  d'une  main  savante  les  grands  coutumiers,  il  y  a  tout 
un  monde  qui  s'élève  forcément  au-dessus  de  la  moyenne,  parce 
qu'il  réfléchit  aux  usages  qu'il  enregistre  et  qu'il  consacre.  Faut-il 
croire  que,  dans  ce  monde,  plus  éclairé,  plus  instruit,  qui  voit 
renaître  le  droit  romain,  la  législation  relative  au  suicide  ne  compte 
que  des  partisans  ? 

Qu'il  y  en  ait,  ce  n'est  pas  douteux.  Rien  ne  nous  autorise  à 
imaginer  tous  les  magistrats  d'alors  en  avance  sur  leur  temps  et 
appliquant  les  lois  la  mort  dans  l'âme.  En  ces  siècles  où  la  peine 
est  communément  arbitraire,  il  leur  serait  si  facile  de  modifier  ce 
qui  leur  déplaît  !  S'ils  ne  le  font  pas,  si  un  homme  comme  Beau- 
manoir  formule  la  législation  de  son  temps,  sans  ajouter  à  son  exposé 
un  mot  de  blâme,  c'est  qu'il  n'en  est  nullement  offensé.  A  plus  forte 
raison  devons  nous  admettre  que  des  centaines  de  magistrats  moins 
instruits  la  trouvent  fort  bonne,  ne  ressentent  aucun  trouble  en 
condamnant  les  cadavres  à  être  pendus  ou  brûlés,  en  privant  des 
orphelins  de  l'héritage  paternel.  Mais  ce  qui  est  vrai  de  beaucoup 
est-il  vrai  de  tous  ?  Je  ne  le  crois  pas. 

Sur  trois  points  on  trouve  des  traces  d'un  état  d'esprit  beaucoup 
plus  indulgent.  Dans  le  Midi,  il  est  probable  qu'un  grand  nombre 
de  juges  ne  punissent  pas  tous  les  suicidés.  Dans  les  pays  de  droit 
coutumier,  après  la  renaissance  juridique  du  xne  siècle,  il  y  a  des 
efforts  pour  faire  prévaloir  l'ancienne  législation  romaine.  Enfin 
plusieurs  textes  nous  montrent  la  jurisprudence  atténuant  d'une 
façon  inattendue  les  rigueurs  de  la  coutume. 

La  législation  observée  dans  le  Midi  en  matière  de  mort  volon- 
taire est  aujourd'hui  encore  mal  connue.  On  se  contente  trop  souvent 
de  faire  remarquer  que  la  coutume  de  Bordeaux  punissait  le  suicide. 
Nous  avons  vu  le  texte  plus  haut.  Il  est  très  net.  Mais  Bordeaux  n'est 


474  1 1  ;  E 

pas   tOQt   ta    Midi    (0,    (,t   je    crois   bien    qu'ailleurs    il    y    B    i  ><  ■  r  i  iicoup 
d'indulgence  pour  oewt  qui  le  (unit, 

B  m'arrête  pas  au  Ait-il  argument  :  le  Midi  est  pays  de  droit 
écrit;  le  Code  et  le  Digeste  ne  punisssent  pas  le  suicide;  doue  le  Midi 
ne  le  punit  pas.  La  distinction,  autrefois  classique,  entre  les  pays 
de  droit  écrit  et  de  droit  coutumier  a  été  considérée  de  nos  jours 
comme  une  grave  erreur  historique  (2).  Et,  en  tout  cas.  pour  ce 
qui  est  du  suicide,  rien  ne  permet  de  supposer  que  les  légistes  du 
Midi  aient  connu  le  Code  et  le  Digeste  plus  tôt  que  ceux  du  Nord. 
Ce  ne  sont  donc  pas  les  recueils  de  Justinien  qui  ont  pu  déterminer 
la  législation  sur  la  mort  volontaire,  entre  le  xe  et  le  xne  siècles.  Le 
Bréviaire  d'Alaric,  ou  plutôt  YInterpretatio  qui  le  remplaça,  ou 
encore  un  des  Epitome  dont  nous  .avons  parlé  plus  haut  furent  peut- 
être  connus  de  quelques  lettrés  (3).  Mais  d'après  M.  Flach,  les  Sen- 
tences de  Paul,  qui  seules  auraient  pu  rappeler  la  doctrine  romaine, 
disparurent  de  honne  heure.  Si  le  droit  romain  a  agi  dans  le  Midi 
sur  les  usages  relatifs  à  la  mort  volontaire,  ce  n'est  donc  pas  en  tant 
que  droit  écrit.  Mais,  en  tant  que  droit  coutumier,  je  crois  qu'il  a  eu 
une  grande  influence. 

Ce  qui  le  prouve  ou  tout  au  moins  porte  à  le  croire,  c'est  le 
silence  des  coutumes  méridionales  sur  la  question  du  suicide. 

Je  n'ai  pas  lu  toutes  les  coutumes  publiées.  Elles  sont  dispersées 
dans  des  publications  qu'il  n'est  pas  très  facile  de  se  procurer.  Mais 
j'ai  lu  toutes  celles  des  grandes  villes  et,  dans  chacune  des  dix-neuf 
régions  que  distingue  M.  Brissaud  dans  son  classement  des  coutumes 
méridionales,  j'ai  pris  au  hasard  quelques  chartes  de  petites  villes 
et  de  village  (1)  :  nulle  part  je  n'ai  trouvé  trace  d'une  législation 
analogue  à  celle  de  Bordeaux. 


(1)  D'après  Glasson  (IV,  108),  la  coutume  de  Bordeaux  aurait  subi 
d'une  façon  très  sensible  l'influence  anglaise.  (2)  Le  mot  est  de  M.  Brutails. 
Voir  Flach,  Le  Droit  romain  dans  les  Chartes  du  ixe  au  xie  siècle,  (Montpellier, 
sd.,  p.  13).  (3)  D'après  Flach  (ibid.,  p.  14),  Vinterpretatio  et  les  Epitome 
ne  disparaissent  pas  après  le  ixe  siècle,  sauf  en  ce  qui  concerne  les  Sentences 
de  Paul.  (1)  J'ai  vu  (dans  les  éditions  indiquées  par  M.  Brissaud,  Manuel, 
p.  259  et  M.  Jarriand,  N.  R.  H.,  1890,  les  coutumes  suivantes  :  Lyonnais  et 
Forez  :  Cartulaire  municipal  de  Lyon,  Coutumes  de  Montbrison,  St-Germain 
Laval,  St-Haon-le-Chatel  ;  —  Dauphiné  :  coutumes  de  Grenoble,  Mont- 
gardin,  Le  Queyras,  Les  Crottes,  Briançon,  Embrun,  Risoul,  Serres,  Réau- 
mont,  Beaucroissant,  Rives,  Vienne,  St-Marcellin,  Bourgoing,  Névache, 
Veynes,'La  Côte-St-André,  Bressieux,  Gap,  S*  G.  de  Esperanchia,  Moirans,  Ro- 
mans, Crest,  Valence,  Montélimar  ;  —  Comtat  Venaisin  et  Orange  :  Avi- 
gnon, St-André,  Château  de  Gadagne  ;  —  Provence  :  Tarascon,  Digne, 
St-Maximin,  Fréjus,  Grasse,  Chatelblanc,  Apt,  Marseille,  Draguignan  et 
Fréjus  (statuts  concédés  aux  nobles  et  universités),  Arles,  Salon  ;  —  Vicom- 
te de  Nîmes  et  Seigneurie  d'Alais  :  Nîmes,  Alais,  Uzès  ;  —  Montpellier  et 
Bas-Languedoc    :    Montpellier,    Carcassonne  ;   —   Roussillon    et   Confiant   -y. 


LES    COUTUMES   DU   MIDI  475 

Je  sais  bien  que  le  silence  d'une  coutume  ne  prouve  pas  du  tout 
l'inexistence  d'un  usage  :  la  coutume  de  Paris  ne  dit  rien  du  suicide 
et  cependant  le  suicide  était  puni  à  Paris.  Mais,  si  le  silence  d'une 
coutume,  de  deux  coutumes  ne  prouve  rien,  celui  de  cinquante,  de 
cent  coutumes  donne  à  réfléchir. 

Dans  le  Nord  et  l'Ouest,  si  certains  coutumiers  ne  mentionnent 
pas  les  peines,  en  usage  pourtant  dans  le  pays,  d'autres,  par  contre, 
les  indiquent.  Dans  le  Midi,  tous  les  textes  que  j'ai  vus  sont  muets  : 
pourquoi  cette  différence,  si  la  législation  est  partout  la  même  ? 

Il  est  vrai  que,  parmi  les  coutumes  méridionales,  beaucoup  sont 
des  chartes  très  courtes  sans  rapport  avec  les  grands  coutumiers  du 
Nord.  Mais  il  s'y  trouve  aussi  des  textes  très  riches  en  ce  qui  concerne 
le  droit  pénal,  par  exemple  les  anciens  Fors  de  Béarn  (i),  la  Charte 
des  Malfaiteurs  (2),  les  coutumes  de  saint  Affrique  (3),  de  saint  Bau- 
zeil  (4),  de  Fonsorbes  (5),  de  Puysubran  (6),  d'Albi  (7).  Dans  tous 
ces  textes  pas  un  mot  sur  le  suicide.  Et  pourtant  si  la  doctrine  assi- 
milant le  suicide  à  l'assassinat  régnait  dans  le  Midi  comme  dans  le 


Villefranche  de  Confient  ;  —  Foix,  Comminges,  etc.  :  St-Bauzeil,  Montgaillard, 
—  Bigorre  :  Peyrouse,  St-Martin  en  B.,  Cros,  Trie  ;  —  Navarre  et  Béarn  : 
Fors  de  Béarn,  Anciennes  coutumes  de  Bayonne,  Charte  des  malfaiteurs  ;  — 
Armagnac,  etc.  :  Mirande,  Eauze,  Nogaro,  Fleurance,  Mielhan  ;  —  Toulousain  : 
Merville,  Fontenilles,  Martel,  Grenade,  Castel-Sarrasin,  Villebrumïer,  Larrazet, 
Angeville,  Lauzerte,  Valence  d'Agen,  Montoussin,  Fonsorbes,  Puysubran, 
L'Isle  Jourdain,  Toulouse  ;  —  Albigeois  :  Albi,  Gaillac,  Pennes,  Lautrec, 
Réalmont,  Beauvais,  La  Bessière,  La  Guépie  ;  —  Rouergue  :  Rodez,  Millau, 
Prades,  St-Antonin,  Najac,  St-Affrique,  Sévérac,  Verfeil,  Compeyre,  St- 
Saturnin,  St-Geniez,  La  Guiolle,  Anzits,  Peyrusse,  Villeneuve,  Espalïon, 
Sauveterre,  Requista,  Villefranche  ;  —  Gévaudan  et  Vivarais  :  Annonay, 
Mende  ;  —  Quercy  :  Montcuq,  La  Bastide-l'Evêque,  Thégra,  Cahors,  Gra- 
mat,  Gourdon,  Moissac,  Réalville,  Montchabrier  ;  —  Agenais  :  Clermont 
Dessus,  Prayssac,  Belvès,  Puymirol,  Larroque-Timbaut,  La  Montjoye,  Gou- 
dourville,  Castel  Amouroux,  St-Pastour,  Nomdieu-en-Bruilhois,  Sauvagnas, 
Monclar,  St-Maurin,  Lunas,  Marmande  ;  —  Périgord  :  Molières,  Beauregard, 
Issigeac,  Eymet,  La  Linde,  Beaumont,  Bergerac  ;  —  Gascogne  :  Bordeaux, 
La  Réole,  Lesparre,  Libourne,  Marsan,  Acs,  St-Sever,  Val-Roy,  Montségur. 
(Les  quelques  coutumes  qui  ne  figurent  pas  dans  les  listes  de  MM.  Brissaud 
et  Jarriand  ont  été  publiées,  après  la  publication  de  ces  listes,  dans  la  N.H.R.). 
Tous  les  textes  indiqués  sont  bien  entendu  antérieurs  au  xvie  siècle.  Les 
dates  précises,  qui  sont  généralement  connues,  sont  données  dans  la  liste  de 
M.  Brissaud.  (1)  Les  Fors  de  Béarn,  Législation  inédile  du  xie  au  xne  siècles  , 
par  Mazure  et  Hatoulet,  P.  sd.  ;  les  Fors  de  Morlaas,  d'Oloron,  d'Ossan,  d'Aspe 
forment  un  code  pénal  très  complet.  (2)  La  Charte  des  Malfaiteurs  (Ba- 
lasque  et  Dulaurens,  Anciennes  Coutumes  de  Bayonne,  Bay.  1869,  t.  I, 
p.  419),  est  une  ordonnance  rendue  par  Richard  I  d'Angleterre  pour  la  répres- 
sion des  crimes  et  délits.  (3)  Gaujal,  Etudes  liistor.  sur  le  Rouergue,  P.  1859, 
t.  I,  p.  318.  (4)  St-Bauzeil,  NRH,  1881,  p.  517.  (5)  Menu  de  la  Soc.  archéol. 
du  Midi,  t.  X,  p.  346.  (6)  Ibid,  XI,  p.  409.  (7)  Giraud,  Essai  sur  l'H.  du 
Droit  jr.,  I,  p.  85. 


470        LA  MORALE  ni  anckk  AU  MOYEN  AGE 

Nord,  les  légistes  méridionaux  seraient  amenés  à  en  parler  par  une 
difficulté  matérielle  :  en  plusieurs  lieux  l'usage  est  de  punir  les  assas- 
sins en  les  enterrant  vivants  sous  le  cadavre  de  leur  victime  (i); 
là  où  régne  cette  coutume,  force  serait  bien  d'imaginer  pour  les 
suicidés  un  supplice  spécial,  —  si  on  veut  les  supplicier  :  le  silence 
des  textes  donne  bien  à  croire  qu'on  ne  le  veut  pas  toujours  (2). 

Voici  qui  me  semble  encore  plus  probant  :  la  peine  qui,  dans 
le  Nord,  accompagne  les  peines  infligées  au  cadavre,  c'est  la  confis- 
cation. Or,  la  question  des  confiscations  est  de  celles  qui  reviennent 
à  chaque  instant  dans  les  coutumes  méridionales.  En  tout  pays, 
les  chartes  s'en  occupent  et  la  législation  est  sur  ce  point  riche  et 
diverse  :  ici,  on  confisque  «  les  biens  »  du  coupable  (3),  là  les  meu- 
bles (à)  ;  ailleurs  le  meurtrier  peut  choisir  :  il  rachète  son  sang  par 
ses  biens  ou  ses  biens  par  son  sang  (5)  ;  certaines  coutumes  substi- 
tuent à  la  confiscation  un  système  d'amendes  tarifiées  (6),  d'autres 
exceptent  de  la  confiscation  certains  objets  mobiliers  ou  les  fructus 
pendentes  (7),  d'autres  stipulent  que  le  Seigneur  laissera  aux  héri- 
tiers la  portio  fraterna  (8);  les  Statuts  d'Arles  prévoient  la  destruc- 
tion des  immeubles  du  criminel  (9)  ;  par  contre  plusieurs  coutumes 
suppriment  la  confiscation,  sauf  dans  les  cas  de  jure  exceptis  (10)  :  on 
devine  à  travers  tous  ces  textes  les  discussions  qui  mettent  aux  prises 
justiciers  et  justiciables,  discussions  d'autant  plus  âpres  qu'en  certains 
pays,  par  exemple  en  Dauphiné,  Ja  justice  est  albergée,  c'est-à-dire 
octroyée  en  ferme  à  des  entrepreneurs  forcément  avides  (n).  Or, 
nulle  part,  à  propos  des  confiscations,  il  n'est  question  du  suicide; 


(1)  Voir,  par  exemple,  Fors  de  Béarn  (Mazure  et  Hatoulet  ;  p.  66-67), 
Coutumes  de  Clermont  Dessus,  NRH,  1881,  p.  59,  de  Belvès  NRH, 
p.  663,  de  Puymirol  NRH,  1887,  p.  288  ;  de  Larroque-Timbaud, 
RHDF,  1864,  p.  141  ;  de  Gourdon,  RHDF,  1860,  p.  59.  (2)  Il  n'est  pas 
non  plus  question  de  peines  contre  le  suicide  dans  des  documents  comme 
Y Inquisitio  pro  Juridictione  Comitum  ac  eorum  Mistralis  in  Cwitate 
Viennœ  (de  Valbonnais,  Hist.  du  Dauphiné,  I,  p.  23).  (3)  Coutumes  de 
Moirans  (de  Valbonnais,  Hist.  du  Dauphiné  I,  p.  16)  de  Goudourville  (NRH, 
1892,  p.  66),  de  Puymirol  (NRH,  1887,  p.  310)  de  Lauzerte  (Rébouis,  Cinq 
coutumes  du  Tarn  et  G.,  Montauban,  1886,  p.  26),  etc.  (4)  Coutumes  de 
Montcuq  (NRH,  1861,  p.  109),  de  La  Réole  [Arch.  Hist.  de  la  Gironde,  t. 
II,  p.  244).  (5)  Libertés,  franchises  et  coutumes  d'Annonay  (Poncer,  Mém. 
histor.  sur  Annonay,  Lyon,  1835,  p.  134).  (6)  Fors  de  Béarn  (ouv.  cité,  p. 
268)  ;  Coutume  de  Larrazet  (Rébouis,  ouvr.  cité,  p.  10)  ;  de  St-Antonîn 
(Gaujal,  Etudes  Histor.  sur  le  Rouer gue,  P.  1858,  t.  I,  p.  276).  (7)  Moris 
et  Blanc,  Cartulaire  de  Lérins,  1883,  p.  XXXIV.  (8)  Règlement  donné 
par  l'évêque  de  Rodez  (Gaujal,  ouvr.  cité,  t.  I).  (9)  Giraud,  ouvr. 
cité,  t.  II,  p.  285.  (10)  Privilèges  de  Vienne,  {Ordonn.  VII,  p.  424)  ;  Bour- 
going  [ibid.  t,  XX,  p.  608)  ;  St-Antonin  privilège  de  1369  dans  Gaujal,  t.  I, 
p.  280  ;  La  Côte-St-André  (NRH,  1895,  p.  350)  ;  St  Georges  de  Esperanchia 
(le  Valbonnais,  Hist.  du  Dauphiné,  t.  I,  p.  28).     (11)  Voir  NRH,  1885,  p.  662. 


LES    COUTUMES   DU   MIDI  477 

Titille  part  il  ne  figure  dans  les  cas  de  jure  exceptis  et,  malgré  cela 
nulle  part,  on  ne  se  préoccupe  de  dire  si  les  biens  du  suicidé  seront 
confisqués  en  totalité  ou  en  partie  :  que  conclure  de  ce  silence  sinon 
qu'en  principe  le  suicide  ne  donne  pas  lieu  à  confiscation? 

Dira-t-on  que  peut-être  le  cas  des  suicidés  est  assimilé  à  celui 
des  intestats,  déconfès  ou  désespérés  plutôt  qu'à  celui  des  criminels 
proprement  dits  ?  On  n'y  gagnerait  rien  :  presque  toutes  les  coutumes 
méridionales  un  peu  détaillées  s'occupent  des  biens  de  l'intestat,  et 
c'est  d'ailleurs  toujours  pour  sauvegarder  le  droit  des  héritiers  (i)  : 
nulle  part,  les  textes  relatifs  aux  intestats  ne  font  la  moindre  allusion 
aux  biens  des  suicidés. 

Est-ce  à  dire  que,  dans  le  Midi,  le  suicide  n'ait  pas  été  puni  ?  Je 
crois  qu'une  telle  formule  serait  gravement  inexacte.  Au  xvr9  siècle, 
le  Parlement  de  Toulouse,  par  un  arrêt  souvent  cité,  attribue  à  l'hé- 
ritier les  biens  d'un  suicidé  :  mais  il  se  prononce  en  appel;  la  justice 
locale  avait  non  seulement  prononcé  la  confiscation,  mais  condamné 
le  corps.  Preuve  qu'en  certains  lieux  ces  condamnations  sont  d'usage, 
au  moins  à  la  fin  du  moyen  âge.  J'ajoute  que  les  statuts  synodaux 
de  Nîmes  ne  pourraient  guère,  au  xme  siècle,  priver  les  suicidés  de 
la  sépulture  chrétienne,  si  la  justice  laïque  était  toujours  restée  indif- 
férente :  qui  ferait  l'enquête  sur  le  fait,  puisque  le  droit  cano- 
nique ne  parle  pas  de  la  procédure  à  suivre  en  pareil  cas  ?  Je  suis 
donc  persuadé  que  le  suicide  est  parfois  puni  dans  le  Midi.  Mais 
dans  quel  cas  ?  Puisque  les  coutumes,  qui  s'occupent  surtout  de 
sauvegarder  les  droits  des  bourgeois,  n'en  parlent  jamais,  c'est  très 
probablement  que,  seuls,  les  gens  du  bas  peuple  sont  justiciés. 
Au  fond,  rien  de  plus  vraisemblable,  si  l'on  admet  la  survivance 
du  droit  et  des  usages  romains  à  titre  de  coutume  locale.  Pendant 
des  siècles,  les  esclaves  et  petites  gens  qui  se  tuaient  ont  été 
punis,  tandis  que  les  grands  ne  l'étaient  pas  :  des  textes  précis  consa- 
craient alors  le  privilège  des  hautes  classes.  Viennent  les  Barbares, 
ces  textes  disparaissent.  Mais  l'usage  ne  disparaît  pas  :  le  suicide 
est  ou  n'est  pas  puni  selon  la  qualité  de  la  personne.  Les  rédacteurs 
des  textes  qu'on  a  vus  plus  haut,  interprètes  de  la  classe  bourgeoise, 
se  gardent  bien  d'unifier  le  droit,  même  en  théorie,  comme  le  font 
leurs  collègues  du  Nord  :  ce  silence  ne  peut  pas  être  considéré  comme 
une  protestation  contre  l'usage  de  punir  les  suicidés,  mais  c'est  au 
moins  une  habileté  prudente  pour  maintenir  un  privilège  de  fait 


(1)  Par  exemple,  dans  le  Dauphiné,  les  coutumes  de  Réaumont,  St-Mar- 
cellin,  Bourgoing,  La  Côte-St-André,  St-Georges-de-Esperanchia,  Monté- 
limar  ;  dans  le  Toulousain  celles  de  Merville,  Grenade,  Villebrumier,  Lar- 
razet,  Angeville,  Valence  d'Agen,  Montoussin,  Fonsorbes,  L'Isle  Jourdain. 
Dans  toutes  les  autres  régions,  on  trouve  des  textes  analogues  :  aucun  d'eux 
ne  fait  allusion  aux  biens  des  suicidés. 


Î7  I  LA    MORALE   M'ANCKK   Al'    movion    AGE 

Dans  le  Nord  mrmo,  il  y  a  des  protestations. 

Tout   d'abord,  on  l'a  vu   plus  haut,   la  confiscation 
désapprouvée  par  bien  des  juristes.  Quelquefois,  en  Normandie  par 
exemple,    la  jurisprudence  tourne   la   loi  (i).   Ailleurs   les    coului 
sont  modifiée».  Certains  textes  soustraient  à  la  confiscation  les  biens 
de  la  femme  mariée  qui  se  tue.  Une  ordonnance  de  Charles  V  con- 
qu'à  Montrcuil-sur-Mer,  en  cas  d'homicide  de  soi-même,  on  ne  confis- 
que pas  les  biens  de  «  femme  qui  ait  mari  (2)  ».  Enfin,  dès  le  moyen 
âge,  plusieurs  coutumes  suppriment  toute  confiscation,   sauf  en  cas 
d'hérésie   et  de  lèse-majesté   (3).    Sans   doute   faut-il    voir   dans   ces 
mesures  l'influence  grandissante  de  la  bourgeoisie  riche  qui  devait 
souffrir  impatiemment  la  confiscation.  Mais  comme  il  y  a  suppres- 
sion de  la  confiscation  pour  tous  les  crimes  en  général  et  non  pour 
le  suicide  seulement,  ces  mesures  ne  prouvent  pas.  de  la  part  de  la 
bourgeoisie,    quelque  indulgence   pour   la   mort    volontaire,     plutôt 
qu'un  désir  très  naturel  de  n'être  pas  dépouillée  par  les  nobles. 

Au  contraire,  la  célèbre  Somme  rural  de  Jean  Boutillier  exprime 
l'opinion  des  juristes  qui  protestent  contre  la  législation  coutumière, 
non  par  intérêt  personnel,  mais  parce  qu'ils  la  trouvent  trop  rigou- 
reuse. Jean  Boutillier  ne  craint  pas  de  l'abolir  d'un  seul  coup,  en 
revenant  à  la  loi  écrite,  c'est-à-dire  à  la  doctrine  romaine  qu'il  expose 
en  ces  termes  :  «  par  deux  manières  se  peuvent  l'homme  et  la  femme 
mettre  en  désespoir;  la  première  manière  si  est  par  maladie  ou 
forsennerie  ou  par  aucune  telle  malicieuse  voye  que  pour  la  perte 
de  sa  femme,  ses  enfants  ou  ses  biens  luy  viennent  soudainement,  et 
scachez  que  par  ces  deux  manières  quiconque  chet  en  désespoir,  com- 
bien qu'il  perde  vie,  il  ne  doit  pas  perdre  le  sien  ne  le  corps  :  ne  le 
doit  pas  estre  tourné  à  exécution  de  crime  comme  pour  estre  pendu 
ne  mis  à  justice  publique  :  car  le  corps  n'a  rien  meffait  à  justice 
mais  à  soymesmes  »  (4). 

Au  contraire  si  quelqu'un  se  tue  par  désespoir,  étant  accusé  d'un 
crime  «  dont  il  eust  eu  péril  de  perdre  corps  ou  avoir  ou  diffame 
irrécupérable  »,  le  corps  doit  être  «  livré  à  tel  exemple  comme  s'i? 
fust  en  vie  convaincu  et  attaint  du  cas  »  (5). 

Après  avoir  ainsi  exposé  la  doctrine  romaine,  Boutillier  ajoute 
brièvement  que  «  par  le  Juge  et  usage  de  Cour  laye  il  en  est  usé 
plus  estroittement  »  et  que  les  juges,  dès  l'instant  qu'un  homme  est 
mort  par  désespoir,  «  le  calengent  d'avoir  tout  forfait  au  seigneur 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  439.  (2)  Ordonn.,  t.  V,  p.  620.  (3)  Anciennes 
coutumes  de  Bourges  (Coutumier  de  Bourdot  de  Richebourg,  III,  2,  p.  875); 
d'Issoudun  {ib.,  p.  916),  de  Touraine  (1507)  {ib.,  IV,  2,  p.  621)  ;  de  St-Sever 
{ib.,  p.  937),  etc.  (4)  Boutillier,  Somme  Rural,  titre  XXXIX,  p.  273. 
{5)  Ibid. 


JEAN   BOTJTILLÏEB,  479 

et  meinent  le  corps  à  justice  comme  convaincu  et  condamné  »  (i). 
Mais  la  solution  qu'il  préconise  est  tout  autre  :  il  essaie  de  concilier 
le  principe  romain  avec  les  mœurs  féodales;  lorsqu'un  homme  est 
trouvé  mort,  il  doit  être  mis  en  la  main  du  seigneur  pour  savoir  la 
vérité  du  cas.  S'il  résulte  de  l'enquête  que  le  suicide  est  dû  à  forsen- 
nerie  ou  chagrin,  «  par  le  gré  du  Seigneur  le  corps  peut  et  doit  estre 
levé  et  enterré  par  le  conseil  de  l'Eglise  »  (2). 

Ainsi,  «  par  le  gré  du  seigneur  »,  le  corps  «  doit  »  être  levé. 
Autrement  dit,  la  justice  féodale  doit  de  bon  gré  faire  place  au  droit 
romain.  Et  le  suicide,  en  principe,  ne  sera  pas  puni.  Les  termes 
prudents  qu'emploie  Boutillier  ne  doivent  pas  faire  méconnaître  la 
hardiesse  de  sa  conclusion.  Sans  doute,  il  ne  dénonce  pas  encore, 
comme  le  fera  Montesquieu,  les  lois  «  furieuses  »  de  son  temps.  Mais 
déjà  il  porte  un  coup  mortel  à  l'esprit  du  droit  coutumier,  lorsqu'il 
écrit  :  «  le  corps  n'a  rien  meffait  à  justice,  mais  à  soymesmes  ». 

Le  succès  de  son  livre  donne  bien  à  penser  que  ces  hardiesses  ne 
déplaisent  pas  dans  le  monde  des  juristes,  et  que  déjà  la  renaissance 
du  droit  romain  a  porté  ses  fruits.  La  décision  de  Jean  Le  Cocq  qu'on 
a  vue  plus  haut,  prouve  bien  que  la  distinction  du  droit  romain  est 
familière  à  l'auteur  et  qu'il  la  croit  connue  de  ses  lecteurs,  car  il  en 
parle  sans  insister,  comme  d'une  chose  qui  va  de  soi  (4).  Ailleurs  le 
droit  romain  se  glisse  plus  modestement.  Dans  ses  Coustumes  d'An- 
jou, a  intitulées  selon  les  Rubriches  de  Code  dont  les  aucunes  sont 
concordées  de  droit  escript  »,  Claude  Liger  reproduit  d'abord  la 
coutume  :  si  quelqu'un  se  tue,  il  en  doit  estre  faite  justice  comme 
d'un  autre  meurtrier,  —  mais  il  ajoute,  on  dirait  sournoisement: 
reportez  vous  à  la  loi  :  De  bonis  eorum  qui  mortem  sibi  consciverunt, 
loi  qui  exprime  la  pure  doctrine  romaine,  et  il  conclut  :  distingue  ui 
ibi  (4).  Suivre  la  distinction  romaine,  c'est  faire  ce  que  conseillait 
Boutillier  :  c'est  renoncer  à  punir  le  suicide. 

On  pourrait  croire  que,  malgré  tout,  ce  retour  à  la  morale  romaine 
reste  le  fait  de  quelques  jurisconsultes  particulièrement  hardis.  Ce 
serait  vrai  en  un  sens.  Des  hommes  comme  Beaumanoir  et  J.  d'Ab- 
leiges  connaissent  certainement  la  doctrine  du  Code  et  du  Digeste  st 
se  refusent  à  en  tenir  compte.  Mais  la  jurisprudence  a  parfois  des 
indulgences  qui  s'accordent  à  l'esprit  des  plus  hardis. 

D'abord,  en  dépit  des  textes  sans  nuances  comme  celui  des  Eta- 
blissements de  saint  Louis,  certains  juges  excusent  le  suicide  dû  à 
la  démence  :  on  a  vu  plus  haut  un  texte  précisant  qu'on  ne  doit 
punir  que  celui  qui  se  tue  à  son  escient,  atténuation  due  sans  doute 


(1)  Ibid.,  p.  274.     (2)  Ibid.,  p.  272.     (3)  Voir  plus  haut,  page  471.     (4)  Beau- 
temps-Beaupré,  t.  II,  1,  p.  516. 


480         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  Aci; 

à  l'influence  du  droit  canonique.  On  trouve  dans  les  Actes  du  Parle 
ment  de  Paris  une  décision  royale  en  ce  sens  (i). 

Parfois  aussi,  le  deuil,  un  grand  chagrin  sont  tenus  pour  excuse 
valable.  C'est  ainsi  qu'en  i4i8,  le  Roi  fait  grâce  de  la  confiscation 
encourue,  parce  que  le  défunt  s'est  pendu  après!  avoir  perdu  ses 
enfants,  voyant  sa  femme  malade  et  se  voyant  lui-même  ruiné  (2). 

Une  apprise  sur  les  causes  du  suicide  de  Philippe  Tcstard  en  1278» 
nous  montre  le  Parlement  de  Paris  très  indulgent  en  matière  de 
mort  volontaire.  Il  s'agit  de  savoir  si  le  mort  s'est  tué  par  folie  ou 
de  sang  froid.  Les  dépositions  des  témoins  sont  loin  d'être  conclu- 
antes. Pourtant  l'arrêt  est  en  faveur  du  mort.  Détail  intéressant, 
l'Eglise  a  précédé  le  Parlement  dans  la  voie  de  l'indulgence  :  Tes- 
tard  n'étant  pas  mort  sur  le  coup,  un  prêtre  vient  et  lui  demande 
s'il  veut  être  confessé  et  communier.  Il  répond  :  faites  ce  que  vous 
voudrez.  «  Et  li  demanda  le  Prêtre  s'il  croit  que  ce  soit  cil  par  cui 
vous  seroiz  saus.  »  Et  Philippe  dit  :  je  croirai  ce  que  vous  vou- 
drez. «  Une  fois  disoit  :  je  le  crois,  autrefois  non.  Et  à  la  parfin  dit- 
il  :  je  le  crois.  »  Le  prêtre  s'en  contente  et  «  li  bailla  »  (3).  Le 
Parlement  ne  veut  pas  sans  doute  être  moins  généreux,  et  il  l'absout 
comme  fou,  sans  prendre  garde  que  cette  folie  s'accorde  assez  mal 
avec  son  repentir  final. 

Tout  cela  nous  montre  que,  si  certains  juges  appliquent  le  droit 
coutumier  dans  sa  rigueur,  d'autres  se  montrent  soucieux  de  le 
corriger  en  l'appliquant.  Ces  corrections  vont-elles  parfois  jusqu'à 
une  abolition  déguisée  ?  On  peut  se  poser  la  question.  J'ai  cité  plus 
haut  les  arrêts  sévères  de  quelques  justices  laïques  relevant  d'anciennes 
églises  et  communautés  monastiques  de  Paris.  Mais  la  Justice  de  saint 
Martin  des  Champs  est  beaucoup  plus  indulgente.  Sur  cinq  affaires 
de  suicide  que  relate  le  registre  criminel,  quatre  se  terminent  par 
des  acquittements  et  trois  fois  le  motif  est  le  même  :  le  suicidé  était 
«  furieux  et  hors  du  cens  »,  ou  bien  «  par  avant  ce  grand  temps 
il  était  tout  fol  et  hors  du  sens  »,  ou  bien  il  était  «  fantasieux  et 
hors  de  son  sens  (4). 

Evidemment  il  suffit  d'accepter  sans  difficulté  l'excuse  de  folie 
pour  abolir  la  législation  qu'on  est  censé  appliquer. 

Toutes  ces  exceptions  ne  doivent  pas  nous  faire  perdre  de  vue 
la  règle.  La  doctrine  des  coutumiers  est  trop  souvent  affirmée  au 
moyen  âge,  on  l'y  voit  trop  souvent  appliquée  et  avec  trop  de  rigueur 
pour  qu'il  soit  possible  d'imaginer  une  lutte  ai  forces  égales  entre 


(1)  Boutaric,  Actes  du  Parlement,  t.  I,  p.  3,  n°  28.  (2)  Douet  d'Arcq, 
Choix  de  pièces  inédites  relatives  au  règne  de  Charles  VI,  P.  1863,  t.  II,  p.  176. 
(3)  Boutaric,  Actes  du  Part.,  t.  I,  p.  198.  (4)  Registre  Criminel  de  la  Justice 
de  St-Martin-des-Champs,  vp.Tanon.  P.  1877,  pages  193,  196,  218,  219,  228. 


LA  MORALE   COURTOISE  481 

les  partisans  de  Boutillier  et  ceux  de  Beaumanoir.  Mais  on  peut 
sans  témérité  s'arrêter  à  la  conclusion  suivante  :  dans  le  Midi,  les 
légistes,  rédacteurs  des  chartes,  franchises  et  coutumes,  évitent  avec 
soin  d'employer  une  formule  consacrant  le  droit  des  hauts  justiciers 
sur  les  suicidés;  dans  le  Nord,  quelques  juristes  se  déclarent  plus  ou 
moins  ouvertement,  au  xiv6  et  au  xve  siècles  en  faveur  de  la  doctrine 
romaine,  c'est-à-dire  contre  le  principe  de  la  législation  coutumière, 
et  parfois  la  jurisprudence  semble  être  d'accord  avec  eux  :  ici  encore, 
l'état  d'esprit  de  l'élite  se  distingue  de  celui  de  la  foule. 


III 

La  morale  mondaine  :  1)  Le  suicide  et  les  romans  courtois  ;  suicides  alitruistes, 
suicides  après  la  perte  d'un  être  aimé,  suicides  destinés  à  sauver  l'honneur, 
à  expier  ;  l'apothéose  du  suicide  d'amour  ;  2)  influence  de  la  morale  cour- 
toise sur  les  chansons  de  geste  ;3)  la  morale  courtoise  et  les  mœurs  :  quel- 
ques suicides  ;  le  suicide  était-il  puni  dans  la  noblesse  ?  4)  Faiblesse  et 
timidité  de  la  morale  nuancée. 

La  vie  mondaine,  qui  avait  disparu  avec  les  invasions,  reparaît 
ça  et  là  au  Moyen  âge.  Jusqu'à  quel  point  transforme-t-elle  les  goûts 
et  les  habitudes  ?  Les  médiévistes  le  diront  un  jour.  Mais,  si  les 
mœurs  sont  peu  connues,  on  atteint  aisément  l'idéal  mondain.  La 
littérature  courtoise  le  définit  longuement  et  1©  fait  vivre  sous  nos 
yeux. 

Sans  doute,  les  chansons  de  geste,  nées  à  l'ombre  des  monastères 
promenées  au  long  des  routes  de  pèlerinages  offrent,  elles  aussi 
des  leçons,  des  exemples  d'héroïsme  chrétien.  Mais  le  roman  courtois, 
si  plein  de  fantaisie,  est  infiniment  plus  pédagogique.  L'auteur  du 
Lancelot  en  prose  rédige  en  somme  un  code  de  l'honneur  féodal,  un 
manuel  de  morale  aristocratique.  Dans  d'autres  romans,  ce  souci 
de  moraliser  est  moins  apparent  ou  moins  constant.  Mais  souvent  on 
s'aperçoit  que  l'aventure  est  amenée  pour  l'enseignement  qui  s'en 
dégage.  Tous  ces  romans  ne  nous  disent  pas  ce  que  les  gens  du  monde 
pensent  de  telle  ou  telle  question,  mais  ce  qu'ils  croient  devoir  en 
penser,  ce  qu'il  est  élégant  d'en  penser.  —  Quelle  est  leur  morale 
touchant  le  suicide  ? 

J'ai  consulté  indifféremment  romans  antiques  mis  au  goût  du 
jour,  romans  bretons,  romans  d'aventure  :  tous,  au  point  de  vue 
moral,  rendent  à  peu  près  le  même  son.  Ça  et  là,  on  trouve  des 
phrases  qui  condamnent  la  mort  volontaire;  mais  la  morale  en 
action,  celle  que  suivent  les  héros  et  qui  fait  d'eux  ce  qu'ils  sont, 
admire  ou  approuve  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  dans  un 
certain  nombre  de  cas. 

Le   suicide  altruiste  est   naturellement  vu   avec   faveur  :   quand 

31 


1S2  LA   MORALE  NUANCÉE    AU    MOYEN    AGE 

le  chevalier  I.ambèguc  se  livre  ù  la  mort  pour  sauver  une  ville  B 

quant]  la  sœur  de  Perceval  donne  son  sang  pour  sauver  une 
lépreuse  et  meurt,  nulle  réserve  ne  se  mêle  à  l'admiration  qu'ils 
inspirent  (i).  D'ailleurs,  le  roman  de  Lancelot  célèbre  l'oiseau  qui 
se  tue  pour  rendre  vie  à  ses  petits  (2). 

Bien  qu'il  ne  convienne  pas  à  baron  «  qu'il  face  duel  outre 
raison  (3)  »  il  est  de  bon  goût  pour  une  dame  ou  un  héros  de  ne 
pas  vouloir  survivre  à  la  mort  d'un  enfant,  d'un  frère,  d'un  ami. 

La  mère  de  Perceval,  si  elle  perdait  son  fils,  «  s'ociroit  tost  de 
duel  apriés  (4)  ».  La  mère  de  Lancelot,  quand  la  dame  du  Lac 
emporte  son  enfant,  «  fust  saillie  dedans  le  lac  se  li  varies  ne  l'eûst 
tenue  (5)  ».  Dans  le  roman  en  prose  de  Tristan,  un  chevalier  déclare 
qu'il  ne  survivra  pas  à  son  enfant  (6).  La  mère  de  Floris,  voyant 
son  fils  mourant;  s'écrie  : 

Trop  desloiaul  mère  seroie, 
Beaux  fiz,  s'après  ta  mort  vivoie.-. 
Nuns  ne  m'en  peut  voir  destorner 
Beaux  fiz,  qu'après  toi  ne  m'ocie  (7). 

De  même  le  père  de  Cléomadés,  croyant  que  son  fils  va  mourir, 
déclare  :  ainçois  meisme  m'ocirroie  (8).  La  mère  de  Clarmondine, 
quand  sa  fille  a  disparu  «  a  ses  mains  s'esgratigne  et  tue  (9)  ».  La 
sœur  de  Floris,  dit,  comme  sa  mère  :  «  si  tu  muerz,  frère,  je  mor- 
rai  (10)  ».  Dans  Claris  et  Laris,  Lidoine  croit  son  frère  mort  :  «  a 
peu  qu'ele  ne  s'ocioit  (11)  ».  Dans  Perceval,  un  chevalier  trouvant 
son  père  et  son  frère  tués,  s'écTÎe  : 

Las,  que  ne  m'oci  à  mes  mains 
quant  je  les  ai  ci  mors  irovés?  (12) 

Quand  Galehaut  croit  que  Lancelot,  son  ami,  s'est  tué,  il  décide 
de  mourir  et  reste  onze  jours  sans  manger.  J'ai  cité  plus  haut  les 
propos  que  lui  tiennent  les  gens  «  de  religion  ».  Il  ne  se  laisse  guère 
convaincre,  car  on  le  fait  manger  a  comme  par  force  »  et  il  meurt. 


|*  (1)  Voir  Paulin  Paris,  Romans  de  la  Table  ronde,  P.  1868,  t. III,  p.  104  ; 
sur  la  sœur  de  Perceval,  Lancelot,  III,  p.  171.  12)  Lancelot.  III,  p.  120. 
(3)  Joufrois,  v.  653,  p.  19.  (4)  Perceval  le  Gallois,  v.  56,  t.  II,  p.  33. 
(5)  Lancelot,  t.  III,  p.  15.  (6)  Tristan  (en  prose,  éd.  Lôseth),  p.  297. 
(7)  Floris  und  Liriopé  (édit.  Ulrich,  v.  677,  p.  38).  (8)  Cléomadés,  v.6112, 
page  191.  (9)  Ibid.  193.  On  l'empêche  de  se  faire  violence,  mais  elle  se 
laisse  mourir  de  faim.  Cf.  Guillaume  de  Palerme,  v.  95,  page  4.  (10)  Floris 
und  Liriopé,  v.  811,  p.  46.  (11)  Claris  et  Laris,  v.  16703,  p-  450.  (12)  Per- 
ceval, t.  III,  p.  273. 


LA  MORALE   COURTOISE  483 

«  Et  lors  trespassa  de  cest  siècle  comme  li  plus  preudoms  au  dit 
du  conte  qui  onques  fust  au  tamps  de  son  eâge  (i).  »  A  son  tour, 
Lancelot,  lorsqu'il  voit  le  tombeau  de  Galehaut  «  dit  que  trop  seroic 
malvais  s'il  ne  moroit  aussi  pour  lui  ».  Il  tire  son  épée  et  une  demoi- 
selle envoyée  par  la  dame  du  Lac  arrive  juste  à  temps  pour  le  sauver, 
non  en  lui  faisant  un  discours  contre  le  suicide,  mais  en  l'adjurant 
au  nom  de  Genièvre  (2). 

Genièvre  elle-même,  quand  elle  apprend  la  mort  de  Gauvain, 
qu'elle  n'a  jamais  aimé  que  comme  un  ami  et  d'amour  loyal,  songe 
au  suicide  :  «  pries  qu'ele  ne  s'ocist  de  duel  (3).  » 

Le  suicide  dû  à  l'orgueil,  au  point  d'honneur  est,  lui  aussi,  vu 
de  bon  œil.  Sans  doute  on  reprend  Orgueilleuse  d'amour,  lorsqu'elle 
veut  mourir  pour  avoir  été  embrassée  par  Blancandin  (4).  Mais  il 
paraît  tout  simple  qu'on  se  tue  plutôt  que  d'être  exécuté  ou  de  subir 
un  supplice  honteux.  Quand  Tristan  est  conduit  au  supplice,  il  se 
jette  du  haut  de  la  falaise  : 

Mex  veut  sallir  que  jà  ses  cors  (5) 
Soit  ars... 

Dans  les  anciennes  parties  du  Roman  en  prose;  il  s'explique  plus 
nettement  :  «  certes,  Glouton,  se  je  muïr,  ce  ne  sera  pas  par  si 
vil  gent  comme  vous  estes;  ainchois  me  Larde  je  cheoir  en  cette 
mer  (6).  »  De  même  Yseut  livrée  aux  lépreux  dit  à  Sandret  (7)  : 
«  Ha  I  pour  Dieu,  occiez  moi  avant  cfùe  vous  ne  me  livrés  à  si  vil 
gent;  ou  tu  me  prestes  ton  espée  et  je;  mrccciray.  »  Ailleurs  dans 
le  même  roman,  un  chevalier  se  tUe  pour  n'être  pas  niis  à  mort  par 
son  ennemi  (8). 

Il  est  assez  rare,  mais  il  arrive  qu'un  chevalier  aime  mieux  mourir 
que  vivre  vaincu.  Nascien,  renversé  par  Gauvain,  au  lieu  de  se  rendre 
comme  le  veut  l'usage,  s'écrie  :  «  j'aime  mieux  mourir  )).  Quand  le 
roi  Rion  est  vaincu  par  Artus,  il  dit,  lui  aussi,  plutôt  la  mort  !  et  se 
fait  tuer  par  Artus  (9). 

Je  ne  sais  trop  que  penser  du  suicide  de  Camille  la  magicienne 
qui  a  séduit  Arthur,  et  de  son  frère  Hargodabrans  qui  l'a  aidée  dans 
ses  trahisons.  Bien  qu'ils  soient  antipathiques,  il  me  semble  bien  que 
l'auteur  a  voulu  leur  épargner  la, honte  d'une  condamnation  ou  d'une 
grâce  humiliante  (10).  En  tout  cas,  dans  le  roman  de  Tristan,  le 


(1)  Lancelot,  IV,  p.  155.  (2)  Ibid,  IV,  p.  277.  (3)  Li  Chevaliers  as  deus 
espées,  v.  3279,  p.  103.  (4)  Vers  734,  page  25.  (5)  Le  roman  de  Tris- 
tan, par  Béroul,  V.  946,  p.  30.  (6)  Les  anciennes  parties  du  roman  en  prose, 
dans  le  Roman  de  Tristan,,  édit.  Bédier,  t.  II,  p.  358.  (7)  Ibid.; -p.  358. 
(8)  Tristan  (éd.  Lyselh),  p.  281.  (9)  P.  Paris,  RQmans  de  la  Table  ronde, 
t.  II,  p.  237  et  328.     (10)  Lancelot,  III,  p.  423. 


484         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 

chevalier  Palamède  est  franchement  sympathique,    lorsque,   vaincu 
par  Tristan,  il  décide  de  se  tuer  (i). 

Lancelot  lui-même,  fait  prisonnier  par  trois  dames,  se  d 
et,  comme  une  demoiselle  lui  reproche  de  mener  trop  grand  deuil, 
il  répond  :  «  Je  ne  devroie  pas  mener  deuil;  je  devroie  m'oeirre.  » 
L'idée  qu'on  ne  doit  pas  survivre  à  certaines  hontes  apparaît  bien 
nettement  dans  le  fameux  roman  de  la  Charrette.  Lancelot,  comme 
on  sait,  s'est  déshonoré  aux  yeux  du  monde  en  prenant  place  dans 
une  charrette  pour  rejoindre  la  reine  Genièvre.  Le  lendemain  du 
jour  où  il  a  consenti  à  cette  honte,  il  voit  passer  au  loin  la  reine  et, 
pour  la  suivre  plus  longtemps  du  regard,  se  penche  à  une  fenêtre 
si  avant  qu'il  va  tomber.  Gauvain  se  précipite,  croyant  que  son  ami 
veut  mourir,  le  tire  en  arrière  et  lui  dit  : 

A  grand  tort  haez  votre  vie! 

Mais  la  demoiselle  du  château  reprend  Gauvain  et  lui  dit  froide- 
ment que  le  suicide  est  la  meilleure  solution  pour  un  chevalier  qui 
s'est  déshonoré  : 

Des  qu'il  a  en  Charrete  esté 

Bien  doit  voloir  qu'il  soit  ocis  (3). 

Dans  le  Lancelot  en  prose  la  demoiselle  n'est  pas  moins  nette  : 
dés  qu'il  est  honni  en  terre,  a  il  doit  sa  mort  porcachier  au  plus  tost 
que  il  puet  ».  Il  doit  bien  «  haïr  sa  vie  »  (4). 

On  voit  aussi  des  héros  se  tuer  ou  vouloir  se  tuer,  plutôt  que 
manquer  à  leur  devoir,  ou  lorsqu'ils  se  trouvent  pris  entre  deux 
devoirs  :  dans  le  Roman  de  Thèbes,  Etéocle  veut  tuer  le  chevalier 
qui  est  venu  lui  annoncer  la  victoire  de  Tydée.  Le  chevalier,  ne 
voulant  pas  frapper  son  seigneur,  tire  son  épée  et  se  tue  : 

Jo  ne  morrai  ja  par  t'espée, 

Car  la  meie  m'est  moult  privée  (5). 

De  même  Lancelot,  près  de  partir  au  combat  pour  Genièvre, 
voit  arriver  une  vieille  qui,  au  nom  d'un  ancien  serment,  le  somme 
de  la  suivre.  Ne  voulant  ni  fausser  sa  parole  ni  s'occuper  d'aucune 
entreprise  tant  que  Genièvre  est  en  péril,  il  décide  de  suivre  la  vieille 
(c'est  à  quoi  son  serment  l'engage),  et  de  se  tuer  une  heure  après  (6). 


(1)  Tristan  (Lôseth),  p.  105.  (2)  Lancelot,  V,  p.  94.  (3)  Le  Chevalier  à 
la  Charrette,  v.  582,  p.  23.  (4)  Lancelot,  IV,  p.  165-166.  (5)  Romans  de 
Thèbes,  éd.  Constat  P.  1895.  v.  1917,  t.I,  p.  97.     (6)  Lancelot,  IV,  p.  303. 


LE   SUICIDE   D'AMOUR  485 

Les  suicides  dûs  au  regret  d'un  crime  ou  simplement  d'une  faute 
sont  communs  dans  les  romans  courtois.  Cleodalis,  qui  a  offensé  gra- 
vement son  sénéchal  et  vient  d'être  sauvé  par  lui,  lui  tend  son  épée 
<m  lui  disant  :  tue-moi  (i).  Enide,  croyant  Erec  mort  par  sa  faute, 
prend  l'épée  de  son  amant  en  déclarant  : 

L'éspée  que  mes  sire  a  cainte 
Doit  par  raison  sa  mort  vangier, 

Et,  comme  on  la  lui  arrache  des  mains,  elle  déclare  qu'elle  se 
laissera  mourir  de  faim  (2) . 

Dans  le  roman  de  Merlin,  le  compagnon  de  Balain,  après  avoir 
tué  son  amie  infidèle,  se  tue  d'un  coup  d'épée  (3).  Dans  Foulques 
Fitz  Warin,  Marion,  s 'étant  rendue  sans  le  vouloir  complice  d'une 
trahison,  se  précipite  du  haut  d'une  tour  (4).  Dans  Ipomedon,  Drias, 
ayant  tué  son  frère  sans  le  reconnaître,  veut  se  tuer  lui-même  (5). 
Dans  le  roman  du  Comte  de  Poitiers,  le  comte,  lorsqu'il  reconnaît 
l'innocence  de  sa  femme,  qu'il  a  bannie  sur  un  faux  rapport,  s'écrie  : 
ou  bien  je  la  retrouverai  «  u  a  cort  terme  m'ôcirrai  »  (6).  De  même, 
le  comte  d'Anjou,  ne  pouvant  vaincre  son  amour  pour  sa  fille,  décide 
de  se  laisser  mourir  de  faim  (7).  Dans  Guillaume  de  Dole,  Liénor 
«st  accusée  d'avoir  été  la  maîtresse  d'un  sénéchal.  Aussitôt  un  de 
ses  parents  déclare  qu'elle  n'a  qu'à  se  tuer  : 

s'ele  ne  se  haste  qu'ele  muire, 
je  Vocirai  à  mes  II  mains  (8). 

Mais  c'est  surtout  le  suicide  d'amour  qui  est  exalté  dans  les  romans 
courtois.  On  peut  dire  sans  aucune  exagération  que,  pour  l'amant 
et  la  dame,  le  suicide  est  élégant,  obligatoire  en  plusieurs  cas. 

Premier  cas,  l'amant  a  commis  une  faute,  a  offensé  celle  qu'il 
aime.  La  mort  prouvera  son  repentir,  la  délicatesse  de  son  regret. 
Ainsi,  dans  la  Châtelaine  de  Vergy,  le  chevalier  qui  par  son  indis- 
crétion, a  causé  la  mort  de  sa  dame,  s'écrie  : 

Mes  je  ferai  de  moi  justice 
por  la  trahison  que  j'ai  fête  (9). 


(1)  P.  Paris,  Rom.  de  la  Table  ronde,  t.  II,  p.  195.  (2)  Erec  et  Enide,  v. 
4666,  p.  120  et  v.  4815,  p.  124.  (3)  Merlin,  t.  II,  p.  42.  (4)  Foulques  Fitz 
Warin,  p.  25.  (5)  Voir  plus  haut,  p.  453.  (6)  Le  comte  de  Poitiers,  p.  37. 
(7)  Le  comte  d'Anjou,  vers  cité  par  Langlois,  p.  246.  (8)  Guillaume  de 
Dole,  v.  3824  (p.  115).  (9)  La  Chastelaine  de  Vergy,  v.  894-895  {Romania, 
XXI,  p.  191). 


48(3  LA  MORALE  KU:  VU   MOYEN    A 

Dans  Parienopeus  de  Dlois,  le  héros  a  fait,  par  une  indiscrétion, 
le  malheur  de   la  belle  Meliador.  Il   déclare  aussitôt  qu'il  n'a  q 
mourir  : 

Trop  vit  hom  qui  fait  félonie. 
Mielz  est  que  mort  ançois  m'ocie 

Ses  amis  le  gardent  étroitement  pour  qu'il  ne  puisse  accomplir 
son  dessein.  Il  décide  alors  d'aller  dans  la  forêt  des  Ardennes,  soi- 
disant  pour  y  chasser,  en  réalité  pour  se  faire  manger  «  par  les 
gu ivres  ».  Son  écuyer  veut  l'en  dissuader  :  si  vous  le  faites,  dit-il, 
«je  m'ocirrai  ci  demanois  ».  Ce  serait  à  tort,  dit  Partonopeus  : 

Quar  je  ai  ma  mort  deservie 
Par  traïson,  ce  n'as  tu.  mie  (i). 

Et  le  poète  nous  le  montre  prêt  à  se  a  livrer  à  martire  ». 

Dans  le  fameux  roman  d'Yvain,  Yvain,  ayant  manqué  de  parole* 
à  la  Dame  de  la  Fontaine,  est  banni  par  elle.  Il  prend  aussitôt  son 
épée  et  veut  s'en  frapper.  Son  lion  la  lui  arrache  des  mains.  Mai-j 
Yvain  déclare  : 

Qui  pert  la  joie  et  le  solax 
Par  son  mesfet  et  par  son  tort 
Moût  se  doit  bien  haïr  de  mort 
Haïr  et  ocirre  se  doit  (2). 

Les  amants  comme  Lancelot  préfèrent  la  mort  à  l'infidélité  : 
mortellement  blessé  et  ne  pouvant  être  guéri  que  par  une  demoiselle 
qui  l'aime  et  l'a  requis  d'amour,  Lancelot  aime  mieux  mourir  de  sa 
blessure  que  manquer  à  sa  foi  (3). 

Deuxième  cas,  l'amant  aime  sans  espoir,  il  est  dédaigné,  rebuté. 
Il  doit  pour  le  moins  parler  de  se  tuer.  Le  jeune  varlet  qui  aime  un-3 
haute  dame  est  tenu  de  mourir  d'amour  ou  de  se  donner  la  mort. 
Ainsi  Guillaume  au  faucon  décide  de  mourir  de  faim  si  la  femme  de 
son  seigneur  n'a  pas  pitié  de  lui  (4).  Gliglois,  amoureux  de  Beauté, 
et  rebuté  par  elle,  tire  un  poignard  en  disant  : 

Bien  say  que  jyere  en  Paradis 
Puis  que  pour  vous  serai  ocis  (5). 


(1)  Partonopeus,  v.  5413,  5606,  5610  (t.  II,  p.  14,  15,  25).  On  lit  dans 
l'analyse  de  Robert  (édit.  Crapelet,  P.  1834,  t.  I,  p.  38)  :  Les  «sentiments 
religieux»  du  héros  s'opposent  à  ce  qu'il  se  tue.  —  Nulle  part  il  n'est  fait 
allusion  à  des  scrupules  religieux.  Si  Partonopeus  ne  se  tue  pas,  c'est  qu'on 
l'en  empêche.  (2)  Yvain,  v.  3540,  p.  92.  (3)  Lancelot,  V.  p.  79.  (4)  Guil- 
laume au  faucon,  v.  421  (Méon,  IV,  p.  420).  (5)  Analyse  de  YHist.  Littèr., 
t.  XXX,  p.  167. 


LE    SUICIDE    D'AMOUR  487 

Dans  le  roman  d'Eracles,  Parides,  aimant  sans  espoir,  se  laisse 
mourir  de  faim  (i).  Lancelot  déclare  qu'il  «  devrait  »  s'être  occis, 
le  jour  où  Genièvre  lui  montra  semblant  de  haine  (2).  L'amant 
rebuté  du  roman  de  la  Violette  annonce  comme  une  chose  toute 
simple  qu'il  se  tuera  si  sa  dame  ne  le  reçoit  en  grâce,  et  il  ajoute  avec 
une  nuance  de  menace  que  je  n'ai  pas  trouvée  ailleurs  : 

Et  sachiés  que  molt  entreprent 
Ki  occist  homme  de  son  gré  (3). 

De  même  l'amant  auquel  on  enlève  sa  dame  songe  aussitôt  à  se  tuer, 
Beaudous  et  Ermaleus  se  disputent  une  demoiselle.  Au  cours  du 
combat,  Ermaleus  se  sent  faiblir.  Puisque  sa  dame  lui  échappe,  il 
se  fera  tuer  : 

Quant  il  a  perdu  son  désir, 
Moins  ainme  vivre  que  morir  (4). 

Même  désespoir  dans  YEscoufle,  quand  Guillaume  ne  retrouve  plus 
/Elis  : 

Certes,  fait-il,   Dix!  je   me  vœl 
Ocire  à  mes  mains  ambedeus  (5). 

Quand  Crompart  enlève  Clarmondine,   Cléomadès  veut  mourir  : 

Car  pour  poi  qu'il  ne  s'ocioit 

Ses  serours  les  mains  li  tenoient  (6). 

Aucassin,  à  la  seule  idée  qu'on  lui  ravirait  Nicolette,  déclare  qu'il 
n'attendrait  pas  d'avoir  un  couteau,  mais  irait  se  briser  la  tête  sur 
la  pierre  de  sa  prison  (7). 

Dames  et  demoiselles  ne  sont  pas  moins  promptes  à  parler  de 
suicide  au  moins  en  trois  cas  :  c'est  d'abord  lorsque  leur  honneur 
est  en  péril.  «  Se  nus  me  velt  faire  force  »,  dit  La  comtesse  de  Poitiers  : 

Je  vuel  que  dyables  n'enporce 

Lues  que  tenrai  coutiaus  trençans 

Se  jou  ne  fiers  dedens  mes  flancs  (8). 


(1)  Voir  plus  haut,  page  454.  (2)  Le  chevalier  de  la  Charrette  (Reims, 
1849),  p.  115.  (3)  Roman  de  la  Violette,  v.  458,  p.  26.  (4)  Beaudous,  v.  1292, 
p.  37.  (5)  Uescoufle,  v.  5108,  p.  152.  (6)  Cléomadès,  v.  6006,  p.  187. 
(7)  Aucassin  et  Nicolette,  p.  50.     (8)  Le  comte  de  Poitiers,  p.  29. 


488  LA  MORALE   NUANCÉE  AU  MOYEN   AGE 

C'est  encore  lorsqu'elles  veulent  éviter  la  honte  ou  le  deuil  d'être 
abandonnées  ou  négligées  :  si  Bohort  ne  m'aime  pas,  déclare  la  fille 
du  roi  Brangoire,  «  iou  m'ochirrai  a  mes  deux  mains!»  (i)  La  dame 
de  Gaudestroit,  plus  violente,  décide,  si  Gauvain  ne  l'aime  pas,  de  le 
tuer  et  de  se  tuer  «  sans  demourance  »  (2).  Fleurie  «  près  va  de  duel  ne 
se  tue  »  quand  Galerent  l'abandonne  (3).  Et  Ganor,  au  moment  où 
Galerent  lui  dit  qu'il  ne  peut  l'épouser,  s'écrie  que  même  une  «  fille 
à  vilain  »  ne  survivrait  pas  à  un  tel  affront  : 

Mais  fu  il  fille  a  vilain  onques 
Qui  si  grant  honte  eust  soferte... 
Ou  qui  ne  fust  aprise  en  l'onde 
Ou  la  rivière  est  plus  par  fonde 
Ou  en  un  fu  ne  se  fust  arse?  (4) 

Quelques  femmes  raffinent  sur  ce  point,  disent  tout  net  qu'elles 
se  tueront  si  leur  mari  va  courir  les  aventures  sans  elles.  «  Se  moi 
leissiez,  je  m'occirai  »,  dit  Lidoine  (5)  et  Florete  à  Floriant  : 

Ains  vous  dis  que  je  m'ocirrai 
Quar  sans  vous  ne  porroie  vivre  (6), 

Troisième  cas,  mieux  vaut  se  tuer  que  d'être  infidèle  à  celui  qu'on 
aime,  d'épouser  qui  on  n'aime  pas.  Dans  le  roman  en  prose  de 
Tristan,  Gloriande  se  jette  par  une  fenêtre  pour  ne  pas  épouser  le 
fils  de  Clodoveus  (7).  Dans  le  roman  d'Escanor,  Andrivéte,  craignant 
d'être  enlevée  par  un  comte  qu'elle  n'aime  pas,  prévient  ses  amis  : 

Cassez  plus  tost  se  noieroil 
Ou  d'un  coutel  se  tueroit  (8). 

On  a  vu  plus  haut  la  tentative  de  suicide  de  Galienne,  placée  en  un 
cas  semblable  (9). 

Il  y  a,  dans  le  roman  de  Perceval,  un  mot  plus  original  et  assez 
beau.  La  demoiselle  qui  vient  implorer  l'aide  du  chevalier  lui  dit 
qu'elle  ne  vivra  plus  qu'un  jour  et  une  nuit.  «  Ainçois  m'ocirroie 
demain  ».  Et  elle  explique  que  trop  de  prudhommes  sont  morts  pour 
elle  et  qu'il  est  bien  droit  «  qu'elle  s'en  déconforte  »  (10). 


(1)  Lancelot,  IV,  267.  (2)  La  vengeance  de  Raguidel,  v.  2293,  p.  80. 
(3)  Galerent,  v.  7698  (p.  200).  (4)  Ille  et  Galeron,  p.  124.  (5)  Claris  et  Laris, 
v.  15289,  p.  412.  (6)  Floriant  et  Florete,  v.  6672,  p.  239.  (7)  Tristan  (éd. 
Lôseth),  p.  15  (8)  Escanor,  v.  11004,  p.  290.  (9)  Dans  le  roman  de  Fergust 
voir  plus  haut,  page  453,     (10)  Perceval,  p.  108. 


LE   SUICIDE   D'AMOUR  489 

Mais  le  suicide  le  plus  commun,  celui  que  les  poètes  ont  pris  soin 
-d'embellir,  c'est  le  suicide  de  l'amant  qui  ne  veut  pas  survivre  à  son 
amie,  de  l'amie  qui  ne  veut  pas  survivre  à  son  amant. 

L'histoire  de  Didon  est  célèbre  au  Moyen  âge  :  sur  le  vaisseau 
qui  l'emporte,  Floriant  contemple  des  tableaux  qui  la  représentent  : 

Quar  ele  por  amor  s'ocit 

Dont  moult  très  grand  merveille  fit  (i). 

Aux  noces  de  Flamenca,  on  conte  l'aventure  de  Phillis,  qui,  pour 
l'amour  de  Démophon,  se  fit  violence  à  elle-même  (2).  Mais,  de  toutes 
ces  histoires  d'amour  et  de  mort,  celle  qui  semble  avoir  été  le  plus 
populaire  est  celle  de  Pirame  et  Tisbé.  Les  poètes  qui  la  content 
exaltent  le  suicide  des  amants  :  C'est  torz,  s'écrie  Pirame,  «  quand 
elle  est  morte  et  ne  suis  mort  ».  Et  pourquoi  reculer?  «  Mort  de  fuir 
est  coardie.  »  Il  se  frappe  et,  quand  Tisbé  revient  : 

Con  faible  amor,   con  povre  foi 
Avroie,  \ 

Amis,  se  je  ne  vous  sivoie 
S'a  court  terme  ne  m'ocioie. 

Elle  se  frappe  à  son  tour  : 

Se  demonstre  veraie  amie 
Cil  est  feniz,  celé  estt  fenie  (3). 

C'est  cette  belle  histoire  d'amour  que  lisent  ensemble  Floris  et 
Liriope  (4),  c'est  elle  aussi  que  «  lit  en  un  livre  »  Claris,  sur  le 
vaisseau  qui  l'emporte  et  il  s'attendrit  au  souvenir  des  deux  amants  : 

De  lor  mort  durment  li  poise  (5). 

Nombreux  sont,  parmi  les  héros  des  romans  courtois,  ceux  qui 
s'inspirent  de  cet  exemple  et  s'estimeraient  déloyaux  de  survivre  à 
ce  qu'ils  aiment.  C'est  Blonde  qui  se  reproche  de  vivre  : 

Bien  doi  souffrir  au  tel  martire 
Pour  lui  comme   il  a  fait  pour  toi 
Si  feras  tu,  foi  que  loi  doi. 
Tu  en  morras,  ensi  me  plaist  (6). 


W (1)  Floriant  et  Florete,  v.892,  p.  33.  —  L'histoire  de  Didon  se  trouve  dans 
le  roman  d'Eneas,  v.  2031  ss.  (éd.  Salverda  de  Grave,  Halle  1891,  p.  76). 
On  lit  dans  son  épitaphe  (v.  2141)  :  Onkes  ne  fu  meilor  paaine.  (2)  Fla- 
menca, éd.  P.  Meyer,  p.  282.  (3)  Pyrame  et  Thisbé,  v.  737,  762,  847,  ss., 
918.  Cf.  d'autres  versions  dans  Faral,  Recherches  sur  les  sources  latines,  Les 
Contes  et  Romans  Courtois  du  Moyen- Age,V.  1913,  p.  49,  55-56,  60.  (4)  v.  81 
ss.  p.  54.     (5)  V.  163,  p.  5.     (6)  Jehan  et  Blonde,  v.  1245  (p.  140). 


IÎM>  LA   MORALE   NTTANCÉE   AU  MOYEN   AGE 

C'est  Florete  croyant  Floriant  mort  : 

5e  il  est  mort,  je  m'ocirrai, 
Autre  pitié  de  moi  n'arai  (i). 

C'est  Cligés  s'écriant  :  «  ma  mie  est  morte  et  je  suis  vis  «  (a), 
Amadas  disant  : 

Ne  suis  mie  si  desloiaus 

Que  je  vœlle  après  vous  avoir 

Confort  n'en  vie  remanoir  (3). 

Marine,  prête  se  frapper  d'un  couteau  (4),  Melior  (5),  Gueloïe  (6), 
la  dame  d'Yvain  (7)  ;  c'est  Floire,  priant  Dieu  avant  de  se  frapper  : 

Moi  et  m' amie  Blancejlor 
Metés  ensaule  en  camp  jlori  (8), 

la  dame  de  Coucy  se  laissant  mourir  de  faim  (9),  la  maîtresse  de 
Cabestaing,  se  jetant  du  haut  d'un  balcon  (10),  le  chevalier  de  Perce- 
val  déclarant  que,  si  on  voulait  le  séparer  de  sa  dame,  il  se  donne- 
rait de  l'épée  parmi  le  corps  «  et  elle  aussi  »  (11). 

Dans  le  Lancelot,  une  «  molt  bone  dame  »  se  jette  du  haut  de  la 
falaise  pour  rejoindre  son  amant  tué  par  un  mari  jaloux  (12); 
Lancelot  veut  mourir,  croyant  Genièvre  morte,  et  Genièvre  quand 
on  lui  annonce  la  mort  de  Lancelot  (i3).  De  même  Tristan  et  Iseut  : 
qu'il  meure  quand  il  plaira  à  Dieu,  dit  Iseut,  je  l'accompagnerai; 
le  jour  où  il  mourra,  je  me  tuerai;  et  Tristan  :  mourons  ensemble  (i4). 

Dans  un  des  manuscrits  du  roman  de  Tristan,  publié  par  P.  Paris, 
Tristan  mourant  dit  à  Iseut  :  «  Ne  mourrés  vous  avec  moi?  Ha,  bêle 
douce  amie  que  je  ai  plus  amée  de  moy,  faites  ce  que  je  vous  requiers* 
que  nous  meurions  ensemble  ».  Je  le  voudrais,  répond  Iseut  «  mais  je 
ne  sais  comment  ce  puisse  estre  ».  Alors  le  héros  la  prend  dans  ses 
bras  et  l'étreint  de  telle  force  a  qu'il  li  fist  le  cuer  partir  »  (i5). 

Comme  on  voit,  Tristan  n'hésite  pas  à  requérir  son  amie.  Il  ne 


(1)  Floriant,  v.  4097  (p.  147).  (2)  Cligés,  v.  6245  (p.  141).  (3)  Ama- 
das et  Idoine,  v.  4967  (p.  172)  ;  cf.  v.  4850.  (4)  Claris  et  Laris, 
v.  19793  (p.  532).  (5)  Guillaume  de  Palerme,  v.  2272  (p.  81).  (6)  Ider,  d'a- 
près l'analyse  de  YHist.  Littér.,  t.  XXX,  p.  203.  (7)  Yvain,  v.  985,  (p.  26), 
et  1150,  (p.  30).  (8)  Flor  et  Blancejlor,  (v.  930  de  l'éd.  Bekker  ;  éd.  Merril, 
Appendice,  V.  138-1139  (p.  233).  Cf.  v.  782,  797,  907,  935  et  suiv.  (9)  Li 
roumans  etc.,  Vers  8120  ss.  (p.  268-269).  (10)  Hist.  Littér.,  t.  XIV,  p.  212. 
(11)  Le  St-Graal,  (t.  I,  p.  454-455).  (12)  Lancelot  IV,  p.  128-129.  (13) 
Lancelot,  IV,  p.  207-208  ;  cf.  Le  Chevalier  à  la  Charrette,  v.  4177  (p.  148), 
4198  {ibid),  et  4275  (p.  151).  (14)  Tristan  {éd.  Lôseth),  p.  384,  387;  cf. 
p.  71.     (15)  Mss  français  de  la  Biblioth.  du  Roi,  P.  1836,  p.  206-207. 


LE   SUICIDE  d'AMOUB  491 

doute  pas  un  instant  de  son  désir.  L'idée  qu'il  faut  mourir  ensemble 
paraît  naturelle  à  celui  qui  aime,  à  celui  qui  est  aimé,  comme 
d'ailleurs  à  ceux  qui  les  entourent.  Quand  Idoine  se  voit  sur  le  point 
de  mourir,  elle  ne  doute  pas  un  instant  qu'Amadas  ne  veuille  la 
suivre  et  n'hésite  pas  à  se  dire  criminelle  pour  l'en  détourner  (i). 
Dans  le  roman  d'Escanor,  le  héros  se  laisse  persuader  que  : 

Por  lui  mesmes  a  mort  traire 
Ne  porroit  a  s'amie  aidier. 

et,  au  lieu'  de  mourir,  il  se  fait  ermite.  Mais  l'opinion  n'admet  pas 
qu'il  ait  pu  survivre  à  sa  dame  : 

Car  chascuns  quidoit  sans  doutance 
Qu'il  se  fust  en  la  mer  noiez...  (2). 

Je  disais  plus  haut  que  les  poètes  s'étaient  plu  à  relever  la  beauté 
de  ces  suicides  d'amour.  Voici  un  passage  de  Chrestien  de  Troyes, 
dans  lequel  il  montre  Lancelot  qui  croit  Genièvre  morte  et  veut 
«  s'ocire  sans  resçit  »;  dans  son  dépit  de  mourir  le  dernier,  il  cherche 
à  rendre  sa  fin  tragique  et  hideuse  :  il  se  passe  un  lacet  autour  du  cou 
et  en  attache  l'extrémité  à  l'arçon  de  sa  selle  (3).  Il  semble  bien  qu'il 
veuille  ainsi  être  traîné  et  pendu.  L'impression  d'horreur  qu'une 
telle  mort  devait  produire  sur  le  public  du  moyen  âge,  est  un  peu 
perdue  pour  nous.  Mais  on  sent  confusément  l'effet  que  l'auteur 
attend  du  contraste  entre  une  telle  mort  et  un  tel  homme. 

Dans  le  Tristan  en  prose,  on  annonce  à  Iseut  que  son  ami  est 
mort.  Elle  écarte  ses  femmes  et  dispose  une  épée  «  encontre  un 
arbroissel  »;  puis  elle  va  se  parer  :  elle  est  «  richement  vêtue  et 
appareillée  B  comme  au  jour  de  son  couronnement  ;  comme  elle  était 
honorablement  vêtue  «  à  la  joie  roïal  »,  tout  ainsi  veut-elle  venir 
parée  à  la  mort  d'amour.  Elle  prend  sa  harpe,  regarde  autour  d'elle; 
elle  voit  le  temps  si  bel  et  si  clair  et  si  «  durement  net  »  et  le  soleil 
luisant  et  les  oisillons;  elle  se  souvient  du  Morois  et  pleure  et  chante 
son  lai  : 

Le  solex  luist  et  clers  et  biaus... 

et  elle  finit  sur  ces  vers  : 

Tuit  amant  venez  ça  corant 
Vez  Yselt  qui  chante  en  morant.... 
Puisqu'estes  mort,  je  ne  quiers  vivre... 
Por  vos,  amis,  a  mort  me  livre  (4). 


(1)  Amadas  et  Idoine,  p.  172  et  suiv.  (2)  Escanor,  v.  24630  et  25  344. 
(p.  649  et  668).  (3)  V.  4275  ss,  pages  151  ss.  (4)  Je  cite  d'après  Bartsch,' 
Chrestomatie  (9e  édit.,  Leipz.  1908,  p.  105  ss.). 


492         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 


1 


Je  ne  crois  pas  que  les  poètes  romantiques  aient  fait  davantage 
pour  parer  la  «  mort  d'amour  ». 

Tous  les  exemples  qu'on  vient  de  voir  sont  empruntés  à  la  litté- 
rature courtoise.  Les  Chansons  de  geste,  on  l'a  vu,  n'enseignent  pas 
la  même  morale.  Pourtant  il  ne  faudrait  pas  croire  qu'elles  n'aient 
subi  en  rien  l'influence  des  autres  poèmes.  Il  s'y  trouve  des  exemples 
de  suicide  altruiste  :  le  petit  Vivien  se  livre  pour  sauver  son  père  (i); 
Gauteron,  fils  d'Anséis,  ôte  la  corde  passée  au  cou  de  son  père  et  et  la 
passe  au  sien  en  disant  : 

Bien  est  loïauté 
Que  pour  son  cors  aie  le  mien  livré  (2). 

Quand  Aimeri  renvoie  ses  enfants  de  Narbonne,  Hermanjart  pour 
eux  «  fait  duel  a  peu  que  ne  se  tue  »  (3).  Dans  Hugues  Capet,  Marie, 
reine  de  France,  ne  veut  pas  survivre  à  sa  mère: 

D'un  coutel  m'ochiray,  trop  ay  au  cuer  ruine  (4). 

Dans  Daurel  et  Béton,  Beatris,  ayant  perdu  son  fils  et  voyant  son 
mari  partir  en  exil,  se  laisse  choir  du  haut  d'une  tour  : 

E  mori  se,  que  Domidieus  Vampar  (5)   ! 

Dieudonné  se  jette  à  l'eau  (6),  Florent  se  jette  par  une  fenêtre  (7) 
plutôt  que  de  rester  aux  mains  de  leurs  ennemis.  J'ai  cité  plus  haut 
les  déclarations  de  Soliman  (8).  Dans  les  Chétifs,  Sorgalé,  vaincu 
par  Ricard  de  Beaumont  demande  le  baptême  et  la  mort;  Richard  'e 
.baptise,  le  fait  communier,  et  l'autre  : 

Or  me  trence  la  test,  dit-il,  al  branc  forbi. 

Richard  en  a  regret,  mais  obéit  (9).  Quand  Renaud  est  assiégé 
dans  Montauban,  Claris,  sa  femme,  ne  songe  pas  à  se  rendre  : 

A  poi  que  me  m'oci,  si  me  va  maternent 


(1)  Gautier,  Epopées  françaises,  t.  III  (P.  1868),  p.  387.  (2)  Auberi,  ana- 
lyse de  Y  Hist.  Littér.,  t.  XXII,  p.  327.  (3)  Les  Narbonnais,  v.  870,  t.  I,  p.  36. 
(4)  p.  195.  (5)  Daurel  et  Béton,  page  36*  v.  1089.  (6)  Charles  le  Chauve, 
v.  13698,  cité  par  Hist.  Littér.  t.  XXVI,  p.  120.  (7)  Hernaut  de  Beaulande, 
Gautier,  t.  III,  p.  196.     (8)  Voir'page  458.     (9)  Hist.  Littér. /t.  XXII,  p.  387. 


LES   CHANSONS   DE   GESTE  493 

et,  quand  toute  résistance  est  devenue  impossible  : 

Renaus,  dist  la  duchesse,  il  nos  convient  morir  (i). 

Dans  Tristan  de  Nanteuil,  Clarinde  veut  se  tuer  pour  se  punir  de 
ses  fautes,  et  Dieu  la  sauve  en  faisant  un  miracle  (2).  Doon  de 
Mayence,  qui  se  bat  contre  Charlemagne,  son  suzerain  déclare  que 
s'il  le  tue,  il  ne  lui  survivra  pas  : 

Se  je  ici  t'ochis,  bien  te  puis  afichier 

De  douleur  m'ochirai  ou  je  m'irai  noier  (3). 

Claresme,  à  laquelle  deux  garçons  veulent  faire  violence,  s'écrie  : 
je  me  ferrai  d'un  coutel  el  pormon  (4).  Doraine  se  jette  par  la  fenêtre 
pour  échapper  au  déshonneur  (5).  Aye  d'Avignon,  redoutant  d'être 
honnie,  se  jette  à  l'eau  (6).  Soneheut,  livrée  à  Lambert,  s'écrie  : 

Ains  m'ocïroie  d'un  coutel  esmoulu 
Que  je  gisse  avec  lui  nu  à  nu  (7). 

Dans  Garin  de  Monglane,  Mabilette  enceinte  et  croyant  Garin 
mort,  veut  se  bouter  une  épée  au  cœur  (8).  Quand  Huon  de  Bordeaux 
va  mourir,  la  belle  Esclarmonde  s'écrie  : 

Se  jou  tenoie  un  coutel  acéré 

Jou  m'en  ferroie  el  cuer  si  m'ait  Dés  !  (9) 

Dans  Renier  de  Gênes,  Olive,  qui  a  juré  de  se  tuer  plutôt  que  de 
tomber  aux  mains  des  Sarrasins,  craint  que  Renier,  son  ami,  ne 
succombe  dans  la  lutte.  Tout  à  coup,  elle  essuie  ses  larmes  :  «  J'em- 
porterai un  couteau  »  (10). 

Ces  exemples  ne  doivent  pas  faire  oublier  ce  que  nous  avons  vu 
plus  haut.  Ils,  sont  peu  nombreux,  et  quelques-uns  sont  empruntés  à 
des  rédactions  en  prose  du  xve  siècle.  Dans  l'ensemble,  il  reste  vrai  que 
les  chansons  de  gestes  trahissent  une  aversion  extrêmement  vive  pour 
la  mort  volontaire.  Il  n'en  est  que  plus  frappant  de  voir  la  morale 
courtoise  triompher  çà  et  là  de  cette  aversion. 


(1)  La  chanson  des  quatre  fils  Aymon,  v.  13329,  p.  694  et  13725,  p.  707- 
(2)  Tristan  de  Nanteuil,  v.  17839  (Hist.  littér.,  t.  XXVI,  p.  258).  (3)  Doon 
de  Mayence,  v.  7044-7045  (p.  213).  (4)  Gaydon,  p.  289.  (5)  Charles  le 
Chauve  (analyse  d'Hist.  Littér.,  t.  XXVI,  !p.  111.  (6)  Aye  d' Avignon^ 
v.  920  (p.  29).  (7)  Le  roman  d'Aubery  le  Bourgoing,  p.  93.  (8)  Gautier, 
Epopées,  III,  p.  147.  (9)  Huon,  v.  10087-10088  (p.  300).  (10)  Gautier, 
Epopées,  t.  III,  p.  185. 


i  '1  LA    MORALE   NUANCÉE  AU   MOYEN   AGE 

Ainsi  il  y  a  ;ui  MdyeirÀge  une  morale  en  exemple,  propn 

romans  que  lit  une  aristocratie  mondaine,  qui,  sans  faire  nulle  part 
l'apologie  «  du  suicide  »,  l'excuse,  l'admet,  l'exige  ou  l'cxiillc,  quand 
celui  qui  se  tue  préfère  la  mort  à  l'infamie,  au  remords  d'un  crime 
commis,  à  une  peine  d'amour,  au  chagrin  de  survivre  à  un  être  aimé. 

Cette  morale  est-elle  autre  chose  qu'une  morale  livresque?  Notre 
ignorance  touchant  les  mœurs  ne  nous  permet  pas  dr  répondre  au- 
jourd'hui à  cette  question.  J'ai  dit  plus  haut  qu'il  n'y  a  pas  au 
Moyen-Age  de  «  modes  »  analogue  à  la  mode  stoïcienne.  Il  ne  faudrait 
pas  cependant  en  conclure  que  le  suicide  soit  chose  inconnue  dans 
l'aristocratie  mondaine  et  l'aristocratie  intellectuelle. 

D'abord,  les  Juifs  se  tuent  au  cours  des  persécutions.  Bourquelot 
signale  plusieurs  suicides  collectifs  en  Angleterre,  au  xir*  siècle  (i): 
autre  exemple  dans  la  Chronique  de  Raoul  Glaber  (2).  En  i32o, 
cinq  cents  Juifs  assiégés  par  des  Pastoureaux  s'entretuent.  En  i32i, 
quarante  Juifs,  accusés  d'empoisonnement,  se  font  tuer  par  un  des 
leurs  (3).  Dans  la  Chronique  d'Albert  d'Aix,  on  voit  également  des 
Juifs  s'entretuer  (£)•  Tous  ces  suicides  sont  dans  la  tradition  que  nous 
a  fait  connaître  Flavius  Josèphe. 

Les  hérétiques  vont  à  la  mort  aussi  allègrement  que  les  chrétiens 
des  premiers  siècles.  Raoul  Glaber  signale  le  suicide  de  Leutard  (5). 
Ailleurs  il  conte  qu'à  Orléans,  au  début  du  xie  siècle,  les  chefs  d'une 
hérésie  ayant  été  condamnés  à  mort,  plusieurs  déclarent  qu'ils  par- 
tagent leur  doctrine  et  veulent  aussi  partager  leur  mort.  On  fait 
allumer  un  bûcher  pour  les  effrayer.  Mais  a  poussés,  par  une 
incroyable  audace,  ils  s'écrièrent  que  c'était  ce  qu'ils  demandaient 
et  se  présentèrent  d'eux-mêmes  à  ceux  qui  étaient  chargés  de  les 
traîner  au  bûcher  »  (6).  Au  cours  de  la  guerre  contre  les  Albigeois, 
soixante-quatorze  chevaliers,  auxquels  on  offre  le  choix  entre  le 
supplice  et  l'abjuration,  montent  d'eux-mêmes  sur  le  bûcher  (7). 
A  la  prise  du  château  de  Minerve,  Simon  charge  un  abbé  de  Citeaux 
de  régler  le  sort  des  prisonniers.  L'abbé  est  «  grandement  marri  » 
pour  le  désir  qu'il  a  que  les  ennemis  du  Christ  soient  mis  à  mort. 
Mais,  n'osant,  comme  prêtre,  les  y  condamner,  il  s'avise  d'un  expé- 
dient et  leur  fait  offrir  le  choix  entre  l'abjuration  et  la  mort.  Puis  il 
ajouie  :  ne  crains  rien,  je  crois  que  très  peu  se  convertiront.  Et,  en 
effet,  obstinés  dans  leur  méchanceté,  tous  se  précipitent  de  gaieté  de 
cœur  dans  les  flammes  (8).   Ces  suicides  sont  copiés  sur  ceux  des 


(1)  Bourquelot,  p.  461  ss.     (2)  III,  7  (Coll.  Guizot,  VI,  p.    267).     (3)   Guil- 
laume de  Naugis,   Chronique,   (Guizot,  XI,  p.  344  et  352}.      (4)   Guizot,  XX 
p.  39.     (5)  II,  11  (Guizot,  VI,  p.  235).     (6)   III,  8   {ibid.,  p.    279).     (7)  Guil- 
laume de  Nantis,  Ckron.  (Guizot,  XI,  p.  107).      (8)  Pierre  de  Vaulx  Cernav» 
XXXVII,  (Guizot,    XII,   p.    97-98). 


LES   MŒURS  495 

chrétiens  de  Nicomédie  et  d'Apollonia.  Les  Albigeois  ont  parfois 
recours  à  un  suicide  plus  original,  l'endura,  sur  lequel  on  trouvera 
des  détails,  dans  le  livre  de  M.  Alphandéry,  sur  les  Idées  morales  des 
hétérodoxes  latins  (i). 

Juifs  et  hérétiques  constituent  des  groupements  aristocratiques 
en  un  sens,  mais  en  marge  de  la  société  régulière.  Parmi  les  ortho- 
doxes, les  suicides  chrétiens  ne  semblent  pas  avoir  été  nombreux. 
Quand  Joinville  décide  de  se  rendre  aux  Sarrasins,  un  sien  clerc  s'y 
oppose  en  disant  :  «  je  m'accort  que  nous  nous  lessons  touz  tuer;  si 
nous  en  irons  tuit  au  paradis  ».  Mais,  ajoute  Joinville,  «  nous  ne 
le  creumes  pas  »  (2).  Néanmoins,  quand  les  croisés  décident  de 
revenir  en  France,  levêque  de  Soisson  aime  mieux  demeurer  avec 
Dieu  et  il  se  jette  seul  au  milieu  des  Turcs,  qui  le  mettent  bientôt 
<(  en  compagnie  de  Dieu,  au  nombre  des  martyrs  »  (3). 

Les  chroniques  signalent  des  suicides  altruistes.  On  connaît  le 
dévouement  des  bourgeois  de  Calais.  Guillaume  de  Tyr  conte  qu'à 
Jérusalem,  tous  les  chrétiens  étant  accusés  d'un  crime,  un  jeune 
homme  innocent  se  dévoue  pour  sauver  ses  frères,  moyennant  qu'on 
priera  pour  sa  mémoire  (4). 

Des  femmes  veulent  se  tuer  ou  se  tuent,  pour  ne  pas  survivre  à 
leur  mari.  Blanche  de  Castille,  à  la  mort  de  Louis  VIII 

Se  fust  ocise  de  duel 

S'on  nel  tenist  outre  son  vœl  (5).  » 

Suger  nous  montre  la  femme  de  Gui  se  faisant  tuer  sur  le'  corps 
de  son  mari  (6).  Quand  Charles  VI,  rentré  dans  Paris,  fait  exécuter 
des  mutins,  la  femme  d'un  condamné  se  précipite  du  haut  des 
fenêtres  de  son  hôtel  (7). 

Voici  des  suicides  dus  à  la  chasteté  :  Orderic  Vital  signale,  dans 
son  Histoire  de  Normandie,  que  quelques  femmes  violées  par  les 
Normands  préfèrent  la  mort  à  l'existence  (8).  Dans  la  Chronique  du 
Religieux  de  St-Denis,  la  femme  de  Jean  de  Carrouges,  ayant  été 
violée,  s'écrie  :  «  mon  cœur  est  innocent,  je  le  prouverai  par  la 
mort  »  (9).  Quand  la  femme  de  saint  Louis  craint  de  tomber  aux 
mains  des  Sarrasins,  elle  se  jette  aux  genoux  d'un  vieux  chevalier  : 


(1)  Alphandéry,  Les  idées  morales  chez  les  hétérodoxes  latins  au  début 
4u  xme  siècle,  P.  1903,  p.  52  ss.  (2)  Joinville,  éd.  Natalis  de  Wailly, 
P.  1868,  p.  112.  (3)  Ibid.,  p.  139.  (4)  Coll.  Guizot,  t.  XVI, p.  12.  (5)  Phi- 
lippe Mousket,  Chronique  rimée  (Rec.  des  Hist.  des  Gaules,  t.  XXII,  p.  39). 
(6)  Vie  de  Louis  le  Gros,  (Coll.  Guizot,  VIII,  p.  65-GG).  (7)  Juvcnal  des 
Ursins,  Hist.  de  Charles  VI,  année  1382  (éd.  Michaud  et  Poujoulat,  P.  1836, 
p.  357).  (8)  Coll.  Guizot,  t.  XXVI,  p.  215.  (9)  Chronique  du  religieux  de 
St-Denis,  éd.  Bellaguet,  P.  1844,  t.  I.  p.  464. 


4  )C>         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 

«  Je  vous  demant,  fist-elle,  par  la  foy  que  vous  m'avez  baillie  que,  se  H 
Sarrazin  prennent  ceste  ville,  que  vous  me  copez  la  teste  avant  qu'ils 
me  preignent  ».  Et  li  chevaliers  répondi  :  «  Soies  certeinne  que  je  le 
ferai  volontiers  »  (i). 

Les  chroniques  signalent  encore  Quelques  suicides  de  prisonniers. 
Le  plus  célèbre  est  celui  de  Regnault,  comte  de  Boulogne  (2).  Le 
Religieux  de  St-Denis  relate  celui  de  Jean  de  la  Rivière  qui,  craignant 
une  condamnation,  déclare  :  «  Non,  je  ne  verrai  pas  les  vilains  de 
Paris  jouir  du  spectacle  de  ma  mort  ignominieuse  »  (3). 

Enfin,  les  suicides  les  plus  fréquents  sont  les  suicides  de  guerrier* 
qui  ne  veulent  pas  survivre  à  une  défaite  ou  qui  préfèrent  la  mort  à 
la  honte  de  fuir.  Dans  les  Miracles  de  saint  Benoit,  Aimon,  arche- 
vêque de  Bourges  et  ses  gens,  battus  par  Eudes,  se  percent  de  leurs 
épées  (4).  Suger  rapporte  deux  exemples  de  suicide  collectif  (5).  Dans 
l'Histoire  des  Croisades  de  Guibert  de  Nogent,  des  chrétiens,  n'espé- 
rant plus  échapper  aux  Turcs,  se  jettent  à  la  mer,  «  aimant  mieux 
choisir  le  genre  de  leur  mort  »  (6).  Joinville  signale  un  fait 
analogue  (7).  Juvénal  des  Ursins  montre  un  Flamand  blessé,  refusant 
la  vie  que  lui  offre  le  roi  de  France  (8).  Les  anciennes  Chroniques 
de  Flandre  content  qu'à  la  bataille  de  Courtrai,  les  Gantois  auraient 
volontiers  sauvé  le  gentil  connétable  de  France,  Raoul  de  Neelle.  Mais 
il  dit  a  qu'il  ne  vouloit  plus  vivre  quant  il  veoit  toute  la  fleur  de 
crestienneté  morte  ».  Et  se  jetant  sur  les  ennemis,  il  les  force  à  le 
tuer  (9).  Enfin,  on  ne  compe  pas  les  chevaliers  qui  aiment  mieux 
se  faire  tuer  que  de  fuir  ou  d'abandonner  un  ami.  Quand  le  roi  Jean 
fonde,  à  l'imitation  de  la  Table  ronde,  l'ordre  de  l'Etoile,  les  compa- 
gnons jurent  que  jamais  ils  ne  fuiront  en  bataille  de  plus  de  quatre 
arpents.  Peu  après,  quatre-vingt-dix  d'entre  eux  se  font  tuer  dans  une 
embuscades  :  «  se  le  sierement  n'euist  esté,  ils  se  fuissent  retret  et 
sauvet  »  (10). 

Tous  ces  faits  sont  trop  peu  nombreux  pour  qu'on  .puisse  parler 
d'une  mode.  Mais  ils  suffisent  à  montrer  que  la  morale  courtoise 
n'est  pas  toujours  purement  livresque. 

Enfin,  sur  un  point,  il  semble  bien  que  cette  morale  ait  réussi 
à  s'imposer,  sinon  au  droit,  du  moins  aux  mœurs  :  la  répression  du 
suicide  paraît  avoir  été  bien  peu  rigoureuse  dans  le  monde  noble- 

Non  seulement  on  ne  trouve  aucune  trace  de  peines  propres  à  la 
noblesse  :  bris  d'armoiries,  déchéance  des  descendants,  mais  il  est  fort 


(1)  Joinville,  p.  141.  (2)  Voir  Bourquelot,  IV,  245.  (3)  Tome  V, 
p.  57.  (4)  V.  4,  édit.  De  Certain.  P.  1858,  p.  197.  (5)  Vie  de  Louis  le  Gros. 
chap.  VI  et  XVIII  (p.  17  et  82).  (6)  Coll.  Guizot/  IX,  p.  67.  (7)  Join- 
ville, p.  117.  (8)  Juvénal  des  Ursins,  année  1382,  (t.  II,  p.  356).  (9)  Rec. 
des  Histor.  des  Gaules,    XXII,    379.      (10)  Froissart,  I,  342 


LA   RÉPRESSION   DANS   LE   MONDE   NOBLE  497 

peu  probable  que  le  noble  qui  se  tuait  ait  été  souvent  traîné  sur  la 
claie  et  qu'on  ait  souvent  confisqué  ses  biens. 

Si  un  homme  se  tue,  disent  les  coutumiers,  «  les  meubles  sont  au 
baron  ».  Fort  bien,  mais  si  c'est  le  baron  qui  se  tue? 

Je  ne  connais  pas  un  texte  qui  fasse  allusion  à  ce  cas.  Force  est 
donc  bien  d'imaginer  la  solution.  Théoriquement,  pas  de  difficultés  : 
le  baron  a  un  suzerain;  ce  suzerain  est  lui-même  un  vassal  et  ainsi 
de  suite  :  quel  que  soit  celui  qui  se  tue,  son  seigneur  le  fait  traîner 
et  confisque.  Mais,  en  pratique,  est-il  vraisemblable  que  cette  théorie 
ait  joué? 

Tout  d'abord,  à  l'origine,  les  fiefs  ne  sont  pas  héréditaires.  On  ne 
peut  donc  les  confisquer  comme  on  confisque  un  héritage.  Mais  alors, 
donnera-t-on  au  fils  du  noble  l'investiture,  tout  en  lui  retirant  les 
meubles,  faute  desquels  il  ne  pourra  tenir  honorablement  son  fief? 

Envisageons  même  l'époque  à  laquelle  le  principe  de  l'hérédité 
prévaut.  Voilà  un  baron  vieux,  malade,  qui,  ne  pouvant  résister  à 
ses  souffrances,  se  tue.  Il  laisse  deux  fils,  dont  l'aîné  gouverne  sa 
terre.  Comment  croire  que,  sur  l'arrêt  d'un  suzerain,  ces  Sis  vont 
laisser  traîner  et  pendre  leur  père?  qu'ils  renonceront  bénévolement 
à  leurs  a  meubles  »?  Plus  on  suppose  le  noble  de  haut  rang,  plus 
l'hypothèse  est  invraisemblable.  Imagine-t-on  dans  cette  France  du 
moyen  âge,  où  les  crimes  des  grands  sont  à  chaque  instant  impunis, 
le  roi  confisquant  un  comté,  sous  prétexte  que  le  comte  s'est  détruit? 
Autant  imaginer  les  grands  vassaux  objectant  à  Louis  XI,  pour  ne  pas 
le  reconnaître,  que  Charles  VII  s'est  laissé  mourir  de  faim! 

Je  sais  bien  qu'on  répond  à  cela,  (c'était  la  réponse  de  Durkheim): 
ce  qui  nous  paraît  invraisemblable  aujourd'hui  est  alors  tout  simple; 
les  habitudes  d'indépendance  des  grands  vassaux  et  ce  qu'il  y  a 
d'anarchie  dans  le  monde  féodal,  tout  cède  à  l'horreur  du  suicide  :  le 
<(  fils  de  suicidé  »,  déshonoré  aux  yeux  de  son  maître,  déshonoré  à 
ses  propres  yeux,  est  le  premier  à  comprendre  qu'il  ne  peut  plus 
tenir  son  fief.  Il  s'efface,  comme  aujourd'hui  le  fils  d'un  traître  renon 
cerait  de  lui-même  à  une  fonction  publique.  Seulement,  reste  à 
prouver  que  cette  horreur  existe  dans  le  monde  de  la  noblesse,  comme 
elle  existe,  de  par  l'application  du  droit,  dans  le  menu  peuple.  Où  est 
le  texte  dont  on  peut  conclure  que  le  noble  qui  se  tue  est  traité  comme 
le  manant?  C'est  en  vain  que  j'ai  cherché.  Aucun  des  coutumiers 
indiqués  plus  haut  ne  fait  allusion,  même  indirectement,  à  des  peines 
frappant  les  barons. 

Second  argument,  les  romans  courtois,  s'ils  ne  prouvent  rien 
touchant  la  fréquence  des  suicides,  prouvent  peut-être  quelque  chose 
qui  veulent  se  tuer  ou  se  tuent.  Comment  croire,  si  le  suicide  expose 
Tristan,  Iseut,  Lancelot,  Galehaut  à  être  justiciés,  que  l'auteur  n'y 

32 


498  LA   MOI  AXJ   MOYEN   AGE 

fasse  jamais  allusion  P  J'ai  cité  le  mot  de  Tri-tan  :  mirx  vent  saIJir  que 
jà  ses  cors  soil  ars...  Quel  sens  aurait  ce  mars,  si  Tri^lan  mort,  devait 
rliv  «ni  croyait  pouvoir  cire  jx'iidi!  cl.  traîne:'  On  a  lu  plus  haut  les 
propos  de  ceux  qui  essaient  de  détourner  un  héros  du  suicide.  \)s 
disent  :  c'est  grand  outrage,  ou  :  votre  âme  «  sera  périe  )).  Nulle 
part,  ils  ne  disent  :  vous  serez  traîné  et  jeté  ià  la  voirie  et  vos  enfant! 
seront  privés  de  vos  biens.  Comment  expliquer  ce  silence  si  les 
nobles  sont  soumis  à  la  loi  commune? 

Bien  plus,  il  n'est  pas  même  question,  dans  les  textes  cités  plus 
haut,  d'un  refus  de  sépulture.  Dans  l'épisode  des  amants  noyés,  on 
enterre  la  Dame  qui  s'est  jetée  à  l'eau,  pour  ne  pas  survivre  à  son 
ami  (i).  Galehaut  est  enseveli  (a)-  Dans  la  Vengeance  de  Raguidel, 
la  demoiselle  de  Gaudestroit  déclare  qu'elle  se  tuera  pour  être  mise 
dans  le  même  cercueil  que  Gauvain  (3).  La  dame  de  Coucy  est  ense- 
velie «  a  honnour  ».  Dans  la  Châtelaine  de  Vergy  : 

Li  dus  enterrer  lendemain 

Fist  les  amanz  en  I.  sarqueu  (3). 

Quand  le  comte  d'Anjou  se  laisse  mourir  de  faim,  «  son  frère, 
Tévêque  d'Orléans,  le  fait  enterrer  honorablement  »  (6). 

Je  n'ai  garde  de  conclure  que  le  noble  qui  se  tue  n'est  jamais 
justicié.  Tout  ce  qui  touche  au  droit  criminel  est,  au  moyen  âge,  si 
divers  et  si  incertain  qu'une  formule  de  ce  genre  aurait  toute  chance 
d'être  inexacte.  Je  suis  même  persuadé  qu'il  y  a  parfois  des  exécutions. 
Seulement,  ce  qui  est  la  règle  pour  les  petits  est  sans  doute  l'exception 
pour  les  grands. 

Donc,  ici  encore,  deux  usages  :  dans  le  peuple,  le  suicide  est  un 
cas  «  énorme  »,  quel  que  soit  le  motif;  dans  le  monde,  il  est  des 
suicides  excusables,  élégants,  sublimes.  Pour  l'homme  du  peuple,  la 
loi  joue  en  principe;  le  cadavre  est  pendu,  les  biens  sont  confisqués. 
Pour  le  noble,  elle  joue  rarement  :  le  compagnon  de  Metz  qui  s'est 
pendu  par  amour  est  «  à  force  de  verges  très  bien  chastoyé  »,  mais 
l'idée  ne  vient  à  personne  qu'un  traitement  de  ce  genre  puisse  être 
appliqué  à  Lancelot  ou  à  Iseut. 

Ainsi  l'hypothèse  qui  nous  a  guidés  jusqu'ici  n'est  pas  en  défaut. 
Dans  les  trois  aristocraties  d'Eglise,  de  robe  et  d'épée,  on  retrouve 
des  sentiments  bien  différents  de  ceux  de  la  foule.  Non  seulement  la 
morale  nuancée  n'a  pas  disparu,  mais  on  a  presque  l'impression  d'une 
renaissance.   Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  pas  triomphe  de  l'ancienne 


(1)  Lancelot,   IV,  p.  129.     (2)   Ibid.,  p.  277.     (3)  v.  2297,  p.  80.     (4)  Li 
roumans  etc.,  v.  8149,  p.  269.     (5)  v.  936  (p.  192).     (6)  Langlois,  p.  246. 


FAIBLESSE    DE    LA   MORALE    NUANCÉE  499 

morale  populaire?  Je  crois  qu'une  conclusion  de  ce  genre,  si  adroite- 
ment qu'on  la  formulât,  serait  une  erreur  très  grave. 

Sans  doute,  la  morale  nuancée  survit.  Mais  sa  rivale  l'opprime 
à  tel  point  qu'elle  n'ose  engager  la  lutte  contre  les  forces  d'en  bas. 
Elle  existe,  mais  elle  se  tait,  elle  se  dérobe.  On  dirait  qu'elle  a  peur 
d'elle-même. 

Pour  mesurer  sa  déchéance,  il  suffît  de  songer  à  ce  qu'elle  avait 
été  dans  la  société  antique.  Sénèque  illustrait  la  thèse  stoïcienne; 
Lucain  l'exaltait;  les  jurisconsultes  multipliaient  les  cas  dans  lesquels 
le  suicide  est  licite  pour  l'homme  libre;  l'aristocratie  voyait  dans  la 
mort  volontaire  une  fin  décente  et  noble.  Au  moyen  âge,  rien  de  tel. 
La  morale  nuancée  sourd  çà  et  là  dans  l'œuvre  des  philosophes  et  des 
juristes;  mais  elle  ne  forme  pas  doctrine,  elle  ne  modifie  pas  le  droit. 
Dans  les  mœurs,  elle  suscite  quelques  actes,  elle  ne  crée  pas  une 
mode. 

Je  crois  avoir  montré  que  le  haut  clergé  est  absolument  étranger 
aux  rigueurs  du  droit,  qu'il  les  désaprouve,  qu'il  est  partisan  d'une 
condamnation  purement  morale.  Mais  à  quoi  s'en  avise-t-on?  A  son 
silence.  Le  silence  des  sages  n'a  jamais  été  la  leçon  des  peuples.  Les 
grands  théologiens  disent  bien  à  l'occasion  :  Dieu  seul  a  le  droit  dei 
juger  les  morts;  la  privation  de  sépulture  est  en  soi  chose  indifférente. 
Mais  où  est  celui  qui  ajoute  :  donc,  il  est  insensé  de  condamner  un 
mort,  de  justicier  ici-bas  celui  auquel  Dieu  a  peut-être  fait  grâce; 
il  est  insensé  de  présenter  comme  une  peine  la  privation  de  sépulture 
qui  n'a  pu  nuire  aux  saints  et  aux  martyrs?  Sans  doute  ces  protesta- 
tions d'une  élite,  en  des  siècles  où  on  ne  lit  guère,  n'aurait  pas  suffi 
à  transformer  les  mœurs.  Mais  la  morale  nuancée  se  serait  du  moins 
affirmée.  Elle  n'ose  le  faire.  Elle  se  tait. 

Môme  timidité  de  la  part  des  légistes.  C'est  au  silence  des  cou- 
tumes qu'on  finit  par  s'apercevoir  que  le  suicide  est  souvent  impuni- 
Mais,  sur  cent  cinquante  chartes  et  franchises,  aucune  ne  dit  net- 
tement :  si  un  bourgeois  s'occit,  le  corps  n'est  pas  mis  à  justice, 
et  il  ne  confisque  ni  le  bien,  ni  le  corps.  Dans  le  Nord,  que  trouve-t-on 
en  cinq  siècles?  La  phrase  de  Boutillier  :  «  Qui  se  tue  ne  meffait  pas 
à  Justice,  mais  à  soi-même.  »  Elle  est  claire,  et,  prise  à  la  lettre, 
signifie  qu'il  ne  faut  pas  punir  le  suicide.  Mais  BoutiUier  lui-même, 
lorsqu'il  constate  que  les  juges  de  son  temps  «  en  usent  plus  étroi- 
tement »,  ose-t-il  ajouter  qu'ils  ont  tort,  que  la  coutume  qu'ils  suivent 
est  mauvaise?  Il  le  pense.  Il  ne  le  dit  pas.  De  même,  Claude  Liger 
essaie  de  ruiner  le  droit  coutumier,  mais  c'est  par  une  petite  note 
insidieuse.  Ici  encore,  la  morale  d'en  haut  existe,  mais  se  dérobe. 
Résultat,  aucune  coutume  ne  s'en  inspire  franchement.  Aucune  ne 
dit  :  l'homicide  de  soi-même  ne  doit  pas  être  justicié.  Aucune  ne  dit 
même  :  dans  tel  ou  tel  cas  il  doit  être  acquitté. 


500         LA  MORALE  NUANCÉE  AU  MOYEN  AGE 

Passons  à  la  morale  mondaine,  même  spectacle.  D'abord,  le  pri- 
vilège des  nobles  est  un  privilège  de  fait  qui  n'est  inscrit  dans  aucun 
texte.  Mais  surtout,  le  suicide  mondain,  qu'il  soit  rare  ou  fré- 
quent, n'est  pas,  comme  l'avait  été  le  suicide  stoïcien  ou  le  suicide 
chrétien,  chose  à  la  mode.  On  ne  se  plaît  pas  à  citer  le  nom  de  ceux 
qui,  par  dévouement,  par  scrupule  ou  par  courtoisie  ont  mis  fin  à 
leur  vie.  A  Rome,  on  dit  :  Caton,  Brutus,  Cassius,  et  plus  tard  :  Thra- 
séas,  Pétrone,  Arria,  Sénèque,  Othon.  Au  moyen  âge  on  dit  :  la  dame 
de  Couey,  Lancelot,  Tristan,  Iseut.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  ces 
héros  de  roman  n'ont  pas  d'imitateurs.  Mais  ce  qui  est  sûr,  c'est 
que,  s'ils  en  ont,  on  ne  les  glorifie  pas  ouvertement,  on  ne  les  cite 
pas  en  exemple. 

Et  en  cela  consiste  le  triomphe  de  l'ancienne  morale  populaire. 
Non  seulement  elle  a  désormais  ses  théoriciens,  ses  juristes.  Mais 
ils  parlent  haut,  et,  en  face  d'eux,  la  haute  Eglise  se  tait  ou  mur- 
mure, les  légistes  balbutient,  la  morale  mondaine  semble  se  cacher. 
La  morale  nuancée  a  l'air  de  ne  revivre  que  pour  assister  impuissante 
au  triomphe  de  sa  rivale. 

Comment  s'explique  ce  triomphe?  Quelles  causes  donnent  tant 
de  puissance  souveraine  aux  forces  d'en  bas  et  tant  de  timidité  aux 
forces  aristocratiques  P  Je  vais  essayer  de  montrer  qu'ici  encore, 
notre  hypothèse  suffit  à  rendre  compte  des  faits. 


CHAPITRE  VII 

La  dernière  victoire  de  la  morale  populaire 

est  encore  une  victoire 

de  l'institution  servile  et  de  l'ignorance 

A  première  vue,  notre  hypothèse  semble  ici  peu  défendable. 

Elle  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'institution  servile.  Or,  au  xn*, 
au  xiii6  siècles,  il  n'y  a  plus  d'esclaves.  Comment  expliquer  que 
l'horreur  du  suicide  n'ait  jamais  été  aussi  vive  et  commune? 

Elle  lie  le  succès  des  morales  nuancées  à  la  prospérité  des  aris- 
tocraties intellectuelles  et  des  aristocraties  mondaines;  or,  au  xif  et 
au  xme  siècles,  ces  deux  aristocraties  semblent,  en  France,  souve- 
raines. Comment  expliquer  que  leur  morale  reste  si  timide,  si  effa- 
cée? 

Je  crois  qu'en  effet,  notre  hypothèse  serait  ici  sans  valeur  si  le 
droit,  canonique  et  coutumier,  s'était  formé  à  l'époque  où  les  aris- 
tocraties sont  déjà  puissantes.  Mais  j'espère  pouvoir  montrer  qu'il 
s'est  formé  beaucoup  plus  tôt,  aux  environs  du  xe  siècle.  Cela  admis, 
la  dernière  victoire  de  l'ancienne  morale  d'en  bas  s'explique  exac 
tement  comme  les  précédentes. 

Au  xe  siècle,  l'ignorance  envahit  tout,  l'institution  servile  se  mo- 
difie, mais  se  fortifie  au  sein  de  l'institution  féodale.  La  victoire  de 
la  morale  populaire  est  donc  toute  simple. 

Au  xne  et  au  xme  siècles,  les  aristocraties  réagissent.  Seulement 
elles  se  trouvent  en  présence  du  fait  accompli,  et,  surtout,  elles  sont 
bridées,  l'une  par  l'esprit  scolastique,  l'autre  par  l'esprit  féodal. 
Elles  ne  sont  qu'à  demi  des  aristocraties.  La  défaite  de  la  morale 
nuancée  est  donc  toute  naturelle. 


Causes  du  dernier  succès  de  la  morale  d'en  bas  :  1)  Les  sévérités  du  droit  cano- 
nique et  du  droit  coutumier  ne  datent  pas  du  xine  siècle,  mais  du  Xe  ; 
2)  à  cette  époque,  le  régime  féodal  consacre  l'institution  servile,  il  n'y  a 
plus  d'élite  mondaine  ni  d'élite  intellectuelle.  L'horreur  du  suicide  triomphe 
avec  l'institution  servile  et  grâce  à  la  disparition  des  aristocraties. 

C'est  au  xiie  et  au  xme  siècles  que  l'horreur  du  suicide  s'affirme 
dans  les  statuts  de  Nîmes  et  les  coutumiers.  Mais  les  usages  sont-ils 
contemporains  des  textes? 

Je  laisse  de  côté  le  Décret  de  Gratien.  Il  ne  fait  que  reproduire 


502  CAUSES    DB    LA    VICTOIRE   POPULA 

les  canons  du  VI*  Biècle.  Mais  le  concile  de  Nîmes,  qui,  en  1274, 
refuse  la  sépulture  aux  suicidés,  consacre-t-il  une  nouveau 
le  moins  du  monde.  On  a  vu  plus  haut  la  décision  d'Innocent  III, 
insérée  dans  les  Décrétâtes,  et  relative  à  une  jeune  fille  qui,  mena 
oée  par  un  garçon,  s'est  jetée  à  l'eau.  L'archevêque  de  Tours,  qui 
consulte  à  ce  sujet  le  Saint-Siège,  ne  demande  déjà  plus  ;  «  Faut-il 
accorder  oblation,  commémoration,  chants  et  psaumes?  »  Il  écrit  : 
«  Faut-il  ensevelir?  »  Ainsi,  soixante  ans  avant  l'approbation  fies 
statuts  de  Nîmes,  l'usage  de  refuser  la  sépulture  existe  dans  le  dio- 
cèse de  Tours. 

Où  les  évêques  de  Tours  avaient-ils  pris  cet  usage?  Ce  n'est  ni 
dans  Gratien,  ni  dans  les  Quinque  Compitlationes,  ni  dans  Burchard, 
ni  dans  Ives,  ni  dans  les  Pénitentiels,  ni  dans  les  canons  de  Conciles. 
C'est  donc  dans  le  droit  non  écrit,  dans  la  coutume.  Mais,  alors, 
il  n'est  plus  possible  de  placer  au  xm9  siècle  l'avènement  du  droit 
nouveau. 

Ce  siècle  mis  hors  de  cause,  quelle  date  envisager?  S'il  s'agit  des 
petites  gens,  force  est  bien  de  renoncer  jusqu'à  l'époque  romaine. 
Inscription  de  Lanuvium,  concile  d'Arles,  statuts  de  Nîmes,  tout 
cela  fait  la  chaîne  et  atteste  de  loin  en  loin  la  permanence  des 
vieilles  mœurs  païennes.  La  seule  question  est  donc  de  savoir  à 
quelle  époque  l'Eglise  -les  a  reconnues  et  prises  à  son  compte. 

Deux  faits  désignent  le  xe  siècle.  D'abord,  c'est  à  cette  époque 
que  les  idées  anglo-saxonnes  disparaissent  des  textes  canoniques.  En 
outre,  c'est  au  xe  siècle  qu'une  décision  du  roi  Edgar  refuse  aux 
suicidés  la  sépulture  en  terre  chrétienne.  Sans  doute,  il  manque  la 
preuve  écrite  que  le  même  usage  ait  existé  en  France  au  même 
moment.  Mais  comme  l'indulgence  en  faveur  des  suicidés  avait  été 
encore  plus  nette  en  Angleterre  que  chez  nous,  il  est  bien  vraisem- 
blable que,  s'ils  sont,  au  xe  siècle,  privés  de  sépulture  en  Angleterre, 
ils  le  sont  à  plus  forte  raison  en  France. 

Passons  aux  textes  laïques.  On  a  lu  ceux  qui  prescrivent  de  justi- 
cier les  cadavres  et  de  confisquer  les  biens.  Ils  sont  du  xme  siècle. 
Mais  comment  croire  à  une  innovation?  Dès  le  vie  siècle,  nous 
voyons  un  concile  consacrer  l'assimilation  entre  le  suicidé  et  le 
condamné  à  mort,  assimilation  qui  suppose  déjà  et  les  procès  aux 
cadavres,  et,  sans  doute,  l'exécution  des  sentences.  Dès  le  vin0  siècle, 
nous  voyons  un  juriste  poser  en  principe  :  Si  quis  se  mortem  ipsi 
iritullerit,  bona  ejus  fiscus  adquerat.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  neuf  dans 
la  législation  coutumière,  c'est  qu'elle  s'applique  non  plus  à  ceux 
qui  sont  soumis  à  la  loi  romaine,  mais  à  tous  les  justiciables;  c'est 
que  les  biens  confisqués  ne  vont  plus  au  roi,  mais  au  baron,  et  c'est 
peut-être  enfin  que  les  juges  mettent  un  peu  plus  de  formalisme 
dans  l'exécution  des  sentences  rendues  contre  le  cadavre. 


DÉCHÉANCE    DE    L'ÉLITE    AU    Xe    SIÈCLE  503 

A  quelle  date  ces  nouveautés  se  produisent-elles?  Pour  ce  qui  est 
du  formalisme,  des  sentences  régulièrement  rendues  et  appliquées, 
je  n'ai  trouvé  aucune  indication.  Mais  la  confiscation  au  profit  du 
baron  remonte  évidemment  à  l'origine  même  du  régime  féodal.  L'em- 
pereur romain  confisquait.  Le  roi  mérovingien  confisque.  L'empereur 
carolingien  confisque.  A  moins  de  supposer  une  interruption  invrai- 
semblable dans  la  répression,  le  baron  prend,  dès  le  début,  la  suc- 
cession des  rois.  De  même,  à  quelle  époque  peut  disparaître  le  pri- 
vilège des  Barbares,  sinon  à  l'époque  où  le  système  de  la  person- 
nalité des  lois  disparaît  définitivement,  c'est-à-dire  au  moment  où 
Je  régime  féodal  commence  à  s'organiser? 

Ainsi,  qu'il  s'agisse  du  droit  canonique  ou  du  droit  séculier,  les 
textes  sont  du  xme  siècle,  mais  les  usages  sont  du  xe.  Cela  admis, 
notre  hypothèse  reprend  toute  sa  force. 

Pourquoi  le  xe  siècle  adopte-t-il  et  aggrave-t-il  les  sévérités  des 
temps  mérovingiens?  Parce  que  l'institution  servile  se  fortifie,  tout 
en  se  modifiant,  dans  l'institution  féodale,  parce  que  l'ignorance  et 
la  barbarie  ont  supprimé  toute  élite  intellectuelle  ou  mondaine. 

L'esclavage  à  l'antique  n'existe  plus  guère  à  l'époque  où  se  forme 
la  société  féodale.  Mais  le  serf,  qui  succède  à  l'esclave,  est,  comme 
lui,  l'homme  d'un  autre.  Sans  doute,  alors  que  le  maître  traitait 
son  esclave  comme  une  chose,  le  baron,  à  maints  égards,  traite  son 
serf  comme  un  homme-  Mais  quand  il  le  traiterait  le  mieux  du 
monde,  dès  l'instant  qu'on  est  «  son  »  homme,  la  servitude,  pour 
être  plus  douce,  n'en  est  pas  moins  la  servitude. 

Ce  n'est  pas  tout.  Non  seulement,  le  serf  n'est  qu'un  esclave 
mieux  traité.  Mais  le  citoyen  de  l'époque  antique  fait  place  au  «  vas- 
sal ».  La  vassalité  est  une  servitude  volontaire,  au  moins  en  appa- 
rence. Elle  en  est  plus  élégante.  Elle  n'en  est  pas  moins  réelle.  Etre 
esclave,  c'est  être  l'homme  de  quelqu'un.  Dans  la  société  féodale, 
qui  n'est  pas  l'homme  d'autrui?  L'institution  servile  s'est  adoucie,  les 
mailles  se  sont  élargies;  seulement,  le  filet  recouvre  la  société  presque 
tout  entière. 

Il  va  sans  dire  qu'à  bien  des  égards,  l'adoucissement  de  l'escla- 
vage a  des  effets  bienfaisants  qui  font  presque  oublier  le  maintien 
du  principe.  Mais,  en  ce  qui  concerne  le  suicide,  ce  maintien  garde 
ton  le  son  importance.  Qui  appartient  à  autrui  ne  peut,  sans  larcin 
disposer  de  lui-même.  Quand  Lydus  meurt,  il  porte  un  double  pré- 
judice à  son  maître  :  il  attente  à  ses  droits,  il  lui  fait  subir  un  dom- 
mage. Aussi,  Platon  lui-même  trouve-t-il  tout  simple  que  le  maître, 
en  pareil  cas,  se  venge.  Mais  le  serf  qui  se  détruit  cause  exactement 
le  même  préjudice  à  son  seigneur.  Le  vassal  fait  pis  :  non  seule- 
ment il  enlève  un  homme  à  son  suzerain,   mais  il  manque  à  son 


504  CAUSES   DE   LA   VICTOIRE   POPULAIRE 

serment.  Comment  s 'étonner  que  le  seigneur  et  l'opinion  le  jugent 
sévèrement? 

«  Au  point  de  vue  féodal,  ni  le  gentilhomme  ni  Thons  coutu- 
mier  n'avaient  le  droit  de  priver  le  seigneur  de  leur  service.  »  Cette 
réalité  si  simple,  exprimée  dans  l'ancien  ouvrage  de  Du  Boys  sur 
Y  Histoire  du  droit  criminel,  a  généralement  été  méconnue.  J'en  vois 
deux  raisons.  D'abord,  on  partait  de  l'idée  que  le  suicide  est  avant 
tout  un  crime  au  point  de  vue  religieux,  (nous  avons  vu  ce  qu'il 
faut  en  penser);  en  outre,  l'argument  féodal  ne  se  trouve  ni  dans 
les  Sommes,  ni  dans  les  Coutumiers.  Mais  cela  prouve  simplement 
que  les  hommes  du  moyen  âge  ne  connaissaient  pas  bien  leur 
propre  morale.  Connaissant  si  mal  la  nôtre,  nous  n'avons  pas  lieu 
d'en  être  surpris.  Seulement  quand  l'usage  dit  :  si  quelqu'un  se  tue, 
ses  meubles  sont  au  baron,  qu'est-il  besoin  de  théorie?  Le  fait,  à 
lui  seul,  parle  haut  et  clair.  Le  suicide  de  «  son  »  homme  a  lésé  le 
seigneur.  Le  seigneur  prend  sa  revanche.  Ni  lui-même,  ni  le  vassal, 
ni  le  serf  n'ont  l'impression  d'un  acte  arbitraire,  d'autant  que,  pour 
le  serf,  pour  la  masse,  il  n'y  a  là  rien  de  nouveau. 

Il  est  vrai  qu'au-dessus  des  serfs  et  des  menus  vassaux,  il  y  a  les 
puissants  seigneurs,  et,  à  côté  d'eux,  les  clercs.  Ils  pourraient,  ils 
devraient,  semble-t-il,  conserver  pour  leur  usage  une  morale  plus 
nuancée.  En  fait,  il  est  bien  probable  qu'ils  savent  souvent  se  sous- 
traire lux  brutalités  du  droit.  Mais,  pour  maintenir  une  doctrine, 
il  eût  fallu,  dans  notre  hypothèse,  des  aristocraties,  des  élites.  Com- 
ment parler  d'élites  au  xe  siècle? 

Ces  seigneurs,  qui,  en  grand  nombre,  vivent  en  pleine  cam- 
pagne, isolés  les  uns  des  autres,  ont  la  force,  c'est  entendu.  Mais 
qu'ont-ils  de  ce  qui  fait  les  aristocraties?  Par  la  culture,  par  les 
mœurs,  par  les  soucis  de  chaque  jour,  en  quoi  se  distinguent-ils  de 
ceux  qui  leur  sont  soumis?  Même  la  conduite  des  grandes  affaires 
ne  semble  pas  les  avoir  dégrossis.  «  Quand  on  lit  l'histoire  du  haut 
moyen  âge,  écrit  M.  Loth,  et  du  xe  siècle  en  particulier,  on  est 
étonné  de  l'absence  d'idées  politiques,  de  dessein  arrêté,  en  un  mot, 
d'esprit  de  suite...  Les  hommes  de  cette  époque,  surtout  les  seigneurs 
laïques,  ressemblent  à  des  barbares.  Ils  en  ont  les  passions  violentes 
les  ruses,  la  cruauté,  les  perfidies,  et,  en  même  temps,  la  légèreté. 
le  manque  de  réflexion,  avec  de  brusques  retours  de  sensibilité  et 
de  piété  (i).  »  Les  femmes  n'adoucissent  pas  ces  barbares  :  «  La 
châtelaine  que  dépeignent,  au  xi6  siècle,  l'histoire  et  la  poésie,  écrit 
M.  Lu  chaire,  est  presque  toujours  une  virago  au  tempérament  vio- 


(1)  F.  Lot,  Les  derniers  carolingiens,  P.  1911,  p.  168. 


DÉCHÉANCE   DE   L'ÉLITE   AU   Xe   SIÈCLE    ,  505 

lent.  Vivant  au  milieu  des  gens  de  guerre,  comment  n'arriverait-elle 
pas  à  en  contracter  les  habitudes  et  les  mœurs   ?   »  (i). 

Comment  une  «  aristocratie  »  de  ce  genre  pourrait-elle  soutenir 
la  morale  nuancée?  Comment  pourrait-elle  opposer  à  la  brutalité 
des  sentiments  populaires,  qui  sont  les  siens,  la  doctrine  nuancée 
du  Code  et  du  Digeste? 

D'abord,  les  praticiens  ne  connaissent  plus  les  textes,  ou  ne  les 
comprennent  pas.  Mais,  quand  ils  les  connaîtraient,  comment  les 
faire  prévaloir  dans  un  monde  livré  à  la  force?  Les  recherches  de 
M.  Flach  ont  établi  que,  çà  et  là,  on  lit  l'Interprétation  de  la  Lex 
romana.  Mais,  observe-t-il,  «  l'arbitre  seigneurial  intronisait  la 
force,  l'usage  s'inspirait  de  mœurs  de  plus  en  plus  rudes  et  gros- 
sières. Comment  le  droit  romain  n'y  aurait-il  pas  succombé?  Les 
nuances  si  fines,  si  subtiles  de  la  théorie  juridique  de  Rome,  qu'est 
ce  que  cela,  désormais,  à  supposer  que  quelque  chose  en  survive? 
La  délicatesse  d'un  réseau  de  toile  d'araignée  opposée  à  la  brutalité. 
d'un  coup  d'épée  »  (2). 

Dans  l'Eglise,  même  déchéance,  même  absence  d'aristocratie. 

Je  ne  sais  si  le  xe  siècle  mérite  ou  non  d'être  appelé.  «  siècle  de 
fer  ))  (3,).  Il  n'est  pas  facile  de  se  prononcer  pour  ou  contre  une 
métaphore.  Mais  on  a  beau  alléguer  Flodoard,  Richer,  Gerbert,  on  a 
beau  faire  valoir  que  .les  invasions  normandes,  funestes  aux  abbayes 
bénédictines,  épargnent  les  écoles  capitulaires,  il  n'en  reste  pas 
moins  que,  dès  la  fin  du  IXe  siècle,  la  reconstitution  de  l'élite  intel- 
lectuelle,  ébauchée  sous  Charlemagne,   est  brutalement  arrêtée. 

Tous  les  historiens  sont  d'accord  et  sur  le  fait  et  sur  ses  causes  : 
«  Autant  les  ravages  des  nations  étrangères  furent  funestes  aux 
lettres,  écrivent  les  Rénédictins,  autant  les  guerres  domestiques  et 
la  faiblesse  du  gouvernement  leur  portèrent  de  préjudice  »  (4). 
Pour  Ampère,  le  xe  siècle  est  une  de  «  ces  époques  de  défaillance  et 
de  crise  durant  lesquelles  on  se  demande  avec  anxiété  si  l'esprit 
humain  va  périr,  si  la  civilisation  va  s'éteindre  »  (5).  Selon  Hauréau, 
les  grands  désastres  du  siècle  ont  pour  effet  immédiat  «  de  rendre 
l'avantage  à  la  barbarie  »  (6).  Ebert  écrit  :  a  Les  relations  sociales 
sont  les  plus  déplorables  à  la  culture  générale  et  à  la  littérature  »  (7). 


(1)  Lavisse,  Histoire  de  France,  t.  II,  p.  1901,  p.  20. 
Le  droit  romain  dans  les  chartes  du  ixe  au  xie  siècle,  Montpellier,  s.  d.,  p.  11). 
(3)  D'après  Molinier,  c'est  «  proprement  une  erreur  historique  »  que  de 
parler  de  siècle  de  fer  à  propos  du  xe  siècle  (Sources,  t.  V,  p.  LXV).  Grober 
étudie  sous  le  titre  commun  de  «  Kirchliche  Renaissance  »  la  littérature  du 
ixe  et  celle  du  xe  siècle  (Grundriss,  t.  II,  1,  p.  118).     (4)  Hist.  Littér.,  VI,  p.   6. 

(5)  Ampère,  Hist.  littér.  de  la  France  avant  le  xne  siècle,  P.  1840,  III,  p.  342. 

(6)  Hauréau,    De   la   scolastique,  P.  1872,  t.  I,  p.  208.     (7)   Ebert,   t.    III. 
p.  129. 


506  OAT/SBS    DE   LA   VICTOIRE   POPULAIRE 

Molinier  lui-même,  montrant  abbayes  el  églises  Livrées  aux  bandes 
pillardes,  constate  que  «  ces    ruines,  ces  tuiles    répétées,   n'étaient 
point  propices  à  La  vie  religieuse  et  à  l'élude,  »  (i).  M.  Picavel 
naut   l'expressio©  dont  certains  érudits   s'étaient  offusqués,   appelle 

le  x*  siècle  un  siècle  «  de  fer  et  de  plomb  »  (2).  M.  (Je  Wulf  écrit  : 
«  Le  x°  siècle  «est  rouge  de  sang.  Les  Normands  détruisent  tout,  et 
les  écoles  de  philosophie  traversent  une  crise  fatale.  Dépositaires 
d'une  tradition  scientifique  qui  ne  devait  pas  se  perdre,  quelques 
philosophes  percent  à  grand' peine  cette  atmosphère  de  barbarie  »  (3). 

La  formule  de  M.  de  Wulf  me  paraît  tout  à  fait  juste.  Au 
Xe  siècle,  il  y  a  encore  des  écrivains  do  talent,  des  clercs  instruits  : 
encore  faut-il  ajouter  que,  Gerbert  mis  à  part,  il  n'y  a  pas  de  grands 
esprits;  je  viens  de  relire  Flodoard  et  Richer,  Odon  et  Rathiei^  et, 
vraiment,  aucun  d'eux  ne  me  laisse  l'impression  d'un  homme  supé- 
rieur; mais  quelle  que  soit  l'estime  où  on  les  tienne,  ils  sont  en  leur 
temps  autant  d'exceptions.  Ce  qui  a  disparu,  c'est  l'aristocratie. 

Et,  en  effet,  ce  qui  constitue  une  aristocratie,  ce  ne  sont  pas 
quelques  talents  qui  s'additionnent.  Il  y  faut  une  culture,  des  soucis, 
des  habitudes  communes.  A  l'époque  carolingienne,  cour  du  roi, 
abbayes,  synodes,  évangélisation  de  la  Germanie,  grandes  hérésies, 
groupent  et  tiennent  en  haleine  tout  le  petit  monde  que  nous  révè- 
lent les  lettres  d'Alcuin,  d'Eginard,  de  Loup,  les  polémiques  que 
suscitent  Gottschalk,  Jean  Scot,  Agobard  ou  Claude.  Au  xe  siècle. 
plus  rien  de  tel.  Entre  le  moment  où  les  monastères  bénédictins 
tombent  en  décadence  et  l'époque  où  la  Réforme  clunisienne  porte 
ses  fruits,  il  y  a  une  période  de  désarroi;  même  là  où  les  écoles  capi- 
tulaires  demeurent  ouvertes,  l'atmosphère  n'est  pas  favorable  aux 
études.  Les  synodes  se  font  de  plus- en  plus  rares.  Enfin,  plus  de 
ces  grandes  hérésies  qui,  comme  disent  les  Bénédictins,  a  supposent 
des  temps  lettrés  et  féconds  en  hommes  savants  »  (4).  Au  lieu  de 
discuter  sur  le  libre  arbitre  et  la  prédestination,  sur  la  grâce  et  le 
culte  des  saints,  l'Eglise  du  xa  siècle  en  est  réduite  à  lutter  contre  les 
préjugés  populaires  qui  confondent  Dieu  et  les  images,  ou,  encore, 
font  courir  la  foule  à  l'église  le  lundi,  pour  y  entendre  la  messe  dite 
par  saint  Michel  (5). 

Faute  d'une    aristocratie    intellectuelle,    on    sait   ce   que   devient 


(1)  Molinier,  Sources,  V,  p.  LXXI.  (2)  Picavet,  Esquisse,  p.  180.  (S)  De 
Wulf,  Hist.  de  la  Philos,  médiévale,  Louvain,  1900,  p.  173.  (4)  Histoire  litt- 
éraire, t.  VI,  p.  10.  (5)  Le  P.  de  Ghellinck  note,  lui  aussi,  qu'après  la 
«glorieuse  période  carolingienne)),  la  Théologie  «  descend  encore  une  fois 
jusqu'à  l'enseignement  élémentaire  des  vérités  de  la  foi  et  des  pratiques  du 
culte  et  de  la  morale.»  [Le  mouvement  théologique  du  xne  siècle,  P.  1914, 
p.  279). 


INFLUENCE   DU   FAIT  ACCOMPLI  507 

l'Eglise  au  xe  siècle.  Le  fameux  Concile  de  Troslé,  les  écrits  moraux 
de  Rathier  et  d'Odon  nous  la  montrent  rongée  par  les  moeurs  féo- 
dales, le  favoritisme,  la  simonie,  et  surtout  l'ignorance.  Comment 
la  morale  nuancée  aurait-elle  survécu  en  un  pareil  milieu?  La 
renaissance  anglo-saxonne  et  carolingienne  avait  donné  naissance  à 
l'effort  des  Pénitentiels  :  le  retour  de  la  barbarie  fait  triompher  dans 
l'Eglise  l'usage  païen  de  refuser  aux  suicidés  la  sépulture,  comme  il 
fait  triompher  hors  d'elle  la  morale  servile  et  l'erreur  qui,  au 
vie  siècle,  a  tué  le  droit  romain. 

Ainsi  replacée  à  la  date  où  elle  s'est  produite,  la  victoire  popu- 
laire s'explique  sans  difficulté  par  notre  hypothèse  :  l'horreur  du 
suicide  triomphe  avec  le  principe  servile  et  la  barbarie;  les  morales 
nuancées  disparaissent,  faute  d'aristocraties  capables  de  les  soutenir. 


II 

Causes  de  la  timidité  des  morales  aristocratiques  au  xnie  siècle  :  1)  Les  aristo- 
craties se  trouvent  en  présence  du  fait  accompli  :  le  suicide  est  devenu  ut 
crime  ;  2)  l'idée  d'une  morale  unique  a  prévalu  ;  3)  les  aristocratien 
du  xme  siècle,  bridées  par  l'esprit  scolastique  et  par  l'esprit  féodal  ne  son 
qu'à  demi  des  aristocraties. 

Reste  à  expliquer  comment  la  formation  des  aristocraties  ne 
modifie  pas  nettement  le  droit  élaboré  au  xe  siècle. 

La  première  raison,  c'est  que  ces  aristocraties,  une  fois,  consti- 
tuées, se  trouvent  en  présence  du  fait  accompli. 

Déclarer  que  tel  acte  est  bon  ou  mauvais,  criminel  ou  sublime, 
rien  de  plus  facile,  quand  on  discute  entre  philosophes,  loin  de? 
précisions,  des  brutalités  de  la  morale  réelle.  Le  silence  des  lois 
favorise  ces  sortes  de  méditations.  Mais  il  n'en  va  pas  de  même  quand 
l'acte  qu'on  examine  est  depuis  longtemps  un  crime.  La  seule  image 
des  tribunaux  et  de  l'appareil  des  supplices  trouble  la  vue  des  plus 
hardis.  Il  faut,  comme  dit  Pascal,  une  raison  «  bien  épurée  »  pour 
déclarer  légitime  un  acte  qui,  depuis  des  siècles,  conduit  son  homme 
à  la  potence.  Or,  au  moment  où  écrit  saint  Thomas,  le  suicide  est, 
en  fait,  un  crime. 

On  dira  :  «  C'est  aux  penseurs  à  savoir  passer  là-dessus.  »  D'ac- 
cord. Seulement,  le  fait,  rien  qu'en  durant,  crée  un  peu  le  droit  A 
l'époque  romaine,  aux  temps  du  pretium  festinandi,  refuser  de  se 
tuer  est  le  fait  d'un  mauvais  père.  A  l'inverse,  au  xmG  siècle,  le 
mauvais  père  est  celui  qui  meurt  volontairement.  Que  le  suicide  soit 
métaphysiquement  bon  ou  mauvais,  se  tuer,  c'est  condamner  les 
siens  à  la  gêne,  au  déshonneur,  c'est  donc  faire  preuve  d'égoïsme. 
Xe  penseur  même  qui  estimerait  qu'en  principe,  il  est  parfois  licite 


508  CAUSES    DE   LA   VICTOIRE   POPULA 

de  se  détruire  ne  peut  pas  ne  pas  se  dire  que  ceux  qi  i,  autour  de  lui, 
se  détruisent  sont  en  somme  peu  intéressants. 

Ainsi,  le  fait  accompli  pèse  lourdement  sur  les  aristocraties.  Une 
autre  raison  rend  leur  tâche  très  rude  :  elles  n'ont  pas,  comme 
autrefois,  la  ressource  de  constituer  franchement  ne  morale  aris- 
tocratique on  marge  de  la  morale  commune.  Au  premier  abord,  on 
se  dit  :  Pourquoi  pas?  Echappant,  pour  une  bonne  part,  aux  bruta 
lités  du  droit,  pourquoi  les  clercs  et  les  nobles  ne  formuleraient-ils 
pas  une  morale  nuancée  à  leur  propre  usage?  Nous  touchons  ici, 
pour  la  seconde  fois,  à  une  des  plus  grandes  nouveautés  des  ternp* 
modernes.  Le  dualisme  moral  est  frappé  à  mort.  La  morale  païenne 
était  double;  la  morale  chrétienne,  simple  à  l'origine,  avait  com- 
mencé à  se  dédoubler  au  cours  du  ive  siècle.  Mais,  depuis  les  temps 
mérovingiens,  c'en  est  fait  de  ces  dualités.  Les  invasions  ont  tout 
nivelé.  C'est  l'unité  par  en  bas.  Ce  n'en  est  pas  moins  l'unité.  Les 
Pénitentiels  eux-mêmes,  à  l'époque  carolingienne,  <  -saient  de  nuan- 
cer la  morale,  non  de  la  dédoubler.  De  siècle  en  siène,  l'Eglise  prend 
de  plus  en  plus  l'habitude  de  présenter  à  tous  les  Immmes  le  même 
idéal  théorique.  Conséquence,  elle  ne  peut  pas  revoir  au  point  de 
vue  antique.  Le  patricien  admirait  Caton  et  faisait  jeter  Lydus  au 
pourrissoir.  Le  Docteur,  lui,  ne  saurait  dire  :  «  Le  suicide  est  permis 
à  Lancelot  et  interdit  à  Jehan  Ruxay.  »  En  fait,  il  est  vrai,  nul  ne 
songe  à  traiter  Lancelot  (ou  Blanche  de  Gastille  ;  comme  Jehan. 
Mais,  en  théorie,  il  n'est  plus  possible  d'admettre  <jue  l'un  a  tort 
là.  ou  l'autre  a  raison.  Si  donc  les  aristocraties  veulent  faire  préva- 
loir la  morale  nuancée,  force  est  de  la  présenter  non  comme  une 
doctrine  de  luxe,  qui  s'ajoute  à  la  morale  commune,  mais  comme 
une  doctrine  commune  qui  doit  s'y  substituer. 

Rude  entreprise!  Cinq  siècles  plus  tard,  une  élite  la  mènera  près- 
qu'à  bout.  Mais  les  aristocraties  du  moyen  âge  —  et  c'est  là  la  raison 
décisive  de  leur  insuccès  —  sont  inférieures  à  une  aussi  lourde  tâche. 
Dans  l'antiquité,  la  morale  nuancée  était  liée  à  la  liberté,  à  la  haute 
culture;  au  moyen  âge,  la  liberté  est  bridée  par  l'esprit  féodal,  la 
haute  culture  est  mutilée  par  l'esprit  scolastique. 

Voici,  d'abord,  l'aristocratie  mondaine.  Nous  en  connaissons 
mieux  l'idéal  que  les  mœurs.  Mais,  même  à  la  juger  sur  son  idéal, 
il  y  a  un  abîme  entre  elle  et  l'aristocratie  romaine.  Le  patricien  est 
lettré,  cultivé,  a  le  sens  et  le  goût  de  la  liberté.  Le  héros  courtois 
est  preux  et  vassal.  Marcellinus  suit  les  stoïques.  11  pourrait  être 
épicurien.  En  tout  cas,  on  ne  l'imagine  pas  ignornit  les  doctrines 
de  son  temps.  A  l'inverse,  on  n'imagine  même  pas  Lancelot  se  pro- 


LA   SERVITUDE   FÉODALE  509 

nonçant  sur  les  doctrines  d'Abélard,  choissant  entre  le  réalisme  et  le 
nominalisme. 

Dans  la  Rome  antique,  et  c'est  là  l'essentiel,  la  liberté  est  chère 
aux  grands,  même  au  début  de  l'empire.  Philosophie,  littérature, 
tout  leur  présente  l'idéal  du  citoyen  qui  n'est  soumis  qu'aux  lois. 
Au  xnie  siècle,  c'est  en  vain  que  le  servage  disparaît,  c'est  en  vain 
que  le  régime  féodal  commence  à  s'en  aller  :  dans  la  morale,  et  j'en- 
tends la  morale  la  plus  mondaine,  le  principe  de  la  fidélité  au  suze- 
rain reste  vigoureux,  incontesté.  Lancelot  est  l'homme  du  roi 
Arthur,  Tristan  est  l'homme  du  roi  Marc,  tout  comme  Gérard,  Ogier. 
Renaud,  sont  les  hommes  de  Charles,  jusqu'au  plus  fort  des  luttes 
qu'ils  soutiennent  contre  lui.  La  servitude  de  fait  qu'implique  le 
régime  féodal  devient,  dans  la  morale  courtoise,  un  idéal.  On  en  a 
souvent  montré  la  grandeur,  et  il  a  inspiré  de  beaux  récits,  de  beaux 
vers,  de  belles  actions.  Mais  ce  qui  était  vrai  du  droit  est  vrai  de 
la.  morale  :  qui  met  son  idéal  à  se  faire  l'homme  d'autrui  renonce 
par  là  même  au  droit  de  disposer  de  lui-même. 

J'imagine  un  seigneur  lettré,  délicat,  qui  vient  de  lire  le  roman 
de  Tristan  et  s'est  attendri  sur  Iseut,  s'en  allant,  parée,  à  la  mort 
d'amour.  Il  lit  à  présent  Lancelot  et  s'attendrit  sur  Galehaut,  qui  ne 
veut  pas  survivre  à  son  ami.  Qu'un  moraliste  lui  demande  brusque- 
ment :  «  Est-il  donc  permis  de  se  tuer  soi-même  »?  il  ne  peut  pas 
répondre  :  «  Oui.  »  Le  vrai  baron  trahirait  son  seigneur  en  le  pri- 
vant d'un  bon  vassal. 

Et,  certes,  ce  n'est  pas  à  dire  qu'au  fond  de  lui-même,  il  répu- 
diera la  morale  obscure  qui  l'a  fait  s'attendrir.  Mais  il  ne  l'avouera 
pas.  Il  évitera  peut-être  d'y  penser.  La  suivre  en  silence,  soit.  L'ex- 
primer mènerait  trop  loin.  A  toute  époque,  il  y  a  ainsi  des  principes 
qu'on  reconnaît  sans  presque  y  prendre  garde,  à  propos  d'un  roman 
qu'on  lit,  à  propos  d'un  fait  réel  auquel  on  se  trouve  mêlé  comme 
acteur,  mais  qu'on  veut  ignorer,  qu'on  rejetterait  presque  s'ils 
essayaient  de  se  formuler.  Ce  n'est  pas  logique,  sans  doute.  Mais 
on  vit  très  bien  dans  cet  illogisme.  On  vit  même  beaucoup  mieux 
qu'on  ne  ferait,  le  jour  où  l'on  s'aviserait  de  tirer  ses  idées  bien  au 
clair  et  de  les  suivre  coûte  que  coûte.  Lorsque  la  Renaissance  réveil- 
lera l'idée  antique  que  la  grande  affaire  n'est  pas  d'être  l'homme  de 
quelqu'un,  mais  tout  simplement  d'être  un  homme,  force  sera  bien 
de  regarder  en  face  cette  autre  idée  que  l'homme  vraiment  libre  doit 
être  jusqu'au  bout  maître  de  son  destin,  qu'il  en  doit  décider  selon 
la  sagesse.  Mais  la  servitude  volontaire  du  héros  courtois  lui  interdit 
d'abréger  une  vie  qui  n'est  plus  à  lui,  une  vie  dont  tout  le  sen3 
est  d'appartenir  à  un  autre. 

Ce  que  l'esprit  féodal  est  pour  l'aristocratie  mondaine,   l'esprit 


510  CAUSES   ni:   LA    VÎOTOIBI   P01 

scolast i(juo  t'esl  pour  l'Eglise  d).  Comme  il  bride  les  &œurs,  il  bride 
la  pensée.  Tous  ces  docteurs  du  moyen  âge,  qui  évitent  <i<;  parler  du 
droit  ooutùmier,  pourquoi  n'oscni-ils  pas  l'attaquer  tout  haut?  ( 

tient  à  la  même  raison  qui  l'ait  que,  toute  leur  œuvre  garde  dan-, 
l'histoire  de  la  pensée  humaine  quelque  chose  de  subalterne.  1! 

sont  pas  libres.  Toute  leur  seienee,  tout  leur  génie  est  vassal. 

Deux  grandes  réalités  pouvaient  amener  les  théologiens  du  moyeu 
âge  à  se  faire  les  théoriciens  de  la  morale  nuancée  :  l'exemple  du 
christianisme  primitif,  celui  de  la  Rome  païenne.  Mais,  entre  eux 
et  le  christianisme,  il  y  a  saint  Augustin.  Entre  eux  et  Rome,  il  y  a 
le  culte  de  Platon  et  d'Aristote. 

Je  pense  à  tous  ces  suicides  chrétiens,  qui,  aujourd'hui  encore, 
émeuvent  croyants  et  incrédules  comme  autant  d'ardentes  protes- 
tations de  l'esprit  contre  la  force.  Comment  n'arrachent-ils  pas  à 
la  théologie  du  moyen  âge  un  mot  d'admiration  ou  de  tendre  indul- 
gence? J'entends  que  le  clergé  d'alors,  qui  pousse  si  allègrement  à 
la  guerre  contre  hérétiques  et  Sarrasins,  est  moins  enclin  à  sentir 
la  beauté  du  martyre  volontaire.  Malgré  tout,  comment  s'en  tenir, 
lorsqu'on  a  lu  Eusèbe  et  des  Actes  des  martyrs,  à  cette  sèche  et  simple 
condamnation  de  tous  les  suicides,  quels  qu'ils  soient  ?  C'est  que  le 
Docteur  lit  Eusèbe  à  travers  saint  Augustin.  L'influence  de  la  Cité 
de  Dieu,  dont  on  cherche  en  vain  la  trace  dans  la  formation  du  droit 
canonique,  se  révèle,  sur  ce  point  précis,  souveraine.  Seul,  en  somme, 
saint  Augustin  a  traité  dans  son  ampleur  la  question  du  suicide.  Il 
triomphe  sans  lutte  et  règne  sans  partage.  Non  seulement  son  rai- 
sonnement sur  le  non  occides  charme  des  lecteurs,  épris  avant 
tout  de  logique  verbale,  mais  l'ingénieuse  hypothèse  qu'il  risque, 
en  désespoir  de  cause,  pour  excuser  Samson  et  les  saintes  suicidées, 
devient  article  de  foi.  Devant  l'autorité  du  Maître,  saint  Ambroise, 
saint  Jérôme,  un  siècle  d'histoire  s'effacent,  ne  comptent  plus.  Les 
commentaires  de  la  Cité  de  Dieu,  sur  Razias  séduisent  toutes  les 
écoles.  Vu  à  travers  ces  subtilités,  le  magnifique  enthousiasme  des 
chrétiens  du  premier  âge  se  réduit  à  quelques  histoires  gênantes, 
peu  propres,  assurément,  à  exciter  l'enthousiasme. 

La  sagesse  gréco-latine  n'est  guère  moins  mutilée  par  le  culte 
trop  exclusif  de  Platon  et  d'Aristote. 

Il  n'est  bruit  aujourd'hui,  que  des  «  renaissances  »  qui  se  seraient 


(1)  J'ajoute  que  l'élite  de  l'Eglise  doit  forcément  compter  avec  la  masse 
du  clergé  paroissial  qui,  elle,  est  peu  cultivée.  Sur  l'ignorance  des  curés  au 
xme  siècle,  voir  Dobiache-Rodjestvensky,  La  vie  paroissiale  en  France,, 
d'après    les   actes  épiscopaux,  P.  1911,  p.  173. 


LA   SERVITUDE    SCOLASTIQUE  511 

produites  au  moyen  âge.  Même  le  P.  Mandonnet  ne  connaît  plus 
qu'une  Renaissance,  qui  embrasserait  moyen  âge  et  xvie  siècle  : 
dans  l'héritage  gréco-latin,  le  moyen  âge  assimile  les  notions  poli 
tiques,  le  xne  et  le  xine  siècle  assimilent  la  science  et  la  philosophie 
grecque;  les  xive,  xve  et  xvie  siècles  assimilent  les  formes  d'art 
antiques  (i).  Si  toutes  ces  assimilations  s'étaient  réellement  pro- 
duites, les  doctrines  d'Alexandre  de  Haies  et  de  saint  Thomas  su; 
le  suicide  seraient,  j'en  conviens,  peu  explicables.  Mais  on  a  beau 
multiplier  les  preuves  que  les  hommes  d'alors  ont  connu  le  texte 
des  œuvres  antiques,  qu'importe  si  l'esprit  leur  a  échappé? 

Je  laisse  de  côté,  bien  entendu,  les  «  opinions  politiques  »,  assi 
milées  à  l'époque  même  où  le  droit  romain  se  désagrège  dans  l'anar 
chie  féodale,  et  les  «  formes  d'art  »  assimilées  au  temps  des  Miracles 
et  des  Mystères.  Mais  comment  parler  sans  sourire  de  l'«  assimila- 
tion de  la  philosophie  grecque  »  par  les  scolastiques? 

Pour  la  philosophie  grecque,  le  grand  problème  est  d'atteindre 
le  vrai,  le  souverain  bien;  pour  la  scolastique,  vrai  et  bien  sont 
trouvés  d'avance,  et  il  s'agit  seulement  d'ajuster  des  textes  à  des 
dogmes.  Le  philosophe  se  fie  à  la  raison  libre;  le  Docteur,  à  une 
double  autorité.  S'il  y  a  assimilation,  c'est  à  ce  détail  près! 

Encore,  si  la  scolastique  se  proposait  de  confronter  aux  dogme? 
toute  la  pensée  antique  dans  ses  libres  variétés.  Mais,  de  même  que 
saint  Augustin  est,  parmi  les  chrétiens,  le  maître,  la  pensée  antique  se 
ramène  en  fait  à  un  certain  nombre  de  textes  de  Platon  et  d'Aris 
tote.  Là  où  ces  deux  philosophes  ne  s'accordent  pas  entre  eux,  ou 
ne  s'accordent  pas  avec  le  dogme,  une  porte  s'ouvre,  porte  basse, 
mais  qui  donne  sur  la  liberté.  C'est  pourquoi  M.  Co ville,  M.  Guignc- 
bert  ont  pu  discerner  dans  la  scolastique  une  certaine  force  émanci- 
patrice.  Mais  que  les  trois  maîtres,  par  malheur,  s'accordent,  et  le 
reste  n'existe  plus. 

Or,  c'est  là,  précisément,  ce  qui  se  produit  touchant  le  suicide 
La  formule  de  M.  de  Wulf  se  vérifie  sur  ce  point  exactement.  Abé 
lard  et  Alexandre  de  Haies  invoquent  surtout  Platon  et  Plotin,  Alber; 
le  Grand  et  saint  Thomas  citent  de  préférence  Aristote.  Seulement, 
Platon,  Plotin  et  Aristote  s'accordent  en  gros  sur  un  point  :  ils  son! 
tous  trois  hostiles  à  la  mort  volontaire.  Du  coup,  la  question  est 
tranchée.  Les  doctrines  opposées  ne  comptent  plus. 

Quand  je  dis  qu'elles  ne  comptent  pas,  ce  n'est  pas  façon  d\ 
parler.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  saillant  pour  un  homme  du  moyen  âge 
dans  la  morale  antique  sur  celte  question  de  la  mort  volontaire,  c< 
sont,   sans  doute,  ces  exemples  fameux  que   rapporte    l'histoire   dt 


(1)   Mandonnet,   Siger  de    Brabant    et    V '  Averroïsme  latin  au   xme   siècle, 
Louvain,  1911,  p.  1. 


512  <  Al 'SES   DE   LA  VICTOIRE    POP1   LAIEB 

Rome,  et  ces  phrases  de  Sénèque,  qu'on  a  lues  plus  haut.  Exemples 
et  phrases  sont  familiers  aux  Docteurs,  et  les  livres  de  Vincent  de 
Beauvais  suffiraient  à  le  prouver.  Cependant,  cherchons  dans  Abé- 
lard,  cherchons  dans  Alexandre  de  Haies  et  dans  saint  Thomas, 
quelque  réflexion  sur  la  mort  de  Thraséas  ou  d'Othon.  Cherchons-y 
la  réfutation  des  formules  de  Sénèque.  Il  semble  que  le  procédé 
d'exposition  adopté  dans  le  Sic  et  non  conduise  presque  forcément 
l'auteur  à  exposer,  pour  la  confondre,  la  doctrine  des  Lettres  à  Luci- 
Uus.  Cependant,  il  n'en  souffle  pas  mot-  Alexandre  et  saint  Thomas 
l'imitent.  Tous  trois  citent  en  faveur  de  certains  suicides  des  argu- 
ments et  des  exemples  chrétiens,  des  phrases  de  l'Ecriture.  Sur 
Sénèque,  pas  un  mot.  A  les  lire,  on  pourrait  croire  que  le  suicide 
n'a  jamais  eu  pour  apologistes  que  des  chrétiens  et  que  les  sages 
païens  s'accordaient  à  le  condamner! 

Il  y  a  mieux  :  Sénèque  est  cité  dans  les  ouvrages  de  Vincent  de 
Beauvais.  Mais  il  est  surtout  cité  en  tant  qu'adversaire  du  suicide. 
J'ai  dit  plus  haut  que,  dans  les  pages  choisies  qui  lui  sont  consa- 
crées, on  trouve  en  tout  deux  petites  phrases  qui,  vues  de  près,  sont 
favorables  au  suicide.  Par  contre,  ses  déclarations  contre  certaines 
morts  volontaires  s'étalent  au  premier  plan.  Dans  le  Spéculum  Doc- 
trinale, c'est  mieux  encore  :  Sénèque,  Epicure,  Valère  Maxime,  sont 
cités  tous  trois  comme  autant  d'adversaires  de  la  mort  volontaire  (i). 
Bien  que  les  citations  soient  matériellement  exactes,  nous  jugerions 
sévèrement,  aujourd'hui,  un  tel  procédé.  Nous  crierions  presque  à  la 
mauvaise  foi.  De  la  mauvaise  foi,  il  n'y  en  a  pas  chez  les  Docteurs 
du  moyen  âge.  Seulement,  leur  méthode  n'est  pas  la  nôtre,  parce 
qu'ils  n'ont  pas  les  mêmes  idées  que  nous  sur  la  liberté. 

Qu'y  a-t-il,  au  fond  de  nos  scrupules,  quand  nous  rapportons  la 
pensée  d'autrui  avec  tant  de  précautions,  quand  nous  vérifions  jus- 
qu'au moindre  mot  d'une  page  citée  ?  Il  y  a  surtout  le  respect  de  la 
liberté  d'autrui.  Nous  tenons  à  lui  mettre  sous  les  yeux  les  pièces 
mêmes  du  procès,  parce  que  nous  lui  reconnaissons  autant  qu'à  nous- 
mêmes  le  droit,  le  devoir  de  juger  au  libre  gré  de  sa  raison.  Mais  le 
Docteur,  là  où  Platon  et  Aristote  sont  d'accord  entre  eux  et  avec  saint 
Augustin,  est  sûr  de  tenir  la  vérité.  Ce  n'est  pas  à  la  raison  qu'il  se 
fie,  c'est  à  trois  autorités.  Sa  tâche  est  donc  terminée  dès  qu'il  a 
montré  l'accord  de  ces  trois  autorités.  Le  reste,  c'est  l'erreur,  cela 
ne  compte  pas.  Quand  il  s'agit  d'une  erreur  «  chrétienne  »,  c'est-à- 
dire  d'une  mauvaise  interprétation  de  l'Ecriture  Sainte  ou  d'un  point 
d'histoire  religieuse,  il  y  aura  intérêt  à  la  réfuter,  parce  que  cette 
erreur,  ayant  déjà  séduit  des  croyants,  peut  en  séduire  d'autres.  Mais 


(1)  Spec.  Doctrinale,  1.  V,  ch.  109    «  Quod  non  sit  ad  mortem  currendum 
pro  faslidio  vitœ  secundum  philosophos.  » 


LA   SERVITUDE   SCOLASTIQUE  513 

l'erreur  païenne  est  sans  intérêt.  En  laissant  tomber  dans  la  philo- 
sophie antique  la  doctrine  stoïcienne,  dans  les  écrits  de  Sénèque,  les 
déclarations  favorables  au  suicide,  Alexandre  de  Haies  et  saint  Tho- 
mas ont  conscience  de  rendre  à  la  fois  service  au  lecteur,  à  l'anti- 
quité et  à  Sénèque.  Et,  en  effet,  rien  n'est  atteint  par  leur  méthode, 
rien,  si  ce  n'est  le  droit  du  lecteur  à  tout  savoir  pour  se  pronon- 
cer librement.  Mais  ce  droit,  qu'ils  ne  revendiquent  pas  pour  eux- 
mêmes,  ils  n'ont  aucune  raison  de  le  reconnaître  à  leurs  disciples. 
Et  la  servitude  scolastique  a,  dans  le  monde  de  la  pensée,  le  même 
effet  que  la  servitude  féodale  dans  les  milieux  mondains.  Le  clerc 
n'approuve  pas  les  brutalités  du  droit  coutumier  et  prend  soin  de 
ne  pas  écrire  une  ligne  pour  les  justifier.  Les  grands  Docteurs  se 
gardent  bien  d'approuver  le  refus  de  sépulture,  peine  antique  et 
qu'ils  savent  païenne.  Mais,  au  moment  d'affirmer  une  doctrine 
nuancée,  ils  se  heurtent  à  saint  Augustin,  à  Platon,  à  Aristote,  et, 
devant  l'accord  de  ces  grands  hommes,  leur  propre  pensée  recule. 
Etant  donnée  la  subordination  des  légistes  aux  nobles  et  à  l'Eglise, 
on  n'est  pas  plus  surpris  de  leur  timidité.  Sans  doute,  au  xne,  au 
xme  siècle,  ils  ont  sous  les  yeux  les  recueils  de  Justinien.  Mais  ce 
droit,  surtout  dans  le  Nord,  n'a  pas  de  point  d'appui.  La  fameuse 
déerétale  Super  spécula  en  interdit  l'étude  aux  moines  et  aux  prêtres, 
c'est-à-dire  à  ceux  qui  seraient  le  plus  à  même  de  l'apprécier.  Une 
ordonnance  de  i3i2  affirme  sur  ce  point  l'accord  du  Saint-Siège 
et  du  roi.  Ceux  qui  étudient,  malgré  tout,  l'ancien  droit,  y  trouvent 
bien,  selon  l'expression  de  Klimrath,  «  une  sorte  de  logique  univer- 
selle, appliquée  au  droit  »,  mais  le  principe  du  droit  coutumier  joue 
à  peu  près  le  même  rôle  que  le  principe  féodal  ou  le  principe  sco- 
lastique- Là  où  le  juriste  fait  passer  l'étude  de  ce  qui  se  fait  avant 
l'étude  de  ce  qui  doit  se  faire,  l'usage  né  de  la  barbarie  a  le  pas  sur 
les  plus  savantes  conceptions  de  l'antiquité.  Là  où  quelque  chose  de 
l'ancien  droit  a  survécu  à  titre  de  coutume,  c'est-à-dire  dans  le  Midi, 
il  subsiste  quelque  chose  des  idées  d'autrefois.  Mais  ces  idées,  pré- 
cisément parce  qu'elles  se  réclament  non  de  leur  valeur,  mais  de 
l'usage  local,  ne  peuvent  pas  faire  tache  d'huile.  Des  déclarations 
comme  celles  de  Boutillier  prouvent  un  esprit  vigoureux,  mais 
en  avance  sur  son  temps.  Elles  peuvent  suffire  à  modifier  çà  et  là 
Ja  jurisprudence.   Elles  ne  sauraient  transformer  le  droit. 


:;:j 


T>14  CAUSES    i>K    LA    VHTOIRE   POPULA1KK 


III 

tjisance  des  autres  hypothèses  :     1)  hypothèse  de  Durkheim  ;  2)  hypot  I 
qui  lie  la  répression  du  suicide  à  l'action  de  l'Eglise      3)  hypothèse  qui  lie 
l'horreur  du  suicide  et  l'horreur  du  sang.     4)  Conclusion  de  la  troisième 
partie. 

Ainsi,  notre  hypothèse,  sur  ce  point  encore,  rend  compte  des 
/dits.  En  est-il  de  même  des  explications  classiques?  Je  ne  le  crois 
pas. 

La  théorie  de  Durkheim  ne  se  vérifie  guère.  Le  moyeta  âge  voit 
triompher  l'horreur  du  suicide  :  il  devrait  donc  voir  triompher  le 
respect  de  la  personne  humaine,  l'idée  que  l'homme  est  un  Dieu 
pour  l'homme.  J'avoue  ne  rien  voir  de  tel  dans  la  théologie,  le 
droit  ni  les  mOeurs.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  respectable  dans  l'homme 
est  assurément  la  pensée.  Jamais  elle  n'a  été  plus  cruellement  oppri- 
mée. Sans  doute,  l'organisation  sociale  du  xiir9  siècle  ne  comporte 
plus  d'esclavage.  Mais  le  principe  de  la  morale  féodale  fait  de  cer- 
tains hommes  des  dieux  pour  d'autres  hommes.  Enfin,  j'ai  peine 
a  croire  que  toutes  ces  peines  infligées  à  des  cadavres,  ces  corps  traî- 
nés et  pendus,  expriment  un  respect  particulièrement  vif  et  scru- 
puleux de  la  personne  humaine. 

L'hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'action  de  l'Eglise 
passe,  elle  aussi,  bien  au-dessus  des  faits.  Je  crois  l'avoir  démontré 
plus  haut.  Sur  un  point,  saint  Augustin  a  exercé  une  influence  déci- 
sive. Encore  faut-il  remarquer  qu'elle  ne  s'est  trouvée  décisive  que 
grâce  à  Platon  et  Aristote.  Mais  la  haute  Eglise  est  étrangère  à  toutes 
les  sévérités  du  droit,  c'est-à-dire  à  ce  qui  fait  de  l'horreur  du  sui- 
cide une  réalité  vigoureuse.  Loin  de  diriger  la  foule  et  l'usage,  elle 
les  suit  d'assez  mauvaise  grâce,  condamnant,  il  est  vrai,  tous  les  sui- 
cides, mais  affectant  d'ignorer  les  peines  dont  on  les  punit. 

Enfin,  la  théorie  la  plus  courante,  celle  qui  lie  l'horreur  du  sui- 
cide et  l'horreur  du  sang,  est,  une  fois  de  plus,  en  contradiction  avec 
les  faits  les  mieux  établis. 

Ce  qui  a  permis  de  la  soutenir,  c'est  que  les  clercs  du  moyen 
âge  encourent  toujours  l'irrégularité  s'ils  prononcent  une  sentence 
capitale.  C'est  par  l'appel  au  bras  séculier  qu'ils  esquivent  la  res- 
ponsabilité de  faire  périr  ceux  qu'ils  condamnent.  Mais  ce  suprême 
et  léger  vestige  d'un  temps  où  tous  les  chrétiens  devaient  s'abstenir 
de  tout  meurtre  peut-il  faire  oublier  que  le  moyen  âge  est  jusqu'au 
bout  follement  prodigue  de  sang? 

La  seule  lecture  des  Mémoires  que  j'indiquais  plus  haut  en  donne 


HORREUR   BIT   SUICIDE   ET  HORREUR  DU   SANG  515 

la  preuve  jusqu'à  l'écœurement.  Jamais,  je  crois,  meurtres,  assas- 
sinats, massacres,  n'ont  été  plus  à  la  mode.  Mais,  pour  ne  pas  juger 
des  siècles  sur  une  accumulation  d'anecdotes,  considérons  des  réa- 
lités permanentes,  droit  canonique  et  droit  coutumier. 

Le  Décret  de  Gratien  admet  sans  hésitation  la  peine  de  mort  et 
les  justes  guerres.  On  peut  se  battre  sans  crime,  même  quelquefois 
sous  un  roi  sacrilège  (i).  Et  encore  :  non  est  crudelis  qui  crudeles 
jugulât  (2).  On  ne  peut  incriminer  celui  qui  fait  métier  de  donner 
la  question  (3).  Les  ennemis  de  la  religion,  etiam  bellis  sunt  coer- 
cendi  (4).  Le  chef  doit  tuer  ceux  de  ses  sujets  qui  vont  a  posta  - 
sier(5).  Non  sunt  homicidœ  qui  adversus  excommunicatos  zelo  matris 
ecclesiœ  armantur  (6).  Le  Pape  peut  pousser  à  la  guerre  contre  ceux 
qui  l'oppriment  (7).  Innocens  est  qui  non  iratus  sed  propter  disci- 
plinam  aliquem  casu  peremit  (8).  L'Eglise  fait  appel  au  bras  sécu- 
lier pour  punir  certains  crimes  :  hérésie,  sorcellerie,  rapt  de  reli- 
gieuses, bestialité  (9).  Enfin,  la  guerre  contre  l'hérétique  est  tenue 
pour  œuvre  pie,  et  le  Décret  reprend  la  formule  :  «  Vous,  hérétiques, 
quand  vous  combattez,  vous  êtes  pareils  au  serviteur  du  grand- 
prêtre  qui  frappa  Jésus;  nou*.  nous  sommes  pareils  à  saint  Pierre, 
qui  tira  l'épée  (10).  )) 

Le  droit  coutumier  n'est  pas  seulement  prodigue  de  la  peine  de 
mort.  Il  se  plaît  aux  supplices  atroces,  brûle  les  condamnés,  les 
mutile,  enfouit  les  femmes  vivantes.  La  procédure  vaut  les  peines  : 
duel  ou  torture,  c'est  toujours  par  le  sang  versé  qu'on  cherche  la 
justice.  Le  code  moral  de  la  féodalité  paraît  d'abord  assez  doux,  parce 
qu'en  principe,  l'ennemi  vaincu  est  reçu  à  merci.  Seulement,  cette 
douceur  n'existe  qu'entre  nobles.  Interpellé  par  un  manant  qui  lui 
réclame  un  péage,  Lancelot  s'indigne  et  lui  passe  son  épée  au  tra- 
vers du  corps  (11). 

Enfin,  les  effroyables  massacres  qui  souillent  et  les  Croisades, 
et  la  guerre  des  Albigeois,  ne  sont  même  pas  de  excès  dont  on 
rougit  après  coup.  C'est  avec  calme,  sans  un  mot  de  protestation, 
que  Guibert  de  Nogent,  Pierre  de  Vaulx  Cernay,  Guillaume  de  Tyr, 
Albert  d'Aix  signaient  les  plus  horribles  tueries  :  «  Ils  n'épargnaient 
le  sexe,  ni  le  rang,  ni  l'âge,  tout  leur  était  indifférent  »,  dit  paisi- 
blement Guillaume  de  Tyr  dans  son  récit  de  la  prise  d'Antioche. 
La  littérature  est  ici  plus  instructive  encore  que  l'histoire.  Les  chro- 
niqueurs sont  forcés,  en  un  sens,  de  rapporter  tous  ces  massacres. 


(1)  C.  XXIII,  qu.  1,  c.  4.  (2)  Ibid.,  qu.  5,  c.  28  (3)  Ibid,  qu.  4,  c.  45. 
(4)  Ibid.,  c.  48.  (5)  Ibid.,  qu.  5,  c.  32.  (9)  Ibid,,  c.  47.  (7)  Ibid.,  qu.  8,  c.  7 
10,  11, 13,  17.  (8)  C.  XV,  qu.  1,  c.  13.  (9)  C.  XV,  qu.  1,  c.  4  ;  De  pœnilentia, 
D.  I,c.  6.  (10)  C.  XXIII,  qu.  3,  c.  4.  11)  Voir  Lot,  Elude  sur  le  Lancelot 
P.  1918,  p.  157. 


516  CAUSES   DE   LA  VICTOIRE   POPULAIRE 

Mais  les  poètes,  qui  sont  libres,  les  introduisent  dans  leurs  chansons 
pour  flatter  le  goût  de  leur  auditoire.  Le  dénouement  classique  d'une 
chanson  de  Croisade  est  le  triomphe  du  prince  chrétien  offrant  aux 
vaincus  le  choix  entre  le  baptême  et  la  mort.  Souvent,  les  païens 
préfèrent  la  mort  :  les  conteurs,  échos  des  mœurs  du  temps,  ne 
croient  pas  déshonorer  leurs  personnages  par  ces  massacres  d'enne- 
mis héroïques  et  sans  défense.  C'est  à  la  joie  des  vainqueurs,  de 
l'auteur  et  de  l'auditoire,  que  le  sang  des  mécréants  coule  à  flot  : 
l'horreur  du  suicide  triomphe  avec  le  goût  du  sang  versé. 

Ainsi,  les  théories  admises  jusqu'ici  n'expliquent  pas  mieux  ce 
qui  se  passe  au  moyen  âge  que  ce  qui  s'est  passé  aux  époques  anté- 
rieures. 

C'est  au  moment  où  l'horreur  du  sang  est  le  plus  vive  dans 
l'Eglise  que  le  suicide  y  est  impuni,  que  les  martyrs  courent  à  la 
mort  ou  se  la  donnent,  que  la  question  de  la  mort  volontaire  laisse 
les  fidèles  indifférents.  C'est  à  l'époque  mérovingienne  et  au  moyen 
âge,  c'est-à-dire  aux  deux  moments  les  plus  sanglants  de  notre  his- 
toire, que  l'horreur  du  suicide  triomphe  et  inspire  la  législation 
canonique  et  séculière. 

Il  me  semble,  par  contre,  que  notre  hypothèse  s'est  vérifiée  à 
chaque  étape.  L'horreur  du  suicide,  inconnue  au  premier  âge  chré* 
tien,  mais  propre  aux  petites  gens  dans  la  société  païenne,  apparaît 
pour  la  première  fois,  dans  l'Eglise,  à  la  fin  du  ive  siècle,  c'est-à-dire 
lorsque  païens  et  paganisme  inondent  la  religion  victorieuse. 

A  cette  époque,  elle  apparaît  dans  l'Eglise  d'en  bas.  Tandis  que 
saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  saint  Augustin,  discutent  la  question 
de  la  mort  volontaire,  mais  sans  jaiïiais  parler  de  punir  ceux  qui 
se  tuent,  les  premières  peines  contre  le  suicide  apparaissent  dans  le 
monde  des  moines  égyptiens,  et  celui  qui  les  applique  le  premier 
à  notre  connaissance  est  un  ancien  soldat  sans  culture. 

Au  v*  siècle,  en  Gaule,  un  concile,  en  condamnant  le  seul  sui- 
cide des  famuli,  semble  consacrer  le  vieux  dualisme  de  la  morale 
romaine.  Mais,  au  vie  siècle,  les  Barbares  triomphent.  Les  morales 
nuancées,  païenne  et  chrétienne,  suivent  les  aristocraties  dans  leur 
chute.  La  morale  d'en  bas  triomphe,  transforme  le  droit  séculier, 
et,  par  contrecoup,  le  droit  canonique. 

Au  vnie  et  au  ixe  siècles,  la  renaissance  anglo-saxonne  et 
carolingiennne  commence  à  reconstituer  une  aristocratie  intellec- 
tuelle :  aussitôt  se  produit  un  effort  pour  nuancer  et  assouplir 
le  droit  du  vie  siècle. 

Mais  enfin  au  Xe siècle,  la  barbarie  réapparaît;  la  féodalité  nais- 
sante consacre  1*  principe  servile;  il  n'y  a  pas  d'aristocraties  :  l'hor- 
reur du  suicide  triomphe  à  nouveau.  En  vain,  au  xne,  au  xine  siècle, 


IGNORANCE,    SERVITUDE    ET    MORALE    SIMPLE  517 

des  élites  se  reconstituent.  Sans  doute,  elles  ébauchent  timidement 
des  morales  plus  nuancées;  mais  ni  la  noblesse,  paralysée  par  la 
servitude  féodale,  ni  l'Eglise,  bridée  par  l'esprit  scolastique,  ne  réa- 
gissent avec  force  contre  le  fait  accompli. 

Fille  de  l'esclavage  et  de  l'ignorance,  l'horreur  du  suicide 
triomphe  donc  grâce  aux  grands  faits  sociaux  qui  brident  l'essor 
de  la  pensée  humaine  et  organisent  la  servitude  féodale.  Avec  la  civi- 
lisation renaissante,  la  morale  nuancée  va  prendre  sa  revanche. 


QUATRIÈME    PAETIE 

La  Renaissance  des  Élites  et  la  Revanche 
de  la  Morale  nuancée 


Dans  la  vaste  période  de  renaissance  qui  va  du  xvr6  siècle  à  nos 
jours,  l'esprit  humain  se  dégage  de  la  servitude  scoiastique;  la  rai- 
son, redevenant  libre,  s'attaque  peu  à  peu  à  tous  les  problèmes,  y 
compris  les  problèmes  moraux;  d'autre  part,  l'esprit  féodal  disparaît 
définitivement,  le  vassal  faisant  place  au  sujet,  le  sujet  au  citoyen; 
le  sentiment  de  la  liberté,  de  la  dignité  individuelle  s'affine  dans 
la  vie  mondaine.  Ainsi  s'organise  une  élite  cultivée,  éprise  d'indé- 
pendance, qui  s'élève  au-dessus  de  la  foule  aussi  haut  que  l'aristo- 
cratie antique.  Si  notre  hypothèse  est  bonne,  la  constitution  de  cette 
élite  doit  avoir  pour  résultat  une  revanche  de  la  morale  nuancée. 

Cette  morale,  en  effet,  triomphe  à  son  tour. 

La  disparition  de  l'esclavage,  l'idée  lancée  par  le  christianisme, 
et  conservée  en  gros  par  l'Eglise,  que  la  morale  est  la  même  pour 
tous,  rendent  impossible  un  retour  avoué  au  dualisme  antique.  La 
lutte  commencée  au  rve  siècle  continue  donc.  Mais,  cette  fois,  c'est, 
la  morale  nuancée  qui  a  l'avantage  et  finit  par  l'emporter. 

De  la  Renaissance  à  nos  jours,  je  distingue  cinq  phases. 

Première  phase,  le  xvie  siècle  :  la  morale  nuancée  s'affirme; 
l'Eglise  prend  parti  pour  la  morale  simple;  le  droit  hésite. 

Deuxième  phase,  le  xvne  siècle  :  les  deux  morales  semblent  s'af- 
fermir l'une  et  l'autre  sur  leurs  positions;  le  droit,  après  une  période 
•d'incertitude,  consacre  la  morale  simple,  ce  qui  rend  uns  lutte  ouverte 
inévitable. 

Troisième  phase,  le  xvnf3  siècle  :  la  morale  nuancée  attaque  et 
gagne  du  terrain. 

Quatrième  phase,  la  Révolution  :  la  morale  nuancée  triomphe 
dans  le  droit  et  dans  les  mœurs. 

Cinquième  phase,  le  xixe  siècle  :  la  morale  simple  reprend  l'of- 
fensive; mais  la  morale  nuancée  résiste  à  l'assaut. 


CHAPITRE     PREMIER 

Le   XVIe    siècle    :   une   nouvelle   lutte   s'annonce 
entre   les   deux  morales 


Au  xvie  siècle,  la  morale  nuancée  sort  de  l'ombre,  et,  se  présen- 
tant comme  une  morale  mondaine  et  renouvelée  de  l'antiquité,  elle 
s'impose  à  l'attention.  L'Eglise  se  porte  résolument  au  secours  de 
la  morale  simple;  du  coup,  le  conflit  de  la  morale  populaire  et  de 
la  morale  aristocratique  semble  s'annoncer  comme  un  conflit  entre 
idées  «  païennes  »  et  idées  «  chrétiennes  ».  Ce  conflit  ne  provoque 
pas  encore,  au  xvie  siècle,  de  polémiques  violentes.  Mais,  déjà,  l'in- 
compatibilité des  deux  morales  trouble  profondément  la  jurispru- 
dence. 


La  morale  nuancée  :  1)  Elle  s'exprime  déjà  hardiment  dans  les  romans  ;  2) 
dans  la  tragédie  naissante  ;  3)  dans  les  ouvrages  des  moralistes  et,  beau- 
coup plus  timidement,  dans  les  mœurs. 

La  morale  nuancée  s'affirme  dans  les  romans  et  au  théâtre,  dans 
les  écrits  des  philosophes,  et,  plus  timidement,  dans  les  mœurs. 
Les  romans  (i),  sur  ce  point  comme  sur  tant  d'autres,  reprennent  à 


(1)  J'ai  lu  les  romans  indiqués  dans  le  Manuel  bibliographique  de  M,  Lan- 
son,  (P.  1909,  p.  216-217)  et  quelques-uns  des  ouvrages  indiqués  par  M.  Rey- 
nier  (Le  roman  sentimental  avant  VAstrée,  P.  1908).  Editions  citées  dans  ce 
chapitre  :  Belleforest,  Les  histoires  tragiques  extraites  des  œuvres  de  Bandel, 
Lyon,  1616.  Beroalde  de  Verville,  Aventures  de  Floride  (4  parties),  Tours 
1694.  Les  amours  d'Aesione,  P.  1597.  Boaistuau,  Histoires  prodigieuses  P» 
1575.  Histoire  de  Chelidonius,  P.  1578.  Helisenne  de  Crenne,  Les  angoisses 
douloureuses  qui  procèdent  d'amour,  P.  1560,  Des  Escuteaux,  Les  chastes 
amours  de  Clarimond.  Rouen,  1602,  Les  véritables  et  heureuses  amours  de  Clida- 
mant  et  Marilinde,  P.  1603.  Du  Pont,  L'enfer  d'amour,  P.  1603.  Du  Souhait. 
Les  amours  de  Poliphile  et  Mellonimphe,  Lyon,  1605.  Jeanne  Flore,  Comptes 
amoureux,  P,  1543.  Gontier,  (Prévost,  sr  de)  Les  amours  de  la  belle  Du  Luc, 
P.  1598.  Joulet.  Les  amours  d'Armide,  P.  1608.  Jean  d'Intras,  Le  lit  d'honneur 
de  Chariclée,  P.  1609.  De  Nervèze.  Amours  diverses,  P.  1617.  Ollenix  du  Mont 
Sacré,  Les  amours  de  Cléandre  et  Domiphille,  P.  1597.  Œuvre  de  la  chasteté, 
P.  1595.  Les  Bergeries  de  Juliette,  t.  I.  P.  1585.  t.  II.  P.  1598.  Poissenot, 
Nouvelles  histoires  tragiques,  P.  1586.  Valentinian,  De  l'amant  ressuscité  de 
la  mort  d'amour,  1555.  Du  Verdier,  La  Partenice  de  la  Cour,  P.  1628.  Le  Prin- 
temps d'Yver,  P.  1572.  Les  comptes  du  monde  aventureux,  éd.  Franck,  P.  1878. 
La  Mariane  du  Philomène.  P.  1596.  A  partir  du  xvie  siècle,  je  modernise 
l'orthographe. 


LA  MORALE  NUANCÉE  :  LE  ROMAN  521 

des  ouvrages  italiens  et  espagnols  les  traditions  de  notre  littérature 
courtoise.  Aussi  y  distingue-t-on,  du  premier  coup  d'œil,  une  morale 
de  façade,  aveuglément  hostiles  au  suicide,  et  une  morale  nuancée  qui, 
dans  des  cas  déterminés,  l'approuve.  Mais,  ce  qu'il  y  a  de  nouveau, 
c'est  que  cette  morale  en  action  ose  parfois  se  formuler  et  se  formuler 
nettement. 

La  vieille  façade  ne  change  pas.  Je  ne  vois  que  trois  traits  qui 
sortent  un  peu  de  l'ordinaire  :  dans  le  joli  roman  d'Helisenne  de 
Crenne,  l'héroïne  prie  Dieu  de  la  tuer  pour  la  sauver  du  suicide  et 
de  la  damnation  :  «  Voyez  que  continuellement  suis  tentée  de  me 
vouloir  tuer  et  occire,  sans  avoir  égard  à  la  perdition  de  ma  pauvre 
âme  (i)  »;  Gontier  célèbre  «  la  gloire  »  de  la  belle  Du  Luc  qui, 
apprenant  que  son  amant  se  vante  de  l'avoir  violée,  veut  d'abord 
se  tuer,  puis  le  tue  (2);  enfin  dans  les  Comptes  amoureux  de  Jeanne 
Flore,  une  jeune  femme  mariée  à  un  vieillard,  «  comme  coupable 
maléfique,  rompue  et  ôtée  de  toute  espérance,  faite  de  soi  mortelle 
ennemie,  (ô  cas  énorme  et  jamais  non  ouï  !)  se  défit  en  appelant  à 
son  trépas  les  luctueuses  furies  d'enfer  (3)  ». 

Cette  indignation  théâtrale  est  exceptionnelle.  En  général,  les 
phrases  contre  le  suicide  sont  analogues  à  celles  que  nous  avons 
rencontrées  dans  la  littérature  du  moyen-âge  :  c'est  une  «  cruelle 
cruauté  »  (4),  «  un  exécrable  forfait  »  (5);  celui  qui  se  tue  «  souille 
ses  mains  de  son  sang  propre  »  (6),  «  engage  son  âme  aux  peines 
éternelles  (7)  ». 

Mais  la  morale  en  action  ne  se  soucie  guère  de  ces  condamnations. 
Mariane  invoque  l'argument  chrétien,  mais  cela  ne  l'empêche  pas 
d'aller  se  livrer  pour  se  faire  mettre  à  mort  (8).  Partenice  explique 
que  le  suicide  nous  conduit  en  enfer,  mais  elle  se  jette  à  la  mer  (9). 
Marizée  qui  s'est  tuée  déclare,  dans  l'autre  monde,  qu'elle  se  repent 
de  son  «  courage  abominable  »;  seulement,  elle  est  au  ciel  (10). 
Cléandre,  après  avoir  appelé  le  suicide  «  un  exécrable  forfait  »> 
n'en  décide  pas  moins  de  se  tuer  et  dit  à  son  ami  :  «  C'est  ma  réso- 
lution, mon  désir,  ma  gloire  (11).  » 

Derrière  les  phrases  de  façade,  la  morale  en  action  garde  le» 
traditions  du  roman  courtois.  En  dehors  du  conte  de  Jeanne  Flore, 
je  ne  connais  pas  un  seul  cas  dans  lequel  le  suicide  d'un  personnage 
le  rende  odieux,   Par  contre   ceux  qui   se  tuent  pour  sauver   leur 


(1)  Les  angoisses  douloureuses,  I,  19.  (2)  Les  amours  de  la  belle 
Du  Luc,  73.  (3)  XLIII.  (4)  Les  amours  de  Cléandre  et  Domiphille,  353. 
(5)  Ibid.  (6)  La  Mariane  du  Philomène,  84.  (7)  La  Partenice  de  la 
Cour,  633  ;  cf.  L'enfer  d'amour,  p.  63,  Comptes  du  monde  aventureux,  I,  103 
8)  P.  84.  (9)  p.  634.  (1)  De  Nervèze,  Amours  diverses,  p.  694.  (11)  Les 
amours  de  Cléandre  et  Domiphille,  p.  6  et  24. 


LE   XVIe    Sh  • 

honneur,  par  remords  ou  par  amour  sont  invariablement  sympa- 
thiques. 

Une  femme  vertueuse  est  presque  tenue  de  préférer  la  mort  au 
déshonneur.  Si  j'avais  un  moment  de  faiblesse,  dit  l'une,  je  me 
tuerais  (i);  une  autre  :  «  je  me  tuerais  plutôt  que  vous  ayez  rien  de 
moi  (2)  »;  une  autre  :  «  la  mort  préviendrait  la  violence  que  vous 
me  voudriez  faire  (3  ».  Livrée  au  roi,  l'héroïne  d'un  conte  célèbre 
obtient  l'octroi  d'une  grâce  et  déclare  :  «  La  seule  grâce  que  je 
demande  est  de  me  tuer  moi-même  (4)  ».  Une  autre  déclare  que,  si 
elle  cédait  à  son  amant,  elle  «  devrait  »  se  tuer  (5).  Dans  les  Histoires 
tragiques,  Elinde  se  tue  pour  n'être  pas  violée  (6);  une  autre  Histoire 
célèbre  «  la  grandeur  de  courage  »  d'une  jeune  fille  qui  se  tue  «  pour 
avoir  été  vue  par  son  ami  en  un  état  auquel  elle  ne  désirait  d'être 
vue  (7)  ».  Violée  pendant  son  sommeil,  la  Fleurie  du  Printemps 
l'Yvcr  avale  du  vin  bouillant,  et  la  mort  vient,  «  chassant  la  belle 
âme  de  son  pénible  corps  pour  la  mettre  en  gloire  et  félicité  éter- 
nelles (8).  % 

Le  suicide  après  un  crime  réhabilite  un  peu  le  criminel  (9).  Un 
amoureux  jaloux,  décidé  à  tuer  son  heureux  rival,  devient  moins 
odieux  en  déclarant  qu'il  ne  lui  survivra  pas  (10).  Cloris,  ayant  eu 
le  tort  de  céder  à  son  amant,  redevient  tout  à  fait  sympathique  en 
se  tuant  pour  expier  sa  faute  (11). 

Ces*,  le  fait  d'une  grande  âme  de  se  tuer  par  une  honte  généreuse, 
même  lorsque  la  faute  est  légère  :  Renaud,  surpris  sous  des  habits 
de  femme,  veut  se  détruire  (12);  Domiphille,  s'apercevant  qu'elle 
aime  Cléandre,  un  ennemi,  aime  mieux  mourir  que  de.  a  faire  les 
obsèques  à  son  honneur  (i3).  »  Accusé  à  tort  d'infidélité,  Dellio 
prend  son  poignard  pour  se  le  «  cacher  dans"  le  sein  (i4)  »;  inno- 
cent, mais  soupçonné,  Bransil  se  laisse  mourir  de  faim  (i5). 

Quand  on  ne  peut  avoir  ce  qu'on  aime,  on  se  tue,  on  essaie  au 
moins  de  se  tuer.  C'est  ce  que  font  à  l'envi  les  héros  et  les  héroïnes 
de  la  Mariane  (16),  du  Printemps  d'Yver  (17),  des  romans  d'Ollenix, 
de  Beroalde  de  Verville,  de  Des  Escuteaux,  de  Jean  d'Intras,  de 
Joulet,  de  Du  Pont,  de  Du  Verdier,  de  Jeanne  Flore  (18).  On  ne  voit 


(1)  Œuvre  de  la  chasteté,  409.  (2)  Seconde  partie  des  aventures  de  Floride 
114.  (3)  La  Partenice,  615.  (4)  Les  hist.  tragiques,  L  (5)  &  amant  ressus- 
cité, etc.,  205.  (6)  Nouvelles  hist.  trag.,  I.  (7)  Ibid.,  V.  (8)  p.  139. 
(9)  Le  premier  livre  des  Bergeries,  p.  92.  (10)  La  Marianex  80-84.  (11)  La 
Partenice,  171.  (12)  Les  amours  d' Anmide,  131.  (13)  Œuvre  de  la  chasteté 9 
307.  (14)  Le  premier  livre  des  Bergeries,  54.  (15)  Le  IIe  Livre  des  Berg.,  14. 
16)  P.  181.  (17)  P.  57.  (18)  Amours  de  Cléandre  et  Domiphille,  6, 15,  24; 
Œuvre  de  la  chasteté,  145,  434  ;  Bergeries  de  Juliette,  II,  27,  28,  81,  93,  124  ; 
Aventures  de  Floride,  I,  83  ;  Les  véritables  et  heureuses  amours  de  Clidamant, 
22,  Les  chastes  amours  de  Clarimond,  171,  200  ;  Le  lit  d'honneur  de  Chariclêe, 


LA  MORALE  NUANCÉE  I  LE  ROMAN  523 

dans  ces  suicides  ou  ces  tentatives  que  des  preuves  de  loyal  amour. 
Si  je  vous  suis  désagréable,  dit  Gléandre  à  sa  belle,  dites-le  et  je 
me  précipite  du  haut  de  cette  tour,  «  afin  que  vous  connaissiez 
par  ma  fin  »  que  je  vous  aimais  (i).  L'amant  de  Domiphille  essaie 
■de  se  tuer  :  Domiphille  aussitôt  décide  de  l'aimer  (2).  De  même 
Mellonimphe  se  met  à  aimer  celui  qu'elle  dédaignait,  dès  qu'elle 
apprend  qu'il  a  voulu  mourir  pour  elle  (3). 

Enfin  on  doit  ou  se  tuer  ou  songer  au  suicide  quand  on  a  perdu 
ce  qu'on  aime  :  les  femmes  ne  sont  pas,  sur  ce  point,  moins  résolues 
que  les  hommes.  L'une  veut  imiter  Sophonisbe  (4),  l'autre  «  eût 
suivi  Porcie  à  la  mort  »  (5).  Cléandre  se  reproche  sa  «  couardie  » 
de  mourir  le  second  (6)  ;  l'amante  d'Espine  s'écrie  :  quelle  serait 
ma  «  lâcheté  »  de  survivre  à  mon  amant!  (7).  L'héroïne  de  Jean 
d'Intras,  ayant  perdu  son  mari,  se  perce  d'une  épée  (8).  Perside, 
après  la  mort  d'Eraste,  veut  se  tuer  aussitôt.  —  Vengez-le  d'abord, 
dit  un  bon  serviteur,  ensuite  nous  irons  le  rejoindre  «  au  paradis 
des  bienheureuses  âmes  ».  Eraste  vengé,  Perside  allait  se  précipiter 
quand  elle  aperçoit  des  Turcs.  Elle  se  fait  tuer  par  eux  :  «  0  cons- 
tance digne  des  cieux  !  ô  mort  digne  d'éternelle  vie  !  »  (9). 

Tout  cela  n'ajoute  pas  grand  chose  à  la  morale  des  romans  cour- 
tois. Mais  voici  la  grande  nouveauté  :  au  moyen  âge,  la  morale 
mondaine  n'ose  pas  se  formuler;  il  n'y  a  pas  de  discussion  sur  la 
légitimité  du  suicide  en  tel  ou  tel  cas;  au  contraire,  au  xvi6  siècle, 
les  discussions  sont  déjà  très  hardies.  Tantôt  l'auteur  tient  la  balance 
égale  ou  même  se  contredit;  tantôt  il  se  montre  partisan  de  certaines 
morts  volontaires. 

Veut-on  un  exemple  de  contradiction  ?  Boaistuau,  dans  ses  Histoi- 
res prodigieuses,  condamne  jusqu'au  dévouement  de  Curtius  et  de 
ses  émules  :  tant  étaient  grands  les  prestiges  du  malin  que  ces  gens- 
là  pensaient  sauver  la  patrie  en  faisant  «  un  volontaire  sacrifice  au 
diable  de  leurs  âmes  »  (10).  Mais,  dans  l'Histoire  de  Chelidonius,  le 
même  Boaistuau  parle  des  disciples  de  Platon  «  qui,  lisant  ses  livres 
de  l'immortalité  de  l'âme,  trop  affectueusement  se  défesaient  eux- 
mêmes  »,  et,  au  moment  où  l'on  croit  qu'il  va  les  foudroyer,  il 
écrit  :  «  Telles  choses  ne  nous  sembleront  admirables  ou  étranges 


67  ;  Les  amours  d'Armide,  27,  157,  212;  L'Enfer  d'amourx  6,  60  ;  La  Partenice, 
609  ;  Comptes  amoureux,  p.  LVJI. 

(1)  Aventures  de  Floride,  IV,  335.  (2)  Œuvre  de  la  chasteté,  339.  (3)  Les 
amours  de  Poliphille,  81.  (4)  La  Mariant,  158.  (5)  Œuvre  de  la  chasteté, 
278.  (6)  Ibid.,  468.  (7)  La  Mariane,  5.  (8)  Le  lit  d'honneur,  69. 
(9)  Le  Printemps,  77,  79.  Cf.  Les  facétieuses  journées,  VI,  3,  VI,  10,  Œuvre 
de  chasteté,  442,  Bergeries  de  Juliette,  I,  95,  225.     (10)  Hist.  prodig.,  41. 


524  LE   XVIe   SIÈCLE 

aux  Ethniques,  si  nous  considérons  comme  saint  Paul,  arrosé  de 
spirituelle  liqueur,  désirait  être  délié  de  celte  prison  terrestre  etc.  »  (i) 
Ainsi  le  suicide  de  Curtius,  que  louaient  saint  Clément  et  Origène, 
devient  chose  diabolique;  mais  celui  de  Cléombrote,  que  condam- 
naient Lactance  et  saint  Augustin,  se  trouve  à  peu  près  justifié  par 
l'exemple  de  saint  Paul! 

Poissenot,  lui,  pour  se  tirer  d'embarras,  a  déjà  recours  à  l'idée 
qu'il  y  a  deux  morales  et  que,  hors  du  christianisme,  la  mort  volon- 
taire peut  être  digne  d'éloge.  Des  chrétiens,  dit-il,  doivent  se  garder 
«  de  faire  ce  saut  périlleux,  s'ils  ne  veulent  se  damner  à  tous  les 
diables  »,  mais  «  telles  magnanités,  pour  t'en  dire  ce  que  nous  en 
pensons,  étaient  entre  les  païens  quelquefois  louables  »  (2). 

Voici  maintenant  des  discussions  en  forme  et  dans  lesquelles 
l'avantage  demeure  aux  partisans  de  la  morale  nuancée. 

Dans  le  roman  de  Jean  d'Intras,  Mélisse,  repoussé  par  Chariclée, 
se  demande  s'il  doit  se  tuer.  Quatre  raisons  l'en  détournent  :  le 
suicide  est  contraire  «  aux  statuts  du  ciel  »,  —  aux  «  ordonnances 
de  la  nature  »,  —  aux  «  préceptes  de  sa  propre  affection  »,  —  enfin 
celui  qui  se  tue  est  hlâmé  par  la  postérité.  Mais  il  réfute  ces  quatre 
arguments  :  c'est  au  contraire  en  sachant  mourir  «  qu'on  laisse 
du  los  à  sa  souvenance  »,  c'est  «  où  se  distribuent  les  couronnes 
pour  les  grands  courages  »;  enfin  «  tant  s'en  faut  que  le  ciel,  la 
Nature  et  l'amour  de  soi-même  aient  institué  la  défense  de  tirer 
raison  sur  soi  de  nos  infortunes  :  c'est  au  contraire  un  de  leurs  pré- 
ceptes, ils  ne  nous  ont  pas  mis  les  armes  de  la  liberté  en  mains 
que  pour  combattre  l'infélicité  »;  il  faut  donc  hardiment  vaincre 
nos  malheurs  :  a  Ce  sont  les  lois  de  la  vie  qui  ne  peut  être  servile 
de  l'adversité  »  (3).  A  la  fin  du  roman,  l'héroïne  sympathique  s'ins- 
pire de  cette  doctrina  et,  «  par  devoir  »,  par  «  résolution»,  par 
«  générosité  »  elle  fait  «  humer  à  son  âme  le  doux  air  des  cieux.  » 
—  Heureuse  mort,  s'écrie  l'auteur,  et  «  qui,  selon  le  monde,  ne  peut 
être  assez  dignement  louée  de  moi  !  »  (4). 

Dans  le  Printemps  d'Yver,  l'histoire  du  suicide  de  Fleurie  est 
suivie  d'un  éloge,  puis  d'une  discussion.  Au  cours  de  la  discussion, 
celui  même  qui  parle  contre  Fleurie  expose,  en  évitant  de  la  réfuter 
sérieusement,  la  théorie  païenne  selon  laquelle  on  peut  se  tuer  «  pour 
quelque  cause  louable  »,  comme  pour  sauver  sa  virginité,  pour 
«  savoir  ce  qu'on  faisait  en  l'autre  monde  »,  pour  apporter  quelque 
bien  au  public,  ou  parce  qu'on  est  lassé  de  trop  vivre  (5). 

Les  discussions  les  plus  intéressantes  se  trouvent  dans  les  romans 
d'Ollenix. 


(1)  P.  81.     (2)    Nlles  Hist.  trag.,  V.  392.      (3)     P.  67    et  68.      (4)    P.  99. 
(5).P.1482ss. 


LA  MORALE  NUANCÉE  :  LE  ROMAN  525 

Dans  les  Bergeries,  Juliette  condamne  ceux  que  l'amour  conduit 
à  se  défaire.  Ils  font  «  banqueroute  vers  la  Divinité  »  en  renonçant 
à  la  raison  qu'elle  nous  a  donnée,  et  ils  désobéissent  à  Dieu.  C'est 
pourquoi,  conclut  la  bergère,  «  je  n'estimerai  jamais  ))  ceux  qui 
se  sont  tués  de  leur  propre  couteau  »  (i).  Il  semble  bien  que  ce  soit 
badinage,  car  la  même  Juliette  loue  Bransil  qui,  accusé  à  tort,  se 
laisse  mourir  de  faim,  et  elle  déclare  que  «  sa  mémoire  vivra  éter- 
nellement »  (2).  Mais  l'auteur  ne  veut  même  pas  nous  laisser  sur 
l'impression  indécise  que  peut  produire  ce  badinage  et,  dans  le 
même  livre  des  Bergeries,  Arcas  défend  la  thèse  opposée  :  c'est  blâme 
et  déshonneur  aux  misérables  de  mendier  le  secours  d'autrui,  quand 
«  il  y  a  un  propre  et  particulier  remède  qui  est  la  mort  ».  Et  tant 
s'en  faut  que  ceux  qui  se  tuent  soient  blâmés.  Ils  sont  «  loués  et  de 
tout  le  monde  estimé.  »  C'est  à  cause  de  ce  pouvoir  que  nous  avons  de 
nous  détruire  qu'on  ne  peut  accuser  Nature  de  toutes  nos  misères. 
Car  elle  nous  a  «  mis  entre  les  mains  le  propre  et  salutaire  remède 
à  ces  pauvretés  là,  qui  est  une  belle  issue  de  ce  monde.  »  (3) 

On  dit,  continue  Arcas,  qu'il  ne  faut  point  avancer  sa  mort  quand 
elle  apporte  incommodité  au  pays  ou  bien  encore  aux  parents  et 
aux  amis.  Mais  l'on  sait  bien  que  celui  qui  «  ne  voudra  plus  vivre, 
ains  mourir  »  ne  peut  plus  «  rien  faire  de  bon.  » 

«  Voilà  pourquoi,  conclut  Arcas,  les  anciens  sages  faisaient  si 
peu  de  cas  de  la  puissance  du  ciel  et  ne  craignaient  point  sa  cruauté.  » 
Ils  savaient  que,  par  le  suicide,  l'homme  peut  être  victorieux,  «  non 
de  la  Nature  seulement,  mais  de  toutes  les  puissances  du  ciel.  » 
Pour  échapper  à  tous  ces  maux,  il  n'a  qu'à  préférer  une  «  belle 
mort  »  à  une  vie  misérable  (4). 

Phillis  essaie  de  répondre  à  Arcas.  Mais,  comme  pour  bien  mar- 
quer le  triomphe  d'Arcas,  l'auteur  convient  que,  d'abord,  Phillis 
«  ne  savait  bonnenient  que  lui  dire.  »  Il  développe  pourtant  deux 
arguments  :  il  faut  qu'il  reste  des  hommes  pour  louer  Dieu;  la  cré- 
ature ne  doit  pas  détruire  l'ouvrage  du  créateur  (5).  Mais  ces  deux 
arguments,  (qui  vaudraient  plutôt  contre  l'homicide  en  général 
que  contre  le  suicide  en  particulier,)  ne  persuadent  pas  Arcas  qui 
prêche  d'exemple  : 

Je  vais  m' appareiller  d'entrer  dessous  la  lame 
Et,  par  cent  mille  pleurs  coulantes  de  mes  yeux, 
Rendre  à  jamais  mon  nom  du  temps  victorieux. 

Dans  un  autre  roman  d'Ollenix,  Criniton,  désespéré  des  froideurs 
de  Lydie,  va  trouver  un  ermite  et  lui  «lit  :  Je  vous  demande,  bon 


(1)  II,  p.  18.      (2)  Ibid.,  p.  14.     (3)  Ibid.,  p.  104,  105.     (4)  Ibid.t  p.  106, 
5)  Ibid.,  p.  124. 


526  LE  XVIe  SlÈcu: 

père,  si  l'homme  qiie  là  donfetir  rend  de  sorte  ennemi  de  lui-m 
que  n'attendre  point  de  mort  plus  cruelle  que  la  vie,  ne  doit  ttctel 
de  sortir  de  ce  monde,  afin  qu'en  mourant  il  fasse  mourir  et  le  mur- 
mure contre  Dieu,  qui  ne  part  point  de  sa  bouche,  et  le  désespoir 
qui  tâche  à  le  rendre  homicide  de  lui-même.  Car  de  deux  maux  le 
moindre  est  à  prendre,  et  celui,  ce  me  semble,  fait  mieux  de  mourir 
que  vivre  pour  faire  mourir  son  âme  en  péché.  »  Quand  nous  nous 
voyons  trop  faibles  pour  résister  au  désespoir,  «  ne  vaut-il  pas  mieux 
chercher  une  mort  honorable  qui  nous  affranchit  de  ce  mal  ?  »  (i) 
Je  ne  sais  s'il  y  a  là  une  naïveté  ou  une  raillerie  ingénieuse  de  la 
théorie  d'après  laquelle  le  désespoir  est  le  plus  grand  de  tous  le* 
crimes.  Dans  une  poésie  qui  se  trouve  au  même  livre,  on  lit  : 

Le  vaillant  par  la  mort  arrête  son  malheur 
Et  ce  n'est  pas  mourir  que  changer  sa  douleur 
En  une  moindre  peine  (2) 

Enfin,  tandis  que  d'autres  délibèrent,  l'héroïne  de  Valentinau 
parle  de  la  beauté  de  certains  suicides  comme  d'une  chose  qui  ne 
se  discute  même  pas.  Citant  Decius,  Caton,  Lucrèce,  elle  déclare  r 
«  Qui  est  celui  d'entre  vous  qui  trop  mieux  n'aimât  mourir,  voire 
de  mille  morts  s'il  était  possible,  que  tant  soit  peu  abâtardie  sa  répu- 
tation ?  »  (3)  De  même  l'idée  que  le  suicide  est  une  preuve  de  cou- 
rage et  de  magnanimité  revient  si  souvent  qu'elle  finit  par  s'élever 
au-dessus  des  discussions  :  «  Aurai- je  moins  de  courage,  de  hardiesse 
et  de  constance,  s'écrie  un  héros,  qu'une  Porcie,  qu'une  Cléopâtre, 
qu'une  Sophonisbe,  que  mille  et  mille  autres  damerettes  qui,  par 
une  mort  volontaire,  ont  laissé  d'elles  à  la  postérité  un  si  bel  exemple 
de  grandeur,  de  courage  et  de  magnanimité  ?...  »  (4)  Et  tous  ceux 
qui  hésitent  un  moment  à  se  détruire  sont  les  premiers  à  se  reprocher 
leur  couardie  et  leur  lâcheté.  Hélas,  avoue  l'un  d'eux,  je  devais  me 
frapper,  «  mais  quoi  !  ce  n'est  pas  chose  facile  que  la  séparation  de 
l'âme  et  du  corps  »  (5).  Comme  Emilye  va  se  jeter  à  l'eau,  la  crainte 
et  l'horreur  la  retiennent  un  moment,  mais,  honteuse  de  cette  fai- 
blesse, elle  s'élance  en  faisant  le  signe  de  la  croix  (6). 

Ainsi  l'ancienne  morale  mondaine  ose  maintenant  se  montrer 
au  grand  jour.  Les  exemples  donnés  par  Lancelot,  Galehaut,  Tris- 
tan et  Iseut  sont  comme  fortifiés  par  l'exemple  de  Codrus,  de  Pirame 
et  Thisbé,  d'Alceste,  de  Didon,  de  Sophonisbe,  de  Lucrèce,  et  l'idéal 
que  les  héros  courtois  suivaient  sans  l'oser  définir  s'affirme  en  for- 
mules hardies. 


(1)  Œuvre  de  la  Chasteté,  p.  78.  (2)  Ibid.,  p.  92.  (3)  L'amant  ressuscité 
IV,  201.  (4)  La  Mariane,  236,  cf.  p.  3.  (5)  Les  amours  de  Cléandre,  15. 
(6)  Les  Bergeries,  II,  81.  Cf.  Les  Amours  d'Armide,  27. 


LA  MORALE   NUANCEE  :   LA  TRAGÉDIE  527 

La  tragédie  naissante  (i),  est,  elle  aussi,  une  école  de  morale 
nuancée  :  le  suicide  est  un  «  brave  trépas  »  lorsqu'on  ne  veut  pas 
survivre  à  ce  qu'on  aime  ou  lorsqu'on  est  vaincu. 

Dans  Jodelle,  le  chœur  célèbre  Cléopâtre  qui  aura,  dit-il,  une 
gloire  impérissable, 

Pour  avoir  plutôt  qu'en  Rome 

Se  laisser  porter  ainsi 

Aimé  mieux  s'occire  ici 

Ayant  un  cœur  plus  que  d'homme  (2). 

La  Cléopâtre  d'Ollenix  est  une  longue  apologie  du  suicide  de  la 
reine.  L'argument  nous  prévient  d'abord  que  c'est  un  acte  «  coura- 
geux et  louable  »  (3).  Les  discussions  fort  longues  qui  s'y  trouvent 
tournent  en  faveur  de  Cléopâtre  : 

Ceux-là  tant  seulement  sont  chétifs  ici-bas 
De  qui  le  cœur  poltron  redoute  le  trépas, 
Qui,  craignant  de  mourir  et  lâches  de  courage, 
N'osent  en  se  tuant  racheter  leur  servage  (4). 

En  vain  Iras  dit  à  la  reine  :  «  Sont  les  désespérés  qui  recherchent 
la  Parque  ».  Elle  répond  fièrement  :  «  C'est  le  cœur  généreux  que 
la  Fortune  attaque  »  (5).  Le  chœur  l'approuve  à  plusieurs  reprises. 
César  s'écrie  :  «  0  constance  admirable  !  »  (6)  Tout  l'acte  III  est  une 
longue  discussion  sur  le  suicide;  il  se  termine  par  une  déclaration 
favorable  à  Cléopâtre. 

Dans  le  Saiil  de  Jean  de  la  Taille,  les  lévites  disent  à  Saiil  : 

As-tu  donc  le  cœur  si  lâche 

Que  supporter  il  ne  sache 

Les  malheurs  communs  à  tous?... 

Mais  l'écuyer  de  Saul  dit  au  contraire  :  «  0  roi,  tu  montres  bien 
ton  cœur  être  héroïque  »  (7),  et  David,  à  la  fin  de  la  pièce  s'écrie  : 

0  que  beaucoup  auront  sur  vous  envie 
Qui  finissez  vaillamment  votre  vie, 
Qui  par  vos  morts  acquerrez  un  renom 
Lequel  doit  rendre  immortel  votre  nom...  (6) 


(1)  J'ai  lu  la  plupart  des  pièces  indiquées  dans  le  Manuel  bibliographique 
de  M.  Lanson,  p.  226  ss.  et  dans  Faguet,  La  tragédie  française  cuxvie  siècle, 
nouvelle  édit.,  P.  1912.  (2)  Acte  V,  chœur  final.  (3)  Ollenix,  Cléopâtre,  p.  4. 
(4)  Acte  I  (p.  14).  (5)  Ib.,  p.  22.  (6.)  Acte  III,  p.  113.  (7)  Acte  IV. 
(8)  Acte  V.  Au  mémo  acte,  l'écuyer  de  Saiil  qui,  lui  aussi,  s'est  tué  est  pro- 
clamé «  digne  de  tout  honneur». 


528  LE   XVIe   SIÈCLE 

Mon  tchres  tien,  dans  VAvis  qui  précède  la  Carlaginoise,  écrit  : 
«  Si  tu  veux,  elle  te  dira  sa  résolution  de  mourir  plutôt  que  de 
tomber  en  servitude  et  servir- de  spectacle  aux  dames  romaines.  Le 
tout  avec  telle  constance  et  générosité  que  tu  connaîtras  qu'elle 
n'avait  pas  moins  de  courage  que  de  beauté  etc.  »  Dans  les  Lacénes, 
Cléoméne  vaincu  déclare  : 

Quand  il  est  interdit  de  vivre  librement 

C'est  faire  un  très  beau  coup  de  mourir  bravement  (i). 

et  il  se  tue  avec  ses  compagnons.  Le  chœur  célèbre  leur  vaillance  : 

...0  l'honneur  immortel  des  âmes  généreuses  ! 
Tout  bien  considéré  vous  avez  eu  raison 
De  rendre  vos  esprits  en  vos  mains  valeureuses 
Pour  sortir  par  la  mort  d'une  double  prison. 

Que  rien  ne  se  compare  avec  que  votre  gloire 
Vous  vainquez  tout  d'un  coup  en  ce  dernier  effort 
Deux  pestes  qui  sur  nous  emportent  la  victoire 
L'envie  au  cœur  malin  et  la  cruelle  mort. 

-..Elles  domptent  vos  corps  et  vous  domptez  leur  rage 
Vous  chassent  de  la  terre  et  vous  montez  aux  deux  (2). 

Dans  le  théâtre  de  Garnier,  l'hésitation  devant  la  mort  volontaire 
est  présentée  comme  une  lâcheté  :  sus  !  que  tardes  du  donc,  s'écrie 
Thésée  après  la  mort  de  Phèdre  : 

une  crainte  couarde 
Te  rend-elle  plus  mol  que  ta  femme  paillarde  ? 
Craindras-tu  de  t'ouvrir  d'une  dague  le  flanc  ? 
Craindras-tu  de  vomir  une  mare  de  sang  (3). 

Au  dernier  acte  de  Porcie,  la  vieille  nourrice  dit  de  même  : 

Mais  que  tardé  je  tant  ?  qu'attendé-je  musarde  ? 
Qu'ores  je  ne  déromps  ma  poitrine  vieillarde  ? 
Quelle  frayeur  m'assaut  ?  Quelle  glaceuse  peur 
Pirouettant  en  moi  me  vient   geler  le  cœur  ?  (4) 

Porcie,  apprenant  la  mort  de  Brutus  se  reproche  de  lui  survivre 
on  seul  instant  : 

Brute,  pardonne-moi,  je  sais  bien  que  j'ai  tort 

De  vivre  un  seul  moment  après  ton  dernier  sort  etc.    (5) 

(1)  Acte  III.      (2)  Acte    III.      (3)    Scène   dernière.      (4)    Scène   dernière. 
(5)   Acte   IV. 


LA   MORALE   NUANCÉE    :   LA  TRAGÉDIE  529 

Les  suicides  d'Hémon,  d'Antigone,  d'Eurydice  (i),  de  Cornélie  (2) 
ne  sont  l'objet  d'aucun  blâme.   Nabuchodonosor,   parlant  d'un   roi, 
vaincu,   demande  pourquoi  il  n'appelle  pas  la  mort  à  son  secours, 
et  son   confident   lui   répond  :   «  C'est   par  faute   de   cœur  qu'il    ne 
recourt  à  elle  ».  Marc  Antoine  explique  qu'une  belle  mort  effacera, 
la  honte  de  ses  amours  lascives  : 

Mais  sus,  il  faut  mourir  et  d'un  brave  trépas 
Expier  ma  diffame  et  mes  nuisans  ébats; 
Il  faut,  il  faut  mourir,  il  faut  qu'une  mort  belle 
Une  mort  généreuse  à  mon  secours  j'appelle; 
Il  me  faut  effacer  la  honte  de  mes  jours 
Il  me  faut  décorer  mes  lascives  amours 
D'un  acte  courageux  et  que  ma  fin  suprême 
Lave  mon  déshonneur  me  punissant  moi-même. 

Et  le  chœur  qui  lui  répond  fait  une  belle  apologie  du  suicide  : 

Las!  que  nous  tourmente  l'envie 
et  le  désir  de  cette  vie  ! 
Que  ce  nous  est  un  fier  bourreau 
Qui  nous  travaille  et  nous  martèle 
Que  Vignoble  peur  du  tombeau  ! 

La  mortelle  Parque  au  contraire 
Nous  offre  un  secouis  salutaire 
Contre  tous  les  humains  malheurs 
Et  nous  ouvre  sans  fin  la  porte 
Par  où  faut  que  notre  âme  sorte 
De  ses  incurables  douleurs. 

...Mais   qui  peut   disposer   lui-même 
Quand  il  veut  de  l'heure  suprême 
De  ses  libres  jours  sans  effroi 
Cette  belle  franchise  estime 
En  son  courage  magnanime 
Plus  que  la  fortune  d'un  roi. 

0  que  c'est  une  chose  vile 
Sentant  son  courage  imbécille 
Qu'au  besoin  ne  pouvoir  mourir, 
Laissant  choir  d'une   main   mollâtre 
Le  poignard  tiré  pour  combattre 
la  douleur  qui  ne  peut  guérir!  (3) 


(1)   Dans  Antigone.     (2)    Dans  Cornélie.     (3)   Marc-Antoinet  acte  III. 

34 


530  ÏÏB    XVIe    SIÈCLE 

Ces  vers,  de  si  fîère  allure,  expriment  non  seulement  a\<-(  har- 
diesse, mais  avec  une  sorte  de  ferveur,  le  grand  argument  de  S< 
que  et  de  la  morale  aristocratique  :  l'homme  qui  ne  reculera  pas 
devant  le  suicide  est  libre,  celui-là  est  serf  qui  cède  «  à  l'ignoble 
peur  du  tombeau  ».  Si  l'on  songe  que  la  tragédie  naissante  est  avant 
tout,  selon  la  remarque  de  M.  Faguet,  une  école  de  morale  (i),  on  se 
rend  compte  du  terrain  gagné  par  la  morale  nuancée  depuis  le 
temps  où  les  Mystères  flétrissaient  la  mort  «  impétueuse,  laide,  abomi- 
nable et  honteuse  ». 

Enfin  la  morale  aristocratique  reparaît  même  dans  les  ouvrages 
philosophiques.  Les  philosophes  (2),  bien  entendu,  parlent  beaucoup 
moins  librement  que  les  romanciers  et  les  auteurs  dramatiques.  Mais 
ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  lit  et  qu'on  relit  les  auteurs  antiques  : 
leurs  idées  s'imposent  fatalement  à  l'attention  des  philosophes. 

Au  premier  contact,  elles  avaient  surpris  :  Pétrarque  réfute  encore 
avec  soin  et  d'un  ton  très  sincère  les  arguments  allégués  en  faveur 
du  suicide,  et  la  mort  même  de  Caton  ne  trouve  pas  grâce  à  ses 
yeux  (3).  Mais  déjà  Erasme  a  un  autre  ton.  Si  YEloge  de  la  folie  raille 
Curtius  d'avoir  cédé, à  l'attrait  de  la  gloire,  il  proclame  «  voisins  de 
la  sagesse  »  ceux  qui  ont  «  avancé  leur  mort  par  dégoût  de  la 
vie  »  (4).  Dans  les  Apophtegmes,  Erasme  rapporte  sans  commentaires 
le  mot  de  Diogène,  conseillant  à  Speusippe  de  se  tuer;  il  loue  le 
courage  de  Caton,  «  qui  conseilla  aux  autres  de  se  sauver,  et  évita 
lui-même  par  une  mort  volontaire  une  servitude  honteuse  »  (5). 

Peu  à  peu,  les  érudits  manifestent,  sans  beaucoup  se  gêner,  leur 
admiration.  Ravisius  Textor  cite  tour  à  tour  des  textes  louant  le 
suicide  de  Caton  et  la  phrase  de  Lactance,  qui  le  condamne.  Mais, 
arrivant  à  Cassius,  il  rapporte  seulement  un  texte  qui  l'approuve.  Le 


(1)  Faguet,  p.  56-57.  (2)  J'ai  lu  les  ouvrages  indiqués  dans  le  Manuel 
bibliographique  de  M.  Lanson  (p.  197  ss.)  et  dans  le  Grundriss  d'Uber- 
weg  (t.  III).  Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  :  Charron,  De  la  sagesse,  P.  1797  ; 
Dampmartin,  Du  bonheur  de  la  court,  1595  ;  Du  Vair,  Œuvres,  Rouen,  1636  ; 
Erasme,  Apophtegmes  (Œuvres,  Bâle,  1540,  IV),  Eloge  de  la  Folie,  trad. 
Des  Essarts,  P.  1877  ;  L'Hospital,  Œuvres  inédites,  P.  1825  ;  Amadis  Jamin, 
Discours  des  Passions  humaines  (dans  Frémy,  L'Académie  des  derniers  Valois, 
P.  1887)  ;  Juste-Lipse,  Opéra,  Lyon,  1613,  Epistulae,  Lyon  1596;  Lostal, 
Les  Discours  philosophiques,  P.  1579  ;  Montaigne,  éd.  Jouaust,  P.  1875  ; 
Pétrarque  De  remediis  utriusque  fortunae,  Rotterd.,  1649  ;  (une  traduction 
française  avait  été  publiée  en  1523)  ;  Pibrac,  Quatrains,  éd.  Claretie,  P.  1874  ; 
Primaudaye  (La),  Académie  française,  P.  1581  ;  Ravisius  Textor,  Officina, 
1532  ;  Scioppius,  Elementa  philosophiae  stoicae  moralis,  1606  ;  d'Urfé,  Epistres 
morales,  P.  1619  ;  Zvingger,  Theatrum  vitae  humanae,  P.  1572  ;  de  Mornay, 
Disc,  de  la  vie  et  de  la  mort,  1575.  (3)  De  remediis,  CXVIII.  (4)  P.  46  et  55. 
5)  Œuvres,  IV.  103. 


LA    MORALE    NUANCÉE  I    LES    STOÏCIENS  531 

Técit  du  suicide  d'Atticus  est  suivi  d'un  long  éloge  de  ses  vertus. 
Lucrèce  est  «  une  rare  lumière  de  pudicité  »  :  je  ne  peux,  dit  Ravi- 
sais, y  penser  sans  pleurer  (i). 

Dans  le  Théâtre  de  la  Vie  Humaine,  de  Zvingger,  on  trouve  une 
liste  encore  bien  plus  complète  des  suicides  célèbres  de  l'antiquité. 
La  morale  nuancée  triomphe  dans  cet  ouvrage,  sans  que  l'auteur 
ait  même  l'air  d'y  prendre  garde.  Il  parle  avec  mépris  de  certains 
suicides,  avec  admiration  de  beaucoup  d'autres,  comme  si  tout  le 
.monde  acceptait  d'avance  sa  distinction  entre  les  suicides  courageux 
•et  les  suicides  de  désespoir  (2).   , 

Parmi  les  philosophes  proprement  dits,  je  n'ai  rien  trouvé  dans 
les  écrits  platoniciens.  Mais  les  idées  antiques  s'affirment,  d'une 
part,  dans  les  œuvres  des  stoïciens;  d'autre  part,  dans  Montaigne  et 
Charron. 

Du  Vair  ne  traite  pas  la  question  de  la  mort  volontaire.  Mais, 
parlant  du  mépris  de  la  mort,  il  écrit  :  «  Croyons  en  Socrate,  et  nous 
ne  la  craindrons  plus;  croyons  en  Caton,  et  nous  irons  au  devant 
d'elle,  croyons  en  Arria,  femme  de  Petus,  mourant  pour  tenir  com- 
pagnie à  son  mari  et  ne  point  séparer  leurs  amours  liées  ensemble 
par  une  si  sainte  et  si  chaste  soudure.  Le  mépris  de  la  mort  est  la 
vraie  et  vive  source  de -toutes  les  belles  et  généreuses  actions  des 
hommes  (3).  » 

Scioppius,  dans  ses  Eléments  de  philosophie  stoïque,  consacre 
toute  une  page  à  exalter  le  suicide  de  Caton  (4). 

Juste  Lipse,  dans  sa  Maniiduclio  ad  Stoicam  philosophiam,  exa- 
mine, parmi  les  «  paradoxes  stoïciens  »,  celui  qu'il  résume  en  ces 
termes  :  sapientem  sumere  aliquando  mortem  posse,  decere,  debere  : 
ex  stoico  quidem  decreto.  Il  expose  très  clairement,  et  avec  beau- 
coup de  sympathie,  le  point  de  vue  stoïcien  :  Bella  res  est  mori  sua 
morte.  Et  on  est  tout  surpris  que  cet  exposé,  qui  a  l'allure  d'un 
plaidoyer,  se  termine  par  un£  réfutation  (5).  Une  lettre  de  Juste- 
Lipse  donne  la  clef  de  l'énigme.  «  Vous  me  demandez,  écrit-il  à  un 
ami,  si  le  sage  peut  se  donner  la  mort?  La  question  était  débattue 
autrefois,  elle  est  aujourd'hui  tranchée  :  vous  savez  ce  que  décident 
sur  ce  point  les  lois  de  notre  religion.  »  Mais,  continue  Juste  Lipse, 
voulez-vous  un  mot  pro  veterum  mente?  C'est  avec  les  stoïciens  que 


(1)  Ravisii  Textoris  nivernensis  Officina,  fol.  III  ss.  (2)  Zvingger, 
Theatrum  Vitae  humanae,  1.  IV,  De  Fortiludine,  p.  653,  657  ;  voir  aussi 
p.  711,  747,  830.  (3)  ha  Philosophie  morale  des  Sloïques  (Œuvres,  p.  712). 
Dans  le  Livip  de  la  Constance  et  consolation  es  calamiiez  publiques,  un  des 
interlocuteurs  rapporte  sans  commentaire  la  «piteuse»  histoire  d'une  femme 
qui  s'est  tuée  parce  qu'elle  manquait  de  pain.  (fi)  Ch.  lxxiii.  (5)  III, 
dissert.  22,  Opéra,  p.  809. 


532  LE   XVIe   SIÈCLE 

je  serais  d'accord  :  Stoicis  adhœream.  Le  suicide  leur  a  plu,  mais 
non  pas  sans  discrétion.  Suit  l'indication  des  cas  dans  lesquels  il 
ne  faut  pas  se  tuer.  Mais,  ces  cas  mis  à  part,  «  quelle  lâcheté  de 
souffrir  tant  de  morts  et  de  ne  pas  mourir  »!  (i). 

(Même  morale  nuancée  dans  les  Epistres  morales  de  d'Urfé,  qui 
est,  lui  aussi,  favorable  aux  idées  stoïciennes.  Il  y  a  des  suicides  qui 
sont  des  abdications.  Quelques-uns  disent,  en  somme  :  «  Mourons 
plutôt  que  de  lutter  contre  la  fortune!  »  «  Eh  bien!  j'y  consens,  mou- 
rez de  peur  d'avoir  du  mal  et  de  la  peine-  Puisque  la  mort  vous 
est  plus  douce  que  la  douleur  des  plaies,  ensevelissez-vous!  Et 
puisque  la  servitude  vous  semble  plus  belle  que  le  combat,  soyez 
esclaves!...  »  (2)  Mais,  par  contre,  un  suicide  comme  celui  de  Caton 
est  chose  courageuse  et  magnanime  :  «  L'acte  que  Caton  commit  en 
soi-même  en  se  tuant,  en  tant  que  Caton,  ne  fut  pas  cruauté,  mais 
courage  et  magnanimité.  »  On  dit  que  c'est  une  «  extrémité  »,  et 
quelques-uns  ajoutent  qu'une  extrémité  ne  peut  être  vertueuse. 
Mais,  répond  d'Urfé,  «  aux  esprits  grossiers,  les  moindres  ressenti- 
ments sont  des  extrémités  »  (3).  Cette  remarque  un  peu  dédaigneuse 
atteint  la  morale  populaire  au  point  vif. 

Enfin,  sur  les  cinq  sonnets  qui  font  suite  aux  quatrains  de  Pibrac, 
trois  sont  consacrés  à  Didon,  Porcie  et  Lucrèce,  Lucrèce  conclut 
assez  fièrement  : 

Nulle  par  mon  exemple  impudique  vivra, 
Et  nulle  à  son  honneur  honteuse  survivra. 
Qui  survit  son  honneur,  il  a  part  à  l'offense  (4)- 

Toutes  ces  déclarations  stoïciennes  sont  nettes,  mais  brèves.  Au 
contraire,  dans  les  Essais,  la  morale  nuancée  s'étale  avec  complai- 
sance. 

Dans  un  long  chapitre  sur  la  Costume  de  Visle  de  Cear(b)  Mon- 
taigne commence  par  dire  prudemment  qu'il  n'est  qu'un  «apprentif», 
qui  propose  ses  doutes,  et  que  son  «  cathedrant  »  est  «  l'autorité  de 
la  sacro-sainte  volonté  divine  qui  nous  règle  sans  contredit  ».  Puis 
il  expose  les  deux  thèses.  Les  principaux  arguments  en  faveur  du 
suicide  sont  les  suivants  :  le  sage  vit  tant  qu'il  doit,  non  tant  qu'il 
peut;  le  plus  favorable  présent  que  Nature  nous  ait  fait,  c'est  de 
nous  avoir  laissé  la  clef  des  champs   ;  pourquoi  te  plains-tu  de  ce 


(2)  Epistulae,  Centur.  II,  épist.  26.  (3)  Les  epistres  morales,  P.  1619, 
t.  I,  p.  145.  (4)  Ibid.,  p.  239.  (1)  Les  quatrains  de  Pibrac,  p.- 103.  D'après 
Colletet,  il  n'y  eut  «  rien  de  plus  connu  ni  de  plus  célèbre»  que  les  sonnets 
de  Pibrac  sur  les  femmes  illustres  de  l'antiquité  (E.  Frémy,  l'Académie  des 
derniers  Valoist  P.  b.  d.,  p.  101).     (2)  Essais,  II,  3. 


LA    MORALE    NUANCÉE  :    MONTAIGNE  533 

monde?  si  tu  vis  en  peine,  ta  lâcheté  en  est  cause;  —  la  mort  n'est 
pas  «  la  recepte  à  une  seule  maladie,  la  mort  est  la  recepte  à  tous 
les  maux  :  c'est  un  port  très  assuré  qui  n'est  jamais  à  craindre  et 
souvent  à  rechercher;  —  la  plus  volontaire  mort,  c'est  la  plus  belle  : 
la  vie  dépend  de  la  volonté  d 'autrui,  la  mort  de  la  nôtre;  —  le  vivre, 
c'est  servir,  si  la  volonté  de  mourir  en  est  à  dire;  —  Dieu  nous 
donne  assez  de  congé  quand  il  «  nous  met  en  tel  état  que  le  vivre 
nous  est  pire  que  le  mourir  ». 

Mais  ceci,  poursuit  Montaigne,  «  ne  va  pas  sans  contraste  ».  Et 
voici,  «  outre  l'autorité  »,  les  arguments  contre  le  suicide  :  cer- 
tains philosophes  tiennent  que  nous  ne  pouvons  quitter  notre  gar- 
nison sans  un  ordre  exprès  de  celui  qui  nous  y  a  placés;  autrement, 
comme  déserteurs,  nous  sommes  punis  en  l'autre  monde;  —  il  y  a 
plus  de  constance  à  user  la  chaîne  qu'à  la  rompre;  —  c'est  le  rôle 
de  la  couardise,  non  de  la  vertu,  d'aller  se  tapir  dans  un  creux;  — 
c'est  parfois  la  fuite  de  la  mort  qui  nous  y  fait  courir;  —  l'opinion 
qui  méprise  notre  vie  est  ridicule  en  nous,  car  enfin,  c'est  notre  être, 
c'est  notre  tout 

On  attend  la  conclusion,  le  choix  de  Montaigne  entre  les  deux 
thèses.  Au  lieu  de  conclure,  il  revient  à  la  première  et  dit  que,  parmi 
ceux  qui  la  soutiennent,  il  y  a  doute  sur  les  occasions  qui  nous  per- 
mettent de  nous  tuer.  D'un  côté,  tous  les  inconvénients  ne  valent 
pas  qu'on  veuille  mourir  pour  les  éviter,  et  il  y  a  trop  de  change- 
ments aux  choses  humaines  pour  qu'on  se  hâte  de  juger  une  situa- 
tion désespérée.  D'autre  part,  il  y  en  a  qui  sont  d'avis  de  se  tuer  pour 
éviter  la  honte  d'une  pire  mort. 

Il  semble  qu'on  doive  renoncer  à  connaître  le  sentiment  person- 
nel de  Montaigne.  Mais,  d'un  air  indifférent,  il  se  met  à  conter  fle 
suicide  de  Razias,  ceux  de  Pélagie  et  de  Sophronie.  et  il  ajoute  : 
«  Il  nous  sera  à  l'aventure  honorable  aux  siècles  à  venir  qu'un  bien 
savant  auteur  de  ce  temps  et  notamment  parisien  se  met  en  peine 
de  persuader  aux  dames  de  notre  siècle  de  prendre  plutost  tout  autre 
parti  que  d'entrer  en  l'horrible  conseil  d'un  tel  désespoir  ».  (Pélagie 
et  Sophronie  se  sont  tuées,  comme  on  sait,  pour  n'être  pas  violées.) 
•Et  Montaigne  continue  :  «  Je  suis  marri  qu'il  n'a  su  pour  mêler  à 
ses  comptes  le  bon  mot  que  j'appris  à  Toulouse  d'une  femme  passée 
par  les  mains  de  quelques  soldats  :  Dieu  soit  loué,  disait-elle,  qu'au 
moins  une  fois  dans  ma  vie,  je  m'en  suis  soûlée  sans  péchél  A  la 
vérité,  ces  cruautés  ne  sont  pas  dignes  de  la  douceur  française.  Aussi 
Dieu  merci  nostre  air  s'en  voit  infiniment  purgé  depuis  ce  bon 
avertissement.  Suffit  qu'elles  dient  nenni  en  le  faisant  suivant  la 
règle  du  bon  Marot.  »  Le  sentiment  de  Montaigne  commence  à  se 
découvrir  :  ses  plaisanteries  sont  une  réponse,  gaillarde  mais  directe, 
à  ce  qu'il  y  avait  de  paradoxal  dans  la  théorie  absolue  de  la  Cité 


r>:u  le  xvie  siiVi-k 

<!,'    Dira.    (IV-t    sàift   doute    iwrr    l;i    nieiin-    arrière-pensée    de    réfuter 
cette  tlfëorïé  que   Montaigne  rapproche   lié  mot  de  saint  Paul   :  «  Je 
veux   ;-h"  dissous   »,   de    l'exemple   donné    par    Cléombrote  et    par 
levéque  du  Chastel    :  tous  trois  désiraient  la    mort  pour  l'espérn- 
d'un  plu*  grâ'fcfd  bien. 

Cependant,  après  ces  hardiesses,  Montaigne  conclut  :  «  La  dou- 
leur et  une  pire  mort  me  semblent  les  plus  excusables  incitations  »; 
conclusion  modeste  et  fort  éloignée  de  celles  des  stoïciens.  Mais 
d'autres  passages  des  Essais  découvrent  plus  hardiment  les  vrais 
sentiments  de  Montaigne. 

Parlant  d'Ignatius  et  de  son  fils,  qui,  proscrits  par  les  triumvirs, 
se  tuent  l'un  l'autre,  il  écrit  :  Ils  «  se  résolurent  à  ce  généreux  office- 
de  rendre  leur  vie  entre  les  mains  l'un  de  l'autre  (i).  »  Ailleurs,  i! 
dit  :  a  Je  vois  la  plupart  des  esprits  de  mon  temps  faire  les  ingé- 
nieux à  obscurcir  la  gloire  des  belles  et  généreuses  actions  anciennes, 
leur  donnant  quelque  interprétation  vile  et  leur  controuvant  des 
occasions  et  des  causes  vaines  :  grande  subtilité!...  comme  Plutarque 
dit  que  de  son  temps  il  y  en  avait  qui  attribuaient  la  cause  de  la 
mort  du  jeune  Caton  à  la  crainte  qu'il  avait  eu  de  Cœsar  :  de  quoi 
il  se  pique  avecques  raison,  et  peut-on  juger  par  là  combien  il  se- 
fût  encore  plus  offensé  de  ceux  qui  l'ont  attribuée  à  l'ambition  (2).  » 
Et  c'est  avec  enthousiasme  que  Montaigne  parle  de  Caton  :  «  Ce 
personnage-là  fut  véritablement  un  patron,  que  Nature  choisit  pour 
montrer  jusques  où  l'humaine  fermeté  et  constance  pouvait 
atteindre  (3).  '»  Ifti  tel  courage  est  au-dessus  de  la  philosophie  (4). 
Il  y  a,  en  effet,  grande  différence  entre  sa  mort  âpre  et  rude  et  la 
mollesse  de  certains  autres  suicides.  Héliogabale  avait  fait  mille 
préparatifs  en  vue  de  son  suicide  :  «  La  mollesse  de  ces  apprêts  rend 
plus  vraisemblable  que  le  nez  lui  eût  saigné  qui  l'en  eût  mis  au 
propre  »,  et,  en  effet,  plus  d'un  a  reculé  au  dernier  moment;  mais 
si  une  mort  lente,  comme  celle  d'Atticus,est  déjà  merveilleuse,  une 
mort  lente  et  cruelle,  comme  celle  de  Caton,  est  deux  fois  admi- 
rable :  «  et  si  c'eût  été  à  moi  à  le  représenter  en  sa  plus  superbe 
assiette,  c'eut  été  déchirant  tout  ensanglanté  ses  entrailles  »  (5). 
Je  crois  sans  doute,  dit  encore  Montaigne,  «  qu'il  sentit  du  plaisir 
et  de  la  volupté  en  une  si  noble  action  et  qu'il  s'y  agréa  plus  qu'en 
autre  de  celles  de  sa  vie.  »  Et  il  ne  s'y  plut  pas  par  quelque  espé- 
rance de  gloire,  «  mais  par  la  beauté  de  la  chose  mesme  en  soy.  »  (6) 
Dans  le  chapitre  De  trois  bonnes  femmes,  Montaigne  célèbre  avec 
chaleur  la  «  rare  bonté  »  de  la  femme  dont  parle  Pline,  et  qui  se 
tue  pour  donner  à  son  mari  malade  le  courage  de  mettre  fin  à  ses 


(1)  ij  33.     (2}  I,  37.     (3)  Ibid.     (4)  II,  28.     (5)  II,  13.     (6)  II,  11. 


LA  MORALE  NUANCÉE  :  MONTAIGNE  5$5 

maux,  l'héroïsme  de  Pauline  et  le  Pœte,  non  dolet,  «  noble,  géné- 
reuse et  immortelle  parole  »  (i).  Le  suicide  prémédité  des  gymno- 
sophistes  lui  semble  «  un  miracle  »  (2).  Dans  le  chapitre  où  il 
démontre  «  que  le  goût  des  biens  et  des  maux  dépend  en  bonne 
partie  de  l'opinion  que  nous  en  avons  »,  il  conclut  en  reprenant  à 
son  compte  la  formule  de  Sénèque  :  «  On  n'échappe  pas  à  la  phi- 
losophie pour  faire  valoir  outre  mesure  l'âpreté  des  douleurs...  Car 
on  la  contraint  de  vous  donner  en  payement  ceci  :  s'il  est  mauvais 
de  vivre  en  nécessité,  au  moins  de  vivre  en  nécessité  il  n'est  aucune 
nécessité  »  (3).  Ailleurs,  il  réfute  au  passage  l'argument  selon  lequel 
il  est  ridicule  de  mépriser  la  vie  qui  est  «  notre  être,  notre  tout  ». 
Midas,  dit-il,  se  tua  pour  un  songe  :  a  C'est  priser  sa  vie  justement 
ce  qu'elle  est  de  l'abandonner  pour  un  songe  »  (4). 

Enfin,  Montaigne  va  jusqu'à  se  demander,  comme  font  aujour- 
d'hui les  partisans  de  l'euthanasie,  s'il  ne  serait  pas  possible  de  se 
ménager  une  fin  agréable.  Pour  ma  part,  dit-il,  j'aurais  plutôt  bu 
le  breuvage  de  Socrate  que  de  me  frapper  comme  Caton.  Puisque 
chacun  a  quelque  choix  entre  les  formes  de  mourir,  essayons  un 
peu  plus  avant  d'en  trouver  quelqu'une  déchargée  de  tout  déplaisir. 
Pourrait-on  pas  la  rendre  encore  voluptueuse?  Pétrone  et  Tigellin 
ont  comme  «  endormi  »  la  mort  par  la  mollesse  de  leurs  apprêts  : 
«  Ne  saurions-nous  imiter  cette  résolution  en  plus  honnête  conte- 
nance ?  »  (5). 

Tous  ces  passages  corrigent  bien  l'impression  un  peu  indécise 
que  laisserait  la  lecture  du  seul  chapitre  sur  la  coutume  de  Cea. 
C'est  à  tort  qu'on  a  fait  de  Montaigne  un  «  partisan  du  suicide  ». 
Mais  il  est  l'admirateur  résolu  du  suicide  stoïcien;  le  premier  en 
France,  il  entreprend  la  défense  et  illustration  de  l'ancienne  morale 
aristocratique. 

Avec  moins  d'éclat,  Charron  reprend  les  idées  de  Montaigne. 

Première  thèse  :  s'il  est  permis  de  demander,  de  désirer,  de 
chercher  la  mort,  pourquoi  serait-il  défendu  de  se  la  donner?  Pour- 
quoi attendrais-je  d'autrui  ce  que  je  puis  de  moi-même?  La  plus 
volontaire  mort  est  la  plus  belle.  Je  n'offense  pas  les  lois  faites 
contre  les  larrons  quand  «  j'emporte  le  mien  et  je  coupe  ma 
bourse  »;  aussi  ne  suis-je  tenu  aux  lois  faites  contre  les  meurtriers 
pour  m'avoir  ôté  la  vie.  Enfin,  «  les  plus  excellents  hommes  et 
femmes  de  toutes  nations  »  n'ont  pas  hésité  en  certains  cas  à  se 
donner  la  mort,  et  Charron  cite  pêle-mêle  Grecs,  Romains,  Juifs  et 
chrétiens. 

Deuxième  thèse    :    le  suicide  a  été  condamné  par  les  chrétiens, 


(1)  II,  35.     (2)  II,  29.     (3)    I,  14.     (4)  III,  4.     (5)  III,  9. 


536  LE   XVIe   SIECLE 

par  les  Juifs,  par  Platon;  c'est  lâcheté  et  couardie,  c'est  désertion. 
L'exposé  de  ces  arguments  est  très  bref  (i). 

Conclusion  :  Ceci  n'est  pas  sans  dispute  ni  sans  doute.  Mais, 
pour  dissiper  ces  doutes,  Charron  définit  avec  précision  le  principe 
des  morales  nuancées.  «  Il  ne  faut  pas  entendre  à  ce  dernier  exploit 
sans  très  grande  et  très  juste  raison  afin  que  ce  soit  comme  ils  disent 
evloyo;   IfyêfWfî ,  une  honnête  et  raisonnable  issue  et  départie.  » 

C'est  être  «  trop  léger  et  difficile  »  de  rompre  compagnie  pour 
peu  de  chose,  et  Charron  se  sépare  de  Montaigne  en  déclarant  que 
Caton  n'avait  pas  le  droit  de  se  détruire.  Mais  que  d'autres  puis- 
sent avoir  ce  droit,  il  ne  le  met  pas  en  question.  Voici  sa  conclusion  : 
«  C'est  un  grand  trait  de  sagesse  de  savoir  connaître  le  point  et 
prendre  l'heure  de  mourir;  il  y  a  à  tous  une  certaine  raison  de 
mourir  :  les  uns  l'anticipent,  les  autres  la  retardent  :  il  y  a  de  la 
faiblesse  et  de  la  vaillance  en  tous  les  deux,  mais  il  faut  de  la  discré- 
tion. »  Combien  ont  survécu  à  leur  gloire!  «  Il  y  a  un  certain  temps 
à  cueillir  le  fruit  de  dessus  l'arbre  :  si  davantage  il  y  demeure,  il  ne 
fait  que  perdre  et  empirer,  c'eût  été  aussi  grand  dommage  de  ne 
le  cueillir  plus  tôt  »  (2). 

Je  n'ai  rien  trouvé  sur  le  suicide  dans  les  ouvrages  de  Charondas, 
ni  dans  les  Dialogues,  si  hardis  au  point  de  vue  moral,  de  Bruès. 
Dans  le  Discours  des  Passions  humaines  prononcé  à  l'Académie  du 
Palais,  en  présence  de  Henri  III,  il  y  a  un  mot  d'éloge  pour  Thé- 
mistocle,  qui  aime  mieux  se  tuer  que  «  d'aller  contre  sa  patrie  »  (3) 
Pierre  de  Lostal  parle  avec  admiration  des  suicides  d'Annibal,  de 
Decius,  de  Curtius,  de  Charondas  (4)  Michel  de  L'Hospital  parle  sur 
le  même  ton  de  la  mort  de  Socrate  (5).  Quelques  traits  sont  intéres- 
sants par  l'incertitude  qu'ils  expriment.  Philippe  de  Mornay,  dans 
son  Discours  de  la  Vie  et  de  la  Mort,  développe  si  longuement  l'idée 
que  la  mort  est  un  bien  qu'emporté  par  son  raisonnement,  il  finit 
par  dire  :  «  A  ce  compte  »,  on  devrait  «  se  précipiter  »;  bien  vite, 
il  ajoute  :  «  Erreur!  la  vie  est  un  combat,  nous  ne  devons  pas  déser- 
ter; quant  à  la  mort,  il  ne  faut  ni  la  fuir  ni  la  chercher  (6).  »  On 
ne  peut  s'empêcher  de  penser  :  qu'est-ce  qu'un  bien  qu'il  ne  faut 
pas  chercher?  La  Primaudaye,  dans  son  Académie  françoise,  cite 
les  suicides  de  Caton,  de  Brutus,  de  Cassius,  comme  autant  de 
«  magnanimités  ».  Puis,  se  ravisant,  il  écrit  :  «  Si  est  ce  qu'il  ne  faut 
pas  que  celui  qui  craint  Dieu  et  lui  veut  obéir  s'oublie  tant  que 
pour  aucune  occasion  que  ce  soit  il  avance  la  fin  de  ses  jours  (7).  » 
Dampmartin   déclare,   lui,   qu'il   n'est  pas   d'accord  avec    ceux    qui 


(1)  De  la  Sagesse,  II,  11  parag.  18.  (2)  Ibid.  (3)  Page  272.  (4)  Discours 
XVII.  (4)  Traité  de  la  réformation  de  la  Justice  (I.  p.  199  ;  cf.  p.  145). 
(6)  p.  68,  69,  70,     (7)  Chapitre  xxvn. 


LA    MORALE     NUANCÉE  :    LES    MŒURS  537 

«  réputent  courageux  »  Caton,  Cassius  et  Brutus.  Ils  ont,  au  con- 
traire, manqué  de  courage  et  de  constance.  Mais,  dans  le  même 
ouvrage,  on  lit  que  Persée  était  si  perdu  de  cœur  »  que,  si  une  fois, 
on  a  lu  cet  endroit,  on  passe  volontiers  par-dessus  et  on  en  détourne 
les  yeux  ainsi  que  d'un  laid  et  difforme  tableau  de  la  vie  humaine  », 
et,  un  peu  plus  loin  :  La  mort  d'Othon  fait  oublier  tout  ce  qu'il 
avait  fait  auparavant  et  le  met  au  rang  des  hommes  magnanimes, 
«  autant  qu'un  païen  le  pourrait  être  »  (i).  Ainsi,  là  même  où  les 
philosophes  essaient  de  répudier  la  morale  nuancée,  elle  s'impose 
encore  à  eux,  et  ils  n'arrivent  pas  à  s'en  délivrer. 

Dans  les  mœurs,  la  morale  nuancée  s'affirme  plus  timidement. 
D'après  Bourquelot,  il  s'opère  au  xvie  siècle  «♦une  sorte  de  réaction  » 
en  faveur  de  la  mort  volontaire  :  elle  fait  moins  d'horreur  et  devient 
plus  fréquente  (2).  Au  contraire,  à  en  croire  Desjardins,  «  le  sui- 
cide est  rare  au  xvr*  siècle  »  (3).  Les  renseignements  dont  nous  dis- 
posons ne  permettent  pas  de  choisir  entre  ces  deux  affirmations. 

Le  père  de  Montaigne  voit  a  tenir  compte  de  bien  vingt  et  cinq 
maîtres  de  maison  qui  s'étaient  défaits  eux-mêmes  en  une 
semaine  »  (4).  Malheureusement,  on  ne  sait  pas  si  ce  compte  porte 
sur  une  ville  ou  un  pays. 

Henri  Estienne,  partisan  résolu  de  l'ancienne  morale,  écrit  : 
«  Quant  à  notre  siècle,  nous  avons  les  oreilles  battues  »,  tant 
d'hommes  que  de  femmes  qui  meurent  volontairement  :  il  y  a  les 
filles  qui  se  tuent  pour  n'être  pas  violées,  les  femmes  qui  se  tuent 
après  l'avoir  été,  les  femmes  trompées  qui  meurent  par  dépit,  les 
amants  qui  cèdent  à  une  peine  de  cœur,  les  meurtriers  involontaires 
qui  se  tuent  de  désespoir,  les  usuriers,  «  et  généralement  sont  sujets 
à  cette  infâme  et  tant  exécrable  mort  tous  ceux  auxquels  la  con- 
cience  fait  le  procès  »  (5).  Les  gens  d'Eglise  ne  se  tuent  pas  moins 
que  les  séculiers  (6).  L'expression  :  «  nous  avons  les  oreilles  bat- 
tues »  donnerait  bien  à  penser  que,  dans  le  monde  où  vit  Etienne, 
le  suicide  n'est  pas  chose  très  rare.  Mais  l'indication  est  vague.  Sans 
doute,  le  texte  a  l'air  de  dire  qu'il  y  a  des  suicides  à  la  mode.  Seule- 
ment, c'est  en  vain  qu'on  cherche  trace  de  ces  modes  dans  les 
Mémoires  de  l'époque.  Lestoile  signale  un  certain  nombre  de  morts 
volontaires,  mais  sans  parler  d'épidémie  (7).  Dans  le  Journal  d'an 


(1)  Du  bonheur  de  la  court,  108,  112,  113.  (2)  Bourquelot.  art.  cité, 
p.  464.  (3)  A.  Dejardins,  Les  sentiments  moraux  au  xvie  siècle,  P.  1887. 
p.  142.  (4)  Essais.  II,  3.  (5)  Introduction  au  Traité  de  la  conformité 
des  merveilles  anciennes  avec  les  modernes,  chap.  xviii  (éd.  Ristelhueber, 
I,  401,  402).  (6)  Ibid.,  ch.  xxiv  (II,  68).  (7)  J'en  compte  sept^de  juillet 
1576  à  février  1587:  18  juillet  1576,  29  sept.  1578,  août  1582,  7  mai  1584, 
25  mai  1584,  30  janvier  1586,  6  février  1587. 


538  LE    XVIe    SIÈCLE 

bourgeois  de   Pu  ris,   sous  François   Ier,  je    note  en    tout    deUl     sui- 
cides (i);  j'en  ii<»lc  un  dans  €h;tss;mion  (•.>);  je  n'en  vois  aucun  d 
Moulue  ni  clans  les  Mémoires  de  d'Aubigné. 

Du  moment  qu'il  n'y  a  pas  de  modes,  la  morale  nuancée  n'a  pas 
sur  les  mœurs  le  même  empire  qu'elle  avait  dans  la  société  antique. 
Mais,  si  elle  s'affirme  timidement,  je  crois  bien  pourtant  qu'on  la 
voit  se  glisser  dans  l'opinion  mondaine,  dans  les  conversations. 

Montaigne  conte  qu'un  prisonnier  de  qualité  étant  sur  le  point 
d'être  condamné,  la  famille  aposte  un  prêtre  pour  lui  dire  de  se 
recommander  à  un  saint  et  de  se  laisser  mourir  de  faim.  «  II  l'en 
crut,  et,  par  ce  moyen,  se  défît  sans  y  penser  de  la  vie  et  du  danger.  » 
L'anecdote  prouve  que,  dans  le  monde  noble,  le  suicide  déshonore 
moins  que  l'exécution  par  la  main  du  bourreau  (3). 

A  la  "bataille  de  Cérisoles,  le  duc  d'Enghien,  se  croyant  vaincu, 
essaie  par  deux  fois  de  se  tuer.  Bien  entendu,  il  n'est  pas  question 
de  le  punir.  Mais  il  semble  qu'il  y  ait  déjà  quelque  flottement  dans 
l'opinion.  Les  Romains  pouvaient  faire  cela,  dit  Monluc;  les  chré- 
tiens, non  :  a  chacun  en  disait  lors  sa  râtelée  »  (4). 

Brantôme,  qui  juge  en  homme  du  monde,  sans  prétention  à  la 
philosophie,  dit  à  propos  du  célèbre  suicide  de  Strozzi,  qu'il  se  coupe 
la  gorge  «  autant  généreusement  que  patiemment  »  (5). 

Parlant  d'un  maître  d'armes  qui  se  tue  après  avoir  été  touché 
deux  fois  dans  un  assaut  par  un  élève,  Brantôme  écrit  :  «  Quelle 
humeur,  quelle  résolution  et  quel  courage  d'homme!  Ce  trait  ne  tient 
pas  du  chrétien.  Car  il  ne  nous  est  pas  permis  de  partir  de  la  garni- 
son de  cette  vie  sans  le  congé  du  grand  capitaine  qui  est  notre  sou- 
verain Dieu;  et  pour  ce  ne  devons  nous  louer  sa  mort;  mais  le  cou- 
rage et  l'âme  généreuse  sont  dignes  de  toute  louange  »  (6). 

Les  suicides  des  femmes  inspirent  à  Brantôme  des  réflexions  assez 
diverses,  a  Une  femme,  dit-il,  ne  doit  pas  révéler  à  son  mari  la  bâtar- 
dise d'un  enfant  :  ce  serait  s'exposer  à  se  faire  tuer,  et  il  est  défendu 
«  de  pourchasser  la  mort.  »  «  Non  pas  même  est  permis  à  une  femme 
de  se  tuer,  de  peur  d'être  violée  ou  après  l'avoir  été,  autrement  elle 


(1)  Edit.  Lalanne,  P.  1854.  p.  327  et  436.  (2)  Les  grandes  et  redou- 
tables jugements  et  punitions  de  Dieu  (attribué  par  Brunet  à  Chassanion), 
1582,  p.  140.  Il  s'agit  du  suicide  de  Bonaventure  des  Périers.  Les  suicides 
politiques  semblent  particulièrement  rares.  Quand  Henri  IV  entre  à  Paris, 
Mme  de  Montpensier  demande,  d'après  Lestoile,  (éd.  Champollion-Figeac, 
p.  218)  qu'on  lui  donne  un  coup  de  poignard  dans  le  sein,  mais  elle  s'en  tient 
à  cette  demande.  (3)  Essais,  II,  3.  (4)  Monluc,  Mémoires,  P.  1865,  I,  p.  275. 
(5)  Œuvres,  éd.  Lalanne,  IV,  136.  Strozzi,  [ajoute  Brantôme,  avait  des 
opinions  approchantes  «  d'aucuns  anciens  Romains,  de  ces  braves  qui,  pour 
immortaliser  leur  nom,  ne  craignaient  pas  de  se  défaire  eux-mêmes.  Aussi  a-t- 
on dit  de  lui  qu'il  était  sceptique  et  mauvais  chrétien».     (6)  T.  IV,  p.  15-16. 


LA    MORALE    NUANCÉE  ■    LES    MŒURS  539 

pécherait  mortellement.  »  Cependant,  ajoute  Brantôme,  sainte 
Sabine  et  sainte  Sophronienne  sont  excusées  des  Pères  de  l'Eglise, 
et  de  même,  en  1670,  une  demoiselle  cypriotte  s'est  tuée  pour  sauver 
son  honneur  (1). 

Madallena  de  Sozia  tue  son  mari  puis  elle  se  tue  elle-même,  en 
laissant  cette  phrase  en  guise  d'épitaphe  :  «  Et  à  moi  aussi  je  me 
suis  donné  la  mort  par  faute  d'entendement.  »  «  Elle  fit  bien  aussi 
de  la  sotte  de  se  faire  mourir  »,  s'écrie  Brantôme;  il  ajoute,  d'un  ton 
moins  chrétien  :  Elle  eût  mieux  fait  de  «  se  donner  du  bon  temps 
par  après  »  (2). 

A  propos  d'une  dame  qui  se  tue  après  l'assassinat  de  son  mari, 
il  écrit  :  «  Tant  y  a  qu'il  eût  mieux  valu  que  cette  dame  eût  employé 
ses  jours  à  regretter  son  mari  et  &  venger  sa  mort  que  de  se  la 
donner  soi  même,  ce  qui  ne  servit  de  rien,  sinon  à  quelque  revanche 
vaine,  ainsi  que  j'en  ai  ouï  discourir  à  aucunes  la  blâmant;  mais, 
pourtant,  quant  à  moi,  je  ne  la  puis  assez  que  louer  ni  elle  ni  toutes 
autres  dames  veuves  qui  aiment  leur  mari  mort  aussi  bien  que 
vivant  »  (3).  Et  ailleurs,  Brantôme  constate  que  des  suicides  de  ce 
genre  sont  bien  rares.  C'est  un  propos  de  veuve  que  de  crier  en 
pleurant  :  «  Si  ce  n'étaient  ces  petits  enfants,  non,  je  me  tuerais 
tout  à  l'heure  ))  (4);  mais  pour  ce  qui  est  de  le  faire  : 

Le  temps  n'est  plus,   belle   bergeronette... 

«  il  ne  se  trouve  plus  de  ces  sottes  et  folles  de  jadis;  aussi  que  notre 
saint  christianisme  nous  le  défend  ;  ce  qui  sert  beaucoup  aujourd'hui 
à  nos  veuves  d'excuses  et  qui  disent  sans  qu'il  est  défendu  de  Dieu 
elles  se  tueraient;  et  par  ainsi  couvrent  leur  moumon  (5).  » 

Si  je  cite  toutes  ces  phrases,  c'est  qu'elles  sont  sans  doute  un  der- 
nier écho  des  conversations  mondaines  du  xvie  siècle;  du  bout  des 
lèvres,  les  gens  du  monde  reconnaissent  que  «  le  saint  christiar 
nisme  »  interdit  le  suicide.  Mais,  quand  le  motif  en  est  noble,  ils 
s'empressent  d'ajouter  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  brave  et  de  plus  géné- 
reux. Et  déjà  paraissent  les  plaisanteries,  ennemies  redoutables  de 
l'ancienne  morale  :  ceux  qui  invoquent  la  religion  sont  au  fond 
tout  heureux  et  tout  aises  d'avoir  ce  prétexte  pour  ne  pas  se  tuer. 
La  doctrine  de  saint  Augustin  sert  aux  belles  éplorées  à  couvrir  leur 
momon. 

Ainsi,  roman,  théâtre,  philosophie,  lancent  hardiment  des  for- 
mules nouvelles.  Dans  les  mœurs  même,  on  voit  poindre  la  morale 
nuancée.  Est-ce  à  dire  qu'elle  va  triompher  sans  combat?  Il  s'en  faut. 


(1 
(5) 


1)  T.  IX,  p.  137,     (2)  T.  IX,  p.  656.     (3)  T.  IX,  p.  652.     (4)  T.  IX,  p.  657 
T.  IX,  p.  665. 


540  LE   XVIe   SIECLE 

La  morale  populaire  est  naturellement  intacte.  Et  Montaigne  n 
a  prévenus  qu'au-dessus  des  «  apprentifs  »  qui  lancent  les  i 
neuves,  il  y  a  le  «  cathedrant  »  qui  décide. 

La  décision  du  cathedrant  est  prise  :  l'Eglise  se  prononce  réso- 
lument en  faveur  de  l'ancienne  doctrine,  contre  la  morale  nuancée. 


II 

La  morale  simple  ;  L'Église  se  prononce  en  faveur  de  la  morale  simple  : 
1)  le  droit  canonique  est  maintenu  et  appliqué  comme  précédemment  ;  2) 
les  casuistes  sont  assez  rigoureux  sur  la  question  de  la  mort  volontaire 

Roman,  théâtre,  philosophie,  tout  ce  qui  porte  les  idées  nou- 
velles passe  bien  au-dessus  du  peuple.  Etant  donné  l'idée  chrétienne 
que  la  morale  est  la  même  pour  tous,  la  lutte  devait  donc  éclater 
tôt  ou  tard  entre  les  sentiments  populaires  et  la  doctrine  de  l'élite. 
Mais,  si  toute  l'élite  eût  été  unanime,  c'eût  été  une  de  ces  luttes  silen- 
cieuses que  l'histoire  n'atteint  guère.  L'attitude  de  l'Eglise  en  décide 
autrement.  Dès  l'instant  qu'elle  se  prononce  en  faveur  de  l'ancienne 
morale,  un  conflit  public,  un  combat  de  doctrines  devient  inévi- 
table. 

En  principe,  il  n'y  avait  pas  de  raison  décisive  pour  que  l'Eglise 
du  xvie  siècle  fût  aveuglément  hostile  à  la  morale  nuancée. 

Le  haut  clergé  du  moyen  âge  était  resté  étranger  aux  rigueurs  du 
droit  coutumier;  l'élite  des  théologiens  n'avait  pas  essayé  de  justi- 
fier celles  du  droit  canonique.  A  priori,  rien  n'empêche  l'Eglise, 
affranchie  de  l'esprit  féodal  et  de  l'esprit  scolastique,  de  prendre  la 
direction  du  nouveau  mouvement  intellectuel,  de  reviser  ou  de  lais- 
ser tomber  le  Décret  de  Gratien,  et  même  les  formules  absolues  de 
saint  Thomas. 

Pour  mener  à  bien  cette  œuvre,  elle  n'a  qu'à  suivre  la  mode, 
c'est-à-dire  à  remonter  aux  textes. 

S'agit-il  du  Décret?  Sur  quoi  se  fondent  les  décisions  des  conciles 
de  l'époque  barbare,  assimilant  suicidés  et  condamnés?  Quel  pas- 
sage de  l'Ecriture  ou  des  Pères  les  autorise P  S'agit-il  de  la  doctrine 
absolue  reprise  par  le  moyen  âge  à  saint  Augustin?  Quel  écrivain 
chrétien,  en  dehors  de  saint  Augustin,  a  jamais  osé  condamner  le 
suicide  de  sainte  Pélagie?  Saint  Ambroise,  saint  Jérôme,  Eusèbe 
n'ont-ils  pas  exalté  à  l'envi  ceux  qui  meurent  volontairement  pour  la 
chasteté  ou*  la  foi?  Que  le  clergé  fasse  ces  réflexions,  et  on  imagine 
fort  bien  l'Eglise  laissant  tomber  peu  à  peu  l'ancien  droit,  avouant 
qu'il  y  a  suicide  et  suicide,  opposant  fièrement  les  martyrs  à  Caton, 
sainte  Pélagie  à  Lucrèce. 

En  fait,  c'est  le  contraire  qui  se  produit.  Le  droit  canonique  subr 


LA    MORALE    SIMPLE  :    LE    DROIT    CANONIQUE  541 

siste.  Les  casuistes  eux-mêmes  se  refusent  à  adoucir  nettement  l'an- 
cienne morale. 

Non  seulement  les  canons  du  vi°  siècle  passent  tels  quels  dans 
l'édition  officielle  du  Corpus  juris  canonici,  publiée  par  ordre  de 
Grégoire  XIII,  mais  conciles  et  statuts  synodaux  confirment  l'ancien 
droit.  Entre  i5o3  et  i5ig,  les  Statuts  synodaux  d'Etienne  Poneher, 
évêque  de  Paris,  déclarent  qu'on  ne  doit  pas  prier  pour  celui  qui  est 
mort  évidemment  en  état  de  péché  mortel,  «  comme  celui  qui  se 
précipite  ou  se  tue  d'autre  façon  »  (i).  En  i557,  les  Statuts  syno- 
daux publiés  par  l'évêque  de  Châlons  rappellent  que  la  sépulture 
ecclésiastique  doit  être  refusée  à  ceux  qui  se  tuent  propria  malicia, 
ex  desperatione  vel  iracundia  (2).  Le  refus  de  sépulture  est  également 
prescrit  par  le  concile  de  Lyon,  en  1577  C1)»  ^es  conciles  de  Reims  (2) 
et  de  Bordeaux  (3),  en  i583;  le  concile  de  Cambrai,  en  i586  (4);  le 
concile  de  Chartres,  en  1587  (5).  Tous  ces  textes  sont  rigoureux  : 
les  Statuts  de  Lyon  visent  ceux  qui  se  tuent  «  poussés  de  désespoir, 
de  courroux  ou  autrement  »;  le  concile  de  Reims  frappe  d'excom- 
munication ceux  qui  prendraient  soin  d'ensevelir  les  suicidés  :  qui 
autem  eos  sepeliendos  quacunque  ratione  procuraverint  excommu- 
nicatione  feriantur;  enfin,  les  Statuts  de  Paris  interdisent  expressé- 
ment les  prières  qu'autorisaient  les  Pénitentiels  du  vme  siècle. 

Il  est  vrai  que  l'application  du  droit  canonique  ne  devient  pas 
plus  rigoureuse  :  dans  les  romans,  on  voit  parfois  accorder  la  sépul- 
ture, voire  des  funérailles  somptueuses  à  certains  suicidés  (6).  En 
1578,  un  conseiller  au  Parlement  de  Paris  se  tue  pour  mettre  fin  à 
de  cruelles  souffrances,  et  «  néanmoins  fut  solennellement  enterré, 
sous  couleur  qu'on  avait  fait  courir  le  bruit  qu'il  était  en  fièvre 
ardente  et  frénétique  »  (7).  Il  est  fort  possible  que,  comme  au  moyen 
âge,  les  grands  échappent  aux  rigueurs  du  droit  canonique.  Mais 
cela   ne  veut   pas  dire   qu'elles  soient  en   général   inappliquées. 

Despeisses  dit  que  quand  quelqu'un  s'est  homicide  par  extrême 
pauvreté,  le  mort  n'est  pas  justicié,  «  mais  on  dit  que  le  corps  de 
tel  sera  privé  de  sépulture  en  terre  sainte  »  (8).  Ce  «  on  dit  »  désigne 


(1)  Sibour,  Actes  de  l'Eglise  de  Paris  (P.  1854),  p.  126-127.  Les  statuts 
refusent,  en  outre,  la  sépulture  ecclésiastique,  Le  refus  est  également 
prescrit  par  les  Statuts  d'E.  du  Bellay,  évêque  de  Paris  (1551-1563).  Ibid., 
p.  129.  (2)  Statuta  synodalia,  etc.,  (Bibl.  nat.,  B.  2273).  (1)  Statuts 
et  \ordonn.,  synod,  de  V église  métropol.  de  Lyon,  publiés  au  concile  de 
Lyon,  Lyon,  1577,  p.  35.  (2)  Mansi  (réimpression),  t.  XXXIV,  c.  683. 
(3)  Ibid.,  c.  745.  (4)  Ibid.,  c.  1241.  (5)  Statuta  in  sacra  synodo  Carnotensi 
promulgata,  P.  1587  (B.  nat.,  B.  5417).  (6)  Les  facétieuses  journées, 
VIe  journée,  nouvelle  3  ;  Le  Printemps  d'Yver,  p.  139  ;  Comptes  du  monde 
adventureux .  (XVIII  -(t,  I.  p.  103).  (7)  Lestoile  (éd.  Michaud-Poujoulat. 
P.  1837,  p.  105).     (8)  Despeisses,  Œuvrest  Lyon,  1660,  t.  II,  p.  708. 


512  T^K    XVIe    SIÈCLE 

I huile    nu.-  cl.V'iHun    de   la   justice   séeuliêie  dictant  au  <  ! 
sentence.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  la  peine  canonique  est  appli- 
quée, là  même  nu  la  peine  eoutuniiere  ne  l'est  pas. 

Même   la    |>einc  macabre  de  l'exhumation  ne  disparaît  pas    :  en 
i5ç)(>,    un    nommé     Bocquet,   .n\ant     perdu   un     procès,    se   tue. 
enfants   parviennent   à  cacher  le  suicide  et  le   font  porter  à   Saint- 
Innocent.  Mais  la  vérité  du  fait  ayant  été  découverte,   le  corp- 
déterré  (i). 

Les  clercs  même  n'échappent  pas  toujours  à  ces  pénalités.  En 
i524,  Guillaume  Le  Conte,  chanoine  à  Rouen,  se  tue.  On  l'ignore  et 
on  l'enterre.  Mais  bientôt,  le  bruit  se  répand  qu'il  y  a  eu  suicide  • 
le  corps  est  exhumé  de  la  cathédrale,  la  cathédrale  réconciliée;  il 
semble  bien  que  le  Parlement  confisque  les  biens,  malgré  l'opposi- 
tion du  Chapitre;  enfin,  le  domestique  du  chanoine  demande  à  être 
relevé  de  l'excommunication  qu'il  a  encourue  en  ne  révélant  pas  le 
suicide  de  son  maître  (2). 

Non  seulement  le  droit  canonique  subsiste,  mais  la  morale  écrite 
ne  s'assouplit  pas. 

Le  Catéchisme,  du  Concile  de  Trente  coupe  court  à  toute  velléité 
de  réforme  en  condamnant  le  suicide  sans  aucune  réserve  (3).  Saint 
François  de  Sales,  dans  une  Digression  sur  l'imperfection  des  vertus 
des  païens  condamne  nettement  la  théorie  stoïcienne  qui  permet  à 
l'homme  de  sortir  de  cette  vie.  Ni  Caton  ni  Lucrèce  ne  trouvent 
L-ràce  devant  lui.  Il  s'en  tient  à  la  doctrine  de  saint  Augustin  sans 
l'atténuer  par  un  mot  d'estime  ou  de  pitié  (4). 

Je  ne  me  suis  pas  attardé  à  chercher  dans  la  littérature  catholique 
lu  xvie  siècle  toutes  les  déclarations  relatives  à  la  mort  volontaire. 
Il  m'a  paru  que  le  témoignage  des  casuistes  (5)  était,  sur  ce  point, 
décisif.  Ils  sont  célèbres  par  l'effort  qu'ils  ont  tenté  pour  adoucir 
l'ancienne  morale  :  là  où  ils  la  relâchent,  on  ne  saurait  prétendre 
que  ce  relâchement  soit  approuvé  par  l'Eglise  entière;  mais,   lors- 


(1)  Lestoile,p.  277.  (2)  Beaurepaire,  article  cité, p.  136.  (3)  Catéchisme  du 
Concile  de  Trente.  (4) Saint  François  de  Sales,  De  V amour  de  Dieu,  XI,  ch.  x 
(Œuvres  P.  1652).  (5)  J'ai  pris  la  liste  des  principaux  casuistes  dans  le  Dict. 
de  Théologie  du  Vacant,  (art.  Casuistique).  Editions  citées  dans  ce  chapitre  : 
Benedicti  La  Somme  des  péchez  et  le  remède  d'iceux,  P.  1601  ;  Caietan,  Commen- 
taires sur  Saint  Thomas  (cités  d'après  l'édition  de  saint  Thomas  indiquéep. 423)  ; 
Comitolus,  Responsamoralia.  nlle  éd.,  Rouen.  1709;  Barthélémy  Fumus,  Sum- 
uiaaurea,  Lyon,  1683;  Lessius,  De  Justitiaaliisque  virtutibusmorum,  libri  IV, 
Lyon,  1630  ;  Navarrus,  Enchiridion  sive  Manuale  Confessariorum  ac  paeni- 
ientium.  s.  1.  n.  .  d;  Suarez,  Tractatus  de  legibus  et  de  Deo  législature,  Anvers, 
1613;  De  fide,  spe  et  charitate  (Migne,  Summa,  1848)  ;  Toleti,  Summa  casuum 
1.  V,  ch.  6,  p.  554-557.  (lJBenedicti^  La  somme  des  Péchez  et  le  remède  dHceux% 
■conscientiae,  Cologne,  1610. 


LA    MORALE    SIMPLE  :    LES    CASUISTES  543 

qu'ils  sont  intransigeants,  on  peut  croire  sans  témérité  que  cette 
indulgence  ne  leur  est  pas  propre.  —  Or,  sur  la  question  du  suicide, 
ils  maintiennent  dans  l'ensemble  la  doctrine  du  moyen  âge. 

Barthélémy  Fumus  consacre  à  la  question  une  ligne  :  il  n'est 
jamais  permis  de  se  tuer  (i). 

Caietan,  étudiant  le  cas  des  saintes  qui  se  sont  tuées,  dit  qu'un 
théologien  a  proposé  de  les  excuser  pour  deux  raisons  :  i°  elles  n'ont 
pas  eu  l'intention  de  se  tuer,  mais  celle  se  sauver  leur  honneur; 
2°  elles  ignoraient  la  loi.  Mais  cette  subtilité  ne  trouve  pas  grâce 
devant  Caietan  :  la  première  raison  est  ridicule;  quant  à  la  seconde, 
il  n'est  pas  possible  qu'on  ignore  la  loi  qui  défend  de  se  détruire, 
car  l'amour  de  soi  est  chose  naturelle  (2). 

Navarrus  ajoute  à  la  condamnation  du  suicide  en  général  les  pré- 
cisions suivantes  :  c'est  pêcher  mortellement  que  de  souhaiter  la  mort 
prœ  ira,  impatientia,  dedecore,  paupeiiate,  sen  ob  quodvis  aliud 
infortunium;  si  un  clerc  ou  un  moine  a  porté  la  main  sur  lui-même 
il  encourt  eu  de  causa  l'excommunication;  c'est  péché  que  de  s'offrir 
au  martyre  ou  d'avoir  l'intention  de  s'y  offrir  principalius  ob  vitœ  suce 
tœdium,  vel  alium  finem  pravum;  c'est  péché  que  d'abréger  sa  vie 
par  des  abstinences  téméraires  ;  enfin  celui-là  pèche  aussi  qui,  à 
cause  de  sa  misère,  «  souhaite  délibérément  de  ne  jamais  être 
né  (3).  » 

D'après  Toîet  (4),  le  suicide  «  immédiat  »  n'est  jamais  licite,  étant 
contraire  à  la  justice,  à  la  charité  et  aux  droits  de  Dieu.  Celui-là 
pèche  également  qui  donne  à  quelqu'un  le  conseil  ou  l'ordre  de  le 
tuer,  ou  qui  donne  la  main  à  ce  meurtre  ou  qui,  pouvant  l'empêcher, 
ne  l'empêche  pas.  Par  contre,  on  peut  «  se  bisser  tuer  »,  quand  on 
doit  ou  mourir  ou  renier  la  foi,  quand  il  y  va  du  bien  de  l'état,  du 
salut  d'un  ami,  du  bien  du  prochain,  et  enfin  quand  on  est  condamné 
à  mort.  Maintenant  un  accusé  fait  prisonnier  peut-il  s'enfuir,  même 
coupable?  Oui,  d'après  Sotus,  mais  d'autres  sont  d'avis  contraire, 
etTolet  ne  conclut  pas.  Un  homme  condamné  à  mourir  de  faim  peut- 
il,  si  le  moyen  lui  en  est  offert,  se  nourrir  ?  Il  le  peut,  dit  Tolet,  qui 
ajoute  :  Caietan  est  d'avis  qu'il  le  doit.  Un  homme  condamné  à 
mourir  par  le  poison  a-t-il  le  droit  de  boire  le  poison  ?  Oui,  d'après 
Victoria,  non  d'après  Sotus.  Pas  de  conclusion.  Enfin  les  danseurs 
de  corde  et  ceux  qui  combattent  les  taureaux  pèchent-ils  mortel- 
lement ?  Non. 

Celui  qui  se  tue,  dit  Renedicti,   pèche  contre  la  loi   «   naturelle, 
divine  et  humaine.  »  Achitophel  et  Saûl,  «  selon  aucuns  »,  et  en  tout 


(1)  P.  562.  (2)  Comment,  sur  saint  Thomas,  II,  2,  qu.  CXX1V,  t.  X, 
p.  28.  (3)  Enchiridion,  ch.  xv,  p.  313-314.  (4)  Summa.  1,  V.  ch.  6,  p.  554- 
557. 


544  LE    XVIe   SIÈCLE 

cas  Judas,  Lucrèce,  Cléombrote,  Caton  sont  réprouvés.  Quanl  à  8 
son,  Razias,  Sainte-Sabine,  Sàinte-Sophronie  et  autres  saints  person- 
nages, «  qui  se  sont  occis  eux-mêmes  »,  ils  ont  agi  par  un  mouve- 
ment  particulier  du  saint  esprit,  «  chose  qu'il  ne  faut  pas  tirer  en 
conséquence.  » 

Non  seulement  on  n'a  pas  le  droit  de  se  tuer.  Mais  il  ne  faut  pas 
«  maugréer  la  vie  »  ou  souhaiter  de  n'être  pas  né. 

Pèche  encore  celui  a  qui  se  fait  tuer  à  un  autre  »  ou  se  précipite 
«  à  son  escient  au  danger  d'estre  occis  ».  Car  «  qui  s'expose  au  péril 
probable  de  mort,  il  est  homicide  de  soi-même,  comme  les  soldats 
qui  se  jettent  au  danger  manifeste  afin  qu'ils  ne  soient  estimés  timides 
et  couards  »,  ou  comme  les  danseurs  de  corde. 

Pèche  qui  va  au  martyre  par  vaine  gloire  ou  «  pour  ennui  de  ne 
plus  vivre.  » 

a  La  personne  qui  se  tue  de  peur  d'être  violée  ou  après  l'avoir  été 
est  homicide  de  soi-même.  » 

Pèchent  enfin  ceux  qui,  étant  malades,  mangent  et  boivent  contre 
l'ordonnance  du  médecin,  ou  qui  refusent  de  «  prendre  médecine, 
saigner  et  autre  remèdes  »  :  c'est  là  tenter  Dieu  (i). 

Comitolus  résume  d'abord  les  arguments  de  saint  Augustin,  de 
saint  Thomas  et  d'Alexandre  de  Haies.  Puis  il  examine  la  question 
des  condamnés  à  mort.  Victoria  prétend  que  le  juge  peut  condamner 
un  coupable  à  prendre  du  poison.  Opinion  absurde.  On  ne  peut  con- 
damner quelqu'un  à  commettre  un  crime.  Maintenant  le  coupable 
condamné  à  mourir  de  faim  peut-il,  doit-il  se  nourrir  si  l'occasion 
lui  en  est  offerte  P  Les  théologiens  ne  sont  pas  d'accord  (2). 

Lessius  seul  discute  assez  longuement  avant  d'indiquer  ses  conclu- 
sions. Le  suicide,  dit-il,  est  interdit  d'abord  par  le  «  non  occides  », 
puis  par  le  précepte  qui  nous  ordonne  d'aimer  nos  ennemis  «  comme 
nous-mêmes  ». 

On  dit  :  nous  avons  le  droit  de  désirer  la  mort,  comment  n'aurions - 
nous  pas  le  droit  de  nous  la  donner  ?  Réponse  :  il  y  a  bien  des  choses 
qu'on  a  le  droit  de  désirer  et  non  de  faire. 

On  dit  encore  :  comment  prétendre  que  le  suicide  soit  défendu 
comme  nuisible  à  la  République  ?  Nous  avons  le  droit  d'aller  à  l'étran- 
ger et  cependant  ce  départ  porte  exactement  le  même  préjudice  à 
la  République.  Réponse  :  «  quoi  qu'il  en  soit  de  ce  raisonnement, 
le  suicide  est  contraire  à  la  justice  légale  qui  n'est  pas  de  moindre 
prix  mais  de  plus  haut  prix  que  la  justice  commutative  ». 

Troisième  objection  :  comment  dire  que  le  suicide  fait  tort  à  Dieu, 
puisque  des  saintes  se  sont  tuées  ?  A  ceia  deux  réponses  :  il  y  a  d'abord 


(1)  Benedicti,  La  somme   des   Péchez   et   le   remède   d'iceux.    1,    II,    ch.  4, 
p.  113-116.     (2)   Responsa  moralia,  1.  IV,  qu.  10,  p.  454-460. 


LA  MOBALE  SIMPLE    :   LES   CASUISTES  54â 

l'argument  de  saint  Augustin;  en  second  lieu,  ces  saintes  peuvent 
•être  excusées  per  ignorantiam  inculpatam.  En  effet,  «  se  tuer  pour 
le  salut  de  la  patrie  ou  la  sauvegarde  de  sa  pudicité  n'est  pas  un  mal 
si  évident  de  soi  qu'on  ne  puisse  s'y  tromper  sans  faute  et  croire  la 
-chose  licite.  »  Ce  ne  sont  pas  seulement  des  Païens,  mais  des  chrétiens 
«  fort  doctes  »  qui  ont  été  de  ce  sentiment. 

Dernière  objection  :  tous  les  arguments  ordinaires  tombent  s'il 
s'agit  d'un  condamné  à  mort.  En  se  donnant  la  mort,  il  ne  pèche 
pas  contre  la  charité,  il  ne  tue  pas  un  innocent,  il  n'est  pas  juge 
en  sa  propre  cause,  enfin  il  n'est  pas  plus  contraire  à  la  nature  de 
se  donner  la  mort  que  de  s'exposer  à  certains  tourments.  Réponse  : 
d'après  certains  docteurs,  il  n'est  pas  improbable  qu'un  condamné 
à  mort  puisse  en  effet  se  tuer  ;  mais  Lessius  est  d'avis  contraire,  parce 
qu'un  tel  suicide  est  contraire  à  «  l'inclination  de  la  commune 
nature  ». 

Suivent  quelques  conclusions  pratiques  :  on  peut,  sans  être  homi- 
cide de  soi-même,  s'offrir  au  juge  lorsqu'on  est  coupable;  on  peut, 
lorsqu'on  est  condamné  à  mourir  de  faim,  ne  pas  manger,  bien  que 
quelques  docteurs  soient  d'avis  contraire;  on  peut,  dans  l'extrême 
nécessité,  se  laisser  mourir  de  faim  pour  donner  son  pain  à  un  com- 
pagnon de  misère;  on  peut  s'offrir  à  un  coup,  se  objicere  telo,  pour 
sauver  la  vie  du  Prince;  on  peut,  dans  un  naufrage,  céder  à  autrui 
la  place  qu'on  occupe  sur  quelque  planche,  parce  que  ce  n'est  pas 
là  se  tuer,  mais  s'exposer  à  un  péril;  on  peut  faire  sauter  son  vaisseau 
pour  qu'il  ne  tombe  pas  aux  mains  de  l'ennemi;  on  peut  enfin,  dans 
un  incendie,  se  jeter  du  haut  d'une  tour  cum  certo  vitœ  periculo 
parce  qu'on  n'a  pas,  ce  faisant,  l'intention  de  se  tuer,  mais  celle 
d'éviter  un  supplice  (i). 

Suarez,  traitant  la  question  de  savoir  si  l'on  est  tenu  de  penser 
à  soi,  sibi  consulere,  plus  qu'au  prochain,  dit  que,  d'après  saint 
Thomas,  on  ne  doit  pas  donner  à  un  autre  ce  dont  on  manquerait 
soi-même.  Si,  dans  un  naufrage,  on  cherche  à  saisir  une  planche,  on 
peut  permettre  à  un  autre  de  la  saisir.  «  Mais  il  en  va  autrement 
si  l'on  est  déjà  installé  sur  la  planche  :  dans  ce  cas,  céder  sa  place 
à  autrui,  ce  serait  se  jeter  soi-même  à  la  mer  et  avoir  une  part  posi- 
tive à  sa  propre  mort,  ce  qui  n'est  jamais  licite  (2).  » 

Comme  on  voit,  la  doctrine  des  casuistes  du  seizièmes  siècle  est; 
sensiblement  la  même  que  celle  des  casuistes  contemporains.  Je  n& 
dis  pas  qu'ils  ne  fassent  aucune  concession  à  la  morale  nuancée  1 


(1)  Lessius,  De  justitia,  etc.,  1.  II,  ch.  9,  p.  73.     (2)   De  fidet  spe  et  chàri- 
taie,  p.  1175.  Dans  le  Tractatus  de  legibus  et  de  Deo  législature  (1.  V,  ch.  7 
p.  327),  Suarez  traite  la  question  du  coupable  condamné  à  mourir  de'  faim 
mais  sans  donner  de  solution  personnelle.  É 


33 


540 

leur  théorie  du  suicide  indirect  en  est  une,  et  elle  n'e.-t  paa  muins 
développée  alors  qu'aujourd'hui.  Mais,  tandis  qu'elle  se  glisse  par  la 
porte  basse,  la  vieille  inorale  du  moyen  âge  Pègne  toujours  en  sou- 
veraine. 

Non  seulement  les  casuistes  n'admettent  rien  des  idées  stoïciennes 
qui  séduisent,  autour  d'eux,  Du  Vair,  d'Urfé,  Montaigne,  Charron, 
mais  ils  ne  daignent  même  pas  les  discuter  (i).  On  vient  de  voir  com« 
ment  Lessius  essaie  d'excuser  Caton  :  son  acte,  qui,  pour  d'autres, 
est  un  des  plus  beaux  efforts  où  puisse  se  hausser  la  volonté  de 
l'homme,  devient  une  bévue  morale  !  Encore  Lessius  est-il  seul  à 
accorder  ce  pardon  dédaigneux  :  pour  Bénédicti,  Gaton  et  Lucrèce 
sont  réprouvés  comme  Judas. 

D'autre  part,  le  seul  fait  de  poser  certaines  questions  trahit  une 
aversion  véhémente  pour  le  suicide  :  il  faut  sans  doute  en  avoir 
bien  horreur  pour  en  arriver  à  se  demander  si  un  coupable  a  le 
droit  de  se  dénoncer,  si  un  homme  condamné  à  périr  par  le  poison 
a  le  droit  d'ouvrir  la  bouche,  si  l'on  peut,  dans  un  naufrage,  préférer 
la  vie  d'autrui  à  la  sienne  propre. 

Par  les  solutions  qu'ils  donnent  à  ces  problèmes,  par  le  soin  qu'ils 
ont  d'interdire  moins  la  volonté  de  mourir,  (impliquée  dans  le  sui- 
cide indirect),  que  le  fait  matériel,  l'acte  de  porter  la  main  sur  soi, 
les  casuistes  montrent  bien  que  l'Eglise  se  fait  désormais  l'interprète 
des  sentiments  populaires.  Pour  l'ancienne  morale  servile,  pour  le 
peuple,  ce  qui  est  grave  dans  le  'suicide,  c'est  le  suicide  lui-même. 
La  mort  est  déjà  chose  terrible.  Celle  qu'on  se  donne  à  soi-même 
est  deux  fois  horrible,  donc  criminelle.  Le  crime  n'est  pas  lié  au 
motif  qu'a  eu  le  coupable  :  il  est  dans  le  coup  dont  on  se  frappe, 
dans  l'élan  pour  le  saut  fatal,  dans  l'absorption  du  poison.  C'est 
parce  qu'elle  sent  bien  qu'elle  s'appuie  sur  un  sentiment  vigoureux 
que  la  casuistique  est  si  résolue.  Là  même  où  Lessius  se  rend  compte 
que  tous  ses  arguments  sont  en  défaut,  je  veux  dire  dans  la  question 
des  condamnés  à  mort,  il  déclare  tranquillement  :  le  suicide  est  con- 
traire à  la  nature.  —  A  quelle  nature  ?  Non  pas  certes  à  celle  de 
Caton  ou  de  Thraséas,  mais  à  celle  dont  s'inspiraient  Torphisme  et 
l'antique  morale  servile. 


(1)  On  le  regrette  à  peine  j  car,  lorsqu'il  discutent  ssur  d'autres 
points,  les  casuistes  ferment  les  yeux  ou  tournent  court  dès  que  se 
présente  une  difficulté.  Lessius  rapporte  une  critique  ingénieuse, de  l'argument 
social.  Que  répond-il  ?  «  Que  la  justice  légale  l'emporte  sur  la  justice  commu- 
tative  ».  De  même  il  démontre  fort  bien  que  les  arguments  ordinaires  tombent 
dès  qu'il  s'agit  des  condamnés  à  mort,  mais  il  se  contente  à  répliquer  que  le 
suicide  est  toujours  contraire  à  l'inclination  de  la  commune  nature.  Ort  pour 
excuser  Caton,  il  dit  précisément  le  contraire.  Si  la  seule  nature  nous  avertit 
que  le  suicide  est  un  crime,  comment  alléguer  en  faveur  des  païens  ou  des 
saintes  Yignorantia  inculpata  ? 


5*7 


111 

'Les  deux  morales  et  le  droit  :  1)  La  question  du  suicide  ne  soulève  pas  encore 
de  controverses  passionnées  ;  2)  mais  la  lutte  inévitable  s'annonce  déjà 
a)  dans  les  écrits  des  jurisconsultes  ;  b)  dans  la  jurisprudence. 

Dès  l'instant  que  l'Eglise  se  prononce  résolument  en  sa  faveur,  la 
vieille  morale  .populaire  a  ses  théoriciens  tout  comme  la  morale 
nuancée.  Tôt  ou  tard,  une  lutte  ouverte,  des  controverses  violentes 
sont  inévitables. 

Cette  lutte  ne  s'engage  pas  tout  de  suite.  Les  protestants  n'essayant 
pas  de  lancer  sur  ce  point  une  morale  nouvelle  (i),  la  question  du 
suicide  ne  se  trouve  pas  mêlée  à  la- grande  controverse  théologique 
qui  domine  et  emplit  le  siècle.  Les  romans  opposent  bien  morale 
païenne  et  morale  chrétienne,  mais  il  n'y  a  aucune  âpreté  dans  les 
discussions  qu'ils  prêtent  à  leurs  héros.  Les  casuistes  ne  dénoncent 
pas  Montaigne,  Du  Vair  ou  Charron.  Montaigne,  de  son  côté,  évite 
le  fer  en  déclarant  par  avance  qu'il  se  soumet  à  la  décision  du  cathe- 
drant. 

Mais  l'inévitable  bataille  s'annonce  déjà  dans  les  écrits  des  juris 
consultes  et  dans  la  jurisprudence. 

La  loi  elle-même  n'est  pas  atteinte  par  les  idées  nouvelles.  Il  y 
a,  au  seizième  siècle,  quelques  grandes  Ordonnances  sur  les  matières 
criminelles  (2).  Aucune  d'elles  ne  parle  du  suicide. 

Le  droit  coutumier,  lui  aussi,  se  tait.  C'est  surtout  au  xvie  siècle 
que  se  fait  la  rédaction  officielle  des  coutumes.  Les  députés  aux- 
quels sont  soumis  les  projets  rédigés  par  les  praticiens  prêtent 
serment  de  signaler  tout  ce  qui  «  se  trouverait  rude,  dur,  rigoureux, 
déraisonnable  et,  comme  tel,  sujet  à  être  tempéré,  modéré  et  dû 
tout  corrigé,  tollu  et  abrogé  »  (3).  Or,  dans  les  Procès-verbaux  joints 


(1)  Je  n'ai  trouvé  aucune  déclaration  intéressante  sur  le  suicide 
dans  Calvin,  Théodore  deBèze,  Farel,  Viret.  Duplessis  Mornay,  on  l'a 
vu,  se  prononce  contre  la  mort  volontaire  sans  mémo  discuter,  comme  si 
la  question  ne  se  posait  pas.  D'Aubigné  conte  (Œuvres  <d.  Réaume  et 
Caussade,  I,  p.  12)  qu'en  1563,  se  trouvant  sans  ressources,  un  grand  désir 
le  prit  de  se  jeter  dans  la  Seine,  «  quand,  sa  bonne  nourriture  lui  faisant 
souvenir  qu'il  fallait  prier  Dieu  devant  toute  action  le  dernier  mot  de  sa 
prière  étant  la  vie  éternelle,  cela  l'effraya...  »  Les  protestants  n'ont  pas 
repris  à  leur  compte,  cela  va  sans  dire,  le  vieux  droit  canonique.  Mais  ils 
n'ont  pas  sur  la  question  du  suicide  une  doctrine  opposée  à  celle  des  catho- 
liques. (2)  Ces  Ordonnances  sont  énumérées  dans  le  livre  de  M.  Allard,  Hisi. 
de  la  justice  criminelle  au  XVIe  siècle,  Gand,  1868,  p.  415  ss.  (3)  Brissaud, 
p.  366. 


548  LE    XVIe    SIÈCLE 

au  texte  des  coutumes  par  Bourdot  de  Riehebourg,  je  ne  trouve  pas 
trace  d'un  seul  débat  relatif  au  suicide.  En  matière  de  confiscation 
on  voit,  en  certains  pays,  le  Tiers  état  réclamer  l'adoucissement  de 
la  coutume  (i);  mais  l'usage  de  traîner  et  de  pendre  les  corps  morts 
ne  soulève  aucune  objection.  Nul  ne  l'estime  donc  «  rude,  dur, 
rigoureux  ou  déraisonnable  ». 

Mais,  tandis  que  la  loi  demeure  immuable,  l'esprit  nouveau 
pénétre  dans  le  monde  des  jurisconsultes  et  atteint  la  jurispru- 
dence (2). 

Naturellement,  grâce  aux  travaux  des  grands  romanistes  du  xvi* 
siècle,  Alciat,  Hotman,  Cujas,  Doneau,  l'ancienne  législation  romaine 
devient  familière  aux  juristes.  Je  ne  m'attarde  pas  à  citer  tous  ceux 
qui  l'exposent.  Cujas  la  résume  très  clairement  dans  son  Commen- 
taire sur  les  Sentences  (3)  de  Paul  et,  fidèle  à  sa  méthode,  distingue, 
en  ce  qui  concerne  le  suicide  des  accusés,  les  diverses  phases  par 
lesquelles  passe  le  droit.  A  partir  du  seizième  siècle,  tous  les  juris- 


(1)  Dumoulin  dans  ses  Notes  sur  les  coutumes  de  France  mises  par  matières 
(mot  confiscation)  dit  qu'à  Montfort-l'Amaury,  le  Tiers  voulait  qu'en  cas  de 
confiscation,  la  moitié  des  biens  fût  réservée  aux  enfants  s'ils  étaient  plus  de 
quatre,  mais  l'Eglise  ne  voulut  pas  «  y  adhérer».  D'après  Dumoulin  (ibid.)t 
il  y  a  confiscation  totale  ou  partielle  dans  les  Coutumes  de  Paris,  Sens,  Mont- 
fort-l'Amaury, Troyes,  Vermandois,  Bourgogne,  Auxerre,  Paris,  Orléans, 
(2)  J'ai  pris  la  liste  des  principaux  criminalistes  (ou  jurisconsultes  ayant 
touché  au  droit  criminel)  dans  le  Manuel  de  Brissaud  et  dans  Allard,  Hiaê. 
de  la  Justice  criminelle,  1868.  Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  d'Argentrô, 
Commentaires  sur  la  Coutume  de  Bretagne  (dans  les  Coutumes  générales  du 
païs  et  duché  de  Bretagne,  Rennes,  1748)  ;  Ayrault,  Des  procès  faits  au  cadaver, 
aux  cendres,  à  la  mémoire,  aux  bestes,  choses  inanimées  et  aux  contumax  (livre  IV 
de  Y  Ordre,  formalité  et  instruction  judiciaire),  Angers,  1591  ;  Bacquet,  Œuvres, 
éd.  de  Ferrière,  P.  1688  ;  Barnabe  de  Vest,  CCXXXII  Arrests  célèbres  et 
mémorables  du  Parlement  de  Paris,  P.  1612;  Charondas  le  Caron,  Somme 
rural  avec  annotations,  P.  1603,  Responses  et  décisions  du  droict  français, 
P.  1637  ;  Chasseneux,  Commentarii  in  Consuetudines  Ducatus  Burgundiae  ; 
1573  ;  Clarus,  Sententiae  (B.  nat.,  F  509)  ;  Coras,  Arrest  mémorable  du  Par- 
lement de  Tholose  contenant  une  histoire  prodigieuse,  etc.,  P.  1572  ;  Cujas, 
Opéra,  t  IV,  P.  1577  ;  Damhoudère,  Praxis  rerum  criminalium,  Anvers, 
1616  ;  Dumoulin,  Les  notes  sur  les  Coutumes  mises  par  matière,  P.  1715  ; 
Duret,  Traité  des  peines  et  amandes,  Lyon,  1572  ;  Farinacius,  Praxis  et  theorica 
criminalis,  Francf.,  1610;  Grégoire  Syntagma  juris,  Lyon,  1582;  La  Roche 
Flavin,  Arrests  notables  du  Parlement  de  Toulouse,  Lyon,  1620  ;  Lebrun  de 
la  Rochette,  Le  procès  criminel,  Rouen,  1629  ;  Loysel,  Institutes  coutumières, 
éd.  Dupin-Laboulaye,  P.  1846  ;  Maynard,  Notables  et  singulière^  questions 
du  droict  escrit  décidées  et  jugées  par  arrests  mémorables  de  la  Cour  du  Par- 
lement de  Toulouse,  P.  1638  ;  Menochius,  De  arbitrariis  judicum  quaestionibus 
et  causis  Lyon,  1606  ;  Millaeus,  Praxis  criminis  persequendi,  1541  ;  Papon, 
Recueil  d' arrests  notables,  Lyon,  1519  et  P.  1565  ;  Anne  Robert,  Quatre  livres 
des  arrests  et  choses  jugées  par  la  Cour,  mis  en  français,  par  M.  G.  M.  D.  R.t 
P.  1611.  (3)  Cujas,  I,  p.  197  ;  cf.  Bodin,  Les  six  livres  de  la  République^ 
P.  1579,  1.  V,  ch.  in. 


LES  DEUX  MORALES  ET  LE  DROIT  549 

consultes  connaissent  dans  ses  grandes  lignes  la  doctrine  du  Digeste 
et  du  Code.  Aussitôt  la  lutte  se  trouve  engagée  entre  ceux  qui  veulent 
la  substituer  au  droit  coutumier,  autrement  dit  ne  plus  punir  le 
suicide,  et  ceux  qui  s'en  tiennent  aux  vieux  usages. 

Loisel,  dans  ses  Institutes  coutumières,  résume  fort  bien  l'ancienne 
législation  :  l'homme  qui  se  met  à  mort  par  désespoir  «  confisque 
envers  son  seigneur  »  ;  —  le  corps  du  désespéré  est  traîné  à  la  justice 
comme  convaincu  et  condamné  (i).  Damhoudére,  tout  en  voulant 
une  large  indulgence  en  cas  de  folie,  frénésie,  fièvre  chaude,  trouble 
mental,  maintient  strictement  le  principe  coutumier.  Quiconque  se 
tue  aut  ex  desperatione,  aut  ex  meticulosa  anxietate  perdendœ  vitœ> 
gloriœ,  aut  rerum  tempo ralium  perdendarum  timoré  aut  ex  alia 
simili  causa  et  malo  proposito  doit  être  traîné  et  pendu.  Il  y  a  en 
outre  confiscation,  là  où  c'est  l'usage.  En  cas  de  tentative  de  suicide, 
le  coupable  doit  être  puni  de  mort  selon  certains  auteurs,  selon 
d'autres  citra  mortem.  Damhoudére,  qui  tient  à  montrer  qu'il  connaît 
le  droit  romain,  ajoute  que,  d'après  Neratius,  il  est  interdit  de  porter 
le  deuil  des  suicidés.  Mais  l'exemple  des  anciens  Romains  qui  se  sont 
tués  ne  peut  tirer  'à  conséquence  :  ils  ont  eu  tort,  et  Aristote  les 
avait  condamnés  par  avance.  (2) 

Jean  Bacquet,  dans  son  Traité  des  droits  de  Justice,  parle  surtout 
de  la  procédure,  mais  se  prononce  en  faveur  de  l'ancien  droit  cou- 
tumier qu'il  justifie  au  double  point  de  vue  juridique  et  moral.  Il 
reconnaît  que  les  lois  de  Justinien  sont  fort  différentes.  Mais  ces 
lois  païennes  ne  sont  pas  reçues  en  France,  sauf  là  où  elles  sont 
conformes  au  droit  canonique.  (3)  Enfin  d'Argentré,  dans  son  com- 
mentaire de  la  Coutume  de  Bretagne,  défend  longuement  l'ancienne 
coutume  qui,  on  s'en  souvient,  punissait  le  suicide.  On  retrouve  en 
lui  un  peu  de  l'état  d'esprit  des  anciens  scoiastiques,  car  il  s'évertue 
à  montrer  que  les  païens  eux-mêmes  condamnaient  «  ceux  qui  se 
procuraient  la  mort.  »  Il  convient  malgré  tout  que,  dans  l'antiquité, 
il  y  avait  «  des  circonstances  où  la  chose  était  excusée.  »  Mais  c'est 
pour  ajouter  aussitôt  qu'on  ne  l'excuse  pas  parmi  les  chrétiens.  Non 
seulement  on  punit  le  suicide,  mais  on  punit  la  tentative  (d'Argentré 
ne  dit  pas  précisément  de  quelle  peine)  (4). 

Mais  en  face  de  ces  partisans  de  l'ancien  droit,  voici  que  surgissent 
les  idées  nouvelles. 

Les  grands  criminalistes  italiens,  Clarus  (5),  Menochius,  Farina  - 
cius  se  prononcent  en  faveur  de  la  doctrine  romaine.  Menochius 
revient  même  tout  à  fait  à  l'ancien  point  de  vue  aristocratique,  car, 


(1)  Numéros  837  et  838,  t.  II,  p.  211  et  212.  (2)  Praxis,  ch.  90,  pages  259- 
et  suiv.  (3)  Traité  des  Droits  de  Justice,  chap.  vu,  parag.  17  et  suiv. 
(4)  T.  III,  tit.  XXV,  art.  631.     (5)  Clarus,  1    V,  qu.  68. 


550  LE  xvi"  su.- 

après  avoir  expliqué  qu'on  peut  sévir  contre  le  condamné  qui  se  tu*, 
il  parle  dans  un  paragraphe  spécial  du  laqueo  suspensus  :  l'usage, 
dit-il,  est  de  livrer  le  corps  de  ces  suicidés  «  pour  l'anatomie  »;  mais 
]e  juge  aura  égard  «  à  la  condition  et  dignité  de  la  famille  »  et  il 
ne  livrera  le  corps  que  si  le  mort  vilis  est  Jarniliœ.  et  deploratœ  condi- 
cionis  (i).  Farinacius  dit  tout  nettement  qu'a  son  avis,  il  n'y  a  pas 
flieu  de  pendre  les  cadavres  de  oeux  qui  se  tuent  (2).  L'influe n ce  de 
ces  criminalistes  italiens  fut  chez  nous  considérable,  car  nos  juris- 
consultes les  citent  aussi  volontiers  que  les  auteurs  français. 

En  France,  Duret,  dans  son  Traité  des  peines  et  amendes,  reproduit 
la  doctrine  romaine  sans  plus  faire  allusion  au  droit  coutumier  que 
s'il  était  aboli  (3). 

Chasseneux,  dans  son  Commentaire  sur  la  coutume  de  Bourgogne, 
dit  lui  aussi,  sans  autre  explication,  que  l'on  confisque  les  biens  de 
celui  qui  se  tue  desperatione  criminis  perpetrati  (4). 

Enfin  Ayrault,  dans  son  fameux  ouvrage  Des  procès  faits  au  cada- 
ver,  aux  cendres,  à  la  mémoire,  aux  bestes,  choses  inanimées  et  aux 
contumax,  commence  à  discuter  la  légimité  des  peines  infligées  aux 
cadavres.  Voyons  donc,  écrit-il  «  s'il  n'est  pas  ridicule  et  inepte, 
voire  cruel,  voire  barbare  de  batailler  contre  des  ombres....  Ne  disons- 
nous  pas  que  la  mort  efface  et  éteint  le  crime  ?  Que  voulons  nous 
aux  morts  qui  reposent  et  avec  lesquels  nous  n'avons  plus  de  négo- 
ciation ni  de  commerce  ?  C'est  à  Dieu  auquel  ils  ont  désormais 
affaire...  Et  il  y  a  apparence  que  les  appelant  à  soi,  il  use  d'un  droit 
de  souveraineté,  c'est-à-dire  qu'il  en  évoque  la  connaissance  si  déjà 
nous  l'avions  entreprise  ou,  si  elle  était  à  commencer,  nous  l'interdit. 

«  Qui  est  mort  peut-il  mourir  encore?  N'est-ce  point  payer  ses  dettes 
criminelles  et  civiles  que  faire  cession  à  tous  ses  créanciers  non  seu- 
lement de  ses  biens,  mais  de  la  vie  P...  Davantage  qui'ne  dira  que 
c'est  trop  se  jouer  de  notre  humanité  si  caduque,  de  notre  condition 
si  floite  et  si  misérable  qu'après  qu'elle  est  terminée  lui  ressuciter  un 
commencement  d'autre  mortalité  et  caducité  ?...  Que  s'il  y  a  de 
l'impossibilité  à  châtier  et  punir  les  morts,  il  y  a  de  la  turpitude  à  les 
poursuivre...  »  (5). 

Coras  dit  dans  le  même  sens  :  «  Punir  le  corps  d'une  personne 
morte  laquelle  Dieu  a  appelée  à  soi  et  au  jugement  de  son  grand 
tribunal  est  une  chose  fort  étrange  et  ressentant  je  ne  sais  quoi  de  la 
barbarie  et  inhumanité  »  (6). 

Je  sais  bien  que  Coras  et  Ayrault  diminuent  l'effet  de  ces  belles 
protestations  en  admettant  finalement  les  peines  contre  le  cadavre, 


(1)  Menochius,  1.  II,  casus  285,  p.  426.  (2)  Farinacius,  Praxis,  1.  I,  t.  I, 
qu.  11,  parag.  80.  (3)  Duret,  mot  «homicides»,  p  84,  85.  (4)  Page  358c 
5)  P.  3  et  4,     (6)  Arrest  mémorable,  note  93. 


LES   DEUX   MOftALES    ET   LE    DROIT  55  L 

Coras  lorsqu'il  s'agit  d'un  crime  «  plein  d'horreur  et  énormité  », 
Ayrault  parce  que  «  si  nous  n'admettons  point  l'accusation  des  morts 
il  s'ensuivrait  que  no  as  ne  les  pourrions  non  plus  restituer  ni  absou- 
dre »  (i).  Mais,  en  ce  qui  concerne  précisément  le  suicide,  ils  tien- 
nent compte  des  scrupules  dont  on  vient  de  voir  l'expression.  Coras* 
encore  qu'il  le  tienne  pour  une  «  chose  fort  vilaine,  lâche,  indigne 
d'un  chrétien  ))  (2)  ne  le  mentionne  pas  parmi  les  crimes  pleins 
d'horreur  et  énormité  contre  lesquels  il  faut  sévir  après  la  mort. 
Quant  à  Ayrault,  il  conseille  de  n'infliger  une  peine  au  cadavre  que 
quand  celui  qui  s'est  tué  était  accusé  d'un  crime  (3). 

Voilà  donc  en  France  trois  jurisconsultes  et  des  plus  connus,  Duret* 
Chasseneux,  Ayrault  qui  combattent  la  théorie*  soutenue  par  Bacquet,. 
Loisel  et  d'Argentré  et  conseillent  d'adopter  l'ancienne  doctrine 
romaine,  c'est-à-dire  de  ne  pas  punir,  en  principe,  le  suicide. 

Entre  ces  partisans  résolus  de  la  tradition  ou  de  la  nouveauté,  quel- 
ques juristes  hésitent.  Papon,  dit  que,  nonobstant  la  loi  romaine, 
le  procès  au  cadavre  «  est  toléré  »  (4).  L'expression  n'indique  pas 
un  vif  enthousiasme. 

Lebrun  de  la  Rochette  dit  que  l'homicide  de  soi-même  est  plus 
grave  que  l'autre  et  que  la  tentative  même  en  doit  être  punie.  Toute- 
fois il  faut  excepter  «  ceux  qui,  poussés  de  manie,  frénésie  ou  autre 
maladie  corporelle  se  sont  tués  »  et,  continue  Le  Brun,  sans  référemee, 
item  qui  tœdio  vitœ  aut  impatientia  dolorïs  mortem  sibi  conscive- 
runt  cum  eis  posi  mortem  mitius  agitur  (5). 

Charondas,  dans  ses  notes  sur  la  Somma  rural,  dit  qu'il  y  a  trois 
raisons  principales  qui  portent  les  hommes  à  se  détruire  :  la  cons- 
cience d'un  crime  commis,  l'ennui  de  vivre,  l'impatience  de  la  douleur 
et  maladie.  «  Quant  aux  deux  premiers  cas,  il  est  puni  en  son  corps 
et  cadavre  et  y  a  confiscation  de  biens  au  pays  où  confiscation  a  lieu  : 
et  pour  le  troisième  cas,  la  compassion  de  sa  calamité  le  rend  excu- 
sable, tellement  que  son  corps  n'en  est  puni  ni  ses  biens  confis- 
quée )>  (6).  Il  y  a  là  un  effet  intéressant  pour  maintenir  le  droit 
coutumier  moyennant  une  large  concession  à  la  doctrine  romaine. 

Deux  plaidoiries  prononcées  au  cours  d'un  procès  fameux  nous 
montrent  quels  arguments  on  invoquait  d'ordinaire  dans  les  affaires 
de  suicide  à  l'appui  des  deux  thèses  opposées.  Titus,  qui  a  des  immeu- 
bles en  Anjou,  se  tue.  Le  roi  donne  les  biens  confisqués  à  Maevius. 
L'héritier  revendique  les  biens,  alléguant  que,  par  la  coutume  d'An- 
jou il  n'y  a  confiscation  qu'en  cas  d'hérésie  et  de  lér>e  majesté. 


(1)  P.  6  ;  Ayrault  ajoute  qu'il  petit  ètte  bon  de  faire  ces  procès  «  pour 
l'exemple».  (2)  Ibid.,  note  77.  (3)  Ayrault,  p.  6.  (4)  Recueil  d'arrêts,  1. 
XXIV,  t.  XIV.  (5)  Le  procès  criminel,  1.  I,  p.  42-44.  (6)  Somme  rural ,  avec 
annotations,  t.  XXXIX,  p.  286. 


552  LE   XVIe   SIÈCLE 

Anne  Robert  plaide  pour  Maevius  contre  l'héiitier.  Prévoyant 
que  son  adversaire  va  alléguer  antiquité  et  droit  romain,  il  prend 
les  devants.  Le  suicide  est  un  crime,  dit-il,  car  nous  sommes  des 
soldats  en  garnison  et  nous  sommes  aussi,  (c'est  le  vieil  argument 
platonicien),  des  serfs  :  anciennement  on  marquait  au  fer  chaud  le 
corps  des  serfs  fugitifs.  «  N'est-ce  pas  un  serf  fugitif  lequel  s'efforce 
par  une  mort  avancée  et  hâtée  de  dissoudre  et  démembrer  la  belle 
harmonie  et  œuvre  d'architecture  du  corps  et  de  l'âme  ?  »  Suivent 
coup  sur  coup  des  citations  de  Cicéron,  Pline  le  jeune,  Virgile, 
Tacite,  Aristote,  Sénéque,  Saint-Cyprien,  Saint-Augustin  et  Martial. 
Mais  pourquoi  citer  ces  exemples,  u  comme  si  nous  parlions  de  quel- 
que grand  héros  lequel  eût  donné  un  essai  et  preuve  de  quelque 
bel  exploit  de  valeur  ou  en  contemplation  de  quelque  généreux  acte 
fût  entré  en  volonté  et  intention  d'endurer  la  mort  ?  »  L'accusé 
dont  il  s'agit  avait  laissé  dans  sa  chambre  un  mot  disant  :  «  je  meurs 
afin  que  je  vive  avec  Christ  »;  mais  en  réalité  il  s'est  défait  par 
crainte  d'une  condamnation.  Or  Tacite  rapporte  que,  Libo  Drusus 
s'étant  tué,  ses  biens  furent  confisqués.  Suit  un  exposé  de  la  doctrine 
du  Code.  Puis  les  citations  recommencent.  On  voit  passer  Saint  Jean 
Chrysostome,  Platon,  Cedrenus,  Quintilien,  Hégésippe  et  saint 
Augustin. 

L'avocat  Arnaud  plaide  pour  l'héritier.  D'abord,  il  n'y  a  pas  de 
confiscation  en  Anjou.  C'est  le  gros  argument.  Deuxièmement,  il 
n'y  a  pas  mort  volontaire  si  l'acte  est  celui  d'un  furieux,  et  «  la  fureur 
se  présume  aisément  en  tel  cas.  » 

Les  anciens  admettaient  le  suicide.  Suivent  des  citations  de  Quinti- 
lien et  de  Sénèque.  «  Caton  donne  une  preuve  admirable  d'une  géné- 
reuse mort.  Il  pouvait  faire  un  exploit  plus  heureux,  mais  rien  de 
plus  vaillant  ne  pouvait-il  faire.  »  Le  mépris  de  la  mort  «  porte 
témoignage  de  la  vaillance  et  de  la  grandeur  de  courage,  lorsqu'un 
homme  d'un  courage  invincible  s'est  résolu  ou  de  venir  à  bout  des 
adversités  et  malheurs  ou  d'y  mettre  la  fin.  »  Bien  plus,  la  foi  chré- 
tienne elle-même  «  approuve  quelquefois  telle  sorte  de  mort  ». 
Arnaud  cite  Procope,  Cedrenus,  Eusébe,  Nicéphore.  Puis,  craignant 
peut-être  d'être  allé  trop  loin,  il  ajoute  :  pourtant  nous  ne  voulons 
pas  inférer  qu'il  soit  permis  de  se  tuer  pour  quelque  cause  que  ce  soit. 
Le  suicide  en  principe  est  un  crime;  mais  ce  n'est  pas  une  hérésie; 
il  n'y  a  donc  pas  lieu  à  confiscation  (i). 

Ces  deux  plaidoiries  auraient  pour  nous  plus  d'intérêt  si  elles 
portaient  sur  l'ensemble  de  l'affaire  et  non  sur  la  confiscation  d'une 
partie  des  biens.  Mais  le  fait  même  qu'en  dépit  de  l'objet  précis  du 


(1)  A.  Robert,!.  I,  ch,  xn. 


LES   DEUX   MORALES    ET   LE   DROIT  553 

procès  les  deux  avocats  discutent  aussi  longuement  sur  la  légitimité 
de  la  mort  volontaire  prouve  que  l'on  compte  déjà  avec  les  idées 
nouvelles. 

La  jurisprudence  trahit,  elle  aussi,  le  conflit  des  deux  morales. 
D'un  côté,  on  maintient  les  anciennes  peines,  on  les  applique;  sur 
lin  point  il  semble  qu'on  les  aggrave.  D'autre  part,  il  y  a  un  effort 
pour  améliorer  la  procédure  et  sauvegarder  les  droits  du  mort,  et 
l'on  peut  relever  des  sentences  inspirées  par  le  droit  romain. 

Loisel  constate  que  le  suicidé  est  traîné  et  pendu  et  que,  d'après 
la  coutume  de  Loudunois,  la  suicidée  est  enfouie  (i).  En  Bretagne, 
on  traîne  le  corps  et  on  le  pend  par  les  pieds  (2).  A  Toulouse,  le 
Parlement  fait  mettre  le  cadavre  a  à  un  carrefour  hors  ladite  ville 
sur  quatre  piliers  auprès  des  fourches  patibulaires  »  (3).  Jean  Barquet 
donne  le  modèle  de  sentences  suivant  :  «  avons  ordonné  que  le  corps 
mort  dudit  défunt  tel  sera  traîné  sur  une  claie  en  tel  lieu  etc.  et 
là  pendu  par  les  pieds  à  une  potence  qui,  pour  cet  effet  sera  dressée 
audit  lieu  pour  y  demeurer  l'espace  de  six  heures,  ce  fait  trainé  à 
la  voirie  »  (4).  Damhoudére  dit  que  le  corps  du  suicidé  est  pendu 
«  non  au  patibulaire,  mais  plus  ignoblement  à  la  fourche  »,  et  que 
l'usage  est  de  le  traîner  au  lieu  du  supplice  avec  des  cordes  ;  en  outre, 
on  ne  fait  pas  passer  le  cadavre  par  la  porte  du  logis,  mais  par  un 
trou  pratiqué,  semble-t-il,  tout  exprès  (5). 

Ce  sont  là  les  peines  du  moyen-âge.  Voici  deux  nouveautés,  ou 
-du  moins  deux  usages  dont  je  n'avais  pas  trouvé  trace  au  moyen  âge. 
En  i524,  quand  Guillaume  le  Conte,  chanoine  à  Bouen,  est  déterré, 
on  fait  disparaître  les  armoiries  qu'il  avait  fait  graver  sur  sa 
maison  (6).  Je  ne  connais  pas  d'autre  fait  de  ce  genre.  Second  fait  : 
le  modèle  de  sentence  donné  par  Bacquet  ordonne  que,  sur  les  biens 
confisqués  «  et  autres  non  sujets  à  confiscation  »,  il  sera  pris  préala- 
blement la  somme  «  de  tant  de  mille  écus  d'amendes  »  au  profit 
du  haut  justicier,  plus  soixante  écus  pour  les  pauvres.  Bacquet  cite 
quatre  arrêts  du  xvie  siècle  en  ce  sens  (7).  Cela  confirme  ce  que  dit 
Imbert  dans  sa  Practique  judiciaire  que,  là  où  les  coutumes  abolissent 
la  confiscation,  on  rend  «  illuoire  et  inutile  le  bénéfice  des  dites 
coutumes  »  en  infligeant  des  amendes  énormes  (8). 

Voici,  par  contre,  qui  témoigne  d'un  effort  en  sens  opposé. 
D'abord  on  prend  des  mesures  pour  sauvegarder  les  droits  du  défunt. 


(1)  Loisel,  passage  cité  ci-dessus.  (2)  Coutumes  générales  du  Pals  et 
Duchés  de  Bretagne,  t.  III,  tit.  XXV,  art.  631.  (3)  La  Roche  Flavin, 
arrêt  du  5  avril  1571.  (4)  Bacquet,  ch.  VII,  parag.  17.  (5)  Damhoudére, 
eh.  90,  parag.  1  et  «9.  (6)  Beaurepaire,  p.  136.  (7)  Droits  de  Justice,  VII, 
17,     (8)  Imbert.  1.  III.  p,  488. 


554  li:  xvi'    siùcle 

Le  juge  doit,  faire  un  procès  verbal  du  lieu  où  le  corps  a  été  trouvé, 
puis  il  «  fera  visiter  le  corps  par  les  barbiers.  »  Ensuite  il  informera, 
à  la  requête  du  procureur  fiscal,  «  de  la  vie  et  moeurs  du  défunt  et 
comme  s'il  s'est  homicide  ou  pendu,  s'il  était  furieux,  s'il  était  malade 
et  de  la  cause  pourquoi  il  s'est  défait.  »  Cela  fait,  il  créera  un  curateur 
au  corps  mort,  «  pour  le  défendre,  dire  et  alléguer  pour  sa  justifi- 
cation tout  ce  que  bon  lui  semblera  »  (i).  Papon  précise  que  l'on 
doit  ce  faire  appeler  et  ouïr  les  héritiers  s'ils  sont  au  lieu,  autrement 
à  son  de  trompe  et  pourvoir  au  corps  à  faute  d'iceux  d'un  défenseur 
et  procureur  qui  fasse  serment  ».  Sinon,  le  jugement  est  nul  et  les 
juges  peuvent  être  «  pris  à  partie  pour  la  faute  sur  ce  fait  »  (2). 

Un  arrêt  du  Parlement  de  Paris  montre  qu'il  peut  même  y  avoir 
une  procédure  de  revision.  En  1676,  un  nommé  dé  la  Volpiïïière, 
sieur  de  la  Bastisse,  accusé  de  «  fausseté  »,  s'étrangle  dans  sa  prison 
et  est  condamné  à  être  pendu  par  les  pieds.  Le  Parlement  de  Paris 
admet  l'héritière  à  «  purger  la  mémoire  et  justifier  l'innocence  du 
défunt  ))  (3).  En  i54i,  à  Toulouse,  le  Viguier  et  Juge,  lieutenant  et 
procureur  de  Villeneuve  de  Berc,  sont  «  condamnés  en  grosses 
amendes  d'autant  qu'ils  avaient  fait  pendre  le  corps  d'un  pauvre 
homme  qui,  en  fuyant  les  ministres  de  justice,  s'était  précipité  du 
haut  d'une  maison  en  bas  et  tué  ))  (4). 

A  côté  de  ces  décisions  relatives  à  la  procédure,  il  y  a,  au 
xvie  siècle,  deux  arrêts  fort  célèbres  en  faveur  des  suicidés.  Le  premier, 
mettant  fin  au  procès  dans  lequel  plaident  Robert  et  Arnauit,  décide 
que,  quand  le  mort  possède  des  biens  dans  un  pays  où  il  n'y  a  pas 
confiscation,  ces  biens  vont  aux  héritiers,  quel  que  soit  le  lieu  où  le 
suicide  a  été  commis  (5).  Le  second,  plus  intéressant,  est  dû  au  pré- 
sident Du  Faur.  Un  homme  se  tue  «  sans  aucune  conscience  de  cri- 
une  ».  On  nomme  un  curateur.  La  sentence  porte  que  le  corps  sera 
pendu  et  les  biens  confisqués.  Il  semble  bien  que  le  corps  avait  été 
enterré  au  cimetière  et  qu'on  le  déterre  pour  exécuter  la  sentence. 
L'enfant  appelle  au  Parlement  de  Toulouse.  L'appel,  dit  Maynard, 
semblait  irrecevable,  car,  dans  le  ressort  de  Toulouse,  qui  confisque 
le  corps,  confisque  les  biens.  Or,  l'homme  était  justement  pendu 
Cependant,  le  président  Du  Faur  fait  casser  la  sentence  en  invoquant 
le  droit  ancien.  «  Aussi  n'y  avait  ordonnance  ou  coutume  en  France 
par  laquelle  fût  ordonné  qu'en  ce  cas  il  y  aurait  confiscation  de 
dionales  ne  parlent  pas  du  suicide.  Mais  les  usages  romains  n'avaient 
biens  »  (6).  Nous  avons  déjà  vu,  en  effet,  que  les  coutumes  méri- 
dionales ne  parlent  pas  du  suicide,  Mais  les  usages  romains  n'avaient 


(1)  Bacquet.  VII,  17,  (2)  Recueil  d'arrests.  1.  XXII,  t.  X,  arrêt  II* 
(3)  Barnabe  de  Vest,  arrêt  CL.  (4)  La  Roche  Flavin,  p.  676.  (5)  Maynard* 
ch.  86.     (6)  Ibid.,  ch.  85. 


LA  JURISPRUDENCE  555 

pu  subsister  au  moyen  âge  qu'à  titre  de  coutume  locale,  et  la  preuve 
que  l'application  en  était  incertaine  se  trouve  dans  le  jugement 
même  que  fait  casser  le  président  Du  Faur.  La  grande  nouveauté 
qui  rend  célèbre  l'arrêt  de  i586,  c'est  qu'il  s'appuie  sur  le  droit 
romain  écrit.  Il  applique  les  idées  défendues  par  Duret,  Ayrault  et 
Chasseneux. 

Ces  idées  ont  des  partisans  en  Bourgogne.  Bouvot,  dans  son 
nouveau  Recueil  des  arrests  de  Bourgogne,  traite  la  question  suivante  : 
«  si  une  femme  qui  est  trouvée  en  la  rivière  morte,  est  présumée  s'être 
noyée  et  s'il  y  échet  confiscation  de  ses  biens  ».  Il  commence  par 
dire  que  le  suicide  est  «  acte  pusillanime  et  ressentant  sa  femme  ». 
Mais,  pour  qu'il  puisse  y  avoir  confiscation,  il  faut  d'abord  «  que 
les  preuves  soient  plus  claires  que  le  jour  »;  or,  quand  on  trouve 
un  noyé,  on  peut  toujours  supposer  une  attaque  d'apoplexie;  en 
outre,  «  la  confiscation  ne  s'adjuge  s'il  n'y  a  délit  précédent  et  si 
le  délit  n'est  prouvé  ».  Si  je  rapporte  ce  passage  de  Bouvot,  qui  a 
écrit  au  xvne  siècle,  c'est  qu'il  autorise  sa  doctrine  de  deux  arrêts 
rendus  en  1587  et  en  i5o2  (1). 

Bacquet  dit  que  la  jurisprudence  est,  en  outre,  indulgente  aux 
«  pauvres  femmes  »  qui  se  tuent  par  a  nécessité,  indigence  et  pau- 
vreté »  (2).  On  se  contente  de  les  faire  enterrer  en  terre  profane, 
sans  exécution  préalable. 

Enfin,  nous  avons  vu  la  phrase  de  Robert,  disant  qu'en  cas  de 
suicide  «  la  fureur  se  présume  aisément  .».  C'est  peut-être  ce  qui 
explique  qu'il  ne  soit  jamais  question  d'exécuter  un  grand  personnage. 
Lestoile  signale  les  suicides  d'un  docteur  en  droit,  «  homme  de  grande 
littérature  et  prudhomie  »,  (3)  de  Bragelonne,  frère  du  secrétaire  du 
Roy,  (4)  d'un  conseiller  au  Parlement  de  Paris  (5);  le  Journal  d'un 
Bourgeois  de  Paris  signale  celui  d'un  jeune  avocat  au  Châtelet  (6)  ; 
nulle  part  il  n'est  question  d'une  procédure  entamée  contre  eux.  Les- 
.toile  a  un  mot  pour  expliquer  comment  il  se  fait  que  le  conseiller  soit 
«  solennellement  enterré  ».  Mais  il  n'a  pas  l'air  de  penser  un  instant 
qu'on  aurait  pu  le  traîner  et  le  pendre.  J'ajoute  que  je  n'ai  pas  trouvé 
un  seul  texte  parlant  de  poursuites  contre  un  grand  seigneur. 

Ce  qui  se  dégage  de  ces  faits,  c'est  que  la  morale  nuancée,  appuyée 
sur  le  Code  et  sur  le  Digeste,  commence  à  ébranler  l'ancien  droit  : 
le  texte  des  Coutumes  n'est  pas  modifié,  les  vieilles  peines  subsistent, 
et,  sur  oertaint  points,  semblent  s'aggraver;  mais  la  doctrine  romaine 
a  désormais  des  partisans  qui  l'avouent  hautement.  On  commence  à 
discuter  la  légitimité  des  peines  infligées  au  cadavre.  On  exige  une 
enquête  sur  l'état  mental  du  défunt.  Enfin,  un  arrêt  du  Parlement 


(1)  T.  II,  p.  441.     (2)  Bacquet,  VII,  17.     (3)  18  juillet  1576.    (4)  Page  163. 
(5)  2d  rjpt.  1578.     (6)  Ed.  Lalanne,  p.  327. 


556  li:  xvie  siècle 

de  Toulouse  consacre  dans  le  Midi  le  principe  du  droit  romain,  et  le 
Parlement  de  Dijon  semble  d'accord  avec  Toulouse.  La  lutte 
s'annonce  et,  ça  et  là,  s'engage  entre  l'ancienne  doctrine  et  les  idées 
nouvelles. 

IV 

Accord  de  notre  hypothèse  et  des  faits  :  1)  La  morale  nuancée  s'appuie  sur  1-  s 
élites  cultivées  et  libres  et  sa  faiblesse  même  vient  de  ce  que  la  renais- 
sance n'atteint  pas  les  masses  populaires  ;  2)  réponse  à  une  objection  : 
l'église,  bien  qu'elle  soit  une  élite,  se  prononce  en  faveur  de  la  morale 
simple  ;     3)  insuffisance  des  hypothèses  classiques. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  faille  une  grande  démonstration  pour  prouver 
qu'une  fois  de  plus  les  faits  s'accordent  à  notre  hypothèse. 

Non  seulement  c'est  dans  l'élite  mondaine  et  l'élite  intellectuelle 
que  la  morale  nuancée  trouve  ses  deux  points  d'appui.  Mais  son 
succès  même  au  sein  de  ces  élites  coïncide  avec  le  progrès  de  la 
liberté. 

Je  ne  sais  si  les  nobles  ont  souvent  eu  autant  d'indépendance  qu'au 
xvi6  siècle.  Le  régime  féodal  s'écroule.  Les  tyrannies  locales  s'atté- 
nuent. Mais  la  monarchie  est  encore  loin  d'exercer  en  fait  le  pouvoir 
absolu,  a  De  vrai,  dit  Montaigne,  sauf  le  nom  de  Sire,  on  va  bien 
avant  a\ec  nos  rois...  Un  seigneur  retiré  et  casanier  entend  parler  de 
son  maître  une  fois  l'an,  comme  du  roi  de  Perse.  A  la  vérité  nos  lois 
sont  libres  assez  et  le  poids  de  la  souveraineté  ne  touche  un  gentil- 
homme français  à  peine  deux  fois  en  sa  vie  »  (i).  Entendons  que  ce 
qui  s'en  va,  c'est  le  vieil  idéal  du  moyen  âge,  qui  veut  qu'on  soit 
l'homme  d'autrui.  Entre  le  vassal  d'autrefois  et  le  sujet  de  Louis  XIV, 
bien  des  nobles  du  xvie  siècle  font  figure  d'hommes  libres. 

S'agit-il  de  l'élite  intellectuelle?  Dans  le  monde  de  l'esprit,  la 
renaissance,  c'est  avant  tout  la  liberté.  Dogmes,  sciences,  morale, 
goûts,  modes,  tout  ce  qui  fait  la  vie  profonde  d'une  époque  est 
mis  en  question  à  la  fois.  A  travers  les  déclarations  de  commande 
en  faveur  de  certaines  doctrines  officielles  tout,  dans  la  littérature, 
dit  la  joie  de  la  liberté  retrouvée.  Et  ce  que  Montaigne  redemande  à 
l'antiquité,  c'est  cette  «  liberté  et  vivacité  »  des  esprits,  qui  fait  que 
chacun  «  entreprend  de  juger  et  de  choisir  pour  prendre  parti  »  (2). 

La  faiblesse  même  de  cette  morale  nuancée  qu'on  voit  renaître 
s'accorde  à  notre  hypothèse,  parce  que  la  Renaissance,  intellectuelle 
ou  mondaine,  passe  au-dessus  du  peuple,  sans  presque  l'effleurer. 
Il  n'y  a,  au  xvie  siècle,  aucun  effort  pour  instruire  artisans  et  paysans. 
Tout  ce  qui  appartient  au  passé  conserve  là  un  point  d'appui  solide. 


(1)  Essais,  I,  42.     (2)  Essais,  II,  12. 


RÉPONSE  A  UNE  OBJECTION  557 

Et  l'opposition  des  deux  morales  sur  la  question  du  suicide  n'est 
qu'un  des  aspects  du  contraste  qui  fait  que  cette  même  époque  nous 
paraît  aujourd'hui  tout  ensemble  si  grande  et  si  misérable)  :  la  liberté 
renaît,  mais  les  bûchers  s'allument;  c'en  est  fini  des  luttes  féodales, 
mais  les  guerres  de  religion  commencent;  des  magistrats  lettrés 
s'appliquent  à  l'étude  de  la  sagesse  antique,  mais  les  procès  de  sor- 
cellerie se  multiplient;  réformés  et  philosophes  cherchent  à  épurer  la 
morale,  mais  on  torture  les  accusés  et  des  supplices  apparaissent, 
plus  féroces  que  ceux  du  moyen  âge-  Les  incertitudes  du  droit  ne 
sont  qu'un  mince  épisode  dans  la  lutte  qui  s'annonce  entre  morales 
d'en  haut  et  morales  d'en  bas. 

Sur  un  point,  par  contre,  notre  hypothèse  semble  d'abord  en 
défaut.  L'Eglise,  au  xvie  siècle,  est  toujours  une  aristocratie  intel- 
lectuelle. Pourquoi,  n'y  étant  pas  contrainte,  se  prononce-t-elle  en 
faveur  de  la  morale  populaire,  et  cela  si  résolument  que  cette  morale 
populaire  pourra  désormais  s'appeler  à  bon  droit  la  morale  de  l'Eglise? 

La  première  raison,  c'est,  je  crois,  que  ia  morale  nuancée  se  pré- 
sente elle-même  comme  païenne  et  anti-chrétienne.  Les  plus  chauds 
partisans  des  idées  nouvelles  prennent  soin  de  dire,  au  moment  de  les 
défendre,  que,  comme  chrétiens,  ils  les  répudient.  S'ils  font  allusion 
aux  suicides  chrétiens,  c'est  avec  un  air  de  taquinerie  qui  ne  peut 
qu'agacer  l'Eglise.  En  outre,  les  idées  relatives  au  suicide  sont  compro- 
mises par  ce  qui  les  entoure.  En  elles-mêmes,  elles  sont,  en  principe, 
acceptables  pour  le  clergé,  mais  on  les  lance  pêle-mêle  avec  mille 
conceptions  dont  il  ne  peut  s'accommoder. 

Au-dessus  de  cette  raison  qui,  sur  le  moment,  a  son  importance, 
il  y  en  a  deux  autres,  plus  profondes,  et  qui  nous  ramènent  à  notre 
hypothèse  :  l'Eglise  est  en  contact  permanent  avec  le  peuple,  et,  ne 
pouvant  admettre  en  son  entier  le  principe  de  libre  examen,  elle 
n'est  plus  dans  le  monde  de  la  pensée  ce  qu'elle  était  au  moyen  âge, 
l'élite  qui  dirige. 

Il  est  facile  pour  des  sages,  écrivant  pour  des  sages,  de  heurter, 
dans  des  écrits  que  la  foule  ne  lit  pas,  les  idées  les  plus  chères  au 
peuple.  Le  clergé,  lui,  doit  compter  avec  la  masse.  Sans  doute  le 
peuple  des  fidèles  se  désintéresse  des  idées  qu'un  clerc  philosophe 
peut  exprimer  dans  un  livre,  (aussi  verrons-nous  au  xvne  siècle 
quelques  écrivains  catholiques  faire  des  concessions  d'importance  à 
la  morale  nuancée),  mais  il  n'en  va  pas  de  même  touchant  les  usages. 
L'habitude  de  voir  punir  ceux  qui  se  détruisent  est,  dans  le  monde 
des  petites  gens,  une  habitude  ancienne,  antérieure  à  la  naissance 
même  de  l'Eglise.  Comment  changer  brusquement  tout  cela,  quand 
pour  le  peuple  rien  n'est  changé? 

D'autre  part,  l'Eglise,  liée  à  des  dogmes,  se  prononce  contre  la 


558  LE   XVI'    saèOLB 


&me  de 
ion)  de 
i  même 


liberté  illimitée  de  l'esprit,  c'est-à-dire  contre  le  principe  même 
la  renaissance.  On  ne  peut  s'en  étonner,  puisque  c'est  au  nom 
cet  esprit  même  qu'elle  se  voit  attaquer.  Seulement  par  le  fait 
qu'elle  exerçait  au  moyen  âge.  Déjà  saint  François  de  Sales  pfclit 
peut  plus  diriger  le  monde  intellectuel.  Elle  brillera  encore  dans 
l'éloquence,  dans  l'érudition,  mais  elle  n'exercera  plus  la  souveraineté 
qu'elle  exerçait  au  moyen  âge.]  Déjà  saint  François  de  Sales  pâlit 
devant  Montaigne,  comme  Bossuet  pâlira  devant  Descartes,  comme 
Bergier  devant  Voltaire.  La  grande  aristocratie  libre  se  reconstitue 
en  dehors  de  l'Eglise  :  c'est  en  dehors  de  l'Eglise  que  revit  la  morale 
nuancée. 

Faut-il  ajouter  que  les  hypothèses  classiques  passent,  ici  encore, 
au-dessus  des  faits? 

S'agit-il  de  la  dignité  individuelle?  S'il  y  a,  au  xvie  siècle,  un 
milieu  dans  lequel  l'homme  devienne,  selon  la  formule  de  Durkheim, 
un  Dieu  pour  l'homme,  c'est  sans  doute  ce  monde  d'humanistes  et 
d'artistes  qui  semblent  parfois  adorer  la  nature  et  se  grisent  de 
l'orgueil  de  penser  librement;  c'est  ce  groupe  de  philosophes 
-qu'exalte  l'idéal  retrouvé  des  stoïciens.  Or,  c'est  justement  dans  ces 
milieux  que  la  morale  nuancée  trouve  son  plus  ferme  appui. 

S'agit-il  de  l'horreur  du  sang?  Sans  doute  on  n'a  pas  l'impression 
que  les  hommes  de  la  renaissance  soient  particulièrement  délicats 
sur  la  question.  Mais  les  casuistes  le  sont  encore  infiniment  moins- 
Leurs  complaisances  sur  le  sujet  de  l'homicide  sont  restées  célèbres. 
Elles  suffiraient  à  prouver  que  l'horreur  du  suicide  n'est  pas  liée 
à  l'horreur  'du  meurtre,  sous  toutes  ses  formes.  Enfin,  les  guerres 
civiles  qui  ensanglantent  la  France  du  xvie  siècle,  sont  conduites  au 
nom  de  deux  religions  qui,  l'une  et  l'autre,  condamnent  le  suicide. 


CHAPITRE  II 

Le  XVIIe  siècle    :  Force  croissante  des  deux  Morales  : 
L'Ordonnance  de  1670  ouvre  la  lutte  décisive. 

Au  xvii0  siècle,  les  deux  morales  opposées  se  fortifient  l'une  et 
l'autre. 

Au  théâtre,  dans  les  romans,  morale  mondaine  et  morale  antique 
s'affirment  de  plus  en  plus  librement.  Fait  nouveau,  la  morale  nuancéa 
trouve  des  partisans  jusque  dans  l'Eglise. 

Mais,  d'autre  part,  les  casuistes  maintiennent  leur  doctrine;  les 
Jansénistes  sont  d'accord  avec  eux;  Descartes,  Gassendi,  La  Mothe, 
Le  Vayer,  des  moralistes  mondains  condamnent  la  mort  volontaire  ; 
la  morale  simple,  enseignée  dans  les  manuels  de  philosophie,  prend 
un  air  de  morale  officielle. 

Entre  ces  deux  morales,  dont  l'une  semble  régner  sur  tout  et 
l'autre  se  glisser  partout,  îa  lutte  franche  et  ouverte  n'éclate  pas  tout 
de  suite.  Dans  le  droit,  la  morale  nuancée  semble  d'abord  gagner 
du  terrain.  Mais  en  1670,  l'Ordonnance  criminelle  consacre  brutale- 
ment la  morale  simple  :  la  lutte  décisive  se  trouve  engagée- 


Progrès  de  la  morale  nuancée  :  1)  Elle  s'affirme  de  plus  en  plus  librement  dans 
la  tragédie  ;  2)  dans  le  roman  ;  3)  elle  a  quelques  partisans  dans  le 
monde  des  moralistes  (Balzac,  Saint -Evremnnd,  Bayle)  ;  4)  elle  a  même 
des  partisans  dans  l'église  :  Duvergier  de  Hauranne.  l'évêque  Camus,  le 
P.  Le  Moyne,  etc.  ;  5)  légères  traces  d'indulgence  dans  les  mœurs  pour 
certains  suicides. 

Dans  les  tragédies  du  xvne  siècle  (1),  on  retrouve  encore,  de  loin 
en  loin,  quelques  phrases  contre  le  suicide. 

Réserve  à  ton  pays  le  surplus  de  tes  jours, 
Pour  son  utilité  trop  accourais  toujours... 
...Quiconque  inhumain  s'accélère  la  mort 
Se  confesse  vaincu  des  injures  du  sort.  (2) 


(1)  J'ai  lu,  outre  les  œuvres  des  prinoipaux  auteurs,  (Hardy,  Mairet,  Cor- 
neille, Scudéry,  Rotrou,  du  Ryer,  Tristan,  Racine,  Th.  Corneille,  Quinault, 
Campistron,  La  Grange  Chancel)  quelques  pièces  de  presque  tous  les  auteurs 
indiqués  par  le  Manuel  bibliographique  de  M.  Lanson.  Je  n'indique  pas  les 
éditions  citées.  Ce  sont,  sauf  pou»  les  auteurs  célèbres,  les  éditions  originales 
soit  de  la  pièce,  soit  des  Œuvres,     (2)  Hardy,  Aristoclée^  se.  dernière. 


560  LE    XVIIe   SIÈCLE 

Mais,  si  tu  crois  l'honneur  qui  parle  beaucoup  mieux 
Il  t'ordonne  de  vivre  et  de  craindre  les  Dieux  (i). 

A  une  bergère  qui  veut  se  tuer,  une  amie  déclare  : 

Vous  serez  le  jouet,  le  discours  coutumier, 

L'opprobre,  le  rejet,  le  mépris  journalier 

Des  nations  qui  sont  sous  Vessieu  des  deux  pôles  (2). 

Le  suicide  est  encore  appelé  «  le  plus  grand  des  crimes  »  (3);  c'es' 
a  malheur  »  et  «  rage  »  (4),  «  dessein  furieux  »  (5),  «  honteux  dés- 
espoir ))  (5),  «  criminel  effort  »  (6).  Seulement  ces  déclarations  sont 
rares  et,  comme  au  xvi6  siècle,  la  morale  en  action  les  dément.  Ceux 
auxquels  on  reproche  de  vouloir  mourir  renoncent  rarement  à  leur 
dessein  et  n'en  sont  pas  moins  sympathiques.  Ceux  qui  formulent 
ces  reproches  sont  parfois  les  premiers  à  vouloir  se  tuer  (7). 

Plus  nettement  encore  qu'au  xvie  siècle,  la  morale  nuancée  règne 
en  souveraine  derrière  les  phrases  de  pure  façade.  Les  discussions 
mêmes  se  font  rares.  J'en  note  une  assez  longue  dans  une  pièce  de 
Chrestien  (8).  Une  autre  dans  Hardy,  tourne  à  l'apologie  de  celui  qui 
se  tue  quand  il  n'a  plus  ici-bas  aucun  espoir.  Quand  Scédase  va  se 
tuer,  le  Chœur  s'écrie  : 

Comment  immobiles  permettre 
Que  ce  furieux  inhumain 
Puisse  un  homicide  commettre 
Envers  soi  de  sa  propre  main? 

Mais  un  ami  de  Scédase  réplique  : 

Simples,  ne  présumez  que  ce  ne  fût  un  crime 
De  vouloir  s'opposer  à  ce  coup  magnanime... 
Depuis  que  le  malheur  étouffe  l'espérance, 
L'homme  doit  courageux  malgré  l'inique  sort 
Ce  qu'il  ne  peut  ici  le  trouver  chez  la  mort  (9). 


(1)  Gombaud,  L' Amaranthe,  II,  3.  (2)  Boissin  de  Gallardon,  Les  urnes 
vivantest  III.  Cf.  Rotrou,  L'heureux  naufrage.  V.  3  :  Qui  désire  sa  mort  est 
indigne  de  vivre....  Champ  Repus,  Ulysse,  se.  dern.  (3)  Du  Ryer,  Sault 
se.  dern.  (4)  Corneille,  Œdipe,  V,  9.  (5)  Campistron,  Tiridate,  II,  6. 
(6)  Racine  Mithridate,  V,  1.  (7)  Dans  les  Urnes  vivantes,  la  bergère  se  tue 
malgré  les  remontrances  de  son  amie  ;  l'Amaranthe  de  Gombaud,  après  avoir 
si  bien  parlé  contre  le  suicide,  déclare  qu'elle  se  tuera  si  Alexis  meurt  ;  l'écuyer 
de  Saûl  qui,  dans  Du  Ryer,  voit  dans  le  suicide»  le  plus  grand  des  crimes  »  se 
tue  sur  le  corps  de  son  maître.  Dans  la  pièce  de  Campistron,  la  sœur  de  Tiridate 
lui  reproche  un  «  honteux  désespoir»,  mais  son  écuyer  lui  dit  rondement  : 
mourez  donc  î  (III,  3),  et  c'est  en  suivant  ce  conseil  qu'il  devient  sympa- 
thique. (8)  Chrestien,  Théâtre,  Rouen,  1608,  p.  16  et  56-58,  (9)  Scédase, 
se,  dern. 


LA    MORALE    NUANCÉE    DANS    LA    TRAGÉDIE  561 

Mais,  en  général,  on  ne  discute  plus.  Quelques  objections  rapides 
donnent  l'impression  de  n'être  là  que  pour  fournir  au  héros  l'occa- 
sion d'une  réponse  brillante  et  facile.  En  effet,  la  morale  nuancée 
n'est  pas  seulement  morale  en  action  :  elle  s'exprime  de  plus  en  plus 
librement. 

Comme  dans  le  théâtre  contemporain,  quatre  sortes  de  suicides 
sont  sympathiques  :  suicides  altruistes,  suicides  destinés  à  sauver 
Thonneur,  suicides  dus  au  remords,  au  désir  d'expier,  suicides 
d'amour. 

Suicides  altruistes  :  il  va  sans  dire  qu'on  approuve  les  héros  qui 
veulent,  comme  Polyeucte,  mourir  pour  Dieu  ou  ceux  qui  se  sacri- 
fient à  l'intérêt  d'autrui,  comme  Dircée  dans  V Œdipe  de  Corneille  (i), 
Ménécée  dans  la  Thébaïde  (2),  Corésus  dans  la  pièce  de  Lafosse  (3). 
La  sympathie  va  toujours  à  ceux  qui  ne  veulent  pas  survivre  à  un 
être  cher  (4).  Lorsque  Antigone  a  perdu  sa  mère  et  voit  ses  frères 
s'entretuer,  elle  déclare  que  «  la  raison  »  la  conduirait  au  suicide  (5). 
Pour  les  confidents,  il  est  presque  de  rigueur  qu'ils  veuillent  suivre 
leur  maître  dans  la  mort  : 

Ah!  ne  prétendez  pas  que  je  puisse  survivre!...  (6) 
Seigneur,  vous  m'offensez  :  si  vous  mourezt  je  meurs  (7) 
Mon  destin  le  plus  doux  est  de  suivre  mon  roi...  (8) 
Mon  âme  chez  les  morts  descendra  la  première. ..  (9) 

Suicides  destinés  à  sauver  l'honneur  :  la  tragédie  exalte  ceux  qui 
qui  ne  veulent  pas  survivre  à  une  défaite  ou  tomber  aux  mains  de 
leurs  ennemis.  Pour  un  héros  vaincu,  la  mort  est  le  secours  le  plus 
certain  «  et  le  plus  digne  aussi  d'un  courage  hautain  »  (10).  Quand 
la  Cléopâtre  de  Mairet,  approuvée  par  son  confident  (11),  s'est  tuée, 
Octave  s'écrie  : 

Certes  cette  action,  courageuse  qu'elle  est, 
En  me  désobligeant,  me  ravit  et  me  plaît, 
Et  ne  devant  plus  vivre,  elle  a  fait  une  mort 
Digne  de  la  splendeur  des  rois  dont  elle  sort  (12). 

Dans  Corneille,  Arsinoé  se  tue  pour  ne  pas  être  conduite  au  sup- 
plice (i3),  Antioche  préfère  «  aux  fers  la  gloire  de  mourir  »  (i4), 

(1)  II,  3.  (2)  III,  2.  (3)  Corésus  et  Callirhoé,  IV,  4.  (4)  Boissin,  La 
fatalle.  IV;  Gombaud,  V  Amaranthe,  V.  3;  Hardy,  Aristoclée.  se.  dern. 
(5)  La  Thébaïdet  V.  1.  (6)  Andromaque,  IV,  1.  (7)  Bajazet,  IV,  7.  (8)  Du 
Ryep,  Saiïl,  se.  dern.  (9)  Phèdre,  I,  3  ;  cf.  Mairet,  Marc  -  Antoine, 
IV,  2.  (10)  Mairet,  Sophonisbe,  III,  2.  {M)  M  arc- Antoine  t  III  2, 
(12)  Ibid.t  V,  7  ;  cf.  V,  6.     (13)  Nicomède.  V,  8.     (14)  Rodogune,  I,  4, 

36 


M\2  LH  xvir    sikcij, 

M,in.l;inr  dil     qu'elle   \w    tombera     pas     Vivante     aux    ttla 
ennemis  (1);  Othon  revendique   ; 

La  ()i>>in>,  rffe  mourir  du  moins  en  vrai  Romain  (2); 
et  sa  iille  Plauline  dit  de  même  : 

Ce  noble  désespoir,  si  digne  des  Romains, 

Tant  qu'ils  ont  du  courage  est  toujours  dans  leurs  mains  ( 

Mêmes     déclarations,     mêmes     sentiments     dans     les     pièce 
Rotrou.  (4),  de  Benserade  (5),  de  la  Chapelle  (6)-,  de  Lafosse  (7),  d 
La  Grange  Chancel  (8),  de  Pradon  (9).  Dans  le  Tamerlan,  la  conster- 
nation est  générale  lorsqu'on  croit  que  Bajazet  va  céder  au  vainqueur, 
au  lieu  de  se  tuer  (10).  Dans  l'amour  lyrannique  de  Scudéry,  qn 
Orosmane  est  vaincu,  une  troupe  de  ses  sujets  vient  lui  demander 
l'autorisation  de  se  tuer  avec  lui  (11).  Tigrane,   prisonnier,  écrit  à 
sa  femme  Polixène  pour  lui  demander  du  poison.  D'abord  elle  refuse, 
mais  le  père  de  Tigrane  lui  dit  : 

Non,  non,  la  raison  veut  qu'on  suive  son  envie, 
Je  conclus  à  sa  mort,  moi  dont  il  tient  la  vie  ; 

et  Polixène  envoie  le  poison  en  recommandant  à  son  époux  de  mourir 
noblement  (12). 

Suicides  dus  au  remords  et  au  désir  d'expier  :  il  arrive  bien  qua 
des  personnages  antipathiques  ou  odieux  se  tuent;  mais,  loin  que 
l'horreur  qu'ils  excitent  s'en  trouve  augmentée,  il  semble  d'ordinaire 
que,  comme  Hermione  ou  Phèdre,  ils  rachètent  un  peu  leurs  crimes. 
On  peut  hésiter  dans  certains  cas  :  les  suicides  d'Arsinoé,  dans 
Nicomède,  de  Cléopâtre,  dans  Rodogune,  de  Marcelle,  dans  Théodore, 
ne  laissent  pas  une  impression  très  nette.  Mais  Cinna,  hésitant  à 
frapper  Auguste,  se  met  d'accord  avec  sa  conscience  en  déclarant 
que  le  suicide  lui  rendra  sa  gloire  (i3)  ;  quand  la  Fauste  de  Tristan, 
coupable  de  meurtre,  parle  de  se  tuer,  son  mari  lui  dit  froidement  : 


(1)  Agésilas,  IV,  5.  (2)  Othon,!,  3  et  4  (3)  Ibid.,  IV,  1.  (4)  Crisante, 
III,  6.  (5)  La  mort  d'Achille,  se  dern.  (6)  Téléphonte,  V,  10  ;  Cléopâtre, 
II,  3  ;  III,  4  ;  IV,[10.  (7)  Manlius,Y,  2.  (8)  Arthèmise,  IV,  5.  (9)  Statira,  III, 
La  Troade,  I,  2  et  V,  se.  dern.(lO)  Pradon,  Tamerlan.  II,  5,111. 1,V,  4.(11)11,2, 
(12)  Hj  5,  V,  1.  Cf.  Th.  Corneille,  La  mort  d'Annibal,  V,  se.  dern  ;  Boyer,  La 
mort  de  Brute  et  de  Porcie,  V,  4  ;  De  Magnon,  Tamerlanl  se,  dern.  Les  femmes 
qui  veulent  sauver  leur  honneur  comme  la  Chryséide  de  Maîret  (V,  3),  la 
Trajane  de  Desfontaines  {Martyre  de  Saint  Eustache,  III,  1),  la  Lucrèce  de 
Du  Ryer,  la  Théodore  de  Corneille  (III,  3)  sont,  bien  entendu,  toujours 
sympatiques.      (13)  III2  5. 


LA   MORALE   NUANCEE    DANS   LA   TRAGEDIE  Ot)$ 

mœurs  !  (i).  Agrippine,  non  moins  froidement,  dit  de  son  fils  :  «  il 
se  ferait  justice  »  (2).  Quand  Phèdre  parle  de  se  tuer  dans  la  pièce  de 
La  Pinelière,  la  nourrice  voit  dans  ce  seul  désir  une  expiation  suf- 
fisante : 

Vous  méritez  de  vivre  en  désirant  mourir  (3). 

Dans  une  pièce  de  Tristan,  un  serviteur  qui  a  commis  un  assas- 
sinat sur  l'ordre  de  sa  maîtresse,  se  tue  plutôt  que  de  la  dénoncer  : 
il  est  aussitôt  appelé  :  «  ce  bon  serviteur  m  (4).  Le  suicide  paraît  si 
bien  une  réhabilitation  qu'on  s'indigne  que  certains  coupables  puis- 
sent en  avoir  le  bénéfice.  Dans  la  Marianne  de  l'abbé  Nadal,  Tharsès  se 
frappe  après  avoir  odieusement  calomnié  l'héroïne;  sur  quoi  Hérode 
s'écrie  : 

Ah!  traître,  à  la  vertu  quand  tu  fais  tant  d'outrage, 
Est-ce  à  toi  de  mourir  avec  ce  grand  courage  ?  (5) 

Les  grands  coeurs  ont  recours  à  la  mort  volontaire,  soit  pour 
expier  une  faute  légère,  soit  pour  racheter  une  faute  involontaire, 
un  amour  criminel.  Qui  a  tué  sans  le  vouloir  pense  aussitôt  à  se 
tuer  (6).  Qui  se  trouve  aimer  une  sœur,  une  belle-mère,  un  beau-fils, 
forme  le  même  dessein  (7).  Polixène  va  à  la  mort  pour  expier  ld 
faute  d'aimer  Pyrrhus  (8).  Ma  main,  dit  Andromaque,  abrégera  ma 
vie.. 

Et,  sauvant  nia  vertu,  rendra  ce  que  je  dois 

A  Pyrrhus,  à  mon  fils,  à  mon  époux,  à  moi  (9). 

Un  héros  de  Rotrou  exprime  fièrement  l'idée  que  nul  n'est  excu- 
sable de  céder  à  un  amour  coupable,  puisqu'il  suffit,  pour  s'y  sous- 
traire, de  se  tuer  : 

La  surprise  ne  peut  justifier  un  traître, 

Et  tout  homme  d  honneur  pouvant  perdre  le  jour 

.1  le  remède  en  main  des  surprises  d'amour  (10). 


(1)  Tristan,  La  mort  de  Chrispe,  V,  4.  (2)  Britannicus ,  V,  8.  (3)  Hippo- 
lyte,  II,  1,  cf.  Gilbert,  Hypolite  ou  le  garçon  insensible  (V,  se  dern.).  (4)  La 
mort  de  Chrispe,  V,  5.  (5)  Marianne,  V,  8.  Cf.  Desfontaines  Bèlisaire, 
III,  5  ;  Cyrano  de  Bergerac,  La  mort  d' Agrippine,  III,  1  ;  Th.  Corneille, 
Camma,  V,  se.  dern.,  Laodice,  V,  se.  dern.,  Rotrou,  La  Céliane,  III,  2, 
Cosroès,  V,  7  ;  l'Illustre  Amazone,  III,  5.  (6)  Boissin  de  Gallardon,  La  fatalité 
V.,  1.  Hardy,  Procris,  se,  dern,.  Aristoclée.  V,  (7)  Campistfon,  Andronic, 
III,  6,  Chresticn  Amnon  et  Thamary  p.  16.  Cf.  le  suicide  de  Jocaste  dans  l'Œdipe 
de  Corneille  et  dans  la  Thébaïde.  (8)  Lafosse.  Polixène,  IV,  6.  Cf.  Mairëtx  La 
Virginiel  II,  1.     (9)  Andromaque,  IVt  1.     (10)   Venceslast  III,,  2, 


564  LE    XVIIe   SIÈCLE 

Suicides  d'amour,  enfin.  Les  uns  sont  prêts  à  se  tuer  sur  un 
de  celle  qu'ils  aiment  (i);  d'autres  préfèrent  la  mort  à  «  la  honte  du 
change  »  (2).  Nombreux  sont  ceux  qui  veulent  mourir  parce,  qu'il* 
sont  trahis  ou  ne  sont  pas  aimés,  et  ils  proclament  fièrement  leur 
dessein  : 

...Je  saurai  passer  avec  un  noble  effort 

Des  prisons  de  V amour  aux  prisons  de  la  mort...  (3) 

Quand  l'espérance  est  morte,  il  faut  cesser  de  vivre, 

Et  vraiment  il  sied  mal  aux  esprits  généreux 

De  faire  état  du  jour,  quand  ils  sont  malheureux...  (4) 

Pensez-vous  qu'un  grand  cœur  survive  à  sa  maîtresse  ?  (5) 

Mon  unique  devoir  est  de  cesser  de  vivre  (6). 


Non  moins  nombreux  sont  ceux  qui  veulent  se  tuer  parcequ'ils 
ne  peuvent  obtenir  ce  qu'ils  aiment  :  le  Cid,  n'espérant  plus  épouser 
Chimène,  décide  de  se  faire  tuer  par  don  Sanche;  Oreste,  rebuté  par 
Hermione,  vient  «  la  fléchir,  l'enlever  ou  mourir  à  ses  yeux  »  (7); 
Bérénice  abandonnée,  décide  de  mourir;  Atalide,  après  s'être  sacrifiée, 
a  la  même  pensée  et  dit  à  Zaïre  :  «  J'ai  cédé  mon  amant;  tu  t'étonnes 
du  reste  »  (8).  Xipharès,  contraint  de  renoncer  à  Monime,  s'écrie  : 
«  Cours  par  un  prompt  trépas  abréger  ton  supplice  »;  Monime,  à 
son  tour,  essaie  de  se  tuer  (9);  la  Thisbé  de  Pradon,  sommée  de  ne 
plus  songer  à  celui  qu'elle  aime,  déclare  :  «  Du  plus  parfait  amour 
je  serai  le  modèle  »  (10)  ;  un  héros  de  La  Grange  Chancel,  voyant  celle 
qu'il  aime  près  de  se  marier,  se  tue  en  disant  :  «  Voilà  comme  un 
amant  doit  aimer  ce  qu'il  aime!  »  (11). 

Enfin  viennent,  innombrables,  ceux  qui  ne  veulent  pas  survivre  à 
l'objet  de  leur  amour.  Eux  aussi  déclarent  fièrement  leur  dessein  : 

Les  hommes  courageux  meurent  quand  il  leur  plaît..-  (12) 

La  mort  se  donne  à  ceux  que  la  crainte  rend  blêmes 
Et  les  plus  assurés  se  la  donnent  eux-mêmes...  (i3) 

...Je  V engage  ma  foi 
De  ne  respirer  pas  un  moment  après  toi...  (i£). 


(1)  Benserade,  Gustaphe  ou  l'heureuse  ambition,  III,  3.  (2)  La  Grange- 
Chancel,  Adherbal,  IIIâ  3.  (3)  Du  Ryer,  Alcionée,  IV,  7.  (4)  Mairet,  La  Silva- 
niret  II.  4.  (5)  Boyer,  Clotilde,  V,  7.  (6)  Abbé  Abeille,  Coriolan,  IV,  4.  Cf. 
Boissin  de  Gallardon,  Les  urnes  vivantes,  IV  ;  La  vraie  suite  du  Cid,  III,  2  et  6. 
(7)  Andromaque.  I,  se.  1,  (8)  Bajazet,Ill,  se.  1.  (9)  Mithridate  II.  6.  (10) 
Pradon,  Piramet  IV,  3.  (11)  Athénaïs.  V,  se.  dern.  Cf.  Mairet,  Sophonisbet 
V,  5  ;  Desfontaines,  La  suite  du  Cid,  IV,  10  ;  Rotrou,  La  Céliane,  I,  2,  V,  6, 
L'innocente  infidélité,  I.  1  ;  Th,  Corneille,  Ariane,  V,  se.  dern.  (12)  Théo- 
phile, Piramel  V,  1.     (13)  Silvanire,  V,  1,     (14)  Le  Cid  III,  4. 


LA   MORALE   NUANCÉE   DANS   LA  TRAGÉDIE  565 

...Ne  soupçonnez  point  un  malheureux  amant 

De  vous  pouvoir  jamais  survivre  un  seul  moment..-  (i). 

Je  ne  t'ai  pas  donné  ni  ma  foi  ni  mon  âme 

Pour  me  voir  lâchement  te  manquer  au  besoin  (2). 

...On  doit  quitter  la  vie, 
Dès  qu'on  ne  la  peut  plus  garder  sans  infamie  (3). 

Tout  m'apprend  mon  devoir  si  je  le  veux  entendre...  (4). 

Quand  on  perd  ce  qu'on  aime  il  faut  cesser  de  vivre  (5). 

Il  est,  vous  le  savez,  une  plus  noble  voie 

Pour  sortir  des  tourments  dont  mon  âme  est  la  proie;  . 

Je  me  suis  vu,  madame,  enseigner  ce  chemin 

Et  par  plus  d'un  héros  et  par  plus  d'un  Romain  (6). 

Les  sentiments  ainsi  exprimés  se  retrouvent  dans  plusieurs  pièces 
de  Corneille  (7),  de  Racine  (8),  dans  les  tragédies  de  Boissin  (9), 
Billard  (10),  Hardy  (11),  Tristan  (12)  Scudéry  (i3),  Rotrou  (i4),  La- 
fosse  (16),  Campistron  {17),  Th.  'Corneille  (18),  et  bien  d'autres  (19). 

Ainsi,  non  seulement  la  morale  en  action  est  nettement  favorable 
à  certains  suicides,  mais  cette  faveur  s'exprime  souvent  en  vers  sen- 
tencieux et  énergiques. 

Dans  l'ensemble,  les  romans  (20)  rendent  à  peu  près  le  même 
son.  ,  ^J 


(1)  Andromède,  IV,  3.  (2)  Benserade,  Méléagre,  V,  2.  (3)  Corésus 
etCallirhoé,  IV,  4.  (4)  Abbé  Abeille,  Argélie,  V,  1.  (5)  Pradon,  Statirat 
V,      (6)  Bérénice,  V,  6.       (7)  Œdipe,  I,  1,  II,  4  ;  Suréna,   V,   4;  Sertorius, 

IV,  2  ;  Pulchérie,  V,  6  ;  Théodore,  V,  9.  (8)  Alexandre,  IV,  1  ;  Bajazet.  V, 
se.  dern.  (9)  Les  urnes  vivantes,  I,  III,  IV.  (10)  La  Panthée  (voir  Yargu- 
ment).     (11)  Panthée,  se.  dern.     (12)  Osman,  V,  4.     (13)  La  mort  de   César, 

V,  5.  (14)  L'heureuse  constance,  V,  2  ;  Hercule  mourant,  IV,  3;  L'heureux 
naufrage,  I,  2  ;  Agésilas  de  Colchos,  V,  1;  Crisante,  IV,  5;  Venceslas,  V,  6. 
(15)  Thésée,  IV,  5,  V,  6  ;  Polixène,  III,  5.  (16)  Pirame  et  Thisbé,  V,4. 
(17)  Irène,  V,  9.  (18)  La  mort  d'Achille,  se.  dern.  (19)  Durval,  Panthée; 
Guérin  du  Bouscal,  La  mort  de  Brute  et  de  Porcie  ;  Boyer,  La  Porcie  romaine  ; 
Quinault,  La  mort  de  Cyrus,  se.  dern.  (20)  Pour  les  romans,  je  me  suis  surtout 
servi  du  Manuel  Bibliographique  et  des  livres  connus  de  M.  Reynier.  Editions 
citées  dans  ce  chapitre  :  de  Beaulieu,  La  solitude  amoureuse,  P.  1631  ;  Bois- 
robert,  Les  nouvelles  héroïques  et  amoureuses,  P.  1657  ;  Les  amours  d'Anaxandre 
et  d'Orasie,\P.  1629  ;  Daudigier,  Histoire  tragi-comique  de  notre  temps,  Rouen^ 
1645  ;  Des  Fontaines.  L'illustre  Amalazonthe,  P.  1645  ;  Desmarets,  Rosanet 
P.  s.  d.  (B.  nat.  Y  2  6508)  ;  Ariane  (Y2  6509)  ;  Du  Bail,  La  fille  supposée,  P. 
1639  ;  Du  Perier,  La  haine  et  l'amour  d'Arnoul  et  de  Clairemonde,  P.  1627  ; 
Du  Pelletier,  Lettres  mêlées,  P.  1642;  Mme  Durand,  Les  belles  Grecques,  P. 
1712  ;  Du  Verdier,  Le  temple  des  sacrifices,  P.  1620  ;  La  Sibile  de  Perse,  P. 
1632  ;  de  Gerzan,  L'histoire  africaine  de  Cléomède  et  de  Sophonisbe,  P:  1627  ; 
Gombaud,  L'Endimion,  P.  1624  ;  Gomberville,   Polexandre,    P.    1632  ;    La 


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La  morale  de  façade  tien!  plue  de  place  qui 
seulement  le  suicide  est.  m  «  Uii«*a  projet  »  (i),  ua 
dessein  ))  (2),  a  un  crime  »  (3),  quelque  chose  de  tragique  0 
un  «  acte  détestable  ))  (5).  Mais  l'argument  religieux  c>l  .1 
vent  invoqué.  Il  paraît  quelquefois  squs  sa  forme  païenne  :  notre 
est  aux  Dieux,  non  à  nous.  Qui  se  tue  «  se  prive  de  la  compagnie  des 
Dieux  »,  car  il  n'y  a  pas  de  crime  «  aussi  noir  ni  que  Ja  justice 
divine  châtie  si  sévèrement  que  le  désespoir  »  (6).  Mais,  en  général, 
c'est  la  doctrine  chrétienne  qui  est  alléguée,  et  il  arrive  qu'elle 
retienne  des  héros  prêts  à  se  tuer.  On  fait  valoir  à  celui-ci  que  le 
suicide  est  «  indigne  d'un  chrétien  »  (7),  à  celle-là  «  qu'elle  commet- 
trait un  crime  qui,  selon  la  foi  qu'elle  tenait,  la  ferait  aller  en  un 
lieu  plein  d'horreur  »  (8).  Dans  Faramond,  la  vertueuse  Placidie 
exhorte  ses  compagnes  à  se  soumettre  aux  volontés  du  ciel,  puisque 
leur  religion  ne  leur  permet  pas  de  suivre  «  l'exemple  des  Cléopâtres, 
des  Porcies  ».  Constance,  ayant  perdu  Placidie,  se  fût  percé  le  sein 
mille  fois,  a  si  la  crainte  du  ciel,  qu'il  avait  toujours  révéré,  ne 
l'eût  retenu  »  (9).  Mais,  bien  que  les  phrases  de  ce  genre  soient  assez 
nombreuses  (10),  deux  faits  prouvent  bien  que  ce  sont  toujours  des 
phrases  de  façade. 

Premier  fait  :  les  auteurs  mêmes  qui  emploient  le  plus  souvent 
les  formules  chrétiennes  n'arrivent  pas  à  y  rester  fidèles.  Sans  doute, 
ils  les  prêtent  à  des  personnages  sympathiques.  Dans  le  roman  de 
La   Calprenède,    Constance   et   Placidie   parlent   en   chrétiens;   mais 


Carithée,  P.  1621  ;  La  Cythérêe  (B.  nat.  Y2  1627)  ;  La  Calprenède,  Clèopâtre, 
P.  1661  ;  Faramond,  P.  1651  ;  Mme  de  La  Fayette,  Zayde,  P,  1786  ;  J.  de 
Laimel,  Le  roman  satirique,  P.  1623  ;  de  la  Serre,  La  Clytie,  P.  1640  ;  La  Tour 
Hotman,  Histoire  celtique,  P.  1634  ;  de  Mailly,  Diverses  aventures  de  France 
et  d'Espagne,  P.  1707  ;  Mareschal,  La  Chrysolithe,  P.  1634  ;  Merille,  La  Philo- 
mène,  P.  1630  ;  Mézerai,  Orasie,  P.  1646  ;  Molière  d'Essertines,  La  Polixène, 
P.  1632  ;  Montagathe,  L'Uranie,  P.  1625  ;  de  Préchac,  L'héroïne  mousque- 
taire, P.  1722  ;  Remy.  La  Galathée,  P.  1625  ;  de  Rosset,  Histoires  tragiques  de 
notre  temps,  P.  1632  ;  Saint-Réal,  Don  Carlos,  P.  1673  ;  Mlle  de  Scudéry, 
Clélie,  P.  1654  ;  Artamène  ou  le  Grand  Cyrus,  P.  1650  ;  Almahide  ou  l'esclave 
reine,  P.  1660  ;  Ibrahim  ou  l'illustre  Bassa,  Rouen,  1665  ;  Segrais,  Bérénice, 
P.  1651  ;  Sorel,  Les  nouvelles  françaises,  P.  1623  ;  Tristan,  Le  page  disgracié, 
P.  1667  ;  Turpin2  Lysigeraste  ou  les  dédains  de  Lyside,  P.  1628  ;  d'Urfé,  VAstrée, 
P.  Y2  7031  ;  de  Vaumorière,  Le  grand  Scipion,  P.  1656  ;  L'inceste  innocent, 
P.  1638  ;  La  Stratonice,  P.  1641  ;  Le  Tolédan,  P.  1647-1655. 

(1)  Les  belles  Grecques,  p.  268.  (2)  La  Clytie,  703.  (3)  La  fille  sup- 
posée, 762.  (4)  Les  nouvelles  françaises,  I,  40.  (5)  Le  page  disgracié,  II, 
54.  (6)  Le  roman  satirique,  403  ;  cf.  de  Beaulieu,  4,  76  ;  La  haine  et  l'amour 
d'Arnoul,  87  ;  La  Philoméne,  171.  Brutus  dans  la  Clélie  (III,  592)  dit  qu'il 
ne  se  tuera  pas  parce  que  cesser  de  vivre,  c'est  cesser  d'aimer.     (7)  Orasie, 

I,  377.  (8)  Les  nouvelles  françaises,  I,  40.  Cf.  Polexandre,  138.  (9)  III,  300, 
312,  330  ;  cf.  418  et  431.  (10)  Voir  Almahide,  1419  ;  Ibrahim,  153,  244  ;  Zayde, 

II,  167. 


LES   ROMANS    :    LA   FAÇADE    CHRÉTIENNE  567 

Faramond  tire  son  épée  pour  se  tuer  (i).  C'est  dans  l'œuvre  de  Mlle 
de  Scudéry  que  l'inspiration  religieuse  apparait  le  plus  souvent  : 
mais  Cléîie,  la  divine  Clélie  se  déclare  par  deux  fois  prête  «  d'avoir 
recours  à  la  mort  »  (2)  ;  dans  le  même  roman,  les  principaux  person- 
nages, Mézence,  Tarquin,  Aronce,  Horace,  Brutus,  la  belle  Ocrisie 
parlent  sans  cesse  de  se  tuer  (3)  et  les  Romains  assiégés  par  Porsenna. 
décident  de.  «  mourir  généreusement  »  dans  les  flammes  (4)  ;  dans 
le  Grand  Cyrus,  le  généreux  roi  d'Assyrie  promet  de  se  passer  une 
épée  au  travers  du  cœur  (5)  ;  dans  Almahide,  Ponce  et  Alvare  veulent 
se  briser  la  tête  (6)  ;  et  l'héroïne  rappelle  à  son  amant  «  que  les 
cœurs  faits  comme  le  sien  ont  toujours  la  clef  de  leur  prison  »  (7)  ; 
dans  Ibrahim,  Axiamire  veut,  «  avec  un  cœur  incroyable  »,  se  préci- 
piter dans  la  mer  (8);  l'héroïne,  Isabelle,  expose  en  fort  bons  termes 
la  morale  chrétienne,  mais  elle  n'en  déclare  pas  moins  qu'elle  se 
tuera  si  elle  perd  son  amant  (9).  La  contradiction  est  si  brutale  que 
Mlle  de  Scudéry  essaie,  en  un  autre  lieu,  d'arranger  un  peu  les  choses  : 
Si  mon  désespoir  est  une  faute,  dit  Isabelle,  j'espère  qu'il  (le  ciel) 
la  pardonnera  à  la  grandeur  de  mon  infortune,  à  la  pureté  de  mon 
affection  et  à  ma  propre  faiblesse  »  (10).  Mais,  loin  que  l'idée  du 
suicide  soit  une  défaillance  passagère,  c'est,  dans  la  pensée  d'Isabelle, 
le  fruit  d'une  mûre  réflexion  :  «  Comme  je  suis  bien  certaine,  dit-elle, 
qu'Ibrahim  mourrait  mille  fois  plutôt  que  de  m 'abandonner,  je 
ferai  aussi  la  même  chose  plutôt  que  de  lui  être  infidèle  »  (11). 

Second  fait,  les  formules  chrétiennes  servent  d'ordinaire  à 
excuser,  à  justifier  les  héros  qui  ne  se  tuent  pas.  Ce  n'est  là  qu'une 
impression,  mais  n'importe  quel  lecteur  la  ressentira.  Quand  le 
lievalier  d'Orasie  dit  que,  s'il  n'était  pas  chrétien,  il  aurait  «  assez 
de  cœur  »  pour  se  tuer,  l'intention  de  l'auteur  n'est  pas  douteuse  :  il 
craint  que  son  héros  n'ait  l'air  d'un  pleutre.  Quand  les  jeunes 
romaines  de  la  cour  d'Honorius  allèguent  leur  religion,  c'est  qu'elles 
ont  à  s'excuser  de  survivre  à  la  prise  de  Rome  et  de  s'exposer  à  l'inso- 
lence des  barbares.  Quand  Placidie  explique  à  Constance  qu'elle  se 
serait  tuée,  si  elle  en  avait  eu  le  droit,  c'est  qu'ayant  épousé  un  homme 
qu'elle  n'aime  pas,  il  lui  faut  se  justifier  devant  son  amant  d'une  telle 
infidélité.  Pour  réhabiliter  son  héroïne,  l'auteur  tient  à  bien  marquer 
que,  livrée  aux  seules  inspirations  de  son  cœur,  elle  se  serait  tuée. 


(1)  II,  269  et  I,  50.  (2)  I,  245  ;  X,  237.  (3)  II,  790,  IY,  1456, 
II,  1081,  I,  500,  III,  571,  VI,  691.  (4)  IX.  139.  (5)  I,  37  ;  et  I,  7.  (6)  III, 
1960.  (7)  I,  387.  (8)  I,  431.  (9)  Ibrahim,  IV,  244  et  402.  (10)  Ibid., 
IV,  423.  (11)  Ibid.,  IV,  226.  Même  contradiction  dans  de  Rosset  {Histoire 
sixième,  p.  152  ss.)  qui  tout  en  condamnant,  comme  chrétien,  les  suicidos  païens, 
se  laisse  aller  à  dire  :  «  Je  ne  puis  que  je  ne  loue  leur  courage  »  et  prosente 
comme  un  trait  de  «  grande  constance»  le  suicide  d'un  gentilhomme  qui  près 
'ètr.3  arrêté  se  tuî  av33  sa  femriî. 


568  LE    XVIIe   SIÈCLE 


- 

n  action 
rions  (\ft 


La  doctrine  de  saint  Augustin  n'est  qu'un  Deus  ex  machina  permettant 
de  garder  en  vie  des  personnages  qui  devraient  mourir. 

Et  ils  devraient  mourir  en  effet,  si  l'on  en  croit  la  morale  en 
qui  se  dégage  des  romans.  Les  mêmes  suicides  que  nous  venons  de 
voir  honorés  ou  prescrits  dans  la  tragédie  se  retrouvent,  hoftorés  ou 
prescrits  non  seulement  par  la  morale  précieuse,  mais  par  toute  la 
morale  romanesque.  x 

Suicides  altruistes  :  dans  un  roman  de  Desmarets,  le  page  Orante 
prend  les  vêtements  de  Rosane  pour  être  tué  à  sa  place  (i)  ;  dans 
VUranie,  une  jeune  fille  se  jette  sur  le  bûcher  de  son  père  (2).  Il  va 
sans  dire  qu'on  les  admire. 

Suicides  destinés  à  sauver  l'honneur  :  des  femmes  doivent  être 
prêtes  à  se  tuer  plutôt  que  de  se  laisser  outrager  :  «  Je  vous  témoi- 
gnerai, dit  l'une,  le  mépris  que  je  fais  de  ma  vie  lorsqu'il  y  va  de 
mon  honneur  »  (3).  Une  autre  déclare  qu'elle  saura  mourir  «  sinon 
avec  un  corps  pur,  du  moins  avec  une  âme  bien  nette  »  (4).  Armazinde 
proteste  de  «  se  donner  la  mort  mille  fois  plutôt  que  de  souffrir  les 
approches  de  quelqu'homme  qui  fût  sur  la  terre  »  (5).  Florinisse 
déclare  :  «  Il  est  meilleur  mille  fois  de  perdre  la  vie  n'étant  point 
souillée  que  de  la  conserver  après  une  disgrâce  si  honteuse  »,  et  elle 
se  frappe  en  disant  : 

«  Le  salut  des  vaincus  est  de  n'en  plus  attendre  »  (6). 

C'est  encore  pour  sauver  leur  honneur  que  des  innocents  se 
frappent  plutôt  que  d'être  exécutés  :  «  Zénobie  a  trop  de  courage, 
dit  l'héroïne  de  Segrais,  pour  vous  en  laisser  la  gloire  »  (7).  C'est 
par  un  raffinement  de  délicatesse  que  d'autres  se  frappent  pour  se 
soustraire  à  la  flétrissure  d'un  soupçon  immérité  (8).  Enfin 
les  romans  comme  le  théâtre,  exaltent  à  l'envi  ceux  qui  ne  veulent 
pas  survivre  à  une  défaite  ou  devenir  le  jouet  de  leurs  ennemis. 
Les  uns  refusent  de  se  rendre  (9)  ;  d'autres  se  font  tuer  «  parce  qu'il 


(1)  Rosane,  10;  cf.  p.  210.  (2)  VUranie,  297.  (3)  La  Clytie,  694, 
(4)  Ariane,  VII,  433.  (5)  La  Sibile,  214.  (6)  L'inceste  innocent,  219. 
cf.  433.  Voir  encore  l'Héroïne  Mousquetaire,  II,  82  ;  Nouvelles  françaisest 
146  ;  Le  grand  Scipion,  I,  358.  On  a  vu  plus  haut  les  déclarations 
d'Almahide.  La  décision  de  Placidie  qui,  dans  Faramond,  consent  à 
épouser  Astaulphe,  de  peur  d'être  violée  par  lui  est,  à  ma  connaissance,  unique 
en  son  genre.  (7)  Segrais,  Bérénice,  15.  Gf.  Nouvelles  héroïques,  III,  397  et 
Ariane,  V,  303.  Dans  Don  Carlos,  le  marquis  de  Bergh,  qui  devait  être  exécuté, 
«  en  faveur  de  don  Ruy  Gomez,  son  ancien  ami,  eut  permission  de  s'empoi- 
sonner» (p,  180).  C'est  le  mortis  arbitrium  des  anciens  Romains.  (8)  Dans  la 
Rosane,  Cléonice  demande  à  Iris  de  lui  garder  un  secret  et  ajoute  :  «  Quelle 
assurance  aurai-je  de  ta  foi  ?»  Iris  se  frappe  d'un  poignard  et  meurt  (p.  139). 
(9)  La  haine  et  l'amour  d'Arnou^  155. 


LES   ROMANS    :   SUICIDES   D' AMOUR  569 

n'est  pas  permis  de  survivre  après  une  perte  honteuse  »  (i);  d'autres 
se  poignardent  pour  ravir  à  leurs  adversaires  «  la  gloire  de  leur 
mort  ))  (2).  Quand  la  généreuse  Thomyre  décide  de  ne  pas  sur- 
vivre à  une  défaite,  sa  résolution  jette  dans  l'âme  des  assistants  «  une 
passion  mêlée  d'une  extraordinaire  admiration  »  (3).  Dans  la  Rosane 
un  «  philosophe  »  reproche  au  chevalier  vaincu  de  céder  au  déses- 
poir. «  Je  vous  prie,  réplique  le  chevalier,  de  ne  pas  appeler  désespoir 
la  résolution  que  j'ai  prise  de  ne  plus  vivre  (4).  Dans  YAmalazonthe, 
le  «  roi  de  Marseille  »  refuse  la  grâce  que  lui  offrent  les  Romains 
et  meurt  «  glorieusement  »  (5). 

Suicides  dûs  au  remords,  au  désir  d'expier  :  pourquoi  vivre? 
s'écrie  le  vertueux  Antiochus,  lorsqu'il  s'aperçoit  qu'il  aime  Strato- 
nice,  sa  belle-mère.  Et  Stratonice,  qui  l'aime,  décide,  elle  aussi,  de 
se  tuer  (6).  Quand  Claremonde  s'aperçoit  qu'elle  ne  pourra  s'empê- 
cher d'aimer  Arnoul,  son  ennemi,  elle  s'obstine  à  vouloir  mourir  (7). 
On  trouve  des  décisions  semblables  dans  YInceste  innocent  (8),  la 
Rosane  (9),  YHistoire  des  belles  Grecques  (10).  Ce  sont  toujours,  bien 
entendu,  des  héros  sympathiques  qui  veulent  mourir.  Par  contre, 
dans  une  des  Nouvelles  héroïques  de  Boisrobert,  la  reine,  ayant 
repoussé  son  beau-frère,'  craint  qu'il  ne  veuille  se  détruire;  mais 
sa  suivante  la  rassure  :  «  Ah  I  Madame,  n'appréhendez  rien  de  la 
fureur  de  ce  perfide  ;  je  le  connais  mieux  que  vous  ;  comme  il  s'aime 
plus  que  toutes  les  choses  du  monde,  il  n'attentera  rien  sur  sa 
vie  »  (11). 

Suicides  d'amour  :  les  vrais  amants  se  tuent  plutôt  que  d'être 
infidèles  (12).  On  les  en  loue.  On  les  y  pousse.  «  Il  faut  que  vous 
quittiez  le  monde,  dit  Rosimène  à  Céliane,  plutôt  que  de  manquer 
à  votre  serviteur  (i3).  »  Celui  qui  conte,  dans  YAstrée,  le  suicide  de 
Lygdamon,  fait  l'éloge  de  son  courage  et  lui  promet  place  «  aux 
champs  ély siens  »  (i4).  Un  ami  apporte  du  poison  à  Sophonisbe, 
estimant  «  lui  rendre  un  bon  office  en  lui  fournissant  d'un  moyen 
de  se  donner  la  mort  plutôt  que  d'épouser,  contre  son  gré,  un  homme 
qu'elle  haïssait  ».  Loin  de  détourner  Sophonisbe  de  son  dessein, 
une  amie  lui  dit  :  «  Je  vous  estime  heureuse  de  vouloir  exécuter 
cette  résolution  »  (i5). 

On  ne  compte  pas  les  amants  qui,  à  l'exemple  de  Céladon,  se 
tuent  ou  veulent  se  tuer  parce  qu'ils  ne  se  croient  pas  ou  ne  sont 


(1)  Histoire  celtique,  73.  (2)  L'inceste  innocent,  285.  (3)  Le  grand 
Scipion,  351  ;  cf.  296,  299,  342,  353,  357,  (4)  Rosane,  87.  (5)  Amala- 
zonthe,  233  et  257.  (6)  La  Stratonice,  101,  276.  (7)  La  haine  et  Vamour 
d' Arnoul,  99.  (8)  P.  53.  (9)  P.  151.  (10)  P.  21  et  268,  (11)  II,  p.  138. 
(12)  La  fille  supposée,  440  ;  Le  Tolédan,  II,  Amalazonthe,  95  et  106;  Arianet 
III,  170  etc.  (13)  La  fille  supposée,  241,  326.  (14)  L'Astrée,  lre partie,  1. 
XI.  p.  783  ss.     (15)  Histoire  africaine,  112,  121. 


)70  LS    N  \  J I '     mi. OLE 

pas  aimés.  «  Lâche  que  Lu  es  !  »  se  dit  Calisle,  peux-Vu  vh 

.diront  (])?  Luthamas  dédaigné  dit  à   Lyside  : 
-ib'c  de  vivre  ^ms  vous  honorer  et  plus  nécessaire  de  vous  lion 
que  de  vivre,  il  faut  que  je  me  désiste  ou  de  l'un  ou  de  l'autre  »  (%), 
et,   à  la   fin  du  roman,   il   se  Lue.  Bérénice  abandonnée  déelare   :   le 

;  de  me  venger  m'a  fait  vivre,  mais  «  la  raison  me  commandai 
de  mourir  »  (3).  Dans  le  roman  de  Segrais,  Pollion  dédaigné  «  p 
en  de*  désespoirs  et  des  fureurs  qui  n'étaient  dignes  que  d'un  cou- 
rage comme  le  sien  »  (4).  Dans  la  Chrysollthe,  Helione  poursuit, 
sans  beaucoup  de  dignité,  un  homme  qui  ne  l'aime  pas  ;  t 
u  comme  celte  princesse,  quoique  méchante,  avait  un  courage  vrai- 
ment royat  et  digne  d'une  meilleure  fortune  »,  elle  décide  de  se 
tuer  (5).  Dans  les  Lettres  mêlées  de  du  Pelletier,  on  trouve  une 
lettre-type  dans  laquelle  l'amant  dédaigné  annonce  son  suicid»-. 
Mlle  a  pour  titre  :  a  La  généreuse  résolution  »  (6). 

Les  amants  ne  sont  pas  moins  prompts  à  se  défaire  ou  à  vouloir 
se  défaire  quand,  aimés,  ils  ne  peuvent  épouser  ce  qu'ils  aiment  (7)  : 
si  je  ne  suivais  des  yeux  la  galère  qui  emporte  Mandane,  dit  le  roi 
d'Assyrie  dans  le  Grand  Cyrus,  «  il  y  aurait  déjà  longtemps  que  je 
me  serais  jeté  dans  la  mer  ou  dans  les  flammes  »  (8).  Mais  le  sui- 
cide le  plus  commun  est  celui  des  amants  qui  ne  veulent  pas  que 
la  mort  les  sépare  ;  Amérine  (9),  Florinisse  (10),  Ariane  (11),  Béré- 
nice- (12),  Gassiane  (i3),  Hermogène  (i4),  Zelmatide  (i5).  Il  arrive 
qu'au  lieu  de  se  tuer  la  femme  prenne  le  voile  (16),  mais  c'est 
extrêmement  rare.  Le  suicide  est  la  solution  normale.  Si,  dans  ce 
jour,  dit  Cythérée,  les  Dieux  ne  disposent  de  moi,  «  ils  auront 
agréable  que  je  me  serve  de  la  liberté  qu'ils  m'ont  donnée  (17). 
Orcame  paraît  d'abord  hésiter  :  «  La  grandeur  de  mes  déplaisirs 
dispute  avec  l'autorité  que  les  Dieux  ont  sur  moi  pour  me  faire 
avancer  mes  jours  »  (18),  mais  il  finit  par  se  jeter  sur  son  cime- 
terre. Polianor,  ayant  perdu  Clarinthe,  veut  s'affranchir  a  par  une 
généreuse  mort  »,  et  Clarinthe,  croyant  son  amant  assassiné, 
-«  cherche  le  moyen  de  se  tuer  »  (19).  Fleurie  «  avale  courageusement 
le  poison   »,    pour   aller   rejoindre   son   amant   soit   dans   a    le   ciel 


(1)  Histoire  tragi-comique,  3k§.  (2)  Lysigerasle,  37  et  484.  (3)  LaCharitée,  50. 
(4)  Bérénice.  I.  234.  (5)  II,  309,  Cf,  Amalazonthe,  116  ;  La  Sibile,  442  -  ; 
Hist.  africaine,  121  ;  La  Cythérée,  I,  184.  (6)  P.  379,  Cf.  Lettres  amoureuses 
et  morales,  p.  53.  (7)  Amalazonthe,  185  et  195  ;  La  Sibile,  151  ;  Le  grand 
Scipion,  I,  504  ;  VAstrée,  II,  993.  (8)  Artamène,  I,  34.  (9)  L'Astrée,  1.  XI, 
p.  783.  (10)  L'inceste  innocent,  244.  (Il)  Ariane,  IIe  partie,  1.  VIII  fin.  (12)  La 
Carithée,  55.  (13)  Le  temple  des  sacrifices,  303.  (14)  Amalazonthe,  120. 
(15)  Polexandre,  IV,  458. Cf.  Histoire  celtique,  I,  74  ;  l'Héroïne  Mousquetaire, 
II,  82  ;  La  Philomène,  163  ;  Polixène,  1.  (16)  Histoires  tragiques,  XIII,  p.  300 
<I7)  La  Cythérée,  I,  60.  (18)  La  solitude  amoureuse,  4,  6,  11.  (19)  La  [Ga- 
iïathée,  226  et  256. 


LES   ROMANS    :    APOLOGIE   DE    CERTAINS    SUICIDES  571 

empirée  ».  soit  dans  «  les  campagnes  plantées  de  myrthes  amou- 
reux »  (i).  Celui  qui  meurt  ne  doute  pas  que  l'autre  ne  veuille  le 
suivre  :  Sophonisbe,  prête  à  s'empoisonner,  envoie  du  poison  à  son 
amant  (2);  Victoire  écrit  à  celui  qu'elle  aime  :  «  Je  vous  crois  trop 
généreux  et  trop  fidèle  pour  vouloir  survivre  »  (3). 

Non  seulement  la  morale  nuancée  conduit  les  personnages,  mais 
Âs>  osent  assez  souvent,  comme  au  xvie  siècle,  dire  ce  qu'ils  pensent. 
Quelques-uns  des  mots  qu'on  vient  de  voir  suffiraient  à  le  prouver. 
En  voici  d'autres. 

Cléopâtre,  dans  la  Calprenède,  explique  longuement  pourquoi 
elle  a  doit  »  se  tuer.  En  vain  on  lui  remontre  qu'elle  commet  «  une 
offense  irréparable  envers  le  ciel  »,  qu'elle  est  ((.cruelle  à  toute  la 
nature  ».  On  ne  peut,  répond-elle,  désirer  que  je  survive  «  que  pour 
m'offenser  en  me  croyant  capable  de  me  consoler  ».  Et,  après  l'avoir 
entendue,  ceux  qui  l'engageaient  à  vivre  sont  les  premiers  à  vouloir 
mourir  (4). 

Dans  Y  Amalazonthe ,  le  «  roi  de  Marseille  »  fait  un  discours  de 
dix  pages  pour  expliquer  son  suicide.  Le  thème  général  est  qu'il 
y  aurait  lâcheté  à  vivre  (5).. 

On  lit  dans  la  Polixène  :  a  il  n'y  a  rien  de  si  doux  aux  misérables  » 
que  le  suicide.  Quand  on  est  dans  le  misérable  état  de  ne  plus  rien 
espérer,  les  Dieux  nous  permettent  de  finir  courageusement  nos  jours 
plutôt  que  de  souffrir  le  mauvais  traitement  de  la  fortune.  Une 
des  héroïnes  du  roman  répond  à  ceux  qui  lui  reprochent  de  vouloir 
mourir  :  «  Est-ce  un  prodige  de  voir  une  captive  qui  désire  la 
liberté  »?  et,  au  moment  de  se  tuer,  elle  écrit  :  «  Afin  que  personne 
ne  croie  que  le  désespoir  ait  eu  plus  de  pouvoir  sur  moi  que  la  rai- 
son, je  supplie  tous  ceux  qui  entendront  parler  de  ma  mort  de  con- 
sidérer si  le  misérable  état  de  ma  vie  pouvait  souffrir  que  je  la  pro- 
longeasse davantage  »  (6). 

Dans  la  Cythérée,  comme  l'héroïne  a  déjà  m  la  tête  penchée  vers 
!a  rivière  pour  se  jeter  dedans  »,  son  père  arrive  et  tente  de  la  con- 
vaincre :  la  Providence  s'irrite  avec  justice  quand  nous  empiétons 
sur  ses  droits.  Mais  Cythérée  répond  avec  calme  :  «  C'est  en  vain  que 
vous  voulez  combattre  mon  juste  désespoir  par  des  considérations 
que  des  malheureux  timides  ont  inventées  pour  servir  de  prétexte 
h  leur  lâcheté.  Je  veux  mourir.  Je  le  dois,  et  les  Dieux  qui  sont  justes 
ne  peuvent  désapprouver  ce  que  la  justice  me  conseille  »  (7). 

Dans  le  Temple  des  sacrifices,  un  amant  se  tue  en  apprenant  la 
mort  de   sa   maîtresse,    u   Pouvez-vous,   demande  Thyrsis,   autoriser 


(1)  Rosset,  Hist.  XI,  p.  243.  (2)  Histoire  africaine,  116.  (3)  Le  Tolédun. 
II.  (4)  XIIe  partie,  livre  IV,  447  ss.  (5)  P.  235-245.  (6)  P.  128  et  387. 
<7)  P.  116-117. 


572  LE   XVIIe   SIECLE 

ces  actions  comme  bonnes  ou  ne  les  point  condamner  comme  i 
\ aises  »?  Faut-il  mourir  avec  si  peu  d'apparence?  «  Je  ne  voudrais 
pas  m 'offenser  moi-même  pour  Clériane,  et  je  ne  lui  conseille  pas 
de  se  laisser  mourir  pour  moi  ».  Mais  le  héros  sympathique  répond 
d'un  ton  méprisant  :  a  Ceux  qui  sont  faits  de  votre  sorte  usent  ainsi 
du  pouvoir  qu'ils  ont  sur  leurs  âmes  et  qui,  ne  pouvant  discerner 
ce  qui  leur  est  le  plus  honorable,  reçoivent  tout  avec  indifférence 
et  ne  pensent  point  la  chose  bonne  d'autre  qualité  que  la  mauvaise. 
Pour  moi,  je  ne  puis  condamner  ces  actions  quand  elles  rendent 
preuve  d'un  véritable  amour.  Au  contraire,  j'en  loue  grandement 
le  dessein  qui  ne  se  peut  trouver  qu'aux  belles  âmes,  puisqu'il  n'y 
a  rien  qu'elles  seules  capables  de  bien  aimer  »  (i). 

Dans  YAstrée,  un  vieux  chirurgien  formule  le  principe  même 
de  la  morale  nuancée  en  rappelant  l'institution  marseillaise  dont 
parle  Valère-IVflaxime.  Le  suicide  est,  en  principe,  un  crime,  une 
lâcheté.  Mais  «  ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  que  les  hommes,  comme 
esclaves,  soient  obligés  d'endurer  toutes  les  indignités  que  cette 
fortune  leur  fait  ou  leur  prépare  ».  Aussi,  pour  leur  permettre  de 
distinguer  les  cas  dans  lesquels  le  suicide  peut  être  légitime,  Dieu 
leur  a  donné  en  premier  lieu  le  jugement  et  la  prudence  «  pour  faire 
cette  élection  avec  une  bonne  et  sainte  raison  »,  en  second  lieu  les 
amis,  qui  peuvent  être  de  bon  conseil,  en  dernier  lieu  des  Juges  tels 
que  ceux  qui  existent  chez  les  Massiliens.  Car  ce  serait  «  faire  très 
injustement  et  très  lâchement  de  refuser  le  remède  à  ceux  qui,  avec 
raison  le  demandent  »  (2). 

Tandis  que  la  morale  nuancée  triomphe  ainsi  dans  la  littérature, 
elle  recrute  des  partisans  dans  le  monde  des  moralistes  (3)  et,  succès 
plus  inattendu,  parmi  les  moralistes  catholiques. 


(1)P.  172.  (2) L'Astrée  II t 12,  p.  993  ss.  (3)  Je  me  suis  surtout  servi  dans  ma 
recherche  de  la  Bibliothèque  française  de  Sorel  et  du  Manuel  bibliogra- 
phique de  M.  Lanson  ;  je  ne  puis  citer  tous  les  ouvrages  sur  la  philo- 
sophie, la  morale,  le  jansénisme,  le  mouvement  libertin,,  etc.,  que  j'ai 
également  mis  à  profit.  Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  Arnaud,  De  la 
nécessité  de  la  foi  en  J.-C.  (Œuvres,  P.  1777,  tome  X)  ;  d'Aubignac,  Maca- 
rise  ou  la  reine  des  Isles  fortunées,  histoire  allégorique  contenant  la  philosophie 
morale  des  stoïques,  P.  1664  ;  Balzac,  Entretiens,  P.  1657  ;  Œuvres  diverses , 
P.  1664  ;  Bardin,  Le  Lycée,  P.  1634  ;  Bary,  La  Morale,  etc.,  P.  1663  ;  Bayle, 
Dictionnaire  (éd.  LesMaizeaux,  Amst.,  1734).  Pensées  diverses'sur  la  Comète, éd. 
Prat,P.l9H;  de  Bellegarde  (abbé).  Réflexions  sur  ce  qui  peut  plaire  oudéplaire 
dans  le  commerce  du  monde,  Amsterd.,  1712,  Suite  des  réflexions,  etc.,  Amst., 
1712.  Lettres  curieuses  de  littérature  et  de  morale,  Amst.,  1705  ;  Bordelon, 
Nouvelles  remarques  ou  réflexions  critiques,  Lyon,  1695  ;  Bossuet  Œuvres  complètes 
Bar-le-Duc,  1862  ss.  ;  Bouju,  Corps  de  toute  la  philosophie,  P.  1614  ;  J.  de  la 
Brune,  La  morale  de  Confucius,  1688  ;  Burgersdkius,  Idea  philosophiae  moralis, 
1629  ;  Camus,  Les  spectacles  d'horreur  où  se  découvrent  plusieurs  tragiques  effets 


LES   MOBALISTES  573 

Balzac,  après  avoir  noté  que  Strozzi,  en  se  tuant,  était  plein  de 
confiance,  ajoute  :  «  mais  les  lois  de  l'Evangile  sont  contraires  à 
cette  croyance  et  la  nouvelle  Rome  appelle  désespoir  ce  que  l'an- 
cienne appelait  grandeur  de  courage.  Elle  excommunie  aujourd'hui 
ce  qu'elle  eût  autrefois  déifié  »  (i).  La  phrase  est  sans  doute  ironique, 
car,  ailleurs,  Balzac  s'en  prend  avec  véhémence  à  ceux  qui  osent 
calomnier  Lucrèce  et  jettent  de  la  boue  sur  «  la  plus  belle  fleur  de 
l'antiquité  »  et  «  le  principal  ornement  de  Rome  naissante  »  (2). 

Chevreau  pris  entre  les  deux  morales,  tient  des  propos  incohé- 
rents. S'attacha nt  à  démontrer  que  la  mort  n'est  pas  à  craindre, 
il  allègue  les  suicides  des  «  grands  hommes  ».  Plusieurs  pages  durant, 
il  les  conte  avec  admiration.  Puis,  brusquement  inquiet,  il  ajoute  : 
«  Mais  cette  vertu  des  païens  est  aujourd'hui  un  de  nos  crimes  »  (3). 

Dans  les  Femmes  illustres,  Lucrèce  justifie  son  suicide  en  un 
discours  de  belle  allure.  Dans  Y  argument  qui  précède  sa  harangue, 
on  lit  :  «  L'on  n'a  pu  décider  encore  si  elle  fit  bien  de  se  tuer  après 
son  malheur...  Oyez  ses  raisons,  lecteur...  Donnez  votre  voix  après 
tant  d'autres  »  (4). 


de  notre  siècle,  P.  1630  ;  Agathomphïle  ou  les  Martyrs  siciliens.  P.  1623,  Aris- 
landre,  Hist.  germanique,!?.  1624.  L'Amphithéâtre  sanglant, (P. Y 2,  20708).  Casti- 
glione, Le  Parfait  courtisan,  P.  1690;  de  Ceriziers,Ze  Philos,  français,  Rouen,  1651; 
Chevreau,  Les  effets  de  la  Fortune,  P.  1656  ;  Coeffeteau,  Tableau  des  Passions 
humaines,  P.  1630  ;  Costar,  Lettres,  P.  1658  ;  Desbarreaux.  Poésies,  éd.  J.  Vallée 
P.  1904  ;  Descoutures,  La  Morale  universelle,  P.  1687  ;  Descartes,  édit.  Adam 
et  Tannery,  Correspondance,  t.  I,  et  IV  ;  Descoutures,  La  Morale  d'Epicure 
P.  1685  ;  Deshoulières  (Mme)  Réflexions  diverses  {Œuvres,  P.  1753,  t.  I)  ;  Du 
Boscq,  Vhonneste  femme  P.  1643  ;  La  femme  héroïque,  P.  1645  ;  Du  Moulin,  P., 
Les  Elémens  de  la  philosophie  morale,  Sedan,  1624  ;  Dupleix  (Scipion),  L'Ethique 
ou  philosophie  morale,  P.  1617  ;  Du  Roure,  La  Philosophie  divisée  en  toutes  ses 
parties,  P.  1654  ;  Duvergier  de  Hauranne  Question  Royale,  P.  1609;  J.  Esprit, 
La  fausseté  des  vertus  humaines,  P.  1693  ;  Fénelon,  Œuvres,  P.  (1817);Fontenelle, 
Dialogue  des  morts,  Œuvres,  P.  1752, 1. 1  ;  Garasse,  La  doctrine  curieuse  des  beaux 
esprits  de  ce  temps  ou  prétendus  tels,  P.  1623  ;  Gassendi,  Opéra,  Lyon,  1658  ; 
Gillet,  Platon,  De  V amour  honneste,  P.  1653  ;  Lamy,  Démonstration  ou  preuves  évi- 
dentes de  la  vérité  et  de  la  sainteté  de  la  morale  chrétienne,  Rouen,  1706  ;  La  Mothe 
le  Vayer,  De  la  Vertu  des  Payens  {Œuvres,  P.  1669,  t.  V),  La  promenade  {Œuvres), 
Dresde,  1756,  tIV,  {l),Dela  Vie  et  delà  Mort,  ibid.,  IL  (2);  Le  P.  leMoyne,  Les 
Peintures  morales,  P.  1669,  La  Gallerie  des  femmes  fortes,  P.  1663  ;  Malebranche, 
Traité  de  Morale,  Rotterdam,  1684  ;  Marandé,  Le  Jugement  des  actions  humaines, 
P.  1624  ;  Nicole,  Essais  de  Morale,  t.  I.  P.  1714  ;  Renaudot,  Recueil  général 
des  questions  traitées  à  la  conférence  du  Bureau  d'adresses,  P.  1656  ;  Saint-Evre- 
mond,  Œuvres  mêlées,  Londres,  1709  ;  Scudéry,  Les  femmes  illustres  et  les  ha- 
rangues hércîjues,  P.  1642;  Nouvelles  conversations  de  morale,  P.  1688  ;  Soucy 
(Fr.  du),  Le  triomphe  des  Dames,  P.  1646  ;  Pascal,  Pensées  et  Opuscules,  P.  1904. 
Sur  les  ouvrages  de  casuistique  et  les  catéchismes,  voir  plus  loin. 

(1)  Entretiens,  p.  332.  (2)  Œuvres  diverses,  p.  365.  (3)  Les  effets  de  la 
fortune,  II,  8  p.  280.  (4)  Scudéry,  Les  Femmes  illustres  et  les  haranguest  hércïques, 
t.  I,  p.  206. 


574  LE  xvii'    mi;<  i 

Bans  le  recueil  les  Questions  irai  i     ■  /< 

Bureau  d'Adresses,  il  y  a  une  longue  discussion    m  cours  de  laqu 

ijualiv  orateurs  parlent  pour  et  contre  le  suicide.   Dans  les  Disc 

i\  qui  le  combattent,  je  ne  vois  que  les  argua 
le  suicide  0*1  contre  la  nature  ;  un  soldat  ne  quitter 

guérite  »  sans  congé  du  capitaine  ;  le  courage  à  suppo 

les  maux  ;  l'homme  de  bien  ne  doit  pas  frustrer  la  justice.  Mais  d 
les  Discours  des  deux  contradicteurs,  voici  quelques  phrases  qui 
Mutent  moins  l'école  :  se  tuer,  c'est  «  ce  que  font  encore  ces  gran-i- 
capitaines  de  mer  qui  mettent  le  feu  à  leurs  poudres  et  se  font  sa: 
en  l'air  pour  ne  pas  tomber  entre  les  mains  de  leurs  ennemis  ;  toute- 
fois il  n'y  a  celui  de  nous  qui  n'estime  plus  leur  vertu  que  celle 
poltrons  qui  se  rendent  à  discrétion  ».  C'est  le  propre  des  «  esprits 
ravalés  de  censurer  les  exemples  qu'ils  ne  peuvent  imiter  ».  Il  ne 
faut  pas,  «  pour  avoir  l'âme  trop  tendre  »,  blâmer  le  courage  d'un 
Caton  :  lorsque  rien  ne  nous  force  à  mourir  que  nous-mêmes  «  et 
que  néanmoins  nous  en  avons  des  causes  légitimes  »,  cette  mort 
est  la  plus  belle  et  la  plus  glorieuse.  «  Et  ce  qu'on  nous  dit  plus  au 
public  qu'à  nous-mêmes,  n'a  de  fondement  que  dan«  notre  orgueil 
qui  nous  fait  croire  une  pièce  de  rapport  qui  ne  peut  être  démembrée 
du  monde  sans  une  notable  perte  de  ce  grand  corps  ».  Il  est  «  phu 
honnête  »  de  mourir  glorieux  que  de  vivre  misérable  (i). 

De  Soucy  allègue,  à  l'honneur  du  beau  sexe,  que  les  saints  auteurs, 
et  particulièrement  saint  Jérôme,  «  font  mention  de  plusieurs  mil- 
liers de  femmes  et  de  filles  qui  ont  généreusement  préféré  leur  chas- 
teté à  leur  vie  »  (2).  Castiglione  cite  aussi  avec  admiration  ce  qu'il 
appelle  «  cette  généreuse  action  »  (3).  J.  de  la  Brune  parle  de  ces 
sortes  de  suicide  comme  d'une  «  générosité  héroïque  »  (4).  Dans  un 
Dialogue  de  Fontenelle,  Lucrèce  répond  avec  esprit  à  ceux  qui  lui 
reprochent  d'avoir  cédé  à  «  l'amour  de  la  gloire  »  (5). 

Des  Coutures  rapporte  avec  admiration  le  suicide  de  Charondas  : 
a  Le  juste  se  condamne  lui-même  »  (6)   ;  sans  doute,  dit-il  encore, 
la  nature  a  horreur  de  la  mort,  mais  «  le  désespoir  d'Othon  a  quelque 
chose  de  si  tranquille  que  son  action  mériterait  un  autre  nom  »  (7 
Des  Barreaux  félicite  Othon  de  s'être  tué  «  en  galant  homme  »  (8). 

Dans  l'Histoire  allégorique  contenant  la  philosophie  des  stoïques, 
sous  le  voile  de  plusieurs  aventures  agréables,  en  forme  de  roman, 
Arianax  arrive  dans  un  temple  où  se  trouvent  des  emblèmes  et 
des    devises    concernant    «    tout    ce    qu'un    honnête    homme    doit 


(1)  Tome  II,  p.  639  ss.  (conférence  du  19novembre  1635).  {2)  Le  triomphe  des 
Dames,  p.  63.  (3)  Le  parfait  courtisan,  III,  p.  286  ss.  (4)  La  morale  de  Confa- 
dus,  p.  102.  (5)  Œuvres,  I,  p.  175.  (6)  La  morale  d'Epicure  avec  des  réflexions, 
p.  278.     (7)  La  morale  universelle,  p.  131.     (8)  Poésies,  p.  65. 


SAINT    EVREMOND    ET   BAYLE 

observer  ».  Un  de  ces  emblèmes  représente  Uticares  tenant  de  la 
main  gauche  la  liberté  mourante  et  de  la  main  droite  déchirant 
ses  entrailles,  «  au-dessous  était  écrit  :  on  peut  mourir  malgré  la 
fortune  »  (i). 

Saint  Evremond,  loue  longuement  la  mort  de  Pétrone  :  «  Pour 
sa  mort,  après  l'avoir  bien  examinée,  ou  je  me  trompe  ou  c'est  la 
plus  belle  de  l'antiquité.  Dans  celle  de  Caton,  je  trouve  du  chagrin 
et  même  de  la  colère.  Le  désespoir  des  affaires  de  la  République, 
la  perte  de  la  liberté,  la  haine  de  César  aidèrent  beaucoup  sa  réso- 
lution ;  et  je  ne  sais  si  son  naturel  farouche  n'alla  point  jusqu'à 
la  fureur  quand  il  déchira  ses  entrailles.  Socrate  est  mort  véritable- 
ment en  sage  et  avec  assez  d'indifférence  :  cependant  il  cherchait  à 
s'assurer  de  sa  condition  en  l'autre  vie  et  ne  s'en  assurait  pas  ;  il  en 
raisonnait  sans  cesse  dans  la  prison  avec  ses  amis  et  assez  faible- 
ment ;  et  pour  tout  dire  la  mort  lui  fut  un  objet  considérable. 
Pétrone  seul  a  fait  venir  la  mollesse  et  la  nonchalance  dans  la  sienne. 
Aiidiebatque  referentes  nihil  de  immortalitate  animae  et  sapientium 
placiiis  sed  levia  carmina  et  faciles  versus.  Il  n'a  pas  seulement  con- 
tinué ses  fonctions  ordinaires  à  donner  la  liberté  à  ses  esclaves,  à 
en  faire  châtier  d'autres  ;  il  s'est  laissé  aller  aux  choses  qui  le  flat- 
taient, et  son  âme  au  point  d'une  séparation  si  fâcheuse  était  plus 
touchée  de  la  douceur  et  de  la  facilité  des  vers  que  de  tous  les 
sentiments  des  philosophes.  Pétrone,  à  sa  mort,  ne  nous  laisse  qu'une 
image  de  la  vie  ;  nulle  action,  nulle  parole,  nulle  circonstance  qui 
marque  l'embarras  d'un  mourant.  C'est  pour  lui  proprement  que 
mourir  est  cesser  de  vivre.  Le  vixit  des  Romains  lui  appartient 
justement  »  (i). 

Bayle,  dans  son  article  sur  Lucrèce,  dit  que  les  critiques  adres- 
sées à  Lucrèce  sont  «  chicanes  de  sophistes  ».  a  L'action  de  Lucrèce 
ne  doit  exciter  que  des  sentiments  de  compassion  et  d'admiration  ». 
Une  des  plus  raisonnables  objections  de  Saint  Augustin  est  que  le 
suicide  est  un  crime.  Répondre  à  cette  objection  qu'on  ne  doit  pas 
traduire  Lucrèce  devant  le  "tribunal  de  la  Religion,  «  ce  n'est  pas  une 
réponse  dont  je  me  veuille  mêler  ».  Mais,  devant  les  tribuanux 
Romains,  se  tuer  n'était  pas  un  crime  ;  et  Saint  Augustin  se  sert 
d  d'un  mauvais  biais  »  lorsqu'il  essaie  de  condamner  Lucrèce  au 
nom  des  maximes  païennes.  Sans  doute  il  y  avait  à  Rome,  sur  la 
question  du  suicide,  des  sentiments  opposés,  et  quelques-uns  étaient 
d'avis  qu'il  y  a  plus  de  courage  à  vivre  qu'à  se  tuer.  Mais  «  ils 
n'avaient  point  de  leur  côté  le  brillant  et  l'éclatant  ;  ils  étaient  consi- 
dérés comme  peuple  ;  l'autre  fraction  était  la  noblesse,  le  parti  dis- 


(1)  P.  14-15.     (2)  Œuvres,  II,  p.  185.  Boidelon  {Nouvelles  remarques,  p.  305), 
fait,  lui  aussi  un  récit  plein  d'admiration  de  la  mort  de  Pétrone. 


576  LE   XVIIe    SIÈCLE 

tingué,  l'école  de  l'héroïsme  ».  Reste  le  dilemne  de  Saint  Augustin  : 
si  adulte  rata,  cur  laudata,  si  pudica,  cur  occisa?  Mais  à  ce  comj>l<-, 
quand  une  religieuse  meurt  de  chagrin  d'avoir  été  violée,  il  fau- 
drait lui  dire  aussi  :  si  pudica,  cur  mortua?  et  la  soupçonner  d'im- 
pudicilé  (i). 

En  i685,  un  certain  du  Rondel  avait  expliqué  l'action  de  Lucrèce 
par  des  raisons  purement  religieuses  :  elle  aurait  voulu  en  se  tuant 
faire  un  sacrifice  «  aux  Euménides  ».  Dans  les  Pensées  diverses  sur 
la  Comète,  Bayle  réfute  cette  théorie  et  explique  assez  longuement 
«  que  la  religion  de  Lucrèce  ne  contribuait  en  rien  à  sa  chasteté 
et  qu'à  cet  égard  elle  eût  été  toute  telle  qu'elle  était  quand  même 
elle  n'eût  jamais  ouï  dire  qu'il  y  eût  des  Dieux  »  (2).  Ce  que  Bayle, 
au  fond,  veut  démontrer  c'est  la  possibilité  d'avoir  «  des  idées  d'hon- 
nêteté et  de  gloire  indépendamment  de  la  religion  »  (3),  autrement 
dit  la  possibilité  d'une  morale  laïque.  Dans  cette  morale,  le  suicide 
de  Lucrèce  sera  unanimement  approuvé,  car  «  on  ne  peut  la  justifier 
au  tribunal  de  la  religion,  mais,  si  on  la  juge  au  tribunal  de  la 
gloire  humaine,  elle  y  remportera  la  couronne  la  plus  brillante  »  (4). 

Il  est  vrai  que  tous  ces  partisans  de  la  morale  nuancée  la  défendent 
avec  moins  d'éclat  que  Montaigne.  Mais  ce  qui  prouve  bien  que, 
la  culture  classique  aidant,  elle  gagne  sur  certains  points  du  terrain, 
c'est  l'ittitude  imprévue  de  quelques  moralistes  appartenant  à 
l'Eglise. 

Dès  le  début  du  xvne  siècle,  Duvergier  de  Hauranne  étudie  «  en 
quelle  extrémité,  principalement  en  temps  de  paix,  le  sujet  pourrait 
être  obligé  de  conserver  la  vie  du  Prince  aux  dépens  de  la  sienne  »  (5) . 
Il  conclut  que  le  suicide  du  sujet  est  légitime  lorsqu'il  s'agit  de 
conserver  un  roi  dont  la  vie  est  très  nécessaire  à  l'Etat  (6).  Conclu- 
sion déjà  hardie,  car  les  casuistes,  qui  permettent  se  objicere  telo  pour 
le  salut  du  Prince,  ne  permettent  pas  qu'on  se  frappe  soi-même. 
Mais  ce  qui  fait  l'intérêt  principal  de  l'ouvrage  c'est  que,  pour  «  apla- 
nir le  chemin  »  à  sa  thèse,  Saint  Cyran  commence  par  essayer 
«  d'ôter,  en  quelque  façon,  la  difformité  »  qu'on  «  attache  insépa- 
rablement à  l'action  »  (7).  Il  veut  montrer  au  jour  «  que  sa  malice 
est  changeante  selon  la  variété  des  circonstances  et  des  fins  qui  en 
ôtent  la  difformité  ».  Certains  actes  sont  toujours  mauvais,  a  vraies 
essences  et  natures  d'actions  difformes  »,  tels  le  mensonge,  la  pédé- 
rastie, la  haine  de  Dieu.  D'autres  le  sont  presque  toujours,  sauf  en 


(1)  Dictionnaire,  t.  III,  art.  Lucrèce.  On  me  permettra  de  faire  remarquer 
qu'une  des  phrase  de  Bayle  confirme  ce  que  je  disais  plus  haut  sur  le 
carectère  aristocratique  de  la  morale  nuancée  dans  la  société  romaine. 
(2)  II,  p.  130  ss.  (3)  Ibid.,  p.  130.  (4)  Article  Lucrèce,  (p.  818).  (5)  Question 
Royalle  et  sa  décision,  p.  1.     (6)  P.  18,     (7)  P.  1  et  2» 


LA  MORALE  NUANCÉE    :   SAINT   CYÎIAN   ET   CAMUS  577 

«cas  cPextrême  nécessité,  tel  le  larcin,  le  mariage  avec  une  sœur  (i). 
u  La  troisième  sorte  est  de  celles  qui  sont  mauvaises  véritablement, 
si  on  les  considère  en  elles-mêmes,  toutes  nues  et  déchargées  de 
toutes  relations  qui  leur  donnent  du  lustre  et  qui  leur  impriment 
l'honnêteté  de  la  vertu  morale.  »  De  cette  sorte  sont  le  meurtre  et  le 
suicide.  «  Il  n'est  pas  croyable  que  le  droit  que  Dieu  a  sur  la  créature 
raisonnable  soit  si  restreint  et  si  borné  qu'il  ne  puisse  pas  lui  com- 
mander de  se  perdre  et  de  s'anéantir  soi-même  »  (2).  Si  Saint  Cyran 
voulait  dire  par  ces  derniers  mots  qu'on  peut  se  détruire,  quand  on 
reçoit  un  ordre  particulier  du  Saint  Esprit,  sa  thèse  serait  tout  à  fait 
orthodoxe,  mais  il  ne  l'entend  pas  ainsi  :  ce  qu'il  se  demande,  c'est 
s'il  n'arrivera  jamais  «  que  se  tuer  soi-même  soit  accompagné  de 
circonstances  qui  le  rendent  licite  et  action  d'honneur  et  de' 
vertu  ))  (3),  et  c'est  à  cette  question  qu'il  répond  hardiment  par  l 'affir- 
mative dans  le  cas  où  il  faut  sauver  un  bon  roi.  Là,  on  peut  se  tuer, 
on  le  doit  (4).  Mais  ce  n'est  pas  un  cas  singulier.  Parlant  de  ceux 
qui  étaient  condamnés  à  Rome  pour  le  crime  de  lèse-majesté,  Saint- 
Cyran  écrit  :  «  Je  crois  que,  sous  les  empereurs  Néron  et  Tibère, 
ils  étaient  obligés  de  se  tuer  pour  le  bien  de  leur  famille  et  de  leurs 
enfants  »  (5).  Il  cite,  en  outre,  avec  compla'sance  des  suicides  des- 
tinés à  sauver  un  maître,  un  ami  (6). 

Comme  on  voit,  il  est  inexact  de  prétendre  que  Saint  Cyran  ait 
fait  «  l'apologie  du  suicide  ».  Autant  vaudrait  soutenir  que,  dans 
la  Cité  de  Dieu,  Saint  Augustin  fait  «  l'apologie  du  meurtre  ».  Mais 
il  essaie  d'ouvrir  les  portes  de  l'Eglise  à  la  morale  nuancée. 

Les  romans  moraux  de  Camus,  évêque  de  Belley,  montrent  l'au- 
teur indécis,  mais  déjà  fort  séduit  par  les  idées  nouvelles.  Dans 
VAmphihéâtre  sanglant,  un  jeune  homme  veut  se  faire  moine  :  son 
père,  qui  ne  le  peut  souffrir,  fait  étendre,  dans  le  lit  de  son  fils,  une 
courtisane  nue.  Près  de  succomber  à  la  tentation,  le  jeune  homme 
se  frappe  à  grands  coups  de  canif  et  meurt.  «  Plusieurs  jugements, 
dit  Camus,  se  firent  sur  cette  action,  les  uns  la  blâmant  d'un  zèle 
indiscret,  les  autres  de  cruauté  et  l'accusant  comme  meurtrier  de  lui- 
même.  D'autres  relevaient  jusqu'au  ciel.  Pour  moi,  qui  incline 
plutôt  à  la  louange  qu'au  blâme,  je  donne  mon  suffrage  à  ceux-ci 
et  confesse...  que  le  jugement  contraire  et  sinistre  ne  peut  être  sans 
quelque  sorte  de  témérité  »  (7) . 

Dans  les  Spectacles  d'horreur,  à  propos  d'une  fille  qui  se  tue 
pour  n'être  pas  violée,  Camus  dit  qu'un  tel  exemple  doit  être  «  plutôt 
admiré  qu'imité  »  (8). 


(1)  P.  2  et  3.  (2)  P.  3  et  4.  (3)  P.  14.  (4)  P.  19.  (5)  P.  30.  (6)  P.  26* 
29,  47.  (7)  Histoire  III,  La  sanglante  chasteté,  p.  33.  (8)  L.  I,  spectacle  19a 
p.  208. 


37 


678  LE    XVIIe    SIÈCLE 

Dans  AijuUiomphile  ou,  les  Martyrs  siciliens,  il  y  a  une  dbi  t 
curieuse  entre  deux  amants;  la  jeune  fille,  qui  est  païenne,  ne  pouvant 
iépouser  celui  qu'elle  aime,  décide  de  se  tuer  :  «  Mais,  dit-elle  à  Aga- 
thon, je  ne  redoute  qu'une  chose,  c'est  que  tu  veuilles  me  suivre.  » 
Agathon,  qui  est  chrétien,  se  trouve  embarrassé.  «  Quelle  cruauté, 
dit-il  est  celle-cil  C'est  que,  si  vous  mourez  en  notre  croyance  et 
par  vos  propres  mains,  vous  êtes  sans  rémission  éternellement 
perdue.  —  Si  l'homicide  de  soi-même  est  défendu  par  ta  loi,  répond 
fièrement  la  jeune  fille,  il  ne  l'est  pas  par  la  mienne;  au  contraire, 
je  vois  qu'il  est  recommandé  par  le  glorieux  empire  de  l'honneur  et 
de  l'amour...  Mol  et  efféminé  Agathon,  meurs,  meurs  de  honte 
qu'une  fille  tel  prévienne  en  générosité  comme  en  courtoisie!  »  On 
pourrait  croire,  l'auteur  étant  évêque,  que  le  débat  va  tourner  à  la 
confusion  des  idées  païennes.  Il  n'en  est  rien.  Agathon,  enflammé  de 
honte,  proteste  que  s'il  ne  se  tue  pas,  ce  n'est  pas  lâcheté,  mais 
crainte  de  Dieu.  Seulement  il  conclut  par  une  phrase  peu  chrétienne  : 
«  Au  pis  aller,  mourons  ensemble!  (i).   » 

Ailleurs,  Camus  conte  l'histoire  d'un  homme  qui,  dans  une  ville 
assiégée,  tue  sa  femme  et  ses  filles,  de  peur  qu'elles  ne  soient  le  jouet 
des  vainqueurs,  puis  se  tue  lui-même.  Et  voici  les  réflexions  du  con- 
teur :  «  Quand  le  désespoir  et  l'infamie  sont  jointes  à  la  servitude, 
alors  une  âme  jalouse  de  gloire  se  précipitera  en  mille  morts  plutôt 
que  de  voir  le  jour  avec  un  continuel  opprobre  sur  le  front-..  Je 
sais  que  le  spectacle  que  je  vais  représenter...  a  quelque  chose  en 
son  effet  qui  choque  les  maximes  chrétiennes;  mais  si  vous  regardez 
la  médaille  par  un  autre  revers,  vous  trouverez  que,  si  la  crainte  de 
la  vergogne  a  porté  une  âme  courageuse  hors  des  bornes  de  la 
nature  et  de  son  devoir,  cela  n'est  procédé  que  d'un  désespoir  si 
honorable,  semblable  à  celui  de  ce  grand  Caton  qui  ne  laisse  d'être 
loué  dans  l'histoire,  encore  qu'il  ait  été  meurtrier  de  soi-même  (2).  » 
Il  semble  bien  que  l'auteur,  un  évêque,  tout  en  se  réservant  du  bout 
de  la  plume,  les  droits  de  la  morale  traditionnelle,  soit  déjà  plus 
qu'à  demi  gagné  aux  idées  nouvelles. 

Dans  le  Philosophe  français  du  sieur  de  Ceriziers,  aumônier  de 
Monseigneur  le  Duc  d'Orléans,  l'auteur  distingue  le  suicide  direct 
et  le  suicide  indirect.  Le  premier  n'est  jamais  licite;  mais  «  quand 
on  cherche  la  mort  indirectement,  on  ne  va  que  contre  ce  précepte 
affirmatif  qui  nous  commande  de  nous  aimer,  à  quoi  nous  pouvons 
contrevenir  dans  certaines  circonstances  équitables  »,  et  «  on  peut 
avoir  beaucoup  de  sujets  raisonnables  de  quitter  la  vie  indirecte- 
ment »  (3). 


(1)  Pages  567,  569,  573.     (2)   Les  spectacles  d'horreur,  1.  II,  spectacle  IV  : 
Le  désespoir  honorable,  page  312.     (3)   P.  245,  248,  250. 


LES   MŒUES  579 

Dans  les  écrits  moraux  du  R.  P.  Du  Boscq,  même  désarroi  que 
dans  ceux  de  Camus.  Il  fait  un  long  panégyrique  de  Porcie  :  «  Que 
si  le  mépris  de  la  mort  est  le  principal  fruit  de  la  philosophie,  il 
me  semble  que  Porcia  sut  philosopher  encore  plus  noblement  que 
Brutus  »;  puis  sans  transition,  il  ajoute  :  «  quoiqua  vrai  dire,  il 
faille  condamner  la  mort  de  l'un  et  de  l'autre  comme  des  meurtres 
et  des  homicides  volontaires  de  soi-même  »;  ce  ne  sont  que  de 
«  fausses  générosités  »;  même  Porcia  et  Brutus  ne  sont  pas  des  héros, 
ce  sont  «  des  monstres  »;  il  ne  peut  être  question  de  comparer  leur 
vertu,  «  mais  de  comparer  leur  crime  ».  —  Mais,  (nouveau  revire- 
ment), la  mort  de  Porcie  est  plus  «  noble  »  et  plus  digne  d'un  grand 
cœur  »,  notamment  parce  que  Porcie  est  moins  «  contrainte  »  que 
Brutus  et  que  son  cas  est  plus  étrange  (i).  Parlant  de  Lucrèce, 
Du  Boscq  dit  encore  :  «  comparer  son  acte  à  celui  de  Caton,  c'est  com- 
parer deux  crimes  »;  mais  il  conclut  :  «  il  est  malaisé  de  la  condamner 
raisonnablement  si  on  ne  la  condamne  premièrement  de  n'avoir  pas 
été  chrétienne;  or,  pouvait-elle  agir  sur  nos  principes?...  Pouvait- 
elle  obéir  à  l'Evangile  qu'elle  ignorait?  (2)  »  On  ne  peut  dire  plus  net- 
tement que  le  suicide  n'est  pas  mauvais  en  soi,  qu'il  est  défendu 
par  la  seule  loi  chrétienne 

Dans  son  livre  de  VHonneste  Femme,  Du  Bosq  se  montre  aussi 
ondoyant.  «  Ceux  qui  se  font  mourir,  dit-il,  ne  sont  pas  courageux, 
mais  désespérés  »;  seulement,  parlant  de  Théoxène  qui  se  tue  pour 
«  mourir  libre  »  et  engage  ses  enfants  à  l'imiter,  il  écrit  :  «  Faut-il 
pas  avouer  que  le  courage  et  la  constance  paraissent  en  cette  occa- 
sion avec  un  merveilleux  éclat?  Peut-on  trouver  entre  les  hommes 
quelque  chose  de  plus  grand  ni  même  de  comparable?  »  Même  for- 
mule à  propos  du  suicide  de  Camma  :  «  Les  hommes  peuvent-ils 
•  donner  un  pins  noble  exemple  de  constance?  »  (3).  Toutes  ces  phrases 
se  trouvent  dans  des  livres  destinés  à  prouver  l'excellence  du  sexe  : 
théoriquement,  Du  Boscq  voit  dans  les  suicides  qu'il  rapporte 
autant  de  crimes;  seulement,  c'est  à  l'honneur  de  celles  qui  les  ont 
commis  qu'il   prend  soin  de  les  rapporter. 

La  même  impression  se  dégage  des  livres  du  fameux  Père  Le 
Moync.  Le  suicide  est  «  le  plus  énorme  de  tous  les  homicides  »;  c'est 
cruauté  et  désespoir;  les  veuves  qui  se  tuent  «  pèchent  contre  l'amour 
conjugal  et  violent  la  fidélité  qu'elles  doivent  à  leurs  maris.  »  Mais, 
dans  les  Peintures  morales,  la  «  chaste  et  généreuse  Panthée  », 
Camma,  Pauline,  Porcie,  Blanche  de  Pavie  sont  citées  comme 
autant  d'exemples  qui  enseignent  la  pudeur,  la  fidélité  et  la  con- 
stance. Il  les  loue  en  vers  avec  tant  de  verve  que  tout  à  coup  il  a 


(1)    La   Femme   héroïque,  II,    p.    393.     (2)  Ibid.,  p.   67.      (3)    L'honnesle 
femme,  p.   113,   118,   123. 


580  LE    XVIIe   SIÈCLE 

peur  el  se  ravise  :  «  A  la  lumière  du  christianisme  »,  ces  actions  sont 
a  ('normes  et  furieuses  »;  je  n'ai  donc  garde  de  justifier  cette  fureur 
en  des  païennes,  ni  d'ériger  en  vertu  le  plus  cruel  de  tous  les  homi- 
cides. »  Mais  craignant  de  nouveau  d'avoir  été  trop  loin,  il  ajoute  : 
«  Néanmoins,  à  prendre  les  choses  hors  de  ces  belles  lumières...  il 
est  certain  que  la  mort  de  ces  généreuses  femmes  peut  être  excusée.  » 
Elles  suivaient  les  Philosophes  qui  «  ne  sont  jamais  plus  éloquents 
ni  plus  forts  que  quand  ils  tombent  sur  ce  texte.  »  Conclusion  :  j'ai 
donc  fait  «  une  action  de  justice  de  louer  leur  vertu  (i)  ». 

Mêmes  éloges  dans  la  Gallerie  des  femmes  fortes.  Le  P.  Le  Moyne 
nous  prévient  bien  qu'il  ne  met  pas  «  l'épée  en  la  main  des  femmes 
ni  ne  les  appelle  au  poison,  à  la  corde  et  au  précipice  »,  que  la 
mort  volontaire,  qui  a  pu  paraître  «  de  belle  couleur  »  chez  les 
païennes,  «  serait  noire  et  hideuse  en  une  chrétienne  (2)  ».  Mais  il 
loue  Gamma  et  Arria  (3).  Il  loue  le  suicide  de  Monime  : 

Voyez  le  noble  orgueil  qui  tient  ce  noble  cœur 
Des  biens  comme  des  maux  également  vainqueur  (4). 

Il  loue  le  suicide  de  Pauline  : 

Un  amour  philosophe  aide  à  ce  beau  transport.. 
Sages  qui  nous  ôtez  les  belles  passions, 
Apprenez  d'une  femme  à  devenir  stoïques  (5). 

Il  dit,  à  propos  des  charbons  enflammés  qu'avale  Porcie  :  «  Ce 
feu  luira  aux  yeux  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les  siècles,  et  don- 
nera un  lustre  éternel  à  la  mémoire  de  Porcie  (6) .  » 

Enfin,  parlant  du  procès  fait  à  Lucrèce  après  sa  mort,  lex  P.  Le 
Moyne  écrit  :  «  J'ai  vu  ce  procès  et  la  sentence  qui  lui  est  attachée 
dans  les  livres  de  la  Cité  de  Dieu...  Et  j'avoue  que,  si,  elle  est  jugée 
par  le  droit  chrétien  et  selon  les  Lois  de  l'Evangile,  elle  aura  peine 
de  justifier  son  innocence...  Néanmoins,  si  elle  est  tirée  de  ce  tri- 
bunal sévère  où  il  ne  se  présente  point  de  vertu  païenne  qui  ne  soit 
en  danger  d'être  condamnée,  si  elle  est  jugée  par  le  droit  de  son 
Pays  et  par  la  religion  de  son  temps,  elle  se  trouvera  des  plus  chastes 
de  son  temps  et  des  plus  fortes  de  son  Pays;  la  noble  et  vertueuse 
philosophie,  qui  l'accuse  si  souvent,  l'absoudra  de  son  malheur  et 
se  réconciliera  avec  elle...  »  Et  plus  loin  :  «  Ne  feignons  donc  pas 
de  louer  Lucrèce  :  elle  est  digne  de  nos  louanges.  L'ancienne  Rome 
qui  a  été  la  nourrice  des  hautes  vertus  de  la  nature  et  des  grands 


(1)   Peintures   morales,  p.   303-319.     (2)    La   Galerie,   p.   119.     (3)    Ibid.* 
p.  137  et  II,  p.  3.     (4)  I,  p.  179.     (5)  II,  p.  38.     (6)  I,  p.  283. 


LES   MŒURS  581 

héros  du  Paganisme,  n'a  rien  porté  de  plus  haut  ni  de  plus  grand, 
rien  de  plus  fort  ni  de  plus  magnanime  que  Lucrèce  (i).  » 

Même  note  dans  les  écrits  de  l'abbé  de  Bellegarde  :  Lucrèce, 
«  qui  a  fait  tant  d'honneur  à  son  sexe  est  un  modèle  que  les  Dames 
devraient  toujours  avoir  devant  les  yeux  (2)  ». 

L'abbé  de  Saint  Real  «  avoue  »  que,  parmi  ceux  qui  se  sont  tués, 
il  y  en  a  qui  ont  donné  de  véritables  marques  de  grandeur  d'âme 
et  d'intrépidité  ».  Peut-être  n'ont-ils  pas  «  raisonné  juste  »,  mais 
«  il  est  sûr  qu'il  se  trouve  quelques  genres  de  mort  bien  héroïques.  » 
Le  non  dolct  d'Arria  est  «  plus  beau  que  toutes  les  victoires 
d'Alexandre  I  »  (3) 

Comme  on  voit,  tous  ces  écrivains  catholiques  ont  bien  soin  de 
proclamer  la  doctrine  officielle  de  l'Eglise.  Ils  s'y  rallient  avec 
éclat.  Mais  enfin,  on  ne  peut  pas  sérieusement  soutenir,  à  dix  lignes 
de  distance,  qu'une  action  est  «  noire  et  hideuse  »  et  qu'elle  assure 
«  un  lustre  éternel  »  à  celui  qui  la  commet,  que  le  suicide  de  Porcie 
est  une  action  «  noble  »  et  que  Porcie  est  un  «  monstre  ».  L'impres- 
sion qui  se  dégage  est  donc  bien  qu'avec  toute  sorte  de  prudences 
et  d'habiletés  oratoires,  un  certain  nombre  de  moralistes  essaient 
d'accommoder  la  morale  de  l'Eglise  aux  idées  nouvelles. 

Enfin,  dans  les  mœurs  elles-mêmes,  on  constate,  sur  certains 
points,  comme  un  très  léger  progrès  de  la  morale  nuancée. 

Les  mœurs,  il  est  vrai,  nous  sont  mal  connues.  C'est  en  vain  que 
j'ai  lu  des  jouraaus,  des  Mémoires,  des  Correspondances,  des 
recueils  d'anecdotes,  des  récits  de  voyageurs  :  nulle  part  je  n'ai 
trouvé  de  renseignement  statistique  sur  le  suicide.  La  Palatine  écrit, 
le  2  juillet  1699  :  ((  On  prétend  aussi  que  tous  les  suicides  que  nous 


(1)  I,  p.  225.  (2)  Lettres  curieuses,  p.  377  ;  cf,  Réflexions,  p.  117  et 
Suite  des  Réflexions,  p.  33.  (3)  Réflexions  sur  la  mort  (Œuvres,  II,  213- 
214).  Je  n'ai  pas  trouvé  de  déclarations  analogues  dans  les  œuvres 
des  grands  écrivains  catholiques  du  xvne  siècle.  Je  note  seulement  que 
Bossuet  loue  le  suicide  de  Samson  sans  paraître  songer  aux  scrupules  dont 
s'embarrassait  saint  Augustin  :  «  Ces  actions  d'une  valeur  étonnante  faisaient 
voir  que  tout  est  possible  à  qui  sait  mérpiser  sa  vie»  (Politique  tirée  de  l'Ecr, 
sa inte,\. IX, art.  V,  3e  prop.).  Ailleurs  il  écrit  :  «  C'est  dans  cette  considération 
particulière  que  l'honneur  me  paraît  un  bien  excellent  ;  et  je  le  trouve,  en  ce 
sens,  de  telle  valeur  que  je  ne  doute  pas  qu'un  homme  de  bien  ne  puisse  le 
préférer  à  sa  vie  et  qu'il  ne  le  doive  même  en  quelques  rencontres  »  (Pensées 
chrétiennes  et  morales  sur  divers  sujets.  XXIX).  Fénelon  qui,  dans  le  Télémaquet 
condamne  le  suicide,  exalte  le  suicide  chrétien  dans  le  Sermon  pour  la  fête 
d'un  martyr  :  «  Je  vois  une  femme  qui  court  hors  de  la  ville  d'Antioche,  avec 
ses  petits  enfants...  Où  allez-vous,  lui  dit-on,  avec  tant  de  hâte  ?  Je  cours, 
dit-elle,  vers  le  faubourg  où  j'apprends  qu'on  martyrise  les  chrétiens,  de  peur 
qu'on  ne  meure  pour  Jésus-Christ  sans  moi  et  les  miens.  »  Il  y  a  dans  lesDia- 
logues  des  morts  (LII),  un  beau  discours  de  Caton  pour  justifier  son  suicide. 


582  LE   XVIIe   SIÈCLE 

avons  en  si  grande  quantité  depuis  quelque  temps,  sont  causés  pal 
l'athéisme  (i)  »,  et,  quelques  jours  plus  tard,  elle  dit  encore  :  «  C'est 
la  miaère  qui  est  cause  que  tant  de  gens  se  sont  suicidés  (2).  »  Seu- 
lement comme  elle  ne  donne  aucun  chiffre,  il  est  impossible  de 
savoir  ce  qu'elle  entend  par  «  une  grande  quantité  »  de  suicides- 
Mais,  si  l'on  ne  sait  rien  -de  précis  touchant  le  nombre  des  sui- 
cides, un  fait  se  dégage  assez  nettement  :  dans  les  milieux  cultivés 
et  mondains,  l'opinion  est  indulgente  à  certains  suicides. 

L'usage,  dans  le  monde  noble,  tempère  toujours  les  rigueurs  du 
droit.  Je  ne  connais  pas  d'exemple  de  gentilhomme  traîné  et  pendu. 
Quand  La  Vauguyon  se  tue,  le  Roi  interdit  procès  et  enquête  (3). 
En  i685,  un  gentilhomme  se  tue  après  avoir  adressé  vainement  un 
placet  au  Roi.  Gomme  on  trouve  le  corps  à  l'auberge,  on  le  porte 
au  Châtelet  et  on  le  condamne  à  être  pendu.  Mais  Louvois,  prévenu, 
fait  aussitôt  expédier  des  lettres  de  grâce  (4).  Tallemant,  qui  signale 
des  suicides  dans  la  noblesse  ou  la  bonne  bourgeoisie,  ne  parle 
jamais  de  poursuites.  Quand  Vatel  se  tue,  il  n'est  pas  question  de 
procès,  et  ni  Gourville  (5),  ni  Mme  de  Sévigné  (6),  n'ont  un  mot 
pour  s'en  étonner  :  l'indulgence  accordée  à  la  noblesse  s'étend  à  ce 
qui  la  touche  et,  en  général,  au  monde  élégant. 

Dans  ce  monde  que  n'atteint  guère  la  flétrissure  légale  (7),  on  n'a 
pas  les  mêmes  raisons  solides  que  dans  le  peuple  d'avoir  le  suicide 
en  horreur.  L'indulgence  et  la  pitié  dominent.  Quand  le  gen- 
tilhomme gascon  se  tue  à  l'auberge,  le  Marquis  de  Sôurches  note 
que  la  chose  fait  grand  bruit  à  la  cour,  et  «  qu'il  faisait  pitié  à  tout 
le  monde  ».  A  propos  de  Permillac,  qui  ne  veut  pas  survivre  à  une 
ruine  due  au  jeu,  Saint-Simon  écrit  :  «  Tout  le  monde  le  plaignit 
et  je  le  regrettai  fort  »  (8).  Mme  de  Sévigné,  après  avoir  conté  le 
suicide  de  Vatel,  écrit  :  «  M.  le  Prince  le  dit  au  Roi  fort  tristement. 
On  dit  que  c'était  à  force  d'avoir  de  l'honneur  à  sa  manière;  on  le 
loua  fort;  on  loua  et  blâma  son  courage.  »  Une  femme  trompée  se 


(1)  Lettres  inédites,  traduites  par  Rolland,  P.  1863,  p.  203.  (2)  Ibid.,  p.  205. 
Une  lettre  du  10  juil.  1699  (éd.  Jaeglé,  I.  233),  signale  aussi  des  suicides,  mais 
sans  indiquer  de  chiffres.  Clément,  dans  son  édition  des  Lettres,  Instructions  et 
Mémoires  de  Colbert  (P.  1861,  p.  449,  note),  dit  que  «  la  collection  France  des 
Affaires  étrangères  contient  un  grand  nombre  de  «  rolle  des  placets  »  deman- 
dant des  remises  de  confiscation  pour  suicide.  Mais,  de  janvier  1699  à  mars 
1700  (c'est  l'année  même  où  la  Palatine  signale  une  grande  quantité  de  sui- 
cides), il  n'y  a  pas  un  seul  placet  concernant  une  affaire  de  suicide.  En  1667, 
j'en  trouve  un.  En  1689,  je  n'en  trouve  aucun  (fonds  France,  vol.  1069,  921, 
folio  82,  et  vol.  1002).  (3)  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  I,  298,  note.  (4)  Mé- 
moires du  Marquis  de  Sôurches,  éd.  Cosnac  et  Bertrand,  P.  1882,  I,  p.  215. 
(5)  Gourville,  Mémoires,  éd.  Lecestre,  P.  1845,  II,  p.  39.  (6)  Lettre  du  26  avril 
1671.  (7)  Bien  entendu,  on  ne  trouve  aucune  trace  d'armoiries  brisées,  de 
bois  coupés,  de  nobles  déclarés  roturiers,  etc.  Voir  infra,  ch.  3.  (8)  Ed- 
Chéruel,  II,  p.  184. 


LES   MŒÏÏES  583 

tue  après  avoir  tué  son  mari  :  le  Mercure  galant  les  appelle  de  ■«  pau- 
vres malheureux  (i)  ».  Ainsi  on  loue  et  blâme,  on  plaint  :  d'hor- 
reur il  n'est  pas  question. 

Môme  il  semble  qu'on  se  familiarise  avec  l'idée  du  suicide.  Déjà 
on  en  parle  en  plaisantant.  «  Je  vous 'dirai  une  petite  histoire  » 
écrit  Racine  à  Vita<rt.  La  petite  histoire  est  celle  d'une  jeune  fille  qui,, 
faussement  accusée  d'être  enceinte,  s'empoisonne,.  «  Telle  est  l'hu- 
meur des  gens  de  ce  pays,  note  Racine,  et  ils  portent  les  passions 
au  dernier  degré  (2)  ».  Guy  Patin,  ayant  conté  le  suicide,  assez  dra- 
matique, d'une  jeune  femme,  ajoute  avec  iphilosophie  :  enfin  elle 
est  morte,  '«  et  quand  elle  aurait  pris  de  l'antimoine  préparé  à  la 
mode  de  la  cour,  elle  n'aurait  pas  été  plus  tôt  expédiée  (3)  ». 

Enfin,  s'il  n'y  a  aucune  mode  qui  rappelle  la  mode  stoïcienne, 
(Saint-Simon  signale,  dans  la  partie  de  ses  Mémoires,  relative  au 
xviie  siècle,  trois  suicides,  Mme  de  Sévigné  en  signale  trois,  Guy 
Patin  cinq),  on  note  quelques  faits  qui  montrent  l'opinion  indul- 
gente ou  complaisante.  On  ne  trouve  pas  surprenant  qu'un  con- 
damné veuille  se  détruire  :  Guy  Patin  en  rapporte  un  exemple  sans 
un  mot  d'indignation  ni  d'étonnement  (4);  Mme  de  Sévigné  écrit 
de  Lauzun,  surpris  dans  une  tentative  d'évasion  :  «  Ne  croyez-vous 
pas  bien  qu'il  se  cassera  la  lête  contre  la  muraille?  (5)  » 

Tallemant  rapporte  certains  suicides  et  certaines  tentatives  de 
suicides  comme  des  choses  intéressantes,  élégantes.  Voici  le  suicide 
«  philosophique  »,  comme  on  dira  au  xviir9  siècle.  Lioterais  éjait 
«  homme  d'esprit  ».  Quand  «  il  fut  vieux  et  que  la  vie  commença  à 
lui  être  à  charge,  il  fut  six  mois  à  délibérer  tout  ouvertement  de 
quelle  mort  il  se  ferait  mourir;  un  beau  matin,  en  lisant  Sénèque,  il 
se  donne  un  coup  de  rasoir  et  se  coupe  la  gorge  (6)  ».  iLa  délibéra- 
tion «  tout  ouverte  »  trahit  un  changement  dans  les  mœurs. 

Voici  les  suicides  et  les  tentatives  de  suicide  d'amour. 

'Un  artisan  devient  amoureux  de  la  Maréchale  de  ïé mines.  On 
finit  par  le  trouver  mort  derrière  ^es  murailles  du  ILuxembourg. 
(7)  La  fille  d'un  gentilhomme  de  Beauce  veut  épouser  un  homme 
sans  fortune.  Son  père  s'y  opposant,  elle  tombe  dans  une  telle  mélan- 
colie, que  la  famille  finit  par  céder  :  «  Ah!  dit-elle,  il  n'est  plus 
'temps.  »  A  trois  jours  de  là,  on  la  trouve,  noyée,  sur  les  bords  du 
Loir  (8),  Un  abbé  de  'Calvières  apprend  que  Mlle  de  Gouffoulens, 
n'ont  il  était  amoureux,  vient  de  mourir  :  «  Il  refusa  toute  sorte 
d'aliments  durant  quelques  jours  avec  une  grande  constance  et  en 


(1)  lG72,tome  I,  p.  91.  (2)  Racine,  (éd.  Mesnard.  t.  VI,  p.  -<73.  (3)' Guy 
Patin,  lettre  du  22  déc.  1651  (édit.  Réveillé,  P.  1846,  t.  II,  p.602).  (4)  Lettre 
du  30  août  1655  (T.  II, p.  199),  (5)  Lettre  du  1er  mars  1676.  (6)  Tallemant, 
t.  I,  p.  370,  note  3.      (7)  t.  III,  p.  305,  note.      (8)  Ibid, 


584  LE   XVIIe   SIÈCLE 

mourut  (i).  »  Bressieux,  croyant  que  sa  maîtresse  va  se  faire  reli- 
gieuse, se  donne  trois  coups  de  poignard  en  sa  présence  (2).  Bou- 
langer, président  des  Enquêtes,  veut  se  jeter  par  la  fenêtre  quand 
sa  femme  meurt  (3).  L'abbé  du  Tôt,  amoureux  de  Mlle  du  Lan- 
quetot,  se  fait  saigner  et  défait  la  ligature.  Il  ne  consent  à  se  laisser 
panser  que  sur  l'ordre  de  sa  maîtresse  (4).  Un  président  de  la 
Chambre  des  Comptes  de  Montpellier  se  tue  après  la  mort  de  sa 
maîtresse  (5).  Une  jeune  fille  abandonnée  par  son  fiancé  «  se  mit  dans 
une  nacelle  au  milieu  d'un  grand  étang  et  se  laissa  mourir  de 
faim  (6)  ».  Une  romantique  n'eût  pas  mieux  fait. 

Non  seulement  Tallemant  rapporte  tous  ces  faits  comme  des  faits 
intéressants,  émouvants;  mais  les  tentatives  touchent  infiniment 
celles  qui  en  sont  cause.  Un  gentilhomme  d'Argouges  faisait  la  cour 
à  une  demoiselle  de  Cornon,  sans  grand  succès,  semble-t-il.  «  Jetez- 
vous  à  l'eau  »,  lui  dit-elle.  Il  s'y  jette  (7).  On  le  sauve,  et  la  belle, 
attendrie,  l'épouse.  Les  amants  connaissent  le  moyen  et  s'en  servent. 
Une  fille  de  Tours  se  refusait  à  Monsieur,  frère  du  Roi  :  «  Une  fois 
il  fit  semblant  de  se  vouloir  tuer.  »  La  morale  des  romans  passe 
dans  la  vie  (8). 

Enfin,  même  pour  des  suicides  qui  ne  sont  pas  des  suicides 
d'amour,  on  note  des  traces  de  complaisance.  En  1699,  le  duc  de 
Berry,  un  enfant,  essaie  de  se  briser  la  tète  à  la  suite  d'une  répri- 
mande, «  et  il  l'aurait  fait  si  on  ne  lui  eût  arraché  des  mains  une 
grosse  pierre  qu'il  tenait  déjà  ».  Non  seulement  on  ne  parle  pas  de 
lui  infliger  quelque  punition  exceptionnelle,  mais  la  Palatine,  qui 
conte  la  chose,  n'y  ajoute  pas  un  mot  de  blâme  (9).  Le  «  il  l'aurait 
fait  »  trahirait  plutôt  une  sorte  d'admiration.  En  i65i,  une  jeune 
femme,  mariée  par  des  parents  avares  à  un  homme  boiteux  et  bossu, 
s'empoisonne  avec  du  sublimé.  Les  «  femmes  de  la  Halle  »  disent 
qu'elle  est  morte  «  vierge  et  martyre  (10)  ». 

Enfin  il  faut  bien  qu'il  y  ait  dans  l'air  une  certaine  indulgence 
à  l'endroit  du  suicide  pour  qu'un  beau  jour,  sans  raison  précise, 
Boileau,  Molière  et  Chapelle  partent  bras  dessus  bras  dessous,  pour 
s'aller  jeter  à  la  rivière  et  pour  que,  plus  tard,  on  conte  la  chose  au 
fils  de  Racine  (n). 

Je  ne  voudrais  pas  faire  dire  à  ces  anecdotes  plus  qu'elles  ne 
disent.  Mais  enfin,  dans  le  monde,  on  plaint  Permillac,  on  loue  et 
blâme  Vatel,  on  laisse  Lioterais  délibérer  six  mois  sur  la  façon  dont 
se  tuera;  les  amants  veulent  se  tuer,  se  tuent  et  quelques-uns  déjà  se 
préoccupent  de  donner  à  leur  mort  une  allure  poétique. 


(1)  Ibid.  (2)  T.  IV,p.  490,  note.  (3)  T.  V,  p.  336,  (4)  T.  V,  p.  377. 
(5)  T.  VI.  p.  165.  (6)  t.  VI,  p.  173.  (7)  T.  VI,  p.  164.  (8)  T.  II,  p.  113. 
(9)  Lettre  du  15  janvier  1699  (éd.  Rolland,  p.  199)  (10)  Guy  Patin,  Lettres. 
22  décembre  1651.     (Il)  Louis  Racine.  Mémoires  (éd.  Mesnard,  I,  261).     ^ 


PROGRÈS   DE  LA   MORALE   SIMPLE  585 

Triomphant  dans  la  littérature,  gagnant  du  terrain  dans  le 
monde  catholique,  commençant  à  émouvoir  les  mœurs,  la  morale 
nuancée  semble  en  train  de  vaincre.  —  Mais,  tandis  qu'elle  s'affer- 
mit,  sa  rivale,  elle  aussi,  devient  plus  solide. 

II 

.Progrès  de  la  morale  simple  :  1)  Le  droit  canonique  se  maintient  ;  2)  les 
casuistes  restent  rigoureux  ;  3)  la  morale  simple  se  retrouve  chez  les 
moralistes  catholiques,  dans  les  catéchismes  ;  4)  chez  les  jansénistes, 
5)  chez  les  protestants  ;  6)  dans  Descartes,  chez  quelques  moralistes 
mondains  ;  7)  chez  un  moraliste  libertin  ;  8)  dans  les  manuels  de 
philosophie. 

Non  seulement  le  droit  canonique  subsiste,  consacré  par  le  Rituel 
Tomain,  mais  il  n'est  pas  question  de  le  réformer.  Les  conciles  et 
les  Assemblées  du  clergé  ne  s'occupent  pas  de  la  question.  Les  cano- 
nistes  eux-mêmes  ne  s'y  intéressent  guère  (i).  Je  ne  note  un  trait 
nouveau  que  dans  Y  Ancienne  et  nouvelle  Discipline  du  P.  Tho- 
massin. Il  remarque  qu'au  temps  de  Charlemagne  «  on  pouvait 
faire  des  prières  et  des  aumônes  »  pour  ceux  qui  se  tuaient  «  parce 
que  les  jugements  de  Dieu  sont  incompréhensibles  »;  et  il  ajoute  : 
«  En  passant,  nous  pouvons  dire  que  cette  Constitution  nous  fait 
voir  qu'il  faut  suspendre  son  jugement  dans  les  choses  d'une  aussi 
grande  importance  qu'est  le  salut  éternel  et  condamner  toutes  les 
décisions  précipitées  qu'on  peut  faire  dans  les  espèces  particulières 
de  cette  nature.  Les  abîmes  de  la  miséricorde  divine"  sont  aussi  impé- 
nétrables que  ceux  de  la  justice.  (2)  »  Mais  le  P.  Thomassin  se  contente 
de  cette  remarque  «  en  passant  ».  Deux  casuistes,  Laymann  (3)  et 
Busenbaum  (4)  expliquent  qu'une  «  extrême  tristesse  »  peut  être 
considérée  comme  enlevant  à  l'homme  l'usage  de  la  raison.  Mais  ils 
atténuent  bien,  l'un  et  l'autre,  la  hardiesse  de  cette  nouveauté  en 
ajoutant  que  «  dans  la  pratique,  s'il  y  a  doute  sur  la  folie  »,  on 
refuse  la  sépulture.  Halley,  Cabassut,  exposent  en  quelques  mots  la 
doctrine  classique  (5).  Doujat  n'en  parle  même  pas.  La  morale  nuan- 
cée reste  donc  sans  influence  sur  le  droit  canonique. 

La  jurisprudence  de  l'Eglise  nous  est  mal  connue.  Je  note  seu- 
lement quatre  faits. 


(1)  J'ai  consulté  les  ouvrages  suivants  :  Auboux,  La  véritable  pra- 
tique civile  et  criminelle  des  cours  ecclésiastiques  P.  1688  ;  Combes,  Recueil  tiré 
des  procédures  criminelles  faites  par  plusieurs  officiaux,  etc.,  P,  1700  ;  Cabassut, 
Juris  canonici  theoria  et  Praxis,  Lyon,  1675  ;  Doujat,  Praenotionum  canoni- 
earum  libri  quinque,  P.  1687  ;  Halley,  Institutionum  canonicarum,  libri  IV, 
P.  1685  ;  Héricourt,  Les  loix  ecclêsiasL,  P.  1771  ;  Thoimssin,  Ancienne  et 
nouvelle  Discipline  de  l'Eglise,  2e  édit.,  P.  1725,  (2)  Thomassin,  P.  III,  1, 1.  c. 
xiv,  p.  101.  (3)  Laymann,  p,  351  (édition  indiquée,  p,  588).  (4)  Busenbaum, 
p.  217.     (5)   Halley,  II.  T.  34,  page  258  ;  Cabassut,  V,  ch.  xi,  parag.  7, 


586  ;  XVIIe  siècle 

Premier  fait,   l'Eglise  se  laisse  souvent   dicter  sa   d  ,rar  la 

justice  laïque.  Bornicr  dit,  par  exemple,  que,  si  quelqu'un  se  tue 
par  «  furie,  maladie,  dégoût  de  la  vie  ou  douleur  insupportable  », 
la  Loi  ne  le  punit  pas  si  sévèrement  et  ne  le  prive  pas  même  de 
sépulture  (i).  C'est  donc  que  la  Loi  ne  craint  pas  de  se  substituer  à 
l'Eglise.  En  Alsace,  on  voit  la  justice  laïque  accorder  soit  l'inhu- 
mation sans  discours,  soit  l'inhumation  moyennant  paiement  d'une 
amende  (2).  Quand  La  Vauguyon  se  tue,  le  Roi  interdit  toute  pour- 
suite et  le  corps  est  porté  sans  cérémonie  «  dans  un  carrosse,  de 
sa  maison  à  Saint-Sulpiee,  où  il  a  été  inhumé  (3)   ». 

Deuxième  fait,  il  semble  bien  que  nobles  et  riches,  et  même 
simplement  les  gens  d'un  certain  monde,  échappent  sans  trop  de 
peine  aux  rigueurs  de  la  loi  canonique.  Il  n'est  question  de  refus  de 
sépulture  pour  aucun  de  ceux  dont  parlent  Saint-Simon,  Patin  et 
Tallemant  (4).  Un  président  de  la  Chambre  des  Comptes  de  Mont- 
pellier, ayant  décidé  de  se  tuer  après  la  mort  de  sa  maîtresse,  choisit 
le  lieu  de  son  tombeau  (5).  Il  suffit  parfois  d'avoir  des  relations  :  un 
certain  Thomas  se  tue,  après  avoir  tué  sa  sœur  dont  il  était  amou- 
reux. Un  commissaire,  amant  de  la  demoiselle,  intervient  et  les 
deux  corps  sont  enterrés  à  Saint-Paul.  Tallemant  note  seulement 
que  le  curé  «  ne  voulut  jamais  mettre  le  garçon  qu'avec  les  morts- 
nés  (6)  ».  Gourville  dit  que  le  corps  de  Vatel  est  aussitôt  «  porté  à  la 
paroisse  »  (7). 

Troisième  fait,  l'Eglise  s'efforce  toujours  de  soustraire  les  clercs 
aux  rigueurs  du  droit  pénal.  On  sait  combien  la  justice  royale  se 
fait  envahissante  au  xvne  siècle.  Cependant,  à  Toulouse,  en  i635, 
l'Eglise  réussit  à  faire  casser  une  sentence  confisquant  les  biens 
d'un  prêtre  suicidé,  en  alléguant  que  l'affaire  aurait  dû  être  ren- 
voyée devant  les  juges  ecclésiastiques.  Vainement  on  fait  valoir  que 
«  c'était  chose  nouvelle  et  extraordinaire  »,  que  «  l'Eglise  ne  devait 
pas  se  rendre  soigneuse  de  protéger  l'intérêt  de  ceux  qui  avaient 
trahi  si  lâchement  les  siens  ».  Le  i5  août,  le  déclinatoire  est 
admis  (8).  La  doctrine  de  Toulouse  n'est  pas  reprise  par  les  autres 
Parlements.  Combes  lui-même  reconnaît  que  c'est  le  juge  royal  qui 
est  compétent  pour  punir  les  clercs  qui  se  tuent.  Mais  il  nous  montre 
aussi  comment  l'Eglise  s'y  prend  pour  se  soustraire  à  la  juridiction 


(1)  Bornier,  Conférence  des  Nouvelles  Ordonnances,  etc.,  P.  1719,  t.  II, 
t.  22.  Serpillon  {Code  criminel,  Lyon,  1767,  t.  III,  p.  960)  parle  des  «  anciens 
arrêts  »  antérieurs  à  Y ordonnance  qui,  en  cas  d'ennui  delà  vie,  ne  punissaient 
les  suicidés  que  de  privation  de  sépulture.  (2)  Reuss,  L'Alsace  au  XVII* 
siècle,  P.  1898,  p.  44.  (3)  Saint-Simon,  éd.  Boislisle,  I,  p.  298.  (4)  Voir 
page  583.  (5)  Tallemant,  éd.  Monmerqué-P.  Paris,  P.  1862,  V,  p.  336. 
(6)  V,p.479.  (7)  Mémoim?,P.1845,  t.  II,  p.  39.  (8)  Simon  d'Olive,  Questions 
notablest  1.  IV,  ch.  40, 


LA  MORALE   SIMPLE    :   LE   DROIT   CANONIQUE  587 

séculière  :  en  fait,  lorsqu'un  ecclésiastique  est  soupçonné  de  s'être 
tué,  l'Official  se  hâte  de  faire  faire  d'abord  le  procès- verbal,  puis 
une  enquête  pour  établir  «  si  c'a  été  par  une  volonté  parfaite,  dans 
un  sens  rassis,  ou  si  c'a  été  par  quelque  faiblesse  d'esprit  ».  L'enquête 
close,  l'Official  conclut  soit  à  l'inhumation,  soit  au  renvoi  devant 
la  juridiction  laïque. 

Le  livre  même  de  Combes  donne  à  penser  que  l'appel  au  bras 
séculier  est  chose  rare.  Dans  l'affaire  qu'il  cite  en  exemple,  on  trouve 
le  sieur  G.  B.,  prêtre,  ayant  une  corde  au  col  «  ce  qui  cause  bien  de 
l'étonnement,  ledit  G.  B.  passant  pour  honnête  homme.  »  Le  Juge 
royal  prétend  faire  le  procès.  Mais  comme  cela  pourrait  «  scanda- 
liser le  sacerdoce  et  porter  un  préjudice  notable  aux  autres  ecclésias- 
tiques dudit  collège  »,  l'Official  fait  visiter  le  cadavre,  puis  le  pro- 
moteur requiert  qu'il  soit  informé  de  la  conduite  du  défunt  «  et  de 
la  situation  de  son  esprit  durant  sa  vie  ».  Sur  un  témoignage  unique 
(et  léger),  on  conclut  à  l'aliénation  d'esprit,  et,  au  lieu  de  saisir  la 
justice  laïque,  l'Official  rend  une  Ordonnance  permettant  l'inhu- 
mation «  sans  son  de  cloche  ni  autre  appareil  que  celui  qui  est 
nécessaire  à  ladite  inhumation  ».  Combes  ajoute  :  «  J'ai  vu  ordonner 
pareilles  choses  en  d'autres  occasions  qui  ont  été  exécutées  (i).  » 
Dans  la  pratique,  il  est  donc  facile  de  soustraire  les  clercs  à  la  répres- 
sion. 

Dernier  fait,  un  texte  nous  montre  l'Eglise  extrêmement  sévère 
en  un  cas  où  l'accusée  est  une  femme  du  peuple,  une  paysanne.  Cette 
femme  se  tue  dans  des  conditions  telles  qu'on  peut  croire  à  un  acci- 
dent. Les  parents  craignant  que  le  curé  a  ne  fît  quelque  difficulté 
de  l'inhumer  »,  (et  cela  donne  bien  à  croire  qu'i^  y  avait  eu  en 
effet  suicide),  demandent  au  juge  de  Beauvoir  la  permission  de 
Penlerrer.  Elle  est  inhumée  «  dans  un  coin  du  cimetière  »,  et  un 
service  des  morts  est  chanté  pour  elle  quelques  jours  après.  Mais, 
là-dessus,  le  chapitre  d'Auxerre  a  qui  est  seigneur  du  même  lieu  », 
soupçonne  qu'il  y  a  eu  suicide  et  fait  rendre  plainte  au  promoteur 
de  rOfficialité,  «  pour  avoir  lieu  de  s'emparer  du  bien  de  cette 
femme  au  préjudice  de  six  enfants  mineurs  qu'elle  laissait  ».  L'Offi- 
cial déclare  le  cimetière  poilu,  et,  pour  avoir  les  biens  «  ils  firent 
informer  par  le  juge  temporel  ».  En  même  temps  le  chapitre  obtient 
permission  de  faire  publier  un  monitoire  pour  que  les  témoins  vien- 
nent déposer.  Les  enfants  interjettent  appel  et  de  la  sentence  de 
l'Official  et  de  l'autorisation  de  publier  un  moniloire;  le  5  juillet 
i664,  la  Tournelle  leur  donne  gain  de  cause  (2).  L'affaire  est  inté- 


(1)  Combes,  Recueil  tiré  des  procédures  criminelles,  etc.,  p.  326  ss.  (2)  Des 
Maisons,  Nouveau  recueil  d'arrests  et  réglemens  du  Parlement  de  Paris.  P, 
1667  p.  123  et  suiv. 


5S8  LE    XVIIe  SIÈCLE 

rcssante  au  point  de  vue  juridique,  parce  qu'on  y  voit  l'Eglise  faire 
jouer  à  la  fois  la  juridiction  ecclésiastique  et,  en  vertu  de  ses  droits 
seigneuriaux,  la  juridiction  temporelle.  Au  point  de  vue  moral,  ce 
qui  est  intéressant,  c'est  la  sévérité  de  l'Eglise  contre  des  gens  du 
peuple.  Le  chapitre  d'Auxerre  déclare  bien  compatir  au  malheur  des 
six  enfants.  Mais  dit-il,  une  action  de  désespoir  ne  doit  pas  être 
autorisée.  Cette  rigueur  contraste  avec  l'indulgence  dont  le  clergé 
fait  preuve  à  l'égard  des  clercs,  des  grands,  ou  même  à  l'égard  d'un 
simple  Vatel. 

Il  n'y  a  donc,  en  somme,  rien  de  changé  dans  le  droit  canonique 
ni  dans  la  jurisprudence.  Passons  à  la  morale  écrite  :  non  seule- 
ment les  casuistes  maintiennent  leur  doctrine,  non  seulement  des 
écrivains  catholiques,  des  catéchismes,  des  manuels  de  philosophie 
la  défendent  et  la  répandent;  mais  les  Jansénistes  sont,  sur  ce  point, 
d'accord  avec  leurs  adversaires;  la  casuistique  protestante  tient  le 
même  langage  que  la  casuistique  catholique;  enfin  la  morale  simple 
se  retrouve  dans  l'œuvre  de  Descartes,  dans  les  écrits  de  certains 
moralistes  mondains,  et  jusque  chez  les  libertins. 

De  tous  les  casuistes  que  j'ai  consultés  (i),  Caramuel  est  le  seul 
qui  ait  pour  le  suicide  une  ombre  d'indulgence.  Il  est  certain,  dit-il, 
que  le  meurtre  de  soi-même,  (on  voit  apparaître  au  xvir9  siècle  le 
mot  latin  :  suicidium) ,  est  interdit  par  le  Décalogue.  Mais  il  n'est 
pas  interdit  «  plus  strictement  »  que  le  meurtre  d'autrui.  Peut-être 
Test-il  minus  stricte  aut  saltem  minus  dure.  Et,  continue  Cara- 
muel, si  l'on  veut  s'arrêter  à  la  question  et  subtilité r  dialecticari,  on 
verra  qu'il  est  un  cas  dans  lequel  le  suicide  est  légitime  :  c'est  lorsque 
les  juges  ont  condamné  un  coupable  à  se  tuer.  En  voici  la  démons- 
tration :  j'ai  même  obligation  de  ne  pas  me  tuer  que  de  ne  pas 
tuer  le  prochain,  et,  s'il  fallait  admettre  quelque  différence,  je  serais 


(1)  Comme  pour  le  xvie  siècle,  je  me  suis  surtout  servi  de  l'article 
Casuistique,  du  Dictionnaire  de  Vacant.  Editions  citées  dans  ce  chapitre  : 
Bancel,  Moralis  Divi  Thomae,  Avignon,  1677  :  Baron,  Theologia  moralis  contra 
laxiores  probabilistas,  P.  1665  ;  Bonacina,  Œuvres,  P.  1629  ;  Busenbaum, 
M edulla  theologiae  moralis,  P.  1657.  Caramuel,  Theologia  moralis  fundamentalis 
Francf.,  1652.  F.  de  Coco,  De  jure  et  justitia,  etc.,  Bruxelles,  1687  ;  Diana, 
Resolutiones  morales,  12e  éd.,  1645  ;  Du  Hamel,  Theologia  speculatrix  et 
practica,  P.  1690  ;  Escobar,  Liber  theologiae  moralis,  Lyon,  1659  ;  Eustache 
de  la  Conception,  Jus  principii  theologiae  positivae,  etc,  et  moralis,  Avignon, 
1697  ;  Filliucius,  Moralium  quaestionrum  tomus  II,  Lyon,  1626  ;  Hurtado, 
Resolutiones  orthodoxo-morales,  Cologne,  1655  ;  Laymann,  Theologia  moralis, 
Lyon,  1703  ;  Le  Masson,  Theologia  moralis,  Lyon,  1680  ;  Natalis  Alexander, 
Theologia  dogmatica  et  moralis^  P.  1694  ;  Reignaldus,  Theologia  practica  et 
moralis,  Cologne,  1653  ;  Théologie  morale  ou  Résolution  des  cas  de  conscience 
(publiée  par  ordre  de  Mgr  l'évêque  de  Grenoble),  6e  éd.,  P.  1695. 


LA   MORALE   SIMPLE    :    LES    CASTTISTES  589 

plus  strictement  tenu  à  l'égard  de  la  vie  du  prochain  que  de  la 
mienne  :  il  est  plus  grave  en  effet  de  diffamer  autrui  que  de  se  dif- 
famer soi-même,  de  dilapider  le  bien  d'autrui  que  de  dilapider  le 
sien.  Donc,  c'est  être  modéré  de  dire  qu'il  y  a  obligation  égale  de 
respecter  la  vie  du  prochain  et  de  respecter  la  nôtre  :  or,  la  répu- 
blique peut  ordonner  à  quelqu'un  de  tuer  le  prochain,  donc  elle 
peut  ordonner  à  quelqu'un  de  se  tuer  lui-même. 

A  cette  menue  hardiesse,  CaramueJ  ajoute  une  histoire  plus 
troublante  :  dans  un  monastère,  un  religieux,  qui  péchait  sans  cesse, 
fait  un  jour  une  confession  générale  et,  absous,  se  pend.  Le  supé- 
rieur fait  raser  la  tête  pour  qu'on  ne  voie  pas  la  tonsure  et  on  jette 
le  cadavre  au  fleuve.  Mais  le  corps  est  rejeté  sur  la  rive.  Des  pay- 
sans, croyant  à  un  meurtre,  l'enterrent  et,  depuis  ce  jour,  leurs 
champs  sont  préservés  de  la  grêle.  «  Qu'en  penser,  demande 
Caramuel  :  a-t-il  péché?  Pourquoi  n'aurait-il  pas  péché?  Et  que  dire 
du  miracle?  Peut-on  excuser  le  moine  par  Y  «  ignorance  invin- 
cible? »  A  toutes  ces  questions,  pas  de  réponses  (2).  Il  est  vrai  que 
c'est  déjà  une  hardiesse  de  les  poser.  Mais  enfin,  elle  est  menue  —  et 
c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  trouver  d'original  dans  les  casuistes  du 
xvue  siècle. 

Filliucius  pose  et  résout  les  dix  questions  suivantes  : 

i°  Est-il  quelquefois  licite  de  se  tuer?  —  Jamais,  sauf  ordre  de 
Dieu;  Samson  et  Eléazar  ont  agi  soit  par  ordre,  soit  ex  ignorantia 
inculpata. 

20  Peut-on  se  tuer  pour  sauver  sa  chasteté?  —  Non,  les  femmes 
qui  l'ont  fait  ont  agi  ex  ignorantia  inculpata;  la  phrase  de  Jérôme  qui 
semble  les  approuver  n'a  pas  le  sens  qu'on  lui  donne, 

3°  Pouvons-nous  permettre  qu'on  nous  tue?  —  Nous  ne  devons 
pas  contribuer  à  notre  mort,  mais  nous  pouvons  la  souffrir  pour  la 
défense  de  la  foi,  le  salut  de  la  république,  du  Prince,  de  nos  amis; 
le  condamné  à  mort  peut  monter  à  l'échelle,  tendre  les  mains,  non 
s'élancer  du  haut  de  l'échelle  ou  se  jeter  dans  la  rivière. 

4°  Un  coupable  justement  condamné  peut-il  boire  le  poison  ou 
s'il  est  condamné  à  mourir  de  faim,  ne  pas  prendre  d'aliments?  —  On 
ne  peut  boire  le  poison,  mais  seulement  ouvrir  la  bouche  pour  qu'on 
l'y  verse;  on  peut  refuser  les  aliments  offerts;  de  même  le  soldat 
peut  rester  à  son  poste  avec  certitude  d'y  être  tué,  de  même  on  peut, 
dans  un  naufrage,  céder  à  un  autre  la  planche  à  laquelle  on  s'at- 
tache, parce  que  ce  n'est  pas  se  tuer  directement,  mais  seulement 
s'exposer  au  péril. 


(2)  Caramuel,  ch.  vi,  p.  464,  555  ;  le  parag.  13  du  Fund.  55  du  ch.  vi  est 
intitulé  De  suicidio. 


[>«.)()  LE   XVIIe   SIÈCLE 

5°  Le  condamné  à  mort  peut-il  ne  pas  s'évader?  —  II  le  peut,  car 
ce  n'est  qu'un  suicide  indirect. 

6°  Peut-on  commettre  un  péché  pour  sauver  ses  jours?  —  Non;  on 
n'est  pas  forcé  d'accepter  n'importe  quel  tourment  pour  sauver  ses 
jouis,  à  plus  forte  raison  de  commettre  un  péché. 

7°  Et  si  un  religieux  en  était  au  point  de  mourir  faute  de  prendre 
femme?  —  Cela  n'est  jamais  arrivé,  et  on  n'a  pas  le  droit  de  forni- 
quer. 

8°  Peut-on,  pour  sauver  ses  jours,  s'abstenir  de  jeûner,  se  faire 
couper  un  bras?  —  On  n'est  tenu  qu'à  prendre  les  remèdes  ordi- 
naires. 

9°  Peut-on  pour  la  même  raison,  ne  pas  faire  maigre?  —  Oui, 
s'il  y  va  de  la  vie. 

io°  Peut-on  ne  pas  visiter  les  malades,  ne  pas  fuir  devant  la 
peste?  —  On  peut  visiter  les  malades  et  ne  pas  fuir  devant  la 
peste  (i). 

Je  ne  relève  dans  les  autres  casuistes  que  les  traits  qui  complè- 
tent ou  contredisent  ce  que  dit  Filliucius.  Bonacina  permet  aux 
marins  de  faire  sauter  leur  navire,  au  sujet  de  se  jeter  au-devant 
cl^un  trait  pour  sauver  le  Prince,  au  fils  de  céder  à  son  père  dans 
un  naufrage  la  planche  de  salut  (2). 

Reginaldus  admet  le  suicide  indirect  pour  le  salut  de  la  répu- 
blique ou  du  prochain,  mais  il  précise  qu'il  est  illicite  de  se  livrer 
à  une  mort  volontaire  pour  le  salut  d'un  personne  privée.  Il  admet 
qu'on  se  tue,  ou  plutôt  il  l'excuse,  quand  on  est  exposé  à  des  périls 
plus  graves  :  «  Ainsi  peuvent  être  excusés  les  catholiques  qui,  de 
notre  temps,  ont  été  contraints  par  les  hérétiques  de  boire  du  poison 
ou  de  se  jeter  d'un  lieu  élevé,  exposés  qu'ils  étaient  sans  cela  à  subir 
des  supplices  plus  graves.  »  Est-on  tenu  de  s'exposer  à  un  danger 
de  mort  en  avouant  un  crime  qu'on  a  commis?  Non,  même  si  un 
innocent  va  mourir  à  la  place  du  coupable.  Enfin  faut-il  «  excuser  » 
la  femme  qui  soigne  son  mari  atteint  de  la  peste,  avec  un  grand 
risque  pour  elle-même  et  sans  autre  espoir  que  de  le  consoler?  Oui, 
d'après  Victoria  (3). 

Laymann  reconnaît  que  l'interdiction  absolue  du  suicide  n'est 
pas  si  évidemment  juste  que  des  sages  (parmi  les  païens),  n'aient 
pu  s'y  tromper;  mais  il  maintient  la   règle  commune  :  le  suicide 


(1)  Filliucius,  Moralium  Quaestionum,  t.  II,  tract  XXIX,  cap.  iv 
Bancel  reprend  la  doctrine  de  saint  Thomas  (t.  II,  p.  236-239)  ;  Eustache  de 
la  Conception  (p,  697)  n'autorise  que  le  suicide  indirect  pour  le  bien  public  ou 
le  bien  de  l'Eglise,  (1)  Bonacina.  t..  II,  p.  673.  (2)  Reginaldus,  1,  XXI, 
ch.  iv. 


LA   MOBALE    SIMPLE    :   LES    CASUISTES  591 

«direct  est  toujours  illicite;  on  peut  s'exposer  à  la  mort  ou  se  la  laisser 
donner   pour   le   bien   de   la   République   (i). 

F.  de  Coco  tient  qu'il  est  interdit  de  faire  sauter  son  navire  sans 
espoir  de  salut,  de  sauter  du  haut  d'une  tour  en  flammes  et  de  se 
jeter  à  l'eau  pour  baptiser  un  enfant  s'il  n'y  a  pas  espoir  d'en 
sortir  (2). 

Diana  admet,  comme  Reginaldus,  qu'on  peut  chercher  à  éviter 
par  la  mort  des  tourments  plus  graves,  mais  il  ajoute  que,  pour 
éviter  ces  tourments  on  peut  même  s'accuser  d'un  crime  qu'on  n'a 
pas  commis,  dùt-on  être  condamné  à  mort.  Peut-on,  coupable,  se 
livrer  au  juge?  Oui,  sauf  si  l'on  est  un  personnage  considérable  et 
utile  à  l'état  qui,  en  se  livrant  ferait  scandale  (3). 

Iiurtado  condamne  le  suicide  comme  intrinsece  malum,  mais  on 
peut  se  laisser  tuer  ob  bonum  virtutis  ou  pour  éviter  un  péché  (4). 

Busenbaum  dans  sa  célèbre  Somme,  défend  les  mêmes  solutions 
que  Filliucius  (5). 

Escobar  ne  traite  avec  quelque  détail  que  la  question  du  coupable 
condamné  à  s'empoisonner.  II  lui  permet  seulement  d'ouvrir  la 
bouche  pour  qu'on  y  verse  le  poison.  Je  relève  la  question  suivante  : 
une  femme  est  prête  à  se  donner  la  mort  pour  éviter  la  honte  d'une 
grossesse.  Peut-on  lui  conseiller  l'avortement?  Oui,  d'après  le  car- 
dinal de  Lugo,  s'il  n'y  a  pas  d'autre  moyen  de  la  détourner  du 
suicide  :  car  ce  n'est  pas  la  pousser  au  mal,  mais  au  choix  d'un 
moindre  mal  (6). 

Innocent  Le  Masson  tient  qu'il  y  a  suicide  coupable  quand  un 
homme,  accablé  par  les  tourments,  avoue  un  crime  qu'il  n'a  pas 
commis  (7). 

Du  Hamel  se  contente  d'une  condamnation  générale  et  rapide  (8). 

La  Théologie  morale  imprimée  en  i6g5  par  ordre  de  l'évêque  de 
Grenoble,  contient  les  phrases  suivantes  :  «  L'homicide  de  soi- 
même  est  beaucoup  plus  contraire  à  la  charité  que  les  autres  homi- 
cides, puisque  la  charité  bien  ordonnée  doit  toujours  commencer 
par  soi-même  .  »  C'est  donc  l'homicide  «  le  plus  criminel  ».  Il  fait 
tort  à  la  communauté  et  à  toute  la  nature  humaine  qui  se  trouve 
«  offensée  en  la  personne  de  chacun  des  hommes  »  (9). 

Natalis  Alexander  dit  hardiment  :  «  Tous  ceux  qui  portent  sur 
eux-mêmes  des  mains  violentes,  encourent  la  damnation  éternelle.  » 
Les  soldats  et  matelots  peuvent  faire  sauter  un  navire,   mais  à  la 


(1)  Laymann,  1,  III,  tr.  III.  pars  3,  assert.  3  ss.  Voir  infra,  ch.  3 
(2)  Fr,  de  Coco,  IV,  8,  p.  85.  (3)  Diana,  pars  III,  tract.  V,  resol.  7.  (4)  Iiur- 
tado, resol.  XIV.  (5)  Medulla,  1,  III,  tract.  IV,  cap.  1.  dub.  1,  (6)  Escobar. 
tract.  I,  ex.  7,  De  homicidio.  II,  8-10  et  III,  54,  53,  G3.  (7)  Pars  III.  p,  183, 
(8)  t.  V,  1,  II.     (9)  P.  65  ss. 


692  LE   XVIIe   SIÈCLE 

condition  d'être  à  même  d'en  sortir  :  il  ne  leur  serait  pas  permis 
d'y  mettre  le  feu  s'ils  y  demeuraient,  non  plus  que  de  se  jeter  à  la 
mer  avec  certitude  d'y .  périr,  alioquin  suicidii  rei  esseni;  est  cou- 
pable aussi  de  suicide  celui  qui,  condamné  à  mourir  de  faim,  ne 
prend  pas  les  aliments  qu'on  lui  apporte  en  secret,  ainsi  que  celui 
qui  se  tue  par  excès  de  table,  ivresse  ou  débauches  (i). 

Comme  on  voit,  la  casuistique  du  xvne  siècle  rend  le  même  son 
que  celle  du  xvie.  Malgré  quelques  indulgences,  qui  se  masquent  sous 
la  théorie  du  suicide  indirect,  les  casuistes  continuent  à  se  faire  les 
théoriciens  de  cette  vieille  morale  populaire  dans  laquelle  la  répro- 
bation s'attache  à  l'acte,  non  aux  motifs. 

La  morale  simple  se  retrouve  dans  les  écrits  de  plusieurs  mora- 
listes catholiques.  Coeffeteau  a  un  mot  contre  le  suicide  (2).  L'au- 
teur du  Traité  de  la  Virginité  expose  longuement  la  doctrine  de  saint 
Augustin  (3).  Lamy  explique  que  l'Epicurianisme  et  le  stoïcisme 
conduisent  au  suicide  :  «  Quelle  était  cette  sagesse  qui  permettait 
de  se  tuer  et  qui  exhortait  de  le  faire?  Ce  n'est  pas  ce  que  la  Nature 
dicte  :  elle  veut  que  nous  nous  conservions.  »  C'est  une  «  frénésie 
et  une  injustice  de  se  déchirer  soi-même  (4).  Carasse,  examinant  les 
objections  «  que  les  athéïstes  font  contre  les  crimes  qui  semblent 
être  autorisés  par  l'Ecriture  sainte  »,  dit  :  «  Bien  nous  prend  que 
les  beaux  esprits  soient  des  «  escornif fleurs  »,  sans  quoi  ils  tireraient 
parti  de  l'exemple  de  l'Ecriture  sainte  et  diraient  que,  d'après  l'Ecri- 
ture, c'est  une  action  noble  et  généreuse  de  se  défaire  soi-même.  » 
Suivent  les  explications  de  saint  Augustin  sur  le  cas  de  Razias  (5). 
Selon  Jacques  Esprit,  la  mort  de  Caton,  «  que  la  préoccupation 
d'une  infinité  de  gens,  parmi  lesquels  il  y  en  a  de  très  solides  et  de 
très  capables,  a  mis  au  rang  des  saines  opinions  »,  est  un  acte 
d'orgueil  et  de  lâcheté,  «  un  horrible  attentat  sur  sa  propre  vie  », 
une  action  noire  et  inhumaine,  un  effroyable  crime.  «  C'est  cette 
lâcheté  et  cette  espèce  de  poltronnerie  qui  est  la  cause  de  "toutes  les- 
morts  violentes  »  (6). 

Malebranche  parle  du  suicide  à  propos  des  devoirs  «  que  chacun 
se  doit  à  soi-même  ».  On  peut,  dit-il,  s'unir  parfaitement  à  Dieu, 
mais  «  ce  n'est  pas  qu'il  soit  permis  de  se  donner  la  mort,  ni  même 
de  ruiner  sa  santé.  Car  notre  corps  n'est  pas  à  nous  :  il  est  à  Dieu, 
il  est  à  l'état,  à  la  famille,  à  nos  amis.  Nous  devons  le  conserver  dans 
sa  force  et  dans  sa  vigueur,  selon  l'usage  que  nous  sommes  obligés 
d'en  faire  ».  Cependant,  ajoute  Malebranche,  nous  ne  devons  pas 


(1)  T.  X.  p.  174  et  179.  (2)  Coeffeteau,  p.  507,  (3)  I,  ch.  vu,  p.  34  ss. 
(4)  Lamy,  Démonstrations^  etc.,  p.  150  ss.  (5)  La  doctrine  curieuset  p.  608. 
(6)  La  fausseté  des  vertust  IIe  partie,  ch.  xm. 


LA   MORALE    SIMPLE    :    LES   JANSÉNISTES  593 

u  le  conserver  contre  l'ordre  de  Dieu  et  aux  dépens  des  autres 
hommes  ».  Mais  au  moment  où  Ton  croit  qu'il  va  autoriser  certains 
suicides  altruistes,  Mylebranche  dit  seulement  qu'il  faut  «  exposer  » 
son  corps  pour  le  bien  de  l'état  (i).  C'est  toujours  la  distinction  des 
casuistes.  Fénelon,  dans  le  Télémaque,  s'en  tient  à  la  doctrine  clas- 
sique (2). 

Cette  doctrine  se  retrouve  dans  un  certain  nombre  de  caté- 
chismes. Celui  de  Bossuet  ne  parle  pas  du  suicide.  Mais  celui  de 
Fleury  rappelle  qu'il  nous  est  défendu  d'attenter  à  notre  vie  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit  (3).  D'autres  reproduisent  la  décision 
du  concile  de  Trente  (4).  Celui  de  Richelieu  dit  en  termes  énergi- 
ques :  «  Celui  qui  se  procure  la  mort  à  son  escient,  qui,  ennuyé  de 
vivre,  la  désire  ou,  ne  la  désirant  pas,  s'expose  sans  sujet  légitime 
à  un  péril  éminent  de  perdre  la  vie  est  encore  plus  coupable  que 
s'il  tuait  autrui  et  désirait  sa  mort  ou  le  mettait  sans  cause  raison- 
nable en  hasard  manifeste  de  se  perdre,  d'autant  que  chacun  se  doit 
plus  qu'à  son  prochain,  et  que  nul  n'est  maître  absolu  de  son  être 
pour  en  disposer  comme  bon  lui  semble,  mais  seulement  dépositaire 
obligé  à  conserver  le  dépôt  (5).  » 

Un  catéchisme  en  vers  qui  donne  l'impression  d'être  destiné  à  un 
public  très  populaire,  condamne  la  mort  volontaire  en  termes  cal- 
culés pour  inspirer  l'horreur.  Ceux  qui  se  tuent  sont  pareils  à  Judas, 
aussi  cruels  qu'Arabes;  aussi 

Par  les  pieds  on  les  pend  et  leur  qoupe  on  les  mains 
Armées  les  ayant  contre  leur  propre  vie, 
Ennemis  de  nature  et  Timons  inhumainss 
Faisant  plus  que  ne  font  les  tigres  d'Hyrcanie  (6). 


Non  seulement  le  gros  de  l'Eglise  maintient  fermement  la  morale 
simple  sans  se  laisser  aller  aux  mêmes  concessions  que  Camus  ou 
le  P.  Le  Moyne,  mais  les  Jansénites  sont,  sur  ce  point,  d'accord 
avec  les  casuistes. 

Bien  plus,  ils  ne  dénoncent  pas  ceux  qui  en  viennent  à  se 
demander  si  l'on  peut  céder  dans  un  naufrage  la  planche  à  laquelle 
on  est  attaché,  si  un  coupable  peut  se  dénoncer,  si  l'on  peut  con- 
seiller l'avortement  à  une  femme  prête  à  se  tuer.  Au  contraire,  ils 


(1)  TraitédemoraJe,II,ch.xxvii,8et9.  (2)  Têlémaquel.ll..  (3)  Fleury, Catéch. 
histor.  (éd.  de  1804,  p.  355).  (4)  Catechismus  ad  parochus,  par  P.  D.  L.  H,  P., 
1661,  p.  363,  Doclrina  sacri  concilii  Tridentini  par  Bellarin,  Lyon,  1683,  p.  773  ; 
le  Catéchisme  royal,  par  Le  Blanc,  prêtre,  P.  1646.  (5)  Instruction  du  chres- 
tien,  P.  1626,  p.  208.  (6)  Coissard,  S.  J.,  Sommaire  de  la  doctrine  chrétiennet 
Lyon,  1618,  p,  236. 


38 


.")'.    I  M  IIX'LE 

tlriiMiicciil  ceux  qui  sont  ou  pourraient  être  suspects  de  quelque  fai- 

Liesse  pour  la  morale  nuancée. 

Le  Troisième  écrit  des  curés  de  Paris,  reproche  amèrement  aux 
Jésuites  de  laisser  entendre  «  que  ce  soit  à  la  lumière  de  Ife 

juger  quand  il  faut  tuer  ou  quand  il  ne  faut  pas  tuer  ».  Ne  pourra-t- 
on pas  dire  au  nom  de  ce  principe  que  plusieurs  sortes  d'homicide 
admis  dans  l'antiquité  ne  sont  pas  contraires  au  5e  <  nniniandement? 

((  Ne  pourra-t-on  pas  dire,  avec  encore  plus  de  couleur,  que  tous 
les  païens  qui  se  sont  tués  eux-mêmes,  et  ceux  principalement  qui 
•ne  le  faisaient  qu'après  en  avoir  demandé  la  permission  aux  magis- 
trats, comme  il  se  pratiquait  en  certaines  villes,  n'ont  point  violé 
ce  commandement?...  Nous  avons  horreur  de  découvrir  les  suites 
étranges  qui  peuvent  naître  de  ce  principe,  (i)   » 

Sinnichius  consacre  tout  un  paragraphe  à  la  «  réfutation  des 
opinions  relâchées  qui  atténuent  ou  excusent  ce  que  le  suicide  a  de 
coupable  ».  Il  ne  trouve  guère,  Cn  fait  d'opinion  relâchée,  que  celle 
de  Caramuél,  contre  laquelle  proteste,  dit-il  «  l'horreur  naturelle  ». 
Il  condamne  en  outre  l'avis  de  Tambourin  autorisant  les  marins  à 
se  faire  sauter  pour  éviter  une  mort  plus  cruelle,  et  les  condamnés 
à  mort  à  boire  le  poison  qu'on  leur  offre  (2). 

Nicole,  dans  le  Traité  où  il  démontre  que  «  tout  ce  qui  paraît 
de  grand  dans  l'âme  de  ceux  qui  ne  sont  pas  véritablement  à  Dieu 
n'est  que  faiblesse  »,  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  a  véritable  force  »  dans 
les  suicides  fameux  de  l'antiquité  :  «  De  quelques  pompeux  éloges 
que  les  philosophes  relèvent  à  l'envi  la  mort  de  Caton,  ce  n'est 
qu'une  faiblesse  effective  qui  l'a  porté  à  cette  brutalité  dont  ils  ont 
fait  le  comble  de  la  générosité  humaine.  C'est  ce  que  Cicéron 
découvre  assez,  lorsqu'il  dit  qu'il  fallait  que  Caton  mourût  plutôt  que 
de  voir  le  visage  du  tyran.  C'est  donc  la  crainte  de  voir  le 
visage  de  César  qui  lui  a  inspiré  cette  résolution  désespérée. 
Il  n'a  pu  souffrir  de  se  voir  soumis  à  celui  qu'il  avait  tâché 
de  ruiner,  ni  de  le  voir  triompher  de  sa  vaine  résistance.  Et  ce  n'a 
été  que  pour  chercher  dans  la  mort  un  vain  asile  contre  ce  fantôme 
de  César  victorieux  qu'il  s'est  porté  à  violer  toutes  les  Lois  de  la 
Nature...  Ainsi,  au  lieu  de  dire  comme  Sénèque  qu'il  mit  en  liberté 
avec  violence  «  cet  esprit  généreux  qui  méprisait  toute  la  puissance 
des  hommes-  »,  il  faut  dire  que,  par' une  faiblesse  pitoyable,  il  suc- 
comba à  un  objet  que  toutes  les  femmes  et  que  tous  les  enfants  de- 
Rome  souffrirent  sans  peine  :  et  que  la  terreur  qu'il  en  eut  fut  si  vio- 


(1)  Ecrits  des  Curés  de  Paris  contre  la  morale  et  la  politique  des  Jésuites, 
p.  p.  De  Récalde,  P.  1921,  p.  131  et  136.  (2)  Sinnichius,  Vin'diciae  decalo, 
gicael  Louvain.  1672.  ch.  xxiii,  parag.  5  et  7. 


LA   MORALE    SIMPLE    :    LES   JANSÉNISTES  595 

lente  qu'elle  le  porta  à  sortir  de  la  vie  par  le  plus  grand  de  tous  les 
crimes  (i)  r>. 

Même  théorie  dans  les  œuvres  d'Arnaud.  C'est  le  démon  qui  ins- 
pire «  dans  l'esprit  de  plusieurs  chrétiens  une  extrême  vénération 
pour  les  livres  profanes  de  ces  sages  païens.  Il  semble  même  qu'il 
leur  persuade  que  les  livres  saints  et  la  morale  de  Jésus-Christ  ne 
sont  propres  que  pour  les  cloîtres  et  que  celle  de  Sénèque  et  des 
autres  païens  est  beaucoup  meilleure  pour  former  un  honnête 
homme...  que  l'humilité  chrétienne  n'est  qu'une  bassesse  d'esprit 
et  que  ce  que  nous  appelons  orgueil  dans  les  Païens  et  les  Philoso- 
phes est  la  véritable  grandeur  de  courage  .  »  C'est  contre  ces  sug- 
gestions du  démon  qu'Arnaud  se  tient  en  garde  lorsqu'il  juge  les 
suicides  antiques.  C'est  à  tort,  selon  lui,  qu'on  doute  du  suicide 
d'Aristotc;  on  peut  assurer  avec  Diogène  qu'il  s'empoisonna,  a  ce 
qu'on  n'aura  pas  de  peine  à  se  persuader,  quand  on  aura  considéré 
combien  ces  morts  é1  aient  en  règne  durant  ces  siècles  misérables  de 
ténèbres  et  d'aveuglement.  Or,  peut-on  douter  de  la  damnation  d'un 
homme  qui  meurt  dans  toutes  ces  circonstances  ?  »  A  propos  du 
suicide  de  Diogène,  Arnaud  dit  encore  :  «  Chasser  îa  fièvre  en 
s'élranglant  n'est  pas  donner  la  mort  à  la  fièvre  plutôt  que  de  la 
recevoir  et  être  sûr  de  son  immortalité  :  c'est  seulement  exercer 
envers  soi-même  l'office  de  bourreau  et  commettre  le  plus  grand 
des  parricides.  Et  tout  ce  que  cette  histoire  nous  fait  voir,  c'est  que 
cet  animal  de  gloire  a  été  orgueilleux  jusqu'à  la  mort  (2).   » 

Pascal  ne  traite  pas  la  question,  mais  il  était  certainement  du 
même  sentiment  qu'Arnaud  et  Nicole;  car  il  condamne  d'un  mot  en 
Montaigne  <;  ses  sentiments  sur  l'homicide  volontaire  »  et,  dans 
V Entretien  avec  M.  de  Sacl,  il  reproche  à  Epictète  la  superbe  diaboli- 
que qui  le  conduit  à  des  erreurs  t<  comme  qu'on  peut  se  tuer  quand 
on  est  si  persécuté  qu'on  peut  croire  que  Dieu  nous   appelle  (3).   » 

Je  n'ai  pas  trouvé  de  renseignement  sut  la  façon  dont  les  pro- 
testant? traitaient  ceux  des  leurs  qui  se  tuaient.  "Mais  leurs  easuistes 
sont  d'accord  avec  les  catholiques.  Le  suicide,  d'après  Amesius,  n'est 
licite  en  aucun  cas,  étant  contraire  aux  droits  de  Dieu,  à  la  charité, 
à  la  justice  et  à  l'inclinaison  de  la  commune  nature  (4).  Balduiu 
lui  aussi,  condamne  la  mort  volontaire  sans  aucun  souci  de  nuancer 
celle  condamnation.  Le  seul  trait  original  est  qu'il  dénonce,  en  pas- 
sant, les  austérités  monacales  comme  tendant  à  abréger  la  vie  (&). 


(1.)  Essais  de  morale,  I,  ch.  xm  (t.  I,  p.  54).  (2)  De  la  nécessité  de  la  foi  en 
J.'C.  (Œuvres  t,  X,  p.  129, 149,  360.  (3)  Pascal,  éd.  I5runsch\vig,  p.  343  et 
150,  cf.  p.  551.  (4)  A-mesius,  De  conscientia  et  ejus  jure,  Amst.,  16314 
p.  327.     (5)  Balduin,  Tract,  de  casibus,  Francf.,  1654,  p.  653. 


596  LE  xvne  SIÈCLE 

La  morale  simple  se  retrouve  encore  chez  des  moralistes  sur  les- 
quels l'influence  religieuse  n'est  pas  toute  puissante. 

Descartes  n'était  peut-être  pas  hostile  à  certains  suicides 
altruistes  :  «  En  se  considérant  comme  une  partie  du  public,  écrit-il 
à  Elisabeth,  on  prend  plaisir  à  faire  du  bien  à  tout  le  monde,  et 
môme  on  ne  craint  pas  d'exposer  sa  vie  pour  le  service  d'autrui 
lorsque  l'occasion  s'en  présente,  voire  on  voudrait  perdre  son  âme, 
s'il  se  pouvait,  pour  sauver  les  autres  »  (i),  et,  dans  une  lettre  à 
Chanut,  il  assure  qu'un  particulier  ne  doit  pas  craindre  d'aller  «  à 
une  mort  assurée  »  pour  son  Prince,  pour  son  pays  ou  pour  un 
ami  (2).  Toutefois  ces  formules  ne  sont  pas  plus  hardies  que  celles 
des  easuistes,  et,  par  contre,  dans  une  autre  lettre  à  Elisabeth,  Des- 
cartes s'élève  contre  l'idée  que  l'ennui  de  vivre  et  l'espérance  de 
félicités  après  la  mort  puissent  justifier  la  mort  volontaire.  Ce  serait 
bon  si  l'on  était  assuré  de  jouir  de  ces  félicités,  «  mais  aucune  rai- 
son ne  les  en  assure  et  il  n'y  a  que  la  fausse  philosophie  d'Hégésias, 
dont  le  livre  fut  défendu  par  Ptolomée  parce  que  plusieurs  s'étaient 
tué  s  après  l'avoir  lu,  qui  tâche  à  persuader  que  cette  vie  est  mau- 
vaise; la  vraie  enseigne  au  contraire  que,  même  parmi  les  plus 
tristes  accidents  et  les  plus  pressantes  douleurs,  on  y  peut  toujours 
être  content  pourvu  qu'on  sache  user  de  la  raison  »  (3).  . 

Cette  idée  qu'il  est  toujours  possible  d'avoir  ici  bas  plus  de 
biens  que  de  maux  est,  pour  Descartes,  la  raison  solide  qui  doit 
s'opposer  au  suicide.  Elisabeth  lui  écrit  :  «  Je  ne  doute  nullement 
qu'encore  que  la  vie  ne  soit  point  mauvaise  de  soi,  elle  doit  être 
abandonnée  pour  une  condition  qu'on  connaîtra  meilleure  »  (4).  H 
-réplique  qu'abandonner  la  vie  pour  une  condition  meilleure  c'est 
lâcher  le  certain  pour  l'incertain  :  «  Pour  ce  qui  regarde  l'état  de 
l'âme  après  cette  vie,  j'en  ai  bien  moins  de  connaissance  que 
M.  d'Igby;  car,  laissant  à  part  ce  que  la  foi  nous  enseigne,  je 
confesse  que,  par  la  seule  raison  naturelle,  nous  pouvons  bien  faire 
beaucoup  de  conjectures  à  notre  avantage  et  avoir  de  belles  espé- 
rances, mais  non  point  aucune  assurance.  Et  pour  ce  que  la  même 
raison  naturelle  nous  apprend  aussi  que  nous  avons  toujours  plus 
de  biens  que  de  maux  en  cette  vie  et  que  nous  ne  devons  point 
laisser  le  certain  pour  l'incertain,  elle  me  semble  nous  enseigner 
que  nous  ne  devons  pas  véritablement  craindre  la  mort,  mais  que 
nous  ne  devons  aussi  jamais  la  rechercher  »  (5). 

Evidemment  cette  noble  confiance  dans  la  bonté  de  la  vie,  quoi 
qu'il  advienne,   parait  audacieuse   à  Elisabeth;   car,   en    1646,   Des- 


(1)  15  sept.  1645  (t.  IV,  p.  293).  (2)  l"  févier  1647  (IV,  612).  (3)  6  oc- 
tobre 1645  (IV,  315).  (4)  Lettre  du  28  oct.  1645  (IV,  p.  323).  (5)  Lettre 
4u3nov.  1645  (IV,  p.  333). 


LA   MORALE   SIMPLE    :    DESCARTES,    GASSENDI  597 

cartes  lui  explique  qu'il  est  nécessaire  de  distinguer  deux  sortes 
de  biens.  Si  nous  pouvons  faire  qu'il  y  ait  plus  de  bien  que  de  mal 
dans  cette  vie,  c'est  «  à  cause  du  peu  d'état  que  je  crois  que  nous 
devons  faire  de  toutes  les  choses  qui  sont  hors  de  nous.  »  Ainsi  la 
persuasion  que  la  vie,  malgré  tout,  est  bonne,  est  fondée  sur  la 
raison,  et  ceux  mêmes  qui  disent  le  contraire  en  cédant  à  quelque 
passion  jugent,  a  dans  leur  intérieur  »,  qu'il  y  a  plus  de  biens  que 
de  maux  dans  la  vie  et  ne  sont  pas  plus  sincères  que  le  bûcheron 
de  la  fable.  Pourtant  il  y  en  a  qui  «  se  tuent  eux-mêmes  ».  C'est 
vrai,  mais  «  c'est  par  une  erreur  de  leur  entendement  et  non  point 
par  un  jugement  bien  raisonné  ni  par  une  opinion  que  la  Nature 
ait  imprimée  en  eux,  comme  est  celle  qui  fait  qu'on  préfère  les  biens 
de  cette  vie  à  ses  maux  »  (i). 

Des  moralistes  mondains  et  écrivant  pour  le  beau  monde  se 
prononcent,  eux  aussi,  contre  le  suicide.  De  Marandé,  Costar  (2)  le 
condamnent  en  quelques  mots.  La  Palatine  écrit  :  «  Judas  se  pendit 
faute  d'un  peu  d'espérance,  cet  exemple  n'est  pas  beau.  Ainsi,  mal- 
gré tous  vos  raisonnements,  j'espérerai  toute  ma  vie  et  je  ne  me 
pendrai  jamais  »  (3).  Mme  Deshoulières  condamne  les  Grecs  et  les 
Romains  illustres  qui  se  sont  tués  : 

Qu'ont-ils  fait  de  si  grand  ?  Ils  sortaient  de  la  vie 

Lorsque  de  disgrâce  suivie 

Elle  n'avait  plus  rien  d'agréable  pour  eux... 

Il  est  plus  grand,  plus  difficile 
De  souffrir  le  malheur  que  de  s'en  délivrer  (4). 

La  source  de  la  morale,  dit  Mlle  de  Scudéry,  est  la  justice  : 
elle  nous  défend  de  tuer  soit  les  autres,  soit  nous-mêmes.  L'éloge  du 
suicide  était  la  plus  détestable  des  folies  stoïciennes.  «  Ce  qui 
m'épouvante,  d,it  Zénobie  dans  les  Nouvelles  conversations  morales^ 
c'est  que  l'homme  seul  soit  capable  de  se  tuer,  car  nul  des  animaux 
ne  le  fait.  »  Le  suicide  de  Marc-Aurèle  «  déshonore  toute  sa  morale  ». 
Socrate  lui-même  peut  être  soupçonné  «  d'un  peu  de  vanité.  »  Il  ne 
voulut  pas  fuir  pour  éviter  la  mort,  «  et  la  morale  chrétienne  veut 
qu'on  ait  un  juste  soin  de  conserver  sa  vie  »  (5). 

Enfin  la  morale  simple  trouve  des  partisans  parmi  les  libertins. 

Gassendi  reproche  à  Epicure  d'avoir  admis  certains  suicides. 
Ce   n'est   pas   seulement   la   religion   qui  condamne  une   telle  doc- 


(1)  Lettre  de  janvier  1646  (IV,  p.  354).  (2)  De  Marandé,  Le  jugement  des 
actions  humaines,  ch.  iv,  6  ;  Costar,  lettre  CLX.  (3)  Morceau  cité  par  Mme  de 
Sévigné(P.  1844,t.I,p.464).  (4)  Réflexions  diverses, X  {p. 200).  (5)Pages65, 
120  123,  226. 


J9S  LS    x\  U«'   SIÈCLE 

tiine  :  la  nature  cllc-inrme  donne  à  tout  être  animé  «  l'amour  de  la 
vu-  »;  on  ne  peut  donc  rire  induit  à  se  donner  la  mort  que  par  une 
perversité  quelconque,  qçuuktm  in.  natumm  perversitaie.  Ceux  qui, 
devant  aller  au  bout  d'une  carrière,  interrompent  leur  course,  font 
injure  à  la  nature  et  à  l'auteur  de  la  nature.  Il  n'y  a  pas,  pour  la 
vertu,  de  plus  bel  effort  que  de  supporter  généreusement  le  mal- 
heur (i). 

La  Mothe  le  Vayer,  si  complaisant  en  principe  à  la  vertu  des 
païens,  condamne  avec  violence  le  meurtre  de  soi-même.  Rien  d'ori- 
ginal dans  ses  arguments  :  qui  se  tue  fait  tort  à  Dieu  et  offense  la 
nature.  Ce  qui  surprend,  c'est  l'âpreté  du  ton  :  l'homicide  de  soi- 
même  passe  en  malice  le  meurtre  d'un  frère,  le  parricide;  c'est  une 
grande  lâcheté  »;  Arria  est  tombé  dans  «  ce  sens  dépravé  »;  un 
soldat  de  César  qui  se  tue  plutôt  que  de  se  rendre,  donne  un  exemple 
de  a  vanité  »  (2);  quand  la  philosophie  a  permis  le  suicide,  il  ne  faut 
pas  douter  qu'elle  «  n'errât  bien  lourdement  a  (3).  Dernier  trait 
plus  surprenant  encore  :  alors  que  Saint-Thomas  lui-même  et  les 
moralistes  du  moyen  âge  évitaient  avec  tant  de  soin  toute  allusion 
aux  peines  contre  les  suicidés,  La  Mothe  le  Vayer  tient  à  déclarer 
que  ce  n'est  pas  «  sans  sujet  »  qu'on  leur  refuse  la  sépulture  (4). 

Ainsi  la  morale  simple  n'est  pas  seulement  la  morale  de  l'Eglise, 
elle  ne  met  pas  seulement  d'accord  jésuites  et  jansénistes,  protes- 
tants et  catholiques.  Elle  rallie  des  philosophes  des  mondains,  des 
libertins.  Ce  qui  achève  de  lui  donner  un  air  de  morale  commune 
et  en  quelque  sorte  officielle,  c'est  qu'elle  règne  dans  les  ouvrages 
destinés  à  l'enseignement,  dans  les  manuels  de  philosophie  :  Bur- 
gersdicius  déclare  que  le  suicide  est  une  lâcheté  et  défend  au  con- 
damné d'obéir  à  l'ordre  qui  lui  prescrit  de  se  tuer  (5);  d'après  Bary, 
les  considérations  d'honneur  a  quelques  violentes  qu'elles  soient  », 
ne  peuvent  justifier  la  mort  volontaire  qui  offense  la  nature,  l'état 
et  Dieu  (6).  Si  celui  qui  se  tue  est  honnête  homme,  déclare  Du  Moulin, 
il  fait  tort  à  la  République;  coupable,  il  fait  tort  au  bourreau 
«  auquel  il  oste  sa  charge  »  (7).  Scipion  Dupleix  dit  de  même  que  nul 
ne  se  porte  à  la  mort  volontaire  «  sans  faire  tort  au  public  »  (8). 


(1)  Syntagma  philosophie,  Ethica  (Opéra,  II,  p.  672).  La  doctrine  nuancée 
d'Epicure  est  exposée  dans  le  Philosophiae  Epicuri  syntagma,  III,  21. 
Je  n'ai  rien  trouvé  sut  le  suicide  dans  Méré,  Naudé,  Souverrain,  Baudot 
de  Juilly,  Remond  le  Grec,  Remond  Saint-Mard,  de  Lassay.  On  a  pu  remar- 
quer que  Garasse,  qui  raille  les  libertins  de  n'avoir  pas  su  tirer  parti  de  l'exem- 
ple de  Razias.  ne  leur  reproche  pas  une  complaisance  particulière  pour  le 
suicide.  (2)  La  promenade,  dial,  I  (t.  IV,  1,  p.  41-44).  (3)  De  la  vie  et  de  la 
mort  (II,  2,  p.  325).  (4)  La  promenade  (IV,  1,  p.  42).  (5)  Idea  philos,  moralisl 
XIV,  16-17.  (6)  La  morale  etc.,  p.  643.  (7)  Elêm.  de  la  philos,  morale, 
p.  148.      (8)  L'Ethique,  p.  516. 


LE   DROIT  599 

T,e  suicide  est  condamné  comme  faiblesse  et  lâcheté  par  Jacques  du 
Roure  et  Bouju  (i).  D'après  Bardin,  il  n'est  loisible  à  personne 
«  d'entreprendre  dessus  sa  propre  vie  »  (2). 

Ainsi  se  fortifie  l'impression  que  j'indiquais  au  début  de  ce  cha- 
pitre :  quand  on  suit  au  théâtre  et  dans  le  roman,  les  progrès  de 
la  morale  nuancée,  quand  on  la  voit  prendre  pied  dans  les  milieux 
jansénistes  avec  saint  Gyran,  dans  le  monde  des  jésuites  avec  le 
P.  Le  Moyne,  dans  le  monde  des  sceptiques  avec  Bayle  et  Saint- 
Evremond,  on  se  dit  :  tout  cède  aux  idées  nouvelles. 

Mais  qu'on  se  retourne  vers  le  gros,  des  casuistes,  qu'on  lisq 
Arnaud  et  Nicole,  Malebranche,  Descartes,  Gassendi,  La  Mothe  le 
Vayer,  les  livres  de  vulgarisation,  —  et  la  morale  populaire,  elle 
aussi,  semble  en  train  de  vaincre. 

La  vérité  est  qu'il  n'y  a  pas  victoire,  parcequ'il  n'y  a  pas  encore 
lutte  ouverte.  On  ne  se  bat  pas  sur  la  question  du  suicide  comme 
on  se  bat  sur  la  question  de  la  grâce  ou  sur  la  morale  relâchée. 
Seulement  l'opposition  entre  les  deux  morales  se  fait  plus  violente, 
parce  qu'elles  sont  l'une  et  l'autre  de  plus  en  plus  sûres  d'elles- 
mêmes  :  l'un  dit  :  a  généreux  trépas  »,  l'autre  dit  :  «  lâcheté  inhu- 
maine »,  le  suicide  est  «  un  coup  magnanime  »,  mais  c'est  un 
«  horrible  parricide  ».  Cependant  que  les  formules  s'opposent  ainsi 
dans  les  livres,  l'Ordonnance  criminelle  de  1670  ouvre  la  lutte 
décisive. 


m 

Les  deux  morales  et  le  droit  :  1)  Progrès  continus  de  la  morale  nuancée  dans  la 
première  partie  du  XVIIe  siècle  ;  2)  l'ordonnance  criminelle  de  1670  con- 
sacre brusquement  la  morale  simple  ;  conséquence  inévitable  de  cette 
réaction. 

Progrès  continu  de  la  morale  nuancée  dans  la  première  partie 
du  siècle,  réaaction  brutale  en  1670,  tels  sont  les  deux  faits  qui 
transforment  en  lutte  ouverte  la  sourde  rivalité  des  deux  morales 
au  sein  du  droit  (3). 


(1)  La  philosophie  morale,  parag.  55.  Corps  de  toute  la  philosophie,  Delà 
morale  ou  Ethique,  III,  p.  97.  (2)  Le  Lycée,  t.  II,  p.  515.  (3)  J'ai 
consulté  les  jurisconsultes  et  les  recueils  d'arrêts  indiqués  par  Dupin 
et  par  le  Manuel  de  Brissaud.  Editions  citées  dans  ce  chapitre  : 
Bardet,  Recueil  d'arrêts  du  Parlement  de  Paris,  pris  des  mémoires  de 
B.,  Avignon,  1773  ;  Hyacinthe  de  Boniface,  Arrêts  notables  de  la  Cour 
du  Parlement  de  Provence,  P.  1670  ;  Bornier,  Conférences  des  nouvelles 
Ordonnances  de  Louis  XIV,  P.  1703  ;  Bouchel,  La  Bibliothèque  ou  trésor  du 
■droit  français,  P.  1615  ;  La  justice  criminelle  de  la  France,  P.  1622  ;  Bouvot 
Nouveau  recueil  des  arrêts  de  Bourgogne,  Genève,  1623  ;  Catherinot,  Axiomes 
{Nouv.  Rev.  hisl.  du  droit,  VII)  ;  Challine,  Maximes  générales  du  droit  fran- 


GOO  LE    XVIIe    SIÈCLE 


Je   no  sais  comment   M.    Alpy   a   pu   écrire   que   le   xvne   siècle 
«    suspendit    »    le    mouvement    provoqué    par    la    Renaissance   (i). 
Jusqu'à  la  fameuse  Ordonnance  de  1670,  le  progrès  des  idées  nou 
vellcs  n'est  pas  seulement  continu;  il  devient  de  plus  en  plus  rapide. 

Sans  doute  il  n'y  a,  à  ftucun  moment,  une  brusque  volte  face  du 
droit.  Le  langage  judiciaire  est  toujours  sévère  au  suicide  :  il  est 
«  bien  plus  énorme  »,  dit  Chopin,  de  se  tuer  que  de  tuer  autrui  (2); 
ceux  qui  se  défont,  dit  un  avocat,  sont  «  en  plus  grande  horreur 
que  tous  les  autres  criminels  »  (3);  et  un  autre  :  l'homicide  de  soi- 
même  est  «  le  crime  le  plus  odieux  de  la  Nature  »  (4).  Dans  la  fa- 
meuse affaire  des  poisons,  un  magistrat  dit  à  la  Brinvilliers  «  que  le 
plus  grand  de  tous  ses  crimes,  quoique  très  horribles,  n'était  pas 
d'avoir  empoisonné  son  père  et  ses  frères  mais  qu'elle  avait  essayé 
de  s'empoisonner  elle-même  »  (5).  Il  semble  qu'on  poursuive  jus- 
qu'à  l'ombre  du  suicide  :  un  prisonnier  appelant,  dit  Gastier,  ne 
peut  renoncer  à  son  appel,  «  suivant  cette  loi  vulgaire  que  celui 
n'est  ouï  qui  volontairement  veut  mourir  »  (6).  Dans  les  Conférences 
où  l'on  prépare  l'Ordonnance  de  1670,  Lamoignon,  soutenant  con- 
tre Pussort  que  l'accusé  ne  doit  pas  prêter  serment,  allègue  qu'il 
n'a  pas  le  droit  de  se  rendre  homicide  de  lui-même  (7).  Outre  ces 
sévérités  verbales,  certains  magistrats  maintiennent  la  vieille  doc- 
trine :  «  Qui  se  donne  la  mort  confisque  tous  ses  biens  là  où  con- 
fiscation a  lieu  »,  disent  les  Axiomes  de  Catherinot  (8)  et,  dans  Bou- 
chel  et  Despeisses,  on  trouve  une  exposition  fort  longue  et  complète 
de  la  théorie  classique.  Procédure  :  procès- verbal,  visite  des  chi- 
rurgiens, information  «  de  la  vie  et  mœurs  »  et  des  «  causes  », 
avis  aux  parents  et  nomination  d'un  curateur.   Sentence  :  le  corps 


çais  par  de  l'Hommeau,  avec  notes  de  C,  P.  1665  ;  Choppin,  Œuvres,  P.  1662  ; 
Coquille,  Œuvres,  P.  1665  ;  Colbert,  Lettres,  Instructions  et  Mémoires,  éd.  Clé- 
ment, P.  1861  ;  Des  Maisons,  Nouveau  recueil  d'arrêts  et  règlements  du  Parle- 
ment de  Paris,  P.  1667  ;  Despeisses,  Œuvres,  Lyon,  1660  ;  Dufresne,  Journal 
des  principales  audiences  du  Parlement  de  Paris,  P.  1657;  Duperier,  Œuvres, 
nouv.  éd.,  P.  1759  ;  Gastier,  Les  nouveaux  styls  du  Parlement  de  Paris,  P.  1661  ; 
Gauret,  Stile  universel  pour  l'instruction  des  matières  criminelles  suivant  l'Or- 
donnance de  1670  ;  P.  1695  ;  Le  Bret,  Œuvres,  P.  1689  ;  Simon  d'Olive,  Ques- 
tions notables  du  droit  décidées  par  divers  arrêts  de  la  Cour  du  Parlement  de 
Toulouse,  Toul.,  1682  ;  Terrien,  Commentaire  du  droit  civil  observé  au  pays 
et  duché  de  Normandie,  P.  1684  ;  Procès-verbal  des  Ordonnances  de  Louis  XIV 
de  1667  et  1670,  P.  1776  (B.  nat.,  F  12149).  Correspondance  des  contrôleurs 
généraux  des  finances  avec  les  intendants  des  provinces,  éd.  Boislisle,  P.  1874,  ss.; 
Correspondance  administrative  sous  Louis  XIV,  P.  1851. 

(1)  Alpy,  p.  37.  (2)  Chopin,  Commentaire  sur  la  Coutume  d'Anjou,  t.  I, 
p.  177.  (3)  Le  Bret,  Décisions  de  plusieurs  notables  questions,  etc.,  p.  349. 
(4)  Des  Maisons,  Nouveau  recueil  d'arrests,  p.  123.  (5)  Funck-Brentano,  Le 
drame  des  poisons,  P.  1899,  p.  59.  (6)  Gastier,  Les  nouveaux  Stils  du  Parlement 
de  Paris,  p.  253.     (7)  Procès-verbal,  p.l54et  159.     (8)  N.  H.  R.,  VII,  p.  7. 


LE   DROIT    :    PROGRÈS   DE   LA   MORALE   NUANCÉE  601 

sera  traîné  sur  une  claie,  pendu  pendant  six  heures  à  une  potence, 
jeté  à  la  voirie  (i).  Aucun  effort  pour  atténuer  l'horreur  matérielle  de 
l'exécution  :  pour  conserver  les  cadavres  en  vue  du  supplice,  on 
les  sale,  ou  bien  on  les  enterre  dans  le  sable,  on  les  arrose  de  chaux 
vive  (2).  Le  jour  venu  du  châtiment,  «  on  a  accoutumé  de  faire 
traîner  ledit  corps  à  la  voirie  où  on  fait  mettre  les  chevaux  morts  ou 
autres  bêtes  mortes  et  là  le  pendre  par  les  pieds  qui,  en  le  traînant, 
sont  attachés  au  derrière  d'une  charette,  le  visage  contre  terre  »; 
pour  attirer  le  public,  on  fait  «  cris  et  proclamations  »  (3). 

PJon  seulement,  ces  supplices  barbares  sont  toujours  en  usage, 
mais  Despeisses  précise  par  deux  fois  que  ces  peines  doivent  frapper 
le  suicide  en  général  et  non  celui  des  seuls  accusés.  Force  est  donc 
bien  d'admettre  qu'en  plein  dix-septième  siècle  certains  magistrats 
font  jeter  au  milieu  des  chevaux  morts  le  cadavre  du  père  qui 
n'a  pu  survivre  à  la  mort  de  son  fils.  Seulement,  ces  magistrats 
se  font  de  jour  en  jour  plus  rares. 

Voici  en  effet,  où  éclate  le  progrès  des  idées  nouvelles  :  alors 
qu'au  seizième  siècle,  les  grands  jurisconsultes  étaient  divisés  sur 
la  question,  (d'Argentré,  (Loisel,  Bacquet  d'un  côté,  de  l'autre, 
Duret,  Ayrault,  Chasseneux),  Despeisses,  au  xvir9  siècle,  est  seul 
dans  son  camp,  et  il  n'y  semble  pas  tout  à  fait  à  son  aise. 

D'abord,  quelques  exceptions  affaiblissent  sa  doctrine  :  on  n'use 
pas  de  la  susdite  rigueur  lorsqu'on  trouve  que  tel  s'est  homicide  à 
cause  de  son  extrême  pauvreté  et  indigence;  on  n'en  use  pas  davan- 
tage si  on  trouve  que  tel  se  soit  tué  par  fureur  «  ou  étant  malade  »; 
comme  les  hommes  sont  «  naturellement  portés  à  la  commisération 
pour  la  famille  »,  on  a  «  relâché  bien  souvent  de  la  confiscation 
au  profit  des  proches  parents  ».  En  outre,  Despeisses  n'ignore  pas 
les  idées  exprimées  par  Ayrault  et  Coras  sur  le  principe  des  peines 
infligées  au  cadavre.  Sans  doute  il  se  rassure  en  criant  bien  fort 
que  tout  cela  est  très  juste  contre  les  «  lâches  »  qui  se  font  «  une 
si  horrible  et  si  scandaleuse  violence  ».  Mais  il  a  beau  dire,  on  le 
sent  troublé  par  l'inquiétude  «  que  ce  soit  une  espèce  de  cruauté  de 
troubler  le  repos  des  morts  »  et  que  celui  qui  les  ose  juger  entre- 
prenne sur  les  droits  de  Dieu  (4). 

Hésitant,  troublé,  Despeisses  est  seul.  Les  autres  jurisconsultes 
qui  s'occupent  de  la  question  ou  essaient  d'adoucir  le  droit  cou- 
tumier  ou  adoptent  franchement  la  doctrine  romaine. 

Scipion  Dupérier  explique  que  ceux  qui  se  tuent  étant  accusés 
d'un  crime  doivent  être  punis;  mais  ceux  qui  se  portent  à  cet  atten- 
tat «  par  mélancolie  »,  paraissent  «  excusables  ».  Une  démence  est, 


(1)  Bouchai,  Bibliothèque,  I,p.  516.     (2)  Beaurepaire,  p.  137,  142.     (3)  Des- 
peisses, Œuvres,  t.  II,  pars  III  ;  t.  I,  p.  705  ss.     (4)  Ibid.,  p.  708,  709,  707. 


6Q2  LE   XVIIe   SIÈCLE 

BU  dïVl.    rar!i.'.-  sous  les  apparences   «le   la    mélancolie  (t).     \\<-e   i 
théorie,   en   peut  excuser  tous  les  suicides.   C'est  bien  ce  que  vewl 
Dupérier  :  car,   comment  douter,  dit-il,  que  celui  qui  se  tue  sans 
être  accusé  est  fou  ?  Est-il  «  une  fureur  plus  étrange   ?  » 

Challiue,  lui  aussi,  excuse  le  suicide  là  où  il  y  a  a  force  d< 
ladie,  frénésie  ou  autre  accident  ».  Les  derniers  mots  sont  vagues  à 
souhait.  En  outre,  Challine,  comme  Dupérier,  se  sert  de  l'exception 
relative  à  la  folie  pour  abolir  en  pratique  la  répression  :  car  il  n'y 
a  point  de  plus  grand  «  argument  de  fureur  ou  frénésie  »  que  de  se 
vouloir  défaire  soi-même  (2). 

Coquille  est  partisan  d'une  transaction  entre  la  doctrine  romaine 
et  le  droit  coutumier.  Dans  ses  commentaires  sur  la  Coutume  de 
ISivernois,  il  se  prononce  simplement  pour  la  distinction  du  Code 
et  du  Digeste.  Mais,  dans  les  Questions,  réponses  et  méditations  sur 
les  articles  et  coutumes,  il  ajoute  :  «  Aucuns  ont  estimé  qu'entre 
Chrétiens  on  doit  faire  le  procès  après  la  mort  et  faire  l'exécution  au 
corps  mort  »;  je  crois  que  la  Justice  séculière  peut,  pour  l'exemple 
ordonner  que  le  corps  sera  pendu  ou  bien  jeté  à  la  voirie,  «  pour  ce 
que  l'Eglise  leur  dénie  la  sépulture  »,  mais  «  je  crois  qu'on  ne  leur 
doit  faire  le  procès  pour  les  condamner  comme  meurtriers  et  con^ 
fisquer  leurs  biens  »,  sinon  en  crime  capital;  car  le  suicide  «  n'est 
pas  au  nombre  des  crimes  dont  on  enquiert  après  la  mort  pour 
condamner  la  mémoire  »  (3). 

Ces  réflexions  de  Coquille  sont  intéressantes  parcequ'elles  nous 
montrent  un  juriste,  et  un  des  plus  grands,  consentant  à  punir  le 
suicide  pour  faire  plaisir  à  V Eglise.  La  répression  est  pourtant,  de- 
puis des  siècles,  chose  laïque,  et  c'est  l'Eglise  qui  jadis  avait  suivi 
dans  la  voie  de  la  sévérité  les  tribunaux  séculiers.  Mais,  depuis  le 
seizième  siècle,  la  condamnation  du  suicide  a  pris  un  air  si  propre- 
ment catholique  que  Coquille  ne  consent  à  la  pendaison  que  par 
désir  de  se  montrer  bon  chrétien. 

Voici  maintenant  les  partisans  du  droit  romain.  Chopin,  dans 
ses  Commentaires  sur  la  coutume  d'Anjou,  écrit  qu'«  en  certains 
forfaits  on  suit  le  droit  romain  ».  On  confisque  les  biens  de  celui  qui 
se  tue;  «  mais,  s'il  l'a  fait  par  déplaisance  de  sa  vie  ou  par  honte 
de  ses  dettes  ou  par  impatience  d'une  maladie,  on  ne  confisque  pas 
ses  biens,  mais  on  les  laisse  à  ceux  qui  lui  doivent  succéder  ». 
L'excuse  de  folie,  dont  parlent  Dupérier  et  Challine,  jouait  sans 
doute  souvent;  car  Chopin  note  qu'  «  on  dit  »  :  demandez-vous  une 
marque  de  folie?  Il  s'est  voulu  tuer  lui-même  (à). 


(1)  Œuvres,  t.  III,  Dissertationes,  V,  4.  (2)  Maximes  générales  du  droit 
français  par  P.  de  l'Hommeau;  avec  notes  de  Challine,  1.  II,  31.  (3)  Co- 
quille, Œuvres,  t.  II,  p.  35  et  p.  171.     (4)  Choppin,  Œuvres,  t.  I,  p.  253. 


LE    BïtOIT    I    PROGRÈS   DE    LA    MORALE    NUANCÉE  603 

iLe  Bret  dit  que  la  question  de  confiscation  <c  se  décide  com- 
munément par  une  distinction  que  l'on  met  entre  celui  qui,  étant: 
convaincu  d'un  crime,  s'est  donné  la  mort  pour  éviter  l'infamie 
du  supplice  et  de  celui  qui  s'est  défait  soi-même  ou  par  l'impatience 
des  douleurs  qu'il  souffrait,  ou  pour  de  grandes  calamités  qui  lui 
étaient  arrivées,  ou  par  quelque  trouble  d'esprit  ».  Il  n'y  a 
confiscation  que  dans  le  premier  cas.  Le  Bret  cite  les  conclusions 
qu'il  a  prises  lui-même  dans  un  procès  relatif  au  suicide  d'un 
homme  qui  s'était  tué  par  chagrin  d'avoir  perdu  un  procès.  J'y 
relève  les  phrases  suivantes  :  «  Quant  à  ceux  qui,  par  l'horreur  de 
leur  misère  et  par  leur  impatience  de  leurs  douleurs,  et  de  leurs  afflic- 
tions diem  fati  occuparunt,  on  ne  voit  point  qu'on  ait  procédé 
contre  eux  par  confiscation,  non  plus  que  contre  ceux  qui  se  sont 
forfaits  par  fureur  ou  par  démence,  parce  que  d'ordinaire  ces  choses 
s'entresuivent  comme  les  effets  leurs  causes  naturelles  ».  Et  encore: 
u  Aussi  certes  ce  serait  une  chose  inhumaine  d'exposer  à  l'ignomi- 
nie et  à  la  perte  des  biens  celui  à  qui  les  afflictions  et  les  infortunes 
ont  troublé  le  jugement  et  converti  son  impatience  en  fureur., 
L'homme  est  une  image  non  seulement  de  la  misère,  mais  encore, 
d'impuissance  et  de  faiblesse;  c'est  pourquoi  nous  devons  fléchir 
tous  nos  jugements  et  nos  opinions  à  ce  qui  est  de  plus  doux  et  de 
plus  rapportant  à  la  condition  humaine...  »  (i) 

Bouchel,  dans  sa  Bibliothèque,  conseille  de  n'exécuter  le  cada- 
vre que  si  l'accusé,  étant  arrêté,  s'est  tué  pour  éviter  la  punition. 
Il  semble  hostile  aux  peines  infligées  au  cadavre.  Plutôt  que  de 
nommer  hâtivement  un  curateur,"^ dit-il,  j'aimerais  mieux  saler  le 
corps,  «  mais  universellement  j'aimerais  mieux  le  laisser  ensevelir 
sans  pompe  »  et  pendre  le  condamné  en  effigie  (2). 

L'influence  de  ces  idées  sur  la  jurisprudence  est  considérable.. 
Là  où  il  y  a  confiscation,  l'usage  prévaut  de  laisser  une  somma 
à  la  veuve  et  aux  héritiers  «  par  forme  d'oeuvre  pies  »  (3).  En 
Normandie,  le  droit  de  la  femme  et  des  enfants  à  deux  parts  du 
meuble  est  incontesté  (4).  H  semble  que  les  rois  eux-mêmes  rou- 
gissent de  tirer  parti  de  ces  confiscations.  Au  dire  de  Bouchel,  ils 
ont  coutume  «  de  vider  leurs  mains  des  immeubles  »  (5).  Dans  le 
Journal  de  Dangeau,  on  voit  Louis  XIV  faire  don  à  Madame  la 
Princesse  d'Harcourt  «  du  bien  d'un  homme  qui  s'est  tué  lui-même, 
dont  elle  espère  en  tirer  beaucoup  »  (6).  En  1660,  Colbert  écrit  à 
Mazarin  qu'il  soupçonne  un  gentilhomme  nivernais  de  s'être  pendu 
et  qu'il  espère  bien  que  le  cardinal  ne  fera  pas  grâce  de  la  con- 


(1)  Le  Bret,  Œuvres  ,p.  349.  (2)  Tome  I,  p.  516,  mot  :  cadaver,  (3)  Du- 
fresne,  Journal,  t.  I,  p.  132.'  (4)  Terrien,  livre  XII,  p.  481.  (5)  Biblio- 
thèque, I,  p.  516.     (6)  Edition  Feuillet  do.  Conches  (P.  1854),  t.  II,  p.  442. 


604  LE   XVIIe   SIÈCLE 

fiscation  :  toutefois,  ajoute-t-il,  si  Votre  Eminence  «  avait  peine 
d'avouer  qu'elle  voulût  tirer  cotte  confiscation  à  son  profit  »,  il 
n'y  a  qu'à  dire  qu'elle  me  l'a  donnée  (i). 

J'ai  consulté  des  recueils  d'arrêts  des  Parlements  de  Paris,  de 
Toulouse,  de  Grenoble,  de  Bordeaux,  de  Dijon,  de  Rouen,  de  Pro- 
vence, de  Bretagne,  ainsi  que  les  collections  d'Anne  Robert,  Brillon 
Augeard  et  Denisard  (2).  Dans  la  plupart  de  ces  recueils,  il  n'est 
pas  question  du  suicide,  et  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  rien  con- 
clure de  ce  silence.  Mais,  là  où  il  en  est  question,  on  constate 
invariablement   le   progrès   des    idées   nouvelles. 

A  Paris,  le  Bret  nous  apprend,  par  les  mêmes  conclusions  que 
j'ai  citées  plus  haut  et  dans  lesquelles  il  demande  au  Parlement 
de  fléchir  son  jugement  «  à  ce  qui  est  de  plus  doux  »,  que  c'est  là 
ce  que  la  Cour  «  a  pratiqué  jusques  à  présent,  s'étant  toujours 
montrée  fort  indulgente  en  de  semblables  occurences  »  (3). 

A  Toulouse,  en  i634,  les  héritiers  d'une  femmes  qui  s'est  tuée, 
«  par  quelque  déplaisir  »,  appellent  d'une  sentence  de  confiscation. 
Le  Parlement  leur  donne  gain  de  cause,  parce  que  «  les  anciens 
arrêts  du  Parlement  étaient  pour  eux  »,  et  parcequ'on  suit  à 
Toulouse  la  distinction  du  droit  romain  (4). 

En  Bourgogne,  même  jurisprudence,  d'après  le  recueil  de 
Bouvot  :  la  confiscation  ne  s'adjuge  «  s'il  n'y  a  délit  précédent  »  (5). 

En  Frovence,  les  filles  d'une  femme  qui  s'est  noyée  «  poussée  de 
quelque  déplaisir  »,  appellent  de  la  sentence  de  confiscation.  La 
Cour  leur  donne  gain  de  cause  :  i°  parce  que  les  enfants  n'ont  pas 
été  appelés  au  procès;  20  parce  qu'il  n'y  a  pas  eu  information  de 
«  la  vie  et  mœurs  »;  3°  parce  qu'au  fond  la  sentence  est  injuste: 
car  il  faut  faire  différence  des  accusés  qui  se  tuent  par  crainte  du 
supplice  d'avec  ceux  «  qui  ennuyés  de  la  vie  par  la  perte  de  quelque 
procès  ou  par  folie,  avancent  leurs  jours  ».  A  ceux-ci  on  ne  fait  pas 
le  procès  «  ne  méritant  aucune  peine,  si  ce  n'est  celle  de  la  privation 
de  sépulture  chrétienne,  vu  qu'ils  sont  assez  punis  de  quitter  les 
choses  agréables  de  ce  monde  ».  Hyacinthe  de  Boniface,  qui  rap- 
porte cet  arrêt,  ajoute  :  «  La  vengeance  de  ce  crime  doit  être 
réservée  à  Dieu  qui  est  le  scrutateur  des  pensées  des  hommes.  » 
Il  dit  encore,  et  plus  hardiment  :  «  Personne  n'a  été  affligé  dans 
ce  meurtre  que  les  deux  pupilles;  confirmer  la  sentence  de  confis- 


(1)  Lettres,  Instructions  et  mémoires  de  Colbert,  t.  I,  p.  449.  (2)  J'ai  vu  tous 
les  recueils  indiqués  par  Brissaud,  p.  389,  sauf  quelques  ouvrages  qui  ne  se 
trouvent  pas    à  la   Bibliothèque    Nationale.      (3)     Le    Bret,    passage   cité. 

(4)  Simon  d'Olive,  Questions  notables   du   droit,    1.    IV.    ch.    40,   p.    206  ss. 

(5)  Bouvot,  Nouveau  recueil  des  arrêts  de  Bourgogne,  t.  II,  p.  441. 


l'ordonnance  de  1670  605 

cation,   ce  serait  autoriser  deux  autres  meurtres  aux  personnes  de 
ces  deux  pupilles  (i).   » 

Ainsi,  dans  des  provinces  entières,  le  mot  d'ordre,  au  xvn6  siècle, 
est  de  mêler  le  moins  possible  la  justice  séculière  aux  affaires  de 
suicide.  Pas  de  procès  quand  celui  qui  se  détruit  n'est  pas  accusé 
d'un  crime.  Pas  de  procès,  c'est-à-dire  forcément  peu  à  peu,  pas 
d'exécution  régulière.  Le  refus  de  sépulture  suffit.  Inutile  de  ren- 
chérir sur  les  sévérités  de  l'Eglise.  Loin  d'être  abandonnées,  les 
idées  nouvelles  semblent  en  plein  triomphe.  C'est  au  moment  où 
elles  allaient  sans  bruit  transformer  le  droit  qu'éclate  le  coup 
imprévu,  l'Ordonnance  criminelle  de  1670. 

Le  titre  XXII  de  cette  Ordonnance  contient  les  cinq  articles 
suivants  : 

«  Article  premier.  —  Le  procès  ne  pourra  être  fait  au  cadavre 
ou  à  la  mémoire  d'un  défunt,  si  ce  n'est  pour  le  crime  de  lèsej- 
majesté  divine  ou  humaine  dans  les  cas  où  il  échet  de  faire  le  procès 
au  défunt,  duel,  homicide  de  soi-même  ou  rébellion  à  justice  avec 
force  ouverte  dans  la  rencontre  de  laquelle  il  aura  été  tué. 

Article  2.  —  Le  juge  nommera  d'office  un  curateur  au  cadavre 
du  défunt  s'il  est  encore  extant,  sinon  à  sa  mémoire,  et  sera 
préféré  le  parent  du  défunt  s'il  s'en  offre  quelqu'un  pour  en  faire 
la   fonction. 

Article  3.  —  Le  curateur  saura  lire  et  écrire,  fera  le  serment  et 
le  procès  sera  instruit  contre  lui  en  la  forme  ordinaire  :  sera  néan- 
moins debout  seulement  et  non  sur  la  sellette  lors  du  dernier  inter- 
rogatoire; son  nom  sera  compris  dans  toute  la  procédure,  mais  la 
condamnation  sera  rendue  contre  le  cadavre  ou  la  mémoire  seu- 
lement. 

Article  4-  —  Le  curateur  pourra  interjeter  appel  de  la  sentence 
rendue  contre  le  cadavre  ou  la  mémoire  du  défunt.  Il  pourra  même 
y  être  obligé  par  quelqu'un  des  parents,  lequel  en  ce  cas  sera  tenu 
d'avancer  les  frais. 

Article  5.  —  Nos  Cours  pourront  élire  un  autre  curateur  que 
celui  qui  aura  été  nommé  par  les  juges  dont  est  appel  (2).  » 


(1)  Hyacinthe  de  Boniface,  Œuvres,  tome  II,  IIIe  partie,  t.  II,  ch.  ix. 
(2)  Isambert,  t.  XVIII,  p.  414-415.  Garrison  écrit  (p.  137-138)  dans  son 
analyse  de  l'Ordonnance  et,  après  avoir  cité  l'article  III  :  «  en  note  :  les  con- 
damnations portent  que  le  cadavre  sera  trainé  sur  une  claie,  face  contre  terre, 
par  les  rues  et  les  carrefours  du  lieu  où  la  sentence  est  rendue  et  ensuite  pendu 
à  une  potence  ou  traîné  à  la  voirie  ;  ses  biens  sont  confisqués.  Quand  le  ca- 
davre n'a  pu  être  conservé,  le  jugement  s'exécute  en  effigie.  Les  condamnations 
sont  rendues  ad  perpétuant  rei  memoriam.  Les  nobles  et  leurs  descendants  sont 
déchus  de  leurs  titres  ;  on  coupe  leurs  bois,  on  démolit  leur  château,  on  brise 


(i(>C>  ii 

\  première  \  ne,  dette  l  fràonnancc  ne  par  ftîon 

nairej  elle  vise  uniquement  la  procédure  et  ne  parte  pas  d< 
elle  garante  les  droits  de  Pâocrtisë  <t  du  curateur.  GarriBoto,  qui 

est  l'aise  prendre,  -écrit  :  «  Telle  est  cette  Ordonnance  de  1670  qui 
apportait  quelques  at h' ouations  à  la  répression  si  rigoureuse  à"u 
suieide  et  qui  était  déjà  un  acheminement  vers  la  suppression  &e 
toute  pénaiilé  (1).  »  En  réalité,  si  l'on  prend  gaTSe  à  l'époque,  à 
l'état  de  la  jurisprudence,  l'Ordonnance,  si  bénigne  d'allure, 
marque  un  formidable  retour  en  arrière.  C'est  un  coup  droit  aux 
idées  nouvelles,  une  déclaration  de  guerre. 

Sans  doute  le  nouveau  texte  sauvegarde  les  droits  de  la  défense. 
Mais  est-ce  une  nouveauté?  Tant  s'en  faut.  Dès  le  xvic  siècle,  l'usage 
d'élire  un  curateur  était  en  vigueur,  et  nous  avons  vu  les  juris 
consultes  régler  le  détail  de  la  procédure  plus  minutieusement  que 
ne  l'ail  l'Ordonnance.  Même  à  cet  égard,  i!  n'y  a  donc  aucune 
a   atténuation  »,   aucun  progrés.  Voici,  par  -contre,  où  il  y  a  recul. 

D '-a  bord,  le  texte  de  l'article  premier  prévoit  contre  les  suicidés 
le  procès  à  la  mémoire.  Il  est  possible  qu'on  ait  fait  parfois. 
avant  1670,  des  procès  de  ce  genre.  Mais,  à  coup  sûr,  c'était  chose 
très  rare.  Aucun  des  jurisconsultes  que  j'ai  cités  n'y  fait  allusion 
et,  pour  ma  part,  je  n'en  connais,  pas  d'exempte.  Au  contraire,  les 
sentences  contre  la  mémoire  deviennent  fréquentes  après  l'Ordon- 
nance. Encore  si  elles  remplaçaient  les  sentences  contre  le  corps! 
Mais,  comme  le  texte  ne  dit  pas  nettement  dans  quel  cas  il  faut 
proeéder  contre  la  mémoire,  dans  quel  cas  contre  le  corps,  les  juges 
parfois  condamnent  l'une  et  l'autre.  Sévérité  nouvelle  et  de   consé- 


leurs  armoiries,  ils  sont  déclarés  roturiers.  »  C'est,  je  pense,  ce  passage  de  Gar 
rison  qui  a  fait  croire  à  Durkheim  d'abord  que  l'Ordonnance  s'occupait  des; 
peines,  ensuite  qu'elle  portait  des  peines  spéciales  contre  les  suicidés  nobles. 
Durkhrim  a  pu  croire  que  la  «note  »  (que  Garrison  cite  sans  dire  où  il  la  prend), 
se  trouvait,  dans  une  édition  officielle  ou  semi-olïiciclle  de  l'Ordonnance.  Mais 
en  fait,  Garrison  cite  tout  simplement  un  commentaire  de  Joussc  [Nouveau 
Commentaire  sur  V Ordonnance  criminelle,  P.  1763,  p.  418-419).  C'est  donc 
Jousse  et  non  l'Ordonnance  qui  parle  des  peines  à  appliquer  en  cas  de  sui- 
cide. En  outre,  Jousse  ne  dit  pas  ce  que  <  Garrison  lui  fait  dire.  Il  consacre  deux 
notes  distinctes  au  texte  de  l'article  III.  La  première  vise  les  procès  au  cadavre, 
c'est-à-dire  les  suicidés,  car  Jousse  est  d'avis  que,  si  le  cadavre  n'est  pas  con- 
servé, il  faut  l'exécuter  en  effigie.  La  seconde  note  relative  au  bris  d'armoiries, 
etc.,  vise  les  procès  à  la  mémoire  seulement,  c'est-à-dire  forcément  les  procès 
de  lèse-majesté.  Car  il  n'y  avait  jamais  eu  de  procès  «  à  la  mémoire  seule- 
ment» qu'en  cas  de  lèse-majesté,  et  il  ne  peut  y  en  avoir  en  cas  de  suicide, 
d'après  Jousse,  puisqu'il  est  partisan  des  exécutions  en  effigie  quand  le  corps 
n'est  pas  conservé.  V-oir  sur  la  même  question,  page  667. — -  Gauret,  dans  son 
Slile  universel  donne  un  modèle  de  sentence  (p.  310).  Il  ne  fait  aucune  allusion 
au  bris  d'armoiries  ou  à  la  déchéance. 
(1)  Garrison,  p.  138. 


l'ordonnance  de  1670  607 

quenee  :  les  coïidamnaiions  contre  la  mémoire  Relaient  prononcées 
en  principe  qu'en  cas  de  lèse-majesté  divine  ou  humaine;  les  pro- 
noncer en  cas  d'homicide  de  soi-même,  c'est  renchérir  sur  les 
Vigueurs  du  moyen  âge  :  le  suicide  n'est  plus  seulement  assimilé  à 
l'assassinat,  c'est  haute  trahison,  hérésie.  En  outre,  qui  peut  être 
atteint  par  ces  sentences  contre  la  mémoire?  Les  survivants,  la 
famille.  Si  les  juges  voulaient  vraiment  abolir  jusqu'au  souvenir 
de  l'homme  qui  s'est  détruit,  il  serait  par  trop  puéril  de  le  con- 
sacrer à  jamais  par  un  arrêt  solennel.  Mais,  au  vrai,  ce  qu'on  désire, 
c'est  perpétuer  l'exécration,  c'est  qu'elle  retombe  à  jamais  sur  la 
ïamille  du  mort.  Ainsi,  au  moment  même  où  les  magistrats  se 
sentent  de  plus  en  plus,  selon  l'expression  de  Despeisses,  «  portés 
à  la  commisération  pour  'la  famille  »,  l'Ordonnance  établit  une 
peine  nouvelle  qui  retombe  de  tout  son  poids  sur  les  survivants  et 
les  descendants. 

Et  voici  peut-être  le  plus  grave  :  le  texte  de  l'article  premier  dit 
que  le  procès  peut  être  fait  «  en  cas  d'homicide  de  soi-même  ». 
C'est  la  généralité  de  l'expression  qui  la  rend  redoutable.  Ah!  si 
l'on  était  encore  au  moyen  âge,  si  'la  règle  était  toujours  de  faire  le 
procès  à  quiconque  se  tue,  l'article  serait  tout  simple.  Mais,  on 
vient  de  le  voir,  au  xvne  siècle,  la  majorité  des  jurisconsultes  tient 
qu'il  n'y  a  lieu  à  procès  que  quand  celui  qui  se  défait  est  sous  le 
coup  d'une  accusa  lion.  Non  seulement,  c'est  l'avis  des  juriscon- 
sultes, mais  dans  la  plupart  des  Parlements  dont  nous  connaissons  la 
jurisprudence,  cette  doctrine  est  en  train  de  prévaloir.  Pour  suivre 
'le  courant,  l'Ordonnance  devrait  dire  :  le  procès  peut  être  fait  au 
corps  en  cas  d'homicide  de  soi-même,  supposé  que  celui  qui  se  tue 
soit  convaincu  ou  accusé  d'un  crime.  Au  lieu  de  cela,  elle  dit  :  en 
cas  d'homicide  de  soi-même.  C'est  biffer  d\m  trait  le  résultat  du 
travail   de  près  de  deux  siècles. 

J'entends  que  Y  Ordonnance  ne  parle  que  de  la  procédure.  Elle 
ne  dit  pas  qu'il  faille  condamner  tous  les  suicidés.  Mais  elle  dit 
qu'il  faut  les  poursuivre  tous.  Du  moment  qu'il  y  a  poursuite,  il  y 
aura  forcément,  en  bien  des  cas,  condamnation.  Les  justices  sei- 
gneuriales oht  intérêt  à  confisquer.  Les  justices  royales  elles-mêmes 
ne  èoïit  pas  désintéressées,  rît  puis  ceux  qui  condamnent  ont,  en 
somme,  le  droit  pour  eux.  C'est  bien  paiee  qu'ils  s'en  rendent 
compte  que  juristes  et  parlements  veulent  supprimer  la  poursuite 
elle-même.  Et,  an  moment  où  ils  sont  en  train  de  faire  triompher 
sans  bruit  ce  principe,  VOrdor.nance  intervient,  bruyante,  substi- 
tuant l'unité  aux  diversités  des  coutumes  et  de  la  jurispnuir 
et  elle  déclare  :   suicide,   donc  procès. 

Chose  bien  digne  de  remarque,  c^tlc  offensive  brutale  de  'h; 
vieille  morale,   du  vieux  droit  coutumicr  ne  semble  pas  avoir  été 


608  LE   XVIIe   SIÈCLE 


un  coup  prémédité.  Nous  avons  le  procès- verbal  des  conférences  au 
cours  desquelles  l'Ordonnance  est  préparée  :  les  dispositions  rela 
tives  aux  suicidés  passent  toutes  sans  discussion.  Je  sais  bien  que 
les  commissaires  entendent  codifier  plutôt  qu'innover.  Malgré  tout, 
ils  discutent  parfois  :  ils  discutent  sur  le  serment  des  accusés,  ils 
discutent  un  instant  sur  la  torture  (i);  sur  les  poursuites  en  cas  de 
suicide,  pas  un  mot. 

Faut-il  croire  que  le  pouvoir  royal  est  intervenu,  qu'il  s'inté- 
resse particulièrement  à  la  question?  C'est  bien  peu  probable.  Même 
après  l'Ordonnance,  on  voit  des  ministres  fort  peu  soucieux  de 
laisser  faire  trop  de  bruit  autour  des  affaires  de  suicide.  En  1691, 
un  prisonnier  à  la  Bastille,  se  donne  un  coup  de  couteau.  Le  roi  fait 
dire  à  l'abbé  Pirot  d'aller  le  voir  «  pour  tâcher  de  le  remettre  dans 
la  bonne  voie  (2)  ».  En  1702,  un  garçon  perruquier  s'étrangle  : 
on  lui  refuse  l'absolution  et  on  le  fait  traîner  sur  la  claie.  Pontchar- 
train  écrit  au  procureur  qu'il  a  «  rendu  compte  au  roi  de  l'affaire  » 
et  il  ajoute  :  «  Vous  aviez  raison  de  dire  au  commissaire  de  ne 
faire  mention  dans  les  dispositions  des  témoins  du  refus  d'abso- 
lution qui  avait  été  fait  à  ce  malheureux.  Je  vous  prie  de  me  dire 
quelles  sont  les  personnes  que  vous  avez  consultées  avant  que  de 
prendre  vos  conclusions  pour  faire  traîner  le  corps  sur  la 
elaie...  (3).  »  En  1696,  un  bourgeois  de  Marseille  qui  refusait  de 
payer  la  capitation  se  casse  la  tête;  l'Intendant  déclare  aussitôt* 
avant  toute  enquête  et  sur  le  seul  dire  des  échevins,  que  le  bourgeois 
est  fou  et  il  écrit  au  contrôleur  général  :  «  J'ai  mandé  au  Procureur 
du  Roy  et  au  juge  ordinaire  que,  s'il  était  absolument  nécessaire  de 
faire  quelques  procédures  sur  ce  funeste  accident,  ils  en  doivent 
concerter  le  temps  et  la  manière  avec  les  échevins  pour  éviter 
l'éclat  qu'ils  semblent  craindre.  »  Le  contrôleur  général  répond  : 
«  Ne  pas  poursuivre  le  fou  pour  s'être  tué  (4),  »  et  l'Intendant  fait 
enterrer  le  corps  en  secret.  En  1704,  un  nommé  Vinache,  mis  en 
prison  pour  s'être  enrichi  trop  vite  et  dans  des  conditions  suspectes, 
se  coupe  la  gorge  à  la  Bastille.  D'Argenson,  soucieux  d'éviter  un 
procès  (et  pourtant  il  s'agit  d'un  accusé),  écrit  au  Procureur 
général  :  «  Je  crois  toujours  que  le  genre  de  sa  mort  est  bon  à  taire 
et,  toutes  les  fois  qu'il  est  arrivé  à  la  Bastille  de  pareils  malheurs, 
j'ai   proposé   d'en   ôter  la   connaissance   au   public   trop   prompt   à 


(1)  Voir  p.  224  (Pussort  déclare  que  la  description  qu'il  faudrait  faire  de 
la  torture  «  serait  indécente  dans  une  ordonnance»)  ;  pages  154,  159. 
—  Touchant  le  titre  XXIII,  le  Procès-verbal  déclare  simplement:  «  Les 
cinq  articles  de  ce  titre  ont  été  trouvés  bons.»  (2)  Correspondance  admi- 
nistrative sous  Louis  XIV,  t.  II,  p.  616.  (3)  Ibid.,  p.  720.  (4)  Corres- 
pondance des  contrôleurs  généraux  des  Finances  avec  les  intendants  des  Provinces, 
t.  I,  numéro  1517. 


CONSÉQUENCES   DE   L.' ORDONNANCE  609 

exagérer  les  accidents  de  cette  espèce  et  à  les  attribuer  à  une  bar- 
barie du  gouvernement  qu'il  ne  connaît  pas,  mais  qu'il  présup- 
pose (i).  »  Pour  cacher  le  suicide,  en  pareil  cas,  il  faut  renoncer 
au  procès.  C'est  bien  d'ailleurs  l'avis  de  d'Argenson,  qui  allègue 
que  la  confiscation  ne  pourrait  être  que  «  fort  odieuse  ».  Ce  sont 
là  les  seuls  textes  que  j'aie  trouvés  dans  la  Correspondance  adminis- 
trative sous  Louis  XIV,  dans  celle  des  Contrôleurs  avec  les  Inten- 
dants, dans  celle  de  Colbert.  Toujours  le  pouvoir  royal  intervient 
dans  le  même  sens  :  il  veut  éviter  le  bruit,  supprimer  le  procès, 
étouffer  l'affaire.  C'est  en  somme,  le  même  état  d'esprit  que  celui 
des  Parlements.  Rien  n'autorise  à  supposer  que  Pussort  soit  inter- 
venu au  nom  du  roi  pour  faire  adopter  les  articles  relatifs  au  suicide. 
Ce  qui  fait  triompher  la  morale  simple,  ce  n'est  donc  pas 
l'initiative  d'un  homme  ou  d'un  parti,  c'est  le  fait  qu'elle  est, 
comme  nous  l'avons  vu,  morale  officielle.  Dans  le  détail  des  affaires, 
on  s'inspire  des  idées  nouvelles;  mais,  dans  une  circonstance  solen- 
nelle, on  n'oserait  même  pas  les  avouer.  Mis  face  à  face  avec  les 
deux  orphelines  qu'il  ne  peut  se  résigner  à  ruiner,  un  magistrat 
s'écrie  :  le  suicide  ne  fait  tort  à  personne,  laissons  Dieu  juger  ses 
morts.  Mais,  dès  l'instant  qu'on  parle  principes,  la  question  ne  se 
pose  pas  :  le  vieux  droit  s'affirme  brutalement. 

La  conséquence  de  cette  brutalité,  on  la  devine  :  une  lutte  vio- 
lente, ouverte,  est  désormais  inévitable  entre  les  partisans  des  deux 
morales.  Etant  donné  le  mouvement  qui  emportait  la  jurisprudence 
vers  la  doctrine  romaine,  l'œuvre  accomplie  en  1670  est  un  défi.  Or, 
le  législateur  qui  lance  ce  défi,  sans  presque  y  prendre  garde,  n'est 
pas  assez  fort  pour  faire  triompher  sa  décision  :  l'Ordonnance,  forte 
de  sa  nouveauté,  forte  aussi  du  fait  qu'elle  règne  sur  la  diversité 
des  coutumes,  va  être  suffisamment  appliquée  pour  indigner,  pour 
exaspérer  les  partisans  des  idées  nouvelles;  mais,  contraire  à  l'esprit 
des  classes  cultivées  et  à  l'élan  de  la  jurisprudence,  caduque  dès  sa 
naissance  (2),  elle  ne  le  sera  pas  assez  pour  les  réduire  au  silence. 
Provoquante  et  débile,  la  morale  simple  engage  elle-même  le  com- 
bat décisif  au  cours  duquel  elle  doit  succomber. 


(1)  Ibid.,  t.  II,  numéro  551.  (2)  Sur  «l'édifice  vermoulu»  qu'est  l'Ordon- 
nance, voir  Detourbet,  La  procédure  criminelle  au  XVIIe  sièc^  P.  1881, 
p.  145,  149,  etc. 


3<> 


IV 

Accord  de   notre  hi/pothèse  et  des  faits  :       si  les  deux    msoi 

l'une  et  ïnv.i  te  au  XVIIe  siècle,  cela  tient  à  ce  que  a)  la  culture  se  dév< 

et  se  rétrécit,  h)  l'individu  et  la  pensée  elle-même  sont  a  la  fois  plus  Libre» 

et  moins  libres. 

Avant   d'étudier   ce  combat   décisif,    je   voudrais   monlrcr   qu' 
encore  notre  hypothèse  s'accorde  aux  faits. 

A  première  vue,  il  n'y  paraît  guère.  Que  Ses  deux  morales  fassent 
Tune  et  l'autre  des  progrès  au  xvne  siècle,  ce  serait  chose  toute 
simple,  si  Tune  faisait  des  progrès  dans  le  peuple,  l'autre  dans  la 
société  cultivée.  Comme  il  n'y  a  aucun  effort  pour  instruire  les 
ouvriers  et  les  paysans,  comme  toute  une  partie  de  la  bourgeoisie 
reste  fort  ignorante,  il  serait  tout  simple  que,  dans  ces  milieux,  on 
s'attachât  de  plus  en  plus  l'ancienne  morale.  Mais  ce  qui  est  un  peu 
déconcertant,  c'est  qu'on  voit  les  deux  morales  recruter  des  parti- 
sans dans  les  mêmes  milieux  :  Saint  Cyran  s'oppose  à  Nicole,  le  Père 
Le  Moyne  aux  casuistes,  Gassendi  et  La  Mothe  le  Vayer  à  Bayle  et 
saint  Evremond. 

Qu'il  y  ait  là  quelque  chose  de  contradictoire,  on  aurait  mau- 
vaise grâce  à  le  nier.  Mais  je  crois  que  cette  contradiction  même 
confirme  notre  hypothèse,  parce  que,  se  retrouvant  au  moins  dans 
deux  des  faits  qui  influent  sur  le  destin  des  morales  ennemies,  elle 
prouve  que  cette  influence  continue  à  s'exercer.  Oui,  au  xvne  siècle, 
la  'morale  nuancée  gagne  et  perd  du  terrain  :  mais  cela  tient  à  ce 
que,  dans  ce  grand  siècle,  sans  cesse  en  contradiction  avec  lui- 
même,  la  culture  se  développe  et  se  rétrécit,  l'individu  est  plus  libre 
et  moins  libre,  la  pensée  est  hardie  et  serve. 

Des  trois  causes  qui  influaient  sur  le  développement  de  la  morale 
nuancée,  une  seule  conserve,  je  crois,  toute  sa  force  :  la  vie  mon- 
daine se  développe,  s'affine,  groupe  un  public  toujours  plus  nom- 
breux. Aussi  est-ce  dans  la  littérature  mondaine  que  les  idées  nou- 
velles sont  le  plus  hardies.  Mais  s'agit-il  de  la  culture?  Sans  doute 
la  physique  se  développe,  de  grands  ouvrages  d'érudition  s'élabo-' 
rent,  les  écrivains  sont  instruits  et  les  gens  du  monde,  moins 
ignorants,  se  trouvent  de  plein  pied  avec  eux.  C'est  un  progrès  par 
rapport  au  temps  où  Du  Bellay  crible  de  sarcasmes  ceux  qui  écri- 
vent pour  la  Cour.  Seulement  il  faut  bien  reconnaître  que  le  public 
lettré,  qui  désormais  fait  loi,  s'intéresse  peu  aux  progrès  scienti- 
fiques, encore  moins  aux  ouvrages  d'érudition,  aux  «  gTedins  relies 
en  veau  »;  d'autre  part,  le  grand  siècle  rompt  définitivement  avec 
le  moyen  âge,  en  ignore  les  plus  belles  créations.  Autre  rétrécisse- 
ment :   les  Grecs   cèdent  la   place  aux  Latins,   plus   réguliers,    mais 


l'ordre  et  la  liberté  611 

combien  plus  étroits I  Enfin  V  «  esprit  du  monde  »,  si  vanté  par 
Molière,  borne  plus  étroitement  l'horizon  littéraire,  les  ouvrages  de 
l'esprit  perdent  «  en  hauteur  et  en  profondeur  »  et,  selon  M.  Lanson., 
«  les  plus  grandes  questions,  les  plus  vitales  »  en  sont  «  exclues  ou 
réduites  à  s'y  glisser  par  occasion  ».  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
chefs-d'œuvre  classiques  qui  ont  quelque  chose  d'  «  un  peu  court  ».  A 
lire  les  ouvrages  moins  célèbres,  les-  mémoires,  les  correspondances, 
on  a  toujours  et  partout  l'impression  que  l'esprit  tourne  dans  u» 
cercle  plus  étroit.  Entre  l'humaniste  et  l'encyclopédiste,  l'honnête 
homme  du  xvne  siècle,  à  force  de  ne  se  piquer  de  rien,  fait  parfois 
figure  assez  mince.  La  culture  s'étend,  mais  elle  s'appauvrit. 

S'agit-il  de  la  liberté?  Même  contradiction.  Le  xvn6  siècle  est  un 
siècle  d'émancipation  et  c'est  un  siècle  de  servitude.  Il  porle  le  coup 
de  grâce  à  l'esprit  féodal,  à  ces  insupportables  tyrannies  locales, 
naguère  toutes  puissantes.  Il  dépossède  Les  justices  seigneuriales, 
arbitraires,  avides,  partiales.  Il  substitue  à  la  fantaisie  des  gou- 
verneurs l'action  d'un  pouvoir  central  agissant  par  des  maximes 
générales.  Il  fait  plus,  il  émancipe  la  classe  bourgeoise.  Il  l'enrichit, 
l'appelle  au  gouvernement,  prépare  ainsi  la  Révolution.  Mais  en 
même  temps  que  se  poursuit  cette  grande  œuvre,  l'absolutisme 
triomphe.  La  noblesse,  si  indépendante  au  xvie  siècle,  si  fièrement 
turbulente  jusqu'au  temps  de  la  Fronde,  est  réduite  à  une  servitude 
dont  il  n'y  a  pas  d'autre  exemple  dans  toute  notre  histoire.  Où 
est  le  gentilhomme  de  Montaigne  a  que  le  poids  de  la  souveraineté 
louche  à  peine  deux  fois  en  sa  vie  »?  Ceux  même  à  qui  naissance 
cl  richesses  pourraient  assurer  l'indépendance  de  fait  vivent  aux 
pieds  du  maître,  de  ses  maîtresses,  mendiant  honneurs,  places, 
pensions,  sourires,  se  disputant  comme  autant  de  faveurs  les  plus 
misérables  offices  de  la  domesticité,  esclaves  de  fait  et  de  cœur  et 
d'autant,  plus  asservis  qu'ils  se  font  gloire  de  leurs  chaînes,  encore 
s'ils  étaient  seuls  à  vouloir  servir!  Mais  l'esprit  public  suit  la 
noblesse.  Ecrivains,  clergé,  tout  est  courtisan,  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grave,  c'est  que  les  adulateurs  sont  souvent  de  bonne  foi.  La 
soumission  servile  à  un  homme  abolit  jusqu'au  sens  de  la  liberté 
et  c'est  dans  cette  atmosphère  de  servitude  que  la  bourgeoisie  elle- 
même  fait  ses  premiers  pas  vers  !la  Révolution. 

S'agit-il  enfin  de  la  conquête  la  plus  précieuse  du  xvie  siècle,  de 
la  liberlé   de  juger,   de  penser?  C'est  ici  qu'éclate  la  contradiction 
Le  même  siècle,  sur  le  même  point,   est  révolutionnaire  et  conser- 
vateur, catholique  et  irréligieux. 

Révolutionnaire  :  non  seulement  les  protestants  tiennent  bon 
sr.us  la  persécution,  et  la  foi,  comme  aux  premiers  siècles,  résiste 
à  la  force,  mais  un  veut  d'indépendance  émeut  l'Eglise1  même. 
Jansénistes    et    c*suïçfces    se    rient    en    somme    des    condamnations. 


612  LE   XVIIe   SIÈCLE 

Contre  les  pouvoirs  établis  Pascal  en  appelle  à  la  raison,  au  bon  sens 
laïque,  au  droit  de  railler.  Contre  l'erreur  établie,  de  Launoy, 
Mabillon,  Richard  Simon  ont  recours  aux  textes  et  à  l'esprit  cri- 
tique. On  voit  poindre  Voltaire  et  Renan.  Les  incrédules,  les  scep- 
tiques à  la  Montaigne,  les  athées  sont  partout.  Le  chiffre  fameux 
lancé  par  le  P.  Mersenne  ne  repose  sur  rien,  c'est  entendu.  Mais  la 
duchesse  d'Orléans  écrit,  en  1699  :  «  On  ne  trouve  plus  un  seul 
jeune  homme  qui  ne  veuille  être  athée.  »  Michel  Levassor  écrit. 
en  1688,  que  le  pyrrhonisme  «  est  à  la  mode  »;  Bossuet  dénonce 
«  l'indifférence  des  religions  qui  est  la  folie  du  siècle  ou  nous 
vivons  »  (1).  Le  P.  Bonal,  après  avoir  cité  «  athées,  libertins,  esprits 
forts,  politiques,  naturalistes  »,  dénonce  surtout  «  ce  prodigieux 
dégoût  et  cette  insensibilité  des  choses  spirituelles  (2)  ». 

Vu  de  près,  le  grand  siècle  chrétien  paraît  souvent  encore  plus 
irréligieux  que  le  xvin6  siècle,  parce  que  les  adversaires  de  l'Eglise 
ne  sont  guère  déistes;  ils  sont  athées,  sceptiques,  indifférents.  Et 
quel  coup  plus  rude  a-t-on  jamais  porté  aux  croyances  religieuses 
que  de  les  bannir,  comme  fait  Boileau,  de  la  littérature,  c'est-à-dire 
du   monde  idéal,   de  l'imagination,  du  rêve? 

Autres  audaces  :  dans  ce  siècle  de  l'absolutisme,  Pascal  écrit  ■ 
«  Qu'y  a-t-il  de  moins  raisonnable  que  de  choisir,  pour  gouverner 
mn  état,  le  premier  fils  d'une  reine?  »  Dans  ce  siècle  d'inégalités 
iH  ajoute  :  «  L'égalité  des  biens  est  juste.  »  Dans  ce  siècle  de  guerres, 
M  écrit  encore  :  «  Quand  il  est  question  de  juger  si  on  doit  faire 
fia  guerre  et  tuer  tant  d'hommes,  condamner  tant  d'Espagnols  à  la 
onort,  c'est  un  homme  seul  qui  en  juge,  et  encore  intéressé,  ce  devrait 
être  un  tiers  indifférent  (3).  » 

Audaces  décisives,  la  querelle  des  anciens  et  des  modernes  donne 
tour  à  l'idée  de  progrès,  et  la  philosophie  de  Descartes  fait  triompher 
le  rationalisme,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus  révolutionnaire 
dans  l'esprit  de  la  Renaissance.  Du  jour  où  il  fait  table  rase  de  tout 
ce  qui  est  autorité  et  se  résout  «  à  ne  recevoir  aucune  chose  comme 
vraie  qu'il  ne  la  connût  évidemment  être  telle  »,  Descartes,  bien 
plus  encore  que  Saint-Evremond  ou  Bayle,  «  fait  la  chaîne  »  entre 
les  humanistes  et  les  philosophes.  Et  déjà  Bossuet  écrit  :  «  Je  vois 
un  grand  combat  se  préparer  contre  l'Eglise  sous  le  nom  de  la 
philosophie  Cartésienne  (4).  » 

Si  l'on  ajoute  à  tout  cela  «  le  mouvement  général  des  esprits  » 


(1)  Textes  cités  par  M.  Lanson  dans  son  Cours  sur  Les  origines  et  les 
premières  manifestations  de  V esprit  philosophique  (Revue  des  cours  et  conf., 
t  XVI  1  p  451  et  604.  (2)  Le  chrestien  de  ce  temps,  Lyon,  1688,  IVe  partie, 
i>.  5  et  page  34.     (3)  Pensées,  édit.  Brunschvicg,  p.  477,  470,  469.     (4)  Texte 


l'ordre  et  la  liberté  613 

dont  parle  M.  Lanson  (i),  les  habitudes  de  rationalisme  que  donnent 
l'éducation  des  collèges  et  la  conversation  mondaine,  le  xvii8  siècle 
apparaît  comme  un  grand  siècle  de  liberté  intellectuelle.  Seulement 
voici  l'autre  aspect. 

Ces  protestants  qui  prétendent  ne  pas  recevoir  comme  vraie 
«  une  religion  qu'ils  ne  connaissent  pas  évidemment  être  telle  », 
on  les  exile,  on  les  livre  aux  dragons,  on  les  envoie  aux  galères, 
on  confisque  leurs  biens  et  on  traîne  leurs  corps  sur  la  claie  tout 
comme  ceux  des  suicidés.  Qui  proteste?  Théophile  est  condamné 
au  feu.  On  viole  à  Port-Royal  la  paix  du  cimetière.  Pour  une 
chanson,  un  libelle,  un  mot,  on  met  les  gens  à  la  Bastille.  Qui 
s'élève  là  contre?  Encore  si  les  victimes  elles-mêmes  se  révoltaient! 
Mais  seuls  les  protestants  résistent  et  moins  vigoureusement  peut- 
être  qu'au  xvf  siècle.  Les  jansénistes  et  les  casuistes  continuent 
leur  œuvre  sous  les  condamnations,  mais  ils  ne  se  révoltent  pas  : 
ils  a  distinguent  »,  protestent  de  leur  soumission  dans  le  temps 
qu'ils  désobéissent.  Les  libertins,  loin  de  répandre  leurs  doctrines, 
mettent  tout  leur  soin  à  les  tenir  secrètes.  Enfin  les  esprits  les  plus 
libres  ou  bien  mêlent  à  leurs  audaces  d'étonnantes  timidités  ou  bien 
reculent  devant  leur  propre  hardiesse.  Ces  Jansénistes,  assez  auda- 
cieux pour  faire  appel  au  public  contre  la  Sorbonne,  contre  le 
Saint-Siège,  que  rêvent-ils,  sinon  l'abolition  de  l'esprit  de  la  renais- 
sance et  un  formidable  retour  en  arrière?  Pascal,  dont  on  vient  de 
voir  les  hardiesses  politiques,  retire  d'une  phrase  ce  qu'il  avance 
de  l'autre  :  sans  doute  l'égalité  des  biens  est  juste,  mais...  Sans 
doute  le  principe  monarchique  est  déraisonnable,  mais  les  choses 
du  monde  les  plus  déraisonnables  «  deviennent  les  plus  raisonna- 
bles. »  Et  toutes  ses  audaces  aboutissent  à  cette  conclusion  désolante 
et  servile,  qu'il  ne  faut  pas  obéir  aux  lois  parce  qu'elles  sont  justes, 
mais  parce  qu'elles  sont  lois.  C'est  tout  juste  s'il  n'ajoute  pas  nette- 
ment que  'le  dernier  mot  de  la  politique  serait  de  «  piper  »  le 
peuple,  en  lui  faisant  tenir  pour  équitables  des  lois  qui  ne  le  sont 
pas.  Descartes  lui-même  s'arrange  pour  ne  pas  heurter  la  religion 
de  son  temps;  non  seulement  la  philosophie  de  l'évidence  s'accom- 
mode des  mystères  et  des  miracles,  mais,  parlant  des  conclusions 
purement  scientifiques  qu'il  a  tirées  de  la  découverte  de  Galilée, 
Descartes  écrit  :  «  Quoi  que  je  pensasse  qu'elles  fussent  appuyées, 
sur  des  démonstrations  très  certaines  et  très  évidentes,  je  ne  vou- 
drais toutefois  pour  rien  au  monde  les  soutenir  contre  l'autorité  de 


cité  par  Lanson  dans  le  Cours  indiqué   ci-dessus  [Revue  des  Cours  et  Confé- 
rences, XVI,  1,  p.  451).  ' 
(1)  Ibid.,  page  298. 


t>i .  m  x  \  ii    giàaai 

l'Eglise  (i).   ))   Le  nirmr  lioiiiim;  dégage  et  enchaîne  l'esprit  de 
Renaissance! 

Ainsi  la  culture  s'élend,  mais  ette  le  rétrécit;  la  suppression  I 
régime  féodal  et  l'accès  des  bourgeois  au  gouvernement  conduisent 
à  la  iiberlé,  mais  l'absolutisme  fabrique  des  0scl&V6f;  I;»  liberté  de 
penser  s'affirme,  mais  l'esprit  d'autorité  la  bride  :  c'est  à  cette 
grande  contradiction  que  répond  celle  que  nous  avons  remarquée 
dans  la  morale  relative  au  suicide  (2).  Ce  qu'elle  a  de  trouble;  prouve 
qu'elle  est  toujours  soumise  aux  mêmes  causes  sociales.  Les  dates 
même  appuient  cette  hypothèse.  C'est  dans  la  première  partie  du 
siècle  que  l'esprit  de  liberté  parafa  le  plus  vif  :  c'est  aussi  dans  ce 
temps,  comme  on  l'a  pu  voir,  que  les  idées  nouvelles  prévalent  dans 
\e  droit.  C'est  à  partir  de  1660  que  la  discipline  extérieure  se  fait 
plus  absolue,  et  c'est  en  1670  que  l'Ordonnance  criminelle  fait 
triompher  les   vieux   principes. 

Et  cependant  il  ne  faudrait  pas  attacher  trop  d'importance  h 
cette  distinction  entre  les  deux  moitiés  du  siècle.  Sans  doute. 
voit  plus  d'ordre  dans  l'une,  plus  de  liberté  dans  l'autre.  Mais  ce 
'qui  les  domine  toutes  deux  c'est  bien  le  conflit  permanent  de  l'ordre 
et  de  la  liberté.  Bien  avant  le  règne  personnel  de  'Louis  XIV,  01 
pleins  troubles,  en  pleine  Fronde,  on  s'inquiète  de  régler  langage, 
grammaire,  vers,  conversation,  vie  mondaine  :  ces  turbulents  sont 
tout  à  l'ordre.  A  l'inverse,  c'est  au  plus  fort  du  despotisme  que  les 
protestants  se  révoltent,  que  Bayle  et  Saint-Evremond,  Fontenelle 
font  renaître  l'esprit  critique  et  qu'il  y  a  , comme  dit  M.  Lanson, 
un  a  glissement  général  »  vers  ce  qui  sera  l'esprit  du  xvme  siècle. 
C'est  que  le  conflit  entre  l'esprit  de  liberté,  fils  de  la  Renaissance, 
et  le  besoin  d'ordre,  de  règles  fixes,  est  un  peu  dans  tous  les  esprits, 
et  cela  tout  au  long  du  siècle.  Tout  est  encore  en  question  et  l'on 
veut  tout  mettre  au  point.  On  n'a  pas  fini. de  faire  table  rase  et 
déjà  on  prétend  bâtir.  D'où  ces  affirmations,  ces  systèmes,  ces  codes 
«prématurés  qui  prétendent  régler  l'avenir  et  ne  satisfont  pas  môme 
au  présent.  Le  xvne  siècle,  d'après  Michelet,  «  achève  et  finit  •» 
beaucoup  de  choses,  mais  n'en  «  commence  »  aucune  (3).  C'est  être 
trop  sévère.  Il  y  a  de  grands  «  commencements  »  dans  le  Discours 
de  la  Méthode,  dans  les  œuvres  de  Pascal,  dans  le  Dictionnaire  de 
Bayle  et  même  dans  l'administration  de  Cotbert.  Mais  il  est  vrai 
que   les   sources   se   cachent.    Considérons,    par   contre,    les    grandes 


(1)  Lettre  à  Mersenne,  avril  1634  {Œuvres,  édit.  Adam-Tannery,  Cor- 
respondance, t.  I,  page  285.  (2)  D'après  M.  Parodi  {Vhonnête  homme  du 
XVIIe  et  du  XVIIIe  siècles,  Revue  Pêdag.,  mars  1921),  la  morale  du  xvne  siè- 
cle est  une  combinaison  «  du  naturalisme  antique  réapparu  à  la  Renaissance 
avec  la  conception  chrétienne  et  mystique  de  la  vie  morales  ;  seulement  il 
y  a  «  équilibre»  plutôt  que  «  conciliation».      (3)  Hist.  de  Fr.,  XII,  p.  13. 


l'ordre  et  la  liberté  615 

choses  qui  d'abord  frappent  le  regard  :  métaphysique  de  Descartes, 
théologie  janséniste,  Art  poétique  de  Boileau,  Politique  de  Bossuet, 
Codes  de  Colbert  (et  j'ajouterais,  pour  ma  part,  tous  les  traités  do 
morale,  sans  en  excepter  celui  de  Malebranche),  autant  de  beaux 
efforts  sans  doute  et  d'idées  bien  ordonnées,  mais,  loin  de  lier  les 
siècles,  loin  d'être  gros  d'avenir,  tout  cela  est  caduc  en  naissant. 
Pourquoi?  Michelet  l'a  vu.  Les  hommes  d'alors,  dit-il,  ont  affirmé 
fort  et  ferme,  mais  «  un  peu  plus  qu'ils  ne  croyaient  »  (i).  Là  est  le 
secret  de  ce  siècle  catholique  et  irréligieux,  ordonné  et  turbulent, 
craintif  et  audacieux.  Dans  la  hâte  d'aboutir,  de  conclure,  de  réglei",; 
•on  fait  taire  les  murmures,  on  passe  sur  les  objections;  on  tranche, 
■on  affirme,  on  rédige,  on  codifie,  comme  si  la  vertu  d'une  phrase 
claire  et  d'un  plan  régulier  allait  arrêter  l'élan  de  la  pensée.  Mais, 
comme  l'esprit  de  la  Renaissance  a  pris  une  nouvelle  force  au  seii* 
du  cartésianisme,  comme  le  travail  critique  continue  sous  terre 
on  sent  en  soi  cet  élan  qu'on  a  cru  pouvoir  maîtriser.  On  a  affirmé 
ce  qu'on  voudrait  bien  croire,  mais  bien  plus  qu'on  ne  croit.  D'un 
trait  de  plume,  roi  et  ministres  biffent  la  'réforme,  Descartes  l'incré- 
dulité, Boileau  l'œuvre  de  Ronsard  et  une  partie  <de  celle  de  Molière. 
Du  même  trait  net  et  sûr,  lorsqu'il  s'agit  du  suicide,  Arnaud,  Nicole 
et  les  casuistes  biffent  le  stoïcisme  et  Montaigne;  les  juristes  de  1670 
biffent  le  droit  romain,  Ayrault,  Duret,  Coquille,  Ghoppin.  Mais, 
ce  faisant,  roi,  poète,  juges  expriment-ils  autant  de  sereines  certi- 
tudes? Je  crois  qu'ils  appliquent  plutôt  la  formule  de  Descartes 
«  qu'il  faut  être  résolu  en  ses  actions  lors  même  qu'on  demeure 
irrésolu  en  6es  jugements  »  (2).  La  «  fermeté  dans  l'action  »,  c'est- 
à-dire  ici  la  répression  rigoureuse  du  suicide,  n'empêche  pas 
«  l'entendement  de  demeurer  libre  et  considérer  comme  douteux  ce 
qui  est  douteux  ».  L'esprit  de  liberté  produit  les  idées  de  saint 
Cyran,  du  P.  Le  Moyne,  de  saint  Evremond,  de  Bayle  :  sur  ce  sable 
mouvant,  l'esprit  d'ordre  bâtit  l'Ordonnance  fragile  de  1670. 

C'est  ce  conflit  permanent  entre  l'ordre  et  la  liberté  qui  explique 
l'attitude  définitive  de  l'Eglise  dans  la  question  de  la  mort  volon- 
taire. On  a  vu  que  quelques  clercs  donnent  dans  les  idées  nouvelles. 
Ce  n'est  pas  un  fait  singulier  :  esprit  mondain,  culture  classique, 
rationalisme  ont  pénétré  dans  l'Eglise.  Un  homme  comme  le 
P.  Le  Moyne  ne  peut  pas  rejeter  en  'bloc  la  morale  qui  s'affirme 
dans  les  romans  et  au  théâtre.  L'éducation  donnée  dans  les  collèges 
répand  les  maximes  antiques.  «  On  ne  peut  pas,  observe  M.  Lanson, 
faire  étudier  les  auteurs  anciens  en  disant  aux  élèves  que  tout  chez 
les   anciens,    doctrine   et   morale,    n'est    qu'erreur   et    illusion    (3).  » 


(1)  Ibid.,  p.  14.      (2)  Descartes,  lettre  de  mars  1638  (Corresp.,  t.  II,  p.  34). 
(3)  Lanson,  Cours  cité  ci-dessus,  p.  605. 


616  LE    XVIIe   SIÈCLE 

Enfin  des  hommes  comme  Malebranche,  Richard  Simon,  Jean  de 
Launoy,  Mabillon  habituent  un  public  de  clercs  au  rationalisme  et 
à  l'esprit  critique.  La  pénétration  des  idées  nouvelles  relatives  au 
suicide  n'a  donc  rien  d'extraordinaire,  et  l'accord  de  saint  Cyran 
et  de  Caramuel  est  plus  amusant  qu'étonnant.  Mais  l'obstination  du 
gros  des  casuistes  et  des  moralistes,  le  raidissement  de  l'Eglise  en 
face  des  novateurs  n'en  est  pas  moins  normal,  inévitable,  parce  que, 
dans  le  grand  duel  entre  l'esprit  classique  et  l'esprit  de  la  Renais- 
sance, l'Eglise  est  nécessairement  pour  l'ordre,  la  règle  établie,  ou 
plutôt  elle  est  l'ordre  et  la  règle.  En  un  siècle  épris  de  progrès, 
c'est-à-dire  de  changements,  l'Eglise  aurait  peut-être  modifié  la 
doctrine  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas,  ne  fût-ce  que  pour 
plaire  aux  esprits  amoureux  de  nouveautés.  Au  xvne  siècle,  l'hési- 
tation n'est  pas  possible.  Non  seulement  les  raisons  qui  valaient  au 
xvie  siècle  conservent  toute  leur  force,  mais  les  «  opinions  >;  de 
Caramuel,  de  saint  Cyran,  du  P.  Le  Moyne  sont  condamnées,  si 
ingénieuses  soient-elles,  par  le  fait  même  que  ce  sont  des  opinions 
Loin  de  l'Eglise  immuable  une  morale  incertaine  et  qui  s'élabore! 
Celle  du  moyen  âge  est  là  toute  faite,  flanquée  d'arguments  sécu- 
laires. C'en  est  assez  pour  que  l'Eglise,  quoique  travaillée  par  les 
idées  nouvelles,  s'y  attache  obstinément.  Et  elle  la  prône  en  effet 
si  bruyamment  que  le  public  voit  de  plus  en  plus  dans  la  répro- 
bation du  suicide  la  morale  a  orthodoxe  »,  dans  les  nouveautés 
l'hérésie,  et  que  la  lutte  inévitable  entre  les  deux  morales  prend 
de  plus  en  plus  l'aspect  d'une  lutte  entre  l'Eglise  et  ses  adversaires. 
Quant  aux  théories  classiques  qui  lient  la  réprobation  du  suicide 
à  la  dignité  individuelle  et  à  l'horreur  du  sang  versé,  je  ne  crois 
pas  qu'on  puisse  avoir  l'idée  de  les  appliquer  au  xvne  siècle.  Le 
sentiment  de  la  dignité  individuelle  a  beau  s'affiner  dans  les  milieux 
mondains  :  la  vie  de  Cour  fait  du  servage  un  privilège,  une  élégance. 
Les  juristes  qui  consacrent  la  vieille  législation  relative  au  suicide 
font  bon  marché,  je  ne  dis  pas  de  la  dignité,  mais  des  droits  les 
plus  élémentaires  de  l'accusé.  Quant  au  respect  de  la  vie  humaine, 
je  ne  vois  pas  qu'il  soit  l'apanage  d'un  des  deux  partis  opposés. 
Sans  doute  Nicole  et  Arnaud,  qui  condamnent  le  suicide,  ont 
horreur  du  sang  versé.  Mais  les  casuistes,  qui  le  condamnent  aussi, 
sont  infiniment  moins  sévères  sur  le  sujet  de  l'homicide  «  qu'ils 
justifient  en  mille  rencontres  ».  Quant  à  ceux  qui  ont,  les  derniers, 
restauré  la  législation  du  moyen  âge,  à  demi-ruinée  par  la  Renais- 
sance, ce  ne  sont  pas  des  partisans  nouveaux  de  la  douceur  évan- 
gélique,  ce  sont,  au  pouvoir,  ceux  qui  prescrivent  les  dragonades,. 
la  répression  en  Rretagne,  l'incendie  du  Palatinat  et,  dans  le  monde 
des  magistrats,  ceux  qui  conservent  le  bûcher,  le  supplice  de  la 
Toue  et  l'usage  de  la  torture. 


CHAPITRE     III 
Le  XVIIIe  siècle  :  première  victoire  de  la  Morale  nuancée 


C'est  au  xviii6  siècle  que  s'engage  ouvertement  la  lutte  entre 
les  deux  morales  et  que  la  morale  nuancée  remporte  sa  première 
victoire. 

Ce  qui  rend  la  lutte  instructive  pour  la  science  des  mœurs, 
c'est  que  la  vieille  morale  populaire  n'a  jamais  l'air  aussi  solide 
qu'au  moment  où  elle  cède.  Au  xvir9  siècle,  il  y  a  dans  l'Eglise  des 
dissidents,  au  xvine  siècle,  il  n'y  en  a  plus.  Avant  1670,  le  pouvoir 
royal  n'intervient  pas  pour  rendre  la  répression  plus  rigoureuse  : 
en  1712  et  en  1736,  des  Déclarations  recommandent  l'application 
de  l'Ordonnance  criminelle.  Enfin,  non  seulement  la  morale  popu- 
laire reste  morale  officielle,  rallie,  en  dehors  de  l'Eglise,  un  grand 
nombre  de  philosophes,  mais  elle  devient  agressive,  dénonce  ses 
adversaires,  les  fait  condamner. 

Et  pourtant,  c'est  au  moment  où  elle  semble  si  sûre  de  sa  force 
qu'elle  commence  à  reculer.  Sous  les  anathèmes,  la  morale  nuancée 
résiste  et  attaque.  Moins  bruyante  peut-être  dans  les  romans  qui 
changent  de  caractère,  elle  triomphe  toujours  au  théâtre.  Et  sur- 
tout les  philosophes  ne  craignent  plus  d'attaquer  et  la  morale  trop 
simple  qui  confond  tous  les  suicides  et  le  droit  qui  les  punit.  A  s'en 
tenir  aux  textes,  ils  ne  triomphent  qu'avec  la  Révolution  qui  raie  le 
suicide  de  la  liste  des  crimes.  Mais,  en  fait,  dès  la  seconde  moitié 
du  siècle,  les  peines  contre  le  suicide  sont  très  rarement  appliquées  : 
au  lendemain  de  son  triomphe,  le  vieux  droit  est  frappé  à  mort. 


Puissance  de  V ancienne  morale  :  1)  L'Eglise  :  droit  canonique,  catéchismes, 
casuistes,  adversaires  de  la  philosophie  ;  2)  protestants  et  philosophes 
hostiles  au  suicide  :  Formey,  Dumas,  Diderot,  Dalembert,  Rousseau, 
d'Argens,  etc.  ;  3)  le  droit  :  déclarations  de  1712  et  de  1736  ;  opi- 
nions des  jurisconsultes  classiques  :  Serpillon,  Muyart  de  Vouglans,  Rous- 
seaud  de  la  Combe,  Jousse,  etc.  ;  jurisprudence  ;  déclarations  en 
faveur  de  l'ancien  droit  ;     4)  les  mœurs  :  terdance  à  cacher  la  suicide. 

Dans  l'Eglise,  durant  tout  le  siècle,  le  droit  canonique  reste 
immuable,  immuable  la  doctrine  enseignée  par  les  catéchismes. 
Casuistes  et  moralistes  s'accordent  à  condamner  rigoureusement  le 


618  DE    XVIIIe    SIÈCLE 

suicide*    Enfin   les  apologistes  dénoncent  avec   âpreté   les    parti 
du  suicide. 

Le   droit   canonique    s'affirme   dans    quelques    statuts    dioc^ 
ou  ordonnances  sydonalee  (i). 

Parmi  les  canonistes  (2),  Iléricourt  résume  la  doctrine  clas- 
sique (3).  L'abbé  Fjeurv  essaie  de  la  justiJicr  eu  alléguant  que  le 
refus  de  sépulture  sert  à  donner  «  de  la  terreur  aux  vivants  (/;)  ». 
Durand  de  Maillane  précise  que  la  peine  portée  par  les  canons  ne 
doit  être  appliquée  qu'à  ceux  -qui  avaient  l'âge  de  raison  (5).  Rien 
de  tout  cela  ne  dénote  un  esprit  nouveau.  Blondeau,  Ducasse,  Duper- 
ray,  Rousseaud  d©  la  Combe  (6)  ne  s'occupent  même-  pas  de  la 
mort  volontaire  .:  les  discussions  qui  agitent  le  siècle  ne  troublent 
pas  les  canonistes. 

Les  catéchismes,  qui  se  font  plus  nombreux,  sont  souvent  muets 
sur  le  suicide.  Mais,  lorsqu'ils  en  parlent,  ils  reprennent  tous  la 
même  doctrine;  le  suicide  est  interdit  par  le  cinquième  comman- 
demant  (7). 

Dans  le  monde  des  casuistes  (1),   l'ancienne  doctrine  s'affermit. 


(1)  Statula  synodalia  ecclesiae  Cameracensis,  P.  1739,  p.  169  ;  Ordonnances 
synodales  de  Mgr  de  La  Rochefoucauld,  archevêque  de  Bourges,  B.  1738  ;  p. 
12  ;  Statuta  dioecesis  €nrnotensis,  C.  1742,  Xïl,  3.  (2)  J'ai  complété 
les  listes  données  par  Brissaud  et  Dupin  à  l'aide  de  la  bibliographie 
qui  se  trouve  dans  Dupuy,  Commentaire  sur  P.  Pithou,  P.  1715,  t.  II. 
Ouvrages  cités  :  Blondeau,  La  Bibliothèque  canonique,  P.  1789  ;  de  Bu- 
rigny,  Hist.  du  dr.  canonique,  Londres,  s.  d.  ;  Ducasse,  La  pratique  de  la  juri- 
diction ecclésiastique,  P.  1705  ;  Duperray,  Droit  canonique  de  France,  P.  1708  ; 
Durand  de  Maillane,  Dictionn.  de  dr.  canonique,  P.  1770  ;  Fantin  des  Odoards, 
Dict.  raisonné  du  gouvernement,  des  lois,  des  usages  et  de  la  discipline  de  l 'Eglise  ; 
P.  1788  ;  Fleury,  Institution  au  droit  ecclésiastique,  éd.  revue  par  Boucher 
d'Argis,  P.  1767  ;  Gibert,  Corpus  juris  canonici,  Cologne,  1731  ;  Héricourt, 
Les  lois  ecclésiastiques  de  France,  P.  1771  •;  Jousse,  Traité  de  la  juridiction  volon- 
taire et  contentieuse  des  ofjiciaux,  P.  1769  ;  Rousseaud  de  la  Combe,  Recueil  de 
jurisprudence  canonique,  P.  1748  ;  Verdelin,  Institution  aux  lois  ecclésiastiques 
de  France,  P.  1783.  (3)  D.  III,  28.  (4)  I,  367  et  II,  119.  (5)  IV,  463. 
(6)  Ouvrages  cités  ci-dessus.  (7)  J'ai  lu,  un  peu  au  hasard,  un  certain  nombre 
des  ouvrages  indiqués  dans  le  Dictionnaire  de  Vacant  (mot  catéchisme).  On 
trouvera  l'enseignement  ordinaire  dans  Pougat,  Institutiones  catholicaet  P. 
1725,  t.  I,  p.  738  ;  La  Chétardie,  Catéchisme,  P.  1708,  II,  499  ;  Colbert,  Ins- 
tructions générales  en  forme  de  catéchisme,  P.  1709,  p.  252  ;  Camilly,  Catéchisme, 
Strasbourg,  s.  d.,  p.  52  ;  Vaugirauld,  Catéchisme,  Angers,  1738.  Parmi  les 
catéchismes  qui  ne  parlent  pas  du  suicide,  je  note  :  Catéchisme  du  diocèse 
d'Auxerre,  1734,  du  diocèse  de  Soissons,  1718,  de  Châlons,  1709,  d'Avignon, 
1725  ;  Catéchisme  imprimé  par  ordre  de  Mgr  de  Noailles,  Vitry-le-François, 
1709.  (8)  La  casuistique  n'est  pas  florissante  en  France  au  xvnie  siècle. 
J'ai  Jules  ouvrages  indiqués  dans  le  Dictionnaire  de  Vacant  (mot  casuistique). 
Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  Genêt,  Theologia  moralis,  Cologne,  1706, 
Henno,  Tractât  moralis  in  Decal.  praecepta,  P.  1706  ;  Lamet  et  Fromageau, 
Dictionnaire  des  cas  de  conscience,  P.  1733  ;  Pontas,  Abrégé  du  Dictionnaire 


LA   MORALE    SIMPLE    :    LES    CASUISTES  619 

Plus  rien  qui  rappelle  Caramuel  ou  le  P.  Le  Moyne.  L'ouvrage 
le  plus  fameux  du  siècle,  le  Dictionnaire  de  Pontas,  revu  par 
Collet,  déclare  :  «  Il  n'est  permis  à  aucun  homme  d'en  tuer  un  autre 
de  son  autorité  privée,  etc..  A  plus  forte  raison  personne  ne  peut 
•se  tuer  soi-même  sans  un  grand  crime.  »  Eléonore,  fille  de  qualité, 
pourrait-elle  se  tuer,  «  comme  l'ont  fait  quelques  saintes  vierges  », 
pour  n'être  pas  violée?  —  Non,  car  «  la  vie  est  un  don  de  Dieu 
dont  la  disposition  n'appartient  qu'à  lui  ».  Galinius  a  achevé  un 
soldat  mortellement  blessé,  qui  l'en  priait,  pour  mettre  fin  à  ses 
douleurs.  L'a-t-il  pu?  —  Non,  parce  qu'il  n'y  a  que  Dieu  ou  ceux 
qu'il  a  fait  dépositaires  de  son  autorité  qui  aient  le  droit  d'ôter 
la  vie  à  qui  que  ce  soit  »  (i). 

Genêt  n'admet  le  suicide  en  aucun  cas  (2).  Henno  tient  qu'on 
n'a  pas  le  droit,  même  pour  baptiser  un  enfant,  de  se  jeter  à  l'eau 
sans  espoir  d'en  sortir  et  il  n'admet  pas  non  plus  qu'au  cours  d'une 
traversée,  un  malade  contagieux  se  jette  à  l'eau  pour  ne  pas  nuire 
aux  autres  passagers  (3).  D'Audierne,  écrivant  spécialement  pour 
des  gens  de  guerre,  n'est  pas  moins  rigoureux  :  il  n'est  jamais 
permis  de  se  tuer,  et  la  doctrine  contraire  «  sent  l'hérésie  ». 
Défense  de  le  faire,  soit  pour  se  soustraire  à  une  tentation,  soit 
pour  éviter  la  misère,  soit  pour  sauver  son  honneur  :  «  Les  soldats, 
les  matelots,  les  marins  qui,  pour  se  soustraire  à  la  tyrannie  d'une 
nation  barbare,  avancent  leur  mort  en  faisant  périr  par  l'eau  ou 
par  le  feu  le  vaisseau  qui  les  porte,  pèchent  contre  Dieu,  contre 
la  Patrie,  contre  la  nature  et  contre  toutes  les  lois  civiles  et  cano- 
niques ».  L'exemple  de  Samson  ne  peut  les  justifier,  car  Samson 
a  eu  une  inspiration  particulière.  D'Audierne  nous  défend  même  de 
nous  dévouer  «  en  offrant  volontairement  notre  vie  pour  sauver 
celle  d'un  simple  particulier,  parce  qu'on  se  doit  plus  à  soi-même 
qu'au  prochain  »  (4).  Non  seulement  la  casuistique  du  xvnr9  siècle 
ne  fait  aucune  concession  aux  idées  nouvelles,  mais  elle  reprend  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  rigoureux  dans  les  ouvrages  de  l'âge  précédent. 

Parmi  les  ouvrages  de  morale  d'inspiration  catholique,  j'ai  lu 
ceux  qui  se  proposent  de  lutter  contre  les  idées  nouvelles,  contre 
l'esprit  philosophique,  pensant  y  trouver  quelques  menues  conces- 
sions à  l'adversaire  (5).  Je  n'y  ai  trouvé  qu'une  doctrine  très  ferme 
et  souvent  agressive. 


de  P.,  revu  par  Collet,  P.  1771  ;  les  Instructions  militaires  du  P.  d'Audierne 
(Hennés,  1772)  sont  sur  certains  points  un  traité  de  casuistique  à  l'usage  dœ 
militaires. 

(1)  Tome  II,  mot  tuer.  (2)  Genat,  II,  p.  405.  (3)  Henno,  IV,  p.  308  et 
310.  (4)  D'Audierne,  II,  p.  525,  241,  .245.  (5)  Je  me  suis  surtout  servi  du 
Manuel  iBiblio graphique  de  M.  Lanson  (ch.  xiv,  ix,  x.11,  xm).  Editions  citées 
dans  ce  chapitre  :  Barruel,  Les  Ilelvienn&s,  6e  éd.,  P.  182:5  ;  Bédigis,  La  fille 


620  LE    XVIIIe   SIÈCLE 

Dom  Ceillier,  au  cours  de  sa  polémique  contre  Barbeyrac,  re- 
prend la  doctrine  de  saint  Augustin  (i). 

L'abbé  Prévost,  après  avoir  parlé  en  croyant  pour  des  croyants, 
demande  :  Que  peut  désirer  le  philosophe  en  se  tuant?  —  Etre?  — 
Il  est  déjà.  —  Ne  pas  être?  —  Un  tel  désir,  «  pris  en  lui-même  est 
une  absurdité  ».  Désire-t-il  augmenter  ses  plaisirs?  Mais  qui  les  aug- 
menterait? Dieu?  Il  n'y  croit  pas.  Le  hasard?  Pourquoi  le  hasard 
lui  serait-il  favorable?  Veut-il  seulement  diminuer  ses  peines?  Mais, 
s'il  y  a  des  peines  après  la  mort,  qui  en  subira  de  plus  rudes  que 
l'esclave  révolté?  (2)  Le  Dictionnaire  de  Trévoux,  qui  reproduit  cette 
démonstration,  s'en  sert  pour  flétrir  «  le  système  des  lâches  »  (3). 

Le  Dictionnaire  des  livres  jansénistes  met  le  lecteur  en  garde 
contre  «   l'ouvrage  fanatique  de  Saint-Gyran   »   (4). 

Le  chevalier  de  C,  grand  adversaire  de  la  morale  indépendante, 
ramène  tous  les  suicidés  à  trois  types  :  le  faux  brave,  le  désespéré, 
rhypochondre.  Les  deux  derniers  «  font  horreur  ».  Le  premier 
u  n'excite  que  du  mépris  ».  Nous  occupons  ici-bas  un  poste,  et  notre 
goût  pour  la  vie  est  «  un  ordre  secret  du  Créateur  de  veiller  à  sa 
conservation  »  (5). 


philosophe,  conte  moral,  P.  1775  ;  Bergier,  Cours  d'études  à  l  usage  des  élève  f 
de  V école  royale  militaire,  P.  1780  ;  Examen  du  matérialisme  ou  réfutation  du 
Système  de  la  Nature,  P.  1771  ;  Simon  de  la  Boissière,  Les  contradictions  du 
livre  intitulé  De  la  Philosophie  de  la  Nature,  P.  sd.  (Bib.  Nat.,  R  28491)  ; 
Camuset,  Principes  contre  l'incrédulité  à  l'occasion  du  Système  de  la  Nature, 
P.  1771  ;  Carracioli,  La  grandeur  d'âme,  Francf.,  1761  ;  Le  tableau  de  la  mort, 
P.  1760  ;  Castillon,  Observations  sur  le  livre  intitulé  le  Système  de  la  Nature, 
Berlin,  1771  ;  Ceillier,  Apologie  de  la  morale  des  Pères  de  V Eglise  contre  les 
injustes  accusations  du  sr  Barbeyrac,  P.  1718  ;  Charpentier,  Lettres  critiques 
sur  divers  écrits  de  nos  jours  contraires  à  la  religion  et  aux  mœurs,  P.  1751  ; 
Chaudon,  Dictionnaire  antiphilosophique,  Avignon,  1767  ;  Chevalier  de  C, 
L'honneur  considéré  en  lui-même  et  relativement  au  duel,  P.  1755  ;  Dictionnaire 
de  Trévoux,  1771  ;  Dictionnaire  des  livres  jansénistes  ou  qui  favorisent  le  Jansé- 
nisme, Anvers,  1752  ;  Dupin,  Observations  sur  un  livre  intitulé  De  l'Esprit 
des  Lois,  P.  1757-1758  ;  La  petite  Encyclopédie  ou  Dictionnaire  des  philosophes, 
s.  1.  n.  d.  (Bibl.  nat.,  Z  17228)  ;  Exposition  de  la  doctrine  des  philosophes  mo- 
dernes, Lille,  1785  ;  Flexier  (Feller)  Catéchisme  philosophique  ou  recueil  d'obser- 
vations propres  à  défendre  la  religion  chrétienne  contre  ses  ennemis,  2e  éd.,  P. 
1777  ;  Gauchat,  Lettres  critiques  ou  analyse  et  réfutation  de  divers  écrits  mo- 
dernes contre  la  religion,  t.  II,  P.  1756  ;  abbé  Gaultier,  Les  lettres  persanes 
convaincues  d'impiété,  P.  1751  ;  Les  Hommes,  P.  1751  ;  Lacroix,  Traité  de 
morale  ou  devoirs  de  'l'homme  envers  Dieu,  envers  la  société  et  envers  lui-même, 
P.  1767  ;  Lefranc  de  Pompignan,  Instruction  pastorale  sur  la  prétendue  philo- 
sophie des  incrédules  modernes,  Le  Puy,  1763  ;  Mémoires  philosophiques  du 
Baron  de...,  P.  1777  ;  Toussaint,  Les  Mœurs,  P.  1748  ;  abbé  Prévost,  Le  Pour 
et  le  Contre,  t.  IV  ;  Soret,  Hayer,  etc.  La  religion  vengéet  t.  II,  P.  1757  ;  Richard, 
Défense  de  la  religion,  de  la  Morale,  etc.,  P.  1775. 

(1)  Ceillier  (Dom)  Apologie,  p.  333  ss.  (2)  Le  Pour  et  le  Contre,  IV,  61  sa. 
{S)  Edit.  de  1771,  t.  VII,  888.  (4)  III,  340.  (5)  L'honneur  considéré  en 
lui-même,  etc.,  133  et  119  ss. 


i 


LA   MORALE    SIMPLE    :    LES   APOLOGISTES  621 

Gauchat  réfute  Montesquieu  :  si  on  admet  le  suicide,  «  plus  de 
familles  et  plus  de  patries  ».  Qui  se  tue  manque  à  ses  devoirs  envers 
Dieu  et  envers  lui-même.  Il  n'est  même  pas  courageux  :  «  Cette 
action,  qui  d'abord  paraît  magnanime,  est  très  facile.  »  Dire  avec 
Montesquieu  :  ma  mort  ne  portera  pas  atteinte  à  l'ordre  des  choses, 
c'est  justifier  tous  les  meurtres.  Quel  assassin  ne  pourrait  dire  : 
«  Que  j'égorge  mon  ennemi,  les  lois  de  l'univers  seront  également 
durables?  (i)  ». 

Les  auteurs  de  la  Religion  vengée  allèguent  dix  arguments  con- 
tre le  suicide  :  i°  l'homme  doit  tendre  à  la  perfection;  or,  le  suicide, 
«  fruit  de  la  passion  »,  avilit  la  nature  humaine;  2°  une  preuve  que 
nous  ne  pouvons  pas  nous  tuer  parceque  nous  souffrons,  c'est  que 
nous  n'avons  pas  le  droit  de  tuer  qui  nous  fait  souffrir;  3°  le  motif 
de  toutes  nos  actions  est  le  désir  d'être  heureux,  or,  s'il  y  a  une 
autre  vie,  le  suicide  nous  rendra  éternellement  malheureux;  4°  nous 
avons  la  jouissance  de  notre  vie,  non  le  domaine;  5°  loi  divine  et 
loi  naturelle  nous  assignent  un  poste  ici-bas;  6°  permettre  le  suicide 
à  qui  souffre  trop,  c'est  permettre  tous  les  suicides,  car  le  même 
mal,  léger  pour  l'un,  est  pour  l'autre  intolérable;  70  le  maître  a  des 
droits  sur  son  esclave,  le  capitaine  sur  son  soldat,  le  souverain  sur 
son  sujet;  8°  le  «  dogme  du  suicide  »  est  pernicieux  à  la  société; 
90  les  nations  les  plus  éclairées  ont  regardé  le  suicide  avec  horreur; 
io°  la  nature  elle-même  inspire  l'amour  de  la  vie. 

Une  fois  ces  arguments  développés,  les  auteurs  de  la  Religion 
vengée  répondent  aux  dix  «  difficultés  »  que  soulèvent  les  partisans 
du  suicide. 

1  II  n'existe  pas  de  loi  qui  défende  le  suicide,  car  le  non  occides 
souffre  des  exceptions.  —  Réponse  :  ces  exceptions  ne  prouvent  rien, 
parce  qu'elles  ont  précisément  pour  objet  de  défendre  la  vie 
humaine.  x 

2  L'amour  de  la  vie  doit  être  subordonné  à  l'amour  de  la  félicité. 
Réponse  :  celui  qui  se  tue  se  prive  de  la  félicité  éternelle. 

3  Notre  corps  est  un  objet  vil  dont  il  ne  faut  pas  mettre  la  con- 
servation à  si  haut  prix.  —  Réponse  :  le  corps,  occasion  de  souf- 
france, est  par  là  même  occasion  de  vertu. 

4  Si  l'âme  est  mortelle,  on  ne  lui  fait  aucun  tort  en  se  tuant.  — 
Réponse  :  on  la  prive  du  bien  le  plus  délicieux,  qui  est  le  plaisir  de 
la  vertu. 

5  On  peut  renoncer  à  un  bienfait  dès  l'instant  qu'il  devient  oné- 
reux. —  Réponse  :  la  vie  est  «  nécessairement  un  bienfait  »  dès 
qu'elle  peut  servir  à  acquérir  le  bonheur  éternel. 


(1)  Lettres  critiques,  II,  62  ss. 


LE   wiii1"  sikcij; 

6  Le  suicide  ôil  souvent  le  srnl  iiioumi  d'éviler  les  eriuies.  — 
Jupon >e   :  autant   s'empoisonner  pour  éviter  la  maladie. 

7  L'exemple  de  presque  tous  les  peuple*  justifie  le  suicide.  — 
Réponse  :  tous  les  peuples  éclairés  ont  condamné  le  suicide. 

8  La  nature  nous  invite  à  nous  soustraire  au  mal.  —  Réponse  : 
s'il  plaisait  à  Dieu  de  nous  voir  quitter  la  vie,  quel  besoin  d'un  appel 
qui  nous  y  invite?  Dieu  n'a  qu'à  nous  faire  mourir. 

g  II  y  a  du  courage  à  se  tuer.  —  Réponse  :  il  y  a  ou  bien  mollesse 
et  pusillanimité,  ou  fureur  et  rage. 

io  L'âme  est  dans  le  corps  à  titre  de  locataire;  quand  le  pro- 
priétaire abîme  la  maison  (et  c'est  ce  qui  a  lieu  lorsque  Dieu  nous 
envoie  des  infirmités),  c'est  un  avis  au  locataire  d'avoir  à  vider  les 
lieux.  —  Réponse  :  le  propriétaire  abîmant  sa  maison  serait  injuste 
et  fou;  l'âme  n'est  pas  un  locataire,  mais  plutôt  «  un  concierge  en- 
gagé à  ne  point  quitter  la  maison  commise  à  sa  garde  ». 

Conclusion  :  le  suicide  n'est  jamais  licite.  L'attribuer  à  une  ma- 
ladie, serait  l'excuser.  On  n'excuse  pas  un  crime.  Lucrèce,  Caton. 
Brutus,  Othon  sont  tous  coupables.  Àrria  est  «  folle  et  furieuse  »; 
il  n'y  a  pas  dans  son  acte  «  une  ombre  de  raison  et  de  vertu  »  (i). 

Gaultier  réfute  les  Lettres  persanes  :  qui  se  tue  se  voue  aux  peu; 
éternelles,  fait  tort  à  la  société,  entreprend  sur  les  droits  de  Dieu, 
désobéit  aux  lois  (2). 

Le  suicide,  d'après  Dupin,  n'est  pas  dû  au  climat.  Des  lois  sé- 
vères le  rendraient  moins  fréquent;  il  faudrait  surtout  qu'il  ne  fût 
pas  regardé  comme  une  action  noble  (3).  • 

Notre  vie,  dit  Lacroix, appartient  «  à  la  Patrie  ».  Le  suicide  est 
d'ordinaire  une  faiblesse.  Dans  le  cas  de  Caton  ou  de  Brutus,  c'est 
«  sot  orgueil'  »  (4). 

Carraccioli  voit  dans  la  mort  volontaire  une  lâcheté,  une  frénésie 
et  enfin  une  extravagance  :^n'y  eut-il  qu'incertitude  au  sujet  de 
l'autre  vie,  c'en  est  assez  pour  nous  faire  trembler.  Il  faut  donc  être 
«  véritablement  imbécile  »  pour  louer  les  téméraires  qui,  sous  cou- 
leur de  philosophie,  bravent  Dieu  et  perdent  leur  bonheur 
éternel  (5). 

Le  suicide,  d'après  Castillon,  est  une  offense  à  Dieu;  en  outre 
a  un  membre  de  la  société  ne  l'a  jamais  payée  des  bienfaits  qu'il 
en  a  reçu  »  (6).  Ces  deux  arguments  se  retrouvent  dans  Felîer  (7) 
et  Camuset  (8). 

Richard  condamne  «  l'horrible  suicide  »  de  Pythagore  (g).  Ber- 


(1)  La  Religion  vengée,  154-324.  (2)  Lettre  LXIV.  (3)  Observations,  II, 
326  ss.  (4)  Traité  de  morale,  p.  147.  (5)  La  grandeur  d'âme,  297  et  le  Tableau 
de  la  mort,  148.  (6)  Observations,  533  ss.  (7)  Catéchisme,  191  ss.  (8)  Prin- 
cipes contre  l'incrédulité,  108-109.     (9)  Défense  de  la  religion,  etc.,  p.  68. 


LA   DÉCLARATION    DE1757  623 

gier  reprend  les  arguments  classiques.  Il  ajoute,  dans  son  Examen 
du  matérialisme,  que  les  rapports  des  citoyens  et  de  la  société  ne 
reposent  pas  sur  un  pacte,  mais  sur  la  volonté  éternelle  du  Créateur. 
En  outre,  un  homme  raisonnable  ne  doit  jamais  se  croire  m  absolu- 
ment inutile  »(i). 

Simon  de  la  Boissière  combat  vigoureusement  l'idée  qu'il  y  a 
suicide  et  suicide.  Les  distinctions  ne  sont  propres  qu'à  bannir  ou 
a  pour  le  moins  diminuer  l'horreur  que  doit  causer  un  tel  attentat 
contre  soi-même  ».  En  toute  occasion,  le  suicide  «  est  une  grande 
bassesse  d'âme  »  (2). 

Non  seulement  la  morale  simple  est  formulée  dans  sa  rigueur 
par  les  moralistes  catholiques.  Mais  elle  se  fait  violente.  Elle  attaque. 

Dans  sa  fameuse  Lettre  pastorale  contre  les  incrédules,  Lefranc  de 
Pompignan  dénonce  la  complaisance  pour  les  suicides  antiques 
comme  un  des  travers  de  la  philosophie  (3).  D'après  Flexier,  ce  sont 
les  «  enfants  du  plaisir  »  qui  excusent  le  suicide  (A).  L'auteur  des 
Hommes  se  trouve  humilié  «  d'avoir  quelques  traits  de  l'humanité 
en  commun  »  avec  ceux  qui  la  déshonorent  en  défendant  la  mort 
la  mort  volontaire  (5).  La  Petite  Encyclopédie  dénonce  et  raille  la 
commisération  meurtrière  qui  porte  les  hommes  à  se  détruire  (6). 
L'abbé  Barruel  met  en  scène  un  philosophe  qui,  s'étant  frappé,  meurt 
(v  comme  un  démon  »  (7).  La  Religion  vengée  raille  les  autochéiris- 
tes  et  l'Evangile  du  suicide  (8).  Bergier  dit  (attaque  plus  dangereuse), 
que  diminuer  dans  les  méchants  l'horreur  de  la  mort  c'est  armer 
leur  bras  contre  le  gouvernement  (9).  L'Exposition  de  la  doctrine 
des  philosophes  insinue  de  même  que  suicide,  parricide,  régicide 
sont  choses  qui  se  tiennent  (10). 

(la  fait  monire  bien  la  violence  de  la  lutte  engagée.  En  1757, 
une  déclaration  royale  porte  la  peine  de  mort  confre  les  auteurs 
d'ouvrages  «  tendant  à  attaquer  la  religion,  à  émouvoir  les  esprit- 
etc.  ))  (11).  En  général,  les  apologistes  évitent  de  faire  allusion  à 
cette  loi  férnee  qui  le^  gène  sans  doute  plus:  qu'elle  ne  les  charme. 
Or,  au  début  de  la  lettre  Sur  le  suicide,  les  auteurs  de  la  Religion 
vengée  déclarent  que  la  peine  portée  sur  l'Ordonnance  «  ne  paraî- 
tra point  sévère  »  si  l'on,  considère  la  grandeur  du  crime  et  la  faci- 
lité qu'i!  :  puis,  passer.:  à  l-'flfcamfen  d'un  article  du  C 
servaleur,  favorable  au  suicide,  ils  ajoutent  qu'il  ne  tombe  pas  901M 


(1)  P.  399- et  406.     (2.)-  P.  342  sa  194l     (&)  Catéakèmté+  305-306- 

(5)  11,342.  (6)  Page  450.  (7)  HeWieuiios.  Latte*  7::.  $  II,  278,  191;  cf. 
325.  (9)  Examen  dit  mater.,  413.  (10)  Bage  44.  (!i)  Article  1  :  «  Tous 
ceux  qui  seront  convaincus  d'avoir  composé,  i'ait  composer  <l  bu  primer  des 
écrits  tendant  à  attaquer  la  religion,  à  («mouvoir  les  esprits,  à  donner  atteinte 
à  notre  autorité  et  à  troubler  l'ordre  et  la  tranquillité  de ^  nos  états  seront 
punis  de  mort.»   (Isnmbert,  XXIL   272-274.) 


624  LE    XVIIIe   SIÈCLE 

le  coup  de  la  loi,  parce  qu'il  lui  est  antérieur  (i).  On  ne  peut  dire  plus 
nettement  qu'à  dater  du  16  avril  1757  tout  apologiste  du  suicide  est 
passible  de  la  peine  de  mort.  Bien  entendu,  cette  peine  ne  fut  jamais 
appliquée.  Les  livres  furent  parfois  brûlés,  non  les  auteurs.  Mais 
une  de  ces  condamnations  purement  morales  montre  à  quel 
point  l'Eglise  devient  susceptible  sur  la  question  du  suicide  :  Mar- 
montel  ayant  écrit  dans  Bélisaire  :  «  Je  ne  puis  me  résoudre  à  croire 
qu'entre  mon  âme  et  celle  de  Marc-Aurèle  et  de  Caton  il  y  ait  un 
éternel  abîme  »,  la  Faculté  de  théologie  censure  la  phrase  en  allé- 
guant que  Caton  s'est  poignardé  (2). 

Protestants  et  philosophes  (3)  s'accordent  avec  l'Eglise  pour  em- 
ployer des  formules  qui  condamnent  le  «  suicide  ». 


(1)  II,  150-152.     (2)  Voir  Marmontel,  Œuvres,  t.  VII,  p.  203.     (3)  J'ai  con- 
sulté, outre  les  bibliographies  du  suicide  (notamment  celle  de  Motta),  le  Manuel 
Bibliographique  (ch.  vin  et  xiii).  Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  Andry 
Recherches  sur  la  mélancolie,  P.  1785  ;  d'Argens,  Lettres  juives,  La  Haye,  1738, 
t.  IV;  d'Argenson,  Essais  dans  le  goût  de  ceux  de  Montaigne,  Amst.,  1785; 
d'Artaize,  Prisme  moral  ou  quelques  pensées  sur  divers  sujets,  P.  1809  ;  Bar- 
beyrac,  Traité  de  la  morale  des  Pères,  Amst.,  1728  ;  Le  Conservateur,  article 
«  De  la  vieillesse»,  mars  1757  ;  Chevignard,  Nouveau  spectacle  de  la  Nature, 
P.  1798,  t.  II  ;  Dalembert,  Eléments  de  Philosophie  (Œuvres,  P.  1821,  t.  I)  ; 
Delisle  de  Sales,  Philosophie  de  la  Nature,  3e  éd.,  Londres,  1777,  t.  V  ;  Denesle, 
Les  préjugés  du  public  sur  V honneur,  P.  1766,  t.  III  ;  Diderot,  Encyclopédie, 
art.  Suicide  ;  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron  (Œuvres  complètes, 
P.  1821)  ;  Marquise  de  Claye  et  Saint- Alban  (éd.  Assézat  et  Tourneux,  dont 
j'ai  utilisé  la  table,  mot  :   Suicide)  ;  Dubois  Fontanelle,  Théâtre  et  Œuvres 
philosophiques,  Londres,  1785,  t.  II  ;  Dumas,  Traité  du  suicide  ou  du  meurtre 
volontaire  de  soi-même,  Amsterdam,   1773  ;    Formey,   Principes  de  Morale, 
P,  1765t  t.  II,  Mélanges  philosophiques,  Leyde,  1754,  t.  I  ;  Helvétius,  De 
Vesprit,  (Œuvres  complètes,  Londres,  1781)  ;   D'Holbach,  La  morale  univer- 
selle, Amsterdam,  1776,  Le  système  de  la  Nature,  Londres,  1770  ;  La  Mettrie, 
Système  d'Epicure  ;  Anti  Sénèque  ou  discours  sur  le  bonheur  (Œuvres  philo- 
sophiques, Berlin,  1796,  t.  II)  ;  Marivaux,  Le  spectateur,  Œuvres  complètes, 
P.  1781,  t.  IX  ;  Marmontel,  Contes  moraux  (Œuvres  complètes,  ,  P.  1818t 
t.  III-VI)  ;  Morale,  Ibid.,  XVI  ;  Maupertuis,  Essai  de  philosophie  morale,sl., 
1751  ;  Mérian,  Sur  le  crime  de  la  mort,  sur  le  mépris  de  la  mort,  sur  le  suicide, 
(Histoire  de  l'Académie  royale  des  sciences  et  belles-lettres,  Année  1763, 
Berlin,  1770)  ;  Montesquieu,  Lettres  persanes,  Considérations,  Esprit  des  Lois 
(Œuvres  complètes,  P.  1795)  ;   Robinet,  Dictionnaire  universel  des  sciences 
morale,  économique,  etc.,  Londres,  1783,  T.  28  ;  Rochefort,  Pensées  diverses 
contre  le  système  des  matérialistes,  P.  1771  ;  Rouillé  d'Orfeuil,  L'alambic  moralx 
P.t   s.    d.  ;    Rousseau,   Nouvelle  Hèloïse,   V Emile,   Correspondance    (Œuvres, 
P.  1819)  ;  Toussaint,  Les  Mœurs,  Amsterdam,  1763  ;  Vauvenargues,  De  l'esprit 
humain,  Dialogues  (Les  moralistes  français,  P.  Didot,  1841)  ;  Voltaire,  Com- 
mentaire sur  le  livre  des  Délits  et  des  Peines,  Commentaire  sur  le  livre  de  Béccaria, 
Candide,  Dictionnaire  philosophique,  l'Ingénu,  Lettres  de  Memmius  à  Cicèron, 
Le  philosophe  ignorant,  Note  sur  l'acte  V  d'Olympie,  Prix  de  la  justice  et  de 
l'humanité,  Remarques  sur  les  pensées  de  Pascal  (Œuvres  complètes,  P.  1853). 
La  Correspondance  est  citée  d'après  l'édition  Moland  dont  j'ai  utilisé  lea 
Tables,  mot  :  Suicide. 


LA   MORALE    SIMPLE    :    DIDEROT,    ROUSSEAU  625 

Parmi  les  protestants,  Formey  écrit  toute  une  dissertation  «  sur  le 
meurtre  volontaire  de  soi-même  ».  Il  rejette  deux  arguments  em- 
ployés par  les  catholiques  (celui  du  soldat  à  son  poste  et  celui  qu'on 
tire  du  non  occides),  mais  il  les  rejette  précisément  parce  qu'ils  pour- 
raient se  retourner  en  faveur  de  certains  suicides.  Or,  le  meurtre  de 
soi-même  est  toujours  interdit  par  la  loi  naturelle  (i). 

Dumas,  un  autre  protestant,  écrit  un  livre  entier  sur  le  suicide. 
Il  défend  longuement  la  morale  simple  contre  les  philosophes.  Les 
arguments  qu'il  emploie  sont  les  mêmes  dont  font  usage  les  mora- 
listes catholiques. 

Cet  accord  n'est  pas  surprenant,  puisque  la  Réforme  n'avait  pas 
combattu  sur  ce  point  la  morale  catholique.  Mais  les  philosophes 
eux-mêmes,  ces  philosophes  qu'on  semble  présenter  en  bloc  comme 
des  autochéiristes,  se  prononcent  très  communément  contre  la  mort 
volontaire. 

A  leur  tête,  quatre  grands  écrivains  :  Dalembert,  Diderot,  Rous- 
seau, Vauvenargues. 

Dalembert,  au  nom  de  la  morale  «  purement  humaine  »  allègue 
l'argument  social  (2). 

Diderot  allègue  la  loi  de  nature  :  l'instinct  de  conservation  est 
une  loi  gravée  en  nous  par  le  Créateur;  la  vie  est  un  dépôt  dont 
nous  ne  pouvons  disposer;  qui  se  tue  détruit  un  ouvrage  destiné  à 
manifester  les  perfections  divines;  il  n'est  jamais  sûr  qu'un  homme 
soit  tout  à  fait  inutile  à  la  société.  Enfin  on  ne  peut  jamais  démon- 
trer que  la  vie  soit  un  malheur  plus  grand  que  la  mort.  Au  nom  de 
ces  principes,  Diderot  interdit  le  suicide  au  condamné  à  mort,  au 
soldat  qui  craint  de  tomber  aux  mains  de  l'ennemi,  au  marin  qui 
veut  faire  sauter  son  navire.  Le  suicide  indirect  est  blâmable  et,  en 
ce  qui  concerne  «  l'imputation  »,  ceux  qui  se  tuent  sans  savoir  ce 
qu'ils  font  n'en  sont  pas  moins  coupables  :  s'ils  avaient,  dès  le  dé- 
but, tâché  de  dompter  leurs  passions,  ils  auraient  eu  plus  d'empire 
sur  eux-mêmes  (3). 

Dans  la  Nouvelle  Héloïse,  Mylord  Edouard  traite  de  «  misérable 
et  perpétuel  sophisme  »  la  lettre  dans  laquelle  Saint-Preux  rassemble 
tous  les  arguments  qu'on  peut  alléguer  en  faveur  du  suicide.  Qui- 
conque croit  à  l'existence  de  Dieu,  à  l'immortalité  de  l'âme,  à  la  li- 
berté, doit  rejeter  le  droit  à  la  mort.  On  dit  :  la  vie  est  un  mal,  mais 
tôt  ou  tard  on  sera  consolé  et  on  dira  :  la  vie  est  un  bien.  Mais  jus- 
tement, dit-on  encore,  c'est  «  ce  qui  redouble  mes  peines  de  songer 
qu'elles  finiront.  —  Quel  absurde  motif  de  désespoir  que  l'espoir 
de  terminer  sa  misère  ».   Nos  semblables  ont  des  droits  sur  nous; 


1 


(1)  Mélanges  philos.,  I,  205-235.     (2)  Elém.  de  philos.,  ch.  xi.      (3)  Ency* 
clopédie,  art.  Suicide. 

40 


626  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

le  suicide  est  une  mort  a  honteuse  <•(  fautive  »,  c'esl  un  vol  tait  au 
genre  humain.  Kl  enfin  la  phrase  oéJèbre  :  viens  que  je  t'appiènne 
à  aimer  la  vie;  chaque  fois  que  tu  seras  tenté  d'en  Bortir,  Mis  en  toi- 
même  :  «  que  je  fasse  encore  une  bonne  action  avant  de  mourir  ». 
Puis  va  chercher  quelque  indigent  à  secourir,  quelque  Lnfortuï] 
consoler,  quelque  opprimé  à  défendre...  Si  cette  considération  te 
retient  aujourd'hui,  elle  te  retiendra  encore  demain,  après-demain, 
toute  ta  vie.  Si  elle  ne  te  retient  pas,  meurs,  tu  n'es  qu'un  mé- 
chant (i). 

Vauvenargues  qui  condamne  la  faiblesse  de  Bru  tus,  écrit,  lui 
aussi  :  «  Le  désespoir  est  la  plus  grande  de  nos  erreurs  »  (2). 

Derrière  ces  grands  moralistes,  on  ne  compte  pas  les  philosophes 
qui  condamnent  en  principe  la  mort  volontaire. 

D'Artaize  écrit  :  «  Jamais  le  suicide  n'est  que  la  lâcheté  du  cou- 
rage ».  Peut-être  d'ailleurs  ne  finit-il  pas  du  tout.  Comment  cela 
n'effraie-t-il  pas?  (3)  D'après  Barbey rac,  cette  résolution,  «  coura- 
geuse en  elle-même,  ne  laisse  pas  d'être,  en  bonne  morale,  une  vraie 
faiblesse  »  (4).  Caton,  selon  Camuset,  est  un  pygmée  aux  yeux  de 
la  sagesse»  (5).  Chevillard  écrit  :  «  se  tuer  soi-même  est  le  comble 
de  la  folie.  Quels  peuvent  en  être  les  motifs?  Le  désespoir  ou  la  lâ- 
cheté »  (6).  Dans  l'Ecole  du  monde  de  Le  Noble,  Aristipe  déclare 
qu'à  s'en  tenir  aux  seuls  principes  de  la  «  morale  mondaine  »,  l'acte 
de  Caton  est  une  lâcheté  (7).  Marivaux  affecte  dfe  ne  voir  qu'un  pa- 
radoxe dans  les  idées  de  Montesquieu  :  «  De  l'air  décisif  dont  il  parle 
on  croirait  qu'il  croit  ce  qu'il  dit,  pendant  qu'il  ne  le  dit  que  parce 
qu'il  se  plait  à  produire  une  idée  hardie  »  (8).  Marmontel,  dans  ses 
Contes  moraux,  se  prononce  deux  fois  contre  le  suicide  (9).  Le  livre 
des  Mœurs  dénonce  les  «  sophismes  captieux  »  de  Montesquieu, 
«  frivoles  palliatifs  de  la  plus  aveugle  fureur  »  (10). 

Selon  Denesle,  Caton,  Brutus,  Othon,  Porcie  sont  également  cou- 
pables. Coupable  aussi  celui  qui  se  tue  pour  éviter  le  supplice.  Les 
amants  «  qui  font  jouer  le  cordeau  ou  qui  se  potionnent  »  sont  en 
core  plus  fous.  Les  écrivains  qui  justifient  le  suicide  «  ne  doivent 
pas  être  distingués  des  assassins  »  (n). 

Le  héros  des  Lettres  juives,  examinant  «  avec  des  yeux  philoso- 


(1)  Nouvelle  Héloïse,  III,  Lettre  21.  Voisenon  a  donné  une  «  traduc- 
tion en  vers»  de  cette  lettre  dans  ses  Œuvres  complètes,  P.  1781,  t.  III, 
p.  423.  Voir  la  lettre  envoyée  par  Rousseau  le  24  ovembre  1770  à  un  jeune 
homme  qui  lui  avait  fait  part  de  son  projet  de  se  tuer.  (2)  De  l'esprit  humain% 
III,  45  ;  Maximes,  514.  (3)  Le  prisme  moral,  P.  262.  (4)  Traité  de  la  Morale 
des  Pères,  XV,  11.  (5)  Principes  contre  l'Incrédulité,  p.  109.  (6)  Chevignard, 
II.  (7)  Le  Noble,  L'école  du  monde,  t.  VI,  p.  141.  (8)  Huitième  feuille, 
p.  87.  (9)  La  leçon  du  malheur  (Œuvres,  IV,  425,  ss.),  Il  le  fallait  (VI,  26  ss.). 
(10)  P.  378-379.     (11)  Les  préjugés,  etc.,  III,  ch.  47,  p.  423  ss. 


LA   MORALE    SIMPLE    :    DÉCLARATION    DE    1712  627 

$?hiques  »  les  crimes  de  ceux  qui  se  tuent,  n'y  découvre  que  faiblesse. 
«  Si  l'on  considère  du  côté  de  la  tranquillité  publique  et  du  bien  >de 
la  société  l'affreuse  coutume  de  se  tuer,  on  la  trouvera  pernicieuse  et 
capable  de  causer  les  plus  grands  maux  (i). 

Le  suicide,  d'après  Robinet,  offense  la  nature,  Dieu  et  la  société. 
On  n'a  pas  le  droit  d'y  recourir,  même  pour  éviter  le  déshonneur  ou 
se  soustraire  à  un  cruel  supplice  (2). 

La  Mettrie  écrit  :  «  Non,  je  ne  serai  point  le  corrupteur  du  goût 
inné  qu'on  a  pour  la  vie...  Je  ferai  envisager  aux  simples  les  grands 
biens  que  la  religion  promet  à  qui  aura  la  patience  de  supporter  ce 
qu'un  grand  homme  a  nommé  le  mal  de  vivre...  Les  autres,  ceux 
pour  qui  la  religion  n'est  que  ce  qu'elle  est,  une  fable,  ne  pouvant 
les  retenir  par  des  liens  rompus,  je  tacherai  de  les  séduire  par  des 
sentiments  généreux.  Je  ferai  paraitre  une  épouse,  une  maitresse  en 
pleurs,  des  enfants  désolés...  Quel  est  le  monstre  qui,  par  une  dou- 
leur d'un  moment  s'arrachant  à  sa  famille,  à  ses  amis,  à  sa  patrie, 
n'a  pour  but  que  de  se  délivrer  des  devoirs  les  plus  sacrés?    »  (3). 

Enfin  Delisle  de  Sales,  celui  de  tous  les  philosophes  qui  étudie 
le  plus  longuement  la  question,  se  prononce,  lui  aussi,  en  principe, 
contre  la  mort  volontaire  :  c'est  «  un  larcin  fait  à  la  société  et  un 
attentat  contre  la  nature  »  (4). 

Ainsi,  dans  l'Eglise,  plus  de  dissidents;  dans  le  camp  opposé, 
Dalembert,  Diderot,  Rousseau,  d'Argens,  Delisle  de  Sales,  La  Met- 
trie adoptent  les  mêmes  formules  que  Pontas  et  Rergier,  que  Dumas 
et  Formey.  Ralliant  casuistes  et  encyclopédistes,  protestants  et  ca- 
tholiques, croyants  et  matérialistes,  la  morale  simple  parait  être 
dans  le  plein  de  sa  vigiTeur. 

L'étude  du  droit  confirme  cette  impression. 

Non  seulement  on  ne  revient  pas  sur  l'Ordonnance  de  1670,  si 
ce  n'est  à  la  veille  de  la  Révolution,  mais  on  en  recommande  l'ap- 
plication. Comme  des  parents  de  «  suicides  »  désireux  d'éviter  un 
procès  jettent  les  cadavres  à  la  rivière,  comme  les  suicidés  parfois 
s'y  jettent  eux-mêmes,  une  Déclaration  royale  essaie,  en  17 12,  d'a- 
gir contre  les  causes  qui  tendent  «  à  favoriser  le  progrès  et  l'impu- 
nité de  ce  crime  »  (5). 

<(  Nous  avons  été  informés,  dit-elle...,  que  les  crimes  qui  causent 
ces  morts  demeurent  très  souvent  impunis,  soit  par  le  défaut  des 
avertissements  qui  devraient  être  donnés  aux  officiers  de  justice... 


(1)  Lettre  245,  (IV,  227  ss.).  (2)  Dictionnaire,  t.  XXVIII,  article  Sui- 
cide. (3)  Système  d'Epicure,  LXXIV  (Œuvres,  II,  37).  (4)  Philos,  de 
la  Nature,  V,  112-114.  (5)  Muyart  do  Vouglans,  Les  lois  criminelles,  1.1, 
III,  t.  3,  art.  6,  parag.  41. 


628  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

eoit  par  la  négligence  ou  dissimulation  de  ces  mômes  officiers,  et 
que  les  personnes  qui  ont  intérêt  d'empêcher  que  les  causes  et  les 
circonstances  de  ces  morts  soient  connues  contribuent,  par  ces  inhu 
mations  qu'ils  font  faire  secrètement  et  précipitamment,  à  cacher 
ces  événements  en  supposant  aux  ecclésiastiques  des  faits  contre  la 
vérité.  »  En  conséquence,  et  vu  «  l'énormité  de  plusieurs  cas  qui  y 
sont  arrivés  »,  la  Déclaration  enjoint  au  juge  du  lieu  de  dresser 
procès-verbal  chaque  fois  que  la  mort  est  suspecte,  d'appliquer  au 
cadavre  le  scel  sur  le  front,  d'appeler  les  chirurgiens  et  d'entendre 
sur  le  champ  les  témoins  indispensables  (i). 

En  1736,  nouvelle  déclaration  :  lorsqu'il  y  a  soupçon  de  mort  vio- 
lente, leSjCorps  ne  pourront  être  inhumés  «  qu'en  vertu  d'une  Or- 
donnance du  lieutenant  criminel  ou  autre  premier  officier  au  cri- 
minel «  rendue  sur  les  conclusions  de  nos  procureurs  ou  de  ceux  des 
hauts  justiciers  »  (2). 

En  janvier  17^2,  le  Procureur  du  Roi  du  Châtelet  requiert  l'exé- 
cution de  ces  deux  Déclarations,  et  ,  le  11  janvier,  le  Châtelet  rend 
une  sentence  qui  interdit  tout  inhumation  non  autorisée  par  la  jus- 
tice (3). 

Comme  on  voit,  le  pouvoir  royal,  enclin  naguère  à  arranger,  à 
étouffer  les  affaires  de  suicide,  engage  résolument  la  lutte  contre 
les  idées  nouvelles. 

On  pourrait  croire  que  cette  résolution  soulève  de  violentes  pro- 
testations dans  le  monde  des  jurisconsultes  (4).  Il  n'en  est  rien  jus- 
qu'à la  veille  de  la  Révolution. 


(1)  Isambert,  t.  XX,  p.  575.  (2)  Isambert,  t.  XXI,  p.  409.  (3)  La  Paix  de  Fré- 
minville.  Dictionnaire  ou  Traité  de  la  Police  générale,  P.  1775,  mot  Cadavres. 
(4)  J'ai  consulté  les  ouvrages  suivants,  indiqués  pour  la  plupart  par  Dupin  :  Bor- 
nier,  Conférences  des  Ordonnances  de  Louis  XIV  avec  les  anciennes  Ordonnance» 
duroyaume,  etc.,  P.  1719  ;  Boutaric,  Explication  de  l'Ordonnance  de  Louis  XIV 
sur  les  matières  criminelles,  Toulouse,  1743  ;  Bretonnier,  Recueil  par  ordre 
alphabétique  des  principales  questions  de  droit  qui  se  jugent  diversement  dans 
les  différents  tribunaux  du  royaume,  édit.  annotée  et  revue  par  Boucher  d'Argis, 
1742  ;  Bruneau,  Observations  et  Maximes  sur  les  matières  criminelles,  P.  1715  ; 
Cottereau,  Le  droit  général  de  la  France  et  le  droit  particulier  de  la  Touraine 
et  du  Lodunois,  Tours,  1778  ;  Denisart,  Collection  de  décisions  nouvelles,  P. 
1764  ;  Encyclopédie  de  Diderot  et  d'Alembert,  mots  :  suicide  (jurispr.),  homi- 
cide, curateur  au  cadavre  ;  Ferrière,  Dictionnaire  de  droit  et  de  pratique,  P.  1740; 
Guyot,  Répertoire  universel  et  raisonné  de  jurisprudence,  P.  1785  ;  d'Héricourt, 
Supplément  aux  lois  civiles  de  Domat,  P.  1787  ;  Jousse,  Traité  de  la  Justice 
criminelle  de  France,  P.  1771  ;  Muyart  de  Vouglans,  Institutes  au  droit  criminel, 
P.  1757  ;  Les  lois  criminelles  de  France,  P.  1780  ;  Lettre  sur  le  système  de  l'auteur 
de  VEsprit  des  Lois,  touchant  la  modération  des  peines,  Bruxelles,  1785  ;  La 
Poix  de  Fréminville,  Dictionnaire  ou  traité  de  la  Police  générale  des  villes, 
bourgs,  paroisses,  etc.,  P.  1775  ;  Pothier,  Traité  de  la  Procédure  civile  et  crimi- 
nelle, P.  1778  ;  Rousseaud  de  la  Combe,  Traité  des  matières  criminelles,  6e  éd.. 


LA  MORALE   SIMPLE    :   LES  JURISCONSULTES  629 

Bruneau,  qui  est  parmi  les  plus  indulgents,  tient  qu'il  faut  excu- 
ser, outre  les  fous,  ceux  qui  cèdent  à  la  douleur  ;  mais  pour  ceux 
qui  succombent  au  taedium  vitae,  ils  doivent  être  pendus  par  les 
pieds  (i). 

Bornier  cite  les  raisons  alléguées  par  Ayrault  «  pour  faire  voir 
qu'il  est  injuste  de  faire  le  procès  du  mort  »,  mais  il  n'indique  pas 
nettement  son  opinion  personnelle  (2). 

Bretonnier  s'occupe  surtout  de  la  confiscation  des  biens  et  indi- 
que la  jurisprudence  suivie  par  les  divers  Parlements.  Il  note  sans 
commentaire,  que  le  Parlement  de  Paris  fait  le  procès  à  tous  ceux 
qui  se  tuent,  les  condamne  «  à  être  traînés  sur  une  claye  et  confisque 
leurs  biens  »  (3). 

Boutaric  dit  que  le  droit  romain  ne  condamnait  pas  ceux  qui  se 
tuaient  taedio  vitae  aut  impatienta  doloris  et  qu'il  y  a  eu  autrefois 
des  arrêts  conformes  à  ce  principe.  Mais,  ajoute-t-il  :  «  l'ordonnance 
a  changé  cette  jurisprudence  ».  Il  y  a  procès,  quel  que  soit  le  motif 
d'une  action  «  aussi  brutale  et  aussi  impie  »  (£)• 

Même  constatation  dans  le  Code  criminel  de  Serpillon.  En  cas 
d'ennui  de  la  vie,  les  «  anciens  arrêts  »,  qui  ne  prononçaient  que  la 
privation  de  sépulture,  «  ne  sont  plus  suivis  ».  L'Ordonnance  a 
changé  l'ancienne  jurisprudence.  «  Tout  homme  qui  se  tue  volon- 
tairement est  regardé  parmi  nous  comme  homicide  ».  Pas  un  mot 
de  commentaire  (5). 

Muyart  de  Vouglans,  qui  s'occupe  longuement  du  suicide, 
approuve  et  défend  la  législation  de  son  temps.  Le  meurtre  de  soi- 
même  est  un  crime  contre  la  religion,  le  Prince,  la  famille.  Il  y  a, 
en  principe,  procès  au  cadavre  et  procès  à  la  mémoire  quand  «  le 
corps  n'est  pas  représenté  »  (6).  Nous  avons  adopté  le  droit  romain 
quant  à  la  confiscation  et  à  la  prescription  au  bout  de  cinq  ans.  Mais 
nous  n'excusons  pas  en  cas  de  taedium  vitae,  d'autant  que  ces  suici- 
des «  ont  ordinairement  leur  source  dans  un  esprit  de  fanatisme  et 
d'irréligion  »  (7).  Loin  d'être  partisan  d'un  adoucissement  des  pei- 
nes, Muyart  reproche  amèrement  à  Montesquieu  «  de  réclamer  une 
indulgence  particulière  en  faveur  de  certains  crimes  que  nous  avions 
cru  jusqu'ici  en  être  les  moins  susceptibles  »,  par  exemple  en  faveur 
du  suicide  (8). 


P.  1769  ;  Serpillon,  Code  criminel  ou  Commentaire  sur  l'Ordonnance  de  1670 
Lyon,  1757. 

(1)  Bruneau,  Observations  et  Maximes,  p.  223.  (2)  Bornier,  Conférences, 
t.  II,  p.  340.  (3)  Bretonnier,  Recueil  par  ordre  alphabétique,  etc.,  p.  182  et 
183.  (4)  Boutaric,  Explication  de  l'Ordonnance,  etc.,  t.  II,  p.  262.  (5)  Code 
criminel,  t.  III,  p.  960.  (6)  Institutes,  2e  partie,  IV,  7,  p.  533-555.  (7)  Les 
lois  criminelles,  livre,  III,  t.  III,  art.  6,  «  du  suicide»  paragr.  5-7.  (8)  Lettre 
sur  le  système  de    l'auteur  de  l'Esprit  des  Lois,  p.  13. 


<>:;<>  \a:  xviii*'  sjèoiii 

Holissciud  de  lil  Combe  s'élève  contre  !;i  tendance  ;j  fermer  le* 
\eu\  en  «as  de  suicide.  Ou  prétend  parfois  que,  quand  l'Eglise  a  mi» 
la  ni.iiii  sur  le  cadavre  d'un  suicidé,  «  l<-  l»ras  séculier  doit  B€  reiirbr 
et  laisser  porter  ce  misérable  cadavre  à  la  sépulture  et  dans  la  i 
destinée  par  l'Kglise  aux  morts  -l  en  la'isser  le  jugetn«»tt  à  Dieu  ». 
Mais  c'esl  une  erreur.  La  Déclaration  de  171 2  a  tranché  la  ques- 
tion (1). 

Deuisart  déclare,  sans  commentaire,  que  le  Parlement  de  Paris, 
fait,  traîner-  eeu\  qui  se  tuent,  sur  une  claie,  de  la  prison  à  la  place 
publique  (2). 

.tousse,  lui  aussi,  expose  la  doctrine  classique  sans  un  mot  de- 
critique  ni  de  réserve-  Ceux  qui  se  tuent  sont  traînés  sur  la  claie, 
fa-ee' contre  terre,  pendus  par  les  pieds,  privés  de  sépulture.  La  ten- 
tative de  suicide  est,  en  principe,  punissable  de  mort.  Jousse  note 
au  passage  qu'en  cas  d'indigence,  le  Parlement  de  Paris  était  autre- 
fois indulgent  (3). 

L'auteur  de  l'article  Suicide  (Jurisprudence)  dans  l'Encyclopédie, 
dit  que  le  coupable  est  privé  de  sépulture  ;  «  on  en  ordonne  même 
l'exhumation  au  cas  qu'il  eût  été  inhumé  ;  la  justice  ordonne  que  le 
cadavre  sera  traîné  sur  une  claie,  pendu  par  les  pieds  et  ensuite  con- 
duit à  la  voirie  ».  Pas  un  mot  d'appréciation  (4). 

Pas  un  mot  non  plus  dans  Gottereau  qui  expose  la  doctrine  clas- 
sique (5).  Héricourt,  après  avoir  montré  la  différence  entre  le  droit 
romain  et  le  droit  français,  l'explique  en  disant  :  «  La  raison  et  la 
religion  nous  ont  fait  connaître  que  notre  vie  n'est  pas  à  nous,  mais 
à  Dieu.  Ce  que  les  Romains  considéraient  comme  une  grandeur 
d'âme  est  une  faiblesse  »  (6). 

Guyot,  dans  son  Répertoire,  écrit  encore,  sans  faire  aucune 
réflexion  :  «  aujourd'hui  on  condamne  les  cadavres  de  ceux  qui  se 
sont  homicides  eux-mêmes  à  être  traînés  sur  une  claie  la  face  contre 
terre  et  ensuite  à  être  pendus  par  les  pieds;  et  on  les  prive  de  sépul- 
ture... On  conserve  le  cadavre  pour  rendre  l'exemple  de  la  punition 
plus  frappant  »  (7). 

A  en  juger  par  tous  ces  textes,  l'ancien  droit,  fortifié  par  l'Ordon- 
nance, serait  plus  solide  que  jamais.  Jusqu'en  1770,  la  jurispru- 
dence écrite  laisse  la  même  impression.  Aucun  arrêt  ne  consacre  un 
principe  vraiment  nouveau.  Le  2  décembre  1737,  le  Parlement  de 
Paris  décide  qu'en  cas  de  suicide  l'appel  est  obligatoire.  Mais  ce  n'est 


(1)  Traité  des  matières  criminelles,  t.  II,  ch.  xxi,  p.  442.  (2)  Denisart,  Col- 
lection de  décisions  nouvelles,  P.  1771,  t.  IV,  p.  628.  (3)  Traité  de  la  justice 
criminelle,  t.  IV,  partie  IV,  t.  51,  parag.  4  et  11.  (4)  Tome  XV,  p.  641;  cf. 
homicide,  curateur,  mémoire.  (5)  Le  droit  général,  t.  I,  p.  216  ss.  (6)  L.  III„ 
t.  VIII,  parag.  19.     (7)  Répertoire,  t.  XVI,  p.  604. 


LA   MORALE   SIMPLE    :    L'ARRET   DE    1749  631 

certainement  pas  pour  abolir  indirectement  l'ancienne  législation  ; 
car  le  même  arrêt  qui  contient  cette  décision  marque  la  rupture 
définitive  avec  le  droit  romain  :  un  accusé  arrêté  pour  vol  s'était  tué 
dans  sa  prison  ;  prévôt  et  bailli  d'Orléans  se  disputaient  la  connais- 
sance du  crime  ;  le  Parlement  décide  que,  comme  «  la  mort  éteint 
la  poursuite  de  tous  les  crimes  »,  le  Prévôt  est  dessaisi,  mais  que,  le 
suicide  étant  un  crime  nouveau,  le  Bailli  fera  le  procès  au  cadavre  (i). 
Comme  on  voit,  le  droit  français  affirme  bruyamment,  contre  le  droit 
romain,  son  originalité.  En  1749,  un  arrêt  rendu  en  forme  de  règle- 
ment par  le  Parlement  de  Paris  revient  à  la  charge  et  ordonne  a  que 
les  Ordonnances,  arrêts  et  règlements  de  la  Cour  concernant  les  cada- 
vres des  personnes  qui  se  sont  homicidées  elles-mêmes  seront  exécu- 
tées selon  leur  forme  et  leur  teneur  »  (2). 

Nous  verrons  plus  loin  qu'en  dépit  des  Ordonnances  et  des  Décla- 
rations, en  dépit  des  jurisconsultes  classiques,  en  dépit  de  l'arrêt  de 
1 7^9,  le  vieux  droit  cesse  d'être  appliqué  dès  avant  la  Révolution. 
Néanmoins  il  est  certain  qu'il  y  a  encore  au  xvme  siècle,  des  condam- 
nations prononcées  contre  la  mémoire  et  des  exécutions  aussi  sévères, 
aussi  répugnantes  que  celles  du  moyen  âge.  Le  8  février  1729,  un  ma- 
gistrat, de  passage  à  Paris,  se  porte  un  coup  mortel,  mais  a  le  temps 
de  recevoir  l'extrême  onction.  Il  n'en  est  pas  moins  condamné  et 
traîné  (3).  M.  Libersat,  dans  son  étude  sur  La  Justice  criminelle  du 
Magistrat  de  Boulogne-sur-Mer,  dit  qu'en  matière  de  suicide,  la  sévé- 
rité, déjà  grande  au  xvne  siècle,  s'accroît  «  notablement  »  au  xviii8. 
Il  cite  l'exemple  d'un  soldat  invalide  dont  le  cadavre  est  attaché  au 
derrière  d'une  charrette,  traîné  et  pendu  par  les  pieds  (4).  L'arrêt  de 
17^9,  dont  on  vient  de  voir  un  passage,  condamne  la  mémoire  d'un 
certain  Portier  et  ordonne  que  le  cadavre  sera  attaché  derrière  une 
charrette,  traîné  sur  une  claie  la  tête  en  bas,  pendu  par  les  pieds  et 
jeté  à  la  voirie.  Ce  ne  sont  pas  là,  comme  le  dit  M.  Alpy,  les  «  pres- 
criptions de  l'Ordonnance  de  1670  »,  puisque  cette  Ordonnance  ne 
parle  pas  des  peines  (5).  Ce  sont,  fidèlement  respectés  au  milieu  du 
siècle  des  philosophes,  les  usages  du  moyen  âge. 

À  Maries,  en  1751,  on  met  un  cachet  de  cire  noire  sur  le  front 
du  suicidé  et  on  dépose  le  cadavre,  pour  «  plus  grande  sûreté  »,  dans 
un  cachot  dont  on  ferme  la  porte.  On  nomme  un  curateur.  On  sale 
le  corps.  Quelques  jours  plus  tard,  on  l'enfouit,  crainte  de  la  peste, 
dans  «  la  fosse  aux  huguenots  ».  Enfin  vient  l'arrêt  condamnant  la 


(1)  Arrêt  cité  par  Serpillon,  t.  III,  p.  970  et  par  Denisart  (éd.  de  1771, 
t.  IV,  p.  628).  (2)  Serpillon,  ibid.,  p.  972,  arrêt  rendu  d'après  Denisart  (IV, 
p.  629),  sur  appel  a  minima  d'une  sentence  du  lieutenant  criminel  de  Chau- 
mont-en-Bassigny.  (3)  Denisart,  édit.  de  1771,  t.  IV,  p.  628.  (4)  Libersat, 
La  justice  criminelle  du  magistrat  de  Boulogne-sur-Mer,  P.  1910,  p.  304. 
(5)  .Alpy,    De  la   répression   du  suicide,  p.   40. 


632  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

mémoire  et  portanl   que  le  h'xte  de  Ja   sentence  sera  attaché  à  une 
potence  pendant  vingt-quatre  heures  (i). 

A  Toulouse,  en  1768,  un  couteau  est  attaché  à  la  main  droite  du 
cadavre,  qu'on  traîne  par  les  rues  et  carrefours.  Sans  doute  le  corps 
était-il  déjà  décomposéi  car  un  bourgeois  de  la  ville  écrit  :  «  l'hor- 
reur qu'on  en  éprouva  fut  telle  que  les  estomacs  de  quantité  de  spec- 
tateurs en  furent  indisposés  »  et  que  plusieurs  s'en  retournèrent 
u  avec  un  dégoût  et  soulèvement  de  cœur  presque  nuisible  »  (2). 

A  Château-Gontier,  en  1718,  une  jeune  fille  enceinte  s'étant  em- 
poisonnée, le  cadavre,  dès  le  commencement  du  procès,  est  «  exhu- 
mé et  écroué  à  la  geôle  des  prisons  ».  Puis  il  est  traîné,  la  tête  en 
bas,  par  les  rues  de  la  ville,  pendu  par  les  pieds,  et  enfin  «  mis  sur 
un  bûcher  et  réduit  en  cendres  ».  Je  ne  connais  pas  d'autre  cas  où  la 
peine  du  feu  ait  été  appliquée.  La  sentence  de  Château-Gontier  pré- 
cise que  les  cendres  seront  jetées  au  vent  et  que  l'enfant  sera  préala- 
blement extrait  du  cadavre  pour  être  enterré  avec  les  morts-nés  (3). 

Il  y  a  même  des  exemples  de  condamnations  en  cas  de  tentative 
'de  suicide.  En  1777,  le  Journal  de  Paris,  conte  l'histoire  d'un  homme 
qui,  ayant  essayé  de  se  pendre,  est  condamné  aux  galères  à  perpé- 
tuité et  n'est  acquitté  qu'en  appel  (4).  Voltaire,  dans  le  Dictionnaire 
philosophique,  parle  d'un  homme  qui,  s'étant  «  fait  quelques  taillades 
légères  avec  un  couteau,  à  l'exemple  des  charlatans,  pour  obtenir 
quelque  récompense  »,  est  condamné  à  être  pendu  par  arrêt  du  Par- 
lement (5). 

Dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  le  Parlement  de  Paris  va  plus 
loin  :  il  considère  comme  une  faute  punissable  le  seul  fait  d'exprimer 
des  idées  favorables  au  suicide. 

Dans  les  Extraits  des  assertions  dangereuses  et  pernicieuses  en  tout 
genre  que  les  soi-disant  Jésuites  ont  dans  tous  les  temps  et  persévé- 
ramment  soutenues,  imprimées  et  publiées  dans  leurs  livres  avec 
approbation  de  leurs  supérieurs  et  généraux,  recueil  imprimé  en 
1762  par  ordre  du  Parlement,  on  retient  contre  les  Jésuites  une 
phrase  soi-disant  favorable  au  suicide  (6). 


(1)  De  Marsy,  Notice  sur  quelques  procès  faits  à  des  cadavres  à  Maries, 
Laon,  1859,  p.  5-9.  Le  Procureur  du  Roi  fait  appel  a  minima  perce  qu'on  n'a 
pas  ordonné  d'exhumer  et  de  traîner  le  cadavre.  Mais  le  Parlement  confirme 
la  sentence.  (2)  Molinier,  De  la  répression  des  attentats  aux  mœurs  et  du  sui- 
cide suivant  les  anciens  usages  de  Toulouse,  Toul.,  1867,  p.  13-17.  (3)  Collect. 
des  Invent,  sommaires  des  Archives  départementales,  Mayenne,  série  B, 
t.  II,  p.  113.  (4)  Journal  de  Paris,  6  janvier  1777.  (5)  Articles  supplices. 
(6)  Paris,  Pierre  Simon,  imprimeur  du  Parlement,  1762,  in-4°,  p.  439.  La 
phrase  incriminée  est  celle  de  Laymann  (voir  plus  haut,  p.  590).  Elle  cons- 
tate que  des  sages  ont  approuvé  certains  suicides  mais  il  s'agit  de  sages 
païens.  Une  autre  phrase  relative  au  suicide  de  Caton  est  traduite  en  français 


LES   APOLOGISTES    DU  VIEUX   DROIT  633 

En  1770,  Séguier  dans  son  réquisitoire  contre  le  Système  de  la 
Nature,  allègue  que  le  livre  contient  des  théories  favorables  à  la 
mort  volontaire  (1). 

Combien  de  moralistes,  d'auteurs  dramatiques,  de  romanciers 
auraient  pu  tomber,  aux  siècles  précédents,  sous  le  coup  d'une  telle 
accusation  !  Mais  ce  qu'on  avait  pardonné  aux  auteurs  des  romans 
bretons,  à  Montaigne,  à  St-Cyran,  au  P.  Le  Moyne,  n'est  pas  par- 
donné à  d'Holbach  :  le  18  août,  le  Parlement  répond  à  l'appel  de 
Séguier  et  condamne  au  feu  le  Système  de  la  Nature. 

Dernier  trait  à  noter  et  qui  ferait  bien  croire  que  le  vieux  droit 
reste  solide  :  alors  qu'au  xvir6  siècle,  alors  qu'au  moyen  âge  même, 
les  moralistes  affectent  d'ignorer  les  rigueurs  de  la  justice,  il  se  trouve 
au  xvme  siècle  des  écrivains  qui  les  approuvent. 

Dans  le  monde  catholique,  Dupin  dit  que  «  des  lois  sévères  » 
réduiraient  le  nombre  des  suicides  (2).  Gauchat  écrit  que  la  morale  est 
le  fondement  «  de  la  sévérité  des  lois  humaines  »,  et  il  vise  bien  les 
lois  de  son  temps  car  il  ajoute  :  «  la  mort  ne  dérobe  pas  les  coupa- 
bles à  la  punition  :  elle  est  exercée  sur  leurs  cadavres  »  (3).  La 
Religion  vengée  approuve  le  droit  pénal  et  le  croit  efficace:  «  L'inten- 
tion des  législateurs  a  été  d'effrayer,  et  jusqu'à  un  certain  point  le 
succès  répond  à  leur  désir  »  (4).  Bergier  dit  :  «  Si  l'on  a  tort  de  blâ 
mer  l'homme  coupable  de  suicide,  de  flétrir  sa  mémoire,  de  faire  le 
procès  à  son  cadavre,  on  n'a  pas  moins  tort  de  punir  un  meurtrier 
par  des  supplices  ».  L'homme  peut  être  «  modifié  et  ému  »  par  la 
pensée  de  l'infamie  dont  il  sera  noté  (5). 

Parmi  les  protestants,  Dumas  et  Formey  s'accordent  à  approuver 
les  peines  qui  frappent  les  suicidés.  Dumas  réfute  longuement  Becca- 
ria  (6).  D'après  Formey,  «  l'apologie  des  lois  de  l'Europe  n'est  pas 
difficile  à  faire  ».  Si  le  suicide  est  volontaire,  c'est  un  crime  ;  il  est 
«donc  punissable.  S'il  est  dû  à  «  un  mouvement  machinal  »  ou  à  un 
désordre  d'imagination,  a  il  est  essentiel  de  prévenir  la  contagion  » 
en  affectant  fortement  l'imagination  par  le  spectacle  des  procédures 
•contre  le  cadavre  (7). 

Enfin,  parmi  les  philosophes,  d'Argens  est  d'avis  qu'il  faut  «  cou- 


■d'une  façon  inexacte  et  tendancieuse,  contre  laquelle  proteste  à  bon  droit 
l'auteur  de  la  Réponse  au  livre  intitulé-.  Extrait  des  assertions,  etc.,  s.  1.,  1763 
in-4°,  t.  I,  p.  457. 

(1)  Réquisitoire  sur  lequel  est  intervenu  l'arrêt  du  18  août,  etc.  (B.  Nat.,  F. 
23342).  (2)  Dupin,  Observations  sur  V Esprit  des  Lois,  t.  II,  p.  326.  (3)  Gau- 
chat, Lettres  critiques,  t.  II,  p.  62.  (4)  La  Religion  vengée,  t.  II,  p.  216.  (5)  Exa- 
men du  matérialisme,  p.  399.  (6)  Dumas,  Traité  du  suicide,  p.  212,  222, 
230.  La  phrase  :  «  un  particulier,  une  famille  ne  sont  rien»  est  reprise  à 
Mérian.      (7)   Formey,  Mélanges  philosophiques,  t.   I,  p.   234-235. 


LE    XVIIIe   SIÈCLE 

a  ri r  de  Imnic  e1  d'infamie  la  mémoire  des  suicidés  »  (i)  et  Mérian 
vdi1   dans  la  ilt'-l rissu r«*  publique  un  «  excellent   préservatif  ».  S 
doute  cette  flétrissure  rejaillit  sur  des  innocents.  Mais  «  un  particu- 
lier, une  Camille  ne  sont  rien  lorsqu'il  s'agit  de  la  Sociéi 

Accepte  par  les  jurisconsultes)  proclamé  par  le  Parlement, 
défendu  par  des  écrivains  étrangers  au  monde  judiciaire,  le  vieux 
droit  remporte,  en  1768,  un  dernier  triomphe  :  ['Ordonnance  concer- 
nant les  délits  et  les  peines  dans  Vile  de  Corse  contient  l'article  sui- 
vant :  «  Le  procès  sera  fait  à  la  mémoire  de  celui  qui  se  sera  défait 
lui-même,  le  cadavre  sera  brûlé  et  la  confiscation  des  biens  aura 
lieu  »  (3).  Vingt  et  un  ans  avant  la  Révolution,  le  pouvoir  royal  inter- 
vient peur  consacrer  la  morale  simple  et  le  principe  des  peines  infli- 
gées au  cadavre  ! 

Enfin  la  vieille  morale  conserve  dans  les  mœurs  un  point  d'appui 
solide.  Dans  le  peuple,  l'horreur  subsiste.  Hors  du  peuple  propre- 
ment dit,  il  y  a  des  traces  d'aversion. 

J'ai  cherché  en  vain  dans  les  Correspondances,  les  Mémoires,  les 
romans  un  récit  montrant  des  gens  du  peuple  face  à  face  avec  le  sui- 
cide. Mais  il  est  bien  évident  que  la  survivance,  même  théorique, 
du  droit  pénal  suffit  à  entretenir  la  morale  d'en  bas.  La  seule  inter- 
vention des  gens  de  justice  maintient  cette  impression  de  mort  vio- 
lente et  coupable  qui,  depuis  des  siècles,  s'attache  au  suicide.  En 
outre,  c'est  sans  doute  dans  le  bas  peuple  que  les  vieilles  lois  sont 
appliquées  le  plus  longtemps.  Une  note  de  l'édition  de  Kehl  dit  qu'à 
la  fin  du  siècle,  quand  on  exécute  les  lois  contre  le  suicide  pour  l'amu- 
sement de  la  populace,  c'est  «  contre  des  malheureux  dont  la  famille, 
trop  pauvre  ou  trop  obscure,  ne  mérite  pas  que  son  honneur  soit 
compté  pour  quelque  chose  »  (4). 

A  la  campagne,  (où  le  suicide  est,  d'après  Voltaire,  chose  plus 
rare  (5)  et  par  là  même,  plus  énorme),  le  seul  refus  de  sépulture 
chrétienne  inspire  forcément  l'horreur.  Au  début  du  siècle,  les  suici- 
dés qu'on  ne  peut  conserver  dans  le  sel  sont  enfouis,  nous  l'avons 
vu,  dans  la  fosse  aux  huguenots.  Le  supplice  est  exactement  le  même 
pour  le  nouveau  converti  qui  abjure  en  mourant  et  pour  celui  qui 
s'est  tué  lui-même.  Une  odeur  d'hérésie  vient  ainsi  s'ajouter  à  l'anti- 
que aversion  populaire. 

Même  en  dehors  du  peuple  proprement    dit,    il  y    a    des  traces 


(1)  Lettres  Juives,  lettre  145.  (2)  Mérian,  Sur  la  crainte  de  la  mort,  etc., 
p.  385.  (3)  Ordonnance  de  Louis  XV  donnée  à  Versailles  au  mois  de  juin 
1768,  Toulon,  s.  d.  (Bibl.  Nat.,  F.  23627).  Le  texte  ne  se  trouve  pas  dans 
Isambcrt,  ce  qui  explique  qu'il  ait  échappé  aux  auteurs  d'ouvrages  sur  le 
suicide.  (4)  Note  sur  l'article  V  du  Prix  de  la  Justice  et  de  l'Humanité* 
(5)  Dict.  philos.,  De  Caton  et  du  suicide, 


l'horreur  du  suicide  635- 

d'horreur.  Dans  un  conte  de  Dubois  Fontanelle,  une  religieuse  s'étant 
tuée;  ses  compagnes  n'osent  l'approcher,  la  toucher.  «  Ce  spectacle 
effraie  toutes  ces  filles  ;  il  n'en  est  point  qui  ose  approcher  d'elle.  La 
plus  courageuse  coupe  le  cordon  »  (i). 

En  province,  au  milieu  du  xvnr9  siècle,  dit  Cournot  dans  ses 
Souvenirs,  «  un  suicide  élait  un  événement  très  rare  qui  jetait  toute 
une  ville  dans  la  consternation,  par  la  terreur  des  peines  d'une 
autre  vie,  par  le  lugubre  arrêt  de  la  justice  temporelle  qui  en  était 
ordinairement  la  suite  et  par  la  tache  qu'il  imprimait  à  la  fa- 
mille »  (2). 

Des  écrivains  du  temps  signalent  eux  aussi  cette  flétrissure  dont 
est  victime  la  famille  du  suicidé.  Nous  avons  vu  plus  haut  Dumas 
et  Mérian  en  prendre  leur  parti.  Delisle  de  Sales  montre  la  veuve 
d'un  suicidé  si  couverte  d'infamie  qu'elle  songe  à  son  tour  à  se- 
détruire  (3).  En  admettant  qu'il  y  ait  dans  ce  dernier  trait  un  peu 
d'exagération,  il  reste  que  la  «  veuve  de  suicidé  »,  le  «  fils  de  sui- 
cidé »  devaient  être  assez  mal  vus  chez  eux.  D'après  Diderot,  lé 
I mauvais  effet  produit  par  le  suicide  n'atteint  pas  seulement  la 
femme  et  les  enfants  :  la  honte  «  rejaillit  sur  les  parents;  les  amis 
sont  au  moins  accusés  d'un  mauvais  choix;  un  corps,  une  secte 
entière  est  calomniée  »  (4). 
L'affaire  Calas  montre  à  quel  point  une  famille  bourgeoise  redoute 
la  honte  d'un  suicide  :  «  Mon  père,  déclare  Pierre  Calas,  dans 
l'excès  de  sa  douleur,  me  dit  :  Ne  vas  pas  répandre  le  bruit  que 
ton  frère  s'est  défait  lui-même.  Sauve  au  moins  l'honneur  de  ta 
misérable  famille  »  (5).  On  sait  quelles  suites  a  cet  effort  pour 
cacher  la  vérité.  Mais  il  est  dans  les  mœurs  du  temps,  et  Voltaire, 
en  le  déplorant,  ne  songe  pas  à  s'en  étonner.  La  phrase  de  Calas 
est  d'autant  plus  remarquable  que,  dans  le  ressort  du  Parlement  de 
Toulouse  il  n'y  a  pas  confiscation  en  cas  de  suicide.  Calas  n'a  pas 
à  craindre  pour  ses  biens.  Mais  le  suicide  de  son  fils  porte  atteinte 
à   l'honneur  de   la   famille. 

Ainsi   catéchismes   et  Encyclopédie,   apologistes    et    philosophes, 
Bergier  et  La  Meltric  s'accordent  à  condamner  le  suicide.  Le  vieux 
droit,    qui    cent    ans    plus    tôt    comptait    tant    d'adversaires,    trouve- 
dans    les    jurisconsultes    classiques    autant    de    théoriciens    complai- 
sants, est  maintenu  dans  sa  rigueur  par  deux  déclarations  royales  et 


(1)  Dubois-Fontanelle,  Emilie  ou  les  vœux  forcés  (Théâtre  et  Œuvres- 
philosophiques,  t.  III,  p.  158.  (2)  Cournot,  Souvenirs,  éd.  Bottinclli,  P.  1913, 
p.  20.  (3)  Philosophie  de  la  Nature,  t.  V,  p.  152.  (4)  Essai  sur  les  règnes  de 
Claude  et  de  Néron.  Des  lettres  de  Sénèque,  paragr.  23.  (5)  Cette  Déclaration 
est  citée  par  Voltaire  dans  le  Traité  sur  la  tolérance. 


G36  LE    XVIIIe   SIÈCLE 

par  un  arrêt  solennel  du  Parlement  de  Paris.  Des  moralistes  s'en 
déclarent  partisans.  La  seule  expression  d'idées  favorables  au  suicide 
est  un  crime  que  Séguier  dénonce  au  Parlement.  Dans  le  peuple 
l'horreur  subsiste.  —  Si  j'ai  insisté  sur  cette  survivance,  sur  cette 
solidité  de  l'ancienne  morale,  c'est  d'abord  pour  bien  mettre  en 
lumière  le  caractère  de  la  lutte  violente  qui  s'engage  au  xvnr9  siècle. 
C'est  aussi  parce  qu'il  y  a  là  pour  la  science  des  moeurs  une  grande 
leçon  de  prudence  :  philosophie,  droit,  jurisprudence  écrite,  tout  ce 
sur  quoi  s'appuie  le  plus  volontiers  la  sociologie  paraît  d'abord 
favorable  à  l'ancienne  morale  :  et  c'est  pourtant  à  l'époque  même 
où  elle  paraît  plus  ferme  que  jamais  que  cette  morale  n'est  plus 
qu'une  façade,  et  une  façade  qui  déjà  s'écroule- 


II 

Victoire  de  la  morale  nuancée  :  1)  Elle  s'affirme  toujours  dans  les  romans  et 
au  théâtre  ;  2)  les  philosophes  hostiles  en  principe  au  suicide  font  de 
larges  concessions  à  la  morale  nuancée  ;  3)  d'autres  philosophes  attaquent 
la  vieille  morale,  soit  en  déclarant  que  le  suicide  est  toujours  l'effet  de  la 
folie  (Mérian,  Dubois-Fontanelle,  Lévesque,  Anary)  ;  soit  en  lançant 
des  formules  favorables  au  suicide  (Montesquieu,  Maupeituis,  d'Holbach)  ; 
soit  en  expliquant  qu'il  y  a  suicide  et  suicide  (d'Argenson,  Helvétius, 
Delisle  de  Sales,  Volcairc). 

Tout  d'abord,  la  morale  nuancée  continue  à  s'affirmer  dans  les 
romans  et  au  théâtre. 

Dans  les  romans  elle  s'étale  moins.  Qu'on  lise  la  Vie  de  Marian- 
ne, le  Paysan  parvenu,  les  Liaisons  dangereuses,  Gil  Blas,  Manon 
Lescaut,  on  n'y  trouvera  plus  ces  héros  qui,  par  leur  exemple,  in- 
diquent dans  quels  cas  le  suicide  est  licite,  élégant  ou  de  rigueur. 
Mais  on  aurait  tort  d'en  conclure  à  une  transformation  de  l'idéal 
mondain.  Ce  qui  se  transforme,  c'est  le  roman  lui-même.  Aux  siè- 
cles précédents,  il  était  avant  tout  école  de  bon  ton  et  de  morale. 
Au  xvme  siècle,  les  auteurs  se  rapprochent  de  la  vie  courante  et  s'é 
loignent  d'autant  des  situations  exceptionnelles  qui  poussent  au  sui- 
cide les  âmes  héroïques.  Mais,  il  n'y  a  pas  revirement  moral.  Lesage, 
Marivaux,  l'abbé  Prévost,  Restif  s'occupent  beaucoup  moins  de  la 
mort  volontaire  que  les  romanciers  précieux.  Seulement,  à  l'occa- 
sion, ils  se  montrent  très  fidèles  à  la  morale  romanesque.  A  côté 
d'eux,  il  y  a  les  romanciers  philosophes  comme  Voltaire,  Diderot, 
Marmontel,  La  Dixmerie;  il  y  a  ceux  qui  continuent  à  peindre  le 
monde  idéal  comme  font,  dans  le  goût  classique,  Mme  de  Villedieu, 
Florian,  Mme  de  Fontaine,  Mme  de  Tencin  et,  dans  le  goût  nouveau, 
Loaisel  de  Tréogate,  Bernardin  de  Saint-Pierre,  le  poëte  Léonard. 
Il    y    a    les    romans    d'aventures   de    Bastide    ou    de    Mouhy-    Dans 


LA  MORALE  NUANCÉE  :  LE  ROMAN  637 

tous  ces  ouvrages  (i),  la  morale  nuancée  continue  à  s'affirmer. 
Et  elle  s'affirme  de  la  même  manière  qu'aux  siècles  précédents. 
On  retrouve  d'un  coté  les  phrases  de  façade  qui  condamnent  le  sui- 
cide, d'autre  part  une  morale  en  action  qui,  dans  des  cas  détermi- 
nés, montre  les  héros  sympatiques  se  tuant  ou  prêts  à  se  tuer. 

Je  ne  m'attarde  pas  à  compter  les  phrases  dans  lesquelles  le  ro- 
mancier parle  de  «  tragique  aventure  »,  d'action  «  furieuse  »,  de 
funeste  «  dessein  ».  A  cet  égard,  il  n'y  a  aucun  changement.  Quel- 
quefois, comme  au  xvne  siècle,  la  réprobation  est  très  nettement 
marquée.  L'abbé  Prévost  consacre  tout  un  conte  à  opposer  «  la  phi- 
losophie française  »  qui  détourne  les  désespérés  du  suicide  à  la  phi- 
losophie anglaise  qui   les  y   pousse  (2).   Dans  Marmontel   (3),   dans- 


(1)  Dans  la  masse  toujours  plus  considérable  des  romans  j'ai  fait 
un  choix  d'après  les  mêmes  principes  que  pour  les  romans  du  siècle 
précédent.  Dans  les  œuvres  volumineuses  comme  celles  de  l'abbé  Pré- 
vost et  de  Restif  de  la  Bretonne,  j'ai  lu  les  ouvrages  les  plus  connus 
et,  au  hasard,  quelques-uns  des  autres.  J'ai  surtout  essayé  de  prendre 
quelques  spécimens  de  tous  les  genres  qui  ont  plu.  Je  me  suis  servi, 
pour  en  dresser  une  liste,  du  livre  de  M.  Lebreton  (Le  roman  au 
XVIIIe siècle,  P.  1898),  du  Manuel  deM.  Lanson  (xvme  S.,  ch.  vu,  parag.  1- 
12)  et  d'indications  qu'a  bien  voulu  me  donner  M.  Mornet.  J'indique  ici  les  ou- 
vrages cités  au  cours  de  ce  chapitre  :  Bastide,  Les  ressources  de  l'amour,  P.  1752  ; 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  Paul  et  Virginie  (Œuvres  complètes,  P.  1818r 
t.  VI)  ;  Charpentier,  Nouveaux  contes  moraux,  Amst.,  1767  ;  Mme  de  Charrière, 
Caliste,  Genève,  1787  ;  Diderot,  Jacques  le  fataliste  et  son  maître  (Œuvres, 
P.  1821,  t.  VI)  ;  Dubois-Fontanelle,  Contes  (Théâtre  et  Œuvres  philosophiques, 
P.  1785,  t.  III)  ;  La  Duchesse  de  Capoue,  P.  1732  ;  Florian,  Gonzalve  de  Cor- 
doue,  P.  1884  ;  Histoire  de  la  Princesse  Jaïren  reine  du  Mexique,  La  Haye, 
1750  ;  La  Dixmerie,  Contes  philosophiques,  P.  1765  ;  Léonard,  Lettres  de  deux 
amants  habitants  de  Lyon,  Londres,  1783  ;  Lesage,  Le  Bachelier  de  Salamanquet 
Les  aventures  de  Beauchëne  (Œuvres  choisies,  Amsterd.,  1783)  ;  Loaisel  de 
Tréogate,  Valmore,  P.  an  III  ;  Les  soirées  de  la  mélancolie,  P.  1777  ;  Louvet, 
Une  année  de  la  vie  du  chevalier  de  Faublas  ;  Six  semaines  de  la  vie  du  chevalier 
de  F.  ;  La  fin  des  amours  du  chevalier  de  Faublas,  Londres,  1790  ;  Mlle  de 
Lussan,  Les  Veillées  de  Thessalie,  P.  1731,  Anecdotes  de  la  Cour  de  Philippe- 
Auguste,  P.  1733  ;  Marivaux,  Les  effets  de  la  sympathie,  Œuvres,  P.  1781, 
t.  V  et  VI  ;  Le  Don  Quichotte  moderne,  ibid.,  t.  XI  ;  Marmontel,  La  leçon  du 
malheur,  L'erreur  d'un  bon  père,  Les  déjeuners  du  village,  Les  bateliers  de 
Besons,  II  le  fallait,  Les  solitaires  de  Murcie,  Lausus  et  Lydie,  La  Bergère  des 
Alpes.  Laurette  (Contes  Moraux,'  Œuvres  P.  1819,  t.  IV-VI)  ;  Les  Souvenirs 
du  Coin  du  feu,  Nouveaux  Contes  moraux,  ibid.,  t.  VI  ;  de  Mouhy,  Le  masque 
de  fer,  La  Haye,  1750  ;  abbé  Prévost,  Mémoires  et  Aventures  d'un  homme  de 
qualité,  P.  1808  ;  Contes,  aventures  et  faits  singuliers  (Œuvres  choisies,  P. 
1784)  ;]Le  monde  moral  (ibid.,  t.  29)  ;  Mémoires  d'une  jeune  dame  (ibid.,  t,  31)  ; 
Regnard,  La  Provençale  (Œuvres,  P.  1820,  t.  I  );  Restif  de  la  Bretonne,  Le 
paysan  et  la  paysanne  pervertis,  P.  1785  ;  Mme  de  Riccoboni,  Histoire  du  Mar- 
quis de  Cressy,  Amsterd.,  1758  ;  Mme  de  Tencin,  Mémoires  du  comte  de  Com- 
minges,  P.  1735  ;  Mme  de  Villedieu,  Les  désordres  de  l'amour,  Cléonice  ou  le 
roman  galant,  Carmante,  Alcidamie  (Œuvres,  P.  1721)  ;  Voltaire,  Candide, 
L'ingénu  (Œuvres,  P.  1853,  t.  VIII.  (2)  Contes,  aventures,  etc,  416- 
(3)  L'erreur  d'un  bon  père  (Œuvres,  V,  136),  Il  le  fallait  (VI,  16). 


<538  LE    wiir    RàOLB 

iteatif  de  la  Bretonne  (i),  dans  Mme  de  Villedieu  (2),  on  trouve 

déclarations  contre  la  mort  volontaire.  Marivaux   raille   l'amant  ro- 
manesque   qui    h  de   désespoir  allait   se  tuer  si   son   écuyer   ne   l'en 
avait   empêché   (3).   Faublas,   renonçant  au   suicide  se   dit:   «  \ 
ment  j'allais  l'aire  une  belle  sol  lise  »  (4). 

Mais  d'abord,  on  trouve,  en  sens  inverse  des  phrases  favorables 
à  ceriains  suicides  (5);  on  trouve  «USSJ  des  railleries  contre  la  morale 
traditionnel  li1  :  Voltaire  dénonce,  dans  Y  Ingénu,  «  ces  lieux  com- 
muns fasl'ulieuv  par  lesquels  on  essaie  de  prouver  qu'il  n'est  pas 
permis  d'user  de  sa  liberté  pour  cesser  d'être  quand  on  est  horrible- 
ment mal,  qu'il  ne  faut  pas  sortir  de  sa  maison  quand  on  ne  peut 
plus  y  demeurer,  que  l'homme  est  sur  la  terre  comme  un  soldat  à 
son  poste  :  comme  s'il  importait  à  l'Etre  des  Etres  que  l'assemblage 
de  quelques  parties  de  matière  fût  dans  un  lieu  ou  dans  un  autre  : 
raisons  impuissantes  qu'un  désespoir  ferme  et  réfléchi  dédaigne 
d'écouter  et  auxquelles  Caton  ne  répondit  que  par  un  coup  de  poi- 
gnard »  (6).  Enfin  et  surtout  la  morale  en  action  est  toujours  celle 
des  romans  du  xvie  et  du  xvne  siècle,  et  ce  sont  les  mêmes  suicides 
qui  excitent  la  sympatie  ou  l'admiration. 

Suicides  altruistes  :  un  soldat  se  fait  tuer  pour  sauver  un  officier 
•dont   il   est   l'obligé   (7),    une   femme   se    tue   pour   mettre   fin    à   la 
rivalité  de  ses  deux  amants  (8),  un  héros  innocent  veut  se  frapper 
pour  épargner  à  la  reine  qu'il  aime  et  qui  le  croit  coupable  la  dou- 
leur de  le  condamner  (9). 

Suicides  destinés  à  sauver  l'honneur  :  des  jeunes  filles,  des 
femmes  veulent  se  tuer  ou  se  tuent  pour  ne  pas  être  outragées  (10) 
•ou  pour  ne  pas  survivre  à  un  outrage  (ti).  Une  d'elles,  en  se  frap- 
pant, déclare  :  «  Le  ciel  qui  ne  punit  que  les  crimes  aura  pitié  de 
mon  âme  »  (12).  Sur  la  poupe  du  St-Géran,  Virginie  repousse  «  avec 
dignité  »  le  matelot  nu  qui  pourrait  la  sauver  (i3).  Des  condamnés 
préfèrent  la  mort  ,à  l'infamie  du  supplice.  Un  héros  de  l'abbé  Pré- 


1  i)    Le  paysan    et   la  paysanne  pervertis,    I,  309.      (2)    Cannante  (Œuvres, 

III,  90).       (3)   Le  don  Quichotte  moderne,  p.   7.       (4)    Faublas,    Une    année, 

IV,  110.      (5)  Léonard,  Lettres  de  deux  amants,  IV,  183-187,   Parny,   Œuvres 
ï\     1808.    I,     p.     200-201).        (6)    L'ingénu,    XX.        (7)     Marmontel.    Les 

souvenirs  du  coin  du  feu  (VI,  179).  (8)  Mme  de  Villedieu,  Carmante. 
253.  (9)  II,  Ibid.,  499.  (10)  Bastide,  Les  ressources  de  l'amour,  IV,  p.  117  ; 
De  Mouhy,  Le  masque  de  fer,  IVe  partie,  p.  6.  Marivaux,  Effets  de  la  sympa- 
thie, I,  386,  399,  404  ;  II,  101,  450  ;  Marmontel.  Les  bateliers  de  Bezons  (V, 
336)  ;  Loaisel  de  Tréogate,  Les  soirées  de  la  mélancolie,  p.  20  ;  Charpentier, 
Liicile  (Nouveaux  eontes  moraux,  p.  101).  Lesage  rend  hommage  à  sa  façon 
à  la  morale  romanesque  dans  le  Bachelier  de  Salamanque,  p.  448.  (11)  Soirées 
■de  la  .Mélancolie,  p.  115.  (12)  Mémoires  d'un  homme  de  qualité,  t.  I,  1,  II, 
p.  89.     (13)  Paul  et  Virginie,  p.  182. 


LA   MORALE   NUANCÉE    :    LE   ROMAN  639 

vost  donne  du  poison  à  son  fils  en  danger  d'être  condamné  à 
mort  (i).  Quand  Valmore  a  déshonoré  les  siens,  son  père  lui  tend 
une  épée  et  lui  dit  :  l'honnête  homme  s'égare,  mais  sait  s'en  punir; 
«  rends  toi  un  service  que  je  ne  puis  te  rendre  »  (2).  Enfin,  quel- 
quefois, le  héros  vaincu  refuse  de  survivre  à  sa  défaite  (3). 

Suicides  dus  au  remords  et  au  désir  d'expier  :  un  héros  se  fait 
tuer  par  regret  d'avoir  conduit  un  ami  à  sa  perte  (4);  un  autre 
parce  que  l'amour  l'a  retenu  loin  d'un  combat  (5);  Falkland,  se 
trouvant  bigame,  se  tue  (6);  Faublas,  décidé  ià  se  tuer,  parle  du 
«  trépas  glorieux  »  qui  va  réparer  ses  erreurs  (7). 

Suicides  d'amour  enfin  :  on  ne  compte  pas  les  amants  qui  veulent 
se  tuer  ou  se  tuent  pour  ne  pas  survivre  à  l'objet  de  leur  amour. 
On  les  retrouve  dans  Lesage  (8)  et  Marivaux  (9),  dans  Mme  de  Ten- 
cin  (10),  Mme  de  Villedieu  (n),  Mlle  de  Lussan  (12),  dans  l'abbé 
Prévost  (i3),  dans  La  Dixmerie  (i/i).  On  ne  compte  pas  davantage 
ceux  qui  renoncent  à  la  vie  quand  ils  sont  dédaignés,  rebutés,  trahis 
ou  séparés  de  ce  qu'ils  aiment  :  personnages  de  Mme  de  Villedieu, 
de  Florian,  de  Louvet,  de  Mlle  de  Lussan,  de  Marivaux,  de  Mar- 
montel,  de  Mme  de  Charrière,  de  l'abbé  Prévost,  de  Loaisel  de 
Tréogate,  de  Voltaire,  de  Parny,  de  Bastide  (i5),  de  bien  d'autres. 
Le  roman  composé  par  Léonard  après  la  mort  des  deux  «  amants 
de  Lyon  »  est  une  apothéose  toute  romantique  du  suicide  d'amour. 
Séparés  par  des  parents  injustes,  Thérèse  et  Faldoni  décident  de  se 
tuer.  Thérèse  demande  «  sa  robe  blanche  de  satin  des  Indes  »  et 
chante  des  vers  d'amour  en  s'accompagnant  sur  sa  harpe.  Quand 
elle  est  morte,  les  paysans,  dont  elle  était  l'idole,  s'agenouillent.  On 


(1)  Le  monde  moral,  p.  120.  (2)  Loaisel,  Valmore,  p.  75-77).  (3)  Flo- 
rian, Gonzalve  de  Cordoue,  I,  190  ;  de  Mouhy,  Le  Masque  de  Fer,  VIe  par- 
tie, p.  51.  (4)  Marmontel,  Lausus  et  Lydie  (III,  123).  (5)  Marmontel, 
La  Bergère  des  Alpes  (III,  276).  (6)  Abbé  Prévost,  Mémoires  d'une  jeune 
dame,  431  ;  Cf.  de  Mouhy,  Masque  de  Fer,  VI,  66.  (7)  Faublas,  La  fin  des 
amours,  etc  ,  VI,  123,  II,  154  ;  III,  5  et  19  ;  V,  77  ;  Cf.  Mme  de  Villedieu, 
Alcidamie,  IV,  439.  (8)  Aventures  de  Beauchêne,  p.  350  ;  Bachelier  de  Sala- 
manque,  268.  (9)  Les  effets  de  la  sympathie,  II,  20,  58.  (10)  Mémoires  du 
comte  de  Comminges,[l 27.  (11)  Cléonice,  p.  530.  (12)  Anecdotes  delà  cour.  etc. 
II,  306,  319.  (13)  Mém.  d'un  homme  de  qualité,  II,  1,  VIII,  195,  (14)  Contes 
philosophiques,  II.  200,  205.  Ci.  La  duchesse  de  Capoue,  95,  114,  145  ;  Histoire 
de  la  princesse  Jairen,  p.  115,  118.  (15)  Mme  de  Villedieu,  Les  désordres 
de  l'amour,  Carmanle,  Cléonice,  Alcidamie  (Œuvres,  I,  211,  III,  81, 
I,  546,  IV,  307)  ;  Florian,  Gonzalve,  II,  6  et  11  ;  Fin  des  amours  de 
Faublas,  p.  141  ;  Mlle  de  Lussan,  Anecdotes,  etc,.  I,  97  ;  Marivaux,  Effets 
de  la  sympathie,  II,  130  ;  Marmontel,  Laurette  (III,  425),  Les  déjeuners 
du  village  (V,  295),  Les  solitaires  de  Murcie  (VI,  69)  ;  Mme  de  Char- 
rière, Calisle,  90  ;  abbé  Prévost,  Mém.  d'un  homme  de  qualité,  II,  1,  IX, 
281  et  III,  1,  XV,  373  ;  Loaisel,  Valmore,  p.  53  ;  Voltaire,  VIngénu,  XX  ; 
Parny,  Œuvres  (I,  200);  Rcgnard,  La  Provençale,  p.  365  ;  Rastide,  Les  ressources 
de  l'amour,  1,41,  III,  69. 


640  LE    XVIIIe    SIECLE 

murmure  contre  l'officialité  qui  défend  l'interdiction  en  terre  sainte. 
On  porte  les  amants  dans  un  bois  de  saules;  le  curé  f;iit  un  long  dis- 
cours en  l'honneur  de  Thérèse :  nous  avez  vu  cette  fille  du  ciel, 
cet  ange  sur  la  terre,;  qui  de  vous  eul  à  s'en   plaindre?  S'il  en  est 

un  seul,  qu'il  se  lève  et  qu'il  parle!  On  crie  :  personne!  personne! 
Les  cloches  sonnent,  le  curé  bénit  la  tombe  «  -ans  s'arrêter  aux 
défenses  de  M.  Le  Promoteur  ».  Les  deux  cercueils  sont  entourés 
de  flambeaux;  «  le  groupe  de  lumières  dans  leloignement  faisait 
paraître  le  bois  comme  enflammé  »  (1). 

Comme  on  voit,  c'est  bien  à  tort  que  Marton  dit  dans  les  Phi- 
losophes  : 

Mourir/  Vous  vous   moquez,    et   ce   n'est   plus   l'usage. 
On  ne  le  souffre  plus  même  dans  les  romans  (2). 

Non  seulement  on  le  souffre,  mais  le  roman  romantique  a  pour 
le  suicide  d'amour  des  complaisances  plus  tendres  encore  que  celles 
du  roman  classique. 

Au  théâtre  (3),  la  morale  nuancée  s'affirme  toujours  avec  le 
même  éclat. 

Bien  entendu,  il  y  a  toujours  quelques  formules  de  façade  :  «  Je 
ne  hâterai  point  ma  mort,  je  suis  déjà  trop  coupable  sans  attirer 
sur  moi  la  colère  céleste  »  (1).  «  Des  pistolets?  C'est  Larme  des  sui- 
cides et  des  lâches  »  (2). 

Quelque  honneur  qu'à  ce  sort  la  multitude  attache, 
Se  donner  le  trépas  est  le  destin  d'un  lâche...  (3) 

Libre  au  moins  dans  la  mort...  —  Mon  fils,  qu'avez-vous  dit   ? 
—  Caton  se  la  donna,  —  Socrale  l'attendit  (4)- 

Plus  le  malheur  est  grand,  plus  il  est  grand  de  vivre  (5). 

Mais  ces  déclarations  sont,  en  somme,  fort  rares  et  la  morale  en 
action  exalte  toujours  exactement  les  mêmes  suicides. 


(1)  Lettres  de  deux  amants,  IV,  139-152.  M.  Baldensperger  signale  dans 
son  livre  sur  Goethe  en  France  (P.  1902,  p.  18)  le  caractère  Werthérien 
des  adieux  à  la  vie  de  Faldoni  ;  De  1776  à  1797  on  publie  quinze 
traductions  françaises  de  Werther,  sans  compter  les  imitations  :  Dernières 
aventures  du  jeune  d'Alban,  Nouveau  Werther,  etc.  (2)  Palissot,  Les  Philo- 
sophes, P.  1760.  (3)  J'ai  vu  à  peu  près  toutes  les  tragédies,  comédies  larmoyantes 
et  drames  indiqués  dans  le  Manuel  bibliographique  de  M.  Lanson.  (1)  Mer- 
cier, Natalie,  )II,  5;  cf.  IV,  5.  (2)  Restifde  la  Bretonne,  Les  fautes  sont  personnel- 
les, V,  6.  (3)  Gresset,  Edouard,  III,  IV,  7.  (4)  Lemierre,  Barnevelt,  V.  se.  dern, 
(5)  Crébillon,  Le  triumvirat,  1,4.  Cf.  Chateaubrun,  Les  Troyennes,  I,  7.  La  veuve 
de  Malabar,  de  Lemierre,  est  dirigée  contre  les  suicides  en  usage  dans  l'Inde. 


LA  MORALE  NUANCÉE    :   LE   THEATRE  641 

Iphigénie  se  tuera  pour  ne  pas  immoler  Oreste  (i),  Olympie  pour 
assurer  la  victoire  aux  Athéniens  (2),  la  mère  de  Spartacus  pour  son 
fils  (3),  Idoménée  pour  sa  patrie  et  son  enfant  (4),  Sophronie  se 
fera  tuer  pour  sauver  ses  frères  chrétiens  (5).  Tous  sont  honorés, 
admirés.  Quand  Vilson  décide  de  se  tuer  pour  que  sa  femme  puisse 
se  remarier  et  vivre  heureuse,  Falkland  lui  dit  :  Ne  crains  pas  que  je 
veuille  t'empêcher  de  mourir;  «  c'est  le  droit  des  infortunés,  c'est 
le  tien,  c'est  le  mien  »  (6).  Sympathiques  aussi  sont  les  héros  qui  se 
tuent  parce  qu'ils  ne  peuvent  survivre  à  un  être  cher,  telle  l'Andro- 
maque  de  Châteaubrun  (7),  le  Thyeste  et  la  Tullie  de  Crébillon  (8); 
Mérope,  ayant  appris  la  mort  de  son  fils,  dit  fièrement  : 

Quand  on  a  tout  perdu,   quand  on  n'a  plus  d'espoir, 
La  vie  est  un  opprobre  et  la  mort  un  devoir  (9). 

Dans  YOrphelin  de  la  Chine,  Zamti,  ne  voulant  pas  survivre  à  son 
roi,  s'écrie  : 

Après  Vatrocité  de  leur  indigne  sort, 
Qui  pourrait  redouter  et  refuser  la  mort? 
Le  coupable  la  craint,  le  malheureux  l'appelle, 
Le  brave  la  défie  et  marche  au-devant  d'elle; 
Le  sage  qui  l'attend  la  reçoit  sans  regret  (10). 

Le  regret  d'un  crime  ou  d'une  faute,  le  désir  d'expier  poussent 
au  suicide  des  personnages  de  Voltaire,  Ducis,  de  Belloy,  Falbaire 
de  Quingey  (11).  Devant  le  corps  d'Orosmane,  Nérestan  s'écrie  : 
«  Faut-il  qu'à  t'admirer  ta  fureur  me  contraigne?  »  (12).  Dans  le 
Siège  de  Calais,  Aliénor  conseille  à  Harcourt,  qui  a  trahi,  de  se  tuer; 
et  il  déclare  : 

Qu'un  si  beau  désespoir  éternise  ma  mort! 

Qu'on  dise,  en  apprenant  cet  effort  magnanime  : 

Il  serait  mort  moins  grand  s'il  eût  vécu  sans  crime  (i3). 

Les  héros  vertueux  ont  recours  au  suicide  ou  du  moins  y  pen- 
sent pour  expier  une  faute  involontaire  (i4),   ou  encore  un  amour 


(1)  Guymond  de  la  Touche,  Iphigénie  en  Tauride,  IV,  7.  (2)  Marmontel, 
Les  Héraclides.  I,  3,  (3)  Saurin.  Spartacus,  I,  3.  (4)  Crébillon,  Idoménée. 
IV,  4.  (5)  Mercier,  Olinde  et  Sophronie,  II,  1.  (6)  Falbaire  de  Quingey, 
Le  fabricant  de  Londres,  IV,  1.  (7)  Châteaubrun,  Hécube,  IV,  5.  (8)  Atrée, 
et  Thyeste,  V,  Le  triumvirat.  V,  se.  dern.        (9)  Mérope,  Iï,  7.       (10)    I,    5. 

(11)  Ducis,  Hamlet,  V,  8,  Macbeth,  se.  dern.,  Othello, se.  dern.  ;  de  Belloy,  Siège 
de  Calais,  II,  4  ;  III,  8  ;   III,  10  ;   Falbaire,  Le  fabricant  de  Londres,   II,  8. 

(12)  Zaïre,  V,  12.      (13)  III,  10.       (14)  Chamfort,  Mustapha  et  Zéangir,  V,  5  ; 
Crébillon,  Electre,  se.  dern.,  Sémiramis,  V  ;  Voltaire,  Mahomet,  V,  4. 

41 


G42  LE  xvme  SIÈCLE 

coupable  (i).  Non  seulement  on  les  approuve,  mais  on  1rs  pousse 
à  la  mort.  La  fille  de  Sciolto  a  aimé  un  traître  :  son  père  lui  tend 
coupe  empoisonnée  en  lui  disant  :  «  Fais  ton  devoir  »  (2). 

Lçs  suicides  d'amour  sont  toujours  innombrables.  Comme  au 
xvii°  siècle,  les  vrais  amants  ne  doivent  pas  survivre  à  ce  qu'ils 
aiment.  Ainsi  pensent  la  Caliste  de  Colardeau,  le  Roméo  de  Ducis, 
le  don  Pèdre  de  Lamotte  Houdart,  le  Pyrrhus  et  l'Hercule  de 
Morand,  l'Adélaïde  de  Prron,  l'Isménie  de  Rcgnard,  l'Emilie  et  le 
Guiscard  de  Saurin,  la  Cassandre  de  Voltaire,  l'Elisabeth  et  la  Lucie 
de  La  Harpe,  et,  dans  les  drames,  le  Mylord  de  Paméla,  le  Fayel  de 
Baculard  d'Arnaud  (3).  Il  est  impossible  d'énumérer  tous  ceux  qu'un 
chagrin  d'amour  conduit  au  suicide  (4).  Tous  sont  sympathiques. 
Le  Franc  de  Pompignan  a  beau  dénoncer  la  complaisance  pour  le 
suicide  comme  un  des  vices  de  l'esprit  philosophique,  sa  Didon 
n'est  pas  moins  sympathique  qu'une  autre  (5).  Dans  la  pièce  de  Pascal 
de  Lagouthe  sur  les  amants  de  Lyon,  Luzzile  déclare  bien  que  le 
suicide  est  un  crime,  mais  elle  n'en  décide  pas  moins  de  se  tuer 
avec  son  amant  : 

Dieu  n'est  point  un  tyran,  nos  pleurs  peuvent  lui  plaire  (6). 

Zulime,  apprenant  le  mariage  de  son  amant,  se  frappe  en  disant  :: 
«  J'ai  rempli  mon  devoir  »  (7).  Non  seulement  on  ne  blâme  pas 
'les  amants  que  l'amour  pousse  au  suicide,  mais  ils  forcent  par  là 
les  cœurs  rebelles  (8);  c'est  pour  se  donner  des  airs  d'honnêtes 
femmes  que  les  courtisanes  jouent  la  comédie  du  suicide  (9). 

Enfin  ce  qui  frappe  le  plus  et  ce  qui  excite  peut-être  le  plus  de 
sympathie,  ce  sont  les  morts  volontaires  destinées ,  à  sauver  l'hon- 
neur. 

Les  femmes,  bien  entendu,  préfèrent  la  mort  à  un  outrage  (10). 

L'idée  qu'un  commerçant  menacé  de  faillite  n'a  qu'à  se  tuer 
apparaît  dans  Beaumarchais.  Quand  le  héros  des  Deux  Amis  court 


(1)  Crébillon,  Idoménée,  III,  5;  Voltaire,  Olympie,  V,  7.  (2)  Colardeau,  Caliste, 
V.  2.  (3)  Colardeau,  Caliste,  IV,  6  ;  Ducis,  Roméo  et  Juliette,  V,  2  ;  La  Motte 
Houdart,  Inès  de  Castro,  Y,  S  ;  Morand,  Pyrrhus,  se.  dern.,  et  Mégare,  se.  dern., 
Piron.  Gustave  Vasa,  III,  7  ;  Regnard,  Sapor,  V,  5  ;  Saurin,  Spartacus,  V, 
12  ;  Blanche  de  Guiscard,  V,  8  ;  La  Harpe,  Le  comte  de  Warvic  et  Barnevel, 
se.  dern.  ;  Voltaire,  Olympie,  V,  7  ;  Nivelle  de  la  Chaussée,  Paméla,  IV,  4  ; 
Baculard  d'Arnaud,  Fayel,  V,  se.  dern.  (4)  Decaux,  Marius,  IV,  1  ;  dé 
Morand,  Téglis,  se.  dern.  ;  Mégare,  III,  1  ;  Saurin,  Blanche  et  Guiscard,  V,  8; 
Voltaire,  Tancrède,  V,  5  ;  Alzire,  IV,  4  ;  Baculard  d'Arnaud,  Fayel,  III,  3  ; 
Mercier,  Zoé,  III,  3  ;  Restif,  La  fille  naturelle,  I,  4,  etc.  (5)  Didon,  V,  se.  dern. 
(6)  Luzzile  ou  la  force  de  V amour,  V,  7.  (7)  Voltaire,  Zulime,  V,  3.  (8)  Nivelle 
de  La  Chaussée,  L'Ecole  de  la  jeunesse.  (9)  Mercier,  Jenneval,  IV,  7.  (10)  La- 
noue,  Mahomet  second,  II,  5  ;  Chamfort,  Musiafa  et  Zéangir,  I,  2. 


LA   MORALE   NUANCÉE    :    LE   THEATRE  643 

le  risque  de  ne  pouvoir  faire  face  à  une  échéance,  son  caissier 
déclare  :  «  Vous  connaissez  sa  probité,  ses  principes...  Il  en 
mourra   »  (i). 

Ceux  qui  se  tuent  pour  ne  pas  céder,  pour  mourir  libres  sont 
encore  plus  nombreux  qu'au  xvne  siècle.  Déjà  quelques  héroïnes 
préfèrent  la  mort  au  couvent  (2).  L'Hécube  de  Ghâteaubrun,  le 
Cassius  de  Voltaire,  l'Huascar  de  Leblanc,  l'Amilka  de'  Morand 
aiment  mieux  mourir  que  plier  (3).  L'Antoine  de  Marmontel  dit 
de  Cléopâtre  :  «  L'univers  attendri  chérira  sa  mémoire  »  (4).  Aliénor, 
dans  le  siège  de  Calais,  conseille  aux  habitants  de  se  tuer  tous 
plutôt  que  de  se  rendre  (5).  Ceux  qui  sont  vaincus,  soit  par  un 
ennemi,  soit  par  la  destinée,  vont  à  la  mort  avec  de  fières  décla- 
rations : 

Des  héros  désarmés  c'est  le  dernier  parti  (6). 

...La  mort  n'est  qu'un  instant 
Que  le  grand  cœur  défie  et  que  lâche  attend  (7). 

Lorsqu'un  péril  pressant  nous  laisse  sans  appui, 
C'est  mériter  la  mort  que  l'attendre  d'àutrui  (8). 

...  Apprends  d'une  femme  intrépide 
Comment  dans  les  revers  un  grand  cœur  se  décide  (9). 

Enfin  il  est  toujours  d'un  héros  de  se  tuer  pour  éviter  la  honte 
du  supplice.  L'Alzonde  de  Gresset  se  tue  pour  mourir  «  en  reine  »  (10). 
L'Irène  de  Lanoue  s'écrie  : 


Ne  laissons  point  le  peuple  arbitre  de  mon  sort, 

Et  plutôt  en  chrétienne  offrons-nous  à  la  mort  (11), 


mari  du  poison  :  «  Sur  l'infâme  échafaud  veux-tu  me  voir  mon- 
ter? »  (12).  Dans  le  Lorédan  de  Dubois-Fontanelle,  les  amis  d'un 
condamné  à  mort  écrivent  à  son  père  :  «  Un  moyen  peut  eneof 
l'arracher  à  la  honte  »  (i3)   ;  et  le  père  apporte  le  poison,   comme 


(1)  Les  deux  amis,  1, 9.  (2) La  Harpe,  Mélanie,  III,  9.  Dans  VEriciede  Dubois- 
Fontanelle  (III,  se.  dern.),  l'héroïne,  vestale  malgré  elle,  se  tue.  (3)  Chateau- 
brun,  Les  Troyennes,  I,  7  ;  Voltaire,  La  mort  de  César,  II,  4  ;  Leblanc,  Maneo 
Capac  ;  Morand,  Menzikof,  I,  14.  Dans  Y  Indigent  de  Mercier  (I,  5)r  l'héroïne 
préfère  la  mort  à  la  honte  de  mendier.  (4)  Marmontel,  Cléopâtre,  V,  7. 
(5)  I,  6.  (6)  Marivaux,  Annibal,  Y,  9.  (7}  Crébillon,  Catilina,  Y,  6. 
(8)  Decaux,  Marius,  V,  4.  (9)  Blin  de  Sainmore,  Orphanis,  V,  6.  Cf.  Colar- 
deau,  Calisle,  IV,  7.  (10)  Edouard  III,  V,  12.  (11)  Mahomet,  Il  IV,  7. 
(12)  Marmontel,  AristomèneY ,  5.  Cf.  La  Harpe,  Barnevel,  se.  dern.;  Regnard, 
Sapor,  Y,  5  ;   Mme    de  Villedieu,  Nitetis,   V,.  4.     (13)   Lorédan,   III,   5. 


644  LE    XVIIIe   SIÈCLE 

fait  le  père  de  Mérinval  dans  la  pièce  de  Baculard  d'Arnaud  (i). 
Dans  YOrphelin  de  la  Chine,  la  vertueuse  Idamé,  se  croyant  con- 
damnée, déclare  que  le  Ciel,  lorsqu'il  nous  envoie  certaines  infor- 
tunes, nous  donne  aussi  le  courage  nécessaire  pour  nous  y  sous- 
traire, et  elle  invite,  en  des  vers  célèbres,  son  époux  à  mourir 
avec  elle  : 

Les  criminels  tremblants  sont  traînés  au  supplice. 
Les  mortels  généreux  disposent  de  leur  sort. 
Pourquoi  des  mains  d'un  maître  attendre  ici  la  mort? 
L'homme  était-il  donc  né  pour  tant  de  dépendance? 
De  nos  voisins  altiers  imitons  la  constance; 
De  la  nature  humaine  ils  soutiennent  les  droits, 
Vivent  libres  chez  eux  et  meurent  à  leur  choix... 

Zamti  répond  sans  hésiter  :  «  J'avais  déjà  conçu  tes  desseins 
magnanimes  »  (2).  Alzire,  apprenant  que  le  peuple  réclame  son  sup- 
plice, proteste  avec  véhémence  contre  la  loi  chrétienne  qui  interdit  le 
suicide  : 

Quoi,  ce  Dieu  que  je  sers  me  laisse  sans  secours! 
Il  défend  à  mes  mains  d'attenter  sur  mes  jours!... 
Eh!  quel  crime  est-ce  donc  devant  ce  Dieu  jaloux 
De  hâter  un  moment  qu'il  nous  prépare  à  tous? 
Quoi,du  calice  amer  d'un  malheur  si  durable 
Il  faut  boire  à  longs  traits  la  lie  insuportable? 
Ce  corps  vil  et  mortel  est-il  donc  si  sacré 
Que  l'esprit  qui  le  meut  ne  le  quitte  à  son  gré?...  (3). 

Ainsi  la  tragédie  expirante  enseigne  la  même  morale  qu'elle  ensei- 
gnait à  sa  naissance.  C'est  à  bon  droit  que  l'abbé  Desfontaines  lui 
reproche  de  diminuer  «  l'horreur  du  suicide  »  (4).  Non  seulement  les 
pièces  qu'on  vient  de  voir  n'en  font  pas  un  objet  d'horreur,  mais 
elles  le  présentent,  en  des  cas  bien  déterminés,  comme  la  solution 
normale,  élégante  ou  obligatoire. 

Mais  ce  qui  fait  l'originalité  du  siècle,  c'est  que  les  déclarations 
favorables  à  certains  suicides  ne  se  trouvent  plus  seulement  dans  les 
tragédies  et  les  romans.  Les  philosophes,  naguère  si  discrets,  entrent 
dans  la  lice  et  engagent  la  lutte.  D'abord,  ils  nous  ont  paru  d'accord 
avec  les  casuistes  et  les  catéchismes.  Mais  l'accord  ne  va  pas  au-delà 


(1)  Mérinval,  V,  4.     (2)  V,  1  et  V,  5.     (3)  Alzire,  Y,  3.     (4)  Desfontaines, 
Observations  sur  les  écrits  modernes :  t.  XI  (P.  1737,  p.  199). 


LA   MORALE   NUANCÉE    :    LES   PHILOSOPHES  645 

des  mots.  Dès  qu'on  regarde  d'un  peu  près,  la  morale  nuancée  est 
partout,  résiste  et  attaque. 

Sans  doute  nous  avons  vu  protestants  et  philosophes  employer 
les  mêmes  formules  absolues  qu'adopte  l'Eglise.  Mais  derrière  ce  para- 
vent, leur  doctrine  se  complique  et  se  nuance.  Dumas  condamne 
tous  les  suicides  :  seulement  la  mort  de  Codrus  n'est  pas  un  sui- 
cide (i).  Formey  n'est  pas  moins  rigoureux  en  paroles  :  seulement 
ceux  qui  se  défont  «  parce  que  leur  patience  est  épuisée  et  que  les 
maladies  ou  les  supplices  les  mettent  au  désespoir  »  lui  semblent 
«  plus  excusables  »  :  «  ils  succombent,  ou  peu  s'en  faut  à  une  néces- 
sité physique  »  (2). 

Passons  aux  philosophes.  D'Artaize  déclare  d'un  ton  tranchant 
que  «  jamais  le  suicide  n'est  que  la  lâcheté  du  courage  »,  mais  il 
écrit  à  propos  d'Arria  :  «  Courage,  amour,  élan  sublime  de  l'âme I 
non,  jamais  vous  n'allâtes  si  loin  »,  et  le  seul  reproche  qu'il  fasse  à 
Caton,  c'est  d'avoir  trop  «  tâtonné  »  avant  de  se  frapper.  Le  suicide, 
même  lorsqu'il  est  faute,  est  une  espèce  de  faute  de  luxe  :  inconnu 
à  la  brute,  «  c'est  un  affreux  bienfait  de  notre  perfectionnement  »  (3). 

Denesle  convient  que,  si  Othon  s'est  tué  pour  épargner  aux  Ro- 
mains la  guerre  civile,  c'est  un  héros,  du  moins  a  selon  les  principes 
de  la  magnanimité  naturelle  »  (4).  Le  Noble  déclare  lui  aussi  que  le 
suicide  peut  avoir  un  fondement  vertueux,  «  suivant  les  principes 
de  la  morale  humaine  »  (5).  Ainsi  morale  humaine,  morale  naturelle 
percent  sous  les  formules  qui  semblaient  consacrer  la  morale  simple. 

Robinet,  après  avoir  interdit  le  suicide,  déclare  que  «  la  recon- 
naissance, l'estime,  l'amour,  le  respect  »  pourraient  nous  permettre 
de  sacrifier  notre  vie  à  autrui  (6). 

Lévêque  blâme  le  courage  condamnable  des  suicidés,  mais  l'ex- 
plique par  des  causes  physiologiques  :  on  se  tue  parce  que  les  esprits 
actifs  manquent  au  fluide  nerveux  (7). 

Marmontel,  hostile  au  suicide,  fait  l'éloge  de  Caton  d'Utique  pré- 
férant la  mort  à  la  honte  de  devoir  la  vie  à  César  (8). 

Toussaint  admet  qu'on  peut  s'affranchir  de  la  loi  qui  interdit  le 
suicide,  «  quand  le  devoir  nous  engage  à  quelque  acte  de  vertu  »  (9). 

La  Mettrie  se  contredit  brutalement.  Après  avoir  fait  appel,  contre 
le  suicide,  à  la  superstition  et  à  la  sagesse,  il  déclare  :  «  Sans  doute, 
c'est   violer   la   nature   que   deJa   conserver   pour   son   propre   tour 
ment...  Lorsque  la  vie  est  absolument  sans  aucun  bien  et  qu'au  con- 
traire elle  est  assiégée  d'une  foule  de  maux  terribles,  faut-il  attendre 


(1)  Dumas,  ch.  1.  (2)  Formey,  p.  226.  (3)  Le  prisme  moral,  74, 
261.  (4)  L' Aristippe  moderne,  257.  (5)  L'école  du  monde,  141.  (6)  Diction- 
naire, t.  XXVIII,  p.  657.  (7)  L'homme  moral,  chap.  xliii.  (8)  Morale 
^Œuvres,  XVII,  268).     (9)  Les  mœurs,  209. 


646  LE    XVIIIe   SIÈCLE 

une  mori  ignomineuM  P  »  (i)  Et  encore  :  «  Que  risque-t-on  à  mourir 
d  que  ne  risçpie-t-on  à  vivre  »  (2). 

O'Àrgena,  (jui  condamne  si  vigoureusement  la  mort  volontaire, 
excepte  de  cette  condamnation  les  grands  hommes  qui  se  sont  trouvés 
réduits  au  suicide  «  pour  sauver  leur  patrie  ou  pour  conserver  leur 
gloire  »  (3). 

Yauvenargues  parle  avec  estime  de  «  celui  qui  volontairement 
et  de  sang-froid  meurt  pour  la  gloire  »  (/\) . 

Dalembert,  après  avoir  condamné  le  suicide  au  nom  de  la  morale 
purement  humaine,  écrit,  :  «  On  demande  si  ce  motif  de  conserver 
ses  jours  aura  un  pouvoir  suffisant  sur  un  malheureux  accablé  d'in- 
fortune à  qui  la  douleur  et  la  misère  ont  rendu  la  vie  à  charge? 
Nous  répondrons  qu'alors  ce  motif  doit  être  fortifié  par  d'autres  plus 
puissants  que  la  révélation  y  ajoute  ».  Mais,  au  lieu  d'insister  sur 
ces  motifs  plus  puissants,  Dalembert  expose  au  contraire  l'idée  des 
législateurs  «  purement  humains  »  :  ils  ont  regardé  le  suicide  «  tan- 
tôt comme  une  action  de  pure  démence,  une  maladie  qui!  serait 
injuste  de  punir,  parce  qu'elle  suppose  l'àme  du  coupable  dans  un 
état  où  il  ne  peut  plus  être  utile  à  la  société,  tantôt  comme  une  action 
de  courage  qui,  humainement  parlant,  suppose  une  âme  ferme  et 
peu  commune  ».  On  a  dit,  continue  Dalembert,  que  Caton,  en  se 
tuant,  avait  fait  preuve  de  faiblesse.  «  Les  écrivains  pourraient  soute- 
nir par  les  mêmes  principes  que  c'est  une  action  de  lâcheté  de  ne  pas 
tourner  le  dos  à  l'ennemi,  parce  qu'on  n'a  pas  le  courage  de  suppor- 
ter l'ignominie  que  cette  fuite  entraîne  ».  Et  Dalembert,  en  guise  de 
conclusion,  lance  un  trait  aux  moines  :  «  quand  une  raison  pure- 
ment humaine  pourrait  excuser  en  certaines  circonstances  le  suicide 
proprement  dit  »,  cette  même  raison  n'en  proscrit  pas  moins,  en 
toute  occasion,  le  suicide  lent  de  soi-même,  c'est-à-dire  «  les  macéra- 
tions indiscrètes  »  (5). 

Dans  l'article  de  Y  Encyclopédie,  la  complaisance  de  Diderot  pour 
la  morale  nuancée  n'est  pas  moins  visible. 

Après  avoir  condamné  la  mort  volontaire  on  a  vu  plus  haut  avec 
quelle  rigueur,  Diderot  ajoute,  d'un  ton  détaché,  «  qu'il  s'est  trouvé 
des  chrétiens  »  qui  ont  voulu  la  justifier.  Suit  une  analyse  de  l'ou- 
vrage anglais  de  Donne  :  le  suicide  n'est  opposé  «  ni  à  la  loi  de  la 
nature,  ni  à  la  raison,  ni  à  la  loi  de  Dieu  révélée  ».  Samson  s'est 
tué;  Eléazar  s'est  fait  écraser,  «  action  qui  est  louée  par  St-Ambroise  »; 


(1)  Anli-Sénèque  (Œuvres,  II,  186).  (2)  Système  d'Epicure  (Œuvres,  II, 
36).  Cf.  «  Il  est  violent  à  la  nature  de  ne  pas'  succomber  à  la  tentation  de 
mourir  quand  le  dégoût  de  la  vie  fait  le  plaisir  de  la  mort  »  (Œuvres,  II,  35). 
(3)  Lettre,  245.  (4)  De  V esprit  humain,  II,  24.  Cf.  Dialogue,  XV.  (5)  Elé- 
ments de  Philosophie,  ch.  xi  (Œuvres  I,  p.  227). 


LA  MORALE   NUANCÉE    :   LES   PHILOSOPHES  647 

Jésus-Christ  est  mort  volontairement;  un  grand  nombre  de  martyrs 
sont  «  de  vrais  suicides  »,  par  exemple  Ste-Pélagie,  Ste-Apollonie; 
enfin  les  pénitents  qui  accélèrent  leur  mort  «  à  force  d'austérités  » 
sont  autant  de  «  suicides  ».  Bien  entendu,  Diderot  ne  prend  pas  la 
doctrine  de  Donne  à  son  compte,  mais  il  est  clair  qu'il  tient  à  faire 
parler  tour  à  tour  les  deux  morales  :  car,  au  lieu  de  réfuter  le  théo- 
logien anglais,  il  se  contente  de  dire  que  son  système  ne  sera  «  cer- 
tainement point  approuvé  par  les  théologiens  orthodoxes  ».  (i) 

Dans  son  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron,  Diderot 
s'exprime  plus  librement.  Citant  deux  pensées  de  Sénèque  :  «  Il  est 
dur  de  vivre  sous  la  nécessité,  mais  il  n'y  a  point  de  nécessité  d'y 
vivre  »,  et  :  «  arracher  à  Caton  son  poignard,  c'est  lui  envier  son 
immortalité  »,  il  ajoute  :  malheur  à  celui  qu'une  de  ces  pensées  «  ne 
plongera  pas  dans  la  méditation!  ».  (2)  Il  loue  là  «  noble  résolution 
do  Pauline  ».  (3)  Il  écrit  encore  :  «  Ce  n'était  ni  par  dégoût  ni  par 
•ennui  que  les  Anciens  se  donnaient  la  mort;  c'est  qu'ils  la  craignaient 
moins  que  nous  et  qu'ils  faisaient  moins  de  cas  de  la  vie.  Le  dialogue 
suivant  n'aurait  point  eu  lieu  entre  deux  Romains  :  Voyez-vous  cet 
endroit?  C'est  la  bonde  de  l'étang,  le  lieu  des  eaux  le  plus  profond. 
Vingt  fois  j'ai  tenté  de  m'y  jeter.  —  Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas 
fait?  —  Je  mis  ma  main  dans  l'eau  et  je  la  trouvai  trop  froide.  — 
Dans  un  autre  moment  vous  l'auriez  trouvée  trop  chaude;  celui  qui 
tàte  l'eau  ne  s'y  jette  pas  »  (4).  La  raillerie  répond  à  ceux  qui  voient 
«en  tout  suicide  une  faiblesse.  Pour  le  reste,  Diderot  se  déclare  nette- 
ment en  faveur  de  la  morale  nuancé.  Le  suicide  antique  est  noble, 
mais  non  pas  celui  qui  est  dû  au  dégoût  où  à  l'ennui. 

Toutefois  ce  qu'il  y  a  de  plus  original  en  Diderot,  ce  ne  sont  pas 
•ses  déclarations  morales  proprement  dites,  c'est  son  effort  pour  noyer 
la  question  morale  dans  l'étude  des  causes  du  suicide.  Parmi  les  cau- 
ses sociales,  il  cite  en  dernier  lieu  les  «  opinions  »  qui  inspirent  le 
mépris  de  la  vie,  et  au  premier  rang  la  misère,  l'abus  des  jouissances, 
le  luxe,  les  mauvaises  mœurs  nationales  »  qui  «  rendent  le  travail 
plus  effrayant  que  la  mort  ».  (5)  Au  point  de  vue  psychologique, 
le  dégoût  de  la  vie  n'existe  que  dans  une  tête  dérangée  ou  mal  orga- 
nisée »,  encore 'n'est-il  que  momentané.  (6) 

Rousseau  lui-même,  malgré  le  tour  absolu  des  phrases  qu'on  a 
lues  plus  haut,  est  loin  d'être  aveuglément  hostile  au  suicide.  Je  n'al- 
léguerai pas  pour  le  prouver,  comme  on  le  fit  dès  le  XVIIIe  siècle, 


(1)  Article  suicide.  (2)  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron t 
Livre  II,  Des  lettres  de  Sénèque,  remarques  sur  la  lettre  V  (Œuvres,  XI, 
p.  326).  (3)  Ibid.,  1.  I,  eh.  94  (p.  220).  (4)  L.  II,  eh.  24,  Remarques  sur  la 
lettre  LXX,  p.  393.  (5)  Ibid.,  p.  389.  (6)  La  Marquise  de  Claye  et  Saint- 
Alban  (éd.  Assézat,  IV,  p.  460.  Cf.  Le  rêve  de  Dalembcrt,  éd.  G.  Maire,  p.  152. 


C48  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

la  fameuse  lettre  de  St-Preux  dans  la  Nouvelle  Héloïse.  Il  est  vrai 
qu'elle  me  paraît  plus  forte  et  d'un  tour  plus  vif  et  plus  simple  que 
celle  qui  la  réfute.  Mais  enfin  elle  est  réfutée,  et  St-Preux  s'avoue 
vaincu  puisqu'il  ne  réplique  pas-  Seulement,  dans  la  lettre  même  de 
Mylord  Edouard,  il  n'y  a  pas  une  condamnation  indiscrète  de  tout 
suicide.  Il  y  a  au  contraire  une  violente  opposition  entre  les  beaux 
suicides  antiques  et  le  suicide  misérable  que  serait  celui  de  St-Preux. 
Tu  m'oses  nommer  des  Romains  et  Caton,  s'écrie  Mylord  Edouard; 
mais,  bien  loin  de  dire  :  ces  Romains  eurent  tort  et  Caton  fut  un 
lâche,  il  écrit  :  «  homme  petit  et  faible,  qu'y-a-t'il  entre  Caton  et 
toi?  Montre  moi  la  mesure  commune  de  cette  âme  sublime  et  de  la 
tienne.  Téméraire,  ah!  tais-toi.  Je  crains  de  profaner  son  nom  par 
son  apologie.  A  ce  nom  saint  et  auguste,  tout  ami  de  la  vertu  doit 
mettre  le  front  dans  la  poussière  et  honorer  en  silence  la  mémoire 
du  plus  grand  des  hommes  ».  Sans  doute,  les  Romains  au  temps  de 
la  République  ne  se  croyaient  pas  le  droit  de  s'ôter  la  vie  aussitôt 
qu'elle  leur  était  à  charge.  «  Mais  quand  les  lois  fftrent  anéanties  et 
que  l'état  fut  en  proie  à  des  tyrans,  les  citoyens  reprirent  leur  liberté 
naturelle  et  leurs  droits  sur  eux-mêmes.  «  Les  meilleurs  moururent  » 
vertueux  et  grands  comme  ils  avaient  vécu,  et  leur  mort  fut  encore 
un  tribut  à  la  gloire  du  nom  romain  ».  (i)  Dans  l'Emile.  «  Caton  qui 
déchire  ses  entrailles  »  est  encore  proposé  comme  une  des  plus  belles 
images  de  la  vertu  (2).  Enfin  dans  une  lettre  à  Voltaire  sur  le  désastre 
de  Lisbonne,  Rousseau  tout  en  s'attachant  à  montrer  «  qu'il  est  mieux 
pour  nous  d'être  que  de  n'être  pas  »,  ajoute  en  passant,  comme  si 
la  chose  allait  de  soi  :  «  Cela  n'empêche  pas  que  le  sage  ne  puisse 
quelque  fois  déloger  volontairement  sans  murmure  et  sans  désespoir, 
quand  la  nature  ou  la  fortune  lui  porte  bien  distinctement  l'ordre 
de  mourir  ».  (3)  La  phrase  pourrait  être  de  Marc-Aurèle. 

Ainsi,  vus  de  près,  la  plupart  de  ces  philosophes  qui  se  pronon- 
cent en  pricipe  contre  la  mort  volontaire  et  qui,  par  certaines  formu- 
les, sont  tout  à  fait  d'accord  avec  l'Eglise,  se  révèlent  nettement 
hostiles  à  la  simplicité  de  la  morale  populaire.  Le  suicide  en  prin- 
cipe est  un  crime,  une  lâcheté;  mais,  quand  on  meurt  pour  se  sous- 
traire à  des  douleurs  cruelles,  c'est  une  chose  excusable;  quand  on 
meurt  comme  Caton,  c'est  une  chose  sublime;  quand  on  meurt  comme 
Othon,  c'est  magnanimité;  et  enfin  il  est  d'un  sage  de  s'en  aller  sans 
murmure  quand  la  nature  ou  la  fortune  nous  donnent  l'ordre  du 
départ.  C'est  donc  bien  la  morale  nuancée  qui  s'abrite  derrière  les 
formules  favorables  à  la  morale  simple. 

Sincères  ou  non,   ces  formules  sont  encore  un  hommage.   Mais 


(1)  Nouvelle  Héloïse,  partie  III,  lettre  XXII.      (2)   Emile,  1,  IV  {Œuvres, 
IX,  62).     (3)  Lettre  du  18  août  1756  (Œuvres,  t.  XVII,  p.  229). 


LA   MORALE    NUANCÉE    *.   LES   PHILOSOPHES  649 

voicî  maintenant  d'autres  philosophes  qui,  loin  de  rendre  hommage 
aux  idées  reçues,  prennent  plaisir  à  les  braver  et  engagent  hardi- 
ment la  lutte. 

Je  distingue  parmi  ces  lutteurs  trois  tendances  :  Mérian  et  Fon- 
tanelle suppriment  la  question  morale  en  faisant  du  suicide  l'effet 
de  la  démence;  Montesquieu,  d'Holbach  et  l'auteur  inconnu  d'un  arti- 
cle célèbre  du  Conservateur,  sans  approuver  évidemment  tous  ceux 
qui  se  tuent,  défendent  néammoins  en  principe  et  en  termes  géné- 
raux le  droit  au  suicide;  Helvétius,  Delisle  de  Sales,  Voltaire,  se 
prononcent  en  faveur  de  la  morale  nuancée. 

La  première  idée,  exprimée  par  Diderot,  se  retrouve  dans  l'Alam- 
bic moral  :  on  punit  le  suicide;  on  ne  réfléchit  pas  que  le  désespoir 
est  toujours  «  un  état  de  maladie  »  (i).  Selon  Dubois-Fontanelle,  il  y 
a  peu  de  suicides  «  qui  n'offrent  des  traces  de  démence  d'un  genre 
plus  ou  moins  étrange  ».  Ce  ne  sont  pas  des  arguments  qui  guériront 
le  mal  :  «  Moralistes,  abandonnez  les  préceptes,  ne  prescrivez  rien, 
ne  raisonnez  même  pas  avec  le  malheureux  qui  veut  se  tuer.  Plai- 
gnez-le, pleurez  avec  lui  ».  Mais  les  pleurs  ne  sont  pas  un  traitement  : 
«  Le  grand  remède  dont  le  suicide  a  besoin  est  entre  les  mains  du 
gouvernement.  Il  consiste  à  veiller  sur  les  moeurs,  à  arrêter  les  excès 
de  luxe,  à  mettre  fin  aux  désastres  publics  qui  augmentent  et  aggra- 
vent les  désastres  particuliers.  »  Il  consisterait  surtout  à  «  rendre  les 
hommes  heureux  »,  car  c'est  principalement  la  misère  qui  produit 
le  suicide  (i). 

Mérian,  dans  une  assez  longue  étude  publiée  par  l'Académie  de 
Berlin,  défend,  lui  aussi,  l'idée  que  le  suicide  est  toujours  l'effet 
d'une  maladie  mentale.  Il  n'a  aucune  complaisance,  aucune  tendresse 
pour  ceux  qui  se  tuent.  Il  compare  Rousseau  à  Hégésias  l'orateur  de  la 
mort.  Il  s'élève  contre  l'idée  qu'il  pourrait  y  avoir  un  suicide  phi- 
losophique. Mais  la  question  morale  proprement  dite  ne  l'intéresse 
pas  :  <(  Je  ne  m'ingère  point  à  décider,  dit-il,  si  l'homme,  maître 
de  sa  vie,  peut  la  garder  ou  la  quitter  à  son  gré,  ou  bien  si,  en  la 
quittant,  il  blesse  les  lois  naturelles  et  ses  devoirs  envers  la  société. 
S'il  est  vrai  d'ailleurs,  qu'au  moment  où  il  se  tue,  il  ait  perdu  l'usage 
de  la  raison  et  de  la  liberté,  celte  question  tombe  d'elle-même  ».  La 
question  tombe,  mot  hardi,  d'autant  plus  hardi  que  Mérian,  s'évertue 
à  prouver  qu'en  fait  il  n'y  a  point  de  suicide  sans  désespoir,  point 
de  désespoir  sans  «  délire  ».  Sa  théorie  psychologique  n'épargne 
même  pas  les  martyrs  qui  s'offraient  à  la  mort  :  «  quoi  qu'on  pense 
de  leur  conduite,  personne  assurément  n'oserait  affirmer  qu'ils  agis- 


(1)  L'Alambic  moral,    mot  désespoir.     (2)    Dubois    Fontanelle,   Théâtre  et 
Œuvres  philosophiques,  t.  II,  p  125,  «  Du  suicide»,  p.  133,  135,  128. 


•650  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

Client  de  sang-froid.  »  Le  suicide,  étant  une  maladie,  quel  est  le 
remède?  Suflit-il  dé  dire  :  1<-  meurtre  de  soi-môme  est  une  chose 
•déraisonnable,  insensée,  contraire  aux  lois?  Non,  «  ces  généralités  ne 
vont  point  au  cœur  ».  Allèguera-t-on  la  religion?  Non,  on  a  vu  des 
«  imbéciles  atrabilaires  »  n'oser  se  tuer  par  crainte  de  l'enfer  et 
.commettre  un  crime  tout  exprès  pour  se  faire  mettre  à  mort,  (Dubois- 
Fontanelle  signale  des  faits  analogues).  En  fin  de  compte,  Mérian 
semble  surtout  compter  sur  les  lois  pénales,  mais  il  indique  ce  remède 
sans  insister  et  sans  beaucoup  de  conviction.  Vers  la  fin  de  son  étude, 
il  revient  à  son  idée  favorite  :  on  a  dit  que  le  suicide  était  un  acte  de 
courage  et  que  c'était  une  lâcheté;  en  fait,  lâches  et  héros  se  tuent  : 
est-ce  le  lâche  qui  devient  héros?  Est-ce  le  héros  qui  devient  lâche? 
—  «  Laissons  là,  si  vous  voulez,  les  mots  de  force  et  de  faiblesse,  de 
courage  et  de  lâcheté  :  disons  qu'il  s'est  fait  dans  l'un  et  l'autre  un 
changement  qui  les  a  conduits  tous  deux  à  un  état  commun,  au 
délire  et  au  désespoir  »  (i). 

Les  mêmes  idées  se  retrouvent  sous  une  forme  médicale  dans  les 
Recherches  sur  la  mélancolie  d'Andry  :  des  trois  états  mélancoliques, 
deux  conduisent  à  la  mort  volontaire,  l'hypocondriacisme  et  le  délire 
maniaque  (2). 

Voici  maintenant  les  moralistes  qui  défendent  le  droit  au  suicide. 

L'article  du  Conservateur  intitulé  De  la  vieillesse  parle  des  maux 
de  toute  sorte  qui  accablent  l'octogénaire  et  déclare  :  «  Si  l'on  avait  à 
quatre-vingts  ans  toute  la  fermeté  qu'on  avait  à  trente,  il  y  a  bien 
peu  d'hommes  qui  ne  prissent  leur  parti  à  cet  âge.  Je  ne  parle  pas  de 
la  loi  divine  qui  fait  à  chacun  un  devoir  de  rester  à  son  poste  jusqu'à 
ce  qu'il  plaise  au  souverain  Etre  de  l'en  faire  sortir;  c'est  une  raison 
particulière  et,  dans  des  discours  de  l'espèce  des  miens,  on  doit  autant 
qu'il  se  peut  ne  faire  usage  que  des  raisons  générales.  » 

L'auteur  continue  en  louant  l'usage  des  peuples  chez  lesquels 
les  vieillards  se  tuent  :  «  Privés  des  lumières  célestes,  guidés  par  la 
■seule  raison  humaine,  ces  peuples  avaient  fait  là,  ce  me  semble,  une 
très  bonne  loi.  La  Politique,  sans  cesse  occupée  à  nous  assurer  un 
état  de  paix  et  de  bonheur,  quand  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  terminer 
notre  misère,  si  nous  le  rejetons  par  faiblesse,  ne  doit-elle  pas  nous 
forcer  d'y  recourir  ?  »  (3)  —  Mais,  continue  l'auteur,  d'un  ton  de 
persiflage,  mais  Dieu  a  parlé  :  «  sa  miséricorde  nous  a  placés  dans  ce 
monde  pour  y  rester  tant  qu'il  lui  plairait  :  attendons  la  vieillesse 
comme  une  des  plus  grandes  tribulations  de  la  vie,  comme  l'heureuse 
■occasion  d'expier  nos  crimes  et  de  nous  soustraire  par  un  châtiment 


(1)  Mérian,  p.  378,  383,  379,  384,  385,  398,  399.     (2)  p.  18.     (3)  p.  108  et 
111. 


MONTESQUIEU  651 

passager  à  dos  tourments  éternels.  »  Pour  ma  part,  j'ai  nettement 
l'impression  que  l'auteur  ne  parle  pas  très  sérieusement.  Mais  son 
article  est  un  de  ceux  que  les  apologistes  prirent  au  tragique  (i)  et 
réfutèrent  le  plus  souvent.  Ce  qui  dut  les  exaspérer,  c'est  je  pense, 
l'air  cavalier  avec  lequel  cet  article  parle  de  la  loi  religieuse  et  de  la 
<(   miséricorde  »  divine. 

Maupertuis  dit  qu'un  des  remèdes  des  Stoïciens  contre  la  fortune 
est  de  se  donner  la  mort  «  si  l'on  ne  peut  trouver  la  tranquillité  qu'à 
ce  prix  ».  Cela  semble  au  premier  abord,  ajoutc-t-il,  une  belle  chi- 
mère. «  Mais  les  hommes  que  nous  traitons  comme  les  chevaux  et 
les  bœufs,  dès  que  l'ennui  de  la  vie  les  prend,  la  savent  terminer; 
un  vaisseau  qui  revient  de  Guinée  est  rempli  de  Catons  qui  aiment 
mieux  mourir  que  de  survivre  à  leur  liberté  ».  On  objecte  que  le 
suicide  est  une  lâcheté.  Non  :  si  l'homme  qui  se  tue  croit  qu'il  sera 
damné,  c'est  un  insensé  ou  plutôt  «  la  chose  est  imposible  »;  mais, 
en  dehors  de  ce  cas,  les  Stoïciens  «  raisonnent  juste  »;  il  n'y  a  «  ni 
gloire  ni  raison  à  demeurer  en  proie  à  des  maux  auxquels  on  peut  se 
soustraire  par  une  douleur  d'un  moment  »  (2). 

Montesquieu  attribue  les  suicides  des  Anglais  «  à  un  défaut  de 
filtration  de  suc  nerveux  »  (3).  Usbck,  dans  les  Lettres  persanes, 
défend  le  droit  au  suicide  pour  les  hommes  accablés  «  de  douleur, 
de  misère,  de  mépris  ».  On  allègue  les  droits  de  la  société",  mais  pour- 
quoi veut-on  que  «  je  tienne  malgré  moi  une  convention  qui  s'est 
faite  sans  moi?  La  société  est  fondée  sur  un  avantage  mutuel;  mais 
lorsqu'elle  devient  onéreuse,  qui  m'empêche  d'y  renoncer?  »  On  allè- 
gue les  droits  du  Prince.  —  Mais  «  le  Prince  veut-il  que  je  sois  son 
sujet  quand  je  ne  retire  pas  les  avantages  de  la  sujétion?  ».  On 
allègue  les  lois.  —  «  Je  suis  obligé  de  suivre  les  lois,  quand  je  vis 
sous  les  lois;  mais,  quand  je  ne  vis  plus,  peuvent-elles  me  lier  en- 
core? »  Dernière  objection  :  en  vous  tuant,  vous  troublez  l'ordre  de  la 
Providence;  «  Dieu  a  uni  votre  âme  avec  votre  corps,  et  vous  l'en 
séparez  :  vous  vous  opposez  donc  à  ses  desseins  et  vous  lui  résistez  ». 
—  «  Que  veut  dire  cela,  répond  Usbek»  troublé-je  l'ordre  de  la  Pro- 
vidence lorsque  je  change  les  modifications  de  la  matière  et  que  je 
rends  carrée  une  boule  que  les  premières  lois  du  mouvement,  c'est* 
à-dire  les  lois  de  la  création  et  de  la  conservation  avaient  faite  ronde... 
Lorsque  mon  amc  sera  séparée  de  mon  corps,  y  aura-t-il  moins  d'ordre 
et  moins  d'arrangement  dans  l'univers?..  Pensez-vous  que  mon  corps 
devenu  un  épi  de  blé,  un  ver,  un  gazon,  soit  changé  en  un  ouvrage 


(1)  Voir  p.  623.  (2)  Maupertuis,  Essai  de  Philosophie  morale,  ch.  v,  p.  70 
ss.  Dans  les  Eclaircissements,  Maupertuis  insiste  sur  le  fait  qu'en  tant  que 
chrétien  il  tient  le  suicide  pour  criminel.  Mais,  hors  du  christianisme,  c'est 
tin  «  remède  utile  et  permis  ».      (3)  Esprit  des  Lois,  XIV,  12. 


G52  LE    XVIIIe    SIECLE 

de  la  nature  moins  digne  d'elle,  et  que  mon  âme,  dégagée  de  tout  ce 
qu'elle  avait  de  terrestre,  soit  devenue  moins  sublime?  ».  Pour  con- 
clure, Usbek  attribue  les  doctrines  qui  condamnent  le  suicide  à 
l'orgueil  :  «  Nous  ne  sentons  point  notre  petitesse  et,  malgré  qu'on 
en  ait,  nous  voulons  être  comptés  dans  l'univers,  y  figurer,  et  y 
être  un  objet  important.  Nous  nous  imaginons  que  l'anéantissement 
d'un  être  ausi  parfait  que  nous,  dégraderait  toute  la  nature,  et  nous 
ne  concevons  pas  qu'un  homme  de  plus  ou  de  moins  dans  le  monde, 
que  dis-je  tous  les  hommes  ensemble,  cent  millions  de  terres  comme 
la  nôtre  ne  font  qu'un  atome  subtil  et  délié  que  Dieu  n'aperçoit  qu'à 
cause  de  l'immensité  de  ses  connaissances.  »  (i) 

Pour  corriger  un  peu  ces  hardiesses,  Ibben  répond  à  Usbek  et 
défend  la  thèse  opposée.  Mais  son  billet,  qui  est  très  court  et  fort 
banal,  n'est  là  que  pour  sauver  les  apparences.  (2)  Dans  les  Considé- 
rations, Montesquieu  ne  cache  pas  les  sentiments  d'estime,  d'admira- 
tion que  lui  inspirent  les  suicides  romains;  cherchant  les  causes  «  de 
celte  coutume  si  générale  »  qu'avaient  les  Romains  de  se  donner  la 
mort,  il  signale  entre  autres  «  une  espèce  de  point  d'honneur,  peut- 
être  plus  raisonnable  que  celui  qui  nous  porte  aujourd'hui  à  égorger 
notre  ami  pour  un  geste  ou  pour  un  parole;  enfin  une  grande  com- 
modité pour  l'héroïsme,  chacun  faisant  finir  la  pièce  qu'il  jouait  dans 
le  monde  à  l'endroit  où  il  voulait  ».  A  l'argument  qui  veut  que  le 
suicide  soit  contraire  à  l'instinct  naturel,  Montesquieu  oppose  l'idée 
suivante  :  «  L'amour  propre,  l'amour  de  notre  conservation  se  trans- 
forme en  tant  de  matières  et  agit  par  des  principes  si  contraires  qu'il 
nous  porte  à  sacrifier  notre  être  pour  l'amour  de  notre  être;  et  tel 
est  le  cas  que  nous  faisons  de  nous-mêmes  que  nous  consentons  à 
cesser  de  vivre  par  un  instinct  naturel  et  obscur  qui  fait  que  nous 
nous  aimons  plus  que  notre  vie  même  ». 

Enfin  où  l'on  voit  le  mieux  le  sentiment  profond  de  Montesquieu, 
c'est  dans  l'aveu  mélancolique  qui  termine  le  chapitre  des  Considéra' 
tions  :  «  II  est  certain  que  les  hommes  sont  devenus  moins  libres, 
moins  courageux,  moins  portés  aux  grandes  entreprises  qu'ils  n'é- 
taient lorsque,  par  cette  puissance  qu'on  prenait  sur  soi-même,  on 
pouvait  à  tous  les  instants  échapper  à  toute  autre  puissance  »    (3). 

D'Holbach,  dans  la  Morale  Universelle,  exprime  à  peu  près  les 
mêmes  idées  que  Mérian   :  les  mélancoliques  qui  se  tuent,  ainsi  que 


(1)  Lettre  76.  (2)  Lettre  77.  (3)  Considérations,  ch.  xn.  Montesquieu 
ajoute  :  «  Si  Charles  Ier,  si  Jacques  II  avaient  vécu  dans  une  religion  qui  leur 
eût  permis  de  se  tuer,  ils  n'auraient  pas  eu  à  soutenir,  l'un  une  telle  mort, 
l'autre  une  telle  vie.»  On  lit,  dans  l'édition  Barckhausen  (P.  1900,  p.  129)  : 
«  La  suppression  de  cette  note  est  indiquée  dans  les  pensées  manuscrites  de 
Montesquieu,  t.  II,  p.  237,  avec  cette  remarque  :  Nota  :  Note  ôtée  par  le 
Censeur  de  l'édition  de  Paris...» 


D 'HOLBACH  653 

«  les  fanatiques  qui  devenus  les  enemis  d'eux-mêmes  se  séparent  de 
la  société  »  sont,  les  uns  et  les  autres,  des  «  malades  ».  Dans  les  diffé- 
rentes façons  de  se  détruire,  «  il  n'y  a  proprement  ni  force,  ni  fai- 
blesse, ni  courage,  ni  lâcheté,  il  y  a  maladie,  soit  aiguë,  soit  chro- 
nique. »  Cette  maladie  devient  épidémique  dans  les  nations  mal 
gouvernées,  livrées  au  luxe.  Les  meilleurs  remèdes  sont  la  fuite  du 
luxe,  une  vie  sage,  le  travail,  les  désirs  modérés  et  «  l'économie  dans 
le  plaisir  ».  Le  suicide  étant  une  folie,  «  à  la  religion  de  décider  si 
elle  rend  coupable  »  (i). 

Mais  d'Holbach,  dans  le  Système  de  la  Nature,  reprend,  traite 
hardiment  cette  question  morale  qu'il  abandonne  ailleurs  à  la  religion, 
et  son  chapitre  Du  suicide  est  une  apologie  hardie  de  la  mort  volon- 
taire. 

Celui  qui  se  tue,  dit-on,  outrage  la  nature.  —  Non.  «  Si  la  même 
force  qui  oblige  tous  les  hommes  intelligents  à  chérir  leur  existence, 
rend  celle  d'un  homme  si  pénible  et  si  cruelle  qu'il  la  trouve  odieuse 
«et  insupportable,  il  sort  de  son  espèce,  l'ordre  est  détruit  pour  lui, 
et,  en  se  privant  de  la  vie,  il  accomplit  un  arrêt  de  la  nature  qui 
veut  qu'il  n'existe  plus.  Cette  nature  a  travaillé  pendant  des  milliers 
d'années  à  former  dans  le  sein  de  la  terre  le  fer  qui  doit  trancher  ses 
jours  ». 

Autre  argument  :  l'homme  qui  se  tue  fait  tort  à  la  société.  — 
Non.  Le  pacte  qui  unit  l'homme  à  la  société  est  conditionnel  et  réci- 
proque, «  c'est-à-dire  suppose  des  avantages  mutuels  entre  les  parties 
contractantes.  Le  citoyen  ne  peut  tenir  à  la  société,  à  la  patrie,  à  ses 
associés  que  par  les  liens  du  bien-être;  ce  lien  est-il  tranché,  il  est 
remis  en  liberté  ».  D'autre  part,  «  quels  avantages  ou  quels  secours 
la  société  pourrait-elle  se  promettre  d'un  malheureux  réduit  au  déses- 
poir, d'un  misanthrope  accablé  par  la  tristesse,  tourmenté  de  remords, 
qui  n'a  plus  de  motifs  pour  se  rendre  utile  aux  autres  et  qui  lui-même 
s'abandonne  et  ne  trouve  plus  d'intérêt  à  conserver  ses  jours?  » 

Dernier  argument  réfuté  par  d'Holbach  :  le  suicide  est  une  fai- 
blesse, une  lâcheté.  —  Non.  «  Nous  traitons  un  homme  de  faible, 
lorsque  nous  le  voyons  vivement  affecté  de  ce  qui  nous  touche  très 
peu...  Nous  accusons  de  folie,  de  fureur,  de  frénésie,  quiconque 
sacrifie  sa  vie,  que  nous  regardons  indistinctement  comme  le  plus 
grand  des  biens,  à  des  objets  qui  ne  nous  paraissent  point  mériter 
un  sacrifice  si  coûteux  ».  Mais,  en  fait,  celui  qui  se  prive  de  la  vie 
«  ne  se  porte  à  cette  extrémité,  si  contraire  à  sa  tendance  naturelle, 
que  lorsque  rien  au  monde  n'est  capable  de  le  réjouir  ou  de  le  dis- 
traire de  sa  douleur.  Son  malheur,  quel  qu'il  soit,  est,  réel  pour  lui...» 


(1)  Morale  universelle,  p.  66,  310,   311. 


654  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

('.elle  réfutation  d<'s  argunumis  classique  est  hardie.  Les  conclu- 
sions de  d'Holbach  Iç  sont  davantage.  .Non  seulement  j]  proclame  1. 
droit  au  suicide,  mais  il  ne  semble  pas  se  préoccuper  d'en  limitci 
avec  soin  l'usage.  Un  citoyen  est-il  traité  durement  par  la  société? 
((  Des  amis  perfides  lui  tournent-ils  le  dos  dans  l'adversité  ?  Une  fem- 
me  infidèle  outrage-elle  son  cœur?  Des  enfants  ingrats  et  rebelles  af- 
fligent-ils sa  vieillesse  P  A-t-il  mis  son  bonbeur  exclusif  dans  quelque 
objet  qu'il  lui  soit  impossible  de  se  procurer?  Enfin,  pour  quelque 
cause  que  ce  soit,  le  chagrin,  le  remords,  la  mélancolie,  le  désespoir 
ont-ils  défiguré  pour  lui  le  spectacle  de  l'univers?  S'il  ne  peut  sup- 
porter ses  maux,  qu'il  quitte  un  monde,  qui  désormais  n'est  plus 
pour  lui  qu'un  effroyable  désert;  qu'il  s'éloigne  pour  toujours  d'une 
patrie  inhumaine  qui  ne  veut  plus  le  compter  au  nombre  de  se» 
enfants;  qu'il  sorte  d'une  maison  qui  le  menace  d'écrouler  sur  sa  tête; 
qu'il  renonce  à  la  société,  au  bonheur  de  laquelle  il  ne  peut  plus  tra- 
vailler, et  que  son  propre  bonheur  peut  seul  lui  rendre  chère...  La 
mort  est  le  remède  unique  du  désespoir;  c'est  alors  qu'un  fer  est  le 
seul  ami,  le  seul  consolateur  qui  reste  au  malheureux...  Lorsque  Tien- 
ne soutient  plus  en  lui  l'amour  de  son  être,  vivre  est  le  plus  grand 
des  maux  et  mourir  est  un  devoir  pour  qui  veut  s'y  soustraire  ». 

C'est  bien  là  une  apologie  du  suicide  et  plus  nette,  plus  hardie 
encore  que  la  doctrine  de  Sénèque.  Aussi  d'Holbach  prévoit  deux 
objections  :  justifier  ainsi  le  suicide,  n'est-ce  pas  pousser  les  hommes 
à  se  tuer?  et  que  vaut  la  justification  si  ceux  qui  se  détruisent  sont 
punis  dans  l'autre  monde? 

A  la  seconde  objection  il  répond  tranquillement  :  «  pour  que  le 
suicide  fût  puni  dans  l'autre  vie,  il  faudrait  qu'il  se  survécût  à  lui- 
même  et  que,  par  conséquent,  il  portât  dans  sa  demeure  future  ses- 
organes,  ses  sens,  sa  mémoire,  ses  idées,  sa  façon  actuelle  d'exister 
et  de  penser  ».  A  la  première  il  répond  que  ce  qui  pousse  les  hommes 
à  se  détruire,  ce  sont  des  causes  physiologiques,  non  des  «  spéculations 
raisonnées  ».  Mais  ce  qu'il  en  dit  est  sans  doute  pour  rassurer  le  lec- 
teur. Car,  dans  sa  conclusion,  il  déclare  tout  net  :  «  rien  n'est  plus 
utile  que  d'inspirer  aux  hommes  le  mépris  de  la  mort.  »  La  crainte 
de  la  mort  «  ne  fera  jamais  que  des  lâches;  la  crainte  de  ses  suites 
prétendues  ne  fera  que  des  fanatiques  ou  de  pieux  mélancoliques, 
inutiles  pour  eux-mêmes  et  pour  les  autres.  La  mort  est  une  ressource 
qu'il  ne  faut  point  ôter  à  la  vertu  opprimée,  que  Tin  justice  des  hom- 
mes réduit  souvent  au  désespoir.  Si  les  hommes  craignaient  moins  la 
mort,  ils  ne  seraient  ni  esclaves  ni  superstitieux.  »  Cette  conclusion* 
montre  bien  que  d'Holbach  est  loin  de  voir  toujours  dans  l'acte  de 
celui  qui  se  détruit  l'effet  d'un  «  vice  dans  l'organisation,  d'un  déran- 
gement dans  la  machine  ».  S'il  prêche  une  morale  favorable  au  sui- 
cide, c'est  parce  que,  grâce  à  cette  morale,  <(  la  vérité  trouverait  des- 


DELISLE    DE   SALES  655- 

défenseurs  plus  zélés,  les  droits  de  l'homme  seraient  plus  hardiment 
soutenus,  les  erreurs  seraient  plus  fortement  combattues  et  la  tyran- 
nie serait  à  jamais  bannie  des  nations»  (i). 

Sans  doute,  les  moralistes  dont  on  vient  de  lire  les  déclarations  ne 
sont  pas  proprement  «  partisans  du  suicide  »;  d'Holbach  lui-même 
considère  certains  suicidés  comme  des  «  mélancoliques  »  ou  des  «  fa- 
natiques ))  qui  se  séparent  de  la  société;  Montesquieu  blâme  Cassius 
et  Brutus  d'avoir,  en  se  tuant,  abandonné  la  République,  l'auteur  de- 
l'article  du  Conservateur  ne  parle  que  du  suicide  des  vieillards.  Néan- 
moins les  déclarations  qui  précèdent  tendent  à  établir  le  droit  au 
suicide,  plus  qu'à  limiter  l'usage  de  ce  droit.  Au  contraire,  pour 
d'Argenson,  Helvétius,  Delisle  de  Sales,  Voltaire,  l'idée  qui  est  au 
premier  plan,  c'est  qu'il  y  a  suicide  et  suicide. 

D'Argenson  tient  qu'on  se  tue  «  presque  toujours  »  pour  de  mau 
vaises  raisons.  Mais  Caton  eut-il  tort?  C'est  une  autre  affaire.  «  Un 
chrétien  ne  peut  pas  mettre  la  chose  en  question  »,  mais  Caton  sui- 
vait les  principes  stoïciens,  «  qui,  étant  bien  entendus,  sont  sublimes 
et  excellents  »  (a). 

Helvétius  répond  à  ceux  qui  accusent  de  folie  quiconque  se  dé- 
truit :  «  Que  deux  personnes  se  précipitent  dans  un  gouffre,  c'est 
une  action  commune  à  Sapho  et  à  Curtius  :  mais  la  première  s'y 
jette  pour  s'arracher  aux  malheurs  de  l'amour  et  le  second  pour 
sauver  Rome;  Sapho  est  une  folle  et  Curtius  un  héros...  Le  public 
ne  donnera  jamais  le  nom  de  fou  à  ceux  qui  le  sont  à  son  profit  »  (3). 
Helvétius  ne  réserve  pas  son  approbation  au  seul  Curtius.  De  ceux  qui 
se  tuent  par  dégoût  de  la  vie  il  écrit  «  qu'ils  méritent  presque  autant 
le  nom  de  sages  que  celui  de  courageux  »  (.4) . 

Je  n'hésite  pas  à  placer  Delisle  de  Sales  parmi  les  défenseurs  de 
la  morale  nuancée.  La  formule  qu'on  a  lue  plus  haut  est,  dans  sa 
généralité,  de  pur  style.  Au  moment  même  où  il  désavoue  Codrus 
et  Curtius,  il  ajoute  «  que  la  cendre  de  ces  fameux  patriotes  sera 
toujours  respectable  au  philosophe  même  qui  les  désavoue  »  (5). 
Il  explique  les  suicides  romains  par  le  «  fanatisme  de  l'amour  de  la- 
patrie  et  il  ajoute  que  les  femmes  mêmes  furent  atteintes  de  cette 
«  généreuse  épidémie  ».  Parlant  du  mot  d'Arria,  il  s'écrie  :  «  mot  le 
plus  sublime  qui  ait  été  encore  prononcé  par  un  être  hors  de  la 
nature  »  (6). 

Encore  y  a-t-il  jusque  dans  ces  éloges  une  trace  d'aversion.  Mais 


(1)  Ch.  xiv,  p.  300-308.  (2)  Essais,  p.  48.  (3)  De  l'Esprit,  II,  11 
(Œuvres,  I,  132  ;  cf.  I,  179).  (4)  Ibid.,  III,  28  (II,  219).  (5)  Philosophie  de 
la  nature,  V,  95,  99.     (6)  Ibid.,  p.  100. 


656  LE    XVIIIe   SIECLE 

voici  ou  Delisle  se  fait  nettement  le  théoricien  de  la  morale  nuancée. 
La  «  stérilité  »  de  notre  langue,  dit-il,  nous  oblige  à  confondre  sous 
le  nom  de  suicide  «  toute  action  qui  tend  à  abréger  la  carrière  de 
notre  existence  ».  D'où  des  décisions  téméraires  :  les  uns  traînent 
Codrus  sur  la  claie  «  et  les  enthousiastes  de  notre  liberté  ont  fait 
l'apologie  de  tous  les  attentats  contre  sa  vie  ».  Cependant  de  Gaton  à 
l'Anglais  atteint  de  spleen,  il  y  a  aussi  loin  que  du  bourreau  au  bandit. 
Il  ne  faut  donc  pas  ranger  «  toutes  les  actions  de  ce  genre  dans  la 
classe  des  crimes  ou  dans  celle  des  vertus  »(i). 

Appliquons  cette  doctrine,  continue  Delisle  et  nous  ne  confon- 
drons plus  Robek  et  l'anglomane  avec  Decius  et  Faldoni.  Suit  un 
essai  de  casuistique  laïque  qui  révèle  les  incertitudes  du  philosophe  : 
a  en  général,  c'est  l'intérêt  public  qui  doit  conduire  aux  suicides 
ou  qui  du  moins  les  justifie  ».  Cependant  Démosthène  et  Caton  ont- 
ils  bien  fait  de  se  tuer?  Non.  Ce  sont  «  des  citoyens  magnanimes  », 
mais  ils  ont  eu  tort.  Et  la  veuve  qui  se  tue?  —  Si  elle  le  fait  pour 
qu'on  parle  d'elle,  elle  a  tort;  si  elle  cède  à  l'amour  et  à  la  douleur, 
«  je  ne  justifie  point  un  pareil  suicide,  mais  mon  cœur  sensible 
s'indigne  de  mettre  l'héroïne  de  l'amour  à  côté  de  Robek  et  des 
Anglomanes  ».  Et  les  deux  amants  de  Lyon?  Faldoni  n'a  pas  outragé 
la  nature,  puisqu'il  était  perdu  en  tous  cas,  ni  la  société,  puisqu'il 
n'était  bon  à  rien.  Néanmoins  il  eût  pu  attendre  une  mort  lente  et 
cruelle.  Pour  Thérèse,  elle  a  eu  tort.  Mais  s'écrie  Delisle,  «  combien 
ton  erreur  même  te  rend  respectable  aux  yeux  du  philosophe!...  Il  n'y 
aurait  que  des  héros  dans  une  ville  où  se  commettraient  souvent  de 
pareils  suicides!   »   (2) 

Voltaire  enfin  est  de  tous  les  écrivains  du  siècle  celui  qui  donne 
à  la  morale  nuancée  la  forme  la  moins  systématique,  l'air  le  plus 
séduisant. 

Il  n'a  garde  de  faire,  comme  d'Holbach  l'apologie  du  suicide. 
Il  traite  cavalièrement  les  arguments  de  Sénèque  de  «  lieux  communs 
usés  »  (3),  et,  dans  le  Dictionnaire  Philosophique,  il  répond  par 
avance  à  d'Holbach  :  «  Les  apôtres  du  suicide  nous  disent  qu'il  est 
très  permis  de  quitter  sa  maison  quand  on  en  est  las.  D'accord; 
mais  la  plupart  des  hommes  aiment  mieux  coucher  dans  une  vilaine 
maison  que  de  passer  la  nuit  à  la  belle  étoile  »  (4). 

Non  seulement  Voltaire  ne  fait  pas  grand  cas  des  théories  favora- 
bles au  suicide,  mais  il  ne  parle  pas  du  suicide  lui-même  comme 
d'une  chose  troublante  et  séduisante.  Au  contraire,  il  en  plaisante  et 


(1)  P.  109, 111.  (2)  P.  117-120.  (3)  Commentaire  sur  le  livre  des  Délits  et  des 
Peines,  ch.  xix.  (4)  Die.  Philos.,  Article  :  De  Caton  et  du  sui- 
cide ;  Cf.  Lettre  du  9  août  1775  à  Constant  de  Rebecque  :  «  Je 
ne  compte  pas  finir  comme  Caton»  et  du  1er  nov.  1769  à  Mme  du  Deffand. 


VOLTAIRE  65f 

affecte  parfois  de  le  rabaisser.  Parlant  d'une  jeune  fille  «  à  qui  les" 
Jésuites  avaient  tourné  la  tête  et  qui,  pour  se  défaire  d'eux,  était  allée 
dans  l'autre  monde  »,  il  ajoute  d'un  ton  gaillard  :  «  C'est  un  parti 
que  je  ne  prendrai  pas,  du  moins  sitôt,  par  la  raison  que  je  me  suis 
fait  des  rentes  viagères  sur  deux  souverains  et  que  je  serais  inconso- 
lable si  ma  mort  enrichissait  deux  têtes  couronnées.  »  (i)  Aux  jeunes 
filles  qui  «  se  noient  et  qui  se  pendent  par  amour  '  »  il  conseille 
«  d'écouter  l'espérance  du  changement,  qui  est  aussi  commun  en 
amour  qu'en  affaires  ».  Enfin  il  présente  la  plupart  des  suicides 
comme  une  suite  de  l'oisiveté  :  «  Le  laboureur  n'a  pas  le  temps  d'être 
mélancolique,  ce  sont  les  oisifs  qui  se  tuent  ».  «Creech,  le  commen- 
tateur de  Lucrèce,  mit  sur  son  manuscrit  :  N.  B.  Qu'il  faudra  que 
je  me  pende  quand  j'aurai  fini  mon  commentaire..  Il  se  tint  parole 
pour  avoir  le  plaisir  de  finir  comme  son  auteur.  S'il  avait  entrepris 
un  commentaire  sur  Ovide,  il  aurait  vécu  plus  longtemps  ».  (2) 

Mais  tous  ces  propos  détournent  du  suicide,  ils  ne  le  condamnent 
pas.  Voltaire,  en  effet,  ne  veut  ni  louer  ni  blâmer  en  général. 

D'abord,  un  grand  nombre  de  suicides  sont  dus  à  la  folie,  à  des 
causes  physiques.  Voltaire  soupçonne  même  que  c'est  parfois  une 
maladie  héréditaire.  «  Que  la  nature  dispose  tellement  les  organes  de 
toute  une  race  qu'à  un  certain  âge  tous  ceux  de  cette  famille  auront  la 
passion  de  se  tuer,  c'est  un  problème  que  toute  la  sagacité  des  anato- 
mistes  les  plus  attentifs  ne  peut  résoudre.  L'effet  est  certainement 
tout  physique,  mais  c'est  de  la  physique  occulte.  Eh,  quel  est  le 
secret  principe  qui  ne  soit  pas  occulte?  (3) 

En  outre,  Voltaire,  s'il  fait  peu  de  cas  des  lieux  communs  de  Sénè- 
que,  traite  précisément  de  même  les  «  lieux  communs  rebattus  »  (4) 
contre  la  mort  volontaire.  C'est,  dit-on,  contraire  à  la  religion?  Mais 
«  ni  l'ancien  Testament  ni  le  nouveau  n'ont  jamais  défendu  à  l'hom- 
me de  sortir  de  la  vie  quand  il  ne  peut  plus  la  supporter  »  (5).  C'est 
un  tort  vis-à-vis  de  la  société?  —  Mais  «  si  le  suicide  fait  tort  à  la 
société,  je  demande  si  ces  homicides  volontaires  et  légitimés  par 
toutes  les  lois,  qui  se  commettent  dans  la  guerre  ne  font  pas  un  peu 
plus  de  tort  au  genre  humain  »  (6).  «  Philosophiquement  parlant 
quel  tort  fait  à  la  société  un  homme  qui  la  quitte  quand  il  ne  peut 
plus  la  servir  ?  »  (7).  «  La  République  se  passera  de  moi  comme  elle 
s'en  est  passée  avant  ma  naissance  »  (8).  Se  tuer,  objecte-t-on  encore, 
est  l'acte  d'un  lâche.  —  «  Il  paraît  qu'il  y  a  quelque  ridicule  à  dire 


(1)  Lettre  du  3  mars  1754  à  Mme  du  Deffand.  (2)  De  Caton  et  du. 
suicide.  (3)  De  Caton  et  du  suicide.  (4)  L'Ingénu,  ch.  xx  ;  cf.  les  plai- 
santeries contre  Formey  (lettre  du  9  août  1775  à  Constant  de  Rebecque). 
(5)  Commentaires  sur  le  livre  des  délits  et  des  peines,  XIX.  (6)  Note  sur  l'acte  V 
d'Olympie.  (7)  Remarques  sur  les  Pensées  de  Pascal,  numéro  30.  (8)  Pria? 
de  la  Justice  et  de  Vhumanité,  art.  V. 

42 


658  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

que  Galon  se  tua  par  jalblesse.  il  faut  une  àme  forte  pottuf  surmonter 
ainsi  l'instinct  le  plus  puissant  de  la  nature..  Cette  force  est  quel 
fois  celle  d'un  frénétique,  mais  un  frénétique  n'est  pas  faible  »  d). 
Et  encore  :  a  quelques  beaux  esprits  »  disent  «  que  Caton  fit  une 
action  de  poltron  en  se  tuant,  et  qu'il  y  aurait  eu  bien  plus  de  gran- 
deur d'âme  à  ramper  sous  César.  Cela  est  bon  dans  une  ode  ou*  dans 
une  figure  de  réthorique  ».  Enfin,  les  plus  indulgents,  comme  Virgile, 
«  plaignent  »  les  suicidés.  Il  est  «  fort  douteux  s'ils  sont  à  plain- 
dre »  (2). 

Donc,  plus  de  lieux  communs  dans  un  sens  ni  dans  l'autre.  C'est 
sur  des  cas  concrets  qu'il  faut  se  prononcer.  Même  ainsi  réduit,  le 
problème  reste  délicat.  Et  parfois  le  plus  sage  est  de  ne  rien  dire  : 
«  Je  ne  veux  point  éplucher  les  motifs  de  mon  ancien  préfet,  le  Père 
Bennassès,  jésuite,  qui  nous  dit  adieu  le  soir  et  qui,  le  lendemain 
matin,  après  avoir  dit  sa  messe  et  avoir  cacheté  quelques  lettres,  se 
précipita  du  troisième  étage.  Chacun  a  ses  raisons  dans  sa  condui- 
te »  (3).  Ailleurs  Voltaire  écrit  :  «  Je  reçus  un  jour  d'un  Anglais 
une  lettre  circulaire  par  laquelle  il  proposait  un  prix  à  celui  qu; 
prouverait  le  mieux  qu'il  faut  se  tuer  dans  l'occasion.  Je  ne  lui 
répondis  point.  Je  n'avais  rien  à  lui  prouver  :  il  n'avait  qu'à  examiner 
s'il  aimait  mieux  la  mort  que  la  vie  »  (4). 

Malgré  ce  parti-pris  de  ne  pas  se  prononcer  à  la  légère,  Voltaire 
admet  ou  approuve  la  mort  volontaire  en  trois  cas.  C'est  d'abord 
quand  celui  qui  se  tue  cède  à  des  maux,  à  une  maladie  insupportable  : 
«  J'ai  voulu  cent  fois  me  tuer,  dit  la  vieille  dans  Candide,  mais 
j'aimais  encore  la  vie.  Cette  faiblesse  ridicule  est  peut-être  un  de  nos 
penchants  les  plus  funestes.  Car  y  a-t-il  rien  de  plus  sot  que  de 
vouloir  porter  continuellement  un  fardeau  qu'on  voudrait  toujours 
jeter  par  terre?  »  (5)  Dans  les  Lettres  de  Memmius  à  Cicéron,  Memmius 
approuve  le  suicide  du  poète  Lucrèce  :  «  il  aurait  souffert  et  il  ne 
souffre  plus.  Il  s'est  servi  du  droit  de  sortir  de  sa  maison  quand  elle 
est  prête  à  tomber.  Vis  tant  que  tu  as  une  juste  espérance  :  l'as-tu 
perdue,  meurs  ;  c'était  là  sa  règle,  c'est  la  mienne  ».  (6) 

Certains  suicides  d'amour  forcent  l'admiration  de  Voltaire.  Dans 
le  Dictionnaire  Philosophique,  il  parle  de  la  «  sublime  »  Arria.  Lors- 
qu'il apprend  le  suicide  des  amants  de  Lyon,  il  a  un  élan  d'enthou- 
siasme :  «  Cela  est  plus  fort  qu 'Arria  et  Pétus  »,  écrit-il  à  Elie  de 
Beaumont  (7)  ;  et,  dans  l'article  De  Caton  et  du  suicide,  il  prend  soin 
de  reproduire  une  épitaphe  qui  n'a  d'autre  intérêt  que  d'être  élogieuse  : 


(1)  De  Caton  et  du  suicide.  (2)  Dict.  philos.,  article  Suicide.  (3)  Die' 
tionnaire  philosophique,  article  Suicide.  (4)  Ibid.,  De  Caton  et  du  suicide. 
(5)    Candide,   ch.  xn.     (6)   Lettre   I.     (7)  Lettre  du  30  juillet  1770. 


LUTTE   DES    DEUX   MORALES  659 

A  votre  sang  mêlons  nos  pleurs, 
Attendrissons-nous  d'âge  en  âge 
Sur  vos  amours  et  vos  malheurs; 
Mais  admirons  votre  courage. 

Enfin  Voltaire  n'a  qu'admiration  pour  les  suicides  antiques  tels 
■que  celui  de  Codrus  ou  celui  de  Caton.  «  Personne  ne  niera  que  le 
dévouement  de  Codrus  ne  soit  beau,  supposé  qu'il  soit  vrai  »  (i). 
Quant  à  Caton,  c'est  «  l'éternel  honneur  de  Rome  ».  On  a  parfois 
prétendu  que  toutes  les  vertus  des  stoïciens  n'étaient  que  des  a  péchés 
illustres  ».  Mais  «  puisse  la  terre  être  couverte  de  tels  coupables  !  »  (2). 

On  le  voit,  il  n'y  a  pas,  en  face  de  la  morale  de  l'Eglise,  désormais 
unifiée,  une  morale  philosophique.  C'est  à  bon  droit  que  l'abbé  Bar- 
ruel  note,  dans  les  Helviennes,  les  contradictions  des  philosophes  : 
Caton  a  bien  fait;  Caton  a  eu  tort;  —  le  suicide  est  une  lâcheté;  c'est 
un  acte  de  courage;  —  le  suicidé  est  un  fou;  c'est  un  coupable;  — 
le  pacte  social  interdit  le  suicide  ;  il  l'autorise  etc.  (3).  Peut-être  quel- 
ques écrivains  se  seraient-ils  moins  contredits  s'ils  avaient  moins 
redouté  l'Eglise  et  le  Parlement.  Il  n'en  est  pas  moins  véritable  que 
les  philosophes  n'ont  pas  une  formule  précise  à  opposer  aux  for- 
mules de  l'Eglise.  Mais  leur  accord  sur  le  point  décisif  n'en  est  que 
plus  remarquable.  Tous,  ou  bien  peu  s'en  faut,  sont  d'avis  qu'il  y 
a  suicide  et  suicide.  En  gros,  c'est  aux  mêmes  cas  qu'ils  réservent  leur 
indulgence.  Il  y  a  là  mieux  qu'un  système.  Il  y  a  cet  état  d'esprit 
un  peu  incertain  que  nous  avons  trouvé  dans  l'aristocratie  antique. 
Il  y  a  la  morale  nuancée  qui  ne  se  définit  guère,  mais  qui  déjà 
envahit  tout. 

Comme  la  morale  simple,  elle  aussi,  est  partout,  c'est  la  lutte. 
Nous  avons  vu  les  apologistes  dénoncer  l'Evangile  du  suicide  et  les 
autochéiristes.Les  philosophes,  non  contents  de  réfuter  les  arguments 
allégués  par  l'Eglise,  essaient  habilement  de  désarmer  l'adversaire 
en  lui  montrant  qu'il  n'a  pas  le  droit  de  tenir  la  doctrine  qu'il  tient. 
'Voltaire  va  droit  au  fait  :  l'Ecriture  sainte  ne  condamne  pas  le  sui- 
cide (4).  D'Holbach  écrit  :  «  Le  christianisme  et  les  lois  civiles  des 
chrétiens  en  blâmant  le  suicide  sont  très  inconséquentes.  Le  Messie 
ou  le  fils  du  Dieu  des  chrétiens,  s'il  est  vrai  qu'il  est  mort  de  son  plein 
gré,  fut  évidemment  un  suicide.  On  peut  en  dire  autant  d'un  grand 
nombre  de  martyrs  qui  se  sont  volontairement  présentés  au  supplice, 
ainsi  que  des  pénitents  qui  se  sont  fait  un  mérite  de  se  détruire  peu 


(1)  Dict.  philos.,  article  Beau.     (2)  Le  philosophe  ignorant,  XLV.     (3)  Les 
Helviennes,  Catéchisme  philosophique,  ch.  vu.     (4)  Voir  plus  haut,  p.  657. 


660  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

à  peu  »  (i).  L'Encyclopédie,  sous  le  couvert  de  Donne,  répand  ces 
arguments.  Barbeyrac  démontre,  contre  dom  Ceillier,  que  saint  Jérô- 
me a  parfois  approuvé  le  suicide  (2).  Mérian  insinue  que  les  martyrs 
volontaires  n'agissaient  pas  de  sang-froid  (3).  Dalembert  (4),  Delisle 
de  Sales  (5),  Rochefort  (6)  parlent  des  austérités  monacales  comme 
d'un  suicide  lent. 

Ces  arguments  portent  et  c'est  au  tour  des  écrivains  catholiques 
d'être  sur  la  défensive  :  Jésus  n'a  point  commis  un  suicide  «  à  moins 
qu'on  ne  veuille  accuser  Socrate  du  même  crime  »,  (7)  (réponse  mala- 
droite puisque  la  Religion  vengée  dénonce  justement  le  suicide  de  So- 
crate) ;  les  martyrs.volontaires  ne  sont  pas  des  suicidés  parce  que  «  leur 
dessein  principal  n'était  pas  de  perdre  la  vie  »  (8)  ;  nous  ne  sommes 
par  tenus  de  justifier  tous  les  martyrs,  les  excès  d'austérité  sont  inter- 
dits etc.  (9). 

Dans  cette  lutte,  souvent  âpre,  on  ne  peut  pas  dire  qu'un  des  deux 
adversaires  a  l'avantage;  car,  à  la  fin  du  siècle,  ils  maintiennent,  l'un 
et  l'autre,  toute  leur  doctrine.  —  Mais  dans  sa  lutte  contre  le  vieux 
droit  pénal,  la  morale  nuancée  remporte  une  première  victoire. 


III 

La  morale  nuancée  et  le  droit  :  1)  Les  philosophes  attaquent  vigoureusement 
le  droit  de  leur  époque  ;  2)  à  la  veille  de  la  Révolution,  tout  un  groupe 
de  jurisconsultes  reprend  les  idées  des  philosophes  ;  3)  dans  la  seconde 
moitié  du  xvme  siècle,  le  vieux  droit  n'est  plus  appliqué  ;  4)  le  clergé 
paroissial  paraît  favorable  à  l'abolition  des  anciennes  peines. 

Les  peines  contre  le  cadavre  sont,  depuis  l'époque  antique,  le  rem- 
part solide  de  l'ancienne  morale.  Plus  que  les  raisonnements  et  les 
Catéchismes,  elles  démontrent  au  public  que  le  suicide  est  un  crime. 
Ordonnance  de  1670,  Déclarations  de  171 2  et  de  1736,  accord  des 
jurisconsultes,  tout  semble  conspirer  à  leur  maintien.  A  les  attaquer, 
c'est  tout  jus,te  si  on  ne  tombe  pas  sous  le  coup  de  la  terrible  menace 
de  1757.  —  Et  cependant  l'attaque  a  lieu.  Des  philosophes  parlent. 
Des  juristes  les  écoutent.  Et  le  rempart  qui  depuis  des  siècles  restait 
debout  s'écroule  en  moins  de  cinquante  ans. 

Les  philosophes  attaquent  résolument.  Nous  venons  de  voir  d'Hol- 
bach signaler  «  l'inconséquence  »  des  lois  contre  le  suicide.  VA  lambic 


(1)  Système  de  la  nature,  XIV  (p.  304,  note  84).  (2)  Traité  de  la  morale  des 
Pères,  VIII,  34  et  XV,  7  ss.  (3)  Mérian,  p.  383.  (4)  Elém.  de  philosophie, 
227.  (5)  Phil.  de  la  nature,  V,  104.  (6)  Pensées  diverses,  p.  192.  (7)  Ber- 
gier,  Ex.  du  matérialisme,  406. Cf.  Camuset,  Principes  contre  l'incrédulité, 
110  ;  et  Charpentier,  t.  II,  p.  1.  (8)  Bergier,  Examen  du  matérialisme,  p.  406. 
(9)  Camuset,  Principes  contre  Vincrédulité,  p.  110  ;  cf.  Charpentier,  t.  II, 
p.  1  «  où  l'on  prouve  que  le  suicide  ne  peut  être  imputé  aux  moines». 


LA   LUTTE    CONTRE   L' ANCIEN   DROIT  661 

moral  écrit  :  on  punit  le  suicide;  on  ne  réfléchit  pas  que  c'est  presque 
toujours  «  un  état  de  maladie  »  (i).  Dalembert  déclare  :  «  Les  légis- 
lateurs purement  humains  ont  pe^nsé  qu'il  était  inutile  d'infliger  des 
peines  à  une  action  dont  la  Nature  nous  éloigne  assez  d'elle-même  et 
que  ces  peines  d'ailleurs  étaient  en  pure  perte  puisque  le  coupable 
est  celui  à  qui  elles  se  font  sentir  (2)  le  moins  ».  La  flétrissure  que  les 
lois  impriment  sur  la  mémoire  du  suicidé,  dit  Dubois-Fontanelle, 
«  ne  saurai^  l'affecter.  On  a  vu  qu'elle  n'arrêtait  jamais  le  malheureux 
capable  d'attenter  à  ses  jours  »,  et  il  ajoute  :  «  il  vaudrait  peut-être 
mieux  étouffer  ces  événements  qui  affligent  l'humanité  et  ne  pas 
leur  donner  de  la  publicité  par  des  procédures  qui  ne  remédient  ni 
au  passé  ni  à  l'avenir  et  qui  ne  tombent  que  sur  les  vivants  »  (3). 

Ce  ne  sont  là  que  des  coups  portés  en  passant.  Les  grands  adver- 
saires du  droit  pénal  sont  Montesquieu,  Delisle  de  Sales  et  Voltaire. 

Montesquieu,  le  premier,  dit  tout  haut  ce  qu'avaient  l'air  de  penser 
tant  de  juristes  au  XVIe  et  au  début  du  XVIIe  siècle  :  «  Les  lois  sont 
furieuses  en  Europe  contre  ceux  qui  se  tuent  eux-mêmes.  On  les  fait 
mourir,  pour  ainsi  dire,  une  seconde  fois;  ils  sont  trainés  indigne- 
ment par  les  rues;  on  les  note  d'infamie;  on  confisque  leurs  biens. 
Jl  me  paroit,  Ibben,  que  ces  lois  sont  bien  injustes...   »  (4). 

Delisle  de  Sales,  (qui  insère  dans  son  livre  une  gravure  représen- 
tant un  suicidé  sur  la  claie,  un  pieu  au  travers  du  corps)  compose  un 
«  Mémoire  adressé  aux  législateurs  par  la  veuve  d'un  citoyen  puni 
pour  crime  de  suicide  ».  Quelle  odieuse  vengeance,  s'écrie-t-elle,  a-t-on 
tiré  de  son  crime!  «  On  a  traversé  son  cadavre  d'un  pieu,  on  l'a  trainé 
sur  la  claie  dans  les  rues  de  la  capitale  et  on  a  refusé  à  ses  lambeaux 
sanglants  ces  honneurs  funèbres  qu'on  n'accorde  aux  morts  que  pour 
soulager  la  douleur  des  amis  qui  leur  survivent  ».  Ce  n'est  pas  le 
coupable  que  vous  avez  puni.  C'est  sa  veuve,  ce  sont  ses  enfants.  Vous 
les  réduisez  presque,  à  leur  tour,  au  suicide.  Vos  lois  absurdes  et 
inefficaces  n'empêchent  personne  de  se  tuer.  Et,  après  avoir  demandé 
la  suppression  de  ces  lois,  la  veuve  conclut  t  a  Si  on  mettait  la  poli- 
tique à  prévenir  les  suicides  plutôt  qu'à  les  punir!  Si  du  moins  les 
supplices  infligés  au  crime  ne  retombaient  jamais  sur  l'inno- 
cence !  »  (5). 

Voltaire  écrit,  dans  son  Commentaire  du  livre  de  Beccaria  : 
«  aucune  loi  romaine  n'a  condamné  le  meurtre  de  soi-même  »,  au 
contraire,  Marc  Antonin  déclare  valable  le  testament  de  celui  qui 
se  tue.  «  Malgré  cette  loi  humaine  de  nos  maîtres,  nous  trainons 
encore  sur  la  claie,  nous  traversons  d'un  pieu  le  cadavre  d'un  homme 
qui  est  mort  volontairement;  nous  rendons  sa  mémoire  infâme;  nous 


(1)  Mot  Désespoir.     (2)  El.  de  Philosophie,  p.   227.       (3)   T.   II,    p.    125. 
(4)  Lettres  persanes,  LXXVI.     (5)  Philosophie  de  la    Nature,    t.  V,    p.  150. 


662  le  xvm':  BlàoLl 

déshonorons  sa  famille  autant  qu'il  est  en  nous;  nous  punissons  le- 
fils  d'avoir  perdu  son  père,  et  la  veuve  d'être  privée  de  son  mari. 
On  confisque  même  le  bien  du  mort;  ce  qui  est  en  effet  ravir  le 
patrimoine  des  vivants  auxquels  il  appartient  »  (i). 

Dans  le  Dictionnaire  philosophique,  il  proteste  contre  la  condam- 
nation d'un  garde  du  corps  qui  s'était  fait  quelques  blessures  légères 
pour  attirer  l'attention  sur  lui.  «  Etait-ce  là  un  grand  crime?  Y  avait-il 
un  grand  danger  pour  la  société  de  laisser  vivre  cet  homme?  »  (2) 

Dans  le  Prix  de  la  Justice  et  de  l'Humanité,  il  y  a  tout  un 
chapitre  sur  les  peines  contre  le  suicide.  Ceux  qui  se  tuent  «  s'em- 
barrassent peu,  quand  ils  sont  bien  morts,  que  la  loi  ordonne  en 
Angleterre  de  les  trainer  dans  les  rues  avec  un  bâton  passé  au  travers 
du  corps  ou  que,  dans  d'autres  états,  les  bons  juges  criminalistes  les 
fassent  pendre  par  les  pieds  et  confisquent  leur  bien,  mais  leurs  héri- 
tiers prennent  la  chose  à  cœur.  Ne  vous  semble-t-il  pas  cruel  et 
injuste  de  dépouiller  un  enfant  de  l'héritage  de  son  père,  uniquement 
parce  qu'il  est  orphelin?  »  Et  le  mort  prenant  la  parole  s'écrie  : 
«  Je  suis  mécontent  de  ma  maison,  j'en  sors,  au  hasard  de  n'en  pas 
trouver  une  meilleure.  Mais  vous,  quelle  est  votre  folie  de  me  traîner 
par  les  pieds  quand  je  ne  suis  plus?  Et  quel  est  votre  brigandage  de 
voler  mes  enfants?  »  (3). 

En  1769,  dans  une  lettre  à  Servan,  Voltaire  écrit  encore  :  «  Un 
Welche  dégoûté  de  la  vie,  et  souvent  avec  très  grande  raison,  s'avise 
de  séparer  son  âme  de  son  corps  :  et,  pour  consoler  le  fils,  on  donne 
son  bien  au  Roi  qui  en  accorde  presque  toujours  la  moitié  à  la  pre- 
mière fille  d'Opéra  qui  le  fait  demander  par  un  de  ses  amants;  l'autre 
moitié  appartient  de  droit  à  Messieurs  les  Fermiers  généraux  »  (4). 
Enfin,  annonçant  à  Elie  de  Beaumont  le  suicide  des  amants  de  Lyon, 
Voltaire  ajoute  :  «  La  justice  n'a  fait  nulle  infamie  dans  cette  affaire, 
cela  est  rare  »  (5). 

«  Lois  furieuses  »,  «mesures  absurdes  et  inefficaces  »,  «  briganda- 
ge »,  «infamie  »,  — la  philosophie  attaque  avec  vigueur. 

Les  jurisconsultes  suivent.  Les  «  classiques  »  ont  beau  réfuter 
Montesquieu  et  Beccaria  ou  encore  dire,  comme  Jousse,  que  Beccaria 
est  au-dessous  de  la  critique  (6),  il  subissent,  par  instants,  l'ascendant 
des  idées  dont  s'inspiraient  les  grands  jurisconsultes  du  XVIIe  siècle. 
Rousseaud  de  la  Combe,  ou  l'a  vu,  maintient  fermement  la  doctrine 
classique  :  seulement,  ajoute-t-il,  il  faut  bien  s'informer  s'il  n'y  a  pas 


(1)  Ch.  xix.  (2)  Mot  Supplices.  (3)  Article  V,  Du  suicide.  (4)  Lettre 
du  27  septembre  1769.  (5)  Lettre  du  30  juillet  1770.  (6)  Voir^Muyart  de 
Vouglans,  Lettre  sur  le  Système  de  V auteur  de  l'esprit  des  lois,  et  Jousse,  Traité 
de  la  Justice  criminelle,  préface. 


LA   LUTTE    CONTRE   L'ANCIEN   DROIT  663 

eu  maladie,  chagrin  ou  désespoir.  «  Il  est  bien  à  présumer  qu'une 
personne  de  bon  sens  ne  peut  se  résoudre  là  se  tuer  elle-même  ». 
Pour  prononcer  une  condamnation,  il  faut  des  preuves  «  luce  clario- 
res  »  (i).  C'est  ruiner  dans  la  pratique  ce  qu'on  affirme  en  théorie. 
Car  comment  prouver  «  plus  clair  que  le  jour  n  qu'une  personne  qui 
s'est  tuée  était  sans  folie,  sans  maladie,  sans  chagrin  et  sans  désespoir? 
Jousse,  aussi  rigide  sur  les  principes,  n'est  guère  moins  décevant. 
Il  explique  nettement  que  le  suicide  n'est  permis  par  la  loi  française 
en  aucun  cas.  Il  indique  le  châtiment.  Puis  il  ajoute,  comme  par 
parenthèse  :  «  Mais  il  faut  observer  qu'on  ne  punit  ainsi  que  ceux 
qui  se  tuent  de  sang-froid,  avec  un  usage  entier  de  la  raison  et  par 
crainte  du  supplice  ».  C'est  moi  qui  souligne  les  derniers  mots.  Ils 
rétablissent  en  fait  cette  doctrine  romaine  à  laquelle  Jousse  un  peu 
plus  haut  opposait  si  fièrement  la  doctrine  française  (2).  Plus  loin, 
Jousse  écrit  encore  :  «  Dans  le  doute,  on  présume  toujours  que  celiri 
qui  s'est  tué  l'a  fait  plutôt  par  folie  ou  par  chagrin  qu'en  consé- 
quence de  quelque  crime  commis  ». 

Malgré  tout,  les  classiques  maintiennent  l'ancien  principe.  Mais, 
entre  1770  et  1789,  une  école  nouvelle  apparaît.  Des  jurisconsultes, 
disciples  des  philosophes,  surtout  de  Montesquieu  et  de  Voltaire,  atta- 
quent violemment  le  vieux  droit  criminel,  coupable  d'avoir  a  altéré 
les  vraies  notions  sur  la  justice  des  actions  morales  ».  Servan,  Dupaty, 
Brissot  sont  les  plus  connus.  D'autres  mériteraient  plus  de  gloire, 
ayant  en'somme  préparé  article  par  article,  l'œuvre  de  la  Constituante. 
Dans  leurs  critiques,  dans  leurs  «  Plans  »,  la  question  du  suicide  est 
de  celles  sur  lesquels  l'accord  est  le  plus  net  :  le  vieux  droit  doit 
disparaître. 

Sur  quatorze  ouvrages  qui  parlent  du  suicide  (3),  deux  seulement 


(1)  Traité  des  matières  crim.,  III,  ch.  xxi,  p.  422.  (2)  T.  IV,  part.  IV, 
t.  LI,  parag.  4  et  10.  (3)  Quelques-uns  de  ces  ouvrages  sont  cités 
dans  le  livre  de  Detourbet,  La  procédure  criminelle  au  XVIIe  s.,  P. 
1881.  D'autres  m'ont  été  révélés  par  les  journaux.  J'indique  ici  ceux 
qui  sont  cités  dans  ce  chapitre  :  Bernardi,  Principes  des  lois  criminelles, 
P.  1781,  Brissot,  Théorie  des  lois  criminelles  (1781),  P.  1836;  Chaussard, 
Théorie  des  lois  criminelles,  P.  1789  ;  Dufriche  de  Valazé,  Lois  pénales,  P. 
1784  ;  Les  Moyens  d'adoucir  les  rigueurs  des  lois  pénales,  Discours  couronné 
par  l'Académie  de  Chalons-sur-Marne,  Ch.  1781  ;  Pastoret,  Des  lois  pénales, 
P.  1790  ;  Plan  de  législation  sur  les  matières  criminelles,  par  M.  de  F.  (inséré 
au  t.  V  de  la  Bibl.  philos,  de  Brissot)  ;  Plan  de  législation  en  matière  criminelle, 
(anonyme,  Bibl.  philos.,  t.  V)  ;  Philpin  de  Piépape,  Suite  des  Observations  sur 
les  lois  criminelles  de  la  France,  P.  1790;  Prost  de  Royer,  réédition  du  Diction- 
naire de  Brillon,  Lyon,  1784,  t.  IV  ;  Thorillon,  Idées  sur  les  lois  criminelles, 
P.  1788  ;  Vasselin,  Théorie  des  peines  capitales,  P.  1790  ;  Vermeil,  Essai  sur 
les  réformes  à  faire  dans  notre  législation  criminelle,  P.  1781  ;  la  Bibliothèque 
philosophique  de  Brissot  est  un  recueil  d'ouvrages  français  et  étrangers  sur 
le  droit  criminel    t.   I,  P.  1782. 


064  LE   XVIIIe   SIECLE 

font  des  concessions  a  l'ancien  droit.  Pastoret  admet  que  le  cadavre 
soit  pendu  par  les  pieds  (i),  Bernardi  veut  qu'on  enterre  le  suicidé 
avec  les  fous  et  qu'en  cas  de  tentative,  et  s'il  y  a  eu  scandale,  on 
promène  le  coupable  «  avec  l'équipage  et  la  marotte  d'un  fol  »  (2). 
Chose  imprévue,  Pastoret  qui  consent  à  la  pendaison,  s'indigne  qu'on 
traîne  le  cadavre  sur  la  claie,  supplice  qu'on  pardonnerait  à  peine 
à  des  anthropophages  ».  Quant  à  Bernardi,  après  avoir  préconisé,  en 
1780,  l'assimilation  du  suicidé  au  fou,  il  écrit  en  1788  :  «  Les  idées 
théologiques  »  ont  corrompu  les  lois  sur  le  suicide.  Le  législateur  doit 
chercher  à  le  prévenir  «  mais  il  se  gardera  bien  de  le  punir  lorsqu'il 
aura  été  commis  »  (3). 

Cette  seconde  conclusion  de  Bernardi  est  celle  de  tous  les  nou- 
veaux juristes.  Thorillon  admet  encore  qu'on  punisse  la  tentative  de 
suicide.  Mais  il  ajoute  :  «  Il  n'y  aura  plus  de  peines  prononcées  contre 
4a  mémoire  et  les  cadavres  de  suicidés  qui  ne  seront  prévenus  d'aucun 
crime,  et  cela  pour  trois  raisons  :  d'abord  celui  que  la  faiblesse  ou  la 
folie  conduit  au  suicide  ne  s'inquiète  guère  de  ce  que  deviendra  son 
corps,  de  sorte  que  «  cette  peine  ancienne  et  hideuse  ne  peut  que 
faire  gémir  sur  les  faiblesses  humaines  sans  les  corriger  »;  ensuite 
on  ne  doit  condamner  personne  sans  l'entendre;  enfin  la  confiscation 
est  injuste  parce  qu'elle  punit  des  innocents  (4). 

En  admettant  que  le  suicide  soit  un  crime  contre  la  société,  écrit 
Boucher  d'Argis,  «  est-il  du  nombre  de  ceux  dont  la  punition  lui  soit 
utile?  »  —  Non.  La  loi  contre  le  suicide  est  «  impuissante  et  atroce  », 
impuissante  parce  qu'elle  n'atteint  pas  le  coupable,  atroce  parce  qu'elle 
accable  l'innocent  (5). 

Même  idée  dans  Brissot-  Il  est  ridicule  de  punir  le  suicide,  puisque 
le  châtiment  ne  retombe  que  sur  les  vivants.  «  Que  le  suicide  soit  un 
crime  contre  la  nature,  je  laisse  aux  moralistes  à  décider  cette  ques- 
tion :  il  en  est  un  politiquement  parlant,  mais  il  est  à  l'abri  de  tous 
châtiments.  Il  doit  être  prévenu  et  jamais  puni  »  (6). 

Chaussard,  parlant  de  l'usage  de  traîner  et  de  pendre  les  cadavres, 
écrit  :  «  Qui  ne  sait  que  cette  peine  devient  illusoire  et  vaine  pour  le 
malheureux  homicide  de  lui-même?  Des  peines  cessent  d'être  des 
peines  lorsque  l'ascendant  du  préjugé  a  vaincu  celui  de  la  loi  »  (7). 

Un  chapitre  du  livre  de  Dufriche  de  Valazé  porte  pour  titre  : 
«  Pourquoi  il  n'est  point  parlé  du  suicide,  de  la  pédérastie  ni  du 
crime  de  bestialité  ».  La  raison  donnée  est  que  la  loi  se  trouve  sans 


(1)  Pastoret,  p.  136, 137.  (2)  Bernardi,  Discours  couronné  par  l'Académie 
de  Châlons  (2e  dise.),  p.  110.  (3)  Bernardi,  Principes  des  lois  criminelles,  p. 
175.  (4)  Idées  sur  les  lois  criminelles,  t.  I,  p.  123  ss.  (5)  Boucher  d'Argis, 
Observations,  etc.,  p.  134,  p.  140.  (6)  Brissot,  Théorie,  etc.,  p.  343-4. 
(7)  Chaussard,  Théorie  des  lois  criminellesl  p.  143. 


LA  LUTTE   CONTRE   L' ANCIEN   DROIT  665 

force  pour  «  réfréner  »  le  suicide,  puisqu'elle  ne  punit  pas  le  vrai 
coupable,  mais  les  innocents.  D'ailleurs,  «  l'esprit  des  lois  contre  le 
suicide  »  est  de  ne  frapper  que  ceux  qui  se  tuent  de  sang-froid-  «  Il 
devrait  résulter  de  cette-distinction  une  impunité  générale  »  (i). 

Un  Plan  de  législation  en  matière  criminelle  par  M.  de  F.  déclare 
que  les  lois  contre  le  suicide  «  sont  une  cruauté  gratuite  inventée 
pour  enrichir  le  fisc  et  déshonorer  les  familles  ».  Le  suicide  est  un 
crime  contre  Dieu.  Laissons  à  Dieu  le  soin  de  le  punir  (2). 

Un  autre  Plan  anonyme,  inséré  dans  la  Bibliothèque  philosophi- 
que de  Brissot,  dit  que  punir  ceux  qui  se  tuent  est  «  une  horrible 
tyrannie  ».  «  L'homme  n'est  attaché  à  la  vie  que  par  le  plaisir;  lors- 
qu'il ne  sent  son  existence  que  par  la  douleur,  il  est  donc  libre  d'en 
.sortir  »  (3). 

Philpin  de  Piépape  écrit  :  «  En  aucun  cas  le  suicide  ne  doit  être 
poursuivi,  parce  qu'on  doit  présumer  qu'il  est  l'effet  d'une  altération 
des  facultés  morales  ou,  ce  qui  revient  au  même,  d'un  état  violent 
de  Târne  avec  lequel  la  liberté  de  réfléchir  est  incompatible  »  (4). 
Le  suicide  «  est-il  un  crime?  »,  demande  Vasselin.  Et  il  répond 
«  la  question  me  parait  plus  que  douteuse  ».  Les  Romains  le  regar- 
daient comme  un  acte  d'héroïsme.  «  Selon  moi,  c'est  une  faiblesse, 
quelquefois  une  lâcheté,  le  plus  souvent  une  folie  :  mais  comment 
serait-ce  un  crime?  ».  Celui  qui  se  tue  cesse  évidemment  d'être  utile 
à  la  société,  «  mais  il  ne  l'offense  en  aucun  rapport.  Il  ne  trouble 
point  la  tranquilité  publique.  Il  ne  blesse  pas  les  mœurs,  n'attaque  ni 
la  propriété,  ni  la  sûreté,  ni  l'honneur  de  ses  concitoyens.  Peut-être 
déplaît-il  à  Dieu,  mais  il  ne  choque  pas  la  religion.  Alors,  de  quel 
droit  ou  plutôt  par  quel  moyen  le  punir?  Il  n'appartenait  qu'à  nos 
lois  insensées  d'outrager  un  citoyen  après  sa  mort  »  (5). 

Vermeil  veut  aussi  la  suppression  des  lois  contre  le  suicide.  Elles 
atteignent  des  innocents.  Elles  sont  impuissantes.  A  la  religion  d'agir 
et  d'agir  par  persuasion  (6). 

En  1780,  l'Académie  de  Châlons-sur-Marne  offre  deux  prix  et  un 
accessit  aux  auteurs  des  meilleurs  discours  sur  «  les  moyens  d'adoucir 
les  rigueurs  de  la  loi  pénale  ».  L'auteur  du  troisième  Discours,  Ber- 
nardi  se  prononce,  comme  on  Ta  vu,  pour  l'assimilation  des  suicidés 
aux  fous  (7).  L'auteur  qui  obtient  le  second  prix  dit  que  la  sagesse 
du  législateur  «  doit  consister  plutôt  à  remonter  jusqu'à  la  source 


(1)  Lois  pénales,  p.  180, 181.  (2)  Biblioth.  philos.,  t.  V,  p.  401.  (3)  Ibid.t 
p.  184.  Ce  plan  est,  je  crois,  la  première  rédaction  de  l'ouvrage  publié  par 
Marat,  en  1790,  ?ous  le  titre  Plan  de  législation  criminelle.  En  tout  cas,  les 
passages  cités  ci-dessus  se  retrouvent  dans  ce  dernier  ouvrage.  (4)  Suite  des 
Observations,  etc.  p.  462.  (5)  Vasselin,  Théorie  des  peines  capitales,  p.  55  ss. 
(6)  Vermeil,  Essai  sur  les  réformes,  etc.,  p.  132.  (7)  Moyens  d'adoucir,  etc., 
3e  dise,  p.  44. 


606  i.i;    wur   sii-;clk 

de  ce  (Mime  qu'à  le  punir  par  des  peines  impuissantes  sur  un 
inanimé  et  dont  l'aÊfet  est  de  déshonorer  une  famille  innocente  »  (i). 
Brissot,  qui  obtient  le  premier  prix,  écrit  :  nos  lois  sont  sans  effet 
«  parce  qu'on  ne  s'accoutume  point  à  regarder  comme  lâche  tout 
homme  assez  brave  pour  affronter  volontairement  le  trépas.  Sa  bra- 
voure est  un  délire,  mais  elle  n'est  pas  une  lâcheté  et  l'ignominie 
n'est  réservée  qu'aux  lâches...  Il  faut  rendre  heureux  l'être  qui  porte 
dans  son  sein  le  germe  fatal  du  suicide  et  non  pas  le  punir  infruc- 
tueusement lorsqu'il  n'est  plus  »  (2). 

Si  j'ai  cité  toutes  ces  déclarations,  c'est  pour  bien  montrer  sur 
quels  points  il  y  a  hésitations,  diversités  et  sur  quels  points  l'accord 
est  fait.  Au  point  de  vue  moral,  les  uns  disent  :  c'est  faiblesse,  lâcheté, 
crime;  d'autres  :  c'est  faiblesse,  mais  non  pas  crime;  d'autres  parlent 
de  bravoure;  un  seul  proclame  assez  nettement  le  droit  au  suicide. 
Mais,  sur  la  Question  des  peines,  tous,  sauf  un,  sont  du  même  avis. 
Ils  ne  veulent  plus  qu'on  traine  et  pende  les  cadavres.  Ils  ne  veulent 
plus  qu'on   confisque  les  biens. 

Que  ces  opinions  révolutionnaires  s'expriment  aussi  nettement, 
qu'elles  aient  pour  défenseurs  des  juristes,  gens  modérés  et  conser- 
vateurs par  profession,  c'est  déjà  un  beau  succès  pour  la  morale 
nuancée.  Que  de  chemin  parcouru  depuis  ces  Conférences  dans  les- 
quelles Lamoignon  lui-même  n'osait  pas  ou  ne  voulait  pas  critiquer 
le  vieux  droit  coutumier!  Mais  voici  ou  le  sucés  se  change  en  victoire  : 
ce  vieux  droit  qui  semblait  si  solide,  qu'on  eût  cru  devoir  résister 
si  longtemps  aux  plus  rudes  assauts,  à  peine  attaqué,  faiblit,  se  déro- 
be, disparaît. 

A  en  croire  la  plupart  de  ceux  qui  ont  écrit  sur  le  suicide,  c'est 
la  Révolution  qui  a  supprimé  les  peines  contre  la  mort  volontaire. 
Le  vieux  droit  n'aurait  disparu  qu'avec  l'ancien  régime.  (3)  Mais,  en 
fait,  la  Révolution  ne  fit  qu'enregistrer  et  consacrer  sur  ce  point  un 
résultat  acquis.  En  1789,  les  lois  contre  le  suicide  sont  lettre  morte, 
ne  jouent  plus. 

Sans  doute  l'Ordonnance  criminelle  n'est  pas  abrogée.  Les  Décla- 
tions  de  171 2  et  1736  ne  sont  ni  rapportées  ni  révisées.  Le  vieux 
droit  s'affirme,  à  peine  adouci,  dans  l'ordonnance  de  1768  qu'on  a 
vue  plus  loin.  Mais  les  peines  contre  le  cadavre  deviennent  d'une 
application  difficile  à  partir  de  l'arrêt  de  1737  qui  rend  l'appel  obli- 
gatoire. En  1770,  un  arrêt  de  règlement  les  supprime  en  décidant 
qu'en  cas  de  procès  contre  un  mort,  il  faut  d'abord  ensevelir  le  corps, 


(1)  Ibid.,  2e  dise,  p.  110.     (2)  Ibid.,  1er  dise,  p.  60.     (3)  Voir  notammenl 
Garrisoiij  p.  153-155. 


LA   CHUTE   DE   L'ANCIEN   DROIT  667 

puis  a  faire  le  procès  à  la  mémoire  seulement  »  (i).  Cet  arrêt  eût 
du  faire  grand  bruit,  puisqu'il  abolissait  les  supplices  horribles  et 
répugnants  qui,  depuis  tant  de  siècles,  entretenaient  l'horreur  du 
suicide.  Il  passe  presque  inaperçu.  Pourquoi?  Parce  qu'en  fait  ce 
qu'il  supprime  n'existe  plus,  ou  existe  à  peine. 

Ce  n'est  pas  la  loi,  ce  n'est  pas  même  la  jurisprudence  écrite  qui 
abolit  les  vieilles  coutumes.  C'est  bien  la  poussée  irrésistible  de  l'opi- 
nion, une  complicité  tacite  de  tous  pour  ne  pas  engager  de  poursui- 
tes. 

Dès  le  début  du  siècle,  la  Déclaration  de  1712  constate  la  conni- 
vence des  familles  et  des  officiers  de  justice  pour  dissimuler  le» 
suicides.  Le  gouvernement,  en  la  dénonçant  par  deux  fois,  le  Parle- 
ment, en  rappelant  que  l'ancien  droit  vit  toujours,  obtiennent  peut- 
être  ça-et-là  quelques  résultats.  Mais  ils  n'arrivent  pas  à  changer  le 
cours  de  l'opinion  :  dès  la  première  moitié  du  siècle,  les  procès  pour 
suicide  sont  déjà  très  rares;  à  la  veille  de  la  Révolution,  il  n'y  en  a 
pour  ainsi  dire  plus. 

Durkheim,  sur  ve  point,  s'est  laissé  tromper.  Il  a  cru  qu'au  milieu 
du  xviii6  siècle,  «  les  nobles  qui  se  tuaient  étaient  déclarés  roturiers; 
on  coupait  leurs  bois,  on  démolissait  leurs  châteaux,  on  brisait  leurs 
armoiries  ».  Si  vraiment  il  en  était  ainsi,  la  répression,  loin  de  s'a- 
doucir, se  serait  aggravée  au  xvme  siècle.  Seulement,  il  y  a  erreur 
sur  le  fait.  Durkheim  écrit  :  «  Nous  avons  encore  un  arrêt  du  Par- 
lement de  Paris,  rendu  le  3i  janvier  17/49  conformément  à  cette 
législation  »  (2).  L'arrêt  est  cité  dans  Serpillon.  C'est  celui  qu'on  a  vu 
plus  haut  et  qui  maintient  la  vieille  doctrine.  Mais  il  ne  souffle  pas 
mot  de  bois  coupés  ni  d'armoiries  brisées.  Et  le  suicidé  qu'il  con- 
damne, un  nommé  Hubert  Portier,  n'est  nulle  part  traité  de  gentil- 
homme (3). 


(1)  Arrêt  cité  par  Cottereau,  t.  I,  p.  216.  Le  Code  Corse  supprimait  bien 
tramage  et  pendaison.  Mais  il  maintenait  les  peines  contre  le  cadavre,  qui 
était  condamné  au  feu.  L'arrêt  de  1770  met  le  cadavre  hors  de  cause. 
(2)  Durkheim,  Le  suicide,  p.  371.  (3)  Le  texte  de  l'arrêt  du  31  janvier 
1749  se  trouve  dans  Serpillon,  Code  criminel,  Lyon,  1767,  t.  III,  tit. 
XXII,  art.  1,  p.  972.  Ce  qui  a  pu  faire  croire  à  Garrison  (voir  plus 
haut,  p.  605)  que  ces  peines  contre  les  nobles  étaient  en  usage  au 
xvme  siècle,  ce  sont  quelques  phrases  maladroites  des  criminalistes 
classiques.  Jousse  écrit  :  «  A  l'égard  des  condamnations  qui  peuvent 
se  prononcer  contre  la  mémoire  d'un  défunt,  elles  se  rendent  ad  per- 
petuam  rei  memoriam»  cl  m  !<•*  coupables  sont  nobles  on  déclare  «  leurs 
descendants  roturiers,  on  abat  leurs  statues,  on  brise  leurs  armoires,  etc.» 
{Traité  de  la  Justice  criminelle,  IIIe  partie,  liv.  II,  t.  30,  art.  1,  p.  712).  Mais 
Jousse,  dans  ce  passage  ne  parle  pas  des  condamnations  prononcées  contre 
les  suicidrs.  La  phrase  isolée  pourrait  le  laisser  croire.  Mais,  si  Jousse  n'y  a 
pas  pris  garde,  c'est  q\w,  quelques  lignes  plus  haut,  il  dit  très  nettement: 
outre  les  condamnations  ordinaires,  «  on  déclare  quelquefois,  du  moins  si 


668  LE    XVIIIe    SIÈCLIO 

Non  seulemenl  il  n'y  a  aucune  trace  de  l'usage  dont  parie  Dur- 
kheim.  Mais,  dans  la  seconde  moitié  du  siècle,  philosophes,  auteurs 
de  mémoires,  juristes  s'accordent  à  reconnaître  que  le  droit  ancien 
ne  joue  plus  ni  contre  les  nobles  ni  contre  personne. 

Voltaire,  qui  l'attaque,  n'a  pas  intérêt  à  se  donner  l'air  d'atta- 
quer une  ombre.  Il  constate  pourtant,  en  1777,  que  les  anciennes 
coutumes  sont  «  aujourd'hui  négligées  »  et  se  plaint  seulement 
qu'elles  ne  soient  pas  légalement  abolies  (1).  Dubois  Fontanelle  écrit  : 


V accusé  est  coupable  du  crime  de  lèse-majesté,  ses  enfants  roturiers,  etc.». 
Bruneau  écrit,  comme  Jousse  :  «  On  fait  le  procès  à  la  mémoire  d'un 
mort  ad  perpetuam  rei  memoriam...  par  exemple  à  l'égard  des  nobles  les 
déclarant  roturiers,  etc.»  [Observations  et  Maximes  sur  les  matières  criminelles, 

1.  I,  t.  XXIV,  p.  225)  et  on  pourrait  croire,  à  première  lecture,  que  la  phrase 
s'applique  aux  suicidés,  parce  qu'elle  se  trouve  dans  un  chapitre  où  il  est 
surtout  question  du  suicide.  Mais  la  phrase  se  trouve  exactement  dans  la 
maxime  XII,  et,  à  partir  de  la  maxime  XI,  Bruneau  parle  des  crimes  d'hérésie 
et  de  lèse-majesté. 

Muyart  de  Vouglans  a  une  phrase  encore  moins  heureuse.  Il  écrit  :  «  Con- 
damnation de  la  mémoire.  Cette  peine  a  lieu  dans  tous  les  crimes  pour  lesquels 
Y  Ordonnance  veut  que  le  procès  soit  fait  à  la  mémoire  du  défunt,  mais  princi* 
paiement  contre  les  criminels  de  lèse-majesté,  dont  on  veut  abolir  la  mémoire 
et  laisser  à  la  postérité  des  marques  flétrissantes  de  leur  crime,  ce  qui  se  fait 
en  déclarant  leurs  descendants  roturiers,  etc.»  (Institutes,  lre  partie,  VIII, 

2,  p.  415).  La  phrase,  lue  un  peu  vite,  pourrait  faire  croire  qu'on  brisait  les 
armoiries  de  tous  les  nobles  dont  on  condamnait  la  mémoire,  y  compris  les 
suicidés.  Grammaticalement,  elle  ne  le  dit  pas  :  elle  signifie  qu'il  peut  y  avoir 
condamnation  de  la  mémoire  dans  tous  les  cas  où  il  y  a  procès  à  la  mémoire, 
mais  que  cette  condamnation  frappe  «  principalement  «les  criminels  convaincus 
de  lèse-majesté,  criminels  dont  on  déclare  (par  surcroît)  les  descendants  rotu- 
riers, dont  on  brise  les  armoiries,  etc.  Malgré  tout,  la  phrase  isolée  pourrait 
tromper,  Mais  dans  la  très  longue  étude  que  les  Institutes  consacrent  au  suicide 
(IIe  partie,  IV,  7,  pages  535-555)  Muyart,  qui  énumère  avec  précision  les 
peines  contre  le  suicidé,  ne  souffle  pas  mot  de  bris  d'armoiries  ni  de  déclara- 
tions de  roture. 

On  pourrait  se  demander  comment  il  se  fait  que  Jousse,  Bruneau,  Muyart 
aient  tous  trois  employé  des  formules  maladroites  sur  ce  point.  Mais  cela 
tient  à  ce  qu'ils  suivent,  article  par  article,  l'Ordonnance  de  1670  qui,  ne 
parlant  que  de  procédure,  vise  dans  un  même  texte  tous  les  procès  à  la  mémoire, 
sans  s'inquiéter  de  la  différence  des  peines.  Et  cela  tient  aussi,  je  crois,  à  ce 
qu'ils  ne  sont  pas  en  garde  contre  l'erreur  qu'a  commise  Garrison,  mais  que 
n'aurait  pu  commettre  aucun  juriste  du  xvme  siècle.  Les  peines  contre  les 
nobles  coupables  de  lèse-majesté  étaient  une  de  ces  curiosités  juridiques 
connues  de  tous  les  professionnels.  Mais  jamais  aucune  coutume,  aucune 
Ordonnance,  aucun  jurisconsulte,  n'avait  parlé  de  les  appliquer  aux  suicidés. 
Nulle  part  personne  ne  cite  aucun  arrêt  en  ce  sens.  Loin  que  les  nobles  aient 
été  l'objet  d'une  répression  spéciale,  il  est  probable  qu'ils  échappaient  au 
xvine  siècle  comme  auparavant  à  la  répression  de  droit  commun.  Dans  les 
Inventaires  d'Archives,  dont  on  trouvera  plus  loin  la  liste,  je  n'ai  noté  qu'une 
affaire  de  suicide  concernant  un  gentilhomme  (Loiret,  Série  B,  t.  II,  Orléans, 
1886  ;  333),  et  Y  Inventaire  ne  signale  ni  sentence  ni  même  procès. 

(1)    Prix  de    la   Justice   et    de    V Humanité,    article   V. 


LA   CHUTE   DE   L'ANCIEN    DROIT  669 

«  En  plusieurs  endroits,  les  dépositaires  des  lois  ferment  les  yeux 
parce  que  le  châtiment  infligé  à  un  corps  privé  de  sentiment  est 
inutile  et  punit  seulement  une  famille  innocente  du  délire  d'un  cou- 
pable ».  Ils  ne  sévissent  guère  que  lorsqu'ils  y  sont  forcés  «  par  un 
éclat  extraordinaire  »  (i). 

En  1782,  Mercier  écrit  dans  son  Tableau  de  Paris  :  «  La  police 
a  pris  soin  de  dérober  au  public  la  connaissance  des  suicides.  Quand 
quelqu'un  s'est  homicide,  un  commissaire  vient  sans  robe,  dresse  un 
procès-verbal  sans  le  moindre  éclat  et  oblige  le  curé  de  la  paroisse 
à  enterrer  le  mort  sans  bruit.  On  ne  traine  plus  sur  la  claie  ceux  que 
des  lois  ineptes  poursuivaient  après  leur  trépas.  C'était  d'ailleurs  un 
spectacle  horrible  et  dégoûtant  qui  pouvait  avoir  des  suites  dange- 
reuses dans  une  ville  peuplée  de  femmes  enceintes  ».  a  Plusieurs 
suicidés,  dit-il  encore,  ont  adopté  la  coutume  d'écrire  préalablement 
une  lettre  au  lieutenant  de  police  afin  d'éviter  toute  difficulté  après 
leur  décès.  On  récompense  cette  attention  en  leur  donnant  la  sépul- 
ture »  (2). 

Mercier  n'est  pas  toujours  un  témoin  très  sûr.  Mais  il  y  a  dans 
la  Correspondance  de  Grimm  des  exemples  de  l'usage  qu'il  indique. 
J'y  ai  trouvé  trois  lettres  de  «  suicidés  »  (3).  Ils  n'ont  pas  l'air  de  re- 
douter le  moins  du  monde  un  procès.  Dans  l'une  d'elles,  deux  soldats 
disposent  de  ce  qu'ils  possèdent  et  ont  soin  de  laisser  une  somme 
suffisante  «  pour  payer  les  frais  d'information  et  de  procès-verbaux 
inutiles  ».  Il  semble  bien  qu'en  effet  la  justice  s'en  tenait  à  ces  écri- 
tures. Grimm,  Barbier  (4)  rapportent  plusieurs  suicides  sans  faire 
aucune  allusion  à  des  procès  contre  la  mémoire  des  morts.  Dans  le 
Journal  de  Hardy,  un  Commissaire,  accompagnant  à  son  logis  une 
femme  qui  a  volé  un  pain,  trouve  le  mari  pendu  :  au  lieu  de  procé- 
der, il  relâche  la  femme  et  paie  le  pain  volé  (5).  En  1769,  un  ban- 
quier s'étant  tué,  Hardy  signale  qu'il  y  a  «  une  descente  des  plus 
complètes  de  la  justice  et  les  formalités  requises  en  pareil  cas,  »  mais 
n'est  pas  question  de  procès  et  l'enterrement  a  lieu  le  lendemain 
[6).  En  1771,  un  secrétaire  du  Roi  se  brûle  la  cervelle  parce  qu'il  n'a 

is  l'argent  nécessaire  à  un  paiement   :  «  les  formalités  de  justice 
isitées  en  pareille  circonstance  ayant  été  remplies,   ses  obsèques  se 

>nt  le  lendemain  en  l'Eglise  de  Bonne-Nouvelle  sa  paroisse  »  (7).  En 

772,  «  les  formalités  de  justice  usitées  en  pareil  cas  ayant  été  rem- 
uées, est  inhumé  en  l'Eglise  de  St-Cosme,  sa  paroisse,  un  jeune  met- 


(1)  Théâtre  et  Œuvres  philosophiques,  t.  II,  p.  126.  (2)  Tableau  de  Paris t 
Amsterdam,  1782,  t.  III,  ch.  258.  (3)  Correspondance  littéraire,  édit.  Tour- 
neux,  t.  XIV,  p.  197  (1785)  ;  XIII,  p.  529  (1784)  ;  X  p.  341  (1774). 
(4)  Barbier,  t.  I,  p.  86,  232,  324,  III,  p.  38.  (5)  Mes  Loisirs,  édit.  Tourneux 
et  Vitrac,    t,  I,   P.  1912,  p.  80  (1767).     (6)  P.  160.     (7)  P.  306. 


670  LE  XVIIIe   SIÈCLE 

leur  en  œuvre  »  qui  s'était  tué  d'un  coup  de  pistolet,  de  déséspoï*  de 

<»ir  refuser  un  en  lilieat  (i).  Hardy  cite  comme  un  Irait  de 
(2)  qu'un   prévaricateur  nommé  Loquet   sï-iant  tué,  on  lui  refué 
sépulture  eeelésiastique,  sans  qu'il  soit  d'ailleurs  question  de  pendai 
son  ni  de  confiscation. 

Voici  enfin  des  témoignages  de  magistrats.  Marville,  lieutenant- 
général  de  police,  parle  plusieurs  fois  dans  ses  lettres  à  Maurepas 
de  suicides  ou  de  tentatives  de  suicide;  il  ne  parle  nulle  part  d'exé- 
cutions ni  de  procès.  Les  personnes  qui  veulent  se  détruire  sont  arrê- 
tées. Mais,  pour  l'une  d'elles,  Merville  précise  que  ce  qu'on  en  a  fait 
était  pour  la  sûreté  de  sa  personne.  Il  n'y  a  aucune  allusion  à  un 
châtiment  quelconque  (3). 

Brissot  écrit  en  1781  à  propos  des  suicidés  :  «  on  leur  faisait 
autrefois  rigoureusement  leur  procès  »  (4). 

Prost  de  Royer  dit  qu'en  1760  trois  jeunes  bourgeoises,  éprises  de 
trois  officiers  s'empoisonnent  à  Lyon.  En  l'absence  de  son  père,  juge 
du  comté  de  Lyon,  il  ordonne  l'inhumation,  et  il  écrit  au  chef  de 
la  Justice  en  annonçant  qu'il  regardera  son  silence  comme  une  appro- 
bation. «  J'ose  développer,  ajoute-t-il,  mes  idées  sur  l'inutilité  et  les 
dangers  d'une  procédure  ».  Le  chef  de  la  Justice  ne  proteste  pas  (5). 

Pastoret,  dans  son  livre  sur  les  lois  pénales,  parle  des  suicidés 
traînés  sur  la  claie  et  dit  comme  une  chose  qu'on  aura  peine  a  croire  : 
«  On  m'a  même  assuré  que  Paris  avait  fourni,  il  y  a  dix-huit  ans, 
un  exemple  de  ce  supplice...  (6).  »  Pastoret  écrit  en  1790.  Il  ne  se 
souvient  donc  pas  d'avoir  vu  personnellement  un  seul  suicidé  trainé 
sur  la  claie. 

Dans  son  étude  sur  les  Justices  subalternes  de  Vermandois,  Corn- 
bier  ne  signale  que  quatre  affaires  de  suicide.  En  1725,  il  y  a  inhu- 
mation en  terre  profane.  En  1729,  il  y  a  inhumation  au  cimetière 
«  sans  chant  ni  son  de  cloche  »  à  huit  heures  du  soir.  En  1766, 
inhumation  en  terre  sainte.  En  1782,  on  écrit  simplement  au  juge 
qu'on  enterre  le  cadavre  sans  cérémonie.  «  Plus  on  avançait  vers 
1789,  écrit  Combier,  plus  la  tolérance  gagnait  les  esprits  »  (7).  Dans 
tout  le  siècle,  les  documents  consultés  par  l'auteur  ne  signalent  pas 
un  seul  procès  au  cadavre  ni  à  la  mémoire. 

Corre  et  Aubry  disent  qu'en  Bretagne  les  magistrats  «  oubliaient  » 


(1)  P.  323.  (2)  P.  325  (1772).  (3)  Lettres  de  M.  de  Marville  au  ministre 
Maurepas,  1742-1747  (P.  1896),  voir  t.  I,  p.  11,  21,  79,  année  1745,  27 
janvier,  9  février,  13  avril,  juin  1745,  11  et  18  juillet,  etc.  (4)  Théorie  des 
lois  criminelles,  p.  344,  note.  (C'est  moi  qui  souligne  le  mot  :  autrefois.) 
(5)  Réédition  de  Brillon,  mot  Amour.  Prost  ajoute  que,  dans  l'affaire  des 
Amants  de  Lyon,  son  père  procéda  exactement  comme  il  avait  fait  lui-même 
dans  l'affaire  des  trois  bourgeoises.  (G)  Des  lois  pénales,  p.  137.  [7)  Com- 
bler, Les  Justices  subalternes  de    Vermandois,  Amiens,  1885,  p.  43,   134,  140. 


LA   CHUTE    DE   i/ ANCIEN"    DROIT  671 

volontiers  les  cadavres  des  suicidés.  En  1791,  on  retrouve  à  Quimper 
un  cadavre  «  salé  »  depuis  cinq  ou  six  ans.  A  St-Malo,  vers  la  même 
•époque,  on  aurait  retrouvé  vingt  cadavres  oubliés  (1). 

Molinier,  dans  son  article  sur  la  répression  du  suicide  à  Tou- 
louse, ne  signale  que  le  seul  arrêt  de  1768  qu'on  a  vu  plus  haut  (2). 
De  Marsy,  dans  sa  Notice  sur  quelques  procès  faits  à  Maries,  après 
avoir  rapporté  un  arrêt  de  1751,  écrit  :  «  Le  bon  sens  public  dut  faire 
justice  de  cette  législation  qui  n'était  plus  dans  les  mœurs;  les  pro- 
cès au  cadavre  étaient  rares  et  bien  des  paléographes  qui  ont  exploré 
des  archives  importantes  n'en  ont  jamais  rencontré  un  seul.  Les 
arrêtistes  anciens  en  mentionnent  quelques  exemples,  mais  les  consi- 
dèrent comme  des  procès  mémorables  »  (3). 

J'ai  compté  les  procès  au  cadavre  ou  à  la  mémoire  signalés  dans 
quelques  Inventaires  sommaires  des  Archives  départementales,  en 
choisissant  ceux  qui  sont  les  plus  riches  en  matière  de  droit  crimi- 
nel (4).  Voici  les  chiffres  que  j'ai  obtenus  : 

Aisne  :  Baillage  de  Ribemont  :  o;  Prévôté  royale  de  Ribemont  :  o; 
Baillage  de  Maries  :  2  procès  à  la  mémoire  entre  1 749-1751  et  1762- 
1760,  1  procès  au  cadavre  entre  1 785-1 789;  Bailliage  de  La  Fère  :  o; 
alliage  de  Chauny  :  o;  Bailliage  du  duché  de  Guise  :  o;  Justice  sei- 
gneuriale de  Foigny  :  o  (5). 

Basses-Alpes  :  Juridictions  seigneuriales  de  Banon.  Cruis,  Fon- 
ienne,  Lincel,  Lurs,  Manosque  :  o;  Juridiction  de  Peyruis  :  1  procès 
iu  cadavre  en  1715  (6). 

Hautes- Alpes  :  Bailliages  de  Briançon  et  d'Embrun  :  o;  Justices 
seigneuriales  de  L'Argentière,  Aspes,  Avançon  :  o.  (7). 

Loiret  :  Baillage  criminel  d'Orléans,  extraordinaire  criminel  :  o  ; 
Bailliage  de  Montargis,  extraordinaire  criminel  :  o;  Extraordinaire 
de  la  Prévôté  :  1  procès  au  cadavre  en  1737,  (le  cadavre  est  condamné 
à  être  inhumé  en  terre  profane)  Justice  du  Chapitre  de  St-Aignan  :  o; 
Baillage  de  Beaugency,  extraordinaire  criminel   :  o  (8). 

Mayenne  :  Siège  ordinaire  du  comté  de  Laval  :  2  procès  en  1724  et 
1728,  (le  second  se  termine  par  un  acquittement);  Sénéchausée  ei 
Présidial  de  Chateau-Gontier  :  1   procès  au  cadavre  en   17 18;  Séné- 


(1)  Documents  de  criminologie  rétrospective  (Bretagne,  xvn  et  xvnr9  s.),  P. 
1895,  p.  378.  (2)  Voir  page  632.  (3)  Notice  sur  quelques  procès  faits  à  des 
cadavres  à  Maries,  Laon,  1859,  p.  9.  (4)  Je  ne  cite  dans  la  liste  qui  suit  que 
les  juridictions  dont  les  archives  sont  assez  riches  pour  que  leur  silence  soit 
intéressant.        (5)    Série  B   (P.  1866).       (G)    Série»  B.  (7)    Série  B  (Gap, 

1887).  (8)  Série  B. (Orléans,  1886).  L' Inventaire  signale,  en  1744,  le  «Suicide 
du  chevalier  de  Goalard  de  Balarin  »,  mais  sans  parler  de  procès,  et  en  1757, 
une  information  sur  un  cadavre  trouvé  dans  un  puits,  sans  parler  non  plus 
d'une  suite  judiciaire  (p.  333  et  356). 


672  LE  XVIIIe  SIÈCLE 

chaussée  de  la  baronnie  de  Craon  :  2  procès  à  1  amémoire  entre  171S 
et  1725  et  entre  17^1  et  1751  (1). 

Saône-et-Loire  :   Baillage  de   Bourbon-Lancy  :   o;   de  Châlons-sur- 
Saône  :  o;  de  Charolles  :  o;  de  Mâcon  :  o  {2). 

Haute-Saône,  Bailliage  de  Champlitte  :  o;  de  Faucogney  :  o;  de 
Gray  :  1  procès  au  cadavre  entre  17^0  et  1785,  2  à  la  mémoire  entre 
1709  et  1789  et  entre  1782  et  1783  (3). 

Seine-et-Marne,  «  Bailliages  et  Prévôtés  »,  1  procès  au  cadavre 
entre  1698  et  1725  (4). 

Tarn,  Sénéchaussée  de  Castres  :  2  procès  au  cadavre  (1748- 
1755),  1  procès  à  la  mémoire  (1748);  Prévôté  de  Réilmont  :  1  procès  au 
cadavre  (1701-1710);  Temporalité  d'Albi,  Justice  seigneuriale  d'Am- 
bres, d'Aussillon,  de  Boissezon  d'Augmontel  :  o,  (mais  trois  Ordon- 
nances accordant  la  sépulture  ecclésiastique  et  une  la  refusant);  Jus 
tice  de  Dourgnes  et  Arfons  :  1  procès  à  la  mémoire  (1767-1776); 
Comté  de  Gelas  :  o,  (une  Ordonnance  accordant  l'inhumation  ecclé- 
siastique); Justice  de  Graulhet  :  1  procès  à  la  mémoire  (contre  un 
enfant  de  douze  ans,  condamnation,  1 754-1 770);  Justices  de  Lautrec, 
Cordes,  Gaillac,  Lavaur,  Lisle,  Lembers  ;  o,  (deux  mentions  de  sui- 
cide); Justice  de  Puylaurens  :  1  procès  au  cadavre  (1753- 1755);. 
Siège  de  Rabastens  :  o  (une  ordonnance  accordant  la  sépulture  ecclé- 
siastique) (5). 

Vendée,  Bailliage  de  Vouvent,  Justices  seigneuriales  de  Brandois, 
Commequiers,  Ile  d'Yeu,  Maillezais,  Ville  des  Sables  et  comté  d'Olon- 
nes,  Ouïmes  :  o  (6). 

Ces  chiffres  n'ont  assurément  qu'une  valeur  relative,  parce  qu'ils 
n'indiquent  que  le  nombre  des  procès  signalés  dans  les  Inventaires 
sommaires.  Mais  il  faut  remarquer  que  les  rédacteurs  de  ces  Inven- 
taires ne  sont  que  trop  portés  d'ordinaire  à  signaler  de  préférence 
les  faits  rares  et  curieux,  comme  sont  les  procès  au  cadavre.  Les  sim- 
ples procès-verbaux  de  levées  de  cadavre  abondent  dans  leurs  listes. 
Il  n'est  pas  vraisemblable,  si  ces  «  verbaux  »  avaient  été  suivis  de 
procédures  criminelles,  qu'ils  auraient  omis  de  le  signaler.  En  outre, 
certains  Inventaires,  comme  ceux  de  la  Mayenne  et  du  Tarn,  sont 
très  riches  en  ce  qui  concerne  le  droit  criminel.  Si  l'on  s'amusait  à 
dénombrer,  dans  les  listes  que  j'ai  lues,  les  procès  pour  meurtres, 
c'est  par  centaines  qu'il  faudrait  compter  :  touchant  le  suicide,  on 
obtient  i5  procès  au  cadavre  ou  à  la  mémoire  avant  1760,  et  3  procès 
entre  1760  et  1789  (7). 


(1)  Mayenne,  série  B  (t.  II,  Laval,  1904).  (2)  Série  B  (Mâcon,  1878). 
(3)  Haute-Saône,  série  B  (P.  1865).  (4)  Seine-et-Marne,  série  B,  P.  1863. 
(5)  Tarn,  Série  B  (P.  1868).  (6)  Vendée,  série  B  (La  Roche-sur-Yon,  1898). 
(7)  Plus  trois  procès  dont  l'Inventaire  ne  dit  pas  s'ils  sont  antérieurs 
ou  postérieurs  à  1760. 


CHUTE    DE    L'ANCIEN    DROIT  673 

Si  l'on  rapproche  ces  chiffres  des  déclarations  de  Voltaire,  de 
Mercier,  des  exemples  cités  par  Hardy,  il  me  semble  que  la  conclu- 
sion s'impose  :  à  la  veille  de  la  Révolution,  l'ancien  droit  n'est  plus 
appliqué  aux  suicidés.  Les  exemples  d'exécution  que  j'ai  cités  plus 
haut  ne  sont  plus  qu'autant  de  singularités  dues  à  des  excès  de  zèle 
ou  à  l'ignorance  de  quelque  magistrat  arriéré.  Dans  l'ensemble,  les 
coutumes  sont  lettre  morte. 

Je  crois,  pour  ma  part,  si  aventureuses  que  soient  ces  sortes  d'hy- 
pothèses, que  la  monarchie  elle-même  était  prête  à  consacrer  la 
déchéance  du  droit  ancien. 

Sans  doute,  en  1768,  Louis  XV  dans  son  Ordonnance  criminelle 
pour  la  Corse,  maintient  le  vieux  droit  dans  sa  rigueur.  Mais,  en 
1788,  dans  une  de  ces  Ordonnances  où  l'esprit  de  réforme  et  l'esprit 
de  réaction  sont  si  étrangement  mêlés,  Louis  XVI  écrit  :  «  Nous  avons 
été  frappés  de  la  nécessité  de  soumettre  à  une  révision  générale  nos 
lois  civiles  et  notre  Ordonnance  criminelle  »•  (1).  La  même  année, 
une  Déclaration  consacrée  au  seul  droit  criminel  (2)  dit  qu'on  peut 
«  changer  avantageusement  plusieurs  articles  principaux  »  de  Y  Or* 
donnance  de  1670  et  la  réformer  sans  l'abolir.  «  Le  seul  progrès  des 
lumières  suffirait  pour  nous  inviter  à  en  revoir  attentivement  les  dis- 
positions et  à  les  rapprocher  de  cette  raison  publique  au  niveau  de 
laquelle  nous  voulons  mettre  nos  lois  ».  Conclusion  :  à  l'exemple  des 
législateurs  de  l'antiquité,  «  dont  la  sagesse  bornait  l'autorité  de  leur 
code  à  une  période  de  cent  années  »,  Louis  XVI  veut  faire  une  révision 
générale,  et  il  invite  tous  ses  sujets  à  adresser  au  Garde  des  Sceaux 
observations  et  mémoires,  de  façon  qu'on  élève  au  rang  des  lois  a  les 
résultats  de  l'opinion  publique  ». 

Ce  qui  porte  à  croire  que  cette  révision  aurait  eu  pour  effet  la 
suppression  des  peines  contre  le  suicide,  c'est  d'abord  le  texte  même 
de  la  Déclaration.  L'opinion  publique,  à  laquelle  le  roi  fait  appel, 
est  hostile  à  l'ancien  droit.  D'autre  part,  la  Déclaration  parle  d'adoucir 
la  sévérité  des  peines.  Or,  l'Ordonnance  de  1670  est  un  code  de  pro- 
cédure :  les  seules  peines  qu'elle  consacre,  sans  les  indiquer  précisé- 
ment, sont  les  peines  contre  le  cadavre  et  la  mémoire.  Enfin  Détourbet 
signale  que  le  magistrat  chargé  de  préparer  la  révision  est  Philpin 
-de  Piépape  (3),  —  celui-là  même  dont  on  a  lu  plus  haut  la  décla- 
ration :  «  En  aucun  cas,  le  suicide  ne  doit  être  poursuivi  »  (4). 

Il  me  paraît  donc  infiniment  probable  que,  même  si  la  Révolu- 
tion n'avait  pas  éclaté,  l'ancien  droit  n'aurait  pas  survécu  dans  les 


(1)  Ordonnance  sur  l'administration  de  la  Justice  enregistrée  au  Parlement 
le  8  mai  1788  (Isambert,  t.  28,  p.  554).  (2)  Déclaration  relative  à  l'ordonnance 
criminelle,  1788  (Isambert,  t.  28,  p.  526  ss.).  (3)  Détourbet,  La  procédure  cri- 
minelle au  XVIIe  siècle,  p.  169.     (4)  Voir  plus  haut,  p.  665. 

43 


074  HèGftB 

textes.   Mais,  quoi  qu'on  pense  de  cette  hypothèse,  un  fait  du  moins 
me  semble  acquis  :  à  la  veille  de  la  Révolution,  le  vieux  droit  nV 
plus;  la  morale  nuancée  a  \aineii. 

In  fait  complète  son  triomphe;  c'est  l'attitude  du  <  Icplm'  parois- 
sial. Nous  avons  vu  plus  haut  l'Eglise  ferme  et  unanime  sur  la  ques- 
tion du  suicide.  Parmi  les  catholiques  qui  écrivent  il  n'y  a  en  effet 
aucun  fléchissement  sur  la  doctrine.  Il  y  a  même  des  auteurs,  comme 
Bergier,  qui  font  l'éloge  du  vieux  droit  pénal.  Mais  ont-ils  beaucoup 
de  partisans?  En  1789,  quand  le  clergé  rédige  ses  cahiers,  il  lui  est 
tout  loisible  de  protester  contre  l'inapplication  systématique  des  lois 
sur  le  suicide.  Combien  de  Cahiers  formulent  cette  protestation? 
Desjardins  en  signale  deux  (1).  J'en  ai  vainement  cherché  un  troi- 
sième. 

C'est  que,  derrière  les  polémistes  et  les  théoriciens,  il  y  a  le  clergé 
paroissial,  silencieux,  mais  infiniment  moins  hostile,  sur  bien  des 
points,  aux  idées  nouvelles.  Loin  de  chercher  à  soutenir  le  droit  expi- 
rant, ce  clergé,  durant  tout  le  siècle,  semble  presque  vouloir  empêcher 
qu'on  ne  l'applique  aux  suicidés. 

D'abord,  il  s'efface  devant  'la  justice  laïque.  Dans  tous  les  cas  de 
refus  de  sépulture  que  j'ai  vus  dans  les  Inventaires  sommaires  (2), 
dans  tous  ceux  que  signale  Combier,  c'est  la  justice  civile  qui  pro- 
nonce la  sentence.  Serpillon  cite  de  même,  dans  son  Code  criminel, 
des  ((  arrêts  »  qui,  en  cas  de  maladie,  refusent  au  suicidé  la  sépulture 
en  terre  sainte  (3).  Non  seulement  c'est  la  justice  laïque  qui  accord* 
ou  refuse  la  sépulture  ecclésiastique,  mais  c'est  elle  qui  mesure  les 
honneurs  funèbres,  fixe  l'heure  de  l'enterrement,  octroie  ou  non  les 
sonneries  de  cloches  (4). 

Hardy  raconte  que,  quand  Locquet  se  tue,  «  une  première  ordon- 
nance de  la  prévôté  de  l'hôtel  signifiée  au  sieur  abbé  Leconte  »  pres- 
crit de  l'inhumer  dans  le  lieu  des  enfants  morts-nés.  Puis  vient  un< 
ordonnance  a  du  bailliage  »  prescrivant  l'inhumation  dans  un  bois. 
Enfin,  sur  les  sollicitations  du  duc  de  St-Mégrin,  on  décide  d'enterrer 


(1)  Cahier  du  clergé  de  Dourdan,  et  Cahier  du  clergé  de  Belfort-Huningue, 
tous  deux  signalés  dans  Desjardins,  Les  cahiers  des  États  généraux  de  1789  et 
la  législation  criminelle,  P.  1883,  page  100.  Le  clergé  de  Dourdan  demande 
qu'on  «  renouvelle»  les  Ordonnances  sur  le  suicide,  preuve  nouvelle  qu'on  les 
tenait  pour  abrogées  dans  la  pratique.  Je  n'ai  pas  trouvé  de  vœux  analogues 
dans  les  Cahiers  publiés  dansles  Archives  parlementaires  de  Mavidal  et  Laurent, 
ni  dans  ceux  qu'a  publiés  la  Commission  de  l'histoire  économique  de  la  Révo- 
lution. (2)  Par  exemple,  Tarn,  Inventaire  sommaire,  série  B  (P.  1868),  p.  181, 
184,  190,  194,  206,  210.  (3)  Code  criminel,  Lyon,  1757,  t.  I,  p.  154.  Serpillon 
emprunte  le  renseignement  à  Brillon,  mot  Homicide.  (4)  Combier,  Les  justices 
subalternes  du   Vermandôis,  Amiens,  1885,  p.  134. 


l'attitude  du  clergé  paroissial  675 

Locquet  au  cimetière,  mai9  la  nuit,  sans  honneur  (i).  Ce  qui  est  re- 
marquable, c'est  que  bailli,  prévôt,  duc,  tout  le  monde  s'occupe  de 
la  sentence,  excepté  «  le  sieur  abbé  ».  Non  seulement  on  ne  le  consulte 
pas,  mais  il  n'essaie  pas  d'intervenir. 

Cet  effacement  du  clergé  paroissial,  —  en  un  temps  où  la  répres- 
sion est  de  moins  en  moins  énergique,  —  donne  bien  à  penser  que 
les  curés  ne  voient  pas  d'un  mauvais  œil  l'indulgence  des  magistrats 
laïques.  On  pourrait  croire,  il  est  vrai,  qu'ils  cèdent  aux  mœurs  nou- 
velles, parce  qu'ils  ne  peuvent  pas  faire  autrement.  Mais  voici  deux 
faits  qui  prouvent  le  contraire. 

D'abord  le  Corpus  de  Gibert  dit  nettement  :  pour  que  l'Eglise 
refuse  la  sépulture,  necessaria  est  sententia,  il  est  indispensable  qu'il 
y  ait  une  sentence  «  déclarant  que  le  défunt  s'est  donné  la  mort  ». 
Car  il  ne  faut  pas  punir  d'une  peine  publique  un  crime  «  qui  n'est' 
ni  certain  ni  public  »  (2).  Comme,  les  trois-quarts  du  temps,  il  n'y  a 
plus  de  «  sentence  »  de  ce  genre,  Gibert  sait  parfaitement  qu'en  pra- 
tique, si  l'on  suit  sa  règle,  les  suicidés  seront  enterrés  en  terre  chré- 
tienne. Il  n'en  formule  pas  moins  cette  règle,  et  dans  un  livre  de 
droit  canonique. 

Second  fait,  la  Déclaration  de  17 12  constate  que  les  suicides  «  de- 
meurent très  souvent  impunis  »,  c'est-à-dire  que  les  suicidés  sont 
enterrés  en  terre  chrétienne.  Une  telle  impunité  n'est  possible  que 
grâce  à  la  connivence  du  clergé  des  paroisses.  La  Déclaration  dit 
courtoisement  que  les  familles  obtiennent  l'inhumation  t  en  supposant 
aux  ecclésiastiques  des  faits  contre  la  vérité  »  (3).  Mai  y  si  les  ecclé- 
siastiques tenaient  à  savoir  la  vérité,  il  leur  suffirait  d'exiger,  avant 
d'accorder  la  sépulture,  une  sentence  en  bonne  forme.  Ce  qui  est 
remarquable,  c'est  qu'ils  n'exigent  pas  la  sentence  d'acquittement 
pour  accorder  la  sépulture,  tandis  que,  pour  la  refuser,  ils  exigent 
la  sentence  de  condamnation. 

Il  y  a  plus.  Loin  de  protester  contre  l'indulgence  laïque,  le  clergé 
paroissial  essaya  certainement  d'entraver  l'action  de  la  justice  en 
matière  de  suicide. 

«  Il  y  en  a,  écrit  Rousseaud  de  la  Combe,  qui  prétendent  que, 
pour  que  la  justice  puisse  s'emparer  d'un  caefevre,  il  faut  que  l'Eglise, 
par  le  ministère  d'un  prêtre,  n'y  ait  pas  mis  la  main,  qu'en  ce  cas  le 
bras  séculier  doit  se  retirer  et  laisser  porter  ce  misérable  cadavre 
à  la  sépulture  et  dans  la  terre  destinée  par  l'Eglise  aux  morts  et  en 
laisser  le  jugement  à  Dieu  »  (4).  Cette  théorie  dut  être  assez  répandue, 
car  Serprllon  la  signale  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes  (5).  Bien 


(1)  Hardy,  %Mes  loisirs,  p.  325.  (2)  Gilbert,  Corpus  juris  canonici,  t.  II, 
p.  558.  (3)  Isambert,  t.  XX,  p.  575.  (4)  Traité  des  matières  criminelles,  III, 
p.  442.     (5)  Serpillon,  Code  criminel,  Lyon,  1767,  t.  III,  p.  965. 


676  LE   XVIIIe  SIÈCLE 

entendu,  Rousseaud  de  la  Combe  et  Serpillon  rejettent  ce  préjugé, 
particulièrement  insoutenable  au  lendemain  de  la  Déclaration  de 
17 12.  Mais  ce  qui  est  intéressant,  ce  n'est  pas  qu'ils  le  rejettent,  c'est 
qu'ils  aient  à  le  rejeter  :  c'est  que  des  membres  du  clergé  aient  eu  le 
désir  et  la  prétention  de  soustraire  les  cadavres  aux  rigueurs  de  la  loi 
laïque. 

Or,  non  seulement  ils  eurent  cette  prétention,  mais  les  choses 
allèrent  assez  loin  pour  que  la  justice  en  prît  ombrage.  Elle  voulut 
procéder  à  des  exhumations.  Le  clergé  s'y  opposa.  En  1725,  plusieurs 
officiers  «  qui  étaient  empêchés  par  les  ecclésiastiques  dans  les  inhu- 
mations »  se  plaignirent  au  Parlement  qui,  le  1er  septembre,  Gt 
défense  à  toutes  personnes  «  de  quelque  état  et  condition  »  qu'elles 
fussent,  d'apporter  aucun  trouble  ou  empêchement,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  fût,  «  soit  aux  verbaux  de  visite  de  l'état  des  cadavres 
que  les  Juges  doivent  faire  avant  l'inhumation,  soit  aux  exhumations 
que  lesdits  juges  auront  ordonnées  »  (1). 

iLe  clergé  intervenant  pour  soustraire  les  corps  des  suicidés  aux 
rigueurs  du  droit,  c'est,  par  rapport  à  nos  idées  modernes,  le  monde 
renversé.  Au  xvme  siècle,  c'est  surtout  digne  de  remarque,  parce 
que  la  littérature  catholique  tonne  contre  le  suicide  et  approuve,  à 
l'occasion,  les  lois  qui  le  punissent.  Mais,  à  bien  prendre  les  choses, 
ce  qui  devrait  surprendre,  c'est  l'attitude  des  écrivains.  Même  au 
moyen  âge,  saint  Thomas,  Albert  le  Grand,  Alexandre  de  Haies  avaient 
soigneusement  évité  d'approuver  le  droit  coutumier,  né  hors  de  l'Egli- 
58e.  Les  curés  rappelés  à  l'ordre  par  le  Parlement  de  Paris  sont  donc 
moralement  dans  leur  droit.  J'ignore  quel  fut  l'effet  de  l'arrêt  de 
17^5.  Mais  ce  qu'il  faut  retenir,  c'est  que,  si  l'opposition  est  violente 
entre  les  écrivains  catholiques  et  le  gros  des  philosophes  touchant 
la  question  morale,  le  clergé  paroissial,  en  ce  qui  concerne  les  peines, 
semble  au  fond  du  même  avis  que  Montesquieu,  Voltaire  et  Brissot. 

Attaques  violentes  des  philosophes  et  des  juristes  réformateurs, 
abolition  pratique  des  peines  contre  le  suicide,  libéralisme  bien- 
veillant du  clergé  paroissial,  c'en  est  fait  du  vieux  droit  coutumier. 
Le  rempart  qui,  depuis  si  longtemps  couvrait  la  morale  d'en  bas  a 
cédé.  La  morale  nuancée  triomphe. 


(1)  Arrêt  cité  par  Serpillon,  ibid^  p.  966. 


LA   MORALE   NUANCÉE   DANS  LES   MŒURS  677 


IV 

La  morale  nuancée  et  les  mœurs  1)  Le  peuple  lui-même  paraît  favorable  à 
l'abolition  de  l'ancien  droit  ;  2)  l'horreur  fait  çà  et  là  place  au  silence  ; 
3)  ce  silence  lui-même  n'est  pas  général  :  on  parle  beaucoup  du  suicide,  et 
ceux  qui  se  tuent  ne  s'en  cachent  pas  toujours  ;  4)  il  n'y  a  pas  de  mode 
comparable  à  l'ancienne  mode  stoïcienne,  mais  il  y  a  beaucoup  de  complai- 
sance pour  le  suicide  philosophique  et  le  suicide  d'amour. 

Les  mœurs  se  ressentent  plus  faiblement  du  progrès  des  idées 
nouvelles.  J'y  vois  pourtant  quelques  nouveautés;  d'abord,  le  peuple 
lui-même,  s'il  a  toujours  horreur  du  suicide,  n'est  pas  favorable  à 
l'ancien  droit;  hors  du  peuple,  l'horreur  fait,  çà  et  là,  place  au  silence; 
ce  silence  lui-même  n'est  pas  général,  on  parle  du  suicide  et  de  cer- 
tains suicides  ;  enfin,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  une  mode  «  philosophi- 
que »  comparable  à  la  mode  stoïcienne  du  premier  siècle,  on  voit 
poindre  dans  les  mœurs  une  indulgence  extrême  pour  certains  sui- 
cides. 

Les  cahiers  de  Tiers  reflètent,  dans  une  certaine  mesure,  l'opinion 
populaire.  On  sait  quelle  place  y  tient  la  question  du  droit  criminel. 
S'il  y  avait,  dans  le  peuple,  un  désir  quelconque  de  voir  restaurer 
l'ancien  droit,  il  serait  inexplicable  qu'aucun  cahier  n'y  fit  allusion. 
Or,  Desjardins  ne  signale  pas  un  seul  vœu  touchant  cette  question, 
et,  malgré  de  longues  recherches,  je  n'en  ai  pas  trouvé  un  seul. 

Non  seulement  le  peuple  ne  demande  pas  qu'on  reste  fidèle  aux 
vieux  usages,  mais  il  manifeste  parfois  violemment  sa  réprobation. 
A  Puylaurens,  entre  1753  et  1755,  le  cadavre  d'un  cordonnier  qui 
s'est  tué  est  mis  en  prison  :  des  gens  armés  forcent  la  prison  et  enlè- 
vent le  cadavre  (1).  En  1755,  dans  la  Sénéchaussée  de  Castres,  un 
«  faiseur  de  peignes  »  est  trouvé  pendu.  Le  cadavre  est  salé.  La  justice 
conclut  au  suicide.  Mais,  au  moment  de  l'exécution,  une  foule  hostile 
s'amasse,  a  La  populace  se  cabre  contre  les  ordres  de  la  justice  ». 
Les  corbeaux,  l'écorcheur  et  cinq  portefaix  insultent  les  magistrats 
et  refusent  tout  service.  En  fin  de  compte,  force  reste  à  la  loi.  Les 
mutins  sont  arrêtés;  le  cadavre  est  traîné,  pendu,  jeté  à  la  voirie  (2). 
Mais  de  tels  incidents  montrent  bien  que,  si  le  peuple  a  toujours 
horreur  du  suicide,  il  commence  çà  et  là  à  avoir  horreur  des  peines 
qui  punissent  le  suicide. 

Seconde  nouveauté,   l'horreur  fait  parfois  place  à  ce  silence,   à 


(1)  Invent,  sommaire  des  arch.,  Tarn,  série  B,  P.  1868,  p.  146.  2)  Ibid.y 
p.  57.  Je  dois  les  renseignements  sur  cette  affaire  à  l'obligeance  de  M.  Portas 
archiviste  du  Tarn. 


678  LE   XVIIIe    SIÈCLE 

ces  airs  mystérieux  que  nous  avons  notés  dans  les  mœurs  contempo- 
raines. 

Ce  silence,  le  gouvernement  l'organise  dans  la  presse.  Tandis  que 
des  Déclarations  royales  recommandent  d'appliquer  l'Ordonnance, 
c'est-à-dire  de  punir  très  publiquement  les  suicidés,  le  gouvernement 
interdit  aux  gazettes  de  signaler  les  morts  volontaires.  Voltaire  et 
Dubois-Fontanelle  nous  le  disent  (i).  La  lecture  <\<*  journaux  suffi- 
rait à  nous  en  instruire  (2).  La  police  organisa  même  le  silence  dans 
la  rue,  puisque,  d'après  Mercier,  les  commissaires  chargés  de  faire 
les  constats  ont  soin  de  se  rendre  sans  robe  au  domicile  du  défunt. 
Mais  c'est  surtout  le  relâchement  de  la  répression  qui  engage  les 
familles  à  cacher  avec  soin  les  suicides.  Jadis  une  telle  dissimulation 
n'allait  pas  sans  péril  et,  en  bien  des  cas,  n'était  d'aucun  profit.  Au 
xvnie  siècle,  il  suffit  d'être  discret,  d'éviter  le  scandale  pour  obtenir 
aussitôt  la  complicité  tacite  des  officiers  de  justice  et  du  clergé  parois- 
sial. Conséquence  :  à  moins  d'être  friande  d'opprobre,  la  famille 
cachera  soigneusement  la  vérité.  Même  aux  amis,  même  aux  parents 
ou  bien  on  n'en  parlera  pas,  ou  bien  on  en  parlera  à  voix  basse,  d'un 
air  mystérieux. 

Que  ce  silence  soit  encore  un  indice  de  réprobation,  c'est  certain. 
Mais  c'est  l'indice  d'une  réprobation  qui  va  s'atténuant.  Il  est  désa- 
gréable d'avoir  dans  sa  famille  une  mort  inavouable;  il  est,  par 
contre,  bien  agréable  de  pouvoir  ne  pas  l'avouer.  Les  voisins  évidem- 
ment chuchoteront  qu'un  tel  s'est  détruit.  Seulement  le  mort  repose 
au  cimetière;  les  enfants  peuvent  aller  prier  sur  la  tombe.  Le  léger 
discrédit  qui  suit  le  suicide  est  bien  anodin,  comparé  à  la  honte  de 
voir  un  des  siens  trainé,  pendu,  jeté  à  la  voirie. 

Troisième  nouveauté,  ce  silence  lui-même  n'est  pas  absolu.  Police, 
famille,  Eglise  ont  beau  faire  le  silence  autour  du  suicide.  Il  se  pro- 
duit, au  moins  à  Paris,  un  mouvement  en  sens  inverse.  Les  écrivains 
citent  des  faits,  donnent  complaisamment  des  détails.  Un  article  du 
Dictionnaire  philosophique  parle  «  de  quelques  suicides  singuliers  ». 
Grimm  consacre  des  pages  entières  à  certaines  morts  volontaires. 
L'apparition  même  du  mot  suicide  et  son  prompt  succèft  (3)  semblent 


(1)  Dubois-Fontanelle,  II,  139  ;  Voltaire,  De  Caton  et  du  suicide. 
(2)  J'ai  parcouru  plusieurs  années  de  la  Gazette  de  France  sans  y  trou- 
ver un  seul  suicide.  Dans  le  Journal  de  Paris,  j'en  ai  trouvé  quelques-uns, 
mais  ils  sont  extrêmement  rares.  (3)  Le  mot  suicide  apparaît  pourla  première 
fois  en  1737,  dans  un  écrit  de  l'abbé  Desfontaines  (Observations  sur  les  écrits 
modernes,  t.  XI,  p.  299).  Il  ne  se  trouve  pas  dans  le  Dictionnaire  théologique 
publié  par  Desfontaines  en  1731.  Il  est  vite  adopté  par  Voltaire,  Helvétius, 
d'Holbach  et  par  des  jurisconsultes  classiques,  comme  Jousse  et  Muyart  de 
Vouglans.  Il  se  trouve  dans  le  Dictionnaire  de  /'Académie  de  1762.  Voir  sur 


LES   MŒURS  679 

Indiquer  que  la  chose  tient  de  plus  en  plus  de  place  dans  les  conver- 
sations. Au  xvn'  siècle,  on  dit  suicidîum,  parce  que  la  question 
n'intéresse  que  les  théologiens  et  les  casuistes.  Au  xvnr9  siècle,  elle 
intéresse  tout  le  monde. 

Non  seulement  on  parle  du  suicide  et  des  suicides,  mais  les  sui- 
cidés sont  parfois  moins  discrets  que  leur  entourage.  En  1712,  la 
Déclaration  se  plaint  encore  qu'ils  se  cachent.  Mais,  dans  la  seconde 
partie  du  siècle,  ils  laissent  très  souvent  des  lettres  dans  lesquelles  ils 
font  l'apologie  de  leur  acte.  Mercier  n'est  pas  seul  à  signaler  le  fait. 
Muyart  de  Vouglans  dit  que  ces  lettres  sont  «  assez  ordinaires  »  (1). 
Voltaire  écrit  :  «  On  voit  partout  de  tels  exemples  »  (2).  Ainsi  on 
cache  les  suicides,  mais  les  suicidés  souvent  ne  se  cachent  plus.  «  Ils 
cherchent  aux  dépens  de  la  gloire  des  leurs,  dit  Dufriche  de  Valazé, 
celle  à  laquelle  la  loi  leur  a  donné  malheureusement  occasion  de 
songer  (3). 

Sans  doute  ce  qui  leur  permet  de  se  découvrir  ainsi,  c'est  l'aboli- 
tion pratique  du  vieux  droit.  Mais  Dufriche  de  Valazé  ajoute  qu'ils 
cherchent  la  gloire.  —  Quelle  gloire? 

A  en  croire  les  adversaires  de  la  philosophie,  il  y  aurait,  au  xvme 
siècle,  une  mode  comparable  à  l'ancienne,  mode  romaine,  un  a  sui- 
cide philosophique  »  encore  plus  meurtrier  que  le  suicide  stoïcien. 
L'Evangile  du  suicide,  les  «  autochéristes  »  conduiraient  à  la  mort 
des  milliers  de  victimes.  Dès  la  fin  du  xvne  siècle,  le  P.  Lamy  déclare 
avoir  vu  des  suicides  analogues  à  celui  d'Atticus  et  ajoute  :  «  C'est 
un  effet  de  l'épicurianisme  »  (4).  Feller  assure  que  les  suicides  sont 
a  un  effet  de  l'incrédulité  »  (5),  Buzoniéres  dit  :  «  de  l'athéisme  »  (6). 
Gamuset  écrit  :  «  La  nouvelle  philosophie  est  mère  du  désespoir  et 
le  désespoir,  père  du  suicide  »  (7).  Barruel  parle  des  i3o.ooo  victimes 
■  «  que  la  philosophie  aurait  enlevées  à  la  France  en  cinquante  ans  »  (8). 
Dans  la  Fille  philosophe,  Fulgence  Bédigis  démontre  longuement  que 
c'est  la  philosophie  qui  conduit  au  suicide  (9).  Les  Mémoires  philo- 
saphiques  du  Baron  de  X*  illustrent  cette  thèse  (10). 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu  une  mode  philosophique  aussi  meur- 
trière. 

Sans  doute  beaucoup  d'écrivains  disent  que  les  suicides  sont  nom- 


ce  point  la  note  (Je  M.  Maron  dans  l'Intermédiaire  des  chercheurs  et  des  curieux, 
20-30  novembre  1920. 

(1)  Les  lois  criminelles,  1.  III,  t.  III,  art.  6.  (2)  Dict.  philos..  De  Caton 
et  du  suicide.  (3)  Lois  pénales,  p.  181.  (4)  Démonstration  ou  preuves 
évidentes  delà  vérité  de  la  religion,  P.  1705  (nouv.  édit.),  p.  lf>0.  (5)  Caté- 
chisme philosophique,  p.  139.  (6)  Observations  sur  le  système  de  la  nature, 
p.  124.  (7)  Camusct,  Principes,  etc.,  p.  106.  (8)  Les  Helviennes,  IV, 
272.     (9)  Voir  p.  619.     (10)  Vienne,  1777,  t.  I,  p.  33. 


680  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

broux.  Carraccioli  dénonce  «  la  mélancolie  si  commune  au  siècle  où 
nous  sommes  »,  le  siècle  «  fertile  en  pareils  scandales  »  (i).  Feller 
écrit  :  les  suicides  «  si  fréquents  en  ce  siècle  »  (2).  Grimm  dénonce 
«  un  temps  où  la  manie  de  se  tuer  est  devenue  si  commune  et  si  fré- 
quente »  (3).  Voltaire  écrit  que,  si  les  gazettes  tenaient  un  registre 
exact  de  ceux  qui  se  tuent,  nous  pourrions  sur  ce  point  avoir  le 
malheur  de  tenir  tête  aux  Anglais  »  (4).  Il  ajoute  qu'il  y  a  peu  de 
suicides  à  la  campagne  (5),  mais  beaucoup  «  dans  toutes  les  grandes 
villes  »  (6).  Mercier,  en  1782,  dit  qu'  «  on  se  tue  »  à  Paris  depuis 
environ  vingt-cinq  ans  (7).  Hardy  écrit,  en  1772  :  «  Les  exemples  de 
suicide  se  multipliaient  journellement  dans  notre  capitale,  où  l'on 
semblait  adopter  à  cet  égard  tout  le  caractère  et  le  génie  de  la  nation 
anglaise  »  (8). 

Mais  d'abord,  sur  les  chiffres  on  est  moins  d'accord.  L'abbé  Bar- 
ruel,  dont  les  Helviennes  paraissent  en  1781,  «  croit  avoit  lu  »  qu'il 
y  a  i3oo  suicides  par  an  à  Paris  (9).  Il  ne  dit  pas  à  quelles  années 
s'applique  ce  chiffre  moyen.  Pour  apprécier  l'énormité  du  chiffre, 
il  suffit  de  remarquer  qu'à  Paris,  en  19 10,  le  nombre  total  des  suicides 
était  de  762  et  que  dans  la  période  1901-1910,  le  taux  des  suicides 
parisiens  était  de  2,4o  par  10.000  habitants  (10).  D'après  Barruel,  et 
en  évaluant  la  population  parisienne  à  800.000  habitants  ce  taux 
aurait  été  de  16,2  à  la  veille  de  la  Révolution.  Autrement  dit,  on  se 
serait  tué  huit  fois  plus  qu'aujourd'hui.  Voltaire  donne  un  chiffre 
beaucoup  plus  modeste  :  en  176/i,  «  on  a  compté  à  Paris  plus  de 
cinquante  personnes  qui  se  sont  données  la  mort  »  (n)  Mercier  enfin 
dit  qu'en  1769  on  a  compté  à  Paris  1^7  suicidés  (12).  En  1782,  il 
écrit  que  le  nombre  moyen  des  suicides  dans  la  ville  est  d'environ 
i5o  par  an  (i3).  Ce  chiffre  ne  parut  pas  invraisemblable  aux  con- 
temporains, car  il  est  cité  par  Dumas  et  par  Delisle  de  Sales.  Si  on 
l'accepte,  le  taux  des  suicides  aurait  été,  dans  les  années  qui  précèdent 
la  Révolution,  soit  de  1,87  soit  de  2,5  selon  qu'on  évalue  la  popula- 
tion à  800.000  ou  à  600.000  habitants. 

Ce  chiffre  est  élevé,  puisque  le  taux  des  suicides  parisiens  entre 
1901  et  1910  est  de  2,  4o.  Mais  peut-on  dire  qu'il  y  a  là  un  indice  d'une 
mode  nouvelle?  Peut-on  dire  que  les  «  suicides  philosophiques  » 
aient  contribué  sensiblement  à  élever  le  nombre  des  suicides? 


(1)  La  grandeur  d' âme,  p.  217,  Le  tableau  de  la  mort,  p.  148.  (2)  Catéchisme 
(1773),  p.  139.  (3)  Grimm,  éd.  Tourneux,  t.  IX,  p.  231,  janvier  1771.  (4)  De 
Caton  et  du  suicide.  (5)  Ibid.  (6)  Note  sur  l'acte  Yd'Olympie.  (7)  Tableau 
de  Paris  (1782),  t.  III,  ch.  258.  (8)  Mes  loisirs,  p.  323.  (9)  Les  Helviennes, 
t.  IV,  p.  272.  (10)  P.  Meuriot,  Le  suicide  à  Paris  avant  et  pendant  la  guerre, 
P.,  s.  d.,  p.  270,  tableau  1.  (11)  Commentaire  sur  l'Esprit  des  Lois,  XLVI. 
(12)  L'an  2240,  Londres,  1771.  (13)  Tableau  de  Paris,  Amsterd.,  1782,  t.  III, 
ch.  258. 


LE   SUICIDE   PHILOSOPHIQUE  681 

Sur  le  premier  point,  nous  ne  saurions  dire  si  ce  total  de  i5o  sui- 
cides par  an  est  supérieur  ou  inférieur  au  nombre  annuel  des  suicides 
parisiens  à  la  fin  du  xvne  siècle.  Sans  doute  les  écrivains  lancent 
des  formules  telles  que  :  on  se  tue  de  plus  en  plus,  on  se  tue  beaucoup 
depuis  vingt-cinq  ans.  Mais  nous  entendons  tous  les  jours  lancer 
autour  de  nous  des  formules  semblables,  et  pourtant  nous  venons  de 
voir  qu'on  se  tuait  sans  doute  à  peu  près  autant  à  Paris  il  y  a  cent  ans 
qu'aujourd'hui.  Si  les  écrivains  de  la  seconde  moitié  du  siècle  ont 
l'impression  que  le  nombre  des  suicides  va  croissant,  c'est  peut-être 
en  partie  parce  que  ceux  qui  tiennent  des  statistiques  hésitent  moins 
à  inscrire  des  suicidés  sur  leurs  listes  depuis  que  la  justice  «  arrange  » 
les  affaires  de  suicide. 

Sur  le  second  point,  même  ignorance.  Les  adversaires  des  phi- 
losophes affirment  que  la  philosophie  mène  au  suicide,  en  d'autres 
termes  qu'il  y  a  un  grand  nombre  de  suicides  philosophiques.  D'Hol- 
bach répond  qu'on  ne  se  tue  pas  «  par  spéculation  »  (i),  Mérian  qu'il 
n'y  a  pas  de  «  désespoir  philosophique  »  (2)  et  Mercier  que  les  sui- 
cidés «  ne  sont  rien  moins  que  des  philosophes  »  (3).  Ni  de  part  ni 
d'autre,  on  ne  dispose  bien  entendu  d'aucune  statistique  (4).  De  toutes 
ces  affirmations  on  ne  peut  donc  rien  retenir. 

Peut-on  dire,  du  moins,  en  renonçant  aux  précisions  numériques, 
qu'il  y  a  eu  en  France,  au  xvme  siècle,  quelques  suicides  philosophi- 
ques donnant  le  ton,  créant  la  mode,  comme  il  y  avait  eu  à  Rome 
des  suicides  stoïciens?  —  Non.  C'est  en  vain  qu'on  chercherait  des 
suicides  retentissants  comme  ceux  de  Gaton,  de  Brutus,  d'Antoine, 
de  Thraséas.  Les  deux  «  princes  »  que  cite  Voltaire  n'étaient  pas 
célèbres  et  lui-même  ajoute  «  qu'ils  se  sont  donné  la  mort  sans  qu'on 
en  ait  presque  parlé  »  (5).  Parmi  les  grands  écrivains  français  je 
n'en  vois  pas  un  qui  se  soit  bruyamment  et  fièrement  tué  :  car  Rous- 
seau, supposé  qu'il  l'ait  fait,  se  serait  bien  caché.  Il  manque  donc  au 
prétendu  «  suicide  philosophique  »  les  exemples  illustres  qui  fai- 
saient du  suicide  stoïcien  une  réalité  élégante. 

Seulement,  si  la  mode  n'est  pas  encore  saisisable,  on  la  sent  tout 
près  de  naître.  On  ne  cite  pas  de  Gâtons  modernes.  Mais  on  cite  un 
peu  partout  l'histoire  de  ce  Robeck  qui  décide  de  se  tuer  après  avoir 
écrit  un  livre  sur  le  suicide  et,  l'ayant  fini,  se  tue.  On  trouve  cela 
intéressant.  On  s'intéresse  à  moins  encore  .  Le  jour  de  Noël  de  l'an- 
née 1773,  deux  soldats  se  tuent  avec  sang-froid  et  gaité  après  avoir 


(1)  Voir  page  654.  (2)  Mérian,  ouv.  cité,  p.  285.  (3)  Tableau  de  Par ist 
1782,  t.  III,  p.  258.  (4)  Je  ne  connais  qu'un  cas  dans  lequel  la  lecture  des 
philosophes  semble  avoir  poussé  quelqu'un  au  suicide.  Voltaire  dit  que  le  jeune 
Calas  se  confirma  dans  sa  résolution  par  la  lecture  de  tout  ce  qu'on  avait 
jamais  écrit  sur  le  suicide  (Traité  sur  la  tolérance) .  (5)  Dictionnaire  philo so- 
phiquer  De  Caton  et  du  suicide. 


C82  LE   XVIIIe   SIÈCLE 

laissé  deux  lettres  ,l<>ni  \<>i<-i  Quelques  p  «  ...Lorsqu'on  esl  Las 

de  font,  il  faut  renoncer  à  loul...  Si  l'on  existe  après  cette  rude  vie 
erl  qu'il  y  ait  du  danger  à  la  quitter  sans  permission,  je  lâcherai 
d'obtenir  une  minute  pour  venir  vous  l'apprendre.  S'il  n'y  en  a 
point,  je  conseille  à  tous  les  malheureux,  c'est-à-dire  à  tous  les 
hommes,  de  suivre  mon  exemple...  Lorsque  vous  recevrez  cette  lettre, 
il  y  aura  tout  au  plus  vingt-quatre  heures  que  je  n'aurai  cessé  d'être 
avec  l'estime  la  plus  sincère,  votre  plus  affectionné  serviteur  :  Bour- 
deaux,  jadis  élève  des  pédants,  puis  aide-chicane,  puis  moine,  puis 
dragon,  puis  rien».  Autres  phrases  tirées  d'un  écrit  en  forme  de 
testament  :  «  Aucune  raison  pressante  ne  nous  force  d'interrompre 
notre  carrière,  mais  le  chagrin  d'exister  un  moment  pour  cesser 
d'être  une  éternité,  est  le  point  de  réunion  qui  nous  fait  prévenir 
de  concert  cet  acte  despotique  du  sort  »...  «  Nous  avons  éprouvé 
toutes  les  jouissances,  et  môme  celles  d'obliger  ses  semblables;  nous 
pouvons  nous  les  procurer  encore,  mais  tous  les  plaisirs  ont  un  terme 
et  ce  terme  en  est  le  poison.  Nous  sommes  dégoûtés  de  la  scène  uni- 
verselle ;  la  toile  est  baissée  pour  nous  et  nous  laissons  nos  rôles  à  ceux 
qui  sont  assez  faibles  pour  vouloir  les  jouer  encore  quelques  heures  ». 

Je  n'aurais  garde  de  conclure  de  ces  papiers  qu'il  y  a  là  «  suicide 
philosophique  ».  Les  deux  soldats  n'allèguent  pas  la  philosophie 
de  leur  temps,  et  si  j'ai  cité  quelques  extraits  de  leurs  écrits,  c'est  au 
contraire  pour  bien  montrer  combien  tous  leurs  raisonnements  sont 
enfantins.  N'était  le  dénouement,  on  rirait.  Or,  dans  la  Correspon- 
dance de  Grimm  la  lettre  de  Bourdeaux  et  le  Testament  sont  cités  en 
entier  (i).  Sans  doute  Grimm  prend  soin  de  dire  qu'il  les  cite  comme 
un  exemple  «  des  ravages  qu'une  philosophie  trop  hardie  peut  causer 
dans  des  têtes  mal  disposées  ».  Mais  il  semble  que  cette  sévérité  soit 
elle-même  bien  indulgente.  Où  prendre  dans  ces  forfanteries  puériles 
une  philosophie?  La  vérité  est  que  Grimm,  comme  malgré  lui,  est 
intéressé.  L'idée  d'un  suicide  «  philosophique  »  l'attire  et  lui  fait 
copier  tout  au  long  ces  élucubrations  médiocres.  Dira-t-on  que  c'est 
Terreur  d'un  homme?  Mais  Mme  du  Deffand  écrit  à  Voltaire  :  «  Que 
dites-vous  de  l'aventure  des  deux  soldats  de  Saint-Denis?  Cela  vaut  des 
in  folio.  Il  n'y  a  que- la  Nature  qui  ait  le  pouvoir  de  répondre  »  (2). 
Ce  cri  d'admiration,  à  propos  d'un  fait  divers  si  banal,  trahit,  je  crois, 
comme  un  désir  confus  d'avoir  à  admirer  des  suicides  qui  soient 
vraiment  beaux,  vraiment  dus  à  la  philosophie. 

Ce  qu'on  voit  paraître  beaucoup  plus  nettement,  c'est  une  indul- 
gence attendrie  pour  le  suicide  d'amour.  Un  jour,  une  jeune 
paysanne  vient  trouver  Mme  de  Genlis.  Séduite  et  abandonnée,  e\\e 


(1)  Correspondance,  édition   Tourneux,    t.    X,    p.    341    ss.      (2)    Lettre  du 
S  janvier  1774  (Voltaire,  éd.  Garnier,  t.  49,  p.  539). 


LES   AMANTS   DE   LYON  %  683 

'lui  dit  :  ((  Il  faudra  que  je  me  jette  à  la  rivière  »  (i).  Bien  loin  de 
s'indigner,  Mme  de  Genlis  est  tout  attendrie.  Une  courtisane  se  tue 
pour  qu'on  fasse  sortir  son  amant  de  la  Bastille  :  Grimm  loue  cette 
mort  généreuse.  Un  abbé  amoureux  de  sa  pupille  «  comme  Abélard 
d'Héloïse,  comme  Julie  de  Saint-Preux»,  écrit:  «Un  amour  aussi  vio- 
lent qu'insurmontable  pour  une  fille  adorable,  la  crainte  de  causer 
son  déshonneur,  la  nécessité  de  choisir  entre  le  crime  et  la  mort,  tout 
m'a  déterminé  à  mourir  ».  Dans  le  roman,  Saint-Preux  n'évite  pas  la 
semonce  de  Rousseau.  Parlant  d'un  cas  réel,  Grimm  ne  songe  qu'à 
louer  tant  d'honnêteté,  de  délicatesse  et  de  courage  (2).  Un  jeune 
homme  repoussé  par  les  parents  de  sa  belle  se  jette  à  l'eau,  mais  est 
sauvé  par  un  meunier  :  les  parents  aussitôt  lui  accordent  leur  fille 
«  toute  fière  d'avoir  un  amant  qui  s'était  voulu  noyer  pour  elle  »  (3). 

Tous  ces  traits  nous  montrent  dans  la  réalité  des  indulgences 
analogues  à  celles  de  la  morale  romanesque.  L'histoire  des  Amants 
de  Lyon  laisse,  plus  nettement,  la  même  impression. 

En  1770,  un  maître  d'armes,  Faldoni  «  ayant  fait  un  violent  effort 
dans  un  de  ses  exercices  »  est  averti  par  les  chirurgiens  que  sa  mort 
ne  peut  être  éloignée,  «  Ce  malheureux  était  depuis  quelque  temps 
passionné  pour  une  demoiselle  qui  l'aimait  avec  une  égale  ardeur  n. 
La  jeune  fille  proteste  qu'elle  ne  lui  survivra  pas.  Après  quelque 
temps,  les  deux  amants  s'enferment  dans  une  chapelle  :  «  Là  ils  se 
mettent  au  pied  de  l'autel,  se  lient  ensemble  par  le  bras  gauche  avec 
un  ruban,  de  manière  qu'ils  avaient  chacun  un  pistolet  appuyé 
contre  le  cœur  »,  et  a  en  s'écartant  un  peu,  le  ruban  fait  partir  les 
détentes  ». 

Aujourd'hui  un  fait  divers  de  ce  genre  ne  retiendrait  pas  long- 
temps l'attention  du  public.  Au  xvin9  siècle,  l'histoire  des  deux 
amants  a  un  retentissement  extraordinaire.  En  vain,  le  Journal 
Encyclopédique,  qui  annonce  la  chose  à  Paris,  a  soin  de  flétrir  ce 
«  double  meurtre  entre  amant  et  maîtresse  »,  d'appeler  Faldoni  un 
misérable.  Rien  n'y  fait.  L'attendrissement  est  universel.  «  Les  âmes 
sensibles  du  temps,  si  promptes  aux  larmes,  dit  M.  Baldensperger, 
s'apitoyèrent  sur  ce  couple  infortuné  ».  Voltaire  en  parle  dans  deux 
lettres  et  dans  le  Dictionnaire  philosophique.  Delisle  de  Sales  a  un 
cri  d'admiration.  Rousseau,  dit-on,  rédige  l'épitaphe  suivant  : 

Ci- gisent  deux  amants  :  Vun  pour  Vautre  ils  vécurent, 
L'un  pour  Vautre  ils  sont  morts  et  les  lois  en  murmurent. 
La  simple  piété  n'y  trouve  qu'un  forfait. 
Le  xr.nHment  admire  et  la  raison  se  iaif. 


(1)  Mémoires  de  Mme  de  Genlis,  P.  1825,  t.  T,  p.  260.  (2)  Correspondance, 
éd.  Tourneux,  t.  XIV,  p.  197  (1785)  et  t.  XIIT,  p.  529  (1784).  (3)  Mme 
Dcpuisieux,  Réflexions  et  avis  sur  les  ridicules  àla  mode,  P.  1761,  p.  136. 


684  LE    XVIIIe    SIÈCLE 


Une  Histoire  tragique  des  amours  de  Thérèse  et  de  Faldoni  paraît 
en  1771  ;  puis  c'est,  en  1776,  la  Luzzila  de  Pascal  de  Lagouthe,  puis 
en  1783,  le  roman  de  Léonard.  Ce  roman  a  «  un  très  grand  succès  ». 
Les  âmes  sensibles  «  que  ravissaient  à  cette  heure  les  œuvres  de 
Baculard  d'Arnaud  et  de  Loaisel  de  Tréogate,  que  les  Liaisons  dange- 
reuses de  Laclos  n'avaient,  une  année  auparavant,  satisfaites  qu'à 
demi  »,  s'attendrissent,  en  1783,  sur  les  Lettres  de  Léonard.  La  corres- 
pondance de  Grimm  est  sévère  (pour  l'ouvrage),  «  en  revanche,  le 
Mercure  de  France,  le  Journal  encyclopédique,  le  Journal  de  Paris 
ne  refusèrent  pas  de  donner  des  larmes  à  la  sensible  Thérèse  qui 
développe  dans  toutes  ses  lettres  l'âme  la  plus  honnête  et  le  cœur  le 
plus  tendre  ou  d'admirer  le  caractère  passionné  de  Faldoni  »  (1). 

Cette  espèce  d'engouement  est  d'autant  plus  remarquable  que, 
si  Thérèse  est  touchante,  Faldoni  l'est  beaucoup  moins.  Mais  déjà 
la  mode  embellit  tout. 

Au  moment  où  la  morale  nuancée  émeut  ainsi  jusqu'au  mœurs, 
on  voit  reparaître  les  idées  antiques  sur  le  suicide  vil  et  le  suicide 
noble.  Dans  une  comédie,  un  personnage  veut  mourir,  mais  refuse 
de  se  pendre  parce  qu'il  ne  faut  pas  a  imiter  la  mort  d'un  crimi- 
nel »  (2).  En  effet,  les  gens  du  bel  air  meurent  par  le  fer  comme  les 
anciens  ou  «  se  brûlent  la  cervelle  ».  Tel  jadis  Servius  commentant 
Virgile,  Denesle  écrit  :  a  La  corde  est  un  genre  de  mort  dont  l'infa- 
mie est  si  bien  décidée  qu'un  homme  qui  le  choisirait  dans  le  déses- 
poir, à  moins  qu'il  ne  fût  de  la  lie  du  peuple,  serait  irrémissiblement 
déshonoré  parmi  les  honnêtes  gens.  Il  faut  le  poison,  le  fer  ou  le  feu. 
L'eau  est  encore  un  désespoir  roturier  »  (3). 


La  victoire  de  la  morale  nuancée.     1)  ne  s'explique  pas  dans  les  hypothèses 
classiques  ;     2)  s'accorde  à  notre  hypothèse. 

Ainsi  la  morale  nuancée  remporte  pour  la  première  fois  une 
victoire  sur  sa  rivale.  En  vain,  la  morale  officielle  condamne  le  sui- 
cide; en  vain  le  pouvoir  royal  prescrit  de  le  punir;  en  vain  les 
jurisconsultes  classiques  appuient  l'action  de  la  monarchie;  en  vain 
des  publicistes  tentent  l'apologie  du  droit  existant.  Quelques  philo- 


(1)  Le  fait-divers  en  conté  dans  le  Journal  encyclopédique  de  juin  1770, 
cité  par  M.  Baldensperger,  dans  son  article  Les  deux  Amants  de  Lyon  dans 
la  littérature  [Revue  d'Histoire  de  Lyon,  t.  I,  janvier  1902).  C'est  à  cet  article 
que  j'emprunte  tous  les  renseignements  et  les  citations  qu'on  vient  de  voir. 
(2)  Patrat,  Le  fou  raisonnable.  P.  1781.  (3)  Denesle,  Les  préjugés  du  public  sur 
V  honneur,  p.  459. 


LIBERTÉ   ET   MORALE   NUANCÉE  685 

sophes  parlent,  quelques  magistrats,  et  ces  lois,  qui  semblaient 
si  fortes,  sombrent  dans  l'indifférence.  Lettre  du  droit,  jurisprudence 
écrite,  toutes  ces  réalités  auxquelles  la  sociologie  se  fie  si  volontiers 
n'étaient  qu'une  façade  prête  à  tomber  au  premier  choc.  Et  ce  sont 
les  voix  séditieuses,  condamnées  par  l'Eglise,  condamnées  par  Séguier, 
qui  exprimaient  la  morale  vivante  au  sein  de  l'élite. 

Cette  victoire  de  la  morale  vivante  est  une  victoire  incomplète, 
parce  que  la  morale  en  formules  continue  communément  à  condamner 
le  suicide  en  principe,  parce  que  les  mœurs  s'émeuvent  lentement  et 
mal.  Mais  c'est  déjà  une  grande  victoire,  parce  que,  sur  le  terrain 
du  droit,  philosophes  et  magistrats  dépassent  d'un  seul  coup  la  mo- 
rale antique.  L'ancienne  Rome,  qui  ne  punit  pas  le  suicide  de  l'homme 
libre,  punit  le  suicide  de  l'esclave.  Le  xvni6  siècle,  héritant  du  chris- 
tianisme l'idée  de  l'unité  de  la  morale,  revient  au  droit  aristocra- 
tique, mais  en  fait  le  droit  de  tous. 

Cette  victoire  peut-elle  s'expliquer  par  les  hypothèses  classiques? 
Je  ne  le  crois  pas. 

Celle  de  Durkheim  se  heurte  aux  faits.  Il  y  a,  au  xvine  siècle,  un 
beau  mouvement  en  faveur  de  l'éminente  dignité  de  la  personne 
humaine  :  c'est  au  nom  de  cette  dignité  qu'on  revendique  les  droits 
de  l'homme.  Seulement  qui  formule  ces  revendications?  Les  défen- 
seurs de  la  morale  nuancée.  Qui  les  combat?  Les  champions  de  la 
morale  simple. 

Passons  à  l'autre  hypothèse,  celle  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à 
l'horreur  du  sang  versé  :  même  spectacle.  Il  y  a  bien  tout  un  parti 
qui  ose  flétrir  la  guerre,  la  torture,  l'abus,  voire  l'usage  de  la  peine 
de  mort.  Mais  c'est  justement  dans  ce  parti  que  se  recrutent  ceux 
qu'on  appelle  les  partisans  du  suicide.  Et  c'est  dans  le  camp  opposé 
que  se  groupent  les  plus  ardents  théoriciens  de  la  vieille  moralle. 

Il  me  semble,  au  contraire,  que  notre  hypothèse  rend  compte  de 
tous  les  faits. 

La  victoire  de  la  morale  nuancée  n'est  pas  complète.  Rien  de  plus 
naturel  :  le  peuple  reste  plongé  dans  l'ignorance  et  dans  une  demi- 
servitude  de  fait.  Mais,  au-dessus  du  peuple,  l'élite  cultivée  se  fait 
tout  à  la  fois  de  plus  en  plus  nombreuse  et  de  plus  en  plus  cultivée  ; 
Les  bourgeois  deviennent  en  foule  des  gens  du  monde  ;  et  le  monde 
lui-même  s'ouvre  à  l'esprit  philosophique  et  à  l'esprit  scientifique. 
D'autre  part,  l'amour  de  la  liberté  commence  à  substituer  le  citoyen 
au  sujet,  et,  dans  le  monde  de  (la  pensée,  il  saute  aux  yeux  que  le 
xvm*  siècle  reprend  l'œuvre  de  la  Renaissance  et  du  cartésianisme. 
Tout  cela  a  été  si  souvent  démontré  que  je  ne  m'y  arrête  pas.  La 
coïncidence  entre  le  développement  d'une  élite  cultivée  et  éprise  de 
liberté  et  le  premier  succès  de  la  morale  simple  est  un  fait  qui  frappe 


686  LE   xvine  SIÈCLE 

d'abord.  Notre  hypothèse  ici  n'a  pas  besoin  d'être  défendue  :  elle 
s'impose. 

J'ajoute  que,  si  l'on  voulait,  malgré  tout,  une  dernière  preuve, 
l'ail  il  ude  de  l'Eglise  nous  la  fournirait.  L'indulgence  du  clergé  parois- 
sial prouve  bien  qu'au  fond  le  clergé  catholique  ne  se  sent  pas  si 
étroitement  lié  à  l'ancienne  morale.  Si  néanmoins  tous  ceux  qui  par- 
lent au  nom  de  l'Eglise  se  montrent  si  intransigeants,  quelle  en 
pourrait  être  la  cause  sinon  que,  dans  le  grand  conllit  entre  l'ordre 
établi  et  la  liberté,  la  haute  Eglise,  plus  vigoureusement  que  ja- 
mais, se  prononce  contre  la  liberté   ? 

A  cela  s'ajoute  évidemment  le  fait  que,  comme  aux  deux  siècles 
précédents,  les  philosophes  qui  défendent  la  morale  nuancée  la  pré- 
sentent comme  une  doctrine  anti-chrétienne  et  d'un  air  de  défi. 
l'Eglise  lettrée  relève  le  gant  et  croit  sans  doute  de  plus  en  plus  qu'en 
combattant  les  idées  nouvelles  elle  combat  ses  ennemies.  Pour  nous, 
ce  qui  continue,  c'est  la  lutte  engagée  depuis  des  siècles  entre  la  mo- 
rale du  peuple  et  la  morale  de  l'élite.  Une  première  fois,  celle-ci 
vient  de  vaincre.  Avec  la  Révolution,  elle  va  remporter  une  seconde 
victoire. 


CHAPITRE  IV 
La  Révolution  :  seconde  victoire  de  la  Morale  nuancée 


Avec  la  Révolution,  la  morale  nuancée  triomphe. 

Quelques  historiens  s'y  sont  mépris.  Frappés  par  certains  faits 
saisissants,  ils  ont  cru  que  la  Révolution  avait  balayé  d'un  coup  tout 
le  passé,  inscrit  le  droit  à  la  mort  parmi  les  droits  de  l'homme.  La 
société  nouvelle,  écrit  par  exemple  M.  Garrison,  «  reconnut  à 
l'homme  le  droit  de  disposer  de  sa  vie  ».  (i)  Si  cette  formule  était 
exacte,  il  n'y  aurait  pas  de  victoire  de  la  morale  nuancée,  il  y  aurait 
intrusion  soudaine  d'une  autre  morale  simple,  substituant  à  l'aveugle 
hostilité  du  moyen  âge  une  complaisance  aveugle.  Bref  il  y  aurait 
une  rupture  étrange  avec  le  passé. 

Mais  les  faits  nous  montrent  tout  autre  chose. 

La  Révolution  ne  proclame  pas  le  droit  au  suicide.  Elle  n'attaque 
pas,  elle  ne  désavoue  même  pas  la  vieille  morale  formulée  qui  con- 
damne la  mort  volontaire.  Elle  frappe  certains  suicidés.  Elle  n'accroît 
pas  le  nombre  des  suicides. 

Ce  qu'elle  fait,  c'est  d'abolir  officiellement  la  vieille  législation 
contre  les  suicidés  et  c'est  de  mettre  à  la  mode,  non  le  suicide,  mais 
certains  suicides.  Bref,  c'est  d'asseoir  solidement  la  moralle  nuancée 
dans  le  droit  écrit  et  dans  les  mœurs. 

Ce  faisant,  la  Révolution  ne  fait  pas  brusquement  table  rase  du 
passé.  Au  contraire,  elle  achève  l'œuvre  instaurée  par  la  Renaissance, 
sourdement  poursuivie  au  xvne  siècle,  reprise  et  en  partie  menée  à 
bien  par  le  xvme.  Ce  qui  donne  une  impression  de  brusquerie,  c'est 
le  preste,  c'est  la  façon  de  faire,  ici  comme  ailleurs  promplc  et  sou- 
veraine :  d'un  coup,  sans  phrases,  presqu'en  un  jour,  le  vieux  droit 
e>t  condamné  ;  d'un  élan,  l'élite  retrouve  la  haute  tradition  du  stoï- 
cisme romain  ;  le  tout  en  quelques  années,  dans  cette  brève  période 
héroïque  que  clôt  la  fin  des  derniers  Montagnards  ou  la  mort  des 
babouvistes.  Mais  vitesse  n'est  pas  brusquerie  :  si  la  loi  et  les  mœurs 
sont  si  promptes,  c'est  qu'un  lent  travail  a  tout  préparé  ;  si  ces  cinq 
années  vont  si  vite,  c'est  qu'elles  sont  poussées  par  trois  siècles. 


(1)  P.  157. 


(588  LA   RÉVOLUTION 


Il  n'y  a  pas,  pendant  la  Révolution,  un  enthousiasme  aveugle  pour  le  suicide  ; 
on  voit  la  morale  simple  survivre  :  1)  Dans  les  manuels  de  morale,  le  roman 
et  le  théâtre,  les  journaux,  les  opinions  exprimées  dans  les  sections,  les  clubs 
et  les  assemblées  ;    2)  dans  le  droit  ;     3)  dans  les  mœurs. 

Il  s'en  faut  que  les  hommes  de  la  Révolution  aient  montré  pour 
le  suicide  un  enthousiasme  bruyant  et  sans  nuances. 

Madame  de  Staël  exceptée,  les  grands  écrivains  d'alors  ne  traitent 
pas  ila  question  du  suicide  :  rien  dans  les  œuvres  de  Volney  (i).  De 
Condorcet,  un  mot  seulement  et  dans  un  ouvrage  antérieur  à  la 
Révolution.  Je  ne  connais  pas  de  discours  dans  lequel  Mirabeau, 
Vergniaud,  Danton,  Robespierre,  Saint-Just  aient  exprimé  leur  senti- 
ment- Les  débats  sur  le  code  pénal  ne  donnent  naissance  à  aucune 
discussion  morale  sur  la  mort  volontaire. 

Ce  silence  de  la  morale  écrite  suffirait  déjà  à  prouver  que  la  Révo 
lution  n'a  pas  systématiquement  exalté  le  suicide.  En  voici  une  autre 
preuve  :  divers  écrivains,  animés  de  l'esprit  rouveau  publient,  à 
partir  de  1789  (2),  un  certain  nombre  de  manuels  et  catéchismes 
destinés  à  l'enseignement  moral.  Or,  dans  ces  petits  ouvrages,  je  ne 
trouve  pas  une  seule  déclaration  favorable  à  la  mort  volontaire  en 
général.  Nulle  part  une  phrase,  un  mot  pour  dire  ou  insinuer  que 
l'homme  ait  le  droit  de  disposer  de  sa  vie,  que  le  suicide  soit  en  lui- 
même  chose  licite  ou  héroïque.  La  plupart  des  manuels  ne  traitent 
pas  la  question,  ce  qui  serait  inexplicable  s'il  y  avait  un  désir  réfléchi 
de  transformer  sur  ce  point  la  morale  ;  d'autres  disent  que  l'homme 


(1)  Riennotamment  dans  La  loi  naturelle  ou  le  Catéchisme  du  citoyen  français,  P. 
1793,  bien  qu'au  chapitre  sur  le  courage  on  s'attende  à  voir  traiter  la  question. 

(2)  Tous  ces  catéchismes  et  manuels  ont  été  étudiés  par  Beurdeley,  Les  caté- 
chismes révolutionnaires,  P.  1893  ;  il  s'en  trouve  dans  Tourneux  (III,  p.  568) 
une  liste  que  mes  recherches  m'ont  permis  d'allonger  un  peu  ;  ouvrages  cités 
dans  ce  chapitre  :  B.  D.,  Petit  code  de  la  raison  humaine,  P.  1789  (une  première 
édition  avait  paru  en  1774  ;  Bourdon,  Recueil  des  actions  héroïques  et  civiques 
des  républicains  français  (impr.  par  ordre  de  la  Convention,  an  II)  ;  Bon- 
guyod,  Essai  d'un  catéchisme  sur  les  droits  et  les  devoirs  de  l'homme  (impr.  par 
ordre  de  la  Conv.,  s.  1.  n.  d.)  ;  Catéchisme  moral  républicain  à  l'usage  des  jeunes 
gens  des  86  départements,  Reims,  s.  d.  ;  Cours  d'instruction  à  l'usage  des  jeunes 
républicains,  2e  éd.,  revue  p.  Dusausoy,  an  II*;  Chemin,  Code  de  religion  et  de 
morale  naturelle  à  l'usage  des  adorateurs  de  Dieu  et  des  Amis  des  hommes,  P. 
an  VII  ;  Croiszetières,  Poésies  morales  et  philosophiques,  P.  an  X  ;  La  civilité 
républicaine,  contenant  les  principes  d'une  saine  morale  à  l'usage  des  écoles 
primaires,  par  le  citoyen  Gerlet,  Amiens,  3e  année  républicaine  ;  Harmand, 
Catéchisme  de  morale  pour  l'éducation  de  la  jeunesse,  Orléans,  1792  ;  Henriquez, 
Morale  républicaine  en  conseils  et  en  exemples,  P.  an  III  ;  Instruction  élémentaire 
sur  la  morale  religieuse,  p.  l'auteur  du  Manuel  des  Théophilanthropes l  P.  1797. 


LA   MORALE   SIMPLE    :   LES   MANUELS  689 

a  le  devoir  de  conserver  son  corps  (i).  Le  Petit  code  de  la  Raison 
humaine  défend  à  l'homme. d'attenter  à  sa  vie,  sans  alléguer  même  un 
seul  argument,  comme  si  la  question  ne  se  posait  pas  (2).  Le  Caté- 
chisme moral  républicain  appelle  le  suicide  un  crime  (3).  Croisze- 
tières  écrit  : 

Un  soldat  ne  doit  point  abandonner  la  place 
Qu'on  ne  vienne  le  relever  (4). 

Le  catéchisme  de  Gerlet  déclare  :  «  Il  y  a  plus  de  courage  à  souf- 
frir ses  disgrâces  qu'à  s'en  délivrer  par  sa  mort.  Il  est  plus  magna- 
nime de  suivre  Régulus  que  d'imiter  Caton  »  (5). 

Le  Journal  des  Théophilanthropes,  qui  s'intitule  lui-même  un 
recueil  de  morale  universelle,  dit  que  l'amour  de  soi  est  la  base  de  la 
morale  du  genre  humain  et  qu'il  porte  l'homme  à  veiller  à  «  la  con- 
servation de  son  existence  »  (6).  On  lit,  dans  un  Hymne  à  la  Vertu 
publié  par  ce  même  journal  :  ô  Vertu,  apprends  «  à  l'homme  supers- 
titieux que  la  piété  ne  consiste  pas  dans  le  suicide  »,  et,  un  peu  plus 
loin  :  a  J'attendrai  sans  murmure  et  sans  empressement  que  la  mort 
vienne  me  frapper  »  (7).  Comme  on  voit,  les  Théophilanthropes  ne 
font  que  laïciser  le  vieil  argument  catholique  qui  interdit  le  suicide 
au  nom  de  la  charité  envers  soi-même.  Dans  l'ensemble,  la  morale 
écrite  reprend  les  vieilles  formules  de  la  morale  simple  :  n'étaient  les 
titres,  on  ne  pourrait  deviner  qu'entre  le  Catéchisme  du  P.  Corbin  (8) 
et  celui  du  citoyen  Gerlet  il  y  a  eu  une  révolution. 

La  morale  simple  apparaît  encore  çà  et  là  au  théâtre  et  dans  le 
roman  (9).  Dans  Y  Alexis  de  Ducray  Duminil,  Alexis  et  son  précepteur 


(1)  Bonguyod,  ch.  iv.  (2)  Parag.  23  (3)  cité  par  Beurdeley,  p  82. 
(4)  P.  59.  (5)  P.  37.  (6)  17  germinal  an  VI,  p.  21.  (7)  Ibid.,  p.  18.  Cf.  7ns- 
tructions  élémentaires,  etc.,  par  l'auteur  du  Manuel  des  Théo  philanthropes, 
p.  13  :  «  L'homme  doit  se  conserver.  »  (8)  Traité  d'éducation  morale,  civilet  etc., 
publié  en  1787  ;  sur  le  suicide,  voir  p.  68.  (9)  J'ai  lu  les  ouvrages  antérieurs 
à  l'Empire,  indiqués  dans  le  Manuel  bibliographique  de  M.  Lanson  (ch.  VI 
et  VII).  Au  théâtre,  il  y  a,  à  côté  des  œuvres  intéressantes  au  point  de  vue 
littéraire,  toute  une  production  «  révolutionnaire  »  importante  pour  l'histoire 
des  idées  et  des  mœurs.  L'ouvrage  de  Welschinger  [Le  théâtre  révolutionnaire, 
P.  1880)  n'en  fait  pas  ressortir  tout  l'intérêt.  J'ai  lu,  parmi  les  pièces  de  ce 
genre  :  1°  quelques-unes  de  celles  qu'indique  Tourneux  (111,722  ss.)  et  qui  se 
trouvent  à  la  Bibliothèque  Nationale;  2°  celles  que  contient  le  recueil  factice 
de  la  Bibliothèque  de  l'Université  de  Paris,  4  vol.  in-8°.  Ouvrages  cités 
dans  ce  chapitre  :  Chalumeau,  L'adultère,  drame,  P.  1791  ;  Chéron  de  la 
Bruère,  Caton  d'Utique,  P.  1789  ;  Ducray-Duminil,  Victor  ou  l'enfant  de  la 
forêt,  P.  an  V  ;  Cœlina  ou  V enfant  du  mystère,  P.  an  VII  ;  Alexis  ou  la  maison- 
nette dans  les  bois,  P.  1789;  Louvet,  Emilie  de  Varmont  ou  le  divorce  nécessaire 
et  les  amours  du  curé  Sévin,  P.  1791,  3  vol.  ;  Arnault,  Théâtre,  t.  I,  II,  III,  des 
Œuvres,  P.  1824,  Buffardin,  Sextius  et  Brutus,  P.  1796  ;  Dumaniant,  Cor  a, 
1793  ;  Laignelot,  Rienzi,  1790,  Legouvé,  Epicharis  et  Néront  an  II  ;  Quintus 
Fabius,  an  III,  dans  Œuvres. 

44 


690  LA   RÉVOLUTION 

roncont:v;ii    un  homme  près  de  BC  Itter  et  s'écrient  au&sitôt  :   «   qui 

nous  porte  ;>  '-''Ht'  action  si  indigne  d'un  homme  courageïixp  »  (i)  Le 
Marins  d'Aruaull  déclare  :  «  Mourir,  c'est  fuir,  vivons  !  »  (2)  Fait 
plus  intéressant,  le  suicide  est  parfois  nettement  condamné  dant  do- 
pièces  spécialement  écrites  pour  propager  l'esprit  révolutionnaire 
et  les  idées  des  patriotes.  Dans  le  Couvent  ou  les  vœux  forcés,  de  la 
fameuse  Olympe  de  Gouges,  le  Chevalier,  désespéré  de  perdre  Julie, 
veut  se  tuer.  Loin  de  s'émouvoir,  «  le  commissaire  »  dit  froidement  : 
«  Soldats,  saisissez  ce  jeune  insensé  )).  Dans  la  Discipline  répu- 
blicaine, Justine  demande  à  son  amie  Cécile,  dont  l'amant  vient  de 
partir  au  combat  :  s'il  mourait,  lui  survivrais-tu?  «  Cécile  donnerait 
des  larmes  à  sa  mémoire,  répond  la  vertueuse  jeune  fille,  mais  elle 
aurait  le  courage  de  lui  survivre.  Ma  mort  serait  inutile  à  la  prospé- 
rité publique.  L'esclave  ne  sait  que  mourir,  l'être  libre  sait  faire 
plus  ))  (3). 

Dans  Charles  et  Victoire,  du  citoyen  Valcour,  Charles,  jeune  héros 
auquel  on  refuse  celle  qu'il  aime,  saisit  ses  pistolets.  Un  juge  de 
paix,  le  sage  de  la  pièce,  l'arrête  :  «  Avez-vous  le  droit  de  disposer  de 
votre  existence?  Vos  jours  n'appartiennent-ils  point  à  la  patrie?  Quel 
fruit  retirera-t-elle  de  votre  désespoir?  Quand  elle  a  besoin  de  défen- 
seurs, le  suicide  est  la  mort  d'un  lâche  »  (4). 

On  pourrait  croire  que  la  presse  du  moins  rend  un  autre  son  et 
que,  par  la  façon  dont  elle  relate  les  suicides  de  l'âge  héroïque,  elle 
entretient  des  sentiments  d'admiration  pour  la  mort  volontaire.  Mais 
il  n'en  est  rien.  Seule,  je  crois,  la  mort  de  Beaurepaire  émeut  vérita- 
blement l'opinion.  Quant  aux  suicides  et  aux  tentatives  de  suicides 
des  Girondins,  des  Montagnards,  des  Babouvistes,  non  seulement  ils 
n'excitent  aucun  commentaire  admira  tif  ou  respectueux,  mais  les 
journaux  en  parlent  à  peine.  La  mort  de  Condorcet,  celle  de  Roland, 
de  Clavières,  ne  font  aucun  bruit.  Des  tentatives  comme  celles  de 
Babeuf,  de  Robespierre  jeune  ne  sont  même  pas  signalées.  La  ques- 
tion de  savoir  si  Robespierre  a  essaye  de  se  tuer  ne  semble  pas  intéres- 
ser la  presse.  Quand  Dufriche-Valazé  se  frappe  en  plein  tribunal, 
il  semble  que  cette  fin  dramatique  doive  émouvoir  tous  les  journaux, 


P.  1826,  3  vol.  ;  Lemercier,  Isule  et  Orovése,  1803  (joué  en  1797)  ;  Lesur, 
L'apothéose  de  Beaurepaire,  s.  d.  (j.  en  1792)  ;  Loaisel-Tréogate,  Le  château  du 
Diable,  1792  ;  Monvel,  Mathilde,  an  VII  ;  Moline  et  Pages,  Le  naufrage 
héroïque  du  Vaisseau  Le  Vengeur,  an  III;  Olympe  de  Gouges,  Le  couvent  ou 
les  vœux  forcés,  1790  ;  Lava,  Les  dangers  de  l'opinion,  P.  1790  ;  Sobry,  Thèmis- 
tocle,  P.  1797;  Tardieu,  "Caton  d'Utique  (Y.  th.  2805)  ;  Trouvé,  Pausanias, 
1810  (j.  en  1795)  ;  Valcour,  La  discipline  républicaine,  P.  1794;  Charles  et 
Victoire,  P.  1794  ;  citoyenne  Villeneuve,  Les  crimes  de  la  noblesse,  an  II  ; 
Zélia,  drame,  1793  ;  Gerirude  ou  le  suicide  du  28  décembre,  1792. 

(1)   Marius  à  Minturnes,   II,  1.      (2)   Alexis,  I,  p.  115.      (3)   Acte  I.  (4) 
II,  7. 


LA   MORALE   SIMPLE    :    LA   PRESSE  691 

^remplir  des  colonnes.  La  nouvelle  tient  en  deux  lignes.  Seul,  l'auteur 
du  Glaive  vengeur  a  un  mot  d'hommage,  et  combien  discret  !  Valazé. 
dit-il,  «  est  le  seul  de  ces  vingt  et  un  scélérats  qui  ait  développé  une 
sorteKde  caractère  »  (i).  Les  Annales  de  la  République  française  disent 
simplement  :«  Cet  événement  excita  un  petit  mouvement  dans  la 
salle  »  (2). 

Que  la  presse  ne  se  soit  pas  sentie  libre  pour  apprécier  ces  suici- 
des politiques,  ce  n'est  pas  douteux.  Je  ne  prétends  pas  que  son  indif- 
férence apparente  réponde  aux  sentiments  du  public.  Mais  ce  qui  esi 
certain,  c'est  qu'elle  ne  prêche  pas  l'admiration  pour  le  suicide.  Non 
seulement  elle  n'exalte  pas  les  hommes  illustres  qui  se  tuent,  mais 
elle  n'a  aucune  complaisance  particulière  pour  les  suicidés  ordinaires. 
J'ai  parcouru,  un  peu  au  hasard,  plusieurs  volumes  de  la  Chronique  de 
Paris,  du  Journal  de  Paris,  du  Journal  général  de  la  Cour  et  de  la 
Ville,  des  Actes  des  Apôtres,  du  Père  Duchesne.  J'y  ai  trouvé  fort  peu 
de  suicides.  Des  journaux  comme  le  Père  Duchesne  n'en  signalent 
aucun.  Dans  Iles  rares  comptes  rendus  que  j'ai  trouvés  ailleurs, 
je  ne  note  pas  un  seul  mot  favorable  à  la  mort  volontaire. 

Il  y  eut  bien  sans  doute  pendant  la  Révolution,  comme  en  tout 
temps,  des  suicides  qui  firent  quelque  bruit.  Mais  je  n'en  connais  pas 
qui  aient  excité  l'intérêt  ou  l'attendrissement  comme  l'avaient  fait 
au  xvine  siècle  ceux   des  soldats  de   Saint-Denis  et  des   amants   de 
Lyon.  Le  seul  exemple  que  j'aie  rencontré  est  le  suicide  d'un  guiche- 
tier du  Châtelet,  arrêté  sur  le  soupçon  d'avoir  fait  évader  des  pri- 
sonniers inculpés  de  vol  de  vases  sacrés.  L'affaire,  je  ne  sais  pour- 
quoi,  causa  quelque  émotion,   car  il  en  existe  une  relation  impri- 
mée (3)  et  nous  avons  également  une  «  Réponse  »  (à)  à  cette  relation. 
Mais  les  seules  réflexions  morales  qui  se  trouvent  dans  ces  deux  écrits 
sont  les  suivantes:  «  Tout  homme  qui  croit  à  l'éternité  sait  qu'il  n'y  a 
que  l'Etre  suprême  qui  soit  l'arbitre  de  la  vie  des  hommes  ;  qu'il  est 
défendu  par  les  lois  divines  et  humaines  de  tuer  et  de  se  tuer.  La  vie 
est  un  présent  du  ciel  dont  la  disposition  appartient  à  la  Société. 
Quel  terrible  exemple  de  l'oubli  de  Dieu,  du  mépris  de  sa  loi  sainte 
et  de  l'ignorance  de  ses  jugements!  Notre  âme  est  immortelle.  Périsse 
donc  toute  philosophie  contraire  à  la  vérité  d'une  éternité  heureuse 
ou  malheureuse!  »  / 

Dans  les   sections  et  les   sociétés  populaires,  on  voit  apparaître 
ça  et  là   des  sentiments  de  réprobation   pour   le   suicide.    A  Lyon, 


(1)  Cité  par  Wallon,  Histoire  du  Tribunal  révolutionnaire,  t.  1,  p.  421. 
(2)  12  brumaire  an  II  (2  nov.  1793),  p.  1439.  (3)  Suicide  horrible  commis  à 
onze  heures  du  matin  dans  une  chambre  basse  à  l'hôtel  de  la  Mairie,  s.  1.  n. 
d.  (Bibl.  Nat.,  Lb  39,  9097).  (4)  Imposture  horrible  débitée  dans  Paris  à 
l'égard  d'un  suicide  commis  à  la  mairie,  s.  1.  n.  d.  (Lb  39^  9393). 


692  LA  EÉVOLUTION 

en  frimaire,  an  II,  un  ami  de  Chalier,  Gaillard,  se  voyant  exposé 
aux  coups  des  contre-révolutionnaires,  se  tue.  «  Le  lendemain  de 
cet  événement,  dit  Morin,  dans  son  Histoire  de  Lyon,  on  en  dis- 
courut dans  la  société  populaire  (de  Lyon),  qui,  considérant  le 
suicide  au  point  de  vue  moral  que  le  christianisme  a  introduit, 
taxa  Gaillard  de  faiblesse  et  de  lâcheté  et  censura  sa  mémoire  par 
une  délibération  expresse  ».  Morin  ajoute  que  «  les  Jacobins  étran- 
gers envisagèrent  le  fait  sous  un  aspect  opposé  et  s'irritèrent  vive- 
ment de  la  flétrissure  portée  contre  un  martyr  du  patriotisme  »  (i). 
Mais,  si  Gaillard  est,  en  fin  de  compte,  associé  à  Chalier  par  la 
reconnaissance  des  patriotes,  la  chose  ne  va  pas  sans  résistance.  A  la 
séance  des  Jacobins  du  3  nivôse,  an  II,  Collot  d'Herbois,  après 
avoir  annoncé  que  Gaillard  «  s'est  tué  de  désespoir,  se  croyant 
abandonné  »,  ajoute  :  «  Non,  quoi  qu'on  en  dise,  mon  collègue 
Gaillard  n'était  point  faible;  toujours  il  a  combattu  avec  courage 
l'aristocratie.  C'est  lui  qui,  le  10  août,  monta  le  premier  à  l'assaut 
contre  le  tyran  et  reçut  de  larges  blessures.  Son  ombre  semble  se 
présenter  devant  vous.  Elle  nous  dit  :  non,  je  n'étais  point  un 
homme  faible;  je  n'ai  point  pâli  sous  le  poignard  des  ennemis  du 
peuple...  »  (2).  Le  soin  même  que  met  Collot  d'Herbois  à  disculper 
Gaillard,  la  phrase  :  non,  quoi  qu'on  en  dise,  il  n'était  pas  faible, 
prouvent  assez  que,  même  aux  Jacobins  de  Paris,  le  suicide  avait 
soulevé  des  protestations. 

Quand  Paris,  l'assassin  de  Lepelletier-Saint-Fargeau,  se  tue,  les 
Amis  de  la  Liberté  et  de  l'Egalité  de  Lagardelle  se  félicitent,  dans 
une  adresse  à  la  Convention,  de  cette  fin  infâme  :  car,  pour  un  tel 
criminel,  «  la  main  du  bourreau  n'eût  pas  été  assez  infamante  »  (3). 

De  même  la  Société  populaire  de  la  commune  de  Castillon,  sur 
le  territoire  de  laquelle  des  Girondins  se  sont  tués,  écrit,  dans  un( 
lettre  à  la  Convention,  que  les  traîtres  ont  eu  «  une  fin  ignomi- 
nieuse »  (4). 

Les  membres  du  Comité  de  sûreté  générale  qui  interrogent 
Adam  Lux,  lui  remontrent  qu'il  «  était  insensé  »  de  vouloir  se 
détruire.  Lorsqu'il  comparaît  devant  le  Tribunal  révolutionnaire, 
Dumas  lui  dit  :  «  Je  vous  observe  que,  quand  on  est  bon  citoyen, 
on  ne  verse  son  sang  que  pour  sa  patrie  ou  pour  sa  liberté  »  (5). 

En  1791,  à  la  Constituante,  Pétion,  parlant  contre  la  peine  de 
mort,    allègue   que   nous   ne   pouvons   pas   reconnaître   à   un   autre 


(1)  P,  1847,  3  vol.  in-8°,  t.  III,  p.  527.  (2)  Moniteur  (réimpression) 
XIX,  43.  (3)  Tuetey,  Répertoire  général  de  VHist.  de  Paris  pendant  la 
Révol.t  t.  VIII,  numéro  1386.  (4)  Publiée  par  le  Moniteur,  le  20  messidor 
an  II.  (5)  Welschinger,  Adam  Lux  et  Charlotte  Cordayl  Amiens,  1888,  p.  15 
et  20. 


LA   MORALE   SIMPLE    :    VALANT  693 

homme  le  droit  de  nous  tuer,  puisque  notre  vie  ne  nous  appartient  pas 
et  que  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  tuer  nous-mêmes.  Il  dit 
cela  comme  une  chose  évidente,  et,  au  cours  de  la  discussion,  nul 
ne  conteste  l'argument  (5). 

Le  21  vendémiaire  an  IV,  la  Convention  invite  la  Commission 
des  Onze  à  présenter  un  rapport  sur  l'abolition  de  la  peine  de  mort. 
En  brumaire,  elle  ordonne  l'impression  d'un  travail  de  J.-H.  Valant 
intitulé  :  De  la  garantie  sociale  considérée  dans  son  opposition  avec 
la  peine  de  mort  (i).  Comme  Pétion,  Valant  veut  prouver  que  l'hom- 
me, n'ayant  pas  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  lui-même,  ne  peut 
transférer  ce  droit  à  un  tiers.  Mais,  au  lieu  d'affirmer  sans  discussion 
que  le  suicide  est  illicite,  il  prend  soin  de  l'établir  et  consacre  tout  un 
chapitre  à  la  question.  Le  suicide  est  contraire  à  la  nature  —  qui 
méprise  sa  vie  devient  maître  de  celle  d'autrui  ;  un  innocent  ne  doit 
jamais  se  tuer,  car  il  y  a  de  la  démence  à  se  punir  des  fautes  d'autrui. 
Après  avoir  posé  ces  trois  principes,  Valant  examine  les  dix  cas  «  dans 
lesquels  Juste  Lipse  admet  le  suicide  du  sage  »  : 

i°  Le  sage  peut  se  tuer  pour  la  patrie.  —  Non,  il  est  beau  de  bra- 
ver, pour  elle,  la  mort,  «  mais  il  est  absurde  de  se  la  donner  ».  Cur- 
tius  est  un  «  fou  »,  un  a  fanatique  ».     ' 

2°  Le  sage  peut  se  tuer  pour  servir  un  ami.  —  Qui  va  à  la  mort 
pour  un  ami  ne  peut  être  appelé  suicide.  L'acte  de  Loizerolles  n'a 
aucun  rapport  avec  le  «  forfait  de  Caton  ». 

3°  Le  sage  peut  se  tuer  par  crainte.  —  Non.  On  ne  doit  jamais 
désespérer,  et  on  ne  devait  pas  se  tuer  sous  la  tyrannie  de  la  Mon- 
tagne. 

4°  Le  sage  peut  se  tuer  quand  il  lui  est  impossible  d'être  utile. 
—  Non,  on  peut  toujours  être  utile,  ne  fût-ce  qu'en  donnant 
l'exemple  de  bien  supporter  la  souffrance. 

5°  Le  sage  peut  se  tuer  pour  se  soustraire  à  l'opprobre.  —  Non, 
il  n'y  a  pas  opprobre  où  il  n'y  a  pas  crime. 

6°  Le  sage  peut  se  tuer  pour  en  finir  avec  la  pauvreté.  —  Non, 
on  peut  trouver  le  bonheur  dans  la  pauvreté. 

7°  Le  sage  peut  se  tuer  lorsqu'il  est  atteint  d'un  mal  incurable. 
- —  Non,  qu'il  vive  pour  profiter  «  de  la  tendresse  »  des  hommes. 

8°  Lorsqu'il  a  été  châtré.  —  Non,  Origène  et  Abélard  ont  été 
utiles. 

9°  Lorsqu'il  souffre  d'une  douleur  aiguë.  —  Non,  il  y  a  démenœ 
à  céder  à  une  douleur  brève. 

io°  Lorsqu'il  se  sent  atteint  de  décrépitude.  —  Non,  c'est  un 
crime  «  aux  yeux  de  la  philosophie  (2)  ». 


(1)  Moniteur  (réimp.),  VIII,  548.     (2)  Brumaire  an  IV  (Bibl,  Nat.,  Le,  38, 
1692).     (3)  Question  VIII  :  Du  suicide,  p.  30  ss. 


<394  LA  RÉVOLUTION 

A  lui  seul,  ce  travail  de  Valant,  (que  je  n'ai  vu  citer  nulle  part) 
suffirait  à  prouver  que  la  Révolution  n'a  jamais  eu  la  pensé' 
glorifier  officiellement  le  suicide  et  de  jeter  bas  l'ancienne  morale 
écrite.  L'auteur  se  place  au  point  de  vue  philosophie  et  il  évite  d'allé- 
guer contre  la  mort  volontaire  l'argument  religieux.  Mais  sa  doc- 
trine est  aussi  rigoureuse,  aussi  simple  que  celle  de  saint  Augustin. 
Elle  condamne  saus  les  nommer,  mais  en  les  désignant  nettement, 
Condorcet,  Roland,  Pétion  et  Buzot,  tous  les  suicidés  illustres  du 
temps  de  la  Terreur.  Elle  condamne  Caton  comme  criminel,  Curtius 
comme  fanatique.  Qu'un  tel  ouvrage  ait  été  écrit  en  l'an  IV,  cela 
seul  indiquerait  que  la  Révolution  ne  balaie  pas  d'un  coup  les  for- 
mules traditionnelles.  Mais  ce  qui  est  autrement  significatif,  c'est 
que  la  Convention  ordonne  l'impression  de  l'ouvrage.  Sans  doute 
cet  ordre  ne  constitue  pas  une  approbation  formelle  de  tout  ce 
qui  s'y  trouve  contenu.  Mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  honneur, 
une  sorte  de  prise  en  considération,  et  le  chapitre  sur  le  suicide 
tient  trop  de  place  dans  le  livre  pour  n'avoir  pas  frappé  les  com- 
missaires. 

Ce  qui  m'a  le  plus  frappé  comme  survivance  de  la  morale  simple,, 
ce  n'est  pourtant  pas  cette  manifestation  de  la  Convention  en  faveur 
d'un  ouvrage  aveuglément  hostile  au  suicide,  c'est  le  fait  que  la 
mort  Héroïque  de  Beaurepaire,  exaltée  d'abord  avec  enthousiasme, 
est  elle-même  l'objet  de  réserves  équivalant  à  des  critiques.  Sur 
le  moment,  il  ne  s'était  trouvé  que  «  quelques  officiers  allemands  » 
pour  vouloir  traiter  Beaurepaire  comme  un  suicidé  ordinaire  et 
faire  jeter  son  corps  à"  la  voirie,  —  encore  leur  avis  n'avait-il  pas 
prévalu  et,  au  rapport  d'un  témoin  allemand,  «  tous  ceux  qui 
avaient  quelque  noblesse  d'âme  »  avaient  proclamé  hautement  : 
«  qu'une  telle  mort  était  digne  d'admiration  et  méritait  de  servir 
d'exemple  (i)  ».  Cependant,  le  25  pluviôse,  an  II,  la  même  section 
qui  avait  jadis  changé  son  nom  de  Section  des  Thermes  de  Julien, 
en  nom  de  Section  régénérée  Beaurepaire,  quitte  ce  dernier  nom 
pour  prendre  celui  de  Section  Chalier.  Evidemment,  l'assemblée 
générale  allègue  des  raisons  politiques;  elle  veut  effacer  le  sou- 
venir d'un  temps  «  où  elle  était  dominée  par  une  faction  qui  n'était 
pas  à  la  hauteur  des  circonstances  ».  Mais  elle  ajoute  assez  sèche- 
ment qu'elle  change  de  nom  «  sans  rien  préjuger  de  Beaurepaire, 
qui  a  obtenu  les  honneur  du  Panthéon  (2)  ».  Le  21  pluviôse, 
an  III,  dernier  changement  :  la  section  ne  s'appelera  plus  Section 


(1)  Laukhard,  Souvenirs,  trad.  par  W.  Bauer,  P.  1915,  in-16,  p.  76.  ^  (2)  Ex 
trait  des  registres  du  Procès-verbal  de  la  section  Chalier t  (Bibl.  Nat.,  Lb, 
40/1765. 


LE   DÉCRET   DU    29    BRUMAIRE  695 

Chalier,   mais,    au   lieu   de   reprendre   le   nom   de   Beaurepaire,    elle 
revient  à  son  nom  primitif  (i). 

Fait  encore  plus  inattendu,  Cavaignac,  faisant,  le  9  Février  1893, 
un  rapport  à  la  Convention  sur  la  reddition  de  Verdun,  déclare  :  «  Je 
ne  ferai  aucune  réflexion  sur  la  mort  de  Beaurepaire;  je  laisse  à 
l'histoire  le  soin  d'apprécier  une  action  qui  lui  a  mérité  les  honneurs 
de  l'apothéose.  Je  me  contenterai  d'observer  qu'il  est  à  regretter  que, 
cet  officier,  au  lieu  de  se  donner  la  mort,  ne  l'ait  pas  reçue  de  la 
main  d'un  ennemi  sur  la  brèche  ou  dans  la  citadelle  »  (2).  Survi- 
vance de  la  morale  simple  :  Cavaignac  ne  regrette  pas  qu'un  homme 
comme  Beaurepaire  ait  mis  fin  a  une  vie  qui  pouvait  être  utile  à 
la  Nation.  Il  regrette  qu'au  lieu  d'être  tué,  sans  le  vouloir,  par  l'en- 
nemi il  se  soit  volontairement  frappé  lui-même. 

L'aversion  pour  la  mort  volontaire  parait  encore  dans  certaines 
lois,  dans  certaines  mesures  prises  soit  pour  empêcher  les  suicides, 
soit  pour  punir  les  suicidés. 

Si  nombreux  que  soient  les  suicides  de  prisonniers,  il  ne  faudrait 
pas  croire  qu'on  les  autorisât  officiellement.  Wallon  dit  qu'on  retirait 
aux  prisonniers  leurs  rasoirs  (3).  Tuetey  cite  une  lettre  d'un  commis- 
saire de  police  de  la  section  de  Henri  IV  signalant  le  danger  «  de 
confier  à  la  surveillance  d'un  concierge  vingt-quatre  condamnés  à 
mort  qui  cherchent  à  chaque  instant  à  attenter  à  leurs  jours  »  (4), 
et  une  lettre  du  Ministre  de  l'Intérieur  signalant  également  «  l'état 
déplorable  des  prisons  de  la  Conciergerie  «  où  vingt-sept  condamnés 
à  mort  cherchent  à  s'échapper  ou  à  se  détruire  »  (5).  Dans  une  lettre 
adressée  au  Président  de  la  Convention,  Fouquier-Tinville  annonce 
le  suicide  de  Clavières  et  ajoute  que,  pour  éviter  à  l'avenir  que  les 
«  conspirateurs  »  ne  se  tuent,  il  les  fera  garder  à  vue  et  fouiller. 
En  fait,  la  surveillance  ne  fut  pas  rigoureuse,  mais  enfin  on  ne  lais- 
sait pas  officiellement  aux  prisonniers  la  liberté  de  se  détruire  (6). 

En  l'an  II,  un  décret  de  la  Convention  porte  un  coup  direct  au 
principe  selon  lequel  le  suicide  éteint  en  tous  cas  l'action  pénale. 
A  propos  du  général  Houchard  qui,  condamné  à  mort,  avait  tenté 
de  se  tuer,  Montaut,  à  la  séance  de  29  brumaire  an  II,  dépose  une 
motion  relative  aux  suicides  des  condamnés  :  Houchard,  dit-il  en 
substance,  avait  tenté  de  se  détruire  la  nuit  qui  précéda  sa  condam- 
nation. Gilbert  Deroisins,  qui  avait  5oo.ooo  livres  de  rentes,  fit  les 
mêmes  tentatives.  Lidon,  Roland  se  sont  donné  la  mort  :  «  par  là 


(1)  Mellié,  Les  sections  de  Paris  pendant  la  Révolution,  P.  1898.  (2)  Mo- 
niteur, réimp.,  XV,  403.  (3)  Hist.  du  Tribunal  révolutionnaire,  IV,  264. 
(4)  Tuetey,  Répert.t  VIII,  2867.     (5)  Jbid.,  VII,  1892.     (6)  Ibid.,  VIII,  1774. 


LA  RÉVOLUTION 

ils  ont  soustrait  leurs  biens  à  la  République  »,  car  on  ne  confisque 
que  lorsqu'il  y  a  jugement  et  condamnation.  Je  demande  que  la  Con- 
vention décrète  «  que  les  biens  de  tous  les  individus  mis  en  état  d'ac- 
cusation ou  hors  la  loi  qui  se  donneront  la  mort  seront  confisqués  au 
profit  de  la  République  ».  Sinon,  «  il  se  trouvera  une  infinité  de  scé- 
lérats qui,  au  moment  ou  ils  verront  que  leur  tête  va  .tomber  sur 
l'échafaud,  se  donneront  la  mort  pour  conserver  leurs  biens  à  leur 
famille  ».  Pons  (de  Verdun)  déclare  qu'il  a,  sur  la  question,  un  rap- 
port fait  au  nom  du  Comité  de  législation,  (rapport  que  je  n'ai  pu 
trouver).  Thuriot  dit  :  «  Cette  proposition  peut  être  juste  ;  mais  elle 
demande  à  être  méditée.  Je  crois  bien  qu'un  accusé  qui  se  tue  se  dé- 
clare par  là  même  coupable  ;  mais  alors  le  tribunal  pourrait  examiner 
les  faits  et  prononcer  la  saisie  des  biens  dans  le  cas  où  le  suicide  serait 
reconnu  criminel  ».  Montaut  oppose  à  Thuriot  la  question  préalable  : 
qui  refuse  de  comparaître  devant  un  tribunal  de  patriotes  «  se  juge 
lui-même  ».  Bourdon  (de  l'Oise)  demande  que  le  décret  s'étende  à 
ceux  qui  se  feraient  tuer  par  un  tiers.  —  «  Et  de  même,  dit  Léonard 
Bourdon,  à  ceux  qui  seraient  simplement  renvoyés  devant  le  tribu- 
nal révolutionnaire  »  (i). 

Toutes  ces  propositions  sont  renvoyées  par  la  Convention  à  l'exa- 
men du  Comité  de  législation.  Mais  le  décret  fut  bien  rendu  réelle- 
ment, et  le  même  jour,  car  le  texte  s'en  trouve  dans  le  Procès-verbal 
de  la  Convention  (2)  :  «  Art.  I,  Les  biens  de  tout  individu  décrété 
d'accusation 'ou  contre  lequel  l'accusateur  public  du  Tribunal  révo- 
lutionnaire aura  formé  l'acte  d'accusation  et  qui  se  donnera  la  mort 
sont  acquis  et  confisqués  au  profit  de  la  Nation  de  la  même  manière 
et  dans  les  mêmes  formes  que  s'ils  y  avaient  été  condamnés.  Art  II, 
Le  présent  décret  aura  son  exécution  à  compter  du  10  mars  1793, 
jour  de  la  formation  du  Tribunal  révolutionnaire.  La  Convention 
renvoie  à  son  Comité  de  législation  pour  lui  présenter  une  nouvelle 
rédaction,  les  articles  additionnels  et  les  moyens  d'exécution  du  pré- 
sent Décret  ». 

Le  Décret  ne  fut  pas  longtemps  appliqué  :  le  i3  floréal  an  III, 
la  Convention  décrète  que  les  biens  confisqués  seront  rendus  aux 
familles  (3).  Mais  il  prouve  que  le  suicide  n'excitait  pas  alors  assez 
de  respect  ou  d'admiration  pour  qu'on  le  considérât  comme  éteignant 
le  crime.  Par  cette  mesure,  «la  Convention  s'engagait  exactement  dans 
la  même  voie  où  s'étaient  engagés  les  empereurs  romains  lorsqu'ils 
avaient  commencé  à  punir  certains  suicidés.  J'ai  cité  le  texte  et  les 
principaux  passages  de  la  discussion  pour  bien  montrer  qu'il  n'y  a 
de  la  part  de  la  Convention  aucun  désir  de  châtier  le  suicide  en  tant 


(1)  Moniteur,  réimpr.,  XVIII  479.     (2)  Duvergier  mentionne  le'Décret  sans 
en  donner  le  texte.     (3)  Wallon  Hist.  du  Trib.  résolut. ,  VI,  129. 


PEINES   INFLIGÉES   A   DES    CADAVRES  697 

que  suicide. Comme  au  temps  de  l'empire  romain,  il  s'agit  surtout 
d'une  mesure  fiscale.  Mais  le  suicide  lui-même  se  trouve  atteint  de 
biais.  Il  n'est  plus  assimilé  à  la  mort  naturelle,  qui,  elle,  suffit  tou- 
jours à  éteindre  l'action  pénale.  Il  passe  pour  un  aveu  de  culpabilité, 
l'indice  d'une  mauvaise  conscience  (i).  Le  Décret  de  la  Convention 
est  même  à  cet  égard  plus  net  que  l'ancienne  législation  romaine  : 
car  les  empereurs  autorisaient  les  héritiers  à  reprendre  le  procès  in- 
terrompu par  le  suicide,  et  à  prouver  l'innocence  du  mort  (c'est  à 
peu  près  ce  que  propose  Thuriot);  la  Convention  au  contraire,  en 
prononçant  ipso  facto  la  confiscation,^  fait  de  la  mort  volontaire,  non 
plus  une  présomption,  mais  un  aveu  formel;  et  déjà  Thuriot  lui- 
même  dit  maladroitement  :  on  confisquera  les  biens  «  quand  le  sui- 
cide sera  reconnu  criminel  ». 

Non  seulement  la  Convention  n'hésite  pas  à  confisquer  les  biens 
de  certains  suicidés,  mais  les  usages  de  justice  sont  parfois  impitoya- 
bles à  ceux  qui  se  tuent. 

Des  condamnés  qui  ont  essayé  de  se  détruire  sont  portés,  blessés, 
mourants,  à  l'échafaud.  Une  lettre  de  l'accusateur  public  près  le  Tri- 
bunal de  Seine-et-Oise  montre  qu'il  y  a  parfois  sur  ce  point  des  hésita- 
tion (2).  Mais  Ossëlin  est  jugé,  ayant  encore  dans  la  poitrine  le 
clou  avec  lequel  il  a  voulu  se  tuer  (3).  Robespierre,  Soubrany,  Bour- 
botte  (4),  Babeuf  et  Darthé  sont  conduits  mourants  à  la  guillotine. 
D'après  Buonarroti,  «  le  fer  était  resté  enfoncé  près  du  cœur  » 
dans  la  poitrine  de  Babeuf,  et  on  le  laisse  souffrir  toute  la  nuit  (5). 

Il  y  eut  même  des  sévérités  contraires  à  la  loi  et  qui  ne  peuvent 
s'expliquer  que  par  une  survivance  des  mœurs  de  l'ancien  régime. 
D'après  Wallon,  Fouquier-Tinville  demande  que  Dufriche  Valazé, 
qui  s'était  tué  devant  le  Tribunal,  soit  guillotiné  avec  ses  complices. 
On  ne  va  pas  jusque  là,  mais  le  Tribunal  «  ordonne  que  le  cadavre 
dudit  Valazé  sera  placé  dans  une  charette  qui  accompagnera  celles 
qui  transporteront  les  complices  au  lieu  de  leur  supplice,  pour,  après 
leur  exécution,  être  inhumé  dans  la  même  sépulture  que  lesdits  con- 
damnés, ses  complices  »  (6).  Le  16  mars  179/i,  le  Tribunal  révolution- 
naire de  Marseille  prononce  dix  condamnations  à  mort.  «  Au  bas  du 
placard  de  ce  jugement  on  lit  la  note  suivante  :  «  Etienne  Goutte 
et  Jean  Guérin  ayant  imaginé  de  se  soustraire  à  l'infamie  par  le 
suicide,    le   Tribunal,    sur  la   réquisition   de   l'accusateur   public,    a 


(1)  L'idée  se  trouve  exprimée  dans  le  Journal  de  Paris  du  30  brumaire  an  II  : 
«  Plusieurs  individus  traduits  aux  tribunaux  criminels  révolutionnaires  se 
sont  ôté  la  vie.  Ces  suicides  attestaient  sans  doute  leur  crime...  »  (2)  Tuetey, 
JRépert.,  V,  n.  4226.  (3)  Wallon,  Hist.  du  Tr.  révol.,  IV,  269.  (4)  Des  Etangs, 
Du  suicide  politique  en  France,  P.  1860,  p.  299  ss.  (5)  Buonarroti,  Conspira- 
tion pour  l  Egalité  dite  de  Babeuf,  Bruxellesl  1828,2  vol.  in-8°,  t.  II,  p.  61. 
<6)  Wallon,   I,   421. 


698  LA   RÉVOLUTION 

ordonne  le  transport  ;i  t'échafaad  dos  corps  de  ces  criminels  v< 
de  la  chemise  Touge,  pour  être  joints  à  ceux  de  leurs  coopérateur- 
contre-révolution  qui  ont  été  exécutés  »  (i). 

Parfois  même  on  envisage  des  mesures  destinées  à  flétrir  un  sui- 
cide aux  yeux  de  la  postérité.  Le  i3  novembre  1 7 < » ' > .  les  repn 
tants  en  mission  dans  la  Seine-Inférieure  écrivent  à  la  Convention 
qu'ils  ont  trouvé  le  corps  de  Roland  et  ses  papiers  :  «  La  Convention 
nationale,  ajoutent-ils,  trouvera  peut-être  nécessaire  de  faire  planter 
sur  la  fosse  un  poteau  sur  lequel  sera  une  inscription  qui  transmettra 
à  la  postérité  la  fin  tragique  d'un  ministre  pervers  qui  avait  empoi- 
sonné l'opinion  publique  »  (2).  Le  11  messidor  an  II,  Jullien  demande 
au  Comité  du  Salut  public  si  «  à  la  place  où  Pétion  et  Buzot  se  sont 
tués  on  ne  devrait  pas  graver  sur  une  pierre  une  inscription  qui  tran- 
mettrait  à  la  postérité  leur  crime  et  leur  mort  bien  propre  à  inspirer 
l'horreur  à  quiconque  voudrait  les  imiter  »  (3).  Une  pétition  adressée 
à  la  Convention  par  Victoire  Baudry,  veuve  de  Buzot,  dit  que  «  leur 
maison  à  Evreux  fut  démolie  et  rasée,  qu'au  milieu  de  ses  affreux 
décombres  fut  plantée  une  potence  signe  d'un  honteux  supplice  »  (4) 
—  dernier  vestige  des  vieilles  peines  qui  avaient  autrefois  frappé 
le  suicide  et  le  crime  de  lèse-majesté. 

Enfin,  la  mode  qui  pousse  au  suicide  tant  de  personnages  illustres,, 
se  heurte  à  des  résistances.  Des  condamnés  refusent  de  se  frapper, 
d'autres  se  défendent  d'en  avoir  la  pensée.  Selon  le  Journal  de  Parisy 
Louis  XVI,  lorsqu'on  lui  ôte  son  couteau,  déclare  :  «  Me  croirait-on 
assez  lâche  pour  me  détruire  ?  a  (5)  D'après  le  récit  d'un  témoin 
publié  par  le  Moniteur,  Charette,  pendant  que  les  juges  se  sont  retirés 
pour  voter,  a  répondait  à  ceux  qui  s'étonnaient  de  ce  qu'il  ne  se  fût 
pas  tué,  que  le  suicide  avait  toujours  été  loin  de  ses  principes  et  qu'il 
le  regardait  comme  une  lâcheté  »  (6).  D'après  Des  Etangs,  Vergniaud.. 
lorsqu'on  lui  oflre  du  poison,  refuse  de  s'en  servir;  Lavoisier  répond 
à  l'offre  :  «  Nous  n'avons  point  à  redouter  la  honte  »  (7). 

Fait  plus  important,  il  ne  semble  pas  que  ,  durant  la  période 
héroïque  de  la  Révolution,  les  suicides  soient  particulièrement  nom- 
breux. D'après  une  légende  répandue  par  Falret  et  reproduite  dans 
un  certain  nombre  de  livres  et  d'articles  sur  la  mort  volontaire,  il 
y  aurait  eu  à  Versailles,  en  1793,  treize  cent  suicides.  Mais  Des  Etangs 
relevant  à  la  Mairie  de  Versailles  tous  les  décès  constatés  en  1793, 


(1)  Gaffarel,  La  mission  de  Maignet  (Annales  de  la  Faculté  des  lettres 
d'Aix,  t.  VI,  num.  1-2,  janvier-juin  1912.  (2)  Aulard,  Recueil  des  Actes 
du  Comité  de  salut  public,  VIII,  400.  (3)  Tuetev,  VIII,  n.  3481.  (4)  Ibid., 
3490.  (5)  22  janvier  1793.  (6)  Cité  par  l'Eclair,  7  août  1911.  (7)  Des- 
Etangs,  72,  75. 


LE   NOMBRE   DES   SUICIDES   NE    S'ACCROIT   PAS  699 

n'arrive  qu'au  total  de  n44,  «  et  le  suicide,  ajoute-t-il,  n'y  figure 
que  pour  quelques  unités  »  (i).  Pour  Paris,  je  n'ai  trouvé  nulle  part 
un  chiffre  quelconque.  Les  journaux  qui  publient  le  nombre  des 
décès  n'indiquent  pas  celui  des  suicides.  Mais  quelques  déclarations 
donnent  à  penser  que  les  suicides  sont  plus  nombreux  en  1790  et 
après  1794  qu'au  fort  de  la  période  héroïque. 

En  1790,  le  Journal  général  de  la  cour  et  de  la  Ville  écrit  :  «  Les 
suicides  deviennent  tous  les  jours  plus  fréquents;  quelquefois  la  mi- 
sère, plus  souvent  le  désespoir,  telles  sont  les  vraies  causes  qui  enga- 
gent tant  de  malheureux  à  mettre  un  terme  à  leurs  maux  en  abrégeant 
leurs  jours  »  (2). 

De  même,  à  partir  de  1796,  journaux  et  rapports  de  police  s'ac- 
cordent à  signaler  l'accroissement  du  fiiombre  des  suicides  :  «  Le 
nombre  des  suicides,  dit  le  Messager  du  Soir  du  27  floréal  an  III, 
devient  véritablement  effrayant  »,  et  un  rapport  de  police  en  date 
du  même  jour  confirme  ce  renseignement.  Un  rapport  du  4  frimaire 
an  V,  (24  nov.  1796)  déclare  :  «  Beaucoup  de  suicides,  que  l'on  exa- 
gère et  auxquels  on  donne  pour  motifs  la  misère  et  le  désespoir  ». 
La  Sentinelle  du  28  prairial  an  V,  (16  juin  1797)  dit  qu'on  compte 
soixante  suicides  depuis  le  mois  de  nivôse  dans  le  canton  de  Paris.  ». 
Un  rapport"  du  26  floréal  an  VI  (i5  mai  1798)  cite  un  extrait  du 
Journal  de  l'Indépendance  selon  lequel  il  y  aurait  plus  de  suicides 
dans  la  seule  ville  de  Paris  que  dans  toutes  les  capitales  de  l'Europe 
réunies  (3). 

Or,  tandis  qu'on  se  plaint  du  grand  nombre  des  suicides  avant 
et  après  la  période  héroïque  de  la  Révolution,  durant  cette  période 
elle-même,  j'ai  cherché  en  vain  une  plainte  analogue.  Non  seulement 
les  principaux  journaux  ne  signalent  pas  un  accroissement  du  nom- 
bre des  suicides,  (le  silence  aurait  pu  leur  être  imposé),  mais  les 
rapports  des  observateurs  sur  l'esprit  public,  qui  relatent  çà  et  là 
quelques  morts  volontaires,  ne  se  plaignent  pas  plus  que  les  jour- 
naux :  dans  ceux  qu'a  publiés  Tuetey,  je  n'ai  pas  trouvé  une 
seule  phrase  analogue  à  celles  qu'on  trouve  couramment  à  partir 
de  1797. 

D'autre  part,  le  seul  chiffre  précis,  celui  qui  signale,  en  1797, 
soixante  suicides  pour  une  période  de  cinq  mois,  n'indique  pas  une 
moyenne  supérieure  à  la  moyenne  annuelle  de  1^7  indiquée  par  Mer- 
cier pour  les  années  antérieures  à  la  Révolution.  Or,  ce  chiffre  se 
rapporte  à  une  époque  où,  d'après  plusieurs  témoignages,  le  nombre 
des  suicides  est  en    plein    accroissement.   Force    serait    donc    bien 


(1)  Des  Etangs,  214-215.  (2)  13  août  1790.  (3)  Tous  ces  textes  sont  cités 
>ar  Aulard,  Paris  pendant  la  réaction  thermidorienne,  Ij  723î  722  ;  III,  590  ; 
V,  180,  663. 


700  LA  RÉVOLUTION 

d'admettre  qu'au  fort  de  la  Révolution,  au  moment  de  la  Terreur, 
la  moyenne  annuelle  des  suicides  à  Paris  est  moins  élevée  qu'au 
cours  des   dernières  années   de  l'ancien   régime. 


II 

Victoire  de  la  morale  nuancée  :  1)  Elle  s'affirme  dans  un  ouvrage  de  Mme  de 
Staël  ;  2)  le  roman  et  le  théâtre  restent  fidèles  à  la  tradition  du  xvne  et 
du  XVIIIe  siècles  ;  3)  le  crime  de  suicide  disparaît  de  nos  lois  sans  que  cette 
disparition  soulève  aucune  protestation  ;  4)  le  droit  canonique  cesse 
d'être  appliqué  ;  5)  certains  suicides  sont  exaltés  dans  les  manuels,  les 
journaux,  au  théâtre,  dans  les  sections  et  les  assemblées  ;  6)  certains  sui- 
cides, sans  être  exaltés,  n'en  sont  pas  moins  à  la  mode. 

Tous  les  faits  qu'on  vient  de  voir  montrent  que  la  Révolution 
n'a  pas  pour  le  suicide  un  enthousiasme  indiscret,  que,  loin  de  lancer 
une  morale  nouvelle,  aveuglément  complaisante  à  la  mort  volontaire, 
elle  subit  souvent  l'ascendant  de  la  vieille  morale  simple.  Mais  on 
tomberait  d'une  erreur  dans  une  autre,  et  dans  une  autre  infiniment 
plus  grave,  si,  trop  attentif  aux  survivances,  on  méconnaissait  l'œu- 
vre décisive  accomplie  par  la  Révolution,  le  triomphe  de  la  morale 
nuancée. 

Comme  on  a  pu  le  voir,  c'est  surtout  dans  le  monde  des  formules 
que  la  morale  simple  continue  à  s'affirmer.  Dans  le  monde  du  droit, 
nous  n'avons  relevé  qu'une  mesure  oblique  contre  certains  suicidés, 
quant  aux  cruautés  exercées  contre  des  blessés,  contre  des  cadavres, 
ce  sont  autant  de  faits  isolés  qu'on  risque  de  grossir  en  les  groupant 
et  qui  s'expliquent  plutôt  par  l'horreur  des  «  traîtres  »  que  par  l'hor- 
reur du  suicide.  La  citadelle  solide  de  la  morale  simple  au  temps 
révolutionnaire,  c'est  bien  uniquement  la  formule,  la  phrase  qui  dé- 
clade  le  suicide  un  crime.  Passons  à  la  morale  nuancée,  c'est  exac- 
tement l'inverse  :  les  phrases  en  sa  faveur  sont  relativement  rares. 
Mais  dans  le  droit  et  les  mœurs,  elle  est  souveraine,  elle  semble  ba- 
layer sa  rivale. 

Parmi  les  grands  écrivains  du  temps,  Mme  de  Staël  est  seule,  à 
ma  connaissance,  à  traiter  la  question  du  suicide  en  montrant  sa 
complaisance  pour  certaines  morts  volontaires.  Mais  elle  la  montre 
franchement.  Le  suicide  d'amour  lui  paraît  tout  simple  :  la  douleur 
qui  suit  la  mort  de  l'être  aimé  «  est  la  moins  redoutable  de  toutes  : 
comment  survivre  à  l'objet  dont  on  était  aimé  ?  »  Le  suicide  dû  au 
dégoût  de  la  vie  suppose  une  âme  capable  de  méditation  :  il  faut, 
pour  s'y  résoudre,  «  des  réflexions  profondes,  de  longs  retours  sur 
soi  ».  Enfin  le  suicide  qui  suit  une  faute  prouve  un  reste  de  noblesse  : 
«  Il  serait  difficile  de  ne  pas  croire  à  quelques  mouvements  de  généro- 
sité dans  l'homme  qui,  par  repentir,   se  donnerait  la  mort  ».  Les 


LA   MORALE   NUANCÉE    :    MADAME   DE    STAËL  701 

*  vrais  criminels  se  tuent  rarement.  La  Providence  «  n'a  pas  voulu 
leur  laisser  cette  sublime  ressource  »,  et  «  il  y  a  quelque  chose  de 
sensible  ou  de  philosophique  dans  l'action  de  se  tuer  qui  est  tout  à 
fait  étranger  à  l'être  dépravé  »  (i).  Cette  dernière  phrase  semble  louer 
le  suicide  en  général.  Mais,  si  Ton  s'arrête  aux  exemples  concrets, 
il  saute  aux  yeux  que  Mme  de  Staël  n'a  en  vue  que  certains  suicides 
dus  à  la  passion,  à  la  réflexion  philosophique,  au  remords.  C'est  donc 
bien  la  morale  nuancée  qui  s'affirme.  Ce  qui  fait  la  nouveauté  du 
livre,  c'est  qu'elle  s'exprime  avec  une  espèce  de  ferveur,  d'enthousias- 
me raisonné.  La  question  de  savoir  si  le  suicide  est  en  certains  cas 
licite  ou  illicite  passe  au  second  plan  :  avant  tout,  il  est  beau,  émou- 
vant, généreux.  Mme  de  Staël  ne  l'excuse  pas  en  tel  ou  tel  cas  :  elle  y 
pousse.  Peu  après  avoir  écrit  ces  pages  ardentes,  elle  se  repentit 
«  d'une  parole  inconsidérée  ».  Ses  Réflexions  sur  le  suicide 
sont  écrites  pour  faire  amende  honorable  à  la  morale  simple  (2).  Le 
premier  livre,  publié  en  1796,  n'en  porte  que  plus  nettement  la  mar- 
que de  son  orgine  révolutionnaire  :  d'où  viendrait  cet  enthousiasme 
passager,  au  lendemain  de  la  Terreur,  sinon  de  l'émotion  encore  vive 
et  fraîche  qu'avaient  fait  naître  dans  les  cœurs  «  sensibles  »  tant  de 
suicides  d'hommes  vertueux? 

A  Ste-Pélagie,  Madame  Roland,  décidée  à  se  laisser  mourir  de 
faim,  (elle  espérait  alors  éviter  la  confiscation  qui  eût  ruiné  sa  fille) 
pose  nettement  le  principe  de  la  morale  nuancée  :  «  La  vie  est-elle 
un  bien  qui  nous  appartienne?  Je  crois  à  l'affirmative;  mais  ce  bien 
nous  est  donné  à  des  conditions  sur  lesquelles  seules  l'erreur  peut 
tomber.  Tant  qu'il  existe  devant  nous  une  carrière  où  nous  pouvons 
pratiquer  le  bien  et  donner  un  grand  exemple,  il  convient  de  ne  point 
la  quitter;  le  courage  consiste  à  la  remplir  en  dépit  du  malheur. 
Mais,  si  la  malveillance  y  prescrit  un  terme,  il  est  permis  de  le  devan- 
cer, surtout  si  la  force  de  subir  son  dernier  effort  ne  doit  rien  pro- 
duire d'avantageux  à  personne...  »  (3)  C'est  encore  de  sa  prison  que 
Mme  Roland  écrit  pour  Buzot  :  «  ...Si  l'infortune  opiniâtre  attache 
à  tes  pas  quelque  ennemi,  ne  souffre  point  qu'une  main  mercenaire 
se  lève  sur  toi,  meurs  libre  comme  tu  sus  vivre,  et  que  ce  généreux 
courage,  qui  fait  ma  justification,  l'achève  par  ton  dernier  acte  »  (4). 

Même  dans  ces  petits  manuels  de  morale  qui  conservent  si  fidè- 
lement la  doctrine  traditionnelle,  j'ai  trouvé,  une  seule  fois  il  est 
vrai,  un  éloge  de  Caton  :  «  Caton,  dit  le  Cours  d'Instruction  à  l'usage 
des  jeunes  républicains,  était  trop  courageux  pour  redouter  la  vie; 
mais  elle  lui  était  inutile;  il  ne  peut  plus  sauver  Rome;  il  se  pénètre 


(1)  De  l'influence  des  passions  sur  le  bonheur  des  individus  et  des  nations , 
1796.  (2)  Voir  infra,  ch.  V.  (3)  Mes  dernières  pensées  (Mémoiresl  éd. 
Perroud,  t.  II,  p.  267).     (4)  Ibid.,  p.  270. 


702  LA   BÉVOLUTION 

des  grandes  vérités  que  l'Etre  suprême  plaça  dans  nos  ftmet  ;i  côté 
de  l'existence,  sentiment  sublime  qui  élève  l'homme  ,*i 
reve*f.  Immortalité  de  rame,  appui  de  la  vertu,  consolation  de  l'in- 
fortune, inspire  nos  jeunes  gens,  soutiens  nos  vieillards!  Tu  occupas 
Les  dernières  pensées  de  Caton...  Inutile  à  la  terre,  d'où  la  vertu  lui 
paraissait  exilée,  il  lui  tarde  de  voler  dans  son  asile...  Caton  déchire 
B6S  blessures  et  lègue  à  l'univers  la  haine  du  despotisme  et  l'horreur 
des  rois.  »  De  môme  Brulus  «  se  jette  sur  son  épée,  et  son  âme  im- 
mortelle retourne  dans  le  sein  de  son  Créateur  »  (r). 

Ces  déclarations  en  faveur  de  la  morale  nuancée  ne  sont  pas  nom- 
breuses. Il  est  vrai  que  les  opinions  de  Mme  Roland,  de  Mme  de  Staël 
ont  une  certaine  puissance  de  rayonnements  ;  mais  enfin  ce  n'est  pas 
dans  la  morale  écrite  que  la  Révolution  fait  son  œuvre. 

Au  théâtre  et  dans  le  roman,  la  morale  nuancée  garde  le  terrain 
conquis.  J'ai  cité  plus  haut  quelques  phrases  empruntées  à  des  pièces 
révolutionnaires  et  qui  condamnent  le  suicide.  Mais,  comme  au 
xviie  et  au  xvine  siècle,  ce  sont  des  phrases  de  façade.  Dans  l'en- 
semble, la  morale  nuancée  triomphe  en  action  et  même  en  paroles. 

Morale  en  action  :  il  est  extrêmement  rare  qu'un  personnage  qui  se 
tue  soit  antipathique.  J'en  vois  deux  exemples  dans  Goelina  (4).  Mais, 
en  principe,  on  retrouve,  excitant  la  même  sympathie,  les  mêmes  sui- 
cides que  dans  la  littérature  des  siècles  précédents. 

Suicides  altruistes  :  le  Thémistocle  de  Sobry  (5),  le  C.  Gracchus  de 
Chénier  (6)  se  tuent  pour  le  bien  de  la  patrie  ;  Tardieu  et  Chéron  de 
la  Bruère  écrivent  chacun  un  Caton  d'Utique,  Chénier  un  Brutus  et 
Cassius  ;  des  héros  meurent  pour  être  utiles  à  leur  bienfaiteur  (7), 
pour  ne  pas  survivre  à  quelqu'un  qui  leur  était  cher  (8). 

Suicides  destinés  à  sauver  l'honneur  :  Arnault  fait  jouer  une  Lu- 
crèce ;  une  héroïne  de  Ducray-Duminil  se  frappe  en  disant  :  «  Nouvelle 
Lucrèce,  j'ai  préféré  la  mort  à  l'infamie  »  (9)  ;  une  autre  qui  s'était 
remariée,  se  croyant  veuve,  se  tue  en  voyant  revenir  son  premier 
mari  (10)  ;  des  criminels  restés  généreux  préfèrent  la  mort  volontaire 
à  la  honte  d'une  arrestation  (11)  ;  d'honnêtes  gens  aiment  mieux  se 
frapper  «  d'un  fer  homicide»  que  commettre  un  crime  et  conseillent 
aux  autres  de  les  imiter  (12)  ;  des  innocents  injustement  condamnés 


(1)  P.  53,  cf.  un  éloge  de  Caton  dans  Croiszetières,  p.  102.  (4)  V,  212  et 
231.  (5)  Se.  dern.  (6)  Caius  Gracchus,  III,  8.  (7)  Victor  ou  V enfant 
de  la  forêt,  p.  124.  (8)  Legouvé,  Quintus  Fabius,  III,  12  ;  Arnault,  Marius  à 
Minturnes,  II,  5,  III,  6.  (9)  Cœlina,  V,  16.  (101  Victor,  p.  165.  (11)  Monvel, 
Mathilde,  V,  4.  (12)  Victor,  II,  p.  105  ;  Laignelot,  Rienzi,  III,  4;  cf.  Duma- 
niant,  Cor  a  (Welschinger,  p.  342). 


LA   MORALE   NUANCÉE    :    THEATRE    ET   ROMAN  703 

se  tuent  (i),  ou  tout  au  moins,  comme  la  fameuse  Cœlina,  prennent 
leur  élan  pour  se  précipiter  (2). 

Suicides  destinés  à  expier  une  faute  (3),  même  involontaire  : 
Oscar,  fils  d'Ossian,  se  tue  quand  il  a  tué  le  mari  de  Malvina  (4)  ; 
l'Emilie  d'Arnault  ayant  dénoncé  son  père,  traître  à  la  patrie,  refuse 
de  lui  survivre  (5). 

Suicides  d'amour  enfin  :  personnages  de  roman  et  de  tragédie 
continuent  à  vouloir  mourir  lorsqu'ils  sont  trahis  ou  lorsqu'ils  per- 
dent l'objet  de  leur  amour  (6).  Même  morale  dans  les  pièces  d'un 
genre  nouveau.  Dans  les  Crimes  de  la  noblesse,  un  duc  brutal  empê- 
che l'aimable  Sophie  d'épouser  le  roturier  qu'elle  aime  :  elle  décide 
de  se  tuer,  et  le  roturier  déclare  de  son  côté  :  c'est  trop  souffrir, 
mourons  !  (7)  Séparés  par  le  préjugé  d'un  père,  Charles  et  Victoire 
essaient  de  se  tuer.  Sans  doute  le  sage  de  la  pièce  condamne  le  sui- 
cide (8).  Mais,  après  l'avoir  écouté,  Charles,  jeune  officier  vertueux, 
se  tire  un  coup  de  pistolet  :  l'attendrissement  est  général;  le  père  se 
laisse  fléchir  et  le  Ministre  de  la  guerre  envoie  au  blessé  un  congé 
de  trois  mois  (9). 

Non  seulement  la  morale  en  action  dément  les  tirades  contre 
le  suicide,  mais  l'admiration  pour  certains  suicides  s'exprime  ouver- 
tement. Curtius,  que  Vallant  traite  de  fanatique,  devient  dans  la  pièce 
de  Legouvé  «  un  grand  homme  »  (10).  Des  personnages  de  Chénier 
disent  :  «  J'ai  vécu,  je  meurs  libre  »  ou  encore  :  «  Qu'un  homme 
libre  est  grand  au  moment  de  sa  mort  !  »  (11).  D'un  guerrier  qui  se 
laisse  tuer  au  lieu  de  se  tuer  lui-même  on  dit  :  «  II  a  craint  de  mou- 
rir et  meurt  dans  l'infamie  »  (12).  Dans  Victor,  la  vertueuse  Adèle, 
voyant  un  inconnu  se  tirer  un  coup  de  pistolet,  se  sent  émue  de 
pitié  :  «  Est-il  possible  de  résister  à  un  premier  mouvement  de  com- 
passion pour  un  infortuné  qui  ne  peut  être  à  craindre,  puisqu'il  n'en 
veut  qu'à  ses  propres  jours  ?  »  (i3).  Prête  à  se  tuer,  (et  elle  se  tue  sim- 
plement parce  qu'elle  est  trop  malheureuse),  l'Emilie  de  Louvet  écrit  : 
«  Qu'un  coup  prompt,  unique,  sans  remède  tranche  ma  destinée,  et 
qu'au  moins  ces  guerriers  si  vains  de  leur  c<5urage  apprennent  qu'une 
femme  aussi  peut  atteindre  à  leur  sublime  vertu  »  (i4).  Cœlina,  au 


(1)  Gertrude  ou  le  suicide  du  28  décembre  (1792)  (2)  Cœlina,  III,  p.  9. 
^3)  Chalumeau,  L'adultère,  page  101.  Dans  le  Jésus-Christ,  de  Bohaire, 
le  suicide  de  Judas*  est  présenté  comme  une  preuve  de  repentir  :  «  J'ai 
servi  d'instrument  A  la  fatalité  ;  mais  mon  cœur  la  dément  ;  Il  faut 
qu'il  s'en  punisse».  (4)  Arnault,  Oscar,  fils  d'Ossian,  V,  4.  (5)  Arnault, 
Ç.  Cincinnatus,  III,  7.  (6)  Cœlina,  V,  79;  Victor,  IV,  203;  Lemercier, 
Isule  et  Orovèze,  se.  dern.  (7)  I,  7  et  IV  1.  (8)  Voir  plus  haut,  p.  690.  (9)  II, 
se.  dern.,  et  III,  9.  (10)  I,  2.  (11)  Tibère,  V,  6;  Caius  Gracchus,  III,  8. 
(12)  Laignelot,  Rienzi,  se.  dern.  (13)  P.  181.  (14)  Louvet,  Emilie  de  Val- 
mont,  lettre  dernière. 


704  LA  RÉVOLUTION 

moment  de  se  précipiter  dans  l'abîme,  adresse  une  prière  à  l'Eternel  : 
si  tu  es  trop  au-dessus  de  nous,  «  la  destruction  d'une  femme  ne 
peut  rompre  l'ordre  de  ton  ouvrage;  »  sinon,  «  ma  mort  sera  l'expia- 
tion des  crimes  qui  ont  accompagné  ma  naissance  ».  La  vie  m'est 
un  fléau,  «  pourrais-tu  me  punir  éternellement  d'y  avoir  mis  un 
terme  P  »  (i)  Dans  la  préface  des  Dangers  de  l'Opinion,  Laya  répond 
à  ceux  qui  ont  trouvé  le  suicide  de  son  héroïne  «  un  peu  forcé  »;  «  il 
n'y  a  qu'une  réponse  à  faire  à  ces  critiques  :  Messieurs,  vous  n'avez 
point  aimé  ». 

Le  théâtre  et  le  roman  de  l'époque  révolutionnaire  restent  donc 
fidèles  à  la  tradition  du  xvne  et  du  xviii6  siècles.  Mais  ce  n'est  pas 
une  victoire  parce  que  ce  n'est  pas  pour  la  morale  nuancée  un  pro- 
grès. Passons  au  droit  et  aux  mœurs. 

Le  vieux  droit  pénal,  on  l'a  vu,  n'était  plus  appliqué  à  la  veille 
de  la  Révolution.  Mais  la  monarchie  expirante  n'avait  pas  trouvé 
le  temps  d'abroger  l'Ordonnance  de  1670  et  d'abolir  officiellement 
les  coutumes.  Ce  qu'elle  n'avait  pas  su  faire,  la  Révolution  l'accom- 
plit. L'Assemblée  Constituante  biffe  d'un  trait  tout  l'ancien  droit  : 
dans  le  Code  pénal  de  1791,  le  suicide  n'est  même  pas  nommé. 

Du  coup,  le  droit  romain  classique,  j'entends  celui  des  hommes 
libres,  n'est  pas  seulement  rejoint,  mais  dépassé.  Car,  aucun  texte 
ne  visant  le  suicide  des  accusés  et  des  condamnés,  et  la  mort  étei- 
gnant l'action  pénale,  les  coupables  peuvent,  en  se  tuant,  éviter  la 
honte  d'une  condamnation,  l'infamie  du  supplice.  Nous  avons  vu  que 
cette  sorte  de  prime  au  suicide  est  supprimée,  en  1793,  pour  les 
accusés  renvoyés  au  Tribunal  révolutionnaire.  Mais  elle  n'est  sup- 
primée que  pour  eux.  En  principe,  il  reste  entendu  que  celui  qui 
se  tue  met  fin  à  l'action  pénale  engagée  contre  lui. 

J'ai  déjà  signalé  plus  haut  la  théorie  de  M.  Alpy,  selon  laquelle 
le  silence  du  Code  pénal  ne  constitue  «  qu'une  abrogation  bien  indi- 
recte »  de  l'ancien  droit  (2).  Juridiquement,  elle  est  indéfendable. 
Avant  même  d'avoir  voté  le  Code  pénal,  l'Assemblée  Constituante 
prend,  le  21  Janvier  1790,  un  Décret  concernant  les  condamnations 
pour  raison  des  délits  et  des  crimes  dont  voici  les  deux  derniers  arti- 
cles. Art.  3.  —  La  confiscation  des  biens  des  condamnés  ne  pourra 
jamais  être  prononcée  dans  aucun  cas;  Art.  [\.  —  Le  corps  du  suppli- 
cié sera  délivré  à  sa  famille,  si  elle  le  demande;  dans  tous  les  cas,  il 
sera  admis  à  la  sépulture  ordinaire  et  il  ne  sera  fait  sur  le  registre 
aucune  mention  du  genre  de  mort  »  (3).  Ces  deux  articles  suppriment 
très  explicitement  les  deux  grandes  peines  que  l'ancien  droit  appli- 
quait aux  suicidés  :  confiscation  des  biens,  corps  jeté  à  la  voirie.  En 

(1)    Cœlina,    t.  III,  p.  9.      (2)  Voir  p.  74.      (3)  Duvergier,  t.   I,  p.    95. 


l'abolition  de  l'ancien  droit  705 

K>utre,  l'article  4  du  titre  III  de  la  deuxième  partie  du  Code  de  1791  dit 
nettement  :  «  Pour  tout  fait  antérieur  à  la  publication  du  présent 
Code,  si  le  fait  est  qualifié  crime  par  les  lois  actuellement  existantes 
et  qu'il  ne  le  soit  pas  par  le  présent  décret...  l'accusé  sera  acquitté, 
sauf  a  être  correctionnellement  puni,  s'il  y  échet  »  (1).  Loin  d'oublier 
d'abroger  les  lois  contre  le  suicide,  l'Assemblée  prend  donc  soin  de 
voter  un  article  aux  termes  duquel  une  poursuite  engagée  pour 
crime  de  suicide  antérieurement  au  Décret  de  1791  doit  se  terminer 
par  un  acquittement. 

Ainsi  la  théorie  de  M.  Alpy  est  en  contradiction  avec  des  textes 
tout  à  fait  clairs.  Ce  qui  peut-être  explique  son  erreur,  c'est  l'éton- 
nement  qu'il  éprouve  en  voyant  le  droit  de  l'ancien  régime  dispa- 
raître ainsi  sans  aucun  bruit,  tué  par  le  seul  silence  du  nouveau 
Code.  Au  premier  abord,  en  effet,  cette  fin  discrète  surprend.  Que 
le  Code  ne  fasse  pas  mention  d'un  crime  qui  n'est  plus  un  crime, 
rien  de  plus  simple.  Mais,  dans  le  Rapport  sur  le  projet  de  Code 
pénal  présenté  à  l'Assemblée  nationale,  et  lu  en  mai  1791,  il  n'est 
même  pas  question  du  suicide  :  «  Vous  allez,  dit  Lepeletier  Saint- 
Fargeau,  voir  enfin  disparaître  cette  foule  de  crimes  imaginaires 
qui  grossissent  les  anciens  recueils  de  nos  lois.  Vous  n'y  trouverez 
plus  ces  grands  crimes  d'hérésie,  de  lèse-majesté  divine,  de  sorti- 
lège et  de  magie  dont  la  poursuite,  vraiment  sacrilège,  a  long- 
temps offensé  la  Divinité  et  pour  lesquels,  au  nom  du  ciel,  tant 
de  sang  a  souillé  la  terre  (2)  ».  Des  poursuites  exercées  contre  les 
suicidés,  pas  un  mot.  Pas  un  mot  non  plus  dans  la  discussion  qui 
se  poursuit  jusqu'au  5  juin  et  au  cours  de  laquelle  on  ne  parle 
guère  que  pour  et  contre  la  peine  de  mort.  C'est,  j'imagine,  ce 
silence  qui  a  fait  croire  à  M.  Alpy  que  la  Constituante  n'avait  pas 
entendu  abroger  les  vieilles  lois  contre  la  mort  volontaire  ou  du 
moins  qu'elle  ne  les  avait  abrogées  qu'indirectement,  à  la  dérobée, 
par  un  geste  furtif  dont  elle  n'était  pas  autrement  fière. 

Mais  ce  silence,  surprenant  au  premier  abord,  est  tout  naturel 
si  l'on  songe  à  ce  que  j'espère  avoir  prouvé  plus  haut,  à  savoir 
que,  depuis  bien  des  années  déjà,  le  vieux  droit  ne  jouait  plus. 
En  fait,  dès  avant  la  Révolution,  on  n'applique  plus  aucune  peine 
à  ceux  qui  se  tuent  (3).  Dès  lors,  à  quoi  bon  faire  du  bruit  ?  Il  ne 
s'agit  pas  de  tuer,  d'un  coup  audacieux,  l'ancien  droit;  il  s'agit 
d'en  enregistrer  officiellement  le  décès. 


(1  )  Duvergier,  III,  p.  419.  (2)  Moniteur,  réimp.,  t.  VIII,  p.  526.  (3)  Dans 
son  livre  sur  La  justice  en  France  pendant  la  Révolution  (P.  1893,  2e  éd.), 
M.  Seligman  a  publié  un  Etat  des  procès  criminels  jugés  au  Parlement 
•de  Paris,  du  14  juillet  au  9  septembre  1789  et  du  9  sept,  au  21  mai  1790  ;  il 
Jie  s'y  trouve  bien  entendu  aucun  procès  contre  un  suicidé. 


lô 


700  LA   REVOLUTION 

C'est  pour  n'avoir  pas  pris  garde  à  l'abolition  de  fait  qui  s'accom- 
plit au  cours  de  la  seconde  moitié  du  xvme  siècle  que  Burkheirn. 
entre  autres,  a  pu  écrire  :  «  Par  une  brusque  réaction  »,  la  P. 
lution  raya  le  suicide  de  la  liste  des  crimes-  (i).  Jamais  réforme 
ne  fut  moins  brusque.  Deux  siècles  avaient  préparé  la  déchéance 
du  vieux  droit  coutumier.  La  jurisprudence  et  l'usage  l'avaient 
lentement  supprimé.  La  Révolution  achève,  couronne  cette  œuvre 
de  longue  haleine  en  biffant  la  lettre  de  l'a  loi.  Geste,  à  coup  sûr, 
important,  décisif,  mais  tout  simple,  tout  naturel.  La  chose  va  de 
soi,  et  c'est  justement  parce  qu'elle  va  de  soi  que  tout  se  fait  sans 
pompe,  sans  bruit,  sans  phrases.  Loin  de  trahir  une  hésitation, 
une  gêne  secrète,,  le  silence  du  rédacteur,  du  rapporteur,  des  députés 
prouve  que  la  suppression  du  vieux  droit  n'est  mise  en  question 
par  personne. 

Et,  en  effet,  où  est  la  droite  de  l' Assemblée,  que  fait-elle,  tandis 
que  tombe,  d'un  coup,  la  lettre  du  droit  coutumier?  Au  moment 
de  la  rédaction  des  cahiers  deux  ou  trois  voix  avaient  encore 
demandé  qu'on  tînt  la  main  à  l'application  des  lois  contre  le 
suicide.  C'était  peu  de  chose,  mais  c'était  quelque  chose.  A  l'Assem- 
blée, rien.  Pas  un  représentant  de  la  noblesse,  pas  un  représentant 
du  clergé  ne  propose  de  maintenir,  fût-ce  en  l'adoucissant,  l'ancien 
droit.  Bougeart,  dans  son  livre  sur  Marat,  prétend  que  l'abbé' Maury, 
en  1790,  «  demandait  que  l'Assmblée  nationale  reconnût  la  légi- 
timité »  des  vieilles  peines  portées  contre  le  suicide  (2).  Erreur  abso- 
lue. Bien  loin  de  parler  en  faveur  des  peines  contre  le  corps  ou  la 
mémoire,  l'abbé  Maury,  le  21  janvier  1790,  demandait,  —  parlant 
des  criminels,  en  général,  et  sans  même  nommer  les  suicidés,  — 
«  que,  dans  le  lieu  même  du  supplice,  le  juge  réhabilitât  la  mémoire 
du  condamné  (3)  ».  C'était  l'éclatant  désaveu  dé  ces  procès  à  la 
mémoire  qu'au,  cours  même  du  xviii0  siècle  on  avait  fait  encore  à 
quelques  suicidés.  Tel  est  donc  en  1790,  et  en  1791,  à  l'Assemblée 
nationale,  l'ascendant  de  la  morale  nuancée  que  l'ancien  droit  se 
trouve  banni  du  droit  écrit,  non  par  la  victoire  d'un  parti,  mais 
par  le  consentement  unanime  des  partis.  Ajoutons  que  cette 
réforme  ne  soulève  aucune  résistance  :  je  ne  connais  pas  et  per- 
sonne n'a  jamais  signalé  une  tentative  pour  faire  renaître,  après 
1791,  les  procès  au  cadavre  ou  à  la  mémoire. 

La  Révolution  fait  plus  :  elle  adoucit  la  rigueur  du  droit  cano- 
nique, peut-être  même  en  suspend-elle  quelque  temps  l'application. 
D'abord,  le  mouvement  qu'on  appelle  la  «  déchristianisation  », 


(1)    Le  suicide,  p.  371.      (2)  V.  Marat,  l'Ami  du  peuple,  P.  1865,  t.  I,  p.  III. 
(3)  Journal  de  Paris,  26  janvier  1790  ;   cf.  Moniteur,  réimp.,   III,  195-196. 


LA    RÉVOLUTION    ET    LE    DROIT    CANONIQUE  707 

habitue  çà  et  là  les  esprits  à  considérer  les  funérailles  religieuses 
comme  une  manifestation  superstitieuse  aussi  dérisoire  que  les  autres 
cérémonies  cultuelles  et,  du  coup,  beaucoup  se  font  gloire  de 
réclamer  des  obsèques  purement  civiles;  autrement  dit,  ils  reven- 
diquent comme  un  honneur  ce  qui  jadis  était  une  peine. 

En  outre,  parallèlement  au  mouvement  de  déchristianisation, 
qui  n'atteint  pas  la  France  entière  et  n'entraîne  jamais  la  pleine 
adhésion  à  la  Convention  (i),  il  y  a  un  effort  de  laïcisation,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  qui  rend  le  droit  canonique  infiniment 
moins  redoutable. 

Au  moyen  âge,  sous  l'ancien  régime,  qui  n'est  pas  enseveli  par 
les  soins  du  clergé  est  ignominieusement  enfoui.  Les  voisins  voient 
le  corps  quitter  le  logis  sans  être  accompagné  par  un  prêtre.  L'accès 
au  cimetière  est  parfois  refusé.  C'est  la  honte  publique.  A  partir 
de  1793,  cette  honte  n'atteint  plus  personne. 

L'article  5  du  décret  du  3  ventôse  an  III  (2),  confirmé  par 
l'article  19  du  décret  du  7  vendémiaire  an  IV  (3),  décide  que 
«  nul  ne  peut  paraître  en  public  avec  les  habits,  ornements  et 
costumes  affectés  à  des  cérémonies  religieuses  ou  à  des  ministres 
du  culte  ».  Donc,  que  l'Eglise  refuse  ou  non  la  sépulture  ecclésias- 
tique, les  voisins,  les  passants  s'en  rendent  à  peine  compte  au 
moment  de  la  levée  du  corps. 

A  Paris,  le  Conseil  général  de  la  Commune  arrête,  le  ier  fri- 
maire, an  II  (21  novembre  1793)  «  que  les  draps  mortuaires  dont 
on  s'est  servi  jusqu'à  ce  jour  seront  remplacés  par  une  draperie 
aux  trois  couleurs  »  (4).  Donc,  que  l'enterrement  soit  civil  ou  reli- 
gieux, la  pompe  extérieure  est  la  même. 

Enfin,  les  cimetières  sont  dépouillés  de  leurs  emblèmes  cultuels 
et  il  est  interdit  d'en  refuser  l'accès  à  qui  que  ce  soit.  Les  arti- 
cles i3  et  i4  du  décret  du  7  vendémiaire  an  IV,  déclarent  «  qu'aucun 
signe  particulier  ne  peut  être  fixé,  dans  quelque  lieu  que  ce  soit, 
si  ce  n'est  dans  l'enceinte  destinée  aux  exercices  du  culte  et  dans 
les  maisons  particulières  »  et  que,  s'il  s'en  trouve  en  un  lieu  public, 
il  faut  les  arracher  (5).  Par  conséquent,  le  lieu  où  sera  enseveli 
celui  que  l'Eglise  refuse  de  conduire  au  cimetière  ne  se  distin- 
guera plus  extérieurement  des  lieux  où  reposent  les  catholiques. 
Quant  à  l'accès  au  cimetière,  la  Convention  «  constate  »,  le  12  fri- 
maire, an  II  (2  décembre  1793),  qu'aucune  loi  ne  permet  de  refuser 
la  sépulture  dans   les   cimetières   publics  aux   citoyens   décédés   (6). 


(1)  Aulard,  Histoire  politique,  p.  473  ss.  (2)  Duvergier,  t.  VIII,  p.  32. 
(3)  Duvergier,  t.  VIII,  p.  362.  (4)  Moniteur,  réimp.,  XVIII,  482.  (5)  Duver- 
gier, t.  VI II,  p.   361-362.     (6)  Dalloz,  Répertoire,  t.   XIV,  p.  929.   Il    s'agit 


708  LA   KÉVOLUTION 

Enfin,  en  l'an  VII,  dans  le  département  de  la  Seine,  un  arrêté  en 
date  du  18  nivôse  autorise  les  sépultures  particulières  (i). 

L'effet  de  toutes  ces  mesures  saute  aux  yeux  :  le  droit  canonique 
aura  beau  refuser  aux  suicidés  la  sépulture  ecclésiastique,  ils  n'en 
seront  pas  moins  ensevelis  décemment,  comme  tout  le  monde.  La 
peine  infligée  par  l'Eglise  ne  sera  plus  infamante. 

L'Eglise  elle-même  ne  renonce-t-elle  pas,  pendant  quelque 
temps,  sous  l'influence  de  la  Révolution,  à  appliquer  le  droit  cano- 
nique ? 

Je  ne  connais  pas  de  faits  qui  le  preuvent  absolument.  J'en  vois 
plusieurs  qui  le  font  supposer. 

Au  moyen  âge  et  sous  l'ancien  régime,  le  suicide  n'est  pas 
crime  d'Eglise.  Ce  sont  les  tribunaux  laïques  qui  enquêtent,  pour- 
suivent et  jugent.  Les  curés,  lorsqu'il  s'agit  d'appliquer  le  droit 
canonique,  se  trouvent  donc  en  présence  d'un  arrêt  de  justice.  Au 
xvin6  siècle,  loin  de  renchérir  sur  les  sévérités  laïques,  ils  aident 
souvent  les  familles  à  en  éluder  l'effet  :  mais  enfin,  même  alors, 
c'est  la  justice  séculière  qui  oriente  l'action  ecclésiastique.  A  partir 
de  la  Révolution,  impossible  de  s'abriter  derrière  les  tribunaux  :  le 
suicide,  pour  eux,  n'est  plus  un  crime;  le  curé  ne  peut  donc  plus 
alléguer  le  défaut  de  poursuites  judiciaires  pour  accorder  la  sépul- 
ture ecclésiastique.  Cela  étant,  que  doit-il  se  passer  si  l'Eglise  est 
résolue  à  appliquer  le  droit  canonique?  Il  faut  évidemment  qu'elle 
donne  aux  curés  des  instructions,  qu'elle  leur  dise  :  vous  voilà 
saisis;  procédez  de  telle  et  telle  manière  :  or,  dans  aucun  des  cano 
nistes  du  xix6  siècle  je  n'ai  trouvé  la  moindre  trace  d'instruction 
de  ce  genre. 

Deuxième  raison  :  si  l'Eglise  avait  été  violemment  hostile  à  1 
suppression  des  peines  laïques  contre  les  suicidés,  on  comprendrait 
que,  battue,  elle  voulût  chercher  sa  revanche  dans  une  applica- 
tion plus  stricte  du  droit  canonique.  Mais  nous  venons  de  voir 
qu'aucun  représentant  du  clergé  ne  proteste,  en  1791,  au  cours  des 
débats  sur  le  Code  pénal;  quant  au  décret  du  21  janvier  1790,  qui 
abolit  le  plus  clair  des  peines  anciennes,  il  est  défendu  à  la  tribune 
par  un  prêtre,  l'abbé  Pépin  (2). 

Troisième  raison,  le  texte  même  du  décret  serait  absurde  si  le 
rapporteur  admettait  que  le  droit  canonique  dût  continuer  à  être 


)- 

: 


d'une  protestante  «  farouche  aristocrate»  à  laquelle  on  a  refusé  l'accès  au 
cimetière.  La  Convention,  saisie  d'une  pétition,  «  constatant,  etc.  »  passe  à 
l'ordre  du  jour. 

(1).  Monit.  (réimp.).  XXIX,  582  b :s.      (2)  Voir  le  Journal  de  Paris,  du  24 
janvier  1790. 


LA   MORALE   NUANCÉE    DANS   LES   MŒURS  709 

appliqué.  Aux  termes  de  l'article  k,  le  corps  du  supplicié  sera 
«  dans  tous  les  cas  »  admis  à  la  sépulture  ordinaire.  Or,  le  décret 
n'ayant  aboli  explicitement  que  la  confiscation  et  l'usage  de  jeter 
le  corps  à  la  voirie,  le  corps  du  suicidé  peut,  en  1790,  être  traîné  et 
pendu,  c'est-à-dire  supplicié.  Résultat,  si  l'on  entend  maintenir 
le  droit  canonique  :  le  suicidé  traîné  et  pendu  sera,  aux  termes  du 
décret  défendu  par  l'abbé  Pépin,  admis  à  la  sépulture  ordinaire, 
et  seul  le  suicidé  non  supplicié  sera  privé  de  sépulture! 

Dernière  raison,  ni  dans  les  journaux,  ni  dans  les  documents 
signalés  par  Tuetey  et  Tourneux,  je  n'ai  trouvé  la  moindre  trace 
de  contestations  relatives  à  la  sépulture  d'un  suicidé.  En  1793,  la 
Convention  u  constate  »  que  l'accès  au  cimetière  ne  peut  être  refusé 
à  aucun  citoyen  décédé.  Depuis  quand  en  allait-il  ainsi?  Je  l'ignore. 
Mais,  en  ce  qui  concerne  les  suicidés,  il  semble  bien  que  cette  inno- 
vation aurait  du  soulever  d'innombrables  conflits,  si  l'Eglise  avait 
prétendu  tenir  la  main  à  l'application  du  droit  canonique.  Les  con- 
flits n'apparaissant  nulle  part,  force  est  bien,  ce  me  semble,  de 
supposer  que  le  clergé  laisse  volontairement  tomber  les  vieux 
canons.  Ce  qui  confirme  cette  hypothèse,  c'est  d'abord  que  le  fameux 
Concile  national  qui,  en  1797,  essaie  de  réorganiser  l'Eglise  est 
muet  sur  le  suicide  (1)  ;  c'est  aussi  que  le  décret  du  23  prairial 
an  XII,  postérieur'  au  Concordat,  permet  encore  à  l'autorité  civile 
d'interdire  les  refus  de  sépulture,  sans  prévoir  aucune  exception 
en  ce  qui  concerne  les  suicidés  :  mesure  exorbitante,  si  l'Eglise  avait 
alors  conservé  l'usage  d'appliquer  le  droit  canonique. 

Dernière  victoire  de  la  morale  nuancée  :  après  avoir  transformé 
le  droit  écrit,  la  Révolution  transforme  les  moeurs  (2).  C'est  ici  que 
son  action  me  semble  originale  et  décisive.  Les  trois  siècles  qui 
l'avaient  précédée  avaient  peu  à  peu  tué  l'ancien  droit,  mais  jamais  ils 
n'avaient  vu  certains  suicides  être  à  la  mode.  La  morale  nuancée, 
sur  un  point  important,  gardait  un  caractère  livresque.  Avec  la 
Révolution,  elle  descend  du  théâtre  et  du  roman  dans  les  mœurs. 

Le  suicide  d'amour  ne  semble  pas  en  vogue.  On  ne  trouve  aucune 
trace  de  mode  dans  les  journaux,  et  Laya,  essayant  de  justifier, 
dans  la  préface  des  Dangers  de  l'opinion,  le  suicide  de  son  héroïne, 
écrit  :  «  Je  sais  qu'on  met  aujourd'hui  plus  de  philosophie  à  sup- 
porter la  vie  et  que  le  plus  grand  nombre  'ne  serait  pas  tenté  en 


(1)  Voir  Canons  et  décrets  du  Concile  national  de  France,  tenu  à  Paris  en 
Van  de  l'ère  chrétienne  1797,  P.  1798  (Bibl.  Nat.,  B  6464).  (2)  Sur  le  suicide 
pendant  la  Révolution,  je  cite  beaucoup  Des  Etangs,  Du  suicide  politique  en 
France,  P.  1860.  J'ai  vérifié,  aux  sources  qu'il  indique,  presque  tous  les  faits 
qu'il  cite. 


710  LA   RÉVOLUTION' 

pareil    cas    d'imiter   mes    jeunes    gens    ».    Mais,    parmi    les    suii 
à  la  mode,   je   distingue  le  suicide   patriotique,   le   suicide  ciri 
le  suicide  de  l'accusé  ou  du  condamné  qui  veut  éviter  l'infamie  du 
supplice,  le  suicide  royaliste,  le  suicide  altruiste. 

Le  suicide  patriotique  est  publiquement,  officiellement  honoré. 
J'ai  cité  plus  haut  les  quelques  réserves  qu'avait  provoquées  la 
mort  de  Beaurepaire.  Mais  ce  qui  en  fait  l'intérêt,  c'est  justement 
qu'elles  détonnent  dans  l'enthousiasme  général.  Beaurepaire  se  tue 
pour  ne  pas  survivre  à  une  défaite,  pour  ne  pas  rendre  la  place 
qu'il  s'est  engagé  à  défendre.  Les  ennemis  eux-mêmes,  après  quel- 
ques discussions,  l'ensevelissent  honorablement.  Le  i4  septembre 
1792,  Gorsas,  dans  son  journal,  loue  ce  suicide  a\ec  lyrisme  et 
attaque  du  même  coup  la  morale  simple  :  «  Imposons  donc  un 
silence  éternel  à  ces  imbéciles  qui  ont  la  bêtise  de  blâmer  un  senti- 
ment dont  il  résulte  tant  d'avantages  pour  la  société.  Sans  doute, 
il  est  à  regretter  que  Beaurepaire  ne  soit  pas  mort  les  armes  à  h 
main  et  après  avoir  purgé  la  terre  ou  d'un  tyran  ou  d'un  esclave. 
Mais,  lorsque  tout  est  désespéré,  lorsqu'on  est  à  la  veille  de  fuir 
ou  d'être  prisonnier,  lorsque  la  mort  est  Tunique  moyen  de  ne 
pas  perdre  l'honneur  ou  la  liberté,  lorsqu'en  brisant  le  nœud  d'une 
existence  inutile  à  l'état  on  peut  donner  un  grand  exemple,  alors 
enfin  le  suicide  n'est-il  pas  une  vertu?  »  (1) 

Un  décret  du  i3  septembre  1792  rendu  par  la  Législative  sur 
le  rapport  de  Delaunay  (d'Angers)  décerne  à  Beaurepaire  les  hon- 
neurs du  Panthéon.  Le  texte  de  l'inscription  choisi  par  l'Assemblée 
n'essaie  pas  de  masquer  le  suicide  en  parlant  vaguement  d'une 
mort  glorieuse;  au  contre,  il  le  met  en  pleine  lumière  :  «  Il  aima 
mieux  se  donner  la  mort  que  de  capituler  avec  les  tyrans.  » 
Delaunay,  dans  son  rapport,  dénonce,  comme  Gorsas,  la  morale 
simple  :  «  Qu'il  tombe  devant  nous  le  préjugé  insensé  qui  trop  long- 
temps nous  a  fait  donner  le  nom  de  faiblesse  et  de  fureur  au  cou- 
rage de  Brutus  et  de  Caton  »  (2).  Au  nom  de  l'Assemblée,  Hérault 
de  Séchelles  écrit  à  la  veuve  de  Beaurepaire  :  <c  II  laisse  un  grand 
exemple  à  tous  les  soldats  de  la  liberté  »  (3). 

Le  i!\.  septembre,  la  Chronique  de  Paris,  rendant  compte  de  la 
séance  de  rAssemblée,  écrit  :  «  L'Assemblée  a  cru  devoir  décerner 
les  honneurs  funèbres  à  la  cendre  du  généreux  commandant  de 
Verdun  qui,  entraîné  par  un  de  ces  mouvements  passionnés  qu'on 
ne  trouve  que  dans  les  âmes  fortes,  a  préféré  se  donner  la  mort 
plutôt  que  de  survivre  à  une  lâche  capitulation  que  tous  ses  efforts 


(1)   Courrier  des  83  départements,    14    sept.      (2)    Moniteur,    XIII,    686, 
(3)  Moniteur,  réimp.,  XIII,  692. 


LE    SUICIDE    DE    BEAUREPAIRE  711 

n'avaient  pu  empêcher  et  dont  par  conséquent  sa  gloire  ne  pou- 
vait être  ternie.  En  ouvrant  l'asile  destiné  à  recevoir  les  vestiges 
des  grands  hommes  à  la  cendre  de  M;  Beaurepaire,  l'Assemblée  a 
voulu  à  la  fois  honorer  un  acte  de  vertu  et  détruire  ce  préjuge 
funeste  à  l'héroïsme  qui,  ôtant  à  l'homme  le  droit  de  se  donner  la 
mort,  lui  fait  perdre  si  souvent  la  fermeté  d'âme  nécessaire  pour 
la  braver.  Quels  temps  furent  jamais  plus  fertiles  en  grands  cou- 
rages et  en  talents  utiles  à  la  société  que  ceux  où  le  stoïcisme  dictait 
ses  maximes  énergiques  à  tous  les  hommes  qui  se  vouaient  à  la 
défense  de  la  République  et  quels  hommes,  en  général,  honorèrent 
plus  leur  vie  que  ceux  qui  en  tranchèrent  le  cours  par  une  déter- 
mination volontaire?  » 

Le  8  septembre  1792,  la  Commune  de  Paris  prend  un  arrêté 
changeant  le  nom  de  la  Section  des  Thermes  de  Julien  en  nom  de  #: 
Section  Beaurepaire  (1).  D'après  Des  Etangs,  elle  décide  également 
que  la  place  de  la  Sorbonne  deviendra  place  Beaurepaire,  la  rue 
«le  la  Sorbonne  la  Petite  rue  Beaurepaire  «  et  que  la  rue  de  Richelieu 
ehangera  son  nom  odieux  contre  celui  du  brave  commandant  »  (2). 
Nous  avons  vu  que,  plus  tard,  la  Section  Beaurepaire  devient  Section 
Chalier.  Mais  la  chose  ne  va  pas  sans  protestation.  Un  lettre  adressée 
par  un  certain  Lemangin  à  la  Commune  de  Paris,  le  29  pluviôse, 
an  II,  dit  que  le  citoyen  «  a  vu  avec  la  plus  vive  douleur  »  que 
la  section  ait  cru  devoir  changer  de  nom,  bien  qu'elle  ait  pris 
celui  d'un  martyr  de  la  liberté  »  (3).  Quand  le  général  Cordellier- 
Delanoue  châtie  le  village  de  Joué,  il  écrit  :  «  J'ai  autorisé'  à  res- 
pecter les  propriétés  de  la  citoyenne  Bfaurepaire  dont  le  mari  s'est 
immortalisé  à  Verdun.  Je  crois  avoir  bien  fait,  car  il  n'est  jamais 
entré  dans  les  intentions  de  la  République  que  cette  bonne  citoyenne 
soit  victime  des  iniquités  qui  se  seront  commises  dans  le  village  de 
Joué  où  elle  fait  sa  résidence  »  (4)- 

La  Morale  républicaine,  de  Henriquez,  cite  l'exemple  de  Beau- 
repaire «  fidèle  à  son  serment  de  vivre  libre  ou  de  mourir  et  ne 
voulant  plus  exister  parmi  les  lâches  ou  survivre  à  leurs  crimes  »  (5). 

Enfin,  le  21  avril  1792,  Lesur  fait  jouer  Y  Apothéose  de  Beaure- 
paire. A  la  scène  IV,  Grégoire,  au  nom  de  la  morale  simple,  dit 
que  Beaurepaire  a  commis  un  «  crime  »,  et  il  expose  à  son  ami 
Nicolas  l'argument  religieux  : 

Quand  notre  Créateur  ici  bas  nous  posa, 

En  nous  donnant  ce  poste,  il  nous  dit  :  Reste  là! 


(1)  Mellié,  Les  sections  de  Paris,  etc.,  p.  394.  (2)  p.  142.  (3)  Charavay 
Catal.  d'une  importante  collect.  de  docum.  autographes  et  historiques  sur  la  Rév. 
{La  Rèvol.  franc.,  1862,  p.  227).  (4)  Chassin,  La  Vendée  patriote,  IV,  255. 
(5)  P.  81. 


712  LA  RÉVOLUTION 

Toi,  tu  veux  en  sortir!  Nicolas,  par  quel  ordre? 
Dieu  t'a  donné  des  lois  et  tu  n'en  peux  démordre. 

Mais  Nicolas  répond  vertement  : 

Pour  moi,  je  n'ai  pas  lu  des  livres  à  foison, 

Mais  je  seiïs  dans  mon  cœur  le  feu  de  la  raison. 

C'est  pour  notre  bonheur  que  Dieu  nous  mil  au  monde, 

C'est  nier  sa  bonté,  sa  sagesse  profonde 

Que  croire  qu'il  nous  fit  pour  être  malheureux  : 

Il  nous  donna  des  droits,  nous  respirons  par  eux; 

Quand  l'homme  en  est  privé,  c'est  un  mal  que  la  vie... 

Ainsi,  quand  nous  voyons  la  liberté  ravie, 

Quand  les  tyrans  vainqueurs  nous  présentent  des  fers, 

Dieu,  de  quelques  forfaits  punissant  l'univers, 

Dit  à  chacun  de  nous  :  «  Termine  ta  carrière, 

Qui  n'est  plus  libre  doit  abhorrer  la  lumière.  » 

Grégoire 
Mais  Beaurepaire  enfin,  en  se  faisant  mourir, 
S'est  ôté  pour  toujours  l'espoir  de  nous  servir. 

Nicolas 

Beaurepaire,  à  Verdun  placé  par  sa  patrie, 

La  sert  mieux  par  sa  mort  que  par  cent  ans  de  vie  : 

Son  héroïsme  au  loin  dans  le  monde  est  vanté, 

On  voit  ce  qu'un  Français  fait  pour  la  liberté-.. 

Que  des  chants  immortels  célèbrent  Beaurepaire! 

Il  est  mort  pour  nous  tous,  il  ne  pouvait  mieux  faire. 

Il  donne  un  grand  exemple,  il  produit  des  guerriers; 

Il  laisse  dans  nos  cœurs  le  germe  des  lauriers... 

Tous  ces  préceptes-là,  que  la  liberté  donne, 

Ne  valent-ils  pas  bien  un  docteur  qui  raisonne? 

Grégoire 
Au  diable  les  docteurs...  tu  m'as  vaincu,  ma  foi 
Beaurepaire  a  bien  fait...  Je  pense  comme  toi. 

D'autres  suicides  sont  honorés  officiellement  :  sur  un  rapport 
de  Barère,  en  date  du  21  messidor  an  II  la  Convention  décide 
qu'une  image,  du  vaisseau  Le  Vengeur,  sera  suspendue  au  Pan- 
théon (1).  La  mort  héroïque  des  marins  du  Vengeur  est  célébrée  par 


(1)  Duvergier,  t.  VII,  p.  264. 


LE   SUICIDE   PATRIOTIQUE  71& 

Lebrun,    par    Chénier.    En    l'an    III,    Moline    et    Pages    font    jouer 
Le  naufrage  héroïque  du  vaisseau  Le  Vengeur. 

Le  5  août  1793,  on  lit  à  la  Convention  la  liste  «  des  sept  braves 
qui,  appelés  à  voter  à  Bellegarde  sur  la  capitulation  de  cette  place, 
ont  émis  le  vœu  de  la  faire  sauter,  et  la  garnison  avec  elle  plutôt  que 
de  se  rendre  »  (i). 

En  pluviôse,  an  II,  le  général  Moulin  se  fait  sauter  la  cervelle 
pour  ne  pas  tomber  aux  mains  des  Vendéens.  La  Convention  décrète 
qu'il  lui  sera  élevé  un  tombeau,  puis  que  son  nom  sera  gravé  au 
Panthéon.  La  Convention  fait  également  graver  le  nom  du  général 
Haxo  que  l'on  croyait  (à  tort)  s'être  tué  comme  Moulin.  Le  texte  du 
décret  dit  que  Moulin  et  Haxo  «  se  donnèrent  la  mort  pour  ne  pas 
tomber  entre  les  mains  des  brigands  »  (2). 

Les  Annales  du  civisme  et  de  la  vertu  de  Bourdon,  publication 
officielle  faite  par  ordre  de  la  Convention,  citent  comme  un  exemple 
d'héroïsme,  le  chef  de  bataillon  Duchemin,  qui  «  préférant  la  mort 
à  la  honte  de  rendre  les  armes  que  la  Patrie  lui  a  confiées  pour  sa 
défense,  se  brûle  la  cervelle  »  (3). 

D'autres  suicides  font  moins  de  bruit  :  suicide  du  général  Blosse, 

qui  sei  fait  tuer  le  jour  où  les  royalistes  entrent  à  Château-Gontier, 

en  disant  à  Savary  :  «  Il  n'est  pas  permis  de  surfaire  à  la  honte 

d'une  pareille  journée  »   (4),  —  suicide  de  Pilet,   maire  de  Neuil, 

qui     se     fait  brûler  vif  plutôt  que  de  se  rendre  (5),  —  suicide  de 

l'officier  commandant  Le  Chéri,  qui,  en  1798,  s'engloutit  avec  son. 

vaisseau  plutôt  que  de  se  rendre  (6),  —  suicide  de  Jean  Faber,  qui, 

après  seize  heures  de  combat,  ordonne  à  son  fils  âgé  de  seize  ans 

de  faire  sauter  le  navire  et  meurt  en  criant  :  «  Vous  n'aurez,  ni  le 

vaisseau  ni  le  capitaine.   Vive  la   République    !   »   (7).   Il   n'est   pas 

douteux  que  tous  ces  suicides  aient  été  admirés,  exaltés.  L'idée  qu'il 

faut  se  faire  sauter  plutôt  que  de  se  rendre  est  un  idée  républicaine 

que  les  patriotes  expriment  volontiers.  Une  lettre  des  Commissaires, 

à  Valenciennes,  en  date  du  26  avril   1793,   dit  que  «  les  habitants- 

de  Maubeuge  ont  juré  de  s'ensevelir  sous  les  ruines  de  la  ville  plutôt 

[ue  de  se  rendre  »  (8).  En  apprenant  la  prise  de  Fontenay,  le  Prési- 

lent      des    districts    réunis    de    Challans  et    des    Sables-d'Olonne,. 

léclare  :  «  Quant  aux  Sables,  ils  sauteront  plutôt  dans  la  mer  que 

le  se  rendre  »  (9). 


(1)  Journal  de  Paris,  6  août  1793.  (2)  Monit.,  réimp.,  XIX,  455 
et  XX  339.  Voir  Chassin,  Vendée  patriote,  IV,  290.  (3)  12  sept.  1793. 
(4)  Chassin,  Vendée  patriote,  III,  245.  (5)  Ibid.,  IV,  495.  (6)  Chassin, 
Pacifications  de  VOuest,  III,  133.  (7)  Ibid.  (8)  Journ.  de  Paris  du  26  avril 
1793.     (9)   Chassin,   Vendée  patriote,  I,  393. 


714  LA   RÉVOLUTION 


Les  Buicidee  civiques  ne  sont  pas  moins  en  honneur  que  les  sui- 
cides patriotiques. 

Il  y  a  d'abord  tOttfl  oeux  qui  se  font  tuer  plutôt  que  de  crier  : 
Vive  le  Roi!  Bara,  Châtaignier,  patriote  d'Olonnes,  le  jeune 
Richer  (i),  le  fermier  Pinot  (a),  la  femme  du  lieutenant-colonel 
Bourgeois  qui,  au  lieu  de  pousser  le  cri  exigé,  se  jette  dans  la 
Loire  avec  ses  enfants  (3),  la  jeune  femme  citée  dans  les  Annales 
de  Bourdon  qui,  entourée  de  ses  enfants,  se  tient  prête  à  faire  sauter 
sa  maison  plutôt  que  d'y  laisser  entrer  les  Vendéens  (4). 

Pour  un  patriote  la  Vendée  est  tellement  l'ennemi  que  de  tels 
suicides  se  distinguent  à  peine  des  suicides  patriotiques.  Mais  voici 
des  cas  dans  lesquels  celui  qui  se  tue  obéit  à  son  seul  zèle  civique, 
au  désir  de  servir  la  chose  publique  ou  au  regret  de  n'avoir  pu  la 
servir  :  le  jeune  Désilles  se  fait  tuer,  à  Nancy,  pour  prévenir  une 
lutte  fratricide  (5);  Tellier,  représentant  en  mission,  se  tue  à  Char- 
tres, de  remords  d'avoir  cédé  dans  l'affaire  des  grains,  et,  dans  le 
Moniteur,  le  journaliste  Trouvé  loue  ce  suicide  avec  enthou- 
siasme (6);  Brunel,  représentant  en  mission,  se  tue  à  Toulon,  la 
même  année,  de  remords  d'avoir  cédé  à  l'insurrection.  On  lit  à  ce 
sujet  dans  le  Procès-verbal  de  la  Convention  :  «  Le  Comité  de  salut 
public  fait  passer  à  la  Convention  des  détails  sur  l'insurrection  de 
Toulon.  Un  représentant  du  peuple  ne  peut  survivre  à  l'outrage 
fait  à  la  Convention  nationale;  il  préfère  la  mort  à  son  déshonneur  : 
placé  dans  cette  cruelle  alternative  de  fléchir  sous  le  despotisme  de 
l'anarchie  ou  d'irriter  encore  plus  dangereusement  pour  la  chose 
publique  les  factieux  par  une  résistance  que  la  nature  des  choses 
et  la  disposition  des  esprits  rendaient  alors  inutile,  Brunel  se  brûle 
la  cervelle.  La  Convention  tout  entière  se  sent  frappée  du  sentiment 
d'une  douleur  profonde;  Brunel,  estimé  de  tous,  est  également 
regretté...  »  (7).  Bayle,  représentant  du  peuple,  se  tue  à  Toulon 
après  avoir  essuyé  les  plus  sanglants  outrages;  il  est  déclaré  martyr 
de  la  liberté.  La  Convention  décide  que  son  buste  sera  placé  dans 
l'enceinte  législative  et  que  sa  veuve  sera  adoptée  par  la  Nation  (8). 

Des  Etangs  signale  un  étrange  projet  de  suicide  de  Grangeneuve 
et  de  Chabot.  Le  zèle  civique  leur  faisant  oublier  toute  bonne  foi, 
ils  décident,  en  juillet  1792,  de  se  tuer  pour  qu'on  croie  à  un 
attentat  contre  eux  et  que  la  Cour  en  soit  discréditée.  Au  dernier 
moment,   Chabot  se  dérobe  :  «  Chabot,  dit  Mme  Roland,  ee  sauva 


(1)  La  Vendée  patriote,  I,  24  et  III,  179.  (2)  Préparation  de  la  guerre  de 
Vendée,  III,  341-350.  (3)  Vendée  patriote,  II,  527.  (4)  Annales  du  civisme  et 
delà  vertu.  (5)  Des  Etangs,  p.  129.  (6)  Des  Etangs,  194.  (7)  Procès-verbal 
de  la  Convention^  séance  du  8  prairial  an  III  (p.  148).  (8)  Des  Etangs, 
p.  99. 


LE    SUICIDE   CIVIQUE  715 

des  reproches  par  de  misérables  défaites  et  ne  démentit  point  la 
poltronnerie  d'un  prêtre  ni  l'hypocrisie  d'un  capucin  »  (i). 

En  1793,  Adam  Lux,  indigné  de  voir  «  le  triomphe  du  crime  »  et 
espérant  qu'un  suicide  théâtral  «  ouvrirait  les  yeux  »  aux  manda- 
taires du  peuple  décide,  de  se  tuer  au  sein  de  la  Convention.  Il  se 
présentera  à  la  barre,  il  dira  :  «  Depuis  le  2  juin,  j'ai  la  vie  en 
horreur.  Moi,  disciple  de  Jean-Jacques  Rousseau,  j'aurais  la  lâcheté 
d'être  spectateur  paisible  de  ces  hommes,  de  voir  la  liberté,  la  vertu 
opprimées  et  le  crime  triomphant?  Xon!  »,  et,  sur  ce  non,  il  se 
brûlera  la  cervelle  (2). 

Le  6  juin  1793,  il  fait  part  de  ce  projet  à  ses  deux  amis,  Guadet 
et  Petion  :  je  veux,  dit-il,  «  finir  ma  vie  innocente  par  une  mort 
plus  utile  à  la  liberté  que  ma  vie  ne  le  pourrait  jamais  être  »  et 
<(  honorer  la  mémoire  de  mon  maître  J.-J.  Rousseau  par  un  acte 
de  patriotisme  au-dessus  de  la  calomnie  et  de  tout  soupçon  ». 
■Gaudet  le  détourne  d'un  tel  projet.  Adam  Lux  réplique,  le  19  juin  : 
J'ai  pesé  vos  raisons  mûrement  et  je  ne  les  trouve  pas  suffisantes 
«  pour  étouffer  cette  voix  intérieure  qui,  née  de  l'amour  de  la 
patrie,  me  provoqua  »  ;  «  dans  une  pareille  crise,  il  faut  des 
exemples...  Sans  doute,  l'homme  marié  doit  ses  soins,  sa  vie,  à  sa 
famille.  Mais  la  patrie  en  danger  a  la  priorité  »  (3). 

Il  en  était  là  de  ses  réflexions  lorsqu'en  juillet,  Charlotte  Corday 
tue  Marat-  Il  salue  ce  meurtre  avec  enthousiasme,  et,  au  lieu  de  se 
tuer  lui-même,  il  décide  de  partager  le  sort  de  la  jeune  héroïne  :  il 
écrit  donc  un  panégyrique  de  Charlotte  Corday  et,  selon  son  vœu, 
il  est  renvoyé  devant  le  Tribunal  révolutionnaire.  Là,  en  réponse  à 
Dumas,  qui  lui  reproche  son  projet  «  insensé  »  de  se  détruire,  il 
répond  en  affirmant,  avec  une  sérénité  hautaine,  les  droits  de  la 
morale  nuancée  :  0  Le  projet  de  se  détruire  n'est  pas  insensé,  quand 
il  est  prouvé  que  la  mort  d'un  seul  homme  peut  procurer  plus  de 
bien  à  la  patrie  que  sa  vie,  et  j'ajoute  qu'il  est  une  certaine  langue 
de  la  vertu  qu'on  ne  saurait  parler  avec  ceux  qui  ne  savent  pas  la 
.grammaire  »  (4). 

Un  fait  montre  bien  que  le  suicide  civique,  le  désir  de  s'immoler 
au  bien  public,  est  vu  avec  faveur;  à  la  Convention,  des  orateurs, 
qui  assurément  n'ont  pas  la  moindre  pensée  de  se  détruire,  en  mani- 
festent le  dessein  pour  exciter  l'émotion  et  l'admiration.  Accusé 
d'avoir  voulu  porter  la  main  sur  un  collègue,  Duperret  s'écrie  : 
«  Saisi  d'un  mouvement  naturel,  j'ai  tiré  mon  épée;  mais  je  déclare 
que,   si   j'avais   seulement  porté  la  main   sur  un   collègue,     il    me 


(1)  Des  Etangs,  152-155.     (2)  Welschinger,  Adam  Lux  et  Charlotte  Corday ; 
p.  8.     (3)  P,  7  et  9.     (4)  Ibid.t  p.  15  et  16. 


716  LA   RÉVOLUTION 


} 


restait  encore  une  autre  arme  :  j'avais  un  pistolet  et  je  me  serais 
brûlé  la  cervelle  »  (i).  A  la  séance  du  3  juin  1793,  Isnard  déclare  : 
«  Non  seulement  je  me  démets  de  mes  fonctions,  mais  j'offre  tout 
mon  sang  et  j'irais,  si  le  salut  de  la  République  l'exigeait,  seul  et 
6ans  bourreau,  sur  l'échafaud  mettre  ma  tête  sous  le  couteau  fatal 
et  tirer  moi-même  la  corde  qui  devrait  la  séparer  de  mon  corps  »  (2). 
Carrier,  après  le  9  thermidor,  s'écrie  :  «  J'envisage...  l'épée  de 
Caton  »  (3).  Le  26  septembre  1792,  Marat  dit  à  la  Convention  en 
s'appliquant  un  pistolet  sur  le  front  :  «  Je  vous  déclare  citoyens  que, 
si  dans  la  fureur  qu'on  me  témoignait,  on  eût  porté  le  décret  d'accu- 
sation contre  moi,  je  me  brûlais  la  cervelle  »;  «  applaudi  de  plusieurs 
citoyens  »,  note  le  Journal  des  Débats  (4). 

Les  suicides  destinés  à  éviter  l'échafaud  sont  nombreux  au  sein 
de  l'élite  et,  par  là,  la  Révolution  rappelle  invinciblement  le  sou- 
venir de  l'ancienne  Rome.  J'ai  dit  plus  haut  qu'ils  font  en  leur  temps 
peu  de  bruit.  Même  après  la  Terreur,  on  ne  les  exalte  pas.  Il  me 
semble  qu'au  cours  de  la  cérémonie  expiatoire  du  11  vendé- 
miaire en  l'honneur  de  la  Gironde,  on  évite  de  faire  allusion  au  fait 
que  plusieurs  des  a  victimes  de  la  tyrannie  décemvirale  »  se  sont 
volontairement  la  mort  (5).  Mais  ce  qui  parle  ici  plus  haut  que 
la  presse  et  la  tribune,  ce  sont  les  mœurs,  c'est  la  mode  elle-même. 
Il  se  peut  qu'on  ait  exagéré  le  nombre  des  suicides  dans  les  pri- 
sons, et  le  poison  de  Cabanis,  les  pastilles  du  Dr  Guillotin  sont  peut- 
être  des  légendes.  Mais,  à  défaut  de  statistique,  l'histoire  nous  montre 
des  hommes  illustres,  des  chefs,  prenant  à  leur  compte  l'enseigne- 
ment de  l'histoire  romaine  et  de  la  tragédie  classique  et  refusant  di 
tomber  sous  le  coup  d'une  «  main  mercenaire  ». 

Clavières  se  tue  en  citant  les  vers  de  Voltaire  : 

Les  criminels  tremblants  sont  traînés  au  supplice, 
Les  mortels  généreux  disposent  de  leur  sort  ;  (6) 

Roland  déclare  :  «  Je  n'ai  pas  voulu  rester  plus  longtemps  sur 
une  terre  souillée  de  crimes...  Je  meurs  vertueux  comme  j'ai 
vécu  »  (7)   ;  Rarbaroux,  Ruzot,  Petion  se  tuent  après  avoir  écrit  : 


(1)  Journal  de  Paris,  13  avril  1793.  (2)  Ibid.,  3  juin  1793.  Sur  la  piteuse 
attitude  d' Isnard  en  octobre,  voir  Perroud,  La  proscription  des  Girondins,  P. 
1917,  p.  152.  (3)  Wallon,  Hist.  du  Tr.  rév.,  VI,  19.  (4)  Aulard,  Les 
orateurs  de  la  Révolution,  2e  éd.,  P.  1907,  t.  IL,  p.  342.  (5)  Les  suicides 
de  Valazé,  de  Condorcet,  etc.,  ne  sont  pas  rappelés  dans  le  discours  du 
Président  de  la  Convention,  Baudin.  (6)  Riouffe  raconte  avec  admiration 
ce  suicide  dont  il  fut  témoin  [Mémoires  sur  les  prisons,  I,  58-59).  (7)  Des- 
Etangs,  p.  125. 


LE   SUICIDE   ROYALISTE  717 

<(  Nous  avons  résolu  de  quitter  la  vie  et  de  ne  pas  être  témoins  de 
l'esclavage  qui  va  désoler  notre  malheureuse  patrie  »  (i)  ;  Dufriche- 
Valazé,  Lidon,  Rebecqui,  Condorcet  se  donnent  la  mort;  Salle  essaie 
de  se  tuer  (2)  ;  Louvet  écrit,  dans  ses  Mémoires  :  me  croyant  pris, 
«  je  tirai  doucement  de  mon  sein  l'espingole  que  j'y  tenais  tou- 
jours, je  l'armai,  je  la  mis  dans  ma  bouche  »  (3);  Meillan,  traqué, 
porte  sur  lui  un  flacon  d'opium  :  «  Je  n'ambitionnais  plus,  dit-il 
dans  ses  Mémoires,  que  d'épargner  à  ma  famille  la  honte  de  mon 
supplice  »  (4). 

Parmi  les  Montagnards,  Le  Bas  se  tue,  Robespierre  jeune, 
louthon  essaient  de  se  tuer  (5);  Osselin  s'enfonce  un  clou  dans  la 
poitrine;  Carrier  essaie  de  se  frapper  et  dit  à  celui  qui  le  désarme  : 
<(  Jamais  les  patriotes  ne  te  pardonneront  de  m'avoir  empêché  de 
me  brûler  la  eervelle  »;  Goulin  se  tue;  Maure  se  tue;  les  «  derniers 
Montagnards»,  Romme,  Goujon,  Duquesnoy,  Soubrani,  Bourbotte 
se  frappent  eux-mêmes,  et  Bourbotte,  en  se  frappant,  déclare  : 
«  Voilà  comment  un  homme  de  courage  sait  terminer  ses  jours  ?  »  (6) 

Condamnés  à  mort,  Babeuf  et  Darthé  se  frappent  d'un  coup  de 
poignard.  Un  autre  babouviste,  Boubon,  se  précipite  du  haut  d'un 
escalier  au  moment  d'aller  au  supplice  (7). 

Tous  ces  exemples  trahissent  un  changement  profond  dans  les 
moeurs.  Il  y  a  là  un  parti-pris  de  finir  en  homme  libre,  l'idée  que, 
mourir  pour  mourir,  la  mort  volontaire  est  plus  belle,  une  mode  qui 
rappelle  de  façon  saisissante  l'ancienne  mode  stoïcienne.    ' 

Une  légende,  établie  au  xixe  siècle,  veut  que,  seuls,  les  révolu- 
tionnaires aient  eu  recours  au  suicide  :  «  Pendant  les  six  premières 
années  de  la  Révolution,  dit  Caillot,  on  ne  cite  aucun  ecclésiastique, 
aucun  noble,  aucun  ennemi  du  gouvernement  révolutionnaire  qui 
se  soit  tué  »  (8).  Mais  les  faits  disent  tout  autre  chose  :  en  face  du 
suicide  patriotique,  du  suicide  républicain,  il  y  a  le  suicide  royaliste. 

Je  ne  donne  pas  ce  nom  à  tous  les  suicides  de  royalistes.  Notons 
au  passage  que  plusieurs  d'entre  eux  ne  veulent  pas  survivre  à  la 
honte  d'une  défaite  :  de  Launay,  gouverneur  de  la  Bastille,  essaie  de 
se  tuer  (9)  ;  le  colonel  de  Chantereine,  commandant  la  garde  du  roi, 
se  tue  (10)  ;  une  lettre  de  Tureau  et  de  Prieur  (de  la  Marne)  signale 


(1)  Déclaration  dont  l'original  est  conservé  aux  Archives  nationales, 
citée  par  Vatel,  Charlotte  de  Corday,  p.  360.  (2)  Perroud,  La  proscription 
des  Girondins,  p.  126,  181  ;  Des  Etangs,  106.  109,  110,  193.  (3)  Des  Etangs, 
108.  (4)  Ibid.,  109.  (5)  Aulard,  Histoire  politique,  p.  500  ;  Dès  Etangs, 
208,  sur  la  mort  de  Robespierre,  voir  Aulard,  Eludes  et  leçons  sur 
la  Rêv.,1™  série,  p.  282  ss  (6)  Des  Etangs,  221,  229  ss.,  231,  81.  (7)  Des 
Etangs,  247,  249.  (8)  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  des  Mœurs  et  usa gse 
des  Français,   p.   362.     (9)  des  Etangs,  p.  61.     (10)  Ib.,  64. 


718  LA   RÉVOLUTION 

qu'après  la  victoire  républicaine  plusieurs  chefs  des  rebelles  se  brû- 
lent la  cervelle  sur  la  route  du  Mans  à  Laval  (i)  ;  Des  Etangs  rapporte, 
d'après  de  Barante,  qu'à  Quiberon  plusieurs  royalistes  se  noient,  s( 
brûlent  la  cervelle,  se  percent  de  leur  épée  (2)  ;  blessé,  le  chevalier 
de  Boishardi  s'achève  d'un  coup  de  pistolet  (3);  prisonniers,  le  duc 
de  Châtelet  (4),  le  comte  de  Sombreuil  (5),  tentent  de  se  tuer.  Ce  sont 
là  suicides  de  royalistes;  il  y  a  suicide  royaliste,  quand  des  partisans 
de  l'ancien  régime  cherchent  délibérément  la  mort  pour  braver  les 
puissants  du  jour  et  affirmer  leur  foi  politique. 

Des  Etangs  ne  signale  que  deux  suicides  après  la  mort  de  Louis 
XVI  (6).  On  y  peut  ajouter  celui  de  Paris,  l'assassin  de  Le  Pelletier, 
qui  se  tue  après  avoir  écrit  : 

Ce  n'est  que  par  la  mort  qiïon  peut  fuir  V infamie 
Qu'imprima  sur  nos  fronts  le  sang  de  notre  roi  (7). 

Au  total,  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait,  immédiatement  après- 
l'exécution  du  roi,  un  grand  nombre  de  morts  volontaires.  Mais,  au 
fort  de  la  Terreur,  après  l'établissement  du  Tribunal  révolutionnaire, 
on  voit  des  partisans  du  passé  aller  à  la  mort,  soit  en  se  dénonçant 
eux-mêmes,  soit  en  refusant  de  se  défendre,  en  priant  les  juges  de  les 
envoyer  à  la  guillotine. 

Gossenay  est  accusé  d'être  l'agent  de  Pitt.  Une  jeune  fille  fait  des 
démarches  pour  le  sauver,  et  le  Tribunal  paraît  favorable.  Mais  l'ac- 
cusé se  lève  et  dit  :  «  Il  est  inutile  de  me  défendre,  et  toi  accusateur 
public,  fais  ton  métier  :  ordonne  qu'on  me  mène  à  la  guillotine  »  (8). 

Brice  Prévost,  garçon  chapelier,  fait  remarquer  lui-même  qu'il 
n'a  pas  de  cocarde.  On  l'arrête.  Il  ajoute  qu'il  déteste  Marat.  Interro- 
gatoire :  «  S'il  avait  été  content  quand  les  Français  avaient  repris 
Toulon?  —  Non,  et  qu'il  désirait  que  les  ennemis  viennent  jusqu'à 
Paris,  etc.  On  lui  dit  que,  s'il  portait  la  cocarde,  on  lui  ferait  grâce.  — 
Non,  qu'il  ne  la  porterait  jamais  de  bon  cœur  »  (9). 

Parmi  les  accusées  de  Verdun,  plusieurs,  «  soit  par  une  opiniâ- 
treté mal  entendue,  soit  par  attachement  pour  leurs  mères  et  leurs 
coaccusées,  n'ont  point  secondé  le  Tribunal  qui  s'efforçait  de  les 
soustraire  au  glaive  de  la  loi  »  (10). 

Mélanie  Ernouf,  Madeleine  Virolle  rédigent  une  affiche  royaliste. 
Pourquoi?  —  «  Pour  me  faire  arrêter  »,  répondent-elles  l'une  et  l'au- 


(1)  Journal  de  Paris,  19  déc.  1793.     (2)   P.  132     De  Barante,  Hist.  de  la 
Convention  Nationale,  t.  VI  (P.  18'53),  p.  48.     (3)  Chassin  Pacif.  de  V Ouest. 

I,  390.     (4)  Dauban,  Histoire   des  prisons,  p.  201.     (5)   Ibid.,  I,  510.     (6)  P* 
162,  165.     (7)  Ib.,  p.   160.     (8)  Wallon,  Histoire  du  Tribunal  révolutionnaire, 

II,  433.     (9)  Ibid.,  III,  242.     (10)  III,  336. 


LE   SUICIDE   ROYALISTE  719 

tre,  et,  devant  le  Tribunal,  Mélanie  Ernouf  crie   :  Vive  le  roi!  (i). 

Adélaïde  Douailly  crie  :  Vive  le  roi!  sur  la  place  de  Grève  et, 
comme  on  lui  fait  observer  qu'elle  a  tort  de  vouloir  «  se  périr  » ,  elle 
répond  :  «  C'est  mon  opinion  et  je  veux  périr  pour  le  roi  »  (2). 

Beaudevin  demande  à  être  guillotiné  comme  le  feu  roi  (3). 

Le  comte  de  Fleury  écrit  à  Dumas,  au  moment  où  on  va  condam- 
ner les  prétendus  assassins  de  Robespierre  :  «  Monstre  infâme...  Je 
te  déclare  que  je  partage  les  sentiments  des  accusés.  Tu  peux  me 
faire  subir  le  même  sort  »  (4). 

Marie- Jeanne  Corrîé,  âgée  de  23  ans,  ouvre  sa  fenêtre  et  se  met 
à  crier  :  Vive  le  roi!  Conduite  au  comité  de  la  section  des  Champs- 
Elysées  elle  dit  qu'elle  ne  s'en  désiste  pas  «  que,  pour  vivre  malheu- 
reuse, elle  aimait  autant  mourir  »  (5). 

Cazin,  ancien  cuisinier,  oublié  dans  sa  prison,  écrit,  le  17  nivôse 
an  II,  à  l'administration  de  la  police  :  «  la  loi  punit  de  mort  quicon- 
que a  provoqué  le  rétablissement  de  la  royauté  en  France  :  eh  bien, 
je  vous  déclare  que  je  demande  un  roi  »  (6). 

Un  nommé  Voillemier  écrit  au  Comité  révolutionnaire  de  Chau- 
mont  :  «  Je  vous  dénonce  Charles  Voillemier  comme  un  aristocrate 
prononcé  qui  ne  désire  rien  tant  que  le  rétablissement  de  la  royauté 
etc.  J'espère  que  vous  me  ferez  une  prompte  justice.  7  juin  179/i, 
l'an  Ve  du  brigandage  »  (7). 

Marie- Anne  Leroy,  «  fille  des  rues  »,  se  met  à  crier  devant  les 
factionnaires  :  Vive  le  roi!  Vive  Louis  XVI!  (8). 

Condamnée  à  mort  le  8  Thermidor,  la  princesse  de  Monaco  se 
déclare  enceinte  pour  gagner  du  temps,  mais,  le  lendemain,  elle 
écrit  à  Fouquier-Tinville  qu'elle  n'a  «  sali  sa  bouche  de  ce  mensonge  » 
que  pour  avoir  le  temps  de  se  couper  les  cheveux  qu'elle  destine  à  ses 
enfants  et  qu'il  peut  la  faire  conduire  à  la  mort.  Elle  est  exécutée  le 
9  thermidor  (9). 

A  Feurs,  la  fille  d'un  ouvrier,  prévenue  d'outrage  à  la  cocarde, 
comparaît  devant  le  Tribunal;  le  Président  cherche  à  la  sauver.  Mais 
elle  foule  aux  pieds  la  cocarde  et  demande  la  mort  (10). 

La  femme  de  Lavergne,  commandant  la  place  de  Longwy,  se  met 
à  crier  :  Vive  le  roi!  (11). 

Il  me  paraît  difficile  de  ne  voir  là  qu'une  série  de  faits-divers. 
Ces  accusés  qui  se  livrent  eux-mêmes,  ces  juges  qui  parfois  cher- 
chent à  les'  sauver  font  penser  au  suicide  chrétien  de  l'époque  héroï- 
que. Certes,  il  ne  s'agit  pas  d'un  mouvement  de  même  ampleur.  Dans 
la  liste  qu'on  vient  de  voir  il  n'y  a  guère  de  chefs.  Mais  ces  li 


(1)111,386-387.  (2)  IV,  59.  (3)  IV,  191.  (4)  IV,  254.  (5)  IV,  293. 
6)  VI,  69.  (7)  V,  8.  (8)  V2  157.  (9)  V,  163.  (10)  Des  Etangs,  182. 
11)  /&.,  120. 


720  LA   RÉVOLUTION 

obscurs  qui  se  mettent  à  crier  :  Vive  le  roil  et  foulent  aux  pieds  la 
cocarde  ressemblent  trait  pour  trait  aux  fidèles  qui  proclamaient  leur 
ioi  et  brisaient  les  idoles. 

Enfin,  on  voit  souvent,  pendant  la  Révolution,  des  suicides  altruis- 
tes. Des  femmes  refusent  de  survivre  à  leurs  maris,  à  leurs  amants, 
des  fils  à  leurs  pères,  des  amis  à  leurs  amis,  La  veuve  de  Clavières 
se  tue  (i);  la  veuve  de  Rabaut  St-Etienne  se  tue  (2);  la  femme  Bernard, 
dont  on  a  exécuté  le  mari,  va  trouver  Tallien  à  Bordeaux  et  se  tue  sous 
ses  yeux  (3);  la  citoyenne  Costard,  apprenant  la  mort  de  son  ami, 
écrit  à  Fouquier-Tin  ville  :  «  Frappez,  terminez  vite  une  vie  qui  m'est 
odieuse  »  (4).  «  J'ai  vu,  écrit  Riouffe,  plus  de  dix  femmes  qui,  n'osant 
prendre  du  poison  avaient  crié  :  Vive  le  roi!  et  chargeaient  le  Tribu- 
nal révolutionnaire  de  terminer  leurs  jours,  les  unes  pour  ne  pas  sur- 
vivre à  un  époux,  d'autres  à  un  amant  »  (5). 

Un  fils  de  M.  de  Rochefort  est  conduit  au  supplice  avec  son  père, 
a  Feurs.  Les  soldats  chargés  de  l'exécution  sont  touchés  par  sa  jeu- 
nesse et  l'épargnent.  Il  crie  :  Vive  le  roi!  jusqu'à  ce  qu'on  le  fusille  (6). 

Madame  Augnié,  la  belle-mère  de  Ney,  se  tue  après  la  mort  de 
Marie- Antoinette  (7). 

Quand  Robespierre  annonce  qu'il  est  prêt  à  boire  la  ciguë,  David 
s'écrie  dans  un  élan  d'enthousiasme  :  «  Je  la  boirai  avec  toi  ».  Il 
s'en  tient  au  mot.  Mais,  à  la  fameuse  séance  du  neuf  thermidor, 
quand  Robespierre  prononce  le  mot  célèbre  :  «  Et  moi  je  demande 
la  mort  »,  son  frère  vient  lui  prendre  la  main  en  déclarant  qu'il  veut 
partager  son  sort,  et  Le  Bas  aussitôt  fait  de  même  (8). 

Le  dévouement  de  Loizerolles  est  resté  célèbre.  A  Lyon,  un  insur- 
gé, Badger,  meurt  pour  sauver  son  père,  un  autre,  Ravier,  se  laisse 
condamner  et  exécuter  pour  sauver  un  de  ses  parents  (9),  une  jeune 
fille  au  service  de  Madame  de  Lépinay,  femme  du  chef  vendéen,  prend 
la  place  de  sa  maîtresse  pour  marcher  au  supplice  (10).  Un  soldat  de 
Charette  prend  le  chapeau  de  son  général  pour  se  faire  tuer  à  sa 
place  (11. 

Suicides  patriotiques,  suicides  civiques,  suicides  destinés  à  éviter 
l'infamie  du  supplice,  suicides  royalistes,  suicides  altruistes,  toutes 
ces  modes  se  développent  au  moment  même  où  le  nombre  total  des 
suicides  paraît  diminuer  :  la  morale  nuancée  victorieuse  passe  des 
livres  dans  la  vie. 


(1)  Des  Etangs,  70.  (2)  Ib.,  121.  (3)  Ib.t  121.  4)  (  Ib.,  120.  (5)  Dauban, 
Histoire  des  Prisons,  P.  1870,  p.  114.  (6)76.,  126.'  (7)  Ib.,  165.  (8)  Au- 
lard,  Histoire  politique,  p.  498.  (9)  Des  Etangs,  133,  131.  (10)  Ib.,  p.  130  ; 
Cf.  des  faits  analogues  dans  les  Mémoires  de  Riouffe  (Dauban,  p.  115). 
£11)  Ibid.,  p.  147. 


l'horreur  du  suicide  et  l'horreur  du  sang       721 


III 

1)  La  victoire  de  la  morale  nuancée  contredit  les  hypothèses  classiques  ;  2)  et 
confirme  la  nôtre  ;  3)  Ce  qui  en  fait  la  grandeur,  c'est  que  la  morale  nuancée 
triomphe  par  une  élite,  mais  non  pour  une  élite. 

Donc  la  Révolution  ne  fait  pas  table  rase  du  passé;  elle  ne  lance 
pas  d'un  geste  brusque  une  morale  nouvelle  aveuglément  favorable 
au  suicide;  même,  dans  le  monde  des  formules,  elle  n'attaque  guère 
la  morale  simple;  mais,  par  deux  gestes  décisifs,  elle  couronne  le  lent 
effort  qui,  depuis  la  Renaissance,  tendait  à  faire  prévaloir  dans  notre 
pays  la  morale  nuancée. 

Elle  raie  d'un  trait  le  vieux  droit  coutumier,  elle  désarme  le  droit 
canonique  et  le  fait  douter  de  lui-même. 

Elle  mène  au  Panthéon  celui  quie  l'ancienne  loi  eût  fait  jeter  à  la 
voirie;  de  ce  qui  était  un  opprobre  elle  fait  une  élégance;  par  elle, 
la  morale  nuancée  passe  du  théâtre  et  du  roman  dans  la  réalité  des 
mœurs. 

Cette  victoire  décisive  peut-elle  s'expliquer  si  l'on  s'en  tient  aux 
hypothèses  classiques? 

Sur  l'hypothèse  de  Durkheim,  je  n'insiste  pas.  Il  me  semble  que 
>c'est  ici  qu'elle  se  heurte  aux  faits  le  plus  brutalement.  Comment  sou- 
tenir que  la  réprobation  du  suicide  est  lié  au  respect  de  la  personne 
humaine,  quand  l'époque  qui  atténue  le  plus  cette  réprobation  est 
précisément  celle  qui  affirme,  avec  les  droits  de  l'homme,  l'éminente 
dignité  de  l'individu? 

L'hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur  du  sang  versé 
est  ici  plus  spécieuse;  les  deux  sentiments  semblent  bien  liés  puisqu'ils 
s'atténuent  à  la  fois  l'un  et  l'autre  :  Girondins,  Montagnards,  roya- 
listes se  donnent  surtout  la  mort  sous  la  Terreur,  c'est-à-dire  à  l'épo- 
que où  la  guerre  bat  son  plein,  où  la  lutte  contre  l'ennemi  du  dedans 
est  encore  plus  âpre  que  la  lutte  contre  l'étranger,  où  le  Tribunal 
révolutionnaire  prononce  inlassablement  ses  arrêts  mortels;  et  on  a 
bien  par  instants  l'impression  que  tout  ce  sang  versé  grise,  que  les 
hommes,  pris  par  la  tourmente,  perdent  la  notion  du  prix  de  la  vie, 
que  la  mort  n'a  plus  la  même  importance. 

Néanmoins,  je  ne  crois  pas  qu'il  soit  sage  de  trop  se  fier  à  cette 
impression,  et  l'explication  classique  me  paraît  en  défaut  sur  des 
points  décisifs. 

D'abord  si  l'horreur  du  suicide  était  liée  à  l'horreur  du  sang,  la 
Terreur  devrait  provoquer  un  accroissement  du  nombre  total  des 
morts  volontaires.  Or,  ce  nombre  total  paraît  diminuer.  Les  seuls 
suicides  qui  deviennent  plus  nombreux  sont  ceux  qui  expriment,  non 
pas  le  mépris  de  la  vie  en  elle-même,  mais  la  subordination  de  la 

46 


122  LA  RÉVOLUTION 

vie  à  nu  idéal.  On  ne  dit  pas  :  tant  de  gens  meurent!  qu'impoilr  u 
vie  de  plus  où  de  moins?  On  dit  :  tant  de  gens  meurent  pour  leurs 
kléee,  je  peux  bien  mourir  pour  la  mienne.  Ce  n'est  pas  au  sang 
versé  qu'on  s'habitue,  c'est  au  sang  versé  pour  la  cause.  Comme  au 
premier  âge  du  christianisme,  la  foi  est,  en  bien  des  cas,  le  sen Li- 
ment premier  et  souverain,  et  l'habitude  de  la  mort  n'en  est  qu'une 
conséquence. 

Second  fait,  parmi  les  hommes  de  la  Révolution,  les  plus  portés  à 
se  donner  la  mort  ne  sont  pas  ceux  qui  ont  moins  de  scrupule  à 
verser  le  sang  d'autrui.  C'est  surtout  parmi  les  Girondins  qu'on  note 
un  parti-pris  réfléchi  de  finir  en  homme  libre,  et  la  Gironde,  si  elle 
a  «  imprudemment  fait  appel  à  la  guillotine  »  (i),  n'a  du  moins 
aucune  part  aux  excès  de  la  Terreur. 

Troisème  fait,  la  Convention  dans  son  ensemble  n'est  pas  l'As- 
semblée sanguinaire  que  représentent  certaines  légendes.  La  Terreur 
est,  à  ses  yeux,  un  expédient  provisoire  (2),  elle  s'y  résigne,  elle  s'en 
grise  par  instants,  parce  qu'elle  sent  la  Patrie  en  danger.  Mais  elle  y 
renonce  au  lendemain  de.  la  victoire.  Non  seulement  elle  ne  touche 
pas  au  droit  pénal,  si  humain  pour  l'époque,  qu'avait  élaboré  la 
Constituante,  mais  elle  songe  à  l'adoucir.  Le  19  janvier  1793,  Con- 
doreet  demande  l'abolition  de  la  peine  de  mort  u  pour  tous  les  délits 
privés  »;  le  17  juin  1793,  Boyer-Fonfrède,  lui  aussi,  demande  l'abo 
lition  de  la  peine  de  mort,  excepté  en  matière  politique;  enfin  le 
dernier  Décret  de  la  Convention  abolit  la  peine  de  mort  à  dater  de 
la  publication   de  la  paix  générale  (3). 

Dernier  fait,  l'abolition  définitive  des  peines  contre  le  suicide  est 
bien  antérieure  à  la  Terreur,  et  le  Code  pénal  qui  les  abolit  marque 
un  immense  progrès  sur  la  législation  sanglante  de  l'ancien  régime  : 
plus  de  torture,  ni  pour  les  condamnés  ni  pour  les  accusés,  plus  de 
supplices  aggravant  la  mort-  Dans  le  droit,  la  morale  nuancée  triom- 
phe avec  l'horreur  du  sang  versé. 

L'explication  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  la  morale  catholique 
ne  suffit  pas,  elle  non  plus,  à  rendre  compte  de  tous  les  faits.  Il  est 
certain  que,  l'Eglise  ayant  pris  officiellement  position  depuis  la  Re- 
naissance contre  la  morale  nuancée,  les  suicides  patriotiques,  civiques, 
les  suicides  destinés  à  éviter  la  mort  ont  un  air  païen;  à  propos  de 
Beaurepaire,  on  évoque  Caton  et  Brutus.  Mais  nous  avons  vu  que  le 
décret  qui  abolit  le  plus  gros  des  anciennes  lois  contre  les  suicidés 
a  pour  rapporteur  l'abbé  Pépin  et  que  l'abbé  Maury,  loin  de  le  com- 
battre, essaie  de  renchérir.  Le  Code  pénal  est  voté  sans  qu'il  y  ait 
aucune  opposition  de  la  part  des  anciens  représentants  du  clergé. 
Je  ne  connais  pas  de  critiques  formulées  par  des  catholiques  à  propos     j 


(1)  Aulard,  Histoire  politique,  p.  399.     (2)  Ibid.x  367.     (3)  Ibicl,  399. 


LIBERTÉ   ET   MORALE   NUANCEE  723 

dos  honneurs  rendus  à,  Reaurepaire.  Enfin,  s'il  est  vrai  que  les  Giron- 
dins et  les  Montagnards  qui  se  tuent  sont  des  incrédules,  il  est  extrê- 
mement vraisemblable  que  parmi  les  martyrs  volontaires  qui  vont 
volontairement  à  la  mort  en  criant  :  Vive  le  roi!  il  y  a  bon  nombre 
de  catholiques. 

Par  contre,  il  me  semble  que  l'hypothèse  qui  nous  a  guidés  jus- 
qu'ici se  confirme  une  fois  de  plus  et  de  façon  éclatante. 

Elle  lie  le  succès  de  la  morale  nuancée  à  la  puissance  d'une  élite 
cultivée  et  éprise  de  liberté.  Or,  si  la  Révolution  consiste  avant  tout 
((  dans  la  Déclaration  des  droits  rédigée  en  1789  et  complétée  en  1793 
et  dans  les  tentatives  faites  pour  réaliser  cette  Déclaration  »  (1),  n'est- 
elle  pas  essentiellement  le  plus  grand  effort  vers  la  liberté  qu'ait  vu 
notre  pays  depuis  la  Renaissance? 

Liberté  civile  :  c'est  sous  les  coups  de  la  Révolution  que  tombent 
non  seulement  les  derniers  vestiges  du  régime  féodal,  de  l'esprit  féo- 
dal, mais  aussi  la  conception  du  courtisan;  le  patriote,  qui  le  rem- 
place, prétend  avant  tout  n'obéir  qu'aux  lois  :  «  Mon  Dieu,  dit  Isnard, 
c'est  la  loi  ». 

Liberté  politique  :  par  la  Révolution,  le  citoyen  succède  au  sujet 
et  il  prétend  avoir  part  au  gouvernement  de  la  chose  publique. 

Liberté  de  penser  :  non  seulement  la  Révolution  proclame  et 
garantit,  (sauf  à  la  suspendre  provisoirement  pendant  la  Terreur), 
l'entière  liberté  d'opinion,  mais  elle  use  du  droit  ainsi  proclamé;  elle 
prend  hardiment  la  suite  de  la  Renaissance  et  de  la  Réforme;  elle 
soumet  à  l'examen  critique  des  questions  longtemps  réservées  ou  timi- 
dement effleurées  :  elle  crée  des  constitutions,  elle  les  abolit;  elle  fait 
et  défait  des  religions;  par  là  elle  ouvre  un  champ  nouveau  à  la  libre 
réflexion  des  hommes. 

Coïncidence  frappante  :  c'est  au  moment  même  où  s'accomplit 
cette  oeuvre  de  liberté  que  triomphe  la  morale  nuancée.  La  morale 
simple,  liée  à  l'esclavage,  à  la  vassalité,  à  la  sujétion,  à  la  servitude 
intellectuelle  disparaît  des  lois  et  des  moeurs  au  moment  même  où 
en  sont  bannies  les  dernières  traces  de  ce  qui  asservissait  légalement 
l'homme  et  la  pensée. 

J'ai  dit  que  ce  grand  triomphe  de  la  morale  nuancée  était  lié  au 
triomphe  d'une  élite.  C'est  en  effet  une  élite,  et  une  élite  cultivée  qui 
légifère  en  1791.  Ce  sont  des  nobles,  des  clercs,  des  bourgeois  qui 
abolissent  les  vieilles  peines  contre  le  suicide.  Plus  tard,  c'est  surtout 
une  élite  lettrée  qui  donne  l'exemple  du  suicide  à  l'antique,  du  suici- 
de destiné  à  éviter  l'infamie  du  supplice.  Il  n'y  a,  en  effet,  qu'un  seul 
parti  dont  presque  tous  les  chefs  semblent  avoir  pris  la  résolution 


(1)  Aulard,  Ibid.,  782. 


724  LA  BÉVOLTJTION 

de  mourir  volontairement,  et  ce  parti,  c'est  la  Gironde.  Or,  les  Giron- 
dins ne  sont  pas  seulement  des  lettrés,  formés  à  l'étude  des  chefs-d'oeu- 
vres classiques,  fidèles  aux  traditions  du  stoïcisme  romain;  ce  sont, 
surtout  à  la  fin,  des  raffinés  qui,  dans  le  privé,  avouent  leur  horreur 
de  la  canaille;  ce  sont  des  aristocrates  «  d'attitude,  de  goûts,  presque 
d'épiderme  »  (i).  Dans  cette  époque  sévère  où  les  influences  mondai- 
nes semblent  suspendues,  ce  sont  presque  des  mondains.  Une  femme 
est  lame  du  parti.  Et,  quant  on  voit  Roland,  Buzot,  Condorcet,  Vala- 
zé,  Petion,  Clavières  finir  par  le  suicide,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
songer  que  Madame  Roland  n'est  pas  étrangère  à  cette  détermination. 
N'est-ce  pas  elle  qui  a  dit  à  Buzot  :  meurs  libre  comme  tu  as  vécu? 
Non  seulement,  c'est  une  élite  qui  donne  le  plus  nettement  le 
signal  de  la  transformation  des  mœurs,  du  retour  à  la  tradition  anti- 
que. Mais  il  me  semble  qu'on  saisit  çà  et  là  quelques  traces  obscures 
des  répugnances  populaires.  C'est  sous  la  Législative  que  le  suicide 
de  Beaurepaire  excite  l'enthousiasme;  ce  sont  les  futurs  Girondins  qui 
décident  le  transfert  au  Panthéon;  ce  sont  des  journalistes  Girondins 
qui  exaltent  cette  mort  glorieuse  et  dénoncent  «  l'imbécillité  »  de  la 
morale  simple.  Mais  vienne  la  Convention.  Aux  éloges  enthousiastes 
de  Delaunay  (d'Angers)  et  Gorsas  succède  la  froide  et  sèche  appré- 
ciation de  Cavaignac.  Vienne  le  règne  de  la  Montagne  :  la  section 
Beaurepaire  quitte  son  nom  «  sans  rien  préjuger  de  l'acte  de  Beaure- 
?paire  ».  Comme  Beaurepaire  n'était  pas  affilié  à  un  parti,  ce  revire- 
rment  ne  peut  s'expliquer  par  des  raisons  politiques.  Il  ne  s'agit  pas 
»  de  frapper  après  coup  un  Girondin.  Reste  donc  une  seule  hypothèse  : 
la  Convention  a  été  élue  au  suffrage  universel,  alors  que  la  Législative 
était  née  sous  le  régime  censitaire.  Les  Montagnards  ont  beau  être 
.aussi  bourgeois  de  manières  que  les  Girondins,  ce  sont  les  alliés  du 
prolétariat,  ils  font  de  larges  concessions  au  sans-culottisme;  les  sec- 
tions, sous  le  règne  de  la  Montagne,  sont  envahies  par  le  vrai  peuple  : 
qui  dit  peuple  dit  morale  simple.  Où  l'élite  admirait,  louait  sans  ré- 
serve, la  foule  s'inquiète,  ne  sait  trop  que  penser,  mais  a  d'obscures 
répugnances.  Le  suicide  de  Gaillard  lui-même,  un  Montagnard,  un 
pur,  cause  dans  les  clubs  un  certain  malaise. 

Ce  rôle  joué  par  .Félite  intellectuelle  dans  la  réforme  du  droit  écrit 
et  dans  la  transformation  des  mœurs  confirme  donc  l'hypothèse  qui 
nous  a  conduits  jusqu'à  présent.  Mais  entre  l'élite  romaine  et  l'élite 
révolutionnaire  il  y  a  une  différence  essentielle.  La  première,  si  elle 
soutient  la  morale  nuancée,  entend  s'en  réserver  l'usage.  Soldats, 
petites  gens,  esclaves  sont  rejetés  sur  la  morale  simple.  Le  grand  qui 
se  frappe  lui-même  meurt,  au  milieu  de  ses  amis,  d'une  mort  élégante 


(1)  Jbid.,  398. 


LIBERTÉ    ET   MORALE   NUANCÉE  725 

que  quelques-uns  envient.  L'homme  du  peuple  qui  se  détruit  est 
banni  du  cimetière.  Au  contraire,  le  droit  élaboré  par  la  Constituante 
est  droit  commun.  Les  vieilles  peines  sont  abolies  aussi  bien  pour  le 
paysan  que  pour  le  bourgeois.  Le  cimetière  reçoit  celui  qui  s'est 
détruit,  riche  ou  pauvre.  Enfin,  si  les  Girondins  se  détachent  de  la 
masse  par  leur  goût  pour  les  suicides  réfléchis,  selon  la  mode  antique, 
ils  n'ont  plus  l'idée  que  de  tels  suicides  sont  l'apanage  d'une  caste. 
Démocrates  et  idéalistes,  ils  ne  demandent  qu'à  voir  le  peuple  s'élever 
jusqu'à  eux.  \] 

Le  peuple  hésite,  c'est  entendu.  Il  ne  recule  pas  trop  devant  ce 
que  les  casuistes  appelent  le  suicide  indirect  :  des  fermiers,  des  garçons 
chapeliers,  des  garçons  pâtissiers  s'unissent  à  des  bourgeois  pour  se 
faire  tuer  en  criant  :  Vive  la  République!  ou  à  des  nobles  pour  se  faire 
tuer  en  criant  :  Vive  le  roi!  mais  les  gens  du  peuple  hésitent  toujours 
à  porter  la  main  sur  eux-mêmes,  à  louer  ceux  qui  se  détruisent  «  de 
leur  propre  main  »,  comme  disaient  les  vieux  textes.  Les  mœurs  ne 
sont  donc  pas  en  bas  ce  qu'elles  sont  en  haut.  Mais,  le  droit  étant  le 
même  pour  tous,  rien  ne  s'oppose  plus  légalement  à  la  disparition 
du  dualisme  antique;  rien  ne  s'oppose  plus  à  ce  que  la  morale  nuancée 
devienne  morale  commune. 

C'est  par  là  que  sa  victoire  est  si  éclatante.  C'est  par  là  que  la 
Révolution,  comme  la  philosophie  du  xvme  siècle,  couronne  à  la 
fois  l'effort  de  la  Renaissance  et,  en  un  sens  celui  du  Christianisme, 
et  ne  revient  au  passé  que  pour  mieux  assurer  l'élan  vers  l'avenir. 

C'est  grâce  à  la  Renaissance  que  la  morale  nuancée,  si  humble 
et  timide  au  moyen  âge,  avait  repris  vie  et  force  au  contact  de  l'anti- 
quité mieux  comprise. 

Mais  c'est  grâce  au  christianisme,  grâce  à  l'idée  de  la  morale  uni- 
que, conservée  en  gros  par  l'Eglise,  que  les  hommes  de  la  Renaissance 
n'avaient  pas  osé  revenir  purement  et  simplement  au  point  de  vue 
antique  et  reprendre  la  morale  nuancée  pour  une  élite  seulement. 

Fidèle  à  l'esprit  du  xviir9  siècle,  la  Révolution  reprend  à  la  fois 
la  doctrine  antique  et  le  point  de  vue  chrétien. 

Une  élite  éprise  de  liberté  abolit  définitivement  le  vieux  droit  qui 
durant  des  siècles  avait  épouvanté  les  humbles,  assure  à  tous  ceux  qui 
se  tuent,  petits  ou  grands,  leur  place  au  cimetière,  à  ceux  qui  se  tuent 
pour  une  grande  cause,  leur  place  au  Panthéon  et  dans  l'histoire; 
une  élite  encore  donne  à  notre  pays  l'exemple  de  ces  morts  volontai- 
res et  réfléchies  dont  s'était  parée  la  doctrine  stoïque.  Mais  ce  retour 
à  l'antiquité  est,  grâce  au  christianisme,  un  pas  en  avant,  parce  que 
l'œuvre  accomplie  par  l'élite  n'est  plus  accomplie  pour  l'élite.  La 
morale  nuancée  triomphe,  mais  elle  triomphe  pour  tous.  Sans  doute 
ses  premiers  fidèles  sont  surtout  des  lettrés,  des  philosophes,  bref  des 
-aristocrates  :  mais  la  porte  est  ouverte  au  peuple. 


CHAPITRE  V 

Le  XIXe  siècle    :    Offensive    de   la  Morale   simple 
Résistance  et  Victoire  de  la  Morale  nuancée 

La  Révolution  fait  triompher  la  morale  nuancée  dans  le  droit  écrit 
et  les  mœurs  d'une  élite,  mais  elle  ne  transforme  pas  la  morale  for- 
mulée, elle  n'émeut  pas  profondément  les  mœurs  populaires,  enfin, 
si  elle  suspend  l'application  du  droit  canonique,  elle  ne  l'abolit  pas. 

Un  dernier  effort  est  donc  nécessaire  pour  éliminer  définitivement 
la  morale  simple.  Mais,  au  moment  où  cet  effort  allait  sans  doute  se 
produire,  la  morale  simple,  trop  violemment  refoulée,  essaie  de  pren- 
dre sa  revanche.  L'Eglise,  après  avoir  cédé  au  flot,  se  ressaisit,  restaure 
l'ancien  droit,  dénonce  de  nouveau  les  partisans  du  suicide,  —  et 
la  vieille  lutte  se  rallume,  prenant  plus  que  jamais  l'aspect  d'une  lutte 
entre  le  catholicisme  et  ses  adversaires. 

Au  seuil  de  l'époque  contemporaine,  cette  lutte  n'est  pas  terminée, 
mais  deux  faits  se  dégagent  déjà  très  nettement  :  au  milieu  du  siècle, 
l'offensive  de  l'Eglise  fait  gagner  du  terrain  à  la  morale  simple;  à  la 
fin  du  siècle,  cette  offensive  est  brisée. 


V Offensive  de  V Eglise  :  1)  Après  avoir  laissé  tomber  le  vieux  droit  canonique 
sous  l'Empire  et  au  début  de  la  Restauration,  2)  l'Eglise  lutte  ensuite 
pour  l'appliquer,  le  proclame  solennellement,  le  rend  de  nouveau  redoutable; 
3)  elle  fait  ainsi  de  la  réprobation  du  suicide  une  chose  proprement  catho- 
lique et  dénonce  les  adversaires  de  la  morale  simple  comme  des  adver- 
saires de  la  religion. 

Dès  le  lendemain  de  la  Révolution,  l'Eglise  reprend,  sans  la  modi- 
fier, sa  doctrine  sur  la  mort  volontaire.  La  Théologie  morale  de  Bailly, 
éditée  en  1789,  est  rééditée  en  181 7  :  l'auteur  ne  change  pas  un  mot 
à  son  chapitre  sur  le  suicide. 

Dans  les  manuels  de  philosophie  rédigés  par  des  ecclésiastiques  (1), 


(1)  J'en  ai  dressé  la  liste  à  l'aide  du  Journal  de  la  Librairie  pour  la  pé- 
riode antérieure  à  1840,  puis  à  l'aide  de  l'Otto  Lorenz.  Ouvrages  cités  :  abbé 
Barbe,  Cours  élém.  de  Philos.  1846  ;  abbé  Bouedron,  Cours  de  Philosophie, 
P.  1867  ;  abbé  Bunot,  Elém.  de  philosophie  chrétienne,  P.  1869  ;  abbé  Carbonel, 
Essai  de  philosophie  classique,  P.  1876  ;  abbé  Clamadieu,  Précis  de  Philos., 
P.  1885  ;  abhé  Dagorne,  Cours  de  Philosophie,  Dinan,  1873  ;  abbé  Drioux, 
Cours  de  philosophie,  P.  1883  ;  abbé  Douey,  Nouveaux  élém.  de  philo  s.,  P.  1828  ^ 


LA   MORALE   DE   L'ÉGLISE  727 

on  retrouve  tout  au  long  du  siècle  les  arguments  classiques  :  le  suicide 
est  une  faute  contre  Dieu,  —  contre  la  société  (i),  —  contre  la 
famille  (2),  —  contre  la  loi  naturelle  (3),  —  c'est  une  négation  de 
tous  les  devoirs  (4),  —  c'est  une  faiblesse  ou  une  lâcheté  (5). 

Même  impression  de  stabilité  lorsqu'on  lit  les  ouvrages  de  casuis- 
tique (6).  C'est  dans  ces  ouvrages  que  s'enregistre  la  grande  révolu- 
tion morale  qui,  au  cours  du  siècle,  substitue  aux  sévérités  jansénistes 
la  doctrine  de  St-Liguori  et  le  probabilisme  (7).  Mais,  tandis  que 
s'accomplit  ce  changement  profond,  les  idées  relatives  au  suicide 
demeurent  immuables.  Qu'on  lise  Vernier,  Bouvier,  Carière,  Lequeux 
et  Gabelle,  Philip,  Noget-Lacoudre  ou  Gousset,  Gury,  Vincent,  la 
Theologia  ex  S.  Liguorio,  partout  on  retrouve  les  mêmes  principes 
et,  en  gros,  les  mêmes  solutions  pratiques  (8). 


abbé  Farga,  Cours  de  philos.  P.  1873  ;  abbé  Gille,  Cours  de  phil.,  P.  1876  ; 
chanoine  Garaby,  Cours  de  phil.  morale,  St-Brieuc,  1844  ;  chanoine  Girauït, 
La  vraie  morale  opposée  à  la  morale  du  siècle  ;  Giscard  de  Larroque,  Nouveau 
cours  de  phil.  à  l'usage  des  collèges,  P.  1845  ;  abbé  Gourio,  Cours  de  phil.  fran 
caise  à  l'usage  des  collèges  et  des  séminaires  ;  le  P.  Jaffre,  Cours  de  phil.  Lyon 
1878  ;  abbé  Leclerc,  Cours  élém.  et  classique  de  philos.,  P.  1862;  abbé  Mellier, 
Leçons  de  philosophie,  Lyon,  1885  ;  abbé  Noiret,  Leçons  de  philosophie,  P. 
1852  ;  abbé  de  Peretti,  Elém.  de  phil,  P.  1865  ;  le  P.  Regnault,  Notions  de 
phil.,  P.  1884  ;  abbé  Robin,  Résumé  de  phil.,  P.  1840  ;  abbé  Roques,  Cours 
de  phil.,  P.  1877  ;  St-Cyr  et  Lambron,  Nouveau  traité  de  phil.,  P.  1840  ;  Insti- 
tutions philosophicae  in  seminario  baiocensi  habitae,  1841. 

(1)  Barbe,  503,  Bouedron,  433,  Bunot,  354,  Clamadieu,  117,  Dagorne,  239, 
Drîoux,  334,  Douey,  403,  Farges,  Gille,  468,  Giscard  de  Laroque,  237,  Gourio, 
151,  Jaffre  558,  Leclerc,  206,  Regnault,  142,  St-Cyr,  II,  119,  Jnstitutiones,  111, 
(2)  Douey,  Farges,  ibid.  (3)  Barde,  Bunot,  Carbonel,  Dagorne,  Gourio,  Roques, 
Saint-Cyr,  ibid.  (4)  Mellier,  500,  Noiret,  252.  (5)  Douey,  403,  Regnault, 
143,  Bunot,  354,  Barde,  505,  Drioux,  335.  (6)  J'ai  lu  la  plupart  des  ouvrages 
indiqués  par  Otto  Lorenz,  par  Bund,  «  Catalogus  auctorum  qui  scripserunt  de 
theologia  morali  et  practica  »,  Rouen,  1900  et  par  le  Dictionnaire  de  Vacant  : 
article  France,  c.  695  ss.  Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre:  Bailly,  «Theologia 
dogmatica  et  moralis  »,  P.  1789  et  P.  1817  ;  Bouvier,  Institut.  theologicae,V. 
1834  ;  Carrière,  Praelecliones  theologicae,  P.  1839  ;  Gousset,  Théol.  morale, 
3e  éd.  P.  1845  ;  Gury,  Compendium  theologiae,  mor.  P.  1850,  Casus  conscien- 
tiae,  P.  1863  ;  Lequeux  et  Gabelle,  Inst.  philosophicae,  P.  1847  ;  Noget-La- 
coudre, Institut.  Philosophicae,  P.  1851  ;  Philip,  Nouveau  Dictionn.  de  théo- 
logie morale,  P.  1851  ;  Vernier,  Theologia  practica,  Besançon,  1828  ;  Vincent, 
Compendium  universae  theologiae,  lre  édit.  de  la  Théologie  de  Clermontt  P. 
1867,  Theologia  ex  S.  Liguorio...  digesta,  P.  1856  (B.  nat.,  B.  15790).  (7)  Cf. 
Vacant,  Dictionnaire,  article  France,  c.  701  :  au  début  du  xixe  siècle, 
<t  la  morale  enseignée  et  pratiquée  en  France  était  la  morale  sévère  que 
le  jansénisme  avait  implantée  dans  ce  pays  et  qui  fut  peu  à  peu  remplacée 
par  la  doctrine  de  St  Liguori  et  par  le  probabilisme  ».  (8)  Gury  condamne 
encore  la  vierge  qui  se  fait  tuer  pour  n'être  pas  violée,  (Casus,  I,  258)  ;  Car- 
rière interdit  de  se  jeter  à  l'eau,  si  on  doit  certainement  se  noyer,  «  même  pour 
baptiser  un  enfant  qui  va  mourir  sans  baptême  »,  (II,  847),  et  dans  une  note, 
il  signale  que  «  nombreux  sont  ceux  qui  ont  trouvé  qu'on  n'eût  pas  du  peut- 
-être élever  aux  nues  à  ce  point  la  mort  de  l'enseigne  Bisson»  ;  cf.  Bouvier  V,362. 


728  LE   XIXe   SIÈCLE 

Comme  la  Révolution  n'a  pas  transformé  la  morale  écrite,  cet 
attachement  aux  vieilles  formules  n'est  pas  surprenant.  L'Eglise,  en 
les  maintenant,  reste  sur  ses  positions,  rien  de  plus.  Mais  sur  le  ter- 
rain du  droit,  elle  prend  hardiment  l'offensive  contre  sa  rivale,  contre 
l'esprit  du  xvm6  siècle  et  de  la  Révolution. 

Ce  qui  fait  que  cette  offensive  a  échappé  aux  historiens,  c'est 
qu'ils  ont  cru  que,  sur  ce  point  aussi,  l'Eglise  s'était  contentée  de 
garder  sa  tradition  :  elle  avait  de  tout  temps  puni  les  suicidés;  elle 
les  punit  au  xixe  siècle,  il  n'y  a  là  ni  nouveauté  ni  agression.  — 
Seulement  il  n'est  pas  exact  que  la  traduction  juridique  de  l'Eglise 
ait  été  ininterrompue  :  au  début  du  xixe  siècle,  le  clergé  cède  à  l'esprit 
nouveau;  il  laisse  peu  à  peu  tomber  l'ancien  droit,  puis  soudain,  au 
moment  même  où  ce  droit  paraît  aboli,  l'Eglise  revient  sur  ses  pas, 
restaure  les  peines  oubliées  et  oppose  fièrement  les  sévérités  cano- 
niques à  l'indulgence  du  Code  pénal. 

Je  ne  connais  pas  de  texte  prouvant  clairement  que,  pendant  la 
Révolution,  l'Eglise  ait  laissé  tomber  les  canons  punissant  le  suicide. 
Mais,  sous  l'empire,  Portalis  n'admet  plus  qu'on  refuse  la  sépulture 
ecclésiastique  à  ceux  qui  se  tuent. 

En  l'an  XI,  un  desservant  du  diocèse  de  Meaux  l'ayant  refusée 
à  un  suicidé,  Portalis  écrit  à  l'évêque  :  «  que  les  prêtres  devaient  en 
pareil  cas  se  réfugier  dans  la  charité  évangéilique,  dont  la  maxime 
était  que,  dans  les  choses  incertaines,  il  fallait  toujours  supposer  le 
bien;  qu'elle  ne  leur  permettait  pas  de  se  'livrer  à  des  soupçons  inju- 
rieux, quand  ces  soupçons  n'étaient  pas  confirmés  par  des  preuves 
légales  et  un  jugement  public,  qu'il  leur  appartenait  alors  de  prendre 
la  défense  de  l'homme  qui  ne  pouvait  plus  se  faire  entendre  et  de 
faire  valoir  en  sa  faveur  tout  ce  que  le  zèle  pastoral  était  capable  de 
leur  suggérer,  comme  l'état  de  démence  ou  de  délire  dans  lequel  il 
avait  pu  se  trouver  ou  même  la  possibilité  qu'il  eût  été  tué  par  acci- 
dent »  (i). 

La  même  année,  refus  de  sépulture  à  un  suicidé  dans  le  diocèse  de 
Mayence.  Portalis  écrit  dans  un  rapport  :  «  Le  desservant  fondait  son 
refus  sur  ce  que  les  rituels  défendaient  autrefois  d'accorder  la  sépul- 
ture ecclésiastique  aux  personnes  qui  s'étaient  donné  volontairement 
la  mort.  J'ai  écrit  à  l'évêque  de  Mayence  que  les  rituels  étaient  en 
cela  d'accord  avec  les  Ordonnances,  mais  que  le  cas  dont  il  s'agit 
étant  de  ceux  qui  demandent  la  notoriété  de  fait  et  de  droit,  il  serait 
impossible,  dans  le  silence  de  nos  lois  sur  cette  matière,  d'obtenir  cette 


(1)  Lettre  citée  par  Prompsault,  Dictionnaire  raisonné  de  droit  et  de 
jurisprudence  civile-ecclésiastique,  (Encycl.  théolog.  de  Migne,  t.  XXXVIII), 
p.  433  ss. 


ABOLITION   DU   DROIT   CANONIQUE   SOUS   L'EMPIRE         729 

"notoriété  et  que,  pour  ménager  charitablement  et  sans  scandale  les 
prières  de  l'Eglise  aux  personnes  que  la  clameur  publique  désigne 
comme  ayant  péri  par  un  suicide,  on  doit  présumer  qu'elles  étaient 
dans  un  état  de  démence  lorsqu'elles  se  sont  donné  la  mort.  J'ai 
engagé  ce  prélat  à  éclairer  à  cet  égard  le  zèle  du  desservant  et  à  répri- 
mer sa  conduite  par  les  voies  canoniques.  J'attends  d'un  jour  à  l'autre 
qu'il  me  fasse  connaître  les  mesures  de  répression  qu'il  a  prises  »  (i). 

Le  25  vendémiaire  de  la  même  année,  à  propos  d'un  autre  refus, 
Portails  écrit  au  premier  consul  qu'il  va  s'adresser  à  l'archevêque  : 
«  Après  la  mort,  les  hommes  n'ont  plus  rien  à  juger;  ils  ne  peuvent 
savoir  ce  qui  s'est  passé  dans  les  derniers  moments  dans  l'âme  du 
défunt;  ils  ne  doivent  point  affliger  les  vivants  par  des  mesures  indis- 
crètes ni  permettre  de  s'expliquer  sur  des  choses  dont  le  jugement 
n'appartient  qu'à  Dieu  »  (2). 

Comme  on  voit,  Portalis  se  sert  d'arguments  propres  à  toucher 
à  la  fois  les  théologiens  et  les  canonistes.  Aux  premiers  il  dit,  après 
St- Augustin,  après  l'auteur  du  texte  des  faux  capitulaires  :  non  discer- 
nimus,  les  voies  de  Dieu  sont  impénétrables  (3).  Aux  seconds  il  dit  : 
quand  vous  punissiez  le  suicide,  vous  suiviez  l'action  de  l'état  (c'est 
encore  plus  vrai  qu'il  ne  le  croit,  puisque  cette  subordination  remonte 
au  vie  siècle);  dès  l'instant  que  l'état  s'abstient,  vous  ne  pouvez  plus 
vous  appuyer  sur  une  constatation  officielle  du  iait  lui-même. 

Il  faut  croire  qu'on  se  rend  à  la  valeur  de  ces  arguments.  Car, 
un  an  après  qu'ont  été  écrites  les  lettres  qu'on  vient  de  lire,  l'article 
19  du  décret  du  23  prairial  an  XII  consacre,  en  la  généralisant,  la 
doctrine  de  Portalis  :  «  Lorsque  le  ministre  d'un  culte,  sous  quelque 
prétexte  que  ce  soit,  se  permettra  de  refuser  son  ministère  pour  l 'inhu- 
mation d'un  corps,  l'autorité  civile  est  chargée  de  faire  porter,  pré- 
senter, déposer  et  inhumer  le  corps  »  (4). 

Cet  article  ne  prescrit  pas  seulement  d'accorder  à  tous  les  morts 
une  sépulture  décente;  il  prescrit  de  leur  accorder  la  sépulture  ecclé- 
iastique;  l'ancien  droit  canonique  a  vécu. 

Il  est  vrai  que  l'article  19  n'est  pas  toujours  appliqué.  Mais  s'il 
y  a  des  dérogations  à  la  règle,  touchant  les  enfants  morts  sans  bap- 
tême et  les  libres  penseurs  (5),  il  n'y  en  a  pas  touchant  les  suicidé*. 
Une  décision  ministérielle  du  7  septembre  1807  déclare  que,  le  suicide 
n'étant  plus  un  crime  établi  par  une  instruction,  les  refus  de  sépul- 


(1)  Archives  nationales,  F.  19/4071.  (Le  rapport,  qui  n'est  pas  signé, 
est  évidemment  de  Portalis.  Il  est  daté,  sur  la  chemise,  de  l'an  XI.)  (2)  Por- 
talis, Discours,  rapports  et  travaux  inédits  sur  le  Concordat,  P.  1845,  p.  539. 
(3)  Voir  plus  haut,  p.  331  et  408.  (4)  Article  19,  (Dalloz,  Répert.  XIV,  929). 
(5)  Voir  Mémoires  historiques  sur  les  affaires  ecclésiastiques  de  France,  P. 
1819,  t.  I,  p.  400. 


730  LE   XIXe   SIÈCLE 


: 

i 


turc  seraient  nécessairement  «  arbitraires  et  dès  lors  des  attentats  à 
l'ordre  public  »  (i).  En  i8i3,  le  ministre  des  cultes  déclare,  dans  une 
lettre  à  l'évoque  de  Dijon  que  la  sépulture  ecclésiastique  ne  peut  êtr< 
refusée  qu'en  deux  cas  :  i°.  Lorsqu'il  s'agit  de  personnes  qui  on' 
notoirement  professé  un  autre  culte  que  le  catholique;  20  lorsque  1 
dernières  volontés  expriment  le  désir  que  le  clergé  ne  prenne  point 
part  aux  funérailles.  Quant  à  ceux  qui  se  tuent,  on  alléguera  peut-être 
a  les  Rituels  qui  défendent  aux  prêtres  de  concourir  à  l'inhumation 
des  suicidés  ».  Mais,  à  l'époque  où  ces  Rituels  ont  été  rédigés,  «  les 
lois  civiles  et  ecclésiastiques  étaient  d'accord  sur  ce  point,  au  lieu  que 
nos  lois  actuelles  ne  contiennent  contre  les  suicides  aucune  disposi- 
tion )).  Les  prêtres  n'ont  donc  qu'à  présumer  la  démence  :  «  A  cette 
présomption  de  démence  se  joint  encore  celle  du  repentir  de  la  per- 
sonne décédée,  au  moment  même  où  les  portes  de  l'Eternité  vont 
s'ouvrir  devant  elle.  Dans  ce  moment  décisif,  une  pensée  heureuse 
peut  en  effet  l'avoir  ramenée  à  elle.  Or,  vous  savez  qu'un  instant  de 
repentir  sincère  suffit  pour  couvrir  les  fautes  d'une  vie  entière  »  (2). 
D'après  Vuillefroy,  l'empereur  lui-même,  appelé  à  se  prononcer  en 
1806  sur  cette  question  des  refus  de  sépulture  n'admet  qu'une  seule 
dérogation  à  l'article  19  :  «  Tout  individu  doit  être  enseveli  suivant 
le  rite  du  culte  qu'il  a  professé  pendant  sa  vie,  à  moins  qu'il  n'ait 
formellement  demandé  le  contraire  »  (3).  D'après  Prompsault,  Napo- 
léon va  plus  loin  encore  :  en  181 2,  il  soumet  au  Conseil  d'état  un 
projet  de  décret  selon  lequel  «  tout  prêtre  qui  aurait  refusé  ses  prières 
à  une  personne  morte  dans  l'état  extérieur  de  l'Eglise  catholique 
devait  être  déclaré  démissionnaire  et  banni  à  dix  myriamètres  de 
l'endroit  où  il  exerçait  »  (4).  Ce  dernier  projet  n'a  pas  de  suites. 
Par  contre  Vuillefroy  cite  huit  décisions  ministérielles  conformes  à 
l'opinion  exprimée  par  l'empereur  en   1806  (5). 

Donc  la  lettre  de  la  loi  et  l'application  de  la  loi  s'accordent  pour 
abolir  le  vieux  droit  canonique.  Mais  ce  qu'il  faut  surtout  noter,  c'est 
que  l'Eglise  ne  songe  pas  à  protester  contre  cette  abolition.  Il  y  a 
çà  et  là  des  résistances  populaires  (6).  Il  y  a  aussi  quelques  refus 


(1)  Vuillefroy,  Traité  de  l'administration  du  culte  catholique,  P.  1842, 
p.  494.  Cf.  une  décision  analogue  en  1813,  p.  493.  (2)Archives  natio- 
nales, F.  19/4073.  (3)  Vuillefroy,  p.  494,  note.  (4)  Prompsault,  Dic- 
tionnaire, p.  436.  (5)  Décisions  du  7  Germinal,  an  XI,  18  pluviôse, 
an  XIII,  5  avril  et  19  juillet  1806,  1er  juin  1807,  2  décembre  1808,  19  oc- 
tobre 1814  (p.  494,  note).  (6)  Dans  une  lettre  du  12  vendémiaire  an  XIV, 
adressée  au  Juge  de  paix  de  Dunkerque,  Portalis  dit  qu'il  y  a  des 
pays  où  le  suicide  est  tellement  en  horreur  que  «  les  fonctionnaires  civils  et 
ecclésiastiques  ont  du  se  concerter  »  pour  que  les  suicidés  fussent  ensevelis 
sans  honneur.  Dans  une  lettre  du  16  vendémiaire  de  la  même  année,  il  dit 
encore  qu'il  connaît  des  communes  «  où  l'on  a  été  prêt  à  s'insurger  parce  qu'en 


DE   PORTALIS    A   DECAZES  731 

rprononcés  par  des  desservants.  Mais  il  n'y  a  aucune  réclamation 
collective  de  lepiscopat  et  je  ne  connais  même  pas  d'évêque  qui 
s'insurge  contre  la  loi  de  prairial  et  la  doctrine  de  Portalis.  Non  seule- 
ment l'Eglise  «  se  soumet  »,  comme  dit  Vuillefroy  (i),  aux  prescrip- 
tions du  gouvernement,  mais  on  n'a  pas  l'impression  que  cette  sou- 
mission lui  coûte.  Dans  un  rapport  à  l'empereur,  Portalis  dit  en  pas- 
sant que  «  Mgr  l'archevêque  de  Bordeaux  professe  les  vrais  principes 
sur  cette  matière  »,  c'est-à-dire  qu'il  fait  accorder  les  obsèques  reli- 
gieuses aux  suicidés  (2).  En  i8i3,  à  Toulouse,  un  prêtre  ayant 
refusé  les  funéraires  religieuses  à  deux  suicidés,  l'archevêque  lui 
envoie  «  une  lettre  raisonnée  et  appuyée  sur  les  autorités  les  plus  res- 
pectables afin  de  lever  ses  scrupules  »,  et  il  lui  donne  l'ordre  de 
revenir  sur  son  refus.  Le  prêtre  s'obstinant,  l'archevêque  le  destitue 
«et  lui  interdit  «  toute  fonction  dans  l'Eglise  métropolitaine  »  (3). 

Enfin,  ce  qui  montre  bien  que  la  doctrine  de  Portalis  et  de  l'admi- 
mistration  impériale  ne  passe  pas,  au  début  du  xixe  siècle,  pour  une 
^entreprise  sur  les  lois  de  l'Eg'lise,  une  doctrine  anti-catholique,  c'est 
qu'au  début  de  la  Restauration,  quand  les  partis  de  droite  sont  en 
plein  triomphe,  le  pouvoir  garde  la  même  attitude  qu'à  l'époque  pré- 
cédente. 

Le  18  Février  181 9,  apprenant  qu'un  curé  a  refusé  la  sépulture 
.ecclésiastique  à  un  suicidé,  le  duc  Decazes,  ministre  de  l'intérieur, 
■  de  l'intérieur  écrit  aux  vicaires  capitulaires  et  les  invite  à  donner 
«  des  instruction  très  positives  pour  que  les  refus  de  sépulture  ecclé- 
siastique ne  se  renouvellent  plus  ».  Le  même  jour  écrivant  au  préfet 
intéressé  il  dit  que  le  décret  de  prairial  ne  prévoit  aucune  peine  contre 
de  semblables  refus  et  il  ajoute  :  «  L'autorité  ne  peut  donc,  jusqu'à 
présent  (4),  intervenir  que  par  la  voie  de  la  persuasion.  Mais  il  est 
permis  d'examiner  s'il  ne  serait  pas  convenable,  pour  rendre  cette 
voie  plus  efficace,  d'éviter  que  \\es  formalités  qui  constatent  les  suici- 
des parviennent  à  la  connaissance  des  ecclésiastiques.  Ce  serait  un 
moyen  d'aider  leurs  scrupules.  Ils  n'auraient  plus  aucun  prétexte 
de  refuser  leur  ministère  s'ils  ignoraient  réellement  ou  même  s'ils 
pouvaient  paraître  ignorer  les  causes  de  la  mort  ». 


des  circonstances  semblables  les  curés  avaient  voulu  user  d'indulgence  ». 
Ces  deux  lettres  se  trouvent  aux  Archives  nationales,  (F.  19/4073)  dans  le 
dossier  Inhumation  des  suicidés  et  duellistes.  Comme  on  voit,  la  résistance  ne 
vient  pas  du  clergé,  mais  de  la  population  elle-même. 

(1)  P.  494,  note.  (2)  Portalis,  Discours,  rapports,  etc....  rapport  du 
3  juillet  4807.  (3)  Lettre  de  l'archevêque  de  Toulouse  au  ministère  des 
cultes,  27  octobre  1813,  (Archives,  nat.,  F.  19/4073).  (4)  C'est  moi  qui 
souligne  ces  mots.  Ils  donneraient  à  penser  que,  sous  la  Restauration, 
l'administration  envisage  des  mesures  destinées  à  assurer  la  stricte  applica- 
tion de  l'article  19. 


732  LE   XIXe   SIÈCLE 

En  Juin  1819,  à  propos  d'un  refus  de  sépulture  dans  les  Deux-Sk- 
vres,  le  garde  des  sceaux  écrit  que  le  curé  est  d'autant  plus  coupable 
que,  d'après  le  Rituel  du  diocèse,  il  fallait  une  sentence  épiscopale 
pour  trancher  la  question. 

La  même  année  181 9,  un  curé  du  Finistère  refuse  la  sépulture 
ecclésiastique  à  un  suicidé.  Le  duc  Decazes,  ministre  de  l'intérieur, 
écrit  au  préfet  :  «  Je  viens  d'inviter  M.  l'évêque  de  Quimper  à  donner 
des  instructions  très  positives  pour  que  de  pareils  refus  ne  se  renou- 
vellent plus,  et  à  témoigner  ma  satisfaction  à  M.  le  curé  de  Quimperlé 
qui  a  fait  faire  ce  service  par  un  de  ces  vicaires1  »  (1). 

Enfin,  le  22  mars  1826,  un  avis  du  Conseil  d'état  déclare  que,  la 
religion  catholique  étant  constitutionnellement  la  religion  de  l'état, 
tout  Français  qui  ne  fait  pas  profession  d'un  autre  culte  doit  être 
présumé  catholique,  «  en  conséquence  de  quoi  il  a  droit  à  la  sépulture 
ecclésiastique  »  (2). 

Ainsi  non  seulement  les  ministres  de  la  Restauration  maintiennent 
la  tradition  de  l'empire;  mais  ils  ont  le  sentiment  que  l'Eglise  est 
avec  eux;  ils  comptent  sur  l'épiscopat  pour  réprimer  les  excès  de  zèle, 
et  ils  ne  craignent  pas  de  lui  donner  en  ce  sens  «  des  instructions 
très  positives  ». 

Aboli  par  la  loi,  refoulé  par  l'action  administrative,  abandonné 
par  l'Eglise,  le  vieux  droit  canonique  semble  avoir  vécu.  —  Mais 
voici  que  soudain  l'Eglise  se  ravise,  attaque  violemment  le  décret  de 
prairial,  fait  reculer  le  gouvernement  chargé  de  l'appliquer,  proclame 
fièrement  le  maintien  des  vieux  canons  et  parvient,  malgré  la  loi, 
à  punir  sévèrement  les  suicidés. 


= 


C'est  sous  la  Restauration  que  commence  cette  offensive. 

En  cette  même  année  181 9,  où  le  duc  Decazes  interdit  de  refus 
la  sépulture  ecclésiastique  aux  suicidés,  Lamennais  réplique  :  « 
révolution  a  tellement  corrompu  les  idées  d'ordre  qu'on  a  cru  que  la 
justice  sociale  devait  être  indifférente  à  ce  genre  de  meurtre...  On  veut 
que  la  religion  soit  complice  de  cette  indifférence,  on  veut  que  sur 
le  cadavre  encore  sanglant  du  malheureux  qui  vient  de  se  tuer,  elle 
appelle  la  bénédiction  du  Dieu  qui  a  dit:  tu  ne  tueras  point...  Craint- 
on  qu'il  n'y  ait  pas  assez  de  suicides?..  Mais  le  scandale  que  donnerait 
FEglise  en  tolérant  le  meurtre,  en  quoi  servirait-il  à  l'infortuné  qui 
n'est  plus?  Triste  pitié  qui  ne  sauve  que  l'amour-propre  d'une  famille 
en  préparant  peut-être  le  désespoir  de  plusieurs  autres!  Laissez  à  la 
religion  ses  lois,  aussi  bien  vous  ne  les  changerez''  pas  :  elles  sont 


(1)  Toutes  ces  lettres  se  trouvent  aux  Archives  nationales,  (F.  19/4073). 
(2)  Prompsault  cite  cet  avis,  qu'il  déclare  inédit,  dans  son  Dictionnaire, 
p.  442. 


733 

immuables  comme  Dieu  lui-même.  Occupez- vous  plutôt  de  réformer 
les  vôtres!  »  (i). 

Dès  d'instant  que  le  clergé  prétend  appliquer  ses  lois  «  immua- 
bles )),  la  lutte  se  trouve  engagée  entre  le  maire  chargé  de  faire  res- 
pecter l'article  19  et  le  curé  chargé  d'appliquer  les  anciens  canons. 
Là  où  'le  maire  est  énergique,  il  commet  d'abord  un  prêtre  pour  célé- 
brer les  obsèques  religieuses,  puis,  s'il  se  heurte  à  un  refus,  il  allègue 
le  texte  qui  lui  prescrit  de  faire  «  présenter  »  le  corps,  force  les  portes 
de  l'Eglise,  y  introduit  le  cercueil  et  invite  les  fidèles  à  célébrer  un 
office  funèbre.  Là  où  le  maire  est  plus  conciliant,  il  laisse  le  curé 
refuser  la  sépulture  ecclésiastique  ,mais  il  avise  le  préfet,  et  il  lui 
demande  des  instructions. 

Il  faut  croire  que  préfets  et  ministres  abandonnent  assez  vite  la 
tradition  de  Portalis  et  du  duc  Decazes,  car,  dès  1822,  Falret  signale 
en  passant  la  survivance  du  vieux  droit  canonique  (2)  et  en  1829, 
Affre  déclare  que  le  gouvernement  a  laissé  tomber  l'article  19  (3), 
Néanmoins,  c'est  seulement  après  la  Révolution  de  i83o  qu'on  voit 
le  gouvernement  céder  à  l'offensive  de  l'Eglise  et  renier  la  lettre  et 
l'esprit  du  décret  de  prairial. 

En  i836,  une  circulaire  du  préfet  de  Seine-et-Marne  prescrit  aux 
maires  de  ne  pas  essayer  de  contraindre  le  clergé  touchant  l'octroi 
des  funérailles  religieuses  (4). 

En  i838,  le  Préfet  de  Seine-et-Oise  envoie  aux  maires  une  circu- 
laire analogue  (5). 

En  juillet  i838,  le  préfet  de  la  Haute- Vienne  qui,  lui,  est  partisan 
du  décret  de  prairial,  se  plaint  qu'il  y  ait  eu  à  Limoges  deux  refus 
de  sépulture  à  des  suicidés.  Mais  le  ministre  Barthe  lui  répond  que 
l'Eglise  est  dans  son  droit;  il  va  plus  loin  et  ajoute  qu'en  un  temps 
où  le  suicide  fait  tant  de  ravages,  «  il  est  heureux  que  les  lois  ecclé- 
siastiques suppléent,  autant  qu'il  est  possible,  au  silence  et  peut-être 
à  l'impuissance  des  lois  civiles  ».  Le  3  août,  écrivant  à  l'évêque  de 
Limoges,  Barthe  déclare  attendre  un  bon  résultat  des  «  sages  sévéri- 
tés de  l'Eglise  »  (6). 

La  même  année  i838,  le  garde  des  sceaux  fait  connaître,  par  une 
décision  en  date'du  28  juin,  que  l'article  19  «  ne  saurait  recevoir  ni 
interprétation  ni  exécution  contraires  aux  lois  fondamentales,  à  la 


(1)  Lamennais,  Sur  le  suicide,  (Œuvres,  P.  1836-1837,  t.  VIII,  p.  186  ss.). 
(2)  De  Vhypochondrie  et  du  suicide,  P.  1822,  p.  274.  (3)  Affre,  Traité  de 
l'administration  temporelle  des  paroisses,  2e  édit.,  P.  1829.  (4)  Cités  par  André, 
Cours  alphabétique  et  méthodique  de  dr.  canon.,  (Migne,  Encycl.  théol.,  IX, 
494).  (5)  Citée  dans  Y  Examen  de  la  question  du  refus  de  la  sépulture,  ete.  par 
un  prêtre  du  diocèse  de  Limoges,  P.  1840,  (Bib.  nat.,  Ld  4/4760),  p.  29.  (6) 
Archives  nationales,  F.  19/4073). 


734  LE    XIXe   SIÈCLE 

distinction   et   indépendance   réciproques   des    deux    puissances   que> 
les  lois  ont  établies  »  (i). 

En  i844>  Ie  ministre  de  la  justice  déclare  que  l'article  19  donne 
incontestablement  au  maire  le  droit  de  présenter  le  corps  à  l'Eglise, 
mais  «  qu'en  général  il  est  préférable  de  ne  point  user  de  ce  droit  »(2). 

Le  29  mars  1847,  le  ministre  de  la  justice,  écrit  à  son  collègue  de 
l'intérieur  :  «  D'après  les  règles  consacrées  par  les  canons  reçus  en 
France  et  implicitement  remis  en  vigueur  par  l'article  6  de  la  loi 
du  18  germinal  an  X,  la  sépulture  ecclésiastique  peut  et  doit  être 
refusée  aux  suicidés  »  (3). 

Le  i5  juin  18^7,  une  circulaire  du  garde  des  sceaux  déclare  que 
le  ministre  du  culte  «  commis  »  par  l'autorité  civile  en  vertu  de 
l'article  19  a  le  droit  de  refuser  son  concours.  Le  Maire  ne  peut 
introduire  de  force  le  cercueil  dans  le  temple.  Si  les  familles 
s'estiment  injustement  lésées,  ollles  n'ont  qu'à  s'adresser  au  conseil 
d'Etat  (4). 

Le  16  juin,  le  ministre  de  l'intérieur  consacre  les  mêmes  prin- 
cipes :  il  faut  distinguer  l'inhumation  et  la  cérémonie  religieuse. 
Le  décret  de  prairial  a  reçu  une  interprétation  qui  ne  peut  se  conci- 
lier avec  les  articles  1  et  12  du  concordat,  car  elle  porte  atteinte 
à  la  liberté  du  culte  catholique.  L'autorité  civile  n'a  pas  le  droil 
de  contraindre  les  prêtres  à  accorder  la  sépulture  ecclésiastique, 
celui  de  forcer  les  portes  des  églises  (5). 

Le  ((  prêtre  du  diocèse  de  Limoges  »  déclare  que  cette  doctrii 
a  été  confirmée  «  par  tous  les  ministres  succesivement  chargés  di 
département  des  cultes,  Mm.  de  Montalivet,  d'Argout,  Persil,  Sauze 
et  M.  Barthe  »  (6).  Au  lendemain  des  circulaires  de  1847,  l'aboli 
tion  pratique  de  l'article  19  parait  assez  définitive  pour  que  deu] 
maires  qui  font  porter,  malgré  le  clergé,  des  suicidés  à  l'Eglise  soient 
l'un  blâmé,    l'autre  suspendu  (7). 

Dès  que  le  pouvoir  civil  a  cédé,  l'Eglise  confirme  solennelle- 
ment le  vieux  droit  canonique  et,  de  nouveau,  des  conciles  pres- 
crivant ces  refus  de  sépulture  que  le  pouvoir  civil,  en  1807,  appela- 
des  ((  attentats  à  l'ordre  public  »  (8). 

En    1849,   Ie   concile  de  Reims  refuse  la  sépulture  ecclésiastique 
aux  suicidés  rationis  suœ  compotes  (9). 

En  i85o,  le  concile  d'Aix  enveloppe  dans  la  même  condamnatioi 


(1)  Citée  par  la  circulaire  du  16  juin  1847  indiquée  ci-dessous.  (2)  Arcb. 
nat.,  F.  19/4073.  (3)  Arch.  nat.,  F.  7/4073.  (4)  Dalloz,  J.  G.,  1847,  III,  173. 
(6)  IBid.,  p.  128.  (6)  Examen  de  la  question  du  refus  de  sépulture,  etc., 
p.  31.  (7)  Avril  et  février  1850,  (Arch.  nat.,  F.  19/4073)  (8)  Voir  plus 
haut  page  730.     (9)  Acta  et  décréta  sanct.  conciliorum  recentiorum,  IV,  124, 


LA   VICTOIRE   DE   L'ÉGLISE  735 

ceux  qui  se  tuent  ou  qui  se  battent  en  duel,  falsi  honoris  ambra 
deïusi  au.t  ctiam  magnitudinis  animi  ostentandae  causa.  (1) 

Le  refus  de  sépulture,  sauf  en  cas  de  démence  constatée  ou  légi- 
timement présumée,  est  encore  prescrit  en  i85o  par  les  conciles 
de  Rouen  (2),  de  Sens  (3),  de  Glermont  (4),  d'Albi  (5),  de  Lyon  (6), 
de  Bourges  (7),  en  i85i,  par  le  concile  d'Auch  (8),  en  1859,  par 
le  concile  de  Vienne  (9). 

Bien  entendu,  les  statuts  synodaux  contiennent  les  mêmes  pres- 
criptions (10)  et  les  canonistes  enseignent  la  même  doctrine  que  les 
conciles  (11). 

Aboli  au  début  du  siècle,  le  vieux  droit  est,  en  i85o,  officielle- 
ment restauré.   L'offensive  de  l'Eglise  est  victorieuse. 

Le  droit  restauré  est-il  appliqué  rigoureusement?  Je  ne  le  crois 
pas  (12).  Mais,  là  où  il  joue,  la  peine  qu'il  indique  se  trouve  être 
extrêmement  grave. 

La  révolution,  on  s'en  souvient,  avait  essayé  de  rendre  les  rigueurs 
canoniques  à  peu  près  illusoires  en  assurant  à  tous  les  morts  des 
funérailles  décentes,  l'accès  au  cimetière  commun  et  en  reléguant 
si  bien  dans  l'ombre  l'appareil  religieux  des  obsèques,  que  le  refus 
de  sépulture  ecclésiastique  cessait  d'être  une  peine  publique.  Mais, 
dès  que  tombe  l'article  19,  ce  même  décret  de  prairial,  qui  semblait 
devoir  protéger  la  dépouille  des  suicidés  se  trouve  donner  des  armes 
contre  eux. 

L'article  18  porte  que  les  cérémonies  précédemment  usitées  pour 
les  convois  suivant  les  différents  cultes,  seront  rétablies  et,  dans  les 
communes  «  où  on  ne  professe  qu'un  seul  culte  »,  c'est-à-dire  dans  la 
plupart  des  communes  rurales,  il  autorise  même  les  cérémonies 
religieuses  hors  des  églises  et  des  lieux  de  sépulture.  Conséquence, 
le  refus  de  sépulture  ecclésiastique  redevient  une  peine  publique, 
une   flétrissure  pour  la  famille  :   tout  le  quartier,    tout   le   village, 


(1)  Ibid.,  977.  (2)  Mansi,  (Martin-Petit),  XLIV,  48.  (3)  Ibid.  246. 
(4)  i&ÙZ.  482.  (5)  Acta  et  décréta,  IV,  437.  (6)  Ib.,  481.  (7)  Ib.,  1117. 
(8)  Mansi  ,  (Martm-Petit),  XLIV,  628.  (9)  Ib.,  XLVII,  816.  (10)  Sta- 
futa  synod.  diocesis  Melensis,  1846  ;  Statuts  et  règlements  du  diocèse 
de  Quimper,  1852  ;  Ordonnances  synodales  de  Mgr  Darmicoles,  arche- 
vêque d'Aix,  1853  ;  Statuts  synodaux  du  diocèse  de  St-Claude,  1855  ;  Statuts 
du  diocèse  de  Versailles,  1846,  etc.  (11)  Du  moins  n'ai-je  trouvé  aucune  dis- 
sonance dans  les  ouvrages  indiqués  par  Otto  Lorenz,  (mot  droit  canonique). 
Voir,  par  exemple,  Affrc,  André  (ou  via  très  cités  plus  haut,  p.  733  ; 
Craisson,  Manuale  lotius  juris  canonici  ;  P.  1863,  III,  449  ;  Dieullin,  Le  guide 
des  curés,  P.  1849,  I,  327  ;  Lequeux,  Manuale  cornpendium  juris  canonici, 
P.  1850,  III,  304  ;  Henrion,  Code  ecclésiastique  français,  P.  1829,  II,  461  ; 
Maupied,  Juris  canonici,  wiivrrsi  comjtndinni.  !'.  1661,  I,  1500,  etc.  (42 
Voir  la  quatrième  partie  de  ce  chapitre. 


730  LE    XIXe    SIÈCLE 

voient  que  celui  qui  s'est  détruit  n'est  pas  enterré  comme  les  autres. 

La  famille  pourrait,  il  est  vrai,  donner  du  moins  quelque  pompe 
à  un  enterrement  civil.  Mais,  môme  au  début  de  la  troisième  répu- 
blique, l'administration  fait  tout  ce  qu'elle  peut  pour  que  ces  enterre- 
ments soient  sans  éclat  En  1873,  un  préfet  prescrit  d'inhumer  hors 
du  cimetière  les  personnes  enterrées  civilement  (1).  La  môme  année, 
le  préfet  du  Rhône  décide  que  les  enterrements  civils  ne  pourront 
avoir  lieu  l'été  qu'à  six  heures  du  matin,  l'hiver  qu'à  sept  heures,  (et 
cette  décision  défendue  par  Beulé,  ministre  de  l'intérieur,  est 
approuvée  à  la  Chambre  par  4i3  voix  contre  25i)  (2).  Le  ministre 
de  la  guerre  s'oppose  à  ce  que  les  troupes  «  soient  mêlées  »  à  des 
obsèques  civiles  (3).  Le  gouvernement  approuve  les  fonctionnaires 
qui  refusent  d'y  assister  (4)>  frappe  les  maires  qui  y  prennent 
part  (5).  Le  suicidé,  privé  de  sépulture  ecclésiastique,  est  donc 
inhumé  ignominieusement. 

Parfois  le  clergé  va  plus  loin  encore.  En  1869,  dans  les  Landes, 
un  curé,  après  avoir  refusé  pour  un  suicidé  les  cérémonies  reli- 
gieuses ordinaires,  fait  raser  le  tertre  formé  sur  la  fosse  et  donne 
ordre  au  sacristain  de  brûler  la  croix  plantée  par  la  famille  (6).  Dans 
le  canton  d'Haubourdin,  le  corps  d'un  ouvrier  de  ferme  qui  s'est 
tué  est  porté  au  cimetière  sur  une  brouette  (7).  Dans  le  Rhône, 
en  i85o,  le  curé  refuse  l'entrée  du  cimetière.  La  corps  reste  plusieurs 
heures  sur  la  voix  publique,  puis  on  le  transporte  dans  un  champ. 
Là,  on  le  sort  du  cercueil  et  on  le  couvre  d'un  peu  de  terre  (8). 

D'autre  part,  l'article  i5  du  décret  de  prairial  porte  que  chaque 
culte  doit  avoir  «  un  lieu  d'inhumation  particulier  ».  Forte  de  cette 
disposition,  l'Eglise  bénit  la  partie  du  cimetière  affectée  au  culte 
catholique,  et  là  où  il  n'y  a  qu'un  seul  culte,  die  bénit  tout  le  cime- 
tière. Tant  que  l'article  19  est  appliqué,  pas  de  difficulté  :  le  suicidé 
catholique  est  inhumé  en  terre  bénite.  Mais  l'article  19  tombe.  Que 
faire   de  ce   suicidé?   D'une   part   l'autorité   civile   est   tenue   de   le 


(1)  Léon  Roux,  Le  droit  en  matière  de  sépulture,  P.  1875,  p.  356. 
(2)  Journal  Officiel  du  25  juin  1873.  (3)  Déclaration  de  du  Barail  au 
cours  de  la  même  séance.  (4)  Déclaration  de  Beulé  (même  séance)  :  le 
secrétaire  général  de  la  préfecture  qui  s'était  rendu  aux  obsèques  de  l'adjoint 
au  maire  de  Lyon,  se  retire  quand  il  voit  que  les  obsèques  sont  civiles  :  «  Le 
secrétaire  général  a  bien  fait  »,  dit  Beulé  (vifs  applaudissements  à  droite  et 
au  centre).  (5)  Léon  Roux,  p.  373  :  «  Plusieurs  maires  ont  été  suspendus 
et  même  révoqués  pour  leur  participation  à  des  enterrements  civils  ».  (6) 
Lettre  du  maire  de  Galleu  au  ministre  de  la  justice,  16  avril  1869  (Arch.  nat., 
F  7/4073).  (7)  Le  fait  est  rapporté  par  Y  Echo  bourguignon  du  21  juin  1868, 
d'après  le  Progrès  du  Nord.  (8)  Archives  nationales,  F.  19/4073.  Une  note 
de  Duvergier  sur  la  loi  du  14  novembre  1881  dit  que  en  ce  qui  concerne  les 
suicidés,  «  l'Eglise  s'est  souvent  arrogé  le  droit  de  s'opposer  à  l'inhumation 
dans  les  cimetières  communaux  »,  (t.  81,  p.  513.) 


LE   COIN   DES   SUICIDÉS  737 

faire  inhumer  au  cimetière.  D'autre  part,  les  canons  s'opposent  à 
ce  qu'il  repose  en  terre  bénite.  Comme  il  n'y  a  pas  de  «  lieu  parti- 
culier »  pour  ceux  qui  ne  professent  aucun  culte,  le  clergé  prend  le 
parti  de  laisser,  dans  l'enceinte  réservée  aux  morts,  un  coin  qu'elle 
ne  bénit  pas. 

Cet  expédient  est  une  violation  grave  de  l'esprit  et  de  la  lettre 
du  décret.  Mais  le  pouvoir,  qui  n'a  ni  le  goût  ni  la  force  de  main- 
tenir l'article  19,  n'est  guère  en  état  d'interdire  la  bénédiction  du 
cimetière.  Il  cède  encore.  Le  19  avril  i83i,  le  Comité  de  l'intérieur 
du  Conseil  d'Etat,  placé  évidemment  devant  des  faits  accomplis, 
émet  l'avis  que  l'autorité  civile  ne  doit  pas  s'opposer  à  ce  que, 
«  dans  l'enceinte  réservée  à  chaque  culte  »,  on  observe  les  règles 
qui  exigent  des  distinctions,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  là,  à  proprement 
parler,  un  droit  pour  l'Eglise  (1). 

Aux  termes  de  ce  compromis,  le  coin  non  bénit  n'est  pas  un 
coin  laïque  réservé  par  l'Etat  à  ceux  qui  ne  professent  aucun  culte; 
c'est  un  coin  compris  dans  le  cimetière  catholique  et  qui  est  préci- 
sément concédé  à  l'Eglise,  pour  qu'elle  en  fasse  un  champ  d'expiation. 

Plusieurs  conciles  prennent  acte  de  cette  concession.  Ceux  de 
Sens  et  d'Auch,  prescrivent  d'aménager  un  locus  distinctus  (2); 
celui  de  Rouen  précise  :  pars  quaedam  repagulis  munita  vel  aliquo 
modo  distincta  (3);  celui  de  Vienne  veut  une  séparation  muro  aut 
sepe  (4).  Les  Statuts  du  diocèse  de  Versailles  demandent  «  un  mur, 
un  haie  vive  ou  un  fossé  »  (5). 

Le  pouvoir  civil  subit  l 'influence  de  ces  décisions,  car,  en  i845, 
Martin,  ministre  des  cultes,  constate  dans  une  circulaire  adressée 
aux  évêques,  l'existence  «  d'une  partie  du  cimetière  catholique  » 
affectée  aux  enfants  morts  sans  baptême,  aux  suicidés  et  aux  sup- 
pliciés (6),  et  en  i853,  Fortoul,  ministre  des  cultes,  écrit  au  préfet 
de  l'Eure  que,  quand  une  partie  du  terrain  affecté  aux  catholiques 
a  été  destinée  aux  suicidés,  duellistes  etc.,  cette  distinction  doit 
être  maintenue  (7). 

Dès  18^7,  l'Eglise  est  assez  sûre  de  son  pouvoir  pour  oser 
demander  parfois  la  peine  macabre  de  l'exhumation.  Dans  le  Gard, 
un  desservant  l'obtient  du  préfet,  et  le  ministre  de  l'intérieur  couvre 


(1)  Vuillefroy,  Traité  de  l'administration  du  culte,  p.  501.  Une  dé- 
cision ministérielle  du  20  août  1838  dit  que  les  autorités  civiles  doivent 
«  se  faire  un  devoir  »  de  déférer  sur  ce  point  au  désir  du  clergé,  mais 
que  la  loi  laisse  la  décision  à  la  discrétion  de  l'administration.  (2)  Mansi 
(Martin-Petit),  t.  XLIV,  246,  628.  (3)  Ib.  48.  (4)  Ib.  XLVII,  816. 
{5)  Donnés  par  Mgr  Gros,  Versailles,  1846,  p.  202.  (6)  Cité  dans  le 
rapport  de  X.  Blanc,  [Journ.  off.  du  22  juillet  1881,  No  374)  .  (7)  La  lettre 
brouillon  qui  se  trouve  aux  Archives  nationales,  (F.  19/4073)  est  de  la  main  de 
Fortoul. 

47 


73à  LE   XIXe   SIÈCLE 

son  subordonné  (i).  En  1876,  Bardoux,  saisi  d'une  demande  d'exhn 
nialion,  exprime  l'espoir  que  l'affaire  s'assoupira,  mais,  reconnaît  «i 
principe    que    la    demande    est    recevable    (2).    Parfois,    d'ailleurs, 
J'Enlise  a  recours  aux  moyens  extrêmes  :  en    1859,   dans   le  Nord, 
une  jeune  fille   suicidée  ayant   été  inhumée   dans   le   cimetière,   ce 
cimetière  est  frappé  d'interdit  (3). 

Ainsi  le  suicidé  ne  sera  pas  seulement  privé  des  obsèques  reli- 
gieuses proprement  dites  :  il  est  enseveli  dans  un  coin  spécial,  qui 
est  parfois  le  coin  des  suppliciés,  qu'on  appelle  en  tous  cas  couram- 
ment :  coin  des  réprouvés  (4),  coin  des  damnés  (5),  coin  aux 
chiens  (6),  coin  des  malfaiteurs  (7).  L'œuvre  accomplie  par  la 
Révolution  et  par  l'Empire  est  ruinée  par  l'offensive  heureuse  de 
l'Eglise  :  de  nouveau,  le  droit  canonique  frappe  les  suicidés  et  les 
frappe  rudement. 

Par  le  fait  qu'elle  recommence  à  punir  le  suicide,  alors  que 
l'Etat  continue  à  ne  pas  le  punir,  l'Eglise  marque  plus  que  jamais 
la  morale  simple  à  son  sceau;  elle  en  fait,  devant  l'opinion,  une  chose 
proprement   catholique. 

Pièces  classiques  (8),  romantiques  (9),  drames  bourgeois  (10), 
mélodrames  (11),   romans  mondains  (12),    romans  populaires  (i3),. 


(1)    Lettre    du    29    mars    1847    (F.    7/4073).       (2)    Lettre   du    4    juillet 
1878  (F.  19/4073).     (3)  Décembre  1859,  (Arch.  nat.  F.  19/4073.       (4)  Victor 
Le  Febvre,  Le  Suicide...  requête  à  sa  Grandeur  Mgr.  V Archevêque  de  Tours 
à  la  seule  fin  qu'on  nous  enterre  tous  décemment  au  village,  1868,  p.  1.      (5} 
Gazette  des  cultes,  29-30  mars  1830.        (6)  Voir  plus  haut  p.   77.       (7)  Rap- 
port X.  Blanc,  p.  578.  En  1880,  M.  Lortet,  doyen  de  la  Faculté  de  médecine 
de  Lyon,  constate  que,  dans  le  Midi,  on  refuse  parfois  d'enterrer  les  protes- 
tants même  dans  ce  coin  maudit  (Journ.  off.  du  22  juillet  1881,  N°  374,  p.  523). 
Ces  refus  sont  corrects.  Le  coin  fait  partie  du  terrain  concédé  aux  catholiques 
et    un    protestant    n'a    donc    pas    droit    d'y    être  inhumé.      (8)    Voir,    par 
exemple,    Ponsard,   Agnès  de  Mêranie,  V,   3  ;  La  Bourse,  IV,  8  ;  Soumet, 
La   confession,    I,    6  ;    Lebrun,    Le   Cid   à" Andalousie,    V,    11.     (9)  Dumas 
père,  Intrigue  et  amour,  V,  1  ;   Le  comte  Hermann,   se.    18  ;  Les  Mohicans 
de  Paris,  VIII,  2  ;  Dugué,  Les  Amours  maudits,  III,  5.     (10)  O.  Feuillet,  La 
Fée,  I,  1.      (11)  Dennery,  L'Aveugle,  p.  31.     (12)  Voir,  par  exemple,  Balzac, 
César  Birotteau,  172,  Les  Chouans,  77,  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées,  206, 
Splendeur  et  misère  des  Courtisanes,  Les  Marana,  23  ;  Barbey  d'Aurevilly, 
L'Ensorcelée,  83,  Colet,  Yvane  (Folles  et  saintes,  t.  II,  305);  Cottin,  Amélie 
Mansfieldy  II,  225  ;  Lamartine,  Le  tailleur  de  pierres  de  Saint  Point,  489  ; 
X.  de  Maistre,  Le  lépreux  de  la  Cité  d'Aoste,  p.  209;  Nodier,  Thérèse  Aubert,  192, 
Le  peintre  de  Salzbourg,  140  ;  Soulié,  Les  mémoires  du  diable,  t.  II,  p.  185  et 
380  ;  Stendahl,  La  chartreuse  de  Parme,  p.  31,  etc.   (13)  Montépin,  Une  passion, 
314  ;  Le  roman  d'une  actrice,  63.  Bien  entendu,  les  romanciers  font  parfois 
développer  la  doctrine  catholique  par  un  prêtre.  Voir,  par  exemple,  le  discours 
de  l'abbé  Aubry  dans  Atalat  celui  de  l'abbé  dans  la  Neuvaine  de  la  Chandeleur^ 


739 

présentent  couramment   l'aversion   pour  le   suicide   comme   liée  aux 
croyances  religieuses  (i). 


p.  333,  etc.  Un  petit  livre  en  forme  de  roman,  Le  droit  au  crime  ou  la  morale 
d'un  athée  par  Roux,  (P.  1872)  est  destiné  à  démontrer  que  la  religion  préserve 
du  suicide  et  que  l'athéisme  y  conduit. 

(1)  Je  me  suis  servi,  pour  en  dresser  le  liste,  des  bibliographies 
du  suicide  par  Oettinger  [Bulletin  du  Bibliophile  belge,  XIII,  Bruxelles, 
1853)  par  Motta  (Bibliographia  del  suicidio  (Bellinzona,  1890),  de  Le- 
goyt  (Bibliographie  faisant  suite  à  l'article  suicide  dans  le  Dictionnaire 
des  se.  médicales,  3e  série,  XIII,  P.  1884),  ainsi  que  d'Otto  Lorenz  et  du 
Journal  de  la  Librairie.  Ouvrages  cités  dans  ce  chapitre  :  Ancillon  Essais 
philosophiques,  I,  P.  1817  ;  B.  V.  F.  ,  Du  suicide  considéré  sous  le  double  rapport 
de  la  philosophie  et  de  la  morale,  P.  1838  ;  Bertrand,  Traité  du  suicide  considéré 
dans  ses  rapports  avec  la  philosophie,  la  théologie,  la  médecine  et  la  juris- 
prudence, P.  1857  ;  Bossange,  Des  crimes  et  des  peines  capitales,  ch.  xx,  Du 
suicide,  P.  1832  ;  Bourdin,  De  la  nature  du  suicide,  P.  1845;  Du  suicide  consi- 
déré comme  maladie,  P.  1845  ;  Brierre  de  Boismont,  Du  suicide  et  de  la  folie 
suicide,  P.  1865  ;  Broussais,  Hygiène  morale,  (p.  154  ss.),  P.  1837  ;  Caillot, 
Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  mœurs  et  usages  des  Français,  (II,  355, 
Suicides)  P.  1827  ;  Calmeil,  article  suicide  dans  le  Dict.  de  médecine  (2e  édit. 
t.  XXIX,  P.  1844  ;  Caro,  Du  suicide  dans  ses  rapports  avec  la  civilisation 
(Revue  contemporaine,  1856)  ;  Cazauvieilh,  Du  suicide  et  de  l'aliénation  men- 
tale, P.  1840  ;  Adélaïde  Cellier,  Du  suicide,  Blois,  1838  ;  Dabadie,  Les  suicidés, 
P.  1859;  Debreyne,  Pensées  d'un  croyant  (p.  277  ss.);  Considérations  philoso- 
phiques morales  et  religieuses  sur  le  suicide  2e  éd.  P.  1840  ;  Descuret,  La  méde- 
cine des  passions  (Ch.  xiii,  Du  suicide)  P.  1841  ;  Des  Etangs,  Du  suicide  poli- 
tique en  France  depuis  1789  jusqu'à  nos  jours,  P.  1860  ;  Desmaze,  Les  suicides 
dans  l'arrondissement  de  Laon  de  1826  à  1853,  P.  ;  Dictionnaire  usuel  des 
sciences  médicales,  2e  édit.  P.  1892,  art.  suicide  ;  Douay,  Le  suicide  ou  la  mort 
volontaire,  P.  1870  ;  Ebrard,  Du  suicide  considéré  au  point  de  vue  médical, 
religieux  et  social,  Avignon,  1870  ;  Esquirol,  article  suicide  dans  le  Diction- 
naire des  sciences  médicales  par  une  société  de  médecins  et  de  chirurgiens,  P. 
1821,*  t.  LUI,  Etoc-Damezy,  Recherches  statistiques  sur  le  suicide  appliquées 
à  l'hygiène  publique  et  à  la  médecine  légale,  P.  1844  ;  E.  V.  La  physiologie  du 
suicide  Alais,  1842  ;  Falret,  De  l'hypochondrie  et  du  suicide,  P.  1822  ;  Ferrus, 
Des  prisonniers,  de  l'emprisonnement  et  des  prisons,  P.  1850  ;  Franck,  art. 
suicide,  dans  le  Dict.  philosophique  ;  Gallois,  Le  suicide,  1824  ;  Gru,  Les  morts 
violentes,  P.  1864  ;  Guillon,  Entretiens  sur  le  suicide  ou  courage  philosophique 
opposé  au  courage  religieux,  P.,  an  X  ;  Jousset,  Du  suicide  et  de  la  mono- 
manie suicide,  P.  1858  ;  Lamennais,  Du  suicide,  1819  ;  (Œuvres,  P.  1836-1837, 
t.  VIII)  ;  Lecour,  Du  suicide  et  de  l'aliénation  mentale  dans  les  prisons  cellu- 
lairesldu  département  de  la  Seine,  P.  1871  ;  Legoyt,  Le  suicide  ancien  et  moderne, 
P.  1881  et  art.  suicide  dans  le  Dict.  encyclopédique  des  sciences  médicales, 
3e  série,  t.  XIII  ;  Lisle,  Du  suicide,  statistique,  médecine,  histoire  et  législation, 
P.  1856  ;Mennequin,  Mémoire  sur  le  suicide  adressé  à  V  Académie  de  Besançon, 
P.  1838  ;  Mesnier,  Du  suicide  dans  l'armée,  P.  1881  ;  Nicolay,  Histoire  des 
croyances  superstitions,  mœurs,  usages  et  coutumes  (t.  II,  chap.  sur  le  suicide) 
P.  sd.  ;  Réflexions  sur  le  suicide  (par  un  ecclésisatique  du  diocèse  de  Clermont- 
Ferrand)  P.  1835  ;  Regnault,  Du  degré  de  compétence  des  médecins  dans  les 
questions  judiciaires  relatives  aux  aliénations  mentales,  etc.  (p.  198  :  du  suicide) 
P.  1828  ;  Reydellet,  Du  suicide  considéré  dans  ses  rapports  avec  la  morale 
publique  et  les  progrès  de  la  liberté,  P.  1820  ;  Ritti,  art.  suicide  dans  le  Diction- 
naire encyclop.  des  se.   médic.}  3e  sériej  t.   XIII  ;   Saillet,  Les  misères  et  les 


740  LE    XIXe   SIÈCLE 

Même  son  dans  les  ouvrages  consacrés  au  suicide.  Pour  Mme 
•de  Staël,  un  incrédule  peut  être  logique  en  se  tuant,  un  chrétien 
•non  (i).  Regnault  dit  très  nettement  :  le  suicide  n'est  un  crime  qu'au 
ipointde  vue  religieux  (2).  Reydellet  (3),  Falret  (4),  Cailot  (5),  Menne- 
quin  (6),  Cazauvieilh  (7),  Descuret  (8),  Bertrand  (9),  Jousset  (10), 
Lisle  (11),  Brierre  de  Boismont  (12),  Ebrard  (i3),  Legoyt  (i£),  voient 
dans  la  religion  le  meilleur  remède  contre  le  suicide,  et  ils  l'y  voient 
-de  confiance,  car  aucune  des  statistiques  qu'ils  allèguent  ne  con- 
cerne les   athées  ou   les   incrédules. 

Forte  de  cette  opinion  commune,  l'Eglise  elle-même  mène  la 
lutte  avee  vigueur  contre  tous  ceux  qu'elle  soupçonne  de  ne  pas 
admettre  la  morale  simple,  et  la  question  du  suicide  devient,  selon 
l'expression  de  Bertrand,  en  i856,  «  un  terrain  brûlant  de  polé- 
miques (i5).  Debreyne  raille  «  le  philosophe  »  qui  se  brûle  noble- 
ment la  cervelle  (16);  Guillon  condamne  Beaurepaire  (17);  Lamen- 
nais dénonce  ses  adversaires  comme  «  hébétés  de  matérialisme  »  (18). 
En  1807,  prêchant  à  St-Trophime  d'Arles,  l'abbé  Servat  flétrit  «  les 
maximes  empoisonnées  »  qu'enseigne  l'Etat  et  «  qui  propagent  parmi 
nous  l'héroïsme  de  tous  les  vices,  ainsi  que  celui  du  suicide  »  (19). 
Au  cours  de  la  grande  lutte  contre  l'Université,  Cousin  est  accusé 
d'être  un  partisan  du  suicide  {20);  l'abbé  Gaume  reproche  aux 
livres  classiques  d'enseigner  l'adultère,  le  vol  et  le  suicide  (21);  l'abbé 
Combalot  attribue  la  multiplication  des  morts  volontaires  à  l'ensei- 
gnement universitaire  (22);  l'abbé  Desgarets  dit  que  le  monopole 
a  pour  conséquence  le  parricide  et  le  suicide  (23).  Bref,  à  en  croi 
les  polémistes,  tout  ce  qui  n'est  pas  catholique  serait  favorable 
suicide.  Mais,  ce  qui  fait  la  force  de  l'Eglise,  ce  qui  aide  au  suce 
de  son  offensive,  c'est  au  contraire  qu'elle  s'appuie  sur  des  élémen 


)le 

ï 


passions  humaines,  Histoire  des  duels  et  des  suicides,  P.  sd.  (1855)  ;  Servan  de 
Sugny,  Le  suicide,  1832  ;  Ch.  F.  Sol.  ,  Le  suicide  considéré  dans  ses  rapports 
avec  l'état  social,  P.  1843  ;  Staël,  Réflexions  sur  le  suicide,  P.  1814  ;  Tissot,  De 
la  manie  du  suicide  et  de  l'esprit  de  révolte,  de  leurs  causes  et  de  leurs  remèdes, 
P.  1840  ;  anonyme  ;  Du  suicide,  P.  1838  {Bibli.  nat.  R/51496). 

(1)  Réflexions,  p.  337.  (2)  Du  degré  de  compétence,  etc.  p.  108.  (3)  P.  79, 
cf.  p.  20,  23.  (4)  P.  80.  (5)  II,  355.  (6)  14.  (7)  P.  324.  (8)  667. 
(9)  20.  (10)  25.  (11)  306.  (12)  604.  (13)  95.  (14)  412  (15)  P.II. 
IL  (16)  P.  315.  (17)  P.  167,  169,  138.  (18)  Ouvrages  cités,  p.  190.  (19) 
Lévy-Schneider,  Champion  de  Cicé,  P.  1921,  p.  417.  Cf.  Fabry,  Le  génie  de  la 
Révolution  considéré  dans  l'éducation  ou  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de 
l'instruction  publique  depuis  1789  jusqu'à  nos  jours,  P.  1818,  t.  III,  p.  116-118. 
(20)  Le  monopole  universitaire,  destructeur  de  la  religion  et  des  lois,  P.  1843.  p. 
483.  (21)  Gaume,  Le  ver  rongeur  des  sociétés  modernes,  P.  1851,  p.  263.  (22) 
Combalot,  Mémoire  adressé  aux  évêques  de  France  et  aux  pères  de  famille  sur 
la  guerre  faite  à  l'Eglise  et  à  la  société  par  le  monopole  universitaire,  P.  1843, 
p.  44-45.     (23)  Cité  par  Debidourj  L'Eglise  et  l'Etat  en  Francet  p.  450. 


LA   MOBALE    SIMPLE    :    LES   MORALISTES  741 

étrangers,  sur  oeux  des  points  d'appui  de  la  morale  simple  que  la 
Révolution  n'a  pas  abattus  :  la  morale  écrite  et  les  mœurs. 


II 

Les  points  d'appui  de  V offensive  de  V Eglise  :  1)  Moralistes,  auteurs  d'ouvrages 
contre  le  suicide,  manuels  universitaires,  morale  en  paroles  dans  les  pièces 
de  théâtre  et  le  roman  s'accordent  à  condamner  le  suicide  ;  2)  le  suicide 
discrédite  une  famille,  fait  parfois  craindre  une  hérédité  de  folie,  on  le  cache 
soigneusement  ;  3)  il  est  puni  dans  l'armée,  flétri  par  la  magistrature  et 
plusieurs  écrivains  demandent  des  peines  contre  les  suicidés. 

Bien  loin  que  l'Eglise  soit  seule  à  condamner  le  suicide,  il  est 
condamné  en  principe  par  le  gros  de  la  morale  écrite. 

Parmi  les  moralistes  (i),  ce  ne  sont  pas  seulement  les  catho- 
liques comme  Chateaubriand  (2),  de  Bonald  (3),  Baillanche  (4),  qui 
se  montrent  sévères  à  ceux  qui  se  tuent.  En  181 4,  Mme  de  Staël 
écrit  :  «  J'ai  loué  l'acte  du  suicide  dans  mon  ouvrage  sur  l'influence 
des  passions  et  je  me  suis  toujours  repentie  depuis  de  cette  parole 
inconsidérée  ».  C'est  par  «  les  principes  mêmes  du  véritable  enthou- 


(1)  Je  groupe  sous  ce  nom,  outre  les  philosophes  proprement  dits,  des  écrivains 
politiques,  des  hommes  d'Etat,  des  poètes  qui  ont  traité  la  question  en  mora- 
listes. Vu  la  masse  d'ouvrages  à  consulter,  j'ai  dû  me  contenter  de  quelques 
coups  de  sonde  et  j'ai  choisi  des  écrivains  représentant  des  opinions  philoso- 
phiques, religieuses,  politiques  aussi  diverses  que  possible.  Ouvrages  cités 
dans  ce  chapitre  :  Mme  Ackermann,  Œuvres,  P.  (Lemerre),  sd.,  ;  Ballanche, 
Œuvres,  P.  1830  ;  Barbier,  ïambes  et  poèmes,  P.  1845  ;  Barthélémy,  Douze 
journées  de  la  Révolution,  P.  1835,  Baudelaire,  Œuvres  complètes,'!?.  1868-1869  ; 
Béranger,  Œuvres,  P.  1862  ;  de  Bonald,  Œuvres,  P.  1838  ;  Brizeux, 
Œuvres,  P.  (Lemerre),  sd.  ;  Cabet,  Voyage  en  Icarie,  P.  1848  ;  Chastagnaret, 
Dissertation  sur  le  suicide,  Strasbourg,  1842  ;  Chateaubriand,  Œuvres,  P. 
(Garnicr),  in-8,  sd.  ;  abbé  Châtel,  Catéchisme  à  l'usage  de  l'Eglise  catholique 
française,  P.  1833  ;  Comte,  Cours  de  philosophie  positive,  2e  édit.,  P.  1892  ss.  ; 
Cousin,  Du  vrai,  du  beau,  du  bien,  P.  1854  ;  Damiron,  Cours  de  philosophie 
morale,  P.  1842  ;  Dupont,  Du  suicide  ,  Strasbourg  1827  ;  Hugo,  Œuvres,  Hetzel, 
1881  ;  Joubert,  Pensées,  essais  et  maximes,  P.  1842  ;  A.  Karr,  Sous  les  tilleuls, 
P.  1878  ;  Lamartine,  Œuvres,  P.  1860,  in-8  ;  Leconte  de  Lilsle  Œuvres,  P. 
(Lemerre)  sd.  ;  Michelet,  Histoire  de  France,  P.  (Flam.  in-8,  sd.)  ;  Napoléon 
(Dictionnaire)  par  Daman  Hénard,  2e  édit.,  P.  1854  ;  Pelet,  Justification  du 
christianisme  de  V  inculpation  qu'on  lui  fait  de  permettre  le  suicide,  Montauban 
1834  ;  Proudhon,  De  la  justice  dans  la  révolution  et  dans  l'Eglise  (Œuvres 
P.  1867  ss.)  t.XXI-XXIV)  ;  Quételet,  Sur  l'homme  et  le  développement  de  ses 
facultés,  P.  1835  ;  Renouvier,  La  science  de  la  morale,  P.  1869  ;  Ste  Beuve, 
Poésies  complètes,  P.  1840  ;  St  Simon  et  Enfantin,  Œuvres,  t.  I,  P.  1865  ; 
Senancour,  Obermann,  éd.  Michaud,  P.  1912  ;  Jules  Simon,  Le  devoir,  10  éd., 
P.  1872  ;  Mme  de  Staël,  Œuvres,  P.  1820  ;  Sully  Prudhomme,  Poésies,  P. 
1879  ;  Vigny,  Chatterton,  préface,  (P.  Lemerre,  1885).  (2)  Mémoires  d'outre- 
tombe  (t.  ,  I,  p.  160).  (3)  Questions  morales  sur  la  tragédie,  (Œuvres,  X,  p. 
484).     (4)  Ballanche,  L'homme  sans  nom,  383,  423. 


742  LE  xix1'  su.. 

siasme,  c'est-à-dire  de  l'amour  du  beau  moral  qu'on  peut  montrer  la 
supériorité  do  la  résignation  sur  la  révolte  ».  La  plus  grande,  dignité 
morale  de  l'homme  sur  Ja  terre  consiste  dans  le  dévouement.  Or, 
«  le  suicide,  dont  le  but  est  de  se  défaire  de  la  vie,  no  porte  en 
lui-même  aucun  caractère  de  dévouement  »  (i). 

Napoléon,  en  1816,  confie  à  O'Méara  :  «  J'ai  toujours  eu  pour 
maxime  qu'un  homme  montre  plus  de  vrai  courage  en  supportant 
les  malheurs  qui  lui  arrivent  qu'en  se  débarrassant  de  la  vie  ». 

«  Quatre  ans  après,  dans  un  entretien  avec  Marchand,  il  revenait 
sur  le  même  sujet  en  ces  termes  :  «  Quand  la  vie  est-elle  un  mal 
pour  l'homme?  Lorsqu'elle  ne  lui  offre  que  des  souffrances  et  des 
peines;  mais  comme  les  souffrances  et  les  peines  changent  à  chaque 
instant,  il  n'est  aucun  moment  de  la  vie  où  l'homme  ait  le  droit  de 
se  tuer.  Il  n'est  cependant  pas  d'homme  qui  n'ait  eu  plusieurs  fois 
dans  sa  vie  l'envie  de  se  tuer,  succombant  aux  afflictions  morales  de 
son  âme,  mais  qui,  peu  de  jours  après  n'en  eût  été  fâché  par  les 
changements  survenus  dans  ses  afflictions  et  dans  les  circonstances... 
L'homme  qui,  en  succombant  sous  le  poids  des  maux  présents,  se 
donne  la  mort,  commet  une  injustice  envers  lui-même  et  obéit,  par 
désespoir  et  par  faiblesse  à  une  fantaisie  du  moment,  à  laquelle  il 
sacrifie  toute  l'existence  future.  » 

De  Caton,  Napoléon  déclare  :  a  Sa  mort  fut  la  faiblesse  d'une 
grande  âme,  l'erreur  d'un  stoïcien,  une  tache  dans  sa  vie  »  (2). 

Lamartine  écrit  :  «  Quant  à  moi,  je  serais  mort  déjà  mille  fois 
de  la  mort  de  Caton,  si  j'étais  de  la  religion  de  Caton.  Mais  je  n'en 
suis  pas,  j'adore  Dieu  dans  ses  desseins.  Je  crois  que  la  mort  patiente 
du  dernier  des  mendiants  sur  la  paille  est  plus  sublime  que  la  mort 
impatiente  de  Caton  sur  les  tronçons  de  son  épée.  Mourir,  c'est  fuir, 
on  ne  fuit  pas  ».  Un  dilemme  suffit  à  condamner  «  ces  morts  d'osten- 
tation et  d'impatience  »  ;  ou  la  vie  est  un  don,  ou  elle  est  un  sup- 
plice ;  si  c'est  un  don,  il  faut  la  savourer  jusqu'au  bout  comme  un 
bienfait  ;  si  c'est  un  supplice,  »  il  faut  la  subir  comme  une  mystérieuse 
et  méritoire  expiation  de  nos  fautes  »  (3). 

Les  philosophes  et  les  moralistes  classiques,  ceux  qui  dirigent 
renseignement  de  cette  Université,  soi-disant  si  favorable  au  suicide, 
condamnent  nettement  la  mort  volontaire.  Cousin  reprend  l'argu- 
ment de  Kant  (4);  Joubert  écrit  :  «  Nous  sommes  prêtres  de  Vesta  ; 
notre  vie  est  le  feu  sacré  que  nous  avons  mission  d'entretenir, 
jusqu'à   ce  que  Dieu   lui-même   l'éteigne   en   nous    »  (5)-    Damiron 


(1)  Sur  le  suicide,  Œuvres,  III,  306,  .367).  (2)  Textes  cités  par  Welschin- 
ger,  [Napoléon  et  le  suicide,  Débats,  7  juin  1911.  (Cf.  le  Dictionnaire  Napo- 
léon, mot  suicide.  (3)  Cours  familier  de  littérature,  p.  73.  (4)  Du  vrai,  du 
beau,  du  bien,  p.  374.     (5)  T.  13. 


LA   MORALE    SIMPLE    :   LES   MORALISTES  743 

•veut  que  l'homme  conserve  son  corps  comme  un  moyen  d'accomplir 
des  actions  morales  (i).  D'après  Jules  Simon,  toute  la  doctrine 
stoïcienne  tombe  «  dès  que  l'homme  cesse  d'être  sa  propriété  ».  S'il 
y  a  un  Dieu,  il  faut  attendre  son  appel.  S'il  y  a  des  devoirs,  il  est 
plus  grave  de  s'y  dérober  que  d'y  faillir-  L'homme  politique  n'a  pas 
le  droit  de  se  tuer  :  il  a  gouverné  en  juste,  qu'il  souffre  en  juste  (2). 
D'après  Caro,  les  transfuges  de  la  vie  sont  avant  tout  des  déserteurs 
du  devoir  (3).  D'après  Saisset,  l'homme  n'a  pas  le  droit  de  détruire 
en  lui-même  le  sujet  de  la  moralité  (4). 

Renouvier,  lui  aussi,  s'inspire  de  la  doctrine  kantienne  :  dans  la 
«  sphère  inférieure  de  la  moralité  »,  c'est-à-dire  lorsqu'on  étudie 
les  devoirs  de  l'agent  envers  lui-même  et  ses  droits,  s'il  en  a,  la 
réprobation  est  un  peu  hésitante;  mais,  dans  la  sphère  supérieure, 
a  lorsqu'on  généralise  la  personne  de  l'agent  »  et  qu'on  lui  fait  une 
loi  de  généraliser  ses  maximes,  la  question  est  tranchée  :  «  Une  telle 
loi  universelle,  en  effet,  autoriserait  l'agent  moral  à  se  soustraire  à 
tous  les  devoirs  envers  autrui  du  moment  qu'il  y  verrait  sa  propre 
convenance  et  c'est  ce  que  la  conscience  ne  peut  ratifier.  »  «  Ainsi 
l'interdiction  morale  du  suicide  est  ramenée  soit  à  un  devoir  envers 
«oi-même,  en  se  considérant  comme  donné  à  soi,  supérieur  à  soi  et 
sacré  pour  soi  dans  l'ordre  général  des  personnes;  soit,  et  plus  claire- 
ment, avec  plus  de  conformité  au  sentiment  commun  sur  ce  sujet,  à 
un  devoir  envers  autrui,  parce  que  celui  qui  renonce  volontairement 
à  la  vie  se  déclare  affranchi  de  tous  devoirs  de  ce  genre  ou  ne  recon- 
naît aux  autres  aucun  droit  sur  lui-même  »  (5). 

Comme  on  voit,  tous  ces  philosophes,  bien  loin  d'attaquer  la 
morale  de  l'Eglise,  ne  font  en  somme  que  la  reprendre  en  lui  donnant 
une  forme  laïque. 

C'est  en  vain  que  j'ai  cherché  trace  d'une  doctrine  différente 
dans  l'œuvre  de  ces  écrivains,  à  la  fois  philosophes,  moralistes  et 
politiques,  qui  essaient,  au  xixe  siècle,  de  donner  à  l'humanité  une 
foi  et  une  organisation  nouvelles  :  Saint  Simon,  Enfantin,  Fourier, 
Bûchez,  Proudhon,  Cabet,  Auguste  Comte,  etc.  Tous  ces  penseurs,  si 
hardis  sur  tant  de  questions  morales,  n'essaient  pas,  en  ce  qui  con- 
cerne le  suicide,  d'ébranler  la  vieille  morale  écrite.  La  chose,  il 
c<{  Mai,  ne  les  préoccupe  guère.  Mais  le  peu  que  quelques-uns  en 
disent,  s'accorde  aux  vieux  principes  de  la  morale  simple. 

Je  ne  connais  pas  de  déclaration  de  Saint  Simon  lui-même.  Mais 
Bazard,  parlant  de  la  tentative  de  suicide  de  son  maître,  écrit  : 
cet  homme  eut,  dans  sa  vie,  un  a  moment  de  découragement  et  de 
faiblesse  »  (C).  Un  article  de  l'Organisateur,  placé,  en  guise  de  pré- 


(1)  P.  80.     (2)  Le  devoir,  385,  386.     (3)  P.  692.     (4)  Manuel,  377.     (5)  La 
science  de  la  morale,  p.  31,  102.  (6)  Saint  Simon  et  Enfantin,  Œuvres,  I,  123. 


744  LE    XIXe    SIÈCLE 

face,  en  tête  des  Œuvres  de  Saint-Simon  et  d'Enfantin  dit  de  même 
que  la  tentative  de  suicide  de  Saint-Simon  fut  «  une  faiblesse  ». 
Mais  Dieu  ne  le  laissa  «  faillir  »  que  pour  lelever  plus  haut  (i). 
Dans  le  Globe,  le  saint-simonien  Joncières,  parlant  du  suicide 
d'Escousse,  écrit  :  J'aurais  voulu  te  connaître,  Escousse,  «  j'aurais 
échangé  avec  toi  de  ces  mots  consolants  dont  usent  les  hommes 
religieux;  je  t'aurais  sauvé  de  toi-même  et  peut-être  t'aurais-je  amené 
au  milieu  de  nous  »  (2). 

Enfantin,  dans  une  lettre  à  sa  sœur,  écrit  :«  A  quel  degré  de 
faiblesse  se  livre  l'homme  qui  dit  comme  Emile  :  Si  le  blâme,  le 
déshonneur  s'était  attaché  à  moi,  je  n'aurais  pu  supporter  une 
existence  qui  serait  devenue  trop  lourde  pour  moi.  Et  que  devaient 
donc  faire  les  martyrs  de  la  foi  chrétienne?  Se  suicider?  Où  en 
serait  le  monde?  »  (3). 

Cabet,  dans  le  Voyage  en  I carie,  attribue  les  suicides  de  désespoir 
aux  <(  vices  de  l'ancienne  organisation  sociale  »  (/j).  Dans  son 
journal  Le  Populaire,  les  suicides  sont  indiqués  sous  la  rubrique  : 
«  faits  de  désordre  social  »  (5). 

Je  n'ai  pas  trouvé  de  déclaration  sur  le  suicide  dans  les  œuvres 
de  Fourier.  Dans  le  journal  fouriériste,  La  Démocratie  pacifique, 
les  suicides  sont  relatés  de  la  même  manière  que  dans  les  journaux 
d'information  moderne  :  «  fatal  dessein  »,  «  funèbre  projet  », 
«  fatale  détermination  »  (6). 

Proudhon,  dans  son  chapitre  sur  l'Euthanasie,  (ce  mot  n'a  pas 
chez  lui  le  sens  que  lui  donne  la  médecine  contemporaine),  rend 
hommage  aux  suicides  stoïciens,  mais,  ajoute-t-il,  «  au  fond  »  il  n'est 
de  «  bonne  mort  »  ni  dans  le  paganisme,  ni  dans  le  christianisme  : 
il  n'y  a  de  bonne  mort  que  quand  l'âme  est  «  mûre  pour  le  ciel  »  (7), 

Auguste  Comte  enfin  signale  comme  une  des  innovations  essen- 
tielles du  catholicisme  «  la  réprobation  générale  du  suicide,  dont 
les  anciens,  aussi  dédaigneux  de  leur  propre  vie  que  de  celle  d'autrui, 
s'étaient  si  souvent  fait  un  monstrueux  honneur,  ou  du  moins  une 
trop  fréquente  ressource,  plus  d'une  fois  imitée  par  leurs  philosophes, 
loin  d'en  être  blâmée  ».  «  Cette  pratique  anti-sociale,  ajoute-t-il, 
devait  sans  doute  spontanément  décroître  avec  la  prédominance  des 
mœurs  militaires;  mais  c'est  certainement  une  des  gloires  morales 
du  catholicisme  d'en  avoir  convenablement  organisé  l'énergique 
condamnation,  dont  l'importance,  momentanément  oubliée  aujour- 
d'hui,  à   cause   de   notre   anarchie   intellectuelle,    sera   certainement 


(1)  Ibid.,  p.  102.  (2)  Le  Globe,  19  février  1832.  (3)  Œuvres,  t.  I,  p.  223. 
(4)  2e  partie,  ch.  2  ;  cf.  ch.  32  :  «  J'ai  eu  l'horrible  pensée  de  la  tuer  et  de  me 
tuer  après  ».  (5)  6  février  1848.  (6)  Numéros  des  13  et  17  juin,  10  mai 
1844,  etc.     (7)  De  la  justice,  etc.,  p.  241. 


LA   MORALE   SIMPLE    :   LES   MORALISTES  745 

toujours  confirmée  par  une  exacte  analyse  des  vrais  besoins  moraux 
de  la  société  humaine.  Plus  la  vie  future  perd  nécessairement  de 
son  efficacité  morale,  plus  il  importe  évidemment  que  tous  les 
individus  soient,  autant  que  possible,  invinciblement  attachés  à  la 
vie  réelle,  sans  pouvoir  en  éluder  les  douloureuses  conséquences  par 
une  catastrophe  inopinée,  qui  laisse  à  chacun  la  dangereuse  faculté 
d'annuler  à  son  gré  la  réaction  indispensable  que  la  société  a  compté 
exercer  sur  lui;  en  sorte  que,  d'après  les  motifs  purement  humains, 
le  suicide  sera  un  jour  non  moins  pleinement  réprouvé  sous  le 
régime  positif,  comme  directement  contraire  aux  bases  générales  de 
la  moralité  humaine  »  (i). 

Les  protestants  enseignent,  au  xixe  siècle,  la  même  doctrine 
qu'aujourd'hui.  En  1827,  en  i834  et  1842,  trois  thèses  de  théologie 
exposent  la  doctrine  commune  :  sans  doute,  il  n'y  a  pas  de  «  défense 
positive  »  dans  les  livres  sacrés;  mais  l'interdiction  résulte  «  des 
principes  fondamentaux  de  la  morale  chrétienne  ».  Elle  n'est  pas 
liée  à  «  la  lettre  qui  tue  »,  mais  à  «  l'esprit  qui  vivifie  ».  L'homme, 
destiné  à  la  vertu  et  au  bonheur,  ne  peut  renoncer  à  cette  fin;  la 
Providence  a  des  droits  sur  nous;  le  vrai  courage  consiste  à  supporter 
la  vie  (2);  les  épreuves  d'ici  bas  sont  destinées  à  nous  purifier  (3). 

Je  n'ai  pas  trouvé  trace  d'une  doctrine  originale  parmi  les  chré- 
tiens dissidents.  Le  Catéchisme  de  l'abbé  Châtel  ne  parle  pas  du 
suicide.  Le  Catéchisme  philosophique  des  Chrétiens  primitifs  le 
condamne  en  alléguant  les  arguments  ordinaires  :  tu  ne  tueras  pas, 
la  vie  est  un  dépôt,  qui  se  tue  commet  un  crime  de  lèse-divinité  (4). 

Enfin  les  poètes  romantiques  eux-mêmes  se  prononcent  en  prin- 
cipe contre  la  mort  volontaire  :  on  a  lu  la  déclaration  de  Lamartine; 
Vigny  dit  tout  aussi  nettement  :  «  Le  suicide  est  un  crime  religieux 
et  social...  C'est  ma  conviction,  comme  c'est,  je  crois,  celle  de  tout 
le  monde  »  (5).  On  connaît  le  premier  vers  du  Malheur  :  «  Suivi  du 
suicide  impie...  »  et  le  dernier  vers  des  Amants  de  Montmorency  : 
«  El  Dieu?  Tel  est  le  siècle,  ils  n'y  pensèrent  pas  ».  Victor  Hugo 
flétrit  le  jeune  homme  blasé  qui  se  tue  sans  haine  et  sans  amour  : 
«  Jeune  homme,  tu  fus  lâche,  imbécile  et  méchant!  »  et,  quatre  ans 
plus  tard,  il  s'écrie  :  «  Mal  d'un  siècle  en  travail  où  tout  se  décom- 
pose! »  (6)  Lorsque  Rolla  décide  «  qu'il  se  ferait  sauter  quand  il 
n'aurait  plus  rien  »,  Musset  s'en  prend  à  Voltaire  : 

Voilà  pourtant  ton  œuvre,  Arouet,  voilà  l'homme 
Tel  que  tu  Vas  voulu... 


(1)  Philosophie  positive,  t.  V,  p.  350-351.  (2)  Dupont  Du  suicide,  (p.  î). 
Chastagnarct,  p.  6.  (3)  Pelet,  Justification  du  christianisme,  etc.,  1834. 
(4)  P.  29.     (5)  Préface  de  Chatterton.     (6)  Les  Chants  du  crépuscule,  XIII. 


746  LE   XIXe   SIÈCLE 


Barbier  blâme  Ifes  encouragement  étonne*  au  SUiciM  (i). 
B&raftïger  coiïôaterfc  totttë  une  pfecè  à  la  mort  d'Esconsse  et  de  Lebras  : 
:(  Suicide  affreux,   digne  objet  de  stupeur...   »  (2). 

Dans  les  ouvrages  spécialement  consacrés  au  suicide,  on  retrouve 
la  doctrine  et  les  arguments  ordinaires.  Celui  de  Kant  est  repris  par 
An  cil  Ion  (3),  celui  qui  assimile  le  suicide  à  l'assassinat  par  Douay  (J\), 
■elui  qui  le  déclare  contraire  à  la  nature  par  Guillon  et  Debreyne  (5). 
Mais  les  arguments  favoris  sont  ceux  qui  font  de  la  mort  volontaire 
une  faute  contre  Dieu,  une  faute  contre  la  famille  et  la  société,  une 
lâcheté.  Le  premier  est  repris  par  sept  auteurs  (6),  le  second  par 
*ix  (7),  le  troisième  par  cinq  (8).  Quatre  ouvrages  condamnent  le 
suicide  sans  alléguer  un  seul  motif,  comme  si  la  question  ne  se 
posait  pas  (9). 

Même  doctrine  dans  les  livres  destinés  à  l'enseignement  (10)  : 
parmi  ceux  qui  s'adressent  aux  élèves  des  établissements  secondaires, 
j'en  compte  trente-cinq  qui  parlent  du  suicide  (n);  tous  s'accordent 


(1)  L'amour  de  la  mort,  (ïambes,  p.  86).  (2)  Le  suicide  (Œuvres,  II, 
302).  (3)1,116.  (4)  p.  51.  (5)  Debreyne,  279,  Guillon  187.  (6)  Bertrand, 
21;  Debreyne,  279  ;  Douav,  51  ;  Ebrard,  414;  Guillon,  187,  Lamennais;  B.  V. 
F.  (7)B.V.F.14;Cazauvieilh,  309  ;  Bertrand,  33  ;  Debreyne,  281  ;  Guillon, 
268;  Ebrard,  37.  (8)  Bertrand  179;  Descuret,  685  ;  Douay,  51  ;  Ebrard, 
53  ;  Regnault,  121  ;  (9)  Caillot,  358  ;  Jousset,  25  ;  Lisle  (épigraphe)  ; 
Reydellet,  1.  (10)  Liste  dressée  à  l'aide  du  Journ.  de  la  Librairie  et 
d'Otto  Lorenz.  (11)  Aulard,  Elém.  de  Philos.,  4e  éd.  P.  1875,  p.  333  ; 
Bénard,  Précis  de  PhiL,  2e  éd.  1851,  p.  423  ;  Bernard,  Elém.  de  Ph.y  P. 
1880,  p.  518-521  ;  Bouttier,  Philos,  pour  les  gens  du  monde  et  les  écoles  prim. 
sup.  P.  1853,  p.  80  ;  Caro,  Cours  élém.  de  Phil.  P.  1835,4e p.; Charma,  Coursde 
Ph.,  P.  1838,  p.  133  ;  Chiniac,  Essais  de  pliil.  morale,  P.  1801,  IV,  128  ss  ; 
Deblaive,  Cours  de  Ph.,  Bar-le-Duc,  1851,  p.  205  ss.  ;  Dufresne,  Leçons  de  mor. 
prat.,  P.  1929,  p.  9  ;  Ducros,  Elém.  de  ph.  mor.  et  relig.  P.  1839,  t.  I,  p. 
LXXVII  ;  Fabre,  Cours  de  ph.,  P.  1870,  p.  187  ;  Flotte,  Leçons  élém.  de  ph. 
P.  1812,  III,  p.  88  ss.  ;  Garrigues,  Cours  de  ph.,  P.  1821,  IIe  partie,  eh.  VI  . 
Genty,  Elém.  de  ph.,  2e  éd.,  P.  1824,  ch.  1  ;  Géruzez,  Cours  de  ph.,  P; 
1833  ;  Joly,  Nouveau  cours  de  ph.,  2e  éd.,  P.  1875,  p.  412  ;  Jourdain,  Notions 
de  philosophie,  P.  1873  ;  Joyau,  Petit  cours  de  ph.,  P.  sd.,  2e  éd.  p.  91  ; 
Larroque,  Cours  de  ph.,  P.  1838,  2e  éd.,  p.  310  ;  Maugras,  Cours  de  ph.,  P.  sd., 
(1830),  p.  274  ss  ;  Mazure,  Précis  de  ph.,  Clermont,  1844,  p.  192  ;  Ozaneaux, 
Nouveau  système  d'études  philos.,  P.  1830,  p.  428  ;  Perard,  Résumé  de  ph.,  P. 
1844,  p.  96  ss  ;  Pellissier,  Précis  d'un  cours  complet  de  ph.,  P.  1873,  p.  82  ; 
Rattier,  Manuel  élém.  de  ph.,  P.  1844,  p.  487,  ;  Réthoré,  Cours  de  philosophie 
P.  1866,  p.  230,  Saisset  (ouvrage  cité),  Servant-Beauvais,  Manuel  de 
oh.,  Beauvais,  1832,  morale  (appendice),  p.  393  ;  Souquet,  Elém.  de  méthodo- 
logie et  de  morale,  P.  1882  ,  p.  98  ;  Théry,  Notions  de  ph.,  P.  1844,  p.  136  ; 
Thiel,  Programme  d'un  cours  élém.  de  ph.,  3e  éd.,  P.  1840,  II,  p.  178  ;  Tissot, 
Cours  élém.  de  ph.,  P.  1837,  p.  299  ;  Essai  d'instruction  morale,  ou  les  devoirs 


LA   MORALE   SIMPLE   AU   THEATRE  747 

à  le  condamner.  L'argument  qui  fait  du  suicide  une  lâcheté  revient 
quatre  fois  (i),  l'argument  qui  en  fait  un  acte  contraire  à  la  nature 
neuf  fois  (2),  l'argument  social  quinze  fois  (3),  l'argument  reli- 
gieux dix-sept  fois  (4).  Non  seulement  l'Université  est  d'accord  avec 
l'Eglise  pour  condamner  le  suicide,  mais  c'est  au  nom  des  droits  de 
Dieu  qu'elle  formule  le  plus  souvent  cette  condamnation. 

Enfin,  au  théâtre  (5)  et  dans  le  roman,  la  morale  en  parole  flétrit 
souvent  le  suicide. 
Pièces  classiques  : 

Pour  qui  n'a  pas  rempli  ses  desseins  et  son  sort 
C'est  une  lâcheté  de  se  donner  la  mort  (6). 

C'est  au  plus  criminel  à  mourir  le  dernier  (7),, 

Informez-vous,  avant  de  chercher  à  mourir, 
S'il  n'est  plus  sur  la  terre  une  larme  à  tarir  (8). 

Drames  bougeois  :  «  Non,  c'est  un  crime  »  (i3).  —  «  Croyez- vous 
gentilhomme  (9).  —  «  Beau  moyen  I  »  (10)  —  Le  suicide  «  est  un' 
crime  »  (11).  —  «  Soldat  de  l'idéal,  ne  déserte  pas  ton  drapeau!  »  (12) 

Drames  bourgeois  :  «  Non,  c'est  un  crime  »  (9).  —  «  Croyez-vous 
qu'on  répare  ses  fautes  en  en  commettant  une  nouvelle?  Il  faut  vivre 
pour  expier  ses  torts  »  (i4).  —  «  En  se  tuant,  mon  frère,  on  ne 
paie  pas  ses  dettes  on  prouve  seulement  qu'on  n'a  ni  l'énergie  ni  le 
courage  de  les  acquitter..  Je  sais  que  beaucoup  de  jeunes  gens  pro- 
fessent votre  système;  ils  le  trouvent  facile,  commode,  héroïque! 
Moi,    qui   ne  m'y   connais   pas,    je   trouve  tout   uniment   que    c'est 


envers  Dieu,  le  Prince  et  la  Patrie,  la  Société  et  soi-même,  P.  1812,  II,  p.  134, 
Leçons  de  philosophie  à  l'usage  des  collèges  et  des  maisons  d'éducation,  P.  1883, 
p.   200   ss.     Chiniac,   Carrigues,   Genty,   Larroque. 

(1)  Bernard,  Caro,  Chiniac,  Deblaive,  Genty,  Larroque,  Maugras,  Perard, 
Servant-Beauvais.  (2)  Charma.,  Bénard,  Fabre,  Gourju,  Fabre,  Oza- 
neaux,  Pellissier,  Saisset,  Tissot.  (3)  Flotte,  Genty,  Maugras,  Chiniac, 
Servant-Beauvais,  Leçons  de  ph.,  Caro,  Larroque,  Perard,  Deblaive,  Rattior, 
Fabre,  Jourdain,  Bernard,  Joyau.  (4)  Genty,  Garrigues,  Maugras,  Dufresne, 
Chiniac,  Servant-Beauvais,  Leçons  de  ph.,  Caro,  Larroque,  Théry,  Perard, 
Mazure,  Deblaive,  Rattier,  Fabre,  Gibon,  Jourdain.  (5)  J'ai  consulté 
la  plupart  des  ouvrages  indiqués  par  le  Manuel  bibliographique  de 
M.  Lanson.  Je  n'indique  pas  les  éditions  citées  ;  ce  sont  les  éditions 
originales,  ou  la  plus  récente  édition  des  œuvres  complètes.  (6)  Jouy, 
Julien,  V,  6.  (7)  Millevoye,  Corésus,  II,  1.  (8)  Soumet,  Le  secret  de  la  con- 
fession, I,  6.  (9)  Dugué,  L'enfant  de  la  Fronde,  V,  5.  (10)  Dumas,  La  cons- 
cience, II,  7.  (Il)  Dugué,  Les  amours  maudits,  V,  5.  (12)  Dugué,  La  misère 
V,  3.     (13)  Augier,  Madame  Caverlet,  IV,  4.     (14)  Scribe,  Une  faute,  II7  10. 


748  LE    XIXe   SIÈCLE 

lâche  »  (i).  —  «  Le  grand  père  et  te  père  de  Monsieur  se  sont  fait 
tuer  sur  le  champ  de  bataille,  pour  leur  pays,  et  Monsieur  veut  se 
tuer  dans  une  mare,  pour  son  plaisir  »  (2). 

Mélodrame  :  le  suicide  est  «  un  crime  »  (3).  —  Il  faut  vivre 
((  pour  repaver  »  (4).  —  «  Mourir?  Et  vos  créanciers?  Est-ce  que  votre 
mort  les  paiera?  »  (5)  —  Se  tuer,  c'est  toujours  une  lâcheté,  c'est 
toujours  un  crime,  et  tu  vas  en  commettre  deux  au  lieu  d'un,  car 
tu  n'es  pas  seul  sur  la  terre,  tu  as  une  vieille  mère  »  (6).  —  «  Pauv' 
Denise,  s'tuer  pour  un  homme!  S'tuer  pour...  Ahl  jarni  Dieu!... 
C'est-y  bête,  l'amour,  c'est-y  bête!  »  (7) 

Dans  les  romans  (8),  le  suicide  est  «  un  crime  »,   un   «  projet 


(1)  Le  puff,  II,  8.  (2)  Feuillet,  La  Fée,  I,  1.  (3)  Fournier  et  Frédéric,  La 
famille  d'Anglade,  III.  16.  (4)  Frédéric  et  Laqueyrie,  La  fausse  clef,  II,  5.  Cf. 
Boullé,  L'inconnu,  III,  11.  (5)  Dennery,  Le  centenaire,  p.  94.  (6)  Le  château 
de  Pontalec,  p.  76.  Cf.  Daubigny,  Les  deux  sergents,  I,  13.  (7)  Les  amours  de 
Paris,  p.  8.  (8)  J'ai  lu  les  ouvrages  indiqués  par  le  Manuel  de  M.  Lanson 
et  quelques  romans  populaires.  Editions  citées  dans  ce  chapitre  :  About, 
L'infâme,  P.  1867  ;  Les  mariages  de  Paris,  P.  1880  ;  G.  Aimar,  Le  grand  chef 
des  Aucas,  P.  1859  ;  Balzac,  Œuvres  complètes,  P.  (Michel  Lévy)  1863,  in-12  ; 
Ch.  de  Bernard,  Les  ailes  d'Icare,  P.  1875  ;  Le  gentilhomme  campagnard,  P. 
1847  ;  Champfleury,  Chien-Caillou,  P.  1847  ;  Chateaubriand,  Œuvres  complètes, 
P.  (Garmer),  sd.,  in-8  ;  Cherbuliez,  Prosper  Randoce,  P.  1868  ;  Le  comte  Kostia, 
P.  1906  ;  La  revanche  de  Joseph  Noirel,  P.  1906  ;  Meta  Holdenis.  P.  1906  ; 
Louise  Collet,  Folles  et  saintes,  P.  1844  ;  Lui,  P.  1880  ;  Benjamin  Constant, 
Adolphe,  P.  (Ben.  du  1.),  sd.  ;  Mme  Cottin,  Œuvres  complètes,  P.  1817  ;  Daudet, 
Numa  Roumestan,  P.  1881  ;  Le  petit  chose,  Les  rois  en  exil,  P.  (Fayard)  sd.  ; 
Fromont  jeune  et  Risler  aîné,  P.  1874  ;  Maxime  du  Camp,  Mémoires  d'un  sui- 
cidé, P.  1855  ;  Dumas  père,  Œuvres  complètes,  P.  (Le  Vasseur),  sd.  ,  in-8  ; 
Mme  de  Duras,  Edouard,  P.  1825  ;  O.  Feuillet,  Julia  de  Trécœur,  P.  1872  ; 
M.  de  Camors,  P.  1877  ;  Paul  Féval,  Œuvres,  P.  1853  ;  Feydeau,  Daniel, 
P.  1875  ;  Fanny,  P.  (Amyot),  sd.  ;  Fiévée,  Œuvres,  P.  1843  ;  Flaubert,  Œu- 
vres, P.  (Conard),  1910  ;  Th.  Gautier,  Mlle  de  Maupin,  P.  1845  ;  La  jeune 
France,  P.  1881  ;  Un  trio  de  romans,  Militona,  P.  1888  ;  Romans  et  Contes, 
(t.  I,)  Nouvelles,  (t.  II,)  dans  les  Œuvres  (Lemerre,  1897)  ;  Mme  de  Genlis, 
Adèle  et  Théodore,  P.  1782  ;  Mme  de  Girardin,  Marguerite  ou  deux  amours, 
Bruxelles,  1851  ;  de  Goncourt,  La  Faustin,  P.  (Calmann)  sd.  ;  Hugo,  Œuvres, 
Hetzel  1881  ;  Huysmans,  Marthe,  P.  1879  ;  A.  Karr,  Les  guêpes,  P.  1853  ; 
Sous  les  tilleuls,  P.  1878  ;  Mme  de  Krudener,  Valérie,  1804  ;  Lamartine, 
Œuvres,  P.  1864,  in-8  ;  Loti,  Le  roman  d'un  spahi,  P.  (Calmann)  sd.  ;  X.  de 
Maistre,  Le  lépreux  de  la  cité  d'Aoste  (Marne)  s.  d.  ;  Mérouvel,  Le  péché  de  la  géné- 
rale, P.  1879  ;  Montépin,  Le  roman  d'une  actrice',  P.  (Dentu)  sd.  ;  Les  tragédies 
de  Paris,  P.  1874  ;  Une  passion,  P.  1880  ;  Murger,  Scènes  de  la  vie  de  jeunesse, 
P.  1851  ;  Le  pays  latin.  P.  1875  ;  Musset,  Œuvres,  P.  (Charpentier),  1888, 
in-8  ;  Mérimée,  Mosaïque,  P.  (Calmann),  sd.  ;  Nodier,  Thérèse  Aubert,  P.  1819  ; 
Le  peintre  de  Salzbourg,  P.  1820  ;  Adèle,  P.  1850  ;  Souvenirs  de  jeunesse,  P. 
sd.  ;  Poésies,  P.  1829  ;  Ponson  du  Terrail,  Le  club  des  valets  de  cœur,  Les  ex- 
ploits de  Rocambole  ;  La  résurrection  de  Rocambole  ;  La  maison  de  fous  ;  Les 
étrangleurs,  P.  (Fayard),  sd.,  in-12  ;  Boux.  Le  droit  au  crime  ou  la  morale 
d'un  athée  (roman),  P.  1872  ;  G.  Sand,  Jacques,  Bruxelles,  1841  ;  Mauprat, 


LA   MORALE   SIMPLE    DANS   LE   ROMAN  749 

insensé  »,  une  «  action  misérable  »,  une  «  horrible  mort  »,  un 
«  funeste  exemple  »;  celui  qui  songe  à  se  tuer,  cède  à  «  une 
exécrable  tentation  »,  on  l'appelle  «  misérable  suicide  ».  Il  sent 
que  sa  mort  le  fera  mépriser. 

L'argument  social  apparaît  rarement.  Je  trouve  une  fois  dan9 
Nodier,  l'idée  que  «  l'homme  est  le  centre  d'une  multitude  d'har- 
monies qui  naissent  et  qui  périssent  avec  lui  »  et  que  dès  lors  son 
suicide  «  met  en  deuil  toute  la  nature  »  (i).  Par  contre,  on  voit 
souvent  revenir  l'idée  que  celui  qui  se  tue  est  coupable  envers  les 
siens  (2),  qu'on  a  n'est  pas  maître  de  sa  vie  quand  celle  d'un  autre 
y  est  attachée  »  (3);  plus  souvent  encore  l'idée  que  le  suicide  est 
une  faiblesse,  une  lâcheté  (4). 

Enfin,  le  roman  du  xixe  siècle  déclare  déjà  que  le  suicide  est  une 
sottise,  une  solution  bonne  pour  les  petites  âmes,  un  dénouement 
prétentieux  et  démodé  :  «  Tu  aurais  été  joliment  bête  »,  dit  l'abbé 
au  petit  Chose  (5).  Quand  Marthe  veut  se  tuer,  dans  le  roman  de 
Huysmans,  un  vieil  ami  s'écrie  :  «  Mais,  petite  oisonne,  à  quoi  cela 
te  servirait-il  de  te  noyer?  C'est  bête  comme  tout,  la  mort,  même 
au  cinquième  acte  d'un  drame  »  (6).  Théophile  Gautier  dit  du  suicide 
que  «  la  chose  est  assez  commune  et  menace  de  devenir  mauvais 
genre  »  (7).  Quand  le  Gérald  d'Eugène  Sue  songe  au  suicide,  on 
prévient  la  mère  :  «  Il  se  tuera  ».  —  Oui,  dit-elle,  comme  dans  je 
ne  sais  plus  quel  mélodrame  (8).  Maxime  du  Camp  dit  en  parlant  des 
notes  que  lui  a  laissées  le  suicidé  Jean  Marc,  qu'elles  sentent  le 
vieux  temps  :  «  C'est  presque  de  l'archéologie,  car,  grâce  à  Dieu, 
elle  s'éteint  chaque  jour,   cette  race  douloureuse  et  maladive  qui   a 


P.  1852  ;  La  confession  d'une  jeune  fille,  P.  1865  ;  Valentine,  P.  1873  ;  La  lour 
de  Percemont,  P.  1876  ;  Indiana,  Lélia,  Antonia,  P.  (Calmann),  sd.  ;  Mlle  de 
la  Quintinie,  (édit.  du  centenaire)  ;  Histoire  de  ma  vie,  P.  1856  ;  Sandeau, 
Marianna,  P.  1879  ;  Senancour,  Obermann,  éd.  Michaud,  P.  1912  ;  F.  Soulié. 
Les  mémoires  du  diable,  P.  1841  ;  Mme  de  Staël,  Œuvres,  P.  1920  ;  Stendhal, 
Le  rouge  et  le  noir,  P.  1886  ;  La  chartreuse  de  Parme,  P.  (Nelson),  sd.  ;  E.  Sue, 
Les  sept  péchés  capitaux,  P.  1851  ;  Le  juif  errant,  P.  1858  ,  4  vol.  ;  Theuriet, 
Le  sang  des  Finoél,  P.  1885. 

(1)  Le  peintre  de  Salztbourg,  140.  (2)  Balzac,  Le  curé  de  village,  153  ; 
Stendahl,  La  chartreuse  de  Parme,  XXI  ;  Soulié  ,  Les  mémoires  du  diable,  II, 
185  ;  E.  Sue,  Le  juif  errant,  tome  IV,  ch.  20,Ponson  du  Terrail,  Le  club  des  valets 
de  cœur,  (Léon  Rolland,  à  diverses  reprises,  veut  se  tuer  ;  il  y  renonce  après 
avoir  regardé  le  berceau  de  son  enfant).  (3)  Mme  Cottin,  Claire  d'Albe,  VIII, 
69.  (4)  Balzac,  Adieu,  nouvelle,  p.  118  ;  Sand,  Lélia,  XXVI  ;  Fouinet,  Le 
village  sous  les  sables,  II,  247  ;  Feydeau,  Daniel,  II,  419  ;  Barbey  d'Aurevilly, 
Le  rideau  cramoisi  (dans  les  Diaboliques)  G.  Aimar,  Le  grand  chef  des  Aucas, 
I,  19,  etc.  (5)  Daudet,  Le  petit  Chose,  93.  (6)  Marthe,  117.  (7)  La  jeune 
France,  Celle-ci  et  Celle-là,  276.  (8)  Sue,  Les  sept  péchés  capitaux,  L'orgueil, 
80.  Cf.  Balzac,  Une  fille  d'Eve,  313,  La  peau  de  chagrin,  124,  Les  paysans,  363  ; 
Mérimée,  Mosaïque,   La  partie  de  trictract   130   ;  Fiévée,  Frédérict  167. 


750  LE    XIXe    SIÈCLE 

l>ri>  naissance  sur  les  finaux  de  René,  qui  a  pleuré  dans  les  Méd 
tions  de  Lamartine,  qui  s'est  déchiré  Je  cœur  dans  Obermann,  «jiii  a 
joué  de  la  mort  dans  le  Didier  de  Marion  Delorme  et  qui  an 
au  visage  de  la  société  par  la  bouche  d'Anton  \         i   . 

Donc,  que  l'on  considère  les  écrits  des  philosophes,  traditio 
nalistes,  classiques,  révolutionnaires,  les  ouvrages  sur  le  suicide,  1» ■-. 
livres  destinés  à  l'enseignement,  les  déclarations  des  personnages  de 
théâtre  et  de  roman,  partout  la  morale  simple  s'affirme  bruyamment. 
L'offensive  de  l'Eglise  trouve  dans  la  morale  formulée  un  solide 
point  d'appui. 

Elle  en  trouve  un  autre  dans  les  moeurs. 

Dès  le  xvme  siècle,  on  l'a  vu,  l'abolition  pratique  des  peines 
contre  le  meurtre  de  soi-même  commence  à  atténuer,  en  France, 
l'horreur  du  suicide,  mais  la  nécessité  de  cacher  le  fait  pour  éviter 
le  répression  répand  l'usage  de  faire  le  silence  autour  de  la  mort 
volontaire.  Avec  la  Révolution,  la  nécessité  disparaît,  mais  l'usage, 
bien  entendu,  ne  peut  disparaître  aussi  vite;  il  faut,  outre  les  lois, 
le  temps.  Or,  au  moment  même  où  l'action  du  temps  commence,  la 
restauration,  du  droit  canonique  rend  leur  raison  d'être  aux  mœurs 
du  xviue  siècle. 

Le  refus  des  honneurs  funèbres,  l'inhumation  clans  le  coin  des 
réprouvés  constituent  des  peines  infamantes.  Ces  peines,  sans  douter 
ne  suffiraient  pas,  dans  un  pays  où  la  religion  catholique  n'est  plus 
toute  puissante,  à  créer  l'horreur  du  suicide,  mais  elles  suffisent  à 
entretenir  ce  qui  en  subsiste.  A  la  campagne,  dans  les  petites  villes, 
elle  déshonorent  une  famille.  Or,  comme  le  suicide  n'est  plus  établi 
par  une  enquête  officielle  et  une  sentence  publique,  un  peu  de 
dissimulation  suffit  pour  éviter  ce  déshonneur  :  bonne  raison  pour 
continuer  à  faire  le  silence  autour  du  suicide. 

La  science,  par  un  tour  imprévu,  vient  au  secours  du  vieil  usage. 
En  1821,  Esquirol  écrit  :  «  L'opinion  qui  fait  regarder  le  suicide 
comme  l'effet  d'une  maladie  ou  d'un  délire  aigu  semble  avoir  prévalu 
de  nos  jours  même  contre  les  textes  des  lois  et  les  anathèmes  du 
christianisme  »,  et,  dans  son  article  sur  le  suicide,  il  rapporte  un 
certain  nombre  de  constatations  faites  sur  des  cadavres  de  suicidés  : 
Gall  pense  que  le  crâne  des  suicidés  est  épais,  dense;  Home  «  a  vu 
les  vaisseaux  de  la  dure  mère  très  dilatés  »;  Récamier  «  a  trouvé 
une  ossification  de  la  dure  mère  »j  Loder  a  trouvé  un  «  corps  calleux 
très  mou  »;  Cabanis  a  prétendu  que  «  le  cerveau  des  suicidés  est 
plus  abondant  en  phosphore  que  le  cerveau,  des  autres  homme- 


(1)  Mémoires  d'un  suicidèl  19, 


LE    SUICIDE    PRÉSOMPTION   DE    FOLIE  751 

Fourcroy  et  plusieurs  médecins  «  pensent  qu'on  trouve  ordinaire- 
ment des  concrétions  dans  la  vésicule  biliaire  »;  M-  Osiander 
«  regarde  les  lésions  du  cœur,  les  inflammations,  les  viscères  abdo- 
minaux comme  la  cause  du  suicide  ».  Esquirol  ajoute  que  les  ouver- 
tures faites  par  lui-même  n'ont  offert  «  rien  de  constant  »  (i).  Mais, 
durant  toute  la  première  partie  du  siècle,  l'idée  que  le  suicide  est 
une  maladie  ne  cesse  de  gagner  du  terrain  :  Falret,  en  1822,  dit  que 
l'état  d'âme  qui  conduit  au  suicide  a  doit  être  considéré  comme  un 
délire  »  (2).  Calmeil,  en  i844>  constate  sur  plusieurs  cadavres  de 
suicidés  «  des  traces  non  équivoques  de  ramollissement  cérébral 
diffus  et  superficiel  »  (3).  Le  Dr  Bourdin  écrit  en  i845  :  le  suicide 
«  est  toujours  une  maladie  et  toujours  un  acte  d'aliénation 
mentale  »  (4);  Jousset,  en  i858,  publie  son  étude  sur  la  monomanie 
suicide.  En  vain,  beaucoup  de  savants  protestent,  maintiennent  la 
distinction  entre  le  suicide  libre  et  conscient  et  le  suicide  du  à  la 
folie.  La  théorie  de  Bourdin  est  assez  en  faveur  pour  que  Debreyne 
écrive  en  i84o  :  les  médecins  «  en  général  »  considèrent  le  suicide 
comme  une  maladie;  bientôt  on  ne  dira  plus  :  un  tel  s'est  tué,  mais  : 
un  tel  a  été  atteint  de  suicide  (5). 

Les  médecins  qui  voient  dans  la  mort  volontaire  l'effet  d'une 
maladie  mentale  n'ont  pas  l'idée,  cela  va  sans  dire,  d'aviver  l'horreur 
qu'inspire  le  suicide.  Bourdin  dit  même  tout  net  qu'on  a  tort  de  le 
considérer  a  comme  un  crime,  comme  un  vice  et  en  certains  cas 
comme  un  trait  d'héroïsme  »;  ce  n'est  rien  de  tout  cela,  puisque 
c'est  une  maladie  (6).  Mais  la  théorie  est  à  deux  tranchants.  La  folie 
supprime  la  responsabilité  morale,  mais  elle  inspire  l'horreur.  Un 
fou  dans  la  famille,  c'est  une  tare,  une  tare  dont  on  se  cache,  —  et 
du  coup  la  science  fortifie  le  vieil  usage  de  faire  le  silence  autour 
des  suicides 

Comme  les  médecins  qui  tiennent  le  suicide  pour  une  maladie 
insistent  presque  tous  sur  les  phénomènes  d'hérédité,  il  n'est  pas  ten- 
tant de  s'unir  à  une  famille  dans  laquelle  il  y  a  eu  des  suicides.  «  ïl 
ne  serait  pas  indifférent  à  tout  le  monde  de  s'allier  à  une  famille  de 
suicidés  »  (7),  écrit  Cazauvieilh;  Descuret  conseille  nettement  de  ne- 
pas  contracter  d'alliance  de  ce  genre  (8);  Falret  recommande  de  ne 
pas  épouser  «  des  individus  issus  de  parents  qui  se  sont  suicidés  »  (9). 
Résultat,  même  dans  les  familles  que  les  châtiments  canoniques  lais- 
seraient indifférentes,  la  crainte  de  nuire  à  l'établissement  des  enfants 


(1)    Esquirol,  213,  269.  Cf.   Regnault   (1828)   :  l'idée  que  le  suicide  est  un 

acte  de  folie  «  est  passée  en  principe  dans  tous  les  écrits  qui  traitent  de  la 

folie  »,  p.  110.     (2)  P.  137.     (3)  P.  34.     (4)  P.  9.     (5)  p.  287.  (6)  Bourdin. 
P.  7.     (7)  P.  309.     (8)  P.  693.     (9)  P.  283. 


752  LE   XIXe   SIÈCLE 

fait  cacher  les  suicides  :  il  y  a  deux  raisons  au  lieu  d'une  pour  main- 
tenir le  vieil  usage. 

Que  ces  raisons  jouent,  que  l'usage  survive,  nombreux  sont  les 
faits  qui  le  prouvent-  Des  Etangs  constate  que  les  raisons  d'honneur  et. 
d'intérêt  personnel  organisent  autour  du  suicide  «  la  conspiration  du 
silence  »  (i),  Falret  qu'on  cache  le  suicide  aux  enfants  du  défunt  (2). 
Dans  la  littérature,  on  trouve  la  jeune  femme  qui  est  morte  «  soi- 
disant  d'un  anévrisme  »  (3),  les  commerçants  dont  on  «  suspecte  » 
la  mort  d'être  volontaire  (4),  les  personnages  sur  lesquels  «  on  a  conté 
autrefois  une  vague  histoire  de  suicide  »  (5),  ceux  qui  s'arrangent 
pour  que  le  suicide  ait  l'air  d'un  accident  (6)  ou  qui,  sauvés, 
s'écrient:  ((Cache-moi,  j'ai  honte!  »  (7). 

La  presse  elle-même,  au  début  du  siècle,  se  laisse  imposer  ou  s'im- 
pose l'usage  de  ne  pas  parler  des  suicides.  En  l'an  XI,  une  pétition 
anonyme  au  premier  consul  proteste  contre  «  la  publication  des  sui- 
cides »  :  l'histoire  n'en  a  que  faire,  par  contre  les  journalistes  étran- 
gers en  tirent  parti  «  au  préjudice  de  la  considération  nationale  ». 
Le  Grand  Juge,  en  transmettant  cette  pétition  au  Préfet  de  police, 
le  charge  «  de  veiller  désormais  à  ce  que  les  journalistes  remplacent 
les  annonces  de  suicide  par  celles  des  actes  qui  peuvent  exciter  le 
courage  et  l'humanité  des  Français  et  honorer  le  caractère  national  » 
(8).  Les  mesures  prises  par  le  Préfet  sont  sans  doute  énergiques,  car 
les  journaux  du  temps  de  l'empire  ne  relatent  pour  ainsi  dire  pas  de 
suicides  :  «  Nous  avons  pris  pour  règle,  dit  le  Citoyen  français,  de 
ne  point  annoncer  ces  tristes  événements  pour  ménager  la  sensibilité 
de  nos  lecteurs  »  (9).  Cette  règle  semble  la  règle  commune.  Sous  la 
Restauration,  elle  n'est  plus  en  vigueur,  (aussi  plusieurs  écrivains  ren- 
dent-ils déjà  la  presse  responsable  de  l'accroissement  du  nombre  des 
suicides)  (10),  mais  la  tradition  de  la  presse  impériale  est  lente  à 
disparaître.  Les  comptes-rendus  sont  toujours  peu  nombreux  dans 
les  journaux  antérieurs  à  i83o.  Enfin,  tout  au  long  du  siècle,  des 
suicides  de  personnages  illustres  sont  tenus  soigneusement  secrets. 

Le  27  août  i83o,  le  vieux  duc  de  Bourbon,  prince  de  Condé,  est 
trouvé  pendu  dans  son  château  de  St-Leu  :  la  Gazette  de  France  du 
28  annonce  sa  mort  en  deux  lignes  sans  parler  de  suicide,  le  Journal 
des  Débats  parle  d'un  attaque  d'apoplexie  foudroyante,  la  Quotidienne 
du  6  septembre  parle  d'assassinat.  Bien  que  le  tribunal  de  première 
instance  et  la  Cour  royale  déclarent  successivement  qu'il  n'y  a  pas 


(1)  P.  13.  (2)  P.  227.  (3)  0.  Feuillet,  Le  cheveu  blanc,  se.  2.  (4)  Bal- 
zac, Le  député  d'Arcis,  p.  41.  (5)  Flaubert,  L'éducation  sentimentale,  p.  558. 
(6)  Daudet,  Marianna,  201  ;  de  Goncourt,  La  Faustin,  85  ;  Daudet,  Le  petit 
Chose,  83,  etc.  (7)  Daudet,  Fromont  jeune  et  Risler  aine,  252.  (8)  Archives 
nationales,  F.  7/3455.  (9)  21  vendémiaire,  an  XIII.  (10)  Voir,  par  exemple, 
Esquirol,  p.  280. 


LE   SILENCE   AUTOUR   DES   SUICIDÉS  753 

en  assassinat  (i),  la  Biographie  de  Michaud  écrit  encore  en  i84A  : 
«  Il  est  impossible  de  prononcer  que  le  duc  de  Bourbon  s'est  suicidé, 
que  le  dernier  des  Condé  s'est  pendu.  En  articulant  ces  mots,  nous 
croirions  calomnier  indignement  la  mémoire  de  ce  prince-..  »  Au 
cours  d'un  des  deux  procès  soulevés  par  cette  affaire,  un  avocat  décla- 
re :  a  On  ne  croit  plus  qu'un  Condé  ait  voulu  clore  l'histoire  triom- 
phale de  sa  maison  par  les  horreurs  d'un  suicide  tout  rempli  d'ignomi- 
nie »  (2). 

Quand  Prévost  Paradol  se  tue,  le  19  juillet  1870,  la  Patrie  du  21, 
le  Figaro,  et  les  Débats  du  22  annoncent  qu'il  a  «  succombé  à  la 
rupture  d'un  anévrisme  ».  Dans  les  Débats  du  24,  St-Marc-Girardin 
termine  un  article  nécrologique  en  disant  :  «  Je  m'arrête,  ne  pouvant 
pas  me  décider  à  parler  de  sa  mort  »,  et,  en  effet,  il  n'en  parle  pas. 
Le  2  Mai  1872,  Camille  Rousset,  successeur  de  Prévost  Paradol  à 
l'Académie,  n'est  pas  moins  discret  :  «  Il  tomba  foudroyé  le  19  juillet, 
treize  jours  avant  l'engagement  de  Sarrebrûck.  Saluons,  Messieurs, 
•la  première  victime  de  la  guerre  ». 

Beulé  se  tue  en  1874  :  le  Journal  Officiel  du  5  avril,  le  Figaro, 
le  Rappel,  l'Univers,  le  Temps,  le  Français  du  6  avril  ne  soufflent  pas 
mot  du  suicide.  On  parle  en  général  de  la  rupture  d'un  anévrisme, 
«  d'une  mort  soudaine  ».  Dans  le  discours  funèbre  prononcé  au  nom 
de  l'Académie  des  Inscriptions,  Jourdain  insiste  sur  la  maladie  de 
cœur  dont  souffrait  Beulé;  le  duc  de  Broglie  parle  bien  de  «  l'horrible 
surprise  »  qu'a  été  la  mort  de  Beulé,  mais  il  évite  avec  soin  toute 
allusion  précise  au  suicide  (3). 

Quelle  que  puisse  être,  en  chaque  cas,  la  raison  d'être  de  ce  silence 
obstinément  organisé  autour  du  suicide,  l'effet  tout  au  moins  n'en 
est  pas  douteux  :  un  acte  qu'on  cache  avec  tant  de  soin  est  un  acte 
inavouable;  connue,  ce  serait  la  mort  «  qui  déshonore  »  (4),  qui 
«  ameute  l'opinion  autour  du  cadavre  »  (5),  qui  apporte  aux  survi- 
vants «  le  deuil,  le  désespoir  et  la  honte  »  (6). 

Si  l'on  ajoute  que  toutes  les  légendes  populaires  qui  existent  au- 
jourd'hui existent  à  plus  forte  raison  au  xixe  siècle,  qu'alors  comme  à 
présent  le  peuple  s'écarte  des  pendus,  que  Cazauvieilh  parle  de  «  l'op- 
probre attaché  au  corps  de  celui  qui  se  détruit  »  (7),  que  CF.  Sol. 
écrit  :  le  nom  des  suicidés  «  est  mal  famé  et  devient  souvent  un  sujet 


(1)  Voir  Histoire  complète  et  impartiale  du  procès  relatif  à  la  mort  et  au 
testament  du  duc  de  Bourbon,  P.  1832,  p.  96.  (2)  Ibid.  (3)  Discours  cités  dans 
le  Temps,  9  et  10  avril  ;  les  funérailles  religieuses  avaient  eu  lieu  le  8  à 
St-Germain-des-Prés  (C'est  Beulé  qui,  comme  ministre  de  l'intérieur,  avait 
défendu  à  la  Chambre  l'arrêté  du  préfet  de  Lyon  destiné  à  jeter  le  discrédit 
sur  les  enterrements  civils).  (4)  G.  Aimar,  Le  grand  chef  des  Aucas,  I,  19. 
(5)  Sandeau,  Marianna,  262.  (6)  E.  Sue,  Les  sept  péchés  capitaux,  L'or- 
gueil, 80.     (7)  p.  309. 


7Ô4  LE   XIXe   su 

de  reproche  pour  leur  famille  »  (i),  que  Debreyne  parle  dm  morts 
volontaires  qui  vitMiuL'iil  a  jeter  l'effroi  dans  une  ville,  dans  un  quar- 
lier  »  (2),  qu'un  joersonnage  d'Octave  Feuillet  signale  «  l'impn 
sinistre  qui  s'attache  au  suicide  »  (3),  force  est  bien  de  reconnaître 
que  le  silence  dont  on  entoure  le  suicide  est  lourd  d'aversion.  La 
morale  simple  s'appuie  encore  solidement  sur  les  mœurs,  —  presque 
aussi  solidement  que  sur  la  morale  écrite. 

Forte  de  ces  deux  points  d'appui,  elle  essaie  d'émouvoir  le  droit. 

Dans  l'armée,  il  y  a,  comme  à  l'époque  romaine,  dérogation  au 
droit  commun.  Le  22  floréal  an  X  (12  mai  1802),  ayant  appris  qu'un 
de  ses  grenadiers  c  s'est  suicidé  par  amour  »,  le  premier  consul  fait 
lire  à  la  Garde  assemblée  un  ordre  du  jour  qui  évite  de  flétrir  le  mort  : 
a  C'était,  dit-il,  un  très  bon  sujet  »,  mais  qui  flétrit  la  mort  volon- 
taire :  «  Il  y  a  autant  de  courage  à  souffrir  avec  constance  les  peines 
de  l'âme  qu'à  rester  fixe  sous  la  mitraille  d'une  batterie.  S'abandonner 
au  chagrin  sans  résister,  se  tuer  pour  s'y  soustraire,  c'est  abandonner 
le  champ  de  bataille  avant  d'avoir  vaincu  »  (4).  Ce  n'est  là  qu'une 
condamnation  platonique.  Mais,  en  i8/U>  le  maréchal  Soult  envoie 
la  circulaire  que  j'ai  citée  plus  haut  et  qui  sert  encore  de  charte  à 
l'armée  (5).  Le  maréchal  Magnan  en  1861,  le  général  Renaud  en  1864 
reprennent  la  tradition  napoléonienne;  ils  font  lire  aux  troupes  un 
ordre  du  jour  flétrissant  la  mort  volontaire  (6). 

j  Devant  les  tribunaux  de  droit  commun,  le  suicide  n'est  pas  puni, 
mais  il  est  communément  flétri.  En  181 6,  Delacour,  maire  de  Mont- 
didier  force  presque  la  fille  L.  à  le  frapper.  Il  guérit.  La  fille  seule 
est  poursuivie,  mais  l'avocat  général  condamne  la  tentative  de  Dela- 
cour comme  un  crime  contre  la  morale,  contre  la  religion  ».  Le 
président  «  fait  sentir  à  Delacour  »  combien  il  est  coupable  d'avoir 
«  déserté   son   poste  »   (7). 

En  182/i,  un  attendu  constate  «  qu'il  est  inutile  d'examiner  le 
suicide  dans  ses  rapports  avec  la  religion  et  la  morale,  qu'il  n'est  pas 
douteux  que  cet  acte  de  frénésie  les  blesse  l'une  et  l'autre  »  (8). 
,  En  i834,  Copillet  et  Juliette  Blain  décident  de  mourir  ensemble. 
Copillet  tue  Juliette,  se  blesse,  guérit,  est  poursuivi.  Une  ordonnance 
de  non-lieu  est  rendue  en  sa  faveur.  Sans  doute  il  y  a  eu  suicide, 
a  crime  réprouvé  par  les  lois  de  Dieu  et  de  la  morale,  le  plus  affreux 
des  crimes,  parce  qu'il  n'est  pas  donné  à  l'homme  de  s'en  repentir  », 
ma,is  ce  crime  n'est  pas  atteint  par  les  lois  pénales.  Sur  l'ordre  du 
Garde  des  Sceaux,  le  Procureur  Général  près  la  Cour  de  Cassation, 


(1)  p.  6.  (2)  p.  88.  (3)  La  Belle  au  Bois  dormant,  IV,  13.  (4)  Welschin- 
ger,  art.  cité.  (5)  Voir  page  155.  (6)  Voir  Brierre  de  Boismont,  p.  52. 
(7)  Sirey,  t.  XVI  (1816),  p.  308  ss.     (8)  Ibid  XXX  (1824),  I,  36. 


TENTATIVES    POUR   MODIFIER   LE    DROIT  755 

Dupin,  demande  l'annulation  de  l'ordonnance,  Le  réquisitoire  ne 
traite  pas  seulement  la  question  de  droit  (punir  le  co-auteur  d'un  sui- 
cide n'est  pas  nécessairement  défendre  la  morale  simple)  (i),  il  flétrit 
vigoureusement  le  suicide,  crime  «  qui  blesse  les  idées  religieuses 
pour  ceux  qui  en  ont  et  la  morale  pour  ceux  qui  y  croient  »  :  légitimer 
des  crimes  commis  par  désespoir  c'est  «  aller  contre  un  sentiment 
qui  est  le  principe  de  toute  consolation  et  le  soutien  de  toute  vertu  »; 
enfin  —  et  c'est  l'essentiel  —  Dupin  déclare  que  la  punition  du  sui- 
cide a  avait  de  salutaires  effets  »  (2). 

En  i84i,  le  tribunal  correctionnel  de  Dieppe  déclare  qu'il  va 
diffamation  quand  un  journal  annonce  mensongèrement  qu'un  indi- 
vidu s'est  suicidé  «  attendu  que  le  suicide  est  une  mort  honteuse, 
un  fait  réprouvé  par  la  religion  et  la  morale,  flétri  par  l'opinion  pu- 
blique, etc.  »  (3). 

En  1820,  Gosnin,  journaliste,  est  poursuivi  pour  outrage  à  la 
morale  publique  et  à  la  religion  :  le  réquisitoire  note  que  ses  «  dia- 
tribes »  contre  la  religion  et  l'Eglise  gallicane  sont  «  couronnées  par 
un  éloge  pompeux  du  suicide»  (4). 

Malgré  toutes  ces  déclarations,  le  suicide  n'est  pas  puni;  la  mort 
de  l'accusé,  du  condamné  interrompt  toujours  l'action  pénale  (5). 
Mais  déjà  des  voix  s'élèvent  pour  vanter  les  lois  de  l'ancien  régime, 
pour  demander  une  révision  de  l'œuvre  révolutionnaire. 

Dans  le  monde  des  juristes  (6),  on  ne  va  guère  jusque-là.  Morin  (7) 


(1)  Voir  page  83  ss.  (2)  Sirey,  t.  XXXVIII,  I,  625.  (3)  Sirey,  XLII, 
2,  55.  (4)  Journal  des  Débats,  25  janvier  1820.  (5)  En  1822,  quand  le 
médecin-major  Coffé,  condamné  à  mort,  se  tue,  il  est  question  de  porter 
son  corps  sur  l'échafaud.  On  renonça  à  ce  projet  sur  l'intervention 
du  médecin  en  chef  des  prisons.  Je  ne  connais  pas  un  seul  autre  fait  analogue. 
Les  faits  auxquels  Berriat  St-Prix  fait  une  vague  allusion  dans  son  Cours  de 
droit  criminel,  p.  72,  sont  sans  doute  les  mesures  prises  contre  des  cadavres 
pendant  la  révolution,  (voir  page  697)  .  (6)  J'ai  lu,  à  partir  de  1840,  les  ou- 
vrages indiqués  par  Otto  Lorenz,  et,  pour  la  période  antérieure,  ceux  que  cite 
Dalloz  dans  les  articles  de  son  Répertoire  où  il  est  question  du  suicide.  Ouvra- 
ges cités  dans  ce  chapitre  :  Berriat  St-Prix,  Cours  de  droit  criminel,  Grenoble, 
1817  ;  Bertauld,  Cours  de  code  pénal,  2e  éd.,  P.  1864  ;  Bexon,  Développement 
de.  la  théorie  des  lois  criminelles,  P.  an  X  ;  Blanche,  Etudes  pratiques  sur  le  code 
pénal,  P.  1864  ;  Boitard,  Leçons  de  droit  criminel,  9e  éd.,  P.  1867  ;  Bonneville, 
De  l'amélioration  de  la  loi  criminelle,  P.  1855  ;  Carnot,  Le  code  d'instruction 
criminelle  et  le  code  pénal  mis  en  harmonie  avec  la  charte,  la  morale  publique, 
etc.  P.  1819  ;  Carnot,  Commentaires  sur  le  code  pénal,  P.  1824  ;  Chauveau  et 
Hélie,  Théorie  du  code  pénal,  P.  1836  ss  ;  Dalloz,  Jurisprudence  générale, 
Répertoire  méthodique  et  alphabétique  (mots  :  Compétence  criminelle,  Compli- 
cité, Crimes  et  délits  contre  les  personnes,  Dispositions  entre  vifs,  Droit  civil, 
Droit  naturel,  Médecine)  ;  Dalloz,  Code  pénal  annoté^  P.  1881  ;  Le  Sellyer, 
Eludes  sur  le  droit  criminel,  P.  1874  ;  Maisonneuve,  Exposé  de  droit  pénal,  3e 
éd.,  P.  1875  ;  Merlin,  Répertoire  universel  et  raisonné  de  jurisprudence,  t< 
XIII,  1815  ;  Morin,  Dictionnaire  de  droit  criminel,  P.  1842  ;  Ortolan,  Eléments 


756  LE   XIXe    SIÈCLE 

et  le  Répertoire  de  Dalloz  (i),  qui  condamnent  le  suicide  avec  beau- 
coup de  vigueur,  ne  parlent  pas  de  le  punir.  Je  ne  vois  que  Chauveau 
et  Hélie  qui  déclarent  que  «  l'inscription  du  suicide  parmi  les  délits  » 
serait  une  haute  leçon  et  pourrait  empêcher  quelques  suicides.  Encore 
ajoutent-ils  que  cette  mesure  pourrait  frapper  des  innocents  et  que  la 
question  demande  «  d'immenses  développements  »  (2).  Mais,  hors 
du  monde  juridique,  la  morale  simple  est  plus  hardie- 

Les  catholiques,  bien  entendu,  mènent  l'attaque  :  Guillon,  en 
l'an  X,  dit  assez  habilement  :  ce  sera  à  l'expérience  à  nous  apprendre 
«  si  nous  avons  gagné  ou  perdu  à  la  réforme  du  Code  pénal  ».  Autre- 
ment dit,  si  l'on  constate  un  accroissement  du  nombre  des  suicides, 
il  faudra  revenir  à  l'ancienne  législation    (3). 

Lamennais  est  plus  véhément  :  «  La  Révolution  a  tellement  cor- 
rompu les  idées  d'ordre  qu'on  a  cru  que  la  justice  sociale  devait  être 
indifférente  à  ce  genre  de  meurtre...  Laissez  à  la  religion  ses  lois... 
Occupez- vous  plutôt  de  réformer  les  vôtres.  Tout  hébétés  de  maté- 
rialisme, vous  vous  imaginez  qu'il  en  est  de  l'ordre  social  comme  de 
votre  philosophie  où  la  mort  finit  tout,  et  le  suicide  vous  apparaît 
hors  du  domaine  des  lois  parce  que  le  coupable  est  hors  de  leur 
atteinte.  Mais  ne  voyez-vous  pas  que  cet  homme  qui  est  mort  laisse 
un  exemple  qui  ne  meurt  point  et  que  cet  exemple  on  en  doit  préve- 
nir les  effets?  »  Si  l'homme  qui  se  tue  donne  un  exemple  funeste, 
«  il  est  juste,  il  est  convenable  de  flétrir  sa  mémoire,  non  pour  punir 
celui  qui  ne  peut  plus  être  puni  que  par  Dieu,  mais  pour  détourner 
autant  que  possible  les  autres  hommes  de  l'imiter  ».  Et  comment 
douter  que  le  suicide  ne  soit  nuisible  à  la  société?  «  Quiconque  se 
croit  maître  de  sa  vie,  quiconque  est  prêt  à  la  quitter  est,  de  fait, 
par  cela  seul,  affranchi  de  toutes  les  lois;  il  n'a  plus  de  règle  ni  de 
frein  que  sa  volonté  ».  Enfin  «  il  y  a  moins  de  suicides  quand  les 
lois  flétrissent  ceux  qui  se  tuent.  Des  lois  contre  le  suicide  sont  donc 
utiles  à  la  société  »  (4). 

Plusieurs  auteurs  d'ouvrages  sur  le  suicide  répondent  à  cet  appel, 
et  ici  encore,  il  est  à  noter  que  les  catholiques  entraînent  des  incré- 
dules. Reydellet,  en  1820,  demande  des  lois  contre  ceux  qui  se  tuent. 
Le  siècle  est  «  trop  éclairé  »  pour  qu'on  puisse  ressusciter  l'ancienne 
législation,  mais  on  peut  chercher  à  trouver  autre  chose  (5).  Esquirol, 


de  droit  pénal,  5e  éd.  P.  1886  ;  Observations  des  tribunaux  d'appel  sur  le  projet 
de  code  crimine7,  P.,  an  XIII  ;  Rolland  de  Villargues,  Les  codes  criminels  inter- 
prêtés par  la  jurisprudence  et  la  doctrine,  3e  éd.,  P.  1869  ;  Tissot,  Le  droit  pénal 
étudié  dans  ses  principes,  dans  les  usages  et  dans  les  lois  des  différents  peuples 
du  monde,  P.  1860  ;  Trébutien,  Cours  élémentaire  de  droit  criminel,  P.  1854. 
(7)  Morin,  p.  723. 

(1)  Répertoire,  mot  :  droit  naturel.     (2)  t.  V,  p.  222   ss.    (3)    P.  266,  267. 
(4)  Sur  le  suicide,  p.  190.     (5)  P.  90. 


RÉSISTANCE   DE   LA  MORALE  NUANCÉE  757 

qoii  proteste  contre  la  publication  des  ouvrages  «  qui  vantent  les 
avantages  de  la  mort  volontaire  »,  qui  veut  interdire  aux  journaux 
de  relater  les  suicides,  se  déclare  partisan  de  peines  «  comminatoi- 
res »,  destinées  à  prévenir  les  suicides  plutôt  qu'à  les  empêcher  (i). 
Le  Dr  Lisle,  lui  aussi,  veut  des  lois,  mais  sans  dire  lesquelles  :  c'est 
au  pouvoir  public  à  les  chercher  (2).  Bertrand,  en  1857,  rejette  les 
anciennes  lois  comme  trop  barbares;  mais  pourquoi  ne  pas  priver 
les  suicidés  des  honneurs  funèbres?  Un  tribunal  composé  du  juge  de 
paix,  d'un  médecin,  d'un  ministre  du  culte  auquel  appartenait  l'ac- 
cusé, (Bertrand  ne  prévoit  pas  le  cas  où  il  n'aurait  appartenu  à  aucun 
culte),  examinera  s'il  y  a  eu  suicide  et  s'il  n'y  a  pas  eu  folie.  Si 
l'accusé  est  convaincu  de  «  s'être  volontairement  et  librement  donné 
la  mort  »,  le  cadavre  sera  livré  aux  dissections  anatomiques  ou  inhu- 
mé clandestinement  dans  le  coin  des  suppliciés  (3).  Tissot  repousse 
«  toute  peine  infamante  directe  »;  mais,  ajoute-t-il  «  il  serait  incon- 
venant qu'un  citoyen  et  un  chrétien  qui  peut  être  soupçonné  d'une 
mort  honteuse  reçût  les  mêmes  honneurs  que  celui  qui  est  mort 
comme  on  doit  mourir;  il  nous  semble  juste  que  le  suicidé  soit  inhu- 
mé pour  ainsi  dire  clandestinement,  comme  si  sa  famille,  la  société 
civile  et  la  société  religieuse  avaient  à  rougir  de  sa  fin  »  (4). 

Comme  on  voit,  les  partisans  de  la  répression  ne  demandent  pas 
le  retour  au  droit  de  l'ancien  régime;  ce  qu'ils  veulent,  c'est  que  l'état 
consacre,  reprenne  a  son  compte  les  pénalités  canoniques.  Cela  même 
montre  bien  que  c'est  l'Eglise  qui  mène  la  lutte  :  forte  de  l'appui  de 
la  morale  écrite,  forte  de  l'appui  des  mœurs,  elle  entreprend  de  subs- 
tituer le  droit  canonique  au  droit  révolutionaire.  L'offensive  est  vigou- 
reuse; mais  passons  dans  l'autre  camp. 


III 

Résistance  de  la  morale  nuancée  :  1)11  n'y  a  pas,  en  face  de  la  morale  simple 
une  autre  morale  simple,  favorable  au  suicide  ;  mais  la  morale  nuancée  s'af- 
firme ;  2)  dans  les  mœurs  :  pas  de  manifestation  aux  obsèques  des  suici- 
dés ;  mode  romantique  ;  indulgence  de  l'opinion  ;  3)  dans  la  morale  écrite  : 
réfutation  des  arguments  allégués  contre  le  suicide  ;  affirmations  du  prin- 
cipe de  la  morale  nuancée  ;  définitions  et  exceptions  ruinant  le  principe 
de  la  morale  simple. 

A  en  croire  les  partisans  de  la  morale  simple,  ils  se  heurteraient 
à  une  morale  aveuglément  favorable  au  suicide.  Au  xixe  siècle  comme 


(1)  P.  280.  (2)  P.  444.  (3)  Bertrand,  202.  (4)  Tissot,  138.  Je  ne  connais 
pas  de  campagne  de  presse  appuyant  ces  propositions.  Le  Journal  de  la  Li- 
brairie signale,  en  1813,  une  brochure,  Lettre  d'un  père  à  Mm.  delà  Chambre 
des  députés  sur  le  suicide  projeté  par  son  fils,  (Bibl.  nat.,  Rp.  /6830),  dont 
l'auteur  ,  un  ancien  bailli,  demande  le  retour  aux  lois  de  l'ancien  régime.  Cet 
écrit  est,  à  ma  connaissance,  unique  en  son  genre. 


758  LE    XlV    SIKCLE 

aujourd'hui,  on  ne  compte  pas  les  phrases  qui  dénoncent  «  les  apo- 
logistes de  la  mort  volontaire  »,  les  «  partisans  du  suicide  ».  D'après 
Bertrand,  îes  sensualistes  m  approuvent  le  suicide  »  (i);  d'après  B.V. 
F.,  matérialistes  et  sensualités  sï-erient  :  «  rejeter  la  vie,  n'est  finir  en 
héros  »  (2).  Selon  Rcydellet  «  des  hommes  d'un  jugement  faux,  d'un 
caractère  mélancolique,  excités  par  le  désir  coupante  de  se  faire  remar- 
quer, défendent  le  suicide  »  (3).  «  Des  esprits  égarés,  dit  l'abbé  Da- 
gorne,  ont  essayé  d'absoudre  ce  crime  et  même  de  le  ranger  parmi 
les  actes  les  plus  héroïques  dont  l'âme  humaine  soit  capable  »  (4). 
Bernard  écrit  :  «  On  glorifie  le  suicide  comme  le  suprême  effort  d'une 
âme  généreuse  »  (5).  Falret  dit  :  «  Les  apologies  du  suicide  se  sont 
multipliées  d'une  manière  prodigieuse  depuis  la  fin  du  xvnf  siècle 
jusqu'à  nos  jours  »  (6).  —  Mais,  lorsqu'on  essaie  de  découvrir  ces 
apologies  multipliées,  que  trouve-t-on?  —  Trois  ou  quatre  phrases 
et  qui  n'expriment  pas  une  doctrine  bien  nette. 

On  lit  dans  le  Répertoire  de  Dalloz  :  «  j\tous  n'avons  jamais  com- 
pris que  le  suicide  ait  pu  faire  naître,  à  l'égard  de  ceux  qui  se  livrent 
à  cet  acte  fatal  un  autre  sentiment  que  celui  du  regret  ou  d'une  dou- 
loureuse sympathie  »  (7).  Bossange  écrit  :  «  Dès  le  début  de  notre 
éducation,  on  nous  met  entre  les  mains  des  livres  où  le  suicide  est 
en  honneur.  Il  est  vrai  qu'il  est  presque  toujours  commis  pour  échap- 
per à  l'ennemi  ou  à  la  honte,  ou  au  déshonneur  ou  à  l'esclavage; 
mais  enfin,  c'est  toujours  le  suicide,  pour  lequel  on  se  sent  pénétré 
d'admiration  à  un  âge  où  les  impressions  sont  vives  et  laissent  une 
empreinte  durable...  Quant  à  moi,  pourquoi  ne  l'avouerais-je  pas? 
j'honore  le  suicide  et  j'ose  dire  qu'il  est  compris  par  tout  homme  de 
cœur  qui  a  eu  de  grands  revers  et  de  grands  chagrins  »  (8).  Ferrus 
dit  de  même  :  «Enfants,  les  suicides  de  l'antiquité  nous  passionnent, 
hommes  faits,  les  meurtres  de  ce  genre  qui  s'accomplissent  autour 
autour  de  nous  ne  nous  inspirent  jamais  le  mépris,  rarement  le  blâ- 
me, quelquefois  la  sympathie,  toujours  la  pitié  »  (9).  Enfin  Alphonse 
Karr  écrit  :  «  Nous  pensons...  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  raisonnable 
que  de  quitter  un  habit  qui  nous  gêne,  un  lieu  où  nous  sommes  mal, 
de  déposer  un  fardeau  trop  lourd  pour  nos  épaules  »  (10). 

Toutes  ces  phrases  parlent  bien  du  suicide  en  général.  A  vrai 
dire,  celle  du  Répertoire  est  ambiguë  puisqu'elle  appelle  le  suicide 
«  cet  acte  fatal  »;  Bossange  et  Ferrus  sont  sans  doute  un  peu  trahis 
par  l'expression,  car  ils  se  montrent,  en  d'autres  passages,  partisans 
résolus  de  la  morale  nuancée;  et  il  n'y  a  guère  qu'Alphonse  Karr 
qui  fasse  nettement  l'apologie  du  suicide.  Mais,  supposé  même  qu'ils 


(1)  P.  20.  (2)  P.  16.  (3)  P.  23.  (4)  P.  240.  (5)  Elèm.  de  phil.  521. 
(6)  P.  92.  '(7)  Mot  Crimes  et  délits  contre  les  personnes.  (8)  P.  287  et  299. 
(9)  P.  142.     (10)  Sous  les  tilleuls,  ch.  93. 


LA   RÉSISTANCE   DANS   LES   MŒURS  759 

soient  quatre  à  le  faire,  qu'est-ce  que  quatre  phrases  dans  des  cen- 
taines d'ouvrages  et' d'articles? 

Douay,  contredisant  Falret,  déclare  que  les  partisans  du  suicide 
sont  «  bien  peu  nombreux  »  (i).  A  s'en  tenir  aux  textes,  c'est  la 
vérité,  c'est  l'évidence.  Ceux  qui  attaquent  si  violemment  la  morale 
favorable  au  suicide,  alors  comme  aujourd'hui,  ne  pourfendent  qu'une 
ombre.  —  Par  contre,  la  morale  nuancée  garde  des  points  d'appui 
solides  et  résiste  vigoureusement  à  l'offensive  de  sa  rivale. 

Là  même  où  sa  rivale  est  le  plus  forte,  il  s'en  faut  qu'elle  recule 
et  cède  le  terrain  conquis  depuis  deux  siècles. 

Considérons  les  mœurs  :  le  silence  fait  autour  des  suicides  est  le 
fait  considérable  qui  trahit  et  entretient  l'aversion  pour  le  suicide; 
mais,  au  fur  et  à  mesure  qu'on  avance  dans  le  siècle,  ce  silence  lui- 
même  se  fait  moins  rigoureux  :  sous  l'Empire,  sous  la  Réparation, 
la  presse  ne  signale  guère  les  suicides;  mais  les  comptes-rendus  sont 
déjà  beaucoup  plus  nombreux  dans  la  Presse  de  Girardin,  et,  sous  le 
second  empire,  ils  sont  aussi  nombreux  que  de  nos  jours;  c'est  donc 
que  la  police  renseigne  les  journalistes.  En  i838,  l'auteur  de  l'ouvrage 
anonyme  Du  suicide  écrit  :  Jadis,  on  cachait  les  suicides,  le  secret 
était  dans  l'intérêt  des  parents  et  dans  les  vues  de  l'autorité  (a). 
Jadis,  —  en  i838,  l'auteur  a  donc  l'impression  qu'on  les  cache  moins. 

Autre  fait,  aucun  auteur  d'ouvrage  sur  le  suicide  ne  signale  de 
manifestation  hostile  aux  obsèques  des  suicidés.  Sans  doute  à  la  cam- 
pagne, dans  les  petites  villes,  l'abstention  du  public  est,  à  elle  seule 
une  marque  d'aversion;  mais  nulle  part  il  n'est  question  de  cercueil 
brisé,  de  pierres  lancées,  de  cadavre  traîné.  Le  peuple  ne  fait  donc 
aucun  effort  pour  renouveler  les  scènes  de  l'ancien  régime.  C'est  à 
peine  si  on  a  signalé  la  chose.  Ces  faits  négatifs  font  peu  de  bruit. 
Pourtant  celui-ci  en  dit  long.  Si  le  peuple  avait  l'impression  profonde 
que  le  suicidé  est  vraiment  un  criminel,  comment  s  abstiendrait-il 
de  toute  manifestation?  Dira-t-on  que  le  refus  de  sépulture  chrétienne 
lui  paraît  une  punition  suffisante?  Mais,  à  la  ville,  il  n'y  a  pas  de 
coin  des  suicidés  et  l'enterrement  civil  n'est  pas  nécessairement  une 
peine  :  or  je  ne  vois  pas  qu'à  la  ville  le  public  laisse  paraître  sa 
réprobation  quand  passent  des  cercueils  de  suicidés.  A  Paris,  les 
journaux  ne  signalent  pas  qu'on  s'abstienne  de  saluer.  Un  des  suici- 
des qui  font  le  plus  de  bruit  au  xrxG  siècle  est  celui  d'Esoousse  et  de 
Lebras.  La  presse  ne  relève  aucun  incident.  Les  funérailles  religieuses 
sont  assurées  par  l'Eglise  française  de  l'abbé  Châtel.  D'après  le  Cons- 
titutionnel (3),  une  foule  d'artistes  et  d'hommes  de  lettres  se  presse 
aux  obsèques;  trois  orateurs,  dont  Béranger,  prennent  la  parole 


(1)  P.  10.     (2)  P.  2.     (3)  21  février  1832, 


760  LE   XIXe   SIÈCLE 

cimetière.  Môme  à  la  campagne,  on  voit  parfois  «  un  homme  libre  » 
prononcer  un  discours  funèbre  sur  la  tombe  que  l'Eglise  a  refusé  de 
bénir  (i). 

Le  suicide  patriotique  est  presque  unanimement  admiré.  Quand 
Bisson  s'engloutit  avec  son  navire,  un  projet  de  loi  attribuant  une 
pension  à  sa  sceur  est  déposé  à  la  Chambre.  Le  texte  porte  que  Bisson 
est  a  mort  glorieusement  »  (2).  A  la  séance  du  25  avril  1828,  Mr  de 
Tracy  s'élève  contre  l'éloge  excessif  qu'on  fait  d'un  acte  de  dévoue- 
ment «  digne  d'intérêt  sans  doute,  mais  qui  n'est  en  effet  qu'un  sui- 
cide honorable  ».  Il  se  trouve  ainsi  d'accord  avec  le  théologien  Car- 
rière, mais  il  est  en  désaccord  flagrant  avec  la  Chambre.  A  divers 
passages  de  son  discours,  le  Moniteur  note  :  murmures,  rumeur  pro- 
longée, vive  rumeur.  Le  ministre  de  la  marine  proteste  d'un  ton 
indigné  :  «  La  France  entière  répondra!  »  Le  projet  est  voté  par  2/ii 
voix  sur  2^4  votants.  M.  de  Puymaurin  demande  qu'on  transmette 
à  la  postérité  sur  le  bronze  et  le  marbre  le  glorieux  dévouement  de 
l'enseigne  Bisson  (3).  Ainsi,  les  mœurs  révolutionnaires  ont  balayé 
dans  l'opinion  les  scrupules  des  théologiens.  D'après  Henri-Martin, 
le  prince  de  Join ville  ramenant  en  France  les  restes  de  Napoléon, 
décide,  au  cas  où  la  déclaration  de  guerre  le  surprendrait  en  route, 
de  se  faire  sauter  plutôt  que  de  se  rendre  (4). 

Le  suicide  politique  est  moins  en  honneur  qu'au  fort  de  la  Révo- 
lution. Néanmoins,  le  conventionnel  Frécine,  le  poète  Villetard  se 
tuent  pour  ne  pas  vivre  sous  la  tyrannie.  A  Waterloo  et  au  lendemain 
de  Waterloo,  les  suicides  d'officiers  sont  assez  nombreux.  Un  lieute- 
nant-colonel se  tue  de  désespoir  en  voyant  la  France  envahie;  Camille 
Babeuf  se  jette  du  haut  de  la  colonne  Vendôme  quand  les  alliés  en- 
trent pour  la  seconde  fois  à  Paris.  Il  y  a,  sous  la  Restauration,  des  sui- 
cides politiques  dans  l'armée.  En  18^9,  le  journal  l'Assemble 
Nationale  écrit  :  «  Désespérer  et  mourir,  cette  devise  de  Chatterton 
devient  chaque  jour  davantage  la  religion  de  ceux  auxquels  de  cou- 
pables professeurs  politiques  ont  fait  perdre  courage  ».  Des  Etangs 
dit  qu'un  certain  nombre  de  saint-simoniens  désabusés  finissent  par 
le  suicide  (5). 

A  ces  faits  il  faut  ajouter  la  tentative  de  suicide  de  Napoléon  en 
181  li.  On  a  lu  plus  haut  les  déclarations  de  l'empereur  contre  la  mort 
volontaire.  Mais  idées  et  sentiments  ne  vont  pas  toujours  de  pair. 
Destitué  par  le  conventionnel  Aubry  et  sans  ressources,   Bonaparte, 


(1)  Victor  LeFebvre,  Le  suicide,  etc.,  p.  16.  (2)  Le  texte  adopté  est  dans  Du- 
vergier,  XXVIII,  159.  (3)  Moniteur,  25  avril  1828.  (4)  Hist.  de  France 
après  1789,  V,  177.  (5)  Des  Etangs,  343,  337,  359,  363,  364,  489,  497,  420. 
Le  suicide  de  Pichegru  n'est  pas  établi  (voir  Barbey,  La  mort  de  Pichegrut  P. 
1909)  ;  celui  de  Berthier  a  été  attribué  à  un  accès  de  fièvre. 


TENTATIVE   DE   SUICIDE    DE    NAPOLÉON  761 

une  première  fois,  est  sur  le  point  de  se  jeter  à  l'eau  (i).  En  1812, 
craignant  de  tomber  aux  mains  des  cosaques,  il  se  fait  remettre  un 
poison  préparé  par  le  Dr  Yvan. 

En  181 4,  il  s'empoisonne  (2).  La  tentative  sur  le  moment  ne  fait 
pas  grand  bruit.  Benjamin  Constant  note  seulement  que  Napoléon 
«  a  trouvé  que  l'espèce  humaine  ne  valait  pas  qu'on  lui  donnât  le 
plaisir  d'une  mort  héroïque  ».  Mais  plus  tard  l'événement  s'ébruite 
et  soulève  des  discussions.  En  181 5,  un  almanacR  «  blâme  Napoléon 
de  n'avoir  pas  lui-même  mis  fin  à  ses  jours  »;  le  21  Janvier  1816, 
l'archevêque  de  Bordeaux  écrit  à  l'auteur  de  cet  almanach  :  a  J'aurais 
aimé,  Monsieur  le  rédacteur,  que  vous  ne  parussiez  pas  vous  joindre 
à  ceux  qui  lui  reprochent  de  n'avoir  pas  eu  le  courage  païen  du  sui- 
cide ».  Après  la  mort  de  Napoléon  «  les  récits  du  suicide  se  multi- 
plient jusqu'en  1825  »  (3).  La  tentative  de  i8i£  n'agit  pas  évidem- 
ment sur  l'opinion  et  les  mœurs  comme  l'avaient  fait  les  suicides 
révolutionnaires.  D'abord  des  bonapartistes  comme  le  docteur  Antom- 
marchi  nient  le  fait,  et  puis,  aux  yeux  du  public,  il  y  a  loin  de  la 
tentative  au  fait.  Néammoins  le  geste  de  l'empereur  à  Fontainebleau 
prouve  combien  reste  puissante,  même  sur  ceux  qui  condamnent  en 
principe  le  suicide,  la  haute  tradition  reprise  par  la  Bévolution  à 
l'antiquité. 

Sur  deux  points  encore,  les  mœurs  résistent  à  l'offensive  de  la 
morale  simple. 

D'abord,  un  certain  nombre  d'hommes  connus  ou  même  célèbres 
finissent  par  le  suicide,  Chappe,  l'amiral  Villeneuve,  le  prince  de 
Condé,  le  duc  de  Ghoiseul  Praslin,  Léopold  Bobert,  Gros,  Babbe, 
Gérard  de  Nerval,  Prévost-Paradol,  Beulé,  —  on  allongerait  aisément 
cette  liste. 

Ensuite  et  surtout,  les  romantiques  parlent  avec  une  complai- 
sance extrême  de  leurs  velléités  de  suicide  :  jeune,  Chateaubriand 
essaie  de  se  tuer  sans  trop  savoir  pourquoi;  certes  il  blâme  après  coup 
ce  dessein,  mais  on  sent  qu'il  n'est  pas  fâché  d'en  parler  (4);  Lamar- 
tine, mis  en  pension,  ne  cesse  de  penser  au  suicide  (5);  Benjamin 
Constant  y  songe,  on  ne  sait  trop  pourquoi  (6);  George  Sand  raconte 
qu'elle  a  failli  se  jeter  à  l'eau  (7);  Musset  dit,  dans  sa  Lettre  à  Lamar- 
tine, qu'il  a  deux  fois  posé  le  fer  sur  son  sein  nu;  Beaudelaire  écrit  : 

J'ai  prié  le  glaive  rapide 
De  conquérir  ma  liberté, 


(1)  Des  Etangs,  226.  (2)  Welschinger,  article  cité.  (3)  Tous  ces  détails  se 
trouvent  dans  un  article  de  M.  Lecomte  (Intermédiaire  des  chercheurs  et  des 
curieux,  20-30  mars  1921,  p.  248).  (4)  Mémoires  d'outre-tombe,  III.  (5)  Les 
Confidences,  livre  VI.  (6)  Voir  Revue  des  deux  Mondes  (15  avril  1844). 
(7)  Histoire  de  ma  vie,  IV,  6  (t.  VII,  p.  228,  ss.) 


7 02  LE   XIXe   SIECLE 

Kl  j'ai  dit  an  poison  perfide 
De  secourir  ma  lâcheté  (i). 

Ce  que  prouvent  toutes  ces  confidences,  c'est  que  le  suicide, 
damné  en  principe,  n'en  est  pas  moins,  au  sein  d'uni'  éJUe  intellec- 
tuelle,   une    fin    poétique   dont   l'idée   s'offre   aux    âmes    ardentes   et 

iibles,  livrées  au  fameux  mal  du  siècle.  Mme  de  Staël  constate 
le  fait  quand  elle  parle  de  «  sentimentalité  maladive  »,  de  «  suicides 
littéraires  »  (2).  Balzac  écrit  qu'en  certains  cas,  il  faut  se  tuer  a  ou 
avoir  cette  philosophie  matérielle,  froide,  qui  fait  horreur  aux  âmes 
passionnées  »  (3).  La  mort  volontaire,  dit  de  même  Reydellet,  a  quel- 
que chose  de  nohle  «  aux  yeux  des  personnes  passionnées  »,  c'est 
l'écueil  des  grandes  âmes  »  (4).  D'après  St-Marc  Girardin,  «  les  hom- 
mes qui  n'ont  point  étudié,  les  femmes  qui  n'ont  point  lu  de  romans 
n'ont  pas  dans  leurs  peines  recours  au  suicide,  c'est  la  maladie  des 
raffinés  et  des  philosophes  »  (5).  Ces  déclarations  sont  d'autant  plus 
intéressantes  que,  prises  à  la  lettre,  elles  seraient  démenties  brutale- 
ment par  les  statistiques  (6).  Les  gens  du  peuple  se  tuent  au  xixe 
siècle.  Mais,  sur  la  masse  des  suicides  quelconques,  dont  tout  le  monde 
signale  et  déplore  l'accroissement  régulier,  Reydellet  c  St-Marc  Girar- 
din voient  se  détacher  une  mode  qui  leur  paraît  l'apanage  d'une  élite  : 
femmes  romanesques  et  mélancoliques,  âmes  raffinées  qu'offense  la 
vulgarité  de  la  vie,  «  stoïques  de  salon  »  dit  un  autre  écrivain. 

Dernier  fait  à  noter,  s'il  y  a  dans  le  gros  du  public  de  l'aversion 
pour  te  suicide,  il  y  a  aussi  de  l'indifférence  et  de  la  pitié.  Plusieurs 
écrivains  s'accordent  à  signa'er  ces  sentiments.  Bossange  parle  «  d'une 
disposition  générale  à  ne  point  blâmer  »  le  suicide  (7).  Brou  dénonce 
l'indifférence,  «  la  froideur  »  publique  (8).  Falret  constate  que  les 
lois  viendraient  échouer  contre  l'opinion  publique,  qui,  «  prononçant 
en  dernier  ressort  absout  le  malheureuv  qvnj  le  désespoir  entraîne  à 
une  mort  volontaire  et  accorde  une  tendre  pitié  à  son  délire  »  (9).  On 
lit  dans  le  livre  Du  suicide  :  «  La  fréquence  du  suicide  est  telle  au- 
jourd'hui que  personne  ne  s'émeut  ».  Il  est  a  considéré  froidement  ». 
«  Ce  sont  des  insensés  ou  des  êtres  nuisibles  dont  la  société  se  trouve 
ainsi  délivrée.  On  le  dit  et  on  le  pense...  »  (10).  Ebrard  note  les  pro- 
pos qu'on  entend  quand  quelqu'un  vient  de  se  tuer:  a  Ohl  le  misé- 
rable, dit  le  sage,  malheureux!  s'exclamera  la  foule  »  (11). 

Passons  à  la  morale  écrite  :  nous  l'avons  vu  condamner  le  suicide, 


(1)  Les  fleurs  du  mal,  Le  vampire  ;  Le  goût  du  néant.  (2)  Réflexion  sur 
le  suicide,  p.  73.  (3)  La  femme  abandonnée,  p.  232.  (4)  p.  71,  32.  (5)  Cours 
de  lillér.  I,  p.  89.  (6)  Reydellet  signale  lui-même  (page  51)  que  le  suicide 
4jui  «  n'avait  longtemps  fait  de  ravages  »  que  parmi  les  hommes  d'un  certain 
rang  «  atteint  désormais  l'artisan,  —  surtout,  ajoute-t-il  «  l'artisan  aisé  ». 
<7)  P.  289.     (8)  P.  224.     (9)  P.  269.     (10)  P.  1.      (11)  P.  6. 


CRITIQUE   DE   LA   MORALE  SIMPLE  763 

<et  cette  condamanation  prononcée  par  des  hommes  de  toutes  les  opi- 
nions et  de  tous  les  partis.  Mais  regardons  de  plus  près  et  nous  retrou- 
verons tout  ce  qui  nous  a  déjà  frappés  dans  la  morale  écrite  contem- 
poraine :  les  arguments  allégués  contre  le  suicide  sont  tous,  ou  peu 
s'en  faut,  réfutés;  quelques  écrivains  dégagent  le  principe  de  la 
morale  nuancée;  un  grand  nombre,  sans  avouer  ce  principe,  nuancent 
plus  ou  moins  délicatement  la  condamnation  théorique  qu'ils  ont 
d'abord  formulée. 

Tissot,  (après  Ancillon),  réfute  la  plupart  des  arguments  allégués 
d'ordinaire  pour  prouver  l'immoralité  de  la  mort  volontaire  : 

«  L'homme  ne  s'est  pas  donné  la  vie,  il  n'a  pas  le  droit  de  se  la 
ravir  »  —  Mais  l'homme  a-t-il  donné  la  vie  au  criminel  qu'il  con- 
damne à  mort?  Si  Dieu  m'a  donné  la  vie,  elle  est  à  moi  :  «  Je  n'ai 
pas  le  droit  de  me  la  ravir,  dites-vous?  Eh,  depuis  quand  peut-on 
se  voler  soi-même?  » 

La  vie  est  «  un  dépôt  confié  par  la  Providence  ».  —  Il  n'y  a  de 
dépôt  que  quand  le  dépositaire  accepte  la  garde  de  l'objet  déposé. 
Ce  n'est  pas  le  cas  pour  la  vie. 

La  vie  est  un  poste.  —  S'il  y  a  une  autre  vie,  l'homme  ne  court 
pas.  risque  de  quitter  son  poste  en  se  tuant,  puisque,  vif  ou  mort,  il 
-est  là  ou  Dieu  veut  qu  il  soit.  En  outre,  le  soldat  garde  son  poste  dans 
l'intérêt  de  l'armée.  Mais  qui  a  intérêt  à  ce  que  je  reste  vivant? 
Dieu?  Nul  n'ose  le  prétendre. 

L'homme  se  doit  à  l'humanité,  à  la  patrie,  à  ses  amis?  —  Mais 
d'abord  pourquoi  le  dévouement  serait-il  obligatoire?  En  outre,  si 
l'on  n'est  tenu  de  vivre  que  dans  l'intérêt  des  autres,  il  s'ensuit  que, 
du  jour  où  on  cesserait  d'être  utile,  on  aurait  le  droit  de  se  tuer.  A 
cela  l'on  objecte  qu'on  peut  toujours  être  utile  «  plus  tard  ».  Mais, 
en  attendant,  on  peut  être  à  la  charge  d'autrui  «  tout  de  suite  ». 
L'incurable  qui  souffre  peut,  dit-on  encore,  donner  un  exemple  hé- 
roïque. Mais  si  les  peines  dont  je  souffre  sont  des  peines  secrètes  que 
le  public  ne  peut  concevoir,  comment  pourra-t-il  apprécier  mon 
exemple  et  en  tirer  profit? 

Dieu  seul  est  l'arbitre  de  la  vie  des  hommes.  —  Mais  de  quel  droit 
dit-on,  quand  je  me  tue,  je  me  soustrais  à  l'influence  de  la 
-Divinité?  En  outre,  si  vraiment  Dieu  seul  a  sur  nous  droit  de  vie  et 
de  mort,  de  quel  droit  tuer  les  criminels? 

L'homme  doit  vivre  pour  manifester  les  perfections  infinies  de 
Dieu.  —  Dieu  a-t-il  vraiment  besoin  de  cette  manifestation? 

La  vie  présente  est  une  épreuve  qui  nous  permet  d'en  mériter  une 
meilleure.  —  Qu'on  le  prouve!  Et  puis  cette  épreuve  n'est-elle  pas  à 
:«on  comble  quand  elle  porte  au  désespoir.  Enfin,  si  l'on  fonde  la 
réprobation   du  suicide  sur  cet  ar_  :i    ne   croit  pas  à 

la  vie  future  aura  le  droit  de  se  tuer. 


764  LE   XIXe   SIECLE 

Mais  on  doit  sa  vie  à  Dieu.  —  Quelle  impiété  de  s'imaginer  que 
Dieu  puisse  avoir  besoin  de  l'homme  1 

Se  tuer,  c'est  se  révolter  contre  les  lois  humaines.  —  A  ce  compte 
«  si  les  lois  humaines  ne  défendent  pas  le  suicide,  il  sera  donc  per- 
mis? » 

C'est  une  révolte  contre  Jes  lois  naturelles.  —  Le  suicide  y  est  si 
peu  contraire  qu'il  en  fait  partie. 

C'est  cruauté  envers  soi-même  et  lâcheté.  Ce  n'est  pas  cruauté, 
car,  nemini  volenti  fit  injuria;  si  c'est  lâcheté,  il  faudra  donc  traiter 
de  lâches  tous  ceux  qui  essaient  de  s'affranchir  de  leurs  maux  (i). 

Alphonse  Karr  écrit  :  «  Beaucoup  ont  déclamé  contre  le  suicide... 
Nous  n'avons  au  fond  de  ces  déclamations  jamais  trouvé  que  la  peur 
de  la  mort  de  la  part  de  l'auteur  ».  On  a  à  ce  sujet  «  accumulé  un 
grand  nombre  de  niaiseries.  La  première  est  l'argument  de  Cicéron  : 
l'homme  occupe  un  poste- —  «  Nous  ne  répondrons  pas  à  un  argu- 
ment qui  fait  de  Dieu  un  caporal  ».  Dieu  d'ailleurs  ne  s'occupe  pas  de 
nous.  On  dit  encore  qu'il  y  a  plus  de  courage  à  supporter  ses  maux 
qu'à  s'en  affranchir.  —  Mais  il  est  parfaitement  raisonnable  de  dépo- 
ser un  fardeau  trop  lourd  (2). 

Senancour,  dans  Obermann,  attaque  «  les  sophismes  d'une  phi- 
losophie douce  et  flatteuse,  vain  déguisement  d'un  instinct  pusilla- 
nime, vaine  sagesse  des  patients  qui  perpétue  les  maux  si  bien 
supportés  et  qui  légitime  notre  servitude  par  une  nécessité  imagi- 
naire ». 

Vous  me  dites  :  attendez!  La  vie  peut  changer.  —  Mais  mon  cœur 
«  désire  tout,  veut  tout,  contient  tout  »  il  ne  sera  jamais  rassasié. 

Vous  me  dites  :  Résignez-vous  à  des  maux  inévitables.  —  «  Mais 
quand  je  consens  à  tout  quitter,  il  n'y  a  pas  pour  moi  de  maux  iné- 
vitables ». 

Vous  me  dites  :  «  un  penchant  naturel  attache  l'homme  à  la  vie  » — 
Il  est  remarquable  que  l'homme,  dont  la  raison  affecte  tant  de  répri- 
mer l'instinct,  s'autorise  de  ce  qu'il  a  de  plus  aveugle  ppur  justifier 
les  sophismes  de  cette  même  raison  ». 

Vous  me  dites  :  «  Arrêtez  vos  désirs,  bornez  ces  besoins  trop  avides; 
mettez  vos  affections  dans  les  choses  faciles...  Que  servent  ces  pensers- 
d'une  âme  forte  et  cet  instinct  des  choses  sublimes?...  »  —  «  Certes, 


(1)  Pages  17  et  83  ss.  Cf.  Ozaneaux  (425)  :  «  pour  recevoir  un  dépôt, 
un  don,  uri  vêtement,  pour  être  mis  à  un  poste,  jeté  dans  une  prison,  envoyé- 
en  exil,  la  première  condition,  c'est  d'être  quelque  chose.  Donner,  imposer, 
prêter  la  vie  sont  des  expressions  absurdes.  A  qui  donner  ?  Qui  charger  du  far- 
deau ?  »  D'après  Douay  (p.  13)  le  défaut  des  textes  contre  le  suicide  est  qu'il* 
concluent  à  la  résignation  qui  est  un  commencement  de  suicide.  (2)  Sou& 
les  tilleulst  ch.  93. 


CRITIQUE   DE   LA  MORALE   SIMPLE  765 

je  n'ai  rien  à  répondre  à  ces  conseils  qu'un  homme  mûr  me  donnerait, 
et  je  les  crois  très  bons  en  effet  pour  ceux  qui  les  trouvent  tels  ». 

On  me  dit  :  Faites  le  bien.  —  Mais  justement  c'est  le  sentiment 
de  mon  impuissance  à  réaliser  le  bien  véritable  qui  me  fait  quitter  la 
vie.  «  Que  l'on  me  condamne  sévèrement  si  je  refuse  le  sacrifice 
d'une  vie  heureuse  au  bien  général;  mais  lorsque,  devant  rester  inu- 
tile, j'appelle  un  repos  trop  longtemps  attendu,  j'ai  des  regrets... 
et  non  pas  des  remords  ». 

On  me  dit  :  le  suicide  est  un  crime.  —  Mais  a  ces  mêmes  sophis- 
mes  qui  me  défendent  la  mort  m'exposent  où  m'envoient  à  elle  ». 
On  admet  la  guerre,  la  peine  de  mort;  «  sous  cent  prétextes  ou 
spécieux  ou  ridicules,  vous  vous  jouez  de  mon  existence;  moi  seul 
je  n'aurais  plus  de  droits  sur  moi-même...  Tant  d'inconséquence 
pourrait  justifier  tant  d'injustice!  » 

Mais  la  société  a  ses  droits.  —  L'homme  n'a  pas  le  droit  de  renon- 
cer à  sa  liberté.  Jusques  à  quand  «  de  palpables  absurdités  arrêteront- 
elles  les  hommes?  » 

Vous  me  dites  :  Dieu  m'a  donné  un  rôle  dans  l'harmonie  de  ses 
œuvres.  Je  dois  le  remplir  jusqu'au  bout.  —  Vous  oubliez  que  j'ai 
une  âme.  «  Comment  quitterais-je  l'empire  du  maître  de  toute  chose?» 

Enfin  vous  alléguez  les  lois  de  la  nature.  —  Mais  justement  la 
Nature  me  laisse  la  liberté  de  vivre  ou  de  mourir  (i). 

De  tous  les  arguments  classiques  le  plus  souvent  critiqué  est  celui 
qui  fait  du  suicide  une  lâcheté.  Accuser  de  faiblesse  celui  qui  va 
dans  l'autre  monde,  n'est-ce  pas  «  se  donner  un  air  de  courage  en 
restant  dans  celui-ci?  »  (2)  Aussi,  bien  des  auteurs  expliquent  que  le 
suicide  «  était  peut-être  un  acte  de  courage  »  chez  les  païens  (3), 
qu'il  y  a  «  une  certaine  "grandeur  et  quelque  force  dans  les  morts 
stoïciennes  (4);  ils  reconnaissent  en  ceux,  qui  se  tuent  de  l'énergie  (5), 
du  courage  (6),  «  un  certain  courage  »  (7),  un  instant  de  courage  (8). 
«  Il  répugne  à  un  Français,  dit  Flotte,  d'accuser  de  faiblesse  des 
hommes  qui  surent  mourir  avec  tant  de  bravoure  »  (9).  Douay  décla- 
re sans  ambages  :  le  suicide  est  généralement  regardé  comme  une 
lâcheté  »,  mais  ces  lâches  ont  parfois  déployé  «  un  courage  extraor- 
dinaire »  (10);  Théry  écrit  :  «  Nous  n'osons  pas  qualifier  le  suicide 
de  lâcheté  »,  Joyau  écrit  :  celui  qui  se  tue  ne  commet  pas  une 
lâcheté,  «  puisque  les  lâches  ont  peur  de  la  mort  »  (11). 

Donc  au  xrx*  siècle,  comme  aujourd'hui,  les  arguments  classiques 


(1)  Lettre  IV.        (2)  Servan  de  Sugny,  p.  IX.  (3)  Reydellet,  174,  179. 

(4)  Caro,  529,  530.  (5)  Servant  Beauvais,  396.  (6)  P.  Larroque,  313. 
(7)  Favre,  187.  (8)  Leçons  de  philos.  205.  (9)  P.  109,  (10)  P.  136.  (11)  P. 
$2.  Vo'r  aussi  la  façon  dont  la  question  est  esquivée  dans  F^'ret,  p.  117  et 
le  livre  Du  suicide,  p. 38. 


7GG  LE    XJX^    SIÈCLE 

sont  réfutés,  rail  es  de  considérations  oiseuses,  de  sophisi 

d'absurdités    palpables,    de    niai-t'u 

Comme  aujourd'hui  également,  le  principe  de  la  morale  au 
s'affirme  dans  quelques  ouvrages- 
Affirmations  parfois  timides  :  des  poètes  louent  certains  suicides;., 
tel  Barthélémy  chantant  les  héros  de  prairial  :  «  voici  des  héros 
grands  comme  Caton  d'Utique  »  (i),  tels  Brizeux  (2)  ou  Mme  Acker- 
mann  (3)  célébrant  le  suicide  altruiste,  tel  Musset  exallant  le  suicide 
d'amour  (4),  tel  Joseph  Delorme  qui,  pauvre,  sans  espoir,  sans 
amour,  s'écrie  : 

Pourquoi   ne  pas   mourir?   De   ce   inonde   trompeur 

Pourquoi  ne  pas  sortir  sans  colère  et  sans  peur 

Comme  on  laisse  un  ami  qui  tient  mal  sa  promesse?...  (5) 

tel  Sully  Prudhomme,  approuvant  ceux  qui  ne  veulent  pas  survivre 
à  «  une  perte  irréparable  »  (6),  tel  Leconte  de  Lisle,  célébrant  le 
suicide  qui  est  une  révolte  : 

0  cœur  toujours  en  proie  à  la  rébellion 
Qui  tournes  haletant  dans  la  cage  du  monde, 
Lâche,  que  ne  fais-tu  comme  a  fait  ce  lion?  (7) 

Parmi  les  moralistes,  on  ne  compte  pas  les  déclarations  un  peu 
vagues  et  embarrassées  :  «  S'il  est  en  morale  une  criminalité  dou- 
teuse, c'est  celle  du  suicide  volontaire  »  (8);  Dieu  seul  est  juge  a  et 
il  réforme  sans  doute  bien  souvent  les  jugements  des  hommes  »  (9); 
si  le  suicide  mérite  souvent  notre  réprobation,  «  souvent  aussi  il 
réclame  notre  pitié  et  notre  indulgence  »  (10).  «  Ce  crime  affreux, 
dit  Quételet,  peut  aussi,  dans  nos  mœurs  et  dans  nos  institutions 
modernes,  prendre,  selon  les  circonstances,  le  caractère  d'une 
vertu  »  (11).  «  Le  suicide,  écrit  le  Dr  Lisle,  est,  dans  certains  cas, 
rares  il  est  vrai,  une  preuve  éclatante  de  raison,  nous  oserions 
presque  dire  de  vertu  »  (12). 

Voici  des  déclarations  plus  franches  :  «  On  me  rendra  la  justice 
de  croire  que  je  ne  mets  pas  tous  les  suicides  sur  le  même  rang  »  (i3); 


(1)  Douze  journées  de  la  Révolution,  Xe  journée.  (2)  Jacques  le  maçon, 
(Œuvres).  I,  p.  26).  (3)  La  guerre,  Œuvres,  p.  126.  (4)  Voiries  derniers  vers 
de  Simone.  (5)  Poésies  complètes,  P.  1840,  p.  29,  cf.  Le  suicide  (p.  32). 
(6)  Au  jour  le  jour,  (Poésies,  P.  1879).  (7)  La  mort  d'un  lion  (Poèmes 
barbaresr  p.  226).  (8)  Parisot,  Encyclop.  portative.  Morale,  P.  1826,  mot 
suicide.  (9)  Saillet,  p.  VII.  (10)  Descuret,  665.  (11)  Sur  l'homme  et  le 
développement  de  ses  facultés,  P.' 1835,  p.  146.  (12)  P.  170.  (13)  B.V.F., 
p.  44,  note. 


INFLUENCE    DE   LA   MORALE   NUANCÉE  767 

«  on  blesse  l'opinion  universelle  et  nous  sommes  tenté  d'ajouter  : 
la  morale,  en  soutenant  que  l'homme  n'a  jamais  ce  droit  (de  se 
tuer)  »  (i);  —  Des  Etangs  distingue  nettement  les  suicides  «  qui 
ont  un  caractère  »  de  grandeur  et  d'héroïsme  »  et  ceux  qui  n'ex- 
priment «  que  des  défaillances  de  l'âme  et  de  la  lassitude  de  vivre  »  (2). 

Enfin  Ferrus  dégage  nettement  le  principe  de  la  morale  nuancée  : 
«  Le  suicide,  selon  les  circonstances  particulières  où  il  s'accomplit, 
peut  être  un  acte  de  lâcheté  ou  d'énergie,  de  piété  ou  d'athéisme, 
de  faiblesse  ou  d'héroïque  dévouement  »  (3).  Littré,  non  moins 
nettement,  dégage  la  conclusion  pratique  :  «  Quand  un  homme 
expose  clairement  les  raisons  qui  l'empêchent  de  vivre,  et  quand  ces 
raisons  sont  réelles  et  non  pas  imaginaires,  quel  motif  y  a-t-il 
de  lui  dénier  la  liberté  morale,  telle  que  nous  la  concevons  chez 
chacun  de  nous  ?  »  (4). 

Mais  où  la  morale  nuancée  montre  le  mieux  sa  puissance,  c'est 
lorsqu'elle  trouble  jusqu'à  ses  adversaires,  leur  imposant  soit  des 
définitions  arbitraires  qui  corrigent  leur  formules  générales,  soit 
des  ce  exceptions  »  qui  ruinent  leurs  principes. 

Définitions  :  pour  Mme  de  Staël,  le  suicide  est  le  renoncement 
à  l'existence  «  parce  qu'elle  nous  est  à  charge  »  (5)  ;  pour  Bertrand, 
c'est  l'action  de  se  tuer  «  dans  l'intention  égoïste  de  perdre  la  vie  »  (6); 
Tissot  distingue  le  suicide  «  intéressé  »  du  suicide  «  désintéressé  »  (7); 
Mesnier,  pour  condamner  le  suicide,  le  distingue  de  la  mort  volon- 
taire :  le  suicide  est  la  «  destruction  violente  et  subite  de  sa  propre 
existence  que  commet  l'homme  obéissant  à  l'impulsion  de  ses 
passions  et  de  sa  disposition  d'esprit  »,  la  mort  volontaire  est  a  celle 
qu'on  choisit,  afin  de  conserver  sa  dignité  morale  et  de  mourir 
pour  ses  idées  »  (8).  Il  y  a  des  définitions  analogues  dans  les  ouvrages 
destinés  à  l'enseignement.  «  Le  suicide,  dit  Genty,  est  l'acte  par 
lequel,  volontairement  et  sans  utilité  pour  personne,  un  homme  se 
donne  la  mort  quand  la  vie  lui  est  à  charge  »  (9).  D'après  Bénard, 
le  suicide  «  proprement  dit  ))  est  celui  qui  a  pour  cause  ou  pour 
motif  la  souffrance  physique  ou  morale,  l'ennui  et  le  dégoût  de 
la  vie  (10).  Saisset  dit  :  c'est  «  l'acte  d'un  homme  désespéré  ou  dégoûté 
de  la  vie  qui  se  tue  pour  n'en  plus  supporter  les  charges  et  les 
ennuis  »  (11),  Bernard  :  «  le  sacrifice  volontaire  de  la  vie  en  vue 
d'échapper  à  la  vie  elle-même  »  (12). 

«  Pour  qu'il  y  ait  suicide,  dit  Chastagnaret,  il  faut  que  le  but  de  se 
détruire  soit  le  but  final  de  la  personne  qui  attente  à  ses  jours  ;  de 


(1)  Dabadie,  p.  XXVI.  (2)  p.  58.  (3)  P.  120.  (4)  Phrase  citée  par  La- 
rousse, Grand  Dictionnaire  universel  P.  1875,  t.  XIV,  mot  suicide,  p.  1217. 
(5)  Réflexions  sur  le  . suicide,  13.74.  (6)  P.  1.  (7)  P.  7.  (8)  P.  13.  (9)  t.  II, 
2e   partie,    ch.  1.     (10)    P.  423.     (11)    P.  367.     (12)    P.   518. 


768  LE   XIXe   SIÈCLE 

plus,  il  faut  que  les  motifs  qui  portent  à  cet  acte  proviennent  spécia- 
lement de  la  sensibilité...  Ainsi  le  dévouement  de  Jésus-Christ  pour 
l'humanité,  la  mort  fanatique  des  Circoncellions,  les  sacrifices  des 
veuves  indiennes  et  beaucoup  d'autres  exemples  ne  sont  pas,  à  nos 
yeux,  de  véritables  suicides    »  (i). 

Exceptions,  nuances  :  reprenons  les  livres  de  ces  penseurs  qui 
«  condamnent  le  suicide  ».  Combien,  après  avoir  porté  cette  con- 
damnation s'appliquent  à  en  limiter,  à  en  nuancer  l'effet!  Combien 
prévoient  des  excuses  possibles,  des  cas  dignes  de  pitié,  des  sacrifices 
dignes  d'admiration  I  Combien  en  viennent  à  se  contredire,  soit  d'un 
écrit  à  l'autre,  soit  au  sein  d'un  même  écrit! 

On  cite  la  phrase  de  Napoléon  condamnant  l'erreur  de  Caton; 
mais,  en  1791,  Bonaparte  admire  dans  ce  même  suicide  «  le  spectacle 
de  la  force  »  et  se  sent,  en  y  songeant,  a  enorgueilli  dans  son 
espèce  »  (2). 

Mme  de  Staël  a  beau  renier  ses  premières  déclarations  en  faveur 
du  suicide;  d'abord,  elle  excepte  de  sa  condamnation  tout  ce  qui 
est  «  sacrifice  de  soi  aux  autres  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  à 
la  vertu  »;  en  outre,  elle  accorde  indistinctement  sa  pitié  à  tous  ceux 
qui  se  tuent  :  «  Ah!  qu'il  faut  de  désespoir  pour  un  tel  acte!  Que 
la  pitié,  la  plus  profonde  pitié  soit  accordée  à  celui  qui  le 
commet  !...  »  (3) 

Lamartine  condamne  le  suicide,  mais  Julie  dit  à  Raphaël  :  «  Oh! 
mourons!...  Vois-tu  comme  tout  est  préparé  autour  de  nous  peur 
un  évanouissement  de  nos  deux  vies?...  Oh!  mourons  dans  cette 
ivresse  de  l'âme  et  de  la  nature  qui  ne  nous  laissera  sentir  de  la  mort 
que  sa  volupté!  Plus  tard,  nous  voudrons  mourir  et  nous  mourrons 
peut-être  moins  heureux  !  »  (4) 

Miehelet  écrit  :  «  Nous  ne  sommes  point  partisan  du  suicide  ». 
Mais  c'est  pour  ajouter  aussitôt,  à  propos  de  François  T*  captif  : 
«  Et  cependant,  s'il  fut  jamais  permis,  c'est  à  celui  peut-être  dont 
la  captivité  devient  celle  d'un  peuple,  à  celui  dont  la  personnalité 
étourdie  met  la  patrie  sous  les  verroux.  Malheur  à  la  mémoire  du 
prisonnier  qui  s'obstina  à  vivre,  et  qui  montra  la  France  sous  le 
bâton  de  l'étranger  !  »  (5) 

Cousin  loue  le  jeune  homme  qui  «  placé  entre  l'échafaud  et  la 
trahison  d'une  cause  sacrée,  monte  volontairement  à  vingt  ans  sur 


(1)  P.  1  et  2.  (2)  Discours  sur  le  bonheur,  composé  en  1791  pour  l'Aca- 
démie de  Lyon,  (cité  par  Chuquet,  La  jeunesse  de  Napoléon,  t.  II,  p.  219 
et  221).  Cf.  La  phrase  citée  par  Brierre  de  Boismont,  d'après  G.  Libri 
«  Quand  la  patrie  n'est  plus,  un  bon  citoyen  doit  mourir,  »  (p.  438). 
(3)  Réflexions  sur  le  suicide,  p.  346,  350,  344.  (4)  Raphaël,  52.  (5)  Histm 
de  France,  VIII,  ch.  13,   p.  217. 


INFLUENCE    DE    LA    MORALE    NUANCÉE  76£ 

l'échafaud  »  (i).  Damiron  dit  de  même  que,  quand  on  ne  peut  vivre 
qu'au  prix  de  la  trahison,   «  la  vertu  est  de  mourir  »  (2). 

Vigny,  après  avoir  dit  :  le  suicide  est  un  crime,  qui  veut  le  nier? 
ajoute  :  «  Il  ne  s'agit  que  de  savoir  si  le  désespoir  n'est  pas  quelque 
chose  d'un  peu  plus  fort  que  la  raison  et  le  devoir.  Certes,  on  trou- 
verait des  choses  bien  sages  à  dire  à  Roméo,  sur  la  tombe  de  Juliette; 
mais  le  malheur  est  que  personne  n'oserait  ouvrir  la  bouche  pour  les 
prononcer  devant  une  telle  douleur  ».  Un  homme  comme  Chatterton, 
est  pareil  au  scorpion  qui,  entouré  de  flammes,  se  perce  de  son  dard  : 
«  Quand  un  homme  meurt  de  cette  manière,  est-il  donc  suicide? 
C'est  la  société  qui  le  jette  dans  le  brasier  »  (3).  Hugo  condamne 
rudement  le  suicide  du  blasé  qui  se  tue  par  ennui,  mais  devant 
Léopold  Robert,  Gros,  Rabbe,  «  le  croyant  prie  et  le  penseur  médite  », 
et  Hugo  avoue  son  incertitude  : 

Amas  sombre  et  mouvant  de  méditations 
Problèmes  périlleux,  obscures  questions!...   (4) 

Béranger  parle  du  «  suicide  affreux  »  d'Escousse  et  de  Lebras, 
mais  le  refrain  de  sa  chanson  les  montre  en  route  pour  le  ciel. 

Même  invasion  de  la  morale  nuancée  dans  les  ouvrages  sur  le 
suicide.  Selon  B.V.F.,  c'est  courage  de  se  tuer  pour  éviter  la  honte 
de  l'échafaud  (5).  Bertrand  célèbre  Curtius  (6).  Selon  Bossange, 
qui  se  tue  sous  le  coup  du  malheur  inspire  la  pitié,  qui  se  tue  pour 
fuir  la  honte  inspire  l'estime,  qui  cède  à  une  peine  d'amour  inspire 
la  sympathie  (7).  Brierre  de  Boismont  ne  veut  pas  qu'on  parle 
«  sans  réflexion  »  de  Decius,  Codrus  et  Curtius.  Il  lui  échappe  de 
dire  qu'en  parcourant  les  papiers  laissés  par  les  suicidés,  on  trouve 
quelquefois  leur  raisons  si  logiques  qu'on  est  embarrassé  pour 
répondre  (8).  Delasiauve  approuve  le  suicide  d'un  père  amoureux  de 
sa  fille,  d'un  magistrat  devenu  le  héros  d'un  drame  épouvantable  : 
«  Dans  de  semblable  conditions,  qui  ne  se  sentirait  résolu  à  imiter 
ces  exemples  ?  »  (9)  Pour  Descuret,  celui-là  seul  est  coupable  qui  se 
tue  «  au  mépris  de  tous  ses  devoirs  »,  mais  Codrus  et  Decius  ne  sont 
pas  des  suicides  (10).  Broussais  blâme  Gaton,  mais  approuve  «  le 
sacrifice  de  soi-même  »  pour  la  patrie,  pour  les  amis  (n).  D'après 
Cazauvieilh,  le  suicide  par  dévouement  est  chose  admirable  (12). 
CH ni  qui  se  tue,  déclare  Douay,  est  «  un  assassin  ».  «  Cependant, 
comme  il  mérite  la  pitié  !  »  (i3)  Ebrard,  qui  condamne  le  suicide  en 
ternies  particulièrement  violents  et  absolus,  reconnaît  qu'il  y  a  «  un 


(1}P.413.  (2)  P.  95.  (3)  Préface  de  Chatterton.  (4)  Chants  du  crépuscule, 
XIII.  (5)  P.  44.  (6)  P.  2.  (7)  P.  288.  (8)  P.  601  et  88.  (9)  P.  3.  (10)  P. 
66Ô  667.     (1 1)  P.  170.     (12)  P.  210.     (13)  P.  11. 


49 


770  LE   XIXe   SIÈCLE 

généreux  et.  légitime  suicide  chrétien  ».  Les  morts  «  suscit 
l'amour  de  ses  srml>hil>lc>,  jeu-  Itamour  de  la  patrie  et  de  la  gloire., 
sont  pas  des  morts  vulgaires;  ce  sont,  les  plus  sublimes  des  suici- 
des »  (i).  Esquirol  dit  que,  quand  'le  suicide  a  pour  motif  des  senti- 
ments élevés,  il  est  «  plus  digne  d'admiration  que  de  blâme  »  (2), 
Falret  tjue  les  suicides  d'amour  méritent  non  l'admiration,  mais  «  une 
tendre  pitié  »  (3);  Lisle  approuve  le  vagabond  sans  ressources,  qui 
se  jette  à  l'eau  plutôt  que  de  voler  (4).  Certains  suicides,  d'après 
Reydellet,  sont  tellement  excusables  qu'ils  deviennent  l'objet  d'un 
culte,  par  exemple  ceux  qui  ont  pour  cause  l'amour  ou  quelque 
grand  regret  (5).  Saillet  tout  en  condamnant  Lucrèce,  Gaton,  et 
Brutus,  écrit  :  «  Rien  de  petit,  rien  de  personnel  dans  ces  suicides  : 
tout  y  est  grand,  généreux,  admirable  ».  Quant  à  ceux  qui  succombent 
comme  Chatterton,  «  on  n'ose  les  condamner;  on  ne  peut  que  gémir 
sur  leur  sort  »  (6).  Selon  Tissot,  les  actes  de  Samson  et  d'Eléazar  ne 
sont  pas  des  suicides  »  (7).  Gh.  F.  Sol.  proteste  contre  toute  assimila- 
tion de  l'assassin  et  du  suicide  :  l'assassin  est  un  égoïste,  «  le  suicide 
est  un  être  désintéressé  qui  pousse  l'abnégation  juqu'à  se  sacrifier, 
plutôt  que  d'attenter  aux  autres  »  (8). 

Même  effort  pour  nuancer  la  morale  dans  les  ouvrages  destinés 
à  l'enseignement  :  on  discute  à  propos  de  Caton,  on  pardonne  à 
Lucrèce,  on  admire  Codrus,  Samson,  les  martyrs  (9).  Ozaneaux 
flétrit  le  suicide  égoïste,  mais  il  ajoute  :  honneur,  «  cent  fois 
honneur  »  à  celui  qui  meurt  pour  son  père,  pour  sa  patrie!  (10) 
Saisset  déclare  que  les  suicides  qui  ont  une  autre  fin  que  celle  de 
se  dérober  aux  charges  et  aux  ennuis  de  la  vie  «  sont  écartés  de  la 
question  »  (11).  Fabre  déclare  qu'il  est  beau  de  sacrifier  sa  vie  au 
devoir,  «  même  par  une  mort  volontaire  »;  mourir  ainsi  pour  une 
idée,  pour  sa  famille  ,  pour  sa  patrie,  est  «  toujours  méritoire  et 
souvent  héroïque  »  (12).  Souquet  distingue  le  suicide,  désertion  du 
devoir,de  la  mort  volontaire  qui  est  le  sacrifice  de  la  vie  au  devoir  (i3). 

Enfin  c'est  sans  doute  l'ascendant  secret  de  la  morale  nuancée 
qui  fait  que  les  adversaires  du  suicide  s'entendent  si  peu  sur  la 
gravité  de  la  faute  qu'ils  s'accordent  à  condamner.  Pour  beaucoup, 
c'est  «  un  crime  »;  pour  Ebrard,  c'est  même  «  le  plus  grand  et  le 
dernier  de  tous  les  crimes  ».;  pour  Broussais,  c'est  «  presque  un 
crime  »;  pour  Bernard  et  Dabadie,  c'est  «  une  faute  ou  un  crime  )>; 
pour  Parisot,  c'est  un  acte  dont  «  la  criminalité  est  douteuse  »;  pour 
Ch.  F.  Sol.,  ce  n'est  pas  un  crime. 


(1)  P.  67-68.  (2)  P.  224.  (3)  P.  134.  (4)  P.  170.  (5)  P.  63.  (6)  P.  V.  et 
VII.  (7)  III,  107.  (8)  P.  32.  (9)  Voir  Flotte,  p.  17,  Maugras,  286t  Bout- 
tie*,  80  ss.,  etc.     (10)  P.  429.     (11)  P.  367.     (12)  P.  188.     (13)  p.  98. 


LA   MORALE    NUANCÉE    DANS    LA   LITTÉRATURE  771 

Dans  celui  qui  se  tue,  Douay  voit  «  un  assassin  »;  Ch.  F.  Sol, 
explique  nettement  que  ce  n'est  pas  un  assassin. 

Selon  Grenier- Aitaroche,  le  suicide  inspire  «  l'horreur  »  (i). 
Selon  Reydellet,  ce  qu'il  y  a  de  plus  grave,  c'est  qu'il  n'excite  pas 
l'horreur,  qu'il  n'a  pas  «  l'aspect  repoussant  »  qu'ont  d'autres  crimes. 

Enfin,  le  suicide,  à  en  croire  Joly,  est  a  l'immoralité  même  »; 
niais  Dabadie  dit  seulement  que  celui  qui  se  tue  est  «  blâmable  »; 
Cazauvieilh  écrit  :  acte  «  répréhensible  ». 

Ainsi,  sur  les  points  mômes  où  l'offensive  de  la  morale  simple 
est  la  plus  vigoureuse,  la  morale  nuancée  résiste.  Dans  la  littérature 
<et  le  droit,  nous  allons  voir  mieux  qu'une  résistance. 


IV 

Résistance  de  la  morale  nuancée  (suite)  :  1)  La  littérature  :  apologie  de  cer- 
tains suicides  ;  la  morale  en  action  :  suicide  altruiste,  suicide  d'amour,  sui- 
cide destiné  à  sauver  l'honneur  ou  à  expier  ;  le  suicide  romantique  ;  2)  le 
droit  :  maintien  et  affermissement  de  l'œuvre  révolutionnaire. 

On  trouve,  dans  la  littérature  du  xixe  siècle,  les  mêmes  arguments 
que  nous  avons  déjà  relevés  dans  la  littérature  contemporaine,  en 
faveur  de  certains  suicides  :  la  mort  volontaire  est  parfois  un  devoir 
envers  autrui  (2),  une  solution  logique  (3),  un  «  bris  de  prison  »  (4), 
un  moyen  d'éviter  la  honte  (5),  une  expiation  (6),  une  preuve  de 
grandeur  d'âme  ou  de  sensibilité  (7).  Je  ne  m'attarde  pas  à  citer  les 
textes  qui  rendent  exactement  le  môme  son  que  ceux  de  nos  écri- 
vains. En  voici  quelques-uns  seulement  dans  lesquels  la  morale 
nuancée  s'exprime  avec  plus  d'énergie,  semble  mémo  braver  sa 
rivale. 

a  Est-ce  un  mot  qui  m'arrête!  s'écrie  Antony...  Suicide?...  Certes, 
quand  Dieu  a  fait  des  hommes  une  loicrie  au  profit  de  la  mort  et  qu'il 
n'a  donné  à  chacun  d'eux  que  la  force  de  supporter  une  certaine 
quantité  de  doulleur,  i]  a  du  penser  que  cet  homme  sucomberait  sous 
le  fardeau,  alors  que  le  fardeau  dépasserait  ses  forces...  Et  d'où  vient 
que  les  malheureux  ne  pouraient  pas  rendre  malheur  pour  malheur? 
Ola  ne  serait  pas  juste,  et  Dieu  est  juste  »  (8). 

Dans  les  Hémoires  d'un  suicidé,  l'auteur  cause  avec  Jean  Marc  : 


(1)  Essais  sur  les  lois  normales  de  l'homme,  P.  1830,  P.  70.  |2)  G.  Saïul, 
Jacques  (lettre  96),  Soulié,  Les  mémoires  du  diable,  (I,  p.  121).  (3)  César  Bi- 
rotteau,  172.  (4)  Hugo,  L'homme  qui  rit,  p.  103.  (5)  G.  Sand,  Jacques  (lettre 
21)  ;  Balzac,  Illusions  perdues,  296  ;  Histoire  des  treize,  98  ;  E.  Sue,  Le  juif 
errant,  t.  II,  ch.  7  ;  Frédéric  et  Laqueryie,  La  fausse  clef,  II,  5,  etc.  (6)  Luce 
de  Lancival,  Périandre,  IV,  4,  etc.  (7)  Balzac,  Illusions  perdues,  120,  328  ; 
La  cousine  Bette,  30 1  ;  Le  député  d'Arcis.  101  ;  Le  contrat  de  mariaget  113  ; 
Sandeau,  Marianna,  p.  200,  etc.     (8)  Dumas,  Antonyl  III,  3. 


772  LE    XIX     SIÈCLE 

«  La  mort  \olontaire  est-elle  permise?  est-elle  défendue?  Je  disais 
non.  Il  disait  oui.  Avez-vous  le  droit  de  retirer  uni;  force  quelconque 
de  la  circulation,  m'écriai-je?  —  Parbleu,   répondait-il,   si  la  circu 

ilation  m'entraîne  où  je  ne  veux  pas  1  —  Voilà  du  fatalisme.  Oui, 

mais  je  me  tue  pour  faire  acte  de  libre  arbitre,  et  je  rétablis  l'équi- 
libre ».  «  Sa  conclusion  fut  celle-ci  :  si  je  me  tuais,  mon  suicide 
6erail  le  résultat  ou  plutôt  la  résultante  de  la  volonté  de  Dieu  et  de 
la  mienne.  En  effet,  Dieu  pense  en  nous,  puisque  notre  âme  est  une 
émanation  directe  de  son  essence.  Si  donc  la  pensée  me  vient  de 
hâter  l'instant  où  je  quitterai  ma  forme  actuelle,  c'est  à  Dieu  que 
je  la  dois.  Je  reste  maître,  moi,  avec  mon  libre  arbitre,  de  la  discuter, 
de  la  repousser  ou  de  l'admettre.  Il  en  est  de  cela  comme  d'une 
maladie  qui  est  insignifiante,  dangereuse  ou  mortelle,  et  dont  le 
germe  est  en  nous.  Si  cette  pensée  s'agite  en  moi  sans  me  troubler, 
elle  est  insignifiante;  si  elle  m'inspire  une  résolution  funeste,  elle 
est  dangereuse;  si  elle  s'est  emparée  de  moi,  jusqu'au  point  de  me 
forcer  à  exécuter  ma  résolution,  elle  est  mortelle  »  (i). 

«  Quand  la  vie  d'un  homme,  dit  le  Jacques  de  Georges  Sand,  est 
nuisible  à  quelques-uns,  à  charge  lui-même,  inutile  à  tous,  le  suicide 
est  un  acte  légitime  qu'il  peut  commettre,  sinon  sans  regret  d'avoir 
manqué  sa  vie,  du  moins  sans  remords  d'y  mettre  un  terme  »  (2). 

Au  moment  de  se  tuer,  le  comte  de  Camors  écrit  à  son  fils  :  «  La 
vie  m'ennuie,  je  la  quitte.  La  vraie  supériorité  de  l'homme  sur  les 
créatures  inertes  ou  passives  qui  l'entourent,  c'est  de  pouvoir  s'affran- 
chir à  son  gré  des  servitudes  fatales  qu'on  nomme  lois  de  la  nature. 
L'homme  peut,  s'il  le  veut,  ne  pas  vieillir.  Le  lion  ne  le  peut  pas. 
Méditez  sur  ce  texte,  toute  force  humaine  est  là  »  (3). 

Un  héros  de  mélodrame  déclare  :  «  'Sans  doute,  nul  n'a  le  droit  de 
disposer  de  sa  vie  lorsqu'elle  peut  être  utile  ou  lorsque,  par  de 
grandes  souffrances,  il  peut  offrir  l'exemple  d'un  grand  courage  »; 
mais,  quand  il  est  impossible  de  rester  ici-bas  «  sans  être  pour  la 
société  un  objet  de  scandale  et  d'horreur,  sans  devenir  pour  les 
siens  le  funeste  artisan  de  maux  irréparables,  alors,  c'est  presqu'un 
devoir  d'en  sortir  »  (à). 

On  pourrait  citer  bien  des  phrases  analogues.  Je  n'insiste  pas, 
parce  que  les  déclarations  de  ce  genre  répondent  seulement  aux 
déclarations  en  sens  contraire  qu'on  a  lues  plus  haut.  Il  y  a  donc 
là  simplement  riposte,  et  non  pas  victoire  de  la  morale  nuancée. 
•Au  contraire,  dans  la  morale  en   action,   elle  triomphe  avec  éclat. 

Tout  ce  que  nous  avons  vu  dans  les  œuvres  contemporaines  se 
retrouve  ici. 


(1)  P.  13.     (2)  Lettre  96.     (3)  P.  4.     (4)  La  chapelle  des  bois,  III,  1. 


LE   SUICIDE   ALTRUISTE   DANS   LA  LITTÉRATURE  773 

Il  arrive,  il  arrive  même  souvent  que  traîtres  et  bandits  se  tuent, 
•et,  en  se  tuant,  restent  odieux.  Mais  je  ne  vois  pas  de  personnages 
«qu'un  suicide  rende  antipathique.  Il  semble  que  dans  les  mélodrames, 
{où  ces  suicides  de  criminels  sont  plus  nombreux  qu'ailleurs),  on 
réserve  la  mort  volontaire  aux  bandits  qui  ont  quelque  allure.  Par 
exemple,  dans  une  pièce  de  Daubigny,  Romberg  qui  est  une  canaille, 
mais  un  grand  seigneur,  s  écrie  :  oui,  Romberg  est  un  criminel, 
mais  «  ce  criminel  n'est  pas  un  homme  ordinaire;  ses  espérances 
sont  détruites;  il  se  met  au-dessus  de  sa  destinée;  son  caractère  lui 
commande  d'aller  rejoindre  sa  victime  et  son  courage  obéit  »  (i), 
et,  sur  cette  phrase  il  se  tue.  Mais,  dans  la  Vallée  du  Torrent, 
Reimbeau,  qui  a  joué  un  rôle  particulièrement  répugnant,  parle 
en  vain  de  se  tuer  :  on  ne  lui  en  laisse  pas  la  liberté  et  on  le  livre 
à  la  justice  (2).  Dans  la  Chapelle  des  bois,  il  y  a  deux  criminels; 
l'un  s'est  laissé  entraîner  au  mal  par  faiblesse,  l'autre  est  tout  à  fait 
corrompu  :  le  premier  se  tue,  mais  on  empêche  le  second  de  se 
frapper,  comme  si  une  telle  mort  était  trop  belle  pour  lui  (3). 

Autant  la  littérature  évite  d'illustrer  la  morale  en  paroles,  en 
rendant  ceux  qui  se  tuent  odieux  ou  antipathiques,  autant  elle  paraît 
s'appliquer  à  exprimer  les  nuances  de  la  doctrine  opposée  :  pitié, 
sympathie,  approbation,  estime,  admiration  vont  à  ceux  qui  se  tuent 
lorsqu'il  y  a  dans  leur  résolution  altruisme,  amour,  désir  de  sauver 
l'honneur,  remords  et  désir  d'expier. 

Dans  les  ouvrages  les  plus  divers,  le  suicide  altruiste  excite  la 
sympathie  :  lord  Grenville  accepte  la  mort  «  pour  sauver  l'honneur 
de  sa  maîtresse  »  (4);  Pauline,  dans  la  Peau,  de  chagrin,  essaie  de 
s'étrangler  pour  prolonger  la  vie  de  Raphaël  (5);  le  Paul  d'Aspre- 
mont  de  Théophile  Gautier  pense  à  se  tuer  pour  ne  pas  porter 
malheur  à  sa  fiancée  (6);  Jacques  et  Julie  d'Estrelles,  dans  les  romans 
de  Georges  Sand  (7),  Daniel,  dans  le  roman  de  Feydeau  (8),  le  mari 
d'Eulalie,  dans  Nodier  (9)  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  pour  ne  pas 
être  un  obstacle  au  bonheur  de  celles  qu'ils  aiment;  Mme  des  Arcis 
se  sacrifie  pour  que  sa  fille  vive  (10);  tous  en  sont  d'autant  plus  sym- 
pathiques. Dans  un  roman  populaire  de  Ponson  du  Terrail,  on  dit 
d'Armand  de  Kergaz,  l'ange  du  bien,  qu'il  serait  homme  à  se  tuer, 
pour  que  sa  veuve  puisse  être  heureuse  avec  un  autre  (11).  On  trouve 
des  résolutions  et  des  actes  analogues  dans  les  pièce?  de  théâtre, 
appartenant  aux  genres  les  plus  différents  :  pièces  classiques,  comme 


(1)  Le  pauvre  berger,  se.  dern.  (2)  III,  14.  (3)  se.  dern.  (4)  La  femme  de 
trente  ans,  p.  69.  (5)  P.  305.  (6)  Jettatura  (Romans  et  contes).  (7)  Jacques % 
lettre  96.  Antonia,  p.  300.  (8)  Daniel,  p.  246.  (9)  Le  peintre  de  Salztbourg, 
p.  151.  (10)  «Musset,  Pierre  et  Camille,  p.  128.  (11)  Le  club  des  valets  de 
cœur,  p.  54. 


771  LE    MX*'   SttàCLB 

le  Corésux  (i  ,)  de  \lille\oye  OU  l;t   Vestale  de  .1  ouy  (:>;,  drames  roman- 
t ï<ïiifs    comme    le    Vampire    de    Dumas    (3),    le    Salvalor    Hosa    d< 
Du  gué   (7j),    F/l/idrc   dd  SarJo   de   Musset   (5),   comédies   bourgr 
comme  les  Idées  de  Madame  Aubray  (6)  ou   le  Maueais     sujet     d< 
Scribe  (7),  mélodrames  comme  VAleule  de  Deuuery  ($).  Partout  ceux 
qui  se  sacrifient  ainsi  excitent  l'admiration. 

La  sympathie  va  encore  à  ceux  qui  refusent  de  survivre  à  un 
parent  ou  un  ami.  Souvent  les  héros  pensent  à  se  tuer,  puis  la  vie 
peu  à  peu  le  reprend,  mais  leur  premier  désir  les  relève  à  nos  yeux  : 
c'est  le  cas  dans  le  Peintre  de  Salzbourg  (9)  le  Lépreux  de  la  GU4 
d'Aoste  (10),  Bug  Jargal  (n),  le  Médecin  de  campagne  (12),  le  Club 
des  valets  de  cœur  (i3).  Quand  il  y  a  vraiment  suicide,  comme  à  la 
fin  de  Quatre-vingt-treize,  le  héros  n'en  est  que  plus  grand.  Dans  le 
roman  de  Lamartine,  on  dit  du  père  de  Geneviève  qui  n'a  pas  voulu 
survivre  à  sa  femme  :  «  Le  brave  homme...  Il  s'est  noyé  lui-même; 
mais  cela  n'empêche  pas  que  c'était  un  brave  homme,  allez!...  »  (i4) 
L'impression  n'est  pas  moins  favorable  quand  quelqu'un  ne  veut 
pas  survivre  à  une  désillusion  sur  ceux  qu'il  aimait  (i5). 

On  ne  peut  songer  à  énumérer  tous  les  héros,  toutes  les  héroïnes 
séduisantes  et  sympathiques  qui,  à  l'exemple  de  dona  Sol,  se  tuent 
ou  veulent  se  tuer  quand  la  mort  leur  ravit  l'objet  de  leur  amour  : 
personnages  de  Chateaubriand,  de  Mme  Cottin,  de  Fiévée,  de  Nodier, 
de  Balzac,  de  Lamartine,  de  Hugo,  Musset,  Th.  Gautier,  Stendahl, 
Mérimée,  Louise  Colet,  Murger,  Eugène  Sue,  Loti,  Montépin  et  bien 
d'autres  (16).  Ceux  qui  s'en  tiennent  au  désir  de  mourir  rougissent 
parfois,  non  pas  de  l'avoir  eu,  mais  de  n'y  pas  avoir  cédé  :  «  Je  me 
méprise,  dit  la  Julie  de  Balzac,  après  la  mort  de  celui  qu'elle  aimait; 
le  soir,  quand  mes  gens  dormaient,  j'allais  à  la  pièce  d'eau  coura- 
geusement... Lorsque  je  me  retrouvais  au  lit,  j'avais  honte  de- 
moi  »  (17). 

Plus  nombreux  encore  et  non  moins  sympathiques  sont  les  amants 
qui  se  tuent  ou  songent  au  suicide  quand  ils  ne  peuvent  avoir  ce 
qu'ils  aiment  :  Atala,  Corinne,  Claire  d'Albe,  le  héros  de  Valérie,  la 


(1)  II,  1.  (2)  III,  6.  (3)  V,  12.  (4)  se.  dern.  (5)  se.  dern.  (6)  IV,.  5 
(7)  se.  2  (8)  P.  7.  (9)  P.  140.  (10)  P.  247.  (11)  P.  277.  (12)  P. 
266  ss.  (13)  P.  38.  (14)  eh.  XXIV.  (15)  Dugué,  Les  Pharaons,  V,  3. 
(16)  Les  Natchez,  fin,  —  Claire  d'Albe,  166,  —  La  dot  de  Suzette,  22, 
• —  Thérèse  Aubert,  165,  La  neuvaine  de  la  Chandeleur,  333,  Adèle, 
385,  La  Blonde  Isaure  ;  —  La  femme  de  trente  ans,  86,  Illusions  per- 
dues, 133,  La  comtesse  de  Langeais,  262,  Les  Chouans,  284,  Le  curé 
de  village,  153  ;  Adieu,  118,  L'homme  qui  rit,  468,  Raphaël,  fin. 
Frédéric  et  Bernerette,  235,  Musidora  212,  Le  rouge  et  le  noir,  II,  212, 
Mosaïque,  130,  Folles  et  saintes,  II,  129,  Scènes  de  la  vie  de  jeunesse,  7,  Le 
juif  errant,  XVI,  Le  roman  d'un  spahi,  356,  Une  passion  183,,  etc.  (17)  Lœ 
Femme  de  trente  ans,  86. 


LES   SUICIDES   D'AMOUR  775 

Régina  des  Nouvelles  Confidences,  la  petite  Aldini,  Jaccfues  Ormon- 
de,  Bénédict,  Fabrice,  Julien  Sorel,  Albert  dans  Mademoiselle  de 
Maupin,  Octave  de  Saville,  Musidora,  Bernerette,  Croisilles;  Julie, 
Esther,  le  général  de  Montriveau,  Etienne  et  Gabrielle,  de  Nueil,  lord 
Grenville,  Julia  de  Tréceeur,  la  Madeleine  d'Alphonse  Karr,  le  F«er- 
nand  de  Murger,  le  Jean  Marc  de  du  Camp,  la  Denise  de  Dumas, 
le  héros  de  l'Arlésienne,  la  Jeanne  de  Barbey  d'Aurevilly  (i),  et  on 
allongerait  indéfiniment  la  liste.  Suicides  ou  velléités  de  suicides  se 
retrouvent  dans  des  romans  d'un  tour  plus  populaire^  comme  ceux 
d'Eugène  Sue,  de  Ponson  du  Terrail,  de  Paul  Féval  (2),  et  même 
Genlis  (3),  de  Mme  de  Duras  (4),  de  Mme  de  Girardin  (5).  Toujours  le 
désir  de  mourir  ennoblit,  réhabilite,  fait  couler  «  des  pleurs  d'admi- 
ration »  (6). 

Même  note  dans  les  mélodrames  de  Pixérécourt  (7),  les  pièces 
classiques  d'Ancelot  (8)  et  Jouy  (9),  les  drames  de  Dumas  père  (10) 
et  de  Dugué  (n),  les  pièces  de  Feuillet  {12)  et  de  Dumas  fils  (i3). 

Les  amants  trahis  suivent  l'exemple  des  amants  sans  espoir.  On 
les  retrouve  sympathiques  dans  Nodier  (i/i),  Georges  S*nd  (i5), 
Gautier  (16),  Sandeau  (17),  Karr  (18),  Fouinet  (1.9),  Feydeau  (20), 
Ch.  de  Bernard  (21),  Daudet  (22),  Theuriet  (23),  Loti  (2/4),  comme 
dans  Murger  (26)  et  Champfleury  (26),  comme  dans  Balzac  (27)  et  les 


(1)  Corinne,  ch.  III,  Mme  Cottin  Claire  d' Albe,  69,  117,  —  Mme 
de  Krudener,  Valérie,  II,  37,  —  Nouvelles  Confidences,  II,  63,  —  La 
dernière  Aldini,  p.  128  —  La  tour  de  Percemont,  161,  Valentine,  87,  93, 
—  La  Chartreuse  de  Parme,  XX,  Le  rouge  et  le  noir,  II,  108,  116  ;  — - 
Th.  Gautier,  Mlle  de  Maupin,  397,  Avatar,  94,  Fortunio,  119  ;  —  Musset, 
Frédéric  et  Bernerette,  235,  Croisilles,  8, —  La  femme  de  trente  ans,  49,  65  — • 
Splendeur  et  misère  des  Courtisanes,  22,  Illusions  perdues,  II,  153,  La  comtesse 
de  Langeais,  148,  L'enfant  maudit,  107,  La  femme  abandonnée,  231  ;  —  Sous 
les  tilleuls,  126,  305,  —  Murger,  Le  pays  latin,  325,  —  Du  Camp,  Mémoires 
d'un  suicidé,  19,  22  ;  —  Fromont  jeune  et  Risler  aine,  242  ss.  ;  — Barbey 
d'Aurevilly,  L'ensorcelée,  208,  (2)  E.  Sue,  Les  sept  péchés  capitaux,  L'or- 
gueil, 80,  Les  mystères  du  peuple,  I,  2.1,  Le  juif  errant,  t.  IV,  ch.  61,  —  Ponson 
du  Terrail,  Les  exploits  de  Rocambole,  p.  64  ;  P.  Féval,  Le  fils  du  Diable, 
42*  La  fille  des  rois,  21.  (3)  Adèle  et  Théodore,  I,  161.  (4)  Edouard,  II,  63, 
217.  (5)  Marguerite  ou  deux  amours,  II,  164  ;  (6)  Soulié.  Mémoires  du  Diable,  II, 
243.  (7)  Le  belvédère,  I,  9.  (8)  Lord  Byron  à  Venise,  II,  17.  (9)  Julien, 
V,  6.  (10)  L'invitation  à  la  valse,  se.  7  et  21.  L'honneur  est  satisfait,  se.  24. 
(11)  Les  amours  maudits,  III,  5,  V,  4.  (12)  La  Belle  au  bois  dormant,  IV,  13. 
(13)  L' Etrangère,  IV,  3  et  5  .  (14)  Le  peintre  de  Salzbourg,  18.  (15)  La  con- 
fession d'une  jeune  fille,  II,  246.  (16)  Mililona,  256.  (17)  Marianna,  154, 
199,  389.  (18)  Sous  les  tilleuls,  169.  (19)  Le  village  sous  les  sables,  II,  257, 
259.  (20)  Fanny,  78,  218,  247.  (21)  Le  gentilhomme  campagnard,  IV,  206. 
(22)  Numa  Roumestan,  313.  (23)  Le  sang  des  Finoél,  p.  314.  (24)  Le  roman 
d'un  spahi,  57.  (25)  Les  amours  d'Olivier,  Scènes  de  la  vie  de  jeunesse.  (26) 
Chien-Caillou,  29.     (27)  Albert  Savarus,  249,  Mémoires  de  deux  jeunes  mariées, 


776  LE   XIXe  8IÈ0LB 

Goncourt  (i)  comme  dans  Sue  (2),  Paul  Féval  (3),  Ponson  du 
Terra  il  (4),  Gustave  Aimar  (5),  dans  les  drames  de  Dumas  (6)  et  de 
Musset  (7),  comme  dans  les  mélodrames  de  Dennery  (8).  Par  contre, 
ceux  qu'on  tourne  en  dérision,  ce  sont  les  amants  qui  parlent  de 
fie  tuer  et  ne  se  tuent  pas. 

Suicides  destinés  à  sauver  l'honneur  :  c'est  presqu'une  règle 
admise  qu'un  homme  d'honneur  doit  se  tuer  pour  échapper  à  l'infa- 
mie du  supplice,  du  bagne  ,  de  la  prison.  «  Jamais  un  Mauprat  ne 
traînera  son  nom  sur  les  bancs  d'un  présidial  »  (9).  Dans  les  Marana, 
un  officier  qui  a  tué  sa  maîtresse,  se  tue  «  pour  éviter  le  déshonneur 
de  son  procès  et  'la  mort  ignoble  de  l'échafaud  »  (10).  Dans  la  même 
nouvelle,  la  vertueuse  Juana,  voyant  son  mari  près  d'être  arrêté, 
lui  tend  un  pistolet  :  «  Vos  enfants  vous  en  supplient  !  »  et,  comme  il 
hésite,  elle  tire-  Le  procureur  du  roi,  qui  croit  à  un  suicide,  félicite 
Juana  :  «  Du  moins,  s'il  a  été  égaré  par  sa  passion,  il  sera  mort  en 
militaire  »  (11).  Dans  la  pièce  de  Feuillet,  le  colonel,  ayant  surpris 
Chamillac  en  train  de  voler,  lui  dit  :  «  Si,  dans  vingt  minutes  tu  ne 
t'es  pas  fait  justice,  je  te  fais  arrêter  »  (12).  Dans  des  drames  de  Du- 
mas, on  donne  à  des  prisonniers  le  moyen  de  se  détruire  (i3),  on  les 
tue  (i4);  on  reproche  à  des  coupables  de  «  n'avoir  pas  la  force  de 
prendre  un  poignard  »  (i5).  Dans  les  mélodrames,  les  suicides  destinés 
à  éviter  une  condamnation  sont  particulièrement  nombreux  (16). 
Le  vertueux  Dorfeuil  offre  à  son  père,  pour  le  décider,  de  l'accom- 
pagner dans  la  mort  :  «  Ne  lègue  pas  l'infamie  pour  héritage  à  tes 
enfants  »  (17). 

Presqu'autant  que  la  prison,  les  personnages  sympathiques,  ou 
qui  veulent  le  redevenir,  craignent  la  honte  d'une  mise  en  faillite, 
d'une  condamnation  pour  dettes,  et  se  tuent  afin  de  s'y  soustraire. 
Dans  le  Michel  Pauper  de  Becque,  La  Roseraye  se  confie  au  comte 


219,    Bèatrix,    284,    Honorine    38,    Le   colonel  Chabert,    167,   La   muse    du, 
département,  283,  Histoire  des  Treize,  Ferragus,  75,  122. 

(1)  La  Faustine  85.  (2)  Les  sept  péchés  capitaux,  La  gourmandise, 
32,  39.  (3)  La  créole,  12.  (4)  Le  club  des  valets  de  cœur,  315,  Les 
exploits  de  Rocambole,  38.  (5)  Le  grand  chef  des  Aucas,  19.  (6)  Dumas, 
Lorenzino,  V,  8.  (7)  Musset,  André  del  Sarto,  se.  dern.  (8)  Les  Amours 
de  Paris.  (9)  G.  Sand,  Mauprat,  21,  Cf.  E.  Sue.  Le  juif  errant,  t.  IV, 
eh.  61,  Monte-Cristo,  XCII,  (suicide  du  comte  de  Morcerf)  et  CVIIT, 
Villefort,  dit  à  sa  femme  de  se  tuer  pour  éviter  l'échafaud.  (10)  Balzac,  Les 
Marana,  50,  cf.  Le  cabinet  des  Antiques,  (p.  274).  (11)  Les  Marana,  65, 
(12)  Chamillac,  se.  dern.  (13)  Dumas,  Christine,  V,  3;  (14)  La  guerre  des 
femmes,  Y,  8,  3.  (15)  Gabriel  Lambert,  III,  2.  (16)  Daubigny,  Les 
deux  sergents,  I,  13  ;  Le  pauvre  berger,  se.  dern.  ;  Dugué,  Un  drame  au 
fond  de  la  mer,  V,  6  ;  La  misère,  prologue  et  III,  8.  (17)  Benjamin,  La 
pauvre  famille,  III,  15. 


SUICIDES    DESTINÉS    A   SAUVER   L'HONNEUR  777 

de  Rivailles,  qui  lui  conseille  franchement  de  se  tuer.  «  J'y  avais 
songé  »,  dit  La  Roseraye  ;  et  le  comte  alors  lui  serre  la  main  (i).  Dans 
les  Fourchambault,  le  banquier,  sauvé  de  la  faillite,  avoue  après 
coup  qu'il  se  serait  tué  plutôt  que  de  suspendre  ses  paiements. 
«  Allons,  c'est  un  homme  de  cceur  »,  dit  un  des  personnages  qui  le 
méprisait  jusque  là  (2).  Même  quand  il  n'y  a  pas  à  craindre  une  mise 
en  faillite,  d'honnêtes  gens  se  tuent  pour  ne  pas  porter  a  la  tache 
flétrissante  de  l'insolvabilité  »  (3). 

Des  coupables  qui  n'ont  pas  à  redouter  les  tribunaux  se  donnent 
la  mort  ou  veulent  se  donner  la  mort  pour  ne  pas  rougir  devant 
leurs  enfants  (4)  ou  leurs  parents  (5)  ;  dans  La  Cousine  Bette,  quand 
le  gouvernement  décide,  pour  éviter  le  scandale,  de  ne  pas  pour- 
suivre le  baron  Hulot,  le  frère  du  coupable  lui  dit  nettement  de  se 
tuer;  le  ministre,  de  son  côté,  lui  conte  l'histoire  d'un  soldat  voleur 
qui  a  mangé  du  verre  pilé  pour  avoir  l'air  de  mourir  de  maladie,  et 
il  ajoute  :  «  Tachez,  vous,  de  mourir  d'une  apoplexie,  afin  que 
nous  puissions  vous  sauver  l'honneur  »  (6). 

Des  innocents  même  préfèrent  la  mort  à  la  honte  d'un  procès  (7). 
d'une  condamnation  injuste  (8);  le  suicide  paraît  à  plusieurs  la  seule 
réponse  possible  à  des  soupçons  iniques  et  insaisissables  :  «  Je 
n'aurais,  pour  me  justifier,  qu'à  me  casser  la  tête  »  (9),  dit  le  fils 
de  maître  Guérin,  lorsqu'il  craint  de  passer  pour  complice  de  son 
père;  de  même  Raymond  dit  à  Suzanne  d'Ange  :  «  Vous  ne  compre- 
niez pas  qu'une  fois  votre  mari,  si  j'avais  compris  quel  infâme 
marché  j'avais  fait,  je  n'avais  plus  qu'à  vous  tuer  et  à  me  faire 
sauter  la   cervelle  »  (10). 

Les  femmes  qui  préfèrent  la  mort  au  déshonneur  se  retrouvent 
toujours  sympathiques,  dans  les  pièces  classiques  (11),  les  mélo- 
drames {12)  et  les  drames  romantiques  :  «  Pour  un  pas,  je  vous  tue 
et  me  tue  !  »  (i3)  s'écrie  dona  Sol.  «  Mille  fois  plutôt  le  charbon  que 
cette  ignominie  »  (1/1),  dit  une  héroïne  de  Ponsard,  lorsqu'on  lui 
offre  de  devenir  une  courtisane.  Phénératta,  Isolina,  dans  les  romans 


(1)  II,  10  ;  cf.  11,  13.  (2)  Les  Fourchambault,  III,  6.  —  Dans  Eugénie 
Grandet,  le  frère  de  Grandet  se  tue  ;  César  Birotteau  pense  au  suicide.  Cf. 
L.  Colet,  Folles  et  saintes,  Un  amour  en  province,  11,  Mérouvel,  Le  péché  de 
la  générale,  10,  etc.  (3)  Le  roman  d'une  actrice,  63  ;  cf.  Dennery,  L'aveugle, 
p.  20.  (4)  Âncelot,  L'escroc  du  grand  monde  III,  5  ;  E.  Sue,  Les  sept  péchés 
capitaux,  237  ;  Augier,  Ceinture  dorée,  III,  17.  (5)  Balzac,  L' envers  de  V histoire 
contemporaine.  263  ;  Cberbukez,  Le  comte  Kostia,  180.  (6)  P.  296  et  304. 
(7)  lbid.,  298.  (8)  Daubigny,  Les  deux  sergents,  I,  13.  Cf.  Scribe,  Les 
frères  invisibles,  11.  13.  (9)  Maître  Guérin,  IV,  3  ;  cf.  Lions  et  renards,  V, 
5.  (10)  Le  demi-monde,  IV,  12.  (11)  Ponsard,  Lucrèce;  Ancelot,  Louis  IX, 
V.  2.  (12)  Pixérécourt,  La  femme  à  deux  maris,  II,  6.  (13)  Ilernani,  II,  2. 
Cf.  Dumas,  Le  gentilhomme  de  la  montagne,  1,  10,  Dugué,  Tibère,  11,3, 
Les  fugitifs,  V.  7,  «Me.      (14)  Ponsard,  Ce  qui  pluit  aux  femmes,  TTI,  4. 


778  le  xix<   suàoLB 


t 


de   Louise  Colet  (i),   l'Adèle  de  Nodier  (2),   Mûrie  de   Verneuil   dan 
les   Chouans,    la    e<»iutrs>c     dans     Honorine  (3),    l'ouvrière    Ettfé 
dans  Soulié  (4);  Antoinette  dans  Ponson  du  ïerrail  (5)  meurent  on 
sonl    prêtes  à    mourir,    philo!    (jue  de   se   laisser  outrager  ou  offen- 
Dans   Mauprat,    quand    Edméc    dit  à   l'abbé    qu'elle    se   tuera,    plutôt 
que  d'être   la   maîlresse  de   Maupral,    l'abbé   répondit  :   «    Oui,   }>■ 
que  vous  êtes  fière  et  forte  »  (6).  Dans  Denise,  quand  Mme  Brissot 
dit  de  sa  fille  :  «  Elle  préférait  se  tuer  »,  Brissot  répond  :  «  Elle,  eu 
mieux  fait  »  (7). 

Enfin  la  sympathie  va  à  ceux  que  le  remords  et  le  désir  d'expier 
poussent  à  la  mort.  Cela  est  si  net  que  Bonald  écrit  .  «  Tout  remords 
d'un  grand  crime  qui  ne  va  pas  sur  le  théâtre  jusqu'au  désespoir 
et  au  suicide  ne  ressemble  qu'à  des  regrets  et  ne  peut  causer  aucune 
impression  »  (8).  Le  Corésus  de  Millevoye  (9),  le  Périandre  de 
Luce  de  Lancival  (10),  pensent  sur  ce  point  comme  Ruy  Blas  et 
l'héroïne  du  Sphinx  (11),  comme  Rocambole  et  les  héros  de  mélo- 
drame (12).  Dans  les  Lionnes  pauvres,  Léon,  ayant  trahi  Pommeau, 
sort  pour  se  tuer  en  disant  :  «  Je  me  charge  seule  de  la  réparation 
que  je  vous  dois  »  (i3).  De  même  dans  les  romans,  des  personnages 
coupables  d'une  faute  professionnelle  (i/j),  d'une  trahison  (i5),  d'un 
crime  secret  (16),  pensent  à  la  mort  ou  se  tuent.  Quelquefois  on  les 
y  pousse  (17).  Bien  souvent  des  personnages  sympathiques  se 
résolvent  à  commettre  un  crime  en  prenant  en  même  temps  la 
décision  de  n'y  pas  survivre.  Ainsi  font  don  Ruy  Gomez  et  Claude 
Gueux  et  la  Bérengère  de  Dumas.  Dans  la  dernière  scène  du  Mariasje 
d'Olympe,  le  marquis  arme  son  pistolet  en  disant  :  <c  Dieu  me 
jugera  ». 

L'idée  qu'on  peut  être  responsable  du  suicide  d'autrui  apparaît 
dans  Adolphe  {18),  dans  Corinne  (19),  dans  Albert  Savarus  (20). 
Félix,  dans  le  Lys  dans  la  vallée,  s'estimant  responsable  de  la  mort 
de  Mme  de  Mortsauf,  prononce  contre  lui-même  «  un  de  ces  réqui- 
sitoire qui  retentissent  dans  toute  la  vie  »  (21).  Un  personnage  de  Du- 


(1)  Folles  et  saintes,  Phénêratla,  119,  Le  supplice  des  espions,  170. 
(2)  Adèle,  383,  385.  (3)  Les  Chouans,  180,  Honorine,  61,  68,  71.  (4)  Les 
mémoires  du  diable,  II,  112.  (5)  La  résurrection  de  Rocambole,  p.  462. 
(6)  Mauprat,  38.  (7)  Denise,  IV,  1.  (8)  Questions  morales  sur  la  tra- 
gédie (Œuvres,  P.  1838,  X,  484.)  (9)  Corésus,  III,  7.  (10)  Périandre, 
IV,  4.  (11|  Feuillet,  Le  sphinx,  Se.  dern.  (12)  Boullé,  L'inconnu,  III,  11, 
Dennery,  Le  centenaire,  p.  15,  etc.  La  maison  des  fous,  p.  360;  Les  étrangleurs, 
8,  10  ;  (13)  V,  4.  (14)  Balzac,  L'envers  de  l'hist.  contemporaine,  124.  (15) 
Balzac,  Massimilia  Doni,  231,  Mme  Cottin,  Amélie  Mansfield,  I,  73,  Ponson 
du  Terrail,  Le  club  des  valets  de  cœur,  448,  etc.  (16)  Cherbuliez,  La  revanche 
de  Joseph  Noirel,  276  ;  E.  Sue,  Cornelia  d'Alfi,  331,  etc.  (17)  P.  Féval, 
Fontaine  aux  perles,  60  ;  Beau  démon,  8.  (18)  Adolphe,  75.  (19)  Corinne, 
XVI,  3.     (20)  Balzac,  Albert  Savarus,  320.     (21)  P.  266. 


LE    SUICIDE    ROMANTIQUE  779 

mas  déclare  :  «  S'il  faut  que  ce  garçon-là  se  brûle  la  cervelle,  d'hon- 
neur, il  me  poursuivra  toute  la  vie  »  (i).  Dans  Groisilles,  M.  Godeau 
fait  «  une  réflexion  fort  juste  :  c'est  qu'il  n'est  jamais  agréable  qu'on 
dise  qu'un  homme,  quel  qu'il  soit,  s'est  jeté  a  l'eau  en  nous 
quittant...  »  (2).  Ce  sentiment  est  assez  fort  pour  que  le  chantage 
au  suicide  soit  souvent  efficace.  Des  gens  vertueux  y  ont  parfois 
recours,  pour  contraindre  quelqu'un  ù  revenir  au  bien  (3).  Les  amants 
menacent  couramment  celle  qu'ils  aiment  de  se  tuer  (4).  Des  aven- 
turiers, des  gens  ruinés,  emploient  le  même  moyen,  pour  obtenir  de 
l'argent  (5),  des  coupables  pour  s'assurer  l'impunité  (6).  A  l'inverse, 
les  coeurs  généreux  et  délicats  veulent,  en  se  tuant,  cacher  leur 
suicide  à  celle  qui  en  est  la.  cause  :  <c  Elle  pleurerait,  dit  le  Jacques 
de  Georges  Sand,  et  je  ne  veux  pas  qu'elle  souffre  davantage  pour 
moi  »  (7). 

La  morale  nuancée  triomphe  donc  dans  ia  littérature  du  xix€  siè- 
cle, sur  les  mêmes  points  (8)  que  dans  celle  du  xvme  siècle.  Mais 
il  y  a  plus.  Au  moment  même  où  le  mouvement  néo-chrétien  et 
la  Restauration  favorisent  l'offensive  de  la  morale  simple,  il  y  a  un 
effort  plus  net  que  jamais  pour  parer  le  suicide,  l'ennoblir,  l'em- 
bellir, et  la  mode  romantique  est  encore  bien  plus  hardie  que  n'avait 
été  la  mode  classique.  André  del  Sarto,  le  marquis  du  Mariage 
d'Olympe,  Ruy  Blas  ne  sont  pas  seulement  sympathiques,  la  mort 
les  fait  touchants,  sublimes.  C'est  dans  une  apothéose  que  dona  Sol 
meurt  avec  Hernani  : 

Vers  des  clartés  nouvelles 
yous  allons  tout  à  Vheure  ensemble  ouvrir  nos  ailes. 
Partons  d'un  vol  égal  vers  un  monde  meilleur. 


(1)  Mlle  de  Bellelsle,  IV,  2.  (2)  P.  13.  Cf.  About,  L'infâme,  151. 
(3)  Voir,  par  exemple,  des  mélodrames,  Charrin,  Le  rapt,  III,  19  ; 
Lemaire,  Vincent  de  Paule,  I,  9  ;  Cf.  Eugénie  Grandet,  234,  Les  rois  en  exil, 
p.  100.  (4)  Balzac,  Honorine,  68  ;  Cherbuliez,  Meta  Holdenis,  50  ;  La  vocation 
du  comte  Ghislain,  277  ;  Montépin,  Une  passion,  183,  etc.  (5)  Balzac,  Gobseck, 
303,  Ch.  de  Bernard,  Les  ailes  d'Icare,  105  ;  Cherbuliez,  Prosper  Randoce,  157. 
(6)  Daudet,  Le  petit  Chose,  83.  (7)  Jacques,  II,  183.  (8)  J'ai  indiqué  le* 
cas  dans  lesquels  le  suicide  excite  nettement  la  sympathie.  II  y  en  a  d'autres 
dans  lesquelles  cette  sympathie  est  faite  de  pitié,  mais  d'une  pitié  qui  ne  va  pas 
sans  un  peu  de  condescendance, parfois  sans  un  peu  de  mépris.  Tel  est  le  caii 
de  ceux  qui  sont  poussés  au  suicide  par  la  misère  ou  de  cruelles  souffrances 
Voir,  par  exemple,  Halzac,  Le  chef-d'œuvre  inconnu  (fin),  Le  médecin  de  cam 
pagne,  148,  Les  paysans,  363  ;  Louise  Colet,  Lui,  380,  Folles  et  saintes,  Yvane% 
II,  305  ;  Daudet,  Le  petit  Chose,  90  ;  Flaubert,  L'éducation  sentimentale,  375, 
473  ;  Karr,  Les  guêpes,  193  ;  Lamartine,  Confidences,  VII,  178  ;  Montépin, 
Les  tragédies  de  Paris,  [T,  60,  IV,  53  ;  Murgerj  Le  pays  latin,  301;  Sue,  Le  juif 
errant,   t.   IV,   ch.   xx. 


780  LE   XIXe   SIECLE 

Dans  les  Natchez,  Céluta  se  pare,  comme  l'Iseut  du  moyen  âge, 
pour  aller  à  la  mort  d'amour  :  h  Elle  était  vêtue  d'une  robe  de  peaux 
d'oiseaux  et  de  quadrupèdes,  cousues  ensemble,  ouvrage  ingénieux 
de  Mila  :  ses  cheveux  blancs  flottaient  en  boucles  sur  sa  jeune  tète 
ornée  d'une  couronne  de  ronces  à  fleurs  bleues  ».  Elle  va,  suivi  de 
Mila,  jusqu'au  bord  d'une  cataracte,  et  «  plus  rapides  que  l'éclair  », 
elles  accomplissent  leur  destinée;  (i).  L'Esther  de  Balzac  cherche  «  à 
être  belle  en  morte  »,  et  le  dégoût  de  sa  vie  passée  lui  rend  la  mort 
«  adorable  »  (2).  La  Marianna  de  Sandeau  voit  le  suicide  «  paré  de 
toutes  ses  séductions  »  et  se  sent  heureuse  de  mourir  «  dans  la  religion 
de  l'amour  »  (3).  Le  suicidé  de  Maxime  Du  Camp  compose  pour  lui- 
même  une  épitaphe  :  «  O  mort,  que  j'ai  forcée  à  m 'obéir  etc.  »  (/»), 
Dans  le  roman  de  Georges  Sand,  Jacques  a  beau  avoir  horreur  de  la 
«  ridicule  apothéose  »  qui  suit  parfois  la  mort  volontaire;  il  n'en 
constate  pas  moins  que  parfois  un  coup  de  pistolet  dans  la  tête  fait 
d'un  homme,  méprisé  la  veille,  «  un  héros  ou  un  saint  »,  et  ses 
dernières  lettres  semblent  calculées  pour  qu'on  lui  applique  au 
moins  un  de  ces  deux  mots  (5).  Quand  Ralph  conduit  à  la  mort  celle 
qu'il  aime,  un  rayon  de  lune  «  pénétrant  l'interstice  des  lianes  enve- 
loppa Indiana  d'un  éclat  pâle  et  humide  qui  la  faisait  ressembler, 
avec  sa  robe  blanche  et  ses  longs  cheveux  tressés  sur  ses  épaules,  à 
l'ombre  de  quelque  vierge  égarée  dans  le  désert  »;  un  habit  blanc  est 
«  sa  robe  de  noces  »,  un  rocher  qui  s'avance  vers  le  lac  est  l'autel  qui 
les  attend;  Ralph  pose  sur  les  cheveux  noirs  d'Indiana  une  branche 
d'oranger  en  fleurs,  puis  il  prend  sa  fiancée  dans  ses  bras  pour  la 
précipiter  avec  lui  dans  le  torrent  (6).  Une  habile  mise  en  scène 
donne  une  grâce  sauvage  au  suicide  de  Julia  de  Trécoeur  et  de 
l'héroïne  du  Sphinx.  Même  dans  les  romans  d'un  tour  plus  populaire, 
on  trouve  des  effets  analogues  :  le  vieux  marquis  de  Carhoat  est 
devenu  un  bandit  et  sa  fille  une  courtisane;  mais,  un  jour,  honteux 
de  leur  déchéance,  ils  décident  de  se  tuer  :  «  La  beauté  de  Laure 
avait  à  cette  heure  un  caractère  de  résignation  sublime.  Elle  avait 
rejeté  en  arrière  les  boucles  de  ses  longs  cheveux  blonds;  ses  yeux 
noirs  souriaient  doucement,  et  il  y  avait  à  son  front  comme  une 
auréole  »  (7).  Enfin  les  héros  romantiques  :  René,  Adolphe,  Chat- 
terton, Didier  et  vingt  autres,  sont  naturellement  poussés  par  la 
tristesse  au  suicide,  et  leur  désir  de  mourir  se  trouve  ainsi  participer 
à  ce  que  leur  mélancolie  a  de  séduisant  et  de  poétique. 

Tout  cela  reflète  et  suggère  l'idée  qu'il  y  a,  dans  certains  suicides 
quelque  chose  d'élégant,  un  charme  qui  doit  séduire  les  âmes  raffi- 


(1)  Les  Natchez,  fin.  (2)  Splendeur  et  misère  des  courtisanes,  p.  355  ss. 
(3)  p.  199-200.  (4)  Mémoires  d'un  suicidé,  308.  (5)  Jacques,  II,  248. 
(6)  Indiana,  fin.     (7)   Paul  Féval,  Fontaine  aux  perles,  p.  60. 


LE   STJICIDE   ROMANTIQUE  781 

nées  et  tendres,  tous  les  coeurs  «  fatigués  du  poids  de  notre  vie  ». 
Sans  doute,  nous  avons  vu  Maxime  du  Camp  railler  «  la  race  dou- 
loureuse et  maladive  née  sur  les  genoux  de  René  »  (i).  Mais  parfois 
il  se  mêle  à  ces  railleries  une  secrète  complaisance.  George  Sand, 
elle  aussi,  prête  a  un  de  ses  héros  sympathiques  quelques  mots 
d'ironie  sur  l'époque  où  «  on  posait  l'homme  rassasié  et  dégoûté 
de  tout,  désespéré  par  conséquent  »;  mais  le  vieux  sage  s'empresse 
d'ajouter  que  la  pose  des  «  viveurs  »,  l'insulte  à  «  tout  ce  qui  fait 
la  vie  sérieuse  et  significative  »,  le  séduit  encore  moins  que  la  pose 
des  «  suicidés  »  (2).  Balzac,  qui,  dans  le  Médecin  de  Campagne, 
développe  si  éloquemment  la  thèse  catholique,  se  laisse  aller  à 
dire,  en  parlant  de  certains  suicides  d'amour  :  «  Gela,  sans  doute, 
est  sublime  »  (3).  Dans  la  Peau  de  chagrin,  il  écrit  :  «  Il  existe  je 
ne  sais  quoi  de  grand  et  d'épouvantable  dans  le  suicide...  Combien 
de  jeunes  talents  confinés  dans  une  mansarde  s'étiolent  et  péris- 
sent faute  d'un  ami,  faute  d'une  femme  consolatrice,  au  sein  d'un 
million  d'êtres,  en  présence  d'une  foule  lassée  d'or  et  qui  s'ennuie!  A 
cette  pensée,  le  suicide  prend  des  proportions  gigantesques.  Entre  une 
mort  volontaire  et  la  féconde  espérance  dont  la  voix  appelait  un 
jeune  homme  à  Paris,  Dieu  seul  sait  combien  se  heurtent  de  concep- 
tions, de  poésies  abandonnées,  de  désespoirs  et  de  cris  étouffés,  de 
tentatives  inutiles  et  de  chef-d'oeuvres  avortés.  Chaque  suicide  est  un 
poème  sublime  et  mélancolie  »  (4). 

Cette  auréole  dont  le  romantisme  pare  la  mort  volontaire  appa- 
raît, je  le  répète,  à  l'époque  même  où  l'Eglise  prend  l'offensive  contre 
la  morale  nuancée.  Les  écrivains  qui  essaient  de  rendre  certains  suici- 
des si  séduisants  sont  pourtant  quelquefois,  comme  Chateaubriand, 
des  défenseurs  du  christianisme.  En  paroles,  ils  défendent  la  doctrine 
catholique.  Mais  une  autre  doctrine  anime  leur  œuvre.  A  l'époque  où 
le  romantisme  fait  place  au  réalisme  et  là  la  poésie  parnassienne,  le 
suicide  poétique,  devenu  banal,  tient  moins  de  place  dans  la  littéra- 
ture. Pourtant  Flaubert,  en  racontant  le  suicide  de  Madame  Bovary 
a  presque  un  moment  d'attendrissement,  et  Leconte  de  Lisle  oublie 
un  moment  ses  principes  d'impassibilité  pour  saluer  le  jeune  homme 
qui,  poète  comme  Indiana,  est  allé  chercher  la  mort  dans  la  Fontaine 
aux  lianes. 

Ainsi  dans  la  littérature,  la  morale  nuancée,  bien  loin  de  fléchir 
ou  de  se  faire  plus  discrète,  s'affirme  aussi  hardie,  plus  hardie  que 
jamais.  Dans  le  droit,  son  triomphe  n'est  pas  moins  net. 

Nous  avons  entendu  les  voix  qui,  au  xixf  siècle,  demandent   des 


(1)  Voir  plus  haut,  page  749.      (2)  Mademoiselle  La  Quintinle,  128,  132. 
(3)  Eugénie  Grandet,  266.     (4)  La  peau  de  chagrin,  10-11. 


782  \i\"   SSàXBM 

lois  contre  k  suicide.  M.iis  de-  m  i\  bieia  pius  nombreuses  approuvent 

i\rc  accomplie  par  la  Ré\nlulic>u  et,  en  fin  de  compte,  k  droit 
nouveau  soi  I  victorieux  de  Ja  lutte. 

Parmi  les  auteurs  d'ouvrages  sur  le  suicide,  Brou  (i),  Bounliu  (2), 
Btierre  de  Boismont  (3),  Cazauvieilh  (h),  Dabadie  (5  .  Descu«et  (6), 
Des  Ltangs  (7),  Dosmaze  (8),  l'auteur  du  Dictvonnmre  usuel 
sciences  médicales  (9),  Falret  (10),  Legoyt  (11),  Regnault  (1  ^), 
•damnent  nettement  les  lois  de  l'ancien  régime  et  approuvent  la 
pression  des  peines  contre  les  suicidés.  «  Dans  la  très  grande  majorité 
des  cas  »,  dit  Falret,  des  lois  destinées  à  punir  le  hi'm  ide  «  seraient 
injustes,  inutiles,  et  même  dangereuses  »;  l'acharnement  sur  un  cada- 
vre a  «  l'odieux  de  la  férocité  »  et  les  lois  viendraient  «  échouer 
outre  l'opinion  publique  ».  D'après  Dabadie,  les  anciens  usages 
étaient  «  aussi  ineptes  que  barbares  »,  et  des  lois  nouvelles  ne  pour- 
raient que  «  révolter  l'opinion  publique  ».  Des  Etangs  flétrit  a  les 
odieuses  violences  »  d'avant  la  Révolution.  Le  Dictionnaire  usuel  des 
sciences  médicales  reprend  l'argument  cher  au  xvui*  siècle  :  les 
mesures  destinées  à  frapper  les  suicidés,  atteignent  les  familles  et  non 
les  coupables. 

Les  écrivains  et  les  moralistes  dont  on  a  vu  plus  haut  les  opinions 
ne  s'occupent  pas  de  la  question  juridique.  Balzac  pourtant  loue  au 
passage  «  la  belle  jurisprudence  des  lois  françaises  qui  ne  permet  pas 
de  poursuivre  les  morts  »  (i3). 

Dans  le  monde  des  juristes,  beaucoup  d'auteurs  ne  traitent  même 
pas  la  question,  comme  si,  à  leurs  yeux,  elle  ne  se  posait  plus.  Des 
écrivains  aussi  différents  que  Merlin  (14)  et  Berriat  Saint-Prix  (i5) 
exposent  la  législation  nouvelle  sans  un  mot  de  critique.  Bexon,  Caj 
not,  Le  Sellyer,  Morin  (16)  l'approuvent  expressément.  Le  Répertoii 
de  Dalloz,  s'attache  à  réfuter  les  idées  du  procureur  Dupin  sur  l'uti- 
lité des  peines  :  la  confiscation  serait  une  injustice,  les  châtiments  ai 
cadavre  paraîtraient  odieux;  quant  à  une  flétrissure,  elle  serait  ino] 
rante  «  aujourd'hui  que  les  idées  philosophiques  sont  devenues  poi 
ainsi  dire  accessibles  à  tous  »  (17). 

Tandis  que  les  jurisconsultes  discutent,  le  droit  et.  la  jurispru- 
dence restent  fidèles  au  principe  consacré  par  la  Révolution. 

Sans  doute,  c'est  en  1827  et  en  i838  que  la  Cour  de  Cassât ioi 
établit  sa  jurisprudence  touchant  les  co-auteurs  et  touchant  le  suicidt 
mutuel  (18),  jurisprudence  approuvée  par  la  majorité  des  auteurs, 


(|)  259.     (2)  94.     (3)  623.     (4)  317.     (5)  XVIII.     (6)  689.     (7)  46.     (8)  6. 
(9)  1587.     (10)  268.     (11)  450.     (12)  112,     (13)  Les  Marana,  50.     (14)  XIII, 
318.     (15)  472.     (16)  Bexon,  I,  39,  Carnot,  II,  6,  Le  Sellyer,  III,  466,  Morii 
723.     (17)  Répert.  XIV t  mot  :  crimes  et  délits  contre  les  pers.     (18)  Voir  ph 
itaut  page  83. 


MAINTIEN    DU    DROIT   DE   LA   RÉVOLUTION  783 

Bertauld,  Blanche,  Carnot,  Dalloz  (en  certains  passages),  Maisonneuve, 
Ortolan,  Rolland  de  Villargues,  Trébutien  (i).  Mais  j'ai  déjà  essayé 
de  montrer  que  cette  jurisprudence  est  un  succès  pour  la  morale 
nuancée,  non  pour  la  morale  simple  :  la  démonstration  vaut  pour  le 
xixe  siècle  ce  qu'elle  vaut  pour  l'époque  contemporaine.  Alors  comme 
aujourd'hui,  les  auteurs  qui  la  discutent  se  réclament  de  la  morale 
nuancée,  en  insistant  sur  l'idée  que  la  coopération  au  suicide  n'est 
pas  dans  tous  les  cas  punissable  :  «  Tous  les  sentiments  humains  »,  dit 
Sirey,  s'élèvent  en  faveur  de  l'homme  qui  en  a  tué  un  autre  sur  sa 
demande  par  fausse  pitié;  tous  les  sentiments  humains  s'élèvent  contre 
celui  qui  a  tué  par  cruauté  »  (2).  Dalloz  admet  qu'on  remplit  «  un 
devoir  rigoureux  »  quand  on  passe  un  pistolet  chargé  à  un  blessé  qui 
souffre  affreusement  (3)  :  c'est  admettre  que,  si  ce  blessé  est  hors  d'état 
de  tirer,  on  fait  bien  en  tirant  soi-même.  Enfin  Chauvcau  et  Hélie, 
lorsqu'ils  reprochent  à  la  Cour  suprême  d'admettre  l'idée  d'un  crime 
sans  intention  criminelle,  reconnaissent  implicitement  que  le  suicide 
n'est  pas  toujours  un  crime  :  si  c'en  était  un,  comment  pourrait-on, 
sans  intention  criminelle,   s'y  associer  de  cœur  et  de  fait   ? 

Dans  tout  le  reste,  la  jurisprudence  maintient  inflexiblement  le 
principe  révolutionnaire. 

Carnot,  en  1819,  constate  qu'on  a  pris  l'habitude,  lorsqu'il  y  a 
des  lacunes  dans  le  Code  «  d'aller  exhumer  des  lois  depuis  longtemps 
tombées  en  désuétude  »  (4).  Les  vieilles  lois  sur  le  suicide  n'ont  pas 
ce  regain  de  vie.  Aucun  magistrat  n'essaie  de  mettre  à  profit  le  silence 
du  code  pour  ressuciter  les  vieux  procès  à  la  mémoire;  et  la  Cour  de 
Cassation  n'a  même  pas  sur  ce  point,  à  défendre  l'œuvre  révolution- 
naire. 

Il  n'en  va  pas  de  même  en  ce  qui  concerne  la  complicité  du  sui- 
cide. En  181 5,  la  femme  Lhuillier  est  condamnée  à  mort  par  le  jury, 
comme  ayant  coopéré  à  l'homicide  de  son  mari  en  lui  fournissant  les 
moyens  nécessaires  à  sa  destruction.  Mais  la  Cour  de  Cassation  casse 
l'arrêt,  au  nom  de  l'article  4io  du  Code  d'Instruction  criminelle  visant 
«  la  fausse  application  des  lois  pénales  ».  Le  jury,  dit-elle,  a  confondu 
dans  sa  réponse  «  le  crime  d'assassinat  et  la  complicité  d'un  fait  de 
suicide  qui  n'est  puni  par  aucune  loi  pénale  »  (5).  Durant  tout  le 
siècle,   la  jurisprudence  ainsi  établie  n'est  plus  remise  en  question. 

Il  y  avait  pour  les  tribunaux  un  autre  moyen  d'atteindre  et  de 
punir  le  suicide  :  il  eût  suffi  d'adopter  la  théorie  selon  laquelle  toute 
mort  volontaire  est  une  preuve  de  folie  :  du  coup  on  pouvait  cftsse* 


(1)  Bertauld,  446  ;  Blanche,  II,  64  ss.  ;  Carnot,  Commentaires,  II,  8  ; 
Dalloz,  Rèperl,  XI  complicité,  niiiéi.  62  :  AfaUonneuve,  <)2,  Ortolan,  I,  226  ; 
Rolland  de  V,  648.  Trébutien,  I,  '.'M.  (2)  XXVIII,  I,  135,  note.  (3)  Rêpert. 
XIV,  p.  607.     (4)  Carnot,  Code  d'insfr.  mm.  132.     (5)  Sirey,  XV,  lt  317. 


784  LE   XIX('    SIÀOLE 

les  testaments  des  suicidé*.  Mais  la  jurisprudence  du  \i\"  siècle  refuse 
obstinément  de  s'engager  dans  celle  voie.  En  1826,  la  Cour  de  Gaen 

dit  que  le  suicide  ne  Suffit  pas  à  prouver  la  folie  et  déchue  le  lesl;nneiit 

d'un  suicidé  valable.  Le  tribunal  de  lilois  en  1827,  la  Cour  d'Orléans 
en  1829  adoptent  celle  thèse;  la  même  année  1829,  la  Cour  de  Cassa- 
tion la  fait  sienne  (1). 

En  i84i>  un  capitaine  de  navire,  engagé  au  profit,  se  tue  au  cours 
d'un  voyage  de  retour;  le  propriétaire,  prenant  au  pied  de  la  lettre  un 
argument  cher  à»  la  morale  écrite,  soutient  que  ce  suicide  est  une 
désertion  et  emporte  privation  ôa  la  part  de  profit.  Le  tribunal  de 
Rouen  décide  que  le  suicide  ne  peut  être  assimilé  à  la  désertion  (2). 

Enfin,  c'est  au  xixe  siècle  que  l'on  décide  de  ne  pas  mettre  en 
faillite  le  commerçant  qui  se  tue,  et  c'est  en  1862  qu'un  jugement 
reconnaît  la  validité  des  clauses  visant  le  suicide  dans  les  polices  d'as- 
surance (3). 

La  jurisprudence  reste  donc  inaccessible  à  l'influence  des  écri- 
vains qui  réclament  des  peines  contre  le  suicide.  Elle  respecte  et  la 
lettre  et  l'esprit  du  principe  consacré  en  1791. 

On  pourrait  objecter  que  les  décisions  des  tribunaux  ne  prouvent 
pas  grand  chose  puisqu'ils  sont  liés  par  le  code.  Mais  dans  le  monde 
des  législateurs,  personne  n'essaie  de  modifier  l'œuvre  de  la  Révolu- 
tion. 

Les  occasions  pourtant  ne  manquent  pas.  Au  moment  de  la  rédac- 
tion du  code  Napoléon,  rien  de  plus  facile  que  d'insérer  dans  le  code 
pénal  un  article  visant  le  suicide.  Non  seulement  on  n'en  fait  rien, 
mais,  par  deux  fois,  le  législateur  montre  un  parti-pris  très  net  de  ne 
pas  punir  la  mort  volontaire. 

Une  première  fois,  en  l'an  IX,  une  discussion  s'engage  au  Conseil 
d'état  à  propos  de  la  «  mort  civile  »  :  il  s'agit  de  savoir  si  la  mort 
intervenant  entre  le  prononcé  et  l'exécution  d'un  jugement  compor- 
tant mort  civile,  soustraira  le  condamné  à  cette  mort.  Le  premier 
consul  demande  pourquoi  on  n'exécuterait  pas  le  condamné  en  effi- 
gie. Tronchet  réplique  que  la  mort  naturelle  doit  empêcher  la  mort 
civile.  Regnaud  (de  St-Jean  d'Angely)  fait  observer  que  le  suicide 
n'étant  plus  au  nombre  des  actes  que  la  loi  punit,  les  condamnés 
pourraient  échapper  à  la  mort  civile  en  se  donnant  eux-mêmes  la 
mort.  Mais  Tronchet  déclare  que,  «  quand  on  s'occupe  d'une  loi  géné- 
rale, il  ne  faut  pas  se  déterminer  par  quelques  cas  qui  ne  sont  que 
des  exceptions  dans  le  cours  ordinaire  des  choses  ».  La  réponse  n'est 
,pas  péremptoire  :  il  eût  suffi  de  distinguer,  à  l'exemple  des  Romains, 
entre  la  mort  ordinaire  et  la  mort  volontaire.   Cependant,  bien  que 


(1)  Ibid.  XXIX,  338   XXX,  I,  36  ;  cf.  Dalloz,  Répertoire,  t.  XVI,  p.  113 

(2)  Sirey,  t.  XLII,  II,  55.      (3)  Voir  plus  haut  p.  77  et  81. 


MAINTIEN   DU   DROIT   DE   LA  RÉVOLUTION  785 

cette  distinction  soit  familière  à  quiconque  a  fait  quelques  études  de 
droit,  l'avis  de  Tronchet  prévaut,  et  le  suicide  devient  ce  qu'il  est 
aujourd'hui,  un  moyen  de  se  soustraire  non  seulement  à  la  mort 
civile,  mais  à  l'infamie  (i). 

Une  seconde  fois,  le  Conseil  d'état  a  à  s'occuper  du  suicide  :  il 
s'agit  de  savoir  si,  comme  veulent  les  rédacteurs  du  Code,  dans  le  cas 
de  mort  violente,  de  mort  en  prison,  d'exécution,  les  procès-verbaux 
de  l'officier  de  police  et  du  greffier  criminel  seront  «  envoyés  à  l'offi- 
cier de  l'état-civil  et  inscrits  sur  les  registres  pour  tenir  lieu  d'acte  de 
décès  ».  L'occasion  est  favorable  pour  punir  le  suicide  :  une  mesure 
d'exception  visant  à  la  fois  prisonniers,  condamnés  et  suicidés  serait 
évidemment  une  sorte  de  flétrissure.  Mais  la  section  du  Conseil  d'état 
chargée  de  l'examen  du  projet  se  prononce  précisément  contre  cette 
flétrissure.  Le  suicide  constaté  sur  le  registre  public,  dit  Real.  «  flé- 
trirait sans  utilité  la  mémoire  du  décédé  ».  A  la  séance  du  Corps 
législatif  du  21  frimaire  an  X,  Thibaudeau  orateur  du  gouvernement 
soutient  l'opinion  exprimée  par  Real  :  il  faut  éviter  aux  familles  la 
flétrissure  qu'un  «  préjugé  »  leur  imposerait.  Cette  opinion  l'emporte 
et  les  actes  de  l'état  civil  ne  mentionnent  pas  le  genre  de  mort  du 
défunt  (2). 

Autre  occasion  de  modifier  le  droit  :  en  l'an  X,  on  décide  de  de- 
mander aux  tribunaux  d'appel  leur  opinion  sur  le  projet  de  code  cri- 
minel (3).  Plusieurs  tribunaux  en  profitent  pour  demander  par  exem- 
ple des  peines  contre  l'inceste.  Aucun  d'eux  ne  songe  à  demander 
une  peine  contre  le  suicide  (4). 

Enfin,  après  la  Restauration,  le  Code  pénal  est  retouché  sur  plu- 
sieurs points  (5).  Non  seulement  aucune  peine  n'est  infligée  à  ceux 
qui  se  tuent,  mais  les  catholiques  ne  déposent  aucun  projet  en  ce 
sens.  Assez  forts  pour  faire  passer  leur  fameuse  loi  sur  le  sacrilège, 
ils  n'ont  même  pas  l'idée  de  reprendre,  en  l'atténuant,  la  législation 
de  l'ancien  régime  touchant  la  mort  volontaire. 

Donc,  d'un  bout  à  l'autre  du  siècle,  l'œuvre  accomplie  par  la 
Révolution  n'est  pas  remise  en  question  dans  les  assemblées  législa- 
tives. A  l'appel  des  écrivains  qui  réclament  des  peines  contre  le  sui- 
cide, toutes  les  majorités,  tous  les  régimes  restent  sourds.  Dans  le 
même  temps,  les  tribunaux  appliquent  et  développent  loyalement  le 
princip  posé  en  1791  :  comme  dans  la  littérature,  la  morale  nuancée 
résiste  vigoureusement  dans  le  droit. 


(1)  Locré,  La  législation  civile  ,  commerciale  et  criminelle  de  la  France,  etc. 
1827-1832,  31  vol.  in-8,  t.  II,  p.  87,  (Procès-verbaux  du  Conseil  d'Etat,  16 
thermidor  an  IX).  (2)  Ibid,  III,  p.  93  ss.,  (14  fruct.  an  IX).  (3)  Bon- 
neville,  p.  28.  (4)  Observations  des  tribunaux  d'appel  sur  le  projet  du  Code 
criminel.  P.  an  VIII  [B.  Nat.  F./20882).     (5)  Bonneville,  t.  II,  p.  23 

50 


786  LE   XIXe   SIÈCLE 


Victoire  de  la  morale  nuancée  :  1)  Même  au  moment  où  il  cède  sur  la  question 
de  l'inhumation  des  suicidés,  le  pouvoir  civil  réserve  ses  droits  et  en  use 
quelquefois  ;  2)  l'Eglise  victorieuse  hésite  à  tirer  parti  de  sa  victoire  ; 
3)  de  1881  à  1887,  le  pouvoir  civil  prend  sa  revanche,  supprime  le  coin  des 
suicidés  et  assure  à  ceux  qui  se  tuent  des  funérailles  honorables. 

Au  seuil  de  l'époque  contemporaine,  cette  résistance  se  change  on 
victoire. 

Le  point  vif  du  conflit  —  le  seul  sur  lequel  l'Eglise  triomphe  — 
c'est  la  question  de  la  sépulture  des  suicidés  :  or,  sur  ce  terrain  même, 
elle  n'obtient  jamais  l'abdication  définitive  du  pouvoir  civil;  victo- 
rieuse, elle  n'ose  pas  tirer  parti  de  sa  victoire;  enfin,  de  1881  à  1887, 
elle  est  attaquée  à  son  tour  et  perd  d'un  coup,  sans  presque  résister, 
tout  le  terrain  gagné  au  cours  du  xixe  siècle. 

On  a  vu  plus  haut  le  pouvoir  civil  céder  à  l'offensive  de  l'Eglise, 
abandonner,  pour  lui  plaire,  et  la  lettre  et  l'esprit  du  décret  de  prai- 
rial. Mais  il  s'en  faut  qu'il  cède  de  bonne  grâce  et  sans  esprit  de  retour. 

En  ce  qui  concerne  l'article  19,  la  lutte  n'est  pas  vive.  Néanmoins 
des  jurisconsultes  comme  Isambert  et  Vuillefroy  défendent  contre 
Cormenin  la  doctrine  impériale  (1);  au  témoignage  de  l'abbé  Promp- 
sault,  la  Conférence  des  avocats  déclare,  après  plusieurs  séances  de 
discussion,  que  le  maire  a  le  droit  de  faire  ouvrir  les  portes  de  l'Eglise 
pour  «  présenter  »  le  corps  (2);  en  i83o,  la  Gazette  des  cultes  mène 
une  campagne  en  règle  contre  les  refus  de  sépulture  (3);  des  brochu- 
res dénoncent  les  mesures  rigoureuses  (4);  l'opinion  publique  pousse 
parfois  à  l'indulgence  :  «  on  veut  »,  dit  Lamennais,  en  18 19,  que 
l'Eglise  enterre  les  suicidés;  a  on  »  voudrait  qu'elle  les  inhumât  dit 
Ebrard  en  1870.  Sans  doute,  l'administration  ne  suit  pas  l'opinion; 
les  circulaires  de  18^7  consacrent  le  droit  de  l'Eglise.  Mais,  en  même 
temps  qu'elle  les  consacre,  elle  semble  l'inviter  à  n'en  pas  faire  usage  : 
les  maires  sont  en  effet  formellement  chargés  de  faire  présenter  les 
corps  à  l'entrée  des  lieux  consacrés  au  culte;  et  ils  ne  doivent  s'incli- 
ner que  a  s'il  y  a  eu  refus  de  sépulture  ecclésiastique,  refus  persévé- 
rant manifesté  par  l'abstention  formelle  de  l'ordinaire  du  lieu  et  de 
tout  ministre  commis  là  son  défaut  ».  Dès  l'instant  qu'on  «  commet  » 


(1)  Gazette  des  cultes,  21  mars,  1830  ;  Vuillefroy,  Traité  de  l'administration 
du  culte  cathol.,  p.  492  ss.  (2)  Prompsault,  Dictionn.,  art.  cité  438.  (3)  Voir 
les  numéros  des  13,  21,  28,  29,  30  mars,  21  avril.  (4)  Par  exemple,  celle  de 
Le  Febvre,  voir  plus  haut,  p.  760;  cf.  Cormier,  Lettre  encyclique  (sic)  à  M.  de 
Cosnact  archevêque  de  Sens,  sur  le  refus  de  sépulture  ecclés.,  1836. 


LA  RESISTANCE   A   L  OFFENSIVE   DE   L'ÉGLISE  787 

«n  second  prêtre  au  refus  du  premier,  il  semble  bien  qu'on  donne 
tort  en  principe  à  celui-ci,  qu'on  affirme  théoriquement  les  droits  du 
pouvoir  civil. 

Sur  la  question  de  l'article  i5  et  du  coin  des  suicidés,  la  résis- 
tance du  pouvoir  est  autrement  vigoureuse. 

Nous  avons  vu  le  ministre  Barthe  déclarer  que  l'Eglise  est  dans 
son  droit  en  refusant  la  sépulture  ecclésiastique  à  des  suicidés.  Mais 
il  n'entend  pas  autoriser  par  là  l'inhumation  dans  un  coin  spécial, 
car,  le  20  août  i838,  il  écrit  à  levêque  de  Châlons  :  «  S'il  me  paraît 
possible  d'accéder  à  vos  désirs  en  ce  qui  concerne  la  subdivision  à 
établir  dans  les  cimetières  pour  les  enfants  morts  sans  baptême,  je 
ne  saurais,  Monseigneur,  consentir  à  voir  étendre  la  même  mesure 
à  une  autre  classe  de  personnes.  Vous  comprenez  que  je  veux/parler 
des  suicidés,  des  duellistes...  »  Pendant  les  premières  années  qui  ont 
suivi  le  rétablissement  du  culte  en  France,  continue  Barthe,  il  a  tou- 
jours été  reconnu  que  les  règles  de  l'Eglise  relatives  au  refus  de  sépul- 
ture «  avaient  nécessairement  été  modifiées  par  la  différence  des  lois 
civiles  »  :  pour  le  suicide,  il  y  avait  jadis  une  constatation  préalable 
et  régulière,  une  procédure  légale  :  «  n'y  aurait-il  pas  une  erreur  à 
vouloir  appliquer  aujourd'hui,  et  en  l'absence  des  garanties  ancien- 
nes, des  règles  faites  pour  un  temps  tout  différent?  »  (1). 

Dieullin,  vicaire  général  de  Nancy  dit  que  la  doctrine  de  Barthe 
est  confirmée  par  un  avis  du  Conseil  d'état  en  date  du  10  août  i84i  : 
«  Il  est  permis,  mais  non  enjoint,  d'affecter  dans  les  cimetières  une 
place  à  la  sépulture  des  enfants  morts  sans  baptême,  parce  que  la 
séparation  n'a  au  fond  rien  d'injurieux  pour  personne  »;  mais  l'ad- 
ministration ne  consent  pas  à  étendre  la  même  mesure  aux  suicidés: 
on  a  craint  «  qu'elle  ne  fût  considérée  comme  une  punition  publique 
et  conséquemment  ne  blessât,  les  familles  ou  même  ne  jetât  de  l'irri- 
tation dans  le  pays-  Conséquemment,  un  curé  ne  serait  point  en  droit 
d'exiger  que  les  suicidés,  les  duellistes  et  les  mariés  civilement  fussent, 
enterrés  dans  un  endroit  spécial  du  cimetière  commun  »  (2). 

En  i845,  Martin  (du  Nord),  ministre  des  cultes,  suggère  aux  évo- 
ques, pour  éviter  toute  difficulté,  de  ne  pas  bénir  le  cimetière,  mais 
de  bénir  isolément  chaque  fosse  (3).  La  même  solution  est  reprise 
en  1869  par  le  préfet  du  Cher  (4). 

En  1867,  le  préfet  de  l'Allier,  consulté  par  un  maire  sur  l'article 
i5,  lui  dit  qu'on  ne  peut  pas  enterrer  dans  un  endroit  spécial  les 
suicidés,  duellistes,  etc.  «  Telle  est  à  cet  égard,  la  jurisprudence  bien 


(1)   Rapport  de  Xavier  Blanc,  annexe,  8  p.  526-527.     (2)  Dieullin,  Le  gu 
des  curés,  1849,  t.  I,  p.  328,  note  1.     (3)  Rapport  X.  Blanc,  annexe  14,  p.  528. 
(4)  Lettre  du  28  janvier,    (Arch.   nat.,    F.    7/4073). 


(1)  Lettre  au  maire  de  Souvigny,  (Ibid).  (2)  Rapport  X.  Blanc,  528. 
(3)  Le  guide  des  curés,  327.  (4)  Noget  Lacoudre,  III,  330.  (5)  Gury, 
Compend.,  I,  261  ss.  ;  Casusi  I,  214,  256,  ss.  (6)  Je  n'insiste  pas  sur  ce  point  : 
je  ne  pourrais  que  répéter  ce  que  j'ai  dit  à  propos  de  la  période  contempo- 
raine.    (7)  p.  435. 


788  LE   XIXe   SIÈCLE 

fixe  des  deux  ministre  de  l'intérieur  et  des  cultes  »  (1).  En  18S1,  dan-: 
le  Lot-et-Garonne,  le  curé  ayant  fait  inhumer  un  suicidé  dans  le  coin 
des  malfaiteurs,  le  préfet  le  fait  exhumer  et  enterrer  au  milieu  <1<- 
tombes  catholiques  (2). 

Ainsi  l'état  retient  d'une  main  ce  décret  de  prairial  que,  de  l'autre, 
il  abandonne.  Il  cède,  mais  en  luttant.  On  dira  que  la  victoire  de 
l'Eglise  n'en  est  que  plus  éclatante;  et  c'est  bien  sans  doute  l'impres- 
sion que  veut  suggérer  Dieullin,  quand  ayant  rapporté  la  doctrine 
de  l'administration  et  du  Conseil  d'état,  il  ajoute  tranquillement  : 
<(  En  dehors  de  la  loi,  a  prévalu  un  usage  qui  est  pratiqué  partout  : 
c'est  celui  d'inhumer  les  individus  privés  de  la  sépulture  chrétienne-, 
dans  une  place  à  part...  »  (3).  Seulement  Dieullin  se  vante  un  peu, 
L'usage  dont  il  parle  n'a  pas  prévalu  partout.  Bien  au  contraire, 
l'Eglise,  comme  inquiète  de  sa  victoire,  hésite,  tout  au  long  du  siècle, 
à  appliquer  le  droit  canonique. 

Même  dans  la  doctrine  on  sent  un  flottement.  En  vain  les  auteurs 
condamnent  «  le  suicide  »  comme  le  dernier  des  crimes.  Force  est 
bien  parfois  de  détendre  cette  théorie  trop  rigoureuse  :  les  ouvrages 
destinés  à  l'enseignement  admettent  certains  suicides  en  les  bapti- 
sant sacrifices,  les  catéchismes  ne  s'accordent  pas  sur  la  question  de  la 
damnation  des  suicidés;  parmi  les  théologiens,  Carrière  proteste  con- 
tre les  éloges  excessifs  décernés  à  l'enseigne  Bisson,  mais  Noget-Lacou- 
dre  trouve  ce  suicide  très  beau  (4)  ;  Gury  (5)  et  ses  contemporains 
font  les  mêmes  concessions  que  les  ouvrages  contemporains  sur  la 
question  du  suicide  indirect  (6).  Enfin,  l'abbé  Prompsault,  après 
avoir  parlé  des  mesures  violentes  que  voulait  prendre  Napoléon  contre 
les  prêtres  qui  refuseraient  la  sépulture  ecclésiastique,  écrit  :  «  Il 
y  a,  en  effet,  dans  l'exécution  rigoureuse  des  défenses  portées  par  les 
anciens  rituels,  quelque  chose  qui  n'est  plus  dans  nos  moeurs  et  cho- 
quait à  bon  droit  cet  esprit  judicieux  ».  Il  va  plus  loin  et  ajoute  : 
«  On  a  laissé  subsister  dans  le  nouveau  Rituel  publié  en  i83g  les 
mêmes  défenses  qui  avaient  été  consignées  dans  l'ancien.  N'aurait-il 
pas  été  plus  sage  de  les  modifier  ?  »  (7). 

Mais  c'est  surtout  dans  l'application  du  droit  canonique  que  l'Egli- 
se se  montre  indécise  et  comme  embarrassée  de  sa  victoire. 

Premier  fait  :  aucun  texte  officiel  n'indique  aux  curés  la  procédure 
à  suivre  en  cas  de  suicide.  Au  moyen-âge,  sous  l'ancien  régime,  ce 


LES   HÉSITATIONS   DE   L'ÉGLISE  789 

silence  est  tout  simple  :  l'Eglise  suit  la  justice  laïque.  Mais,  au  mo- 
ment ou  tombe  l'article  19,  letat  ne  punit  pas  le  suicide,  et  les  procès- 
verbaux  qui  le  constatent  restent  secrets.  Dès  lors,  comment  faire 
pour  établir  et  le  fait  matériel  et  l'état  mental  du  défunt?  Si  l'on  veut 
une  répression  sérieuse,  il  est  absolument  nécessaire  de  répondre  à 
ces  deux  questions.  Or,  personne  ne  formule  une  réponse  officielle. 
Il  y  a,  au  XIXe  siècle,  un  effort  pour  faire  renaître  les  offîcialités, 
mais  on  ne  dit  même  pas  si  c'est  elles  qui  auront  à  connaître)  des 
affaires  de  suicide  (1). 

Ce  silence  sur  la  procédure  énerve  d'avance  la  répression.  On 
dit  :  punissez  le  suicide!  Mais  tous  les  canonistes  ajoutent  :  le  suicide 
ne  se  présume  pas.  —  Et  sur  le  moyen  de  changer  les  présomptions 
en  certitude,  pas  une  indication,  pas  un  mot!  On  voudrait  empêcher 
le  droit  de  jouer  qu'on  ne  s'y  prendrait  pas  autrement.  Car  enfin, 
quoi  de  plus  simple  que  de  dire  au  curé,  qui  n'a  ni  le  droit  ni  les 
moyens  de  faire  une  enquête  officielle,  que  le  défunt  a  succombé  à 
une  attaque?  et  comment  veut-on  qu'il  proteste  s'il  n'y  à  pas  eu  scan- 
dale public  et  si  la  famille  qui  s'adresse  à  lui  est  une  de  ces  familles 
influentes  qu'on  ne  peut  contredire  que  preuves  en  mains? 

Ce  n'est  pas  tout  :  quand  même  il  y  aurait  scandale  public,  l'Egli- 
se admet  que  la  folie  est  une  excuse  suffisante.  Evidemment,  c'est  le 
droit  ancien.  Mais,  quand  ils  parlent  de  Yinsaniens,  les  juristes  du 
Moyen  âge  parlent  d'un  homme  notoirement  fou  ou  idiot.  Au  xixe 
siècle,  les  médecins  reconnaissent,  à  côté  de  la  folie  apparente  aux 
yeux  du  profane,  toutes  sortes  de  maladies  mentales.  Plusieurs  sont 
d'avis  que  le  seul  fait  de  se  tuer  est  l'indice  d'un  état  pathologique. 
Que  doit  faire  le  curé  si  une  famille  invoque  cette  théorie?  —  Ici 
encore,  pas  de  règle  fixe! 

Pas  de  règle  fixe,  mais  des  conseils  de  prudence.  Le  concile  de 
Lyon  dit  aux  curés  de  consulter  l'évêque  dans  les  cas  douteux  et 
ajoute  :  si  consuli  non  potest,  in  partem  mitiorem  seu  in  sepulturam 
concedendam,  habita  temporum  et  morum  ratione,  inclinabunt  pas- 
tores  (2).  Le  concile  de  Clermont,  après  avoir  énoncé  la  règle  ajoute  : 


(1)  Les  officialités  étaient  abolies  par  le  décret  du  7-11  septembre, 
art.  13  (Duvergier,  I,  408).  Sur  leur  renaissance,  voir  Mémoires  histor.  sur 
les  affaires  ecclésiastiques  de  France,  P.  1818,  III,  308,  ss  ;  Le  bien  socialt 
de  l'abbé  Clavel,  1844,  p.  132  ss.,  177  ss.  ;  aucun  de  ces  textes  ne  parle  du 
suicide.  En  1822,  les  Tablettes  du  clergé  et  des  amis  de  la  religion  citent  (p.  47 
ss.,)  une  ordonnance  de  Mgr  Luçon  rétablissant  l'officialité  de  son  diocèse  ; 
l'ordonnance  ne  cite  pas  le  suicide  parmi  les  cas  relevant  de  l'official.  Même 
silence  dans  les  Statuts  du  diocèse  de  pijon,  1854,  les  Statuts  synodaux  du 
diocèse  de  St-Claude,  1855.  Les  articles  relatifs  à  la  procédure  visent  unique- 
ment le  cas  où  l'accusé  est  vivant.  (2)  Acta  et  décréta  s.  concil.  recent.t 
IV,  481. 


790  LE   XIXe   SIÈCLE 

veruni  inlquitu.s  lemporum  exigit  ut  jus  ecclesi/ie  in  1er  strictissu 
limites  contincatar  (i).  Les  Statuts  synodaux  du  diocèse  de  St-Brieuc 
déclarent  :  u  Dans  tous  les  cas  douteux  qui  peuvent  recevoir  une  inter- 
prétation favorable,  ils  (MM.  les  Recteurs)  useront  d'indulgence  et  ac- 
corderont la  sépulture  et  les  suffrages  de  l'Eglise  (2).  Mgr  Darcimoles, 
archevêque  d'Aix,  dit  de  même,  après  avoir  énuméré  ceux  auxquels  il 
n'est  pas  permis  d'accorder  la  sépulture  ecclésiastique  :  «  Pour  tous 
les  cas  énoncés  en  cet  article  et  qui  présentent  de  pénibles  difficultés, 
on  usera  de  la  plus  grande  circonspection  et  charité  »  (3).  Les  Statuts 
du  diocèse  de  St^Claude  prescrivent,  de  consulter  l'évêque  en  cas  de 
doute  :  «  si  on  ne  le  peut,  on  inclinera  pour  l'indulgence  »  (4).  Les 
Statuts  de  Versailles  disent  :  «  Les  pasteurs  useront  d'une  grande  pru- 
dence relativement  au  refus  de  sépulture  »  (5).  Une  seule  fois  à  ma 
connaissance,  un  évèque  manifeste  l'intention  d'appliquer  véritable- 
ment la  règle  canonique  et  de  refuser  la  sépulture  ecclésiastique  à 
tous  les  suicidés  «  seulement  à  cause  de  cet  acte  ».  Mais,  avant  de 
passer  aux  actes,  il  annonce  son  intention  au  Procureur  général  qui 
déclare  qu'une  telle  mesure  est  «  de  nature  à  ne  produire  que  du  mal 
et  du  désordre  »,  et  le  projet  reste  sans  suite  (6). 

Invités  à  la  prudence,  les  curés  hésitent  fort  à  appliquer  la  règle 
canonique. 

Les  auteurs  d'ouvrages  sur  le  suicide  en  ont  quelquefois  l'impres- 
sion :  ils  constatent  que  le  droit  joue  «  en  divers  endroits  »  (7);  ils 
demandent  qu'on  l'applique  «  avec  ensemble  et  vigueur  »  (8)  ;  en 
i856,  Lisle  déclare  que  les  suicidés  obtiennent  ou  non  la  sépulture 
ecclésiastique  «  selon  qu'on  a  affaire  à  un  prêtre  plus  ou  moins  ri- 
gide »  (9). 

Ce  sont  là  des  indications  vagues.  Mais  deux  ministres  des  cultes 
déclarent  de  façon  précise  qu'en  fait  le  droit  canonique  est  rarement 
appliqué  aux  suicidés. 

En  i83i7,  dans  sa  lettre  à  l'évêque  de  Châlons,  Barthe,  après  avoir 
indiqué  les  raisons  pour  lesquelles  il  engage  l'Eglise  à  faire  preuve 
l'indulgence  à  l'égard  des  suicidés,  déclare  :  «  Ces  considérations  ont, 
la  plupart  du  temps,  déterminé  les  évêques  à  apporter  en  cette  matière 
la  plus  grande  réserve  et  ils  ont  généralement  mieux  aimé,  dans  le 
cas  de  suicide,  supposer  une  aberration  mentale  ou  croire  à  un  repen- 
tir souvent  possible  plutôt  que  de  tomber  dans  les  incnvénients  que 
je  viens  de  signaler  »  (10). 


(1)  Mansi,  (Martin-Petit),  XLIV,  482.  (2)  1861  (p.  245).  (3)  1853 
(p.  155).  (4)  1855  (p.  40).  (5)  1846  (p.  205).  (6)  La  lettre  de  l'évêque 
d'Orléans  au  procureur  général  (27  février  1838)  et  la  lettre  du  procureur  au 
Garde  des  Sceaux  se  trouvent  aux  Archives  nationales  (F.  19/4073).  (7)  Ch» 
F.  Sol.,  p.  6.  (8)  Ebrard,  476.  (9)  Lisle,  p.  309.  (10)  Lettre  citée  dans  le- 
.rapport  X.  Blanc^  annexe  8,  p.   526-527. 


LA   CONTRE -OFFENSIVE   DU   POUVOIR   CIVIL  791 

On  pourrait  croire,  il  est  vrai,  qu'écrivant  à  un  évêque,  Barthe 
a  intérêt  à  lui  montrer  l'épiscopat  rallié  en  général  aux  vœux  du  pou- 
voir civil.  Mais,  en  i847>  le  ministre  des  cultes,  écrivant  à  son  collè- 
gue de  l'intérieur,  lui  dit  :  «  D'après  les  règles  consacrées  par  les 
canons  reçus  en  France  et  implicitement  remis  en  vigueur  par  l'ar- 
ticle 6  de  la  loi  du  18  germinal  an  X,  la  sépulture  ecclésiastique  peut 
et  doit  être  refusée  aux  suicidés.  Mais  cette  règle  de  discipline  se  trouve 
aujourd'hui  mitigée  par  l'usage  le  plus  général  de  l'Eglise  de  France  ». 
Il  y  a  eu,  continue  le  ministre,  des  exhumations  de  protestants,  mais 
«  quant  aux  duellistes,  aux  suicidés  et  aux  personnes  civilement  ma- 
riées... ils  ne  sont  généralement  pas  exclus  du  cimetière  des  catholi- 
ques. Les  difficultés  qui  se  sont  (rarement  d'ailleurs)  levées  sur  ce 
point  ont  été  constamment  résolues  dans  le  sens  de  la  tolérenee, 
accordé  par  le  clergé  lui-même  comme  étant  une  des  nécessités  de 
notre  époque  »  (i). 

Ces  témoignages  montent  bien  qu'après  avoir  fait  céder,  à  plu- 
sieurs reprises,  le  pouvoir  civil,  l'Eglise  se  trouve  gênée  par  sa  vic- 
toire. En  vain  elle  a  conquis  le  pouvoir  de  refuser  aux  suicidés  la 
sépulture  ecclésiastique  :  «  l'usage  le  plus  général  »  est  de  la  leur 
accorder. 

Un  dernier  fait  trahit  ses  hésitations  :  dans  les  grandes  villes,  le 
fameux  coin  des  suicidés  n'existe  pas,  Le  clergé,  au  lieu  de  bénir  l'en- 
semble du  cimetière,  bénit  séparément  chaque  fosse,  de  sorte  que 
l'inhumation  d'un  suicidé  peut  se  faire  en  n'importe  quel  coin  du  ci- 
metière. L'existence  de  cet  usage  est  attestée,  à  s'en  tenir  aux  docu- 
ments officiels,  par  le  ministre  Martin  (du  Nord)  en  i8£5  (2),  le 
préfet  du  Cher  en  1869  (3),  par  un  rapport  du  baron  Chaurand,  dé- 
puté, en  1875  (4),  par  l'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  déposé  en 
1879  par  Rameau,  Journault  et  Barthélémy  Saint-Hilaire  (5),  et,  en 
ce  qui  concerne  particulièrement  la  ville  de  Paris,  par  le  rapport  Joly 
sur  le  projet  Rameau  (6). 

Ainsi  non  seulement  l'Eglise  évite  en  général  d'appliquer  le  droit 
canonique.  Mais,  à  Paris  et  dans  les  grandes  villes,  elle  renonce  à 
faire  aménager  ce  coin  spécial  que  réclament  les  conciles  du  milieu 
du  siècle. 

Le  pouvoir  civil  sel  rend-t-il  compte  des  hésitations  de  l'Eglise? 
Toujours  est-il  que  la  loi  de  1881  abolit  l'article  i5,  que  la  loi  de 
188/1  interdit  «  d'établir  des  distinctions  ou  des  prescriptions  parti- 


(1)  Arch.    nat.,     F.    7/4073.       (2)    Rapport    Blanc,    annexe,    9,    p. 
(3)  Arch.  nat.,  F.    7/4073.     (4)    Journ.   off.,    1875,   annexe   3264,   p.   6952. 
(5)  Rapport  Blanc,  annexe,  l,p.  524.     (6)  Journ.  off.,  5  juillet  1880,  numéros 
27,  28. 


792  LE   XIXe   SIÈCLE 

culièrcs  à  raison  des  croyances  ou  du  culte  du  défunt  ou  des  circons- 
tances qui  ont  accompagné  la  mort  (i)  »,  et  qu'enfin  la  loi  de  1887  dit 
que  «  toutes  dispositions  légales  relatives  aux  honneurs  funèbres  seront 
appliquées,  quel  que  soit  le  caractère  des  funérailles,  civil  ou  reli- 
gieux  »   (2). 

En  six  ans,  la  morale  simple  perd  presque  tout  le  terrain  qu'elle 
avait  gagné  au  cours  du  xixe  siècle.  Sans  doute  le  droit  canonique 
subsiste,  quitte  à  ne  plus  être  appliqué;  mais  l'enterrement  civil  d'un 
suicidé  peut  avoir  autant  d'éclat  que  les  plus  pompeuses  obsèques 
professionnelles,  et,  au  cimetière,  rien  ne  distingue  plus  la  tombe  de 
celui  qui  s'est  tué  des  tombes  qui  l'entourent.  D'un  coup,  les  usages 
les  plus  propres  à  soutenir  la  morale  simple  se  trouvent  abolis. 

Or,  ce  qui  frappe  quand  on  lit  les  discussions  qui  précèdent  le 
vote  des  trois  lois,  c'est  que  les  orateurs  des  partis  de  droite,  qui  'les 
combattent,  ne  soulèvent  pas  une  fois  la  question  des  suicidés.  En 
1881,  les  catholiques  défendent  un  contre-projet  créant  des  cimetières 
spéciaux  pour  les  personnes  qui  n'appartiennent  à  aucun  culte  (3):  on 
leur  fait  remarquer,  en  commission,  que  ce  contre-projet  ne  règle 
pas  le  sort  des  suicidés;  le  rapport  de  X.  Blanc  n'indique  pas  leur  ré- 
ponse (4).  En  séance,  ils  n'en  font  aucune.  Ils  parlent  des  protestants, 
des  juifs;  des  suicidés  pas  un  mot.  Même  silence  en  1884.  Même  si- 
lence en  1887.  Ni  Mgr  Freppel,  ni  Lamarzelle,  ni  Chesnelong,  ni 
aucun  des  orateurs  qui,  au  cours  de  ces  débats,  représentent  l'Eglise 
ne  s'indigne  à  l'idée  que  ceux  qui  se  sont  détruits  auront  accès  au 
cimetière  commun  et  droit  aux  mêmes  honneurs  que  tous  les  autres 
défunts.  Non  seulement  la  morale  nuancée  triomphe,  mais  elle  triom- 
phe sans  combat. 

VI 

Le  xixe  siècle  et  notre  hypothèse  :  l)La  morale  nuancée  s'appuie  sur  les  élites, 
la  morale  simple  sur  le  peuple  ;  2)  si  l'élite  n'/est  pas  unanime,  c'est  qu'elle 
est  divisée  sur  la  question  de  la  liberté  ;  3)  l'attitude  de  l'Eglise  s'explique 
par  le  fait  qu'elle  prend  parti  contre  la  liberté  ;     4)  faiblesse  des  hypothèses 


Il  me  semble  qu'à  cette  dernière  étape,  notre  hypothèse  suffit 
encore  à  rendre  compte  des  faits. 

D'abord,  c'est  toujours  sur  les  élites  que  s'appuie  la  morale  nuan- 
cée. C'est  la  magistrature  qui  applique  et  développe  le  principe  posé 


(1)  Voir  plus  haut,  p.  76.  (2)  Voir  les  textes  plus  haut,  p.  75-76.  (3)  Ce 
contre-projet  est  repoussé  au  Sénat  par  158  voix  contre  111  et  l'abolition 
de  l'article  15  est  votée  par  146  voix  contre  86.  A  la  Chambre,  l'abolition 
avait  été  votée  par  335  voix  contre  119  (J.  0.,  du  7  mars  et  du  29  juillet). 
(4)  Voir  le  Rapport  X.  Blanc,  p.  520. 


LIBERTE    ET   MORALE   NUANCÉE  793 

-en  1791.  C'est  la  morale  mondaine  qui,  par  le  roman  et  le  théâtre, 
affirme  nettement  l'idée  qu'il  y  a  suicide  et  suicide. 

Quel  est,  au  contraire,  le  plus  ferme  point  d'appui  de  la  morale 
simple?  Ce  n'est  pas  la  morale  écrite,  qui  tour  à  tour  l'avoue  et  la 
renie.  Ce  sont  les  mœurs  populaires.  Dès  le  début  du  siècle,  Portalis 
constate  que  l'abolition  du  droit  canonique  soulève  les  résistances, 
non  du  clergé,  mais  de  la  population.  Durant  tout  le  siècle,  les  villes 
se  refusent  à  admettre  le  coin  des  suicidés  ;  c'est  dans  les  petites  com- 
munes, là  ou  la  culture  est  le  moins  développée,  que  l'usage  nouveau 
triomphe.  Lorsqu'on  i838,  l'évêque  d'Orléans  a  l'idée  d'appliquer 
vraiment  le  droit  canonique,  il  se  dit  persuadé  que  cet  acte,  d'une 
juste  sévérité,  «  fera  beaucoup  d'impression  sur  les  habitants  des 
campagnes  ». 

Le  peuple,  pourtant,  n'est  pas  seul  à  garder  la  morale  simple. 
Elle  a,  nous  l'avons  vu,  bien  des  partisans  dans  l'élite.  Mais  cela 
encore  s'accorde  très  exactement  à  notre  hypothèse.  Ce  qui  soutient 
la  morale  nuancée,  c'est  l'élite  éprise  de  liberté.  Or,  au  xixe  siècle, 
l'élite  est  violemment  divisée  sur  cette  question  de  la  liberté. 

S'agit-il  de  la  liberté  politique?  Sans  doute  la  Révolution  a  lancé 
puissamment  l'idée  que  les  hommes  doivent  se  gouverner  eux-mêmes, 
que  le  peuple  est  souverain;  mais,  si  puissante  que  soit  cette  idée,  elle 
ne  cesse  de  se  heurter  aux  doctrines  d'autorité,  défendues  aussi  bien 
par  le  positivisme  et  d'autres  philosophies  organisatrices  que  par  les 
conservateurs,  et  c'est  du  conflit  entre  l'esprit  de  liberté  et  l'esprit 
d'autorité  qu'est  faite  pour  une  bonne  part  la  vie  politique  du  siècle. 

S'agit-il  de  la  liberté  d'exprimer  ses  opinions?  Assurément  le  livre 
et  la  presse  paraissent  bien  émancipés  si  l'on  compare  le  xix6  siècle 
à  celui  qui  l'a  précédé.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  presse  est 
asservie  sous  le  premier  et  le  second  empire  et  qu'à  partir  de  la  Res- 
tauration les  procès  de  presse  se  multiplient.  A  une  époque  où  l'on 
ne  renie  même  pas  ouvertement  la  liberté,  des  saints  simoniens  sont 
mis  en  prison;  on  fait  taire  Michelet  et  Renan;  des  israëlistes  sont 
chassés  des  lycées  de  l'état  (1).  Enfin  l'Université  elle-même  distingue, 
dans  le  monde  de  la  pensée,  des  doctrines  orthodoxes,  officielles,  et 
des  doctrines  subversives  qu'on  bannit  avec  soin  de  l'enseignement. 

S'agit-il  de  la  liberté  essentielle,  de  la  liberté  de  penser?  Certes, 
le  xixe  siècle  est  un  grand  siècle  de  libre  recherche  et  d'esprit  criti- 
que- La  science,  c'est-à-dire  le  rationalisme,  s'attaque  à  toutes  les 
questions.  Les  progrès  des  recherches  physiques  et  biologiques,  de 
l'histoire  des  institutions  et  des  religions,  de  la  sociologie,  de  la  philo- 


(1)  Voir  G.  Weill,  Histoire  de  l'enseignement  secondaire  en  Francet  P.,  1921i 
p.  120,  126. 


794  LE    XIXe   SIÈCLE 

logie  ouvrent  à  L'esprit  humain  tics  voies  nouvelles.  Le  grand  courant 
df  l'antiquité  et  de  la  Renaissance  entraîne  puissamment  les  esprit- 
Mai-,  dans  le  temps  même  où  elle  affirme  d'un  façon  si  magnifique 
sa  puissance  de  création,  la  liberté  d'examen  est  âprement  dénoi 
et  parfois  par  les  écoles  mêmes  auxquelles  elle  a  donné  nait&aace. 
Dans  le  «  dogme  de  la  liberté  illimiée  de  conscience  »  Auguste  Comte 
ne  veut  voir  qu'un  expédient  provisoire  contre  le  système  théologique 
et,  vers  la  fin  de  sa  vie,  il  écrit  :  «  Au  fond,  la  science  proprement 
dite  est  aussi  préliminaire  que  la  théologie  et  la  métaphysique  et  doit 
finalement  être  autant  éliminée  par  la  religion  universelle  »  (i). 

L'élite  étant  ainsi  divisée  sur  la  question  de  la  liberté,  le  fait  qu'elle 
se  divise  entre  la  morale  simple  et  la  morale  nuancée  est  une  preuve 
à  l'appui  de  notre  hyptohèse.  Et,  si  la  morale  nuancée  en  fin  dé- 
compte l'emporte,  c'est  que  les  idées  de  liberté  triomphent  elles- 
mêmes  à  la  fin  du  siècle. 

Enfin  l'attitude  de  l'Eglise  s'explique,  elle  aussi,  par  le  fait  que, 
dans  la  lutte  qui  emplit  le  siècle,  elle  prend  position  contre  la  liberté- 

L'Eglise,  au  xvne  siècle  semblait  prête  à  laisser  tomber  le  droit 
canonique.  Au  début  de  la  Révolution,  elle  n'intervient  pas  pour  le 
défendre.  Sous  l'empire  elle  n'a  garde  d'organiser  la  résistance  au 
décret  de  prairial.  Après  la  Restauration,  brusque  volte-face.  —  Pour- 
quoi ? 

Si  l'indulgence  du  clergé  datait  de  la  Terreur  et  de  l'Empire,  on 
pourrait  se  dire  qu'ayant  cédé  lorsqu'il  ne  pouvait  faire  autrement,  il 
revient  à  ses  traditions  dès  que  les  circonstances  politiques  lui  rendent 
la  liberté.  Mais  cette  explication  ne  vaut  pas,  pusique  l'indulgence  de 
l'Eglise  se  manifeste  dès  le  xvme  siècle,  et  au  début  de  la  Révolution. 
Pourquoi  est-elle  plus  âpre  au  milieu  de  xixe  siècle  qu'en  1791? 

Il  ne  suffit  pas  de  dire  qu'en  représentant  systématiquement  la 
morale  simple  comme  la  chose  de  l'Eglise,  on  les  rive,  sans  le  vouloir, 
l'une  à  l'autre.  Ce  n'est  pas  là  une  nouveauté.  La  seule  raison  que 
j'aperçoive,  c'est  qu'à  la  fin  du  xvm6  siècle,  la  masse  du  clergé  par- 
roissial  est  gagnée  au  mouvement  libéral  qui  entraîne  l'Assemblée 
constituante,  tandis  qu'au  milieu  du  siècle,  l'Eglise,  par  réaction 
contre  l'offensive  révolutionnaire,  est  au  premier  rang  des  adversaires 
de  la  liberté. 

Le  fait  lui-même  a  été  si  souvent  établi  qu'une  démonstration  est, 
je  crois,  superflue.  Quand  le  Saint-Siège  jette  l'anathème  «  à  ceux  qui 
diront  :  le  Pontife  romain  peut  et  doit  se  réconcilier  avec  le  progrès, 
le  libéralisme  et  la  civilisation  modernes  »,  il  ne  fait  qu'exprimer 
l'idée  qui,  depuis  la  Restauration,  guide  en  France,  l'action  politique 


(1)  Lettre  du  15  Homère  69  à  Audiffrent. 


LIBERTÉ   ET   MORALE   NUANCÉE  795 

de  l'Eglise.  En  tant  qu'élite  hostile  à  la  liberté,  le  clergé  se  trouve 
naturellement  à  la  tête  des  partisans  de  la  morale  simple.  Si,  dès  le 
milieu  du  siècle,  il  ne  pousse  pas  jusqu'au  bout  ses  avantages,  si,  à 
la  fin  du  siècle,  il  cède  à  l'attaque  du  pouvoir  civil,  c'est  d'abord  sans 
doute  parce  qu'il  est  une  élite,  c'est  aussi  peut-être  que,  contraint 
parfois  à  invoquer  la  liberté  (par  exemple  au  cours  de  sa  lutte  contre 
l'Université),  il  subit  obscurément  l'ascendant  des  idées  même  qu'il 
combat. 

Que  valent,  par  contre,  à  cette  dernière  étape,  les  hypothèses  clas- 
siques ? 

J'avoue  que  je  ne  vois  pas  bien  sur  quoi  pourrait  s'appuyer  celle 
de  Durkheim.  On  ne  peut  guère  soutenir,  ce  me  semble,  que  le  res- 
pect de  la  dignité  individuelle  soit  plus  vif  parmi  les  partisans  que 
parmi  les  adversaires  de  la  morale  simple,  ni  que  l'homme  soit  un 
Dieu  pour  l'homme  dans  les  milieux  populaires  plutôt  que  dans  l'élite. 

Quant  à  l'hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur  du 
sang,  elle  est  ici  presque  aussi  gratuite.  Elle  se  heurte  d'abord  à  un 
fait  précis  :  la  réprobation  du  suicide  est  particulièrement  vive  dans 
l'armée,  c'est-à-dire  en  un  milieu  où  l'horreur  du  san£  est  évidem- 
ment moins  vive  que  dans  le  reste  de  la  société.  Il  est  vrai  que  la 
réprobation  est  peut-être  encore  plus  vigoureuse  dans  l'Eglise  que 
dans  l'armée;  seulement  je  ne  vois  rien  qui  permette  de  dire  qu'au 
xixe  siècle,  l'Eglise  abhorret  a  sanguine.  Si  elle  condamne  l'homicide, 
toutes  les  morales  autour  d'elle  en  font  autant.  La  grande  question  sur 
laquelle  on  peut,  au  xixe  siècle,  montrer  plus  ou  moins  de  répugnan- 
ce à  répandre  le  sang,  c'est  la  question  de  la  peine  de  mort.  Cette 
peine,  la  Convention,  près  de  se  séparer,  l'abolit.  Rétablie,  elle  sou- 
lève, au  XIXe*  siècle,  d'innombrables  discussions.  Mais  il  s'en  faut  que 
l'Eglise  se  prononce  en  faveur  de  l'abolition.  Dans  tous  les  traités  de 
Théologie  morale  que  j'ai  lus,  j'ai  invariablement  retrouvé  une  dé- 
monstration destinée  à  établir  que  la  société  a  le  droit  de  supprimer 
les  criminels.  J'ajoute  qu'on  retrouve  dans  ces  traités  toutes  les- 
décisions  hardies  que  j'ai  déjà  relevées  dans  les  ouvrages  contempo- 
rains et  qui  permettent  de  tuer  en  certains  cas  sans  jugement  des- 
coupables, voire  des  innocents. 


CONCLUSION 


Deux  conclusions  se  dégagent,  ce  me  semble,  de  notre  étude   : 
une  conclusion  théorique  et  une  conclusion  pratique. 


Conclusion  théorique  :  1)  Insuffisance  des  hypothèses  qui  lient  la  morale  simple 
au  respect  de  la  dignité  individuelle,  à  l'horreur  du  sang,  au  principe  de  la 
morale  chrétienne  ;  2)  loi  spécifique  suggérée  par  l'étude  des  faits  :  Ja 
morale  nuancée  triomphe  avec  les  élites  cultivées  et  éprises  de  liberté  ; 
la  morale  simple  triomphe  dans  la  masse  asservie  et  sans  culture  ;  3)  pré- 
vision autorisée  par  cette  loi  :  dans  notre  pays,  la  morale  nuancée  élimi- 
nera de  plus  en  plus  la  morale  simple. 

Au  point  de  vue  théorique,  ce  qui  frappe  d'abord,  c'est  la  relati- 
vité de  la  morale,  l'impuissance  de  l'esprit  humain  à  trancher  a  priori 
«  la  question  du  suicide  ».  De  tous  les  arguments  avancés  pour  ou 
contre  la  mort  volontaire,  nous  n'en  avons  pas  rencontré  un  seul  qui 
n'ait  été  refuté  :  le  suicide  est-il  une  faute  contre  la  Divinité,  contre 
la  société,  contre  le  principe  de  la  morale?  Est-il  une  preuve  de  cou- 
rage ou  une  preuve  de  lâcheté  ?  Est-il  une  mort  ignoble  ou  une  fin 
élégante  ?  En  plus  de  vingt  siècles,  l'accord  n'a  pu  se  faire  sur  ce 
point.  Non  seulement  la  question  reste  posée,  mais  elle  reste  posée 
exactement  dans  les  mêmes  termes. 

Si  des  raisonnements  a  priori  nous  passons  aux  hypothèses  suggé- 
rées par  l'étude  des  faits,  celles  qu'on  a  proposées  jusqu'ici  ne  s'accor- 
dent pas  aux  résultats  que  nous  avons  obtenus.  L'ayant  montré  tout 
au  long  de  ma  recherche,  je  me  contente  ici  d'un  bref  résumé. 

L'hypothèse  de  Durkheim  lie  la  réprobation  du  suicide  au 
respect  de  la  dignité  individuelle  ;  cette  réprobation  se  fait  plus 
absolue  à  mesure  que  les  droits  de  l'individu,  sacrifiés  dans  la  cite 
antique,  à  ceux  de  l'Etat,  se  développent  dans  la  société  moderne; 
l'indulgence  de  la  conscience  de  la  société  contemporaine  est  par 
suite  un  fait  anormal,  lié  à  des  causes  accidentelles  et  passagère». 
Mais  sur  tous  les  points  importants,  nous  avons  vu  cette  hypothèse 
se  heurter  aux  faits  les  mieux  établis  : 

i°  la  réprobation  absolue  du  suicide  ne  prend  pas  naissance  au 
sein  des  sociétés  modernes;  elle  existe  dans  la  société  antique; 


798  CONCLUSION 

2°  elle  n'v  est  pas  lire  au  respect  de  la  dignité  humaine  :  elle  est 
liée  à  des  croyances  religieuses  qui  ne  touchent  pas  aux  droits 
respectifs  du  citoyen  et  de  la  cité,  elle  est  surtout  liée  à  l'esclavage, 
c'est-à-dire  à  l'institution  la  plus  violemment  contraire  au  respect 
de  la  dignité  individuelle; 

3°  la  morale  servile,  l'horreur  du  suicide  commencent  à  triompher 
dans  notre  pays  avec  la  barbarie  mérovingienne,  c'est-à-dire  à  une 
époque  où  l'homme  n'est  certes  pas  un  Dieu  pour  l'homme;  elles 
s'affermissent  avec  le  système. féodal  qui,  loin  d'émanciper  l'individu, 
fait  de  tout  homme  l'homme  de  quelqu'un; 

[\°  à  l'inverse,  c'est  au  moment  où  la  philosophie  antique  et  la 
Renaissance  affirment  la  souveraineté  de  la  pensée  individuelle,  au 
moment  où  le  xviii6  siècle  et  la  Révolution  proclament  les  droits 
de  l'homme,  que  l'horreur  du  suicide  commence  à  faire  place 
à  la  morale  nuancée; 

5°  l'indulgence  contemporaine,  loin  d'être  une  régression  acci- 
dentelle et  passagère,  n'est  que  le  résultat  d'un  travail  poursuivi 
obstinément-  dans  notre  pays  depuis  plus  de  trois  siècles. 

La  seconde  hypothèse  classique  lie  l'horreur  du  suicide  à  l'horreur 
du  sang.  Elle  s'appuie  en  somme  sur  un  seul  fait  :  l'Eglise,  hostile  au 
meurtre  de  soi-même,  a,  en  principe,  horreur  du  sang,  puisqu'elle 
défend  à  ses  membres  d'avoir  part  à  des  sentences  mortelles;  c'est 
d'ailleurs  au  nom  du  non  occides  qu'elle  condamne  l'homicide  de 
soi-même.  Mais  ce  fait  est  loin  d'avoir  l'importance  qu'on  lui  attribue 
communément.  L'interdiction  du  suicide  au  nom  du  non  occides  est 
chose  verbale,  puisqu'en  vertu  de  ce  même  précepte,  on  autorise 
certains  meurtres  et  on  n'autorise  pas  certains  suicides.  Quant  à 
l'horreur  du  sang,  elle  ne  tient  pas  dans  le  menu  détail  qui  veut 
qu'un  clerc  reste  étranger  à  une  sentence  de  mort  :  ce  qui  l'exprime, 
c'est  la  rigueur  plus  ou  moins  grande  avec  laquelle  on  condamne 
le  meurtre.  Or,  c'est  au  moment  où  l'Eglise  se  montre  la  plus  indul- 
gente sur  la  question  de  l'homicide  en  général,  qu'elle  est  le  plus 
intransigeante  sur  la  question  de  la  mort  volontaire  :  ce  sont  les 
évêques  guerriers  du  vie  siècle  qui  instituent  le  droit  canonique,  ce 
sont  les  partisans  de  la  guerre  sainte  qui  l'affermissent,  et  ce  sont 
les  chrétiens  scrupuleux  du  premier  âge,  ceux  qui  hésitent  à  porter 
les  armes,  qui  ne  punissent  pas  le  suicide  et  admirent  le  suicide 
chrétien. 

Hors  de  l'Eglise,  on  n'aperçoit  aucun  rapport  entre  la  répugnance 
à  verser  le  sang  et  l'horreur  du  suicide.  Chez  les  Juifs,  la  com- 
plaisance pour  certaines  morts  volontaires  semble  coïncider  avec 
l'abolition  pratique  de  la  peine  de  mort.  Chez  les  Romains,  les 
philosophes  les  plus  hostiles  au  meurtre  de  soi-même,  platoniciens  et 
néo-platoniciens,  ne  se  distinguent  pas  par  une  doctrine  particulière- 


CONCLUSION"  THÉORIQUE  799 

nient  rigoureuse  en  matière  d'homicide,  et  je  ne  vois  pas  que  ies  escla- 
ves et  le  peuple,  qui  ont  horreur  du  suicide,  soient  plus  délicats  que 
les  grands,  lorsqu'il  s'agit  du  sang  versé.  Les  premières  lois  contre 
te  suicide  apparaissent  à  l'une  des  époques  de  notre  histoire  où  les 
moeurs  sont  le  plus  brutalement  sanguinaires.  Au  moyen  âge,  les 
supplices  infligés  aux  suicidés  font  partie  d'un  droit  qui  admet 
la  mort  pour  les  hérétiques,  le  duel  judiciaire,  la  torture,  l'enfouis- 
sement des  condamnés  vivants.  La  même  Ordonnance  de  1670,  qui 
maintient  les  procès  contre  les  suicidés,  maintient  aussi  les  horreurs 
de  la  question.  A  l'inverse,  ceux  qui  demandent  et  prononcent  la 
suppression  des  procès  au  cadavre  sont  les  mêmes  qui  veulent 
adoucir  l'ensemble  du  droit  criminel  et  remettent  en  question  la 
légitimité  de  la  peine  de  mort-  Enfin,  à  l'époque  romaine,  comme  de 
nos  jours,  un  des  milieux  les  plus  hostiles  au  suicide  est  l'armée. 

La  troisième  hypothèse  classique  fait  de  l'horreur  du  suicide  une 
création  de  l'Eglise.  Telle  quelle,  elle  est  insoutenable  :  l'Eglise 
n'a  pas  créé  la  morale  simple,  puisqu'elle  existait  au  sein  de  la 
société  païenne,  bien  avant  la  naissance  du  christianisme.  Mais  il 
y  a  plus.  S'agit-il  de  l'Eglise  chrétienne  proprement  dite,  de  celle 
qui  est  antérieure  à  l'édit  de  Milan?  Non  seulement  elle  n'a  pas 
horreur  du  suicide,  mais  elle  se  désintéresse  de  la  question  générale 
-et  elle  admire  le  suicide  chrétien.  S'agit-il  de  l'Eglise  associée  à 
l'empire  romain?  Le  haut  clergé  d'alors  se  ralie  à  la  morale  nuancée, 
ne  punit  pas  le  suicide  et  n'a  pas  un  mot  pour  attaquer  la  doctrine 
indulgente  des  juristes  classiques.  S'agit-il  de  l'Eglise  barbare,  de 
l'Eglise  du  Moyen- Age?  Sans  doute  elles  frappent  ceux  qui  se  tuent, 
mais,  contrairement  aux  idées  reçues,  ce  n'est  pas  elles  qui  portent 
les  premiers  coups  :  elles  ne  font  que  se  plier  au  droit  de  l'époque, 
comme  l'Eglise  impériale  s'était  pliée  au  droit  romain.  C'est  donc 
seulement  à  partir  de  la  Renaissance  que  l'horreur  du  suicide,  aux 
yeux  du  public,  prend  un  aspect  proprement  catholique.  Au  lende- 
main de  la  Révolution,  cette  nuance  se  fait  encore  plus  précise.  Mais 
ce  qui  prouve  bien  que,  même  après  la  Renaissance,  l'union  de 
l'Eglise  et  de  la  morale  simple  n'est  pas  indissoluble,  c'est  qu'au 
xvne  siècle  plusieurs  écrivains  catholiques  essaient  d'assouplir  leur 
doctrine,  c'est  qu'au  siècle  suivant  les  curés  inclinent  à  l'indulgence, 
c'est  que,  en  1790  et  1791,  les  représentants  du  clergé  ne  défendent 
pas  le  vieux  droit  pénal,  c'est  que,  sous  la  Révolution  et  l'Empire, 
l'Eglise  laisse  tomber  le  droit  canonique,  c'est  qu'après  l'avoir  relevé 
au  xixe  siècle,  elle  ne  l'applique  pour  ainsi  dire  pas. 

Par   contre,    l'hypothèse    que   nous   a   suggérée    l'étude   des    faits 
s'est  vérifiée  à  chaque  étape.  « 

Nous  avons  vu  que,  dans  la  société  contemporaine,  il  n'y  a  pas, 


800  CONCLUSION 

comme  on  le  prétend  communément,  une  morale  hostile  au  suicide 

et  une  morale  favorable  au  suicide,  mais  bien  une  morale  simple,  qui 
condamne  indistinctement  tous  les  suicides  et  une  morale  nuancée 
qui  les  juge  sur  le  motif.  Cherchant  l'origine  de  ces  deux  morales, 
nous  les  avons  trouvées  Tune  et  l'autre  dans  la  société  romaine,  la 
première  morale  servile  et  populaire,  la  seconde  privilège  d'une 
élite  cultivée  et  éprise  de  liberté. 

La  coïncidence  eût  pu  être,  sinon  fortuite,  du  moins  singulière. 
Mais,  à  chaque  étape  de  notre  histoire,  la  morale  nuancée  triomphe 
avec  les  élites,  avec  la  culture  et  la  liberté;  la  morale  simple  triomphe 
avec  la  barbarie,  l'ignorance  et  la  servitude. 

Je  ne  rappelle  ici  que  les  faits  essentiels  :  dans  l'Eglise  du  iv'  et 
du  ve  siècle,  il  y  a  une  élite  savante  et  une  foule  asservie  et  igno- 
rante :  on  voit  apparaître  à  la  fois  la  morale  nuancée  dans  les  écrits 
des  Pères,  la  morale  simple  dans  le  monde  des  moines. 

Xu  vie  siècle,  en  Gaule,  la  barbarie  triomphe,  la  morale  simple 
triomphe  avec  elle. 

Au  vine  et  au  ixe  siècle,  il  y  a  une  renaissance  intellectueHe  :  la 
morale  nuancée  apparaît  aussitôt.  Cette  renaissance  avorte  :  la 
morale  nuancée  disparait. 

A  partir  du  xie  siècle,  des  élites  se  reconstitunt;  la  morale  nuancée 
reparait  dans  le  monde  des  juristes,  dans  la  haute  Eglise,  dans  les 
romans  mondains;  mais  ces  élites  sont  elles-mêmes  bridées  par 
l'esprit  du  droit  coutumier,  par  l'esprit  scolastique,  par  l'esprit 
féodal;  la  masse  demeure  plongée  dans  l'ignorance  et  le  servage  : 
la  morale  simple  triomphe  de  sa  rivale. 

Avec  la  Renaissance,  l'élite  intellectuelle  s'affranchit  :  la  morale 
nuancée  relève  la  tête. 

Au  xvii6  siècle,  il  y  a  partout  et  au  sein  même  de  l'élite,  un  conflit 
sourd  entre  l'ordre  et  la  liberté  :  les  deux  morales  ennemies  se 
fortifient  l'une  et  l'autre. 

Au  xvme  siècle,  l'élite  intellectuelle  mène  ouvertement  le  combat 
pour  la  liberté  :  première  victoire  de  la  morale  nuancée. 

Avec  la  Révolution,  une  élite  fait  triompher  les  idées  de  liberté  : 
la  morale  nuancée  triomphe  avec  elles. 

Au  lendemain  de  la  Révolution,  les  doctrines  d'autorité  cherchent 
une  revanche  :  la  morale  simple  prend  l'offensive.  La  liberté  prévaut: 
l'offensive  est  brisée. 

Je  crois  que  toutes  ces  variations  sont  assez  exactement  concomi- 
tantes pour  que  notre  hypothèse  puisse  être  considérée,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  comme  une  loi  éthologique,  non  pas  certes  loi  géné- 
rale de  la  a  nature  sociale  »,  mais  loi  spécifique  de  la  société  romaine 
et  de  la  nôtre.   Pour  nous,  et  peut-être  pour  nous  seulement,   il  y 


i 


CONCLUSION   THEORIQUE  801 

a  solidarité  entre  la  servitude,  l'ignorance  et  la  morale  simple,  entre 
la  morale  nuancée,  la  culture  et  la  liberté. 

Eclairons  à  la  lumière  du  passé  les  résultats  que  nous  a  donnés 
l'étude  de  la  morale  contemporaine  :  il  me  semble  qu'il  devient 
possible  de  discerner  plus  clairement  ce  que  le  seul  examen  du  présent 
ne  suffisait  pas  à  nous  révéler,  je  veux  dire  ce  qui  fait  la  faiblesse 
et  la  force  des  deux  morales  en  présence. 

Quels  sont  en  effet,  aujourd'hui,  les  points  d'appui  de  la  morale 
simple?  La  morale  catholique,  le  gros  de  la  morale  écrite,  enfin 
des  sentiments,  des  usages  gros  d'aversion  pour  le  suicide.  Mais, 
pour  peu  qu'on  compare  le  présent  au  passé,  on  s'aperçoit  vite  que 
ces  points  d'appui  sont  eux-mêmes  en  train  de  céder. 

La  morale  catholique  reste  véhémente  en  ses  formules.  Mais 
elle  parle,  elle  n'agit  plus.  Le  droit  canonique  fût-il  appliqué,  il 
n'aurait  plus  l'importance  qu'il  avait  au  Moyen-Age,  sous  l'ancien 
régime,  ou  tout  simplement  il  y  a  cinquante  ans,  au  temps  du  coin 
des  suicidés.  Mais,  en  fait,  il  n'est  plus  appliqué.  Abstention  d'autant 
plus  instructive  que  l'Etat  ne  pèse  plus  sur  le  clergé  pour  l'empêcher 
d'agir.  C'est  d'elle-même  que  l'Eglise  laisse  tomber  le  vieux  droit 
canonique.  Comme  ce  droit  s'était  développé  à  l'ombre  d'un  droit 
séculier,  aujourd'hui  aboli,  comme  l'Eglise  en  France  n'est  pas 
rivée  par  une  tradition  immuable  à  la  morale  simple,  rien  ne  permet 
•de  supposer  qu'elle  puisse  ou  veuille  arrêter  longtemps  les  progrès 
de  cette  morale  nuancée  à  laquelle  aujourd'hui  même  elle  entr'ouvre 
la  porte. 

La  morale  écrite  condamne  le  suicide.  Seulement,  depuis  la 
Renaissance,  c'est  une  condamnation  de  plus  en  plus  théorique. 
C'est  un  hommage  rendu  «  au  cathedrant  »,  comme  disait  Montaigne, 
à  l'Eglise  qu'on  ne  veut  pas  heurter,  au  moins  en  paroles,  aux  tradi- 
tions livresques.  Mais,  aussitôt  après  avoir  condamné  «  le  suicide  », 
les  moralistes  contemporains  ruinent  leur  propre  formule  par  l'appli- 
cation qu'ils  en  font;  dès  qu'ils  s'approchent  de  la  vie,  leur  morale 
simple  s'évanouit;  quelques-uns  d'entre  eux,  s'adressant  aux  enfants 
aiment  mieux  encore  ne  rien  dire  que  de  reprendre  la  doctrine 
classique.  Ce  ne  sont  pas  des  formules  aussitôt  démenties  qu'avouées, 
ce  n'est  pas  l'incertitude,  le  désarroi  des  auteurs  contemporains  qui 
peuvent  être  longtemps  un  point  d'appui  solide  pour  la  morale 
«impie. 

Les  mœurs  sont  un  élément  plus  ferme  :  quand  le  peuple  a 
horreur  du  suicde,  comme  d'une  mort  violente  et  anormale,  quand  il 
a  une  répulsion  particulière  pour  la  pendaison  et  la  noyade,  quand 
l'usage  de  cacher  les  morts  volontaires  ou  de  n'en  parler  qu'à  voix 
basse  est  encore  si  général,   il  est  clair  qu'il  y  a   là  un  obstacle 

51 


8Œ2  CONCLUSION 

au  progrès  de  la  morale  nuancée.  Seulement,  ici  encore,  elle  ne 
se  heurte  plus  qu'à  une  force  qui  cède. 

L'aversion  pour  la  mort  violente  est,  par  rapport  à  l'antiquité, 
un  senliment  qui  s'en  va  :  quel  est,  aujourd'hui,  le  paysan,  si  peu 
cultivé  soit-il,  qui  admettrait  un  seul  instant  la  conception,  illustrée 
par  Virgile,  d'un  enfer  où  le  même  châtiment  est  réservé  aux 
suicidés,  aux  enfants  morts  en  bas  âge,  aux  jeunes  soldats  tués  dans 
un  combat? 

La  répulsion  pour  les  morts  sans  effusion  de  sang  n'e3t,  elle 
aussi,  qu'une  survivance.  La  cause  initiale,  —  toute  païenne  et  reli- 
gieuse, —  ayant  disparu,  le  sentiment  a  subsisté,  se  raccrochant  sans 
doute  au  fait  que,  pendant  le  moyen  âge  et  sous  l'ancien  régime,  les 
criminels  finissent  par  le  gibet  :  ainsi  la  mort  par  asphyxia  continue 
pour  d'autres  raisons,  à  être  une  mort  infâme.  Mais  ces  autres  rai- 
sons tombant  à  leur  tour,  la  répulsion  populaire  se  trouve  actuelle- 
ment sans  racines  dans  la  conscience  populaire. 

Il  en  va  de  même  enfin  du  silence  dont  s'entoure  aujourd'hui 
le  suicide.  Cet  usage,  qui  nous  semble  si  lourd  d'aversion,  n'est  que 
la  pâle  survivance  d'usages  et  de  sentiments  autrement  terribles 
et  vigoureux  :  au  Moyen  âge,  même  au  xvie,  au  xvne  siècle,  c'est 
bien  en  vain  qu'une  famille  de  pauvres  gens  prétendrait  cacher  le 
suicide;  le  corps  du  coupable  est  traîné,  pendu  et,  aux  yeux  de  tout 
le  quartier,  ignominieusement  jeté  à  la  voirie.  Il  y  a  là  une  honte 
publique.  Au  xvme  siècle,  la  répression  faiblit,  est  pratiquement 
abolie  pour  peu  que  les  familles  organisent  le  silence  autour  du 
suicide;  elles  l'organisent  donc  :  qu'est-ce  que  la  vague  flétrissure 
qu'entraîne  un  tel  silence  par  rapport  à  l'infamie  qu'entraînait  le 
supplice?  Au  moment  où  la  Révolution  supprime  officiellement 
l'ancien  droit,  le  silence  lui-même  devient  inutile;  seulement,  au 
xix6  siècle,  la  résurrection  du  droit  canonique  et  l'institution  du  coin 
des  suicidés,  forcent  de  nouveau  les  familles  à  se  taire,  car  c'est 
surtout  en  évitant  le  scandale  qu'on  est  sûr  d'obtenir  la  sépulture 
ecclésiastique;  d'autre  part,  hors  du  peuple  proprement  dit,  l'idée, 
en  vogue  un  instant,  que  tout  suicide  est  preuve  de  folie,  aide  au 
maintien  du  mystère;  mais,  cette  idée  perdant  du  terrain  tous  les 
jours,  le  droit  canonique  cessant,  d'autre  part,  d'être  appliqué,  enfin, 
la  presse  ayant  toute  liberté  d'annoncer  les  suicides  et  les  journaux 
populaires  se  montrant  particulièrement  friands  d'information  de 
ce  genre,  il  est  bien  vraisemblable  que  le  silence,  dernier  effet  (relati- 
vement léger)  des  vieilles  peines  contre  le  suicide,  disparaîtra  peu  à 
peu  après  elles. 

A  l'inverse,  les  points  d'appui  de  la  morale  nuancée  sont  aujour- 
d'hui plus  fermes  qu'ils  n'ont  jamais  été. 

Je  ne  parle  pas  du  fait  que  la  morale  nuancée  se  glisse  un  peu 


CONCLUSION   THÉORIQUE  803 

-partout,  et  dans  l'œuvre  même  des  moralistes  qui  la  renient  officielle- 
ment; je  ne  parle  pa^  du  fait  que  la  presse  la  répand  chaque  jour 
dans  le  pays;  je  n'insiste  même  pas  sur  un  fait  comme  les  obsèques 
des  Lafargue,  quoi  qu'il  montre  bien  le  chemin  fait  par  les  mœurs 
en  un  siècle.  Les  points  vraiment  forts  de  la  morale  nuancée,  c'est, 
d'une  part,  le  droit,  d'autre  part,  les  sentiments  qu'exprime  la  litté- 
rature. Or,  ici,  pas  de  défaillance. 

La  littérature  contemporaine  continue  la  tradition  des  deux 
grandes  littératures,  classique  et  romantique,  qui  l'ont  précédée-  Elle 
ne  fait  pas  l'apologie  du  suicide,  mais  elle  approuve,  elle  admire 
quatre  sortes  de  morts  volontaires.  Elle  répand  cette  morale  en  action 
dans  un  public  de  plus  en  plus  nombreux.  Par  certains  mélodrames, 
par  le  cinémadrame,  elle  atteint  les  milieux  populaires. 

Quant  au  droit,  non  seulement  il  a  résisté  impertubable  à 
l'offensive  de  la  morale  simple,  mais  il  est  aujourd'hui  solidement 
assis  dans  l'opinion,  et  la  seule  réforme  qu'on  envisage,  celle  qui 
consisterait  à  punir,  en  certains  cas,  les  «  suicideurs  »,  serait  un 
nouveau  triomphe  pour  la  morale  nuancée. 

Cet  affaiblissement  de  la  morale  simple,  cet  affermissement  de  la 
morale  nuancée,  permettent-ils  de  prévoir  l'issue  de  la  lutte  engagée? 
Il  me  semble  que,  si  l'on  admet  notre  loi  spécifique  la  prévision 
est  facile  :  ce  qui  explique  la  force  croissante  de  la  morale  nuancée 
à  notre  époque,  c'est  le  développement  de  la  culture,  l'effort,  sans 
précédent  dans  notre  histoire,  pour  assurer  l'instruction  au  peuple 
lui-même,  et  c'est  d'autre  part,  le  mouvement  qui  entraîne  la  masse 
vers  la  liberté,  le  désir  de  faire  disparaître,  avec  la  servitude  écono- 
mique, le  dernier  reste  des  institutions  et  des  morales  qui  soumettent 
l'homme  à  l'homme.  Que  la  civilisation  continue  à  marcher  dans  ce 
sens,  et  la  vieille  lutte  du  peuple  et  des  élites  prendra  fin,  par  le  fait 
que  le  peuple  lui-même  aura  part  à  l'indépendance  et  à  la  culture 
qui  font  les  élites. 

Or,  sans  doute  on  ne  peut  pas  prétendre  que  la  civilisation 
actuelle  ait  devant  elle  un  avenir  indéfini;  l'exemple  de  l'empire 
romain  est  là  pour  nous  rappeler  qu'un  retour  à  la  barbarie  est 
toujours  possible,  et  ce  retour,  s'il  venait  à  se  produire,  entraînerait, 
d'après  notre  loi,  l'effondrement  de  la  morale  nuancée.  Mais  hors 
ce  cas,  la  morale  simple  est  destinée  à  s'effacer  de  plus  en  plus  devant 
•sa    rivale. 


804  CONCLUSION 


II 


Conclusion  pratique  :  1)  Cette  prévision  ne  permet  pas  de  donner  à  la  morale 
nuancée  l'investiture  scientifique  ;  2)  mais  elle  peut  servir  au  triomphe 
de  la  morale  nuancée  en  donnant  confiance  à  ses  partisans  ;  3)  timidité 
et  insuffisance  des  formules  actuelles  :  formules  suggérées  par  l'étude  des 
faits  ;     4)  réponse  à  une  objection. 

Quelle  peut  être  l'influence  pratique  de  cette  prévision? 

Il  va  sans  dire  qu'elle  ne  permet  pas  de  déclarer  la  morale 
nuancée  scientifiquement  supérieure  à  l'autre.  Pour  la  science,  elles 
sont,  l'une  et  l'autre,  des  faits  :  il  ne  peut  être  question  de  donner 
l'investiture  à  un  fait.  Même  il  ne  faut  pas  dire  que  la  morale 
simple  «  convient  »  à  certaines  époques  et  que  la  morale  nuancée 
«  convient  »  à  d'autres  :  ce  serait  transformer,  par  un  terme  ambigu, 
la  constatation  en  approbation  (i). 

Non  seulement  la  prévision  qu'autorise  l'étude  des  faits  ne  peut  se 
muer  en  un  impératif,  franc  ou  déguisé,  mais  la  science  a  beau 
prévoir  le  prochain  triomphe  de  la  morale  nuancée,  il  est  parfaite- 
ment naturel  que  ceux  qui  combattent  cette  morale  admettent  la 
prévision  et  continuent  la  lutte  :  «  Je  puis  lutter  par  devoir,  disait 
Rauh,  contre  un  courant  que  je  sais  invincible  »,  et  l'on  sait  les 
vers  de  Hugo  : 

Pour  les  vaincus,  la  lutte  est  un  grand  bonheur  triste 
Qu'il  faut  faire  durer  le  plus  longtemps  qu'on  peut. 

Ce  qui  serait  peu  scientifique,  ce  ne  serait  pas  de  rester  fidèle 
à  une  cause  que  la  science  déclare  perdue,  qu'on  croit  perdue,  ce 
serait  de  s'étonner  d'une  telle  fidélité. 

Mais,  si  l'éthologie,  en  constatant  qu'un  principe  normatif  va 
s'imposer,  ne  peut  sans  abus  prétendre  à  l'imposer  elle-même,  il 
reste  qu'elle  le  fortifie  en  donnant  confiance  à  ses  partisans  et  en 
leur  indiquant  les  moyens  d'aider  à  son  triomphe. 

Ils  savent  que  l'ignorance  et  l'asservissement  favorisent  la 
morale  simple;  si  donc,  en  fait,  ils  veulent  l'éliminer,  ils  ne  se 
perdront  plus,  comme  on  faisait  aux  siècles  précédents,  dans  des 
discussions  théoriques  sur  le  droit  de  mourir;  ils  travailleront  à 
instruire  le  peuple  et  à  diminuer  l'oppression  de  l'homme  par 
l'homme. 

Ils  savent  que  la  moindre  brèche  dans  le  principe  juridique  qui 


(1)  Je  n'insiste  pas  sur  cette  question  que  j'ai  longuement  étudiée  dans  mon 

,*i    on.     VTA!,»     A»     hin„       T>     4QHQ 


essai  sur  l'Idée   de   bien,   P.  1908 


CONCLUSION   PRATIQUE  805 

déclare  le  suicide  non-punissable  peut  livrer  passage  à  la  morale 
simple;  ils  auront  soin  qu'on  ne  porte  aucune  atteinte  à  ce  principe. 

J'entends  bien  qu'à  l'inverse  les  partisans  de  la  morale  nuancée 
ne  sont  pas  moins  éclairés  par  la  science  que  leurs  adversaires  :  ils 
savent,  eux  aussi,  grâce  à  elle,  que  leur  plus  sûr  moyen  de  vaincre, 
ce  n'est  pas  d'aligner  en  les  renouvelant  les  arguments  de  Platon, 
de  saint  Augustin,  de  Rousseau,  c'est  de  modifier,  fût-ce  d'une  façon 
d'abord  insignifiante,  le  droit  actuel,  c'est  ensuite  de  lutter  contre 
le  progrès  de  la  culture  et  de  la  liberté.  Mais,  d'abord,  tel  voudrait 
la  fin  qui  reculerait  peut-être  devant  les  moyens.  Ensuite,  et  surtout, 
ce  que  la  science  donne  à  un  des  deux  partis  seulement,  c'est  cette 
confiance  utile  que  fait  naître  en  tout  lutteur  la  certitude  du  succès 
final. 

La  confiance,  voilà  ce  qui,  depuis  une  siècle,  manque  le  plus 
aux  partisans  de  la  morale  nuancée.  Ils  triomphent,  et  ils  n'osent 
même  pas  regarder  la  victoire.  Dans  la  société  contemporaine,  la 
morale  nuancée  est  partout,  et  elle  n'est  nulle  part;  elle  inspire  le 
droit,  les  mœurs,  la  littérature,  semble  entraîner  tout;  mais,  dès 
qu'on  cherche  la  formule  un  peu  précise  qui  va  l'exprimer,  à  peina 
trouve-t-on  trois  ou  quatre  phrases.  Dans  les  écrits  des  moralistes, 
elle  se  dresse,  vigilante,  chaque  fois  qu'on  s'approche  d'un  cas 
concret,  mais,  aussitôt  qu'il  s'agit  de  principe,  elle  s'efface  et,  plutôt 
que  de  s'affirmer,  laisse  la  place  à  toutes  ces  contradictions  que 
nous  avons  vingt  fois  rencontrées  :  le  suicide  est  le  plus  grand  des 
crimes,  seulement  il  ne  faut  pas  le  punir;  c'est  une  lâcheté,  mais 
c'est  une  preuve  de  courage;  c'est  la  pire  faute  contre  la  société, 
mais  ce  peut  être  un  devoir  envers  autrui;  c'est  la  violation  de 
toute  la  morale,  mais  c'en  est  quelquefois  la  plus  haute  expression. 

D'où  vient  la  timidité  que  de  telles  contradictions  n'arrivent  pas 
à  vaincre?  Nous  l'avons  vu.  A  partir  du  triomphe  de  la  morale 
simple,  (qui,  elle,  ne  tient  pas  compte  des  cas  ni  des  motifs),  la 
question  se  trouve  posée,  dans  les  livres,  entre  les  adversaires  du 
suicide,  qui  existent,  et  les  «  partisans  du  suicide  »,  qui  n'existent 
pas.  Les  yeux  fixés  sur  ce  conflit  imaginaire,  les  partisans  de  la 
morale  nuancée  méconnaissent  la  lutte  véritable  dans  laquelle  ils 
se  trouvent  engagés.  Et  aujourd'hui  même,  crainte  d'être  comptés 
parmi  les  «  partisans  du  suicide  »,  ils  répètent  consciencieusement 
les  vieilles  formules  qui  le  condamnent,  tandis  que  leur  pensée 
véritable,  humblement  dissimulée  dans  des  exceptions,  des  définitions 
arbitraires,  des  sous-entendus,  garde  un  air  embarrassé  qui  n'est 
pas  fait  pour  séduire. 

La  science  peut  l'aider  à  devenir  plus  hardie.  Au  terme  de  cette 
étude,  il  nous  est  possible  de  définir  la  morale  nuancée,  non  plus 
avec  gêne,  avec  crainte,  comme  un  ensemble  d'idées  qui  nous  plaisent 


soi;  conclusion 


i h •  i i >  MTiiii -ni    >!    jm  •••  et  pourraient  nous  compromettre,  mais  a 
seul  souci  de  a     p«  déligurer  une  réalité  extérieure  qui,  qu'elle  nous 
plaise  ou  non,  s'offre  à  tous  comme  un  ensemble  de  faits  qu'on  peut 
cputrôler. 

S'agit-il  du  principe?  Là  où  la  morale  simple  déclare  :  Lis  suicide 
est  un  crime,  la  morale  nuancée  répond  :  le  suicide  n'est  pas  un 
crime  légal,  puisqu'il  n'est  pas  puni  et  n'est  pas  près  de  l'être  ;  c'est 
selon  le  cas,  une  faute  grave,  une  faiblesse,  une  sottise,  ou  un  acte  qui 
excite  la  pitié,  l'estime,  la  sympathie,  l'admiration. 

S'agit-il  de  la  pratique?  Le  suicide  est  une  faute  grave  qu;nid  celui 
qui  se  tue  fait  tort  à  autrui,  soit  qu'il  abandonne  une  famille  qui 
a  besoin  de  lui,  soit  qu'il  veuille  se  venger,  laisser  a  quelqu'un  un 
remords,  soit  qu'il  meure  pouvant  être  utile  à  d'autres  hommes; 
c'est  une  faiblesse  plus  ou  moins  blâmable  quand  on  le  choisit  comme 
un  moindre  mal,  pour  éviter  quelque  souffrance  qu'on  redoute  plus 
que  la  mort  ;  c'est  une  sottise,  quand  on  s'y  décide  pour  un  motif 
que  la  réflexion  ou  le  temps  ferait  paraître  insignifiant.  A  l'inverse, 
le  suicide  excite  la  pitié  quand  les  maux  qu'on  essaie  de  fuir  sont 
nettement  au-dessus  des  forces  ordinaires  de  l'homme,  il  excite  la 
sympathie  quand  c'est  un  bel  et  profond  amour  qui  conduit  l'homme 
à  la  mort  ;  il  excite  l'estime,  quand  celui  qui  se  tue  veut  sauver  son 
honneur  ou  l'honneur  des  siens  ou  expier  spontanément  un  crime 
irréparable;  il  fait  naître  l'admiration  quand  il  est  sacrifice,  quand 
un  héros  donne  son  existence  pour  sa  famille,  pour  ses  amis,  pour 
son  pays,  pour  sa  foi,  pour  une  idée,  pour  la  vertu. 

S'agit-il  de  casuistique?  La  morale  nuancée  répond  à  la  plupart 
des  questions  posées  par  les  casuistes  et  y  répond  autrement  que 
beaucoup  d'entre  eux.  Ainsi  le  marin  qui  saute  avec  son  navire, 
le  soldat  qui  fait  jouer  une  mine  avec  la  certitude  d'être  tué,  l'homme 
qui  se  jette  à  l'eau  sans  savoir  nager  pour  céder  à  autrui  la  planche 
de  salut,  celui  qui  s'offre  à  éprouver  un  remède  peut-être  mortel, 
les  martyrs  qui  meurent  pour  leur  foi  ou  leur  cause,  afin  que  leur 
mort  soit  un  enseignement,  ne  sont  dignes  que  d'admiration;  non 
seulement  on  peut  se  donner  la  mort  pour  le  salut  de  la  République, 
non  seulement  on  peut  se  livrer  au  juge  qui  nous  condamne  juste- 
ment à  mort,  mais  on  le  doit,  même  si  l'on  est  un  «  personnage 
considérable  »;  la  femme  qui  se  tue  pour  sauver  son  honneur  ne 
mérite  qu'admiration;  ceux  qui  se  jette-nt  du  haut  d'une  tour  en  flam- 
mes ne  méritent  que  la  pitié  ;  à  l'inverse,  qui  aime  mieux  se  laisser 
mourir  que  de  subir  une  opération  trop  douloureuse,  n'aura  pas 
droit  à  de  la  pitié  toute  pure.  Quant  à  celui  qui  se  tue  parce  que  le  sui- 
cide lui  paraît  une  mort  plus  agréable,  il  manque  de  courage;  mais 
s'il  veut  sauver  l'honneur  des  siens,  ménager  leur  intérêt  ou  celui  d'un., 
parti,    d'une  cause,   il   provoque  l'estime  et  la   sympathie. 


CONCLUSION   PRATIQUE  807 

On  pourrait  allonger  cette  liste  de  «  cas  ».  La  littérature,  on  l'a 
vu,  est  plus  riche,  sur  ce  point  que  les  plus  ingénieux  casuistes.  Mais 
je  ne  cherche  pas  à  reprendre  ici  toutes  les  situations  qu'elle  a 
envisagées.  Ce  que  je  veux  mettre  en  lumière,  c'est  que  le  principe, 
les  règles  pratiques,  les  solutions  qu'on  vient  de  voir  ne  sont  pas 
celles  d'un  moraliste,  choisissant  au  gré  de  sa  conscience,  ce  qui  lui 
parait  juste  et  bon  :  c'est  un  ensemble  de  faits  que  révèle  l'étude  de 
la  morale  contemporaine,  éclairée  par  l'étude  du  passé;  et  cet 
ensemble  est  le  même  pour  tout  chercheur,  quelles  que  soient  ses 
opinions  et  ses  préférences  personnelles.  La  science,  en  le  dégageant, 
ne  cherche  pas  à  l'imposer  ni  à  le  rendre  séduisant  :  elle  le  définit, 
rien  de  plus.  Mais  montrer  clairement  à  une  société  «  la  morale 
qu'elle  a  déjà  »  et  qu'elle  est  appelée  à  avoir,  n'est-ce  pas  un  peu 
la  lui  donner,  surtout  si  on  lui  montre  en  même  temps  une  autre 
morale  qu'elle  croit  avoir,  qu'en  fait  elle  n'a  plus  guère  et  qui  est 
en  train  de  disparaître?  La  seule  vue  des  faits  est  propre  à  dissiper 
les  incertitudes,  le  désarroi  de  la  conscience  -contemporaine,  et 
la  prévision  qu'autorise  notre  loi,  en  donnant  confiance  et  hardiesse 
aux  partisans  de  la  morale  nuancée,  peut  en  hâter,  de  façon  appré- 
ciable, le  triomphe  définitif. 

Reste  une  objection  bien  souvent  formulée  par  les  partisans  de  la 
morale  simple  :  approuver  certaines  morts  volontaires,  diminuer 
l'horreur  qu'elles  inspirent,  n'est-ce  pas,  qu'on  le  veuille  ou  non, 
pousser  les  hommes  à  se  tuer,  provoquer  un  accroissement  du  nombre 
des  suicides? 

Si  courante  que  soit  l'objection,  elle  ne  s'appuie  sur  aucun 
fait  établi  ou  probant. 

S'agit-il  du  passé?  On  dit  couramment  :  les  Romains  se  tuent, 
les  hommes  du  Moyen-Age  ne  se  tuent  pas,  et  on  explique  les  deux 
faits  par  des  raisons  morales.  Seulement,  avant  de  les  expliquer, 
il  serait  prudent  de  les  bien  établir  :  or,  nous  ignorons  absolument 
si  la  mode  stoïcienne,  qui  a  régné  à  Rome  au  sein  d'une  élite,  a 
augmenté  de  façon  appréciable  le  nombre  total  des  suicides  (i),  et 
nous  ne  savons  pas  davantage  si  les  suicides,  au  Moyen-Age,  sont 
rares  ou  seulement  bien  cachés.  On  dit  encore  :  «  Jusqu'au  xvni6 
siècle,  le  suicide  ne  fut  que  faiblement  dévoloppé  »  (2).  Mais  on  ne 
pourrait  produire  ni  un  chiffre  ni  un  témoignage  sûr  à  l'appui  de 
cette  assertion.  Les  suicides  se  laissent  voir  en  plus  grand  nombre  au 


(1)  Durkheim  dit  bien  (p.  421),  qu'au  moment  où  l'empire  atteignit  son 
apogée  on  vit  se  produire  «  une  véritable  hécatombe  de  morts  volontaires  ». 
Mais  il  ne  cite  pas  de  faits  en  dehors  de  oeux  que  j'ai  indiqués  plus  haut. 
(2)  Durkheim,  p.  421. 


808  CONCLUSION 

moment  où  la  répression  faiblit,  où  les  écrivains  s'intéressent  davan- 
tage aux  faits  sociaux,  mais  rien  ne  permet  de  dire  qu'ils  soient 
réellement  plus  nombreux.  Pendant  la  Révolution,  les  modes  dont 
nous  avons  constaté  l'existence,  ne  provoquent  pas  une  augmenta- 
tion du  nombre  total  des  morts  volontaires,  et  c'est  au  moment  où 
ces  modes  s'éteignent  que  les  suicides  semblent  devenir  plus  nom- 
breux. Au  cours  du  xixe  siècle,  l'offensive  de  la  morale  simple  n'arrête 
pas  l'accroissement  régulier  des  chiffres. 

S'agit-il  du  présent?  Ici  nous  avons  des  statistiques.  Mais  que 
disent-elles?  Les  catholiques,  qui  défendent  la  morale  simple,  se 
tuent  moins  que  d'autres.  Mais  les  protestants,  qui  la  défendent 
aussi,  se  tuent  plus  que  d'autres.  C'est,  dira-t-on,  que  les  catho- 
liques punissent  les  suicidés.  Mais  les  Juifs,  qui  ne  punissent  pas 
et  qu'une  vieille  tradition  incline  à  la  morale  nuancée,  se  tuent 
encore  moins  que  les  catholiques  (2).  A  l'inverse,  c'est  en  vain 
que  la  morale  simple  est  assez  forte  dans  l'armée  :  les  suicides  y  sont 
plus  nombreux  qu'ailleurs.  Un  des  milieux  les  plus  réfractaires 
au  suicide  est  le  monde  des  forçats  (3)  :  il  serait,  je  crois,  difficile 
d'expliquer  cette  immunité  par  l'influence  d'une  doctrine  morale. 
Enfin,  les  recherches  de  Dukheim  n'ont  mis  au  jour  aucune  corré- 
lation précise  entre  les  variations  de  la  morale  et  celle  du  nombre 
des  morts  volontaires. 

Reste  pourtant,  dira-t-on,  que,  de  nos  jours,  les  suicides  sont 
nombreux  et  que  cet  accroissement  coïncide  avec  le  succès  de  la 
morale  nuancée.  Un  fait  unique  n'est  jamais  facile  à  interpréter. 
Mais,  dans  la  mesure  encore  inconnue  où  le  fait  moral  influe  sur  le 
fait  social,  je  ne  vois  rien  qui  permette  d'attribuer  le  grand  nombre 
des  suicides  dans  la  société  contemporaine  au  progrès  de  la  morale 
nuancée  plutôt  qu'à  l'incertitude  provoquée  par  la  lutte  des  deux 
morales. 

Je  sais  bien  qu'on  dit  a  priori  :  déclarer  tous  les  suicides  crimi- 
nels, c'est  le  meilleur  moyen  d'en  diminuer  le  nombre.  Mais,  quand 
on  lance  une  telle  déclaration  dans  un  monde  où  elle  est  démentie 
par  le  droit,  la  littérature,  la  presse,  n'est-ce  pas  au  contraire  le 
moyen  le  plus  sûr  de  multiplier  les  suicides?  Celui  qui  veut  se  tuer 
ne  trouve  devant  lui,  pour  l'arrêter,  qu'une  formule  qu'il  sait  théo- 
rique, officielle,  qu'il  peut  croire  hypocrite,  et,  comme  il  tient  par 
ailleurs  qu'il  y  a  de  beaux  suicides,  il  se  persuade  aisément  que  le 
sien  va  être  de  ceux-là.  L'indulgence  vague  de  la  presse,  le  désarroi 
de  l'opinion  peuvent  le  confirmer  dans  son  erreur.  Bien  comprise, 


(1)  Ib.,  149  ss.  (2)  Les  déclarations  concordantes  de  Cazauvieilh,  Lisle, 
Ferrus,  Brierre  de  Boismont,  Leroy  sur  cette  immunité  des  forçats  sont  citées 
par  Durkheim,  (p.  393). 


CONCLUSION  PRATIQUE      '  809 

la  morale  nuancée  lui  montrerait,  au  contraire,  la  différence  entre 
entre  un  amour  profond  et  une  déception  passagère,  entre  ce  qui 
est  déshonneur  et  ce  qui  est  blessure  d'amour-propre,  entre  le  crime 
irréparable  et  la  faute  qu'il  faut  réparer.  Elle  retiendrait  assurément 
plus  de  bras  qu'elle  n'en  armerait. 

L'objection  pratique  ne  peut  donc  suffire  à  inquiéter  les  parti- 
sans de  la  morale  nuancée.  Que  cette  morale  existe,  scientifiquement 
saisissable,  qu'elle  soit,  depuis  trois  siècles,  en  progrès  constant 
parmi  nous,  que  ce  progrès  soit  lié  à  des  causes  sociales  qui  sont 
aujourd'hui  dans  le  plein  de  leur  force,  tels  sont  les  résultats  solides 
que  nous  a  donnés  l'examen  des  faits.  L'éthologie,  répétons-le,  n'a 
rien  de  plus  à  nous  offrir  :  constater  n'est  pas  consacrer.  Ce  serait 
folie  de  lui  demander,  sur  ce  point  ou  sur  aucun  autre,  une  «  mo- 
rale scientifique  »  :  elle  ne  peut  d'une  loi  positive  faire  une  loi 
normative;  elle  ne  peut  donner  à  une  société  l'ordre  de  s'engager 
dans  des  voies  nouvelles.  Mais,  en  éclairant  la  route  que  nous  sui- 
vons sans  bien  la  voir,  elle  peut  rendre  notre  pas  plus  ferme,  notre 
élan  plus  unanime. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Introduction 


PREMIERE  PARTIE 

Le  suicide  et  la  conscience  contemporaine  :  morale  simple  et  morale  nuancée. 

Chapitre  premier 
Nécessité  et  plan  d'une  étude  de  la  morale  contemporaine. 

Nécessité  d'étudier  objectivement  notre  morale  ;  définition  du  suicide  et 

de  l'époque  contemporaine 19 

Chapitre  II 
La  morale  formulée  :  morale  simple  et  morale  nuancée. 

I.  Les  moralistes.  1)  la  plupart  des  moralistes  condamnent  le  suicide  ;  leurs 
arguments  (p.  23)  ;  2)  il  n'y  a  pas,  en  face  de  cette  morale  qui  con- 
damne le  suicide,  une  morale  qui  l'approuve  (p.  27)  ;  3)  mais  de  tous 
les  arguments  allégués  contre  le  suicide,  il  n'y  en  a  pas  un  qui  n'ait 
été  réfuté  par  quelque  moraliste  contemporain  (p.  28)  ;  4)  certains 
moralistes  expriment  nettement  l'idée  qu'il  y  a  suicide  et  suicide  et 
que  l'appréciation  morale  doit  varier  selon  les  cas  (p.  31)  ;  5)  cette 
morale  nuancée  influe  sur  ceux  mêmes  qui  condamnent  le  suicide 
en  principe  et  provoque  parmi  eux  des  désaccords  sur  le  sens  du  mot, 
sur  la  gravité  de  la  faute,  sur  les  cas  dignes  d'indulgence  et  de  pitié 
(p.  33)  ;  6)  ce  conflit  de  la  morale  simple  et  de  la  morale  nuancée  n'est 
pas  lié  à  un  dualisme  religieux  ou  philosophique  ;  la  morale  simple 
a  seulement  l'air  d'être  morale  officielle 38 

IL  L'enseignement  moral  donné  par  Vétat.  1)  La  doctrine  avouée  et  com- 
mune :  accord  sur  trois  arguments  (p.  39)  ;  2)  morale  nuancée  : 
définititions  arbitraires,  suicides  excusables;  honorables,  obliga- 
toires ;  impression  de  désarroi  (p.  42)  ;  3)  conséquences  de  ce  désarroi 
dans  l'enseignement  élémentaire  (p.  46)  ;  4)  ici  encore,  la  morale 
"simple  a  des  allures  de  morale  officielle 48 

III.  La  poésie  :  même  dualisme.  1)  Morale  simple,  condamnation  du  suicide 
(p.  51)  ;  2)  morale  nuancée  :  il  n'y  a  presque  pas  de  poètes  qui  exal- 
tent le  suicide,  mais  il  y  en  a  beaucoup  qui  excusent  <  cer- 
tains suicides,  notamment  les  suicides  d'amour  (p.  52)  ;  3)  il  n'est 
pas  possible  de  rattaoher  ces  diversités  à  dos  partis-pris  religieux  ou 
philosophiques 56 

IV.  La  presse  :  dualisme  et  désarroi.  1)  morale  simple  :  condamnation 
du  suicide,  de  certains  suicides  (p.  56)  ;  2)  morale  nuancée  :  suicides 
excusés,  admis  p.  59)  ;  3)  la  presse  coi.  «Sri  peut- 
être  un  peu  plus  hostile  au  suicide  que  les  journaux  d'opinion  et  la 


812  TABLE    DES    MATIÈRES 

presse  d'information  (p.  64)  ;  4)  mais  ce  qui  domine,  c'est  l'incer- 
titude :  l'opinion  semble  prise  entre  une  vague  aversion  et  une  vague 
pitié  (p.  65).  Conclusion 69 

Chapitre  III 
Le  droit  :  'prépondérance  de  la  morale  nuancée 

I.  La  morale  simple.  1)  Quelques  jurisconsultes  proposent  de  punir  le 
suicide  ou  la  tentative  de  suicide  (p.  71)  ;  2)  ils  ne  sont  pas  d'accord 
sur  les  peines  à  infliger  ni  sur  les  cas  dans  lesquels  il  faudrait  les 
infliger 72 

IL  La  morale  nuancée.  1)  Faire  régner  dans  le  droit  la  morale  nuancée, 
c'est  ne  pas  punir  le  suicide,  le  blâmer  et  l'empêcher  en  certains  cas, 
le  favoriser  dans  d'autres  (p.  74)  ;  2)  tfr,  le  suicide  n'est  ni  un  crime, 
ni  un  délit  :  jurisprudence  relative  à  la  complicité  ;  lois  sur  les  inhu- 
mations et  sur  les  assurances  (p.  75)  ;  3)  le  suicide  est  quelquefois 
blâmé  par  les  tribunaux  et  les  jurisconsultes,  et  la  police  s'oppose  à 
l'accomplissement  des  tentatives  de  suicide  (p.  78)  ;  4)  certains 
suicides  sont  excusés  ou  récompensés  par  la  loi,  la  jurisprudence,  le 
jury  :  suicide  non-conscient,  suicide  de  l'accusé,  du  commerçant 
menacé  de  faillite,  du  coupable 80 

HI.  La  morale  nuancée  (suite).  1)  La  jurisprudence  relative  aux  co-auteurs 
d'un  suicide  ne  s'inspire  pas,  comme  on  le  dit  d'ordinaire,  de  la 
morale  simple,  mais  bien  de  la  morale  nuancée  (p.  83)  ;  2)  la  morale 
nuancée  s'affirme  également  dans  les  discussions  et  les  propositions 
relatives  à  cette  question  des  complices  et  des  co-auteurs 87 

IV.  Solidité  du  droit  contemporain.  1)  Il  n'est  pas  critiqué  en  dehors  des 
milieux  juridiques  (p.  89)  ;  2)  il  n'est  pas  question  de  le  modifier 
(p.  90)  ;  3)  ce  n'est  pas  le  droit  d'un  parti  (p.  90).  Conclusion 91 

Chapitre|IV 

Les  mœurs  :  équilibre  des  deux  morales. 

I,  La  morale  simple.  1)  Croyances  populaires  relatives  au  suicide  (p.  92); 
2)  le  suicide,  mort  violente,  entraînant  une  intervention  de  la  jus- 
tice, provoquant  parfois  des  manifestations  hostiles,  est  une  tare  pour 
la  famille  (p.  94)  ;  3)  silence  fait  autour  des  suicides  (p.  96)  ;  4) 
horreur  particulièrement  vive  pour  les  suicides  par  pendaison  et  par 
immersion     99 

IL  La  morale  nuancée.  1)  Il  n'existe  aucun  usage  qui  soit  un  obstacle  déci- 
sif au  progrès  de  la  morale  nuancée  :  les  faits  allégués  plus  haut  ou 
ne  sont  pas  décisifs,  ou  ont  un  caractère  local,  voire  exceptionnel,  ou 
se  heurtent  à  des  faits  contraires,  (p.  100)  ;  2)  indifférence  et  indul- 
gence de  l'opinion  :  les  conversations,  l'enseignement  classique 
(p.  105)  3)  honneurs  rendus  à  certains  suicidés    107 

III.  Localisation  des  deux  morales.  1)  elles  semblent  se  faire  équilibre 
(p.  108)  ;  2)  les  croyances  et  les  usages  qui  trahissent  l'aversion  pour 
le  suicide  ne  sont  pas  tous  chose  catholique  (p.  109)  ;  3)  mais  plutôt 
chose    populaire 110 

Chapitre  V 
Le  théâtre  :  contraste  entre  la  morale  en  paroles  et  la  morale  en  action. 

I.  La  morale  en  paroles  :  équilibre  des  deux  morales.  1)  Le  suicide  est  sou- 
vent condamné  :  c'est  une  lâcheté,  une  faute  contre  la  famille,  contre 


TABLE    DES    MATIÈRES  813 

la  société  (p.  112)  ;  2)  arguments  nouveaux  :  c'est  une  sottise,  une 
mort  de  petites  gens,  une  banalité  démodée  (p.  115)  ;  3)  par  contre 
certains  suicides  sont  des  solutions  excusables,  intelligentes,  poé- 
tiques, dignes  d'une  grande  âme,  courageuses,  propres  à  sauver  l'hon- 
neur (p.  117)  ;  4)  la  morale  nuancée  s'affirme  moins  bruyamment  que 
sa    rivale 118 

II,  La  morale  en  action  :  triomphe  de  la  morale  nuancée.  1)  Il  est  extrême- 

ment rare  que  le  suicidé  soit  odieux  ou  antipathique  en  tant  que  sui- 
cidé (p.  119)  ;  2)  il  est  sympathique  lorsqu'il  y  a  suicide  altruiste, 
suicide  d'amour,  suicide  destiné  à  sauver  l'honneur  ou  à  expier 
(p.  120)  ;  3)  parfois  apparaît  l'idée  que  le  coupable,  en  cas  de  suicide, 
peut  être  autre  que  le  suicidé  (p.  125)  ;  4)  contraste  entre  la  morale 
en  parole  et  la  morale  en  action 127 

HE.  Localisation  des  deux  morales.  1)  Le  dualisme  moral  n'est  pas  Hé  à  un 
dualisme  philosophique  ou  religieux  (p.  127)  ;  2)  les  suicidés  sympa- 
thiques sont  beaucoup  plus  nombreux  dans  les  milieux  mondains 
et  intellectuels  que  dans  les  milieux  populaires  (p.  129). 

Chapitre  VI 
Le  roman  :  contraste  entre  la  morale  en  paroles  et  la  morale  en  action. 

I.  La  morale  en  paroles  :  équilibre  des  deux  morales.  1)  Le  suicide  est  une 
faute  contre  la  société,  une  désertion,  une  sottise,  une  solution  sans 
élégance,  et  sans  poésie,  une  faute  contre  la  famille,  une  lâcheté  ;  ce 
n'est  pas  une  réparation  (p.  131)  ;  2)  le  suicide  est  en  certains  cas,  et  en 
certains  cas  seulement,  une  solution  excusable,  légitime,  intelligente, 
élégante  et  poétique,  un  devoir  envers  autrui,  une  expiation,  une 
action  courageuse  (p.  136)  ;  3)  la  morale  nuancée  s'affirme  moins 
bruyamment  que  sa  rivale 140 

IL  La  morale  en  action  :  triomphe  de  la  morale  nuancée  1)  Le  roman  montre 
rarement  des  personnages  qui  soient  antipathiques  par  leur  suicide 
p.(  141)  ;  2)  il  montre  parfois  des  malades  et  des  victimes  de  l'hérédité 
(p.  142)  ;  3)  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent  se  tuer  sont  sympathiques 
lorsqu'il  y  a  altruisme,  amour,  désir  de  sauver  l'honneur,  ou  d'expier 
(p.  142)  ;  4)  constrate  entre  la  morale  en  paroles  et  la  morale  en 
action 150 

III.  Localisation  des  deux  morales.  1)  Le  conflit  des  deux  morales  est 
quelquefois  présenté  comme  un  conflit  entre  la  morale  des  croyants 
et  celle  des  incrédules  (p.  151)  ;  2)  mais  ceux  qui  se  tuent  ou  veulent 
se  tuer  dans  les  cas  admis  par  la  morale  nuancée  sont  aussi  nombreux 
et  aussi  sympathiques  dans  le  monde  des  croyants  que  dans  celui  des 
incrédules  (p.  152)  ;  3)  les  personnages  sympathiques  qui  se  tuent  ou 
veulent  se  tuer  sont  plus  nombreux  parmi  les  gens  du  monde  et  les 
intellectuels  que  parmi  les  gens  du  peuple 153 

Chapitre  VII 

Les  morales  professionnelles  :  conflit  de  la  morale  simple 
•et  de  la  morale  nuancée. 

I.  La  morale  militaire.  1)  Le  suicide  est  puni  dans  l'armée  (p.  155)  ;  2)  mais 
la  morale  nuancée  prévaut  dans  l'application  des  peines  (p.  156)  ; 
3)  certains  suicides  héroïques  ou  destinés  à  sauver  l'honneur  du 
corps  sont  communément  approuvés 158 


S 14  TABLE    DES    MATIERES 

II.  La  morale  o<  t  feillite  :  <-<ml!if  de  la  inonde  simple 

et  de  la  inoral  >  nuancée 160 

ïlï.  La  morale  médiccde  :  suicide  (\  eufchanasi<   ;  conflit  dé  la  moral 

et  de  la  morale  nuancée 163 

IV.  Localisation  des  deux  morales.  1)  L'hypothèse  (jui  lie  la  morale 
simple  au  catholicisme  ne  suffit  pas  à  expliquer  les  morales  profes- 
sionnelles (p.  169)  ;  2)  la  morale  simple  paraît  liée  au  fait  que  les 
membres  de  certains  groupements  professionnels  aliènent  au  profit 
du  public  une  part  de  leur  liberté  (p.  170)  ;  3)  la  morale  nuancée  au 
fait  que  ces  groupements  sont  des  élhV-s 170 

Chapitre  VIII 

Les  morales  confessionnelles  :  sévérité   et  indulgences 

de   la   morale   catholique. 

I.  La  morale  juive.  1)  L'horreur  du  suicide  est  étrangère  à  la  tradition 
judaïque  (p.  172)  ;  2)  les  rabbins  français  s'inspirent  de  ce  qu'il  y  a 
de  plus  indulgent  dans  la  doctriae  du  Talmud 173 

IL  La  morale  protestante.  1)  Les  protestants  condamnent  le  suicide  (p.  174)  ; 
2)  mais  ils  nuancent  la  morale  par  des  définitions  arbitraires  et  des 
restrictions  (p.  175)  ;  3)  et  ils  ne  punissent  pas  le  suicide 177 

III.  La  morale  catholique.  1)  Les  moralistes  catholiques  condamnent  le 
suicide  :  arguments  confessionnels  et  arguments  rationnels,  (p.  177)  ; 
2)  sévérités  des  casuistes  (p.  181)  ;  3)  le  droit  canonique  punit  le 
suicide  (p.  183)  ;  4)  certains  catéchismes  déclarent  que  les  suicidés 
sont  damnés  (p.  185)  ;  5)  mais  il  y  a  désaccord  sur  les  arguments 
(p.  186)  ;  6)  les  casuistes  admettent  en  certains  cas  le  suicide  indirect 
(p.  187)  ;  7)  le  droit  canonique  n'est  pas  appliqué  (p.  191)  ;  8)  il  n'y 

a  pas  accord  sur  l'idée  que  les  suicidés  sont  damnés 196 

IL  Localisation  des  deux  morales.  1)  Le  conflit  des  deux  morales  n'est  pas 
lié  dans  l'Eglise  à  quelqu'autre  conflit  doctrinal  (p.  197)  ;  2)  on  dis- 
cerne dans  l'horreur  catholique  du  suicide  un  élément  populaire 198 

Chapitre  IX 

Questions  résolues  et  questions  posées  par  Vétude 

de  la  morale  contemporaine. 

1)  L'étude  de  la  morale  contemporaine  révèle  l'existence  de  la  morale 
simple  et  de  la  morale  nuancée  et  de  la  lutte  de  ces  deux  morales 
(p.  200)  ;  2)  mais  elle  ne  permet  pas  de  prévoir  le  dénouement  de  la 
lutte  engagée  :  insuffisance  des  indications  qui  permettraient  d'éva- 
luer la  force  des  deux  morales  (p.  201)  ;  3)  nécessité  et  plan  de  l'étude 
du  passé    204 


DEUXIEME  PARTIE 

Les  origines  de  la  morale  contemporaine  :  morale  païenne  aristocratique 
et  morale  païenne  populaire. 

Chapitre  I 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  juive. 

I.  La  morale  simple  n'est  pas  d'origine  juive  .1)  il  n'est  pas  exact  que  la  Bible 
condamne  le  suicide  (p.  207)  ;  2)  il  n'est  pas  exact  que  les  Juifs  aient 


TABLE    DES    MATIÈRES  815 

refusé  la  sépulture  aux  suicidés  (p.  210)  ;  3)  le  témoignage  de  Josèphe 

sur  le  châtiment  infligé  aux  suicidés  est  un  témoignage  suspect 210 

IL  La  morale  nuancée  dans  les  écrits  des  docteurs  Juifs.  1)  Le  droit  reli- 
gieux :  opinions  d'Ismael  et  d'Akiba  ;  indulgence  de  la  jurisprudence 
(p.  214)  ;  2)  la  morale  formulée  :  le  suicide  est  blâmé,  mais  certains 
suicides  sont  approuvée  et  admirés  (p.  216)  ;  3)  les  mœurs  :  fréquence 
des  suicides  après  une  défaite 217 

III.  Hypothèses  démenties  ou  confirmées  par  V étude  de  la  morale  juive.  1)  On 
n'aperçoit  pas  de  rapport  entre  les  idées  relatives  au  suicide  et  les 
idées  relatives  au  respect  de  la  vie  humaine  p.  219  ;  2)  la  morale  nuan- 
cée paraît  solidaire  de  l'idée  de  liberté  religieuse  et  de  l'idée 
d'indépendance  nationale 220 

Chapitre  II 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  chrétienne.. 

I.  Les  deux  premiers  siècles.  1)  L'Eglise  ne  s'intéresse  pas  à  la  question 
morale  posée  par  le  suicide  :  aucune  trace  de  peines  ;  aucune  discus- 
sion sur  la  légitimité  de  la  mort  volontaire  (p.  222);  2)  le  suicide 
chrétien  :  en  dépit  de  quelques  réserves  dictées  par  la  crainte  de 
l'abjuration,  les  Chrétiens  admirent  ceux  qui  meurent  volontairement 
pour    la   foi 227 

IL  Le  troisième  siècle  :  la  question  du  suicide.  1)  Une  phrase  de  roman  et 
un  mot  d'Origène  condamnent  la  mort  volontaire,  mais  ces  deux 
textes  portent  la  marque  d'une  origine  païenne  (p.  233)  ;  2)  droit 
canonique  et  morale  formulée  se  désintéressent  de  la  question 
morale  soulevée  par  le  suicide 235 

III.  Le  troisième  siècle  :  le  suicide  chrétien.  1)  La  morale  écrite  :  a)  les 
théories  extrêmes  :  Clémentd' Alexandrie,  Tertullien  (p.  237  )  ;  b)  l'opinion 
moyenne  :  Origène,  Denys  d'Alexandrie,  Cyprien  (p.  241)  ;  2)  le 
droit  et  la  jurisprudence  :  la  lettre  de  Pierre  d'Alexandrie,  (p.  244)  ; 
3)  les  mœurs  :  le  martyre  volontaire  dans  Eusèbe,  dans  les  Actes  de 
Ruinart,  dans  les  Actes  de  l'Eglise  copte  (p.  246)  ;  4)  culte  rendu  à  des 
suicidées  (p.  251).  Conclusion  :  rien,  *  dans  la  morale  du  troisième 
siècle,  n'annonce  l'horreur  du  suicide 252 

IV.  Réponse  à  une  objection:  V esprit  de  la  morale  chrétienne,  étant  tout  de 
douceur  et  de  résignation,  aurait  contraint  VEglise  à  condamner  le 
suicide.  1)  Il  est  a  priori  peu  vraisemblable  que  la  douceur  et  la 
résignation  soient  l'âme  de  la  morale  chrétienne  (p.  253)  ;  2)  la  morale 
chrétienne  est  gouvernée  par  deux  sentiments  (conviction  qu'il  n'y 
a  pas  de  bien  hors  la  foi,  horreur  du  monde  et  de  la  vie,) qui  relèguent 

à  l'arrière -plan  la  douceur  et  la  résignation 255 

V.  Conclusion.  1)  La  morale  relative  au  suicide  s'accorde  à  l'esprit  général 

de  la  morale  chrétienne  (p.  261)  ;  2)  cette  morale  n'est  pas  directe- 
ment comparable  à  notre  morale  simple  ni  à  notre  morale  nuancée, 
mais  c'est  aux  sévérités  de  notre  morale  simple  qu'elle  est  le  plus 
violemment  contraire  (p.  262)  ;  3)  l'horreur  du  suicide  n'est  pas 
d'origine   chrétienne 263 

Chapitre  III 
L'horreur  du  suicide  n'est  pas  d'origine  celtique. 

I  Suicides  prescrits  ou  admis  en  Qaule.  1)  Un  suicide  collectif  chez  les 
Ligures  (p.  264)  ;  2)  la  loi  de  Marseille  consacre  le  principe  de  la 


816  TABLE    DES    MATIÈRES 

morale  nuancée  (p.  k2(\~})  ;  3)  les  Gaulois  approuvent  le  suicide  dn 
guerrier  vaincu,  le  suicide  après  la  mort  d'un  parent  ou  d'un  chef, 
certains  suicides  héroïques   ou  romanesques 265 

H.  Conclusion.  1)  Les  textes  ne  permettent  pas  de  dire  si  la  morale  des 
Gaulois  est  une  morale  simple  favorable  au  suicide  ou  une  morale 
nuancée  (p.  268)  ;  2)  hypothèses  confirmées  ou  démenties  par 
l'exemple  des  Celtes  (p.  268)  ;  3)  non  seulement  l'horreur  du  suicide 
n'est  pas  d'origine  celtique,  mais  la  morale  gauloise  est  un  obstacle  à 
l'établissement  de  la  morale  simple 270 

Chapitre  IV 

Horreur  du  suicide  et  morale  nuancée 
nous  viennent  Vune  et  Vautre  de  la  morale  païenne. 

I,  La  morale  nuancée.  1)  Faits  qui  pourraient  faire  croire  à  l'existence  d'une 
morale  simple  favorable  au  suicide  :  a)  La  morale  écrite  :  formules  épi- 
curiennes, Cicéron,  Sénèque,  Marc-Aurèle  (p.j272;  b)  le  droit  romain  ne 
punit  pas  le  suicide  ;  pendant  quelque  temps  l'accusé  qui  se  tue 
échappe  à  toute  répression,  le  mortis  arbitrium  est  une  faveur  (p.  272)  ; 
c)  mœurs  et  littérature  semblent  favorables  au  suicide  (p.  278)  ;  2) 
Faits  prouvant  qu'il  y  a  morale  nuancée  :  a)  nuances  de  la  morale 
platonicienne,  épicurienne,  stoïcienne  (p.  284)  ;  6)le  suicide estpsut-être 
quelquefois  puni  ;  le  droit  classique  permet  de  punir  l'accusé  qui  se 
tus  (p.  287);  c)  on  trouve  dans  les  mœurs  et  la  littérature  des  traces  d'aver- 
sion pour  certains  suicides  (p.  290)  ;  Analogie  de  cette  morale  nuancée 
avec  celle  de  l'époque  contemporaine 293 

IL  La  morale  simple.  1)  Le  suicide  par  pendaison  est  puni  par  le  droit 
pontifical  :  refus  de  sépulture  ;  rite  des  oscilla  ;  origine  religieuse  de 
cette  horreur  pour  le  suicide  par  pendaison  (p.  294)  ;  2)  les  suicidés 
sont  punis  dans  l'enfer  virgilien  :  l'orphisme  populaire  et  l'horreur  du 
suicide  (p.  299)  ;  3)  le  suicide  est  puni  dans  l'armée,  (p.  303)  ;  4)  il 
est  puni  parmi  les  esclaves  303 

Chapitre  V 

La  morale  nuancée  est  celle  d'une  aristocratie  libre  et  cultivée, 
la  morale  simple  est  liée  à  Vignorance  et  à  la  servitude. 

I.  Hypothèses  démenties  par  V exemple  des  Romains.  1)  L'horreur  du  suicide 
n'est  pas  liée  à  l'horreur  du  sang  (p.  307)  ;  2)  elle  n'est  pas  liée  davantage 
au  respect  de  la  dignité  humaine  (p.  308)  ;  3)  la  morale  nuancée 
n  'est  pas  soumise  au  principe  social  dont  parle  Durkhehn 308 

IL  La  morale  nuancée  est  morale  aristocratique  ;  la  morale  simple  est  morale 
populaire.  1)  Le  droit  romain,  rempart  de  la  morale  nuancée,  n'est  pas 
droit  commun,  mais  droit  des  hommes  libres  (p.  309)  ;  2)  la  morale 
nuancée  n'est  mise  en  pratique  que  par  une  aristocratie,  et  cela  au 
moment  où  cette  aristocratie  est  le  plus  cultivée  et  le  plus  attachée 
à  la  liberté  (p.  309)  ;  3)  l'aversion  pour  la  pendaison  et  l'idée  que 
les  suicidés  vont  en  enfer  sont  chose  populaire,  liée  à  l'ignorance 
(p.  311)  ;  4)  le  rempart  solide  de  la  morale  simple,  c'est  l'institution 
servile 313 

III.  La  morale  simple  et  la  morale  nuancée  ne  se  disputent  pas  la  conscience 

commune  :  elles  se  la  partagent  pacifiquement 314 


TABLE    DES    MATIÈRES  817 

Chapitre  VI 
Conclusion  :  hypothèse  suggérée  par  l'étude  des  origines  ;  moyen  d'en 

vérifier  la  justesse 317 


TROISIEME  PARTIE 

La  décadence  des  élites  et  le  triomphe  de  la  morale  simple. 

Chapitre  I 
Les  deux  morales  païennes  pénètrent  dans  V Eglise. 

I.  La  morale  aristocratique.  Il  n'y  a  pas  dans  l'Eglise,  une  morale  aristo- 

cratique réservée  à  l'élite  ;  mais  il  y  a  une  morale  qui,  en  fait,  ne 
règne  que  sur  l'élite 320 

II.  La  morale  écrite  :  accord  des  Pères  de  V Eglise  et  des  néo-platoniciens. 

1)  La  plupart  des  Pères  de  l'Eglise  condamnent  le  suicide  (p.  322)  ;  2) 
doctrines  de  Lactance  et  de  saint  Augustin  (p.  324)  ;  3)  mais  ce  n'est 
pas  là  une  doctrine  neuve  inspirée  par  l'horreur  du  sang  (p.  326)  ; 
4)  c'est  une  doctrine  reprise  à  la  philosophie  païenne  qui,  depuis  le 
IIIe  siècle,  est  le  plus  en  faveur  (doctrines  de  Plotin,  de  Porphyre,  d'A- 
pulée et  de  Macrobe) 327 

III.  Le  droit  :  V Eglise  et  V empire  s'accordent  pour  ne  pas  punir  le  suicide. 
1)  Saint  Augustin  lui-même  ne  demande  pas  qu'il  soit  puni  ;  rien, 
dans  la  Cité  de  Dieu,  n'annonce  le  droit  canonique  du  Moyen-âge 
(p.  329)  ;  2)  l'Eglise  victorieuse  ne  cherche  pas  non  plus  à  modifier 

le  droit  séculier  favorable  au  suicide 330 

IV.  Morale  de  l'Eglise  et  morale  néo-platonicienne  sont  nuancées  et  incer- 
taines. 1)  Nuances  et  incertitudes  de  la  morale  néo-platonicienne 
(p.  334)  ;  2)  nuances  de  la  morale  de  l'Eglise  :  les  canons  d'Elvire  et 
de  Carthage  ne  constituent  pas  un  désaveu  du  suicide  chrétien 
(p.  335)  ;  la  doctrine  de  saint  Augustin  garde  quelques  complaisances 
pour  le  suicide  chrétien  (p.  337)  ;  la  plupart  des  Pères  et  historiens 
approuvent  le  suicide  chrétien,  saint  Athanase,  saint  Basile,  saint 
Grégoire  de  Nysse,  saint  Grégoire  de  Naziance,  saint  Ambroise,  saint 
Jérôme,  saint  Jean  Chrysostome,  Eusèbe,  Socrate,  Sozomène,  Sul- 
pice-Sévère,  (p.  340)  ;  3)  incertitudes  de  cette  morale  nuancée  :  non 
seulement  saint  Augustin  contredit  saint  Jérôme  (p.  346)  ;  mais  il 
y  a  contradiction  au  sein  même  de  l'œuvre  de  saint  Augustin  et  au 
sein  de  l'œuvre  de  saint  Jérôme  (p.  347)  ;  cette  incertitude  même 
marque  un  rapprochement  avec  la  morale  païenne 348 

V.  Réponse  à  une  objection  :  si  V enthousiasme  pour  le  suicide  chrétien  était 

lié  à  V esprit  même  de  la  morale,  comment  admettre  qu'il  fasse  place,  dès 
le  rve  siècle,  à  une  doctrine  hésitante  et  incertaine  ?  1)  Les  principes 
auxquels  était  lié  cet  enthousiasme  s'affaiblissent  au  cours  du 
ive  siècle  et  c'est  dans  l'ensemble  de  la  morale  qu'il  y  a  incer- 
titude (p.  349)  ;  2)  cette  incertitude  est  d'autant  plus  grande  touchant 
le  suicide  chrétien  que  ce  sont  désormais  les  païens  et  les  hérétiques 
qui  meurent  pour  leur  foi 356 

Chapitre  II 
Les  deux  morales  païennes  pénètrent  dans  V Eglise  :  La  morale  populaire. 

I.  La  morale  simple  pénètre  dans  V Eglise.  1)  La  foule  se  convertit  si  vite 
qu'on  n'a  pas  le  temps  de  l'instruire  (p.  359)  ;  2)  cette  foule  a  horreur  du 

52 


818 

suicide  (p.  360)  ;  3)  dans  l'Eglise  où  elle  pénètre,  l'usage  chrétien  de  n< 
pas  punir  les  suicidés  n'a  pu  abolir  l'usage  païen  de  leur  refusez  la 
sépulture  (p.  .'>(H);4)  raisons  pour  lesquelles  l'usage  chrétien  devait, 
dans  le  peuple,  céder  la  place  à  l'usage  païen  (p.  361  )  ;  5)  les  premières 
peines  e  lire  tiennes  contre  les  suicidés  apparaissent  en  Egypte  dans  un 
milieu  populaire  (témoignages  de  Y  Histoire  lausiague  et  de  Cassien) 
(p.  362)  ;  G)  dès  le  ive  siècle,  elles  s'imposent  sur  un  point  à  La  haute 

Eglise  ;  les  Réponses  de  Thimothée  d'Alexandrie 36/5 

II.  Le  triomphe  du  paganisme  populaire  sur  la  question  du  suicide  n'est 
pas  un  fait  singulier.  1)  fêtes,  rites,  croyances  païennes  pénètrent  dans 
l'Eglise  victorieuse  (p.  366)  ;  2)  quelques-uns  de  ces  usages  popu- 
laires expriment  une  morale  contraire  et  à  la  morale  chrétienne  et  à 
celle  de  la  haute  Eglise  (p.  367)  ;  3)  la  victoire  du  paganisme  populaire 
est  particulièrement  sensible  dans  les  choses  de  la  mort  ;  le  refus  de 
sépulture,  antique  peine  païenne,  apparaît  dans  l'Eglise  au  même 
moment  et  au  même  lieu  que  les  peines  contre  le  suicide  (p.  368)  ;  4) 
Conclusion,  le  dualisme  païen  a  pénétré  dans  l'Eglise,  pourquoi  il  ne 
peut  s'y  maintenir  longtemps 370 

Chapitre  III J 
La   première  victoire   de  la  morale  populaire  :  V époque  mérovingien  m ». 

I.  La  morale  dualiste  en  Gaule,  avant  le  triomphe  de  la  barbarie.  1)  Morale 

aristocratique  païenne,  morale  de  la  haute  Eglise,  morale  populaire 
ont,  en  Gaule,  les  mêmes  caractères  que  dans  le  reste  de  l'Empire 
(p.  373)  ;  2)  le  concile  d'Arles  ne  condamne  pas  le  suicide  en  général, 
mais  le  seul  suicide  des  famuli  (p.  377)  ;  3)  cette  décision  loin  d'être 
une  victoire  «  chrétienne  »,  ou  une  nouveauté  due  à  l'Eglise,  consacre 
le  vieux  dualisme  païen 378 

II.  La  barbarie  :  première  victoire  de  la  morale  populaire  ;  V altération  du 

droit  romain.  1  )  Le  concile  d'Orléans  punit  le  suicide  des  seuls  accusés  et 
croit,  par  conséquent,  maintenir  le  droit  romain  (p.  380)  ;  2)  mais  il 
l'altère  gravement  et  fraie  la  voie  à  l'idée  que  le  suicide  est,  par  lui- 
même,  un  crime  (p.  383)  ;  3)  cette  altération  du  droit  romain 
n'est  pas  chose  d'Eglise,  mais  chose  imposée  à  l'Eglise  (p.  384)  ;  4)  elle 
s'explique  par  le  déclin  des  aristocraties  intellectuelles  et  l'ascendant 
des  mœurs  populaires 386 

III.  Deuxième  victoire  populaire.  1)  Les  conciles  de  Braga  et  d'Auxerre 
punissent  tous  les  suicides  (p.  387)  ;  2)  l'Eglise,  ce  faisant,  suit  tou- 
jours la  justice  laïque  (p.  388)  ;  3)  ce  qui  triomphe,  c'est  bien  la  vieille 
morale  populaire 390 

IV.  Hypothèse  démenties  par  V étude  deV époque  mérovingienne.  1)  Le  triom- 
phe de  l'horreur  du  suicide  ne  s'explique,  au  VIe  siècle,  ni  par  l'hor- 
reur du  sang  versé,  ni  par  un  plus  grand  respect  de  la  dignité  hu- 
maine, ni  par  l'influence  des  Barbares  (p.  392)  ;  2)  Il  confirme  d'au- 
tant mieux  notre  hypothèse  qu'il  s'accorde  au  triomphe  général  de 

la  morale  païenne  populaire  que  provoque  le  déclin  des  aristocraties.     395 

Chapitre   IV 
La  renaissance  carolingienne  :  réapparition  fugitive  de  la  morale  nuancée. 

I.  La  renaissance  anglo-saxonne  et  la  morale  nuancée.  Les  Pénitentiels 
dans  lesquels  en  reconnaît  l'influence  de  Théodore  de  Tarse  essaient 
de  nuancer  et  d'atténuer  la  législation  du  vie  siècle 402 


TABLE    DES    MATIERES  819 

II.  La  renaissance  carolingienne  et  la  morale  nuancée.  1)  Les  idées  anglo- 

saxonnes  pénètrent  dans  l'empire  franc  (p.  405)  ;  2)  abandonnées 
au  moment  de  la  réaction  contre  les  Pénitentiels,  elles  reparaissent 
plus  hardies  dans  les  faux  capitulaires  (p.  406)  ;  3)  les  Réponses  du 
pape  Nicolas  et  le  canon  du  concile  de  Troyes  montrent  qu'à  la  fin 
du  IXe  siècle,  la  lutte  n'est  pas  terminée  (p.  409)  ;  4)  arguments  des 
deux  partis  :  saint  Augustin  allégué  contre  la  législation  du  VIe  siècle     410 

III.  La  renaissance  carolingienne  et  la  morale  nuancée  (suite).  I)  Les  mora- 
listes ne  traitent  pas  la  question  du  suicide  et  il  n'y  a  pas  de  sui- 
cides à  la  mode  (p.  412)  ;  2)  mais  on  parle  sans  indignation  des  sui- 
cides antiques  (p.  413)  ;  3)  et  on  voit  renaître  l'enthousiasme  pour  le 
suicide  chrétien ' 415 

IV.  Le  destin  de  la  morale  nuancée  est  lié  à  celui  de  V élite  intellectuelle.  1) 
insuffisance  des  hypothèses  classiques,  (p.  417)  ;  2)  les  théoriciens  des 
idées  nouvelles  appartiennent  à  l'élite  (p.  418)  ;  3)  la  timidité  même 
de  la  morale  nuancée  s'explique  par  la  faiblesse  de  cette  élite  nais- 
sante      419 

Chapitre  V 

Dernière  victoire  de  la  morale  populaire  :  le  Moyen  âge. 

I.  La  morale  écrite  :  la  doctrine  jadis  propre  à  saint  Augustin  devient  la 

doctrine  commune  et  on  ne  retient  guère  de  l'antiquité  que  ses  décla- 
rations contre  le  suicide  :  théories  d'Abélard,  d'Alexandre  de  Haies 
et  de  saint  Thomas 422 

II.  Le  droit  canonique.   1)  Les  idées  émises  dans  les  Pénitentiels  ne  se 

retrouvent  plus  dans  le  Décret  de  Gratien  (p.  433)  ;  2)  au  xme  siècle, 

les  suicidés  sont  privés  de  sépulture  en  terre  sainte 434 

III.  Le  droit  séculier:  tous  les  textes  qui  s'occupent  du  suicide  le  punissent. 
1)  confiscation  des  biens  du  suicidé  :  les  quatre  régimes  (p.  437)  ;  2) 
peines  infligées  aux  cadavres  :  corps  pendus  traînés,  brûlés  (p.  439)  ;, 

3)  procédure  et  jurisprudence 442 

IV.  Les  mœurs.  I)  Il  est  impossible  de  dire  si  les  suicides  étaient  rares 
ou  fréquents  au  Moyen  âge,  mais  on  ne  trouve  pas  trace  d'une 
mode  analogue  à  l'ancienne  mode  stoïcienne  (p.  446)  ;  2)  la  famille 
du  suicidé  était  probablement  atteinte  dans  l'opinion  au  même 
titre  que  la  famille  du  condamné 449 

V.  La  littérature  et  Vart.  L'horreur  du  suicide  dans  :  1)  la  littérature  cour- 

toise (p. -452)  ;  2)  les  Chansons  de  Geste  (p.  455)  ;  3)  les  Miracles  et 

les  Mystères  (p.  459)  ;  4)  la  sculpture  du  Moyen  âge 461 

Chapitre  VI 
Le  Moyen  âge.  {suite)  :  renaissance  et  faiblesse  des  morales  nuancées. 

I.  Dans  V aristocratie  d'Eglise.  1)  On  trouve  dans  les  moralistes  quelques 
traces  d'une  doctrine  moins  rude  que  celle  de  saint  Thomas  et 
Alexandre  de  Haies  (p.  463)  ;  2)  les  théologiens  sont  étrangers  aux 
rigueurs  du  droit  canonique  (p.  467)  ;  3)  les  théologiens  et  l'Eglise 
sont  étrangers  ot  même  hostiles  aux  rigueurs  du  droit  séculier 468 

IL  Dans  le  monde  des  légistes.  1)  Les  rédacteurs  des  chartes  et  coutumes 
méridionales  ne  s'occupent  pas  du  suicide,  il  est  probable  que  tous 
les  suicidés  n'étaient  pas  punis  dans  le^nidi  (p.  473)  ;  2)  protestai  ion  «le 
Jean  Boutillier  (p.  478)  ;  3)  traces  d'indulgence  dans  la  jurispru- 
dence       479 


820  TABLE    DBS    MATIÈRES 

III.  La  inorale  mondaine.  1)  Le  suicide  et  les  romans  courtois  :  l'apothA 
du  suicide  d'amour  (p.  481)  ;  2)  influence  de  la  morale  courtoise  sur  1rs 
Chansons  de  Geste  (p.  492)  ;  3)  la  morale  courtoise  et  les  mœurs  : 
quelques  suicides  (p.  494)  ;  4)  le  suicide  était-il  puni  dans  la  noblesse  ? 
(p.  496)  ;  5)  faiblesse  et  timidité  de  la  morale  nuancée 199 

Chapitre  VII 

Le  Moyen  âge  {fin)  :  la  dernière  victoire  de  la  morale  populaire  est  encore  une 

victoire  de  V institution  servile  et  de  V ignorance. 

I.  Causes  du  dernier  succès  de  la  morale  d'en  bas.  1)  Les  sévérités  du  droit 
canonique  et  du  droit  coutumier  ne  datent  pas  du  xme  siècle,  mais 
du  xe  siècle  (p.  502)  ;  2)  à  cette  époque,  le  régime  féodal  consacre 
l'institution  servile  (p.  503)  ;  3)  il  n'y  a  plus  d'élite  intellectuelle 
(p.  504?  ;  L'horreur  du  suicide  triomphe  avec  l'institution  servile 
et  grâce  à  la  disparition  des  aristocraties 507 

IL  Causes  de  la  timidité  des  morales  aristocratiques  au  xme  siècle.  1)  Les 
aristocraties  se  trouvent  en  présence  du  fait  accompli  :  le  suicide  est 
devenu  un  crime  (p.  507)  ;  2)  l'idée  d'une  morale  unique  a  prévalu 
(p.  508)  ;  3)  les  aristocraties  du  XIIIe  siècle,  bridées  par  l'esprit  sco- 
lastique  et  par  l'esprit  féodal  ne  sont  qu'à  demi  des  aristocraties.  .  .  .     509 

III.  Insuffisance  des  autres  hypothèses.  1)  Hypothèse  de  Durkheim  (p.  514)  ; 
2)  hypothèse  qui  lie  la  répression  du  suicide  à  l'action  de  l'Eglise 
(p.  514)  ;  3)  hypothèse  qui  lie  l'horreur  du  suicide  et  l'horreur  du 
sang  (p.  514).  4)  Conclusion  de  la  troisième  partie 51G 


QUATRIEME  PARTIE 

La  renaissance  des  élites  et  la  revanche  de  la  morale  nuancée. 

Chapitre     I 

Le  seizième  siècle  :  une  nouvelle  lutte  s'annonce  entre  les  deux  morales. 

I.  La  morale  nuancée.  l)Elle  s'exprime  déjà  hardiment  dans  les  romans 

(p.  520)  ;  2)  dans  la  tragédie  naissante  (p.  527)  ;  3)  dans  les  ouvrages 
des  moralistes  (les  stoïciens,  d'Urfé,  Montaigne,  Charron)  (p.  530)  ; 
4)  et,  beaucoup  plus  timidement,  dans  les  mœurs 537 

II.  La  morale  simple.   1)  L'Eglise  se  prononce  en  faveur  de  la  morale 

simple  (p.  540)  ;  2)  le  droit  canonique  est  maintenu  et  appliqué 
comme  auparavant  (p.  541)  ;  3)  les  casuistes  sont  assez  rigoureux  sur 
la  question  de  la  mort  volontaire  (Navarrus,  Tolet,  Benedicti, 
Lessius,    Suarez,    etc.) 542 

III.  Les  deux  morales  et  le  droit.  1)  La  question  du  suicide  ne  soulève  pas 
encore  de  controverses  passionnées  (p.  547)  ;  2)  mais  la  lutte  inévi- 
table s'annonce  déjà  a)  dans  les  écrits  des  jurisconsultes  (Loisel, 
Bacquet,  d'Argentré,  Duret,  Chasseneux,  Ayrault),  b)  dans  la  juris- 
prudence       548 

IV.  Accord  de  notre  hypothèse  et  des  faits.  1)  La  morale  nuancée  s'appuie  sur 
les  élites  cultivées  et  libres  et  sa  faiblesse  même  vient  de  ce  que  la 
renaissance  n'atteint  pas  les  masses  populaires  (p.  556)  ;  2)  réponse 
à  une  objection  :  l'Eglise,  bien  qu'elle  soit  une  élite,  se  prononce  en 
faveur  de,  la  morale  simple  (p.  557)  ;  3)  insuffisance  des  hypothèses 
classiques 558 


TABLE    DES    MATIÈRES  821 

Chapitre   II 

Le  xvne  siècle  :  force  croissante  des  deux  morales  :  V Ordonnance  de  1670  ouvre 

la  lutte  décisive. 

I.  Progrès  de  la  morale  nuancée.  1)  Elle  s'affirme  de  plus  en  plus  librement 

dans  la  tragédie  (p.  559)  ;  2)  dans  le  roman,  (p.  565)  ;  3)  elle  a  quelques 
partisans  dans  le  monde  des  moralistes  (Balzac,  saint  Evremond, 
Bayle  (p.  572)  ;  4)  elle  a  même  des  partisans  dans  l'Eglise  :  Duver- 
gier  de  Hauranne,  l'évêque  Camus,  le  P.  Le  Moyne,  etc.  (p.  576)  ; 
5)  légères  traces  d'indulgence  dans  les  mœurs  pour  certains  suicides. .     581 

II.  Progrès  de  la  morale  simple.  1)  Le  droit  canonique  se  maintient  (p.  585)  ; 

2)  les  casuistes  restent  rigoureux  (p.  588)  ;  3)  la  morale  simple  se  re- 
retrouve chez  les  moralistes  catholiques  (Jacques  Esprit,  Male- 
branche)  et  dans  les  catéchismes  (p.  592)  ;  4)  chez  les  jansénistes 
(Nicole,  Arnaud)  (p.  593)  ;  5)  chez  les  protestants  (p.  595)  ;  6)  dans 
Descartes,  chez  quelques  moralistes  mondains  (Mme  Deshoulières, 
Mlle  de  Scudéry)  (p.  596)  ;  7)  chez  un  moraliste  libertin  (La  Mothe 
le  Vayer)  (p.  598)  ;  8)  dans  les  manuels  de  philosophie 598 

III.  Les  deux  morales  et  le  droit.  1)  Progrès  continus  de  la  morale  nuancée 
dans  la  première  partie  du  XIXe  siècle  (p.  599)  ;  2)  l'Ordonnance 
criminelle  de  1670  consacre  brusquement  la  morale  simple  (p.  605). 
Conséquence  inévitable  de  cette  réaction 609 

IV.  Accord  de  notre  hypothèse  et  des  faits.  1)  Si  les  deux  morales  s'affer- 
missent l'une  et  l'autre  au  xvrie  siècle,  cela  tient  à  ce  que  a)  la  culture 
se  développe  et  se  rétrécit,  6)  l'individu  et  la  pensée  elle-même  sont 

à  la  fois  plus  libres  et  moins  libres 610 

Chapitre  III 
Le  xvme  siècle  :  victoire  de  la  morale  nuancée 

I.  Puissance  de  V ancienne  morale.   1)  L'Eglise  :  droit  canonique,  caté- 

chismes, casuistes,  adversaires  de  la  philosophie  (p.  617)  ;  2)  Protes- 
tants et  philosophes  hostiles  au  suicide  :  Formey,  Dumas,  Diderot, 
Dalembert,  Rousseau,  d'Argens,  etc.  (p.  624)  ;  3)  le  droit  :  déclarations 
de  1712  et  de  1736  (p.  627)  ;  4)  opinions  des  jurisponsultes  classiques 
Serpillon,  Muyart  de  Vouglans,  Rousseau  de  la  Combe,  Jousse,  etc. 
(p.  629)  ;  5)  jurisprudence  (p.  631)  ;  6)  déclarations  en  faveur  de 
l'ancien  droit  (p.  633)  ;  7)  les  mœurs  :  tendance  à  cacher  le  suicide. . .     634 

II.  Victoire  de  la  morale  nuancée.  1)  Elle  s'affirme  toujours  dans  les  romans 

et  au  théâtre  (p.  636)  ;  2)  les  philosophes  hostiles  en  principe  au  sui- 
cide font  de  larges  concassions  à  la  morale  nuancée  (p.  645)  ;  3)  d'autres 
philosophes  attaquent  la  vieille  morale,  soit  en  déclarant  que  le  sui- 
cide est  toujours  l'effet  de  la  folie  (Mériam,  Dubois-Fontanelle, 
Lévesque,  Andry)  (p.  649)  ;  4)  soit  en  lançant  des  formules  favorables 
au  suicide  (Montesquieu,  Maupertuis,  d'Holbach  (p.  651)  ;  5)  soit 
en  expliquant  qu'il  y  a  suicide  et  suicide  (d'Argenson,  Helvétius, 
Delisle   de    Sales,  Voltaire) 650 

III.  Victoire  de  la  morale  nuancée  (suite)  :  la  morale  nuancée  et  le  droit.  1) 
Les  philosophes  attaquent  vigoureusement  le  droit  de  leur  époque 
(p.  660)  ;  2)  à  la  veille  de  la  Révolution,  tout  un  groupe  de  juriscon- 
sultes reprend  les  idées  des  philosophes  (Bernardi,  Boucher  d'Argis, 
Brissot,  Chaussard,  Valazé,  etc.)  (p.  662);  3)  dans  la  seconde  moitié 
du  xvme  siècle,  le  vieux  droit  n'est  plus  appliqué  (p.  666)  ;  4)  le 
clergé  paroissial  paraît  favorable  à  l'abolition  des  anciennes  peines. .     674 


822  TABLE    DES    MATIERES 

IV.  La  morale  nuancée  et  les  nmurs.  1)  Le  peuple  lui-même  paraît  favorable 

à,  L'abolition  de  l'ancien  droit  (p.  677)  ;  2)  l'horreur  fait  çà  et  là  place 

au  aflence  (p.  677)  ;  3)  ce  silence  lui-même  n'est  pas  général  :  on  parle 
beaucoup  du  suicide  et  ceux  qui  se  tuent  ne  se  cachent  pas  toujours 

(p.  678)  ;  4)  il  n'y  a  pas  de  mode  comparable  à  l'ancienne  mode  stoï- 
cienne, mais  il  y  a  beaucoup  de  complaisance  pour  le  suicide  philo- 
.     sophique  et  le  suicide  d'amour 679 

V.  A  ccord  de  notre  hypothèse  et  des  faits.  La  victoire  de  la  morale  nuancée 

ne  s'explique  pas  dans  les  hypothèses  classiques;  s'accorde  à  noire 
hypothèse  684 

Chapitre  IV 
La  Révolution:  deuxième  victoire  de  la  morale  nuancée. 

I.  Survivance  de  la  morale  simple.  1)  Il  n'y  a  pas  pendant  la  Révolution 

un  enthousiasme  aveugle  pour  le  suicide  (p.  688)  ;  2)  on  voit  la  morale 
simple  survivre  dans  les  manuels  de  morale  (p.  689)  ;  2)  le  roman  et  le 
théâtre  (p.  689)  ;  3)  les  journaux,  les  opinions  exprimées  dans  les  sections, 
clubs  et  les  assemblées  (p.  690)  ;  4)  dans  le  droit  (p.  695)  ;  5)  dans  les 
les  mœurs   698 

II.  Victoire  de  la  morale  nuancée.  1)  Elle  s'affirme  dans  un  ouvrage  de 
Mme  de  Staël  (p.  700)  ;  2)  roman  et  théâtre  restent  fidèles  à  la  tradi- 
tion du  XVIIe  et  du  xvme  siècle  (p.  702)  ;  3)  le  crime  de  suicide  dis- 
paraît de  nos  lois  sans  que  cette  disparition  soulève  une  protestation 
(p.  704)  ;  4)  le  droit  canonique  cesse  d'être  appliqué  (p.  708)  ;  5)  cer- 
tains suicides  sont  exaltés  dans  les  manuels,  les  journaux,  au  théâtre, 
dans  les  sections  et  les  assemblées  (p.  710)  ;  6)  certains  suicides  sont 
à  la  mode  :  suicides  patriotiques,  civiques,  suicides  d'accusés  et  de 
condamnés,  suicides  royalistes,  suicides  altruistes 714 

III.  Accord  de  notre  hypothèse  et  des  faits.  1)  La  victoire  de  la  morale 
nuancée  contredit  les  hypothèses  classiques  (p.  721),  et  confirme  la 
nôtre  (p.  723);  2)  ce  qui  en  fait  la  grandeur,  c'est  que  la  morale 
nuancée  triomphe  par  une  élite,  mais  non  pour  une  élite 724 

Chapitre  V 
Le  xixe  siècle  :  offensive  de  la  morale  simple  ;  résistance  et  triomphe  de  la  morale 

nuancée. 

I.  L'offensive  de  V Eglise.  1)  Après  avoir  laissé  tomber  le  droit  canonique 
sous  l'empire  et  au  début  de  la  Restauration  (p.  728)  ;  2)  l'Eglise  lutte 
ensuite  pour  l'appliquer  (p.  732)  ;  3)  le  proclame  solennellement,  le 
rend  de  nouveau  redoutable  (coin  des  suicidés)  (p.  735)  ;  4)  elle  fait 
ainsi  de  la  réprobation  du  suicide  un  sentiment  qui  semble  propre- 
ment catholique  et  dénonce  les  adversaires  de  la  morale  comme  des 
adversaires  de  la  religion • * 738 

IL  Les  points  d'appui  de  V offensive  de  V Eglise.  1)  [Moralistes  (p.  741)  ; 
2)  auteurs  d'ouvrages  contre  le  suicide  (p.  746)  ;  3)  manuels  univer- 
sitaires (p.  746)  ;  4)  morale  en  paroles  dans  les  pièces  de  théâtre  et  le 
roman  s'accordent  à  condamner  le  suicide  (p.  747)  ;  5)  le  suicide  dis- 
crédite une  famille  (p.  750)  ;  6)  fait  parfois  craindre  une  hérédité  de 
folie  (p.  750)  ;  7)  on  le  cache  soigneusement  (p.  752)  ;  8)  il  est  puni 
dans  l'armée,  flétri  par  la  magistrature  (p.  754)  ;  9)  plusieurs  écri- 
vains demandent  des  peines  contre  les  suicidés 755 


TABLE    DES    MATIÈRES  823 

III.  Résistance  de  la  morale  nuancée.  1)  Il  n'y  a  pas  en  face  de  la  morale 
simple,  une  autre  morale  favorable  au  suicide  (p.  757)  ;  2)  mais  la 
morale  nuancée  s'affirme  dans  les  mœurs  :  pas  de  manifestation  aux 
obsèques  des  suicidés  ;  mode  romantique  ;  indulgence  de  l'opinion 
(p.  759)  ;  3)  dans  la  morale  écrite  :  réfutation  des  arguments  allégués 
contre  le  suicide  ;  4)  affirmations  du  principe  de  la  morale  nuancée  ; 
définitions  et  exceptions  ruinant  le  principe  de  la  morale  simple. ...     702 

IV.  Résistance  de  la  morale  nuancée  (suite).  1)  La  littérature:  apologie  de 
certains  suicides  (p.  771)  ;  2)  la  morale  en  action  :  suicide  altruiste, 
suicide  d'amour,  suicide  destiné  à  sauver  l'honneur  ou  à  expier 
(p.  773)  ;  3)  le  suicide  romantique  (p.  779)  ;  4)  Le  droit  :  maintien  et 
affermissement  de  l'œuvre  révolutionnaire 781 

V.  Victoire  de  la  morale  nuancée.  1)  Même  au  moment  où  il  cède  sur  la 

question  de  l'inhumation  des  suicidés,  le  pouvoir  civil  réserve  ses 
droits  et  en  use  quelquefois  (p.  786)  ;  2)  l'Eglise  victorieuse  hésite 
à  tirer  parti  de  sa  victoire  (p.  788)  ;  3)  de  1881  à  1887,  le  pouvoir 
civil  prend  sa  revanche,  supprime  le  coin  des  suicidés  et  assure  à 
tous  ceux  qui  se  tuent  des  funérailles  honorables 791 

VI.  Le  XIXe  siècle  et  notre  hypothèse,  1)  La  morale  nuancée  s'appuie  sur  les 
élites,  la  morale  simple  sur  le  peuple  (p.  793)  ;  2)  si  l'élite  n'est  pas 
unanime,  c'est  qu'elle  est  divisée  sur  la  question  de  la  liberté  (p.  793)  ; 
3)  l'attitude  de  l'Eglise  s'explique  par  le  fait  qu'elle  prend  parti 
contre  la  liberté  (p.  794)  ;  Faiblesse  des  hypothèses  classiques 795 


CONCLUSION 

I.  Conclusion  théorique.  1)  Insuffisance  des  hyp thèses  qui  lient  la  morale 
simple  au  respect  de  la  dignité  individuelle,  à  l'horreur  du  sang,  au 
principe  de  la  morale  chrétienne  (p.  797)  ;  2)  Loi  spécifique  suggérée 
par  l'étude  des  faits  :  la  morale  nuancée  triomphe  avec  les  élites  cultivées 
et  éprises  de  liberté,  la  morale  simple  avec  la  masse  asservie 
et  sans  culture  (p.  799)  ;  3)  Prévision  autorisée  par  cette  loi:  dans  notre 
pays,  la  morale  nuancée  éliminera  de  plus  en  plus  la  morale  simple . .     801 

IL  Conclusion  pratique  1)  Cette  prévision  ne  permet  pas  de  donner  à  la 
morale  nuancée  l'investiture  scientifique  (p.  804)  ;  2)  mais  elle  peut  servir 
au  triomphe  de  la  morale  nuancée  en  donnant  confiance  à  ses  parti- 
sans ;  timidité  et  insuffisance  des  formules  actuelles  :  formules  suggé- 
rées par  l'étude  des  faits  (p.  805)  ;  3)  Réponse  à  une  objection 807 


Tmp.  des  Presses  Universitaires  de  France.  —  30.884. 


RRATA 


Au  lieu  de  : 

lire  : 

°age  ^38,  ligne  24, 

électrique, 

éclectique. 

—       135,       — 

36, 

expiration, 

expiation. 

146,       — 

4, 

dévouement, 

dénouement. 

—       156,       - 

H, 

les  officiers, 

des  officiers. 

—       178,       — 

14, 

de  ne  s'abstenir, 

de  s'abstenir. 

-       213,       — 

20, 

tu  te  pendras, 

tu  le  pendras. 

—       230.       — 

15, 

en  se  défendant, 

en  se  dénonçant. 

—       234,       — 

4, 

sont  punis  en  enfer, 

sont  punis  d'une  peine 
spéciale  en  enfer. 

—       214,       — 

19, 

quand  il  nous  offre, 

quand  il  nous  en  offre. 

—       284,       — 

29, 

il  n'est  pas  raisonnable, 

il  est  raisonnable. 

—      2.L\       — 

21, 

note:  ''ignominieuse", 

note:  mort  'ignominieuse' 

—      311,      — 

19, 

les  pratiiciens, 

les  patriciens. 

—       327.       — 

36, 

il  y  a  une  opposition, 

il  n'y  a  pas  opposition. 

—      363.      — 

20, 

c'est  dans  hors, 

c'est  donc  hors. 

—      364  365, 

la  grande  trahison  païenne,  lagrande  invasion  païenne. 

—       376,      — 

H, 

et  du  suicide  chrétien, 

et  celle  du  suicide  chrétien. 

—        —        — 

39, 

sous  la  dénomination, 

sous  la  domination. 

—       390,       — 

34, 

à  son  aïeul, 

à  son  enfant. 

394,       — 

23, 

n'existe  pas, 

n'excite  pas. 

—       U-2,       — 

14, 

le  démentent, 

la  démentent. 

—        —        — 

27, 

les  précautions, 

des  précautions. 

-        445,       — 

32, 

pour  conséquence  etc., 

ces  affirmations  opposées. 

—       41)7.       — 

42, 

qui  veulent  se  tuer  ou  se  touchant  la  répression. 

tuent. 

—       514,       — 

32, 

c'est  que  les  clercs, 

c'est  que  la  morale  écrite  et 
le  droit  assimilent  le  suicide 
au  meurtre;  c'est  surtout 
que  les  clercs. 

—       553.       — 

13, 

Jean  Barquet, 

Jean  Bacquet. 

—       558.        — 

4, 

qu'elle  exerçait  etc., 

qu'elle  demeure  liée  quand 
tout  s'émancipe  autour 
d'elle,  elle. 

—       5D0.       — 

14, 

peut-on  ne  pas  visiter, 

peut-on  visiter. 

—     *621,      — 

32, 

se  résout, 

s'est  résolu. 

—      666,      — 

36, 

plus  loin, 

plus  haut. 

—      694,       — 

4, 

philosophie, 

philosophique. 

—      713.       — 

21, 

permis  de  surfaire, 

permis  de  survivre. 

72  n. 
728. 

7  17, 


781, 
786. 


4,  qui  vont  volontairement,  qui  vont  à  la  mort. 
10,  la  traduction  juridique,   la  tradition  juridique. 
15,  Drames  bourgeois  etc.,    Drames  romantiques:  Ce 

n'est  pas  ainsi  que  doit 

mourir  un. 

à  les  punir. 

sublime  d<>  mélancolie. 

qu'elle  le  consacre. 


4,  à  les  empêcher, 

23,  sublime  et  mélancolie, 
29,  qu'elle  les  consacre, 


1  ,- 


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