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N de la Comtesse j
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LA COMTESSE
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LA VIEILLE ROCHE
LES VACANCES
DE
LA COMTESSE
EDMOND ABOUT
HUITIÈME ÉDITION
PARIS
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79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1900
DraiU da traduction «t d« rvproduetioo ri««rvte>
LES VACANCES
DE LA COMTESSE
MONSIEUR FAFIAUX
M. Fafiaux n'était pas encore assez chrétien pour
digérer le mariage de sa nièce. Danis sa •fureur, il la
voyait ruinée et damnée par ce païen de mauvaise
vie qui l'avait emportée à Paris. Il serait difficile de
dire ce qu'il regrettait le plus : était-ce l'âme in-
nocente qu'il avait préservée du mal jusqu'à l'âge de
vingt-deux ans? Ou ses beaux millions qu'il avait
arrondis avec un zèle si désintéressé ? Ou la chère
présence d'une entant uniquement aimée ? Ou son
autorité quasi paternelle foulée aux pieds par un
intrus? Ou le prestige de sa toute-puissance affai-
bli dans le diocèse? Les présidentes de congréga-
tion, les supérieures de communauté lui ;^)arlaient
d'une voix compatissante, les libéraux sojuriaient
entre cuir cl chair en lui tirant leur chapeau. Une
1
2 LA VIEILLE ROCHE
feuille mal pensante réimprima, en tête de sa chro-
nique locale une toute petite table de la Fontaine :
l'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits.
Ces quatre vers, publiés sans commentaire, mais
interprétés sans effort dans une ville où l'esprit
court les rues, obtinrent un succès fou. Les en-
fants des canuts se montraient M. Fafiaux en criant:
c A toi, l'astrologue! j>
Le vieillard était irascible comme tous les petits
hommes. Aux cris gouailleurs de cette marmaille,
il serrait les poings dans ses poches et grommelait
en trottinant :
«Attendez-moi, vauriens! Nous nous retrouve-
rons à la morte saison. Vous viendrez me demander
des bons de pain! C'est des bons de trique qu'on
vous donnera. »
Valentine lui écrivit, trois jours après son ma-
riage, sur le papier de l'hôtel Meurice. Elle protes-
tait, de son affection et de son respect inaltérable ;
elle se portait caution pour Gontran, qui était le
plus doux, le plus attentif et le plus délicat des
maris : loin de la détourner de ses devoirs, il l'avait
conduite lui-même à la messe d'une heure et il
l'avait attendue au pied du grand escalier de la Ma-
deleine. « Rien ne manque à mon bonheur, disait-
elle, excepté votre pardon. Ouvrez vos bras, cher
oncle , ouvrez-les tout grands, car mon adoré Con-
tran est de moitié dans ma prière : il vous l'écrira
lui-même dès que vous lui le permettrez. t>
Dans cette profession de tendresse et d'obéissance,
une seule chose frappa le bonhomme Fafiaux. Sa
LES VACANCK.S DE LA COMTESSE 3 .
nièce se levait à midi, et elle entendait une messe
basse. Un dimanche! Où étaient les principes? A
quoi servait l'éducation du couvent, et cette salu-
taire habitude d'éveiller les enfants à/ six heures ?
Lorsqu'un homme a rescinde se scandaliser, tout '
lui sert : M. Fafiaux trouva même inconvenant que
sa nièce lui écrivît si tôt après le mariage, « toute
chaude des embrassements d'un sexe contraire au
sien ! » Le cant anglais ne va pas si loin : il défend
aux nouvelles mariées de se montrer en public,
mais il leur permet d'écrire à discrétion.
M. Fafiaux ne répondit ni à cette lettre ni aux
suivantes : il boudait. Sa nièce lui écrivit au jour
de l'an, h sa fête, à l'anniversaire de sa naissance :
peine perdue ! ellç lui annonça qu'il trouverait une
cellule décorée et meublée à son goût dans l'hôtel
de Mably remis à neuf : il se contenta de hausser
les épaules en apprenant (pi'on avait racheté un im-
meuble d'un million.
Toutes les confréries et sociétés de bienfaisance
reçurent l'invitation de prier pour une âme égarée ;
on dit des messes à tous les autels de la ville et des
faubourgs pro anima aberrante : c'était l'âme de
Valentine, comtesse de Mably. Quant au mari, si
par hasard il avait une âme, personne ne daigna la
recommander à Dieu ; mais je suppose que M. Fa-
fiaux ne se fit pas faute de la donner au diable. Les
hommes de charité étroite sont sujets à ce petit
péché.
irfaut dire que Gontran fut maudit en bonne
compagaie, avec la duchesse de Haut-Mont, et le
4 LA VIEILLE ROCHE
marquis de Lanrose, et le comte Adhémar, et Yo-
lande, et Lambert, et tous ceux qui avaient poussé
à la roue de ce scandaleux mariage. Éliane était
Tobjet d'une proscription toute spéciale : on ne par-
donnait pas à cette sainte de tromper l'estime et le
respect qu'on avait professés pour elle.
Les Lanrose ignoraient leur disgrâce, ou, s'ils en
avaient connaissance, ils s'en inquiétaient peu.
Adhémar posait en principe qu'un homme sans ar-
gent est comme s'il n'existait pas. Le marquis mé-
prisait les idées mesquines, les menues pratiques,
lé fanatistne étriqué, les colères sournoises et tout
ce monde de petitesses ténébreuses qui fourmillait
sous le gazon de M. Fafiaux. Le noble et fier Lan-
rose était un de ces hommes de parti qui aiment le
soleil et la rase campagne, et qui n'entendent rien
à la guerre d'embuscades, de surprises et de trahi-
sons. Il déplorait hautement la faiblesse des siens
qui emploient des instruments comme M. Fafiaux
pour remuer les bas-fonds de la société, et qui,
après s'en être servis pendant quelques années,
finissent par subir leur domination indigne et trai-
tent d'égal à égal avec eux.
<r Nous n'avons, disait-il, qu'un moyen de vaincre
la démocratie régnante, c'est de lui emprunter ses
armes : le travail, le capital et le talent. Que gagne-
t-on à faire tracasser les égoûts de nos villes par
quelques agitateurs audacieux et bornés? »
Il avait manifesté ce dédain en présence de
M. Fafiaux lui-même, et ses rudesses, qui coïnci-
daieut avec le rapt de Valentine, exaspérèrent le
LES VACANCES DE LA COMTESSE 5
doux vieillard. C'était la première fois, depuis un
quart de siècle, que le commis de la maison Santis
voyait son humilité prise au mot : les Lanrosc et les
Saint-Génin l'avaient traité comme un petit être sans
conséquence, lui le chef de cent mille homro.es et
de deux cents millions ! On l'avait écarté d'un geste
familier, comme' un enfant qui gêne le travail des
grandes personnes, et l'on s'était emparé de sa
nièce malgré lui ! Il rêva des vengeances de Mo-
hican.
En attendant que le hasard lui donnât prise .sur
un Lanrose, il savoura le plaisir des dieux aux
dépens de ces pauvres Saint-Génin. Le fils avait
causé tout le mal en refusant la main de Valen-
tine; la mère était coupable de n'avoir pas eu plus
d'empire sur son fils. En vain, la douairière eût-
elle fait valoir son dépit, sa fureur, les injures
quotidiennes, les coups même dont elle punissait
Lambert depuis l'événement : M. Fafiaux pratiquait
cette justice spéciale qui punit le coupable dans ses
descendants et ses ascendants, jusqu'à la troisième
génération. La mère et le fils furent livrés aux bêtes
féroces, c'est-à-dire aux créanciers.
A Lyon comme partout, les dettes sont faites
pour être payées; mais le prêteur a cent manières
de redemander son bien.. La gamme des réclama-
tions est d'une richesse prodigieuse. Entre un appel
amical à la mémoire du débiteur et l'horrible con-
trainte par corps, il y a des nuances à l'infini. Les
créanciers de la Grande-Balme étaient bonnes gens
dans le fond et d'humeur assez accommodante. Je
6 LA VIEILLE ROCHE
ne sais pas si le noble renoncement de Lambert les
avait transportés de joie ; mais, en présence d'une
maison comme celle de Saint-Génin, ils étaient
plus disposés au respect qu'à la haine. La moindre
recommandation émanée do M. Fafiaux leur eût
donné deux ans, trois ans de patience, au taux légal.
L'un d'eux, le mieux pensant, alla consulter le
bonhomme. Fafiaux ne répondit pas qu'on lui ferait
plaisir en poussant le baron aux dernières extré-
mités : trop prudent! Mais il dit que les affaires de
mon Sieur de Saint-Génin n'étaient pas les siennes,
et ce simple mon Sieur fut articulé d'un ton si sec,
que le questionneur sentit qu'il gagnerait des indul-
gences pies en courant le jour même chez son huis-
sier.
Il ne faut qu'un chapeau gris, bien porté, pour
mettre les chapeaux gris à la mode. Le premier
créancier qui usa de rigueur envers les Saint-Génin
fit école en un rien de temps. La Grande-Balme fut
assiégée par une myriade de réclamations petites et
grandes, mais toutes également pressantes, pour ne
rien dire de plus. Chacun voulait son argent, et sur
l'heure. La tyrannie de la mode obligeait les fer-
mières elles-mêmes à parler du juge de paix pour
six douzaines d'œufs.
Un propriétaire foncier qui s'est criblé de dettes
ne sait jamais exactement s'il est ad-dessus ou au-
dessous de ses affaires. Tant qu'il estime ses mai-
sons etîes terres à des prix d'affection, il peut se
croire riche et établir la balance à son profit. S'il
obtient simplement le loisir nécessaire pour attendre
LES VACANCES DE LA COMTESSE 7
les acquéreurs, saisir le bon moment, tenir la dra-
gée haute, il peut encore liquider sa position avec
un certain avantage. Mais que le crédit lui manque
un seul jour et que les créanciers lui mettent pied
sur gorge, il est ruiné. Les biens qu'on est forcé de
vendre à jour fixe perdent par cela seul une moitié
de leur prix.
Quand notre ami Lambert fut dégrisé de son sa-
crifice (car rivresse du dévouement a ses lendemains
tout comme une autre), il revint à son bilan et le
trouva mélancolique, mais non désespéré. N'avait-il
pas, dans sa mère, une femme de ressources? La
douairière était rompue à cette gymnastique spéciale
, qui consiste à découvrir Pierre pour couvrir Paul.
Qu'elle ajournât la catastrophe jusqu'^ la mort de
l'oncle Ganigot ou de la tante de Narbonne : le pre-
mier héritage sauvait tout. Justement l'oncle Gani-
got, ce vieux paralytique qui végétait à la Croix-
Rousse, eut coup sur coup trois crises de la plus
belle espérance, on rêva de le transplanter en terre
«ainte avant la fin de l'année. La tante Saint-Génin,
rentrée dans ses foyers, se remettait difficilement
de tant d'émotions et de bombances. D'après les
lettres de sa camériste (car elle n'écrivait plus elle-
même) on pouvait présumer qu'elle laisserait bientôt
à son neveu une pauvre chère bonne petite inscrip-
tion de quarante mille francs de rente. Lambert
était trop délicat pour souhaiter la mort de per-
sonne, mais il pensait qu'au pis aller, c'est-à-dire
si l'oncle et la tante refusaient unanimement de dé-
guerpir en sa faveur, on pourrait vendre la Balme et
•8 LA VIEILLE ROCHE
vivre à Taise dans la maison de Bell^cour, ou vendre
l'hôtel de Beîlecour et vivoter encore tant bien que
mal à la Grande-Balme.
Ces illusions ne tinrent pas contre la férocité
inouïe des créanciers.
«Ah! les chiens dévorants! criait la douairière,
on dirait qu'ils se sont donné le mot. Mais la Banque
de France elle-même n'y résisterait pas, si tous
ceux qui ont de son papier réclamaient leur argent
à la. fois! Hé bien! beau Galaor! nous voilà sur la
paille, tandis que l'autre se goberge à Paris avec ta
femme et ton argent. C'est lui qui était en prison
pour dettes le mois dernier; c'est toi qui y seras
peut-être le mois prochain : à qui la faute? Vien-
dront-ils à ton aide, seulement?
— Non, maman, car Je ne veux point gâter leur
bonheur en leur disant dans quel embarras nous
sommes. »
La tante de Narbonne revint tout doucement à la
santé; les trois attaques du Ganigot ne tinrent pas ce
qu'elles avaient promis. On écrivit à Mlle de Saint-
Génin, on alla voir l'oncle de la Croix-Rousse, espé-
rant que l'un ou l'autre sauverait la situation. Mais
ce vieux Canigot n'avait plus qu'une fibre vivante
dans son cœur décrépit : il aimait l'argent. Le cé-
lèbre Crépin était un vrai prodigue auprès de lui.
Il avait doublé son capital par la location des taudis
insalubres, et le peuple l'accusait de décoller nui-
tamment les vieilles affiches pour écrire au verso ses
quittances de loyer. Dès la première atteinte de sa
paralysie, il avait échangé ses maisons contre écus,
LES VACANCES DE LA COMTESSE 9
et fait étendre son matelas sur un sommier bourré
d'or. Une grande servante à moustaches, assez ro-
buste pour étrangler un homme de chaque main, le
gardait nuit et jour avec la fidélité d'un dogue. li
fallut parlementer un bon quart d'heure à travers
une porte ferrée pour obtenir une audience de
l'avare. Il écouta froidement les doléances de sa
sœur, apprit sans s'émouvoir que le neveu avait
failli devenir riche et qu'il se trouvait pauvre, et
répondit à toutes les supplications par un refrain
bien connu de la douairière :
« Je ne peux pas me passer de mon argent, mais
soyez tranquilles : après moi , vous aurez mes
restes. »
La tante Saint-Génin ne se départit point de sa
bonté habituelle : elle envoya six mois de son. re-
venu, vingt mille francs, et plus de quarante mille
jérémiades. On la remercia tendrement, et la chose
en valait la peine; mais ses vingt mille francs n'é-
taient qu'une fraise dans la gueule du loup, suivant
l'expression pittoresque de Lambert.
La baronne aux abois se ressouvint de la famille
Pichard. Six mois auparavant, le gros banquier ne
demandait à Dieu que d'établir sa fille à la Balme.
On avait échangé de ces paroles vagues qui n'enga-
gent sérieusement personne, mais qui autorisent
deux familles à raconter plus tard qu'elles ont re-
fusé l'une un titre, l'autre une fortune. La reine
mère risqua une visite et laissa passer un bout d'o-
reille, mais il était trop tard : Mlle Félicité recevait
les hommages d'un jeune fabricant de Saint-Cha-
10 LA VIEILLE ROCHE
mond, M. Bouquet, dit de la Phaisandrie. Aussitôt
marié, le jeune homme, qui avait du bien, promet-
tait d'abjurer l'industrie et le nom de ses pères.
Aussi Mlle Félicité fit-elle entendre à Mme de Saint-
Génin que les beaux noms n'étaient pas rares, qu'une
fille comme elle pouvait choisir entre les plus fa-
meux, et qu'elle n'était pas faite assurément pour
épouser le rebut de ses amies. Maman Pichard s'ex-
prima très-librement sur le compte de ces grands
braques qui compromettent une demoiselle et la
laissent ensuite en affront. Quant au chef de la
famille, qui était un vrai bonhomme, sans morgue
et sans rancune, il répondit loyalement :
« Notre fille est pourvue; ne le fût-elle pas, je ne
vous la donnerais plus, aujourd'hui que je connais
l'état de vos affaires. Le baron a commis une grande
faute en refusant Mlle Valentine : il retrouvera peut-
être une fortune lorsque ses héritages seront échus,
mais il ne se mariera jamais à Lyon tant qu'il sera
en guerre avec M. Fafiaux. i>
Lambert n'avait ni autorisé ni connu cette démar-
che ; il r'apprit seulement par une nouvelle fureur
de sa mère. Il protesta d'abord avec violence contre
l'abus qu'on avait fait de son nom, jurant de rester
célibataire, ou plutôt veuf de Valentine qu'il aime-
rait jusqu'à la mort, en tout bien tout honneur. Le
premier feu tombé, il se prit à ruminer le conseil
de M. Pichard et jugea que le financier avait parlé
en sage. De tout temps, Lambert avait considéré
M. Fafiaux comme une puissance irrésistible, un
manitou supérieur à l'homme. Il ne l'eût certes pas
LES VACANCES DE LA COMTESSE 11
mécontenté de la sorte s'il avait pris le temps de
peser toutes les conséquences de sa belle action.
Mais Lambert n'était point de ces joueurs d'échecs
qui étudient le coup sous toutes ses faces avant de
pousser un pion. Le projet de marier Valentine à
Contran l'avait séduit par la noblesse et la grandeur
de l'ensemble : il avait négligé les détails, et entre
autres le dépit inévitable de M. Fafiaux. L'observa-
tion de M. Pichard, en lui ouvrant les yeux, lui in-
spiJra non-seulement un regret, mais une sorte de
remords. Il s'accusa d'avoir fait de la peine à un
excellent homme qui avait failli être son oncle.
L'idée ne lui vint pas de craindre les vengeances :
d'abord parce qu'un Saint-Génin ne connaH pas la
peur; ensuite parce qu'il prenait au pied de la lettre
les grimaces angéliques du vieillard. Il se promit de
provoquer une explication loyale et d'avouer ses
torts à la première occasion. Ce projet l'amena par
une pente naturelle, à compter sur le crédit tout-
puissant de M. Fafiaux. N'était-il pas le conseil et le
fondé de pouvoirs de tous ceux qui possédaient
quelque chose*? Nul mieux que lui ne savait conci-
lier les affaires litigieuses, affermir un crédit chan-
celant, modérer l'impatience des créanciers, acheter
à vil prix, et quelquefois pour rien, le domaine le
plus magnifique, vendre à des taux inespérés une
maison en ruines ou un terrain surchargé d'hypothè-
ques. Il frappait la terre de son petit sabot à lacet
de coton, et les milHons sortaient en foule.
Plein de cette pensée, le garçon se mit à la pour-
suite de son oncle manqué ; mais M. Fafiaux sem-
12 LA VIEILLE ROCHE
blait éviter la rencontre. Il n'était ni chez lui ni à la
librairie des patrons ; et pourtant on disait partout
qu'il n'avait pas quitté la ville. Lambert lui écrivit
pour demander un rendez-vous : il perdit sa peine
et son encre. Il s'avisa enfin de le surprendre au
milieu de certaines conférences qu'il présidait et
que le baron suivait de loin en loin, à temps perdu.
Un soir que le programme annonçait des choses
graves, la discussion d'une adresse au roi de France
et le vote d'un subside à quelque polémiste bien
pensant, l'infortuné Saint-Génin alla porter son billet
blanc et son louis. Il avala sans grimace le dis-
cours pâteux du président; il lança même entre
deux phrases un très-bien vigoureux, qui fut ins-
crit au procès-verbal; mais il ne réussit point à
attirer sur lui le regard oblique du bonhomme. Il
se campa devant la porte à la fin de la séance, dévi-
sageant ceux qui sortaient, et bénissant l'architecte
qui n'avait pas ménagé une deuxième issue à la
salle : M. B'afiaux, souple comme une anguille, lui
glissa littéralement entre les mains. Cependant
Lambert finit par l'atteindre sur le quai de Tilsitt, à
vingt pas du pont de la Mulatière, et conime minuit
allait bientôt sonner, M. Fafîaux craignit d'exposer
ce pauvre jeune homme à. quelque tentation crimi-
nelle; il lui donna audience en plein air et grimaça
un sourire obséquieux.
« Mon bon monsieur Fafiaux, cria Lambert d'une
voix haletante, je ne vous quitterai pas que vous ne
m'ayez pardonné ! »
La faim dompte les animaux les plus féroces; la
TJES VACANCES DE LA GOlfTESSE 13
peur dompte encore mieux une certaine espèce
d'hommes. Un poltron qui n'a pas dormi parce qu'il
croyait être forcé de se battre, se sent pris d'une
amitié foudroyante pour l'homme qui l'épargne sur
le terrain. Il embrasse son ennemi de la veille avec
une effusion unique ; il lui sait gré de tous les coups
qu'il n'en a pas reçus ; encore un peu, passez-moi
le mot , il se ferait tuer pour lui. Que sera-ce, bon
Dieu! si ce mortel redouté daigne présenter des
excuses et décerner au faible la palme des triom-
phateurs? On va le plaindre, on va l'aimer de cet
amour sublime que le père témoigne à son fils en
bas âge, le maître à son fidèle esclave, le lion à son
épagneul ! Quelle joie de tenir amicalement sôus
les pieds celui qui aurait pu vous trépigner sur le
ventre! Le doux Fafiaux sentit son cœur retourné,
lorsqu'il vit que Lambert ne le poursuivait pas pour
le jeter à la Saône. L'humilité du fort chasseur lui
parut d'autant plus touchante qu'il avait craint d'être
touché d'une toute autre façoh.
Il gronda, pour le principe, mais il laissa deviner
dès les premiers mots qu'il n'avait pas renié la
vieille devise romaine :
Épargner les soumis, terrasser les superbest
Le baron s'expliqua, s'excusa, s'accusa, se justifia
tour à tour avec une foi digne des premiers âges. Il
avoua naïvement l'amour qu'il nourrissait encore
pour Mlle Barbot, et le vieillard s'étonna quelque
peu de rencontrer dans un homme du monde le
14 LA VIEILLE ROCHE
désintéressement vrai, vertu rar^ partout, et même
chez les saints comme lui. Il fut presque touché de
compassion lorsqu'il entendit sa victime lui deman-
der un coup de main dans le danger. La haute es-
time que Lambert lui témoignait tenta sa convoi-
tise : on passe rarement à côté de l'estime sans
éprouver au moins une velléité de s'en rendre
digne. Peut-être cependant la rancune eût-elle été
la plus forte, si Lambert n'avait rencontré dans sa
plaidorie un argument décisif :
« Voyons, monsieur Fafiaux, vous tenez à l'opi-
nion publique ?
— Je saurais la dominer au besoin, mais j'avoue
que, dans la généralité des cas, l'approbation de
mes frères me récompense agréablement.
— Parfait ! En ce moment, toute la ville vous
donne raison, et tort à Mlle Valentine.
— J'ose le croire.
— Mais si, demain, la ville me voyait plumé, rasé,
mis sur la paille, c'est vous qui auriez tort et Va-
lentine raison. Tout le monde dirait : Gomment
M. Fafiaux a-t-il pu promettre sa nièce à ce panîer
percé de Lambert? La pauvre enfant allait se ruiner
par l'imprudence de son oncle : c'est le ciel qui Ta
poussée à choisir M. de Mably ! Est-ce juste, ce que
je dis là? Et comprenez-vous Tapologue?
De tous les raisonnements que Lambert essaya
pendant deux heures, celui-là seul fit son chemin
sous le crâne de M. Fafiaux. Le vieillard frémit à
ridée du discrédit moral que la ruine des Saint-
Génin, sa dernière œuvre, allait attirer sur lui. IJ
t.ES VACANCES DE LA COMTESSE 15
vit avec effroi la réhabilitation de M. de Mably et le
triomphe insolent des Lanrose.
« Retournez chez vous, mon enfant, dit-il au ba«
ron, et rassurez madame votre respectable mère.
Annoncez-lui que dès demain je. vais me mettre en
campagne et que j'espère, avec l'aide de Dieu, ré-
parer dans une certaine mesure le mal qu'on vous a
fait. Avant qu'il soit huit jours, Je vous porterai de
bonnes nouvelles. »
Là-dessus, il lui donna cette accolade caractéris-
tique qui consiste à frotter vaguement une joue
contre une autre, et il se faufila dans une allée
comme un rat dans un trou de gouttière : Lambert
Pavait ramené jusqu'à la porte de son logis.
Les Saint-Génin avaient une telle confiance en
lui que dès ce jour ils se chauffèrent d'assignations,
de significations, de commandements et d'autres
papiers immondes. Lambert donnait à boire à tous
les huissiers maigres qui faisaient la navette entre
Lyon et la Grande-Balme. .11 remercia son avocat et
pria l'avoué de prendre des vacances.
M. Fafiaux lui tint parole dans le délai qu'il avait
indiqué. Il arriva un soir à la Balme au fond d'une
carriole de communauté, menée au pas de proces-
sion par une sorte de frère lai. Il trouva la mère et
le fils en tête-à-tête dans la petite salle à manger :
le repas était desservi ; la douairière jouait toute
seule au lansquenet avec un paquet de vieilles cartes ;
Lambert fumait la pipe en buvant des petits verres ;
Mirza, la chienne d'arrêt, dormait à ses pieds.
€ Madame la baronne, dit le vieillard, et vouB
46 LA VIEILLE ROCHE
aussi, monsieur le baron, j'espère que vous ratifie-
rez le traité que je vous apporte. Vos immeubles
étaient évalués 900,000 francs dans un contrat dont
je déplorerai éternellement la rupture; mais on n'en
aurait pas tiré plus de deux cent mille écus s'il avait
fallu les vendre immédiatement, par autorité de jus-
tice. N'est-ce pas votre avis ?
— Il y a de ça, dit Lambert.
— Vos dettes et les frais atteignent le million, ou
peu s'en faut. Je le savais en vous donnant ma nièce,
et je voyais dans cette affaire l'échange d'un million
argent contre neuf cent mille francs de biens fonds
et cent mille de valeurs morales, titre, nom, per-
sonne, et caetera.
— Bien obligé! interrompit le baron. J'espère
(jue dans cette aimable estimation, ma personne
était au moins comptée pour dix sous ? »
La douairière lui imposa silence de sa voix la
plus aigre. M. Fafiaux sourit humblement et pour-
suivit : •
« Dans l'état présent de vos affaires, il me paraît
évident que la ruine simple, sans prison, sans scan-
dale et sans dettes pourrait être acceptée comme un
bienfait.
— Ce bienfait-là ne serait pas lourd à porter,
dit Lambert.
La baronne était sans doute du même avis, car
elle ne releva point l'impertinence de son fils.
« Mais, reprk M. Fafiaux, la Providence a mis
sur mon chemin des personnes charitables qui
après un examen approfondi, offrent de prendre en
LES VACANCES DE LA COMTESSE IT
bloc votre actif et votre passif : elles se substituent à
vous dans toutes vos obligations aussi bien que dans
tous vos droits, et de plus elles s'engagent à vous
payer trois cent mille livres le 1" janvier 1865; jus-
qu'à ce jour, c'est-à-dire pendant dix années, vous
toucherez les intérêts de la somme à cinq pour cent.
Voulez-vous être nets et sauver cinq mille écus de
rente? >
La douairière éblouie par ce chiflfre inespéré, s'i-
magina aussitôt (Ju'on avait découvert une mine de
charbon dans les ravins de la Grande-Balme. Elle
se mit en devoir de marchander et de dire qu'on
irait bien jusqu'à vingt mille ft*ancs ; mais Lambert,
à son tour, lui coupa la parole.
« Eh ! maman, lui dit-il, tu n'es donc pas hon-
teuse de chipoter comme ça? Quinze mille francs
de rente ! c'est quinze mille fois plus beau que tout
ce que j'espérais. Que veux-tu que je fasse de tout
cet argent-là, moi qui ai des goûts simples? Tu
prendras tout, si tu veux. Je ne te demande que
vingt-cinq francs par an pour mon permis de chasse.
Mon bon monsieur Faâaux, vous êtes un dieu sau-
veur ; pour trouver des capitalistes qui nous propo-
sent ce marché-là, il faut que vous les ayez fabriqués
vous-même!
— Mon jeune ami, répondit le vieillard, vos acqué-
reurs ne sont pas des capitalistes, mais deux pau-
vres religieux logés porte à porte avec moi, au sep-
tième étage.
— ^ Diable ! Et quelle garantie pourront-ils nous
donner?
18 LA VIEILLE HOCHE
— Leur signature et la mienne, sans compter
votre privilège de vendeur sur les immeubles que
vous leur cédez.
— Des privilèges? des signatures? Vous savez,
monsieur Fafiaux, que je n'entends rien aux affaires.
Si j'y connaissais quelque chose, je ne serais peut-
être pas dans ce pétrin. Expliquons-nous en bon
français : qu'est-ce que les deux messieurs en ques-
tion?
— Un ancien maître d'études de Paris et un 11-
quuriste qui a fait faillite à Bordeaux. Êtes-vous sa-
tisfait?
— Ah mais non ! A moins qu'ils soient enrôlés
dans un ordre si puissant et si riche !
— Ils sont fondateurs d'ordre.
— De mal en pis ! Et ils s'appellent?
— Les Thaborites, l'ordre du Mont-Thabor.
— Sont-ils reconnus, autorisés ? ont-ils une exis-
tence légale?
— Ils ne sont ni approuvés par l'autorité ecclé-
siastique, ni reconnus par le pouvoir civil; mais
qu'importe? noits voulons qu'ils réussissent : ils
réussiront.
— A quoi ?
— A fonder dans votre hôtel de Bellecour une
maison d'éducation somptueuse pour les fils de
grande famille. Peu de latin, point de grec ; les lan-
gues vivantes, la musique, la danse, l'escrime, l'é-
quitation, la gymnastique : une école de gentils-
hommes, aussi supérieure aux détestables lycées de
l'État que M. le baron de Saint-Génin à son fermier
LES VACANCES DE* LA COMTESSE 19
Benot. Le prix de la pension sera de cinq mille
francs par an tout au moins. ..
— Bigre !
— Et Ton refusera des élèves, monsieur le baron,
parce que nous voulons que cet établissement ait la
vogue. Quant à la Grande-Balme, elle sera trans-
formée en manufacture. Les pères thaborites ont
choisi ces belles montagnes, peuplées d'herbes aro-
matiques, pour y fabriquer un produit aussi agréable
à la bouche que salutaire à Festomac, sans parler
des bénédictions qu'une liqueur distillée par des
mains pures fera descendre jusque dans Tâme. De
ce côté encore le succès est certain, j*en répqnds.
— Très-bien ! Mais si les thaborites font de mau-
vaises affaires?
— C'est impossible, mon cher monsieur, puisque
nous les protégeons.
— Qui, vous?
— Toutes les personnes bien pensantes.
— Ils ont de la chance, ces messieurs-là!
— Dites plutôt du mérite.
— Mais quel mérite, enfin ?
— Ils vivent saintement ; ils ont l'esprit soumis
et le cœur humble ; nous posséderons en eux des
instruments dociles. La jeunesse, qu'ils instruiront,
sera acquise à nos idées ; les richesses qu'ils vont
réaliser, grâce à nous, demeureront éternellement
au service de notre cause. Je m'étonne, monsieur le
baron, que vous les jugiez de parti pris, avec une
légèreté qui ftise l'impertinence, lorsque tous vos
égaux, vos amis et vos coreligionnaires politiques
20 LA VIEILLE ROCHE
se sont déjà prononcés en leur faveur. Si vous êtes
des nôtres, il faut, en toute affaire, agir et parler
conrnie nous. î
Lambert fit, au plus vite, et sans marchander les
paroles, un petit acte de contrition. Sa famille et
son précepteur l'avaient dressé dès Tâge le plus
tendre, à suivre aveuglément le mot d'ordre du
parti.
Mais il reprit, en voilant son obstination sous un
air de modestie :
« Vous savez tout, mon cher monsieur Fafiaux;
moi, je ne suis qu'un ignorant et un simple. Expli-
quez-moi comment deux bons pères qui n'ont rien,
pourront solder des dettes aussi énormes et aussi
urgentes que les nôtres?
— Mais, cher enfant, rien n'est plus simple. Les
mêmes créanciers qui vous refusaient du temps,
vont être les premiers à leur en offrir. J'en connais
deux ou trois qui leur remettront tout ou partie de
vos dettes; à vous, hélas! on n'aurait rien remis.
Sans doute ils ne pourront éviter ou reculer toutes
les échéances ; mais, grâce à Dieu, la charité n'est
pas morte : les philosophes ne l'ont pas tuée tout à
fait. C'est dans les jours de détresse que les pauvrep
fondateurs d'ordre font les miracles les plus surpre-
nants. Le besoin double leur éloquence, les rochers
s'amollissent sous leurs larmes ; ils frappent au cœur
des avares avec la verge d'Aaron, et ils en font jail-
lir des trésors de charité. Vos dettes seront payées,
parce que j'ai dans ma circonscription cent mille
gens de bien, riches et pauvres, qui arracheraient
LES VACANCES DE LA COMTESSE 21
le pain à la bouche de leurs enfants plutôt que d'ex-
poser l'habit religieux à la férocité des magistrats
civils. V
— Oui, certes, dit la baronne ; nous aiderons ces
pauvres gens. »
Lambert ajouta en riant :
liorsqu'ils nous auront tirés d'affaire.
La solution proposée par le bonhomme eût paru
insensée dans un autre temps et dans une autre ville ;
mais à Lyon, au mois de janvier 1855, Lambert
croyait avec beaucoup d'autres que rien n'était im-
possible à M. Fafiaux. Le marché fut conclu verba-
lement dans la soirée, Mme de Saint-Génin décida
qu'elle se cloîtrerait dans un modeste appartement
avec son fils et les vieux portraits de sa famille ;
Lambert promit de vendre ses chevaux et ses chiens,
sauf Mirza : « Je chasserai chez les autres, dit-il ; les
autres ont assez longtemps chassé sur mes terres. »
Il s'attendrit un moment à l'idée que ce beau do-
maine, ce nid des Saint-Génin, où lui-même était
né, allait changer de maître ; mais c'est un malheur
prévu depuis longtemps. Du reste,* il aimait mieux
voir la Balme transformée en couvent que possédée
par un parvenu. La Balme, après les Saint-Génin,
comme Mlle de Lavallière après Louis XIV, ne pou-
vait plus appartenir qu'à Dieu.
La douairière avait toujours manqué de naturel :
suivant les circonstances et l'inspiration du moment,
elle sautait avec facilité fun moule dans un autre.
Elle changea, cette nuit même, ce qu'en terme d'ate-
lier on pourrait appeler sa pose, quittant les aira de
82 LA VIEILLE ROCHE
faste et la lourde insolence des fermiers généraux
pour jouer la misère aussi sincèrement qu'elle avait
singé, la richesse. La misère est fort bien portée
dans un certain monde : c'est presque un certificat
de naissance, tant il y a de gens bien nés qui ont
mangé leur dernier sou. Dans les petits faubourgs
Saint-Germain qui décorent nos moindres villages,
on rencontre un bon nombre de personnes qui fon-
dent leur crédit sur la pauvreté, soit héréditaire,
soit acquise. Un gentilhomme de cette école n'avoue
pas qu'il vient d'acheter un hôtel, une terre, un
cheval de race : fi donc ! on pourrait supposer qu'il
a gagné de l'argent dans les affaires, ou tout au
moins liardé sur ses revenus. En revanche, on se
glorifie d'ayoir vendu quelque chose : vendre même
un cheval de dix-huit ans sonnés est une chose élé-
gante. Pourquoi s'est-on défait de ce vieux servi-
teur? Parce qu'on manquait d'argent; et l'on man-
quait d'argent (tout le monde le devine) parce qu'on
s'était trop noblement conduit avec. les femmes, ou
qu'on s'était laissé gruger par les intendants, ou
mieux encore : on avait été la victime de ces infâmes
révolutions! Mais, dans ce monde spécial où la mi-
sère est passée à l'état de coquetterie, les pauvres
sont tenus d'avoir du linge fin, des habits irrépro-
chables et de Tor en poche. Les salons qui vous
savent gré d'être pauvre en paroles, vous ferme-
raient leurs portes sans pitié, si vous laissiez parai- .
tre la pauvreté sur vous. Il faut donc une certaine
aisance pour jouer le personnage de gentilhomme
ruiné.
LES VACANCES DE LA COMTESSE S>3
Les Saint-Génin, grâce aux bontés habiles de
M. Fafiaux, allaient se trouver juslc assez riches
pour étaler décemment leur misère et quêter des
condoléances dans les salons les plus corrects.
Lambert n'était pas homme à faire un tel calcul,
mais plutôt à couper les oreilles du premier bon
Samaritain qui oserait le plaindre en face. Sa mère
pensait autrement. Elle se disait avec raison quç
deux ou trois ans de pauvreté officielle rachèteraient
le péché de son origine et lui donneraient ce je ne
sais quoi d'achevé que la ruine ajoute à la noblesse.
Ceux-là même qui ne lui pardonnaient point d'avoir
grandi et prospéré dans l'industrie du moellon, sur
les hauteurs de la Croix-Rousse, seraient contraints
de saluer sa gueuserie et de fraterniser avec elle.
Après quoi, elle pouvait impunément hériter de son
frère et enterrer sa belle-sœur : .personne ne lui
reprocherait plus d'être riche, tout le monde l'ayant
connue pauvre et acquis le droit de la plaindre dans
son passé.
Lorsque M. Fafiaux eut bien remis sur pied le
moral de la famille, il crut pouvoir démasquer une
batterie secrète : il se moucha dogmatiquement et
dit à Lambert :
« Les révérends pères Thaborites ont pensé dans
l'origine que le prix de vente était assez large pour
comprendre le mobilier de l'hôtel et du château.
— Diable! répondit le baron : c'est qu'il y a parmi
ça des choses auxquelles je tiens.
— J'ai pris soin de réserver tous les souvenirs de
famille.
^4 LA VIEILLE BOCHE
— A la bonne heure !* Je ne veux pas qu'on m'ac-
cuse d'avoir vendu mes grands parents. Quant au
reste... à votre aise!
— Cependant, reprit la douairière, nous ne pou-
vons pas nous loger en garni I II me faut des cou-
chages : les huissiers les laissent bien! Je tiens à
ma batterie de cuisine, à mon service de table, à
mon linge, aux fauteuils du grand salon qui sont un
souvenir de famille, car la tapisserie est à nos armes !
Mes voitures ne sont pas des meubles et d'ailleurs
les moines n'en feraient rien.
— Respectable madame, vous n'en feriez rien
vous-même, puisque monsieur votre honoré fils a
témoigné l'intention de vendre ses chevaux.
— Eh ! s'il vend ses chevaux, pourquoi ne ferais-
je pas argent de mes voitures?
— Parce que le marché, tel que je vous le donne
à prendre ou à laisser, me paraît bien suffisamment
avantageux pour vous. J'approuve que vous empor-
tiez les bardes qui sont à votre usage personnel, et
les meubles meublants dont vous aurez besoin pour
garnir un local décent et modeste ; mais tout le de-
meurant est expressément réservé pour un emploi
de charité que les bons Pères abandonnent à ma
discrétion. J'espérais trouver en vous, madame la
baronne, autant de confiance: mais si mes préten-
tions vous semblent exorbitantes, il est encore temps
de se dédire et de rendre le champ libre à MM. les
agents de la loi.
La baronne, à ce mot, rêva que les huissiers dan-
saient en rond sur sa pelouse; elle ne discuta plus
LES VACANCES DE LA COMTESSE 25
que sur quelques menus détails; le principe était
accordé. Quant à Lambert, il ne comprenait pas que
sa mère pût marchander de la sorte. <r Nous sommes
trop heureux, disait-il : je n'ai jamais espéré le quart
de ce qu'il nous laisse. Donne-lui carte blanche, ou
je traite sans toi ! >
On finit par s'entendre, ou plutôt M. Faflaux fit
adopter ses conclusions telles qu'il les avait posées.
A deux heures du matin, il éveilla le frère lai et re-
monta dans sa carriole d'emprunt, malgré toutes les
instances de ses hôtes. Lui parti, la douairière et le
baron se querellèrent encore longtemps. Mme de
Saint Génin a,vait émis certain doute sur les charités
discrètes de M. Fafiaux, et Lambert protestait de
tous ses poumons contre une insinuation qui frisait
le sacrilège. Personne au monde n'avait le droit de
révoquer en doute le désintéressement du vieux
commis 1
Cependant la baronne conserva toute sa vie un
préjugé contre les hommes qui font l'aumône avec
le bien d'autrui. Elle suivit des yeux le superfln de
son mobilier et compta les billets de banque que ses
anciennes splendeurs avaient produits en vente pu-
blique. « Rien ne prouve, disait-elle à son fils, que
ton M. Fafiaux les dépensera tous en aumônes. Les
pauvres ne donnent pas de reçu. A dater d'aujour-
d'hui, je ferai mes aumônes moi-même.
Elle n'eut garde d'afficher ces idées subversives
dans les salons aristocratiques de Lyon. Soyez
persuadés qu'elle conserva l'habitude de donner
bruyamment et du haut de son bras, toutes les fois
26 LA VIEILLE ROCHE
qu'elle était vue. Elle enfonça la porte de toutes les
conférences de charité où Ton trouvait des relations
brillantes, utiles, ou simplement agréables. La chère
dame avait modifié à la façon de Basile le beau pro-
verbe : « Qui donne aux pauvres, prête à Dieu. »
Elle pensait que donner aux pauvres c'est prêter au
monde, et le monde lui payait au centuple ses mé-
diocres et pompeuses charités.
Tandis qu'elle s'escrimait à repeindre son blason
écaillé, Lambert faisait amitié avec quarante-cinq ou
cinquante braves garçons, jeunes et vieux, mariés
et célibataires, nobles, bourgeois et roturiers, mais
tous bons enfants, pleins de cœur, gais compagnons,
grands connaisseurs en bière et infatigables au noble
jeu du billard. Ces intimes composaient à eux seuls
la population d'un assez joli café, que les habitués
avaient érigé en Cercle. Le baron se fit présenter
par un camarade de chasse; il trouva la bière excel-
lente et l'absinthe irréprochable. Huit jours plus
tard, il avait sa pipe au râtelier. Parmi les hôtes de
cet aimable asile, on remarquait un ténor et un di-
recteur de théâtre : le célèbre Chambard et l'habile
Gouvat. Lambert ne tarda guère à les adopter l'un
et l'autre. Il jugea que Chambard méritait des cou-
ronnes et que le public serait un monstre d'ingrati-
tude s'il ne faisait la fortune de Gouvat. Il n'en eut
pas le démenti. Gouvat devint presque riche; Cham-
bard vit les couronnes pleuvoir à ses pieds et quel-
quefois sur sa tête. Par-dessus le marché, le baron
de Saint-Génin entra dans les coulisses et fut dis-
tingué par la Dugazon.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 27
Il faut avoir vécu un certain temps en province
pour comprendre quelle sorte d'autorité Lambert,
pauvre et déclassé à demi, exerça durant trois an-
nées dans la seconde ville de France. Partout, sauf
à Paris, un directeur de théâtre côtoie incessam-
ment la disgrâce et la faillite. Le public n'est pas
renouvelé tous les. jours par un va-et-vient d'étran-
gers et de nomades : c'est un élément stable, une
force permanente avec laquelle il faut compter. A
l'ouverture de la saison, le directeur soumet chacun
de ses artistes au jugement de la foule, qui adopte
celui-ci et rejette celui-là : vous sentez qu'il importe
à chaque comédien, mais surtout au directeur, de
se créer un parti dans la clientèle. Un ténor bafoué
à ses débuts, un père noble hué, une danseuse
sifflée en. sont quittes pour résilier leur engagement
et pour transporter leur misère en pays plus hospi-
talier : mais un directeur pris en grippe verra tous
ses pensionnaires tués sous lui Fun après l'autre,
. et bientôt il ne lui restera plus qu'à fermer bou-
tique.
Heureusement les habiles trouvent presque par-
tout dans la jeunesse une petite armée de cJiam-
pions. L'intelligent Gouvat avait ses troupes légères
recrutées au cercle, au café, et en ipille autres lieux
parmi les amateurs ; les uns enrôlés par lui-môme,
les autres par ses chanteurs ou ses comédiens,
d'autres par le corps de ballet : honni soit qui mal
y pense I Ces volontaires de bonne mine, et quel-
ques-uns d'assez bonne famille, acceptèrent Saint-
' Génin pour leur chef. Il devint, sans brigue, par
28 hk VIEILLE HOCHB
Tautorité de son nom et l'effet de. la sympathie, le
prince de la jeunesse la plus fringante, le meneur
de la foule, l'arbitre des talents, le porte-enseigne
de la victoire. Ce rôle de boute-en-train, qui n'exi-
geait ni capacités hors ligne ni études spéciales, le
rendit populaire en peu de temps. Il avait la figure,
la voix et les épaules qui désignent ou imposent un
homme à l'adoration des masses.
Ce genre de succès ne lui tourna point la tête. Un
garçon moins solide eût peut-être glissé sur une
pente si douce jusqu'aux dernières bassesses de la
popularité. Mais il n'oublia jamais qu'il était gentil-
homme : il ne trinquait pas avec tout le monde et
ne serrait que des mains lavées. Au milieu des en-
traînements les plus capiteux, il savait conserver
une certaine roideur. Un soir que le ténor Cham-
bard avait été rappelé six fois, puis mené en triomphe
au café-restaurant par les dilettanti de la ville, ce .
vainqueur s'oublia au point de tutoyer son ami Lam-
bert. Le baron lui répondit sans se mettre en cor
1ère :
a Tout beau, mon brave! Attendez, pour me
faire cet honneur-là, que j'aie été rappelé comme
vousl...
Malgré les Dugazons et les autres facilités du
théâtre, il partageait l'appartement de sa mère, con-
duisait la baronne h la grand'messe du dimanche et
remplissait avec une exactitude relative ses devoirs
religieux et civils. Il ne déchut donc pas tout à fait
dans l'opinion de sa caste. Cette vie pour ainsi dire
dédoublée, qui mène de front le tapage et le re-
LES VâOAKGES de LA COMTESSE 29
cueillement, les bons principes et la mauvaise con-
duite, jouit d'une certaine tolérance dans le beau
inonde provincial. On admet volontiers qu'un jeune
gentilhomme cède à la fougue de ses passions,
pourvu qu'il soit fidèle aux relations et aux idées de
ses pères. Quelques visites dans les salons influents,
quelques devoirs remplis publiquement à époques
fixes concilient au plus mauvais sujet l'indulgence
des plus austères. On peut laisser voler le hanneton
lorsqu'on tient à la main le bout du fil qui traîne à
sa patte. Si Lambert eût cessé de voir un certain
monde, de sortir le dimanche avec un certain Mvre,
de professer en toute occasion certains principe»
très-peu conformes à sa conduite, tout Bellecour
l'eût traité comme un apostat. Les plus nobles ac-
tions, les plus rares dévouements, la pratique même
de toutes les vertus évangéliques ne l'eût point ra-
cheté de la proscription. Les castes, les partis, les
simples coteries maudissent sans pitié tout homme
qui a coupé son fil.
Lambert était si peu maudit que la belle vicom-
tesse de Quiquembois, personne de la meilleure
noblesse et de la conduite la plus discrète, eut
pendant quatre mois des conférences avec lui. Les
salons les plus purs se prêtèrent complaisamment,
suivant l'usage, à ce commerce spirituel. Lambert
fut invité partout où l'on avait la vicomtesse. Mais
une danseuse arrivée de Bordeaux rompit d'un
coup de pied des liens si respectables, et Mme de
Quiquembois, demi-veuve, reçut les demi-consola^
tioûs de toute la pruderie locale.
30 Ui VIEILLE ROCHE
L'ancien hôtel de Saint-Génin était devenu une
institution riche et florissante, selon la prophétie
de M. Fafiaux. Certains restaurants de Paris, sans
être meilleurs que beaucoup d'autres, attirent la
vogue par une insolente cherté : on n'y va pas pour
bien dîner, mais pour que les passants du boule-
vard, en vous voyant sortir le cure-dents à la
bouche, disent : « Voilà un monsieur qui en a pour
vingt-cinq francs au moins 'dans le corps ! » Un rai-
sonnement analogue fit la fortune des Thaborites.
Les parvenus les plus gonflés s'empressèrent de
montrer au peuple qu'ils pouvaient mettre cinq
mille francs par année à l'éducation de leurs fils.
Les faux frais doublaient presque le prix de la pen-
sion, car tout était faux frais dans une école où l'on
n'enseignait guère que des sciences d'agrément.
Qu'importe *? Avant six mois, la maison fut peuplée
de vingt petits messieurs qui n'avaient plus rien à
apprendre pour devenir insupportables. Une odeur
de sottise et de fatuité se répandait aux environs
lorsqu'on ouvrait une fenêtre. Et les papas badauds
accouraient à la file, riches ou non, tous décidés à
faire une saignée à leur bourse, à réduire leur train,
à se priver du nécessaire, pour procurer à leurs
enfants la précieuse compagnie des vingt petits
messieurs qui bâillaient élégamment à l'hôtel de
Saint-Génin.
Le fondateur du pensionnat, homme d'esprit, ai-
guisé par un stage de misère parisienne, se fit prier
longtemps. Il allégua les dimensions étroites du
local, la difficulté d'en trouver un autre, les exi-
LES VACANCE DE LÀ COMTESSE 31
gences des propriétaires, enfin la détresse ae son
ordre :
d Nous sommes nés dans les dettes, disait-il, et le
bon Dieu a dû sourire en écoutant notre vœu de
pauvreté. Heureux celui qui trouve des millions
dans ses langes 1 Les humbles Thaborites devaient
plus d'un million au jour de leur naissance ! Nous
ne sommes pas un ordre mendiant, comme les ca-
pucins, mais un ordre insolvable, ce qui est bien
pis ! 3> .
Les capitaux répondirent, suivant l'usage, à cet
appel lamentable, et l'ordre recruté de douze autres
religieux, fonda quatre succursales en trois ans.
Pour éviter les discussions qui s'élèvent trop sou-
vent entre locataires et propriétaires, les Thabo-
rites se rendirent acquéreurs de toutes leurs mai-
sons. La Grande-Balme ne fonda point de succur-
sale : on craignait trop de divulguer les mystères de
l'alambic. Mais les nécessités d'une industrie pros-
père et croissante exigèrent la construction de bâti-
ments énormes. Le château primitif, ce bijou ciselé
par quelques fins artistes de la renaissance, disparut
au milieu du plâtre et des moellons. D ne ressemble
plus à lui-même, on dirait un escargot fourvoyé
dans une ruche et empâté par les abeilles.
Je ne sais si les Thaborites pratiquent toutes les
vertus monacales, mais je puis certifier qu'ils ne sont
pas des ingrats. Après leur premier inventaire, ils
se rendirent en corps chez M. Fafiaux pour lui dire
qu'une bourse serait toujours à sa nomination dans
leurs écoles et qu'on le suppliait de recevoir tous
38 LA VIEILLE ROCHE
les ans mille bouteilles de cordial de la Grande-
Balme. Le vieillard accepta pour ses pauvres. Mais,
comme il eût été malséant de faufiler un jeune gueux
dans uiie pension aristocratique par essence ; comme
le cordial de la Grande-Balme, importé dans la man-
sarde des indigents, n'eût pas manqué de les cou-
cher tous sous la table, on convint que les bons
pères transformeraient eux-mêmes en écus cette
redevance du cœur. A dater de ce jour, les pauvres
de M. Fafiaux possédèrent dix mille francs de rente,
hypothéqués sur le Thabor.
Mais ce n'était pas tout ; on leur créa d'autres
ressources. M. Fafiaux se mit en quatre pour ces
heureux malheureux : il eut comme une recrudes- .
cence de charité chrétienne ; sa bonté passa subite-
ment de l'état chronique à l'état aigu. Tant qu'il avait
été le tuteur de Valentine, il avait fait gratis les af-
faires de tout le monde, refusant les plus gros pots-
de-vin comme les rémunérations les plus insigni-
fiantes. Bien des gens critiquaient cette manière
d'agir. On ne se privait pas de lui reprocher en face
un désintéressement presque coupable, puisqu'il
privait les pauvres, ses enfants, d'un revenu sé-
rieux. Pourquoi, lorsqu'il faisait gagner des millions
aux riches, ne prélevait-il pas le droit des indigents?
C'est un usage admis partout, même dans les théâ-
tres "" et autres lieux de perdition. Nul n'en serait
scandalisé parmi les gens de bien qui composaient
exclusivement sa clientèle.
On s'aperçut en 1855 que ces raisons avaient agi
à la longue sur l'esprit du vieillard. Il prit de nou«
LES VACANCES DE LA COMTESSE 33
velles habitudes et sembla donner tort à sa conduite
passée. Après les Saint-Génin et les pères Thabo-
rites, ses autres clients furent admis à faire l'aumône
par ses mains. Il les associa tous à ses bonnes œu-
vres, en proportion des services qu'il leur rendait.
Quelques-uns, les meilleurs, comprirent qu'ils étaient
deux fois ses obligés : pour le bien qu'il leur faisait
et pour celui qu'il leur faisait faire. D'autres, moins
vertueux, firent mine de marchander les honoraires ;
il se roidit, sec comme huissier. Au train dont il
allait, on pourrait s'étonner que tous les pauvres de
Lyon ne fussent pas devenus riches. Mais l'aumône,
vous le savez, ne fait qu'arroser la misère. C'est le
travail et l'épargne qui l'extirpent du sol.
Il y avait un an et demi que Valentine était com-
tesse. M. Fafiaux s'obstinait toujours dans la froi-
deur et le silence : il recevait les lettres de sa nièce
et n'y répondait pas. Le bruit de cette quasi-rupture
s'était répandu peu à peu dans le monde spécial où
une colère du petit homme prenait les proportions
d'un événement. Il y eut donc par la ville un vrai
coup de surprise lorsque le président de toutes les
sociétés charitables, deux semaines après Pâques,
annonça qu'il partait pour la capitale et donna son
adresse à l'hôtel de Mably, rue Saint-Dominique
Saint-Germain,
II
LA QUESTION D£ LA LUNE DE MIEL
f
Le paysan qui s'enivre à souper, le soir de son
mariage, n'est peut-être pas aussi fou qu'il en a
Fair. Un instinct l'avertit qu'il touche au point dé-
cisif, au moment solennel de sa vie : il devine obs-
curément que tout son avenir va se jouer dans les
vingt-quatre heures ; que la gaucherie la plus vé-
nielle, la méprise la plus insignifiante au début,
peut l'engager dans une voie oblique mais inflexi-
ble, qui d'année en année ira toujours s'éloignant
du bonheur, de la paix, de l'honneur peut-être. Le
mariage est le départ de deux lignes parallèles qui
se continueront, s'il plaît à Dieu, parallèlement jus-
qu'à la mort : mais que le géomètre se trompe seu-
lement d'un dixième de degré dans la direction ini-
tiale, personne ne peut dire quels écarts pénibles,
quelles intersections fâcheuses se produiront aveci
36 LA VIEILLE HOCHE
le temps : « Je serai heureux ou malheureux, aimé
ou détesté, maître ou valet, considéré ou montré au
doigt, selon que j'aurai bien ou mal pris ma femme. »
Devant cette question délicate et formidable qui fait
dresser les cheveux sur la tête d'un sage, le garçon
de cbarrue s'arrête, hésite, lève le coude et boit un
coup. Il a le sentiment de son incompétence, et
tout bien délibéré, il se confie à la Providence, au
hasard, aux forces supérieures qui gouvernent
l'homme abruti, comme la gravitation conduit les
pierres tombantes. Quelque chose lui dit qu'en se
laissant aller comme le vin le pousse, il échappe à
la responsabilité de ses actes : « Si tout va bien pour
moi, je n'en aurai pas le mérite ; mais, dans le cas
contraire, je n'aurai ni calculs maladroits ni fausses
combinaisons à me reprocher : le destin seul sera
■ louable ou coupable. »
Le comte de Mably pouvait croire sans trop de
fatuité qu'il saurait gouverner sa femme et sa vie. Il
avait lu non-seulement Balzac, mais presque tous
les philosophes, les moralistes et les romanciers
qui ont traité du mariage. Lui-même, bien souvent,
dans ces heures de vide absolu qui entrecoupent
l'existence la plus agitée, il avait choisi et rassemblé
avec soin les matériaux de son chûteau en Espagne :
tous les garçons de trente ans ont passé par là. On
a beau dire à ses amis, à ses maîtresses, au monde
entier, qu'on ne se mariera jamais : lorsqu'on se
trouve par hasard en tête-à-tête avec soi-même,
quand les amis bruyants et les toilettes tapageuses
ont quitté la maison sans y laisser d'autres souve-
LBS VACANCES DE LA COMTESSE 37
nirs que des cartes brouillées, des cigares éteints et
des épingles sur le tapis, le plus déterminé céliba-
taire s'étend parfois dans un fauteuil devant un reste
de feu, et alors... dame, alors on ne jure plus de
rienl La tête est à la fois pesante et creuse, le cœur
désert se gonfle sans raison; on s'étonne que le
néant soit si lourd à porter et si vaste à étreindre.
On remarque que le foyer semble construit pour ac-
cueillir deux personnes, et qu'un homme tout seul, au
coin de la cheminée, a l'air d'un meuble dépareillé.
L'idée du mariage se glisse dans le cerveau à la
dérobée ; image discrète, silencieuse, rapide, qui a
déjà parcouru toutes les avenues de notre esprit
quand nous nous apercevons que la porte était
restée ouverte. On ne dit pas formellement ; Je me
marierai peut-être. Mais on pense que si l'on avait
une femme, on la voudrait de telle façon, on la diri-
gerait suivant telle méthode; on permettrait ceci,
on défendrait cela, on profiterait de tel ou tel exem-
ple. Pour peu que le sommeil tarde une demi-heure
le rêveur éveillé a remeublé sa maison, commandé
ses livrées, installé son écurie, choisi le jour de sa
femme, trié ses relations, élevé les enfants et mis le
fils aîné à l'École polytechnique. La pente est douce.
Gontran s'y était abandonné plus d'une fois, et à
force de faire et de défaire les plans d'un bonheur
honnête et digne, il avait pour ainsi dire gagné son
brevet d'architecte.
Ajoutez qu'il avait pratiqué toutes sortes de fem-
mes, depuis les plus sévères, comme Éliane de Ba-
téjins, jusqu'à la Brindisi et autres perdues. L'éter-
:38 LA VIEILLE ROCHE
nel féminin s'était montré à lui sous ses aspects
les plus fantasques et les plus sublimes. Un homme
intelligent, beau, bien né et qui se ruine, doit se
frotter en dix ans à toutes les vertus et à tous les
vices. Je vous ai dit que Gontran n'avait pas vécu
ces dix années comme un sot qui jette ses millions
pour qu'on les voie, ni comme un glouton de plaisir
qui dévore indifféremment des poulardes truffées et
des cœurs au vin de Champagne. Il y avait eu dans
son fait un petit grain de folie, et beaucoup de cette
ardente curiosité qile Byron et Musset ont si bien
poétisée. Un garçon qui se pique de lire à livre
ouvert dans les yeux de la femme, qui étudie en
aimant, et qui poursuit une théorie à travers la plus
vertigmeuse des pratiques, ne doit pas être jeté au
tas des petits damoiseaux vulgaires. Il a pour le
moins deux excuses, la passion d'abord, puis un
atome d'ambition scientifique. Dans un siècle où la
plupart des jeunes gens à la mode affectent de traiter
la femme en instrument de plaisir, l'homme qui
abordait la Brindisi comme un sujet d'études mérite
un blâme moins absolu et une réprimande à part.
Ses dépits, ses colères, ses révoltes, ses coups de
tête, la rancune qu'il avait nourrie contre Éliane, la
jalousie qu'il laissa éclater un jour devant sa der-
nière maîtresse, ne sont pas choses si communes
dans un monde dédaigneux et blasé comme le sien.
Sa résolution de partir pour la Grimée, les larmes
d'amitié qu'il mêlait à ses embrassades mi revoyant
Lambert de Saint-Génin, tout cela sort des choses
qui sont à la mode entre le cèdre du bois de Bou-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 39
logne et le balcon du café Anglais. Tous les jeunes
bien bons, qui montaient à cheval et fumaient des
cigares copiaient servilement les voitures et les
gilets de Mably; mais vous leur auriez fait trop
d'honneur en les croyant pétris de la même pâte. D
leur manquait ce levain de curiosité virile qui fer-
mentait jadis sous le crâne de don Juan, et qui se
manifeste encore çà et là, dans notre monde refroidi,
par une explosion généreuse dfe folie.
Le comte de Mably (est-il besoin de le dire ?) n'é-
tait qu'un don Juan réduit à l'échelle de 1854; scep-
tique en religion, mais trop bien élevé pour pousser
les choses au sacrilège, il eût mis chapeau bas,
comme tous les autres Parisiens de l'époque s'il
ayait rencontré le convoi du Commandeur. Auda-
cieux en amour, mais plein d'égards pour le Code
pénal, les messieurs du jury et les bancs de la Cour
d'assises, le rapt d'une religieuse lui eût paru sans
doute une détestable affaire ; les détournements de
mineure, les mariages supposés, la polygamie, tou-
tes ces horreurs qui amusent le don Juan de Mo-
lière, ne lui eussent inspiré que mépris. C'est que
les vices eux-mêmes se sont modifiés depuis deux
cents ans. La dernière perversité, dans notre bon-
homme de siècle, se réduit à tromper, avec de gran-
des précautions, quelques pauvres maris, bien rare-
ment farouches, et à séduire, pour beaucoup trop
d'argent, des créatures qui font métier d'être sé-
duites. Ce que les Parisiens appellent la débauche
est une grande route battue comme le macadam
des Champs-Elysées, et bordée d'hôtelleries où les
40 LA VIEILLE ROCHE
jeunes désœuvrés s'arrêtent tour à tour. Mais parmi
ces oisifs qui boivent tous le même vin dans les
mêmes verres, les uns conservent leur sang-froid,
ont soin de leur santé, ménagent leur argent et
arrivent au bout du chemin sans avoir éprouvé ni
les transports, ni les fureurs, ni les dégoûts de Ti-
vresse ; d'autres, comme Gontran, prodiguent tout,
argent, amour, esprit, illusions, oolères : s'instal-
lent dans chaque auberge, comme pour y passer la
viO; et n'en sortent jamais sans y mettre le feu.
Il est rare qu'un mal n'ait pas son bon côté. Le
comte avait gagné deux choses au gaspillage de son
temps et de sa fortune : un grand dégoût des plaisirs
faciles et une grande expérience de la femme. Voilà
du moins ce qu'il se disait à lui-même entre Lyon et
Paris, tandis que Valentine, accablée d'émotions et
de fatigue dormait comme un enfant, la tête sur son
épaule.
« Il est vrai, pensait-il, que je pourrais être plus
jeune d'imagination, de cœur et de tout. Mais en
vaudrais-je mieux, et cette jolie petite fille en serait-
elle plus heureuse? Au moins, elle est; bien sûre de
m'avoir épousé pour elle; je n'imiterai pas ce polis-
son d'Emile, qui dépense la dot de son adorable
femme à bâtir un hôtel pour Mlle Rata. C'est pis
qu'infâme, c'est bête : échanger un joli gâteau, si
blanc, si frais, si tendre, contre.un croûton de pain
rassis où tous les chiens ont mordu! Dormez en
paix, petit trésor charmant : le monde n'aura pas la
satisfaction de vous plaindre. »
Gontran sourit même à l'idée que son expérience
LES VACANCES DE LA COMTESSE 41
de la vie assurait à Valentine un bonheur plus du-
rable et plus vif. Aimer ne suffit pas, il faut savoii
aimer. Les garçons de vingt ans aiment comme des
fous; ils commencent par accabler une femme de
leurs admirations les plus hyperboliques ; après
quoi Ton ne peut que déchanter ou rester court. Un
homme qui a vécu ne se dépense pas de la sorte : il
débute sur un ton presque grave, et ménage un
crescendo savant qui permet à sa femme de le trou-
ver plus aimable et p>us tendre après vingt ans
qu'au premier jour. Art délicat, talent beaucoup
trop rare pour la félicité des époux et la bonne har-
monie des familles : on ne l'apprend pas dans les
livres.
Dans plus de vingt châteaux, le comte avait assisté
au spectacle mélancolique que présente ui^ ménage
refroidi. Pourquoi les jours paraissent-ils si longs,
les nuits si tristes, le soleil si paie, à deux êtres
sympathiques, organisés l'un pour l'autre, et qu'au-
trefois un amour irrésistible a poussée l'un vers
l'autre? Hélas! c'est qu'ils n'ont plus rien à se dire,
et pourquoi?. Parce qu'ils se sont tout dit dans
l'ivresse des premiers temps.
A Paris et dans les grandes villes, la même cause
amène d'autres effets. Les distractions abondent
hors du logis; le premier des deux époux qui
trouve la maison froide va se chauffer dehors. Pour
peu que le lecteur ait observé comme Gontran les
choses de la vie, il a dû remarquer que les maris
le^ plus garçons et les femmes les plus compromises
ont débuté par des tempêtes d'amour. Mangeurs de
42 LA VIEILLE ROCHE
blé en herbe; ils ont si. bien gaspillé leur récolte cle
bonheur, qu'il ne leur reste plus qu'à marauder sur
le domaine d'autrui.
Plus d'une fois, dans le vrai monde, Gontran avait
remarqué de beaux yeux voilés d'ennui. Cette ar-
dente curiosité qui le poussait à tout connaître, lui
avait fourni Toccasion de désennuyer quelques ver-
tus. Presque toutes s'étaient confessées à lui, car le
besoin de parler à cœur ouvert a plus de part qu'on
ne croit à l'infidélité des femmes. Toutes avaient été
passionnément aimées; toutes se rappelaient une
lune de miel plus brillante et plus chaude que le
soleil de juillet; elles disaient unanimement qu'elles
seraient restées fidèles si un changement inexpli-
cable, une froideur sans excuse, un... que sais-je?
un dédain trop évident ne les avait enfin révoltées
contre leurs maris. Et Gontran s'était bien promis
que s'il se mariait un jour, par impossible, il jeûne-
rait plutôt que de manger son blé en herbe.
A quelles conditions un auteur dramatique retient-
il quinze cents ou deux mille personnes pendant
toute une soirée sur des fauteuils très-durs, dans
une salle étouffante, et justement à l'heure où la
nature nous invite à nous mettre au lit? C'est par
l'engagement tacite, mais formel, de nous intéres-
ser crescendo^ depuis le premier acte jusqu'au cin-
quième. Le public est si bien entré dans ce raison-
nement, qu'il supporte sans se plaindre la nullité
du premier acte. Mais que l'auteur maladroit nous
intéresse d'abord et nous fasse bâiller ensuite, cha-
cun prend son chapeau et va chercher le plaisir
LES VACANCES DE LA COMTESSE 43
ailleurs. Que de pièces tombées parce' que le pre-
mier acte était trop bon ! Que de ménages perdus
parce que la lune de miel a été trop brillante I
Dans ce monde renversé où les donzelles font la
cour aux jeunes gens riches et les poursuivent jus-
qu'à la porte du club, Gontran avait remarqué que
les plus laides sont souvent celles qui font fortune.
Il voulut savoir pourquoi et découvrit que la Brin-
disi, par exemple, commençait par cacher les res-
sources de son esprit, de sa gaieté, de son infernale
séduction, et ménageait ainsi à ses victimôs un in-
terminable crescendo de découvertes. Cette leçon
lui coûta cher; aussi se promit-il de la mettre à pro-
fit dans la suite.
Je suppose que s'il avait épousé Mlle Félicité Pi-
chard ou toute autre créature insignifiante, il eût
laissé dormir dans un coin de sa mémoire les trésors
de sagesse amassés à si grands frais. Mais c'était
Valentine qu'il avait prise pour femme, ou, pour par-
ler plus exactement, c'était Valentine qui l'avait élu
pour mari. Il ne pouvait avoir oublié en si peu de
temps son premier horoscope et les signes certains
qui lui avaient fait découvrir dans cette innocente
une grande artiste en amour. Il avait vu avec quelle
grâce et quelle désinvolture Mlle Barbot avait
échangé un Saint-Génin contre un Mably ; or, sans
être un Othello, il pouvait faire son profit du vers
C5élèbre :
She did deceive her father, marrying you,
donc elle peut vous tromper pour un autre. Valen-
44 LA VIEILLE ROCHE
tine n'avait trompé ni son père ni sa mère, mais
elle avait quitté Lambert pour Gontran, comme on
^change de danseur à la chaîne des dames. Rien ne
prouvait qu'un nouveau caprice ne l'entraînerait
pas de but en blanc vers un autre joli garçon.
Gontran savait, par ses observations personnel-
les, que la vertu la mieux affermie peut trébucher
. dans un caillou. La fidélité conjugale est un travail
de toute la vie, tandis que l'infidélité irréparable
est l'affaire d'un instant. Or, s'il était décidé à ne
jamais tromper sa femme, il tenait à la réciproque,
et il n'avait pas tort.
Ce n'est ni la première année, ni la seconde, ni
même assez longtemps après, qu'un mari court de
vrais dangers. Mille et une circonstances militent
d'abord en sa faveur : les principes du couvent dans
leur âpreté native, la pudeur virginale à peine ras-
surée*; une somme d'amour à dépenser en ménage
comme cette bourse d'or qu'on mettait autrefois
dans le fond de la corbeille; un peu d'étonnement ;
un peu de reconnaissance pour le cher professeur
qui a révèle tant de choses; beaucoup de distrac-
tions; l'apprentissage du monde; l'installation d'un
intérieur; les enfants qui arrivent avant qu'on ait
usé les premières robes : en résumé, le mari peut
croire, sans une fatuité ridicule, que cette trèvede
Dieu se prolongera sept ou huit ans.
Gontran l'entendait ainsi, et, de même qu'un
grand joueur d'échecs désigne au début de la partie
la case sur laquelle il fera le roi mat, il disposait
le jeu de manière à concentrer tous ses efforts et
LES VACANCES DE LA COMTESSE 45
ses talents sur ce moment décisif qu'on appelle la
crise. Son plan, assez logique, pouvait se résumer
en peu de mots : bercer ce jeune cœur aussi long-
temps que possible, et lorsqu'il serait las de dormir,
probablement vers la trentième année, l'éveiller,
comme dans les proverbes d'Octave Feuillet, au
profit du mari.
Il n'avait jamais cru à la vertu proprement dite,
cette affinité des belles âmes pour le bien, cette ré-
pulsion instinctive autant que raisonnée qui les <fait
bondir en arrière à la seule idée d'une bassesse ou
d'une trahison. Il croyait encore moins à la vertu
par religion, car il avait eu la foi et il ne se rappe-
lait pas qu'elle l'eût arrêté dans ses folies; il voyait
à peu près tous les jeunes gens , de son monde affi-
cher les idées les plus orthodoxes et les plaisirs les
moins permis. Il avait trouvé grâce auprès de cinq
ou six dévotes moins sévères ou moins ambitieuses
que Mlle Cq Batéjins, et il savait par quelles capitu-
lations da onscience ces bonnes dames excusaient
leurs péchés mignons. Du reste, il prêchait mal et
il ne se souciait pas de livrer Valentine à la direc-
tion d'un autre homme. M. Fafiaux prévoyait avec
effroi que ce beau mécréant, sans détourner sa
femme du culte extérieur , la gagnerait au scepti-
cisme : Gontran y comptait bien, et de plus il pen-
sait que, croyante ou sceptique, elle maintiendrait
l'honneur de son nom. Le cœur des femmes, selon
lui, n'avait que deux armures contre la séduction :
le sommeil et l'amour. Sa tactique fut donc d'en-
dormir ou d'étourdir Valentine jusque vers l'âge.de
46 LA VIEILLE ROCHE
trente ans, de se réserver lui-même pour la crise,
et de reporter pour ainsi dire la lune de miel à 1862
ou 63. Sa femme avait été élevée dans une igno-
rance monastique ; jetée sans transition dans la cohue
du plus grand monde, elle n'aurait pas le temps de
s'abandonner à ces intimités féminines qui par les
confidences et les indiscrétions de toute sorte mûris-
sent une jeune âme et la gâtent souvent. Elle ne sau-
rait de l'amour que les simples éléments qu'il trou-
verait bon de lui apprendre : l'explosion des senti-
ments vifs et des passions violentes serait comme
ces batteries que le général dissimule au début de
l'affaire pour les démasquer avec plus de succès au
moment décisif.
Tous les hommes ont lu les Mémoires de Deux
jeunes Mariées, ce chef-d'œuvre de Balzac. Gon-
tran,tout comme un autre, avait médité sur le sort
de ces aimables filles qui, parties du même point,
s'engagent, par une espèce de fatalité dans des
routes si différentes. Mais il n'imputait pas cette
énorme divergence aux impulsions de la nature :
il s'en prenait surtout aux maris. Il croyait que si
Mlle de Chaulieu avait été gouvernée sagement dès
la lune de miel, elle eût joui d'un bonheur aussi
honorable et aussi rangé que Mlle de Lestorade.
Da là, ce beau projet de donner à Valentine l'édu-
cation conjugale qui fit de Mlle de Lestorade le mo-
dèle des femmes de bien, sauf à lâcher la bride à
l'élément Chaulieu, dès qu'on verrait péril en la de-
meure.
Le cœur le plus vivace et le ^lus richement organisé
LES VACANCES DE LA COMTESSE 47
n'a pas cent ans à vivre; un jour vient où le monde
apprend par ses respects à la femme la plus cour-
tisée qu'elle est admise à la retraite ; c'est alors que
le mari peu dormir sur les deux oreilles : il a dou-
blé le cap des tempêtes : son bonheur et son nom
ne courent plus aucun danger. Le comte de Mably ne
Calculait pas mal en pensant que plus il retarderait
réveil de Valentine, plus il abrégerait la période
inquiète et soucieuse qui fait maigrir tant de maris.
La preuve qu'il était un homme ^vraiment fort
c'est qu'il parvint à débiter ses premières décla-
rations sur un mode grave et quasi-paternel. Il
était pourtant bien épris : s'il n'avait écouté que
son cœur, ses trente ans, l'impatience accumu-
lée en' lui par les délais du mariage, il eût fait
de ce départ un véritable enlèvement et traité
son bonheur comme une bonne fortune. Au lieu
de bercer Valentine, dans ce coupé de wagon
où naturellement ils étaient seuls, un étourdi eût
éveillé son cœur, son imagination et tout son être.
Un baiser, un serrement de main, un mot, un sim-
ple regard, voilà tout ce qu'il faut pour transporter
d'un ton dans un autrp ce grand nocturne à deux
voix qui s'appelle le mariage. Entre l'amour qui se
gouverne et l'amour qui s'oublie, il y a un abîme
infini en profondeur et pas plus large qu'un che-
veu : on le firanchit sans y penser, on ne le sonde
que plus tard. C'est moins par la légalité que par la
conduite qu'un véritable amant diffère d'un vrai
mari. Presque tous les amants se conduisent en
maris au bout de quelques années : une multitude
48 LA VIEILLE ROCHE
de maris commencent par se conduire en amants,
à leurs risques et périls.
Valentine se réveilla dans la gare de Dijon, toute
honteuse d'avoir dormi et un peu tremblante : pen-
sez donc! Mais elle aimait Contran de toutes les
forces de son âme: il était l'univers entier pour elle,
et elle s'appuyait encore sur son épaule avec le plus
tendre abandon.
D me semble qu'on n'admire pas assez le courage
des femmes. Sentez-vous tout ce qu'il y a de noble
confiance dans une petite fille de vingt ans, qui
laisse sa famille, sa maison et son pays natal, pour
s'en aller toute seule avec un inconnu, au-devant
des destins les plus mystérieux, des dangers les
moins définis, des expériences les plus terribles?
Elles y songent à peine : leur grande préoccupation
est de savoir si on les aimera, si elles sont dignes
de plaire, si leurs paroles et leurs façons ne pèchent
ni par froideur ni par familiarité trop grande, et si
le petit chapeau de voyage leur va bien.
Quand vous voyez passer une mariée du matin,
ne cherchez pas à lire sur son front les destinées
qui l'attendent : regardez le visage du mari. Cette
jeune femme n'a rien d'arrêté, sauf la forme exté-
rieure : tout le dedans est une cire molle que le
mari va pétrir à son gré, soit en Minerve, soit en
Vénus. Si vous voulez encore, c'est un .livre de pa-
pier blanc; le mari s'est chargé de l'écrire. Qu'il
réfléchisse un bon quart d'heure avant d'y mettre le
premier mot. Le premier mot est décisif, il entraîne
tout après lui, comme le titre d'un livre.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 49
Évidemment, Mlle Barbot était de ces natures
vives qui font beaucoup de chemin en peu de temps.
Pour la mener très-loin dans le bien ou dans le mal,
il ne fallait pas grand effort. Certaines femmes sont
douées d'une si heureuse inertie qu'elles ne fran-
chiront jamais aucune barrière si on ne les soulève
à bras tendu. D'autres prennent leur vol; il suffit
de leur montrer la route.
On devinait qu'elle avait l'âme caressante, et,
pourtant en vingt-deux années elle n'avait aimé
personne. Gontran se sentait tout enveloppé par
elle, quoiqu'elle ne le touchât que des yeux. U se
dit plus d'une fois avant la gare de Paris : Quelle
adorable maîtresse elle aurait fsdte ! Bah 1 nous ver-
rons plus tard. La vie est longue. Dans huit ou dix
ans. En attendant, c'est déjà fort joli de l'avoir pour
femme.
Par un mot, je ne sais lequel, un mot sans impor-
tance, et certaine intonation de voix, elle lui rap-
pela la plus invraisemblable des aventures qu'il avait
eues. Un soir, huit ans plus tôt, dans un salon très-
froid, où l'on jouait le whist, il avait été le partner
d'une charmante petite comtesse. Vingt ans d'âge et
six mois de mariage; le mari en mission depuis
quatre ou cinq jours, mais jeune et beau garçon.
Gontran avait causé dix minutes en tout dans un
repos du jeu : pendant le thé, il s'était amusé à
tirer l'horoscope de la petite femme, et à lui mon-
trer dans sa main droite cette ligne que Desbarolles
appelle ingénieusement le coup de canif. Une femme
du monde n'entend iamais une j:^rophétie de ce
4
50 LA VIEILLE BOCHE
genre sans se scandaliser un peu. Eh bien! par un
concours de circonstances romanesques, en plein
Paris, la prédiction s'était vérifiée au profit de Gon-
tran lui-même et dans un délai si court qu'en vérité
je n'ose préciser l'heure. La double méprise de Mé-
rimée avait eu sa seconde édition ! Ce souvenir assez
inopportun rembrunit Gontran pour quelques mi-
nutes. Non! Valentine ne ressemblait ni de près ni
de loin à cette comtesse-là! Cependant le regard... et
ces lèvres si friandes! Gontran se mit à parler raison
et à débiter un chapelet de maximes que les sept sages
de la Grèce auraient contre-signées sans discussion.
Le voyage s'accomplit jusqu'au bout dans une
intimité tranquille et douce. Il était nuit quand ils
tombèrent au milieu de ce vaste éblouissement de
Paris. Une voiture vint les prendre; un bel apparte-
ment les attendait : Gontran s'était occupé de tout.
Balzac a disserté le plus savamment du monde sur
le nombre de chambres qu'une famille heureuse
doit consacrer au sommeil. Valentine n'en savait
pas si long; elle se rappelait seulement que son
père et sa .mère, dans leurs plus grandes prospé-
rités, n'en avaient jamais habité qu'une. Mais Gon-
tran sut prouver à sa femme, par des raisons d'une
exquise délicatesse, qu'il avait trop d'amour et de
respect pour lui donner le spectacle de son abrutis-
sement par le sommeil. Il la quitta vers deux heures
du matin, plus heureux et plus amoureux qu'il ne
croyait pouvoir le devenir à son âge, mais fidèle au
devis de mariage classique qu'il s'était lui-même
imposé.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 51
Valentine pleura longtemps; mais qui peut ana-
lyser les pleurs d'une nouvelle épousée? Il y avait
de tout dans ces adorables larmes, comme dans une
goutte de l'océan : de Tétonnement, du bonheur, de
rawnour, un peu d'anxiété et un amer regret de se
retrouver seule. Elle se demandait si quelque chose
en elle avait déplu; comment le maître de sa vie
avait pu la quitter si tôt, après tant de baisers et de
douces paroles. Elle regretta un instant de s'être
fourvoyée, avec son petit cœur bourgeois, dans un
monde où l'étiquette gouverne et tyrannise l'amour
même. C'était Mme de Haut-Mont qui, la première,
avait proclamé devant elle la dignité du sommeil à
part et l'inconvenance des bourgeois, qui dorment
en tas.
Un instant la pauvre petite fut tentée de rappeler
son mari ou d'aller le rejoindre; mais elle ne l'osa
point : elle craignit de déplaire et de paraître mal-
apprise. Qui sait si ce naïf coup de tête n'aurait pas
désarmé toutes les résolutions de Contran, brisé la.
glace qu'il avait faite, et changé du tout au tout l'a-
venir de ce ménage? Les plus graves événements
de la vie tiennent souvent à des fils si déliés.
Par malheur, elle avait pour le comte de Mably
un amour doublé de respect. Elle voyait en lui un
honmie d'une autre caste, d'un sang plus épuré,
d'une pâte plus fine : la rose pâle de la Crande-
Balme! Et la pauvre petite ne savait pas que. toutes
les distances du monde se rapprochent dans un
baiser.
Elle s'endormit à la fin, et lorsqu'elle ouvrit les
52 LÀ VIEILLE ROCHE
yeux, vers dix heures, elle aperçut Contran age-
nouillé à la tête du lit, en contemplation devant elle.
Elle jeta les bras, ses beaux bras nus, autour
du cou de son mari; mais elle les retira aus-
sitôt avec un cri de surprise.
« Sainte Vierge I cria-t-elle, vous êtes glacé! »
En effet, Gontran, qui rentrait à peine, avait rap-
porté dans la chambre une enveloppe de froid. Il
avoua qu'il était sorti dès le matin pour reprendre
possession du pavé de Paris. Valentine sentit au
fond du cœur une pointe de jalousie. Elle pensa
que ce Paris devait exercer une terrible fascination
sur le cœur des hommes, pour qu'un marié de la
veille courût au boulevard en sautant hors du ht.
Mais tous les jeunes gens, les Parisiens surtout,
comprendront cette fantaisie. Grontran était grand
buveur d'air, grand faiseur d'enjambées, grand don-
neur de coups de coude, de coups d'œil et de coups
de chapeau, amateur passionné de cette physiono-
mie vivante et mouvante qui distingue Paris des
autres villes. Chaque quartier, chaque heure du
jour, chaque groupe -de gens l'intéressait par je ne
sais quel air de connaissance, quel charme du sou-
venir et de l'habitude. La foule est fatigante à voir
pour les yeux d'un étranger ; elle repose le regard
et l'esprit d'un Parisien véritable; il s'y trempe
comme dans un bain et se sent mieux. Que de fois,
au sortir d'une partie de jeu ou de débauche, Gon-
tran avait éprouvé le besoin de marcher deux heu-
res en plein peuple avant de rentrer chez lui î
Ce matin4à c'était une autre affaire : il fallait à
LES VACANCES DE lA COMTESSE 53
son cœur un peu de recueillement : il voulait se
tâter, s'interroger lui-même, remettre en ordre ses
idées éparses comme un tas de papiers sur lesquels
le vent a soufflé. Or une chambre d'hôtel est peut-
être le lieu du monde le moins propre à la médita-
tion : on n'y est jamais soi parce qu'on n'y est pas
chez soi. Gontran était chez lui, dans la rue. Le nez
rouge d'un porteur d'eau, le geste d'un cocher qui
se bat les épaules, la musette suspendue au cou
d'un cheval de fiacre, le paquet plié sur le bras d'un
tailleur matinal, cent autres objets également con-
nqs et familiers, formaient à son esprit un milieu
plus sympathique que l'air b^anal et froid, pour ne
pas dire hostile, d'un appartement garni. A l'hôtel,
il eût craint de ramasser par mégarde les idées de
l'Anglais ou du Belge qui avait passé là avant lui.
D sortit donc et gagna le boulevard sans y songer :
la pente de l'habitude ! Pourquoi le boulevard plu-
tôt que la rue de Rivoli? Il n'y avait personne à ren-
contrer ni d'un côté ni de l'autre. A neuf heures du
matin, par un joli temps de gelée, on ne voit sur le
trottoir que les gens de bureau, de boutique ou d'a-
telier, que le besoin chasse du lit. Cependant le
jeune homme était heureux : c'était Paris qu'il re-
trouvait après l'avoir quitté sans esprit de retour ; il
y reparaissait en vrai triomphateur, au lendemain
d'une victoire qui valait bien son prix, quoiqu'elle
n'eût pas été remportée sur les Russes. Selon toute
apparence, il all^ être le lion de la saison pro-
chaine. Le tapage de sa Vie passée, son départ ho-
norable, son retour miraculeux, sa fortune refaite,
54 LA VIEILLE ROCHE
ça conversion au mariage, enfin la beauté de sa
femme, tout devait attirer vers lui Tattention pu-
blique et semer sur sa route les sourires les plus
bienveillants. Dans cette agréable pensée, il allait
droit devant lui, le nez au vent, le cœur dilaté par la
joie, et si plein qu'il aurait débordé en confidences
à la rencontre d'un indifférent, d'un ancien ennemi,
d'un créancier soldé.
Toutefois il éprouvait par moments une sensation
difficile à définir : elle n'était ni pénible ni agréable,
mais nouvelle au point de l'étonner et de l'arrêter
court. Je craindrais d'appuyer trop fort en disant
que sa nouvelle chaîne lui semblait incommode ou
pesante. Lorsqu'il pensait à Valentine, c'était avec,
l'amour et la reconnaissance qu'une femme jeune,
belle, amoureuse et parfaite de tous points inspire à
son mari de la veille. Les derniers événements de
sa vie, bien loin de lui laisser aucun regret, avaient
dépassé toutes ses espérances. D n'avait pas un sou-
venir dans l'âme qui ne pût se traduire en hymne
d'allégresse. Mais lorsque par hasard, sans inten-
tion reprochable, son esprit faisait un pas hors du
cercle des idées conjugales, il y était ramené par
une force tranquille et douce. C'était comme une
chaîne qu'il aurait eue au pied, légère, mais solide,
enveloppée du velours le plus moelleux, mais for-
gée dans l'acier le plus résistant. Il ne sentait pas
le froid du métal, mais le simple contact du velours
lui paralysait un peu la jambe. A chaque instant,
par un effet de l'habitude, il pensait, rêvait, agissait
en garçon; mais toujours un secret avertissement
LES VACANCES DE LA COMTESSE 55
le ramenait au souvenir de la réalité. En passant
SOUS les fenêtres d'un de ses bons amis, place Ven-
dôme, il se rappela que vingt fois il avait éveillé
Odoacre de Bourgalys pour monter à cheval et dé-
jeuner au bois de Boulogne. Aussitôt une férule in-
visible lui donna sur les doigts : un homme marié
déjeune avec sa femme. Vers le haut de la rue de la
Paix, il rencontra bec à bec une jolie petite Anglaise,
et ms^chinalement il croisa le regard avec elle, comme
un maître d'escrime engage le fer avec un élève.
Vite, un remords de conscience lui rappela qu'il
n'avait plus le droit de lorgner les femmes dans la
rue. Mille riens du même genre lui enfoncèrent à
petits coups, jusqu'au fin fond du cerveau, le senti-
ment de son nouvel état.
Par cela même que le célibataire est un homme
incomplet, il n'a^ que la moitié des obligations, des
contraintes, des soucis, des terreurs qui incombent
à l'homme marié. Le comte de Mably découvrit
avec étonnement, dans cette promenade d'une heure,
cent vérités vieilles comme le monde, mais qui ne
s'étaient pas encore présentées à son esprit. Celle
qui lui revenait le plus souvent peut se traduire
ainsi : « Je suis deux ! Quoi que je fasse, où que je
me transporte, il y a une autre personne qui porte
mon nom, qui est la doublure ou la moitié de mon
être ; sa santé, son bonheur, sa conduite, me regar-
dent personnellement; ses actions, ses moindres
démarches, ses pensées les plus fugitives, sont pour
moi des affaires graves.; rien de ce qui la touche ne
saurait, en aucun cas, me devenir indifférant. Dia-
56 LA VIEILLE ROCHE
volo! c'est bien gentil de se marier, surtout quand
on a eu comme moi la main heureuse; mais dire
qu'on sera marié vingt-quatre heures par jour jus-
qu'au dernier jour de la vie ! »
Il avait eu pourtant des liaisons : mais les plus
despotiques n'avaient jamais accaparé le quart de
ses journées. Une femme du monde n'enchaîne son
amant que pendant les heures rapides où elle-même
a pu rompre sa chaîne. La Brtndisi et ses pareilles
se contentent des instants qu'on veut bien leur don-
ner ; on leur rendrait mauvais service en vivant tou-
jours auprès d'elles. Ah l que le mariage est une
autre affaire I
« Ainsi donc, pensait Contran, il faudra que j'ac-
compagne ma femme dans toutes ses sorties, ou que
je laisse mon nom courir les rues sans gardien.
Toutes les fois qu'il lui plaira de rester au logis, il
faudra que je lui tienne compagnie; sinon, gare à
l'ennui et à toutes ses conséquences l »
Il y avait, dans ces raisonnements, quelques
atomes de jalousie, mais surtout un sens très-vif de
la responsabilité conjugale. Contran voulait que sa
femme fût heureuse ; il se jurait à lui-même de plier
devant ses caprices, de pardonner ses enfantillages,
d'éviter avec soin tout ce qui pourrait rompre l'ac-
cord des âmes. Il ne faut qu'un seul mot pour em-
poisonner deux existences. Les inimitiés de ménage
sont aussi terribles que les haines à bord, et par la
même cause. Le ferment concentré longtemps dans
un étroit espace fait une explosion qui brise tout.
Singulières réflexions au lendemain d'un mariage
LES VACANCES DE LA COMTESSE 57
d'amour! Mais l'homme est ainsi fait : il y a au fond
de nos cœurs une fibre contrariante qui réagit inces-
samment contre la sensation actuelle. Plus vous êtes
heureux, plus la fibre maligne s'acharne à vous tirer
des larmes; et le jour où vous conduisez le deuil de
votre meilleur ami, elle vous chatouille en dedans
pour vous faire éclater de rire.
Grontran n'eut pas de peine à prendre le dessus,
et toutes ses idées étaient couleur de soleil quand il
remonta chez sa femme. Sa femme ! Il s'exerçait
dans l'escalier à moduler ce joli mot, qui remplit si
agréablement la bouche.
Cette journée et les suivantes furent remplies par
les affaires, et simplement échantillonnées par l'a-
mour. Le beau petit ménage avait ses trois millions
en portefeuille; mais, d'ailleurs, il était sans feu ni
lieu. Il fallait tout créer, la maison, l'écurie, et ce
fonds de toilette qui sied à une comtesse de Mably.
Valentine à l'hôtel, avec ses petites robes de la
Balme, avait l'air d'un Raphaël sans cadre. Gontran
lui expliqua ce qu'ils auraient à faire avant de se
présenter dans le monde, et madame frémit d'épou-
vante;. il lui semblait tout à fait impossible d'arran-
ger tant de choses en deux mois d'hiver.
Le comte possédait son Paris sur le bout du doigt ;
ilsavait quel'argenty fait en quelquesjours l'ouvrage
de plusieurs années. Du reste, il avait résolu d'éviter
les miracles et de ne pas faire son nid à coup d'ar-
gent. « Conserver les bonnes valeurs que M. Fafiaux
avait acquises, et qui rapportaient environ 150,000
francs de rente; se priver d'un hôtel, attendu que
58 LA VIEILLE ROCHE
les immeubles étaient en hausse ; louer tout bonne*
ment un joli premier étage avec écuries et remises;
on n'en trouvait encore de fort honorables au
prix de douze à quinze mille francs par an ; com-
mander un mobilier à la fois simple, confortable et
noble, mais sans dorure et sans luxe bourgeois;
pour 50,000 francs, on sortirait d'affaire. Les voi-
tures vingt mille, et trente l'écurie ; cent mille francs
tout ronds pour les toilettes, les dentelles, les four-
rures et quelques diamants : car Mme de Mably ne
pouvait décemment aller au bal en jeune fille. Grâce
à l'expérience de Gonlran et à sa modération toute
neuve, les frais d'installation ne dépasseraient guère
le chiffre de deux cent mille francs, et l'on vivrait
en joie avec 140,000 francs de rente.
Valentine n'avait étudié que l'arithmétique du
couvent ; elle était devant les gros chiffres comme
un enfant de la plaine en présence d'une montagne.
L'idée de dépenser 140,000 francs par an lui sembla
aussi monstrueuse que celle de manger un éléphant
en papillote. « Quel bonheur ! nous éblouirons tout
Paris et nous ferons des économies ! i>
— Si nous faisons des économies, dit Gontran,
Paris sera encore plus étonné qu'ébloui. »
Pour commencer, elle voulut à toute force rache-
ter l'hôtel de la rue Saint-Dominique. Gontran eut
beau lui dire qu'il était trop cher et trop grand,
qu'il y faudrait trop de mobilier et trop de livrée ;
que le nettoyage seul coûterait gros, car les créan-
ciers et les Auvergnats l'avaient sali de fond en
comble, sous prétexte de vendre et d'acheter les
LES VACANCES DE LA COMTESSE 59
meubles. Elle répondit obstinément que c'était
l'hôtel des Mably, que Gontran y était né, qu'elle
voulait dormir sous le toit héréditaire, et tout ce
que peut dire en pareille occurrence une élève du
Sacré-Cœur. Le comte protesta au nom de la sa-
gesse, mais je le demande à toutes mes lectrices,
pouvait>il tenir tête à sa femme dans une question
de sentiment?
On écrivit à Vaucelin, qui prit les ordres du
marquis, et l'affaire se conclut à la satisfaction gé-
nérale. Seulement, lorsqu'on eut payé un million
pour l'hôtel, cent mille francs pour les réparations
et le mobilier, cent mille pour les diamants seuls,
cinquante mille pour les chevaux et les voitures, et
cinquante autres pour frais divers, les papiers de
couleur que M. Fafiaux avait collectionnés toute
sa vie, ne représentaient plus que 85,000 francs de
rente.
€ Nous nous payons à nous-mêmes plus de cin-
quante mille francs de loyer, dit Gontran.
— Nous économiserons sur autre chose, ré]f)ondit
Valentine. »
L'installation était complète à la fin d'avril : l'hôtel
remis à neuf fut inauguré par une fête plus brillante
que réellement économique. Ne fallait-il pas rendre
au monde les sandwiches et les trufifes que l'on
avait reçues? Pendant trois mois et plus que ce nid
grandiose avait été en proie aux peintres et aux ta-
pissiers, les deux époux avaient fait leurs visites et
pris pied dans la meilleure compagnie. Partout ils
furent reçus à bras ouverts, et toute la gloire de ce
60 LA VIEILLE ROCHE
succès ne revint pas à Gontran. Valentine fut touvée
jolie, élégante, et pas trop provinciale. Le bonheur
illuminait sa charmante figure; l'amour rayonnait
autour d'elle et lui donnait plus d'éclat qu'un bois-
seau de diamants. Or le monde aime les heureux; il
admire avec une bienveillante curiosité la jeunesse
d'un cœur neuf et ces gracieuses illusions qu'il a
perdues. Mme de Haut-Mont ne fut pas la seule qui
traita ces tourtereaux en enfants gâtés. Depuiô les
hauts sommets de l'aristocratie austère où trônait
Éliane de Lanrose, jusqu'aux régions moyennes,
demi-bourgeoises, où l'on voyait tourbillonner la
petite comtesse Adhémar, ce fut à qui aurait le beau
petit ménage. L'état-major des jupes plates et des
gants trop longs invita Mme de Mably à ses confé-
rences, ses ventes, ses loteries, ses sermons, ses
raouts solennels, ses soirées de tapisserie, ses
parties fines de haute dévotion et de charité trans-
cendantale. Le clan des crinolines l'attira vers ses
bals, ses courses, ses soupers, ses parties de spec-
tacle ou de jeu, ses cavalcades et ses patinades ;
car les premiers zigzags du patin élégant datent
de 1855.
L'abondance et la diversité des plaisirs parisiens
plongea la jeune femme dans une ivresse salutaire
ou du moins très-favorable aux arrière-projets de
Gontran. Il savait par expérience que les plaisirs les
plus tapageurs sont de grands innocents, quoi qu'on
dise, La musique des orchestres, le tourbillon de la
valse à deux temps, l'éclat des belles représenta-
tions dramatiques, les compliments, les flrôlements
LES VACANCES DE LA COMTESSE 61
et mille autres dangers. que les Fafiaux redoutent
par habitude ou par bêtise, affermissent la vertu de
cent femmes, pour une ou deux que le monde aura
mises à mal. Le grand feu des candélabres et des
lustres bronze plus de cœurs qu'il n'en enflamme,
le contact de deux cents hommes durcit la peau des
mains sous les gants : la répétition incessante des
mêmes fadeurs ne tarde guère à blaser l'oreille la
plus chatouilleuse. Le danger n'est pas là, il est
dans la rêverie solitaire, dans la lecture des poètes
langoureux, dans la promenade au bord des lacs,
dans le son des cloches rustiques et le gémissement
des orgues, dans le duo qu^on chante à la brune
devant un piano refepectable et patriarcal. C'est le
régime des émoUients qui détrempe le moral des'
femmes : le tapage, la cohue, le plaisir vif et turbu-
lent, l'exhibition de soi, sont autant de toniques qui
le ragaillardissent.
Le duvet de la pêche y périt, j'en conviens ; mais
le duvet de la pêche n'est pas une cuirasse; l'his-
toire, ne dit pas qu'il ait jamais protégé une seule
pêche contre la dent des gourmets. Une femnie de
bien, après deux ou trois ans de plaisirs dans le
monde, a perdu ce je ne sais quoi qu'on pourrait
appeler les grâces de la faiblesse : elle a pris de l'a-
plomb, du sang-froid, un certain air viril ; elle ne
rougit plus à tout propos; elle ne tressaille plus
jusque dans la moelle lorsqu'un maladroit lui pousse
le pied ou lui effleure le genou ; elle gouverne ses
sensations, raisonne ses sentiments et traverse cava-
lièrement les toiles d'araignée où les petits anges au
62 / LA VIEILLE ROCHE
myosotis bleu se prennent comme des mouches.
Gonlran n'avait pas songé une minute à se cloî-
trer avec sa femme : trop prudent pour la mettre au
régime de l'amour rabâché, il savait que la plus
riche imagination d'homme s'épuise en peu de
temps à force de moduler des variations sur un
thème unique. La femme ne se fatigue jamais de
l'amour qu'elle inspire, mais elle s'y habitue; sem-
blable à ces buveurs d'opium qui deviendraient
insensibles à leur poison favori s'ils n'augmentaient
incessamment la dose.
Ce qui donna longtemps un bonheur sa^s mé-
lange à ces charmants petits Mably, c'est l'art avec
lequel Gontran ménageait, tempérait, atténuait les
expressions de son amour. L'Arabe du désert, par
une longue habitude de la sobriété, arrive à faire
son festin d'une poignée de dattes : Valentine avait
du bonheur pour toute une journée, lorsque Gon-
tran l'avait régalé d'une parole et d'une caresse.
Un seul coup d'œil de son mari dans la mêlée
d'un bal, une simple pression du bras à la sortie des
Italiens l'enivrait des joies les plus pures et doublait
les palpitations de son cœur. Le comte, en garçon
d'esprit, s'excusait presque des moindres libertés
qu'il prenait avec elle. Il semblait dire que si le
mariage autorise toutes les tendresses d'un mari, le
respect et la chevalerie protestent quelquefois dans
les âmes délicates ; que la nature est une grossière,
et qu'on rendrait plus dignement hommage à cet
être supérieur qui s'appelle la femme, si l'on pou-
vait l'aimer toute une vie sans lui baiser le bout des
LES VACANCES DE LA COMTESSE 63
doigts. Par cet aimable artifice, non-seulement il
donnait à ses moindres attentions une importance
voisine de la solennité, mais il habituait Valentine
à prendre une opinion quasi religieuse de sa petite
personne et à tenir pour sacrilège le premier qui
implorerait une parcelle de son amour.
Ces précautions prises, il lança la petite femme
au plus fort du tourbillon. Entre les deux fractions
du monde aristocratique qui le sollicitaient obli-
geamment, son choix fut bientôt fait. Il résolut de
vivre en bon accord et en grande politesse avec les
uns et les autres, mais de ne fréquenter que les
salons les plus vivants. Les, scrupules de couvent,
qui végétaient encore dans Fesprit de Valentine,
furent arrachés en trois semaines par Tautorité
toute-puissante de l'homme aimé. Elle apprit que le
monde est un arbitre infaillible en conduite et que
tous les plaisirs qu'il approuve sont permis. Elle
contracta l'habitude de montrer ses épaules sans
pruderie provinciale et de se décolleter franchement
au degré prescrit par la mode. Ai-je besoin de vous
dire qu'elle savait danser à merveille, malgré l'af-
firmation contraire du respectable M. Fafiaux? Il
n'y a pas de couvent si bien surveillé que les petites
filles n'y valsent entre elles, dès que la religieuse a
tourné le dos. Mais Valentine, comme son amie
Félicité et beaucoup d'autres innocentes, s'était juré
cent fois qu'un seul homme lui prendrait la taille et
qu'elle ne danserait qu'avec son mari. Gontran la
délivra de ces naïvetés et de ces mièvreries. Il lui
prouva rindifîérence absolue de ce rapprochement
64 LA VIEILLE ROCHE
public et banal. Quel crime y a-t-il donc à laisser
prendre sa ceinture par un monsieur généralement
laid et désagréable qui vous marche sur les pieds ?
Après la vie du soldat en campagne, il n'y a
peut-être rien de plus fatigant ici-bas que le train
d'une femme du monde à Paris, Valentine, à Thôtel
Meurice, n'avait ni maison à tenir, ni dîners à com-
mander, ni fêtes à organiser, ni domestique nom-
breux à gouverner : en un mot, son plaisir était sa
seule affaire et pourtant, si elle eût été moins forte,
ce travail l'aurait mise sur les dents en quelques
mois. Elle se levait à midi, déjeunait à la hâte avec
Gontran, se faisait habiller, descendait à deux heu-
res, trouvait son coupé *attelé et courait chez la cou-
turière, la modiste, la confectionneuse, le cordon-
nier, et le fameux Sizigambi, tailleur pour dames. A
quatre heures elle rentrait tout essoufflée, non pour
prendre un instant de repos, mais pour rejoindre
Gontran qui avait passé son temps chez le carros-
sier, le marchand de chevaux, le tapissier, ou parmi
les ouvriers de la ruiC Saint-Dominique. On se ruait
alors en visites et les présentations allaient leur
train jusqu'à six heures du soir. Quelquefois, par
fortune, on dînait à l'hôtel ; mais, cinq jours au
moins sur sept, il fallait s'habiller sur nouveaux
frais, dîner en ville, refaire une toilette, et paraître
dans un ou deux bals. Si l'on interrompait un jour
les courses par la ville, on allait au bois de Boulo-
gne ; si l'on dînait chez soi, on passait la soirée à
l'Opéra ou aux Italiens, suivant le jour.
Les travaux d'installation ne prenaient pas en tout
LES VACANCES DE LA COMTESSE 65
plus de deux heures sur un temps si bien rempli.
Valentine se trouva beaucoup plus affairée lors-
qu'elle fut chez elle et qu'elle dut rendre au monde
l'équivalent de ce qu'elle en recevait. Elle eut un
jour de réception et donna un dîner par semaine.
Sa maison devint sans peine une des plus agréables
du faubourg, étant une des plus jeunes* : on fumait
au jardin, et Ton riait un peu partout. Odoacre de
Bourgalys, après deux visites et un dîner, déclara
que la comtesse était un bon petit garçon : il pré-
senta tout son club à la file.
Mme de Mably acquit en peu de temps le talent
si précieux et si rare de mettre les gens à l'aise sans
leur jeter les rênes sur le cou. La nature avait beau-
coup fait pour elle; car, malgré les nombreuses
lacunes de son éducation, elle sut causer et plaire.
La duchesse de Haut-Mont disait un soir à son
frère :
« Cette petite m'étonne. Elle occupe fort bien
quatre hommes à elle seule, tandis que votre bru, si
brillante et si Parisienne, n'en retient pas la moitié
d'un! »
On avait vu d'emblée qu'elle parait ses toilettes,
qu'elle avait la tournure noble et la démarche élé-
gante. On ne tarda point h reconnaître en elle ce
goût d'ajustement, cet instinct d'innovation que
j'appellerais volontiers l'élégance active. Une femme
riche et jolie qui s'abandonne comme une poupée
aux improvisations de la couturière est élégante tant
qu'on veut, mais dans le sens passif : elle efTacera
peut-être une fois par hasard celle qui met de l'ima-
5
66 LÀ VIEILLE ROCHE
gination et de l'esprit dans sa toilette ; mais eût-elle
plus de succès, elle a moins de mérite à coup sûr ;
elle peut faire fureur, elle ne fera jamais école. Va-
lentine donna le ton, presque dès son début. Elle
prit dans le monde extra-diplomatique et anti-officiel
une influence aussi prépondérante et aussi légitime
que la princesse de M... ou la marquise de G... dans
les régions opposées. Chacune des petites villes qui
composent le grand Paris voit éclore au retour de
l'hiver une royauté de salon, brillante et courte. La
comtesse de Mably régna deux hivers de suite sur
le faubourg Saint-Germain.
Parmi les nouveautés qu'elle mit à la mode, je ne
cite que pour mémoire et non pour lui en faire un
mérite, ces chevelures d'un kilogramme qui sont en-
core de mise aujourd'hui. Elle avait naturellement
. des cheveux d'une longueur et d'une épaisseur ad-
mirables : elle les porta dans le monde, ne pouvant
les mettre en poche : cent autres osèrent bientôt en
avoir autant qu'elle. Les femmes les plus élégantes
s'étaient réduites longtemps au luxe d'une humble
queue ou d'une natte sans prétention ; mais dès
qu'elle eut fait voir au peuple des salons jusqu'où
pouvait aller la prodigalité de la nature, personne
ne craignit plus de paraître invraisemblable et ridi-
cule en amoncelant sur une seule tête la récolte de
sept ou huit. Chacun sait quels heureux développe-
ments le commerce des chevelures a pris en dix
années. Il s'est fait des fortunes, il s'est gagné des
millions dont le premier centime n'existerait pas
sans la mode introduite par la comtesse de Mably.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 67
L'histoire de l'industrie moderne, sous peine d'o-
mission grave, devra consacrer un chapitre aux in-
fluences du caprice sur le travail. Un jour, en par-
tant pour les eaiix, une Parisienne invente une
toilette fort élégante, ma foi ! où il n'entrait pas un
centimètre de ruban. La mode s'en empare; on
trouve neuf et charmant de laisser le ruban aux
femmes de chambre. Vous seriez étonné si je vous
disais combien de faillites cette fantaisie de jolie
femme a fait enregistrer dans la seule ville de Saint-
Étienne I
Yalentine avait dit à son mari qu'une pension de
deux cents francs par mois lui suffirait amplement
pour ses toilettes. Je vous laisse à penser si Gontran
avait ri de cette foi naïve qui sentait un peu trop le
couvent.
« Les deux cents francs sont accordés, répondit-
il, et je m'engage à ne pas vous gronder bien fort si
vous n'en dépensez que deux mille.
— Par an?
— Par mois.
— Vous me croyez donc femme à vous ruiner?
— Non, cher ange : je vous crois femme, voilà
tout
— Est-ce que dans votre monde il y a des per-
sonnes si dénuées de raison ?
— Dans notre monde, chère enfant, comme dans
tous les mondes de Paris, il y a des femmes qui sont
réduites à nç payer que les intérêts de leur dépense,
tant le capital en est effrayant ! »
Pour conjurer un danger qui à ses yeux était le
68 LA VIEILLE ROCHE
dernier mot de Thorrible, la comtesse se mit en frais .
d'imagination. Elle inventa une conception aussi
neuve que hardie et qui a changé en moins de dix
ans la face du monde.
Les toilettes de bal étaient alors quelque chose de
riche et de sévère : une robe de satin, de moire ou
de taffetas, garnie de trois volants de dentelle. L'é-
toffe coûtait cher, mais elle durait longtemps. Une
femme élégante portait la même robe à cinq ou six
bals, et elle en tirait parti après l'avoir quittée. Les
dentelles faisant partie du fonds de toilette étaient
de vrais immeubles par destination.
Valentine alla trouver une grande couturière et
lui fit une commande si bizarre que l'artiste faillit
tomber à la renverse. Il s'agissait de bâcler une
robe de rien, faite de tarlatane, de tulle, de petite
blonde sans valeur, de pacotilles diverses dont la
plus précieuse ne valait pas vingt spus le mètre. On
y fourra un peu de soie pour soutenir les bouillon-
nés, on cacha même quelques bouts de dentelle dans
les coins ; mais simple affaire de forme, histoire de
montrer qu'on avait de tout ça !
Cette nouveauté invraisemblable effraya après
coup Valentine : l'enfant eut peur de son audace.
Elle ne se décida point à montrer cette robe chez les
autres ; elle attendit son bal d'inauguration; pensant
avec finesse : oc Si mon expérience n'obtient aucun
succès, j'aurai du moins le mérite de m'être effacée
par modestie, en maîtresse de maison. »
Gontran lui-même ne la vit qu'au dernier mo-
ment, dix minutes avant l'arrivée des premières
LES VACANCES DE LA COMTESSE 69
voitures. Il poussa un cri d*admiration. Ce n'était
pas une toilette, mais un rêve, une féerie, La beauté
de Valentine transparaissait plus radieuse à travers
ce voile fantastique, cette neige fouettée, ce nuage
intelligent, d'une provocation irrésistible et d'une
chasteté irréprochable. Les déesses de la mytholo-
gie n'étaient ni plus brillantes ni plus décentes lors-
qu'elles s'habillaient d'une vapeur légère pour des-
cendre au milieu des bergers. L'enthousiasme du
comte se doubla de stupéfaction lorsqu'il apprit de
Valentine elle-même que ce luxe divin était le der-
nier mot du bon marché sur la terre et que les ma-
tériaux d'un tel chef-d'œuvre ne valaient pas plus
de cinquante francs. Quel miracle! Il n'en fallait
pas deux de cette force pour réconcilier le dix-neu-
vième siècle avec la simplicité de l'âge d'or.
Le monde confirma par un concert unanime le
jugement de M. de Mably. Les hommes épuisèrent
toutes les formules de l'éloge; les dames firent
mieux : elles demandèrent à l'envi le nom de la ,
couturière, avec un vif regret de n'avoir pas été
averties plus tôt. Les plus belles toilettes, auprès
de celle-là, semblaient découpées dans le zinc avec
des cisailles de fer. Tout était froid, roide, com-
passé, dur aux yeux, ingrat, criard, atroce I Et ces
pauvres volants de dentellçs alignées ! Quelle figure
ils faisaient au bas des robes, sur trois rangs,
comme les soldats dans la 'vieille tactique ! L'an-
cienne mode fut condamnée sans appel; elle ne
s'est jamais relevée de ce coup-là.
U est certain que les bals sont mille fois plus
70 LA VIEILLE ROCHE
beaux depuis cette réforme et que chaque danseuse,
prise à part, est un morceau plus friand. Mais l'emploi
de la tarlatane et des tulles à bon marché n*a pas pré-
cisément réalisé le rêve de la jolie comtesse : ce n'est
pas un jeu d'enfant que de marier le luxe à l'écono-
mie. Valentine s'aperçut, au bout de quelques mois,
que si la moire antique est plus chère que le tulle,
une robe d'air tissu lorsqu'elle sort des mains de l'ar-
tiste coûte à peu près le môme prix que les anciennes
robes de fer battu. Or elle dure beaucoup moins ou,
pour parler plus juste, il n'en reste rien à la fin du
premier bal. C'est pourquoi la pension de deux mille
francs par mois qui avait effrayé la petite pensionnaire
lui parut insufQsante avec le temps. Une reine du
monde qui veut garder son rang ne dépense pas moins
de vingt louis par soirée. Bienheureux les maris
assez riches pour payer la gloire de leurs femmes !
Quelques ménages ingénieux compensent Ténor*
mité des dépenses extérieures par une stricte éco-
nomie au dedans; mais les Mably n'avaient pas
cette ressource. Lorsqu'on se donne un hôtel d'un
million, ce n'est pas pour y manger du pain noir.
Cette première mise entraîne logiquement un train
considérable. Contran avait rangé ses goûts, ses
mœurs et son esprit aux lois de la sagesse ; il se ré-
pétait au moins sept fois par jour : « Tu t'es ruiné
comme un idiot, mais tu en avais le droit, ne fai-
sant tort qu'à toi-même; aujourd'hui, tu es tu-
teur de cette adorable enfant; c'est son bien que tu
gouvernes, et tu ne serais plus un fou, mais un scé*
lérat si tu la mettais sur la paille. »
LES VACANCES DE LA COMTESSE 71
Il porta donc une sévère économie dans toutes
les choses de la maison. Le domestique fut aussi
modeste que possible : le strict nécessaire. Un
maître d'hôtel, un valet de chambre, un valet de
pied, un cocher et un palefrenier , la femme de
chambre de madame, un chef et un aide de cuisine,
un concierge et un jardinier. Les bourgeois comme
nous s'aviseront peut être qu'on peut vivre à moins:
mais l'hôtel avait un beau jardin ; pouvait-on laisser
les plates-bandes en friche? Lorsqu'on est seul chez
soi, il faut, bon gré mal gré, payer un concierge à
soi tout seul. Gontran fit preuve d'une modération
exemplaire, car il prit un cocher français pour la
première fois de sa vie, et il se refusa un tigre ma-
gnifique, pas plus haut que la botte et râblé comme
un jeune dogue. Tout son club reconnut à ces ré-
formes que le comte s'était sérieusement amendé.
Les gages de ses gens, débattus par lui-môme, for-
maient à peine un total de huit mille francs par an-
née. Le maître d'hôtel, un vrai sage, se contentait
de dix-huit cents francs, comme le dernier des ex-
péditionnaires ; il est vrai que tout l'argent de la
maison lui passait par les mains, et que ses doigts
pouvaient en retenir quelque chose.
Gontran savait à fond presque toutes les choses de
la vie ; il n'était pas de ces gentilshommes nigauds '
qui croiraient déroger en s'occupant de leurs affai-
res. Il avait eu jadis un intendant à la vieille mode,
et il comptait, à cent mille écus près, ce que cette
fantaisie rétrospective lui avait coûté. Pour rien au
monde il n'en eût pris un autre, et il disait lui-
72 LA VIEILLE ROCHE
même en plaisantant : « On n'a pas besoin d'une lo-
comotive pour traîner un cabriolet à l'abîme , c'est
assez d'un cheval. i> Il aurait bien voulu se passer du
cheval, c'est-à-dire du maître d'hôtel. Mais en bonne
justice, pouvait-il s'enterrer dans les détails de cui-
sine? Valentine n'eût pas craint de descendre aux
dernières minuties ; elle avait rêvé de tout temps la
gloire utile et modeste des maîtresses de maison.
On avait dit devant elle (ce qui est vrai) qu'une
femme du monde peut tout surveiller et tout con-
duire sous son toit, sans dépenser à ce devoir plus
de trois heures par semaine. Mais il faut un appren-
tissage, et la pauvre petite était sortie bien neuve
de son couvent.
Après un an de mariage, Gontran voulut se ren-
dre compte de ce qu'il avait dépensé. Il se fit en-
voyer toutes les notes et consacra une matinée en-
tière aux travaux mélancoliques de l'addition. Le
résultat ne lui plut guère. Sans parler du capital
qu'on avait employé sciemment aux grosses dé-
penses, il fallait écorner un nouveau titre de rente.
Les dépenses de l'année excédaient visiblement le
revenu. Le jeune et sage mari fit part de ses décou-
vertes à Valentine, qui poussa un petit cri.
« Gomment! dit-elle, malgré toutes nos économies,
nous nous sommes endettés de trente mille fi»ancs !
— Sans compter les centimes,
— Il y a donc encore des économies que nous
n'avons pas faites ?
-- Pas trop; nous avons tenu notre rang; rien
de plus.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 73
— C'est étrange de penser que parce qu'on s'ap-
pelle le comte et la comtesse de Mably, parce qu'on
a reçu du ciel un avantage assez marqué sur les
autres hommes, on sera condamné à dépenser plus
qu'eux !
— Cher ange, il y a des bourgeois qui dépensent
en six semaines ce que nous avons dépensé dans
un an.
— Comment font-ils, alors?
— Ils regagnent l'argent à mesure qu'ils le dépen-
sent : ils travaillent.
— Mais vous, vous ne pouvez pas travailler, c'est
impossible; vos ancêtres vous le défendent; vous
n'en avez pas le droit.
— Le droit ? si ! ce qui manque surtout, c'est le
goût et l'habitude de la chose. J'avoue pourtant que
je serais mal vu et légèrement déclassé si je passais
mon temps à la Bourse comme Adhémar et quel-
ques autres. Ainsi, cher ange, la petite couronne
qui est brodée au coin de jiros mouchoirs a le dou-
ble avantage de nous imposer la dépense et de nous
interdire le gain. >
m
LES ADHÉMAR
Le monde et ses plaisirs éloignèrent un peu les
Mably de la sévère Éliane; mais, par compensation,
le jeune ménage rencontrait à chaque pas le comte
et la comtesse Adhémar.
Adhémar était un de ces hommes qui n'ont jamais
fait le mal, et qui n'en valent pas mieux. On a écrit
plus d'un livre pour prouver que le sentiment de
l'honneur peut rester vivant au fond du cœur d'un
forçat; on pourrait vous prouver aussi facilement
qu'il existe, à cent lieues du bagne, à mille piques
au-dessus du niveau des prisons, plus d'un coquin
achevé, complet, raffiné, quoique irréprochable.
L'héritier présomptif du marquis de Lanrose n'a-
vait jamais renié les traditions politiques de la fa»
mille. Môme dans ses rapports avec le pouvoir il
portait assez haut sa cocarde et disait entre deux
76 LA VIEILLE ROCHE
courbettes : « Vous savez, je suis un courtisau de
« malheur. » Cette façon d'agir et de parler n'avait
pas nui à sa fortune. Les gouvernements, quels
qu'ils soient, mettent une certaine coquetterie à
obliger l'ennemi vaincu. Demandez une faveur à un
ministre, et prenez soin d'ajouter vous-même : « Mes
droits sont nuls, je suis votre adversaire, vous êtes
le plus fort; pour m'accorder ce que je sollicite sans
espoir et par simple acquit de conscience, il faudrait
que vous fussiez le plus grand fou du monde ou le
plus sublime des héros ! » La recette est presque
infaillible. Adhémar en usait dès 1847 avec un suc-
cès lucratif.
Je vous ai dit qu'il s'était enrichi dans les affaires
sans prendre un centime à personne. En 1855 il
avait six ou sept millions, non pas nets et liquides,
mais engagés prudemment. Hé bien ! dans cet avoir
énorme, le roi Minos lui-même n'aurait pas décou-
vert un sou mal acquis. Cependant on ferait injure
à tous les honnêtes gens de l'univers en lui donnant
le titre d'honnête homme. Il n'avait pas volé, je l'a-
voue, mais ce n'était point par vertu; c'est parce
qu'il avait trouvé l'occasion de s'enrichir autrement.
Il respectait le code pour éviter la prison ; il respec-
tait même la morale pour éviter la déconsidération,
soignant sa renommée comme un capital délicat que
la moindre action blâmable eût fait baisser de trente
pour cent. Il rendait des services, pour s'attachei
tel ou tel homme, ou simplement pour faire montre
de son crédit, ou même pour acheter à beaux de-
niers comptants une réputation de bienfaisance.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 77
Mais il était au fond Iç plus cynique des égoïstes., il
ne croyait qu'à sa force, n'aimait que lui-même,
n'estimait que son argent. Avec cela, réservé comme
un diplomate et sérieux comme un doctrinaire, par-
lant bien, haut sur cravate, enduisant ses moindres
idées d'une sorte d'empois parlementaire et domp-
tant les soubresauts de sa nature arlequine par un
continuel effort de volonté. Odoacre de Bourgalys le
comparait au cardinal Dubois et disait : a C'est le
seul homme de notre époque qui appelle invincible-
ment les coups de pied au derrière. » Du reste il
était brave, avec une peur horrible de la souffrance
et de la mort. Tout dans cet homme était affaire de
spéculation, sans excepter le courage.
le vous ai dit l'histoire de son mariage et les oscil-
lations inexpliquées qui l'avaient tour à tour' éloigné
et rapproché de son père. Mais le marquis lui-même,
tout en souffrant de ne pas se sentir aimé et de ne
pouvoir aimer ce fils étrange, n'avait pas le droit de
dire qu'il fût un mauvais fils. Éliane le trouvait poli,
respectueux et même attentif . Son beau-père, M, Gi-
lot, le tenait en haute estime, mais l'estime de
M. Gilot ne prouvait pas grand'chose; sa belle-mère
l'adorait jusqu'à l'imprudence : on en avait causé.
Sa femme ne lui demandait rien qu'il n'accordât sur
l'heure. Il n'y avait plus d'amour entre eux; Yolande
savait même qu'il s'était donné une maîtresse; mais
elle se contentait de lui faire payer cette peccadille
en bon argent. Le ménage était cité au nombre des
meilleurs dans ce monde intermédiaire où noblesse
et finance se donnent la main. Lprsque le petit comte
78- LA VIEILLE ROCHE
aux yeux perçants, au nez pointu, au museau de
furet, entrait dans un salon avec la belle Yolande,
un murmure flatteur s'élevait sur sa route : les ba-
dauds de la galerie se montraient le gentilhomme
capable, actif, puissant, mêlé à toutes les grandes
affaires et moins entiché de son blason que fana-
tique du progrès ; on admirait aussi les épaules et
les diamants de la comtesse Yolande.
Je regrette que le mot viveur n'ait pas de féminin
dans la langue française, car il faudra plus de vingt
lignes pour définir Yolande et ce type de femme
assez nouveau, grâce à Dieu, mais déjà trop commun
chez nous. La comtesse Adhémar était dans l'âge de
la crise, mais ce qu'on appelle spécialement vertu
chez les femmes ne courait en elle aucun danger.
Le cœur était sourd et muet, le sang calme, endormi
du sommeil définitif par un de ces accidents qui
frappent trop souvent les jeunes mères à Paris. Mais
tous les autres péchés capitaux semblaient s'être
partagé l'héritage du défunt.
Yolande aimait la table, et même le bon vin, s'il
est permis de tout dire. Elle ne s'en cachait pas,
elle s'en vantait presque : elle contait à ses amies
de la même école le souper qu'elle avait fait la veille
et les verres de Xérès qu'elle avait pris chez le pâ-
tissier, en revenant du bois de Boulogne. L'embon-
point de poularde où elle était parvenue faisait com-
prendre qu'elle ne haïssait point les douceurs du
repos : elle digérait ses bons soupers dans son bon
lit, jusqu'au moment de prendre le harnais et de
counr aux visites. Je vous ai dit qu^'elle était joueuse,
LES VACANCES DE LA COMTESSE 79
et joueuse hardie, sans pitié pour l'argent d'autruij
et toujours prête à risquer le sien. Ce que je n'ai pas
dit, ce que je désespère de dire assez éloquemment,
c'est la rage de vanité, la fureur de coquetterie, la
monomanie de luxe et d'ostentation- qui sévissait
dans cette aimable petite tète. Tous les instants
c[u'elle n'employait pas à bien vivre, elle les consa-
crait à se montrer, à se mettre en étalage, à quêter
des regards, à tourner sur son pivot comme un mi-
roir aux alouettes. Le miroir n'aime pas les alouettes ;
il sait qu'on ne lui en donnera pas à manger, et
pourtant il tourne, tourne, tourne à perdre la tête :
ainsi faisait Yolande au milieu de cinquante hommes
qui, d'ailleurs, lui étaient aussi indifférentâ que son
propre mari.
Elle touchait deux pensions pour sa toilette :
l'une, avouée, venait du comte, l'autre, moins
avouable, était donnée sous main par son vénérable
coquin de père. Elle gagnait au jeu, comme tous les
joueurs qu ne manquent ni d'aplomb ni de res-
sources; sa corbeille lui fournissait un joli fonds de
diamants et de dentelles, et malgré tout, elle trou-
vait moyen de s'endetter comme une fille; et lors-
qu'elle avait accumulé cent mille francs de dettes,
elle employait toutes les ressources de Vautre
monde pour soutirer la somme à son mari. Elle
s'inquiétait peu de savoir si cette dépense ajoutée à
tant d'autres n'excéderait pas en fin d'année les re-
venus de la maison ; les affaires de son mari n'étaient
pas les siennes. A lui de gagner l'argent ou de le
prendre, à la Gilot, dans les poches d'autrui : elle
80 LA VIEILLE ROCHB
n'était ici-bas que pour jouir de la vie, et elle en
jouissait de toutes les façons, sauf une, buvant,
mangeant, dormant, achetant, s'habillant, se don-
nant en spectacle, usant ses nerfs, tuant ses che-
vaux, fatiguant ses valets et jetant l'or par toutes les
fenêtres, depuis la cave jusqu'au grenier.
Il lui fallait une loge à l'Opéra, une loge aux
Italiens, et des meilleures encore, et l'une et l'autre
à l'année, quoiqu'elle passât quatre ou cinq mois
d'été hors de Paris. Elle ne comprenait pas qu'on
allât voir un drame ou un vaudeville sans s'étaler
dans une avant-scène. Parlait-on d'une pièce nou-
velle, elle mettait en campagne tous ses cavaliers et
tous ses amis; coûte que coûte, elle voulait y être
vue, car de voir et d'entendre la pièce, il n'en était
pas que.stion. Les visites se succédaient dans sa
loge, on parlait haut, on riait, on se faisait rappeler
à l'ordre par les bonnes gens du public, et l'on
mang<];ait toutes sortes de choses dans des boîtes de
carton glacé.
Par ces jolies manœuvres, Yolande s'était classée
dans le monde spécial que les chroniqueurs appel-
lent tout Paris ; les journaux imprimaient son nom
en toutes lettres en célébrant son élégance et sa
beauté. Elle soupait dans les restaurants à la mode
après le spectacle ; elle y dînait aussi très-volontiers,
et souvent, dans son hôtel, au moment de se mettre
à table, elle disait au comte Adhémar : Le dîner ne
vaut rien, allons-nous-en au café Anglais! Adhémar
grondait quelquefois, mais il cédait toujours. Non
qu'il fût amoureux de sa femme, mais il s'ennuyait
LES VACANCES DE LA COMTESEE 81
îi la maison ; il était de ces Parisiens remuants qui
ne sont chez eux que dans les lieux publics. Ajoutez
qu'il avait d'excellentes raisons pour faire le bon
enfant en ménage. Yolande devait hériter tôt ou
tard d'une fortune énorme : il comptait faire main
basse sur les millions de M. Gilot, en dépit du con-
trat qui l'obligeait à emploi. Cette femme qui portait
son nom, qui lui avait donné un fils, était devenue
pour lui une sorte de camarade. Elle le plaisantait
sur ses bonnes fortunes; il lui contait des histoires
grasses, des cancans de club, des scandales de cou-
lisses. L'éducation de certaines femmes se complète
trop souvent par ces indiscrétions conjugales. Les
amies, les amis, les jeunes parents, le coiffeur même,
ce personnage amphibie qui a un pied dans le vrai
monde et l'autre Dieu sait où, viennent broder à
leur tour sur le canevas donné par le mari.
« Mais pour moi, ce que je considère particulière-
ment, c'est que, par le moyen de ces visites spiri-
tuelles, on est instruite de cent choses qu'il faut
savoir de nécessité et qui sont de l'essence d'un
bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites
nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et
de vers. On sait à point nommé : un tel a composé
la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une
telle a fait des paroles sur tel air; celui-ci a fait un
madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des
stances sur une infidélité; monsieur un tel écrivait
hier au soir un sixain sur mademoiselle une telle,
dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les
huit heures; un tel auteur a fait un tel dessin ; celui-
6 .
82 LÀ VIEILLE BOCHE
là en est à la troisième partie de son roman; cet
autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce
qui vous fait valoir dans les compagnies : et si Ton
ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de
tout l'esprit qu'on peut avoir. »
C'est une fille de bourgeois qui parle ainsi dans
les Précieuses de Molière. Hélas! que ces petits
ridicules nous semblent respectables, presque tou-
chants, si nous les comparons à ceux d'aujourd'hui!
La comtesse Adhémar se souciait fort peu des livres
qu'on pouvait écrire : elle ne lisait pas deux vo-
lumes par an ! Les madrigaux, les stances, les sixains
étaient viande trop creuse pour son cher petit esto-
mac : du reste on n'en fait plus guère dans le monde
élégant; et qui diable s'éveille à huit heures du
matin pour envoyer des vers ou pour en recevoir?
En revanche, Yolande était instruite de cent choses
sur lesquelles une femme de bien devrait énergique-
ment fermer les yeux; elle apprenait chaque jour
les grosses nouvelles scandaleuses de la galanterie
moderne, tous les vilains commerces qui consistent
à échanger l'or en rouleaux contre une heure de
plaisir brutal. Elle savait à point nommé que Je
petit baron avait donné cinquante billets de banque
à Mlle Nini et que Mlle Margot avait reçu uii cheval
pur sang dans un œuf de Pâques; que le gros mar-
quis s'était ignominieusement enivré avec trois créa-
tures sur le turf de Chantilly; que le jeune vicomte,
après s'être enfilé de soixante mille francs dans une
partie de lansquenet, avait fait banqueroute et laissé
afficher son nom sur la glace du Club ! elle savait
LES VACANCES vDE LA COMTESSE 83
que Karcher, le carrossier, avait fait reprendre son
landau sous la remise de Mlle Frisette; que la
grande Bianca devait cent mille francs à sa lingère
pour une fourniture de draps brodés; que les bour-
siers Choppe et Monflanquin s'étaient battus à coups
de poings sous le péristyle; que Mlle Lobélia avait
volé dans le. secrétaire du petit Rodolphe les lettres
de la princesse Schapska.
Tous les jours que Dieu fît, elle allait au bois de
Boulogne : aussi reconnaissait-elle de loin les che-
vaux, les voitures, les livrées de ces demoiselles.
Elle possédait leurs noms, elle avait entendu racon-
ter leur histoire, elle savait le fort et le faible de
leur beauté. On l'eût embarrassée en lui demandant
à brûle-pourpoint : Comment s'appelait la première
femme d'Henri IV? Mais elle savait toujours si Bi-
chette et 'Rata étaient bien dans leurs affaires, et
depuis combien de temps Antonine avait ses che-
vaux bais. Sur ces sujets d'un intérêt puissant et
d'une délicatesse exquise, elle aurait pu passer un
baccalauréat.
Or il est difficile de voir sans être vue. Les ai-
mables objets de sa curiosité la lorgnaient à leur,
tour et s'enquéraient de ses faits et gestes. Elle
voyait fleurir les syllabes de son nom sur les lèvreà
de femmes peintes ; on l'aurait saluée pour un rien,
tant on la connaissait, tant on l'avait rencontrée
roue à roue dans les chemins étroits 1 Je dois dire
qu'elle était populaire dans ce monde spécial. On la
trouvait élégante, on la savait bon garçon; une de
ces demoiselles dit uiijour, en parlant d'elle : a Moi,
84 LÀ VIEILLE HOCâS
j'aime bien la comtesse de Lanrose, parce qu'elle
ne nous a jamais fait tort d'un homme, et nous lui
avons pris Adhémarl >
Malgré tous ces succès, Yolande n'était pas dé-
classée ; les plus honnêtes femmes pouvaient la voir.
Le ton de son langage prêtait à la critique, elle était
trop amusante, et elle ne choisissait pas tous ses
mots avec un soin scrupuleux. Mais sa conduite
n*avait jamais donné prise à la médisance, et les
femmes sans reproche ne sont pas en assez grand
nombre dans le monde, pour qu'on puisse admettre
les unes et rejeter les autres. Du reste, sa maison,
largement ouverte, était une des plus confortables
et des plus gaies de Paris. Il faut des raisons terri-
blement graves pour proscrire une femme jolie,
titrée, riche, et qui reçoit bien.
Grontran la connaissait fort peu de La Balme ; il
n'avait pas pu la juger dans un temps oii elle était
anéantie par la solitude et l'ennui. Une truite sur la
paille a l'air plus morne et plus endormi qu'une
tanche : c'est en pleine eau, dans le tourbillon des
cascades, qu'on admire sa souplesse et son agilité.
Il retrouva tous les Lanrose à Paris ; Thôtel du quai
d'Orsay et la maison de la rue de Ponthieu lui ou-
vrirent amicalement leurs portes; mais la froideur
d'Éliane faisait pour ainsi dire contre-poids à la
cordialité du marquis. Adhémar et sa femme, réunis
dans leur élément, rivalisèrent de bon accueil :
impossible de résister aux poignées de main du
comte et aux embrassades de sa femme. Comme,
après tout, ces gens-là étaient de bonne maison, Gon-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 85
Iran ne se roidit pas trop contre leurs caresses. Il se
savait destiné à les voir toute la vie chez Mme de
Haut-Mont et en mille autres lieux ; il accepta donc
leurs dîners, trouva la table bonne et l'intérieur
gai. Valentine s'effaroucha d'abord un peu des viva-
cités de Yolande, mais on se fait à tout, même à ce
ton cavalier qui gâte les plus jolies femmes.
Yolande fut ravie de prendre en main cette jeu-
nesse et de la gouverner à travers Paris. Les
femmes, ne pouvant se marier tous les jours, se
consolent en mariant les autres, en faisant leurs
trousseaux, en choisissant leurs corbeilles, en les
menant partout, en leur donnant à goûter la pre-
mière fleur de toutes choses. Conduire à l'Opéra
une enfant qui ne l'a jamais vu, c'est se donner à
soi-même la contre-épreuve d'un plaisir neuf. Mar-
chander cent mille francs de diamants avec une
petite amie qui n'y entend rien, c'est jouir des dia-
mants avec elle et plus qu'elle.
Il s'établit bientôt, entre ces deux personnes, une
familiarité vive et frétillante, qui avait toutes les
apparences de l'amitié. Il n'y manquait que le fond,
la sympathie des cœurs et la conformité des idées ;
mais du cœur et des idées, Yolande n'en avait pas à
dépenser pour un sou.
Cependant, un jour que Yalentine hésitait à se
donner une chinoiserie de mille écus, Yolande s'in-
troduisit assez avant dans la confidence de son
amie.. « Prenez -moi ce magot, il est d'une laideur
adorable, et votre mari ne vous grondera pas pour
si peu.
86 LA VIEILLE ROCHE
- Je ne crains pas d'être grondée par Gontran,
répondit la jeune femme. C'est moi qui me repro-
cherais une dépense inutile.
— Inutile? Conmient? j'appelle utile ce qui me
plaît.
— C'est que vous êtes plus riche que nous.
— Qui est-ce qui n'est pas riche ?
— Mais moi, par exemple. J'ai dépassé ma pension .
— Qu'il vous la double 1
— Et comment, si notre dépense est déjà plus
forte que nos revenus?
— Dites-lui d'augmenter vos revenus.
— On peut donc ?
— C'est l'enfence de l'art, ma chère. Il suffit de...
je. ne sais pas ce qu'on fait, mais Adhémar ne fait
pas autre chose depuis notre mariage. Rentrons à la
maison, il nous expliquera ça. »
Valentine se Attirer l'oreille ; car, enfin, son mari
ne l'avait pas autorisée à consulter Adhémar. Ce-
pendant, elle avait si bien pris l'habitude de se
laisser conduire par Yolande, qu'elle alla déposer
son bilan rue de Ponthieu.
Adhémar était dans son cabinet, assiégé par une
douzaine de gens d'affaires, d'importuns et de solli-
citeurs qui faisaient antichambre. Yolande et Valen-
tine entrèrent sans façon, par une porte de côté,
juste au moment où le seigneur des millions ren-
voyait un commis d'agent de change. Il courut à la
rencontre de ces dames, leur donna des fauteuils,
et se plaça correctement sur le siège où, tout à
l'heure, il se dandinait à cheval.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 87
Sa femme lui apprit que Valentine avait besoin de
conseils; aussitôt il tira un cordon vert qui pendait
au milieu du cabinet, sur sa tête. On vit entrer un
domestique grave, presque un huissier de ministère.
« Jean, dit-il, combien en avez-vous encore dans
l'antichambre?
— Au moins douze, monsieur le comte.
— Quelle espèce de gens ?
— Un peu de tout, mais pas grand'chose de bien.
— Dites-leur que j'ai demandé mes chevaux et
mettez-les à la porte. »
Valentine se récria. Elle ne voulait pas qu'on ren-
voyât personne pour elle. Ces pauvres gens atten-
daient depuis longtemps; le comte ne recevait les
inconnus, les fournisseurs et les mendiants qu'une
fois par semaine ; elle insista pour se retirer.
« Eh bien, dit Adhémar, je vais les expédier, jus-
qu'au dernier pour l'amour de vous. Mais vous
n'êtes pas de trop ; restez, je vous en prie. Vous
avez voulu voir l'homme d'affaires dans son cabi-
net ; vous assisterez au travail. >
On fit entrer un vieillard de pauvre mine, mais
pétillant d'intelligence et de vivacité. Adhémar le
laissa debout, leva son petit nez insolent et lui dit :
« Vous êtes un inventeur?
— Oui, monsieur.
— Pouvez-vous me conter votre affaire en deux
mots ?
— C'est pour les rails, monsieur; une économie
de vingt pour cent. Mais il me faudrait bien un
quart d'heure ! »
W LA VIEILLE ROCHK
En même temps l'homme tirait de sa poche une
sorte de dossier. Adhémar l'interrompit :
« Pouvez-vous me laisser ça?
— J'aimerais mieux le montrer à monsieur, s'il
était possible.
— Vous n'avez donc pas de confiance en moi?
— Pardon, monsieur, mais mon brevet n'est pas
encore pris, et...
— Bonsoir, bonsoir 1 la confiance est le nerf des
affaires. A un autre 1 »
II sonna. Le vieillard hésita une minute et dit :
« J'espère, monsieur, que je ne vous ai pas
froissé?
— On froisse le chiffon, jamais l'aciej, mon brave
homme. Si la confiance vous vient en route, vous
m'écrirez de chez vous.
— C'est que si j'avais seulement cent francs, je
pourrais prendre...
— Un brevet?... Vous ne feriez pas mal. Allez-
vous-en chez Rothschild et demandez-lui vos cent
francs. Il lui est rentré de l'argent ce matin; je suis
presque sûr qu'il les a. 2>
L'homme ne comprit pas la plaisanterie, salua
d'un air embarrassé et sortit.
((Cependant, dit Valentine, si l'invention était
bonne ?
— Belle dame, il n'y a plus de bonnes inven-
tions : on vient de servir la dernière. Tout est
trouvé ; tant pis pour ceux qui sont venus trop
tard ! »
Jean fit entrer un garçon de vingt-cinq ans, assez
LES VACANCES DE LA COMTESSE 89
pauvrement vêtu, mais propre et de bonne mine.
« C'est une place que vous demandez? » dit
Adhémar.
La figure du solliciteur peignit une admiration
naïve, et le comte en fut presque flatté. Il se tourna
vers Mme de Mabïy et lui dit à demi-voix :
« Vous voyez, madame, dans nos états, il faut être
physionomiste ou ne pas s'en mêler. Eh bien, jeune
homme, vers quelles régions élevées l'ambition vous
porte-t-elle ?
— Monsieur, je voudrais entrer comme expédi-'
tionnaire dans les bureaux de la compagnie de
J'ai pensé qu'en adressant ma requête au plus in-
fluent des administrateurs
— Passons ! on ne flatte que les sots. Vos titres*?
— Bachelier es lettres et es sciences.
— Qu'est-ce que ça me fait? Vos titres à l'emploi
que vous sollicitez?
— J'ai une mère à soutenir et nous n'avons que
douze cents francs de rente pour deux:
— Peste ! c'est mieux que rien. Mais faites-moi
le plaisir de me dire pourquoi vous m'avez donné la
préférence sur les autres membres du conseil d'ad-
ministration ?
— Je vous l'ai dit, monsieur, votre influence con-
nue, votre réputation de bonté...
— Ce n^est pas vrai. Je suis bon pour mes amis,
et pas pour tout le monde.
— Monsieur, vous pouvez demander des rensei-
gnements sur moi.
— J'ai autre chose à faire.
90 LA VIEILLE ROCHE
— Monsieur, je suis certain que vous n^avez qu'un
mot à dire pour me faire nommer. Il vous en coûte-
rait si peu de chose I
— Il m'en coûterait plus que vous ne croyez.
Jeune homme, chacun de nous a dans sa poche une
certaine somme de crédit à dépenser. Si je donne
au premier venu, que me restera-t-il pour les au-
tres ? Tous les jours de la vie, mes amis me recom-
mandent celui-ci ou celui-là. Supposez que demain
un personnage important, une jolie femme, que
sais-je? vienne me demander une place de quinze
cents francs dans les bureaux ; voulez-vous que je
réponde : « Impossible, madame : j'ai disposé de la
« place en faveur de M. Arthur ou... Comment
vous appelez-vous*? »
Tandis que le patient, de plus en plus interdit,
s'apprêtait à cet effort, toujours un peu pénible, qui
consiste à se nommer soi-même, Valentine lui coupa
la parole et dit :
a Monsieur de Lanrose, s'il ne faut qu'une recom-
mandation de femme passable pour enlever Taffaire,
je vous prie de donner cette place à monsieur. Si
vous me répondez non, après ce que vous lui avez
dit, c'est une injure que vous me faites. Autant me
déclarer en face que je suis un monstre de laideur.
— Ahl je suis pris au mot! Allons, monsieur,
remerciez madame et laissez-moi votre nom et votre
adresse, i^
Le jeune homme se confondit ; il tomba presque
aux pieds de Valentine. Mais lorsqu'il revint à Lan-
rose il lui dit :
LES VACANCES DE LA COMTESSE 91
€ Ma mère et moi, monsieur, nous bénirons -votre
aom; croyez à ma plus profonde recounaissance I >
Adhémar l'interrompit sèchement :
« Qu'est-ce que Vous voulez que j'en fasse? A un
autre! >
Le suivant fut un créancier trè&-humble, un chau-
dronnier, je crois, qui avait réparé quelque chose
pour les cuisines. Adhémar le foudroya de son mé-
pris, c'est le mot. L'homme fut renvoyé au maître
d'hôtel, qui, d'ailleurs, l'avait déjà renvoyé sans
argent. Ce n'était pas que le comte de Lanrose eût
un demi-pas à faire pour payer une note de cent
vingt-cinq fipancs. Il avait des liasses de billets sous
la main, dans ce tiroir à droite, tout près du revolver
chargé. Mais il trouvait une sorte de plaisir insolent
à ne pas payer se§ dettes. La cruauté facile qui con-
siste à renvoyer sans argent un pauvre diable de
créancier le rendait plus gentilhomme à ses propres
yeux, peut-être même, hélas! aux yeux des autres.
Il s'amusait à voir ces figures déconfites, il riait à
ridée de dominer, d'abaisser, d'aplatir un homme
qui avait le droit de l'appeler chez le juge de paix.
Il savait qu'on n'en ferait rien, qu'on respecterait
son nom, qu'on ne risquerait pas de perdre sa pra-
tique. D'ailleurs ce chaudronnier était un Galiban,
un homme de six pieds, large en proportion, et le
petit Adhémar aimait à piétiner sur la grandeur et
sur la force. Le colosse se retira tout penaud et
salua M. Jean, qui lui avait vendu un tour de faveur
assez inutile. On fit entrer un bonhomme tout rond,
tout riant el tout rouge, excellente figure de bour-
^22 LA VIEILLE ROCHE
geois rustique. Adhémar ne devina point ce qui
pouvait manquer à une créature si florissante. Il
laissa donc parler le solliciteur, qui lui dit :
« Monsieur le comte ne peut pas me reconnaître,
n'ayant jamais vu que papa, qui est mort depuis
sept ans. Je suis Delrue, le fils de Jérôme Delrue,
qui a servi comme valet de pied chez M. le marquis,
père de monsieur.
— Eh bien ! Est-ce que vous voulez vous mettre
à mon service? Je vous avertis que ma maison est
au grand complet. Ainsi, mon brave...
— Faites excuse, monsieur le comte. J'ai un peu
de bien, par les économies de mon père et la dot de
ma femme ; nous tenons la plus belle boutique de
Béthune, et si monsieur est amateur de vrai geniè-
vre, je lui ferai goûter quelque chose dont M. le
préfet d'Arras se lèche les doigts. »
Un gros rire cordial prolongé en point d'orgue
continua la phrase. Le comte fit un geste d'impa-
tience et lui dit :
« Je ne suppose pas que vous soyez venu de Bé-
thune à Paris pour m' offrir votre genièvre. Allez au
fait, mon garçon : le temps est une denrée qui vaut
cher dans ce pays-ci.
— Pour lors, je vais parler à monsieur le comte
comme à mon père. Il s'agit de charbon.
— A la bonne heure! la chose en vaut la peine.
— J'avais un peu d'argent de reste : j'ai fait un
sondage avec mes deux voisins. Ça nous coûte au-
jourd'hui une pièce de quinze mille francs, mais
nous ne les regrettons pas : le charbon est trouvé.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 03
— Et VOUS voulez mettre TafTaire en actions, pour
tirer votre épingle du jeu au plus vite? Tous les
mêmes, ces gaillards-là I
— Pardonnez, nous aimons mieux exploiter à nos
risques.
— Demandez une concession.
— C'est fait ; la pétition, les plans, tout est expé-
dié, enregistré, publié, affiché, renvoyé par la pré-
fecture au ministère de Tintérieur. Voilà où nous
sommes engrabugés depuis tantôt deux ans, parce
que, voyez-vous, le conseil supérieur des mines a
tant d'affaires à examiner avant la nôtre, que per-
sonne ne peut dire quand nous arriverons devant le
conseil d'État. Uii petit mot de recommandation
nous désensorcellerait peut-être; et j'ai pensé qu'un
» homme puissant, comme monsieur le comte...
— Mais je ne dis pas non. Combien de kilomètres
carrés?
— Douze.
— Étendue raisonnable. Vous avez les ressources
nécessaires pour ouvrir plusieurs puits ?
— Au moins pour trois ou quatre.
— Et quelle part me ferez-vous si je mets moa
influence à votre service ? »
L'homme de Béthume ouvrit ses yeux tout ronds.
. Adhémard insista :
« Je vous demande dans quelle proportion vous
pensez m'associer à vos gains I
— Mon Dieu ! monsieur le comte, nous n'avions
pas parlé de ça entre nous. Nous sommes de pau-
vres bourgeois, et vous êtes si riche !
94 LA VIEILLE ROCHE
— Et dans quel intérêt m*appliquerais-je à com-
bler la distance qui est entre moi et vous ?
— Par grandeur d'âme, monsieur le comte ; pour
obliger trois pères de famille.
— Moi aussi, je suis père de famille. Des familles f
la France n'est peuplée que de ça ! Voulez vous que
je perde mon temps à les protéger toutes?
— Toutes? Non. Mais mon père ayant servi vingt
ans dans la maison de monsieur le comte... j'espé-
rais..
—- L'a-t-on payé, votre père ?
— Et très-généreusement, monsieur le...
— Alors pourquoi voulez-vous que je vous serve
gratis? C'est le fait d'un esclave, mon cher, et l'es-
clavage est aboli. Retournez à Béthune, entendez-
vous avec vos associés, et revenez ici quand vous ,
aurez une offre sérieuse à me faire. Pas de réplique ;
allez. Bien des choses à votre famille! »
Il se tourna vers Mme de Mably et lut dans ses
beaux yeux que ce cynisme l'avait étonnée.
« Vous n'y comprenez rien, lui dit-il. C'est l'appli-
cation d'une théorie politique assez haute. Quelques
amis et moi, nous avons organisé la résistance con-
tre l'avidité envahissante de ces petits bourgeois.
Les protéger gratis, ce serait leur offrir des bâtons
pour nous battre. Ah ! mais non. »
V Jean fit encore entrer sept ou huit hommes, et .
Valentine remarqua, dans sa finesse et sa droiture,
qu'avec les uns Adhémar exagérait son crédit, tan-
dis qu'il le dépréciait absolument devant les autres.
La femme d'un mécanicien qu'il avait placé vint lui
LES VACANCES DE LA GOBÎTESSE 95
dire en pleurant que son mari s'était querellé, après
boire, et qu'il avait eu maille à partir avec les ser-
gents de ville. Il répondit du ton le plus altier :
, « Noji-seulement je ne m'abaisserai pas au point de
demander une faveur au gouvernement, mais, dans
votre intérêt, ma bonne femme, je vous exhorte à
taire la bienveillance que j'ai pour vous. Les haines
politiques se satisfont sur les plus humbles tètes,
quand elles n'osent pas frapper haut. »
Le dernier de ces visiteurs était un homme de
cinquante ans, coloré comme un bronze antique,
pétulant comme un singe et provençal comme la
bouillabaisse. Le geste, l'accent, l'emphase, les lo-
cutions pittoresques, une imperceptible odeur d'ail,
une incroyable volubilité de langue et un grand
fonds d'esprit naturel, tout concourait à faire de ce
personnage le type achevé du marin marseillais.
« Monsieur, mesdames, dit-il, je mets ma tète à
couper que vous direz comme les otres et que vous
me prendrez pour un fou. Pas moins vrai que je
porte cent millions dans mes poches, à partager
avec le premier homme capable qui me tapera dans
la maing. Rothschild n'en a pas voulu ; c'est un
âne ! Péreire m'a fermé la porte au nez ; c'est un
aztèque ! On m'a parlé de monsu Lanrose ; j'ai dit :
Voyons Lanrose, et je le vois. Bonjour, Lanrose!
Selon ce que vous allez faire, j'aurai bonne ou maij-
vaise opinion de vous. Riez, mesdames ! c'est votre
droit; Le rire n'a. rien d'inconvenant quand il nous
montre des dents blanches. J'aime le sexe; c'est
un goût naturel dont rien n'a du mel corriger, pas
96 LA VIEILLE ROCHE
même la possession de deux cent cinquante houris
noires comme des topes, qui mangeaient du bœul
cru, et me coûtaient les yeux de la tête.
— Dans quel pays, mon garçon?
— Lanrose, je suis trop vieux pour être le garçon
d'un blanc-bec pur et simple. Appelez-moi capi-
taine Castafigue, c'est mon nom, ou prince du Gui-
bou, c'est mon titre. Quant à ma principauté, je ne
peux pas la porter sur moi, vu qu'elle a cent lieues
de circuit bien comptées, mais en voici quelques
petits échantillons de poche, histoire de vous mon-
trer que l'on n'est pas un chevalier d'industrie. »
Il prit une chaise qu'Adhémar ne lui avait pas
offerte, la mit entre le bureau d'Adhémar et les fau-
teuils des deux dames, et tira d'une large poche
quelques cornets de papier gris.
Les deux dames s'apprêtaient à rire, et Adhémar
lorgnait Valentine du coin de l'œil. Ce regard disait
clairement : « Vous voyez qu'on n'a pas tort de lais-
ser la porte ouverte un [out par semaine. On y
gagne de voir quelques originaux. »
— Attention! dit le Marseillais- Je commence
comme les prestidigitateurs : voici des noix mus-
cades. Premier échantillon de la principauté de Gui-
bou, royaume du Humbé, entre le 25* et le 15® degré
de longitude, par le 10« et le 30« de latitude. Flairez,
madamesî Todeur n'en coûte rien, et si vous êtes
contentes de la marchandise, faites-en part à mes-
demoiselles vos cuisinières. Est-ce bien vu?
— Oui, capitaine.
— Nous allons donc aller de plus fort en plus fort.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 97
Ceci vous représente les plumes d'autruche, denrée
plus abondante qu'appréciée dans le royaume de
Humbé. On en donne deux douzaines pour un ma-
dras de quinze sous. Je m'aperçois que ces dames
n'ont pas de celte monnaie sur elles, mais je leur
fais crédit. Prenez, mesdames, les plumes sont h
vous! Ne me remerciez pas, tout l'honneur est pour
elles. Elles vont obtenir, par ma protection, une
place digne d'envie I
— Capitaine, dit Adhémar, ces dames ne peuvent
pas accepter un présent de cette valeur. Savez-
vous que c'est plus de cent francs que vous leur
donnez là, et madame n'a guère que cinq cent mille
francs de rente.
— Pauvre jeune femme! gardez toujours, gardez;
ne fût-ce que pour amuser le petit î Quant à vous,
cher Lanrose, voici une poudre sans conséquence
que vous accepterez pour l'amour de moi. Cela se
sème sur le papier, par petites pincées, comme ceci,
et c'est la poudre d'or de ma principauté de Guibou.
Que si je suis un fou, vous voyez, mon bien bon,
que ma folie n'est pas dangereuse. Gardez! gardez!
il n'y en a qu'une once. »
Adhémar examinait attentivement cettel poudre,
très-différente du mica pulvérisé dont les Européens
poudrent leurs lettres. Elle brillait un peu moins,
pesait infiniment plus, et présentait de temps à
autre certaines /petites granulations.
€ Capitaine, dit le comte, est-ce que les habitants
de votre principauté vous en donnent beaucoup pour
on foulard?
7
98 LA VIEILLE ROCHE
— Ils me la donnent pour rien, mon cher, attendu
que je suis leur prince 1 »
Le Marseillais se tourna enfin vers Mme de Mably,
et lui présenta un cornet beaucoup moins gros que
les autres.
« Ceci, dit-il, belle dame, est de la marchandise
numéro un. Ouvrez vous-même, je vous prie. Ça ne
peut être manié que par des mains délicates comme
les vôtres. »
Yalentine hésita une minute; mais l'honnête figure
du charlatan la rassura bientôt, elle ouvrit le papier,
et versa sur le gant de sa main gauche une vingtaine
de diamants bruts, un peu jaunes, et dont le plus
pesant n'allait pas au carat. Adhémar et Yolande
examinèrent ces cailloux et les reconnurent pour
bons. Jamais le Marseillais ne consentit à les re-
prendre.
— Mon cher capitaine, dit le comte, je m'explique
pourquoi les grands financiers de Paris ne vous ont
pas fait plus d'accueil. Vous avez des façons si peu
usitées à la Bourse! Nous autres gens positifs, nous
commençons par nous mettre en garde contre celui
qui nous donne : ma parole d'honneur, je m'en défie
autant et plus que de celui qui me demande. Mainte-
nant que vous nous avez comblés de vos présents,
j'aurai toujours l'œil sur vos mains 1
— Regardez-les, mon bon, » dit Castafigue.
Il avait bien senti Timpertinence, mais il dédai-
gnait de la relever. Il montra avec une ostentation
comique deux mains larges comme des écopes de
première grandeur. On devinait au premier coup
LES VACANCES DE LA COMTESSE 99
d'œil que le comte Adhémar, dans ces mains-là,
n'aurait pas pesé un gramme. Le capitaine pour-
suivit, sans quitter son sourire honnête et bien-
veillant :
« Je suis bien aise de voir que vous vous méfiez
de moi. Cela prouve que vous ne me prenez plus
pour un fou. Avez-vous le temps d'écouter mon petit
bout d'histoire?
— Si cela ne doit pas durer trop longtemps.
— Cinq minutes, pas plus. Si riche que l'on soit,
mon cher comte, on peut toujours risquer cinq mi-
nutes pour gagner cinquante millions. »
Adhémar s'intéressait malgré lui aux rêves de ce
singulier personnage. Il demanda à Valenline la per-
mission de l'écouter jusqu'au bout.
« Je vous en supplie, répondit-elle ; il me semble
que je joue mon rôle dans une féerie. Racontez, ca-
- pitaine, et prenez tout le temps qu'il vous faudra.
^ Pour abréger, dit-il, je passe le naufrage. C'é-
tait en cinquante; je commandais le Belzunce^ à
MM. La Terrade et Costaing, de Marseille. Nous fai-
sions bonne route pour France avec un chargement
de coton et d'arachides, sans compter l'indigo, le
thé et autres calembredaines. Le Cap était doublé,
le navire presque neuf filait comme un ange, et je
me croyais déjà devant ma demi-tasse au café Bo-
doul, lorsqu'un matin je m'éveille tout seul et nu
comme un ver, sauf le respect que je dois à ces
dames, et couché plat comme porc sur le sable d'A-
frique. Je suppofee que le navire avait touché sur un
banc de corail et qu'il, s'était ouvert er deux sans,
100 LA VIEILLE ROCHE
requérir d'autres explications. La mer avait tout pris
et tout gardé, sauf votre serviteur et quelques bar-
riques vides. J'avais faim, j'avais soif, j'étais rompu
de fatigue et grillé 'comme un rouget par le soleil du
Capricorne.
Non-seulement les auberges manquaient à l'hori-
zon, mais on n'y voyait pas un brin d'herbe : le
sable pur à l'infini, et tire-toi de là si tu peux ! Je
marchai deux jours et deux nuits à l'aventure, d'a-
bord, le long de la côte, ensuite vers l'intérieur des
terres, sans souliers, sans chapeau, le ventre de
plus en plus vide, mais soutenu par la religion. J'in-
voquais Notre Dame de la Garde et je lui disais :
Sainte Vierge, c'est dans l'intérêt de votre réputa-
tion que je vous demande un simple petit miracle.
Si vous me laissez mourir dans ce désert de sable,
après m'avoir sauvé des flots, on dira à Marseille et
dans tous les ports du monde que vous manquez de
suite dans le raisonnement! Ma prière fut exaucée.
J'aperçus un bois de palmiers et je tombai entre les
mains de cinq ou six grands nègres qui me pendi-
rent sur-le-champ. On dit que le premier mouve-
ment est toujours bon. En Europe, peut-être. Heu-
reusement, un de mes moricauds se ravisa lorsque
ma langue était encore à moitié dans ma bouche. Il
dénoua la corde et me porta, îivec l'aide de ses ca-
marades, jusqu'à la hutte du puissant roi.
— Qui, séduit aussitôt par votre bonne grâ(.e,
s'empressa de vous offrir sa fille avec la moitié de
ses États?
— Pas encore, mon cher. Il pie fit fouetter jus-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 101
qu'au sang, me mit les fers aux pieds, c'est-à-dire
me lia les deux jambes avec une tresse de palmier,
et m'employa six mois de suite à des travaux qui
vous auraient tué en vingt-quatre heures; saris
compter la ration de coups de fouet.
— Pourquoi? Dans quel but? Par quel sentiment
de hainp. ?
— Vous êtes superbe, vous! Est-ce qu'on sait?
Est-ce qu'il le savait lui-même ? Est-ce que ces gail-
lards-là ont les idées de la même couleur que
nous? Ils se prennent de haine ou d'amitié, comme
le vent les pousse. Ils vous donnent une province
ou une raclée par caprice, comme je donne à mon
chien un os ou un coup de pied, selon que je suis
gai ou maussade ! Toujours est-il qu'au bout de mes
six* mois j'avais trouvé moyen d'apprendre un peu
la langue et d'étudier les mœurs du pays. La pre-
mière* phrase que je risquai dans le patois des
Chôta (c'est le nom que ces intéressants aninjaux se
donnent à eux-mêmes), ma première phrase, dis-je,
fit tomber mes gardiens à la renverse. Ils crièrent
au miracle, et le bruit de l'événement arriva jus-
qu'au roi Mamaligo. Il voulut me revoir, et, grâce à
quelques petits services que j'eus le bonheur de lui
rendre, je m'en fis bientôt un ami.
— Quels services un pauvre prisonnier peut-il
rendre à un roi sauvage?
— Mais quand je n'aurais fait que lui passer le
sabre à gauche! Il le portait à droite, le malheu-
reux I ce qui gênait ses mouvements lorsqu'il lui
prenait fantaisie de couper une tête 1 Le Humbé est
102 LA VIEILLE ROCHE
un pays très-riche, mais prodigieusement arriéré.
Ahl si l'on connaissait l'intérieur de l'Afrique! Pre-
nez la première carte venue : vous verrez le Humbé
inscrit comme désert. Mamaligo règne sur trois
millions d'hommes ! Voilà comme on écrit la géo-
graphie I Le roi du Humbé est propriétaire du sol et
des habitants, en vertu d'une constitution tout à fait
primitive. Il prend tout ce Qui lui convient, la ré-
colte de celui-ci, la femme de celui-là, les oreilles
de tel autre. Peuple jeune, peuple naïf, peuple pa-
triarcal ! Le roi est un homme de progrès, il rêve la
transformation de son royaume ; les principaux pro-
duits de l'industrie européenne ont pénétré jusqu'à
lui. Lorsque j'ai fait sa connaissance, il n'avait pas
encore de maison, mais il avait deux montres an-
glaises, un peu malades, il est vrai, car le monarque,
dans un accès de bonté paternelle, leur avait donné
du millet à. manger.' Il a des armes de Saint-Étienne,
de Liège et de Châtellerault, mais avant moi il char-
geait si généreusement ses fusils qu'ils éclataient
l'un après l'autre. Il portait des lunettes, douze
paires de lunettes suspendues dans le plus bel ordre
autour de son cou. Je lui ai enseigné petit à petit la
véritable destination des choses, et, grâce au ciel.ll
ne fume plus son tabac dans cet appareil pharma-
ceutique qui ressemble de loin à un narghilé.
— Très-joli, capitaine ! Mais où ces bonnes gens
vont-ils prendre les marchandises européennes ?
— Où, monsieur? C'est le plus incroyable de l'af-
faire! Ils font près de trois cents lieues, par cara-
vane, pour vendre leurs troupeaux d'esclaves, leur
LES VACANCES DE LA COMTESSE lOJ
poudre d'or, leur gomme, leur poivre, leurs plumes
et leur ivoire aux habitants d'Angola. Ils rapportent,
par les mêmes chemins, nos marchandises d'Eu-
rope, qu'ils ont payées deux cents fois leur valeur,
et qu'ils tiennent de cinquième ou sixième main,
lorsqu'ils pourraient, en deux journées de marche,
arriver à la mer et traiter directement avec les
navires ! Mais tout est si bien organisé dans cette
Afrique de malheur que la nature elle-même semble
avoir perdu la boussole. Les Ghota ont un fleuve,
mesdames, un fleuve quatre fois plus large que la
Seine, et leur fleuve ne va pas à la mer !
— Un fleuve sans embouchure ! Ah ! Gastafigue î
. — Gomme le Rhin, mon bon Lanrose! Avec cette
différence qu'on a fait des canaux dans les sables
où le Rhin se perd, tandis que le canal qui doit me
rapporter cent millions est encore à faire.. Gompre-
nez-vous, maintenant où je veux en venir? J'ai
trouvé dans l'Afrique, avant le Gap, entre la Guinée
inférieure et le pays des Hottentots, un royaume dix
fois grand comme la France, et dont je suis en se-
conde ligne le maître absolu. Il est peuplé de trois
millions de nègres accoutumés à marcher au doigt
et à l'œil. Il produit à gogo tout ce que l'Afrique
peut produire. Les échantillons que je vous ai mon-
trés ne sont rien : j'ai là-bas en magasin pour dix
millions de marchandises. «
— Pourquoi ne les avez-vous pas apportées ?
— Parce qu'il m'a fallu courir à cent cinquante
lieues de ma principauté pour trouver un comptoir
où trois navires s'arrêtent chaque année, tandis
104 LA VIEILLE ROCHB
qu'un simple canal de quatorze lieues de long amè-
nerait les navires chez moi, à la porte des magasins
où j'ai entassé quatre ans de suite des trésors inu-
tiles. Est-ce clair, monsieur de Lanrose? Si je rêve,
pincez-moi le bras; n'ayez pas peur de me réveiller
en sursaut ! Voulez-vous voir la carte du pays ? Elle
est à mon hôtel ; je vous l'apporterai ce soir, des-
sinée de ma main et nette comme tripette !
— Mais, en supposant môme que tous vos détails
fussent exacts, il faudrait des milliards pour achever
ce fleuve interrompu.
— Que l des milliards? Pas seulement quatre mil-
lions, mon cher! Je fournis la main d'œuvre : la*
Providence en créant le nègre n'a pas voulu sans
doute qu'il vécût les bras croisés. Donnez-moi seu-
lement les outils et les machines. Que dis-je ? Avan-
cez-les moi I Ce n'est qu'un prêt sur gage, puisque
je vous donne en nantissement dix millions de mar-
chandises. Je termine mon fleuve, je fais un port à
Lohé, qui est la capitale provisoire de ma princi-
pauté du Guibou ; nous installons d'emblée un ser-
vice de bateaux à vapeur. Le Humbé n'est pas au
diable : tout au plus 1500 lieues de Gibraltar. Mais
faisons vite, et pas de bruit, si nous ne voulons pas
que les Anglais nous dament le pion 1 Ils ont le Cap
au sud et Sainte-Hélène au large ; ils entendent les
affaires, ils savent risquer l'argent à propos, ces
insulaires que j'ësècre. »
Ce récit un peu long, mais curieux au total, frappa
le comte Adhémar par un air de vraisemblance rela-
tive ; il savait que la vraisemblance absolue n'existe
LES VACANCES DE LA COMTESSE K^i
pas en Afrique. Mais avant de nouer plus ample
connaissance avec le capitaine et d'examiner sé-
rieusement la question du Humbé, il tenta une
petite épreuve qui lui avait réussi neuf fois sur dix.
Il ouvrit le tiroir de droite, prit une liasse de billets
retenus ensemble par un caoutchouc, les feuilleta
ostensiblement d'un air dédaigneux, et dit au bon
Castafigue :
c J'espère, capitaine, que nous allons nous voir
souvent, et que votre affaire deviendra un peu la
mienne. En attendant, comme la principauté du
Guibou n'est pas dans la banlieue, je suppose que
vos revenus sont souvent en retard. La vie de Paris
coûte cher, et quelques billets de mille francs vous
seraient peut-être utiles? »
Castafigue haussa les épaules, lâcha un de ces
jolis petits jurons qui fleurissent sous le soleil du
Midi, plongea la main dans sa poche, et fit voir une
poignée d'or et de billets de banque. « En voulez-
vous? dit-il. Je n'en emprunte pas, j'en prête. »
Si le prince du Guibou avait été assez faible ou
ussez gêné pour accepter les offres du comte,
Adhémar eût remis son argent dans le tiroir et
rejeté cette grande spéculation qui fut décisive pour
sa fortune, comme vous le verrez dans la suite. Ras-
suré par un refus, il tendit la main au capitaine et
prit rendez-vous avec lui pour le soir. Castafigue
promit de lui apporter ses cartes, ses plans, ses
papiers et môme ses lettres de créance I Car il s'é-
tait chargé de conclure un traité d'alliance entre le
roi de Ghôta et le grand chef des Français. Le plus
106 LA VIEILLE ROCHE
dur n'avait pas été de gagner Mamaligo à notre
alliance, mais de lui apprendre à signer son nom
tant bien que mal.
Le capitaine prit congé des deux femmes avec
courtoisie et de son futur associé avec un salut cor-
dial, a: Et maintenant, dit Adhémar, je me livre pieds
et poings liés à la belle comtesse de Mably.
— Faut-il que je parle debout comme tous ces
braves gens?
— Vous en avez le droit, madame, mais n'en
abusez pas, je vous prie. Je serais obligé de vous
écouter à genoux.
— Mieux vaut alors rester comme nous sommes.
D s'agit... je ne sais comment dire... Mme de Lan-
rose vous expliquerait cela mieux que moi. »
Yolande résuma l'affaire en deux mots; il comprit
avant le deuxième.
« Ce qui m'étonne, dit-il, c'est que vous ayez
attendu si longtemps pour échanger vos valeurs.
Votre fortune est représentée par des papiers très-
recommandables, des titres de rente trois pour cent
et des obligations de chemin de fer; mais...
— Comment savez-vous cela?
— Mon Dieu l rien de plus simple. Il y a des gens
qui signent aux contrats sans les lire; moi, je signe
après avoir lu.
— C'est juste. Vous savez donc mieux que moi ce
que je possède, car tous ces mots de titres, d'ac-
tions, de rentes, d'obligations, sont encore du latin
pour moi.
c Effeuillez lentement cette ignorance heureuse 1 »
LES VACANCES DE LA COMTESSE 107
Le, vers n'est pas de moi ; mais on a lu son Musset.
Je disais donc, madame, que vos petits papiers sont
irréprochables en eux-mêmes. Vous n'avez rien à
craindre, ni banqueroutes ni réductions, ni retards
de vingt-quatre heures dans le service des intérêts.
Mais ça ne vous donne pas de quoi vivre, parce que
ça rapporte au maximum cinq pour cent. On a fait
de grands frais dans la lune de miel : on s'est payé
une maison princière et l'on se trouve aujourd'hui
avec soixante ou quatre-vingt mille francs de rente
pour tout potage. Est-ce vrai?
— Il nous en reste un peu plus, pas beaucoup.
— C'est encore une jolie fortune pour des parfu-
meurs en retraite : mais, pour les vrais Mably, c'est
à peine le pain quotidien. La vie de Paris s'est ter-
riblement compliquée depuis quelque temps. Savez-
vous ce que je dépense, avec la gracieuse collabo-
ration de riiadame !
— Trois ou quatre cent mille... ?
— Vous pouvez mettre le demi-million.
— C'est possible, interrompit Yolande; mais vous
encouragez la danse, et M. de Mably n'en est pas
encore là.
— Mais, reprit Valentine, quelle fortune faut-il
avoir pour dépenser un demi-million par an sans se
ruiner ?
— A cinq pour cent, il faudrait dix millions ; nous
ne les avons pas, il s'en faut d'un bon tiers. Et
pourtant, au lieu de me ruiner, belle innocente, je
^ m'arrondis. Ahl c'est que mon argent n'est pas placé
par M. Fafiaux. Mes capitaux me rapportent quinze.
108 LA VIEILLE ROCHE
— En autres termes, poursuivit Yolande, si votre
fortune était à lui, elle rendrait environ deux cent
cinquante mille francs de rente, sans compter l'hô-
tel Mably.
— Pardon, chère. Ne laissez pas croire à ma-
dame qu'on peut tripler ses revenus par un simple
déplacement de capital. Simon argent rend quinze,
c'est parce que je travaille comme les nègres de
mon nouvel ami Gastafigue. Gontran ne pourrait
plus se mettre à piocher jour et nuit. Vous me direz
que si votre fortune était dans le même sac que la
mienne, elle profiterait des mêmes occasions sans
m'imposer aucun surcroît de travail. Je l'avoue.
— Et moi, dit Valentine, je suis sûre que mon
mari vous confierait ses intérêts avec joie.
— Je le crois bien ! Il ne serait pas dégoûté ! Mais
je lui dirais non, comme je l'ai dit à plus de deux
cents autres. G'est la manie des gens qui ne sont
pas dans les affaires de porter leur argent aux fi-
nanciers célèbres pour qu'ils lui fassent faire des
petits. Du haut en bas de la société, depuis ma
chère tante la duchesse de Haut-Mont , jusqu'à
M. Jean, mon premier valet de chambre, tout le
monde me poursuit l'argent à la main. Et je refuse
carrément, sans acception de personne. « Prenez,
me disent-ils, nous avons toute confiance en vous ! »
Mais moi je n'ai pas confiance en eux, ce qui change
la thèse. Je sais bien qu'en cas de succès, ils empo-
cheront tous de gros revenus sans se plaindre. Mais
que, par maladresse ou par mésaventure, leur capi-
tal attrape un accroc! il n'y aura pas assez de
LES VACANCES DE LA COMTESSE 109
pierres dans ce grand Paris dépavé pour lapider
M. de Lanrose! Non, non, non ! Je ne dis pas que
si j'attaque un jour une affaire de cent millions je
me priverai du concours des actionnaires. Il faut
s'associer pour entreprendre ce qu'on ne saurait
faire à soi tout seul. Mais dans ce cas-là même , je
dirais h mes meilleurs amis : c Je ne vous connais
pas; je ne vous conseille rien ; faites vos versements
si le cœur vous en dit; les bureaux sont ouverts de
dix à quatre : passez à la caisse. » Pour le moment,
grâce à Dieu, je n'ai pas encore de bureaux ; je ne
suis ni banquier ni directeur, ni fondateur d'entre-
prise. Je m'occupe d'argent en amateur, ou, si vous
l'aimez mieux, en artiste, et la devise des artistes
est liberté ! »
Lorsqu'il eut péroré tout son soûl, Valentine lui
dit avec un sourire plein de finesse :
« Il y a des artistes galants. »
Aussitôt il changea de note : « Pardon, dit-il, par-
don, chère madame. Si vous avez cru que je refu-
sais de vous rendre un bon ofBce, c'est que je me
suis mal expliqué. Je me laisse emporter au torrent
de ma parole; c'est un vice héréditaire. On n'est ja-
mais impunément le fils d'un grand orateur. Ce qui
vous semble un défaut dans la conversation, serait
peut-être une qualité à la tribune. Je reviens à vos
affaires et vous allez comprendre que je ne refuse
aucunement le plaisir et l'honneur de vous servir.
Si la prudence m'interdit d'associer vos intérêts aux
nôtres, l'amitié me commande d'indiquer à Mably
un certain nombre de papiers presque aussi solides
110 LÀ VIEILLE ROCHE
que les siens et qui rapportent ou rapporteront pro-
chainement le double. Je dis presque aussi solides;
le presque est pour vous avertir, non pour vous
effrayer. Il est évident que si la Turquie, par exem-
ple, était un pays aussi robuste et aussi riche que la
France, un certificat d'emprunt turc serait coté
aussi cher qu'un titre de notre grand-livre. Il plane
un certain risque sur toutes les valeurs qui donnent
plus de cinq pour cent, mais ce risque peut se ré-
partir sur un assez grand nombre d'affaires pour que
les bénéfices généraux compensent magnifiquement
quelques accidents peu probables. » Valentine ou-
vrait les yeux à deux battants, comme s'il eût fallu
élargir toutes les portes de l'esprit pour y faire en-
trer ces grandes phrases. Yolande, qui entendait le
jargon des affaires, lui traduisit le discours d'Adhé-
mar.
(( Envoyez-nous votre mari; on lui indiquera le
moyen de doubler ses revenus sans compromettre
le capital, et vous aurez bientôt 160,000 fr. de rente.
C'est plus que vous n'en aviez avant d'acheter l'hô-
tel de Mably. Vous serez donc logés magnifique-
ment pour rien, ce qui, de nos jours, est un phéno- |
mène assez rare.» |
Mably n'hésista pas à suivre ces avis lorsqu'il en j
eut connaissance. Il avait foi, comme tout Paris , !
dans l'infaillible jugement du comte Adhémar. Il
. échangea ses bonnes valeurs contre de médiocres,
mais les médiocres, grâce à Dieu, ne font pas ban-
queroute tous les jours. Adhémar le tint au courant
des variations qui pouvaient l'intéresser ; il le poussa
LES VACANCES DE LA COMTESSE IH
tantôt à vendre, tantôt à racheter, le tout discrète-
ment et avec une remarquable prudence. A ce prix,
les Mably tinrent leur rang dans le monde, et Va-
lentine put céder à ce plaisir coûteux qui entraînait
toutes les amies d'Yolande.
Gontran finit par s'attacher lui-même à cet ori-
ginal d'Adhémar. Certes, le fils du grand Lanrose ne
sentait pas son gentilhomme d'une lieue ; on pou-
vait même en certains cas, trouver sa faconde inop-
portune et son charlatanisme compromettant ; mais
qu'il est difficile de voir avec indifférence l'homme
qui tient notre fortune entre ses mains ! L'intimité
se serra de jour en jour entre les deux ménages : on
les rencontrait partout ensemble, sauf dans quel-
ques maisons du faubourg austère, où le ma ri de
Mlle Gilot n'était pas invité.
IV
ODOACRB
La duchesse de Haut-Mont rie donnait ni dîners
ni soirées ; elle devait même encore Ix Valentiiie ce
fameux bal promis avant le mariage, sous la candi-
dature de Lambert. Mais on trouvait chez elle, tous
les soirs de Tannée, une très-spirituelle et très-gra-
cieuse hospitalité. Son hôtel de la rue Cassette, où
Ton n'arrivait pas commodément en voiture, était
aimé et recherché pour un mérite trop rare aujoul*-
d'hui : on y causait.
Dans vingt ans, il faudra savoir l'archéologie pour
comprendre ce que nos pères entendaient par ces
mots : un salon. Presque tous nos contemporains,
s'ils étaient consultés, diraient : C'est une grande
pièce décorée de blanc et d'or et meublée avec luxe ;
la maîtresse de la maison s'y tient un jour par se-
maine pour recevoir ses visites ; les convives y a-t
8
114 LA VIEILLE ROCHE
tendent que le dîner soit servi et reviennent ensuite
y prendre le café à neuf heures ; le thé à onze ; on y
donne quelquefois jusqu'à deux bals par an.
Les salons d'autrefois étaient tout autre chose ;
mais à quoi bon les dépeindre ? On risquerait d'é-
veiller des regrets inutiles, car tout est bien fini ;
notre siècle affairé ne verra plus rien de pareil. L'é-
ducation qui tend à changer toutes les femmes en
poupées, le triomphe du convenu, la proscription
à peu près universelle de l'esprit et de la gaieté, la
pruderie de celles-ci, le cigare de ceux-là, les attrac-
tions presque irrésistibles de l'extra-monde, mais
surtout la destruction des fortunes oisives, la tyran-
nie du besoin, du travail, des affaires, le prix du
temps centuplé par une loi que personne n'a faite et
que personne ne défera : voilà les causes princi
pales d'une décadence vraiment regrettable, quoi-
qu'elle soit rachetée par mille progrès.
Que ne donnerait-on pas pour ressusciter une de
ces réunions délicieuses où vingt personnes des
deux sexes, riches, désoeuvrées mais non pas en-
nuyées, instruites, intelligentes, spirituelles pour la
plupart, assorties par la condition, l'habitude, la
sympathie, se retrouvaient naturellement ensemble
et jouaient à ce jeu délicat entre tous : l'échange des
idées! L'année entière n'était là qu'une longue et
facile conversation, reprise chaque jour au point où
on l'avait laissée la veille. Un salon était comme une
oasis privilégiée, un coin abrité au milieu du champ
de bataille de la vie. Les plus gros événements du
dehors n'y retentissaient guère que pour alimenter
LES VACANCES DE LA COMTESSE 115
et varier le discours. On y tenait peu de compte de
la fortune, de la naissance et de tous les avantages
accidentels : pour réussir en cet heureux pays, il ne
fallait ni titres, ni cordons, ni millions : il suffisait
d'être aimable. Salons ! heureux salons ! nous les
regrettons tous, depuis les plus brillants et les plus
nobles jusqu'aux plus simples et aux plus familiers ;
salons de grands seigneurs, salons de parvenus in-
telligents, salons d'artistes ! Mais s'ils rouvraient par
miracle, je n'y mettrais pas les pieds, et vous qui
les pleurez avec moi, vous ne les fréquenteriez peut-
être pas davantage. Est-ce qu'on a le temps de cau-
ser aujourd'hui? On plaide, on prêche, on enseigne,
on discute, on débat des intérêts, on propage des
vérités ; on ne s'amuse pas à danser le menuet sur
des pointes d'aiguilles, à nuancer agréablement la
phrase, à creuser le sens d'un mot, à renvoyer la
réplique comme un volant, à faire assaut d'esprit
avec un adversaire courtois, à déployer une vivacité
constamment réglée, une pétulance toujours sage et
de bon goût, et à gagner pour toute récompense le
sourire bienveillant de quelques femmes d'esprit.
Mme de Haut-Mont ne réunissait pas seulement
des amis de son âge ; vous savez qu'elle aimait la
jeunesse, et la jeunesse le lui rendait bien. On ren-
contrait chez elle jusqu'aux plus écervelés du fau-
bourg. Ils n'y passaient pas leur vie, mais iL ve-
naient avec plaisir chaque fois qu'ils n'étaient pas
trop violemment attirés vers l'autre monde.
Birai-je qu'on faisait le voyage de la rue Cas?: :tte
pour le chaste plaisir de bavarder avec la duchcse?
116 LA VIEILLE ROCHE
Je croîs que les jolies femmes dont elle savait s'en-
tourer fortifiaient un peu le courant magnétique.
On n'a jamais prouvé que la petite fée eût béni de
ses mains un mariage illégal, mais l'amour était le
fond de toutes les conversations qui se tenaient chez
elle ; vous y pouvieîj tout dire avec des formes, et
l'on y dépensait autant de périphrases qu'on y pre-
nait de glaces et de gâteaux. Or, l'amour est un dieu
qu'on n'invoque jamais en vain. Dès qu'il entend
son nom dans une compagnie, il y vole à tire-d'ailes.
De là le grand succès et l'éternelle jeunesse de ce
salon meublé comme un magasin d'antiquités.
Éliane y venait peu : « Ma belle-sœur est trop
jeune pour moi, » disait-elle. Yolande préférait les
bals et les réunions tapageuses. Ses dix-sept jupes
étaient mal à l'aise dans l'escalier étroit du joli petit
hôtel. Quelquefois, cependant, lorsque tous les
théâtres du monde élégant s'étaient donné le mot
pour faire relâche, elle s'immolait à la famille, en
consacrant une heure à sa tante. Dans cette joyeuse
maison, qu'elle appelait méchamment l'hospice des
petits ménages, elle trouvait moyen de s'improviser
une cour et de faire deux ou trois jalouses : mais
elle attirait plus d'hommes par sa toilette et sa
beauté qu'elle n'en retenait par son esprit. Tout son
brillant consistait dans un parlage intarissable, un
rire haut, insolent, presque brutal, une énumération
de personnes, de plaisirs, de dépenses, et quelques
noirceurs débitées à tort et à travers. Valentîne y
réussit mieux, et par de tout autres moyens. Ses
grâces simples, sa naïveté, une lueur de demi-inno-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 117
çence qui se répandait autour d'elle, enfin, quelques
heureuses reparties la mirent en peu de temps sur
un bon pied. Son mari l'amenait rue Cassette, il y
restait même jusqu'à minuit, dans les premiers
temps, pour se faire une idée de la maison et savoir
le jeu qu'on y jouait avec les femmes. Lorsqu'il se
fut assuré que personne ne dépassait les bornes du
marivaudage pur, il prit un peu de champ et s'es-
quiva pour une heure ou deux dans la direction du
cercle.
Parmi les jeunes gens que le caprice, la curiosité
ou une liaison passagère amenait chez Mme de
Haut-Mont, un seul déplut formellement à la com-
tesse de Mably. C'était l'enfant terrible du faubourg,
ce grand noble gamin connu de tout Paris et popu-
laire jusqu'à Belleville, sous le nom d'Odoacre de
Bourgalys.
Il sortait de tutelle depuis trois ans ans à peine et
il menait bon train sa santé de vingt-quatre ans. La
nature avait tout fait pour lui ; il était grand, solide,
carré des épaules, brun comme un jeune Maure :
un beau sang, riche et généreux. Par son père, il
n'était pas titré, du moins en France. Les Bourgalys,
qui datent de d200, n'ont jamais été que seigneurs
de Bourgalys; mais l'un d'eux accompagna Louis
d'Anjou dans lesSiciles et fut prince de Calvimonti.
Le domaine, vaste et magnifique, est situé dans les
Abruzzes. Il appartint jusqu'en 1763 à la branche
italienne de la maison de Bourgalys et revint alors
par extinction au seul mâle de la famille,- qui était
le bisaïeul d'Odoacre. Mais le nouveau propriétaire.
118 LA VIEILLE ROCHE
se trouva trop vieux pour changer de nom, et ses
descendants, l'un après Tautre, ont touché les fer-
mages de leur principauté sans en vouloir endosser
le titre. Ces revenus s'élèvent à 45 000 écus napoli-
tains, qui font presque 200 000 francs de rente. La
terre de Bourgalys, dans le Pas-de-Calais, est louée
25 000 fr. à un planteur de betteraves.
En 1855, il n'y avait pas à Paris un meilleur cava-
lier que ce fou d'Odoacre. Il gagnait plus de steeple-
chases avec un mauvais cheval que les autres gent-
lemen riders avec un bon. Ce talent, son grand air,
sa générosité et le bruit de- quelques illustres folies
l'avaient fait adorer non-seulement des dames, mais
du peuple des rues : pour succéder à M. de Beau-
fort et régner sur les Halles, il n'aurait eu qu'à vou-
loir. Lorsqu'il passait en phaéton sur les boulevards
excentriques, lorsqu'il montrait ses gants à l'avant-
scène d'un petit théâtre, les braves gens en blouse
se poussaient le coude et disaient : « C'est Bour-
galys. y> Quelquefois un voyou des troisièmes gale-
ries criait pendant l'entr'acte : « Vive Bourgalys ! »
Un jour de courses à la Marche, le vicomte Les-
cot, célèbre par ses chutes, demeura tout aplati
sous son cheval. Cinq ou six sportsmen en cas-
quette y coururent suivis de cent autres. Mais le
premier arrivé rassura tout le monde en criant : « Y
a pas de mal! C'est pas Bourgalys! »
Vous auriez tort de croire qu'il eût gagné cette
faveur par des courbettes ou des flatteries. La mul-
titude estime peu l'homme qui se prosterne à ses
pieds; elle fait plus grand cas d'un gaillard qui la
LES VACANCES DE LA COMTESSE 149
rudoie de temps à autre. Odoacre, au théâtre, affi-
chait le plus singulier mépris du qu'en dira-t-on. Il
s'y montrait avec toutes sortes de personnes, sp
brouillait et se raccommodait publiquement avec
elles, embrassant Marinette ou corrigeant Antonia.
Le public acceptait de bonne amitié ces petits in-
termèdes; toutes les fantaisies de Bourgalys étaient
ratifiées par unç sorte de petit suffrage universel.
On se rappelle encore sur les ruines du boulevard
du Temple la fameuse soirée où il défia un parterre
tout entier. C'était au petit théâtre des Hannetons-
Comiques; une demoiselle de sa connaissance la
plus intime débutait dans je ne sais quelle revue et
chantait faux à faire grincer les dents du pompier
de service. Le public la siffla; Qdoacre se leva dans
son avant-scène et dit à haute voix :
« Je vous préviens, portiers que vous êtes, que je
m'intéresse à cette enfant-là : le premier qui la
siffle aura le sifflet coupé : voici ma carte ! »
En même temps il vidait son carnet sur la salle.
La foule applaudit à tout rompre. Ses cartes furent
ramassées, mais par des fanatiques qui les montrent
encore avec orgueil.
On devine pourtant qu'il se fit bon nombre d'af-
faires. Il était à sa treizième à l'âge de vingt-quatre
ans, et il avait été blessé dans toutes, sans excep-
tion. Avec cela, toujours prêt à recommencer, sous
le prétexte le plus futile. Lorsqu'il avait passé trois
mois sans recevoir un coup d'épée, il s'ennuyait
partout : la nostalgie du terrain! c'est dans un de
ces jours de désœuvrement mélancolique qu'il pro-
120 LA VIEILLE ROCHE
voqua si follement le baron de Felrath. Ces mes-
sieurs dînaient côte à côte dans le môme restaurant,
Bans se connaître; le baron commanda des rognons
b. la brochette. A ce mot, Bourgalys se lève et dit au
garçon qui le servait :
« Portez- moi mon couvert à Tautre bout de la
Balle, je ne veux pas dîner auprès d'un homme qui
ne sait pas vivre. »
M. de Felrath êe fâcha avec calme, comme un bon
Danois qu'il était : il demanda à ce voisin suscep-
tible s'il avait eu l'intention de l'insulter. — « Pre-
nez-le comme il vous plaira, » répondit Odoacre.
Les cartes furent échangées ; les témoins des
deux adversaires s'épuisèrent vainement en efforts
de conciliation ; sur le terrain, et jusque s.ur son lit,
Odoacre maintint qu'on ne savait pas vivre- lorsque
l'on commandait à sept heures du soir un plat de
déjeuner.
Ses querelles n'auraient mérité qu'un médiocre
intérêt si elles avaient toujours été aussi absurdes.
Mais on en citait d'autres où perçait un sentiment
chevaleresque qui devient de jour en jour plus rare
parmi nous. Par exemple, l'aventure des Champs-
Elysées. Odoacre fumait son cigare en marchant
lorsqu'il entend derrière lui deux autres promeneurs
qui parlaient d'un de ses intimes. Un mot injurieux
lui fait monter le sang à la tête ; il se retourne et dit
à celui qui avait encore la bouche ouverte :
« Monsieur, vous venez de calomnier un homme
que j'aime; c'est m'offenser plus gravement que
si vous aviez mal parlé de moi; j'espère donc que
LES VACANCES DE LA COMTESSE 424
VOUS ne refuserez pas de me rendre raison. »
Ce beau trait lui valut trois pouces de fer dans Té»
paule, mais l'estime et Tamitié que la jeunesse avait
pour lui s'en accrurent.
Il était, du commun consentement, le chef de sa
génération, mais ce n'était pas tout ; les hommes
faits lui parlaient au club comme à un hy)mme de
leur âge, tandis que tel garçon de vingt-huit à trente
ans se voyait encore traité en adolescent. Il avait
une cour de jolis petits bonshommes qui singeaient
ses manières et répétaient ses mots. L'école de
Gontran avait été presque classique; l'école d'Odoa-
cre poussa l'excentricité jusqu'aux dernières limites.
C'est elle qui arbora en plein Paris les costumes de
coutil blanc, les chapeaux de Panama, les cols cas-
sés, les gilets trop ouverts qui étalent tout le plas-
tron de la chemise, et cent autres nouveautés qui
ont déjà vieilh.
Odoacre fut le premier qui, aux courses de Satory,
porta sa carte d'entrée en cocarde. Ses imitateurs
trop fidèles conservèrent la cocarde jusqu'au soir,
jusqu'au lendemain et même jusqu'au dimanche
d'après ; car le propre de l'imitation est d'exagérer
les beautés du modèle. Odoacre s'engoua de cer-
taines chansons de la rue, qui devinrent, grâce à
lui, les marseillaises familières de tout le peuple
français. Il lança une danseuse de bals publics qui
ramenait sa jupe d'une certaine façon : la créature
fit fortune et le mouvement de jupe fit école. II in-
venta des cantatrices que les portiers ne laissaient
pas entrer dans leur cour, de peur de scandaliser
122 LA VIEILLE ROCHE
les locataires; et il les conduisit comme par la maiti
jusque dans les salons les plus sévères de Paris.
Tout ce qu'il décidait avait force de loi ; ses moin-
dres jugements étaient colportés de bouche en bou-
che. Les beaux petits messieurs étaient si fiers de
crier dans la rue : « Je quitte Bourgalys, et Bour-
galys m'a dit!... »
Malgré tous ses enfantillages, ce jeune homme
était un de ceux qui doivent aller loin, et on le sa-
vait. Le marquis de Lanrose disait de lui : « C'est
un gamin qui jettera la blouse un jour ou l'autre, et
vous verrez qu'il portait là-dessous un habit de mi-
nistre ou d'ambassadeur. » Il parlait facilement;
avec un aplomb remarquable, et ses idées s'enchaî-
naient sans effort. D savait même écrire, et l'on en
vit la preuve dans une lettre fort piquante qu'il pu-
blia en réponse à un article de petit journal. Per-
sonne ne pouvait dire où il s'était instruit, car on
l'avait vu plus souvent chez Mabille qu'à la Biblio-
thèque; et pourtant il savait toujours à point nommé
tout ce qu'il avait besoin de savoir. Dans un monde
où la ruine est à l'ordre du jour, il dépensait comme
tout le monde, jouait aussi gros jeu que personne,
et ne s'endettait pas d'un sou : donc il savait les
chiffres, et de tous ses talents l'arithmétique du
gaspillage était peut-être le plus original. Enfin il
possédait la qualité qui manque à tous les futurs
ministres dans les romans de Balzac : il était parfai-
tement honorable. La conscience publique se révolte
à l'idée que M. de Marsay, ancien collaborateur du
galérien Ferragus, ou Rastignac, que Mme de Nu-
LES VACANCES DÉ LA COMTESSE 123
cingen avait mis dans ses meubles, ait présidé plus
tard le conseil des ministres. Un homme n'est pos-
sible^ dans un pays comme le nôtre, que s'il a les
mains propres. >
Odoacre, au demeurant, ne songeait pas encpre à
ce qu'il pourrait être. D ne rêvait aucun avance-
ment; ses amis seuls avaient de l'ambition pour lui.
La politique l'attirait médiocrement; il préférait la
danse. On lui reprochait même, dans les hôtels sé-
rieux, de n'être pas assez de son parti. L'amour des
plaisirs vifs et la légèreté de la jeunesse lui don-
naient à son insu un avantage que la prudence et
l'esprit de conduite n'assurent pas toujours aux ha-
biles : il n'était compromis d'aucun côté.
« Laissez-moi donc la paix! disait-il un beau soir
à je ne sais quel puritain de la rue Bellechasse. Je
vais où l'on s'amuse, vous me trouverez partout où
il y aura de jolies femmes. Jusqu'à l'âge de trente
ans, je n'aurai qu'un drapeau, le jupon! »
Il aurait pu formuler sa profession de foi en ter-
mes plus choisis, mais il. appartenait à cette jeune
école qui usurpe en plein monde les privilèges des
enfants gâtés. Vous en verrez beaucoup des meil-
leures familles qui font tout ce qui leur plaît et di-
sent, sans chercher les mots, ce qui leur passe par
la tête. Le théâtre, le turf et les soupers avancent
rapidement le jour où tous les Parisiens parleront la
même langue, du faubourg Saint-Antoine au fau-
bourg Saint-Germain. Les femmes les plus délicates,
celles qui descendent en droite ligne dé l'hôtel de
Rambouillet, n'en sont plus à supprimer dans les
124 LA VIEILLE ROCHE
mots une syllabe choquante. D s'agit bien de syl-
lalies aujourd'hui! Cest un vocabulaire entier, toute
une grammaire française, ou soi-disant telle, qui se
déplace de bas en haut et arrive jusqu'aux oreilles
les plus superbes et aux lèvres les plus dédaigneu-
ses. Les frères et les maris vont butinant le long
des ruisseaux de la ville le plus pur miel de tous les
argots; ils rapportent dans leurs hôtels cette récolte
enivrante, et ils en parfument les oreilles de leurs
femmes et de leurs sœurs. Odoacre avait mauvais
ton, mais ses façons de parler ne choquaient pas
tout le monde. Souvent même il plaisait à quelque
jolie femme par la saveur étrange de son discours.
Il était amusant, il parlait à volonté le patois des
coulisses, la langue pittoresque des prisons ^et le
javanais des demoiselles. Yolande de Lanrose faisait
de bonnes parties avec lui. Lorsque vous les voyiez
s'isoler dans la foule d'un grand bal et se parler à
l'oreille derrière un éventail de Watteau, vous pou-
viez dire à coup sûr que le gars ne faisait pas sa
cour à la dame. Odoacre lui avait mis le marché à
la main, elle avait répondu non, en garçon, et il ne
pensait plus à mal avec elle. Mais on riait ensemble,
on disait des bêtises, on se contait des histoires qui
devaient paraître bien nouvelles aux élégants ber-
gers de l'éventail.
Ce brave Bourgalys traitait en camarades plu-
sieurs femmes de condition. Il avait commencé par
leur faire sa^cour; les unes avaient eu quelques
bontés pour lui, d'autres s'étaient excusées sans co-
lère farouche. On n'a pas touiours le cœur libre,
LES VACANCES DE LJl COMTESSE 125
que voulez-vous? Lui, bon enfant, ne perdait pas
son temps devant les places fortes. A quoi bon? La
vie est si courte! Il disait en riant : « Je ne suis pas
un berger d'Arcadie; je suis un homme à prendre
ou à laisser. » On le prenait ainsi quelquefois, par
curiosité, par entraînement, par dépit, pour se ven-
ger d'un infidèle. Il eut de fort jolis succès, par la
simple raison qu'il en avait eu d'autres. La femme
est ainsi faite : elle suit le monde. Parmi les mou-
tons de Panurge, Rabelais ne dit pas combien on
comptait de brebis.
Il était beau danseur et il dansait encore à vingt-
quatre ans, ce qui devient assez rare. Nos jeunes
gens commencent à dix-sept et prennent leur re-
traite lorsqu'ils ont tiré à la conscription. Alors ils
se trouvent vieux, ils jouent, ils vont au buffet, ils
content des histoires comme Odoacre en contait à
Yolande. A trente ans la tarentule revient et les
pique au talon. Ils se remettent à la valse et condui
sent le cotillon jusqu'à cette figure qui se termine
devant le maire et le curé. Odoacre ne songeait pas
encore au mariage, mais il n'avait pas clos sa pre-
mière jeunesse. Il dansait, avec plaisir et avec
grâce : un peu trop de furie française; mais la furie
est si bien placée dans une valse à deux temps!
Il est avéré que la valse en elle-même ne tourne
plus la tête des femmes; mais nous sommes dans un
siècle où, sur quatorze sottises, on en fait treize par
vanité.. On aimait à danser avec M. de Bourgalys
parce qu'il valsait bien, parce qu'il était lui, et parce
que sa danseuse était toujours en vue.
126 LA VIEILLE ROCHE
Valentine l'avait trouvé assez aimable lorsqu'il fit
sa première visite à l'hôtel de Mably. Il se tenait.
Elle valsa avec lui dans le monde et rendit justice à
ses talents; mais lorsqu'il la crut assez son amie
pour la traiter cavalièrement, elle le prit en hor-
reur. C'était chez la duchesse de Haut-Mont qu'il
s'était mis à l'aise avec elle : la liberté était dans
l'air de la maison.
Si la jeune femme avait eu l'aplomb d'Yolande,
elle pouvait arrêter d'un mot les impertinences
amoureuses de ce grand fou. Il suffisait de les pren-
dre franchement pour ce qu'elles étaient, des plai-
santeries un peu trop vives de ton. Mais Valentine
était bien jeune ; son mari n'avait défait qu'à moitié
l'éducation du couvent; elle eut le tort ou le mal-
heur de se scandaliser. Son trouble fut trop évident
au premier mot d'amour qu'Odoacre lui dit à l'o-
reille ; elle rougit comme une communiante égarée
dans une promenade de lycéens. Dirai-je que cette
timidité, assez rare dans le monde, encouragea d'a-
bord M. de Bourgalys? Non, mais elle l'amusa; il
prit plus d'intérêt au jeu, il trouva neuf et plaisant
d'eflaroucher une âme candide chez la folâtre Haut -
Mont.
Durant toute une année, il fit à Valentine une cour
trC^s-décousue , mais d'autant plus fatigante pour
elle. Un soir, devant Mably et vingt autres person-
nes, il lui dit qu'il voulait être son cavalier servant,
& la mode du temps passé. Aussitôt fait que dit : il
80 mit à jouer son rôle avec une veiTe si comique,
une telle fantaisie d'improvisation que l'assemblée
LES VACANCES DE LA COMTESSE 127
entière éclata de rire, et Gontran tout le premier. Il
fallut qu'elle entrât dans l'esprit de la comédie, sous
peine de passer pour sotte et malapprise, elle fit
donc un effort, et, soutenue par la présence de son
mari, elle tira son épingle du jeu. Dès ce moment
tout fut permis à M. de Bourgalys ; il put dire en
public un million de choses qu'on n'eût j^amais souf-
fertes dans le particulier. S'il glissait de temps en
temps uji inot sérieux entre deux extravagances,
qui donc pouvait le prendre sur le fait? Il se mit à
cheval sur la barrière qui sépare la fiction de la
vérité, l'amour joué de l'amour sincère; il ne dit pas
un mot qui ne pût être interprété dans les deux
sens, et cette gymnastique spirituelle lui procura de
douces récréations.
Pour M. de Mably, pour l'univers entier, il était
un garçon sans conséquence. On savait toutes ses
aventures, on le suivait dans Paris, heure par heure,
mieux que s'il eût porté un grelot au cou. Compro-
mettant comme il l'était, il ne pouvait réussir qu'au-
près des femmes décidées, que le scandale amuse et
qui ont jeté leur chignon même par-dessus les mou-
lins. Personne donc excepté Valentine, ne se mit en
défiance contre lui. Il la suivit partout impunément;
n'était-il pas de son monde? Il la rencontra au
théâtre avec la plus désespérante régularité : quoi
de plus simple ? Depuis longtemps il avait inventé
une sorte d'inspection quotidienne dans toqs les
théâtres de Paris.
Si le jeu ne se continua pas plus d'un an, c'est
qu'il tourna au sérieux par un concours de circon-
430 LA VIEILLE ROCHE
commerce honnête lui était entrée dans l'esprit;
quelques viveurs de condition l'avaient installée;
comment aurait-elle pu refuser un service à de si
généreux bienfaiteurs ?
Mme de Mably poussa un brave petit cri d'honnête
femme insultée. Une personne sans énergie aurait
commencé par s'évanouir; ce fut par là qu'elle finit.
Son premier mouvement avait été. de souffleter
Odoacre.
Odoacre sonna, remit la comtesse aux mains de la
modiste et sortit. Ce fou qui n'avait pas eu peur de
tendre un pareil piège à une femme de bien, re*
trouva toute la délicatesse de son honneur devant
Valentine pâmée. Pour rien au monde il n'eût
voulu la voir seulement déganter par Mlle Angélina.
On peut solliciter les faveurs les moins permises;
mais voler à une femme évanouie les secrets dé sa
beauté, c'est une bassesse.
Lorsque Valentine reprit connaissance, elle re-
poussa la créature qui la soignait, refusa d'entendre
un seul mot d'explication Ou d'excuse, se rajusta
machinalement, traversa les ateliers avec un geste
d'horreur qui semblait écarter les murailles à droite
et à gauche, et se trouva assise au fond de sa voi-
ture sans savoir comment elle avait descendu l'es-
calier.
Son valet de pied lui demanda où elle voulait être
menée : elle demeura un instant ébahie devant une
question si simple, puis elle répondit : « A l'hôtel I »
sans bien entendre ce qu'elle disait. Mais au moment
de passer le pont Royal, elle s'éveilla de sa torpeur
LES VACANCES DE LA COBiTESSE 131
et frémit à l'idée de rentrer chez elle. Elle changea
Bes ordres et la voiture se dirigea vers le bois de
Boulogne par le quai et les Champs-Elysées. C'était
un calèche découverte, fort élégante et d'un dessin
nouveau que M. de Mably avait donné lui-même au
carossier. La jeune femme était donc en spectacle :
impossible de verser une larme sans mettre Paris
dans la confidence de ses ennuis. Pour la première
fois, elle remarqua qu'elle n'avait pas un coin sur la
terre où pleurer à son aise. Aucune femme n'était
assez son amie pour qu'elle lui portât un secret si
monstrueux. Le dirait-elle à Contran ? Question dé-r
licate, imprévue, pleine de doute et d'angoisse. Elle
s'évertuait à résoudre ce problème en plein air, au
milieu des regards curieux, en rendant le salut de
ses amies, en répondant de la tête au coup de cha-
peau des cavaliers.
Si elle avait été l'amante de son mari, elle n'au-
rait pu se tenir de lui tout raconter dans le premier
moment. Sage ou non, c'est le mouvement naturel,
instinctif d'une femme offensée. Mais, malgré seize
mois de mariage, la fusion des deux âmes en une
seule n'était pas chose faite; chacun des époux avait
encore des sentiments ou des idées qui n'apparte-
naient point à l'autre : en un mot, Valentine était
restée assez indépendante au fond pour que l'obli-
gation de penser ou d'agir par elle-même la surprît
sans la renverser. Elle put donc envisager avec une
liberté d'esprit relative les suites de la confidence
faite au mari ; elle se demanda s'il ne valait pas
mieux cacher quelque chose à Contran que de le
132 LA VIEILLE ROCHE
mettre en face d'un danger certain. La détestable
manœuvre de M. de Bourgalys n'était connue que
de trois personnes également intéressées à garder
le secret : Odoacre, bien qu'un peu fou, ne se van-
terait ni de son équipée, ni de sa défaite ; la com-
plice jouait trop grosjeu si elle en ouvrait la bouche;
l'histoire de cette funeste minute pouvait donc rester
enfouie à jamais. Un seul mot à Gontran, tout écla-
tait, et personne ne pouvait dire où s'arrêteraient
les interprétations du monde!
Valentine fit alors un retour sur elle-même ; elle
passa la revue de ses moindres actions depuis le
mariage ; elle se demanda si rien dans sa conduite
avait pu excuser la folie de Bourgalys. Tout bien
considér'é, elle se trouva plus blanche que la neige :
quelle est la femme qui ne se rend pas le même té-
moignage ? Mais elle résolut de s'amender en bien
des choses, de retrancher sur sa toilette, de brider
sa coquetterie, d'éteindre un peu ses yeux, de mettre
une sourdine à ce beau rire un peu provoquant, tant
il était joyeux et clair ! Elle pensa qu'elle inspirerait
plus de respect aux jeunes écervelés de son monde,
si elle se donnait l'air majestueux d'une Éliane de
Lanrose. Une comparaison se fit dans sa petite tête
entre les forteresses imposantes dont on n'approche
qu'avec respect et ces jolis villages, de physiono-
mie ouverte et avenante, où les promeneurs ac-
courent sans façon, le cigare à la bouche et la canne
k la main.
Dans une si salutaire pensée, elle essaya des
mines, des airs de tête, des regards froids et près-
LES VACANCES DE LA COMTESSE '33
que solennels. Mais, au milieu de ces enfantillages,
3lle sentait brusquement, à propos de rien, le déchi
rement âpre et cruel d'une blessure qui se rouvre.
« Un homme ra*a manqué de respect ! On m'a fait
une déclaration ! Il ne faudrait qu'un mot, uùe étour-
derie, un bavardage de club, une confidence après
boire, pour faire de moi une femme compromise ! »
Alors la tête lui tournait ; elle voyait briller une
insolente curiosité -dans les yeux des passants; il lui
semblait que la marquise de Pontéjoux s'était ren-
foncée à dessein dans sa berline antédiluvienne pour
n'avoir point à la saluer. Elle rencontra une ancienne
femme de son monde qui était tombée de chute en
chute au dernier étage du vice. Je ne sais quel ver-
tige lui fit croire que cette créature lui avait souri.
Elle en vint à se démander si le guet-apens de la
modiste n'avait pas été comploté dans quelque sab-
bat par toutes les sorcières de Paris.
Au bout d'une heure ou deux, la fraîcheur du
grand air rendit un peu de sérénité à son âme. Elle
se ressouvint d'une discussion qu'elle avait entendue
trois mois auparavant chez la duchesse .de Haut-
Mont. On parlait d'une jeune femme qui avait trouvé
une lettre dans le coin de son mouchoir après une
figure de cotillon. Presque tous les hommes s'accor-
dèrent à lui donner tort : elle avait livré la lettre à
son mari. Valentine rencontra plusieurs, raisonne-
ments qui s'étaient logés alors à son insu dans les
tiroirs les plus secrets de son cerveau ; mais elle ne
put se rappeler si Gontran était là ni quelle opinion
il avait exprimée. La duchesse pensait qu'une femme
134 LA VIEILLE ROCHE
doit savoir se défendre elle-même. Mais la duchesse
avait été si peu mariée ! Et, suivant la chronique,
elle s'était si peu défendue ! Un jeune homme avait
soutenu le plus étrange paradoxe : « C'est com-
mettre une trahison que de raconter au mari les dé-
clarations qu'on a reçues. L'homme qui offre son
cœur à une femme mariée lui donne une preuve de
confiance ; il lui livre son repos, son honneur, et
jusqu'à un certain point, sa vie. Elle a le droit de
lui répondre qu'elle ne l'aime pas, mais elle commet
une indignité en trahissant l'aveu dont elle est dépo-
sitaire. L'amour est une religion comme une autre ;
le secret de ses confessions doit être respecté. »
Cette théorie se représenta à l'esprit de Valentine
avec une étrange netteté, comme une vieille tapis-
serie oubliée au fond d'un garde-meuble et dont les
couleurs effacées renaîtraient à l'instant par un mi-
racle de la chimie. Mais elle crut ai|ssi se rappeler
que l'auteur de cette tirade pouvait bien être M. de
Bourgalys.
' Tout à coup, sans transition logique, elle pensa
au couvej:it où sa jeunesse avait été si longtemps
cloîtrée. Qu'il était loin ! Que de mal elle avait à re-
trouver en elle la petite pensionnaire du Sacré-Cœur I
Quel changement radical s'était opéré, sinon dans
ses idées (les enfants n'ont pas d'idées en propre),
du moins dans ses habitudes d'esprit et de conduite!
Toutes les pratiques de son enfance étaient tombées
en désuétude ; elle ne faisait plus rien de ce qu'elle
avait appris à faire pieusement tous les jours ; il
semblait qu'un nouveau sang, tout mondain, eût pé-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 435
fiétré par transfusion dans ses veines. Et tandis
qu'elle se sentait brûlée par les émotions violentes,
la vie était toujours aussi douce, aussi régulière,
aussi innocente là-bas. Que penserait-on d'elle? com-
ment serait-elle jugée par les élèves et les maîtresses,
si Ton gouvait savoir et comprendre à quel risque
elle avait exposé sa vertu*? Les petites terreurs du
couvent lui revenaient ainsi de temps à autre. Tous
ceux qui ont passé leur jeunesse sous une certaine
intimidation ne se défont jamais complètement de
la crainte : si vous lisez chez vous, à cinquante ans,
un livre défendu au collège, le bruit d'une porte qui
s'ouvre vous donnera peut-être un léger tressaille-
ment ; c'est que l'idée du pion et la peur du pensum
flottent encore confusément dans l'atmosphère de
ce livre. Interrogez dix vieillards, vous en trouverez
au moins un que la férule poursuit quelquefois dans
ses rêves. Valentine, en seize mois de mariage, avait
frissonné bien des fois au souvenir de sœur Gonza-
gue, une sous-maltresse acariâtre, aux mains sèches,
aux sourcils rapprochés, la bête noire du couvent.
Le libre arbitre peut gouverner nos actions ; il n'é-
tendra jamais son empire jusque sur nos idées. Elles
s'imposent à nous, elles nous viennent on ne sait
d'où, à leur moment ; nous ne nous les donnons pas
à nous-mêmes. Valentine pensa mailgré elle à la
voix de sœur Gonzague, et ce souvenir l'envahit
avec la force et la réalité d'une perception, elle en-
tendit le nasillement à travers le bruit des voitures.
Vers six heures du soir, elle se sentit assez raffer-
mie pour retourner chez elle et paraître devant
136 LA VIEILLE ROCHE
Mably. Sa résolution était prise : elle ne dirait rien,
€ Si la faute était mienne, je devrais m'en accuser;
aucune loi ne m'oblige à confesser les péchés d'au-
trui. Ce jeune homme a très-mal agi, mais je ne
suis en rien sa complice. Son injure ne m'a pas
atteinte ; d'ailleurs, je l'ai puni. Mais si . Gontran
vient à savoir par d'autres le piège qu'on m'a tendu?
D sera toujours temps de lui dire comment j'ai dé-
fendu son bien. A l'hôtel! »
Elle fut bientôt rue Bellechasse, et le cocher cria
la porte, et la porte s'ouvrit à deux battants avec
une lenteur pleine de majesté. Et lesjchevaux, après
avoir décrit dans le sable un cercle magnifique,
s'arrêtèrent avec précision sous la marquise de fer,
peinte à larges raies, comme un coutil. Et le valet
de pied ouvrit la portière, et Valentine gravit d'un
pas résolu les six marches qui menaient au péris-
tyle. Et devant le péristyle elle rencontra le valet de
chambre qui lui dit :
« L'oncle de Mme la comtesse est arrivé; il a pris
possession de son appartement.
— Mon oncle? Quel oncle?
— M. Fafîaux, madame. Il m'a ordonné de l'a-
vertir dès que Mme la comtesse serait de retour.
— C'est inutile; j'y vais. Monsieur est-il rentré?
— Pas encore, madame la comtesse. »
En deux bonds elle atteignit le deuxième étage; '
mais au moment de frapper chez M. Fafiaux, elle
s'arrêta pour reprendre haleine ou plutôt pour ra-
lentir les battements de son cœur. Cette visite qu'elle
avait si longtemps implorée, qu'elle eût reçue la
LES VACANCES DE LA COMTESSE 137
veille encore avec un élan de joie, lui faisan peur.
M. Fafiaux avait été, je ne dirai pas le croquemi-
taine de sa jeunesse, mais, pour parler avec respect,
sa conscience vivante, et une conscience totalement
dépourvue d'élasticité. La jeune femme redevint
petite fille : elle eut peur. Elle se décida pourtant.
« Entrez! » cria'M. Fafiaux, d'un ton de voix qui
n'était guère engageant.
Elle entra, et la queue de sa robe la suivit à dis-
tance respectueuse.
M. Fafiaux se leva, coiffé d'une petite calotte
noire. Il déposa sur la cheminée un petit livre un
peu luisant, son bréviaire, je suppose, et, au lieu
de tendre Tes bras à sa nièce, il croisa les mains
d'un air de componction, comme pour appeler la
clémence du ciel sur les iniquités de sa famille.
. Valentine le voyait, et pourtant elle le cherchait en-
core : ses beaux yeux parcouraient la chambre avec
une inquiétude vague, comme pour y découvrir la
suite de son oncle : ce petit homme ratatiné ne lui
faisait pas l'effet d'être M. Fafiaux tout entier; il en
manquait un bon quart. Presque tous les jeunes
gens ont éprouvé ce phénomène d'optique en re-
trouvant, après une absence assez longue, les per-
sonnes ou les choses de leur connaissance première.
L'objet n'a pas changé, mais le regard qui le mesure
s'est pour ainsi dire élargi.
Cette impression toute physique n'affaiblit point
la terreur qu'elle éprouvait : au contraire. Plus un
gnome est petit, plus il fait peur. Elle balbutia timi-
dement la phrase inévitable ;
488 LA VIEILLE ROCHE
« IVxon cher oncle, quelle aimable surprise! »
Le cher oncle toussa, décroisa ses mains et lâcha
les premiers mots de Texorde qu'il avait préparé :
« Ainsi donc, voilà comme je vojis retrouve après
seize mois de mariage! La fille de ma sœur, l'élève
de ma tendresse, Tâme que j'ai pris soin de pétrir à
toutes les vertus chrétiennes, s'est égarée en si peu
de temps jusqu'au bord d'un tel précipice!
— Mais, mon oncle 1 . . .
— A quoi vous ont servi les pieux enseignements
de la sainte maison où vous avez coulé les jours de
votre enfance? Terre ingrate! qu'as-tu fait du bon
grain qui t'avait été confié?
— De grâce! expliquez-moi...
— J'ai vécu trop longtemps! L'humble vieillard
qui a consacré le meilleur de sa vie à votre éduca-
tion et à votre fortune ; celui qui vous prodiguait
plusieurs fois par semaine des minutes précieuses
qui étaient le bien des pauvres, devait-il à la fin,
pour prix d'un dévouement si sincère et si pur, as-
sister au spectacle de votre dégradation?
— Ah! mon oncle! le mot est trop dur. Accusez-
moi de légèreté, appelez-moi coquette, si bon vous
semble, mais...
— Il s'agit vraiment bien de coquetterie! Tous
les déportements des coquettes les plus éhontées
ne sont que des jeux innocents auprès de votre con-
duite. La Madeleine avait été coquette et même
vraisemblablement quelque chose de plus, mais elle
n'est jamais tombée aussi bas que vous, ma nièce I
— Où donc suis-ie tombée, s'il vous plsât?
LES VACANCES DE LA COMTESSE 139
— Je sais tout, malheureuse !
— C'est impossible! Comment? par qui?
— Par nos correspondants, qui ne mentent jamais.
— Mais depuis quand? ma tête s'y perd!
— Depuis dimanche.
— Dimanche? Nous rêvons! Qu'avais-je fait?
qu'ai-je fait?
— Demande-moi plutôt ce que tu n'as'-pas fait!
Enfant dénaturée, tu n'as pas fait tes Pâques! »
Elle poussa un cri de soulagement; la joie éclaira
ses beaux yeux, tout son être se détendit, et elle se
laissa aller sur une chaise en disant :
c Ce n'était que cela!
— Que cela! repartit M. Fafiaux. Que cela ! le plus
mortel des péchés! un scandale public! une rupture
éclatante avec l'Église! Apostate!
— Oui, j'ai eu tort; je vous demande pardon, je
réparerai, je m'accuserai, je ferai tout ce qu'il vous
plaira. Ordonnez, grondez-moi, imposez-moi des pé-
nitences. Ah! mon bon oncle! que je suis heureuse! »
M. Fafiaux se demanda si elle n'était pas devenue
folle. Une telle perversité! Cependant, il semblait
que tous les bons sentiments ne fussent pas morts
en elle. Ne venait-elle pas de s'accuser sincèrement?
Il pensa qu'en frappant un grand coup, il ferait pen-
cher la balance, déciderait la conversion et rendrait
à la vertu cette pauvre égarée. Il s'avança vers elle
d'un air farouche, la regarda au fond des yeux, en-
fla sa voix grêle et lui dit :
< Vous êtes bien heureuse de pouvoir être heu-
reuse au sein de l'impénitence 1 »
140 LA VIEILLE ROCHE
Elle trouva l'oncle si plaisant dans sa grimace
qu'elle faillit éclater de rire. Elle se retint pourtant,
mais par un effort trop brusque. Les sentiments
d'uii cœur jeune et vigoureux sont comme les che-
vaux de race : il ne faut pas les arrêter par secousse
ni les faire tourner trop court. Le rire de Valentine
fut si bien comprimé qu'elle fondit en larmes. Ce
iut un heureux accident : il y avait plus de trois
heures que ses joues brûlantes demandaient un peu
de pluie.
Elle pleura tant et si fort, et avec un tel éclat, que
l'oncle Fafiaux s'attendrit à la fin.
« Bien ! très-bien ! lui dit-il en larmoyant un peu
lui-même. Ton cœur n'était pas endurci, puisque la
modeste éloquence d'un pauvre pécheur comme
moi en fait jaillir ces fontaines de pénitence ! Nous
sauverons ton âme, car tu as la contrition parfaite,
celle qui prend sa source dans le regret sincère
d'avoir quitté le bon chemin. Je m'y connais; laisse-
moi faire! »
La jeune femme pleura longtemps encore, et, au
milieu des sanglots, elle expliqua avec une vraie
douleur la petite apostasie où elle s'était laissé en-
traîner. La foi n'était pas morte en elle, niais seule-
ment étourdie par le tapage et les dissipations du
monde. Elle croyait encore tout ce qu'on lui avait
appris à croire ; ni son mari, ni aucun autre n'avait
semé le doute dans son âme; elle priait toujours
matin et soir, lorsqu'elle en trouvait le temps et
que les mille riens d'une vie un peu fiévreuse
ne lui faisaient pas oublier ce devoir. La plupart
LES VACANCES DE LA COMTESSE 141
des femmes du monde en sont là, et beaucoup
d'hommes aussi. On ne se brouille pas avec le
ciel, on le néglige, et cet oubli même est encore
une preuve de confiance dans la toute bonté de
Dieu. A la première déception, à la plus, légère dou-
leur, au moindre choc de la destinée, on se hâte de
faire sa paix avec la justice céleste. Toutes les émo-
tions un peu fortes ramènent dans le giron de l'É-
glise cette multitude d'égarés sans parti pris, qui,
comme Valentine, sont coupables de promenade et
non de désertion.
Elle revint de bonne foi, par une réaction subite
et violente, à tout ce qu'elle avait adoré dans son
enfance. Les terreurs de ce jour affreux l'avaient bri-
sée ; elle éprouvait un invincible besoin de repos,
de consolation et d'appui ; la religion lui offrait pour
ainsi dire tout ce qui manquait à son âme. Elle se
jeta dans les bras de son oncle, et se sentit dans les
bras de Dieu.
M. Fafîaux profita de ces heureuses dispositions
pour lui arracher mille promesses. Elle adopta les
yeux fermés un plan de vie nouveau pour elle, mais
d'ailleurs parfaitement correct.
Le vieillard exigea que, sans rompre avec per-
sonne, elle se détachât peu à peu des compagnies
bruyantes, qu'elle vît moins souvent ce monde in-
termédiaire où les Adhémar l'avaient entraînée,
qu'elle se renfermât dans des rapports de stricte
politesse avec Mme de Haut-Mont; qu'elle se mît à
cultiver l'amitié de quelques personnes sérieuses,
respectées, aussi considérables par leurs vertus que
142 LA VIEILLE ROCHE
par leur naissance, et assises au haut bout de Taris-
tocratie. Il posa quelques jalons et traça lui-même à
sa nièce une route médiocrement fleurie, mais large
et droite. Les bals et les spectacles ne furent pas
interdits; on se contenta d'en régler l'usage avec
autant d'économie que de prudence. Toutes ces
prescriptions, par une heureuse rencontre, favori-
saient le plus pressant désir de Valentine : éviter
M. de Bourgalys I Elle put donc y souscrire avec un
empressement de bon aloi. Dans l'état de son esprit,
elle aurait accepté six mois de couvent, et M. Fa-
fiaux ne la cloîtrait, en somme, que dans le luxe
honnête et le bonheur permis.
CONVERSION
n n'avait guère été parlé de Gontran lorsqu'il
rentra chez lui et fit savoir son retour à madame»
L'oncle craignait un peu l'influence de ce sceptique;
mais Valentine assura que jamais son mari ne la dé-
tournerait du bien. Elle obtint que M. Faflaux ne se
conduisît pas en oncle farouche avec le beau neveu
qu'il avait si peu choisi. Les trois personnages se
réunirent entre sept et huit heures autour de la
même table, et si le comte ne se jeta pas au cou du
bonhomme, si la plus franche cordialité ne régna
point dans cette fête, l'oncle ne fut pas trop prê-
cheur et le neveu pas trop impertinent.
M. Fafiaux demeura huit jours à Paris, et il reprit
pleine et entière possession de sa nièce. Il s'éveil-
lait chaque matin à des heures invraisemblables
pour lui montrer les chapelles et les couvents. Va-
144 LA VIEILLE ROCHE
lentine étendit, grâce à M. Fafiaux, le cercle de ses
relations. Elle noua connaissance avec une multitude
de bons Pères parmi lesquels elle découvrit deux ou
trois hommes vraiment distingués. Elle apprit Texis-
tence d'un monde tout nouveau, tout particulier et
profondément distinct de TÉglise proprement dite ;
car M. Fafiaux ne savait pas le nom d'un seul curé
de Paris. Il parlait du clergé séculier coinme d'un
élément inférieur, bon pour catéchiser le menu
peuple ; son estime la plus haute et son amitié la
plus tendre étaient pour les communautés. Il fit
admirer à sa nièce la prospérité miraculeuse de
tous les ordres réguliers ; il lui montra les plus
beaux noms de la noblesse française inscrits sur des
prie-Dieu dans les chapelles des couvents; il la fit
affilier à certaines congrégations où les plus grandes
dames figuraient avec elle.
La jolie néophyte apprit que, grâce à l'institution
des tiers ordres, elle pouvait prononcer des vœux
quasi-monastiques sans cesser d'être la femme de
son mari. Elle se laissa prendre et enrégimenter en
bonne et haute compagnie. Elle signa des papiers,
reçut des brevets, copia des prières spéciales que
le commun des martyrs n'avait jamais galvaudées.
On la gratifia de médailles secrètes, d'anneaux mys-
tiques, d'insignes apparents ou cachés dont quelques-
uns pouvaient se déguiser en bijoux et se porter
môme au bal. En un mot, elle entra dans une fi'anc-
maçonnerie où M. Fafiaux, par l'éclat de sa modesr
tie, avait conquis un rang très-élevé. Ces nouveautés
la séduisirent comme elles avaient séduit beaucoup
LES VACANCES DE LA COMTESSE 145
de femmes avant elle : c'était' pour ainsi dire un
élément romanesque qui éthérait à ses yeux les
plaisirs de la dévotion. Ajoutez qu'elle ne pouvait
guère rester indifférente aux attentions dont elle
était comblée. Non-seulement on admirait en elle
la nièce de haut et puissant bonhomme M. Fafiaux,
mais toutes ses vanités furent chatouillées tour à
tour par des mains délicates : on eut des attentions
particulières pour sa noblesse, son esprit, sa sensi-
bilité exquise, sa beauté. Aucun de ses mérites ne
passa inaperçu ; on souligna respectueusement toutes
les qualités que Dieu avait mises en elle. Autrefois,
lorsqu'elle se confessait au vieux chanoine Parisot,
séculier, le bonhomme avait l'air de prendre les
péchés de là petite fille et de les jeter dans un pa-
nier; aujourd'hui, le religieux qui recevait sa con-
fession semblait recueillir dévotement les légères
imperfections d'une àme exquise, et les offrir à Dieu
sur un plat de vermeil.
Cette heureuse conversion fut une fête dans un
certain monde. La parabole de la brebis perdue et
retrouvée est trop simple dans l'Évangile : nous
avons perfectionné tout cela. Quand la brebis est
retrouvée, on la choie, on l'embrasse, on lui sert
des gâteaux de farine et de miel, on lui attache des
rubans autour du cou pour qu'elle soit plus jolie, on
la conduit à la plus claire fontaine du pâturage pour
qu'elle se mire dans sa grâce. Éliane de Lanrose
fut une des plus empressées à féliciter Valentine ;
elle lui fit plusieurs visites dans la bienheureuse
semaine, mais elle ne la trouva point, et >î. Fafiaux
id
146 LA VIEILLE ROCHE
étouffa ses cartes de visite. Les rancunes de la
Grande-Balme tenaient toujours au cœur du vieil-
lard.
' Il exprimait quelquefois devant sa nièce la haine
qu'il nourrissait contre tous ces gens-là ; il exigea
que Valentine les vît aussi rarement que possible, et
jamais dans l'intimité. Selon lui, les vertus d'Éliane
n'étaient qu'hypocrisie; elle devait faillir un jour
ou l'autre; il la suivait des yeux, et il se promettait
d'insulter à sa chute dès qu'il en aurait les preuves
en main. Quant aux Adhémar, il ne leur pardonnait
pas davantage, mais il avait sur eux d'autres idées.
Il disait que la Providence les fi*apperait un jour ou
l'autre dans ce qu'ils avaient de plus cher : leur'
argent. Lorsqu'il appht que Valentine leur avait
demandé certains Conseils, il s'enquit avec anxiété
de tous les détails de l'affaire. Son âme ne fut en
repos que lorsqu'on lui eut montré le coffre-fort où
Gontran gardait ses valeurs, ce Jamais, quoi qu'il
arrive, ne permets à ton mari de leur confier numé-
raire ou titres 1 Qu'il se renseigne auprès d'eux si tel
est son bon plaisir, mais qu'il ne se dessaisisse pas
d'un centime : autant vaudrait embarquer ta fortune
sur un navire qui fait eau de tous côtés. » L'échange
de ses bons papiers solides contre les valeurs de
spéculation lui avait été moins pénible que la con-
fiance témoignée par sa nièce à ce maudit agioteur.
Le comte de Mably n'intervint pas dans les 'rap-
ports de Valentine avec son oncle. Il devina quel
jeu le vieillard était venu jouer à Paris; mais à
quoi bon se mettre à la traverse? Au fond du cœur
LES VACANCES DE LA COMTESSE 147
il n'était pas fâché de ce rapprochement avec le seul
parent de sa femme. Les heureux sont en butte à la
malignité du monde ; leurs actions les plus inno-
centes donnent prise ^ l'envie : on les mord où Ton
peut, et rien n'est plus facile à mal interpréter
qu'une dissension de famille. Gontran n'était pas de
ces timides que le moindre caquet empêche de
dormir; cependant il n'aurait pas voulu se faire
calomnier dans tout Paris, par une coterie nom-
breuse et puissante. On l'accusait déjà dans plu-
sieurs coins d'avoir envahi par surprise le cœur ^e
Mlle Barbot, de compromettre sa fortune, d'ébranler
sa foi, d'écarter d'elle un oncle vénérable qui com-
posait toute sa famille : criailleries injustes, absur-
des, si vous voulez, mais d'autant plus agaçantes
qu'elles restaient prudemment anonymes. La voix
qui les avait émises n'était nulle part, et l'écho re-
tentissait partout. Or il est aussi difficile de fermer
la bouche à un écho que de lui couper les oreilles.
Gontran s'avoua donc à lui-même que, sous un cer-
tain point de vue, la visite du bonhomme était un
événement heureux.
Il n'eut pas besoin de questionner sa femme pour
savoir où M. Fafiaux la conduisait tous les jours;
l'expérience qu'il avait du monde et de son monde
lui permit d'assister les yeux fermés à la conversion
de Valentine : il laissa faire. Lutter contre le cou-
rant qui entraînait sa femme vers le salut aurait été
une imprudence gratuite. On eût inscrit son nom
sur la liste des persécuteurs, quelque part entre
Néron et Dioclétien, et la jolie néophyte eût rêvé
148 LA VIEILLE ROCHE
les palmes du martyre. Si vous jetez un rocher dans
le lit d'un torrent, vous if arrêtez pas l'eau, vous la
faites jaillir en écume. Il n'y a pas de puissance
humaine assez forte pour dompter une imagination
féminine. Gontran se dit qu'en épousant une élève
du Sacré-Cœur il avait contracté l'engagement tacite
de lui laisser au moins la liberté de l'âme.
Sans doute il eût préféré la voir loin des sommets
de la haute dévotion ; il se fût mieux accommodé
d'une femme bourgeoisement pieuse et simplement
! bienfaisante, comme les Françaises du bon vieux
temps. Il trouvait que la dévotion nouvelle, avec ses
affiliations, ses conciliabules, ses circulaires confi-
dentielles, ses aumônes sous condition, ses partis,
ses journaux, ses élections, avait comme un faux air
de complot politique, et il n'eût pas aimé à voir
dans sa glace le mari un peu ridicule d'un conspira-
teur en jupons.
Mais il comptait beaucoup sur le bon sens de
Valentine ; la fièvre se guérit toute seule chez les
malades robustes et sains. Parmi les jeunes femmes
qu'il avait vues quitter le monde et jeter leurs dia-
mants aux orties, on en citait bien peu qui ne fus-
sent revenues au bout de quelques mois ; les êtres
faibles et charmants chez qui l'éducation moderne a
développé les nerfs au détriment de tout le reste, ont
besoin d'excitations continuelles et variées. Elles se
livrent avec fureur à chacune des passions qui les
possèdent tour à tour, mais la constance n'est pas
leur fort ; elles ont hâte de brûler ce qu'elles ado-
raient hier, et non contentes de lé brûler, elles dan-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 149
sent autour du feu de joie et trépignent avec volupté
sur les cendres brûlantes. Gontran croyait que ces
jolies petites natures, excessives en tout, sont sou-
mises comme les enfants à un certain nombre de
maladies inévitables : aujourd'hui. la rougeole, et la
scarlatine demain. Cela étant, le plus tôt est V
mieux ; il faut presque souhaiter qu'elles tombent
malades de bonne heure, d'abord parce que le cas est
moins grave, ensuite parce qu'il nous tarde de les
voir hors de tout danger.
La fièvre inoculée par M. Faftaux fit une explo-
sion si rapide que Gontran put prédire une prompte
guérison. Il se trompait. Ce jeune homme savait
bien des choses, mais il ne connaissait pas les res-
sources infinies des habiles qui tenaient sa femme
entre leurs mains. Durant plus de deux années,
c'est-à-dire depuis le mois d'avril 1856 jusqu'au
13 août 1858, la comtesse de Mably fut morte au
monde et consacra toutes ses pensées aux intérêts
du ciel. Elle porta dans les manœuvres de la dévo-
tion aristocratique cette ardente activité qu'elle met-
tait à toutes choses; elle s'éprit d'une idée comme
elle se serait éprise de Gontran après le mariage, si
Gontran l'avait voulu. A la voir distraite, affairée,
indifférente aux plaisirs, insoucieuse de sa maison,
presque étrangère à son mari, vous auriez cru que
les Titans assiégeaient le ciel pour la seconde fois
et qu'elle était seule à défendre la place.
• Par une noble condescendance aux habitudes de
son mari et aux devoirs de son état, elle continua
de paraître dans les salons, mais elle y fit modeste
_J
150 LA VIEILLE ROCHE
figure. Ses corsages montaient à vue d'œil, et cette
admirable beauté se cachait tous les jours davan-
tage, à mesure qu'elle devenait plus complète et plus
friande à voir. Elle dansait toujours un peu, mais par
acquit de conscience : une cuirasse armée de poin-
tes semblait s'interposer entre elle et ses valseurs ;
on se sentait loin d'elle alors même qu'on la serrait
de tout près. Elle soupait un peu, pour faire comme
tout le monde, mais souvent avec une méfiance vi-
sible. Un jeudi soir, par exemple, elle jeta le sand-
wich qu'elle tenait à la main, et l'on entendit un vé-
ritable cri d'efl'roi. On crut qu'elle s'était brisé une
dent ou qu'elle avait senti quelque substance véné-
neuse ; non : c'est que minuit venait de sonner, et
que le vendredi commençait. Elle voulut un instant
renoncer au théâtre ; si elle consentit à retourner
de temps à autre à l'Opéra, ce fut sur l'ordre exprès
de son directeur, le père Gaumiche. Les pères de la
rue Saint-Christophe ordonnaient le théâtre et le bai
à leurs pénitentes ; ils demandaient seulement qu'on
évitât de s'y plaire, ou que, si l'on y prenait du plai-
sir on s'empressât de l'offrir à Dieu.
Le comte se résigna facilement à ce nouveau
train de vie , moins coûteux et moins fatigant que
celui qu'il avait mené d'abord. A son âge et avec
son passé, il connaissait toutes les émotions du bal
et du spectacle. Il avait conduit autant de cotillons
qu'il en faut pour emplir le cœur d'un homme jus-
qu'aux bords. Il savait sur le bout du doigt toutes
les jolies phrases qu'on peut échanger durant les
cinq figures d'un quadrille ; il avait épuisé ces vo-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 151
luptés ineffables qui consistent à flairer dans le
tourbillon de la valse une boucle de cheveux noirs
ou blonds, mais généralement faux. Le théâtre n'a-
vait plus de secrets pour lui ; non-seulement il pou-
v^ait prédire à coup sûr le dénoûment de la pièce nou-
v^elle à la moitié du premier acte, mais il avait plus
ou moins tutoyé les demoiselles de la comédie ou
du ballet; il connaissait trop leur histoire, leur genre
d'esprit, et le mystère de leurs maillots pour que
son imagination s'allumât au feu de leurs regards.
Il entrait dans cette période qu'on pourrait appeler
philosophique : un bon fauteuil de club, un excel-
lent cigare, un whist pas trop silencieux et pas trop
cher, ou mieux encore deux heures de conversation
entre amis, sur les petits événements de la jour-
née, suffisaient amplement à tous les besoins de
son âme. Ajoutez à cela le plaisir d'être beau, de
porter un beau nom, de monter un beau cheval, de
ne rien devoir à personne et d'avoir une jolie femme
à la maison ; vous comprendrez dans quelle béati-
tude il se plongea, deux années durant, tandis que
Valentine s'essoufflait à l'escalade de toutes les ver-
tus. Il permit à sa femme d'aller où elle voulait, de
dire, de fsdre et de penser tout ce qu'elle jugerait
convenable. Lorsqu'elle aventurait devant lui quel-
que proposition hardie, exaltant celui-ci, foulant aux
pieds celui-là, exagérant le bien, se faisant plus roya-
liste que le roi et plus comtesse que son mari n'était
comte, il souriait tranquillement et murmurait dans
ea moustache : « Il faut bien que jeunesse se passe. »
Il eut soin seulement que le maître d'hôtel ne s'en-
152 LA VIEILLE ROCHE
rôlât dans aucune congrégation trop absorbante car
il tenait à bien dîner : il prit même un peu d'em-
bonpoint, soit dit sans reproche, dans le cours de
ces deux années.
Valentine s'était élevée par degrés à des dignités
considérables : après avoir porté longtemps un sca-
pulaire bleu sous ses corsages, elle avait obtenu le
droit d'en porter un rose et blanc. Au lieu de courir
elle-même à certaines conférences hebdomadaii-es,
elle tint séance chez elle, et l'on vit jusqu'à douze
voitures le lundi matin dans sa cour. Le comte ne
s'en plaignit point; il exigea seulement que le père
Gaumiche et tous les moines généralement quel-
conques fussent écartés de ces réunions : il le dit
tout net à sa femme, un jour qu'il avait rencontré
un grand monsieur sans bas sur le tapis de son es-
calier. Valentine obéit sans se plaindre, car elle
était restée malgré tout la meilleure petite femme
du monde ; elle aimait bien son mari.
Elle l'aurait sans doute aimé autrement et mieux,
si elle avait eu le bonheur de lui donner des en-
fants. La femme qui possède à la maison la pléni-
tude des joies naturelles s'attache de jour en jour à
son foyer ; elle échappe par cela seul au danger de
s'étourdir dans les agitations inutiles ou de s'enlever
sur les ailes de l'extase vers les ravissements mala-
difs. Gontran, de son côté, eût attaché moins d'im-
portance aux riens élégants de son club^ si l'hôtel
de Mably s'était peuplé de quelques têtes blondes.
On ne sait pas par quel charme secret une petite
chaise, une poupée sur le tapis, le bruit .exaspérant
LES VACANCES DE L^ COMTESSE 153
d'un petit tambour sous les fenêtres du salon, rer
tiennent au logis Thomme le plus mondain. La
beauté de Valentine aurait subi nécessairement quel-
ques éclipses passagères, mais elle n'en aurait été
que plus chère au jeune mari. L'éclat constant,
la santé inaltérable, la perfection toujours égale à
elle-même engendrent la satiété, puis une sorte de
dépit : c'est l'implacable azur du ciel égyptien^ le
calme infini d'un golfe sans marée, le sourire im-
mobile des statues éginétiques qu'on admire d'abord
et qu'on finirait par souffieter si on les avait dans sa
chambre.
La femme sans enfants, celle qui semble créée
pour l'admiration du monde, celle que les vieux ga-
lantins retrouvent à quarante ans telle qu'ils l'ont
admirée à vingt-cinq, a moins de charme pour un
mari que celle qui a traversé péniblement les fatigues
de la grossesse, les douleurs de l'enfantement et les
pâles langueurs de la convalescence. L'une est restée
ce qu'elle était; l'autre, en se dédoublant, est deve-
nue chaque fois une femme nouvelle. Ce rajeunisse-
ment par la maternité, Gontran l'avait rêvé pour
Valentine, et Valentine pour elle-même ; mais à force
d'attendre et d'espérer en vain, ils avaient fini par
dire comme tant d'autres : ce Nous nous suffisons à
nous-mêmes et nous ne voulons pas d'enfants. » Sur
vingt personnes qui parlent ainsi dans le monde,
il y en a dix-neuf qui pleurent en rentrant à la
maison.
Malgré la divergence toujours croissante de leurs
idées et de leurs goûts, les Mably étaient cités au
156 LA VIEILLE ROCHE
On la savait irréprochable; on Testimait au point de
croire qu'elle le serait toujours. On ne disait. pas
d'elle comme de tant d'autres qu'on sait provisoire-
ment sages : « Elle nous viendra! d L'hommage
était rare et précieux, parce qu'il émanait des
hommes les plus compétents dans la matière. Trou-
vez-moi beaucoup de vertus assez bien démontrées
pour que les clubs en mettent la main au feu !
Les intimes de Gontran étaient toujours Odoacre
de Bourgalys en première ligne, cinq ou six hommes
d'un âge et d'une raison plus mûre, et les deux Lan-
rose. Il les voyait quelquefois chez eux, souvent au
club, très-rarement chez lui. Odoacre n'avait plus
remis les pieds rue Saint-Dominique depuis son
impardonnable . escapade. La conversion de Valen-
tine avait fait assez de bruit pour expliquer la re-
traite d'un mauvais sujet de cette force. Yolande et
Valentine s'étaient insensiblement refroidies; elles
ne se voyaient plus qu'en visites. D'ailleurs Mme de
Mably avait si peu de temps à elle que ses premières
relations se dénouèrent presque toutes. Elle écarta
les hommes eux-mêmes par ce je ne sais quoi de hé-
rissé qui enveloppe les dévotes et les châtaignes;
bonne pâte au dedans, mais qui s'y frotte s'y pique,
et lorsqu'on s'y est piqué- on n'y revient pas de si
tôt. Le noble et bon marquis de Lanrose se tint lui-
même à l'écart. Il avait cependant les doigts bien
endurcis à la piqûre des châtaignes! Mais un jour
qu'il dînait rue Saint-Dominique sans sa femme, il
osa défendre contre Valentine un de ses meilleurs
et de ses plus anciens amis. C'était précisément le
LES VACANCES DE LA COMTESSE 157
marquis de Billefoix, ce bouc expiatoire! La jolie
comtesse se fâcha, s'oublia, et fit une telle sortie
que Gontran alla s'en excuser le lendemain chez le
marquis.
« Mon cher enfant, lui répondit M. de Lanrose, je
sais avec quelle facilité le miel s'aigrit dans les âmes
pieuses. Je n'en suis pas moins religieux pour cela,
et je remplirai mes devoirs exactement jusqu'à la
fin de ma vie. Mais le monde a marché depuis nous :
je m'en aperçois tous les jours. Nous avions notre
manière d'aimer Dieu; ce n'est plus la bonne. La
tolérance est passée de mode; n'ayez pas peur : on
y reviendra. Il semble qu'aujourd'hui le domaine de
Dieu soit un champ de bataille; on n'y rencontre
que des régiments armés de pied en cap; voilà
même qu'on vient chez vous, chez moi, chez tous
les braves gens, recruter des amazones. Je ne man-
querais pas à la messe du dimanche pour un empire,
et je ne suis pas encore assez cassé, Dieu merci 1
pour m'endormir au sermon. Eh bienl voici plu-
sieurs années que je n'ai entendu prêcher avec dou-
ceur et développer bonnement un précepte de
morale. Ce n'est que discussions orageuses, décla-
mations violentes, tirades, menaces, chants de
guerre, marseillaises bibliques. Je serais bien étonné
si le Dieu de paix et de charité, le Dieu de Fénelon
et de saint Vincent de P^ul approuvait cette élo-
quence-là. Enfin, que voulez-vous *? Gela plaît à nos
femmes. La mienne est devenue aussi belliqueuse
que la vôtre; elle s'adonne à la petite guerre; ces
jeux vont bien, du reste, avec leurs nouveaux uni-
458 LA VIEILLE ROCHE
formes : cravates, cannes, gilets, chapeaux ronds et
bottes à la Souwarof ; il n'y manque que le sabre !
C'est nous qui sommes les timides, les modestes,
les tranquilles de la création. Il faut nous consoler
entre nous, mon cher, et laisser nos amazones à
leurs exercices : vous verra-t-on ce soir au club? »
Ils se retrouvèrent ce soir-là, et le lendemain soir,
et presque tous les soirs de la vie, sans compter la
rencontre du jour et les promenades du matin.
Adhémar était du même club ; on avait fini par l'ad-
mettre à l'ancienneté, après l'avoir blackbollé neul
ou dix fois, pour lui former le caractère. Dans la joie
d'un triomphe si désiré et si tardif, il passait ses
soirées au club, donnait son adresse au club, ses
rendez-vous dans la première salle du club, et il
n'écrivait plus que sur le papier du club. Mais
comme la monomanie du club ne l'empêchait pas
d'être un homme éminemment pratique, il travail-
lait dix heures par jour à la grande affaire du Humbé,
Sous les fanfaronnades du papa Gastafigue, il avait
bel et bien découvert les éléments d'une spéculation
sérieuse, magnifique, infaillible, et grosse de cent
millions pour le moins. Les associés ne lui auraient
pas manqué, s'il avait jugé bon d'en prendre ; mais
comme il se sentait les reins assez solides pour
réussir à lui tout seul, il trouvait superflu de par-
tager ses bénéfices.
Il fréta d'abord un joli vapeur, le Lanrosey qui
alla, sous le commandement de Gastafigue, mouiller
au sud de la baie Saint-Ambroise, à l'endroit même
où le grand fleuve du Humbé devait avoir son em-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 159
bouchure. Castafigue portait à son Mamaligo le pro-
jet d'un traité sérieux, élaboré au ministère des af-
faires étrangères. Les plus grands États de l'Europe
lie dédaignent pas de traiter, dans l'intérêt de leurs
nationaux, avec des monarques tout nus. Aux termes
de la convention qui devait être ratifiée au plus tard
dans une année, le Humbé acceptait le protectorat
de la France ; les citoyens français étaient admis à
circuler dans toute l'étendue du royaume, à établir
des comptoirs sur le rivage de la mer et au bord du
fleuve, à fonder des établissements agricoles dans
l'intérieur et à s'y rendre propriétaires. Les mines
et gisements à découvrir par les Français apparte-
naient en propre à leurs inventeurs, sauf une rede-
vance de dix pour cent accordée à Mamaligo sur le
produit brut. Après l'échange des ratifications, un
résident français devait s'établir à Lohé pour proté-
ger la colonie et terminer selon nos lois tous les
litiges des émigrants entre eux. C'était en fait une
petite France que M. de Lanrose et le capitaine ins-
tallaient au cœur du Humbé. On était à peu près
sûr que le roi et les principaux du' pays renonce-
raient à leur vie nomade lorsqu'ils verraient à Lohé
une ville européenne fournie de toutes les marchan-.
dises que les nègres recherchent avidement.
Adhémar se fit céder, par acte authentique, chez
un notaire de Paris, quatre-vingt mille hectares qui
formaient environ moitié de la principauté du Gui-
bou. Il comptait y tracer des routes ou même un
petit chemin de fer, et vendre ces terrains par lots,
& la mode d'Amérique.. Mais le commerce du sol
160 LA VIEILLE ROCHE
était le moindre de ses profits. Il partageait d*einblée
le trésor de'Gastafigue et traitait séparément avec le
roi, en son propre nom, Castafigue mis à part, pour
le monopole de la poudre d'or. Castafigue assurait
qu'au taux actuel des échanges, le kilogramme d'or,
pris à Lohé, ne reviendrait pas à plus de cinq cents
francs. Le roi en récoltait au moins trois mille kilos
chaque année par le procédé le plus simple et le
plus ingénieux : il se faisait indiquer tous ceux de
ses sujets qui avaient des économies, et il leur cou-
pait le cou lui-même pour les mettre à l'abri de cette
corruption qu'engendrent les richesses. Adhémar
pouvait donc réaliser sur un seul article un bénéfice
annuel de sept à huit millions.
On imagine que le retour de Castafigue en sa
bonne ville de Lohé suscita un étonnement général.
Pas du tout. Il n'y eut d'étonné que Castafigue lui-
ipême, et les quatre marins qui avaient débarqué
avec lui. Ils avaient laissé le navire à la garde du
second et du reste de l'équipage, ils avaient marché
deux nuits et campé tout un jour sous une tente^
abri, dans les sables, et quand ils arrivèrent à la
ville, la ville n'existait plus. C'était pourtant bien là
que le capitaine avait entassé son trésor. Il retrouva
ses magasins fort délabrés et sans apparence de
portes. La poudre d'or et les diamants n'y brillaient
plus que par leur absence ; les autres marchandises
étaient passablement avariées ; la plume d'autruche
était méconnaissable, la muscade pourrie ; un mon-
ceau d'arachides qui représentait plus de 2000 ton-
neaux avait germé. Le tout ensemble ne valait pas
LES VACANCES DE LA COMTESSE 161
dix centimes ; je me trompe : dans un silo caché sous
les graines oléagineuses, on trouva de l'ivoire pour
60 000 francs.
Tout autre que le capitaine aurait perdu la tête
Le pays semblait désert depuis un siècle ou deux :
pas une barque sur le fleuve, pas trace de culture
aux environs ! Les Français n'avait apporté que leur
tente et un jour de vivres ; seul, Câstafigue avait
mis une poignée de verroteries dans sa grande po-
che, comme un Parisien qui va sortir glisse quelques
louis dans son gousset. Si je vous racontais qtj'il ne
jura pas un bon coup, vous refuseriez de me croire ;
mais son aplomb ne se démentit point un seul ins-
tant. « Mes enfants, dit-il aux quatre hommes, vous
êtes dans ma principauté. Il paraît que mon peuple
a eu besoiA dehors, car ils sont tous sortis sans lais-
ser leur adresse; mon suzerain doit être à sa bastide
dans les environs, à deux ou trois cents lieues d'ici
mais nous les trouverons tous, et bientôt. La seule
chose qui m'embarrasse, c'est la soupe pour ce ma-
tin. Mais nous sommes tous de Marseille, et quand
on est de Marseille on se débrouille n'importe où. »
Une heure après, les cinq gaillards faisaient honneur
à un repas de légumes, de poissons et de fruits ; ils
buvaient à longs traits l'eau limpide du grand fleuve,
et ils chantaient une chanson de l'Alcazar de Mar-
seille, dans l'espoir qu'un vassal du capitaine serait
attiré par le bruit. Personne n'accourut, mais au
bout d'une heure de marche ils trouvèrent une ca-
bane habitée par des pêcheurs. Câstafigue se fît re-
connaître en déclarant ses titres et qualités. Le
11
162 LA VIEILLE ROGHV
iiëgre avait entendu parler de lui, mais dans les
vieilles, vieilles légendes : il racontait l'histoire du
capitaine blanc comme si elle avait daté de plusieurs
siècles : ces gens-là n'ont pas la notion du temps ;
ils ne connaissent que l'heure présente. On lui offrit
un collier de verre et un couteau d'un sou, et il re-
connut son maître légitime à ce faste occidental. Il
mit sa barque et sa personne au service du prince
et ofifHt de le conduire avec sa^uite jusqu'à la nou-
velle capitale de Mamaligo.
Les cinq Français et leur guide naviguèrent dix
jours consécutifs sur un fleuve magnifique. Ils attei-
gnirent enfin le campement du roi. Mamaligo traî-
nait partout avec lui une famille de cinq ou six cents
femmes, une cour, une armée, un peuple d'esclaves,
un haras et un troupeau de bœuâ. Tout cela démé-
nageait et emménageait en deux heures, sur un geste
du maître : on débarquait n'importe où; on con-
struisait des abris sur la rive et l'on pillait tout aux
environs. Lorsqu'il ne restait rieiî à prendre dans
un rayon de cinq à six lieues, la capitale remontait
sur ses barques et se transportait plus loin. Le roi
n'hésitait pas à déplacer vingt-cinq ou trente mille
personnes, par caprice, pour chasser la gazelle ou
l'éléphant, pour visiter un voisin, pour changer
d'air. Il avait pour amis cinq ou six rois du voisir
nage, élevés dans les mêmes principes et nourris
de la même logique. Ces bons voisins ne savaient
jamais en s'abordant s'ils étaient en paix ou en
guerre. Souvent ils se prenaient de querelle à la
suite d'un repas, mettaient leurs armées en ligne, et
LES VACANCES DE LA COMTESSE
se tuaient réciproquement un millier d'hommes pour
dessert. Ces mœurs patriarcales se retrouvent dans
presque tous les royaumes du continent africain.
Mamaligo poussa des cris de joie et dansa même
un pas fontastique en revoyant son ami Castaâgue.
Lorsqu'il sut qu'un navire européen était mouillé
dans ses eaux, qu'on lui apportait des bijoux, des
liqueurs, des. cpnserves, des mouchoirs rouges et
des colliers bleus par ballots et par tonnes, il entra
dans un tel paroxysme de joie, qu'il tua deux courti-
sans superbes, dont un lui était particulièrement
dévoué, n décida que le jour même son peuple se
mettrait en routs et descendrait le fleuve jusqu'à
Lohé.
Chemin faisant, le capitaine eut l'honneur de par
tager la table et tous les plaisirs du roi nègre. U
apprit qu'en son absence, la monarchie avait eu des
malheurs. On s'était laissé battre en deux ou trois
rencontres par les Betjouanas ; vingt-cinq villages
chôtâ avaient été emmenés et vendus comme es-
claves; on craignait une nouvelle invasion du vain
queur. Les Betjouanas avaient des fusils de fabrique
anglaise, grands, beaux, pesants, peints en rouge,
et d'une telle précision qu'ils mettaient dans un
arbre à dix pas. Castaâgue promit de relever les
affaires chôtà : il apportait vingt caisses d'armes à
feu, égales sinon supérieures à celles de la traita
anglaise : carabines rayées 1 rayées en dehors, il est
vrai, mais avec un tel art que la défaite des Betjouaj^
nas était sûre. Ces carabines avaient coûté huit
firancs pièce à Saint-Étienne, et M. de Lanrose, un
164 LA VIEILLE ROCHE
moyen cnet irançais, ami des Chôtâ, les donnait
pour la bagatelle d'une once d'orl
Castafigue profita du moment où son prince avait
besoin de lui pour reparler un peu des richesses
qu'il avait laissées. Outre les femmes et le bétail, qu'il
ne réclamait pas, on lui devait une principauté de
cent lieues carrées et tous les nègres gui la meu-
blaient; plus une valeur énorme en or et marchan-
dis3s. A cette réclamation, Mamaligo fut pris d'une
gaieté folle. « Il n'y a pas de mal, dit-il à. son ami :
c'est moi qui ai fait enfoncer tes portes; c'est moi qui
ai tout pris! » Et de rire. Castafigue était plus sérieux.
« Mais alors tu me rendras tout?
— Oui, tout; oui, si tu me donnes des fusils et
des marchandises.
'-— Et tu me payeras mes marchandises et mes
fusils?
— Oui, je te donnerai bien des choses.
— Nous ne nous entendons pas! tu m'as volé tout
ce que j'avais.
— Volé? Oui, ouï.
— C'était à moi?
— A toi? Oui, puisque je te l'avais donné.
— Donc, c'est encore à moi maintenant?
— Non; puisque je te l'ai pris.
— Et pourquoi me l'as-tu pris, quand tu me Tavais
donné?
— Tu étais parti, j'avais du chagrin, cela m'a con
sole.
— Mais je suis revenu; tu n'as plus besoin de
consolation I
LES VACANCES DE LA COMTESSE 105
— Non, plus du tout.
— Alors, rends-moi ce que tu m'as volé?
— Je veux bien ; qu'est-ce que tu me donneras en
échange !
— Mais en échange, tête d'âne ! je ne te dois rien.
— Si tu ne me dois rien, je ne te devrai rien non
plus I
Ce fragment de dialogue, indispensable pour expli-
quer la suite du récit, a perdu cent pour cent dans
la traduction française. La langue des Ghôtâ, plus
simple que la nôtre, n'admet pas les nuances sub-
tiles. Ce peuple innocent n'a qu'un seul mot pour
dire acheter, gagner, recevoir, trouver, prendre et
voler. Le verbe Igof en chôtâ signifie haïr et tuer :
il semble inadmissible à ce naïf dictionnaire qu'on
ait un ennemi sans le tuer aussitôt. La crainte et la
fuite sont indiquées par un môme substantif. Aimer
une femme se dit ofep, la posséder, ohp ; l'employer
comme esclave aux travaux les plus pénibles, tou-
jours ohp/
Le roi ne rendit rien à Castafigue, mais il le suivit
à son bord, admira le navire qui marchait sans
rames et sans voiles, examina la cargaison en dé-
tail, s'enivra, vola une vieille pipe de matelot, et
donna huit millions en or, en pierreries et en autres
produits, pour une pacotille qui n'avait pas coûté
cent mille francs à Marseille. Lorsqu'il sut que ce
bâtiment automate n'était pas un animal vivant, mais
un produit de l'industrie européenne, une chose
qu'on pouvait acheter contre des tonnes d'or, il té-
moigna là généreuse intention d'aliéner les deux
166 LA VIEILLE ROCHE
tiers de ses sujets en échange d'un bateau pareil
Gastafigue promit de lui en fournir un à beaucoup
meilleur compte s'il signait le traité chôtâ-ffançais
et s'il adhérait aux propositions du moyen chef
Adhémar de Lanrose. Il signa tout ce qu'on voulut.
Pour cette âme primitive, signer était un savant
effort, une gymnastique particulièrement subtile. Il
pensait que lorsqu'un homme s'est imposé un tel
travail; on aurait mauvaise grâce à lui demander
rien de plus.
Gastafigue n'avait pas une foi sans limites dans la
moralité de son élève, mais il était bien sûr de le
tenir par ses besoins et par ses vices. Après s'être
fait livrer à bord le prix des marchandises, il prit
congé du roi dans l'ex-capitale de Lohé qui com-
mençait à refleurir, et il vit disparaître en moins
d'une journée deux caisses d'alcools assortis. A ce
train, la cargaison devait aller vite. On pouvait pré-
dire à coup sûr que le deuxième voyage serait aussi
lucratif que le premier et que la cour de Humbé
payerait tribut à la France jusqu'au jour où le roi,
les courtisans, les soldats et le peuple mourraient
tous à la fois de combustion- spontanée. Plus de
doute : le royaume était conquis au progrès.
Mamaligo se fit tracer le canal qui allait jeter son
fleuve à la mer. On retrouva aisément l'ancien lit
sous les sables qui l'obstruaient. Les peuples du
Humbé pouvaient, en deux ou trois ans, avancer la
besogne que la drague française mènerait à bonne
fin. Le roi fit assembler six mille ouvriers robustes,
et leur tint un discours entraînant où le bâton n'é-
LES VAGANGES DB LA COMTESSE 167
tait pas oublié. Pour donner aux travaux une im-
pulsion plus active, il supplia le capitaine de lui
vendre six matelots français. On eut beaucoup de
peine à lui faire comprendre que tout Tor de ses
États ne pouvait pas payer la liberté d'un homme.
Ne vous moquez pas trop de ce nègre : il n'y a pas
si longtemps qu'un pacha de Smyrne, émerveillé
du dévouement qui anime les Sœurs de charité^
adjurait la supérieure de lui en vendre deux! Casta-
figue promit que» si tout marchait bien, il reviendrait
au bout de quelques mois avec une colonie euro^
péenne. Et Mamaligo, dans sa joie, voulait à toute
force envoyer un présent au grand chef des Fran-
çais. C'était la pièce la plus rare et la plus précieuse
de son trésor royal, un enfant à deux têtes qu'il
avait eu de son épouse favorite, et que son magicien
avait boun'é d'aromates. Le bonhomme de roi ou-
bliait les soucis du pouvoir au spectacle de ce phé-
nomène; il lui faisait de gros yeux, lui tirait la langue
et finissait par se rouler par terre avec Id plus cor-
diale gaieté. Castafigue ne consentit pas à le priver
d'un joujou dont il était le père : il accepta seule-
ment deux chevaux assez laids pour le comte Adhé-
mar et une girafe qui vit encore au jardin zoologique
de Marseille.
Le L&nrose revint sans encombre, et Castafigue,
ayant fait argent de tout, apporta quatre millions à
l'hôtel de la rue de Ponthieu. Ce résultat palpable
fit croire au comte qu'il pouvait exploiter le Humbé
à lui seul. Il arma un deuxième navire et fonda un
établissement magnifique à l'endroit où son fieuve
1(38 LA VIEILLE ROCHE
devait déboucher un jour ou l'autre : vingt maison-
nettes de fer, destinées à un pénitencier de la
Guyane, avaient été laissées pour compte à l'entre-
preneur; il les acquit au rabais et les fit installer
sur la côte. Il en commanda bientôt dix autres qui
furent transportées pièce à pièce jusqu'à Lohé. Six
petits vapeurs à fond plat, tirant au plus un mètre
d'eau, se construisirent pour son compte sur les
chantiers de la Giotat ; cette flottille se démontait à
à volonté. Malheureusement elle fut mise à terre
dans la saison des grandes pluies; les chariots à
douze bœufe qui étaient venus la prendre s'embour-
bèrent à moitié chemin ; tout fut pillé par les bons
nègres qui ont le fer en haute estime et le droit en
médiocre respect.
Adhémar .porta seul le poids de ce sinistre, comme
il avait seul encaissé les profits. Dès la seconde ex-
pédition, il avait complètement désintéressé Gasta-
figue. Le capitaine était toujours prince de Guibou,
ami de Mamaligo, et même consul général du
Humbé à Paris ; mais sa fortune acquise suffisait à
tous ses besoins, son titre et sa position officielle
excédaient de beaucoup toutes les ambitions de sa
jeunesse, et il était sans enfants. Il ne resta donc
dans l'affaire que par amitié pour Lanrose, par pa-
triotisme, et surtout par amour-propre d'auteur. Il
retourna deux ou trois fois h Lohé comme capitaine
au long cours ; il tira même assez bon parti de ces
voyages. Mais lorsqu'il vit le canal en voie d'exécu-
tion, deux colonies françaises fondées, l'une à Lohé,
l'autre dans la baie, et un agent consulaire installé
LES VACANCES DE LA COMTESSE 1C9
sur remplacement de son ancien trésor, il tira son
épingle du jeu le plus honnêtement du monde, ven-
dit au comte Adhémar le reste de la principauté, et
consacra ses loisirs à la rédaction d'une grammaire
chôtâ, avec dictionnaire.
M. de Lanrose applaudit au désintéressement du
brave homme qui le laissait en si bon chemin. Pen-
dant deux mois il dit à qui voulait l'entendre : « Je
n'ai besoin ni des talents ni des capitaux de per-
sonne; j'arme mes bâtiments, je construis mes ma-
gasins, je vends mes lots de terre et mes maisons
moi-même ; je traite avec un roi, non pas d'égal à
égal, mais de bon maître à petit nègre ; j'exploite
seul un peuple de trois millions d'hommes, et cela
sans bouger de Paris. J'ai trente agents dans le
Humbé; le pays est un peu malsain depuis mes
grandes fouilles, mais je prévois tout, j'ai des rem-
plaçants touts prêts pour ceux qui meurent; le déchet
n'est pas énorme : nous comptons sur une perte de
vingt pour cent par année. La France est assez riche
en petits jeunes gens pour fournir à cette dépense.
Moyennant quoi, je gagnerai vingt millions par an
pendant dix ans, et le jour où j'aurai deux cents
millions en portefeuille, les Rothschild, les Pereire et
tous les gros bonnets de la finance auront à compter
avec moi.
La perte de ses chaloupes à vapeur et quelques
autres mécomptes graves le corrigèrent un peu de
cet abus du moi. Il apprit que tout son matériel de
pelles et de brouettes, quoique arrivé à destination,
était considéré comme non avenu. Les nègres
170 LA VIEILLE ROCHE
avaient repoussé unanimement ces engins si corn*
modes dans leur simplicité : ils s'obstinaient à fouil-
ler la terre avec une sorte de pioche et à charger les
déblais sur leur dos dans des couffes de jonc qui ne
contenaient presque rien. En même temps la grande
usine qui devait construire les bateaux dragueurs
envoya un devis de plusieurs millions. Adhémar se
prit à penser que l'association avait des côtés admi-
rables ; qu'il était doux assurément de gagner l'ar-
gent à soi seul, mais que pour avancer les grosses
sommes et pour supporter les pertes graves, un
seul homme est moins solide que cinquante ou cent.
Le malheur est que personne ne consent à partager .
les risques sans réclamer une part dans les béné-
fices. Mais le comte se dit qu'à tout événement il
risquerait bien moins que ses associés et gagnerait
bien davantage. En acceptant les capitaux qu'on lui
offrait de toutes parts, il rendait service à ses amis,
et tout service se paye. Il se résolut donc à faire des
heureux. L'affaire du Humbé jouissait d'un tel crédit
sur la place, que s'il avait voulu la mettre en ac-
tions, son apport eût été pris, haut la main, pour
vingt millions et plus. Mais il eut peur des entraves
légales et de la surveillance qu'une compagnie orga-
nisée exerce sur son gérant. U aima mieux rester le
maître de son entreprise. Il hébergea quelques-uns
de ces millions qui couraient après lui, mais sans
signer aucun acte de société. A quoi bon? dit-il à
Gontran de Mably; vous avez mon reçu ; vous êtes
dans l'affaire ; je vous dirai au bout d'un an ce que
vous avez gagné, et si vous n'êtes pas content du
LES VAGANCfcS DE LA COMTESSE 171
résultat, on vous rendra vos écus. Suis-je solvable
ou non ?
Grontran le remercia en lui serrant les deux mains :
il était plein de confiance. On venait d'inaugurer
avec un certain éclat un service de paquebots entre
Marseille et la côte du Humbé. Le dernier navire
avait apporté 900 kilos de poudre d'or et quantité
de marchandises précieuses. Un jeune ingénieur de
l'École centrale, au service du comte Adhémar, an-
nonçait la découverte d'une mine de houille égale
en qualité, sinon supérieure au meilleur charbon de
Newcastle. Sur soixante maisons envoyées de Mar-
seille ou construite sur place aux frais de M. de
Lanrose, il n'en restait plus une à vendre ou à
louer» Ahdémar avait le matin même adjugé là der»
nière à un émigrant lyonnais appelé Mouton. Con-
tran ne put s'empêcher de rire en apprenant que ce
bonhomme (une deuxième édition de l'oncle Fa-
fiaux) allait vendre aux nègres du Humbé la liqueur
du Mont-Thabor, distillée à la Grande-Balme.
Le comte de Mably rencontrait quelquefois Éliane,
mais son cœur ne perdait plus le temps à battre
pour ou contre elle. Cet amour de jeunesse était
bien enterré, puisqu'il n'en restait plus même la
rancune.
Un événement sans importance immédiate obligea
yalentine à rencontrer souvent la marquise de Lan-
rose. Chacune de ces deux dames présidait une as-
sociation de bienfaisance comme on en voit beau-
coup au fauboug Saint-Germain. Ëliane réunissait
chez elle tous les jeudis les patronesses de son œu-
172 LA VIEILLE ROCHE
vre, comme VaJentine les lundis. Dans ces deux
conférences, on débattait les pétitions adressées di-
rectement aux patronesses ou transmises par le
clei^é régulier. Les pauvres étaient classés par rang
de besoin et surtout par rang de mérite : en pre-
mière ligne les pratiquants, ensuite, les simples
malheureux. Un litre de bouillon, un demi-kilo-
gramme de bœuf et un petit fagot pour six païens
qui manquent de tout; l'abondance et presque le!
luxe au vieux malin célibataire qui se fait remar-
quer aux offices : le rôle de Tartufe est de tous les
temps et de toutes les conditions.
Partout où quelques belles âmes se réunissent
pour faire le bien, il se forme une population d'in-
dustriels qui les exploitent. La charité sème Thypo-
crisie; la simple bienfaisance engendre les faux
pauvres, les comédiens de la misère. Après avoir
été mille fois dupes, les distributeurs d'aumônes ont
imaginé sagement de visiter leurs clients à domi-
cile; les clients de mauvais aloi, pour répondre à
cette défiance, ont deux domiciles, dont Tun ne
manque de rien et l'autre étale un dénûment af-
freux. On se goberge dans l'un, on se fait voir dans
l'autre.
L'industrie de la misère occupe une multitude de
bras dans une ville comme Paris. Vous y rencon-
trerez des familles nombreuses qui dépensent plus
d'activité et plus d'esprit à mendier leur vie qu'il
n'en faudrait pour la gagner. Ces comédiens de bas
étage s'imposent la contrainte la plus pénible et le
travail le plus assidu, par amour de la fainéantise.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 473
Us soignent la mise en scène de leurs taudis; ils
bâillonnent artistement leur costume, ils composent
leurs visage, ils essayent des» intonations lamenta-
bles. Quelques-uns, à force d'étude, sont devenus
aussi bons physionomistes que le meilleur juge
d'instruction; ils reconnaissent au premier coup
d'œil le passant qui leur tournera le dos, celui qui
prendra leur adresse et les ira voir le lendemain. Il
y a des mendiants qui rédigent tous les jours dix
lettres, dix chefis-d'œuvre, et les portent eux-mêmes
à domicile. D y a des statisticiens qui collectionnent
les noms et les adresses de toutes les âmes chari-
tables, avec une colonne d'observations personnel-
les; on trouvera dans leur paillasse, sinon des bas
pleins d'or et des billets de jnille francs, au moins
l'état complet et détaillé de toutes les associations
charitables, et des renseignements précieux sur
l'esprit de chacune.
Le dernier mot de la mendicité savante consiste h
prendre de toutes mains, en prouvant h chaque bien-
faiteur qu'on n'est secouru par aucun autre. Nous
nous croyons plus particulièrement engagés envers
les malheureux qui n'ont que nous au monde. Si un
homme qui tend la main nous prévenait qu'il est
nourri par Pierre, chauffé par Paul, et habillé par
Jacques, nous serions le plus souvent tentés de lui
répondre : « Adressez-vous à Jacques, Pierre et
Paul; vous avez vos bienfaiteurs, et moi j'ai mes
pauvres. » Aussi les mendiants de profession ca-
chent-ils soigneusement le bien qu'on leur fait; les
plus discrets sont les plus habiles. Un homme gêné-
174 LA VIEILIJB ROGHK
reux ou une associatien charitable s'aperçoit un
beau jour que le plus clair de ses ressources est
pillé par vingt collectionneurs d'aumônes , au dé-
triment de dix vrais pauvres plus délaissés, plus
intéressants, et qu'un secours un peu large eût
peut-être sauvés. Le grand nombre des indigents
vrais ou &ux, la difiSoulté du contrôle, pQut-être
aussi l'ambition d'étendre certaines clientèles con-
damne la bienfaisance h émietter ses dons. On coupe
en deux le morceau de pain qui nourrirait un
bomme, et on le partage entre deux individus dont
l'un n'a pas mangé depuis vingt^quatre heures ^
l'autre a bien déjeuné ce matin.
Pour éviter ces injustices, il faut que les bonnes
ftmes se fassent initier à toutes les roueries de la
mendicité. Les colombes ont dû emprunter la finesse
du serpent. La conférence Baint^hristophe, prési-
dée par la comtesse de Mably, et le comité des ser-
vantes de Joseph, dirigé par la marquise de Lan-
rose, s'aperçurent un beau jour que leur clientèle
était à peu près la môme. De découvertes en décou-
vertes, on trouva plus de quarante familles qui ten-
daient la main droite à Saint-Christophe, et la main
gauche à Saint-Joseph. On signala des abus graves,
des bons de pain vendus, des litres de bouillom
changés en vin par un miracle qui n'avait rien d'é-
vangéliqpie : le besoin d'une révision sévère fut
reconnu et proclamé. Le R. P. Gaumiche, homme
d'esprit, imagina un expédient qui fit fortune. On
décida que les deux conférences se réuniraient sans
se confondre, que chacune contrôlerait les registres
LES VACANCES DE LA COMTESSE 175
de l'autre, que pendant trois mois au moins, sixi
mois au plus, Saint*Ghristophe visiterait les pauvres
de Saint-Joseph et réciproquement.
Valentine ne crut pas désobéir à son oncle en
acceptant cette combinaison. M. Fafiaux ne lui avait
pas défendu de voir les Lanrose; il lui avait seule-*
ment recommandé de les, tenir à distance et d'éviter
une intimité trop étroite avec eux. Faire le bien en
commun, ce n'est pas être iptimes. Que de femmes
assistaient aux conférences de la rue SaintrDomi*
nique sans être ni peu ni prou les amies de la mai-
son ! D'ailleurs, le seul grief de M. Fafiaux, contre
une famille si honorable, ne pouvait être partagé
par Valentine. Pourquoi donc auraitrelle gardé ran»
cune à ceux qui l'avaient faite comtesse de Mably 9
Elle vit assidûment la marquise, sans toutefois se
lier avec elle. Une barrière invisible s'élevait entre
ces deux aimables personnes ; l'estime qu'elles pro-
fessaient l'une pour l'autre ne se transforma jamais
en sympathie ; les atomes crochus manquaient des
deux côtés.
n faut dire que la gravité des devoirs qu'elles
remplissaient &ce à face, l'importance des intérêt^
qui leur étaient confiés, l'obligation de représenter
dignement leurs saints respectifs, la présence des
dames patronesses et le bel exemple qu'une prési-
dente doit donner en tout temps à sa petite assem-
blée, les guindaient l'une et l'autre un peu plus que
de raison.
Valentine ne ressemblait plus à cette charmante
évaporée qui s'était Jetée dans les bras de Gontran.
476 LA VIEILLE ROCHE
L'éclat de ses beaux yeux était comme voilé par les
pensées austères ; ses petits mouvements de mé-
sange effarée s'étaient calmés et rassis; on la voyait
si sérieuse parfois, qu'on aurait pu la oroire triste
ou du moins découragée. Sa maison lui était de-
venue indifférente ; elle ne donnait pas un coup
d'œil à son jardin; et comme M. de Mably, vivant
au club, ne paraissait guère au logis que pour diner,
le jardin et ta maison avaient pris insensiblement
cette teinte, cet aspect poudreux sans poussière, ce
vague reflet d'abandon mélancolique qui s'étend sur
les choses délaissées. C'étaient pourtant les mêmes
arbres, les mêmes tapis, les mômes meubles qui
avaient ébloui le beau monde parisien par un air
de fraîcheur et de joie; mais les objets extérieurs
• nous empruntent une bonne part -de leur physio-
nomie. Voyez le nid d'un jeune ménage : vous n'y.
reconnaîtrez plus les meubles qu'on vous avait
montrés chez le tapissier. Tout s'est métamorphosé
d'un jour à l'autre; les fauteuils ont arrondi leurs
bras comme pour étreindre quelqu'un ; les larges
canapés se rétrécissent; les miroirs de Venise épar-
pillent la lumière en mille sourires; le velours est
charge de caresses, les plis des draperies ont un air
discret, les tapis vous prennent sous les pieds et
vous enlèvent de terre; les pendules vont vite et
• leur timbre agaçant vous mettrait à la porte si vous
restiez après minuit. Quatre ans après, si l'amour a
délogé de la maison, vous n'y reconnaîtrez plus
rien. Les pendules sont lentes, et leur tic tac régu-
lier accuse avec affectation la monotonie du temps.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 177
Entrez, sortez, restez, rien ne vous chasse, mais
rien non plus ne vous retient. L'ameublement est
encore neuf, on a pris soin de tout, les gens de la
maison font exactement leur service, et cependant
tout semble décoloré. Savez-vous ce qui manque à
ces jolies choses? Les paillettes étincelantes que le
bonheur sème autour de lui.
Yalentine n'était pas malheureuse, mais elle man-
quait de bonheur. Le cas est plus fréquent qu'on le
croit dans le monde. Elle ne touchait pas encore h
ce moment périlleux où la femme regarde autour
d'elle et cherche vaguement ce qui lui fait détaut :
elle tendait plutôt à s'isoler des choses extérieures
et à se renfermer en elle-même; maiô elle ne trou-
vait pas de quoi se contenter, ni dans les souvenirs,
ni dans les espérances.
De tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un
seul avait éveillé son imagination, et celui-là, Gon-
tran, l'avait pour ainsi dire rendormie de force. Les
autres la laissaient absolument indifférente ; Odoacre,
lui-même, quand par hasard elle pensait à lui, ne la
mettait plus en colère. Lui savait-elle un certain gré
de sa résignation et de son silence ? S'était-elle ran-
gée avec le temps, à la morale douce et tolérante
du P. Gaumiche? Il est certain que le petit guet-
apens de Bourgalys ne lui apparaissait plus dans les
brumes du passé que comme une médiocre plaisan-
terie. Peut-être même regrettait-elle d'avoir rompu
les chiens si vite et arrêté la déclaration au premier
mot, maintenant qu'elle était sûre de son aplomb.
Quelquefois, dans les heures d'oisiveté, elle repen-
12
178 LA VIEILLE ROCHE
sait à la Gr^nde-Balme et à ce gros Lambert de
Saint-Génin qui Taimait trop pour oser le dire. Une
femme n'oublie jamais le premier homme qui l'a
demandée en mariage, quand même elle n'a rien
éprouvé pour lui. La figure a beau être insignifiante
en elle-même, la date est solennelle et l'événement
mémorable ; l'homme n'est qu'un détail, mais il n'y
a pas de détails indifférents en ces matières . Met-
tez-vous dans l'esprit que toutes les idées possibles
et impossibles traversent nécessairement le cerveau
d'une femme : la vie est si longue et les idées vont
si vite! D en défile plus de cent en un quart d'heure;
nous l'avons tous éprouvé, nous qui appartenons au
sexe lourd. Les femmes sont deux fois plus vives
que nous; calculez et dites-moi combien de millions
d'idées elles peuvent consommer en dix ans I II est
probable que Valentine se demanda au moins une
fois ce qui serait advenu de son corps et de son âme
si elle avait épousé Saint-Génin.
Elle ne l'avait pas aimé un seul instant; non, pas
plus lui que M. de Bourgalys. Elle savait qu'excepté
Gontran, elle n'aimerait jamais aucun homme. Mais
sa vie était terriblement vide, malgré les mille agi-
tations factices dont elle s'efforçait de la remplir.
Gontran n'excitait plus en elle la moindre curiosité :
on n'est curieux que de l'inconnu, et l'inconnu est
un champ immense. Pour une femme mariée, c'est
tout ce qui n'est pas son mari.
La plus scrupuleuse des femmes s'amuse quel-
quefois à courir les steeple-chases de la fantaisie.
Plaisir permis, quand l'âme est assez chaste pour
LES VACANCES DE LA COMTESSE 179
que les tentations ne viennent pas l'effleurer; plaisir
facile et complaisant, car on peut se le donner môme
à Téglise. On écoute les déclarations du gros baron
ou du petit prince entre les tirades du prédicateur ;
on lit tout un roman d'amour entre les lignes du
Bosquet de pénitence ou du Paroissien régénéré.
Si Valentine avait été la femme d'un bon pataud
comme Lambert ou d'un gaillard sans gêne comme
Odoacre, elle eût rêvé sans doute l'amour respec-
tueux des paladins. Mariée à Gontran qui la traitait
un peu trop en déesse, elle aspira peut-être à des-
cendre et revendiqua dans son for intérieur les
humbles prérogatives de l'argile humaine. On ne
désire que ce qu'on n'a pas. Si quatre enfants avaient
fait du bruit autour d'elle et tartiné de confitures son
peignoir de taffetas' blanc, elle eût maudit sa fécon-
dité. Lorsqu'elle attendait son mari, toute seule
dans cette grande maison silencieuse, elle se disait
peut-être que Lambert, Odoacre ou un autre lui
aurait donné des enfants.
Chaque fois que ces pensées voulaient entrer trop
avant dans son cœur, elles étaient reçues comme
des chiens à la porte d'un sanctuaire; Valentine
allait même jusqu'à se reprocher de les avoir eues,
comme si elle avait pu les empêcher de naître. Notre
esprit n'est qu'un champ où les idées bonnes ou
mauvaises croissent par une sorte de génération
spontanée : le pouvoir de la raison et de la volonté
se réduit à sarcler les mauvaises. Coupable ou non,
Valentine s'accusait, pour plus de sûreté. Elle serrait
dans ses petites mains ces péchés plus impalpables
180 LA VIEILLE ROCHE
qu'une vapeur légère, et elle les portait tout chauds
au P. Gaumiche. Le fin vieillard Técoutait avec pa-
tience et lui disait son éternel refrain : < Offrez à
Dieu, mon enfant; offrez k Dieu. > U savait bien, au
fond, que Dieu n'avait que faire de pareils dons;
mais il n'était pas homme à repousser les confi-
dences d'une âme distinguée. Il n'appartenait pas à
cette école un peu janséniste, qui évite de prodiguer
les sacrements de peur d'atténuer leur solennité re-
doutable; il songeait bien plutôt à se rendre indis-
pensable aux fidèles en leur créant comme un besoin
de tôte-à-tête hebdomadaire avec Dieu. Mais il ne
voyait pas, malgré tout son esprit, que sa plus jolie
pénitente se régalait aux doux aveu des pensées dé-
fendues; qu'en décrivant les mirages de l'âme, on a
le plaisir très-réel de leur donner un corps, et que
Mme de Mably, pour être en règle, aurait dû se con-
fesser de ses confessions.
Dans le courant de juillet 4858, il y eut une retraite
de quatre jours au Sacré-Cœur de Paris. Valentine
trouva charmant de goûter un tantinet de la vie mo-
nastique, et Gontran, fidèle à son principe, lui per-
mit cette honnête et pieuse distraction. D excellait à
se passer de sa femme. Je manquerais de courtoisie
en disant que c'était autant de gagné pour lui; mais
il n'était pas homme à s'ennuyer jamais, ayant de
bons amis, un club agréable et un excellent cheval
de selle pour les promenades du matin.
On ne sait pas encore par quelle fatalité le valet
de pied de Mme de Mably ou le suisse de la mar-
quise de Lanrose éi^ara un billet plié en triangle;
LES VACANCPIS DE LA COMTESSE 181
mais il est positif que Ja sévère Éliane ne fut pas
avertie et qu'elle arriva le lundi comme à son ordi-
naire à la séance du comité. Toutes les patronesses
présentes à Paris avaient été prévenues du relâche;
Éliane fut donc seule à se fourvoyer rue Saint-Domi-
nique. Mais la Providence permit que ce petit acci-
dent tournât à bien. L© comte, prêt â sortir, était
sur les marches du vestibule; il courut donner la
main à ses amours de jeunesse, conduisit la marquise
au salon, et lui conta pourquoi la conférence n'avait
pas lieu.
Dieu m'est témoin qu'à cette époque Grontran ne
86 souvenait plus d'avoir aimé Mlle de Batéjins. Les
lecteurs de romans s'imaginent bien à tort qu'un
homme jeune et beau doit être toujours en partance
pour rUe de Gythère : c'est une erreur Ipa'il faut dé-
raciner. Gontran n'était pas plus amoureux des
autres femmes que de la sienne; il avait mis son
cœur en Mche, suivant un vieux système de culture
qui a du bon. Si quelqu'un lui avait annoncé ce
jour-là qu'il s'éprendrait d'une femme dévote ou d'une
coquette, ou d'une femme quelle qu'elle fût, il aurait
défendu sa porte et fait fermer les volets de l'hôtel,
n ne retint pas plus de dix minutes la femme de sop
très digne et très-loyal ami, et si la politesse le con-
damnait à causer tout ce temps avec elle, il se can-
tonna, comme un sage, sur le terrain de la banalité.
Mais la marquise de Lanrose, par un zèle que per-
sonne n'a le droit de blâmer, le mit pour ainsi dire
au pied du mur en lui demandant ex abrupto des
nouvelles de son Ame.
182 LA VIEILLE ROCHE
Le comte n'était pas ferré sur la psycnoiogie trans-
cendantale, mais de toutes les âmes qui s'agitent h
la surface du globe, la sienne était peut-être celle
qui l'occupait le moins. Il répondjit en esprit fort,
et' la belle marquise, plus belle encore qu'au temps
de Mme San-Lugar, lui servit un petit plat de haute
morale. Sans désigner ni lui, ni elle, ni Valentine,
elle sut lui conter en périphrases irréprochables
« que certains hommes merveilleusement doués de
toutes les façons manquaient leur avenir en frois-
sant la conscience d'une femme très-éprise, mais
encore plus pieuse; qu'il était impossible d'hésiter
bien longtemps entre les attachements passagers de
la terre et le salut éternel; qu'en pareille occasion^
une vraie chrétienne sacrifiait toujours le présent à
l'avenir, immolant son cœur, se condamnant elle-
même aux devoirs douloureux d'un mariage mal
assorti, et cherchant dans les pratiques de la dévo-
tion la plus sévère, un soulagement qui, par mal-
heur, ne s'y reijcontre pas toujours. Elle ajouta
qu'une âme vraiment belle ne devait pas s'enfermei
dans les soins de son propre salut; que la femme
égoïste au point de se sauver toute seule sans entre-
prendre la conversion de son mari, n'était pas digne
de le trouver dans un monde meilleur; que Dieu
saurait sans doute, dans sa justice et sa bonté, réu-
nir tôt ou tard ceux qu'il avait créés l'un pour l'autre;
qu'il ne fallait désespérer de rien; qu'on pouvait
assurer un avenir infini de félicité glorieuse eu se
mettant d'accord ici-bas sur quelques points essen-
tiels. > Ce n'est pas en termes si nets qu'elle muni-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 183
festa rintention de convertir Gontran; je traduis,
j'interprète, je commente son discours en appuyant
sur les lignes qu'elle avait vaguement dessinées, en
forçant les couleurs, en substituant, par une triste
nécessité, la touche pesante de ma plume à la déli-
catesse exquise de sa parole. Il faudrait être un peu
rfemme soi-même pour exprimer tout ce qu'il y avait
de féminin, de tendre, de noble, d'éthéré dans cette
déclaration d'amour céleste. L'univers entier aurait
pu assister à la scène, entendre chaque mot, mesu-
rer chaque geste, sonder chaque regard : tout
était d'une candeur immaculée; si quelque flamme
échauffait ce cœur archangélique c'était celle de
l'amour divin, qui monte en droite ligne vers le
Créateur.
La surprise de (îontran fut si complexe et pour
ainsi dire, si contradictoire, qji'il faut une compa-
raison tirée de loin, et même prétentieuse en appa-
rence, pour la définir et l'analyser.
Supposez qu'un matin, en vous promenant tout
seul dans votre chambre, vous sentez dans la poche
une douce chaleur. Vous y portez la main, et le
toucher vous donne la sensation la plus moelleuse.
Il est tout naturel qu'on veuille examiner de près
la cause de ce plaisir inattendu : voua empoigne;^
l'objet , vous le placez sous vos yeux et vous vous
en éloignez au même instant avec inquiétude. C'est
une hermine vivante qui commence à faire le gros
dos en montrant ses petites dents acérées. Il y a de
tout dans cette émotion-là : l'étonnement d'avoir
trouvé une hermine dans vos poches, le plaisir de
184 LA VIEILLE ROCHE
savoir que cette jolie bête est à vous ; car, enfla à
. qui serait-elle? la crainte de tacher cette adorable
fourrure, car la pauvre hermine en mourrait; enfin,
la préoccupation de ces petites dents en pointes
d*aiguilles, l'idée qu'un être faible, un être pur, et
un être qui vous appartient, est armé pour la dé-
fense.
Voilà, en abrégé, les émotions qui se succédèrent
dans le cœur de Gontran pendant qu'il écoutait la
belle Éliane. S'il eût été simplement ce qu'on appelle
un homme à femmes, il n'aurait compris qu'une
chose, c'est qu'on l'aimait, et qu'il avait là un char-
mant petit cœur sur la planche. "Mais Gontran, je
vous l'ai dit, était plutôt un féministe qu'un libertin.
Ses meilleurs souvenirs étaient ceux de quelques
liaisons ébauchées, sans dénouement, où quelques
mots, quelques lettres, peut-être la fùrtive explo-
sion d'un sentiment vi;ai, lui avait ouvert un point
de vue nouveau sur le cœur de la femme. Ces petits
événements, indignes de prendre place dans les
mémoires d'un roué, étaient les seuls dont il eût
gardé une impresion sans mélange. Depuis long-
temps il avait oublié les tapages de la jeunesse et les
cabrioles fougueuses de ses passions : tandis qu'un
regard discret, une intonation voilée, le mouve-
ment instinctif d'une femme de bien à la rencontre
de celui qu'elle aime sans le dire, remuait dans son
cœur des cendres mal éteintes.
Il avait soutenu souvent, dans les conversations
du club, cette thèse bizarre : « Toutes les liaisons
se ressemblent à partir d'un certain moment. Rien
LES VACANCES DE LA COMTESSE 185
de plus varié que les préliminaires, rien de plus uni-
forme que l'événement et ses suites. la vieille, la
monotone et la sempiternelle chanson ! Consoler
une femme qui se sait perdue dans votre estime, et
lui répondre avec chaleur qu'elle n'a jamais été plus
respectée; s'ébattra quelques jours dans une sorte
d'ivresse, puis sentir malgré soi que la satiété vous
gagne : espacer les rendez-vous , prêcher la pru-
dence, s'excuser, entendre des reproches, essuyer
des flots de larmes, perdre patience, rompre enfin,
et faire de la peine à une pauvre petite créature qui
vous a fait plaisir; voilà le dénouement inévitable
des romans anciens et nouveaux. C'est pourquoi
tout homme d'esprit devrait fermer le livre après le
prologue. »
Le marquis de Lanroso répondait à cela : « Un
chasseur qui blesse le gibier, fait autant de dégât
dans une forêt que celui qui le tue et l'emporte.
Pièce touchée, pièce perdue; les renards ou les
loups la mangeront. Quand vous vous êtes fait aimer
d'une honnête femme, le parti le plus simple et le
plus humain est encore d'accepter ses bonnes grâces.
Elle est perdue pour son mari, vous l'avez jetée dans
une route où elle ne peut plus faire que de mauvaises
rencontres. Profitez donc du mal que vous avez causé,
et dites : « Autant moi qu'un autre. »
Et Bourgalys résumait le débat en disant : « Il n'y
a pas en amour une théorie absolue ; la vérité est
chose exclusivement personnelle. M. de Lanrose
raisonne en homme qui a faim, et Mably en homme
qui a dinô. »
186 LA VIEILLE ROCHE
Grontran n improvisa pas une théorie nouvelle en
présence de l'amour immatériel et presque surhu-
main qui se dévoilait devant lui ; mais il fut pris
d'une vive curiosité. Il espéra connaître enfin le
secret des variations qui l'avaient tant fait souffrir,
pénétrer la vraie cause d'une coquetterie qui lui
avait paru infâme et qu'il commençait à juger moins
sévèrement. Les femmes ont le privilège d'effacer
d'un seul mot, chez l'homme épris, la trace de
toutes leurs iniquités passées. Le comte n'était plus
amoureux d'Éliane, mais il l'avait adorée, .et les
blessures de l'amour se rouvrent au moindre choc.
Il éprouvait déjà presque sans le savoir, une cer-
taine bienveillance pour elle. Tandis qu'il la regar-
dait avec stupéfaction, en cherchant à démêler le
sens exact de ses paroles, son cœur prenait le
grand galop et dévorait la distance incalculable que
mille événements avaient mise entre elle et lui.
Il voulut lui répondre, et certes un tel discours
méritait pour le moins quelques mots de reconnais-
sance. Mais Éliane lui ferma la bouche par un geste
majestueux et triste. Elle se leva comme une reine,
prit dans sa poche un petit carnet de la plus noble
élégance, le lui mit sous les yeux, et dit :
«Vous me répondrez un autre jour; commencez
par méditer mes paroles, et pour les mieux com-
prendre, essayez d'abord de prier. Je ne m'attendais
pas à vous rencontrer ce matin; Dieu, qui fait les
occasions, nous a ménagé ce tête-à-tête où mille pen-
sées que j'ignorais moi-même se sont échappées
malgré moi* Je souhaite que mes paroles amènent
LES VACANCES DE LA COMTESSE 187
un mieux dans votre vie ; quant à vous, le simple
bon sens vous ôtera l'espoir de faire dévier la
mienne. Vous voyez ce bijou qui ne me quitte ja-
mais; il me rappellerait mes devoirs à toute heure
si j'étais femme à les oublier. L'émail ancien qui
forme la couverture m'a été donné par mon cher
mari, qui est un homme charmant, réellement
jeune et digne de l'amour terrestre que j'ai pour lui.
A l'intérieur, j'ai les noms et les adresses de mes
pauvres. Vous voyez bien que toute ma vie est là.
J'ai fait tort à mes pauvres pour vous, car cette heure
du jour devait leur être consacrée. Mais, après tout,
vous êtes peut-être plus dénué et plus misérable
qu'eux aux regards de Dieu. Ils ne manquent que de
pain, et vous manquez de lumière. A bientôt, mon-
sieur de Mably. Vous avez exprimé dans d'autres
temps le désir de me paraître aimable. Tâchez de
faire votre paix avec le ciel, et je promets de vous
aimer sérieusement en Dieu. »
Elle lui tendit sa belle main quMl baisa avec grâce
en relevant un peu le gant sur le poignet. Ils des-
cendirent ensemble dans la cpur ; Gontran la mit en
voiture et reçut pour dernier adieu un sourire d'une
noblesse et d'une sérénité admirables.
VI
ou l'on revoit un VIKÎL Atll
L'aventure méritait un quart d*heure de réflexion.
Il alluma donc un cigare et s'en alla rêver seul au
jardin.
Vous l'entendez d'ici : « Drôle de femme I C'est
qu'elle était superbe dans ce petit sacerdoce^là. Lui
sërait-il resté un plomb dans l'aile ? Elle en tenait
pour moi, lorsqu'elle a pris M. de Lanrose, c'est
certain. L'aime^t-elle d'un amour aussi terrestre
qu'elle le dit? Improbable. Dans tous les cas, si elle
m'avait gardé un petit coin, elle aurait joliment ca-
ché son jeu. Reste à savoir si c'est le mysticisme
qui se déguise en amour, ou si c'est le contraire. Je
vois un masque et un visage, mais du diable si je
distingue la chair du carton. Il faut que je ne lui
sois pas indifférent pour qu'elle se mette en tête de
sauver mon âme. Baste 1 je vais toujours me laisser
convertir un peuî qu'est-ce que je risque? Les
192 LA VIEILLE ROCHE
— De temps à autre. Yiens» que je te mette chez
toi.
— Ce vieux Gontran !»
Le comte se demandait, chemin faisant : < Est-ce
moi qui suis devenu plus délicat, ou lui qui est de-^
venu plus rustique? Quel costume! Quelle tournure!
Et comme il a le verbe haut 1 »
Lambert fut enchanté de son gîte : « Tu me gâtes,
dit-il; c'est le dernier mot du vrai chic. Je vais
m'installer ici pour un an ! »
Contran fit la grimace, mais il s'en repentit au
môme instant. Ce demi-paysan, qui lui semblait as-
sez incommode, avait offert autrefois de Théberger
toute la vie. Si le dernier des Mably était rentré dans
rhôtel de ses pères» c'était par la générosité du pau-
vre Saint-Génin.
On apporta les malles, et Lambert s'empressa de
es ouyrir lui-môme : « Tu ne te formaliseras pas,
dit-il, si je t'ai apporté quelques produits du pays. Il
y a de la pâtisserie et pas mal de charcuterie. Ça n'a
pas de valeur en soi, mais ça varie un peu l'ordi-
naire, d'un ménage. A propos, j'ai une faim de loup.
— Eh bien, on va te servir à manger.
— Est-ce que tu as déjeuné, toi ?
-— Il y a longtemps.
— Et tu ne déjeuneras plus ?
— Non, mais qu'importe?
— Ah I bah ! Tu mangeras un morceau et tu boi-
ras un coup pour me tenir compagnie. On a tou-
jours un boyau disponible pour faire plaisir aux
amis. »
LES VACANCES DE LA COMTESSE 193
Gontran n'était plus accoutumé à ce langage
champêtre. H s'estimait heureux d'être seul à l'en-
tendre. Quel déplorable succès Lambert aurait ob-
tenu dans le salon le moins maniéré du faubourg I
On servit une sorte de collation dans le petit appar-
tement du second étage : mais au moment de se
mettre à table, Lambert se mit à faire des façons :
« Non ! disait-il, c'est trop d'embarras ; je ne veux
pas déranger toute la maison. A quelle heure dine-t-
on chez toi ? '
— Comme partout ; à sept heures.
— Nous, à sept heures, nous appelons ça sou-
per... parce que c'est notre quatrième repas. Déci-
dément, j'irai déjeuner au café. Si tu avais faim, à la
bonne heure ! La fortune du pot, entre amis, c'est
charmant. Mais tout seul, non ; c'est trop d'affaires.
Quel est le meilleur établissement de Paris?
-^ Je n'en sais rien.
— Je te demande quel est le café où se réunissent
les gens du monde, les officiers, l'aristocratie, les
employés du gouvernement, tout enfin, pour jouer
au billard.
— Toi, tu vas me donner du mal. Ce n'est pas
dans huit jours que tu perdras ton goût de terroir.
Commence par te camper là, et ne te fais pas prier :
c'est province. Bois à ta soif et mange à ton appétit,
vivement. Quand tu seras rassasié, je me mettrai en
devoir de te débarbouiller à fond. .
— Çà, dis donC; à qui en as-tu ? Je suis propre, i
— Personne n'a soutenu le contraire. Mais que
d'ouvrage y bonté divine I et dans quel moment I
13
194 LA VIEILLE ROCHE
D'abord , je vais te faire couper ces cheveux-là.
— Pourquoi donc? Je les porte longs, c'est exprès.
— Tu en as le droit dans ton pays, mais à Paris,
mon cher garçon, il faut se coiffer, se chausser et
s'habiller comme tout le monde, et le propre d'un
homme distingué, c'est de ne rien porter qui le
distingue des autres. Qu'est-ce que c'est que cette
jaquette-là?
— La même que tu trouvais si gentille à la Balme.
— C'est pourquoi tu aurais dû la laisser au pays.
— Attends donc! je vais me mettre en habit tout
à l'heure.
— Il ne manquerait plus que ça !
— Ma jaquette, vois-tu, je l'ai prise pour le voyage.
Elle est encore assez bonne; je la mettrai le matin
pour sortir en pantoufles dans le quartier.
— Rue Saint-Dominique 1
— Tu te moques de moi, parce que j'ai l'air un
peu ahuri. — C'est la route et la faim. Encore une
petite tranche de poisson de mer 1 Mais tu me re-
trouveras, mon vieux, et même, plus dégourdi que
tu ne m'as laissé. J'ai vu le monde depuis ton raar
nage.
— Allons, tant mieux l
Lambert vida deux grands verres de vin coup sur
coup. « C'est embêtant, dit-il, que ton larbin n'ait
pas donné deux verres. Je t'aurais bien forcé de
boire, mâtin !
— Et comment?
— En portant la santé de Val... de ta f.., de ma
cousine! Comment va-t-elle, ma jolie cousine?
LES VACANCES DE LA COMTESSE 196
— Bien, merci.
— Est-ce que je ne l'embrasserai pas tout à
l'heure?
Pas avant trois jours, elle est en retraite au Sacré-
Cœur.
— Honneur et respect ! Et toujours aussi jolie?
— Certainement.
— Et rien de nouveau dans la famille ?
— Non.
— Je t'en veux de ça. J'avais rêvé d'être parrain
du mioche.
• Tu attendras peut-être longtemps.
~ Enfin, malgré tout, vous vous aimez bien, pas
yrail
— Sans doute.
— J'espérais qu'après la noce tu m'écrirais de
temps en temps pour me donner des nouvelles un
peu détaillées. Ah ! bien ouiche I Grand sournois,
vas 1 As-tu dû t'en donner, du plaisir ! Je ne te repro-
che rien ; c'était ton droit. Je t'ai dit : Sois heureux
et rends-la heureuse ! Si le programme est rempli,
je suis content.
. — Nous sommes très-heureux, et nous n'avons
pas oublié la reconnaissance qui t'est due.
— Tu n'as pas bien dit ça : nous sommes très-
heureux. Non! c'est froid, c'est guindé. Tu man-
ques d'entrain, mon bonhomme. Il me tarde que la
cousine rentre au bercail. Si elle a quelque chose
sur le cœur, elle me le dira, et tu auras affaire à
moi, mâtin .de chien ! ^
Gontran le laissait dire; mais ce ton plus que
196 LA VIEILLE ROCHE
douteux, ces familiarités passablement indiscrètes
le mettaient au supplice. Il ne savait pas si Lambert
avait toujours été ainsi, ou s'il s'était gâté. Que faire
d'un tel parent et d'un tel commensal ? Impossible
de le mettre à la porte : et le garder, le voir, l'en-
tendre, le présenter surtout, c'était dur. Mably
levait les yeux au ciel ; il se voyait flanqué de son
cousin pendant un mois ou deux, et martyr de l'hos-
pitalité!
Le pire de ran*aire, c'est que le gros garçon n'é-
tait ni timide ni docile. Il rapportait, Dieu sait d'où,
un aplomb formidable ; il s'écoutait parler l'argot de
la mauvaise compagnie avec un sourire d'approba-
tion ; il avait le cerveau farci de calembours à un
sou la feuille et de ces plaisanteries nauséabondes
que les garçons de théâtre transmettent aux garçons
de café. Il ne s'agissait pas seulement de lui ap-
prendre les mille choses qu'il ignorait, mais surtout
de lui faire oublier les deux mille qu'ils avait appri-
ses. Quelle corvée poui: Mably !
Lambert lui raconta l'histoire de la famille dans
un style que j'expurge à demi, par égard pour la
délicatesse des lectrices.
« n y avait donc trois ans que nous tirions le
diable par la queue, lorsque la pauvre vieille de
Narbonne éteint son gaz. Une indigestion d'andouil-
lettes ; elle a tourné de l'œil sans dire ouf. Pauvre
vieille ! Je l'aimais bien ; j'y ai été de ma larme,
malgré tout. Tu me diras qu'elle avait l'âge de la
retraite ; quoique ça, on n'aime pas à voir filer un
pauvre petit être honnête et doux. Nous avons donc
LES VACANCES DE LA COMTESSE 107
hérité des quarante raille sur le grand livre. La mère
voulait tout de suite racheter un hôtel, un château
et tout le bataclan ; tu la connais I Moi, je lui dis :
Maman, ne nous pressons pas. Un malheur ne vient
jamais seul;, attendez que nous ayons le sac de
Toncle Canigot : ça ne tardera guère. Je n'en ai pas
eu le démenti. Le vieux est mort de faim. Gomme
il était malade, il a cru que ce n'était pas la peine
de nourrir un corps détraqué : il a cassé sa pipe six
semaines après la tante Saint-Génin. Ge qui nous a
le plus épatéSy c'est qu'il avait un testament chez le
le notaire. Pas trop gentil pour la mère, le testa-
ment Ganigotl Attendu que ma sœur est dépensière,
désordonnée, etc., etc., etc., je nomme et j'institue
mon neveu, Lambert de Saint-Génin légataire uni-
versel. » Maman n'a eu pour sa part que trente mille
livres de rente, moi quatre-vingts, qui font cent vingt,
comme j'avais Thonneur de te le dire, avec les qua-
rante mille balles delà pauvre tante de Narbonne. Toi
qui connais les hussards de la garde, est-ce qu'on peut
mener la vie à Paris avec cent vingt mille francs?
— Oui, jusqu'à nouvel ordre. Tu veux donc quit-
ter Lyon tout à fait ?
— Ge n'est pas moi, c'est la petite.
— Aïe 1 II y a une petite!
— Un amour de jolie femme! La perle de Lyon,
rien que ça. As-tu de l'influence au théâtre?
— Dans quel théâtre?
— Ça m'est égal. Il faut que nous lui procurions
un bel engagement; c'est môme, avec le désir de
l'embrasser, ce qui m'amène à Paris. »
iOS LA VIEILLE ROCHE
Le comte protesta qu'il n'avait aucune influence
sur aucun directeur de théâtre.
« Tu n'es donc pas abonné? dit Lambert.
— Si, à l'Opéra et aux Italiens. Mais les Italiens
sont absents, et la demoiselle qui t'intéresse n'est
probablement pas de force à débuter à l'Opéra.
Qu'est-ce qu'elle joue I
— Tout ce qu'on veutl Elle chante, elle danse,
elle est sublime dans le drame, elle te fera pouffer
dans le vaudeville. Ghambard, tu sais? le grand
Ghambard dit qu'elle a cent mille francs de rente
dans le gosier, et Ducosquet^ notre fiévreux Ducos-
quet soutient qu'il n'y a qu'elle au monde pour jouer
la Dame aux Camélias. Je vais la mettre dans ses
meubles; tu me donneras un coup de main : elle
arrive dans quinze jours; il lui faut absolument
Paris. Pas pour faire la noce, comme tu as l'air de
le croire, mais pour prendre son rang à la tête de
nos artistes. Si tu ne connais pas le directeur de
l'Opéra, ni celui du Théâtre-Français, je les trou-
verai, moi ! J'irai à leur café ! »
Gontran éclata de rire à cette heureuse idée. Mais,
réflexions faites, il promit au cousin de le mettre
en relation avec le seul homme du vrai monde qui
eût quelque influence dans les petits théâtres de
Paris. En effet, après l'avoir un peu dégrossi par
lui-même, il le livra pieds et poings liés à M. do
Bourgalys.
Ges deux originaux devinrent bientôt inséparables.
Odoacre pensait-il se rapprocher de Mme de Mably
en prenant à forfait l'éducation de son cousin? Je
LES VACANCES DE LA COMTESSE IDD
crois plutôt que Saint-Génin lui plut parce qu*il ne
ressemblait pas à tout le monde. Le professeur livra
à son élève toutes les clefs de la mauvaise compa-
gnie la plus élégante de Paris. Il lui apprit ce langage
spécial qui devient plus inintelligible que le sanscrit h
deux myriaraètres du boulevard. Il ne se borna point
à lui enseigner les modes d'aujourd'hui ; il essaya sur
ce gros corps les modes du lendemain. La première
fois qu'ils soupèrent ensemble, ils se grisèrent si bien
qu'ils se tutoyaient au dessert. Lambert ne manquait
pas d'une certaine souplesse : il prit en quelques
jours les manières et le langage de son nouvel ami.
n commettait encore de temps en temps quelque
léger solécisme; il disait : « nous avons mangé chez
le meunier rouge avec des grisettes, > pour dire
qu'il avait sucé un fruit au Moulin-Rouge, avec l'il-
lustre Caroline Tambour et l'incomparable Ninon de
Quimper; il insistait encore pour payer son écot
lorsqu'un ami l'invitait à dîner; il «était trop intime
avec les garçons de café, il appelait le restaurant un
hôtel, et embrassait les demoiselles aux courses.
Mais on passe bien des choses à un homme qui est
jié, qui se présente à l'abri d'un patronage illustre,
et qui jette l'argent sans compter. Â la fin de la se-
maine, il sentait encore un peu la province, mais il
n'était plus à montrer au doigt.
On put alors, sans trop d'inconvénients, le lâcher
par le monde. Il revit la duchesse de Haut-Mont,
les grands Lanrose du quai d'Orsay, les petits Lan-
rose de la rue de Ponthieu, toute sa fisimille enfin,
qui le polit à tour de bras.
200 LA VIEILLE ROCHE
Les fruits de cette éducation furent amers à
Mlle Angélique Cerceau, plus connue à Lyon, sous
le pseudonyme de Florence. Lorsqu'elle débarqua
dans Paris, ivre d'ambition et peut-être d'amour,
elle étonna Lambert par sa maigreur, sa mauvaise
grâce, sa toilette étriquée, son air piteux : une pou-
pée qui a traîné dans le ruisseau. L'impression ne
fut pas seulement dure, mais brutale. L'ami de Bour-
galys, le cousin de Lanrose et du comte de Mably se
demanda un instant si on ne lui avait pas changé ses
amours dans le wagon. Encore une déception de
l'optique! Il comprit immédiatement qu'il ne pouvait
présenter à ses amis cette houri déplumée sans en-
courir un ridicule mortel. Et vite, il reconquit sa
liberté moyennant finance. Mlle Cerceau accepta
la transaction sur des bases fort équitables : on lui
paya ses larmes au tarif de la province, qui n'est pas
exorbitant comme le prix courant de Paris.
La duchesse de Haut-Mont et quelques autres
personnes avisées expliquèrent cette rupture par la
naissance ou plutôt la résurrection d'un autre amour.
On <5rut que Saint-Génin s'était repris de passion
pour Valentine de Mably. On se trompait. Sans
doute sa cousine lui parut encore plus jolie qii'à la
Balme : elle était justement dans le plein de sa
beauté. Mais elle fît si pauvre accueil au généreux
garçon qui s'était dévoué pour elle que Lambert ne
dépassa point les limites de l'admiratioa.
Soit qu'elle rapportât dans les plis de sa robe une
provision de froideur monastique, soit qu'elle fût
arrivée au plus haut période dé sa petite indisposi-
LES VACANCES OE LA COMTESSE 201
tion mentale, Valentine se montra plus morose
qu'elle ne l'avait jamais été. Sans élever aucune
plainte, sans chercher querelle à personne, elle
affecta de continuer dans sa maison et dans le monde
cette retraite qui au Sacré-Cœur n'avait duré que
trois jours. Pendant tout près d'un mois, elle s'en-
ferma si hermétiquement en elle-même que personne
n'eut la tentation ou la hardiesse de troubler ce re-
cueillement, Grontran n^oins que tout autre; il com-
mençait à prendre son parti de cet ascétisme luna-
tique, et il avait l'esprit tendu ailleurs. Il cherchait
l'occasion de revoir Éliane, et il la rencontrait quel-
quefois. Contrairement à ses habitudes, il fut exact
chez elle tous les mardis.
Il n'y a pas d'intimité possible avec une femme le
jour où elle ouvre sa porte à tout le monde; mais
en été, quand Paris se dépeuple, les visiteurs ne
sont pas si touffus qu'on ne puisse saisir par hasard
deux minutes de tète-à-tête. On échange alors quel-
ques paroles pressées qui, sans avoir un grand sens
par elles-mêmes, tirent un certain prix de l'occasion,
de la solitude, du vol fait au monde, de la confidence
qui naît. Quand on ne dirait rien à une femme, sinon
qu'on est heureux de lui parler seul à seule, ces
simples mots créent pour ainsi dire un secret entre
elle et vous. Les imaginations pourront partir de là
et se donner carrière. L'un des interlocuteurs conti-
nuera son discours en retournant chez lui, l'autre
n'aura pas un grand effort pour entendre la suite.
Croyez-vous que la femme ait l'esprit moins inventif
que rhommjB, et qu'on ne devine pas, en votre ab-
S02 LA VIEILLE ROCHE
sence, au moins tout ce que vous pensez? L'impor-
tant c'est que le premier mot soit lâché, la commiu-
nication établie.
Éliane regrettait probablement le petit sermon
mystique qui lui était échappé un matin. Elle ne
revint jamais à la charge; ce fut Gontran qui lui
rappela cette conversion aussitôt oubliée qu'entre-
prise. Il fallait qu'elle eût l'esprit bien subtil ou la
mémoire^ bien courte , car elle fit longtemps la
sourde oreille. Les demi-mots les plus significatifia
tombaient à ses pieds par douzaines sans qu'elle fit
le geste d'en relever un seul. Un jour pourtant, elle
aperçut M. de Mably dans la chapelle aristocratique
où elle avait son prie-Dieu. Personne ne peut dire
comment une dévote, sans lever les yeux de son
livre, remarque les toilettes inédites ou les visages
nouveaux qui l'entorirent. Éliane aperçut Mably.
Elle ne le regarda pas une fois de toute la cérémo-
nie, et pourtant, par une sorte de miracle, elle nota
ses moindres gestes et les jeux les plus innocents
de sa physionomie. Quand la belle missionnaire re-
trouva son cathéchumène aux environs du bénitier,
elle répondit à son salut par un regard très-savant
que ChampoUion lui-même n'aurait pas su traduire.
Ghampollion a lu bien des choses sur les obélis-
ques, mais rien absolument dans le regard des
sphinx. Celui d*Éliane disait en propres termes :
c C'est fort bien de fréquenter les églises; on vous
sait gré de ce premier pas; mais votre éducation est
toute h faire. Comment ignorez-vous qu'on imprime
de beaux petits livres, qu'on les relie en cuir très-
LES VACANCES DE LA COMTESSE
doux, très-simple et très-modeste, avec les armes
du gentilhomme et des fleurs de lis alentour? Vous
devriez savoir aussi qu'on se met à genoux à tel mo-
ment, cjfïon s'assied à tel autre, et que rester de-
bout contre un pilier jusqu'à Vite missa est^ c'est
déclarer à l'enfant de chœur lui-même qu'on n'est
pas venu à l'église pour prier Dieu. > Voilà ce que
la marquise de Lanrose sut enfermer dans un seul
regard, et ce miracle de concentration n'étonnera
pas ceux qui s'intéressent aux progrès de l'industrie
moderne. Que d,e choses ne fait-on pas tenir dans
un petit nécessaire? Et quels dictâmes le pharma-
cien ne loge-t-il pas dans un bonbon?
Ce coup d'œil contenait bien réellement tout ce
que je viens de dire, et la preuve c'est que Gontran
n'en perdit pas un mot. Gomment aurait-il entendu
ces réflexions si Éliane ne les avait pas faites? Et
comment aurait-il couru se commander un livre, si
Mme de Lanrose ne le lui avait pas formellement
ordonné?
Je n'ai pas besoin d'ajouter qae ces préoccupa-
tions lui firent oublier sa femme. Autrefois il la né-
gligeait sans l'oublier; il la laissait libre de tous ses
plaisirs, tant sacrés que profanes, mais il tenait les
yeuic sur elle et la regardait vivre avec un intérêt
assez vif. Il se réjouissait de la voir user sa jeunesse
aux choses innocentes, mais il n'abdiquait pas le
droit de discerner l'usage et l'abus. Si Valentine
avait tourné la pointe de son petit pied vers un des
mille sentiers qui s'écartent de la grande route, il
aurait été là pour lui donner la main et la ramener
204 LA VIEILLE ROCHE
galamment au devoir. Cet amoureux émérîte, cet
homme d'esprit vif et exercé n'avait pas besoin de
tâter le pouls de sa femme pour savoir si elle avait
la fièvre. Mais, quand le médecin a la fièvre lui-
même, tout son diagnostic tombe en défaut pour un
rien.
Le comte assista donc les yeux fermés, pour ainsi
dire, à la révolution qui se fit au mois d'août dans
Tesprit de Valentine.
Un jour que la jeune femme était encore plus
sombre qu'à l'ordinaire, elle s'habilla en rechignant
pour liquider un arriéré de visites. Il y avait un siè-
cle de quinze jours qu'elle n'avait mis les pieds dans
le monde mondain. Après sept ou huit courses inu-
tiles (car Paris était déjà terriblement dépeuplé),
elle arriva rue de Ponthieu et trouva Yolande au
milieu d'un joyeux déménagement. Le vestibule était
encombré de longues caisses apportées ou rempor-
tées par des garçons de magasin; la traversée du
boudoir exigeait des tours de force : cinq ou six mal-
les énormes, carrées, armées de fer, avaient tout
envahi. Dans la chambre de madame et dans son
cabinet de toilette, tous les meubles disparaissaient
sous les jupes largement étalées; une table était
couverte d'un véritable assortiment de cannes et
de cravaches; les bougies des appliques étaient coif-
fées de vingt petits chapeaux, véritable musée où
tous les siècles et toutes les nations de l'Europe
avaient fourni leur contingent. Les costumes eux-
mêmes composaient un petit carnaval assez folâtre :
on voyait pêle-mêle des vestes espagnoles, des jupes
LES VACANCES DE LA COMTESSE 205
écossaises, des paniers de bergères Louis XV, un
habit d'incroyable et des bottes à gland de soie;
beaucoup d'étoffes fraîches et de couleurs éclatan-
tes; à cet assortiment de choses gaies, il ne man-
quait que des grelots; je crois même qu'on en au-
rait trouvé quelque demi-douzaine en cherchant
bien. . .
Valentine fut tentée de se signer en entrant. Le
luxe ne la scandalisait pas en lui-même; elle se sou-
venait d'avoir été aussi brillante que pas une femme
de son monde, mais elle ne connaissait que les élé-
gances réglées qui s'étalent dans les salons de Paris.
La fantaisie débordante, outrageuse, insensée, qui
se déchaîne aux bains de mer ou dans les villes
d'eaux, était encore lettre close pour elle.
« Bonté divine! s'écria-t-elle; qu'allez-vous faire
de tout cela? »
Yolande lui fit place sur une chaise, et lui dit
après l'avoir embrassée :
« Chère belle du bon Dieu, je pars samedi pour
Carville où nous nous amuserons comme des folles.
Je comptais vous le dire demain en allant prendre
congé de vous. Ma tante a son chalet là-bas, j'ai le
mien, tout notre monde y est plus ou moins ins-
tallé : c'est un pays superbe, une plage admirable
on n'y manque de rien, on se baigne dans la mer,
on chevauche dans les campagnes, on danse au
casino, on joue un jeu d'enfer, on fait tourner la tête
aux hommes et l'on mène une vie de polichinelle :
voilà les plaisirs champêtres comme nous les com-
prenons: si le cœur vous en dit...l »
206 LA. VIEILLE ROCHE
Tout en parlant, elle chiffonnait çà et là, s^ns rien
ranger, sous prétexte d'aider sa mère et sa femrna
de chambre; elle essayait un chapeau, déployait
une jupe, faisait siffler une cravaohe, et se regardait
de face, de dos et de profil dans tous les miroirs de
sa chambre.
Valentine sourit avec une bienveillance un peu
dédaigneuse : ^ Je jsuis bien loin, dit-elle, de blâ-
mer le plaisir et de censurer l'élégance. On peut
aimer la paix et la simplicité sans imposer ses goûts
à personne. Mais est-il vraiment nécessaire d'em-
porter tant de jolies choses pour s'ébattre au bord
de la mer?
— Gomment donc? mais je n'ai là que le strict
nécessaire. Deux robes de chambre, six costumes
du matin, trois toilettes d'excursion, quatre habits
de cheval, dont deux en piqué... Ah! quel piqué,
ma chère; une étoffe céleste! Voici le chapeau qui
doit aller avec. Quatre robes de dîner, trois toilettes
de bal, pas davantage! car la mode change en deux
mois, et il £aut se mettre au courant de temps à
autre. Vous savez que Garville est infiniment plus
chic que leur malheureux Trouville. Garville est une
terre de choix; un coin sacré, une Vendée de plai-
sance où nous ne sommes que nous. Mme d'Aiguës
Rigny est ma voisine de droite, et je plonge sur le
parc sans arbres de Mme de Raimbeuf. La petite
Ghamblin, pas là vieille marquise, la jolie, la femme
de Ghamblin-Futaille, s'est arrangé une maison de
pécheurs dans le goût le plus exquis. Isabelle de
Gauterne, Michelle de Piquefeu, Jacqueline de Beau-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 202
venir, Ursule d'Oos et vingt autres jolies femmes
ont pris l'avance : il paraît qu'on danse à défoncer
la falaise et qu'on fait des toilettes k éblouir le soleil.
Mais pardon, chère belle 1 c'est bien mondain pour
vous, ce que je raconte-là.
— Pourquoi chère ? Je n'ai pas pris le voile, que
je sache. Un honnête divertissement, pris en bonne
compagnie... On voit donc Mme de Raimbeuf ?
— Chère, tant qu'une femme ne s'est pas affichée,
on en pense ce qu'on veut, mais on ne lui jette pas la
porte au nez. Le monde ne rompt qu'avec les sottes
qui ont rompu ouvertement avec lui.
— Comme Mme de Piquefeu, par exemple?
— Mme de Piquefeu a été calomniée. La preuve,
c'est que son mari a fait la paix avec elle ; on ne les
rencontrait pas Tun sans l'autre l'hiver dernier.
Voulez-vous que le monde soit plus méticuleux
qu'un mari ? Je ne dis pas pourtant que la pauvre
Michelle soit une femme à voir intimement à Paris!
Mais à Carville ! au bord de la mer 1
— En prenant un bain tous les jours !
— Fi ! la petite méchante I Si c'est ainsi que les
Pères vous ont appris la charité!... Sérieusement,
ma belle, nous avons là-bas quantité de beau, bon et
vrai monde. Je n'ai pas épluché tout le grain pour y
chercher l'ivraie, mais Carville ne serait pas si bien
posé s'il n'était pas bien composé.
— Aussi, mes objections n'étaient-elles qu'une
taquinerie. Mais, ma belle chérie, comment M. de
Lanrose peut-il quitter Paris tout un été? Est-ce que
le Humbé ne le tient plus nuit et jour?
208 LA VIEILLE HOCHE
— Mon mari? mais, cher ange, je ne l'emmène
pas, mon mari! Il a promis de venir me voir une
ou deux fois dans la saison ; c'est plus qu'il ne m'en
faut pour être heureuse. Il le sait bien, et je suis
sûre qu'il n'abusera pas du chemin de fer. Nous se-
rons passablement de veuves dané mon genre. Rien
de plus simple et de plus fréquent aux bains de mer.
N'y suis-je pas chez moi? Ma tante n'est-elle pas ma
voisine? Les maisons sont de verre dans ce pays
primitif, quoiqu'elles se construisent en brique. Rai-
sonnez : la femme d'un marchand est-elle compro-
mise pour aller aux bains de mer sans son mari?
Adhémar est un marchand qui sème l'or en poudre
sur la barbe de ses aïeux; voilà ce qu'il est. Mais
faut-il tant d'excuses pour tirer chacun à part? Tout
le monde en fait autant, le siècle le commande, c'est
un résultat du progrès; la séparation des époux est
la plus belle invention de notre temps. Nos maris
ont leur éducation et nous la nôtre, leurs idées et
nous les nôtres, leurs occupations et nous les nôtres,
leur appartement et nous le nôtre...
— Leurs passions, et nous...
— la mauvaise 1 sur quelle herbç a-t-elle mar-
ché ce matin? Est-ce que j'ai des passions, moi?
Oui, j'en ai une. J'aime le mouvement, le bruit, la
toilette, le plaisir et la bonne nourriture. A qui fais-
je du tort? En suis-je moins bonne épouse, bonne
fille (dites, maman!) et bonne mère? Car vous ne
savez pas, j'emmène mon fils aîné. Il se baigne avec
nous, par faveur spéciale, et le coquin fait déjà des
observations au-dessus de son âge. »
LES VACâI^CBS de la COMTESSE 20^
Valentine, au lieu de répondre^ examinait les toi-
lettes de son amie. ,
Yolande s'approcha d'elle, lui dénoua les brides
de son chapeau par un geste de cAlinerie, et dit :
c S'il est permis à un amour comme elle de s'embé-
guiner de la sorte ! Ma chérie , laissez-moi vous
essayer quelque chose !
— Non, non !
— C'est tout nouveau I
— N'importe !
— Un chef-d'œuvre du bon faiseur I
— On ne peut rien vous refuser, mon ange.
— Là ! voici le toquét miraculeux. On le porte
avec ou sans muselière. Vous rappelez-vous, mi-
gnonne, le bon temps où je vous habillais en ma-
dame, sous le toit vénéreible des Saint-Génin ?
— Et maintenant, vous me déguisez en gamin.
— Pas du tout ! c'est qu'il vous va dans la perfec-
tion. Par exemple, je ne pourrais^ jamais y faire
entrer tous les cheveux. L'embarras des richesses I
II, faudrait faire un gros huit plus tombant » et
alors...
— Alors, chérie, la tête et le bonnet se mettraient
à tourner ensemble. Je me sauve. Adieu, beau dé-
mon tentateur ! Divertissez-vous bien à Garville, et
n'oubliez ni vos amis, ni... le reste.
— Je n'oublie pas mes amis, à telle enseigne que
j'irai encore vous embrasser avant mon départ.
Quant au reste, mon petit ange malin, si vous en-
tendez par là les célèbres devoirs, soyez sûre et
certaine qu'il n'y a pas '^e danger. Ma foi non ; lo
14
210 LA VIEILLE ROCHE
jeu n'en vaut pas la chandelle, n y a tant de façons
de 8*amuser plus agréables et plus variées que
celle-là I
Valentine acheva sa tournée de visites, ne rencon-
tra personne et ne s'en plaignit point. Les toilettes
de Yolande papillotaient encore devant ses yeux ;
les bavardages décousus de son amie bourdonnaient
agréablement à ses oreilles; il lui sembla qu'elle
s'était trempée dans un bain de gaité. Pour rester
dans cet élément, elle se fit mener chez la duchesse
de Haut-Mont, qu'elle avait bien négligée depuis
deux ans. La duchesse faisait aussi ses préparati&
de départ. Elle avait une maison à Çarville, mais
ses toilettes étaient logées dans deux malles et l'on
n'en voyait pas trace dans l'appartement.
Le hasard, qui souvent se pique de malice, avait
rassemblé trois personnes dans le salon de la rue
Cassette : deux habitantes de Çarville et Odoacre de
Bourgalys. Voici le bout de conversation que Valen-
tine entendit dès la porte.
Odoacre venait d'entrer; Mme d'Oos, une jolie
blonde un peu trop maigre, était déjà levée pour
partir. La duchesse livrait sa main à M. de Bour-
galys et lui disait avec une bonhomie un peu co-
quette :
€ Vous n'êtes donc pas perdu? Nous parlions de
vous faire afficher. »
Mme d'Oos montra ses belles dents et dit :
c Quelle erreur I M. de Bourgalys ne s'affiche pas ;
c'est lui qui affiche les autres.
— Comment 1 répondit Odoacre, vous vous sauvez
LES vacance;s de la comtesse 211
sur une méchanceté sans me laisser le temps d'im-
proviser une réponse! Ce n'est pas moi qui vous
chasse, au moins?
— Non, chasseur. »
La sortie de Mme d'Oos ne fît qu'un avec l'arrivée
de Valentine. Ces deux femmes, qui se connaissaient
un peu, échangèrent une révérence sur lé seuil
même du petit salon.
Mme de Haut-Mont fit fête à sa petite amie, et lui
présenta Mme de Piquefeu. Valentine ne savait
quelle contenance tenir entre une femme qu'elle avait
jugée sévèrement une heure plus tôt, et Odoacre,
qu'elle rencontrait pour la première fois depuis la ter-
rible aventure. Pour se tirer d'affaire, elle prit la
duchesse à partie et l'accapara tant qu'elle put, sans
déparler. Mais la duchesse était toujours la vieille
enfant terrible que vous savez. Elle ne manqua point
de demander à M. de Bourgalys s'il était guéri de sa
passion pour Valentine.
Odoacre répondit sans se déconcerter :
« Il ne faut pas exiger l'impossible. J'ai adoré
Mme de Mably tant qu'elle a vécu : je l'ai pleurée
quand elle est morte, et j'ai porté son deuil pendant
une couple d'années. Il me semble que c'est assez
gentil comme ça. »
Valentine rougit jusqu'aux oreilles. Elle ne put
s'empêcher de répondre à ce fou, en lui montrant
son joli visage : « Les gens que vous tuez se portent
assez bien.
— Connu! dit Odoacre. Je sais que l'accident n'est
pas écrit sur votre physionomie. U n'en est pas moina
313 LA VIEILLE ROCHE
vrai que vous êtes morte et enterrée, ma pauvre ma-
dame de Mably. Que dit-on de nouveau dans votre
petit sépulcre?
— Votre ami Gontran vous rencontre à peu près
tous les jours. Il a dû vous donner des nouvelles da
la maison.
— Oui, certes, et Saint-Génin aussi. Ils disent
qu'on n'a pas ri depuis un certain temps sous ces
voûtes profondes.
— C'est peut-être parce que le plus gai de nos
amis n'y vient plus.
— Est-ce de moi que vous parlez, belle défunte?
— Et de qui donc, aimable vif?
— Je suis l'ami de Gontran et de Lambert, mais je
ne suis pas le vôtre.
— Vraiment? j'ai démérité tant que ça?
— Non, je n'ai pas d'amitié pour vous. Vrai,
comme je vous adore. J'ai beaucoup plus ou beaucoup
moins, à votre choix. Et par malheur vous avea
choisi.
— Les hommes sont incroyables I
— Oui, ils ont la manie d'aimer sérieusement.
— Vous?
— Nous, madame, et môme moi. Un jour viendra
que vous me rendrez justice.
— Vous changerez peut-être mon opinion, mais
vous ne changerez pas mon cœur.
— Savezfc-vous seulement si vous en avez un? La
vie que vous menez, la solitude que vous faites au-
tour de vous, cette maison si joyeuse autrefois I
Dites-lui donc, madame de Haut^Mont, qu'elle ft'é«
LES VACANCES DE LA COMTESSE 213
veillera centenaire un beau matin, sans avoir jamais
été jeune! »
La duchesse interrompit le dialogue pour expli-
quer à Mme de Piquefeu quQ Valentine et Odoacre
se faisaient la guerre depuis trois ans. Ce débat de-
vait être lettre close pour qui n*avait pas vu les pre-
mières hostilités.
Mais la sémillante vieille ne perdit pas Toccasion
de débiter un peu de morale à sa façon. Elle dit leur
fait aux maris qui encapucinent leurs femmes pour
Ée ménager des loisirs. « Ces messieurs s'imaginent ,
qu'ainsi bâtées, les pauvrettes se garderont toutes
seules ; ils les mettent sous la surveillance des anges :
c'est plus sûr, pensent-ils, et plus économique que
le système turc. Mais ils ne songent pas que leurs
femmes s'étiolent, dépérissent, meurent à petit feu,
et que la société française va se dépeuplant de joui
en jour. On ne rit plus, on ne badine plus, on perd
la tradition charmante de ces bonnes bêtises où nous
dépensions tant d'esprit. De mon temps, une jolie
femme ignorait toutes ces momeries où vous perde2
le meilleur de vos jours. Étions-nous moins fidèlesl
J'en doute. Nos maris ne nous livraient pas aux bons
soins des révérends pères; ils s'occupaient de nous
eux-mêmes ; c'est un. petit travail qui porte sa récom-
pense avec lui. Le feu duc, mon mari, n'était pas un
j eune homme ; il n'en est pas moins vrai que j 'ai vécu
pour lui tout entière, moi qui ne croyais pas aux
grillades de l'autre monde et qui ne connaissais d'au-
tre loi que mon plaisir. Pourquoi l'ai-je aimé seul?
Parce qu'il s'appliquait constamment à me paraîtra
214 LA VIEILLE ROCHE
aimable, au lieu d'étouffer en moi la faculté d'aimer.
Les hasards de Témigration nous ont séparés plus
d'une fois; nous avons pris chacun de notre côté
. tous les plaisirs permis ; je ne me cloîtrais pas en
Suisse lorsqu'il courait l'Allemagne ou l'Angleterre;
mais nous savions aimer, nous avions des attaches
assez fortes pour qu'on pût les allonger infiniment
sans les rompre; aussi nos cœurs sont-ils restés
unis. Si le père de Gontran, notre pauvre Améric,
était encore de ce monde, il prendrait fait et cause
pour vous, chère petite, et vous délivrerait des ténè-
bres extérieures où son nigaud de fils vous enferme
depuis deux ans! »
Valentine défendit Gontran ; elleassura qu'elle avait
choisi elle-même, par goût, cette vie quasi-monasti-
que. Mais personne ne voulut la croire ; on lui prouva
que ses beaux yeux, ses admirables cheveux, sa mer-
veilleuse petite bouche et toutes ses beautés l'une
après l'autre, protestaient contre une telle affirma-
tion. La femme la plus spirituelle du monde se défend
toujours mal contre l'autorité de ces argumenls per-
sonnels. Essayez de répondre au monde lorsqu'il vous
dit : vous êtes trop jolie pour professer telle opinion !
Il y a contradiction flagrante entre l'éclat de vos yeux
et la théorie que vous soutenez I Vos petits doigts en
fuseau sont trop délicats et trop blancs pour qu'il
vous soit permis de prendre telle cause en maini II
n'y a pas de place pour tel mot dans une bouche
comme la vôtre!
La comtesse soutint l'assaut; mais en rentrant chez
elle, elle se demanda sérieusement si c'était elle ou
LES VACANCES DE LA COMTESSE 215
son mari qui l'avait vouée à la prière^ à la retraite et
à tous les exercices de la dévotion. Elle se souvenait
vaguement d'avoir choisi ce genre de vie après une
secousse un peu forte, mais il lui semblait que Gon-
tran ne l'en avait pas assez détournée; qu'il aurait
pu d'un mot la regagner au monde; qu'il se résignait
trop; qu'il semblait empocher, comme une aubaine,
le martyre d'un être faible et charmant.
Le .«îoir, à table, elle essaya d'animer Lambert et
son mari ; elle voulut être pétillante. Mais sa gaieté
forcée n'éveilla point d'écho. Lambert était rompu
de fatigue. Suivant son expression pittoresque, Paris
lui sortait par les coudes ; il en avait plus que son
soûl. Il annonça que Bouipgalys et lui songeaient à
faire un petit voyage : Bade, Wiesbaden, Hombourg,
Spa, quelques bains de mer; un itinéraire très-libre
et très^amusant. Le comte semblait préoccupé d'au-
tres projets, mais il n'en faisait confidence à per-
sonne. Le fait est qu'il avait échangé quelques pa-
roles avec Éliane, et qu'un espoir plus sérieux,
quoique faiblement motivé, s'était insinué dans son
âme. Valentine se sentit presque étrangère dans sa
maison, entre deux hommes qui l'avaient passionné-
ment aimée. Il lui sembla, pour la première fois,
qu'on avait muré toutes les portes derrière elle,
tandis qu'elle courait les mansardes et les couvents.
Elle exprima je né sais quelle fantaisie de spec-
tacle ; Gontran ouvrit des yeux presque scandalisés.
C'était mal prendre son temps ; il faisait chaud, on
étouffait dans les théâtres. Gomment, elle qui n'al-
lait pas aux Italiens en janvier sans une sorte de
216 LA VIEILLE ROCHE
répugnance, a'avisait-elle d'affronter un mauvais
drame au mois d'août?
Elle changea de note et proposa aux deux amis
de passer la soirée à l'hôtel et de prendre le thé au
jardin. Gontran objecta que le thé était encore plus
chaud que le spectacle. Il avait fait le plan de sa
soirée; ses amis l'attendaient sur la terrasse du
club ; l'habitude de sortir tous les soirs était priss.
Si Valentine avait insisté quelque peu, si elle s'était
mise en frais de coquetterie, son mari eût sacrifié
de grand cœur les amis, la terrasse du club et
toutes ses habitudes ; elle risqua si timidement sa
petite proposition que Gontran n'y vit qu'une simple
politesse. Il y avait si longtemps qu'on n'avait essayé
de le retenir à la maison ! Presque toujours Valen-
tine avait la soirée prise par des offices, des confé-
rences, des exercices de dévotion ou des assemblées
de charité.
Elle affecta de prendre son parti, car elle avait
toujours un petit amour-propre; elle feignit même
de se rappeler qu'un devoir important l'attirait ù
Saint-Christophe ce soir-là. Mais, après le départ des
deux cousins, elle courut s'enfermer dans sa cham-
bre et pleura. A quel propos? Elle n'en savait rien
elle-même : son mari ne lui avait rien dit ni rien
fait de désobligeant; cette journée de visites n'avait
été signalée par aucun événement fâcheux. Un éta-
lage de robes et de chapeaux chez Yolande, un éta-
lage de paradoxes plus ou moins Spirituels chez la
duchesse de Haut-Mont, c'était tout! Et pourtant
elle se sentait lasse dans tous ses membres; la mai-
LES VACANCB6 DE LÀ GOlfTESSE 217
son lui paraissait froide au mois d'août; son cœur
sonnait le creux: elle promenait les yeux autour de
sa chambre et n'y rencontrait pas un seul objet où
le regard s'accrochât avec un sentiment de plaisir.
Ses souvenirs les plus intimes et les plus doux
étaient restés suspendus aux patères de l'hôtel Meu-
rice. Décidément on a tort de ne pas se marier dans
la maison où l'on doit vivre.
Le comte revint tard de son club, et comme il
était le plus discret des hommes, il n'eut garde de
réveiller sa femme, qui ne dormait point.
Le lendemain, il monta à cheval avec Saint-Génîn,
et fit dire à Valentine qu il déjeunerait probable-
ment au bois de Boulogne. Il passa donc presque
toute la matinée à saluer ses amis de cheval, selon
la formule stéréotypée que chacun sait :
« Bonjour!
— Joli temps.
— Un peu chaud ; on a beau se lever matin. Com-
ment la partie a-t-elle fini?
— Ne m'en parlez pas ! Je me suis culotté de deux
cents louis.
— Ce n'est pas la mort d'un homme.
— Non, mais c'est bête. On serait si bien dans
son. lit 1
— Avez-vous vu, chez Mathan, cet attelage qui
est arrivé d'Angleterre?
— Non ; ça vaut-il la peine?
— Superbe ! mais d'un prix I II parle de vingt
mille,
— C'est salé. Je reviendrai par là. Et vous con-
218 LA VIEILLE ROCHE
naissez-vous cette jument alezane qui est chez
J[osué ?
— Non. Depuis quand ?
— D'hier. Il faut voir ça. Un sang, mon cher, à
tout casser.
— Même les os! Merci! Nana va bien*?
— Lâchée!
— Ahl... Bonjour!
— Bonjour! » ' . I
De son côté, Valentine alla entendre la messe des
bons Pères, puis elle causa un grand quart d'heure
avec M. Gaumiche, qui lui prêcha les distractions ;
de la campagne. Il s'éloignait lui-même de Paris,
avec la permission de ses supérieurs, pour, prendre
les eaux de Niederbronn. Les austérités du carême
et les fatigues du »saint ministère exigeaient impé-
rieusement cette réparation. Le bonhomme exhor-
tait toutes ses pénitentes à suivre son exemple ; il 1
leur permettait même de s'abstenir des sacrements |
pendant une partie de l'été ; car il est avéré, dans |
la haute dévotion parisienne, qu'il n'y a pas de con-
fesseurs possibles en province.
Ce départ attrista Mme de MabJy. Qu'allait-elle
devenir pendant un mois, loin du seul homme qui
eût sa confiance entière?
Elle rentra à l'hôtel, tandis que son mari chan-
geait de toilette, et ces deux êtres, unis par un mi-
racle de l'amour, se rencontrèrent, pour la première
fois de la journée, dans leur salon, sous les yeux de
la comtesse Adhémar et de la vieille duchesse.
Mme de Haut-Mont et sa nièce couraient ensemble
LES VACANCES DE LA COMTESSE 219
pour leurs visites d'adieu. Chemin faisant, elles
avaient parlé de Valentine, et ces deux graves per-
sonnes étaient tombées d'accord sur les malheurs
de la jeune femme et les persécutions de Gontran.
Elles se croisèrent bravement pour la délivrance de
leur amie : il fut résolu dans la voiture que Valen-
tine viendrait à Carville, avec ou sans mari. Le beau
Mably tomba donc dans une véritable embuscade :
il fut lardé de petits mots piquants, mais il ne les
sentit même pas. JLa préoccupation de son amour '
naissant formait autour de lui une cuirasse impéné-
trable. On le battit en brèche, lui, sa maison, son
mobilier, sa vie casanière et le despotisme auquel il
soumettait sa femme ; on raconta l'histoire allégo-
rique de ces deux époux enfermés qui finissent par
se dévorer l'un l'autre : « Le commissaire de police,
averti trop tard, ne trouva plus que la canne du
monsieur et l'ombrelle de la damel » La duchesse
exposa par le menu toutes les conséquences de
l'ennui claustral ; Yolande fit un tableau des plaisirs
innocents qui foisonnaient à Carville ; Gontran
n'entendit rien, ne vit rien, ne remarqua rien, sinon
que ces deux dames étaient encore plus bavardes et
plus déraisonnabjes qu'à leur ordinaire. Mais il
n'eut pas l'idée de se demander pourquoi. Cherche-
t-on à savoir pourquoi les mouches redoublent
d'importunité à l'approche d'un orage?
Son calme étonna bien les deux amies de sa
femme. Elles y virent l'effet d'une profonde et ma-
chiavélique dissimulation. Yolande et la duchesse
s'avouèrent vaincues et s'inclinèrent devant cette
220 LA VIEO-LE ROCOT
volonté ferme, inébranlable, qui n'était pas même
effleurée par les arguments les plus décisifs. La du-
chesse disait, çn remontant dans sa voiture : « Quel
homme I Aussi renfermé que son pauvre père était j
ouvert! Il a manqué sa vocation ; sa place était dans i
la diplomatie, r \
VII
LA GRISE
Après le départ des voyageuses, Grontran revint
au salon, baisa le front de Valentine, et lui demanda
comment elle s'était portée depuis la veille.
Je ne sais pas, répondit-elle. :i>
Il ne songea pas même à relever le mot^ soit qu'il
ne l'eût pas entendu, soit qu'il fût accoutumé aux
caprices nerveux de sa femme. Valentine prit une
tapisserie et se blottit dans un coin. D ôt sauter la
bande d'un journal, ouvrit la porte-fenêtre du jartiin
et se mit à cheval sur une chaise.
Sa femme levait les yeux sur lui de temps à autre,
puis reprenait sa tapisserie avec un geste d'impa-
tience. Quant à lui, il buvait à petites gorgées la
prose du journal bien pensant, laissant errer ses
yeux sur les arbres du jardin, suivant sans y penser
les ébats de deux merles, et rêvant à ce sermon de
222 LA VIEILLE ROCHE
charité où la marquise de Lanrose lui avait presque
donné rendez-vous pour demain.
Valentine, qui était assise devant la pendule,
trouva charmant d'interrompre les contemplations
de son mari :
« Que dit-on de nouveau dans la gazette?
— Mais rien, cher ange. Ah î si. On dit qu'avant
six mois les Autrichiens auront .la guerre.
— Heureux Autrichiens I
— Comment?
— Dame, ils n'auront pas le temps de s'ennuyer.
— C'est juste. » '
(Un bon moment de silence). Valentine reprit à
brûle pourpoint :
« Quelle heure est-il? »
Contran se leva sans marchander, r^arda la pen-
dule et répondit :
« Vous auriez pu le voir de votre place; il est
deux heures. :d
11 reprit son journal, sa chaise et sa rêverie. Va-
lentine aurait voulu le battre. Elle attendit qu'il fût
bien installé au fond de ses pensées pour élever la
voix de nouveau.
^ Quel jour est-ce aujourd'hui?
— Ces dames l'ont dit tout à l'heure : c'est ven-
dredi.
— Ahl... alors, faire atteler le coupé à trois
heures, voir deux familles pauvres dans la rue du
Cherche-Midi ; visiter, pendant qu'on y est, la mar-
quise de Pontéjoux et converser très-sérieusement
sur la pluie et le beau temps, avec accompagnement
LES VACANCEg DE LA COMTESSE 223
de baromètre ; à quatre heures, entrer à la pension
des bons Pères et porter des gâteaux au petit Léo-
pold de Girenseigne.
— Vous pouvez rayer ce chapitre-là. Léopold est
parti en vacances depuis trois jours.
— Heureux Léopold I II a des vacances!... Donc
faire un tour de promenade ^ans cet abominable
Paris, ou respirer, à mon choix, la poussière du bois
de Boulogne ; à six heures, rentrer à l'hôtel et faire
une toilette modeste... Pourquoi la mode exige-t-
elle qu'on porte toujours des gants trop longs?
— Parce que les gants sont faits pour protéger
les mains et non pour les montrer aux passants de
la rue.
— Merci!... A sept heures, vous savez que nous
dînons chez la princesse Galeazzi, en petit comité,
avec l'abbé Pruchot et une demi-douzaine de chats.
Quel plaisir !
— Pourquoi avez-vous accepté?
— Laissez-moi terminer le programme de la fête.
A neuf heures, recevoir les adieux de mon doux sei-
gneur qui va fumer au club je ne sais combien dé
cigares; à neuf heures cinq minutes, prendre place
à une table de whist et jouer le mort jusqu'à onze
heures, plaisir mondain s'il en fut. A onze heures,
remonter en voiture et rentrer définitivement à
l'hôtel, où Ja Couronne des grâces et FabioJa, ro-
mans sérieux, m'endormiront avant minuit. Oh!
nous aurons bien du plaisir, moi surtout, dans cette
belle journée de jeunesse !
—Mais vous n'êtes obligée à rien, Valentine, et si.
S24 LA VIEILLE. ROCHE
— En revanche, demain l Ah ! demain ! ce sera
absolument la même chose, sauf le whist de Mme Ga-
Icazzi qui sera remplacé par la conférence du père
Tricotel I
— C'est un saint homme, chère amie, si j'en crois
ce que vous m'avez toujours dit. D faudra même que
)e l'entende un jour,^ïar il est à la mode.
— Ciomme les gants trop longs. Enfin! Encore
une heure de tapisserie ! J'aurai le temps de remplir
le fond. Savez-vous où l'on a mis ces dernières ro-
mances?
^-Quelles romances?
— Celles qui sont autorisées par la congrégation
de rindex. Vous savez bien qu'on n'en admet pas
d'autres. »
Grontran se leva avec l'empressement le plus ai-
mable et apporta devant sa femme tout le casier à
musique.
« Merci, dit-elle. Décidément, j'aime mieux chanter
de mémoire. H y a ce noël arrangé par Nicoud; je
veux que vous m'en disiez votre avis. »
Le comte s'étendit dans un fauteuil et supporta les
premiers couplets jusqu'au septième. Mais le noël
en comptait dix-huit, et Valentine l'avait choisi par
malice plutôt que par goût. Au huitième, Contran
tomba dans une espèce de mélancolie qui ressem-'
blait fort au sommeil. La promenade du matin, le
grand air, la digestion d'un déjeuner solide, la mu-
sique un peu traînante du noël, tout excusait cette
faiblesse.
Mais Valentine ne la pardonna point. Elle referma
LES VACANCES DE LA COMTESSE 223
le piano avec violence, tira un cordon de sonnette,
et dit à son mari :
« En vérité, monsieur, c'est du dernier galant. j>
Elle se retourna au même instant vers le valet
qui avait ouvert la porte :
« Dites qu'on attelle le coupé.
— Chère amie, dit Gontran, je vous demande un
million de pardons. J'étais là, je... réfléchissais. Le
temps est d'une pesanteur accablante.
— Avez-vous jamais songé, monsieur, vous qui
réfléchissez souvent, à la triste condition des femmes
de bien? Quelle existence! se lever tous los matins,
Be coucher tous. les soirs, tourner comme un cheval
de manège dans un cercle d'occupations inutiles, de
visites ennuyeuses, de cérémonies glaciales, de de-
voirs insipides et de plaisirs pi-us fades encore que
les devoirs!... »
Le comte se jeta en arrière comme un voyageur
qui aurait marché sur la queue d'un tigre, mais saus
quitter un instant le sourire immuable des gens dn
monde :
« Quelle explosion! dit-il.
— Ahl tant pis! C'est l'ennui comprimé qui
éclate !
— Quoi I vous vous ennuyez ! Et vous ne le disiez
pasi
— Je ne m'ennuie pas, non; je me consume I
L'uniformité de la vie que je mène me tue à petit
feu! Dire que le petit Girenseigne a des vacances,
que ses professeurs ont des vacances, que les avo-
catSy les juges, les hommes les plus gi*aves de Paris,
15
226 LA VIEILLE ROCHE
nos confesseurs eux-mêmes ont des vacances ! Mon
coiffeur, mon coiffeur!* m*a fait savoir ce matin
qu'il prenait ses vacances ! Il n'y a que moi seule
qui marche sans m'arrôter dans un sentier battu et
rebattu, et qui n'obtiens jamais de vacances!
— Nous sommes au moins deux, chère amie, car
si vous entendez par vacances une rupture avec
toutes les habitudes de la vie, je n'en prends certes
pas plus que vous.
— Eh ! quelle différence, monsieur ! Votre vie de
chevaux, de clubs et de cigares est mille fois plus
variée que la nôtre !
— Vous me rendrez pourtant cette justice que je
ne vous ai jamais refusé ni distractions ni plaisirs.
S'il vous a plu d'embrasser une existence de jeûnes
et de mortifications, ce n'est pas moi qui vous l'ai
conseillée : on connaît mes principes, Dieu merci !
Depuis que vous avez trouvé joli d'interposer vingt
moines, deux cents nonnes et deux mille mendiants
entre vous et moî, je n'ai pas abusé des loisirs qui
m'étaient faits. On ne vous a pas dit que je me
fusse jeté à corps perdu dans les folies parisiennes ;
chaque fois qu'il vous a plu de me retenir, je suis
resté....
— Eh! mon Dieu! restez, courez, soyez fou,
soyez sage ; mais changeons, au nom du ciel ! Ne
nous pétrifions pas pour un nouveau siècle dans
cette odieuse immobilité! Je me disais tout à l'heure,
en faisant mes adieux à ces dames, que si... mais
vous allez vous scandaliser contre moi.
^- Vous savez bien que non. Dites ce que vous
LES VACANCES DE LA COMTESSE 227
pensiez en faisant vos adieux à ces perssnnes rai-
sonnables!
— Je me disais, Gontran, que si les femmes de
notre monde avaient deux ou trois mois dans l'année
pour vivre à leur fantaisie et se promener librement
hors du cercle de leurs ennuis...
— Hé bien?
— On ferait une provision de philosophie ; on
remplirait ses poumons de grand air ; on serait plus
forte et plus gaie à la rentrée des classes ; et si,
dans les dix mois de Tannée scolaire il se i^encon-
trait par hasard quelques instants comme celui-ci,
on se consolerait en effaçant les jours du calendrier
et en rêvant aux vacances prochaines !
— Bellement, bellement, petite collégienne! Je
ne suis pas un ennemi de la* liberté, mais encore
faudrait-il savoir ce que vous entendez par là.
— Vous me connaissez trop pour que l'équivoque
vous soit permise. Je ne demande qu'une liberté
honnête et chrétienne, telle qu'on peut l'accorder
sans crainte à la comtesse de Mably.
— Il faut que j'aie l'entendement fermé ce matin,
cai^ je m'exténue à vous comprendre. Souhaitez-vous
que je vous mène aux glaciers de la Suisse? aux
lacs d'Ecosse ? aux rochers de Penmarch ? aux pré-
cipices de Gavarnie? Je ne vous refuse rien, mais
soyez avertie que tout cela est assommant.
— Je ne vous demande pas le sacrifice de vos
habitudes.
— J'avais bien deviné, mais je ne voulais pas
m'en croire.
228 LA VIEILLE ROCHE
— Yolande va seule à Carville.
— Il fallait donc me dire sans détour que cette
place émaillée de crinolines flamboyantes exerçait
sa petite fascination sur vous. C'est Carville que vous
rêvez?
— Peut-être.
— Avec ou sans moi, décidément?
— Voulez-vous me permettre un accès de fran-
chise? Des vacances avec vous, mon cher maître,
ne seraient plus des vacances.
— Tiens ! tiens !
— J'ai besoin de vous regretter, ou plutôt, passez-
moi cette coquetterie, j'ai besoin que vous me re-
grettiez.
— Expérience très-critique !
— Vous m'aimez, je le crois ; mais je crois aussi
que vous ne savez pas vous-même comment ni com-
bien vous m'aimez. Nous ne nous sommes pas assez
quittés, nous avons vécu trop constamment en-
semble; c'est pourquoi nous ne sommes pas plus
unis. Je parie, et j'espère, qu'après avoir passé seu-
lement deux mois loin de votre femme, vous serez
guéri de l'indifférence ou de la satiété que vous éta-
liez tout à l'heure entre les bras de ce fauteuil !
— Mais je vous jure, Valentine. . .
— Ne jurez pas I vous avez dormi.
— Est-ce pour tout de bon que vous me proposez
deux mois de veuvage?
— J'ai dit deux ou trois; mais va pour deux, si ce
chiffre vous agrée.
— Et ne craignez-vous pas qu'on votre absence
LES VACANCES DE LA COBiTESSE 229
il me prenne tentation d'abuser de ma liberté'/
— Non.
— Vous êtes donc bien sûre de moi?
— Comme de moi-même, et c'est tout dire.
— Vous avez raison, Valentine ; merci.
— Et vous m'accorderez ce que je vous demande?
Bientôt?
— Dès demain^ si vous voulez.
— Sérieusement?
r- Gaiement. Mais qui diable vous a mis cette
idée en tête ?
— Yolande, la duchesse, tout le monde ; et vous
plus que personne, monsieur du fauteuil I
— Cest-à-dire que, pour un péché de sommeil,
vous me mettez en pénitence !
— Et vous voyez que mon idée n'est pas si mau-
vaise, puisque déjà vous redevenez galant !
— Vous ne me défendrez point de vous visiter à
Carville?
— H ferait beau voir que vous n'y vinssiez pas !
Adhémar lui-même fait le voyage!
— Mais comment pensez-vous vous y installer ?
— Je n'emmène que Juliette. Voilà!
— Juliette est le modèle des femmes de chambre,
mais elle ne vous bâtira pas un chalet.
— Nous en louerons un tout bâti.
— n n'y a plus rien dans le village à ce moment
de l'année,
— Quoi ! Pas même une cabane de pêcheur?
— Pas même, ou je serais bien étonné.
— Qu'à cela ne tienne 1 Yolande est chez elle, et
230 LA VIEILLE ROCHE
installée granaement, car elle emmène moitié de sa
maison. Si elle ne loge ni sa mère, ni la duchesse,
elle aura bien sans doute un petit coin pour moi. Je
vais la voir 1
— Vous savez qu'elle est en tournée de visites.
— Allons lui demander à dîner.
— A la veille d'un départ, Yolande doit dîner au
restaurant.
— Hé bien! je cours rue de Ponthieu, je lui laisse
un rendez-vous pour sept heures, nous passons la
soirée tous ensemble, et demain, adieu Paris !
— Vous ne doutez de rien; c'est admirable. Et
quelles toilettes emportez-vous là-bas?
— Tout ce que j'ai de fait.
— Vos robes de Paris sont bien sérieuses pour la
plage de Carville.
— Oui, mais ma couturière me bâclerai^ s'il le
faut, dix costumes en quatre jours.
— Peste ! Je ne vous reconnais plus, ma chérie.
«— C'est la joie!
— Mais nous devons dîner chez Mme Galeazzi.
— Écrivez-lui que je suis malade et que vous me
tenez compagnie.
— Un gros mensonge 1
— Je le prends sur moi. Sur dix mensonges il y
en a neuf innocents ! C'est la théorie du père Gau-
miche. Quel bonheur ! Je ne ferai pas maigre ! Je
ne jouerai pas le whist ! Je ne sentirai pas le tabac
de .Vabbé Pruchot ! Je n'irai pas demain au ser-
mon du père Tricolet ! Cette idée me rajeunit de
vingt ans l
LES VACANCES DE LA COMTESSE '^31
— En effet, cher baby, vous n'en avez plus que
six. »
Gontran s'arrangea comme il put avec Mme Ga-
leazzi qui était ce qu'on appelle une vraie brebis du
bon Dieu. Valentine, de son côté, courut chez
Yolande, ne la trouva point, envahit le cabinet
d'Adhémar, apprit que le ménage avait fait retenir
un salon du café Anglais, et décida de son autorité
charmante que le tête-à-tète conjugal se transforme-
rait en partie carrée.
Mais Adhémar entre six et sept heures, rencon-
tra Saint-Génin et Bourgalys sur le perron de Tor-
toni. Les deux jeunes gens s'invitèrent. Yolande,
qui n'avait eu vent de rien et qui craignait peut-être
de dîner seule avec son mari, amena la duchesse de
Haut-Mont. Le dîner tournait à la partie de plaisir.
L'étranger s'imagine que Paris est peuplé de ca-
barets élégants. Il n'y en a pourtant que quatre ou
cinq, et je m'étonne que ce peu suffise à tous les
besoins de la bonne et de la mauvaise compagnie.
Il est vrai que la bonne compagnie dîne générale-
ment che^ elle. Lorsqu'un couple aristocratique se
fait conduire au restaurant, c'est neuf fois sur dix
pour satisfaire un caprice de madame, accepté ou
subi par monsieur. Les hommes ne sont pas fous
de cette petite débauche. Pour peu qu'on ait vécu,
on connaît particulièrement tous les cabinets de
Paris : on retrouve au fond des saUères et au bout
du nez du garçon des souvenirs qui n'ont rien de
conjugal. Un mari délicat et qui a pour sa femme le
respect qu'elle mérite ne peut guère, sans un frois-
232 LA VIEILLE ROCHE
scment intérieur, la voir assise à la place de
Mlle Tata, les pieds sur le tabouret de Mlle Marco,
le visage reflété dans la glace où Mlle Ghippe a des-
siné son cœur avec la pointe d'un diamant, un soir
que la poudre de riz demandée n'arrivait pas assez
vite. Malgré le soin qu'on prend d'ouvrir toutes les
fenêtres après le départ de chaque société, il reste
bien dans l'atmosphère une bouffée de cigarette.
Or, Je mari le moins scrupuleux, celui-là même qui
a pris un potage aux œufe pochés la nuit dernière
avec Mlle Brindisi, rougirait à Tidée que la mère de
ses enfants avale la fumée de Mlle Brindisi.
Mais il faut bien qu'on l'avoue, ce sacrilège, qui
choque la pruderie du sexe fort, n'inspire aucune
répulsion aux plus honnêtes femmes. La curiosité
chez elles est plus forte qije tout. Le vrai monde
recherche avec une incroyable avidité les secrets de
•l'autre. Et comme on ne vend pas tous les jours le
mobilier de Mlle X ou Z ; comme une femme de bien
ne rencontre pas souvent l'occasion de visiter les
salons, les boudoirs, les cabinets de toilette où les
millions se fondent comme dans un creuset, elle se
console en pensant qu'elle est assise à la même
place que ces demoiselles, servie par le même gar-
çon et nourrie des mêmes truffes. L'imagination se
donne carrière et parcourt tous les cabinets du voi-
sinage; une syllabe échappée à travers quelque
mince cloison, devient le thème d'un roman com-
plet.
Ce n'est pas tout. Au bout d'une heure, les parois
échauffées par le gaz commencent à évaporer les
LES VACANCES DE LA COMTESSE 233
idées et les sentiments dont elles sont imprégnées.
Car il est bien démontré que nos habitations, 'par
une sorte de rayonnement moral, échangent perpé-
tuellement quelque chose avec nous. Pourquoi les
vieilles cathédrales imposent-elles au sceptique le
plus déterminé une vénération irrésistible? C'est
parce que des millions d'hommes sont venus pen-
dant plusieurs siècles exhaler sous ces voûtes l'a-
doration, le respect et la terreur. Le granit est sa«
turé de prières ; il épanche son trop-plein sur nos
générations sans- foi. L'impression est tout autre
dans une église neuve, on y trouve bien strictement
la piété que l'on y apporte soi-même.
Les spéculateurs se demandent pourquoi un théâtre
neuf fait rarement de bonnes affaires. C'est parce
que les murs ne sont pas encore imprégnés de sen-
timents humains. Le vieil Ambigu est tout trempé
de larmes qu'on y a laissées ; il évapore incessam-
ment une sorte d'humidité sentimentale qui va se
condenser d'elle-même entre les cils des specta-
teurs. Vous y pleurez d'instinct sur telles infortunes
qui vous laisseraient froid dans un théâtre neuf. La
salle du Palais-Royal a des trésors de gaieté folle,
accumulés entre les pores du bois et les interstices
de la pierre. Un parfum de bonne farce se répand
dans l'atmosphère aussitôt que le gaz est allumé.
Mille atomes joyeux s'éparpillent autour de vous et
vous chatouillent pour vous faire rire avant le lever
du rideau.
Cette loi, peu observée jusqu'à nos jours, explique
la gaieté bruyante et la désinvolture excessive des
234 LA VIEILLE ROCHE
mères de famille égarées dans un cabinet de restau-
rant. Ce n'était certes pas le vin de Champagne en
carafes qui troublait le cerveau de Valentine et d'Yo-
lande. Si elles parlèrent un peu trop et trop haut, si
leurs yeux pétillants jetèrent l'incendie dans les
cœurs de Lambert et d'Odoacre ; si elles les enga -
gèrent presque formellement à renfermer leur grand
voyage dans la banlieue de Carville ; si l'on alla rire
en sortant de table dans un petit théâtre étouffant,
si l'on revint souper en bande, sans faim ni soif,
pour le chaste plaisir de déraisonner en commun ;
si le lendemain, au réveil, Odoacre et Lambert
étaient retombés amoureux de Mme de Mably, la
faute en est sans doute aux parois du cabaret qui
transpirent la facilité des femmes et la hardiesse des.
hommes.
Yolande, on le devine, avait été charmée de con-
quérir Mme de Mably. Elle lui offrit avec empres-
sement la moitié de son chalet et l'hospitalité la
plus complète. Tout ce qu'elle emportait fut mis au
service de sa gentille amie sans excepter ces cos-
tumes brillants que Valentine avait tant admirés la
veille. Il y en avait assez, Dieu merci, pour deux
personnes ; on pouvait les partager, tandis que les
tailleurs et les couturières en feraient d'autres. Or
Valentine, par une anomalie inexplicable et pour-
tant assez commune, était fort bien habillée dans
les corsages d'Yolande, qui ne lui ressemblait en
rien.
Dans ce premier élan de générosité féminine, la
comtesse Adhémar promit à Valentine son meilleur
LES VACANCES DE LA COMTESSE 235
cheval de selle ; car elle en emmenait deux. Le
cheval lui était ordonné par les médecins, mais elle'
n'en usait guère qu'en Normandie. Elle se trouvait
un peu trop forte pour paraître en habit ajusté dans
les contre-allées du bois de Boulogne, tandis qu'aux
bains de Carville, étant reine et maîtresse, elle pou-
vait braver la critique.
La jeune amie s'était tellement effacée depuis
plus de deux ans, que Mme de Lanrose ne pouvait
voir en elle une rivale à craindre. Elle la regardait
bien plutôt comme un joli satellite à montrer. Rien
n'est plus agréable aux femmes à la mode que d'en-
traîner dans leur orbite une cour élégante, jeune et
gaie. Le plaisir de briller ne serait pas complet sans
la gloire d'éclairer, de faire rejaillir sur des astres
secondaires les rayons qu'on projette autour de soi.
Lorsqu'une jolie femme a fait choix d'un bain de
mer, elle voudrait y entraîner nonnseulement ses
amies, mais ses plus simples connaissances. Elle
n'a ni repos ni trêve jusqu'à ce qu'elle ait amené la
foule sur un rocher ou un banc de sable qui tirait
delà solitude son charme le plus doux. C'est que
les Parisiens et surtout les Parisiennes ne suppor-
tent la campagne qu'à condition d'y retrouver Paris.
Yolande avait encore deux raisons pour inviter le
beau monde à Carville. Amour-propre d'auteur :
elle avait découvert ce petit port de Normandie,
aussi vrai qu'Alphonse Karr est l'inventeur d'Étre-
tat. Enfin (j'ai conservé celle-ci pour la dernière), ce
spéculateur en jupons avait acheté pour' un mor-
ceau de pain la moitié du pays; Mme Gilot était
LA VIEILLE ROCHE
propriétaire du reste. La mère et la fille vendaient
cinq ou six francs le mètre des terrains dont Theo-
tare ne leur avait pas coûté cent écus. Or le pays
était si pittoresque que tous les visiteurs, à la fin de
la journée, achetaient un petit parc de sable et de
cailloux et commandaient un chalet.
Les projets de départ étaient bien arrêtés et ren-
dez-vous pris pour le samedi soir, quand la joyeuse
compagnie se dispersa vers deux heures du matin.
Le comte et la comtesse de Mably rentrèrent chez
eux dans une voiture de remise avec Lambert de
Saînt-Génin, que le grand air acheva. Il était parfai-
tement gris. Devant un tiers qui n'a plus sa raison,
on se sent presque en tête-à-tête. Valentine fit mille
agaceries à Gontran, mais Gontran y répondit peu.
Il pensait à sa liberté reconquise et aux vacances
où il allait entrer lui-même. Du reste, il avait chaud,
il était las, Fair méphitique du théâtre et l'air fumeux
du restaurant l'avaient coiffé d'une calotte de plomb.
Dans ces dispositions, un mari a des yeux pour ne
pas voir la gentillesse de sa femme et des oreilles
fermées aux plus tendres provocations. Il ramena
Valentine jusque chez elle, et, sous prétexte de cou-
cher Saint-Génin, il gagna son lit sans détour.
Si grand docteur qu'on soit dans l'étude du cœu''
féminin, on n'entend pas toujours sonner l'heure de
la crise. Tous les maris se promettent de veiller au
grain quand le moment sera venu, mais plus d'un
cherche à l'horizon les dangers qui lui pendent sur
ia tête. La science vous apprend des généralités
^rt belles et fort utiles, mais pour les appliquer à
LES VACANCES DE LA COMTESSE 237
propos il faut un certain art. Tel médecin qui rai-»
sonne comme un livre manque absolument de dia-
gnostic. Autant vaudrait pour ses malades qu'il n'eût
jamais rien appris, car il les laissera mourir tout
comme un autre. Gontran possédait sur le bout du
doigt la liste de ces jolis symptômes que notre Oo
tave Feuilleta notés en maître : vanité des vanités!
Vers midi toute la maison s'éveilla. Lambert
descendit chez son cousin pour savoir si l'on ne
mangerait pas bientôt. Il sentait, disait-il, des tirail-
lements dans l'estomac, et une sorte d'inquiétude à
la racine des cheveux. Les leçons de l'expérience
l'avaient conduit à croire qu'un déjeuner solide était
le topique infaillible en pareil cas. Gontran se re-
tourna quelques minutes sur son lit, clignant les
yeux au soleil insolent qui dansait par la chambre,
, et cherchant au fond de son cœur cette espérance
que^tout homme demande à la vie dans la première
minute du réveil. Les sages et les fous sont esclaves
du même besoin. Pour quitter sans regret.ee riant
pays des songes, il faut voir devant soi quelque
plaisir certain ou tout au moins probable. L'homme
qui sort du lit sans espérer quelque chose, fera triste
figure jusqu'au soir. Gontran n'alla pas loin et ne
chercha pas longtemps : il se rappela que vers neuf
heures il devait rencontrer Éliane, et que les per-
sonnes les plus gênantes auraient quitté Paris avant
l'heure du sermon. |
Le valet de chambre de monsieur, ayant interrogé
officiellement la femme de chambre de madame,
Ut savoir, à monsieur le comte que madame la com-
!
938 LA VIEILLE ROCHl^ |
tesse avait passé une assez bonne nuit et qu'elle
allait descendre à la salle à manger. Les trois con-
vives se mirent à table, et Lambert remarqua la |
pâleur de sa belle cousine. Elle avait mal dormi,
quoiqu'elle protestât du contraire : ses yeux battus
trahissaient le secret de son insomnie ; on pouvait
même admettre qu'elle avait laissé quelques larmes . ;
sur l'oreiller. Gontran ne s'aveugla point sur ces j
légers symptômes, mais au lieu de remonter à la
cause morale, il dit tout simplement :
ft Vous voyez, chère amie : l'habitude de souper
se perd vite. Je parie que Mme Adhémar est aussi
gaillarde ce matin que si elle s'était couchée à dix
heures. C'est qu'elle est entraînée et vous ne l'êtes
plus. » ,
Valentine leva les yeux au ciel, et ce mouvement
pathétique révéla tout un drame intime k l'honnête
Saint-Génin. Il se persuada que la belle cousine
était négligée, abandormée, peut-être trahie à la
fleur de ses jours. A cette idée, il regretta le sacri- 1
fice qu'il avait fait dans la bibliothèque de la Balme;
il serra ses deux poings et tomba avec une sorte de j
fureur sur la volaille froide, le jambon d'York, la sa- j
lade de homard et un vin de Barsac qui était du na- i
turel le plus consolant. !
Valentine déjeuna de quelques tasses de thé, pour |
apprendre aux moins clairvoyants qu'elle se nour-
rissait par devoir, le suicide étant défendu. Sa gaieté
d'hier soir avait fui loin, bien loin, dans le passé^.
La robe de chambre qu'elle avait choisie exprimait
par ses plis mous et tombants le vide d'un cœur
LES VACANCES DE LA COMTESSE '239
tendre et raffaissement d'une belle âme. Et Contran
ne vit rien, sinon que Valentine se négligeait depuis
sa conversien, et qu'elle devrait adopter un négligé
plus folâtre I « Étudiez Yolande, lui dit-il, elle vous
remettra vite au diapason de la vraie toilette.^ Eh
vérité, ma chérie, on croirait que le père Gaumiche
vous prête ses surplis, d
Tout alla du même ton jusqu'au café. Lorsque les
deux cousins firent mine de passer au jardin en allu-
mant leurs cigares, Valentine retint son mari par
un geste empreint d'une grâce mélancolique. Elle
l'entraîna doucement vers un salon voisin, le fit
asseoir dans un tôte-à-tôte, s'appuya sur lui avec
tendresse et le força pour ainsi dire à flairer le par-
fum de spring-flowers dont sa chevelure était im-
prégnée.
(îontran savait trop son monde pour chercher à
se dégager. Mais, dans le fond du cœur, il n'était
pas plus à sa femme qu'à la littérature classique ou
à l'astrologie judiciaire. Voilà ce que les femmes
n'observent pas assez, môme quand elles ont autant
d'esprit que Valentine. D ne suffit pas de bien dire
et de bien faire ; il faut de l'à-propos en tout.
Le comte baisa ce front pur, et du ton de voix
d'un bon père qui va causer poupée avec sa fillette :
« Eh bien, mon ange, dit-il, on a donc quelque
chose à obtenir de ce farouche mari? »
Elle prit une voix grave et môme légèrement
émue :
« Oui, répondit-elle; au moment où je vais m'é-
loigner de vous, pour la première fois depuis cinq
S40 LA VIEILLE ROCHE
ans, cher bien-aimé, mon cœur se serre, n me
semble que tout mon être va se déchirer en deux!
— Diable! pas de ça! je vous aime mieux tout en*
tière.
— Écoutez-moi sérieusement, comme je vous
parle.
— Voyons, baby, il ne s'agit pas d'un voyage en
Australie; vous savez que Garville est à quatre
heures de Paris.
— La distance n'est rien ; c'est la séparation qui
est tout. Je ne sais en vérité quelle fantaisie étrange
m'avait traversé l'esprit. J'étais absurde hier, mais,
grâce à Dieu, il est temps encore. Voulez-vous ou-
blier les folies que je vous ai dites et reprendre les
vacances que vous m'avez données?
— Mais certainement, ma chérie.
— Quel bonheur !
— Justement ce que vous disiez hier : Quel bon-
heur ! J'irai dîner chez Mme Galeazzi ! je sentirai le
tabac de l'abbé Pruchot ! j'irai au sermon du père
Tricotel! Est-ce cela que vous disiez, ou le con-
traire? Je ne sais plus. N'importe; votre bonheur
n'est pas difficile à faire, mon grand baby, puisque le
pour et le contre vous jettent également dans
l'extase !
— Vous ne me comprenez pas, Gontran.
— C'est entendu ! Si jamais on trouve un mari qui
comprenne sa femme, on le fera voir pour de l'ar-
gent à tous les autres. Vous savez que vous êtes
jolie comme un amour, ce matin. Une morbidessel
une grâce ! un velouté dans l'œil !
LES VACANCES DE LA COMTESSE "iM
— C'est c[ue je vous aime, moi !
— Et moi doncl Nous sommes à deux de jeu, ma
chatte céleste ! Ainsi , c'est décidé. Vous n'allez
plus à Carville? une fois, deux fois, trois fois?
— Non, puisque vous m'aimez.
— Bien, c'est parfait. Mais écrivez un petit mot à
Yolande.
— Tout de suite ! »
Elle courut jusqu'au cabinet de Gontran , sans
quitter ce cher mari qu'elle traînait derrière elle.
EUe sauta sur une plume et saisit d'une main ré-
solue une toute petite feuille de papier. Elle griffonna
quatre lignes au galop, comme on écrit au théâtre;
elle jeta une poignée de poudre sur ces pattes de
mouches héroïques, plia la feuille en deux, la jeta
dans une enveloppe, mit l'adresse et tendit la lettre
à son mari par un geste qu'elle trouva sublime.
« Faites-la porter, lui dit-elle; je reste. »
Son regard étincelant, sa bouche imperceptible-
ment entr'ouverte, ses narines palpitantes et mille
autres détails de physionomie qu'elle admirait elle-
même dans une glace lui rappelaient Pauline,
Emilie, Camille, et toutes les femmes de Corneille
dans leurs plus beaux moments.
Le comte prit la lettre sans lever au préalable ses
bras et ses yeux vers le ciel ; il la mit bourgeoise-
ment dans sa poche et dit du ton le plus* familier.
« Au fait, chérie, je vais la porter moi-même. J'ai
justement à causer affaires avec Adhémar. »
Valentine laissa tomber ses mains et jeta sur son
mari un coup d'œil où la douleur, la stupéfaction et
iù
242 LA VIEILLE ROCHE
un petit commencement de colère étaient tordus
ensemble comme les fils d'un cordonnet :
c Vous allez chez Adhémar !
— Sans doute; il a dû recevoir ce matin des nou-
velles de Humbé.
— Vous sortez I pour affaires ?
— Pour affaires, oui, mon ange. Et un peu aussi
pour me promener.
— Gontran !
— Qu'avez-vous donc ? Est-ce que je ne sors pas
tous les jours?
— Mais aujourd'hui, ingrat, c'est donc un jolir
comme les autres \
— Il me semble.
— Oh !... quitter votre femme dans un pareil mo-
ment 1
— Le moment serait donc particulièrement so-
lennel?
— Je vois bien que vous ne m'aimez plus !
— Mais si, mais si !
— Vous ne m'avez jamais aimée! Que je suis
malheureuse ! Il ne me reste plus qu'à mourir !
— Foi de mari, ma chère enfant, je veux être
taillé en pièces si je comprends pourquoi vous
pleurez ! »
Elle se plongea dans un fauteuil, enferma sa tête
dans ses mains, et s'écria d'une voix mouillée de
larmes, entrecoupée de sanglots :
« C'est le bonheur, c'est la confiance, c'est le der-
nier espoir de ma vie à jamais perdue qui s'écoule
par mes yeux l »
LES VACANCES DE LA COMTESSE 243
Gontran pensait, avec juste raison, que les mous-
taches des hommes sont faites pour essuyer les
larmes des femmes. Il appliqua sa théorie, sans atten-
dre plus ample informé. Le mouvement fut prompt,
naturel, exécuté avec une verve et un entrain mili-
taires. Aussi, vit-on bientôt un sourire charmant
sécher la rosée de ces beaux yeux, comme le soleil
levant sèche les larmes de la nuit. Personne ne
pourrait dire par quelle transition le mari se trouva
assis dans le fauteuil de sa femme et la femme sur
les genoux de son mari ; mais ce déplacement ne
prit pas plus d'une demi-minute.
« Si vous avez pitié de moi, dit Tenfant, c'est donc
que vous m'aimez encore?
— Mais je vous adore, mon cher baby. Ce n'est
pas de la pitié ; c'est la tendresse la plus sincère et
la plus fidèle qu'une femme jeune, belle, aimante et
intelligente comme vous, ait jamais fait éclore dans
le cœur d'un mari !
— Il me semble que vous ne le diriez pas si bien
6i ça n'était pas vrai. Moi, je Vous aime, voyez-vous,
comme une malade I
— Chère enfant ! et moi donc I Est-ce que mon
amour ne se lit pas dans mes yeux? Est-ce que
votre main, quand je la serre dans la mienne, ne
sent pas que nos deux êtres ne font qu'un et qu'il
n'y a pas de limites entre nous?
— C'est vrai. Quand Vous le dites, il m'est impos-
sible de ne pas le croire... Mais, alors, pourquoi
avez-vous été si méchant tout à l'heure ?
— J'ai donc été méchant sans m'en douter? Eh
244 LA VIEILLE ROCHE
bien I donnez-moi l'occasion d'expier ce grand crime.
Ordonnez, et j'obéis.
— Mais, maintenant, je suis tout intimidée, je
n'oserai plus vous dire, ce que je rêve depuis si
longtemps.
— Dites toujours : c'est accordé d'avance.
— Aidez-moi !
— Mais, comment, si vous ne me mettez pas sur
la voie?
— Un mari doit deviner les désirs de sa petite
femme avant qu'elle ait parlé, Gk)ntran ! cher Gon-
tran de mon âme 1
— Certainement, certainement, ma belle chérie.
Voyons : ce que vous désirez, ce n'est plus d'aller à
Carville avec ces dames?
— Oh I non ! >
— Est-ce une fantaisie de toilette! de bijoux I de...
Vous avez peut-être des dettes ?
— Quelle horreur I
— Les meilleures femmes en ont, et les mieux
nées, par le temps qui court.
— Vous savez bien que depuis plus de deux ans
je n'ai pas eu l'occasion d'en faire.
— Vous voulez voyager, peut-être ?
— Ah 1 pour le coup, vous brûlez I
— Gomment! Ge n'était que cela? mais cher
amour, quand je vous donnais des vacances, je n'a-
vais pas la prétention de vous interner à Garville.
— Je voudrais aller n'importe où, pourvu que
nous y fussions ensemble. J'ai besoin de vivre quel-
que temps pour vous àeul et de vous avoir à moi
LES VACANCES DE LA COMTESSE 245
seule. Je ne demande rien d'impossible ou de rui-
neux : donnez-moi quinze jours de véritable vie!
Quinze jours à passer auprès de vous, en vous, dans
vos bras!
— Regardez-vous là-bas, dans cette glace et dites-
moi un peu où vous êtes? '
— Sans doute, mais ce n'est pas cela. Nous sommes
à Paris, nous appartenons au monde, à votre club,
à nos amis, à nos relations, à nos gens 1
— Je vous assure, chère enfant, que pour être
bien à soi, la meilleure méthode connue est encore
d'être chez soi. Notre maison n'est pas située au
milieu de la rue Saint-Denis ; le silence, le calme,
la verdure abondent autour d'elle ; nous l'avons dis-
posée à notre goût, nous y avons pris nos habi-
tudes; il faudrait aller loin pour en trouver une plus
belle et plus commode, et...
— Et vous n'y restez pas !
—J'y resterai.
— Mais je n'y reste pas non plus \
— Restez-y !
— Non I je voudrais changer...
— De quoi?
— De tout, vilain, excepté de mari !
— Bien! La campagne, alors? Rien n'est plus
simple. Nous sommes invités dans dix châteaux, à
votre choix.
— Quelle horreur! s'habiller quatre fois par jour,
être en spectacle, rivaliser avec vingt autres femmes
plus coquettes, plus vides, plus écervelées l'une que
l'autre I Se soumettre aux allures de la maison, faire
246 LA VIEILLE ROCHE j
des parties, être l'esclave des plaisirs d'autrui! Vous
ne comprenez pas que je voudrais être avec vous,
sans obligations à remplir, sans connaissances à ,
voir, sans garder un seul point de contact avec le
genre humain ? là 1 est-ce clair ?
— L'isolem ent absolu n'est possible qu'en voyage ;
et vous ne voulez pas voyager.
— On rencontre trop de monde. ;
— Ceux qu'on voit pour un jour sont comme s'ils
n'existaient pas.
— Je voudrais un bonheur tranquille,
— Prenons un chemin de fer au hasard; arrêtons-
nous dans une jolie ville où nous ne connaîtrons
personne, à Nancy, à Toulouse, à Bordeaux, à Mar-
seille, à Tours ; installons-nous à l'auberge et nous
y trouverons le bonheur tranquille que vous rêvez.
— Les auberges me donnent froid au cœur. Je
regretterai toute la vie que notre lune de miel se
soit passée sous un toit banal. Qui peut dire com- !
bien de gens et de quelle sorte ont campé depuis
cinq ans à notre pauvre numéro 3? C'est la profa-
nation des souvenirs les plus sacrés, c'est...
— Cependant, avec la meilleure volonté du monde,
je ne pouvais pas en partant faire murer la porte.
— N'y a-t-il donc pas sur la terre, loin de Paris ^ j
et de toutes les villes, une petite maison perdue au !
fond des bois ? !
— Il y en a beaucoup, mais je ne vous garantis
point qu'elles soient des plus confortables. |
— Ehl qu'importe? Le bonheur est accommo-
dant ! Découvrez-moi la maison, je vous promets de |
LES VACANCES DE LA COMTES^ 247
la trouver assez belle. Personne ne connaîtra le
secret de notre solitude ; nous effacerons les che
mins pour que le hasard même ne puisse jeter un
importun entre nous. Les lettres, les journaux vous
attendront ici; le genre humain s'arrangera. pour
vivre sans nous durant cette bienheureuse quinzaine.
Nos gens ne sauront pas où nous sommes.
• — Vous emmènerez bien votre femme de chambre,
pourtant?
— Non, certes.
— Et qui vous habillera, mon ange ?
— Vous I
— Mon éducation, quoiqu'elle ait coûté cher, est
restée terriblement incomplète. J'excelle à dégrafer
votre robe après le baJ, mais du diable si je saurais
la remettre. ,
— Je m'habillerai donc moi-même, maladroit, et
vous vous bornerez aux choses que vous savez
faire.
— Adorable I
— Je m'habillais toute seule au couvent.
— Et qui est-ce qui vous faisait là cuisine au cou-
vent?
— Mais la converse, une sœur cuisinière.
— Elle ne vous a pas donné de leçons, je sup-
pose? Or, comme dit le brave Saint-Génin (qui s'en-
nuie là-bas à nous attendre), il faut manger 1
— Fi, monsieur! Le vilain motl Je vous parle
d'amour, de solitude, de forêts...
— Tout cela creuse horriblement, cher baby que
vous êtes. On n'a jamais si bon appétit qu'à la cam-
248 LA VIEILLE ROCHE
pagne, au fond des bois, dans les paysages les plus
éloignés du café Anglais. En ce moment vous êtes
à la poésie. Moi aussi : je sors de table. Mais de-
main, à pareille heure, le parfum d'une côtelette
parlerait plus haut à mes sens que cent mille cor-
beilles de fleurs.
— Êtes -vous bien certain qu'une poignée de
fraises, cueillies par nous et bien étalées sur de
larges feuilles, ne vous ferait pas plus de plaisir que
toutes ces viandes animales dont on se gârge à
Paris?
— Comment donc? au dessert. Mais je vous aver-
tis que les fraises des bois sont finies depuis au moins
six semaines.
— On emporte des provisions, alors.
— Connu, les provisions. Mais je vois à votre
innocence que vous n'avez jamais mordu dar.s un
pâté de quinze jours. Il a de la barbe, ma chérie!
une barbe longue de ça! Écoutôz-moi; c'est dur à
entendre, surtout dans les dispositions champêtres
où je vous vois, mais nous sommes des gens civi-
lisés, et pour nous trouver bien quelque part, il faut
traîner à notre suite le matériel et le personnel de
la civilisation. Nous avons absolument besoin d'un
logement commode, de meubles pas trop durs,
d'habits taillés pour nous, de linge blanc en masse,
d'une table proprement servie, et de deux domes-
tiques au moins, dont l'un nous trempe la soupe et
l'autre fasse nos deux lits. 3>
Valentine se mordit les lèvres et reprit sèche*
ment :
LES VACANCES DE LA COMTESSE 249
( Il suffit. Vous ne comprenez pas la solitude
comme moi : n'en 'parlons plus.
— Mais vous ne me pardonnerez point d'avoir
raisonné si juste ?
— Je n'ai pas le caractère si mal fait.
— Cependant vous boudez un peu, soyez franche !
— Souffrir et bouder sont deux. Mais la douleur
est passée. Un simple élancement. Quelque chose
comme la sensation que j'éprouvais dans mon en-
fance quand on m'arrachait une dent de lait.
— Je vous ai donc arraché quelque chose?
— Ma dernière illusion de petite fille. D le fal-
laitl
— Avec tout ca, nous n'avons rien décidé, ma
chérie. •
— Décidez à vous seul; tout m'est indifférent dé-
sormais.
— Pas tant que vous croyez. Je parie que le projet
d'hier soir vous tient encore au cœur.
— Carville?
— Oui ; Carville sans mari; les vacances I
— Peut-être.
— Les Lanrose comptent toujours sur vous ; votre
lettre est encore dans ma poche. Faut-il la remettre
ou la garder?
— Rendez-la moi. »
— Elle déchira sa lettre en quatre morceaux et
dit : € Le sort en est jeté. Je vais chez la couturière
et chez la modiste.
— Surtout ne faites pas d'économies. Nous sommes
riches j grâce au roi Mamaligo. Le dividende sera de
250 LA VIEILLE ROCHE
vingt pour cent cette année. Dpnnez-yous hardiment
lout ce qui vous plaira.
— Merci ! »
Gontran n'avait pas encore trahi sa femme, et
déjà il imitait la générosité des mauvais maris. Je
n'apprends pas à mes lectrices qu'un infidèle achète
presque toujours quelque chose à sa femme avant
de rentrer à la maison. Est-ce pour cacher son jeu,
ou pour imposer silence à ses remords? Voilà ce
qu'on n'a jamais sU:
Madame sortit seule et commanda ses toilettes
avec rage. Je ne sais quel instinct de compensation
la poussait. La femme aimée et heureuse n'a presque
pas de besoins. Le monde est peu de chose pour
elle: elle ne songe pas à éveiller l'attention des
hommes ou la- jalousie des autres femmes : à quoi
bon? son lot lui suffit : elle sait que son mari la
trouve belle. C'est le refroidissement du ménage, le
vide de l'esprit, l'indigence du cœur qui excite l'a-
mour du luxe et le désir de paraître. On cherche à
s'étourdir, on fait du bruit autour de soi lorsqu'on a
peur de s'entendre soi-même. Il y a des moments où
la société entière est menacée par un débordement
de gaspillage féminin. Les fortunes les plus solides
fondent comme neige; il n'y a ni traitement, ni re-
venu, ni gain honnête qui suffisent à la fureur des
besoins artificiels. Les hommes poussent les hauts
cris ; ils déplorent cette monomanie contagieuse qui
les ruine presque tous et en déshonore quelques-
uns. Mais s'ils remontaient de bonne foi à la source
du mal, ils avoueraient le plus souvent que ce luxe
LES VACANCES DE LA COMTESSE 251
maladif est leur ouvrage Sur vingt femmes qui se
lancenty il y en a dix-neuf qui se seraient tenues
bien tranquilles entre les bras de leurs maris. Cette
vérité pratique fera son chemin, un jour ou Fautre, .
et nous redeviendrons des maris excellents, comme
nos bonshommes de pères. Si ce n'est ni par goût,
ni par vertu, ce sera par économie.
Lambert avait eu le temps de fumer deux cigares
lorsqu'il fut rejoint par Contran.
«J'ai cru que tu m'avais oublié, lui dit-il; un
quart d'heure de plus, mes bottes prenaient racine
dans ton jardin. Qu'as-tu fait de ma cousine?
— Je n'en ai. pas fait une femme raisonnable, à
coup sûr.
— T'a-t-elle enfin conté ce qu'elle a?
— Comment! Elle a donc quelque chose?
— Parbleu I
— Tu as deviné ça tout seul? Gros observateur, va !
— J'ai l'air d'un étourdi, mais je connais les
femmes. On ne fréquente pas cinq ans de suite tout
ce qu'il y a de mieux au théâtre de Lyon sans acqué-
rir un peu l'expérience du sexe I
— Il est joli, le sexe que tu étudiais à Lyon !
— Enfin, c'est toujours du sexe. Toutes les femmes
ne se valent pas, j'en conviens, mais elles sont toutes
îetées dans le môme moule.
— Merci pour nos épouses et nos mères 1
— Tu ne veux pas me comprendre ; c'est bon.
— Je te comprendrais sans difficulté, si tu disais
quelque chose. Qu'as-tu remarqué de si particulier
chez Valentine?
252 LA VIEILLE ROCHE
— Presque rien. Elle a du vague à l'âme, comme
disait Chambard.
- Mon bon garçon, défais-toi de deux habitudes :
.Ne cite pas perpétuellement des auteurs comme
l'illustre Chambard et le fiévreux Ducosquet, et ne
juge pas les vraies femmes d'après les poupées de
plâtre et de carton qui fourmillent dans les cou-
lisses.
— Mon cher, j'ai étudié les femmes du monde sur
le vif, et si la discrétion n'était pas le premier devoir
d'un gentilhomme, je te citerai» les noms les plus
considérables de Lyon.
— Trës-bien ! Tu ne voudrais nommer personne
et tu compromets une ville entière. A quels signes
as-tu reconnu cette mélancolie dont tu accuses Va-
lentine ?
. — Je ne l'accuse pas! C'est à toi que j'en ai.
— Bah! Qu'ai-jefait?
— Tu as fait que tu n'es pas assez amoureux
d'elle.
■— Pardon! C'est un peu mon affaire, je crois.
— Je sais ce que tu me diras : je sais qu'entre
l'arbre et l'écorce..». mais tant pis! Je vous aime
tous les deux, toi d'une vieille amitié, elle...
— Achève I
— Est-ce que je sais comment ça s'appelle à Paris 1
C'est de l'amour passé, si tu veux • dans tous les cas
c'est quelque chose de chaud, de sincère et d'hon-
nête. Valentine, vois-tu, est la femme la plus femme
que j'aie encore rencontrée sous la calotte des cieux.
J'en étais amoureux comme une vieille bête quand
LES VACANCES DE LA COMTESSE SS3
je te Tai donnée pour rien. Pourquoi te Tai-je jetée
à la tête en te disant : Prends-la I Parce que je ne me
sentais pas assez malin, assez raffiné pour la rendre
heureuse à son idée. Je me voyais devant elle comme
un rouliér avec une bête de sang; il ne sait par quel
bout la prendre; il a peur de lui casser quelque
chose. Cette femme, mon cher, n'est pas comme les
autres; il faut cent mille fois plus de soins, d'atten-
tions, de délicatesse ; on la chiffonne en soufflant
dessus. As-tu vu la Sylphide ? C'est un ballet. Ahî
quel ballet! n'importe. Eh bien, ta femme, nion cher
ami... j'ai l'air d'un imbécile, mais elle marcherait
sur l'eau sans se mouiller les pieds si elle en avait
envie. Elle a quelque part, dans le dos, de petites
ailes qu'on ne voit pas. Son cœur n'est pas un cœur
comme le mien, le tien, et tous ceux de notre con-
naissance. C'est un petit mécanisme plus subtil, qui
va plus vite et qui se détraque d'un rien. Mais aide-
moi donc, sapristi ! Répète-moi ce que tu me disais
si gentiment la première fois que tu l'as vue h la
Balmel
— A la Balme, mon cher, j'étais encore un peu
neuf, et d'ailleurs je, ne connaissais pas Valentine
comme aujourd'hui. Les jeunes filles ont un avantage
immense sur les autres êtres de la création; c'est
qu'ellesn'existent pas encore et qu'on peut leur prê-
ter autant d'attributs que l'on veut. Aucune loi lïe
nous défend de les croire spirituelles, puisque l'u-
sage leur coud la bouche devant nous. On est libre
de supposer des volcans d'amour au fond de ces
petits cœurs généralement froids et frivoles; rien
254 LA VIEILLE ROCHE
ne prouve qu'elles ne soient pas plus tendres et plus
passionnées que Clarisse, Julie, Sapho, Mlle de Les-
pinasse, et toutes les héroïnes anciennes ou moder-
nes, naturelles ou artificielles : il est si bien établi
qu'une demoiselle à marier doit renfermer tous ses
sentiments en elle-même!
— Non! ce n'est pas de ma cousine que tu parles
sur ce ton-là!
— Je ne désigne personne; il s'agit d'une vérité
générale, et même trop générale, par malheur!
— Tiens, Contran, veux-tu que je te dise? Tu m'as
l'air d'un grand désabusé!
— Tu te trompes. Un homme désabusé est tou-
jours triste : moi, j'accepte gaiement la ^rose de
mon existence. Je ne regrette pas les illusions trop
bleues dont j'avais la cervelle farcie il y a cinq ans.
La poésie est gentille dans les livres, le bleu n'est
pas trop laid dans le ciel; mais une conversation en
vers alexandrins me donnerait des nausées, et si ma
chambre à coucher était bleue, je prendrais le som-
meil en dégoût. Comprends-tu?
— Tu m'entortilles toujours avec des comparai-
sons de l'autre monde, et je ne trouve jamais rien à
te répondre sur le coup. Je sens que tu es dans le
faux, que tu ne rends pas justice à ta femme et que
tu gâches non-seulement ta vie, mais la sienne avec.
Quant à dire pourquoi et comment, c'est ce qui dé-
passe mes forces.
— La vérité, mon cher, est qu'il n'y a rien de
beau, de bon , de parfait, de sublime comme la femme
d'autrui.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 255
— Valentine, à mes yeux, n'est pas la femine d'au-
Irui : c'est la tienne. Elle est sacrée pour moi : je me
couperais la langue avec les dents plutôt que de lui
dire tout le bien que je pense d'elle. Mais j'enrage
de voir que tu ne l'aimes pas comme moi... c'est-à-
dire comipe je l'aurais aimée si j'avais été son mari.
Qu'est-ce que tu lui reproches, à cette enfant?
— Rien au monde.
— Vas-tu dire qu'elle n'est pas la plus jolie per-
sonne de Paris?
— Attends qu'on ait ouvert un concours de jolies
femmes. On y viendra, la mode est aux expositions.
— Enfin, elle est encore embellie depuis votre
mariage!
— Puisque je t'accorde qu'elle est charmantel
Qu'est-ce que tu peux demander de plus?
— Elle cause dans la perfection ; elle a de l'esprit ;
elle met les gens à leur aise ; elle n'a pas toujours
l'air de se ficher de vous conune ma cousine Adhé-
mar.
— C'est vrai.
— Et puis le beau du beau, c'est ce feu contenu
qu'on voit briller au fond cle ses yeux. Qu'on est
heureux de rencontrer sur son chemin une de ces
natures volcaniques qui... que... voilà encore que je
m'embrouille!
— Magnifique, Lambert! Oui, je tombe en admira-
tion devant toi. Tu crois encore auxAndalouses! Tu
vas me réciter des vers de Musset!
— Qui ça, Musset?
— Cette naïve interrogation t'élève encore plus
256 LA VIEILLE ROCHE
haut dans mon estime. Non-seulement tu es le der-
nier des romantiques, mais tu l'es par instinct, spon-
tanément, sans avoir rien appris 1 tu crois aux pas-
sions échevelées, aux bras tordus, aux seins brunis,
aux baisers de rage; peut-être même à cette aimable
théorie de la morsure sentimentale que les vieux
écoliers de 1829 ont léguée aux collégiens de 1858 !
Brave et honnête cousin !
— Mais c'est toi qui m'as dit, parlant à ma per-
sonne : « Cette jeune fille-là est créée pour les gran-
des passions ; elle a du feu dans la tête, elle te rendra
plus heureux en un demi-quart de minute que toutes
les autres en vingt ans.
-— Je t'ai dit ça de ma femme?
— Oui, lorsque nous croyions qu'elle allait être la
mienne*
— Hé bien, si je l'ai dit, oublie-le : tu feras preuve
de goût. Il y a quatre ans, j'avais les idées d'un gar-
çon; aujourd'hui, j'ai celles d'un mari. Rien n'est
changé, sinon ma manière de voir, qui n'intéresse
pas le salut de la France. Valentine est restée ce
qu'elle était : une gentille petite nature, bien douce,
bien honnête, un peu turbulente à la surface, par-
faitement tranquille au fond du cœur, telle ejifin
qu'une femme doit être pour briller dans le monde
sans inquiéter le repos de son mari. Tu la connaîtras
mieux si tu te décides à faire le voyage de Garville.
— Mais c'est tout décidé.
— Tant mieux.
— Et toi?
— Moi, je reste à Paris, mais j'irai certainement
LES VACANCES DE LA COMTESSE 257
VOUS retrouver là-bas de temps à autre. Ma confiance
en elle est absolue. Elle a gardé du Sacré-Cœur un
grand fonds de piété, et la religion, mon cher, est
excellente pour les femmes, les pauvres, les igno-
rants, les...
— En un mot, pour tout le monde, excepté toi ?
^- Si tu y tiens. J'ai vu Valentine dans les salors
les plus brillants, entourée d'hompiages très-flbv-
teurs et qui auraient fait tourner une tête moins
solide. Elle n'a pas bronché, elle n'a pas môme eu
l'apparence d'un éblouissement. C'est un bon petit
cœur de ménage. Je le dis avec une nuance d'or-
gueil, car Valentine est un peu mon œuvre. J'ai aidé
U nature et parfait l'éducation. Si jamais tu te ma-
ries, tu viendras me demander conseil, et je t'ensei-
gnerai comment on dresse une jolie femme.
— Tu. sais bien que je ne me marierai pas.
— Pourquoi donc? Tu es encore un homme pos-
sible, et quand nous t'aurons donné le fil...
— Non ; je me suis juré de rester garçon parce
que, vois-tu, j'ai trop aimé Valentine 1
— Enfin, ça te regarde. Viens-tu flâner à pied
jusque chez Adhémar ? On doit avoir reçu des nou-
velle de Lobé ; il y a du dividende dans l'air.
— Allons ! je ne suis pas fâché de connaître cette
tameuse affaire. S'il y a encore de l'aident à gagner,
on pourrait voir, dis donc! Tous mes fonds disponi-
bles ont été placés par le père Fafiaux, à cinq ou quatre
et demi. Je n'ai pas de besoins, mais je ne détesterais
pas de doubler ma fortune. Ce serait toujours ça de
gagné pour tes entants, puisqu'ils hériteront de moi.
17
258 LA VIEILLE ROCME
— Pauvre ami ! attends qu'ils soient nés,
— Ils naîtront quand tu voudras.
— Ta parole?
— Oui, c'est l'air de Paris qui n'est pas bon. Va-
t'en vivre à la campagne. Le paysan a toujours plus
d'enfants qu'il n'en veut. »
Les deux airiis cheminèrent, bras dessus, bras
ùossous, jusqu'à la rue de Ponthieu, en devisant
d'amour et de mille autres choses. 'Au beau milieu
du pont Royal, ils saluèrent la marquise de Lanrose
qui rentrait chez elle en coupé.
« En voilà une, dit Lambert, on s'aperçoit qu'elle
est dans les petits papiers du bon Dieu, car elle reste
toujours belle.
— Toujours n'est pas poli. Tu devrais bien re-
noncer à tes compliments de province. Mme de
Lanrose est au vrai moment de la vie. La femme ne
commence à exister qu'à trente ans.
— C'est possible, mais elle aura bientôt ses qua»
rante.
— Tu n'en, sais rien, et d'ailleurs que t'importe 7
— Eh bien ! mais, et à toi ? C'est ma cousine : j'ai
bien le droit de dire son âge si je veux.
— Lyonnais indécrottable !
— Les Lyonnais sont francs et solides ; c'est tou-
jours ça qu'ils ont pour eux. Qu'est-ce que tu penses,
toi, de la cousine Lanrose?
— Rien que d'excellent. C'est une charmante per-
sonne au physique et au moral, et tu te ferais mal
,' uger dans Paris si tu te permettais d'en parler d'un
autre ton.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 259
— Es-tu bien sûr que jamais, depuis son mariage?
— Quoi?
— Enfin, tu me comprends. Le cousin a toujours
de Tapparence, mais, entre nous, il est un peu sur
ses boulets.
— Je l'avoue, etje crois même que s'il papillonne
encore à l'Opéra, c'est pour se rajeunir au yeux du
monde.
— Et tu crois que sa femme accepte de bon cœur
un veuvage si prématuré ?
— Je suis sûr qu'elle n'a jamais failli, et que, pour
l'entraîner, il faudrait une de ces passions violentes,
despotiques, irrésistibles, qui.... qui ne sont pas dans
la nature, comme je te le disais tout à l'heure, au
jardin. Mais je ne vois personne lui faire la cour, ni
toi non plus, je suppose.
— Non, non. C'est que le cousin ne rirait pas.
Bigre ! Et je crois que sur le terrain, il serait plus
brillant que dans son ménage. Je l'ai vu dans sa salle
d'armes, avec Pons. Le fer en main, c'est un homme
de vingt ans.
— A la bonne heure ! » '
A.dhémar était rayonnant lorsque les deux cou-
sins entrèrent dans son cabinet. Il avait reçu les
meilleures et les plus brillantes nouvelles. Le dernier
paquebot arrivé à Marseille apportait en métaux et
en marchandises une valeur de plusieurs millions ;
la ville de Lohé grandissait à vue d'œil ; les aaciens
marécages se vendaient comme terrains à bâtir;
le fleuve n'était plus qu'à cinq lieues de la mer:
Mamaligo s'exerçait à porter un uniforme de tam-i
260 LA VIEILLE ROCHE
bour-major français ; il apprenait notre langue.
« A propos, Saint-Génin, dit M. de Lanrose, con-
naissez-vous à Lyon ou dans la banlieue une famille
Mouton?
— Dans la banlieue ? Connais pas. Dans la ville ?
Peut-être. Mais ce n'est pas une maison de premier
ordre, j'en réponds.
— C'est que ces gens ont l'air d'avoir en mains
des capitaux considérables.
— On peut aller aux renseignements. Le prési-
dent du tribunal de commerce vous dira ça mieux
que moi. Mouton? Mouton? Je mettrais ma tête à
couper que nous n'avons pas de Mouton dans la
soierie. •
— Mais dans les alcools?
— Ce n'est pas une industrie lyonnaise. On fait dç
la bière chez nous, et même la meilleure de France,
à mon goût. Nous faisons du vin aussi, mais cent
mille fois trop bon pour qu'on le brûle en eau-de-
vie. Voilà tous nos esprits.
— Et la liqueur du Mont-Thabor?
— Une pharmacie de couvent comme la char-
treuse, l'eau de mélisse et autres drogues. J'en ai
goûté deux ou trois fois, mais je n'en ai jamais bu,
— Le Mouton dont il s'agit a établi à Lohé un dé-
pot de Thaborine. '
— Cette idée !
— Cette idée s'est trouvée excellente : le roi, la
cour et tout le peuple ne boivent que la liqueur du
Mont-Thabor n° 3, la verte, qui est un alcool con-
centré et aromatisé. L'engouement est si fort que
LES VACANCES DE LA COMTESSE 261
nos dernières expéditions de trois-six nous sont res-
tées pour compte ; impossible de les placer dans le
pays. »
Gontran prit la parole :
« Est-ce que vraiment, dit-il, ces gens-là pour-
raient nous faire tort?
— Oh! rien de sérieux. Ils nous ont même fait
encaisser d'assez jolis bénéfices^ M. Mouton s'est
agrandi sur nos terrains; je lui avais d'abord vendu
une maison, il m'en a pris quatre autres et un bel
emplacement pour ses magasins. On m'annonce qu'il
a douze employés d'Europe et plus de soixante nè-
gres. Les marchandises qu'il prend en échange de
ses alcools ne sont pas celles que nous nous étions
réservées ; il nous laisse la poudre d'or, l'ivoire et
les épices. Ses commis, qui font la navette entre
Marseille et Lobé, n'apportent guère ici que des
diamants bruts deuxième ou troisième choix, un
article que nous ne faisons pas, parce qu'il présente
trop de risques. G'Qst égal. Mouton m'intrigue.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu'il s'est introduit pas à pas dans la
confidence intime de Mamaligo. Il l'amuse; il lui
apprend quatre mots de français; il lui donne des
soirées de prestidigitation, il lui montre la bouteille
inépuisable de Robert-Houdin, et vous voyez d'ici
l'ébahissement du vieux nègre î A temps perdu, il
fait un peu de propagande religieuse; il distribue
aux portefaix de Lohé un tas de petits fétiches que
les autres suspendent à leur cou sans savoir à quoi
ils s'engagent. Il prêche en mauvais chôta contre la
262 LA VIEILLE ROCHE
polygamie, et Ton m'annonce que plusieurs de mes
Vassaux, ayant mal interprété ses sermons, ont tué
toutes leurs femmes, sauf une. Il ne faut pas que
ces malentendus se renouvellent trop souvent ; on
dépeuplerait la principauté.
— Si ces gaillards-là vous inquiètent, il doit y
avoir un moyen de les mettre à la porte !
— C'était encore possible il y a trois mois ; il n'y
a plus à l'espérer aujourd'hui. Le Mouton, par je
ne sais quelle intrigue souterraine, s'est mis sous le
protectorat anglais. Il a reçu de Londres une espèce
de commission vaguement diplomatique ou consu-
laire qui lui permet d'arborer sur son toit le pa-
villon britannique. Moi qui voulais avant tout tenir
les Anglais à distance, je les ai dans la place, sans
que personne ait pu dire comment.
— Est-ce qu'il sl des Anglais chez lui ?
— Pas un, jusqu'à présent, mais cela ne tardera
guère.
— Est-ce qu'il parle l'anglais seulement?
— Il l'apprend.
— Est-ce qu'il reçoit des marchandises anglaises?
— Il en recevra un jour ou l'autre, j'en suis sûr.
Castafigue est furieux de ces intrigues souterraines.
Il parle de s'embarquer sur le prox^Jiain paquebot, -
et d'aller faire une esclandre chez son ancien ami.
Je ne crois pourtant pas que le danger soit grave
Nous avons le traité franco-chôta, qui ne sera jamais
déchiré ;. nos conventions particulières avec le roi
sont formelles; l'agent du gouvernement français à
Lobé est un ancien chef de bataillon d'infanterie de
LES VACANCES DE LA COMTESSE 203
marine, un brave à tous crins qui ne se laissera pas
couper l'herbe sous le pied. Mamaligo est littérale-
ment dans nos poches ; le moindre de nos employés
le mène à la baguette; il ne parle jamais du moyen
chef Lanrose sans appuyer les deux mains sur le
creux de son estomac. Les transactions commercia-
les se multiplient de mois en mois; nos bénéfices
suivent une marche croissante. Dès que le fleuve
sera ouvert, et cela ne tardera pas deux ans, tous
mes intéressés toucheront un dividende annuel de
cent cinquante pour cent, au bas mot. J'admets que
l'Angleterre vienne nous faire concurrence. Elle
sera dans son droit, et elle ne nous ruinera pas. Les
Anglais ont du bon ; ils excellent à créer des dé-
bouchés pour les marchandises les plus invenda-
bles. Qui est-ce qui a écoulé une cargaison de patins
à la Sierra Leone où la glace est inconnue? Un capi-
taine anglais. Les affaires engendrent les affaires :
le Humbé est assez riche pour que deux nations
européennes y fassent leur pelote sans se nuire ré-
ciproquement. Je n'ai donc pas d'inquiétude à pro-
prement parler, mais ma curiosité est en éveil, car
je devine quelqu'un derrière M. Mouton, et je ne
vois personne. Ce n'est pas l'Angleterre qui Fa mis
en avant, c'est lui qui a cherché un abri sous le
pavillon britannique : comment admettre qu'un
grand peuple protestant ait choisi pour pionniers
ces liquoristes prestidigitateurs, agitateurs et fana-
tiques ?
— Une idée ! cria Lambert,
. — Dites,
264 LA VIEILLE ROCHE
— Renseignez-vous auprès de M. Fafiaux : H doit
connaître ce Mouton, attendu qu'il connaît tout le
monde... Oui, mais il ne faudrait pas que la demande
vînt de vous. M. Fafiaux vous a dans le neZy suivant
l'expression de notre fiévreux Ducosquet.
— Est-ce que je lui ai fait quelque chose?
— Dame ! vous avez poussé au mariage de Gon-
tran.
— Mais comme il est en paix avec Mably depuis
pas mal de temps, il n'a pas de raison pour me gar-
der rancune. Vous voyez, cher cousin, que votre
argument pèche par la base. J'écrirai de ma plus
belle encre à ce bon père Fafiaux, si j'ai le temps. »
Yolande interrompit l'entretien, il ne fut plus
question desaffairessérieuses. Odoacre survint, puis
la duchesse, puis Valentine essoufflée de ses com-
mandes et de ses emplettes. Mme Gilot amena un
domestique chargé de sandwiches, de vins fins et
de provisions de bouche comme pour un voyage au
long cours. On causa bruyamment une grande heure
sans rien dire ; les femmes firent jurer à Bourgalys
et à Saint-Génin qu'ils partiraient le lendemain sans
faute; Odoacre affirma qu'il avait déjà fait jouer le
télégraphe pour retenir deux chambres à l'hôtel des
Bains. Tout le monde se dispersa de nouveau pour
fermer les malles; Valentine et Gontran n'eurent
pas jusqu'au soir une minute d'intimité. La confu-
sion des adieux n'a jamais été propice aux explica-
tions domestiques, encore moins aux épanchements
de l'amour. A peine si les maris eurent le temps de
promettre une prochaine visite à leurs femmes. Le
LES VACANCES DE LA COUTESSE 265
train parti, Adhémar, Gontran, Bourgalys et Lam-
bert demeurèrent en présence. On discuta l'emploi
de la soirée : Adhémar invita ses amis à prendre
des glaces chez une blonde qu'il protégeait, et per-
sonne ne dit non. Mais Gontran se perdit en route.
VIII
CARVILLE
Parmi les nouveautés que les ohemins de fer ont
introduites dans nos mœurs, Tusage des bains de
mer occupe un rang très-honorable. Autrefois, les
riverains seuls et quelc[ues rares millionnaires
avaient le privilège de se tremper dans Teau salée,
de remuer énergiquement les bras et les jambes
dans un milieu tonique par excellence , et d'aspirer
jour et nuit, durant un mois ou deux, ces va-
peurs âpres et généreuses qui portent la santé jus-
qu'au fond des veines. Le plus humble bourgeois de
nos villes enfumées peut aujourd'hui se donner à
peu de frais ce plaisir honnête et sain.
Si les hommes avaient le sens commun , ils profi-
teraient de Toccasion pour revenir momentanément
à la simplicité de la nature. Ce serait l'instant ou ja-
mais de faire trêve à ces rivalités de nom, de rang.
268 LA VIEILLE BOCHE
de fortune, à ce perpétuel combat de petites vanités,
acharnées qui ajoute tant d'aigreur, de fatigue et de
dégoût à rinsalubrité des villes. La mer est si grande
que nos inégalités microscopiques s'effacent devant
elle comme devant la mort. Elle parle si haut, que le
nom d'un duc et pair annoncé parles laquais et celui
d'un maçon appelé par son camarade se perdent éga-
lement dans le tumulte de sa voix. Les uniformes,
les cordons, les diamants, les crinolines, la blouse,
les haillons, la livrée, tous les signes distinctife se
déposent sur la plage : de deux hommes en pleine
eau, le premier sans conteste est celui qui nage le
mieux.
Les villages de la. côte, avec leurs cabanes rusti-
ques, leur population de pêcheurs, leurs ressources
plus que modestes , ne conseillent pas seulement la
simplicité des mœurs , ils l'imposent. On trouve
dans ces pays perdus la vie réduite à sa plus simple
expression, et c'est pourtant une vie abondante et
charmante. Exercices variés, promenades de terre
et de mer, appétit magnifique, poissons de pacotille,
mais frais et à pleins paniers ; le laitage et les œufs
de quelques fermes voisines : voilà les éléments
d'un plaisir naturel, facile, peu coûteux, qu'on peut
goûter longtemps sans lassitude.
L'apôtre des bains de mer, l'esprit vivant, robuste
et sain qui a bâti à coups de plume la petite ville
d'Étretat, louait surtout la modestie et la demi-pau-
vreté que la mer commande à ses hôtes. Ses héros
sont des hommes sans nom et sans argent ; ils n'ont
que bon cœur et bon bras* et c'est assez au bord d%
LES VACANCES DE LA COMTESSE
l'eau. L'argent eîst souvent bête à la ville; il est
presque ridicule sur le galet, en présence de cet
.océan qui cache des millions de milliards au fond
de ses abîmes, et qui n'en est pas plus fier.
Mais la sottise humaine a tout gâté, même les
plages. La maladie de notre temps, la vanité
s'est emparée des falaises, des sables, des rochers
où les artistes légers d'argent et les pêcheurs plus
pauvres qup Job, fraternisaient de si bon appétit,
mordant au même pain, buvant à la même gourde,
et tirant le même filet. Depuis qu'on n'a plus besoin
de jambes pour arriver aux grands paysages de la
mer, Paris s'y est transporté avec ses besoins arti-
ficiels et ses ruineuses folies. C'est un turf comme
un autre, quoique le gazon n'y pousse pas volontiers.
On n'y va point pour se refaire en changeant dévie,
mais pour jouer la vieille comédie parisienne dans
un nouveau décor. Les acteurs sont les mêmes,
car chaque coterie émigré en masse; l'intrigue
varie peu; la principale nouveauté n'est pas même
le décor, qu'on regarde à peine ; c'est l'exhibition
des costumes neufs. La vanité des femmes et même,
hélas ! des hommes, y organise en plein été des mas^
carades qu'on n'oserait jamais étaler à Paris.
Carville, en 1858, comptait six années d'existence.
Yolande avait découvert, dans une promenade cham-
pêtre, un hameau composé de vingt-cinq ou trente
habitations. Les toits étaient de chaume, et les iris
poussaient dessus, comme dans les romans d'Al-
phonse Karr. La population se montait à deux cent
cinquante têtes, car les familles pullulent au bord de
270 UL VIEIUiE ROCHE
la mer féconde. Quelques bateaux hâlés au bord
d'une crique en forme de coupe faisaient vivre ces
petites gens ; le sol voisin était inculte ; la ferme la
plus proche se cachait à demi-lieue dans un repli de
terrain.
Six ans plus tard, Carville, érigé en commune,
possédait quarante chalets de plaisance avec autant
de parcs plantés de petits balais ; quatre rues , une
mairie, six auberges, un établissement de bains avec
salle de danse et de concert, une église au sommet
de la falaise, soixante magasins, dont les uns étaient
loués pour la saison par les marchands de Paris, et
les autres servaient de gîte aux familles retarda-
taires. Les chaumières du bon temps étaient presque
toutes démolies ou aménagées en appartements
garnis. Les pêcheurs s'étaient faits baigneurs, bou-
tiquiers, loueurs de bateaux pour la promenade en
mer; un immense va-et-vient d'omnibus, de breaks,
de calèches, de phaétons, de chevaux et d'ânes rem-
plissait du matin au soir les quatre rues uniformé-
ment construites en brique rouge. Un industriel nor-
mand, commandité par M. de Girenseigne, venait
d'inaugurer un manège: il louait des chevaux.
Quatre trains du chemin de fer correspondaient
chaque jour avec Carville ; la marée arrivait de Paris
tous les matins avec force filets de bœuf et comes-
tibles de premier choix. Les épiciers vendaient sur-
tout du raisin, de la glace, des cartes à jouer et le
vin de Champagne des meilleures marques. Un pla-
card jaune annonçait l'ouverture du bijoutier Fonta»
nellas, le grand Fontanellas de la rue de la Paix«
LES VACANCES DE LA COMTESSE 271
. L'affiche du Casino promettait un concert ; deux
solistes de rOpéra-Gomique ; un deuxième ténor du
théâtre Italien. Quatre artistes du Palais-Royal en
congé avaient donné deux représentations la se-
maine précédente ; on attendait Brasseur avec tout
le personnel du Théâtre des^Aris^ de Rouen. La
commission des régates s'organisait activement ; dix-
sept chevaux étaient inscrits pour le grand steeple*
chase ; le tout sans préjudice des bals du Casino,
cinq par semaine, deux grands et trois petits. Il y
avait des décrotteurs au coin de toutes les rues, et
les enfants des ex-pêcheurs poursuivaient les mes-
sieurs à la sortie du concert en leur offrant du feu
pour leurs cigares. Somme toute, Carville offrait à
ses nobles hôtes le résumé de tous les plaisirs de
convention que l'étranger goûte tant à Paris. Le ca-
binet de lecture recevait ie matin tous les journaux
du soir ; pour les heures de pluie et de désœuvre-
ment forcé, il avait les romans de haut goût, les mé^
moires des demoiselles célèbres, et la collection
photographique des plus illustresjambes de l'Opéra.
Il faudrait emprunter les couleurs du prisme ou
le pinceau miraculeux de Théophile Gautier pour
rendre le coup d'œil qu'on admirait du matin au
soir sur la plage. C'était un kaléidoscope de richesses
où le rouge dominait un peu trop, mais qu'importe?
L'effet général était prodigieux. On eût dit que cha-
cune de ces dames avait juré d'effacer toutes les
autres par l'éclat, l'excentricllé et la nouveauté de
ses toilettes : c'était à qui s'habillerait plus vite,
paraîtrait plus vite, disparaîtrait et reparaîtrait plus
272 LA VIEILLE ROCHE
vite dans un costume nouveau. Les yeux ne s'en-
nuyaient pas, j'en réponds, et les lorgnettes ne chô-
maient guère.
Et les cœurs ? On n'en savait trop rien. L'intrigue
est difficile dans ces lieux de plaisance où tout le
monde se connaît et s'épie. Le vrai monde fourmille
d'observateurs très-fins et de femmes qui pourraient
faire un cours de malice. Les deux chroniqueurs de
Paris, Alfred Saint-Chamas et Goulogne s'écarquil-
laient les yeux pour voir quelque chose : ils né
voyaient que « le tourbillon vertigineux de toutes
les élégances du Directoire tempérées par un grand
air de dignité louis quatorzienne, i s'il m'est permis
d'emprunter deux lignes au feuilleton d'Alfred Saint-
Ghâmas. Rien ne perçait, sinon certaines intimités
trop anciennes et trop acceptées du monde pour
mériter aucune attention. Il semblait que chacun se
conduisît comme dans une maison de verre. Pas un
atome de scandale; pas même cet imperceptible
nuage de fumée qui trahit les premiers feux d'une
passion naissante.
Les lions de la saison, jusqu'à l'arrivée de Bour-
galys et de Lambert, étaient quatre petits messieurs
parfiadtement bien nés et remarquablement jolis; on
les désignait en bloc sous un nom qui les dépeignait
bien : les quatre marquises. Ces enfants de bonnes
mères ne s'habillaient que de soie et de velours : ils
n'étaient pas tout à fait décolletés comme pour lin
bal, mais ils montraient leur cou jusqu'à la clavicule.
On les accusait de mettre du blanc et du rouge, et
un atome de bistre autour des paupières. Quatre toi-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 273
lettes à faire tous les jours prenaient le plus clair de
leur temps : ils dépensaient le reste chez le pâtissier
/ à la mode, chez le tailleur à la mode, ou sur la
plage, où ils avaient une cabine meublée en bou-
doiravec des fauteuilsrembourrés. Toutes lesfemmes
raffolaient de ces quatre fils Aymon bouillis au lait ;
on les aurait embrassés pour un rien, sans craindre
de se compromettre, car ils ressemblaient si peu à
des hommes que la conscience la plus ombrageuse
se rassurait à leur approche. Ils étaient hommes
pourtant, car l'un d'eux, après mille sottises, s'en^
gagea quelques mois après et se fit tuer sur un
champ de bataille d'Italie en prenant un drapeau
autrichien. Mais ils trouvaient charmant et neuf d'é-
taler une élégance efféminée, et ils fondaient une
école qui fleurit encore aujourd'hui.
Un coup de mer, à la grande marée du prin-
temps, avait apporté vingt mille charretées de galet
dans la jolie crique de Carville : la plage réservée
aux dames n'existait plus. Il fallut réunir les deux
sexes sur un môme point, au grand dépit des femmes
mal faites. Les spectateurs n'avaient plus besoin de
lorgnette pour contempler les baigneuses dans leur
modelé le plus exact. Ils lorgnaient encore, mais par
un restant d'habitude, et surtout pour se faire re-
marquer des personnes qu'ils honoraient de leur at^
tention.
Les petits messieurs, que Bourgalys n'aimait
guère et qu'il comparait à des ApoUons sculptés
dans le cold-cream, passaient deux heures par jour
sur la plage. Quatre ombrelles reflétaient les cou*
18
274 LA VIEILLE ROCHK
leurs les plus tendres sur leurs visages délicats. Ils
ne se baignaient point, alléguant que la vue de ces
grands mouvements de bras et de jambes était déjà
pour eux un véritable excès de travail.
L'apparition d'Yolande dans sa capitale mit tout
en l'air. La première fois qu'elle descendit sur la
plage avec sa tante et son amie, cent personnes
coururent au-devant d'elle ; ce fut à qui Itii donne-
rait ces poignées de mains vigoureuses qui secouent
une femme comme un prunier. Les quatre petits
messieurs se levèrent eux-mêmes et firent trois pas
vers la reine de Carville en se dandinant sur leurs
hanches. Pour comprendre le laisser-aller de leur
aimable bienvenue, il faut savoir quelle camaraderie
garçonnière s'est établie entre les deux sexes depuis
tantôt dix ans.
« Tiens ! c'est mame Adhémar 1
— Bonjour, mame Adhémar !
^- Invincible Yolande, je vous la serre cordiale-
ment.
— Mais quel chic, mes enfants, quel chic I II n'y
a qu'elle au monde l
— Adhémar va bien ? Il fait toujours dans les nè-
gres?
— Vous avez eu joliment raison d'arriver; ça
commençait à ne plus être drôle tout plein, dans ces
parages humides.
— A propos, dites donc : tout le monde se baigne
ensemble. On va vous admirer dans vos moindres
détails. Je vous préviens que je me suis commandé
une lorgnette rayée : c'est ça qui porte loin î
LES VACANCES DE LA COMTESSE 275
— Asseyez-vous donc un peu, beauté farouche,
Diane nàgeresse l
— Qu'est-ce qu'on dit de nouveau à Paris?
— Meurt-on beaucoup de notre absence?
— Avez-vous vu la grande machine du Cirque?
— Y a-t-il encore du monde autour du lac? ,
— Est-ce vrai que Naniche a fait sauter la } anque
deHombourg?
— On prétend que la petite Marco è'est fait donner
une paire de chevaijx roses. Avéz-vous rencontré ça?
— Ce n'est pas tout, il va falloir nous amuser,
maintenant que vous êtes des nôtres. Vous êtes un
bon garçon ; vous allez mettre le feu sous le ventre
à tous ces engourdis-là.
— Qu'est-ce que c'eét donc que cette petite qui
se promène avec mame Haut-Mont ? >
Yolande acceptait ces impertinences aussi natU'
rellement, sans plus d'effort qu'un officier de dra-
gons lutine dans un bal par quatre jolies femmes.
N'appartenait-elle pas à l'école des femmes-garçons,
comme ces petits messieurs languissants à l'école
des garçons-femmes ? Elle badina quelque temps
avec ceux qu'elle appelait ses petits camarades, et
leur reprocha de n'avoir point reconnu Mme de
Mably.
— Pas possible, chère ! C'est ça la femme du
grand Contran? Elle ne s'est donc pas faite reli-
gieuse?
— Pas plus que moi.
— - Oh ! vous î Je crois que vous auriez eu l'esprit
de vous mettre dans un couvent d'hommes.
276 LA VIEILLE ROCHE
— D'hommes comme vous, peut-être ; parce qu'il
a'y aurait pas de danger.
— Dites donc, mais c'est un défi, femme sauvage !
Je vas vous envoyer mes témoins.
— Assez bêtifié, mes gentilshommes ; je vois ma
tante qui m'appelle. Il faudra que vous refassiez
connaissance avec Mme de Mably, vous entendez?
— Gomment donc !
— Et l'on sera bien gentils pour elle. C'est
mon amie, je ne veux pas qu'on la laisse dans son
coin.
— On lui fiera les honneurs de la place. D'abord
elle est jolie comme un petit amdur. Si elle n'a
pas encore choisi son baigneur, recommandez-moi.
— Vous, dans l'eau? Vous fondriez, mon cher;
vous êtes en sucre. »
Je ne sais pas ce que Mme de Sévigné penserait
d'un tel langage, mais c'est celui qu'on parle cou-
ramment dans la deuxième catégorie du monde aris-
tocratique, et la première catégorie ne venait pas à
Carville. Elle se confinait dans ses châteaux, ou
grondait contre la décadence des mœurs publiques
au fond de quelques grands hôtels de Paris. Une
femme de ce monde est à peu près forcée de choisir
entre le tapage et la retraite^ les airs évaporés et
les airs monastiques, les crinolines insolentes et
les jupons trop plats, la famiUarité des beaux-fils
et la gravité des bons Pères. Entre ces deux ex-
trêmes, je voudrais voir un petit coin réservé à la
sagesse aimable, la gaieté de bon ton, la vertu sans"
pruderie, ce mélange de raison, d'enjouement et de
LES VACANCES DE LA COMTESSE 277
bonté qu'on adore dans Mme de Sévigné ou dans
l'immortelle Henriette, de Molière.
Valentine était née pour ressusciter un de ces
types charmants, mais elle n'avait pas trouvé, dans
la société française telle qu'elle est, un milieu favo-
rable au développement de ses qualités. Et les évé-
nements qui la jetaient aujourd'hui dans le tourbillon
de Garville devaient l'éloigner pour jamais de sa
véritable vocation.
Elle eut dès l'arrivée un succès vif. Yolande s'em-
ploya de bonne foi à la mettre en lumière. Non-seu-
lement elle lui céda la moitié de sa gardorrobe
en attendant les nouveaux chefs-d'œuvre de la cou-
turière, mais elle se fit un peu femme de chambre,
sœur aînée, presque maman. Elle habillait son amie
elle-même, elle la coiffait, elle lui présentait hommes
et femmes. Il était impossible de mieux faire les
honneurs de Garville. Yolande, qui n'avait jamais
été humble, s'effaça pour la première fois. C'était
encore un moyen de se faire valoir, car tout est
vanité chez certaines gens, sans excepter la mo-
destie.
Valenfine le sentit bien. Elle ne tarda guère à
comprendre qu'elle était pour le monde la poupée
de Mme Adhémar. Logée, nourrie, servie chez elle,
habillée par elle, promenée par ses chevaux, recom-
mandée à ses amis, elle devina qu'aux yeux de tout
Garville elle prenait possession d'une infériorité
bien assise Or elle n'était pas de celles qui se plai-
sent au second rang, surtout quand le premier n'est
pas pris par la plus digne. Elle se rappela que son
278 LA VIEILLE ROCHE
mari était un autre homme que le comte de Lan-
rose, et qu'elle-même valait cent fois mieux que
Mlle Gilot. -Elle fit cent comparaisons, toutes à son
avantage, et finit par souffrir un peu du rang qui lui
était si gracieusement assigné. Pour la première
fois depuis son mariage elle n'était pas chez ellej ni
pour ainsi dire à elle. Son petit caractère fomenta
des insurrections. La grande familiarité des jeunes
gens de Garville lui parut d'autant plus insolente,
qu'elle en était l'objet avec et par son amie ; les re-
gards sans façon, les mots à double entente tom-
baient sur elle par ricochet ; on l'eût sans doute
traitée moins cavalièrement si elle n'avait pas figuré
dans la suite d'Yolande. Elle fut froissée dès le pre-
mier jour, elle rêva une revanche dès le second, à
l'arrivée d'Odoacre et de Lambert ; elle la prit dès
le troisième.
Son costume de bain, commandé à la bonne
faiseuse de Garville, était achevé. Elle l'avait voulu
noir et absolument simple. Yolande en portait vn
blanc garni de rouge, avec des brandebourgs, des
ruches et mille autres agréments aussi riches que
disgracieux. Les deux amies firent leur toiletté de
bain dans la cabane de Mme de Lanrose, elles des-
cendirent ensemble à la mer dans ces grands pei-
gnoirs de flanelle discrète, qui ne laissent rien de-
viner de la femme. L'une et l'autre se lancèrent
parallèlement sur une grosse lame arrondie qui les
emporta sans secousse et les déposa dans l'eau
calme où elles se tinrent un bon quart d'heure.
Yolande nageait bien, mais comme tout le monde ;
LES VACANCES DE LA COMTESSE 27U
elle flottait, pour mieux dire, avec une grande faci-
lité. Valentine, aux yeux des spectateurs assemblés
sur la plage, apparut comme une divinité des eaux.
Elle jouait à la façon des sirènes, tantôt couchée
sur la vague écumante comme sur un oreiller,
tantôt debout et hors de l'eau jusqu'à mi-corps. La
draperie se modelait divinement sur elle ; vous
auriez dit une statue de marbre noir à tête blanche.
Les Romains nous en ont laissé quelques-unes dans
ce goût. Mme de Lanrose avait caché sous un bonnet
de toile gommée ses cheveux un peu rares depuis
quelque temps ; la chevelure de Valentine, tordue
en deux poignées énormes, était nouée sur le haut
de la ^ète : on a vu des couronnes moins enviées
que celle-là.
Le hasard ou la malice des hommes fit que la
femme de chambre manquât à son devoir ; elle ar-
riva trop tard pour envelopper les deux baigneuses.
Peut-être Bourgalys ou quelque autre amateur avait-
il payé pour voir les beautés de Valentine. Qui sait
même si le peuple de Carville n'avait pas voulu
admirer sa souveraine dans toute la liberté de cet
embonpoint fameux ?
t)e ce coup, Yolaryle fut détrônée et Valentine
monta aux nues. L'une n'était décidément qu'une
pauvre femme bien fatiguée, plus digne de compas-
sion que d'amour ; l'autre était la perfection mtoie.
Depuis la pointe de ses jolis pieds, dont le gros
orteil s'écartait naturellement, à la mode antique,
jusqu'à ses grands cheveux que la dernière lame
avait dénoués sur ses épaules, elle défiait la critique
280 LA VIEILLE ROCHE
la plus malveillante; il n'y avait qu'à tomber à
genoux devant cet admirable corps. Yolande, sur
ses gros pieds bouffis, faisait la figure d'une oie trop
grasse.
L'une et l'autre affrontèrent assez bien l'inspec-
tion des curieux; l'une parce qu'elle ne.se savait
pas laide, l'autre parce qu'elle se savait belle. Il y a
pourtant bien loin du Sacré-Cœur de Lyon à la
plage insolente de Carvillel mais la pudeur des
femmes s'humanise par degrés ; celle qui a dansé
deux hivers dans le monde et qui s'est costumée
cinq ou six fois n'a plus une exacte notion des choses
qu'il est permis ou défendu de montrer.
La sensation fut immense dans le public. En cinq
minutes, Mme de Mably conquit une réputation
européenne, car toutes les aristocraties de l'Europe
avaient des représentants sur cette plage. Tous les
hommes devinrent ses admirateurs et voulurent
être ses amis. Ce fut à qui obtiendrait la faveur de
lui être présenté le jour même. Et les deux soupi-
rants qui lui étaient venus de Paris, Bourgalys et
Saint-Génin sentirent redoubler leur passion. Le
Français mêle quatre-vingt-dix pour cent de vanité
à son amour; il veut que l'uijivers entier lui envie
sa maîtresse.
Le chroniqueur Saint-Chamas annonça aux vingt
mille abonnés d'un grand journal politique qu'un
astre s'était levé sur Thorizon de Garville. La chro-
nique est d'un grand secours aux désœuvrés de
toutes les classes : ce nouveau genre de littérature,
éclos de notre temps, un jour que la politique était
LES VACANCES DE LA COMTESSE 281
endormie, a des mérites tout particuliers. Grâce à
rindiscrétion des journalistes bien informés, la cor-
respondance privée se réduit peu à peu aux affaires
personnelles; les amis et les amies pourront bientôt
correspondre entre eux avec un laconisme télégra-
phique : on n'a que faire de bavarder et de conter
les nouvelles du monde lorsque vingt mandarins
lettrés ont pour profession de les publier au jour le
jour. Ce n'est pas tout : la petite police amusante
que le journal exerce du commun consentement fait
pénétrer chaque citoyen dans l'intimité de tous les
autres. Aux bains de mer, aux courses, aux bals
costumés, aux exhibitions de tableaux vivants, un
regard bienveillant mais juste étudie à notre profit
les épaules de Mme A., les cheveux de Mme B., les...
oui, je dis bien, les jambes de la belle Mme G. Non-
seulement les femmes, mais les jeunes filles elles-
mêmes relèvent de ce tribunal ; moyennant quoi, l'on
sait qui l'on épouse, et pour comble de satisfaction,
l'on n'est pas seul à le savoir.
La France apprit donc en trois jours que la com-
tesse de M..., née à Lyon, mariée depuis tantôt
quatre ans à un beau gentilhomme de tel club, ma-
gnifiquement installée dans un hôtel de la rue Saint-
Dominique et présidente de la société charitable de
Saint-Chr... (mais sans indication plus compromet-
tante), avait ceci très-bien, cela parfait, et tel autre
détail absolument admirable. On sut en même
temps que la charmante élève du Sacré-Cœur avait
gagné sa cause devant les baigneurs de Garville,
comme Phryné devant l'Aréopage, et que la rein©
282 LA VIEILLE ROCHE
déchue, Mme la comtesse A. de L..., avait abdiqué
de la meilleure grâce du monde.
Adhémar et Gontran étaient alors trop affairés
pour lire des chroniques, mais une fenmie lit tou-
jours, à moins d'être absolument sans amies, ce qui
doit la mettre en dépit. Yolande maudit le jour
où elle avait conseillé les bains de mer à Mme de
Mably, et cette tendre amitié devint un tant soit
peu nerveuse.
Les arbres poussent mal sur le sol de Carville,
mais la médisance y fleurit bien. On ne saura jamais,
à moins d'avoir habité ces petites villes de passage,
combien l'oisiveté et l'agglomération peuvent aigui-
ser la malice de trois ou quatre cents femmes. Va-
lentine étant la plus en vue, fut naturellement l'objet
d'une jalousie spéciale : les noirceurs de la reine dé-
trônée tombèrent dans un terrain merveilleusement
préparé. Personne n'ignora comment la grande fa-
mille de Lanrose avait tiré cette petite de la pous-
sière pour en faire une comtesse de Mably. On sut
que sa fortune, assez médiocre, n'aurait jamais suffi
à son train de maison sans la générosité du comte
Adhémar qui la faisait valoir dans les affaires. On
voyait à l'œil nu la dépendance de cette jolie femme
qui logeait chez Yolande et faisait rajuster par sa
femme de chambre les toilettes portées par Yolande.
Yolande avait d'ailleurs une admirable façon de lui
dire au milieu de vingt auditeurs :
« J'espère que mon cheval ne vous a pas trop fa-
tiguée? »
Ou bien encore :
LES VACANCES DE. LA COMTESSE 283
« Je VOUS ai bien mal fait déjeuner ce matin, ma
pauvre chérie 1 »
Valentine n'était pas femme à recevoir les coups
sans les rendre. Un matin, sur la plage, au milieu
d'un cercle assez rempli, Mme de Lanrose trouva
moyen d'amener la conversation sur le choix d'un
état : « A propos, chère enfant, quel métier faisait
donc monsieur votre père ? »
La fille du père Barbot dilata ses narines comme
un cheval de guerre à l'odeur de la poudre ;
« Mon père, répondit-elle, faisait un métier qui
semblerait excentrique à bien des gens. Il gagnait
des millions sans ruiner personne.
— Mais cela se voit encore aujourd'hui. Mon mari,
par exemple, a le secret de s'enrichir en faisant la
fortune des autres.
— Oui, chère, et même il a l'esprit de servir ceux
de son monde sans le publier sur les toits.
— C'est une justice que tous ses obligés lui ren-
dent : il est modeste. Moins pourtant que votre
excellent homme d'oncle, ce pauvre M. Fafiaux. Kst-
il toujours à Lyon, dans cette boutique de libraire?
— Pour le moment, chère belle, il est en Suisse.
Peut-être saluera-t-il aujourd'hui la forteresse de
M. Gilot.
— Mignonne, on dit château dans notre monde.
— Je croyais qu'on disait forteresse en parlant des
châteaux imprenables. »
Ces duels à coups de langue, où la victoire restait
toujours à Valentine, amusaient vivement la galerie.
Rien n'est plus curieux qu'une guerre de femmes.
284 LA Vieille roche
lorsqu'elles sont jolies, bien élevées et intimes. L'œil
sourit, la bouche se dessine en cœur, la soie mur-
mure son frou-frou mélodieux; à peine si Ton de-
vine, au tremblement de l'ombrelle ou au trépi-
gnement discret du brodequin, la violence impla-
cable de la haine.
Tous les hommes, ou peu s'en faut, prirent parti
pour Valentine. Un jour que les deux amies condui-
saient une cavalcade vers les ruines de Gourmont,
Valentine, agacée par je ne sais quelles piqûres d'é-
pingle, rompit les chiens en proposant un galop.
Yolande ne goûtait pas cette façon d'aller, d'abord
parce qu'elle était lourde, ensuite parce que les se-
cousses du chenal la faisaient onduler comme une
mer en courroux. Elle allégua un peu de fatigue, et
Valentine l'aimait bien trop pour l'entraîner à son
corps défendant. « Restez donc avec ces messieurs,
dit-elle, moi j'éprouve une tentation irrésistible de
piquer dans le vent. »
Elle partit comme une flèche ; mais on ne la laissa
point galoper toute seule. Un cavalier, puis deux,
se lancèrent à sa poursuite; ce fut d'abord Odoacre,
et Saint-Génin bon second, puis l'escorte entière se
débanda, et Yolande, les larmes aux yeux, demeura
presque seule. Le vieux vicomte d'Antigny, ancien
écuyer de Charles X, fut le représentant héroïque
et unique de l'ancienne galanterie française. « Allez,
monsieur, allez donc, lui disait Mme de Lanrose;
vous vous compromettez en restant avec moi I »
Il était aussi bon cavalier que galant homme; mais
il manquait totalement de cette denrée populaire
LES VACANCES DE LA COMTESSE 286
qu'on appelle Tesprit. Il répondit en faisant une
courbette un peu passée de mode : « Belle dame,
j'ai suivi mon roi jusqu'en Angleterre; je suivrai bien
ma reine jusqu'à Gourmont. » Pauvre aimable vieil-
lard! Il proclamait ainsi, avec une innocente cruauté,
la déchéance d'Yolande.
Les échappés s'arrêtèrent tous à deux kilomètres
de là, sur l'ordre exprès de Valentine, qui commen-
çait à avoir peur de sa victoire. Mais Mme de Lan-
rose ne se rasséréna point de toute la journée. Le
dîner qu'on avait servi -^ns les ruines fut triste et
guindé ; Odoacre et Lètmbert eurent beau se mettre
en frais. On revint au petit pas, en disant des phra-
ses banales. Le lendemain, le palefrenier vint dire à
Mme de Mably qu'il « ne savait pas ce que le cheval
avait fait, mais qu'on ne pourrait pas le tirer de l'é-
curie avant huit ou dix jours ». Odoacre partit pour
Paris, conta l'affaire à Gontran, et ramena une ju-
ment anglaise qui fut logée au manège. Valentine
aurait bien voulu quitter aussi le chalet de Lanrose;
mais comment? à quelle occasion? où se loger dans
cette ville envahie? La duchesse de Haut-Mont pou-
vait seule lui donner un gîte acceptable, mais elle
ne songeait pas à l'offrir, et Valentine n'osait le de-
mander.
Mme de Haut-Mont, quoique femme, était du bord
de Valentine. Plus que jamais, elle croyait se voir
revivre dans cette belle enfant, un. peu gamine,
qu'elle appelait parfois : madame Hurluberlu, Elle
reçut de ses amis plus d'une confidence qui s'adres-
sait indirectement à Valentine; on semblait croire
286 ' LA VIEILLE ROCHE
que le cœur de la jeune femme était comme en dé-
pôt dans ces vieilles mains. Son petit neveu même
vint un jour lui déclarer qu'il adorait Mme de Mably ;
le jeune monstre avait huit ans.
« Ma tante, lui dit-il, est-ce que dans neuf ans
Mme de Mably sera encore jolie?
— Oui sans doute, pourquoi?
— Quel âge aura-t-elle, ma tante?
— C'est une question qu'un galant homme ne fait
jamais, monsieur.
— Au fait, ça m'est égal, puisqu'elle sera toujours
jolie.
— Eh bien, après^? En quoi la chose peut-elle vous
intéresser, petit drôle?
— Tiens! pour lui faire la cour, donc! Gomme
Bourgalys et tous les autres!
— Mais elle est mariée. Est-ce que vous ne le sa-
vez pas?
— Raison de plus, ma tante. Est-ce qu'on fait la
cour aux demoiselles! C'est elles qui font la cour
aux messieurs pour qu'ils les épousent et qu'ils leur
fourrent des diamants.
— Armand, vous êtes un vrai démon. Qui est-ce
qui vous a conté toutes ces sottises-là?
— Personne! Je vois ce qui se passe, allez!
— Vous me faites frémir ! Fi ! le vilain petit homme!
— Alors pourquoi riez-vous sous cape, si c'est
vrai que je vous fais frémir?
— Je ris de votre absurdité. Faire la cour à Mme
de Mably! Savez-vous seulement quel âge vous au-
rez dans neuf ans?
LES VACANCES DE LA COMTESSE 287
— Oui, ma tante : dix-sept! l'âge où papa a com-
mencé. Il y a plus de quatre ans que je le lui ai en*
tendu dire! »
La duchesse lui donna une pichenette au bout du
nez, puis l'embrassa sur les deux joues, puis se mit
à penser toutes sortes de choses raisonnables, ce qui
ne lui arrivait pas souvent. Elle se dit entre autres
vérités, qu'on a tort de parler trop devant les bam-
bins; elle se demanda si la conversation des valets
n'entrait pas pour une certaine part dans l'éducation
des enfants riches ; et cent autres questions graves
qu'elle oublia en moins de temps qu'il n'en faudrait
pour les énumérer ici.
Mme de Haut-Mont avait gardé ses yeux de vingt
ans; elle put suivre avec une attention soutenue les
incidents qui se succédèrent en un mois sur la plage
de Carville. C'est ainsi qu'un colonel en retraite se
promène, la canne à la main, devant la manœuvre
des jeunes soldats. Je crois qu'elle eut souvent l'oc-
casion de lever les épaules : elle était d'un autre
temps et elle avait vu d'autres mœurs. « Autrefois,
disait-elle, la galanterie des hommes et la coquetterie
des femmes faisaient moins de bruit.' » Elle eût pu
ajouter : « Et plus de besogne. »
Il est vrai que la vertu du sexe en général et de
Valentine en particulier était admirablement surveil-
lée. La comtesse Adhémar gardait son ennemie et
ne la quittait pas des yeux. Lambert s'était attaché à
la personne de Bourgalys; il le suivait partout dans
la journée; il se relevait au milieu de la nuit pour
voir si Odoacre n'était pas sorti de l'hôteL
288 LA VIEILLE ROCHE
Rien n'était plus singulier que Tétroite amitié de
ces deux hommes, aussi francs l'un que l'autre, éga-
lement incapables de rien dissimuler, et pourtant
condamnés à se cacher l'un de l'autre. Ils aimaient
la môme femme, et dans une intimité de tous les
instants ils se parlaient de tout, excepté d'elle. Gha*
cun des deux mesurait à son aune l'avance qu'il avait
sur son ami.
Saint-Génin se fondait sur le souveAir d'une pas-
sion ancienne, dévouée et passablement héroïque.
Odoacre, par un calcul inverse et pourtant aussi
juste, se disait qu'une femme ne peut pas voir un in-
différent dans l'homme qui lui aune fois manqué de
respect. Il faut qu'elle le haïsse ou qu'elle l'aime :
or, Mme de Mably ne lui témoignait plus aucune
aversion.
Odoacre n'était pas assez fat pour se targuer de
ses avantages physiques; il savait que les femmes
ont des façons de voir qui ne sont pas les nôtres, et
il s'était vu préférer en sa vie bien des gens qui n*^é-
taient ni aussi beaux ni aussi élégants que lui. Mais
il se sentait fort de la loyauté de Lambert et de la
parenté qui unissait les Saint-Génin aux Mably. « Un
cousin! pensait-il; ce serait une action infâme! » Il
ne se disait pas qu'il n'est guère plus honorable
d'emprunter la femme d'un ami. Lambert, de son
côté, s'appuyait énergiquement sur ses liens de fa-
mille. L'innocent ne s'était jamais confessé son amour
& lui-même; il se croyait aussi dévoué au cousin
qu'à la cousine. En serrant de près une proche pa-
rente, en écartant celui-ci. en surveillant celui-là, il
LES VACANCES DE LA COMTESSE 289
croyait protéger la faiblesse de Valentine et défendre^
rhonneur de Gontran. « J'ai le droit, pensait-il, de
la suivre comme son ombre, puisqu'elle est la femme
de mon meilleur et de mon plus vieil ami. i»
Valentine n'avait d'amour ni pour l'un ni pour
l'autre ; mais- elle eût enragé si l'un ou l'autre avait
cessé de lui faire la cour. L'incident de la ca-
valcade lui avait fait connaître le plaisir insolent de
la victoire, cette ivresse de vanité qui, chez la plu-
part des femmes de notre temps, a détrôné Tamour;
elle ne voulut plus goûter d'autre chose. Toutes ses
idées et tous ses sentiments se portèrent à la fois
vers la domination; elle vécut pour vaincre, humilier
et détrôner Yolande de Lanrose.
Les grands hommes s'acharnent quelquefois
tpute une vie à la poursuite d'un point déterminé :
Sixte-Quint, Louis XI, Cromwell et Richelieu ren-
versent tout pour arriver à leurs fins ; tout moyen
leur est bon, pourvu qu'iV serve. Or, la femme la
plus jeune et la plus inconsistante est capable de
se concentrer ainsi*, non pas toute la vie, mais pen*
dant un jour, une semaine ou un mois, pour satis-
faire un caprice d'ambition puérile. On en a vu plus
d'une en venir aux actions extrêmes dans l'ardeur
de la lutte et la fièvre du succès.
Durant huit jours, Mme de Mably battit Yolande
sur son terrain et avec ses propres armes. C'était
dans le salon de la comtesse de Lanrose, sous ses
yeux, presque sous sa main, que Valentine prenait
les cœurs et faisait une collection de prétendants
déclarés. Elle apprit sans effort visible l'art de parler
i9
290 LA VIEILLE ROCHE
à tort et à travers, de semer les ^encouragements
sans rien promettre, d'éveiller l'espérance chez vingt
personnes à la fois sans en désespérer aucune, et
d'afficher cette bonhomie que les fats confondent
avec la facilité.
Les jeunes^ gens de tout âge (et l'eau de mer ra-
jeunit le$ plus mûrs) se rassemblaient le soir au
chalet des Lanrose, et tous, sans exception, tour-
naient autour de Valehtine comme des papillons au-
tour d'une lumière unique. Yolanfle se désolait de
rester dans l'ombre chez elle et d'obtenir stricte-
ment les attentions que la politesse commande. Elle
recruta des alliés : Mme d'Aigues-Rigny, Mme de
Raimbeuf, Mme de Piquefeu, Mme de Beauvenir et
son inséparable médecin, Mme de Gauteme et le
cousin Pascal de Malnuit qui ne la quittait guère.
Les renforts furent battus comme le gros de Tarmée :
Valentine accapara jusqu'aux attentifis de ces dames
et se fit ainsi trois ou quatre inimitiés farouches.
La comtesse de Lanrose, outrée de sa défaite et
furieuse de payer les frais de la guerre, résolut de
transporter l'action sur un autre terrain. Elle ferma
son salon tous les soirs et fit élection de domicile *à
l'établissement des bains. Valentine l'y suivit de
bonne grâce, et le succès y suivit cette triomphante
petite femme. Elle trônait, elle ordonnait; le prince
de la jeunesse, Odoacre de Bourgalys, venait lui de-
mander : Que faisons-nous ce soir? Que ferons-nous
demain ?
Quelquefois Yolande quittait la partie dans un
mouvement de dépit; elle montait en voiture et
LES VACANCES DE LA COMTESSE 391
rentrait au chalet à dix heures. Valentine affectait
de vouloir se retirer avec elle, mais tous les jeunes
gens la suppliaient avec de telles instances, qu'elle
se laissait attendrir. Dans ces occasions, la duchesse^
de Haut-Mont servait de porte-respect à sa jeune
amie. Elle disait à Mme de Lanrose : c Je vous ra*
mènerai cette adorable enfant; il serait inhumain de
la coucher avec les poules ; ne faut-il pas que jeu-
nesse s*amuse? Souvenez-vous, ma nièce, du temps
où vous aviez son âge : vous ne quittiez jamais le
bal avant cinq heures du matin. »
Yolande emportait ce compliment et s'allait cou*
cher par-dessus, mais elle ne dormait guère. Elle
entendait un grand murmure de voix sur l'heure de
minuit : c'était le peuple des baigneurs qui avait fait
un quart de lieue à pied, au petit pas, en ramenant
Mme de Mably. On s'arrêtait encore à causer tumul-
tueusement sous le balcon du chalet, comme s'il
avait fallu des efforts surhumains pour laisser Va-
lentine. La porte enfin ouverte et les derniers adieux
échangés, tout le monde redescendait vers la plage
en parlant d'elle, sous prétexte de faire la conduite
à Mme de Haut-Mont. Le lendemain, Yolande se
plaignait d'avoir mal dormi : on l'avait réveillée en
sursaut dans son premier sommeil ; elle ne compre-
i^it pas que les hôtes de Garville eussent pris en si
peu de temps dçs habitudes de tapage nocturne ; on
vivait plus correctement dans le dernier village.
Malgré tout, Valentine n'était pas brouillée avec
Yolande; l'amitié officielle subsistait. La comtesse
de Lanrose avait encore le droit de morigéner sa
293 LA VIEILLE ROCHE
compagne, et elle se soulageait ainsi de temps en
temps. Un jour que Mme de Mably avait plaisanté
vivement avec Odoacre, Yolande la prit à part et
* risqua une observation qui ne dépassait point la
juste mesure. La jeune folle lui répondit tout haut,
comme si elle avait voulu prendre l'assemblée à
témoin :
« Vous trouvez, chère amie? Moi je n^ai peur de
rien. Dieu ! que la vie est bonne ! Que la liberté est
douce! Que les messieurs sont jolis! Oui, messieurs,
c'est de vous que je parle à notre chère Yolande.
Elle vous trouve légers, compromettants et dange-
reux ; moi je vous trouve simplement très-drôles. Je
vis double, triple, quadruple, depuis qu'un bienheu-
reux hasard m'a jetée au milieu de vous. J'avais la
pépie de plaisir ; je renais au murmure charmant
des sottises que vous me dites: Monsieur de Bour-
galys, je vous nomme aujourd'hui mon médecin en
chef. »
Odoacre s'approcha gravement et dit : « J'entre
en fonctions. Nous allons vous tâter le pouls. Oh !
oh ! le pouls est dur, et même capricant, oui, capri-
cant comme tous les diables.
— Qu'entendez-vous par là?
— Capricant vient de caprice.
— Docteur, vous vous trompez, je n'ai pas de ca-
orice, au moins jusqu'à présent.
— Vous en aurez bientôt.
— Pour qui? bonté divine !
— Pour moi.
«— Vous m'y faites penser l Mais le cas ne serait
LES VACANCES DE LA COMTESSE 293
pas grave. Un caprice pour vous, ça ne doit pas du-
rer longtemps. Rendez-moi donc ma main, monsieur
de Bourgalys, vous la serrez comme si elle était à
vous. »
Odoacre baisa cette petite main avant de la lâ-
cher, Yolande haussa les épaules et dit à Bourgalys :
« Vous, mon cher, vous êtes Tanimal le plus com-
promettant de la création, et je vais vous dire pour-
quoi. Le monde sait que vous n'êtes pas homme à
vous occuper d'une femme pendant plus de huit
jours, à moins d'être payé de vos peines. Dès qu'on
vous voit assidu neuf jours de suite, on en conclut
que vous ne perdez pas votre temps. '
— Ingrate 1 dit Bourgalys; est-ce vous qui me
jugez si mal? J'ai possèdes années à Vos genoux
sans obtenir la moindre récompense. Dieu sait
pourtant que vous avez été la seule passion de ma
vie I et si je ne craignais pas de remuer des cendres
mal éteintes !...
— Ah ! mais non, reprit Valentine, vous êtes ma
propriété, et je vous garde pour moi. »
Lambert survint au milieu de ce badinage. Mme de
Lanrose le prit à partie et lui dit :
« Voici votre cousine qui fait son pronunciamiento.
Elle a résolu de nous prendre tous nos adorateurs !
— Pourquoi faire? demanda naïvement Lambert.
— Des esclaves ! répondit Valentine.
— Quant à ça, ma cousine, je n'y vois pas de mal.
— Mais, s'écna la comtesse Adhémar, elle de-
vrait au moins nous en laisser deux ou trois. »
Valentine secoua la tête :
294 Ul vieille roche
«* Si j'en connaissais un qui me refusât l'hommage !
— Que feriez-vous, cousine?
— Je ne sais pas ce que je ferais, mais je com-
mencerais par le rendre fou. Lambert, si vous en
trouvez un, vous me le dénoncerez, j'y compte.
— Oui, ma cousine.
— Mais vous-même, Lambert, vous ne m'avez ja-
mais dit quels sentiments vous aviez pour moi.
Lambert, je vous soupçonne.
— De quoi, cousine ?
-- De ne pas m'adorer aussi passionnément qu'il
le faudrait.
— Ma parole sacrée, cousine, je vous aime de
tout mon cœur, et Gontran aussi.
— Ohl laissons les maris; il 'n'y en a pas à Car-
ville, et il est détendu de parler des absents.
— Je n'en dis pas de mal, sapristi !
— Bien ! bien I mais si vous m'adorez, comment
le bruit de vos soupirs n'est-il pas encore arrivé
jusqu'à moi ?» ,
L'honnête Saint-Génin n'était pas exercé à ce
genre de papotage. Il écarquillait ses gros yeux cha-
que fois qu'on marivaudait devant lui. L'interpella-
tion de sa cousine le fit rougir; il regarda la galerie,
se gratta la nuque et resta court.
« Qu'attendez-vous ? dit Valentine. Soupirez ! sou-
pirez donc î voulez-vous soupirer plus vite que ça ? »
Il prit un grand élan au plus profond de lui-même,
et poussa un vrai soupir de boulanger. Puis il se mit
à rire timidement en demandant si c'était bien?
c C'est trop bien , répondit la rieuse : on voit que
LES VACANCES DE. LA COMTESSE 395
celui-là sort de l'âme. N'abusez pas de vos moyens,
Lambert, on finirait par vous adorer. »
Yolande reconnaissant que cette vie au grand jour
ne servait qu'à donner plus de publicité à sa dé-
faite, résolut de se cloîtrer chez elle avec sa rivale
et de fermer la porte au monde extérieur. Elle
fit la malade, écarta les visites et réclama une soli-
tude absolue. Valentine la prit au mot et la laissa
toute seule ; c'était le vrai moment de demander un
asile à la duchesse, qui le donna de grand cœur.
Elle déménagea en une demi-journée, et alla tenir
sa cour au milieu de la ville, chez Mme de Haut-
Mont. Le lendemain, Yolande était guérie; on la
revit sur la plage en atours.
Ce départ fut le signal d'une lutte plus ouverte et
plus acharnée : les deux rivales se ménagèrent moins.
La comtesse de Lanrose avait un avantage marqué
dans cette situation nouvelle. D'abord elle était chez
elle, maîtresse de sa maison, de sa personne et de
ses actions, tandis que Mme de Mably, vivant chez
la duchesse, était paralysée par les habitudes, les
goûts et les manies d'une femme âgée.
Le chalet de la Falaise, occupé par Yolande, était
vaste et commode : toute la population de Carville
y aurait tenu sans s'étouffer. La maison dé la du-
chesse n'avait qu'un unique salon au premier étage,
et non pas des plus grands, serré entre la chambre
de Mme de Haut-Mont et celle de Valentine. Yolande
pouvait donner des fêtes, elle en donna de magnifi-
ques. Valentine n'avait pas le droit de se mettre en
dépense dans la maison d'autrui. Tout au plus pou-
296 LA VIEILLE ROCHB
vait-elle organiser des parties; encore fallait-il
qu'elles ne fussent ni trop matinales, ni trop lon-
gues, ni trop fatigantes ; une jeune femme en butte
à toute la malignité de son sexe, ne peut guère
courir les champs sans un chaperon. Yolande n'é-
tait pas formellement obligée d'inviter Valentine à
ses réunions; tandis que, dans la compagnie de
Mme de Haut-Mont, Yolande était invitée née.
Valentine s'aperçut donc bientôt qu'elle avait fait
une fausse manœuvre. La séparation qu'elle avait
regardée comme un coup de maître, pouvait la re-
léguer au second plan. Yolande inaugura une série
de réceptions brillantes où Ton dansait, où l'on sou-
pait, où Ton passait presque les nuits. Cette amorce
nuisit aux petites soirées de Valentine, à ces ré-
unions intéressantes mais modestes dont la coquet-
terie faisait pour ainsi dire tous les frais.
Une notable portion du public abandonna ce que
Mme de Haut-Mont appelait sa bicoqpie pour le ma-
gnifique chalet de la Falaise.
La victoire ne se décida pas en un jour; Mme de
Mably prit de bçUes revanches. Elle avait un em-
pire absolu sur M. de Bourgalys, qui menait haut la
main toute la jeunesse dorée. Elle put donc en-
traîner deux ou trois fois l'élite de Carville, conduire
des cavalcades énormes, commander des escadrilles
en mer, tandis que la comtesse de Lanrose se mor-
fondait à la Falaise au milieu de vingtHÙnq ou trente
personnages bien sages.
Mais la fortune tourna décidément après que la
forte Yolande,' par une manœuvre mystérieuse, eut
LES VACANCES DE LA COMTESSE 297
détourné M. de Bourgalys Cette défection fit causer;
le monde la commenta de cent manières. Les malveil-
lants prétendirent qu'Odpacre avait fait autrefois Ja
cour à Mme de Lanrose, et qu'il avait été repoussé avec
perte; mais que la dame, entraînée par l'ardeur du
combat et résolue de vaincre à tout prix, avait oublié
ses scrupules. On accorde souvent au dépit, à la rage
dedominer, les sacrifices qu'onavaitrefusésàramour.
Quelques femmes, des plus avisées, mettaient en
circulation un roman très-compliqué. Elles posaient
en principe qu'un connaisseur comme M. de Bour-
galys ne pouvait point aspirer aux bonnes grâces
d'Yolande : n'était-ce pas assez de l'avoir vue au
sortir de la mer? € Mais il a, disaient-elles, la manie
•des collections; il n'aime pas à rencontrer dans son
monde une femme qu'il n'ait pas un peu compro-
mise. Qui sait s'il n'a pas fait un pacte avec Mme de
Lanrose et consenti à se déclarer pour elle si elle
consentait à s'afficher pour lui? Ceux qui connais-
sent les deux paroissiens ne trouveront pas la chose
impossible. »
Il y avait du vrai dans cette hypothèse, mais elle
n'embrassait pas toute la vérité.
Odoacre était fermement décidé à avoir raison
de Valentine. Cet amour encouragé, découragé, re-
levé, abattu, malmené, ramené, tourmenté de cent
façons par la coquette, avait changé de caractère,
comme un métal remis trop souvent sur l'enclume
s'écrouit et devient cassant. Ce n'était plus de l'a-
mour, mais quelque chose de sec, de net et de tort
€omme la volonté.
298 LA VIEILLE BOCHB
Or, le jeune homme avait beaucoup d'esprit et
une grande habitude des femmes. Il savait que le
meilleur moyen de forcer l'attention d'une coquette
est de lui tourner brusquement le dos après l'avoir
poursuivie un certain temps. On ne s'avise pas de
suivre du regard un passant dans la rue ; mais que
le même homme, un beau soir, après vo'us avoir
donné la chasse jusqu'à perte d'haleine s'arrête tout
à coup et vous tourne le dos, vous vous arrêtez
aussi, par instinct, et vous le regardez courir en
vous faisant mille questions sur son compte. Que
voulaitril? comment a-t-il changé d'avis? a-t-il eu
peur? s'est-il aperçu au dernier moment qu'il vous
avait pri^e pour une autre? Voilà- comment un in-
connu peut s'introduire brutalement dans la pensée
d'une femme qui sans cela n'aurait jamais songé à
lui. A plus forte raison, si vous connaissez l'homme,
s'il vous a longtemps fait sa cour, si tout le monde
sait qu'il professait un grand amour pour vous ; si
ses assiduités vous ont semblé agréables , et jus-
qu'à un certain point honorables ; si vos amies ont
paru les envier un peu; si vous avez mis votre
amour-propre à les fixer,
Odoacre savait quelles idées sa défection ferait
naître dans l'esprit de Valentine, dans quel ordre
elles s'enchaîneraient et dans combien de temps
elles auraient achevé de mûrir. Il était comme un
jardinier qui a semé des fèves et qui n'a pas besoin
d'aller tous les jours au jardin pour constater le
j, .*ogrès de la végétation. Il comptait sur la solitude
pour hâter le développement des idées; aussi pre-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 2^'9
*nait-il soin d'isoler la coquette en accaparant tous
ses amis, sauf un. Il s'inquiéta peu du tête-à-tête
qu'il ménageait pour ainsi dire à Lambert. Son
expérience lui disait qu'après une rupture si nette
et si hardie, le plus présent des deux ne serait pas
Saint-Génin. Lorsqu'une femme voyagé en imagina •
tion hors du logis, il n'y a rien à gagner pour le
pauvre gai^on qui s'acharne après elfe.
Enfin ce politique habile; en. laissant croire aux
bontés que Mme de Lanrose n'avait peut-être pas
eues pour lui, préparait une révolution dans l'es-
prit de Valentine. Il l'entendait déjà se dire à elle-
même : « Il y a donc des femmes qui sacrifient tous
leurs devoirs à un succès d'amour -propre ! Ces
choses-là se font dans notre monde ! On en vient du
premier bond à de telles extrémités sans avoir pré-
ludé par d'autres erreurs ! Et la terre ne tremble
pas ! Et le monde ne tourne pas le dos à la coupable!
Et celle qui se conduit ainsi ne porte pas sur son
visage un signe de réprobation! Elle a le même
front, les mêmes yeux, la même voix qu'avant sa
faute ! La différence n'est pas plus visible que cela
entre les femmes sans reproche et celles qui ont
tout oublié ! » Odoacre raisonnait en homme vrai-
ment fort. Ce n'est pas l'amour qui entraîne la plu-
part des femmes à leur chute ; c'est l'exemple. Le
spectacle du vice impuni, accepté, heureux et flo-
rissant, fait plus de mal à lui tout seul que les mous-
taches les plus irrésistibles.
L'esprit de Valentine arpenta lestement les voies
tracées par M. de Bourgalys. La pauvre enfant en
300 LA VIEILLE ROCHE
vint à* douter du bien et du mai, et à brasser dans *
son coin des idées incohérentes. Elle était surtout
exaspérée par Tiniquité du monde. Se voir aban-
donnée pour cause de v^rtu, et assister au triomphe
d'une Yolande perdue ! C'est à bouleverser toutes
les notions de l'honnête et du juste dans une petite
tête un peu faible.
Lambert lui tenait compagnie et s'arrachait les
cheveux devant elle. Il répétait vingt fois par jour :
c Mais qu'est-ce qu'ils ont ? Sur quelle herbe ont-
ils marché? Vous ne leur avez rien fait, ma cousine,
et vous voilà, parole d'honneur ! comme une brebis
galeuse. Permettez-moi seulement d'en tuer deux
ou trois, histoire de ramener les autres I.»
Elle le calmait de son mieux, et jurait qu'elle se
trouvait bien de ce repos dans la solitude. Lambert
lui racontait malgré lui les bruits de Carville, leis
succès d'Yolande, les fêtes du chalet des Falaises,
les cotillons menés par Bourgalys. « Quant à moi,
disaiMl, je ne regrette rien de tout ça; je vous vois,
je suis content. Je suis un homme de famille. »
Il avait l'esprit de famille si développé que pour
un rien il se fût oublié vingt-quatre heures de suite
dans le salon de la duchesse. Valentine était obligée
de le mettre à la porte, quoiqu'il fût bien le plus
respectueux et le plus innocent des adorateurs.
On causa cependant un peu de cette intimité, et
]a duchesse recommanda la prudence à celle qu'elle
appelait sa jolie pensionnaire.
« Chère enfant, lui disait-elle, ce qu'on fait n'est
presque rieui ce qu'on laisse croire est cent fois
LES VACANCES DE LA COMTESSf 301
pire. Croyez-en rexpérience d'une femme sur qui le
monde n'a jamais glosé. >
Valentine tint Lambert un peu plus à distance,
elle se fit des heures de solitude absolue, où rien,
pas même un livre, ne lui tenait compagnie. Elle
n'avait pas pris l'habitude de lire, et la plupart des
femmes de Carville étaient aussi désœuvrées qu'elle
dans les entr'actes de leurs plaisirs. Un jour que sa
mélancolie tournait au noir, elle écrivit à son mari
et à son oncle pour réclamer la visite qu'ils lui
avaient promise chacun de son côté. Mais elle ne
s'expliqua ni sur ses succès, ni sur ses défaites, ni
sur l'ennui qui la rongeait depuis cpielques jours.
L'oncle Fafiaux répondit qu'il viendrait sous peu,
dès qu'il aurait achevé, avec la bénédiction de Dieu,
une œuvre de haute justice. Gontran s'excusa ten-
drement avec un sérieux et une onction qui n'étaient
pas dans ses habitudes, c II s'associait de cœur à
tous les divertissements de sa femme; il était fier
des succès qu'elle obtenait à Carville et de la posi-
tion qu'elle y avait conquise. Cette petite royauté,
sans aucun doute, était le prix de la sagesse et du
bon exemple autant que de l'esprit et de la beauté.
Le comte se réjouissait de voir sa femme réconciliée
avec le monde, mais il était bien sûr que le monde
ne la brouillerait pas avec le ciel. L'admirable édu-
cation qu'elle avait reçue, les tendances de son
cœur vers l'idéal immuable et éternel, tout répon-
dait de l'avenir el promettait que Valentine saurait
résoudre enfin le problème de la sainteté dans le
plaisir, tel que Dieu le propose à quelques âmes
303 • LA VIEILLE ROCHE
bien nées. Quant à lui, ce pauvre Gontran \ il récla-
mait la compassion de madame, sans toutefois hâter
son retour. Paris l'ennuyait fort : la poussière, ia
chaleur, la solitude surtout lui était à charge; il
fiallait des raisons bien puissantes pour le retenir si
longtemps dans un tel enfer. Mais les plus graves
intérêts étaient en jeu ; il ne s'agissait de rien moins
que de défendre le Humbé contre les agents secrets
de l'Angleterre! Tous les intéressés de cette énorme
entreprise se serraient autour du comte Adhémar;
on tenait conseil chaque jour; on dépouillait des
courriers exhorbitants, on abusait du télégraphe!
Gontran s'était chargé de libeller un mémoire qui
mettait en cause le Foreign Office lui-môme. Du
reste, il se louait hautement du zèle et des capacités
de Lanrose, et il dépeignait avec beaucoup de verve
les fureurs de Gastatigue contre les perfides insu^
laires, les liquoristes mystérieux et le roi Mama-
ligo. i
Cette lettre apporta une vraie consolation aux
ennuis de Valentine. Une femme n'est pas à plaindre
tant qu'elle se sait aimée; elle peut tomber d'assez
haut sans se faire grand mal, si elle est reçue dans
les bras de son mari. La comtesse était seule au
logis quand le facteur lui apporta ce paquet de ten-
dresses légitimes; elle eut hâte de s'en faire honneur
et courut à la plage où Mme de Haut-Mont babillait
au milieu d'un cercle d'amis. Bourgalys était là, et
Lambert, et la jolie Mme d'Oos, et quelques autres
femmes aimables. On lut à haute voix les passages
les plus gais«
LES VACANCES DE LA COMTESSE 303
Mais la lecture n'était pas achevée qu'on vit pa-^
raître la flère Yolande avec son mari. Adhémar avait
débarqué le matin, sans tambour ni trompette : or,
les maris étaient si rares à Carville qu'on s'empres-
sait de les montrer quand par fortune on en tenait
un. Valentine pâlit à la vue de M. de Lanrose qui
vint à elle et lui baisa les mains avec mille démons-
trations.
Valentine lui dit avec un reste d'émotion dans la
voix :
« Est-ce bien vous ? par quel miracle ?
— Le miracle, madame, est d'avoir pu rester si
longtemps loin de vous.
— • Mais vous n'êtes donc plus nécessaire à Paris?
— Nécessaire?
-^ Sans doute I Le Humbô 1
— Le Humbé va tout seul ; il n'a pas besoin de
moi..
— Alors, il n'y a plus de danger
— n n'y en a jamais eu.
— Cependant on a dit, on a conté... il a couru des
bruits inquiétants sur votre grande affaire.
— Jamais. Gontran va bien? »
Valentine se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Elle
balbutia plutôt qu'elle ne répondit :
« C'est Vous qui me demandez de ses nouvelles?
— Il n'est donc pas ici ? Alors, je vous conseille
de le faire afficher. Depuis votre départ il n'a pas
mis les pieds au club, et personne ne l'a vu. >
Lambert vint au secours de sa cousine : € Mon
oher Lanrose, âit*il| vous êtes un diplomate, on ne
304 LA VIEILLE ROCHE
VOUS demande pas vos secrets. Si vous avez travaillé
avec Gontran dans le- silence du cabinet, vous n'êtes
pas forcé de le conter à tout le monde. Dites seule-
ment à ma cousine que vous avez rencontré son mari
par ci par là. »
L'interpellation ne manquait pas de finesse et
Adhémar aurait dû comprendre quel service on
attendait de lui. Mais Adhémar n'avait de la sagacité
que pour son propre compte. Il manquait totalement
de ce qu'on appelle l'esprit du cœur.
« Ma parole d'honneur, répondit-il, je n'ai pas vu
l'ombre de Mably, et les autres n'ont pas été plus
heureux que moi, car hier soir, au club, Vaubert et
Pompignan demandaient s'il était mort, et personne
n'a répondu.
— Ne vous démanchez pas, mon cher, dit Bour-
galys impatienté. Gontran va bien, et pas plus tard
qu'hier il écrivait à madame. Qu'est-ce qu'on dit de
neuf, "k part ça? »
Les chiens rompus, on se mit à parler de choses
indifférentes. Mais Valentine souffrait cruellement,
et Yolande triomphait de confiance, sans savoir
pourquoi. Elle lisait la douleur et la gêne dans les
yeux de sa rivale, et supposait à tout hasard que
Mme de Mably lui enviait ce dernier avantage ajouté
à tant d'autres : l'arrivée d'un mari!
La duchesse entraîna sa jeune amie; elle comprit
que l'enfant avait besoin de pleurer tout à l'aise. Les
femmes connaissent cette impatience des larmes
qui est propre à leur sexe, et elles y compatissent
toujours. On courut donc à la bicoque et, là, dans
LES VACANCES DE LA COMTESSE 305
le salon, sur un grand canapé, Valentine laissa tom-
ber une véritable pluie d'orage, entremêlée de san«
glots et de cris. Il fallut que Taimable vieille courût
fermer la porte du balcon, car la rue était étroite et
fréquentée, et les cris se seraient entendus de la rue.
Par un caprice étrange et des plus féminins, le cœur
de la comtesse se mit pour ainsi dire hors dQ cause.
Elle ne parut pas comprendre que son mari avait de
fortes raisons pour mentir si effrontément, et qu'elle
était trahie. Non; cette jeune femme, éprise d'un
mari charmant, ne pensait pas à lui dans une crise
si grave. Elle ne songeait qu'à l'indiscrétion inévi-
table des femmes qui l'avaient entendue, et au
triomphe d'Yolande dès qu'elle saurait tout cela.
Pour tout dire, en un mot, le spectre du ridicule
se dressait devant elle et lui cachait son malheur
vrai.
Sur ces entrefaites, Lambert survint. Il entra
sans jârapper, en disant pour toute excuse :
d Pas attention ; ce n'ost que moi. d
Toutes ces maisons de louage sont ouvertes comme
des moulins. Sauf deux verrous énormes à la porte
d'entrée, la serrurerie est à peu près absente. La
nuit, quand tout le monde se couche, on pousse les
verrous et tout est dit; le jour, chacun se fait garder
par ses gens ; mais nos seigneurs les domestiques
ne font pas trop bonne garde. Ils profitent comme
leurs maîtres de la liberté qui règne dans l'air. Les
uns se baignent, les autres se visitent entre eux; ils
ont un bal le soir où on danse à grands coups de
pied en buvant du vin rouge ou du cidre.
20
306 LA VIEILLE ROCHE
Lambert arriva donc sans rencontrer d'obstacles.
Les deux femmes de chambre présentaient leurs
diverses £aces à la lame, le Frontin de la duchesse
était au cabaret, contant les aventures du bon vieux
temps aux conscrits de la livrée et la cuisinière
soufflait son feu dans le sous-sol.
Saint-Génin avait un défaut as$ez rare chez les
hommes de sa force : quand il voyait pleurer une
femme, il pleurait. Son premier mouvement fut de
tomber aux pieds de Valentine et de sympathiser,
bruyamment avee elle.. La duchesse le poussa d'un
petit geste sec qui le fit asseoir malgré lui.
« Vous êtes fou, mon cher, lui dit-elle. Pensez-
vous la consoler en beuglant comme un taureau ?
Donnez-lui plutôt un bon avis, si vous en êtes
capable ! Moi, j'y perds mon latin, que je n'ai jamais
su. Il y avait pourtant un abbé qui s'était mis en tête
de me l'apprendre. Un abbé, entendons-nous I Je
veux dire un abbé dans mon genre, poudré, mus-
qué, galant, sceptique comme une couleuvre, et
hardi! Ahl le singe! Heureusement j'étais cuirassée
d'indifférence. Il ne m'a rien appris de tout ce qu'il
savait, pas même le latin. C'était pourtant un Mios-
seux, un bon, des Miosseux de Picardie. On n'en
fait plus, de ces abbés-là, dans votre siècle de pro-
grès.
— Tant mieux, cousine, dit Lambert. Mais nous
ne sommes pas ici pour pincer de l'anecdote. Il y
a mieux à faire pour l'instant, sous votre respect.
' — Oui, mais quoi ?
- Si j'étais que d'elle, je bouclerais mon sac en
LES VACANCES DE LA COMTESSE 307
deux temps et j'irais dare, dare, sauter au cou de
mon mari. Je suis sûr de Gontran, mais un homme
est toujours homme. Quand on ne veut pas qu'il
coure, le plus simple est de le tenir. Il y a encore
un train aujourd'hui; il y en a même deux. En^
tendez-vous, hé ! là-bas? la belle inconsolable I >
En même temps, il secouait Valentine par lebra?.
Elle sortit, de sa torpeur et dit : .
« Pourquoi donc m'en irais-je, quand elle reste Iv i
— Mais pour vous jeter dans les bras de Grontrau .
Ça n'est déjà pas sr bête, il me semble.
— Que dira-t-on de moi si je pars ? .
— On dira que vous êtes une brave petite femme
et que vous aimez votre mari.
— Non I ces femmes diront que j'ai perdu la ba-
taille et que je me sauve lâchement devant elle. »
La duchesse essaya pour la centième fois de
ramener la peau sur la bouillie, selon son expres-
sion favorite :
«Je vous jure, mon enfant, que vous iie con-
naissez pas Yolande. Il y a deux raisons pour qu'elle
ait un cœur excellent : primo, elle est tout à fait
peuple, ensuite elle est légèrement fille... ^ dans le
sens irréprochable du mot. »
— Je la hais I reprit Valentine, et je ne veux pas
qu'elle se vante de m'avoir poussée hors d'ici. Je
partirai, car il le faut, mais je veux auparavant
prendre une revanche éclatante. Ma dignité exige
qu'un jour au moins tout ce monde de Carville, ces
coquettes, ces fats, M. de Bourgalys en tête, se dé-
clarent publiquement contre elle et pour moi!
808 LA VIEILLE ROCm
Lambert hocha la tête :
€ Moi, dit-il, ma cousine, je serai toujours des
vôtres. Il n'y a pas de danger que je vous lâche
d'un demi-cran, comme disait., un artiste du théâ-
tre, à Lyon. Mais brouiller tout Carville avec Yo-
lande I C'est une affaire qui ne peut pas s'enlever
en trois jours. Comment diable ferez- vous? Quel
motif aura-t-on de prendre parti pour vous qui vous
en allez, contre elle qui reste?
— Mon cher cousin, répondit-elle, je comprends
aujourd'hui pourquoi vous n'avez jamais été amou-
reux : c'est que vous avez l'esprit trop net et le rai-
sonnement trop juste.
— Oh I »
Ce simple rugissement était tout un poëme.
« Mais, reprit le brave garçon, quel est votre pro-
jet? Que voulez-vous tenter? S'il ne s'agit que de
passer par le feu, comptez sur moi; je suis votre
homme, d
Elle se recueillit un instant et dit :
«M. de Lanrose est à Carville pour deux jours. Ce
soir, tout le monde reste à l'établissement pour le
concert de ces petits violonistes : c'est donc demain
qu'elle croit faire défiler toute sa cour sous les yeux
de son mari. Demain, moi, je prétends entraîner
loin d'ici tout ce qu'il y a de jeune à Carville. »
La duchesse se remit encore en frais de conci-
liation quoiqu'elle n'espérât plus rien de cette « petite
endiablée, »
« Mais, chère enfant, lui dit-elle, se trémousser
ainsi pour des riens» c'est faire d'un pain de sucre
LES VACANCES DE LA COMTESSE 309
une montagne. Je comprends qu'une femme joue
son va-tout sans hésiter quand le cœur est de la
partie. Mais ce n'est pas un amant que vous dis-
putez à ma nièce... à moins que je me trompe... Il
ne s'agit que d'une ombre de pouvoir, d'un fantôme
de royauté. Vous allez, pour une bagatelle sans con-
séquence, vous donner des ennemis sérieux et puis-
sants, et Je n'aurai pas crédit pour vous défendre :
je suis neutre, mon amitié n'a pas même le droit de
se déclarer dans cette guerre I »
Valentine ferma ses oreilles et dit à Saint-Génin :
a Lorsque j'étais encore dame et maîtresse absolue
dans Carville, tous ces messieurs m'ont suppliée,
d'organiser un grand dîner en pique-nique à l'ab-
baye de Lampigny. M. de Bourgalys était l'auteur de
ce projet; il tenait à vanité de nous transporter tous
sur Bon yacht, d'illuminer les ruines, et de finir la
nuit par un retour aux flambeaux: J'ai toujours re-
fusé, parce que Lampigny est à six lieues par mer,
et surtout parce que je me fie médiocrement aux
fêtes nocturnes : les flambeaux n'éclairent jamais
tout. Mon cousin, j'ai changé d'idée : allez le dire à
votre ami. m
in
SCANDALE
Lambert revint au bout d'une heure ou deux : Va-
lentine était seule au salon.
— Hé! bien? dit-elle.
— Ma cousine, Odoacre met son bateau à votre
disposition, mais c'est malheureusement tout. Il
veut aller demain chez son cousin Lanrose.
— Soit ; on se passera de lui. Vous avez d'autres
amis, grâce à Dieu, et il m'en reste aussi un certain
nombre. Avez-vous vu les vôtres?
— Quelques-uns. Trop ! Ds m'ont tous répondu ;
Boùrgalys en est-il ?
— C'est une question, cela ; ce n'est pas une ré-
ponse.
— Voyez-vous, ma cousine, un pique-niquo ne
s'arrange pas tout seul. Il faut un homme de tête
pour dire à l'un : Tu prendras un jambon d'York,
312 LA VIEILLE ROCHE
et à l'autre : Tu trouveras du Moët. Sans ça, tout
marche à la diable ; on a vu des parties où tout le
monde apportait le même plat, et ça n'était pas
drôle.
— Il s'agit bien de vos plats ? Qui est-ce qui
mange?
— Mais les hommes un peu, ma cousine, et les
dames beaucoup.
— Merci ! Vous feriez mieux de dire franchement
que M. de Bourgalys a monté une cabale, et que
tout le monde voit par ses yeux, même vous !
— Moi, non ! mais il a de l'entrain, et vous savez!
l'entrain, ça... ^itraîne.
— Il est tout simplement odieux,^votre ami.
— Vous trouvez ? Moi, il me va. Je veux dire : il
m'allait.
— Un homme que j'ai vu à mes pieds, et .ram-
pant I
— Pas possible I
— On ne le dirait plus, n'est-ce pas?
— Moi, je crois qu'il a quelque chose pour Yo-
lande.
— Ah ! vous êtes perspicace 1 Vous voyez le soleil
en plein midi !
— Voyipj^s, cousine ! ïl n'est pas possible que ça
.vous contrarie?
— Me contrarier, moi? Qu'est-ce qui me con-
trarie? C'est vous qui m'exaspérez sans cesse par
vos discours saugrenus I
— Mais, mon Dieu! ma chère cousine, qu'est-ce
que l'ai encore dit, sans savoir?
LES VACANCES DE LA COMTESSE 31 3
— Rien qui vaille ! Et je me demande en vérité
pourquoi je vous écoute avec cette patience?
— Ça, c'est vrai ; vous êtes bien patiente et bien
bonne aussi. Mais s'il y a des choses que je iie dois
pas dire, dites les-moi ; je ne les dirai pas.
— M. de Bourgalys est un fat.
— Eh bien, oui, ma cousine ; c'est un fat!
— Qui est-ce qui vous demande votre avis?...
Son impertinence avec moi n'est pas naturelle.
. — Ah !
— Il m'aime encore, et beaucoup plus qu'il ne
veut le laisser voir.
— Ah ! mais, je lui défends 1.».
— Eh! que vous importe?
— Comment I si ça m'importe ? C'est que je suis
un honnête garçon, moi! J'aime* Gontran, jarni-
dieu ! Je vous ai cédée à lui, je ne vous céderais pas
à un autre ! Et l'honneur de la famille, donc I Bour-
galys était nion ami ; il l'est encore jusqu'à nouvel
ordre ; si vous le permettez, s'entend. Mais qu'il
essaye seulement de vous faire la cour I Mort de ma
vie! comme disait Mélingue... ou un autre... je ne
sais plus. C'est qu'il y aurait du bruit dans Lander-
neau, ma cousine I »
La comtesse l'apaisa comme elle put.
Le môme jour, elle alla se promener avec lui vers
la plage, et comme on se rencontre nécessairement
à Carville, elle tomba d'emblée sur M. de Bourgalys.
Odoacre la salua très-bas, selon la nouvelle habi-
tude qu'il avait prise. Son chapeau lancé jusqu'à
terre semblait tracer une ligne infranchissable entre
314 LA VIEILLE ROCHE
la jeune femme et lui. Mais, cette fois, Valentine
passa par-dessus la barrière : elle appela du doigt
et de la voix son trop respectueux ennemi.
Il obéit d'assez mauvaise grâce, et fit un signe
d'étonnement qui frisait l'impertinence. En même
temps, il se tourna vers un groupe où trônait la su-
perbe Yolande, et dessina en l'air un geste bien
connu qui veut dire : c Je suis à vous ; le temps de
répondre deux mots ; £Bdtes-moi crédit d'une demi-
minute. >
Valentine lui prit le bras sans façon, et se tour-
nant vers Lambert qui demeurait tout ahuri :
e: Mon cousin, lui dit-elle, avez-vous parlé aux
marquises ?
— De.. .de quoi?
— De nos projets pour demain soir.
— Oui, mais ils m'ont envoyé promener.
— Soit; les voilà là-bas tous les quatre; retournez
à la charge.
— A quoi bon, puisqu'ils sont décidés î
— Faites ce que je vous dis.
— Mais, ma Cousine...
— Si vous ne voulez pas que je vous prenne en
horreur !
— Mais, sapristi ! ma cousine...
— En horreur, vous dis-je!
— Dites-moi carrément que vous avez des secrets
avec Odoacre !
— En horreur, Lambert! en horreur. »
Il s'éloigna en grommelant, et Valentine, avec son
plus frais sourire, dit à M. de Bourgalys :
LES VACANCES DE LA COMTESSE '315
c Je VOUS demande pardon pour mon cousin,
monsieur. Il a un défaut qui vous paraîtra sans doute
bien ridicule : il est plein de cœur et il m'aime
beaucoup.
— Des goûts et des couleurs...
— Rassurez-vous ; on ne force personne. Je vou-
lais vous remercier de ce bateau que vous m'avez si
gracieusement prêté pour demain.
— Vous lui ferez beaucoup d'honneur. J'ai donné
mes ordres au patron et à l'équipage.
— Et, décidéiment, vous n'êtes pas des nôtres?
— Impossible, madame, à mon très-grand regret.
Ma soirée de demain appartient aux Lanrose.
— Et votre soirée d'aujourd'hui ? >
Bourgalys s'arrêta court, regarda la jeune femme
entre les yeux, la vit calme et sereine comme tous
les jours, et pensa qu'il s'était mépris sur le sens de
ses paroles. Il secoua donc aussitôt l'idée invraisem-
blable qui s'était présentée à lui, et répondit de sa
voix naturelle :
€ Mais aujourd'hui, c'est le concert. >
Au même, instant , Lambert quittait les petits
jeunes gens efféminés et arpentait la plage à toutes
jambes. Valentine serra le bras d'Odoacre et lui dit :
« Il est impossible de causer ici ; je n'irai pas au
concert : venez, si vous êtes curieux de savoir ce
- que j'ai à vous dire. »
Il changea de visage, et pourtant, à l'ordinaire, il
était bien maître de lui ! « A vos ordres, répondit-il.
Une jolie femme a le droit de se moquer de nous;
j«i me livre pieds et poings liés. » U salua et se di-
316 LA VIEILLE ROCHE
rigea vers le groupe des Lanrose. Lambert reprit
possession de sa cousine et lui dit : « Vous n'avez
rien obtenu, hein?
— Rien au monde, et vous ?
— Juste autant. Ces endorrtiîs ont le grand ressort
cassé ; ils ne vont que quand on les pousse. « Odo-
acre en est-il? » Il n'ont pas voulu sortir de là. Et
lui, qu'est-ce qu'il a répondu ? Que sa soirée était
prise? Ce n'est pas sa soirée, c'est lui qui est pris,
le pauvre diable ! Pincé à fond !
— Oui, oui.
— Si ça ne fait pas pitié ! Il est cent fois mieux
qu'elle !
— - N'est-ce pas ? .
— C'est un garçon qui pourrait trouver beaucoup
mieux.
— Vous pensez?
— Oui, mais entendons-nous! Je ne veux pas dire
que tout le monde doit se jeter à sa tête, et si je
voyais... Ah ! malheur !
— A qui en avez-vous ?
— A personne. Je suis bote. Parlons d'autre
chose. Le grand air vous a tait du bien. Voilà vos
larmes essuyées à fond. Vos yeux sont encore plus
brillants, ma cousine , c'est comme les fleurs après
la pluie..
— Si vous voulez que j'écoute des madrigaux, allea
chercher des chaises. »
Ils passèrent la journée sur la plage, dans un tête-
tête public, interrompu de temps à autre par les in-
différents des deux sexes. Lambert jouit avec ivresse
LES VACANCES DE LA COMTESSE 317
de la faveur qu'il obtenait : ce jour compta proba-
blement parmi les plus beaux de sa vie. Cependant
Yolande, à cent pas de distance, triomphait inso-
lemment. Elle se parait tantôt de son mari, tantôt
de Bourgalys, et les promenait Tun après l'autre.
Elle arrivait parfois jusqu'à deux pas de sa rivale,
la regardait en face, et tournait sur les talons. Ni
Adhémar, ni Odoacre n'étaient dupes de ce manège.
A-dhèmar souriait dans sa barbe et pensait que Bour-
galys méritait toute la reconnaissance d'un mari. Il
était sincèrement flatté du choix fait , ou du moins
affiché par sa femme. En voyant le plus beau jeune
homme du faubourg circuler en compagnie d'Yo-
lande, il éprouvait la même satisfaction d'amour-
propre qu'un fils de famille remplacé sous les dra-
peaux lorsqu'il voit son suppléant partir pour la
Grimée ou la Chine. On plaint le pauvre diable , on
est heureux de n'avoir pas cette campagne à faire,
et cependant on trouve certaine jouissance d'amour^
propre à se dire : il y va pour moi!
Quant â M. de Bourgalys, il n'était guère à la con-
versation d'Yolande. S'il lui dit des choses charman-
tes, ce fut par habitude, peut-être par distraction.
Son esprit et ses yeux n'étaient occupés que de Valen- '
tine. Il n'avait pas besoin qu'on l'entraînât jusqu'à
elle : c'était lui qui conduisait Yolande vers cette chaise
de bois qui était comme un pôle pour lui. Il s'effor-
çait de lire dans les yeux de la jeune femme; mais le
regard de Valentine restait indéchiffrable. A peine si
en pai*tant pour dîner à la bicoque, elle indiqua par
un léger signe que le rendez-vous tenait toujours.
310 LA VIEILLE ROCHE
Lambert dînait à la bidoque entre ses deux cou-
sines : c'était lui qui devait les mener au concert.
Il ne remarqua point sans une certaine inquiétude
la gaieté que Valentine déployait à ce repas. Elle di-
sait mille folies et riait à tout propos. La duchesse
trouvait cette expansion parfaitement naturelle.
« Riez , petite , riez , disait-elle en lui versant du
vin glacé. Vous avez assez pleuré aùjourd'ui. Après
la pluie, le beau temps l Je n'ai jamais tant ri qu'a-
près...* longtemps après la mort de ce pauvre cher
duc. On m'eût prise pour une folle, si l'on n'avait
pas su combien j'avais de chagrins à ou\)lièr. »
Mais Sainl^Génin ne se contentait pas de cette
explication historique.
« Tenez! dit-il à Valentine, voulez-vous que je sois
franc?
— Vous le seriez, quand même je dirais non.
C'est pourquoi j'aime autant vous le permettre. Allez,
sauvage !
— Hé bien ! votre rire est nerveux, et cette gaieté
ne vient pas du cœur, i
— Alors d'où vient-elle?
— Est-ce qu'on peut savoir? Mais je réponds que
je vous ai déjà vue une fois dans ces petites convul-
sions-là.
— En vérité! Quand donc, monsieur l'observa-
teur?
— Il y a pas mal de temps, car c'était à la Balme,
quand vous aviez déjà le cœur pris pour Gontran et
que vous mouriez de peur de vous marier avec moi.
— Ainsi, j'ai peur de quelque chose ?
LES VACANCES DE LA COMTESSE 319
— Oui.
— Impossible, mon cher cousin. Une femme rie
craint rien au monde quand elle a pour la défendre
un cavalier tel que vous.
— Quant à ça, vous avez raison. Je veille ! Et, sur
ma vie,, il ne vous arrivera pas malheur tant que
j'aurai des mains au bout des bras.
— Puisque vous êtes si fort , mon bon Lambert,'
écartez donc un danger sérieux que me menace de-
puis un quart d'heure. »
Lambert roula ses yeux autour de la salle à
manger, et fit le geste d'un lutteur qui* va retrousser
ses manches... « Qu'est-ce? » dit-il.
€ Laissez vos bras dans leurs fourreaux; ils ne
pourraiiBnt rien, hélas ! contre la migraine qui pend
sur ma. tète. Est-ce Teflfet de ce vin frappé , ou des
larmes de ce matin , ou du rire de ce soir 7 Je n'en
sais rien , mais je couve une horrible migraine , et
vous irez au concert sans moi; voilà qui est sûr.
— Si vous n'y allez pas, je n'y vais pas non plus,
ni ma cousine Haut-Mont. Pas vrai, cousine? »
La duchesse fit la moue et répondit : « Certes, je
resterai, si cette petite belle le désire ; mais dans son
intérêt nous ferions mieux de la laisser seule. Il n'y
a qu'un remède contre la migraine : le repos dans un
bon lit. Qu'en pensez-vous, cher ange de malice? .
— Je crois que vous avez raison, madame, et je
vous prie en grâce de ne rien changer à votre pro-
gramme de ce soir. Mon cousin vous conduira à l'é-
tablissement , et je garderai la maison avec Juliette,
qui me fera du thé.
320 LA VIEILLE ROCHE
— Oh ! mais je reviendrai vous tenir compagnie,
ma cousine.
— Y songez-vous! Quand je parle de me mettre
au lit! i>
Le bon garçon courba la tête ; mais il était plutôt
résigné que convaincu. Il grommela jusqu'au mo-
ment du départ. Valentine craignait qu'il ne revînt
et qu'il ne fît un esclandre. Elle recommanda à la
duchesse de le garder à vue. « C'est un démon, dit-
elle ; il est d'une amitié plus compromettante que l'a-
mour. >
La duchesse promit de le tenir à l'attache, mais il
avait une fourmilière dans les jambes. Cependant il
se calma comme par miracle en voyant Boui^alys
installé et presque assoupi dans la salle du concert.
Odoacre était tout en blanc, au premier rang des
fauteuils. Lambert, assis à quelques mètres de lui,
ne le perdait pas de vue. Il le clouait des yeux. Mais
vers neuf heures, tandis que les jeunes violonistes
exécutaient les inévitabbles variations sur le Carna-
val de Venise, Odoacre s'endoirmit tout à fait. Lam-
bert ne fut pas éloigné de croire qu'il avait magné-
tisé son rival. U se mit alors à circuler, distribuant
des poignées de main dans la salle. Lorsqu'il reprit
sa place, il s'assura que la jaquette blanche dormait
obstinément dans le même fauteuil.
Cependant Odoacre, qui avait glissé subtilement
un ami à sa place, s'échappait par la porte réservée
aux artistes et arrivait sans encombre à la bicoque.
Juliette l'introduisit au salon et le laissa en tête-à-
tête avec madame, mais elle eut soin de faire du bruit
LES VACANCES DE LA COMTESSE 321
dans les chambres voisines pour prouver qu'elle
n'était pas loin. Ce devoir accompli, elle s'esquiva
sans permission et courut au bal.
M, de Bourgalys avait eu bien des rendez-vous dans
sa vie ; toutefois on peut croire qu'il était légèrement
ému. Les femmes comme Valentine ne se rencon-
trent point par douzaines. Il l'aimait ou du moins
il la poursuivait depuis assez longtemps pour que
l'heure lui parût solennelle. Son cœur battit plus fort
qu'il ne convient à un jeune vétéran du plaisir. Du
reste, le visage sut demeurer impassible : une ai-
sance suffisante dans tous les mouvements, l'œil
éteint à demi, la bouche froidement souriante, les
mains occupées à tourner le chapeau entre les deux
genoux.
La comtesse ne perdit pas de temps en circonlo-
cutions. Elle avait tout au plus une heure devant
elle; c'était peu pour regagner un cœur si complè-
tement détaché en apparence. Elle surmonta l'émo-
tion assez vive qui lui serrait le cœur; non qu'elle
eût jamais rien éprouvé pour ce scandaleux jeune
homme, mais parce que le tête-à-tête est toujours
difficile entre une femme de bien et celui qui lui a
manqué de respect une fois. Pour s'enhardir, elle se
dit qu'elle avait un rôle à jouer, un rôle irréprocha-
ble au point de vue de la morale : simple coquette-
rie à déployer contre un fat, pour obtenir par ruse
un acte de complaisance vulgaire.
Elle le salua de la main, lui désigna du doigt une
chaise, se plongea dans un fauteuil à bonne distance,
ni trop loin, ce qui eût indiqué la défiance ou la peur,
322 LA VIEILLE ROCHE
ni trop près, ce qui eût ressemblé à une provocation
directe.
a Monsieur de Bourgalys, lui dit-elle à brûle pour-
point, qu'est-ce que je vous ai fait?
Il ne s'attendait pas sans doute à cet exorde, car
il demeura interdit pendant une demi-minute.
« Madame; répondit-il, quand vous m'auriez fait
toutes les méchancetés de la terre, je ne me croirais
pas en droit de vous garder rancune. Un galant
homme ne peut que baiser la main qui le frappe
quand la main est petite et blanche comme celle que
j'admire là-bas. 2^
II évoquait par ce détour le souvenir de certain
rendez-vous surpris, sinon obtenu, chez la modiste
et, grâce à son heureuse transition, deux tète-à-
tête si éloignés et si différents l'un de l'autre se trou-
vaient reliés par un fil.
La comtesse secoua la tête comme pour chasser
une idée importune, et poursuivit :
« Lorsque deux hommes se sont donné la main,
n'est-il pas cçnvenu que le passé, quel qu'il soit, est
oublié de part et d'autre, et que les bonnes relations
recommencent^à nouveau? La même loi ne règle-t-
elle pas les rapports des hommes avec les femmes?
Car enfin il n'y a qu'un honneur et qu'une bonne foi,
sans distinction de sexe. Le jour où je vous ai revu,
nous nous sommes donné la main. J'avais donc ou-
blié une offense indigne de vous, et tout ce qui s'en
est suivi dans le passé. Nous avons commencé, moi
du raoins, une amitié nouvelle et sans rancune ; elle
a duré assez longtemps, elle a été assez publique ici.
LES VACANCES 0£ LA COMTESSE 323
et j'y ai trouvé pour ma part assez de plaisir pour
que j'ose vous en parler sans regret, comme sans
pruderie. Pourquoi, de but en blanc, en pleine inti-
mité, m'avez-vous tourné le dos? Pourquoi m'avez-
vous témoigné pis que de Tindifférence, presque de
l'aversion ? Quelles raisons avez-vous eues pour en-
traîner dans le camp de mes ennemis cette foule
moutonnière qui ne voit rien que par vos yeux? Si
je vous ai donné quelque sujet de plainte, dites-lé
franchement. Je n'ai pas la sotte vanité qui s'obstine
dans l'erreur et qui craint d'avouer ses fautes. J'ai
l'esprit assez droit pour reconnaître mon tort, et le
cœur assez haut pour vous demander pardon sans
faussa honte. »
Elle s'était légèrement animée, ce qui est toujours
une imprudence. Aussi avait-elle un peu dépassé le
but. Odoacre profita de l'avantage qui lui était laissé.
€ Chère madame, répondit-il, je vous supplie de ne
pas prendre les, choses au tragique et de voir mes
humbles actions dans leur vrai jour. Je ne suis pas,
grâce à Dieu, un traître de mélodrame, et si j'ai quel-
que chose sur la conscience, c'est tout au plus un
excès de fidélité.
— Ah! vraiment? Vous êtes fidèle? A qui donc?
— A l'amitié, en général. Il y a ici deux person-
nes qui m'inspirent depuis longtemps une sympathie
égale, sinon de même nature : je n'ai pas pris sur
moi de sacrifier l'une à l'autre : voilà probablemeni
la trahison que vous blâmez.
— Êtes-vous amoureux de Mme de Lanrose?
— Prenez garde! La question est plus imprudente
o24 LA VIEILLE ROCHE
\
qu'indiscrète. Une femme n'interroge pas un jeune
homme sur l'état de son cœur sans lui donner cer-
tains droits.
— Je n'ai peur de rien, monsieur de Bourgalys, et
ce tête-à-tête le prouve assez. Êtes-vous amoureux
de Mme de Lanrose?
— Franchement, non.
— Et de moi?
— Diantre ! mais vous allez de plus en plus fort.
Que voulez-vous que je réponde?
— La vérité.
— Voyez un peu la position que vous me faites !
Si je dis non, c'est une impertinence et pis encore,
une abjuration, une apostasie, un crime de lèse-
majesté féminine. Si je dis oui, je m'expose à tomber
dans un piège. Le fond de votre cœur, au moins
jusqu'à présent, n'est pas la charité, mais la malice;
et moi, j'ai peur du ridicule comme tous les Fran-
çais. Un de mes bons amis... Vous permettez que je
vous conte un apologue?
— Comment donc 1
— Un de mes bons amis... je dirais presque mon
meilleur, s'était épris de la plus jolie, la plus pi-
quante, la plus séduisante des...
— Passons ! Si c'est de moi que vous parlez, je
sais ce que je vaux, et s'il s'agit d'une autre, un
éloge si passionné ne me plairait peut-être pas dans
votre bouche.
— L'éloge n'était pas pour vous déplaire. Je disais
donc que mon ami, garçon qui sait le monde, avait
engagé son cœur sur le ton du badinage. On peut ris-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 325
quer ainsi toutes sortes de vérités très-sérieuses,
sans compromettre ni soi ni les autres. Le jeu ne
parut pas déplaire dans les premiers temps. Une
faute, une imprudence, Une impatience que la jeu-
nesse rendait peut-être excusable, dérangea tout et
rompit net ce qui n'était pas même noué. Quelques
années après, mon ami, plus sérieux, plus homme,
plus digne de sentir et d'inspirer une affection du-
rable , se repentit de cette unique erreur , et se
remit aux pieds de son ingrate. Cette fois, il ne ba-
dinait plus, même pour la galerie. Il offrait ouver-
tement, sans respect humain, son cœur, sa liberté,
sa vie entière. On parut l'écouter avec. une attention
bienveillante, comme vous m'écoutez,en ce moment,
madame. Cet accueil l'enhardit, il s'élança en avant;
il courut à toutes jambes vers ce but radieux et sou-
riant qui semblait l'attendre et même l'appeler avec
joie. Jugez de sa déception quand il s'aperçut, au
bout d'un mois, que le but était toujours à la même
distance, qu'on avait reculé devant lui le plus habi-
lement du monde, tandis qu'on l'excitait à courir ;
en un mot, qu'il avait été la dupe d'une coquette et
la risée de deux ou trois mille spectateurs !
— Attendez donc ! il me semble que j'ai connu
ce garçon-là.
— Si vous l'avez connu, vous avez dû vous mo-
quer de lui, comme tout le monde. Un être assez
naïf, assez provincial (quoique très-Parisien) pour
croire que l'amour commande un peu l'amour, et
qu'on mérite au moins de n'être pas berné lorsqu'on
aimel
326 LA VIEILLE ROCHE
— Bien ! Mais qu'est-il devenu, ce jeune homme?
il m'intéresse.
— D est mort,
T— Non ; il est retourné en province. Cherchez
bien, monsieur de Bourgalys ; vous le rencontrerez
quelque part, au bord de la mer, en Normandie. Si
vous mettez la main sur lui, demandez-lui de ma
part s*il a Joué franc jeu avec la dame de ses pen-
sées ; s'il s'est expliqué nettement sur la nature et
la solidité de son amour ; s'il n'a pas au contraire
affiché une légèreté inquiétante, et demandé imper-
tinemment au caprice ce qu'une femme accorde
tout au plus à la passion 9 Informez- vous s'il a jamais
montré le fond de son cœur à celle qu'il prétend avoir
aimée ; s'est-il ouvert à elle avec cette franchise que
j'admire en vous depuis quelques instants? Si oui, la
dame a tort. Si non, dites à votre ami qu'il est un in-
nocent de la plus jeune catégorie; qu'il ne faut pas
tenir pour refusé ce qu'on n'a pas demandé en bonne
forme, et que les grands généraux ne sonnent pas la
retraite avant d'avoir au moins présenté le combat.
— Mais alors... Il aurait donc... Ai-je bien en-
tendu ? Est-ce de nous que vous parlez ? J'ai le feu
dans la tôte ; il me vient à la fois un million d'idées
qui m'étoufîent et dont pas une n'ose sortir?
— Tant mieux, monsieur de Bourgalys! Empêchez
qu'elles ne sortent, ces idées qui portent le trouble
au fond des âmes. Vous avez bien raison de ne pas
laisser voir ce qui se passe en vous. Soyez généreux
jusjju'à la fin 1 Avoir pitié de la faiblesse, c'est le
privilège des forts l
LES VACANCES DE LA COMTESSE 327
— Fort, moi? Mais je suis faible I je suis lâche I
je suis... Tenez, madame, je vous aimel Pourquoi
feindre plus longtemps et jouer une indifférence
que mes yeux démentent, j'en suis sûr, depuis que
je suis entré chez vous?
. — Est-ce à moi que vous parlez, ou à Mme de
Lanrose I
-r A vous, madame. A la seule femme au monde
devant qui j'aie plié le genou et humilié mon or-
gueil. Malgré tous vos dédains et toutes vos raille-
ries, je n'ai pas cessé un moment de vivre pour
vous. Si j'ai pu me cacher pour vous seule, en plein
Paris, après cette stupide aventure, c'est à la con-
dition de -vous suivre partout et de vous voir sans
être vu. Si j'ai pris un visage indifférent, à cette
soirée du café Anglais, c'est par un effort héroïque.
Le feu me sortait par les yeux; je me demande
comment tous les convives n'en ont pas été éblouis.
Pourquoi suis-je ici, dites? Parce que vous y êtes.
Vous savez que j'avais un plan de voyage tout fait,
avec Lambert. Ai-je passé un quart d'heure loin de
vous, jusqu'au jour où le découragement et le dépit
m'ont jeté dans une autre voie? Avez-vous été dupe
de mes assiduités auprès de ce pauvre paquet d'Yo-
lande? Non, vous avez trop d'esprit; vous la con-
naissez trop, et vous m'estimez trop moi-même.
Tai joué un jeu ridicule en me montrant aux genoux
d'une femme impossible : ce choix même doit vous
prouver qu'il n'y avait pas d'amour sous roche,
puisque j'ai préféré Mme de Lanrose à dix autres
femmes plus jeunes, plus jolies et moins compro-
828 LA VIEILLE ROCHE
mettantes. En m'attaquant h elle dans cette foule de
jolies femmes, n'ai-Je pas prouvé clairement que je
n'en voulais qu'à vous ?
— Est-ce bien vrai, ce gros mensonge-là?
— Vrai comme le jour qui éclaire les hommes !
vrai comme votre doux regard qui illumine ma vie !
— Des preuves, monsieur! des preuves !
— A quelles preuves crôirez-vous, si la sincérité
de mon amour n'éclate pas dans chacune de mes
paroles ? Faut-il répandre mon sang ? Faut-il... ?
— Je n'en demande pas tant. Promettez-moi de
nous accompagner demain à Lampigny.
— Enfant ! Ce n'est pas un sacrifice, cela ; c'est
un bonheur auquel je ne renoncerais pas pour un
empire.
— Et vous ferez loyalement tous vos efforts pour
entrahier vos amis avec vous?
— Nous nous passerions bien de tous ces impor-
tuns; mais si tel est votre bon plaisir, je m'engage
pour toute la population de Carville.
— Pardon ! je n'en demande pas tant. Il serait bon
que cette chère Yolande restât chez elle avec son
dépit.
— C'est bien ainsi que je l'entendais.
— J'ai votre foi de gentilhomme î
— Oui.
— Chose promise, jurée, irrévocable?
— Oui. » •
Odoacre voulut sans doute appuyer son serment
d'une pantomime ad hoc^ car il mit un genou en
terre, tandis que ses deux mains s'avançaient, selon
LES VACANCES DE LA COMTESSE 3*29
le rite antique et immuable, pour prendre possession
de Valentine. Le lecteur perspicace a remarqué pro^
bablement que ce brillant jeune homme, célèbre
dans son monde et dans le demi-monde pour Tori-
ginalité de ses façons et l'indépendance de son esprit,
n'avait débité à la fin de cette conversation que des
phrases toutes faites, des lieux communs, qu'un
surnuméraire de bureau ou un chef de rayon aurait
* pu trouver dans sa mémoire comme lui. Le mouve-
ment qu'il fit dans le premier élan de sa joie n'était
ni plus nouveau ni plus distingué que son discours.
Un paysan, un tailleur, un marchand de parapluies
se serait mis à genoux en avançant les bras avec
autant de grâce, ou peu s'en faut. C'est que la langue
d'amour est définitivement fixée depuis plusieurs
siècles, comme la langue de chasse. On ne s'étonne
pas qu'un piqueur raconte la journée dans les
mêmes termes que son maître; il n'est guère plus
surprenant que les amants de tous les étages expri-
ment un même désir de la même façon. Il ne s'agit
ici, bien entendu, que de l'amour botté, éperonné,
dans son expansion vulgaire et dernière. Les pre-
mières périodes du sentiment permettent à chacun
de mettre en relief ses qualités natives ou acquises :
un paladin, un roué, un pataud n'entrent pas en
matière sur le même ton. Mais à l'heure où la vertu
sur ses fins n'est ou ne paraît plus qu'une proie à
saisir, un pair de Gharlefnagne, un marquis de la
Régence, un concierge et un animal de basse-cour
font h peu près la même figure.
Valentine n'avait pas prévu qu'on la prendrait si
330 LA VIEILLE ROCHE
vite au mot et surtout h la taille. Dans son désir de
regagner le cœur de Bourgalys, elle avait oublié
qu'on n'encourage pas impunément un garçon de
cet âge et de ce caractère. Son imprudence lui sauta
aux yeux un peu tard. Elle pâlit, se leva en pied et
étendit les mains en avant par un geste d'effroi qui
fut mal interprété, car Odoacre en saisit une qu'il
couvrit de baisers en criant : « Ange ! »
Par quelle anomalie les compare-t-on toujours aux
anges dans le moment précis où elles leurs ressem-
blent le moins ? .
Mais la porte 8*ouvrit avec fi*acas, et Lambert de
Saint-Génin, rouge comme une pivoine et haletant
comme ua jockey, jeta son chapeau dans l'arène en
criant à toute voix : « Malhonnête I »
Bourgalys fut bientôt debout, mais il fut presque
aussitôt pris à la gorge et poussé sur le balcon, tan-
dis que Mme de Mably s'affaissait dans une bergère.
Il y eut une mêlée de deux ou trois minutes, à quel-
ques mètres au-dessus de la principale rue de Car*
ville. Lambert jurait comme un cocher et serrait
comme un boa; M. de Bourgalys se débattait violem-
ment et criait : « As-tu fini, sauvage? mais ce n'est
pas parlementaire pour un sou, ce que tu fais là! >
Valentine, éperdue, entendit des gros mots, des
coups de poing et le bruit d'une chute du plutôt
d'une dégringolade formidable, comme si son balcon
était tombé dans la rue. Puis Lambert referma la
fenêtre, croisa les bras sur sa large poitrine et vint
se camper devant la jeune femme ayec une impor-
tance cciniquc.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 331
c Hé bien, cousine, j'ai joliment fait d'arriver.
Il n'était que temps ! »
Elle rebondit sur le coup :
« Mais que pensez-vous donc de moi ? lui dit-elle.
Croyez-vous que je n'aurais pas su me défendre
toute seule? Qu'avez-vous fait? Un crime? un mal-
heur? Un scandale horrible en tout cas î De quel
droit? à quel propos? qui vous en a prié?
— Et l'honneur de la famille ! Et le bonheur de
mon cousin, de mon ami ! Votre bonheur aussi, car
je connais ce garçon-là : il vous aurait lâchée aussi-
tôt que prise.
— Fi donc! mais vous ne savez pas! vous ne pou-
vez pas comprendre ! C'est un jeu que je jouais, et
votre brutalité...
— Hé bien I une autre fois^ cousine, vous ferez
bien de jouer à autre chose.
— Mais que s'est-il passé? où est-il? qu'en avez-
vous fait ?
— Parbleu, je l'ai poussé dans la rue avec la ba-
lustrade du balcon. N'ayez pas peur, il ne s'est pas
tué; il est tombé sur quelqu'un. Mais quelle béné-
diction de coups d'épée je te vas lui allonger, à ce
faquin-là !
— Un duel, maintenant! Vous vouiez donc ache-
ver de me perdre ?
— C'est lui qui vous perdait, si j'avais coupé dans
votre migraine; et c'est moi qui vous sauve, vertu-
dieu! Je ne vous reproche rien, je ne vous accuse
pas; vous avez fait une imprudence : c'est de votre
334 LA VIEILLE ROCHE
femme est toujours dans son droit. C'est égal ! mon
bêta de cœur se prenait petit à petit. Je vous en
demande bien pardon, ma cousine !
— Que voulez-voua que je vous pardonne? Il n*y
a rien d'offensant ; c'est un malheur qui vous arrive,
et rien de plus !
— Oh ! oui, cousine, un grand malheur ! Car enfin,
je sais bien qu'il n'y a pas d'espérance!
— Non I
— Parce que vous êtes une honnête femme, vous.
— Sans doute.
— Et moi, je ne suis pas homme à vous donner
de mauvais conseils, allez ! Quand même vous vou-
driez oublier vos principes par compassion pour
moi, je vous dirais : Non ! il ne faut pas I
— Vous n'aurez pas besoin de me le dire, mon
cousin.
— Ah 1 c'est que vous êtes la femme de Contran!
Et je m'en souviendrai toute la vie I
— Moi aussi !
— Plutôt que de manquer à vos devoirs, j'aime-
rais mieux mourir ! Et si jamais vous sentez que la
vertu vous abandonne, dites-moi seulement un mot,
et j'irai dans un coin me brûler la cervelle !
— Nous avons fait assez de bruit comme ça, mon
cousin! je suis bien aise de vous voir un peu calme,
et j'espère que vous continuerez comme vous avez
commencé. »
Il se méprit sur les derniers mots de Valentine et
répondit en pleurant à chaudes larmes :
• Oh ! oui, je vous adorerai toute ma vie I
* LES VACANCES DE LA COMTESSE 335
— Mais ce n*est pas cela qu'on vous demande !
— Je vous adorerai toute la vie, et je ne le dirai à
personne, pas même à vous.
— Eh 1 gros fou 1 vous ne le dites pas, vous le
criez ? »
Il reprit d'un ton haut :
— C'est la passion qui m'a entraîné ! Ça ne m'ar-
rivera plus jamais ! Je saurai me contenir I
— Contenez-vous donc tout de suite ! On peut
entrer d'un moment à l'autre, et la malignité du
monde est assez éveillée I
— Je ne l'éveillerai pas, ma cousine !
— Si la duchesse entrait ici, il ne faudrait rien de
plus que cette figure bouleversée, ce trouble, ces
joues barbouillées de larmes; et vos gants qui détei-
gnent par-dessus le marché !
— Je ne pleurerai plus, ma cousine 1 Je ne pleu-
rerai plus ! j)
Au même instant, on ouvrit la porte du rez-de-
chaussée; un bruit de pas, de voix, de rires étouffés
emplit la maison ; vous auriez dit que tout Carville
montait l'escalier de la bicoque.
« Bienl bien, bravo! s'écria Valentine; voici
Mme de Haut-Mont avec un peuple à sa suite.
— N'ayez pas peur, cousine I on ne me verra pas.
— Où courez-vons? C'est ma chambre!
— Ah ! pardon ! Là !
— De mal en pis! C'est la chambre de la duchesse.
— Attendez ! »
Il poussa un gros canapé contre la porte du fond.
€ Nous verrons bien s'ils entrent!
336 LA VIEILLE ROCHE
— Mais voulez-vous ôter ça! On va dire que nous .
étions enfermés ensemble !
— Ah ! sapristi I Allons ! aux grands maux les
grands remèdes I
— Où court-il maintenant?
— Je connais le chemin ! Je l'ai montaré à Bour-
galys.
— Mais restez donc ! vous allez vous casser le
cou !
— Non 1 l'honneur avant tout ! la femme de mon
cousin ne doit pas être soupçonnée! »
Il sauta dans la rue, juste au moment où la du-
chesse entrait dans le salon par la porte de sa cham-
bre avec Yolande et Adhémar.
« Ah çà, mais, dit Mme de Haut-Mont, il pleut
des hommes par cette fenêtre ! Et de deux ! »
Une pointe de mécontentement perçait cette bon-
homie. La duchesse ne grondait pas, mais il était
facile de voir que ces exercices de haute école lui
souriaient peu L'embarras de Valentine fut doublé
par la présence d'Yolande. Elle se jeta par conte-
nance au cou de sa vieille amie, et lui dit :
« Pardonnez-moi, moi, madame, un tapage dont
je suis moins la cause que la victime. Il y a certai-
nement quelque chose dans l'air, car on dirait que
tous les hommes sont fous aujourd'hui.
— Nous en avons bien vu quelque chose au con-
cert.
— Au concert aussi ?
— Mais sans doute. Notre cousin Lambert se lève
comme un furieux, tandis que ces enfants faisaient
LES VACANCES DE LA COMTESSE 337
grincer leurs violons; il dérange tout le monde,
court au petit Ramond, le regarde sous le nez, et
s'élance hors de la salle. Je ne vous demande pas
ce qu'il a fait ensuite : toute la ville le sait trop.
— Gomment ! Déjà !
— Sans doute. Bourgalys est tombé perpendicu-
lairement sur le pauvre Yieuxblé.
— Qui, Yieuxblé?
— Pas autre chose , mon enfant , que le maire de
Carville.
— Est-ce ma faute, à moi?
— Mon petit amour lutin, je suis sûre de vous. Sî
M. de Bourgalys vous a fait une visite indiscrète, H
n'y était nullement autorisé, j'en mets la main au feu.
Si Lambert a quitté le concert pour se colleter chez
moi, sous vos yeux, avec son ancien ami, j'atteste
les yeux fermés qu'il était en délire. Mais une
femme doit se garder de ces accidents-là. L'inno-
cence qu'on a ne sert de rien, les gens ne savent
gré que de celle qu'on leur montre. Ces messieurs
se battront demain, c'est presque sûr; les commen-
taires iront leur train. On ne se tailladera pas jus-
qu'à l'âme, j'aime à le croire, mais il ne faut pas un
coup d'épée à fendre les montagnes pour attirer
l'attention du peuple, et vous rendre célèbre malgré
vous.
— Célèbre 1 c'est-à-dire compromise! Ahl ma-
dame ! j'en mourrais ! sauvez -moi ! »
Yolande laissait dire et jouissait de la confusion
de Valentine.
c Est-il vrai, reprit-elle, que certain projet tienne "^
22
i
338 LA VIEILLE ROCHE
toujours? La promenade à Larapigny que vous aviez
annoncée...?
— Je ne sais..., je n'ai rien décidé..'., mais je ne
renonce à rien, chère madame.
— Vous auriez bien tort de renoncer à ce plaisir
là. Tous ces messieurs en seront maintenant, c'est
chose sûre.
— Pourquoi, s'il vous plaît ?
— Parce que les hommes n'évitent pas une jolie
femme qui fait parler d'elle. Au contraire.
— Ceux qui parleront mal de moi seront des sots,
s*ils ne me connaissent pas, et des infâmes s'ils me
connaissent, car ils me calomnieront sciemment.
— Est-il question de calomnie ? On ne parle pas
mal d*une jolie personne qui a fait du bruit autour
d'elle ; on en parle, voilà tout. Par exemple, je vous
préviens que nos amies de Carville, Mme de Pi-
quefeu, Mme de Beauvenir, Mme d'Oos, qui vont
venir prendre le thé chez ma tante, sont un peu
plus timides que ces messieurs ; elles craignent ce
reflet qu'une femme trop en vue répand sur tout ce
qui l'entoure; etsi^.
— Vos amies, chère madame? Je n'en veux dire
aucun mal, puisqu'elles sont vos amies ; mais enfin
je les connais, j'ai des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre. Mme dô Piquefeul Mme d'Oos! Elles
ont des amants !
— C'est possible, madame, mais elles ne les lais-
sent pas tomber par la fenêtre.
— Parce qu'elles aiment mieux les garder dans la
chambre I
LES VACANCES DE LA COMTESSE 339
La duchesse intervint : « Où allons-nous, bons
dieux 1 Une querelle de femmes ! pourquoi pas un
duel aussi ! Eh ! petites folles que vous êtes, songez
que nous nous tenons, que chacune de nous répond
de la conduite dos autres, et qu'il ne peut rien arri-
ver à Tune sans que l'autre en reçoive le contre-
coup ! Toutes ces mijaurées vont venir ; Mme de
Mably avait dit qu'elle se ferait faire du thé ; moi,
sans penser à mal, j'ai invité vingt personnes à venir
en prendre. Où est-il? L'a-t-on seulement fait? »
Valentine avoua qu'elle n'avait pas eu le temps d'y
songer. D'ailleurs, les gens semblaient s'être donné
des vacances. Ils reparurent tout haletants, l'un
après l'autre, et l'eau ne tarda pas à bouillir.
En attendant les bonnes amies dont on avait si
grand'peur, la délibération allait son train. Adhémar
ne manquait pas de bons sens, et il ne voulait aucun
mal à Valentine : « Dans tout cela, dit-il, il n'y a
pas de quoi fouetter un chat. Odoacre et Lambert
sont deux fous si connus, que leur esclandre ne peut
faire de tort à personne. S'ils se battaient, je ne dis
pas ; mais ils sont assez braves tous les deux pour
se passer leurs gamineries réciproques. Ni l'un ni
l'autre n'a ses preuves à faire ; ils sont tous deux
de vos amis, et dans les meilleurs termes avec Con-
tran. Enfln, ils se tutoient, ce qui permet toutes les
familiarités, ou du moins en atténue l'importance.
Je veux les réunir ce soir même et les contraindre
h se donner la main. Si je les amenais, bras dessus,
bras dessous, chez ma tante, le scandale tomberait à
rien ; leur querelle ne serait plus qu'une farce d'é-
34D LA VIEILLE ROCHE
coliers comme on en fait cent mille par an dans les
châteaux et les chalets, sans que le monde y trouve
h mordre. Attendez-moi, mesdames, et jusqu'à mon
arrivée, tenez tête à l'ennemi. Ferme, belle impru-
dente! La devise de Danton, vous savez! de l'audace
et toujours de l'audace ! »
Son ambassade réussit au delà de toute espérance.
Il trouva Bourgalys à l'établissement des bains, le
cigare à la bouche, le visage radieux et le corps à
peine meurtri. Ce grand gamin élastique autant que
brave avait été presque porté à terre par la balus-
trade du balcon. La seule victime de l'accident fut
le chapeau du maire Vieuxblô ; encore ce chapeau
était-il d'un âge qui l'autorisait depuis longtemps à
mourir de vieillesse. Bourgalys n'avait voulu conter
l'aventure à personne ; il se promettait bien de
rompre en visière à son ancien ami, mais sous un
prétexte avouable, en mettant hors de cause Mme. de
Mably. Il se croyait aimé, cet excellent jeune homme,
et l'intérêt de son amour, autant que la délicatesse
de son honneur, lui défendait de compromettre une
femme. Adhémar l'entraîna sans effort à la poursuite
de Lambert.
L'enragé Lyonnais était au café, assis devant un
bol de punch entre deux anciens militaires, et il po-
sait tranquillement les bases d'un combat à mort.
Par bonheur, il n'avait pas eu le temps de détailler
son histoire. Mais il s'en fallut bien peu que la
querelle ne recommençât sur nouveaux frais, et en
public. A la vue de Bourgalys, il boutonna sa ja-
quette jusqu'au menton et enfonça son chapeau sur
LES VACANCSS DE LA COMTESSE 841
sa tête. Adhémar eut grand'peine à l'arrêter d'abord,
ensuite à l'entraîner hors du café, enfin à lui faire
comprendre Ténormité de sa sottise. Il disait à Bour-
galys avec une fureur comique :
« Je vous dois une réparation pour vous avoir
jeté par la fenêtre, et je suis à vos ordres dès ce soir,
monsieur !
— Tu m'embêtes 1 répondait Odoacre ; primo^ tu
ne m'as pas jeté par la fenêtre.
— Sil
— Non ! c'est moi qui suis tombé, parce que le
balcon n'était pas en pierre de taille I Secundo, si
tu m'as offensé et que je te le pardonne, ne suis-je
pas dans mon droit?
— Non !
— Si !
— On ne pardonne qu'aux coupables
— Je te déclare que tu n'es pas coupable. Es-tu
content?
— Alors, monsieur ne me trouve pas digne de
croiser le fer avec lui !
— T'es bête !
— Vous m'insultez, cette fois !
— Je retire le mot. Suis-je gentil ?
— Mais, enfin, il n'est pas naturel qu'un gentil-
homme veuille rester sous le coup d'un affront.
— Qu'est-ce que ça te fait, si ça m'amuse !
— Je n'entends pas qu'on s'amuse de moi !
— Parole d'honneur, là, je ne m'amuse que de
moi-même.
— Hé ! bien, je ne souiïrirai pas que vous désho-
342 LA VIEILLE ROCHE
noriez en vous la noblesse de France ! C'est au nom
de vos ancêtres et des miens que je vous demande
réparation.
— Tes ancêtres sont couchés; laisse-les donc tran-
quilles 1
— Cependant l'affaire ne peut pas en rester llx.
Qu'est-ce que tu ferais à ma place ?
— Vlan ! tu m'as tutoyé. Ce que je ferais à ta
place, gros animal farouche, j'embrasserais mon
ami Odoacre à la face de la grande mer ! »
Cela fut si bien dit, de si bonne grâce, avec un
tel visage et un geste si ouvert que Saint-Génin sauta
au cou de son ami. Alors on put lui faire toucher du
doigt les sottises qu'il avait faites et celles qu'il mé-
ditait de faire.
Il se repentit d'emblée et jura de tout réparer dans
un bref délai. On le supplia de n'en rien faire. On sa-
vait que le pauvre garçon avait la main trop lourde
pour une réparation si délicate. Sa première idée (j'en
frémis quand j'y pense !) avait été de iaire mettre un
article dans le journal du département pour démen-
tir tous les bruits calomnieux et proclamer l'inno-
cence de sa cousine !
Il se résigna, non sans effort, à un rôle plus mo-
deste, et se laissa conduire à la bicoque de Mme de
Haut-Mont.
L'entrée de ces messieurs fut un événement. Jus-
que-là, Valentine et la maîtresse du logis avaient été
au supplice. On chuchotait beaucoup dans tous les
coins, et la pauvre petite comtesse sentait le vide se
faire autour d'elle. Mme de Haut-Mont, brave comme
LES VACANCES DE LA COMTESSE 343
un soldat de Fontenoy, Taccablait d'attentions d'au-
tant plus marquées qu'elle se voyait seule de son
bord. Yolande ne se gênait pas pour rallier les en-
nemis à son panache insolent.
Il se fit un grand bruit, suivi d'un plus grand si-
lence, lorsque le vieux Frontin de la duchesse, ou-
vrant la porte toute large, annonça :
c M. le comte de Lanrosel
€ M. de Bourgalys et M. de Saint-Génin! »
Rien n'était plus curieux que l'ostentation avec
laquelle Lambert semblait aimer a: ce bon vieil Odoa-
cre. j> Il le suivait partout, l'interpellait à tous propos
et lui donnait, à propos de rien, ces larges poignées
de mam que les hercules de la foire échangent entre
eux avant et après leurs exercices. M. de Bourgalys
se défendait un peu contre cette amitié trop étalée.
S'il n'avait craint d'être entendu de la galerie, il au-
rait répété à son brave Lambert le mot de M. de Tal-
leyrand : Pas de zèle!
Malgré tous les excès, la manifestation arrivait
bien. Elle produisit l'effet voulu, et convainquit les
bonnes âmes, qui sont partout en majorité. Pour un
sceptique ou deux qui se rebellent contre l'apparence,
on trouve dans le monde une multitude de gens pour
qui péché nié est comme non avenu. Les avocats
qui savent le métier disent à leurs clients. « Niez
toujours, et même en face de l'évidence. Tant que
vous direz non, vous conservez l'espoir de persua-
der quelques personnes plus crédules ou plus para-
doxales que les autres, tandis qu'un simple aveu
vous condamne sans appel. >
/
344 LA VIEILLE ROCHE
Sur vingt-cinq baigneurs des deux sexes, la petite
comédie, si grossière qu'elle fût, en trompa dix-huit
ou vingt. Les femmes se rapprochèrent de Mme de
Mably ; Yolande vit fondre insensiblement le groupe
de mal intentionnés qui s'était formé autour d'elle;
la médisance chuchota moins haut, on se tut.
Cependant le thé circulait, et Lambert en prenait
tasse sur tasse. Le thé n'est pas précisément capi-
teux en lui-même, mais le brave garçon y ajoutait
assez de rhum pour remplacer le bol de punch qu'il
avait payé sans le boire. Chaque fois qu'il croyait
saisir une allusion à son escapade de la soirée, il
buvait pour s'exhorter lui-même à patience. S'il n'en-
tendait plus rien, il buvait en signe de joie; si Bour-
galys passait à sa portée, une tasse à la main, il bu-
vait de nouveau pour trinquer avec ce cher ami. Ni
les Chinois, ni les Anglais, ni les Russes, ni aucun
peuple buveur de thé ne s'est avisé jusqu'à présent
de trinquer à coups de tasse ; mais la tasse de Saint-
Génin avait fini par contenir si peu d'infusion qu'on
pouvait la confondre sans injustice avec un verre de
rhum.
Sur le minuit, les sottises de ce malheureux soir
étaient à demi réparées, mais le baron de Saint-
Génin n'était pas à moitié gris. Ses yeux roulaient
dans leurs orbites comme les soleils d'un feu d'arti-
fice; il chantonnait entre ses dents une multitude
d'airs nouveaux, croisés de Meyerbeer, d'Auber et de
Rossini; il battait ia mesure à coups de pied, lâchait
des compliments aux dames, formulait des aphoris-
mes de morale, ébauchait des systèmes de métaphy-
LES VACANCES DE LA COMTESSE 345
sique, vantait sa chienne Mirza, et se levait de temps
en temps, d'un pied mal assuré, pour dire à Valentine:
€ Ma cousine 1 je ne vous dit que ça!
Après quoi, il cherchait Bourgalys, lui serrait la
main h le faire crier, et se jetait dans le premier fau-
teuil venu, à grand bruit de ressorts opprimés et de
roulettes cassées. La duchesse souriait à ces jeux
innocents : elle avait vu tant de choses eil ça vie! Il
y a des trésors d'indulgence chez une femme quia
réellement vécu. L'ivresse de l'amour, qu'elle a étu-
diée de près, lui fait comprendre. et excuser toutes
les autres. D'ailleurs, Lambert n'était pas tout à fait
scandaleux; il était un peu détendu, mais bien ou
mal, il se tenait.
Aux bains de mer, on se couche rarejrient après
minuit. La nature, absurdement violée à Paris, re-
prend ses droits. Aussi faut-il bénir cet exil de l'été
qui répare tant bien que mal les fatigues de la ville.
Mme de Piquefeu se leva pour prendre congé; Mme
de Gauterne et son cousin, un cousin fort éloigné,
donnèrent le bonsoir à la duchesse; plusieurs grou-
pes suivirent le mouvement, et l'on put croire que
4ans un délai de dix minutes Mme de Haut-Mont
resterait seule à la bicoque avec Mme de Mably. Mais
Lambert, qui s'était administré une rasade finale, se
leva avec importance et cria d'une voix tonnante :
. « Un instant, s'il vous plaît, mesdames et mes-
sieurs! Je demande la parole.
— Mon cher cousin, dit la duchesse, la séance
est levée ; si vous avez quelque confidence à nous
faire, nous l'entendrons demain I
846 LA VIEILLE ROCHE
— Cependant, reprit Yolande, si Lambert a be-
soin de nous ouvrir son cœur! Vous êtes inspiré,
mon cousin ; je lis cela dans votre physionomie. »
Lambert lui lança un regard foudroyant :
€ Ma cousine, cria-t-il, je ne suis pas l'homme que
vous pensez! Si ]e parle, vous n'aurez pas lieu d'ap-
plaudir... parce que, voyez-vous, un gentilhomme
n'a qu'une devise : honneur et vérité ! Voilà mon
caractère, à moi. »
Bourgalys le prit par le bras : « Allons, Lambert,
allons, mon ami !
— Ton ami ! Oui, je suis ton ami ! Que tout le
monde le sache ! C'est dans ton intérêt comme dans
le mien que je veux dissiper lès.... ombrages, les...
nuages d'une situation... mal interprétée. »
Yolande et ses fidèles amies comprirent dès le
premier mot que Lambert allait faire une sottise
énorme. Elles se mirent en cercle et le retinrent au
milieu d'elles : personne ne sortit.
«Mesdames, dit-il, j'ai besoin... oui, dans ma
conscience, de réparer le mal que j'ai fait... loyale-
ment. La loyauté avant tout.
— Viens donc ! dit Odoacre ; tu n'as fait de mal à
personne, et tout le monde connaît ta loyauté !
— Non ! Si! J'ai fait du mal... sans malice ni ter-
giversation, et ma cousine Mably resterait sous le
coup. Il ne faut pas, morbleu î Foi de gentilhomme ! »
La duchesse, Odoacre, le comte de Lanrose uni-
rent leurs efforts pour lui fermer la bouche ; peine
inutile! l'esprit du rhum était en lui, il éprouvait
un invincible besoin de parler.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 347
« J'ai eu tort ! J'ai troublé la représentation des
petits violonistes ! Pourquoi ? Parce que je soupçon-
nais... oui, j'accusais injustement la plus noble et
la plus vertueuse des femmes. Vous ! oui ! cousine !
Et toi aussi, Odoacre, mon meilleur ami (après
Gontran! ah ! après Gontran! c'est le meilleur; c'est
un frère !) Je soupçonnais ! j'avais tort! Je suis venu !
Tu étais ici, h genoux devant elle ! Mais en tout bien,
tout honneur, sapristi!
— Allons! cria la duchesse, vous rêvez, mon
cousin ; allez vous mettre au lit.
— Ma cousine ! J'y étais, et vous n'y étiez pas !
Vos gens n'y étaient pas non plus ; à preuve que je
suis entré comme dans mon moulin! Je le jure...
sur mon caractère ! Il était à genoux, là, tenez ! sur
la fleur du tapis! Mais qu'est-ce que ça prouve?
La place d'un gentilhomme est aux genoux d'une
temme! La prière offense-t-elle le bon Dieu? Non!
Alors, comment pourrait-elle offenser la plus par-
faite de ses créatures?... i
Odoacre fit un effort énergique pour entraîner
son ami ; mais il était incrusté dans le sol : « Ar-
rière ! cria-t-il, j'ai fait le mal, je dois le réparer ;
voilà comme je suis ! Je t'ai bousculé par une fausse
interprétation de la chose la plus naturelle. T;:
l'aimes, tu en as le droit. Avec respect, par exemple!
Ah! le respect avant tout! Si le maire est cassé,
nous le payerons, où plutôt je le payerai ! c'est ma
taute ! Mesdames et messieurs, je ne veux pas que
ma cousine, la comtesse de Mably, soit compromise
par ma faute. Avouez qu'elle l'est ! J'ai entendu ce
348 LA VIEILLE ROCHE
que vous chuchotiez daas les coins ! Eh bien ! c*est
une injustice I Je déclare ici, devant vous, que Va- !
lentine est digne de tous les respects ! On vous dira
que je l'aime? C'est la vérité, mais...
— Ah ! c'en est trop î dit Valentine. Vous abusez
im peu des licences de la parenté 1
— Un moment î Laissez-moi leur dire ce que je
vous ai dit à vous-même! J'ai de l'amour pour vous,
ma cousine, mais le plus tendre et le plus respec-
tueux... Oui ! j'aime aussi Contran, d'amitié. Pour
vous, c'est l'amour platonique ! Et je me couperais
la main plutôt que de vous dire un mot contre tous
vos devoirs !»
Mme de Mably sentait la force lui manquer ; la du-
chesse entamait une belle attaque de nerfs; Odoacre
avait une folle envie d'étrangler son ami. Adhémar
suffoquait, Yolande triomphait, la galerie ne s'en-
nuyait pas, et Lambert paraissait s'admirer naïve-
ment dans son chef-d'œuvre. Pour terminer par un
coup décisif, il 'recula d'un pas, croisa les bras sur
sa poitrine et cria d'une voix tonnante :
« Et si quelqu'un se permettait de juger autre- ,
ment ma bien -aimée cousine, il aurait affaire à
moi ! » I
Valentine s'évanouit tout à fait ; Bourgalys en-
traîna Lambert, et l'assemblée, sauf Yolande et j
son mari, se dispersa dans Carville. De la pauvre
duchesse de Haut-Mont, on n'apercevait plus que
les jambes, et il faut avouer que, sous ce nouveau
point de vue, la vieille dame obtint un petit regain
de succès.
LES VACANCES DE LA COMTESSE 349
Le lendemain malin, Mme de Mably, après uno
fièvre délirante, reprit possession d'elle-même entre
les bras de M. Fafîaux. Son premier mot fut ce
lui-ci :
« Quelles vacances ! »
Et le second : « Ah ! ces Lanrose ! »
M. Fafîaux lui ferma doucement la bouche et lui
dit avec onction :
« Si les Lanrose t'ont fait du mal, ma pauvre ea
faut, sois consolée ! Dieu les a punis tous les deux :
le père dans son honneur, et le fils dans son ar-
gent ! » •
FIN DBS YAGANCBB
TABLE DES MATIÈRES
I. Monsieur Fafiaux 1
II. La question de la lune de miel 35
III. Les Âdhémar 75
IV. Odoacre 113
V. Ck)nversion 143
VI. Où l'on revoit un vieil ami 189
VIL La crise 221
;m. Carville ,. ! 267
IX. Scandale 311
798-Of.. — Coulommlcr». Imp. Paul BRODARD. — P6-06.
r
v^
tïbnirif lUCIinil' H 0', \m\*'^^r<\ Saïui (irmiain, 1% ii ISns.
UUILIOTIIKOUR VAUIKK, FOIIMAT INM6
ROMANS, NOUVELLES ET OUVRAGES DIVERS
PjiRxrihui: sÉniE, a 3 vn. 50 le yolumk iinocitÈ
Aluu I lî-JJ-i • Uétftfinn, \ vol.
— Z*? rom^tn d'un tirnve hommes i vol.
t:ill.iua I 11/ (V |. HiO'Ac^iiHémiaTrMnçdlae;
— Le comte Kff^ttH, 1 voL
— JLe f/iutnU trnvrif, l vol.
— Le fiaun^ 'Vp \/lU Saini-Mmir, t ?ûl.
— Sattinel fffûht et C*', l toL
— L'hhi*' ,tg Je.,u Ti^tei'ol, i voh
^ ^ifiOHT'^ )rntjlhM, 1 vol.
^ Ztf «i'CïV/ dn itrécepienr. 1 vôL
'-^ Jnofniue VViur^i'*. I vol.
^ Olivier Unuffant, t vol.
l>AI'î»lîr(Krne*n : Lf roman d'un euni^n-
hûnnrt, llcraiiU de Séchelieselluâ liâmes
'i Yol.
Fkiihv (G.lr Le couj'ew de» fio<^
— Cottnl i'Inlten. I vuL
CMtifUlir it'ihUo), de rAcftdémtç rran-
eojniqiit'S. f vol.
— Contours florcnthm du woyen 4Qe, 1 voL
LViVr.ir (Miiiâ llann/iU) : rr<*i véridiquê
histoire d'une petite fiile, trmL de l'au-
ffUi.i.-'. 1 vol.
mn^AT liK r.Oim^lER ; Àtwjur </<♦ /ïAiÏo-
80/ihe^ BernardiQ do Saint-Pierre til Féll-
f Ko Dîdtjt. 1 v<:»L
SAi^tHK (X,) r Pieciala. i vol
de B«Ut;t?ttriic. 1 vol.
Dbuxirmb série» a 3 fr. i k volume DnOCHB
EnCKMANPt-OllATBIAtI: /.'ami FriU. t vol
MEtTl^lilu (G.) r VŒmre de CherùuUes,
BOitp.aTET (G,) : Z'auurtf <:te /.amiirfme*
ÊilraiU choisis. î vol.
ROSTAPfl» (E.), derAc'iidémlefrottÇHÎM ;ie*
sentiers unist puôâiea^
Troisième sÉftiE, a 2 fb. le volume broché
kmvr tE*L) , ifcrmaine, 1 vôU J AlW)UT (Ed.) («uil«) ;^Ua«r* Pi*m'. t vôL
— /.«? roi f/<'jf moufnfjnâ», l val.
— L'hotume a VùrfiUt caits^f. 1 vol.
QUATlUfeMK SÈME, A 1
AllOUT {EdA : Ahttce. 1 vol,
— Les ^hiU'Mtije* de pi'tyoinee. 1 vol.
— Za vieiW* roche, 3 vol. ;
JL* t*an itHfttt^vu* 1 vol.
/-4f* vactincex dt* Ut eomtexiâ. i vol.
Le mnrquii de Lan ^ ose. l voi.
— L'infdmf. i voL
— fê lettah. I vol.
— 7oUn. i yn\*
— Le turcQ. i vol.
— Trente et quarante. — Sam dot, ^Let
parents de Uernard, 1 vol.
ItAR^un (P.-r.) : LcJf Miilhn&dû liarnnrn,
iLUitibËur des {»eitplt;»» Aotohiographie,
par J. SoiuUir. t voL
ItEinAnm^f DK SAJ.'^IT-PiKBHE : Pml H
Vitgime. l voK
liEHTIU:r (L) : L99 hofiilleurK de Poli-
gniei, î vt>!,
ClIIttlllIJi;/ I V^.]. de rAuidémii; frAnçaîau:
— l'yosf>er Htindoce* 1 vol.
— l'aule Meri>. I vnL
— Le t'Oinand'unfi httntif'te f^tmne. I vol,
— L'aventure de Ludisin* HoUki. i vol.
— Xvr bête i VMi
— La Vocation du €omte Ghittatin-* 1 vol.
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— Ltf t'êi'aurhe d(t Jvsefih Soirtt, 1 vol.
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Les viariages de l*nri^. 1 vol.
I fîEUARD (J. ; Le tueur de lions, i vol.
FR. LE VOLUME nUOCRÉ
OJERRULIËZ (V.j (suite) ; Um RomU
1 vol.
— ^'otVi el Hûiiyei. I roi.
— La. ferme du Choquard. I vol.
— l ne ff(j(/eure. t vol,
— Profila étrangerË. I vûL
DU CAMI» (M.), d« rAeadéiiiie frâUÇalfifl^
Souvenirn litti*rairei. t vol.
HUliUV (G^. l/t'nmon. i vol.
— Vii^toitc d'iif»e. I vol.
jfeNAUH" (LO : Aiùa. 1 vol.
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FW;OS T Conte» du Centenaire' 1 vol
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iloUASAVi: fA.) : S0tlpte.urâ. — Vemtt»
— Muviéuenu I vôL
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•rriLî^roi : Sutivcuiti^. i vol.
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— /('oiri di iiertrndn. l vol.
— /!.<^ pren/jf/têre. 1 voU
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