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Full text of "Les vacances de la comtesse"

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N de la Comtesse j 



î 



EDMOND ABOUT 



NOUVELLE ÉDITION 



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PARIS 

LIBUAIRIK HACHETTK ET C" 

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LA VIEILLE ROCHE 



LES VACANCES 



LA COMTESSE 



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LA VIEILLE ROCHE 



LES VACANCES 

DE 

LA COMTESSE 



EDMOND ABOUT 



HUITIÈME ÉDITION 



PARIS 
LIBRAIRIE HACHETTE ET C' 

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 
1900 

DraiU da traduction «t d« rvproduetioo ri««rvte> 



LES VACANCES 

DE LA COMTESSE 



MONSIEUR FAFIAUX 



M. Fafiaux n'était pas encore assez chrétien pour 
digérer le mariage de sa nièce. Danis sa •fureur, il la 
voyait ruinée et damnée par ce païen de mauvaise 
vie qui l'avait emportée à Paris. Il serait difficile de 
dire ce qu'il regrettait le plus : était-ce l'âme in- 
nocente qu'il avait préservée du mal jusqu'à l'âge de 
vingt-deux ans? Ou ses beaux millions qu'il avait 
arrondis avec un zèle si désintéressé ? Ou la chère 
présence d'une entant uniquement aimée ? Ou son 
autorité quasi paternelle foulée aux pieds par un 
intrus? Ou le prestige de sa toute-puissance affai- 
bli dans le diocèse? Les présidentes de congréga- 
tion, les supérieures de communauté lui ;^)arlaient 
d'une voix compatissante, les libéraux sojuriaient 
entre cuir cl chair en lui tirant leur chapeau. Une 

1 



2 LA VIEILLE ROCHE 

feuille mal pensante réimprima, en tête de sa chro- 
nique locale une toute petite table de la Fontaine : 
l'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits. 
Ces quatre vers, publiés sans commentaire, mais 
interprétés sans effort dans une ville où l'esprit 
court les rues, obtinrent un succès fou. Les en- 
fants des canuts se montraient M. Fafiaux en criant: 
c A toi, l'astrologue! j> 

Le vieillard était irascible comme tous les petits 
hommes. Aux cris gouailleurs de cette marmaille, 
il serrait les poings dans ses poches et grommelait 
en trottinant : 

«Attendez-moi, vauriens! Nous nous retrouve- 
rons à la morte saison. Vous viendrez me demander 
des bons de pain! C'est des bons de trique qu'on 
vous donnera. » 

Valentine lui écrivit, trois jours après son ma- 
riage, sur le papier de l'hôtel Meurice. Elle protes- 
tait, de son affection et de son respect inaltérable ; 
elle se portait caution pour Gontran, qui était le 
plus doux, le plus attentif et le plus délicat des 
maris : loin de la détourner de ses devoirs, il l'avait 
conduite lui-même à la messe d'une heure et il 
l'avait attendue au pied du grand escalier de la Ma- 
deleine. « Rien ne manque à mon bonheur, disait- 
elle, excepté votre pardon. Ouvrez vos bras, cher 
oncle , ouvrez-les tout grands, car mon adoré Con- 
tran est de moitié dans ma prière : il vous l'écrira 
lui-même dès que vous lui le permettrez. t> 

Dans cette profession de tendresse et d'obéissance, 
une seule chose frappa le bonhomme Fafiaux. Sa 



LES VACANCK.S DE LA COMTESSE 3 . 

nièce se levait à midi, et elle entendait une messe 
basse. Un dimanche! Où étaient les principes? A 
quoi servait l'éducation du couvent, et cette salu- 
taire habitude d'éveiller les enfants à/ six heures ? 
Lorsqu'un homme a rescinde se scandaliser, tout ' 
lui sert : M. Fafiaux trouva même inconvenant que 
sa nièce lui écrivît si tôt après le mariage, « toute 
chaude des embrassements d'un sexe contraire au 
sien ! » Le cant anglais ne va pas si loin : il défend 
aux nouvelles mariées de se montrer en public, 
mais il leur permet d'écrire à discrétion. 

M. Fafiaux ne répondit ni à cette lettre ni aux 
suivantes : il boudait. Sa nièce lui écrivit au jour 
de l'an, h sa fête, à l'anniversaire de sa naissance : 
peine perdue ! ellç lui annonça qu'il trouverait une 
cellule décorée et meublée à son goût dans l'hôtel 
de Mably remis à neuf : il se contenta de hausser 
les épaules en apprenant (pi'on avait racheté un im- 
meuble d'un million. 

Toutes les confréries et sociétés de bienfaisance 
reçurent l'invitation de prier pour une âme égarée ; 
on dit des messes à tous les autels de la ville et des 
faubourgs pro anima aberrante : c'était l'âme de 
Valentine, comtesse de Mably. Quant au mari, si 
par hasard il avait une âme, personne ne daigna la 
recommander à Dieu ; mais je suppose que M. Fa- 
fiaux ne se fit pas faute de la donner au diable. Les 
hommes de charité étroite sont sujets à ce petit 
péché. 

irfaut dire que Gontran fut maudit en bonne 
compagaie, avec la duchesse de Haut-Mont, et le 



4 LA VIEILLE ROCHE 

marquis de Lanrose, et le comte Adhémar, et Yo- 
lande, et Lambert, et tous ceux qui avaient poussé 
à la roue de ce scandaleux mariage. Éliane était 
Tobjet d'une proscription toute spéciale : on ne par- 
donnait pas à cette sainte de tromper l'estime et le 
respect qu'on avait professés pour elle. 

Les Lanrose ignoraient leur disgrâce, ou, s'ils en 
avaient connaissance, ils s'en inquiétaient peu. 
Adhémar posait en principe qu'un homme sans ar- 
gent est comme s'il n'existait pas. Le marquis mé- 
prisait les idées mesquines, les menues pratiques, 
lé fanatistne étriqué, les colères sournoises et tout 
ce monde de petitesses ténébreuses qui fourmillait 
sous le gazon de M. Fafiaux. Le noble et fier Lan- 
rose était un de ces hommes de parti qui aiment le 
soleil et la rase campagne, et qui n'entendent rien 
à la guerre d'embuscades, de surprises et de trahi- 
sons. Il déplorait hautement la faiblesse des siens 
qui emploient des instruments comme M. Fafiaux 
pour remuer les bas-fonds de la société, et qui, 
après s'en être servis pendant quelques années, 
finissent par subir leur domination indigne et trai- 
tent d'égal à égal avec eux. 

<r Nous n'avons, disait-il, qu'un moyen de vaincre 
la démocratie régnante, c'est de lui emprunter ses 
armes : le travail, le capital et le talent. Que gagne- 
t-on à faire tracasser les égoûts de nos villes par 
quelques agitateurs audacieux et bornés? » 

Il avait manifesté ce dédain en présence de 
M. Fafiaux lui-même, et ses rudesses, qui coïnci- 
daieut avec le rapt de Valentine, exaspérèrent le 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 5 

doux vieillard. C'était la première fois, depuis un 
quart de siècle, que le commis de la maison Santis 
voyait son humilité prise au mot : les Lanrosc et les 
Saint-Génin l'avaient traité comme un petit être sans 
conséquence, lui le chef de cent mille homro.es et 
de deux cents millions ! On l'avait écarté d'un geste 
familier, comme' un enfant qui gêne le travail des 
grandes personnes, et l'on s'était emparé de sa 
nièce malgré lui ! Il rêva des vengeances de Mo- 
hican. 

En attendant que le hasard lui donnât prise .sur 
un Lanrose, il savoura le plaisir des dieux aux 
dépens de ces pauvres Saint-Génin. Le fils avait 
causé tout le mal en refusant la main de Valen- 
tine; la mère était coupable de n'avoir pas eu plus 
d'empire sur son fils. En vain, la douairière eût- 
elle fait valoir son dépit, sa fureur, les injures 
quotidiennes, les coups même dont elle punissait 
Lambert depuis l'événement : M. Fafiaux pratiquait 
cette justice spéciale qui punit le coupable dans ses 
descendants et ses ascendants, jusqu'à la troisième 
génération. La mère et le fils furent livrés aux bêtes 
féroces, c'est-à-dire aux créanciers. 

A Lyon comme partout, les dettes sont faites 
pour être payées; mais le prêteur a cent manières 
de redemander son bien.. La gamme des réclama- 
tions est d'une richesse prodigieuse. Entre un appel 
amical à la mémoire du débiteur et l'horrible con- 
trainte par corps, il y a des nuances à l'infini. Les 
créanciers de la Grande-Balme étaient bonnes gens 
dans le fond et d'humeur assez accommodante. Je 




6 LA VIEILLE ROCHE 

ne sais pas si le noble renoncement de Lambert les 
avait transportés de joie ; mais, en présence d'une 
maison comme celle de Saint-Génin, ils étaient 
plus disposés au respect qu'à la haine. La moindre 
recommandation émanée do M. Fafiaux leur eût 
donné deux ans, trois ans de patience, au taux légal. 
L'un d'eux, le mieux pensant, alla consulter le 
bonhomme. Fafiaux ne répondit pas qu'on lui ferait 
plaisir en poussant le baron aux dernières extré- 
mités : trop prudent! Mais il dit que les affaires de 
mon Sieur de Saint-Génin n'étaient pas les siennes, 
et ce simple mon Sieur fut articulé d'un ton si sec, 
que le questionneur sentit qu'il gagnerait des indul- 
gences pies en courant le jour même chez son huis- 
sier. 

Il ne faut qu'un chapeau gris, bien porté, pour 
mettre les chapeaux gris à la mode. Le premier 
créancier qui usa de rigueur envers les Saint-Génin 
fit école en un rien de temps. La Grande-Balme fut 
assiégée par une myriade de réclamations petites et 
grandes, mais toutes également pressantes, pour ne 
rien dire de plus. Chacun voulait son argent, et sur 
l'heure. La tyrannie de la mode obligeait les fer- 
mières elles-mêmes à parler du juge de paix pour 
six douzaines d'œufs. 

Un propriétaire foncier qui s'est criblé de dettes 
ne sait jamais exactement s'il est ad-dessus ou au- 
dessous de ses affaires. Tant qu'il estime ses mai- 
sons etîes terres à des prix d'affection, il peut se 
croire riche et établir la balance à son profit. S'il 
obtient simplement le loisir nécessaire pour attendre 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 7 

les acquéreurs, saisir le bon moment, tenir la dra- 
gée haute, il peut encore liquider sa position avec 
un certain avantage. Mais que le crédit lui manque 
un seul jour et que les créanciers lui mettent pied 
sur gorge, il est ruiné. Les biens qu'on est forcé de 
vendre à jour fixe perdent par cela seul une moitié 
de leur prix. 

Quand notre ami Lambert fut dégrisé de son sa- 
crifice (car rivresse du dévouement a ses lendemains 
tout comme une autre), il revint à son bilan et le 
trouva mélancolique, mais non désespéré. N'avait-il 
pas, dans sa mère, une femme de ressources? La 
douairière était rompue à cette gymnastique spéciale 
, qui consiste à découvrir Pierre pour couvrir Paul. 
Qu'elle ajournât la catastrophe jusqu'^ la mort de 
l'oncle Ganigot ou de la tante de Narbonne : le pre- 
mier héritage sauvait tout. Justement l'oncle Gani- 
got, ce vieux paralytique qui végétait à la Croix- 
Rousse, eut coup sur coup trois crises de la plus 
belle espérance, on rêva de le transplanter en terre 
«ainte avant la fin de l'année. La tante Saint-Génin, 
rentrée dans ses foyers, se remettait difficilement 
de tant d'émotions et de bombances. D'après les 
lettres de sa camériste (car elle n'écrivait plus elle- 
même) on pouvait présumer qu'elle laisserait bientôt 
à son neveu une pauvre chère bonne petite inscrip- 
tion de quarante mille francs de rente. Lambert 
était trop délicat pour souhaiter la mort de per- 
sonne, mais il pensait qu'au pis aller, c'est-à-dire 
si l'oncle et la tante refusaient unanimement de dé- 
guerpir en sa faveur, on pourrait vendre la Balme et 



•8 LA VIEILLE ROCHE 

vivre à Taise dans la maison de Bell^cour, ou vendre 
l'hôtel de Beîlecour et vivoter encore tant bien que 
mal à la Grande-Balme. 

Ces illusions ne tinrent pas contre la férocité 
inouïe des créanciers. 

«Ah! les chiens dévorants! criait la douairière, 
on dirait qu'ils se sont donné le mot. Mais la Banque 
de France elle-même n'y résisterait pas, si tous 
ceux qui ont de son papier réclamaient leur argent 
à la. fois! Hé bien! beau Galaor! nous voilà sur la 
paille, tandis que l'autre se goberge à Paris avec ta 
femme et ton argent. C'est lui qui était en prison 
pour dettes le mois dernier; c'est toi qui y seras 
peut-être le mois prochain : à qui la faute? Vien- 
dront-ils à ton aide, seulement? 

— Non, maman, car Je ne veux point gâter leur 
bonheur en leur disant dans quel embarras nous 
sommes. » 

La tante de Narbonne revint tout doucement à la 
santé; les trois attaques du Ganigot ne tinrent pas ce 
qu'elles avaient promis. On écrivit à Mlle de Saint- 
Génin, on alla voir l'oncle de la Croix-Rousse, espé- 
rant que l'un ou l'autre sauverait la situation. Mais 
ce vieux Canigot n'avait plus qu'une fibre vivante 
dans son cœur décrépit : il aimait l'argent. Le cé- 
lèbre Crépin était un vrai prodigue auprès de lui. 
Il avait doublé son capital par la location des taudis 
insalubres, et le peuple l'accusait de décoller nui- 
tamment les vieilles affiches pour écrire au verso ses 
quittances de loyer. Dès la première atteinte de sa 
paralysie, il avait échangé ses maisons contre écus, 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 9 

et fait étendre son matelas sur un sommier bourré 
d'or. Une grande servante à moustaches, assez ro- 
buste pour étrangler un homme de chaque main, le 
gardait nuit et jour avec la fidélité d'un dogue. li 
fallut parlementer un bon quart d'heure à travers 
une porte ferrée pour obtenir une audience de 
l'avare. Il écouta froidement les doléances de sa 
sœur, apprit sans s'émouvoir que le neveu avait 
failli devenir riche et qu'il se trouvait pauvre, et 
répondit à toutes les supplications par un refrain 
bien connu de la douairière : 

« Je ne peux pas me passer de mon argent, mais 
soyez tranquilles : après moi , vous aurez mes 
restes. » 

La tante Saint-Génin ne se départit point de sa 
bonté habituelle : elle envoya six mois de son. re- 
venu, vingt mille francs, et plus de quarante mille 
jérémiades. On la remercia tendrement, et la chose 
en valait la peine; mais ses vingt mille francs n'é- 
taient qu'une fraise dans la gueule du loup, suivant 
l'expression pittoresque de Lambert. 

La baronne aux abois se ressouvint de la famille 
Pichard. Six mois auparavant, le gros banquier ne 
demandait à Dieu que d'établir sa fille à la Balme. 
On avait échangé de ces paroles vagues qui n'enga- 
gent sérieusement personne, mais qui autorisent 
deux familles à raconter plus tard qu'elles ont re- 
fusé l'une un titre, l'autre une fortune. La reine 
mère risqua une visite et laissa passer un bout d'o- 
reille, mais il était trop tard : Mlle Félicité recevait 
les hommages d'un jeune fabricant de Saint-Cha- 



10 LA VIEILLE ROCHE 

mond, M. Bouquet, dit de la Phaisandrie. Aussitôt 
marié, le jeune homme, qui avait du bien, promet- 
tait d'abjurer l'industrie et le nom de ses pères. 
Aussi Mlle Félicité fit-elle entendre à Mme de Saint- 
Génin que les beaux noms n'étaient pas rares, qu'une 
fille comme elle pouvait choisir entre les plus fa- 
meux, et qu'elle n'était pas faite assurément pour 
épouser le rebut de ses amies. Maman Pichard s'ex- 
prima très-librement sur le compte de ces grands 
braques qui compromettent une demoiselle et la 
laissent ensuite en affront. Quant au chef de la 
famille, qui était un vrai bonhomme, sans morgue 
et sans rancune, il répondit loyalement : 

« Notre fille est pourvue; ne le fût-elle pas, je ne 
vous la donnerais plus, aujourd'hui que je connais 
l'état de vos affaires. Le baron a commis une grande 
faute en refusant Mlle Valentine : il retrouvera peut- 
être une fortune lorsque ses héritages seront échus, 
mais il ne se mariera jamais à Lyon tant qu'il sera 
en guerre avec M. Fafiaux. i> 

Lambert n'avait ni autorisé ni connu cette démar- 
che ; il r'apprit seulement par une nouvelle fureur 
de sa mère. Il protesta d'abord avec violence contre 
l'abus qu'on avait fait de son nom, jurant de rester 
célibataire, ou plutôt veuf de Valentine qu'il aime- 
rait jusqu'à la mort, en tout bien tout honneur. Le 
premier feu tombé, il se prit à ruminer le conseil 
de M. Pichard et jugea que le financier avait parlé 
en sage. De tout temps, Lambert avait considéré 
M. Fafiaux comme une puissance irrésistible, un 
manitou supérieur à l'homme. Il ne l'eût certes pas 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 11 

mécontenté de la sorte s'il avait pris le temps de 
peser toutes les conséquences de sa belle action. 
Mais Lambert n'était point de ces joueurs d'échecs 
qui étudient le coup sous toutes ses faces avant de 
pousser un pion. Le projet de marier Valentine à 
Contran l'avait séduit par la noblesse et la grandeur 
de l'ensemble : il avait négligé les détails, et entre 
autres le dépit inévitable de M. Fafiaux. L'observa- 
tion de M. Pichard, en lui ouvrant les yeux, lui in- 
spiJra non-seulement un regret, mais une sorte de 
remords. Il s'accusa d'avoir fait de la peine à un 
excellent homme qui avait failli être son oncle. 
L'idée ne lui vint pas de craindre les vengeances : 
d'abord parce qu'un Saint-Génin ne connaH pas la 
peur; ensuite parce qu'il prenait au pied de la lettre 
les grimaces angéliques du vieillard. Il se promit de 
provoquer une explication loyale et d'avouer ses 
torts à la première occasion. Ce projet l'amena par 
une pente naturelle, à compter sur le crédit tout- 
puissant de M. Fafiaux. N'était-il pas le conseil et le 
fondé de pouvoirs de tous ceux qui possédaient 
quelque chose*? Nul mieux que lui ne savait conci- 
lier les affaires litigieuses, affermir un crédit chan- 
celant, modérer l'impatience des créanciers, acheter 
à vil prix, et quelquefois pour rien, le domaine le 
plus magnifique, vendre à des taux inespérés une 
maison en ruines ou un terrain surchargé d'hypothè- 
ques. Il frappait la terre de son petit sabot à lacet 
de coton, et les milHons sortaient en foule. 

Plein de cette pensée, le garçon se mit à la pour- 
suite de son oncle manqué ; mais M. Fafiaux sem- 



12 LA VIEILLE ROCHE 

blait éviter la rencontre. Il n'était ni chez lui ni à la 
librairie des patrons ; et pourtant on disait partout 
qu'il n'avait pas quitté la ville. Lambert lui écrivit 
pour demander un rendez-vous : il perdit sa peine 
et son encre. Il s'avisa enfin de le surprendre au 
milieu de certaines conférences qu'il présidait et 
que le baron suivait de loin en loin, à temps perdu. 
Un soir que le programme annonçait des choses 
graves, la discussion d'une adresse au roi de France 
et le vote d'un subside à quelque polémiste bien 
pensant, l'infortuné Saint-Génin alla porter son billet 
blanc et son louis. Il avala sans grimace le dis- 
cours pâteux du président; il lança même entre 
deux phrases un très-bien vigoureux, qui fut ins- 
crit au procès-verbal; mais il ne réussit point à 
attirer sur lui le regard oblique du bonhomme. Il 
se campa devant la porte à la fin de la séance, dévi- 
sageant ceux qui sortaient, et bénissant l'architecte 
qui n'avait pas ménagé une deuxième issue à la 
salle : M. B'afiaux, souple comme une anguille, lui 
glissa littéralement entre les mains. Cependant 
Lambert finit par l'atteindre sur le quai de Tilsitt, à 
vingt pas du pont de la Mulatière, et conime minuit 
allait bientôt sonner, M. Fafîaux craignit d'exposer 
ce pauvre jeune homme à. quelque tentation crimi- 
nelle; il lui donna audience en plein air et grimaça 
un sourire obséquieux. 

« Mon bon monsieur Fafiaux, cria Lambert d'une 
voix haletante, je ne vous quitterai pas que vous ne 
m'ayez pardonné ! » 

La faim dompte les animaux les plus féroces; la 



TJES VACANCES DE LA GOlfTESSE 13 

peur dompte encore mieux une certaine espèce 
d'hommes. Un poltron qui n'a pas dormi parce qu'il 
croyait être forcé de se battre, se sent pris d'une 
amitié foudroyante pour l'homme qui l'épargne sur 
le terrain. Il embrasse son ennemi de la veille avec 
une effusion unique ; il lui sait gré de tous les coups 
qu'il n'en a pas reçus ; encore un peu, passez-moi 
le mot , il se ferait tuer pour lui. Que sera-ce, bon 
Dieu! si ce mortel redouté daigne présenter des 
excuses et décerner au faible la palme des triom- 
phateurs? On va le plaindre, on va l'aimer de cet 
amour sublime que le père témoigne à son fils en 
bas âge, le maître à son fidèle esclave, le lion à son 
épagneul ! Quelle joie de tenir amicalement sôus 
les pieds celui qui aurait pu vous trépigner sur le 
ventre! Le doux Fafiaux sentit son cœur retourné, 
lorsqu'il vit que Lambert ne le poursuivait pas pour 
le jeter à la Saône. L'humilité du fort chasseur lui 
parut d'autant plus touchante qu'il avait craint d'être 
touché d'une toute autre façoh. 

Il gronda, pour le principe, mais il laissa deviner 
dès les premiers mots qu'il n'avait pas renié la 
vieille devise romaine : 

Épargner les soumis, terrasser les superbest 

Le baron s'expliqua, s'excusa, s'accusa, se justifia 
tour à tour avec une foi digne des premiers âges. Il 
avoua naïvement l'amour qu'il nourrissait encore 
pour Mlle Barbot, et le vieillard s'étonna quelque 
peu de rencontrer dans un homme du monde le 



14 LA VIEILLE ROCHE 

désintéressement vrai, vertu rar^ partout, et même 
chez les saints comme lui. Il fut presque touché de 
compassion lorsqu'il entendit sa victime lui deman- 
der un coup de main dans le danger. La haute es- 
time que Lambert lui témoignait tenta sa convoi- 
tise : on passe rarement à côté de l'estime sans 
éprouver au moins une velléité de s'en rendre 
digne. Peut-être cependant la rancune eût-elle été 
la plus forte, si Lambert n'avait rencontré dans sa 
plaidorie un argument décisif : 

« Voyons, monsieur Fafiaux, vous tenez à l'opi- 
nion publique ? 

— Je saurais la dominer au besoin, mais j'avoue 
que, dans la généralité des cas, l'approbation de 
mes frères me récompense agréablement. 

— Parfait ! En ce moment, toute la ville vous 
donne raison, et tort à Mlle Valentine. 

— J'ose le croire. 

— Mais si, demain, la ville me voyait plumé, rasé, 
mis sur la paille, c'est vous qui auriez tort et Va- 
lentine raison. Tout le monde dirait : Gomment 
M. Fafiaux a-t-il pu promettre sa nièce à ce panîer 
percé de Lambert? La pauvre enfant allait se ruiner 
par l'imprudence de son oncle : c'est le ciel qui Ta 
poussée à choisir M. de Mably ! Est-ce juste, ce que 
je dis là? Et comprenez-vous Tapologue? 

De tous les raisonnements que Lambert essaya 
pendant deux heures, celui-là seul fit son chemin 
sous le crâne de M. Fafiaux. Le vieillard frémit à 
ridée du discrédit moral que la ruine des Saint- 
Génin, sa dernière œuvre, allait attirer sur lui. IJ 



t.ES VACANCES DE LA COMTESSE 15 

vit avec effroi la réhabilitation de M. de Mably et le 
triomphe insolent des Lanrose. 

« Retournez chez vous, mon enfant, dit-il au ba« 
ron, et rassurez madame votre respectable mère. 
Annoncez-lui que dès demain je. vais me mettre en 
campagne et que j'espère, avec l'aide de Dieu, ré- 
parer dans une certaine mesure le mal qu'on vous a 
fait. Avant qu'il soit huit jours, Je vous porterai de 
bonnes nouvelles. » 

Là-dessus, il lui donna cette accolade caractéris- 
tique qui consiste à frotter vaguement une joue 
contre une autre, et il se faufila dans une allée 
comme un rat dans un trou de gouttière : Lambert 
Pavait ramené jusqu'à la porte de son logis. 

Les Saint-Génin avaient une telle confiance en 
lui que dès ce jour ils se chauffèrent d'assignations, 
de significations, de commandements et d'autres 
papiers immondes. Lambert donnait à boire à tous 
les huissiers maigres qui faisaient la navette entre 
Lyon et la Grande-Balme. .11 remercia son avocat et 
pria l'avoué de prendre des vacances. 

M. Fafiaux lui tint parole dans le délai qu'il avait 
indiqué. Il arriva un soir à la Balme au fond d'une 
carriole de communauté, menée au pas de proces- 
sion par une sorte de frère lai. Il trouva la mère et 
le fils en tête-à-tête dans la petite salle à manger : 
le repas était desservi ; la douairière jouait toute 
seule au lansquenet avec un paquet de vieilles cartes ; 
Lambert fumait la pipe en buvant des petits verres ; 
Mirza, la chienne d'arrêt, dormait à ses pieds. 

€ Madame la baronne, dit le vieillard, et vouB 



46 LA VIEILLE ROCHE 

aussi, monsieur le baron, j'espère que vous ratifie- 
rez le traité que je vous apporte. Vos immeubles 
étaient évalués 900,000 francs dans un contrat dont 
je déplorerai éternellement la rupture; mais on n'en 
aurait pas tiré plus de deux cent mille écus s'il avait 
fallu les vendre immédiatement, par autorité de jus- 
tice. N'est-ce pas votre avis ? 

— Il y a de ça, dit Lambert. 

— Vos dettes et les frais atteignent le million, ou 
peu s'en faut. Je le savais en vous donnant ma nièce, 
et je voyais dans cette affaire l'échange d'un million 
argent contre neuf cent mille francs de biens fonds 
et cent mille de valeurs morales, titre, nom, per- 
sonne, et caetera. 

— Bien obligé! interrompit le baron. J'espère 
(jue dans cette aimable estimation, ma personne 
était au moins comptée pour dix sous ? » 

La douairière lui imposa silence de sa voix la 
plus aigre. M. Fafiaux sourit humblement et pour- 
suivit : • 

« Dans l'état présent de vos affaires, il me paraît 
évident que la ruine simple, sans prison, sans scan- 
dale et sans dettes pourrait être acceptée comme un 
bienfait. 

— Ce bienfait-là ne serait pas lourd à porter, 
dit Lambert. 

La baronne était sans doute du même avis, car 
elle ne releva point l'impertinence de son fils. 

« Mais, reprk M. Fafiaux, la Providence a mis 
sur mon chemin des personnes charitables qui 
après un examen approfondi, offrent de prendre en 



LES VACANCES DE LA COMTESSE IT 

bloc votre actif et votre passif : elles se substituent à 
vous dans toutes vos obligations aussi bien que dans 
tous vos droits, et de plus elles s'engagent à vous 
payer trois cent mille livres le 1" janvier 1865; jus- 
qu'à ce jour, c'est-à-dire pendant dix années, vous 
toucherez les intérêts de la somme à cinq pour cent. 
Voulez-vous être nets et sauver cinq mille écus de 
rente? > 

La douairière éblouie par ce chiflfre inespéré, s'i- 
magina aussitôt (Ju'on avait découvert une mine de 
charbon dans les ravins de la Grande-Balme. Elle 
se mit en devoir de marchander et de dire qu'on 
irait bien jusqu'à vingt mille ft*ancs ; mais Lambert, 
à son tour, lui coupa la parole. 

« Eh ! maman, lui dit-il, tu n'es donc pas hon- 
teuse de chipoter comme ça? Quinze mille francs 
de rente ! c'est quinze mille fois plus beau que tout 
ce que j'espérais. Que veux-tu que je fasse de tout 
cet argent-là, moi qui ai des goûts simples? Tu 
prendras tout, si tu veux. Je ne te demande que 
vingt-cinq francs par an pour mon permis de chasse. 
Mon bon monsieur Faâaux, vous êtes un dieu sau- 
veur ; pour trouver des capitalistes qui nous propo- 
sent ce marché-là, il faut que vous les ayez fabriqués 
vous-même! 

— Mon jeune ami, répondit le vieillard, vos acqué- 
reurs ne sont pas des capitalistes, mais deux pau- 
vres religieux logés porte à porte avec moi, au sep- 
tième étage. 

— ^ Diable ! Et quelle garantie pourront-ils nous 
donner? 



18 LA VIEILLE HOCHE 

— Leur signature et la mienne, sans compter 
votre privilège de vendeur sur les immeubles que 
vous leur cédez. 

— Des privilèges? des signatures? Vous savez, 
monsieur Fafiaux, que je n'entends rien aux affaires. 
Si j'y connaissais quelque chose, je ne serais peut- 
être pas dans ce pétrin. Expliquons-nous en bon 
français : qu'est-ce que les deux messieurs en ques- 
tion? 

— Un ancien maître d'études de Paris et un 11- 
quuriste qui a fait faillite à Bordeaux. Êtes-vous sa- 
tisfait? 

— Ah mais non ! A moins qu'ils soient enrôlés 
dans un ordre si puissant et si riche ! 

— Ils sont fondateurs d'ordre. 

— De mal en pis ! Et ils s'appellent? 

— Les Thaborites, l'ordre du Mont-Thabor. 

— Sont-ils reconnus, autorisés ? ont-ils une exis- 
tence légale? 

— Ils ne sont ni approuvés par l'autorité ecclé- 
siastique, ni reconnus par le pouvoir civil; mais 
qu'importe? noits voulons qu'ils réussissent : ils 
réussiront. 

— A quoi ? 

— A fonder dans votre hôtel de Bellecour une 
maison d'éducation somptueuse pour les fils de 
grande famille. Peu de latin, point de grec ; les lan- 
gues vivantes, la musique, la danse, l'escrime, l'é- 
quitation, la gymnastique : une école de gentils- 
hommes, aussi supérieure aux détestables lycées de 
l'État que M. le baron de Saint-Génin à son fermier 



LES VACANCES DE* LA COMTESSE 19 

Benot. Le prix de la pension sera de cinq mille 
francs par an tout au moins. .. 

— Bigre ! 

— Et Ton refusera des élèves, monsieur le baron, 
parce que nous voulons que cet établissement ait la 
vogue. Quant à la Grande-Balme, elle sera trans- 
formée en manufacture. Les pères thaborites ont 
choisi ces belles montagnes, peuplées d'herbes aro- 
matiques, pour y fabriquer un produit aussi agréable 
à la bouche que salutaire à Festomac, sans parler 
des bénédictions qu'une liqueur distillée par des 
mains pures fera descendre jusque dans Tâme. De 
ce côté encore le succès est certain, j*en répqnds. 

— Très-bien ! Mais si les thaborites font de mau- 
vaises affaires? 

— C'est impossible, mon cher monsieur, puisque 
nous les protégeons. 

— Qui, vous? 

— Toutes les personnes bien pensantes. 

— Ils ont de la chance, ces messieurs-là! 

— Dites plutôt du mérite. 

— Mais quel mérite, enfin ? 

— Ils vivent saintement ; ils ont l'esprit soumis 
et le cœur humble ; nous posséderons en eux des 
instruments dociles. La jeunesse, qu'ils instruiront, 
sera acquise à nos idées ; les richesses qu'ils vont 
réaliser, grâce à nous, demeureront éternellement 
au service de notre cause. Je m'étonne, monsieur le 
baron, que vous les jugiez de parti pris, avec une 
légèreté qui ftise l'impertinence, lorsque tous vos 
égaux, vos amis et vos coreligionnaires politiques 



20 LA VIEILLE ROCHE 

se sont déjà prononcés en leur faveur. Si vous êtes 
des nôtres, il faut, en toute affaire, agir et parler 
conrnie nous. î 

Lambert fit, au plus vite, et sans marchander les 
paroles, un petit acte de contrition. Sa famille et 
son précepteur l'avaient dressé dès Tâge le plus 
tendre, à suivre aveuglément le mot d'ordre du 
parti. 

Mais il reprit, en voilant son obstination sous un 
air de modestie : 

« Vous savez tout, mon cher monsieur Fafiaux; 
moi, je ne suis qu'un ignorant et un simple. Expli- 
quez-moi comment deux bons pères qui n'ont rien, 
pourront solder des dettes aussi énormes et aussi 
urgentes que les nôtres? 

— Mais, cher enfant, rien n'est plus simple. Les 
mêmes créanciers qui vous refusaient du temps, 
vont être les premiers à leur en offrir. J'en connais 
deux ou trois qui leur remettront tout ou partie de 
vos dettes; à vous, hélas! on n'aurait rien remis. 
Sans doute ils ne pourront éviter ou reculer toutes 
les échéances ; mais, grâce à Dieu, la charité n'est 
pas morte : les philosophes ne l'ont pas tuée tout à 
fait. C'est dans les jours de détresse que les pauvrep 
fondateurs d'ordre font les miracles les plus surpre- 
nants. Le besoin double leur éloquence, les rochers 
s'amollissent sous leurs larmes ; ils frappent au cœur 
des avares avec la verge d'Aaron, et ils en font jail- 
lir des trésors de charité. Vos dettes seront payées, 
parce que j'ai dans ma circonscription cent mille 
gens de bien, riches et pauvres, qui arracheraient 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 21 

le pain à la bouche de leurs enfants plutôt que d'ex- 
poser l'habit religieux à la férocité des magistrats 
civils. V 

— Oui, certes, dit la baronne ; nous aiderons ces 
pauvres gens. » 

Lambert ajouta en riant : 

liorsqu'ils nous auront tirés d'affaire. 

La solution proposée par le bonhomme eût paru 
insensée dans un autre temps et dans une autre ville ; 
mais à Lyon, au mois de janvier 1855, Lambert 
croyait avec beaucoup d'autres que rien n'était im- 
possible à M. Fafiaux. Le marché fut conclu verba- 
lement dans la soirée, Mme de Saint-Génin décida 
qu'elle se cloîtrerait dans un modeste appartement 
avec son fils et les vieux portraits de sa famille ; 
Lambert promit de vendre ses chevaux et ses chiens, 
sauf Mirza : « Je chasserai chez les autres, dit-il ; les 
autres ont assez longtemps chassé sur mes terres. » 
Il s'attendrit un moment à l'idée que ce beau do- 
maine, ce nid des Saint-Génin, où lui-même était 
né, allait changer de maître ; mais c'est un malheur 
prévu depuis longtemps. Du reste,* il aimait mieux 
voir la Balme transformée en couvent que possédée 
par un parvenu. La Balme, après les Saint-Génin, 
comme Mlle de Lavallière après Louis XIV, ne pou- 
vait plus appartenir qu'à Dieu. 

La douairière avait toujours manqué de naturel : 
suivant les circonstances et l'inspiration du moment, 
elle sautait avec facilité fun moule dans un autre. 
Elle changea, cette nuit même, ce qu'en terme d'ate- 
lier on pourrait appeler sa pose, quittant les aira de 



82 LA VIEILLE ROCHE 

faste et la lourde insolence des fermiers généraux 
pour jouer la misère aussi sincèrement qu'elle avait 
singé, la richesse. La misère est fort bien portée 
dans un certain monde : c'est presque un certificat 
de naissance, tant il y a de gens bien nés qui ont 
mangé leur dernier sou. Dans les petits faubourgs 
Saint-Germain qui décorent nos moindres villages, 
on rencontre un bon nombre de personnes qui fon- 
dent leur crédit sur la pauvreté, soit héréditaire, 
soit acquise. Un gentilhomme de cette école n'avoue 
pas qu'il vient d'acheter un hôtel, une terre, un 
cheval de race : fi donc ! on pourrait supposer qu'il 
a gagné de l'argent dans les affaires, ou tout au 
moins liardé sur ses revenus. En revanche, on se 
glorifie d'ayoir vendu quelque chose : vendre même 
un cheval de dix-huit ans sonnés est une chose élé- 
gante. Pourquoi s'est-on défait de ce vieux servi- 
teur? Parce qu'on manquait d'argent; et l'on man- 
quait d'argent (tout le monde le devine) parce qu'on 
s'était trop noblement conduit avec. les femmes, ou 
qu'on s'était laissé gruger par les intendants, ou 
mieux encore : on avait été la victime de ces infâmes 
révolutions! Mais, dans ce monde spécial où la mi- 
sère est passée à l'état de coquetterie, les pauvres 
sont tenus d'avoir du linge fin, des habits irrépro- 
chables et de Tor en poche. Les salons qui vous 
savent gré d'être pauvre en paroles, vous ferme- 
raient leurs portes sans pitié, si vous laissiez parai- . 
tre la pauvreté sur vous. Il faut donc une certaine 
aisance pour jouer le personnage de gentilhomme 
ruiné. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE S>3 

Les Saint-Génin, grâce aux bontés habiles de 
M. Fafiaux, allaient se trouver juslc assez riches 
pour étaler décemment leur misère et quêter des 
condoléances dans les salons les plus corrects. 
Lambert n'était pas homme à faire un tel calcul, 
mais plutôt à couper les oreilles du premier bon 
Samaritain qui oserait le plaindre en face. Sa mère 
pensait autrement. Elle se disait avec raison quç 
deux ou trois ans de pauvreté officielle rachèteraient 
le péché de son origine et lui donneraient ce je ne 
sais quoi d'achevé que la ruine ajoute à la noblesse. 
Ceux-là même qui ne lui pardonnaient point d'avoir 
grandi et prospéré dans l'industrie du moellon, sur 
les hauteurs de la Croix-Rousse, seraient contraints 
de saluer sa gueuserie et de fraterniser avec elle. 
Après quoi, elle pouvait impunément hériter de son 
frère et enterrer sa belle-sœur : .personne ne lui 
reprocherait plus d'être riche, tout le monde l'ayant 
connue pauvre et acquis le droit de la plaindre dans 
son passé. 

Lorsque M. Fafiaux eut bien remis sur pied le 
moral de la famille, il crut pouvoir démasquer une 
batterie secrète : il se moucha dogmatiquement et 
dit à Lambert : 

« Les révérends pères Thaborites ont pensé dans 
l'origine que le prix de vente était assez large pour 
comprendre le mobilier de l'hôtel et du château. 

— Diable! répondit le baron : c'est qu'il y a parmi 
ça des choses auxquelles je tiens. 

— J'ai pris soin de réserver tous les souvenirs de 
famille. 



^4 LA VIEILLE BOCHE 

— A la bonne heure !* Je ne veux pas qu'on m'ac- 
cuse d'avoir vendu mes grands parents. Quant au 
reste... à votre aise! 

— Cependant, reprit la douairière, nous ne pou- 
vons pas nous loger en garni I II me faut des cou- 
chages : les huissiers les laissent bien! Je tiens à 
ma batterie de cuisine, à mon service de table, à 
mon linge, aux fauteuils du grand salon qui sont un 
souvenir de famille, car la tapisserie est à nos armes ! 
Mes voitures ne sont pas des meubles et d'ailleurs 
les moines n'en feraient rien. 

— Respectable madame, vous n'en feriez rien 
vous-même, puisque monsieur votre honoré fils a 
témoigné l'intention de vendre ses chevaux. 

— Eh ! s'il vend ses chevaux, pourquoi ne ferais- 
je pas argent de mes voitures? 

— Parce que le marché, tel que je vous le donne 
à prendre ou à laisser, me paraît bien suffisamment 
avantageux pour vous. J'approuve que vous empor- 
tiez les bardes qui sont à votre usage personnel, et 
les meubles meublants dont vous aurez besoin pour 
garnir un local décent et modeste ; mais tout le de- 
meurant est expressément réservé pour un emploi 
de charité que les bons Pères abandonnent à ma 
discrétion. J'espérais trouver en vous, madame la 
baronne, autant de confiance: mais si mes préten- 
tions vous semblent exorbitantes, il est encore temps 
de se dédire et de rendre le champ libre à MM. les 
agents de la loi. 

La baronne, à ce mot, rêva que les huissiers dan- 
saient en rond sur sa pelouse; elle ne discuta plus 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 25 

que sur quelques menus détails; le principe était 
accordé. Quant à Lambert, il ne comprenait pas que 
sa mère pût marchander de la sorte. <r Nous sommes 
trop heureux, disait-il : je n'ai jamais espéré le quart 
de ce qu'il nous laisse. Donne-lui carte blanche, ou 
je traite sans toi ! > 

On finit par s'entendre, ou plutôt M. Faflaux fit 
adopter ses conclusions telles qu'il les avait posées. 
A deux heures du matin, il éveilla le frère lai et re- 
monta dans sa carriole d'emprunt, malgré toutes les 
instances de ses hôtes. Lui parti, la douairière et le 
baron se querellèrent encore longtemps. Mme de 
Saint Génin a,vait émis certain doute sur les charités 
discrètes de M. Fafiaux, et Lambert protestait de 
tous ses poumons contre une insinuation qui frisait 
le sacrilège. Personne au monde n'avait le droit de 
révoquer en doute le désintéressement du vieux 
commis 1 

Cependant la baronne conserva toute sa vie un 
préjugé contre les hommes qui font l'aumône avec 
le bien d'autrui. Elle suivit des yeux le superfln de 
son mobilier et compta les billets de banque que ses 
anciennes splendeurs avaient produits en vente pu- 
blique. « Rien ne prouve, disait-elle à son fils, que 
ton M. Fafiaux les dépensera tous en aumônes. Les 
pauvres ne donnent pas de reçu. A dater d'aujour- 
d'hui, je ferai mes aumônes moi-même. 

Elle n'eut garde d'afficher ces idées subversives 
dans les salons aristocratiques de Lyon. Soyez 
persuadés qu'elle conserva l'habitude de donner 
bruyamment et du haut de son bras, toutes les fois 



26 LA VIEILLE ROCHE 

qu'elle était vue. Elle enfonça la porte de toutes les 
conférences de charité où Ton trouvait des relations 
brillantes, utiles, ou simplement agréables. La chère 
dame avait modifié à la façon de Basile le beau pro- 
verbe : « Qui donne aux pauvres, prête à Dieu. » 
Elle pensait que donner aux pauvres c'est prêter au 
monde, et le monde lui payait au centuple ses mé- 
diocres et pompeuses charités. 

Tandis qu'elle s'escrimait à repeindre son blason 
écaillé, Lambert faisait amitié avec quarante-cinq ou 
cinquante braves garçons, jeunes et vieux, mariés 
et célibataires, nobles, bourgeois et roturiers, mais 
tous bons enfants, pleins de cœur, gais compagnons, 
grands connaisseurs en bière et infatigables au noble 
jeu du billard. Ces intimes composaient à eux seuls 
la population d'un assez joli café, que les habitués 
avaient érigé en Cercle. Le baron se fit présenter 
par un camarade de chasse; il trouva la bière excel- 
lente et l'absinthe irréprochable. Huit jours plus 
tard, il avait sa pipe au râtelier. Parmi les hôtes de 
cet aimable asile, on remarquait un ténor et un di- 
recteur de théâtre : le célèbre Chambard et l'habile 
Gouvat. Lambert ne tarda guère à les adopter l'un 
et l'autre. Il jugea que Chambard méritait des cou- 
ronnes et que le public serait un monstre d'ingrati- 
tude s'il ne faisait la fortune de Gouvat. Il n'en eut 
pas le démenti. Gouvat devint presque riche; Cham- 
bard vit les couronnes pleuvoir à ses pieds et quel- 
quefois sur sa tête. Par-dessus le marché, le baron 
de Saint-Génin entra dans les coulisses et fut dis- 
tingué par la Dugazon. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 27 

Il faut avoir vécu un certain temps en province 
pour comprendre quelle sorte d'autorité Lambert, 
pauvre et déclassé à demi, exerça durant trois an- 
nées dans la seconde ville de France. Partout, sauf 
à Paris, un directeur de théâtre côtoie incessam- 
ment la disgrâce et la faillite. Le public n'est pas 
renouvelé tous les. jours par un va-et-vient d'étran- 
gers et de nomades : c'est un élément stable, une 
force permanente avec laquelle il faut compter. A 
l'ouverture de la saison, le directeur soumet chacun 
de ses artistes au jugement de la foule, qui adopte 
celui-ci et rejette celui-là : vous sentez qu'il importe 
à chaque comédien, mais surtout au directeur, de 
se créer un parti dans la clientèle. Un ténor bafoué 
à ses débuts, un père noble hué, une danseuse 
sifflée en. sont quittes pour résilier leur engagement 
et pour transporter leur misère en pays plus hospi- 
talier : mais un directeur pris en grippe verra tous 
ses pensionnaires tués sous lui Fun après l'autre, 

. et bientôt il ne lui restera plus qu'à fermer bou- 
tique. 

Heureusement les habiles trouvent presque par- 
tout dans la jeunesse une petite armée de cJiam- 
pions. L'intelligent Gouvat avait ses troupes légères 
recrutées au cercle, au café, et en ipille autres lieux 
parmi les amateurs ; les uns enrôlés par lui-môme, 
les autres par ses chanteurs ou ses comédiens, 
d'autres par le corps de ballet : honni soit qui mal 
y pense I Ces volontaires de bonne mine, et quel- 
ques-uns d'assez bonne famille, acceptèrent Saint- 

' Génin pour leur chef. Il devint, sans brigue, par 



28 hk VIEILLE HOCHB 

Tautorité de son nom et l'effet de. la sympathie, le 
prince de la jeunesse la plus fringante, le meneur 
de la foule, l'arbitre des talents, le porte-enseigne 
de la victoire. Ce rôle de boute-en-train, qui n'exi- 
geait ni capacités hors ligne ni études spéciales, le 
rendit populaire en peu de temps. Il avait la figure, 
la voix et les épaules qui désignent ou imposent un 
homme à l'adoration des masses. 

Ce genre de succès ne lui tourna point la tête. Un 
garçon moins solide eût peut-être glissé sur une 
pente si douce jusqu'aux dernières bassesses de la 
popularité. Mais il n'oublia jamais qu'il était gentil- 
homme : il ne trinquait pas avec tout le monde et 
ne serrait que des mains lavées. Au milieu des en- 
traînements les plus capiteux, il savait conserver 
une certaine roideur. Un soir que le ténor Cham- 
bard avait été rappelé six fois, puis mené en triomphe 
au café-restaurant par les dilettanti de la ville, ce . 
vainqueur s'oublia au point de tutoyer son ami Lam- 
bert. Le baron lui répondit sans se mettre en cor 
1ère : 

a Tout beau, mon brave! Attendez, pour me 
faire cet honneur-là, que j'aie été rappelé comme 
vousl... 

Malgré les Dugazons et les autres facilités du 
théâtre, il partageait l'appartement de sa mère, con- 
duisait la baronne h la grand'messe du dimanche et 
remplissait avec une exactitude relative ses devoirs 
religieux et civils. Il ne déchut donc pas tout à fait 
dans l'opinion de sa caste. Cette vie pour ainsi dire 
dédoublée, qui mène de front le tapage et le re- 



LES VâOAKGES de LA COMTESSE 29 

cueillement, les bons principes et la mauvaise con- 
duite, jouit d'une certaine tolérance dans le beau 
inonde provincial. On admet volontiers qu'un jeune 
gentilhomme cède à la fougue de ses passions, 
pourvu qu'il soit fidèle aux relations et aux idées de 
ses pères. Quelques visites dans les salons influents, 
quelques devoirs remplis publiquement à époques 
fixes concilient au plus mauvais sujet l'indulgence 
des plus austères. On peut laisser voler le hanneton 
lorsqu'on tient à la main le bout du fil qui traîne à 
sa patte. Si Lambert eût cessé de voir un certain 
monde, de sortir le dimanche avec un certain Mvre, 
de professer en toute occasion certains principe» 
très-peu conformes à sa conduite, tout Bellecour 
l'eût traité comme un apostat. Les plus nobles ac- 
tions, les plus rares dévouements, la pratique même 
de toutes les vertus évangéliques ne l'eût point ra- 
cheté de la proscription. Les castes, les partis, les 
simples coteries maudissent sans pitié tout homme 
qui a coupé son fil. 

Lambert était si peu maudit que la belle vicom- 
tesse de Quiquembois, personne de la meilleure 
noblesse et de la conduite la plus discrète, eut 
pendant quatre mois des conférences avec lui. Les 
salons les plus purs se prêtèrent complaisamment, 
suivant l'usage, à ce commerce spirituel. Lambert 
fut invité partout où l'on avait la vicomtesse. Mais 
une danseuse arrivée de Bordeaux rompit d'un 
coup de pied des liens si respectables, et Mme de 
Quiquembois, demi-veuve, reçut les demi-consola^ 
tioûs de toute la pruderie locale. 



30 Ui VIEILLE ROCHE 

L'ancien hôtel de Saint-Génin était devenu une 
institution riche et florissante, selon la prophétie 
de M. Fafiaux. Certains restaurants de Paris, sans 
être meilleurs que beaucoup d'autres, attirent la 
vogue par une insolente cherté : on n'y va pas pour 
bien dîner, mais pour que les passants du boule- 
vard, en vous voyant sortir le cure-dents à la 
bouche, disent : « Voilà un monsieur qui en a pour 
vingt-cinq francs au moins 'dans le corps ! » Un rai- 
sonnement analogue fit la fortune des Thaborites. 
Les parvenus les plus gonflés s'empressèrent de 
montrer au peuple qu'ils pouvaient mettre cinq 
mille francs par année à l'éducation de leurs fils. 
Les faux frais doublaient presque le prix de la pen- 
sion, car tout était faux frais dans une école où l'on 
n'enseignait guère que des sciences d'agrément. 
Qu'importe *? Avant six mois, la maison fut peuplée 
de vingt petits messieurs qui n'avaient plus rien à 
apprendre pour devenir insupportables. Une odeur 
de sottise et de fatuité se répandait aux environs 
lorsqu'on ouvrait une fenêtre. Et les papas badauds 
accouraient à la file, riches ou non, tous décidés à 
faire une saignée à leur bourse, à réduire leur train, 
à se priver du nécessaire, pour procurer à leurs 
enfants la précieuse compagnie des vingt petits 
messieurs qui bâillaient élégamment à l'hôtel de 
Saint-Génin. 

Le fondateur du pensionnat, homme d'esprit, ai- 
guisé par un stage de misère parisienne, se fit prier 
longtemps. Il allégua les dimensions étroites du 
local, la difficulté d'en trouver un autre, les exi- 



LES VACANCE DE LÀ COMTESSE 31 

gences des propriétaires, enfin la détresse ae son 
ordre : 

d Nous sommes nés dans les dettes, disait-il, et le 
bon Dieu a dû sourire en écoutant notre vœu de 
pauvreté. Heureux celui qui trouve des millions 
dans ses langes 1 Les humbles Thaborites devaient 
plus d'un million au jour de leur naissance ! Nous 
ne sommes pas un ordre mendiant, comme les ca- 
pucins, mais un ordre insolvable, ce qui est bien 
pis ! 3> . 

Les capitaux répondirent, suivant l'usage, à cet 
appel lamentable, et l'ordre recruté de douze autres 
religieux, fonda quatre succursales en trois ans. 
Pour éviter les discussions qui s'élèvent trop sou- 
vent entre locataires et propriétaires, les Thabo- 
rites se rendirent acquéreurs de toutes leurs mai- 
sons. La Grande-Balme ne fonda point de succur- 
sale : on craignait trop de divulguer les mystères de 
l'alambic. Mais les nécessités d'une industrie pros- 
père et croissante exigèrent la construction de bâti- 
ments énormes. Le château primitif, ce bijou ciselé 
par quelques fins artistes de la renaissance, disparut 
au milieu du plâtre et des moellons. D ne ressemble 
plus à lui-même, on dirait un escargot fourvoyé 
dans une ruche et empâté par les abeilles. 

Je ne sais si les Thaborites pratiquent toutes les 
vertus monacales, mais je puis certifier qu'ils ne sont 
pas des ingrats. Après leur premier inventaire, ils 
se rendirent en corps chez M. Fafiaux pour lui dire 
qu'une bourse serait toujours à sa nomination dans 
leurs écoles et qu'on le suppliait de recevoir tous 



38 LA VIEILLE ROCHE 

les ans mille bouteilles de cordial de la Grande- 
Balme. Le vieillard accepta pour ses pauvres. Mais, 
comme il eût été malséant de faufiler un jeune gueux 
dans uiie pension aristocratique par essence ; comme 
le cordial de la Grande-Balme, importé dans la man- 
sarde des indigents, n'eût pas manqué de les cou- 
cher tous sous la table, on convint que les bons 
pères transformeraient eux-mêmes en écus cette 
redevance du cœur. A dater de ce jour, les pauvres 
de M. Fafiaux possédèrent dix mille francs de rente, 
hypothéqués sur le Thabor. 

Mais ce n'était pas tout ; on leur créa d'autres 
ressources. M. Fafiaux se mit en quatre pour ces 
heureux malheureux : il eut comme une recrudes- . 
cence de charité chrétienne ; sa bonté passa subite- 
ment de l'état chronique à l'état aigu. Tant qu'il avait 
été le tuteur de Valentine, il avait fait gratis les af- 
faires de tout le monde, refusant les plus gros pots- 
de-vin comme les rémunérations les plus insigni- 
fiantes. Bien des gens critiquaient cette manière 
d'agir. On ne se privait pas de lui reprocher en face 
un désintéressement presque coupable, puisqu'il 
privait les pauvres, ses enfants, d'un revenu sé- 
rieux. Pourquoi, lorsqu'il faisait gagner des millions 
aux riches, ne prélevait-il pas le droit des indigents? 
C'est un usage admis partout, même dans les théâ- 
tres "" et autres lieux de perdition. Nul n'en serait 
scandalisé parmi les gens de bien qui composaient 
exclusivement sa clientèle. 

On s'aperçut en 1855 que ces raisons avaient agi 
à la longue sur l'esprit du vieillard. Il prit de nou« 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 33 

velles habitudes et sembla donner tort à sa conduite 
passée. Après les Saint-Génin et les pères Thabo- 
rites, ses autres clients furent admis à faire l'aumône 
par ses mains. Il les associa tous à ses bonnes œu- 
vres, en proportion des services qu'il leur rendait. 
Quelques-uns, les meilleurs, comprirent qu'ils étaient 
deux fois ses obligés : pour le bien qu'il leur faisait 
et pour celui qu'il leur faisait faire. D'autres, moins 
vertueux, firent mine de marchander les honoraires ; 
il se roidit, sec comme huissier. Au train dont il 
allait, on pourrait s'étonner que tous les pauvres de 
Lyon ne fussent pas devenus riches. Mais l'aumône, 
vous le savez, ne fait qu'arroser la misère. C'est le 
travail et l'épargne qui l'extirpent du sol. 

Il y avait un an et demi que Valentine était com- 
tesse. M. Fafiaux s'obstinait toujours dans la froi- 
deur et le silence : il recevait les lettres de sa nièce 
et n'y répondait pas. Le bruit de cette quasi-rupture 
s'était répandu peu à peu dans le monde spécial où 
une colère du petit homme prenait les proportions 
d'un événement. Il y eut donc par la ville un vrai 
coup de surprise lorsque le président de toutes les 
sociétés charitables, deux semaines après Pâques, 
annonça qu'il partait pour la capitale et donna son 
adresse à l'hôtel de Mably, rue Saint-Dominique 
Saint-Germain, 



II 



LA QUESTION D£ LA LUNE DE MIEL 

f 

Le paysan qui s'enivre à souper, le soir de son 
mariage, n'est peut-être pas aussi fou qu'il en a 
Fair. Un instinct l'avertit qu'il touche au point dé- 
cisif, au moment solennel de sa vie : il devine obs- 
curément que tout son avenir va se jouer dans les 
vingt-quatre heures ; que la gaucherie la plus vé- 
nielle, la méprise la plus insignifiante au début, 
peut l'engager dans une voie oblique mais inflexi- 
ble, qui d'année en année ira toujours s'éloignant 
du bonheur, de la paix, de l'honneur peut-être. Le 
mariage est le départ de deux lignes parallèles qui 
se continueront, s'il plaît à Dieu, parallèlement jus- 
qu'à la mort : mais que le géomètre se trompe seu- 
lement d'un dixième de degré dans la direction ini- 
tiale, personne ne peut dire quels écarts pénibles, 
quelles intersections fâcheuses se produiront aveci 



36 LA VIEILLE HOCHE 

le temps : « Je serai heureux ou malheureux, aimé 
ou détesté, maître ou valet, considéré ou montré au 
doigt, selon que j'aurai bien ou mal pris ma femme. » 
Devant cette question délicate et formidable qui fait 
dresser les cheveux sur la tête d'un sage, le garçon 
de cbarrue s'arrête, hésite, lève le coude et boit un 
coup. Il a le sentiment de son incompétence, et 
tout bien délibéré, il se confie à la Providence, au 
hasard, aux forces supérieures qui gouvernent 
l'homme abruti, comme la gravitation conduit les 
pierres tombantes. Quelque chose lui dit qu'en se 
laissant aller comme le vin le pousse, il échappe à 
la responsabilité de ses actes : « Si tout va bien pour 
moi, je n'en aurai pas le mérite ; mais, dans le cas 
contraire, je n'aurai ni calculs maladroits ni fausses 
combinaisons à me reprocher : le destin seul sera 
■ louable ou coupable. » 

Le comte de Mably pouvait croire sans trop de 
fatuité qu'il saurait gouverner sa femme et sa vie. Il 
avait lu non-seulement Balzac, mais presque tous 
les philosophes, les moralistes et les romanciers 
qui ont traité du mariage. Lui-même, bien souvent, 
dans ces heures de vide absolu qui entrecoupent 
l'existence la plus agitée, il avait choisi et rassemblé 
avec soin les matériaux de son chûteau en Espagne : 
tous les garçons de trente ans ont passé par là. On 
a beau dire à ses amis, à ses maîtresses, au monde 
entier, qu'on ne se mariera jamais : lorsqu'on se 
trouve par hasard en tête-à-tête avec soi-même, 
quand les amis bruyants et les toilettes tapageuses 
ont quitté la maison sans y laisser d'autres souve- 



LBS VACANCES DE LA COMTESSE 37 

nirs que des cartes brouillées, des cigares éteints et 
des épingles sur le tapis, le plus déterminé céliba- 
taire s'étend parfois dans un fauteuil devant un reste 
de feu, et alors... dame, alors on ne jure plus de 
rienl La tête est à la fois pesante et creuse, le cœur 
désert se gonfle sans raison; on s'étonne que le 
néant soit si lourd à porter et si vaste à étreindre. 
On remarque que le foyer semble construit pour ac- 
cueillir deux personnes, et qu'un homme tout seul, au 
coin de la cheminée, a l'air d'un meuble dépareillé. 
L'idée du mariage se glisse dans le cerveau à la 
dérobée ; image discrète, silencieuse, rapide, qui a 
déjà parcouru toutes les avenues de notre esprit 
quand nous nous apercevons que la porte était 
restée ouverte. On ne dit pas formellement ; Je me 
marierai peut-être. Mais on pense que si l'on avait 
une femme, on la voudrait de telle façon, on la diri- 
gerait suivant telle méthode; on permettrait ceci, 
on défendrait cela, on profiterait de tel ou tel exem- 
ple. Pour peu que le sommeil tarde une demi-heure 
le rêveur éveillé a remeublé sa maison, commandé 
ses livrées, installé son écurie, choisi le jour de sa 
femme, trié ses relations, élevé les enfants et mis le 
fils aîné à l'École polytechnique. La pente est douce. 
Gontran s'y était abandonné plus d'une fois, et à 
force de faire et de défaire les plans d'un bonheur 
honnête et digne, il avait pour ainsi dire gagné son 
brevet d'architecte. 

Ajoutez qu'il avait pratiqué toutes sortes de fem- 
mes, depuis les plus sévères, comme Éliane de Ba- 
téjins, jusqu'à la Brindisi et autres perdues. L'éter- 



:38 LA VIEILLE ROCHE 

nel féminin s'était montré à lui sous ses aspects 
les plus fantasques et les plus sublimes. Un homme 
intelligent, beau, bien né et qui se ruine, doit se 
frotter en dix ans à toutes les vertus et à tous les 
vices. Je vous ai dit que Gontran n'avait pas vécu 
ces dix années comme un sot qui jette ses millions 
pour qu'on les voie, ni comme un glouton de plaisir 
qui dévore indifféremment des poulardes truffées et 
des cœurs au vin de Champagne. Il y avait eu dans 
son fait un petit grain de folie, et beaucoup de cette 
ardente curiosité qile Byron et Musset ont si bien 
poétisée. Un garçon qui se pique de lire à livre 
ouvert dans les yeux de la femme, qui étudie en 
aimant, et qui poursuit une théorie à travers la plus 
vertigmeuse des pratiques, ne doit pas être jeté au 
tas des petits damoiseaux vulgaires. Il a pour le 
moins deux excuses, la passion d'abord, puis un 
atome d'ambition scientifique. Dans un siècle où la 
plupart des jeunes gens à la mode affectent de traiter 
la femme en instrument de plaisir, l'homme qui 
abordait la Brindisi comme un sujet d'études mérite 
un blâme moins absolu et une réprimande à part. 
Ses dépits, ses colères, ses révoltes, ses coups de 
tête, la rancune qu'il avait nourrie contre Éliane, la 
jalousie qu'il laissa éclater un jour devant sa der- 
nière maîtresse, ne sont pas choses si communes 
dans un monde dédaigneux et blasé comme le sien. 
Sa résolution de partir pour la Grimée, les larmes 
d'amitié qu'il mêlait à ses embrassades mi revoyant 
Lambert de Saint-Génin, tout cela sort des choses 
qui sont à la mode entre le cèdre du bois de Bou- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 39 

logne et le balcon du café Anglais. Tous les jeunes 
bien bons, qui montaient à cheval et fumaient des 
cigares copiaient servilement les voitures et les 
gilets de Mably; mais vous leur auriez fait trop 
d'honneur en les croyant pétris de la même pâte. D 
leur manquait ce levain de curiosité virile qui fer- 
mentait jadis sous le crâne de don Juan, et qui se 
manifeste encore çà et là, dans notre monde refroidi, 
par une explosion généreuse dfe folie. 

Le comte de Mably (est-il besoin de le dire ?) n'é- 
tait qu'un don Juan réduit à l'échelle de 1854; scep- 
tique en religion, mais trop bien élevé pour pousser 
les choses au sacrilège, il eût mis chapeau bas, 
comme tous les autres Parisiens de l'époque s'il 
ayait rencontré le convoi du Commandeur. Auda- 
cieux en amour, mais plein d'égards pour le Code 
pénal, les messieurs du jury et les bancs de la Cour 
d'assises, le rapt d'une religieuse lui eût paru sans 
doute une détestable affaire ; les détournements de 
mineure, les mariages supposés, la polygamie, tou- 
tes ces horreurs qui amusent le don Juan de Mo- 
lière, ne lui eussent inspiré que mépris. C'est que 
les vices eux-mêmes se sont modifiés depuis deux 
cents ans. La dernière perversité, dans notre bon- 
homme de siècle, se réduit à tromper, avec de gran- 
des précautions, quelques pauvres maris, bien rare- 
ment farouches, et à séduire, pour beaucoup trop 
d'argent, des créatures qui font métier d'être sé- 
duites. Ce que les Parisiens appellent la débauche 
est une grande route battue comme le macadam 
des Champs-Elysées, et bordée d'hôtelleries où les 



40 LA VIEILLE ROCHE 

jeunes désœuvrés s'arrêtent tour à tour. Mais parmi 
ces oisifs qui boivent tous le même vin dans les 
mêmes verres, les uns conservent leur sang-froid, 
ont soin de leur santé, ménagent leur argent et 
arrivent au bout du chemin sans avoir éprouvé ni 
les transports, ni les fureurs, ni les dégoûts de Ti- 
vresse ; d'autres, comme Gontran, prodiguent tout, 
argent, amour, esprit, illusions, oolères : s'instal- 
lent dans chaque auberge, comme pour y passer la 
viO; et n'en sortent jamais sans y mettre le feu. 

Il est rare qu'un mal n'ait pas son bon côté. Le 
comte avait gagné deux choses au gaspillage de son 
temps et de sa fortune : un grand dégoût des plaisirs 
faciles et une grande expérience de la femme. Voilà 
du moins ce qu'il se disait à lui-même entre Lyon et 
Paris, tandis que Valentine, accablée d'émotions et 
de fatigue dormait comme un enfant, la tête sur son 
épaule. 

« Il est vrai, pensait-il, que je pourrais être plus 
jeune d'imagination, de cœur et de tout. Mais en 
vaudrais-je mieux, et cette jolie petite fille en serait- 
elle plus heureuse? Au moins, elle est; bien sûre de 
m'avoir épousé pour elle; je n'imiterai pas ce polis- 
son d'Emile, qui dépense la dot de son adorable 
femme à bâtir un hôtel pour Mlle Rata. C'est pis 
qu'infâme, c'est bête : échanger un joli gâteau, si 
blanc, si frais, si tendre, contre.un croûton de pain 
rassis où tous les chiens ont mordu! Dormez en 
paix, petit trésor charmant : le monde n'aura pas la 
satisfaction de vous plaindre. » 

Gontran sourit même à l'idée que son expérience 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 41 

de la vie assurait à Valentine un bonheur plus du- 
rable et plus vif. Aimer ne suffit pas, il faut savoii 
aimer. Les garçons de vingt ans aiment comme des 
fous; ils commencent par accabler une femme de 
leurs admirations les plus hyperboliques ; après 
quoi Ton ne peut que déchanter ou rester court. Un 
homme qui a vécu ne se dépense pas de la sorte : il 
débute sur un ton presque grave, et ménage un 
crescendo savant qui permet à sa femme de le trou- 
ver plus aimable et p>us tendre après vingt ans 
qu'au premier jour. Art délicat, talent beaucoup 
trop rare pour la félicité des époux et la bonne har- 
monie des familles : on ne l'apprend pas dans les 
livres. 

Dans plus de vingt châteaux, le comte avait assisté 
au spectacle mélancolique que présente ui^ ménage 
refroidi. Pourquoi les jours paraissent-ils si longs, 
les nuits si tristes, le soleil si paie, à deux êtres 
sympathiques, organisés l'un pour l'autre, et qu'au- 
trefois un amour irrésistible a poussée l'un vers 
l'autre? Hélas! c'est qu'ils n'ont plus rien à se dire, 
et pourquoi?. Parce qu'ils se sont tout dit dans 
l'ivresse des premiers temps. 

A Paris et dans les grandes villes, la même cause 
amène d'autres effets. Les distractions abondent 
hors du logis; le premier des deux époux qui 
trouve la maison froide va se chauffer dehors. Pour 
peu que le lecteur ait observé comme Gontran les 
choses de la vie, il a dû remarquer que les maris 
le^ plus garçons et les femmes les plus compromises 
ont débuté par des tempêtes d'amour. Mangeurs de 



42 LA VIEILLE ROCHE 

blé en herbe; ils ont si. bien gaspillé leur récolte cle 
bonheur, qu'il ne leur reste plus qu'à marauder sur 
le domaine d'autrui. 

Plus d'une fois, dans le vrai monde, Gontran avait 
remarqué de beaux yeux voilés d'ennui. Cette ar- 
dente curiosité qui le poussait à tout connaître, lui 
avait fourni Toccasion de désennuyer quelques ver- 
tus. Presque toutes s'étaient confessées à lui, car le 
besoin de parler à cœur ouvert a plus de part qu'on 
ne croit à l'infidélité des femmes. Toutes avaient été 
passionnément aimées; toutes se rappelaient une 
lune de miel plus brillante et plus chaude que le 
soleil de juillet; elles disaient unanimement qu'elles 
seraient restées fidèles si un changement inexpli- 
cable, une froideur sans excuse, un... que sais-je? 
un dédain trop évident ne les avait enfin révoltées 
contre leurs maris. Et Gontran s'était bien promis 
que s'il se mariait un jour, par impossible, il jeûne- 
rait plutôt que de manger son blé en herbe. 

A quelles conditions un auteur dramatique retient- 
il quinze cents ou deux mille personnes pendant 
toute une soirée sur des fauteuils très-durs, dans 
une salle étouffante, et justement à l'heure où la 
nature nous invite à nous mettre au lit? C'est par 
l'engagement tacite, mais formel, de nous intéres- 
ser crescendo^ depuis le premier acte jusqu'au cin- 
quième. Le public est si bien entré dans ce raison- 
nement, qu'il supporte sans se plaindre la nullité 
du premier acte. Mais que l'auteur maladroit nous 
intéresse d'abord et nous fasse bâiller ensuite, cha- 
cun prend son chapeau et va chercher le plaisir 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 43 

ailleurs. Que de pièces tombées parce' que le pre- 
mier acte était trop bon ! Que de ménages perdus 
parce que la lune de miel a été trop brillante I 

Dans ce monde renversé où les donzelles font la 
cour aux jeunes gens riches et les poursuivent jus- 
qu'à la porte du club, Gontran avait remarqué que 
les plus laides sont souvent celles qui font fortune. 
Il voulut savoir pourquoi et découvrit que la Brin- 
disi, par exemple, commençait par cacher les res- 
sources de son esprit, de sa gaieté, de son infernale 
séduction, et ménageait ainsi à ses victimôs un in- 
terminable crescendo de découvertes. Cette leçon 
lui coûta cher; aussi se promit-il de la mettre à pro- 
fit dans la suite. 

Je suppose que s'il avait épousé Mlle Félicité Pi- 
chard ou toute autre créature insignifiante, il eût 
laissé dormir dans un coin de sa mémoire les trésors 
de sagesse amassés à si grands frais. Mais c'était 
Valentine qu'il avait prise pour femme, ou, pour par- 
ler plus exactement, c'était Valentine qui l'avait élu 
pour mari. Il ne pouvait avoir oublié en si peu de 
temps son premier horoscope et les signes certains 
qui lui avaient fait découvrir dans cette innocente 
une grande artiste en amour. Il avait vu avec quelle 
grâce et quelle désinvolture Mlle Barbot avait 
échangé un Saint-Génin contre un Mably ; or, sans 
être un Othello, il pouvait faire son profit du vers 
C5élèbre : 

She did deceive her father, marrying you, 
donc elle peut vous tromper pour un autre. Valen- 



44 LA VIEILLE ROCHE 

tine n'avait trompé ni son père ni sa mère, mais 
elle avait quitté Lambert pour Gontran, comme on 

^change de danseur à la chaîne des dames. Rien ne 
prouvait qu'un nouveau caprice ne l'entraînerait 
pas de but en blanc vers un autre joli garçon. 

Gontran savait, par ses observations personnel- 
les, que la vertu la mieux affermie peut trébucher 

. dans un caillou. La fidélité conjugale est un travail 
de toute la vie, tandis que l'infidélité irréparable 
est l'affaire d'un instant. Or, s'il était décidé à ne 
jamais tromper sa femme, il tenait à la réciproque, 
et il n'avait pas tort. 

Ce n'est ni la première année, ni la seconde, ni 
même assez longtemps après, qu'un mari court de 
vrais dangers. Mille et une circonstances militent 
d'abord en sa faveur : les principes du couvent dans 
leur âpreté native, la pudeur virginale à peine ras- 
surée*; une somme d'amour à dépenser en ménage 
comme cette bourse d'or qu'on mettait autrefois 
dans le fond de la corbeille; un peu d'étonnement ; 
un peu de reconnaissance pour le cher professeur 
qui a révèle tant de choses; beaucoup de distrac- 
tions; l'apprentissage du monde; l'installation d'un 
intérieur; les enfants qui arrivent avant qu'on ait 
usé les premières robes : en résumé, le mari peut 
croire, sans une fatuité ridicule, que cette trèvede 
Dieu se prolongera sept ou huit ans. 

Gontran l'entendait ainsi, et, de même qu'un 
grand joueur d'échecs désigne au début de la partie 
la case sur laquelle il fera le roi mat, il disposait 
le jeu de manière à concentrer tous ses efforts et 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 45 

ses talents sur ce moment décisif qu'on appelle la 
crise. Son plan, assez logique, pouvait se résumer 
en peu de mots : bercer ce jeune cœur aussi long- 
temps que possible, et lorsqu'il serait las de dormir, 
probablement vers la trentième année, l'éveiller, 
comme dans les proverbes d'Octave Feuillet, au 
profit du mari. 

Il n'avait jamais cru à la vertu proprement dite, 
cette affinité des belles âmes pour le bien, cette ré- 
pulsion instinctive autant que raisonnée qui les <fait 
bondir en arrière à la seule idée d'une bassesse ou 
d'une trahison. Il croyait encore moins à la vertu 
par religion, car il avait eu la foi et il ne se rappe- 
lait pas qu'elle l'eût arrêté dans ses folies; il voyait 
à peu près tous les jeunes gens , de son monde affi- 
cher les idées les plus orthodoxes et les plaisirs les 
moins permis. Il avait trouvé grâce auprès de cinq 
ou six dévotes moins sévères ou moins ambitieuses 
que Mlle Cq Batéjins, et il savait par quelles capitu- 
lations da onscience ces bonnes dames excusaient 
leurs péchés mignons. Du reste, il prêchait mal et 
il ne se souciait pas de livrer Valentine à la direc- 
tion d'un autre homme. M. Fafiaux prévoyait avec 
effroi que ce beau mécréant, sans détourner sa 
femme du culte extérieur , la gagnerait au scepti- 
cisme : Gontran y comptait bien, et de plus il pen- 
sait que, croyante ou sceptique, elle maintiendrait 
l'honneur de son nom. Le cœur des femmes, selon 
lui, n'avait que deux armures contre la séduction : 
le sommeil et l'amour. Sa tactique fut donc d'en- 
dormir ou d'étourdir Valentine jusque vers l'âge.de 



46 LA VIEILLE ROCHE 

trente ans, de se réserver lui-même pour la crise, 
et de reporter pour ainsi dire la lune de miel à 1862 
ou 63. Sa femme avait été élevée dans une igno- 
rance monastique ; jetée sans transition dans la cohue 
du plus grand monde, elle n'aurait pas le temps de 
s'abandonner à ces intimités féminines qui par les 
confidences et les indiscrétions de toute sorte mûris- 
sent une jeune âme et la gâtent souvent. Elle ne sau- 
rait de l'amour que les simples éléments qu'il trou- 
verait bon de lui apprendre : l'explosion des senti- 
ments vifs et des passions violentes serait comme 
ces batteries que le général dissimule au début de 
l'affaire pour les démasquer avec plus de succès au 
moment décisif. 

Tous les hommes ont lu les Mémoires de Deux 
jeunes Mariées, ce chef-d'œuvre de Balzac. Gon- 
tran,tout comme un autre, avait médité sur le sort 
de ces aimables filles qui, parties du même point, 
s'engagent, par une espèce de fatalité dans des 
routes si différentes. Mais il n'imputait pas cette 
énorme divergence aux impulsions de la nature : 
il s'en prenait surtout aux maris. Il croyait que si 
Mlle de Chaulieu avait été gouvernée sagement dès 
la lune de miel, elle eût joui d'un bonheur aussi 
honorable et aussi rangé que Mlle de Lestorade. 
Da là, ce beau projet de donner à Valentine l'édu- 
cation conjugale qui fit de Mlle de Lestorade le mo- 
dèle des femmes de bien, sauf à lâcher la bride à 
l'élément Chaulieu, dès qu'on verrait péril en la de- 
meure. 
Le cœur le plus vivace et le ^lus richement organisé 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 47 

n'a pas cent ans à vivre; un jour vient où le monde 
apprend par ses respects à la femme la plus cour- 
tisée qu'elle est admise à la retraite ; c'est alors que 
le mari peu dormir sur les deux oreilles : il a dou- 
blé le cap des tempêtes : son bonheur et son nom 
ne courent plus aucun danger. Le comte de Mably ne 
Calculait pas mal en pensant que plus il retarderait 
réveil de Valentine, plus il abrégerait la période 
inquiète et soucieuse qui fait maigrir tant de maris. 
La preuve qu'il était un homme ^vraiment fort 
c'est qu'il parvint à débiter ses premières décla- 
rations sur un mode grave et quasi-paternel. Il 
était pourtant bien épris : s'il n'avait écouté que 
son cœur, ses trente ans, l'impatience accumu- 
lée en' lui par les délais du mariage, il eût fait 
de ce départ un véritable enlèvement et traité 
son bonheur comme une bonne fortune. Au lieu 
de bercer Valentine, dans ce coupé de wagon 
où naturellement ils étaient seuls, un étourdi eût 
éveillé son cœur, son imagination et tout son être. 
Un baiser, un serrement de main, un mot, un sim- 
ple regard, voilà tout ce qu'il faut pour transporter 
d'un ton dans un autrp ce grand nocturne à deux 
voix qui s'appelle le mariage. Entre l'amour qui se 
gouverne et l'amour qui s'oublie, il y a un abîme 
infini en profondeur et pas plus large qu'un che- 
veu : on le firanchit sans y penser, on ne le sonde 
que plus tard. C'est moins par la légalité que par la 
conduite qu'un véritable amant diffère d'un vrai 
mari. Presque tous les amants se conduisent en 
maris au bout de quelques années : une multitude 



48 LA VIEILLE ROCHE 

de maris commencent par se conduire en amants, 
à leurs risques et périls. 

Valentine se réveilla dans la gare de Dijon, toute 
honteuse d'avoir dormi et un peu tremblante : pen- 
sez donc! Mais elle aimait Contran de toutes les 
forces de son âme: il était l'univers entier pour elle, 
et elle s'appuyait encore sur son épaule avec le plus 
tendre abandon. 

D me semble qu'on n'admire pas assez le courage 
des femmes. Sentez-vous tout ce qu'il y a de noble 
confiance dans une petite fille de vingt ans, qui 
laisse sa famille, sa maison et son pays natal, pour 
s'en aller toute seule avec un inconnu, au-devant 
des destins les plus mystérieux, des dangers les 
moins définis, des expériences les plus terribles? 
Elles y songent à peine : leur grande préoccupation 
est de savoir si on les aimera, si elles sont dignes 
de plaire, si leurs paroles et leurs façons ne pèchent 
ni par froideur ni par familiarité trop grande, et si 
le petit chapeau de voyage leur va bien. 

Quand vous voyez passer une mariée du matin, 
ne cherchez pas à lire sur son front les destinées 
qui l'attendent : regardez le visage du mari. Cette 
jeune femme n'a rien d'arrêté, sauf la forme exté- 
rieure : tout le dedans est une cire molle que le 
mari va pétrir à son gré, soit en Minerve, soit en 
Vénus. Si vous voulez encore, c'est un .livre de pa- 
pier blanc; le mari s'est chargé de l'écrire. Qu'il 
réfléchisse un bon quart d'heure avant d'y mettre le 
premier mot. Le premier mot est décisif, il entraîne 
tout après lui, comme le titre d'un livre. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 49 

Évidemment, Mlle Barbot était de ces natures 
vives qui font beaucoup de chemin en peu de temps. 
Pour la mener très-loin dans le bien ou dans le mal, 
il ne fallait pas grand effort. Certaines femmes sont 
douées d'une si heureuse inertie qu'elles ne fran- 
chiront jamais aucune barrière si on ne les soulève 
à bras tendu. D'autres prennent leur vol; il suffit 
de leur montrer la route. 

On devinait qu'elle avait l'âme caressante, et, 
pourtant en vingt-deux années elle n'avait aimé 
personne. Gontran se sentait tout enveloppé par 
elle, quoiqu'elle ne le touchât que des yeux. U se 
dit plus d'une fois avant la gare de Paris : Quelle 
adorable maîtresse elle aurait fsdte ! Bah 1 nous ver- 
rons plus tard. La vie est longue. Dans huit ou dix 
ans. En attendant, c'est déjà fort joli de l'avoir pour 
femme. 

Par un mot, je ne sais lequel, un mot sans impor- 
tance, et certaine intonation de voix, elle lui rap- 
pela la plus invraisemblable des aventures qu'il avait 
eues. Un soir, huit ans plus tôt, dans un salon très- 
froid, où l'on jouait le whist, il avait été le partner 
d'une charmante petite comtesse. Vingt ans d'âge et 
six mois de mariage; le mari en mission depuis 
quatre ou cinq jours, mais jeune et beau garçon. 
Gontran avait causé dix minutes en tout dans un 
repos du jeu : pendant le thé, il s'était amusé à 
tirer l'horoscope de la petite femme, et à lui mon- 
trer dans sa main droite cette ligne que Desbarolles 
appelle ingénieusement le coup de canif. Une femme 
du monde n'entend iamais une j:^rophétie de ce 

4 



50 LA VIEILLE BOCHE 

genre sans se scandaliser un peu. Eh bien! par un 
concours de circonstances romanesques, en plein 
Paris, la prédiction s'était vérifiée au profit de Gon- 
tran lui-même et dans un délai si court qu'en vérité 
je n'ose préciser l'heure. La double méprise de Mé- 
rimée avait eu sa seconde édition ! Ce souvenir assez 
inopportun rembrunit Gontran pour quelques mi- 
nutes. Non! Valentine ne ressemblait ni de près ni 
de loin à cette comtesse-là! Cependant le regard... et 
ces lèvres si friandes! Gontran se mit à parler raison 
et à débiter un chapelet de maximes que les sept sages 
de la Grèce auraient contre-signées sans discussion. 
Le voyage s'accomplit jusqu'au bout dans une 
intimité tranquille et douce. Il était nuit quand ils 
tombèrent au milieu de ce vaste éblouissement de 
Paris. Une voiture vint les prendre; un bel apparte- 
ment les attendait : Gontran s'était occupé de tout. 
Balzac a disserté le plus savamment du monde sur 
le nombre de chambres qu'une famille heureuse 
doit consacrer au sommeil. Valentine n'en savait 
pas si long; elle se rappelait seulement que son 
père et sa .mère, dans leurs plus grandes prospé- 
rités, n'en avaient jamais habité qu'une. Mais Gon- 
tran sut prouver à sa femme, par des raisons d'une 
exquise délicatesse, qu'il avait trop d'amour et de 
respect pour lui donner le spectacle de son abrutis- 
sement par le sommeil. Il la quitta vers deux heures 
du matin, plus heureux et plus amoureux qu'il ne 
croyait pouvoir le devenir à son âge, mais fidèle au 
devis de mariage classique qu'il s'était lui-même 
imposé. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 51 

Valentine pleura longtemps; mais qui peut ana- 
lyser les pleurs d'une nouvelle épousée? Il y avait 
de tout dans ces adorables larmes, comme dans une 
goutte de l'océan : de Tétonnement, du bonheur, de 
rawnour, un peu d'anxiété et un amer regret de se 
retrouver seule. Elle se demandait si quelque chose 
en elle avait déplu; comment le maître de sa vie 
avait pu la quitter si tôt, après tant de baisers et de 
douces paroles. Elle regretta un instant de s'être 
fourvoyée, avec son petit cœur bourgeois, dans un 
monde où l'étiquette gouverne et tyrannise l'amour 
même. C'était Mme de Haut-Mont qui, la première, 
avait proclamé devant elle la dignité du sommeil à 
part et l'inconvenance des bourgeois, qui dorment 
en tas. 

Un instant la pauvre petite fut tentée de rappeler 
son mari ou d'aller le rejoindre; mais elle ne l'osa 
point : elle craignit de déplaire et de paraître mal- 
apprise. Qui sait si ce naïf coup de tête n'aurait pas 
désarmé toutes les résolutions de Contran, brisé la. 
glace qu'il avait faite, et changé du tout au tout l'a- 
venir de ce ménage? Les plus graves événements 
de la vie tiennent souvent à des fils si déliés. 

Par malheur, elle avait pour le comte de Mably 
un amour doublé de respect. Elle voyait en lui un 
honmie d'une autre caste, d'un sang plus épuré, 
d'une pâte plus fine : la rose pâle de la Crande- 
Balme! Et la pauvre petite ne savait pas que. toutes 
les distances du monde se rapprochent dans un 
baiser. 

Elle s'endormit à la fin, et lorsqu'elle ouvrit les 



52 LÀ VIEILLE ROCHE 

yeux, vers dix heures, elle aperçut Contran age- 
nouillé à la tête du lit, en contemplation devant elle. 

Elle jeta les bras, ses beaux bras nus, autour 
du cou de son mari; mais elle les retira aus- 
sitôt avec un cri de surprise. 

« Sainte Vierge I cria-t-elle, vous êtes glacé! » 

En effet, Gontran, qui rentrait à peine, avait rap- 
porté dans la chambre une enveloppe de froid. Il 
avoua qu'il était sorti dès le matin pour reprendre 
possession du pavé de Paris. Valentine sentit au 
fond du cœur une pointe de jalousie. Elle pensa 
que ce Paris devait exercer une terrible fascination 
sur le cœur des hommes, pour qu'un marié de la 
veille courût au boulevard en sautant hors du ht. 

Mais tous les jeunes gens, les Parisiens surtout, 
comprendront cette fantaisie. Grontran était grand 
buveur d'air, grand faiseur d'enjambées, grand don- 
neur de coups de coude, de coups d'œil et de coups 
de chapeau, amateur passionné de cette physiono- 
mie vivante et mouvante qui distingue Paris des 
autres villes. Chaque quartier, chaque heure du 
jour, chaque groupe -de gens l'intéressait par je ne 
sais quel air de connaissance, quel charme du sou- 
venir et de l'habitude. La foule est fatigante à voir 
pour les yeux d'un étranger ; elle repose le regard 
et l'esprit d'un Parisien véritable; il s'y trempe 
comme dans un bain et se sent mieux. Que de fois, 
au sortir d'une partie de jeu ou de débauche, Gon- 
tran avait éprouvé le besoin de marcher deux heu- 
res en plein peuple avant de rentrer chez lui î 

Ce matin4à c'était une autre affaire : il fallait à 



LES VACANCES DE lA COMTESSE 53 

son cœur un peu de recueillement : il voulait se 
tâter, s'interroger lui-même, remettre en ordre ses 
idées éparses comme un tas de papiers sur lesquels 
le vent a soufflé. Or une chambre d'hôtel est peut- 
être le lieu du monde le moins propre à la médita- 
tion : on n'y est jamais soi parce qu'on n'y est pas 
chez soi. Gontran était chez lui, dans la rue. Le nez 
rouge d'un porteur d'eau, le geste d'un cocher qui 
se bat les épaules, la musette suspendue au cou 
d'un cheval de fiacre, le paquet plié sur le bras d'un 
tailleur matinal, cent autres objets également con- 
nqs et familiers, formaient à son esprit un milieu 
plus sympathique que l'air b^anal et froid, pour ne 
pas dire hostile, d'un appartement garni. A l'hôtel, 
il eût craint de ramasser par mégarde les idées de 
l'Anglais ou du Belge qui avait passé là avant lui. 

D sortit donc et gagna le boulevard sans y songer : 
la pente de l'habitude ! Pourquoi le boulevard plu- 
tôt que la rue de Rivoli? Il n'y avait personne à ren- 
contrer ni d'un côté ni de l'autre. A neuf heures du 
matin, par un joli temps de gelée, on ne voit sur le 
trottoir que les gens de bureau, de boutique ou d'a- 
telier, que le besoin chasse du lit. Cependant le 
jeune homme était heureux : c'était Paris qu'il re- 
trouvait après l'avoir quitté sans esprit de retour ; il 
y reparaissait en vrai triomphateur, au lendemain 
d'une victoire qui valait bien son prix, quoiqu'elle 
n'eût pas été remportée sur les Russes. Selon toute 
apparence, il all^ être le lion de la saison pro- 
chaine. Le tapage de sa Vie passée, son départ ho- 
norable, son retour miraculeux, sa fortune refaite, 



54 LA VIEILLE ROCHE 

ça conversion au mariage, enfin la beauté de sa 
femme, tout devait attirer vers lui Tattention pu- 
blique et semer sur sa route les sourires les plus 
bienveillants. Dans cette agréable pensée, il allait 
droit devant lui, le nez au vent, le cœur dilaté par la 
joie, et si plein qu'il aurait débordé en confidences 
à la rencontre d'un indifférent, d'un ancien ennemi, 
d'un créancier soldé. 

Toutefois il éprouvait par moments une sensation 
difficile à définir : elle n'était ni pénible ni agréable, 
mais nouvelle au point de l'étonner et de l'arrêter 
court. Je craindrais d'appuyer trop fort en disant 
que sa nouvelle chaîne lui semblait incommode ou 
pesante. Lorsqu'il pensait à Valentine, c'était avec, 
l'amour et la reconnaissance qu'une femme jeune, 
belle, amoureuse et parfaite de tous points inspire à 
son mari de la veille. Les derniers événements de 
sa vie, bien loin de lui laisser aucun regret, avaient 
dépassé toutes ses espérances. D n'avait pas un sou- 
venir dans l'âme qui ne pût se traduire en hymne 
d'allégresse. Mais lorsque par hasard, sans inten- 
tion reprochable, son esprit faisait un pas hors du 
cercle des idées conjugales, il y était ramené par 
une force tranquille et douce. C'était comme une 
chaîne qu'il aurait eue au pied, légère, mais solide, 
enveloppée du velours le plus moelleux, mais for- 
gée dans l'acier le plus résistant. Il ne sentait pas 
le froid du métal, mais le simple contact du velours 
lui paralysait un peu la jambe. A chaque instant, 
par un effet de l'habitude, il pensait, rêvait, agissait 
en garçon; mais toujours un secret avertissement 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 55 

le ramenait au souvenir de la réalité. En passant 
SOUS les fenêtres d'un de ses bons amis, place Ven- 
dôme, il se rappela que vingt fois il avait éveillé 
Odoacre de Bourgalys pour monter à cheval et dé- 
jeuner au bois de Boulogne. Aussitôt une férule in- 
visible lui donna sur les doigts : un homme marié 
déjeune avec sa femme. Vers le haut de la rue de la 
Paix, il rencontra bec à bec une jolie petite Anglaise, 
et ms^chinalement il croisa le regard avec elle, comme 
un maître d'escrime engage le fer avec un élève. 
Vite, un remords de conscience lui rappela qu'il 
n'avait plus le droit de lorgner les femmes dans la 
rue. Mille riens du même genre lui enfoncèrent à 
petits coups, jusqu'au fin fond du cerveau, le senti- 
ment de son nouvel état. 

Par cela même que le célibataire est un homme 
incomplet, il n'a^ que la moitié des obligations, des 
contraintes, des soucis, des terreurs qui incombent 
à l'homme marié. Le comte de Mably découvrit 
avec étonnement, dans cette promenade d'une heure, 
cent vérités vieilles comme le monde, mais qui ne 
s'étaient pas encore présentées à son esprit. Celle 
qui lui revenait le plus souvent peut se traduire 
ainsi : « Je suis deux ! Quoi que je fasse, où que je 
me transporte, il y a une autre personne qui porte 
mon nom, qui est la doublure ou la moitié de mon 
être ; sa santé, son bonheur, sa conduite, me regar- 
dent personnellement; ses actions, ses moindres 
démarches, ses pensées les plus fugitives, sont pour 
moi des affaires graves.; rien de ce qui la touche ne 
saurait, en aucun cas, me devenir indifférant. Dia- 



56 LA VIEILLE ROCHE 

volo! c'est bien gentil de se marier, surtout quand 
on a eu comme moi la main heureuse; mais dire 
qu'on sera marié vingt-quatre heures par jour jus- 
qu'au dernier jour de la vie ! » 

Il avait eu pourtant des liaisons : mais les plus 
despotiques n'avaient jamais accaparé le quart de 
ses journées. Une femme du monde n'enchaîne son 
amant que pendant les heures rapides où elle-même 
a pu rompre sa chaîne. La Brtndisi et ses pareilles 
se contentent des instants qu'on veut bien leur don- 
ner ; on leur rendrait mauvais service en vivant tou- 
jours auprès d'elles. Ah l que le mariage est une 
autre affaire I 

« Ainsi donc, pensait Contran, il faudra que j'ac- 
compagne ma femme dans toutes ses sorties, ou que 
je laisse mon nom courir les rues sans gardien. 
Toutes les fois qu'il lui plaira de rester au logis, il 
faudra que je lui tienne compagnie; sinon, gare à 
l'ennui et à toutes ses conséquences l » 

Il y avait, dans ces raisonnements, quelques 
atomes de jalousie, mais surtout un sens très-vif de 
la responsabilité conjugale. Contran voulait que sa 
femme fût heureuse ; il se jurait à lui-même de plier 
devant ses caprices, de pardonner ses enfantillages, 
d'éviter avec soin tout ce qui pourrait rompre l'ac- 
cord des âmes. Il ne faut qu'un seul mot pour em- 
poisonner deux existences. Les inimitiés de ménage 
sont aussi terribles que les haines à bord, et par la 
même cause. Le ferment concentré longtemps dans 
un étroit espace fait une explosion qui brise tout. 
Singulières réflexions au lendemain d'un mariage 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 57 

d'amour! Mais l'homme est ainsi fait : il y a au fond 
de nos cœurs une fibre contrariante qui réagit inces- 
samment contre la sensation actuelle. Plus vous êtes 
heureux, plus la fibre maligne s'acharne à vous tirer 
des larmes; et le jour où vous conduisez le deuil de 
votre meilleur ami, elle vous chatouille en dedans 
pour vous faire éclater de rire. 

Grontran n'eut pas de peine à prendre le dessus, 
et toutes ses idées étaient couleur de soleil quand il 
remonta chez sa femme. Sa femme ! Il s'exerçait 
dans l'escalier à moduler ce joli mot, qui remplit si 
agréablement la bouche. 

Cette journée et les suivantes furent remplies par 
les affaires, et simplement échantillonnées par l'a- 
mour. Le beau petit ménage avait ses trois millions 
en portefeuille; mais, d'ailleurs, il était sans feu ni 
lieu. Il fallait tout créer, la maison, l'écurie, et ce 
fonds de toilette qui sied à une comtesse de Mably. 
Valentine à l'hôtel, avec ses petites robes de la 
Balme, avait l'air d'un Raphaël sans cadre. Gontran 
lui expliqua ce qu'ils auraient à faire avant de se 
présenter dans le monde, et madame frémit d'épou- 
vante;. il lui semblait tout à fait impossible d'arran- 
ger tant de choses en deux mois d'hiver. 

Le comte possédait son Paris sur le bout du doigt ; 
ilsavait quel'argenty fait en quelquesjours l'ouvrage 
de plusieurs années. Du reste, il avait résolu d'éviter 
les miracles et de ne pas faire son nid à coup d'ar- 
gent. « Conserver les bonnes valeurs que M. Fafiaux 
avait acquises, et qui rapportaient environ 150,000 
francs de rente; se priver d'un hôtel, attendu que 



58 LA VIEILLE ROCHE 

les immeubles étaient en hausse ; louer tout bonne* 
ment un joli premier étage avec écuries et remises; 
on n'en trouvait encore de fort honorables au 
prix de douze à quinze mille francs par an ; com- 
mander un mobilier à la fois simple, confortable et 
noble, mais sans dorure et sans luxe bourgeois; 
pour 50,000 francs, on sortirait d'affaire. Les voi- 
tures vingt mille, et trente l'écurie ; cent mille francs 
tout ronds pour les toilettes, les dentelles, les four- 
rures et quelques diamants : car Mme de Mably ne 
pouvait décemment aller au bal en jeune fille. Grâce 
à l'expérience de Gonlran et à sa modération toute 
neuve, les frais d'installation ne dépasseraient guère 
le chiffre de deux cent mille francs, et l'on vivrait 
en joie avec 140,000 francs de rente. 

Valentine n'avait étudié que l'arithmétique du 
couvent ; elle était devant les gros chiffres comme 
un enfant de la plaine en présence d'une montagne. 
L'idée de dépenser 140,000 francs par an lui sembla 
aussi monstrueuse que celle de manger un éléphant 
en papillote. « Quel bonheur ! nous éblouirons tout 
Paris et nous ferons des économies ! i> 

— Si nous faisons des économies, dit Gontran, 
Paris sera encore plus étonné qu'ébloui. » 

Pour commencer, elle voulut à toute force rache- 
ter l'hôtel de la rue Saint-Dominique. Gontran eut 
beau lui dire qu'il était trop cher et trop grand, 
qu'il y faudrait trop de mobilier et trop de livrée ; 
que le nettoyage seul coûterait gros, car les créan- 
ciers et les Auvergnats l'avaient sali de fond en 
comble, sous prétexte de vendre et d'acheter les 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 59 

meubles. Elle répondit obstinément que c'était 
l'hôtel des Mably, que Gontran y était né, qu'elle 
voulait dormir sous le toit héréditaire, et tout ce 
que peut dire en pareille occurrence une élève du 
Sacré-Cœur. Le comte protesta au nom de la sa- 
gesse, mais je le demande à toutes mes lectrices, 
pouvait>il tenir tête à sa femme dans une question 
de sentiment? 

On écrivit à Vaucelin, qui prit les ordres du 
marquis, et l'affaire se conclut à la satisfaction gé- 
nérale. Seulement, lorsqu'on eut payé un million 
pour l'hôtel, cent mille francs pour les réparations 
et le mobilier, cent mille pour les diamants seuls, 
cinquante mille pour les chevaux et les voitures, et 
cinquante autres pour frais divers, les papiers de 
couleur que M. Fafiaux avait collectionnés toute 
sa vie, ne représentaient plus que 85,000 francs de 
rente. 

€ Nous nous payons à nous-mêmes plus de cin- 
quante mille francs de loyer, dit Gontran. 

— Nous économiserons sur autre chose, ré]f)ondit 
Valentine. » 

L'installation était complète à la fin d'avril : l'hôtel 
remis à neuf fut inauguré par une fête plus brillante 
que réellement économique. Ne fallait-il pas rendre 
au monde les sandwiches et les trufifes que l'on 
avait reçues? Pendant trois mois et plus que ce nid 
grandiose avait été en proie aux peintres et aux ta- 
pissiers, les deux époux avaient fait leurs visites et 
pris pied dans la meilleure compagnie. Partout ils 
furent reçus à bras ouverts, et toute la gloire de ce 



60 LA VIEILLE ROCHE 

succès ne revint pas à Gontran. Valentine fut touvée 
jolie, élégante, et pas trop provinciale. Le bonheur 
illuminait sa charmante figure; l'amour rayonnait 
autour d'elle et lui donnait plus d'éclat qu'un bois- 
seau de diamants. Or le monde aime les heureux; il 
admire avec une bienveillante curiosité la jeunesse 
d'un cœur neuf et ces gracieuses illusions qu'il a 
perdues. Mme de Haut-Mont ne fut pas la seule qui 
traita ces tourtereaux en enfants gâtés. Depuiô les 
hauts sommets de l'aristocratie austère où trônait 
Éliane de Lanrose, jusqu'aux régions moyennes, 
demi-bourgeoises, où l'on voyait tourbillonner la 
petite comtesse Adhémar, ce fut à qui aurait le beau 
petit ménage. L'état-major des jupes plates et des 
gants trop longs invita Mme de Mably à ses confé- 
rences, ses ventes, ses loteries, ses sermons, ses 
raouts solennels, ses soirées de tapisserie, ses 
parties fines de haute dévotion et de charité trans- 
cendantale. Le clan des crinolines l'attira vers ses 
bals, ses courses, ses soupers, ses parties de spec- 
tacle ou de jeu, ses cavalcades et ses patinades ; 
car les premiers zigzags du patin élégant datent 
de 1855. 

L'abondance et la diversité des plaisirs parisiens 
plongea la jeune femme dans une ivresse salutaire 
ou du moins très-favorable aux arrière-projets de 
Gontran. Il savait par expérience que les plaisirs les 
plus tapageurs sont de grands innocents, quoi qu'on 
dise, La musique des orchestres, le tourbillon de la 
valse à deux temps, l'éclat des belles représenta- 
tions dramatiques, les compliments, les flrôlements 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 61 

et mille autres dangers. que les Fafiaux redoutent 
par habitude ou par bêtise, affermissent la vertu de 
cent femmes, pour une ou deux que le monde aura 
mises à mal. Le grand feu des candélabres et des 
lustres bronze plus de cœurs qu'il n'en enflamme, 
le contact de deux cents hommes durcit la peau des 
mains sous les gants : la répétition incessante des 
mêmes fadeurs ne tarde guère à blaser l'oreille la 
plus chatouilleuse. Le danger n'est pas là, il est 
dans la rêverie solitaire, dans la lecture des poètes 
langoureux, dans la promenade au bord des lacs, 
dans le son des cloches rustiques et le gémissement 
des orgues, dans le duo qu^on chante à la brune 
devant un piano refepectable et patriarcal. C'est le 
régime des émoUients qui détrempe le moral des' 
femmes : le tapage, la cohue, le plaisir vif et turbu- 
lent, l'exhibition de soi, sont autant de toniques qui 
le ragaillardissent. 

Le duvet de la pêche y périt, j'en conviens ; mais 
le duvet de la pêche n'est pas une cuirasse; l'his- 
toire, ne dit pas qu'il ait jamais protégé une seule 
pêche contre la dent des gourmets. Une femnie de 
bien, après deux ou trois ans de plaisirs dans le 
monde, a perdu ce je ne sais quoi qu'on pourrait 
appeler les grâces de la faiblesse : elle a pris de l'a- 
plomb, du sang-froid, un certain air viril ; elle ne 
rougit plus à tout propos; elle ne tressaille plus 
jusque dans la moelle lorsqu'un maladroit lui pousse 
le pied ou lui effleure le genou ; elle gouverne ses 
sensations, raisonne ses sentiments et traverse cava- 
lièrement les toiles d'araignée où les petits anges au 



62 / LA VIEILLE ROCHE 

myosotis bleu se prennent comme des mouches. 

Gonlran n'avait pas songé une minute à se cloî- 
trer avec sa femme : trop prudent pour la mettre au 
régime de l'amour rabâché, il savait que la plus 
riche imagination d'homme s'épuise en peu de 
temps à force de moduler des variations sur un 
thème unique. La femme ne se fatigue jamais de 
l'amour qu'elle inspire, mais elle s'y habitue; sem- 
blable à ces buveurs d'opium qui deviendraient 
insensibles à leur poison favori s'ils n'augmentaient 
incessamment la dose. 

Ce qui donna longtemps un bonheur sa^s mé- 
lange à ces charmants petits Mably, c'est l'art avec 
lequel Gontran ménageait, tempérait, atténuait les 
expressions de son amour. L'Arabe du désert, par 
une longue habitude de la sobriété, arrive à faire 
son festin d'une poignée de dattes : Valentine avait 
du bonheur pour toute une journée, lorsque Gon- 
tran l'avait régalé d'une parole et d'une caresse. 

Un seul coup d'œil de son mari dans la mêlée 
d'un bal, une simple pression du bras à la sortie des 
Italiens l'enivrait des joies les plus pures et doublait 
les palpitations de son cœur. Le comte, en garçon 
d'esprit, s'excusait presque des moindres libertés 
qu'il prenait avec elle. Il semblait dire que si le 
mariage autorise toutes les tendresses d'un mari, le 
respect et la chevalerie protestent quelquefois dans 
les âmes délicates ; que la nature est une grossière, 
et qu'on rendrait plus dignement hommage à cet 
être supérieur qui s'appelle la femme, si l'on pou- 
vait l'aimer toute une vie sans lui baiser le bout des 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 63 

doigts. Par cet aimable artifice, non-seulement il 
donnait à ses moindres attentions une importance 
voisine de la solennité, mais il habituait Valentine 
à prendre une opinion quasi religieuse de sa petite 
personne et à tenir pour sacrilège le premier qui 
implorerait une parcelle de son amour. 

Ces précautions prises, il lança la petite femme 
au plus fort du tourbillon. Entre les deux fractions 
du monde aristocratique qui le sollicitaient obli- 
geamment, son choix fut bientôt fait. Il résolut de 
vivre en bon accord et en grande politesse avec les 
uns et les autres, mais de ne fréquenter que les 
salons les plus vivants. Les, scrupules de couvent, 
qui végétaient encore dans Fesprit de Valentine, 
furent arrachés en trois semaines par Tautorité 
toute-puissante de l'homme aimé. Elle apprit que le 
monde est un arbitre infaillible en conduite et que 
tous les plaisirs qu'il approuve sont permis. Elle 
contracta l'habitude de montrer ses épaules sans 
pruderie provinciale et de se décolleter franchement 
au degré prescrit par la mode. Ai-je besoin de vous 
dire qu'elle savait danser à merveille, malgré l'af- 
firmation contraire du respectable M. Fafiaux? Il 
n'y a pas de couvent si bien surveillé que les petites 
filles n'y valsent entre elles, dès que la religieuse a 
tourné le dos. Mais Valentine, comme son amie 
Félicité et beaucoup d'autres innocentes, s'était juré 
cent fois qu'un seul homme lui prendrait la taille et 
qu'elle ne danserait qu'avec son mari. Gontran la 
délivra de ces naïvetés et de ces mièvreries. Il lui 
prouva rindifîérence absolue de ce rapprochement 



64 LA VIEILLE ROCHE 

public et banal. Quel crime y a-t-il donc à laisser 
prendre sa ceinture par un monsieur généralement 
laid et désagréable qui vous marche sur les pieds ? 

Après la vie du soldat en campagne, il n'y a 
peut-être rien de plus fatigant ici-bas que le train 
d'une femme du monde à Paris, Valentine, à Thôtel 
Meurice, n'avait ni maison à tenir, ni dîners à com- 
mander, ni fêtes à organiser, ni domestique nom- 
breux à gouverner : en un mot, son plaisir était sa 
seule affaire et pourtant, si elle eût été moins forte, 
ce travail l'aurait mise sur les dents en quelques 
mois. Elle se levait à midi, déjeunait à la hâte avec 
Gontran, se faisait habiller, descendait à deux heu- 
res, trouvait son coupé *attelé et courait chez la cou- 
turière, la modiste, la confectionneuse, le cordon- 
nier, et le fameux Sizigambi, tailleur pour dames. A 
quatre heures elle rentrait tout essoufflée, non pour 
prendre un instant de repos, mais pour rejoindre 
Gontran qui avait passé son temps chez le carros- 
sier, le marchand de chevaux, le tapissier, ou parmi 
les ouvriers de la ruiC Saint-Dominique. On se ruait 
alors en visites et les présentations allaient leur 
train jusqu'à six heures du soir. Quelquefois, par 
fortune, on dînait à l'hôtel ; mais, cinq jours au 
moins sur sept, il fallait s'habiller sur nouveaux 
frais, dîner en ville, refaire une toilette, et paraître 
dans un ou deux bals. Si l'on interrompait un jour 
les courses par la ville, on allait au bois de Boulo- 
gne ; si l'on dînait chez soi, on passait la soirée à 
l'Opéra ou aux Italiens, suivant le jour. 

Les travaux d'installation ne prenaient pas en tout 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 65 

plus de deux heures sur un temps si bien rempli. 
Valentine se trouva beaucoup plus affairée lors- 
qu'elle fut chez elle et qu'elle dut rendre au monde 
l'équivalent de ce qu'elle en recevait. Elle eut un 
jour de réception et donna un dîner par semaine. 
Sa maison devint sans peine une des plus agréables 
du faubourg, étant une des plus jeunes* : on fumait 
au jardin, et Ton riait un peu partout. Odoacre de 
Bourgalys, après deux visites et un dîner, déclara 
que la comtesse était un bon petit garçon : il pré- 
senta tout son club à la file. 

Mme de Mably acquit en peu de temps le talent 
si précieux et si rare de mettre les gens à l'aise sans 
leur jeter les rênes sur le cou. La nature avait beau- 
coup fait pour elle; car, malgré les nombreuses 
lacunes de son éducation, elle sut causer et plaire. 
La duchesse de Haut-Mont disait un soir à son 
frère : 

« Cette petite m'étonne. Elle occupe fort bien 
quatre hommes à elle seule, tandis que votre bru, si 
brillante et si Parisienne, n'en retient pas la moitié 
d'un! » 

On avait vu d'emblée qu'elle parait ses toilettes, 
qu'elle avait la tournure noble et la démarche élé- 
gante. On ne tarda point h reconnaître en elle ce 
goût d'ajustement, cet instinct d'innovation que 
j'appellerais volontiers l'élégance active. Une femme 
riche et jolie qui s'abandonne comme une poupée 
aux improvisations de la couturière est élégante tant 
qu'on veut, mais dans le sens passif : elle efTacera 
peut-être une fois par hasard celle qui met de l'ima- 

5 



66 LÀ VIEILLE ROCHE 

gination et de l'esprit dans sa toilette ; mais eût-elle 
plus de succès, elle a moins de mérite à coup sûr ; 
elle peut faire fureur, elle ne fera jamais école. Va- 
lentine donna le ton, presque dès son début. Elle 
prit dans le monde extra-diplomatique et anti-officiel 
une influence aussi prépondérante et aussi légitime 
que la princesse de M... ou la marquise de G... dans 
les régions opposées. Chacune des petites villes qui 
composent le grand Paris voit éclore au retour de 
l'hiver une royauté de salon, brillante et courte. La 
comtesse de Mably régna deux hivers de suite sur 
le faubourg Saint-Germain. 

Parmi les nouveautés qu'elle mit à la mode, je ne 
cite que pour mémoire et non pour lui en faire un 
mérite, ces chevelures d'un kilogramme qui sont en- 
core de mise aujourd'hui. Elle avait naturellement 
. des cheveux d'une longueur et d'une épaisseur ad- 
mirables : elle les porta dans le monde, ne pouvant 
les mettre en poche : cent autres osèrent bientôt en 
avoir autant qu'elle. Les femmes les plus élégantes 
s'étaient réduites longtemps au luxe d'une humble 
queue ou d'une natte sans prétention ; mais dès 
qu'elle eut fait voir au peuple des salons jusqu'où 
pouvait aller la prodigalité de la nature, personne 
ne craignit plus de paraître invraisemblable et ridi- 
cule en amoncelant sur une seule tête la récolte de 
sept ou huit. Chacun sait quels heureux développe- 
ments le commerce des chevelures a pris en dix 
années. Il s'est fait des fortunes, il s'est gagné des 
millions dont le premier centime n'existerait pas 
sans la mode introduite par la comtesse de Mably. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 67 

L'histoire de l'industrie moderne, sous peine d'o- 
mission grave, devra consacrer un chapitre aux in- 
fluences du caprice sur le travail. Un jour, en par- 
tant pour les eaiix, une Parisienne invente une 
toilette fort élégante, ma foi ! où il n'entrait pas un 
centimètre de ruban. La mode s'en empare; on 
trouve neuf et charmant de laisser le ruban aux 
femmes de chambre. Vous seriez étonné si je vous 
disais combien de faillites cette fantaisie de jolie 
femme a fait enregistrer dans la seule ville de Saint- 
Étienne I 

Yalentine avait dit à son mari qu'une pension de 
deux cents francs par mois lui suffirait amplement 
pour ses toilettes. Je vous laisse à penser si Gontran 
avait ri de cette foi naïve qui sentait un peu trop le 
couvent. 

« Les deux cents francs sont accordés, répondit- 
il, et je m'engage à ne pas vous gronder bien fort si 
vous n'en dépensez que deux mille. 

— Par an? 

— Par mois. 

— Vous me croyez donc femme à vous ruiner? 

— Non, cher ange : je vous crois femme, voilà 
tout 

— Est-ce que dans votre monde il y a des per- 
sonnes si dénuées de raison ? 

— Dans notre monde, chère enfant, comme dans 
tous les mondes de Paris, il y a des femmes qui sont 
réduites à nç payer que les intérêts de leur dépense, 
tant le capital en est effrayant ! » 

Pour conjurer un danger qui à ses yeux était le 



68 LA VIEILLE ROCHE 

dernier mot de Thorrible, la comtesse se mit en frais . 
d'imagination. Elle inventa une conception aussi 
neuve que hardie et qui a changé en moins de dix 
ans la face du monde. 

Les toilettes de bal étaient alors quelque chose de 
riche et de sévère : une robe de satin, de moire ou 
de taffetas, garnie de trois volants de dentelle. L'é- 
toffe coûtait cher, mais elle durait longtemps. Une 
femme élégante portait la même robe à cinq ou six 
bals, et elle en tirait parti après l'avoir quittée. Les 
dentelles faisant partie du fonds de toilette étaient 
de vrais immeubles par destination. 

Valentine alla trouver une grande couturière et 
lui fit une commande si bizarre que l'artiste faillit 
tomber à la renverse. Il s'agissait de bâcler une 
robe de rien, faite de tarlatane, de tulle, de petite 
blonde sans valeur, de pacotilles diverses dont la 
plus précieuse ne valait pas vingt spus le mètre. On 
y fourra un peu de soie pour soutenir les bouillon- 
nés, on cacha même quelques bouts de dentelle dans 
les coins ; mais simple affaire de forme, histoire de 
montrer qu'on avait de tout ça ! 

Cette nouveauté invraisemblable effraya après 
coup Valentine : l'enfant eut peur de son audace. 
Elle ne se décida point à montrer cette robe chez les 
autres ; elle attendit son bal d'inauguration; pensant 
avec finesse : oc Si mon expérience n'obtient aucun 
succès, j'aurai du moins le mérite de m'être effacée 
par modestie, en maîtresse de maison. » 

Gontran lui-même ne la vit qu'au dernier mo- 
ment, dix minutes avant l'arrivée des premières 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 69 

voitures. Il poussa un cri d*admiration. Ce n'était 
pas une toilette, mais un rêve, une féerie, La beauté 
de Valentine transparaissait plus radieuse à travers 
ce voile fantastique, cette neige fouettée, ce nuage 
intelligent, d'une provocation irrésistible et d'une 
chasteté irréprochable. Les déesses de la mytholo- 
gie n'étaient ni plus brillantes ni plus décentes lors- 
qu'elles s'habillaient d'une vapeur légère pour des- 
cendre au milieu des bergers. L'enthousiasme du 
comte se doubla de stupéfaction lorsqu'il apprit de 
Valentine elle-même que ce luxe divin était le der- 
nier mot du bon marché sur la terre et que les ma- 
tériaux d'un tel chef-d'œuvre ne valaient pas plus 
de cinquante francs. Quel miracle! Il n'en fallait 
pas deux de cette force pour réconcilier le dix-neu- 
vième siècle avec la simplicité de l'âge d'or. 

Le monde confirma par un concert unanime le 
jugement de M. de Mably. Les hommes épuisèrent 
toutes les formules de l'éloge; les dames firent 
mieux : elles demandèrent à l'envi le nom de la , 
couturière, avec un vif regret de n'avoir pas été 
averties plus tôt. Les plus belles toilettes, auprès 
de celle-là, semblaient découpées dans le zinc avec 
des cisailles de fer. Tout était froid, roide, com- 
passé, dur aux yeux, ingrat, criard, atroce I Et ces 
pauvres volants de dentellçs alignées ! Quelle figure 
ils faisaient au bas des robes, sur trois rangs, 
comme les soldats dans la 'vieille tactique ! L'an- 
cienne mode fut condamnée sans appel; elle ne 
s'est jamais relevée de ce coup-là. 

U est certain que les bals sont mille fois plus 



70 LA VIEILLE ROCHE 

beaux depuis cette réforme et que chaque danseuse, 
prise à part, est un morceau plus friand. Mais l'emploi 
de la tarlatane et des tulles à bon marché n*a pas pré- 
cisément réalisé le rêve de la jolie comtesse : ce n'est 
pas un jeu d'enfant que de marier le luxe à l'écono- 
mie. Valentine s'aperçut, au bout de quelques mois, 
que si la moire antique est plus chère que le tulle, 
une robe d'air tissu lorsqu'elle sort des mains de l'ar- 
tiste coûte à peu près le môme prix que les anciennes 
robes de fer battu. Or elle dure beaucoup moins ou, 
pour parler plus juste, il n'en reste rien à la fin du 
premier bal. C'est pourquoi la pension de deux mille 
francs par mois qui avait effrayé la petite pensionnaire 
lui parut insufQsante avec le temps. Une reine du 
monde qui veut garder son rang ne dépense pas moins 
de vingt louis par soirée. Bienheureux les maris 
assez riches pour payer la gloire de leurs femmes ! 

Quelques ménages ingénieux compensent Ténor* 
mité des dépenses extérieures par une stricte éco- 
nomie au dedans; mais les Mably n'avaient pas 
cette ressource. Lorsqu'on se donne un hôtel d'un 
million, ce n'est pas pour y manger du pain noir. 
Cette première mise entraîne logiquement un train 
considérable. Contran avait rangé ses goûts, ses 
mœurs et son esprit aux lois de la sagesse ; il se ré- 
pétait au moins sept fois par jour : « Tu t'es ruiné 
comme un idiot, mais tu en avais le droit, ne fai- 
sant tort qu'à toi-même; aujourd'hui, tu es tu- 
teur de cette adorable enfant; c'est son bien que tu 
gouvernes, et tu ne serais plus un fou, mais un scé* 
lérat si tu la mettais sur la paille. » 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 71 

Il porta donc une sévère économie dans toutes 
les choses de la maison. Le domestique fut aussi 
modeste que possible : le strict nécessaire. Un 
maître d'hôtel, un valet de chambre, un valet de 
pied, un cocher et un palefrenier , la femme de 
chambre de madame, un chef et un aide de cuisine, 
un concierge et un jardinier. Les bourgeois comme 
nous s'aviseront peut être qu'on peut vivre à moins: 
mais l'hôtel avait un beau jardin ; pouvait-on laisser 
les plates-bandes en friche? Lorsqu'on est seul chez 
soi, il faut, bon gré mal gré, payer un concierge à 
soi tout seul. Gontran fit preuve d'une modération 
exemplaire, car il prit un cocher français pour la 
première fois de sa vie, et il se refusa un tigre ma- 
gnifique, pas plus haut que la botte et râblé comme 
un jeune dogue. Tout son club reconnut à ces ré- 
formes que le comte s'était sérieusement amendé. 
Les gages de ses gens, débattus par lui-môme, for- 
maient à peine un total de huit mille francs par an- 
née. Le maître d'hôtel, un vrai sage, se contentait 
de dix-huit cents francs, comme le dernier des ex- 
péditionnaires ; il est vrai que tout l'argent de la 
maison lui passait par les mains, et que ses doigts 
pouvaient en retenir quelque chose. 

Gontran savait à fond presque toutes les choses de 
la vie ; il n'était pas de ces gentilshommes nigauds ' 
qui croiraient déroger en s'occupant de leurs affai- 
res. Il avait eu jadis un intendant à la vieille mode, 
et il comptait, à cent mille écus près, ce que cette 
fantaisie rétrospective lui avait coûté. Pour rien au 
monde il n'en eût pris un autre, et il disait lui- 



72 LA VIEILLE ROCHE 

même en plaisantant : « On n'a pas besoin d'une lo- 
comotive pour traîner un cabriolet à l'abîme , c'est 
assez d'un cheval. i> Il aurait bien voulu se passer du 
cheval, c'est-à-dire du maître d'hôtel. Mais en bonne 
justice, pouvait-il s'enterrer dans les détails de cui- 
sine? Valentine n'eût pas craint de descendre aux 
dernières minuties ; elle avait rêvé de tout temps la 
gloire utile et modeste des maîtresses de maison. 
On avait dit devant elle (ce qui est vrai) qu'une 
femme du monde peut tout surveiller et tout con- 
duire sous son toit, sans dépenser à ce devoir plus 
de trois heures par semaine. Mais il faut un appren- 
tissage, et la pauvre petite était sortie bien neuve 
de son couvent. 

Après un an de mariage, Gontran voulut se ren- 
dre compte de ce qu'il avait dépensé. Il se fit en- 
voyer toutes les notes et consacra une matinée en- 
tière aux travaux mélancoliques de l'addition. Le 
résultat ne lui plut guère. Sans parler du capital 
qu'on avait employé sciemment aux grosses dé- 
penses, il fallait écorner un nouveau titre de rente. 
Les dépenses de l'année excédaient visiblement le 
revenu. Le jeune et sage mari fit part de ses décou- 
vertes à Valentine, qui poussa un petit cri. 

« Gomment! dit-elle, malgré toutes nos économies, 
nous nous sommes endettés de trente mille fi»ancs ! 

— Sans compter les centimes, 

— Il y a donc encore des économies que nous 
n'avons pas faites ? 

-- Pas trop; nous avons tenu notre rang; rien 
de plus. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 73 

— C'est étrange de penser que parce qu'on s'ap- 
pelle le comte et la comtesse de Mably, parce qu'on 
a reçu du ciel un avantage assez marqué sur les 
autres hommes, on sera condamné à dépenser plus 
qu'eux ! 

— Cher ange, il y a des bourgeois qui dépensent 
en six semaines ce que nous avons dépensé dans 
un an. 

— Comment font-ils, alors? 

— Ils regagnent l'argent à mesure qu'ils le dépen- 
sent : ils travaillent. 

— Mais vous, vous ne pouvez pas travailler, c'est 
impossible; vos ancêtres vous le défendent; vous 
n'en avez pas le droit. 

— Le droit ? si ! ce qui manque surtout, c'est le 
goût et l'habitude de la chose. J'avoue pourtant que 
je serais mal vu et légèrement déclassé si je passais 
mon temps à la Bourse comme Adhémar et quel- 
ques autres. Ainsi, cher ange, la petite couronne 
qui est brodée au coin de jiros mouchoirs a le dou- 
ble avantage de nous imposer la dépense et de nous 
interdire le gain. > 



m 



LES ADHÉMAR 



Le monde et ses plaisirs éloignèrent un peu les 
Mably de la sévère Éliane; mais, par compensation, 
le jeune ménage rencontrait à chaque pas le comte 
et la comtesse Adhémar. 

Adhémar était un de ces hommes qui n'ont jamais 
fait le mal, et qui n'en valent pas mieux. On a écrit 
plus d'un livre pour prouver que le sentiment de 
l'honneur peut rester vivant au fond du cœur d'un 
forçat; on pourrait vous prouver aussi facilement 
qu'il existe, à cent lieues du bagne, à mille piques 
au-dessus du niveau des prisons, plus d'un coquin 
achevé, complet, raffiné, quoique irréprochable. 

L'héritier présomptif du marquis de Lanrose n'a- 
vait jamais renié les traditions politiques de la fa» 
mille. Môme dans ses rapports avec le pouvoir il 
portait assez haut sa cocarde et disait entre deux 



76 LA VIEILLE ROCHE 

courbettes : « Vous savez, je suis un courtisau de 
« malheur. » Cette façon d'agir et de parler n'avait 
pas nui à sa fortune. Les gouvernements, quels 
qu'ils soient, mettent une certaine coquetterie à 
obliger l'ennemi vaincu. Demandez une faveur à un 
ministre, et prenez soin d'ajouter vous-même : « Mes 
droits sont nuls, je suis votre adversaire, vous êtes 
le plus fort; pour m'accorder ce que je sollicite sans 
espoir et par simple acquit de conscience, il faudrait 
que vous fussiez le plus grand fou du monde ou le 
plus sublime des héros ! » La recette est presque 
infaillible. Adhémar en usait dès 1847 avec un suc- 
cès lucratif. 

Je vous ai dit qu'il s'était enrichi dans les affaires 
sans prendre un centime à personne. En 1855 il 
avait six ou sept millions, non pas nets et liquides, 
mais engagés prudemment. Hé bien ! dans cet avoir 
énorme, le roi Minos lui-même n'aurait pas décou- 
vert un sou mal acquis. Cependant on ferait injure 
à tous les honnêtes gens de l'univers en lui donnant 
le titre d'honnête homme. Il n'avait pas volé, je l'a- 
voue, mais ce n'était point par vertu; c'est parce 
qu'il avait trouvé l'occasion de s'enrichir autrement. 
Il respectait le code pour éviter la prison ; il respec- 
tait même la morale pour éviter la déconsidération, 
soignant sa renommée comme un capital délicat que 
la moindre action blâmable eût fait baisser de trente 
pour cent. Il rendait des services, pour s'attachei 
tel ou tel homme, ou simplement pour faire montre 
de son crédit, ou même pour acheter à beaux de- 
niers comptants une réputation de bienfaisance. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 77 

Mais il était au fond Iç plus cynique des égoïstes., il 
ne croyait qu'à sa force, n'aimait que lui-même, 
n'estimait que son argent. Avec cela, réservé comme 
un diplomate et sérieux comme un doctrinaire, par- 
lant bien, haut sur cravate, enduisant ses moindres 
idées d'une sorte d'empois parlementaire et domp- 
tant les soubresauts de sa nature arlequine par un 
continuel effort de volonté. Odoacre de Bourgalys le 
comparait au cardinal Dubois et disait : a C'est le 
seul homme de notre époque qui appelle invincible- 
ment les coups de pied au derrière. » Du reste il 
était brave, avec une peur horrible de la souffrance 
et de la mort. Tout dans cet homme était affaire de 
spéculation, sans excepter le courage. 

le vous ai dit l'histoire de son mariage et les oscil- 
lations inexpliquées qui l'avaient tour à tour' éloigné 
et rapproché de son père. Mais le marquis lui-même, 
tout en souffrant de ne pas se sentir aimé et de ne 
pouvoir aimer ce fils étrange, n'avait pas le droit de 
dire qu'il fût un mauvais fils. Éliane le trouvait poli, 
respectueux et même attentif . Son beau-père, M, Gi- 
lot, le tenait en haute estime, mais l'estime de 
M. Gilot ne prouvait pas grand'chose; sa belle-mère 
l'adorait jusqu'à l'imprudence : on en avait causé. 
Sa femme ne lui demandait rien qu'il n'accordât sur 
l'heure. Il n'y avait plus d'amour entre eux; Yolande 
savait même qu'il s'était donné une maîtresse; mais 
elle se contentait de lui faire payer cette peccadille 
en bon argent. Le ménage était cité au nombre des 
meilleurs dans ce monde intermédiaire où noblesse 
et finance se donnent la main. Lprsque le petit comte 



78- LA VIEILLE ROCHE 

aux yeux perçants, au nez pointu, au museau de 
furet, entrait dans un salon avec la belle Yolande, 
un murmure flatteur s'élevait sur sa route : les ba- 
dauds de la galerie se montraient le gentilhomme 
capable, actif, puissant, mêlé à toutes les grandes 
affaires et moins entiché de son blason que fana- 
tique du progrès ; on admirait aussi les épaules et 
les diamants de la comtesse Yolande. 

Je regrette que le mot viveur n'ait pas de féminin 
dans la langue française, car il faudra plus de vingt 
lignes pour définir Yolande et ce type de femme 
assez nouveau, grâce à Dieu, mais déjà trop commun 
chez nous. La comtesse Adhémar était dans l'âge de 
la crise, mais ce qu'on appelle spécialement vertu 
chez les femmes ne courait en elle aucun danger. 
Le cœur était sourd et muet, le sang calme, endormi 
du sommeil définitif par un de ces accidents qui 
frappent trop souvent les jeunes mères à Paris. Mais 
tous les autres péchés capitaux semblaient s'être 
partagé l'héritage du défunt. 

Yolande aimait la table, et même le bon vin, s'il 
est permis de tout dire. Elle ne s'en cachait pas, 
elle s'en vantait presque : elle contait à ses amies 
de la même école le souper qu'elle avait fait la veille 
et les verres de Xérès qu'elle avait pris chez le pâ- 
tissier, en revenant du bois de Boulogne. L'embon- 
point de poularde où elle était parvenue faisait com- 
prendre qu'elle ne haïssait point les douceurs du 
repos : elle digérait ses bons soupers dans son bon 
lit, jusqu'au moment de prendre le harnais et de 
counr aux visites. Je vous ai dit qu^'elle était joueuse, 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 79 

et joueuse hardie, sans pitié pour l'argent d'autruij 
et toujours prête à risquer le sien. Ce que je n'ai pas 
dit, ce que je désespère de dire assez éloquemment, 
c'est la rage de vanité, la fureur de coquetterie, la 
monomanie de luxe et d'ostentation- qui sévissait 
dans cette aimable petite tète. Tous les instants 
c[u'elle n'employait pas à bien vivre, elle les consa- 
crait à se montrer, à se mettre en étalage, à quêter 
des regards, à tourner sur son pivot comme un mi- 
roir aux alouettes. Le miroir n'aime pas les alouettes ; 
il sait qu'on ne lui en donnera pas à manger, et 
pourtant il tourne, tourne, tourne à perdre la tête : 
ainsi faisait Yolande au milieu de cinquante hommes 
qui, d'ailleurs, lui étaient aussi indifférentâ que son 
propre mari. 

Elle touchait deux pensions pour sa toilette : 
l'une, avouée, venait du comte, l'autre, moins 
avouable, était donnée sous main par son vénérable 
coquin de père. Elle gagnait au jeu, comme tous les 
joueurs qu ne manquent ni d'aplomb ni de res- 
sources; sa corbeille lui fournissait un joli fonds de 
diamants et de dentelles, et malgré tout, elle trou- 
vait moyen de s'endetter comme une fille; et lors- 
qu'elle avait accumulé cent mille francs de dettes, 
elle employait toutes les ressources de Vautre 
monde pour soutirer la somme à son mari. Elle 
s'inquiétait peu de savoir si cette dépense ajoutée à 
tant d'autres n'excéderait pas en fin d'année les re- 
venus de la maison ; les affaires de son mari n'étaient 
pas les siennes. A lui de gagner l'argent ou de le 
prendre, à la Gilot, dans les poches d'autrui : elle 



80 LA VIEILLE ROCHB 

n'était ici-bas que pour jouir de la vie, et elle en 
jouissait de toutes les façons, sauf une, buvant, 
mangeant, dormant, achetant, s'habillant, se don- 
nant en spectacle, usant ses nerfs, tuant ses che- 
vaux, fatiguant ses valets et jetant l'or par toutes les 
fenêtres, depuis la cave jusqu'au grenier. 

Il lui fallait une loge à l'Opéra, une loge aux 
Italiens, et des meilleures encore, et l'une et l'autre 
à l'année, quoiqu'elle passât quatre ou cinq mois 
d'été hors de Paris. Elle ne comprenait pas qu'on 
allât voir un drame ou un vaudeville sans s'étaler 
dans une avant-scène. Parlait-on d'une pièce nou- 
velle, elle mettait en campagne tous ses cavaliers et 
tous ses amis; coûte que coûte, elle voulait y être 
vue, car de voir et d'entendre la pièce, il n'en était 
pas que.stion. Les visites se succédaient dans sa 
loge, on parlait haut, on riait, on se faisait rappeler 
à l'ordre par les bonnes gens du public, et l'on 
mang<];ait toutes sortes de choses dans des boîtes de 
carton glacé. 

Par ces jolies manœuvres, Yolande s'était classée 
dans le monde spécial que les chroniqueurs appel- 
lent tout Paris ; les journaux imprimaient son nom 
en toutes lettres en célébrant son élégance et sa 
beauté. Elle soupait dans les restaurants à la mode 
après le spectacle ; elle y dînait aussi très-volontiers, 
et souvent, dans son hôtel, au moment de se mettre 
à table, elle disait au comte Adhémar : Le dîner ne 
vaut rien, allons-nous-en au café Anglais! Adhémar 
grondait quelquefois, mais il cédait toujours. Non 
qu'il fût amoureux de sa femme, mais il s'ennuyait 



LES VACANCES DE LA COMTESEE 81 

îi la maison ; il était de ces Parisiens remuants qui 
ne sont chez eux que dans les lieux publics. Ajoutez 
qu'il avait d'excellentes raisons pour faire le bon 
enfant en ménage. Yolande devait hériter tôt ou 
tard d'une fortune énorme : il comptait faire main 
basse sur les millions de M. Gilot, en dépit du con- 
trat qui l'obligeait à emploi. Cette femme qui portait 
son nom, qui lui avait donné un fils, était devenue 
pour lui une sorte de camarade. Elle le plaisantait 
sur ses bonnes fortunes; il lui contait des histoires 
grasses, des cancans de club, des scandales de cou- 
lisses. L'éducation de certaines femmes se complète 
trop souvent par ces indiscrétions conjugales. Les 
amies, les amis, les jeunes parents, le coiffeur même, 
ce personnage amphibie qui a un pied dans le vrai 
monde et l'autre Dieu sait où, viennent broder à 
leur tour sur le canevas donné par le mari. 

« Mais pour moi, ce que je considère particulière- 
ment, c'est que, par le moyen de ces visites spiri- 
tuelles, on est instruite de cent choses qu'il faut 
savoir de nécessité et qui sont de l'essence d'un 
bel esprit. On apprend par là chaque jour les petites 
nouvelles galantes, les jolis commerces de prose et 
de vers. On sait à point nommé : un tel a composé 
la plus jolie pièce du monde sur un tel sujet; une 
telle a fait des paroles sur tel air; celui-ci a fait un 
madrigal sur une jouissance; celui-là a composé des 
stances sur une infidélité; monsieur un tel écrivait 
hier au soir un sixain sur mademoiselle une telle, 
dont elle lui a envoyé la réponse ce matin sur les 
huit heures; un tel auteur a fait un tel dessin ; celui- 

6 . 



82 LÀ VIEILLE BOCHE 

là en est à la troisième partie de son roman; cet 
autre met ses ouvrages sous la presse. C'est là ce 
qui vous fait valoir dans les compagnies : et si Ton 
ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de 
tout l'esprit qu'on peut avoir. » 

C'est une fille de bourgeois qui parle ainsi dans 
les Précieuses de Molière. Hélas! que ces petits 
ridicules nous semblent respectables, presque tou- 
chants, si nous les comparons à ceux d'aujourd'hui! 
La comtesse Adhémar se souciait fort peu des livres 
qu'on pouvait écrire : elle ne lisait pas deux vo- 
lumes par an ! Les madrigaux, les stances, les sixains 
étaient viande trop creuse pour son cher petit esto- 
mac : du reste on n'en fait plus guère dans le monde 
élégant; et qui diable s'éveille à huit heures du 
matin pour envoyer des vers ou pour en recevoir? 
En revanche, Yolande était instruite de cent choses 
sur lesquelles une femme de bien devrait énergique- 
ment fermer les yeux; elle apprenait chaque jour 
les grosses nouvelles scandaleuses de la galanterie 
moderne, tous les vilains commerces qui consistent 
à échanger l'or en rouleaux contre une heure de 
plaisir brutal. Elle savait à point nommé que Je 
petit baron avait donné cinquante billets de banque 
à Mlle Nini et que Mlle Margot avait reçu uii cheval 
pur sang dans un œuf de Pâques; que le gros mar- 
quis s'était ignominieusement enivré avec trois créa- 
tures sur le turf de Chantilly; que le jeune vicomte, 
après s'être enfilé de soixante mille francs dans une 
partie de lansquenet, avait fait banqueroute et laissé 
afficher son nom sur la glace du Club ! elle savait 



LES VACANCES vDE LA COMTESSE 83 

que Karcher, le carrossier, avait fait reprendre son 
landau sous la remise de Mlle Frisette; que la 
grande Bianca devait cent mille francs à sa lingère 
pour une fourniture de draps brodés; que les bour- 
siers Choppe et Monflanquin s'étaient battus à coups 
de poings sous le péristyle; que Mlle Lobélia avait 
volé dans le. secrétaire du petit Rodolphe les lettres 
de la princesse Schapska. 

Tous les jours que Dieu fît, elle allait au bois de 
Boulogne : aussi reconnaissait-elle de loin les che- 
vaux, les voitures, les livrées de ces demoiselles. 
Elle possédait leurs noms, elle avait entendu racon- 
ter leur histoire, elle savait le fort et le faible de 
leur beauté. On l'eût embarrassée en lui demandant 
à brûle-pourpoint : Comment s'appelait la première 
femme d'Henri IV? Mais elle savait toujours si Bi- 
chette et 'Rata étaient bien dans leurs affaires, et 
depuis combien de temps Antonine avait ses che- 
vaux bais. Sur ces sujets d'un intérêt puissant et 
d'une délicatesse exquise, elle aurait pu passer un 
baccalauréat. 

Or il est difficile de voir sans être vue. Les ai- 
mables objets de sa curiosité la lorgnaient à leur, 
tour et s'enquéraient de ses faits et gestes. Elle 
voyait fleurir les syllabes de son nom sur les lèvreà 
de femmes peintes ; on l'aurait saluée pour un rien, 
tant on la connaissait, tant on l'avait rencontrée 
roue à roue dans les chemins étroits 1 Je dois dire 
qu'elle était populaire dans ce monde spécial. On la 
trouvait élégante, on la savait bon garçon; une de 
ces demoiselles dit uiijour, en parlant d'elle : a Moi, 



84 LÀ VIEILLE HOCâS 

j'aime bien la comtesse de Lanrose, parce qu'elle 
ne nous a jamais fait tort d'un homme, et nous lui 
avons pris Adhémarl > 

Malgré tous ces succès, Yolande n'était pas dé- 
classée ; les plus honnêtes femmes pouvaient la voir. 
Le ton de son langage prêtait à la critique, elle était 
trop amusante, et elle ne choisissait pas tous ses 
mots avec un soin scrupuleux. Mais sa conduite 
n*avait jamais donné prise à la médisance, et les 
femmes sans reproche ne sont pas en assez grand 
nombre dans le monde, pour qu'on puisse admettre 
les unes et rejeter les autres. Du reste, sa maison, 
largement ouverte, était une des plus confortables 
et des plus gaies de Paris. Il faut des raisons terri- 
blement graves pour proscrire une femme jolie, 
titrée, riche, et qui reçoit bien. 

Grontran la connaissait fort peu de La Balme ; il 
n'avait pas pu la juger dans un temps oii elle était 
anéantie par la solitude et l'ennui. Une truite sur la 
paille a l'air plus morne et plus endormi qu'une 
tanche : c'est en pleine eau, dans le tourbillon des 
cascades, qu'on admire sa souplesse et son agilité. 
Il retrouva tous les Lanrose à Paris ; Thôtel du quai 
d'Orsay et la maison de la rue de Ponthieu lui ou- 
vrirent amicalement leurs portes; mais la froideur 
d'Éliane faisait pour ainsi dire contre-poids à la 
cordialité du marquis. Adhémar et sa femme, réunis 
dans leur élément, rivalisèrent de bon accueil : 
impossible de résister aux poignées de main du 
comte et aux embrassades de sa femme. Comme, 
après tout, ces gens-là étaient de bonne maison, Gon- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 85 

Iran ne se roidit pas trop contre leurs caresses. Il se 
savait destiné à les voir toute la vie chez Mme de 
Haut-Mont et en mille autres lieux ; il accepta donc 
leurs dîners, trouva la table bonne et l'intérieur 
gai. Valentine s'effaroucha d'abord un peu des viva- 
cités de Yolande, mais on se fait à tout, même à ce 
ton cavalier qui gâte les plus jolies femmes. 

Yolande fut ravie de prendre en main cette jeu- 
nesse et de la gouverner à travers Paris. Les 
femmes, ne pouvant se marier tous les jours, se 
consolent en mariant les autres, en faisant leurs 
trousseaux, en choisissant leurs corbeilles, en les 
menant partout, en leur donnant à goûter la pre- 
mière fleur de toutes choses. Conduire à l'Opéra 
une enfant qui ne l'a jamais vu, c'est se donner à 
soi-même la contre-épreuve d'un plaisir neuf. Mar- 
chander cent mille francs de diamants avec une 
petite amie qui n'y entend rien, c'est jouir des dia- 
mants avec elle et plus qu'elle. 

Il s'établit bientôt, entre ces deux personnes, une 
familiarité vive et frétillante, qui avait toutes les 
apparences de l'amitié. Il n'y manquait que le fond, 
la sympathie des cœurs et la conformité des idées ; 
mais du cœur et des idées, Yolande n'en avait pas à 
dépenser pour un sou. 

Cependant, un jour que Yalentine hésitait à se 
donner une chinoiserie de mille écus, Yolande s'in- 
troduisit assez avant dans la confidence de son 
amie.. « Prenez -moi ce magot, il est d'une laideur 
adorable, et votre mari ne vous grondera pas pour 
si peu. 



86 LA VIEILLE ROCHE 

- Je ne crains pas d'être grondée par Gontran, 
répondit la jeune femme. C'est moi qui me repro- 
cherais une dépense inutile. 

— Inutile? Conmient? j'appelle utile ce qui me 
plaît. 

— C'est que vous êtes plus riche que nous. 

— Qui est-ce qui n'est pas riche ? 

— Mais moi, par exemple. J'ai dépassé ma pension . 

— Qu'il vous la double 1 

— Et comment, si notre dépense est déjà plus 
forte que nos revenus? 

— Dites-lui d'augmenter vos revenus. 

— On peut donc ? 

— C'est l'enfence de l'art, ma chère. Il suffit de... 
je. ne sais pas ce qu'on fait, mais Adhémar ne fait 
pas autre chose depuis notre mariage. Rentrons à la 
maison, il nous expliquera ça. » 

Valentine se Attirer l'oreille ; car, enfin, son mari 
ne l'avait pas autorisée à consulter Adhémar. Ce- 
pendant, elle avait si bien pris l'habitude de se 
laisser conduire par Yolande, qu'elle alla déposer 
son bilan rue de Ponthieu. 

Adhémar était dans son cabinet, assiégé par une 
douzaine de gens d'affaires, d'importuns et de solli- 
citeurs qui faisaient antichambre. Yolande et Valen- 
tine entrèrent sans façon, par une porte de côté, 
juste au moment où le seigneur des millions ren- 
voyait un commis d'agent de change. Il courut à la 
rencontre de ces dames, leur donna des fauteuils, 
et se plaça correctement sur le siège où, tout à 
l'heure, il se dandinait à cheval. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 87 

Sa femme lui apprit que Valentine avait besoin de 
conseils; aussitôt il tira un cordon vert qui pendait 
au milieu du cabinet, sur sa tête. On vit entrer un 
domestique grave, presque un huissier de ministère. 

« Jean, dit-il, combien en avez-vous encore dans 
l'antichambre? 

— Au moins douze, monsieur le comte. 

— Quelle espèce de gens ? 

— Un peu de tout, mais pas grand'chose de bien. 

— Dites-leur que j'ai demandé mes chevaux et 
mettez-les à la porte. » 

Valentine se récria. Elle ne voulait pas qu'on ren- 
voyât personne pour elle. Ces pauvres gens atten- 
daient depuis longtemps; le comte ne recevait les 
inconnus, les fournisseurs et les mendiants qu'une 
fois par semaine ; elle insista pour se retirer. 

« Eh bien, dit Adhémar, je vais les expédier, jus- 
qu'au dernier pour l'amour de vous. Mais vous 
n'êtes pas de trop ; restez, je vous en prie. Vous 
avez voulu voir l'homme d'affaires dans son cabi- 
net ; vous assisterez au travail. > 

On fit entrer un vieillard de pauvre mine, mais 
pétillant d'intelligence et de vivacité. Adhémar le 
laissa debout, leva son petit nez insolent et lui dit : 

« Vous êtes un inventeur? 

— Oui, monsieur. 

— Pouvez-vous me conter votre affaire en deux 
mots ? 

— C'est pour les rails, monsieur; une économie 
de vingt pour cent. Mais il me faudrait bien un 
quart d'heure ! » 



W LA VIEILLE ROCHK 

En même temps l'homme tirait de sa poche une 
sorte de dossier. Adhémar l'interrompit : 
« Pouvez-vous me laisser ça? 

— J'aimerais mieux le montrer à monsieur, s'il 
était possible. 

— Vous n'avez donc pas de confiance en moi? 

— Pardon, monsieur, mais mon brevet n'est pas 
encore pris, et... 

— Bonsoir, bonsoir 1 la confiance est le nerf des 
affaires. A un autre 1 » 

II sonna. Le vieillard hésita une minute et dit : 
« J'espère, monsieur, que je ne vous ai pas 
froissé? 

— On froisse le chiffon, jamais l'aciej, mon brave 
homme. Si la confiance vous vient en route, vous 
m'écrirez de chez vous. 

— C'est que si j'avais seulement cent francs, je 
pourrais prendre... 

— Un brevet?... Vous ne feriez pas mal. Allez- 
vous-en chez Rothschild et demandez-lui vos cent 
francs. Il lui est rentré de l'argent ce matin; je suis 
presque sûr qu'il les a. 2> 

L'homme ne comprit pas la plaisanterie, salua 
d'un air embarrassé et sortit. 

((Cependant, dit Valentine, si l'invention était 
bonne ? 

— Belle dame, il n'y a plus de bonnes inven- 
tions : on vient de servir la dernière. Tout est 
trouvé ; tant pis pour ceux qui sont venus trop 
tard ! » 

Jean fit entrer un garçon de vingt-cinq ans, assez 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 89 

pauvrement vêtu, mais propre et de bonne mine. 

« C'est une place que vous demandez? » dit 
Adhémar. 

La figure du solliciteur peignit une admiration 
naïve, et le comte en fut presque flatté. Il se tourna 
vers Mme de Mabïy et lui dit à demi-voix : 

« Vous voyez, madame, dans nos états, il faut être 
physionomiste ou ne pas s'en mêler. Eh bien, jeune 
homme, vers quelles régions élevées l'ambition vous 
porte-t-elle ? 

— Monsieur, je voudrais entrer comme expédi-' 

tionnaire dans les bureaux de la compagnie de 

J'ai pensé qu'en adressant ma requête au plus in- 
fluent des administrateurs 

— Passons ! on ne flatte que les sots. Vos titres*? 

— Bachelier es lettres et es sciences. 

— Qu'est-ce que ça me fait? Vos titres à l'emploi 
que vous sollicitez? 

— J'ai une mère à soutenir et nous n'avons que 
douze cents francs de rente pour deux: 

— Peste ! c'est mieux que rien. Mais faites-moi 
le plaisir de me dire pourquoi vous m'avez donné la 
préférence sur les autres membres du conseil d'ad- 
ministration ? 

— Je vous l'ai dit, monsieur, votre influence con- 
nue, votre réputation de bonté... 

— Ce n^est pas vrai. Je suis bon pour mes amis, 
et pas pour tout le monde. 

— Monsieur, vous pouvez demander des rensei- 
gnements sur moi. 

— J'ai autre chose à faire. 



90 LA VIEILLE ROCHE 

— Monsieur, je suis certain que vous n^avez qu'un 
mot à dire pour me faire nommer. Il vous en coûte- 
rait si peu de chose I 

— Il m'en coûterait plus que vous ne croyez. 
Jeune homme, chacun de nous a dans sa poche une 
certaine somme de crédit à dépenser. Si je donne 
au premier venu, que me restera-t-il pour les au- 
tres ? Tous les jours de la vie, mes amis me recom- 
mandent celui-ci ou celui-là. Supposez que demain 
un personnage important, une jolie femme, que 
sais-je? vienne me demander une place de quinze 
cents francs dans les bureaux ; voulez-vous que je 
réponde : « Impossible, madame : j'ai disposé de la 
« place en faveur de M. Arthur ou... Comment 
vous appelez-vous*? » 

Tandis que le patient, de plus en plus interdit, 
s'apprêtait à cet effort, toujours un peu pénible, qui 
consiste à se nommer soi-même, Valentine lui coupa 
la parole et dit : 

a Monsieur de Lanrose, s'il ne faut qu'une recom- 
mandation de femme passable pour enlever Taffaire, 
je vous prie de donner cette place à monsieur. Si 
vous me répondez non, après ce que vous lui avez 
dit, c'est une injure que vous me faites. Autant me 
déclarer en face que je suis un monstre de laideur. 

— Ahl je suis pris au mot! Allons, monsieur, 
remerciez madame et laissez-moi votre nom et votre 
adresse, i^ 

Le jeune homme se confondit ; il tomba presque 
aux pieds de Valentine. Mais lorsqu'il revint à Lan- 
rose il lui dit : 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 91 

€ Ma mère et moi, monsieur, nous bénirons -votre 
aom; croyez à ma plus profonde recounaissance I > 

Adhémar l'interrompit sèchement : 

« Qu'est-ce que Vous voulez que j'en fasse? A un 
autre! > 

Le suivant fut un créancier trè&-humble, un chau- 
dronnier, je crois, qui avait réparé quelque chose 
pour les cuisines. Adhémar le foudroya de son mé- 
pris, c'est le mot. L'homme fut renvoyé au maître 
d'hôtel, qui, d'ailleurs, l'avait déjà renvoyé sans 
argent. Ce n'était pas que le comte de Lanrose eût 
un demi-pas à faire pour payer une note de cent 
vingt-cinq fipancs. Il avait des liasses de billets sous 
la main, dans ce tiroir à droite, tout près du revolver 
chargé. Mais il trouvait une sorte de plaisir insolent 
à ne pas payer se§ dettes. La cruauté facile qui con- 
siste à renvoyer sans argent un pauvre diable de 
créancier le rendait plus gentilhomme à ses propres 
yeux, peut-être même, hélas! aux yeux des autres. 
Il s'amusait à voir ces figures déconfites, il riait à 
ridée de dominer, d'abaisser, d'aplatir un homme 
qui avait le droit de l'appeler chez le juge de paix. 
Il savait qu'on n'en ferait rien, qu'on respecterait 
son nom, qu'on ne risquerait pas de perdre sa pra- 
tique. D'ailleurs ce chaudronnier était un Galiban, 
un homme de six pieds, large en proportion, et le 
petit Adhémar aimait à piétiner sur la grandeur et 
sur la force. Le colosse se retira tout penaud et 
salua M. Jean, qui lui avait vendu un tour de faveur 
assez inutile. On fit entrer un bonhomme tout rond, 
tout riant el tout rouge, excellente figure de bour- 



^22 LA VIEILLE ROCHE 

geois rustique. Adhémar ne devina point ce qui 
pouvait manquer à une créature si florissante. Il 
laissa donc parler le solliciteur, qui lui dit : 

« Monsieur le comte ne peut pas me reconnaître, 
n'ayant jamais vu que papa, qui est mort depuis 
sept ans. Je suis Delrue, le fils de Jérôme Delrue, 
qui a servi comme valet de pied chez M. le marquis, 
père de monsieur. 

— Eh bien ! Est-ce que vous voulez vous mettre 
à mon service? Je vous avertis que ma maison est 
au grand complet. Ainsi, mon brave... 

— Faites excuse, monsieur le comte. J'ai un peu 
de bien, par les économies de mon père et la dot de 
ma femme ; nous tenons la plus belle boutique de 
Béthune, et si monsieur est amateur de vrai geniè- 
vre, je lui ferai goûter quelque chose dont M. le 
préfet d'Arras se lèche les doigts. » 

Un gros rire cordial prolongé en point d'orgue 
continua la phrase. Le comte fit un geste d'impa- 
tience et lui dit : 

« Je ne suppose pas que vous soyez venu de Bé- 
thune à Paris pour m' offrir votre genièvre. Allez au 
fait, mon garçon : le temps est une denrée qui vaut 
cher dans ce pays-ci. 

— Pour lors, je vais parler à monsieur le comte 
comme à mon père. Il s'agit de charbon. 

— A la bonne heure! la chose en vaut la peine. 

— J'avais un peu d'argent de reste : j'ai fait un 
sondage avec mes deux voisins. Ça nous coûte au- 
jourd'hui une pièce de quinze mille francs, mais 
nous ne les regrettons pas : le charbon est trouvé. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 03 

— Et VOUS voulez mettre TafTaire en actions, pour 
tirer votre épingle du jeu au plus vite? Tous les 
mêmes, ces gaillards-là I 

— Pardonnez, nous aimons mieux exploiter à nos 
risques. 

— Demandez une concession. 

— C'est fait ; la pétition, les plans, tout est expé- 
dié, enregistré, publié, affiché, renvoyé par la pré- 
fecture au ministère de Tintérieur. Voilà où nous 
sommes engrabugés depuis tantôt deux ans, parce 
que, voyez-vous, le conseil supérieur des mines a 
tant d'affaires à examiner avant la nôtre, que per- 
sonne ne peut dire quand nous arriverons devant le 
conseil d'État. Uii petit mot de recommandation 
nous désensorcellerait peut-être; et j'ai pensé qu'un 

» homme puissant, comme monsieur le comte... 

— Mais je ne dis pas non. Combien de kilomètres 
carrés? 

— Douze. 

— Étendue raisonnable. Vous avez les ressources 
nécessaires pour ouvrir plusieurs puits ? 

— Au moins pour trois ou quatre. 

— Et quelle part me ferez-vous si je mets moa 
influence à votre service ? » 

L'homme de Béthume ouvrit ses yeux tout ronds. 
. Adhémard insista : 

« Je vous demande dans quelle proportion vous 
pensez m'associer à vos gains I 

— Mon Dieu ! monsieur le comte, nous n'avions 
pas parlé de ça entre nous. Nous sommes de pau- 
vres bourgeois, et vous êtes si riche ! 



94 LA VIEILLE ROCHE 

— Et dans quel intérêt m*appliquerais-je à com- 
bler la distance qui est entre moi et vous ? 

— Par grandeur d'âme, monsieur le comte ; pour 
obliger trois pères de famille. 

— Moi aussi, je suis père de famille. Des familles f 
la France n'est peuplée que de ça ! Voulez vous que 
je perde mon temps à les protéger toutes? 

— Toutes? Non. Mais mon père ayant servi vingt 
ans dans la maison de monsieur le comte... j'espé- 
rais.. 

—- L'a-t-on payé, votre père ? 

— Et très-généreusement, monsieur le... 

— Alors pourquoi voulez-vous que je vous serve 
gratis? C'est le fait d'un esclave, mon cher, et l'es- 
clavage est aboli. Retournez à Béthune, entendez- 
vous avec vos associés, et revenez ici quand vous , 
aurez une offre sérieuse à me faire. Pas de réplique ; 
allez. Bien des choses à votre famille! » 

Il se tourna vers Mme de Mably et lut dans ses 
beaux yeux que ce cynisme l'avait étonnée. 

« Vous n'y comprenez rien, lui dit-il. C'est l'appli- 
cation d'une théorie politique assez haute. Quelques 
amis et moi, nous avons organisé la résistance con- 
tre l'avidité envahissante de ces petits bourgeois. 
Les protéger gratis, ce serait leur offrir des bâtons 
pour nous battre. Ah ! mais non. » 
V Jean fit encore entrer sept ou huit hommes, et . 
Valentine remarqua, dans sa finesse et sa droiture, 
qu'avec les uns Adhémar exagérait son crédit, tan- 
dis qu'il le dépréciait absolument devant les autres. 
La femme d'un mécanicien qu'il avait placé vint lui 



LES VACANCES DE LA GOBÎTESSE 95 

dire en pleurant que son mari s'était querellé, après 
boire, et qu'il avait eu maille à partir avec les ser- 
gents de ville. Il répondit du ton le plus altier : 
, « Noji-seulement je ne m'abaisserai pas au point de 
demander une faveur au gouvernement, mais, dans 
votre intérêt, ma bonne femme, je vous exhorte à 
taire la bienveillance que j'ai pour vous. Les haines 
politiques se satisfont sur les plus humbles tètes, 
quand elles n'osent pas frapper haut. » 

Le dernier de ces visiteurs était un homme de 
cinquante ans, coloré comme un bronze antique, 
pétulant comme un singe et provençal comme la 
bouillabaisse. Le geste, l'accent, l'emphase, les lo- 
cutions pittoresques, une imperceptible odeur d'ail, 
une incroyable volubilité de langue et un grand 
fonds d'esprit naturel, tout concourait à faire de ce 
personnage le type achevé du marin marseillais. 

« Monsieur, mesdames, dit-il, je mets ma tète à 
couper que vous direz comme les otres et que vous 
me prendrez pour un fou. Pas moins vrai que je 
porte cent millions dans mes poches, à partager 
avec le premier homme capable qui me tapera dans 
la maing. Rothschild n'en a pas voulu ; c'est un 
âne ! Péreire m'a fermé la porte au nez ; c'est un 
aztèque ! On m'a parlé de monsu Lanrose ; j'ai dit : 
Voyons Lanrose, et je le vois. Bonjour, Lanrose! 
Selon ce que vous allez faire, j'aurai bonne ou maij- 
vaise opinion de vous. Riez, mesdames ! c'est votre 
droit; Le rire n'a. rien d'inconvenant quand il nous 
montre des dents blanches. J'aime le sexe; c'est 
un goût naturel dont rien n'a du mel corriger, pas 



96 LA VIEILLE ROCHE 

même la possession de deux cent cinquante houris 
noires comme des topes, qui mangeaient du bœul 
cru, et me coûtaient les yeux de la tête. 

— Dans quel pays, mon garçon? 

— Lanrose, je suis trop vieux pour être le garçon 
d'un blanc-bec pur et simple. Appelez-moi capi- 
taine Castafigue, c'est mon nom, ou prince du Gui- 
bou, c'est mon titre. Quant à ma principauté, je ne 
peux pas la porter sur moi, vu qu'elle a cent lieues 
de circuit bien comptées, mais en voici quelques 
petits échantillons de poche, histoire de vous mon- 
trer que l'on n'est pas un chevalier d'industrie. » 

Il prit une chaise qu'Adhémar ne lui avait pas 
offerte, la mit entre le bureau d'Adhémar et les fau- 
teuils des deux dames, et tira d'une large poche 
quelques cornets de papier gris. 

Les deux dames s'apprêtaient à rire, et Adhémar 
lorgnait Valentine du coin de l'œil. Ce regard disait 
clairement : « Vous voyez qu'on n'a pas tort de lais- 
ser la porte ouverte un [out par semaine. On y 
gagne de voir quelques originaux. » 

— Attention! dit le Marseillais- Je commence 
comme les prestidigitateurs : voici des noix mus- 
cades. Premier échantillon de la principauté de Gui- 
bou, royaume du Humbé, entre le 25* et le 15® degré 
de longitude, par le 10« et le 30« de latitude. Flairez, 
madamesî Todeur n'en coûte rien, et si vous êtes 
contentes de la marchandise, faites-en part à mes- 
demoiselles vos cuisinières. Est-ce bien vu? 

— Oui, capitaine. 

— Nous allons donc aller de plus fort en plus fort. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 97 

Ceci vous représente les plumes d'autruche, denrée 
plus abondante qu'appréciée dans le royaume de 
Humbé. On en donne deux douzaines pour un ma- 
dras de quinze sous. Je m'aperçois que ces dames 
n'ont pas de celte monnaie sur elles, mais je leur 
fais crédit. Prenez, mesdames, les plumes sont h 
vous! Ne me remerciez pas, tout l'honneur est pour 
elles. Elles vont obtenir, par ma protection, une 
place digne d'envie I 

— Capitaine, dit Adhémar, ces dames ne peuvent 
pas accepter un présent de cette valeur. Savez- 
vous que c'est plus de cent francs que vous leur 
donnez là, et madame n'a guère que cinq cent mille 
francs de rente. 

— Pauvre jeune femme! gardez toujours, gardez; 
ne fût-ce que pour amuser le petit î Quant à vous, 
cher Lanrose, voici une poudre sans conséquence 
que vous accepterez pour l'amour de moi. Cela se 
sème sur le papier, par petites pincées, comme ceci, 
et c'est la poudre d'or de ma principauté de Guibou. 
Que si je suis un fou, vous voyez, mon bien bon, 
que ma folie n'est pas dangereuse. Gardez! gardez! 
il n'y en a qu'une once. » 

Adhémar examinait attentivement cettel poudre, 
très-différente du mica pulvérisé dont les Européens 
poudrent leurs lettres. Elle brillait un peu moins, 
pesait infiniment plus, et présentait de temps à 
autre certaines /petites granulations. 

€ Capitaine, dit le comte, est-ce que les habitants 
de votre principauté vous en donnent beaucoup pour 
on foulard? 

7 



98 LA VIEILLE ROCHE 

— Ils me la donnent pour rien, mon cher, attendu 
que je suis leur prince 1 » 

Le Marseillais se tourna enfin vers Mme de Mably, 
et lui présenta un cornet beaucoup moins gros que 
les autres. 

« Ceci, dit-il, belle dame, est de la marchandise 
numéro un. Ouvrez vous-même, je vous prie. Ça ne 
peut être manié que par des mains délicates comme 
les vôtres. » 

Yalentine hésita une minute; mais l'honnête figure 
du charlatan la rassura bientôt, elle ouvrit le papier, 
et versa sur le gant de sa main gauche une vingtaine 
de diamants bruts, un peu jaunes, et dont le plus 
pesant n'allait pas au carat. Adhémar et Yolande 
examinèrent ces cailloux et les reconnurent pour 
bons. Jamais le Marseillais ne consentit à les re- 
prendre. 

— Mon cher capitaine, dit le comte, je m'explique 
pourquoi les grands financiers de Paris ne vous ont 
pas fait plus d'accueil. Vous avez des façons si peu 
usitées à la Bourse! Nous autres gens positifs, nous 
commençons par nous mettre en garde contre celui 
qui nous donne : ma parole d'honneur, je m'en défie 
autant et plus que de celui qui me demande. Mainte- 
nant que vous nous avez comblés de vos présents, 
j'aurai toujours l'œil sur vos mains 1 

— Regardez-les, mon bon, » dit Castafigue. 

Il avait bien senti Timpertinence, mais il dédai- 
gnait de la relever. Il montra avec une ostentation 
comique deux mains larges comme des écopes de 
première grandeur. On devinait au premier coup 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 99 

d'œil que le comte Adhémar, dans ces mains-là, 
n'aurait pas pesé un gramme. Le capitaine pour- 
suivit, sans quitter son sourire honnête et bien- 
veillant : 

« Je suis bien aise de voir que vous vous méfiez 
de moi. Cela prouve que vous ne me prenez plus 
pour un fou. Avez-vous le temps d'écouter mon petit 
bout d'histoire? 

— Si cela ne doit pas durer trop longtemps. 

— Cinq minutes, pas plus. Si riche que l'on soit, 
mon cher comte, on peut toujours risquer cinq mi- 
nutes pour gagner cinquante millions. » 

Adhémar s'intéressait malgré lui aux rêves de ce 
singulier personnage. Il demanda à Valenline la per- 
mission de l'écouter jusqu'au bout. 

« Je vous en supplie, répondit-elle ; il me semble 
que je joue mon rôle dans une féerie. Racontez, ca- 
- pitaine, et prenez tout le temps qu'il vous faudra. 

^ Pour abréger, dit-il, je passe le naufrage. C'é- 
tait en cinquante; je commandais le Belzunce^ à 
MM. La Terrade et Costaing, de Marseille. Nous fai- 
sions bonne route pour France avec un chargement 
de coton et d'arachides, sans compter l'indigo, le 
thé et autres calembredaines. Le Cap était doublé, 
le navire presque neuf filait comme un ange, et je 
me croyais déjà devant ma demi-tasse au café Bo- 
doul, lorsqu'un matin je m'éveille tout seul et nu 
comme un ver, sauf le respect que je dois à ces 
dames, et couché plat comme porc sur le sable d'A- 
frique. Je suppofee que le navire avait touché sur un 
banc de corail et qu'il, s'était ouvert er deux sans, 



100 LA VIEILLE ROCHE 

requérir d'autres explications. La mer avait tout pris 
et tout gardé, sauf votre serviteur et quelques bar- 
riques vides. J'avais faim, j'avais soif, j'étais rompu 
de fatigue et grillé 'comme un rouget par le soleil du 
Capricorne. 

Non-seulement les auberges manquaient à l'hori- 
zon, mais on n'y voyait pas un brin d'herbe : le 
sable pur à l'infini, et tire-toi de là si tu peux ! Je 
marchai deux jours et deux nuits à l'aventure, d'a- 
bord, le long de la côte, ensuite vers l'intérieur des 
terres, sans souliers, sans chapeau, le ventre de 
plus en plus vide, mais soutenu par la religion. J'in- 
voquais Notre Dame de la Garde et je lui disais : 
Sainte Vierge, c'est dans l'intérêt de votre réputa- 
tion que je vous demande un simple petit miracle. 
Si vous me laissez mourir dans ce désert de sable, 
après m'avoir sauvé des flots, on dira à Marseille et 
dans tous les ports du monde que vous manquez de 
suite dans le raisonnement! Ma prière fut exaucée. 
J'aperçus un bois de palmiers et je tombai entre les 
mains de cinq ou six grands nègres qui me pendi- 
rent sur-le-champ. On dit que le premier mouve- 
ment est toujours bon. En Europe, peut-être. Heu- 
reusement, un de mes moricauds se ravisa lorsque 
ma langue était encore à moitié dans ma bouche. Il 
dénoua la corde et me porta, îivec l'aide de ses ca- 
marades, jusqu'à la hutte du puissant roi. 

— Qui, séduit aussitôt par votre bonne grâ(.e, 
s'empressa de vous offrir sa fille avec la moitié de 
ses États? 

— Pas encore, mon cher. Il pie fit fouetter jus- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 101 

qu'au sang, me mit les fers aux pieds, c'est-à-dire 
me lia les deux jambes avec une tresse de palmier, 
et m'employa six mois de suite à des travaux qui 
vous auraient tué en vingt-quatre heures; saris 
compter la ration de coups de fouet. 

— Pourquoi? Dans quel but? Par quel sentiment 
de hainp. ? 

— Vous êtes superbe, vous! Est-ce qu'on sait? 
Est-ce qu'il le savait lui-même ? Est-ce que ces gail- 
lards-là ont les idées de la même couleur que 
nous? Ils se prennent de haine ou d'amitié, comme 
le vent les pousse. Ils vous donnent une province 
ou une raclée par caprice, comme je donne à mon 
chien un os ou un coup de pied, selon que je suis 
gai ou maussade ! Toujours est-il qu'au bout de mes 
six* mois j'avais trouvé moyen d'apprendre un peu 
la langue et d'étudier les mœurs du pays. La pre- 
mière* phrase que je risquai dans le patois des 
Chôta (c'est le nom que ces intéressants aninjaux se 
donnent à eux-mêmes), ma première phrase, dis-je, 
fit tomber mes gardiens à la renverse. Ils crièrent 
au miracle, et le bruit de l'événement arriva jus- 
qu'au roi Mamaligo. Il voulut me revoir, et, grâce à 
quelques petits services que j'eus le bonheur de lui 
rendre, je m'en fis bientôt un ami. 

— Quels services un pauvre prisonnier peut-il 
rendre à un roi sauvage? 

— Mais quand je n'aurais fait que lui passer le 
sabre à gauche! Il le portait à droite, le malheu- 
reux I ce qui gênait ses mouvements lorsqu'il lui 
prenait fantaisie de couper une tête 1 Le Humbé est 



102 LA VIEILLE ROCHE 

un pays très-riche, mais prodigieusement arriéré. 
Ahl si l'on connaissait l'intérieur de l'Afrique! Pre- 
nez la première carte venue : vous verrez le Humbé 
inscrit comme désert. Mamaligo règne sur trois 
millions d'hommes ! Voilà comme on écrit la géo- 
graphie I Le roi du Humbé est propriétaire du sol et 
des habitants, en vertu d'une constitution tout à fait 
primitive. Il prend tout ce Qui lui convient, la ré- 
colte de celui-ci, la femme de celui-là, les oreilles 
de tel autre. Peuple jeune, peuple naïf, peuple pa- 
triarcal ! Le roi est un homme de progrès, il rêve la 
transformation de son royaume ; les principaux pro- 
duits de l'industrie européenne ont pénétré jusqu'à 
lui. Lorsque j'ai fait sa connaissance, il n'avait pas 
encore de maison, mais il avait deux montres an- 
glaises, un peu malades, il est vrai, car le monarque, 
dans un accès de bonté paternelle, leur avait donné 
du millet à. manger.' Il a des armes de Saint-Étienne, 
de Liège et de Châtellerault, mais avant moi il char- 
geait si généreusement ses fusils qu'ils éclataient 
l'un après l'autre. Il portait des lunettes, douze 
paires de lunettes suspendues dans le plus bel ordre 
autour de son cou. Je lui ai enseigné petit à petit la 
véritable destination des choses, et, grâce au ciel.ll 
ne fume plus son tabac dans cet appareil pharma- 
ceutique qui ressemble de loin à un narghilé. 

— Très-joli, capitaine ! Mais où ces bonnes gens 
vont-ils prendre les marchandises européennes ? 

— Où, monsieur? C'est le plus incroyable de l'af- 
faire! Ils font près de trois cents lieues, par cara- 
vane, pour vendre leurs troupeaux d'esclaves, leur 



LES VACANCES DE LA COMTESSE lOJ 

poudre d'or, leur gomme, leur poivre, leurs plumes 
et leur ivoire aux habitants d'Angola. Ils rapportent, 
par les mêmes chemins, nos marchandises d'Eu- 
rope, qu'ils ont payées deux cents fois leur valeur, 
et qu'ils tiennent de cinquième ou sixième main, 
lorsqu'ils pourraient, en deux journées de marche, 
arriver à la mer et traiter directement avec les 
navires ! Mais tout est si bien organisé dans cette 
Afrique de malheur que la nature elle-même semble 
avoir perdu la boussole. Les Ghota ont un fleuve, 
mesdames, un fleuve quatre fois plus large que la 
Seine, et leur fleuve ne va pas à la mer ! 

— Un fleuve sans embouchure ! Ah ! Gastafigue î 
. — Gomme le Rhin, mon bon Lanrose! Avec cette 
différence qu'on a fait des canaux dans les sables 
où le Rhin se perd, tandis que le canal qui doit me 
rapporter cent millions est encore à faire.. Gompre- 
nez-vous, maintenant où je veux en venir? J'ai 
trouvé dans l'Afrique, avant le Gap, entre la Guinée 
inférieure et le pays des Hottentots, un royaume dix 
fois grand comme la France, et dont je suis en se- 
conde ligne le maître absolu. Il est peuplé de trois 
millions de nègres accoutumés à marcher au doigt 
et à l'œil. Il produit à gogo tout ce que l'Afrique 
peut produire. Les échantillons que je vous ai mon- 
trés ne sont rien : j'ai là-bas en magasin pour dix 
millions de marchandises. « 

— Pourquoi ne les avez-vous pas apportées ? 

— Parce qu'il m'a fallu courir à cent cinquante 
lieues de ma principauté pour trouver un comptoir 
où trois navires s'arrêtent chaque année, tandis 



104 LA VIEILLE ROCHB 

qu'un simple canal de quatorze lieues de long amè- 
nerait les navires chez moi, à la porte des magasins 
où j'ai entassé quatre ans de suite des trésors inu- 
tiles. Est-ce clair, monsieur de Lanrose? Si je rêve, 
pincez-moi le bras; n'ayez pas peur de me réveiller 
en sursaut ! Voulez-vous voir la carte du pays ? Elle 
est à mon hôtel ; je vous l'apporterai ce soir, des- 
sinée de ma main et nette comme tripette ! 

— Mais, en supposant môme que tous vos détails 
fussent exacts, il faudrait des milliards pour achever 
ce fleuve interrompu. 

— Que l des milliards? Pas seulement quatre mil- 
lions, mon cher! Je fournis la main d'œuvre : la* 
Providence en créant le nègre n'a pas voulu sans 
doute qu'il vécût les bras croisés. Donnez-moi seu- 
lement les outils et les machines. Que dis-je ? Avan- 
cez-les moi I Ce n'est qu'un prêt sur gage, puisque 
je vous donne en nantissement dix millions de mar- 
chandises. Je termine mon fleuve, je fais un port à 
Lohé, qui est la capitale provisoire de ma princi- 
pauté du Guibou ; nous installons d'emblée un ser- 
vice de bateaux à vapeur. Le Humbé n'est pas au 
diable : tout au plus 1500 lieues de Gibraltar. Mais 
faisons vite, et pas de bruit, si nous ne voulons pas 
que les Anglais nous dament le pion 1 Ils ont le Cap 
au sud et Sainte-Hélène au large ; ils entendent les 
affaires, ils savent risquer l'argent à propos, ces 
insulaires que j'ësècre. » 

Ce récit un peu long, mais curieux au total, frappa 
le comte Adhémar par un air de vraisemblance rela- 
tive ; il savait que la vraisemblance absolue n'existe 



LES VACANCES DE LA COMTESSE K^i 

pas en Afrique. Mais avant de nouer plus ample 
connaissance avec le capitaine et d'examiner sé- 
rieusement la question du Humbé, il tenta une 
petite épreuve qui lui avait réussi neuf fois sur dix. 
Il ouvrit le tiroir de droite, prit une liasse de billets 
retenus ensemble par un caoutchouc, les feuilleta 
ostensiblement d'un air dédaigneux, et dit au bon 
Castafigue : 

c J'espère, capitaine, que nous allons nous voir 
souvent, et que votre affaire deviendra un peu la 
mienne. En attendant, comme la principauté du 
Guibou n'est pas dans la banlieue, je suppose que 
vos revenus sont souvent en retard. La vie de Paris 
coûte cher, et quelques billets de mille francs vous 
seraient peut-être utiles? » 

Castafigue haussa les épaules, lâcha un de ces 
jolis petits jurons qui fleurissent sous le soleil du 
Midi, plongea la main dans sa poche, et fit voir une 
poignée d'or et de billets de banque. « En voulez- 
vous? dit-il. Je n'en emprunte pas, j'en prête. » 

Si le prince du Guibou avait été assez faible ou 
ussez gêné pour accepter les offres du comte, 
Adhémar eût remis son argent dans le tiroir et 
rejeté cette grande spéculation qui fut décisive pour 
sa fortune, comme vous le verrez dans la suite. Ras- 
suré par un refus, il tendit la main au capitaine et 
prit rendez-vous avec lui pour le soir. Castafigue 
promit de lui apporter ses cartes, ses plans, ses 
papiers et môme ses lettres de créance I Car il s'é- 
tait chargé de conclure un traité d'alliance entre le 
roi de Ghôta et le grand chef des Français. Le plus 



106 LA VIEILLE ROCHE 

dur n'avait pas été de gagner Mamaligo à notre 
alliance, mais de lui apprendre à signer son nom 
tant bien que mal. 

Le capitaine prit congé des deux femmes avec 
courtoisie et de son futur associé avec un salut cor- 
dial, a: Et maintenant, dit Adhémar, je me livre pieds 
et poings liés à la belle comtesse de Mably. 

— Faut-il que je parle debout comme tous ces 
braves gens? 

— Vous en avez le droit, madame, mais n'en 
abusez pas, je vous prie. Je serais obligé de vous 
écouter à genoux. 

— Mieux vaut alors rester comme nous sommes. 
D s'agit... je ne sais comment dire... Mme de Lan- 
rose vous expliquerait cela mieux que moi. » 

Yolande résuma l'affaire en deux mots; il comprit 
avant le deuxième. 

« Ce qui m'étonne, dit-il, c'est que vous ayez 
attendu si longtemps pour échanger vos valeurs. 
Votre fortune est représentée par des papiers très- 
recommandables, des titres de rente trois pour cent 
et des obligations de chemin de fer; mais... 

— Comment savez-vous cela? 

— Mon Dieu l rien de plus simple. Il y a des gens 
qui signent aux contrats sans les lire; moi, je signe 
après avoir lu. 

— C'est juste. Vous savez donc mieux que moi ce 
que je possède, car tous ces mots de titres, d'ac- 
tions, de rentes, d'obligations, sont encore du latin 
pour moi. 

c Effeuillez lentement cette ignorance heureuse 1 » 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 107 

Le, vers n'est pas de moi ; mais on a lu son Musset. 
Je disais donc, madame, que vos petits papiers sont 
irréprochables en eux-mêmes. Vous n'avez rien à 
craindre, ni banqueroutes ni réductions, ni retards 
de vingt-quatre heures dans le service des intérêts. 
Mais ça ne vous donne pas de quoi vivre, parce que 
ça rapporte au maximum cinq pour cent. On a fait 
de grands frais dans la lune de miel : on s'est payé 
une maison princière et l'on se trouve aujourd'hui 
avec soixante ou quatre-vingt mille francs de rente 
pour tout potage. Est-ce vrai? 

— Il nous en reste un peu plus, pas beaucoup. 

— C'est encore une jolie fortune pour des parfu- 
meurs en retraite : mais, pour les vrais Mably, c'est 
à peine le pain quotidien. La vie de Paris s'est ter- 
riblement compliquée depuis quelque temps. Savez- 
vous ce que je dépense, avec la gracieuse collabo- 
ration de riiadame ! 

— Trois ou quatre cent mille... ? 

— Vous pouvez mettre le demi-million. 

— C'est possible, interrompit Yolande; mais vous 
encouragez la danse, et M. de Mably n'en est pas 
encore là. 

— Mais, reprit Valentine, quelle fortune faut-il 
avoir pour dépenser un demi-million par an sans se 
ruiner ? 

— A cinq pour cent, il faudrait dix millions ; nous 
ne les avons pas, il s'en faut d'un bon tiers. Et 
pourtant, au lieu de me ruiner, belle innocente, je 

^ m'arrondis. Ahl c'est que mon argent n'est pas placé 
par M. Fafiaux. Mes capitaux me rapportent quinze. 



108 LA VIEILLE ROCHE 

— En autres termes, poursuivit Yolande, si votre 
fortune était à lui, elle rendrait environ deux cent 
cinquante mille francs de rente, sans compter l'hô- 
tel Mably. 

— Pardon, chère. Ne laissez pas croire à ma- 
dame qu'on peut tripler ses revenus par un simple 
déplacement de capital. Simon argent rend quinze, 
c'est parce que je travaille comme les nègres de 
mon nouvel ami Gastafigue. Gontran ne pourrait 
plus se mettre à piocher jour et nuit. Vous me direz 
que si votre fortune était dans le même sac que la 
mienne, elle profiterait des mêmes occasions sans 
m'imposer aucun surcroît de travail. Je l'avoue. 

— Et moi, dit Valentine, je suis sûre que mon 
mari vous confierait ses intérêts avec joie. 

— Je le crois bien ! Il ne serait pas dégoûté ! Mais 
je lui dirais non, comme je l'ai dit à plus de deux 
cents autres. G'est la manie des gens qui ne sont 
pas dans les affaires de porter leur argent aux fi- 
nanciers célèbres pour qu'ils lui fassent faire des 
petits. Du haut en bas de la société, depuis ma 
chère tante la duchesse de Haut-Mont , jusqu'à 
M. Jean, mon premier valet de chambre, tout le 
monde me poursuit l'argent à la main. Et je refuse 
carrément, sans acception de personne. « Prenez, 
me disent-ils, nous avons toute confiance en vous ! » 
Mais moi je n'ai pas confiance en eux, ce qui change 
la thèse. Je sais bien qu'en cas de succès, ils empo- 
cheront tous de gros revenus sans se plaindre. Mais 
que, par maladresse ou par mésaventure, leur capi- 
tal attrape un accroc! il n'y aura pas assez de 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 109 

pierres dans ce grand Paris dépavé pour lapider 
M. de Lanrose! Non, non, non ! Je ne dis pas que 
si j'attaque un jour une affaire de cent millions je 
me priverai du concours des actionnaires. Il faut 
s'associer pour entreprendre ce qu'on ne saurait 
faire à soi tout seul. Mais dans ce cas-là même , je 
dirais h mes meilleurs amis : c Je ne vous connais 
pas; je ne vous conseille rien ; faites vos versements 
si le cœur vous en dit; les bureaux sont ouverts de 
dix à quatre : passez à la caisse. » Pour le moment, 
grâce à Dieu, je n'ai pas encore de bureaux ; je ne 
suis ni banquier ni directeur, ni fondateur d'entre- 
prise. Je m'occupe d'argent en amateur, ou, si vous 
l'aimez mieux, en artiste, et la devise des artistes 
est liberté ! » 

Lorsqu'il eut péroré tout son soûl, Valentine lui 
dit avec un sourire plein de finesse : 

« Il y a des artistes galants. » 

Aussitôt il changea de note : « Pardon, dit-il, par- 
don, chère madame. Si vous avez cru que je refu- 
sais de vous rendre un bon ofBce, c'est que je me 
suis mal expliqué. Je me laisse emporter au torrent 
de ma parole; c'est un vice héréditaire. On n'est ja- 
mais impunément le fils d'un grand orateur. Ce qui 
vous semble un défaut dans la conversation, serait 
peut-être une qualité à la tribune. Je reviens à vos 
affaires et vous allez comprendre que je ne refuse 
aucunement le plaisir et l'honneur de vous servir. 
Si la prudence m'interdit d'associer vos intérêts aux 
nôtres, l'amitié me commande d'indiquer à Mably 
un certain nombre de papiers presque aussi solides 



110 LÀ VIEILLE ROCHE 

que les siens et qui rapportent ou rapporteront pro- 
chainement le double. Je dis presque aussi solides; 
le presque est pour vous avertir, non pour vous 
effrayer. Il est évident que si la Turquie, par exem- 
ple, était un pays aussi robuste et aussi riche que la 
France, un certificat d'emprunt turc serait coté 
aussi cher qu'un titre de notre grand-livre. Il plane 
un certain risque sur toutes les valeurs qui donnent 
plus de cinq pour cent, mais ce risque peut se ré- 
partir sur un assez grand nombre d'affaires pour que 
les bénéfices généraux compensent magnifiquement 
quelques accidents peu probables. » Valentine ou- 
vrait les yeux à deux battants, comme s'il eût fallu 
élargir toutes les portes de l'esprit pour y faire en- 
trer ces grandes phrases. Yolande, qui entendait le 
jargon des affaires, lui traduisit le discours d'Adhé- 
mar. 

(( Envoyez-nous votre mari; on lui indiquera le 
moyen de doubler ses revenus sans compromettre 
le capital, et vous aurez bientôt 160,000 fr. de rente. 
C'est plus que vous n'en aviez avant d'acheter l'hô- 
tel de Mably. Vous serez donc logés magnifique- 
ment pour rien, ce qui, de nos jours, est un phéno- | 
mène assez rare.» | 
Mably n'hésista pas à suivre ces avis lorsqu'il en j 
eut connaissance. Il avait foi, comme tout Paris , ! 
dans l'infaillible jugement du comte Adhémar. Il 
. échangea ses bonnes valeurs contre de médiocres, 
mais les médiocres, grâce à Dieu, ne font pas ban- 
queroute tous les jours. Adhémar le tint au courant 
des variations qui pouvaient l'intéresser ; il le poussa 



LES VACANCES DE LA COMTESSE IH 

tantôt à vendre, tantôt à racheter, le tout discrète- 
ment et avec une remarquable prudence. A ce prix, 
les Mably tinrent leur rang dans le monde, et Va- 
lentine put céder à ce plaisir coûteux qui entraînait 
toutes les amies d'Yolande. 

Gontran finit par s'attacher lui-même à cet ori- 
ginal d'Adhémar. Certes, le fils du grand Lanrose ne 
sentait pas son gentilhomme d'une lieue ; on pou- 
vait même en certains cas, trouver sa faconde inop- 
portune et son charlatanisme compromettant ; mais 
qu'il est difficile de voir avec indifférence l'homme 
qui tient notre fortune entre ses mains ! L'intimité 
se serra de jour en jour entre les deux ménages : on 
les rencontrait partout ensemble, sauf dans quel- 
ques maisons du faubourg austère, où le ma ri de 
Mlle Gilot n'était pas invité. 



IV 



ODOACRB 



La duchesse de Haut-Mont rie donnait ni dîners 
ni soirées ; elle devait même encore Ix Valentiiie ce 
fameux bal promis avant le mariage, sous la candi- 
dature de Lambert. Mais on trouvait chez elle, tous 
les soirs de Tannée, une très-spirituelle et très-gra- 
cieuse hospitalité. Son hôtel de la rue Cassette, où 
Ton n'arrivait pas commodément en voiture, était 
aimé et recherché pour un mérite trop rare aujoul*- 
d'hui : on y causait. 

Dans vingt ans, il faudra savoir l'archéologie pour 
comprendre ce que nos pères entendaient par ces 
mots : un salon. Presque tous nos contemporains, 
s'ils étaient consultés, diraient : C'est une grande 
pièce décorée de blanc et d'or et meublée avec luxe ; 
la maîtresse de la maison s'y tient un jour par se- 
maine pour recevoir ses visites ; les convives y a-t 

8 



114 LA VIEILLE ROCHE 

tendent que le dîner soit servi et reviennent ensuite 
y prendre le café à neuf heures ; le thé à onze ; on y 
donne quelquefois jusqu'à deux bals par an. 

Les salons d'autrefois étaient tout autre chose ; 
mais à quoi bon les dépeindre ? On risquerait d'é- 
veiller des regrets inutiles, car tout est bien fini ; 
notre siècle affairé ne verra plus rien de pareil. L'é- 
ducation qui tend à changer toutes les femmes en 
poupées, le triomphe du convenu, la proscription 
à peu près universelle de l'esprit et de la gaieté, la 
pruderie de celles-ci, le cigare de ceux-là, les attrac- 
tions presque irrésistibles de l'extra-monde, mais 
surtout la destruction des fortunes oisives, la tyran- 
nie du besoin, du travail, des affaires, le prix du 
temps centuplé par une loi que personne n'a faite et 
que personne ne défera : voilà les causes princi 
pales d'une décadence vraiment regrettable, quoi- 
qu'elle soit rachetée par mille progrès. 

Que ne donnerait-on pas pour ressusciter une de 
ces réunions délicieuses où vingt personnes des 
deux sexes, riches, désoeuvrées mais non pas en- 
nuyées, instruites, intelligentes, spirituelles pour la 
plupart, assorties par la condition, l'habitude, la 
sympathie, se retrouvaient naturellement ensemble 
et jouaient à ce jeu délicat entre tous : l'échange des 
idées! L'année entière n'était là qu'une longue et 
facile conversation, reprise chaque jour au point où 
on l'avait laissée la veille. Un salon était comme une 
oasis privilégiée, un coin abrité au milieu du champ 
de bataille de la vie. Les plus gros événements du 
dehors n'y retentissaient guère que pour alimenter 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 115 

et varier le discours. On y tenait peu de compte de 
la fortune, de la naissance et de tous les avantages 
accidentels : pour réussir en cet heureux pays, il ne 
fallait ni titres, ni cordons, ni millions : il suffisait 
d'être aimable. Salons ! heureux salons ! nous les 
regrettons tous, depuis les plus brillants et les plus 
nobles jusqu'aux plus simples et aux plus familiers ; 
salons de grands seigneurs, salons de parvenus in- 
telligents, salons d'artistes ! Mais s'ils rouvraient par 
miracle, je n'y mettrais pas les pieds, et vous qui 
les pleurez avec moi, vous ne les fréquenteriez peut- 
être pas davantage. Est-ce qu'on a le temps de cau- 
ser aujourd'hui? On plaide, on prêche, on enseigne, 
on discute, on débat des intérêts, on propage des 
vérités ; on ne s'amuse pas à danser le menuet sur 
des pointes d'aiguilles, à nuancer agréablement la 
phrase, à creuser le sens d'un mot, à renvoyer la 
réplique comme un volant, à faire assaut d'esprit 
avec un adversaire courtois, à déployer une vivacité 
constamment réglée, une pétulance toujours sage et 
de bon goût, et à gagner pour toute récompense le 
sourire bienveillant de quelques femmes d'esprit. 

Mme de Haut-Mont ne réunissait pas seulement 
des amis de son âge ; vous savez qu'elle aimait la 
jeunesse, et la jeunesse le lui rendait bien. On ren- 
contrait chez elle jusqu'aux plus écervelés du fau- 
bourg. Ils n'y passaient pas leur vie, mais iL ve- 
naient avec plaisir chaque fois qu'ils n'étaient pas 
trop violemment attirés vers l'autre monde. 

Birai-je qu'on faisait le voyage de la rue Cas?: :tte 
pour le chaste plaisir de bavarder avec la duchcse? 



116 LA VIEILLE ROCHE 

Je croîs que les jolies femmes dont elle savait s'en- 
tourer fortifiaient un peu le courant magnétique. 
On n'a jamais prouvé que la petite fée eût béni de 
ses mains un mariage illégal, mais l'amour était le 
fond de toutes les conversations qui se tenaient chez 
elle ; vous y pouvieîj tout dire avec des formes, et 
l'on y dépensait autant de périphrases qu'on y pre- 
nait de glaces et de gâteaux. Or, l'amour est un dieu 
qu'on n'invoque jamais en vain. Dès qu'il entend 
son nom dans une compagnie, il y vole à tire-d'ailes. 
De là le grand succès et l'éternelle jeunesse de ce 
salon meublé comme un magasin d'antiquités. 

Éliane y venait peu : « Ma belle-sœur est trop 
jeune pour moi, » disait-elle. Yolande préférait les 
bals et les réunions tapageuses. Ses dix-sept jupes 
étaient mal à l'aise dans l'escalier étroit du joli petit 
hôtel. Quelquefois, cependant, lorsque tous les 
théâtres du monde élégant s'étaient donné le mot 
pour faire relâche, elle s'immolait à la famille, en 
consacrant une heure à sa tante. Dans cette joyeuse 
maison, qu'elle appelait méchamment l'hospice des 
petits ménages, elle trouvait moyen de s'improviser 
une cour et de faire deux ou trois jalouses : mais 
elle attirait plus d'hommes par sa toilette et sa 
beauté qu'elle n'en retenait par son esprit. Tout son 
brillant consistait dans un parlage intarissable, un 
rire haut, insolent, presque brutal, une énumération 
de personnes, de plaisirs, de dépenses, et quelques 
noirceurs débitées à tort et à travers. Valentîne y 
réussit mieux, et par de tout autres moyens. Ses 
grâces simples, sa naïveté, une lueur de demi-inno- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 117 

çence qui se répandait autour d'elle, enfin, quelques 
heureuses reparties la mirent en peu de temps sur 
un bon pied. Son mari l'amenait rue Cassette, il y 
restait même jusqu'à minuit, dans les premiers 
temps, pour se faire une idée de la maison et savoir 
le jeu qu'on y jouait avec les femmes. Lorsqu'il se 
fut assuré que personne ne dépassait les bornes du 
marivaudage pur, il prit un peu de champ et s'es- 
quiva pour une heure ou deux dans la direction du 
cercle. 

Parmi les jeunes gens que le caprice, la curiosité 
ou une liaison passagère amenait chez Mme de 
Haut-Mont, un seul déplut formellement à la com- 
tesse de Mably. C'était l'enfant terrible du faubourg, 
ce grand noble gamin connu de tout Paris et popu- 
laire jusqu'à Belleville, sous le nom d'Odoacre de 
Bourgalys. 

Il sortait de tutelle depuis trois ans ans à peine et 
il menait bon train sa santé de vingt-quatre ans. La 
nature avait tout fait pour lui ; il était grand, solide, 
carré des épaules, brun comme un jeune Maure : 
un beau sang, riche et généreux. Par son père, il 
n'était pas titré, du moins en France. Les Bourgalys, 
qui datent de d200, n'ont jamais été que seigneurs 
de Bourgalys; mais l'un d'eux accompagna Louis 
d'Anjou dans lesSiciles et fut prince de Calvimonti. 
Le domaine, vaste et magnifique, est situé dans les 
Abruzzes. Il appartint jusqu'en 1763 à la branche 
italienne de la maison de Bourgalys et revint alors 
par extinction au seul mâle de la famille,- qui était 
le bisaïeul d'Odoacre. Mais le nouveau propriétaire. 



118 LA VIEILLE ROCHE 

se trouva trop vieux pour changer de nom, et ses 
descendants, l'un après Tautre, ont touché les fer- 
mages de leur principauté sans en vouloir endosser 
le titre. Ces revenus s'élèvent à 45 000 écus napoli- 
tains, qui font presque 200 000 francs de rente. La 
terre de Bourgalys, dans le Pas-de-Calais, est louée 
25 000 fr. à un planteur de betteraves. 

En 1855, il n'y avait pas à Paris un meilleur cava- 
lier que ce fou d'Odoacre. Il gagnait plus de steeple- 
chases avec un mauvais cheval que les autres gent- 
lemen riders avec un bon. Ce talent, son grand air, 
sa générosité et le bruit de- quelques illustres folies 
l'avaient fait adorer non-seulement des dames, mais 
du peuple des rues : pour succéder à M. de Beau- 
fort et régner sur les Halles, il n'aurait eu qu'à vou- 
loir. Lorsqu'il passait en phaéton sur les boulevards 
excentriques, lorsqu'il montrait ses gants à l'avant- 
scène d'un petit théâtre, les braves gens en blouse 
se poussaient le coude et disaient : « C'est Bour- 
galys. y> Quelquefois un voyou des troisièmes gale- 
ries criait pendant l'entr'acte : « Vive Bourgalys ! » 

Un jour de courses à la Marche, le vicomte Les- 
cot, célèbre par ses chutes, demeura tout aplati 
sous son cheval. Cinq ou six sportsmen en cas- 
quette y coururent suivis de cent autres. Mais le 
premier arrivé rassura tout le monde en criant : « Y 
a pas de mal! C'est pas Bourgalys! » 

Vous auriez tort de croire qu'il eût gagné cette 
faveur par des courbettes ou des flatteries. La mul- 
titude estime peu l'homme qui se prosterne à ses 
pieds; elle fait plus grand cas d'un gaillard qui la 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 149 

rudoie de temps à autre. Odoacre, au théâtre, affi- 
chait le plus singulier mépris du qu'en dira-t-on. Il 
s'y montrait avec toutes sortes de personnes, sp 
brouillait et se raccommodait publiquement avec 
elles, embrassant Marinette ou corrigeant Antonia. 
Le public acceptait de bonne amitié ces petits in- 
termèdes; toutes les fantaisies de Bourgalys étaient 
ratifiées par unç sorte de petit suffrage universel. 
On se rappelle encore sur les ruines du boulevard 
du Temple la fameuse soirée où il défia un parterre 
tout entier. C'était au petit théâtre des Hannetons- 
Comiques; une demoiselle de sa connaissance la 
plus intime débutait dans je ne sais quelle revue et 
chantait faux à faire grincer les dents du pompier 
de service. Le public la siffla; Qdoacre se leva dans 
son avant-scène et dit à haute voix : 

« Je vous préviens, portiers que vous êtes, que je 
m'intéresse à cette enfant-là : le premier qui la 
siffle aura le sifflet coupé : voici ma carte ! » 

En même temps il vidait son carnet sur la salle. 
La foule applaudit à tout rompre. Ses cartes furent 
ramassées, mais par des fanatiques qui les montrent 
encore avec orgueil. 

On devine pourtant qu'il se fit bon nombre d'af- 
faires. Il était à sa treizième à l'âge de vingt-quatre 
ans, et il avait été blessé dans toutes, sans excep- 
tion. Avec cela, toujours prêt à recommencer, sous 
le prétexte le plus futile. Lorsqu'il avait passé trois 
mois sans recevoir un coup d'épée, il s'ennuyait 
partout : la nostalgie du terrain! c'est dans un de 
ces jours de désœuvrement mélancolique qu'il pro- 



120 LA VIEILLE ROCHE 

voqua si follement le baron de Felrath. Ces mes- 
sieurs dînaient côte à côte dans le môme restaurant, 
Bans se connaître; le baron commanda des rognons 
b. la brochette. A ce mot, Bourgalys se lève et dit au 
garçon qui le servait : 

« Portez- moi mon couvert à Tautre bout de la 
Balle, je ne veux pas dîner auprès d'un homme qui 
ne sait pas vivre. » 

M. de Felrath êe fâcha avec calme, comme un bon 
Danois qu'il était : il demanda à ce voisin suscep- 
tible s'il avait eu l'intention de l'insulter. — « Pre- 
nez-le comme il vous plaira, » répondit Odoacre. 

Les cartes furent échangées ; les témoins des 
deux adversaires s'épuisèrent vainement en efforts 
de conciliation ; sur le terrain, et jusque s.ur son lit, 
Odoacre maintint qu'on ne savait pas vivre- lorsque 
l'on commandait à sept heures du soir un plat de 
déjeuner. 

Ses querelles n'auraient mérité qu'un médiocre 
intérêt si elles avaient toujours été aussi absurdes. 
Mais on en citait d'autres où perçait un sentiment 
chevaleresque qui devient de jour en jour plus rare 
parmi nous. Par exemple, l'aventure des Champs- 
Elysées. Odoacre fumait son cigare en marchant 
lorsqu'il entend derrière lui deux autres promeneurs 
qui parlaient d'un de ses intimes. Un mot injurieux 
lui fait monter le sang à la tête ; il se retourne et dit 
à celui qui avait encore la bouche ouverte : 

« Monsieur, vous venez de calomnier un homme 
que j'aime; c'est m'offenser plus gravement que 
si vous aviez mal parlé de moi; j'espère donc que 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 424 

VOUS ne refuserez pas de me rendre raison. » 
Ce beau trait lui valut trois pouces de fer dans Té» 
paule, mais l'estime et Tamitié que la jeunesse avait 
pour lui s'en accrurent. 

Il était, du commun consentement, le chef de sa 
génération, mais ce n'était pas tout ; les hommes 
faits lui parlaient au club comme à un hy)mme de 
leur âge, tandis que tel garçon de vingt-huit à trente 
ans se voyait encore traité en adolescent. Il avait 
une cour de jolis petits bonshommes qui singeaient 
ses manières et répétaient ses mots. L'école de 
Gontran avait été presque classique; l'école d'Odoa- 
cre poussa l'excentricité jusqu'aux dernières limites. 
C'est elle qui arbora en plein Paris les costumes de 
coutil blanc, les chapeaux de Panama, les cols cas- 
sés, les gilets trop ouverts qui étalent tout le plas- 
tron de la chemise, et cent autres nouveautés qui 
ont déjà vieilh. 

Odoacre fut le premier qui, aux courses de Satory, 
porta sa carte d'entrée en cocarde. Ses imitateurs 
trop fidèles conservèrent la cocarde jusqu'au soir, 
jusqu'au lendemain et même jusqu'au dimanche 
d'après ; car le propre de l'imitation est d'exagérer 
les beautés du modèle. Odoacre s'engoua de cer- 
taines chansons de la rue, qui devinrent, grâce à 
lui, les marseillaises familières de tout le peuple 
français. Il lança une danseuse de bals publics qui 
ramenait sa jupe d'une certaine façon : la créature 
fit fortune et le mouvement de jupe fit école. II in- 
venta des cantatrices que les portiers ne laissaient 
pas entrer dans leur cour, de peur de scandaliser 



122 LA VIEILLE ROCHE 

les locataires; et il les conduisit comme par la maiti 
jusque dans les salons les plus sévères de Paris. 
Tout ce qu'il décidait avait force de loi ; ses moin- 
dres jugements étaient colportés de bouche en bou- 
che. Les beaux petits messieurs étaient si fiers de 
crier dans la rue : « Je quitte Bourgalys, et Bour- 
galys m'a dit!... » 

Malgré tous ses enfantillages, ce jeune homme 
était un de ceux qui doivent aller loin, et on le sa- 
vait. Le marquis de Lanrose disait de lui : « C'est 
un gamin qui jettera la blouse un jour ou l'autre, et 
vous verrez qu'il portait là-dessous un habit de mi- 
nistre ou d'ambassadeur. » Il parlait facilement; 
avec un aplomb remarquable, et ses idées s'enchaî- 
naient sans effort. D savait même écrire, et l'on en 
vit la preuve dans une lettre fort piquante qu'il pu- 
blia en réponse à un article de petit journal. Per- 
sonne ne pouvait dire où il s'était instruit, car on 
l'avait vu plus souvent chez Mabille qu'à la Biblio- 
thèque; et pourtant il savait toujours à point nommé 
tout ce qu'il avait besoin de savoir. Dans un monde 
où la ruine est à l'ordre du jour, il dépensait comme 
tout le monde, jouait aussi gros jeu que personne, 
et ne s'endettait pas d'un sou : donc il savait les 
chiffres, et de tous ses talents l'arithmétique du 
gaspillage était peut-être le plus original. Enfin il 
possédait la qualité qui manque à tous les futurs 
ministres dans les romans de Balzac : il était parfai- 
tement honorable. La conscience publique se révolte 
à l'idée que M. de Marsay, ancien collaborateur du 
galérien Ferragus, ou Rastignac, que Mme de Nu- 



LES VACANCES DÉ LA COMTESSE 123 

cingen avait mis dans ses meubles, ait présidé plus 
tard le conseil des ministres. Un homme n'est pos- 
sible^ dans un pays comme le nôtre, que s'il a les 
mains propres. > 

Odoacre, au demeurant, ne songeait pas encpre à 
ce qu'il pourrait être. D ne rêvait aucun avance- 
ment; ses amis seuls avaient de l'ambition pour lui. 
La politique l'attirait médiocrement; il préférait la 
danse. On lui reprochait même, dans les hôtels sé- 
rieux, de n'être pas assez de son parti. L'amour des 
plaisirs vifs et la légèreté de la jeunesse lui don- 
naient à son insu un avantage que la prudence et 
l'esprit de conduite n'assurent pas toujours aux ha- 
biles : il n'était compromis d'aucun côté. 

« Laissez-moi donc la paix! disait-il un beau soir 
à je ne sais quel puritain de la rue Bellechasse. Je 
vais où l'on s'amuse, vous me trouverez partout où 
il y aura de jolies femmes. Jusqu'à l'âge de trente 
ans, je n'aurai qu'un drapeau, le jupon! » 

Il aurait pu formuler sa profession de foi en ter- 
mes plus choisis, mais il. appartenait à cette jeune 
école qui usurpe en plein monde les privilèges des 
enfants gâtés. Vous en verrez beaucoup des meil- 
leures familles qui font tout ce qui leur plaît et di- 
sent, sans chercher les mots, ce qui leur passe par 
la tête. Le théâtre, le turf et les soupers avancent 
rapidement le jour où tous les Parisiens parleront la 
même langue, du faubourg Saint-Antoine au fau- 
bourg Saint-Germain. Les femmes les plus délicates, 
celles qui descendent en droite ligne dé l'hôtel de 
Rambouillet, n'en sont plus à supprimer dans les 



124 LA VIEILLE ROCHE 

mots une syllabe choquante. D s'agit bien de syl- 
lalies aujourd'hui! Cest un vocabulaire entier, toute 
une grammaire française, ou soi-disant telle, qui se 
déplace de bas en haut et arrive jusqu'aux oreilles 
les plus superbes et aux lèvres les plus dédaigneu- 
ses. Les frères et les maris vont butinant le long 
des ruisseaux de la ville le plus pur miel de tous les 
argots; ils rapportent dans leurs hôtels cette récolte 
enivrante, et ils en parfument les oreilles de leurs 
femmes et de leurs sœurs. Odoacre avait mauvais 
ton, mais ses façons de parler ne choquaient pas 
tout le monde. Souvent même il plaisait à quelque 
jolie femme par la saveur étrange de son discours. 
Il était amusant, il parlait à volonté le patois des 
coulisses, la langue pittoresque des prisons ^et le 
javanais des demoiselles. Yolande de Lanrose faisait 
de bonnes parties avec lui. Lorsque vous les voyiez 
s'isoler dans la foule d'un grand bal et se parler à 
l'oreille derrière un éventail de Watteau, vous pou- 
viez dire à coup sûr que le gars ne faisait pas sa 
cour à la dame. Odoacre lui avait mis le marché à 
la main, elle avait répondu non, en garçon, et il ne 
pensait plus à mal avec elle. Mais on riait ensemble, 
on disait des bêtises, on se contait des histoires qui 
devaient paraître bien nouvelles aux élégants ber- 
gers de l'éventail. 

Ce brave Bourgalys traitait en camarades plu- 
sieurs femmes de condition. Il avait commencé par 
leur faire sa^cour; les unes avaient eu quelques 
bontés pour lui, d'autres s'étaient excusées sans co- 
lère farouche. On n'a pas touiours le cœur libre, 



LES VACANCES DE LJl COMTESSE 125 

que voulez-vous? Lui, bon enfant, ne perdait pas 
son temps devant les places fortes. A quoi bon? La 
vie est si courte! Il disait en riant : « Je ne suis pas 
un berger d'Arcadie; je suis un homme à prendre 
ou à laisser. » On le prenait ainsi quelquefois, par 
curiosité, par entraînement, par dépit, pour se ven- 
ger d'un infidèle. Il eut de fort jolis succès, par la 
simple raison qu'il en avait eu d'autres. La femme 
est ainsi faite : elle suit le monde. Parmi les mou- 
tons de Panurge, Rabelais ne dit pas combien on 
comptait de brebis. 

Il était beau danseur et il dansait encore à vingt- 
quatre ans, ce qui devient assez rare. Nos jeunes 
gens commencent à dix-sept et prennent leur re- 
traite lorsqu'ils ont tiré à la conscription. Alors ils 
se trouvent vieux, ils jouent, ils vont au buffet, ils 
content des histoires comme Odoacre en contait à 
Yolande. A trente ans la tarentule revient et les 
pique au talon. Ils se remettent à la valse et condui 
sent le cotillon jusqu'à cette figure qui se termine 
devant le maire et le curé. Odoacre ne songeait pas 
encore au mariage, mais il n'avait pas clos sa pre- 
mière jeunesse. Il dansait, avec plaisir et avec 
grâce : un peu trop de furie française; mais la furie 
est si bien placée dans une valse à deux temps! 
Il est avéré que la valse en elle-même ne tourne 
plus la tête des femmes; mais nous sommes dans un 
siècle où, sur quatorze sottises, on en fait treize par 
vanité.. On aimait à danser avec M. de Bourgalys 
parce qu'il valsait bien, parce qu'il était lui, et parce 
que sa danseuse était toujours en vue. 



126 LA VIEILLE ROCHE 

Valentine l'avait trouvé assez aimable lorsqu'il fit 
sa première visite à l'hôtel de Mably. Il se tenait. 
Elle valsa avec lui dans le monde et rendit justice à 
ses talents; mais lorsqu'il la crut assez son amie 
pour la traiter cavalièrement, elle le prit en hor- 
reur. C'était chez la duchesse de Haut-Mont qu'il 
s'était mis à l'aise avec elle : la liberté était dans 
l'air de la maison. 

Si la jeune femme avait eu l'aplomb d'Yolande, 
elle pouvait arrêter d'un mot les impertinences 
amoureuses de ce grand fou. Il suffisait de les pren- 
dre franchement pour ce qu'elles étaient, des plai- 
santeries un peu trop vives de ton. Mais Valentine 
était bien jeune ; son mari n'avait défait qu'à moitié 
l'éducation du couvent; elle eut le tort ou le mal- 
heur de se scandaliser. Son trouble fut trop évident 
au premier mot d'amour qu'Odoacre lui dit à l'o- 
reille ; elle rougit comme une communiante égarée 
dans une promenade de lycéens. Dirai-je que cette 
timidité, assez rare dans le monde, encouragea d'a- 
bord M. de Bourgalys? Non, mais elle l'amusa; il 
prit plus d'intérêt au jeu, il trouva neuf et plaisant 
d'eflaroucher une âme candide chez la folâtre Haut - 
Mont. 

Durant toute une année, il fit à Valentine une cour 
trC^s-décousue , mais d'autant plus fatigante pour 
elle. Un soir, devant Mably et vingt autres person- 
nes, il lui dit qu'il voulait être son cavalier servant, 
& la mode du temps passé. Aussitôt fait que dit : il 
80 mit à jouer son rôle avec une veiTe si comique, 
une telle fantaisie d'improvisation que l'assemblée 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 127 

entière éclata de rire, et Gontran tout le premier. Il 
fallut qu'elle entrât dans l'esprit de la comédie, sous 
peine de passer pour sotte et malapprise, elle fit 
donc un effort, et, soutenue par la présence de son 
mari, elle tira son épingle du jeu. Dès ce moment 
tout fut permis à M. de Bourgalys ; il put dire en 
public un million de choses qu'on n'eût j^amais souf- 
fertes dans le particulier. S'il glissait de temps en 
temps uji inot sérieux entre deux extravagances, 
qui donc pouvait le prendre sur le fait? Il se mit à 
cheval sur la barrière qui sépare la fiction de la 
vérité, l'amour joué de l'amour sincère; il ne dit pas 
un mot qui ne pût être interprété dans les deux 
sens, et cette gymnastique spirituelle lui procura de 
douces récréations. 

Pour M. de Mably, pour l'univers entier, il était 
un garçon sans conséquence. On savait toutes ses 
aventures, on le suivait dans Paris, heure par heure, 
mieux que s'il eût porté un grelot au cou. Compro- 
mettant comme il l'était, il ne pouvait réussir qu'au- 
près des femmes décidées, que le scandale amuse et 
qui ont jeté leur chignon même par-dessus les mou- 
lins. Personne donc excepté Valentine, ne se mit en 
défiance contre lui. Il la suivit partout impunément; 
n'était-il pas de son monde? Il la rencontra au 
théâtre avec la plus désespérante régularité : quoi 
de plus simple ? Depuis longtemps il avait inventé 
une sorte d'inspection quotidienne dans toqs les 
théâtres de Paris. 

Si le jeu ne se continua pas plus d'un an, c'est 
qu'il tourna au sérieux par un concours de circon- 



430 LA VIEILLE ROCHE 

commerce honnête lui était entrée dans l'esprit; 
quelques viveurs de condition l'avaient installée; 
comment aurait-elle pu refuser un service à de si 
généreux bienfaiteurs ? 

Mme de Mably poussa un brave petit cri d'honnête 
femme insultée. Une personne sans énergie aurait 
commencé par s'évanouir; ce fut par là qu'elle finit. 
Son premier mouvement avait été. de souffleter 
Odoacre. 

Odoacre sonna, remit la comtesse aux mains de la 
modiste et sortit. Ce fou qui n'avait pas eu peur de 
tendre un pareil piège à une femme de bien, re* 
trouva toute la délicatesse de son honneur devant 
Valentine pâmée. Pour rien au monde il n'eût 
voulu la voir seulement déganter par Mlle Angélina. 
On peut solliciter les faveurs les moins permises; 
mais voler à une femme évanouie les secrets dé sa 
beauté, c'est une bassesse. 

Lorsque Valentine reprit connaissance, elle re- 
poussa la créature qui la soignait, refusa d'entendre 
un seul mot d'explication Ou d'excuse, se rajusta 
machinalement, traversa les ateliers avec un geste 
d'horreur qui semblait écarter les murailles à droite 
et à gauche, et se trouva assise au fond de sa voi- 
ture sans savoir comment elle avait descendu l'es- 
calier. 

Son valet de pied lui demanda où elle voulait être 
menée : elle demeura un instant ébahie devant une 
question si simple, puis elle répondit : « A l'hôtel I » 
sans bien entendre ce qu'elle disait. Mais au moment 
de passer le pont Royal, elle s'éveilla de sa torpeur 



LES VACANCES DE LA COBiTESSE 131 

et frémit à l'idée de rentrer chez elle. Elle changea 
Bes ordres et la voiture se dirigea vers le bois de 
Boulogne par le quai et les Champs-Elysées. C'était 
un calèche découverte, fort élégante et d'un dessin 
nouveau que M. de Mably avait donné lui-même au 
carossier. La jeune femme était donc en spectacle : 
impossible de verser une larme sans mettre Paris 
dans la confidence de ses ennuis. Pour la première 
fois, elle remarqua qu'elle n'avait pas un coin sur la 
terre où pleurer à son aise. Aucune femme n'était 
assez son amie pour qu'elle lui portât un secret si 
monstrueux. Le dirait-elle à Contran ? Question dé-r 
licate, imprévue, pleine de doute et d'angoisse. Elle 
s'évertuait à résoudre ce problème en plein air, au 
milieu des regards curieux, en rendant le salut de 
ses amies, en répondant de la tête au coup de cha- 
peau des cavaliers. 

Si elle avait été l'amante de son mari, elle n'au- 
rait pu se tenir de lui tout raconter dans le premier 
moment. Sage ou non, c'est le mouvement naturel, 
instinctif d'une femme offensée. Mais, malgré seize 
mois de mariage, la fusion des deux âmes en une 
seule n'était pas chose faite; chacun des époux avait 
encore des sentiments ou des idées qui n'apparte- 
naient point à l'autre : en un mot, Valentine était 
restée assez indépendante au fond pour que l'obli- 
gation de penser ou d'agir par elle-même la surprît 
sans la renverser. Elle put donc envisager avec une 
liberté d'esprit relative les suites de la confidence 
faite au mari ; elle se demanda s'il ne valait pas 
mieux cacher quelque chose à Contran que de le 



132 LA VIEILLE ROCHE 

mettre en face d'un danger certain. La détestable 
manœuvre de M. de Bourgalys n'était connue que 
de trois personnes également intéressées à garder 
le secret : Odoacre, bien qu'un peu fou, ne se van- 
terait ni de son équipée, ni de sa défaite ; la com- 
plice jouait trop grosjeu si elle en ouvrait la bouche; 
l'histoire de cette funeste minute pouvait donc rester 
enfouie à jamais. Un seul mot à Gontran, tout écla- 
tait, et personne ne pouvait dire où s'arrêteraient 
les interprétations du monde! 

Valentine fit alors un retour sur elle-même ; elle 
passa la revue de ses moindres actions depuis le 
mariage ; elle se demanda si rien dans sa conduite 
avait pu excuser la folie de Bourgalys. Tout bien 
considér'é, elle se trouva plus blanche que la neige : 
quelle est la femme qui ne se rend pas le même té- 
moignage ? Mais elle résolut de s'amender en bien 
des choses, de retrancher sur sa toilette, de brider 
sa coquetterie, d'éteindre un peu ses yeux, de mettre 
une sourdine à ce beau rire un peu provoquant, tant 
il était joyeux et clair ! Elle pensa qu'elle inspirerait 
plus de respect aux jeunes écervelés de son monde, 
si elle se donnait l'air majestueux d'une Éliane de 
Lanrose. Une comparaison se fit dans sa petite tête 
entre les forteresses imposantes dont on n'approche 
qu'avec respect et ces jolis villages, de physiono- 
mie ouverte et avenante, où les promeneurs ac- 
courent sans façon, le cigare à la bouche et la canne 
k la main. 

Dans une si salutaire pensée, elle essaya des 
mines, des airs de tête, des regards froids et près- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE '33 

que solennels. Mais, au milieu de ces enfantillages, 
3lle sentait brusquement, à propos de rien, le déchi 
rement âpre et cruel d'une blessure qui se rouvre. 
« Un homme ra*a manqué de respect ! On m'a fait 
une déclaration ! Il ne faudrait qu'un mot, uùe étour- 
derie, un bavardage de club, une confidence après 
boire, pour faire de moi une femme compromise ! » 

Alors la tête lui tournait ; elle voyait briller une 
insolente curiosité -dans les yeux des passants; il lui 
semblait que la marquise de Pontéjoux s'était ren- 
foncée à dessein dans sa berline antédiluvienne pour 
n'avoir point à la saluer. Elle rencontra une ancienne 
femme de son monde qui était tombée de chute en 
chute au dernier étage du vice. Je ne sais quel ver- 
tige lui fit croire que cette créature lui avait souri. 
Elle en vint à se démander si le guet-apens de la 
modiste n'avait pas été comploté dans quelque sab- 
bat par toutes les sorcières de Paris. 

Au bout d'une heure ou deux, la fraîcheur du 
grand air rendit un peu de sérénité à son âme. Elle 
se ressouvint d'une discussion qu'elle avait entendue 
trois mois auparavant chez la duchesse .de Haut- 
Mont. On parlait d'une jeune femme qui avait trouvé 
une lettre dans le coin de son mouchoir après une 
figure de cotillon. Presque tous les hommes s'accor- 
dèrent à lui donner tort : elle avait livré la lettre à 
son mari. Valentine rencontra plusieurs, raisonne- 
ments qui s'étaient logés alors à son insu dans les 
tiroirs les plus secrets de son cerveau ; mais elle ne 
put se rappeler si Gontran était là ni quelle opinion 
il avait exprimée. La duchesse pensait qu'une femme 



134 LA VIEILLE ROCHE 

doit savoir se défendre elle-même. Mais la duchesse 
avait été si peu mariée ! Et, suivant la chronique, 
elle s'était si peu défendue ! Un jeune homme avait 
soutenu le plus étrange paradoxe : « C'est com- 
mettre une trahison que de raconter au mari les dé- 
clarations qu'on a reçues. L'homme qui offre son 
cœur à une femme mariée lui donne une preuve de 
confiance ; il lui livre son repos, son honneur, et 
jusqu'à un certain point, sa vie. Elle a le droit de 
lui répondre qu'elle ne l'aime pas, mais elle commet 
une indignité en trahissant l'aveu dont elle est dépo- 
sitaire. L'amour est une religion comme une autre ; 
le secret de ses confessions doit être respecté. » 
Cette théorie se représenta à l'esprit de Valentine 
avec une étrange netteté, comme une vieille tapis- 
serie oubliée au fond d'un garde-meuble et dont les 
couleurs effacées renaîtraient à l'instant par un mi- 
racle de la chimie. Mais elle crut ai|ssi se rappeler 
que l'auteur de cette tirade pouvait bien être M. de 
Bourgalys. 

' Tout à coup, sans transition logique, elle pensa 
au couvej:it où sa jeunesse avait été si longtemps 
cloîtrée. Qu'il était loin ! Que de mal elle avait à re- 
trouver en elle la petite pensionnaire du Sacré-Cœur I 
Quel changement radical s'était opéré, sinon dans 
ses idées (les enfants n'ont pas d'idées en propre), 
du moins dans ses habitudes d'esprit et de conduite! 
Toutes les pratiques de son enfance étaient tombées 
en désuétude ; elle ne faisait plus rien de ce qu'elle 
avait appris à faire pieusement tous les jours ; il 
semblait qu'un nouveau sang, tout mondain, eût pé- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 435 

fiétré par transfusion dans ses veines. Et tandis 
qu'elle se sentait brûlée par les émotions violentes, 
la vie était toujours aussi douce, aussi régulière, 
aussi innocente là-bas. Que penserait-on d'elle? com- 
ment serait-elle jugée par les élèves et les maîtresses, 
si Ton gouvait savoir et comprendre à quel risque 
elle avait exposé sa vertu*? Les petites terreurs du 
couvent lui revenaient ainsi de temps à autre. Tous 
ceux qui ont passé leur jeunesse sous une certaine 
intimidation ne se défont jamais complètement de 
la crainte : si vous lisez chez vous, à cinquante ans, 
un livre défendu au collège, le bruit d'une porte qui 
s'ouvre vous donnera peut-être un léger tressaille- 
ment ; c'est que l'idée du pion et la peur du pensum 
flottent encore confusément dans l'atmosphère de 
ce livre. Interrogez dix vieillards, vous en trouverez 
au moins un que la férule poursuit quelquefois dans 
ses rêves. Valentine, en seize mois de mariage, avait 
frissonné bien des fois au souvenir de sœur Gonza- 
gue, une sous-maltresse acariâtre, aux mains sèches, 
aux sourcils rapprochés, la bête noire du couvent. 
Le libre arbitre peut gouverner nos actions ; il n'é- 
tendra jamais son empire jusque sur nos idées. Elles 
s'imposent à nous, elles nous viennent on ne sait 
d'où, à leur moment ; nous ne nous les donnons pas 
à nous-mêmes. Valentine pensa mailgré elle à la 
voix de sœur Gonzague, et ce souvenir l'envahit 
avec la force et la réalité d'une perception, elle en- 
tendit le nasillement à travers le bruit des voitures. 
Vers six heures du soir, elle se sentit assez raffer- 
mie pour retourner chez elle et paraître devant 



136 LA VIEILLE ROCHE 

Mably. Sa résolution était prise : elle ne dirait rien, 
€ Si la faute était mienne, je devrais m'en accuser; 
aucune loi ne m'oblige à confesser les péchés d'au- 
trui. Ce jeune homme a très-mal agi, mais je ne 
suis en rien sa complice. Son injure ne m'a pas 
atteinte ; d'ailleurs, je l'ai puni. Mais si . Gontran 
vient à savoir par d'autres le piège qu'on m'a tendu? 
D sera toujours temps de lui dire comment j'ai dé- 
fendu son bien. A l'hôtel! » 

Elle fut bientôt rue Bellechasse, et le cocher cria 
la porte, et la porte s'ouvrit à deux battants avec 
une lenteur pleine de majesté. Et lesjchevaux, après 
avoir décrit dans le sable un cercle magnifique, 
s'arrêtèrent avec précision sous la marquise de fer, 
peinte à larges raies, comme un coutil. Et le valet 
de pied ouvrit la portière, et Valentine gravit d'un 
pas résolu les six marches qui menaient au péris- 
tyle. Et devant le péristyle elle rencontra le valet de 
chambre qui lui dit : 

« L'oncle de Mme la comtesse est arrivé; il a pris 
possession de son appartement. 

— Mon oncle? Quel oncle? 

— M. Fafîaux, madame. Il m'a ordonné de l'a- 
vertir dès que Mme la comtesse serait de retour. 

— C'est inutile; j'y vais. Monsieur est-il rentré? 

— Pas encore, madame la comtesse. » 

En deux bonds elle atteignit le deuxième étage; ' 
mais au moment de frapper chez M. Fafiaux, elle 
s'arrêta pour reprendre haleine ou plutôt pour ra- 
lentir les battements de son cœur. Cette visite qu'elle 
avait si longtemps implorée, qu'elle eût reçue la 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 137 

veille encore avec un élan de joie, lui faisan peur. 
M. Fafiaux avait été, je ne dirai pas le croquemi- 
taine de sa jeunesse, mais, pour parler avec respect, 
sa conscience vivante, et une conscience totalement 
dépourvue d'élasticité. La jeune femme redevint 
petite fille : elle eut peur. Elle se décida pourtant. 

« Entrez! » cria'M. Fafiaux, d'un ton de voix qui 
n'était guère engageant. 

Elle entra, et la queue de sa robe la suivit à dis- 
tance respectueuse. 

M. Fafiaux se leva, coiffé d'une petite calotte 
noire. Il déposa sur la cheminée un petit livre un 
peu luisant, son bréviaire, je suppose, et, au lieu 
de tendre Tes bras à sa nièce, il croisa les mains 
d'un air de componction, comme pour appeler la 
clémence du ciel sur les iniquités de sa famille. 
. Valentine le voyait, et pourtant elle le cherchait en- 
core : ses beaux yeux parcouraient la chambre avec 
une inquiétude vague, comme pour y découvrir la 
suite de son oncle : ce petit homme ratatiné ne lui 
faisait pas l'effet d'être M. Fafiaux tout entier; il en 
manquait un bon quart. Presque tous les jeunes 
gens ont éprouvé ce phénomène d'optique en re- 
trouvant, après une absence assez longue, les per- 
sonnes ou les choses de leur connaissance première. 
L'objet n'a pas changé, mais le regard qui le mesure 
s'est pour ainsi dire élargi. 

Cette impression toute physique n'affaiblit point 
la terreur qu'elle éprouvait : au contraire. Plus un 
gnome est petit, plus il fait peur. Elle balbutia timi- 
dement la phrase inévitable ; 



488 LA VIEILLE ROCHE 

« IVxon cher oncle, quelle aimable surprise! » 
Le cher oncle toussa, décroisa ses mains et lâcha 
les premiers mots de Texorde qu'il avait préparé : 
« Ainsi donc, voilà comme je vojis retrouve après 
seize mois de mariage! La fille de ma sœur, l'élève 
de ma tendresse, Tâme que j'ai pris soin de pétrir à 
toutes les vertus chrétiennes, s'est égarée en si peu 
de temps jusqu'au bord d'un tel précipice! 

— Mais, mon oncle 1 . . . 

— A quoi vous ont servi les pieux enseignements 
de la sainte maison où vous avez coulé les jours de 
votre enfance? Terre ingrate! qu'as-tu fait du bon 
grain qui t'avait été confié? 

— De grâce! expliquez-moi... 

— J'ai vécu trop longtemps! L'humble vieillard 
qui a consacré le meilleur de sa vie à votre éduca- 
tion et à votre fortune ; celui qui vous prodiguait 
plusieurs fois par semaine des minutes précieuses 
qui étaient le bien des pauvres, devait-il à la fin, 
pour prix d'un dévouement si sincère et si pur, as- 
sister au spectacle de votre dégradation? 

— Ah! mon oncle! le mot est trop dur. Accusez- 
moi de légèreté, appelez-moi coquette, si bon vous 
semble, mais... 

— Il s'agit vraiment bien de coquetterie! Tous 
les déportements des coquettes les plus éhontées 
ne sont que des jeux innocents auprès de votre con- 
duite. La Madeleine avait été coquette et même 
vraisemblablement quelque chose de plus, mais elle 
n'est jamais tombée aussi bas que vous, ma nièce I 

— Où donc suis-ie tombée, s'il vous plsât? 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 139 

— Je sais tout, malheureuse ! 

— C'est impossible! Comment? par qui? 

— Par nos correspondants, qui ne mentent jamais. 

— Mais depuis quand? ma tête s'y perd! 

— Depuis dimanche. 

— Dimanche? Nous rêvons! Qu'avais-je fait? 
qu'ai-je fait? 

— Demande-moi plutôt ce que tu n'as'-pas fait! 
Enfant dénaturée, tu n'as pas fait tes Pâques! » 

Elle poussa un cri de soulagement; la joie éclaira 
ses beaux yeux, tout son être se détendit, et elle se 
laissa aller sur une chaise en disant : 

c Ce n'était que cela! 

— Que cela! repartit M. Fafiaux. Que cela ! le plus 
mortel des péchés! un scandale public! une rupture 
éclatante avec l'Église! Apostate! 

— Oui, j'ai eu tort; je vous demande pardon, je 
réparerai, je m'accuserai, je ferai tout ce qu'il vous 
plaira. Ordonnez, grondez-moi, imposez-moi des pé- 
nitences. Ah! mon bon oncle! que je suis heureuse! » 

M. Fafiaux se demanda si elle n'était pas devenue 
folle. Une telle perversité! Cependant, il semblait 
que tous les bons sentiments ne fussent pas morts 
en elle. Ne venait-elle pas de s'accuser sincèrement? 
Il pensa qu'en frappant un grand coup, il ferait pen- 
cher la balance, déciderait la conversion et rendrait 
à la vertu cette pauvre égarée. Il s'avança vers elle 
d'un air farouche, la regarda au fond des yeux, en- 
fla sa voix grêle et lui dit : 

< Vous êtes bien heureuse de pouvoir être heu- 
reuse au sein de l'impénitence 1 » 



140 LA VIEILLE ROCHE 

Elle trouva l'oncle si plaisant dans sa grimace 
qu'elle faillit éclater de rire. Elle se retint pourtant, 
mais par un effort trop brusque. Les sentiments 
d'uii cœur jeune et vigoureux sont comme les che- 
vaux de race : il ne faut pas les arrêter par secousse 
ni les faire tourner trop court. Le rire de Valentine 
fut si bien comprimé qu'elle fondit en larmes. Ce 
iut un heureux accident : il y avait plus de trois 
heures que ses joues brûlantes demandaient un peu 
de pluie. 

Elle pleura tant et si fort, et avec un tel éclat, que 
l'oncle Fafiaux s'attendrit à la fin. 

« Bien ! très-bien ! lui dit-il en larmoyant un peu 
lui-même. Ton cœur n'était pas endurci, puisque la 
modeste éloquence d'un pauvre pécheur comme 
moi en fait jaillir ces fontaines de pénitence ! Nous 
sauverons ton âme, car tu as la contrition parfaite, 
celle qui prend sa source dans le regret sincère 
d'avoir quitté le bon chemin. Je m'y connais; laisse- 
moi faire! » 

La jeune femme pleura longtemps encore, et, au 
milieu des sanglots, elle expliqua avec une vraie 
douleur la petite apostasie où elle s'était laissé en- 
traîner. La foi n'était pas morte en elle, niais seule- 
ment étourdie par le tapage et les dissipations du 
monde. Elle croyait encore tout ce qu'on lui avait 
appris à croire ; ni son mari, ni aucun autre n'avait 
semé le doute dans son âme; elle priait toujours 
matin et soir, lorsqu'elle en trouvait le temps et 
que les mille riens d'une vie un peu fiévreuse 
ne lui faisaient pas oublier ce devoir. La plupart 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 141 

des femmes du monde en sont là, et beaucoup 
d'hommes aussi. On ne se brouille pas avec le 
ciel, on le néglige, et cet oubli même est encore 
une preuve de confiance dans la toute bonté de 
Dieu. A la première déception, à la plus, légère dou- 
leur, au moindre choc de la destinée, on se hâte de 
faire sa paix avec la justice céleste. Toutes les émo- 
tions un peu fortes ramènent dans le giron de l'É- 
glise cette multitude d'égarés sans parti pris, qui, 
comme Valentine, sont coupables de promenade et 
non de désertion. 

Elle revint de bonne foi, par une réaction subite 
et violente, à tout ce qu'elle avait adoré dans son 
enfance. Les terreurs de ce jour affreux l'avaient bri- 
sée ; elle éprouvait un invincible besoin de repos, 
de consolation et d'appui ; la religion lui offrait pour 
ainsi dire tout ce qui manquait à son âme. Elle se 
jeta dans les bras de son oncle, et se sentit dans les 
bras de Dieu. 

M. Fafîaux profita de ces heureuses dispositions 
pour lui arracher mille promesses. Elle adopta les 
yeux fermés un plan de vie nouveau pour elle, mais 
d'ailleurs parfaitement correct. 

Le vieillard exigea que, sans rompre avec per- 
sonne, elle se détachât peu à peu des compagnies 
bruyantes, qu'elle vît moins souvent ce monde in- 
termédiaire où les Adhémar l'avaient entraînée, 
qu'elle se renfermât dans des rapports de stricte 
politesse avec Mme de Haut-Mont; qu'elle se mît à 
cultiver l'amitié de quelques personnes sérieuses, 
respectées, aussi considérables par leurs vertus que 



142 LA VIEILLE ROCHE 

par leur naissance, et assises au haut bout de Taris- 
tocratie. Il posa quelques jalons et traça lui-même à 
sa nièce une route médiocrement fleurie, mais large 
et droite. Les bals et les spectacles ne furent pas 
interdits; on se contenta d'en régler l'usage avec 
autant d'économie que de prudence. Toutes ces 
prescriptions, par une heureuse rencontre, favori- 
saient le plus pressant désir de Valentine : éviter 
M. de Bourgalys I Elle put donc y souscrire avec un 
empressement de bon aloi. Dans l'état de son esprit, 
elle aurait accepté six mois de couvent, et M. Fa- 
fiaux ne la cloîtrait, en somme, que dans le luxe 
honnête et le bonheur permis. 



CONVERSION 



n n'avait guère été parlé de Gontran lorsqu'il 
rentra chez lui et fit savoir son retour à madame» 
L'oncle craignait un peu l'influence de ce sceptique; 
mais Valentine assura que jamais son mari ne la dé- 
tournerait du bien. Elle obtint que M. Faflaux ne se 
conduisît pas en oncle farouche avec le beau neveu 
qu'il avait si peu choisi. Les trois personnages se 
réunirent entre sept et huit heures autour de la 
même table, et si le comte ne se jeta pas au cou du 
bonhomme, si la plus franche cordialité ne régna 
point dans cette fête, l'oncle ne fut pas trop prê- 
cheur et le neveu pas trop impertinent. 

M. Fafiaux demeura huit jours à Paris, et il reprit 
pleine et entière possession de sa nièce. Il s'éveil- 
lait chaque matin à des heures invraisemblables 
pour lui montrer les chapelles et les couvents. Va- 



144 LA VIEILLE ROCHE 

lentine étendit, grâce à M. Fafiaux, le cercle de ses 
relations. Elle noua connaissance avec une multitude 
de bons Pères parmi lesquels elle découvrit deux ou 
trois hommes vraiment distingués. Elle apprit Texis- 
tence d'un monde tout nouveau, tout particulier et 
profondément distinct de TÉglise proprement dite ; 
car M. Fafiaux ne savait pas le nom d'un seul curé 
de Paris. Il parlait du clergé séculier coinme d'un 
élément inférieur, bon pour catéchiser le menu 
peuple ; son estime la plus haute et son amitié la 
plus tendre étaient pour les communautés. Il fit 
admirer à sa nièce la prospérité miraculeuse de 
tous les ordres réguliers ; il lui montra les plus 
beaux noms de la noblesse française inscrits sur des 
prie-Dieu dans les chapelles des couvents; il la fit 
affilier à certaines congrégations où les plus grandes 
dames figuraient avec elle. 

La jolie néophyte apprit que, grâce à l'institution 
des tiers ordres, elle pouvait prononcer des vœux 
quasi-monastiques sans cesser d'être la femme de 
son mari. Elle se laissa prendre et enrégimenter en 
bonne et haute compagnie. Elle signa des papiers, 
reçut des brevets, copia des prières spéciales que 
le commun des martyrs n'avait jamais galvaudées. 
On la gratifia de médailles secrètes, d'anneaux mys- 
tiques, d'insignes apparents ou cachés dont quelques- 
uns pouvaient se déguiser en bijoux et se porter 
môme au bal. En un mot, elle entra dans une fi'anc- 
maçonnerie où M. Fafiaux, par l'éclat de sa modesr 
tie, avait conquis un rang très-élevé. Ces nouveautés 
la séduisirent comme elles avaient séduit beaucoup 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 145 

de femmes avant elle : c'était' pour ainsi dire un 
élément romanesque qui éthérait à ses yeux les 
plaisirs de la dévotion. Ajoutez qu'elle ne pouvait 
guère rester indifférente aux attentions dont elle 
était comblée. Non-seulement on admirait en elle 
la nièce de haut et puissant bonhomme M. Fafiaux, 
mais toutes ses vanités furent chatouillées tour à 
tour par des mains délicates : on eut des attentions 
particulières pour sa noblesse, son esprit, sa sensi- 
bilité exquise, sa beauté. Aucun de ses mérites ne 
passa inaperçu ; on souligna respectueusement toutes 
les qualités que Dieu avait mises en elle. Autrefois, 
lorsqu'elle se confessait au vieux chanoine Parisot, 
séculier, le bonhomme avait l'air de prendre les 
péchés de là petite fille et de les jeter dans un pa- 
nier; aujourd'hui, le religieux qui recevait sa con- 
fession semblait recueillir dévotement les légères 
imperfections d'une àme exquise, et les offrir à Dieu 
sur un plat de vermeil. 

Cette heureuse conversion fut une fête dans un 
certain monde. La parabole de la brebis perdue et 
retrouvée est trop simple dans l'Évangile : nous 
avons perfectionné tout cela. Quand la brebis est 
retrouvée, on la choie, on l'embrasse, on lui sert 
des gâteaux de farine et de miel, on lui attache des 
rubans autour du cou pour qu'elle soit plus jolie, on 
la conduit à la plus claire fontaine du pâturage pour 
qu'elle se mire dans sa grâce. Éliane de Lanrose 
fut une des plus empressées à féliciter Valentine ; 
elle lui fit plusieurs visites dans la bienheureuse 
semaine, mais elle ne la trouva point, et >î. Fafiaux 

id 



146 LA VIEILLE ROCHE 

étouffa ses cartes de visite. Les rancunes de la 
Grande-Balme tenaient toujours au cœur du vieil- 
lard. 

' Il exprimait quelquefois devant sa nièce la haine 
qu'il nourrissait contre tous ces gens-là ; il exigea 
que Valentine les vît aussi rarement que possible, et 
jamais dans l'intimité. Selon lui, les vertus d'Éliane 
n'étaient qu'hypocrisie; elle devait faillir un jour 
ou l'autre; il la suivait des yeux, et il se promettait 
d'insulter à sa chute dès qu'il en aurait les preuves 
en main. Quant aux Adhémar, il ne leur pardonnait 
pas davantage, mais il avait sur eux d'autres idées. 
Il disait que la Providence les fi*apperait un jour ou 
l'autre dans ce qu'ils avaient de plus cher : leur' 
argent. Lorsqu'il appht que Valentine leur avait 
demandé certains Conseils, il s'enquit avec anxiété 
de tous les détails de l'affaire. Son âme ne fut en 
repos que lorsqu'on lui eut montré le coffre-fort où 
Gontran gardait ses valeurs, ce Jamais, quoi qu'il 
arrive, ne permets à ton mari de leur confier numé- 
raire ou titres 1 Qu'il se renseigne auprès d'eux si tel 
est son bon plaisir, mais qu'il ne se dessaisisse pas 
d'un centime : autant vaudrait embarquer ta fortune 
sur un navire qui fait eau de tous côtés. » L'échange 
de ses bons papiers solides contre les valeurs de 
spéculation lui avait été moins pénible que la con- 
fiance témoignée par sa nièce à ce maudit agioteur. 
Le comte de Mably n'intervint pas dans les 'rap- 
ports de Valentine avec son oncle. Il devina quel 
jeu le vieillard était venu jouer à Paris; mais à 
quoi bon se mettre à la traverse? Au fond du cœur 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 147 

il n'était pas fâché de ce rapprochement avec le seul 
parent de sa femme. Les heureux sont en butte à la 
malignité du monde ; leurs actions les plus inno- 
centes donnent prise ^ l'envie : on les mord où Ton 
peut, et rien n'est plus facile à mal interpréter 
qu'une dissension de famille. Gontran n'était pas de 
ces timides que le moindre caquet empêche de 
dormir; cependant il n'aurait pas voulu se faire 
calomnier dans tout Paris, par une coterie nom- 
breuse et puissante. On l'accusait déjà dans plu- 
sieurs coins d'avoir envahi par surprise le cœur ^e 
Mlle Barbot, de compromettre sa fortune, d'ébranler 
sa foi, d'écarter d'elle un oncle vénérable qui com- 
posait toute sa famille : criailleries injustes, absur- 
des, si vous voulez, mais d'autant plus agaçantes 
qu'elles restaient prudemment anonymes. La voix 
qui les avait émises n'était nulle part, et l'écho re- 
tentissait partout. Or il est aussi difficile de fermer 
la bouche à un écho que de lui couper les oreilles. 
Gontran s'avoua donc à lui-même que, sous un cer- 
tain point de vue, la visite du bonhomme était un 
événement heureux. 

Il n'eut pas besoin de questionner sa femme pour 
savoir où M. Fafiaux la conduisait tous les jours; 
l'expérience qu'il avait du monde et de son monde 
lui permit d'assister les yeux fermés à la conversion 
de Valentine : il laissa faire. Lutter contre le cou- 
rant qui entraînait sa femme vers le salut aurait été 
une imprudence gratuite. On eût inscrit son nom 
sur la liste des persécuteurs, quelque part entre 
Néron et Dioclétien, et la jolie néophyte eût rêvé 



148 LA VIEILLE ROCHE 

les palmes du martyre. Si vous jetez un rocher dans 
le lit d'un torrent, vous if arrêtez pas l'eau, vous la 
faites jaillir en écume. Il n'y a pas de puissance 
humaine assez forte pour dompter une imagination 
féminine. Gontran se dit qu'en épousant une élève 
du Sacré-Cœur il avait contracté l'engagement tacite 
de lui laisser au moins la liberté de l'âme. 

Sans doute il eût préféré la voir loin des sommets 
de la haute dévotion ; il se fût mieux accommodé 
d'une femme bourgeoisement pieuse et simplement 
! bienfaisante, comme les Françaises du bon vieux 
temps. Il trouvait que la dévotion nouvelle, avec ses 
affiliations, ses conciliabules, ses circulaires confi- 
dentielles, ses aumônes sous condition, ses partis, 
ses journaux, ses élections, avait comme un faux air 
de complot politique, et il n'eût pas aimé à voir 
dans sa glace le mari un peu ridicule d'un conspira- 
teur en jupons. 

Mais il comptait beaucoup sur le bon sens de 
Valentine ; la fièvre se guérit toute seule chez les 
malades robustes et sains. Parmi les jeunes femmes 
qu'il avait vues quitter le monde et jeter leurs dia- 
mants aux orties, on en citait bien peu qui ne fus- 
sent revenues au bout de quelques mois ; les êtres 
faibles et charmants chez qui l'éducation moderne a 
développé les nerfs au détriment de tout le reste, ont 
besoin d'excitations continuelles et variées. Elles se 
livrent avec fureur à chacune des passions qui les 
possèdent tour à tour, mais la constance n'est pas 
leur fort ; elles ont hâte de brûler ce qu'elles ado- 
raient hier, et non contentes de lé brûler, elles dan- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 149 

sent autour du feu de joie et trépignent avec volupté 
sur les cendres brûlantes. Gontran croyait que ces 
jolies petites natures, excessives en tout, sont sou- 
mises comme les enfants à un certain nombre de 
maladies inévitables : aujourd'hui. la rougeole, et la 
scarlatine demain. Cela étant, le plus tôt est V 
mieux ; il faut presque souhaiter qu'elles tombent 
malades de bonne heure, d'abord parce que le cas est 
moins grave, ensuite parce qu'il nous tarde de les 
voir hors de tout danger. 

La fièvre inoculée par M. Faftaux fit une explo- 
sion si rapide que Gontran put prédire une prompte 
guérison. Il se trompait. Ce jeune homme savait 
bien des choses, mais il ne connaissait pas les res- 
sources infinies des habiles qui tenaient sa femme 
entre leurs mains. Durant plus de deux années, 
c'est-à-dire depuis le mois d'avril 1856 jusqu'au 
13 août 1858, la comtesse de Mably fut morte au 
monde et consacra toutes ses pensées aux intérêts 
du ciel. Elle porta dans les manœuvres de la dévo- 
tion aristocratique cette ardente activité qu'elle met- 
tait à toutes choses; elle s'éprit d'une idée comme 
elle se serait éprise de Gontran après le mariage, si 
Gontran l'avait voulu. A la voir distraite, affairée, 
indifférente aux plaisirs, insoucieuse de sa maison, 
presque étrangère à son mari, vous auriez cru que 
les Titans assiégeaient le ciel pour la seconde fois 
et qu'elle était seule à défendre la place. 
• Par une noble condescendance aux habitudes de 
son mari et aux devoirs de son état, elle continua 
de paraître dans les salons, mais elle y fit modeste 



_J 



150 LA VIEILLE ROCHE 

figure. Ses corsages montaient à vue d'œil, et cette 
admirable beauté se cachait tous les jours davan- 
tage, à mesure qu'elle devenait plus complète et plus 
friande à voir. Elle dansait toujours un peu, mais par 
acquit de conscience : une cuirasse armée de poin- 
tes semblait s'interposer entre elle et ses valseurs ; 
on se sentait loin d'elle alors même qu'on la serrait 
de tout près. Elle soupait un peu, pour faire comme 
tout le monde, mais souvent avec une méfiance vi- 
sible. Un jeudi soir, par exemple, elle jeta le sand- 
wich qu'elle tenait à la main, et l'on entendit un vé- 
ritable cri d'efl'roi. On crut qu'elle s'était brisé une 
dent ou qu'elle avait senti quelque substance véné- 
neuse ; non : c'est que minuit venait de sonner, et 
que le vendredi commençait. Elle voulut un instant 
renoncer au théâtre ; si elle consentit à retourner 
de temps à autre à l'Opéra, ce fut sur l'ordre exprès 
de son directeur, le père Gaumiche. Les pères de la 
rue Saint-Christophe ordonnaient le théâtre et le bai 
à leurs pénitentes ; ils demandaient seulement qu'on 
évitât de s'y plaire, ou que, si l'on y prenait du plai- 
sir on s'empressât de l'offrir à Dieu. 

Le comte se résigna facilement à ce nouveau 
train de vie , moins coûteux et moins fatigant que 
celui qu'il avait mené d'abord. A son âge et avec 
son passé, il connaissait toutes les émotions du bal 
et du spectacle. Il avait conduit autant de cotillons 
qu'il en faut pour emplir le cœur d'un homme jus- 
qu'aux bords. Il savait sur le bout du doigt toutes 
les jolies phrases qu'on peut échanger durant les 
cinq figures d'un quadrille ; il avait épuisé ces vo- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 151 

luptés ineffables qui consistent à flairer dans le 
tourbillon de la valse une boucle de cheveux noirs 
ou blonds, mais généralement faux. Le théâtre n'a- 
vait plus de secrets pour lui ; non-seulement il pou- 
v^ait prédire à coup sûr le dénoûment de la pièce nou- 
v^elle à la moitié du premier acte, mais il avait plus 
ou moins tutoyé les demoiselles de la comédie ou 
du ballet; il connaissait trop leur histoire, leur genre 
d'esprit, et le mystère de leurs maillots pour que 
son imagination s'allumât au feu de leurs regards. 
Il entrait dans cette période qu'on pourrait appeler 
philosophique : un bon fauteuil de club, un excel- 
lent cigare, un whist pas trop silencieux et pas trop 
cher, ou mieux encore deux heures de conversation 
entre amis, sur les petits événements de la jour- 
née, suffisaient amplement à tous les besoins de 
son âme. Ajoutez à cela le plaisir d'être beau, de 
porter un beau nom, de monter un beau cheval, de 
ne rien devoir à personne et d'avoir une jolie femme 
à la maison ; vous comprendrez dans quelle béati- 
tude il se plongea, deux années durant, tandis que 
Valentine s'essoufflait à l'escalade de toutes les ver- 
tus. Il permit à sa femme d'aller où elle voulait, de 
dire, de fsdre et de penser tout ce qu'elle jugerait 
convenable. Lorsqu'elle aventurait devant lui quel- 
que proposition hardie, exaltant celui-ci, foulant aux 
pieds celui-là, exagérant le bien, se faisant plus roya- 
liste que le roi et plus comtesse que son mari n'était 
comte, il souriait tranquillement et murmurait dans 
ea moustache : « Il faut bien que jeunesse se passe. » 
Il eut soin seulement que le maître d'hôtel ne s'en- 



152 LA VIEILLE ROCHE 

rôlât dans aucune congrégation trop absorbante car 
il tenait à bien dîner : il prit même un peu d'em- 
bonpoint, soit dit sans reproche, dans le cours de 
ces deux années. 

Valentine s'était élevée par degrés à des dignités 
considérables : après avoir porté longtemps un sca- 
pulaire bleu sous ses corsages, elle avait obtenu le 
droit d'en porter un rose et blanc. Au lieu de courir 
elle-même à certaines conférences hebdomadaii-es, 
elle tint séance chez elle, et l'on vit jusqu'à douze 
voitures le lundi matin dans sa cour. Le comte ne 
s'en plaignit point; il exigea seulement que le père 
Gaumiche et tous les moines généralement quel- 
conques fussent écartés de ces réunions : il le dit 
tout net à sa femme, un jour qu'il avait rencontré 
un grand monsieur sans bas sur le tapis de son es- 
calier. Valentine obéit sans se plaindre, car elle 
était restée malgré tout la meilleure petite femme 
du monde ; elle aimait bien son mari. 

Elle l'aurait sans doute aimé autrement et mieux, 
si elle avait eu le bonheur de lui donner des en- 
fants. La femme qui possède à la maison la pléni- 
tude des joies naturelles s'attache de jour en jour à 
son foyer ; elle échappe par cela seul au danger de 
s'étourdir dans les agitations inutiles ou de s'enlever 
sur les ailes de l'extase vers les ravissements mala- 
difs. Gontran, de son côté, eût attaché moins d'im- 
portance aux riens élégants de son club^ si l'hôtel 
de Mably s'était peuplé de quelques têtes blondes. 
On ne sait pas par quel charme secret une petite 
chaise, une poupée sur le tapis, le bruit .exaspérant 



LES VACANCES DE L^ COMTESSE 153 

d'un petit tambour sous les fenêtres du salon, rer 
tiennent au logis Thomme le plus mondain. La 
beauté de Valentine aurait subi nécessairement quel- 
ques éclipses passagères, mais elle n'en aurait été 
que plus chère au jeune mari. L'éclat constant, 
la santé inaltérable, la perfection toujours égale à 
elle-même engendrent la satiété, puis une sorte de 
dépit : c'est l'implacable azur du ciel égyptien^ le 
calme infini d'un golfe sans marée, le sourire im- 
mobile des statues éginétiques qu'on admire d'abord 
et qu'on finirait par souffieter si on les avait dans sa 
chambre. 

La femme sans enfants, celle qui semble créée 
pour l'admiration du monde, celle que les vieux ga- 
lantins retrouvent à quarante ans telle qu'ils l'ont 
admirée à vingt-cinq, a moins de charme pour un 
mari que celle qui a traversé péniblement les fatigues 
de la grossesse, les douleurs de l'enfantement et les 
pâles langueurs de la convalescence. L'une est restée 
ce qu'elle était; l'autre, en se dédoublant, est deve- 
nue chaque fois une femme nouvelle. Ce rajeunisse- 
ment par la maternité, Gontran l'avait rêvé pour 
Valentine, et Valentine pour elle-même ; mais à force 
d'attendre et d'espérer en vain, ils avaient fini par 
dire comme tant d'autres : ce Nous nous suffisons à 
nous-mêmes et nous ne voulons pas d'enfants. » Sur 
vingt personnes qui parlent ainsi dans le monde, 
il y en a dix-neuf qui pleurent en rentrant à la 
maison. 

Malgré la divergence toujours croissante de leurs 
idées et de leurs goûts, les Mably étaient cités au 



156 LA VIEILLE ROCHE 

On la savait irréprochable; on Testimait au point de 
croire qu'elle le serait toujours. On ne disait. pas 
d'elle comme de tant d'autres qu'on sait provisoire- 
ment sages : « Elle nous viendra! d L'hommage 
était rare et précieux, parce qu'il émanait des 
hommes les plus compétents dans la matière. Trou- 
vez-moi beaucoup de vertus assez bien démontrées 
pour que les clubs en mettent la main au feu ! 

Les intimes de Gontran étaient toujours Odoacre 
de Bourgalys en première ligne, cinq ou six hommes 
d'un âge et d'une raison plus mûre, et les deux Lan- 
rose. Il les voyait quelquefois chez eux, souvent au 
club, très-rarement chez lui. Odoacre n'avait plus 
remis les pieds rue Saint-Dominique depuis son 
impardonnable . escapade. La conversion de Valen- 
tine avait fait assez de bruit pour expliquer la re- 
traite d'un mauvais sujet de cette force. Yolande et 
Valentine s'étaient insensiblement refroidies; elles 
ne se voyaient plus qu'en visites. D'ailleurs Mme de 
Mably avait si peu de temps à elle que ses premières 
relations se dénouèrent presque toutes. Elle écarta 
les hommes eux-mêmes par ce je ne sais quoi de hé- 
rissé qui enveloppe les dévotes et les châtaignes; 
bonne pâte au dedans, mais qui s'y frotte s'y pique, 
et lorsqu'on s'y est piqué- on n'y revient pas de si 
tôt. Le noble et bon marquis de Lanrose se tint lui- 
même à l'écart. Il avait cependant les doigts bien 
endurcis à la piqûre des châtaignes! Mais un jour 
qu'il dînait rue Saint-Dominique sans sa femme, il 
osa défendre contre Valentine un de ses meilleurs 
et de ses plus anciens amis. C'était précisément le 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 157 

marquis de Billefoix, ce bouc expiatoire! La jolie 
comtesse se fâcha, s'oublia, et fit une telle sortie 
que Gontran alla s'en excuser le lendemain chez le 
marquis. 

« Mon cher enfant, lui répondit M. de Lanrose, je 
sais avec quelle facilité le miel s'aigrit dans les âmes 
pieuses. Je n'en suis pas moins religieux pour cela, 
et je remplirai mes devoirs exactement jusqu'à la 
fin de ma vie. Mais le monde a marché depuis nous : 
je m'en aperçois tous les jours. Nous avions notre 
manière d'aimer Dieu; ce n'est plus la bonne. La 
tolérance est passée de mode; n'ayez pas peur : on 
y reviendra. Il semble qu'aujourd'hui le domaine de 
Dieu soit un champ de bataille; on n'y rencontre 
que des régiments armés de pied en cap; voilà 
même qu'on vient chez vous, chez moi, chez tous 
les braves gens, recruter des amazones. Je ne man- 
querais pas à la messe du dimanche pour un empire, 
et je ne suis pas encore assez cassé, Dieu merci 1 
pour m'endormir au sermon. Eh bienl voici plu- 
sieurs années que je n'ai entendu prêcher avec dou- 
ceur et développer bonnement un précepte de 
morale. Ce n'est que discussions orageuses, décla- 
mations violentes, tirades, menaces, chants de 
guerre, marseillaises bibliques. Je serais bien étonné 
si le Dieu de paix et de charité, le Dieu de Fénelon 
et de saint Vincent de P^ul approuvait cette élo- 
quence-là. Enfin, que voulez-vous *? Gela plaît à nos 
femmes. La mienne est devenue aussi belliqueuse 
que la vôtre; elle s'adonne à la petite guerre; ces 
jeux vont bien, du reste, avec leurs nouveaux uni- 



458 LA VIEILLE ROCHE 

formes : cravates, cannes, gilets, chapeaux ronds et 
bottes à la Souwarof ; il n'y manque que le sabre ! 
C'est nous qui sommes les timides, les modestes, 
les tranquilles de la création. Il faut nous consoler 
entre nous, mon cher, et laisser nos amazones à 
leurs exercices : vous verra-t-on ce soir au club? » 

Ils se retrouvèrent ce soir-là, et le lendemain soir, 
et presque tous les soirs de la vie, sans compter la 
rencontre du jour et les promenades du matin. 
Adhémar était du même club ; on avait fini par l'ad- 
mettre à l'ancienneté, après l'avoir blackbollé neul 
ou dix fois, pour lui former le caractère. Dans la joie 
d'un triomphe si désiré et si tardif, il passait ses 
soirées au club, donnait son adresse au club, ses 
rendez-vous dans la première salle du club, et il 
n'écrivait plus que sur le papier du club. Mais 
comme la monomanie du club ne l'empêchait pas 
d'être un homme éminemment pratique, il travail- 
lait dix heures par jour à la grande affaire du Humbé, 
Sous les fanfaronnades du papa Gastafigue, il avait 
bel et bien découvert les éléments d'une spéculation 
sérieuse, magnifique, infaillible, et grosse de cent 
millions pour le moins. Les associés ne lui auraient 
pas manqué, s'il avait jugé bon d'en prendre ; mais 
comme il se sentait les reins assez solides pour 
réussir à lui tout seul, il trouvait superflu de par- 
tager ses bénéfices. 

Il fréta d'abord un joli vapeur, le Lanrosey qui 
alla, sous le commandement de Gastafigue, mouiller 
au sud de la baie Saint-Ambroise, à l'endroit même 
où le grand fleuve du Humbé devait avoir son em- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 159 

bouchure. Castafigue portait à son Mamaligo le pro- 
jet d'un traité sérieux, élaboré au ministère des af- 
faires étrangères. Les plus grands États de l'Europe 
lie dédaignent pas de traiter, dans l'intérêt de leurs 
nationaux, avec des monarques tout nus. Aux termes 
de la convention qui devait être ratifiée au plus tard 
dans une année, le Humbé acceptait le protectorat 
de la France ; les citoyens français étaient admis à 
circuler dans toute l'étendue du royaume, à établir 
des comptoirs sur le rivage de la mer et au bord du 
fleuve, à fonder des établissements agricoles dans 
l'intérieur et à s'y rendre propriétaires. Les mines 
et gisements à découvrir par les Français apparte- 
naient en propre à leurs inventeurs, sauf une rede- 
vance de dix pour cent accordée à Mamaligo sur le 
produit brut. Après l'échange des ratifications, un 
résident français devait s'établir à Lohé pour proté- 
ger la colonie et terminer selon nos lois tous les 
litiges des émigrants entre eux. C'était en fait une 
petite France que M. de Lanrose et le capitaine ins- 
tallaient au cœur du Humbé. On était à peu près 
sûr que le roi et les principaux du' pays renonce- 
raient à leur vie nomade lorsqu'ils verraient à Lohé 
une ville européenne fournie de toutes les marchan-. 
dises que les nègres recherchent avidement. 

Adhémar se fit céder, par acte authentique, chez 
un notaire de Paris, quatre-vingt mille hectares qui 
formaient environ moitié de la principauté du Gui- 
bou. Il comptait y tracer des routes ou même un 
petit chemin de fer, et vendre ces terrains par lots, 
& la mode d'Amérique.. Mais le commerce du sol 



160 LA VIEILLE ROCHE 

était le moindre de ses profits. Il partageait d*einblée 
le trésor de'Gastafigue et traitait séparément avec le 
roi, en son propre nom, Castafigue mis à part, pour 
le monopole de la poudre d'or. Castafigue assurait 
qu'au taux actuel des échanges, le kilogramme d'or, 
pris à Lohé, ne reviendrait pas à plus de cinq cents 
francs. Le roi en récoltait au moins trois mille kilos 
chaque année par le procédé le plus simple et le 
plus ingénieux : il se faisait indiquer tous ceux de 
ses sujets qui avaient des économies, et il leur cou- 
pait le cou lui-même pour les mettre à l'abri de cette 
corruption qu'engendrent les richesses. Adhémar 
pouvait donc réaliser sur un seul article un bénéfice 
annuel de sept à huit millions. 

On imagine que le retour de Castafigue en sa 
bonne ville de Lohé suscita un étonnement général. 
Pas du tout. Il n'y eut d'étonné que Castafigue lui- 
ipême, et les quatre marins qui avaient débarqué 
avec lui. Ils avaient laissé le navire à la garde du 
second et du reste de l'équipage, ils avaient marché 
deux nuits et campé tout un jour sous une tente^ 
abri, dans les sables, et quand ils arrivèrent à la 
ville, la ville n'existait plus. C'était pourtant bien là 
que le capitaine avait entassé son trésor. Il retrouva 
ses magasins fort délabrés et sans apparence de 
portes. La poudre d'or et les diamants n'y brillaient 
plus que par leur absence ; les autres marchandises 
étaient passablement avariées ; la plume d'autruche 
était méconnaissable, la muscade pourrie ; un mon- 
ceau d'arachides qui représentait plus de 2000 ton- 
neaux avait germé. Le tout ensemble ne valait pas 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 161 

dix centimes ; je me trompe : dans un silo caché sous 
les graines oléagineuses, on trouva de l'ivoire pour 
60 000 francs. 

Tout autre que le capitaine aurait perdu la tête 
Le pays semblait désert depuis un siècle ou deux : 
pas une barque sur le fleuve, pas trace de culture 
aux environs ! Les Français n'avait apporté que leur 
tente et un jour de vivres ; seul, Câstafigue avait 
mis une poignée de verroteries dans sa grande po- 
che, comme un Parisien qui va sortir glisse quelques 
louis dans son gousset. Si je vous racontais qtj'il ne 
jura pas un bon coup, vous refuseriez de me croire ; 
mais son aplomb ne se démentit point un seul ins- 
tant. « Mes enfants, dit-il aux quatre hommes, vous 
êtes dans ma principauté. Il paraît que mon peuple 
a eu besoiA dehors, car ils sont tous sortis sans lais- 
ser leur adresse; mon suzerain doit être à sa bastide 
dans les environs, à deux ou trois cents lieues d'ici 
mais nous les trouverons tous, et bientôt. La seule 
chose qui m'embarrasse, c'est la soupe pour ce ma- 
tin. Mais nous sommes tous de Marseille, et quand 
on est de Marseille on se débrouille n'importe où. » 
Une heure après, les cinq gaillards faisaient honneur 
à un repas de légumes, de poissons et de fruits ; ils 
buvaient à longs traits l'eau limpide du grand fleuve, 
et ils chantaient une chanson de l'Alcazar de Mar- 
seille, dans l'espoir qu'un vassal du capitaine serait 
attiré par le bruit. Personne n'accourut, mais au 
bout d'une heure de marche ils trouvèrent une ca- 
bane habitée par des pêcheurs. Câstafigue se fît re- 
connaître en déclarant ses titres et qualités. Le 

11 



162 LA VIEILLE ROGHV 

iiëgre avait entendu parler de lui, mais dans les 
vieilles, vieilles légendes : il racontait l'histoire du 
capitaine blanc comme si elle avait daté de plusieurs 
siècles : ces gens-là n'ont pas la notion du temps ; 
ils ne connaissent que l'heure présente. On lui offrit 
un collier de verre et un couteau d'un sou, et il re- 
connut son maître légitime à ce faste occidental. Il 
mit sa barque et sa personne au service du prince 
et ofifHt de le conduire avec sa^uite jusqu'à la nou- 
velle capitale de Mamaligo. 

Les cinq Français et leur guide naviguèrent dix 
jours consécutifs sur un fleuve magnifique. Ils attei- 
gnirent enfin le campement du roi. Mamaligo traî- 
nait partout avec lui une famille de cinq ou six cents 
femmes, une cour, une armée, un peuple d'esclaves, 
un haras et un troupeau de bœuâ. Tout cela démé- 
nageait et emménageait en deux heures, sur un geste 
du maître : on débarquait n'importe où; on con- 
struisait des abris sur la rive et l'on pillait tout aux 
environs. Lorsqu'il ne restait rieiî à prendre dans 
un rayon de cinq à six lieues, la capitale remontait 
sur ses barques et se transportait plus loin. Le roi 
n'hésitait pas à déplacer vingt-cinq ou trente mille 
personnes, par caprice, pour chasser la gazelle ou 
l'éléphant, pour visiter un voisin, pour changer 
d'air. Il avait pour amis cinq ou six rois du voisir 
nage, élevés dans les mêmes principes et nourris 
de la même logique. Ces bons voisins ne savaient 
jamais en s'abordant s'ils étaient en paix ou en 
guerre. Souvent ils se prenaient de querelle à la 
suite d'un repas, mettaient leurs armées en ligne, et 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 

se tuaient réciproquement un millier d'hommes pour 
dessert. Ces mœurs patriarcales se retrouvent dans 
presque tous les royaumes du continent africain. 

Mamaligo poussa des cris de joie et dansa même 
un pas fontastique en revoyant son ami Castaâgue. 
Lorsqu'il sut qu'un navire européen était mouillé 
dans ses eaux, qu'on lui apportait des bijoux, des 
liqueurs, des. cpnserves, des mouchoirs rouges et 
des colliers bleus par ballots et par tonnes, il entra 
dans un tel paroxysme de joie, qu'il tua deux courti- 
sans superbes, dont un lui était particulièrement 
dévoué, n décida que le jour même son peuple se 
mettrait en routs et descendrait le fleuve jusqu'à 
Lohé. 

Chemin faisant, le capitaine eut l'honneur de par 
tager la table et tous les plaisirs du roi nègre. U 
apprit qu'en son absence, la monarchie avait eu des 
malheurs. On s'était laissé battre en deux ou trois 
rencontres par les Betjouanas ; vingt-cinq villages 
chôtâ avaient été emmenés et vendus comme es- 
claves; on craignait une nouvelle invasion du vain 
queur. Les Betjouanas avaient des fusils de fabrique 
anglaise, grands, beaux, pesants, peints en rouge, 
et d'une telle précision qu'ils mettaient dans un 
arbre à dix pas. Castaâgue promit de relever les 
affaires chôtà : il apportait vingt caisses d'armes à 
feu, égales sinon supérieures à celles de la traita 
anglaise : carabines rayées 1 rayées en dehors, il est 
vrai, mais avec un tel art que la défaite des Betjouaj^ 
nas était sûre. Ces carabines avaient coûté huit 
firancs pièce à Saint-Étienne, et M. de Lanrose, un 



164 LA VIEILLE ROCHE 

moyen cnet irançais, ami des Chôtâ, les donnait 
pour la bagatelle d'une once d'orl 

Castafigue profita du moment où son prince avait 
besoin de lui pour reparler un peu des richesses 
qu'il avait laissées. Outre les femmes et le bétail, qu'il 
ne réclamait pas, on lui devait une principauté de 
cent lieues carrées et tous les nègres gui la meu- 
blaient; plus une valeur énorme en or et marchan- 
dis3s. A cette réclamation, Mamaligo fut pris d'une 
gaieté folle. « Il n'y a pas de mal, dit-il à. son ami : 
c'est moi qui ai fait enfoncer tes portes; c'est moi qui 
ai tout pris! » Et de rire. Castafigue était plus sérieux. 

« Mais alors tu me rendras tout? 

— Oui, tout; oui, si tu me donnes des fusils et 
des marchandises. 

'-— Et tu me payeras mes marchandises et mes 
fusils? 

— Oui, je te donnerai bien des choses. 

— Nous ne nous entendons pas! tu m'as volé tout 
ce que j'avais. 

— Volé? Oui, ouï. 

— C'était à moi? 

— A toi? Oui, puisque je te l'avais donné. 

— Donc, c'est encore à moi maintenant? 

— Non; puisque je te l'ai pris. 

— Et pourquoi me l'as-tu pris, quand tu me Tavais 
donné? 

— Tu étais parti, j'avais du chagrin, cela m'a con 
sole. 

— Mais je suis revenu; tu n'as plus besoin de 
consolation I 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 105 

— Non, plus du tout. 

— Alors, rends-moi ce que tu m'as volé? 

— Je veux bien ; qu'est-ce que tu me donneras en 
échange ! 

— Mais en échange, tête d'âne ! je ne te dois rien. 

— Si tu ne me dois rien, je ne te devrai rien non 
plus I 

Ce fragment de dialogue, indispensable pour expli- 
quer la suite du récit, a perdu cent pour cent dans 
la traduction française. La langue des Ghôtâ, plus 
simple que la nôtre, n'admet pas les nuances sub- 
tiles. Ce peuple innocent n'a qu'un seul mot pour 
dire acheter, gagner, recevoir, trouver, prendre et 
voler. Le verbe Igof en chôtâ signifie haïr et tuer : 
il semble inadmissible à ce naïf dictionnaire qu'on 
ait un ennemi sans le tuer aussitôt. La crainte et la 
fuite sont indiquées par un môme substantif. Aimer 
une femme se dit ofep, la posséder, ohp ; l'employer 
comme esclave aux travaux les plus pénibles, tou- 
jours ohp/ 

Le roi ne rendit rien à Castafigue, mais il le suivit 
à son bord, admira le navire qui marchait sans 
rames et sans voiles, examina la cargaison en dé- 
tail, s'enivra, vola une vieille pipe de matelot, et 
donna huit millions en or, en pierreries et en autres 
produits, pour une pacotille qui n'avait pas coûté 
cent mille francs à Marseille. Lorsqu'il sut que ce 
bâtiment automate n'était pas un animal vivant, mais 
un produit de l'industrie européenne, une chose 
qu'on pouvait acheter contre des tonnes d'or, il té- 
moigna là généreuse intention d'aliéner les deux 



166 LA VIEILLE ROCHE 

tiers de ses sujets en échange d'un bateau pareil 
Gastafigue promit de lui en fournir un à beaucoup 
meilleur compte s'il signait le traité chôtâ-ffançais 
et s'il adhérait aux propositions du moyen chef 
Adhémar de Lanrose. Il signa tout ce qu'on voulut. 
Pour cette âme primitive, signer était un savant 
effort, une gymnastique particulièrement subtile. Il 
pensait que lorsqu'un homme s'est imposé un tel 
travail; on aurait mauvaise grâce à lui demander 
rien de plus. 

Gastafigue n'avait pas une foi sans limites dans la 
moralité de son élève, mais il était bien sûr de le 
tenir par ses besoins et par ses vices. Après s'être 
fait livrer à bord le prix des marchandises, il prit 
congé du roi dans l'ex-capitale de Lohé qui com- 
mençait à refleurir, et il vit disparaître en moins 
d'une journée deux caisses d'alcools assortis. A ce 
train, la cargaison devait aller vite. On pouvait pré- 
dire à coup sûr que le deuxième voyage serait aussi 
lucratif que le premier et que la cour de Humbé 
payerait tribut à la France jusqu'au jour où le roi, 
les courtisans, les soldats et le peuple mourraient 
tous à la fois de combustion- spontanée. Plus de 
doute : le royaume était conquis au progrès. 

Mamaligo se fit tracer le canal qui allait jeter son 
fleuve à la mer. On retrouva aisément l'ancien lit 
sous les sables qui l'obstruaient. Les peuples du 
Humbé pouvaient, en deux ou trois ans, avancer la 
besogne que la drague française mènerait à bonne 
fin. Le roi fit assembler six mille ouvriers robustes, 
et leur tint un discours entraînant où le bâton n'é- 



LES VAGANGES DB LA COMTESSE 167 

tait pas oublié. Pour donner aux travaux une im- 
pulsion plus active, il supplia le capitaine de lui 
vendre six matelots français. On eut beaucoup de 
peine à lui faire comprendre que tout Tor de ses 
États ne pouvait pas payer la liberté d'un homme. 
Ne vous moquez pas trop de ce nègre : il n'y a pas 
si longtemps qu'un pacha de Smyrne, émerveillé 
du dévouement qui anime les Sœurs de charité^ 
adjurait la supérieure de lui en vendre deux! Casta- 
figue promit que» si tout marchait bien, il reviendrait 
au bout de quelques mois avec une colonie euro^ 
péenne. Et Mamaligo, dans sa joie, voulait à toute 
force envoyer un présent au grand chef des Fran- 
çais. C'était la pièce la plus rare et la plus précieuse 
de son trésor royal, un enfant à deux têtes qu'il 
avait eu de son épouse favorite, et que son magicien 
avait boun'é d'aromates. Le bonhomme de roi ou- 
bliait les soucis du pouvoir au spectacle de ce phé- 
nomène; il lui faisait de gros yeux, lui tirait la langue 
et finissait par se rouler par terre avec Id plus cor- 
diale gaieté. Castafigue ne consentit pas à le priver 
d'un joujou dont il était le père : il accepta seule- 
ment deux chevaux assez laids pour le comte Adhé- 
mar et une girafe qui vit encore au jardin zoologique 
de Marseille. 

Le L&nrose revint sans encombre, et Castafigue, 
ayant fait argent de tout, apporta quatre millions à 
l'hôtel de la rue de Ponthieu. Ce résultat palpable 
fit croire au comte qu'il pouvait exploiter le Humbé 
à lui seul. Il arma un deuxième navire et fonda un 
établissement magnifique à l'endroit où son fieuve 



1(38 LA VIEILLE ROCHE 

devait déboucher un jour ou l'autre : vingt maison- 
nettes de fer, destinées à un pénitencier de la 
Guyane, avaient été laissées pour compte à l'entre- 
preneur; il les acquit au rabais et les fit installer 
sur la côte. Il en commanda bientôt dix autres qui 
furent transportées pièce à pièce jusqu'à Lohé. Six 
petits vapeurs à fond plat, tirant au plus un mètre 
d'eau, se construisirent pour son compte sur les 
chantiers de la Giotat ; cette flottille se démontait à 
à volonté. Malheureusement elle fut mise à terre 
dans la saison des grandes pluies; les chariots à 
douze bœufe qui étaient venus la prendre s'embour- 
bèrent à moitié chemin ; tout fut pillé par les bons 
nègres qui ont le fer en haute estime et le droit en 
médiocre respect. 

Adhémar .porta seul le poids de ce sinistre, comme 
il avait seul encaissé les profits. Dès la seconde ex- 
pédition, il avait complètement désintéressé Gasta- 
figue. Le capitaine était toujours prince de Guibou, 
ami de Mamaligo, et même consul général du 
Humbé à Paris ; mais sa fortune acquise suffisait à 
tous ses besoins, son titre et sa position officielle 
excédaient de beaucoup toutes les ambitions de sa 
jeunesse, et il était sans enfants. Il ne resta donc 
dans l'affaire que par amitié pour Lanrose, par pa- 
triotisme, et surtout par amour-propre d'auteur. Il 
retourna deux ou trois fois h Lohé comme capitaine 
au long cours ; il tira même assez bon parti de ces 
voyages. Mais lorsqu'il vit le canal en voie d'exécu- 
tion, deux colonies françaises fondées, l'une à Lohé, 
l'autre dans la baie, et un agent consulaire installé 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 1C9 

sur remplacement de son ancien trésor, il tira son 
épingle du jeu le plus honnêtement du monde, ven- 
dit au comte Adhémar le reste de la principauté, et 
consacra ses loisirs à la rédaction d'une grammaire 
chôtâ, avec dictionnaire. 

M. de Lanrose applaudit au désintéressement du 
brave homme qui le laissait en si bon chemin. Pen- 
dant deux mois il dit à qui voulait l'entendre : « Je 
n'ai besoin ni des talents ni des capitaux de per- 
sonne; j'arme mes bâtiments, je construis mes ma- 
gasins, je vends mes lots de terre et mes maisons 
moi-même ; je traite avec un roi, non pas d'égal à 
égal, mais de bon maître à petit nègre ; j'exploite 
seul un peuple de trois millions d'hommes, et cela 
sans bouger de Paris. J'ai trente agents dans le 
Humbé; le pays est un peu malsain depuis mes 
grandes fouilles, mais je prévois tout, j'ai des rem- 
plaçants touts prêts pour ceux qui meurent; le déchet 
n'est pas énorme : nous comptons sur une perte de 
vingt pour cent par année. La France est assez riche 
en petits jeunes gens pour fournir à cette dépense. 
Moyennant quoi, je gagnerai vingt millions par an 
pendant dix ans, et le jour où j'aurai deux cents 
millions en portefeuille, les Rothschild, les Pereire et 
tous les gros bonnets de la finance auront à compter 
avec moi. 

La perte de ses chaloupes à vapeur et quelques 
autres mécomptes graves le corrigèrent un peu de 
cet abus du moi. Il apprit que tout son matériel de 
pelles et de brouettes, quoique arrivé à destination, 
était considéré comme non avenu. Les nègres 



170 LA VIEILLE ROCHE 

avaient repoussé unanimement ces engins si corn* 
modes dans leur simplicité : ils s'obstinaient à fouil- 
ler la terre avec une sorte de pioche et à charger les 
déblais sur leur dos dans des couffes de jonc qui ne 
contenaient presque rien. En même temps la grande 
usine qui devait construire les bateaux dragueurs 
envoya un devis de plusieurs millions. Adhémar se 
prit à penser que l'association avait des côtés admi- 
rables ; qu'il était doux assurément de gagner l'ar- 
gent à soi seul, mais que pour avancer les grosses 
sommes et pour supporter les pertes graves, un 
seul homme est moins solide que cinquante ou cent. 
Le malheur est que personne ne consent à partager . 
les risques sans réclamer une part dans les béné- 
fices. Mais le comte se dit qu'à tout événement il 
risquerait bien moins que ses associés et gagnerait 
bien davantage. En acceptant les capitaux qu'on lui 
offrait de toutes parts, il rendait service à ses amis, 
et tout service se paye. Il se résolut donc à faire des 
heureux. L'affaire du Humbé jouissait d'un tel crédit 
sur la place, que s'il avait voulu la mettre en ac- 
tions, son apport eût été pris, haut la main, pour 
vingt millions et plus. Mais il eut peur des entraves 
légales et de la surveillance qu'une compagnie orga- 
nisée exerce sur son gérant. U aima mieux rester le 
maître de son entreprise. Il hébergea quelques-uns 
de ces millions qui couraient après lui, mais sans 
signer aucun acte de société. A quoi bon? dit-il à 
Gontran de Mably; vous avez mon reçu ; vous êtes 
dans l'affaire ; je vous dirai au bout d'un an ce que 
vous avez gagné, et si vous n'êtes pas content du 



LES VAGANCfcS DE LA COMTESSE 171 

résultat, on vous rendra vos écus. Suis-je solvable 
ou non ? 

Grontran le remercia en lui serrant les deux mains : 
il était plein de confiance. On venait d'inaugurer 
avec un certain éclat un service de paquebots entre 
Marseille et la côte du Humbé. Le dernier navire 
avait apporté 900 kilos de poudre d'or et quantité 
de marchandises précieuses. Un jeune ingénieur de 
l'École centrale, au service du comte Adhémar, an- 
nonçait la découverte d'une mine de houille égale 
en qualité, sinon supérieure au meilleur charbon de 
Newcastle. Sur soixante maisons envoyées de Mar- 
seille ou construite sur place aux frais de M. de 
Lanrose, il n'en restait plus une à vendre ou à 
louer» Ahdémar avait le matin même adjugé là der» 
nière à un émigrant lyonnais appelé Mouton. Con- 
tran ne put s'empêcher de rire en apprenant que ce 
bonhomme (une deuxième édition de l'oncle Fa- 
fiaux) allait vendre aux nègres du Humbé la liqueur 
du Mont-Thabor, distillée à la Grande-Balme. 

Le comte de Mably rencontrait quelquefois Éliane, 
mais son cœur ne perdait plus le temps à battre 
pour ou contre elle. Cet amour de jeunesse était 
bien enterré, puisqu'il n'en restait plus même la 
rancune. 

Un événement sans importance immédiate obligea 
yalentine à rencontrer souvent la marquise de Lan- 
rose. Chacune de ces deux dames présidait une as- 
sociation de bienfaisance comme on en voit beau- 
coup au fauboug Saint-Germain. Ëliane réunissait 
chez elle tous les jeudis les patronesses de son œu- 



172 LA VIEILLE ROCHE 

vre, comme VaJentine les lundis. Dans ces deux 
conférences, on débattait les pétitions adressées di- 
rectement aux patronesses ou transmises par le 
clei^é régulier. Les pauvres étaient classés par rang 
de besoin et surtout par rang de mérite : en pre- 
mière ligne les pratiquants, ensuite, les simples 
malheureux. Un litre de bouillon, un demi-kilo- 
gramme de bœuf et un petit fagot pour six païens 
qui manquent de tout; l'abondance et presque le! 
luxe au vieux malin célibataire qui se fait remar- 
quer aux offices : le rôle de Tartufe est de tous les 
temps et de toutes les conditions. 

Partout où quelques belles âmes se réunissent 
pour faire le bien, il se forme une population d'in- 
dustriels qui les exploitent. La charité sème Thypo- 
crisie; la simple bienfaisance engendre les faux 
pauvres, les comédiens de la misère. Après avoir 
été mille fois dupes, les distributeurs d'aumônes ont 
imaginé sagement de visiter leurs clients à domi- 
cile; les clients de mauvais aloi, pour répondre à 
cette défiance, ont deux domiciles, dont Tun ne 
manque de rien et l'autre étale un dénûment af- 
freux. On se goberge dans l'un, on se fait voir dans 
l'autre. 

L'industrie de la misère occupe une multitude de 
bras dans une ville comme Paris. Vous y rencon- 
trerez des familles nombreuses qui dépensent plus 
d'activité et plus d'esprit à mendier leur vie qu'il 
n'en faudrait pour la gagner. Ces comédiens de bas 
étage s'imposent la contrainte la plus pénible et le 
travail le plus assidu, par amour de la fainéantise. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 473 

Us soignent la mise en scène de leurs taudis; ils 
bâillonnent artistement leur costume, ils composent 
leurs visage, ils essayent des» intonations lamenta- 
bles. Quelques-uns, à force d'étude, sont devenus 
aussi bons physionomistes que le meilleur juge 
d'instruction; ils reconnaissent au premier coup 
d'œil le passant qui leur tournera le dos, celui qui 
prendra leur adresse et les ira voir le lendemain. Il 
y a des mendiants qui rédigent tous les jours dix 
lettres, dix chefis-d'œuvre, et les portent eux-mêmes 
à domicile. D y a des statisticiens qui collectionnent 
les noms et les adresses de toutes les âmes chari- 
tables, avec une colonne d'observations personnel- 
les; on trouvera dans leur paillasse, sinon des bas 
pleins d'or et des billets de jnille francs, au moins 
l'état complet et détaillé de toutes les associations 
charitables, et des renseignements précieux sur 
l'esprit de chacune. 

Le dernier mot de la mendicité savante consiste h 
prendre de toutes mains, en prouvant h chaque bien- 
faiteur qu'on n'est secouru par aucun autre. Nous 
nous croyons plus particulièrement engagés envers 
les malheureux qui n'ont que nous au monde. Si un 
homme qui tend la main nous prévenait qu'il est 
nourri par Pierre, chauffé par Paul, et habillé par 
Jacques, nous serions le plus souvent tentés de lui 
répondre : « Adressez-vous à Jacques, Pierre et 
Paul; vous avez vos bienfaiteurs, et moi j'ai mes 
pauvres. » Aussi les mendiants de profession ca- 
chent-ils soigneusement le bien qu'on leur fait; les 
plus discrets sont les plus habiles. Un homme gêné- 



174 LA VIEILIJB ROGHK 

reux ou une associatien charitable s'aperçoit un 
beau jour que le plus clair de ses ressources est 
pillé par vingt collectionneurs d'aumônes , au dé- 
triment de dix vrais pauvres plus délaissés, plus 
intéressants, et qu'un secours un peu large eût 
peut-être sauvés. Le grand nombre des indigents 
vrais ou &ux, la difiSoulté du contrôle, pQut-être 
aussi l'ambition d'étendre certaines clientèles con- 
damne la bienfaisance h émietter ses dons. On coupe 
en deux le morceau de pain qui nourrirait un 
bomme, et on le partage entre deux individus dont 
l'un n'a pas mangé depuis vingt^quatre heures ^ 
l'autre a bien déjeuné ce matin. 

Pour éviter ces injustices, il faut que les bonnes 
ftmes se fassent initier à toutes les roueries de la 
mendicité. Les colombes ont dû emprunter la finesse 
du serpent. La conférence Baint^hristophe, prési- 
dée par la comtesse de Mably, et le comité des ser- 
vantes de Joseph, dirigé par la marquise de Lan- 
rose, s'aperçurent un beau jour que leur clientèle 
était à peu près la môme. De découvertes en décou- 
vertes, on trouva plus de quarante familles qui ten- 
daient la main droite à Saint-Christophe, et la main 
gauche à Saint-Joseph. On signala des abus graves, 
des bons de pain vendus, des litres de bouillom 
changés en vin par un miracle qui n'avait rien d'é- 
vangéliqpie : le besoin d'une révision sévère fut 
reconnu et proclamé. Le R. P. Gaumiche, homme 
d'esprit, imagina un expédient qui fit fortune. On 
décida que les deux conférences se réuniraient sans 
se confondre, que chacune contrôlerait les registres 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 175 

de l'autre, que pendant trois mois au moins, sixi 
mois au plus, Saint*Ghristophe visiterait les pauvres 
de Saint-Joseph et réciproquement. 

Valentine ne crut pas désobéir à son oncle en 
acceptant cette combinaison. M. Fafiaux ne lui avait 
pas défendu de voir les Lanrose; il lui avait seule-* 
ment recommandé de les, tenir à distance et d'éviter 
une intimité trop étroite avec eux. Faire le bien en 
commun, ce n'est pas être iptimes. Que de femmes 
assistaient aux conférences de la rue SaintrDomi* 
nique sans être ni peu ni prou les amies de la mai- 
son ! D'ailleurs, le seul grief de M. Fafiaux, contre 
une famille si honorable, ne pouvait être partagé 
par Valentine. Pourquoi donc auraitrelle gardé ran» 
cune à ceux qui l'avaient faite comtesse de Mably 9 

Elle vit assidûment la marquise, sans toutefois se 
lier avec elle. Une barrière invisible s'élevait entre 
ces deux aimables personnes ; l'estime qu'elles pro- 
fessaient l'une pour l'autre ne se transforma jamais 
en sympathie ; les atomes crochus manquaient des 
deux côtés. 

n faut dire que la gravité des devoirs qu'elles 
remplissaient &ce à face, l'importance des intérêt^ 
qui leur étaient confiés, l'obligation de représenter 
dignement leurs saints respectifs, la présence des 
dames patronesses et le bel exemple qu'une prési- 
dente doit donner en tout temps à sa petite assem- 
blée, les guindaient l'une et l'autre un peu plus que 
de raison. 

Valentine ne ressemblait plus à cette charmante 
évaporée qui s'était Jetée dans les bras de Gontran. 



476 LA VIEILLE ROCHE 

L'éclat de ses beaux yeux était comme voilé par les 
pensées austères ; ses petits mouvements de mé- 
sange effarée s'étaient calmés et rassis; on la voyait 
si sérieuse parfois, qu'on aurait pu la oroire triste 
ou du moins découragée. Sa maison lui était de- 
venue indifférente ; elle ne donnait pas un coup 
d'œil à son jardin; et comme M. de Mably, vivant 
au club, ne paraissait guère au logis que pour diner, 
le jardin et ta maison avaient pris insensiblement 
cette teinte, cet aspect poudreux sans poussière, ce 
vague reflet d'abandon mélancolique qui s'étend sur 
les choses délaissées. C'étaient pourtant les mêmes 
arbres, les mêmes tapis, les mômes meubles qui 
avaient ébloui le beau monde parisien par un air 
de fraîcheur et de joie; mais les objets extérieurs 

• nous empruntent une bonne part -de leur physio- 
nomie. Voyez le nid d'un jeune ménage : vous n'y. 
reconnaîtrez plus les meubles qu'on vous avait 
montrés chez le tapissier. Tout s'est métamorphosé 
d'un jour à l'autre; les fauteuils ont arrondi leurs 
bras comme pour étreindre quelqu'un ; les larges 
canapés se rétrécissent; les miroirs de Venise épar- 
pillent la lumière en mille sourires; le velours est 
charge de caresses, les plis des draperies ont un air 
discret, les tapis vous prennent sous les pieds et 
vous enlèvent de terre; les pendules vont vite et 

• leur timbre agaçant vous mettrait à la porte si vous 
restiez après minuit. Quatre ans après, si l'amour a 
délogé de la maison, vous n'y reconnaîtrez plus 
rien. Les pendules sont lentes, et leur tic tac régu- 
lier accuse avec affectation la monotonie du temps. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 177 

Entrez, sortez, restez, rien ne vous chasse, mais 
rien non plus ne vous retient. L'ameublement est 
encore neuf, on a pris soin de tout, les gens de la 
maison font exactement leur service, et cependant 
tout semble décoloré. Savez-vous ce qui manque à 
ces jolies choses? Les paillettes étincelantes que le 
bonheur sème autour de lui. 

Yalentine n'était pas malheureuse, mais elle man- 
quait de bonheur. Le cas est plus fréquent qu'on le 
croit dans le monde. Elle ne touchait pas encore h 
ce moment périlleux où la femme regarde autour 
d'elle et cherche vaguement ce qui lui fait détaut : 
elle tendait plutôt à s'isoler des choses extérieures 
et à se renfermer en elle-même; maiô elle ne trou- 
vait pas de quoi se contenter, ni dans les souvenirs, 
ni dans les espérances. 

De tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un 
seul avait éveillé son imagination, et celui-là, Gon- 
tran, l'avait pour ainsi dire rendormie de force. Les 
autres la laissaient absolument indifférente ; Odoacre, 
lui-même, quand par hasard elle pensait à lui, ne la 
mettait plus en colère. Lui savait-elle un certain gré 
de sa résignation et de son silence ? S'était-elle ran- 
gée avec le temps, à la morale douce et tolérante 
du P. Gaumiche? Il est certain que le petit guet- 
apens de Bourgalys ne lui apparaissait plus dans les 
brumes du passé que comme une médiocre plaisan- 
terie. Peut-être même regrettait-elle d'avoir rompu 
les chiens si vite et arrêté la déclaration au premier 
mot, maintenant qu'elle était sûre de son aplomb. 
Quelquefois, dans les heures d'oisiveté, elle repen- 

12 



178 LA VIEILLE ROCHE 

sait à la Gr^nde-Balme et à ce gros Lambert de 
Saint-Génin qui Taimait trop pour oser le dire. Une 
femme n'oublie jamais le premier homme qui l'a 
demandée en mariage, quand même elle n'a rien 
éprouvé pour lui. La figure a beau être insignifiante 
en elle-même, la date est solennelle et l'événement 
mémorable ; l'homme n'est qu'un détail, mais il n'y 
a pas de détails indifférents en ces matières . Met- 
tez-vous dans l'esprit que toutes les idées possibles 
et impossibles traversent nécessairement le cerveau 
d'une femme : la vie est si longue et les idées vont 
si vite! D en défile plus de cent en un quart d'heure; 
nous l'avons tous éprouvé, nous qui appartenons au 
sexe lourd. Les femmes sont deux fois plus vives 
que nous; calculez et dites-moi combien de millions 
d'idées elles peuvent consommer en dix ans I II est 
probable que Valentine se demanda au moins une 
fois ce qui serait advenu de son corps et de son âme 
si elle avait épousé Saint-Génin. 

Elle ne l'avait pas aimé un seul instant; non, pas 
plus lui que M. de Bourgalys. Elle savait qu'excepté 
Gontran, elle n'aimerait jamais aucun homme. Mais 
sa vie était terriblement vide, malgré les mille agi- 
tations factices dont elle s'efforçait de la remplir. 
Gontran n'excitait plus en elle la moindre curiosité : 
on n'est curieux que de l'inconnu, et l'inconnu est 
un champ immense. Pour une femme mariée, c'est 
tout ce qui n'est pas son mari. 

La plus scrupuleuse des femmes s'amuse quel- 
quefois à courir les steeple-chases de la fantaisie. 
Plaisir permis, quand l'âme est assez chaste pour 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 179 

que les tentations ne viennent pas l'effleurer; plaisir 
facile et complaisant, car on peut se le donner môme 
à Téglise. On écoute les déclarations du gros baron 
ou du petit prince entre les tirades du prédicateur ; 
on lit tout un roman d'amour entre les lignes du 
Bosquet de pénitence ou du Paroissien régénéré. 

Si Valentine avait été la femme d'un bon pataud 
comme Lambert ou d'un gaillard sans gêne comme 
Odoacre, elle eût rêvé sans doute l'amour respec- 
tueux des paladins. Mariée à Gontran qui la traitait 
un peu trop en déesse, elle aspira peut-être à des- 
cendre et revendiqua dans son for intérieur les 
humbles prérogatives de l'argile humaine. On ne 
désire que ce qu'on n'a pas. Si quatre enfants avaient 
fait du bruit autour d'elle et tartiné de confitures son 
peignoir de taffetas' blanc, elle eût maudit sa fécon- 
dité. Lorsqu'elle attendait son mari, toute seule 
dans cette grande maison silencieuse, elle se disait 
peut-être que Lambert, Odoacre ou un autre lui 
aurait donné des enfants. 

Chaque fois que ces pensées voulaient entrer trop 
avant dans son cœur, elles étaient reçues comme 
des chiens à la porte d'un sanctuaire; Valentine 
allait même jusqu'à se reprocher de les avoir eues, 
comme si elle avait pu les empêcher de naître. Notre 
esprit n'est qu'un champ où les idées bonnes ou 
mauvaises croissent par une sorte de génération 
spontanée : le pouvoir de la raison et de la volonté 
se réduit à sarcler les mauvaises. Coupable ou non, 
Valentine s'accusait, pour plus de sûreté. Elle serrait 
dans ses petites mains ces péchés plus impalpables 



180 LA VIEILLE ROCHE 

qu'une vapeur légère, et elle les portait tout chauds 
au P. Gaumiche. Le fin vieillard Técoutait avec pa- 
tience et lui disait son éternel refrain : < Offrez à 
Dieu, mon enfant; offrez k Dieu. > U savait bien, au 
fond, que Dieu n'avait que faire de pareils dons; 
mais il n'était pas homme à repousser les confi- 
dences d'une âme distinguée. Il n'appartenait pas à 
cette école un peu janséniste, qui évite de prodiguer 
les sacrements de peur d'atténuer leur solennité re- 
doutable; il songeait bien plutôt à se rendre indis- 
pensable aux fidèles en leur créant comme un besoin 
de tôte-à-tête hebdomadaire avec Dieu. Mais il ne 
voyait pas, malgré tout son esprit, que sa plus jolie 
pénitente se régalait aux doux aveu des pensées dé- 
fendues; qu'en décrivant les mirages de l'âme, on a 
le plaisir très-réel de leur donner un corps, et que 
Mme de Mably, pour être en règle, aurait dû se con- 
fesser de ses confessions. 

Dans le courant de juillet 4858, il y eut une retraite 
de quatre jours au Sacré-Cœur de Paris. Valentine 
trouva charmant de goûter un tantinet de la vie mo- 
nastique, et Gontran, fidèle à son principe, lui per- 
mit cette honnête et pieuse distraction. D excellait à 
se passer de sa femme. Je manquerais de courtoisie 
en disant que c'était autant de gagné pour lui; mais 
il n'était pas homme à s'ennuyer jamais, ayant de 
bons amis, un club agréable et un excellent cheval 
de selle pour les promenades du matin. 

On ne sait pas encore par quelle fatalité le valet 
de pied de Mme de Mably ou le suisse de la mar- 
quise de Lanrose éi^ara un billet plié en triangle; 



LES VACANCPIS DE LA COMTESSE 181 

mais il est positif que Ja sévère Éliane ne fut pas 
avertie et qu'elle arriva le lundi comme à son ordi- 
naire à la séance du comité. Toutes les patronesses 
présentes à Paris avaient été prévenues du relâche; 
Éliane fut donc seule à se fourvoyer rue Saint-Domi- 
nique. Mais la Providence permit que ce petit acci- 
dent tournât à bien. L© comte, prêt â sortir, était 
sur les marches du vestibule; il courut donner la 
main à ses amours de jeunesse, conduisit la marquise 
au salon, et lui conta pourquoi la conférence n'avait 
pas lieu. 

Dieu m'est témoin qu'à cette époque Grontran ne 
86 souvenait plus d'avoir aimé Mlle de Batéjins. Les 
lecteurs de romans s'imaginent bien à tort qu'un 
homme jeune et beau doit être toujours en partance 
pour rUe de Gythère : c'est une erreur Ipa'il faut dé- 
raciner. Gontran n'était pas plus amoureux des 
autres femmes que de la sienne; il avait mis son 
cœur en Mche, suivant un vieux système de culture 
qui a du bon. Si quelqu'un lui avait annoncé ce 
jour-là qu'il s'éprendrait d'une femme dévote ou d'une 
coquette, ou d'une femme quelle qu'elle fût, il aurait 
défendu sa porte et fait fermer les volets de l'hôtel, 
n ne retint pas plus de dix minutes la femme de sop 
très digne et très-loyal ami, et si la politesse le con- 
damnait à causer tout ce temps avec elle, il se can- 
tonna, comme un sage, sur le terrain de la banalité. 

Mais la marquise de Lanrose, par un zèle que per- 
sonne n'a le droit de blâmer, le mit pour ainsi dire 
au pied du mur en lui demandant ex abrupto des 
nouvelles de son Ame. 



182 LA VIEILLE ROCHE 

Le comte n'était pas ferré sur la psycnoiogie trans- 
cendantale, mais de toutes les âmes qui s'agitent h 
la surface du globe, la sienne était peut-être celle 
qui l'occupait le moins. Il répondjit en esprit fort, 
et' la belle marquise, plus belle encore qu'au temps 
de Mme San-Lugar, lui servit un petit plat de haute 
morale. Sans désigner ni lui, ni elle, ni Valentine, 
elle sut lui conter en périphrases irréprochables 
« que certains hommes merveilleusement doués de 
toutes les façons manquaient leur avenir en frois- 
sant la conscience d'une femme très-éprise, mais 
encore plus pieuse; qu'il était impossible d'hésiter 
bien longtemps entre les attachements passagers de 
la terre et le salut éternel; qu'en pareille occasion^ 
une vraie chrétienne sacrifiait toujours le présent à 
l'avenir, immolant son cœur, se condamnant elle- 
même aux devoirs douloureux d'un mariage mal 
assorti, et cherchant dans les pratiques de la dévo- 
tion la plus sévère, un soulagement qui, par mal- 
heur, ne s'y reijcontre pas toujours. Elle ajouta 
qu'une âme vraiment belle ne devait pas s'enfermei 
dans les soins de son propre salut; que la femme 
égoïste au point de se sauver toute seule sans entre- 
prendre la conversion de son mari, n'était pas digne 
de le trouver dans un monde meilleur; que Dieu 
saurait sans doute, dans sa justice et sa bonté, réu- 
nir tôt ou tard ceux qu'il avait créés l'un pour l'autre; 
qu'il ne fallait désespérer de rien; qu'on pouvait 
assurer un avenir infini de félicité glorieuse eu se 
mettant d'accord ici-bas sur quelques points essen- 
tiels. > Ce n'est pas en termes si nets qu'elle muni- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 183 

festa rintention de convertir Gontran; je traduis, 
j'interprète, je commente son discours en appuyant 
sur les lignes qu'elle avait vaguement dessinées, en 
forçant les couleurs, en substituant, par une triste 
nécessité, la touche pesante de ma plume à la déli- 
catesse exquise de sa parole. Il faudrait être un peu 
rfemme soi-même pour exprimer tout ce qu'il y avait 
de féminin, de tendre, de noble, d'éthéré dans cette 
déclaration d'amour céleste. L'univers entier aurait 
pu assister à la scène, entendre chaque mot, mesu- 
rer chaque geste, sonder chaque regard : tout 
était d'une candeur immaculée; si quelque flamme 
échauffait ce cœur archangélique c'était celle de 
l'amour divin, qui monte en droite ligne vers le 
Créateur. 

La surprise de (îontran fut si complexe et pour 
ainsi dire, si contradictoire, qji'il faut une compa- 
raison tirée de loin, et même prétentieuse en appa- 
rence, pour la définir et l'analyser. 

Supposez qu'un matin, en vous promenant tout 
seul dans votre chambre, vous sentez dans la poche 
une douce chaleur. Vous y portez la main, et le 
toucher vous donne la sensation la plus moelleuse. 
Il est tout naturel qu'on veuille examiner de près 
la cause de ce plaisir inattendu : voua empoigne;^ 
l'objet , vous le placez sous vos yeux et vous vous 
en éloignez au même instant avec inquiétude. C'est 
une hermine vivante qui commence à faire le gros 
dos en montrant ses petites dents acérées. Il y a de 
tout dans cette émotion-là : l'étonnement d'avoir 
trouvé une hermine dans vos poches, le plaisir de 



184 LA VIEILLE ROCHE 

savoir que cette jolie bête est à vous ; car, enfla à 
. qui serait-elle? la crainte de tacher cette adorable 
fourrure, car la pauvre hermine en mourrait; enfin, 
la préoccupation de ces petites dents en pointes 
d*aiguilles, l'idée qu'un être faible, un être pur, et 
un être qui vous appartient, est armé pour la dé- 
fense. 

Voilà, en abrégé, les émotions qui se succédèrent 
dans le cœur de Gontran pendant qu'il écoutait la 
belle Éliane. S'il eût été simplement ce qu'on appelle 
un homme à femmes, il n'aurait compris qu'une 
chose, c'est qu'on l'aimait, et qu'il avait là un char- 
mant petit cœur sur la planche. "Mais Gontran, je 
vous l'ai dit, était plutôt un féministe qu'un libertin. 
Ses meilleurs souvenirs étaient ceux de quelques 
liaisons ébauchées, sans dénouement, où quelques 
mots, quelques lettres, peut-être la fùrtive explo- 
sion d'un sentiment vi;ai, lui avait ouvert un point 
de vue nouveau sur le cœur de la femme. Ces petits 
événements, indignes de prendre place dans les 
mémoires d'un roué, étaient les seuls dont il eût 
gardé une impresion sans mélange. Depuis long- 
temps il avait oublié les tapages de la jeunesse et les 
cabrioles fougueuses de ses passions : tandis qu'un 
regard discret, une intonation voilée, le mouve- 
ment instinctif d'une femme de bien à la rencontre 
de celui qu'elle aime sans le dire, remuait dans son 
cœur des cendres mal éteintes. 

Il avait soutenu souvent, dans les conversations 
du club, cette thèse bizarre : « Toutes les liaisons 
se ressemblent à partir d'un certain moment. Rien 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 185 

de plus varié que les préliminaires, rien de plus uni- 
forme que l'événement et ses suites. la vieille, la 
monotone et la sempiternelle chanson ! Consoler 
une femme qui se sait perdue dans votre estime, et 
lui répondre avec chaleur qu'elle n'a jamais été plus 
respectée; s'ébattra quelques jours dans une sorte 
d'ivresse, puis sentir malgré soi que la satiété vous 
gagne : espacer les rendez-vous , prêcher la pru- 
dence, s'excuser, entendre des reproches, essuyer 
des flots de larmes, perdre patience, rompre enfin, 
et faire de la peine à une pauvre petite créature qui 
vous a fait plaisir; voilà le dénouement inévitable 
des romans anciens et nouveaux. C'est pourquoi 
tout homme d'esprit devrait fermer le livre après le 
prologue. » 

Le marquis de Lanroso répondait à cela : « Un 
chasseur qui blesse le gibier, fait autant de dégât 
dans une forêt que celui qui le tue et l'emporte. 
Pièce touchée, pièce perdue; les renards ou les 
loups la mangeront. Quand vous vous êtes fait aimer 
d'une honnête femme, le parti le plus simple et le 
plus humain est encore d'accepter ses bonnes grâces. 
Elle est perdue pour son mari, vous l'avez jetée dans 
une route où elle ne peut plus faire que de mauvaises 
rencontres. Profitez donc du mal que vous avez causé, 
et dites : « Autant moi qu'un autre. » 

Et Bourgalys résumait le débat en disant : « Il n'y 
a pas en amour une théorie absolue ; la vérité est 
chose exclusivement personnelle. M. de Lanrose 
raisonne en homme qui a faim, et Mably en homme 
qui a dinô. » 



186 LA VIEILLE ROCHE 

Grontran n improvisa pas une théorie nouvelle en 
présence de l'amour immatériel et presque surhu- 
main qui se dévoilait devant lui ; mais il fut pris 
d'une vive curiosité. Il espéra connaître enfin le 
secret des variations qui l'avaient tant fait souffrir, 
pénétrer la vraie cause d'une coquetterie qui lui 
avait paru infâme et qu'il commençait à juger moins 
sévèrement. Les femmes ont le privilège d'effacer 
d'un seul mot, chez l'homme épris, la trace de 
toutes leurs iniquités passées. Le comte n'était plus 
amoureux d'Éliane, mais il l'avait adorée, .et les 
blessures de l'amour se rouvrent au moindre choc. 
Il éprouvait déjà presque sans le savoir, une cer- 
taine bienveillance pour elle. Tandis qu'il la regar- 
dait avec stupéfaction, en cherchant à démêler le 
sens exact de ses paroles, son cœur prenait le 
grand galop et dévorait la distance incalculable que 
mille événements avaient mise entre elle et lui. 

Il voulut lui répondre, et certes un tel discours 
méritait pour le moins quelques mots de reconnais- 
sance. Mais Éliane lui ferma la bouche par un geste 
majestueux et triste. Elle se leva comme une reine, 
prit dans sa poche un petit carnet de la plus noble 
élégance, le lui mit sous les yeux, et dit : 

«Vous me répondrez un autre jour; commencez 
par méditer mes paroles, et pour les mieux com- 
prendre, essayez d'abord de prier. Je ne m'attendais 
pas à vous rencontrer ce matin; Dieu, qui fait les 
occasions, nous a ménagé ce tête-à-tête où mille pen- 
sées que j'ignorais moi-même se sont échappées 
malgré moi* Je souhaite que mes paroles amènent 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 187 

un mieux dans votre vie ; quant à vous, le simple 
bon sens vous ôtera l'espoir de faire dévier la 
mienne. Vous voyez ce bijou qui ne me quitte ja- 
mais; il me rappellerait mes devoirs à toute heure 
si j'étais femme à les oublier. L'émail ancien qui 
forme la couverture m'a été donné par mon cher 
mari, qui est un homme charmant, réellement 
jeune et digne de l'amour terrestre que j'ai pour lui. 
A l'intérieur, j'ai les noms et les adresses de mes 
pauvres. Vous voyez bien que toute ma vie est là. 
J'ai fait tort à mes pauvres pour vous, car cette heure 
du jour devait leur être consacrée. Mais, après tout, 
vous êtes peut-être plus dénué et plus misérable 
qu'eux aux regards de Dieu. Ils ne manquent que de 
pain, et vous manquez de lumière. A bientôt, mon- 
sieur de Mably. Vous avez exprimé dans d'autres 
temps le désir de me paraître aimable. Tâchez de 
faire votre paix avec le ciel, et je promets de vous 
aimer sérieusement en Dieu. » 

Elle lui tendit sa belle main quMl baisa avec grâce 
en relevant un peu le gant sur le poignet. Ils des- 
cendirent ensemble dans la cpur ; Gontran la mit en 
voiture et reçut pour dernier adieu un sourire d'une 
noblesse et d'une sérénité admirables. 



VI 



ou l'on revoit un VIKÎL Atll 



L'aventure méritait un quart d*heure de réflexion. 
Il alluma donc un cigare et s'en alla rêver seul au 
jardin. 

Vous l'entendez d'ici : « Drôle de femme I C'est 
qu'elle était superbe dans ce petit sacerdoce^là. Lui 
sërait-il resté un plomb dans l'aile ? Elle en tenait 
pour moi, lorsqu'elle a pris M. de Lanrose, c'est 
certain. L'aime^t-elle d'un amour aussi terrestre 
qu'elle le dit? Improbable. Dans tous les cas, si elle 
m'avait gardé un petit coin, elle aurait joliment ca- 
ché son jeu. Reste à savoir si c'est le mysticisme 
qui se déguise en amour, ou si c'est le contraire. Je 
vois un masque et un visage, mais du diable si je 
distingue la chair du carton. Il faut que je ne lui 
sois pas indifférent pour qu'elle se mette en tête de 
sauver mon âme. Baste 1 je vais toujours me laisser 
convertir un peuî qu'est-ce que je risque? Les 



192 LA VIEILLE ROCHE 

— De temps à autre. Yiens» que je te mette chez 
toi. 

— Ce vieux Gontran !» 

Le comte se demandait, chemin faisant : < Est-ce 
moi qui suis devenu plus délicat, ou lui qui est de-^ 
venu plus rustique? Quel costume! Quelle tournure! 
Et comme il a le verbe haut 1 » 

Lambert fut enchanté de son gîte : « Tu me gâtes, 
dit-il; c'est le dernier mot du vrai chic. Je vais 
m'installer ici pour un an ! » 

Contran fit la grimace, mais il s'en repentit au 
môme instant. Ce demi-paysan, qui lui semblait as- 
sez incommode, avait offert autrefois de Théberger 
toute la vie. Si le dernier des Mably était rentré dans 
rhôtel de ses pères» c'était par la générosité du pau- 
vre Saint-Génin. 

On apporta les malles, et Lambert s'empressa de 
es ouyrir lui-môme : « Tu ne te formaliseras pas, 
dit-il, si je t'ai apporté quelques produits du pays. Il 
y a de la pâtisserie et pas mal de charcuterie. Ça n'a 
pas de valeur en soi, mais ça varie un peu l'ordi- 
naire, d'un ménage. A propos, j'ai une faim de loup. 

— Eh bien, on va te servir à manger. 

— Est-ce que tu as déjeuné, toi ? 
-— Il y a longtemps. 

— Et tu ne déjeuneras plus ? 

— Non, mais qu'importe? 

— Ah I bah ! Tu mangeras un morceau et tu boi- 
ras un coup pour me tenir compagnie. On a tou- 
jours un boyau disponible pour faire plaisir aux 
amis. » 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 193 

Gontran n'était plus accoutumé à ce langage 
champêtre. H s'estimait heureux d'être seul à l'en- 
tendre. Quel déplorable succès Lambert aurait ob- 
tenu dans le salon le moins maniéré du faubourg I 
On servit une sorte de collation dans le petit appar- 
tement du second étage : mais au moment de se 
mettre à table, Lambert se mit à faire des façons : 

« Non ! disait-il, c'est trop d'embarras ; je ne veux 
pas déranger toute la maison. A quelle heure dine-t- 
on chez toi ? ' 

— Comme partout ; à sept heures. 

— Nous, à sept heures, nous appelons ça sou- 
per... parce que c'est notre quatrième repas. Déci- 
dément, j'irai déjeuner au café. Si tu avais faim, à la 
bonne heure ! La fortune du pot, entre amis, c'est 
charmant. Mais tout seul, non ; c'est trop d'affaires. 
Quel est le meilleur établissement de Paris? 

-^ Je n'en sais rien. 

— Je te demande quel est le café où se réunissent 
les gens du monde, les officiers, l'aristocratie, les 
employés du gouvernement, tout enfin, pour jouer 
au billard. 

— Toi, tu vas me donner du mal. Ce n'est pas 
dans huit jours que tu perdras ton goût de terroir. 
Commence par te camper là, et ne te fais pas prier : 
c'est province. Bois à ta soif et mange à ton appétit, 
vivement. Quand tu seras rassasié, je me mettrai en 
devoir de te débarbouiller à fond. . 

— Çà, dis donC; à qui en as-tu ? Je suis propre, i 

— Personne n'a soutenu le contraire. Mais que 
d'ouvrage y bonté divine I et dans quel moment I 

13 



194 LA VIEILLE ROCHE 

D'abord , je vais te faire couper ces cheveux-là. 

— Pourquoi donc? Je les porte longs, c'est exprès. 

— Tu en as le droit dans ton pays, mais à Paris, 
mon cher garçon, il faut se coiffer, se chausser et 
s'habiller comme tout le monde, et le propre d'un 
homme distingué, c'est de ne rien porter qui le 
distingue des autres. Qu'est-ce que c'est que cette 
jaquette-là? 

— La même que tu trouvais si gentille à la Balme. 

— C'est pourquoi tu aurais dû la laisser au pays. 

— Attends donc! je vais me mettre en habit tout 
à l'heure. 

— Il ne manquerait plus que ça ! 

— Ma jaquette, vois-tu, je l'ai prise pour le voyage. 
Elle est encore assez bonne; je la mettrai le matin 
pour sortir en pantoufles dans le quartier. 

— Rue Saint-Dominique 1 

— Tu te moques de moi, parce que j'ai l'air un 
peu ahuri. — C'est la route et la faim. Encore une 
petite tranche de poisson de mer 1 Mais tu me re- 
trouveras, mon vieux, et même, plus dégourdi que 
tu ne m'as laissé. J'ai vu le monde depuis ton raar 
nage. 

— Allons, tant mieux l 

Lambert vida deux grands verres de vin coup sur 
coup. « C'est embêtant, dit-il, que ton larbin n'ait 
pas donné deux verres. Je t'aurais bien forcé de 
boire, mâtin ! 

— Et comment? 

— En portant la santé de Val... de ta f.., de ma 
cousine! Comment va-t-elle, ma jolie cousine? 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 196 

— Bien, merci. 

— Est-ce que je ne l'embrasserai pas tout à 
l'heure? 

Pas avant trois jours, elle est en retraite au Sacré- 
Cœur. 

— Honneur et respect ! Et toujours aussi jolie? 

— Certainement. 

— Et rien de nouveau dans la famille ? 

— Non. 

— Je t'en veux de ça. J'avais rêvé d'être parrain 
du mioche. 

• Tu attendras peut-être longtemps. 
~ Enfin, malgré tout, vous vous aimez bien, pas 
yrail 

— Sans doute. 

— J'espérais qu'après la noce tu m'écrirais de 
temps en temps pour me donner des nouvelles un 
peu détaillées. Ah ! bien ouiche I Grand sournois, 
vas 1 As-tu dû t'en donner, du plaisir ! Je ne te repro- 
che rien ; c'était ton droit. Je t'ai dit : Sois heureux 
et rends-la heureuse ! Si le programme est rempli, 
je suis content. 

. — Nous sommes très-heureux, et nous n'avons 
pas oublié la reconnaissance qui t'est due. 

— Tu n'as pas bien dit ça : nous sommes très- 
heureux. Non! c'est froid, c'est guindé. Tu man- 
ques d'entrain, mon bonhomme. Il me tarde que la 
cousine rentre au bercail. Si elle a quelque chose 
sur le cœur, elle me le dira, et tu auras affaire à 
moi, mâtin .de chien ! ^ 

Gontran le laissait dire; mais ce ton plus que 



196 LA VIEILLE ROCHE 

douteux, ces familiarités passablement indiscrètes 
le mettaient au supplice. Il ne savait pas si Lambert 
avait toujours été ainsi, ou s'il s'était gâté. Que faire 
d'un tel parent et d'un tel commensal ? Impossible 
de le mettre à la porte : et le garder, le voir, l'en- 
tendre, le présenter surtout, c'était dur. Mably 
levait les yeux au ciel ; il se voyait flanqué de son 
cousin pendant un mois ou deux, et martyr de l'hos- 
pitalité! 

Le pire de ran*aire, c'est que le gros garçon n'é- 
tait ni timide ni docile. Il rapportait, Dieu sait d'où, 
un aplomb formidable ; il s'écoutait parler l'argot de 
la mauvaise compagnie avec un sourire d'approba- 
tion ; il avait le cerveau farci de calembours à un 
sou la feuille et de ces plaisanteries nauséabondes 
que les garçons de théâtre transmettent aux garçons 
de café. Il ne s'agissait pas seulement de lui ap- 
prendre les mille choses qu'il ignorait, mais surtout 
de lui faire oublier les deux mille qu'ils avait appri- 
ses. Quelle corvée poui: Mably ! 

Lambert lui raconta l'histoire de la famille dans 
un style que j'expurge à demi, par égard pour la 
délicatesse des lectrices. 

« n y avait donc trois ans que nous tirions le 
diable par la queue, lorsque la pauvre vieille de 
Narbonne éteint son gaz. Une indigestion d'andouil- 
lettes ; elle a tourné de l'œil sans dire ouf. Pauvre 
vieille ! Je l'aimais bien ; j'y ai été de ma larme, 
malgré tout. Tu me diras qu'elle avait l'âge de la 
retraite ; quoique ça, on n'aime pas à voir filer un 
pauvre petit être honnête et doux. Nous avons donc 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 107 

hérité des quarante raille sur le grand livre. La mère 
voulait tout de suite racheter un hôtel, un château 
et tout le bataclan ; tu la connais I Moi, je lui dis : 
Maman, ne nous pressons pas. Un malheur ne vient 
jamais seul;, attendez que nous ayons le sac de 
Toncle Canigot : ça ne tardera guère. Je n'en ai pas 
eu le démenti. Le vieux est mort de faim. Gomme 
il était malade, il a cru que ce n'était pas la peine 
de nourrir un corps détraqué : il a cassé sa pipe six 
semaines après la tante Saint-Génin. Ge qui nous a 
le plus épatéSy c'est qu'il avait un testament chez le 
le notaire. Pas trop gentil pour la mère, le testa- 
ment Ganigotl Attendu que ma sœur est dépensière, 
désordonnée, etc., etc., etc., je nomme et j'institue 
mon neveu, Lambert de Saint-Génin légataire uni- 
versel. » Maman n'a eu pour sa part que trente mille 
livres de rente, moi quatre-vingts, qui font cent vingt, 
comme j'avais Thonneur de te le dire, avec les qua- 
rante mille balles delà pauvre tante de Narbonne. Toi 
qui connais les hussards de la garde, est-ce qu'on peut 
mener la vie à Paris avec cent vingt mille francs? 

— Oui, jusqu'à nouvel ordre. Tu veux donc quit- 
ter Lyon tout à fait ? 

— Ge n'est pas moi, c'est la petite. 

— Aïe 1 II y a une petite! 

— Un amour de jolie femme! La perle de Lyon, 
rien que ça. As-tu de l'influence au théâtre? 

— Dans quel théâtre? 

— Ça m'est égal. Il faut que nous lui procurions 
un bel engagement; c'est môme, avec le désir de 
l'embrasser, ce qui m'amène à Paris. » 



iOS LA VIEILLE ROCHE 

Le comte protesta qu'il n'avait aucune influence 
sur aucun directeur de théâtre. 
« Tu n'es donc pas abonné? dit Lambert. 

— Si, à l'Opéra et aux Italiens. Mais les Italiens 
sont absents, et la demoiselle qui t'intéresse n'est 
probablement pas de force à débuter à l'Opéra. 
Qu'est-ce qu'elle joue I 

— Tout ce qu'on veutl Elle chante, elle danse, 
elle est sublime dans le drame, elle te fera pouffer 
dans le vaudeville. Ghambard, tu sais? le grand 
Ghambard dit qu'elle a cent mille francs de rente 
dans le gosier, et Ducosquet^ notre fiévreux Ducos- 
quet soutient qu'il n'y a qu'elle au monde pour jouer 
la Dame aux Camélias. Je vais la mettre dans ses 
meubles; tu me donneras un coup de main : elle 
arrive dans quinze jours; il lui faut absolument 
Paris. Pas pour faire la noce, comme tu as l'air de 
le croire, mais pour prendre son rang à la tête de 
nos artistes. Si tu ne connais pas le directeur de 
l'Opéra, ni celui du Théâtre-Français, je les trou- 
verai, moi ! J'irai à leur café ! » 

Gontran éclata de rire à cette heureuse idée. Mais, 
réflexions faites, il promit au cousin de le mettre 
en relation avec le seul homme du vrai monde qui 
eût quelque influence dans les petits théâtres de 
Paris. En effet, après l'avoir un peu dégrossi par 
lui-même, il le livra pieds et poings liés à M. do 
Bourgalys. 

Ges deux originaux devinrent bientôt inséparables. 
Odoacre pensait-il se rapprocher de Mme de Mably 
en prenant à forfait l'éducation de son cousin? Je 



LES VACANCES DE LA COMTESSE IDD 

crois plutôt que Saint-Génin lui plut parce qu*il ne 
ressemblait pas à tout le monde. Le professeur livra 
à son élève toutes les clefs de la mauvaise compa- 
gnie la plus élégante de Paris. Il lui apprit ce langage 
spécial qui devient plus inintelligible que le sanscrit h 
deux myriaraètres du boulevard. Il ne se borna point 
à lui enseigner les modes d'aujourd'hui ; il essaya sur 
ce gros corps les modes du lendemain. La première 
fois qu'ils soupèrent ensemble, ils se grisèrent si bien 
qu'ils se tutoyaient au dessert. Lambert ne manquait 
pas d'une certaine souplesse : il prit en quelques 
jours les manières et le langage de son nouvel ami. 

n commettait encore de temps en temps quelque 
léger solécisme; il disait : « nous avons mangé chez 
le meunier rouge avec des grisettes, > pour dire 
qu'il avait sucé un fruit au Moulin-Rouge, avec l'il- 
lustre Caroline Tambour et l'incomparable Ninon de 
Quimper; il insistait encore pour payer son écot 
lorsqu'un ami l'invitait à dîner; il «était trop intime 
avec les garçons de café, il appelait le restaurant un 
hôtel, et embrassait les demoiselles aux courses. 
Mais on passe bien des choses à un homme qui est 
jié, qui se présente à l'abri d'un patronage illustre, 
et qui jette l'argent sans compter. Â la fin de la se- 
maine, il sentait encore un peu la province, mais il 
n'était plus à montrer au doigt. 

On put alors, sans trop d'inconvénients, le lâcher 
par le monde. Il revit la duchesse de Haut-Mont, 
les grands Lanrose du quai d'Orsay, les petits Lan- 
rose de la rue de Ponthieu, toute sa fisimille enfin, 
qui le polit à tour de bras. 



200 LA VIEILLE ROCHE 

Les fruits de cette éducation furent amers à 
Mlle Angélique Cerceau, plus connue à Lyon, sous 
le pseudonyme de Florence. Lorsqu'elle débarqua 
dans Paris, ivre d'ambition et peut-être d'amour, 
elle étonna Lambert par sa maigreur, sa mauvaise 
grâce, sa toilette étriquée, son air piteux : une pou- 
pée qui a traîné dans le ruisseau. L'impression ne 
fut pas seulement dure, mais brutale. L'ami de Bour- 
galys, le cousin de Lanrose et du comte de Mably se 
demanda un instant si on ne lui avait pas changé ses 
amours dans le wagon. Encore une déception de 
l'optique! Il comprit immédiatement qu'il ne pouvait 
présenter à ses amis cette houri déplumée sans en- 
courir un ridicule mortel. Et vite, il reconquit sa 
liberté moyennant finance. Mlle Cerceau accepta 
la transaction sur des bases fort équitables : on lui 
paya ses larmes au tarif de la province, qui n'est pas 
exorbitant comme le prix courant de Paris. 

La duchesse de Haut-Mont et quelques autres 
personnes avisées expliquèrent cette rupture par la 
naissance ou plutôt la résurrection d'un autre amour. 
On <5rut que Saint-Génin s'était repris de passion 
pour Valentine de Mably. On se trompait. Sans 
doute sa cousine lui parut encore plus jolie qii'à la 
Balme : elle était justement dans le plein de sa 
beauté. Mais elle fît si pauvre accueil au généreux 
garçon qui s'était dévoué pour elle que Lambert ne 
dépassa point les limites de l'admiratioa. 

Soit qu'elle rapportât dans les plis de sa robe une 
provision de froideur monastique, soit qu'elle fût 
arrivée au plus haut période dé sa petite indisposi- 



LES VACANCES OE LA COMTESSE 201 

tion mentale, Valentine se montra plus morose 
qu'elle ne l'avait jamais été. Sans élever aucune 
plainte, sans chercher querelle à personne, elle 
affecta de continuer dans sa maison et dans le monde 
cette retraite qui au Sacré-Cœur n'avait duré que 
trois jours. Pendant tout près d'un mois, elle s'en- 
ferma si hermétiquement en elle-même que personne 
n'eut la tentation ou la hardiesse de troubler ce re- 
cueillement, Grontran n^oins que tout autre; il com- 
mençait à prendre son parti de cet ascétisme luna- 
tique, et il avait l'esprit tendu ailleurs. Il cherchait 
l'occasion de revoir Éliane, et il la rencontrait quel- 
quefois. Contrairement à ses habitudes, il fut exact 
chez elle tous les mardis. 

Il n'y a pas d'intimité possible avec une femme le 
jour où elle ouvre sa porte à tout le monde; mais 
en été, quand Paris se dépeuple, les visiteurs ne 
sont pas si touffus qu'on ne puisse saisir par hasard 
deux minutes de tète-à-tête. On échange alors quel- 
ques paroles pressées qui, sans avoir un grand sens 
par elles-mêmes, tirent un certain prix de l'occasion, 
de la solitude, du vol fait au monde, de la confidence 
qui naît. Quand on ne dirait rien à une femme, sinon 
qu'on est heureux de lui parler seul à seule, ces 
simples mots créent pour ainsi dire un secret entre 
elle et vous. Les imaginations pourront partir de là 
et se donner carrière. L'un des interlocuteurs conti- 
nuera son discours en retournant chez lui, l'autre 
n'aura pas un grand effort pour entendre la suite. 
Croyez-vous que la femme ait l'esprit moins inventif 
que rhommjB, et qu'on ne devine pas, en votre ab- 



S02 LA VIEILLE ROCHE 

sence, au moins tout ce que vous pensez? L'impor- 
tant c'est que le premier mot soit lâché, la commiu- 
nication établie. 

Éliane regrettait probablement le petit sermon 
mystique qui lui était échappé un matin. Elle ne 
revint jamais à la charge; ce fut Gontran qui lui 
rappela cette conversion aussitôt oubliée qu'entre- 
prise. Il fallait qu'elle eût l'esprit bien subtil ou la 
mémoire^ bien courte , car elle fit longtemps la 
sourde oreille. Les demi-mots les plus significatifia 
tombaient à ses pieds par douzaines sans qu'elle fit 
le geste d'en relever un seul. Un jour pourtant, elle 
aperçut M. de Mably dans la chapelle aristocratique 
où elle avait son prie-Dieu. Personne ne peut dire 
comment une dévote, sans lever les yeux de son 
livre, remarque les toilettes inédites ou les visages 
nouveaux qui l'entorirent. Éliane aperçut Mably. 
Elle ne le regarda pas une fois de toute la cérémo- 
nie, et pourtant, par une sorte de miracle, elle nota 
ses moindres gestes et les jeux les plus innocents 
de sa physionomie. Quand la belle missionnaire re- 
trouva son cathéchumène aux environs du bénitier, 
elle répondit à son salut par un regard très-savant 
que ChampoUion lui-même n'aurait pas su traduire. 

Ghampollion a lu bien des choses sur les obélis- 
ques, mais rien absolument dans le regard des 
sphinx. Celui d*Éliane disait en propres termes : 
c C'est fort bien de fréquenter les églises; on vous 
sait gré de ce premier pas; mais votre éducation est 
toute h faire. Comment ignorez-vous qu'on imprime 
de beaux petits livres, qu'on les relie en cuir très- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 

doux, très-simple et très-modeste, avec les armes 
du gentilhomme et des fleurs de lis alentour? Vous 
devriez savoir aussi qu'on se met à genoux à tel mo- 
ment, cjfïon s'assied à tel autre, et que rester de- 
bout contre un pilier jusqu'à Vite missa est^ c'est 
déclarer à l'enfant de chœur lui-même qu'on n'est 
pas venu à l'église pour prier Dieu. > Voilà ce que 
la marquise de Lanrose sut enfermer dans un seul 
regard, et ce miracle de concentration n'étonnera 
pas ceux qui s'intéressent aux progrès de l'industrie 
moderne. Que d,e choses ne fait-on pas tenir dans 
un petit nécessaire? Et quels dictâmes le pharma- 
cien ne loge-t-il pas dans un bonbon? 

Ce coup d'œil contenait bien réellement tout ce 
que je viens de dire, et la preuve c'est que Gontran 
n'en perdit pas un mot. Gomment aurait-il entendu 
ces réflexions si Éliane ne les avait pas faites? Et 
comment aurait-il couru se commander un livre, si 
Mme de Lanrose ne le lui avait pas formellement 
ordonné? 

Je n'ai pas besoin d'ajouter qae ces préoccupa- 
tions lui firent oublier sa femme. Autrefois il la né- 
gligeait sans l'oublier; il la laissait libre de tous ses 
plaisirs, tant sacrés que profanes, mais il tenait les 
yeuic sur elle et la regardait vivre avec un intérêt 
assez vif. Il se réjouissait de la voir user sa jeunesse 
aux choses innocentes, mais il n'abdiquait pas le 
droit de discerner l'usage et l'abus. Si Valentine 
avait tourné la pointe de son petit pied vers un des 
mille sentiers qui s'écartent de la grande route, il 
aurait été là pour lui donner la main et la ramener 



204 LA VIEILLE ROCHE 

galamment au devoir. Cet amoureux émérîte, cet 
homme d'esprit vif et exercé n'avait pas besoin de 
tâter le pouls de sa femme pour savoir si elle avait 
la fièvre. Mais, quand le médecin a la fièvre lui- 
même, tout son diagnostic tombe en défaut pour un 
rien. 

Le comte assista donc les yeux fermés, pour ainsi 
dire, à la révolution qui se fit au mois d'août dans 
Tesprit de Valentine. 

Un jour que la jeune femme était encore plus 
sombre qu'à l'ordinaire, elle s'habilla en rechignant 
pour liquider un arriéré de visites. Il y avait un siè- 
cle de quinze jours qu'elle n'avait mis les pieds dans 
le monde mondain. Après sept ou huit courses inu- 
tiles (car Paris était déjà terriblement dépeuplé), 
elle arriva rue de Ponthieu et trouva Yolande au 
milieu d'un joyeux déménagement. Le vestibule était 
encombré de longues caisses apportées ou rempor- 
tées par des garçons de magasin; la traversée du 
boudoir exigeait des tours de force : cinq ou six mal- 
les énormes, carrées, armées de fer, avaient tout 
envahi. Dans la chambre de madame et dans son 
cabinet de toilette, tous les meubles disparaissaient 
sous les jupes largement étalées; une table était 
couverte d'un véritable assortiment de cannes et 
de cravaches; les bougies des appliques étaient coif- 
fées de vingt petits chapeaux, véritable musée où 
tous les siècles et toutes les nations de l'Europe 
avaient fourni leur contingent. Les costumes eux- 
mêmes composaient un petit carnaval assez folâtre : 
on voyait pêle-mêle des vestes espagnoles, des jupes 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 205 

écossaises, des paniers de bergères Louis XV, un 
habit d'incroyable et des bottes à gland de soie; 
beaucoup d'étoffes fraîches et de couleurs éclatan- 
tes; à cet assortiment de choses gaies, il ne man- 
quait que des grelots; je crois même qu'on en au- 
rait trouvé quelque demi-douzaine en cherchant 
bien. . . 

Valentine fut tentée de se signer en entrant. Le 
luxe ne la scandalisait pas en lui-même; elle se sou- 
venait d'avoir été aussi brillante que pas une femme 
de son monde, mais elle ne connaissait que les élé- 
gances réglées qui s'étalent dans les salons de Paris. 
La fantaisie débordante, outrageuse, insensée, qui 
se déchaîne aux bains de mer ou dans les villes 
d'eaux, était encore lettre close pour elle. 

« Bonté divine! s'écria-t-elle; qu'allez-vous faire 
de tout cela? » 

Yolande lui fit place sur une chaise, et lui dit 
après l'avoir embrassée : 

« Chère belle du bon Dieu, je pars samedi pour 
Carville où nous nous amuserons comme des folles. 
Je comptais vous le dire demain en allant prendre 
congé de vous. Ma tante a son chalet là-bas, j'ai le 
mien, tout notre monde y est plus ou moins ins- 
tallé : c'est un pays superbe, une plage admirable 
on n'y manque de rien, on se baigne dans la mer, 
on chevauche dans les campagnes, on danse au 
casino, on joue un jeu d'enfer, on fait tourner la tête 
aux hommes et l'on mène une vie de polichinelle : 
voilà les plaisirs champêtres comme nous les com- 
prenons: si le cœur vous en dit...l » 



206 LA. VIEILLE ROCHE 

Tout en parlant, elle chiffonnait çà et là, s^ns rien 
ranger, sous prétexte d'aider sa mère et sa femrna 
de chambre; elle essayait un chapeau, déployait 
une jupe, faisait siffler une cravaohe, et se regardait 
de face, de dos et de profil dans tous les miroirs de 
sa chambre. 

Valentine sourit avec une bienveillance un peu 
dédaigneuse : ^ Je jsuis bien loin, dit-elle, de blâ- 
mer le plaisir et de censurer l'élégance. On peut 
aimer la paix et la simplicité sans imposer ses goûts 
à personne. Mais est-il vraiment nécessaire d'em- 
porter tant de jolies choses pour s'ébattre au bord 
de la mer? 

— Gomment donc? mais je n'ai là que le strict 
nécessaire. Deux robes de chambre, six costumes 
du matin, trois toilettes d'excursion, quatre habits 
de cheval, dont deux en piqué... Ah! quel piqué, 
ma chère; une étoffe céleste! Voici le chapeau qui 
doit aller avec. Quatre robes de dîner, trois toilettes 
de bal, pas davantage! car la mode change en deux 
mois, et il £aut se mettre au courant de temps à 
autre. Vous savez que Garville est infiniment plus 
chic que leur malheureux Trouville. Garville est une 
terre de choix; un coin sacré, une Vendée de plai- 
sance où nous ne sommes que nous. Mme d'Aiguës 
Rigny est ma voisine de droite, et je plonge sur le 
parc sans arbres de Mme de Raimbeuf. La petite 
Ghamblin, pas là vieille marquise, la jolie, la femme 
de Ghamblin-Futaille, s'est arrangé une maison de 
pécheurs dans le goût le plus exquis. Isabelle de 
Gauterne, Michelle de Piquefeu, Jacqueline de Beau- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 202 

venir, Ursule d'Oos et vingt autres jolies femmes 
ont pris l'avance : il paraît qu'on danse à défoncer 
la falaise et qu'on fait des toilettes k éblouir le soleil. 
Mais pardon, chère belle 1 c'est bien mondain pour 
vous, ce que je raconte-là. 

— Pourquoi chère ? Je n'ai pas pris le voile, que 
je sache. Un honnête divertissement, pris en bonne 
compagnie... On voit donc Mme de Raimbeuf ? 

— Chère, tant qu'une femme ne s'est pas affichée, 
on en pense ce qu'on veut, mais on ne lui jette pas la 
porte au nez. Le monde ne rompt qu'avec les sottes 
qui ont rompu ouvertement avec lui. 

— Comme Mme de Piquefeu, par exemple? 

— Mme de Piquefeu a été calomniée. La preuve, 
c'est que son mari a fait la paix avec elle ; on ne les 
rencontrait pas Tun sans l'autre l'hiver dernier. 
Voulez-vous que le monde soit plus méticuleux 
qu'un mari ? Je ne dis pas pourtant que la pauvre 
Michelle soit une femme à voir intimement à Paris! 
Mais à Carville ! au bord de la mer 1 

— En prenant un bain tous les jours ! 

— Fi ! la petite méchante I Si c'est ainsi que les 
Pères vous ont appris la charité!... Sérieusement, 
ma belle, nous avons là-bas quantité de beau, bon et 
vrai monde. Je n'ai pas épluché tout le grain pour y 
chercher l'ivraie, mais Carville ne serait pas si bien 
posé s'il n'était pas bien composé. 

— Aussi, mes objections n'étaient-elles qu'une 
taquinerie. Mais, ma belle chérie, comment M. de 
Lanrose peut-il quitter Paris tout un été? Est-ce que 
le Humbé ne le tient plus nuit et jour? 



208 LA VIEILLE HOCHE 

— Mon mari? mais, cher ange, je ne l'emmène 
pas, mon mari! Il a promis de venir me voir une 
ou deux fois dans la saison ; c'est plus qu'il ne m'en 
faut pour être heureuse. Il le sait bien, et je suis 
sûre qu'il n'abusera pas du chemin de fer. Nous se- 
rons passablement de veuves dané mon genre. Rien 
de plus simple et de plus fréquent aux bains de mer. 
N'y suis-je pas chez moi? Ma tante n'est-elle pas ma 
voisine? Les maisons sont de verre dans ce pays 
primitif, quoiqu'elles se construisent en brique. Rai- 
sonnez : la femme d'un marchand est-elle compro- 
mise pour aller aux bains de mer sans son mari? 
Adhémar est un marchand qui sème l'or en poudre 
sur la barbe de ses aïeux; voilà ce qu'il est. Mais 
faut-il tant d'excuses pour tirer chacun à part? Tout 
le monde en fait autant, le siècle le commande, c'est 
un résultat du progrès; la séparation des époux est 
la plus belle invention de notre temps. Nos maris 
ont leur éducation et nous la nôtre, leurs idées et 
nous les nôtres, leurs occupations et nous les nôtres, 
leur appartement et nous le nôtre... 

— Leurs passions, et nous... 

— la mauvaise 1 sur quelle herbç a-t-elle mar- 
ché ce matin? Est-ce que j'ai des passions, moi? 
Oui, j'en ai une. J'aime le mouvement, le bruit, la 
toilette, le plaisir et la bonne nourriture. A qui fais- 
je du tort? En suis-je moins bonne épouse, bonne 
fille (dites, maman!) et bonne mère? Car vous ne 
savez pas, j'emmène mon fils aîné. Il se baigne avec 
nous, par faveur spéciale, et le coquin fait déjà des 
observations au-dessus de son âge. » 



LES VACâI^CBS de la COMTESSE 20^ 

Valentine, au lieu de répondre^ examinait les toi- 
lettes de son amie. , 

Yolande s'approcha d'elle, lui dénoua les brides 
de son chapeau par un geste de cAlinerie, et dit : 
c S'il est permis à un amour comme elle de s'embé- 
guiner de la sorte ! Ma chérie , laissez-moi vous 
essayer quelque chose ! 

— Non, non ! 

— C'est tout nouveau I 

— N'importe ! 

— Un chef-d'œuvre du bon faiseur I 

— On ne peut rien vous refuser, mon ange. 

— Là ! voici le toquét miraculeux. On le porte 
avec ou sans muselière. Vous rappelez-vous, mi- 
gnonne, le bon temps où je vous habillais en ma- 
dame, sous le toit vénéreible des Saint-Génin ? 

— Et maintenant, vous me déguisez en gamin. 

— Pas du tout ! c'est qu'il vous va dans la perfec- 
tion. Par exemple, je ne pourrais^ jamais y faire 
entrer tous les cheveux. L'embarras des richesses I 
II, faudrait faire un gros huit plus tombant » et 
alors... 

— Alors, chérie, la tête et le bonnet se mettraient 
à tourner ensemble. Je me sauve. Adieu, beau dé- 
mon tentateur ! Divertissez-vous bien à Garville, et 
n'oubliez ni vos amis, ni... le reste. 

— Je n'oublie pas mes amis, à telle enseigne que 
j'irai encore vous embrasser avant mon départ. 
Quant au reste, mon petit ange malin, si vous en- 
tendez par là les célèbres devoirs, soyez sûre et 
certaine qu'il n'y a pas '^e danger. Ma foi non ; lo 

14 



210 LA VIEILLE ROCHE 

jeu n'en vaut pas la chandelle, n y a tant de façons 
de 8*amuser plus agréables et plus variées que 
celle-là I 

Valentine acheva sa tournée de visites, ne rencon- 
tra personne et ne s'en plaignit point. Les toilettes 
de Yolande papillotaient encore devant ses yeux ; 
les bavardages décousus de son amie bourdonnaient 
agréablement à ses oreilles; il lui sembla qu'elle 
s'était trempée dans un bain de gaité. Pour rester 
dans cet élément, elle se fit mener chez la duchesse 
de Haut-Mont, qu'elle avait bien négligée depuis 
deux ans. La duchesse faisait aussi ses préparati& 
de départ. Elle avait une maison à Çarville, mais 
ses toilettes étaient logées dans deux malles et l'on 
n'en voyait pas trace dans l'appartement. 

Le hasard, qui souvent se pique de malice, avait 
rassemblé trois personnes dans le salon de la rue 
Cassette : deux habitantes de Çarville et Odoacre de 
Bourgalys. Voici le bout de conversation que Valen- 
tine entendit dès la porte. 

Odoacre venait d'entrer; Mme d'Oos, une jolie 
blonde un peu trop maigre, était déjà levée pour 
partir. La duchesse livrait sa main à M. de Bour- 
galys et lui disait avec une bonhomie un peu co- 
quette : 

€ Vous n'êtes donc pas perdu? Nous parlions de 
vous faire afficher. » 

Mme d'Oos montra ses belles dents et dit : 

c Quelle erreur I M. de Bourgalys ne s'affiche pas ; 
c'est lui qui affiche les autres. 

— Comment 1 répondit Odoacre, vous vous sauvez 



LES vacance;s de la comtesse 211 

sur une méchanceté sans me laisser le temps d'im- 
proviser une réponse! Ce n'est pas moi qui vous 
chasse, au moins? 

— Non, chasseur. » 

La sortie de Mme d'Oos ne fît qu'un avec l'arrivée 
de Valentine. Ces deux femmes, qui se connaissaient 
un peu, échangèrent une révérence sur lé seuil 
même du petit salon. 

Mme de Haut-Mont fit fête à sa petite amie, et lui 
présenta Mme de Piquefeu. Valentine ne savait 
quelle contenance tenir entre une femme qu'elle avait 
jugée sévèrement une heure plus tôt, et Odoacre, 
qu'elle rencontrait pour la première fois depuis la ter- 
rible aventure. Pour se tirer d'affaire, elle prit la 
duchesse à partie et l'accapara tant qu'elle put, sans 
déparler. Mais la duchesse était toujours la vieille 
enfant terrible que vous savez. Elle ne manqua point 
de demander à M. de Bourgalys s'il était guéri de sa 
passion pour Valentine. 

Odoacre répondit sans se déconcerter : 

« Il ne faut pas exiger l'impossible. J'ai adoré 
Mme de Mably tant qu'elle a vécu : je l'ai pleurée 
quand elle est morte, et j'ai porté son deuil pendant 
une couple d'années. Il me semble que c'est assez 
gentil comme ça. » 

Valentine rougit jusqu'aux oreilles. Elle ne put 
s'empêcher de répondre à ce fou, en lui montrant 
son joli visage : « Les gens que vous tuez se portent 
assez bien. 

— Connu! dit Odoacre. Je sais que l'accident n'est 
pas écrit sur votre physionomie. U n'en est pas moina 



313 LA VIEILLE ROCHE 

vrai que vous êtes morte et enterrée, ma pauvre ma- 
dame de Mably. Que dit-on de nouveau dans votre 
petit sépulcre? 

— Votre ami Gontran vous rencontre à peu près 
tous les jours. Il a dû vous donner des nouvelles da 
la maison. 

— Oui, certes, et Saint-Génin aussi. Ils disent 
qu'on n'a pas ri depuis un certain temps sous ces 
voûtes profondes. 

— C'est peut-être parce que le plus gai de nos 
amis n'y vient plus. 

— Est-ce de moi que vous parlez, belle défunte? 

— Et de qui donc, aimable vif? 

— Je suis l'ami de Gontran et de Lambert, mais je 
ne suis pas le vôtre. 

— Vraiment? j'ai démérité tant que ça? 

— Non, je n'ai pas d'amitié pour vous. Vrai, 
comme je vous adore. J'ai beaucoup plus ou beaucoup 
moins, à votre choix. Et par malheur vous avea 
choisi. 

— Les hommes sont incroyables I 

— Oui, ils ont la manie d'aimer sérieusement. 

— Vous? 

— Nous, madame, et môme moi. Un jour viendra 
que vous me rendrez justice. 

— Vous changerez peut-être mon opinion, mais 
vous ne changerez pas mon cœur. 

— Savezfc-vous seulement si vous en avez un? La 
vie que vous menez, la solitude que vous faites au- 
tour de vous, cette maison si joyeuse autrefois I 

Dites-lui donc, madame de Haut^Mont, qu'elle ft'é« 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 213 

veillera centenaire un beau matin, sans avoir jamais 
été jeune! » 

La duchesse interrompit le dialogue pour expli- 
quer à Mme de Piquefeu quQ Valentine et Odoacre 
se faisaient la guerre depuis trois ans. Ce débat de- 
vait être lettre close pour qui n*avait pas vu les pre- 
mières hostilités. 

Mais la sémillante vieille ne perdit pas Toccasion 
de débiter un peu de morale à sa façon. Elle dit leur 
fait aux maris qui encapucinent leurs femmes pour 
Ée ménager des loisirs. « Ces messieurs s'imaginent , 
qu'ainsi bâtées, les pauvrettes se garderont toutes 
seules ; ils les mettent sous la surveillance des anges : 
c'est plus sûr, pensent-ils, et plus économique que 
le système turc. Mais ils ne songent pas que leurs 
femmes s'étiolent, dépérissent, meurent à petit feu, 
et que la société française va se dépeuplant de joui 
en jour. On ne rit plus, on ne badine plus, on perd 
la tradition charmante de ces bonnes bêtises où nous 
dépensions tant d'esprit. De mon temps, une jolie 
femme ignorait toutes ces momeries où vous perde2 
le meilleur de vos jours. Étions-nous moins fidèlesl 
J'en doute. Nos maris ne nous livraient pas aux bons 
soins des révérends pères; ils s'occupaient de nous 
eux-mêmes ; c'est un. petit travail qui porte sa récom- 
pense avec lui. Le feu duc, mon mari, n'était pas un 
j eune homme ; il n'en est pas moins vrai que j 'ai vécu 
pour lui tout entière, moi qui ne croyais pas aux 
grillades de l'autre monde et qui ne connaissais d'au- 
tre loi que mon plaisir. Pourquoi l'ai-je aimé seul? 
Parce qu'il s'appliquait constamment à me paraîtra 



214 LA VIEILLE ROCHE 

aimable, au lieu d'étouffer en moi la faculté d'aimer. 
Les hasards de Témigration nous ont séparés plus 
d'une fois; nous avons pris chacun de notre côté 
. tous les plaisirs permis ; je ne me cloîtrais pas en 
Suisse lorsqu'il courait l'Allemagne ou l'Angleterre; 
mais nous savions aimer, nous avions des attaches 
assez fortes pour qu'on pût les allonger infiniment 
sans les rompre; aussi nos cœurs sont-ils restés 
unis. Si le père de Gontran, notre pauvre Améric, 
était encore de ce monde, il prendrait fait et cause 
pour vous, chère petite, et vous délivrerait des ténè- 
bres extérieures où son nigaud de fils vous enferme 
depuis deux ans! » 

Valentine défendit Gontran ; elleassura qu'elle avait 
choisi elle-même, par goût, cette vie quasi-monasti- 
que. Mais personne ne voulut la croire ; on lui prouva 
que ses beaux yeux, ses admirables cheveux, sa mer- 
veilleuse petite bouche et toutes ses beautés l'une 
après l'autre, protestaient contre une telle affirma- 
tion. La femme la plus spirituelle du monde se défend 
toujours mal contre l'autorité de ces argumenls per- 
sonnels. Essayez de répondre au monde lorsqu'il vous 
dit : vous êtes trop jolie pour professer telle opinion ! 
Il y a contradiction flagrante entre l'éclat de vos yeux 
et la théorie que vous soutenez I Vos petits doigts en 
fuseau sont trop délicats et trop blancs pour qu'il 
vous soit permis de prendre telle cause en maini II 
n'y a pas de place pour tel mot dans une bouche 
comme la vôtre! 

La comtesse soutint l'assaut; mais en rentrant chez 
elle, elle se demanda sérieusement si c'était elle ou 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 215 

son mari qui l'avait vouée à la prière^ à la retraite et 
à tous les exercices de la dévotion. Elle se souvenait 
vaguement d'avoir choisi ce genre de vie après une 
secousse un peu forte, mais il lui semblait que Gon- 
tran ne l'en avait pas assez détournée; qu'il aurait 
pu d'un mot la regagner au monde; qu'il se résignait 
trop; qu'il semblait empocher, comme une aubaine, 
le martyre d'un être faible et charmant. 

Le .«îoir, à table, elle essaya d'animer Lambert et 
son mari ; elle voulut être pétillante. Mais sa gaieté 
forcée n'éveilla point d'écho. Lambert était rompu 
de fatigue. Suivant son expression pittoresque, Paris 
lui sortait par les coudes ; il en avait plus que son 
soûl. Il annonça que Bouipgalys et lui songeaient à 
faire un petit voyage : Bade, Wiesbaden, Hombourg, 
Spa, quelques bains de mer; un itinéraire très-libre 
et très^amusant. Le comte semblait préoccupé d'au- 
tres projets, mais il n'en faisait confidence à per- 
sonne. Le fait est qu'il avait échangé quelques pa- 
roles avec Éliane, et qu'un espoir plus sérieux, 
quoique faiblement motivé, s'était insinué dans son 
âme. Valentine se sentit presque étrangère dans sa 
maison, entre deux hommes qui l'avaient passionné- 
ment aimée. Il lui sembla, pour la première fois, 
qu'on avait muré toutes les portes derrière elle, 
tandis qu'elle courait les mansardes et les couvents. 

Elle exprima je né sais quelle fantaisie de spec- 
tacle ; Gontran ouvrit des yeux presque scandalisés. 
C'était mal prendre son temps ; il faisait chaud, on 
étouffait dans les théâtres. Gomment, elle qui n'al- 
lait pas aux Italiens en janvier sans une sorte de 



216 LA VIEILLE ROCHE 

répugnance, a'avisait-elle d'affronter un mauvais 
drame au mois d'août? 

Elle changea de note et proposa aux deux amis 
de passer la soirée à l'hôtel et de prendre le thé au 
jardin. Gontran objecta que le thé était encore plus 
chaud que le spectacle. Il avait fait le plan de sa 
soirée; ses amis l'attendaient sur la terrasse du 
club ; l'habitude de sortir tous les soirs était priss. 
Si Valentine avait insisté quelque peu, si elle s'était 
mise en frais de coquetterie, son mari eût sacrifié 
de grand cœur les amis, la terrasse du club et 
toutes ses habitudes ; elle risqua si timidement sa 
petite proposition que Gontran n'y vit qu'une simple 
politesse. Il y avait si longtemps qu'on n'avait essayé 
de le retenir à la maison ! Presque toujours Valen- 
tine avait la soirée prise par des offices, des confé- 
rences, des exercices de dévotion ou des assemblées 
de charité. 

Elle affecta de prendre son parti, car elle avait 
toujours un petit amour-propre; elle feignit même 
de se rappeler qu'un devoir important l'attirait ù 
Saint-Christophe ce soir-là. Mais, après le départ des 
deux cousins, elle courut s'enfermer dans sa cham- 
bre et pleura. A quel propos? Elle n'en savait rien 
elle-même : son mari ne lui avait rien dit ni rien 
fait de désobligeant; cette journée de visites n'avait 
été signalée par aucun événement fâcheux. Un éta- 
lage de robes et de chapeaux chez Yolande, un éta- 
lage de paradoxes plus ou moins Spirituels chez la 
duchesse de Haut-Mont, c'était tout! Et pourtant 
elle se sentait lasse dans tous ses membres; la mai- 



LES VACANCB6 DE LÀ GOlfTESSE 217 

son lui paraissait froide au mois d'août; son cœur 
sonnait le creux: elle promenait les yeux autour de 
sa chambre et n'y rencontrait pas un seul objet où 
le regard s'accrochât avec un sentiment de plaisir. 
Ses souvenirs les plus intimes et les plus doux 
étaient restés suspendus aux patères de l'hôtel Meu- 
rice. Décidément on a tort de ne pas se marier dans 
la maison où l'on doit vivre. 

Le comte revint tard de son club, et comme il 
était le plus discret des hommes, il n'eut garde de 
réveiller sa femme, qui ne dormait point. 

Le lendemain, il monta à cheval avec Saint-Génîn, 
et fit dire à Valentine qu il déjeunerait probable- 
ment au bois de Boulogne. Il passa donc presque 
toute la matinée à saluer ses amis de cheval, selon 
la formule stéréotypée que chacun sait : 

« Bonjour! 

— Joli temps. 

— Un peu chaud ; on a beau se lever matin. Com- 
ment la partie a-t-elle fini? 

— Ne m'en parlez pas ! Je me suis culotté de deux 
cents louis. 

— Ce n'est pas la mort d'un homme. 

— Non, mais c'est bête. On serait si bien dans 
son. lit 1 

— Avez-vous vu, chez Mathan, cet attelage qui 
est arrivé d'Angleterre? 

— Non ; ça vaut-il la peine? 

— Superbe ! mais d'un prix I II parle de vingt 
mille, 

— C'est salé. Je reviendrai par là. Et vous con- 



218 LA VIEILLE ROCHE 

naissez-vous cette jument alezane qui est chez 
J[osué ? 

— Non. Depuis quand ? 

— D'hier. Il faut voir ça. Un sang, mon cher, à 
tout casser. 

— Même les os! Merci! Nana va bien*? 

— Lâchée! 

— Ahl... Bonjour! 

— Bonjour! » ' . I 
De son côté, Valentine alla entendre la messe des 

bons Pères, puis elle causa un grand quart d'heure 
avec M. Gaumiche, qui lui prêcha les distractions ; 

de la campagne. Il s'éloignait lui-même de Paris, 
avec la permission de ses supérieurs, pour, prendre 
les eaux de Niederbronn. Les austérités du carême 
et les fatigues du »saint ministère exigeaient impé- 
rieusement cette réparation. Le bonhomme exhor- 
tait toutes ses pénitentes à suivre son exemple ; il 1 
leur permettait même de s'abstenir des sacrements | 
pendant une partie de l'été ; car il est avéré, dans | 
la haute dévotion parisienne, qu'il n'y a pas de con- 
fesseurs possibles en province. 

Ce départ attrista Mme de MabJy. Qu'allait-elle 
devenir pendant un mois, loin du seul homme qui 
eût sa confiance entière? 

Elle rentra à l'hôtel, tandis que son mari chan- 
geait de toilette, et ces deux êtres, unis par un mi- 
racle de l'amour, se rencontrèrent, pour la première 
fois de la journée, dans leur salon, sous les yeux de 
la comtesse Adhémar et de la vieille duchesse. 

Mme de Haut-Mont et sa nièce couraient ensemble 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 219 

pour leurs visites d'adieu. Chemin faisant, elles 
avaient parlé de Valentine, et ces deux graves per- 
sonnes étaient tombées d'accord sur les malheurs 
de la jeune femme et les persécutions de Gontran. 
Elles se croisèrent bravement pour la délivrance de 
leur amie : il fut résolu dans la voiture que Valen- 
tine viendrait à Carville, avec ou sans mari. Le beau 
Mably tomba donc dans une véritable embuscade : 
il fut lardé de petits mots piquants, mais il ne les 
sentit même pas. JLa préoccupation de son amour ' 
naissant formait autour de lui une cuirasse impéné- 
trable. On le battit en brèche, lui, sa maison, son 
mobilier, sa vie casanière et le despotisme auquel il 
soumettait sa femme ; on raconta l'histoire allégo- 
rique de ces deux époux enfermés qui finissent par 
se dévorer l'un l'autre : « Le commissaire de police, 
averti trop tard, ne trouva plus que la canne du 
monsieur et l'ombrelle de la damel » La duchesse 
exposa par le menu toutes les conséquences de 
l'ennui claustral ; Yolande fit un tableau des plaisirs 
innocents qui foisonnaient à Carville ; Gontran 
n'entendit rien, ne vit rien, ne remarqua rien, sinon 
que ces deux dames étaient encore plus bavardes et 
plus déraisonnabjes qu'à leur ordinaire. Mais il 
n'eut pas l'idée de se demander pourquoi. Cherche- 
t-on à savoir pourquoi les mouches redoublent 
d'importunité à l'approche d'un orage? 

Son calme étonna bien les deux amies de sa 
femme. Elles y virent l'effet d'une profonde et ma- 
chiavélique dissimulation. Yolande et la duchesse 
s'avouèrent vaincues et s'inclinèrent devant cette 



220 LA VIEO-LE ROCOT 

volonté ferme, inébranlable, qui n'était pas même 
effleurée par les arguments les plus décisifs. La du- 
chesse disait, çn remontant dans sa voiture : « Quel 
homme I Aussi renfermé que son pauvre père était j 

ouvert! Il a manqué sa vocation ; sa place était dans i 

la diplomatie, r \ 



VII 



LA GRISE 



Après le départ des voyageuses, Grontran revint 
au salon, baisa le front de Valentine, et lui demanda 
comment elle s'était portée depuis la veille. 
Je ne sais pas, répondit-elle. :i> 

Il ne songea pas même à relever le mot^ soit qu'il 
ne l'eût pas entendu, soit qu'il fût accoutumé aux 
caprices nerveux de sa femme. Valentine prit une 
tapisserie et se blottit dans un coin. D ôt sauter la 
bande d'un journal, ouvrit la porte-fenêtre du jartiin 
et se mit à cheval sur une chaise. 

Sa femme levait les yeux sur lui de temps à autre, 
puis reprenait sa tapisserie avec un geste d'impa- 
tience. Quant à lui, il buvait à petites gorgées la 
prose du journal bien pensant, laissant errer ses 
yeux sur les arbres du jardin, suivant sans y penser 
les ébats de deux merles, et rêvant à ce sermon de 



222 LA VIEILLE ROCHE 

charité où la marquise de Lanrose lui avait presque 
donné rendez-vous pour demain. 

Valentine, qui était assise devant la pendule, 
trouva charmant d'interrompre les contemplations 
de son mari : 

« Que dit-on de nouveau dans la gazette? 

— Mais rien, cher ange. Ah î si. On dit qu'avant 
six mois les Autrichiens auront .la guerre. 

— Heureux Autrichiens I 

— Comment? 

— Dame, ils n'auront pas le temps de s'ennuyer. 

— C'est juste. » ' 

(Un bon moment de silence). Valentine reprit à 
brûle pourpoint : 

« Quelle heure est-il? » 

Contran se leva sans marchander, r^arda la pen- 
dule et répondit : 

« Vous auriez pu le voir de votre place; il est 
deux heures. :d 

11 reprit son journal, sa chaise et sa rêverie. Va- 
lentine aurait voulu le battre. Elle attendit qu'il fût 
bien installé au fond de ses pensées pour élever la 
voix de nouveau. 

^ Quel jour est-ce aujourd'hui? 

— Ces dames l'ont dit tout à l'heure : c'est ven- 
dredi. 

— Ahl... alors, faire atteler le coupé à trois 
heures, voir deux familles pauvres dans la rue du 
Cherche-Midi ; visiter, pendant qu'on y est, la mar- 
quise de Pontéjoux et converser très-sérieusement 
sur la pluie et le beau temps, avec accompagnement 



LES VACANCEg DE LA COMTESSE 223 

de baromètre ; à quatre heures, entrer à la pension 
des bons Pères et porter des gâteaux au petit Léo- 
pold de Girenseigne. 

— Vous pouvez rayer ce chapitre-là. Léopold est 
parti en vacances depuis trois jours. 

— Heureux Léopold I II a des vacances!... Donc 
faire un tour de promenade ^ans cet abominable 
Paris, ou respirer, à mon choix, la poussière du bois 
de Boulogne ; à six heures, rentrer à l'hôtel et faire 
une toilette modeste... Pourquoi la mode exige-t- 
elle qu'on porte toujours des gants trop longs? 

— Parce que les gants sont faits pour protéger 
les mains et non pour les montrer aux passants de 
la rue. 

— Merci!... A sept heures, vous savez que nous 
dînons chez la princesse Galeazzi, en petit comité, 
avec l'abbé Pruchot et une demi-douzaine de chats. 
Quel plaisir ! 

— Pourquoi avez-vous accepté? 

— Laissez-moi terminer le programme de la fête. 
A neuf heures, recevoir les adieux de mon doux sei- 
gneur qui va fumer au club je ne sais combien dé 
cigares; à neuf heures cinq minutes, prendre place 
à une table de whist et jouer le mort jusqu'à onze 
heures, plaisir mondain s'il en fut. A onze heures, 
remonter en voiture et rentrer définitivement à 
l'hôtel, où Ja Couronne des grâces et FabioJa, ro- 
mans sérieux, m'endormiront avant minuit. Oh! 
nous aurons bien du plaisir, moi surtout, dans cette 
belle journée de jeunesse ! 

—Mais vous n'êtes obligée à rien, Valentine, et si. 



S24 LA VIEILLE. ROCHE 

— En revanche, demain l Ah ! demain ! ce sera 
absolument la même chose, sauf le whist de Mme Ga- 
Icazzi qui sera remplacé par la conférence du père 
Tricotel I 

— C'est un saint homme, chère amie, si j'en crois 
ce que vous m'avez toujours dit. D faudra même que 
)e l'entende un jour,^ïar il est à la mode. 

— Ciomme les gants trop longs. Enfin! Encore 
une heure de tapisserie ! J'aurai le temps de remplir 
le fond. Savez-vous où l'on a mis ces dernières ro- 
mances? 

^-Quelles romances? 

— Celles qui sont autorisées par la congrégation 
de rindex. Vous savez bien qu'on n'en admet pas 
d'autres. » 

Grontran se leva avec l'empressement le plus ai- 
mable et apporta devant sa femme tout le casier à 
musique. 

« Merci, dit-elle. Décidément, j'aime mieux chanter 
de mémoire. H y a ce noël arrangé par Nicoud; je 
veux que vous m'en disiez votre avis. » 

Le comte s'étendit dans un fauteuil et supporta les 
premiers couplets jusqu'au septième. Mais le noël 
en comptait dix-huit, et Valentine l'avait choisi par 
malice plutôt que par goût. Au huitième, Contran 
tomba dans une espèce de mélancolie qui ressem-' 
blait fort au sommeil. La promenade du matin, le 
grand air, la digestion d'un déjeuner solide, la mu- 
sique un peu traînante du noël, tout excusait cette 
faiblesse. 

Mais Valentine ne la pardonna point. Elle referma 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 223 

le piano avec violence, tira un cordon de sonnette, 

et dit à son mari : 
« En vérité, monsieur, c'est du dernier galant. j> 
Elle se retourna au même instant vers le valet 

qui avait ouvert la porte : 
« Dites qu'on attelle le coupé. 

— Chère amie, dit Gontran, je vous demande un 
million de pardons. J'étais là, je... réfléchissais. Le 
temps est d'une pesanteur accablante. 

— Avez-vous jamais songé, monsieur, vous qui 
réfléchissez souvent, à la triste condition des femmes 
de bien? Quelle existence! se lever tous los matins, 
Be coucher tous. les soirs, tourner comme un cheval 
de manège dans un cercle d'occupations inutiles, de 
visites ennuyeuses, de cérémonies glaciales, de de- 
voirs insipides et de plaisirs pi-us fades encore que 
les devoirs!... » 

Le comte se jeta en arrière comme un voyageur 
qui aurait marché sur la queue d'un tigre, mais saus 
quitter un instant le sourire immuable des gens dn 
monde : 

« Quelle explosion! dit-il. 

— Ahl tant pis! C'est l'ennui comprimé qui 
éclate ! 

— Quoi I vous vous ennuyez ! Et vous ne le disiez 
pasi 

— Je ne m'ennuie pas, non; je me consume I 
L'uniformité de la vie que je mène me tue à petit 
feu! Dire que le petit Girenseigne a des vacances, 
que ses professeurs ont des vacances, que les avo- 
catSy les juges, les hommes les plus gi*aves de Paris, 

15 



226 LA VIEILLE ROCHE 

nos confesseurs eux-mêmes ont des vacances ! Mon 
coiffeur, mon coiffeur!* m*a fait savoir ce matin 
qu'il prenait ses vacances ! Il n'y a que moi seule 
qui marche sans m'arrôter dans un sentier battu et 
rebattu, et qui n'obtiens jamais de vacances! 

— Nous sommes au moins deux, chère amie, car 
si vous entendez par vacances une rupture avec 
toutes les habitudes de la vie, je n'en prends certes 
pas plus que vous. 

— Eh ! quelle différence, monsieur ! Votre vie de 
chevaux, de clubs et de cigares est mille fois plus 
variée que la nôtre ! 

— Vous me rendrez pourtant cette justice que je 
ne vous ai jamais refusé ni distractions ni plaisirs. 
S'il vous a plu d'embrasser une existence de jeûnes 
et de mortifications, ce n'est pas moi qui vous l'ai 
conseillée : on connaît mes principes, Dieu merci ! 
Depuis que vous avez trouvé joli d'interposer vingt 
moines, deux cents nonnes et deux mille mendiants 
entre vous et moî, je n'ai pas abusé des loisirs qui 
m'étaient faits. On ne vous a pas dit que je me 
fusse jeté à corps perdu dans les folies parisiennes ; 
chaque fois qu'il vous a plu de me retenir, je suis 
resté.... 

— Eh! mon Dieu! restez, courez, soyez fou, 
soyez sage ; mais changeons, au nom du ciel ! Ne 
nous pétrifions pas pour un nouveau siècle dans 
cette odieuse immobilité! Je me disais tout à l'heure, 
en faisant mes adieux à ces dames, que si... mais 
vous allez vous scandaliser contre moi. 

^- Vous savez bien que non. Dites ce que vous 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 227 

pensiez en faisant vos adieux à ces perssnnes rai- 
sonnables! 

— Je me disais, Gontran, que si les femmes de 
notre monde avaient deux ou trois mois dans l'année 
pour vivre à leur fantaisie et se promener librement 
hors du cercle de leurs ennuis... 

— Hé bien? 

— On ferait une provision de philosophie ; on 
remplirait ses poumons de grand air ; on serait plus 
forte et plus gaie à la rentrée des classes ; et si, 
dans les dix mois de Tannée scolaire il se i^encon- 
trait par hasard quelques instants comme celui-ci, 
on se consolerait en effaçant les jours du calendrier 
et en rêvant aux vacances prochaines ! 

— Bellement, bellement, petite collégienne! Je 
ne suis pas un ennemi de la* liberté, mais encore 
faudrait-il savoir ce que vous entendez par là. 

— Vous me connaissez trop pour que l'équivoque 
vous soit permise. Je ne demande qu'une liberté 
honnête et chrétienne, telle qu'on peut l'accorder 
sans crainte à la comtesse de Mably. 

— Il faut que j'aie l'entendement fermé ce matin, 
cai^ je m'exténue à vous comprendre. Souhaitez-vous 
que je vous mène aux glaciers de la Suisse? aux 
lacs d'Ecosse ? aux rochers de Penmarch ? aux pré- 
cipices de Gavarnie? Je ne vous refuse rien, mais 
soyez avertie que tout cela est assommant. 

— Je ne vous demande pas le sacrifice de vos 
habitudes. 

— J'avais bien deviné, mais je ne voulais pas 
m'en croire. 



228 LA VIEILLE ROCHE 

— Yolande va seule à Carville. 

— Il fallait donc me dire sans détour que cette 
place émaillée de crinolines flamboyantes exerçait 
sa petite fascination sur vous. C'est Carville que vous 
rêvez? 

— Peut-être. 

— Avec ou sans moi, décidément? 

— Voulez-vous me permettre un accès de fran- 
chise? Des vacances avec vous, mon cher maître, 
ne seraient plus des vacances. 

— Tiens ! tiens ! 

— J'ai besoin de vous regretter, ou plutôt, passez- 
moi cette coquetterie, j'ai besoin que vous me re- 
grettiez. 

— Expérience très-critique ! 

— Vous m'aimez, je le crois ; mais je crois aussi 
que vous ne savez pas vous-même comment ni com- 
bien vous m'aimez. Nous ne nous sommes pas assez 
quittés, nous avons vécu trop constamment en- 
semble; c'est pourquoi nous ne sommes pas plus 
unis. Je parie, et j'espère, qu'après avoir passé seu- 
lement deux mois loin de votre femme, vous serez 
guéri de l'indifférence ou de la satiété que vous éta- 
liez tout à l'heure entre les bras de ce fauteuil ! 

— Mais je vous jure, Valentine. . . 

— Ne jurez pas I vous avez dormi. 

— Est-ce pour tout de bon que vous me proposez 
deux mois de veuvage? 

— J'ai dit deux ou trois; mais va pour deux, si ce 
chiffre vous agrée. 

— Et ne craignez-vous pas qu'on votre absence 



LES VACANCES DE LA COBiTESSE 229 

il me prenne tentation d'abuser de ma liberté'/ 

— Non. 

— Vous êtes donc bien sûre de moi? 

— Comme de moi-même, et c'est tout dire. 

— Vous avez raison, Valentine ; merci. 

— Et vous m'accorderez ce que je vous demande? 
Bientôt? 

— Dès demain^ si vous voulez. 

— Sérieusement? 

r- Gaiement. Mais qui diable vous a mis cette 
idée en tête ? 

— Yolande, la duchesse, tout le monde ; et vous 
plus que personne, monsieur du fauteuil I 

— Cest-à-dire que, pour un péché de sommeil, 
vous me mettez en pénitence ! 

— Et vous voyez que mon idée n'est pas si mau- 
vaise, puisque déjà vous redevenez galant ! 

— Vous ne me défendrez point de vous visiter à 
Carville? 

— H ferait beau voir que vous n'y vinssiez pas ! 
Adhémar lui-même fait le voyage! 

— Mais comment pensez-vous vous y installer ? 

— Je n'emmène que Juliette. Voilà! 

— Juliette est le modèle des femmes de chambre, 
mais elle ne vous bâtira pas un chalet. 

— Nous en louerons un tout bâti. 

— n n'y a plus rien dans le village à ce moment 
de l'année, 

— Quoi ! Pas même une cabane de pêcheur? 

— Pas même, ou je serais bien étonné. 

— Qu'à cela ne tienne 1 Yolande est chez elle, et 



230 LA VIEILLE ROCHE 

installée granaement, car elle emmène moitié de sa 
maison. Si elle ne loge ni sa mère, ni la duchesse, 
elle aura bien sans doute un petit coin pour moi. Je 
vais la voir 1 

— Vous savez qu'elle est en tournée de visites. 

— Allons lui demander à dîner. 

— A la veille d'un départ, Yolande doit dîner au 
restaurant. 

— Hé bien! je cours rue de Ponthieu, je lui laisse 
un rendez-vous pour sept heures, nous passons la 
soirée tous ensemble, et demain, adieu Paris ! 

— Vous ne doutez de rien; c'est admirable. Et 
quelles toilettes emportez-vous là-bas? 

— Tout ce que j'ai de fait. 

— Vos robes de Paris sont bien sérieuses pour la 
plage de Carville. 

— Oui, mais ma couturière me bâclerai^ s'il le 
faut, dix costumes en quatre jours. 

— Peste ! Je ne vous reconnais plus, ma chérie. 
«— C'est la joie! 

— Mais nous devons dîner chez Mme Galeazzi. 

— Écrivez-lui que je suis malade et que vous me 
tenez compagnie. 

— Un gros mensonge 1 

— Je le prends sur moi. Sur dix mensonges il y 
en a neuf innocents ! C'est la théorie du père Gau- 
miche. Quel bonheur ! Je ne ferai pas maigre ! Je 
ne jouerai pas le whist ! Je ne sentirai pas le tabac 
de .Vabbé Pruchot ! Je n'irai pas demain au ser- 
mon du père Tricolet ! Cette idée me rajeunit de 
vingt ans l 



LES VACANCES DE LA COMTESSE '^31 

— En effet, cher baby, vous n'en avez plus que 
six. » 

Gontran s'arrangea comme il put avec Mme Ga- 
leazzi qui était ce qu'on appelle une vraie brebis du 
bon Dieu. Valentine, de son côté, courut chez 
Yolande, ne la trouva point, envahit le cabinet 
d'Adhémar, apprit que le ménage avait fait retenir 
un salon du café Anglais, et décida de son autorité 
charmante que le tête-à-tète conjugal se transforme- 
rait en partie carrée. 

Mais Adhémar entre six et sept heures, rencon- 
tra Saint-Génin et Bourgalys sur le perron de Tor- 
toni. Les deux jeunes gens s'invitèrent. Yolande, 
qui n'avait eu vent de rien et qui craignait peut-être 
de dîner seule avec son mari, amena la duchesse de 
Haut-Mont. Le dîner tournait à la partie de plaisir. 

L'étranger s'imagine que Paris est peuplé de ca- 
barets élégants. Il n'y en a pourtant que quatre ou 
cinq, et je m'étonne que ce peu suffise à tous les 
besoins de la bonne et de la mauvaise compagnie. 
Il est vrai que la bonne compagnie dîne générale- 
ment che^ elle. Lorsqu'un couple aristocratique se 
fait conduire au restaurant, c'est neuf fois sur dix 
pour satisfaire un caprice de madame, accepté ou 
subi par monsieur. Les hommes ne sont pas fous 
de cette petite débauche. Pour peu qu'on ait vécu, 
on connaît particulièrement tous les cabinets de 
Paris : on retrouve au fond des saUères et au bout 
du nez du garçon des souvenirs qui n'ont rien de 
conjugal. Un mari délicat et qui a pour sa femme le 
respect qu'elle mérite ne peut guère, sans un frois- 



232 LA VIEILLE ROCHE 

scment intérieur, la voir assise à la place de 
Mlle Tata, les pieds sur le tabouret de Mlle Marco, 
le visage reflété dans la glace où Mlle Ghippe a des- 
siné son cœur avec la pointe d'un diamant, un soir 
que la poudre de riz demandée n'arrivait pas assez 
vite. Malgré le soin qu'on prend d'ouvrir toutes les 
fenêtres après le départ de chaque société, il reste 
bien dans l'atmosphère une bouffée de cigarette. 
Or, Je mari le moins scrupuleux, celui-là même qui 
a pris un potage aux œufe pochés la nuit dernière 
avec Mlle Brindisi, rougirait à Tidée que la mère de 
ses enfants avale la fumée de Mlle Brindisi. 

Mais il faut bien qu'on l'avoue, ce sacrilège, qui 
choque la pruderie du sexe fort, n'inspire aucune 
répulsion aux plus honnêtes femmes. La curiosité 
chez elles est plus forte qije tout. Le vrai monde 
recherche avec une incroyable avidité les secrets de 
•l'autre. Et comme on ne vend pas tous les jours le 
mobilier de Mlle X ou Z ; comme une femme de bien 
ne rencontre pas souvent l'occasion de visiter les 
salons, les boudoirs, les cabinets de toilette où les 
millions se fondent comme dans un creuset, elle se 
console en pensant qu'elle est assise à la même 
place que ces demoiselles, servie par le même gar- 
çon et nourrie des mêmes truffes. L'imagination se 
donne carrière et parcourt tous les cabinets du voi- 
sinage; une syllabe échappée à travers quelque 
mince cloison, devient le thème d'un roman com- 
plet. 

Ce n'est pas tout. Au bout d'une heure, les parois 
échauffées par le gaz commencent à évaporer les 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 233 

idées et les sentiments dont elles sont imprégnées. 
Car il est bien démontré que nos habitations, 'par 
une sorte de rayonnement moral, échangent perpé- 
tuellement quelque chose avec nous. Pourquoi les 
vieilles cathédrales imposent-elles au sceptique le 
plus déterminé une vénération irrésistible? C'est 
parce que des millions d'hommes sont venus pen- 
dant plusieurs siècles exhaler sous ces voûtes l'a- 
doration, le respect et la terreur. Le granit est sa« 
turé de prières ; il épanche son trop-plein sur nos 
générations sans- foi. L'impression est tout autre 
dans une église neuve, on y trouve bien strictement 
la piété que l'on y apporte soi-même. 

Les spéculateurs se demandent pourquoi un théâtre 
neuf fait rarement de bonnes affaires. C'est parce 
que les murs ne sont pas encore imprégnés de sen- 
timents humains. Le vieil Ambigu est tout trempé 
de larmes qu'on y a laissées ; il évapore incessam- 
ment une sorte d'humidité sentimentale qui va se 
condenser d'elle-même entre les cils des specta- 
teurs. Vous y pleurez d'instinct sur telles infortunes 
qui vous laisseraient froid dans un théâtre neuf. La 
salle du Palais-Royal a des trésors de gaieté folle, 
accumulés entre les pores du bois et les interstices 
de la pierre. Un parfum de bonne farce se répand 
dans l'atmosphère aussitôt que le gaz est allumé. 
Mille atomes joyeux s'éparpillent autour de vous et 
vous chatouillent pour vous faire rire avant le lever 
du rideau. 

Cette loi, peu observée jusqu'à nos jours, explique 
la gaieté bruyante et la désinvolture excessive des 



234 LA VIEILLE ROCHE 

mères de famille égarées dans un cabinet de restau- 
rant. Ce n'était certes pas le vin de Champagne en 
carafes qui troublait le cerveau de Valentine et d'Yo- 
lande. Si elles parlèrent un peu trop et trop haut, si 
leurs yeux pétillants jetèrent l'incendie dans les 
cœurs de Lambert et d'Odoacre ; si elles les enga - 
gèrent presque formellement à renfermer leur grand 
voyage dans la banlieue de Carville ; si l'on alla rire 
en sortant de table dans un petit théâtre étouffant, 
si l'on revint souper en bande, sans faim ni soif, 
pour le chaste plaisir de déraisonner en commun ; 
si le lendemain, au réveil, Odoacre et Lambert 
étaient retombés amoureux de Mme de Mably, la 
faute en est sans doute aux parois du cabaret qui 
transpirent la facilité des femmes et la hardiesse des. 
hommes. 

Yolande, on le devine, avait été charmée de con- 
quérir Mme de Mably. Elle lui offrit avec empres- 
sement la moitié de son chalet et l'hospitalité la 
plus complète. Tout ce qu'elle emportait fut mis au 
service de sa gentille amie sans excepter ces cos- 
tumes brillants que Valentine avait tant admirés la 
veille. Il y en avait assez, Dieu merci, pour deux 
personnes ; on pouvait les partager, tandis que les 
tailleurs et les couturières en feraient d'autres. Or 
Valentine, par une anomalie inexplicable et pour- 
tant assez commune, était fort bien habillée dans 
les corsages d'Yolande, qui ne lui ressemblait en 
rien. 

Dans ce premier élan de générosité féminine, la 
comtesse Adhémar promit à Valentine son meilleur 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 235 

cheval de selle ; car elle en emmenait deux. Le 
cheval lui était ordonné par les médecins, mais elle' 
n'en usait guère qu'en Normandie. Elle se trouvait 
un peu trop forte pour paraître en habit ajusté dans 
les contre-allées du bois de Boulogne, tandis qu'aux 
bains de Carville, étant reine et maîtresse, elle pou- 
vait braver la critique. 

La jeune amie s'était tellement effacée depuis 
plus de deux ans, que Mme de Lanrose ne pouvait 
voir en elle une rivale à craindre. Elle la regardait 
bien plutôt comme un joli satellite à montrer. Rien 
n'est plus agréable aux femmes à la mode que d'en- 
traîner dans leur orbite une cour élégante, jeune et 
gaie. Le plaisir de briller ne serait pas complet sans 
la gloire d'éclairer, de faire rejaillir sur des astres 
secondaires les rayons qu'on projette autour de soi. 

Lorsqu'une jolie femme a fait choix d'un bain de 
mer, elle voudrait y entraîner nonnseulement ses 
amies, mais ses plus simples connaissances. Elle 
n'a ni repos ni trêve jusqu'à ce qu'elle ait amené la 
foule sur un rocher ou un banc de sable qui tirait 
delà solitude son charme le plus doux. C'est que 
les Parisiens et surtout les Parisiennes ne suppor- 
tent la campagne qu'à condition d'y retrouver Paris. 
Yolande avait encore deux raisons pour inviter le 
beau monde à Carville. Amour-propre d'auteur : 
elle avait découvert ce petit port de Normandie, 
aussi vrai qu'Alphonse Karr est l'inventeur d'Étre- 
tat. Enfin (j'ai conservé celle-ci pour la dernière), ce 
spéculateur en jupons avait acheté pour' un mor- 
ceau de pain la moitié du pays; Mme Gilot était 



LA VIEILLE ROCHE 

propriétaire du reste. La mère et la fille vendaient 
cinq ou six francs le mètre des terrains dont Theo- 
tare ne leur avait pas coûté cent écus. Or le pays 
était si pittoresque que tous les visiteurs, à la fin de 
la journée, achetaient un petit parc de sable et de 
cailloux et commandaient un chalet. 

Les projets de départ étaient bien arrêtés et ren- 
dez-vous pris pour le samedi soir, quand la joyeuse 
compagnie se dispersa vers deux heures du matin. 
Le comte et la comtesse de Mably rentrèrent chez 
eux dans une voiture de remise avec Lambert de 
Saînt-Génin, que le grand air acheva. Il était parfai- 
tement gris. Devant un tiers qui n'a plus sa raison, 
on se sent presque en tête-à-tête. Valentine fit mille 
agaceries à Gontran, mais Gontran y répondit peu. 
Il pensait à sa liberté reconquise et aux vacances 
où il allait entrer lui-même. Du reste, il avait chaud, 
il était las, Fair méphitique du théâtre et l'air fumeux 
du restaurant l'avaient coiffé d'une calotte de plomb. 
Dans ces dispositions, un mari a des yeux pour ne 
pas voir la gentillesse de sa femme et des oreilles 
fermées aux plus tendres provocations. Il ramena 
Valentine jusque chez elle, et, sous prétexte de cou- 
cher Saint-Génin, il gagna son lit sans détour. 

Si grand docteur qu'on soit dans l'étude du cœu'' 
féminin, on n'entend pas toujours sonner l'heure de 
la crise. Tous les maris se promettent de veiller au 
grain quand le moment sera venu, mais plus d'un 
cherche à l'horizon les dangers qui lui pendent sur 
ia tête. La science vous apprend des généralités 
^rt belles et fort utiles, mais pour les appliquer à 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 237 

propos il faut un certain art. Tel médecin qui rai-» 
sonne comme un livre manque absolument de dia- 
gnostic. Autant vaudrait pour ses malades qu'il n'eût 
jamais rien appris, car il les laissera mourir tout 
comme un autre. Gontran possédait sur le bout du 
doigt la liste de ces jolis symptômes que notre Oo 
tave Feuilleta notés en maître : vanité des vanités! 
Vers midi toute la maison s'éveilla. Lambert 
descendit chez son cousin pour savoir si l'on ne 
mangerait pas bientôt. Il sentait, disait-il, des tirail- 
lements dans l'estomac, et une sorte d'inquiétude à 
la racine des cheveux. Les leçons de l'expérience 
l'avaient conduit à croire qu'un déjeuner solide était 
le topique infaillible en pareil cas. Gontran se re- 
tourna quelques minutes sur son lit, clignant les 
yeux au soleil insolent qui dansait par la chambre, 
, et cherchant au fond de son cœur cette espérance 
que^tout homme demande à la vie dans la première 
minute du réveil. Les sages et les fous sont esclaves 
du même besoin. Pour quitter sans regret.ee riant 
pays des songes, il faut voir devant soi quelque 
plaisir certain ou tout au moins probable. L'homme 
qui sort du lit sans espérer quelque chose, fera triste 
figure jusqu'au soir. Gontran n'alla pas loin et ne 
chercha pas longtemps : il se rappela que vers neuf 
heures il devait rencontrer Éliane, et que les per- 
sonnes les plus gênantes auraient quitté Paris avant 
l'heure du sermon. | 

Le valet de chambre de monsieur, ayant interrogé 
officiellement la femme de chambre de madame, 
Ut savoir, à monsieur le comte que madame la com- 



! 
938 LA VIEILLE ROCHl^ | 

tesse avait passé une assez bonne nuit et qu'elle 
allait descendre à la salle à manger. Les trois con- 
vives se mirent à table, et Lambert remarqua la | 
pâleur de sa belle cousine. Elle avait mal dormi, 
quoiqu'elle protestât du contraire : ses yeux battus 
trahissaient le secret de son insomnie ; on pouvait 
même admettre qu'elle avait laissé quelques larmes . ; 
sur l'oreiller. Gontran ne s'aveugla point sur ces j 
légers symptômes, mais au lieu de remonter à la 
cause morale, il dit tout simplement : 

ft Vous voyez, chère amie : l'habitude de souper 
se perd vite. Je parie que Mme Adhémar est aussi 
gaillarde ce matin que si elle s'était couchée à dix 
heures. C'est qu'elle est entraînée et vous ne l'êtes 
plus. » , 

Valentine leva les yeux au ciel, et ce mouvement 
pathétique révéla tout un drame intime k l'honnête 
Saint-Génin. Il se persuada que la belle cousine 
était négligée, abandormée, peut-être trahie à la 
fleur de ses jours. A cette idée, il regretta le sacri- 1 

fice qu'il avait fait dans la bibliothèque de la Balme; 
il serra ses deux poings et tomba avec une sorte de j 

fureur sur la volaille froide, le jambon d'York, la sa- j 

lade de homard et un vin de Barsac qui était du na- i 

turel le plus consolant. ! 

Valentine déjeuna de quelques tasses de thé, pour | 

apprendre aux moins clairvoyants qu'elle se nour- 
rissait par devoir, le suicide étant défendu. Sa gaieté 
d'hier soir avait fui loin, bien loin, dans le passé^. 
La robe de chambre qu'elle avait choisie exprimait 
par ses plis mous et tombants le vide d'un cœur 



LES VACANCES DE LA COMTESSE '239 

tendre et raffaissement d'une belle âme. Et Contran 
ne vit rien, sinon que Valentine se négligeait depuis 
sa conversien, et qu'elle devrait adopter un négligé 
plus folâtre I « Étudiez Yolande, lui dit-il, elle vous 
remettra vite au diapason de la vraie toilette.^ Eh 
vérité, ma chérie, on croirait que le père Gaumiche 
vous prête ses surplis, d 

Tout alla du même ton jusqu'au café. Lorsque les 
deux cousins firent mine de passer au jardin en allu- 
mant leurs cigares, Valentine retint son mari par 
un geste empreint d'une grâce mélancolique. Elle 
l'entraîna doucement vers un salon voisin, le fit 
asseoir dans un tôte-à-tôte, s'appuya sur lui avec 
tendresse et le força pour ainsi dire à flairer le par- 
fum de spring-flowers dont sa chevelure était im- 
prégnée. 

(îontran savait trop son monde pour chercher à 
se dégager. Mais, dans le fond du cœur, il n'était 
pas plus à sa femme qu'à la littérature classique ou 
à l'astrologie judiciaire. Voilà ce que les femmes 
n'observent pas assez, môme quand elles ont autant 
d'esprit que Valentine. D ne suffit pas de bien dire 
et de bien faire ; il faut de l'à-propos en tout. 

Le comte baisa ce front pur, et du ton de voix 
d'un bon père qui va causer poupée avec sa fillette : 

« Eh bien, mon ange, dit-il, on a donc quelque 
chose à obtenir de ce farouche mari? » 

Elle prit une voix grave et môme légèrement 
émue : 

« Oui, répondit-elle; au moment où je vais m'é- 
loigner de vous, pour la première fois depuis cinq 



S40 LA VIEILLE ROCHE 

ans, cher bien-aimé, mon cœur se serre, n me 
semble que tout mon être va se déchirer en deux! 

— Diable! pas de ça! je vous aime mieux tout en* 
tière. 

— Écoutez-moi sérieusement, comme je vous 
parle. 

— Voyons, baby, il ne s'agit pas d'un voyage en 
Australie; vous savez que Garville est à quatre 
heures de Paris. 

— La distance n'est rien ; c'est la séparation qui 
est tout. Je ne sais en vérité quelle fantaisie étrange 
m'avait traversé l'esprit. J'étais absurde hier, mais, 
grâce à Dieu, il est temps encore. Voulez-vous ou- 
blier les folies que je vous ai dites et reprendre les 
vacances que vous m'avez données? 

— Mais certainement, ma chérie. 

— Quel bonheur ! 

— Justement ce que vous disiez hier : Quel bon- 
heur ! J'irai dîner chez Mme Galeazzi ! je sentirai le 
tabac de l'abbé Pruchot ! j'irai au sermon du père 
Tricotel! Est-ce cela que vous disiez, ou le con- 
traire? Je ne sais plus. N'importe; votre bonheur 
n'est pas difficile à faire, mon grand baby, puisque le 
pour et le contre vous jettent également dans 
l'extase ! 

— Vous ne me comprenez pas, Gontran. 

— C'est entendu ! Si jamais on trouve un mari qui 
comprenne sa femme, on le fera voir pour de l'ar- 
gent à tous les autres. Vous savez que vous êtes 
jolie comme un amour, ce matin. Une morbidessel 
une grâce ! un velouté dans l'œil ! 



LES VACANCES DE LA COMTESSE "iM 

— C'est c[ue je vous aime, moi ! 

— Et moi doncl Nous sommes à deux de jeu, ma 
chatte céleste ! Ainsi , c'est décidé. Vous n'allez 
plus à Carville? une fois, deux fois, trois fois? 

— Non, puisque vous m'aimez. 

— Bien, c'est parfait. Mais écrivez un petit mot à 
Yolande. 

— Tout de suite ! » 

Elle courut jusqu'au cabinet de Gontran , sans 
quitter ce cher mari qu'elle traînait derrière elle. 
EUe sauta sur une plume et saisit d'une main ré- 
solue une toute petite feuille de papier. Elle griffonna 
quatre lignes au galop, comme on écrit au théâtre; 
elle jeta une poignée de poudre sur ces pattes de 
mouches héroïques, plia la feuille en deux, la jeta 
dans une enveloppe, mit l'adresse et tendit la lettre 
à son mari par un geste qu'elle trouva sublime. 

« Faites-la porter, lui dit-elle; je reste. » 

Son regard étincelant, sa bouche imperceptible- 
ment entr'ouverte, ses narines palpitantes et mille 
autres détails de physionomie qu'elle admirait elle- 
même dans une glace lui rappelaient Pauline, 
Emilie, Camille, et toutes les femmes de Corneille 
dans leurs plus beaux moments. 

Le comte prit la lettre sans lever au préalable ses 
bras et ses yeux vers le ciel ; il la mit bourgeoise- 
ment dans sa poche et dit du ton le plus* familier. 

« Au fait, chérie, je vais la porter moi-même. J'ai 
justement à causer affaires avec Adhémar. » 

Valentine laissa tomber ses mains et jeta sur son 
mari un coup d'œil où la douleur, la stupéfaction et 

iù 



242 LA VIEILLE ROCHE 

un petit commencement de colère étaient tordus 
ensemble comme les fils d'un cordonnet : 
c Vous allez chez Adhémar ! 

— Sans doute; il a dû recevoir ce matin des nou- 
velles de Humbé. 

— Vous sortez I pour affaires ? 

— Pour affaires, oui, mon ange. Et un peu aussi 
pour me promener. 

— Gontran ! 

— Qu'avez-vous donc ? Est-ce que je ne sors pas 
tous les jours? 

— Mais aujourd'hui, ingrat, c'est donc un jolir 
comme les autres \ 

— Il me semble. 

— Oh !... quitter votre femme dans un pareil mo- 
ment 1 

— Le moment serait donc particulièrement so- 
lennel? 

— Je vois bien que vous ne m'aimez plus ! 

— Mais si, mais si ! 

— Vous ne m'avez jamais aimée! Que je suis 
malheureuse ! Il ne me reste plus qu'à mourir ! 

— Foi de mari, ma chère enfant, je veux être 
taillé en pièces si je comprends pourquoi vous 
pleurez ! » 

Elle se plongea dans un fauteuil, enferma sa tête 
dans ses mains, et s'écria d'une voix mouillée de 
larmes, entrecoupée de sanglots : 

« C'est le bonheur, c'est la confiance, c'est le der- 
nier espoir de ma vie à jamais perdue qui s'écoule 
par mes yeux l » 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 243 

Gontran pensait, avec juste raison, que les mous- 
taches des hommes sont faites pour essuyer les 
larmes des femmes. Il appliqua sa théorie, sans atten- 
dre plus ample informé. Le mouvement fut prompt, 
naturel, exécuté avec une verve et un entrain mili- 
taires. Aussi, vit-on bientôt un sourire charmant 
sécher la rosée de ces beaux yeux, comme le soleil 
levant sèche les larmes de la nuit. Personne ne 
pourrait dire par quelle transition le mari se trouva 
assis dans le fauteuil de sa femme et la femme sur 
les genoux de son mari ; mais ce déplacement ne 
prit pas plus d'une demi-minute. 

« Si vous avez pitié de moi, dit Tenfant, c'est donc 
que vous m'aimez encore? 

— Mais je vous adore, mon cher baby. Ce n'est 
pas de la pitié ; c'est la tendresse la plus sincère et 
la plus fidèle qu'une femme jeune, belle, aimante et 
intelligente comme vous, ait jamais fait éclore dans 
le cœur d'un mari ! 

— Il me semble que vous ne le diriez pas si bien 
6i ça n'était pas vrai. Moi, je Vous aime, voyez-vous, 
comme une malade I 

— Chère enfant ! et moi donc I Est-ce que mon 
amour ne se lit pas dans mes yeux? Est-ce que 
votre main, quand je la serre dans la mienne, ne 
sent pas que nos deux êtres ne font qu'un et qu'il 
n'y a pas de limites entre nous? 

— C'est vrai. Quand Vous le dites, il m'est impos- 
sible de ne pas le croire... Mais, alors, pourquoi 
avez-vous été si méchant tout à l'heure ? 

— J'ai donc été méchant sans m'en douter? Eh 



244 LA VIEILLE ROCHE 

bien I donnez-moi l'occasion d'expier ce grand crime. 
Ordonnez, et j'obéis. 

— Mais, maintenant, je suis tout intimidée, je 
n'oserai plus vous dire, ce que je rêve depuis si 
longtemps. 

— Dites toujours : c'est accordé d'avance. 

— Aidez-moi ! 

— Mais, comment, si vous ne me mettez pas sur 
la voie? 

— Un mari doit deviner les désirs de sa petite 
femme avant qu'elle ait parlé, Gk)ntran ! cher Gon- 
tran de mon âme 1 

— Certainement, certainement, ma belle chérie. 
Voyons : ce que vous désirez, ce n'est plus d'aller à 
Carville avec ces dames? 

— Oh I non ! > 

— Est-ce une fantaisie de toilette! de bijoux I de... 
Vous avez peut-être des dettes ? 

— Quelle horreur I 

— Les meilleures femmes en ont, et les mieux 
nées, par le temps qui court. 

— Vous savez bien que depuis plus de deux ans 
je n'ai pas eu l'occasion d'en faire. 

— Vous voulez voyager, peut-être ? 

— Ah 1 pour le coup, vous brûlez I 

— Gomment! Ge n'était que cela? mais cher 
amour, quand je vous donnais des vacances, je n'a- 
vais pas la prétention de vous interner à Garville. 

— Je voudrais aller n'importe où, pourvu que 
nous y fussions ensemble. J'ai besoin de vivre quel- 
que temps pour vous àeul et de vous avoir à moi 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 245 

seule. Je ne demande rien d'impossible ou de rui- 
neux : donnez-moi quinze jours de véritable vie! 
Quinze jours à passer auprès de vous, en vous, dans 
vos bras! 

— Regardez-vous là-bas, dans cette glace et dites- 
moi un peu où vous êtes? ' 

— Sans doute, mais ce n'est pas cela. Nous sommes 
à Paris, nous appartenons au monde, à votre club, 
à nos amis, à nos relations, à nos gens 1 

— Je vous assure, chère enfant, que pour être 
bien à soi, la meilleure méthode connue est encore 
d'être chez soi. Notre maison n'est pas située au 
milieu de la rue Saint-Denis ; le silence, le calme, 
la verdure abondent autour d'elle ; nous l'avons dis- 
posée à notre goût, nous y avons pris nos habi- 
tudes; il faudrait aller loin pour en trouver une plus 
belle et plus commode, et... 

— Et vous n'y restez pas ! 
—J'y resterai. 

— Mais je n'y reste pas non plus \ 

— Restez-y ! 

— Non I je voudrais changer... 

— De quoi? 

— De tout, vilain, excepté de mari ! 

— Bien! La campagne, alors? Rien n'est plus 
simple. Nous sommes invités dans dix châteaux, à 
votre choix. 

— Quelle horreur! s'habiller quatre fois par jour, 
être en spectacle, rivaliser avec vingt autres femmes 
plus coquettes, plus vides, plus écervelées l'une que 
l'autre I Se soumettre aux allures de la maison, faire 



246 LA VIEILLE ROCHE j 

des parties, être l'esclave des plaisirs d'autrui! Vous 

ne comprenez pas que je voudrais être avec vous, 

sans obligations à remplir, sans connaissances à , 

voir, sans garder un seul point de contact avec le 

genre humain ? là 1 est-ce clair ? 

— L'isolem ent absolu n'est possible qu'en voyage ; 
et vous ne voulez pas voyager. 

— On rencontre trop de monde. ; 

— Ceux qu'on voit pour un jour sont comme s'ils 
n'existaient pas. 

— Je voudrais un bonheur tranquille, 

— Prenons un chemin de fer au hasard; arrêtons- 
nous dans une jolie ville où nous ne connaîtrons 
personne, à Nancy, à Toulouse, à Bordeaux, à Mar- 
seille, à Tours ; installons-nous à l'auberge et nous 
y trouverons le bonheur tranquille que vous rêvez. 

— Les auberges me donnent froid au cœur. Je 
regretterai toute la vie que notre lune de miel se 

soit passée sous un toit banal. Qui peut dire com- ! 

bien de gens et de quelle sorte ont campé depuis 
cinq ans à notre pauvre numéro 3? C'est la profa- 
nation des souvenirs les plus sacrés, c'est... 

— Cependant, avec la meilleure volonté du monde, 
je ne pouvais pas en partant faire murer la porte. 

— N'y a-t-il donc pas sur la terre, loin de Paris ^ j 
et de toutes les villes, une petite maison perdue au ! 
fond des bois ? ! 

— Il y en a beaucoup, mais je ne vous garantis 

point qu'elles soient des plus confortables. | 

— Ehl qu'importe? Le bonheur est accommo- 
dant ! Découvrez-moi la maison, je vous promets de | 



LES VACANCES DE LA COMTES^ 247 

la trouver assez belle. Personne ne connaîtra le 
secret de notre solitude ; nous effacerons les che 
mins pour que le hasard même ne puisse jeter un 
importun entre nous. Les lettres, les journaux vous 
attendront ici; le genre humain s'arrangera. pour 
vivre sans nous durant cette bienheureuse quinzaine. 
Nos gens ne sauront pas où nous sommes. 
• — Vous emmènerez bien votre femme de chambre, 
pourtant? 

— Non, certes. 

— Et qui vous habillera, mon ange ? 

— Vous I 

— Mon éducation, quoiqu'elle ait coûté cher, est 
restée terriblement incomplète. J'excelle à dégrafer 
votre robe après le baJ, mais du diable si je saurais 
la remettre. , 

— Je m'habillerai donc moi-même, maladroit, et 
vous vous bornerez aux choses que vous savez 
faire. 

— Adorable I 

— Je m'habillais toute seule au couvent. 

— Et qui est-ce qui vous faisait là cuisine au cou- 
vent? 

— Mais la converse, une sœur cuisinière. 

— Elle ne vous a pas donné de leçons, je sup- 
pose? Or, comme dit le brave Saint-Génin (qui s'en- 
nuie là-bas à nous attendre), il faut manger 1 

— Fi, monsieur! Le vilain motl Je vous parle 
d'amour, de solitude, de forêts... 

— Tout cela creuse horriblement, cher baby que 
vous êtes. On n'a jamais si bon appétit qu'à la cam- 



248 LA VIEILLE ROCHE 

pagne, au fond des bois, dans les paysages les plus 
éloignés du café Anglais. En ce moment vous êtes 
à la poésie. Moi aussi : je sors de table. Mais de- 
main, à pareille heure, le parfum d'une côtelette 
parlerait plus haut à mes sens que cent mille cor- 
beilles de fleurs. 

— Êtes -vous bien certain qu'une poignée de 
fraises, cueillies par nous et bien étalées sur de 
larges feuilles, ne vous ferait pas plus de plaisir que 
toutes ces viandes animales dont on se gârge à 
Paris? 

— Comment donc? au dessert. Mais je vous aver- 
tis que les fraises des bois sont finies depuis au moins 
six semaines. 

— On emporte des provisions, alors. 

— Connu, les provisions. Mais je vois à votre 
innocence que vous n'avez jamais mordu dar.s un 
pâté de quinze jours. Il a de la barbe, ma chérie! 
une barbe longue de ça! Écoutôz-moi; c'est dur à 
entendre, surtout dans les dispositions champêtres 
où je vous vois, mais nous sommes des gens civi- 
lisés, et pour nous trouver bien quelque part, il faut 
traîner à notre suite le matériel et le personnel de 
la civilisation. Nous avons absolument besoin d'un 
logement commode, de meubles pas trop durs, 
d'habits taillés pour nous, de linge blanc en masse, 
d'une table proprement servie, et de deux domes- 
tiques au moins, dont l'un nous trempe la soupe et 
l'autre fasse nos deux lits. 3> 

Valentine se mordit les lèvres et reprit sèche* 
ment : 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 249 

( Il suffit. Vous ne comprenez pas la solitude 
comme moi : n'en 'parlons plus. 

— Mais vous ne me pardonnerez point d'avoir 
raisonné si juste ? 

— Je n'ai pas le caractère si mal fait. 

— Cependant vous boudez un peu, soyez franche ! 

— Souffrir et bouder sont deux. Mais la douleur 
est passée. Un simple élancement. Quelque chose 
comme la sensation que j'éprouvais dans mon en- 
fance quand on m'arrachait une dent de lait. 

— Je vous ai donc arraché quelque chose? 

— Ma dernière illusion de petite fille. D le fal- 
laitl 

— Avec tout ca, nous n'avons rien décidé, ma 
chérie. • 

— Décidez à vous seul; tout m'est indifférent dé- 
sormais. 

— Pas tant que vous croyez. Je parie que le projet 
d'hier soir vous tient encore au cœur. 

— Carville? 

— Oui ; Carville sans mari; les vacances I 

— Peut-être. 

— Les Lanrose comptent toujours sur vous ; votre 
lettre est encore dans ma poche. Faut-il la remettre 
ou la garder? 

— Rendez-la moi. » 

— Elle déchira sa lettre en quatre morceaux et 
dit : € Le sort en est jeté. Je vais chez la couturière 
et chez la modiste. 

— Surtout ne faites pas d'économies. Nous sommes 
riches j grâce au roi Mamaligo. Le dividende sera de 



250 LA VIEILLE ROCHE 

vingt pour cent cette année. Dpnnez-yous hardiment 
lout ce qui vous plaira. 

— Merci ! » 

Gontran n'avait pas encore trahi sa femme, et 
déjà il imitait la générosité des mauvais maris. Je 
n'apprends pas à mes lectrices qu'un infidèle achète 
presque toujours quelque chose à sa femme avant 
de rentrer à la maison. Est-ce pour cacher son jeu, 
ou pour imposer silence à ses remords? Voilà ce 
qu'on n'a jamais sU: 

Madame sortit seule et commanda ses toilettes 
avec rage. Je ne sais quel instinct de compensation 
la poussait. La femme aimée et heureuse n'a presque 
pas de besoins. Le monde est peu de chose pour 
elle: elle ne songe pas à éveiller l'attention des 
hommes ou la- jalousie des autres femmes : à quoi 
bon? son lot lui suffit : elle sait que son mari la 
trouve belle. C'est le refroidissement du ménage, le 
vide de l'esprit, l'indigence du cœur qui excite l'a- 
mour du luxe et le désir de paraître. On cherche à 
s'étourdir, on fait du bruit autour de soi lorsqu'on a 
peur de s'entendre soi-même. Il y a des moments où 
la société entière est menacée par un débordement 
de gaspillage féminin. Les fortunes les plus solides 
fondent comme neige; il n'y a ni traitement, ni re- 
venu, ni gain honnête qui suffisent à la fureur des 
besoins artificiels. Les hommes poussent les hauts 
cris ; ils déplorent cette monomanie contagieuse qui 
les ruine presque tous et en déshonore quelques- 
uns. Mais s'ils remontaient de bonne foi à la source 
du mal, ils avoueraient le plus souvent que ce luxe 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 251 

maladif est leur ouvrage Sur vingt femmes qui se 
lancenty il y en a dix-neuf qui se seraient tenues 
bien tranquilles entre les bras de leurs maris. Cette 
vérité pratique fera son chemin, un jour ou Fautre, . 
et nous redeviendrons des maris excellents, comme 
nos bonshommes de pères. Si ce n'est ni par goût, 
ni par vertu, ce sera par économie. 

Lambert avait eu le temps de fumer deux cigares 
lorsqu'il fut rejoint par Contran. 

«J'ai cru que tu m'avais oublié, lui dit-il; un 
quart d'heure de plus, mes bottes prenaient racine 
dans ton jardin. Qu'as-tu fait de ma cousine? 

— Je n'en ai. pas fait une femme raisonnable, à 
coup sûr. 

— T'a-t-elle enfin conté ce qu'elle a? 

— Comment! Elle a donc quelque chose? 

— Parbleu I 

— Tu as deviné ça tout seul? Gros observateur, va ! 

— J'ai l'air d'un étourdi, mais je connais les 
femmes. On ne fréquente pas cinq ans de suite tout 
ce qu'il y a de mieux au théâtre de Lyon sans acqué- 
rir un peu l'expérience du sexe I 

— Il est joli, le sexe que tu étudiais à Lyon ! 

— Enfin, c'est toujours du sexe. Toutes les femmes 
ne se valent pas, j'en conviens, mais elles sont toutes 
îetées dans le môme moule. 

— Merci pour nos épouses et nos mères 1 

— Tu ne veux pas me comprendre ; c'est bon. 

— Je te comprendrais sans difficulté, si tu disais 
quelque chose. Qu'as-tu remarqué de si particulier 
chez Valentine? 



252 LA VIEILLE ROCHE 

— Presque rien. Elle a du vague à l'âme, comme 
disait Chambard. 

- Mon bon garçon, défais-toi de deux habitudes : 
.Ne cite pas perpétuellement des auteurs comme 
l'illustre Chambard et le fiévreux Ducosquet, et ne 
juge pas les vraies femmes d'après les poupées de 
plâtre et de carton qui fourmillent dans les cou- 
lisses. 

— Mon cher, j'ai étudié les femmes du monde sur 
le vif, et si la discrétion n'était pas le premier devoir 
d'un gentilhomme, je te citerai» les noms les plus 
considérables de Lyon. 

— Trës-bien ! Tu ne voudrais nommer personne 
et tu compromets une ville entière. A quels signes 
as-tu reconnu cette mélancolie dont tu accuses Va- 
lentine ? 

. — Je ne l'accuse pas! C'est à toi que j'en ai. 

— Bah! Qu'ai-jefait? 

— Tu as fait que tu n'es pas assez amoureux 
d'elle. 

■— Pardon! C'est un peu mon affaire, je crois. 

— Je sais ce que tu me diras : je sais qu'entre 
l'arbre et l'écorce..». mais tant pis! Je vous aime 
tous les deux, toi d'une vieille amitié, elle... 

— Achève I 

— Est-ce que je sais comment ça s'appelle à Paris 1 
C'est de l'amour passé, si tu veux • dans tous les cas 
c'est quelque chose de chaud, de sincère et d'hon- 
nête. Valentine, vois-tu, est la femme la plus femme 
que j'aie encore rencontrée sous la calotte des cieux. 
J'en étais amoureux comme une vieille bête quand 



LES VACANCES DE LA COMTESSE SS3 

je te Tai donnée pour rien. Pourquoi te Tai-je jetée 
à la tête en te disant : Prends-la I Parce que je ne me 
sentais pas assez malin, assez raffiné pour la rendre 
heureuse à son idée. Je me voyais devant elle comme 
un rouliér avec une bête de sang; il ne sait par quel 
bout la prendre; il a peur de lui casser quelque 
chose. Cette femme, mon cher, n'est pas comme les 
autres; il faut cent mille fois plus de soins, d'atten- 
tions, de délicatesse ; on la chiffonne en soufflant 
dessus. As-tu vu la Sylphide ? C'est un ballet. Ahî 
quel ballet! n'importe. Eh bien, ta femme, nion cher 
ami... j'ai l'air d'un imbécile, mais elle marcherait 
sur l'eau sans se mouiller les pieds si elle en avait 
envie. Elle a quelque part, dans le dos, de petites 
ailes qu'on ne voit pas. Son cœur n'est pas un cœur 
comme le mien, le tien, et tous ceux de notre con- 
naissance. C'est un petit mécanisme plus subtil, qui 
va plus vite et qui se détraque d'un rien. Mais aide- 
moi donc, sapristi ! Répète-moi ce que tu me disais 
si gentiment la première fois que tu l'as vue h la 
Balmel 

— A la Balme, mon cher, j'étais encore un peu 
neuf, et d'ailleurs je, ne connaissais pas Valentine 
comme aujourd'hui. Les jeunes filles ont un avantage 
immense sur les autres êtres de la création; c'est 
qu'ellesn'existent pas encore et qu'on peut leur prê- 
ter autant d'attributs que l'on veut. Aucune loi lïe 
nous défend de les croire spirituelles, puisque l'u- 
sage leur coud la bouche devant nous. On est libre 
de supposer des volcans d'amour au fond de ces 
petits cœurs généralement froids et frivoles; rien 



254 LA VIEILLE ROCHE 

ne prouve qu'elles ne soient pas plus tendres et plus 
passionnées que Clarisse, Julie, Sapho, Mlle de Les- 
pinasse, et toutes les héroïnes anciennes ou moder- 
nes, naturelles ou artificielles : il est si bien établi 
qu'une demoiselle à marier doit renfermer tous ses 
sentiments en elle-même! 

— Non! ce n'est pas de ma cousine que tu parles 
sur ce ton-là! 

— Je ne désigne personne; il s'agit d'une vérité 
générale, et même trop générale, par malheur! 

— Tiens, Contran, veux-tu que je te dise? Tu m'as 
l'air d'un grand désabusé! 

— Tu te trompes. Un homme désabusé est tou- 
jours triste : moi, j'accepte gaiement la ^rose de 
mon existence. Je ne regrette pas les illusions trop 
bleues dont j'avais la cervelle farcie il y a cinq ans. 
La poésie est gentille dans les livres, le bleu n'est 
pas trop laid dans le ciel; mais une conversation en 
vers alexandrins me donnerait des nausées, et si ma 
chambre à coucher était bleue, je prendrais le som- 
meil en dégoût. Comprends-tu? 

— Tu m'entortilles toujours avec des comparai- 
sons de l'autre monde, et je ne trouve jamais rien à 
te répondre sur le coup. Je sens que tu es dans le 
faux, que tu ne rends pas justice à ta femme et que 
tu gâches non-seulement ta vie, mais la sienne avec. 
Quant à dire pourquoi et comment, c'est ce qui dé- 
passe mes forces. 

— La vérité, mon cher, est qu'il n'y a rien de 
beau, de bon , de parfait, de sublime comme la femme 
d'autrui. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 255 

— Valentine, à mes yeux, n'est pas la femine d'au- 
Irui : c'est la tienne. Elle est sacrée pour moi : je me 
couperais la langue avec les dents plutôt que de lui 
dire tout le bien que je pense d'elle. Mais j'enrage 
de voir que tu ne l'aimes pas comme moi... c'est-à- 
dire comipe je l'aurais aimée si j'avais été son mari. 
Qu'est-ce que tu lui reproches, à cette enfant? 

— Rien au monde. 

— Vas-tu dire qu'elle n'est pas la plus jolie per- 
sonne de Paris? 

— Attends qu'on ait ouvert un concours de jolies 
femmes. On y viendra, la mode est aux expositions. 

— Enfin, elle est encore embellie depuis votre 
mariage! 

— Puisque je t'accorde qu'elle est charmantel 
Qu'est-ce que tu peux demander de plus? 

— Elle cause dans la perfection ; elle a de l'esprit ; 
elle met les gens à leur aise ; elle n'a pas toujours 
l'air de se ficher de vous conune ma cousine Adhé- 
mar. 

— C'est vrai. 

— Et puis le beau du beau, c'est ce feu contenu 
qu'on voit briller au fond cle ses yeux. Qu'on est 
heureux de rencontrer sur son chemin une de ces 
natures volcaniques qui... que... voilà encore que je 
m'embrouille! 

— Magnifique, Lambert! Oui, je tombe en admira- 
tion devant toi. Tu crois encore auxAndalouses! Tu 
vas me réciter des vers de Musset! 

— Qui ça, Musset? 

— Cette naïve interrogation t'élève encore plus 



256 LA VIEILLE ROCHE 

haut dans mon estime. Non-seulement tu es le der- 
nier des romantiques, mais tu l'es par instinct, spon- 
tanément, sans avoir rien appris 1 tu crois aux pas- 
sions échevelées, aux bras tordus, aux seins brunis, 
aux baisers de rage; peut-être même à cette aimable 
théorie de la morsure sentimentale que les vieux 
écoliers de 1829 ont léguée aux collégiens de 1858 ! 
Brave et honnête cousin ! 

— Mais c'est toi qui m'as dit, parlant à ma per- 
sonne : « Cette jeune fille-là est créée pour les gran- 
des passions ; elle a du feu dans la tête, elle te rendra 
plus heureux en un demi-quart de minute que toutes 
les autres en vingt ans. 

-— Je t'ai dit ça de ma femme? 

— Oui, lorsque nous croyions qu'elle allait être la 
mienne* 

— Hé bien, si je l'ai dit, oublie-le : tu feras preuve 
de goût. Il y a quatre ans, j'avais les idées d'un gar- 
çon; aujourd'hui, j'ai celles d'un mari. Rien n'est 
changé, sinon ma manière de voir, qui n'intéresse 
pas le salut de la France. Valentine est restée ce 
qu'elle était : une gentille petite nature, bien douce, 
bien honnête, un peu turbulente à la surface, par- 
faitement tranquille au fond du cœur, telle ejifin 
qu'une femme doit être pour briller dans le monde 
sans inquiéter le repos de son mari. Tu la connaîtras 
mieux si tu te décides à faire le voyage de Garville. 

— Mais c'est tout décidé. 

— Tant mieux. 

— Et toi? 

— Moi, je reste à Paris, mais j'irai certainement 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 257 

VOUS retrouver là-bas de temps à autre. Ma confiance 
en elle est absolue. Elle a gardé du Sacré-Cœur un 
grand fonds de piété, et la religion, mon cher, est 
excellente pour les femmes, les pauvres, les igno- 
rants, les... 

— En un mot, pour tout le monde, excepté toi ? 
^- Si tu y tiens. J'ai vu Valentine dans les salors 

les plus brillants, entourée d'hompiages très-flbv- 
teurs et qui auraient fait tourner une tête moins 
solide. Elle n'a pas bronché, elle n'a pas môme eu 
l'apparence d'un éblouissement. C'est un bon petit 
cœur de ménage. Je le dis avec une nuance d'or- 
gueil, car Valentine est un peu mon œuvre. J'ai aidé 
U nature et parfait l'éducation. Si jamais tu te ma- 
ries, tu viendras me demander conseil, et je t'ensei- 
gnerai comment on dresse une jolie femme. 

— Tu. sais bien que je ne me marierai pas. 

— Pourquoi donc? Tu es encore un homme pos- 
sible, et quand nous t'aurons donné le fil... 

— Non ; je me suis juré de rester garçon parce 
que, vois-tu, j'ai trop aimé Valentine 1 

— Enfin, ça te regarde. Viens-tu flâner à pied 
jusque chez Adhémar ? On doit avoir reçu des nou- 
velle de Lobé ; il y a du dividende dans l'air. 

— Allons ! je ne suis pas fâché de connaître cette 
tameuse affaire. S'il y a encore de l'aident à gagner, 
on pourrait voir, dis donc! Tous mes fonds disponi- 
bles ont été placés par le père Fafiaux, à cinq ou quatre 
et demi. Je n'ai pas de besoins, mais je ne détesterais 
pas de doubler ma fortune. Ce serait toujours ça de 
gagné pour tes entants, puisqu'ils hériteront de moi. 

17 



258 LA VIEILLE ROCME 

— Pauvre ami ! attends qu'ils soient nés, 

— Ils naîtront quand tu voudras. 

— Ta parole? 

— Oui, c'est l'air de Paris qui n'est pas bon. Va- 
t'en vivre à la campagne. Le paysan a toujours plus 
d'enfants qu'il n'en veut. » 

Les deux airiis cheminèrent, bras dessus, bras 
ùossous, jusqu'à la rue de Ponthieu, en devisant 
d'amour et de mille autres choses. 'Au beau milieu 
du pont Royal, ils saluèrent la marquise de Lanrose 
qui rentrait chez elle en coupé. 

« En voilà une, dit Lambert, on s'aperçoit qu'elle 
est dans les petits papiers du bon Dieu, car elle reste 
toujours belle. 

— Toujours n'est pas poli. Tu devrais bien re- 
noncer à tes compliments de province. Mme de 
Lanrose est au vrai moment de la vie. La femme ne 
commence à exister qu'à trente ans. 

— C'est possible, mais elle aura bientôt ses qua» 
rante. 

— Tu n'en, sais rien, et d'ailleurs que t'importe 7 

— Eh bien ! mais, et à toi ? C'est ma cousine : j'ai 
bien le droit de dire son âge si je veux. 

— Lyonnais indécrottable ! 

— Les Lyonnais sont francs et solides ; c'est tou- 
jours ça qu'ils ont pour eux. Qu'est-ce que tu penses, 
toi, de la cousine Lanrose? 

— Rien que d'excellent. C'est une charmante per- 
sonne au physique et au moral, et tu te ferais mal 
,' uger dans Paris si tu te permettais d'en parler d'un 
autre ton. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 259 

— Es-tu bien sûr que jamais, depuis son mariage? 

— Quoi? 

— Enfin, tu me comprends. Le cousin a toujours 
de Tapparence, mais, entre nous, il est un peu sur 
ses boulets. 

— Je l'avoue, etje crois même que s'il papillonne 
encore à l'Opéra, c'est pour se rajeunir au yeux du 
monde. 

— Et tu crois que sa femme accepte de bon cœur 
un veuvage si prématuré ? 

— Je suis sûr qu'elle n'a jamais failli, et que, pour 
l'entraîner, il faudrait une de ces passions violentes, 
despotiques, irrésistibles, qui.... qui ne sont pas dans 
la nature, comme je te le disais tout à l'heure, au 
jardin. Mais je ne vois personne lui faire la cour, ni 
toi non plus, je suppose. 

— Non, non. C'est que le cousin ne rirait pas. 
Bigre ! Et je crois que sur le terrain, il serait plus 
brillant que dans son ménage. Je l'ai vu dans sa salle 
d'armes, avec Pons. Le fer en main, c'est un homme 
de vingt ans. 

— A la bonne heure ! » ' 

A.dhémar était rayonnant lorsque les deux cou- 
sins entrèrent dans son cabinet. Il avait reçu les 
meilleures et les plus brillantes nouvelles. Le dernier 
paquebot arrivé à Marseille apportait en métaux et 
en marchandises une valeur de plusieurs millions ; 
la ville de Lohé grandissait à vue d'œil ; les aaciens 
marécages se vendaient comme terrains à bâtir; 
le fleuve n'était plus qu'à cinq lieues de la mer: 
Mamaligo s'exerçait à porter un uniforme de tam-i 



260 LA VIEILLE ROCHE 

bour-major français ; il apprenait notre langue. 
« A propos, Saint-Génin, dit M. de Lanrose, con- 
naissez-vous à Lyon ou dans la banlieue une famille 
Mouton? 

— Dans la banlieue ? Connais pas. Dans la ville ? 
Peut-être. Mais ce n'est pas une maison de premier 
ordre, j'en réponds. 

— C'est que ces gens ont l'air d'avoir en mains 
des capitaux considérables. 

— On peut aller aux renseignements. Le prési- 
dent du tribunal de commerce vous dira ça mieux 
que moi. Mouton? Mouton? Je mettrais ma tête à 
couper que nous n'avons pas de Mouton dans la 
soierie. • 

— Mais dans les alcools? 

— Ce n'est pas une industrie lyonnaise. On fait dç 
la bière chez nous, et même la meilleure de France, 
à mon goût. Nous faisons du vin aussi, mais cent 
mille fois trop bon pour qu'on le brûle en eau-de- 
vie. Voilà tous nos esprits. 

— Et la liqueur du Mont-Thabor? 

— Une pharmacie de couvent comme la char- 
treuse, l'eau de mélisse et autres drogues. J'en ai 
goûté deux ou trois fois, mais je n'en ai jamais bu, 

— Le Mouton dont il s'agit a établi à Lohé un dé- 
pot de Thaborine. ' 

— Cette idée ! 

— Cette idée s'est trouvée excellente : le roi, la 
cour et tout le peuple ne boivent que la liqueur du 
Mont-Thabor n° 3, la verte, qui est un alcool con- 
centré et aromatisé. L'engouement est si fort que 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 261 

nos dernières expéditions de trois-six nous sont res- 
tées pour compte ; impossible de les placer dans le 
pays. » 

Gontran prit la parole : 

« Est-ce que vraiment, dit-il, ces gens-là pour- 
raient nous faire tort? 

— Oh! rien de sérieux. Ils nous ont même fait 
encaisser d'assez jolis bénéfices^ M. Mouton s'est 
agrandi sur nos terrains; je lui avais d'abord vendu 
une maison, il m'en a pris quatre autres et un bel 
emplacement pour ses magasins. On m'annonce qu'il 
a douze employés d'Europe et plus de soixante nè- 
gres. Les marchandises qu'il prend en échange de 
ses alcools ne sont pas celles que nous nous étions 
réservées ; il nous laisse la poudre d'or, l'ivoire et 
les épices. Ses commis, qui font la navette entre 
Marseille et Lobé, n'apportent guère ici que des 
diamants bruts deuxième ou troisième choix, un 
article que nous ne faisons pas, parce qu'il présente 
trop de risques. G'Qst égal. Mouton m'intrigue. 

— Mais pourquoi ? 

— Parce qu'il s'est introduit pas à pas dans la 
confidence intime de Mamaligo. Il l'amuse; il lui 
apprend quatre mots de français; il lui donne des 
soirées de prestidigitation, il lui montre la bouteille 
inépuisable de Robert-Houdin, et vous voyez d'ici 
l'ébahissement du vieux nègre î A temps perdu, il 
fait un peu de propagande religieuse; il distribue 
aux portefaix de Lohé un tas de petits fétiches que 
les autres suspendent à leur cou sans savoir à quoi 
ils s'engagent. Il prêche en mauvais chôta contre la 



262 LA VIEILLE ROCHE 

polygamie, et Ton m'annonce que plusieurs de mes 
Vassaux, ayant mal interprété ses sermons, ont tué 
toutes leurs femmes, sauf une. Il ne faut pas que 
ces malentendus se renouvellent trop souvent ; on 
dépeuplerait la principauté. 

— Si ces gaillards-là vous inquiètent, il doit y 
avoir un moyen de les mettre à la porte ! 

— C'était encore possible il y a trois mois ; il n'y 
a plus à l'espérer aujourd'hui. Le Mouton, par je 
ne sais quelle intrigue souterraine, s'est mis sous le 
protectorat anglais. Il a reçu de Londres une espèce 
de commission vaguement diplomatique ou consu- 
laire qui lui permet d'arborer sur son toit le pa- 
villon britannique. Moi qui voulais avant tout tenir 
les Anglais à distance, je les ai dans la place, sans 
que personne ait pu dire comment. 

— Est-ce qu'il sl des Anglais chez lui ? 

— Pas un, jusqu'à présent, mais cela ne tardera 
guère. 

— Est-ce qu'il parle l'anglais seulement? 

— Il l'apprend. 

— Est-ce qu'il reçoit des marchandises anglaises? 

— Il en recevra un jour ou l'autre, j'en suis sûr. 
Castafigue est furieux de ces intrigues souterraines. 
Il parle de s'embarquer sur le prox^Jiain paquebot, - 
et d'aller faire une esclandre chez son ancien ami. 
Je ne crois pourtant pas que le danger soit grave 
Nous avons le traité franco-chôta, qui ne sera jamais 
déchiré ;. nos conventions particulières avec le roi 
sont formelles; l'agent du gouvernement français à 
Lobé est un ancien chef de bataillon d'infanterie de 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 203 

marine, un brave à tous crins qui ne se laissera pas 
couper l'herbe sous le pied. Mamaligo est littérale- 
ment dans nos poches ; le moindre de nos employés 
le mène à la baguette; il ne parle jamais du moyen 
chef Lanrose sans appuyer les deux mains sur le 
creux de son estomac. Les transactions commercia- 
les se multiplient de mois en mois; nos bénéfices 
suivent une marche croissante. Dès que le fleuve 
sera ouvert, et cela ne tardera pas deux ans, tous 
mes intéressés toucheront un dividende annuel de 
cent cinquante pour cent, au bas mot. J'admets que 
l'Angleterre vienne nous faire concurrence. Elle 
sera dans son droit, et elle ne nous ruinera pas. Les 
Anglais ont du bon ; ils excellent à créer des dé- 
bouchés pour les marchandises les plus invenda- 
bles. Qui est-ce qui a écoulé une cargaison de patins 
à la Sierra Leone où la glace est inconnue? Un capi- 
taine anglais. Les affaires engendrent les affaires : 
le Humbé est assez riche pour que deux nations 
européennes y fassent leur pelote sans se nuire ré- 
ciproquement. Je n'ai donc pas d'inquiétude à pro- 
prement parler, mais ma curiosité est en éveil, car 
je devine quelqu'un derrière M. Mouton, et je ne 
vois personne. Ce n'est pas l'Angleterre qui Fa mis 
en avant, c'est lui qui a cherché un abri sous le 
pavillon britannique : comment admettre qu'un 
grand peuple protestant ait choisi pour pionniers 
ces liquoristes prestidigitateurs, agitateurs et fana- 
tiques ? 

— Une idée ! cria Lambert, 
. — Dites, 



264 LA VIEILLE ROCHE 

— Renseignez-vous auprès de M. Fafiaux : H doit 
connaître ce Mouton, attendu qu'il connaît tout le 
monde... Oui, mais il ne faudrait pas que la demande 
vînt de vous. M. Fafiaux vous a dans le neZy suivant 
l'expression de notre fiévreux Ducosquet. 

— Est-ce que je lui ai fait quelque chose? 

— Dame ! vous avez poussé au mariage de Gon- 
tran. 

— Mais comme il est en paix avec Mably depuis 
pas mal de temps, il n'a pas de raison pour me gar- 
der rancune. Vous voyez, cher cousin, que votre 
argument pèche par la base. J'écrirai de ma plus 
belle encre à ce bon père Fafiaux, si j'ai le temps. » 

Yolande interrompit l'entretien, il ne fut plus 
question desaffairessérieuses. Odoacre survint, puis 
la duchesse, puis Valentine essoufflée de ses com- 
mandes et de ses emplettes. Mme Gilot amena un 
domestique chargé de sandwiches, de vins fins et 
de provisions de bouche comme pour un voyage au 
long cours. On causa bruyamment une grande heure 
sans rien dire ; les femmes firent jurer à Bourgalys 
et à Saint-Génin qu'ils partiraient le lendemain sans 
faute; Odoacre affirma qu'il avait déjà fait jouer le 
télégraphe pour retenir deux chambres à l'hôtel des 
Bains. Tout le monde se dispersa de nouveau pour 
fermer les malles; Valentine et Gontran n'eurent 
pas jusqu'au soir une minute d'intimité. La confu- 
sion des adieux n'a jamais été propice aux explica- 
tions domestiques, encore moins aux épanchements 
de l'amour. A peine si les maris eurent le temps de 
promettre une prochaine visite à leurs femmes. Le 



LES VACANCES DE LA COUTESSE 265 

train parti, Adhémar, Gontran, Bourgalys et Lam- 
bert demeurèrent en présence. On discuta l'emploi 
de la soirée : Adhémar invita ses amis à prendre 
des glaces chez une blonde qu'il protégeait, et per- 
sonne ne dit non. Mais Gontran se perdit en route. 



VIII 



CARVILLE 



Parmi les nouveautés que les ohemins de fer ont 
introduites dans nos mœurs, Tusage des bains de 
mer occupe un rang très-honorable. Autrefois, les 
riverains seuls et quelc[ues rares millionnaires 
avaient le privilège de se tremper dans Teau salée, 
de remuer énergiquement les bras et les jambes 
dans un milieu tonique par excellence , et d'aspirer 
jour et nuit, durant un mois ou deux, ces va- 
peurs âpres et généreuses qui portent la santé jus- 
qu'au fond des veines. Le plus humble bourgeois de 
nos villes enfumées peut aujourd'hui se donner à 
peu de frais ce plaisir honnête et sain. 

Si les hommes avaient le sens commun , ils profi- 
teraient de Toccasion pour revenir momentanément 
à la simplicité de la nature. Ce serait l'instant ou ja- 
mais de faire trêve à ces rivalités de nom, de rang. 



268 LA VIEILLE BOCHE 

de fortune, à ce perpétuel combat de petites vanités, 
acharnées qui ajoute tant d'aigreur, de fatigue et de 
dégoût à rinsalubrité des villes. La mer est si grande 
que nos inégalités microscopiques s'effacent devant 
elle comme devant la mort. Elle parle si haut, que le 
nom d'un duc et pair annoncé parles laquais et celui 
d'un maçon appelé par son camarade se perdent éga- 
lement dans le tumulte de sa voix. Les uniformes, 
les cordons, les diamants, les crinolines, la blouse, 
les haillons, la livrée, tous les signes distinctife se 
déposent sur la plage : de deux hommes en pleine 
eau, le premier sans conteste est celui qui nage le 
mieux. 

Les villages de la. côte, avec leurs cabanes rusti- 
ques, leur population de pêcheurs, leurs ressources 
plus que modestes , ne conseillent pas seulement la 
simplicité des mœurs , ils l'imposent. On trouve 
dans ces pays perdus la vie réduite à sa plus simple 
expression, et c'est pourtant une vie abondante et 
charmante. Exercices variés, promenades de terre 
et de mer, appétit magnifique, poissons de pacotille, 
mais frais et à pleins paniers ; le laitage et les œufs 
de quelques fermes voisines : voilà les éléments 
d'un plaisir naturel, facile, peu coûteux, qu'on peut 
goûter longtemps sans lassitude. 

L'apôtre des bains de mer, l'esprit vivant, robuste 
et sain qui a bâti à coups de plume la petite ville 
d'Étretat, louait surtout la modestie et la demi-pau- 
vreté que la mer commande à ses hôtes. Ses héros 
sont des hommes sans nom et sans argent ; ils n'ont 
que bon cœur et bon bras* et c'est assez au bord d% 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 

l'eau. L'argent eîst souvent bête à la ville; il est 
presque ridicule sur le galet, en présence de cet 
.océan qui cache des millions de milliards au fond 
de ses abîmes, et qui n'en est pas plus fier. 

Mais la sottise humaine a tout gâté, même les 
plages. La maladie de notre temps, la vanité 
s'est emparée des falaises, des sables, des rochers 
où les artistes légers d'argent et les pêcheurs plus 
pauvres qup Job, fraternisaient de si bon appétit, 
mordant au même pain, buvant à la même gourde, 
et tirant le même filet. Depuis qu'on n'a plus besoin 
de jambes pour arriver aux grands paysages de la 
mer, Paris s'y est transporté avec ses besoins arti- 
ficiels et ses ruineuses folies. C'est un turf comme 
un autre, quoique le gazon n'y pousse pas volontiers. 
On n'y va point pour se refaire en changeant dévie, 
mais pour jouer la vieille comédie parisienne dans 
un nouveau décor. Les acteurs sont les mêmes, 
car chaque coterie émigré en masse; l'intrigue 
varie peu; la principale nouveauté n'est pas même 
le décor, qu'on regarde à peine ; c'est l'exhibition 
des costumes neufs. La vanité des femmes et même, 
hélas ! des hommes, y organise en plein été des mas^ 
carades qu'on n'oserait jamais étaler à Paris. 

Carville, en 1858, comptait six années d'existence. 
Yolande avait découvert, dans une promenade cham- 
pêtre, un hameau composé de vingt-cinq ou trente 
habitations. Les toits étaient de chaume, et les iris 
poussaient dessus, comme dans les romans d'Al- 
phonse Karr. La population se montait à deux cent 
cinquante têtes, car les familles pullulent au bord de 



270 UL VIEIUiE ROCHE 

la mer féconde. Quelques bateaux hâlés au bord 
d'une crique en forme de coupe faisaient vivre ces 
petites gens ; le sol voisin était inculte ; la ferme la 
plus proche se cachait à demi-lieue dans un repli de 
terrain. 

Six ans plus tard, Carville, érigé en commune, 
possédait quarante chalets de plaisance avec autant 
de parcs plantés de petits balais ; quatre rues , une 
mairie, six auberges, un établissement de bains avec 
salle de danse et de concert, une église au sommet 
de la falaise, soixante magasins, dont les uns étaient 
loués pour la saison par les marchands de Paris, et 
les autres servaient de gîte aux familles retarda- 
taires. Les chaumières du bon temps étaient presque 
toutes démolies ou aménagées en appartements 
garnis. Les pêcheurs s'étaient faits baigneurs, bou- 
tiquiers, loueurs de bateaux pour la promenade en 
mer; un immense va-et-vient d'omnibus, de breaks, 
de calèches, de phaétons, de chevaux et d'ânes rem- 
plissait du matin au soir les quatre rues uniformé- 
ment construites en brique rouge. Un industriel nor- 
mand, commandité par M. de Girenseigne, venait 
d'inaugurer un manège: il louait des chevaux. 
Quatre trains du chemin de fer correspondaient 
chaque jour avec Carville ; la marée arrivait de Paris 
tous les matins avec force filets de bœuf et comes- 
tibles de premier choix. Les épiciers vendaient sur- 
tout du raisin, de la glace, des cartes à jouer et le 
vin de Champagne des meilleures marques. Un pla- 
card jaune annonçait l'ouverture du bijoutier Fonta» 
nellas, le grand Fontanellas de la rue de la Paix« 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 271 

. L'affiche du Casino promettait un concert ; deux 
solistes de rOpéra-Gomique ; un deuxième ténor du 
théâtre Italien. Quatre artistes du Palais-Royal en 
congé avaient donné deux représentations la se- 
maine précédente ; on attendait Brasseur avec tout 
le personnel du Théâtre des^Aris^ de Rouen. La 
commission des régates s'organisait activement ; dix- 
sept chevaux étaient inscrits pour le grand steeple* 
chase ; le tout sans préjudice des bals du Casino, 
cinq par semaine, deux grands et trois petits. Il y 
avait des décrotteurs au coin de toutes les rues, et 
les enfants des ex-pêcheurs poursuivaient les mes- 
sieurs à la sortie du concert en leur offrant du feu 
pour leurs cigares. Somme toute, Carville offrait à 
ses nobles hôtes le résumé de tous les plaisirs de 
convention que l'étranger goûte tant à Paris. Le ca- 
binet de lecture recevait ie matin tous les journaux 
du soir ; pour les heures de pluie et de désœuvre- 
ment forcé, il avait les romans de haut goût, les mé^ 
moires des demoiselles célèbres, et la collection 
photographique des plus illustresjambes de l'Opéra. 
Il faudrait emprunter les couleurs du prisme ou 
le pinceau miraculeux de Théophile Gautier pour 
rendre le coup d'œil qu'on admirait du matin au 
soir sur la plage. C'était un kaléidoscope de richesses 
où le rouge dominait un peu trop, mais qu'importe? 
L'effet général était prodigieux. On eût dit que cha- 
cune de ces dames avait juré d'effacer toutes les 
autres par l'éclat, l'excentricllé et la nouveauté de 
ses toilettes : c'était à qui s'habillerait plus vite, 
paraîtrait plus vite, disparaîtrait et reparaîtrait plus 



272 LA VIEILLE ROCHE 

vite dans un costume nouveau. Les yeux ne s'en- 
nuyaient pas, j'en réponds, et les lorgnettes ne chô- 
maient guère. 

Et les cœurs ? On n'en savait trop rien. L'intrigue 
est difficile dans ces lieux de plaisance où tout le 
monde se connaît et s'épie. Le vrai monde fourmille 
d'observateurs très-fins et de femmes qui pourraient 
faire un cours de malice. Les deux chroniqueurs de 
Paris, Alfred Saint-Chamas et Goulogne s'écarquil- 
laient les yeux pour voir quelque chose : ils né 
voyaient que « le tourbillon vertigineux de toutes 
les élégances du Directoire tempérées par un grand 
air de dignité louis quatorzienne, i s'il m'est permis 
d'emprunter deux lignes au feuilleton d'Alfred Saint- 
Ghâmas. Rien ne perçait, sinon certaines intimités 
trop anciennes et trop acceptées du monde pour 
mériter aucune attention. Il semblait que chacun se 
conduisît comme dans une maison de verre. Pas un 
atome de scandale; pas même cet imperceptible 
nuage de fumée qui trahit les premiers feux d'une 
passion naissante. 

Les lions de la saison, jusqu'à l'arrivée de Bour- 
galys et de Lambert, étaient quatre petits messieurs 
parfiadtement bien nés et remarquablement jolis; on 
les désignait en bloc sous un nom qui les dépeignait 
bien : les quatre marquises. Ces enfants de bonnes 
mères ne s'habillaient que de soie et de velours : ils 
n'étaient pas tout à fait décolletés comme pour lin 
bal, mais ils montraient leur cou jusqu'à la clavicule. 
On les accusait de mettre du blanc et du rouge, et 
un atome de bistre autour des paupières. Quatre toi- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 273 

lettes à faire tous les jours prenaient le plus clair de 
leur temps : ils dépensaient le reste chez le pâtissier 
/ à la mode, chez le tailleur à la mode, ou sur la 
plage, où ils avaient une cabine meublée en bou- 
doiravec des fauteuilsrembourrés. Toutes lesfemmes 
raffolaient de ces quatre fils Aymon bouillis au lait ; 
on les aurait embrassés pour un rien, sans craindre 
de se compromettre, car ils ressemblaient si peu à 
des hommes que la conscience la plus ombrageuse 
se rassurait à leur approche. Ils étaient hommes 
pourtant, car l'un d'eux, après mille sottises, s'en^ 
gagea quelques mois après et se fit tuer sur un 
champ de bataille d'Italie en prenant un drapeau 
autrichien. Mais ils trouvaient charmant et neuf d'é- 
taler une élégance efféminée, et ils fondaient une 
école qui fleurit encore aujourd'hui. 

Un coup de mer, à la grande marée du prin- 
temps, avait apporté vingt mille charretées de galet 
dans la jolie crique de Carville : la plage réservée 
aux dames n'existait plus. Il fallut réunir les deux 
sexes sur un môme point, au grand dépit des femmes 
mal faites. Les spectateurs n'avaient plus besoin de 
lorgnette pour contempler les baigneuses dans leur 
modelé le plus exact. Ils lorgnaient encore, mais par 
un restant d'habitude, et surtout pour se faire re- 
marquer des personnes qu'ils honoraient de leur at^ 
tention. 

Les petits messieurs, que Bourgalys n'aimait 
guère et qu'il comparait à des ApoUons sculptés 
dans le cold-cream, passaient deux heures par jour 
sur la plage. Quatre ombrelles reflétaient les cou* 

18 



274 LA VIEILLE ROCHK 

leurs les plus tendres sur leurs visages délicats. Ils 
ne se baignaient point, alléguant que la vue de ces 
grands mouvements de bras et de jambes était déjà 
pour eux un véritable excès de travail. 

L'apparition d'Yolande dans sa capitale mit tout 
en l'air. La première fois qu'elle descendit sur la 
plage avec sa tante et son amie, cent personnes 
coururent au-devant d'elle ; ce fut à qui Itii donne- 
rait ces poignées de mains vigoureuses qui secouent 
une femme comme un prunier. Les quatre petits 
messieurs se levèrent eux-mêmes et firent trois pas 
vers la reine de Carville en se dandinant sur leurs 
hanches. Pour comprendre le laisser-aller de leur 
aimable bienvenue, il faut savoir quelle camaraderie 
garçonnière s'est établie entre les deux sexes depuis 
tantôt dix ans. 

« Tiens ! c'est mame Adhémar 1 

— Bonjour, mame Adhémar ! 

^- Invincible Yolande, je vous la serre cordiale- 
ment. 

— Mais quel chic, mes enfants, quel chic I II n'y 
a qu'elle au monde l 

— Adhémar va bien ? Il fait toujours dans les nè- 
gres? 

— Vous avez eu joliment raison d'arriver; ça 
commençait à ne plus être drôle tout plein, dans ces 
parages humides. 

— A propos, dites donc : tout le monde se baigne 
ensemble. On va vous admirer dans vos moindres 
détails. Je vous préviens que je me suis commandé 
une lorgnette rayée : c'est ça qui porte loin î 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 275 

— Asseyez-vous donc un peu, beauté farouche, 
Diane nàgeresse l 

— Qu'est-ce qu'on dit de nouveau à Paris? 

— Meurt-on beaucoup de notre absence? 

— Avez-vous vu la grande machine du Cirque? 

— Y a-t-il encore du monde autour du lac? , 

— Est-ce vrai que Naniche a fait sauter la } anque 
deHombourg? 

— On prétend que la petite Marco è'est fait donner 
une paire de chevaijx roses. Avéz-vous rencontré ça? 

— Ce n'est pas tout, il va falloir nous amuser, 
maintenant que vous êtes des nôtres. Vous êtes un 
bon garçon ; vous allez mettre le feu sous le ventre 
à tous ces engourdis-là. 

— Qu'est-ce que c'eét donc que cette petite qui 
se promène avec mame Haut-Mont ? > 

Yolande acceptait ces impertinences aussi natU' 
rellement, sans plus d'effort qu'un officier de dra- 
gons lutine dans un bal par quatre jolies femmes. 
N'appartenait-elle pas à l'école des femmes-garçons, 
comme ces petits messieurs languissants à l'école 
des garçons-femmes ? Elle badina quelque temps 
avec ceux qu'elle appelait ses petits camarades, et 
leur reprocha de n'avoir point reconnu Mme de 
Mably. 

— Pas possible, chère ! C'est ça la femme du 
grand Contran? Elle ne s'est donc pas faite reli- 
gieuse? 

— Pas plus que moi. 

— - Oh ! vous î Je crois que vous auriez eu l'esprit 
de vous mettre dans un couvent d'hommes. 



276 LA VIEILLE ROCHE 

— D'hommes comme vous, peut-être ; parce qu'il 
a'y aurait pas de danger. 

— Dites donc, mais c'est un défi, femme sauvage ! 
Je vas vous envoyer mes témoins. 

— Assez bêtifié, mes gentilshommes ; je vois ma 
tante qui m'appelle. Il faudra que vous refassiez 
connaissance avec Mme de Mably, vous entendez? 

— Gomment donc ! 

— Et l'on sera bien gentils pour elle. C'est 
mon amie, je ne veux pas qu'on la laisse dans son 
coin. 

— On lui fiera les honneurs de la place. D'abord 
elle est jolie comme un petit amdur. Si elle n'a 
pas encore choisi son baigneur, recommandez-moi. 

— Vous, dans l'eau? Vous fondriez, mon cher; 
vous êtes en sucre. » 

Je ne sais pas ce que Mme de Sévigné penserait 
d'un tel langage, mais c'est celui qu'on parle cou- 
ramment dans la deuxième catégorie du monde aris- 
tocratique, et la première catégorie ne venait pas à 
Carville. Elle se confinait dans ses châteaux, ou 
grondait contre la décadence des mœurs publiques 
au fond de quelques grands hôtels de Paris. Une 
femme de ce monde est à peu près forcée de choisir 
entre le tapage et la retraite^ les airs évaporés et 
les airs monastiques, les crinolines insolentes et 
les jupons trop plats, la famiUarité des beaux-fils 
et la gravité des bons Pères. Entre ces deux ex- 
trêmes, je voudrais voir un petit coin réservé à la 
sagesse aimable, la gaieté de bon ton, la vertu sans" 
pruderie, ce mélange de raison, d'enjouement et de 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 277 

bonté qu'on adore dans Mme de Sévigné ou dans 
l'immortelle Henriette, de Molière. 

Valentine était née pour ressusciter un de ces 
types charmants, mais elle n'avait pas trouvé, dans 
la société française telle qu'elle est, un milieu favo- 
rable au développement de ses qualités. Et les évé- 
nements qui la jetaient aujourd'hui dans le tourbillon 
de Garville devaient l'éloigner pour jamais de sa 
véritable vocation. 

Elle eut dès l'arrivée un succès vif. Yolande s'em- 
ploya de bonne foi à la mettre en lumière. Non-seu- 
lement elle lui céda la moitié de sa gardorrobe 
en attendant les nouveaux chefs-d'œuvre de la cou- 
turière, mais elle se fit un peu femme de chambre, 
sœur aînée, presque maman. Elle habillait son amie 
elle-même, elle la coiffait, elle lui présentait hommes 
et femmes. Il était impossible de mieux faire les 
honneurs de Garville. Yolande, qui n'avait jamais 
été humble, s'effaça pour la première fois. C'était 
encore un moyen de se faire valoir, car tout est 
vanité chez certaines gens, sans excepter la mo- 
destie. 

Valenfine le sentit bien. Elle ne tarda guère à 
comprendre qu'elle était pour le monde la poupée 
de Mme Adhémar. Logée, nourrie, servie chez elle, 
habillée par elle, promenée par ses chevaux, recom- 
mandée à ses amis, elle devina qu'aux yeux de tout 
Garville elle prenait possession d'une infériorité 
bien assise Or elle n'était pas de celles qui se plai- 
sent au second rang, surtout quand le premier n'est 
pas pris par la plus digne. Elle se rappela que son 



278 LA VIEILLE ROCHE 

mari était un autre homme que le comte de Lan- 
rose, et qu'elle-même valait cent fois mieux que 
Mlle Gilot. -Elle fit cent comparaisons, toutes à son 
avantage, et finit par souffrir un peu du rang qui lui 
était si gracieusement assigné. Pour la première 
fois depuis son mariage elle n'était pas chez ellej ni 
pour ainsi dire à elle. Son petit caractère fomenta 
des insurrections. La grande familiarité des jeunes 
gens de Garville lui parut d'autant plus insolente, 
qu'elle en était l'objet avec et par son amie ; les re- 
gards sans façon, les mots à double entente tom- 
baient sur elle par ricochet ; on l'eût sans doute 
traitée moins cavalièrement si elle n'avait pas figuré 
dans la suite d'Yolande. Elle fut froissée dès le pre- 
mier jour, elle rêva une revanche dès le second, à 
l'arrivée d'Odoacre et de Lambert ; elle la prit dès 
le troisième. 

Son costume de bain, commandé à la bonne 
faiseuse de Garville, était achevé. Elle l'avait voulu 
noir et absolument simple. Yolande en portait vn 
blanc garni de rouge, avec des brandebourgs, des 
ruches et mille autres agréments aussi riches que 
disgracieux. Les deux amies firent leur toiletté de 
bain dans la cabane de Mme de Lanrose, elles des- 
cendirent ensemble à la mer dans ces grands pei- 
gnoirs de flanelle discrète, qui ne laissent rien de- 
viner de la femme. L'une et l'autre se lancèrent 
parallèlement sur une grosse lame arrondie qui les 
emporta sans secousse et les déposa dans l'eau 
calme où elles se tinrent un bon quart d'heure. 
Yolande nageait bien, mais comme tout le monde ; 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 27U 

elle flottait, pour mieux dire, avec une grande faci- 
lité. Valentine, aux yeux des spectateurs assemblés 
sur la plage, apparut comme une divinité des eaux. 
Elle jouait à la façon des sirènes, tantôt couchée 
sur la vague écumante comme sur un oreiller, 
tantôt debout et hors de l'eau jusqu'à mi-corps. La 
draperie se modelait divinement sur elle ; vous 
auriez dit une statue de marbre noir à tête blanche. 
Les Romains nous en ont laissé quelques-unes dans 
ce goût. Mme de Lanrose avait caché sous un bonnet 
de toile gommée ses cheveux un peu rares depuis 
quelque temps ; la chevelure de Valentine, tordue 
en deux poignées énormes, était nouée sur le haut 
de la ^ète : on a vu des couronnes moins enviées 
que celle-là. 

Le hasard ou la malice des hommes fit que la 
femme de chambre manquât à son devoir ; elle ar- 
riva trop tard pour envelopper les deux baigneuses. 
Peut-être Bourgalys ou quelque autre amateur avait- 
il payé pour voir les beautés de Valentine. Qui sait 
même si le peuple de Carville n'avait pas voulu 
admirer sa souveraine dans toute la liberté de cet 
embonpoint fameux ? 

t)e ce coup, Yolaryle fut détrônée et Valentine 
monta aux nues. L'une n'était décidément qu'une 
pauvre femme bien fatiguée, plus digne de compas- 
sion que d'amour ; l'autre était la perfection mtoie. 
Depuis la pointe de ses jolis pieds, dont le gros 
orteil s'écartait naturellement, à la mode antique, 
jusqu'à ses grands cheveux que la dernière lame 
avait dénoués sur ses épaules, elle défiait la critique 



280 LA VIEILLE ROCHE 

la plus malveillante; il n'y avait qu'à tomber à 
genoux devant cet admirable corps. Yolande, sur 
ses gros pieds bouffis, faisait la figure d'une oie trop 
grasse. 

L'une et l'autre affrontèrent assez bien l'inspec- 
tion des curieux; l'une parce qu'elle ne.se savait 
pas laide, l'autre parce qu'elle se savait belle. Il y a 
pourtant bien loin du Sacré-Cœur de Lyon à la 
plage insolente de Carvillel mais la pudeur des 
femmes s'humanise par degrés ; celle qui a dansé 
deux hivers dans le monde et qui s'est costumée 
cinq ou six fois n'a plus une exacte notion des choses 
qu'il est permis ou défendu de montrer. 

La sensation fut immense dans le public. En cinq 
minutes, Mme de Mably conquit une réputation 
européenne, car toutes les aristocraties de l'Europe 
avaient des représentants sur cette plage. Tous les 
hommes devinrent ses admirateurs et voulurent 
être ses amis. Ce fut à qui obtiendrait la faveur de 
lui être présenté le jour même. Et les deux soupi- 
rants qui lui étaient venus de Paris, Bourgalys et 
Saint-Génin sentirent redoubler leur passion. Le 
Français mêle quatre-vingt-dix pour cent de vanité 
à son amour; il veut que l'uijivers entier lui envie 
sa maîtresse. 

Le chroniqueur Saint-Chamas annonça aux vingt 
mille abonnés d'un grand journal politique qu'un 
astre s'était levé sur Thorizon de Garville. La chro- 
nique est d'un grand secours aux désœuvrés de 
toutes les classes : ce nouveau genre de littérature, 
éclos de notre temps, un jour que la politique était 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 281 

endormie, a des mérites tout particuliers. Grâce à 
rindiscrétion des journalistes bien informés, la cor- 
respondance privée se réduit peu à peu aux affaires 
personnelles; les amis et les amies pourront bientôt 
correspondre entre eux avec un laconisme télégra- 
phique : on n'a que faire de bavarder et de conter 
les nouvelles du monde lorsque vingt mandarins 
lettrés ont pour profession de les publier au jour le 
jour. Ce n'est pas tout : la petite police amusante 
que le journal exerce du commun consentement fait 
pénétrer chaque citoyen dans l'intimité de tous les 
autres. Aux bains de mer, aux courses, aux bals 
costumés, aux exhibitions de tableaux vivants, un 
regard bienveillant mais juste étudie à notre profit 
les épaules de Mme A., les cheveux de Mme B., les... 
oui, je dis bien, les jambes de la belle Mme G. Non- 
seulement les femmes, mais les jeunes filles elles- 
mêmes relèvent de ce tribunal ; moyennant quoi, l'on 
sait qui l'on épouse, et pour comble de satisfaction, 
l'on n'est pas seul à le savoir. 

La France apprit donc en trois jours que la com- 
tesse de M..., née à Lyon, mariée depuis tantôt 
quatre ans à un beau gentilhomme de tel club, ma- 
gnifiquement installée dans un hôtel de la rue Saint- 
Dominique et présidente de la société charitable de 
Saint-Chr... (mais sans indication plus compromet- 
tante), avait ceci très-bien, cela parfait, et tel autre 
détail absolument admirable. On sut en même 
temps que la charmante élève du Sacré-Cœur avait 
gagné sa cause devant les baigneurs de Garville, 
comme Phryné devant l'Aréopage, et que la rein© 



282 LA VIEILLE ROCHE 

déchue, Mme la comtesse A. de L..., avait abdiqué 
de la meilleure grâce du monde. 

Adhémar et Gontran étaient alors trop affairés 
pour lire des chroniques, mais une fenmie lit tou- 
jours, à moins d'être absolument sans amies, ce qui 
doit la mettre en dépit. Yolande maudit le jour 
où elle avait conseillé les bains de mer à Mme de 
Mably, et cette tendre amitié devint un tant soit 
peu nerveuse. 

Les arbres poussent mal sur le sol de Carville, 
mais la médisance y fleurit bien. On ne saura jamais, 
à moins d'avoir habité ces petites villes de passage, 
combien l'oisiveté et l'agglomération peuvent aigui- 
ser la malice de trois ou quatre cents femmes. Va- 
lentine étant la plus en vue, fut naturellement l'objet 
d'une jalousie spéciale : les noirceurs de la reine dé- 
trônée tombèrent dans un terrain merveilleusement 
préparé. Personne n'ignora comment la grande fa- 
mille de Lanrose avait tiré cette petite de la pous- 
sière pour en faire une comtesse de Mably. On sut 
que sa fortune, assez médiocre, n'aurait jamais suffi 
à son train de maison sans la générosité du comte 
Adhémar qui la faisait valoir dans les affaires. On 
voyait à l'œil nu la dépendance de cette jolie femme 
qui logeait chez Yolande et faisait rajuster par sa 
femme de chambre les toilettes portées par Yolande. 
Yolande avait d'ailleurs une admirable façon de lui 
dire au milieu de vingt auditeurs : 

« J'espère que mon cheval ne vous a pas trop fa- 
tiguée? » 

Ou bien encore : 



LES VACANCES DE. LA COMTESSE 283 

« Je VOUS ai bien mal fait déjeuner ce matin, ma 
pauvre chérie 1 » 

Valentine n'était pas femme à recevoir les coups 
sans les rendre. Un matin, sur la plage, au milieu 
d'un cercle assez rempli, Mme de Lanrose trouva 
moyen d'amener la conversation sur le choix d'un 
état : « A propos, chère enfant, quel métier faisait 
donc monsieur votre père ? » 

La fille du père Barbot dilata ses narines comme 
un cheval de guerre à l'odeur de la poudre ; 

« Mon père, répondit-elle, faisait un métier qui 
semblerait excentrique à bien des gens. Il gagnait 
des millions sans ruiner personne. 

— Mais cela se voit encore aujourd'hui. Mon mari, 
par exemple, a le secret de s'enrichir en faisant la 
fortune des autres. 

— Oui, chère, et même il a l'esprit de servir ceux 
de son monde sans le publier sur les toits. 

— C'est une justice que tous ses obligés lui ren- 
dent : il est modeste. Moins pourtant que votre 
excellent homme d'oncle, ce pauvre M. Fafiaux. Kst- 
il toujours à Lyon, dans cette boutique de libraire? 

— Pour le moment, chère belle, il est en Suisse. 
Peut-être saluera-t-il aujourd'hui la forteresse de 
M. Gilot. 

— Mignonne, on dit château dans notre monde. 

— Je croyais qu'on disait forteresse en parlant des 
châteaux imprenables. » 

Ces duels à coups de langue, où la victoire restait 
toujours à Valentine, amusaient vivement la galerie. 
Rien n'est plus curieux qu'une guerre de femmes. 



284 LA Vieille roche 

lorsqu'elles sont jolies, bien élevées et intimes. L'œil 
sourit, la bouche se dessine en cœur, la soie mur- 
mure son frou-frou mélodieux; à peine si Ton de- 
vine, au tremblement de l'ombrelle ou au trépi- 
gnement discret du brodequin, la violence impla- 
cable de la haine. 

Tous les hommes, ou peu s'en faut, prirent parti 
pour Valentine. Un jour que les deux amies condui- 
saient une cavalcade vers les ruines de Gourmont, 
Valentine, agacée par je ne sais quelles piqûres d'é- 
pingle, rompit les chiens en proposant un galop. 
Yolande ne goûtait pas cette façon d'aller, d'abord 
parce qu'elle était lourde, ensuite parce que les se- 
cousses du chenal la faisaient onduler comme une 
mer en courroux. Elle allégua un peu de fatigue, et 
Valentine l'aimait bien trop pour l'entraîner à son 
corps défendant. « Restez donc avec ces messieurs, 
dit-elle, moi j'éprouve une tentation irrésistible de 
piquer dans le vent. » 

Elle partit comme une flèche ; mais on ne la laissa 
point galoper toute seule. Un cavalier, puis deux, 
se lancèrent à sa poursuite; ce fut d'abord Odoacre, 
et Saint-Génin bon second, puis l'escorte entière se 
débanda, et Yolande, les larmes aux yeux, demeura 
presque seule. Le vieux vicomte d'Antigny, ancien 
écuyer de Charles X, fut le représentant héroïque 
et unique de l'ancienne galanterie française. « Allez, 
monsieur, allez donc, lui disait Mme de Lanrose; 
vous vous compromettez en restant avec moi I » 

Il était aussi bon cavalier que galant homme; mais 
il manquait totalement de cette denrée populaire 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 286 

qu'on appelle Tesprit. Il répondit en faisant une 
courbette un peu passée de mode : « Belle dame, 
j'ai suivi mon roi jusqu'en Angleterre; je suivrai bien 
ma reine jusqu'à Gourmont. » Pauvre aimable vieil- 
lard! Il proclamait ainsi, avec une innocente cruauté, 
la déchéance d'Yolande. 

Les échappés s'arrêtèrent tous à deux kilomètres 
de là, sur l'ordre exprès de Valentine, qui commen- 
çait à avoir peur de sa victoire. Mais Mme de Lan- 
rose ne se rasséréna point de toute la journée. Le 
dîner qu'on avait servi -^ns les ruines fut triste et 
guindé ; Odoacre et Lètmbert eurent beau se mettre 
en frais. On revint au petit pas, en disant des phra- 
ses banales. Le lendemain, le palefrenier vint dire à 
Mme de Mably qu'il « ne savait pas ce que le cheval 
avait fait, mais qu'on ne pourrait pas le tirer de l'é- 
curie avant huit ou dix jours ». Odoacre partit pour 
Paris, conta l'affaire à Gontran, et ramena une ju- 
ment anglaise qui fut logée au manège. Valentine 
aurait bien voulu quitter aussi le chalet de Lanrose; 
mais comment? à quelle occasion? où se loger dans 
cette ville envahie? La duchesse de Haut-Mont pou- 
vait seule lui donner un gîte acceptable, mais elle 
ne songeait pas à l'offrir, et Valentine n'osait le de- 
mander. 

Mme de Haut-Mont, quoique femme, était du bord 
de Valentine. Plus que jamais, elle croyait se voir 
revivre dans cette belle enfant, un. peu gamine, 
qu'elle appelait parfois : madame Hurluberlu, Elle 
reçut de ses amis plus d'une confidence qui s'adres- 
sait indirectement à Valentine; on semblait croire 



286 ' LA VIEILLE ROCHE 

que le cœur de la jeune femme était comme en dé- 
pôt dans ces vieilles mains. Son petit neveu même 
vint un jour lui déclarer qu'il adorait Mme de Mably ; 
le jeune monstre avait huit ans. 

« Ma tante, lui dit-il, est-ce que dans neuf ans 
Mme de Mably sera encore jolie? 

— Oui sans doute, pourquoi? 

— Quel âge aura-t-elle, ma tante? 

— C'est une question qu'un galant homme ne fait 
jamais, monsieur. 

— Au fait, ça m'est égal, puisqu'elle sera toujours 
jolie. 

— Eh bien, après^? En quoi la chose peut-elle vous 
intéresser, petit drôle? 

— Tiens! pour lui faire la cour, donc! Gomme 
Bourgalys et tous les autres! 

— Mais elle est mariée. Est-ce que vous ne le sa- 
vez pas? 

— Raison de plus, ma tante. Est-ce qu'on fait la 
cour aux demoiselles! C'est elles qui font la cour 
aux messieurs pour qu'ils les épousent et qu'ils leur 
fourrent des diamants. 

— Armand, vous êtes un vrai démon. Qui est-ce 
qui vous a conté toutes ces sottises-là? 

— Personne! Je vois ce qui se passe, allez! 

— Vous me faites frémir ! Fi ! le vilain petit homme! 

— Alors pourquoi riez-vous sous cape, si c'est 
vrai que je vous fais frémir? 

— Je ris de votre absurdité. Faire la cour à Mme 
de Mably! Savez-vous seulement quel âge vous au- 
rez dans neuf ans? 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 287 

— Oui, ma tante : dix-sept! l'âge où papa a com- 
mencé. Il y a plus de quatre ans que je le lui ai en* 
tendu dire! » 

La duchesse lui donna une pichenette au bout du 
nez, puis l'embrassa sur les deux joues, puis se mit 
à penser toutes sortes de choses raisonnables, ce qui 
ne lui arrivait pas souvent. Elle se dit entre autres 
vérités, qu'on a tort de parler trop devant les bam- 
bins; elle se demanda si la conversation des valets 
n'entrait pas pour une certaine part dans l'éducation 
des enfants riches ; et cent autres questions graves 
qu'elle oublia en moins de temps qu'il n'en faudrait 
pour les énumérer ici. 

Mme de Haut-Mont avait gardé ses yeux de vingt 
ans; elle put suivre avec une attention soutenue les 
incidents qui se succédèrent en un mois sur la plage 
de Carville. C'est ainsi qu'un colonel en retraite se 
promène, la canne à la main, devant la manœuvre 
des jeunes soldats. Je crois qu'elle eut souvent l'oc- 
casion de lever les épaules : elle était d'un autre 
temps et elle avait vu d'autres mœurs. « Autrefois, 
disait-elle, la galanterie des hommes et la coquetterie 
des femmes faisaient moins de bruit.' » Elle eût pu 
ajouter : « Et plus de besogne. » 

Il est vrai que la vertu du sexe en général et de 
Valentine en particulier était admirablement surveil- 
lée. La comtesse Adhémar gardait son ennemie et 
ne la quittait pas des yeux. Lambert s'était attaché à 
la personne de Bourgalys; il le suivait partout dans 
la journée; il se relevait au milieu de la nuit pour 
voir si Odoacre n'était pas sorti de l'hôteL 



288 LA VIEILLE ROCHE 

Rien n'était plus singulier que Tétroite amitié de 
ces deux hommes, aussi francs l'un que l'autre, éga- 
lement incapables de rien dissimuler, et pourtant 
condamnés à se cacher l'un de l'autre. Ils aimaient 
la môme femme, et dans une intimité de tous les 
instants ils se parlaient de tout, excepté d'elle. Gha* 
cun des deux mesurait à son aune l'avance qu'il avait 
sur son ami. 

Saint-Génin se fondait sur le souveAir d'une pas- 
sion ancienne, dévouée et passablement héroïque. 
Odoacre, par un calcul inverse et pourtant aussi 
juste, se disait qu'une femme ne peut pas voir un in- 
différent dans l'homme qui lui aune fois manqué de 
respect. Il faut qu'elle le haïsse ou qu'elle l'aime : 
or, Mme de Mably ne lui témoignait plus aucune 
aversion. 

Odoacre n'était pas assez fat pour se targuer de 
ses avantages physiques; il savait que les femmes 
ont des façons de voir qui ne sont pas les nôtres, et 
il s'était vu préférer en sa vie bien des gens qui n*^é- 
taient ni aussi beaux ni aussi élégants que lui. Mais 
il se sentait fort de la loyauté de Lambert et de la 
parenté qui unissait les Saint-Génin aux Mably. « Un 
cousin! pensait-il; ce serait une action infâme! » Il 
ne se disait pas qu'il n'est guère plus honorable 
d'emprunter la femme d'un ami. Lambert, de son 
côté, s'appuyait énergiquement sur ses liens de fa- 
mille. L'innocent ne s'était jamais confessé son amour 
& lui-même; il se croyait aussi dévoué au cousin 
qu'à la cousine. En serrant de près une proche pa- 
rente, en écartant celui-ci. en surveillant celui-là, il 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 289 

croyait protéger la faiblesse de Valentine et défendre^ 
rhonneur de Gontran. « J'ai le droit, pensait-il, de 
la suivre comme son ombre, puisqu'elle est la femme 
de mon meilleur et de mon plus vieil ami. i» 

Valentine n'avait d'amour ni pour l'un ni pour 
l'autre ; mais- elle eût enragé si l'un ou l'autre avait 
cessé de lui faire la cour. L'incident de la ca- 
valcade lui avait fait connaître le plaisir insolent de 
la victoire, cette ivresse de vanité qui, chez la plu- 
part des femmes de notre temps, a détrôné Tamour; 
elle ne voulut plus goûter d'autre chose. Toutes ses 
idées et tous ses sentiments se portèrent à la fois 
vers la domination; elle vécut pour vaincre, humilier 
et détrôner Yolande de Lanrose. 

Les grands hommes s'acharnent quelquefois 
tpute une vie à la poursuite d'un point déterminé : 
Sixte-Quint, Louis XI, Cromwell et Richelieu ren- 
versent tout pour arriver à leurs fins ; tout moyen 
leur est bon, pourvu qu'iV serve. Or, la femme la 
plus jeune et la plus inconsistante est capable de 
se concentrer ainsi*, non pas toute la vie, mais pen* 
dant un jour, une semaine ou un mois, pour satis- 
faire un caprice d'ambition puérile. On en a vu plus 
d'une en venir aux actions extrêmes dans l'ardeur 
de la lutte et la fièvre du succès. 

Durant huit jours, Mme de Mably battit Yolande 
sur son terrain et avec ses propres armes. C'était 
dans le salon de la comtesse de Lanrose, sous ses 
yeux, presque sous sa main, que Valentine prenait 
les cœurs et faisait une collection de prétendants 
déclarés. Elle apprit sans effort visible l'art de parler 

i9 



290 LA VIEILLE ROCHE 

à tort et à travers, de semer les ^encouragements 
sans rien promettre, d'éveiller l'espérance chez vingt 
personnes à la fois sans en désespérer aucune, et 
d'afficher cette bonhomie que les fats confondent 
avec la facilité. 

Les jeunes^ gens de tout âge (et l'eau de mer ra- 
jeunit le$ plus mûrs) se rassemblaient le soir au 
chalet des Lanrose, et tous, sans exception, tour- 
naient autour de Valehtine comme des papillons au- 
tour d'une lumière unique. Yolanfle se désolait de 
rester dans l'ombre chez elle et d'obtenir stricte- 
ment les attentions que la politesse commande. Elle 
recruta des alliés : Mme d'Aigues-Rigny, Mme de 
Raimbeuf, Mme de Piquefeu, Mme de Beauvenir et 
son inséparable médecin, Mme de Gauteme et le 
cousin Pascal de Malnuit qui ne la quittait guère. 
Les renforts furent battus comme le gros de Tarmée : 
Valentine accapara jusqu'aux attentifis de ces dames 
et se fit ainsi trois ou quatre inimitiés farouches. 

La comtesse de Lanrose, outrée de sa défaite et 
furieuse de payer les frais de la guerre, résolut de 
transporter l'action sur un autre terrain. Elle ferma 
son salon tous les soirs et fit élection de domicile *à 
l'établissement des bains. Valentine l'y suivit de 
bonne grâce, et le succès y suivit cette triomphante 
petite femme. Elle trônait, elle ordonnait; le prince 
de la jeunesse, Odoacre de Bourgalys, venait lui de- 
mander : Que faisons-nous ce soir? Que ferons-nous 
demain ? 

Quelquefois Yolande quittait la partie dans un 
mouvement de dépit; elle montait en voiture et 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 391 

rentrait au chalet à dix heures. Valentine affectait 
de vouloir se retirer avec elle, mais tous les jeunes 
gens la suppliaient avec de telles instances, qu'elle 
se laissait attendrir. Dans ces occasions, la duchesse^ 
de Haut-Mont servait de porte-respect à sa jeune 
amie. Elle disait à Mme de Lanrose : c Je vous ra* 
mènerai cette adorable enfant; il serait inhumain de 
la coucher avec les poules ; ne faut-il pas que jeu- 
nesse s*amuse? Souvenez-vous, ma nièce, du temps 
où vous aviez son âge : vous ne quittiez jamais le 
bal avant cinq heures du matin. » 

Yolande emportait ce compliment et s'allait cou* 
cher par-dessus, mais elle ne dormait guère. Elle 
entendait un grand murmure de voix sur l'heure de 
minuit : c'était le peuple des baigneurs qui avait fait 
un quart de lieue à pied, au petit pas, en ramenant 
Mme de Mably. On s'arrêtait encore à causer tumul- 
tueusement sous le balcon du chalet, comme s'il 
avait fallu des efforts surhumains pour laisser Va- 
lentine. La porte enfin ouverte et les derniers adieux 
échangés, tout le monde redescendait vers la plage 
en parlant d'elle, sous prétexte de faire la conduite 
à Mme de Haut-Mont. Le lendemain, Yolande se 
plaignait d'avoir mal dormi : on l'avait réveillée en 
sursaut dans son premier sommeil ; elle ne compre- 
i^it pas que les hôtes de Garville eussent pris en si 
peu de temps dçs habitudes de tapage nocturne ; on 
vivait plus correctement dans le dernier village. 

Malgré tout, Valentine n'était pas brouillée avec 
Yolande; l'amitié officielle subsistait. La comtesse 
de Lanrose avait encore le droit de morigéner sa 



293 LA VIEILLE ROCHE 

compagne, et elle se soulageait ainsi de temps en 
temps. Un jour que Mme de Mably avait plaisanté 
vivement avec Odoacre, Yolande la prit à part et 
* risqua une observation qui ne dépassait point la 
juste mesure. La jeune folle lui répondit tout haut, 
comme si elle avait voulu prendre l'assemblée à 
témoin : 

« Vous trouvez, chère amie? Moi je n^ai peur de 
rien. Dieu ! que la vie est bonne ! Que la liberté est 
douce! Que les messieurs sont jolis! Oui, messieurs, 
c'est de vous que je parle à notre chère Yolande. 
Elle vous trouve légers, compromettants et dange- 
reux ; moi je vous trouve simplement très-drôles. Je 
vis double, triple, quadruple, depuis qu'un bienheu- 
reux hasard m'a jetée au milieu de vous. J'avais la 
pépie de plaisir ; je renais au murmure charmant 
des sottises que vous me dites: Monsieur de Bour- 
galys, je vous nomme aujourd'hui mon médecin en 
chef. » 

Odoacre s'approcha gravement et dit : « J'entre 
en fonctions. Nous allons vous tâter le pouls. Oh ! 
oh ! le pouls est dur, et même capricant, oui, capri- 
cant comme tous les diables. 

— Qu'entendez-vous par là? 

— Capricant vient de caprice. 

— Docteur, vous vous trompez, je n'ai pas de ca- 
orice, au moins jusqu'à présent. 

— Vous en aurez bientôt. 

— Pour qui? bonté divine ! 

— Pour moi. 

«— Vous m'y faites penser l Mais le cas ne serait 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 293 

pas grave. Un caprice pour vous, ça ne doit pas du- 
rer longtemps. Rendez-moi donc ma main, monsieur 
de Bourgalys, vous la serrez comme si elle était à 
vous. » 

Odoacre baisa cette petite main avant de la lâ- 
cher, Yolande haussa les épaules et dit à Bourgalys : 

« Vous, mon cher, vous êtes Tanimal le plus com- 
promettant de la création, et je vais vous dire pour- 
quoi. Le monde sait que vous n'êtes pas homme à 
vous occuper d'une femme pendant plus de huit 
jours, à moins d'être payé de vos peines. Dès qu'on 
vous voit assidu neuf jours de suite, on en conclut 
que vous ne perdez pas votre temps. ' 

— Ingrate 1 dit Bourgalys; est-ce vous qui me 
jugez si mal? J'ai possèdes années à Vos genoux 
sans obtenir la moindre récompense. Dieu sait 
pourtant que vous avez été la seule passion de ma 
vie I et si je ne craignais pas de remuer des cendres 
mal éteintes !... 

— Ah ! mais non, reprit Valentine, vous êtes ma 
propriété, et je vous garde pour moi. » 

Lambert survint au milieu de ce badinage. Mme de 
Lanrose le prit à partie et lui dit : 

« Voici votre cousine qui fait son pronunciamiento. 
Elle a résolu de nous prendre tous nos adorateurs ! 

— Pourquoi faire? demanda naïvement Lambert. 

— Des esclaves ! répondit Valentine. 

— Quant à ça, ma cousine, je n'y vois pas de mal. 

— Mais, s'écna la comtesse Adhémar, elle de- 
vrait au moins nous en laisser deux ou trois. » 

Valentine secoua la tête : 



294 Ul vieille roche 

«* Si j'en connaissais un qui me refusât l'hommage ! 

— Que feriez-vous, cousine? 

— Je ne sais pas ce que je ferais, mais je com- 
mencerais par le rendre fou. Lambert, si vous en 
trouvez un, vous me le dénoncerez, j'y compte. 

— Oui, ma cousine. 

— Mais vous-même, Lambert, vous ne m'avez ja- 
mais dit quels sentiments vous aviez pour moi. 
Lambert, je vous soupçonne. 

— De quoi, cousine ? 

-- De ne pas m'adorer aussi passionnément qu'il 
le faudrait. 

— Ma parole sacrée, cousine, je vous aime de 
tout mon cœur, et Gontran aussi. 

— Ohl laissons les maris; il 'n'y en a pas à Car- 
ville, et il est détendu de parler des absents. 

— Je n'en dis pas de mal, sapristi ! 

— Bien ! bien I mais si vous m'adorez, comment 
le bruit de vos soupirs n'est-il pas encore arrivé 
jusqu'à moi ?» , 

L'honnête Saint-Génin n'était pas exercé à ce 
genre de papotage. Il écarquillait ses gros yeux cha- 
que fois qu'on marivaudait devant lui. L'interpella- 
tion de sa cousine le fit rougir; il regarda la galerie, 
se gratta la nuque et resta court. 

« Qu'attendez-vous ? dit Valentine. Soupirez ! sou- 
pirez donc î voulez-vous soupirer plus vite que ça ? » 

Il prit un grand élan au plus profond de lui-même, 
et poussa un vrai soupir de boulanger. Puis il se mit 
à rire timidement en demandant si c'était bien? 

c C'est trop bien , répondit la rieuse : on voit que 



LES VACANCES DE. LA COMTESSE 395 

celui-là sort de l'âme. N'abusez pas de vos moyens, 
Lambert, on finirait par vous adorer. » 

Yolande reconnaissant que cette vie au grand jour 
ne servait qu'à donner plus de publicité à sa dé- 
faite, résolut de se cloîtrer chez elle avec sa rivale 
et de fermer la porte au monde extérieur. Elle 
fit la malade, écarta les visites et réclama une soli- 
tude absolue. Valentine la prit au mot et la laissa 
toute seule ; c'était le vrai moment de demander un 
asile à la duchesse, qui le donna de grand cœur. 
Elle déménagea en une demi-journée, et alla tenir 
sa cour au milieu de la ville, chez Mme de Haut- 
Mont. Le lendemain, Yolande était guérie; on la 
revit sur la plage en atours. 

Ce départ fut le signal d'une lutte plus ouverte et 
plus acharnée : les deux rivales se ménagèrent moins. 

La comtesse de Lanrose avait un avantage marqué 
dans cette situation nouvelle. D'abord elle était chez 
elle, maîtresse de sa maison, de sa personne et de 
ses actions, tandis que Mme de Mably, vivant chez 
la duchesse, était paralysée par les habitudes, les 
goûts et les manies d'une femme âgée. 

Le chalet de la Falaise, occupé par Yolande, était 
vaste et commode : toute la population de Carville 
y aurait tenu sans s'étouffer. La maison dé la du- 
chesse n'avait qu'un unique salon au premier étage, 
et non pas des plus grands, serré entre la chambre 
de Mme de Haut-Mont et celle de Valentine. Yolande 
pouvait donner des fêtes, elle en donna de magnifi- 
ques. Valentine n'avait pas le droit de se mettre en 
dépense dans la maison d'autrui. Tout au plus pou- 



296 LA VIEILLE ROCHB 

vait-elle organiser des parties; encore fallait-il 
qu'elles ne fussent ni trop matinales, ni trop lon- 
gues, ni trop fatigantes ; une jeune femme en butte 
à toute la malignité de son sexe, ne peut guère 
courir les champs sans un chaperon. Yolande n'é- 
tait pas formellement obligée d'inviter Valentine à 
ses réunions; tandis que, dans la compagnie de 
Mme de Haut-Mont, Yolande était invitée née. 

Valentine s'aperçut donc bientôt qu'elle avait fait 
une fausse manœuvre. La séparation qu'elle avait 
regardée comme un coup de maître, pouvait la re- 
léguer au second plan. Yolande inaugura une série 
de réceptions brillantes où Ton dansait, où l'on sou- 
pait, où Ton passait presque les nuits. Cette amorce 
nuisit aux petites soirées de Valentine, à ces ré- 
unions intéressantes mais modestes dont la coquet- 
terie faisait pour ainsi dire tous les frais. 

Une notable portion du public abandonna ce que 
Mme de Haut-Mont appelait sa bicoqpie pour le ma- 
gnifique chalet de la Falaise. 

La victoire ne se décida pas en un jour; Mme de 
Mably prit de bçUes revanches. Elle avait un em- 
pire absolu sur M. de Bourgalys, qui menait haut la 
main toute la jeunesse dorée. Elle put donc en- 
traîner deux ou trois fois l'élite de Carville, conduire 
des cavalcades énormes, commander des escadrilles 
en mer, tandis que la comtesse de Lanrose se mor- 
fondait à la Falaise au milieu de vingtHÙnq ou trente 
personnages bien sages. 

Mais la fortune tourna décidément après que la 
forte Yolande,' par une manœuvre mystérieuse, eut 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 297 

détourné M. de Bourgalys Cette défection fit causer; 
le monde la commenta de cent manières. Les malveil- 
lants prétendirent qu'Odpacre avait fait autrefois Ja 
cour à Mme de Lanrose, et qu'il avait été repoussé avec 
perte; mais que la dame, entraînée par l'ardeur du 
combat et résolue de vaincre à tout prix, avait oublié 
ses scrupules. On accorde souvent au dépit, à la rage 
dedominer, les sacrifices qu'onavaitrefusésàramour. 

Quelques femmes, des plus avisées, mettaient en 
circulation un roman très-compliqué. Elles posaient 
en principe qu'un connaisseur comme M. de Bour- 
galys ne pouvait point aspirer aux bonnes grâces 
d'Yolande : n'était-ce pas assez de l'avoir vue au 
sortir de la mer? € Mais il a, disaient-elles, la manie 
•des collections; il n'aime pas à rencontrer dans son 
monde une femme qu'il n'ait pas un peu compro- 
mise. Qui sait s'il n'a pas fait un pacte avec Mme de 
Lanrose et consenti à se déclarer pour elle si elle 
consentait à s'afficher pour lui? Ceux qui connais- 
sent les deux paroissiens ne trouveront pas la chose 
impossible. » 

Il y avait du vrai dans cette hypothèse, mais elle 
n'embrassait pas toute la vérité. 

Odoacre était fermement décidé à avoir raison 
de Valentine. Cet amour encouragé, découragé, re- 
levé, abattu, malmené, ramené, tourmenté de cent 
façons par la coquette, avait changé de caractère, 
comme un métal remis trop souvent sur l'enclume 
s'écrouit et devient cassant. Ce n'était plus de l'a- 
mour, mais quelque chose de sec, de net et de tort 
€omme la volonté. 



298 LA VIEILLE BOCHB 

Or, le jeune homme avait beaucoup d'esprit et 
une grande habitude des femmes. Il savait que le 
meilleur moyen de forcer l'attention d'une coquette 
est de lui tourner brusquement le dos après l'avoir 
poursuivie un certain temps. On ne s'avise pas de 
suivre du regard un passant dans la rue ; mais que 
le même homme, un beau soir, après vo'us avoir 
donné la chasse jusqu'à perte d'haleine s'arrête tout 
à coup et vous tourne le dos, vous vous arrêtez 
aussi, par instinct, et vous le regardez courir en 
vous faisant mille questions sur son compte. Que 
voulaitril? comment a-t-il changé d'avis? a-t-il eu 
peur? s'est-il aperçu au dernier moment qu'il vous 
avait pri^e pour une autre? Voilà- comment un in- 
connu peut s'introduire brutalement dans la pensée 
d'une femme qui sans cela n'aurait jamais songé à 
lui. A plus forte raison, si vous connaissez l'homme, 
s'il vous a longtemps fait sa cour, si tout le monde 
sait qu'il professait un grand amour pour vous ; si 
ses assiduités vous ont semblé agréables , et jus- 
qu'à un certain point honorables ; si vos amies ont 
paru les envier un peu; si vous avez mis votre 
amour-propre à les fixer, 

Odoacre savait quelles idées sa défection ferait 
naître dans l'esprit de Valentine, dans quel ordre 
elles s'enchaîneraient et dans combien de temps 
elles auraient achevé de mûrir. Il était comme un 
jardinier qui a semé des fèves et qui n'a pas besoin 
d'aller tous les jours au jardin pour constater le 
j, .*ogrès de la végétation. Il comptait sur la solitude 
pour hâter le développement des idées; aussi pre- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 2^'9 

*nait-il soin d'isoler la coquette en accaparant tous 
ses amis, sauf un. Il s'inquiéta peu du tête-à-tête 
qu'il ménageait pour ainsi dire à Lambert. Son 
expérience lui disait qu'après une rupture si nette 
et si hardie, le plus présent des deux ne serait pas 
Saint-Génin. Lorsqu'une femme voyagé en imagina • 
tion hors du logis, il n'y a rien à gagner pour le 
pauvre gai^on qui s'acharne après elfe. 

Enfin ce politique habile; en. laissant croire aux 
bontés que Mme de Lanrose n'avait peut-être pas 
eues pour lui, préparait une révolution dans l'es- 
prit de Valentine. Il l'entendait déjà se dire à elle- 
même : « Il y a donc des femmes qui sacrifient tous 
leurs devoirs à un succès d'amour -propre ! Ces 
choses-là se font dans notre monde ! On en vient du 
premier bond à de telles extrémités sans avoir pré- 
ludé par d'autres erreurs ! Et la terre ne tremble 
pas ! Et le monde ne tourne pas le dos à la coupable! 
Et celle qui se conduit ainsi ne porte pas sur son 
visage un signe de réprobation! Elle a le même 
front, les mêmes yeux, la même voix qu'avant sa 
faute ! La différence n'est pas plus visible que cela 
entre les femmes sans reproche et celles qui ont 
tout oublié ! » Odoacre raisonnait en homme vrai- 
ment fort. Ce n'est pas l'amour qui entraîne la plu- 
part des femmes à leur chute ; c'est l'exemple. Le 
spectacle du vice impuni, accepté, heureux et flo- 
rissant, fait plus de mal à lui tout seul que les mous- 
taches les plus irrésistibles. 

L'esprit de Valentine arpenta lestement les voies 
tracées par M. de Bourgalys. La pauvre enfant en 



300 LA VIEILLE ROCHE 

vint à* douter du bien et du mai, et à brasser dans * 
son coin des idées incohérentes. Elle était surtout 
exaspérée par Tiniquité du monde. Se voir aban- 
donnée pour cause de v^rtu, et assister au triomphe 
d'une Yolande perdue ! C'est à bouleverser toutes 
les notions de l'honnête et du juste dans une petite 
tête un peu faible. 

Lambert lui tenait compagnie et s'arrachait les 
cheveux devant elle. Il répétait vingt fois par jour : 

c Mais qu'est-ce qu'ils ont ? Sur quelle herbe ont- 
ils marché? Vous ne leur avez rien fait, ma cousine, 
et vous voilà, parole d'honneur ! comme une brebis 
galeuse. Permettez-moi seulement d'en tuer deux 
ou trois, histoire de ramener les autres I.» 

Elle le calmait de son mieux, et jurait qu'elle se 
trouvait bien de ce repos dans la solitude. Lambert 
lui racontait malgré lui les bruits de Carville, leis 
succès d'Yolande, les fêtes du chalet des Falaises, 
les cotillons menés par Bourgalys. « Quant à moi, 
disaiMl, je ne regrette rien de tout ça; je vous vois, 
je suis content. Je suis un homme de famille. » 

Il avait l'esprit de famille si développé que pour 
un rien il se fût oublié vingt-quatre heures de suite 
dans le salon de la duchesse. Valentine était obligée 
de le mettre à la porte, quoiqu'il fût bien le plus 
respectueux et le plus innocent des adorateurs. 

On causa cependant un peu de cette intimité, et 
]a duchesse recommanda la prudence à celle qu'elle 
appelait sa jolie pensionnaire. 

« Chère enfant, lui disait-elle, ce qu'on fait n'est 
presque rieui ce qu'on laisse croire est cent fois 



LES VACANCES DE LA COMTESSf 301 

pire. Croyez-en rexpérience d'une femme sur qui le 
monde n'a jamais glosé. > 

Valentine tint Lambert un peu plus à distance, 
elle se fit des heures de solitude absolue, où rien, 
pas même un livre, ne lui tenait compagnie. Elle 
n'avait pas pris l'habitude de lire, et la plupart des 
femmes de Carville étaient aussi désœuvrées qu'elle 
dans les entr'actes de leurs plaisirs. Un jour que sa 
mélancolie tournait au noir, elle écrivit à son mari 
et à son oncle pour réclamer la visite qu'ils lui 
avaient promise chacun de son côté. Mais elle ne 
s'expliqua ni sur ses succès, ni sur ses défaites, ni 
sur l'ennui qui la rongeait depuis cpielques jours. 

L'oncle Fafiaux répondit qu'il viendrait sous peu, 
dès qu'il aurait achevé, avec la bénédiction de Dieu, 
une œuvre de haute justice. Gontran s'excusa ten- 
drement avec un sérieux et une onction qui n'étaient 
pas dans ses habitudes, c II s'associait de cœur à 
tous les divertissements de sa femme; il était fier 
des succès qu'elle obtenait à Carville et de la posi- 
tion qu'elle y avait conquise. Cette petite royauté, 
sans aucun doute, était le prix de la sagesse et du 
bon exemple autant que de l'esprit et de la beauté. 
Le comte se réjouissait de voir sa femme réconciliée 
avec le monde, mais il était bien sûr que le monde 
ne la brouillerait pas avec le ciel. L'admirable édu- 
cation qu'elle avait reçue, les tendances de son 
cœur vers l'idéal immuable et éternel, tout répon- 
dait de l'avenir el promettait que Valentine saurait 
résoudre enfin le problème de la sainteté dans le 
plaisir, tel que Dieu le propose à quelques âmes 



303 • LA VIEILLE ROCHE 

bien nées. Quant à lui, ce pauvre Gontran \ il récla- 
mait la compassion de madame, sans toutefois hâter 
son retour. Paris l'ennuyait fort : la poussière, ia 
chaleur, la solitude surtout lui était à charge; il 
fiallait des raisons bien puissantes pour le retenir si 
longtemps dans un tel enfer. Mais les plus graves 
intérêts étaient en jeu ; il ne s'agissait de rien moins 
que de défendre le Humbé contre les agents secrets 
de l'Angleterre! Tous les intéressés de cette énorme 
entreprise se serraient autour du comte Adhémar; 
on tenait conseil chaque jour; on dépouillait des 
courriers exhorbitants, on abusait du télégraphe! 
Gontran s'était chargé de libeller un mémoire qui 
mettait en cause le Foreign Office lui-môme. Du 
reste, il se louait hautement du zèle et des capacités 
de Lanrose, et il dépeignait avec beaucoup de verve 
les fureurs de Gastatigue contre les perfides insu^ 
laires, les liquoristes mystérieux et le roi Mama- 
ligo. i 

Cette lettre apporta une vraie consolation aux 
ennuis de Valentine. Une femme n'est pas à plaindre 
tant qu'elle se sait aimée; elle peut tomber d'assez 
haut sans se faire grand mal, si elle est reçue dans 
les bras de son mari. La comtesse était seule au 
logis quand le facteur lui apporta ce paquet de ten- 
dresses légitimes; elle eut hâte de s'en faire honneur 
et courut à la plage où Mme de Haut-Mont babillait 
au milieu d'un cercle d'amis. Bourgalys était là, et 
Lambert, et la jolie Mme d'Oos, et quelques autres 
femmes aimables. On lut à haute voix les passages 
les plus gais« 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 303 

Mais la lecture n'était pas achevée qu'on vit pa-^ 
raître la flère Yolande avec son mari. Adhémar avait 
débarqué le matin, sans tambour ni trompette : or, 
les maris étaient si rares à Carville qu'on s'empres- 
sait de les montrer quand par fortune on en tenait 
un. Valentine pâlit à la vue de M. de Lanrose qui 
vint à elle et lui baisa les mains avec mille démons- 
trations. 

Valentine lui dit avec un reste d'émotion dans la 
voix : 

« Est-ce bien vous ? par quel miracle ? 

— Le miracle, madame, est d'avoir pu rester si 
longtemps loin de vous. 

— • Mais vous n'êtes donc plus nécessaire à Paris? 

— Nécessaire? 

-^ Sans doute I Le Humbô 1 

— Le Humbé va tout seul ; il n'a pas besoin de 
moi.. 

— Alors, il n'y a plus de danger 

— n n'y en a jamais eu. 

— Cependant on a dit, on a conté... il a couru des 
bruits inquiétants sur votre grande affaire. 

— Jamais. Gontran va bien? » 

Valentine se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Elle 
balbutia plutôt qu'elle ne répondit : 
« C'est Vous qui me demandez de ses nouvelles? 

— Il n'est donc pas ici ? Alors, je vous conseille 
de le faire afficher. Depuis votre départ il n'a pas 
mis les pieds au club, et personne ne l'a vu. > 

Lambert vint au secours de sa cousine : € Mon 
oher Lanrose, âit*il| vous êtes un diplomate, on ne 



304 LA VIEILLE ROCHE 

VOUS demande pas vos secrets. Si vous avez travaillé 
avec Gontran dans le- silence du cabinet, vous n'êtes 
pas forcé de le conter à tout le monde. Dites seule- 
ment à ma cousine que vous avez rencontré son mari 
par ci par là. » 

L'interpellation ne manquait pas de finesse et 
Adhémar aurait dû comprendre quel service on 
attendait de lui. Mais Adhémar n'avait de la sagacité 
que pour son propre compte. Il manquait totalement 
de ce qu'on appelle l'esprit du cœur. 

« Ma parole d'honneur, répondit-il, je n'ai pas vu 
l'ombre de Mably, et les autres n'ont pas été plus 
heureux que moi, car hier soir, au club, Vaubert et 
Pompignan demandaient s'il était mort, et personne 
n'a répondu. 

— Ne vous démanchez pas, mon cher, dit Bour- 
galys impatienté. Gontran va bien, et pas plus tard 
qu'hier il écrivait à madame. Qu'est-ce qu'on dit de 
neuf, "k part ça? » 

Les chiens rompus, on se mit à parler de choses 
indifférentes. Mais Valentine souffrait cruellement, 
et Yolande triomphait de confiance, sans savoir 
pourquoi. Elle lisait la douleur et la gêne dans les 
yeux de sa rivale, et supposait à tout hasard que 
Mme de Mably lui enviait ce dernier avantage ajouté 
à tant d'autres : l'arrivée d'un mari! 

La duchesse entraîna sa jeune amie; elle comprit 
que l'enfant avait besoin de pleurer tout à l'aise. Les 
femmes connaissent cette impatience des larmes 
qui est propre à leur sexe, et elles y compatissent 
toujours. On courut donc à la bicoque et, là, dans 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 305 

le salon, sur un grand canapé, Valentine laissa tom- 
ber une véritable pluie d'orage, entremêlée de san« 
glots et de cris. Il fallut que Taimable vieille courût 
fermer la porte du balcon, car la rue était étroite et 
fréquentée, et les cris se seraient entendus de la rue. 
Par un caprice étrange et des plus féminins, le cœur 
de la comtesse se mit pour ainsi dire hors dQ cause. 
Elle ne parut pas comprendre que son mari avait de 
fortes raisons pour mentir si effrontément, et qu'elle 
était trahie. Non; cette jeune femme, éprise d'un 
mari charmant, ne pensait pas à lui dans une crise 
si grave. Elle ne songeait qu'à l'indiscrétion inévi- 
table des femmes qui l'avaient entendue, et au 
triomphe d'Yolande dès qu'elle saurait tout cela. 
Pour tout dire, en un mot, le spectre du ridicule 
se dressait devant elle et lui cachait son malheur 
vrai. 

Sur ces entrefaites, Lambert survint. Il entra 
sans jârapper, en disant pour toute excuse : 

d Pas attention ; ce n'ost que moi. d 

Toutes ces maisons de louage sont ouvertes comme 
des moulins. Sauf deux verrous énormes à la porte 
d'entrée, la serrurerie est à peu près absente. La 
nuit, quand tout le monde se couche, on pousse les 
verrous et tout est dit; le jour, chacun se fait garder 
par ses gens ; mais nos seigneurs les domestiques 
ne font pas trop bonne garde. Ils profitent comme 
leurs maîtres de la liberté qui règne dans l'air. Les 
uns se baignent, les autres se visitent entre eux; ils 
ont un bal le soir où on danse à grands coups de 
pied en buvant du vin rouge ou du cidre. 

20 



306 LA VIEILLE ROCHE 

Lambert arriva donc sans rencontrer d'obstacles. 
Les deux femmes de chambre présentaient leurs 
diverses £aces à la lame, le Frontin de la duchesse 
était au cabaret, contant les aventures du bon vieux 
temps aux conscrits de la livrée et la cuisinière 
soufflait son feu dans le sous-sol. 

Saint-Génin avait un défaut as$ez rare chez les 
hommes de sa force : quand il voyait pleurer une 
femme, il pleurait. Son premier mouvement fut de 
tomber aux pieds de Valentine et de sympathiser, 
bruyamment avee elle.. La duchesse le poussa d'un 
petit geste sec qui le fit asseoir malgré lui. 

« Vous êtes fou, mon cher, lui dit-elle. Pensez- 
vous la consoler en beuglant comme un taureau ? 
Donnez-lui plutôt un bon avis, si vous en êtes 
capable ! Moi, j'y perds mon latin, que je n'ai jamais 
su. Il y avait pourtant un abbé qui s'était mis en tête 
de me l'apprendre. Un abbé, entendons-nous I Je 
veux dire un abbé dans mon genre, poudré, mus- 
qué, galant, sceptique comme une couleuvre, et 
hardi! Ahl le singe! Heureusement j'étais cuirassée 
d'indifférence. Il ne m'a rien appris de tout ce qu'il 
savait, pas même le latin. C'était pourtant un Mios- 
seux, un bon, des Miosseux de Picardie. On n'en 
fait plus, de ces abbés-là, dans votre siècle de pro- 
grès. 

— Tant mieux, cousine, dit Lambert. Mais nous 
ne sommes pas ici pour pincer de l'anecdote. Il y 
a mieux à faire pour l'instant, sous votre respect. 
' — Oui, mais quoi ? 

- Si j'étais que d'elle, je bouclerais mon sac en 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 307 

deux temps et j'irais dare, dare, sauter au cou de 
mon mari. Je suis sûr de Gontran, mais un homme 
est toujours homme. Quand on ne veut pas qu'il 
coure, le plus simple est de le tenir. Il y a encore 
un train aujourd'hui; il y en a même deux. En^ 
tendez-vous, hé ! là-bas? la belle inconsolable I > 

En même temps, il secouait Valentine par lebra?. 
Elle sortit, de sa torpeur et dit : . 

« Pourquoi donc m'en irais-je, quand elle reste Iv i 

— Mais pour vous jeter dans les bras de Grontrau . 
Ça n'est déjà pas sr bête, il me semble. 

— Que dira-t-on de moi si je pars ? . 

— On dira que vous êtes une brave petite femme 
et que vous aimez votre mari. 

— Non I ces femmes diront que j'ai perdu la ba- 
taille et que je me sauve lâchement devant elle. » 

La duchesse essaya pour la centième fois de 
ramener la peau sur la bouillie, selon son expres- 
sion favorite : 

«Je vous jure, mon enfant, que vous iie con- 
naissez pas Yolande. Il y a deux raisons pour qu'elle 
ait un cœur excellent : primo, elle est tout à fait 
peuple, ensuite elle est légèrement fille... ^ dans le 
sens irréprochable du mot. » 

— Je la hais I reprit Valentine, et je ne veux pas 
qu'elle se vante de m'avoir poussée hors d'ici. Je 
partirai, car il le faut, mais je veux auparavant 
prendre une revanche éclatante. Ma dignité exige 
qu'un jour au moins tout ce monde de Carville, ces 
coquettes, ces fats, M. de Bourgalys en tête, se dé- 
clarent publiquement contre elle et pour moi! 



808 LA VIEILLE ROCm 

Lambert hocha la tête : 

€ Moi, dit-il, ma cousine, je serai toujours des 
vôtres. Il n'y a pas de danger que je vous lâche 
d'un demi-cran, comme disait., un artiste du théâ- 
tre, à Lyon. Mais brouiller tout Carville avec Yo- 
lande I C'est une affaire qui ne peut pas s'enlever 
en trois jours. Comment diable ferez- vous? Quel 
motif aura-t-on de prendre parti pour vous qui vous 
en allez, contre elle qui reste? 

— Mon cher cousin, répondit-elle, je comprends 
aujourd'hui pourquoi vous n'avez jamais été amou- 
reux : c'est que vous avez l'esprit trop net et le rai- 
sonnement trop juste. 

— Oh I » 

Ce simple rugissement était tout un poëme. 

« Mais, reprit le brave garçon, quel est votre pro- 
jet? Que voulez-vous tenter? S'il ne s'agit que de 
passer par le feu, comptez sur moi; je suis votre 
homme, d 

Elle se recueillit un instant et dit : 

«M. de Lanrose est à Carville pour deux jours. Ce 
soir, tout le monde reste à l'établissement pour le 
concert de ces petits violonistes : c'est donc demain 
qu'elle croit faire défiler toute sa cour sous les yeux 
de son mari. Demain, moi, je prétends entraîner 
loin d'ici tout ce qu'il y a de jeune à Carville. » 

La duchesse se remit encore en frais de conci- 
liation quoiqu'elle n'espérât plus rien de cette « petite 
endiablée, » 

« Mais, chère enfant, lui dit-elle, se trémousser 
ainsi pour des riens» c'est faire d'un pain de sucre 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 309 

une montagne. Je comprends qu'une femme joue 
son va-tout sans hésiter quand le cœur est de la 
partie. Mais ce n'est pas un amant que vous dis- 
putez à ma nièce... à moins que je me trompe... Il 
ne s'agit que d'une ombre de pouvoir, d'un fantôme 
de royauté. Vous allez, pour une bagatelle sans con- 
séquence, vous donner des ennemis sérieux et puis- 
sants, et Je n'aurai pas crédit pour vous défendre : 
je suis neutre, mon amitié n'a pas même le droit de 
se déclarer dans cette guerre I » 
Valentine ferma ses oreilles et dit à Saint-Génin : 
a Lorsque j'étais encore dame et maîtresse absolue 
dans Carville, tous ces messieurs m'ont suppliée, 
d'organiser un grand dîner en pique-nique à l'ab- 
baye de Lampigny. M. de Bourgalys était l'auteur de 
ce projet; il tenait à vanité de nous transporter tous 
sur Bon yacht, d'illuminer les ruines, et de finir la 
nuit par un retour aux flambeaux: J'ai toujours re- 
fusé, parce que Lampigny est à six lieues par mer, 
et surtout parce que je me fie médiocrement aux 
fêtes nocturnes : les flambeaux n'éclairent jamais 
tout. Mon cousin, j'ai changé d'idée : allez le dire à 
votre ami. m 



in 



SCANDALE 



Lambert revint au bout d'une heure ou deux : Va- 
lentine était seule au salon. 

— Hé! bien? dit-elle. 

— Ma cousine, Odoacre met son bateau à votre 
disposition, mais c'est malheureusement tout. Il 
veut aller demain chez son cousin Lanrose. 

— Soit ; on se passera de lui. Vous avez d'autres 
amis, grâce à Dieu, et il m'en reste aussi un certain 
nombre. Avez-vous vu les vôtres? 

— Quelques-uns. Trop ! Ds m'ont tous répondu ; 
Boùrgalys en est-il ? 

— C'est une question, cela ; ce n'est pas une ré- 
ponse. 

— Voyez-vous, ma cousine, un pique-niquo ne 
s'arrange pas tout seul. Il faut un homme de tête 
pour dire à l'un : Tu prendras un jambon d'York, 



312 LA VIEILLE ROCHE 

et à l'autre : Tu trouveras du Moët. Sans ça, tout 
marche à la diable ; on a vu des parties où tout le 
monde apportait le même plat, et ça n'était pas 
drôle. 

— Il s'agit bien de vos plats ? Qui est-ce qui 
mange? 

— Mais les hommes un peu, ma cousine, et les 
dames beaucoup. 

— Merci ! Vous feriez mieux de dire franchement 
que M. de Bourgalys a monté une cabale, et que 
tout le monde voit par ses yeux, même vous ! 

— Moi, non ! mais il a de l'entrain, et vous savez! 
l'entrain, ça... ^itraîne. 

— Il est tout simplement odieux,^votre ami. 

— Vous trouvez ? Moi, il me va. Je veux dire : il 
m'allait. 

— Un homme que j'ai vu à mes pieds, et .ram- 
pant I 

— Pas possible I 

— On ne le dirait plus, n'est-ce pas? 

— Moi, je crois qu'il a quelque chose pour Yo- 
lande. 

— Ah ! vous êtes perspicace 1 Vous voyez le soleil 
en plein midi ! 

— Voyipj^s, cousine ! ïl n'est pas possible que ça 
.vous contrarie? 

— Me contrarier, moi? Qu'est-ce qui me con- 
trarie? C'est vous qui m'exaspérez sans cesse par 
vos discours saugrenus I 

— Mais, mon Dieu! ma chère cousine, qu'est-ce 
que l'ai encore dit, sans savoir? 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 31 3 

— Rien qui vaille ! Et je me demande en vérité 
pourquoi je vous écoute avec cette patience? 

— Ça, c'est vrai ; vous êtes bien patiente et bien 
bonne aussi. Mais s'il y a des choses que je iie dois 
pas dire, dites les-moi ; je ne les dirai pas. 

— M. de Bourgalys est un fat. 

— Eh bien, oui, ma cousine ; c'est un fat! 

— Qui est-ce qui vous demande votre avis?... 
Son impertinence avec moi n'est pas naturelle. 

. — Ah ! 

— Il m'aime encore, et beaucoup plus qu'il ne 
veut le laisser voir. 

— Ah ! mais, je lui défends 1.». 

— Eh! que vous importe? 

— Comment I si ça m'importe ? C'est que je suis 
un honnête garçon, moi! J'aime* Gontran, jarni- 
dieu ! Je vous ai cédée à lui, je ne vous céderais pas 
à un autre ! Et l'honneur de la famille, donc I Bour- 
galys était nion ami ; il l'est encore jusqu'à nouvel 
ordre ; si vous le permettez, s'entend. Mais qu'il 
essaye seulement de vous faire la cour I Mort de ma 
vie! comme disait Mélingue... ou un autre... je ne 
sais plus. C'est qu'il y aurait du bruit dans Lander- 
neau, ma cousine I » 

La comtesse l'apaisa comme elle put. 

Le môme jour, elle alla se promener avec lui vers 
la plage, et comme on se rencontre nécessairement 
à Carville, elle tomba d'emblée sur M. de Bourgalys. 

Odoacre la salua très-bas, selon la nouvelle habi- 
tude qu'il avait prise. Son chapeau lancé jusqu'à 
terre semblait tracer une ligne infranchissable entre 



314 LA VIEILLE ROCHE 

la jeune femme et lui. Mais, cette fois, Valentine 
passa par-dessus la barrière : elle appela du doigt 
et de la voix son trop respectueux ennemi. 

Il obéit d'assez mauvaise grâce, et fit un signe 
d'étonnement qui frisait l'impertinence. En même 
temps, il se tourna vers un groupe où trônait la su- 
perbe Yolande, et dessina en l'air un geste bien 
connu qui veut dire : c Je suis à vous ; le temps de 
répondre deux mots ; £Bdtes-moi crédit d'une demi- 
minute. > 

Valentine lui prit le bras sans façon, et se tour- 
nant vers Lambert qui demeurait tout ahuri : 

e: Mon cousin, lui dit-elle, avez-vous parlé aux 
marquises ? 

— De.. .de quoi? 

— De nos projets pour demain soir. 

— Oui, mais ils m'ont envoyé promener. 

— Soit; les voilà là-bas tous les quatre; retournez 
à la charge. 

— A quoi bon, puisqu'ils sont décidés î 

— Faites ce que je vous dis. 

— Mais, ma Cousine... 

— Si vous ne voulez pas que je vous prenne en 
horreur ! 

— Mais, sapristi ! ma cousine... 

— En horreur, vous dis-je! 

— Dites-moi carrément que vous avez des secrets 
avec Odoacre ! 

— En horreur, Lambert! en horreur. » 

Il s'éloigna en grommelant, et Valentine, avec son 
plus frais sourire, dit à M. de Bourgalys : 



LES VACANCES DE LA COMTESSE '315 

c Je VOUS demande pardon pour mon cousin, 
monsieur. Il a un défaut qui vous paraîtra sans doute 
bien ridicule : il est plein de cœur et il m'aime 
beaucoup. 

— Des goûts et des couleurs... 

— Rassurez-vous ; on ne force personne. Je vou- 
lais vous remercier de ce bateau que vous m'avez si 
gracieusement prêté pour demain. 

— Vous lui ferez beaucoup d'honneur. J'ai donné 
mes ordres au patron et à l'équipage. 

— Et, décidéiment, vous n'êtes pas des nôtres? 

— Impossible, madame, à mon très-grand regret. 
Ma soirée de demain appartient aux Lanrose. 

— Et votre soirée d'aujourd'hui ? > 

Bourgalys s'arrêta court, regarda la jeune femme 
entre les yeux, la vit calme et sereine comme tous 
les jours, et pensa qu'il s'était mépris sur le sens de 
ses paroles. Il secoua donc aussitôt l'idée invraisem- 
blable qui s'était présentée à lui, et répondit de sa 
voix naturelle : 

€ Mais aujourd'hui, c'est le concert. > 

Au même, instant , Lambert quittait les petits 
jeunes gens efféminés et arpentait la plage à toutes 
jambes. Valentine serra le bras d'Odoacre et lui dit : 
« Il est impossible de causer ici ; je n'irai pas au 
concert : venez, si vous êtes curieux de savoir ce 
- que j'ai à vous dire. » 

Il changea de visage, et pourtant, à l'ordinaire, il 
était bien maître de lui ! « A vos ordres, répondit-il. 
Une jolie femme a le droit de se moquer de nous; 
j«i me livre pieds et poings liés. » U salua et se di- 



316 LA VIEILLE ROCHE 

rigea vers le groupe des Lanrose. Lambert reprit 
possession de sa cousine et lui dit : « Vous n'avez 
rien obtenu, hein? 

— Rien au monde, et vous ? 

— Juste autant. Ces endorrtiîs ont le grand ressort 
cassé ; ils ne vont que quand on les pousse. « Odo- 
acre en est-il? » Il n'ont pas voulu sortir de là. Et 
lui, qu'est-ce qu'il a répondu ? Que sa soirée était 
prise? Ce n'est pas sa soirée, c'est lui qui est pris, 
le pauvre diable ! Pincé à fond ! 

— Oui, oui. 

— Si ça ne fait pas pitié ! Il est cent fois mieux 
qu'elle ! 

— - N'est-ce pas ? . 

— C'est un garçon qui pourrait trouver beaucoup 
mieux. 

— Vous pensez? 

— Oui, mais entendons-nous! Je ne veux pas dire 
que tout le monde doit se jeter à sa tête, et si je 
voyais... Ah ! malheur ! 

— A qui en avez-vous ? 

— A personne. Je suis bote. Parlons d'autre 
chose. Le grand air vous a tait du bien. Voilà vos 
larmes essuyées à fond. Vos yeux sont encore plus 
brillants, ma cousine , c'est comme les fleurs après 
la pluie.. 

— Si vous voulez que j'écoute des madrigaux, allea 
chercher des chaises. » 

Ils passèrent la journée sur la plage, dans un tête- 
tête public, interrompu de temps à autre par les in- 
différents des deux sexes. Lambert jouit avec ivresse 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 317 

de la faveur qu'il obtenait : ce jour compta proba- 
blement parmi les plus beaux de sa vie. Cependant 
Yolande, à cent pas de distance, triomphait inso- 
lemment. Elle se parait tantôt de son mari, tantôt 
de Bourgalys, et les promenait Tun après l'autre. 
Elle arrivait parfois jusqu'à deux pas de sa rivale, 
la regardait en face, et tournait sur les talons. Ni 
Adhémar, ni Odoacre n'étaient dupes de ce manège. 
A-dhèmar souriait dans sa barbe et pensait que Bour- 
galys méritait toute la reconnaissance d'un mari. Il 
était sincèrement flatté du choix fait , ou du moins 
affiché par sa femme. En voyant le plus beau jeune 
homme du faubourg circuler en compagnie d'Yo- 
lande, il éprouvait la même satisfaction d'amour- 
propre qu'un fils de famille remplacé sous les dra- 
peaux lorsqu'il voit son suppléant partir pour la 
Grimée ou la Chine. On plaint le pauvre diable , on 
est heureux de n'avoir pas cette campagne à faire, 
et cependant on trouve certaine jouissance d'amour^ 
propre à se dire : il y va pour moi! 

Quant â M. de Bourgalys, il n'était guère à la con- 
versation d'Yolande. S'il lui dit des choses charman- 
tes, ce fut par habitude, peut-être par distraction. 
Son esprit et ses yeux n'étaient occupés que de Valen- ' 
tine. Il n'avait pas besoin qu'on l'entraînât jusqu'à 
elle : c'était lui qui conduisait Yolande vers cette chaise 
de bois qui était comme un pôle pour lui. Il s'effor- 
çait de lire dans les yeux de la jeune femme; mais le 
regard de Valentine restait indéchiffrable. A peine si 
en pai*tant pour dîner à la bicoque, elle indiqua par 
un léger signe que le rendez-vous tenait toujours. 



310 LA VIEILLE ROCHE 

Lambert dînait à la bidoque entre ses deux cou- 
sines : c'était lui qui devait les mener au concert. 
Il ne remarqua point sans une certaine inquiétude 
la gaieté que Valentine déployait à ce repas. Elle di- 
sait mille folies et riait à tout propos. La duchesse 
trouvait cette expansion parfaitement naturelle. 

« Riez , petite , riez , disait-elle en lui versant du 
vin glacé. Vous avez assez pleuré aùjourd'ui. Après 
la pluie, le beau temps l Je n'ai jamais tant ri qu'a- 
près...* longtemps après la mort de ce pauvre cher 
duc. On m'eût prise pour une folle, si l'on n'avait 
pas su combien j'avais de chagrins à ou\)lièr. » 

Mais Sainl^Génin ne se contentait pas de cette 
explication historique. 

« Tenez! dit-il à Valentine, voulez-vous que je sois 
franc? 

— Vous le seriez, quand même je dirais non. 
C'est pourquoi j'aime autant vous le permettre. Allez, 
sauvage ! 

— Hé bien ! votre rire est nerveux, et cette gaieté 
ne vient pas du cœur, i 

— Alors d'où vient-elle? 

— Est-ce qu'on peut savoir? Mais je réponds que 
je vous ai déjà vue une fois dans ces petites convul- 
sions-là. 

— En vérité! Quand donc, monsieur l'observa- 
teur? 

— Il y a pas mal de temps, car c'était à la Balme, 
quand vous aviez déjà le cœur pris pour Gontran et 
que vous mouriez de peur de vous marier avec moi. 

— Ainsi, j'ai peur de quelque chose ? 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 319 

— Oui. 

— Impossible, mon cher cousin. Une femme rie 
craint rien au monde quand elle a pour la défendre 
un cavalier tel que vous. 

— Quant à ça, vous avez raison. Je veille ! Et, sur 
ma vie,, il ne vous arrivera pas malheur tant que 
j'aurai des mains au bout des bras. 

— Puisque vous êtes si fort , mon bon Lambert,' 
écartez donc un danger sérieux que me menace de- 
puis un quart d'heure. » 

Lambert roula ses yeux autour de la salle à 
manger, et fit le geste d'un lutteur qui* va retrousser 
ses manches... « Qu'est-ce? » dit-il. 

€ Laissez vos bras dans leurs fourreaux; ils ne 
pourraiiBnt rien, hélas ! contre la migraine qui pend 
sur ma. tète. Est-ce Teflfet de ce vin frappé , ou des 
larmes de ce matin , ou du rire de ce soir 7 Je n'en 
sais rien , mais je couve une horrible migraine , et 
vous irez au concert sans moi; voilà qui est sûr. 

— Si vous n'y allez pas, je n'y vais pas non plus, 
ni ma cousine Haut-Mont. Pas vrai, cousine? » 

La duchesse fit la moue et répondit : « Certes, je 
resterai, si cette petite belle le désire ; mais dans son 
intérêt nous ferions mieux de la laisser seule. Il n'y 
a qu'un remède contre la migraine : le repos dans un 
bon lit. Qu'en pensez-vous, cher ange de malice? . 

— Je crois que vous avez raison, madame, et je 
vous prie en grâce de ne rien changer à votre pro- 
gramme de ce soir. Mon cousin vous conduira à l'é- 
tablissement , et je garderai la maison avec Juliette, 
qui me fera du thé. 



320 LA VIEILLE ROCHE 

— Oh ! mais je reviendrai vous tenir compagnie, 
ma cousine. 

— Y songez-vous! Quand je parle de me mettre 
au lit! i> 

Le bon garçon courba la tête ; mais il était plutôt 
résigné que convaincu. Il grommela jusqu'au mo- 
ment du départ. Valentine craignait qu'il ne revînt 
et qu'il ne fît un esclandre. Elle recommanda à la 
duchesse de le garder à vue. « C'est un démon, dit- 
elle ; il est d'une amitié plus compromettante que l'a- 
mour. > 

La duchesse promit de le tenir à l'attache, mais il 
avait une fourmilière dans les jambes. Cependant il 
se calma comme par miracle en voyant Boui^alys 
installé et presque assoupi dans la salle du concert. 
Odoacre était tout en blanc, au premier rang des 
fauteuils. Lambert, assis à quelques mètres de lui, 
ne le perdait pas de vue. Il le clouait des yeux. Mais 
vers neuf heures, tandis que les jeunes violonistes 
exécutaient les inévitabbles variations sur le Carna- 
val de Venise, Odoacre s'endoirmit tout à fait. Lam- 
bert ne fut pas éloigné de croire qu'il avait magné- 
tisé son rival. U se mit alors à circuler, distribuant 
des poignées de main dans la salle. Lorsqu'il reprit 
sa place, il s'assura que la jaquette blanche dormait 
obstinément dans le même fauteuil. 

Cependant Odoacre, qui avait glissé subtilement 
un ami à sa place, s'échappait par la porte réservée 
aux artistes et arrivait sans encombre à la bicoque. 
Juliette l'introduisit au salon et le laissa en tête-à- 
tête avec madame, mais elle eut soin de faire du bruit 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 321 

dans les chambres voisines pour prouver qu'elle 
n'était pas loin. Ce devoir accompli, elle s'esquiva 
sans permission et courut au bal. 

M, de Bourgalys avait eu bien des rendez-vous dans 
sa vie ; toutefois on peut croire qu'il était légèrement 
ému. Les femmes comme Valentine ne se rencon- 
trent point par douzaines. Il l'aimait ou du moins 
il la poursuivait depuis assez longtemps pour que 
l'heure lui parût solennelle. Son cœur battit plus fort 
qu'il ne convient à un jeune vétéran du plaisir. Du 
reste, le visage sut demeurer impassible : une ai- 
sance suffisante dans tous les mouvements, l'œil 
éteint à demi, la bouche froidement souriante, les 
mains occupées à tourner le chapeau entre les deux 
genoux. 

La comtesse ne perdit pas de temps en circonlo- 
cutions. Elle avait tout au plus une heure devant 
elle; c'était peu pour regagner un cœur si complè- 
tement détaché en apparence. Elle surmonta l'émo- 
tion assez vive qui lui serrait le cœur; non qu'elle 
eût jamais rien éprouvé pour ce scandaleux jeune 
homme, mais parce que le tête-à-tête est toujours 
difficile entre une femme de bien et celui qui lui a 
manqué de respect une fois. Pour s'enhardir, elle se 
dit qu'elle avait un rôle à jouer, un rôle irréprocha- 
ble au point de vue de la morale : simple coquette- 
rie à déployer contre un fat, pour obtenir par ruse 
un acte de complaisance vulgaire. 

Elle le salua de la main, lui désigna du doigt une 
chaise, se plongea dans un fauteuil à bonne distance, 
ni trop loin, ce qui eût indiqué la défiance ou la peur, 



322 LA VIEILLE ROCHE 

ni trop près, ce qui eût ressemblé à une provocation 
directe. 

a Monsieur de Bourgalys, lui dit-elle à brûle pour- 
point, qu'est-ce que je vous ai fait? 

Il ne s'attendait pas sans doute à cet exorde, car 
il demeura interdit pendant une demi-minute. 

« Madame; répondit-il, quand vous m'auriez fait 
toutes les méchancetés de la terre, je ne me croirais 
pas en droit de vous garder rancune. Un galant 
homme ne peut que baiser la main qui le frappe 
quand la main est petite et blanche comme celle que 
j'admire là-bas. 2^ 

II évoquait par ce détour le souvenir de certain 
rendez-vous surpris, sinon obtenu, chez la modiste 
et, grâce à son heureuse transition, deux tète-à- 
tête si éloignés et si différents l'un de l'autre se trou- 
vaient reliés par un fil. 

La comtesse secoua la tête comme pour chasser 
une idée importune, et poursuivit : 

« Lorsque deux hommes se sont donné la main, 
n'est-il pas cçnvenu que le passé, quel qu'il soit, est 
oublié de part et d'autre, et que les bonnes relations 
recommencent^à nouveau? La même loi ne règle-t- 
elle pas les rapports des hommes avec les femmes? 
Car enfin il n'y a qu'un honneur et qu'une bonne foi, 
sans distinction de sexe. Le jour où je vous ai revu, 
nous nous sommes donné la main. J'avais donc ou- 
blié une offense indigne de vous, et tout ce qui s'en 
est suivi dans le passé. Nous avons commencé, moi 
du raoins, une amitié nouvelle et sans rancune ; elle 
a duré assez longtemps, elle a été assez publique ici. 



LES VACANCES 0£ LA COMTESSE 323 

et j'y ai trouvé pour ma part assez de plaisir pour 
que j'ose vous en parler sans regret, comme sans 
pruderie. Pourquoi, de but en blanc, en pleine inti- 
mité, m'avez-vous tourné le dos? Pourquoi m'avez- 
vous témoigné pis que de Tindifférence, presque de 
l'aversion ? Quelles raisons avez-vous eues pour en- 
traîner dans le camp de mes ennemis cette foule 
moutonnière qui ne voit rien que par vos yeux? Si 
je vous ai donné quelque sujet de plainte, dites-lé 
franchement. Je n'ai pas la sotte vanité qui s'obstine 
dans l'erreur et qui craint d'avouer ses fautes. J'ai 
l'esprit assez droit pour reconnaître mon tort, et le 
cœur assez haut pour vous demander pardon sans 
faussa honte. » 

Elle s'était légèrement animée, ce qui est toujours 
une imprudence. Aussi avait-elle un peu dépassé le 
but. Odoacre profita de l'avantage qui lui était laissé. 
€ Chère madame, répondit-il, je vous supplie de ne 
pas prendre les, choses au tragique et de voir mes 
humbles actions dans leur vrai jour. Je ne suis pas, 
grâce à Dieu, un traître de mélodrame, et si j'ai quel- 
que chose sur la conscience, c'est tout au plus un 
excès de fidélité. 

— Ah! vraiment? Vous êtes fidèle? A qui donc? 

— A l'amitié, en général. Il y a ici deux person- 
nes qui m'inspirent depuis longtemps une sympathie 
égale, sinon de même nature : je n'ai pas pris sur 
moi de sacrifier l'une à l'autre : voilà probablemeni 
la trahison que vous blâmez. 

— Êtes-vous amoureux de Mme de Lanrose? 

— Prenez garde! La question est plus imprudente 



o24 LA VIEILLE ROCHE 

\ 

qu'indiscrète. Une femme n'interroge pas un jeune 
homme sur l'état de son cœur sans lui donner cer- 
tains droits. 

— Je n'ai peur de rien, monsieur de Bourgalys, et 
ce tête-à-tête le prouve assez. Êtes-vous amoureux 
de Mme de Lanrose? 

— Franchement, non. 

— Et de moi? 

— Diantre ! mais vous allez de plus en plus fort. 
Que voulez-vous que je réponde? 

— La vérité. 

— Voyez un peu la position que vous me faites ! 
Si je dis non, c'est une impertinence et pis encore, 
une abjuration, une apostasie, un crime de lèse- 
majesté féminine. Si je dis oui, je m'expose à tomber 
dans un piège. Le fond de votre cœur, au moins 
jusqu'à présent, n'est pas la charité, mais la malice; 
et moi, j'ai peur du ridicule comme tous les Fran- 
çais. Un de mes bons amis... Vous permettez que je 
vous conte un apologue? 

— Comment donc 1 

— Un de mes bons amis... je dirais presque mon 
meilleur, s'était épris de la plus jolie, la plus pi- 
quante, la plus séduisante des... 

— Passons ! Si c'est de moi que vous parlez, je 
sais ce que je vaux, et s'il s'agit d'une autre, un 
éloge si passionné ne me plairait peut-être pas dans 
votre bouche. 

— L'éloge n'était pas pour vous déplaire. Je disais 
donc que mon ami, garçon qui sait le monde, avait 
engagé son cœur sur le ton du badinage. On peut ris- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 325 

quer ainsi toutes sortes de vérités très-sérieuses, 
sans compromettre ni soi ni les autres. Le jeu ne 
parut pas déplaire dans les premiers temps. Une 
faute, une imprudence, Une impatience que la jeu- 
nesse rendait peut-être excusable, dérangea tout et 
rompit net ce qui n'était pas même noué. Quelques 
années après, mon ami, plus sérieux, plus homme, 
plus digne de sentir et d'inspirer une affection du- 
rable , se repentit de cette unique erreur , et se 
remit aux pieds de son ingrate. Cette fois, il ne ba- 
dinait plus, même pour la galerie. Il offrait ouver- 
tement, sans respect humain, son cœur, sa liberté, 
sa vie entière. On parut l'écouter avec. une attention 
bienveillante, comme vous m'écoutez,en ce moment, 
madame. Cet accueil l'enhardit, il s'élança en avant; 
il courut à toutes jambes vers ce but radieux et sou- 
riant qui semblait l'attendre et même l'appeler avec 
joie. Jugez de sa déception quand il s'aperçut, au 
bout d'un mois, que le but était toujours à la même 
distance, qu'on avait reculé devant lui le plus habi- 
lement du monde, tandis qu'on l'excitait à courir ; 
en un mot, qu'il avait été la dupe d'une coquette et 
la risée de deux ou trois mille spectateurs ! 

— Attendez donc ! il me semble que j'ai connu 
ce garçon-là. 

— Si vous l'avez connu, vous avez dû vous mo- 
quer de lui, comme tout le monde. Un être assez 
naïf, assez provincial (quoique très-Parisien) pour 
croire que l'amour commande un peu l'amour, et 
qu'on mérite au moins de n'être pas berné lorsqu'on 
aimel 



326 LA VIEILLE ROCHE 

— Bien ! Mais qu'est-il devenu, ce jeune homme? 
il m'intéresse. 

— D est mort, 

T— Non ; il est retourné en province. Cherchez 
bien, monsieur de Bourgalys ; vous le rencontrerez 
quelque part, au bord de la mer, en Normandie. Si 
vous mettez la main sur lui, demandez-lui de ma 
part s*il a Joué franc jeu avec la dame de ses pen- 
sées ; s'il s'est expliqué nettement sur la nature et 
la solidité de son amour ; s'il n'a pas au contraire 
affiché une légèreté inquiétante, et demandé imper- 
tinemment au caprice ce qu'une femme accorde 
tout au plus à la passion 9 Informez- vous s'il a jamais 
montré le fond de son cœur à celle qu'il prétend avoir 
aimée ; s'est-il ouvert à elle avec cette franchise que 
j'admire en vous depuis quelques instants? Si oui, la 
dame a tort. Si non, dites à votre ami qu'il est un in- 
nocent de la plus jeune catégorie; qu'il ne faut pas 
tenir pour refusé ce qu'on n'a pas demandé en bonne 
forme, et que les grands généraux ne sonnent pas la 
retraite avant d'avoir au moins présenté le combat. 

— Mais alors... Il aurait donc... Ai-je bien en- 
tendu ? Est-ce de nous que vous parlez ? J'ai le feu 
dans la tôte ; il me vient à la fois un million d'idées 
qui m'étoufîent et dont pas une n'ose sortir? 

— Tant mieux, monsieur de Bourgalys! Empêchez 
qu'elles ne sortent, ces idées qui portent le trouble 
au fond des âmes. Vous avez bien raison de ne pas 
laisser voir ce qui se passe en vous. Soyez généreux 
jusjju'à la fin 1 Avoir pitié de la faiblesse, c'est le 
privilège des forts l 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 327 

— Fort, moi? Mais je suis faible I je suis lâche I 
je suis... Tenez, madame, je vous aimel Pourquoi 
feindre plus longtemps et jouer une indifférence 
que mes yeux démentent, j'en suis sûr, depuis que 
je suis entré chez vous? 

. — Est-ce à moi que vous parlez, ou à Mme de 
Lanrose I 

-r A vous, madame. A la seule femme au monde 
devant qui j'aie plié le genou et humilié mon or- 
gueil. Malgré tous vos dédains et toutes vos raille- 
ries, je n'ai pas cessé un moment de vivre pour 
vous. Si j'ai pu me cacher pour vous seule, en plein 
Paris, après cette stupide aventure, c'est à la con- 
dition de -vous suivre partout et de vous voir sans 
être vu. Si j'ai pris un visage indifférent, à cette 
soirée du café Anglais, c'est par un effort héroïque. 
Le feu me sortait par les yeux; je me demande 
comment tous les convives n'en ont pas été éblouis. 
Pourquoi suis-je ici, dites? Parce que vous y êtes. 
Vous savez que j'avais un plan de voyage tout fait, 
avec Lambert. Ai-je passé un quart d'heure loin de 
vous, jusqu'au jour où le découragement et le dépit 
m'ont jeté dans une autre voie? Avez-vous été dupe 
de mes assiduités auprès de ce pauvre paquet d'Yo- 
lande? Non, vous avez trop d'esprit; vous la con- 
naissez trop, et vous m'estimez trop moi-même. 
Tai joué un jeu ridicule en me montrant aux genoux 
d'une femme impossible : ce choix même doit vous 
prouver qu'il n'y avait pas d'amour sous roche, 
puisque j'ai préféré Mme de Lanrose à dix autres 
femmes plus jeunes, plus jolies et moins compro- 



828 LA VIEILLE ROCHE 

mettantes. En m'attaquant h elle dans cette foule de 
jolies femmes, n'ai-Je pas prouvé clairement que je 
n'en voulais qu'à vous ? 

— Est-ce bien vrai, ce gros mensonge-là? 

— Vrai comme le jour qui éclaire les hommes ! 
vrai comme votre doux regard qui illumine ma vie ! 

— Des preuves, monsieur! des preuves ! 

— A quelles preuves crôirez-vous, si la sincérité 
de mon amour n'éclate pas dans chacune de mes 
paroles ? Faut-il répandre mon sang ? Faut-il... ? 

— Je n'en demande pas tant. Promettez-moi de 
nous accompagner demain à Lampigny. 

— Enfant ! Ce n'est pas un sacrifice, cela ; c'est 
un bonheur auquel je ne renoncerais pas pour un 
empire. 

— Et vous ferez loyalement tous vos efforts pour 
entrahier vos amis avec vous? 

— Nous nous passerions bien de tous ces impor- 
tuns; mais si tel est votre bon plaisir, je m'engage 
pour toute la population de Carville. 

— Pardon ! je n'en demande pas tant. Il serait bon 
que cette chère Yolande restât chez elle avec son 
dépit. 

— C'est bien ainsi que je l'entendais. 

— J'ai votre foi de gentilhomme î 

— Oui. 

— Chose promise, jurée, irrévocable? 

— Oui. » • 

Odoacre voulut sans doute appuyer son serment 
d'une pantomime ad hoc^ car il mit un genou en 
terre, tandis que ses deux mains s'avançaient, selon 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 3*29 

le rite antique et immuable, pour prendre possession 
de Valentine. Le lecteur perspicace a remarqué pro^ 
bablement que ce brillant jeune homme, célèbre 
dans son monde et dans le demi-monde pour Tori- 
ginalité de ses façons et l'indépendance de son esprit, 
n'avait débité à la fin de cette conversation que des 
phrases toutes faites, des lieux communs, qu'un 
surnuméraire de bureau ou un chef de rayon aurait 
* pu trouver dans sa mémoire comme lui. Le mouve- 
ment qu'il fit dans le premier élan de sa joie n'était 
ni plus nouveau ni plus distingué que son discours. 
Un paysan, un tailleur, un marchand de parapluies 
se serait mis à genoux en avançant les bras avec 
autant de grâce, ou peu s'en faut. C'est que la langue 
d'amour est définitivement fixée depuis plusieurs 
siècles, comme la langue de chasse. On ne s'étonne 
pas qu'un piqueur raconte la journée dans les 
mêmes termes que son maître; il n'est guère plus 
surprenant que les amants de tous les étages expri- 
ment un même désir de la même façon. Il ne s'agit 
ici, bien entendu, que de l'amour botté, éperonné, 
dans son expansion vulgaire et dernière. Les pre- 
mières périodes du sentiment permettent à chacun 
de mettre en relief ses qualités natives ou acquises : 
un paladin, un roué, un pataud n'entrent pas en 
matière sur le même ton. Mais à l'heure où la vertu 
sur ses fins n'est ou ne paraît plus qu'une proie à 
saisir, un pair de Gharlefnagne, un marquis de la 
Régence, un concierge et un animal de basse-cour 
font h peu près la même figure. 
Valentine n'avait pas prévu qu'on la prendrait si 



330 LA VIEILLE ROCHE 

vite au mot et surtout h la taille. Dans son désir de 
regagner le cœur de Bourgalys, elle avait oublié 
qu'on n'encourage pas impunément un garçon de 
cet âge et de ce caractère. Son imprudence lui sauta 
aux yeux un peu tard. Elle pâlit, se leva en pied et 
étendit les mains en avant par un geste d'effroi qui 
fut mal interprété, car Odoacre en saisit une qu'il 
couvrit de baisers en criant : « Ange ! » 

Par quelle anomalie les compare-t-on toujours aux 
anges dans le moment précis où elles leurs ressem- 
blent le moins ? . 

Mais la porte 8*ouvrit avec fi*acas, et Lambert de 
Saint-Génin, rouge comme une pivoine et haletant 
comme ua jockey, jeta son chapeau dans l'arène en 
criant à toute voix : « Malhonnête I » 

Bourgalys fut bientôt debout, mais il fut presque 
aussitôt pris à la gorge et poussé sur le balcon, tan- 
dis que Mme de Mably s'affaissait dans une bergère. 
Il y eut une mêlée de deux ou trois minutes, à quel- 
ques mètres au-dessus de la principale rue de Car* 
ville. Lambert jurait comme un cocher et serrait 
comme un boa; M. de Bourgalys se débattait violem- 
ment et criait : « As-tu fini, sauvage? mais ce n'est 
pas parlementaire pour un sou, ce que tu fais là! > 

Valentine, éperdue, entendit des gros mots, des 
coups de poing et le bruit d'une chute du plutôt 
d'une dégringolade formidable, comme si son balcon 
était tombé dans la rue. Puis Lambert referma la 
fenêtre, croisa les bras sur sa large poitrine et vint 
se camper devant la jeune femme ayec une impor- 
tance cciniquc. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 331 

c Hé bien, cousine, j'ai joliment fait d'arriver. 
Il n'était que temps ! » 

Elle rebondit sur le coup : 

« Mais que pensez-vous donc de moi ? lui dit-elle. 
Croyez-vous que je n'aurais pas su me défendre 
toute seule? Qu'avez-vous fait? Un crime? un mal- 
heur? Un scandale horrible en tout cas î De quel 
droit? à quel propos? qui vous en a prié? 

— Et l'honneur de la famille ! Et le bonheur de 
mon cousin, de mon ami ! Votre bonheur aussi, car 
je connais ce garçon-là : il vous aurait lâchée aussi- 
tôt que prise. 

— Fi donc! mais vous ne savez pas! vous ne pou- 
vez pas comprendre ! C'est un jeu que je jouais, et 
votre brutalité... 

— Hé bien I une autre fois^ cousine, vous ferez 
bien de jouer à autre chose. 

— Mais que s'est-il passé? où est-il? qu'en avez- 
vous fait ? 

— Parbleu, je l'ai poussé dans la rue avec la ba- 
lustrade du balcon. N'ayez pas peur, il ne s'est pas 
tué; il est tombé sur quelqu'un. Mais quelle béné- 
diction de coups d'épée je te vas lui allonger, à ce 
faquin-là ! 

— Un duel, maintenant! Vous vouiez donc ache- 
ver de me perdre ? 

— C'est lui qui vous perdait, si j'avais coupé dans 
votre migraine; et c'est moi qui vous sauve, vertu- 
dieu! Je ne vous reproche rien, je ne vous accuse 
pas; vous avez fait une imprudence : c'est de votre 



334 LA VIEILLE ROCHE 

femme est toujours dans son droit. C'est égal ! mon 
bêta de cœur se prenait petit à petit. Je vous en 
demande bien pardon, ma cousine ! 

— Que voulez-voua que je vous pardonne? Il n*y 
a rien d'offensant ; c'est un malheur qui vous arrive, 
et rien de plus ! 

— Oh ! oui, cousine, un grand malheur ! Car enfin, 
je sais bien qu'il n'y a pas d'espérance! 

— Non I 

— Parce que vous êtes une honnête femme, vous. 

— Sans doute. 

— Et moi, je ne suis pas homme à vous donner 
de mauvais conseils, allez ! Quand même vous vou- 
driez oublier vos principes par compassion pour 
moi, je vous dirais : Non ! il ne faut pas I 

— Vous n'aurez pas besoin de me le dire, mon 
cousin. 

— Ah 1 c'est que vous êtes la femme de Contran! 
Et je m'en souviendrai toute la vie I 

— Moi aussi ! 

— Plutôt que de manquer à vos devoirs, j'aime- 
rais mieux mourir ! Et si jamais vous sentez que la 
vertu vous abandonne, dites-moi seulement un mot, 
et j'irai dans un coin me brûler la cervelle ! 

— Nous avons fait assez de bruit comme ça, mon 
cousin! je suis bien aise de vous voir un peu calme, 
et j'espère que vous continuerez comme vous avez 
commencé. » 

Il se méprit sur les derniers mots de Valentine et 
répondit en pleurant à chaudes larmes : 
• Oh ! oui, je vous adorerai toute ma vie I 



* LES VACANCES DE LA COMTESSE 335 

— Mais ce n*est pas cela qu'on vous demande ! 

— Je vous adorerai toute la vie, et je ne le dirai à 
personne, pas même à vous. 

— Eh 1 gros fou 1 vous ne le dites pas, vous le 
criez ? » 

Il reprit d'un ton haut : 

— C'est la passion qui m'a entraîné ! Ça ne m'ar- 
rivera plus jamais ! Je saurai me contenir I 

— Contenez-vous donc tout de suite ! On peut 
entrer d'un moment à l'autre, et la malignité du 
monde est assez éveillée I 

— Je ne l'éveillerai pas, ma cousine ! 

— Si la duchesse entrait ici, il ne faudrait rien de 
plus que cette figure bouleversée, ce trouble, ces 
joues barbouillées de larmes; et vos gants qui détei- 
gnent par-dessus le marché ! 

— Je ne pleurerai plus, ma cousine 1 Je ne pleu- 
rerai plus ! j) 

Au même instant, on ouvrit la porte du rez-de- 
chaussée; un bruit de pas, de voix, de rires étouffés 
emplit la maison ; vous auriez dit que tout Carville 
montait l'escalier de la bicoque. 

« Bienl bien, bravo! s'écria Valentine; voici 
Mme de Haut-Mont avec un peuple à sa suite. 

— N'ayez pas peur, cousine I on ne me verra pas. 

— Où courez-vons? C'est ma chambre! 

— Ah ! pardon ! Là ! 

— De mal en pis! C'est la chambre de la duchesse. 

— Attendez ! » 

Il poussa un gros canapé contre la porte du fond. 
€ Nous verrons bien s'ils entrent! 



336 LA VIEILLE ROCHE 

— Mais voulez-vous ôter ça! On va dire que nous . 
étions enfermés ensemble ! 

— Ah ! sapristi I Allons ! aux grands maux les 
grands remèdes I 

— Où court-il maintenant? 

— Je connais le chemin ! Je l'ai montaré à Bour- 
galys. 

— Mais restez donc ! vous allez vous casser le 
cou ! 

— Non 1 l'honneur avant tout ! la femme de mon 
cousin ne doit pas être soupçonnée! » 

Il sauta dans la rue, juste au moment où la du- 
chesse entrait dans le salon par la porte de sa cham- 
bre avec Yolande et Adhémar. 

« Ah çà, mais, dit Mme de Haut-Mont, il pleut 
des hommes par cette fenêtre ! Et de deux ! » 

Une pointe de mécontentement perçait cette bon- 
homie. La duchesse ne grondait pas, mais il était 
facile de voir que ces exercices de haute école lui 
souriaient peu L'embarras de Valentine fut doublé 
par la présence d'Yolande. Elle se jeta par conte- 
nance au cou de sa vieille amie, et lui dit : 

« Pardonnez-moi, moi, madame, un tapage dont 
je suis moins la cause que la victime. Il y a certai- 
nement quelque chose dans l'air, car on dirait que 
tous les hommes sont fous aujourd'hui. 

— Nous en avons bien vu quelque chose au con- 
cert. 

— Au concert aussi ? 

— Mais sans doute. Notre cousin Lambert se lève 
comme un furieux, tandis que ces enfants faisaient 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 337 

grincer leurs violons; il dérange tout le monde, 
court au petit Ramond, le regarde sous le nez, et 
s'élance hors de la salle. Je ne vous demande pas 
ce qu'il a fait ensuite : toute la ville le sait trop. 

— Gomment ! Déjà ! 

— Sans doute. Bourgalys est tombé perpendicu- 
lairement sur le pauvre Yieuxblé. 

— Qui, Yieuxblé? 

— Pas autre chose , mon enfant , que le maire de 
Carville. 

— Est-ce ma faute, à moi? 

— Mon petit amour lutin, je suis sûre de vous. Sî 
M. de Bourgalys vous a fait une visite indiscrète, H 
n'y était nullement autorisé, j'en mets la main au feu. 
Si Lambert a quitté le concert pour se colleter chez 
moi, sous vos yeux, avec son ancien ami, j'atteste 
les yeux fermés qu'il était en délire. Mais une 
femme doit se garder de ces accidents-là. L'inno- 
cence qu'on a ne sert de rien, les gens ne savent 
gré que de celle qu'on leur montre. Ces messieurs 
se battront demain, c'est presque sûr; les commen- 
taires iront leur train. On ne se tailladera pas jus- 
qu'à l'âme, j'aime à le croire, mais il ne faut pas un 
coup d'épée à fendre les montagnes pour attirer 
l'attention du peuple, et vous rendre célèbre malgré 
vous. 

— Célèbre 1 c'est-à-dire compromise! Ahl ma- 
dame ! j'en mourrais ! sauvez -moi ! » 

Yolande laissait dire et jouissait de la confusion 
de Valentine. 
c Est-il vrai, reprit-elle, que certain projet tienne "^ 

22 



i 



338 LA VIEILLE ROCHE 

toujours? La promenade à Larapigny que vous aviez 
annoncée...? 

— Je ne sais..., je n'ai rien décidé..'., mais je ne 
renonce à rien, chère madame. 

— Vous auriez bien tort de renoncer à ce plaisir 
là. Tous ces messieurs en seront maintenant, c'est 
chose sûre. 

— Pourquoi, s'il vous plaît ? 

— Parce que les hommes n'évitent pas une jolie 
femme qui fait parler d'elle. Au contraire. 

— Ceux qui parleront mal de moi seront des sots, 
s*ils ne me connaissent pas, et des infâmes s'ils me 
connaissent, car ils me calomnieront sciemment. 

— Est-il question de calomnie ? On ne parle pas 
mal d*une jolie personne qui a fait du bruit autour 
d'elle ; on en parle, voilà tout. Par exemple, je vous 
préviens que nos amies de Carville, Mme de Pi- 
quefeu, Mme de Beauvenir, Mme d'Oos, qui vont 
venir prendre le thé chez ma tante, sont un peu 
plus timides que ces messieurs ; elles craignent ce 
reflet qu'une femme trop en vue répand sur tout ce 
qui l'entoure; etsi^. 

— Vos amies, chère madame? Je n'en veux dire 
aucun mal, puisqu'elles sont vos amies ; mais enfin 
je les connais, j'ai des yeux pour voir et des oreilles 
pour entendre. Mme dô Piquefeul Mme d'Oos! Elles 
ont des amants ! 

— C'est possible, madame, mais elles ne les lais- 
sent pas tomber par la fenêtre. 

— Parce qu'elles aiment mieux les garder dans la 
chambre I 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 339 

La duchesse intervint : « Où allons-nous, bons 
dieux 1 Une querelle de femmes ! pourquoi pas un 
duel aussi ! Eh ! petites folles que vous êtes, songez 
que nous nous tenons, que chacune de nous répond 
de la conduite dos autres, et qu'il ne peut rien arri- 
ver à Tune sans que l'autre en reçoive le contre- 
coup ! Toutes ces mijaurées vont venir ; Mme de 
Mably avait dit qu'elle se ferait faire du thé ; moi, 
sans penser à mal, j'ai invité vingt personnes à venir 
en prendre. Où est-il? L'a-t-on seulement fait? » 

Valentine avoua qu'elle n'avait pas eu le temps d'y 
songer. D'ailleurs, les gens semblaient s'être donné 
des vacances. Ils reparurent tout haletants, l'un 
après l'autre, et l'eau ne tarda pas à bouillir. 

En attendant les bonnes amies dont on avait si 
grand'peur, la délibération allait son train. Adhémar 
ne manquait pas de bons sens, et il ne voulait aucun 
mal à Valentine : « Dans tout cela, dit-il, il n'y a 
pas de quoi fouetter un chat. Odoacre et Lambert 
sont deux fous si connus, que leur esclandre ne peut 
faire de tort à personne. S'ils se battaient, je ne dis 
pas ; mais ils sont assez braves tous les deux pour 
se passer leurs gamineries réciproques. Ni l'un ni 
l'autre n'a ses preuves à faire ; ils sont tous deux 
de vos amis, et dans les meilleurs termes avec Con- 
tran. Enfln, ils se tutoient, ce qui permet toutes les 
familiarités, ou du moins en atténue l'importance. 
Je veux les réunir ce soir même et les contraindre 
h se donner la main. Si je les amenais, bras dessus, 
bras dessous, chez ma tante, le scandale tomberait à 
rien ; leur querelle ne serait plus qu'une farce d'é- 



34D LA VIEILLE ROCHE 

coliers comme on en fait cent mille par an dans les 
châteaux et les chalets, sans que le monde y trouve 
h mordre. Attendez-moi, mesdames, et jusqu'à mon 
arrivée, tenez tête à l'ennemi. Ferme, belle impru- 
dente! La devise de Danton, vous savez! de l'audace 
et toujours de l'audace ! » 

Son ambassade réussit au delà de toute espérance. 
Il trouva Bourgalys à l'établissement des bains, le 
cigare à la bouche, le visage radieux et le corps à 
peine meurtri. Ce grand gamin élastique autant que 
brave avait été presque porté à terre par la balus- 
trade du balcon. La seule victime de l'accident fut 
le chapeau du maire Vieuxblô ; encore ce chapeau 
était-il d'un âge qui l'autorisait depuis longtemps à 
mourir de vieillesse. Bourgalys n'avait voulu conter 
l'aventure à personne ; il se promettait bien de 
rompre en visière à son ancien ami, mais sous un 
prétexte avouable, en mettant hors de cause Mme. de 
Mably. Il se croyait aimé, cet excellent jeune homme, 
et l'intérêt de son amour, autant que la délicatesse 
de son honneur, lui défendait de compromettre une 
femme. Adhémar l'entraîna sans effort à la poursuite 
de Lambert. 

L'enragé Lyonnais était au café, assis devant un 
bol de punch entre deux anciens militaires, et il po- 
sait tranquillement les bases d'un combat à mort. 
Par bonheur, il n'avait pas eu le temps de détailler 
son histoire. Mais il s'en fallut bien peu que la 
querelle ne recommençât sur nouveaux frais, et en 
public. A la vue de Bourgalys, il boutonna sa ja- 
quette jusqu'au menton et enfonça son chapeau sur 



LES VACANCSS DE LA COMTESSE 841 

sa tête. Adhémar eut grand'peine à l'arrêter d'abord, 
ensuite à l'entraîner hors du café, enfin à lui faire 
comprendre Ténormité de sa sottise. Il disait à Bour- 
galys avec une fureur comique : 

« Je vous dois une réparation pour vous avoir 
jeté par la fenêtre, et je suis à vos ordres dès ce soir, 
monsieur ! 

— Tu m'embêtes 1 répondait Odoacre ; primo^ tu 
ne m'as pas jeté par la fenêtre. 

— Sil 

— Non ! c'est moi qui suis tombé, parce que le 
balcon n'était pas en pierre de taille I Secundo, si 
tu m'as offensé et que je te le pardonne, ne suis-je 
pas dans mon droit? 

— Non ! 

— Si ! 

— On ne pardonne qu'aux coupables 

— Je te déclare que tu n'es pas coupable. Es-tu 
content? 

— Alors, monsieur ne me trouve pas digne de 
croiser le fer avec lui ! 

— T'es bête ! 

— Vous m'insultez, cette fois ! 

— Je retire le mot. Suis-je gentil ? 

— Mais, enfin, il n'est pas naturel qu'un gentil- 
homme veuille rester sous le coup d'un affront. 

— Qu'est-ce que ça te fait, si ça m'amuse ! 

— Je n'entends pas qu'on s'amuse de moi ! 

— Parole d'honneur, là, je ne m'amuse que de 
moi-même. 

— Hé ! bien, je ne souiïrirai pas que vous désho- 



342 LA VIEILLE ROCHE 

noriez en vous la noblesse de France ! C'est au nom 
de vos ancêtres et des miens que je vous demande 
réparation. 

— Tes ancêtres sont couchés; laisse-les donc tran- 
quilles 1 

— Cependant l'affaire ne peut pas en rester llx. 
Qu'est-ce que tu ferais à ma place ? 

— Vlan ! tu m'as tutoyé. Ce que je ferais à ta 
place, gros animal farouche, j'embrasserais mon 
ami Odoacre à la face de la grande mer ! » 

Cela fut si bien dit, de si bonne grâce, avec un 
tel visage et un geste si ouvert que Saint-Génin sauta 
au cou de son ami. Alors on put lui faire toucher du 
doigt les sottises qu'il avait faites et celles qu'il mé- 
ditait de faire. 

Il se repentit d'emblée et jura de tout réparer dans 
un bref délai. On le supplia de n'en rien faire. On sa- 
vait que le pauvre garçon avait la main trop lourde 
pour une réparation si délicate. Sa première idée (j'en 
frémis quand j'y pense !) avait été de iaire mettre un 
article dans le journal du département pour démen- 
tir tous les bruits calomnieux et proclamer l'inno- 
cence de sa cousine ! 

Il se résigna, non sans effort, à un rôle plus mo- 
deste, et se laissa conduire à la bicoque de Mme de 
Haut-Mont. 

L'entrée de ces messieurs fut un événement. Jus- 
que-là, Valentine et la maîtresse du logis avaient été 
au supplice. On chuchotait beaucoup dans tous les 
coins, et la pauvre petite comtesse sentait le vide se 
faire autour d'elle. Mme de Haut-Mont, brave comme 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 343 

un soldat de Fontenoy, Taccablait d'attentions d'au- 
tant plus marquées qu'elle se voyait seule de son 
bord. Yolande ne se gênait pas pour rallier les en- 
nemis à son panache insolent. 

Il se fit un grand bruit, suivi d'un plus grand si- 
lence, lorsque le vieux Frontin de la duchesse, ou- 
vrant la porte toute large, annonça : 

c M. le comte de Lanrosel 

€ M. de Bourgalys et M. de Saint-Génin! » 

Rien n'était plus curieux que l'ostentation avec 
laquelle Lambert semblait aimer a: ce bon vieil Odoa- 
cre. j> Il le suivait partout, l'interpellait à tous propos 
et lui donnait, à propos de rien, ces larges poignées 
de mam que les hercules de la foire échangent entre 
eux avant et après leurs exercices. M. de Bourgalys 
se défendait un peu contre cette amitié trop étalée. 
S'il n'avait craint d'être entendu de la galerie, il au- 
rait répété à son brave Lambert le mot de M. de Tal- 
leyrand : Pas de zèle! 

Malgré tous les excès, la manifestation arrivait 
bien. Elle produisit l'effet voulu, et convainquit les 
bonnes âmes, qui sont partout en majorité. Pour un 
sceptique ou deux qui se rebellent contre l'apparence, 
on trouve dans le monde une multitude de gens pour 
qui péché nié est comme non avenu. Les avocats 
qui savent le métier disent à leurs clients. « Niez 
toujours, et même en face de l'évidence. Tant que 
vous direz non, vous conservez l'espoir de persua- 
der quelques personnes plus crédules ou plus para- 
doxales que les autres, tandis qu'un simple aveu 
vous condamne sans appel. > 



/ 



344 LA VIEILLE ROCHE 

Sur vingt-cinq baigneurs des deux sexes, la petite 
comédie, si grossière qu'elle fût, en trompa dix-huit 
ou vingt. Les femmes se rapprochèrent de Mme de 
Mably ; Yolande vit fondre insensiblement le groupe 
de mal intentionnés qui s'était formé autour d'elle; 
la médisance chuchota moins haut, on se tut. 

Cependant le thé circulait, et Lambert en prenait 
tasse sur tasse. Le thé n'est pas précisément capi- 
teux en lui-même, mais le brave garçon y ajoutait 
assez de rhum pour remplacer le bol de punch qu'il 
avait payé sans le boire. Chaque fois qu'il croyait 
saisir une allusion à son escapade de la soirée, il 
buvait pour s'exhorter lui-même à patience. S'il n'en- 
tendait plus rien, il buvait en signe de joie; si Bour- 
galys passait à sa portée, une tasse à la main, il bu- 
vait de nouveau pour trinquer avec ce cher ami. Ni 
les Chinois, ni les Anglais, ni les Russes, ni aucun 
peuple buveur de thé ne s'est avisé jusqu'à présent 
de trinquer à coups de tasse ; mais la tasse de Saint- 
Génin avait fini par contenir si peu d'infusion qu'on 
pouvait la confondre sans injustice avec un verre de 
rhum. 

Sur le minuit, les sottises de ce malheureux soir 
étaient à demi réparées, mais le baron de Saint- 
Génin n'était pas à moitié gris. Ses yeux roulaient 
dans leurs orbites comme les soleils d'un feu d'arti- 
fice; il chantonnait entre ses dents une multitude 
d'airs nouveaux, croisés de Meyerbeer, d'Auber et de 
Rossini; il battait ia mesure à coups de pied, lâchait 
des compliments aux dames, formulait des aphoris- 
mes de morale, ébauchait des systèmes de métaphy- 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 345 

sique, vantait sa chienne Mirza, et se levait de temps 
en temps, d'un pied mal assuré, pour dire à Valentine: 

€ Ma cousine 1 je ne vous dit que ça! 

Après quoi, il cherchait Bourgalys, lui serrait la 
main h le faire crier, et se jetait dans le premier fau- 
teuil venu, à grand bruit de ressorts opprimés et de 
roulettes cassées. La duchesse souriait à ces jeux 
innocents : elle avait vu tant de choses eil ça vie! Il 
y a des trésors d'indulgence chez une femme quia 
réellement vécu. L'ivresse de l'amour, qu'elle a étu- 
diée de près, lui fait comprendre. et excuser toutes 
les autres. D'ailleurs, Lambert n'était pas tout à fait 
scandaleux; il était un peu détendu, mais bien ou 
mal, il se tenait. 

Aux bains de mer, on se couche rarejrient après 
minuit. La nature, absurdement violée à Paris, re- 
prend ses droits. Aussi faut-il bénir cet exil de l'été 
qui répare tant bien que mal les fatigues de la ville. 
Mme de Piquefeu se leva pour prendre congé; Mme 
de Gauterne et son cousin, un cousin fort éloigné, 
donnèrent le bonsoir à la duchesse; plusieurs grou- 
pes suivirent le mouvement, et l'on put croire que 
4ans un délai de dix minutes Mme de Haut-Mont 
resterait seule à la bicoque avec Mme de Mably. Mais 
Lambert, qui s'était administré une rasade finale, se 
leva avec importance et cria d'une voix tonnante : 
. « Un instant, s'il vous plaît, mesdames et mes- 
sieurs! Je demande la parole. 

— Mon cher cousin, dit la duchesse, la séance 
est levée ; si vous avez quelque confidence à nous 
faire, nous l'entendrons demain I 



846 LA VIEILLE ROCHE 

— Cependant, reprit Yolande, si Lambert a be- 
soin de nous ouvrir son cœur! Vous êtes inspiré, 
mon cousin ; je lis cela dans votre physionomie. » 

Lambert lui lança un regard foudroyant : 
€ Ma cousine, cria-t-il, je ne suis pas l'homme que 
vous pensez! Si ]e parle, vous n'aurez pas lieu d'ap- 
plaudir... parce que, voyez-vous, un gentilhomme 
n'a qu'une devise : honneur et vérité ! Voilà mon 
caractère, à moi. » 

Bourgalys le prit par le bras : « Allons, Lambert, 
allons, mon ami ! 

— Ton ami ! Oui, je suis ton ami ! Que tout le 
monde le sache ! C'est dans ton intérêt comme dans 
le mien que je veux dissiper lès.... ombrages, les... 
nuages d'une situation... mal interprétée. » 

Yolande et ses fidèles amies comprirent dès le 
premier mot que Lambert allait faire une sottise 
énorme. Elles se mirent en cercle et le retinrent au 
milieu d'elles : personne ne sortit. 

«Mesdames, dit-il, j'ai besoin... oui, dans ma 
conscience, de réparer le mal que j'ai fait... loyale- 
ment. La loyauté avant tout. 

— Viens donc ! dit Odoacre ; tu n'as fait de mal à 
personne, et tout le monde connaît ta loyauté ! 

— Non ! Si! J'ai fait du mal... sans malice ni ter- 
giversation, et ma cousine Mably resterait sous le 
coup. Il ne faut pas, morbleu î Foi de gentilhomme ! » 

La duchesse, Odoacre, le comte de Lanrose uni- 
rent leurs efforts pour lui fermer la bouche ; peine 
inutile! l'esprit du rhum était en lui, il éprouvait 
un invincible besoin de parler. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 347 

« J'ai eu tort ! J'ai troublé la représentation des 
petits violonistes ! Pourquoi ? Parce que je soupçon- 
nais... oui, j'accusais injustement la plus noble et 
la plus vertueuse des femmes. Vous ! oui ! cousine ! 
Et toi aussi, Odoacre, mon meilleur ami (après 
Gontran! ah ! après Gontran! c'est le meilleur; c'est 
un frère !) Je soupçonnais ! j'avais tort! Je suis venu ! 
Tu étais ici, h genoux devant elle ! Mais en tout bien, 
tout honneur, sapristi! 

— Allons! cria la duchesse, vous rêvez, mon 
cousin ; allez vous mettre au lit. 

— Ma cousine ! J'y étais, et vous n'y étiez pas ! 
Vos gens n'y étaient pas non plus ; à preuve que je 
suis entré comme dans mon moulin! Je le jure... 
sur mon caractère ! Il était à genoux, là, tenez ! sur 
la fleur du tapis! Mais qu'est-ce que ça prouve? 
La place d'un gentilhomme est aux genoux d'une 
temme! La prière offense-t-elle le bon Dieu? Non! 
Alors, comment pourrait-elle offenser la plus par- 
faite de ses créatures?... i 

Odoacre fit un effort énergique pour entraîner 
son ami ; mais il était incrusté dans le sol : « Ar- 
rière ! cria-t-il, j'ai fait le mal, je dois le réparer ; 
voilà comme je suis ! Je t'ai bousculé par une fausse 
interprétation de la chose la plus naturelle. T;: 
l'aimes, tu en as le droit. Avec respect, par exemple! 
Ah! le respect avant tout! Si le maire est cassé, 
nous le payerons, où plutôt je le payerai ! c'est ma 
taute ! Mesdames et messieurs, je ne veux pas que 
ma cousine, la comtesse de Mably, soit compromise 
par ma faute. Avouez qu'elle l'est ! J'ai entendu ce 



348 LA VIEILLE ROCHE 

que vous chuchotiez daas les coins ! Eh bien ! c*est 
une injustice I Je déclare ici, devant vous, que Va- ! 
lentine est digne de tous les respects ! On vous dira 
que je l'aime? C'est la vérité, mais... 

— Ah ! c'en est trop î dit Valentine. Vous abusez 
im peu des licences de la parenté 1 

— Un moment î Laissez-moi leur dire ce que je 
vous ai dit à vous-même! J'ai de l'amour pour vous, 
ma cousine, mais le plus tendre et le plus respec- 
tueux... Oui ! j'aime aussi Contran, d'amitié. Pour 
vous, c'est l'amour platonique ! Et je me couperais 
la main plutôt que de vous dire un mot contre tous 
vos devoirs !» 

Mme de Mably sentait la force lui manquer ; la du- 
chesse entamait une belle attaque de nerfs; Odoacre 
avait une folle envie d'étrangler son ami. Adhémar 
suffoquait, Yolande triomphait, la galerie ne s'en- 
nuyait pas, et Lambert paraissait s'admirer naïve- 
ment dans son chef-d'œuvre. Pour terminer par un 
coup décisif, il 'recula d'un pas, croisa les bras sur 
sa poitrine et cria d'une voix tonnante : 

« Et si quelqu'un se permettait de juger autre- , 

ment ma bien -aimée cousine, il aurait affaire à 
moi ! » I 

Valentine s'évanouit tout à fait ; Bourgalys en- 
traîna Lambert, et l'assemblée, sauf Yolande et j 
son mari, se dispersa dans Carville. De la pauvre 
duchesse de Haut-Mont, on n'apercevait plus que 
les jambes, et il faut avouer que, sous ce nouveau 
point de vue, la vieille dame obtint un petit regain 
de succès. 



LES VACANCES DE LA COMTESSE 349 

Le lendemain malin, Mme de Mably, après uno 
fièvre délirante, reprit possession d'elle-même entre 
les bras de M. Fafîaux. Son premier mot fut ce 
lui-ci : 

« Quelles vacances ! » 

Et le second : « Ah ! ces Lanrose ! » 

M. Fafîaux lui ferma doucement la bouche et lui 
dit avec onction : 

« Si les Lanrose t'ont fait du mal, ma pauvre ea 
faut, sois consolée ! Dieu les a punis tous les deux : 
le père dans son honneur, et le fils dans son ar- 
gent ! » • 



FIN DBS YAGANCBB 



TABLE DES MATIÈRES 



I. Monsieur Fafiaux 1 

II. La question de la lune de miel 35 

III. Les Âdhémar 75 

IV. Odoacre 113 

V. Ck)nversion 143 

VI. Où l'on revoit un vieil ami 189 

VIL La crise 221 

;m. Carville ,. ! 267 

IX. Scandale 311 



798-Of.. — Coulommlcr». Imp. Paul BRODARD. — P6-06. 



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par J. SoiuUir. t voL 

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•rriLî^roi : Sutivcuiti^. i vol. 
10l*KF1tIt (K.l ,\nuvefieigene&ùn«*. 1 vtn- 

— /('oiri di iiertrndn. l vol. 

— /!.<^ pren/jf/têre. 1 voU 

— fté/fextonx elm*îHUsprnpoMd'unptif»f^ 

genevoi», 1 vul 



7\)8*OC. - foulûninirers. luii». i-Ai't UKODAUD, — <Ut)ft-lô"5