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Full text of "Les voyageurs du 19e siècle"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesvoyageursdu1900vern 


HISTOIRE   GÉNÉRALE 
DES  GRANDS  VOYAGES   ET    DES  GRANDS   VOYAGEURS 


LES  VOYAGEURS 

DU   XIXe   SIÈCLE 


COLLECTION  J.  HETZEL 


LES  VOYAGEURS   DU    XIXe    SIÈCLE 


HISTOIRE    GÉNÉRALE 

DES    GRANDS   VOYAGES  ET   DES   GRANDS    VOYAGEURS 


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DU    XIXe   SIÈCLE 


JULES    VERNE 


\ 


5l  DESSINS  PAR  LÉON  BENETT 

5y    FAC-SIMILÉS    (D'APRÈS    LES    DOCUMENTS    ANCIENS)    ET    CATiTES 

PAU    MATTHIS    ET    MOKIEU 


BIBLIOTHÈQUE 

D'ÉDUCATION   ET   DE    RÉCRÉATION 

J.    HETZEL   ET   Cie,    18,    RUE   JACOB 

PARIS 

Tous  droits  de  traduction  et  do  ie,>r.)Juction  réservés. 


5- 


LES  VOYAGEURS   DU   XIX,:  SIECLE 


TABLE  DES  CARTES  ET  GRAVURES 

REPRODUITES    EN    FAC-SIMILÉ    D'APRÈS   DES   DOCUMENTS   ORIGINAUX 
AVEC     INDICATION    DES    SOURCES 


PREMIERE    PARTIE 

Portrait  de  Burckhardt.  —  D'après  Burckhardt.  Travels  inNubia  and  in  the  interior 
uorth-eastern  Àfrica,  performed  in  1813.  —  London,  Murray,  1821,  in-4. 

Marchande  de  pain  de  Djeddah.  —  D'après  Niebuhr.  Voyage  en  Arabie....  —  Ams- 
terdam, Baalde,  1776,  4  vol.  in-4. 

Guerriers  Béloutchislans.  —  D'après  Pottinger.  Voyage  dans  le  Béloutchistan  et  le 
Sindhy...  traduit  par  Eyriès. —  Paris,  Gide,  1818,  2  vol.  in-8. 

Costumes  Afghans.  —  D'après  John-Mountstuart  Elphinstone.  Tableau  du  royaume 
de  Caboul....  —  Paris,  Nepveu,  1817,  3  vol.  in-16. 

Costumes  Persans.  —  D'après  :  Costumes  orientaux  inédits,  dessinés  d'après  nature 
en  1796,  1797,  1798,  1802  et  1809.  —  Paris,  1813,  in-4. 

Guerrier  Javanais.  —  D'après  Raffles.  The  history  of  Java....—  London,  Black,  1817. 
2  toI.  in-4. 

Une  Khafila  d'esclaves.  —  D'après  Lyon.  A  narrative  of  travels  in  northern  Africa.... 

—  London,  Murray,  1821,  in-4. 

Garde  du  corps  du  cheik  de  Bornou.  —  D'après  Denham.  Narrative  of  travels  and 
discoveries  in  northern  and  central  Africa....  —  London,  Murray,  1826,  In-4. 

Réception  de  la  mission.  —  D'après  Denham.  Op.  cit. 

Lancier  du  sultan  île  Begharmi.  —  D'après  Denham.  Op.  cit. 

Cartes  des  voyages  de  Denham  et  de  Clapperton.  —  D'après  Clapperton.  Journal  of 
a  second  expédition  into  the  interior  of  Africa....  —  London,  Murray,  1829,  Gr.  in-4. 

Portrait  de  Clapperton.  —  D'après  une  gravure  du  Cabinet  des  Estampes  de  la 
Bibliothèque  Nationale. 

Vues  des  bords  du  Congo.  —  D'après  Tuckey.  Narrative  of  an  expédition  to  explore 
the  river  Zaïre....  —  London,  1818,  in-4. 

Capitaine  Ashanlie.  —  D'après  Bowdich.  Mission  front  Capecoast  castle  to  Ashantees. 

—  London,  1819,  in-4. 

Portrait  de  Caillié.  —D'après  une  gravure  du  Cabinet  des  Estampes  de  la  Biblio- 
thèque Nationale. 

Vue  d'une  partie  de  Tembouctou.  —  D'après  Caillié.  Journal  d'un-voyage  à  Tem- 
bouctou....  —  Paris,  1830,  3  vol.  in-8  et  atlas  in-fol. 

Carie  du  voyage  de  René  Caillié.  —  D'après  le  même  ouvrage. 

Carte  du  voyage  deLaing.  —  D'après  le  major  Laing.  Travels  through  the  Timanee. 

—  London,  1835,  in-8. 

Le  mont  Kesa.  —  D'après  Lander.  Journal  d'une  expédition  entreprise  dans  le  but 
d'explorer  le  cours  et  l'embouchure  du  Niger....  —Paris,  Paulin,  1832,  3  vol.  in-8. 

Tabouret  carré  du  sultan  de  Bornou.  —  D'après  Lander.  Op.  cit. 

Carte  du  cours  inférieur  du  Niger.  —  D'après  Lander.  Op.  cit. 

Vue  du  Temple  principal  de  Sekkeh.  —  D'après  Cailliaud.  Voyage  à  l'Oasis  de 
Siouah.  —  Paris,  de  Bure,  1823,  in-fol. 

Types  Circassiens.  —  D'après  Bell.  Journal  of  a  résidence  in  Gircassia.  —  London 
1840.  2  vol.  in-8. 

Carte  des  sources  du  Mississipi.  —  D'après  le  Bulletin  de  la  Société  de  géogra- 
phie, 1844. 

Monuments  du  Palenké.  Pyramide  de  Xochicaleo.  —  D'après  Nebeï.  Voyage  pitto- 
resque et  archéologique  dans  la  partie  la  plus  intéressante  du  Mexique.  —  Paris, 
Moench,  1836,  in-fol. 


VI  — 


DEUXIÈME   PARTIE 


.Zélandais   —  D'après  Krusenstern.  Voyage  autour  du   monde  fait  pendant  les 
-1806.  Traduit  par  Eyriès.  -  Paris,  Gide,  1821.  2  vol.  in-8  et  atlas  de  30  pi. 

«n-fo1-  PL  1G-  ^       ..  ™    .- 

Tupi  —  D'après  Krusenstern.  Op.  cit.  PI.  lo. 

Intérieur  d'une  maison  à  Radak.  —  D'après  Kotzebue.  Entdeckung's  Reise.... 
V      ige  de  découvertes  dans  la  mer  du  Sud.  —  Weimar,  1821,  2  vol.  in-4. 

1er  du  roi  en  grand  costume.  -  D'après  Freycinet.  Voyage  autour  du  monde 
sur  les  corvettes  l'Uranie  et  la  Physicienne,  1817-18-20.  —  Paris,  Pillet  aîné,  1824-1844, 
9  vol.  in-4  avec  4  atlas  de  348  pi.  (Historique,  pi.  85.) 

Un  morai  à  Karakakoua.  —  D'après  Freycinet.  Op.  et  loc  cit.  PI.  87. 

Habitant  d'Ualan.  —  D'après  Duperrey.  Voyage  autour  du  monde  exécuté  sur  la 
corvette  la  Coquille  pendant  les  années  1822-1825.  —Paris,  A.  Bertrand,  1828  et  années 
suivantes.  Gr.  in-4  et  atlas  in-fol.  PL  51. 

rriers  d'Ombai  et  de  Guebé.  —  D'après  Freycinet.  Op.  et  loc.  cil.  PI.  33  et  38. 

Maison  à  Rawak.  —  D'après  Freycinet.  Op.  et  loc.  cil.  PL  48. 

Personnage  des  danses  de  Monlèzuma.  —  D'après  Freycinet.  Op.  et  loc.  cit.  PL  72. 

Ruines  de  piliers  à  Tinian.  —  D'après  Freycinet.  Op.  el  loc.  cit.  PL  73. 

Ferme  australienne.  —  D'après  Freycinet.  Op.  el  loc.  cit.  PL  98. 

Baie  Française  aux  Malouines.  —  D'après  Freycinet.  Op.  cl  loc.  cit.  PL  109. 
idedu  port  Praslin.  —  D'après  Duperrey.  Op.  cit.  PL  21. 

Naturels  de  la  Nouvelle-Guinée.  —  D'après  Duperrey.  Op.  cil.  PL  36. 

Jdoles  indiennes  près  de  Pondichéry.  —  D'après  de  La  Touanne.  Album  pittoresque 
du  voyage  de  la  Thétis.  In-fol. 

Rivière  San  Mateo.  —  D'après  de  La  Touanne.  Op.  cit. 

Portrait  de  Dumont  d'Urville.  —  D'après  une  gravure  du  Cabinet  des  Estampes  de 
la  Bibliothèque  Nationale. 

Village  de  Doreï.  —  D'après  Dumont  d'Urville.  Voyage  de  la  corvette  l'Astrolabe. 
Paris,  Tastu,  1830  et  années  suivantes,  3  vol.  in-8  et  atlas  in-fol. 

Habitants  de  Vanikoro.  —  D'après  Dumont  d'Urville.  Op.  cit. 

Vue  de  la  Terre  Adélie.  —  D'après  Dumont  d'Urville.  Voyage  au  pôle  sud  et  dans 
l'Océanie  pendant  les  années  1837  à  1840....  —  Paris,  Gide,  1841-1854,  23  vol.  in-8  et  6  atlas 
in-fol.  (  Histoire  du  voyage,  tome  III.) 

Carte  des  Orcades  méridionales.  —  D'après  Dumont  d'Urville.  Op.  cl  loc.  rit. 

Portrait  de  John  Ross.  —  D'après  Ross.  Narrative  of  a  second  voyage  in  search  of 
a  north-west  passage....  —  London,  Murray,  1835,  Gr.  in-4. 

uimaux.  —  D'après  Parry.  A  voyage  for  the  discovery  of  a  north-west  passage 
from  tlif  Atlantic  to  the  Pacifie.  —  London,  Murray,  1821.  In-4. 


NOMS  DES  PRINCIPAUX   VOYAGEURS 


DONT    L'HISTOIRE    ET    LES    VOYAGES    SO:."T     RACONTES    DANS    CE    VOLUME 


PREMIÈRE    PARTIE 

SEETZEN.  —  BuRCKHARDT.—  \VEBB.  —  CHRISTIE  ET  POTTINGER.  —  ElPHINSTONE. 

—  Gardanne.  —  Dupré.  —  MORIER.  —  Macdonald-Kinneir.  —  Price. —  Ouseley. 

—  Guldenst/Edt.  —  Klaproth.  —  Lewis.  —  Clarke.  —  Raffles.  —  Peddie.  — 
Campbell.  —  Richtie.  —  Lyon.  —  Denham.  —  Oudney  et  Clapperton.  —  Tuckey. 

—  BOWDICH.  —  MOLLIEN.  —  GRAY  ET   PARTARIEUX.    —  CaILLIÉ.  —  LAING.   —  LES 

Frères  Lander.  —  Cailliaud  etLetorzec.  — Ruppell.  —  Russeggeb.  — Lamb- 
ton.  —  Fraser.  —  Saglier.  —  Botta.  —  Fresnel.  —  Schubert.  —  Parrot.  — 
Dubois  de  Montpereux.  —  Humboldt.  —  Pire.  —  Harmon.  —  Le  major  Long. 

—  Cass.  —  Del  Rio.  —  Dupaix.  —  Waldeck.  —  Wied-Neuvied.  —  Spix  et 

Martius.  —  D'OrbignY: 


DEUXIÈME   PARTIE 
Krusenstern.  —  Kotzebue.  —  Beechey.  —  Lutké.  —  Freycinet.  —  Duperrey. 

—  LE    BARON  DE    BOUGAINVILLE.    —  DUMONT    d'UrVILLE.  —    BELLINGSHAUSEN.    — 

Weddell.  —  Bisgoë.  —  Wilkes.  —  Balleny.  —  James  Ross.  —  Anjou.  — 
Wrangell.  —  John  Ross.  —  Parry.  —  Franklin.    —  Back.   —  Dease  et 

Simpson. 


AVERTISSEMENT 


L'HUloire  des  grands  Voyages  et  desgrands  Voyageurs,  telle  que  je  l'avais  com- 
prise quand  j'en  ai  publié  la  première  partie,  devait  avoir  pour  but  de  résumer 
fhistoirede  la  Découverte  de  la  Terre.  Grâce  aux  dernières  découvertes,  cette 
histoire  va  prendre  une  extension  considérable.  Elle  comprendra,  non  seulement 
toutes  les  explorations  passées,  mais  encore  toutes  les  explorations  nouvelles 
qui  ont  intéressé  le  monde  savant  à  des  époques  récentes.  Pour  donnera  cette 
œuvre,  forcément  agrandie  par  les  derniers  travaux  des  voyageurs  modernes, 
toutes  les  garanties  qu'elle  comporte,  j'ai  appelé  à  mon  aide  un  homme  que 
je  considère  à  bon  droit  comme  un  des  géographes  les  plus  compétents  de  notre 
époque  :  M.  Gabriel  Marcel,  attaché  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

Grâce  à  sa  connaissance  de  quelques  langues  étrangères  qui  me  sont  incon- 
nues, nous  avons  pu  remonter  aux  sources  mêmes  et  ne  rien  emprunter  qu'à  des 
documents  absolument  originaux.  Nos  lecteurs  feront  donc  au  concours  de 
M.  Marcel  la  part  à  laquelle  il  a  droit  dans  cet  ouvrage,  qui  mettra  en  lumière 
ce  qu'ont  été  tous  les  grands  voyageurs,  depuis  Hannon  et  Hérodote  jusqu'aux 
explorateurs  contemporains. 

Notre  œuvre  suivra,  à  vingt-cinq  années  de  distance,  un  ouvrage  inspiré  par 
!  même  pensée  :  les  Voyageurs  anciens  et  modernes,  de  M.  Edouard  Charton.  Cet 
utile  et  excellent  ouvrage  d'un  des  hommes  qui  ont  le  plus  contribué  à  faire 
naître  en  France  le  goût  des  études  géographiques,  se  compose  surtout  de 
eboix  et  d'extraits  empruntés  aux  relations  des  principaux  voyageurs.  On  voit  en 
quoi  le  nôtre  en  diffère. 

Jules  VERNE. 


LES    VOYAGEURS 


DU  XIXe  SIECLE 


CHAPITRE  PREMIER 

l'aurore  d'un  siècle   de  découvertes 

Ralentissement  des  découvertes  pendant  les  luttes  de  la  République  et  de  l'Empire. 
—  Voyages  de  Seetzen  en  Syrie  et  en  Palestine.  —  Le  Haouran  et  le  périple  de  la  mer 
Morte.  —  La  Décapole.  —  Voyage  en  Arabie.  —  Burckhardt  en  Syrie.  —  Courses  en  Nubie 
sur  les  deux  rives  du  Nil.  —  Pèlerinage  à  la  Mecque  et  à  Médine.  —  Les  Anglais  dans 
l'Inde.  —  Weeb  aux  sources  du  Gange.  —  Relation  d'un  voyage  dans  le  Penjab.  —  Christie 
et  Pottinger  dans  le  Sindhy.—  Les  mêmes  explorateurs  à  travers  le  Béloutchistan  jusqu'en 
Perse.  —  Elphinstone  en  Afghanistan.  —  La  Perse  d'après  Gardanne,  Ad.  Dupré,  Morier, 
Macdonald-Kinneir,  Price  et  Ouseley.  — Guldenstaedt  et  Klaproth  dans  le  Caucase.  —  Lewis 
et  Clarke  dans  les  montagnes  Rocheuses.  —  Raffles  à  Sumatra  et  à  Java. 

La  fin  du  xvme  siècle  et  le  commencement  du  xixe  sont  marqués  par  un 
sensible  ralentissement  dans  la  voie  des  grandes  découvertes  géographiques. 

1 


LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIECLE. 


Nous  avons  vu  la  République  française  organiser  l'expédition  à  la  recherche 
de  La  Pérouse  et  l'importante  croisière  du  capitaine  Baudin  sur  les  côtes  de  l'Aus- 
tralie. Ce  sont  là  les  seuls  témoignages  d'intérêt  que  les  passions  déchaînées  et 
les  luttes  fratricides  permirent  au  gouvernement  de  donner  à  cette  science  pour- 
tant si  française,  la  géographie. 

Plus  tard,  en  Egypte,  Bonaparte  s'entoura  d'un  état-major  de  savants  et  d'ar- 
tistes distingués.  Alors  furent  réunis  les  matériaux  de  ce  grand  et  bel  ouvrage  qui, 
le  premier,  donna  une  idée  exacte,  bien  qu'incomplète,  de  l'antique  civilisation 
de  la  terre  des  Pharaons.  Mais,  lorsque  Napoléon  eut  complètement  «  percé  sous 
Bonaparte»,  l'égoïste  souverain,  sacrifiant  tout  à  sa  détestable  passion,  la  guerre, 
ne  voulut  plus  entendre  parler  d'explorations,  de  voyages,  de  découvertes  à 
faire.  C'étaient  de  l'argent  et  des  hommes  qu'on  lui  aurait  volés.  La  consom- 
mation qu'il  en  faisait  était  trop  grande  pour  qu'il  permit  ce  futile  gaspillage. 
On  le  vit  bien,  lorsqu'il  céda  pour  quelques  millions,  aux  États-Unis,  le  dernier 
débris  de  notre  empire  colonial  en  Amérique. 

Fort  heureusement,  les  autres  peuples  n'étaient  pas  opprimés  par  cette  main  de 
fer.  Bien  qu'absorbés  par  leur  lutte  contre  la  France,  ils  trouvaient  encore  des 
volontaires  qui  étendaient  le  champ  des  connaissances  géographiques,  con- 
stituaient l'archéologie  sur  des  bases  vraiment  scientifiques  et  procédaient  aux 
premières  recherches  linguistiques  et  ethnographiques. 

Le  savant  géographe  Malte-Brun,  dans  un  article  qu'il  publia,  en  1817,  en 
tête  des  Nouvelles  Annales  des  Voyages,  marque,  minutieusement  et  avec  une 
extrême  précision,  l'état  de  nos  connaissances  géographiques  au  commence 
ment  du  xixe  siècle  et  les  nombreux  «  desiderata  »  de  la  science.  Il  fait  res- 
sortir les  progrès  déjà  accomplis  de  la  navigation,  de  l'astronomie,  de  la  linguis- 
tique. Bien  loin  de  cacher  ses  découvertes,  comme  l'avait  fait  par  jalousie 
la  Compagnie  de  la  baie  d'IIudson,  la  Compagnie  des  Indes  fonde  des  acadé- 
mies, publie  des  mémoires,  encourage  les  voyageurs.  La  guerre  elle-même  est 
utilisée,  et  l'armée  française  recueille  en  Egypte  les  matériaux  d'un  immense 
ouvrage.  On  va  bientôt  le  voir,  une  noble  émulation  s'est  emparée  de  tous 
les  peuples. 

Il  est  cependant  un  pays  qui  prélude,  dès  le  début  de  ce  siècle,  aux  grandes 
découvertes  que  ses  voyageurs  devaient  faire,  c'est  l'Allemagne.  Ses  premiers 
explorateurs  procèdent  avec  tant  de  soin,  sont  doués  d'une  volonté  si  ferme 
et  d'un  instinct  si  sur,  qu'ils  ne  laissent  à  leurs  successeurs  qu'à  vérifier  et  à 
compléter  leurs  découvertes. 

Le  premier  en  date  est  Ulric  Jasper  Seetzen.  Né  en  1767  dans  l'Oostfrise, 


L'AURORE   D'UN  SIECLE   DE   DECOUVERTES.  3 

Seetzen,  après  avoir  achevé  ses  études  à  Gôttingue,  commença  par  publier 
quelques  essais  sur  la  statistique  et  sur  les  sciences  naturelles,  pour  les- 
quelles il  se  sentait  un  penchant  naturel.  Ces  publications  attirèrent  sur  lui 
l'attention  du  gouvernement,  qui  le  nomma  conseiller  aulique  dans  la  province 
de  Tever. 

Le  rêve  de  Seetzen,  comme  le  fut  plus  tard  celui  de  Burckhardt,  c'est  un 
voyage  dans  l'Afrique  centrale;  mais  il  veut  y  préluder  par  une  exploration  de 
la  Palestine  et  de  la  Syrie,  pays  sur  lesquels  la  «  Palestine  association  »,  fondée 
à  Londres  en  1805,  allait  attirer  l'attention.  Seetzen  n'attendit  pas  cette  époque, 
et,  muni  de  nombreuses  recommandations,  il  partit,  en  1802,  pour  Constan- 
tinople. 

Bien  qu'un  grand  nombre  de  pèlerins  et  de  voyageurs  se  fussent  succédé  dans 
la  Terre-Sainte  et  dans  la  Syrie,  on  ne  possédait  encore  que  des  notions  extrê- 
mement vagues  sur  ces  contrées.  La  géographie  physique  n'en  était  pas  suffi- 
samment établie,  les  observations  manquaient,  et  certaines  régions,  telles 
que  le  Liban  et  la  mer  Morte,  n'avaient  jamais  été  explorées.  Quant  à  la  géogra- 
phie comparée,  elle  n'existait  vraiment  pas  encore.  Il  a  fallu  les  études  assidues 
de  l'Association  anglaise  et  la  science  de  ses  voyageurs,  pour  la  constituer. 
Seetzen,  qui  avait  poussé  ses  études  de  divers  côtés,  se  trouvait  donc  admira- 
blement préparé  pour  explorer  ce  pays,  qui,  tant  de  fois  visité,  était  réellement 
un  pays  neuf. 

Après  avoir  traversé  toute  l'Anatolie,  Seetzen  arriva  à  Alep  au  mois  de 
mai  1804.  Il  y  resta  près  d'une  année,  s'adonnant  à  l'étude  pratique  de  la  langue 
arabe,  faisant  des  extraits  des  historiens  et  des  géographes  de  l'Orient,  vé- 
rifiant la  position  astronomique  d'Alep,  se  livrant  à  des  recherches  d'histoire 
naturelle,  recueillant  des  manuscrits,  traduisant  une  foule  de  ces  chants  popu- 
laires et  de  ces  légendes  qui  sont  si  précieux  pour  la  connaissance  intime  d'une 
nation. 

D'Alep,  Seetzen  partit,  au  mois  d'avril  1805,  pour  Damas.  Sa  première  course 
le  conduisit  à  travers  les  cantons  de  Haouran  et  de  Djolan,  situés  au  sud-est  de 
cetie  ville.  Jusqu'alors  aucun  voyageur  n'avait  visité  ces  deux  provinces,  qui 
jouèrent  pendant  la  domination  romaine  un  rôle  assez  important  dans  l'histoire 
des  Juifs,  sous  les  noms  d'Auranitis  et  de  Gaulonitis.  Seetzen  fut  le  premier 
à  donner  une  idée  de  leur  géographie. 

Le  Liban,  Baalbeck  furent  reconnus  par  le  hardi  voyageur;  il  poussa  ses 
courses  au  sud  de  la  Damascène,  descendit  en  Judée,  explora  la  partie  orien- 
tale du  Hermon,  du  Jourdain  et  de  la  mer  Morte.  C'était  le  siège  de  ces  peuples 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


bien  connus  dans  L'histoire  juive,  les  Ammonites,  lesMoabites,  les  Galadites,  les 
Batanéens,  etc.  La  partie  méridionale  de  cette  contrée  portait,  au  temps  de  la 
conquête  romaine,  le  nom  de  Pérée,  et  c'est  là  que  se  trouvait  la  célèbre  Deca- 
polis,  ou  Ligue  des  dix  villes.  Aucun  voyageur  moderne  n'avait  visité  cette 
région.  Ce  fut  pour  Seetzen  un  motif  d'y  commencer  ses  recherches. 

Ses  amis  de  Damas  essayèrent  de  le  dissuader  de  ce  voyage  en  lui  peignant 
les  difficultés  et  les  dangers  d'une  route  fréquentée  par  les  Bédouins,  mais  rien 
ne  pouvait  l'arrêter.  Cependant,  avant  de  visiter  la  Décapole  et  de  constater 
l'état  de  ses  ruines,  Seetzen  parcourut  un  petit  pays,  le  Ladscha,  très  mal  famé 
à  Damas,  à  cause  des  Bédouins  qui  l'occupent,  mais  qui  passait  pour  renfermer 
des  antiquités  remarquables. 

Parti  de  Damas  le  12  décembre  1805,  avec  un  guide  arménien  qui  l'égara  dès 
le  premier  jour,  Seetzen,  prudemment  muni  d'un  passe-port  du  pacha,  se  fit 
accompagner  de  village  en  village  par  un  cavalier  en  armes. 

«  La  partie  du  Ladscha  que  j'ai  vue,  dit  le  voyageur  dans  une  relation  repro- 
duite dans  les  anciennes  Annales  des  Voyages,  n'offre,  comme  le  Haouran,  que  du 
basalte,  souvent  très  poreux,  et  qui  forme  en  plusieurs  endroits  de  vastes  déserts 
de  pierres.  Les  villages,  pour  la  plupart  détruits,  sont  situés  sur  le  flanc  des 
rochers.  La  couleur  noire  des  basaltes,  les  maisons,  églises  et  tours  écroulées,  le 
défaut  total  d'arbres  et  de  verdure,  tout  donne  à  ces  contrées  un  aspect  sombre 
et  mélancolique  qui  remplit  l'âme  d'une  certaine  terreur.  Presque  chaque 
village  offre,  ou  des  inscriptions  grecques,  ou  des  colonnes,  ou  quelques  autres 
restes  de  l'antiquité.  (J'ai  copié,  entre  autres,  une  inscription  de  l'empereur 
Marc-Aurèle.)  Les  battants  des  portes  sont,  ici  comme  dans  le  Haouran,  de 
basalte.  » 

A  peine  Seetzen  était-il  arrivé  dans  le  village  de  Gérata  et  goûtait-il  quelques 
instants  de  repos,  qu'une  dizaine  d'hommes  à  cheval  lui  annoncèrent  qu'ils 
étaient  venus,  au  nom  du  vice-gouverneur  du  Haouran,  pour  l'arrêter.  Leur 
maître,  Omar-Aga,  ayant  appris  que  le  voyageur  avait  été  déjà  vu  l'année  précé- 
dente dans  le  pays,  et  supposant  que  ses  passeports  étaient  faux,  leur  avait 
prescrit  de  le  lui  amener. 

La  résistance  était  impossible.  Sans  s'émouvoir  de  cet  incident  qu'il  consi- 
dérait comme  un  simple  contre-temps,  Seetzen  s'avança  d'une  journée  et  demie 
dans  le  Haouran,  où  il  rencontra  Omar-Aga  sur  la  route  de  la  caravane  de  la 
Mecque. 

l'oit  bien  accueilli,  le  voyageur  repartit  le  lendemain;  mais  la  rencontre 
qu'il  fit  en  route  de  plusieurs  troupes  d'Arabes,  auxquelles  il  imposa  par  sa 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES.  5 


contenance,  lui  laissa  la  certitude  qu'Omar-Aga  avait  voulu  le  faire  dépouiller. 

De  retour  à  Damas,  Seetzen  eut  grand' peine  à  trouver  un  guide  qui  con- 
sentît à  l'accompagner  dans  son  voyage  le  long  de  la  rive  orientale  du  Jourdain 
et  autour  de  la  mer  Morte.  Cependant,  un  certain  Yusuf-al-Milky,  de  religion 
grecque,  qui  avait  fait,  pendant  une  trentaine  d'années,  le  commerce  avec  les 
tribus  arabes  et  parcouru  les  cantons  que  Seetzen  voulait  visiter,  consentit  à 
l'accompagner. 

Ce  fut  le  19  janvier  1806  que  les  deux  voyageurs  quittèrent  Damas.  Seetzen 
n'emportait  pour  tout  bagage  que  quelques  bardes,  les  livres  indispensables, 
du  papier  pour  sécher  les  plantes  et  l'assortiment  de  drogues  nécessaire  à  son 
caractère  supposé  de  médecin.  Il  avait  revêtu  le  costume  d'un  cheik  de 
seconde  classe. 

Les  deux  districts  de  Rascheia  et  d'Hasbeia,  situés  au  pied  du  mont  Hermon, 
dont  la  cime  disparaissait  alors  sous  une  couche  de  neige,  furent  ceux  que 
Seetzen  explora  les  premiers,  parce  qu'ils  étaient  les  moins  connus  de  la 
Syrie. 

De  l'autre  côté  de  la  montagne,  le  voyageur  visita  successivement  Achha,  vil- 
lage habité  par  des  Druses;  Rascheia,  résidence  de  l'émir  ;  Hasbeia,  où  il  des- 
cendit chez  le  savant  évêque  grec  de  Szur  ou  Szeida,  pour  lequel  il  avait  une 
lettre  de  recommandation.  L'objet  qui  attira  le  plus  particulièrement  l'attention 
du  voyageur  en  ce  pays  montagneux  fut  une  mine  d'asphalte,  matière  «  qu'on 
emploie  ici  pour  garantir  les  vignes  des  insectes.  » 

De  Hasbeia,  Seetzen  gagna  ensuite  Baniass,  l'ancienne  Cœsarea  Philippi, 
aujourd'hui  misérable  hameau  d'une  vingtaine  de  cabanes.  Si  l'on  pouvait  en- 
core retrouver  les  traces  de  son  mur  d'enceinte,  il  n'en  était  pas  de  même  des 
restes  du  temple  magnifique  qui  fut  élevé  par  Hérode  en  l'honneur  d'Auguste. 

La  rivière  de  Baniass  passait,  dans  l'opinion  des  anciens,  pour  la  source  du 
Jourdain,  mais  c'est  la  rivière  d'Hasbeny  qui,  formant  la  branche  la  plus  longue 
du  Jourdain,  doit  mériter  ce  nom.  Seetzen  la  reconnut,  ainsi  que  le  lac  Méron  ou. 
Samachonitis  de  l'antiquité. 

A  cet  endroit,  il  fut  abandonné  à  la  fois  par  ses  muletiers,  qui  pour  rien  au 
monde  n'auraient  voulu  l'accompagner  jusqu'au  pont  Dschir-Behat-Jakub,  et 
par  son  guide  Yusuf,  qu'il  dut  envoyer  par  la  grande  route  l'attendre  à  Tibériade, 
tandis  que  lui-même  s'avançait  à  pied  vers  ce  pont  si  redouté,  suivi  d'un  seul 
Arabe. 

Mais,  à  Dschir-Behat-Jakub,  Seetzen  ne  pouvait  trouver  personne  qui  voulût 
l'accompagner  sur  la  rive  orientale  du  Jourdain,  lorsqu'un  indigène,  apprenant 


LES    VOYAGEURS   DU   XIXe  SIÈCLE. 


sa  qualité  de  médecin,  le  pria  de  venir  visiter  son  cheik,  attaqué  d'ophtalmie, 
qui  demeurait  sur  le  rivage  oriental  du  lac  de  Tibériade. 

Seetzcn  n'eut  garde  de  refuser  cette  occasion,  et  bien  lui  en  prit,  car  il 
observa  à  loisir  la  mer  de  Tibériade  et  la  rivière  Wady-Szemmak,  non  sans 
avoir  risqué  d'être  dévalisé  et  assassiné  par  son  guide.  II  put  enfin  arriver  à 
Tibériade,  la  Tabaria  des  Arabes,  où  Yusuf  l'attendait  depuis  plusieurs  jours. 

«  La  ville  de  Tibériade,  dit  Seetzen,  est  située  immédiatement  sur  les  bords 
du  lac  de  ce  nom;  et  du  côté  de  la  terre  elle  est  entourée  d'un  bon  mur  de 
pierres  de  taille  de  basalte;  malgré  cela,  elle  mérite  à  peine  le  nom  de  bourg. 
On  n'y  retrouve  aucune  trace  de  son  antique  splendeur,  mais  on  reconnaît  les 
ruines  de  l'ancienne  ville  qui  s'étendent  jusqu'aux  bains  chauds  situés  à  une 
lieue  vers  l'est.  Le  fameux  Djezar-Pacha  a  fait  construire  une  salle  de  bains 
au-dessus  de  la  source  principale.  Si  ces  bains  étaient  situés  en  Europe,  ils 
obtiendraient  probablement  la  préférence  ,sur  tous  les  bains  connus.  La  vallée 
dans  laquelle  se  trouve  le  lac,  favorise,  par  la  concentration  de  la  chaleur, 
la  végétation  des  dattiers,  des  citronniers,  des  orangers  et  de  l'indigo,  pen- 
dant que  le  terrain  plus  élevé  pourrait  fournir  les  productions  des  climats 
tempérés.  » 

A  l'ouest  de  la  pointe  méridionale  du  lac  gisent  les  débris  de  l'ancienne  ville 
de  Taricbœa.  C'est  là  que  commence  la  belle  plaine  El-Ghor,  entre  deux  chaînes 
de  montagnes,  plaine  peu  cultivée,  que  parcourent  des  Arabes  nomades. 

Seetzen  continua  sans  incident  remarquable  son  voyage  à  travers  la  Décapole, 
si  ce  n'est  qu'il  dut  se  déguiser  en  mendiant  pour  échapper  à  la  rapacité  des 
indigènes. 

«  Je  mis  sur  ma  chemise,  dit-il,  un  vieux  kambas  ou  robe  de  chambre  et  par- 
dessus  mie  vieille  chemise  bleue  et  déchirée  de  femme;  je  me  couvris  la  tête 
de  quelques  lambeaux  et  les  pieds  de  savates.  Un  vieux  aùbaje  en  loques, 
jeté  sur  les  épaules,  me  garantissait  contre  le  froid  et  la  pluie,  et  une  brauche 
d'arbre  me  servait  de  bâton.  Mon  guide,  chrétien  grec,  prit  à  peu  près  le  même 
costume,  et  c'est  dans  cet  état  que  nous  parcourûmes  le  pays  pendant  dix  jours, 
-on veut  arrêtés  par  des  pluies  froides  qui  nous  mouillèrent  jusqu'à  la  peau, 
.le  fus  même  obligé  de  marcher  toute  une  journée,  pieds  nus,  dans  la  boue, 
parce  qu'il  m'était  impossible  de  me  servir  de  mes  savates  sur  cette  terre  grasse 
et  toute  détrempée  par  l'eau.  » 

Draa,  qu'on  rencontre  un  peu  plus  loin,  n'est  plus  qu'un  amas  de  ruines 
désertes,  et  l'on  n'y  trouve  aucun  reste  des  monuments  qui  la  rendaient  célèbre 
autrefois. 


L'AURORE   D'UN   SIECLE  DE  DÉCOUVERTES. 


Le  district  d'El-Botthin,  qui  vient  ensuite,  renferme  plusieurs  milliers  de 
cavernes,  creusées  dans  le  roc,  qu'occupaient  ses  anciens  habitants.  Il  en  était 
encore  à  peu  près  de  même  lors  du  passage  de  Seclzen. 

Mkès  était  jadis  une  ville  riche  et  considérable,  comme  le  prouvent  ses 
débris  très  nombreux  de  colonnes  et  ses  sarcophages.  Seetzen  l'identifie  avec 
Gadara.  une  des  villes  secondaires  de  la  Décapolitaine. 

A  quelques  lieues  de  là,  sont  situées  les  ruines  d'Abil,  l'Abila  des  anciens. 
Seetzen  ne  put  déterminer  son  guide  Aoser  à  s'y  rendre,  effrayé  qu'il  était  des 
bruits  qui  couraient  sur  les  Arabes  Beni-Szahar.  Il  dut  donc  aller  seul. 
'  «  Elle  est  totalement  ruinée  et  abandonnée,  dit  le  voyageur;  il  n'y  a  plus  un 
seul  édifice  sur  pied,  mais  les  ruines  et  les  débris  attestent  sa  splendeur  passée. 
On  y  trouve  de  beaux  restes  de  l'ancienne  enceinte  et  une  quantité  de  voûtes  et 
de  colonnes  de  marbre,  de  basalte  et  de  granit  gris.  Au  delà  de  cette  enceinte, 
je  trouvai  un  grand  nombre  de  colonnes,  dont  deux  d'une  grandeur  extraordi- 
naire. J'en  conclus  qu'il  y  avait  ici  un  temple  considérable.  » 

En  sortant  du  district  d'El-Botthin,  Seetzen  entra  dans  celui  d'Edschlun.  II  ne 
tarda  pas  à  découvrir  les  ruines  importantes  de  Dscherrasch,  qui  peuvent  être 
comparées  à  celles  de  Palmyre  et  de  Baalbek. 

«  On  ne  saurait  s'expliquer,  dit  Seetzen,  comment  cette  ville,  autrefois  si 
célèbre,  a  pu  échapper  jusqu'ici  à  l'attention  des  amateurs  de  l'antiquité.  Elle 
est  située  dans  une  plaine  ouverte,  assez  fertile  et  traversée  par  une  rivière. 
Avant  d'y  entrer,  je  trouvai  plusieurs  sarcophages  avec  de  très  beaux  bas-reliefs, 
parmi  lesquels  j'en  remarquai  un  sur  le  bord  du  chemin  avec  une  inscription 
grecque.  Les  murs  de  la  ville  sont  absolument  écroulés,  mais  on  reconnaît  encore 
toute  leur  étendue,  qui  peut  avoir  été  de  trois  quarts  et  même  d'une  lieue.  Ces 
murs  étaient  entièrement  construits  de  pierres  de  taille  de  marbre.  L'espace 
intérieur  est  inégal  et  s'abaisse  vers  la  rivière.  Aucune  maison  particulière  n'a 
été  conservée;  en  revanche,  je  remarquai  plusieurs  édifices  publics,  qui  se  dis- 
tinguaient par  une  très  belle  architecture.  J'y  trouvai  deux  superbes  amphi- 
théâtres, construits  solidement  en  marbre,  avec  des  colonnes,  des  niches,  etc., 
le  tout  bien  conservé  ;  quelques  palais,  et  trois  temples,  dont  l'un  avait  un 
péristyle  de  douze  grandes  colonnes  d'ordre  corinthien  dont  onze  sont  encore 
sur  pied.  Dans  un  autre  de  ces  temples,  je  vis  une  colonne  renversée,  du  plus 
beau  granit  d'Egypte  poli.  J'ai  encore  trouvé  une  belle  porte  de  ville,  bien  con- 
servée, formée  de  trois  arcades  et  ornée  de  pilastres.  Le  plus  beau  monument 
que  j'y  trouvai  était  une  rue  longue,  croisée  par  une  autre  et  garnie  des  deux 
côtés  d'une   file  de  colonnes  de  marbre  d'ordre  corinthien  et  dont  une  des 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE 


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et  d  une  partie  de 
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GONDW,     ., 


Crave  par  A"  Jtorteu.  2  J  r  de  Jirca-  Ih 


L'AURORE  D'UN  SIECLE   DE   DÉCOUVERTES. 


Jérusalem.  (Page  10.) 


extrémités  se  terminait  en  une  place  semi- circulaire  entourée  de  soixante 

colonnes  d'ordre  ionique Au  point  où  les  deux  rues  se  croisent,  on  voit 

dans  chacun  des  quatre  angles  un  grand  piédestal  de  pierre  de  taille  qui  portait 

apparemment  ^autrefois  des  statues On  reconnaît  encore  une  partie  du  pavé, 

construit  de  grandes  pierres  de  taille.  En  général,  je  comptai  près  de  deux  cents 
colonnes,  qui  supportent  en  partie  encore  leur  entablement;  mais  le  nombre 
de  celles  qui  sont  renversées  est  infiniment  plus  considérable,  car  je  ne  vis 
que  la  moitié  de  l'étendue  de  la  ville,  et  l'on  trouvera  probablement  dans 
l'autre  moitié,  au  delà  de  la  rivière,  encore  une  quantité  de  curiosités  remar- 
quables. » 

9 


10  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Suivant  Seetzen,  Dscherrasch  ne  peut  être  que  l'ancienne  Gerasa,  ville  qui  avait 
jusqu'alors  été  placée  d'une  façon  très  défectueuse  sur  toutes  les  cartes. 

Le  voyageur  traversa  bientôt  laSerka,le  Jabck  des  historiens  hébreux,  qui  for- 
mait la  limite  septentrionale  du  pays  des  Ammonites,  pénétra  dans  le  district 
cTEl-Belka,  pays  autrefois  florissant,  mais  alors  absolument  inculte  et  désert, 
où  l'on  ne  trouve  qu'un  seul  bourg,  Szalt,  l'ancienne  Amathuse.  Seetzen  visita 
ensuite  Amman,  célèbre,  sous  le  nom  de  Philadelphia,  parmi  les  villes  décapo- 
litanies,  où  l'on  trouve  encore  de  belles  antiquités;  Eléale,  ancienne  ville  des 
Amorites;  Madaba,  qui  portait  le  nom  de  Madba  au  temps  de  Moïse;  le  mont 
Nebo,  Diban,  le  pays  de  Karrak,  patrie  des  Moabites;les  ruines  de  Robba, 
fRabbath  ,  résidence  des  anciens  rois  du  pays,  et  il  arriva,  après  de  nombreuses 
fatigues,  à  travers  un  pays  montueux,  dans  la  région  située  à  l'extrémité  méri- 
dionale de  la  mer  Morte  et  nommée  Gor-es-Szophia. 

La  chaleur  était  très  forte,  et  il  fallait  traverser  de  grandes  plaines  de  sel  que 
n'arrose  aucun  cours  d'eau.  Ce  fut  le  G  avril  que  Seetzen  arriva  à  Bethléem  et 
peu  après  a  Jérusalem,  non  sans  avoir  terriblement  souffert  de  la  soif,  mais 
après  avoir  traversé  des  contrées  infiniment  curieuses,  qu'aucun  voyageur  mo- 
derne n'avait  jusqu'alors  parcourues. 

En  même  temps,  il  avait  recueilli  de  précieuses  informations  sur  la  nature 
des  eaux  de  la  mer  Morte,  réfuté  bien  des  fables  grossières,  redressé  bien  des 
erreurs  des  cartes  les  plus  précises,  contribué  à  l'identification  de  mainte  cité 
antique  de  la  Perœa,  et  constaté  l'existence  de  ruines  nombreuses  qui  témoi- 
gnaient du  degré  de  prospérité  atteinte  par  cette  région  sous  la  domination 
romaine.  Le  25  juin  1800,  Seetzen  quittait  Jérusalem  et  rentrait  par  mer  à 
Saint-Jean-d'Acre. 

«  Cette  traversée  avait  été  un  véritable  voyage  de  découvertes,  »  dit  M.  Vivien 
de  Saint-Martin  dans  un  article  de  la  Revue  Germanique  de  1858. 

Mais,  ces  découvertes,  Seetzen  ne  voulut  pas  les  laisser  incomplètes.  Dix  mois 
plus  tard,  il  faisait  une  seconde  fois  le  tour  du  lac  Asphaltile,  et,  par  ce  nouveau 
voyage,  ajoutait  beaucoup  à  ses  premières  observations. 

Le  voyageur  gagna  ensuite  Le  Caire,  où  il  séjourna^leux  années  entières.  Là,  il 
acheta  la  plupart  des  manuscrits  orientaux  qui  font  la  richesse  de  la  biblio- 
thèque de  Gotha,  recueillit  tous  les  renseignements  possibles  sur  les  pays  de 
l'intérieur,  mais  guidé  par  un  instinct  très  sur,  et  n'accueillant  que  ceux  qui 
semblaient  revêtfr  tous  les  caractères  d'une  certitude  presque  absolue. 

Ce  repos  relatif,  bien  que  si  éloigné  de  l'oisiveté,  ne  pouvait  longtemps  con- 
venirà  l'insatiable  soif  de  découvertesde  Seetzen.  Au  mois  d'avril  1809,  il  quittait 


L'AURORE   D'UN   SIÈCLE  DE   DECOUVERTES.  11 


définitivement  la  capitale  de  l'Egypte,  se  dirigeant  vers  Suez  et  la  presqu'île  du 
Sinaï,  qu'il  comptait  visiter  avant  de  pénétrer  en  Arabie.  Pays  fort  peu  connu, 
l'Arabie  n'avait  été  visitée  que  par  des  négociants  malouins,  venus  sur  place  pour 
acheter  la  «  fèvre  de  Moka  ».  Jusqu'à  Nicbuhr,  aucune  expédition  scientifique 
n'avait  été  organisée  pour  étudier  la  géographie  du  pays  et  les  mœurs  des 
habitants. 

C'est  au  professeur  Michâlis,  auquel  manquaient  certains  renseignements  pour 
éclaircir  quelques  passages  de  la  Bible,  qu'est  dû  l'envoi  de  cette  expédition,  dé- 
frayée par  la  munificence  du  roi  de  Danemark,  Frédéric  V. 
•  Composée  du  mathématicien  von  Haven,  du  naturaliste  Forskaal,  du  mé- 
decin Cramer,  du  peintre  Braurenfeind  et  de  l'officier  du  génie  Niebuhr,  cette 
réunion  d'hommes  sérieux  et  savants  répondit  admirablement  à  ce  qu'on  avait 
attendu  d'elle. 

De  1762  à  1764,  ils  visitèrent  l'Egypte,  le  mont  Sinaï,  Djedda,  débarquèrent  à 
Loheia  et  pénétrèrent  dans  l'intérieur  de  l'Arabie  heureuse,  explorant  le  pays 
cbacun  selon  sa  spécialité.  Mais  les  fatigues  et  les  maladies  eurent  raison  de 
ces  intrépides  voyageurs,  et  bientôt  Niebuhr  resta  seul  pour  utiliser  les  obser- 
vations recueillies  par  lui-même  et  par  ses  compagnons.  Son  ouvrage  est  une 
mine  inépuisable  qu'on  peut  encore  aujourd'hui  consulter  avec  fruit. 

On  voit  que  Seetzen  avait  fort  à  faire  pour  reléguer  dans  l'oubli  le  voyage  de 
son  devancier.  Pour  atteindre  ce  but,  il  ne  recula  devant  aucun  moyen.  Le 
31  juillet,  après  avoir  fait  profession  publique  de  l'islamisme,  il  s'embarquait  à 
Suez  pour  la  Mecque,  et  il  comptait  pénétrer  dans  cette  ville  sous  l'habit  de 
pèlerin.  Tor  et  Djedda  furent  les  deux  escales  qui  précédèrent  l'entrée  de  Seet- 
zen dans  la  cité  sainte.  Il  fut  d'ailleurs  singulièrement  frappé  de  l'affluence  des 
fidèles  et  du  caractère  si  étrangement  particulier  de  cette  ville,  qui  vit  du  culte 
et  par  le  culte. 

«  Tout  cet  ensemble,  dit  le  voyageur,  fit  naître  en  moi  une  émotion  vive  que 
je  n'éprouvai  nulle  part  ailleurs.  » 

Il  est  inutile  d'insister  sur  cette  partie  du  voyage,  non  plus  que  sur  l'excur- 
sion à  Médine.  C'est  au  récit  si  précis  et  si  véridique  de  Burckhart  que  sera 
empruntée  la  description  de  ces  saints  lieux.  D'ailleurs,  nous  n'avons  long- 
temps possédé  des  travaux  de  Seetzen  que  les  extraits  publiés  dans  les  Annales 
des  Voyages  et  dans  la  Coi^respondance  du  baron  de  Zach.  Ce  n'est  qu'en  1838 
que  furent  édités  en  allemand,  d'un  manière  bien  incomplète  d'ailleurs,  les 
journaux  de  voyage  de  Seetzen. 

De  Médine,  le  voyageur  revint  à  la  Mecque,  où  il  se  livra  à  l'étude  secrète  de 


12  LES   VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


la  ville,  des  cérémonies  du  culte,  et  à  quelques  observations  astronomiques,  qui 
servirent  à  déterminer  la  position  de  cette  capitale  de  l'islamisme. 

Le  23  mars  1810,  Seetzen  était  rentré  à  Djedda,  puis  il  s'embarquait,  avec 
1" Arabe  qui  lui  avait  servi  d'instituteur  à  la  Mecque,  pour  Hodéida,  un  des 
principaux  ports  de  l'Yemen.  Après  avoir  passé  par  Beilh-el-Fakih,  le  canton 
montagneux  où  l'on  cultive  le  café,  après  avoir  été  retenu  près  d'un  mois  à 
Doran  par  la  maladie,  Seetzen  entra  le  2  juin  dans  Saana,  la  capitale  de 
l'Yemen,  qu'il  appelle  la  plus  belle  ville  de  l'Orient.  Le  22  juillet,  il  descen- 
dait jusqu'à  Aden,  et,  en  novembre,  il  était  à  Moka,  d'où  sont  datées  les  der- 
nières lettres  qu'on  reçut  de  lui.  Rentré  dans  l'Yemen,  il  fut,  comme  Niebuhr, 
dépouillé  de  ses  collections  et  de  ses  bagages,  sous  le  prétexte  qu'il  récoltait 
des  animaux,  afin  d'en  composer  un  philtre  destiné  à  empoisonner  les  sources. 

Mais  Seetzen  ne  voulut  pas  se  laisser  dépouiller  sans  rien  dire.  Il  partit  immé- 
diatement pour  Saana,  où  il  comptait  exposer  à  l'iman  ses  réclamations.  On 
était  au  mois  de  décembre  1811.  Quelques  jours  plus  tard,  le  bruit  de  sa  mort 
subite  à  Taes  se  répandait  et  ne  tarda  pas  à  venir  aux  oreilles  des  Européens 
qui  fréquentaient  les  ports  arabes. 

A  qui  faut-il  faire  remonter  la  responsabilité  de  cette  mort?  A  l'iman  ou  à 
ceux  qui  avaient  dévalisé  l'explorateur?  Peu  nous  importe  aujourd'hui;  mais  il 
est  permis  de  regretter  qu'un  voyageur  si  bien  organisé,  déjà  au  courant  des 
habitudes  et  des  mœurs  arabes,  n'ait  pu  pousser  plus  loin  ses  explorations, 
et  que  la  plus  grande  partie  de  ses  journaux  et  de  ses  observations  ait  été  à 
jamais  perdue. 

Seetzen,  dit  M.  Vivien  de  Saint-Martin,  était,  depuis  Ludovico  Barthema 
(1503),  le  premier  voyageur  qui  eût  été  à  la  Mecque,  et  aucun  Européen,  avant 
lui,  n'avait  vu  la  cité  sainte  de  Médine, consacrée  par  le  tombeau  du  Prophète.  » 

On  comprend,  par  là,  tout  le  prix  qu'aurait  eu  la  relation  de  ce  voyageur 
désintéressé,  bien  informé  et  véridique. 

Au  moment  où  une  mort  inopinée  mettait  fin  à  la  mission  que  s'était  tracée 
Seetzen,  Burckhardt  s'élançait  sur  ses  traces,  et,  comme  celui-ci  l'avait  fait, 
préludait  par  des  courses  en  Syrie,  à  une  longue  et  minutieuse  exploration  de 
l'Arabie. 

«  C'est  une  chose  peu  commune  dans  l'histoire  de  la  science,  dit  M.  Vivien  de 
Saint-Mail  in,  de  voir  deux  hommes  d'une  aussi  haute  valeur  se  succéder  ou 
plutôt  se  continuer  ainsi  dans  la  même  carrière.  Burckhardt,  en  effet,  allait 
suivie,  sur  beaucoup  de  points,  la  trace  que  Seetzen  avait  ouverte,  et.  long- 
temps secondé  par  des  circonstances  favorables  qui  lui  permirent  de  mulli- 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES.  13 


plier  ses  courses  exploratrices,  il  a  pu  ajouter  considérablement  aux  découvertes 
connues  de  son  prédécesseur.  » 

Bien  que  Jean-Louis  Burckhardt  ne  soit  pas  anglais,  puisqu'il  naquit  à  Lau- 
sanne, il  n'en  doit  pas  moins  être  classé  parmi  les  voyageurs  de  la  Grande- 
Bretagne.  C'est  en  effet  grâce  à  ses  relations  avec  sir  Joseph  Banks,  le  natura- 
liste compagnon  de  Cook,  avec  Hamilton,  secrétaire  de  l'Association  africaine, 
et  au  concours  empressé  qu'ils  lui  prêtèrent,  que  Burckhardt  fut  mis  en  état  de 
voyager  utilement. 

D'une  instruction  étendue,  dont  il  avait  puisé  les  premiers  éléments  aux 
.universités  de  Leipzig,  de  Gôttingue,  où  il  suivit  les  cours  de  Blumenbach,  et 
plus  tard  de  Cambridge,  où  il  apprit  l'arabe,  Burckhardt  s'embarqua,  en  1800, 
pour  l'Orient.  Afin  de  se  préparer  aux  misères  de  la  vie  du  voyageur,  il  s'était 
volontairement  astreint  à  de  longs  jeûnes,  condamné  au  supplice  de  la  soif,  et 
avait  choisi  pour  oreillers  les  pavés  des  rues  de  Londres,  ou  pour  lit  la  pous- 
sière des  routes. 

Mais  qu'étaient  ces  puériles  tentatives  d'entraînement  comparées  aux  misères 
de  l'apostolat  scientifique? 

Parti  de  Londres  pour  la  Syrie,  où  il  devait  se  perfectionner  dans  la  langue 
arabe,  Burckhardt  avait  le  projet  de  se  rendre  ensuite  au  Caire,  et  de  gagner 
le  Fezzan  par  le  chemin  autrefois  frayé  par  Hornemann.  Une  fois  arrivé  dans  ce 
pays,  les  circonstances  lui  prescriraient  quelle  route  il  conviendrait  de  suivre. 

Après  avoir  pris  le  nom  d'Ibrahim-Ibn-Abdallah,  Burckhardt  se  fit  passer 
pour  un  Indien  musulman.  Afin  de- faire  admettre  ce  déguisement,  le  voyageur 
dut  recourir  à  plus  d'une  supercherie.  Une  notice  nécrologique,  parue  dans  les 
Annales  des  Voyages,  raconte  que,  lorsqu'on  le  priait  de  parler  indien,  Burckhardt 
ne  manquait  pas  de  s'énoncer  en  allemand.  Un  drogman  italien,  qui  le  soup- 
çonnait d'être  giaour,  alla  jusqu'à  lui  tirer  la  barbe,  insulte  la  plus  grave  que 
l'on  puisse  faire  à  un  musulman.  Burckhardt  était  tellement  entré  dans  la  peau 
du  personnage,  qu'il  répondit  instantanément  par  un  coup  de  poing  magistral, 
qui,  envoyant  rouler  le  pauvre  drogman  à  dix  pas,  mit  les  rieurs  du  côté  du 
voyageur  et  les  convainquit  de  sa  sincérité. 

De  septembre  1809  à  février  1812,"  Burckhardt  résida  à  Alep,  n'interrompant 
ses  études  sur  la  langue  et  les  mœurs  syriennes  que  pour  une  excursion  de 
six  mois  à  Damas,  à  Palmyre  et  dans  le  Haouran,  —  pays  que  Seetzen  avait  seul 
visité  avant  lui. 

On  raconte  que,  pendant  une  course  qu'il  fit  dans  le  Zor,  canton  situé  au  nord- 
est  d'Alep,  sur  les  bords  de  l'Euphrate,  Burckhardt  fut  dépouillé  de  son  bagage 


U  LES  VOYAGTEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


el  de  ses  vêtements  par  une  bande  de  pillards.  Il  ne  lui  restait  plus  que  sa  culotte, 
lorsque  la  femme  d'un  chef,  qui  n'avait  pas  eu  sa  part  du  butin,  voulut  lui  enle- 
v  t  ce  vêtement  indispensable 

a  Ces  courses,  dit  la  Revue  Germanique,  nous  ont  valu  une  masse  considé- 
rable de  renseignements  sur  des  pays  dont  on  n'avait  jusqu'alors  quelque  notion 
que  par  les  communications  encore  incomplètes  de  Seetzen.  Même  dans  les 
cantons  déjà  fréquemment  visités,  l'esprit  observateur  de  Burckhardt  savait 
recueillir  nombre  de  faits  intéressants,  que  le  commun  des  voyageurs  avait 
négligés...  Ces  précieux  matériaux  eurent  pour  éditeur  le  colonel  Martin- 
William  Leakc,  lui-même  voyageur  distingué,  savant  géographe  et  profond 
érudit....  » 

Burckhardt  avait  vu  Palmyre  et  Baalbek,  les  pentes  du  Liban  et  la  vallée  de 
l'Oronte,  le  lac  Hhouleh  et  les  sources  du  Jourdain.  Il  avait  signalé  pour  la 
première  fois  un  grand  nombre  d'anciens  sites.  Ses  indications,  notamment, 
nous  conduisent  avec  certitude  à  l'emplacement  delà  célèbre  Apamée,  quoique 
lui-même  et  son  savant  éditeur  se  soient  trompés  dans  l'application  de  ces 
données.  Enfin  ses  courses  dans  l'Auranitis  sont  également  riches,  même  après 
celles  de  Seetzen,  en  renseignements  géographiques  et  archéologiques  qui  font 
connaître  le  pays  dans  son  état  actuel,  et  jettent  de  vives  lumières  sur  la  géogra- 
phie comparée  de  toutes  les  époques. 

En  1812,  Burckhardt  quitte  Damas,  visite  la  mer  Morte,  la  vallée  d'Acaba  et 
le  vieux  port  d'Aziongaber,  régions  aujourd'hui  sillonnées  par  des  bandes  d'An- 
glais, le  Murray,  le  Cook  ou  le  Baedeker  à  la  main,  mais  qu'on  ne  pouvait  alors 
parcourir  qu'au  péril  de  la  vie.  C'est  dans  une  vallée  latérale  que  le  voyageur 
retrouva  les  ruines  imposantes  de  Petra,  l'antique  capitale  de  l'Arabie  Pétrée. 

A  la  fin  de  l'année,  Burckhardt  était  au  Caire.  Ne  jugeant  pas  à  propos  de  se 
joindre  à  la  caravane  qui  partait  pour  le  Fezzan,  il  se  sentit  tout  particulièrement 
attiré  par  la  Nubie,  contrée  bien  autrement  curieuse  pour  l'historien,  le 
géographe  et  l'archéologue.  Berceau  de  la  civilisation  égyptienne,  elle  n'avait 
encore  été  visitée,  depuis  le  Portugais  Alvarès,  que  par  les  Français  Poncet 
cl  Lenoir  Duroule,  à  la  fin  du  xvne  et  au  commencement  du  xvnr*  siècle,  par 
Bruce,  dont  h'  récit  avait  été  tant  de  fois  mis  en  doute,  et  par Norden,  qui  n'avait 
pas  dépassé  Derr. 

En  1813,  Burckhardt  explore  le  Nouba  propre,  le  pays  de  Kennour  et  le 
Mohass»  Ol le  excursion  ne  lui  coûta  que  quarante-deux  francs,  somme  bien 
modique,  si  on  la  compare  aux  prix  qu'atteignent  aujourd'hui  les  moindres 
tentatives  de  voyage  en  Afrique.  Il  est  vrai  que  Burckhardt  savait  se  contenter 


L'AURORE  D'UN  SIÈCLE  DE  DECOUVERTES.  15 

pour  tout  dîner  d'une  poignée  de  dourrah  (millet)  et  que  tout  son  cortège  se 
composait  de  deux  dromadaires. 

En  même  temps  que  lui,  deux  Anglais,  MM.  Legh  et  Smelt,  parcouraient  le 
pays,  semant  l'or  et  les  présents  sous  leurs  pas.  et  rendant  ainsi  bien  coûteuse 
la  tâche  de  leurs  successeurs. 

JBurckhardt  franchit  les  cataractes  du  Nil. 

«  Un  peu  plus  loin,  dit  la  relation,  près  d'un  endroit  nommé  Djebel-Lamoule. 
les  guides  arabes  ont  l'usage  d'exiger  un  présent  extraordinaire  de  celui  qu'ils 
conduisent.  Voici  comment  ils  s'y  prennent  :  ils  font  halte,  mettent  pied  à  terre, 
et  forment  un  petit  tas  de  sable  et  de  cailloux  à  l'instar  de  celui  que  les  Nubiens 
mettent  sur  leurs  tombeaux  ;  ils  appellent  cela  creuser  le  tombeau  du  voyageur. 
Cette  démonstration  est  suivie  d'une  demande  impérieuse.  M.  Burckhardt,  ayant 
vu  son  guide  commencer  cette  opération,  se  mit  tranquillement  à  l'imiter;  puis 
il  lui  dit  :  «  Voilà  ton  tombeau,  car  puisque  nous  sommes  frères,  il  est  juste  que 
nous  soyons  enterrés  ensemble.  »  L'Arabe  ne  put  s'empêcher  de  rire  ;  on  détrui- 
sit réciproquement  les  travaux  sinistres,  et  on  remonta  sur  les  chameaux,  aussi 
bons  amis  qu'auparavant.  L'Arabe  cita  le  vers  du  Coran  qui  dit  :.  «  Aucun  mor- 
tel ne  connaît  le  coin  de  terre  où  sera  creusé  son  tombeau.  » 

Burckhardt  aurait  bien  voulu  pénétrer  dans  le  Dongolah  ;  mais  il  dut  se  con- 
tenter de  recueillir  des  renseignements,  d'ailleurs  intéressants,  sur  le  pays  et  sur 
les  Mamelouks  qui  s'y  étaient  réfugiés  après  le  massacre  de  cette  puissante 
milice,  ordonné  par  le  pacha  d'Egypte,  exécuté  par  ses  Arnautes. 

Les  ruines  de  temples  et  de  villes  antiques  arrêtent  à  chaque  instant  le  voya- 
geur ;  il  n'en  est  pas  de  plus  curieuses  que  celles  d'Ibsamboul. 

«  Le  temple,  dit  la  relation,  placé  immédiatement  sur  les  bords  du  fleuve 
(le  Nil),  est  précédé  de  six  figures  colossales  debout,  ayant,  depuis  le  sol  jus- 
qu'aux genoux,  six  pieds  et  demi;  elles  reproduisent  Isis  et  Osiris  en  diverses 
situations...  Toutes  les  murailles  et  les  chapiteaux  des  colonnes  sont  couverts 
de  peintures  ou  de  sculptures  hiéroglyphiques,  dans  lesquelles  Burckhardt 
crut  reconnaître  le  style  d'une  haute  antiquité.  Tout  cela  est  taillé  dans  le  roc 
vif.  Les  figures  paraissent  avoir  été  peintes  en  jaune  et  les  cheveux  en  noir. 
A  deux  cents  yards  de  ce  temple,  on  aperçoit  les  restes  d'un  monument  en- 
core plus  colossal;  ce  sont  quatre  figures  immenses,  presque  ensevelies 
dans  les  sables,  de  manière  qu'on  ne  peut  déterminer  si  elles  sont  debout  ou 
assises...  » 

Mais  à  quoi  bon  nous  attarder  à  la  description  de  monuments  aujourd'hui 
connus,  mesurés,  dessinés,  photographiés?  Les  récits  des  voyageurs  de  cette 


16 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


«  Voilà  ton  tombeau...  »^Page  15.) 

époque  n'ont  d'autre  intérêt  que  de  nous  indiquer  l'état  des  ruines  et  de  nous 
faire  voir  les  changements  que  les  déprédations  des  Arabes  y  ont  apportés 
depuis  lors. 

L'espace  parcouru  par  Burekhardt,  en  cette  première  excursion,  ne  comprend 
que  les  bords  du  Nil,  lisière  extrêmement  étroite,  suite  de  petites  vallées  qui 
viennent  aboutir  au  fleuve.  11  estime  la  population  de  la  contrée  à  cent  mille 
individus,  disséminés  sur  une  bande  de  terre  cultivable  de  quatre  cent  cinquante 
milles  do  long,  sur  un  quart  de  mille  de  large. 

«  Los  hommes  sont  généralement  bien  faits,  forts  et  niusculeux.  un  peu  au- 
dessous  de«  Égyptiens  par  la  taille,  n'ayant  que  peu  de  barbe  et  point  de  mous- 


L'AURORE  D'UN   SIÈCLE   DE   DÉCOUVERTES. 


Portrait  de  Burckhardt.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

taches,  mais  seulement  un  filet  de  barbe  sous  le  menton.  Ils  sont  doués  d'une 
physionomie  agréable,  et  ils  surpassent  les  Égyptiens,  tant  en  courage  qu'en 
intelligence.  Curieux  et  questionneurs,  ils  sont  étrangers  à  l'habitude  du  vol.  Ils 
vont  quelquefois  ramasser  en  Egypte,  à  force  de  travail,  une  petite  fortune  ;  mais 
ils  n'ont  pas  l'esprit  du  commerce.  Les  femmes  partagent  les  mêmes  avantages 
physiques;  il  en  est  de  jolies  et  toutes  sont  bien  faites;  la  douceur  est  peinte 
sur  leurs  traits,  et  elles  y  joignent  un  grand  sentiment  de  pudeur.  M.  Denon  a 
trop  déprécié  les  Nubiens,  mais  il  est  vrai  de  dire  que  leur  physique  varie  de 
canton  à  canton;  Là  où  le  terrain  cultivable  a  beaucoup  de  largeur,  ils  sont 
bien  faits;  dans  les  endroits  où  le  terrain  fertile  n'est  qu'une  lisière  étroite, 

3 


18  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

les  habitants  semblent  aussi  diminuer  de  force,  et  quelquefois  ils  ressemblent  à 
des  squelettes  ambulants.  » 

Le  pays  gémissait  sous  le  joug  despotique  des  Kachefs,  descendants  du  com- 
mandant des  Bosniaques,  qui  ne  payaient  qu'un  faible  tribut  annuel  à  l'Egypte. 
Ce  n'en  était  pas  moins  pour  eux  un  prétexte  pour  pressurer  le  malheureux  fellah. 
Burckhardt  donne  un  exemple  assez  curieux  du  sans-façon  insolent  avec  lequel 
les  Kachefs  procédaient  à  leurs  razzias. 

«  Hassan- Kachef,  dit-il,  avait  besoin  d'orge  pour  ses  chevaux;  il  va  se  prome- 
ner dans  les  champs,  suivi  d'un  grand  nombre  d'esclaves  ;  il  rencontre  près 
d'une  belle  pièce  d'orge  le  paysan  qui  en  était  possesseur.  «  Vous  cultivez  mal 
«  vos  terres,  s'écrie-t-il.  vous  semez  de  l'orge  dans  ce  champ  où  vous  auriez 
<(  pu  récolter  d'excellents  melons  d'eau  qui  vaudraient  le  double.  Allez,  voici  de 
«  la  graine  à  melons  (et  il  en  donna  une  poignée  au  paysan),  ensemencez  votre 
«  champ,  et  vous,  esclaves,  arrachez  cette  vilaine  orge  et  portez-la  chez  moi.  » 

Au  mois  de  mars  1814,  après  avoir  pris  un  peu  de  repos,  Burckhardt  entreprit 
une  nouvelle  exploration,  non  plus  cette  fois  sur  les  bords  du  Nil,  mais  bien 
dans  le  désert  de  Nubie.  Jugeant  que  la  sauvegarde  la  plus  efficace  est  la  pau- 
vreté, le  prudent  voyageur  renvoya  son  domestique,  vendit  son  chameau,  et,  se 
contentant  d'un  seul  âne,  rejoignit  une  caravane  de  pauvres  marchands. 

La  caravane  partit  de  Daraou,  village  habité  moitié  par  des  Fellahs,  moitié  par 
des  Ababdés.  Le  voyageur  eut  fort  à  se  plaindre  des  premiers,  non  parce  qu'ils 
voyaient  en  lui  un  Européen,  mais  au  contraire  parce  qu'ils  le  prenaient  pour  un 
Turc  syrien,  venu  dans  l'intention  de  s'emparer  d'une  partie  du  commerce  des 
esclaves,  dont  ils  avaient  le  monopole. 

Il  est  inutile  de  rappeler  ici  le  nom  des  puits,  des  collines  ou  des  vallées 
de  ce  désert.  Nous  préférons  résumer,  d'après  le  voyageur,  l'aspect  physique 
de  la  contrée. 

Bruce,  qui  l'avait  parcourue,  la  dépeint  sous  des  couleurs  trop  sombres 
et  il  exagère,  pour  s'en  faire  un  mérite,  les  difficultés  de  la  route.  Si  l'on  en 
croit  Burckhardt,  celle-ci  serait  moins  aride  que  le  chemin  d'Alep  à  Bagdad  ou 
de  Damas  à  Médine.  Le  désert  nubien  n'est  pas  une  plaine  de  sable  sans 
limites,  dont  nul  accident  ne  vient  rompre  la  désolante  monotonie.  Il  est  semé 
de  rochers  dont  quelques-uns  n'ont  pas  moins  de  deux  à  trois  cents  pieds  de  haut, 
et  qui  sont  ombragés  de  place  en  place  d'énormes  touffes  de  doums  ou  d'aca- 
cias. La  végétation  si  grêle  de  ces  arbres  n'est  qu'un  abri  trompeur  contre 
les  rayons  verticaux  du  soleil.  Aussi  le  proverbe  arabe  a-t-il  soin  de  dire  : 
«  Compte  sur  la  protection  d'un  grand  et  sur  l'ombre  de  l'acacia.  » 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DÉCOUVERTES.  19 

Ce  fut  à  Ankheyre  ou  Ouadi-Berber  que  la  caravane  atteignit  le  Nil,  après 
avoir  passé  par  Schiggre,  où  se  trouve  une  des  meilleures  sources  au  milieu  des 
montagnes.  En  résumé,  le  seul  danger  que  présente  la  traversée  de  ce  désert, 
c'est  de  trouvera  sec  le  puits  deNedjeym,  et.  à  moins  de  s'écarter  de  la  route,  ce 
qui  est  difficile  avec  de  bons  guides,  on  ne  rencontre  pas  d'obstacles  sérieux. 

La  description  des  souffrances  éprouvées  par  Bruce  en  cet  endroit  doit  donc 
être  singulièrement  atténuée,  bien  que  le  récit  du  voyageur  écossais  soit  le  plus 
soment  respectueux  de  la  vérité. 

Les  habitants  du  pays  de  Berber  semblent  être  les  Barbarins  de  Bruce.,  les 
Barabras  de  d'Anville  et  les  Barauras  de  Poncet.  Leurs  formes  sont  belles,  leurs 
traits  entièrement  différents  de  ceux  des  nègres.  Ils  maintiennent  cette  pureté 
du  sang  en  ne  prenant  pour  femmes  légitimes  que  des  filles  de  leur  tribu  ou  de 
quelque  autre  peuplade  arabe. 

La  peinture  que  Burckhardt  fait  du  caractère  et  des  mœurs  de  cette  tribu, 
pour  être  fort  curieuse,  n'est  rien  moins  qu'édifiante.  Il  serait  difficile  de  don- 
ner une  idée  de  la  corruption  et  de  l'avilissement  des  habitants  de  Berber.  En- 
trepôt de  commerce,  rendez-vous  de  caravanes,  dépôt  d'esclaves,  cette  petite 
ville  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  un  véritable  repaire  de  bandits. 

Les  commerçants  de  Daraou,  sur  la  protection  desquels  Burckhardt  avait 
jusqu'alors  compté,  bien  à  tort,  car  ils  cherchaient  tous  les  moyens  de  l'exploiter, 
le  chassèrent  de  leur  compagnie  en  sortant  de  Berber,  et  le  voyageur  dut  cher- 
cher protection  auprès  des  guides  et  des  âniers,  qui  l'accueillirent  volontiers. 

Le  10  avril,  la  caravane  fut  rançonnée  par  le  Mek  de  Damer,  un  peu  au  sud 
du  confluent  du  Mogren  (le  Mareb  de  Bruce).  C'est  un  village  de  Fakirs, 
propre  et  bien  tenu,  'qui  contraste  agréablement  avec  la  saleté  et  les  ruines 
de  Berber.  Ces  Fakirs  s'adonnent  à  toutes  les  pratiques  de  la  sorcellerie,  de 
la  magie  et  au  charlatanisme  le  plus  effronté.  L'un  d'eux,  dit-on,  avait  même 
fait  bêler  un  agneau  dans  l'estomac  de  l'homme  qui  l'avait  dérobé  et  mangé. 
Ces  populations  ignorantes  ajoutent  une  entière  foi  à  ces  prodiges,  et  il  faut 
avouer  à  regret  que  cela  contribue  singulièrement  au  bon  ordre,  à  la  tranquillité 
de  la  ville,  à  la  prospérité  du  pays. 

De  Damer,  Burckhardt  gagna  Schendy,  où  il  séjourna  un  mois  entier,  sans 
que  personne  soupçonnât  sa  qualité  d'infidèle.  Peu  importante  lors  du  voyage 
de  Bruce,  Schendy  possédait  alors  un  millier  de  maisons.  Il  s'y  fait  un  commerce 
considérable,  où  le  dourrah,  les  esclaves  et  les  chameaux  remplacent  le  numé- 
raire. Les  articles  les  plus  offerts  sont  de  la  gomme,  de  l'ivoire,  de  l'or  en 
lingots  et  des  plumes  d'autruche. 


20  LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIECLE. 

Le  nombre  d'esclaves  vendus  annuellement  à  Schendy  s'élèverait,  selon 
Burckhardt,  à  cinq  mille,  dont  deux  mille  cinq  cents  pour  l'Arabie,  quatre  cents 
pour  l'Egypte,  mille  pour  Dongola  et  le  littoral  de  la  mer  Rouge. 

Le  voyageur  profita  de  son  séjour  à  la  frontière  du  Sennaar  pour  recueillir 
quelques  informations  sur  ce  royaume.  On  lui  raconta,  entre  autres  particula- 
rités curieuses,  que  le  roi,  ayant  un  jour  invité  l'ambassadeur  de  Méhémet- 
Ali  à  une  revue  de  sa  cavalerie  qu'il  croyait  formidable,  l'envoyé  lui  demanda 
la  permission  de  le  faire  assister  à  l'exercice  de  l'artillerie  turque.  A  la  première 
décharge  de  deux  petites  pièces  de  campagne  montées  sur  des  cliameaux,  la 
cavalerie,  l'infanterie,  les  curieux,  la  cour  et  le  roi  lui-même  s'enfuirent  épou- 
vantés! 

Rurckhardt  vendit  sa  petite  pacotille;  puis,  lassé  des  persécutions  des  niar- 
chands  égyptiens,  ses  compagnons  de  route,  il  joignit  la  caravane  de  Souakim 
dans  le  but  de  parcourir  le  pays  absolument  inconnu  qui  sépare  cette  dernière 
ville  de  Schendy.  A  Souakim,  le  voyageur  comptait  s'embarquer  pour  la  Mecque, 
dans  l'espoir  que  le  Hadji  lui  serait  de  la  plus  grande  utilité  pour  la  réalisa- 
tion de  ses  projets  ultérieurs. 

«  Les  Hadjis.  dit-il,  forment  un  corps,  et  personne  n'ose  en  attaquer  un  mem- 
bre, crainte  de  se  les  mettre  tous  sur  les  bras.  » 

La  caravane  à  laquelle  se  joignit  Burckbardl  était  forte  de  cent  cinquante 
marchands  et  trois  cents  esclaves.  Deux  cents  cliameaux  emportaient  de  lourdes 
cbarges  de  tabac  et  de  «  dammour,  »  étoffe  fabriquée  dans  le  Sennaar. 

Le  premier  objet  intéressant  qui  frappa  notre  voyageur  fut  l'Atbara,  dont  les 
bonis  frangés  de  grands  arbres  reposaient  agréablement  les  yeux  des  déserts 
arides  jusque-là  traversés. 

Le  cuLirs  du  fleuve  fut  suivi  jusqu'à  la  fertile  contrée  de  Taka.  La  peau 
blanche  du  cheik  Ibrahim,  —  on  sait  que  tel  était  le  nom  pris  par  Burckhardt, 
—  excitait  dans  plus  d'un  village  les  cris  d'horreur  de  la  gent  féminine,  peu 
habituée  à  voir  des  Arabes. 

«  Un  jour,  raconte  le  voyageur,  une  fille  de  la  campagne,  à  laquelle  j'avais 
acheté  des  oignons,  me  dit  qu'elle  m'en  donnerait  davantage,  si  je  voulais  me 
décoiffer  et  lui  montrer  ma  tète.  J'en  exigeai  huit,  qu'elle  me  livra  sur-le-champ. 
Quand  elle  vit,  mon  turban  ùté,  une  tète  blanche  et  tout  à  fait  rasée,  elle  recula 
d'horreur,  et  sur  ce  que  je  lui  demandai,  par  plaisanterie,  si  elle  voudrait  d'un 
mari  qui  eût  une  tête  semblable,  elle  exprima  le  plus  grand  dégôut  et  jura 
qu'elle  préférerait  le  plus  laid  des  esclaves  amenés  du  Darfour.  » 

Un  peu  avant  Goz-Radjeb,  Burckhardt  aperçut  un  monument  qu'on  lui  dit  être 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE  DECOUVERTES.  21 

une  église  ou  un  temple,  car  le  mot  dont  on  se  servit  a  les  deux  acceptions.  Il 
se  précipitait  de  ce  côté,  lorsque  ses  compagnons  le  rappelèrent  en  lui  criant  : 

«  Tout  est  plein  de  brigands  dans  les  environs,  tu  ne  peux  faire  cent  pas 
sans  être  attaqué.  » 

Etait-ce  un  temple  égyptien  ?  n'était-ce  pas  plutôt  un  monument  de  l'empire 
d'Axoum  ?  C'est  ce  que  le  voyageur  ne  put  décider. 

La  caravane  parvint  enfin  dans  le  pays  de  Taka.ou  El-Gasch,  grande  plaine 
inondée,  de  juin  à  juillet,  par  la  crue  de  petites  rivières,  dont  le  limon  est  d'une 
fertilité  merveilleuse.  Aussi  recherche-t-on  le  dourrah  qui  y  pousse  et  se  vend- 
il  à  Djeddah  vingt  pour  cent  plus  cher  que  le  meilleur  millet  d'Egypte. 

Les  habitants,  appelés  Hadendoa,  sont  traîtres,  voleurs,  sanguinaires,  et  leurs 
femmes  sont  presque  aussi  corrompues  que  celles  de  Schendy  et  de  Berber. 

Lorsque  l'on  quitte  Taka  pour  gagner  Souakim  et  le  bord  de  la  mer  Rouge, 
il  faut  traverser  une  chaîne  de  montagnes  de  calcaire  où  Ton  ne  rencontre  le 
granit  qu'à  Schinterab.  Cette  chaîne  ne  présente  aucune  difficulté.  Aussi  le 
voyageur  arriva-t-il  sans  encombre  à  Souakim  le  26  mai. 

Mais  les  misères  que  Burckhardt  devait  éprouver  n'étaient  pas  finies.  L'émir 
et  Taga  s'étaient  entendus  pour  le  dépouiller,  et  il  était  traité  comme  le  der- 
nier des  esclaves,  lorsque  la  vue  des  firmans  qu'il  tenait  de  Mehemet-Ali  et 
d'Ibrahim-Pacha,  changea  complètement  la  scène.  Loin  d'aller  en  prison  comme 
il  en  était  menacé,  le  voyageur  fut  emmené  chez  l'aga,  qui  voulut  le  loger  et 
lui  faire  don  d'une  jeune  esclave. 

«  Cette  traversée  de  vingt  à  vingt-cinq  jours,  dit  M.  Vivien  de  Saint-Martin,  entre 
le  Nil  et  la  mer  Rouge,  était  la  première  qu'un  Européen  eût  jamais  effectuée. 
Elle  a  valu  à  l'Europe  les  premières  informations  précises  que  l'on  ait  eues 
sur  les  tribus,  en  partie  nomades,  en  partie  sédentaires,  de  ces  cantons.  Les 
observations  de  Burckhardt  sont  d'un  intérêt  soutenu.  Nous  connaissons  peu  de 
lectures  plus  substantiellement  instructives  et,  cependant,  plus  attachantes.  » 

Burckhardt  put  s'embarquer,  le  7  juillet,  sur  un  bateau  du  pays  et  gagner 
onze  jours  plus  tard  Djeddah,  qui  est  comme  le  port  de  la  Mecque. 

Djeddah  est  bâtie  au  bord  de  la  mer  et  entourée  de  murs  impuissants  contre 
l'artillerie,  mais  qui  suffisaient  parfaitement  à  la  défendre  contre  les  Waha- 
bites.  Ceux-ci,  qu'on  a  qualifiés  de  «  puritains  de  l'islamisme  »,  forment  une 
secte  dissidente,  dont  la  prétention  était  de  ramener  le  mahométisme  à  sa  sim- 
plicité primitive. 

«  Une  batterie,  dit  Burckhardt,  garde  l'entrée  du  côté  de  la  mer  et  commande 
tout  le  port.  On  y  voit  sur  son  affût  [une  énorme  pièce  d'artillerie  qui  porte  un 


22  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

boulcl  de  cinq  cents  livres  et  qui  est  si  célèbre  sur  tout  le  golfe  Arabique  que  sa 
seule  réputation  est  une  protection  pour  Djeddah.  » 

Un  des  grands  inconvénients  de  cette  ville,  c'est  son  manque  d'eau  douce, 
qu'il  faut  aller  tirer  de  puits  situés  à  près  de  deux  milles  de  là.  Sans  jardins, 
sans  végétaux,  sans  dattiers,  Djeddah,  malgré  sa  population  de  douze  à  quinze 
mille  âmes,  —  chiffre  que  vient  doubler  la  saison  du  pèlerinage,  —  présente  un 
aspect  absolument  original.  Sa  population  est  loin  d'être  autochtone;  elle  se 
compose  d'indigènes  de  l'Hadramazt,  de  l'Yemen  ou  d'Indiens  de  Surate  et 
de  Bombay,  de  Malais,  qui.  venus  en  pèlerinage,  ont  fait  souche  dans  la  ville. 

Au  milieu  de  détails  très  minutieux  sur  les  mœurs,  la  manière  de  vivre,  le 
prix  des  denrées,  le  nombre  des  marchands,  on  rencontre  dans  le  récit  de 
Burckhardt  plus  d'une  anecdote  intéressante. 

Parlant  des  usages  singuliers  des  habitants  de  Djeddah,  le  voyageur  dit  : 
«  Presque  tout  le  monde  a  l'habitude  d'avaler  chaque  matin  une  tasse  à  café 
pleine  de  «  ghi  »  ou  beurre  fondu.  Ensuite,  on  boit  le  café,  ce  qui  est  regardé 
comme  un  tonique  puissant,  et  ces  gens  y  sont  tellement  habitués  depuis  leur 
plus  tendre  jeunesse,  qu'ils  se  sentiraient  très  incommodés  s'ils  en  disconti- 
nuaient l'usage.  Ceux  des  hautes  classes  se  contentent  de  boire  la  tasse  de 
beurre,  mais  ceux  des  classes  inférieures  y  ajoutent  une  demi-tasse  de  plus, 
qu'ils  aspirent  par  les  narines,  supposant  qu'ils  empêcheront  par  là  le  mauvais 
air  d'entrer  dans  leur  corps  par  ces  ouvertures,  » 

Le  24  août,  le  voyageur  quitta  Djeddah  pour  Taïf.  Le  chemin  traverse  une 
chaîne  de  montagnes,  des  vallées  aux  paysages  romantiques  et  d'une  verdure 
luxuriante  qu'on  est  tout  surpris  de  rencontrer.  Burckhardt  y  fut  pris  pour  un 
espion  anglais,  étroitement  surveillé.  Malgré  le  bon  accueil  apparent  du  pacha, 
il  n'eut  aucune  liberté  de  mouvements,  et  ne  put  donner  carrière  à  ses  goûts 
d'observateur. 

Taïf  est  renommée,  paraît-il,  pour  la  beauté  de  ses  jardins;  ses  roses  et  ses 
raisins  sont  transportés  dans  tous  les  cantons  du  Hcdjaz.  Cette  ville  faisait  un 
commerce  considérable  et  avait  atteint  une  grande  prospérité,  avant  d'être 
pillée  par  les  Wahabites. 

La  surveillance  dont  Burckhardt  était  l'objet  hâta  son  départ,  et,  le  7  septembre, 
il  prenait  la  route  de  la  Mecque.  Très  versé  dans  l'étude  du  Coran,  connaissant 
à  merveille  les  pratiques  de  l'islamisme,  Burckardt  était  à  même  de  jouer  très 
sérieusement  son  rôle  de  pèlerin.  La  première  précaution  qu'il  prit  fut  de 
revêtir,  comme  la  loi  le  prescrit  pour  tout  fidèle  qui  entre  à  la  Mecque, 
«  l'ihram,  »  pièces  de  calicot  sans  couture,  l'une  enveloppant  les  reins,  l'autre 


L'AURORE   D'UN   SIÈCLE   DE   DÉCOUVERTES.  23 


jetée  sur  le  cou  et  les  épaules.  Le  premier  devoir  du  pèlerin  est  d'aller  au 
Temple  avant  même  de  songer  à  se  procurer  un  gîte.  Burckhardt  ne  manqua 
pas  à  cette  prescription,  pas  plus  qu'à  l'observation  des  rites  et  des  cérémo- 
nies ordonnées  en  pareil  cas,  toutes  choses  d'un  intérêt  spécial,  mais,  par  cela 
même,  trop  restreint  pour  que  nous  nous  y  arrêtions. 

«  La  Mecque,  dit  Burckhardt,  peut  être  appelée  une  jolie  ville.  Ses  rues  sont 
en  général  plus  larges  que  celles  des  autres  villes  de  l'Orient.  Ses  maisons  sont 
hautes  et  bâties  en  pierres;  les  fenêtres,  nombreuses,  s'ouvrant  sur  les  rues, 
lui  donnent  un  air  plus  gai  et  plus  européen  qu'à  celles  d'Egypte  ou  de  Syrie, 
dont  les  habitations  ne  présentent,  à  l'extérieur,  qu'un  pelit  nombre  de  fenê- 
tres... Chaque  maison  a  sa  terrasse,  dont  le  sol,  revêtu  de  chaux,  est  légère- 
ment incliné,  de  sorte  que  l'eau  coule  par  des  gouttières  dans  la  rue.  Ces 
plates-formes  sont  cachées  par  de  petits  murs  en  parapet;  car,  dans  tout  l'Orient, 
il  est  inconvenant  pour  un  homme  de  s'y  montrer,  et  on  l'accuserait  d'y  épier 
les  femmes,  qui  passent  une  grande  partie  de  leur  temps  sur  la  terrasse  de  leur 
maison  à  y  sécher  le  blé,  à  étendre  le  linge  et  à  d'autres  occupations  domes- 
tiques. La  seule  place  publique  de  la  ville  est  la  vaste  cour  de  la  Grande  Mos- 
quée. Peu  d'arbres;  pas  un  jardin  ne  récrée  la  vue,  et  la  scène  n'est  animée  que 
durant  le  pèlerinage  par  une  multitude  de  boutiques  bien  garnies,  que  l'on 
trouve  partout.  Excepté  quatre  ou  cinq  maisons  spacieuses,  appartenant  au 
shérif,  deux  médressés  ou  collèges,  maintenant  convertis  en  magasins  à  blé, 
et  la  mosquée,  avec  quelques  bâtiments  et  des  écoles  qui  y  sont  attachées,  la 
Mecque  ne  peut  se  vanter  d'aucun  édifice  public,  et,  à  cet  égard  peut-être,  elle 
le  cède  aux  autres  villes  de  l'Orient  de  la  même  étendue.  » 

Les  rues  ne  sont  point  pavées,  et,  comme  les  égouts  sont  inconnus,  il  s'y 
forme  des  flaques  d'eau  et  une  boue  dont  rien  ne  peut  donner  une  idée. 

Quant  à  l'eau,  on  ne  doit  compter  que  sur  celle  du  ciel,  qu'on  recueille  dans 
des  citernes,  car  celle  que  fournissent  les  puits  est  si  saumâtre,  qu'il  est  impos- 
sible de  l'utiliser. 

«  A  l'endroit  où  la  vallée  s'élargit  le  plus,  dans  l'intérieur  de  la  ville,  s'élève 
la  mosquée  appelée  Beithou'llah  ou  El-Haram,  édifice  remarquable  seulement 
à  cause  de  la  Kaaba  qu'il  renferme,  car,  dans  d'autres  villes  de  l'Orient,  il  y  a 
des  mosquées  presque  aussi  grandes  et  bien  plus  belles.  » 

Cette  mosquée  est  située  sur  une  place  oblongue,  entourée  à  l'est  d'une 
colonnade  à  quatre  rangs,  et  le  long  des  autres  côtés  à  trois  ;  les  colonnes  sont 
unies  entre  elles  par  des  arcades  en  ogive;  de  quatre  en  quatre,  elles  suppor- 
tent un  petit  dôme  enduit  de  mortier  et  blanchi  au  dehors.  Quelques-unes  de 


~1\ 


LES    VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE 


Marchande  de  pains  de  Djedda.  (Fac-similé  Gravure  ancienne.) 

ces  cofonnes  sont  en  marbre  blanc,  en  granit  ou  en  porphyre,  mais  la  plupart 
sônl  en  pierre  ordinaire  des  montagnes  de  la  Mecque. 

Huant  à  la  Kaaba,  elle  a  été  si  souvent  ruinée  et  réparée,  qu'on  n'y  rencontre 
pas  trace  d'une  antiquité  reculée.  Elle  existait  avant  la  mosquée  qui  la  renferme 
aujourd'hui. 

(i  La  Kaaba  est  placée,  dit  le  voyageur,  sur  une  base  haute  de  deux  pieds 
et  présentant  un  plan  fortement  incliné.  Comme  son  toit  est  plat,  elle  offre  a 
une  certaine  dislance  l'aspect  d'un  cube  parfait.  L'unique  porte  par  laquelle  on 
y  entre,  et  qui  ne  s'ouvre  que  deux  ou  trois  fois  l'an,  est  du  côté  du  nord  et  à 
peu  près  à  sept  pieds  au-dessus  du  sol.  C'est  pourquoi  l'on  n'y  peut  pénétrer 


L'AURORE  D'UN  SIÈCLE  DE  DECOUVERTES. 


Côtes  et  bateaux  de  la  mer  Rouge. 

que  par  un  escalier  en  bois...  A  l'angle  nord-est  de  la  Kaaba,  près  de  la  porte, 
est  enchâssée  la  fameuse  «  pierre  noire  »,  qui  forme  une  portion  de  l'angle  du 
bâtiment,  à  quatre  ou  cinq  pieds  au-dessus  du  sol  de  la  cour...  Il  est  très  dif- 
ficile de  déterminer  avec  exactitude  la  nature  de  cette  pierre,  dont  la  surface 
a  été  usée  et  réduite  à  son  état  actuel  par  les  baisers  et  les  attouchements  de 
plusieurs  millions  de  pèlerins.  La  Kaaba  est  entièrement  couverte  en  dehors 
d'une  grande  tenture  en  soie. noire,  qui  enveloppe  ses  côtés  et  laisse  le  toit  à 
découvert.  Ce  voile  ou  rideau  est  nommé  «  kesoua  »,  renouvelé  tous  les  ans  au 
temps  du  pèlerinage  et  apporté  du  Caire,  où  il  est  fabriqué  aux  dépens  du 
Crand  Seigneur.» 


26  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Jusqu'alors  on  n'avait  pas  eu  de  description  aussi  détaillée  de  la  Mecque  et 
de  son  sanctuaire.  C'est  ce  qui  nous  a  engagé  à  donner  quelques  extraits  de  la 
relation  originale,  extraits  que  nous  pourrions  multiplier,  car  elle  renferme  les 
renseignements  les  plus  circonstanciés  sur  le  puits  sacré,  appelé  Zemzem,  dont 
l'eau  est  regardée  comme  un  remède  infaillible  pour  toutes  les  maladies,  sur 
la  Porte  du  Salut,  sur  le  Makam-Ibrahim,  monument  qui  contient  la  pierre  où 
s'asseyait  Abraham  quand  il  construisait  la  Kaaba,  et  qui  conserve  la  marque 
de  ses  genoux,  ainsi  que  sur  tous  les  édifices  renfermés  dans  l'enceinte  du 
temple. 

Depuis  la  description  si  précise  et  si  complète  de  Burckhardt,  ces  lieux  ont 
gardé  la  même  physionomie.  La  même  affluence  de  pèlerins  y  entonne  les  mêmes 
chants.  Les  hommes  seuls  ont  changé. 

La  description  des  fêtes  du  pèlerinage  et  du  saint  enthousiasme  des  fidèles 
est  suivie,  dans  les  relations  de  Burckhardt,  d'une  peinture  qui  nous  fait  envi- 
sager les  suites  de  ces  grandes  réunions  d'hommes,  venus  de  toutes  les  parties 
du  monde,  sous  les  plus  sombres  couleurs. 

«  La  fin  du  pèlerinage,  dit-il,  donne  un  aspect  tout  différent  à  la  mosquée; 
les  maladies  et  la  mortalité  qui  succèdent  aux  fatigues  supportées  pendant  le 
voyage  sont  produites  par  le  peu  d'abri  que  procure  l'Ihram,  les  logements  in- 
salubres de  la  Mecque,  la  mauvaise  nourriture  et  quelquefois  le  manque  absolu 
de  vivres,  et  remplissent  le  temple  de  cadavres,  que  l'on  y  apporte  pour  qu'ils 
reçoivent  les  prières  de  l'imam,  ou  bien  ce  sont  des  malades  qui  s'y  font 
amener,  et  beaucoup,  lorsque  leur  dernière  heure  approche,  se  font  transporter 
à  la  colonnade,  afin  d'être  guéris  parla  vue  de  la  Kaaba,  ou  au  moins  d'avoir  la 
consolation  d'expirer  dans  l'enceinte  sacrée.  On  voit  de  pauvres  pèlerins  acca- 
blés par  les  maladies  et  par  la  faim,  traîner  leur  corps  épuisé  le  long  de  la 
colonnade,  et,  lorsqu'ils  n'ont  plus  la  force  de  tendre  la  main  pour  demander 
l'aumône  aux  passants,  ils  placent  près  de  la  natte  où  ils  sont  étendus  une  jatte 
pour  recevoir  ce  que  la  pitié  leur  accordera.  Lorsqu'ils  sentent  approcher  leur 
dernier  moment,  ils  se  couvrent  de  leurs  vêtements  en  lambeaux,  et  souvent  un 
jour  entier  se  passe  avant  que  l'on  s'aperçoive  qu'ils  sont  morts.  » 

Terminons  nos  emprunts  au  récit  de  Burckhardt  sur  la  Mecque  par  le  juge- 
ment qu'il  porte  de  ses  habitants. 

«  Si  les  Mekkaouis  ont  de  grandes  qualités,  s'ils  sont  affables,  hospitaliers, 
gais  et  fiers,  ils  transgressent  publiquement  les  prescriptions  du  Coran,  buvant, 
jouant  ou  fumant.  Les  tromperies  et  les  parjures  ont  cessé  d'être  des  crimes 
chez  les  Mekkaouis;  ils  n'ignorent  pas  le  scandale  que  ces  vices  occasionnent; 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DÉCOUVERTES.  27 

chacun  d'eux  se  récrie  contre  la  corruption  des  mœurs,  mais  aucun  ne  donne 
l'exemple  de  la  réforme...  » 

Le  15  janvier  1815,  Burckhardt  partit  de  la  Mecque  avec  une  petite  caravane 
de  pèlerins  qui  allaient  visiter  le  tombeau  du  Prophète.  Le  voyage  jusqu'à 
Médinej  de  même  qu'entre  la  Mecque  et  Djedda,  se  fait  de  nuit,  ce  qui  le  rend 
moins  profitable  à  l'observateur,  et,  en  hiver,  moins  commode  que  s'il  se  faisait 
en  plein  jour.  Il  faut  traverser  une  vallée,  couverte  de  buissons  et  de  dattiers, 
dont  l'extrémité  orientale  est  bien  cultivée,  qui  porte  le  nom  d'Ouadi-Fatmé, 
mais  qui  est  plus  connue  sous  le  simple  nom  d'El-Ouadi.  Un  peu  plus  loin,  c'est 
la  vallée  d'Es-Ssafra,  renommée  pour  ses  grandes  plantations  de  dattiers  et 
marché  de  toutes  les  tribus  voisines. 

«  Les  bocages  de  dattiers,  dit  le  voyageur,  ont  une  étendue  d'à  peu  près  quatre 
milles;  ils  appartiennent  aux  habitants  de  Ssafra  ainsi  qu'aux  Bédouins  des  envi- 
rons, qui  entretiennent  des  journaliers  pris  dans  leur  sein  pour  arroser  la  terre, 
et  viennent  eux-mêmes  ici  à  la  maturité  des  dattes.  Les  dattiers  passent  d'une 
personne  à  une  autre  dans  le  cours  du  commerce;  on  les  vend  isolément.... 
Le  prix  payé  au  père  d'une  fille  que  l'on  épouse  consiste  souvent  en  trois 
dattiers.  Ils  sont  tous  plantés  dans  un  sable  profond,  que  l'on  ramasse  dans  le 
milieu  de  la  vallée  et  qu'on  entasse  autour  de  leurs  racines;  il  doit  être  renou- 
\e\é  tous  les  ans.  et  ordinairement  les  courants  d'eau  impétueux  l'emportent. 
Chaque  petit  verger  est  entouré  d'un  mur  en  terre  ou  en  pierre;  les  culti- 
vateurs habitent  plusieurs  hameaux  ou  des  maisons  isolées,  éparses  entre  les 
arbres.  Le  principal  ruisseau  jaillit  dans  un  bocage  auprès  du  marché  ;  une 
petite  mosquée  s'élève  à  côté.  Quelques  grands  châtaigniers  l'ombragent.  Je 
n'en  ai  pas  vu  ailleurs  dans  le  Hedjaz...  » 

Il  fallut  à  Burckhardt  treize  jours  pour  arriver  à  Médine.  Cet  assez  long  voyage 
ne  fut  pas  perdu  pour  lui,  il  recueillit  de  nombreux  documents  sur  les  Arabes 
et  sur  les  Wahabites.  Comme  à  la  Mecque,  le  premier  devoir  du  pèlerin  est 
d'aller  visiter  le  tombeau  et  la  mosquée  de  Mahomet.  Cependant,  les  cérémonies 
sont  beaucoup  plus  aisées  et  plus  courtes,  et  il  ne  fallut  qu'un  quart  d'heure  au 
voyageur  pour  se  mettre  en  règle. 

Déjà  le  séjour  de  la  Mecque  avait  été  très  préjudiciable  à  Burckhardt.  Il  fut 
attaqué  à  Médine  de  fièvres  intermittentes  qui  devinrent  bientôt  quotidiennes; 
puis,  ce  fut  une  fièvre  tierce  accompagnée  de  vomissements;  elle  l'eut  bien- 
tôt réduit  à  ne  plus  pouvoir  se  lever  de  son  tapis  sans  l'aide  de  son  escla\e, 
«  pauvre  diable,  qui,  par  sa  nature  et  ses  habitudes,  s'entendait  mieux  à  soigner 
un  chameau  qu'à  garder  son  maître  affaibli  et  abattu.  » 


28  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Cloué  pendant  plus  de  trois  mois  à  Médine  par  une  fièvre  due  au  mauvais 
climat,  à  la  qualité  détestable  de  l'eau  et  au  grand  nombre  de  maladies  alors 
régnantes,  Burckhardt  dut  renoncer  au  projet  qu'il  avait  formé  de  traverser 
le  désert  jusqu'à  Akaba  afin  de  gagner  au  plus  vite  Yambo,  où  il  pourrait 
s'embarquer  pour  l'Egypte. 

«  Médine  est,  après  Alep,  dit  il,  la  ville  la  mieux  bâtie  que  j'aie  vue  dans 
l'Orient.  Elle  est  entièrement  en  pierres;  les  maisons  ont  généralement  deux 
étages  et  des  toits  plats.  Comme  elles  ne  sont  pas  blanchies  et  que  la  pierre 
est  de  couleur  brune,  les  rues  ont  un  aspect  sombre  et  sont  pour  la  plupart 
très  étroites,  n'ayant  souvent  que  deux  à  trois  pas  de  large.  Maintenant, 
Médine  a  un  aspect  désolé;  on  laisse  dépérir  les  maisons.  Leurs  propriétaires, 
qui  autrefois  tiraient  un  grand  profit  de  l'affluence  des  pèlerins,  voient  leurs 
revenus  diminuer  (à  cause  de  la  défense  faite  par  les  Wahabites  de  visiter  le 
tombeau  de  Mahomet,  qu'ils  considèrent  comme  un  simple  mortel).  Le  pré- 
cieux joyau  de  Médine,  qui  place  cette  ville  de  niveau  avec  la  Mecque,  est  la 
Grande  Mosquée,  contenant  le  tombeau  de  Mahomet...  Elle  est  plus  petite  que 
celle  de  la  Mecque...  d'ailleurs,  elle  est  bâtie  sur  un  semblable  plan  :  c'est 
une  grande  cour  carrée  entourée  de  tous  côtés  de  galeries  couvertes  et  ayant 
au  centre  un  petit  édifice...  C'est  près  de  l'angle  du  sud-est  que  se  trouve  le 
fameux  tombeau...  Une  grille  de  fer  peinte  en  vert  entoure  la  tombe.  Elle  est 
d'un  bon  travail,  imitant  le  filigrane,  et  entrelacée  d'inscriptions  en  cuivre.  On 
entre  dans  cette  enceinte  par  quatre  portes,  dont  trois  restent  constamment 
fermées.  La  permission  d'y  pénétrer  est  accordée  gratis  aux  gens  de  marque, 
les  autres  peuvent  l'acheter  des  principaux  eunuques  au  prix  d'une  quinzaine  de 
piastres.  On  distingue  dans  l'intérieur  une  tenture  qui  entoure  le  tombeau  et 
qui  n'en  est  éloignée  que  de  quelques  pas...  » 

Selon  l'historien  de  Médine.  cette  tenture  couvre  un  édifice  carré  de  pierres 
noires  soutenu  par  deux  colonnes  et  dans  l'intérieur  duquel  sont  les  sépultures 
de  Mahomet  et  de  ses  deux  plus  anciens  disciples,  Abou-Bekr  et  Omar.  Il  dit 
aussi  que  ces  sépulcres  sont  des  trous  profonds  et  que  le  cercueil,  qui  renferme 
la  cendre  de  Mahomet,  est  revêtu  d'argent  et  surmonté  d'une  dalle  de  marbre 
avec  cette  inscription  :  «  Au  nom  de  Dieu,  accorde-lui  ta  miséricorde.  » 

Les  contes,  jadis  répandus  en  Europe  sur  le  tombeau  du  Prophète,  qui  était, 
disait-on,  suspendu  en  l'air,  sont  inconnus  dans  le  Hedjaz. 

Le  trésor  de  la  Mosquée  fut  en  grande  partie  pillé  par  les  Wahabites,  mais  il 
y  a  lieu  de  croire  que  ceux-ci  avaient  été  précédés  à  mainte  reprise  par  les 
gardiens  successifs  du  tombeau. 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DECOUVERTES.  21) 


On  trouve  encore  dans  la  relation  de  Burckhardt  bien  d'autres  détails  intéres- 
sants sur  Médine  et  ses  habitants,  sur  les  environs  et  les  lieux  ordinaires  de  pè- 
lerinage. Nous  avons  fait  des  emprunts  assez  importants  au  récit  de  Burckhardt 
pour  que  le  lecteur,  désireux  de  se  pénétrer  plus  intimement  des  mœurs  et  des 
usages  des  Arabes,  qui  n'ont  pas  changé,  ait  envie  de  recourir  au  texte  lui-même. 

Le  21  avril  1815,  Burckhardt  se  joignit  à  une  caravane  qui  le  conduisit  au 
port  de  Yambo,  où  régnait  la  peste.  Le  voyageur  ne  tarda  pas  à  tomber  malade. 
Il  devint  même  si  faible  qu'il  lui  fut  impossible  de  se  réfugier  à  la  campagne. 
Quant  à  s'embarquer,  il  n'y  fallait  pas  penser,  tous  les  bâtiments  prêts  à  mettre 
â  la  voile  étant  encombrés  de  soldats  malades.  Il  fut  donc  forcé  de  rester  dix- 
huit  jours  dans  cette  ville  insalubre,  avant  de  pouvoir  prendre  passage  sur  un 
petit  bâtiment,  qui  l'emmena  à  Cosseïr  et  de  là  en  Egypte. 

A  son  retour  au  Caire,  Burckhardt  apprit  la  mort  de  son  père.  La  constitu- 
tion du  voyageur  avait  été  profondément  ébranlée  par  la  maladie.  Aussi  ne  put- 
il  qu'en  1816  faire  l'ascension  du  mont  Sinaï.  Les  études  d'histoire  naturelle,  la 
rédaction  de  ses  journaux  de  voyage,  le  soin  de  sa  correspondance  l'occupèrent 
jusqu'à  la  fin  de  1817,  époque  à  laquelle  il  comptait  se  joindre  à  la  caravane  du 
Fezzan.  Mais,  attaqué  soudain  par  une  fièvre  violente,  il  succomba  au  bout  de 
quelques  jours  en  disant  :  «  Écrivez  à  ma  mère  que  ma  dernière  pensée  a  été 
pour  elle.  » 

Burckhardt  était  un  voyageur  accompli.  Instruit,  exact  jusqu'à  la  minutie, 
courageux  et  patient,  doué  d'un  caractère  droit  et  énergique,  il  a  laissé  des 
écrits  infiniment  précieux.  La  relation  de  son  voyage  en  Arabie,  dont  il  ne  put 
malheureusement  pas  visiter  l'intérieur,  est  si  complète,  si  précise,  que-,  grâce  à 
lui,  on  connaissait  mieux  alors  ce  pays  que  certaines  contrées  de  l'Europe. 

«  Jamais,  écrivait-il  dans  une  lettre  adressée  du  Caire  à  son  père,  le 
13  mars  1817,  jamais  je  n'ai  dit  un  mot  sur  ce  que  j'ai  vu  et  rencontré  que  ma 
conscience  ne  justifie  pleinement,  car  ce  n'a  pas  été  pour  écrire  un  roman  que 
je  me  suis  exposé  à  tant  de  dangers...  » 

Les  explorateurs,  qui  se  sont  succédé  dans  les  pays  visités  par  Burckhardt, 
sont  unanimes  pour  certifier  l'exactitude  de  ces  paroles  et  louer  sa  fidélité,  ses 
connaissances,  sa  sagacité. 

«  Peu  de  voyageurs,  dit  la  Reoue  Germanique,  ont  eu  au  même  degré  cette 
faculté  d'observation  fine  et  rapide  qui  est  un  don  de  nature,  rare  comme  toutes 
les  qualités  éminentes.  Il  y  a  chez  lui  comme  une  sorte  d'intuition  qui  lui  fait 
discerner  le  vrai,  même  en  dehors  de  son  observation  personnelle;  aussi  ses 
informations  orales  ont-elles  en  général  une  valeur  que  présente  rarement  cette 


30  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

nature  de  renseignements.  Son  esprit  solide,  mûri  bien  avant  l'âge  par  la 
réflexion  et  l'étude  (Burckhardt,  quand  la  mort  l'a  frappé,  était  seulement  dans  sa 
trente-troisième  année),  va  droit  au  but  et  s'arrête  au  point  juste;  sa  narration, 
toujours  sobre,  renferme,  on  peut  dire,  plus  de  choses  que  de  mots,  et  cepen- 
dant ses  récits  se  lisent  avec  un  charme  infini;  l'homme  s'y  fait  aimer  autant 
que  le  savant  et  l'excellent  observateur.  » 

Tandis  que  les  terres  bibliques  étaient  l'objet  des  recherches  de  Seetzen  et  de 
Burckhardt,  l'Inde,  la  patrie  d'origine  de  la  plupart  des  langues  européennes, 
allait  devenir  le  centre  d'études  multiples,  embrassant  la  linguistique,  la  littéra- 
ture, la  religion,  tout  aussi  bien  que  la  géographie.  Nous  ne  nous  occuperons 
pour  le  moment  que  des  recherches  ayant  trait  aux  nombreux  problèmes  de 
géographie  physique,  dont  les  conquêtes  et  les  études  de  la  Compagnie  des 
Indes  devaient  assurer  peu  à  peu  la  complète  solution. 

Nous  avons  raconté,  dans  un  volume  précédent,  comment  la  domination  por- 
tugaise s'était  établie  aux  Indes.  L'union  du  Portugal  avec  l'Espagne,  en  1599, 
avait  amené  la  chute  des  colonies  portugaises,  qui  tombèrent  entre  les  mains  de 
la  Hollande  et  de  l'Angleterre.  Cette  dernière  ne  tarda  pas  à  accorder  le  mono- 
pole du  commerce  des  Indes  à  une  Compagnie  qui  devait  jouer  un  rôle  histo- 
rique important. 

A  ce  moment,  le  grand  empereur  mogol  Akbar,le  septième  descendant  de  Ti- 
mour-Leng,  avait  établi  un  vaste  empire  dans  l'Hindoustan  et  le  Bengale,  sur  les 
ruines  des  États  radjpouts.  Cet  empire,  grâce  aux  qualités  personnelles  d'Akbar, 
qui  lui  avaient  valu  le  surnom  de  «  Bienfaiteur  des  hommes  »,  était  dans  tout 
l'éclat  de  sa  splendeur.  Shah-Djahan  continua  la  tradition  paternelle,  mais 
Aureng-Zeb,  petit-fds  d'Akbar,  doué  d'une  ambition  insatiable,  assassina  ses 
frères,  fit  prisonnier  son  père  et  s'empara  du  pouvoir.  Tandis  que  l'empire 
mogol  jouissait  d'une  paix  profonde,  un  aventurier  de  génie,  Sewadji,  jetait  les 
fondements  de  l'empire  mahratte.  L'intolérance  religieuse  d'Aureng-Zeb,  sa 
politique  astucieuse,  amenèrent  le  soulèvement  des  Radjpouts,  et  une  lutte  qui, 
en  dévorant  les  ressources  les  plus  claires  de  l'empire,  ébranla  sa  puissance. 
Aussi  la  décadence  suivit-elle  la  mort  de  ce  grand  usurpateur. 

Jusqu'alors  la  Compagnie  des  Indes  n'avait  pu  accroître  la  mince  bande  de 
territoire  qu'elle  possédait  autour  de  ses  ports,  mais  elle  allait  habilement  pro- 
fiter des  compétitions  des  nababs  et  des  rajahs  de  l'Hindoustan.  Ce  n'est, 
toutefois,  qu'après  la  prise  de  Madras  par  La  Bourdonnais  en  1740  et  pendant  la 
lutte  contre  Dupleix,  que  l'influence  et  le  domaine  de  la  Compagnie  anglaise 
'étendirent  sensiblement. 


L'AURORE  D'UN  SIÈCLE  DE  DÉCOUVERTES.  31 

Grâce  à  la  politique  astucieuse,  déloyale  et  cynique  des  gouverneurs  anglais 
Clive  et  Hastings,  qui,  employant  tour  à  tour  la  force,  la  perfidie  ou  la  corrup- 
tion, ont  fondé  sur  les  ruines  de  leur  honneur  la  grandeur  de  leur  patrie,  la 
Compagnie  possédait,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  un  immense  territoire,  peuplé  de 
soixante  millions  d'individus.  C'étaient  le  Bengale,  le  Behar,  les  provinces  de 
Bénarès,  de  Madras  et  des  Circars  du  nord.  Seul,  le  sultan  de  Mysore,  Tippoo- 
Saëb.  lutte  avec  énergie  contre  les  Anglais,  mais  il  ne  peut  tenir  tête  à  la  coa- 
lition que  le  colonel  Wellesley  a  su  réunir  contre  lui.  N'ayant  plus  un  ennemi 
redoutable,  la  Compagnie  supprime  quelques  velléités  de  résistance  par  des 
pensions,  et,  sous  prétexte  de  protection,  impose  aux  derniers  rajahs  indépen- 
dants une  garnison  anglaise  qu'ils  doivent  entretenir  à  leurs  frais. 

On  pourrait  croire  que  la  domination  anglaise  n'avait  su  que  se  faire  haïr.  Il 
n'en  est  rien.  La  Compagnie,  respectueuse  des  droits  des  individus,  n'avait 
rien  changé  à  la  religion,  aux  lois,  aux  mœurs. 

Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  que  les  voyageurs,  alors  même  qu'ils  s'aventu- 
raient en  des  régions  n'appartenant  pas  en  propre  à  la  Grande-Bretagne,  n'aient 
couru  que  peu  de  dangers.  En  effet,  dès  qu'elle  avait  pu  faire  trêve  à  ses  préoc- 
cupations politiques,  la  Compagnie  des  Indes  avait  encouragé  les  explorateurs 
de  ses  vastes  domaines.  En  même  temps,  elle  dirigeait  sur  les  pays  limitrophes 
des  voyageurs  chargés  de  la  renseigner.  Ce  sont  ces  différentes  explorations 
que  nous  allons  rapidement  passer  en  revue. 

Une  des  plus  curieuses  et  des  plus  anciennes  est  celle  de  Webb  aux  sources 
du  Gange. 

Les  notions  que  l'on  possédait  jusqu'alors  sur  ce  fleuve  étaient  des  plus 
incertaines  et  des  plus  contradictoires.  Aussi,  le  gouvernement  du  Bengale,  com- 
prenant de  quelle  importance  était  pour  le  développement  du  commerce  la 
reconnaissance  de  cette  grande  artère,  organisa-t-il,  en  1807,  une  expédition 
composée  de  MM.  Webb,  Râper  et  Hearsay,  qui  allaient  être  accompagnés  de 
Cipayes,  d'interprètes  et  de  domestiques  indigènes. 

L'expédition  arriva,  le  1er  avril  1808,  à  Herdouar,  ville  peu  considérable  sur 
la  rive  gauche  du  fleuve,  mais  dont  la  situation  à  l'entrée  de  la  riche  plaine  de 
l'Hindoustan  a  fait  un  lieu  de  pèlerinage  très  fréquenté.  C'est  là  que  se  font,  pen- 
dant la  saison  chaude,  les  purifications  dans  l'eau  du  fleuve  sacré. 

Comme  il  n'y  a  pas  de  pèlerinage  sans  exposition  ni  vente  de  reliques, 
Herdouar  est  le  siège  d'un  marché  important,  où  Ton  trouve  des  chevaux,  des 
chameaux,  de  l'antimoine,  de  l'assa-fœtida,  des  fruits  secs,  des  châles,  des 
flèches,  des  mousselines  et  des  tissus  de  coton  ou  de  drap,  productions  du 


32 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE. 


L'AURORE  D'UN   SIÈCLE   DE   DECHU  VENTES. 


33 


Pont  de  cordes.  ,  Pa^e  35.  j 


Pendjab,  du  Caboulistan  et  de  Cachemire.  Il  faut  ajouter  qu'on  y  vendait  des 
esclaves,  de  trois  à  trente  ans,  depuis  dix  jusqu'à  cent  cinquante  roupies.  C'est 
un  curieux  spectacle  que  cette  foire  où  se  rencontrent  tant  de  physionomies, 
tant  de  langues,  tant  de  costumes  divers. 

Le  12  avril,  la  mission  anglaise,  partie  pour  Gangautri,  suivit  une  route 
plantée  de  mûriers  blancs  et  de  figuiers  jusqu'à  Gouroudouar.  Un  peu  plus  loin 
tournaient  des  moulins  à  eau  d'une  construction  très  simple,  à  cheval  sur  des 
ruisseaux  bordés  de  saules  et  de  framboisiers.  Le  sol  était  fertile,  mais  la 
tyrannie  du  gouvernement  empêchait  les  habitants  d'en  tirer  un  parti  conve- 
nable. Le  pays  devint  bientôt  montueux  sans  cesser  de  nourrir  des  pêchers, 


34  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


des  abricotiers,  des  noyers  et  d'autres  arbustes  européens.  Puis  il  fallut 
s'enfoncer  au  milieu  de  chaînes  de  montagnes,  qui  paraissaient  se  rattacher  à 
l'Himalaya. 

Bientôt,  au  bas  d'un  col,  fut  aperçu  le  Baghirati.qui  prend  plus  loin  le  nom  de 
Gange.  Sur  sa  gauche,  le  fleuve  était  bordé  de  hautes  montagnes  assez  arides; 
à  droite  s'étendait  une  vallée  fertile.  Au  village  de  Tchivali,  on  cultive  en 
grand  le  pavot  destiné  à  faire  l'opium;  les  paysans,  sans  doute  à  cause  delà 
qualité  de  l'eau,  y  avaient  tous  des  goitres. 

A  Djosvara  fut  passé  un  pont  de  corde  qu'on  appelle  «  djoula.  »  construction 
singulière  et  dangereuse. 

a  On  enfonce  en  terre  de  chaque  côté  de  la  rivière,  dit  Webb,  deux  pieux 
très  forts  à  trois  pieds  de  distance  l'un  de  l'autre,  et  l'on  place  en  travers  une 
autre  pièce  de  bois  ;  on  y  attache  une  douzaine  ou  plus  de  grosses  cordes  que 
l'on  fixe  à  terre  avec  de  grands  tas  de  bois.  Elles  sont  partagées  en  deux  paquets 
séparés  entre  eux  par  un  espace  d'un  pied  ;  au-dessous,  on  tend  une  échelle  de 
corde  nouée  aux  premières,  qui  tiennent  lieu  de  parapet.  De  petites  branches 
d'arbres  placées  à  deux  pieds  et  demi  de  distance  et  quelquefois  à  trois  pieds 
les  unes  des  autres,  forment  le  plancher  du  pont.  Généralement  très  minces, 
elles  ont  l'air  d'être  à  chaque  instant  sur  le  point  de  se  casser,  ce  qui  porte 
naturellement  le  voyageur  à  compter  sur  le  secours  des  cordes  formant  le 
parapet  et  à  les  tenir  constamment  sous  le  bras.  Le  premier  pas  que  l'on 
hasarde  sur  une  machine  aussi  vacillante  est  bien  propre  à  causer  des  étour- 
dissements,  car  en  marchant  on  lui  imprime  un  mouvement  qui  la  fait  ba- 
lancer  de  chaque  côté,  et  le  fracas  du  torrent  au-dessus  duquel  on  est  suspendu 
ne  rassure  pas.  Le  passage  est  d'ailleurs  si  étroit,  que  si  deux  personnes  se 
rencontrent,  il  faut  que  l'une  se  range  entièrement  d'un  côté  pour  faire  place  à 
l'autre.  » 

La  mission  traversa  ensuite  la  ville  de  Baharat,  dont  la  plupart  des  maisons 
n'avaient  pas  été  reconstruites  depuis  le  tremblement  de  terre  de  1803.  Le  marché 
qui  se  tient  dans  cette  ville,  la  difficulté  de  se  procurer  des  vivres  dans  les  villages 
plus  élevés,  sa  position  centrale,  —  là  viennent  aboutir  les  routes  de  Djemauhi, 
Kedar-Nathel  Srinagar.—  ont  dû  contribuer  adonner,  de  tout  temps,  une  certaine 
importance  à  cette  localité.  A  partir  de  Batheri,  la  route  devint  si  mauvaise 
qu'il  fallut  abandonner  les  bagages.  Le  chemin  n'étant  bientôt  plus  qu'un  sen- 
tier qui  côtoyait  des  précipices,  au  milieu  d'éboulis  de  cailloux  et  de  rochers, 
on  dut  renoncer  à  aller  plus  loin. 

Devaprayaga  est  située  au  confluent  du  Baghirati  et  de  l'Alcananda.  Le  premier 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES.  35 


de  ces  cours  d'eau,  qui  vient  du  Nord,  roule  avec  fracas  et  impétuosité;  le 
second,  plus  paisible,  plus  profond  et  plus  large,  n'en  monte  pas  moins  de  qua- 
rante-six pieds  au-dessus  de  son  niveau  ordinaire,  pendant  la  saison  des  pluies. 
C'est  la  jonction  de  ces  deux  rivières  qui  forme  le  Gange. 

Là  est  un  lieu  saint  et  vénéré  dont  les  brahmines  ont  su  tirer  un  excellent 
parti,  en  établissant  des  sortes  de  piscines  où,  moyennant  une  redevance, 
les  pèlerins  peuvent  faire  leurs  ablutions,  sans  risquer  d'être  emportés  par  le 
courant. 

L'Alcananda  fut  passé  sur  un  pont  à  coulisse  ou  «  dindla.  » 

«  Ce  pont  consiste,  dit  la  relation,  en  trois  ou  quatre  grosses  cordes  fixées  aux 
deux  rives  et  auxquelles  on  suspend,  par  des  cerceaux  placés  à  chacune  de  ses 
extrémités,  un  petit  coffre  de  dix-huit  pouces  carrés.  Le  voyageur  s'y  asseoit  et  on 
le  fait  passer  d'une  rive  à  l'autre  par  le  moyen  d'une  corde  que  tire  un  homme 
placé  sur  la  rive  opposée.  » 

Le  13  mai,  l'expédition  entrait  à  Srinagar.  La  curiosité  des  habitants  était 
tellement  surexcitée,  que  les  magistrats  envoyèrent  un  message  aux  Anglais  pour 
les  prier  de  se  promener  dans  la  ville. 

Déjà  visitée  en  1796  par  le  colonel  Hardwi.ck,  Srinagar  avait  été  démolie 
presque  entièrement  parle  tremblement  de  terre  de  1803,  et,  en  outre,  conquise 
la  même  année  par  les  Gorkhalis.  C'est  dans  cette  ville  que  Webb  fut  rejoint 
par  les  émissaires  qu'il  avait  envoyés  à  Gangautri  sur  la  route  que  lui-même 
n'avait  pu  suivre.  Ils  avaient  visité  la  source  du  Gange. 

«  Un  grand  rocher,  dit-il,  des  deux  côtés  duquel  l'eau  coulait  et  était  très  peu 
profonde,  offrait  une  ressemblance  grossière  avec  le  corps  et  la  bouche  d'une 
vache.  C'est  à  un  creux  qui  se  trouve  à  une  extrémité  de  sa  surface,  que  l'ima- 
gination a  attaché  l'idée  de  l'objet  qu'elle  croyait  voir  en  le  nommant  Gaoumokhi, 
ou  la  bouche  de  la  vache,  qui,  selon  le  bruit  populaire,  vomit  l'eau  du  fleuve 
saci?.  Un  peu  plus  loin,  il  est  impossible  d'avancer;  les  Indous  avaient  en  face 
unenontagne  escarpée  comme  un  mur;  le  Gange  paraissait  sortir  de  dessous 
la  nei^e  qui  était  au  pied;  la  vallée  se  terminait  en  ce  lieu...  Personne  n'est 
jamais  allé  au  delà.  » 

Pour  revenir,  la  mission  ne  suivit  pas  le  même  itinéraire.  Elle  vit  les  con- 
fluents du  Gange  et  du  Keli-Ganga  ou  Mandacni,  grande  rivière  sortie  des  monts 
du  Kerdar,  croisa  sur  sa  route  d'immenses  troupeaux  de  chèvres  et  de  moutons 
chargés  de  grains,  traversa  un  grand  nombre  de  défilés,  passa  par  les  villes  de 
Badrinath,  de  Manah,  enfin  arriva  par  un  froid  rigoureux  et  sous  une  neigi 
intense  à  la  cascade  de  Barsou. 


36  LES  VOYAGEURS  DU  XIX1  SIÈCLE. 


«  C'est  ici,  dit  Webb,  le  terme  des  dévotions  des  pèlerins.  Quelques-uns  y 
viennent  pour  se  faire  arroser  par  la  pluie  d'eau  sainte  de  la  cascade.  On  dis- 
tingue, en  ce  lieu,  le  cours  de  l'Alcananda  jusqu'à  l'extrémité  de  la  vallée  au 
sud-ouest,  mais  son  lit  est  entièrement  caché  sous  des  monceaux  de  neige,  qui 
s'y  sont  probablement  accumulés  depuis  des  siècles.  » 

Webb  nous  donne  aussi  quelques  détails  sur  les  femmes  de  M  an  ah.  Elles 
avaient  au  cou,  aux  oreilles,  au  nez,  des  colliers  et  des  ornements  d'or  et 
d'argent  qui  ne  s'accordaient  aucunement  avec  leur  mise  grossière.  Quelques 
enfants  portaient  aux  bras  et  au  cou  des  anneaux  et  des  colliers  d'argent  pour 
la  valeur  de  six  cents  roupies. 

En  hiver,  cette  ville,  qui  fait  un  grand  commerce  avec  leThibet,  est  complè- 
tement ensevelie  sous  la  neige.  Aussi  les  habitants  se  réfugient-ils  dans  les  villes 
voisines. 

A  Badrinath,  la  mission  visita  le  temple  renommé,  au  loin,  pour  sa  sainteté. 
Sa  structure  et  son  apparence  ,  tant  extérieure  qu'intérieure ,  ne  donnent 
aucune  idée  des  sommes  immenses  que  coûte  son  entretien.  C'est  un  des 
sanctuaires  les  plus  anciens  et  les  plus  vénérés  de  l'Inde.  Les  ablutions  s'y  font 
dans  des  bassins  alimentés  par  une  eau  sulfureuse  très  chaude. 

«  On  compte  un  grand  nombre  de  sources  chaudes,  dit  la  relation,  qui  ont, 
chacune,  leur  dénomination  et  leur  vertu  particulière,  et  dont,  sans  doute,  les 
brahmines  savent  tirer  bon  parti.  C'est  ainsi  que  le  pauvre  pèlerin,  en  pratiquant 
successivement  les  ablutions  requises,  voit  diminuer  sa  bourse  ainsi  que  la 
somme  de  ses  péchés,  et  les  nombreux  péages  qu'on  lui  demande  sur  ce  chemin 
du  paradis  peuvent  lui  donner  lieu  de  penser  que  la  voie  étroite  n'est  pas  la 
moins  coûteuse.  » 

Ce  temple  possède  sept  cents  villages,  concédés  par  le  gouvernement,  donnés 
en  garantie  de  prêts  ou  achetés  par  de  simples  particuliers  qui  en  ont  fait 
offrande. 

La  mission  était  à  Djosimah  le  1er  juin.  Là,  le  brahmine  qui  lui  servait  de  guide 
reçut,  du  gouvernement  duNépaul,  l'ordre  de  reconduire  au  plus  vite  les  voya- 
geurs sur  lesterresde  laCompagnie.  Celui-ci  comprenait,  un  peu  tard,  il  faut  en 
convenir,  que  la  reconnaissance  accomplie  par  les  Anglais  avait  un  but  politique 
tout  autant  que  géographique.  Un  mois  plus  tard,  Webb  et  ses  compagnons  ren- 
traient à  Delhi,  après  avoir  établi  définitivement  le  haut  cours  du  Gange  et 
reconnu  les  sources  du  Baghirati  et  de  l'Alcananda,  c'est-à-dire  après  avoir 
complètement  atteint  le  but  que  la-Compagnie  s'était  proposé. 

En   1808,  le  gouvernement  anglais  résolut  d'envoyer  une  nouvelle  mission 


[/AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES.  37 


dans  le  Pendjab,  alors  placé  sous  la  domination  de  Rendjeit-Singh.  La  relation 
anonyme  qui  on  a  été  publiée  dans  les  Annales  des  Voyages  renferme  certaines 
particularités  intéressantes.  Aussi  lui  ferons-nous  quelques  emprunts. 

Le  6  avril  1808,  l'officier  anglais,  chargé  de  la  mission,  arriva  à  Herdouar,  ville 
qu'il  représente  comme  le  rendez-vous  d'un  million  d'individus  au  moment  de 
sa  foire  annuelle.  A  Boria,  située  entre  la  Jumna  et  le  Seteedje,  le  voyageur 
fut  en  butte  à  la  curiosité  indiscrète  des  femmes,  qui  lui  demandèrent  la  per- 
mission de  venir  le  voir. 

«  Leurs  regards  et  leurs  gestes,  dit  la  relation,  exprimaient  leur  étonnement. 
Elles  s'approchèrent  de  moi  en  riant  de  tout  leur  cœur;  le  teint  de  mon  visage 
excitait  leur  gaieté.  Elles  m'adressèrent  une  foule  de  questions,  me  demandè- 
rent si  je  ne  portais  pas  de  chapeau,  si  j'exposais  ma  figure  au  soleil,  si  je 
restais  toujours  renfermé  ou  si  je  ne  sortais  que  sous  un  abri  et  si  je  couchais 
sur  la  table  placée  dans  ma  tente  ;  mon  lit  se  trouvait  cependant  tout  à  côté, 
mais  les  rideaux  en  étaient  fermés.  Ensuite,  elles  l'examinèrent  dans  le  plus 
grand  détail,  puis  la  doublure  de  ma  tente  et  tout  ce  qui  en  dépendait.  Elles 
avaient  toutes  des  figures  gracieuses;  leurs  traits  offraient  de  la  douceur  et 
de  la  régularité;  leur  teint  était  olivâtre  et  formait  un  contraste  agréable  avec 
leurs  dents  blanches  et  bien  rangées,  particularité  qui  distingue  tous  les  habi- 
tants du  Pendjab.  » 

Moustafabad,  Moulana  et  Umballa  furent  successivement  visitées  par  l'offi- 
cier anglais.  Le  pays  qu'il  traversait  est  habité  par  les  Sikhs,  dont  la  bienfai- 
sance, l'hospitalité  et  l'amour  de  la  vérité  forment  le  fond  du  caractère.  C'est, 
dit  l'auteur,  la  meilleure  race  d'hommes  de  l'Inde.  Patiata,  Makeouara, 
Fegouara,  Oudamitta,  où  lord  Lake  était  entré  en  1805  à  la  poursuite  d'un  chef 
mahratte,  et  enfin  Umritsar,  furent  des  étapes  facilement  franchies. 

Umritsar  est  mieux  bâtie  que  les  principales  villes  de  l'Hindoustan.  C'est 
le  pius  grand  entrepôt  du  commerce  des  châles  et  du  safran,  ainsi  que  d'autres 
marchandises  du  Dekkan. 

«  Le  14,  ayant  mis  des  souliers  blancs  à  mos  pieds,  dit  le  voyageur,  j'ai  visité 
avec  les  cérémonies  requises  l'Amretsir  ou  le  bassin  du  breuvage  de  l'immorta- 
lité, d'où  la  ville  a  pris  son  nom.  C'est  un  bassin  d'environ  cent  trente-cinq  pas 
carrés,  construit  en  briques  cuites,  au  milieu  duquel  s'élève  un  joli  temple 
dédié  à  Gourougovind-Singh.  On  y  arrive  par  une  chaussée  ;  il  est  élégamment 
décoré  en  dedans  et  en  dehors,  et  le  rajah  y  ajoute  souvent  de  nouveaux  orne- 
ments à  ses  frais.  C'est  dans  ce  lieu  sacré  qu'est  placé,  sous  un  dais  de  soie,  le 
livre  des  lois  écrit  par  Gourou  en  caractères  gourou-moukhtis.   Le  temple 


38  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


s'appelle  Hermendel,  ou  la  demeure  de  Dieu.  Près  de  six  cents  «  akalis  »  ou 
prêtres  sont  attachés  à  son  service;  ils  se  sont  bâti  des  maisons  commodes  avec 
le  produit  des  contributions  volontaires  des  dévots  qui  viennent  visiter  le  temple. 
Quoique  les  prêtres  soient  l'objet  d'un  respect  infini,  ils  ne  sont  cependant 
pas  absolument  exempts  de  vices.  Dès  qu'ils  ont  de  l'argent,  ils  le  dépensent 
avec  la  même  facilité  qu'ils  l'ont  gagné.  Le  concours  de  jolies  femmes  qui  vont 
tous  les  matins  au  temple  est  réellement  prodigieux;  celles  qui  composent  ces 
groupes  de  beautés  l'emportent  infiniment  par  l'élégance  de  leurs  personnes,  les 
belles  proportions  de  leurs  formes  et  les  traits  de  leurs  visages,  sur  les  femmes 
des  classes  inférieures  de  l'Hindoustan.  » 

Après  Umritsar,  Lahore  eut  la  visite  de  l'officier.  Il  est  assez  curieux  de 
savoir  ce  qu'il  restait  de  cette  grande  ville  au  commencement  de  notre  siècle. 
«  Les  murs,  très  hauts,  dit-il,  sont  ornés  en  dehors  avec  tout  le  luxe  du  goût 
oriental,  mais  ils  tombent  en  ruines,  de  même  que  les  mosquées  et  les  maisons 
de  la  ville.  Le  temps  appesantit  sur  cette  ville  sa  main  destructive,  comme  à 
Delhi  et  à  Agra.  Déjà  les  ruines  de  Lahore  sont  aussi  étendues  que  celles  de 
cette  ancienne  capitale.  » 

Le  voyageur  fut  reçu  trois  jours  après  son  arrivée  par  Rendjeit-Singh,  qui 
l'accueillit  avec  politesse  et  s'entretint  avec  lui  principalement  d'art  militaire. 
Le  rajah  avait  alors  vingt-sept  ans.  Sa  physionomie  aurait  été  agréable,  si  la 
petite  vérole  ne  l'eût  privé  d'un  œil;  ses  manières  étaient  simples,  affables,  et 
l'on  sentait  en  lui  le  souverain.  Après  avoir  visité  le  tombeau  de  Schah  Djahan,le 
Schalamar  et  les  autres  monuments  de  Lahore,  l'officier  regagna  Delhi  et 
les  possessions  de  la  Compagnie.  On  lui  dut  de  connaître  un  peu  mieux  une 
contrée  intéressante,  qui  ne  devait  pas  tarder  à  tenter  l'insatiable  avidité  du 
gouvernement  anglais. 

L'année  suivante  (1809),  la  Compagnie  avait  envoyé  vers  les  émirs  du  Sindhy 
une  ambassade  composée  de  MM.  Nicolas  Hankey  Smith,  Henny  Ellis,  Robert 
Taylor,  et  Henry  Pottinger.  L'escorte  était  commandée  par  le  capitaine  Charles 
Christie. 

Un  bâtiment  transporta  la  mission  à  Kératchi.  Le  gouverneur  de  ce  fort  ne 
voulut  pas  permettre  le  débarquement  de  l'ambassade  avant  d'avoir  reçu  ses 
instructions  des  émirs.  Il  s'ensuivit  un  échange  de  correspondances,  à  la  suite 
desquelles  l'envoyé,  Smith,  releva  quelques  impropriétés  relatives  au  titre  et 
au  rang  respectif  du  gouverneur  général  et  des  émirs.  Le  gouverneur  s'en 
excusa  sur  son  ignorance  de  la  langue  persane  et  dit  que,  ne  voulant  laisser 
subsister  aucune  trace  de  malentendu,  il  était  prêt  à  faire  tuer  ou  aveugler,  au 


T/AUHORE   IV UN   SIÈCLE   DE   DÉCOUVERTES.  39 


choix  de  l'envoyé,  la  personne  qui  avait  écrit  la  lettre.  Cette  déclaration  parut 
suffisante  aux  Anglais,  qui  s'opposèrent  à  l'exécution  du  coupable 

Dans  leurs  lettres,  les  émirs  affectaient  un  ton  de  supériorité  méprisant;  en 
même  temps,  ils  faisaient  approcher  un  corps  de  huit  mille  hommes  et  mettaient 
toutes  les  entraves  imaginables  aux  tentatives  des  Anglais  pour  se  procurer  les 
moindres  renseignements.  Après  de  longues  négociations  où  l'orgueil  britan- 
nique fut  plus  d'une  fois  humilié,  l'ambassade  reçut  l'autorisation  de  partir 
pour  Hayderabad. 

Au  delà  de  Kératchi,  le  principal  port  d'exportation  du  Sindhy,  s'étend  une 
vaste  plaine  sans  arbres  ni  végétaux,  tout  le  long  de  la  mer.  Il  faut  la  tra- 
verser pendant  cinq  jours  pour  arriver  à  Tatah,  ancienne  capitale  du  Sindhy, 
alors  déserte  et  ruinée.  Des  canaux  la  mettaient  autrefois  en  communication 
avec  le  Sindh,  fleuve  immense,  véritable  bras  de  mer  à  son  embouchure,  sur 
lequel  Pottinger  réunit  les  détails  les  plus  précis,  les  plus  complets  et  les  plus 
utiles  qu'on  eût  encore. 

Il  avait  été  convenu  d'avance  que  l'ambassade,  sur  une  excuse  plausible,  se 
partagerait  et  gagnerait  Hayderabad  par  deux  routes  différentes,  afin  de  se  pro- 
curer le  plus  de  notions  géographiques  sur  le  pays.  Elle  ne  tarda  pas  à  y  arriver, 
et  les  mêmes  négociations  difficiles  durent  avoir  lieu  pour  la  réception  de 
l'ambassade,  qui  se  refusa  aux  prétentions  humiliantes  des  émirs. 

«Le  précipice  sur  lequel  repose  la  façade  orientale  de  la  forteresse  d'Hay- 
derabad,  dit  Pottinger,  le  faîte  des  maisons  et  même  les  fortifications,  tout  était 
couvert  d'une  multitude  de  personnes  des  deux  sexes  qui,  par  leurs  acclamations 
et  leurs  applaudissements,  témoignaient  de  leurs  bonnes  dispositions  pour 
nous.  «  Arrivés  dans  le  palais,  au  lieu  où  ils  devaient  mettre  pied  à  terre,  les 
Anglais  furent  reçus  par  Ouli-Mohammed-Rhan  et  plusieurs  autres  officiers 
d'un  rang  éminent;  ils  ont  marché  devant  nous  vers  une  vaste  plate-forme 
ouverte,  à  l'extrémité  de  laquelle  les  émirs  étaient  assis.  Cette  plate-forme 
étant  couverte  des  plus  riches  tapis  de  Perse,  nous  quittâmes  nos  souliers. 
Du  moment  où  l'envoyé  fit  le  premier  pas  vers  les  princes,  ils  se  levèrent  tous 
trois  et  restèrent  debout  jusqu'à  ce  qu'il  fût  arrivé  à  la  place  qui  lui  était  mar- 
quée ;  un  drap  brodé  qui  la  recouvrait  la  distinguait  de  celles  des  autres  per  - 
sonnes  de  l'ambassade.  Les  princes  nous  adressèrent  chacun  des  questions  très 
polies  sur  nos  santés.  D'ailleurs,  comme  c'était  une  audience  de  pure  céré- 
monie, tout  se  passa  en  compliments  et  en  expressions  de  politesse...  Les 
émirs  portaient  une  grande  quantité  de  pierres  précieuses,  outre  celles  qui 
ornaient  les  poignées  et  les  fourreaux  de  leurs  épées  et  de  leurs  poignards;  et 


40 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Ils  étaient  assis  par  rang  d'âge.  (Page  40. 


l'on  voyait  briller  à  leurs  ceinturons  des  émeraudes  et  des  rubis  d'une  gros- 
seur extraordinaire.  Ils  étaient  assis  par  rang  d'âge,  l'aîné  au  milieu,  le  second 
à  sa  droite,  le  plus  jeune  à  gauche.  Un  tapis  de  feutre  léger  couvrait  tout  le 
cercle;  dessus  était  posé  un  matelas  de  soie  d'environ  un  pouce  d'épaisseur  et 
précisément  assez  grand  pour  que  les  trois  princes  y  prissent  place.  » 

La  relation  se  termine  par  une  description  d'Hayderabad,  —  forteresse  qui 
aurait  quelque  peine  à  résister  aux  approches  d'un  ennemi  européen.  —  et  par 
diverses  considérations  sur  la  nature  de  l'ambassade,  qui  avait  en  partie  pour 
but  de  fermer  aux  Français  l'entrée  du  Sindhy.  Dès  que  le  traité  fut  conclu, 
les  Anglais  regagnèrent  Bombay. 


L'AURORE    D'UN   SIKCLK    I)K    DKCni;  VKUTKS. 


41 


Guerriers  beloutchistans.    (Fac-similé.   Gravure  ancienne.) 

Grâce  à  ce  voyage,  la  Compagnie  connaissait  mieux  un  de  ses  pays  limitro- 
phes et  réunissait  des  documents  précieux  sur  les  ressources  et  les  productions 
d'une  contrée  traversée  par  un  fleuve  immense,  l'Indus  des  anciens,  qui,  prenant 
sa  source  dans  l'Himalaya,  pouvait  facilement  servir  à  l'écoulement  des  pro- 
ductions d'une  immense  zone  de  territoire.  Le  but  atteint  était  plutôt  politique 
que  géographique,  mais  la  science  profitait,  une  fois  de  plus,  des  nécessités  de 
la  politique. 

Le  peu  qu'on  savait  jusqu'alors  sur  l'espace  compris  entre  le  Caboulistan, 
l'Inde,  la  Perse  et  la  mer  des  Indes  était  aussi  incomplet  que  défectueux. 

La  Compagnie,  très  satisfaite  de  la  manière  dont  le  capitaine  Chiïstie  et  le 

G 


42  LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIECLE. 


lieutenant  Pottinger  avaient  accompli  leur  ambassade,  résolut  de  leur  confier 
une  mission  autrement  délicate  et  difficile  :  rejoindre  par  terre  à  travers  le 
Béloutchistan  le  général  Malcolm,  ambassadeur  en  Perse,  et  réunir  sur  cette 
vaste  étendue  de  pays  des  données  plus  complètes  et  plus  précises  que  celles 
qu'on  possédait  alors. 

Il  ne  fallait  pas  songer  à  traverser,  sous  le  costume  européen,  le  Béloutcbistan, 
dont  la  population  était  fanatique.  Aussi  Christie  et  Pottinger  s'adressèrent-ils 
à  un  négociant  hindou,  qui  fournissait  des  chevaux  aux  gouvernements  de 
Madras  et  de  Bombay,  et  celui-ci  les  accrédita  comme  ses  agents  pour  Kélat,  la 
capitale  du  Béloutchistan. 

Le  2  janvier  1810,  les  deux  officiers  s'embarquèrent  à  Bombay  pour  Sonminy, 
seul  port  de  nier  de  la  province  de  Lhossa/où  ils  arrivèrent,  après  avoir  relâché 
à  Porebender,  sur  la  côte  de  Guzarate. 

Tout  le  pays  que  les  voyageurs  traversèrent  avant  d'arriver  à  Bêla  n'est 
qu'un  immense  marais  salé,  envahi  par  la  jungle.  Le  «  Djam  »,  ou  gouverneur 
de  cette  ville,  était  intelligent.  Il  fit  aux  Anglais  une  foule  de  questions,  qui 
dénotaient  son  désir  de  s'instruire,  et  confia  au  chef  de  la  tribu  des  Bezendjos, 
qui  sont  Béloutchis,  le  soin  de  mener  les  voyageurs  à  Kélat. 

La  température  avait  bien  changé  depuis  Bombay.  Pottinger  et  Christie  eurent 
à  souffrir  dans  les  montagnes  d'un  froid  excessivement  vif,  qui  alla  jusqu'à  geler 
l'eau  dans  les  outres. 

«  Kélat,  dit  Pottinger,  la  capitale  de  tout  le  Béloutchistan,  ce  qui  lui  a 
valu  son  nom  de  Kélat,  ou  la  Cité,  est  située  sur  une  hauteur  à  l'occident  d'une 
plaine  ou  vallée  bien  cultivée,  longue  d'environ  huit  milles  et  large  de  trois.  La 
plus  grande  partie  de  cette  étendue  est  en  jardins.  La  ville  forme  un  carré. 
Trois  côtés  sont  ceints  par  un  mur  en  terre  haut  d'une  vingtaine  de  pieds, 
flanqué,  par  intervalles  de  deux  cent  cinquante  pas,  de  bastions,  qui,  ainsi  que 
les  murs,  sont  percés  d'un  grand  nombre  de  barbacancs  pour  la  mousquete- 

rie Je  n'eus  pas  l'occasion  de  visiter  l'intérieur  du  palais,  mais  il   n'offre 

qu'un  amas  confus  de  bâtiments  communs  en  terre  avec  des  toits  plats  en  forme 
de  terrasse;  le  tout  est  défendu  par  des  murs  bas,  garnis  de  parapets  et  percés 
de  barbacanes.  On  compte  dans  la  ville  près  de  deux  mille  cinq  cents  maisons, 
mais  il  y  en  a  à  peu  près  la  moitié  autant  dans  les  faubourgs;  elles  sont  en 
briques  à  demi  cuites  et  en  charpente,  le  tout  enduit  de  mortier  de  terre.  Les 
nies  sont  en  général  plus  larges  que  celles  des  villes  habitées  par  les  Asia- 
tiques. La  plupart  ont  de  chaque  côté  des  trottoirs  élevés  pour  les  piétons; 
dans  le  milieu,  un  ruisseau  découvert,  qui  est  une  chose  bien  incommode  par  la 


L'AURORE  D'UN  SIECLE   DE  DECOUVERTES.  43 

grande  quantité  d'ordures  et  d'immondices  que  l'on  y  jette  et  par  l'eau  de 
pluie  stagnante  qui  s'y  arrête,  car  aucun  règlement  positif  ne  force  de  te 
nettoyer.  Un  autre  grand  obstacle  à  l'agrément  et  à  la  propreté  de  la  ville  tient  à 
l'usage  de  faire  avancer  par-dessus  la  rue  les  étages  supérieurs  des  maisons,  ce 
qui  en  rend  le  dessous  sombre  et  humide...  Le  bazar  de  Kélat  est  vaste  et  bien 
garni  de  marchandises  de  toute  sorte.  Chaque  jour,  il  est  fourni  de  viandes, 
d'herbages  et  de  toute  espèce  de  denrées,  qui  sont  à  bon  marché.  » 

La  population,  d'après  Pottinger,  est  partagée  en  deux  classes  bien  dis- 
tinctes, les  Béloutchis  et  les  Brahouis,  et  chacune  d'elles  est  subdivisée  en  un 
grand  nombre  de  tribus.  La  première  tient  du  persan  moderne  par  son  aspect 
et  sa  langue  ;  le  brahoui  conserve  au  contraire  un  grand  nombre  d'anciens 
mots  hindous.  De  nombreuses  unions  entre  ces  deux  classes  ont  donné  nais- 
sance à  une  troisième. 

Les  Béloutchis,  sortis  des  montagnes  du  Mekhran,  sont  tunnites,  c'est-à-dire 
qu'ils  considèrent  les  quatre  premiers  inians  comme  les  successeurs  légitimes 
de  Mahomet.  Peuple  pasteur,  ils  en  ont  les  qualités  et  les  défauts.  S'ils  sont 
hospitaliers,  ils  sont  indolents,  et  passent  leur  temps  à  jouer  et  à  fumer.  Ils  se 
bornent  généralement  à  posséder  une  ou  deux  femmes,  qu'ils  sont  moins  jaloux 
que  les  autres  musulmans  de  laisser  voir  aux  étrangers.  Ils  ont  un  grand 
nombre  d'esclaves  des  deux  sexes,  qu'ils  traitent  avec  bonté.  Excellents  tireurs, 
ils  sont  chasseurs  passionnés  ;  d'une  bravoure  à  toute  épreuve,  ils  se  plaisent  aux 
razzias,  qui  portent  chez  eux  le  nom  de  «  tchépaos.  »  Ces  expéditions  sont, 
ordinairement,  le  fait  des  Nhérouis,  les  plus  sauvages  et  les  plus  pillards  des 
Béloutchis. 

Quand  aux  Brahouis,  ils  poussent  encore  plus  loin  leurs  habitudes  errantes. 
Peu  d'hommes  sont  plus  actifs  et  plus  forts,  endurant  aussi  bien  le  froid  glacial 
des  montagnes  que  la  chaleur  embrasée  des  plaines.  Généralement  petits,  aussi 
braves,  aussi  habiles  tireurs,  aussi  fidèles  à  leur  parole  que  les  Béloutchis,  ils 
ont  un  goût  moins  prononcé  pour  la  rapine. 

«  Je  n'ai  vu  aucun  autre  peuple  asiatique,  dit  Pottinger,  auquel  ils  ressem- 
blent, car  un  grand  nombre  ont  la  barbe  et  les  cheveux  bruns.  » 

Après  un  assez  court  séjour  à  Kélat,  les  deux  voyageurs,  qui  continuaient  à  se 
faire  passer  pour  des  marchands  de  chevaux,  jugèrent  à  propos  de  reprendre 
leur  voyage  ;  mais,  au  lieu  de  suivre  la  grande  route  de  Candahar,  ils  traversèrent 
un  pays  triste  et  stérile,  fort  peu  peuplé,  qu'arrose  le  Caïsser,  rivière  sans  eau 
pendant  l'été.  Ils  arrivèrent,  sur  la  frontière  de  l'Afghanistan,  dans  une  petiie 
ville  appelée  Noschky  ou  Nouchky. 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


En  cet  endroit,  des  Béloutchis,  qui  semblaient  leur  vouloir  du  bien,  leur 
représentèrent  la  difficulté  de  gagner  le  Khorassan  et  Hérat,  sa  capitale,  par  la 
route  du  Sedjistan. 

«  Gagnez  le  Kerman,  leur  disait-on.  par  Kedje  et  Benpour  ou  par  Serhed, 
village  à  la  frontière  occidentale  du  Béloutchistan,  et  de  là  entrez  dans  le  Ner- 
manchir.  » 

L'idée  de  suivre  deux  routes  sourit  immédiatement  à  Christie  et  à  Pottinger. 
Cette  résolution  était  cependant  contraire  à  leurs  instructions,  mais  «  nous 
trouvions  notre  excuse,  dit  Pottinger,  dans  l'avantage  incontestable  qui  en  résul- 
terait, en  procurant,  sur  les  régions  que  nous  étions  chargés  d'explorer,  des 
connaissances  géographiques  et  statistiques  plus  étendues  que  celles  que  l'on 
pourrait  espérer  si  nous  voyagions  ensemble.   » 

Christie  partit  le  premier  par  la  route  de  Douchak;  nous  le  suivrons  plus 
tard. 

Quelques  jours  plus  tard,  Pottinger  reçut  à  Nouschky,  de  son  correspondant 
de  Kélat,  des  lettres  lui  apprenant  que  des  envoyés  des  émirs  du  Sindhy  étaient 
à  leur  recherche,  car  ils  avaient  été  reconnus,  et  que  le  soin  de  sa  sûreté  devait 
le  déterminer  à  partir  au  plus  tôt. 

Le  25  mars,  le  lieutenant  anglais  prenait  donc  la  route  de  Serawan,  très  petite 
ville  située  près  de  la  frontière  afghane.  Avant  d'y  parvenir,  Pottinger  avait  ren- 
contré sur  son  chemin  des  monuments  singuliers,  tombeaux  ou  autels,  dont  la 
construction  était  attribuée  aux  «  Guèbres,  »  ces  adorateurs  du  feu,  qui  portent 
aujourd'hui  le  nom  de  «  Parsis  » . 

Serawan  est  à  six  milles  des  monts  Serawani,  au  milieu  d'un  canton  stérile  et 
nu.  Cette  ville  ne  doit  sa  fondation  qu'à  l'approvisionnement  constant  et  consi- 
dérable d'eau  que  lui  fournit  le  Beli,  avantage  inappréciable  dans  une  contrée 
continuellement  exposée  à  la  sécheresse,  à  la  disette  et  à  la  famine. 

Pottinger  visita  ensuite  le  district  de  Kharan,  renommé  pour  la  force  et  l'agi- 
lité de  ses  chameaux,  et  traversa  le  désert  qui  forme  l'extrémité  méridionale  de 
l'Afghanistan.  Le  sable  y  est  excessivement  ténu,  ses  particules  sont  presque 
impalpables;  il  forme,  sous  l'action  du  vent,  des  monticules  de  dix  à  vingt 
pieds  de  haut  séparés  par  de  profondes  vallées.  Même  par  un  temps  calme,  u» 
grand  nombre  de  particules  flottent  dans  l'air,  donnent  lieu  à  un  mirage  d'une 
espèce  particulière,  et,  pénétrant  dans  les  yeux,  la  bouche  ou  les  narines, 
causent  une  irritation  excessive  en  même  temps  qu'une  soif  inextinguible. 

En  pénétrant  sur  le  territoire  du  Mekhran,  Pottinger  dut  prendre  le  caractère 
d'un  «  pyrzadeh  »  ou  saint,  parce  que  la  population  est  essentiellement  pillarde 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DECOUVERTES.  ï:i 


et  que  sa  qualité  apparente  de  commerçant  n'aurait  pas  manqué  de  lui  attirer 
les  aventures  les  plus  désagréables. 

Au  village  deGoul,  dans  le  district  de  Daïzouk,  succèdent  le  bourg  ruiné  d'As- 
manabad,  celui  d'Hefter  et  la  ville  de  Pourah,  où  Pottinger  fut  obligé  d'avouer 
sa  qualité  de  Frangui,  au  grand  scandale  du  guide,  qui,  depuis  deux  mois  qu'ils 
vivaient  ensemble,  ne  s'en  doutait  pas,  et  auquel  il  avait  donné  mainte  preuve 
de  sainteté. 

Enfin,  épuisé  de  fatigue,  à  bout  de  ressources,  Pottinger  atteint  Benpour,  loca- 
lité visitée,  en  1809,  par  un  capitaine  d'infanterie  cipaye  du  Bengale,  M.  Grant. 
Fort  de  l'excellent  souvenir  que  cet  officier  a  laissé,  le  voyageur  se  rend  auprès 
du  Serdar.  Mais  celui-ci,  au  lieu  de  mettre  à  sa  disposition  les  secours  néces- 
saires à  la  continuation  de  son  voyage,  au  lieu  de  se  contenter  du  faible  pré- 
sent que  Pottinger  lui  a  fait,  trouve  encore  moyen  d'extorquer  une  paire  de 
pistolets,  qui  lui  auraient  été  bien  utiles  dans  ses  pérégrinations. 

Basman  est  le  dernier  lieu  d'habitation  fixe  du  Béloutchistan.  On  visite  en  ce 
lieu  une  source  d'eau  bouillante  sulfureuse  que  les  Béloutchis  regardent  comme 
un  excellent  spécifique  dans  les  maladies  cutanées. 

Les  frontières  de  la  Perse  sont  loin  d'être  établies  d'une  manière  scientifique. 
Aussi  existe-t-il  une  large  bande  de  territoire  non  pas  neutre,  mais  sujette  à  con- 
testation et  théâtre  ordinaire  de  luttes  sanglantes. 

La  petite  ville  de  Regan.  dans  le  Nermanchir,  est  très  jolie.  C'est  un  fort,  ou 
plutôt  un  village  fortifié  entouré  de  hautes  murailles  bien  entretenues  et  munies 
de  bastions. 

Plus  loin,  dans  la  Perse  même,  on  rencontre  Bemm,  ville  autrefois  très  impor- 
tante, comme  en  témoignent  les  ruines  étendues  dont  elle  est  entourée.  Pottinger 
y  fut  reçu  avec  beaucoup  de  cordialité  par  le  gouverneur. 

a  Quand  il  fut  près  de  l'endroit  où  je  me  trouvais,  dit  le  voyageur,  il  se  tourna 
vers  un  de  ses  gens  et  lui  demanda  où  était  le  Frangui.  On  me  désigna;  il  me  fit 
signe  de  la  main  de  le  suivre,  et  en  même  temps  son  regard  fixe,  qui  me  toisait 
delà  tête  aux  pieds,  exprimait  l'étonnement  que  lui  causait  ma  mise;  elle  était 
réellement  assez  étrange  pour  excuser  l'impolitesse  de  son  regard.  J'avais  une 
grosse  chemise  de  Béloutchi  et  un  pantalon  qui  jadis  avait  été  blanc  ;  mais, 
depuis  six  semaines  que  je  le  portais,  il  tirait  sur  le  brun  et  était  presque  en 
lambeaux  ;  ajoutez  à  cela  un  turban  bleu,  un  morceau  de  corde  en  guise  de 
ceinture  et  dans  ma  main  un  gros  bâton  qui  m'avait  rendu  de  grands  services 
pour  m'aider  à  marcher  et  à  me  défendre  contre  les  chiens.  » 

Malgré  l'état   de  délabrement  du  personnage   loqueteux   qui  se  présentait 


46  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

devant  lui,  le  gouverneur  reçut  Pottinger  avec  autant  de  cordialité  qu'on  en 
peut  attendre  d'un  musulman,  et  lui  fournit  un  guide  pour  aller  à  Kerman. 

C'est  le  3  mai  que  le  voyageur  pénétra  dans  cette  ville,  avec  le  sentiment 
d'avoir  accompli  ce  qu'il  y  avait  de  plus  difficile  dans  son  voyage  et  de  se  voir 
à  peu  près  sauvé. 

Kerman  est  la  capitale  de  l'ancienne  Karamanie;  c'était  une  ville  florissante 
sous  la  domination  afghane,  et  une  fabrique  de  châles  qui  rivalisaient  avec  ceux 
de  Cachemire. 

En  ce  lieu,  Pottinger  fut  témoin  d'un  spectacle  fréquent  dans  ces  pays  où  l'on 
fait  peu  de  cas  de  la  vie  d'un  homme,  mais  qui  cause  toujours  à  un  Européen 
une  impression  d'horreur  et  de  dégoût. 

Le  gouverneur  de  cette  ville  était  à  la  fois  gendre  et  neveu  du  shah  et  fds  de 
sa  femme. 

«  Le  15  mai,  le  prince  jugea  lui-même,  dit  le  voyageur,  des  gens  accusés 
d'avoir  tué  un  de  leurs  domestiques.  On  peut  difficilement  se  faire  une  idée  de 
l'état  d'incertitude  et  d'alarme  dans  lequel  les  habitants  restèrent  toute  la 
journée.  Les  portes  de  la  ville  furent  fermées,  au  moins  pour  empêcher  de 
sortir.  Les  officiers  du  gouvernement  ne  s'occupèrent  d'aucune  affaire. 
Des  gens  furent  mandés  comme  témoins,  sans  avertissement  préalable.  J'en 
vis  deux  ou  trois  conduits  au  palais  dans  un  état  d'angoisse  qui  n'eût  pas  été 
différent  s'ils  eussent  été  conduits  au  supplice.  Vers  trois  heures  après  midi,  le 
prince  prononça  la  sentence  contre  les  prévenus  qui  avaient  été  convaincus.  Aux 
uns,  on  creva  les  deux  yeux  ;  à  d'autres,  on  fendit  la  langue.  A  ceux-ci  on  coupa 
les  oreilles,  le  nez,  les  lèvres;  à  ceux-là  les  deux  mains,  les  doigts  ou  les  orteils. 
J'appris  que,  durant  tout  le  supplice  de  ces  misérables  que  l'on  mutilait,  le 
prince  était  assis  à  la  même  fenêtre  où  je  le  vis  et  qu'il  donna  ses  ordres  sans 
le  moindre  signe  de  compassion  ou  d'horreur  pour  la  scène  qui  se  passait  de- 
vant lui.  » 

De  Kerman,  Pottinger  gagna  Cheré-Bebig,  ville  située  à  égale  distance  de 
Yezd,  de  Chiraz  et  de  Kerman,  puis  Ispalian,  où  il  eut  le  plaisir  de  retrouver  son 
compagnon  Christie,  et  enfin  Meragha,  où  il  rencontra  le  général  Malcolm.  Il  y 
avait  sept  mois  que  les  voyageurs  avaient  quitté  Donibay.  Christie  avait  par- 
coùru  deux  mille  deux  cent  cinquante  milles,  et  Pottinger  deux  mille  quatre 
cent  douze. 

Mais  il  faut  revenir  en  arrière  et  voir  comment  Christie  allait  se  tirer  du 
périlleux  voyage  qu'il  avait  entrepris.  A  bien  meilleur  compte  et  bien  plus  faci- 
lement que  lui-même  ne  l'espérait! 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DECOUVERTES.  17 


11  avait  quitté  Noschky  le  2-2  mars,  traversé  les  monts  Vachouty  et  un  pays 
inculte,  presque  désert  jusqu'aux  bords  du  Helmend,  rivière  qui  se  jette  dans 
le  lac  Hamoun. 

«Le  Helmend,  dit  Christie  dans  son  rapport  à  la  Compagnie,  après  avoir 
passé  près  de  Candahar,  coule  sud-ouest  et  ouest,  puis  entre  dans  le  Sedjistan 
environ  à  quatre  jours  de  marche  de  Douchak  ;  il  décrit  un  détour  le  long  des 
montagnes,  puis  il  forme  un  lac.  A  Pellalek,  où  nous  étions,  il  est  à  peu  près 
large  de  douze  cents  pieds  et  très  profond;  son  eau  est  très  bonne.  A  la  distance 
d'un  demi-mille  de  chaque  côté,  le  pays  est  cultivé  par  irrigations,  ensuite  le 
"désert  commence,  il  s'élève  en  falaises  perpendiculaires.  Les  bords  de  la  rivière 
abondent  en  tamarix  et  fournissent  aussi  la  pâture  aux  bestiaux.  » 

Le  Sedjistan,  situé  sur  les  bords  de  cette  rivière,  ne  renferme  que  cinq  cents 
milles  carrés.  Les  parties  habitées  sont  les  bords  du  Helmend,  dont  le  lit  s'en- 
fonce tous  les  ans. 

A  Elomdar,  Christie  envoya  chercher  un  Hindou,  auquel  il  était  recommandé. 
Celui-ci  lui  conseilla  de  renvoyer  ses  Béloutchis  et  de  prendre  le  caractère  d'un 
pèlerin.  Quelques  jours  plus  tard,  il  pénétrait  à  Douchak,  qui  porte  aussi  le  nom 
de  Djellahabad. 

«  Les  ruines  de  l'ancienne  ville  couvrent  un  terrain  au  moins  aussi  grand  que 
celui  d'Ispahan,  dit  le  voyageur.  Elle  a  éié  bâtie,  comme  toutes  les  villes  du 
Sedjistan,  de  briques  à  demi  cuites;  les  maisons  étaient  à  deux  étages  et  avaient 
des  toits  voûtés.  La  ville  moderne  de  Djellahabad  est  propre,  jolie,  et  dans  un 
état  d'accroissement;  elle  renferme  à  peu  près  deux  mille  maisons  et  un  bazar 
passable.  » 

De  Douchak  à  Hérat,  Christie  fit  la  route  assez  facilement,  n'ayant  à  prendre 
que  certaines  précautions  pour  soutenir  son  personnage, 

Hérat  est  située  dans  une  vallée  entourée  de  hautes  montagnes  et  arrosée 
par  une  rivière,  ce  qui  fait  qu'on  ne  voit  partout  que  vergers  et  jardins.  La  ville 
couvre  un  espace  de  quatre  milles  carrés  ;  elle  est  entourée  d'un  mur  flanqué  de 
tours  et  ceinte  de  fossés  pleins  d'eau.  De  grands  bazars,  garnis  de  nombreuses 
boutiques,  la  Mechedé-Djouma  ou  Mosquée  du  Vendredi,  sont  les  principaux 
monuments  de  cette  ville. 

Aucune  cité  n'a  moins  de  terrains  vagues  et  une  population  plus  agglomérée. 
Christie  l'estime  à  cent  mille  habitants.  C'est  peut-être,  de  toute  l'Asie  soumise 
aux  princes  indigènes,  la  ville  la  plus  commerçante.  Entrepôt  du  trafic  entre 
Caboul,  Candahar,  l'Hindoustan,  le  Cachemire  et  la  Perse,  Hérat  produit  cer- 
taines marchandises  recherchées,  les  soies,  le  safran,  les  chevaux  et  l'assa-fœtida. 


48 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Costumes  afghans.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

«Cette  plante,  dit  Christie,  croit  à  la  hauteur  de  deux  à  trois  pieds;  la  tige  a  deux 
pouces  de  diamètre;  elle  est  terminée  par  une  ombelle,  qui,  dans  sa  maturité, 
est  jaune  et  ressemble  à  un  chou-fleur.  Les  Hindous  et  les  Béloutchis  l'aiment 
beaucoup:  ils  la  mangent,  après  avoir  fait  cuire  la  tige  sous  les  cendres  et  étuver 
l'ombelle  comme  les  autres  plantes  potagères;  elle  conserve  néanmoins  son 
goût  et  son  odeur  nauséabonde.  » 

Comme  tant  d'autres  villes  orientales,  Hérat  possède  de  beaux  jardins  publics, 
mais  on  ne  les  soignait  plus  alors  que  pour  leurs  productions,  qui  étaient  ven- 
dues au  bazar. 

Au  bùul  d'un  mois  de  séjour  à  Hérat.  sous  le  déguisement  d'un  marchand 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES. 


49 


Une  troupe  de  bayadères  entra.  (Page  52.1 

de  chevaux,  Christie  quitte  la  ville,  ayant  adroitement  semé  le  bruit  de  son  pro- 
chain retour,  après  le  pèlerinage  qu'il  comptait  faire  à  Méched.  Il  se  dirige  sur 
Yezd,  à  travers  un  pays  ravagé  par  les  Ouzbecks,  qui  ont  détruit  les  réservoirs 
destinés  à  recevoir  l'eau  de  pluie. 

Yezd  est  une  très  grande  ville,  bien  peuplée,  à  l'entrée  d'un  désert  de  sable. 
On  lui  donne  le  nom  de  «  Dar-oul-Ebadel  »,  ou  le  Siège  de  l'Adoration.  Elle  est 
renommée  pour  la  sécurité  dont  on  y  jouit,  ce  qui  a  puissamment  contribué 
au  développement  de  son  commerce  avec  l'Hindoustan,  le  Khorassan,  la  Perse 
et  Bagdad. 

«  Le  bazar,  dit  Christie,  est  vaste  et  bien  fourni  de  marchandises.  Cette  ville 

7 


* 


50  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

contient  vingt  mille  maisons,  indépendamment  de  celles  des  Guèbres.  On  estime 
le  nombre  de  ces  derniers  à  quatre  mille.  C'est  un  peuple  actif  et  laborieux, 
quoique  cruellement  opprimé.» 

De  Yezd  à  Ispahan,  où  il  descendit  au  palais  de  l'émir  Oud-Daoulé,  Christie 
avait  parcouru  une  distance  de  cent  soixante-dix  milles  sur  une  bonne  route. 
Il  eut  le  plaisir  de  rencontrer  dans  cette  dernière  ville,  comme  nous  l'avons  dit, 
son  compagnon  Pottinger;  les  deux  officiers  n'eurent  qu'à  se  féliciter  mu- 
tuellement d'avoir  si  bien  accompli  leur  mission  et  échappé  à  tous  les  dangers 
d'une  route  aussi  longue,  à  travers  des  pays  fanatisés. 

Comme  on  pourra  peut-être  en  juger  par  le  résumé  que  nous  venons  de  faire, 
le  récit  de  Pottinger  est  extrêmement  curieux.  Bien  plus  précis  que  la  plu- 
part de  ses  devanciers,  il  a  porté  à  la  connaissance  publique  une  foule  de  faits 
historiques,  d'anecdotes,  d'appréciations  et  de  descriptions  géographiques  des 
plus  intéressants. 

Depuis  le  milieu  du  xvme  siècle,  le  Caboulistan  n'avait  cessé  d'être  le  théâtre 
de  guerres  civiles  acharnées.  Des  compétiteurs,  qui  s'attribuaient  plus  ou  moins 
de  droits  au  trône,  avaient  partout  porté  le  fer  et  la  flamme,  et,  de  cette  région, 
autrefois  riche  et  florissante,  ils  avaient  fait  un  désert,  où  les  ruines  des  cités 
disparues  semblaient  le  dernier  témoignage  d'une  prospérité  que  l'on  pouvait 
croire  à  jamais  éteinte. 

Vers  1808,  c'était  Shujau-Oul-Moulk  qui  régnait  à  Caboul.  L'Angleterre,  plus 
inquiète  qu'on  ne  l'a  longtemps  soupçonné  des  projets  formés  par  Napoléon 
de  l'attaquer  dans  l'Inde  et  des  tentatives  d'alliance  qu'il  avait  faites  auprès  du 
shah  de  Perse  par  l'intermédiaire  du  général  Gardanc,  résolut  d'envoyer  une 
ambassade  au  roi  de  Caboul ,  qu'il  s'agissait  de  gagner  aux  intérêts  de  la  Com- 
pagnie. 

L'ambassadeur  choisi  fut  Mountstuart  Elphinstone,  qui  nous  a  laissé  un  très 
intéressant  récit  de  sa  mission.  On  lui  doit  des  informations  absolument  nou- 
velles sur  toute  cette  région  et  sur  les  tribus  qui  la  peuplent.  Son  livre  a  aujour- 
d'hui un  regain  d'actualité,  et  l'on  ne  lit  pas  sans  intérêt  les  pages  consa- 
crées aux  Kybériens  et  aux  autres  peuplades  montagnardes,  mêlées  aux  événe- 
ments qui  se  déroulent  sous  nos  yeux. 

Parti  de  Delhi  au  mois  d'octobre  1808,  Elphinstone  gagna  Canound,  où  com- 
mence un  désert  de  sable  mouvant,  puis  entra  dans  le  Shekhawuttée,  canton 
habité  par  des  Radjpouts.  A  la  fin  d'octobre,  l'ambassade  atteignait  Singauna, 
jolie  ville,  dont  le  rajah  était  un  enragé  fumeur  d'opium, 

«  C'était,  dit  le  voyageur,  un  petit  homme,  dont  les  gros  yeux  étaient  en- 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DÉCOUVERTES.  51 

flammés  par  l'usage  de  l'opium.  Sa  barbe,  relevée  de  chaque  côté  vers  les 
oreilles,  lui  donnait  un  aspect  sauvage  et  terrible.  » 

Djounjounha,  dont  les  jardins  causent  une  impression  de  fraîcheur  au  milieu 
de  ces  déserts,  ne  dépend  pas  encore  du  rajah  de  Bikanir,  dont  les  revenus  ne 
dépassent  pas  1,250,000  francs.  Comment  ce  prince  peut-il  encore  percevoir 
des  revenus  aussi  considérables  avec  un  territoire  aride  et  désert,  que  parcourent 
en  tous  sens  des  millions  de  rats,  des  hordes  de  gazelles  ou  d'ànes  sauvages? 

«  Le  sentier,  à  travers  les  montagnes  de  sable,  étant  fort  étroit,  dit  Elphin- 
stone,  décrivant  la  marche  de  sa  caravane,  deux  chameaux  à  peine  y  pouvaient 
passer  de  front.  Pour  peu  qu'un  de  ces  animaux  s'écartât,  il  s'enfonçait  dans  le 
sable  comme  dans  la  neige,  en  sorte  que  le  moindre  embarras  à  la  tête  de  la 
colonne  arrêtait  toute  la  caravane.  L'avant-garde  ne  pouvait  plus  marcher 
lorsque  la  queue  était  retenue,  et,  de  peur  que  la  division  séparée  de  ses  guides 
se  perdit  parmi  les  colonnes  de  sable,  le  son  du  tambour  et  de  la  trompette 
servait  de  signai  pour  empêcher  toute  séparation.  » 

Ne  dirait-on  pas  la  marche  d'une  armée  ?  Ces  bruits  guerriers,  l'éclat  des 
uniformes  et  des  armes,  tout  cela  pouvait-il  donner  l'idée  d'une  ambassade 
pacifique?  Ne  pourrait-on  pas  appliquer  à  l'Inde  le  dicton  si  connu,  qui  ex- 
plique, en  Espagne,  les  idées  et  les  mœurs  qui  nous  sont  étrangères,  et  dire 
Cosas  de  India,  comme  on  dit  Cosas  de  Espana  ? 

«  La  rareté  de  l'eau,  rapporte  encore  l'ambassadeur,  et  la  mauvaise  qualité  de 
celle  que  nous  buvions,  étaient  insupportables  à  nos  soldats  et  à  nos  valets.  Si 
l'abondance  des  melons  d'eau  soulageait  leur  soif,  ce  n'était  pas  sans  de  fâcheux 
effets  pour  leur  santé.  La  plupart  des  naturels  de  l'Inde  qui  nous  accompagnaient 
furent  affligés  d'une  fièvre  lente  et  de  la  dyssenlerie.  Quarante  personnes  mou- 
rurent pendant  la  première  semaine  de  halte  à  Bikanir.  » 

On  peut  dire  de  Bikanir  ce  que  La  Fontaine  dit  des  bâtons  flottants  : 

De  loin  c'est  quelque  chose,  et  de  près  ce  n'est  rien 

L'aspect  extérieur  de  la  ville  lui  est  favorable  ;  mais  ce  n'est  qu'un  amas  sans 
ordre  de  cabanes  avec  des  murailles  de  «  bousillage  » . 

A  ce  moment,  le  pays  était  envahi  par  cinq  armées,  et  les  deux  belligérants 
expédiaient  envoyé  sur  envoyé  à  l'ambassadeur  anglais  pour  tâcher  d'obienir, 
sinon  un  secours  matériel,  du  moins  un  appui  moral. 

Elphinstone  fut  reçu  par  le  rajah  de  Bikanir. 

«  Cette  cour,  dit-il,  était  fort  différente  de  toutes  celles  que  j'avais  vues 
dans  l'Inde.  Les  hommes  étaient  plus  blancs  que  les  Hindous,  ressemblaient 


52  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

aux  Juifs  par  la  configuration  de  leurs  traits  et  étaient  coiffés  de  turbans 
magnifiques.  Le  rajah  et  ses  parents  avaient  des  bonnets  de  plusieurs  cou- 
leurs, enrichis  de  pierreries.  Le  rajah  s'appuyait  sur  un  bouclier  d'acier,  dont 
le  milieu  relevé  en  bosse  et  la  bordure  étaient  incrustés  de  rubis  et  de  diamants. 
Quelques   moments    après  (notre    entrée),    le  rajah   nous   proposa  de  nous 

soustraire  à  la  chaleur  et  à  Fimportunité  de  la  foule Nous  nous  assîmes  à 

terre,  suivant  la  coutume  indienne,  et  le  rajah  prononça  un  discours,  dans  lequel 
il  nous  dit  qu'il  était  le  vassal  du  souverain  de  Delhi,  et  que,  Delhi  étant  au 
pouvoir  des  Anglais,  il  s'empressait  de  reconnaître  en  ma  personne  la  suzeraineté 
de  mon  gouvernement  II  se  fit  apporter  les  clés  du  fort  et  me  les  offrit,  mais 
je  les  refusai,  n'ayant  aucun  pouvoir  à  cet  égard.  Après  de  longues  instances,  le 
rajah  consentit  a  garder  ses  clés.  Quelque  temps  après,  une  troupe  de  bayadères 
entra;  les  danses  et  les  chants  ne  cessèrent  qu'à  notre  départ.  » 

Au  sortir  de  Bikanir,  il  faut  rentrer  dans  un  désert,  au  milieu  duquel  s'élè- 
vent les  cités  de  Moujghur  et  de  Babawulpore,  où  une  foule  compacte  altendait 
l'ambassade.  L'Hyphase,  fleuve  sur  lequel  navigua  la  flotte  d'Alexandre,  ne  ré- 
pondit pas  à  l'idée  qu'un  tel  souvenir  évoquait.  Le  lendemain  arrivait  Bahaweel- 
Khan,  gouverneur  d'une  des  provinces  orientales  du  Caboulistan.  Il  apportait 
de  magnifiques  présents  à  l'ambassadeur  anglais,  qu'il  conduisit  par  la  rive 
droite  de  l'Hyphase  jusqu'à  Moultan,  ville  fameuse  par  ses  soieries.  Le  gouver- 
neur de  cette  ville  avait  été  frappé  de  terreur  en  apprenant  l'arrivée  des  Anglais, 
et  l'on  délibéra  pour  savoir  quelle  attitude  il  conviendrait  de  tenir,  si  ceux-ci 
allaient  prendre  la  ville  par  surprise  où  s'ils  exigeaient  sa  cession. 

Ces  alarmes  se  calmèrent,  et  l'entrevue  fut  des  plus  cordiales.  La  descrip- 
tion qu'en  donne  Elphinstone,  pour  paraître  un  peu  chargée,  n'en  est  pas  moins 
curieuse. 

«  Le  gouverneur,  dit-il,  salua  M.  Strachey  (le  secrétaire  de  l'ambassade)  à  la  ma- 
nière persane.  Ils  s'acheminèrent  ensemble  vers  la  tente,  etle  désordre  ne  fit  que 
s'accroître.  Ici,  on  se  battait  à  coups  de  poing;  là,  les  cavaliers  passaient  à  tra- 
vers les  piétons.  Le  cheval  de  M.  Strachey  fut  presque  jeté  à  terre,  et  le  secré- 
taire eut  beaucoup  de  peine  à  reprendre  l'équilibre.  En  approchant  de  la  tente, 
le  Khan  et  sa  suite  se  trompèrent  de  route,  ils  se  précipitèrent  sur  la  cavalerie 
avec  tant  d'impétuosité,  que  celle-ci  eut  à  peine  le  temps  de  faire  volte-face 
pour  les  laisser  passer.  Les  troupes  en  désordre  se  replièrent  sur  la  tente ,  les 
domestiques  du  Khan  prirent  la  fuite,  les  paravents  furent  arrachés  et  foulés 
aux  pieds .  les  cordes  mômes  de  la  tente  rompirent  et  la  toile  faillit  nous  tomber 
sur  la  tête.  L'intérieur  fut  en  un  instant  rempli  de  monde  et  dans  une  complète 


L'AURORE  D'UN   SIÈCLE  DE  DECOUVERTES  53 


obscurité.  Le  gouverneur  et  dix  personnes  de  sa  suite  s'assirent,  les  autres  res- 
tèrent sous  les  armes.  Cette  visite  fut  de  peu  de  durée;  ce  gouverneur  ne  savait 
que  réciter  son  rosaire  avec  ferveur  et  me  dire  avec  précipitation  :  «  Vous  êtes  le 
«  bien-venu!  vous  êtes  le  bien-venu!  »  Enfin,  il  prétexta  qu'il  craignait  que  je 
fusse  incommodé  par  la  foule  et  il  se  retira.  » 

Le  récit  est  amusant.  Est-il  vrai  dans  tous  ses  détails?  Peu  importe.  Le  31  dé- 
cembre, l'ambassade  passait  l' Indus  et  pénétrait  dans  un  pays  cultivé  avec 
soin  et  méthode  qui  ne  rappelait  en  rien  l'Hindoustan.  Les  gens  du  pays  n'avaient 
jamais  entendu  parler  des  Anglais,  qu'ils  prenaient  pour  des  Mogols,  des  Afghans 
ou  des  Hindous.  Aussi,  les  bruits  les  plus  étranges  couraient-ils  dans  cette  popu- 
lation amie  du  merveilleux. 

Il  fallut  faire  un  séjour  d'un  mois  à  Déra  pour  attendre  un  «  mehmandar  »,  sorte 
d'introducteur  des  ambassadeurs.  Deux  personnes  de  la  mission  en  profitèrent 
pour  escalader  le  pic  de  Tukhte-Soleiman,  ou  Trône  de  Soliman,  sur  lequel 
l'arche  de  Noé,  suivant  la  légende,  se  serait  arrêtée  après  le  déluge. 

Le  7  février  eut  lieu  le  départ  de  Déra,  et  dès  lors  l'ambassade  ne  fit  plus 
que  traverser  des  contrées  délicieuses  jusqu'à  Peschawer,  où  le  roi  se  rendait 
de  son  côté,  car  cette  ville  n'est  pas  la  résidence  ordinaire  de  la  cour. 

«  Le  jour  de  notre  arrivée,  dit  la  relation,  le  dîner  nous  fut  fourni  par  la  cuisine 
du  roi.  Les  plats  étaient  excellents.  Dans  la  suite,  nous  fîmes  préparer  les  viandes 
à  notre  manière  ;  mais  le  roi  continua  de  nous  fournir  à  déjeuner,  à  dîner  et  une 
collation,  plus  des  provisions  pour  deux  mille  personnes,  deux  cents  chevaux  et 
un  grand  nombre  d'éléphants.  Il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  notre  suite  fût  aussi 
considérable,  et  je  n'eus  cependant  pas  peu  de  peine,  au  bout  d'un  mois,  à  obtenir 
de  Sa  Majesté  quelque  retranchement  sur  cette  profusion  inutile.  » 

Comme  il  fallait  s'y  attendre,  les  négociations  pour  les  présentations  à  la  cour 
furent  longues  et  difficiles.  On  finit  cependant  par  s'arranger,  et  la  réception  fut 
aussi  cordiale  que  le  permettent  les  usages  diplomatiques.  Le  roi  était  habillé 
de  diamants  et  de  pierreries  ;  il  portait  une  couronne  magnifique,  et  sur  l'un  de 
ses  bracelets  étincelait  le  «cohi-nour  »,  le  plus  grand  diamant  qui  existe  et  dont 
on  trouve  un  dessin  dans  les  Voyages  de  Tavernier. 

«  Je  dois  déclarer,  dit  Elphinstone,  que  si  quelques  objets  et  surtout  la  ri- 
chesse extraordinaire  du  costume  royal  excitèrent  mon  étonnement,  j'en  trouvai 
beaucoup  d'autres  fort  au-dessous  de  mon  attente.  Somme  toute,  on  y  voyait 
moins  les  indices  de  la  prospérité  d'un  État  puissant  que  les  symptômes  de  la 
décadence  d'une  monarchie  naguère  florissante.  » 

Et,  là-dessus,  l'ambassadeur  cite  la  rapacité  avec  laquelle  les  officiers  du  roi 


54  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

se  disputèrent  les  présents  des  Anglais,  et  certains  autres  détails  qui  l'impression 
lièrent  péniblement. 

Une  seconde  entrevue  avec  le  roi  produisit  sur  Elphinstone  une  impression 
plus  favorable. 

«  On  croira  difficilement,  dit-il,  qu'un  monarque  oriental  puisse  avoir  un  aussi 
bon  ton  et  conserver  sa  dignité  en  même  temps  qu'il  s'efforce  de  plaire.  » 

La  plaine  de  Peschawer,  entourée,  sauf  à  l'est,  de  hautes  montagnes,  est 
baignée  par  trois  bras  de  la  rivière  de  Caboul,  qui  y  font  leur  jonction,  et 
par  plusieurs  petits  ruisseaux.  Aussi,  cette  campagne  est-elle  singulièrement  fer- 
tile. Prunes,  pèches,  poires,  coings,  grenades,  dattes,  s'y  rencontrent  à  chaque 
pas.  La  population,  si  clairsemée  dans  les  contrées  arides  que  l'ambassade  avait 
traversées,  s'était  ici  donné  rendez-vous,  et,  d'une  hauteur,  le  lieutenant 
Macartney  ne  compta  pas  moins  de  trente-deux  villages. 

Quant  à  Peschawer,  on  y  constatait  la  présence  de  cent  mille  habitants,  logés 
dans  des  maisons  en  briques  à  trois  étages.  Beaucoup  de  mosquées,  mais  dont 
la  construction  n'a  rien  de  remarquable,  un  beau  caravansérail  et  le  balla- 
hissaur,  château  fortifié  dans  lequel  le  roi  reçut  l'ambassade,  tels  sont  les  monu- 
ments les  plus  importants  de  Peschawer.  Le  concours  d'habitants  de  races 
diverses,  aux  costumes  différents,  présente  un  tableau  toujours  changeant,  véri- 
table kaléidoscope  humain,  qui  semble  fait  pour  rébattement  de  l'étranger. 
Persans,  Afghans.  Kybériens,  Hazaurehs,  Douranées,  etc.,  chevaux,  dromadaires 
et  chameaux  de  la  Bactriane,  bipèdes  et  quadrupèdes,  le  naturaliste  a  de  quoi 
observer  et  décrire. 

Mais  ce  qui  fait  le  charme  de  cette  ville  comme  de  l'Inde  entière,  ce  sont  ses 
jardins,  l'abondance  et  le  parfum  de  ses  fleurs  et  surtout  de  ses  roses. 

Cependant,  si  la  situation  du  roi  n'était  pas  rassurante,  son  frère,  qu'il  avait 
détrôné  à  la  suite  d'une  émotion  populaire,  avait  repris  les  armes  et  venait  de 
s'emparer  de  Caboul.  Un  plus  long  séjour  de  l'ambassade  était  impossible.  Elle 
dut  donc  reprendre  le  chemin  de  l'Inde,  passa  par  Attock  et  la  vallée  d'IIussoun- 
Abdoul,  célèbre  par  sa  beauté.  C'est  là  qu'Elphinstone  devait  s'arrêter  jusqu'à 
ce  que  le  sort  des  armes  eût  décidé  du  trône  de  Caboul,  mais  il  avait  reçu  ses 
lettres  de  rappel.  D'ailleurs,  la  chance  avait  été  contraire  à  Sjuhau,  qui,  après 
avoir  été  complètement  battu,  avait  du  chercher  son  salut  dans  la  fuite. 

La  mission  continua  donc  sa  route  et  traversa  le  pays  des  Sikhs,  montagnards 
grossiers,  demi-nus  et  à  moitié  barbares. 

«  Les  Sikhs,  —  qui  allaient  quelques  années  plus  tard  terriblement  faire  parler 
d'eux,  —  sont  des  hommes  grands,  dit  Elphinstone,  maigres  et  cependant  très 


L'AURORE  D'UN  SIÈCLE  DE  DÉCOUVERTES.  55 


forts.  Ils  ne  portent  guère  d'autres  vêtements  que  des  culottes  qui  desrendent 
seulement  jusqu'à  la  moitié  des  cuisses.  Souvent  ils  portent  de  grands  manteaux 
de  peau,  attachés  négligemment  sur  l'épaule.  Leurs  turbans  ne  sont  pas  larges, 
mais  très  hauts  et  aplatis  par  devant.  Jamais  les  ciseaux  ne  touchent  leur 
barbe  ni  leurs  cheveux.  Leurs  armes  sont  l'arc  ou  le  mousquet.  Les  gens  distingués 
portent  des  arcs  très  élégants,  et  ne  font  point  de  visite  sans  être  armés  de  la  sorte. 
Presque  tout  le  Pendjab  appartient  à  Rendjet-Sing,  qui,  en  1805,  n'était  qu'un 
des  nombreux  chefs  du  pays.  A  l'époque  de  notre  voyage,  il  venait  d'acquérir 
la  souveraineté  de  toute  la  contrée  occupée  par  les  Sikhs,  et  il  avait  pris  le  titre 
de  roi.  » 

Aucun  incident  digne  d'attention  ne  vint  marquer  le  retour  de  l'ambassade  à 
Delhi.  Elle  rapportait,  outre  le  récit  des  événements  qui  s'étaient  passés  sous  ses 
yeux,  les  documents  les  plus  précieux  sur  la  géographie  de  l'Afghanistan  et  du 
Caboulistan,  sur  le  climat,  les  productions  animales,  végétales  et  minérales  de 
cette  immense  étendue  de  pays . 

L'origine,  l'histoire,  le  gouvernement,  la  législation,  la  condition  des  femmes, 
la  religion,  la  langue,  le  commerce,  forment  le  sujet  d'autant  de  chapitres  très 
intéressants  de  la  relation  d'Elphinstone,  que  les  journalistes  les  mieux  informés 
ont  bel  et  bien  pillée,  lorsque  a  été  décidée  la  récente  expédition  anglaise,  en 
Afghanistan. 

Enfin,  l'ouvrage  se  termine  par  une  étude  très  détaillée  sur  les  tribus  qui  for- 
ment la  population  de  l'Afghanistan  et  par  un  ensemble  de  documents  ines- 
timables, pour  l'époque,  sur  les  contrées  voisines. 

En  résumé,  la  relation  d'Elphinstone  est  curieuse,  intéressante,  précieuse  à 
plus  d'un  titre,  et  peut  être  encore  aujourd'hui  consultée  avec  fruit. 

Le  zèle  de  la  Compagnie  était  infatigable.  Une  mission  n'était  pas  plus  tôt  de 
retour  qu'une  autre  partait  dans  une  autre  direction,  avec  des  instructions  diffé- 
rentes. Il  s'agissait  de  tâter  le  terrain  autour  de  soi,  d'être  sans  cesse  au 
courant  de  cette  politique  asiatique  toujours  si  changeante,  d'empêcher  une 
coalition  de  ces  tribus  de  nationalités  diverses  contre  les  usurpateurs  du  sol. 
En  1812.  une  autre  pensée,  —  celle-là  plus  pacifique,  —  détermina  le  voyage  de 
Moorcroft  et  du  capitaine  Hearsay  au  lac  Mansarovar,  situé  dans  la  province  de 
l'Oundès,  qui  fait  partie  du  Petit  Thibet. 

Il  était  question,  cette  fois,  de  ramener  un  troupeau  de  chèvres  du  Cachemire 
à  longues  soies,  dont  la  toison  sert  à  la  fabrication  de  ces  châles  fameux  dans 
l'univers  entier. 

Par  surcroît  on  se  proposait  de  réduire  à  néant  cette  assertion  des  Hindous 


56 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE. 


Costumes  persans.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


que  le  Gange  prend  sa  source  au  delà  de  l'Himalaya,  dans  le  lac  Mansarovar. 

Mission  difficile  et  périlleuse!  Il  fallait  d'abord  pénétrer  dans  le  Népaul, 
dont  le  gouvernement  rendait  l'accès  fort  difficile,  entrer  ensuite  dans  un  pays 
dont  sont  exclus  les  habitants  du  Népaul  et  à  plus  forte  raison  les  Anglais. 
Ce  pays,  c'était  l'Oundès. 

Les  explorateurs  se  déguisèrent  donc  en  pèlerins  hindous.  Us  avaient  une 
suite  de  vingt-cinq  personnes,  et,  chose  singulière,  un  de  ces  serviteurs  s'était 
engagé  à  marcher  continuellement  en  faisant  des  enjambées  de  quatre  pieds. 
Moyen  très  approximatif  de  mesurer  le  chemin  parcouru,  il  faut  en  convenir. 

MM.   Moorcroft  et  Hearsay  passèrent  par  Bereily  et  suivirent  la  route  de 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DECOUVERTES. 


57 


Deux  soldats  me  tenaient  par  le  bout  d'une  corde.  (Page  59.) 


Webb  jusqu'à  Djosimath,  qu'ils  quittèrent  le  26  mai  1812.  Il  leur  fallut  bientôt 
franchir  le  dernier  chaînon  de  l'Himalaya,  au  prix  de  difficultés  sans  cesse 
renaissantes,  rareté  des  villages,  et  par  cela  même  des  vivres  et  des  porteurs, 
mauvais  état  de  chemins,  situés  à  une  très  grande  hauteur  au-dessus  du  niveau 
de  la  mer. 

Ils  n'en  virent  pas  moins  Daba,  où  se  trouve  une  lamanerie  très  importante, 
Gortope,  Maïsar,  et,  à  un  quart  de  mille  de  Tirtapouri,  de  curieuses  sources 
d'eau  chaude. 

«  L'eau,  dit  la  relation  originale  reproduite  dans  les  Annales  des  Voyages, 
sort  par  deux  embouchures  de  six  pouces  de  diamètre  d'un  plateau  calcaire  de 


58  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


trois  milles  d'étendue  et  élevé  presque  partout  de  dix  à  douze  pieds  au-dessus 
de  la  plaine  qui  l'environne.  Il  a  été  formé  par  les  dépôts  terreux  laissés  par 
l'eau  en  se  refroidissant.  L'eau  s'élève  à  quatre  pouces  au-dessus  du  niveau  du 
plateau.  Elle  est  très  claire,  et  si  chaude,  que  l'on  n'y  peut  pas  tenir  la  main  plus 
de  quelques  secondes.  Tout  à  l'entour,  on  voit  un  gros  nuage  de  fumée.  L'eau, 
coulant  sur  une  surface  presque  horizontale,  creuse  des  bassins  de  formes  diffé- 
rentes, qui,  à  force  de  recevoir  des  dépôts  terreux,  se  resserrent  ;  les  fonds  se 
haussent,  et  l'eau  creuse  un  nouveau  réservoir,  qui  se  remplit  à  son  tour.  Elle 
coule  ainsi  des  uns  dans  les  autres  jusqu'à  ce  qu'elle  arrive  dans  la  plaine.  Le 
dépôt  terreux  qu'elle  laisse  est  d'abord,  proche  d'une  des  ouvertures,  aussi 
blanc  que  le  stuc  le  plus  pur;  un  peu  plus  loin,  jaune  paille,  et  plus  loin 
encore,  jaune  safran.  A  l'autre  source,  il  est  d'abord  couleur  de  rose,  puis 
devient  d'un  rouge  foncé.  Ces  différentes  teintes  se  retrouvent  dans  le  plateau 
calcaire,  qui  doit  être  l'œuvre  des  siècles.  » 

Tintapouri,  résidence  d'un  lama,  est,  depuis  une  très  haute  antiquité,  le 
rendez-vous  le  plus  fréquenté  des  fidèles,  comme  le  prouve  un  mur  de  plus  de 
quatre  cents  pieds  de  long  sur  quatre  de  large,  formé  de  pierres  sur  lesquelles 
sont  inscrites  des  prières. 

Les  voyageurs  partirent  de  ce  lieu  le  Ier  août,  afin  de  gagner  le  lac  Mansarovar, 
et  laissèrent  sur  leur  droite  le  lac  Ravahnrad,  qui  passait  pour  donner  naissance 
à  la  principale  branche  du  Setledje. 

Le  lac  Mansarovar  est  creusé  au  pied  d'immenses  prairies  en  pente  que  domi- 
nent au  sud  des  montagnes  gigantesques.  De  tous  les  lieux  que  les  Hindous 
vénèrent,  il  n'en  est  pas  de  plus  sacré.  Cela  lient  sans  doute  à  son  éloignement 
de  l'IIindoustan,  aux  fatigues  et  aux  dangers  de  la  route,  enfin  à  la  nécessité 
d'emporter  avec  soi  argent  et  provisions. 

Les  géographes  hindous  faisaient  sortir  de  cette  nappe  d'eau  le  Gange,  le 
Setledje  et  le  Kali.  Moorcroft  n'avait  aucun  doute  sur  la  fausseté  de  la  première 
de  ces  assertions.  Résolu  à  vérifier  les  deux  autres,  il  longea  les  rives  escarpées 
et  coupées  de  profondes  ravines  de  ce  lac,  il  vit  un  grand  nombre  de  cours 
d'eau  qui  s'y  jetaient;  pas  un  n'en  sortait.  Il  est  possible  qu'avant  le  tremble- 
ment de  terre  qui  ruina  Srinagar,  le  Mansarovar  ait  eu  un  émissaire,  mais 
Moorcroft  n'en  trouva  pas  trace.  Situé  entre  l'Himalaya  et  la  chaîne  du  Caïlas, 
de  forme  oblonguc  irrégulière,  ce  laça  cinq  lieues  de  longueur  sur  quatre  de 
largeur. 

Le  but  de  la  mission  étant  rempli,  Moorcroft  et  Hearsay  revinrent  vers  l'Inde, 
passèrent  à  Gangri  et  virent  Ravahnrad  ;  mais  Moorcroft  était  trop  faible  pour 


L'AURORE  D'UN  SIECLE   DE  DECOUVE  RTES.  59 


en  faire  le  tour;  il  regagna  Tirtapouri,  puis  Daba,  et  eut  beaucoup  à  souffrir  en 
traversant  le  Gliat,  ou  passage  qui  sépare  l'Hindoustan  du  Thibet. 

c;  Le  vent  qui  vient  des  montagnes  du  Bouthan,  couvertes  de  neige,  dit  la 
relation,  est  froid  et  perçant,  la  montée  a  été  longue  et  pénible,  la  descente 
raide  et  glissante,  et  a  exigé  bien  des  précautions.  En  général,  nous  avons 
beaucoup  souffert.  Nos  chèvres,  par  la  négligence  de  leurs  conducteurs,  s'étaient 
écartées  de  la  route  et  avaient  grimpé  sur  le  bord  d'un  précipice  élevé  de  cinq 
cents  pieds  au-dessus.  Un  montagnard  les  dérangea  de  ce  poste  dangereux;  elles 
se  mirent  à  descendre  en  courant  une  pente  très  escarpée.  Les  dernières  déran- 
gèrent des  cailloux  qui,  en  tombant  avec  violence,  menaçaient  de  frapper  celles 
qui  se  trouvaient  les  premières  ;  c'était  une  chose  curieuse  de  voir  avec  quelle 
adresse  celles-ci,  en  continuant  à  courir,  évitaient  l'atteinte  des  pierres.  » 

Bientôt  les  Goikhalis,  qui  se  sont  jusqu'alors  contenté  de  mettre  obstacle  à  la 
marche  des  voyageurs,  les  serrent  de  près  et  veulent  les  arrêter.  La  fermeté 
des  Anglais  contint  longtemps  ces  sauvages  fanatiques,  mais  enfin  leur  nombre 
leur  donna  du  courage,  et  ils  tombèrent  sur  le  camp. 

«  Vingt  hommes  se  précipitèrent  sur  moi,  dit  Moorcroft;  l'un  me  prit  par  le 
cou  et,  appuyant  son  genou  contre  mes  reins,  essayait  de  m'étrangler  enserrant 
ma  cravate  ;  un  autre  attacha  une  corde  à  l'une  de  mes  jambes  et  me  tira  en 
arrière;  j'étais  sur  le  point  de  m'évanouir.  Mon  fusil,  sur  lequel  je  m'appuyais, 
m'échappa,  je  tombai;  on  me  tira  par  les  pieds  jusqu'à  ce  que  je  fusse  garrotté. 
Quand  je  me  relevai,  rien  n'égala  l'expression  de  joie  féroce  qui  se  peignit  sui 
le  visage  de  mes  vainqueurs.  De  crainte  que  je  parvinsse  à  m'échapper,  deux 
soldats  me  tenaient  par  le  bout  d'une  corde,  et  m'en  donnaient  de  temps  en 
temps  un  bon  coup,  sans  doute  pour  me  rappeler  ma  position.  11  paraît  que 
M.  Hearsay  ne  prévoyait  guère  que  nous  serions  attaqués  si  tôt;  il  se  rinçait  la 
bouche  quand  la  bagarre  commença  et  n'entendit  pas  mes  cris  qui  l'appelaient 
à  mon  secours.  Nos  gens  ne  se  trouvaient  pas  auprès  du  peu  d'armes  que  nous 
avions;  quelques-uns  s'échappèrent,  je  ne  sais  comment;  les  autres  furent 
arrêtés,  ainsi  que  M.  Hearsay.  On  ne  le  lia  pas  comme  moi,  on  se  contenta  de 
lui  tenir  les  bras.  » 

Le  chef  de  cette  bande  apprit  aux  deux  Anglais  qu'ils  étaient  reconnus  et 
arrêtés  pour  avoir  traversé  le  pays  sous  le  déguisement  de  pèlerins  hindous.  Un 
fakir,  que  Moorcroft  avait  engagé  comme  chévrier,  parvint  cependant  à  s'échap- 
per et  à  porter  deux  lettres  aux  autorités  anglaises.  Les  démarches  furent  faites 
aussitôt,  et,  le  1er  novembre,  les  explorateurs  étaient  relâchés.  Non  seulement  on 
leur  faisait  des  excuses,  mais  on  leur  rendait  ce  qu'on  leur  avait  pris,  et  le  rajah 


60  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

du  Népaul  leur  permettait  de  quitter  son  pays.   Tout  est  bien  qui  finit  bien! 

Il  reste  à  rappeler,  pour  être  complet,  la  course  de  M.  Fraser  dans  l'Himalaya 
et  l'exploration  de  Hodgson  aux  sources  du  Gange,  en  1817. 

Le  capitaine  Webb  avait,  par  lui-même,  comme  nous  l'avons  dit,  reconnu  le 
cours  de  ce  fleuve  depuis  la  vallée  de  Dhoun  jusqu'à  Cadjani,  près  de  Reital. 
Le  capitaine  Hodgson  partit  de  cet  endroit,  le  28  mai  1817,  et  parvint,  trois 
jours  après,  à  la  source  du  Gange,  au  delà  de  Gangautri.  Il  vit  le  fleuve  sortir 
d'une  voûte  basse,  au  milieu  d'une  masse  énorme  de  neige  glacée,  qui  avait  plus 
de  trois  cents  pieds  de  hauteur  perpendiculaire.  Le  cours  d'eau  était  déjà 
respectable,  n'ayant  pas  moins  de  vingt-sept  pieds  de  largeur  moyenne  et  dix- 
huit  pouces  de  profondeur. 

Selon  toute  probabilité,  c'est  en  cet  endroit  que  le  Gange  apparaît  pour  la 
première  fois  à  la  lumière.  Quelle  est  sa  longueur  sous  la  neige  glacée?  Est-il 
le  produit  de  la  fonte  de  ces  neiges  ?  Sourd-il  de  terre  ?  Voilà  des  points 
qu'aurait  désiré  résoudre  le  capitaine  Hodgson;  mais,  ayant  voulu  remonter 
plus  haut  que  les  guides  n'y  consentaient,  l'explorateur  enfonça  dans  la  neige 
jusqu'au  cou  et  fut  forcé  de  revenir  à  grand'peine  sur  ses  pas.  L'endroit  d'où 
sort  le  Gange  est  situé  à  douze  mille  neuf  cent  quatorze  pieds  au-dessus  du 
niveau  de  la  mer,  dans  l'Himalaya  même. 

Hodgson  fît  aussi  des  recherches  sur  la  source  de  la  Jumna.  A  Djemautri,  la 
masse  de  neige  d'où  la  rivière  s'échappe  n'a  pas  moins  de  cent  quatre-vingts 
pieds  de  largeur  et  plus  de  quarante  pieds  d'épaisseur  entre  deux  murailles  de 
granit  perpendiculaires.  Cette  source  est  située  sur  le  versant  sud-est  de  l'Hi- 
malaya. 

Si  la  domination  des  Anglais  dans  l'Inde  avait  pris  une  extension  considé- 
rable, il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  extension  même  était  un  danger. 
Toutes  ces  populations  de  races  diverses,  dont  plusieurs  avaient  derrière  elles 
un  passé  glorieux,  n'avaient  été  soumises  que  grâce  au  principe  politique  si  connu, 
qui  consiste  à  diviser  pour  régner.  Mais  ne  pouvaient-elles  pas  un  jour  imposer 
silence  à  leurs  rivalités  et  à  leurs  inimitiés  pour  se  retourner  contre  l'étranger? 

Cette  perspective  envisagée  froidement  par  la  Compagnie,  toutes  ses  actions 
devaient  tendre  à  l'application  du  système  qui  avait  si  bien  réussi  jusqu'alors. 
Certains  Etats  voisins,  encore  assez  puissants  pour  porter  ombrage  à  la  puis- 
sance britannique,  pouvaient  servir  de  refuge  aux  mécontents  et  devenir  le  foyer 
d'intrigues  dangereuses.  Or,  de  tous  ces  empires  voisins,  celui  qui  devait  être  le 
plus  étroitement  surveillé  était  la  Perse,  non  pas  seulement  à  cause  du  voisi- 


L'AURORE  D'UN  SIECLE  DE  DECOUVERTES.  fil 


nage  de  la  Russie,  niais  parce  que  Napoléon  avait  eu  une  idée  de  génie  que  ses 
guerres  d'Europe  ne  lui  permirent  pas  de  mettre  à  exécution . 

Au  mois  de  février  1807,  le  général  de  Gardane,  qui  avait  gagné  ses  grades 
pendant  les  guerres  de  la  République  et  s'était  distingué  à  Austerlitz,  à  Iéna, 
à  Eylau,  fut  nommé  ministre  plénipotentiaire  en  Perse,  avec  mission  de  s'allier 
au  shah  Feth-Ali  contre  l'Angleterre  et  la  Russie.  Le  choix  était  heureux, 
car  un  des  ancêtres  du  général  Gardane  avait  rempli  une  semblable  mission  à 
la  cour  du  Shah  .  Gardane  traversa  la  Hongrie,  gagna  Constantinople  et  l'Asie 
Mineure  ;  mais  lorsqu'il  parvint  en  Perse,  Abbas  Mirza  avait  succédé  à  son  père 
Feth-Ali. 

Le  nouveau  shah  reçut  l'ambassadeur  français  avec  distinction,  le  combla 
de  présents,  octroya  quelques  privilèges  aux  catholiques  et  aux  négociants 
français.  Ce  fut  d'ailleurs  le  seul  résultat  de  cette  mission,  qui  fut  'contrecarrée 
par  le  général  anglais  Malcolm,  dont  l'influence  était  alors  prépondérante. 
L'année  suivante,  Gardane,  découragé,  voyant  toutes  ses  tentatives  déjouées  et 
comprenant  qu'il  ne  pouvait  espérer  aucun  succès,  rentrait  en  France. 

Son  frère,  Ange  de  Gardane,  qui  lui  avait  servi  de  secrétaire,  rapportait  une 
assez  courte  relation  du  voyage. —  ouvrage  qui  contient  quelques  détails  curieux 
sur  les  antiquités  de  la  Perse,  mais  que  devaient  de  beaucoup  dépasser  les 
ouvrages  publiés  par  les  Anglais. 

Il  faut  également  rattacher  à  la  mission  de  Gardane  la  relation  d'un  consul 
français,  Adrien  Dupré.  qui  avait  été  attaché  à  cette  ambassade.  Elle  a  été 
publiée  sous  le  titre  de  Voyage  en  Perse,  fait  dans  les  années  1807  à  1809,  en  tra- 
versant l'Anatolie,  la  Mésopotamie,  depuis  Constantinople  jusqu'à  l'extrémité  du 
golfe  Persique  et  de  là  à  hnvan,  suivi  de  détails  sur  les  mœurs,  les  usages  et  le 
commerce  des  Persans,  sur  la  cour  de  Téhéran,  et  d'une  notice  des  tribus  de  la 
Perse.  L'ouvrage  tient  en  grande  partie  les  promesses  du  titre,  et  c'est  une  bonne 
contribution  à  la  géographie  et  à  l'ethnographie  de  la  Perse. 

Les  Anglais,  qui  firent  un  bien  plus  long  séjour  en  ce  pays  que  les  Français, 
étaient  par  cela  même  plus  aptes  à  réunir  des  matériaux  autrement  abondants 
et  à  faire  un  choix  judicieux  entre  les  informations  qu'ils  avaient  recueillies. 

Deux  ouvrages  surtout  firent  longtemps  autorité  :  ce  sont  d'abord  les  deux 
relations  de  James  Morier;  les  loisirs  que  lui  laissait  sa  position  de  secrétaire 
d'ambassade,  il  les  mit  à  profit  pour  s'initier  à  tous  les  détails  des  mœurs  des 
Persans,  et,  de  retour  en  Angleterre,  il  publia  plusieurs  romans  orientaux, 
auxquels  la  variété  des  tableaux,  la  fidélité  minutieuse  des  peintures,  la  nou- 
veauté du  cadre,  assurèrent  un  succès  retentissant. 


62  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

C'est,  en  second  lieu,  le  gros  mémoire  géographique  in-4°,de  John  Macdonald- 
Kinneir,  sur  l'empire  de  Perse.  Cet  ouvrage,  qui  a  fait  date  et  qui  laissait  bien 
loin  derrière  lui  tout  ce  qui  avait  été  publié  jusqu'alors,  ne  nous  fournit  pas  seu- 
lement les  informations  les  plus  précises  sur  les  bornes  du  pays,  ses  monta- 
gnes, ses  rivières  et  son  climat,  comme  son  titre  pourrait  le  faire  croire,  il  ren- 
ferme aussi  sur  le  gouvernement,  sur  la  constitution,  les  forces  militaires,  le 
commerce,  les  productions  animales,  végétales  et  minérales,  sur  la  population 
et  le  revenu,  les  documents  les  plus  exacts. 

Puis,  après  avoir  décrit  dans  un  vaste  et  lumineux  tableau  d'ensemble  les 
forces  matérielles  et  morales  de  l'empire  de  la  Perse,  Kinneir  passe  à  la  descrip- 
tion des  différentes  provinces,  sur  lesquelles  il  avait  entassé  une  masse  de  docu- 
ments des  plus  intéressants,  qui  ont  fait  de  son  ouvrage,  jusqu'à  ces  derniers 
temps,  le  travail  le  plus  complet  et  le  plus  impartial  qui  ait  été  publié. 

C'est  que,  de  1808  à  1814, Kinneir  avait  parcouru  en  bien  des  directions  diffé- 
rentes l'Asie  Mineure,  l'Arménie  et  le  Kurdistan.  Les  diverses  positions  qu'il 
avait  occupées,  les  missions  dont  il  avait  été  chargé,  l'avaient  mis  à  même  de 
bien  voir  et  de  comparer.  Qu'il  fût  capitaine  au  service  de  la  Compagnie,  agent 
politique  auprès  du  nabab  de  Carnatic,  ou  simple  voyageur,  l'esprit  critique 
de  Kinneir  était  toujours  en  éveil,  et  bien  des  événements,  des  révolutions,  dont 
les  causes  auraient  échappé  à  tant  d'autres  explorateurs,  s'expliquaient,  pour 
lui,  par  la  connaissance  qu'il  avait  acquise  des  mœurs,  des  usages  et  du  carac- 
tère des  Orientaux. 

A  la  même  époque,  un  autre  capitaine  au  service  de  la  Compagnie  des  Indes, 
William  Price,  qui  avait  été  attaché  en  1810  comme  interprète  et  secrétaire 
adjoint  auprès  de  l'ambassade  de  sir  Gore  Ouseley,  en  Perse,  avait  dirigé  ses 
études  sur  le  déchiffrement  des  caractères  cunéiformes.  Bien  d'autres  s'y  étaient 
déjà  essayés,  qui  étaient  arrivés  aux  résultats  les  plus  bizarres  et  les  plus  fan- 
tastiques. Comme  toutes  celles  de  ses  contemporains,  les  vues  de  Price  furent 
hasardées  et  ses  explications  fort  peu  satisfaisantes;  niais  il  eut  le  talent  d'inté- 
resser un  certain  public  à  la  recherche  de  ce  difficile  problème,  en  même  temps 
qu'il  continuait  la  tradition  de  Niehuhr  et  des  autres  orientalistes. 

On  lui  doit  le  récit  du  voyage  de  l'ambassade  anglaise  à  la  cour  de  Perse,  à 
la  suite  duquel  il  a  publié  deux  mémoires  sur  les  antiquités  de  Persépolis  et  de 
Babylone. 

A  son  tour,  le  frère  de  sir  Gore  Ouseley,  William  Ouseley,  qui  l'avait 
accompagné  en  qualité  de  secrétaire,  avait  profité  de  son  séjour  à  la  cour  de 
Téhéran  pour  étudier  la  Perse.  Seulement,  ses  travaux  ne  portèrent  ni  sur  la 


L'AURORE   D'UN   SIECLE   DE   DECOUVERTES.  63 


géographie  ni  sur  l'économie  politique  ;  il  les  restreignit  aux  inscriptions,  aux 
médailles,  aux  manuscrits,  à  la  littérature,  en  un  mot  à  tout  ce  qui  touchait  à 
l'histoire  intellectuelle  ou  matérielle  du  pays.  C'est  ainsi  qu'on  lui  doit  une 
édition  de  Firdousi  et  tant  d'autres  ouvrages,  qui  sont  heureusement  venus, 
à  côté  de  ceux  que  nous  venons  de  citer,  pour  compléter  les  connaissances 
déjà  recueillies  sur  le  pays  des  shahs. 

Mais  il  est  une  autre  contrée,  demi-asiatique,  demi-européenne,  que  l'on  com- 
mençait aussi  de  mieux  connaître.  Nous  voulons  parler  delà  région  cauca- 
sique. 

Déjà,  dans  la  dernière  moitié  du  xvmc  siècle,  un  médecin  russe,  Jean-Antoine 
Guldenstœdt,  avait  visité  Astrakan,  Kislar  sur  le  Térek  à  l'extrême  frontière  des 
possessions  russes;  il  était  entré  en  Géorgie,  où  le  czar  Héraclius l'avait  accueilli 
avec  distinction;  il  avait  vu  Tiflis  et  le  pays  des  Truchmènes,  et  était  parvenu 
en  Iméritie.  L'année  suivante,  1773,  il  avait  visité  la  grande  Kabardie,  la  Ku- 
manie  orientale,  exploré  les  ruines  de  Madjary,  gagné  Tscherkask,  Azow,  re- 
connu les  bouches  du  Don,  et  il  se  promettait  de  terminer  cette  vaste  explo- 
ration par  l'étude  de  la  Crimée  lorsqu'il  fut  rappelé  à  Saint-Pétersbourg. 

Les  voyages  de  Guldenstsedt  n'ont  pas  été  traduits  en  français;  publiés 
incomplètement  par  leur  auteur,  que  la  mort  vint  surprendre  au  milieu  de  leur 
rédaction,  ils  eurent  pour  éditeur,  à  Saint-Pétersbourg,  un  jeune  Prussien,  Henri- 
Jules  de  Klaproth,  qui  devait  explorer  les  mêmes  contrées. 

Né  à  Berlin  le  11  octobre  1783,  Klaproth  montra  dès  l'âge  le  plus  tendre  des 
dispositions  étonnantes  pour  l'étude  des  langues  orientales.  A  quinze  ans, 
il  apprenait  tout  seul  le  chinois,  et  à  peine  avait-il  terminé  ses  études  aux 
universités  de  Halle  et  de  Dresde,  qu'il  commençait  la  publication  de  son  jour- 
nal, le  Magasin  asiatique.  Attiré  en  Russie  par  le  comte  Potocki,  il  fut  aussitôt 
nommé  membre-adjoint  pour  les  langues  orientales  à  l'Académie  de  Saint- 
Pétersbourg. 

Klaproth  n'appartenait  pas  à  cette  race  estimable  de  savants  en  chambre,  qui 
se  contentent  de  veiller  sur  des  livres.  Il  comprenait  la  science  d'une  manière 
plus  large.  Pour  lui,  il  n'y  avait  pas  de  manière  plus  certaine  d'arriver  à  une 
connaissance  parfaite  des  langues  de  l'Asie  et  des  mœurs  et  des  habitudes  de 
l'Orient  que  d'aller  les  étudier  sur  place. 

Klaproth  demanda  donc  l'autorisation  d'accompagner  l'ambassadeur  Golow- 
kin,  qui  se  rendait  en  Chine  par  l'Asie.  Dès  qu'il  eut  obtenu  la  permission  né- 
cessaire, le  savant  voyageur  partit  seul  pour  la  Sibérie,  s'arrêtant  tour  à  tour 
chez  les  Samoyèdes,  les  Tongouses,  les  Bashkirs,  les  Jakoutes,les  Kirghises,  et 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Quinze  Ossètes  m'accompagnèrent.  {  Page  G7.  | 


bien  d'autres  peuplades  finnoises  ou  tar tares,  qui  errent  dans  ces  déserts  im- 
menses. Puis,  il  arriva  à  Jakoutsk,  où  il  fut  bientôt  rejoint  par  l'ambassadeur 
Golowkin.  Après  une  balte  à  Kiatka,  celui-ci  franchit  la  frontière  chinoise,  le 
1er  janvier  1806. 

Mais  le  vice-roi  de  Mongolie  voulut  soumettre  l'ambassadeur  à  des  cérémo- 
nies que  celui-ci  considérait  comme  humiliantes.  Or,  ni  l'un  ni  l'autre  ne  vou- 
lant rien  diminuer  de  leurs  prétentions,  l'ambassade  dut  reprendre  le  chemin 
de  Saint-Pétersbourg.  Klaproth,  peu  désireux  de  suivre  la  route  qu'il  avait 
déjà  parcourue  et  préférant  visiter  des  peuplades  nouvelles  pour  lui,  traversa  le 
sud  de  la  Sibérie  et  recueillit  pendant  ce  long  voyage  de  vingt  mois  une  collée- 


L'AURORE   D'UN  SIECLE  DE   DÉCOUVERTES. 


65 


11  vit  le  Missouri  se  précipiter  en  une  seule  nappe.  (Page  72.) 


tion  importante  de  livres  chinois,   mandchous,  thibétains  et  mongols,  qu'il 
utilisa  dans  son  grand  travail  qui  porte  le  nom  d'Asia  polyglotta. 

Nommé,  à  sa  rentrée  à  Saint-Pétersbourg,  académicien  extraordinaire,  il  fut. 
peu  après,  chargé,  sur  la  proposition  du  comte  Potocki,  d'une  mission  historique, 
archéologique  et  géographique  dans  le  Caucase.  Klaproth  passa  une  année 
entière  en  courses,  souvent  périlleuses,  au  milieu  dépopulations  pillardes,  dans 
des  contrées  difficiles,  et  il  visita  les  pays  qu'avait  parcourus  Guldenstœdt  à  la 
fin  du  siècle  précédent. 

«  Tiflis,  dit  Klaproth,—  et  sa  description  est  curieuse  lorsqu'on  la  rapproche 
de  celles  des  auteurs  contemporains,  —Tiflis,  ainsi  nommée  à  cause  de  ses  eaux 

9 


G6  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

thermales,  se  divise  en  trois  parties  :  Tiflis  proprement  dite  ou  l'ancienne  ville, 
Kala  ou  la  forteresse,  et  le  faubourg  d'Isni.  Baignée  parle  Kour,  cette  ville  n'of- 
frait, dans  la  moitié  de  son  enceinte,  que  des  décombres.  Ses  rues  étaient  si 
étroites,  qu'un  «  arba  »,  un  de  ces  carrosses  haut  perchés  qui  figurent  si  souvent 
dans  les  vues  de  l'Orient,  n'y  pouvait  aisément  passer,  et  c'étaient  les  plus 
larges;  quant  aux  autres,  un  cavalier  n'y  trouvait  qu'un  passage  à  peine  suffi- 
sant. Les  maisons,  mal  bâties  en  cailloux  et  en  briques  liées  par  de  la  boue, 
ne  duraient  qu'une  quinzaine  d'années.  Tiflis  avait  deux  marchés,  mais  tout  y 
était  extrêmement  cher,  et  les  châles  ainsi  que  les  étotfes  de  soie,  qui  sont  le 
produit  de  manufactures  asiatiques  voisines,  y  atteignaient  des  prix  plus  élevés 
qu'à  Saint-Pétersbourg. 

Parler  de  Tiflis  sans  dire  quelques  mots  de  ses  eaux  chaudes  est  impossible. 
Nous  citerons  donc  ce  passage  de  Klaproth  : 

«  Les  fameux  bains  chauds  étaient  autrefois  magnifiques,  mais  ils  tombent 
en  ruines  ;  cependant,  on  en  voit  plusieurs  dont  les  parois  et  les  planchers  sont 
revêtus  de  marbre.  L'eau  contient  peu  de  soufre.  L'usage  en  est  très  salutaire  ; 
les  indigènes  et  surtout  les  femmes  en  font  usage  jusqu'à  l'excès  ;  ces  dernières 
y  restent  des  journées  entières  et  y  apportent  leurs  repas.  » 

La  base  de  l'alimentation,  dans  les  districts  montagneux  du  moins,  est  le 
«  phouri  »,  sorte  de  pain  très  dur  et  d'un  goût  désagréable,  dont  la  préparation 
singulière  répugne  à  nos  idées  sybarites. 

«  Quand  la  pâte  est  suffisamment  pétrie,  dit  la  relation,  on  fait,  avec  du  bois 
bien  sec,  un  feu  clair  et  vif  dans  des  vases  de  terre  hauts  de  quatre  pieds,  larges 
de  deux  et  enfoncés  dans  le  sol.  Dès  que  le  feu  est  bien  ardent,  les  Géorgiennes 
y  secouent  leurs  chemises  et  leurs  culottes  de  soie  rouge  pour  faire  tomber  dans 
les  flammes  la  vermine  qui  infecte  ces  vêtements.  Ce  n'est  qu'après  cette  céré- 
monie que  l'on  jette  dans  les  pots  la  pâte  partagée  en  morceaux  de  la  grosseur 
de  deux  poings  ;  on  bouche  aussitôt  l'ouverture  avec  un  couvercle  et  on  le 
recouvre  avec  des  chiffons,  afin  qu'il  ne  se  perde  rien  de  la  chaleur  et  que  le 
pain  se  cuise  bien.  Ce  phouri  est  néanmoins  toujours  mal  cuit  et  de  très  diffi- 
cile digestion.  » 

Après  avoir  décrit  ce  qui  forme  la  base  de  tout  festin  chez  le  pauvre  monta- 
gnard, assistons  maintenant  avec  Klaproth  à  un  repas  de  prince. 

«  On  étendit  devant  nous,  dit-il,  une  longue  nappe  rayée,  large  d'une  aune  et 
demie  et  très  sale  ;  on  y  posa,  pour  chaque  convive,  un  pain  de  froment  ovale, 
long  de  trois  empans,  large  de  deux  et  à  peine  de  l'épaisseur  du  doigt.  On 
apporta  ensuite  un  grand  nombre  de  petites  jattes  de  laiton  remplies  de  chair  de 


L'AURORE   D'UN   SIÈCLE  DE   DÉCOUVERTES.  67 


mouton  et  de  riz  au  bouillon,  des  poules  rôties  et  du  fromage  coupé  en  tran- 
ches. On  servit  au  prince  et  aux  Géorgiens  du  saumon  fumé  avec  des  herbages 
verts  et  crus,  parce  que  c'était  jour  de  jeûne.  On  ne  sait  en  Géorgie  ce  que  c'est 
que  des  cuillères,  des  fourchettes,  des  couteaux;  on  boit  la  soupe  à  môme  la 
jatte;  on  prend  la  viande  avec  les  mains  et  on  la  déchire  avec  les  doigts  en 
morceaux  de  la  grosseur  d'une  bouchée.  Quand  on  a  beaucoup  d'amitié  pour 
quelqu'un,  on  lui  jette  un  bon  morceau.  On  pose  les  mets  sur  la  nappe.  Ce 
repas  fini,  on  servit  des  raisins  et  des  fruits  secs.  Pendant  que  l'on  mangeait, 
on  versa  abondamment,  à  la  ronde,  de  bon  vin  rouge  du  pays  qui  se  nomme 
«  traktir  »  en  tartare  et  «  ghvvino  »  en  géorgien;  on  le  but  dans  une  jatte  d'ar- 
.gent  très  plate,  assez  semblable  à  une  soucoupe.  » 

Si  ce  tableau  des  mœurs  est  piquant,  la  manière  dont  Klaproth  raconte  les 
différents  incidents  de  son  voyage  n'est  pas  non  plus  sans  intérêt.  Ecoutez 
plutôt  ce  récit  de  l'excursion  du  voyageur  aux  sources  du  Térek,  sources  dont 
Guldenstsedt  avait  assez  exactement  indiqué  l'emplacement,  mais  qu'il  n'avait 
pas  vues  : 

«  Je  partis  du  village  d'Outsfars-Kan,  le  17  mars,  par  une  matinée  belle  mais 
froide.  Quinze  Ossètes  m'accompagnaient.  Après  une  demi-heure  de  marche, 
nous  avons  commencé  à  gravir,  par  une  route  escarpée  et  difficile,  jusqu'au 
point  où  l'Outsfar-Don  se  jette  dans  le  Térek.  Nous  avons  eu  ensuite  pendant 
une  lieue  un  chemin  encore  plus  mauvais  le  long  de  la  rive  droite  de  cette 
rivière,  qui  a  ici  à  peine  dix  pas  de  large;  elle  était  cependant  gonflée  par  la 
fonte  des  neiges.  Ce  côté  de  ses  bords  est  inhabité.  Nous  avons  continué  à 
monter,  et  nous  avons  atteint  le  pied  du  Khoki,  nommé  aussi  Istir-Khoki.  Nous 
sommes  enfin  arrivés  à  un  lieu  où  de  grosses  pierres  amoncelées  dans  la  rivière 
en  facilitaient  le  passage  pour  entrer  dans  le  village  de  Tsiwratté-Kan,  où  nous 
avons  déjeuné;  c'est  là  que  se  réunissent  les  petits  courants  d'eau  qui  forment 
le  Térek.  Satisfait  d'être  parvenu  au  but  de  mon  voyage,  je  versai  un  verre  de 
vin  de  Hongrie  dans  le  fleuve  et  je  fis  une  seconde  libation  au  génie  de  la  mon- 
tagne dont  le  Térek  tire  sa  source.  Les  Ossètes,  qui  crurent  que  je  m'acquittais 
d'un  devoir  religieux,  me  contemplèrent  avec  recueillement.  Je  fis  tracer  en 
couleur  rouge,  sur  un  énorme  rocher  schisteux  dont  les  pans  étaient  lisses,  la 
date  de  mon  voyage,  ainsi  que  mon  nom  et  celui  de  mes  compagnons,  ensuite 
je  montai  encore  un  peu,  jusqu'au  village  de  Ressi.  » 

A  la  suite  de  ce  récit  de  voyage,  dont  nous  pourrions  multiplier  les  extraits, 
Klaproth  résume  les  informations  qu'il  a  recueillies  sur  les  populations  du 
Caucase  et  insiste  tout  particulièrement  sur  les  ressemblances  m  irquées  que 


C8  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


présentent  les  différents  dialectes  géorgiens  avec  les  langues  finnoises  et 
wogoules.  C'était  là  un  rapprochement  nouveau  et  fécond. 

Parlant  des  Lesghiens,  qui  occupent  le  Caucase  oriental  et  dont  le  territoire 
porte  le  nom  de  Daghestan  ou  Lezghistan,  Klaproth  dit  qu'on  ne  doit  se  servir 
du  mot  Lcsghien  «  que  comme  on  employait  autrefois  celui  de  Scythe  ou  de 
Tartare  pour  désigner  les  Asiatiques  du  nord;  »  puis,  il  ajoute  un  peu  plus 
tard  qu'ils  sont  loin  déformer  une  même  nation,  comme  l'indique  le  nombre 
des  dialectes  parlés,  «  qui,  cependant,  paraissent  dériver  d'une  source  commune, 
quoique  le  temps  les  ait  considérablement  altérés.  »  11  y  a  là  une  contradiction 
singulière  :  ouïes  Lesghiens,  parlant  la  même  langue,  forment  une  même  nation, 
ou  bien,  ne  formant  pas  une  même  nation,  ils  ne  doivent  pas  parler  des  dialectes 
dont  l'origine  est  la  même. 

Suivant  Klaproth,  les  mots  lesghiens  montrent  beaucoup  de  rapports  avec 
d'autres  langues  du  Caucase  et  avec  celles  de  l'Asie  septentrionale,  principale- 
ment avec  les  dialectes  samoyèdes  et  finnois  de  la  Sibérie. 

A  l'ouest  et  au  nord-ouest  des  Lesghiens,  on  trouve  les  Metzdjeghis  ou 
Tchetchentses,  qui  sont  vraisemblablement  les  plus  anciens  habitants  du 
Caucase.  Tel  n'était  pas,  cependant,  l'avis  de  Pallas,qui  voyait  en  eux  une  tribu 
séparée  des  Alains.  La  langue  des  Tchetchentses  ofl're  beaucoup  de  ressemblance 
et  d'analogie  avec  le  samoyède,  le  wogoule  et  d'autres  langues  sibériennes,  et 
même  avec  les  dialectes  slaves. 

Les  Tcherkesses  ou  Circassiens  sont  les  Sykhes  des  Grecs.  Ils  habitaient  jadis 
le  Caucase  oriental  et  la  presqu'île  de  Crimée,  mais  ils  ont  souvent  changé  de 
demeure.  Leur  langue  diffère  beaucoup  des  autres  idiomes  caucasiens,  bien  que 
les  Tcherkesses  «  appartiennent,  ainsi  que  les  YVogouls  et  les  Ostiakes  —  on 
vient  de  voir  que  le  lesghien  et  la  langue  des  Tchetchentses  ressemblent 
à  ces  idiomes  sibériens,  —  à  une  même  souche,  qui,  à  une  époque  très 
reculée,  s'est  divisée  en  plusieurs  branches,  dont  une  était  formée  vraisembla- 
blement par  les  Huns.»  La  langue  des  Tcherkesses  est  l'une  des  plus  difficiles  à 
prononcer;  certaines  consonnes  doivent  être  articulées  d'un  coup  de  gosier  si 
fort,  qu'aucun  Européen  n'en  peut  rendre  les  sons. 

On  trouve  encore,  dans  le  Caucase,  les  Abazes,  qui  n'ont  jamais  abandonné 
les  bords  de  la  mer  Noire,  où  ils  sont  établis  de  toute  antiquité,  et  les  Ossètes 
ou  As,  qui  appartiennent  à  la  souche  des  nations  indo-germaniques.  Ils  appellent 
leur  pays  Ironistan  et  se  donnent  le  nom  d'Iron.  Klaproth  voit  en  eux  des 
Mèdes  Sarmates.  non  seulement  à  cause  de  ce  nom,  qu'il  rapproche  d'Iran, 
mais  par  la  nature  même  de  la  langue,  «  qui  prouve  encore  mieux  que  les 


L'AURORE  IVUN   SIECLE  DE  DECOUVERTES.  69 


documents  historiques,,  et  même  d'une  manière  incontestable;  qu'ils  appartien- 
nent à  la  même  souche  que  les  Mèdes  et  les  Perses.  »  Vue  qui  nous  paraît  tout 
à  fait  hypothétique,  car  on  connaissait  trop  peu,  à  l'époque  de  Klaproth,  la 
langue  des  Mèdes — le  déchiffrement  des  inscriptions  cunéiformes  n'avait  pas 
encore  été  accompli  —  pour  qu'on  pût  juger  de  sa  ressemblance  avec  l'idiome 
que  parlent  les  Ossètes. 

u  Cependant,  continue  Klaproth,  après  avoir  retrouvé  dans  ce  peuple  les 
Sarmates  Mèdes  des  anciens,  il  est  encore  plus  surprenant  d'y  reconnaître  aussi 
les  Alains  qui  occupaient  la  contrée  au  nord  du  Caucase.  » 

Et  plus  loin: 

■  «  Il  résulte  évidemment  de  tout  ce  qui  précède,  que  les  Ossètes,  qui  se 
nomment  eux-mêmes  Iron,  sont  les  Mèdes,  qui  se  donnaient  à  eux-mêmes  le 
nom  d'Iran  et  qu'Hérodote  désigne  par  celui  d'Arioi.  Ils  sont  encore  les  Mèdes 
Sarmates  des  anciens  et  appartiennent  à  la  colonie  médique  établie  dans  le 
Caucase  par  les  Scythes.  Ils  sont  les  As  ou  Alains  du  moyen  âge;  ils  sont  enfin 
les  lasses  des  chroniques  russes,  d'après  lesquelles  une  partie  des  monts  Cau- 
case fut  nommée  les  monts  Iassiques.  » 

Ce  n'est  pas  icilelieu  de  discuter  ces  identifications,  qui  prêtent  à  la  critique. 
Contentons  nous  d'ajouter  cette  réflexion  de  Klaproth  sur  la  langue  Ossète, 
que  sa  prononciation  ressemble  beaucoup  à  celle  des  dialectes  bas-allemands 
et  slaves. 

Quant  aux  Géorgiens,  ils  diffèrent  essentiellement  des  nations  voisines, 
aussi  bien  par  la  langue  que  par  les  qualités  physiques  et  morales.  Us  se  parta- 
gent en  quatre  tribus  principales,  les  Karthouli,  les  Mingréliens,  les  Souanes, 
habitants  des  Alpes  méridionales  du  Caucase,  et  les  Lazes,  tribu  sauvage  et 
adonnée  au  brigandage. 

Comme  on  le  voit,  les  informations  recueillies  par  Klaproth  sont  fort  cu- 
rieuses et  jettent  un  jour  inattendu  sur  les  migrations  des  anciens  peuples. 
La  pénétration  et  la  sagacité  du  voyageur  étaient  extraordinaires,  sa  mémoire 
prodigieuse.  Aussi  le  savant  Berlinois  rendit-il  de  signalés  services  à  la  lin- 
guistique. Il  est  fâcheux  que  les  qualités  de  l'homme,  sa  délicatesse,  la  dou- 
ceur de  son  caractère,  n'aient  pas  été  à  la  hauteur  de  la  science  et  de  la 
perspicacité  du  professeur. 

Il  faut  maintenant  quitter  l'ancien  monde  pour  le  nouveau  et  raconter  les 
explorations  de  la  jeune  république  des  États-Unis. 

Dès  que  le  gouvernement  fédéral  fut  sorti  des  embarras  de  la  guerre,  dès  que 


70  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

son  existence  fut  reconnue  et  qu'il  fut  véritablement  constitué,  l'attention  pu- 
blique se  porta  vers  ces  pays  des  fourrures  qui  avaient  tour  à  tour  attiré  les 
Anglais,  les  Espagnols  et  les  Français.  La  baie  de  Nootka  et  les  côtes  voisines, 
que  le  grand  Cook  et  les  habiles  Quadra,  Vancouver  et  Marchand  avaient  recon- 
nues, étaient  américaines.  Déjà  même  la  doctrine  Monroë,  qui  devait  plus  tard 
faire  tant  de  bruit,  était  en  germe  dans  l'esprit  des  hommes  d'État  de  cette 
époque. 

Sur  une  proposition  faite  au  Congrès,  le  capitaine  Meryweather  Lewis  et  le 
lieutenant  William  Clarke  furent  chargés  de  reconnaître  le  Missouri  depuis  son 
embouchure  dans  le  Mississipi  jusqu'à  sa  source,  de  traverser  les  montagnes 
Rocheuses  parle  passage  le  plus  court  et  le  plus  facile,  qui  mettrait  en  commu- 
nication le  golfe  du  Mexique  et  l'océan  Pacifique.  Ces  officiers  devaient  en  outre 
entrer  en  relations  commerciales  avec  les  Indiens  qu'ils  pourraient  rencontrer. 

L'expédition  se  composait  de  troupes  réglées  et  de  volontaires,  dont  le  nombre, 
y  Gompris  les  chefs,  formait  un  total  de  quarante-trois  hommes.  Un  bateau  et 
deux  pirogues  complétaient  leur  armement. 

Ce  fut  le  14  mai  1804  que  les  Américains  quittèrent  la  Wood-river,  qui  se 
jette  dans  le  Mississipi,  pour  entrer  dans  le  Missouri.  D'après  les  réflexions  in- 
sérées dans  le  journal  publié  par  Gass,  les  membres  de  cette  mission  s'atten- 
daient à  rencontrer  les  plus  grands  périls  naturels,  et  à  lutter  contre  des  sau- 
vages d'une  stature  gigantesque,  dont  l'acharnement  contre  la  race  blanche 
était  invincible. 

Pendant  les  premiers  jours  de  cet  immense  voyage  en  canot,  qui  n'avait  jus- 
qu'alors de  comparable  que  ceux  d'Orellana  et  de  La  Condamine  sur  l'Amazone, 
les  Américains  eurent  la  bonne  fortune  de  rencontrer,  avec  quelques  Sioux.  un 
vieux  Français,  un  de  ces  coureurs  des  bois  canadiens,  qui,  parlant  la  langue  de 
la  plupart  des  nations  voisines  du  Missouri,  consentit  à  les  accompagner 
comme  interprète. 

Successivement,  ils  passèrent  les  confluents  de  l'Osage,  du  Kansas,  de  la 
Plate  ou  Shallow-river  et  de  la  rivière  Blanche.  Ils  avaient  rencontré  de  nom- 
breux partis  d'Indiens,  Osages,  Sioux  ou  Mahas,  qui  tous  leur  semblèrent  dans  un 
état  de  décadence  complet.  De  ces  derniers,  même,  une  tribu  avait  tellement 
souffert  de  la  petite  vérole,  que  les  survivants,  pris  d'une  sorte  de  rage  et 
comme  frappés  de  folie,  avaient  tué  leurs  femmes,  leurs  enfants  épargnés  par 
la  maladie,  et  s'étaient  enfuis  de  ce  territoire  empesté. 

Ce  furent,  un  peu  plus  loin,  lesRicaris  ou  Rces,  considérés  d'abord  comme  les 
plus  probes,  les  plus  affables  et  les  plus  industrieux  qu'on  eût  rencontrés.] 


L'AURORE  D'UN   SIECLE  DE  DECOUVERTES.  71 


Quelques  vols  vinrent  bientôt  affaiblir  l'idée  favorable  qu'on  s'était  faite  de  leur 

caractère.  Chose  singulière,  cette  population  n'était  pas  exclusivement  adonnée 
à  la  chasse  ;  elle  cultivait  du  blé,  des  pois  et  du  tabac. 

Il  n'en  était  pas  de  même  des  Mandans,  plus  fortement  constitués  que  leurs 
congénères.  On  trouve  chez  eux  une  coutume  singulière  de  la  Polynésie,  celle 
de  ne  pas  enterrer  les  morts,  mais  de  les  exposer  sur  un  échafaud. 

La  relation  de  Clarke  nous  fournit  quelques  détails  sur  cette  tribu  curieuse. 
Les  Mandans  n'ont  vu  dans  l'Etre  divin  que  le  pouvoir  de  guérir.  Ils  reconnais- 
saient, en  conséquence,  deux  divinités,  qu'ils  appellent  le  Grand  Médecin  et  le 
Génie.  Faut-il  croire  que  pour  eux  la  vie  est  d'une  telle  importance,  qu'ils 
adorent  tout  ce  qui  peut  la  prolonger? 

Leur  origine  ne  serait  pas  moins  singulière.  Ils  habitaient  originairement  un 
grand  village  souterrain,  creusé  sous  le  sol,  au  bord  d'un  lac.  Mais,  une  vigne 
ayant  poussé  ses  racines  assez  profondément  pour  arriver  jusqu'à  eux,  quel- 
ques-uns des  Mandans,  en  se  servant  de  cette  échelle  improvisée,  parvinrent 
jusqu'à  la  surface  du  sol.  Sur  la  description  enthousiaste  qu'ils  rapportèrent  de 
l'abondance  des  territoires  de  chasse,  de  la  quantité  du  gibier  et  des  fruits,  la 
nation,  séduite,  résolut  aussitôt  de  gagner  un  territoire  si  favorisé.  Déjà  la 
moitié  de  la  tribu  était  arrivée  à  la  surface  du  sol,  lorsque  la  vigne,  pliant  sous 
le  poids  d'une  grosse  femme,  céda  et  rendit  impossible  l'ascension  du  reste 
des  Mandans.  Après  la  vie,  ils  s'attendent  à  retourner  dans  leur  ancienne  patrie 
souterraine;  mais  ne  pourront  y  pénétrer  que  ceux  dont  la  conscience  sera 
nette;  les  autres  seront  précipités  dans  un  lac  immense. 

C'est  chez  cette  peuplade  que,  le  1er  novembre,  les  explorateurs  prirent  leurs 
quartiers  d'hiver.  Ils  se  construisirent  des  cabanes  aussi  confortables  que  le 
permettaient  les  moyens  dont  ils  disposaient,  et  se  livrèrent  presque  tout  l'hi- 
ver, malgré  une  température  assez  rigoureuse,  au  plaisir  de  la  chasse,  qui  n'avait 
pas  tardé  à  devenir  pour  eux  une  nécessité. 

Dès  que  le  Missouri  fut  dégelé,  les  explorateurs  songèrent  à  continuer  leur 
voyage.  Mais,  comme  ils  expédiaient  à  Saint-Louis  le  bateau  avec  une  quantité 
de  peaux  et  de  fourrures  qu'ils  avaient  pu  réunir,  ils  ne  se  trouvèrent  plus  que 
trente  hommes  déterminés,  prêts  à  tout  supporter  pour  atteindre  le  but. 

Les  voyageurs  ne  tardèrent  pas  à  dépasser  l'embouchure  de  la  Yellow-stone 
(rivière  de  la  pierre  jaune),  presque  aussi  forte  que  le  Missouri,  et  les  terrains 
giboyeux  qui  la  bordent. 

Cruel  fut  leur  embarras,  lorsqu'ils  arrivèrent  à  une  fourche.  Laquelle  des  deux 
rivières,  à  peu  près  égales  en  volume,  était  le  Missouri?  Le  capitaine  Lewis,  à  la 


7-2 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Carte  du  Missouri. 


tète  d'une  troupe  d'éclaireurs,  remonta  la  branche  méridionale  et  ne  tarda  pas 
à  apercevoir  les  montagnes  Rocheuses,  complètement  couvertes  de  neige.  Guidé 
par  un  bruit  épouvantable,  il  vit  bientôt  le  Missouri  se  précipiter  en  une  seule 
nappe  sur  le  talus  d'un  rocher,  puis  former,  pendant  plusieurs  milles,  une  suite 
ininterrompue  de  rapides. 

Le  détachement  suivit  donc  cette  branche,  profondément  enfoncée  au  mi- 
lieu des  montagnes,  et  qui,  sur  un  parcours  de  trois  ou  quatre  milles,  se  pré- 
cipite entre  deux  murailles  perpendiculaires  de  rochers.  Le  courant  se  divisait 
enfin  en  trois  branches,  qui  reçurent  les  noms  de  Jeffèrson,  Madison  et  Gallatin, 
célèbres  hommes  d'État  américains. 


L'A U 110 HE  D'UN  SIECLE   DE   DECOUVERTES. 


73 


Guerrier  jayanais.   (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


Bientôt  les  dernières  rampes  furent  franchies,  et  l'expédition  descendit  le  ver- 
sant qui  regarde  l'océan  Pacifique.  Les  Américains  avaient  amené  avec  eux  une 
femme  Sohsonée.  enlevée  dès  sa  jeunesse  par  des  Indiens  de  l'Est;  non  seulement 
elle  leur  servit  très  fidèlement  d'interprète,  mais,  dans  le  chef  d'une  tribu  qui 
manifestait  des  intentions  hostiles,  elle  reconnut  son  frère,  et  dès  ce  jour  les 
étrangers  furent  traités  avec  une  extrême  bienveillance.  Par  malheur,  le  pays 
était  pauyre,  les  habitants  ne  se  nourrissaient  que  de  baies  sauvages,  de  l'écorce 
des  arbres  et  d'animaux  quand  ils  pouvaient  s'en  procurer,  ce  qui  était  rare. 

Les  Américains,  peu  habitués  à  cette  nourriture  frugale,  durent,  pour  se  sou- 
tenir, manger  leurs  chevaux,  pourtant  bien  amaigris,  et  acheter  aux  naturels 

10 


74  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

tous  les  chiens  que  ceux-ci  consentirent  à  leur  vendre.  Ils  en  reçurent  même  le 
surnom  de  «  Mangeurs  de  chiens.  » 

Avec  la  température,  la  nature  des  habitants  s'adoucissait,  les  vivres  deve- 
naient plus  abondants,  et,  lorsque  Ton  descendit  l'Orégon.  qui  porte  aussi  le 
nom  de  Colombia,  la  pêche  des  saumons  vint  apporter  à  propos  un  supplément 
de  vivres.  Lorsque  la  Colombia,  au  cours  dangereux,  s'approche  delà  mer,  elle 
forme  un  estuaire  très  vaste,  dans  lequel  les  lames,  venues  du  large,  luttent 
contre  le  courant  de  la  rivière.  Les  Américains,  avec  leur  frêle  canot,  y  cou- 
rurent plus  d'une  fois  le  risque  d'être  engloutis,  avant  d'avoir  atteint  le  littoral 
de  l'Océan. 

Heureux  d'avoir  rempli  le  but  de  leur  mission,  ils  hivernèrent  en  cet  endroit, 
et,  lorsque  les  beaux  jours  furent  revenus,  ils  reprirent  le  chemin  de  Saint- 
Louis,  où  ils  arrivèrent  au  mois  de  mai  1806,  après  une  absence  de  deux  ans 
quatre  mois  et  dix  jours.  Ils  avaient  calculé  qu'ils  n'avaient  pas  fait  moins  de 
1,378  lieues  depuis  Saint-Louis  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Orégon. 

L'élan  était  donné.  Bientôt  les  expéditions  de  reconnaissance  vont  se  suc- 
céder dans  l'intérieur  du  nouveau  continent  et  prendre,  un  peu  plus  tard,  un 
caractère  scientifique  tout  particulier,  qui  les  classe  à  part  dans  l'histoire  des 
découvertes. 

Quelques  années  après,  un  des  plus  grands  colonisateurs  dont  l'Angleterre 
puisse  s'honorer,  sir  Stamford  Kaffles,  l'organisateur  de  l'expédition  qui  s'em- 
para des  colonies  hollandaises,  avait  été  nommé  lieutenant  gouverneur  de  Java, 
pendant  une  administration  de  cinq  années,  Raffles  accomplit  des  réformes 
considérables  et  abolit  l'esclavage.  Mais  ces  travaux,  si  absorbants  qu'ils  fus- 
sent, ne  l'empêchèrent  pas  de  réunir  les  matériaux  nécessaires  pour  la  rédac- 
tion de  deux  énormes  in-i,  qui  sont  des  plus  intéressants  et  des  plus  curieux. 
Ils  contiennent,  outre  l'histoire  de  Java,  une  foule  de  détails  sur  les  populations 
de  l'intérieur,  jusqu'alors  peu  connues ,  les  renseignements  les  plus  circon- 
stanciés sur  la  géologie  et  l'histoire  naturelle.  Aussi,  ne  faut-il  pas  s'étonner 
si  le  nom  de  «  Raftlesia  »,  en  l'honneur  de  celui  qui  fit  si  bien  connaître  cette 
grande  île,  a  été  donné  à  une  fleur  énorme,  qui  mesure  quelquefois  un  mètre 
de  diamètre  et  pèse  jusqu'à  cinq  kilogrammes. 

Raffles  fut  aussi  le  premier  qui  pénétra  dans  l'intérieur  de  Sumatra,  dont 
le  littoral  seul  était  connu,  tantôt  visitant  les  cantons  occupés  par  les  Passou- 
mahs,  athlétiques  cultivateurs,  tantôt  pénétrant  au  nord  jusqu'à  Memang- 
Kabou,  célèbre  capitale  de  l'empire  malais,  tantôt  traversant  toute  l'île  de  Ben- 
coulen  à  Palimbang. 


L'EXPLORATION  ET   LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     7o 

•  Mais,  ce  qui  constitue  la  gloire  la  plus  durable  de  sir  Thomas  Stamford 
Raflles,  c'est  d'avoir  indiqué  au  gouvernement  de  l'Inde  la  position  exception- 
nelle de  Singapour,  d'en  avoir  fait  un  port  franc,  qui  ne  devait  pas  tarder  à 
prendre  un  développement  considérable. 


CHAPITRE  II 

l'exploration  et  la  colonisation  de  l'afrique 

[ 

Pedrlie  et  Campbell  dans  le  Soudan.  —  Richtie  et  Lyon  dan?  le  Fezzan.  —  Denham,  Oudney 
et  Clapperton  au  Fezzan,  dans  le  pays  des  Tibbous.  —  Le  lac  Tcbad  et  ses  affluents.  — 
Eouka  et  les  principales  villes  du  Bornou.  —  Le  Mandara. —  Une  razzia  chez  les  Fellatahs. 
—  Défaite  des  Arabes  et  mort  de  Bou-Khaloum.  —  Le  Loggoun.  —  Mort  de  Toole.  — 
En  route  pour  Kano. —  Mort  du  docteur  Oudney.  — Kano.  —  Sackatou.  —  Le  sultan  Bello. 

—  Retour  en  Europe. 

A  peine  la  puissance  de  Napoléon  Ier  vient-elle  de  s'écrouler  et  avec  elle  la 
prépondérance  de  la  France,  à  peine  ces  luttes  gigantesques,  pour  l'ambition 
d'un  seul,  qui  arrêtent  le  développement  scientifique  de  l'humanité,  se  sont-elles 
terminées,  que,  de  tous  côtés,  les  nobles  aspirations  se  réveillent,  les  entre- 
prises scientifiques  ou  commerciales  recommencent.  Une  ère  nouvelle  vient  de 
se  lever. 

Au  premier  rang  des  puissances  qui  encouragent  et  qui  organisent  des 
voyages  de  découvertes,  il  faut,  comme  toujours,  placer  l'Angleterre.  Son  acti- 
vité se  porte  sur  l'Afrique  centrale,  sur  ces  pays  dont  les  reconnaissances 
d'Hornemann  et  de  Burckhardt  ont  fait  soupçonner  la  richesse  prodigieuse. 

Tout  d'abord,  en  1816,  c'est  le  major  Peddie,  qui  part  du  Sénégal  et  se  dirige 
vers  Kakondy,  située  sur  le  Rio-Xunez.  A  peine  arrivé  dans  cette  ville,  Peddie 
succombe  aux  fatigues  de  la  route  et  à  l'insalubrité  du  climat.  Le  major  Camp- 
bell lui  succède  dans  le  commandement  de  l'expédition  et  traverse  les  hautes 
montagnes  du  Fotau-Djallon,  mais  il  perd  en  peu  de  jours  une  partie  des  ani- 
maux de  charge  et  plusieurs  hommes. 

Arrivée  sur  les  terres  de  1'  «  almamy  »  —  titre  que  portent  la  plupart  des  sou- 
verains de  cette  partie  de  l'Afrique,  — l'expédition  est  retenue  dans  ce  royaume, 
et  n'obtient  la  permission  de  revenir  qu'après  le  payement  d'une  contribution 
considérable. 


76  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Désastreuse  fut  cette  retraite,  pendant  laquelle  il  fallut,  non  seulement  tra- 
verser à  nouveau  les  rivières  dont  le  passage  avait  été  si  pénible,  mais  endurer 
des  tracasseries,  des  persécutions,  des  exactions  telles  que,  pour  les  faire  cesser, 
le  major  Campbell  se  vit  forcé  de  faire  brûler  ses  marchandises,  briser  ses  fusils, 
et  noyer  sa  poudre. 

A  tant  de  fatigues,  à  la  ruine  de  ses  espérances,  à  l'échec  complet  de  sa  ten- 
tative, le  major  Campbell  ne  put  résister,  et  il  mourut,  avec  plusieurs  de  ses 
officiers,  à  l'endroit  même  où  s'était  éteint  le  major  Peddie.  Ce  qui  restait  de 
l'expédition  regagna  avec  peine  Sierra-Leone. 

Un  peu  plus  tard,  ce  sont  Richtie  et  le  capitaine  Georges-Francis  Lyon, qui, 
profitant  du  prestige  que  le  bombardement  d'Alger  vient  d'apporter  au  pavillon 
britannique  et  des  relations  que  le  consul  anglais  de  Tripoli  a  su  se  créer  parmi 
les  personnages  importants  de  la  Régence,  entreprennent  de  suivre  la  route 
tracée  par  Hornemann  et  de  pénétrer  jusqu'au  centre  même   de  l'Afrique. 

Le  25  mars  1819,  ces  voyageurs  partent  de,  Tripoli  avec  Mohammed-el-Moukni, 
bey  du  Fezzan,  qui  prend  le  titre  de  sultan  sur  son  territoire.  Grâce  à  cette 
puissante  escorte,  Richtie  et  Lyon  arrivent  sans  encombre  jusqu'au  Mourzouk. 
Mais  là,  les  fatigues  du  voyage  à  travers  le  désert,  les  privations,  les  ont  telle- 
ment épuisés,  que  Richtie  meurt  le  20  novembre.  Lyon,  longtemps  ma- 
lade, ne  se  rétablit  que  pour  déjouer  les  entreprises  perfides  du  sultan,  qui, 
spéculant  déjà  sur  la  mort  des  voyageurs,  cherche  à  s'emparer  de  leurs 
bagages  Lyon  ne  peut  donc  s'avancer  au  delà  des  frontières  méridionales 
du  Fezzan;  mais  il  a  cependant  le  temps  de  recueillir  de  précieuses  infor- 
mations sur  les  principales  villes  de  cet  État  et  sur  la  langue  des  habitants.  En 
même  temps,  on  lui  doit  les  premiers  renseignements  authentiques  relatifs  aux 
Touaregs,  ces  sauvages  habitants  du  grand  désert,  sur  leur  religion,  leurs  cou- 
tumes, leur  langage  et  leur  costume  singulier. 

La  relation  du  capitaine  Lyon  est  également  riche  en  détails,  non  plus  vus, 
mais  triés  avec  soin,  sur  le  Rornou,  leWadaï  et  le  Soudan  en  général. 

Les  résultats  obtenus  n'étaient  pas  pour  satisfaire  l'avidité  anglaise,  qui  vou- 
lait ouvrir  à  ses  négociants  les  riches  marchés  de  l'intérieur.  Aussi,  les  proposi- 
tions faites  au  gouvernement  par  un  Écossais,  le  docteur  Walter  Oudney, 
qu'avaient  enflammé  les  récits  de  Mungo-Park,  furent-elles  accueillies  favora- 
blement. Il  avait  pour  ami  un  lieutenant  de  vaisseau,  de  trois  ans  plus  âgé  que 
lui,  Hugues  Clapperton,  qui  s'était  distingué  sur  les  lacs  canadiens  et  en  maintes 
circonstances,  mais  auquel  la  pacification  de  1815  avait  créé  des  loisirs  forcés 
en  le  réduisant  à  la  demi-solde. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE    L'AFRIQUE.     77 


La  confidence  que  le  docteur  Oudney  fit  à  Clapperton  de  son  projet  de  voyage 
le  décida  sur-le-champ  à  faire  partie  de  cette  aventureuse  expédition.  Le  docteur 
Oudney  sollicita  du  ministère  l'aide  de  .-et  officier  entreprenant,  dont  les  con- 
naissances spéciales  lui  devaient  être  du  plus  grand  secours.  Lord  Bathurst  ne 
fit  aucune  difficulté,  et  les  deux  amis,  après  avoir  reçu  des  instructions  détail- 
lées, s'embarquèrent  pour  Tripoli,  où  ils  apprirent  bientôt  qu'ils  allaient  avoir 
pour  chef  le  major  Dixon  Denham. 

Né  à  Londres,  le  31  décembre  1785,  Denham  avait  d'abord  été  commis  chez 
un  régisseur  de  grandes  propriétés  rurales.  Entré  dans  l'étude  d'un  attorney, 
son  peu  de  goût  pour  les  affaires,  son  caractère  audacieux,  en  quête  d'aventures, 
l'avaient  bientôt  poussé  à  s'engager  dans  un  régiment  qui  partait  pour  l'Espagne, 
jusqu'en  1815,  il  s'était  battu;  puis,  il  avait  mis  ses  loisirs  à.  profit  pour  visiter 
la  France  et  l'Italie. 

Amoureux  de  la  gloire,  Denham  avait  cherché  la  carrière  qui  put  lui  donner 
rapidement,  même  au  péril  de  la  vie,  les  satisfactions  qu'il  ambitionnait,  et  il 
s'était  déterminé  pour  celle  d'explorateur.  Chez  lui,  l'action  suivait  de  près  la 
pensée.  Il  proposa  au  ministère  de  se  rendre  à  Tembouctou  par  kl  route  que 
Laing  devait  suivre  plus  tard.  Lorsqu'il  apprit  quelle  mission  avait  été  confiée  au 
lieutenant  Clapperton  et  au  docteur  Oudney,  il  sollicita  la  faveur  de  leur  être 
adjoint. 

Sans  retard,  muni  des  objets  qu'il  croit  nécessaires  à  son  expédition,  après  avoir 
engagé  un  habile  charpentier,  nommé  William  Hillman,  Denham  s'embarque 
pour  Malte  et  rejoint  ses  futurs  compagnons  de  voyage  à  Tripoli,  le  21  no- 
vembre 1821.  Le  nom  anglais  jouissait  à  cette  époque  d'un  très  grand  prestige, 
non  seulement  dans  les  États  barbaresques,  à  cause  du  récent  bombardement 
d'Alger,  mais  aussi  parce  que  le  consul  de  la  Grande-Bretagne  à  Tripoli  avait 
su,  par  une  politique  habile,  se  maintenir  en  bons  termes  avec  le  gouvernement 
de  la  régence. 

Cette  influence  n'avait  même  pas  tardé  à  rayonner  hors  de  ce  cercle  restreint. 
La  nationalité  de  certains  voyageurs,  la  protection  dont  l'Angleterre  avait  entouré 
la  Porte,  le  bruit  de  ses  luttes  et  de  ses  victoires  dans  l'Inde,  tout  cela  avait 
vaguement  pénétré  dans  l'intérieur  de  l'Afrique,  et  le  nom  anglais,  sans  qu'on 
pût  donner  des  détails  précis,  y  était  désormais  connu.  La  route  de  Tripoli  au 
Bornou  était  aussi  sûre  que  celle  de  Londres  à  Edimbourg,  à  en  croire  le  consul 
britannique.  C'était  donc  le  moment  de  profiter  de  facilités  qui  pourraient  bien 
ne  pas  se  représenter  de  sitôt. 

Les  trois  voyageurs,  après  un  bienveillant  accueil  du  bey,  qui  mit  ses  res- 


78  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

sources  à  leur  disposition,  s'empressèrent  de  quitter  Tripoli.  Grâce  à  l'escorte 
fournie  par  lui,  ils  purent  gagner  facilement  Mourzouk,  la  capitale  du  Fezzan,  le 
8  avril  1822. 

En  certaines  localités,  ils  avaient  même  été  reçus  avec  une  bienveillance  et 
des  transports  qui  touchaient  presque  à  l'enthousiasme. 

«  A  Sockna,  raconte  Denham,  le  gouverneur  vint  à  notre  rencontre  et  nous 
ahordadans  la  plaine.  Il  était  accompagné  des  principaux  habitants  et  de  plusieurs 
centaines  de  paysans,  qui  entouraient  nos  chevaux,  nous  baisaient  les  mains  avec 
toute  l'apparence  de  la  franchise  et  du  plaisir.  Nous  entrâmes  ainsi  dans  la 
ville.  Les  mots  :  Inglesî!  Inglesil  étaient  répétés  par  la  foule,  et  cette  réception 
nous  était  d'autant  plus  agréable  que  nous  étions  les  premiers  Européens  qui 
n'eussent  point  changé  d'habit,  et  je  suis  persuadé  que  notre  réception. eût  été 
beaucoup  moins  amicale,  si  nous  avions  voulu  passer  pour  Mahométans  et  nous 
abaisser  au  rôle  d'imposteurs.  » 

Mais,  à  Mourzouk,  devaient  se  renouveler  toutes  les  tracasseries  qui  avaient 
paralysé  llorncmann.  Toutefois,  les  circonstances,  comme  les  hommes,  étaient 
changées.  Sans  se  laisser  éblouir  par  les  grands  honneurs  que  le  sultan  leur 
rendait,  les  Anglais,  qui  visaient  au  sérieux,  demandèrent  l'escorte  nécessaire 
pour  gagner  le  Bornou. 

Il  était  impossible  de  partir  avant  le  printemps  suivant,  leur  répondait-on, 
à  cause  de  la  difficulté  de  réunir  la  a  kafila  »,  ou  caravane,  et  les  troupes  qui 
devaient  l'escorter  à  travers  des  régions  désertes. 

Cependant,  un  riche  marchand,  du  nom  de  Boù-Baker-Bou-Khaloum,  ami 
particulier  du  pacha,  fit  entendre  aux  Anglais  que,  s'il  recevait  quelques  pré- 
sents, il  se  faisait  fort  d'aplanir  bien  des  difficultés.  Il  se  chargeait  même  de  les 
conduire  dans  le  Bornou,  pays  où  il  se  rendait  lui-même,  si  le  pacha  de  Tripoli 
lui  en  donnait  l'autorisation. 

Denham,  persuadé  de  la  véracité  de  Bou-Khaloum,  comprit  qu'il  fallait 
obtenir  cette  autorisation  et  gagna  Tripoli.  Ne  recevant  que  des  réponses  éva- 
sives,  il  menaça  de  s'embarquer  pour  l'Angleterre,  où  il  allait,  disait-il,  rendre 
compte  des  entraves  qu'apportait  le  pacha  à  l'accomplissement  de  la  mission 
dont  il  était  chargé. 

Ces  menaces  ne  produisant  pas  d'effet,  Denham  mit  à  la  voile,  et  il  allait 
débarquer  à  Marseille,  lorsqu'il  reçut  du  bey  un  message  qui  le  rappelait  et  lui 
donnait  satisfaction,  en  autorisant  Bou-Khaloum  à  accompagner  les  trois 
voyageurs. 

Le  30  octobre,  Denham  rentrait  à  Mourzouk,  où  il  retrouvait  ses  compagnons, 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     70 

très  violemment  attaqués  des  lièvres  et  minés  par  la  désastreuse  influence  du 
climat. 

Persuadé  que  le  changement  d'air  rétablirait  leur  santé  compromise,  Den- 
ham  les  lit  partir  et  voyager  à  petites  journées.  Lui-même  quitta  Mourzouk 
le  20  novembre  avec  une  caravane  composée  de  marchands  de  Mesurata,  de 
Tripoli,  de  Sockna  et  de  Mourzouk,  qu'accompagnait  une  escorte  de  deux  cent 
dix  Arabes,  commandés  par  Bou-Khaloum,  guerriers  choisis  parmi  les  tribus  les 
plus  éclairées  et  les  plus  soumises. 

L'expédition  suivit  la  route  qu'avait  parcourue  le  lieutenant  Lyon  et  gagna 
bientôt  Tegherhy,  ville  la  plus  méridionale  du  Fezzan,  et  la  dernière  qu'on 
rencontre  avant  de  pénétrer  dans  le  désert  de  Bilma. 

«  Je  fis  si  bien,  dit  Denham,  que  je  dessinai  une  vue  du  château  de  Tegherhy. 
prise  de  la  rive  méridionale  d'un  étang  salé  contigu  à  cette  ville.  On  entre  à 
Tegherhy  par  un  passage  étroit,  bas  et  voûté,  puis  on  trouve  une  seconde 
muraille  et  une  porte;  le  mur  est  percé  de  meurtrières,  qui  rendraient  très 
difficile  l'entrée  par  ce  passage  resserré.  Au-dessus  de  la  seconde  porte,  il  y  a 
aussi  une  ouverture  d'où  l'on  pourrait  lancer  sur  les  assaillants  des  traits  et  des 
tisons  enflammés,  dont  les  Arabes  faisaient  autrefois  un  grand  usage.  11  y  a,  dans 
l'intérieur,  des  puits  dont  l'eau  est  assez  bonne.  Aussi,  avec  des  munitions  et 
des  vivres,  si  cette  place  était  réparée,  je  pense  qu'elle  pourrait  faire  une  bonne 
défense.  La  situation  de  Tegherhy  est  vraiment  agréable.  Tout  à  l'entour  croissent 
des  dattiers,  et  l'eau  y  est  excellente.  Une  chaîne  de  collines  basses  se  prolonge  à 
l'est.  Les  bécassines,  les  canards  et  les  oies  sauvages  fréquentent  les  étangs 
salés  qui  sont  près  de  la  ville.  » 

Les  voyageurs  pénétrèrent,  en  quittant  cette  ville,  dans  un  désert  de  sable,  à 
travers  lequel  il  n'aurait  pas  été  facile  de  se  diriger,  si  la  route  n'eût  été  jalon- 
née de  squelettes  d'animaux  et  d'hommes  qu'on  rencontrait  surtout  auprès  des 
puits. 

«  Un  des  squelettes  que  nous  vîmes  aujourd'hui,  raconte  Denham,  paraissait 
encore  tout  frais;  sa  barbe  tenait  à  son  menton,  on  distinguait  ses  traits.  Vn 
des  marchands  de  la  kafila  s'écria  tout  à  coup  :  C'était  mon  esclave!  Il  y  a  quatre 
mois,  je  le  laissai  près  d'ici.  —  Et  vite,  vite,  mène-le  au  marché!  cria  un  marchand 
d'esclaves  facétieux,  de  crainte  qu'un  autre  ne  le  réclame!  » 

A  travers  le  désert,  il  y  a  certaines  étapes  marquées  par  des  oasis,  au  milieu 
desquelles  s'élèvent  des. villes  plus  ou  moins  importantes.  Kishi  est  un  des 
rendez-vous  les  plus  fréquentés  des  caravanes.  C'est  là  qu'on  paye  le  droit  de 
passage  à  travers  le  pays.  Le  sultan  de  cette  ville.  —  on  verra  plus  d'un  de  ces 


80 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Une  khafila  d'esclaves.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


potentats  minuscules  prendre  le  titre  du  commandeur  des  croyants ,  —  le 
sultan  de  Kishi  se  faisait  remarquer  par  une  absence  complète  de  pro- 
preté, et  sa  cour  n'offrait  guère  un  aspect  plus  ragoûtant,  si  l'on  en  croit 
Denham. 

«  Il  vint,  dit  le  voyageur,  dans  la  tente  de  Bou-Khaloum,  accompagné  d'une 
demi-douzaine  de  Tibbous  dont  quelques-uns  étaient  vraiment  bideux.  Leurs 
dents  étaient  d'un  jaune  foncé,  car  ils  aiment  tant  le  tabac  en  poudre  qu'ils  en 
prennent  par  le  nez  et  par  la  bouche.  Leur  nez  ressemblait  à  un  petit  morceau 
de  chair  arrondi  fiché  sur  leur  figure;  leurs  narines  étaient  si  grandes  que  leurs 
doigts  pouvaient  y  pénétrer  aussi  avant  qu'ils  voulaient.  Ma  montre,  ma  bous- 


L'EXPLORATION   ET  LÀ   COLONISATION   DE   L'AFRIQUE      Si 


Garde  du  corps  du  cheik  de  Bornou.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

sole,  ma  tabatière  à  musique,  ne  leur  causèrent  que  peu  d'étonnement.  C'étaient 
de  vraies  brutes  à  face  humaine.  » 

La  ville  de  Kirby,  qu'on  rencontre  un  peu  plus  loin,  dans  le  voisinage  d'une 
chaîne  de  collines  dont  les  plus  hautes  ne  dépassent  pas  quatre  cents  pieds,  est 
située  dans  un  «  ouady  »,  entre  deux  lacs  salés  qui,  suivant  toute  vraisemblance, 
doivent  leur  origine  aux  excavations  faites  pour  prendre  la  terre  nécessaire  aux 
constructions.  Au  milieu  de  ces  lacs  s'élève,  comme  un  îlot,  une  masse  de  mu- 
riate  et  de  carbonate  de  soude.  Ce  sel,  que  fournissent  les  ouadys,  très  nom- 
breux dans  la  contrée,  est  l'objet  d'un  important  commerce  avec  le  Bornou 
et  tout  le  Soudan. 

11 


82  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

Quant  à  Kirby.  il  est  impossible  de  voir  une  ville  plus  misérable,  o  11  n'y  a 
rien  dans  les  maisons,  pas  même  une  natte.  »  Et  comment  en  pourrait-il  en 
être  autrement,  dans  une  cité  exposée  aux  incessantes  razzias  des  Touaregs? 

La  caravane  traversait  alors  le  pays  des  Tibbous,  peuple  hospitalier  et  pai- 
sible, auquel  les  caravanes  payent  un  droit  de  passage  comme  gardien  des 
puits  et  citernes  qui  jalonnent  le  désert.  Vifs  et  actifs,  montés  sur  des  chevaux 
très  agiles,  la  plupart  des  Tibbous  ont  une  adresse  singulière  à  manier  la  lance, 
que  les  plus  vigoureux  guerriers  jettent  jusqu'à  deux  cent  quarante  pieds.  Bilma 
est  leur  capitale  et  la  résidence  de  leur  sultan. 

«■  Celui-ci,  dit  la  relation,  vint  au  devant  des  étrangers  avec  un  nombreux  cor- 
tège d'hommes  et  de  femmes.  Ces  dernières  étaient  bien  mieux  que  celles  des 
petites  villes;  quelques-unes  avaient  des  traits  fort  agréables,  leurs  dents  blan- 
ches et  bien  rangées  contrastaient  admirablement  avec  le  noir  éclatant  de  leur 
peau  et  avec  la  tresse  triangulaire  qui  pendait  de  chaque  côté  de  leur  visage 
dégoûtant  d'huile;  des  pendeloques  de  corail  au  nez  et  de  grands  colliers 
d'ambre  les  rendaient  tout  à  fait  séduisantes.  Les  unes  avaient  un  «  cheiche  » 
ou  éventail  fait  d'herbes  minces  ou  de  crin  pour  écarter  les  mouches,  d'autres 
une  branche  d'arbre;  celles-ci  des  éventails  de  plumes  d'autruche,  celles-là  un 
paquet  de  clefs;  toutes  tenaient  quelque  chose  à  la  main  et  l'agitaient  au-dessus 
de  leur  tête  en  avançant.  Un  morceau  d'étoffe  du  Soudan,  attaché  sur  l'épaule 
gauche  et  laissant  le  côté  droit  découvert,  composait  leur  habillement;  un  autre, 
plus  petit,  entourait  leur  tête  et  leur  descendait  sur  les  épaules,  ou  bien  était 
jeté  en  arrière.  Quoi  qu'elles  parussent  très  peu  vêtues,  rien  de  moins  immo- 
deste que  leur  air  ou  leur  maintien.  » 

A  un  mille  de  Bilma,  au  delà  d'une  source  limpide,  qui  semble  avoir  été  placée 
là  par  la  nature  pour  inviter  le  voyageur  à  s'approvisionner  d'eau,  commence 
un  désert  dont  la  traversée  n'exige  pas  moins  de  dix  jours.  C'était  autrefois, 
sans  doute,  un  immense  lac  salé. 

Le  4  février  1828,  la  caravane  atteignit  Lari,  ville  située  sur  la  rivière  septen- 
trionale du  Bornou  par  l-4°40'  de  latitude  nord. 

Les  habitants,  effrayés  de  la  force  de  la  caravane,  s'enfuirent,  frappés  de  terreur. 

«  Mais  la  tristesse  que  ce  spectacle  nous  causait,  dit  Denham,  fit  bientôt 
place  à  une  sensation  toute  différente,  lorsque  nous  découvrîmes  plus  loin,  à 
moins  d'un  mille  du  lieu  où  nous  étions,  le  grand  lac  Tchad,  réfléchissant  les 
rayons  du  soleil.  La  vue  de  cet  objet,  si  intéressant  pour  nous,  produisit  en  moi 
une  satisfaction  et  une  émotion  dont  aucune  expression  ne  serait  assez  éner- 
gique pour  rendre  la  force  et  la  vivacité.  » 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATON  DE   L'AFRIQUE.     83 


•  A  partir  de  Lari,  l'aspect  du  pays  changeait  complètement.  Aux  déserts  sa- 
blonneux succédait  une  terre  argileuse,  couverte  de  gazon,  semée  d'acacias  et 
d'arbres  d'essences  variées,  au  milieu  desquels  on  apercevait  des  troupeaux 
d'antilopes,  tandis  que  les  poules  de  Guinée  et  les  tourterelles  de  Barbarie  fai- 
saient chatoyer  leur  plumage  à  travers  la  verdure.  Les  villes  succédaient  aux 
villages,  composés  de  huttes  en  forme  de  cloche  et  couvertes  avec  la  paille  de 
dhourra. 

Les  voyageurs  continuèrent  à  s'avancer  vers  le  sud,  en  contournant  le  lac 
Tchad,  qu'ils  avaient  attaqué  par  la  pointe  septentrionale.  Près  des  bords  de 
cette  nappe  liquide,  le  terrain  était  vaseux,  noir  et  ferme.  L'eau,  s'élevant  beau- 
coup dans  la  saison  d'hiver,  baisse  proportionnellement  en  été  ;  elle  est  douce, 
poissonneuse,  peuplée  d'hippopotames  et  d'oiseaux  aquatiques.  A  peu  près 
au  milieu  du  lac,  dans  le  sud-est,  sont  des  îles  habitées  par  les  Biddomah, 
peuple  habitué  à  vivre  du  pillage  qu'il  fait  sur  le  continent. 

Les  étrangers  avaient  envoyé  un  courrier  au  cheik  El-Khanemi,  afin  de 
lui  demander  l'autorisation  de  gagner  sa  capitale.  Un  envoyé  rejoignit  bien- 
tôt la  caravane,  invitant  Bou-Khaloum  et  ses  compagnons  à  se  diriger  vers 
Kouka. 

Dans  leur  route,  les  étrangers  passèrent  à  Beurwha,  ville  fortifiée  qui  avait 
jusqu'alors  défié  les  attaques  des  Touaregs,  et  ils  traversèrent  l'Yeou,  grande 
rivière  dont  la  largeur,  dans  quelques  endroits,  mesure  plus  de  cent  cinquante 
pieds.  Cet  affluent  du  Tchad  vient  du  Soudan. 

Sur  la  rive  méridionale  de  cette  rivière,  s'élève  une  jolie  ville  murée,  appelée 
également  Yeou,  et  moitié  moins  grande  que  Beurwha. 

La  khafila  arriva  bientôt  après  aux  portes  de  Kouka,  et  fui  reçue  le  17  fé- 
vrier, après  deux  mois  et  demi  de  marche,  par  un  corps  d'armée  de  quatre 
mille  hommes,  qui  manœuvraient  avec  un  ensemble- parfait.  Parmi  ces  troupes, 
se  trouvait  un  corps  de  noirs,  formant  la  garde  particulière  du  cheik,  et  dont 
l'armement  rappelait  [celui  des  anciens  chevaliers. 

«  Ils  portaient,  dit  Denham,  des  cottes  de  mailles  en  chaînons  de  fer  qui 
couvraient  la  poitrine  jusqu'au  cou,  se  rattachaient  au-dessus  de  la  tète  et 
descendaient  séparément  par  devant  et  par  derrière,  de  manière  à  tomber  sur 
les  flancs  du  cheval  et  à  couvrir  les  cuisses  du  cavalier.  Ils  avaient  des  espèces 
de  casques  ou  calottes  de  fer  retenues  par  des  turbans  jaunes,  rouges  ou  blancs, 
noués  sous  le  menton.  Les  têtes  des  chevaux  étaient  également  défendues  par 
des  plaques  de  même  métal.  Leurs  selles  étaient  petites  et  légères;  leurs  étriers, 
d'étain.  On  n'y  peut  placer  que  le  bout  du  pied,  qui  est  revêtu  par  une  sandale 


84  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

de  cuir  ornée  de  peau  de  crocodile.  Ils  montaient  tous  admirablement  à  cheval 
et  coururent  vers  nous  au  grand  galop,  ne  s'arrêtani  qu'à  quelques  pas  de  nous, 
agitant  leurs  lances  renversées  du  côté  de  Bou-Khaloum  en  criant  :  Barca! 
Barca!  Bien-venue  !  Bien-venue  !  » 

Entourés  de  cette  fantasia  brillante,  les  Anglais  et  les  Arabes  pénétrèrent 
dans  la  ville,  où  un  appareil  militaire  tout  semblable  avait  été  déployé  en  leur 
honneur. 

Ils  furent  bientôt  admis  en  la  présence  du  cheik  El-Khanemi.  Ce  person- 
nage paraissait  âgé  de  quarante-cinq  ans.  Sa  physionomie  prévenait  en  sa 
faveur;  elle  était  riante,  spirituelle  et  bienveillante. 

Les  Anglais  lui  remirent  les  lettres  du  pacha.  Lorsque  le  cheik  en  eut 
terminé  la  lecture,  il  demanda  à  Denham  ce  que  lui  et  ses  compagnons  venaient 
faire  dans  le  Bornou. 

«  Uniquement  voir  le  pays,  répondit  Denham,  et  nous  renseigner  sur  ses 
habitants,  sa  nature  et  ses  productions. 

—  Soyez  les  bien-venus,  répliqua  le  cheik.  Vous  montrer  chaque  chose 
sera  un  plaisir  pour  moi.  J'ai  ordonné  que  l'on  construisît  des  cases  pour  vous 
dans  la  ville;  allez  les  voir  avec  un  de  mes  gens,  et  s'il  y  a  quelque  chose  de 
défectueux  ne  craignez  pas  de  le  dire.  » 

Les  voyageurs  reçurent  bientôt  l'autorisation  d'emporter  les  dépouilles  des 
animaux  et  des  oiseaux  qui  leur  paraîtraient  intéressants  et  de  prendre  des 
notes  sur  tout  ce  qu'ils  pourraient  observer.  C'est  ainsi  qu'ils  recueillirent  quan- 
tité de  renseignements  sur  les  villes  voisines  de  Kouka. 

Kouka,  alors  capitale  du  Bornou,  possédait  un  marché  où  se  vendaient  des 
esclaves,  des  moutons,  des  bouvards,  du  froment,  du  riz,  des  arachides,  des 
haricots,  de  l'indigo  et  bien  d'autres  productions  de  la  contrée.  Une  grande 
animation  ne  cessait  de  régner  dans  les  rues  de  cette  ville,  qui  ne  comptait  pas 
moins  de  quinze  mille  habitants. 

Angornou  était  aussi  une  grande  cité  murée,  qui  ne  renfermait  pas  moins  de 
trente  mille  âmes.  C'était  l'ancienne  capitale  du  pays.  Son  marché  était  très 
important.  On  y  avait  vu  jusqu'à  cent  mille  individus  s'y  disputer  à  prix  d'ar- 
gent le  poisson,  la  volaille  et  la  viande,  qu'on  y  vend  crus  ou  cuits,  le  laiton,  le 
cuivre  l'ambre  et  le  corail.  La  toile  de  lin  était  à  si  bas  prix  dans  ce  district 
que  la  plupart  des  hommes  avaient  une  chemise  et  un  pantalon.  Aussi,  les 
mendiants  ont-ils  une  singulière  manière  d'exciter  la  compassion  :  ils  se  placent 
aux  entrées  du  marché,  et,  tenant  à  la  main  les  lambeaux  d'un  vieux  pantalon, 
ils  prennent   un  air  piteux  et  disent  aux  passants  :  *  Voyez,  je  n'ai  pas  de 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLQNISATON   DÉ    L'AFRIQUE.     85 


culottes.  »  La  nouveauté  du  procédé,  la  demande  de  ce  vêlement  plus  néces- 
saire à  leurs  yeux  que  la  nourriture,  fit  rire  aux  éclats  le  voyageur,  lorsqu'il 
en  fut  pour  la  première  fois  témoin. 

Jusqu'alors,  les  Anglais  n'avaient  eu  affaire  qu'au  cheik,  qui,  se  contentant 
d'un  pouvoir  effectif,  abandonnait  la  puissance  nominale  au  sultan.  Singulier 
personnage  que  ce  souverain,  qui  ne  se  laissait  voir,  comme  un  animal  curieux 
et  malfaisant,  qu'à  travers  les  barreaux  d'une  cage  de  roseaux,  près  de  la  porte 
de  son  jardin!  Modes  bizarres  que  celles  qui  régnaient  à  cette  cour,  où  tout 
élégant  devait  avoir  un  gros  ventre  et  se  donner  par  des  moyens  factices  une 
obésité  qu'on  considère  généralement  comme  très  gênante  ! 
'  Certains  raffinés,  lorsqu'ils  étaient  à  cheval,  avaient  même  un  ventre  si  rem- 
bourré et  si  proéminent  qu'il  semblait  pendre  par-dessus  le  pommeau  de  la 
selle.  Avec  cela,  l'élégance  exigeait  qu'on  eût  un  turban  d'une  envergure  et 
d'un  poids  tels,  qu'ils  forçaient  souvent  ceux  qui  les  portaient  à  pencher  la  tête 
de  côté. 

Ces  fantaisies  baroques  rappelaient  à  s'y  méprendre  celles  des  Turcs  de  bal 
masqué.  Aussi,  les  voyageurs  eurent-ils  grand  peine  à  conserver  leur  gravité  en 
face  de  ces  grotesques. 

Mais,  à  côté  de  ces  réceptions  sollennellement  amusantes,  que  d'observations 
nouvelles,  que  de  renseignements  intéressants  à  recueillir,  que  de  «  desiderata  » 
à  combler  ! 

Denham  aurait  voulu  s'enfoncer  tout  de  suite  dans  le  sud.  Or,  le  cheik  se 
refusait  à  compromettre  la  sécurité  des  voyageurs  que  le  bey  de  Tripoli  lui 
avait  confiés.  Depuis  qu'ils  étaient  entrés  dans  le  territoire  du  Bornou,  la  respon- 
sabilité de  Bou-Khaloum  ayant  pris  fin,  celle  du  cheik  était  engagée. 

Si  vives,  cependant,  furent  les  instances  de  Denham,  qu'il  obtint  d'EI-Khanemi 
l'autorisation  d'accompagner  Bou-Khaloum  dans  une  «  ghrazzie  »  ou  razzia  qu'il 
méditait  sur  les  Kaffirs  ou  infidèles. 

L'armée  du  cheik  et  la  troupe  des  Arabes  traversèrent  tour  à  tour  Yeddie, 
grande  ville  murée  à  vingt  milles  d'Angornou,  Affagay,  et  plusieurs  autres 
cités,  bâties  sur  un  sol  d'alluvion,  qui  présente  un  aspect  argileux  de  couleur 
foncée. 

A  Delow,  les  Arabes  pénétrèrent  dans  le  Mandara,  dont  le  sultan  vint  au 
devant  d'eux,  à  la  tête  de  cinq  cents  cavaliers. 

«  Mohammed-Becker  était  de  petite  taille,  dit  Denham,  et  âgé  d'environ  cin- 
quante ans;  sa  barbe  était  teinte  en  bleu  céleste  de  la  plus  belle  nuance.  » 

Les  présentations  se  firent,  et  le  sultan,  ayant  regardé  le  major  Denham, 


86  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

demanda  aussitôt  qui  il  était,  d'où  il  venait,  ce  qu'il  voulait,  entin  s'il  était  mu- 
sulman. A  la  réponse  embarrassée  de  Bou-Khaloum,  le  sultan  détourna  les 
yeux  en  disant  :  «  Le  pacha  a  donc  des  Kaffirs  pour  amis?  » 

Cet  incident  produisit  une  très  mauvaise  impression,  et  Denliam  ne  fut  plus 
admis  désormais  à  paraître  devant  le  sultan. 

Les  ennemis  du  pacha  du  Bornou  et  du  sultan  de  Mandara  portaient  le  nom 
de  Felatahs.  Leurs  tribus  immenses  s'étendaient  jusque  bien  au  delà  de  Tem- 
bouctou.  Ce  sont  de  beaux  hommes,  dont  la  couleur  rappelle  le  bronze  foncé, 
ce  qui  les  distingue  nettement  des  nègres  et  en  fait  une  race  à  part.  Ils  profes- 
sent l'islamisme  et  se  mêlent  rarement  avec  les  noirs.  Au  reste,  il  y  aura  lieu 
de  revenir  un  peu  plus  tard  sur  les  Felatahs,  Foulahs,  Peuls  ou  Fans,  comme 
on  les  appelle  dans  tout  le  Soudan. 

Au  sud  de  la  ville  de  Mora,  s'élève  une  chaîne  de  montagnes  dont  les  plus 
hauts  sommets  ne  dépassent  pas  deux  mille  cinq  cents  pieds,  et  qui  s'étend, 
au  dire  des  indigènes,  sur  un  parcours  de  plus  de  deux  mois  de  route. 

La  description  que  Denham  fait  de  ce  pays  est  assez  curieuse  pour  que  nous 
on  reproduisions  les  traits  saillants. 

«  De  tous  côtés,  dit-ii,  notre  vue  était  bornée  par  la  chaîne  de  montagnes  dont 
on  ne  découvrait  pas  la  fin.  Quoique,  pour  les  dimensions  gigantesques  et  l'âpre 
magnificence,  elles  ne  puissent  être  comparées  ni  aux  Alpes,  ni  aux  Apennins, 
ni  au  Jura,  ni  même  à  la  Sicrra-Morena,  toutefois  elles  les  égalaient  sous  le  rap- 
port pittoresque.  Les  pics  de  Valmy  Savah,  Djogghiday  Yayah,  Moyoung  et 
Memay,  dont  les  flancs  pierreux  étaient  couverts  de  groupes  de  villages,  s'élan- 
çaient à  l'est  et  à  l'ouest  ;  Horza,.  qui  l'emportait  sur  tous  les  autres  en  élévation 
et  en  beauté,  se  montrait  devant  nous  dans  le  sud  avec  ses  ravins  et  ses  pré- 
cipices. » 

Derkolla,  l'une  des  principales  villes  des  Felatahs,  fut  réduite  en  cendres  par 
les  envahisseurs.  Ceux-ci  [ne  tardèrent  pas  à  prendre  position  devant  iMosfeia, 
dont  la  situation  était  très  forte,  et  qui  était  défendue  par  des  palissades  gar- 
nies de  nombreux  archers.  Le  voyageur  anglais  dut  assister  à  cette  action.  Le 
premier  choc  des  Arabes  fut  irrésistible.  Les  détonations  des  armes  à  feu,  la 
réputation  de  vaillance  et  de  cruauté  de  Bou-Khaloum  et  de  ses  acolytes,  jetè- 
rent un  moment  de  panique  chez  les  Felatahs.  Assurément,  si  les  Mandarans 
et  les  Bornouens  eussent  alors  donné  avec  vigueur  l'assaut  à  la  colline,  on 
avait  ville  gagnée. 

Mais  les  assiégés,  remarquant  l'hésitation  de  leurs  adversaires,  prirent  à  leur 
tour  l'offensive  et  rapprochèrent  leurs  archers,  dont  les  flèches  empoisonnées  ne 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     87 


tardèrent  pas  à  faire  de  nombreuses  victimes  parmi  les  Arabes.  C'est  à  ce  moment 
que  les  contingents  du  Bornou  et  du  Mandara  lâchèrent  pied. 

Barca  Gama,  le  général  qui  commandait  le  premier,  avait  eu  trois  chevaux 
tués  sous  lui.  Bou-Khaloum  était  blessé  ainsi  que  son  cheval;  celui  de  Denham 
l'était  également;  lui-même  avait  eu  le  visage  effleuré  d'une  flèche,  et  deux 
autres  étaient  fichées  dans  son  burnous. 

La  retraite  dégénère  bientôt  en  une  fuite  désordonnée.  Le  cheval  de  Denbam 
tombe,  et  le  cavalier  se  relève  à  peine  qu'il  est  entouré  de  Felatahs.  Deux  s'en- 
fuient à  la  vue  du  pistolet  dont  l'Anglais  les  menace  ;  un  troisième  reçoit  la 
charge  dans  l'épaule. 

•  Denham  se  considérait  comme  sauvé,  lorsque  son  cheval  s'abattit  une  seconde 
fois  avec  une  telle  violence  qu'il  fut  jeté  au  loin  contre  un  arbre.  Lorsque  le 
major  se  releva,  son  cheval  avait  disparu  et  il  était  sans  armes.  Aussitôt  entouré 
d'ennemis,  Denham,  blessé  aux  deux  mains  et  au  côté  droit,  est  en  partie 
dépouillé,  et,  seule,  la  crainte  de  détériorer  ses  riches  vêtements  empêche  les 
Felatahs  de  l'achever. 

Une  contestation  s'élève  à  propos  de  ces  dépouilles.  Le  major  en  profite  pour 
se  glisser  sous  un  cheval,  et  il  disparaît  au  milieu  des  halliers.  Nu,  ensanglanté, 
après  une  course  folle,  il  arrive  au  bord  d'une  ravine  au  fond  de  laquelle  coule 
un  torrent. 

«  Mes  forces  m'avaient  presque  abandonné,  dit-il  ;  j'empoignai  les  jeunes 
branches  qui  avaient  poussé  sur  un  vieux  tronc  d'arbre  suspendu  au-dessus 
de  la  ravine,  ayant  le  projet  de  me  laisser  glisser  jusqu'à  l'eau,  parce  que  les 
rives  étaient  très  escarpées.  Déjà  les  branches  cédaient  au  poids  de  mon  corps, 
lorsque,  sous  ma  main,  un  grand  «  liffa  »,  le  serpent  le  plus  venimeux  de 
ces  contrées,  sortit  de  son  trou  comme  pour  me  mordre.  L'borreur  dont  je  fus 
saisi  bouleversa  toutes  mes  idées.  Les  branches  se  dérobèrent  de  ma  main,  et 
je  fus  culbuté  dans  l'eau.  Cependant,  ce  choc  me  ranima,  et  trois  mouvements  de 
mes  bras  me  portèrent  au  bord  opposé  que  je  gravis  avec  difficulté.  Alors,  pour 
la  première  fois,  j'étais  à  l'abri  de  la  poursuite  des  Felatahs...  » 

Par  bonheur,  Denham  aperçut  un  groupe  de  cavaliers,  dont  il  parvint,  malgré 
le  tumulte  de  la  poursuite,  à  se  faire  entendre.  Il  ne  parcourut  pas  moins  de 
trente-sept  milles,  sans  autre  vêtement  qu'une  mauvaise  couverture,  constellée 
de  vermine,  sur  la  croupe  nue  d'un  cheval  maigre.  Quelles  souffrances  avec  cette 
chaleur  de  trente-six  degrés,  qui  envenimait  ses  blessures! 

Trente-cinq  Arabes  tués  et  avec  eux  leur  chef  Bou-Khaloum,  presque  tous 
les  autres  blessés,  les  chevaux  détruits  ou  perdus,  tels  furent  les  résultats 


88 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Réception  de  la  mission.  {Fac-similé.  Gravure  ancienne.)  (Page  84.) 

d'une  expédition  qui  devait  rapporter  un  immense  butin  et  procurer  quantité 
d'esclaves. 

En  six  jours  furent  parcourus  les  cent  quatre-vingts  milles  qui  séparaient  Mora 
de  Kouka.  Denham  reçut  dans  cette  dernière  ville  un  bienveillant  accueil  du 
cheik  El-Khanemy,  qui  lui  envoya,  pour  remplacer  sa  garde-robe  perdue,  un 
vêtement  à  la  mode  du  pays. 

A  peine  le  major  était-il  remis  de  ses  blessures  et  de  ses  fatigues  qu'il  pre- 
nait part  à  une  nouvelle  expédition  que  le  cbeik  envoyait  dans  le  Monga,  pays 
situé  à  l'ouest  du  lac  Tchad,  dont  les  habitants  n'avaient  jamais  complètement 
reconnu  sa  suprématie  et  refusaient  de  payer  tribut. 


L'EXPLORATION   ET   LA  COLONISATION   DE  L'AFRIQUE:    8!> 


Lancier  du  sultan  de  Begharmi.    [Fac-similé.  Gravure  ancienne. 

Denham  et  le  docteur  Oudney  partirent  de  Kouka  le  22  mai,  traversèrent  le 
Yeou,  rivière  presque  à  sec  en  cette  saison,  mais  très  grosse  au  moment  des 
pluies,  visitèrent  Birnie  et  les  ruines  du  vieux  Birnie,  ancienne  capitale  du  pays, 
qui  pouvait  contenir  jusqu'à  deux  cent  mille  individus.  Ce  furent  ensuite  les 
restes  de  Gambarou,  aux  édifices  magnifiques,  résidence  favorite  de  l'ancien 
sultan,  détruite  par  les  Felatahs.  puis  Kabchary,  Bassecour,  Bately,  et  tant 
d'autres  villes  ou  villages,  dont  la  nombreuse  population  se  soumit  sans  résis- 
tance au  sultan  du  Bornou. 

L'hivernage  ne  fut  pas  favorable  aux  membres  de  la  mission.  Clapperton  avait 
une  fièvre  terrible.  L'état  du  docteur  Oudney,  déjà  malade  de  la  poitrine  au 

1-2 


90  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

départ  d'Angleterre,  empirait  tous  les  jours.  Le  charpentier  Hillman  était  dans 
un  état  désespéré.  Seul,  Denliam  résistait  encore. 

Des  que  la  saison  des  pluies  tira  vers  sa  fin,  le  14  décembre,  Clapperton 
partit  avec  le  docteur  Oudney  pour  Kano.  Nous  aurons  bientôt  à  le  suivre  dans 
cette  partie  si  intéressante  du  voyage. 

Sept  jours  après,  un  enseigne  nommé  Toole  arrivait  à  Kouka,  n'ayant  mis 
que  trois  mois  et  quatorze  jours  pour  venir  de  Tripoli. 

Au  mois  de  février  1824,  Denham  et  Toole  firent  une  course  dans  le  Loggoun, 
à  l'extrémité  méridionale  du  lac  Tchad.  Toute  la  partie  voisine  du  lac  et  de  son 
affluent,  le  Chary,  est  marécageuse  et  inondée  pendant  la  saison  des  pluies.  Le 
climat  excessivement  malsain  de  cette  région  fut  fatal  aujeuneToole,  qui  mourut 
le  26  février,  à  Angala;  il  n'avait  pas  encore  vingt-deux  ans.  Persévérant,  intré- 
pide, gai,  obligeant,  doué  de  sang-froid  et  de  prudence,  Toole  possédait  les 
qualités  qui  distinguent  le  véritable  voyageur 

Le  Loggoun  était  alors  un  pays  très  peu  connu,  que  ne  parcouraient  pas  les 
caravanes,  et  dont  la  capitale,  Kernok,  ne  comptait  pas  moins  de  quinze  mille 
habitants.  C'est  un  peuple  plus  beau,  plus  intelligent  que  les  Bornouens,  — 
cela  est  vrai  surtout  pour  les  femmes,  —  très  laborieux,  qui  fabrique  des  toiles 
très  belles  et  du  tissu  le  plus  serré. 

La  présentation  obligée  au  sultan  se  termina,  après  un  échange  de  bonnes 
paroles  et  l'acceptation  de  riches  présents,  par  cette  offre  singulière  de  la  part 
d'un  sultan  à  un  voyageur  :  «  Si  tu  es  venu  pour  acheter  des  femmes  esclaves, 
ce  n'est  pas  la  peine  que  tu  ailles  plus  loin,  je  te  les  vendrai  aussi  bon  marché 
que  qui  que  ce  soit.  »  Denham  eut  grand'peine  à  faire  comprendre  à  ce  souve- 
rain industriel  que  tel  n'était  pas  le  but  de  son  voyage  et  que  le  seul  amour  de 
la  science  avait  dirigé  ses  pas 

Le  2  mars,  Denham  était  de  retour  à  Kouka,  et,  le  20  mai,  il  voyait  arriver  le 
lieutenant  Tyrwbit,  qui,  porteur  de  riches  présents  pour  le  cheik,  devait  ré- 
sider au  Bornou  en  qualité  de  consul. 

Après  une  dernière  razzia  versManou,  la  capitale  du  Ranem,  et  chez  les  Dog- 
ganah,  qui  habitaient  autrefois  dans  les  environs  du  lac  Fitri,  le  10  août,  le  major 
reprenait  avec  Clapperton  la  route  du  Fezzan,  et  il  rentrait  à  Tripoli,  après  un 
long  et  pénible  voyage  dont  les  résultats  géographiques,  déjà  considérables, 
avaient  été  singulièrement  augmentés  par  Clapperton. 

II  est  temps,  en  effet,  de  raconter  les  incidents  de  voyage  et  les  découvertes 
de  cet  officier.  Parti,  le  14  décembre  18-23,  avec  le  docteur  Oudney  pour  Kano. 
grande  ville  des  Felalahs  située  à  l'ouest  du  Tchad,  Clapperton  avait  suivi 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.    !>l 

le  Yeou  jusqu'à  Damâsak,  et  visité  le  vieux  Birnie,  Bera,  située  sur  les  bords 
d'un  lac  superbe  formé  des  débordements  du  Yeou,  Dogamou,  Bekidarfi,  cités 
qui  font  presque  toutes  partie  du  Ilaoussa.  Les  habitants  de  cette  province, 
qui  étaient  très  nombreux  avant  l'invasion  dos  Felatabs,  sont  armés  d'arcs  et 
de  flècbes,  et  font  le  commerce  de  tabac,  de  noix,  de  gouro,  d'antimoine,  de 
peaux  de  chèvres  tannées,  de  toile  de  coton  en  pièces  ou  en  vêtements. 

La  caravane  abandonna  bientôt  le  cours  du  Yeou  ou  Gambarou  pour  s'avancer 
dans  une  contrée  boisée,  qui  doit  être  complètement  inondée  pendant  la  saison 
des  pluies. 

Les  voyageurs  entrèrent  ensuite  dans  la  province  de  Katagoum,  dont  le  gou- 
verneur les  reçut  avec  beaucoup  d'affabilité,  leur  assurant  que  leur  arrivée 
était  une  véritable  fête  pour  lui  et  qu'elle  serait  on  ne  peut  plus  agréable  au 
sultan  des  Felatabs,  qui  n'avait  jamais  vu  d'Anglais.  Il  leur  affirmait  en  même 
temps  qu'ils  trouveraient  chez  lui,  comme  à  Kouka,  tout  ce  qui  leur  serait  néces- 
saire. 

La  seule  chose  qui  l'étonnât  profondément,  c'était  de  savoir  que  les  voya- 
geurs ne  voulaient  ni  esclaves,  ni  chevaux,  ni  argent,  qu'ils  ne  demandaient, 
avec  son  amitié,  que  la  permission  de  cueillir  des  fleurs  et  des  plantes  et  l'auto- 
risation de  visiter  le  pays. 

Katagoum  est  située  par  12°  17'  11"  de  latitude  et  environ  12°  de  longitude, 
d'après  les  observations  de  Clapperton.  Cette  province  formait  la  frontière  du 
Bornou  avant  la  conquête  des  Felatahs.  Elle  peut  mettre  sur  pied  quatre  mille 
hommes  de  cavalerie  et  deux  mille  fantassins  armés  d'arcs,  d'épées  et  de 
lances.  Elle  produit  du  grain  et  des  bœufs,  qui  sont,  avec  les  esclaves,  les 
principaux  articles  de  commerce.  Quant  à  la  ville  même,  c'était  la  plus  forte  que 
les  Anglais  eussent  vue  depuis  Tripoli.  Percée  de  portes  qu'on  fermait  tous  les 
soirs,  elle  était  défendue  par  deux  murs  parallèles  et  trois  fossés  à  sec,  un  inté- 
rieur, un  autre  extérieur,  et  un  troisième  creusé  entre  les  deux  murailles  hautes 
de  vingt  pieds  et  larges  de  dix  à  la  base.  D'ailleurs,  aucun  autre  monument 
qu'une  mosquée  en  ruines  dans  cette  ville  aux  maisons  de  terre,  qui  peut  ren- 
fermer sept  à  huit  mille  habitants. 

C'est  là  que,  pour  la  première  fois,  les  Anglais  virent  les  cauris  servir  de 
monnaie.  Jusqu'alors,  la  toile  du  pays  ou  quelque  autre  article  avait  été 
Tunique  terme  des  échanges. 

Au  sud  de  la  province  de  Katagoum  est  situé  le  pays  de  Yacoba,  que  les 
musulmans  désignent  sous  le  nom  de  Mouchy.  D'après  les  rapports  que  Clap- 
perton reçut,  les  habitants  de  cette  province,  hérissée  de  montagnes  calcaires, 


92  LES  VOYAGEURS  DU  XIX*  SIÈCLE. 

seraient  anthropophages.  Cependant,  les  musulmans,  qui  ont  une  invincible 
horreur  pour  les  Kaffirs,  ne  donnent  d'autre  preuve  à  cette  accusation  que 
d'avoir  vu  des  tètes  et  des  membres  humains  pendus  aux  murs  des  habita- 
lions. 

C'est  dans  le  Yacoba  que  prendrait  sa  source  l'Yeou,  rivière  complètement  à 
sec  pendant  l'été,  mais  dont  les  eaux,  pendant  la  saison  des  pluies,  au  dire 
des  habitants,  croissent  et  diminuent  alternativement  tous  les  sept  jours. 

«  Le  M  janvier,  dit  Clapperton,  nous  continuâmes  notre  voyage,  mais,  à  midi, 
il  fallut  nous  arrrêter  à  Mourmour.  Le  docteur  était  dans  un  tel  état  de  faiblesse 
et  d'épuisement  que  je  n'espérais  pas  qu'd  pût  y  résister  un  jour  de  plus.  Il  dé- 
périssait journellement  depuis  notre  départ  des  montagnes  d'Obarri,  dans  le 
Fezzan,  où  il  avait  été  attaqué  d'une  inflammation  à  la  gorge  pour  s'être  exposé 
à  un  courant  d'air  pendant  qu'il  était  en  transpiration. 

«  12  janvier. —  Le  docteur  prit,  au  point  du  jour,  une  tasse  de  café  et,  d'après 
son  désir,  je  fis  charger  les  chameaux.  Je  l'aidai  ensuite  à  s'habiller  et, 
soutenu  par  son  domestique,  il  sortit  de  la  tente.  Mais,  à  l'instant  où  l'on  allait 
le  placer  sur  le  chameau,  j'aperçus  dans  tous  ses  traits  l'affreuse  empreinte  de 
la  mort  Je  le  fis  rentrer  aussitôt,  je  me  plaçai  à  côté  de  lui,  et,  avec  une  douleur 
que  je  ne  chercherai  pas  à  exprimer,  je  le  vis  expirer  sans  proférer  une  plainte 
et  sans  paraître  souffrir.  J'envoyai  demander  au  gouverneur  la  permission  de 
l'ensevelir,  ce  qui  me  fut  accordé  sur-le-champ.  Je  fis  creuser  une  fosse  sous  un 
mimosa,  auprès  d'une  des  portes  de  la  ville.  Après  que  le  corps  eut  été  lavé 
selon  l'usage  du  pays,  je  le  fis  revêtir  avec  des  châles  à  turbans  que  nous  avions 
pour  en  faire  des  présents.  Nos  domestiques  le  portèrent,  et,  avant  de  le 
confier  à  la  terre,  je  lus  le  service  funèbre  de  l'Église  d'Angleterre.  Je  fis  ensuite 
entourer  le  modeste  tombeau  d'un  mur  en  terre  pour  le  préserver  des  animaux 
carnassiers,  et  je  fis  tuer  deux  moutons,  que  je  distribuai  aux  pauvres.  » 

Ainsi  s'éteignit  misérablement  le  docteur  Oudncy,  chirurgien  de  marine  assez 
instruit  en  histoire  naturelle.  La  terrible  maladie  dont  il  avait  apporté  les  germes 
d'Angleterre,  ne  lui  avait  pas  permis  de  rendre  à  l'expédition  tous  les  services 
que  le  gouvernement  attendait  de  lui,  et  pourtant,  il  ne  ménageait  pas  ses 
forces,  disant  qu'il  se  sentait  moins  mal  en  voyage  qu'au  repos.  Sentant 
que  sa  constitution  épuisée  ne  lui  permettait  pas  un  travail  assidu,  jamais 
1  n'avait  voulu  mettre  une  entrave  au  zèle  de  ses  compagnons. 

Après  cette  triste  cérémonie,  Clapperton  reprit  sa  route  vers  Kano.  Digou, 
ville  située  au  milieu  d'un  pays  bien  cultivé  et  qui  nourrit  de  nombreux 
troupeaux;  Katoungoua,  qui  n'est  plus  dans  la  province  de  Katagoum;  Zangeia, 


L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION   DE    L'AFRIQUE.    93 


située  près  de  l'extrémité  de  la  chaîne  des  collines  de  Douchi  et  qui  doit 
avoir  été  considérable,  à  en  juger  d'après  l'étendue  de  ses  murailles  encore 
debout;  Girkoua,  dont  le  marché  est  plus  beau  que  celui  de  Tripoli;  Sochwa, 
entourée  d'un  haut  rempart  d'argile,  telles  lurent  les  principales  étapes  du 
voyageur,  avant  son  entrée  à  Kano,  qu'il  atteignit  le  20  janvier. 

Kano,  la  Chana d'Édrisi  et  des  autres  géographes  arabes,  est  le  grand  rendez- 
vous  du  royaume  de  Haoussa. 

«  A  peine  eus-je  passé  les  portes,  dit  Clapperton,  que  je  fus  étrangement 
déçu  dans  mon  attente.  D'après  la  brillante  description  que  m'en  avaient 
faite  les  Arabes,  je  m'attendais  à  voir  une  ville  d'une  étendue  immense.  Les 
maisons  étaient  à  un  quart  de  mille  des  murailles,  et  dans  quelques  endroits 
réunies  en  petits  groupes  séparés  par  de  larges  mares  d'eau  stagnante.  J'aurais 
pu  me  dispenser  de  mes  frais  de  toilette  (il  avait  revêtu  son  uniforme  d'of- 
ficier de  marine)  ;  tous  les  habitants,  occupés  à  leurs  affaires,  me  laissèrent 
passer  tranquillement  sans  me  remarquer  et  sans  tourner  les  yeux  vers  moi.  » 

Kano,  la  capitale  de  la  province  de  môme  nom  et  l'une  des  principales 
villes  du  Soudan,  est  située  par  12°0'19"  de  latitude  nord  et  9°20/  de  lon- 
gitude est. 

11  peut  y  avoir  dans  cette  capitale  trente  ou  quarante  mille  habitants,  dont 
plus  de  la  moitié  sont  esclaves. 

Le  marché,  qui  est  bordé  à  l'est  et  à  l'ouest  par  de  grands  marécages  plantés 
de  roseaux,  est  la  retraite  de  nombreuses  bandes  de  canards,  de  cigognes  et 
de  vautours,  qui  servent  de  boueurs  à  la  ville.  Dans  ce  marché,  fourni  de  toutes 
les  provisions  en  usage  en  Afrique,  on  voit  de  la  viande  de  bœuf,  de  mouton, 
de  chèvre  et  quelquefois  de  chameau. 

((  Les  bouchers  du  pays,  raconte  le  voyageur,  sont  aussi  avisés  que  les 
nôtres;  ils  pratiquent  quelques  coupures  pour  mettre  la  graisse  en  évidence, 
ils  soufflent  la  viande,  et  même,  quelquefois,  ils  collent  un  morceau  de  peau  de 
mouton  à  un  gigot  de  chèvre.  » 

Du  papier  à  écrire,  produit  des  manufactures  françaises,  des  ciseaux  et  des 
couteaux  de  fabrication  indigène,  de  l'antimoine,  de  l'étain,  de  la  soie  rouge, 
des  bracelets  de  cuivre,  des  grains  de  verroterie,  du  corail,  de  l'ambre,  des 
bagues  d'étain,  quelques  bijoux  en  argent,  des  châles  à  turban,  de  la  toile  de 
coton,  du  calicot,  des  habillements  mauresques  et  bien  d'autres  objets  encore, 
voilà  ce  qu'on  trouve  abondamment  sur  le  marché  de  Kano. 

Clapperton  y  acheta,  pour  trois  piastres,  un  parapluie  anglais  en  coton,  venu 
par  Ghadamès.  Il  visita  aussi  le  marché  aux  esclaves,  où  ces  malheureux  sont 


94  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE 


examinés  très  minutieusement  «  et  avec  le  même  soin  que  les  officiers  de  santé 
visitent  les  volontaires  qui  entrent  dans  la  marine.  » 

La  ville  est  très  malsaine  ;  les  marais  qui  la  partagent  à  peu  près  par  la  moitié 
et  les  trous  qu'on  creuse  dans  le  sol.  pour  se  procurer  la  terre  nécessaire  aux 
constructions,  y  engendrent  une  sorte  de  mal'aria  permanente. 

A  Kano,  la  grande  mode  est  de  se  teindre  les  dénis  et  les  lèvres  avec  les 
fleurs  du  «  gonrgi  a  et  du  tabac,  qui  les  colorent  en  rouge  sanguin.  On  mâche 
la  noix  de  gouro,  on  la  prise  même,  mêlée  avec  du  «  trôna»,  usage  qui  n'est 
pas  particulier  au  Haoussa,  car  on  le  retrouve  également  dans  le  Bornou,  où  il 
est  cependant  interdit  aux  femmes.  Enfin  les  Haoussani  fument  un  tabac  origi- 
naire du  pays. 

Le  23  février,  Clapperton  partit  pour  Sockatou.  Il  traversa  un  pays  pit- 
toresque et  bien  cultivé,  auquel  des  bosquets,  disséminés  sur  les  collines,  don- 
naient une  sorte  de  ressemblance  avec  un  parc  anglais.  Des  troupeaux  de  beaux 
bœufs  blancs  ou  d'un  gris  cendré  animaient  le  paysage. 

Les  localités  les  plus  importantes  que  Clapperton  rencontra  sur  sa  route 
sontGadania,  ville  très  peu  peuplée,  dont  les  habitants  avaient  été  vendus  comme 
esclaves  par  les  Felatahs,  Doncami,  Zirmie,  capitale  duZambra,  Kagaria,  Kouara 
et  les  puits  de  Kamoun,  où  le  rejoignit  une  escorte  envoyée  par  le  sultan. 

Sockatou  était  la  ville  la  plus  peuplée  que  le  voyageur  eût  vue  en  Afrique. 
Ses  maisons,  bien  bâties,  formaient  des  rues  régulières,  au  lieu  d'être  réunies 
en  groupes,  comme  dans  les  autres  villes  du  Haoussa.  Entourée  d'une 
muraille  de  vingt  à  trente  pieds  d'élévation,  percée  de  douze  portes  qu'on 
fermait  régulièrement  au  coucher  du  soleil,  Sockatou  possédait  deux  grandes 
mosquées,  un  marché  spacieux  et  une  grande  place  devant  la  demeure  du 
sultan. 

Les  habitants,  qui,  pour  la  plupart,  sont  Felatahs,  ont  beaucoup  d'es- 
claves, et,  de  ces  derniers,  ceux  qui  ne  sont  pas  occupés  aux  travaux  inté- 
rieurs, exercent  quelque  métier  pour  le  compte  de  leurs  maîtres  ;  ils  sont  tisse- 
rands, maçons,  forgerons,  cordonniers  ou  cultivateurs. 

Tour  faire  honneur  à  ses  hôtes,  pour  leur  donner  une  haute  idée  de  la 
puissance  et  de  la  richesse  de  l'Angleterre,  Clapperton  ne  voulut  paraître  devant 
le  sultan  Bello  que  dans  une  toilette  éblouissante.  Il  revêtit  son  uniforme  aux 
galons  d'or,  mit  un  pantalon  blanc  et  des  bas  de  soie;  puis,  il  s'affubla,  pour 
compléter  son  costume  de  carnaval,  d'un  turban  et  de  babouches  turques.  Bello 
le  reçut  assis  sur  un  tapis  entre  deux  colonnes  supportant  le  toit  de  chaume 
d'une  cabane,  qui  ressemblait  assez  à  un  cottage  anglais.  Ce  sultan  était  un  bel 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION   DE   L'AFRIQUE.    95 

homme  d'environ  quarante-cinq  ans,  vêtu  d'un  «  tobé  »  de  coton  bleu  et  d'un 
turban  blanc  dont  le  châle  lui  cachait  le  nez  et  la  bouche,  selon  la  mode 
turque. 

Bello  accepta  avec  une  joie  d'enfant  les  présents  que  lui  apportait  le  voyageur. 
Ce  qui  lui  fit  le  plus  de  plaisir,  ce  fut  la  montre,  le  télescope  et  le  thermomètre, 
qu'il  appelait  ingénieusement  «  une  montre  de  chaleur.  »  Mais,  de  toutes  ces  cu- 
riosités, celle  qu'il  trouvait  la  plus  merveilleuse,  c'était  le  voyageur  lui-même.  Il 
ne  pouvait  se  lasser  de  l'interroger  sur  les  mœurs,  les  habitudes,  le  commerce  de 
l'Angleterre.  A  plusieurs  reprises,  Bello  manifesta  le  désir  d'entrer  en  relations  de 
commerce  avec  cette  puissance;  il  aurait  voulu  qu'un  consul  et  qu'un  médecin 
■anglais  résidassent  dans  un  port  qu'il  appelait  Raka;  enfin,  il  demandait  que 
certains  objets  des  manufactures  de  la  Grande-Bretagne  lui  fussent  expédiés  à 
la  côte  maritime,  où  il  possédait  une  ville  très  commerçante,  nommée  Funda. 
Après  nombre  de  conversations  sur  les  différents  cultes  de  l'Europe  et  bien 
d'autres  matières,  Bello  rendit  à  Clapperlon  les  livres,  journaux  et  vêtements 
qui  avaient  été  pris  à  Denham,  lors  de  la  malheureuse  razzia  dans  laquelle 
Bou-Khaloum  perdit  la  vie. 

Le  3  mai,  le  voyageur  fit  ses  adieux  au  sultan. 

«  Après  beaucoup  de  tours  et  de  détours,  dit-il,  je  fus  enfin  admis  en  pré- 
sence de  Bello,  qui  était  seul  et  qui  me  remit  incontinent  une  lettre  pour  le 
roi  d'Angleterre,  en  m'assurant  de  ses  sentiments  d'amitié  pour  notre  nation. 
Il  exprima,  de  nouveau,  tout  son  désir  d'entretenir  des  relations  avec  nous  et 
me  pria  de  lui  écrire  l'époque  à  laquelle  l'expédition  anglaise  (dont  Clapperlon 
lui  avait  promis  l'envoi)  arriverait  sur  les  côtes.  » 

Clapperlon  reprit  la  route  qu'il  avait  suivie  en  venant  et  rentra,  le  8  juillet,  à 
Kouka,  où  il  retrouva  le  major  Denham.  Il  rapportait  un  manuscrit  arabe,  conte- 
nant un  tableau  historique  et  géographique  du  royaume  de  Takrour,  gouverné 
par  Mohammed  Bello  de  Haoussa,  fait  et  composé  par  ce  prince.  Lui-même 
avait  recueilli  non  seulement  de  précieuses  et  nombreuses  informations  sur 
la  zoologie  et  la  botanique  du  Bornou  et  du  Haoussa,  mais  il  avait  aussi  ras- 
semblé un  vocabulaire  des  langues  du  Bégharmi.  du  Mandara,  du  Bornou,  du 
Haoussa  et  de  Tembouctou. 

Les  résultais  de  cette  expédition  étaient  donc  considérables.  C'était  pour  la 
première  fois  qu'on  entendait  parler  des  Felatahs,  et  leur  identité  avec  les  Fans 
allait  être  démontrée  par  le  second  voyage  de  Clapperton.  On  savait  qu'ils 
avaient  créé  dans  le  centre  et  dans  l'ouest  de  l'Afrique  un  immense  empire, 
et  il  était  bien  constaté  que  ces  peuples  n'appartenaient  pas  à  la  race  nègre. 


96 


LES   VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE 


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L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION  DK   L'AFRIQUE.    97 


Portrait  de  Ulapperton.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


L'étude  de  leur  langage  et  des  rapports  qu'il  présente  avec  certains  idiomes 
non  africains  allait  jeter  un  jour  tout  nouveau  sur  l'histoire  des  migrations  des 
peuples.  Enfin,  on  connaissait  le  lac  Tchad,  sinon  dans  son  entier,  du  moins 
dans  sa  plus  grande  partie.  On  lui  savait  deux  affluents  :  l'Yeou,  dont  le 
cours  se  trouvait  en  partie  relevé  et  dont  la  source  était  indiquée  par  les  rap- 
ports des  indigènes,  et  le  Chary,dont  la  partie  inférieure  et  l'embouchure  avaient 
été  visitées  avec  soin  par  Denham.  Quant  au  Niger,  les  informations  que  Clap- 
perton  avait  recueillies  de  la  bouche  des  indigènes  étaient  encore  bien  confuses, 
mais  de  leur  ensemble  on  pouvait  inférer  qu'il  se  jetait  dans  le  golfe  de  Bénin. 
D'ailleurs,  Clapperton  se  promettait  de  revenir,  après  un  court  repos  en  Angle- 

13 


98  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

terre,  et,  partant  de  la  côte  de  l'Atlantique,  de  remonter  le  Kouara  ou  Djoliba, 
comme  on  appelait  le  Niger,  en  divers  endroits  de  son  cours,  de  mettre  tin  au 
débat,  depuis  si  longtemps  soulevé,  en  faisant  de  ce  fleuve  un  cours  d'eau  diffé- 
rent du  Nil,  de  relier  ses  nouvelles  découvertes  avec  celles  de  Denham,  et  enfin 
d'achever  la  traversée  de  l'Afrique,  suivant  une  diagonale  allant  de  Tripoli  au 
golfe  de  Bénin. 


II 


Second  voyage  de  Clapperton.  —  Arrivée  à  Badagry. —  Le  Yourriba  et  sa  capitale  Katunga. 
—  Boussa.  —  Tentatives  pour  obtenir  un  récit  fidèle  de  la  mort  de  Mungo-Park.  —  Le  Nyffé, 
le  i',nii,ii  j  i  !  le  Zegzeg.  —  Arrivée  à  Kano.  —  Déboires.  —  Mort  de  Clapperton.  —  Retour  de 
Lander  à  La  côte.  —  Tuckey  au  Congo.  —  Bowdich  chez  les  Aschanties.  —  Mollien  aux 
sources  du  Sénégal  et  de  la  Gambie.  —  Le  major  Gray.  —  Caillié  à  Tembouctou. —  Laing 
aux  sources  du  Niger.  —  Richardet  el  John  Lander  à  l'embouchure  du  Niger.  —  Cailliaud 
et  Letorzec  en  Egypte,  en  Nubie  et  à  l'oasis  de  Siouali. 

Dès  que  Clapperton  fut  revenu  en  Angleterre,  il  s'empressa  de  soumettre  à 
lord  Bathurst  le  projet  qu'il  avait  formé  de  se  rendre  à  Kouka  en  partant  de 
Bénin,  c'est-cà-dire  en  suivant  le  chemin  le  plus  court,  —  chemin  qu'aucun  de 
ses  prédécesseurs  n'avait  parcouru,  —  et  en  remontant  le  Niger  depuis  son 
embouchure  jusqu'à  Tembouctou. 

Trois  personnes  furent  adjointes  à  Clapperton  pour  cette  expédition,  dont  il 
avait  le  commandement  :  le  chirurgien  Dickson,  le  capitaine  de  vaisseau  Pearce, 
excellent  dessinateur,  et  le  chirurgien  de  marine  Morrison,  très  versé  dans  toutes 
les  branches  de  l'histoire  naturelle. 

L'expédition  arriva,  le  2G  novembre  1825,  dans  le  golfe  de  Bénin.  Dickson 
ayant  demandé,  on  ne  sait  sous  quel  motif,  à  voyager  seul  pour  gagner  Sockatou, 
fut  débarqué  à  Juidah.  Un  Portugais,  nommé  de  Souza,  l'accompagna  jusqu'à 
Dahomey  avec  Columbus,  qui  avait  été  le  domestique  de  Denham.  A  dix-sept 
journées  de  cette  ville,  Dickson  atteignit  Char,  puis  Youri,  et  l'on  n'entendit  plus 
jamais  parler  de  lui. 

Les  autres  explorateurs  avaient  gagné  la  rivière  de  Bénin,  qu'un  négociant 
anglais  du  nom  de  Houtson  leur  conseilla  de  ne  pas  remonter,  carie  roi  des  con- 
trées qu'elle  arrosait  nourrissait  une  haine  profonde  contre  les  Anglais ,  qui 
mettaient  obstacle  à  son  commerce  le  plus  rémunérateur,  la  traite  des  esclaves. 

Il  valait  bien  mieux,  disait-il,  aller  à  Badagry,  lieu  aussi  rapproché  de  Sockatou, 
et  dont  le  chef,  bien  disposé  pour  les  voyageurs,  leur  fournirait,  sans  doute,  une 
escorte  jusqu'aux  frontières  du  royaume  de  Yourriba.  Houtson  habitait  le  pays 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.    99 


depuis  plusieurs  années  ;  il  en  connaissait  les  mœurs  et  la  langue  ;  Clapperton 
jugea  donc  utile  de  se  l'attacher  jusqu'à  Eyesou  Katunga,  capitale  du  Yourriba. 

L'expédition  débarqua,  le  29  novembre  l.s-25,  à  Badagry,  remonta  un  bras 
de  la  rivière  de  Lagos,  puis,  pendant  près  de  deux  milles,  la  crique  de  Gazie,  qui 
traverse  une  partie  du  Dahomey,  et,  descendant  sur  la  rive  gauche,  elle  s'enfonça 
dans  l'intérieur.  Le  pays  était  tantôt  marécageux,  tantôt  admirablement  cultivé, 
et  planté  d'ignames.  Tout  respirait  l'abondance.  Aussi,  les  nègres  se  mon- 
traient-ils très  récalcitrants  au  travail.  Dire  à  quels  interminables  «  palabres  » 
(pourparlers)  il  fallut  avoir  recours,  quelles  négociations  il  fut  nécessaire  de 
mener,  quelles  exactions  il  fallut  subir  pour  se  procurer  des  porteurs,  serait 
impossible. 

Les  explorateurs,  au  milieu  de  ces  difficultés,  atteignirent  cependant  Djannah, 
à  soixante  milles  de  la  côte. 

«  Nous  avons  vu  ici,  dit  Clapperton,  plusieurs  métiers  de  tisserand  en  mouve- 
ment. Il  y  en  avait  huit  ou  dix  dans  une  maison;  c'était  réellement  une  manufac- 
ture en  règle....  Ces  gens  fabriquent  aussi  de  la  faïence,  mais  ils  préfèrent  celle 
qui  vient  d'Europe,  quoi  qu'ils  ne  fassent  pas  toujours  un  usage  convenable  des 
différents  objets.  Le  vase  dans  lequel  le  «  cabocir  »  (chef)  nous  offrit  de  l'eau  à 
boire,  fut  reconnu  par  M.  Houtson  pour  un  joli  pot  de  chambre  qu'il  avait  vendu 
l'année  précédenle  à  Badagry.  » 

Tous  les  membres  de  l'expédition  étaient  gravement  atteints  de  fièvres,  engen- 
drées par  la  chaleur  humide  et  malsaine  de  la  contrée.  Pearce  et  Morrisson 
moururent  le  27  septembre,  l'un  auprès  de  Clapperton,  l'autre  à  Djannah,  avant 
d'avoir  atteint  la  côte. 

Dans  toutes  les  villes  que  Clapperton  traversait,  à  Assoudo,  qui  ne  compte  pas 
moins  de  dix  mille  habitants,  à  Daffou,  qui  en  renferme  cinq  mille  de  plus,  un 
bruit  singulier  semblait  l'avoir  précédé.  Partout  on  disait  qu'il  venait  rétablir  la 
paix  dans  les  pays  où  régnait  la  guerre,  et  faire  du  bien  aux  contrées  qu'il 
explorerait. 

A  Tchow,  la  caravane  rencontra  l'émissaire  que  le  roi  du  Yourriba  envoyait  au 
devant  d'elle  avec  une  suite  nombreuse,  et  entra  bientôt  à  Katunga.  Cette  ville 
«  est  entourée  et  entremêlée  d'arbres  touffus  décrivant  une  ceinture  autour  de 
la  base  d'une  montagne  rocailleuse  composée  de  granit  et  longue  d'environ  trois 
milles  ;  c'est  un  des  plus  beaux  tableaux  qu'il  soit  possible  de  voir.  » 

Clapperton  séjourna  dans  cette  ville  depuis  le  24  janvier  jusqu'au  7  mars  1826. 
Il  y  fut  reçu  avec  beaucoup  de  cordialité  par  le  sultan,  auquel  il  demanda 
l'autorisation  d'entrer  dans  le  Nyffé  ouToppa,  afin  de  gagner  par  là  le  Haoussa 


100  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE 


et  le  Bornou.  «  Le  Nyffé  était  désolé  par  la  guerre  civile,  et  l'un  des  préten- 
dants au  trône  avait  appelé  à  son  aide  les  Felatahs,  répondit  le  sultan;  il  ne 
serait  donc  pas  prudent  de  prendre  ce  chemin,  et  mieux  vaudrait  passer  par  la 
province  de  Youri.  »  Quoi  qu'il  en  eût,  Clapperton  dut  se  soumettre. 

Mais  il  avait  profité  de  son  séjour  à  Katunga  pour  faire  quelques  observations 
intéressantes.  Cette  ville  ne  renferme  pas  moins  de  sept  marchés  différents,  où 
l'on  vend  des  ignames,  du  grain,  des  bananes,  des  figues,  du  beurre  végétal, 
des  graines  de  coloquinte,  des  chèvres,  des  poules,  des  moutons,  des  agneaux, 
de  la  toile  et  une  foule  d'instruments  aratoires. 

Les  maisons  du  roi  et  de  ses  femmes  sont  entourées  de  deux  grands  parcs. 
Les  portes  et  les  poteaux  qui  soutiennent  les  verandahs  sont  ornés  de  sculp- 
tures, représentant,  soit  un  boa  qui  tue  une  antilope  ou  un  cochon,  soit  des 
troupes  de  guerriers  accompagnées  de  tambours,  —  sculptures  qui  ne  sont  pas 
trop  mal  exécutées. 

«  L'aspect  général  des  Yourribani,  dit  le  voyageur,  me  paraît  offrir  moins 
des  traits  caractéristiques  des  nègres  que  celui  d'aucun  des  autres  peuples  que 
j'ai  vus;  leurs  lèvres  sont  moins  épaisses,  leur  nez  se  rapproche  plus  de  la  forme 
aquiline  que  ceux  des  nègres  en  général.  Les  hommes  sont  bien  faits  et  ont  un 
maintien  aisé  qui  ne  peut  manquer  d'attirer  l'attention.  Les  femmes  ont  presque 
toutes  l'air  plus  commun  que  les  hommes,  ce  qui  peut  provenir  de  ce  qu'elles 
sont  exposées  au  soleil  et  des  fatigues  qu'elles  sont  obligées  de  supporter,  tous 
les  travaux  de  la  terre  retombant  sur  elles.  » 

Quelque  temps  après  être  sorti  de  Katunga,  Clapperton  traversa  la  rivière  de 
Moussa,  affluent  du  Kouara,  et  entra  à  Kiama,  l'une  des  villes  par  lesquelles  passe 
la  caravane  qui,  du  Haoussa  et  du  Borgou,  va  au  Gandja,  sur  les  frontières  de 
l'Achantie.  Elle  ne  renferme  pas  moins  de  trente  mille  habitants,  qui  sont  re- 
gardés comme  les  plus  grands  voleurs  de  toute  l'Afrique.  «  Il  suffit  d'appeler 
quelqu'un  natif  du  Borgou  pour  le  désigner  comme  un  larron  et  un  assassin.  » 

Au  sortir  de  Kiama,  le  voyageur  renconlra  la  caravane  du  Haoussa.  Des  bœufs, 
des  ânes,  des  chevaux,  des  femmes  et  des  hommes,  au  nombre  d'un  millier, 
marchaient  les  uns  derrière  les  autres,  en  formant  une  ligne  interminable,  qui 
offrait  le  coup  d'œil  le  plus  singulier  et  le  plus  bizarre.  Quelle  étrange  bigarrure, 
depuis  ces  jeunes  filles  nues  et  ces  hommes  pliant  sous  le  fardeau,  jusqu'à  ces 
marchands  gandjani,  vêtus  d'une  manière  aussi  fantastique  que  ridicule,  et 
montés  sur  des  chevaux  estropiés  qui  boitaient  en  marchant! 

Clapperton  dirigeait  maintenant  sa  marche  vers  Boussa,  lieu  où  Mungo-Park 
avait  péri  sur  le  Niger.  Avant  de  l'atteindre,  il  lui  fallut  traverser  l'Oli,  affluent 


L'EXPLORATION  ET  LA   COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     101 

du  Kouara,  et  passer  par  Ouaoua,  capitale  d'une  province  du  Borgou,  dont  l'en- 
ceinte carrée  peut  contenir  dix-huit  mille  habitants.  C'est  l'une  des  villes  les  plus 
propres  et  les  mieux  bâties  qu'on  rencontre  depuis  Badagry.  Les  rues  sont 
propres,  larges,  et  les  maisons  circulaires  ont  un  toit  conique  en  chaume.  Mais 
il  est  impossible,  dans  l'univers  entier,  d'imaginer  une  ville  où  l'ivrognerie 
soit  plus  générale.  Gouverneur,  prêtres,  laïques,  hommes,  femmes,  boivent 
avec  excès  du  vin  de  palme,  du  rhum  qui  vient  de  la  côte  et  «  du  bouza  ».  Cette 
dernière  liqueur  est  un  mélange  de  dourrah.  de  miel,  de  poivre  du  Chili  et  de 
la  racine  d'une  herbe  grossière  que  mange  le  bétaU,  le  tout  additionné  d'une 
certaine  quantité  d'eau. 

•  «  Les  Ouaouanis.  dit  Clapperton,  ont  une  grande  réputation  de  probité.  Ils 
sont  gais,  bienveillants  et  hospitaliers.  Je  n'ai  pas  vu  de  peuple  en  Afrique  qui 
fût  aussi  disposé  à  donner  des  renseignements  sur  la  contrée  qu'ils  habitent,  et, 
ce  qui  est  très  extraordinaire,  je  n'ai  pas  aperçu  un  seul  mendiant  parmi  eux. 
Ils  nient  qu'ils  soient  originaires  du  Borgou  et  disent  qu'ils  sont  issus  des 
Haoussani  et  des  Nyffeni.  Leur  langue  est  un  dialecte  de  celle  des  Yourribani, 
mais  les  femmes  ouaouanies  sont  jolies  et  les  Yourribanies  ne  le  sont  pas;  les 
hommes  sont  vigoureux  et  bien  faits,  ils  ont  l'air  débauché.  Leur  religion  est  en 
partie  un  islamisme  relâché,  et  en  partie  le  paganisme.  » 

Depuis  la  côte,  Clapperton,  —  et  sa  remarque  est  précieuse,  —  avait  ren- 
contré des  tribus  Felatahs  encore  païennes,  parlant  la  même  langue,  ayant 
les  mêmes  traits  et  la  même  couleur  que  les  Felatahs  musulmans.  Ils  étaient 
évidemment  de  la  même  race. 

Boussa,  que  le  voyageur  atteignit  enfin,  n'est  pas  une  ville  régulière  ;  elle  est 
composée  de  groupes  de  maisons  épars  dans  une  île  du  Kouara  par  10°  14'  de 
latitude  nord  et  6°  11'  de  longitude  à  l'est  du  méridien  de  Greenwich.  La  pro- 
vince dont  elle  est  la  capitale  est  la  plus  peuplée  du  Borgou.  Les  habitants  sont 
païens,  de  même  que  le  sultan,  bien  que  son  nom  soit  Mohammed.  Ils  se  nour- 
rissent de  singes,  de  chiens,  de  chats,  de  rats,  de  poissons,  de  bœuf  et  de  mouton. 

«  Pendant  que  j'étais  avec  le  sultan,  dit  Clapperton,  on  a  apporté  son 
déjeuner  ;  je  fus  invité  à  y  prendre  part  ;  il  consistait  en  un  gros  rat  d'eau 
grillé  et  encore  revêtu  de  sa  peau,  un  plat  de  très  beau  riz  bouilli,  du  poisson 
sec  cuit  à  l'étuvée  dans  de  l'huile  de  palme,  des  œufs  d'alligator  frits  ou  à 
l'étuvée,  et  enfin  de  l'eau  fraîche  du  Kouara.  Je  mangeai  du  poisson  à  l'étuvée 
etduriz,et  l'on  se  divertit  beaucoup  de  ce  que  je  ne  voulus  tâter  ni  du  rat  ni  des 
œufs  d'alligator.  » 

Le  sultan  reçut  le  voyageur  avec  affabilité  et  lui  apprit  que  le  sultan  d'Youri 


102  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


tenait  depuis  sept  jours  des  bateaux  prêts,  afin  qu'il  pût  remonter  le  fleuve 
jusqu'à  cette  ville.  Clapperton  répondit  que,  la  guerre  ayant  fermé  toutes  les 
issues  entre  le  Bornou  et  Youri,  il  préférait  s'avancer  par  le  Koulfa  et  le  Nyffé. 
«  Tu  as  raison,  dit  le  sultan,  lu  as  bien  fait  de  venir  me  voir,  tu  prendras  telle 
route  que  tu  voudras.  » 

Dans  une  audience  subséquente,  le  voyageur  s'informa  des  Européens  qui, 
il  y  avait  une  vingtaine  d'années,  avaient  péri  sur  le  Kouara.  Cette  demande  mit 
évidemment  le  sultan  mal  à  son  aise.  Aussi  ne  répondit-il  pas  franchement.  Il 
était  alors,  dit-il,  trop  jeune  pour  avoir  su  bien  exactement  ce  qui  s'était  passé. 

«  Je  n'ai  besoin,  répondit  Clapperton,  que  d'avoir  les  livres  et  papiers  qui 
leur  appartenaient  et  de  voir  l'endroit  où  ils  ont  péri. 

—  Je  n'ai  rien  de  ce  qui  leur  a  appartenu,  répondit  le  sultan.  Quant  au  lieu  de 
leur  mort,  n'y  va  pas!  C'est  un  très  mauvais  endroit. 

—  On  m'a  dit  qu'on  pouvait  y  voir  encore  une  partie  du  bateau  qui  les  por- 
tait. Est-ce  vrai?  demanda  Clapperton. 

—  Non,  non,  on  t'a  fait  un  faux  rapport,  reprit  le  sultan.  11  y  a  longtemps 
que  les  grandes  eaux  ont  emporté  ce  qu'il  en  restait  entre  les  roebers.  » 

A  une  nouvelle  demande  relative  aux  papiers  et  journaux  de  Mungo-Park, 
le  sultan  répondit  qu'il  ne  possédait  rien,  que  ces  papiers  avaient  été  entre  les 
mains  de  quelques  savants,  mais  que,  puisque  cela  tenait  tant  au  cœur  de 
Clapperton,  il  les  ferait  rechercher.  Après  avoir  remercié,  le  voyageur  demanda 
l'autorisation  d'interroger  les  vieillards  de  la  ville,  dont  plusieurs  avaient  dû 
être  témoins  de  l'événement.  A  cette  question,  l'embarras  se  peignit  sur  la 
figure  du  sultan,  qui  ne  répondit  pas.  Il  était  donc  inutile  de  le  presser  davan- 
tage. 

«  Ce  fut  un  coup  mortel  pour  mes  recberches  ultérieures,  dit  Clapperton, 
carebacun  montrait  de  l'embarras,  quand  je  demandais  des  détails  et  disait:  L'at- 
faire  est  arrivée  avant  que  j'aie  pu  m'en  souvenir;  ou  bien,  je  n'étais  pas  témoin. 
On  me  désignale  lieu  où  le  bateau  s'était  arrêté  et  où  son  malbcureux  équi- 
page avait  péri,  mais  on  ne  le  fit  qu'avec  précaution  et  comme  à  la  dérobée.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  Clapperton  apprenait  que  le  dernier  iman,  qui  était 
Felatah,  avait  eu  en  sa  possession  les  livres  cl  les  papiers  de  Muogo-Park. 
Par  malheur,  cet  iman  venait  de  quitter  Boussa  depuis  quelque  temps.  Enfin, 
à  Koulfa,  le  voyageur  recueillait  des  renseignements  qui  ne  lui  permettaient 
pas  de  douter  que  Mungo-Park  n'eût  été  tué. 

Au  moment  où  Clapperton  quitte  le  Borgou.  il  ne  peut  s'empêcher  de  remar- 
quer combien  est  menteuse  la  mauvaise  réputation  de  ses  habitants,  partout 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.      103 

traités  de  voleurs  et  de  bandits.  Pour  son  compte,  il  avait  traversé  toul  leur 
pays,  il  avait  voyagé  et  chassé,  seul  avec  eux,  et  il  n'avait  jamais  eu  à  Leur  faire 
le  moindre  reproche. 

Le  voyageur  va  maintenant  essayer  de  gagner  Kano  en  traversant  le  Kouara 
et  en  passant  par  le  Gouari  et  le  Zegzeg.  Il  arrive  bientôt  à  Tabra,  sur  le  May- 
Yarrow,  où  résidait  la  reine-mère  de  Nyffé  ;  puis,  il  va  voir  le  roi  à  son  camp,  qui 
était  peu  éloigné  de  la  ville.  C'était,  au  dire  de  Clapperton,  le  coquin  le  plus 
effronté,  le  plus  abject  et  le  plus  avide  qu'il  fût  possible  de  rencontrer,  deman- 
dant tout  ce  qu'il  voyait  et  ne  se  laissant  rebuter  par  aucun  refus. 

a  II  a  occasionné,  dit  le  voyageur,  la  ruine  de  son  pays  par  son  ambition  de 
nature  et  par  son  appel  aux  Felatahs,  qui  sont  venus  à  son  secours  et  qui  se  dé- 
barrasseront de  lui  du  moment  qu'il  ne  leur  sera  plus  bon  à  rien.  Il  est  cause 
que  la  plus  grande  partie  de  la  population  industrieuse  du  Nyffé  a  été  tuée  ou 
vendue  comme  esclave  ou  a  fui  de  sa  patrie.  » 

Clapperton  fut  forcé  par  la  maladie  de  résider  plus  longtemps  qu'il  ne  l'aurait 
voulu  à  Koulfa,  ville  commerçante,  sur  la  rive  septentrionale  du  May-Yarrow,  qui 
renferme  de  douze  à  quinze  mille  habitants.  Depuis  vingt  ans  exposée  aux  incur- 
sions des  Felatahs.  cette  cité  avait  été  brûlée  deux  fois  en  six  ans.  Clapperton 
y  fut  témoin  de  la  célébration  de  la  fête  de  la  nouvelle  lune.  Ce  jour-là,  chacun 
fait  et  reçoit  des  visites.  Les  femmes  ont  la  laine  de  leur  chevelure  nattée  et 
teinte  d'indigo,  ainsi  que  les  sourcils.  Leurs  cils  sont  peints  avec  du  khôl,  leurs 
lèvres  sont  teintes  en  jaune,  leurs  dents  en  rouge;  leurs  mains  et  leurs  pieds 
sont  coloriés  de  henné.  Elles  mettent  pour  cette  circonstance  leurs  vêtements 
les  plus  beaux  et  les  plus  gais,  et  elles  portent  leurs  verroteries,  leurs  bracelets 
et  leurs  anneaux  de  cuivre ,  d'argent .  d'étain  ou  de  laiton.  Elles  profitent  de 
cette  fête  pour  boire  autant  de  bouza  que  les  hommes,  pour  se  mêler  à  leurs 
chants  et  à  leurs  danses. 

Le  voyageur  pénétra  bientôt  dans  la  province  de  Gouari,  après  avoir  quitté 
celle  de  Kotong-Kora.  Conquis  avec  le  reste  du  Haoussa  par  les  Felatahs,  le 
Gouari  s'était  insurgé  à  la  mort  de  Bello  Ier,  et  depuis  cette  époque,  il  avait  su, 
malgré  les  tentatives  des  Felatahs,  conserver  son  indépendance.  La  capitale  de 
cette  province,  qui  porte  aussi  le  nom  de  Gouari,  est  située  par  10°  54'  de  lati- 
tude nord  et  8°  1'  de  longitude  est  de  Greenwich. 

A  Fatika,  Clapperton  entra  dans  le  Zegzeg,  territoire  soumis  aux  Felatahs; 
puis,  il  visita  Zariyah,  ville  singulière,  où  l'on  voyait  des  champs  de  millet,  des 
jardins  potagers,  des  plantations  d'arbres  touffus,  des  marais  et  des  pelouses,  —  il 
y  avait  même  des  maisons.  La  population  passait  pour  être  plus  considérable 


104 


LES  VOYAGEURS  DU  XIX'    SIÈCLE. 


^~ 


La  caravane  rencontra  l'émissaire  du  roi  du  Yourriba.  (Page  9'J.) 


qu'à  Kano  et  était  estimée  à  quarante  ou  cinquante  mille  habitants,  presque 
tous  Felatahs. 

Le  19  septembre,  après  tant  de  traverses  et  de  fatigues,  Clapperton  pénétrait 
enfin  à  Kano.  Dès  le  premier  jour,  il  s'aperçut  qu'on  aurait  préféré  le  voir 
arriver  par  l'est,  car  la  guerre  avec  le  Bornou  avait  intercepté  toutes  les  com- 
munications avec  le  Fezzan  et  Tripoli.  Laissant  le  bagage  à  la  garde  de  son 
domestique  Lander,  Clapperton  alla  presque  aussitôt  à  la  recherche  du  sultan 
Bello,  qui  se  trouvait,  disait-on,  dans  les  environs  de  Sockatou.  Ce  voyage  fut 
extrêmement  pénible.  Clapperton  y  perdit  ses  chameaux,  ses  chevaux,  et  ne 
put  se  procurer,  pour  emmener  le  peu  qu'il  avait  avec  lui,  qu'un  bœuf  galeux 


L'EXPLORATION  ET  LA    COLONISATION  DE    L'AFRIQUE.     10.°> 


Notre  marche  fut  lente.  (Page  107.) 

et  malade,  de  sorte  que  lui-même  et  ses  serviteurs  durent  porter  une  partie  de 
la  charge. 

Bello  accueillit  Clapperton  avec  bonté  et  lui  envoya  des  provisions  et  des  cha- 
meaux. Mais,  comme  le  sultan  cherchait  à  réduire  la  province  de  Gouber  ré- 
voltée contre  lui,  il  ne  put  tout  d'abord  accorder  une  audience  au  voyageur 
pour  s'entretenir  des  intérêts  multiples  que  le  gouvernement  anglais  avait 
chargé  Clapperton  de  traiter. 

A  la  tête  de  cinquante  à  soixante  mille  soldats,  dont  les  neuf  dixièmes  étaient 
à  pied  et  revêtus  d'armures  ouatées,  Bello  attaqua  Counia,  capitale  du  Gouber. 
Ce  fut  le  plus  pauvre  combat  qu'il  soit  possible  d'imaginer,  et  la  guerre  se  ter- 

14 


106  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE, 


mina  après  cette  tentative  avortée.  Cependant,  Clapperton,  dont  la  santé  était 
profondément  altérée,  gagna  Sockatou,  puis  Magoria,  où  il  vit  le  sultan. 

Dès  qu'il  eut  reçu  les  présents  qui  lui  étaient  destinés,  Bello  ne  montra  plus 
des  dispositons  aussi  amicales.  Bientôt  même,  il  prétendit  avoir  reçu  du  cheik 
El-Khanemi  une  lettre  pour  l'engager  à  se  défaire  du  voyageur,  qui  n'était  qu'un 
espion,  et  à  se  défier  des  Anglais,  dont  les  projets  étaient,  après  s'être  renseignés 
sur  les  ressources  du  pays,  de  s'y  établir,  de  s'y  créer  des  partisans  et  de  pro- 
fiter ensuite  des  troubles  qu'ils  auraient  suscités  pour  s'emparer  du  Haoussa 
comme  ils  avaient  fait  de  l'Inde. 

Ce  qui  ressortait  le  plus  clairement  de  toutes  les  difficultés  élevées  par  Bello, 
c'est  qu'il  désirait  vivement  se  rendre  maître  des  présents  destinés  au  sultan  du 
Bornou.  Cependant,  il  lui  fallait  un  prétexte;  il  crut  l'avoir  trouvé  en  répandant 
le  bruit  que  le  voyageur  portait  des  canons  et  des  munitions  à  Kouka.En  toute 
conscience,  Bello  ne  pouvait,  disait-il,  permettre  qu'un  étranger  traversât  ses 
États  pour  mettre  son  irréconciliable  ennemi  en  état  de  lui  faire  la  guerre.  Bien 
plus,  Bello  prétendit  forcer  Clapperton  à  lui  lire  la  lettre  de  lord  Batburst  au 
sultan  du  Bornou. 

«  Tu  peux  la  prendre  si  tu  veux,  répondit  le  voyageur,  mais  je  ne  te  la 
donnerai  pas.  Tout  t'est  possible,  puisque  tu  as  la  force,  mais  tu  te  déshono- 
reras en  le  faisant.  Pour  moi,  ouvrir  cette  lettre,  ce  serait  faire  plus  que  ma  tête 
ne  vaut,  Je  suis  venu  à  toi  avec  une  lettre  et  des  présents  de  la  part  du  roi 
d'Angleterre,  d'après  la  confiance  que  lui  a  inspirée  ta  lettre  de  l'année  dernière. 
J'espère  que  tu  n'enfreindras  pas  ta  parole  et  ta  promesse  pour  voir  ce  que 
contient  cette  lettre.» 

Le  sultan  fit  alors  un  geste  de  la  main  pour  donner  congé  au  voyageur,  qui 
se  retira. 

Cependant,  cette,  tentative  ne  fut  pas  la  dernière,  et  les  choses  allèrent  même 
beaucoup  plus  loin.  Quelques  jours  plus  tard  on  vint  encore  demander  à  Clap- 
perton de  livrer  les  présents  destinés  à  El-Khanemi.  Sur  son  refus,  on  les  lui 
enleva. 

«  Vous  vous  conduisez  envers  moi  comme  des  voleurs,  s'écria  Clapperton. 
Vous  manquez  essentiellement  à  la  foi  jurée.  Aucun  peuple  dans  le  monde  ne 
se  conduirait  ainsi.  Vous  feriez  mieux  de  me  couper  la  tète  que  de  faire  une 
chose  semblable,  mais  je  suppose  que  vous  en  viendrez  là,  quand  vous  m'aurez 
tout  enlevé.  » 

Bien  plus,  on  voulut,  lui  prendre  ses  armes  et  ses  munitions.  Clapperton  s'y 
refusa  avec  la  dernière  énergie.  Ses  domestiques  effrayés  l'abandonnèrent,  mais 


L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     107 


ils  ne  tardèrent  pas  à  revenir,  prêts  à  se  soumettre  aux  mêmes  dangers  que 
leur  maître,  pour  lequel  ils  avaient  la  plus  vive  affection. 

A  ce  moment  critique  s'arrête  le  journal  de  Clapperton.  11  y  avait  plus  de 
six  mois  qu'il  était  à  Soekatou,  sans  avoir  pu  se  livrer  à  aucune  exploration, 
sans  avoir  réussi  à  mener  à  bien  la  négociation  pour  laquelle  il  était  venu  de  la 
côte.  L'ennui,  les  fatigues,  les  maladies,  ne  lui  avaient  laissé  aucun  repos,  et  son 
état  était  tout  a  coup  devenu  très  alarmant.  Son  domestique,  Richard  Lander, 
qui  l'avait  rejoint  à  Soekatou,  se  multipliait  en  vain. 

Le  42  mars  1827,  Clapperton  fut  attaqué  d'une  dysenterie  que  rien  ne  put 
arrêter,  et  ne  tarda  pas  à  s'affaiblir.  Comme  on  était  dans  le  rhamadan,  Lander 
ne  pouvait  obtenir  aucun  service,  pas  même  des  domestiques.  Et  cependant 
la  maladie  faisait  tous  les  jours  des  progrès,  que  développait  une  chaleur  acca- 
blante. Pendant  vingt  jours,  Clapperton  resta  dans  le  même  état  de  faiblesse 
et  d'affaissement;  puis,  sentant  sa  fin  approcher,  il  donna  ses  dernières  instruc- 
tions à  Richard  Lander,  son  fidèle  serviteur,  et  s'éteignit  dans  ses  bras,  le 

11  avril. 

«  Je  fis  avertir  le  sultan  Rello,  dit  Lander,  de  la  perte  cruelle  que  je  venais  de 
faire,  en  lui  demandant  la  permission  d'enterrer  mon  maître  à  la  manière  de  mon 
pays  et  le  priant  de  me  faire  désigner  l'endroit  où  je  pourrais  déposer  sa  dé- 
pouille mortelle.  Mon  messager  revint  bientôt  avec  le  consentement  du  sultan, 
et  le  même  jour,  à  midi,  quatre  esclaves  me  furent  amenés  de  la  part  de  Rello 
pour  creuser  la  fosse.  Me  proposant  de  les  suivre  avec  le  corps,  je  le  fis  placer 
sur  le  dos  de  mon  chameau  et  je  le  couvris  du  pavillon  de  la  Grande-Bretagne. 
Notre  marche  fut  lente  et  nous  nous  arrêtâmes  à  Djungari,  petit  village  bâti  sur 
une  éminence  à  cinq  milles  dans  le  sud-est  de  Soekatou.  Le  corps  fut  enlevé  de 
dessus  le  chameau  et  placé  d'abord  sous  un  hangar,  tandis  que  les  esclaves 
creusaient  la  fosse,  ensuite  transporté  près  d'elle,  lorsqu'elle  fut  achevée.  J'ou- 
vris alors  un  livre  de  prières,  et,  d'une  voix  entrecoupée  de  sanglots,  je  lus 
l'office  des  morts.  Personne  ne  prêtait  l'oreille  à  cette  triste  lecture  et  n'allé- 
geait ma  douleur  en  la  partageant.  Les  esclaves  se  tenaient  à  quelque  distance; 
ils  se  querellaient  et  faisaient  un  bruit  indécent.  La  cérémonie  religieuse  ter- 
minée, le  pavillon  fut  enlevé  et  le  corps  déposé  doucement  dans  la  terre.  Et  moi 
je  pleurai  amèrement  sur  les  restes  inanimés  du  meilleur,  du  plus  intrépide  et 
du  plus  digne  des  maîtres.  » 

La  chaleur,  la  fatigue  et  la  douleur  accablèrent  si  bien  le  pauvre  Lander, 
qu'il  fut  pendant  plus  de  dix  jours  dans  l'impossibilité  absolue  de  quitter  sa 
hutte. 


108  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Bello  s'informa  plusieurs  fois  de  l'état  de  santé  du  malheureux  domestique, 
mais  celui-ci  ne  se  trompa  pas  à  ces  démonstrations  du  sultan;  elles  n'étaient 
inspirées  que  par  le  désir  de  s'emparer  des  caisses  et  des  bagages  du  voyageur, 
qu'on  croyait  remplis  d'or  et  d'argent.  Aussi,  Fétonnement  de  Bello  fut-il  à  son 
comble,  en  constatant  que  Lander  ne  possédait  même  pas  la  somme  suffisante 
pour  acquitter  les  frais  de  son  voyage  jusqu'à  la  côte.  Mais  ce  que  le  sultan 
n'apprit  jamais,  c'est  que  Lander  avait  eu  la  précaution  de  cacher  sur  lui  une 
montre  d'or  qui  lui  restait,  avec  celles  des  capitaines  Pearce  et  Clapperton. 

Cependant.  Lander  comprenait  qu'il  lui  fallait  à  tout  prix  et  au  plus  vite  rega- 
gner la  côte.  Au  moyen  de  quelques  présents  adroitement  distribués,  il  gagna 
plusieurs  conseillers  du  sultan,  qui  représentèrent  à  celui-ci  que,  si  le  voyageur 
venait  à  mourir,  on  ne  manquerait  pas  de  répandre  le  bruit  que  Bello  l'avait 
fait  assassiner  ainsi  que  son  maître.  Bien  que  Clapperton  eût  conseillé  à  Lander 
de  se  joindre  aux  marchands  arabes  qui  gagnent  le  Fezzan,  celui-ci,  craignant 
que  les  papiers  et  les  journaux  de  l'expédition  ne  lui  fussent  enlevés,  se  déter- 
mina à  regagner  le  littoral. 

Le  3  mai.  Lander  partit  enfin  de  Sockatou,  se  dirigeant  vers  Kano.  Si,  pen- 
dant la  première  partie  de  ce  voyage,  Lander  avait  failli  mourir  de  soif,  la  seconde 
fut  moins  pénible,  car  le  roi  de  Djacoba,  qu'il  eut  pour  compagnon  de  route, 
le  traita  avec  affabilité  et  l'engagea  même  à  visiter  son  pays.  Il  lui  raconta 
qu'il  avait  pour  voisins  des  peuples  nommés  Nyam-Nyams,  qui  lui  avaient 
servi  d'alliés  contre  le  sultan  de  Bornou,et,  qu'à  la  suite  d'un  combat,  ces  Nyam- 
Nyams,  après  avoir  enlevé  les  cadavres  de  leurs  ennemis,  les  avaient  rôtis  et 
mangés.  C'est,  croyons-nous,  depuis  Hornemann,  la  première  fois  que  paraît, 
dans  une  relation  de  voyage,  avec  cette  réputation  d'anthropophagie,  ce  peuple 
qui  devait  être  le  sujet  de  tant  de  fables  ridicules. 

Lander  entra  le  25  mai  dans  Kano  et.  n'y  faisant  qu'un  court  séjour,  prit  la 
route  de  Funda,  au  bord  du  Niger,  —  route  qu'il  comptait  suivre  jusqu'à  Bénin. 
Le  voyageur  trouvait  d'ailleurs  plusieurs  avantages  à  cette  direction.  Si  le  che- 
min était  plus  sûr,  il  était  en  même  temps  nouveau,  et  Lander  pourrait  ajouter 
ainsi  aux  découvertes  précédemment  faites  par  son  maître. 

Kanfou,  Carifo,  Gowgie,  Gâtas  furent  successivement  visitées  par  Lander,  qui 
constata  que  les  habitants  de  ces  villes  appartiennent  à  la  race  du  Haoussa  et 
payent  tribut  auxFclatahs.  Il  vit  aussi  Damoy,  Drammalik,  Coudonia,  rencontra 
une  grande  rivière  qui  coulait  vers  le  Kouara,  visita  Kottop,  grand  marché  de 
bœufs  et  d'esclaves.  Coudgi  et  Dunrora,  en  vue  d'une  longue  chaîne  de  hautes 
montagnes  qui  courent  à  l'est. 


L'EXPLORATION  ET   LA  COLONISATION  DE    L'AFRIQUE.     109 

A  Dunrora,  au  moment  où  Lander  faisait  charger  ses  bêtes  de  somme, 
quatre  cavaliers,  aux  chevaux  couverts  d'écume,  se  précipitèrent  chez  le  chef 
et,  de  concert  avec  lui,  forcèrent  le  voyageur  à  retourner  sur  ses  pas  pour  aller 
trouver  le  roi  du  Zegzeg,  qui  avait,  disaient-ils,  le  plus  grand  désir  de  le  voir.  Il 
n'en  était  pas  de  même  de  Lander,  qui  voulait  au  contraire  gagner  le  Niger, 
dont  il  n'était  plus  très  éloigné  et  qu'il  comptait  descendre  jusqu'à  la  mer.  Ce- 
pendant, il  fallut  céder  à  la  force.  Les  guides  de  Lander  ne  suivirent  pas  tout  à 
fait  la  même  route  que  celui-ci  avait  prise  pour  venir  à  Dunrora,  ce  qui  permit 
au  voyageur  de  voir  la  ville  d'Eggebi,  gouvernée  par  un  des  principaux  guerriers 
du  souverain  de  Zegzeg. 

•  Le  22  juillet,  Lander  entrait  à  Zegzeg.  Il  fut  aussitôt  reçu  par  le  roi,  qui  lui 
déclara  ne  l'avoir  fait  revenir  sur  ses  pas  que  parce  que,  la  guerre  ayant  éclaté 
entre  Bello  et  le  roi  de  Funda,  ce  dernier  n'aurait  pas  manqué  de  le  faire  périr 
lorsqu'il  aurait  appris  qu'il  avait  porté  des  présents  au  sultan  des  Felatahs. 
Lander  eut  l'air  de  se  laisser  prendre  à  ces  protestations  d'intérêt,  mais  il  com- 
prit que  la  curiosité  et  le  désir  d'obtenir  quelques  présents  avaient  fait  agir  le 
roi  de  Zegzeg.  Il  s'exécuta  donc,  en  s'excusant  de  la  pauvreté  de  ses  cadeaux 
sur  ce  qu'il  avait  été  dépouillé  de  ses  marchandises,  et  il  obtint  bientôt  la  per- 
mission de  partir. 

Ouari,  Ouomba,  Koulfa,  Boussa  etOuaoua  marquent  les  étapes  du  voyage  de 
retour  de  Lander  à  Badagry,  où  il  entra  le  22  novembre  1827.  Deux  mois  plus 
tard,  il  s'embarquait  pour  l'Angleterre. 

Si  le  but  commercial,  principal  objectif  du  voyage  de  Clapperton,  était  com- 
plètement manqué,  grâce  à  la  jalousie  des  Arabes,  qui  avaient  changé  les  dis- 
positions de  Bello,  parce  que  l'ouverture  d'une  nouvelle  route  aurait  ruiné 
leur  commerce,  la  science,  du  moins,  profitait  largement  des  travaux  et  des 
fatigues  de  l'explorateur  anglais. 

Dans  son  histoire  des  voyages,  Desborough  Cooley  apprécie  ainsi  qu'il  suit 
les  résultats  obtenus  à  cette  époque  par  les  voyageurs  dont  nous  venons  de 
résumer  les  travaux  : 

«  Les  découvertes,  faites  clans  l'intérieur  de  l'Afrique  par  le  capitaine  Clap- 
perton, dépassent  de  beaucoup,  au  double  point  de  vue  de  leur  étude  et  de  leur 
importance,  celles  de  tous  ses  prédécesseurs.  Le  2-1°  de  latitude  était  la  dernière 
limite  qu'avait  atteinte  au  midi  le  capitaine  Lyon;  mais  le  major  Denham,  dans 
son  expédition  à  Mandara,  parvint  jusqu'au  9°  15'  de  latitude,  ajoutant  ainsi 
14°  3/4  ou  neuf  cents  milles  aux  pays  découverts  par  les  Européens.  Hornemann, 
il  est  vrai,  avait  déjà  traversé  le  désert,  et  s'était  avancé  au  midi  jusqu'à  Nyffé, 


110  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


par  10°  1/2  latitude,  mais  nous  ne  possédons  aucune  relation  de  son  voyage. 
Dans  sa  première  expédition,  Park  atteignit  Silla  par  1°  3V  longitude  ouest, 
éloigné  de  onze  cents  milles  de  l'embouchure  de  la  Gamba.  Enfin  Denham  et 
Clapperton.  depuis  la  côte  orientale  du  lac  Tchad  (17°  longitude)  jusqu'à  Soc- 
katou  (3°  1/2  longPf.de),  explorèrent  cinq  cents  milles  de  l'est  à  l'ouest  de 
l'Afrique;  de  sorte  que  quatre  cents  milles  seulement  demeuraient  inconnus 
entre  Silla  et  Sockatou;  mais,  dans  son  second  voyage,  le  capitaine  Clapperton 
obtint  des  résultats  dix  fois  plus  importants.  Il  découvrit,  en  effet,  la  route  la 
plus  courte  et  la  plus  commode  pour  se  rendre  dans  les  contrées  si  populeuses 
de  l'Afrique  centrale,  et  il  put  se  vanter  d'avoir  été  le  premier  voyageur  qui 
complétât  un  itinéraire  du  continent  africain  jusqu'à  Bénin.  » 

A  ces  réflexions  si  judicieuses,  à  cette  appréciation  si  honorable,  il  n'y  a  que 
peu  de  chose  à  ajouter. 

Les  informations  des  géographes  arabes,  et  notamment  celles  de  Léon  l'Afri- 
cain, étaient  vérifiées,  et  l'on  avait  une  connaissance  approximative  d'une 
partie  considérable  du  Soudan.  Si  la  solution  du  problème  qui  agitait  depuis 
si  longtemps  les  savants,  — le  cours  du  Niger,  —  et  qui  avait  décidé  l'envoi 
d'expéditions  dont  nous  allons  parler,  n'était  pas  encore  complètement  trouvée, 
on  pouvait  du  moins  l'entrevoir.  En  effet,  l'on  comprenait  maintenant  que  le 
Niger,  Kouara  ou  Djoliba,  de  quelque  nom  qu'on  voulût  l'appeler,  et  le  Nil, 
étaient  deux  fleuves  différents,  aux  bassins  complètement  distincts.  En  un  mot, 
un  grand  pas  venait  d'être  fait. 

En  18 1G,  on  se  demandait  encore  si  le  fleuve  connu  sous  le  nom  de  Congo  ne 
serait  pas  l'embouchure  du  Niger.  Cette  reconnaissance  fut  donc  confiée  à  un 
officier  de  marine  qui  avait  donné  de  nombreuses  prouves  d'intelligence  et  de 
bravoure.  Fait  prisonnier  en  1805,  Jacques  Kingston  Tuckey  n'avait  été  échangé 
qu'en  1814.  Dès  qu'il  apprit  qu'une  expédition  s'organisait  pour  l'exploration 
du  Zaïre,  il  demanda  à  en  faire  partie,  et  le  commandement  lui  en  fut  confié. 
Des  officiers  de  mérite  et  des  savants  lui  furent  adjoints. 

Tuckey  partit  d'Angleterre,  le  19  mars  1810.  ayant  sous  ses  ordres  le  Congo  et 
la  Dorothée,  bâtiment-transport.  Le  20  juin,  il  mouillait  à  Malembé,  sur  la  côte 
de  Congo,  par  -i"  39'  de  latitude  sud.  Le  roi  du  pays  fut  scandalisé,  paraît-il,  en 
apprenant  que  les  Anglais  ne  venaient  pas  acheter  des  esclaves,  et  se  répandit 
en  injures  contre  ces  Européens  qui  ruinaient  son  commerce. 

Le  18  juillet,  Tuckey  remontait  le  vaste  estuaire  du  Zaïre  avec  le  Congo  ;  puis, 
lorsque  la  hauteur  des  rives  du  fleuve  ne  lui  permit  plus  de  s'avancer  à  la  voile, 
il  s'embarqua  avec  une  partie  de  son  monde  dans  ses  chaloupes  et  ses  canots. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     111 

Le- 10  août,  la  rapidité  du  courant,  les  énormes  rochers  dont  était  tapissé  le  lit 
du  fleuve,  le  déterminèrent  à  s'avancer  tantôt  par  terre,  tantôt  par  eau.  Dix  jours 
plus  tard,  les  canots  s'arrêtaient  définitivement  devant  une  chute  infranchis- 
sable. On  s'avança  donc  par  terre,  Mais  les  difficultés  devenaient  tous  les  jouis 
plus  grandes,  les  nègres  refusaient  de  porter  les  fardeaux,  et  plus  de  la  moitié 
des  Européens  étaient  malades.  Enfin,  alors  qu'il  était  déjà  à  deux  cent  quatre- 
vingts  milles  de  la  mer,  Tuekey  se  vit  obligé  de  revenir  sur  ses  pas.  La  saison 
des  pluies  était  commencée.  Le  nombre  des  malades  ne  fit  que  s'accroître.  Le 
commandant,  affligé  du  lamentable  résultat  de  cette  excursion,  fut  à  son 
tour  pris  de  la  fièvre  et  ne  rentra  à  son  bord  que  pour  y  mourir,  le  4-  oc- 
tobre 1816. 

Le  seul  résultat  de  cette  déplorable  tentative  fut  donc  une  reconnaissance 
exacte  de  l'embouchure  du  Zaïre  et  un  redressement  du  gisement  de  la  côte, 
qui  était  jusqu'alors  affecté  d'une  erreur  considérable. 

Non  loin  des  lieux  où  Clapperton  devait  débarquer  un  peu  plus  tard,  sur  la 
Côte  d'Or,  un  peuple  brave,  mais  d'instincts  féroces,  avait  fait  apparition  en 
1807.  Les  Aschanties,  venus  on  ne  sait  au  juste  de  quel  endroit,  s'étaient  jetés 
sur  les  Fanties  et,  après  en  avoir  fait,  en  1811  et  en  1816,  d'horribles  bouche- 
ries, ils  avaient  établi  leur  domination  sur  tout  le  territoire  qui  s'étend  entre 
les  monts  Kong  et  la  mer. 

Forcément,  une  grande  perturbation  en  était  résultée  dans  les  relations  des 
Fanties  et  des  Anglais,  qui  possédaient  sur  la  côte  quelques  établissements  de 
commerce,  comptoirs  ou  factoreries. 

En  1816  notamment,  le  roi  des  Aschanties  avait  porté  la  famine  dans  les  forts 
britanniques,  en  ravageant  le  territoire  des  Fanties  sur  lequel  ils  sont  élevés. 
Aussi  le  gouverneur  de  Cape-Coast  s'était-il  adressé  à  son  gouvernement  pour  le 
prier  d'envoyer  une  ambassade  à  ce  vainqueur  barbare  et  féroce.  Le  porteur  de 
cette  dépêche  fut  Thomas-Edouard  Bowdich,  jeune  homme  qui,  tourmenté 
de  la  passion  des  voyages,  avait  secoué  le  joug  paternel,  renoncé  au  commerce 
et,  après  s'être  marié  contre  le  gré  de  sa  famille,  était  venu  occuper  un  modeste 
emploi  à  Cape-Coast,  dont  son  oncle  était  le  sous-gouverneur. 

Sans  hésiter,  le  ministre,  adhérant  à  la  proposition  du  gouverneur  de  Cape- 
Coast,  avait  renvoyé  Bowdich  en  le  chargeant  de  cette  ambassade.  Mais  le  gou- 
verneur, prétextant  de  la  jeunesse  de  celui-ci,  nomma,  pour  chef  de  la  mission, 
un  homme  qui,  par  sa  longue  expérience,  par  la  connaissance  du  pays  et  des 
mœurs  des  habitants,  lui  semblait  plus  en  état  de  remplir  cette  lâche  im- 
portante. Les  événements  allaient  se  charger  de  lui   donner  tort.  Bowdich, 


112 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Vue  des  bords  du  Congo.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.] 


attaché  à  l'expédition,  était  chargé  de  la  partie  scientifique  et  surtout  des 
observations  de  longitude  et  de  latitude. 

Frédéric  James  et  Bowdich  quittèrent  l'établissement  anglais  le  22  août  1817 
et  arrivèrent  à  Coumassie,  la  capitale  des  Aschanties,  sans  avoir  rencontré 
d'autre  obstacle  que  la  mauvaise  volonté  des  porteurs.  Les  négociations,  qui 
avaient  pour  but  la  conclusion  d'un  traité  de  commerce  et  l'ouverture  d'une 
route  entre  Coumassie  et  la  côte,  furent  menées  avec  un  certain  succès  par 
Bowdich,  James  manquant  totalement  d'initiative  et  de  fermeté  La  conduite 
de  Bowdich  reçut  une  si  complète  approbation  que  James  fut  rappelé. 

11  aurait  semblé  que  la  géographie  eût  peu  de  choses  à  attendre  d'une  mission 


L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.      113 


Capitaine  aschante  en  costume  de  guerre.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne. 


diplomatique  dans  les  contrées  visitées  autrefois  par  Bosman,  Loyer,  Des  Mar- 
chais et  tant  d'autres,  et  sur  lesquelles  on  avait  les  monographies  de  Meredith 
et  de  Dalzel.  Mais  les  cinq  mois  de  séjour  à  Goumassie,  c'est-à-dire  à  dix  jour- 
nées de  marche  seulement  de  l'Atlantique,  avaient  été  mis  à  profit  par  Bowdich 
pour  observer  le  pays,  les  mœurs,  les  habitudes  et  les  institutions  d'un  des  peu- 
ples les  plus  intéressants  de  l'Afrique. 

Nous  allons  résumer  brièvement  ici  le  récit  de  l'entrée  pompeuse  de  la 
mission  à  Coumassie.  Toute  la  population  était  sur  pied,  formant  la  haie,  et 
des  troupes,  dont  Bowdich  évalue  le  nombre  à  trente  mille  hommes  au  moins, 
étaient  sous  les  armes, 

15 


114  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

Avant  d'être  admis  devant  le  roi,  les  Anglais  furent  témoins  d'un  spectacle 
bien  fait  pour  leur  donner  une  idée  de  la  cruauté  et  de  la  barbarie  des  Aschan- 
ties.  Un  homme,  les  mains  liées  derrière  le  dos,  les  joues  percées  par  une  lame, 
une  oreille  coupée,  l'autre  ne  tenant  plus  que  par  un  lambeau,  le  dos  tailladé, 
avec  un  couteau  passé  dans  la  peau  au-dessus  de  chacpje  omoplate,  traîné  par 
une  corde  qui  lui  traversait  le  nez,  était  promené  à  travers  la  ville  au  son  des 
tambours,  avant  d'être  sacrifié  en  l'honneur  des  Anglais. 

«  Tout  ce  que  nous  avions  vu,  dit  Bowdich,  nous  avait  préparés  à  un  spec- 
tacle extraordinaire,  niais  nous  ne  nous  attendions  pas  encore  à  la  magnificence 
qui  frappa  nos  yeux.  Un  emplacement  d'environ  un  mille  carré  avait  été  prépai  é 
pour  nous  recevoir.  Le  roi,  ses  tributaires  et  ses  capitaines  étaient  sur  le  der- 
nier plan,  entourés  de  leurs  suites  respectives.  On  voyait  devant  eux  des  corps 
militaires  si  nombreux,  qu'il  semblait  que  nous  ne  pourrions  approcher.  Les 
rayons  du  soleil  se  rélléchissaient  avec  un  éclat  presque  aussi  insupportable  que 
leur  chaleur  dans  les  ornements  d'or  massif  qui  brillaient  de  toutes  parts.  Plus 
de  cent  troupes  de  musiciens  jouèrent  en  même  temps  à  notre  arrivée,  chacune 
faisait  entendre  les  airs  particuliers  du  chef  à  qui  elle  appartenait.  Tantôt 
on  était  étourdi  par  le  bruit  d'une  multitude  innombrable  de  cors  et  de  tam- 
bours; tantôt  c'était  par  les  accents  de  longues  flûtes  qui  n'étaient  pas  sans 
harmonie  et  par  un  instrument  du  genre  des  cornemuses  qui  s'y  mariait 
agréablement.  Une  centaine  de  grands  parasols  ou  dais,  dont  chacun  pouvait 
mettre  à  l'abri  au  moins  trente  personnes,  étaient  agités  sans  cesse  par  ceux  qui 
les  portaient.  Ils  étaient  de  soie  écarlate,  jaune  et  d'autres  couleurs  brillantes, 
et  surmontés  de  croissants,  de  pélicans,  d'éléphants,  de  sabres  et  d'autres 
armes,  le  tout  d'or  massif.  Les  messagers  du  roi,  portant  sur  la  poitrine  de 
grandes  plaques  d'or,  nous  ayant  fait  faire  place,  nous  nous  avançâmes  pré- 
cédés par  les  cannes1  et  par  le  pavillon  anglais.  Nous  nous  arrêtâmes,  pour 
prendre  la  main  de  chacun  des  cabocirs.  Tous  ces  chefs  portaient  des  cos- 
tumes magnifiques,  avec  des  colliers  d'or  massif,  des  cercles  d'or  au  genou,  des 
plaques  en  or  au-dessus  de  la  cheville,  des  bracelets  ou  des  morceaux  d'or 
au  poignet  gauche,  et  si  lourds  qu'ils  étaient  obligés  d'appuyer  le  bras  sur  la 
tête  d'un  enfant.  Enfin,  des  têtes  de  loup  ou  de  bélier  en  or  de  grandeur  na- 
turelle étaient  suspendues  au  pommeau  de  leur  épée,  dont  la  poignée  était  de 
même  métal  et  dont  la  lame  était  souillée  de  sang.  De  gros  tambours  étaient 
portés  sur  la  tète  d'un  homme  suivi  de  deux  autres  qui  frappaient  l'instrument. 

1.  Des  cannes  à  pomme  d'or  sont  la  marque  distinctive  des  interprètes. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     115 


Les  poignets  de  ceux-ci  étaient  ornés  de  sonnettes  et  de  morceaux  de  fer  qui 
les  accompagnaient,  quand  ils  battaient  du  tambour.  Leur  ceinture  était  garnie 
des  crânes  et  des  os  des  cuisses  des  ennemis  qu'ils  avaient  tués  dans  les  combats. 
Au-dessus  des  grands  dignitaires,  assis  sur  des  sièges  de  bois  noir  incrustés 
ii'or  et  d'ivoire,  on  agitait  d'immenses  éventails  en  plumes  d'autruche,  et  der- 
rière eux  se  tenaient  les  jeunes  gens  les  mieux  faits,  qui,  ayant  sur  le  dos  une 
boite  en  peau  d'éléphant  remplie  de  cartouches,  tenaient  à  la  main  de  longs 
mousquets  danois  incrustés  d'or  et  portaient  à  la  ceinture  des  queues  de  cheval, 
blanches  pour  la  plupart,  ou  des  écharpes  de  soie.  Les  fanfares  prolongées  des 
cors,  le  tapage  assourdissant  des  tambours  et,  dans  les  intervalles,  le  son  des 
autres  instruments,  annonçaient  que  nous  approchions  du  roi.  Nous  étions  déjà 
près  des  principaux  officiers  de  sa  maison  ;  le  chambellan,  l'officier  porteur  de 
la  trompette  d'or,  le  capitaine  des  messagers,  le  chef  des  exécutions,  le  capi- 
taine du  marché,  le  gardien  de  la  sépulture  royale  et  le  chef  des  musiciens 
étaient  assis  au  milieu  de  leur  suite,  brillant  d'une  magnificence  qui  annonçait 
l'importance  des  dignités  dont  ils  étaient  revêtus.  Les  cuisiniers  étaient  entourés 
d'une  immense  quantité  de  vaisselle  d'argent  étalée  devant  eux,  de  plats,  d'as- 
siettes, de  cafetières,  de  coupes  et  de  vases  de  toute  espèce.  Le  chef  des  exécu- 
tions, homme  d'une  taille  presque  gigantesque,  portait  sur  la  poitrine  une  hache 
d'or  massif,  et  l'on  voyait  devant  lui  le  bloc  sur  lequel  on  devait  abattre  la  tête 
des  condamnés.  Il  était  teint  de  sang  et  couvert  en  partie  d'énormes  taches  de 
graisse.  Les  quatre  interprètes  étaient  entourés  d'une  splendeur  qui  ne  le  cédait 
à  la  magnificence  d'aucun  des  autres  grands  officiers,  et  leurs  marques  particu- 
lières de  distinction,  les  cannes  à  pommes  d'or,  étaient  portées  devant  eux  liées 
en  faisceaux.  Le  gardien  du  trésor  joignait  à  son  luxe  personnel  celui  de  la  place 
qu'il  occupait,  et  l'on  voyait  devant  lui  des  coffres,  des  balances  et  des  poids  en 
or  massif.  Le  délai  de  quelques  minutes  qui  s'écoula  pendant  que  nous  nous 
approchions  du  roi,  pour  lui  prendre  la  main  tour  à  tour,  nous  permit  de  le 
bien  voir.  Son  maintien  excita  d'abord  mon  attention.  C'est  une  chose  curieuse 
que  de  trouver  un  air  de  dignité  naturelle  dans  ces  princes  qu'il  nous  plaît 
d'appeler  barbares.  Ses  manières  annonçaient  autant  de  majesté  que  de 
politesse,  et  la  surprise  ne  lui  fit  pas  perdre  un  instant  l'air  de  calme  et  de 
sang-froid  qui  convient  à  un  monarque.  Il  paraissait  âgé  d'environ  trente- 
huit  ans  et  disposé  à  l'embonpoint;  sa  figure  portait  le  caractère  de  la  bien- 
veillance. » 

Suit  une  description,  qui  dure  plusieurs  pages,  de  la  toilette  du  roi,  du  défilé 
des  chefs,  des  troupes,  de  la  foule,  et  de  la  réception  qui  dura  jusqu'à  la  nuit. 


H6  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Lorsqu'on  lit  cette  étonnante  narration  de  Bowdich,  on  se  demande  si  elle 
n'est  pas  le  produit  de  l'imagination  exaltée  du  voyageur,  si  le  luxe  merveilleux 
de  cette  cour  barbare,  si  les  sacrifices  de  milliers  de  personnes,  à  certaines 
époques  de  l'année,  si  les  mœurs  étranges  de  cette  population  belliqueuse  et 
cruelle,  si  ce  mélange  de  civilisation  et  de  barbarie,  inconnu  jusqu'alors  en 
Afrique,  est  bien  véritable.  On  serait  tenté  de  croire  que  Bowdich  a  singulière- 
ment exagéré  les  choses  ;  si  les  voyageurs  qui  l'ont  suivi  et  les  explorateurs 
contemporains  n'avaient  confirmé  son  récit.  On  demeure  donc  étonné  qu'un 
pareil  gouvernement,  fondé  seulement  sur  la  terreur,  ait  pu  avoir  une  durée 
si  longue  ! 

Parmi  tant  de  voyageurs  étrangers  qui  prodiguent  leur  vie  pour  contribuer  à 
l'avancement  de  la  science  géographique,  le  Français  est  heureux  lorsqu'il  ren- 
contre le  nom  d'un  compatriote.  Sans  cesser  d'être  impartial  dans  l'apprécia- 
tion de  ses  travaux,  il  se  sent  plus  ému  à  la  lecture  du  récit  de  ses  dangers  et 
de  ses  fatigues.  C'est  ce  qui  arrive,  maintenant  que  nous  avons  à  parler  de 
iMollien,  de  Caillié,  de  Cailliaud  et  de  Létorzec. 

Gaspard  Mollicn  était  le  neveu  du  ministre  du  Trésor  de  Napoléon  l0r.  Em- 
barqué sur  la  Méduse,  il  eut  le  bonheur  d'échapper  au  naufrage  de  ce  bâtiment 
dans  un  des  canots  qui  gagnèrent  la  côte  du  Sahara  et  parvinrent,  en  la  suivant, 
jusqu'au  Sénégal. 

Le  désastre,  que  Mollien  venait  d'éviter,  aurait  tué,  dans  tout  esprit  moins 
bien  trempé,  le  goût  des  aventures  et  la  passion  des  voyages.  Il  n'en  fut  rien. 
Dès  que  le  gouverneur  de  la  colonie,  le  commandant  Fleuriau.  eut  accepté 
l'offre  que  le  jeune  voyageur  lui  faisait  de  rechercher  les  sources  des  grands 
lleuves  de  la  Sénégambie  et  plus  particulièrement  celles  du  Djoliba,  Mollien 
quitta  Saint-Louis. 

Parti  de  Diedde,  le  29  janvier  1818,  Mollien,  se  dirigeant  dans  l'est,  entre  le 
15e  et  le  lGe  parallèle,  traversa  le  royaume  de  Domel  et  pénétra  chez  les  Yoloffs. 
Détourné  de  suivre  la  route  du  Woulli,  il  prit  celle  du  Fouta-Toro,  et,  malgré 
le  fanatisme  des  habitants  et  leur  soif  de  pillage,  il  réussit  h  atteindre  le  Bondou 
sans  accident.  Il  lui  fallut  trois  jours  pour  traverser  le  désert  qui  sépare  le 
Bondou  des  pays  au  delà  de  la  Gambie;  puis,  il  pénétra  dans  le  Niokolo,  contrée 
montagneuse,  habitée  par  des  Peuls  et  des  Djallons  presque  sauvages. 

En  sortant  du  Bandeia,  Mollien  entra  dans  le  Fouta-Djallon  et  arriva  aux 
sources  de  la  Gambie  et  du  Rio-Grande.  situées  à  côté  l'une  de  l'autre.  Quelques 
jours  plus  tard,  il  voyait  celles  de  la  Falémé.  Malgré  la  répugnance  et  la  terreur 
de  son  guide,  Mollien  gagna  Timbou,  capitale  du  Fouta.  L'absence  du  roi  et 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     117 


de  la  plupart  des  habitants  lui  épargna,  sans  aucun  doute,  les  horreurs  d'une 
captivité  qui  aurait  pu  être  longue,  si  de  terribles  tortures  ne  l'avaient  abré- 
gée. Foula  est  une  ville  fortifiée,  où  le  roi  possède  des  cases  dont  les  murailles 
de  terre  ont  de  trois  à  quatre  pieds  d'épaisseur  sur  quinze  de  hauteur. 

A  peu  de  distance  de  Timbou,  Mollien  se  rendit  aux  sources  du  Sénégal,  — 
du  moins  à  ce  que  dirent  les  noirs  qui  l'accompagnaient;  mais  il  ne  lui  fut  pas 
possible  de  faire  des  observations  astronomiques. 

Cependant,  l'explorateur  ne  considérait  pas  sa  mission  comme  terminée.  La 
solution  de  l'important  problème  de  la  source  du  Niger  s'imposait  à  son  esprit. 
Mais  le  misérable  état  de  sa  santé,  la  saison  des  pluies,  le  grossissement  des 
fleuves,  la  terreur  de  ses  guides,  qui  malgré  l'offre  de  fusils,  de  grains  d'ambre, 
de  son  cheval  même,  refusèrent  de  l'accompagner  dans  le  Kouranko  et  le 
Soliman,  et  l'obligèrent  h  renoncer  à  traverser  la  chaîne  des  monts  Kong  et  à 
revenir  à  Saint-Louis. 

En  somme,  Mollien  avait  tracé  plusieurs  lignes  nouvelles  dans  une  partie  de 
la  Sénégambie  nonencore  visitée  par  l'Européen. 

«  Il  est  à  regretter,  dit  M.  de  La  Renaudière,  qu'exténué  de  fatigues,  se  traî- 
nant à  peine,  dans  un  dénùment  absolu  et  privé  de  moyens  d'observations, 
Mollien  se  soit  trouvé  hors  d'état  de  franchir  les  hautes  montagnes  qui  séparent 
le  bassin  du  Sénégal  de  celui  de  Djoliba,  tt  forcé  de  s'en  rapporter  aux  indica- 
tions des  naturels  sur  les  objets  les  plus  importants  de  sa  mission.  C'est  sur  la 
foi  des  nègres  qu'il  croit  avoir  visité  la  source  du  Rio-Grande,  de  la  Falémé, 
de  la  Gambie  et  du  Sénégal.  S'il  lui  avait  été  possible  de  suivre  le  cours  de  ces 
fleuves  au  delà  de  leur  point  de  départ,  il  eût  donné  à  ces  découvertes  un 
degré  de  certitude  qu'elles  n'ont  malheureusement  pas.  Toutefois,  la  position 
qu'il  assigne  à  la  source  du  Ba-Fing,  ou  Sénégal,  ne  peut  s'appliquer,  dans 
cette  partie,  à  aucun  autre  grand  courant;  en  la  rapprochant,  d'ailleurs,  des 
renseignements  obtenus  par  d'autres  voyageurs,  on  demeurera  convaincu  de  la 
réalité  de  cette  découverte.  Il  paraît  également  constant  que  ces  deux  dernières 
sources  sont  plus  hautes  qu'on  ne  le  supposait,  et  que  le  Djoliba  sort  encore 
d'un  terrain  supérieur.  Le  pays  s'élève  graduellement  au  sud  et  au  sud- est  en 
terrasses  parallèles.  Ces  chaînes  de  montagnes  augmentent  en  hauteur  à  me- 
sure qu'elles  s'avancent  au  midi  ;  elles  atteignent  leur  plus  haut  point  entre  le 
8e  et  le  10e  degré  de  latitude  nord.  » 

Telles  sont  les  données  qui  ressortent  de  l'intéressant  voyage  de  Mollien  dans 
notre  colonie  du  Sénégal.  Ce  pays  devait  être  aussi  le  point  de  départ  d'un  autre 
explorateur,  René  Caillié. 


■118  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Né  en  1800,  dans  le  département  des  Deux-Sèvres,  Caillié  ne  reçut  d'autre 
instruction  que  celle  de  l'école  primaire;  mais  la  lecture  de  Robinson  Crusoé 
ayant  développé  dans  sa  jeune  imagination  le  goût  des  aventures,  Caillié  n'eut  de 
cesse  qu'il  se  fût  procuré,  avec  le  peu  de  ressources  qu'il  possédait,  des  cartes 
et  des  récits  de  voyages.  En  1816,  bien  qu'il  n'eût  encore  que  seize  ans,  il  s'em- 
barquait pour  le  Sénégal  sur  la  gabarre  la  Loire. 

Le  gouvernement  anglais  organisait  à  cette  époque  une  expédition  pour  l'inté- 
rieur sous  le  commandement  du  major  Gray.  Afin  d'éviter  le  terrible  «  almamy  » 
de  Timbou,  qui  avait  été  si  funeste  à  Peddie,  les  Anglais  s'étaient  dirigés  par 
mer  vers  la  Gambie.  Le  Woulïi,  le  Gabon,  furent  traversés,  et  l'expédition  pénétra 
dans  le  Bondou,  que  Mollien  allait  visiter  quelques  années  plus  tard,  pays  habité 
par  un  peuple  aussi  fanatique,  aussi  féroce  que  celui  du  Fouta-Djallon.  Les 
exigences  de  l'almamy  furent  telles,  que  le  major  Gray  se  vit,  sous  prétexte 
d'une  ancienne  dette  du  gouvernement  anglais  non  acquittée,  dépouillé  de 
presque  toutes  ses  marchandises,  et  fut  obligé  d'envoyer  au  Sénégal  un  officier 
qu'il  chargea  d'en  réunir  un  nouvel  assortiment. 

Caillié,  ignorant  ce  début  malencontreux  et  comprenant  que  le  major  Gray 
accueillerait  avec  plaisir  toute  nouvelle  recrue,  partit  de  Saint-Louis  avec  deux 
nègres  et  gagna  Gorée.  Mais  là,  plusieurs  personnes  qui  s'intéressaient  à  lui  le 
détournèrent  de  se  joindre  à  cette  expédition,  et  lui  procurèrent  un  emploi 
à  la  Guadeloupe.  Caillié  ne  resta  que  six  mois  dans  cette  île,  revint  à  Bordeaux, 
puis  retourna  au  Sénégal. 

Un  officier  du  major  Gray,  nommé  Partarieu,  était  sur  le  point  d'aller  rejoindre 
son  chef  avec  les  marchandises  qu'il  s'était  procurées.  Caillié  lui  demanda  à 
l'accompagner  sans  appointements  et  sans  engagement  fixe.  L'offre  fut  aussitôt 
acceptée, 

La  caravane  se  composait  de  soixante-dix  individus,  blancs  et  noirs,  et 
de  trente-deux  chameaux  richement  chargés.  Elle  quitta  Gandiolle,  dansleCayor, 
le  5  février  1819,  et.  avant  d'entrer  dans  le  Yoloff,  traversa  un  désert,  où  elle 
soutfrit  cruellement  de  la  soif,  car,  pour  emporter  plus  de  marchandises,  on 
avait  négligé  de  prendre  une  provision  d'eau  suffisante. 

A  Boulibaba,  village  habile  par  des  Eoulahs  pasteurs,  la  caravane  put  se 
rafraîchir  et  remplir  ses  outres  pour  la  traversée  d'un  second  désert. 

Evitant  le  Fouta-ïoro,  dont  les  habitants  sont  fanatiques  et  voleurs,  Partarieu 
pénétra  dans  le  Bondou.  11  aurait  bien  voulu  éviter  d'entrer  à  Boulibané,  ca- 
pitale du  pays  et  résidence  de  l'almamy;  mais  les  résistances  des  habitants, 
qui  se  refusaient  à  livrer  du  grain  et  de  l'eau  à  la  caravane,  les  ordres  précis  du 


L'EXPLORATION   ET   LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     119 


major  Cray,  qui  se  figurait  que  l'almamy  laisserait  passer  la  caravane,  après 
en  avoir  tiré  contribution,  le  contraignirent  a  se  rendre  dans  cette  ville. 

Le  terrible  almamy  commença  par  se  faire  livrer  une  quantité  considérable 
de  présents,  mais  il  refusa  aux  Anglais  l'autorisation  de  gagner  Bakel,  sur  le 
Sénégal.  Ils  pouvaient,  disait-il,  se  rendre  à  Clégo  en  traversant  ses  États  et 
ceux  du  Kaarta,  ou  prendre  la  route  du  Fouta-Toro.  De  ces  deux  routes,  la  pre- 
mière ne  valait  pas  mieux  que  la  seconde,  car  il  fallait  traverser  des  pays  fana- 
tiques. L'intention  de  l'almamy  était  donc,  —  c'est  ainsi  que  les  Anglais  le 
comprenaient,  —  de  les  faire  piller  et  massacrer,  sans  en  encourir  la  responsa- 
bilité. 

•  L'expédition  résolut  de  s'ouvrir  de  force  un  passage.  Les  préparatifs  en 
étaient  à  peine  commencés  qu'elle  se  trouva  environnée  d'une  multitude  de 
soldats  qui,  en  occupant  les  puits,  la  mirent  dans  l'impossibilité  matérielle  de 
passer  à  l'exécution  de  ce  projet.  En  même  temps,  les  tambours  de  guerre 
retentissaient  de  tous  côtés.  La  lutte  était  impossible.  Il  fallut  en  venir  à  un 
palabre,  c'est-à-dire  reconnaître  son  impuissance.  L'almamy  dicta  les  con- 
ditions de  la  paix,  obtint  des  Anglais  de  nouveaux  présents  et  exigea  qu'ils  se 
retirassent  par  le  Fouta-Toro. 

Bien  plus,  —  sanglant  affront  à  l'orgueil  britannique,  —  les  Anglais  sévirent 
escortés  par  une  garde,  qui  devait  les  empêcher  de  prendre  tout  autre  chemin. 
Aussi,  dès  que  la  nuit  tomba,  en  présence  même  des  Foulahs  qui  voulaient  s'y 
opposer,  jetèrent-ils  au  feu  toutes  les  marchandises,  dont  ceux-ci  se  promettaient 
de  s'emparer.  La  traversée  du  Fouta-Toro,  au  milieu  de  populations  hostiles,  fut 
encore  plus  pénible.  Sous  le  plus  futile  prétexte,  les  discussions  éclataient  et 
l'on  était  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains.  Les  vivres  et  l'eau  surtout  n'étaient 
livrés  qu'à  prix  d'or. 

Enfin,  une  nuit,  M.  Partarieu,  afin  d'endormir  la  vigilance  des  indigènes, 
après  avoir  déclaré  qu'il  ne  pourrait  emporter  à  la  fois  tout  ce  qui  lui  restait, 
fit  remplir  de  pierres  ses  coffres  et  ses  bagages;  puis,  laissant  ses  tentes  dressées 
et  ses  feux  allumés,  il  décampa  avec  tout  son  monde  et  fila  vers  le  Sénégal. 
Bientôt,  ce  ne  fut  plus  une  retraite,  mais  une  véritable  fuite.  Effets,  bagages, 
armes,  animaux,  tout  fut  abandonné,  semé  sur  la  route.  Grâce  à  ce  subterfuge 
et  à  la  rapidité  de  la  course,  on  put  gagner  l'établissement  de  Bakel,  où  les 
Français  recueillirent  avec  empressement  les  débris  de  l'expédition. 

Quant  à  Caillié,  attaqué  d'une  fièvre  qui  prit  bientôt  le  caractère  le  plus  alar- 
mant, il  regagna  Saint-Louis;  mais,  ne  parvenant  pas  à  s'y  rétablir,  il  dut  rentrer 
en  France.  Ce  fut  seulement  en  1824  qu'il  put  revenir  au  Sénégal.  Cette  colonie 


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LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIÈCLE 


Ce  ne  fut  plus  une  retraite...    Page  119. 


était  alors  gouvernée  par  le  baron  Roger,  homme  ami  du  progrès  et  désireux 
d'étendre,  en  même  temps  que  nos  relations  commerciales,  nos  connaissances 
géographiques.  Le  baron  Roger  fournit  donc  à  Caillié  les  moyens  d'aller  vivre 
chez  les  Bracknas,  pour  y  apprendre  l'arabe  et  la  pratique  du  culte  musulman. 
La  vie,  chez  ces  Maures  pasteurs,  méfiants  et  fanatiques,  ne  fut  pas  aisée.  Le 
voyageur,  qui  rencontra  bien  des  difficultés  pour  tenir  son  journal  à  jour  fut 
obligé  à  des  ruses  multiples  pour  obtenir  la  liberté  de  parcourir  les  environs 
de  sa  résidence.  Il  en  rapporta  quelques  observations  curieuses  sur  la  manière 
de  vivre  des  Bracknas,  sur  leur  nourriture  qui  se  compose  presque  entière- 
ment de  lait,  sur  leurs  habitations  qui  ne  sont  que  des  tentes  impropres  à 


L'EXPLORATION  ET   LA  COLONISATION  DE  I/AFRIQUE.     121 


René  Caillié.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

résister  aux  intempéries  du  climat,  sur  leurs  chanteurs  ambulants  ou  «  gué- 
hués  »,  sur  les  moyens  d'amener  leurs  femmes  au  degré  d'embonpoint  qui 
leur  parait  l'idéal  de  la  beauté,  sur  la  nature  du  pays,  sur  la  fertilité  et  les 
droductions  du  sol. 

Les  plus  curieuses  de  toutes  les  informations  recueillies  par  Caillié  sont 
celles  relatives  aux  cinq  classes  distinctes,  entre  lesquelles  est  divisée  la  nation 
des  Maures  Bracknas. 

Ce  sont  les  «  hassanes  »,  ou  guerriers,  d'une  paresse,  d'une  saleté  et  d'un 
orgueil  incroyables,  les  marabouts,  ou  prêtres,  les  «  zénagues  »  tributaires  des 
hassanes,  les  «  laratines  »  et  les  esclaves. 

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122  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Les  zénagues  forment  une  classe  misérable,  méprisée  de  toutes  les  autres, 
mais  surtout  des  hassanes,  auxquels  il  payent  une  contribution  qui,  bien  que 
régulièrement  déterminée,  n'est  jamais  trouvée  assez  forte.  Ce  sont  les  véri- 
tables travailleurs,  qu'ils  s'adonnent  à  l'industrie,  à  l'agriculture  ou  à  l'élève  des 
bestiaux. 

«  Malgré  tous  mes  efforts,  dit  Caillié,  je  n'ai  rien  pu  découvrir  sur  l'origine  de 
cette  race,  ni  savoir  comment  elle  avait  été  réduite  à  payer  tribut  à  d'autres 
Maures.  Lorsque  j'adressais  des  questions  à  ce  sujet,  on  me  répondait  que  Dieu 
le  voulait  ainsi.  Seraient-ce  les  restes  de  tribus  vaincues,  et  comment  ne  s'en 
conserverait-il  aucune  tradition  parmi  eux?  Je  ne  puis  le  croire,  car  les  Maures, 
fiers  de  leur  origine,  n'oublient  jamais  les  noms  de  ceux  qui  ont  illustré  leurs 
familles,  et  les  zénagues,  formant  la  majeure  partie  de  la  population  et  étant 
d'ailleurs  exercés  à  la  guerre,  se  soulèveraient  sous  la  conduite  d'un  descendant 
de  leurs  anciens  chefs  et  secoueraient  le  joug  de  la  servitude.  » 

Les  «  laratines  »  sont  les  enfants  nés  d'un  Maure  et  d'une  esclave  nègre. 
Bien  qu'esclaves,  ils  ne  sont  jamais  vendus;  parqués  dans  des  camps  particu- 
liers, ils  sont  traités  à  peu  près  comme  les  zénagues.  Ceux  qui  sont  fils  d'un 
hassane  sont  guerriers  ;  ceux  qui  sont  issus  d'un  marabout  reçoivent  de  l'in- 
struction et  embrassent  la  profession  de  leur  père. 

Quant  aux  esclaves,  tous  sont  nègres.  Mal  traités,  mal  nourris,  fouettée  au 
moindre  caprice  de  leur  maître,  il  n'est  sorte  de  vexations  qu'on  ne  leur  lasse 
endurer. 

Au  mois  de  mai  1825,  Caillié  était  de  retour  à  Saint-Louis.  Le  baron  Roger 
absent,  celui  qui  le  remplaçait  ne  semblait  pas  animé  d'intentions  bienveillantes. 
Le  voyageur  dut  attendre,  avec  la  seule  ration  du  soldat,  le  retour  de  son 
protecteur,  auquel  il  remit  les  notes  qu'il  avait  recueillies  chez  les  Bracknas, 
mais  il  vit  repousser  toutes  ses  offres  de  service.  On  lui  promettait  une  cer- 
taine somme  à  son  retour  de  Tembouctou!  Et  comment  pourrait-il  partir, 
puisqu'il  avait  aucune  ressource  personnelle? 

Cependant,  rien  ne  pouvait  décourager  l'intrépide  Caillié.  Ne  trouvant  auprès 
dû  gouvernement  colonial  ni  encouragement  ni  secours,  il  passa  à  Sierra- 
Leone,  dont  le  gouverneur,  ne  voulant  pas  arracher  au  major  Laing  la  gloire 
d'arriver  le  premier  à  Tembouctou,  rejeta  ses  propositions. 

Grâce  aux  économies  qu'il  fit  dans  la  gérance  d'une  fabrique  d'indigo,  Caillié 
posséda  bientôt  deux  mille  francs,  somme  qui  lui  paraissait  suffisante  pour 
aller  au  bout  du  monde.  Il  s'empressa  donc  de  se  procurer  les  marchandises 
nécessaires,  et  se  lia  avec  des  mandingues  et  des  «  seracolets  ».  marchands 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     123 

voyageurs  qui  parcourent  l'Afrique.  Il  leur  raconta  sous  le  sceau  du  secret  que, 
né  en  Egypte  de  parents  arabes,  il  avait  été  emmené  en  France  dés  l'âge  le 
plus  tendre,  puis  conduit  au  Sénégal  pour  faire  les  affaires  commerciales  de 
son  maître,  qui,  satisfait  de  ses  services,  l'avait  affranchi.  Il  ajoutait  que  son 
plus  vif  désir  était  de  regagner  l'Egypte  et  de  reprendre  la  religion  musulmane. 

Le  22  mars  1827,  quittant  Freetown  pour  Kakondy,  village  sur  leRio-Nunez, 
Caillié  profita  de  son  séjour  en  cette  localité  pour  rassembler  quelques  rensei- 
gnements sur  les  Landamas  et  les  Nalous,  peuples  soumis  aux  Foulahs  du  Fouta- 
Djallon,  non  mahométans  et  par  cela  même  très  adonnés  aux  spiritueux.  Ils 
habitent  les  environs  de  cette  rivière,  ainsi  que  les  Bagos,  peuplade  idolâtre  de 
l'embouchure  du  Rio-Nunez.  Gais,  industrieux,  habiles  cultivateurs,  les  Bagos 
tirent  de  grands  profits  de  leurs  récoltes  de  riz  et  de  sel.  Ils  n'ont  pas  de  roi, 
pas  d'autre  religion  qu'une  barbare  idolâtrie,  sont  gouvernes  par  le  plus  ancien 
de  leur  village  et  ne  s'en  trouvent  pas  plus  mal. 

Le  19  avril  1817,  Caillié,  avec  un  seul  porteur  et  un  guide,  partait  enfin  pour 
Tembouctou.  Il  n'eut  qu'à  se  louer  des  Foulahs  et  des  Djallonkés,  dont  il  traversa 
le  pays  riche  et  fertile;  il  passa  le  Ba-Fing,  principal  affluent  du  Sénégal,  tout 
près  de  sa  source,  dans  un  endroit  où  il  pouvait  avoir  une  centaine  de  pas  de 
largeur  et  un  pied  et  demi  de  profondeur,  seulement  ;  mais  la  violence  du 
courant  et  les  énormes  roches  de  granit  noir  qui  embarrassent  son  lit,  ren- 
daient sa  traversée  difficile  et  dangereuse.  Après  une  halte  de  dix-neuf  jours  au 
village  de  Gambaya,  où  résidait  le  guide  qui  l'avait  accompagné  jusqu'alors, 
Caillié  se  rendit  d;ms  le  Kankan,  à  travers  un  pays  coupé  de  rivières  et  de  gros 
ruisseaux  qui  commençaient  alors  à  inonder  toute  la  contrée. 

Le  30  mai,  Caillié  traversa  le  Tankisso,  large  rivière  au  lit  escarpé,  qui  ap- 
partient au  bassin  du  Djoliba,  fleuve  que  le  voyageur  atteignit,  le  11  juin,  à 
Couroussa. 

«  Il  avait  déjà,  dit  Caillié,  encore  si  près  de  sa  source,  une  largeur  de  neuf 
cents  pieds  et  une  vitesse  de  deux  milles  et  demi.  » 

Mais,  avant  d'entrer  avec  l'explorateur  français  dans  le  pays  de  Kankan,  il  est 
bon  de  résumer  ses  appréciations  sur  les  Foulahs  du  Fouta.  Ce  sont  générale- 
ment des  hommes  grands  et  bien  faits,  au  teint  marron  clair,  à  la  chevelure 
crépue,  au  front  élevé,  au  nez  aquilin,  dont  les  traits  se  rapprochent  de  ceux 
des  Européens.  Mahométans  fanatiques,  ils  ont  en  haine  les  chrétiens.  Non  voya- 
geurs comme  les  Mandingues,  ils  aiment  leur  «  home  »  et  sont  ou  cultivateurs 
habiles  ou  commerçants  adroits.  Belliqueux  et  patriotes,  ils  ne  laissent  que  les 
vieillards  et  les  femmes  dans  les  villages  en  temps  de  guerre. 


124  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

La  ville  de  Kankan  est  située  au  milieu  d'une  plaine  entourée  de  hautes  mon- 
tagnes. On  y  rencontre  à  profusion  le  bombax,  le  baobab  et  l'arbre  à  beurre, 
appelé  aussi  «  ce  »,  qui  est  le  «  shea  »  de  Mungo  Park.  Caillié  fit  en  cette  ville  une 
station  de  vingt-huit  jours  avant  de  pouvoir  trouver  une  occasion  pour  gagner 
Sambatikila  ;  il  y  fut  odieusement  volé  par  son  hôte  et  ne  put  obtenir  du  chef 
de  la  ville  la  restitution  des  marchandises  qui  lui  avaient  été  soustraites. 

«  Kankan,  dit  le  voyageur,  chef-lieu  d'un  canton  du  même  nom,  est  une  petite 
ville  située  à  deux  portées  de  fusil  de  la  rive  gauche  du  Milo,  jolie  rivière  qui 
vient  du  sud  et  arrose  le  pays  de  Kissi,  où  elle  prend  sa  source  ;  elle  coule  au 
nord-est  et  se  perd  dans  le  Djoliba,  à  deux  ou  trois  jours  de  Kankan.  Entourée 
d'une  belle  haie  vive,  très  épaisse,  cette  ville,  qui  ne  contient  pas  plus  de  six 
mille  habitants,  est  située  dans  une  belle  plaine  de  sable  gris  de  la  plus  grande 
fertilité.  On  voit  dans  toutes  les  directions  de  jolis  petits  villages  qu'ils  nom- 
ment aussi  Ourondés;  c'est  là  qu'ils  placent  leurs  esclaves.  Ces  habitations  em- 
bellissent la  campagne  et  sont  entourées  des  plus  belles  cultures;  l'igname,  le 
maïs,  le  riz,  le  foigné,  l'oignon,  la  pistache,  le  gombo,  y  viennent  en  abondance.  » 

Du  Kankan  au  Ouassoulo,  la  route  traversait  de  très  bonnes  terres,  chargées 
de  cultures  en  cette  saison,  et  presque  toutes  inondées.  Les  habitants  de  cette 
province  parurent  à  Caillié  d'une  extrême  douceur;  gais  et  curieux,  ils  lui  firent 
un  excellent  accueil. 

Plusieurs  affluents  du  Djoliba,  et  notamment  le  Sarano,  furent  passés  avant  de 
faire  halte  à  Sigala,  où  résidait  le  chef  du  Ouassoulo,  nommé  Baramisa.  Aussi 
malpropre  que  ses  sujets,  il  usait  comme  eux  de  tabac  en  poudre  et  à  fumer. 
Ce  chef  passe  pour  être  très  riche  en  or  et  en  esclaves;  ses  sujets  lui  font  sou- 
vent des  cadeaux  de  bestiaux  ;  il  a  beaucoup  de  femmes,  dont  chacune  pos- 
sède une  case  particulière,  ce  qui  forme  un  petit  village  dont  les  environs  sont 
très  bien  cultivés.  C'est  là  que,  pour  la  première  fois,  Caillié  vit  le  «  rhamnus 
lotus  »  dont  parle  Mungo  Park. 

En  sortant  du  Ouassoulo,  Caillié  pénétra  dans  le  Foulou,  dont  les  habitants, 
comme  les  Ouassoulos,  parlent  mandingue,  sont  idolâtres,  ou  plutôt  n'ont 
aucun  culte,  et  sont  aussi  sales.  A  Sambatikila,  le  voyageur  alla  faire  visite  à 
l'almamy. 

«  Nous  entrâmes,  dit  Caillié,  dans  une  pièce  qui  servait  tout  à  la  fois  de 
chambre  à  coucher  pour  lui  et  d'écurie  pour  son  cheval.  Le  lit  du  prince  était 
dans  le  fond  ;  il  consistait  en  une  petite  estrade  élevée  de  six  pouces,  sur  la- 
quelle était  tendue  une  peau  de  bœuf,  avec  une  sale  moustiquière  pour  se  pré- 
server des  insectes.  Point  de  meubles  dans  ce  logement  royal.  On  y  voit  deux 


L'EXPLORATION   ET  LA   COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     125 


selles  pour  les  chevaux;  elles  sont  pendues  au  mur,  à  des  piquets;  un  grand 
chapeau  de  paille,  un  tambour  qui  ne  sert  que  dans  les  temps  de  guerre,  quel- 
ques lances,  un  arc,  un  carquois  et  des  flèches  en  font  tout  l'ornement,  ave 
une  lampe  faite  d'un  morceau  de  fer  plat,  maintenue  par  un  autre  morceau  du 
même  métal,  planté  en  terre;  on  y  brûle  du  beurre  végétal,  qui  n'a  pas  assez 
de  consistance  pour  être  fabriqué  et  faire  de  la  chandelle.  » 

Cet  almamy  prévint  bientôt  le  voyageur  qu'une  occasion  se  présentait  de 
gagner  Timé,  ville  d'où  partait  une  caravane  pour  Djenné.  Caillié  pénétra  alors 
dans  le  pays  des  Bambaras  et  arriva  en  peu  de  temps  au  joli  petit  village  de 
Timé,.  habité  par  des  Mandingues  mahométans,  et  dominé  à  l'est  par  une  chaîne 
de  montagnes  qui  peut  avoir  trois  cent  cinquante  brasses  d'élévation. 

En  entrant  dans  ce  village  à  la  fin  de  juillet,  Caillié  ne  se  doutait  guère  du 
long  séjour  qu'il  allait  être  forcé  d'y  faire.  Il  avait  au  pied  une  plaie  que  la 
marche  à  travers  les  herbes  mouillées  avait  considérablement  enflammée.  Aussi 
résolut-il  de  laisser  partir  la  caravane  de  Djenné  et  de  rester  à  Timé  jusqu'à 
son  entière  guérison.  Il  était  trop  dangereux  pour  lui,  dans  sa  situation,  de 
traverser  le  pays  des  Bambaras,  peuple  idolâtre  qui  le  dévaliserait  sans  doute. 

«  Ces  Bambaras,  dit  le  voyageur,  ont  peu  d'esclaves,  vont  presque  nus  et  mar- 
chent toujours  armés  d'arcs  et  de  flèches.  Ils  sont  gouvernés  par  une  multi- 
tude de  petits  chefs  indépendants  qui  souvent  se  font  la  guerre  entre  eux. 
Enfin,  ce  sont  des  êtres  bruts  et  sauvages,  si  on  les  compare  aux  peuples  soumis 
à  la  religion  du  Prophète.  » 

Jusqu'au  10  novembre,  Caillié,  dont  la  plaie  n'était  pas  guérie,  fut  retenu  à 
Timé.  Toutefois,  il  entrevoyait,  à  cette  époque,  le  moment  où  il  pourrait  se  mettre 
en  route  pour  Djenné. 

«  Mais  de  violentes  douleurs  dans  la  mâchoire,  raconte  le  voyageur,  m'ap- 
prirent que  j'étais  atteint  du  scorbut,  affreuse  maladie  que  j'éprouvai  dans 
toute  son  horreur.  Mon  palais  fut  entièrement  dépouillé,  une  partie  des  os  se 
détachèrent  et  tombèrent;  mes  dents  semblaient  ne  plus  tenir  dans  leurs 
alvéoles;  mes  souffrances  étaient  affreuses;  je  craignis  que  mon  cerveau  ne  fût 
attaqué  par  la  force  des  douleurs  que  je  ressentais  dans  le  crâne.  Je  fus  plus 
de  quinze  jours  sans  trouver  un  instant  de  sommeil.  » 

Pour  compliquer  la  situation,  la  plaie  de  Caillé  se  rouvrit  et  ne  céda,  ainsi 
que  le  scorbut,  qu'au  traitement  énergique  que  lui  appliqua  une  vieille  négresse, 
habituée  à  soigner  cette  maladie  commune  dans  le  pays. 

Enfin,  le  9  janvier  1828,  Caillié  quitta  Timé  et  gagna  Kimba,  petit  village  où 
s'était  réunie  la  caravane  qui  devait  partir  pour  Djenné.  Près  de  ce  village  se 


126  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

dresse  la  chaîne  improprement  appelée  Kong,  car  ce  mot  signifie  «montagne» 
chez  tous  les  Mandingues. 

Le  nom  des  villages  que  traversa  le  voyageur,  les  incidents  toujours  répétés 
de  la  route,  n'offrent  pas  beaucoup  d'intérêt  dans  ce  pays  des  Bambaras,  qui 
passent  chez  les  Mandingues  pour  très  voleurs  et  qui  ne  le  sont  cependant  pas 
plus  que  leurs  accusateurs. 

Les  femmes  bambaras  ont  toutes  un  morceau  de  bois  très  mince  incrusté 
dans  la  lèvre  inférieure,  mode  singulière,  tout  à  fait  analogue  à  celle  que  Cook 
observa  sur  la  côte  occidentale  de  l'Amérique  du  Nord.  Tant  il  est  vrai. que 
l'humanité,  quelle  que  soit  la  latitude  sous  laquelle  elle  vit,  est  partout  le  même  ! 
Ces  Bambaras  parlent  mandingue;  ils  ont  cependant  un  idiome  particulier, 
appelé  «  kissour»,sur  lequel  le  voyageur  ne  put  réunir  des  documents  complets 
et  positifs. 

Djenné  était  autrefois  appelé  le  «  pays  de  l'or».  A  la  vérité,  les  environs  n'en 
produisent  pas,  mais  les  marchands  de  Bouré  et  les  Mandingues  du  pays  de  Kong 
en  apportent  fréquemment. 

Djenné,  sur  deux  milles  et  demi  de  tour,  est  entourée  d'un  mur  en  terre 
de  dix  pieds  d'élévation.  Les  maisons,  construites  en  briques  cuites  au  soleil, 
sont  aussi  grandes  que  celles  des  paysans  d'Europe.  Elles  sont  toutes  recou- 
vertes par  une  terrasse  et  n'ont  pas  de  fenêtre  à  l'extérieur.  C'est  une  ville 
bruyante,  animée,  où  arrive  chaque  jour  quelque  caravane  de  marchands.  Aussi 
y  voit-on  quantité  d'étrangers.  Le  nombre  des  habitants  peut  s'élever  à  huit  ou 
dix  mille.  Très  industrieux,  intelligents,  il  font  travailler  leurs  esclaves  par  spé- 
culation et  exercent  tous  les  métiers. 

Cependant,  ce  sont  les  Maures  qui  ont  accaparé  le  haut  commerce.  Il  n'y 
a  pas  de  jour  qu'ils  n'expédient  de  grandes  embarcations  pleines  de  riz,  de 
mil,  de  coton,  d'étoffes,  de  miel,  de  beurre  végétal  et  d'autres  denrées  incli- 
vj'iies. 

Malgré  ce  grand  mouvement  commercial,  Djenné  se  voyait  atteinte  dans  sa 
prospérité.  Le  chef  du  pays,  SegoAhmadou,  animé  d'un  fanatisme  exagéré,  fai- 
sait à  cette  époque  une  guerre  acharnée  aux  Bambaras  de  Sego,  qu'il  voulait 
rallier  à  l'étendard  du  Prophète.  Celte  lutte  causait  le  plus  grand  tort  au  trafic 
de  Djenné,  car  elle  interceptait  les  communications  avec  Yamina,  Sansanding, 
Bamakou,  Bouré  et  une  immense  étendue  de  pays.  Cette  ville  n'était  donc 
plus,  au  moment  où  Caillié  la  visita,  le  point  central  du  commerce,  et  c'é- 
taient Yamina,  Sansanding  et  Bamakou  qui  en  étaient  devenues  les  principaux 
entrepôts. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     127 

Les  femmes  de  Djenné  auraient  cru  manquer  à  leur  sexe,  si  elles  n'avaient 
fait  preuve  de  coquetterie.  Les  élégantes  se  passent  un  anneau  i  u  des  verro- 
teries dans  le  nez,  et  celles  qui  sont  moins  riches  y  suspendent  un  morceau  de 
soie  rose. 

Pendant  le  long  séjour  que  Caillié  fit  à  Djenné,  il  fut  comblé  de  soins  et  d'at- 
tentions par  les  Maures,  auxquels  il  avait  raconté  la  fable  relative  à  sa  naissance 
et  à  son  enlèvement  par  l'armée  d'Egypte. 

Le  23  mars,  le  voyageur  s'embarqua  sur  le  Niger  pour  Tembouctou,  dans 
une  grande  embarcation  sur  laquelle  le  chérif,  gagné  par  le  don  d'un  parapluie, 
lui  avait  procuré  passage.  Il  emportait  des  lettres  de  recommandation  pour 
les  principaux  habitants  de  cette  ville. 

Caillié  passa  devant  le  joli  village  de  Kera,  devant  Taguetia,  Sankha-Gui- 
bila,  Diébé  et  Isaca,  près  duquel  le  fleuve  est  rejoint  par  un  grand  bras,  qui, 
parti  de  Sego,  forme  un  coude  immense;  il  vit  Ouandacora,  Ouanga,  Corocoïla, 
Cona,  et  aperçut,  le  2  avril,  l'embouchure  du  grand  lac  Débo. 

«  On  voit  la  terre  de  tous  les  côtés  du  lac,  dit  Caillié,  excepté  à  l'ouest,  où  il 
se  déploie  comme  une  mer  intérieure.  En  suivant  sa  côte  nord,  dirigée  à  peu 
près  O.-N.-O.,  dans  une  longueur  de  quinze  milles,  on  laisse  à  gauche  une  langue 
de  terre  plate,  qui  avance  dans  le  sud  de  plusieurs  milles;  elle  semble  fermer  le 
passage  du  lac  et  forme  une  espèce  de  détroit.  Au  delà  de  cette  barrière,  le  lac 
se  prolonge  dans  l'ouest  à  perte  de  vue.  La  barrière  que  je  viens  de  décrire  divise 
ainsi  le  lac  Débo  en  deux,  l'un  supérieur,  l'autre  inférieur.  Celui  où  les  embar- 
cations passent  et  où  se  trouvent  trois  îles  est  très  grand  ;  il  se  prolonge  un 
peu  à  l'est  et  est  entouré  d'une  infinité  de  grands  marais.  » 

Puis,  tour  à  tour,  défilèrent  devant  les  yeux  du  voyageur  Gabibi,  village  de 
pêcheurs,  Didhiover,  Tongom,  dans  le  pays  des  Dirimans,  contrée  qui  s'étend 
très  loin  dans  l'est,  Co, Do,  Sa,  port  très  commerçant,  Barconga,  Leleb,  Garfolo, 
Baracondié,  Tircy,  Talbocoïla,  Salacoïla,  Cora,  Coratou,  où  les  Touaregs  exigent 
un  péage  des  bateaux  qui  passent  sur  le  fleuve,  et  enfin  Cabra,  bâtie  sur  une 
éminence  à  l'abri  des  débordements  du  Djoliba  et  qui  sert  de  port  à  Teni- 
bouctou. 

Le  20  avril,  Caillié  débarqua  et  se  mit  en  route  pour  cette  ville,  dans  laquelle 
il  entra  au  coucher  du  soleil. 

«  Je  voyais  donc  cette  capitale  du  Soudan,  s'écrie  notre  voyageur,  qui  depuis 
si  longtemps  était  le  but  de  tous  mes  désirs!  En  entrant  dans  cette  cité  mysté- 
rieuse, objet  des  recherches  des  nations  civilisées  de  l'Europe,  je  fus  saisi  d'un 
sentiment  inexprimable  de  satisfaction.  Je  n'avais  jamais  éprouvé  une  sensation 


128 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Caillié  passe  le  Ba-Fing.  (Page  123.) 


pareille,  et  ma  joie  était  extrême.  Mais  il  fallut  en  comprimer  les  élans;  ce  fut 
au  sein  de  Dieu  que  je  confiai  mes  transports.  Avec  quelle  ardeur  je  le  remerciai 
de  l'heureux  succès  dont  il  avait  couronné  mon  entreprise!  Que  d'actions  de 
grâces  j'avais  à  lui  rendre  pour  la  protection  éclatante  qu'il  m'avait  accordée 
au  milieu  de  tant  d'obstacles  et  de  périls  qui  paraissaient  insurmontables! 
Revenu  de  mon  enthousiasme,  je  trouvai  que  le  spectacle  que  j'avais  sous 
les  yeux  ne  répondait  pas  à  mon  attente.  Je  m'étais  fait  de  la  grandeur  et  de  la 
richesse  de  cette  ville  une  tout  autre  idée;  elle  n'offre  au  premier  aspect  qu'un 
amas  de  maisons  en  terre  mal  construites;  dans  toutes  les  directions,  on  ne  voit 
que  des  plaines  immenses  de  sable  mouvant,  d'un  blanc  tirant  sur  le  jaune,  et 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     129 


Vue  d'une  partie  de  Tembouctou.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


rie  la  plus  grande  aridité.  Le  ciel  a  l'horizon  est  d'un  rouge  pâle;  tout  est  triste 
dans  la  nature;  le  plus  grand  silence  y  règne;  on  n'entend  pas  le  chant  d'un 
seul  oiseau.  Cependant,  il  y  a  je  ne  sais  quoi  d'imposant  à  voir  une  grande 
ville  élevée  au  milieu  des  sables,  et  l'on  admire  les  efforts  qu'ont  eu  cà  faire  ses 
fondateurs.  En  ce  qui  regarde  Tembouctou,  je  conjecture  qu'antérieurement  le 
fleuve  passait  près  de  la  ville  ;  il  en  est  maintenant  éloigné  de  huit  milles  au  nord 
et  à  cinq  milles  de  Cabra,  dans  la  même  direction.  » 

Ni  aussi  grande  ni  aussi  peuplée  que  Caillié  s'attendait  à  la  trouver,  Tem- 
bouctou manque  absolument  d'animation.  On  n'y  voit  pas  entrer  continuelle- 
ment des  caravanes  comme  à  Djenné.  Il  n'y  a  pas  non  plus  cette  affluence 

17 


130  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


d'étrangers  qu'on  rencontre  dans  cette  dernière  ville,  et  le  marché,  qui  se  tient 
à  trois  heures,  «i  cause  de  la  chaleur  excessive,  semble  désert. 

Temhouctou  est  habitée  par  des  nègres  Kissours,  qui  paraissent  très  doux  et 
s'adonnent  au  commerce.  L'administration  n'existe  pas;  il  n'y  a,  à  proprement 
parler,  aucun  pouvoir;  chaque  ville,  chaque  village  a  son  chef.  Ce  sont  les 
mœurs  des  anciens  patriarches.  Beaucoup'de  Maures,  établis  dans  cette  ville, 
s'adonnent  au  négoce  et  y  font  rapidement  fortune,  car  ils  reçoivent  des  mar- 
chandises en  consignation  d'Adrar,  de  Tafilet,  de  Touat,  d'Ardamas,  d'Alger, 
de  Tunis  et  de  Tripoli. 

C'est  à  Tembouctou  qu'est  apporté  à  dos  de  chameau  tout  le  sel  des  mines  de 
Toudeyni.  Il  est  en  planches,  liées  ensemble  par  de  mauvaises  cordes  faites  avec 
une  herbe  qui  croît  dans  les  environs  de  Tandaye. 

L'enceinte  de  Tembouctou,  qui  affecte  la  forme  d'un  triangle,  peut  avoir  trois 
milles  de  tour.  Les  maisons  de  la  ville  sont  grandes,  peu  élevées  et  construites 
en  briques  rondes.  Les  rues  sont  larges  et  propres.  Enfin,  on  compte  sept  mos- 
quées, surmontées  d'une  tour  en  brique,  d'où  le  muezzin  appelle  les  fidèles  à  la 
prière.  En  y  comprenant  la  population  flottante,  on  ne  trouve  guère  dans  cette 
capitale  du  Soudan  que  dix  à  douze  mille  habitants. 

Située  au  milieu  d'une  immense  plaine  mouvante  de  sable  blanc,  Tembouc- 
tou n'a  d'autres  ressources  que  l'exploitation  du  sel,  la  terre  y  étant  impropre 
à  toute  espèce  de  culture.  C'est  au  point  que.  si  les  Touaregs  interceptaient 
complètement  les  nombreuses  flottilles  qui  viennent  du  Djoliba  inférieur,  les 
habitants  seraient  dans  la  plus  affreuse  disetle. 

La  proximité  de  ces  tribus  errantes,  leurs  exigences,  sans  cesse  renouvelées, 
sont  une  gêne  perpétuelle  pour  le  commerce.  Tembouctou  est  continuelle- 
ment pleine  de  gens  qui  viennent  arracher  ce  qu'ils  appellent  des  présents, 
mais  ce  que  l'on  pourrait,  à  plus  juste  raison,  nommer  des  contributions 
forcées.  Quand  le  chef  des  Touaregs  arrive  à  Tembouctou,  c'est  une  calamité 
publique.  Pendant  deux  mois,  il  reste  dans  la  ville,  nourri,  ainsi  que  sa  nom- 
breuse suite,  aux  frais  des  habitants,  et  ne  s'en  va  qu'après  avoir  reçu  de 
riches  cadeaux. 

La  terreur  a  étendu  la  domination  de  ces  tribus  errantes  sur  tous  les  peuples 
voisins,  qu'ils  pillent  et  exploitent  sans  merci. 

Le  costume  des  Touaregs  ne  diffère  que  par  la  coiffure  de  celui  des  Arabes. 
Jour  et  nuit,  ils  portent  une  bande  de  toile  de  coton,  qui  leur  voile  les  yeux  et 
qui,  descendant  jusqu'au  milieu  du  nez,  les  oblige  à  lever  la  tèle  pour  y  voir. 
La  môme  bande,  après  avoir  fait  une  ou  deux  ibis  le  tour  de  leur  têle,  vient  leur 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     131 

cacher  la  bouche  et  descend  jusqu'au-dessous  du  menton.  On  ne  leur  voit  donc 
que  le  boul  du  nez. 

Parfaits  cavaliers,  montés  sur  des  chevaux  excellents  ou  des  chameaux 
rapides,  les  Touaregs  sont  armés  d'une  lance,  d'un  houclier  et  d'un  poignard. 
Ce  sont  les  écumeurs  du  désert,  et  la  quantité  de  caravanes  qu'ils  ont  pillées 
ou  mises  à  contribution  est  innombrable. 

Il  y  avait  quatre  jours  que  Caillié  était  à  Tembouctou,  lorsqu'il  apprit  le  départ 
de  la  caravane  pour  Tatilet.  Sachant  qu'il  n'en  sortirait  pas  d'autre  avant  trois 
mois,  et  craignant  toujours  de  se  voir  découvert,  le  voyageur  se  joignit  à  cette 
réunion  de  marchands,  qui  n'emmenait  pas  moins  de  six  cents  chameaux. 
Parti  le  4  mai  1828,  après  avoir  souffert  atrocement  de  la  chaleur  et  d'un  vent 
d'est  qui  soulevait  les  sables  du  désert,  Caillié  atteignit,  cinq  jours  plus  tard, 
El-Arouan,  ville  sans  ressources  par  elle-même,  qui  sert  d'entrepôt  aux  sels  de 
Toudeyni,  exportés  à  Sansanding,  sur  les  bords  du  Djoliba. 

C'est  à  El-Arouan  qu'arrivent  les  caravanes  de  Tafilet,  de  Mogador,  du  Drah, 
de  Touat  et  de  Tripoli,  avec  des  marchandises  européennes,  qu'elles  viennent 
échanger  contre  l'ivoire,  l'or,  les  esclaves,  la  cire,  le  miel  et  les  étoffes  du 
Soudan. 

Le  19  mai  1828,  la  caravane  quittait  El-Arouan  pour  gagner  le  Maroc,  à  tra- 
vers le  Sahara. 

La  chaleur  accablante,  les  tourments  de  la  soif,  les  privations  de  tout  genre, 
les  fatigues  et  la  blessure  que  le  voyageur  se  fit  en  tombant  de  chameau,  lu 
furent  moins  sensibles  que  les  vexations,  les  railleries,  les  insultes  continuelles 
qu'il  eut  à  souffrir  tout  aussi  bien  de  la  part  des  Maures  que  des  esclaves.  Ces 
gens  savaient  toujours  trouver  de  nouveaux  prétextes  pour  se  moquer  des  ha- 
bitudes ou  de  la  maladresse  de  Caillié;  ils  allaient  même  jusqu'à  le  frapper  et 
à  lui  jeter  des  pierres,  aussitôt  qu'il  avait  le  dos  tourné. 

«  Les  Maures  me  disaient  souvent  avec  mépris,  raconte  Caillié  :  «  Tu  vois  bien 
«  cet  esclave?  Eh  bien,  je  le  préfère  à  toi;  juge  combien  je  t'estime.^  Cette 
insolente  dérision  était  accompagnée  de  rires  immodérés.  » 

C'est  dans  ces  conditions  misérables  que  Caillié  passa  par  les  puits  des 
Trarzas,  auprès  desquels  on  trouve  du  sel  en  quantité,  d'Amoul-Gagim, 
d'Amoul-Taf,  d'El-Ekreif,  ombragés  par  un  joli  bosquet  de  dattiers,  de  roseaux 
et  de  jonc,  de  Marabouty  et  d'El-Harib.  aux  habitants  d'une  malpropreté  abso- 
lument repoussante. 

Le  territoire  d'El-Harib  est  compris  entre  deux  chaînes  de  petites  montagnes 
qui  le  séparent  du  Maroc,  dont  il  est  tributaire.  Ses  habitants,  partagés  en  plu- 


132  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

sieurs  tribus  nomades,  font  de  l'élève  des  chameaux  leur  principale  occupation. 
Ils  seraient  heureux  et  riches,  s'ils  ne  payaient  de  forts  tributs  aux  Berbers,  qui 
trouvent  encore  moyen  de  les  harceler  sans  cesse. 

Le  12  juillet,  la  caravane  quittait  El-Harib  et  pénétrait,  onze  jours  plus  tard, 
dans  le  pays  de  Tafilet,  aux  majestueux  dattiers.  A  Ghourland,  Caillié  fut  assez 
bien  accueilli  par  les  Maures,  mais  ne  put  être  reçu  dans  leurs  maisons,  parce 
que  les  femmes,  qui  ne  doivent  voir  d'autres  hommes  que  ceux  de  leur  famille, 
pourraient  être  exposées  aux  regards  indiscrets  d'un  étranger. 

Caillié  visita  le  marché,  qui  se  tient  trois  fois  la  semaine  auprès  d'un  petit 
village  nommé  Boheim,  à  trois  milles  de  Ghourland,  et  fut  étonné  de  la  variété 
des  objets  qui  l'approvisionnaient  :  légumes,  fruits  indigènes,  luzerne,  volailles, 
moutons,  tout  s'y  trouvait  à  profusion.  Des  marchands  d'eau,  avec  des  outres 
pleines,  se  promenaient  dans  le  marché,  une  sonnette  à  la  main,  pour  avertir 
ceux  qui  voulaient  boire,  car  il  faisait  une  chaleur  accablante.  Les  monnaies  du 
Maroc  et  d'Espagne  étaient  seules  reçues. 

L'arrondissement  de  Tafilet  compte  un  certain  nombre  de  gros  villages  et 
de  petites  villes.  Ghourland,  L-Ekseba,  Sosso,  Boheim  et  Ressant,  qui  furent 
vues  par  le  voyageur,  pouvaient  renfermer,  chacune,  douze  cents  habitants, 
tous  propriétaires  et  marchands. 

Le  sol  est  très  productif.  On  cultive  beaucoup  de  blé,  des  légumes,  quan- 
tité de  dattiers,  des  fruits  d'Europe  et  du  tabac.  De  fort  beaux  moutons,  dont 
la  laine,  très  blanche,  sert  à  faire  de  jolies  couvertures,  des  bœufs,  d'excellents 
chevaux,  des  ânes  et  quantité  de  mulets,  telles  sont  les  richesses  naturelles 
du  Tafilet. 

Comme  à  El-Drah,  beaucoup  de  juifs  habitent  les  mêmes  villages  que  les 
mahométans;  ils  y  sont  très  malheureux,  vont  presque  nus,  et  sont  sans  cesse 
insultés  ou  frappés.  Brocanteurs,  cordonniers,  forgerons,  porteurs,  quel  que 
soit  le  métier  qu'ils  exercent  ostensiblement,  ils  prêtent  tous  de  l'argent  aux 
Maures. 

Le  2  août,  la  caravane  reprit  sa  marche,  et,  après  avoir  passé  par  Afilé,  Tan- 
neyara,  Marca,  M-Dayara,  Rahaba,  L-Eyarac,  Tamaroc,  Aïn-Zeland,  El-Guim, 
Guigo,  Soforo,  Caillié  arriva  à  Fez,  où  il  ne  fit  qu'un  court  séjour,  et  gagna 
Rabat,  l'ancienne  Salé.  Epuisé  par  cette  longue  marche,  n'ayant  pour  se 
soutenir  que  quelques  dattes,  obligé  de  recourir  à  la  charité  des  musulmans,  qui 
le  renvoyaient  le  plus  souvent  sans  lui  rien  donner,  ne  trouvant  dans  cette  ville, 
comme  agent  consulaire  de  France,  qu'un  juif  du  nom  d'Ismayl,  qui,  par 
crainte  de  se  compromettre,  refusa  d'embarquer  Caillié  sur  un  brick  portu- 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     133 

gais  allant  a  Gibraltar,  le  voyageur  saisit  avec  empressement  une  occasion 
inopinée  qui  se  présenta  de  se  rendre  «à  Tanger.  Il  y  fut  bien  reçu  par  le  \ice- 
consul,  M.  Delaporte,  qui  le  traita  comme  son  propre  fils,  écrivit  aussitôt  au 
commandant  de.  la  station  française  de  Cadix,  et  le  fit  embarquer,  sous  les 
habits  de  matelot,  sur  une  corvette  venue  pour  le  chercher. 

Ce  fut,  dans  le  monde  savant,  une  nouvelle  bien  inattendue  que  celle  du 
débarquement  à  Toulon  d'un  jeune  Français  qui  revenait  de  Tembouctou.  Avec 
le  seul  appui  de  son  courage  inébranlable,  à  force  de  patience,  il  venait  de 
mener  à  bonne  fin  une  exploration  pour  laquelle  les  Sociétés  de  Géographie 
de  Londres  et  de  Paris  avaient  promis  de  fortes  récompenses.  Seul,  pour  ainsi 
dire  sans  ressources,  sans  l'aide  du  gouvernement,  en  dehors  de  toute  Société 
scientifique,  par  la  seule  force  de  sa  volonté,  il  avait  réussi  et  venait  d'éclairer 
d'un  jour  tout  nouveau  une  immense  partie  de  l'Afrique  ! 

Caillié  n'était  certes  pas  le  premier  Européen  qui  eût  vu  Tembouctou.  L'année 
précédente,  le  major  anglais  Laing  avait  pu  pénétrer  dans  cette  cité  mysté- 
rieuse, mais  il  avait  payé  de  la  vie  cette  exploration  dont  nous  allons  tout  à 
l'heure  raconter  les  émouvantes  péripéties. 

Caillié,  lui,  revenait  en  Europe  et  rapportait  le  curieux  journal  de  voyage 
que  nous  venons  d'analyser.  Si  sa  profession  de  foi  musulmane  avait  empêché 
Caillié  de  faire  des  observations  astronomiques,  s'il  n'avait  pu  librement  des- 
siner et  prendre  ses  notes,  ce  n'avait  été  cependant  qu'au  prix  de  cette  appa- 
rente apostasie  qu'il  avait  pu  parcourir  ces  pays  fanatiques  où  le  nom  chrétien 
était  en  exécration. 

Que  d'observations  curieuses,  que  de  détails  nouveaux  et  précis!  Quelle 
immense  contribution  à  la  connaissance  des  pays  africains!  Si,  par  deux  voyages 
successifs,  Clapperton  avait  réussi  à  traverser  l'Afrique  de  Tripoli  à  Bénin,  dans 
un  seul  Caillié  venait  de  la  traverser  du  Sénégal  au  Maroc,  mais  au  prix  de 
quelles  fatigues,  de  quelles  souffrances  et  de  quelle  misère!  Tembouctou  était 
enfin  connue,  ainsi  que  cette  route  nouvelle  des  caravanes  à  travers  le  Sahara, 
par  les  oasis  de  Tafilet  et  d'El-Harib. 

Les  secours  que  la  Société  de  Géographie  envoya  aussitôt  au  voyageur,  le 
prix  de  dix  mille  francs  qu'elle  lui  décerna,  la  croix  de  la  Légion  d'honneur 
dont  il  fut  gratifié,  l'accueil  empressé  des  sociétés  savantes,  la  notoriété  et 
la  gloire  qui  s'attachèrent  au  nom  de  Caillié,  tout  cela  fut-il  suffisant  pour 
payer  les  tortures  physiques  et  morales  du  voyageur?  Nous  devons  le  croire.  Lui- 
même,  en  maint  endroit  de  sa  narration,  proclame  que  le  désir  d'augmenter  par 
ses  découvertes  le  renom  de  la  France,  sa  patrie,  put  seul,  en  bien  des  circon- 


134  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

stances,  l'aider  à  supporter  les  affronts  dont  il  était  abreuvé  et  les  souffrances 
qui  l'assaillirent  continuellement.  Honneur  donc  au  patient  voyageur,  au 
patriote  sincère,  au  grand  découvreur! 

Il  nous  reste  à  parler  de  l'expédition  dans  laquelle  Alexandre  Gordon-Laing 
allait  trouver  la  mort.  Mais,  avant  d'aborder  le  récit  de  ce  voyage  dramatique, 
forcément  succinct,  puisque  le  journal  des  voyageurs  nous  fait  défaut,  il  convient 
de  donner  quelques  détails  et  sur  l'officier  qui  en  fut  la  victime  et  sur  une 
excursion  très  curieuse  dans  le  Timanni,  le  Kouranko  et  le  Soulimana,  — 
excursion  pendant  laquelle  Laing  découvrit  les  sources  du  Djoliba. 

Né  à  Edimbourg  en  179  i,  Laing  était  entré  dans  l'armée  anglaise  à  l'âge  de 
seize  ans  et  n'avait  pas  tardé  à  s'y  distinguer.  En  1820,  il  se  trouvait  à 
Sierra-Leone,  comme  lieutenant  faisant  fonctions  d'aide  de  camp  auprès  de  sir 
Charles  Maccarthy,  gouverneur  général  de  l'Afrique  occidentale.  A  cette  époque, 
la  guerre  sévissait  entre  Amara,  l'almamy  des  Mandingues,  et  l'un  de  ses  prin- 
cipaux chefs,  appelé  Sannassi.  Le  commerce  de  Sierra-Leone  n'était  déjà  pas 
très  florissant.  Cet  état  de  choses  lui  avait  porté  un  coup  fatal.  Jlaccarthy,  dési- 
reux d'y  porter  remède,  résolut  d'intervenir  et  d'amener  une  réconciliation  entre 
les  deux  chefs.  Il  jugea  donc  à  propos  d'envoyer  une  ambassade  à  Kambia,  sur 
les  rives  du  Scarcies,  et  de  là  à  Malacoury  et  au  camp  des  Mandingues.  Le 
caractère  entreprenant  de  Gordon-Laing,  son  habileté,  son  courage  à  toute 
épreuve,  le  désignaient  au  choix  du  gouverneur,  qui  lui  remit,  le  7  janvier  182-2, 
des  instructions  dans  lesquelles  il  lui  recommandait  de  s'informer  de  l'état 
de  l'industrie  du  pays,  de  sa  topographie,  et  de  pressentir  la  façon  de  penser 
des  habitants  sur  l'abolition  de  l'esclavage. 

Une  première  entrevue  avec  Yareddi,  général  des  troupes  soulimas  qui 
accompagnaient  l'almamy,  prouva  que  les  nègres  de  ces  contrées  n'avaient 
encore  que  des  données  bien  vagues  sur  la  civilisation  européenne  et  que  leurs 
relations  avec  les  blancs  n'avaient  pas  été  fréquentes. 

«  Chaque  partie  de  notre  habillement,  dit  le  voyageur,  était  pour  lui  un 
sujet  d'étonnement.  Me  voyant  ôter  mes  gants,  il  resta  stupéfait,  couvrit  de  ses 
mains  sa  bouche  ouverte  de  surprise,  et  finit  par  s'écrier  :  Allah  Akbarl  (Dieu 
miséricordieux),  il  vient  d'enlever  la  peau  de  ses  mains!  S'étant  peu  à  peu 
familiarise  avec  notre  aspect,  il  frotta  alternativement  les  cheveux  de  M.  Mackie, 
un  chirurgien  qui  accompagnait  Laing,  et  les  miens,  puis,  éclatant  do  rire,  il 
dit  :  Non,  ce  ne  sont  pas  des  hommes!  »  Il  demanda,  à  plusieurs  reprises,  à 
mon  interprèle  si  nous  avions  des  os.  » 

Ces  excursions  préliminaires,  pendant  lesquelles  Laing  avait  constaté  que 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     135 


beaucoup  de  Soulimas  possédaient  quantité  d'or  et  d'ivoire,  le  déterminèreni  à 
proposer  au  gouverneur  d'entreprendre  l'exploration  des  pays  situés  à  l'est  de 
la  colonie  —  pays  dont  les  productions  et  les  ressources  mieux  connues  pourraient 
alimenter  le  commerce  de  Sierra-Leone. 

Maccarthy  approuva  les  idées  de  Laing  et  les  soumit  au  conseil.  Il  fut  décidé 
que  Laing  serait  autorisé  à  pénétrer  dans  le  pays  des  Soulimas,  en  prenant  la 
route  qui  lui  semblerait  la  plus  commode  pour  les  communications  futures. 

Parti  de  Sierra-Leone  le  16  avril,  Laing  s'embarqua  sur  la  Rockelle  et  arriva 
bientôt  à  Rokon,  ville  principale  du  Timanni.  Son  entrevue  avec  le  chef  de  cette 
ville  fut  singulièrement  amusante.  Pour  lui  faire  honneur,  Laing,  qui  l'avait  vu 
•  entrer  dans  la  cour  où  devait  avoir  lieu  la  réception,  fit  tirer  une  salve  de  dix 
coups  de  fusil.  Au  bruit  de  cette  décharge,  le  roi  s'arrêta,  recula  et  prit  la  fuite, 
après  avoir  regardé  le  voyageur  d'un  air  furieux.  On  eut  beaucoup  de  peine  à 
faire  revenir  ce  souverain  pusillanime.  Enfin,  il  rentra  et,  s'asseyant  sur  son 
fauteuil  d'étiquette  avec  solennité,  il  interrogea  le  major  : 

«  Pourquoi  avez-vous  tiré  des  coups  de  fusil? 

—  Pour  vous  faire  honneur;  c'est  toujours  au  bruit  de  l'artillerie  que  sont 
accueillis  les  souverains  européens. 

—  Pourquoi  ces  fusils  étaient-ils  dirigés  vers  la  terre? 

—  Afin  que  vous  ne  puissiez  vous  méprendre  sur  nos  intentions. 

—  Des  cailloux  m'ont  volé  au  visage.  Pourquoi  n'avez-vous  pas  tiré  en  l'air  ? 

—  Pour  ne  pas  mettre  le  feu  au  toit  de  chaume  de  vos  maisons. 

—  A  la  bonne  heure.  Donne-moi  du  rhum.  » 

Inutile  d'ajouter  que  l'entrevue,  dès  que  le  major  eut  accédé  aux  désirs  du 
roi,  devint  on  ne  peut  plus  cordiale. 

Le  portrait  de  ce  souverain  d'une  partie  du  Timanni  mérite  à  plus  d'un  titre 
de  figurer  dans  notre  galerie,  et  c'est  le  cas  de  rappeler  ce  dicton  :  Ab  uno  disce 
omnes. 

Ba-Simera  était  âgé  de  quatre-vingt-dix  ans;  «  il  avait  la  peau  bigarrée  et 
très  ridée,  de  sorte  qu'elle  ressemblait  plus  à  celle  d'un  alligator  qu'à  celle  d'un 
homme;  des  yeux  d'un  vert  sombre  et  très  enfoncés;  une  barbe  blanche  et  tor- 
tillée qui  descendait  à  deux  pieds  au-dessous  de  son  menton.  De  même  que  le 
roi  de  la  rive  opposée,  il  portait  un  collier  de  grains  de  corail  et  de  dénis  de 
léopard;  son  manteau  était  brun  et  aussi  sale  que  sa  peau;  ses  jambes,  gonflées 
comme  celles  d'un  éléphant,  n'étaient  pas  entièrement  couvertes  par  un  pantalon 
de  toile  de  coton  qui,  dans  l'origine,  était  peut-être  blanche;  mais,  ayant  été 
porté  depuis  plusieurs  années,  il  avait  pris  une  teinte  verdâtre.  Pour  marque  de 


136 


LES  VOYAGEURS  DU  XIX*  SIÈCLE. 


L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     137 


Laing  aperçut  la  montagne  de  Loma.  (Page  140. j 


sa  dignité,  ce  chef  tenait  à  la  main  un  bâton  auquel  étaient  suspendus  des 
grelots  de  différentes  dimensions.  » 

Comme  ses  prédécesseurs  en  Afrique,  l'explorateur  dut  longuement  dis- 
cuter les  droits  de  passage  et  les  gages  des  porteurs;  mais,  grâce  à  sa  fermeté, 
Gordon  Laing  sutse  dérober  aux  exigences  des  rois  nègres.  Toma,  où  l'on  n'avait 
jamais  vu  d'homme  blanc,  Balandeco,  Roketchnick,  dont  le  voyageur  détermina 
la  position  par  12°  11'  de  longitude  à  l'ouest  de  Greenwich  et  par  8°  30'  de  lati- 
tude nord,  Maboung,  au  delà  d'une  rivière  fort  large  qui  coule  au  nord  de  la 
Rockelle,  Ma-Yosso,  ville  principale  de  la  frontière  du  Tinianni,  forment  les 
différentes  étapes  de  la  route  suivie  par  le  major  Laing. 

13 


138  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Le  voyageur  avait  rencontré  dans  ce  pays  une  institution  singulière,  espèce 
de  franc-maçonnerie,  portant  le  nom  de  «pourrah»,  dont  Caillié  avait  déjà 
constaté  l'existence  sur  les  bords  du  Rio-Nunez. 

«  Son  pouvoir,  affirme  Laing,  l'emporte  même  sur  celui  des  chefs  des  divers 
territoires.  Tout  ce  qu'elle  fait  est  enveloppé  dans  les  ténèbres  et  couvert  du 
mystère  le  plus  profond.  Jamais  ses  actes  ne  donnent  lieu  à  la  moindre  enquête 
de  la  part  de  l'autorité,  jamais  même  leur  justice  n'est  mise  en  question.  J'ai 
essayé  inutilement  de  remonter  à  l'origine  et  aux  causes  de  la  formation  de 
cette  association  extraordinaire;  j'ai  des  motifs  de  supposer  qu'aujourd'hui  elles 
sont  inconnues  de  la  généralité  des  Timanniens  et  que  peut-être  elles  le  sont 
des  membres  mêmes  du  pourrah,  dans  un  pays  où  il  n'existe  aucun  monument 
traditionnel,  soit  dans  les  écrits,  soit  dans  les  chants...  » 

Le  Timanni,  d'après  les  renseignements  que  Laing  put  se  procurer,  serait 
divisé  en  quatre  territoires,  dont  les  chefs  s'arrogent  le  titre  de  roi. 

Le  sol  est  assez  fertile  et  produirait  en  abondance  du  riz,  des  ignames,  de  la 
cassave.  des  arachides  et  des  bananes,  n'était  le  caractère  paresseux,  indolent, 
débauché,  avaricieux,  des  habitants,  qui  s'adonnent  avec  une  émulation  regret- 
table à  l'ivrognerie. 

«  Je  crois,  dit  Laing,  qu'une  certaine  quantité  de  houes,  de  fléaux,  de 
râteaux,  de  pelles  et  d'autres  outils  communs  serait  bien  reçue  par  ce  peuple, 
si  l'on  avait  soin  de  lui  en  enseigner  l'usage.  Ces  choses  lui  conviendraient 
mieux  pour  son  intérêt  et  pour  le  nôtre  que  les  fusils,  les  chapeaux  retapés  et 
les  habits  de  charlatan  qu'on  a  coutume  de  lui  fournir.  » 

Malgré  ce  vœu  philanthropique  du  voyageur,  les  choses  n'ont  pas  changé 
depuis  cette  époque.  On  rencontre  toujours  chez  les  nègres  la  même  passion 
pour  les  liqueurs  fortes,  et  l'on  voit  encore  leurs  roitelets,  coiffés  d'un  chapeau 
qui  imite  le  soufflet  d'un  accordéon,  revêtir,  sans  chemise,  un  habit  bleu  à 
boutons  de  cuivre.  Nous  devons  à  la  vérité  de  dire  que  ce  sont  là  leurs  costumes 
de  cérémonie. 

Le  sentiment  maternel  ne  parut  pas  au  voyageur  être  très  développé  chez  les 
Timanniennes,  car.  deux  fois,  des  femmes  lui  proposèrent  d'acheter  leurs 
enfants  et  l'accablèrent  d'injures  parce  qu'il  ne  voulut  pas  y  consentir.  Quelques 
jours  plus  tard,  un  grand  tumulte  s'élevait  contre  Laing,  l'un  de  ces  blancs  qui, 
en  arrêtant  la  traite,  avaient  porté  un  coup  sensible  à  la  prospérité  du  pays. 

Le  première  ville  qu'on  trouve  en  entrant  dans  le  Kouranko  est  Ma-Boum. 
Il  est  curieux  de  noter  en  passant  les  sentiments  que  la  vue  de  l'activité  des 
habitants  inspira  au  major  Laing. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   LAFRIQUE.     139 

•  «  J'entrai  dans  la  ville,  raconte-t-il  .  au  coucher  du  soleil,  et  j'éprouvai 
d'abord  une  impression  extrêmement  favorable  pour  les  habitants.  Ils  revenaient 
de  leur  travail;  on  reconnaissait  que  tous  avaient  été  occupés  pendant  la  journée. 
Les  uns  avaient  préparé  les  champs  pour  la  récolle,  que  les  pluies  très  pro- 
chaines allaient  favoriser;  d'autres  enfermaient  dans  des  enclos  le  bétail,  dont 
les  flancs  lisses  et  la  bonne  apparence  annonçaient  qu'il  était  nourri  dans  de 
gras  pâturages.  Le  dernier  coup  de  marteau  du  forgeron  retentissait  aux  oreilles  ; 
le  tisserand  mesurait  la  quantité  de  toile  qu'il  avait  fabriquée  depuis  le  matin, 
et  le  tanneur  enfermait  dans  un  sac  ses  étuis  à  couteau,  ses  poches  et  ses  autres 
objets  artistement  travaillés  et  colorés.  Le  muezzin,  perché  à  l'entrée  de  la 
mosquée,  répétait  d'une  voix  grave  et  à  intervalles  mesurés  le  cri  d'Allah 
Akhbar,  pour  appeler  les  dévots  musulmans  à  la  prière  du  soir.  » 

Ce  tableau,  reproduit  par  un  Marilhat  ou  un  Henri  Regnault  dans  un  paysage 
où  la  lumière  éclatante  du  soleil  commence  à  se  fondre  en  teintes  vertes  et 
roses,  ne  pourrait-il  porter  ce  litre  si  souvent  employé  pour  peindre  semblable 
épisode  dans  nos  climats  brumeux  :  le  Retour  des  champs? 

«  Cette  scène,  continue  le  voyageur,  par  la  nature  et  par  le  sentiment  qu'elle 
inspirait,  formait  un  contraste  agréable  avec  le  bruit,  la  confusion  et  la  dissi- 
pation qui  régnent  à  la  même  heure  dans  une  ville  timannienne  ;  mais  il  ne  faut 
pas  se  fier  aux  apparences,  et  j'ajoute  avec  beaucoup  de  regret  que  la  conduite 
des  Kourankoniens  ne  contribua  nullement  à  justifier  la  bonne  opinion  que  j'avais 
d'abord  conçue  d'eux.   » 

Le  voyageur  passa  successivement  à  Koufoula,  où  il  reçut  un  accueil  bien- 
veillant, traversa  un  pays  à  l'aspect  agréablement  varié,  dont  les  montagnes  du 
Kouranko  formaient  l'arrière-plan,  s'arrêta  à  Simera,  où  le  chef  chargea  son 
«guiriot»  de  chanter  la  venue  de  l'étranger;  mais  les  maisons  mal  construites 
et  couvertes  d'un  mauvais  chaume  laissaient  filtrer  la  pluie,  si  bien  qu'après  un 
orage,  comme  la  fumée  n'avait  pour  s'échapper  que  les  interstices  du  toit,  Laing 
ressemblait  plus,  suivant  ses  propres  paroles,  à  un  ramoneur  à  demi  décrassé 
qu'à  l'étranger  blanc  du  roi  de  Simera. 

Laing  visita  ensuite  la  source  du  Tongolellé,  affluent  de  la  Rockelle.  et  quitta 
le  Kouranko  pour  entrer  dans  le  Soulimana. 

Le  Kouranko,  dont  le  voyageur  n'avait  visité  que  la  lisière,  est  d'une  étendue 
considérable,  et  se  divise  en  un  grand  nombre  de  petits  Etats. 

Les  habitants  ressemblent  aux  Mandingues  par  la  langue  et  le  costume,  mais 
ils  ne  sont  ni  aussi  bien  faits  ni  aussi  intelligents.  Ils  ne  professent  pas  l'isla- 
misme et  ont  une  confiance  illimitée  dans  leurs  grigris. 


140  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE. 

Assez  industrieux,  ils  savent  coudre  et  tisser.  Le  principal  objet  de  leur  com- 
merce est  le  bois  de  rose  ou  «  cam  »,  qu'ils  exportent  vers  la  côte.  Les  produc- 
tions du  pays  sont  à  peu  près  les  mêmes  que  celles  du  Timanni. 

Komia,  par  9° 22'  de  latitude  nord,  est  la  première  ville  du  Soulimana.  Laing 
vit  ensuite  Semba,  cité  riche  et  populeuse,  où  il  fut  reçu  par  une  bande  de  musi- 
ciens, qui  l'accueillirent  par  leurs  fanfares  les  plus  assourdissantes,  sinon  les 
plus  harmonieuses,   et  il  parvint  enfin  à  Falaba,  capitale  du  pays. 

Des  témoignages  d'estime  tout  particuliers  lui  furent  donnés  par  le  roi.  Celui-ci 
avait  réuni  de  nombreux  corps  de  troupes  dont  il  passa  la  revue,  auxquels  il  fit 
exécuter  différentes  manœuvres  et  qui  se  livrèrent  à  une  longue  et  curieuse 
fantasia,  tandis  que  le  bruit  des  tambours,  les  sons  du  violon  et  des  autres 
instruments  particuliers  au  pays  ccorchaient  les  oreilles  du  voyageur.  Puis  de 
nombreux  «  guiriots  »  se  succédèrent  pour  chanter  les  louanges  du  roi,  l'arrivée 
du  major,  les  conséquences  heureuses  qu'aurait  sa  venue  pour  la  prospérité 
du  pays  et  le  développement  du  commerce. 

Laing  profita  de  si  heureuses  dispositions  pour  demander  au  roi  la  per- 
mission de  visiter  les  sources  du  Niger.  Celui-ci  lui  fit  à  plusieurs  reprises  de 
fortes  objections  sur  le  danger  de  cette  expédition  ;  mais,  sur  les  instances  du 
voyageur  et  considérant  que  «  son  cœur  soupirait  après  l'eau  »,  il  lui  accorda 
enfin  la  permission  qu'il  sollicitait  avec  tant  d'insistance. 

Laing  n'était  pas  à  deux  heures  de  Falaba  que  l'autorisation  était  révoquée 
et  qu'il  devait  renoncer  à  une  course  qu'il  considérait  à  bon  droit  comme  très 
importante. 

Il  obtint,quelques  jours  plus  tard, la  permission  de  visiter  la  source  de  la  Koc- 
kelle,  ou  Salé-Kongo,  rivière  dont,  avant  lui,  on  ne  connaissait  guère  le  cours  au 
delà  de  Rokon. 

Du  haut  d'un  rocher  élevé,  Laing  aperçut  la  montagne  de  Loma,  la  plus 
haute  de  toute  la  chaîne  dont  elle  fait  partie. 

«  On  me  montra,  dit-il,  le  point  d'où  sortait  le  Niger  ;  il  me  parut  de  niveau 
avec  l'endroit  où  je  me  trouvais,  c'est-à-dire  à  près  de  seize  cents  pieds  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  car  la  source  de  la  Rockelle,  que  je  venais  de  me- 
surer, esta  1,400  pieds.  Ayant  exactement  déterminé  la  position  de  Konkodon- 
goré  et  de  la  hauteur  sur  laquelle  je  me  trouvais,  la  première  par  observation  et 
la  seconde  par  estime,  il  me  fut  facile  de  fixer  le  gisement  du  Loma.  Je  ne.  puis 
me  tromper  beaucoup  en  donnant  aux  sources  du  Niger  9"  25'  de  latitude  nord 
et  9° 45'  de  longitude  occidentale.  » 

Le  major  Laing  avait  passé  trois  mois  dans  le  Soulimana  et  y  avait  fait  de 


L'EXPLORATION   ET   LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     141 


nombreuses  excursions.  C'est  une  contrée  extrêmement  pittoresque,  entrecou- 
pée de  collines,  de  grandes  vallées  et  de  prairies  fertiles,  bordées  de  bois  et 
ornées  de  massifs  d'arbres  touffus. 

Le  terrain  est  fertile  et  exige  peu  de  travail  préparatoire  ;  les  récoltes  sont 
abondantes,  et  le  riz  y  vient  très  bien.  Les  bœufs,  les  moulons,  les  chèvres,  une 
volaille  d'une  petite  espèce,  quelques  chevaux,  sont  les  animaux  domestiques  des 
Solimas.  Les  bêtes  sauvages,  assez  nombreuses,  sont  l'éléphant,  le  buffle,  une 
espèce  d'antilope,  des  singes  et  des  léopards. 

Falaba,  dont  le  nom  vient  du  Fala-Ba,  rivière  sur  laquelle  elle  est  située, 
peut  avoir  un  mille  et  demi  de  long  sur  un  mille  de  large.  Les  maisons  y  sont  très 
•rapprochées  comparativement  aux  autres  villes  de  l'Afrique,  et  elle  possède  une 
population  de  six  mille  habitants. 

Sa  position  comme  place  forte  est  bien  choisie.  Élevée  sur  une  éminence  au 
milieu  d'une  plaine  inondée  pendant  la  saison  des  pluies,  elle  est  entourée  d'une 
palissade  en  bois  très  dur,  capable  de  résister  à  toutes  les  machines  de  guerre 
moins  puissantes  que  l'artillerie. 

Singulière  observation  :  dans  ce  pays,  les  hommes  et  les  femmes  semblent 
avoir  fait  échange  d'occupations.  Ces  dernières  ont  en  partage  tous  les  travaux 
de  la  culture,  à  l'exception  des  semailles  et  de  la  moisson  ;  elles  bâtissent  les 
maisons  et  font  l'office  de  maçon,  de  barbier  et  de  chirurgien;  les  homme? 
s'occupent  de  la  laiterie,  vont  traire  les  vaches,  cousent  et  lavent  le  linge. 

Le  17  septembre,  Laing  reprenait  le  chemin  de  Sierra-Leone,  chargé  des 
présents  du  roi,  et,  après  avoir  été  accompagné  jusqu'à  plusieurs  milles  de  dis- 
tance par  une  foule  considérable,  il  regagnait  la  colonie  anglaise  sans  accident. 

En  résumé,  cette  course  de  Laing  à  travers  le  Timanni,  le  Kourankoet  le  Souli- 
mana,  n'était  pas  sans  importance.  Elle  nous  révélait  des  pays  dans  lesquels 
aucun  Européen  n'avait  encore  pénétré.  Elle  nous  initiait  aux  mœurs,  à  l'in- 
dustrie, au  commerce  des  habitants  comme  aux  productions  de  la  contrée.  En 
même  temps,  le  cours  et  la  source  de  la  Rockelle  étaient  connus,  et  on  avait 
pour  la  première  fois  des  données  certaines  sur  la  source  du  Djoliba.  Si  le 
voyageur  n'avait  pu  la  voir  par  lui-même,  il  s'en  était  cependant  assez  approché 
pour  en  fixer  la  position  d'une  manière  approximative. 

Les  résultats  que  Laing  avait  obtenus  dans  ce  voyage  ne  firent  qu'exalter 
sa  passion  des  découvertes.  Aussi  résolut-il  de  tout  tenter  pour  pénétrer  jusqu'à 
Tembouctou. 

Le  17  juin  1825,  le  voyageur  s'embarquait  à  Malte  pour  Tripoli  et  quittait 
cette  ville  avec  une  caravane  de  laquelle  faisait  partie  Hatita,  pr-ince  Targhi  ou 


142  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Touareg,  ami  du  capitaine  Lyon,  qui  allait  l'accompagner  jusqu'à  Touat.  Après 
être  resté  deux  mois  entiers  à  Ghadamès,  Laingabandonnait  cette  oasis  au  mois 
d'octobre  et  gagnait  Inçalah,  dont  il  assignait  la  position  bien  plus  à  l'occident 
qu'on  ne  le  supposait.  Après  un  séjour  dans  cette  oasis  qui  dura  depuis  le  mois 
de  novembre  1825  jusqu'en  janvier  1826,1e  major  atteignit  l'Ouadi  Touat,  se 
proposant  d'aller  ensuite  à  Tembouctou,  de  faire  le  tour  du  lac  Djenné  ou 
Dibbie,  de  visiter  le  pays  de  Melli  et  de  suivre  le  cours  du  Djoliba  jusqu'à  son 
embouchure.  Il  serait  ensuite  revenu  sur  ses  pas  jusqu'à  Sockatou,  aurait 
visité  le  lac  Tchad  et  aurait  essayé  de  gagner  le  Nil.  C'était  là,  on  le  voit,  un 
projet  grandiose,  mais  terriblement  chanceux. 

Au  sortir  de  Touat,  la  caravane  dont  Laing  faisait  partie  fut  assaillie  par 
des  Touaregs,  disent  les  uns,  par  des  Berbiches,  tribu  voisine  du  Djoliba,  au  dire 
des  autres. 

«  Laing,  reconnu  pour  chrétien,  raconte  Caillié,  qui  recueillit  ces  renseigne- 
ments à  Tembouctou,  fut  horriblement  maltraité  ;  on  ne  cessa  de  le  frapper 
avec  un  bâton  que  lorsqu'on  le  crut  mort.  Je  suppose  qu'un  autre  chrétien, 
qu'on  me  dit  avoir  péri  sous  les  coups,  était  quelque  domestique  du  major.  Les 
Maures  de  la  caravane  de  Laing  le  relevèrent  et  parvinrent,  à  force  de  soins,  à 
le  rappeler  à  la  vie.  Dès  qu'il  eut  repris  connaissance,  on  le  plaça  sur  son  cha- 
meau, où  il  fallut  l'attacher  tant  il  était  faible  et  incapable  de  se  soutenir.  Les 
brigands  ne  lui  avaient  rien  laissé;  la  plus  grande  partie  de  ses  marchandises 
avait  été  pillée.  » 

Arrivé  à  Tembouctou  le  18  août  1826,  Laing  guérit  de  ses  blessures.  Sa  con- 
valescence fut  lente,  mais  du  moins  ne  fut  pas  troublée  par  les  vexations  des 
habitants,  grâce  aux  lettres  de  recommandation  qu'il  avait  apportées  de  Tripoli, 
grâce  aux  soins  dévoués  de  son  hôte,  qui  était  tripolitain. 

Laing,  d'après  ce  qu'un  vieillard  rapporta  à  Caillié,  —  ce  qui  semble  bien  ex- 
traordinaire, —  n'avait  pas  quitté  son  costume  européen  et  se  proclamait  envoyé 
par  le  roi  d'Angleterre,  son  maître,  pour  visiter  Tembouctou  et  décrire  les  mer- 
veilles que  cette  ville  renferme. 

«  Il  paraît,  ajoute  le  voyageur  français,  que  Laing  en  avait  tiré  le  plan  devant 
tout  le  monde,  car  ce  même  Maure  me  raconta,  dans  son  langage  naïf  et  ex- 
pressif, qu'il  avait  «  écrit  »  la  ville  et  tout  ce  qu'elle  contenait.  » 

Dès  qu'il  eut  visité  Tembouctou  en  détail,  Laing.  qui  avait  des  raisons  parti- 
culières  pour  se  défier  des  Touaregs,  alla,  de  nuit,  visiter  Cabra  et  contempler 
le  Djoliba.  Le  major,  au  lieu  de  revenir  en  Europe  par  le  Grand  Désert,  désirait 
vivement  passer  par  Djenné  et  Sego  afin  de  gagner  les  établissements  français 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.  143 


du  Sénégal; mais  à  peine  eut-il  touché  quelques  mots  de  ce  projet  aux  Foulahs 
accourus  pour  le  voir,  qu'ils  déclarèrent  ne  pouvoir  souffrir  qu'un  «nazareh» 
mît  le  pied  sur  leur  territoire,  et  d'ailleurs,  s'il  l'osait,  ils  sauraient  l'en  faire 
repentir. 

Laing  dut  donc  choisir  la  route  d'El-Arouan,  où  il  espérait  rallier  une  caravane 
de  marchands  maures  qui  portaient  du  sel  à  Sansanding.  Mais  il  n'avait  pas 
quitté  Temhouctou  depuis  cinq  jours,  que  la  caravane  dont  il  faisait  partie  fut 
rejointe  par  un  fanatique,  le  cheik  Hamed-ould-Hahib,  chef  de  la  tribu  de 
Zaouat.  Laing  fut  aussitôt  arrêté  sous  prétexte  qu'il  était  entré  sans  permission 
sur  le  territoire  de  la  tribu.  Sollicité  d'embrasser  l'islamisme,  le  major  résista 
et  déclara  préférer  la  mort  à  l'apostasie.  Sur  l'heure,  le  cheik  et  ses  sicaires 
discutèrent  le  genre  de  supplice  de  leur  victime,  qui  fut  aussitôt  étranglée  par 
deux  esclaves,  et  dont  le  corps  fut  abandonné  dans  le  désert. 

Tels  sont  les  renseignements  que  Caillié  put  recueillir  sur  les  lieux  qu'il 
visitait,  un  an  seulement  après  la  mort  du  major  Laing.  Nous  les  avons  com- 
plétés par  quelques  détails  empruntés  au  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie, 
car,  avec  le  voyageur,  ont  à  jamais  disparu  et  son  journal  de  voyage  et  les 
observations  qu'il  avait  pu  recueillir. 

Il  a  été  raconté  précédemment  comment  le  major  Laing  avait  pu  déter- 
miner approximativement  la  source  du  Djoliba.  Nous  avons  décrit  en  outre  les 
tentatives  faites  par  Mungo-Park  et  Clapperton  pour  l'exploration  du  cours 
moyen  de  ce  fleuve.  Il  nous  reste  à  narrer  les  voyages  qui  eurent  pour  but  la 
reconnaissance  de  son  embouchure  et  de  son  cours  inférieur.  Le  premier  en 
date  et  le  plus  concluant  est  celui  de  Richard  Lander,  l'ancien  domestique  de 
Clapperton. 

Richard  Lander  et  son  frère  John  avaient  proposé  au  gouvernement  anglais 
de  se  rendre  en  Afrique,  pour  explorer  le  cours  du  Niger  jusqu'à  son  embou- 
chure. Leur  offre  fut  aussitôt  acceptée,  et  ils  s'embarquèrent  sur  un  bcâtiment 
de  l'Etat  pour  Badagry,  où  ils  arrivèrent  le  19  mars  1830. 

Le  souverain  du  pays.  Adouly,  dont  Richard  Lander  avait  conservé  le  meilleur 
souvenir,  était  triste.  Sa  ville  venait  d'être  brûlée;  ses  généraux  et  ses  meilleurs 
soldats  avaient  péri  dans  un  combat  contre  lesLagos;  lui-même  n'avait  échappé 
qu'avec  peine  à  l'incendie  qui  avait  dévoré  sa  maison  et  ses  richesses. 

Il  lui  fallait  reconstituer  son  trésor  :  il  résolut  de  le  faire  aux  dépens  des 
voyageurs.  Ceux-ci  n'obtinrent  la  permission  de  pénétrer  dans  l'intérieur 
du  pays  qu'après  s'être  vu  dépouiller  de  leurs  marchandises  les  plus  précieuses. 
Us  durent  encore  signer  des  traites  pour  l'acquisition  d'un  bateau  à  canons  avee 


IU 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Carte  du  voyage  de  Laing. 


cent  hommes,  pour  deux  poinçons  de  rhum,  pour  vingt  barils  de  poudre,  enfin 
pour  une  quantité  de  marchandises  qu'ils  savaient  bien  ne  devoir  jamais  être 
livrées  par  ce  souverain  aussi  insatiable  qu'ivrogne. 

Au  reste,  si  le  chef  fit  preuve  d'égoïsme  et  d'avidité,  s'il  ne  montra  aucun 
sentiment  généreux,  ses  sujets  n'hésitèrent  pas  à  se  mettre  à  l'unisson,  et,  consi- 
dérant les  Anglais  comme  une  proie,  ils  saisirent  toutes  les  occasions  de  les 
dépouiller. 

Enfin,  le  31  mars,  Richard  et  John  Lander  purent  quitter  Radagry.  Ils  pas- 
sèrent par  Wow,  cité  considérable,  Bidjie,  où  Pearce  et  Morrison  étaient  tombés 
malades  dans  la  précédente  expédition,  Jenna,  Chow,  Egga,  toutes  villes  qu'avait 


I/KXPLORATION  ET   LA  COLONISATION   DK    L'AFRIQUE.     445 


Le  mont  Késa.  [Fao-simile.  Gravure  ancienne.) 

visitées  Clapperton,  Engua,  où  mourut  Pearce,  Asinara,  la  première  cité  ceinte 
de  murailles  qu'ils  aient  rencontrée,  Bohou,  l'ancienne  capitale  du  Yarriba, 
Jaguta,  Léoguadda,  Itcho,  dont  le  marché  est  renommé,  et  ils  arrivèrent,  le 
13  mai,  à  Katunga,  précédés  d'une  escorte  que  le  roi  avait  envoyée  au-devant 
d'eux. 

Suivant  l'usage,  les  deux  voyageurs  firent  halte  au  pied  d'un  arbre,  avant 
d'être  reçus  par  le  roi.  Mais  bientôt,  las  d'attendre,  ils  se  rendirent  à  la  rési- 
dence d'Ebo,  chef  des  eunuques  et  personnage  le  plus  influent  après  le  souve- 
rain. Mansolah,  qui  les  reçut  peu  après  au  bruit  diabolique  des  cymbales,  des 
trompes  et  de  la  grosse  caisse,  les  accueillit  si  bien,  qu'il  ordonna  à  Ebo  de 

19 


146  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

faire  décapiter  toute  personne  qui  se  permettrait  d'importuner  les  voyageurs. 

Cependant,  craignant  que  Mansolah  ne  les  retînt  jusqu'à  la  saison  des  pluies, 
John  et  Richard  Lander,  sur  le  conseil  d'Ebo,  ne  parlèrent  pas  au  roi  de  leur 
désir  de  gagner  le  Niger.  Ils  se  contentèrent  de  dire  qu'un  de  leurs  compa- 
triotes étant  mort  à  Boussa,  il  y  avait  une  vingtaine  d'années,  le  roi  d'Angleterre 
les  avait  envoyés,  vers  le  sultan  de  Yaourie,  à  la  recherche  de  ses  papiers. 

Bien  que  Mansolah  n'eût  pas  traité  les  frères  Lander  aussi  gracieusement  qu'il 
l'avait  fait  pour  Clapperton,  il  les  laissa  cependant  partir  huit  jours  après  leur 
arrivée. 

Des  nombreux  détails  que  donne  la  relation  originale  sur  la  ville  de  Katunga 
et  sur  le  Yarriba,  nous  ne  retiendrons  que  la  citation  suivante  : 

«  Sous  le  rapport  de  la  richesse,  du  nombre  de  la  population,  Katunga  n'a 
nullement  répondu  à  l'idée  que  nous  nous  en  étions  faite.  La  vaste  plaine  au 
milieu  de  laquelle  cette  ville  est  située,  quoique  très  belle,  le  cède  en  vigueur 
de  végétation,  en  fertilité,  en  beaux  aspects,  au  délicieux  pays  de  Bohou.  qui 
est  bien  moins  renommé.  Le  marché  est  passablement  approvisionné,  mais  tout 
y  est  excessivement  cher.  Les  basses  classes  en  sont  réduites  à  se  priver  presque 
entièrement  de  nourriture  animale  ou  à  se  contenter  de  la  chair  dégoûtante 
d'insectes,  de  reptiles  et  de  vermine.  » 

L'incurie  de  Mansolah,  l'imbécile  pusillanimité  de  ses  sujets,  avaient  permis 
aux  Fellans  ou  Felatahs  de  s'établir  dans  le  Yarriba,  de  s'y  retrancher  dans  des 
villes  fortifiées  et  de  faire  reconnaître  leur  indépendance,  jusqu'au  jour  où  ils  se 
trouveraient  assez  forts  pour  établir  une  domination  absolue  sur  le  pays  tout 
entier. 

Les  frères  Lander  passèrent  ensuite  par  Atoupa,  Bumbum,  lieu  très  fréquenté 
des  marchands  du  Haoussa,  du  Borgou  et  d'autres  pays,  qui  trafiquent  avec 
Gonja,  par  Kishi,  sur  les  frontières  du  Yarriba,  et  par  Moussa,  sur  la  rivière  du 
môme  nom.  Au  delà  de  cette  ville,  ils  furent  rejoints  par  une  escorte  que  le 
sultan  du  Borgou  envoyait  à  leur  rencontre. 

Le  sultan  Yarro  reçut  les  voyageurs  avec  des  témoignages  de  satisfaction  etde 
bienveillance,  et  il  parut  particulièrement  sensible  au  plaisir  de  revoir  Richard 
Lander. 

Bien  que  ce  souverain  fût  mahométan,  il  avait  plus  de  foi  dans  les  pratiques 
superstitieuses  de  ses  pères  que  dans  sa  nouvelle  croyance.  Des  fétiches  et  des 
grigris  étaient  suspendus  à  sa  porte,  et,  dans  une  de  ses  huttes,  on  voyait  un  ta- 
bouret carré  dont  les  deux  principaux  côtés  étaient  soutenus  par  quatre  petites 
figures  d'hommes  en  bois  sculpté. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION   DE  L'AFRIQUE.     147 

Quant  au  peuple  du  Borgou,  sa  nature,  ses  mœurs,  ses  coutumes  diffèrent 
essentiellement  de  ceux  des  Yarribani. 

«  Ces  derniers,  dit  la  relation,  sont  toujours  occupés  à  trafiquer  d'une  ville 
à  l'autre;  les  premiers  ne  quittent  jamais  leurs  demeures  qu'en  cas  de  guerre 
ou  pour  quelque  expédition  de  pillage.  Les  uns,  pusillanimes  et  poltrons,  les 
autres  hardis,  courageux,  entreprenants,  pleins  d'énergie,  ne  semblant  jamais 
plus  à  l'aise  qu'au  milieu  d'exercices  guerriers.  Les  Yarribani,  généralement 
doux,  tranquilles,  humbles,  honnêtes,  mais  froids  et  apathiques  ;  les  Borgouni, 
hautains,  orgueilleux,  trop  vains  pour  être  civils,  trop  rusés  pour  être  probes, 
cependant  comprenant  la  passion  de  l'amour,  les  affections  sociales,  chauds  dans 
leurs  attachements  et  vifs  dans  leurs  haines.  » 

Le  17  juin,  nos  voyageurs  aperçurent  enfin  la  cité  de  Boussa.  Leur  surprise 
fut  grande  de  voir  que  cette  ville  était  située  en  terre  ferme  et  non  sur  une  île 
du  Niger,  comme  le  dit  Clapperton.  Entrés  dans  Boussa  par  la  porte  de  l'ouest, 
ils  furent  presque  aussitôt  introduits  près  du  roi  et  de  la  «  midiki  »,  ou  reine, 
qui  leur  dirent  avoir  versé,  tous  deux,  le  matin  même,  des  larmes  abondantes 
sur  le  sort  de  Clapperton. 

La  première  visite  des  frères  Lander  fut  pour  le  Niger,  ou  Quorra.  qui  coule 
au  pied  de  la  cité. 

«  L'aspect  de  ce  célèbre  fleuve,  raconte  le  voyageur,  nous  a  grandement 
désappointés.  Des  roches  noires  et  rugueuses  s'élevaient  au  centre,  occasionnant, 
à  la  surface,  de  forts  bouillonnements  et  des  courants  qui  se  croisaient.  On  nous 
dit  qu'au-dessus  de  Boussa,  la  rivière  était  divisée  en  trois  branches  par  deux 
petites  îles  fertiles,  et  qu'au  delà  elle  coulait  unie  et  sans  interruption  jusqu'à 
Funda.  Ici  le  Niger,  dans  sa  partie  la  plus  vaste,  n'a  guère  qu'un  jet  de  pierre  de 
largeur.  Le  rocher  sur  lequel  nous  étions  assis  domine  l'endroit  où  périrent  Park 
et  ses  compagnons.  » 

Ce  fut  d'abord  avec  une  certaine  circonspection  que  Richard  Lander  prit  des 
informations  sur  les  livres  et  les  papiers  qui  pouvaient  rester  du  voyage  de 
Mungo-Park.  Cependant,  encouragé  par  la  bienveillance  du  souverain,  il  se 
décida  à  le  questionner  sur  la  triste  fin  de  l'explorateur.  Mais  le  sultan  était 
trop  jeune  à  cette  époque,  pour  savoir  ce  qui  s'était  passé,  cette  catastrophe 
s'étant  produite  sous  l'avant-dernier  roi;  au  surplus,  il  ferait  rechercher  tout 
ce  qui  pouvait  rester  des  dépouilles  de  l'illustre  voyageur. 

«  Dans  l'après-midi,  dit  Richard  Lander,  le  roi  est  venu  nous  voir,  suivi  d'un 
homme  portant  sous  son  bras  un  livre  qui  avait  été  trouvé  flottant  sur  le  Niger, 
après  le  naufrage  de  notre  compatriote.  Il  était  enveloppé  d'un  morceau  d'étoffe 


148  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

de  coton,  et  nos  cœurs  battaient,  pleins  d'espérance,  tandis  que  l'homme  le 
développait  lentement,  car,  à  son  format,  nous  avions  jugé  que  ce  devait  être  le 
journal  de  M.  Park.  Mais  notre  désappointement  a  été  grand,  lorsqu'en  ouvrant 
le  livre  nous  avons  découvert  que  ce  n'était  autre  chose  qu'un  vieil  ouvrage 
nautique  du  dernier  siècle.  » 

Il  ne  restait  plus  d'espoir  de  retrouver  le  journal  du  voyageur. 

Le  23  juin,  les  frères  Lander  quittaient  Boussa,  remplis  de  reconnaissance 
pour  le  roi,  qui  leur  avait  fait  des  cadeaux  importants  et  les  avait  engagés  à 
n'accepter  de  vivres,  de  peur  du  poison,  que  de  la  part  des  gouverneurs  des  villes 
qu'ils  traverseraient.  Us  remontèrent  le  cours  du  Niger  par  terre  jusqu'à  Kago- 
gie,  où  ils  s'emharquèrent  sur  un  des  mauvais  canots  du  pays,  tandis  que  leurs 
chevaux  s'en  allaient  par  terre  vers  Yaourie. 

«  Nous  n'avions  guère  parcouru  que  quelques  centaines  de  toises,  dit  Richard 
Lander,  quand  la  rivière  commença  à  s'élargir  graduellement;  et  aussi  loin 
que  notre  vue  pouvait  atteindre,  il  y  avait  plus  de  deux  milles  de  distance  d'un 
bord  à  l'autre.  C'était  tout  à  fait  comme  un  vaste  canal  artificiel,  les  bords  à  pic 
encaissant  les  eaux  comme  dans  de  petites  murailles,  au  delà  desquelles  se 
montrait  la  végétation.  L'eau,  très  basse  dans  quelques  endroits,  était  assez  pro- 
fonde dans  d'autres  pour  porter  une  frégate.  On  ne  peut  rien  imaginer  de  plus 
pittoresque  que  les  sites  que  nous  avons  parcourus  pendant  les  deux  premières 
heures  ;  les  deux  rives  étaient  littéralement  couvertes  de  hameaux  et  de  vil- 
lages. Des  arbres  immenses  pliaient  sous  le  poids  de  feuillages  épais,  dont  la 
sombre  couleur,  reposant  les  yeux  de  l'éclat  du  soleil,  contrastait  avec  la  cha- 
toyante verdure  des  collines  et  des  plaines.  Mais,  tout  à  coup,  ce  fut  un  chan- 
gement de  scène  complet.  A  cette  rive  unie  de  terreau,  d'argile  et  de  sable, 
succédèrent  des  rochers  noirs,  rugueux  ;  et  ce  spacieux  miroir  qui  réfléchissait 
les  cieux.  fut  divisé  en  mille  petits  canaux  par  de  larges  bancs  de  sable.  » 

Un  peu  plus  loin,  le  courant  était  barré  par  un  mur  de  roches  noires,  ne  lais- 
sant qu'une  étroite  ouverture  à  travers  laquelle  les  eaux  se  précipitaient  avec 
fureur.  Il  y  a  là  un  portage  au-dessus  duquel  le  Niger  reprend  son  cours,  large, 
tranquille  et  majestueux. 

Au  bout  de  trois  jouis  de  navigation,  les  frères  Lander  atteignirent  un  village 
où  hommes  et  chevaux  les  attendaient.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  gagner,  à  travers 
un  pays  qui  s'élevait  graduellement,  la  ville  de  Yaourie. 

Les  voyageurs  furent  reçus,  dans  une  sorte  de  cour  de  ferme,  proprement 
tenue,  par  le  sultan,  homme  replet,  sale  et  dégoûtant,  mais  qui  avait  l'air  d'un 
bon  vivant. 


L'EXPLORATION   ET   LA   COLONISATION   DE    L'AFRIQUE.     140 

Très  mécontent  que  Clapperton  ne  l'eût  pas  visité  et  que  Richard  Lander,  dans 

son  voyage  de  retour,  se  fût  dispensé  de  lui  rendre  hommage,  ce  sultan  se 
montra  d'une  rapacité  >vvoltante.  Il  ne  voulut  pas  fournir  aux  voyageurs  les 
provisions  dont  ils  axaient  Jesoin,  et  mit  en  œuvre  toutes  ses  ruses  pour  les 
retenir  le  plus  longtemps  possible. 

Ajoutons  que  les  vivres,  à  Yaourie,  étaient  très  chers,  et  que  Richard  Lander 
n'avait  plus  guère  comme  marchandises  que  des  aiguilles,  «garanties  superfines 
pour  ne  pas  couper  le  fi!  »,  sans  doute  parce  qu'elles  manquaient  du  trou  né- 
cessaire à  les  enfiler.  Aussi  les  voyageurs  furent-ils  obligés  de  les  jeter. 

Ils  tirèrent  cependant  parti  de  plusieurs  boîtes  d'étain,  qui  avaient  contenu 
des  tablettes  de  bouillon,  dont  les  étiquettes,  bien  que  noircies  et  ternies, 
excitaient  l'envie  des  naturels.  L'un  de  ceux-ci  obtint,  un  jour  de  marché, 
un  succès  des  mieux  caractérisés,  en  portant  sur  sa  tète,  affiché  à  quatre  endroits 
différents  :  «  Excellent  jus  de  viande  concentré.  » 

Ne  voulant  laisser  les  Anglais  pénétrer  ni  dans  le  Nyffé,  ni  dans  le  Bornou, 
le  sultan  de  Yaourie  leur  déclara  qu'il  ne  leur  restait  qu'à  regagner  Boussa. 
Richard  Lander  demanda  aussitôt  par  lettre  au  roi  de  cette  dernière  ville  l'au- 
torisation d'acheter  un  canot  pour  atteindre  Funda,  la  route  de  terre  étant 
infestée  de  Fellans,  qui  se  livraient  au  pillage. 

Enfin,  le  26  juillet,  un  messager  du  roi  de  Boussa  venait  s'informer  de  l'inex- 
primable conduite  du  sultan  de  Yaourie  et  des  causes  du  retard  qu'il  mettait 
à  renvoyer  les  Anglais  à  Boussa.  Après  un  emprisonnement  de  cinq  semaines, 
les  frères  Lander  purent  donc  quitter  cette  ville,  alors  presque  entièrement 
inondée. 

Us  remontèrent  le  Niger  jusqu'au  confluent  de  la  rivière  Cubbie,  puis 
redescendirent  à  Boussa,  dont  le  roi.  charmé  de  les  revoir,  les  accueillit  avec 
la  plus  franche  cordialité.  Ils  furent,  toutefois,  retenus  plus  longtemps  qu'ils 
n'auraient  voulu,  aussi  bien  par  la  nécessité  de  faire  une  visite  'au  roi  de 
YYowou,  que  parla  difficulté  de  se  procurer  une  barque.  Il  y  eut  en  outre  le 
retard  des  messagers  que  le  roi  de  Boussa  avait  envoyés  aux  différents  chefs 
dont  les  États  bordent  le  fleuve,  et  enfin  la  consultation  du  «  Beken  rouah  » 
(l'eau  noire),  qui  promit  de  conduire  sains  et  saufs  les  voyageurs  jusqu'à  la  mer. 

En  quittant  le  roi,  les  deux  frères  ne  purent  que  lui  exprimer  les  senti- 
ments de  reconnaissance  que  leur  avaient  inspirés  sa  bienveillance,  son  hos- 
pitalité,  ses  attentions,  son  zèle  à  défendre  leurs  intérêts,  la  protection  dont 
il  n'avait  cessé  de  leur  donner  des  marques,  pendant  un  séjour  de  près  de  deux 
mois  qu'ils  avaient  fat it  dans  sa  capitale.  Ce  sentiment  de  regret  était  également 


150  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

éprouvé  par  les  naturels,  qui,  à  genoux  sur  le  passage  des  frères  Lander,  les 
mains  levées  au  ciel,  appelaient  sur  eux  la  protection  de  leurs  divinités. 

Alors  commença  la  descente  du  Niger.  Tout  d'abord,  il  fallut  s'arrêter  dans  la 
petite  île  de  Mélalie,  dont  le  chef  pria  les  voyageurs  d'accepter  un  fort  beau 
chevreau,  qu'ils  étaient  certainement  trop  polis  pour  refuser.  Les  deux  Lander 
traversèrent  ensuite  la  grande  ville  de  Congi,  la  Songa  de  Clapperton,  puis 
Inguazilligie,  passage  général  des  marchands  allant  et  revenant  du  Nyfté  aux 
pays  situés  au  N.-E.  du  Borgou,  et  ils  s'arrêtèrent  à  Patashie,  grande  île,  riche, 
d'une  beauté  inexprimable,  semée  de  bosquets  de  palmiers  et  de  grands  et 
magnifiques  arbres. 

Comme  cet  endroit  n'était  pas  éloigné  de  Wowou,  Richard  Lander  envoya  un 
messager  au  roi  de  cette  ville,  qui  se  refusait  à  livrer  le  canot  acheté  à  son 
compte.  L'envoyé  n'ayant  pas  obtenu  gain  de  cause,  les  voyageurs  furent  donc 
obligés  d'aller  trouver  ce  monarque,  mais  ils  n'obtinrent,  comme  il  fallait  s'y 
attendre,  que  des  protestations  équivalant  à  un  refus.  Dès  lors,  ils  n'eurent 
d'autre  ressource,  pour  continuer  leur  voyage,  que  de  voler  les  canots  qu'on 
leur  avait  prêtés  à  Patashie.  Le  4  octobre,  après  de  nouveaux  retards,  ils  repre- 
naient leur  course,  et,  emportés  par  le  courant,  ils  perdirent  bientôt  de  vue 
Lever  ou  Layaba  et  ses  misérables  habitants. 

Près  de  cet  endroit,  les  bords  du  fleuve  s'élèvent  d'environ  quarante  pieds 
au-dessus  de  l'eau  et  sont  à  peu  près  perpendiculaires.  La  rivière,  libre  de  tout 
récif,  se  dirige  droit  au  sud. 

La  première  ville  que  rencontrèrent  les  deux  frères  est  Bajiébo,  grande  et 
spacieuse  cité,  qui,  pour  la  malpropreté,  le  bruit  et  le  désordre,  ne  peut  être 
dépassée.  Puis  ce  furent  Litchi,  habitée  par  des  Nyfféens,  et  Madjie,  près  de 
laquelle  le  Niger  se  divise  en  trois  canaux.  Au  bout  de  quelques  minutes,  au 
moment  où  ils  dépassaient  une  nouvelle  île,  les  voyageurs  se  trouvèrent  tout 
à  coup  en  vue  d'un  rocher  de  deux  cent  quatre-vingt-un  pieds  de  haut,  appelé 
Kesa  ou  Késy,  qui  s'élève  perpendiculairement  au  milieu  du  fleuve.  Il  est  gran- 
dement vénéré  des  naturels,  persuadés  qu'ils  sont  qu'un  génie  bienfaisant  en 
a  fait  sa  demeure  favorite. 

Un  peu  avant  Rabba,  à  l'île  de  Bili,  les  frères  Lander  reçurent  la  visite  du 
roi  des  Eaux  noires  »,  souverain  de  l'île  de  Zangoshie,  qui  montait  un  canot 
d'une  longueur  extraordinaire,  d'une  propreté  inaccoutumée,  décoré  de  drap 
écarlate  et  de  jalons  d'or.  Le  jour  même,  ils  atteignaient  la  ville  de  Zangoshie, 
située  en  face  de  Rabba,  la  seconde  cité  des  Fellans  après  Sokatou. 

Le  roi  de  cette  ville,  Mallam-Dendo,  était  un  cousin  de  Bello.  Vieillard  aveugle. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     151 

très  affaibli,  à  la  santé  délabrée;  persuadé  de  n'avoir  plus  que  peu  d'années 
à  vivre,  il  n'avait  d'autre  préoccupation  que  d'assurer  le  trône  à  son  fils. 

Bien  qu'il  eût  reçu  des  présents  d'une  valeur  considérable,  Mallam-Dendo  se 
montra  très  mécontent,  déclarant  que  si  les  voyageurs  ne  lui  faisaient  pas  des 
cadeaux  plus  utiles  et  d'un  autre  prix,  il  exigerait  leurs  fusils,  leurs  pistolets, 
leur  poudre,  avant  de  leur  laisser  quitter  Zangoshie. 

Désespéré,  Richard  Lander  ne  savait  que  faire,  lorsque  le  don  de  la  tobé  (robe) 
de  Mungo-Park,  que  lui  avait  rendue  le  roi  de  Boussa,  jetaMallam  en  de  tels  trans- 
ports de  joie,  qu'il  se  déclara  le  protecteur  des  Européens,  promit  de  tout  mettre 
en  œuvre  pour  les  aider  à  gagner  la  nier,  et  leur  fit  présent  de  nattes  tressées 
des  plus  riches  couleurs,  de  deux  sacs  de  riz  et  d'un  régime  de  bananes.  Ces 
provisions  arrivaient  à  point,  car  toute  la  pacotille  de  drap,  de  miroirs,  de 
rasoirs,  de  pipes  était  épuisée,  et  il  ne  restait  plus  aux  Anglais  que  des  aiguilles 
et  quelques  bracelets  d'argent  à  distribuer  aux  chefs  qu'ils  rencontreraient  sur 
le  Niger. 

«  Vue  de  Zangoshie,  dit  Lander,  Rabba  donne  l'idée  d'une  ville  très  grande, 
nette,  propre,  bien  bâtie.  Sans  défense,  sans  fortifications,  elle  n'a  pas  d'en- 
ceinte de  murailles.  Elle  est  construite  irrégulièrement  sur  le  penchant  d'une 
colline,  au  pied  de  laquelle  coule  le  Niger.  En  grandeur,  en  population  et  en 
richesses,  c'est  la  seconde  ville  des  Fellans.  La  population  est  un  mélange  de 
Fellans,  de  Nyfféens,  d'émigrés  et  d'esclaves  de  divers  pays.  Elle  reconnaît 
l'autorité  d'un  gouverneur  auquel  on  donne  le  titre  de  sultan  ou  roi.  Rabba  est 
célèbre  pour  le  blé,  l'huile  et  le  miel.  Le  marché,  quand  nos  hommes  y  allèrent, 
semblait  bien  approvisionné  de  bœufs,  de  chevaux,  de  mules,  d'ânes,  de  mou- 
tons, de  chèvres  et  de  volailles.  On  offrait  de  tous  côtés  du  riz,  du  blé,  du 
coton,  du  drap,  de  l'indigo,  des  seiles  et  des  brides  en  cuir  jaune  et  rouge, 
des  souliers,  des  bottes,  des  sandales.  Les  deux  cents  esclaves  que  l'on  avait 
remarqués  le  matin  étaient  encore  exposés  en  vente  le  soir.  Rabba  n'a  aucune 
renommée  en  industrie;  cependant,  sa  fabrication  en  nattes  et  sandales  est  sans 
rivale,  tandis  que,  dans  tous  les  autres  métiers,  cette  ville  cède  le  pas  à  Zan- 
goshie. » 

L'activité,  l'amour  du  travail  des  habitants  de  cette  dernière  ville  cause  une 
agréable  surprise  dans  ce  pays  de  paressseux.  Hospitaliers,  obligeants,  ils  sont 
protégés  par  la  situation  de  leur  île  contre  les  Fellans;  indépendants.  Ils  ne 
reconnaissent  d'autorité  que  celle  du  roi  des  «  Eaux  noires  »,  encore  parce 
qu'il  est  de  leur  intérêt  de  lui  obéir. 

Le  16  octobre,  Richard  Lander  et  son  frère  partirent  enfin  sur  une  mauvaise 


152 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Ils  faillirent  être  submergés.  ,P;ige  152.) 


pirogue  que  le  roi  leur  avait  vendue  fort  cher,  et  après  avoir  voit''  des  pagaies 
(pie  personne  ne  voulait  leur  vendre.  C'était  la  première  fois  qu'ils  étaient  en 
état  de  naviguer  sur  le  Niger  sans  L'assistance  d'étrangers. 

Ils  descendirent  la  rivière,  dont  la  largeur  variait  beaucoup, en  évitant  autant 
que  possible  les  grandes  villes,  car  ils  auraient  été  dans  l'impossibilité  de  satis- 
faire aux  exigences  des  gouverneurs. 

Jusqu'à  Egga,  aucun  incident  ne  vint  marquer  cette  navigation  paisible.  Une 
nuit  seulement, dans  l'impossibilité  de  débarquer  au  milieu  des  marais  qui  bor- 
daient le  fleuve,  les  voyageurs  avaient  été  forcés  de  se  laisser  emporter  par  le 
courant,  lorsque  éclata  un  orage  épouvantable,  pendant  lequel  ils  faillirent  être 


L'EXPLORATION   ET   LA  COLONISATION   DE   L'AFRIQUE.     153 


Tabouret  carré  du  sultan  de  Bornou.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

submergés  par  des .  troupeaux  d'hippopotames,  qui  se  jouaient  à  la  surface 
des  eaux. 

Le  Niger  coulait,  pendant  ce  temps,  presque  toujours  à  l'est  et  au  sud-est, 
large  tantôt  de  huit  milles,  tantôt  de  deux  seulement.  Son  courant  était  si 
rapide,  que  l'embarcation  filait  avec  une  vitesse  de  quatre  ou  cinq  milles  à 
l'heure. 

Le  19  octobre,  Richard  Lander  passa  devant  l'embouchure  de  la  Coudounia, 
rivière  qu'il  avait  traversée  près  de  Cuttup,  lors  de  sa  première  mission,  et,  quel- 
que temps  après,  il  aperçut  Egga.  Il  gagna  aussitôt  le  lieu  de  débarquement,  en 
remontant  une  baie  encombrée  d'un  nombre  infini  de  grands  et  massifs  canots 

20 


154  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

chargés  de  marchandises,  aux  proues  barbouillées  de  sang  et  couvertes  de 
plumes,  —  charmes  et  préservatifs  contre  les  voleurs. 

Le  chef,  eu  présence  duquel  les  voyageurs  furent  aussitôt  conduits,  était  orné 
d'une  longue  barbe  blanche,  et  il  aurait  eu  l'aspect  le  plus  vénérable  et  l'air 
d'un  patriarche,  s'il  n'avait  ri  et  joué  comme  un  véritable  enfant.  Les  natu- 
rels accoururent  bientôt,  par  centaines,  pour  voir  ces  étrangers  à  la  mine  si 
singulière,  et  ceux-ci  durent  placer  trois  hommes  en  sentinelle  à  leur  porte 
pour  tenir  les  curieux  à  distance. 

«  Plusieurs  des  habitants  d'Egga,  dit  Richard  Lander,  vendent  des  toiles  et 
des  draps  de  Bénin  et  de  Portugal,  ce  qui  rend  probable  qu'il  y  a  une  commu- 
nication de  ce  lieu  à  la  côte.  Les  naturels  sont  spéculateurs,  entreprenants,  et 
beaucoup  emploient  tout  leur  temps  à  trafiquer,  en  descendant  et  en  remontant 
le  Niger.  Ils  vivent  entièrement  dans  leurs  canots,  et  le  petit  toit  ou  hangar 
qu'ils  ont  à  bord  leur  sert  de  demeure  ;  ils  y  habitent  comme  dans  des  buttes... 
La  persuasion  où  sont  les  naturels  que  nous  n'avons  qu'à  vouloir  pour  accom- 
plir les  choses  les  plus  difficiles,  nous  a  d'abord  amusés;  mais  leur  importunité 
est  devenue  des  plus  fatigantes.  Ils  nous  demandent  des  charmes  pour  détour- 
ner les  guerres  et  autres  calamités  nationales,  des  talismans  pour  s'enrichir, 
pour  empècber  les  crocodiles  d'emporter  les  gens,  pour  pêcher  tous  les  jours 
un  plein  canot  de  poissons.  Cette  dernière  requête  nous  a  été  adressée  par  le 
chef  des  pêcheurs,  avec  un  présent  convenable,  toujours  offert  à  l'appui  de  la 
prière  et  d'une  valeur  proportionnelle  à  son  importance....  La  curiosité  du 
peuple  pour  nous  voir  est  si  intense,  que  nous  n'osons  faire  un  pas  debors;  et, 
pour  avoir  de  l'air,  nous  sommes  forcés,  tout  le  jour,  de  tenir  la  porte  ouverte, 
marchant  et  tournant  autour  de  notre  butte,  seul  exercice  qu'il  nous  soit  permis 
de  prendre,  comme  des  bêtes  féroces  en  cage.  Les  gens  nous  regardent  fixe- 
ment, avec  des  émotions  de  terreur  et  de  surprise,  à  peu  près  comme  on 
regarde  en  Europe  les  tigres  d'une  ménagerie.  Si  nous  avançons  du  côté  de  la 
porte,  ils  reculent  avec  le  plus  grand  effroi  et  tout  frémissants  ;  mais,  dès  qu'ils 
nous  voient  à  l'autre  bout  de  la  butte,  ils  se  rapprocbent  autant  que  leur  crainte 
le  leur  permet,  en  silence  et  avec  les  plus  grandes  précautions.  » 

Egga  est  une  cité  d'une  étendue  prodigieuse,  et  sa  population  doit  être  im- 
mense. Comme  presque  toutes  les  villes  bâties  au  bord  du  Niger,  elle  est  inon- 
dée tous  les  ans.  Il  faut  croire  que  les  naturels  ont  leurs  raisons  pour  se  con- 
struire des  demeures  dans  des  lieux  qui  nous  paraîtraient  si  incommodes  et  si 
malsains. 

Ne  serait-ce  pas  parce  que  le  sol  des  environs  n'est  qu'un  terreau  gras  et  noir, 


L'EXPLORATION  ET   LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     155 

extraordinairement  fertile, qui  leur  fournit  sans  grand  travail  loutes  les  produc- 
tions nécessaires  à  l'existence? 

Rien  qu'il  parût  avoir  plus  de  cent  ans,  le  chef  d'Egga  était  tout  joie  et  tout 
gaieté.  Les  personnages  les  plus  importants  de  la  ville  se  réunissaient  dans  sa 
case  cl  passaient  des  journées  entières  à  causer. 

«  Cette  société  de  barbes  grises,  raconte  le  voyageur,  rit  de  si  bon  cœur  et 
jouit  de  ses  saillies  avec  tant  d'expansion,  qu'on  voit  invariablement  les  passants 
s'arrêter  à  l'extérieur  de  la  hutte,  écouter  et  se  joindre  aux  bruyants  éclats  de 
joie  qui  retentissent  au  dedans  ;  si  bien  que  du  matin  au  soir  nous  n'entendons 
de  ce  côté-là  que  des  tonnerres  d'applaudissements.  » 

Un  jour,  le  vieux  chef  voulut  faire  montre  devant  les  étrangers  de  ses  talents 
de  chanteur  et  de  danseur,  afin  de  les  frapper  de  surprise  et  d'admiration. 

«  Gambadant  sous  le  faix  des  années  et  secouant  ses  mèches  de  cheveux 
blancs,  dit  la  relation,  il  fit  nombre  de  sauts  et  de  cabrioles,  au  grand  délice  des 
spectateurs,  dont  les  rires,  seuls  applaudissements  des  Africains,  chatouillèrent 
si  fort  la  vanité  et  l'imagination  du  vieillard,  qu'il  fut  obligé  de  s'aider  d'une 
béquille  pour  continuer.  Il  alla  encore  un  peu,  clopin-clopant;  mais,  ses  forces 
étant  épuisées,  il  fut  obligé  de  s'arrêter  et  de  s'asseoir  près  de  nous  sur  le  seuil 
de  la  hutte.  Pour  le  monde  entier,  il  n'eût  voulu  nous  laisser  voir  sa  faiblesse. 
Tout  haletant  qu'il  était,  il  tâchait  de  respirer  bas  et  de  retenir  son  souftle 
bruyant  et  pressé.  Il  fit  une  seconde  tentative  de  danse  et  de  chant;  mais  la 
nature  ne  seconda  pas  ses  efforts,  et  sa  voix  faible  et  chevrotante  s'entendait  à 
peine.  Cependant,  les  chanteurs  et  chanteuses,  danseurs  et  musiciens  conti- 
nuèrent leur  bruyant  concert,  jusqu'à  ce  que,  las  de  les  regarder  et  de  les  écou- 
ter, et  la  nuit  arrivant,  nous  les  priâmes  de  se  retirer,  au  grand  regret  du  gai  et 
frivole  vieillard.  » 

Cependant,  Mallam-Dendo  détourna  les  Anglais  de  continuera  descendre  le 
cours  de  la  rivière.  Egga  était,  disail-il,  la  dernière  ville  du  Nyffé;  le  pouvoir  des 
Fellans  ne  s'étendait  pas  au  delà,  et  l'on  ne  rencontrait  plus,  jusqu'à  la  mer, 
que  des  peuplades  sauvages  et  barbares,  toujours  en  guerre  les  unes  contre  les 
autres. 

Ces  récits  et  les  contes  que  les  habitants  avaient  faits  aux  compagnons  des 
deux  Lander  sur  le  danger  qu'ils  allaient  courir  d'être  égorgés  ou  pris  et  ven- 
dus comme  esclaves,  les  avaient  tellement  terrifiés,  qu'ils  refusèrent,  de  s'em- 
barquer, voulant  retourner  à  Cape-Coast-Castle  par  le  chemin  qu'ils  avaient 
déjà  parcouru. 

Grâce  à  la  fermeté  des  deux  frères,  cette  sorte  de  révolte  n'eut  pas  de  suite, 


156  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

et,  le  22  octobre,  les  explorateurs  quittèrent  Egga  en  la  saluant  de  trois  coups 
de  mousquet. 

Quelques  milles  plus  loin,  une  mouette  passait  au-dessus  de  leurs  tètes, 
indice  de  la  proximité  de  la  mer,  certitude  presque  absolue  qu'ils  touchaient 
au  terme  de  leur  fatigant  voyage. 

Plusieurs  villages,  petits  et  pauvres,  à  demi  ensevelis  sous  l'eau,  une  ville 
considérable,  au  pied  d'une  haute  montagne  qui  semble  l'écraser  et  dont  les 
voyageurs  ne  purent  savoir  le  nom,  sont  tour  à  tour  dépassés.  On  croise  un 
nombre  immense  de  canots,  construits  comme  ceux  des  rivières  Bonny  et 
Calabar.  Leurs  équipages  regardent,  non  sans  étonnement.  ces  hommes  blancs 
avec  lesquels  ils  n'osent  converser. 

Basses  et  au  loin  marécageuses,  les  rives  du  Niger  deviennent  bientôt  plus 
élevées,  plus  riches,  plus  fertiles. 

Kacunda,  où  les  habitants  d'Egga  avaient  recommandé  à  Richard  Lander  de 
s'arrêter,  est  située  sur  la  rive  occidentale  du  fleuve.  Vue  d'un  peu  loin,  elle 
présente  un  aspect  singulièrement  pittoresque. 

Les  naturels  furent  d'abord  alarmés  de  l'apparition  des  voyageurs.  Un  vieux 
Mallam,  prêtre  et  instituteur  musulman,  les  prit  sous  sa  protection.  Grâce  à 
lui,  les  deux  frères  reçurent  un  accueil  bienveillant  dans  cette  capitale  d'un 
royaume  indépendant  du  Nyffé. 

Les  renseignements  que  les  voyageurs  réunirent  dans  cette  ville,  ou  plutôt 
dans  cette  réunion  de  quatre  villages,  concordaient  avec  ceux  recueillis  à  Egga. 
Aussi  Richard  Lander  se  détermina-t-il  à  ne  plus  voyager  que  la  nuit  et  à  char- 
ger de  balles  et  de  chevrotines  les  quatre  fusils  et  les  deux  pistolets  qui  lui 
restaient. 

Quoi  qu'il  en  fût,  nos  explorateurs,  au  grand  étonnement  des  naturels,  qui  ne 
pouvaient  croire  à  un  tel  mépris  de  danger,  quittèrent  Kacunda  en  poussant  trois 
acclamations  bruyantes  et  «  en  remettant  leur  sort  entre  les  mains  de  Dieu.  » 

Ils  passèrent  ainsi  devant  plusieurs  villes  importantes,  qu'ils  évitèrent  avec 
soin.  Le  cours  de  la  rivière,  pendant  ce  temps,  changea  plusieurs  fois,  tournant 
du  sud  au  sud-est,  puis  au  sud-ouest,  entre  de  hautes  collines. 

Le  25  octobre,  les  Anglais  se  trouvèrent  devant  l'embouchure  d'une  forte 
rivière.  C'était  la  Tchadda  ou  Bénoué.  A  son  confluent  s'étalait  une  ville  im- 
portante faisant  face  au  Niger  et  à  la  Benoué.  C'était  Cutumcuraffi. 

Enfin,  après  avoir  failli  se  perdre  dans  un  gouffre  et  se  briser  contre  des 
rochers,  Richard  Lander,  découvrant  un  lieu  commode  et  inhabité,  sur  la  rive 
droite,  se  détermina  à  débarquer. 


L'EXPLORATION  ET  LA   COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     157 


Cet  endroit  avait  été  visité  peu  de  temps  auparavant ,  comme  en  témoi- 
gnaient des  feux  éteints,  des  calebasses  brisées,  des  tessons  de  vases  de  terre 
épars  sur  le  sol,  des  coquilles  de  noix  de  coco  et  des  douves  de  baril  de  poudre, 
qu'on  ne  ramassa  pas  sans  émotion,  car  c'était  la  preuve  que  les  naturels  en 
tretenaient  des  relations  avec  des  Européens. 

Cependant,  Jes  femmes  s'étaient  enfuies,  effrayées  par  trois  hommes  de  la 
suite  de  Lander.  qui  s'étaient  introduits  dans  un  village  pour  y  chercher  du  feu. 
Les  voyageurs  harassés  se  reposaient  sur  les  nattes,  lorsqu'ils  se  virent  tout  à 
coup  entourés  d'une  troupe  d'hommes  presque  nus,  armés  de  fusils,  d'arcs, 
de  flèches,  de  coutelas,  de  crochets  de  fer  et  de  fers  de  lance. 

Le  sangfroid  et  la  présence  d'esprit  des  deux  frères  prévinrent  seuls  une 
lutte  qui  paraissait  inévitable  et  dont  l'issue  n'était  pas  douteuse.  Jetant  leurs 
armes  à  terre,  ils  s'avancèrent  vers  le  chep  de  ces  forcenés. 

«  Comme  nous  approchions,  raconte  Lander,  nous  fîmes  bon  nombre  de 
signes  avec  nos  bras,  pour  l'engager,  ainsi  que  son  peuple,  à  ne  point  tirer  sur 
nous.  Son  carquois  se  balançait  à  son  côté,  son  arc  était  bandé,  et  une  flèche, 
visée  à  notre  poitrine,  tremblait,  prête  à  partir,  que  nous  n'étions  qu'à  quelques 
pas  de  lui.  La  Providence  détourna  le  coup,  car  le  chef  s'apprêtait  à  lâcher  la 
corde  fatale,  lorsque  l'homme  qui  était  le  plus  près  de  lui  s'élança  en  avant  et 
lui  retint  le  bras.  Nous  étions  alors  face  à  face,  et  de  suite  nous  lui  tendîmes  la 
main.  Tous  tremblaient  comme  la  feuille.  Le  chef  nous  regarda  fixement,  se 
jeta  à  genoux.  Sa  physionomie  prit  une  expression  indéfinissable,  mêlée  de 
timidité  et  d'effroi,  et  où  toutes  les  passions,  bonnes  et  mauvaises,  sem- 
blaient lutter  ;  enfin  il  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine,  saisit  les  mains 
que  nous  lui  tendions  et  fondit  en  larmes.  De  ce  moment,  l'harmonie  fut  réta- 
blie, les  pensées  de  guerre  et  de  sang  firent  place  à  la  meilleure  intelligence. 

a  J'ai  cru  que  vous  étiez  les  enfants  du  ciel  tombés  des  nuages,  »  dit  le  chef 
pour  expliquer  son  changement  subit. 

«  Il  est  heureux  pour  nous,  ajoute  Lander,  que  nos  figures  blanches  et  notre 
conduite  calme  aient  si  fort  imposé  à  ce  peuple.  Une  minute  plus  tard,  nos 
corps  eussent  été  hérissés  d'autant  de  flèches  qu'un  porc-épic  a  de  dards.  » 

Ce  lieu  était  le  fameux  marché  de  Bocqua,  dont  les  voyageurs  avaient  si  sou- 
vent entendu  parler,  où  l'on  vient  en  foule  de  la  côte  pour  échanger  les  mar- 
chandises des  blancs  contre  des  esclaves  amenés  en  grand  nombre  du  Funda, 
qui  se  trouve  sur  la  rive  opposée. 

Les  renseignements  recueillis  en  cet  endroit  étaient  des  plus  favorables.  La 
mer  n'était  plus  qu'à  dix  journées  de  chemin.  La  navigation,  ajoutait  le  chef  de 


158  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Bocqua,  n'offrait  aucun  danger;  seulement,  les  habitants  des  rives  étaient  «  de 
très  méchantes  gens.' 

Suivant  les  conseils  de  ce  chef,  les  deux  frères  passèrent  devant  la  belle  et 
très  grande  ville  d'Atta  sans  y  atterrir,  et  se  reposèrent  à  Abbazaca,  où  le  Niger 
se  sépare  en  plusieurs  branches,  et  dont  le  chef  fit  preuve  d'une  avidité  insa- 
tiable. Puis,  ils  refusèrent  de  descendre  à  deux  ou  trois  villages  où  on  les 
pressait  de  s'arrêter  pour  satisfaire  la  curiosité  des  naturels,  et  furent  forcés 
de  prendre  terre  au  village  de  Damuggo,  où  un  petit  homme  portant  une 
veste  d'uniforme  les  avait  hélés  en  anglais  au  cri  de:  «  Hûlà!  Ho!  Anglais, 
venez  par  ici.  »  C'était  un  messager  du  roi  de  Bonny,  venu  pour  acheter  des 
esclaves  au  compte  de  son  maître. 

Le  chef  de  cette  ville,  qui  n'avait  jamais  vu  d'hommes  blancs,  reçut  très  bien 
les  explorateurs,  fit  procéder  à  des  réjouissances  publiques  en  leur  honneur  et  les 
retint,  au  milieu  des  fêtes,  jusqu'au  A  novembre.  Bien  que  le  fétiche  qu'il  avait 
consulté  présageât  qu'ils  seraient  assaillis  par  mille  dangers  avant  d'atteindre  la 
mer,  ce  souverain  leur  fournit  un  autre  canot,  des  rameurs  et  un  guide. 

Les  sinistres  prédictions  des  fétiches  n'allaient  pas  tarder  à  se  réaliser.  John 
et  Richard  Lander  s'étaient  embarqués  sur  deux  embarcations  différentes  En 
passant  devant  une  grande  ville  qu'ils  apprirent  être  Kirri,  ils  furent  arrêtés 
par  de  longs  canots  de  guerre,  montés  chacun  par  une  quarantaine  d'hommes, 
couverts  de  vêtements  européens,  sauf  les  pantalons. 

Ces  canots  portaient,  à  l'extrémité  de  longues  tiges  de  bambou,  de  larges  pa- 
villons aux  armes  de  la  Grande-Bretagne  ;  ils  étaient  décorés  de  chaises ,  de 
tables,  de  flacons  ou  d'autres  emblèmes.  Chacun  de  leurs  noirs  matelots  avait 
un  mousquet,  et  chaque  embarcation  montrai I,  amarrée  à  la  proue,  une  longue 
pièce  de  quatre  ou  de  six. 

Les  deux  frères  furent  conduits  à  Kirri.  Un  palabre  s'y  tint  sur  leur  sort.  Par 
bonheur,  des  prêtres  mahométans,  ou  mallams.  parlèrent  en  leur  faveur  et  leur 
firent  restituer  une  partie  des  objets  qui  leur  avaient  été  dérobés;  mais  la  plus 
giande  partie  avait  coulé  à  fond  avec  le  canot  de  John  Lander. 

«A  ma  grande  satisfaction,  dit  Richard  Lander,  je  reconnus  de  suite  la  caisse 
qui  contenait  nos  livres  et  un  des  journaux  de  mon  frère;  la  boite  de  pharmacie 
était  auprès,  mais  toutes  deux  étaient  pleines  d'eau.  Un  grand  sac  de  nuit  en 
tapisserie,  qui  avait  contenu  nos  vêtements,  était  ouvert  et  dévalisé;  il  n'y  restait 
plus  qu'une  seule  chemise,  une  paire  de  pantalons  et  un  habit;  plusieurs  choses 
de  valeur  avaient  disparu.  Mes  journaux,  à  l'exception  d'un  livre  de  notes  où 
j'avais  inscrit  mes  remarques  depuis  Rabba  jusqu'ici,  étaient  perdus.  II  man- 


L'EXPLORATION  ET   LA   COLONISATION   DE    L'AFRIQUE.     159 


quait  quatre  fusils,  dont  un  avait  appartenu  à  Mungo-Park,  quatre  coutelas  et 
deux  pistolets.  Neuf  défenses  d'éléphant,  les  plus  belle-  que  j'eusse  \  ues  dans  le 
pays,  présents  des  rois  de  Wowou  et  de  Boussa,  quantité  de  plumes  d'autruche, 

quelques  belles  peaux  de  léopards,  une  grande  variété  de  graines,  tous  nos 
boutons,  nos  cauries,  nos  aiguilles,  si  nécessaires  comme  monnaie  pour  acheter 
des  provisions,  tout  cela  avait  disparu  et  était,  à  ce  que  l'on  assurait,  au  fond 
de  la  rivière .   » 

C'était  vraiment  échouer  au  port!  Avoir  traversé  toute  l'Afrique  depuis  Ba- 
dagry  jusqu'à  Boussa,  avoir  échappé  aux  dangers  de  la  navigation  du  Niger, 
s'être  heureusement  tirés  des  mains  de  tant  de  souverains  rapaces,  pour  faire 
naufrage  à  six  journées  de  la  mer,  pour  être  réduits  en  esclavage  ou  condamnés 
à  mort,  au  moment  de  faire  connaître  à  l'Europe  émerveillée  le  précieux  résul- 
tat de  tant  de  maux  soufferts,  de  tant  de  dangers  évités,  de  tant  d'obstacles 
heureusement  franchis;  avoir  déterminé  le  cours  du  Niger  depuis  Boussa,  être 
sur  le  point  de  fixer  définitivement  son  embouchure,  et  se  voir  arrêtés  par  de 
misérables  pirates,  c'en  était  trop,  et  bien  amères  furent  les  réflexions  des  deux 
frères,  pendant  tout  le  temps  que  dura  cet  interminable  palabre. 

Si  leurs  effets  volés  leur  étaient  en  partie  rendus,  si  le  nègre  qui  avait  com- 
mencé les  hostilités  était  condamné  à  avoir  la  tète  tranchée  en  expiation  de  sa 
faute,  les  deux  frères  n'en  étaient  pas  moins  considérés  comme  prisonniers;  et 
ils  devaient  être  conduits  à  Obie,  roi  du  pays  d'Éhoe.  qui  statuerait  sur  leur  sort. 

Il  était  évident  que  ces  pillards  n'étaient  pas  originaires  du  pays  et  qu'ils  n'y 
étaient  venus  que  dans  le  but  d'exercer  leur  piraterie.  Ils  comptaient,  sans 
doute,  commercer  sur  deux  ou  trois  marchés  comme  Kirri,  s'ils  ne  rencon- 
traient que  des  flottilles  trop  fortes  pour  se  laisser  piller  sans  combat.  Au  reste, 
toutes  les  populations  de  cette  partie  du  Niger  montraient  une  excessive  défiance 
les  unes  à  l'égard  des  autres,  et  l'achat  des  provisions  ne  se  faisait  qu'en  armes. 

Au  bout  de  deux  jours  de  navigation,  les  canots  arrivèrent  en  vue  d'Éboe,  à 
un  endroit  où  le  fleuve  se  partage  en  trois  «rivières»  d'une  prodigieuse  grandeur, 
aux  bords  plats,  marécageux  et  couverts  de  palmiers. 

L'ne  heure  plus  tard,  le  8  novembre,  un  des  hommes  de  l'équipage,  natif 
d'Eboe,  s'écriait  :  «  Voilà  mon  pays!  » 

Là,  de  nouvelles  complications  attendaient  les  exploiateurs.  Obie,  le  roi 
d'Eboe,  était  un  jeune  homme  à  physionomie  éveillée  et  intelligente,  qui  reçut 
les  voyageurs  avec  affabilité.  Son  costume,  qui  rappelait  celui  du  roi  de  Yarriba, 
était  orné  d'une  telle  profusion  de  coraux,  qu'on  aurait  pu  lui  donner  le  nom 
de  «  Roi-Corail». 


160 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE 


CARTE 

DU  COURS  INFÉRIEUR 

ÇU    D  J  0  L A  B  A,  K  0  0  A  R  A  , 

g  UOR  A    Cjy    NIGER 

d'après   Lancier 


Cubbi 


OV  INCE 

0  £ 
E  G  ï  £  C 


,  <j/  £.'  .Vert 


L'EXPLORATION   ET   LA  COLONISATION   DE  L'AFRIQUE.     101 


Le  canot  mesurait  plus  de  50  pieds  de  long.  (Page  163.) 

Assurément  Obie  parut  touché  du  récit  de  l'attaque  dans  laquelle  les  Anglais 
avaient  perdu  toutes  leurs  marchandises  ;  mais  les  secours  qu'il  leur  distribua 
ne  furent  pas  à  la  hauteur  de  ses  sentiments,  et  il  les  laissa  à  peu  près  mourir 

de  faim. 

«  Les  habitants  d'Éboe,  comme  la  plupart  des  Africains,  sont  extrêmement 
indolents,  dit  la  relation,  et  ne  cultivent  que  l'igname,  le  maïs  et  le  plantanier 
(bananier).  Ils  ont  beaucoup  de  chèvres  et  de  volailles,  mais  peu  de  moutons 
et  point  de  bestiaux.  La  ville,  d'une  grande  étendue,  est  située  dans  une  plaine 
découverte  et  renferme  une  nombreuse  population  ;  comme  capitale  du  royaume, 
elle  ne  porte  d"autre  nom  que  le  «  pays  d'Eboe  ».  Son  huile  de  palmier  est 

2J 


16-2  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

renommée.  C'est,  depuis  une  longue  suite  d'années,  le  principal  marché  d'es- 
claves où  viennent  s'approvisionner  les  indigènes  qui  font  ce  commerce  sur  les 
côtes,  entre  la  rivière  Bonny  et  celle  du  vieux  Calabar.  Des  centaines  de  natu- 
rels remontent  ces  rivières  pour  venir  trafiquer  ici,  et,  dans  ce  moment  même, 
il  y  en  a  un  grand  nombre  qui  habitent  leurs  canots,  rangés  en  face  de  la 
ville.  Presque  toute  l'huile  achetée  par  les  Anglais,  à  Bonny  et  dans  les  lieux 
environnants,  vient  d'ici,  de  même  que  tous  les  esclaves  que  les  vaisseaux 
négriers  français,  espagnols  et  portugais  viennent  charger  à  la  côte.  Plusieurs 
personnes  nous  ont  dit  que  le  peuple  d'Eboe  est  anthropophage,  et  cette  opinion 
est  plus  accréditée  parmi  les  tribus  voisines  que  parmi  celles  de  l'intérieur.  » 

D'après  tout  ce  que  les  voyageurs  apprenaient,  il  devenait  certain  pour  eux 
qu'Obie  ne  les  relâcherait  que  moyennant  une  forte  rançon.  Ce  souverain  pou- 
vait, sans  doute,  y  être  poussé  par  les  instigations  de  ses  favoris  ;  mais  ce  qui 
le  fortifia  dans  cette  détermination,  ce  furent,  principalement,  l'avidité  et  l'em- 
pressement des  habitants  de  Bonny  et  de  Brass,  qui  se  disputaient  à  qui  emmè- 
nerait les  Anglais  dans  leur  pays. 

Un  fils  du  dernier  chef  de  Bonny.  le  roi  Peper  (Poivre),  un  nommé  Gun  (Fusil), 
frère  du  roi  Boy  (Garçon),  et  leur  père,  le  roi  Forday,  qui,  avec  le  roi  Jacket 
(Jaquette),  gouverne  tout  le  pays  de  Brass,  étaient  les  plus  acharnés.  Ils  pro- 
duisirent, en  témoignage  de  leur  honorabilité,  les  certificats  que  leur  avaient 
donnés  les  capitaines  européens  avec  lesquels  ils  avaient  été  en  relation 
d'affaires. 

Vne  de  ces  pièces,  signée  James  Dow.  capitaine  du  brick  la  Susanne.  de 
Liverpool,  et  datée  de  la  première  rivière  de  Brass,  septembre  1830,  était  ainsi 
conçue  : 

«  Le  capitaine  Dow  déclare  n'avoir  jamais  rencontré  une  troupe  de  plus 
grands  misérables  que  les  naturels  en  général  et  les  pilotes  en  particulier.  » 

Puis,  continuant  sur  le  même  ton,  il  les  chargeait  d'anathèmes,  les  traitant 
de  damnés  drôles,  qui  avaient  essayé  de  faire  échouer  son  vaisseau  sur  les 
brisants,  à  l'embouchure  du  fleuve,  afin  de  s'en  partager  les  dépouilles.  Le  roi 
Jacket  y  était  traité  de  fripon  fieffé  et  voleur  enragé.  Boy  était  le  seul  à  [jeu 
près  honnête  et  digne  de  confiance. 

A  la  suite  d'un  interminable  palabre,  Obie  déclara  que,  d'après  les  lois  et  les 
coutumes  du  pays,  il  avait  le  droit  de  regarder  les  frères  Lander  et  leur  suite 
comme  sa  propriété  ;  mais  que,  ne  voulant  pas  abuser  de  ses  avantages,  il  se 
contenterait  de  les  échanger  contre  la  valeur  de  vingt  esclaves  en  marchandises 
anglaises. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     163 

Cette  décision,  sur  laquelle  Richard  Lander  essaya  vainement  de  faire  revenir 
Obie,  plongea  les  deux  frères  dans  un  violent  désespoir,  qui  fut  bientôt  suivi 
d'une  apathie  et  d'une  indifférence  telles,  qu'ils  auraient  été  incapables  du  plus 
petit  effort  pour  recouvrer  leur  liberté.  Qu'on  joigne  à  ces  peines  morales  l'af- 
faiblissement physique  causé  parle  manque  de  nourriture,  et  l'on  comprendra 
l'affaissement  dans  lequel  les  deux  voyageurs  étaient  tombés. 

Sans  ressources  d'aucune  sorte,  dépouillés  de  leurs  aiguilles,  de  leurs  cauries 
et  de  leurs  objets  d'échange,  ils  furent  réduits  à  la  triste  nécessité  de  mendier 
leur  nourriture. 

a  Autant  eût  valu,  dit  Lander,  adresser  nos  prières  aux  pierres  et  aux  arbres  ; 
nous  nous  fussions,  du  moins,  épargné  l'humiliation  du  refus.  Dans  la  plupart 
des  villes  et  villages  de  l'Afrique,  nous  avions  été  pris  pour  des  demi-dieux  et 
traités,  en  conséquence,  avec  une  vénération,  un  respect  universels.  Mais,  ici, 
hélas  !  quel  contraste  !  nous  sommes  rangés  parmi  les  êtres  les  pius  dégradés  et 
les  plus  misérables  esclaves,  dans  cette  terre  d'ignorance,  objet  des  railleries  et 
du  mépris  d'une  horde  de  barbares.  » 

Ce  fut  enfin  Boy  qui  l'emporta,  parce  qu'il  consentit  à  payer  à  Obie  tout  ce 
qu'il  demandait  pour  la  rançon  des  deux  frères  et  de  leur  suite.  Quant  à  lui, 
il  se  montra  très  modéré,  n'exigeant,  pour  sa  peine  et  pour  les  risques  qu'il 
courait  en  les  transportant  à  Brass,  que  la  valeur  de  quinze  barres  ou  quinze 
esclaves  et  un  tonneau  de  rhum.  Bien  que  cette  demande  fût  exorbitante,  Richard 
Lander  n'hésita  pas  à  faire  un  billet  de  trente-six  barres  sur  le  capitaine  anglais 
Lake,  qui  commandait  un  bâtiment  à  l'ancre  dans  la  rivière  de  Brass. 

Le  canot  du  roi,  sur  lequel  s'embarquèrent  les  deux  frères,  le  12  novembre, 
portait  soixante  personnes,  dont  quarante  rameurs.  Muni  d'une  pièce  de  quatre 
à  la  proue,  d'un  arsenal  de  coutelas  et  de  mitraille,  de  marchandises  de  toute 
sorte,  il  était  creusé  dans  un  seul  Ironc  d'arbre  et  mesurait  plus  de  cinquante 
pieds  de  long. 

Les  immenses  cultures  qu'on  voyait  sur  les  bords  du  fleuve  indiquaient  que 
la  population  était  bien  plus  considérable  qu'elle  ne  le  paraissait.  Le  pays  était 
plat,  ouvert,  varié,  et  le  sol,  d'un  riche  terreau  noir,  portait  des  arbres  et  des 
arbustes  d'une  richesse  de  tons  infinie. 

Le  14  novembre,  à  sept  heures  du  soir,  le  canot  quitta  le  bras  principal  et 
s'engagea  dans  la  rivière  de  Brass.  Une  heure  plus  tard,  avec  une  joie  inexpri- 
mable, Richard  Lander  sentit  l'effet  de  la  marée. 

Un  peu  plus  loin,  le  canot  de  Boy  rejoignit  ceux  de  Gun  et  de  Forday.  Ce 
dernier,  vieillard  d'aspect  vénérable,  quoique  misérablement  habillé,  moitié 


164  LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIÈCLE. 


à  l'européenne,  moitié  à  la  mode  du  pays,  avait  une  prédilection  marquée 
pour  le  rhum,  dont  il  but  une  immense  quantité,  sans  que  ses  manières  ou  sa 
conversation  s'en  ressentissent. 

C'était  un  étrange  cortège  que  celui  qui  accompagna  les  deux  Anglais  jusqu'à 
la  ville  de  Brass. 

a  Les  canots,  dit  Lander,  se  suivaient  à  la  fde,  avec  assez  de  régularité,  dé- 
ployant  chacun  trois  pavillons.  A  la  proue  du  premier,  le  roi  Boy  se  tenait  debout, 
la  tète  couronnée  de  longues  plumes,  qui  se  balançaient  à  chaque  mouvement 
de  son  corps,  couvert  des  figures  les  plus  fantasques,  blanches  sur  fond  noir.  Il 
s'appuyait  sur  deux  énormes  lances  barbelées,  que,  de  temps  à  autre,  il  lançait 
avec  force  dans  le  fond  du  canot,  comme  s'il  eût  tué  quelque  animal  sauvage 
et  redoutable,  gisant  à  ses  pieds.  A  l'avant  des  autres  canots,  des  prêtres  exécu- 
taient des  danses  et  faisaient  mille  contorsions  bizarres.  Toutes  leurs  personnes, 
ainsi  que  celles  des  gens  de  la  suite,  étaient  barbouillées  de  la  môme  façon  que 
le  roi  Boy,  et,  pour  couronner  le  tout,  M.  Gun  s'affairait,  courant  de  la  tête  à 
la  queue  de  la  fde,  quelquefois  le  premier  ou  le  dernier,  ajoutant  à  l'effet  im- 
posant du  cortège  par  les  décharges  répétées  de  son  unique  canon.» 

Brass  se  compose  de  deux  villes,  l'une  appartenant  à  Forday,  l'autre  au  roi 
Jacket.  Avant  de  débarquer,  les  piètres  procédèrent  à  des  cérémonies  mysté- 
rieuses, dont  les  blancs  étaient  l'objet  évident.  Le  re'sultat  de  cette  consultation 
du  fétiche  de  la  ville  fut-il  favorable  aux  étrangers?  C'est  ce  que  la  conduite  des 
naturels  à  leur  égard  devait  révéler. 

Avant  même  d'avoir  pris  terre,  Richard  Lander  aperçut,  avec  une  vive  émotion 
de  joie,  un  homme  blanc  sur  le  rivage.  C'était  le  capitaine  d'un  schooner 
espagnol  à  l'ancre  dans  la  rivière. 

«  De  tous  les  endroits  sales  et  dégoûtants,  dit  la  relation,  il  n'en  est  pas  un 
au  monde  qui  puisse  l'emporter  sur  celui-ci,  ni  offrir  à  l'œil  d'un  étranger  plus 
misérable  aspect.  Dans  cette  abominable  ville  de  Brass,  tout  n'est  que  fange  et 
saleté.  Les  chiens,  les  chèvres  et  autres  animaux  encombrent  les  rues  boueuses; 
ils  ont  l'air  affamé  et  le  disputent  de  misère  avec  de  malheureuses  créatures 
humaines  à  traits  hâves  et  décharnés,  à  physionomie  hideuse,  dont  le  corps  est 
couvert  de  arges  pustules  et  dont  les  huttes  tombent  en  ruines  par  suite  de 
négligence  et  de  malpropreté.» 

Une  autre  localité,  nommée  par  les  Européens  la  Ville  des  Pilotes,  à  cause  du 
grand  nombre  de  pilotes  qui  l'habitent,  est  située  à  l'embouchure  de  la  rivière 
Noun  ou  Nui),  à  soixante-dix  nulles  de  Brass. 

Le  roi  Forday  entendait  s'opposer  à  ce  que  les  deux  frères  Lander  quittassent 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE  L'AFRIQUE.     165 

la  ville  sans  lui  payer  quatre  barres.  C'était  l'usage,  disait-il,  que  tout  homme 
blanc  qui  venait  à  Brass,  par  la  rivière,  fût  soumis  à  ce  tribut.  Il  n'y  avait  pas 
à  résister,  et  Richard  Lander  tira  un  nouveau  billet  sur  le  capitaine  Lake. 

A  ce  prix,  Richard  Lander  eut  la  permission  de  gagner,  dans  le  canot  royal 
de  Boy,  le  brick  anglais  stationné  à  l'embouchure  de  la  rivière.  Son  frère  et 
les  gens  de  sa  suite  ne  devaient  être  relâchés  qu'au  retour  du  roi. 

Mais,  en  arrivant  sur  ce  brick,  quelle  ne  fut  pas  la  stupéfaction  et  la  houle  de 
Lander  de  voir  le  capitaine  Lake  lui  refuser  toute  espèce  de  secours!  Il  lui  lit 
lire  alors  les  instructions  qu'il  avait  reçues  du  ministère,  afin  de  lui  prouver 
qu'il  n'était  pas  un  imposteur. 

«  Si  vous  croyez,  répondit  le  capitaine,  avoir  affaire  à  un  imbécile  ou  à  un 
fou,  vous  vous  trompez.  Je  ne  donnerais  pas  un  fétu  de  votre  parole  ou  de  votre 
billet  !  Je  m'en  soucie  comme  de  cela  !  Le  diable  m'emporte,  si  vous  tirez  de  moi 
un  seul  liard  !  » 

Puis,  jurant,  sacrant,  Lake  laissa  échapper  les  paroles  les  plus  offensantes 
pour  les  Anglais. 

Accablé  de  douleur  par  ce  malheur  imprévu  et  cette  conduite  invraisem- 
blable d'un  compatriote,  Richard  Lander  regagna  le  canot  de  Boy,  ne  sachant 
à  quel  parti  s'arrêter,  et  demanda  à  ce  dernier  de  le  mener  à  Bonny,  où 
se  trouvaient  quantité  de  navires  anglais.  Le  roi  ne  voulut  pas  y  consentir. 
Richard  Lander  se  vit  donc  forcé  d'essayer  d'attendrir  le  capitaine,  lui  deman- 
dant de  donner  seulement  dix  fusils,  dont  le  roi  se  contenterait  peut-être, 

«  Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  ne  vous  donnerais  même  pas  une  pierre  à  fusil, 
répondit  Lake.  Ainsi,  ne  m'ennuyez  plus! 

—  Mais  j'ai  laissé  mon  frère  et  huit  personnes  à  Brass,  reprit  Lander,  et  si 
vous  ne  voulez  pas  absolument  payer  le  roi,  persuadez-lui,  du  moins,  de  les 
conduire  à  bord;  sans  quoi,  mon  frère  sera  mort  de  faim  ou  empoisonné,  et  tous 
mes  gens  seront  vendus,  avant  que  je  puisse  avoir  du  secours  d'un  vaisseau  de 
guerre  ! 

—  Si  vous  trouvez  moyen  de  les  faire  venir  à  bord,  répliqua  le  capitaine,  je  les 
passerai  ;  mais,  je  vous  le  répète,  vous  n'aurez  pas  de  moi  la  valeur  d'une  amorce.  » 

Enfin  Richard  Lander  obtint  de  Boy  qu'il  retournât  chercher  son  frère  et  sa 
suite.  Le  roi  n'y  voulait  consentir  qu'après  avoir  reçu  un  acompte,  et  ce  ne  fut 
pas  sans  peine  qu'il  fut  amené  à  se  désister  de  cette  prétention. 

Quand  le  capitaine  Lake  apprit  que  la  suite  de  Richard  Lander  se  com- 
posait de  solides  gaillards  en  état  de  remplacer  ses  matelots,  morts  ou  épuisés 
par  les  fièvres,  il  s'adoucit  un  peu.  Ce  ne  fut  cependant  pas  pour  longtemps, 


166  LES  GRANDS  EXPLORATEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

car  il  déclara  que,  si  dans  trois  jours,  John  et  ses  gens  n'étaient  pas  rendus  à 
bord,  il  partirait  sans  eux. 

Encore  bien  que  Richard  Lander  lui  prouvât  jusqu'à  l'évidence  que  ces  mal- 
heureux seraient  vendus  comme  esclaves,  le  capitaine  ne  voulut  rien  entendre. 

«Tant  pis  pour  eux,  répondit-il,  je  n'en  peux  mais,  et  n'attendrai  pas  davan- 
tage! » 

Une  telle  inhumanité  est  heureusement  fort  rare.  Aussi  faut-il  clouer  au  pilori 
un  pareil  misérable,  qui  ne  fait  pas  plus  de  cas,  non  pas  de  ses  semblables,  mais 
d'hommes  qui  lui  sont  infiniment  supérieurs. 

Enfin,  le  2'i  novembre,  après  qu'une  forte  brise,  soufflant  de  la  mer  et  refoulant 
les  eaux  sur  la  barre,  en  eut  rendu  le  passage  presque  impossible,  John  Lander 
arrivait  à  bord. 

Il  avait  dû  subir  les  reproches  et  les  invectives  de  Boy.  Avoir,  de  ses  propres 
deniers,  racheté  de  l'esclavage  les  deux  frères  et  leur  suite,  les  avoir  ramenés 
dans  son  canot  et  nourris,  — fort  mal  il  est  vrai,  —  s'èire  vu  promettre  autant 
de  bœuf  et  de  rhum  qu'il  en  pourrait  boire  et  manger,  pour  être  mal  accueilli 
ensuite,  se  voir  refuser  la  restitution  de  ses  avances  et  être  traité  comme  un 
voleur,  avouez  qu'il  y  avait  de  quoi  être  mécontent  et  que  tout  autre  aurait  fait 
payer  cher  aux  prisonniers  qui  lui  restaient  tant  d'espérances  déçues,  tant  d'ar- 
gent dépensé  en  pure  perte! 

Malgré  cela,  Boy  s'était  décidé  à  ramener  John  Lander  à  bord  du  brick.  Le 
capitaine  Lake  reçut  le  voyageur  avec  assez  de  cordialité,  mais  il  exprima  aussitôt 
sa  détermination  bien  arrêtée  de  congédier  le  roi  sans  lui  donner  une  obole. 

Celui-ci  était  plein  de  sombres  pressentiments;  ses  manières  hautaines 
avaient  fait  place  à  un  air  humble  et  rampant.  On  lui  servit  un  repas  abon- 
dant, auquel  il  toucha  à  peine. 

Richard  Lander,  désolé  de  la  ladrerie  et  de  la  mauvaise  foi  de  Lake,  étant 
dans  l'impossibilité  de  tenir  ses  promesses,  retourna  toutes  ses  affaires,  trouva 
cinq  bracelets  d'argent  et  un  sabre  de  fabrique  indigène  qu'il  avait  apporté  du 
Yarriba,  et  il  les  offrit  à  Boy,  qui  les  accepta. 

Enfin,  le  roi  se  décida  à  exposer  sa  réclamation  au  capitaine.  Celui-ci,  avec  une 
voix  de  tonnerre,  qu'on  n'aurait  jamais  supposé  sortir  d'un  corps  aussi  débile, 
lui  répondit  nettement  : 

«  Je  ne  veux  pas  !  » 

Et  il  assaisonna  ce  refus  d'un  déluge  de  jurons  et  de  menaces  tel,  que  le  pauvre 
Boy  battit  en  retraite,  et,  voyant  le  navire  prêt  à  mettre  à  la  voile,  regagna  pré- 
cipitamment son  canot. 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION   DE   L'AFRIQUE.     1G7 

Ainsi  se  terminèrent  'es  péripéties  du  voyage  des  deux  frères  Lander.  Ils 
coururent  bien  encore  risque  de  périr  en  franchissant  la  barre,  niais  c'était  là 
leur  dernière  épreuve.  Ils  gagnèrent  Fernando-Po,  puis  la  rivière  Calabar; 
là,  ils  s'embarquèrent  sur  le  Camarvon  pour  Rio-Janeiro,  où  l'amiral  Baker, 
commandant  de  la  station,  leur  procura  passage  sur  un  transport. 

Le  9  juin,  ils  débarquaient  à  Portsmoutb.  Leur  premier  soin,  après  avoir 
remis  la  relation  de  leur  voyage  à  lord  Goderich,  secrétaire  d'État  au  départe- 
ment des  colonies,  fut  de  l'informer  de  la  conduite  du  capitaine  Lake,  — 
conduite  de  nature  à  compromettre  et  à  faire  révoquer  en  doute  la  bonne 
foi  du  gouvernement  anglais.  Des  ordres  furent  aussitôt  donnés  par  ce  mi- 
nistre pour  solder  les  sommes  convenues,  dont  la  demande  était  juste  et  mo- 
tivée. 

«  Ainsi  donc,  et  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  reproduire  l'appréciation 
de  cet  excellent  juge,  Desborougli  Cooley,  ainsi  donc  le  problème  géographique 
qui,  pendant  tant  de  siècles,  avait  si  vivement  préoccupé  l'attention  du  monde 
savant  et  donné  lieu  à  tant  de  conjectures  différentes,  se  trouvait  définitive- 
ment et  complètement  résolu.  Le  Niger,  ou,  comme  l'appellent  les  naturels,  le 
Djoliba  ou  le  Korra,  ne  se  réunit  pas  au  Nil,  ne  se  perd  ni  dans  les  sables  du 
désert  ni  dans  les  eaux  du  lac  Tchad;  il  se  jette  dans  l'Océan  par  une 
grande  quantité  de  bras,  sur  la  côte  du  golfe  de  Guinée,  à  l'endroit  même  de 
cette  côte  connu  sous  le  nom  de  cap  Formose.  La  gloire  de  cette  découverte, 
prévue,  il  est  vrai,  par  la  science,  appartient  tout  entière  aux  frères  Lander.  La 
vaste  étendue  de  pays  qu'ils  avaient  traversée  depuis  Yaourie  jusqu'à  la  mer, 
était  complètement  inconnue  avant  leur  voyage.  » 

Dès  que  la  découverte  de  Lander  fut  connue  dans  tous  ses  détails  en  Angle- 
terre ,  plusieurs  négociants  s'associèrent  p'our  tirer  parti  des  richesses  natu- 
relles du  pays.  Ils  équipèrent,  en  juillet  1832,  deux  bâtiments  à  vapeur,  le 
Korra  et  YAlburka,  qui,  sous  la  conduite  de  MM.  Laird,  Oldfield  et  Richard 
Lander,  remontèrent  le  Niger  jusqu'à  Rocqua.  Les  résultats  de  cette  expédition 
commerciale  furent  déplorables.  Non  seulement  le  trafic  avec  les  naturels  fut 
absolument  nul,  mais  encore  les  équipages  se  virent  décimés  par  la  fièvre. 
Enfin,  Richard  Lander,  qui  plusieurs  fois  avait  monté  ou  descendu  le  fleuve,  fut 
blessé  mortellement,  par  des  naturels,  le  27  janvier  1834,  et  il  mourut,  le  5  février 
suivant,  à  Fernando-Po. 

Il  nous  reste  à  parler,  pour  terminer  ce  qui  est  relatif  à  l'Afrique,  des  nom- 
breuses reconnaissances  accomplies  dans  la  vallée  du  Nil.  et  dont  les  plus 
importantes  sont  celles  de  Cailliaud,  de  Russegger  et  de  Riippel. 


168 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIECLE. 


Vue  du  temple  principal  de  Sekkeh.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


Frédéric  Cailliaud,  né  à  Nantes  on  1787,  après  avoir  visité  la  Hollande,  l'Italie, 
la  Sicile,  une  paitie  de  la  Grèce,  de  la  Turquie  européenne  ou  asiatique,  lors- 
qu'il faisait  le  commerce  des  pierres  précieuses,  était  arrivé  en  Egypte  au 
mois  de  mai  1815.  Ses  connaissances  géologiques  et  minéralogiques  lui  procu- 
rèrent un  excellent  accueil  de  la  part  de  Méhémet-Ali,  qui  le  chargea  aussitôt 
d'un  voyage  d'exploration  le  long  du  Nil  et  dans  le  désert. 

Cette  première  excursion  fut  marquée  par  la  découverte,  à  Labarah,  de  mines 
d'émeraudes,  mentionnées  par  les  auteurs  arabes  et  abandonnées  depuis  de 
longs  siècles.  Cailliaud  retrouva,  dans  les  excavations  de  la  montagne,  les* 
lampes,  les  leviers,  les  cordages  et  les  instruments  qui  avaient  servi  à  l'ex- 


L'EXPLORATION  ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     109 


Les  explorateurs  levèrent  le  plan  du  monument.  (Page  170.) 

ploitation  de  ces  mines  par  les  ouvriers  de  Ptolémée.  Près  de  ces  carrières, 
le  voyageur  découvrit  les  ruines  d'une  petite  ville,  qui,  selon  toute  vraisem- 
blance, avait  dû  être  habitée  par  les  anciens  mineurs.  Pour  donner  toute  sanc- 
tion à  sa  précieuse  découverte,  Cailliaud  se  chargea  de  dix  livres  d'émeraudes 
qu'il  rapporta  à  Méh émet-Ali. 

Un  autre  résultat  de  ce  voyage  fut  la  découverte  par  l'explorateur  français 
de  l'ancienne  route  de  Coptos  à  Bérénice  pour  le  commerce  de  l'Inde. 

Du  mois  de  septembre  1819  à  la  fin  de  1822,  Cailliaud,  accompagné  de 
l'ancien  aspirant  de  marine  Letorzec,  parcourut  toutes  les  oasis  connues  à  l'es 
de  l'Egypte,  et  suivit  le  Nil  jusqu'au  dixième  degré.  Parvenu  dans  son  pre 

22 


170  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

mier  voyage  à  Ouadi-Oulfa,  Cailliaud  choisit,  au  second,  cette  localité  comme 
point  de  départ. 

Une  circonstance  heureuse  allait  singulièrement  faciliter  ses  recherches. 
Ismaïl- Pacha,  fds  de  Méhémet-Ali,  venait  de  recevoir  le  commandement 
d'une  expédition  en  Nubie,  et  il  l'accompagna. 

Parti  de  Daraou  en  novembre  1820,  Cailliaud  arrivait,  le  o  janvier  suivant,  à 
Dongola,  et  il  gagnait  le  mont  Barka  dans  le  pays  de  Chaguy,  où  l'on  remarque 
une  multitude  de  ruines,  de  temples,  de  pyramides  et  d'autres  monuments. 

Le  nom  de  Mérawé,  que  porte  cet  endroit,  avait  fait  supposer  que  là  se  trou- 
vait l'ancienne  capitale  de  l'Ethiopie;  Cailliaud  devait  dissiper  cette  erreur. 

Accompagnant  Ismaïl-Pacha  comme  minéralogiste,  au  delà  de  Berber,  pour 
la  recherche  des  mines  d'or,  l'explorateur  français  parvint  à  Chendy.  Il  alla 
ensuite,  avec  Letorzec,  fixer  la  position  géographique  du  confluent  de  l'Atbara, 
et,  à  Assour,  non  loin  du  dix-septième  degré  de  latitude,  il  découvrit  les  ruines 
considérables  d'une  ville  antique.  C'était  Méroé. 

Continuant  sa  route  au  sud,  entre  les  quinzième  et  seizième  degrés,  Cailliaud 
reconnut  ensuite  l'embouchure  du  Bahr-el-Abiad  ou  Nil  Blanc,  visita  les  ruines 
de  Saba,  le  confluent  du  Rahad,  l'ancien  Astosaba,  vit  Sennaar,  le  cours  du 
Gologo,  le  pays  du  Fazoele  et  le  Tournât,  affluent  du  Nil;  enfin  il  atteignit,  avec 
Ismaïl,  le  pays  de  Singué,  entre  les  deux  branches  du  fleuve. 

Aucun  voyageur  n'était  encore  parvenu,  de  ce  côté,  aussi  près  de  l'équateur. 
Browne  s'était  arrêté  à  16°  10',  Bruce  à  11°. 

On  doit  à  Cailliaud  et  à  Letorzec  de  nombreuses  observations  de  latitude  et 
de  longitude,  de  précieuses  études  sur  les  variations  de  l'aiguille  aimantée, 
d'inestimables  renseignemrnts  sur  le  climat,  la  température  et  la  nature  du  sol, 
en  môme  temps  qu'une  collection  fort  intéressante  d'animaux  et  de  productions 
végétales.  Enfin,  les  explorateurs  levèrent  le  plan  de  tous  les  monuments  situés 
au  delà  de  la  deuxième  cataracte. 

Les  deux  Français  avaient  préludé  à  ces  découvertes  par  une  excursion  à 
l'oasis  de  Siouah.  A  la  fin  de  1819,  ils  étaient  partis  de  Fayoum  avec  un  petit 
nombre  de  compagnons  et  s'étaient  engagés  dans  le  désert  de  Libye.  En  quinze 
jours  de  marche,  après  un  engagement  avec  les  Arabes,  ils  étaient  parvenus 
à  Siouah,  avaient  pris  toutes  les  mesures  du  temple  de  Jupiter  Amnion,  et  avaient 
déterminé,  comme  Browne,  sa  position  astronomique.  Cette  oasis  allait  être, 
quelque  temps  après,  l'objet  d'une  expédition  militaire,  pendant  laquelle 
Drovetti  devait  recueillir  de  nouveaux  documents,  très  précieux,  pour  com- 
pléter ceux  qu'avaient  récoltés  Cailliaud  et  Letorzec. 


L'EXPLORATION   ET  LA  COLONISATION  DE   L'AFRIQUE.     171 


Ils  avaient  ensuite  visité  successivement  l'oasis  de  Falafré,  qu'aucun  voyageur 
européen  n'avait  encore  explorée,  celle  de  Dakel  et  Khargh,  chef-lieu  de  l'oasis 
de  Thèbes".  Les  documents  recueillis  dans  cette  course   furent  expédiés  en 
France  à  M.  Jomard,  qui  les  mit  à  profit  pour  la  rédaction  de  l'ouvrage  intitulé 
Voyage  à  l'oasis  de  Siouah. 

Quelques  années  plus  tard,  Edouard  Riippell  consacrait  sept  ou  huit  années 
à  l'exploration  de  la  Nuhie,  du  Sennaar,  du  Kordofan  et  de  l'Abyssinie,  et  il 
remontait  le  Nil  Blanc,  en  1824,  jusqu'à  plus  de  soixante  lieues  au-dessus  de 
son  embouchure. 

Enfin,  un  naturaliste  allemand,  conseiller  des  mines  d'Autriche,  Joseph 
Russegger,  visitant  également,  de  1836  à  1838,  la  partie  inférieure  du  cours  du 
Bahr-el-Abiad,  préludait  par  ce  voyage  officiel  aux  grandes  et  fécondes  recon- 
naissances que  Méhémet-Ali  allait  envoyer  dans  les  mômes  régions. 


CHAPITRE    III 

LE   MOUVEMENT  SCIENTIFIQUE  ORIENTAL  ET   LES  EXPLORATIONS 

AMÉRICAINES 


Le  déchiffrement  des  inscriptions  cunéiformes  et  les  études  assyriologiques  jusqu'en  1840. 
—  L'ancien  Iran  et  l'Avesta.  —  La  triangulation  de  l'Inde  et  les  études  indoustaniques.  — 
L'exploration  et  la  mesure  de  l'Himalaya.  —  La  presqu'île  Arabique. — La  Syrie  et  la  Pales- 
tine. —  L'Asie  centrale  et  Alexandre  de  Humboldt.  —  Pike  aux  sources  du  Mississipi,  de  l'Ar 
kansas  et  de  la  rivière  Rouge.  —  Les  deux  expéditions  du  major  Long.  —  Le  général 
Cass.  — Schoolcraft  aux  sources  du  Mississipi.  —  L'exploration  du  Nouveau-Mexique.  — 
Voyages  archéologiques  dans  l'Amérique  centrale. —  Les  recherches  d'histoire  naturelle  au 
Brésil.  —  Spix  et  Martius,  le  prince  Maximilien  de  Wied-Neuwied.  —  D'Orbigny  et  l'homme 

américain. 


Bien  que  les  découvertes,  dont  nous  allons  tout  d'abord  parler,  ne  soient  plus 
à  proprement  parler  géographiques,  elles  ont,  cependant,  jeté  un  jour  si  nouveau 
sur  plusieurs  civilisations  anciennes,  elles  ont  tellement  étendu  le  domaine  de 
l'histoire  et  des  idées,  que  nous  ne  pouvons  nous  dispenser  d'en  dire  quelques 
mots. 

La  lecture  des  inscriptions  cunéiformes  et  le  déchiffrement  des  hiéroglyphes 
sont  des  événements  si  importants  en  leurs  résultats,  ils  nous  révèlent  une  telle 
multitude  de  faits  jusqu'alors  ignorés  ou  travestis  dans  les  récits  plus  ou  moins 


172  LES   VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


merveilleux  des  anciens  historiens  Diodore,  Ctésias  et  Hérodote,  qu'il  est  impos- 
sible de  passer  sous  silence  des  découvertes  scientifiques  si  capitales. 

Grâce  à  elles,  nous  pénétrons  dans  l'intimité  d'un  monde,  d'une  civilisation 
extrêmement  avancée,  aux  mœurs,  aux  habitudes,  aux  coutumes  absolument 
différentes  des  nôtres.  Qu'il  est  curieux  de  tenir  entre  ses  mains  les  comptes 
de  l'intendant  d'un  grand  seigneur  ou  d'un  gouverneur  de  province,  de  lire  des 
romans  comme  ceux  de  Set?ia  et  des  Deux  Frères,  des  contes  comme  celui  du 
Prince  prédestiné! 

Si  les  édifices  aux  vastes  proportions,  les  temples  superbes,  les  hypogées 
magnifiques,  les  obélisques  sculptés  n'étaient  jusqu'alors,  pour  nous,  que  des 
monuments  somptueux,  ils  nous  racontent  maintenant,  grâce  à  la  lecture  des 
inscriptions  qui  les  recouvrent,  la  vie  des  souverains  qui  les  ont  élevés  et  les 
circonstances  de  leur  érection. 

Combien  de  noms  de  peuples  dont  les  historiens  grecs  ne  faisaient  pas  men- 
tion, que  de  villes  disparues,  que  de  particularités  relatives  au  culte,  à  l'art,  à 
l'industrie,  à  la  vie  de  chaque  jour,  que  d'événements  politiques  ou  militaires 
nous  révèlent  maintenant  dans  leurs  minutieux  détails  les  hiéroglyphes  et  les 
inscriptions  cunéiformes! 

Et  ces  peuples,  que  nous  ne  connaissions  qu'imparfaitement  et  pour  ainsi  dire 
de  surface,  nous  pénétrons  dans  leur  existence  quotidienne,  nous  avons  main- 
tenant une  idée  de  leur  littérature.  Le  jour  n'est  peut-être  pas  éloigné  où  nous 
saurons  aussi  bien  la  vie  des  Égyptiens  du  xvme  siècle  avant  notre  ère,  que  celle 
de  nos  pères  du  xvne  et  du  xvine  siècle  après  Jésus-Christ. 

Carsten  Niebuhr  avait  rapporté  de  Pcrsépolis  des  inscriptions  en  caractères 
inconnus  dont,  le  premier,  il  avait  relevé  une  copie.exacte  et  complète.  Bien  des 
tentatives  avaient  été  faites  pour  les  expliquer;  toutes  avaient  été  vaines,  lors- 
que, par  une  inspiration  de  génie,  avec  une  intuition  lumineuse,  le  savant  phi- 
lologue hanovrien  Grotefend  parvint,  en  1802,  à  percer  le  mystère  qui  les  re- 
couvrait. 

C'est  qu'elles  étaient  vraiment  singulières  et  difficiles  à  interpréter,  ces  in- 
scriptions cunéiformes!  Que  l'on  se  figure  une  suite  de  clous (cuneus)  rangés  de 
diverses  façons,  formant  des  groupes  alignés  horizontalement.  Qu'exprimaient 
ces  groupes?  Représentaient-ils  des  sons  et  des  articulations,  ou  des  mots 
entiers,  comme  les  lettres  de  nos  alphabets  ?  Avaient-ils  cette  valeur  idéogra- 
phique que  possèdent  les  caractères  de  l'écriture  chinoise?  Quelle  était  la  langue 
qui  s'y  trouvait  cachée?  Autant  de  problèmes  qu'il  s'agissait  de  résoudre.  Il  y 
avait  lieu  de  penser  que  des  inscriptions  rapportées  de  Persépolis  devaient  être 


LE   MOUVEMENT   SCIENTIFIQUE   ORIENTAL.  173 


écrites  dans  la  langue  des  anciens  Perses;  mais  Rask,  Bopp  et  Lassen  n'avaient 
pas  encore  étudié  les  idiomes  iraniens  et  démontré  leur  affinité  avec  le  sanscrit. 

Raconter  par  suite  de  quelles  déductions  ingénieuses,  de  quelles  supposi- 
tions, de  quels  tâtonnements,  Grotefend  arriva  à  reconnaître  une  écriture  alpha- 
bétique, à  dégager  de  certains  groupes  des  noms  qu'il  supposa  être  ceux  de 
Darius  et  de  Xerxès,  —  ce  qui  le  rendit  maître  de  la  connaissance  de  plusieurs 
lettres  qu'il  appliqua  à  la  lecture  de  nouveaux  mets,  —  ce  serait  sortir  de  notre 
cadre.  La  méthode  était  désormais  trouvée.  A  d'autres  revenait  le  soin  de  la 
compléter  et  de  la  perfectionner. 

Plus  de  trente  ans  s'écoulèrent,  cependant,  avant  que  ces  études  eusssent 
accompli  des  progrès  notables.  C'est  notre  savant  compatriote  Eugène  Bur- 
nouf,  qui  leur  fit  faire  un  pas  considérable.  Mettant  à  profit  sa  connaissance 
du  sanscrit  et  du  zend,  il  prouva  que  la  langue  des  inscriptions  persépolitaines 
n'était  qu'un  dialecte  zend  employé  dans  la  Bactriane,  qu'on  parlait  encore  au 
vie  siècle  avant, notre  ère,  et  dans  lequel  avaient  été  écrits  les  livres  de  Zoroastre. 
Son  mémoire  est  de  1836.  A  la  même  époque,  un  savant  allemand,  Lassen, 
de  Bonn,  qui  s'était  livré  de  son  côté  aux  mômes  recherches,  arrivait  à  des 
conclusions  identiques. 

Bientôt,  les  inscriptions  que  l'on  possédait  étaient  toutes  lues,  l'alphabet 
se  dégageait  de  l'inconnu,  sauf  pour  un  petit  nombre  de  signes,  sur  lesquels  on 
n'était  pas  absolument  d'accord. 

Cependant,  on  n'avait  encore  qu'une  base,  et  l'édifice  était  loin  d'être  achevé. 
En  effet,  on  avait  remarqué  que  les  inscriptions  persépolitaines  semblaient  ré- 
pétées en  trois  colonnes  parallèles.  N'y  avait-il  pas  là  une  triple  version  de  la 
même  inscription  dans  les  trois  langues  principales  de  l'empire  akhéménide,  le 
perse,  le  mède  et  l'assyrien  ou  babylonien  ?  L'hypothèse  était  exacte  ;  mais, 
grâce  au  déchiffrement  de  l'une  de  ces  inscriptions,  on  avait  un  point  de  compa- 
raison, et  l'on  put  procéder  comme  Champollion  l'avait  fait  pour  la  pierre  de 
Rosette,  qui,  en  regard  d'une  traduction  grecque,  portait  deux  versions  en  écri- 
tures démotique  et  hiéroglyphique. 

Dans  ces  deux  autres  inscriptions,  on  reconnut  l'assyro-chaldéen,  qui  appar- 
tient, comme  l'hébreu,  l'himyarite  et  l'arabe,  à  la  famille  sémitique,  et  un  troi- 
sième idiome,  qui  reçut  le  nom  de  médique,  et  qu'on  a  rapproché  du  turc  et  du 
tartare.  Mais  ce  serait  empiéter  que  de  nous  étendre  sur  ces  recherches.  Ce  de- 
vait être  la  tâche  des  savants  danois  Westergaard,  des  Français  de  Saulcy  et 
Oppert,  des  Anglais  Norris  et  Rawlinson,  pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres. 
Nous  aurons  plus  tard  à  y  revenir. 


174  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

La  connaissance  du  sanscrit,  les  recherches  sur  la  littérature  brahmanique, 
dont  il  sera  parlé  plus  loin,  avaient  inauguré  un  mouvement  scientifique  qui 
devait  aller  en  augmentant,  grâce  à  des  études  plus  approfondies  ou  plus 
compréhensives.  Une  immense  contrée,  désignée  par  les  orientalistes  sous 
le  nom  d'Iran,  qui  comprend  la  Perse,  l'Afghanistan  et  le  Beloutchistan,  avait 
été.  bien  avant  que  Ninive  et  Babylone  fissent  leur  apparition  dans  l'histoire,  le 
siège  d'une  civilisation  avancée,  à  laquelle  se  rattache  le  nom  de  Zoroastre,  à  la 
fois  conquérant,  législateur  et  fondateur  d'une  religion.  Ses  disciples, persécutés 
à  l'époque  de  la  conquête  musulmane,  chassés  de  leur  antique  patrie,  où  leur 
culte  s'était  conservé,  se  réfugièrent,  sous  le  nom  de  Parsis,  dans  le  nord- 
ouest  de  l'Inde. 

A  la  fin  du  dernier  siècle,  le  français  Anquetil-Duperron  avait  rapporté  en 
Europe  une  copie  exacte  des  livres  religieux  des  Parsis,  écrits  dans  la  langue 
même  de  Zoroastre.  Il  les  avait  traduits,  et,  pendant  soixante  ans,  tous  les 
savants  y  avaient  trouvé  la  source  des  notions  religieuses  et  philologiques  qu'ils 
possédaient  sur  l'Iran.  Ces  livres  sont  connus  sous  le  nom  de  Zend-Avesta,  mot 
qui  renferme  le  nom  de  la  langue,  Zend,  et  le  titre  de  l'ouvrage,  Avesta. 

Mais  cette  branche  de  la  science,  depuis  les  progrès  des  études  sanscrites, 
avait  besoin  d'être  renouvelée  et  traitée  avec  la  rigueur  des  méthodes  nouvelles. 
Le  philologue  danois  Rask,  en  1826,  puis  Eugène  Burnouf,  avec  sa  connais- 
sance approfondie  du  sanscrit  et  à  l'aide  d'une  traduction  sanscrite,  récem- 
ment découverte  dans  l'Inde,  avaient  repris  l'étude  du  zend.  Burnouf  avait 
même  publié,  en  1831,  une  étude  magistrale  sur  le  Yacna,  qui  a  fait  époque.  De 
ce  rapprochement  du  sanscrit  archaïque  et  du  zend  est  née  l'admission  de  la 
même  origine  pour  ces  deux  langues,  et  la  preuve  de  la  parenté,  pour  mieux 
dire,  de  l'unité  des  peuples  qui  les  parlaient.  A  l'origine,  mêmes  noms  de  divi- 
nités, mêmes  traditions,  sans  compter  la  similitude  des  mœurs,  même  ap- 
pellation générique  pour  ces  deux  peuples  qui,  dans  leurs  plus  anciens  écrits, 
s'appellent  Ai  vas.  Il  est,  croyons-nous,  inutile  d'appuyer  sur  l'importance  de 
cette  découverte,  qui  est  venue  éclairer  d'un  jour  tout  nouveau  les  commence- 
ments si  longtemps  ignorés  de  notre  histoire. 

Depuis  la  fin  du  xvine  siècle,  c'est-à-dire  depuis  l'époque  où  les  Anglais 
s'étaient  solidement  établis  dans  l'Inde,  l'étude  physique  du  pays,  avec  toutes 
les  données  qui  s'y  rattachent,  avait  été  poussée  activement.  Elle  avait  naturel- 
lement devancé  l'ethnologie  et  les  sciences  voisines,  qui  demandent  pour  fleurir 
un  terrain  plus  sûr  et  des  temps  plus  tranquilles.  11  faut  avouer,  en  même  temps, 
que  cette  connaissance  est  nécessaire  au  gouvernement,  à  l'administration  ainsi 


LE    MOUVEMENT   SCIENTIFIQUE    ORIENTAL. 


qu'à  l'exploitation  commerciale.  Aussi,  le  marquis  de  Wellesley,  alors  gouver- 
neur pour  la  Compagnie,  comprenant  de  quelle  importance  était  rétablissement 
d'une  carte  des  possessions  anglaises,  avait-il  chargé,  en  1801,  le  brigadier  d'in- 
fanterie Guillaume  Lambton  de  relier  par  un  réseau  trigonomé trique  les  deux 
rives  orientale  et  occidentale  de  l'Inde  à  l'observatoire  de  Madras.  Mais  Lambton 
ne  se  contenta  pas  de  cette  tâche.  Il  détermina  avec  précision  un  arc  du 
méridien  depuis  le  cap  Comorin  jusqu'au  village  de  Takoor-Kera,  à  quinze  milles 
au  sud-est  d'Ellichpoor.  L'amplitude  de  cet  arc  dépassait  donc  douze  degrés. 
Avec  l'aide  d'officiers  instruits,  parmi  lesquels  il  convient  de  citer  le  colonel 
Everest,  le  gouvernement  de  l'Inde  aurait  vu,  bien  avant  1840,  l'accomplissement 
de  la  tâche  de  ses  ingénieurs,  si  les  annexions  successives  de  nouveaux  territoires 
n'étaient  continuellement  venues  en  reculer  le  terme. 

Presque  en  môme  temps,  naissait  un  mouvement  considérable  pour  la  con- 
naissance de  la  littérature  de  l'Inde. 

C'est  à  Londres,  en  1776,  qu'avait  paru,  traduit  pour  la  première  fois,  un  extrait 
des  codes  indigènes  les  plus  importants,  sous  le  nom  de  Code  des  Gentoux. 

Neuf  ans  plus  tard  était  fondée  à  Calcutta  la  Société  asiatique,  par  sir  William 
Jones,  le  premier  qui  sût  véritablement  le  sanscrit,  Société  dont  la  publication, 
Asîatic  Researches,  accueillit  toutes  les  investigations  scientifiques  relatives  à 
l'Inde. 

Bientôt  après,  en  1789,  Jones  publiait  sa  traduction  du  drame  de  Çakuntala, 
ce  charmant  spécimen  de  la  littérature  hindoue,  si  plein  de  sentiment  et  de 
délicatesse.  Les  grammaires,  les  dictionnaires  sanscrits,  se  publiaient  à  l'envi. 
Une  véritable  émulation  se  produisait  dans  l'Inde  britannique.  Elle  n'aurait  pas 
tardé  à  rayonner  en  Europe,  si  le  blocus  continental  n'eût  empêché  l'intro- 
duction des  livres  publiés  à  l'étranger.  A  cette  époque,  un  Anglais,  Hamilton, 
prisonnier  à  Paris,  étudiait  les  manuscrits  orientaux  de  notre  Bibliothèque  et 
initiait  Frédéric  Schlegel  à  la  connaissance  du  sanscrit,  qu'il  n'était  plus,  dès 
lors,  nécessaire  d'aller  étudier  sur  place. 

Schlegel  eut  Lassen  pour  élève;  il  se  livra  avec  lui  à  l'étude  de  la  littérature 
et  des  antiquités  de  l'Inde,  à  la  discussion,  à  la  publication  et  à  la  traduction 
des  textes.  Pendant  ce  temps,  Franz  Bopp  s'acharnait  à  l'étude  de  la  langue, 
rendait  ses  grammaires  accessibles  à  tous,  et  arrivait  à  cette  conclusion,  alors 
surprenante,  aujourd'hui  unanimement  acceptée  :  la  parenté  des  langues  indo- 
européennes. 

On  constatait  bientôt  que  les  Vedas,  —  ce  recueil  entouré  d'un  respect  général 
qui  avait  empêché  les  interpolations,  —  étaient^par  cela  même,  écrites  dans  un 


176 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


La  deuxième  cataracte  du  Nil.  (Page  170J 


idiome  très  ancien,  très  pur,  qui  n'avait  pas  été  rajeuni,  et  dont  l'étroite  res- 
semblance avec  le  zend  reculait  la  composition  de  ces  livres  sacrés  au  delà 
de  la  séparation  en  deux  rameaux  de  la  famille  aryenne. 

Puis,  on  étudiait  les  deux  épopées  de  l'époque  brahmanique,  qui  succède  aux 
temps  védiques,  le  Mababharata  et  le  Ramayana,  ainsi  que  les  Paranas.  Les  sa- 
vants parvenaient,  grâce  à  une  connaissance  plus  approfondie  de  la  langue  et  à 
une  initiation  plus  intime  aux  mythes,  à  fixer,  approximativement,  l'époque  de 
la  composition  de  ces  poèmes,  à  en  relever  les  innombrables  interpolations,  à 
démêler  ce  qui  avait  trait  à  l'histoire  et  à  la  géographie  dans  ces  allégories  mer- 
veilleuses. 


LE   MOUVEMENT  SCIENTIFIQUE   ORIENTAL. 


177 


Des  villages  perchés  pittoresijuement.  (Page  180.) 

Par  ces  patientes  et  minutieuses  investigations,  on  arrivait  à  cette  conclusion, 
que  les  langues  celtique,  grecque,  latine,  germanique,  slave  et  persique,  ont 
toutes  une  même  origine,  et  que  la  langue  mère  n'est  autre  que  le  sanscrit.  Si 
la  langue  est  la  même,  il  faut  donc  que  le  peuple  ait  été  le  même.  On  explique 
les  différences,  qui  existent  aujourd'hui  entre  ces  diverses  idiomes,  par  des  frac- 
tionnements successifs  du  peuple  primitif,  —  dates  approximatives  que  permet- 
tent d'apprécier  le  plus  ou  moins  d'affinité  de  ces  langues  avec  le  sanscrit  et  la 
nature  des  mots  qu'elles  lui  ont  empruntés,  mots  correspondant  par  leur  nature 
aux  différents  degrés  d'avancement  de  la  civilisation. 

En  même  temps,  on  se  faisait  une  idée  nette  et  précise  de  l'existence  qu'a- 

23 


178  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

vaient  menée  les  pères  de  la  race  indo-européenne  et  des  transformations  que 
la  civilisation  lui  a  fait  subir.  Les  Vedas  nous  la  montrent  alors  qu'elle  n'a  pas 
encore  envahi  l'Inde  et  qu'elle  occupe  le  Pendjab  et  le  Caboulistan.  Ces  poèmes 
nous  font  assister  aux  luttes  contre  les  populations  primitives  de  l'Hindoustan, 
dont  la  résistance  fut  d'autant  plus  acharnée,  que  les  vainqueurs  ne  leur  lais- 
saient, dans  leur  division  en  castes,  que  la  plus  infime  et  la  plus  déshonorée. 
On  pénètre,  grâce  aux  Vedas,  dans  tous  les  détails  de  la  vie  pastorale  et  patriar- 
cale des  Aryas,  on  s'initie  à  cette  existence  peu  mouvementée  de  famille,  et  l'on 
se  demande  si  la  lutte  acharnée  des  modernes  vaut  les  paisibles  jouissances 
que  le  manque  de  besoins  réservait  à  leurs  pères. 

On  comprend  que  nous  ne  puissions  nous  arrêter  plus  longtemps  sur  ce  sujet; 
mais  le  lecteur  aura  pu  saisir,par  le  peu  que  nous  en  avons  dît,  l'importance 
de  ces  études  au  point  de  vue  de  l'histoire,  de  l'ethnographie  et  de  la  linguis- 
tique. Nous  renverrons  pour  plus  de  détails  aux  ouvrages  spéciaux  des  orienta- 
listes et  aux  excellents  manuels  d'histoire  ancienne  de  MM.  Robiou,  Lenormant 
et  Maspero.  Tous  les  résultats,  obtenus  jusqu'en  1820  dans  les  différents  ordres 
de  recherches  scientifiques,  avaient  été  enregistrés,  avec  compétence  et  impar- 
tialité, dans  le  grand  travail  de  Walter  Hamilton,  qui  a  pour  titre:  Description 
géographique,  statistique  et  historique  de  l'Hindoustan  et  des  pays  voisins.  C'est 
un  de  ces  ouvrages  qui,  marquant  les  étapes  de  la  science,  établissent  avec  pré- 
cision son  degré  d'avancement  à  une  époque  donnée. 

Après  ce  rapide  aperçu  des  travaux  relatifs  à  la  vie  intellectuelle  et  sociale 
des  Hindous,  il  convient  d'enregistrer  les  études  qui  ont  pour  but  la  connais- 
sance physique  de  la  contrée. 

Un  des  résultats  qui  avaient  le  plus  surpris  dans  les  voyages  de  Webb  et  île 
Moorcroft,  c'était  la  hauteur  extraordinaire  que  ces  explorateurs  prêtaient  aux 
montagnes  de  l'Himalaya.  Leur  élévation,  d'après  l'estime  de  ces  voyageurs, 
devait  être,  au  moins,  égale  aux  plus  hautes  cimes  des  Andes.  Les  observations 
du  colonel  Colebrook  donnaient  à  celte  chaîne  vingt-deux  mille  pieds,  et  encore 
ces  calculs  semblaient-ils  être  au-dessous  de  la  réalité.  De  son  côté,  Webb  avait 
mesuré  un  des  pics  les  plus  remarquables  de  la  chaîne,  le  Jamunavatari,  et  il  lui 
attribuait  vingt  mille  pieds  au-dessus  du  plateau  sur  lequel  ^reposait  et  qui  lui- 
même  s'élevait  à  cinq  mille  pieds  environ  au-dessus  de  la  plaine.  Peu  satisfait 
d'une  mesure  qui  lui  paraissait  trop  approximative,  Webb  avait  alors  mesuré, 
avec  toute  la  rigueur  mathématique  possible,  leDewalagiri,  ou  «montagne  blan- 
che», et  il  avait  reconnu  que  le  sommet  de  cette  cime  atteignait  vingt-sept  mille 
cinq  cents  pieds. 


LE  MOUVEMENT   SCIENTIFIQUE  ORIENTAL.  179 

Ce  qui  frappe  surtout  dans  la  chaîne  de  L'Himalaya,  c'est  la  succession  de  ces 
montagnes,  ces  rangées  de  projections,  qui  grimpent  au-dessus  les  unes  des 
autres.  Cela  donne  une  impression  beaucoup  plus  vive  de  leur  hauteur  que  ne 
le  ferait  le  spectacle  d'un  pic  isolé  surgissant  de  la  plaine  pour  perdre  sa  cime 
sourcilleuse  dans  les  nuages. 

Les  calculs  de  Webb  et  de  Colebrook  s'étaient  trouvés  bientôt  vérifiés  par  les 
observations  mathématiques  du  colonel  Crawford,  qui  avait  mesuré  huit  des 
plus  hauts  sommets  de  l'Himalaya.  Le  plus  élevé  de  tous  était,  suivant  l'obser- 
vateur, le  Chumulari,  situé  près  des  frontières  du  Bouthan  et  du  Thibet,dont  le 
sommet  devait  être  de  trente  mille  pieds  au-dessus  de  l'Océan. 

Ces  résultats,  bien  qu'ils  concordassent  ensemble  et  qu'il  lut  difficile  d'ad- 
mettre que  tous  ces  observateurs  s'étaient  uniformément  trompés,  avaient  gran- 
dement surpris  le  monde  savant.  L'objection  capitale,  c'était  que,  dans  ces 
contrées,  la  limite  des  neiges  devait  être  à  peu  près  à  treize  mille  pieds  au- 
dessus  de  la  mer.  Il  semblait  donc  impossible  que  les  montagnes  de  l'Himalaya 
fussent  couvertes  de  forêts  de  pins  gigantesques,  comme  se  plaisaient  à  les  re- 
présenter tous  les  explorateurs. 

Et,  cependant,  l'observation  donnait  tort  à  la  théorie.  Dans  un  second  voyage, 
Webb  monta  jusqu'au  Niti-Gaut,  le  col  le  plus  élevé  de  l'univers,  dont  il  fixa 
l'altitude  à  seize  mille  huit  cent  quatorze  pieds.  Non  seulement  Webb  n'y 
trouva  pas  de  neige,  mais  les  rochers,  qui  le  dominent  de  trois  cents  pieds,  n'en 
conservent  pas  non  plus  pendant  l'été.  Là,  aussi,  sur  ces  pentes  rapides,  où  la 
respiration  devient  si  difficile,  s'étageaient  des  forêts  magnifiques  de  pins,  de 
cyprès,  de  cèdres  et  de  sapins. 

«  M.  Webb,  dit  Desborough  Cooley,  attribue  la  hauteur  des  limites  de  la 
neige  perpétuelle  dans  les  montagnes  de  l'Himalaya  à  la  grande  élévation  du 
plateau  d'où  s'élancent  vers  le  ciel  leurs  derniers  sommets.  Comme  la  chaleur 
de  notre  atmosphère  a  pour  cause  principale  la  radiation  de  la  surface  de  la 
terre,  il  s'ensuit  que  laproximité  et  l'étendue  des  plaines  environnantes  doivent 
faire  subir  des  modifications  importantes  à  la  température  d'un  lieu  élevé.  Ces 
observations  nous  semblent  réfuter  d'une  manière  satisfaisante  les  objections 
soulevées  par  quelques  savants  au  sujet  de  la  grande  élévation  des  montagnes  de 
l'Himalaya,  qui  peuvent,  en  conséquence,  être  regardées  avec  certitude  comme 
la  plus  haute  chaîne  du  monde  entier.  » 

Il  faut  dire  maintenant  quelques  mots  d'une  excursion  entreprise  dans  les  pa- 
rages déjà  visités  par  Webb  et  par  Moorcroft.  Le  voyageur  Fraser  n'avait  ni  les 
instruments  ni  l'instruction  nécessaires  pour  mesurer  les  hautes  cimes  à  travers 


180  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

lesquelles  il  allait  s'engager,  mais  il  sentait  vivement,  et  sa  relation  pleine 
d'intérêt,  est  parfois  très  amusante.  Il  visita  la  source  de  la  Jumna,  et  bien  qu'il 
fût  à  plus  de  vingt-cinq  mille  pieds,  il  rencontrait,  à  chaque  instant,  des  vil- 
lages perchés  pittoresquement  sur  les  pentes  tapissées  de  neige.  Fraser  visita 
ensuite  Gangoutri,  malgré  l'opposition  de  ses  guides,  qui  lui  représentaient  la 
route  comme  extrêmement  dangereuse,  disant  qu'un  vent  pestilentiel  privait  de 
ses  sens  tout  voyageur  qui  osait  s'y  risquer.  L'explorateur  fut  émerveillé  de  la 
grandeur  et  de  la  magnificence  des  paysages  qu'il  découvrit  et  se  vit  payé  par 
ces  jouissances  d'artiste  des  fatigues  qu'il  avait  endurées. 

«  La  chaîne  de  l'Himalaya,  dit  Fraser,  offre  un  caractère  tout  particulier.  Les 
voyageurs  qui  l'ont  vue  seront  forcés  d'en  convenir.  Elle  ne  ressemble,  en  effet, 
à  aucune  autre  chaîne  de  montagnes,  car,  vues  d'un  point  élevé,  leurs  sommités 
aux  formes  fantastiques,  leurs  aiguilles  d'une  hauteur  si  prodigieuse,  causent 
un  tel  étonnement  à  l'étranger  dont  elles  attirent  les  regards,  qu'il  se  croit  par- 
fois la  victime  et  le  jouet  d'un  mirage  trompeur.  » 

Xi ms  devons  quitter  maintenant  la  péninsule  gangétique  pour  la  presqu'île 
arabique,  où  nous  allons  enregistrer  le  résultat  de  quelques  courses  intéressantes. 
Au  premier  rang,  il  faut  placer  le  voyage  du  capitaine  Sadlier,  de  l'armée  de 
l'Inde.  Chargé,  au  mois  d'août  1819,  d'une  mission  par  le  gouverneur  de  Bombay 
auprès  d'Ibrahim- Pacha  en  lutte  contre  les  Wahabites,  cet  officier  traversa  la 
péninsule  entière  depuis  le  portd'El-Katif,  sur  le  golfe  Persique,  jusqu'à  Yambo 
sur  la  mer  Rouge. 

Cette  relation  très  curieuse  d'une  traversée  de  l'Arabie,  que  jusqu'alors 
aucun  Européen  n'avait  encore  accomplie,  n'a,  par  malheur,  jamais  été  pu- 
bliée à  part,  et  est  demeurée  ensevelie  dans  un  ouvrage  presque  introuvable  : 
Transactions  of  the  Literary  Society  of  Bombay. 

A  peu  près  en  môme  temps,  de  I8v21  à  182G,  le  gouvernement  anglais  faisait 
procéder  par  les  capitaines  de  vaisseau  Moresby  et  Haines  à  des  travaux  hydro- 
graphiques, qui  avaient  pour  but  le  relèvement  complet  des  cotes  de  l'Arabie. 
Ils  devaient  servir  à  l'établissement  de  la  première  carte  sérieuse  que  l'on  pos- 
sédât de  cette  péninsule. 

Nous  aurons  tout  dit,  quand  nous  aurons  cité  les  deux  excursions  des  natu- 
ralistes français,  Aucher  Eloy  dans  le  pays  d'Oman,  et  Emile  Botta  dans  le 
Yemen,  lorsque  nous  aurons  parié  des  travaux  d'un  consul  de  France  à  Djedda, 
Fulgcnce  I  resnel,  à  propos  des  idiomes  et  des  antiquités  de  l'Arabie.  Ce  dernier, 
dans  ses  lettres  sur  l'histoire  des  Arabes  avant  l'islamisme,  publiées  en  1836,  ■ 
fut  un  des  premiers  à  étudier  la  langue  himyarite  ou  homérite,  et  à  reconnaître 


LE   MOUVEMENT  SCIENTIFIQUE   ORIENTAL.  181 

qu'elle  se  rapproche  plus  des  anciens  dialectes  hébraïque  et  syriaque  que  de 
l'arabe  actuel. 

Au  commencement  de  ce  volume,  il  a  été  parlé  des  explorations  et  des  re- 
cherches archéologiques  et  historiques  de  Seelzen  et  de  Burckhardt  en  Syrie 
et  en  Palestine.  Il  reste  à  dire  quelques  mots  d'une  excursion  dont  les  résultats 
intéressent  tout  particulièrement  la  géographie  physique.  Il  s'agit  du  voyage 
d'un  naturaliste  bavarois,  Heinrich  Schubert. 

Catholique  ardent,  savant  enthousiaste,  Schubert  se  sentait  attiré  par  les 
paysages  mélancoliques  de  la  Terre  Sainte,  aux  légendes  merveilleuses,  par 
les  rives  ensoleillées  du  Nil  mystérieux,  aux  souvenirs  historiques.  Aussi,  re- 
trouve-t-on  dans  sa  relation  les  impressions  profondes  du  croyant  et  les  préoc- 
cupations scientifiques  du  naturaliste. 

C'est  en  1837  que  Schubert,  après  avoir  parcouru  l'Egypte  inférieure  et  la 
presqu'île  duSinaï,  pénétra  dans  la  Terre  Sainte.  Deux  de  ses  amis,  un  médecin, 
le  docteur  Erdl,  un  peintre,  Martin  Bernatz,  accompagnaient  le  savant  pèlerin 
bavarois. 

Les  voyageurs,  débarqués  à  El-Akabah,  sur  la  mer  Rouge,  se  rendirent  avec 
une  petite  caravane  arabe  àEl-Khalil,  l'ancien  Hébron.  La  route  qu'ils  suivirent 
n'avait  pas  encore  été  foulée  par  le  pied  d'un  Européen  C'était  une  large  et  plate 
vallée,  qui  finissait  à  la  mer  Morte  et  semblait  lui  avoir  autrefois  servi  d'écou- 
lement vers  la  mer  Rouge.  Burckhardt  et  bien  d'autres,  qui  n'avaient  fait  que 
l'apercevoir,  avaient  éprouvé  la  même  impression,  et  ils  attribuaient  à  un  sou- 
lèvement du  sol  l'interruption  de  cet  écoulement.  Les  hauteurs,  relevées  par 
les  voyageurs,  allaient  démontrer  la  fausseté  de  cette  hypothèse. 

En  effet,  à  partir  du  fond  du  golfe  /Elanitique,  la  route  monte  pendant 
deux  ou  trois  jours  de  marche,  jusqu'à  un  point  que  les  Arabes  appellent  la 
Selle,  puis  elle  redescend  et  s'enfonce  vers  la  mer  Morte.  Ce  point  de  partage 
est  à  sept  cents  mètres  au-dessus  de  la  mer.  C'est  du  moins  ce  que  constata, 
l'année  suivante,  un  voyageur  français,  le  comte  de  Bertou,  qui  explora  les 
mêmes  localités. 

En  descendant  vers  le  lac  Asphaltite,  Schubert  et  ses  compagons  se  livrèrent 
à  d'autres  observations  barométriques,  et  ils  furent  très  surpris  de  voir  accuser 
par  leur  instrument  quatre-vingt-onze  pieds  «  au-dessous  »  de  la  mer  Rouge 
et  des  niveaux  de  moins  en  moins  élevés. 

Tout  d'abord,  ils  avaient  cru  à  quelque  erreur,  mais  ils  durent  se  rendre  à 
l'évidence  et  reconnaître  que  jamais  le  lac  Asphaltite  n'avait  pu  se  déverser  dans 
la  mer  Rouge,  par  cette  excellente  raison  que  son  niveau  lui  est  très  inférieur. 


182  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Or,  cet  enfoncement  de  la  mer  Morte  est  encore  bien  plus  sensible  lorsque, 
venant  de  Jérusalem,  on  se  rend  à  Jéricho.  On  parcourt  alors  une  longue  vallée 
à  pente  très  rapide,  et  qui  le  paraît  même  d'autant  plus  que  les  plaines  mon- 
tueuses  de  la  Judée,  de  la  Perée  et  du  Haouran  sont  très  hautes,  —  ces  der- 
nières même  s'élevant  à  près  de  trois  mille  pieds  au-dessus  de  la  mer. 

Cependant,  l'aspect  des  lieux  et  le  témoignage  des  instruments  étaient  en 
contradiction  si  formelle  avec  les  idées  jusqu'alors  reçues,  que  MM.  Erdl  et 
Schubert  n'accueillirent  qu'avec  doute  ces  résultats,  qu'ils  attribuèrent  au  déran- 
gement de  leur  baromètre  et  à  une  perturbation  subite  de  l'atmosphère.  Mais, 
pendant  leur  retour  à  Jérusalem,  le  baromètre  revint  à  la  hauteur  moyenne  qu'il 
avait  accusée  avant  leur  départ  pour  Jéricho.  Il  fallut  donc,  bon  gré  mal  gré, 
admettre  que  la  mer  Morte  est  de  six  cents  pieds  au  moins  au-dessous  de  la  Mé- 
diterranée ,  —  chiffre  que  les  explorations  postérieures  allaient  encore  mon- 
trer de  moitié  trop  faible. 

C'était  là,  on  en  conviendra,  une  heureuse  rectification,  qui  devait  avoir  une 
influence  considérable,  en  appelant  l'attention  des  savants  sur  un  phénomène 
que  d'autres  explorateurs  allaient  bientôt  vérifier. 

En  même  temps,  l'étude  physique  du  bassin  de  la  mer  Morte  se  complétait 
et  se  rectifiait.  Deux  missionnaires  américains,  Edward  Robinson  et  Eli  Smith, 
donnaient,  en  1838 ,  une  impulsion  toute  nouvelle  à  la  géographie  biblique. 
C'étaient  les  précurseurs  de  cette  phalange  de  voyageurs  naturalistes,  d'his- 
toriens, d'archéologues,  d'ingénieurs,  qui  allaient  bientôt,  sous  les  auspices  de 
l'Association  anglaise  ou  à  côté  de  cette  société,  explorer,  en  tous  sens,  la  terre 
des  patriarches,  en  dresser  la  carte  dans  tous  ses  détails,  procéder  enfin  à  des 
découvertes  multiples  qui  devaient  jeter  un  jour  nouveau  sur  les  peuples  an- 
tiques, possesseurs  tour  à  tour  de  ce  coin  du  bassin  méditerranéen. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  cette  contrée,  si  intéressante  par  les  souvenirs 
qu'elle  évoque  en  toute  aine  chrétienne,  qui  se  voyait  l'objet  des  études  des  éru- 
dits  et  des  voyageurs.  L'Asie  Mineure  tout  entière  allait  bientôt  livrer  à  la  curio- 
sité du  monde  savant  les  trésors  qu'elle  renfermait  dans  son  sol.  Les  voyageurs 
la  traversaient  en  tous  sens.  Parrot  visitait  l'Arménie  ;  Dubois  de  Montpéreux 
parcourait  le  Caucase  en  1830  ;  Eichwald,  en  1825  et  1820,  explorait  les  rives  de 
la  mer  Caspienne;  enfin,  Alexandre  de  Humboldt, grâce  à  la  générosité  de  l'em- 
pereur de  Russie  Nicolas,  complétait,  dans  la  partie  asiatique  de  l'Asie  et  dans 
l'Oural,  les  observations  de  physique  générale  et  de  géographie  qu'il  avait  si 
courageusement  recueillies  dans  le  Nouveau-Monde.  Avec  le  minéralogiste 
Gustave  Rose,  le  naturaliste  Ehrenberg,  bien  connu  par  ses  voyages  dans  la 


LES   EXPLORATIONS   AMERICAINES.  183 

Haute-Egypte  et  la  Nubie,  avec  le  baron  de  Helmersen,  officier  du  génie,  Huni- 
boklt  parcourait  la  Sibérie,  visitait  les  mines  d'or  et  de  platine  de  l'Oural,  ex- 
plorait les  steppes  de  la  Caspienne  et  la  chaîne  de  l'Altaï  jusqu'à  la  frontière  de 
Chine.  Ces  savants  s'étaient  partagé  le  travail  :  Humboldt  s'était  chargé  des 
observations  astronomiques,  magnétiques,  physiques  et  d'histoire  naturelle; 
Rose  tenait  le  journal  du  voyage,  qu'il  a  publié  en  allemand,  de  1837  à  1842. 

Les  résultats  scientifiques  de  cette  exploration,  pourtant  si  rapide,  —  en  neuf 
mois  seulement,  les  voyageurs  n'avaient  pas  parcouru  moins  de  11,500  milles, 
—  furent  considérables. 

Dans  une  première  publication,  parue  à  Paris  en  1838,  Humboldt  ne  s'occu- 
pait que  de  la  climatologie  et  de  la  géologie  de  l'Asie;  mais,  à  ce  travail  frag- 
mentaire., succédait,  en  1843,  un  ouvrage  magistral,  Y  Asie  centrale. 

«  Il  y  a  consigné,  dit  La  Roquette,  et  systématisé  les  principaux  résultats 
scientifiques  de  son  excursion  en  Asie  et  s'est  livré  à  des  considérations  ingé- 
nieuses sur  la  forme  des  continents,  sur  la  configuration  des  montagnes  de  la 
Tartarie  ;  il  y  étudie  surtout  cette  vaste  dépression  qui  s'étend  de  l'Europe 
boréale  jusqu'au  centre  de  l'Asie,  par  delà  les  mers  Caspienne  et  d'Aral.  » 

Il  nous  faut  quitter  maintenant  l'Asie  et  passer  en  revue  les  différentes  expé- 
ditions, qui  s'étaient  succédé  dans  le  Nouveau-Monde,  depuis  le  commencement 
du  siècle.  A  l'époque  où  Lewis  et  Clarke  traversaient  l'Amérique  du  Nord,  depuis 
les  États-Unis  jusqu'à  l'océan  Pacifique,  un  jeune  officier,  le  lieutenant  Zabulon 
Montgomery  Pike  était  chargé  par  le  gouvernement,  en  1807,  de  reconnaître  les 
sources  du  Mississipi.  Il  devait  essayer  en  même  temps  de  se  concilier  l'amitié 
des  Indiens  qu'il  rencontrerait. 

Bien  reçu  par  le  chef  de  la  puissante  confédération  des  Sioux,  gratifié  d'une 
pipe  sacrée,  —  talisman  qui  lui  assurerait  la  protection  des  tribus  alliées,  — 
Pike  remonta  le  Mississipi,  passa  devant  le  Chippeway  et  la  rivière  Saint- 
Pierre,  affluents  considérables  de  cet  immense  cours  d'eau.  Mais,  au  delà 
du  confluent  de  cette  rivière  jusqu'aux  cataractes  de  Saint-Antoine,  le  cours  du 
Mississipi  est  barré  par  une  suite  ininterrompue  de  chutes  et  de  rapides.  Arrivé 
sous  le  45°  degré  de  latitude,  Pike  et  ses  compagnons  durent  quitter  leurs  canots 
et  continuer  leur  voyage  en  traîneau.  Aux  rigueurs  d'un  hiver  épouvantable  se 
joignirent  bientôt  les  tortures  de  la  faim.  Rien  n'arrêta  les  intrépides  explo- 
rateurs, qui,  continuant  à  suivre  le  Mississipi,  réduit  à  trois  cents  verges  de 
largeur,  arrivèrent  au  mois  de  février  au  lac  des  Sangsues,  où  ils  furent  accueillis 
avec  empressement  dans  un  cantonnement  de  trappeurs  et  de  chasseurs  de 
fourrures  de  Montréal. 


184 


LES   VOYAGEURS   DU  XIX*   SIÈCLE. 


Circassiens.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

Après  avoir  visité  le  lac  du  Cèdre-Rouge,  Pike  revint  à  Port-Louis.  Ce  voyage 
pénible  et  dangereux  n'avait  pas  duré  moins  de  neuf  mois,  et,  bien  que  son  but 
ne  fût  pas  atteint,  il  n'avait  pas  été  sans  résultat  pour  la  science. 

L'habileté,  le  sang-froid  et  le  courage  de  Pike  ne  passèrent  point  inaperçus, 
et  le  gouvernement,  en  l'élevant  peu  de  temps  après  au  grade  de  major,  lui 
confia  le  commandement  d'une  nouvelle  expédition. 

Il  s'agissait  cette  fois  d'explorer  la  vaste  étendue  de  pays  comprise  entre  le 
Mississipi  et  les  montagnes  Rocheuses,  de  découvrir  les  sources  de  l'Arkansas  et 
de  la  rivière  Rouge.  Avec  vingt-trois  personnes,  Pike  remonta  l'Arkansas,  belle 
rivière,  qui  est  navigable  jusqu'aux  montagnes  où  elle  prend  sa  source,  c'est- 


LKS  EXPLORATIONS   AMERICAINES. 


18." 


Us  excellaient  à  capturer  ces  sauvages  «  mustangs.  »  (Page  188.) 


à-dire  pendant  plus  de  deux  mille  milles,  excepté  pendant  l'été,  où  des  bancs 
de  sable  en  obstruent  le  cours. 

Mais,  pendant  cette  longue  navigation,  l'hiver  était  venu;  les  souffrances,  qui 
avaient  si  durement  éprouvé  Pike  pendant  sa  première  expédition,  se  renou- 
velèrent avec  un  redoublement  de  rigueur.  Le  gibier  était  si  rare,  que,  pendant 
quatre  jours,  le  détachement  dut  se  priver  de  nourriture.  Plusieurs  hommes 
eurent  les  pieds  gelés,  et  ce  malheur  vint  augmenter  les  fatigues  de  ceux  qui 
étaient  demeurés  valides.  Après  avoir  atteint  la  source  de  l'Arkansas,  le  major 
descendant  au  sud,  ne  tarda  pas  à  rencontrer  un  beau  cours  d'eau  qu'il  prit  pour 
la  rivière  Rouge. 

24 


186  LES     VOYAGEURS     DU  XIXe  SIÈCLE. 

C'était  le  Rio-del-Norte,  fleuve  qui  prend  sa  source  dans  le  Colorado,  pro- 
vince alors  espagnole,  et  débouche  dans  le  golfe  du  Mexique. 

On  a  pu  juger,  d'après  ce  qui  a  été  dit  des  difficultés  que  Humboldt  avait 
rencontrées  pour  obtenir  la  permission  de  visiter  les  possessions  espagnoles, 
si  ce  peuple  était  jaloux  de  voir  des  étrangers  pénétrer  sur  son  territoire. 
Bientôt  entouré  par  un  détachement  de  soldats  espagnols,  le  major  Pike  fut 
fait  prisonnier  avec  tous  ses  hommes  et  conduit  à  Santa-Fé.  La  vue  de  leurs 
vêtements  en  lambeaux  et  de  leurs  visages  émaciés,  leur  aspect  misérable,  ne 
témoignaient  pas  en  faveur  des  Américains,  que  les  Espagnols  prirent  tout 
d'abord  pour  des  sauvages.  Cependant,  l'erreur  une  fois  reconnue,  Pike  et  son 
détachement  furent  conduits  à  travers  les  provinces  intérieures  jusqu'à  la 
Louisiane,  et  ils  arrivèrent,  le  1er  juillet  1807,  à  Nachitoches. 

La  fin  malheureuse  de  cette  expédition  ralentit  pendant  quelque  temps  le 
zèle  du  gouvernement,  mais  non  pas  celui  des  simples  particuliers,  négociants 
ou  chasseurs,  tous  les  jours  plus  nombreux  dans  le  pays.  Plusieurs  même  tra- 
versèrent l'Amérique  de  part  en  part,  du  Canada  au  Pacifique.  Parmi  ces  voya- 
geurs isolés,  il  convient  de  citer  plus  particulièrement  Daniel  Williams  Harmon, 
associé  de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest,  qui,  voyageant  entre  les  -47e  et  58e  de- 
grés de  latitude  nord,  vit  les  lacs  Huron,  Supérieur,  des  Pluies,  des  Bois,  Mani- 
toba,  Winnipèg,  Athabasca,  du  Grand-Ours,  et  arriva  jusqu'à  l'océan  Pacifique. 

La  Compagnie  de  fourrures  d'Astoria,  établissement  situé  à  l'embouchure  de 
la  Colombia,  fit  aussi  beaucoup  pour  l'exploration  et  la  traversée  des  montagnes 
Rocheuses. 

Quatre  associés  de  cetle  Compagnie,  partis  d'Astoria  au  mois  de  juin  1812, 
avaient  remonté  la  Colombia,  traversé  les  montagnes  Rocheuses,  et,  prenant 
leur  route  à  l'est-sud-est,  après  avoir  atteint  à  l'une  des  sources  de  la  Platte, 
sur  laquelle  ils  étaient  descendus  jusqu'au  Missouri  à  travers  un  pays  que  per- 
sonne n'avait  exploré  avant  eux,  ils  étaient  arrivés  à  Saint-Louis,  le  30  mai  1813. 

En  1811,  une  autre  expédition,  composée  de  soixante  hommes,  quittant  Saint- 
Louis,  avait  remonté  le  Missouri  jusqu'aux  villages  des  Ricaras;  après  avoir 
éprouvé  de  grandes  privations  et  perdu  plusieurs  hommes  par  le  manque  de 
nourriture  et  par  suite  de  fatigues,  elle  était  parvenue  à  Astoria  au  commence- 
ment de  1812. 

Ces  voyages  n'avaient  pas  eu  seulement  pour  résultat  la  reconnaissance  topo- 
graphique du  terrain,  ils  avaient  amené  des  découvertes  bien  singulières  et  tout 
à  fait  imprévues.  C'est  ainsi  que  dans  la  vallée  de  l'Ohio,  depuis  le  pays  des 
Illinois  jusqu'au  Mexique,  on  avait  rencontré  des  ruines  et  des  fortifications  ou 


LES  EXPLORATIONS  AMÉRICAINES.  187 

retranchements  garnis  de  fossés  et  d'espèces  de  bastions,  dont  plusieurs  cou- 
vraient cinq  ou  six  acres  de  terrain.  A  quelle  nation  attribuer  ces  travaux,  qui 
dénotaient  une  civilisation  bien  supérieure  à  celle  des  Indiens?  Problème  diffi- 
cile, dont  la  solution  n'est  pas  encore  trouvée. 

Déjà  des  philologues  et  des  historiens  s'inquiétaient  de  la  disparition  dos  tribus 
indiennes,  qui  n'avaient  jusqu'alors  été  observées  que  superficiellement,  et  ils 
regrettaient  qu'elles  se  fussent  éteintes,  sans  qu'on  eût  étudié  les  langues 
qu'elles  parlaient.  La  connaissance  de  ces  langues,  comparées  avec  celles  de 
l'ancien  monde,  aurait  peut-être  fourni  quelque  indice  inattendu  sur  l'origine 
de  ces  tribus  errantes.  En  même  temps,  on  commençait  à  étudier  la  flore  et  la 
géologie  du  pays,  science  qui  réservait  aux  futurs  explorateurs  de  si  merveil- 
leuses surprises. 

Il  était  trop  important  pour  le  gouvernement  des  États-Unis  de  procéder 
rapidement  à  la  reconnaissance  des  vastes  territoires  qui  le  séparaient  du  Paci- 
fique, pour  qu'il  s'abstînt  longtemps  d'organiser  une  nouvelle  expédition. 

Le  secrétaire  d'État  de  la  guerre  chargea,  en  1809,  le  major  Long  d'explorer  la 
contrée  située  entre  le  Mississipi  et  les  montagnes  Rocheuses,  de  reconnaître  le 
cours  du  Missouri  et  de  ses  principaux  affluents,  de  fixer  par  des  observations 
astronomiques  les  points  les  plus  remarquables,  d'étudier  les  tribus  indiennes, 
de  décrire  enfin  tout  ce  que  l'aspect  du  pays  et  les  productions  des  trois  règnes 
y  présenteraient  d'intéressant. 

Partie  de  Pittsburg,  le  5  mai  1819,  sur  le  bateau  à  vapeur  l'Ingénieur  Occi- 
dental, l'expédition  arriva,  le  30  mai  suivant,  au  confluent  de  l'Ohio  avec  le 
Mississipi,  qu'elle  remonta  jusqu'à  Saint-Louis. 

Le  29  juin  était  reconnue  l'embouchure  du  Missouri.  Pendant  le  mois  de 
juillet,  M.  Say,  chargé  des  observations  zoologiques,  parcourut  le  pays  jusqu'au 
fort  Osage,  où  il  fut  rejoint  par  le  bateau.  Le  major  Long  profita  de  son  séjour  en 
cet  endroit  pour  envoyer  un  parti  reconnaître  la  contrée  entre  le  Kansas  et  la 
Platte;  mais  ce  détachement,  attaqué  et  pillé,  dut  rebrousser  chemin,  après 
s'être  vu  enlever  ses  chevaux. 

Lorsqu'elle  eut  reçu,  à  l'île  aux  Vaches,  un  renfort  de  quinze  hommes  de 
troupe,  l'expédition  gagna,  le  19  septembre,  le  fort  Lisa,  près  de  Council-Bluff, 
où  elle  prit  ses  quartiers  d'hiver.  Violemment  attaqués  du  scorbut,  les  Améri- 
cains, qui  ne  possédaient  aucun  remède  contre  cette  terrible  maladie,  per- 
dirent cent  hommes,  c'est-à-dire  à  peu  près  le  tiers  de  leur  effectif. 

Le  major  Long,  qui,  pendant  ce  temps,  avait  gagné  Washington  avec  un  canot, 
rapportait  l'ordre  de  discontinuer  le  voyage  le  long  du  Missouri  et  de  passer 


J88  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

aux  sources  de  la  Platte,  pour,  de  là,  gagner  le  Mississipi  par  l'Arkansas  et  la 
rivière  Rouge. 

Le  G  juin,  les  explorateurs  quittèrent  donc  le  cantonnement  des  Ingénieurs, 
ainsi  qu'ils  avaient  appelé  leurs  quartiers  d'hiver,  et  ils  remontèrent  pendant 
plus  de  cent  milles  la  vallée  de  la  Platte.  aux  prairies  herbeuses,  peuplées  d'im- 
menses troupeaux  de  bisons  et  de  daims,  qui  leur  fournirent  des  vivres  en 
abondance 

A  ces  prairies  sans  limites,  dont  pas  un  coteau  ne  vient  rompre  la  monotonie, 
succède  un  désert  de  sable,  qui  s'élève  en  pente  douce,  sur  un  espace  de  près  de 
quatre  cents  milles,  jusqu'aux  montagnes  Rocheuses.  Coupé  de  barrancas  à  pic, 
de  canons  et  de  gorges  au  fond  desquelles  murmure,  sous  une  végétation  rabou- 
grie ot  rare,  quelque  maigre  ruisseau,  ce  désert  n'a  d'autres  végétaux  que  les 
cactus  aux  dards  pointus  et  redoutables. 

Le  G  juillet,  l'expédition  avait  atteint  le  pied  des  montagnes  Rocheuses.  Le 
docteur  James  en  escalada  l'un  des  pics,  auquel  il  donna  son  nom,  et  qui  s'élève 
à  11,500  pieds  au-dessus  de  la  mer. 

«  Du  sommet  de  ce  pic,  dit  le  botaniste,  le  regard  embrasse,  au  nord-ouest 
et  au  sud-ouest,  d'innombrables  montagnes  toutes  blanchies  de  neige  :  les  plus 
éloignées  en  sont  revêtues  jusqu'à  leur  base.  Immédiatement  sous  nos  pieds, 
à  l'ouest,  gisait  l'étroite  vallée  de  l'Arkansas,  dont  nous  pouvions  suivre  le  cours 
vers  le  nord-ouest  à  plus  de  soixante  milles.  Sur  le  versant  nord  de  la  montagne 
était  une  niasse  énorme  de  neige  et  de  glace;  à  l'est  s'étendait  la  grande  plaine, 
s' élevant  à  mesure  qu'elle  s'éloignait,  jusqu'à  ce  que,  à  l'extrémité  de  l'horizon, 
elle  semblât  se  confondre  avec  le  ciel.  » 

En  cet  endroit,  l'expédition  se  divisa  en  deux  partis.  L'un,  aux  ordres  du  major 
Long,  devait  se  diriger  vers  les  sources  de  la  rivière  Rouge;  l'autre,  commandé 
par  le  capitaine  Bell,  allait  descendre  l'Arkansas  jusqu'au  port  Smith.  Les 
deux  détachements  se  séparèrent  le  24  juillet.  Le  premier,  trompé  par  les  ren- 
seignements que  lui  donnèrent  les  Indiens  Kaskaias  et  par  l'inexactitude  des 
cartes,  prit  la  Canadienne  pour  la  rivière  Rouge,  et  ne  s'aperçut  de  son  erreur 
qu'en  arrivant  au  confluent  de  cette  rivière  avec  l'Arkansas.  Ces  Kaskaias  étaient 
bien  les  plus  misérables  des  sauvages;  mais,  intrépides  cavaliers,  ils  excel- 
laient à  capturer  avec  le  lacet  ces  sauvages  «  mustangs  »,  descendants  des  che- 
vaux importes  au  Mexique  par  les  conquérants  espagnols. 

Le  second  détachement  s'était  vu  abandonné  par  quatre  soldats,  qui  avaient 
emporté,  avec  quantité  d'effets  précieux,  les  journaux  de  voyage  de  Say  et  du 
lieutenant  Swift. 


LES  EXPLORATIONS  AMÉRICAINES  18!) 


Les  deux  partis  avaient  eu,  d'ailleurs,  à  souffrir  du  manque  de  provisions  dans 
ces  déserts  recouverts  d'une  couche  de  sable,  dont  les  fleuves  ne  charrient 
qu'une  eau  saumàtre  ou  bourbeuse. 

L'expédition  rapportait  à  Washington  une  soixantaine  de  peaux  d'animaux 
sauvages,  plusieurs  milliers  d'insectes,  dont  cinq  cents  nouveaux',  un  herbier  de 
quatre  ou  cinq  cents  plantes  inconnues,  de  nombreuses  vues  du  pays  et  les 
matériaux  d'une  carte  des  contrées  parcourues. 

Le  commandement  d'une  nouvelle  expédition  fut  donné,  en  1828,  au  même 
major  Long,  dont  les  services  avaient  été  vivement  appréciés.  Quittant  Phila- 
delphie au  mois  d'avril,  il  se  rendit  sur  l'Ohio,  traversa  l'État  qui  porte  ce  nom, 
les  États  d'Indiana  et  des  Illinois.  Après  avoir  atteint  le  Mississipi,  il  le  remonta 
jusqu'à  l'embouchure  de  la  rivière  Saint-Pierre,  autrefois  visitée  par  Carver, 
et,  depuis,  par  le  baron  La  Hontan.  Long  la  suivit  jusqu'à  sa  source,  rencontra 
le  lac  Travers,  gagna  le  lac  Winnipeg,  explora  la  rivière  du  même  nom  vit  le 
lac  des  Bois,  celui  des  Pluies,  et  arriva  au  plateau  qui  sépare  le  bassin  de  la 
baie  d'Hudson  de  celui  du  Saint-Laurent.  Il  avait  enfin,  par  le  lac  d'Eau  froide 
et  la  rivière  du  Chien,  atteint  le  lac  Supérieur. 

Bien  que  toutes  ces  localités  fussent,  depuis  de  longues  années,  parcourues 
par  les  coureurs  des  bois  canadiens,  par  les  trappeurs  et  les  chasseurs,  c'était 
la  première  fois  qu'une  expédition  officielle  les  visitait  avec  la  mission  d'en 
établir  la  carte.  Les  voyageurs  furent  frappés  par  la  beauté  des  contrées  ar- 
rosées par  Winnipeg.  Le  cours  de  ce  fleuve,  fréquemment  interrompu  par  des 
rapides  et  des  cascades  de  l'effet  le  plus  pittoresque,  coule  entre  deux  murailles 
à  pic  de  roches  de  granit,  coiffées  de  verdure.  La  beauté  de  ces  paysages,  suc- 
cédant à  la  monotonie  des  plaines  et  des  savanes  qu'ils  avaient  traversées  jus- 
qu'alors, remplirent  les  voyageurs  d'admiration. 

L'exploration  du  Mississipi,  abandonnée  depuis  l'exploration  de  Montgomery 
Pike,  fut  reprise  en  1820  par  le  général  Cass,  gouverneur  du  Michigan.  Parti 
de  Détroit,  à  la  fin  de  mai ,  avec  une  suite  de  vingt  hommes  rompus  au 
métier  de  coureur  des  bois,  il  gagna  le  haut  Mississipi,  après  avoir  visité  les 
lacs  Huron,  Supérieur  et  Sandy.  Son  escorte,  épuisée,  dut  camperen  cet  endroit, 
tandis  qu'il  reprenait  en  canot  l'exploration  du  fleuve.  Pendant  cent  cinquante 
milles,  le  Mississipi  coulait  avec  rapidité  et  sans  obstacles;  mais,  à  cette  dis- 
tance, son  lit  était  coupé  de  rapides,  pendant  une  douzaine  de  milles,  jusqu'à  la 
chute  de  Peckgama. 

Au-dessus  de  cette  cataracte,  le  courant,  beaucoup  moins  rapide,  serpentait  à 
travers  d'immenses  savanes  jusqu'au  lac  des  Sangsues.  Après  avoir  gagné  le 


190  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

lac  Winpipeg,  Cass  arriva,  le  21  juillet,  à  un  nouveau  lac,  qui  reçut  son  nom; 
mais  il  ne  voulut  pas  pousser  plus  loin  avec  les  faibles  ressources  qu'il  possédait 
en  munitions,  en  vivres  et  en  hommes. 

On  s'était  rapproché  de  la  source  du  Mississipi,  on  ne  l'avait  cependant  p?.s 
atteinte.  L'opinion  générale  était  que  le  fleuve  sortait  d'un  petit  lac,  situé  à 
soixante  milles  de  celui  de  Cass,  qui  portait  le  nom  de  lac  de  la  Biche.  Cepen- 
dant, ce  fut  seulement  en  1832,  tandis  que  le  général  Cass  était  secrétaire 
d'Etat  de  la  guerre,  qu'on  songea  à  résoudre  cet  important  problème. 

Le  commandement  d'une  expédition  de  trente  personnes,  dont  dix  soldats,  un 
officier  chargé  de  travaux  hydrographiques,  un  chirurgien,  un  géologue,  un 
interprète  et  un  missionnaire,  fut  donné  à  un  voyageur  nommé  Schoolcraft,  qui, 
l'année  précédente,  avait  exploré  le  pays  des  Chippeways,  au  nord-ouest  du  lac 
Supérieur. 

Schoolcraft.  parti  de  Sainte -Marie  le  7  juin  1832,  visita  les  tribus  du  lac 
Supérieur  et  entra  bientôt  dans  la  rivière  Saint-Louis.  Cent  cinquante  milles 
séparaient  alors  Schoolcraft  du  Mississipi.  Il  ne  lui  fallut  pas  moins  de  dix  jours 
pour  faire  ce  trajet,  à  cause  des  rapides  et  des  fondrières.  Le  3  juillet,  l'expédi- 
tion atteignait  la  factorerie  d'un  commerçant  nommé  Aitkin,  sur  le  bord  du 
fleuve,  et  y  célébrait,  le  lendemain,  l'anniversaire  de  l'indépendance  des  États- 
Unis. 

Deux  jours  plus  tard,  Schoolcraft  se  trouvait  en  face  de  la  chute  de  Peck- 
gama  et  campait  à  la  pointe  des  Chênes.  En  cet  endroit  le  fleuve  faisait  beaucoup 
de  détours  au  milieu  des  savanes  ;  mais  les  guides  conduisirent  l'expédition  par 
des  sentiers  qui  abrégèrent  considérablement  la  distance.  Le  lac  à  la  Crosse  et 
le  lac  Winnipeg  furent  ensuite  traversés,  et  Schoolcraft  arriva,  le  10  juillet, 
au  lac  Cass,  point  qui  n'avait  pas  encore  été  dépassé  par  les  explorateurs 
précédents. 

Un  parti  de  Chippeways  conduisit  les  voyageurs  au  camp  qu'ils  occupaient 
dans  une  île  du  lac.  Le  commandant,  sûr  des  dispositions  amicales  de  ces 
sauvages,  laissa  en  cet  endroit  une  partie  de  son  escorte,  ef,  accompagné  du 
lieutenant  Allen,  du  chirurgien  Houghton,  d'un  missionnaire  et  de  plusieurs 
sauvages,  il  partit  en  pirogue. 

Les  lacs  Tascodiac,  Travers,  furent  successivement  visités.  Un  peu  au  delà  de 
ce  dernier,  le  Mississipi  se  partage  en  deux  branches  ou  fourcbes.  Le  guide 
conduisit  Schoolcraft  par  celle  de  l'est,  et,  lui  faisant  franchir  les  lacs  Marquette, 
Lasalle  etKubbakunna,  il  l'amena  eu  confluent  de  la  Naiwa,  principal  tributaire 
de  cette  fourche,  qui  sort  d'un  lac  infesté  de  serpents  à  tête  cuivrée.  Enfin, 


LES  EXPLORATIONS  AMERICAINES.  191 

après  avoir  passé  par  le  petit  lac  Usawa,  l'expédition  atteignit  le  lac  Itasca, 
d'où  s'échappe  la  branche  itascane  ou  occidentale  du  Mississipi. 

Le  lac  Itasca,  ou  de  la  Biche,  —  comme  l'appelaient  les  Français,  —  n'a  {tas 
plus  de  sept  à  huit  milles  d'étendue,  et  il  est  entouré  de  collines,  que  vient 
assombrir  le  feuillage  foncé  des  pins.  11  serait  à  1,500  pieds  au-dessus  de 
l'Océan,  selon  Schoolcraft,  mais  il  ne  faut  pas  attacher  grande  importance 
à  ces  mesures,  car  le  commandant  n'avait  pas  d'instruments  à  sa  disposition. 

L'expédition  suivit,  pour  regagner  le  lac  de  Cass,  la  fourche  occidentale  et 
reconnut  les  principaux  affluents  de  cette  branche.  Schoolcraft  explora  ensuite 
les  Indiens  qui  fréquentaient  ces  contrées,  et  il  conclut  des  traités  avec  eux. 

En  résumé,  le  but  que  le  gouvernement  se  proposait  était  atteint,  et  le 
Mississipi  était  dès  lors  exploré  depuis  son  embouchure  jusqu'à  sa  source. 
L'expédition  rapportait  une  foule  de  détails  intéressants  sur  les  mœurs, 
les  usages,  l'histoire  et  la  langue  des  indigènes  ;  enfin,  l'histoire  naturelle  avait 
fourni  un  ample  contingent  d'espèces  nouvelles  et  peu  connues. 

Mais  l'activité  des  peuples  des  États-Unis  ne  se  bornait  pas  à  ces  explorations 
officielles.  Nombre  de  trappeurs  se  lançaient  à  travers  des  contrées  nouvelles. 
Pour  la  plupart  absolument  illettrés,  ils  ne  purent  faire  profiter  la  science  de 
leurs  découvertes.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  Jacques  Pattie,  qui  a  publié  le 
récit  de  ses  aventures  romanesques  et  de  ses  courses  périlleuses  dans  la  région 
qui  s'étend  entre  le  Nouveau-Mexique  et  la  Nouvelle-Californie.  En  descendant  le 
rio  Gila  jusqu'à  son  embouchure,  Pattie  a  visité  des  peuples  presque  ignorés, 
les  Jotans,  les  Eiotaros,  les  Papawars,  les  Mokees,  les  Yumas,  les  Mohawas,  les 
Nabahos,  etc.,  avec  lesquels  les  relations  avaient  toujours  été  des  plus  rares. 
Il  découvrit,  sur  les  bords  du  rio  Eiotario,  des  ruines  d'anciens  monuments, 
des  murs  de  pierre,  des  fossés  et  des  poteries,  et,  dans  les  montagnes  voisines, 
des  mines  de  cuivre,  de  plomb  et  d'argent. 

On  doit  également  un  curieux  journal  de  voyage  au  docteur  Willard,  qui, 
dans  un  séjour  de  trois  ans  dans  le  Nouveau- [Mexique,  visita  le  Rio-del-i\orte  de 
sa  source  à  son  embouchure. 

Enfin,  en  1831,  le  capitaine  Wyeth  et  son  frère  explorèrent  l'Orégon  et  la 
partie  voisine,  des  montagnes  Rocheuses. 

Depuis  le  voyage  de  Humboldt  au  Mexique,  les  explorateurs  se  succèdent  dans 
l'Amérique  centrale.  Bernasconi,  en  1787,  avait  découvert  les  ruines  de  Palen- 
qué,  aujourd'hui  fameuses;  Antonio  Del-Rio  en  avait  donné,  en  1822  une  des- 
cription détaillée,  qu'il  avait  même  accompagnée  de  quelques  dessins,  dus  au 
crayon  de  Frédéric  Waldeck,  futur  explorateur  de  cette  ville  morte. 


192 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


p  par- 1.  AfonCÂLt 


LES  EXPLORATIONS  AMÉRICAINES. 


193 


Vue  de  la  pyramide  de  Xochicaleo.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


Le  capitaine  Guillaume  Dupaix  et  le  dessinateur   Castaneda,  de  1803  à  1807 

avaient  fait  trois  voyages  successifs  dans  l'État  de  Chiapa  et  à  Palenqué,  et  le 

résultat  de  leurs  recherches  parut,  en  1830,  dans  un  magnifique  ouvrage,  dont 

les  dessins,  dus  à  Augnstine  Aglio,  ont  été  exécutés  aux  frais  de  lord  Kings- 
borough. 

Enfin,  en  1832,  Waldeck  séjournait  deux  ans  entiers  à  Palenqué,  y  faisait  des 
fouilles,  y  levait  les  plans,  coupes  et  élévations  des  monuments,  s'appliquait 
à  reproduire  les  hiéroglyphes  encore  inexpliqués  qui  les  recouvrent,  et  il  réu- 
nissait, aussi  bien  sur  l'histoire  naturelle  que  sur  les  mœurs  des  habitants, 
une  foule  de  renseignements  absolument  nouveaux. 

25 


194  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

11  faut  également  citer  le  colonel  don  Juan  Galindo,  l'explorateur  de  Pa- 
lenqué,  d'Utatlan,  de  Copan,  et  d'autres  cités  enfouies  au  fond  des  forêts  tro- 
picales. 

Après  le  long  'séjour  que  Humboldt  avait  fait  dans  l'Amérique  équinoxiale, 
l'essor  que  ses  explorations  semblaient  devoir  donner  aux  études  géographiques 
se  trouva  singulièrement  entravé  par  les  luttes  des  colonies  espagnoles  contre  leur 
métropole.  Cependant,  aussitôt  que  les  gouvernements  indigènes  eurent  acquis 
un  semblant  de  stabilité,  des  explorateurs  intrépides  s'élancèrent  à  travers  ce 
monde  qui  était  alors  véritablement  nouveau,  car  la  jalousie  ombrageuse  des 
Espagnols  l'avait  fermé  jusqu'alors  aux  investigations  des  savants. 

Des  naturalistes,  des  ingénieurs  parcourent  l'Amérique  méridionale  ou  vont 
s'y  établir.  Bientôt  même,  1817-1820,  les  gouvernements  d'Autriche  et  de 
Bavière  s'entendent  pour  envoyer  au  Brésil  une  expédition  scientifique,  à  la  tête 
de  laquelle  ils  placent  les  docteurs  Spix  et  de  Martius,  qui  recueillent  de  nom- 
breuses informations  sur  la  botanique,  l'ethnographie,  la  statistique  et  la  géo- 
graphie de  ces  contrées  si  peu  connues,  et  Martius  écrit  sur  la  flore  du  pays  un 
monumental  ouvrage.  Cette  publication,  faite  aux  frais  des  gouvernements 
d'Autriche  et  de  Bavière,  semble  un  des  modèles  du  genre. 

A]  la  même  époque,  les  recueils  spéciaux  :  les  Annales  des  voyages  de  Malte- 
Brun  et  le  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie,  pour  ne  citer  que  des  ouvrages 
français,  accueillent  avec  empressement  et  publient  toutes  les  communications 
qu'on  leur  adresse,  principalement  sur  le  Brésil  et  la  province  de  Minas  Geraës 

En  même  temps,  un  général  prussien,  le  major  général  prince  de  Wied- 
Neuwied,  à  qui  la  paix  de  1815  avait  créé  des  loisirs,  s'adonnait  à  l'étude  des 
s  uences  naturelles,  de  la  géographie  et  de  l'histoire.  De  plus,  en  compagnie  des 
naturalistes  Freirciss  et  Sellow,  il  exécutait  un  voyage  d'exploration  dans  les 
provinces  intérieures  du  Brésil,  et  s'occupait  tout  spécialement  de  l'histoire 
naturelle  et  delà  zoologie. 

Quelques  années  plus  tard,  en  1836,  c'était  le  naturaliste  français  Alcide  d'Or- 
bigny,  déjà  célèbre  quoique  encore  bien  jeune,  qui  recevait  de  l'administration 
du  Muséum  une  mission  relative  à  l'histoire  naturelle  de  l'Amérique  méridio- 
nale. Pendant  huit  années  consécutives  d'Orbigny  parcourut  le  Brésil,  l'Uruguay, 
la  République  Argentine,  la  Patagonie,  le  Chili,  la  Bolivie  et  le  Pérou. 

«  Un  tel  voyage,  ditDamour  dans  le  discours  qu'il  prononça  aux  funérailles 
de  d'Orbigny,  un  tel  voyage,  poursuivi  dans  des  contrées  si  diverses  par  leurs 
productions,  par  leur  climat,  par  la  nature  de  leur  sol  et  par  les  mœurs  de  leurs 
habitants,  présente  à  chaque  pas  de  nouveaux  périls.  D'Orbigny,  doué  d'une 


LES  EXPLORATIONS  AMÉRICAINES.  i9o 


forte  constitution  et  d'une  ardeur  infatigable,  surmonta  des  obstacles  qui  eus- 
sent rebuté  bien  des  voyageurs.  Arrivé  dans  les  froides  régions  de  la  Patagonie, 
au  milieu  de  sauvages  peuplades  constamment  en  guerre,  il  se  vit  contraint  de 
prendre  parti  et  de  combattre  dans  les  rangs  d'une  des  tribus  qui  lui  avaient 
donné  l'hospitalité.  Heureusement  pour  l'intrépide  savant ,  la  victoire  s'étant 
déclarée  de  son  côté,  lui  rendit  le  loisir  de  continuer  sa  route.  » 

Les  résultats  de  si  longues  recherches  exigèrent,  pour  être  mis  en  œuvre, 
treize  années  d'un  travail  acharné.  Cet  ouvrage,  qui  touche  à  presque  toutes  les 
sciences,  laisse  bien  loin  derrière  lui  ce  qui  avait  été  publié  sur  l'Amérique 
méridionale.  L'histoire,  l'archéologie,  la  zoologie,  la  botanique  y  tiennent  une 
place  d'honneur;  mais  la  plus  importante  division  de  cet  ouvrage  encyclopédique 
est  celle  qui  est  consacrée  à  l'Homme  américain.  Là,  l'auteur  a  rassemblé  tous 
les  documents  qu'il  avait  recueillis  par  lui-même,  analysé  et  critiqué  ceux  qui 
lui  venaient  de  seconde  main,  sur  les  caractères  physiologiques,  sur  les  mœurs, 
les  langues  et  les  religions  de  l'Amérique  du  Sud.  Un  ouvrage  de  cette  valeur 
devrait  suffire  à  immortaliser  le  nom  du  savant  français,  et  fait  le  plus  grand 
honneur  à  la  nation  qui  le  compte  au  nombre  de  ses  enfants. 


FIX    DE    LA    PREMIÈRE    PARTIE 


DEUXIÈME  PARTIE 


CHAPITRE  I 

LES     CIRCUMNAVIGATEURS     ÉTRANGERS 

Lo  commerce  des  fourrures  en  Russie.  —  Krusenstern  reçoit  le  commandement  d'une  expé- 
dition. —  Nouka-Hiva.  —  Nangasaki.  —  Reconnaissance  de  la  côte  du  Japon.  —  Iéso.  —  Les 
Aïnos.  —  Saghalien.  —  Retour  en  Europe.—  Otto  de  Kotzebue.  —  Relâche  à  l'île  de 
Pâques.  —  Penrhyn.  —L'archipel  Radak.  —  Retour  en  Russie.  —  Second  voyage.  —  Chan- 
gements arrivés  à  Taïti  et  aux  Sandwich.  —  Voyage  de  Beechey.  —  L'île  de  Pâques.— 
Pitcairn  et  les  révoltés  de  la  Bounty.  —  Les  Pomotou.  —  Taïti  et  les  Sandwich.  —  Les 
îles  Bonin-Sima.  —  Lûtke.  —  Les  Quebradas  de  Valparaiso.  —  La  semaine  sainte  au  Chili. 

—  La  NouveUe-Arkhangel.  —  Les  Kaloches.  —  Ouna-Lachka.  —  L'archipel  des  Carolines. 

—  Les  pirogues  des  Carolins.  —  Guaham,  île  déserte.  -  Beauté  et  utilité  des  îles  Bonin- 

Sima.  —  Les  Tchouktchis,  leurs  mœurs  et  leurs  jongleurs.  —  Retour  en  Russie. 

Avec  le  xixe  siècle,  les  Russes  commencent  à  se  joindre  aux  voyages  qui  s'ac- 
complissent autour  du  monde.  Jusqu'alors,  le  champ  de  leurs  explorations  s'est 
presque  entièrement  concentré  dans  l'Asie,  et  Ton  ne  compte  guère  parmi  leurs 
marins  que  Behring,  Tchirikoff,  Spangberg,  Laxman,  Krenitzin  et  Sarytcheff. 
Ce  dernier  prit  une  part  considérable  au  voyage  de  l'anglais  Billings,  voyage  qui 
fut  loin  de  produire  les  résultats  qu'on  était  en  droit  d'attendre  des  dix  années 
qui  y  furent  consacrées  et  des  dépenses  considérables  dont  il  avait  été  l'objet. 

C'est  à  Adam  Jean  de  Krusenstern  que  revient  l'honneur  d'avoir,  le  premier 
de  tous  les  Russes,  fait  le  tour  du  monde  dans  un  but  scientifique  et  avec  une 
mission  du  gouvernement. 

Né  en  1770,  Krusenstern  entrait,  en  1793,  dans  la  marine  anglaise.  Soumis, 
pendant  six  ans,  à  cette  rude  école  qui  comptait  alors  les  plus  habiles  marins  du 
globe,  il  revenait  dans  sa  patrie  avec  une  parfaite  connaissance  du  métier,  et 
des  idées  singulièrement  développées  sur  le  rôle  que  la  Russie  pouvait  jouer 
dans  l'Asie  orientale. 

Pendant  un  séjour  de  deux  ans  à  Canton,  en  1798  et  1799,  Krusenstern  avait 
été  témoin  des  résultats  merveilleux  qu'avaient  obtenus  quelques  négociants 
anglais  dans  la  vente  des  fourrures  qu'ils  allaient  chereber  sur  les  côtes  nord- 
ouest  de  l'Amérique  russe. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  197 

Ce  commerce  n'avait  pris  naissance  que  depuis  le  troisième  voyage  de  Cook,  et 
les  Anglais  y  avaient  déjà  réalisé  d'immenses  bénéfices  au  détriment  des  [lusses, 
qui.  jusqu'alors,  avaient  alimenté  parterre  les  marchés  de  la  Chine. 

Cependant,  un  Russe,  nommé  Chclikoff,  avait  formé,  en  1785,  une  compagnie 
qui,  s'établissant  sur  l'île  Kodiak,  à  égale  distance  de  l'Amérique,  du  Kamtchatka 
et  des  îles  Aléoutiennes,  ne  tarda  pas  à  prendre  un  développement  considérable. 
Le  gouvernement  comprit  alors  tout  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de  contrées  jus- 
que-là considérées  comme  déshéritées,  et  il  dirigea  vers  le  Kamtchatka,  à  tra- 
vers la  Sibérie,  des  renforts,  des  provisions  et  des  matériaux. 

Krusenstern  n'avait  pas  tardé  à  se  rendre  compte  de  l'insuffisance  de  ces 
secours,  de  l'inhabileté  des  pilotes,  et  de  l'insécurité  des  cartes  dont  les  erreurs 
amenaient  tous  les  ans  la  perte  de  plusieurs  navires,  sans  parler  du  pré- 
judice qu'un  voyage  de  deux  ans  apportait  au  transport  des  fourrures  jusqu'à 
Okotsk  et,  de  là,  à  Kiakhta. 

Les  idées  les  meilleures  étant  toujours  les  plus  simples,  c'est  à  celles-là  qu'on 
songe  en  dernier  lieu.  Krusenstern  fut  donc  le  premier  à  démontrer  l'impérieuse 
nécessité  d'aller,  directement  et  par  mer,  des  îles  Aléoutiennes,  lieu  de  pro- 
duction, à  Canton,  marché  le  plus  suivi. 

A  son  retour  en  Russie,  Krusenstern  avait  essayé  de  faire  partager  ses  vues 
par  le  comte  Koucheleff,  ministre  de  la  marine,  mais  la  réponse  qu'il  reçut 
lui  ôta  toule  espérance.  Ce  ne  fut  que  lors  de  l'avènement  d'Alexandre  Ier, 
quand  l'amiral  Mordvinoff  prit  le  portefeuille  de  la  marine,  qu'il  se  vit  en- 
couragé. 

Bientôt  même,  sur  les  conseils  du  comte  Romanof,  Krusenstern  fut  chargé 
par  l'empereur  d'exécuter  lui-même  les  plans  qu'il  avait  proposés.  Le  7  août 
1802,  il  reçut  le  commandement  de  deux  vaisseaux  destinés,  à  explorer  la  côte 
nord-ouest  de  l'Amérique. 

Mais  si  le  chef  de  l'expédition  était  nommé,  les  officiers  et  les  matelots  qui 
devaient  le  suivre  n'étaient  pas  choisis,  et  quant  aux  vaisseaux,  il  fallait  re- 
noncer à  les  trouver  dans  l'empire  russe.  On  n'en  rencontra  pas  davantage  à 
Hambourg.  Ce  fut  seulement  à  Londres  que  le  capitaine  Lisianskoï,  futur 
second  de  Krusenstern,  et  le  constucteur  Kasoumoff,  réussirent  à  se  procurer 
deux  bâtiments,  qui  leur  parurent  à  peu  près  propres  au  but  qu'on  se  proposait. 
Ils  reçurent  les  noms  de  Nadiejeda  et  de  Neva. 

Sur  ces  entrefaites,  le  gouvernement  résolut  de  profiter  de  cette  expédition 
pour  envoyer  au  Japon  un  ambassadeur,  M.  de  Besanoff,  avec  une  nombreuse 
suite  et  de  magnifiques  présents  destinés  au  souverain  du  pays. 


198  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Le  4  août  1803,  les  deux  bâtiments,  complètement  arrimés  et  portant  cent 
trente-quatre  personnes,  quittèrent  la  rade  de  Cronstadt.  Ils  firent  à  Copenhague 
et  à  Falmouth  des  stations  rapides,  afin  de  remplacer  une  partie  des  salai- 
sons achetées  à  Hambourg  et  de  calfater  la  Nadiejeda,  dont  les  coutures  s'étaient 
ouvertes  pendant  un  gros  temps  qui  assaillit  l'expédition  dans  la  mer  du 
Nord. 

Après  une  courte  relâche  aux  Canaries,  Krusenstern  chercha  vainement, 
comme  l'avait  fait  La  Pérouse, l'île  Ascençao,  sur  l'existence  de  laquelle  le  sopi- 
nions  étaient  partagées  depuis  trois  cents  ans.  Puis,  il  rallia  le  cap  Frio,  dont 
il  ne  put  fixer  exactement  la  position,  malgré  le  vif  désir  qu'il  en  avait,  car  les 
relations  et  les  cartes  les  plus  récentes  variaient  entre  23°  06'  et  22°  34'.  Après 
avoir  eu  connaissance  de  la  côte  du  Brésil,  il  donna  entre  les  îles  de  Gai  et  d'Al- 
varado  passage  à  tort  signalé  comme  dangereux  par  La  Pérouse.  et  entra,  le 
21  décembre  1803,  à  Sainte-Catherine. 

La  nécessité  de  remplacer  le  grand  mât  et  le  mât  de  misaine  de  la  Neva  arrêta, 
pendant  cinq  semaines,  Krusenstern  dans  cette  île,  où  il  reçut  des  autorités  por- 
tugaises l'accueil  le  plus  empressé. 

Le  4  février,  les  deux  bâtiments  purent  reprendre  leur  voyage,  ils  étaient 
préparés  à  affronter  les  dangers  de  la  mer  du  Sud  et  à  doubler  le  cap  Horn, 
cet  effroi  des  navigateurs. 

Si  le  temps  fut  constamment  beau  jusqu'à  la  hauteur  de  la  Terre  des  États, 
par  contre,  à  des  coups  de  vent  d'une  violence  extrême,  à  des  rafales  de  grêle 
et  de  neige,  succédèrent  des  brouillards  épais  avec  des  lames  extrêmement  hautes 
et  une  grosse  houle  qui  fatiguait  les  bâtiments.  Le  24  mars,  pendant  une  brunie 
opaque,  un  peu  au-dessus  de  l'embouchure  occidentale  du  détroit  de 
Magellan,  les  deux  navires  se  perdirent  de  vue.  Ils  ne  devaient  plus  se  re- 
trouver qu'à  Nouka-IIiva. 

Krusenstern,  après  avoir  renoncé  à  toucher  à  l'île  de  Pâques,  gagna  l'archipel 
des  3Iarquises  ou  Mendocines,  et  détermina  la  position  des  îles  Fatougou  et 
Ouahouga,  nommées  Washington  par  Ingraham,  capitaine  américain,  et  dé- 
couvertes en  1791,  peu  de  semaines  avant  le  capitaine  Marchand,  qui  les  appela 
îles  de  la  Révolution.  Il  vit  Hiva-Hoa,  la  Doniinica  de  Mendana,  et  rencontra  à 
Nouka-Hiva  un  Anglais  du  nom  de  Roberts  et  un  Français  appelé  Cabri,  qui, 
par  leur  connaissance  de  la  langue,  lui  rendirent  d'importants  services. 

Les  événements  que  relatent  cette  relâche  n'offrent  pas  grand  intérêt.  Le 
récit  de  ceux  que  relatent  les  voyages  de  Cook  peut  s'appliquer  à  celui  de 
Krusenstern.  Mêmes  détails  sur  l'incontinence  aussi  absolue  qu'inconsciente 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ETRANGERS.  190 

des  femmes,  sur  l'étendue  des  connaissances  agricoles  des  naturels,  sur  leur 
avidité  pour  les  instruments  de  fer. 

On  n'y  rencontre  aucune  observation  qui  n'ait  été  faite  par  les  voyageurs 
précédents,  sinon  l'existence  de  plusieurs  sociétés  dont  le  roi  ou  ses  parents, 
des  prêtres  ou  des  guerriers  distingués  sont  les  chefs,  à  condition  de  nourrir 
leurs  sujets  en  temps  de  disette.  A  notre  avis,  cette  institution  rappellerait  celle 
des  clans  de  l'Ecosse,  ou  des  tribus  indiennes  de  l'Amérique.  Telle  n'est  pas 
l'opinion  de  Krusenstern,  qui  s'exprime  ainsi  : 

«  Les  membres  de  ce  club  se  reconnaissent  à  différentes  marques  tatouées  sur 
leur  corps.  Ceux  du  club  du  roi,  par  exemple,  au  nombre  de  vingt-six,  ont  sur 
la  poitrine  un  carré  long  de  six  pouces,  et  large  de  quatre.  Roberts  en  faisait 
partie.  Celui-ci  m'assura  qu'il  ne  serait  jamais  entré  dans  cette  société,  si  la 
faim  ne  l'y  eût  forcé.  Sa  répugnance  me  paraissait  cependant  impliquer  contra- 
diction, puisque,  non  seulement  tous  ceux  qui  composent  une  pareille  société 
sont  libres  de  toute  inquiétude  pour  leur  nourriture,  mais  que,  de  son  aveu 
même,  les  insulaires  regardent  comme  un  honneur  d'y  être  admis.  Je  soupçonnai 
donc  que  cette  distinction  entraîne  la  perte  d'une  partie  de  la  liberté.  » 

Une  reconnaissance  des  environs  d'Anna- Maria  fit  découvrir  le  port  de 
Tchitchagoff,  dont  l'entrée  est  difficile,  il  est  vrai,  mais  dont  le  bassin  est  si  bien 
enfermé  dans  les  terres  que  la  tempête  la  plus  violente  ne  pourrait  agiter 
ses  eaux. 

L'anthropophagie  était  encore  florissante  à  Nouka-Hiva,  au  moment  de  la 
visite  de  Krusenstern.  Cependant,  cet  explorateur  ne  raconte  pas  avoir  été 
témoin  de  scènes  de  ce  genre. 

En  somme,  Krusenstern  fut  accueilli  avec  affabilité  par  un  roi  qui  paraissait 
n'avoir  pas  grande  autorité  sur  ce  peuple  de  cannibales,  adonnés  aux  vices 
les  plus  révoltants. 

Il  avoue  qu'il  aurait  emporté  de  ces  insulaires  l'opinion  la  plus  favorable,  s'il 
n'eût  rencontré  les  deux  Européens  en  question,  dont  les  témoignages  éclairés 
et  désintéressés  furent  en  complet  accord. 

«  Nous  n'avons  éprouvé  de  la  part  des  Noukahiviens,  dit  le  navigateur  russe, 
que  d'excellents  procédés;  ils  se  sont  toujours  conduits  avec  la  plus  grande 
honnêteté  dans  leur  commerce  d'échange  avec  nous  ;  ils  commençaient  toujours 
par  livrer  leurs  cocos  avant  de  recevoir  notre  fer.  Si  nous  avions  besoin  de  bois 
ou  d'eau,  ils  étaient  toujours  prêts  à  nous  aider.  Nous  n'avons  eu  que  très 
rarement  à  nous  plaindre  du  vol,  vice  si  commun  et  si  répandu  dans  toutes  les 
les  de  cet  océan.  Toujours  gais  et  contents,  la  bonté  paraissait  peinte  sur  leur 


200 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Néo-Zolandais.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.} 


gure...  Les  deux  Européens  que  nous  avons  trouvés  à  Nouka-Hiva,  et  qui  avaient 
vécu  plusieurs  années  dans  cette  île,  se  sont  accordés  à  dire  que  les  habitants 
sont  dépravés,  barbares,  et,  sans  excepter  même  les  femmes,  cannibales  dans 
toute  l'étendue  du  terme;  que  leur  air  de  gaieté  et  de  bonté,  qui  nous  a  si  fort 
trompés,  ne  leur  est  pas  naturel  ;  que  la  crainte  de  nos  armes  et  l'espérance 
du  gain,  les  avaient  seules  empêchés  de  donner  un  libre  cours  à  leurs  passions 
féroces.  Ces  Européens  décrivirent,  comme  témoins  oculaires,  avec  les  plus 
grands  détails,  des  scènes  affreuses  qui  avaient  lieu  presque  tous  les  jours 
chez  ce  peuple,  surtout  en  temps  de  guerre.  Ils  nous  racontèrent  avec  quelle 
rage  ces  barbares  tombent  sur  leur  proie,  lui  coupent  la  tête,  sucent,  avec  une 


LES  CIRGUMNAVIGATEURS   ÉTRANGERS. 


201 


Type  Aïnos.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


horrible  avidité,  le  sang  par  une  ouverture  qu'ils  font  au  crâne  et  achèvent 
ensuite  leur  détestable  repas.  J'ai  d'abord  refusé  de  croire  à  ces  horreurs,  et 
regardé  ces  rapports  comme  fort  exagérés.  Mais  ces  récits  reposent  sur  la  dépo- 
sition de  deux  hommes  qui  ont  été,  pendant  plusieurs  années,  non  seulement 
témoins,  mais  encore  acteurs  dans  ces  scènes  abominables.  Ces  deux  hommes 
étaient  ennemis  jurés,  et  cherchaient,  en  se  calomniant  mutuellement,  à  se 
mettre  plus  en  crédit  dans  notre  esprit.  Jamais,  cependant,  ils  ne  se  sont  con- 
tredits sur  ce  point.  D'ailleurs,  les  récits  de  ces  deux  Européens  s'accordent 
parfaitement  avec  les  divers  indices  qui  nous  ont  frappés  pendant  notre  court 
séjour.  Chaque  jour,  les  Noukahiviens  nous  apportaient  une  quantité  de  crânes 

26 


202  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIECLE. 


à  vendre;  leurs  armes  étaient  toutes  ornées  de  cheveux.  Des  ossements  humains 
décoraient,  à  leur  manière,  une  grande  partie  de  leurs  meubles.  Ils  nous  fai- 
saient connaître  aussi,  par  leurs  pantomimes,  leur  goût  pour  la  chair 
humaine.  » 

Il  y  a  lieu  de  regarder  le  tableau  comme  chargé.  Entre  l'optimisme  de  Cook 
et  de  Forster  et  les  déclarations  des  deux  Européens,  dont  l'un  au  moins  était 
fort  peu  estimable,  puisqu'il  avait  déserté,  doit  se  trouver  la  vérité. 

Et  nous-mêmes,  avant  d'avoir  atteint  la  civilisation  très  raffinée  dont  nous 
jouissons  aujourd'hui,  n'avons-nous  pas  parcouru  tous  les  degrés  de  l'échelle? 
A  l'époque  de  l'âge  de  pierre,  nos  mœurs  étaient-elles  supérieures  à  celles  des 
sauvages  de  l'Océanie? 

Ne  reprochons  donc  pas  à  ces  représentants  de  l'humanité  de  n'avoir  pu 
s'élever  plus  haut  qu'ils  ne  l'ont  fait.  Ils  n'ont  jamais  constitué  un  corps  de 
nation.  Épars  sur  l'immense  océan,  divisés  en  petites  peuplades,  sans  ressources 
agricoles  ou  minérales,  sans  relations,  sans  besoins,  en  raison  du  climat  sous 
lequel  ils  vivent,  ils  ont  été  forcés  de  rester  stationnaires  ou  de  ne  développer 
que  certains  petits  côtés  des  arts  ou  de  l'industrie.  Et  cependant,  combien  de 
fois  leurs  étoffes,  leurs  instruments,  leurs  canots,  leurs  filets,  n'ont-ils  pas  fait 
l'admiration  des  voyageurs! 

Le  18  mai  1804,  la  Nadir  jeda  et  la  Neva  quittèrent  Nouka-Hiva  et  firent  voile 
pour  les  îles  Sandwich,  où  Krusenstern  avait  résolu  de  s'arrêter,  afin  de  s'ap- 
provisionner de  vivres  frais,  ce  qu'il  n'avait  pu  faire  à  Nouka-Hiva,  où  il  n'avait 
trouvé  que  sept  cochons. 

Mais  ses  projets  furent  trompés.  Les  naturels  d'Owyhee  ou  Havaï  n'appor- 
tèrent, aux  navires  en  panne  devant  la  côte  sud-ouest,  que  très  peu  de  provi- 
sions. Encore  ne  voulaient-ils  les  céder  que  contre  du  drap,  que  Krusenstern 
se  vit  dans  l'impossibilité  de  leur  fournir.  Il  fit  aussitôt  route  pour  le  Kamt- 
chatka et  le  Japon,  laissant  la  Neva  devant  le  village  de  Karakakoua,  où  le 
capitaine  Lisianskoï  comptait  se  ravitailler. 

Le  14  juillet,  la  Nadiejeda  entrait  à  Saint-Pierre-Sainl-Paul,  capitale  du  Kamt- 
chakta,  où  l'équipage  trouva,  avec  des  vivres  frais,  un  repos  qu'il  avait  bien 
gagné.  Le  30  août,  les  Russes  reprenaient  la  mer. 

Accueilli  par  des  brunies  épaisses  et  des  temps  orageux,  Krusenstern  recher- 
cha, sans  les  rencontrer,  quelques  îles  tracées  sur  une  carte  trouvée  à  bord  du 
galion  espagnol  capturé  par  Anson,  et  dont  l'existence  avait  été  tour  à  tour 
accueillie  ou  rejetée  par  différents  cartographes,  mais  qui  figurent  sur  la  carte 
(lf  l'atlas  du  voyage  de  La  Billardière. 


LES  CI  RCU  M  NAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  203 


Le  navigateur  passa  ensuite  par  le  détroit  de  Yan-Diémen,  entre  la  grande 
île  Kiusiu  et  Tanega-Sima,  détroit  jusqu'alors  mal  indiqué,  et,  rectifiant  la  po- 
sition de  l'archipel  Liou-Kieou.  que  les  Anglais  plaçaient  au  nord  du  détroit  de 
Van-Diémen  et  les  Français  trop  au  sud,  il  rangea,  releva  et  nomma  le  littoral 
de  la  province  de  Satsuma. 

«  Le  coup  d'œil  de  cette  partie  de  Satsuma  est  charmant,  dit  Krusenstern. 
Comme  nous  en  prolongions  la  côte  à  une  petite  distance,  nous  pouvions  voir 
distinctement  tous  les  sites  pittoresques  qu'elle  nous  offrait.  Ils  variaient  et  se 
succédaient  rapidement  à  mesure  que  le  vaisseau  avançait.  L'île  n'est  qu'un  as- 
semblage de  sommets  pointus,  les  uns  terminés  en  pyramide,  d'autres  en  cou- 
pole ou  en  cône,  tous  abrités  par  les  hautes  montagnes  qui  les  environnent.  Si 
la  nature  a  été  prodigue  d'ornements  pour  cette  île,  l'industrie  des  Japonais  a 
su  y  en  ajouter  d'autres.  Rien  n'égale  la  richesse  de  culture  que  l'on  admire  en 
tous  lieux.  Elle  ne  nous  eût  peut-être  pas  frappés,  si  elle  se  fût  bornée  aux  vallées 
voisines  des  côtes,  —  ces  terrains  ne  sont  pas  non  plus  négligés  en  Europe,  — 
mais  ici,  non  seulement  les  montagnes  sont  cultivées  jusqu'à  leurs  sommets, 
mais  ceux  des  rochers  mêmes  qui  bordent  le  rivage  sont  couverts  de  champs 
et  de  plantations  qui  forment  avec  la  couleur  brune  et  sombre  de  leur  base  un 
contraste  singulier  et  nouveau  pour  les  yeux.  Nous  fûmes  également  bien  étonnés 
à  la  vue  d'une  allée  de  grands  arbres  qui  se  prolongeait  le  long  de  la  côte  à  perte 
de  vue  à  travers  monts  et  vallées.  On  y  distinguait,  à  certaines  distances,  des 
bosquets  destinés,  sans  doute,  au  repos  des  voyageurs  à  pied,  pour  qui  cette 
route  a  probablement  été  faite.  Il  est  difficile  de  porter  aussi  loin  qu'au  Japon 
l'attention  pour  les  voyageurs  ;  car  nous  vîmes  une  allée  semblable  près  de  Nan- 
gasaki  et  une  autre  encore  dans  l'île  de  Meac-Sima.  » 

A  peine  la  Nad/ejeda  avait  elle  mouillé  à  l'entrée  du  port  de  Nangasaki,  que 
Krusenstern  vit  monter  à  son  bord  plusieurs  «  daïmios  »,  qui  lui  apportaient  la 
défense  de  pénétrer  plus  loin. 

Bien  que  les  Russes  fussent  au  courant  de  la  politique  d'isolement  que  prati- 
quait le  gouvernement  japonais,  ils  espéraient  qu'ayant  à  leur  bord  un  ambas- 
sadeur de  Russie,  nation  voisine  et  puissante,  ils  recevraient  un  accueil  moins 
offensant.  Ils  comptaient  aussi  jouir  d'une  liberté  relative ,  dont  ils  auraient 
profité  pour  recueillir  des  renseignements  sur  ce  pays  alors  si  peu  connu,  et  sur 
lequel  le  seul  peuple  qui  y  eût  accès  s'était  fait  une  loi  de  se  taire. 

Mais  il  furent  déçus  dans  leurs  espérances.  Loin  de  jouir  de  la  même  latitude 
que  les  Hollandais,  ils  furent ,  durant  tout  leur  séjour,  entourés  d'une  surveil- 
lance aussi  minutieuse  que  blessante  et  même  retenus  prisonniers. 


204  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Si  l'ambassadeur  obtint  de  descendre  à  terre  avec  sa  garde  «  en  armes  », 
faveur  inouïe  dont  il  n'y  avait  pas  d'exemple,  les  matelots  ne  purent  s'écarter 
en  canot.  Lorsqu'on  leur  permit  de  débarquer,  on  entoura  de  hautes  palissades 
et  l'on  munit  de  deux  corps  de  garde  cet  étroit  lieu  de  promenade. 

Défense  d'écrire  en  Europe  par  voie  de  Batavia,  défense  de  s'entretenir  avec 
les  capitaines  hollandais,  défense  à  l'ambassadeur  de  quitter  sa  maison,  dé- 
fense... Ce  mot  résume  laconiquement  l'accueil  peu  cordial  des  Japonais. 

Krusenstern  profita  de  son  long  séjour  en  cet  endroit  pour  dégréer  complète- 
ment et  radouber  son  navire.  Cette  opération  tirait  à  sa  fin,  lorsque  fut  annon- 
cée la  venue  d'un  envoyé  de  l'empereur,  d'une  dignité  si  haute,  que,  selon  l'ex- 
pression des  interprètes,  «  il  osait  regarder  les  pieds  de  Sa  Majesté  impériale.  » 

Ce  personnage  commença  par  refuser  les  présents  du  czar,  sous  prétexte  que 
l'empereur  serait  obligé  d'en  renvoyer  d'autres  avec  une  ambassade,  ce  qui 
était  contraire  aux  coutumes  du  pays  ;  puis  il  signifia  la  défense  expresse  à  tout 
vaisseau  de  se  présenter  dans  les  ports  du  Japon,  et  la  prohibition  absolue  aux 
Russes  de  rien  acheter;  mais  il  déclarait  en  même  temps  que  les  provisions 
fournies  pour  le  radoub  du  vaisseau  et  les  vivres  délivrés  jusqu'à  ce  jour  seraient 
payés  aux  frais  de  l'empereur  du  Japon.  En  même  temps,  il  s'informa  si  les 
réparations  de  la  Nadiejeda  étaient  bientôt  achevées.  Krusenstern  comprit  à 
demi-mot  et  fit  hâter  les  préparatifs  du  départ. 

En  vérité,  il  n'y  avait  pas  lieu  de  se  féliciter  d'avoir  attendu  depuis  le  mois 
d'octobre  jusqu'au  mois  d'avril  une  pareille  réponse!  L'un  des  résultats  que 
s'était  proposés  le  gouvernement  était  si  peu  atteint  qu'aucun  navire  russe  ne 
pouvait  plus  aborder  dans  un  port  japonais.  Politique  étroite  et  jalouse,  qui 
allait  retarder  d'un  demi-siècle  la  prospérité  du  Japon! 

Le  17  avril,  la  Nadiejeda  levait  l'ancre  et  commençait  une  campagne  hydro- 
graphique très  fructueuse.  Seul,  La  Pérouse  avait  précédé  Krusenstern  dans  les 
mers  qui  s'étendent  entre  le  Japon  et  le  continent.  Aussi,  le  navigateur  russe 
désirait-il  lier  ses  recherches  à  celles  de  son  prédécesseur  et  combler  les  lacunes 
que  celui-ci  avait  été  forcé  de  laisser,  faute  de  temps,  dans  la  géographie  de  ces 
mers. 

«  Mon  plan,  dit  Krusenstern,  était  d'explorer  les  côtes  sud-ouest  et  nord-ouest 
du  Japon,  de  déterminer  la  position  du  détroit  de  Sangar,  auquel  les  cartes  d'Ar- 
rowsmith,  dans  le  Pilote  de  la  mer  du  Sud,  et  celles  de  l'atlas  du  voyage  de  La  Pé- 
rouse attribuent  cent  milles  de  largeur,  tandis  que  les  Japonais  ne  lui  donnent 
qu'un  mille  hollandais  ;  de  relever  la  côte  occidentale  d'Ieso,  de  tâcher  de 
découvrir  l'île  Karafouto,  indiquée,  d'après  une  carte  japonaise,  sur  quelques 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ETRANGERS.  205 

cartes  modernes  entre  Ieso  et  Saghalien  et  dont  l'existence  me  paraissait  très 
probable  ;  d'examiner  ce  nouveau  détroit  et  de  relever  entièrement  l'île  Saghalien 
depuis  le  cap  Crillon  jusqu'à  la  côte  nord-ouest,  d'où,  si  j'y  trouvais  un  bon  port, 
j'enverrais  ma  chaloupe  pour  vérifier  le  passage  encore  problématique  qui 
sépare  la  Tartarie  de  Saghalien;  enfin,  d'essayer  de  passer  par  un  autre  canal 
au  nord  du  détroit  de  la  Boussole,  entre  les  Kouriles.  » 

Ce  plan  si  détaillé,  Krusenstern  allait  le  réaliser  en  grande  partie.  Seules  les 
reconnaissances  de  la  côte  occidentale  du  Japon  et  du  détroit  de  Sangar,  ainsi 
que  celles  du  détroit  qui  ferme  au  nord  la  Manche  de  Tarakaï,  ne  purent  être 
faites  par  le  navigateur  russe,  qui  laissa,  malgré  lui,  à  ses  successeurs,  le  soin 
de  terminer  cette  importante  opération. 

Krusenstern  embouqua  donc  le  détroit  de  Corée,  constata  pour  la  longitude 
de  l'ile  de  Tsus  une  différence  de  trente-six  minutes  entre  son  estime  et  celle 
de  La  Pérouse,  —  différence  qui  se  trouve  rectifiée,  chez  celui-ci,  par  les  tables 
de  correction  de  Dagelet,  qu'il  faut  absolument  consulter. 

L'explorateur  russe  se  trouva  également  d'accord  avec  le  marin  français  pour 
remarquer  que  la  déclinaison  de  l'aiguille  aimantée  est  très  peu  sensible  dans 
ces  parages. 

La  position  du  détroit  de  Sangar  entre  Ieso  et  Niphon  étant  très  incertaine, 
Krusenstern  tenait  à  la  préciser.  La  bouche  située  entre  le  cap  Sangar,  par 
41°  16'  30"  de  latitude  et  219°  46'  de  longitude,  et  le  cap  de  la  Nadiejeda  au  nord, 
par  41°  25'  10"  de  latitude  et  219°  50'  30"delongitude,n'apas  plus  de  neuf  milles 
de  large.  Or,  La  Pérouse,  qui,  ne  l'ayant  pas  reconnue,  se  fiait  à  la  carte  du 
voyageur  hollandais  Vries,  lui  donnait  cent  dix  milles.  C'était  une  importante 
rectification. 

Krusenstern  n'embouqua  pas  ce  détroit,  il  voulait  vérifier  l'existence  d'une 
certaine  île,  Karafouto,  Tchoka  ou  Chicha,  placée  entre  Ieso  et  Saghalien  sur  une 
carte -parue  à  Saint-Pétersbourg  en  1802,  et  basée  sur  celle  qu'avait  apportée 
en  Russie  le  japonais  Koday.  Il  remonta  donc,  à  petite  distance,  la  côte  de  Ieso, 
en  nomma  les  principales  indexations,  et  s'arrêta  quelque  peu  à  la  pointe  septen- 
trionale de  cette  île,  à  l'entrée  du  détroit  de  La-Pérouse. 

Là,  il  apprit  des  Japonais  que  Saghalien  et  Karafouto  ne  font  qu'une  seule  et 
même  île. 

Le  10  mai  1805,  en  débarquant  à  Ieso,  Krusenstern  fut  étonné  de  trouver  la 
saison  aussi  peu  avancée.  Les  arbres  n'avaient  pas  de  feuilles,  il  y  avait  encore 
par  places  une  couche  épaisse  de  neige,  et  l'impression  du  voyageur  fut  qu'il 
faudrait  remonter  jusqu'à  Arkhangel  pour  éprouver  à  cette  époque  une  tempe- 


206  LES  VOYAGEURS  DU  XIX<  SIÈCLE. 


rature  aussi  rigoureuse.  L'explication  de  ce  phénomène  devait  être  donnée  plus 
tard,  lorsqu'on  connaîtrait  mieux  la  direction  du  courant  glacé  qui,  sortant  du 
détroit  de  Behring,  longe  le  Kamtchatka,  les  Kouriles  et  Ieso. 

Durant  cette  courte  relâche  et  pendant  celle  que  Krusenstern  fit  à  Saghalien, 
il  put  observer  les  Aïnos,  peuple  qui  ne  ressemblait  en  rien  aux  Japonais,  —  du 
moins  à  ceux  que  les  relations  avec  la  Chine  avaient  modifiés,  —  et  qui  devaient 
posséder  Ieso  tout  entière,  avant  que  ceux-ci  s'y  établissent. 

«  Leur  taille,  leur  physionomie,  leur  langue,  leur  manière  de  s'habiller,  raconte 
le  voyageur,  tout  prouve  qu'ils  ont  une  origine  commune  (avec  ceux  de  Sagha- 
lien) et  qu'ils  ne  forment  qu'une  seule  nation.  C'est  ce  qui  explique  comment  le 
capitaine  du  vaisseau  le  Castricum,  ayant  manqué  le  détroit  de  La-Pérouse,  put 
croire,  à  Aniva  et  à  Atkis,  qu'il  était  toujours  sur  la  même  île.  Les  Aïnos  ont 
presque  généralement  la  même  taille,  qui  est  depuis  cinq  pieds  deux  pouces  jus- 
qu'à cinq  pieds  quatre  pouces  au  plus.  Ils  ont  le  teint  brun  foncé  et  presque 
noir,  la  barbe  épaisse  et  touffue,  les  cheveux  noirs  et  hérissés,  plats  et  pendants 
en  arrière.  Les  femmes  sont  laides  ;  leur  teint  aussi  foncé  que  celui  des  hommes, 
leurs  cheveux  noirs  peignés  sur  le  visage,  leurs  lèvres  peintes  en  bleu  et  leurs 
mains  tatouées ,  cet  ensemble,  joint  à  un  habillement  sale,  ne  contribue  pas  à 
les  rendre  agréables.  Je  dois  leur  rendre  la  justice  d'ajouter  qu'elles  sont  très 
sages  et  très  modestes.  Le  trait  principal  du  caractère  d'un  Aïno  est  la  bonté  : 
elle  brille  dans  tous  ses  traits  et  se  manifeste  dans  toutes  ses  actions....  L'ha- 
billement des  Aïnos  consiste  en  général  en  peaux  de  chien  et  de  phoque.  J'en 
ai  cependant  vu  plusieurs  qui  portaient  une  autre  sorte  d'habit,  tout  à  fait  sem- 
blable au  parkis  des  Kamtchadales,  qui  n'est  proprement  qu'une  chemise  large, 
mise  par-dessus  les  autres  vêtements.  Les  habitants  d'Aniva  portaient  tous  des 
pelisses;  leurs  bottes  mêmes  étaient  de  peaux  de  phoque.  Les  femmes  étaient 
vêtues  des  mêmes  espèces  de  peaux.  » 

Après  avoir  franchi  le  détroit  de  La-Pérouse,  Krusenstern  s'arrêta  à  la  baie 
d'Aniva,  dans  l'île  Saghalien.  Le  poisson  y  était  si  commun,  que  deux  comptoirs 
japonais  employaient  plus  de  quatre  cents  Aïnos  à  le  nettoyer  et  à  le  sécher.  On 
ne  le  péchait  pas  avec  des  filets,  on  le  puisait  avec  des  seaux  pendant  le  reflux. 

Après  avoir  relevé  le  golfe  Patience,  qui  n'avait  été  examiné  qu'en  partie  par 
le  Hollandais  Vriès,  et  au  fond  duquel  se  jette  un  cours  d'eau,  qui  reçut  le  nom 
de  Neva,  Krusenstern  interrompit  la  reconnaissance  de  Saghalien  pour  relever 
les  Kouriles,  dont  la  position  n'avait  été  qu'incomplètement  déterminée;  puis, 
le  5  juin  180ri,  il  rentra  à  Pétropaulowsky.  où  il  débarqua  l'ambassadeur  et  sa 
suite. 


LE  S  CI  H  fi  U  M  N  AV I G  A  ï  E  U  II  S  É  T  H  A  NGE  RS.  21  >7 


Au  mois  de  juillet,  après  avoir  franchi  le  détroit  de  la  Nadiejeda  entre  Matoua 
et  Rachoua,  deux  des  Kouriles,  Krusenstern  reprit  le  relèvement  de  la  côte 
orientale  de  Saghalien,  dans  les  environs  du  cap  Patience.  Les  alentours  en 
étaient  assez  pittoresques,  avec  leurs  collines  tapissées  de  verdure  et  d'arbres 
peu  élevés,  leur  rivage  bordé  de  buissons.  L'intérieur  offrait  à  la  vue  une  ligne 
uniforme  et  monotone  de  hautes  montagnes. 

Le  navigateur  suivit  cette  côte  déserte  et  sans  ports  dans  toute  sa  longueur, 
jusqu'aux  caps  Maria  et  Elisabeth.  Entre  eux  s'enfonce  une  grande  baie,  au 
fond  de  laquelle  est  assis  un  petit  village  de  trente-sept  maisons,  le  seul  que  les 
Russes  eussent  aperçu  depuis  leur  départ  de  la  baie  Providence.  Il  n'était  pas 
habité  par  des  Aïnos,  mais  bien  par  des  Tartares,  comme  on  en  eut  la  preuve 
quelques  jours  après. 

Krusenstern  pénétra  ensuite  dans  le  canal  qui  sépare  Saghalien  de  la  Tar- 
tane; mais  à  peine  était-il  à  cinq  milles  du  milieu  de  l'ouverture,  que  la  sonde 
accusa  six  brasses  seulement.  Il  ne  fallait  pas  songer  à  s'avancer  plus  loin.  Ordre 
fut  donné  de  mettre  en  travers,  tandis  qu'une  embarcation  s  éloignait  avec  la 
mission  de  suivre  tour  à  tour  les  deux  rives,  et  d'explorer  le  milieu  du  canal 
jusqu'à  ce  qu'elle  ne  trouvât  plus  que  trois  brasses.  Elle  dut  lutter  contre  un 
courant  très  violent,  qui  rendit  cette  navigation  extrêmement  pénible,  courant 
qu'on  attribua,  non  sans  raison,  au  fleuve  Amour,  dont  l'embouchure  n'était  pas 
éloignée. 

Mais  la  recommandation  qui  avait  été  faite  à  Krusenstern,  par  le  gouverneur 
du  Kamtchatka,  de  ne  pas  s'approcher  de  la  côte  de  la  Tartarie  soumise  à  la 
Chine,  afin  de  ne  pas  éveiller  la  défiance  soupçonneuse  de  cette  puissance, 
l'empêcha  de  pousser  plus  loin  son  travail  de  relèvement.  Passant  encore  une 
fois  à  travers  la  chaîne  des  Kouriles,  la  Nadiejeda  rentra  à  Pétropawlosky. 

Le  commandant  profita  de  son  séjour  en  ce  port  pour  faire  quelques  répara- 
tions indispensables  à  son  bâtiment,  et  pour  rétablir  les  monuments  du  capitaine 
Clerke,  qui  avait  succédé  à  Cook  dans  le  commandement  de  sa  dernière  expé- 
dition, et  de  Delisle  de  La  firoyère,  l'astronome  français,  compagnon  de  Behring 
en  1741. 

Krusenstern  reçut,  pendant  cette  dernière  station,  une  lettre  autographe  de 
l'empereur  de  Russie,  qui,  en  témoignage  de  satisfaction  de  ses  travaux,  lui 
envoyait  la  décoration  de  Sainte-Anne. 

Le  4  octobre  1805,  la  Nadiejeda  reprit  enfin  la  route  de  l'Europe,  explorant 
les  parages  où  étaient  indiquées,  sur  les  cartes,  les  îles  douteuses  de  Rica-de- 
Plata,  Guadalupas,  Malabrigos,  Saint-Sébastien  de  Luboset  San-Juan. 


208 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Carte  de  Tartarie  et  des  Kouriles. 


Kruscnstern  reconnut  les  îles  Farellon  de  la  carte  d'Anson,  qui  portent  aujour- 
d'hui les  noms  de  Saint-Alexandre,  Saint-Augustin  et  Volcanos,  groupe  qui  se 
trouve  au  sud  des  Bonin-Sima.  Puis,  après  avoir  franchi  le  canal  de  Formose,  il 
entra,  le  21  novembre,  à  Macao. 

Il  fut  très  étonné  de  n'y  pas  trouver  la  Neva,  qui,  d'après  ses  instructions, 
devait  apporter  de  Kodiak  un  chargement  de  fourrures,  dont  le  produit  serait 
employé  à  l'achat  de  marchandises  chinoises.  Kruscnstern  résolut  donc  de  l'at- 
tendre. 

Macao  offrit  aux  explorateurs  l'emblème  de  la  grandeur  déchue. 

«  On  y  voit,  dit  la  relation,  de  grandes  places  bordées  de  superbes  maisons  qui 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ETRANGERS. 


209 


Au  bruit  de  la  détonation...  v  Page  212. ) 


sont  entourées  de  cours  et  de  beaux  jardins,  et  la  plupart  vides,  le  nombre 
d'habitants  portugais  étant  très  diminué.  Les  principaux  bâtiments  sont  occupés 
parles  membres  des  Loges  hollandaise  et  anglaise,...  Macao  contient  à  peu  près 
quinze  mille  habitants.  Les  Chinois  en  forment  le  plus  grand  nombre,  car  il  est 
rare  de  voir  un  Européen  dans  les  rues,  excepté  les  prêtres  et  les  religieuses. 
«  Nous  avons  plus  de  prêtres  que  de  soldats!  »  me  disait  un  bourgeois  de  Macao. 
Cette  plaisanterie  était  vraie  à  la  lettre.  Le  nombre  de  soldats  n'est  que  de  cent 
cinquante,  parmi  lesquels  on  ne  compte  pas  un  seul  Européen  ;  ce  sont  tous  des 
métis  de  Macao  et  de  Goa;  tous  les  officiers  ne  sont  pas  non  plus  Européens. 
11  serait  bien  difficile  de  défendre* quatre  gros  forts  avec  une  si  petite  garnison. 


210  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Sa  faiblesse  donne  lieu  aux  Chinois,  naturellement  insolents,  d'accumuler  in- 
sulte sur  insulte.  » 

Au  moment  où  la  Nadiejeda  allait  lever  l'ancre,  la  Neva  parut  enfin.  On  était 
au  3  novembre.  Krusenstern  remonta,  avec  elle,  jusqu'à  Whampoà,  où  il  vendit 
avantageusement  son  chargement  de  pelleteries,  après  de  nombreuses  et  de 
longues  entraves  que  son  attitude  ferme,  mais  conciliante,  ainsi  que  l'entre- 
mise des  négociants  anglais,  contribuèrent  à  écarter. 

Le  9  février  1800.  les  deux  bâtiments,  de  nouveau  réunis,  levèrent  l'ancre 
et  firent  route  de  conserve  par  le  détroit  de  la  Sonde.  Au  delà  de  l'île  de  Noël, 
par  un  temps  sombre,  ils  furent  encore  une  fois  séparés,  et  ne  devaient  plus  se 
rejoindre  jusqu'à  la  fin  de  la  campagne.  Le  -4  mai,  la  Nadiejeda  mouillait  dans 
la  baie  de  Sainte-Hélène,  après  cinquante-six  jours  de  navigation  depuis  le 
détroit  de  la  Sonde  et  soixante-dix-neuf  depuis  Macao. 

«  Je  ne  connais  pas  de  relâche  plus  convenable  que  Sainte-Hélène,  dit 
Krusenstern,  pour  se  rafaîchir  après  un  long  voyage.  La  rade  est  très  sûre  et 
beaucoup  plus  commode  en  tout  temps  que  les  baies  de  la  Table  et  de  Simon, 
au  Cap.  L'entrée  en  est  facile,  pourvu  que  Ton  se  tienne  près  de  la  terre;  pour 
en  sortir,  il  ne  faut  que  lever  l'ancre,  on  est  bientôt  au  large.  On  y  trouve  toute 
sorte  de  vivres,  surtout  des  herbes  potagères  excellentes.  En  moins  de. trois 
jours,  on  est  abondamment  fourni  de  tout.  » 

Parti  le  21  avril,  Krusenstern  passa  entre  les  Shetland  et  les  Orcades,  afin 
d'éviter  la  Manche,  où  il  aurait  pu  rencontrer  quelques  corsaires  français,  et, 
après  une  heureuse  navigation,  il  rentra  à  Cronstadt  le  7  août  1800. 

Sans  être  un  voyage  de  premier  ordre,  comme  ceux  de  Cook  et  de  La  Pérouse, 
celui  de  Krusenstern  ne  manque  pas  d'intérêt.  On  ne  doit  à  cet  explorateur 
aucune  grande  découverte,  mais  il  a  vérifié  et  rectifié  celles  de  ses  prédéces- 
seurs. Au  reste,  ce  doit  être  le  plus  souvent  le  rôle  des  voyageurs  du  xixe  siècle, 
qui  s'appliquèrent,  grâce  aux  progrès  des  sciences,  à  compléter  les  travaux  de 
leurs  devanciers. 

Krusenstern  avait  emmené,  dans  son  voyage  autour  du  monde,  le  fils  de  l'auteur 
dramatique  bien  connu,  Kotzebue.  Le  jeune  Othon  Kotzebue,  qui  était  garde- 
marine  à  cette  époque,  n'avait  pas  tardé  à  recevoir  de  l'avancement.  Il  était 
lieutenant  de  vaisseau  lorsque  lui  fut  confié,  en  1815,  le  commandement  d'un 
brick  tout  neuf,  le  Rwik,  monté  par  vingt-sept  hommes  d'équipage  seulement 
el  armé  de  deux  canons,  équipé  aux  frais  du  comte  de  Romantzoff.  Il  avait  pour 
mission  d'explorer  les  parties  les  moins  connues  de  l'Océanie  et  de  se  frayer  un 
passage  à  travers  l'océan  Glacial. 


LES  GIRCUMNAVIGATEURS  ETRANGERS.  211 


Kotzebue  quitta  le  port  de  Cronstadt  le  lojuillet  1815,  fit  relâche  à  Copenhague, 
puisa  Plymouth, et, après  une  navigation  très  pénible,  entra,  le  22  janvier  1816. 
dans  l'océan  Pacifique,  en  doublant  le  cap  Horn.  Après  une  relâche  à  Talcahuano 
sur  la  côte  chilienne,  il  reprit  sa  route,  vit,  le  26  mars,  l'îlot  désert  de  Salas-y- 
Gomez,  et  se  dirigea  vers  L'île  de  Pâques,  où  il  comptait  recevoir  le  môme  accueil 
amical  que  ses  prédécesseurs  Cook  et  La  l^érouse. 

Mais  à  peine  les  Russes  étaient-ils  débarqués  au  milieu  d'une  foule  empressée 
à  leur  offrir  des  fruits  et  des  racines,  qu'ils  se  virent  entourés  et  volés  avec 
une  impudence  telle,  qu'ils  durent,  pour  se  défendre,  faire  usage  de  leurs  armes 
et  se  rembarquer  au  plus  vite,  afin  d'échapper  à  la  grêle  de  pierres  dont  les  na- 
turels les  accablaient. 

La  seule  remarque  qu'on  eut  le  temps  de  faire,  pendant  cette  courte  visite, 
fut  que  nombre  des  statues  de  pierre  gigantesques,  que  Cook  et  La  Pérouse 
avaient  vues,  dessinées  et  mesurées,  avaient  été  renversée 

Le  16  avril,  le  capitaine  russe  parvint  à  l'île  des  Chiens,  de  Schouten,  qu'il 
nomma  île  Douteuse,  afin  de  bien  marquer  la  différence  qu'il  constatait  entre  la 
latitude  qui  lui  était  attribuée  par  les  anciens  navigateurs  et  celle  qui  résultait 
de  ses  propres  observations.  Suivant  Kotzebue,  elle  serait  située  par  14°  50'  de 
latitude  australe  et  138°  47'  de  longitude  ouest. 

Les  jours  suivants  furent  découvertes  l'île  déserte  de  Romantzoff,  —  ainsi 
appelée  en  l'honneur  du  promoteur  de  l'expédition,  —  celle  de  Spiridoff,  avec 
un  lagon  au  milieu,  qui  est  l'île  Oura  des  Pomotou;  puis,  ce  furent  la  chaîne 
des  îlots  Vliegen  et  celle  non  moins  longue  des  îles  Krusenstern. 

Le  28  avril,  le  Rurik  se  trouvait  par  le  travers  de  la  position  assignée  aux  îles 
Bauman.  Ce  fut  en  vain  qu'on  les  chercha.  Vraisemblablement,  ce  groupe  était 
un  de  ceux  qu'on  avait  déjà  visités. 

Dès  qu'il  fut  sorti  de  l'archipel  dangereux  des  Pomotou,  Kotzebue  se  dirigea 
vers  le  groupe  d'îles  aperçu,  en  1788,  par  Sever,  qui,  sans  les  accoster,  leur  avait 
donné  le  nom  de  Penrhyn.  Le  navigateur  détermina  par  9°  M  35"  de  latitude  sud 
et  par  157°  44'  32",  la  position  centrale  de  groupes  d'îlots  semblables  aux  Pomo- 
tou, très  bas  et  cependant  habités. 

A  la  vue  du  bâtiment,  une  flottille  considérable  s'était  détachée  du  rivage,  et 
les  naturels,  une  branche  de  palmier  à  la  main,  s'avançaient  au  bruit  cadencé  des 
pagaies  qu'accompagnaient  sur  un  mode  grave  et  mélancolique  de  nombreux 
chanteurs.  Pour  éviter  toute  surprise,  Kotzebue  fit  ranger  toutes  ces  pirogues 
d'un  même  côté  du  bâtiment,  et  les  échanges  commencèrent  aussitôt,  au  moyen 
d'une  corde.  Ces  indigènes  n'eurent  à  troquer  que  des  morceaux  de  fer  contre 


212  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


des  hameçons  en  nacre  de  perle.  Ils  étaient  entièrement  nus,  sauf  un  tablier, 
mais  bien  faits  et  avaient  l'air  martial. 

Tout  d'abord  bruyants  et  très  animés,  les  sauvages  devinrent  bientôt  mena- 
çants. Ils  ne  déguisèrent  plus  leurs  larcins  et  répondirent  aux  réclamations  par 
les  provocations  les  moins  dissimulées.  Agitant  leurs  lances  au-dessus  de  leurs 
têtes,  ils  poussaient  des  clameurs  terribles  et  semblaient  mutuellement  s'exciter 
à  l'attaque. 

Lorsque  Kotzebue  jugea  le  moment  arrivé  de  mettre  un  terme  à  ces  démons- 
trations hostiles,  il  fit  tirer  à  poudre  un  coup  de  fusil.  En  un  clin  d'œil.  les 
canots  furent  vides.  Au  bruit  de  la  détonation,  leurs  équipages  effrayés  s'étaient 
lancés  à  l'eau  d'un  mouvement  unanime  quoique  non  concerté.  Bientôt  on  vit 
émerger  les  tètes  des  plongeurs,  qui,  rendus  plus  calmes  par  cet  avertissement, 
reprirent  les  échanges.  Les  clous  et  les  morceaux  de  fer  obtenaient  le  plus  vif 
succès  auprès  de  cette  population,  que  Kotzebue  compare  à  celle  de  Nouka-Hiva. 
S'ils  ne  se  tatouent  pas,  ces  naturels  se  sillonnent  du  moins  tout  le  corps  de 
larges  cicatrices. 

Mode  remarquable,  qui  n'avait  pas  encore  été  constatée  dans  les  îles  océa-. 
niennes,  ils  avaient  pour  la  plupart  des  ongles  fort  longs,  et  ceux  des  chefs  de 
pirogues  dépassaient  l'extrémité  du  doigt  de  trois  pouces. 

Trente-six  embarcations,  montées  par  trois  cent  soixante  hommes,  entouraient 
alors  le  bâtiment.  Kotzebue,  jugeant  qu'avec  les  faibles  ressources  dont  il  dis- 
posait, avec  l'équipage  si  peu  nombreux  du  Rurik,  toute  tentative  de  descente 
serait  imprudente,  remit  à  la  voile,  sans  avoir  pu  réunir  plus  de  documents  sur 
ces  sauvages  et  belliqueux  insulaires. 

Continuant  sa  route  vers  le  Kamtchatka,  le  navigateur  eut  connaissance,  le 
21  mai,  de  deux  groupes  d'îles  réunis  par  une  chaîne  de  récifs  de  corail.  Il  leur 
donna  le  nom  de  Koutousoff  et  de  Souwarow,  détermina  leur  position  et  se 
promit  de  revenir  les  visiter.  Les  naturels,  montés  sur  des  pirogues  rapides, 
s'approchèrent  du  Rurik,  et,  malgré  les  invitations  pressantes  des  Russes^  n'o- 
sèrent venir  à  bord.  Ils  contemplaient  le  navire  avecétonnement,  s'entretenaient 
non  sans  une  vivacité  singulière  qui  dénonçait  leur  intelligence,  et  jetaient  sur  le 
pont  des  fruits  de  pandanus  ou  de  cocotier. 

Leurs  cheveux  noirs  et  lisses,  au  milieu  desquels  étaient  piquées  quelques 
fleurs,  les  ornements  suspendus  à  leur  cou,  les  vêtements  de  nattes  qui  leur 
descendaient  de  la  ceinture  à  mi-jambe,  et  par-dessus  tout  leur  air  ouvert  et 
affable,  distinguaient  des  habitants  des  Penrhyn  ces  indigènes  qui  appartenaient 
à  l'archipel  des  Marshall. 


LES  CIRCUMNAV1GATEURS  ETRANGERS.  213 


Le  19  juin,  le  Rurik  entrait  à  la  Nouvelle-Arkhangel,  et,  pendant  vingt-huit 
jours,  son  équipage  s'occupait  à  le  radouber. 

Le  15  juillet,  Kotzebue  remettait  à  la  voile  et  débarquait  cinq  jours  plus  tard 
à  l'ile  Behring,  dont  l'extrémité  septentrionale  fut  fixée  à  55°  17  18"  de  latitude 
nord  et  194°  6'  37"  de  longitude  ouest. 

Les  naturels  que  Kotzebue  rencontra  dans  cette  île  portaient,  comme  ceux 
de  la  côte  américaine,  des  vêtements  de  peau  de  phoque  et  d'intestins  de  morse. 
Les  lances  dont  ils  se  servaient  étaient  armées  de  dents  de  ces  amphibies.  Leurs 
provisions  consistaient  en  chair  de  baleine  et  de  phoque  enfermée  dans  des 
trous  creusés  en  terre.  Leurs  cabanes  en  cuir,  très  malpropres,  exhalaient  une 
épouvantable  odeur  d'huile  rance.  Leurs  bateaux  étaient  en  cuir,  et  ils  pos- 
sédaient des  traîneaux  tirés  par  des  chiens. 

Leur  mode  de  salutation  est  assez  singulier  :  on  se  frotte  mutuellement  le 
nez,  puis  chacun  se  passe  la  main  sur  le  ventre,  comme  s'il  se  félicitait  d'avoir 
avalé  quelque  bon  morceau  ;  enfin,  lorsqu'on  veut  donner  une  grande  preuve  d'af- 
fection à  quelqu'un,  on  crache  dans  ses  mains  et  l'on  en  frotte  le  visage  de  son  ami. 

Le  capitaine,  continuant  à  suivre  la  côte  américaine  vers  le  nord,  découvrit  la 
baie  Chichmareff,  l'île  Saritcheff,  et  enfin  un  golfe  profond,  dont  l'existence 
n'avait  pas  encore  été  reconnue.  A  son  extrémité,  Kotzebue  espérait  trouver  un 
canal  qui  lui  permettrait  de  gagner  les  mers  polaires,  mais  cette  attente  fut  trom- 
pée. Le  navigateur  donna  son  propre  nom  à  ce  golfe,  et  celui  de  Krusenstern 
au  cap  placé  à  l'entrée. 

Chassé  parla  mauvaise  saison,  le  Rurik  dut  gagner  Ounalachka  le  6  septembre, 
faire  une  station  de  quelques  jours  à  San-Francisco,  et  atteindre  l'archipel  Sand- 
wich, où  furent  faits  des  levés  importants  et  où  l'on  recueillit  des  détails  très 
curieux. 

En  quittant  cet  archipel,  Kotzebue  se  dirigea  vers  les  îles  Souwaroff  et  Kou- 
tousoff,  qu'il  avait  découvertes  quelques  mois  auparavant.  Le  1er  janvier  1817,  il 
aperçut  l'île  Miadi,  à  laquelle  il  donna  le  nom  d'île  du  Nouvel- An.  Quatre  jours 
plus  tard,  il  découvrait  une  chaîne  de  petites  îles,  basses  et  boisées,  entourées 
d'une  barrière  de  récifs,  à  travers  laquelle  le  navire  eut  de  la  peine  à  se  frayer 
un  passage. 

Tout  d'abord,  les  naturels  s'enfuirent  à  la  vue  du  lieutenant  Schischmareff, 
mais  ils  revinrent  bientôt,  une  branche  d'arbre  à  la  main,  criant  le  mot  «  aïdara  » 
(ami).  L'officier  répéta  le  même  mot,  leur  fit  don  de  quelques  clous,  en  échange 
desquels  les  Russes  reçurent  les  colliers  et  les  fleurs  qui  ornaient  le  cou  et  la 
tête  des  indigènes. 


214  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Cet  échange  de  bons  procédés  détermina  le  reste  des  insulaires  à  se  faire  voir. 
Aussi  les  démonstrations  les  plus  amicales,  les  réceptions  aussi  enthousiastes  que 
frugales,  se  continuèrent-elles  durant  tout  le  séjour  des  Russes  dans  cet  archi- 
pel. Un  des  indigènes,  nommé  Rarik,  accueillit  avec  une  affabilité  toute  parti- 
culière les  Russes,  auxquels  il  apprit  que  son  île  portait  le  nom  d'Oldia,  ainsi 
que  toute  la  chaîne  d  îlots  et  d'attolls  qui  s'y  rattachent. 

Kotzebue,  pour  reconnaître  l'accueil  cordial  des  naturels,  leur  laissa  un  coq 
et  une  poule,  et  planta  dans  un  jardin,  qu'il  fit  préparer,  quantité  de  graines, 
espérant  qu'elles  arriveraient  à  maturité;  mais  il  comptait  sans  les  rats,  qui 
pullulaient  dans  cette  île  et  qui  ravagèrent  ses  plantations. 

Le  6  février,  après  avoir  reçu,  d'un  chef  nommé  Languediak,  des  renseigne- 
ments circonstanciés  qui  lui  démontrèrent  que  ce  groupe,  à  la  population  clair- 
semée, était  déformation  récente,  Kotzebue  reprit  la  mer,  laissant  à  cet  archipel 
le  nom  de  Romantzoff. 

Le  lendemain,  un  groupe  de  quinze  îlots,  sur  lequel  ne  furent  rencontrées 
que  trois  personnes,  dut  changer  son  nom  de  Eregup  pour  celui  de  Tchitschakoff. 
Puis  ce  fut  la  chaîne  des  îles  Kawen,  où  Kotzebue  reçut  du  or  tamon  »,  ou  chef, 
un  accueil  enthousiaste.  Chacun  faisait  fête  aux  nouveaux  venus,  les  uns  par 
leur  silence,  —  comme  cette  reine  à  qui  l'étiquette  défendait  de  répondre  aux 
discours  qu'on  lui  adressait,  —  les  autres  par  leurs  danses,  leurs  cris  et  leurs 
chants,  dans  lesquels  le  nom  de  «  Totabou  »  (Kotzebue)  était  souvent  répété.  Le 
chef  lui-même,  en  venant  chercher  Kotzebue  dans  un  canot,  le  portait  sur  ses 
épaules  jusqu'à  la  terre  que  l'embarcation  ne  pouvait  accoster. 

Au  groupe  d'Aur,  le  navigateur  remarqua,  parmi  la  foule  des  indigènes  qui 
étaient  montés  sur  le  bâtiment,  deux  naturels  dont  le  tatouage  et  la  physionomie 
semblaient  désigner  des  étrangers.  L'un  d'eux,  qu'on  appelait  Kadou,  plut 
particulièrement  au  commandant,  qui  lui  donna  quelques  morceaux  de  fer. 
Kotzebue  fut  surpris  de  ne  pas  lui  voir  témoigner  la  même  joie  que  ses  compa- 
gnons. Cela  lui  fut  expliqué  le  soir  même. 

Alors  que  tous  les  naturels  quittaient  le  vaisseau,  Kadou  lui  demanda  avec 
instance  la  permission  de  rester  sur  le  Rurik  et  de  ne  plus  le  quitter.  Le  com- 
mandant ne  se  rendit  à  ces  instances  qu'avec  peine. 

«  Kadou,  dit  Kotzebue.  retourna  vers  ses  camarades,  qui  l'attendaient  dans 
leurs  pirogues,  et  leur  déclara  son  intention  de  rester  à  bord  du  vaisseau.  Les 
naturels,  étonnés  de  cette  résolution,  s'efforcèrent  en  vain  de  la  combattre.  A  la 
tin,  son  compatrioteEdok  vint  à  lui,  lui  parla  longtemps  d'un  ton  sérieux,  et, 
ne  pouvant  le  convaincre;  essaya  de  l'emmener  de  force;  mais  Kadou  repoussa 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  215 


son  ami  vigoureusement,  et  les  pirogues  s'éloignèrent.  11  passa  la  nuit  à  côté 
de  moi,  fort  honoré  d'être  couché  près  du  tamon  du  navire,  et  se  montra  en- 
chanté du  parti  qu'il  avait  pris.  » 

Né  à  louli,  l'une  des  Carolines,  à  plus  de  trois  cents  lieues  du  groupe  qu'il 
habitait  alors,  Kadou  avait  été  surpris  à  la  pêche,  avec  Edok  et  deux  autres  de  ses 
compatriotes,  par  une  violente  tempête.  Pendant  «  huit  »  mois,  ces  malheureux 
avaient  été,  sur  une  mer  tantôt  calme,  tantôt  furieuse,  le  jouet  des  vents  et  des 
courants.  Jamais,  pendant  ce  temps,  ils  n'avaient  manqué  de  poisson,  mais  la 
soif  les  avait  cruellement  torturés.  Quand  leur  provision  d'eau  de  pluie,  dont  ils 
étaient  cependant  bien  avares,  était  épuisée,  ils  n'avaient  d'autre  ressource  que 
de  se  jeter  à  la  mer  pour  aller  chercher,  au  fond,  une  eau  moins  salée,  qu'ils 
rapportaient  à  la  surface  dans  une  noix  de  coco  munie  d'une  étroite  ouverture. 
Lorsqu'ils  étaient  arrivés  en  face  des  îles  d'Aur,  la  vue  de  la  terre,  l'imminence  de 
leur  délivrance,  n'avaient  pu  les  arracher  à  la  prostration  dans  laquelle  ils 
étaient  plongés. 

En  apercevant  les  instruments  de  fer  que  contenait  la  pirogue  de  ces  étrangers, 
les  insulaires  d'Aur  s'apprêtaient  à  les  massacrer  pour  s'emparer  de  ces  trésors, 
lorsque  le  tamon  les  prit  sous  sa  protection. 

Trois  années  s'étaient  écoulées  depuis  cet  événement,  et  les  Carolins  n'avaient 
pas  tardé,  grâce  à  leurs  connaissances  plus  étendues,  à  prendre  un  certain  as- 
cendant sur  leurs  nouveaux  hôtes. 

Lorsque  parut  le  Rurik,  Kadou  était  loin  de  la  côte,  dans  les  bois.  On  l'en- 
voya aussitôt  chercher,  car  il  passait  pour  un  grand  voyageur,  et  peut-être 
pourrait-il  dire  quel  était  le  monstre  qui  s'approchait  de  l'île.  Kadou,  qui 
n'était  pas  sans  avoir  vu  des  bâtiments  européens,  avait  persuadé  à  ses  amis 
de  venir  au  devant  des  étrangers  et  de  les  recevoir  amicalement. 

Telles  avaient  été  les  aventures  de  Kadou.  Resté  sur  le  Rurik,  il  avait  reconnu 
les  autres  îles  de  l'archipel  et  n'avait  pas  tardé  à  faciliter  aux  Russes  les 
communications  avec  les  indigènes.  Drapé  dans  un  manteau  jaune,  coiffé, 
comme  un  forçat,  d'un  bonnet  rouge,  Kadou  regardait  maintenant  de  haut  ses 
anciens  amis  et  semblait  ne  plus  les  reconnaître.  Lors  de  la  visite  d'un  superbe 
vieillard  appelé  Tigedien,  à  la  barbe  fleurie,  Kadou  se  chargea  d'expliquer  à 
ses  compatriotes  l'usage  des  manœuvres  et  de  tout  ce  qui  se  trouvait  sur  le 
bâtiment.  Comme  tant  d'Européens,  il  remplaçait  le  savoir  par  un  aplomb 
imperturbable  et  trouvait  réponse  à  toutes  les  questions. 

Interrogé  au  sujet  d'une  petite  boite  dans  laquelle  un  matelot  puisait  une 
poudre  noire  qu'il  s'introduisait  dans  les  narines,  Kadou  débita  les  fables  les 


216 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Intérieur  d'une  maison  à  Radak.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.] 


plus  extravagantes,  et,  pour  terminer  par  une  démonstration  irréfutable,  il 
approcha  la  boîte  de  son  nez.  La  jetant  aussitôt  loin  de  lui,  il  se  mit  à  élernuer 
et  à  crier  si  fort,  que  ses  amis,  épouvantés,  s'enfuirent  de  tous  côtés;  mais, 
lorsque  la  crise  fut  passée,  il  sut  encore  faire  tourner  l'incident  à  son  avan- 
tage. 

Kadou  fournit  encore  à  Kotzebuc  quelques  informations  générales  sur  le 
groupe  que,  pendant  un  mois  entier,  les  Russes  venaient  de  visiter  et  de  relever. 
Toutes  ces  îles  étaient  sous  la  domination  d'un  seul  et  même  tamon,  appelé 
Lamary,  et  leur  nom  indigène  était  Radak.  DumontdTrvillc,  quelques  années 
plus  lard,  devait  les  appeler  îles  Marshall.  Au  dire  de  Kadou,  plus  loin  dans 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS   ÉTRANGERS. 


217 


Vue  de  Taiti.  (Page  319.) 

l'ouest  et  parallèlement    s'alignait  une  chaîne  d'ilôts,  d'attolls  et  de  récifs, 

nommée  Ralik. 

Kolzebue  n'avait  pas  le  temps  de  les  reconnaître,  et,  se  dirigeant  vers  le  nord, 
il  atteignit  le  24  avril  Ounalachka,  ou  il  dut  réparer  les  avaries  très  graves  que 
venait  d'éprouver  le  Rurik  pendant  deux  violentes  tempêtes.  Dès  qu'il  eut  em- 
barqué des  «  baïdares,  »  bateaux  garnis  de  peaux,  et  quinze  Aléoutes,  habitués 
à  la  navigation  de  ces  mers  polaires,  le  commandant  reprit  l'exploration  du 

détroit  de  Behring. 

Kotzebue  souffrait  d'une  violente  douleur  à  la  poitrine,  depuis  qu'en  doublant 
le  cap  Horn,  il  avait  été  renversé  par  une  vague  monstrueuse  et  lancé  par- 


218  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

dessus  bord,  ce  qui  lui  aurait  coûté  la  vie,  s'il  ne  se  lut  raccroché  à  quelque 
cordage.  Son  état  prit  alors  une  telle  gravité,  que,  le  10  juillet,  en  abordant  à  l'île 
Saint-Laurent,  il  dut  se  résigner  à  ne  pas  pousser  plus  loin  sa  reconnaissance. 

Le  1er  octobre,  le  Rurik  faisait  une  nouvelle  et  courte  station  aux  îles  Sand- 
wich, y  prenait  des  semences  et  des  animaux,  et,  à  la  fin  du  mois,  débarquait 
à  Otdia,  au  milieu  des  démonstrations  enthousiastes  des  naturels.  Ceux-ci 
voyaient  arriver  avec  bonheur  plusieurs  chats  dont  la  présence  les  aiderait 
sans  doute  à  se  débarrasser  des  innombrables  bandes  de  rats  qui  infestaient 
l'île  et  ravageaient  les  plantations.  En  même  temps,  on  fêtait  le  retour  de 
Kadou.  auquel  les  Russes  laissèrent  un  assortiment  d'outils  et  d'armes  qui  en 
lit  l'habitant  le  plus  riche  de  l'archipel. 

Le  4  novembre,  le  Rurik  quitta  les  îles  Radak.  après  avoir  reconnu  le  groupe 
de  Legiep,  et  relâcha  à  Guaham,  l'une  des  Mariannes,  jusqu'à  la  fin  du  même 
mois.  Une  station  de  quelques  semaines  à  Manille  permit  au  commandant  de 
rassembler  sur  les  Philippines  des  renseignements  curieux,  sur  lesquels  il  y 
aura  lieu  de  revenir. 

Après  avoir  échappé  aux  tempêtes  violentes  qui  l'assaillirent  lorsqu'il  doubla 
le  cap  de  Ronne-Espérance,  le  Rurik  jeta  l'ancre,  le  3  août  1818,  dans  la  Neva,  en 
face  du  palais  du  comte  Romantzoff. 

Ces  trois  années  de  voyage  n'avaient  pas  été  perdues  par  les  hardis  naviga- 
teurs. Ils  n'avaient  pas  craint,  malgré  leur  petit  nombre  et  la  faiblesse  d'échan- 
tillon de  leur  navire,  d'affronter  des  mers  redoutables  et  des  archipels  encore 
peu  connus,  les  glaces  du  pôle  et  les  ardeurs  de  la  zone  torride.  Si  leurs 
découvertes  géographiques  étaient  importantes,  leurs  rectifications  l'étaient 
plus  encore.  Deux  mille  cinq  cents  espèces  de  plantes,  dont  plus  d'un  tiers 
étaient  nouvelles,  de  nombreux  matériaux  pour  la  connaissance  de  la  langue, 
de  l'ethnographie,  de  la  religion  et  des  mœurs  des  peuplades  visitées,  c'était  là 
une  riche  moisson,  qui  prouvait  le  zèle,  l'habileté  et  la  science  du  capitaine, 
ainsi  que  l'intrépidité  et  la  force  de  l'équipage. 

Aussi,  lorsque,  en  1823,  le  gouvernement  russe  se  détermina  à  envoyer  au 
Kamtchatka  des  renforts  pour  mettre  fin  au  commerce  de  contrebande  qui  se 
faisait  dans  ses  possessions  de  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique,  le  comman- 
dement de  cette  expédition  fut-il  confié  à  Kotzebue.  La  frégate  la  Predpriatie 
fut  mise  sous  ses  ordres,  et  on  le  laissa  libre  de  choisir,  à  l'aller  comme  au 
retour,  la  route  qui  lui  conviendrait  pour  accomplir  sa  mission. 

Si  Kotzebue  avait  fait,  comme  garde-marine,  le  tour  du  monde  avec  Krusen- 
stern,  celui-ci  lui  donnait  alors  pour  compagnon  son  fils  aîné,  et  Môller,  le  mi- 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS   ÉTRANGERS.  219 

nistre  de  la  marine,  en  faisait  autant.  C'est  dire  quelle  confiance  on  avait  en 
lui. 

L'expédition  quitta  Cronstadt  le  13  août  1823,  gagna  Rio-de-Janeiro,  doubla 
le  cap  Horn  le  15  janvier  1824,  se  dirigea  vers  l'archipel  des  Pomotou,  où  fut 
découverte  l'île  Predpriatie,  reconnut  les  îles  Araktschejef,  Romantzoff,  Carlshoff 
et  Palliser,  et  jeta  l'ancre,  le  14  mars,  dans  la  rade  de  Matavaï,  à  Taïti. 

Depuis  le  séjour  de  Gook  au  milieu  de  cet  archipel,  une  transformation  com- 
plète s'était  produite  dans  les  mœurs  et  la  manière  de  vivre  des  habi- 
tants. 

En  1799,  des  missionnaires  s'étaient  établis  à  Taïti  et  y  avaient  fait  un  séjour 
de  dix  ans  sans  opérer  une  seule  conversion,  et,  il  faut  le  dire  à  regret,  sans  s'at- 
tirer l'estime  et  le  respect  de  la  population.  Forcés,  par  suite  des  révolutions 
qui  bouleversèrent  Taïti  à  cette  époque,  de  chercher  un  refuge  à  Eiméo  et  dans 
les  autres  îles  de  l'archipel,  leurs  efforts  obtinrent  plus  de  succès.  En  1817,  le 
roi  de  Taïti,  Pomaré,  rappela  les  missionnaires,  leur  concéda  un  terrain  à  Ma- 
tavaï, se  convertit,  et  son  exemple  fut  bientôt  suivi  par  une  notable  partie  des 
indigènes. 

Kotzebue  était  au  courant  de  cette  transformation,  mais  il  ne  croyait  pas,  ce- 
pendant, trouver  en  pleine  prospérité  les  usages  européens. 

Au  coup  de  canon  qui  annonçait  l'arrivée  des  Russes,  une  embarcation,  por- 
tant le  pavillon  taïtien,  se  détacha  du  rivage,  et  un  pilote  vint  conduire  fort 
habilement  la  Predpriatie  au  mouillage. 

Le  lendemain,  qui  était  un  dimanche,  les  Russes  furent  surpris,  en  débar- 
quant, du  silence  religieux  qui  régnait  dans  l'île  tout  entière.  Ce  silence  n'é- 
tait interrompu  que  par  les  cantiques  et  les  psaumes  que  chantaient  des  insu- 
laires enfermés  dans  leurs  cabanes. 

L'église,  bâtiment  simple  et  propre,  de  forme  rectangulaire,  couverte  de  ro- 
seaux, que  précédait  une  large  et  longue  avenue  de  cocotiers,  était  remplie 
d'une  foule  attentive  et  recueillie,  les  hommes  d'un  côté,  les  femmes  de  l'autre, 
tous  un  livre  de  prières  à  la  main.  La  voix  de  ces  néophytes  se  mêlait  souvent 
au  chant  des  missionnaires,  hélas!  avec  plus  de  bonne  volonté  que  d'harmonie 
et  d'à  propos. 

Si  la  piété  des  insulaires  était  vraiment  édifiante,  le  costume  que  portaient 
ces  singuliers  fidèles  était  bien  fait  pour  donner  quelques  distractions  aux  visi- 
teurs. Un  habit  noir  ou  une  veste  d'uniforme  anglais  composait  tout  le  vêtement 
des  uns,  tandis  que  les  autres  ne  portaient  qu'un  gilet,  une  chemise  ou  un  pan- 
talon. Les  plus  fortunés  s'enveloppaient  dans  des  manteaux  de   drap,  mais 


220  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


tous,  riches  ou  pauvres,  avaient  rejeté  comme  inutile  l'usage  des  bas  et  des 
souliers. 

Quant  aux  femmes,  elles  n'étaient  pas  moins  grotesquement  accoutrées  :  à 
celles-ci  une  chemise  d'homme,  blanche  ou  rayée,  à  celles-là  une  simple  pièce 
de  toile,  mais  des  chapeaux  européens  à  toutes.  Si  les  femmes  des  ariis  por- 
taient des  robes  de  couleur,  luxe  suprême,  la  robe  alors  remplaçait  tout  autre 
vêtement. 

Le  lundi,  eut  lieu  une  cérémonie  imposante.  Ce  fut  la  visite  de  la  régente  et 
de  la  famille  royale  à  Kotzebue.  Ces  hauts  personnages  étaient  précédés  d'un 
maître  des  cérémonies.  C'était  une  sorte  de  fou,  vêtu  seulement  d'une  veste 
rouge;  mais  ses  jambes  portaient  un  tatouage  figurant  un  pantalon  rayé;  au 
bas  de  son  dos  était  dessiné  un  quart  de  cercle  aux  divisions  minutieusement 
exactes,  et  il  mettait  un  sérieux  des  plus  comiques  à  exécuter  ses  cabrioles, 
ses  contorsions,  ses  grimaces  et  ses  gambades. 

Sur  les  bras  de  la  régente  reposait  le  petit  Pomaré  III.  A  côté  d'elle  s'avan- 
çait la  sœur  du  roi,  gentille  fillette  d'une  dizaine  d'années.  Si  le  bébé  royal 
était  vêtu  à  l'européenne,  comme  ses  compatriotes,  il  ne  portait  pas  plus  de 
chaussures  que  le  plus  pauvre  de  ses  sujets.  Sur  les  instances  des  ministres  et 
des  grands  taïtiens,  Kotzebue  lui  fit  fabriquer  une  paire  de  bottes  qui  devaient 
lui  servir  le  jour  de  son  couronnement. 

Que  de  cris  de  joie,  que  de  témoignages  de  plaisir,  que  de  regards  d'envie, 
pour  toutes  les  bagatelles  distribuées  aux  dames  de  la  cour!  Que  de  pugilats, 
pour  ce  galon  d'or  faux  dont  elles  s'arrachèrent  les  moindres  bouts  ! 

Etait-ce  donc  une  affaire  d'importance  que  celle  qui  amenait  tant  d'hommes 
sur  le  pont  de  la  frégate,  apportant  des  fruits  et  des  cochons  en  abondance  ? 
Non,  ces  solliciteurs  étaient  les  maris  des  infortunées  Taïtiennes,  qui  n'assis- 
taient pas  à  la  distribution  de  ce  galon,  plus  précieux  pour  elles  que  les  rivières 
de  diamants  pour  des  Européennes. 

Au  bout  de  dix  jours,  KotzeTme  se  décida  à  quitter  ce  singulier  pays,  où  la 
civilisation  et  la  barbarie  se  côtoyaient  si  fraternellement,  et  il  gagna  l'archipel 
des  Samoa,  fameux  par  le  massacre  des  compagnons  de  La  Pérouse. 

Quelle  différence  avec  les  naturels  de  Taïti  !  Sauvages  et  farouches,  défiants 
et  menaçants,  les  indigènes  de  l'île  Rose  eurent  peine  à  s'enhardir  jusqu'à 
monter  sur  le  pont  de  la  Predpriatie.  L'un  d'eux,  à  la  vue  du  bras  nu  d'un  ma- 
telot, ne  put  même  retenir  un  geste  aussi  éloquent  que  féroce,  indiquant  tout  le 
plaisir  qu'il  aurait  à  dévorer  cette  chair  ferme  et,  sans  doute,  savoureuse. 

Bientôt,  avec    le  nombre  des   pirogues  augmenta  l'insolence  de  ces  indi- 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  221 

, j» — 

gènes.  11  fallut  les  frapper  à  coups  de  croc  pour  les  repousser,  et  la  frégate, 
reprenant  sa  route,  laissa  derrière  elle  les  frêles  embarcations  de  ces  féroces 
insulaires. 

Oiolava,  File  Plate  et  Pola,  qui  font,  comme  l'île  Rose,  partie  de  l*archipel  d<  - 
Navigateurs,  furent  dépassées  presque  aussitôt  qu'entrevues,  et  Kotzebue  se 
dirigea  vers  les  Radak,  où  il  avait  reçu  un  si  amical  accueil  à  son  premier 
voyage. 

Mais,  à  la  vue  de  ce  grand  bâtiment,  les  habitants  prirent  peur,  s'empilèrent 
dans  les  canots  ou  s'enfuirent  dans  l'intérieur,  tandis  que,  sur  la  grève,  une 
procession  d'insulaires  se  formait  et  s'avançait,  une  branche  de  palmier  à  la 
main,  au  devant  des  étrangers  dont  ils  venaient  implorer  la  paix. 

A  cette  vue,  Kotzebue  se  jeta  avec  le  chirurgien  Eschscholtz  dans  une  em- 
barcation, fit  force  de  rames  vers  le  rivage  en  criant  :  «  Totabou  aïdara!  »  (Kot- 
zebue, ami).  Ce  fut  un  changement  complet.  Les  supplications  que  les  naturels 
allaient  adresser  aux  Russes  se  changèrent  en  cris  d'allégresse,  en  démons- 
trations enthousiastes  de  joie  ;  les  uns  se  précipitèrent  au  devant  de  leurs  amis, 
les  autres  coururent  annoncer  à  leurs  compatriotes  l'arrivée  de  Kotzebue. 

Le  commandant  apprit  avec  plaisir  que  Kadou  vivait  toujours  à  Aur,  sous  la 
protection  de  Lamary,  dont  il  avait  acheté  la  bienveillance  au  prix  de  la  moitié 
de  ses  richesses. 

De  tous  les  animaux  que  Kotzebue  avait  déposés  à  Otdia,  seuls  les  chats, 
devenus  sauvages,  étaient  encore  vivants,  mais  ils  n'avaient  pu  exterminer  jus- 
qu'alors les  légions  de  rats  qui  infestaient  le  pays. 

Le  commandant  resta  quelques  jours  avec  ses  amis,  qui  le  régalèrent  de 
représentations  dramatiques,  et,  le  6  mai,  il  fit  route  pour  le  groupe  Legiep,  in- 
complètement reconnu  par  lui  pendant  son  premier  voyage.  Après  avoir  pro- 
cédé à  pe  relèvement,  Kotzebue  se  proposait  de  continuer  l'exploration  des 
Radak.  mais  le  mauvais  temps  l'en  empêcha,  et  il  dut  faire  voile  pour  le  Kamt- 
chatka. 

Du  7  juin  au  20  juillet,  l'équipage  y  jouit  d'un  repos  qu'il  avait  bien  gagné. 
Alors  il  reprit  la  mer,  et,  le  7  août,  laissa  tomber  l'ancre  à  laNouvelle-Arkhangel, 
sur  la  côte  d'Amérique. 

Mais  la  frégate,  que  la  Predpriatie  venait  remplacer  dans  cette  station,  s'y 
trouvait  encore  et  y  devait  rester  jusqu'au  1er  mars  de  l'année  suivante.  Kotze- 
bue mit  donc  à  profit  cet  intervalle,  en  visitant  l'archipel  Sandwich,  où  il  jeta 
l'ancre  devant  Waihou,  en  décembre  1824. 

Le  havre  de  Rono-Rourou,  ou  Honolulu,  est  le  plus  sûr  de  l'archipel.  A^ssi 


222  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE, 


recevait-il  déjà  de  nombreux  navires,  et  l'île  de  Waihou  était-elle  en  passe  de 
devenir  la  plus  importante  du  groupe  et  de  détrôner  Hawai  ou  Owyhee.  Déjà 
l'aspect  de  la  ville  était  à  demi  européen;  les  maisons  de  pierre  avaient  rem- 
placé les  cabanes  primitives;  des  rues  régulièrement  percées,  avec  des  bouti- 
ques, des  cafés,  des  marchands  de  liqueurs  fort  achalandés  par  les  matelots 
baleiniers  et  les  marchands  de  fourrures,  ainsi  qu'une  forteresse,  munie  de 
canons,  étaient  les  signes  les  plus  apparents  de  la  transformation  rapide  des 
habitudes  et  des  mœurs  des  indigènes. 

Cinquante  années  s'étaient  écoulées  depuis  la  découverte  de  la  plupart  des 
îles  océaniennes,  et  partout  s'étaient  produits  des  changements  aussi  brusques 
qu'aux  Sandwich. 

«  Le  commerce  des  fourrures,  dit  Desborough  Cooley,  commerce  qui  se  fait 
sur  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique,  a  opéré  une  étonnante  révolution  dans 
les  îles  Sandwich,  dont  la  situation  offre  un  abri  avantageux  aux  bâtiments 
engagés  dans  ce  commerce.  Les  marchands  avaient  l'habitude  d'hiverner,  de 
réparer  et  de  ravitailler  leurs  vaisseaux  dans  ces  îles;  l'été  venu,  ils  retournaient 
sur  la  côte  d'Amérique  pour  compléter  leurs  cargaisons.  Les  outils  de  fer,  mais 
par-dessus  tout  les  fusils,  étaient  demandés  par  les  insulaires  en  échange  de 
leurs  provisions,  et,  sans  songer  aux  conséquences  de  leur  conduite,  les  trafi- 
quants mercenaires  s'empressaient  de  satisfaire  à  ces  désirs.  Les  armes  à  feu 
et  les  munitions,  étant  le  meilleur  moyen  d'échange,  furent  transportées  en 
abondance  dans  les  îles  Sandwich.  Aussi  les  insulaires  devinrent-ils  bientôt 
formidables  à  leurs  hôtes;  ils  s'emparèrent  de  plusieurs  petits  navires  et  dé- 
ployèrent une  énergie  mêlée  d'abord  de  férocité,  mais  qui  indiquait  chez  eux 
une  propension  puissante  vers  les  améliorations  sociales.  A  cette  époque,  un  de 
ces  hommes  extraordinaires,  qui  manquent  rarement  à  se  produire  lorsqu'il 
se  prépare  de  grands  événements,  compléta  la  révolution  commencée  par  les 
Européens.  Kamea-Mea, chef  qui  s'était  déjà  fait  remarquer  dans  ces  îles  durant 
la  dernière  et  fatale  visite  de  Cook,  usurpa  l'autorité  royale,  soumit  les  îles 
voisines,  à  la  tête  d'une  armée  de  seize  mille  hommes,  et  voulut  faire  servir  ses 
conquêtes  aux  vastes  plans  de  progrès  qu'il  avait  conçus.  Il  connaissait  la  supé- 
riorité dos  Européens  et  mettait  tout  son  orgueil  à  les  imiter.  Déjà,  en  1796, 
lorsque  le  capitaine  Broughton  visita  ces  îles,  l'usurpateur  lui  envoya  demander 
s'il  lui  devait  les  saluts  de  son  artillerie.  Dès  l'année  1817,  on  a  dit  qu'il  possé- 
dait une  armée  de  sept  mille  hommes  munis  de  fusils,  et  parmi  lesquels  se 
trouvaient  au  moins  cinquante  Européens.  Kamea-Mea,  après  avoir  commencé 
sa  carrière  par  le  massacre  et  l'usurpation,  a  fini  par  mériter  l'amour  sincère 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS   ÉTRANGERS.  2-23 


et  l'admiration  de  ses  sujets,  qui  ie  regardèrent  comme  un  être  surhumain 
et  qui  pleurèrent  sa  mort  avec  des  larmes  plus  vraies  que  celles  que  l'on  ver 
ordinairement  sur  les  cendres  d'un  monarque.  » 

Tel  était  l'état  des  choses  lorsque  l'expédition  russe  s'arrêta  à  Waihou.  Le 
jeune  roi  Rio-Rio  était  en  Angleterre,  avec  sa  femme,  et  le  gouvernement 
de  l'archipel  se  trouvait  entre  les  mains  de  la  reine  mère  Kaahou-Manou. 

Kotzebue  profita  de  l'absence  de  cette  dernière  et  du  premier  ministre,  tous 
deux  alors  en  visite  sur  une  île  voisine,  pour  aller  voir  une  autre  épouse  de  Ka- 
mea-Mea. 

«  L'appartement,  dit  le  navigateur,  était  meublé  à  la  mode  européenne,  de 
chaises,  de  tables  et  de  glaces.  Le  plancher  était  recouvert  de  belles  nattes,  sur 
lesquelles  était  étendue  Nomo-Hana,  qui  ne  paraissait  pas  avoir  plus  de  qua- 
rante ans;  elle  était  haute  de  cinq  pieds  huit  pouces  et  avait,  à  coup  sur.  plus 
de  quatre  pieds  de  circonférence.  Ses  cheveux,  noirs  comme  le  jais,  étaient  soi- 
gneusement relevés  sur  le  sommet  d'une  tète  aussi  ronde  qu'un  ballon.  Son  nez 
aplati  et  ses  lèvres  saillantes  n'avaient  rien  de  beau  ;  cependant,  dans  sa  phy- 
sionomie, régnait  un  air  avenant  et  agréable.  » 

La  «  bonne  dame  »  se  rappelait  avoir  vu  Kotzebue  dix  ans  avant.  Aussi  lui  fit- 
clle  fort  bon  accueil,  mais  elle  ne  put  parler  de  son  mari,  sans  que  les  larmes 
lui  vinssent  aussitôt  aux  yeux,  et  son  chagrin  ne  paraissait  pas  affecté.  Afin 
que  la  date  de  la  mort  de  ce  prince  fût  toujours  présente  sous  ses  yeux,  elle 
avait  fait  tatouer  sur  son  bras  cette  simple  inscription  :  6  mai  1819. 

Chrétienne  et  pratiquante,  comme  la  plus  grande  partie  de  la  population,  la 
reine  entraîna  Kotzebue  à  l'église,  bâtiment  simple  et  vaste,  mais  qui  ne  conte- 
nait pas  une  foule  aussi  pressée  qu'à  Taïti.  Nomo-Hana  paraissait  fort  intelli- 
gente, savait  lire,  et  se  montrait  particulièrement  enthousiaste  de  l'écriture, 
cette  science  qui  rapproche  les  absents.  Voulant  donner  au  commandant,  en 
même  temps  qu'une  preuve  de  son  affection,  un  témoignage  de  ses  connais- 
sances, elle  lui  expédia,  par  un  ambassadeur,  une  épitre  qu'elle  avait  nus  plu- 
sieurs semaines  à  rédiger. 

Les  autres  dames  voulurent  aussitôt  en  faire  autant,  et  Kotzebue  se  vit  à  la 
veille  de  succomber  sous  le  poids  des  missives  qui  allaient  lui  être  adressées. 
Le  seul  moyen  de  mettre  fin  à  cette  épidémie  épistolaire,  c'était  de  lever  l'ancre, 
et  c'est  ce  que  fit  Kotzebue  sans  attendre  plus  longtemps. 

Toutefois,  avant  son  départ,  il  reçut  à  son  bord  la  reine  Xoma-Hana,  qui  vint 
revêtue  de  son  costume  de  cérémonie.  Qu'on  se  figure  une  magnifique  robe  en 
soie,  de  couleur  pèche,  garnie  d'une  large  broderie  noire,  robe  faite  pour  une 


224 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Un  officier  du  roi  des  lies  Sandwich.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


taille  européenne,  par  conséquent  trop  courte  et  trop  étroite.  Aussi  apercevait- 
on.  non  seulement  des  pieds  auprès  desquels  ceux  de  Charlemagne  auraient 
semblé  les  pieds  d'une  chinoise,  emprisonnés  dans  une  grossière  chaussure 
d'homme,  mais  des  jambes  brunes,  grosses  et  nues,  qui  rappelaient  des  ba- 
lustres  de  terrasses.  Un  collier  de  plumes  rouges  et  jaunes,  une  guirlande  de 
tï  airs  naturelles,  qui  jouait  le  hausse-col,  un  chapeau  de  paille  d'Italie,  orné  de 
fleurs  artificielles,  complétaient  cette  toilette  luxueuse  et  ridicule. 

Noma-Hana  visita  le  bâtiment,  se  fit  rendre  compte  de  tout,  et  enfin,  lasse  de 
tant  de  merveilles,  elle  pénétra  dans  les  appartements  du  commandant,  où  l'at- 
tendait une  copieuse  collation.  La  reine  se  laissa  tomber  sur  un  canapé,  mais  ce 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS. 


22J 


Le  village  était  composé  de  huttes.  ^Page  229.) 


meuble  fragile  ne  put  résister  à  tant  de  majesté  et  s'affaissa  sous  le  poids  d'une 
princesse,  dont  l'embonpoint  avait  sans  doute  grandement  contribué  à  l'élé- 
vation. 

A  la  suite  de  cette  station,  Kotzebue  retourna  à  la  Nouvelle-Arkhangel,  où  il  de- 
meura jusqu'au  30  juillet  18-25.  Puis,  il  fit  un  nouveau  séjour  aux  îles  Sandwich, 
quelque  temps  après  que  l'amiral  Byron  y  eut  rapporté  les  restes  du  roi  et  de  la 
reine.  L'archipel  était  tranquille  ;  sa  prospérité  allait  toujours  grandissant;  l'in- 
fluenee  des  missionnaires  s'était  consolidée,  et  l'éducation  du  nouveau  petit  roi 
était  confiée  au  missionnaire  Bingham.  Les  habitants  avaient  été  profondément 
touchés  des  honneurs  que  l'Angleterre  avait  rendus  aux  dépouilles  de  leurs  sou- 

29 


226  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


verains,  et  le  jour  ne  semblait  pas  éloigné  où  les  mœurs  indigènes  auraient  com- 
plètement fait  place  aux  habitudes  des  Européens. 

Quelques  rafraîchissements  ayant  été  embarqués  à  Waihou,  le  voyageur 
gagna  les  îles  Radak,  reconnut  les  Pescadores,  qui  forment  l'extrémité  septen- 
trionale de  cette  chaîne,  découvrit,  non  loin  de  là,  le  groupe  Escheholtz,  et 
toucha,  le  15  octobre,  à  Guaham.  Le  23  janvier  1826,  il  quittait  Manille,  après 
une  relâche  de  plusieurs  mois,  pendant  lesquels  des  rapports  fréquents  avec  les 
naturels  lui  avaient  permis  d'améliorer  infiniment  la  géographie  et  l'histoire 
naturelle  des  Philippines.  Un  nouveau  gouverneur  espagnol  était  arrivé  avec  un 
renfort  assez  considérable  de  troupes,  et  avait  si  bien  mis  fin  à  l'agitation,  que 
les  colons  avaient  entièrement  renoncé  au  projet  de  se  séparer  de  l'Espagne. 

Le  10  juillet  1826,  la  Predpriatie  rentrait  à  Cronstadt,  après  un  voyage  de  trois 
années,  pendant  lesquelles  elle  avait  visité  les  côtes  nord-ouest  de  l'Amérique, 
les  îles  Aléoutiennes,  le  Kamtchatka  et  la  mer  d'Okhotsk,  reconnu  en  détail 
une  grande  partie  des  îles  Radak,  et  fourni  de  nouveaux  renseignements  sur 
les  transformations  par  lesquelles  passaient  plusieurs  peuplades  océaniennes. 
Grâce  au  dévouement  de  Chamisso  et  du  professeur  Escheholtz,  de  nombreux 
échantillons  d'histoire  naturelle  avaient  été  recueillis,  et  celui-ci  allait  publier 
la  description  de  plus  de  deux  mille  animaux;  enfin,  il  rapportait  de  très  cu- 
rieuses observations  sur  la  formation  des  îles  de  corail  de  la  mer  du  Sud. 

Le  gouvernement  anglais  avait  repris  avec  acharnement  l'étude  de  ce  pro- 
blème irritant,  dont  la  solution  avait  été  si  longtemps  cherchée  :  le  passage  du 
nord-ouest.  Tandis  que  Parry  par  mer  et  Franklin  par  terre,  allaient  essayer 
de  gagner  le  détroit  de  Behring,  le  capitaine  Frédéric  William  Beechey  recevait 
pour  instructions  de  pénétrer  aussi  avant  qu'il  lui  serait  possible,  par  ce  même 
détroit,  le  long  de  la  côte  septentrionale  d'Amérique,  afin  de  recueillir  les  voya- 
geurs, qui  lui  arriveraient  sans  doute  exténués  par  les  fatigues  et  les  privations. 

Avec  le  navire  theBlossom,  qui  appareilla  de  Spithead.  le  19  mai  1825,  Beechey 
s'était  ravitaillé  à  Rio-de-Janeiro,  et,  après  avoir  doublé  le  cap  Horn,  le  26  sep- 
tembre, il  avait  pénétré  dans  l'océan  Pacifique.  A  la  suite  d'une  courte  re- 
lâche sur  la  côte  du  Chili,  il  avait  visité  l'île  de  Pâques,  où  les  incidents  qui 
avaient  marqué  la  station  de  Kotzebue,  â  son  premier  voyage,  s'étaient  renou- 
velés avec  fidélité.  Tout  d'abord,  môme  accueil  empressé  de  la  part  des  indi- 
gènes, qui  gagnent  à  la  nage  le  Blossom  ou  apportent,  dans  des  pirogues,  les 
chétives  productions  de  leur  île;  puis,  lorsque  les  Anglais  débarquent,  mêmes 
attaques  à  coups  de  pierres  et  de  bâton,  qu'il  faut  réprimer  énergiquement  à 
coups  de  fusil. 


LES  C I R C 0 M N A  Y I G A T E U R S   E T  RANGERS.  227 

Le  1  décembre,  le  capitaine  Beechey  aperçut  une  lie,  entièrement  couverte 

de  végétation.  C'était  une  île  fameuse  alors,  parce  qu'on  y  avait  retrouvé  lesdes< 
rendants  des  révoltés  de  la  Bounty,  débarqués  à  la  suite  d'un  drame  qui,  à  la 
fin  du  siècle  dernier,  passionna  vivement  l'opinion  publique  en  Angleterre. 

En  1781,  le  lieutenant  Bligh,  un  des  officiers  qui  s'étaient  signalés  sous  les 
ordres  de  Cook,  avait  été  nommé  au  commandement  de  la  Bounty  et  chargé 
d'aller  prendre  à  Taïti  des  arbres  à  pain  et  d'autres  productions  végétales,  afin 
de  les  transporter  aux  Antilles,  que  les  Anglais  désignent  communément  sous  le 
nom  d'Indes  occidentales.  Après  avoir  doublé  le  cap  Horn,  Bligh  s'était  arrêté 
sur  les  côtes  de  la  Tasmanie  et  avait  gagné  la  baie  de  Matavaï,  où  il  avait  pris  un 
chargement  d'arbres  à  pain,  de  même  qu'à  Namouka,  l'une  des  îles  Tonga. 
Jusqu'alors,  aucun  incident  particulier  n'avait  marqué  le  cours  de  ce  voyage,  qui 
promettait  de  se  terminer  heureusement.  Mais  le  caractère  aîtier,  les  formes 
rudes  et  despotiques  du  commandant,  lui  avaient  aliéné  son  équipage  presque 
tout  entier.  Un  complot  fut  tramé  contre  lui,  —  complot  qui  éclata  dans  les 
parages  de  Tofoua,  le  28  avril,  avant  le  lever  du  soleil. 

Surpris  au  lit  par  les  révoltés,  lié  et  garrotté  avant  d'avoir  pu  se  défendre. 
Bligh  fut  conduit  en  chemise  sur  le  pont,  et,  après  un  semblant  de  jugement 
auquel  présida  le  lieutenant  Fletcher  Christian,  il  fut  descendu,  avec  dix-huit 
personnes  qui  lui  étaient  demeurées  fidèles,  dans  une  chaloupe  où  l'on  mit  quel- 
ques provisions,  puis  abandonné  en  pleine  mer. 

Bligh,  après  avoir  enduré  les  tortures  de  la  soif  et  de  la  faim,  après  avoir 
échappé  à  d'horribles  tempêtes  et  à  la  dent  des  sauvages  indigènes  de  Tofoua, 
était  parvenu  à  gagner  l'île  de  Timor,  où  il  reçut  un  chaleureux  accueil. 

«  Je  fis  débarquer  notre  monde,  dit  Bligh.  Quelques-uns  pouvaient  à  peine 
mettre  un  pied  devant  l'autre.  Nous  n'avions  plus  que  la  peau  sur  les  os,  nous 
étions  couverts  de  plaies  et  nos  habits  étaient  tout  en  lambeaux.  Dans  cet  état, 
la  joie  et  la  reconnaissance  nous  arrachaient  des  larmes,  et  le  peuple  de  Timor 
nous  observait  en  silence  avec  des  regards  qui  exprimaient  à  la  fois  l'horreur, 
l'étonnement  et  la  pitié.  C'est  ainsi  que,  par  le  secours  de  la  Providence,  nous 
avons  surmonté  les  infortunes  et  les  difficultés  d'un  aussi  périlleux  voyage!  » 

Périlleux  en  effet,  car  il  n'avait  pas  duré  moins  de  quarante  et  un  jours,  sur 
des  mers  imparfaitement  connues,  dans  une  embarcation  qui  n'était  même  pas 
pontée,  avec  des  vivres  plus  qu'insuffisants,  au  prix  de  souffrances  inouïes,  pen- 
dant un  parcours  de  plus  de  quinze  cents  lieues,  et  sans  avoir  eu  à  déplorer 
d'autre  perte  que  celle  d'un  matelot,  tué  au  début  du  voyage  par  les  naturel s 
de  Tofoua! 


228  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Quant  aux  révoltés,  leur  histoire  est  singulière,  et  l'on  peut  en  tirer  plus  d'un 
enseignement. 

Ils  avaient  fait  voile  pour  Taïti,  où  les  attiraient  les  facilités  de  la  vie  et  où 
furent  abandonnés  ceux  qui  avaient  pris  la  part  la  moins  active  à  la  révolte. 
Christian  avait  alors  remis  à  la  voile  avec  huit  matelots  décidés  à  le  suivre, 
dix  insulaires  de  Taïti  et  de  Toubouai  et  une  douzaine  de  Taïtiennes. 

On  n'avait  plus  entendu. parler  d'eux. 

Quant  à  ceux  qui  étaient  restés  à  Taïti,  ils  avaient  été  capturés,  en  1791,  par 
le  capitaine  Edwards  de  la  Pandora,  que  le  gouvernement  anglais  avait  envoyé 
à  la  recherche  des  mutinés  avec  mission  de  les  ramener  en  Angleterre.  Mais  la 
Pandora  ayant  échoué  sur  un  écueil,  dans?  le  détroit  de  l'Entreprise,  quatre  des 
mutins  et  trente-cinq  matelots  avaient  péri  dans  cette  catastrophe.  Sur  les  dix 
qui  arrivèrent  en  Angleterre  avec  les  naufragés  de  la  Pandora,  trois  seulement 
furent  condamnés  à  mort. 

Vingt  années  se  passèrent  avant  qu'on  pût  obtenir  le  moindre  éclaircisse- 
ment sur  le  sort  de  Christian  et  de  ceux  qu'il  avait  emmenés  avec  lui. 

En  1808,  un  bâtiment  de  commerce  américain  toucha  à  Pitcairn,  pour  y 
compléter  sa  cargaison  de  peaux  de  phoques.  Le  commandant  croyait  l'île 
inhabitée;  mais,  à  sa  très  vive  surprise,  il  s'était  ru  accoster  par  une  pirogue 
montée  par  trois  jeunes  gens  de  couleur,  qui  parlaient  fort  bien  l'anglais. 
Étonné,  le  capitaine  les  avait  questionnés,  et  il  apprit  d'eux  que  leur  père  avait 
servi  sous  les  ordres  du  lieutenant  Bligh. 

L'odyssée  de  ce  dernier  était  alors  connue  du  monde  entier,  et  avait  dé- 
frayé les  veillées  du  gaillard  d'avant  des  bâtiments  de  toutes  les  nations.  Aussi 
le  capitaine  américain  voulut-il  obtenir  plus  de  détails  sur  ce  fait  singulier, 
qui  venait  de  réveiller  dans  son  esprit  le  souvenir  de  la  disparition  des  révoltés 
de  la  Bounty. 

Descendu  à  terre,  la  capitaine,  ayant  rencontré  un  Anglais  du  nom  de  Smith, 
appartenant  à  l'ancien  équipage  de  la  Bounty ,  en  avait  reçu  la  confession  qui 
va  suivre. 

Lorsqu'il  eut  quitté  Taïti,  Christian  fit  directement  voile  pour  Pitcairn  dont 
la  situation  isolée,  au  sud  des  Pomotou,  hors  de  toute  route  fréquentée,  l'avait 
vivement  frappé.  Après  avoir  débarqué  les  provisions  que  renfermait  la  Bounty 
et  l'avoir  dépouillée  des  agrès  qui  pouvaient  être  utiles,  on  brûla  le  bâtiment, 
non  seulement  pour  en  faire  disparaître^toute  trace,  mais  aussi  afin  d'ôter  à 
tout  rebelle  la  tentation  de  s'enfuir. 

Tout  d'abord,  on  avait  craint,  en  voyant  des  moraïs,  que  l'île  ne  fût  peuplée. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  229 


On  fut  bien  vite  convaincu  qu'il  n'en  était  rien.  On  bâtit  donc  des  cabanes,  on 
défricha  des  terrains.  Mais  les  Anglais  réservèrent  charitablement  aux  sauvages 
qu'ils  avaient  enlevés  ou  qui  les  avaient  librement  accompagnés,  les  fonctions 
d'esclaves.  Quoi  qu'il  en  soit,  deux  ans  se  passèrent  sans  querelles  trop  vio- 
lentes. A  ce  moment,  les  naturels  avaient  tramé  contre  les  blancs  un  complot., 
dont  ceux-ci  furent  avertis  par  une  Taïtienne,  et  les  deux  chefs  payèrent  de 
la  vie  leur  tentative  avortée. 

Deux  ans  encore  de  paix  et  de  tranquillité,  puis  nouveau  complot,  à  la  suite 
duquel  cinq  Anglais,  dont  Christian,  furent  massacres.  A  leur  tour,  les 
femmes,  qui  regrettaient  les  Anglais,  avaient  immolé  les  Ta'itiens  survivants. 

La  découverte  d'une  plante,  de  laquelle  on  pouvait  tirer  une  sorte  d'eau- 
de-vie,  causa  un  peu  plus  tard  la  mort  d'un  des  quatre  Anglais  qui  restaient; 
un  autre  fut  massacré  par  ses  compagnons  ;  un  troisième  mourut  à  la  suite 
d'une  maladie,  et  un  certain  Smith,  qui  prit  le  nom  d'Adams,  demeura  seul  à 
la  tête  d'une  population  de  dix  femmes  et  de  dix-neuf  enfants,  dont  les  plus 
âgés  n'avaient  pas  plus  de  sept  à  huit  ans. 

Cet  homme,  qui  avait  réfléchi  sur  ses  désordres  et  dont  le  repentir  allait 
transformer  l'existence,  dut  remplir  les  devoirs  et  les  fonctions  de  père,  de 
prêtre,  d'officier  de  l'état  civil  et  de  roi.  Par  sa  justice  et  sa  fermeté,  il  sut 
acquérir  une  influence  toute  puissante  sur  cette  bizarre  population. 

Ce  singulier  professeur  de  morale,  qui,  dans  sa  jeunesse,  a\  ait  violé  toutes 
les  lois,  pour  qui  nul  engagement  n'avait  été  sacré,  enseigna  alors  la  pitié, 
l'amour,  l'union,  institua  des  mariages  réguliers  entre  les  enfants  de  familles 
différentes,  et  la  petite  colonie  prospéra  sous  le  commandement  à  la  fois  doux 
et  ferme  de  cet  homme  devenu  vertueux  sur  le  tard. 

Tel  était,  au  moment  où  Beechey  y  débarqua,  l'état  moral  de  la  colonie  de 
Pitcairn.  Le  navigateur,  bien  reçu  d'une  population  dont  les  vertus  rappelaient 
celles  de  l'âge  d'or,  y  fit  un  séjour  de  dix-huit  jours.  Le  village  était  composé  de 
huttes  propres  et  nettes,  entourées  de  pandanus  et  de  cocotiers  ;  les  champs 
étaient  bien  cultivés,  et,  sous  la  direction  d'Adams,  cette  peuplade  s'était  fabri- 
qué les  instruments  les  plus  utiles  avec  une  habileté  véritablement  étonnante. 
De  figure  agréable  et  douce  pour  la  plupart,  ces  métis  avaient  des  membres 
bien  proportionnés,  qui  annonçaient  une  vigueur  peu  commune. 

Après  Pitcairn,  les  îles  Crescent,  Gambier,  Hood,  Clermont-Tonnerre,  Séries. 
Whitsunday,  Queen  Charlotte,  Tehaï,  des  Lanciers,  qui  font  partie  des  Pomo- 
tou,  furent  visitées  par  Beechey,  ainsi  qu'  un  îlot  auquel  il  donna  le  nom  de 
Byam-Martin. 


230  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

Le  navigateur  y  rencontra  un  sauvage,  du  nom  de  Tou-Wari,  qui  y  avait  été 
jeté  par  la  tempête.  Parti  d'Anaa.  avec  cent  cinquante  de  ses  compatriotes, 
dans  trois  pirogues,  pour  aller  rendre  hommages  à  Pomaré  III,  qui  venait  de 
monter  sur  le  trône,  Tou-Wari  avait  été  jeté  loin  de  sa  route  par  les  vents  d'ouest. 
A  ceux-ci  avaient  succédé  des  brises  variables,  et  bientôt  les  provisions  furent 
si  complètement  épuisées  que  l'on  dut  manger  les  cadavres  de  ceux  qui  avaient 
succombé.  Enfin,  Tou-Wari  était  arrivé  à  l'île  Barrow,  au  milieu  de  l'archipel 
Dangereux,  où  il  s'était  un  peu  ravitaillé;  il  avait  ensuite  repris  la  mer,  mais 
ce  n'avait  pas  été  pour  longtemps,  car  sa  pirogue  s'étanl  défoncée  près  de 
Byam-Martin,  il  avait  dû  rester  sur  cet  îlot. 

Beechey  finit  par  céder  aux  prières  de  Tou-Wari  en  le  prenant  à  son  bord, 
avec  sa  femme  et  ses  enfants,  pour  les  ramener  à  Taïti.  Le  lendemain,  par  un 
de  ces  hasards  qu'on  ne  voit  d'ordinaire  que  dans  les  romans,  Beechey  s'étant 
arrêté  à  Heïou.  Tou-Wari  y  avait  rencontré  son  frère,  qui  le  croyait  mort  depuis 
longtemps.  Après  les  premiers  élans  d'effusion,  les  deux  naturels  gravement 
assis  l'un  à  côté  de  l'autre,  les  mains  serrés  avec  tendresse,  s'étaient  raconté 
leurs  aventures  réciproques. 

Beechey  quitta  Heïou  le  10  février,  reconnut  les  îles  Melville  et  Croker,  et  jeta 
l'ancre,  le  18,  à  Taïti,  où  il  eut  de  la  peine  à  se  procurer  des  rafraîchissements. 
Les  naturels  exigeaient  maintenant  de  bons  dollars  chiliens  et  des  vêtements 
européens,  articles  qui  faisaient  complètement  défaut  sur  leBhssum. 

Le  capitaine,  après  avoir  reçu  la  visite  de  la  régente,  fut  invité  à  une  soirée 
qui  devait  être  donnée  en  son  honneur  dans  la  demeure  royale,  à  Papeïti.  Mais, 
lorsque  les  Anglais  se  présentèrent,  ils  trouvèrent  que  tout  le  monde  dormait 
au  palais.  La  régente  avait  oublié  son  invitation  et  s'était  couchée  plus  tôt  que 
d'habitude.  Elle  n'en  reçut  pas  moins  gracieusement  ses  hôtes,  et  organisa  une 
petite  sauterie,  malgré  la  rigoureuse  défense  des  missionnaires.  Seulement,  la 
fête  dut  se  passer  pour  ainsi  dire  en  silence,  afin  que  le  bruit  n'en  parvînt  pas 
aux  oreilles  de  l'agent  de  police  qui  se  promenait  sur  la  plage.  On  jugera  par 
ce  seul  détail  de  la  liberté  que  le  missionnaire  Pritchard  laissait  aux  premiers 
personnages  de  Taïti.  Que  devait-ce  être  pour  la  tourbe  des  naturels? 

Le  3  avril,  le  jeune  roi  rendit  sa  visite  à  Beechey,  qui  lui  fit  présent,  de  la  part 
de  l'Amirauté,  d'un  superbe  fusil  de  chasse.  Les  relations  furent  très  amicales, 
et  l'influence  que  les  missionnaires  anglais  avaient  su  prendre  se  trouva  encore 
consolidée  par  la  cordialité  et  les  prévenances  dont  l'état-major  du  Blossom 
leur  donna  des  preuves  réitérées. 

Parti  de  Taïti.  le  20  avril,  Becchy  gagna  les  îles  Sandwich,  où  il  fit  une 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  231 

station  d'une  dizaine  de  jours,  et  mit  à  la  voile  pour  le  détroit  de  Behring  et  la 
mer  polaire.  Ses  instructions  lui  prescrivaient  de  s'enfoncer  au  long  de  la  côte 
d'Amérique,  aussi  loin  que  l'état  des  glaces  le  lui  permettrait.  Le  Blossom s'arrêta 
dans  la  baie  Kotzebue,  séjour  aussi  inhospitalier  que  repoussant,  où  les  Anglais 
eurent  plusieurs  entrevues  avec  les  indigènes,  sans  pouvoir  se  procurer  le 
moindre  renseignement  sur  Franklin  et  sa  troupe.  Puis,  Beechey  expédia  au- 
devant  de  cet  intrépide  explorateur  une  chaloupe  pontée,  sous  le  commande- 
ment du  lieutenant  Elson.  Celui-ci  ne  put  dépasser  la  pointe  Barrow,  par 
71°  23'  de  latitude  nord,  et  fut  obligé  de  regagner  le  Blossom,  que  les  glaces 
forcèrent  à  repasser  le  détroit,  le  13  octobre,  par  un  temps  clairet  une  forte 
gelée. 

Afin  d'utiliser  la  saison  d'hiver,  Beechy  visita  le  port  de  San-Francisco,  et 
relâcha  encore  une  fois,  le  25  janvier  1837,  à  Honolulu,  dans  les  îles  Sandwich. 
Grâce  à  lapolitique  habile  et  libérale  de  son  gouvernement,  cet  état  s'avançait, 
à  grands  pas,  dans  la  voie  du  progrès  et  de  la  prospérité. 

Le  nombre  des  maisons  s'était  augmenté  ;  la  ville  prenait,  de  plus  en  plus,  un 
caractère  civilisé  ;  le  port  était  fréquenté  par  un  grand  nombre  de  navires 
anglais  et  américains  ;  enfin,  la  marine  nationale  était  créée  et  comptait  cinq 
briks  et  huit  schooners.  L'agriculture  était  dans  un  état  florissant;  le  café, 
le  thé,  les  épices,  occupaient  de  vastes  plantations,  et  l'on  cherchait  à  utiliser 
les  forêts  de  cannes  à  sucre  qui  prospéraient  dans  l'archipel. 

Après  une  relâche,  en  avril,  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Canton,  le 
Blossom  procéda  à  la  reconnaissance  de  l'archipel  Liou-Kieou,  chaîne  d'îles 
qui  relie  le  Japon  à  Formose,  et  du  groupe  Bonin-Sima,  terres  sur  lesquelles 
l'explorateur  ne  rencontra  d'autres  animaux  que  de  grosses  tortues  vertes. 

A  la  suite  de  cette  exploration,  le  Blossom  reprit  la  route  du  nord;  mais,  les 
circonstances  atmosphériques  étant  moins  favorables,  il  ne  put  pénétrer  cette 
fois  que  jusqu'à  70° 40'.  Il  laissait  en  cet  endroit  de  la  côte  des  vivres,  des 
vêtements  et  des  instructions,  pour  le  cas  où  Parry  ou  Franklin  aurait  réussi  à 
percer  jusque-là.  Après  avoir  croisé  jusqu'au  6  octobre,  Beechey  se  détermina, 
à  regret,  à  rentrer  en  Angleterre.  Il  fit  escale  à  Monterey.  à  San-Francisco,  à 
San-Blas,  à  Valparaiso,  doubla  le  cap  Horn,  mouilla  à  Rio-de-Janeiro  et  jeta 
l'ancre  à  Spithead,  le  21  octobre. 

Il  faut,  maintenant,  raconter  l'expédition  du  capitaine  russe  Lùtké,  expé- 
dition qui  produisit  des  résultats  assez  importants.  La  relation,  très  amusante, 
est  spirituellement  écrite.  Aussi  lui  ferons-nous  quelques  emprunts. 

Le  Séniavine  et  le  Môller  étaient  deux  gabares  construites  en  Russie,  qui 


232 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Un  moraï  à  Kayakakowa.  [Fac-similé.   Gravure  ancienne.) 


tenaient  toutes  deux  très  bien  la  mer,  mais  dont  la  seconde  était  assez  mauvaise 
marcheuse,  inconvénient  qui,  pendant  presque  tout  le  voyage,  tint  les  deux  bâti- 
ments séparés.  Le  Séniavine  avait  Lùtké  pour  commandant,  et  le  Moller, 
Stanioukowitch. 

Les  deux  bâtiments  appareilleront  de  Cronstadt,  le  Ier  septembre  i828, 
firent  escale  à  Copenhague  et  à  Portsmouth,  où  l'on  acheta  des  instruments 
de  physique  et  d'astronomie.  A  peine  sortaient-ils  de  la  Manche,  qu'ils  furent 
séparés.  Le  Séniavine,  que  nous  suivrons  particulièrement,  fit  relâche  à  Téné- 
riffe,  où  Lûtké  espérait  trouver  sa  conserve. 

Cette  île  venait  d'être,  du  4  au  8  novembre,  ravagée  par  un  ouragan  terrible, 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS   ÉTRANGE  H  S. 


233 


De  hautes  montagnes  recouvertes  d'un  sombre  manteau  de  forêts.  (Page  236.) 

tel  qu'on  n'en  avait  jamais  vu  de  semblable  depuis  la  conquête.  Trois  navires 
avaient  péri  dans  la  rade  même  de  Sainte-Croix  ;  deux  autres,  jetés  à  la  côte, 
avaient  été  mis  en  pièces.  Les  torrents,  grossis  par  une  pluie  épouvantable, 
avaient  renversé  jardins,  murailles,  édifices,  dévasté  plusieurs  plantations  con- 
sidérables, démoli  presque  entièrement  l'un  des  forts,  détruit  quantité  de  mai- 
sons dans  la  ville  et  rendu  plusieurs  rues  impraticables.  Trois  ou  quatre  eents 
individus  avaient  trouvé  la  mort  dans  ce  cataclysme,  dont  les  dommages  étaient 
évalués  à  plusieurs  millions  de  piastres. 

Au  mois  de  janvier,  les  deux  bâtiments  s'étaient  retrouvés  à  Rio-de-Janeiro, 
et,  jusqu'au  cap  Horn,  ils  avaient  fait  la  route  de  conserve.  Là,  les  tempêtes 

30 


234  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

ordinaires,  les  brouillards  habituels  les  avaient  assaillis  et  séparés  encore  une 
fois.  Le  Séniavîne  avait  alors  fait  route  pour  Concepcion. 

«  Le  15  mars,  dit  Lùtké,  nous  n'étions,  par  estime,  qu'à  huit  milles  de  la 
côte  la  plus  voisine,  mais  un  brouillard  épais  nous  en  dérobait  la  vue.  Dans  la 
nuit,  le  brouillard  se  dissipa,  et  le  point  du  jour  offrit  à  nos  regards  un  spectacle 
d'une  grandeur  et  d'une  magnificence  indescriptibles.  La  chaîne  dentelée  des 
Andes,  avec  ses  pics  aigus,  se  dessinait  sur  un  ciel  d'azur,  éclairé  des  premiers 
rayons  du  soleil.  Je  ne  veux  point  augmenter  le  nombre  de  ceux  qui  se  sont 
perdus  en  vains  efforts  pour  transmettre  aux  autres  les  sensations  qu'ils  éprou- 
vèrent au  premier  aspect  de  pareils  tableaux  de  la  nature.  Elles  sont  aussi 
inexprimables  que  la  majesté  du  spectacle  lui-même.  La  variété  des  couleurs, 
la  lumière  que  le  lever  du  soleil  répandait  graduellement  sur  le  ciel  et  sur  les 
nuages,  étaient  d'une  inimitable  beauté.  A  notre  vif  regret,  ce  spectacle,  ainsi 
que  tout  ce  qui  est  sublime  dans  la  nature,  ne  fut  pas  de  longue  durée.  A 
mesure  que  la  masse  de  lumière  envahissait  l'atmosphère,  l'énorme  géant 
semblait  s'enfoncer  dans  l'abîme,  et  le  soleil,  paraissant  sur  l'horizon,  en 
effaça  même  les  traces.  » 

Le  sentiment  de  Lùtké  sur  l'aspect  de  la  Concepcion  n'était  pas  d'accord  avec 
celui  de  quelques-uns  de  ses  prédécesseurs.  Il  n'avait  pas  encore  oublié  les  ri- 
chesses exubérantes  de  la  végétation  de  la  baie  de  Rio-de-Janeiro.  Aussi  trouva- 
l-il  cette  côte  assez  pauvre.  Les  habitants,  autant  qu'il  put  en  juger  pendant 
une  relâche  très  courte,  lui  parurent  doués  du  caractère  le  plus  affable  et 
plus  civilisés  que  les  gens  de  la  même  classe  dans  bien  d'autres  pays. 

En  entrant  à  Valparaiso,  Lùtké  aperçut  le  Molle?'  qui  mettait  à  la  voile  pour 
le  Kamtchatka.  Les  équipages  se  dirent  adieu,  et  chacun  suivit  dès  lors  une 
direction  séparée. 

La  première  course  des  officiers  et  des  naturalistes,  fut  pour  les  célèbres 
«  quebradas  ». 

«  Ce  sont,  dit  le  voyageur,  des  ravins  dans  les  montagnes,  comblés  pour 
ainsi  dire  par  de  petites  cabanes  qui  renferment  la  plus  grande  partie  de  la 
population  de  Valparaiso.  La  plus  peuplée  de  ces  quebradas  est  celle  qui  s'élève 
à  l'angle  S.-O.  de  la  ville.  Le  granit,  qui,  là,  se  montre  à  découvert,  sert  de 
fondement  solide  aux  constructions,  et  les  met  à  l'abri  de  l'effet  destructeur 
des  tremblements  de  terre.  La  communication  de  ces  habitations,  entre  elles 
et  avec  la  ville,  s'effectue  par  d'étroits  sentiers  sans  points  d'appui  ni  degrés, 
qui  se  prolongent  sur  la  pente  des  rochers,  et  sur  lesquels  les  enfants,  en 
jouant,  couraient  en  tous  sens,  comme  des  chamois.  11  n'y  a  là  que  quelques 


LES  CIR  C  U  M  N AVIGA  T  E  U  11  S   É  T  H.  A  NGE  RS.  235 


maisons,  et  encore  appartiennent-elles  à  des  étrangers,  auxquelles  aboutissent 
des  sentiers  où  Ton  ait  pratiqué  des  inarches;  les  Chiliens  regardent  cette  pré- 
caution comme  un  luxe  superflu  et  tout  à  l'ait  inutile.  C'est  un  spectacle  étrange 
que  de  voir,  suos  ses  pieds,  un  escalier  de  toits  en  tuiles  ou  en  branches  de 
palmiers,  et  au-dessus  de  sa  tête  un  amphithéâtre  de  portes  et  de  jardins. 
J'avais  d'abord  suivi  messieurs  les  naturalistes;  mais  ils  m'entraînèrent  bien- 
tôt dans  un  endroit  où  je  ne  pouvais  plus  faire  un  pas  ni  en  avant  ni  en 
arrière,  ce  qui  me  décida  à  m'en  retourner  avec  un  de  mes  officiers,  et  à  les 
laisser  là,  en  leur  souhaitant  de  rapporter  leurs  têtes  sauves  au  logis  ;  quant  à 
moi,  je  crus  mille  fois  perdre  la  mienne  avant  d'arriver  en  bas.  » 

Au  retour  d'une  pénible  excursion  que  les  marins  avaient  faite  à  quelques 
lieues  de  Valparaiso,  ils  furent  tout  étonnés,  en  rentrant  à  cheval  dans  la  ville, 
d'être  arrêtés  par  une  patrouille,  qui  les  força,  malgré  leurs  protestations,  à 
mettre  pied  à  terre. 

«  C'était  le  jeudi  saint,  dit  Lùtké  ;  de  ce  jour  jusqu'au  samedi  saint,  il  n'est 
permis  ici,  sous  peine  d'une  forte  amende,  ni  de  monter  à  cheval,  ni  de  chan- 
ter, ni  de  danser,  ni  de  jouer  d'aucun  instrument,  ni  même  d'aller  le  chapeau 
sur  la  tête.  Toute  affaire,  tout  travail,  tout  amusement,  sont  sévèrement  dé- 
fendus pendant  ces  jours.  La  colline  au  milieu  de  la  ville,  sur  laquelle  est  le 
théâtre,  est  transformée  pendant  ce  temps  en  Golgotha.  Au  milieu  d'un  espace 
entouré  de  grilles,  s'élève  une  croix  avec  l'image  du  Christ;  on  voit,  près  de 
lui,  une  multitude  de  fleurs  et  de  cierges,  et,  de  chaque  côté,  des  figures 
de  femmes  à  genoux,  représentant  les  témoins  de  la  Passion  de  notre  Sauveur. 
Les  âmes  pieuses  s'approchaient  de  ce  lieu  pour  laver  leurs  péchés  par  une 
prière  à  haute  voix.  Je  ne  remarquai  que  des  pécheresses  et  pas  un  seul  pé- 
cheur. La  plupart  d'entre  elles  étaient,  sans  doute,  fermement  assurées  d'ob- 
tenir la  grâce  divine,  car,  en  venant,  elles  jouaient,  riaient,  prenaient  un  air 
contrit  en  approchant  de  là,  se  mettaient  à  genoux  pour  quelques  instants  et 
continuaient  ensuite  leur  chemin,  en  reprenant  leurs  jeux  et  leurs  rires.  » 

L'intolérance  et  les  superstitions,  dont  les  étrangers  rencontrèrent  des 
preuves  à  chaque  pas,  font  naître,  chez  le  voyageur,  des  réflexions  judicieuses. 
Il  regrette  de  voir  se  perdre  dans  des  révolutions  continuelles  tant  d'énergie 
et  de  ressources,  qui  pourraient  être  bien  mieux  employées  pour  le  dévelop- 
pement moral  et  la  prospérité  matérielle  de  la  nation. 

Pour  Lutké,  rien  ne  ressemble  moins  à  une  vallée  du  paradis  que  Valparaiso 
et  ses  environs.  Des  montagnes  pelées,  coupées  de  profondes  quebradas,  une 
plaine  sablonneuse,  au  milieu  de  laquelle  se  dresse  la  ville,  les  hautes  monta- 


236  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE. 

gnes  des  Andes  à  l' arrière-plan,  lout  cela  ne  constituepas,  à  proprement  parler, 
un  Eden 

Les  traces  de  l'affreux  tremblement  de  terre  de  1823  n'étaient  pas  alors 
entièrement  effacées,  et  l'on  voyait  encore  de  grands  espaces  couverts  de  débris. 

Le  15  avril,  le  Séniavine  reprit  la  mer  et  fit  voile  pour  la  Nouvelle-Arkbangel, 
où  il  entra  le  24  juin,  après  une  navigation  qui  n'avait  été  marquée  par  aucun 
incident.  La  nécessité  de  procéder  à  des  réparations  que  rendait  indispensables 
une  campagne  de  dix  mois,  et  le  débarquement  des  provisions  dont  le  Séniavine 
était  chargé  pour  la  Compagnie,  retinrent  cinq  semaines  le  capitaine  Lùtké 
dans  la  baie  de  Sitkha. 

Cette  partie  de  la  côte  nord-ouest  de  l'Amérique  offre  un  aspect  sauvage 
mais  pittoresque.  De  hautes  montagnes,  recouvertes  jusqu'à  leur  cime  d'un  épais 
et  sombre  manteau  de  forêts,  forment  le  dernier  plan  du  tableau.  A  l'entrée 
de  la  baie,  c'est  le  mont  Edgecumbe.  volcan  éteint  aujourd'hui,  qui  s'élève 
à  2,800  pieds  au-dessus  de  la  mer.  Lorsqu'on  pénètre  dans  la  baie,  on  ren- 
contre un  labyrinthe  d'îles  derrière  lesquelles  se  dresse,  avec  sa  forteresse, 
ses  tours  et  son  église,  la  ville  de  la  Nouvelle-Arkhangel,  qui  ne  se  compose  que 
d'une  rangée  de  maisons  avec  jardin,  d'un  hôpital,  d'un  chantier,  et,  hors  des 
palissages,  d'un  grand  village  d'Indiens  Kaloches.  La  population  était  alors  mé- 
langée de  Russes,  de  créoles  et  d'Aléoutes  au  nombre  de  huit  cents,  dont  les  trois 
huitièmes  étaient  au  service  de  la  Compagnie.  Mais  cette  population  diminue  sen- 
siblement avec  les  saisons.  L'été,  presque  tout  le  monde  est  à  la  chasse,  et  l'on 
n'est  pas  plus  tôt  rentré  à  l'automne,  qu'on  part  pour  la  pèche. 

La  Nouvelle-Arkhangel  ne  présente  pas  précisément  beaucoup  de  distractions. 
A  vrai  dire,  ce  séjour,  l'un  les  plus  maussades  qu'on  puisse  imaginer,  est  une 
terre  déshéritée,  triste  au  delà  de  toute  expression,  où  l'année  entière,  sauf  les 
trois  mois  de  neige,  ressemble  plus  à  l'automne  qu'à  toute  autre  saison.  Tout 
cela  n'est  rien  encore  pour  le  voyageur  qui  ne  fait  que  passer;  mais  il  faut,  à 
celui  qui  y  réside,  un  grand  fonds  de  philosophie  ou  une  bien  grande  envie  de 
ne  pas  mourir  de  faim.  Le  commerce,  assez  important,  se  fait  avec  la  Californie, 
avec  les  naturels  et  avec  les  bâtiments  étrangers. 

Les  fourrures  que  se  procurent  les  Aléoutes,  chasseurs  de  la  Compagnie, 
sont  la  loutre,  le  castor,  le  renard  et  le  «  souslic  ».  Ils  pèchent  le  morse,  le 
phoque  et  la  baleine,  sans  compter,  dans  la  saison,  le  hareng,  la  morue,  le 
saumon,  le  turbot,  la  lotte,  la  perche  et  des  «  tsouklis  »,  coquillages  qu'on 
trouve  aux  îles  de  la  Reine-Charlotte  et  dont  la  Compagnie  a  besoin  pour  ses 
échanges  avec  les  Américains. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  237 

Quant  à  ceux-ci,  du  46°  au. 60°  degré,  ils  paraissent  appartenir  à  la  même 
race;  c'est  du  moins  à  cette  conclusion  que  semblent  amener  la  ressemblance 
de  leurs  formes  extérieures,  de  leurs  usages,  de  leur  vie,  et  la  conformité  de  leur 
langue. 

Les  Kaloches  de  Sitkha  reconnaissent  pour  fondateur  de  leur  race  un  homme 
du  nom  d'Elkh,  favorisé  de  la  protection  du  corbeau,  cause  première  de  toutes 
choses.  Remarque  curieuse,  chez  les  Kadiaques,  qui  sont  Esquimaux,  cet  oiseau 
joue  aussi  un  rôle  important.  On  retrouve,  chez  les  Kaloches,  suivant  Lùtké,  la 
tradition  d'un  déluge  et  quelques  fables  qu'il  rapproche  de  la  mythologie 
grecque. 

Leur  religion  n'est  autre  chose  que  le  chamanisme.  Un  Dieu  suprême  leur 
est  inconnu,  mais  ils  croient  aux  esprits  malins  et  aux  sorciers  qui  prédisent 
l'avenir,  guérissent  les  maladies,  et  dont  la  profession  est  héréditaire. 

Pour  eux,  l'âme  est  immortelle;  toutefois,  les  âmes  des  chefs  ne  se  mêlent 
pas  avec  celles  des  inférieurs,  celles  des  esclaves  restent  esclaves  après  la  mort. 
On  voit  combien  cette  conception  est  peu  consolante. 

Le  gouvernement  est  patriarcal  ;  les  indigènes  sont  organisés  en  tribus,  qui. 
comme  dans  le  reste  de  l'Amérique,  ont  pour  emblème,  et,  le  plus  souvent, 
pour  nom,  un  animal:  le  loup,  le  corbeau,  l'ours,  l'aigle,  etc. 

Les  esclaves  des  Kaloches  sont  les  prisonniers  qu'ils  ont  faits  à  la  guerre.  Le 
sort  de  ceux-ci  est  fort  misérable.  Leurs  maîtres  ont  sur  eux  droit  de  vie  et  de 
mort.  Dans  certaines  cérémonies,  à  l'occasion  de  la  perte  des  chefs,  on  sacrifie 
ceux  qui  ne  sont  plus  bons  à  rien,  à  moins,  au  contraire,  qu'on  ne  leur  rende 
la  liberté. 

Soupçonneux  et  rusés,  cruels  et  vindicatifs,  les  Kaloches  ne  valent  ni  plus  ni 
moins  que  les  autres  sauvages,  leurs  voisins.  Durs  à  la  fatigue,  braves,  mais 
paresseux,  ils  laissent  tous  les  travaux  de  l'intérieur  aux  soins  de  leurs  femmes, 
car  la  polygamie  est  chez  eux  en  usage. 

En  quittant  Sitkha,  Lûtké  se  dirigea  vers  Ounalachka.  L'établissement  dllou- 
louk  est  le  principal  de  cette  île,  et,  cependant,  il  n'est  habité  que  par  douze 
Russes  et  dix  Aléoutes  des  deux  sexes. 

Sans  l'entière  privation  de  bois  qui  oblige  les  indigènes  à  ramasser  celui 
que  la  mer  jette  sur  les  rivages  voisins,  parmi  lesquels  on  trouve  quelquefois 
des  troncs  entiers  de  cyprès,  de  camphrier  et  d'une  espèce  d'arbre  qui  répand 
une  odeur  de  rose,  cette  île  offrirait  beaucoup  de  commodités  et  d'agréments 
pour  la  vie.  Elle  abonde  en  beaux  pâturages.  Aussi  s'y  livre-t-on  avec  succès  à 
l'élève  du  bétail. 


338  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

Les  habitants  des  îles  aux  Renards  avaient,  à  l'époque  où  Lùtké  les  visita, 
adopté  en  grande  partie  les  mœurs  et  les  vêtements  des  Russes.  Ils  étaient 
tous  chrétiens.  Les  Aléoutes  sont  bons,  hardis,  adroits,  et  la  mer  est  leur  véri- 
table élément. 

Depuis  1826.  plusieurs  éruptions  de  cendres  avaient  causé  de  grands  ravages 
dans  ces  îles.  En  mai  1827,  le  volcan  Chichaldinsk  s'ouvrit  un  nouveau  cratère 
et  vomit  des  flammes. 

Les  instructions  de  Lùtké  lui  prescrivaient  de  reconnaître  l'île  Saint-Mathieu, 
que  Cook  avait  appelée  île  de  Gore.  Si  le  levé  hydrographique  de  cette  position 
réussit  au  delà  de  toute  espérance,  les  Russes  n'eurent  pas  le  même  succès, 
quand  ils  voulurent  se  procurer  des  notions  sur  ses  productions  naturelles,  car 
ils  n'y  purent  débarquer  en  aucun  endroit. 

Sur  ces  entrefaites,  l'hiver  arrivait  avec  son  cortège  ordinaire  de  brouillards 
et  de  tempêtes.  Il  ne  fallait  pas  songer  à  se  rendre  au  détroit  de  Behring.  Lùtké 
fit  donc  route  pour  le  Kamtchatka,  après  avoir  communiqué  avec  l'île  Behring. 
Il  séjourna  trois  semaines  à  Pétropaulowsky,  temps  qui  fut  employé  au  déchar- 
gement des  objets  qu'il  apportait  et  aux  préparatifs  de  sa  campagne  d'hiver. 

Les  instructions  de  Lùtké  lui  prescrivaient  d'employer  cette  saison  à  visiter 
les  îles  Carolines.il  résolut  donc  de  se  diriger  tout  d'abord  sur  l'île  d'Ualan,  que 
le  navigateur  français  Duperrey  avait  fait  connaître.  Un  port  sûr  permettrait  de 
s'y  livrer  à  des  expériences  sur  le  pendule. 

En  route.  Lùtké  chercha,  sans  la  trouver,  l'île  Golunas,  par  26°  9'  de  latitude 
et  128°  de  longitude  ouest.  Il  en  fut  de  même  pour  les  îles  Dexter  et  Saint-Bar- 
thélémy. Il  reconnut  le  groupe  de  corail  Brown,  découvert  en  1794 par  l'Anglais 
Butler,  et  arriva  le  i  décembre  en  vue  d'Ualan. 

Dès  les  premiers  moments,  l'excellence  des  relations  avec  les  indigènes  fit 
sur  les  Russes  une  excellente  impression.  Plusieurs  d'entre  les  Ualanais,  qui 
étaient  venus  en  pirogues,  montrèrent  assez  de  confiance  pour  coucher  à  bord 
du  bâtiment,  alors  qu'il  était  encore  à  la  voile. 

Ge  ne  fut  pas  sans  peine  que  le  Séniavine  pénétra  dans  le  havre  de  la  Coquille. 
Débarqué  sur  l'îlot  Matanial,  où  Duperrey  avait  dressé  son  observatoire,  Lùtké 
fit  de  même,  tandis  que  les  échanges  commençaient  avec  les  naturels.  La 
bonhomie,  le  caractère  pacifique  de  ceux-ci,  ne  se  démentirent  pas  un  instant. 
Il  suffit  de  retenir  deux  jours  un  chef  en  otage  et  de  brûler  une  pirogue  pour 
mettre  fin  aux  vols  de  quelques  indigènes. 

«  Nous  pouvons  déclarer  avec  plaisir,  dit  Lùtké,  à  la  face  du  monde,  que 
notre  séjour  de  trois  semaines  à  Ualan,  non  seulement  ne  coûta  pas  une  goutte 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  239 


de  sang  humain,  niais  que  nous  pûmes  quitter  ces  bons  insulaires  sans  leur 
donner  une  idée  plus  complète  que  celle  qu'ils  avaient  déjà  de  l'effet  de  nos 
armes  à  feu,  qu'ils  croient  seulement  destinées  à  tuer  des  oiseaux.  Je  ne  sais 
s'il  se  trouve  un  pareil  exemple  dans  les  annales  des  premiers  voyages  dans  les 
mers  du  Sud.  » 

Après  avoir  laissé  Ualan,  Lùtké  chercha  vainement  les  îles  Musgraves,  mar- 
quées sur  la  carte  de  Krusenstern,  et  ne  tarda  pas  à  découvrir  une  grande  île, 
entourée  d'une  ceinture  de  récifs,  dont  la  connaissance  avait  échappé  à  Du- 
perrey,  et  qui  porte  le  nom  de  Painipète  ou  de  Pouynipète.  De  grandes  belles 
pirogues,  avec  un  équipage  de  quatorze  hommes,  de  petites  où  il  n'y  en  avait 
que  deux,  entourèrent  bientôt  le  bâtiment.  Ces  naturels,  à  la  physionomie  sau- 
vage qui  exprimait  la  défiance,  aux  yeux  rouges  de  sang,  turbulents  et  bruyants, 
chantaient,  dansaient,  gesticulaient  sur  leurs  embarcations  et  ne  se  décidèrent 
qu'avec  peine  à  monter  sur  le  pont. 

Le  Séniavine  se  tint  à  quelque  distance  de  la  terre,  qu'il  n'aurait  été  possible 
d'accoster  qu'en  livrant  combat,  car.  pendant  une  tentative  de  débarquement, 
les  naturels  entourèrent  la  chaloupe,  et  ne  se  retirèrent  que  devant  la  bonne 
contenance  de  l'équipage  et  les  coups  de  canon  du  Séniavine. 

Lùtké  disposait  de  trop  peu  de  temps  pour  pousser  à  fond  la  reconnaissance 
de  l'archipel  Séniavine,  comme  il  appela  sa  découverte.  Aussi  les  renseigne- 
ments qu'il  put  recueillir  sur  la  population  des  Pouynipètes  manquent-ils  de  pré- 
cision. Ces  indigènes  n'appartiendraient  pas,  selon  lui,  à  la  même  race  que 
ceux  d'Ualan,  et  se  rapprocheraient  plutôt  des  Papous,  dont  les  plus  voisins  sont 
ceux  de  la  Nouvelle-Irlande,  c'est-à-dire  à  sept  cents  milles  seulement. 

Dès  que  Lùtké  eut  cherché,  sans  la  rencontrer,  l'île  Saint-Augustin,  il 
reconnut  les  îles  de  corail  de  Los  Valientes,  appelées  aussi  Seven-Islands, 
découvertes,  en  1773.  par  l'Espagnol  Felipe  Tompson. 

Le  navigateur  vit  ensuite  l'archipel  Mortlok,  ancien  groupe  Lougoullos  de 
Torrès,  dont  les  habitants  ressemblaient  aux  Ualanais.  Il  descendit  sur  la  prin- 
cipale de  ces  îles,  véritable  jardin  de  cocotiers  et  d'arbres  à  pain. 

Les  indigènes  jouissaient  d'une  sorte  de  civilisation.  Ils  savaient  tisser  et 
teindre  les  fibres  du  bananier  et  du  cocotier,  comme  les  naturels  de  Talan  et 
de  Pouynipète.  Leurs  instruments  de  pêche  faisaient  honneur  à  leur  esprit 
inventif,  surtout  une  sorte  de  caisse,  tressée  en  baguettes  et  en  bambou,  com- 
binée pour  laisser  entrer  le  poisson  sans  lui  permettre  de  ressortir  ;  ils  possédaient 
aussi  des  filets  en  forme  de  grande  besace,  des  lignes  et  des  harpons. 

Leurs  pirogues,  sur  lesquelles  ils  passent  les  trois  quarts  de  leur  existence. 


2-40 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Habitant  de  Ualan.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


semblent  merveilleusement  adaptées  à  leurs  besoins.  Les  grandes,  dont  la  con- 
struction leur  coûte  des  peines  infinies  et  qui  sont  conservées  sous  des  hangars 
spéciaux,  ont  vingt-six  pieds  de  longueur,  deux  un  quart  de  largeur  et  quatre  de 
profondeur.  Elles  sont  munies  d'un  balancier,  dont  les  traverses  sont  recouvertes 
d'un  plancher.  De  l'autre  côté,  existe  une  petite  plate-forme  de  quatre  pieds 
carrés  et  munie  d'un  toit  sous  lequel  on  abrite  les  provisions.  Ces  pirogues  portent 
une  voile  triangulaire,  en  nattes  tressées  faites  de  feuilles  de  baquois,  laquelle 
est  attachée  à  deux  vergues.  Pour  changer  de  bord,  on  laisse  tomber  la  voile, 
on  incline  le  mât  vers  l'autre  bout  de  la  pirogue,  où  l'on  fait  passer  en  même 
temps  l'amure  de  la  voile,  et  la  pirogue  va  de  l'avant  par  son  autre  extrémité. 


LES  CIRGUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS. 


Ui 


Les  Tehouktchis  sédentaires.  (Page  241. 


Liitké  reconnut  ensuite  le  groupe  Namolouk,  dont  les  habitants  ne  diffèrent 
en  rien  des  Longounoriens,  et  il  démontra  l'identité  de  l'île  Hogole,  déjà  décrite 
par  Duperrey,  avec  Quirosa.  Puis,  il  visita  le  groupe  Namonouïlo.  première  assise 
d'un  nombreux  groupe  d'îles  ou  même  d'une  seule  grande  île,  qui  doit,  un  jour, 
exister  en  cet  endroit. 

Le  commandant  Lùtké,  ayant  besoin  de  biscuits  et  de  divers  autres  articles 
qu'il  espérait  tirer  de  Guaham  ou  des  navires  qui  seraient  en  relâche  dans  le 
port,  fit  alors  voile  pour  les  Mariannes,  où  il  comptait  en  même  temps  répéter 
des  expériences  sur  le  pendule,  auquel  Freycinet  avait  trouvé  une  importante 
anomalie  de  gravitation. 

31 


2i2  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Grande  fut  la  surprise  de  Liïtké,  en  arrivant,  de  n'apercevoir  à  terre  aucun 
signe  de  vie.  Les  deux  forts  n'avaient  pas  de  pavillon,  un  silence  de  mort  régnait 
partout,  et,  sans  la  présence  d'une  goélette  mouillée  dans  le  port  intérieur,  on 
aurait  cru  accoster  quelque  terre  déserte.  Il  n'y  avait  que  peu  de  monde  à 
terre,  et  encore  n'était-ce  qu'une  population  à  demi  sauvage,  dont  il  fut  à  peu 
près  impossible  de  tirer  le  moindre  renseignement.  Par  bonheur,  un  déserteur 
anglais  vint  se  mettre  à  la  disposition  de  Lûtké  et  transmit  au  gouverneur  une 
lettre  du  commandant,  qui  reçut  presque  aussitôt  une  réponse  satisfaisante. 

Le  gouverneur  était  ce  même  Medinilla,  dont  Kotzebue  et  Freycinet  avaient  loué 
l'hospitalité.  Aussi  ne  fut- il  pas  difficile  d'obtenir  la  permission  d'établir  à  terre 
un  observatoire  et  d'y  transporter  les  quelques  provisions  dont  on  avait  besoin. 
Cette  relâche  fut  attristée  par  un  accident  arrivé  au  commandant  Lûtké,  qui, 
pendant  une  partie  de  chasse,  se  blessa  assez  gravement  au  poignet  avec  son 
fusil. 

Les  travaux  de  réparation  et  de  radoub  du  bâtiment,  la  nécessité  de  faire  de 
l'eau  et  du  bois,  retardèrent  le  départ  du  Sèniavine  jusqu'au  19  mars.  Pen- 
dant ce  temps,  Liitké  eut  donc  le  loisir  de  reconnaître  l'exactitude  des  rensei- 
gnements qu'un  séjour  de  deux  mois  dans  la  maison  même  du  gouverneur  avait 
permis  h  Freycinet  de  recueillir,  il  y  avait  une  dizaine  d'années.  Depuis 
lors,  les  choses  n'avaient  guère  changé. 

Comme  il  n'était  pas  encore  temps,  pour  Lûtké,  de  remonter  dans  le  nord, 
il  reprit  la  reconnaissance  des  Carolincs  par  les  îles  du  Danois.  Les  habitants 
lui  en  parurent  mieux  faits  que  leurs  voisins  occidentaux,  dont  ils  ne  diffèrent, 
d'ailleurs,  en  aucune  manière.  Les  Farrôilep,  Oullei,  Ifelouk,  Fouripigze, 
furent  successivement   relevées;  puis  Lûtké  prit  la  route  de  Bonin-Sima 

27  avril.  Il  y  apprit  qu'il  avait  été  précédé,  dans  la  reconnaissance  de  ce 
groupe,  par  le  capitaine  anglais  Beecbey.  Aussi  renonça-t-il  aussitôt  à  tout  tra- 
vail hydrographique.  Deux  matelots  appartenant  à  l'équipage  d'un  baleinier 
qui  avait  été  jeté  à  la  côte  résidaient  encore  à  Bonin-Sima. 

Depuis  le  développement  de  la  grande  pêche,  cet  archipel  était  fréquenté 
par  quantité  de  baleiniers,  qui  y  trouvaient,  en  môme  temps  qu'un  port  sûr  en 
toute  saison,  de  l'eau,  du  bois  en  abondance,  des  tortues  pendant  six  mois,  du 
poisson,  et,  avec  une  infinité  d'herbes  antiscorbutiques,  le  délicieux  chou 
palmiste. 

'(  La  hauteur  majestueuse  et  la  vigueur  des  arbres,  dit  Lûtké.  la  variété  et 
le  mélange  des  plantes  tropicales  avec  celles  des  climats  tempérés,  attestent  déjà 
la  fertilité  du  terrain  et  la  salubrité  du  climat.  La  plupart  de  nos  productions  de 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  ÉTRANGERS.  243 


jardin  el  de  nos  plantes  potagères,  et  peut-être  tontes,  réussiraient  ici  à  mer- 
veille, ainsi  que  le  froment,  le  riz.  le  maïs;  on  ne  saurait  désirer  un  meilleur 
climat  et  de  meilleure  exposition  pour  la  vigne.Les  animaux  domestiques  de  toute 
espèce,  les  abeilles,  s'y  multiplieraient  très  promptement.  En  un  mot,  avec  une 
colonisation  peu  nombreuse,  mais  laborieuse,  ce  petit  groupe  pourrait  devenir 
•mi  peu  de  temps  un  lieu  d'abondantes  ressources  en  toute  sorte  d'objets.  » 

Le  9  juin,  le  Séniavine,  après  avoir  été  retardé  une  semaine  entière  faute  de 
vent,  entrait  à  Pétropaulowsky,  où  il  était  retenu  jusqu'au  26  par  la  nécessité 
de  faire  des  vivres.  Toute  une  série  de  reconnaissances  furent  alors  opérées  le 
long  des  rivages  du  Kamtchatka,  du  pays  des  Koriaks  et  des  Tcbouktchis.  Elles 
furent  interrompues  par  trois  séjours  sur  les  côtes  de  l'île  de  Karaghinsk,  dans 
la  baie  de  Saint-Laurent  et  dans  le  golfe  de  Sainte-Croix. 

Pendant  une  de  ces  relàcbes,  il  arriva  au  commandant  une  singulière  aven- 
ture. Il  était  depuis  plusieurs  jours  en  rapports  amicaux  avec  des  Tchouktchis, 
auxquels  il  s'efforçait  de  donner  une  idée  plus  familière  des  êtres  et  de  la  ma- 
nière de  vivre  des  Russes. 

«  Ces  naturels,  dit-il,  se  montraient  affables  et  complaisants  et  cherchaient  à 
payer  de  la  même  monnaie  nos  badinages  et  nos  cajoleries.  Je  frappai  douce- 
ment de  la  main,  en  signe  d'amitié,  sur  la  joue  d'un  vigoureux  Tchouktchis, 
et  je  reçus  tout  à  coup,  en  réponse,  un  soufflet  qui  faillit  me  renverser.  Revenu 
de  mon  étonnement,  je  vis,  devant  moi,  mon  Tchouktchis,  avec  le  visage  riant, 
exprimant  la  satisfaction  d'un  homme  qui  a  su  montrer  son  savoir-vivre  et  sa 
politesse.  Il  avait  aussi  voulu  me  taper  doucement,  mais  d'une  main  accoutu- 
mée à  ne  taper  que  des  rennes.  » 

Les  voyageurs  furent  aussi  témoins  des  preuves  d'adresse  d'un  Tchouktchis, 
qui  faisait  le  chaman  ou  sorcier.  Il  passa  derrière  un  rideau,  d'où  l'on  entendit 
bientôt  sortir  une  voix  semblable  à  un  hurlement,  tandis  que  des  petits  coups 
étaient  frappés  sur  un  tambourin  avec  un  fanon  de  baleine.  Le  rideau  levé,  on  vit 
le  sorcier  se  balancer  et  renforcer  sa  voix  et  ses  coups  sur  le  tambour  qu'il  tenait 
tout  près  de  son  oreille.  Bientôt  il  jeta  sa  pelisse,  se  mit  nu  jusqu'à  la  ceinture, 
prit  une  pierre  polie  qu'il  donna  à  tenir  à  Lùtké,  la  reprit,  et, tandis  qu'il  faisait 
passer  une  main  par-dessus  l'autre,  la  pierre  disparut.  Jlontrant  une  tumeur 
qu'il  avait  au  coude,  il  prétendit  que  la  pierre  était  à  cet  endroit,  puis  il  tit 
voyager  la  tumeur  sur  le  côté,  et,  après  en  avoir  extrait  la  pierre,  il  affirma  que 
l'issue  du  voyage  des  Russes  serait  favorable. 

On  félicita  le  sorcier  de  son  adresse  et  on  lui  fit  présent  d'un  couteau,  pour  le 
remercier.  Le  prenant  d'une  main,  il  tira  sa  langue  et  se  mit  à  la  couper...  Sa 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


bouche  s'emplit  de  sang...  Enfin,  après  avoir  tout  à  fait  coupé  sa  langue,  il  en 
montra  le  morceau  dans  sa  main.  Ici,  le  rideau  tomba,  l'adresse  du  prestidigi- 
tateur n'allant  sans  doute  pas  plus  loin. 

On  désigne  sous  l'appellation  générale  de  Tchouktchis  le  peuple  qui  habile 
l'extrémité  N.-E.  de  l'Asie.  Il  comprend  deux  races  :  l'une,  nomade  comme 
les  Samoyèdes,  est  appelée  les  Tchouktchis  à  rennes  ;  l'autre,  à  demeures  fixes,  se 
nomme  les  Tchoutktchis  sédentaires.  Le  genre  de  vie,  ainsi  que  les  traits  du  vi- 
sage et  la  langue  même,  diffèrent  dans  ces  deux  races.  L'idiome,  parlé  par  les 
Tchouktchis  sédentaires,  a  de  très  grands  rapports  avec  celui  des  Esquimaux, 
dont  leurs  «  baïdarkes  »  ou  bateaux  de  cuir,  leurs  instruments  et  les  formes  de 
leurs  huttes  tendent  encore  à  les  rapprocher. 

Liitké  ne  vit  pas  un  grand  nombre  de  Tchouktchis  à  rennes;  aussi  ne  put-il 
presque  rien  ajouter  à  ce  qu'avaient  dit  ses  prédécesseurs.  Il  lui  parut,  cependant, 
qu'ils  avaient  été  peints  sous  des  couleurs  trop  défavorables,  et  que  leur  réputa- 
tion de  turbulence  et  de  sauvagerie  était  singulièrement  exagérée. 

Les  sédentaires,  généralement  connus  sous  le  nom  de  Namollos,  vivent  l'hiver 
dans  des  baraques,  et  l'été  dans  des  huttes  couvertes  de  peaux.  Celles-ci  servent 
ordinairement  de  demeure  à  plusieurs  familles. 

«  Les  fils  avec  leurs  femmes,  les  filles  avec  leurs  maris,  dit  la  relation,  y  vivent 
ensemble  avec  leurs  parents.  Chaque  famille  occupe,  sous  un  rideau,  une  des 
séparations  pratiquées  sur  le  large  côté  de  la  hutte.  Ces  rideaux  sont  faits  de 
peaux  de  rennes  cousues  en  forme  de  cloche;  ils  sont  attachés  aux  barres  du 
plafond  et  descendent  jusqu'à  terre.  Deux,  trois  personnes  et  quelquefois  davan- 
tage, à  l'aide  de  la  graisse  qu'ils  allument  quand  il  fait  froid,  réchauffent  telle- 
ment l'air  sous  ce  rideau  presque  hermétiquement  fermé,  que,  par  les  plus 
fortes  gelées,  tout  vêtement  devient  superflu;  mais  il  n'appartient  qu'à  des 
poumons  tchouktchis  de  pouvoir  respirer  dans  cette  atmosphère.  Dans  la  moitié 
antérieure  de  la  hutte  sont  tous  les  ustensiles,  la  vaisselle,  les  marmites,  les 
corbeilles,  les  malles  de  peau  de  veau  marin,  etc.  C'est  là  aussi  qu'est  le  foyer, 
si  l'on  peut  appeler  ainsi  l'endroit  où  fument  quelques  broussailles  d'osier, 
ramassées  avec  peine  dans  les  marais,  et,  à  leur  défaut,  des  os  de  baleine  dans 
la  graisse.  Autour  de  la  hutte,  sur  des  séchoirs  de  bois  ou  d'os  de  baleine,  est 
étendue  de  la  chair  de  veau  marin  coupée  par  morceaux,  noire  et  dégoûtante.  » 

La  vie  que  mènent  ces  peuples  est  misérable.  Ils  se  repaissent  de  la  chair 
à  moitié  crue  des  phoques  et  des  morses  qu'ils  chassent  et  de  celle  des  ba- 
leines que  la  mer  jette  sur  leurs  côtes.  Le  chien  est  le  seul  animal  domestique 
qu'ils  possèdent;  ils  le  traitent  assez  mal,  bien  que  ces  pauvres  animaux  soient 


L  E  S  C I R  C  U  M  N  A  V I G  A  T  E  U  R  S  É  T  R  A  N  G  ERS.  2  S  5 


fort  caressants  et  leur  rendent  de  grands  services,  soit  qu'ils  traînent  leurs 
baïdarkes  à  la  cordelle,  soit  qu'ils  tirent  leurs  traîneaux  sur  la  neige. 

Après  un  second  séjour  de  cinq  semaines  à  Pétropaulowsky,  le  Séniavine 
quitta  le  Kamtchatka,  le  10  novembre,  pour  rentrer  en  Europe.  Avant  de  gagner 
Manille,  Liitké  fit  une  croisière  dans  la  partie  septentrionale  des  Carolines,  qu'il 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  reconnaître  l'hiver  précédent.  Il  vit  successivement 
les  groupes  de  Mourileu,  Fananou,  Faieou,  Namonouïto,  Maghyr,  Farroïlep, 
Ear,  Mogmog,et  trouva  à  Manille  la  corvette  le  Môller,  qui  l'attendait. 

L'archipel  des  Carolines  embrasse  un  immense  espace,  et  les  Mariannes, 
ainsi  que  les  Radak,  pourraient  sans  inconvénient  lui  être  attribuées,  car  on  y 
trouve  une  population  absolument  identique.  Les  anciens  géographes  n'avaient 
eu  longtemps  d'autres  guides  que  les  cartes  des  missionnaires,  qui,  manquant 
de  l'instruction  et  des  instruments  nécessaires  pour  apprécier  avec  exactitude 
la  grandeur,  l'emplacement  et  l'éloignement  de  tous  ces  archipels,  leur  avaient 
donné  une  importance  considérable,  et  avaient  souvent  fixé  à  plusieurs  degrés 
l'étendue  d'un  groupe  qui  n'avait  que  quelques  milles. 

Aussi,  les  navigateurs  s'en  tenaient-ils  prudemment  éloignés.  Freycinet  fut 
le  premier  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ce  chaos,  et,  grâce  à  la  rencontre  de 
Kadou  et  de  don  Louis  Torrès,  il  put  identifier  les  nouvelles  découvertes  avec 
les  anciennes.  Lûtké  apporta  sa  part,  et  non  une  des  moindres,  à  l'établisse- 
ment de  la  carte  réelle  et  scientifique  d'un  archipel  qui  avait  fait  longtemps 
l'effroi  des  navigateurs. 

Le  savant  explorateur  russe  n'est  pas  de  l'avis  de  l'un  de  ses  prédéces- 
seurs, Lesson,  qui  rattachait  à  la  race  mongole,  sous  le  nom  de  rameau 
mongolo-pélagien,  tous  les  habitants  des  Carolines.  11  y  voit  plutôt,  avec 
Chamisso  et  Balbi,  une  branche  de  la  famille  malaise,  qui  a  peuplé  la  Polynésie 
orientale. 

Si  Lesson  rapproche  les  Carolins  des  Chinois  et  des  Japonais,  Lûtké  trouve, 
au  contraire,  à  leurs  grands  yeux  saillants,  à  leurs  lèvres  épaisses,  à  leur  nez 
retroussé,  un  air  de  famille  avec  ceux  des  habitants  des  Sandwich  et  des  Tonga. 
La  langue  n'offre  pas  non  plus  le  moindre  rapprochement  avec  le  Japonais, 
tandis  qu'elle  présente  une  grande  ressemblance  avec  celle  des  Tonga. 

Liitké  passa  son  temps  de  séjour  à  Manille  à  approvisionner,  à  réparer  la  cor- 
vette, et  il  quitta,  le  30  janvier,  cette  possession  espagnole,  pour  rentrer  en 
Russie,  où  il  jeta  l'ancre,  sur  la  rade  de  Cronstadt,  le  6  septembre  1829. 

Il  reste  maintenant  à  dire  ce  qu'il  était  advenu  de  la  corvette  le  Môller,  depuis 
sa  séparation  à  Valparaiso.  De  Taïti,  gagnant  le  Kamtchatka,  elle  y  avait  dé- 


246  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


barque  à  Pétropaulowsky une  partie  de  son  chargement,  puis  avait  fait,  voile,  en 
août  1827,  pour  Ounalachka,  où  elle  était  restée  un  mois.  Après  une  recon- 
naissance de  la  côte  occidentale  d'Amérique,  abrégée  par  le  mauvais  temps, 
après  un  séjour  à  Honolulu  jusqu'en  février  1828,  elle  avait  découvert  file 
Môller,  reconnu  les  îles  Necker,  Gardner,  Lissiansky,  et  signalé,  à  six  milles 
au  sud  de  celle-ci,  un  récif  très  dangereux. 

La  corvette  avait  ensuite  prolongé  l'île  de  Kur,  la  Basse  des  frégates  françaises, 
le  récif  Maras,  celui  de  la  Perle  et  de  l'Hermès,  et,  après  avoir  cherché  certaines 
îles  marquées  sur  les  cartes  d'Arrowsmith,  elle  avait  regagné  le  Kamtchatka.  A 
la  fin  d'avril,  elle  avait  appareillé  pour  Ounalachka  et  opéré  la  reconnaissance 
de  la  côte  septentrionale  de  la  presqu'île  d'Alaska.  C'est  en  septembre  que  le 
Molle?'  s'était  réuni  au  Séniavine,  et,  depuis  cette  époque,  les  deux  bâtiments, 
jusqu'à  leur  retour  en  Russie,  ne  s'étaient  plus  séparés  qu'à  de  courts  inter- 
valles. 

Comme  on  a  pu  en  juger  par  le  récit  assez  détaillé  qui  vient  d'en  être  fait, 
cette  expédition  n'avait  pas  été  sans  amener  des  résultats  importants  pour  la 
géographie.  Il  faut  ajouter  que  les  différentes  branches  de  l'histoire  naturelle, 
la  physique  et  l'astronomie  lui  durent  également  de  nombreuses  et  impor- 
tantes acquisitions. . 


CHAPITRE  II 

LES    GIRCUMNAVIGATEURS    FRANÇAIS 

I 

Voyage  de  Preycinet.  —  Rio-de-Janeiro  et  ses  gilanos.  —  Le  Cap  et  ses  vins.  —  La  baie  des 
Chiens-Marins.  —  Séjour  à  Timor.  — L'île  d'Ombay  et  sa  population  anthropophage.  —  Los 
îles  des  Papous.  —  Habitations  sur  pilotis  des  All'ourous.  —  Un  dîner  chez  le  gouverneur  de 
Guahani.  —  Description  des  Mariannes  et  de  leurs  habitants.  —  Quelques  détails  sur  les 
Sandwich.  —  Port-Jackson  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  —Naufrage  à  ta  haie  Française. — 
Les  Malouines. —  Retour  en  France. —  Expédition  de  la  Coquille  sous  les  ordres  de  Duperrcy. 

—  Marlin-Vaz  et  la  Trinidad.  —  L'ile  Sainte-Catherine.  —  L'indépendance  du' Brésil.  —  La 
baie  Française  et  les  restes  de  YUranie.—  Relâche  à  Concepcion.—  La  guerre  civileau  Chili. 

—  Les  Araucans.  —  Nouvelles  découvertes  dans  l'archipel  Dangereux.  —  Relâche  à  Taïti  et 
à  la  Nouvelle-Irlande.  —  Les  Papous.  —  Station  à  Ualan.  —  Les  Carolins  et  les  Carolines.  — 

Résultats  scientifiques  de  l'expédition. 

L'expédition,  commandée  par  Louis-Claude  de  Saulces  de  Freycinet,  fut  due 
aux  loisirs  que  la  paix  de  1815  venait  d'accorder  à  la  marine  française.  Un  de 
ses  officiers  les  plus  entreprenants,  celui-là  même  qui  avait  accompagné  Baudin 


LES   CÏRCU  M  NAVIGATEURS   FRANÇAIS.  247 


dans  la  reconnaissance  des  côtes  de  l'Australie,  en  conçut  le  plan  et  fut  chargé 
de  l'exécuter.  C'était  le  premier  voyage  maritime  qui  ne  dût  pas  avoir  exclusi- 
vement l'hydrographie  pour  ohjet.  Son  but  principal  était  le  relèvement  de  la 
forme  de  la  Terre  dans  L'hémisphère  sud  et  l'observation  des  phénomènes  du 
magnétisme  terrestre;  l'étude  des  trois  règnes  de  la  nature,  des  mœurs,  des 
usages  et  des  langues  des  peuples  indigènes  ne  devait  pas  être  oubliée;  enfin 
les  recherches  de  géographie,  sans  être  exclues,  étaient  cependant  placées  au 
dernier  rang. 

Freycinet  trouva  dans  les  officiers  du  corps  de  santé  de  la  marine,  MM.  Quoy, 
Gaimard  et  Gaudichaud,  d'utiles  auxiliaires  pour  les  questions  d'histoire  natu- 
relle; en  même  temps,  il  s'adjoignit  un  certain  nombre  d'officiers  de  marine 
très  distingués,  dont  les  plus  connus  sont  Duperrey,  Lamarche,  Bérard  et  Odet- 
Pellion,  qui  devinrent,  l'un  membre  de  l'Institut,  les  autres  officiers  supérieurs 
ou  généraux  de  la  marine. 

Freycinet  eut  également  soin  de  choisir  ses  matelots  parmi  ceux  qui  se 
trouvaient  en  état  d'exercer  un  métier,  et,  sur  les  cent  vingt  hommes  qui  com- 
posèrent l'équipage  de  la  corvette  YUranie,  il  n'y  en  avait  pas  moins  de  cinquante 
qui  pouvaient  être  au  besoin  charpentiers,  cordiers,  voiliers,  forgerons,  etc. 

Des  rechanges  pour  deux  ans,  des  approvisionnements  de  tout  genre  et  tels 
que  pouvaient  les  fournir  les  appareils  perfectionnés  dont  on  commençait  à  se 
servir,  des  caisses  en  fer  pour  garder  l'eau  douce,  des  alambics  pour  distiller 
l'eau  de  mer,  des  conserves  et  des  antiscorbutiques,  furent  entassés  sur  YUranie. 
Elle  quitta  le  port  de  Toulon,  le  17  septembre  1817,  emportant,  déguisée  en 
matelot,  la  femme  du  commandant,  qui  ne  craignait  pas  d'affronter  les  périls  et 
les  fatigues  de  cette  longue  navigation. 

Avec  ces  provisions  toutes  matérielles,  Freycinet  avait  un  assortiment  des 
meilleurs  instruments  et  appareils.  Enfin,  il  avait  reçu,  de  l'Institut,  des  instruc- 
tions détaillées,  destinées,  soit  à  le  guider  dans  ses  recherches,  soit  à  lui 
suggérer  les  expériences  qui  pouvaient  le  plus  contribuer  aux  progrès  des 
sciences. 

Une  relâche  à  Gibraltar,  un  arrêt  à  Sainte-Croix  de  Ténériffe,  l'une  des  îles 
Canaries,  qui,  comme  le  dit  spirituellement  Freycinet,  ne  furent  pas  pour 
l'équipage  les  îles  Fortunées,  —  toute  communication  avec  la  terre  fut  inter- 
dite par  le  gouverneur,  —  précédèrent  l'entrée  de  YUranie  à  Rio-de-Janeiro, 
le  fi  décembre. 

Le  commandant  et  ses  officiers  profitèrent  de  cette  relâche  pour  procéder  à 
un  grand  nombre  d'observations  magnétiques  et  d'expériences  du  pendule, 


248 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Guerriers  des  îles  d'Onibay  et  de  Gucbé.  {Fac-similé.  Gravure  ancienne] 


tandis  que  les  naturalistes  parcouraient  le  pays  et  faisaient  de  nombreuses  col- 
lections d'histoire  naturelle. 

La  relation  originale  du  voyage  contient  un  très  long  historique  de  la  décou- 
verte et  delà  colonisation  du  Brésil,  ainsi  que  les  détails  les  plus  circonstanciés 
sur  les  usages  et  les  mœurs  des  habitants,  sur  la  température  et  le  climat,  de 
même  qu'une  description  minutieuse  de  Rio-de-Janeiro,  de  ses  monuments  et 
de  ses  environs. 

La  partie  la  plus  curieuse  de  la  description  a  trait  aux  gitanos  qu'on  rencon- 
trait à  cette  époque  à  Rio-de-Janeiro. 

«  Dignes  descendants  des  Parias  de  l'Inde,  d'où  il  ne  paraît  pas  douteux 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


*2iy 


Maison  de  Rawak,  sur  pilotis.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne. 


qu'ils  tirent  leur  origine,  dit  Freycinet,  les  ciganos  de  Rio-de-Janeiro.  affec- 
tent comme  eux  l'habitude  de  tous  les  vices,  une  propension  à  tous  les  crimes. 
La  plupart,  possesseurs  de  grandes  richesses,  étalant  un  luxe  considérable  en 
habillements  et  en  chevaux,  particulièrement  à  l'époque  de  leurs  noces,  qui 
sont  très  somptueuses,  se  plaisent  communément  au  milieu  de  la  débauche 
crapuleuse  et  de  la  fainéantise.  Fourbes  et  menteurs,  ils  volent  tant  qu'ils  peu- 
vent dans  le  commerce  ;  ils  sont  aussi  de  subtils  contrebandiers.  Ici,  comme 
partout  où  l'on  rencontre  cette  abominable  race  d'hommes,  leurs  alliances  n'ont 
jamais  lieu  qu'entre  eux.  Ils  ont  un  accent  et  même  un  jargon  particuliers.  Par 
une  bizarrerie  tout  à  fait  inconcevable,  le  gouvernement  tolère  cette  peste 


250  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

publique  :  deux  rues  particulières  leur  sont  même  affectées  dans  le  voisinage 
de  Campo  de  Santa-Anna.  » 

«  Qui  ne  verrait  Rio-de-Janeiro  que  de  jour,  dit  un  peu  plus  loin  le  voya- 
geur, serait  tenté  de  croire  que  la  population  n'y  est  composée  que  de  nègres. 
Les  gens  comme  il  faut,  à  moins  d'un  motif  extraordinaire  ou  de  devoirs 
religieux,  ne  sortent  guère  que  le  soir,  et  c'est  alors  surtout  aussi  que  les 
femmes  se  montrent;  pendant  le  jour,  elles  restent  presque  constamment 
chez  elles,  et  partagent  leur  temps  entre  le  sommeil  et  la  toilette.  Le  théâtre 
et  les  églises  sont  les  seuls  endroits  où  un  homme  puisse  jouir  de  leur  pré- 
sence. » 

La  navigation  de  YUranie,  du  Brésil  au  cap  de  Bonne-Espérance,  ne  fut 
accompagnée  d'aucun  événement  nautique  digue  de  fixer  l'attention.  Le  7  mars, 
l'ancre  tombait  clans  la  baie  de  la  Table.  Après  une  quarantaine  de  trois  jours, 
on  laissa  aux  navigateurs  la  faculté  de  descendre  à  terre,  où  les  attendait  le  plus 
gracieux  accueil  de  la  part  du  gouverneur,  Charles  Sommerset.  Les  instruments 
furent  débarqués  aussitôt  qu'on  put  se  procurer  un  local  convenable.  Les 
expériences  habituelles  du  pendule  furent  faites  et  les  phénomènes  de  l'aiguille 
aimantée  furent  observés. 

Les  naturalistes  Quoy  et  Gaimard,  accompagnés  de  plusieurs  personnes  de 
L'état-major,  tirent  une  excursion  d'histoire  naturelle  à  la  montagne  de  la  Table 
et  aux  fameux  vignobles  de  Constance. 

«  Les  vignes  que  nous  parcourûmes,  dit  Gaimard,  sont  entourées  d'allées  de 
chênes  et  de  pins,  et  les  ceps,  plantés  à  quatre  pieds  de  distance  les  uns  les 
autres,  sur  des  lignes  droites,  ne  sont  pas  soutenus  par  des  échalas.  Toutes  les 
années,  on  les  taille  et  on  pioche  le  terrain  d'alentour,  qui  est  de  nature  sablon- 
neuse. Nous  vîmes,  çà  et  là,  quantité  de  pêchers,  d'abricotiers,  de  pommiers, 
de  poiriers,  de  citronniers  et  de  petits  carrés  où  l'on  cultivait  des  plantes 
potagères.  A  notre  retour,  M.  Colyn  voulut  absolument  nous  faire  goûter  les 
diverses  espèces  de  vins  qu'il  récolte,  consistant  en  vin  de  Constance  propre- 
ment dit,  blanc  et  rouge,  en  vin  de  Pontac,  de  Pierre  et  de  Frontignac.  Le  vin 
des  autres  localités,  qui  porte  le  nom  particulier  de  vin  du  Cap,  est  fait  avec  un 
raisin  muscat  de  couleur  paille  fumée  qui  m'a  paru  préférable,  pour  le  goût,  au 
muscat  de  Provence.  Nous  venons  de  dire  qu'il  y  a  deux  qualités  de  vin  de 
Constance,  le  blanc  et  le  rouge;  elles  proviennent  l'une  et  l'autre  de  raisins 
muscats  de  couleur  différente...  Généralement  on  préfère,  au  Cap,  le  Frontignac 
à  tous  les  autres  vins  qui  se  récoltent  sur  le  coteau  de  Constance...  » 

Juste  un  mois  après  avoir  quitté  L'extrémité  méridionale  de  l'Afrique,  l' Uranie 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  251 


arrivait  au  mouillage  de  Port-Louis,  à  l'île  de  France,  qui,  depuis  les  traités  de 
1815,  était  entre  les  mains  des  Anglais. 

Freycinet,  obligé  de  faire  abattre  son  bâtiment  en  carène  pour  le  visiter  com- 
plètement et  pour  réparer  le  doublage  en  cuivre,  dut  faire  en  cet  endroit  un 
séjour  bien  plus  long  qu'il  ne  comptait.  Nos  voyageurs  n'eurent  pas  lieu  de  s'en 
plaindre,  car  les  habitants  de  l'île  de  France  ne  mentirent  pas  à  leur  vieille 
réputation  d'aimable  hospitalité.  Promenades,  réceptions,  bals,  repas  de  corps, 
courses  de  chevaux,  fêles  de  toute  sorte,  firent  passer  le  temps  bien  vite.  Aussi 
ne  fut-ce  pas  sans  un  serrement  de  cœur  que  les  Français  se  dérobèrent  fi  l'ex- 
cellent accueil  de  leurs  anciens  compatriotes  et  de  leurs  ennemis  acharnés  de 
la  veille. 

Plusieurs  habitants  des  plus  distingués  fournirent  à  Freycinet,  avec  le  plus 
louable  empressement,  des  notes  intéressantes  sur  des  faits  que  la  brièveté  de 
son  séjour  ne  lui  aurait  pas  permis  d'étudier. 

C'est  ainsi  qu'il  put  réunir  des  données  précieuses  touchant  la  situation  de 
l'agriculture,  le  commerce,  l'industrie,  les  finances,  l'état  moral  des  habitants, 
matières  délicates  et  d'une  appréciation  subtile,  qu'un  voyageur  qui  passe  ne 
peut  approfondir.  Depuis  que  l'île  était  sous  l'administration  anglaise,  de  nom- 
breux chemins  avaient  été  tracés,  et  l'esprit  d'initiative  commençait  à  se  sub- 
stituer à  la  routine,  qui  avait  endormi  la  colonie  et  arrêté  tout  progrès. 

XlUranie  gagna  ensuite  Bourbon,  où  elle  devait  trouver,  dans  les  magasins  du 
gouvernement,  les  vivres  dont  elle  avait  besoin.  Elle  mouilla  à  Saint-Denis, 
le  19  juillet  1817,  et  elle  resta  sur  la  rade  de  Saint-Paul  jusqu'au  2  août,  jour 
où  elle  fil  voile  pour  la  baie  des  Chiens-Marins,  à  la  côte  occidentale  de  la  Nou- 
velle-Hollande. 

Avant  de  suivre  Freycinet  jusqu'en  Australie,  il  sera  bon  de  s'arrêter  quelques 
moments  avec  lui  à  Bourbon. 

En  1717,  au  dire  de  Le  Gentil  de  la  Barbinais,  cette  île  ne  possédait  que 
neuf  cents  personnes  libres,  parmi  lesquelles  six  familles  blanches  seulement,  et 
onze  cents  esclaves.  D'après  la  dernière  statistique  (1817),  on  y  comptait 
14,790  blancs,  4,342  noirs  libres,  49,759  esclaves,  soit  un  total  de  68,891  habi- 
tants. Cet  accroissement  considérable  et  rapide  peut  être  attribué  à  la  salubrité 
du  pays,  mais  surtout  à  la  liberté  du  commerce,  dont  cette  île  a  joui  pendant  un 
temps  considérable. 

Le  12  septembre,  après  une  heureuse  navigation,  YUranie  jetait  l'ancre  à 
l'entrée  de  la  baie  des  Chiens-Marins.  Un  détachement  fut  aussitôt  expédié  sur 
Dirck-Hatichs,  afin  de  fixer  la  position  géographique  du  cap  Levaillant  et  de 


252  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

rapporter  à  bord  de  la  corvette  la  plaque  en  étain  laissée  par  les  Hollandais  à 
une  époque  reculée,  et  que  Freycinet  avait  vue  en  1801. 

Pendant  ce  temps,  les  deux  alambics  étaient  mis  en  fonction  et  distillaient 
l'eau  de  mer.  Durant  tout  le  séjour,  on  ne  consomma  pas  d'autre  boisson,  et 
personne  à  bord  n'eut  lieu  de  s'en  plaindre. 

Le  détachement,  qui  avait  été  débarqué,  eut  quelques  relations  avec  les 
naturels.  Armés  de  sagaies  et  de  massues,  sans  le  moindre  vêtement,  ceux-ci 
se  refusèrent  à  entrer  en  relations  directes  avec  les  blancs  et  se  tinrent  à  quelque 
distance  des  matelots,  ne  touchant  qu'avec  précaution  aux  objets  qu'on  leur 
donnait. 

Bien  que  la  baie  des  Chiens-Marins  eût  été  explorée  en  détail,  lors  de  l'expé- 
dition de  Baudin,  il  restait,  au  point  de  vue  hydrographique,  une  lacune  à 
combler  dans  la  partie  orientale  du  havre  Hamelin.  Ce  fut  Duperrey  qui  procéda 
à  ce  relèvement. 

Le  naturaliste  Gaimard,  peu  satisfait  des  rapports  qu'on  avait  eus  jusqu'alors 
avec  les  indigènes,  que  le  bruit  des  détonations  avait  décidément  chassés,  et 
désireux  de  se  procurer  quelques  détails  sur  leur  genre  de  vie,  résolut  de  s'en- 
foncer dans  l'intérieur  du  pays.  Son  compagnon  et  lui  s'égarèrent  comme  avait 
fait  Riche,  en  1792,  sur  la  Terre  de  Nuyts;  ils  souffrirent  horriblement  de  la 
soif,  car  ils  ne  rencontrèrent,  pendant  les  trois  jours  qu'ils  passèrent  à  terre, 
aucune  source,  aucun  ruisseau. 

Ce  fut  sans  regret  qu'on  vit  disparaître  les  côtes  inhospitalières  de  la  terre 
d'Endracht.  Le  temps  le  plus  beau,  la  mer  la  moins  agitée,  rendirent  facile  le 
voyage  de  YUranie  jusqu'à  Timor,  où,  le  9  octobre,  elle  laissa  tomber  l'ancre 
dans  la  rade  de  Cou  pan  g. 

L'accueil  des  autorités  portugaises  fut  on  ne  peut  plus  cordial. 

La  colonie  ne  jouissait  plus  de  cette  prospérité  qui  avait  fait  l'étonnement  et 
l'admiration  des  Français,  lors  du  voyage  de  Baudin.  Le  rajah  d'Amanoubang, 
district  où  le  bois  de  sandal  croît  avec  le  plus  d'abondance,  autrefois  tributaire, 
luttait  pour  son  indépendance.  Cet  état  de  guerre,  on  ne  peut  plus  préjudiciable 
à  la  colonie,  rendit  en  même  temps  fort  difficile  l'achat  des  marchandises  dont 
Freycinet  avait  besoin. 

Quelques  personnes  de  l'état-major  allèrent  rendre  visite  au  rajah  Peters  de 
Banacassi,  dont  l'habitation  n'était  qu'à  trois  quarts  de  lieue  de  Coupang. 
Vieillard  de  quatre-vingts  ans,  Peters  avait  dû  être  un  fort  bel  homme;  il  était 
entouré  de  personnes  de  sa  suite,  qui  lui  témoignaient  le  plus  grand  respect, 
et  parmi  lesquelles  on  remarquait  des  guerriers  d'une  stature  imposante. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  _>:,} 


Ce  ne  l'ut  pas  sans  un  assez  vif  étonnementque  les  Français  virent,  dans  cette 
habitation  grossière,  un  grand  luxe  de  service  et  aperçurent  des  fusils  européens 
très  bien  faits  et  de  haut  prix. 

Malgré  la  température  très  élevée  qu'il  fallut  supporter,  —  le  thermomètre 
s'élevant  au  soleil  et  à  l'air  libre  à  45°  et  à  l'ombre  à  33  et  à  35°, —le  comman- 
dant et  ses  officiers  ne  se  livrèrent  pas  avec  moins  de  zèle  aux  observations 
scientifiques  et  aux  reconnaissances  géographiques  que  nécessitait  l'accom- 
plissement de  leur  mission. 

Cependant,  malgré  les  avertissements  énergiques  de  Freycinet,  les 
jeunes  officiers  et  les  matelots  avaient  plusieurs  fois  commis  l'imprudence 
de  sortir  au  milieu  du  jour;  puis,  dans  l'espoir  de  se  prémunir  contre  les  suites 
funestes  de  ce  jeu  mortel ,  ils  s'étaient  avidement  repus  de  boissons  froides 
et  de  fruits  acides.  Aussi,  la  dysenterie  n'avait-elle  pas  tardé  à  jeter  sur  les 
cadres  cinq  des  plus  imprudents.  Il  fallait  partir,  et  YUranie  leva  l'ancre  le 
23  octobre. 

On  commença  par  prolonger  rapidement  la  côte  septentrionale  de  Timor, 
pour  en  faire  l'hydrographie;  mais,  lorsque  la  corvette  fut  parvenue  à  la 
partie  la  plus  étroite  du  canal  d'Ombay,  elle  rencontra  des  courants  si  vio- 
lents, des  brises  si  faibles  ou  si  contraires  qu'à  peine  parvenaient-elles  à  lui  faire 
regagner  le  chemin  qu'elle  avait  perdu  pendant  le  calme.  Cette  situation  ne 
dura  pas  moins  de  dix-neuf  jours! 

Quelques  officiers  profitèrent  de  ce  que  le  bâtiment  était  retenu  près  des 
rivages  d'Ombay  pour  faire  une  incursion  sur  la  partie  la  plus  voisine  de  cette 
île,  dont  l'aspect  était  fort  gracieux.  Ils  abordèrent  au  village  de  Bitouka,  et 
s'avancèrent  vers  une  troupe  de  naturels,  armés  d'arcs,  de  flèches  et  de  kris, 
portant  des  cuirasses  et  des  boucliers  en  peau  de  buffle.  Ces  sauvages  avaient 
l'air  guerrier  et  ne  paraissaient  pas  craindre  les  armes  à  feu;  il  leur  était  facile, 
prétendaient-ils,  de  tirer  un  grand  nombre  de  flèches  pendant  le  temps  néces- 
saire pour  charger  les  fusils. 

«  Les  pointes  des  flèches,  dit  Gaimard,  étaient  ou  en  bois  dur,  ou  en  os.  ou 
même  en  fer.  Ces  flèches,  étalées  en  éventail,  étaient  assujetties,  au  côté  gauche 
du  guerrier,  à  la  ceinture  de  son  sabre  ou  de  son  kris.  La  plupart  des  habitants 
portaient,  fixées  à  la  cuisse  droite  et  à  la  ceinture,  une  multitude  de  feuilles 
de  latanier  tailladées  pour  laisser  passer  des  bandes  des  mêmes  feuilles, 
teintes,  soit  en  rouge,  soit  en  noir.  Le  bruissement  continuel  produit  par  les 
mouvements  de  ceux  qui  étaient  accoutrés  de  cette  singulière  parure,  aug- 
menté par  le  contact  de  la  cuirasse  et  du  bouclier;  le   tintement  des  petits 


254  LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIECLE. 

grelots,  qui  sont  aussi  des  accessoires  de  leur  toilette  guerrière,  tout  cela 
faisait  un  tel  vacarme,  que  nous  ne  pouvions  nous  empêcher  d'en  rire.  Loin 
de  s'en  offenser,  nos  Ombayens  n'hésitaient  pas  à  suivre  notre  exemple. 
M.  Arago  '  fit  devant  eux  quelques  tours  d'escamotage  qui  les  étonnèrent 
beaucoup.  Nous  nous  acheminâmes  enfin  directement  vers  le  village  de  Boutika, 
situé  sur  une  hauteur.  Ayant  aperçu,  en  passant  devant  une  de  leurs  cases,  une 
vingtaine  de  mâchoires  d'hommes  suspendues  à  la  voûte,  je  témoignai  le  désir 
d'en  avoir  quelques-unes,  offrant,  en  retour,  mes  plus  précieux  objets  d'é- 
change. Mais  on  me  répondit  :  Palami  (cela  est  sacré).  Il  paraîtrait,  dès  lors, 
que  ces  os  étaient  des  trophées  destinés  à  perpétuer  le  souvenir  des  victoires 
remportées  sur  les  ennemis!  » 

Cette  promenade  était  d'autant  plus  intéressante  que  l'île  Ombay  n'avait  été 
jusqu'alors  que  rarement  visitée  par  les  Européens.  Encore  les  quelques  bâti- 
ments qui  y  avaient  abordé  avaient-ils  eu  à  se  plaindre  des  tribus  belliqueuses 
et  féroces,  quelques-unes  même  anthropophages,  qui  l'habitent. 

C'est  ainsi  qu'en  1802,  une  embarcation  du  navire  la  Rose  avait  été  enlevée 
et  l'équipage  retenu  prisonnier.  Dix  ans  plus  tard,  le  capitaine  de  YInacho, 
descendu  seul  à  terre,  était  blessé  à  coups  de  flèches.  Enfin,  en  1817,  une  fré- 
gate anglaise,  ayant  envoyé  un  canot  faire  du  bois,  tous  les  hommes  de  cette 
embarcation  furent,  à  la  suite  d'une  rixe,  tués  et  mangés  par  les  naturels.  Le 
lendemain, une  chaloupe  armée,  envoyée  à  la  recherche  des  absents,  n'avait 
trouvé  que  les  débris  sanglants,  et  les  fragments  du  canot  qui  avait  été  mis  en 
pièces. 

Ces  faits  étant  connus,  les  Français  n'avaient  qu'à  se  féliciter  d'avoir  échappé 
au  guet-apens  que  leur  auraient  sans  doute  tendu  ces  sauvages  cannibales,  si  le 
séjour  do  Y  [/rame  eût  été  plus  long. 

Le  17  novembre,  l'ancre  tombait  devant  Dillé.  Après  les  compliments  d'usage 
au  gouverneur  portugais,  Freycinet  exposa  les  besoins  de  son  bâtiment  et  reçut 
une  réponse  empressée  du  gouverneur,  qui  lui  promit  de  réunir  rapidement  les 
vivres  nécessaires.  L'accueil  fait  à  tout  l'équipage  fut  aussi  somptueux  que  cor- 
dial, et,  lorsque  Freycinet  prit  congé,  le  gouverneur,  voulant  lui  donner  une 
marque  de  souvenir,  lui  envoya  deux  petits  garçons  et  deux  petites  filles,  âgés  de 
six  ou  sept  ans,  nés  au  royaume  de  Failacor,  dans  l'intérieur  de  Timor.  «  Cette 
race  est  inconnue  en  Europe,  »  disait  D.  José  Pinto  Alcofarado  d'Azevedo  e 
Souza,  pour  faire  accepter  son  présent.  Freycinet  eut  beau  donner  les  raisons 

I.  Jacques  Arago,  frère  de  l'illustre  astronome. 


LES  CIRGUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  j :,:, 


les  plus  fortes  et  les  plus  concluantes  pour  motiver  son  refus,  il  fut  obligé  de 
garder  un  des  deux  petits  garçons,  qui  fut  baptisé,  sous  le  nom  de  Joseph 
Antonio,  et  qui  mourut  à  Paris,  à  l'âge  de  seize  ans,  d'une  maladie  scrofuleuse. 
La  population  de  Timor  paraît,  au  premier  examen,  tout  entière  asiatique; 
mais,  pour  peu  que  l'on  se  livre  à  des  recherches  un  peu  étendues,  on  ne  tarde 
pas  à  apprendre  qu'il  existe,  dans  les  montagnes  les  plus  centrales  et  les  moins 
fréquentées,  une  race  de  nègres  à  cheveux  crépus,  aux  mœurs  féroces,  rappelant 
les  indigènes  de  la  Nouvelle-Guinée  et  de  la  Nouvelle-Irlande,  et  qui  doit  être  la 
population  primitive.  Cet  ordre  de  recherches,  qui  avait  été  inauguré  à  la  fin 
du  xvme  siècle  par  l'Anglais  Crawfurd,  a  pris,  de  nos  jours,  grâce  aux  travaux 
des  savants  docteurs  Broca  et  E.  Hamy,  un  développement  tout  particulier. 
C'est  au  second  de  ces  savants  que  l'on  doit,  sur  ces  populations  primitives,  de 
curieuses  études  que  la  Nature  et  le  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie  insèrent 
toujours  pour  le  plaisir  et  l'instruction  de  leurs  lecteurs. 

Partie  de  Timor,  Y  [/rame  s'achemina  vers  le  détroit  de  Bourou,  en  passant 
entre  les  îles  Wetter  et  Roma,  aperçut  l'île  Gasses,  à  la  forme  pittoresque, 
revêtue  du  plus  beau  massif  de  verdure  qu'il  soit  possible  de  voir;  puis,  elle  fut 
entraînée  par  les  courants  jusqu'à  l'île  Pisang,  dans  le  voisinage  de  laquelle  on 
rencontra  trois  «  corocores  »  montés  par  les  indigènes  de  l'île  Guébé. 

Ceux-ci  ont  le  teint  noir  olivâtre,  le  nez  épaté,  les  lèvres  épaisses;  ils  sont 
tantôt  forts,  robustes  et  d'apparence  athlétique,  tantôt  grêles  et  d'une  faible 
complexion,  tantôt  trapus  et  d'un  aspect  repoussant.  La  plupart  n'avaient  poui 
tout  costume  qu'un  pantalon  fixé  par  un  mouchoir  autour  de  la  ceinture. 

Une  incursion  fut  faite  sur  la  petite  île  Pisang,  de  formation  volcanique,  et 
dont  les  laves  trachitiques  se  décomposent  en  une  terre  végétale  dont  tout 
annonçait  la  fertilité. 

Puis  on  continua,  dans  le  voisinage  d'îles  jusqu'alors  peu  connues,  à  faire 
route  pour  Rawak,  où  la  corvette  jeta  l'ancre  le  16  décembre  à  midi. 

L'île  Rawak  est  petite,  inhabitée,  et  bien  que  nos  marins  reçussent  fréquem- 
ment la  visite  d'habitants  de  Waigiou,  les  occasions  d'étudier  l'espèce  humaine 
furent  assez  rares.  Encore  faut-il  dire  que  l'ignorance  de  la  langue  de  ces  indi- 
gènes et  la  difficulté  de  se  faire  comprendre  à  l'aide  du  malais,  dont  ils  ne 
savaient  que  peu  de  mots,  ne  les  rendirent  pas  très  profitables. 

Dès  qu'on  eut  trouvé  un  emplacement  favorable,  on  installa  les  instruments, 
et  l'on  procéda  aux  observations  de  physique  et  d'astronomie,  en  même  temps 
qu'aux  travaux  géographiques. 

Rawak,  Boni,  Waigiou  et  Manouaroa,  que  Freycinet  appelle  îles  des  Papous, 


256 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


l'ersonnage  des  dauses  de  Mon'.ezuma,  île  Guani.  [Fac-smile.  Gravure  ancienne.) 

son!  situées  presque  exactement  sous  l'équateur.  Waigiou,  la  plus  grande,  n'a 
pas  moins  de  soixante-douze  milles  de  diamètre.  Les  terres  basses  qui  en  for- 
ment le  littoral  sont  couvertes  de  marécages;  le  rivage  abrupt  est  lui-même 
entouré  de  madrépores  et  troué  de  grottes  creusées  par  les  eaux. 

La  végétation  qui  recouvre  tous  ces  îlots  est  vraiment  surprenante.  Ce  sont  des 
arbres  magnifiques,  parmi  lesquels  on  rencontre  le  «  barriugtonia  »,  dont  le 
tronc  volumineux  est  toujours  incliné  vers  la  mer,  au  point  d'y  baigner  l'extré- 
mité de  ses  brandies,  le  «  scœvola  lobelia  »,  des  figuiers,  des  palétuviers,  des 
casuarinas  à  la  tige  droite  et  élancée  qui  s'élèvent  jusqu'à  quarante  pieds,  le 
«  rima»,  le  «  takamaliaka  »,  avec  son  tronc  de  plus  de  vingt  pieds  de  circon- 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


257 


La  flore  a  pris  là  un  développement  exceptionnel.  (Page  2Ô7.) 


férence,  Je  cynomètre,  de  la  famille  des  légumineuses,  garni,  du  sommet  à  la 
base,  de  fleurs  rosées  et  de  fruits  dorés  ;  en  outre,  les  palmiers,  le  muscadier, 
le  jambosier  et  les  bananiers  se  plaisent  dans  les  lieux  bas  et  humides. 

Si  la  flore  a  pris  là  un  développement  exceptionnel,  il  n'en  est  pas  de  même 
de  la  faune.  On  ne  rencontre  à  Rawak  aucun  autre  quadrupède  que  le  pha- 
langer  et  le  chien  de  berger,  qui  vit  à  l'état  sauvage.  Waigiou  posséderait 
cependant  aussi  le  babi-roussa  et  une  petite  espèce  de  sanglier.  Quant  àlagent 
emplumée,  elle  n'est  pas  aussi  nombreuse  qu'on  pourrait  le  supposer,  les  plantes 
à  graines  qui  lui  servent  de  nourriture  ne  pouvant  se  multiplier  sous  l'ombre 
épaisse  des  forêts.  Ce  sont  les  «  calaos  » .  dont  les  ailes  garnies  de  grandes 

33 


258  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

plumes  séparées  aux  extrémités  t'ont,  lorsqu'ils  volent,  entendre  un  bruit  très 
fort,  les  perroquets,  dont  la  famille  est  fort  nombreuse,  les  martiris-pêcheurs, 
les  tourterelles,  des  cassicans,  des  éperviers  fauves,  des  pigeons  couronnés  et 
peut-être,  bien  que  les  voyageurs  n'en  aient  pas  vu,  des  oiseaux  de  paradis. 

Quant  aux  êtres  humains,  les  Papouas,  ils  sont  laids,  hideux  et  effrayants. 

«  Le  front  aplati,  dit  Odet-Pellion,  le  crâne  peu  proéminent,  l'angle  facial 
de  75°,  la  bouche  grande,  les  yeux  petits  et  enfoncés,  les  pommettes  saillantes, 
le  nez  gros,  écrasé  du  bout  et  se  rabattant  sur  la  lèvre  supérieure,  la  barbe  rai  e, 
particularité  déjà  remarquée  chez  d'autres  habitants  de  ces  régions,  les  épaules 
d'une  largeur  moyenne,  le  ventre  très  gros  et  les  membres  inférieurs  grêles,  tels 
sont  les  caractères  distinctifs  de  ce  peuple.  Leur  chevelure  est  de  nature  et  de 
forme  très  variées;  le  plus  communément,  c'est  une  volumineuse  crinière  com- 
posée d'une  couche  de  cheveux  lanugineux  ou  lisses,  frisant  naturellement  et 
n'ayant  pas  moins  de  huit  pouces  d'épaisseur;  peignée  avec  soin,  crêpée, 
hérisée  en  tous  sens,  elle  décrit,  à  l'aide  d'un  enduit  graisseux  qui  la  soutient, 
une  circonférence  à  peu  près  sphérique  autour  de  la  tête.  Souvent  ils  y  joignent, 
plutôt  pour  l'orner  que  pour  ajouter  à  sa  consistance,  un  fort  long  peigne  en 
bois  de  cinq  ou  six  dents.  » 

Ces  malheureux  indigènes  sont  en  proie  à  un  fléau  terrible;  la  lèpre  sévit 
parmi  eux  avec  une  telle  intensité,  qu'on  peut  dire  que  le  dixième  de  la  popu- 
lation en  est  infecté.  Il  faut  attribuer  cette  horrible  maladie  à  l'insalubrité  du 
climat,  aux  effluves  délétères  des  marais,  dans  lesquels  pénètre  la  mer  à  la 
marée  montante,  à  l'humidité  qu'occasionnent  des  bois  épais,  au  voisinage  et 
au  mauvais  entretien  des  tombeaux .  —  peut-être  aussi  à  la  consommation 
prodigieuse  de  coquillages  dont  ces  naturels  se  repaissent  avidement. 

Toutes  les  habitations  sont  construites  sur  pilotis,  soit  à  terre,  soit  en  mer, 
très  du  rivage.  Ces  maisons,  en  plus  grand  nombre  dans  les  lieux  d'un  abord 
très  difficile  ou  impraticable,  se  composent  de  pieux  enfoncés  dans  le  solauxquels 
sont  fixées,  par  des  cordes  d'écorec,  des  traverses  sur  lesquelles  repose  un 
plancber  fait  des  côtes  de  feuilles  de  palmier,  taillées  et  serrées  les  unes  contre 
les  autres.  Ces  feuilles,  artistement  imbriquées,  forment  le  toit  de  l'habitation, 
qui  n'a  qu'une  seule  porte.  Si  ces  cases  sont  bâties  au-dessus  de  l'eau,  elles 
communiquent  avec  la  terre  par  une  sorte  de  pont  de  chevalets,  dont  le  tablier 
mobile  peut  être  enlevé  rapidement.  Une  sorte  de  balcon,  garni  d'une  rampe, 
entoure  la  maison  de  tous  côtés. 

Les  voyageurs  ne  purent  se  procurer  aucun  renseignement  sur  la  sociabilité 
de  ces  naturels.  Qu'ils  vivent  réunis  en  grandes  peuplades  sous  l'autorité  d'un 


LES  GIRGUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  259 


ou  de  plusieurs  chefs,  que  chaque  communauté  n'obéisse  qu'à  son  propre  chef, 
que  la  population  soit  nombreuse  ou  non.  ce  sont  là  des  données  qui  ne  peu- 
vent  être  recueillies.  Ces  naturels  se  donnent  le  nom  d'Alfourous.  Ils  paraissent 
parler  plusieurs  idiomes  particuliers,  qui  diffèrent  singulièrement  du  papou  et 
du  malais. 

Les  indigènes  de  ce  groupe  semblent  fort  industrieux;  ils  exécutent  de  très 
ingénieux  instruments  de  pèche;  ils  savent  très  bien  travailler  le  bois, 
préparer  la  moelle  du  sagoutier,  tourner  des  poteries  et  faire  des  fours  à  cuire 
le  sagou  ;  ils  tissent  des  nattes,  des  tapis,  des  paniers  ;  ils  sculptent  des  statues  et 
des  idoles.  MM.  Quoy  et  Gaimard  ont  observé  sur  la  côte  de  Waigiou,  dans  le 
havre  Boni,  une  statue  en  argile  blanche,  remisée  sous  un  hangar,  près  d'un 
tombeau.  Elle  représentait  un  homme  debout,  de  grandeur  naturelle,  les 
mains  levées  vers  le  ciel;  la  tête  était  en  bois  et  avait  les  joues  et  les  yeux 
incrustés  de  coquillages  blancs. 

Le  6  janvier  1819,  YUranie,  après  avoir  appareillé  de  Rawak,  aperçut  bientôt 
les  îles  Ayou ,  basses  et  entourées  de  récils,  qui  étaient  fort  peu  connues  et 
dont  la  géographie  laissait  considérablement  à  désirer.  Les  travaux  d'hydro- 
graphie furent  contrariés  par  les  fièvres  contractées  à  Rawak  et  qui  atta- 
quèrent plus  de  quarante  personnes. 

Le  12  février,  furent  aperçues  les  îles  des  Anachorètes,  et.  le  lendemain,  celles 
de  l'Amirauté,  sans  que  YUranie  cherchât  à  les  rallier. 

Bientôt  la  corvette  fut  en  vue  de  San-Bartholomé,  que  ses  habitants  nom- 
ment Poulousouk  et  qui  appartient  à  l'archipel  des  Carolines.  Un  commerce 
actif,  mais  surtout  fort  bruyant,  ne  tarda  pas  à  s'établir  avec  ces  indigènes, 
qu'il  fut  impossible  de  décider  à  monter  à  bord.  Les  échanges  se  firent  avec 
une  bonne  foi  touchante,  et  l'on  ne  s'aperçut  pas  du  moindre  larcin. 

Poulouhat,  Alet,  Tamatam,  Allap,  Fanadik,  et  bien  d'autres  îles  de  cet 
archipel,  défilèrent  tour  à  tour  devant  les  yeux  émerveillés  des  Français. 

Enfin,  le  17  mars  1819,  c'est-à-dire  dix-huit  mois  après  son  départ  de 
France,  Freycinet  aperçut  les  îles  Mariannes,  et  fit  jeter  l'ancre  dans  la  rade 
d'Umata,  sur  la  côte  de  Guaham. 

Au  moment  où  les  Français  se  disposaient  à  se  rendre  à  terre,  ils  reçurent  la 
visite  du  gouverneur  D.  Médinilla  y  Pineda,  accompagné  du  major  D.  Luis 
de  Torrès,  seconde  autorité  de  !a  colonie.  Ces  officiers  s'informèrent  des  besoins 
des  explorateurs  avec  la  plus  grande  sollicitude  et  promirent  de  satisfaire  a 
toutes  leurs  demandes  dans  le  plus  bref  délai. 

Sans  tarder,  Freycinet  s'occupa  de  chercher  un  local  propre  à  l'établissement 


260  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


d'un  hôpital  provisoire  et,  l'ayant  trouvé,  dès  le  lendemain,  il  y  fît  installer  ses 
i naïades,  au  nombre  de  vingt. 

Tout  l'état-major  avait  été  invité  à  dîner  par  le  gouverneur.  On  se  rendit 
chez  lui  à  l'heure  convenue.  Là  se  trouvait  une  table  chargée  de  pâtisseries 
légères  et  de  fruits,  au  milieu  desquels  fumaient  deux  bols  de  punch.  Les 
convives  firent  aussitôt  en  aparté  leurs  réflexions  sur  cette  singulière  mode. 
Était-ce  jour  de  maigre?  Pourquoi  ne  s'asseyait-on  pas?  Mais  comme  il  n'y 
avait  personne  pour  répondre  à  ces  questions,  qui  auraient  été  indiscrètes,  ils 
les  gardèrent  pour  eux.  tout  en  faisant  honneur  au  repas. 

Nouveau  sujet  d'étonnement  :  la  table  fut  débarrassée  et  chargée  de  viandes 
préparées  de  diverses  manières,  en  un  mot,  d'un  véritable  et  somptueux  dîner. 
La  collation,  qu'on  avait  prise  tout  d'abord,  qui  porte  dans  le  pays  le  nom  de 
«  refresco  »,  n'était  destinée  qu'à  mettre  les  convives  en  appétit. 

A  cette  époque,  le  luxe  de  la  table  paraissait  faire  fureur  à  Guaham.  Deux 
jours  plus  tard  ,  les  officiers  assistaient  à  un  nouveau  repas  de  cinquante 
convives,  où  ne  parurent  pas  moins  de  quarante-quatre  plats  de  viande  à 
chaque  service,  et  il  n'y  en  eut  pas  moins  de  trois. 

«  Le  même  observateur,  raconte  Freycinet.  dit  que  ce  dîner  coûta  la  vie  à 
deux  bœufs  et  à  trois  gros  porcs,  sans  parler  du  menu  peuple  des  forêts,  de  la 
basse-cour  et  de  la  mer.  Depuis  les  noces  de  Gamache,  il  ne  s'était  pas  vu,  je 
pense,  une  telle  tuerie.  Notre  hôte  crut,  sans  doute,  que  des  gens  qui  avaient 
souffert  longtemps  les  privations  d'un  voyage  maritime  devaient  être  traités 
avec  profusion.  Le  dessert  n'offrit  ni  moins  d'abondance,  ni  moins  de  variété, 
et  fit  bientôt  place  au  thé,  au  café,  à  la  crème,  aux  liqueurs  de  toute  sorte; 
comme  le  refresco  n'avait  pas  manqué  d'être  servi  une  heure  auparavant,  sui- 
vant l'usage,  on  conviendra  sans  peine  que,  là,  le  plus  intrépide  gastronome 
eût  eu  seulement  à  regretter  l'insuffisante  capacité  de  son  estomac.  » 

Mais  ces  repas  et  ces  fêtes  ne  portèrent  point  préjudice  à  l'objet  de  la  mission. 
Des  excursions  qui  avaient  pour  but  des  recherches  d'histoire  naturelle,  les 
observations  de  l'aiguille  aimantée,  la  géographie  du  littoral  de  Guaham,  con- 
fiée à  Duperrey,  s'opéraient  en  même  temps. 

Cependant,  la  corvette  était  venue  s'amarrer  au  fond  du  port  San-Luis,  et 
l'état-major,  ainsi  que  les  malades,  s'étaient  installés  à  Agagna,  capitale  de  l'île 
et  siège  du  gouvernement.  Là  se  donnèrent,  en  l'honneur  des  étrangers,  des 
combats  de  coqs,  jeu  très  en  honneur  dans  toutes  les  possessions  espagnoles  de 
l'Océanie,  et  des  danses,  dont  toutes  les  figures  font,  dit-on,  allusion  à  des  événe- 
ments de  l'histoire  du  Mexique.  Les  danseurs,  écoliers  du  collège  d'Agagna, 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  201 


étaient  revêtus  de  riches  costumes  dé  soie,  jadis  importés  de  la  Nouvelle- 
Espagne  par  les  Jésuites.  Puis  vinrent  tics  passes  aux  bâtons,  exécutées  par 
des  Garolins ,  ot  d'autres  divertissements  qui  se  succédaient  presque  sans 
interruption.  Mais  ce  qui  eut  le  plus  de  prix  aux  yeux  de  Freycinet,  ce  furent  les 
très  nombreux  renseignements  relatifs  aux  usages  et  aux  mœurs  des  anciens 
habitants  qu'il  recueillit  auprès  du  major  D.  Luis  Torrès,  lequel,  né  dans  le 
pays,  avait  fait  de  ces  choses  le  sujet  de  ses  constantes  études. 

Nous  utiliserons  et  nous  résumerons  tout  à  l'heure  ces  très  intéressantes 
informations,  mais  il  faut  parler  d'abord  d'une  excursion  aux  îles  Rota  et 
Tinian,  dont  la  seconde  nous  est  déjà  connue  par  les  récits  des  anciens 
voyageurs. 

Le  22  avril,  une  petite  escadre,  composée  de  huit  pros,  transporta  MM.  Bérard, 
Gaudichaud  et  Jacques  Arago  à  Rota,  où  leur  arrivée  causa  une  surprise  et  une 
frayeur  qui  s'expliquent.  Le  bruit  courait  que  la  corvette  était  montée  par  des 
insurgés  de  l'Amérique. 

De  Rota,  les  pros  gagnèrent  Tinian,  dont  les  plaines  arides  rappelèrent  aux 
voyageurs  les  rivages  désolés  de  la  Terre  d'Endracht,  et  qui  doivent  être  bien 
changées  depuis  l'époque  où  le  lord  Anson  s'y  trouvait  comme  dans  un  paradis 
terrestre. 

Découvert,  le  6  mars  1521 .  par  Magellan,  l'archipel  desMariannes  reçut  d'abord 
les  noms  de  Islas  de  las  Vêlas  latinas  (  des  voiles  latines  ) ,  puis  de  los  Ladrones 
(des  larrons).  A  en  croire  Pigafetta,  l'illustre  amiral  n'aurait  vu  que  Tinian, 
Saypan  et  Agoignan.  Visitées,  cinq  ans  plus  tard,  par  l'Espagnol  Loyasa,  qui,  au 
contraire  de  Magellan ,  y  trouva  un  très  bon  accueil,  ces  îles  furent  déclarées 
possession  espagnole  par  Miguel  Lopez  de  Legaspi,  en  1565.  Elles  ne  furent 
cependant  colonisées  et  évangélisées  qu'en  1669,  par  le  père  Sanvitores.  On 
comprend  que  nous  ne  suivions  pas  Freycinet  dans  les  récits  des  événements  qui 
marquent  l'histoire  de  cet  archipel,  bien  que  les  manuscrits  et  les  ouvrages  de 
toute  sorte  qu'il  eut  entre  les  mains,  lui  aient  permis  de  renouveler  complète- 
ment ce  sujet  et  de  l'éclairer  des  lumières  de  la  véritable  science. 

L'admiration  qu'avait  laissée  dans  tous  les  esprits  l'incroyable  fertilité  des 
îles  des  Papous  et  des  Moluques,  dut  sans  doute  affaiblir  l'impression  produite 
par  la  richesse  de  quelques-unes  des  îles  Mariannes.  Les  forêts  de  Guaham, 
quoique  bien  fournies,  n'offrent  pas  cet  aspect  gigantesque  des  pays  tropicaux; 
elles  couvrent  la  plus  grande  partie  de  l'île,  où  l'on  trouve  cependant  d'im  ■ 
menses  pâturages  qui  ne  produisent  ni  arbres  à  pain  ni  cocotiers. 

Dans  l'intérieur  des  forêts,  des  savanes  factices  furent  créées  par  les  con- 


262  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIECLE. 

quérants  pour  que  les  nombreuses  bêtes  à  cornes,  dont  on  leur  doit  l'introduc- 
tion, pussent  y  trouver  leur  nourriture  à  l'abri  du  soleil. 

Agoigan,  île  aux  flancs  rocailleux,  paraît  de  loin  sèche  et  stérile,  tandis  qu'elle 
est  en  réalité  recouverte  de  bois  épais,  qui  grimpent  jusqu'à  ses  sommets  les 
plus  élevés. 

Quant  à  Rota,  c'est  un  véritable  hallier,  un  fouillis  presque  impénétrable  de 
broussailles  que  dominent  les  bouquets  des  rimas,  des  tamariniers,  des  figuiers 
et  des  cocotiers. 

Enfin  Tinian  offre  un  aspect  qui  n'est  rien  moins  qu'agréable.  Bien  que  les 
Français  n'aient  nulle  part  rencontré  les  sites  dépeints  avec  une  si  grande 
richesse  de  tons  parleurs  prédécesseurs,  l'aspect  du  sol,  la  grande  quantité 
d'arbres  morts,  leur  donnèrent  à  penser  que  les  anciens  récits  n'avaient  pas 
tout  à  fait  exagéré,  d'autant  plus  que  toute  la  partie  sud-est  de  cette  île  est 
rendue  inaccessible  par  des  forêts  épaisses. 

Quant  à  la  population,  elle  était,  à  l'époque  du  voyage  de  Freycinet,  excessi- 
vement mêlée,  et  la  race  aborigène  n'en  formait  déjà  plus  la  moitié. 

Les  Mariannais  de  la  classe  noble  étaient  tous  autrefois  plus  grands,  plus  forts 
et  plus  gros  que  les  Européens  ;  mais  la  race  dégénère,  et  ce  n'est  plus  guère 
qu'à  Rota  qu'on  retrouve  le  type  primitif  dans  toute  sa  pureté. 

Nageurs  infatigables,  plongeurs  habiles,  marcheurs  intrépides,  chacun  de- 
vait faire  preuve  de  son  adresse  dans  ces  divers  exercices  au  moment  de  son 
mariage.  Les  Mariannais  ont  en  partie  conservé  ces  qualités,  bien  que  la  pa- 
resse, ou  plutôt  la  nonchalance,  soit  le  fond  de  leur  caractère. 

Les  unions,  qui  se  font  de  bonne  heure,  entre  quinze  et  dix-huit  ans  pour  les 
garçons,  et  douze  à  quinze  pour  les  filles,  sont  généralement  fécondes,  et  l'on 
cite  des  exemples  de  familles  de  vingt-deux  enfants  nés  de  la  môme  mère. 

Si  l'on  rencontre  à  Guaham  bien  des  maladies  apportées  par  les  Européens, 
telles  que  les  maladies  de  poitrine,  la  variole,  etc.,  il  en  est  beaucoup  d'autres 
qui  paraissent  indigènes,  ou  qui  ont  pris,  du  moins,  un  développement  tout  par- 
ticulier et  complètement  anormal.  Parmi  ces  dernières,  on  cite  l'éléphantiasis 
et  la  lèpre,  dont  on  rencontre  à  Guaham  trois  variétés  aussi  différentes  par  leurs 
symptômes  que  par  leurs  effets. 

Avant  la  conquête,  les  Mariannais  vivaient  de  poissons,  des  fruits  de  l'arbre  à 
pain  ou  rima,  de  riz,  de  sagou  et  d'autres  plantes  féculentes.  Si  leur  cuisine 
était  simple,  leurs  vêtements  l'étaient  plus  encore;  ces  indigènes  allaient  com- 
plètement nus.  Même  encore  aujourd'hui,  les  enfants  vont  nus  jusqu'à  l'âge  de 
dix  ans 


LES   CIRCU M  NAVIGATEURS  FRANÇAIS.  W.\ 


Un  voyageur  de  la  fin  du  xvm"  siècle,  le  capitaine  de  vaisseau  Pages,  raconte, 
à  ce  propos,  que  le  hasard  le  fit  un  jour  approcher  d'une  maison  «  devant  laquelle 
se  trouvait  une  Indienne  d'environ  dix  à  onze  ans,  assise  au  grand  soleil.  Elle 
était  nue  et  accroupie,  ayant  sa  chemise  pliée  auprès  d'elle.  Dès  qu'elle  me  vit, 
ajoute  le  voyageur,  elle  se  leva  promptement  et  la  remit.  Quoi  qu'elle  ne  fût 
pas  vêtue  décemment,  elle  croyait  être  bien  mise,  parce  qu'elle  avait  les  épaules 
couvertes;  elle  n'était  plus  embarrassée  de  paraître  devant  moi.  » 

La  population  devait  être  autrefois  considérable,  ainsi  qu'en  témoignent  les 
ruines  qu'on  rencontre  un  peu  partout,  ruines  d'habitations  qui  étaient  sup- 
portées par  des  piliers  en  maçonnerie.  Le  premier  voyageur  qui  en  fasse  men- 
tion est  le  lord  Anson.  Il  en  a  môme  donné  une  vue  un  peu  fantaisiste,  que  les 
explorateurs  de  YUranie  purent  cependant  reconnaître,  ainsi  qu'en  témoigne  le 
passage  suivant  : 

«  La  description  qu'on  en  trouve  dans  le  voyage  d' Anson  est  exacte  ;  mais 
les  ruines  et  les  branches  d'arbres  qui  sont  aujourd'hui  incorporées  en  quelque 
sorte  avec  la  maçonnerie,  donnent  à  ces  monuments  un  aspect  tout  autre  que 
celui  qu'ils  avaient  alors;  les  angles  des  piliers  se  sont  aussi  émoussés  et  les 
demi-sphères  qui  les  couronnent  n'ont  plus  la  même  rondeur.  » 

Quant  aux  habitations  modernes,  un  sixième  seulement  est  en  pierre  ,et  Ton 
compte  à  Agagna  des  monuments  qui  sont  relativement  très  intéressants  par 
leur  grandeur,  sinon  par  l'élégance,  la  majesté  ou  la  finesse  de  leurs  proportions  ; 
ce  sont  le  collège  Saint-Jean-de-Latran,  l'église,  le  presbytère,  le  palais  du 
gouverneur,  les  casernes. 

Avant  leur  assujettissement  aux  Espagnols,  les  Mariannais  étaient  partagés  en 
trois  classes,  les  nobles,  les  demi-nobles  et  les  plébéiens.  Ces  derniers,  les  parias 
du  pays,  avaient,  dit  Freycinet,  sans  citer  l'autorité  sur  laquelle  il  s'appuie, 
une  taille  moins  élevée  que  celle  des  autres  habitants.  Ce  seul  fait  suffirait-il 
à  indiquer  une  différence  de  race,  ou  ne  faudrait-il  voir  dans  cette  exiguïté 
de  taille  que  le  résultat  de  l'état  d'abaissement  auquel  était  soumise  toute  cette 
caste? 

Ces  plébéiens  ne  pouvaient  jamais  s'élever  à  la  caste  supérieure,  et  la 
navigation  leur  était  interdite.  On  trouvait  encore,  dans  chacune  de  ces  castes 
bien  définies,  les  sorcières,  prêtresses  ou  «  guérisseuses  »,  qui  ne  se  livraient 
à  la  cure  que  d'une  seule  maladie,  —  ce  qui  n'était  pas  une  raison  absolue  de 
la  mieux  connaître. 

La  profession  de  constructeur  des  pirogues  appartenait  aux  nobles;  ils  per- 
mettaient seulement  aux  demi-nobles  de  les  seconder  dans  ce  travail,  qui  était 


264 


LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIECLE. 


Ruines  de  piliers  antiques  à  Tinian.  {Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


pour  eux  d'une  grande  importance  et  l'une  de  leurs  prérogatives  les  plus  chères. 
Quant  au  langage,  bien  qu'il  ressemble  au  malais  et  au  tagal  que  l'on  parle 
aux  Philippines,  il  possède  cependant  son  caractère  propre.  La  relation  de 
Freycinet  renferme  encore  un  grand  nombre  de  remarques  sur  les  très  singuliers 
usages  des  anciens  Mariannais,  mais  ce  serait  s'engager  trop  loin  que  de  repro- 
duire ces  passages,  si  curieux  qu'ils  soient  pour  le  philosophe  et  l'historien. 

Il  y  avait  déjà  deux  mois  que  YUranie  était  à  l'ancre.  Il  était  temps  de  re- 
prendre le  cours  des  travaux  et  des  explorations.  Freycinet  et  son  état-major 
{tassèrent  donc  leurs  dernières  journées  en  visites  de  remerciement  pour  l'accueil 
cordial  qui  leur  avait  été  prodigué. 


LES  GIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


265 


Ferme  australienne  près  des  Montagnes  Bleues.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


Non  seulement  le  gouverneur  ne  voulut  pas  agréer  de  remerciements  poul- 
ies attentions  dont  il  n'avait  cessé  de  combler  les  Français  depuis  deux  mois, 
mais  il  refusa  de  recevoir  le  payement  de  toutes  les  fournitures  qui  avaient 
été  faites  pour  le  ravitaillement  de  la  corvette.  Rien  plus,  par  une  lettre  tou- 
chante, il  s'excusa  de  la  rareté  des  denrées,  causée  par  une  sécheresse  qui 
désolait  Guaham  depuis  six  mois,  et  qui  l'empêchait  de  faire  les  choses  comme 
il  l'eût  désiré. 

Les  adieux  se  firent  devant  Agagna. 

«  Ce  n'est  pas  sans  un  profond  attendrissement,  dit  Freycinet,  que  nous 
prîmes  congé  de  l'homme  aimable  qui  nous  avait  comblés  de  tant  de  marques 

34 


266  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

de  bienveillance.  J'étais  trop  ému  pour  lui  exprimer  tous  les  sentiments  dont 
mon  âme  était  remplie  ;  mais  les  larmes  qui  roulaient  dans  mes  yeux  ont  dû 
être,  pour  lui,  un  témoignage  plus  certain  que  des  paroles,  de  mon  émotion 
et  de  mes  regrets.  » 

Du  5  au  16  juin,  YUranie  procéda  à  l'exploration  de  la  partie  nord  des  Ma- 
riannes  et  donna  lieu  aux  différentes  observations  qui  ont  été  résumées  plus 
haut. 

Puis,  désirant  accélérer  sa  navigation  vers  les  Sandwich,  le  commandant  mit 
à  profit  une  brise  qui  lui  permit  de  s'élever  en  latitude  et  de  chercher  les  vents 
favorables.  A  mesure  que  les  explorateurs  avançaient  dans  cette  partie  de 
l'océan  Pacifique,  ils  rencontraient  des  brumes  épaisses  et  froides,  qui  péné- 
traient le  navire  entier  d'une  humidité  aussi  désagréable  que  nuisible  à  la 
santé.  Cependant,  sauf  des  rhumes,  l'équipage  n'en  ressentit  aucune  inconvé- 
nient. Ce  fut  même,  au  contraire,  une  sorte  de  détente  pour  ces  constitutions 
exposées,  depuis  si  longtemps  déjà,  aux  chaleurs  absorbantes  du  tropique. 

Le  6  août,  fut  doublée  la  pointe  méridionale  d'Hawaï.  afin  de  gagner  la  côte 
occidentale,  où  Freycinet  espérait  trouver  un  mouillage  commode  et  sûr.  Cette 
journée  et  la  suivante  furent  consacrées,  le  calme  étant  complet,  à  entamer 
des  relations  avec  les  indigènes,  dont  les  femmes,  venues  en  grand  nombre, 
espéraient  prendre  le  bâtiment  à  l'abordage  et  se  livrer  à  leur  commerce 
habituel;  mais  le  commandant  leur  interdit  l'accès  de  son  bord. 

Le  roi  Kamehameha  était  mort,  et  son  jeune  fils  Riorio  lui  avait  succédé  ;  telle 
fut  la  nouvelle  qu'un  des  «  arii  »  s'empressa  d'apprendre  au  capitaine. 

Dès  que  la  brise  fut  revenue,  YUranie  s'avança  vers  la  baie  de  Karakakoua, 
et  Freycinet  allait  envoyer  un  officier  pour  sonder  ce  mouillage,  lorsqu'une 
pirogue,  se  détachant  du  rivage,  amena  à  bord  le  gouverneur  de  l'île.  Ce  prince 
Kouakini,  surnommé  John  Adams,  promit  au  commandant  qu'il  trouverait  des 
bateaux  propres  à  assurer  le  ravitaillement  de  son  navire. 

Ce  jeune  homme,  qui  pouvait  avoir  vingt-neuf  ans  et  dont  la  taille  bien  pro- 
portionnée était  gigantesque,  surprit  le  commandant  par  l'étendue  de  son  in- 
struction. Ayant  entendu  dire  que  YUranie  faisait  un  voyage  de  découvertes  : 

«  Avez-vous  doublé  le  cap  Horn,  ou  êtes-vous  venu  par  le  sud  du  cap  de  Bonne- 
Espérance?  »  demanda-t-il. 

Puis  il  s'informa  des  nouvelles  de  Napoléon  et  voulut  savoir  s'il  était  vrai 
que  l'île  de  Sainte-Hélène  se  fût  engloutie  avec  toute  sa  population.  Plaisanterie 
de  quelque  baleinier  en  goguette,  qui  n'avait  obtenu  créance  qu'a  demi! 

Kouakini  apprit  encore  à  Freycinet  que,  si  la  paix  n'avait  pas  été  troublée  à  la 


h  E  S   CHIC  U  M  N  A  V I G  A  T  E 1 1 R  S   F  H  A  NÇ  AI  S.  267 


mort  de  Kamehameha,  cependant  plusieurs  chefs  ayant  élevé  des  prétentions 
d'indépendance,  l'unité  de  la  monarchie  était  menacée.  De  là  certain  trouble 
dans  les  relations  politiques  et  une  indécision  dans  le  gouvernement  qu'on 
avait  tout  lieu  de  voir  bientôt  cesser,  surtout  si  le  commandant  consentait  à 
faire  quelque  déclaration  d'amitié  en  faveur  du  jeune  souverain. 

Freycinet  descendit  à  terre  avec  le  prince  pour  lui  rendre  sa  visite,  et  pénétra 
dans  sa  demeure,  où  la  princesse,  grande  femme  surchargée  d'obésité,  était 
étendue  sur  un  bois  de  lit  européen  recouvert  de  nattes.  Puis,  tous  deux  allèrent 
voir  les  sœurs  de  Kouakini,  veuves  de  Kamehameha,  qu'ils  ne  rencontrèrent 
pas,  et  ils  se  dirigèrent  vers  les  chantiers  et  les  principaux  ateliers  du  roi 
défunt. 

Quatre  hangars  étaient  destinés  à  la  construction  de  grandes  pirogues  de 
guerre;  d'autres  abritaient  des  embarcations  européennes;  plus  loin,  on 
rencontrait  des  bois  de  construction,  des  lingots  de  cuivre,  quantité  de  fdets 
de  pêche,  puis  une  forge,  un  atelier  de  tonnellerie,  et  enfin,  dans  des  cases 
appartenant  au  premier  ministre  Kraïmokou,  des  instruments  de  navigation, 
boussoles,  sextants,  thermomètres,  montres  et  jusqu'à  un  chronomètre. 

On  refusa  aux  étrangers  l'entrée  de  deux  autres  magasins  où  étaient  renfermés 
la  poudre,  les  munitions  de  guerre,  les  liqueurs  fortes,  le  fer  et  les  étoffes. 

Mais  ces  lieux  étaient  maintenant  abandonnés  par  le  nouveau  souverain,  qui 
tenait  sa  cour  dans  la  baie  de  Koaïhaï. 

Freycinet,  sur  l'invitation  du  roi,  appareilla  pour  cet  endroit,  et  fut  guidé 
par  un  pilote,  qui  se  montra  attentif  et  particulièrement  habile  à  prévoir  les 
changements  de  temps. 

«  Le  monarque  m'attendait  sur  la  plage,  dit  le  commandant,  vêtu  d'un 
grand  costume  de  capitaine  de  vaisseau  anglais  et  entouré  de  toute  sa  cour. 
Malgré  l'aridité  épouvantable  de  cette  partie  de  l'île,  le  spectacle  qu'offrit  cette 
réunion  bizarre  d'hommes  et  de  femmes  nous  parut  majestueux  et  vraiment  pit- 
toresque. Le  roi,  posté  en  avant,  avait  ses  principaux  officiers  à  quelque 
distance  derrière  lui  ;  les  uns  portaient  de  magnifiques  manteaux  de  plumes 
rouges  et  jaunes  ou  bien  en  drap  écarlate,  d'autres  de  simples  pèlerines  dans  le 
même  genre,  mais  où  les  deux  couleurs  tranchantes  étaient  parfois  nuancées 
de  noir;  quelques-uns  étaient  coiffés  de  casques. 

«  Un  nombre  assez  considérable  de  soldats,  çà  et  là  dispersés,  répandaient, 
par  la  bizarrerie  et  l'irrégularité  de  leur  costume,  une  grande  diversité  sur  cet 
étrange  tableau.  » 

C'est  ce  même  souverain  qui  devait  plus  tard  venir  avec  sa  jeune  et  charmante 


268  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

femme  en  Angleterre  où  ils  moururent,  et  d'où  leurs  dépouilles  furent  rame- 
nées à  Hawaï,  par  le  capitaine  Byron,  sur  la  frégate  la  Uluude. 

Freycinet lui  renouvela  ses  demandes  de  ravitaillement,  et  le  roi  lui  promif 
que  deux  jours  ne  se  passeraient  pas  avant  que  satisfaction  ne  fût  accordée  à  ses 
désirs.  Mais,  si  la  bonne  volonté  de  ce  jeune  souverain  ne  pouvait  être  suspectée, 
le  commandant  allait  bientôt  juger  par  lui-même  que  la  plupart  des  princi- 
paux chefs  n'étaient  pas  résolus  à  lui  montrer  une  extrême  obéissance. 

Quelque  temps  après,  les  principaux  officiers  de  l'état-major  allèrent  faire 
visite  aux  veuves  de  Kamehameha.  Voici,  d'après  M.  Quoy,  le  piquant  tableau 
de  cette  réjouissante  réception. 

«  C'était,  dit-il,  un  spectacle  vraiment  étrange  que  de  voir,  dans  un  apparte- 
ment resserré,  huit  ou  dix  masses  de  chair  à  forme  humaine,  demi-nues,  dont 
la  moindre  pesait  au  moins  trois  cents  livres,  couchées  par  terre  sur  le  ventre. 
Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  nous  parvînmes  à  trouver  une  place  où  nous  nous 
étendîmes  aussi  pour  nous  conformer  à  l'usage.  Des  serviteurs  avaient  conti- 
nuellement en  main,  soit  des  émouchoirs  en  plumes,  soit  une  pipe  allumée, 
qu'ils  faisaient  circuler  de  bouche  en  bouche  et  dont  chacun  prenait  quelques 
bouffées;  d'autres  massaient  les  princesses....  Il  est  facile  d'imaginer  que  notre 
conversation  ne  fut  pas  très  soutenue,  mais  d'excellentes  pastèques  qu'on  nous 
servit  nous  fournirent  le  moyen  d'en  dissimuler  la  langueur....  » 

Freycinet  alla  ensuite  voir  le  fameux  John  Young,  qui  avait  été  si  longtemps 
l'ami  fidèle  et  le  sage  conseiller  du  roi  Kamehameha.  Bien  qu'il  fût  alors  malade 
et  vieux,  il  n'en  donna  pas  moins  à  Freycinet  de  précieux  renseignements  sur 
cet  archipel,  où  il  résidait  depuis  trente  ans,  et  à  l'histoire  duquel  il  avait  été 
profondément  mêlé. 

Le  ministre  Kraïmokou,  durant  une  visite  qu'il  avait  faite  à  YUranie,  avait 
aperçu  l'aumônier,  l'abbé  de  Quelen,  dont  le  costume  l'avait  fort  intrigué.  Aus- 
sitôt qu'il  eut  appris  que  c'était  un  prêtre,  il  manifesta  au  commandant  le  désir 
d'être  baptisé.  Sa  mère,  dit-il,  avait  reçu  ce  sacrement  à  son  lit  de  mort  et  lui 
avait  fait  promettre  de  se  soumettre  lui-même  à  cette  cérémonie,  aussitôt  qu'il 
en  trouverait  l'occasion. 

Freycinet  y  consentit  et  voulut  donner  à  cet  acte  une  certaine  solennité,  d'au- 
tant plus  que  Riorio  demandait  à  y  assister  avec  toute  sa  cour. 

Tout  ce  monde  se  tint  avec  beaucoup  de  respect  et  de  déférence  pendant  la 
cérémonie;  mais,  aussitôt  qu'elle  fut  achevée,  la  cour  se  rua  sur  la  collation 
que  le  commandant  avait  fait  préparer. 

C'était  merveille  de  voir  se  vider  les  bouteilles  de  vin  et  les  flacons  de  rhum 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  260 


et  d'eau-de-vie,  de  voir  disparaître  les  provisions  de  toute  sorte  dont  la  table 
était  couverte.  Par  bonheur,  la  nuit  approchait,  sans  quoi  Riorio  aurait  été 

hors  d'état  de  regagner  la  terre,  ainst  que  la  plupart  de  ses  courtisans  et  de  ses 
officiers.  Il  fallut  cependant  lui  donner  encore  deux  bouteilles  d'eau-de-vie 
pour  boire,  disait-il,  à  la  santé  du  commandant  et  à  son  heureux  voyage,  et 
tous  les  assistants  se  crurent  obligés  d'en  demander  autant. 

«  Ce  n'est  pas  trop  avancer  de  dire,  raconte  Freycinet ,  que  cette  royale 
compagnie  but  ou  emporta,  dans  l'espace  de  deux  heures,  ce  qui  aurait  suffi 
à  l'approvisionnement  d'une  table  de  dix  personnes  pendant  trois  mois.  » 

Divers  cadeaux  avaient  été  échangés  entre  le  couple  royal  et  le  commandant. 
Parmi  les  objets  qui  avaient  été  offerts  à  ce  dernier  par  la  jeune  reine,  se  trou- 
vait un  manteau  de  plumes,  vêtement  devenu  fort  rare  aux  Sandwich. 

Freycinet  allait  remettre  à  la  voile,  lorsqu'il  apprit,  par  un  capitaine  américain, 
la  présence  à  l'île  Mowi  d'un  bâtiment  marchand  qui  avait  une  assez  grandi- 
quantité  de  biscuit  et  de  riz,  et  qui  consentirait  sans  doute  à  lui  en  céder.  Il 
se  détermina  d'abord  à  mouiller  devant  Raheina.  D'ailleurs,  c'était  là  que  Kraï- 
mokou  devait  livrer  le  nombre  de  cochons  nécessaire  au  ravitaillement  de 
l'équipage.  Mais  le  ministre  fit  preuve  d'une  si  insigne  mauvaise  foi,  il  exigea 
des  prix  si  élevés,  il  offrit  des  cochons  si  maigres,  qu'il  fallut  en  venir  aux 
menaces  pour  conclure.  Kraïmokou  était,  en  cette  circonstance,  circonvenu  par 
un  Anglais,  qui  n'était  autre  qu'un  convict  échappé  de  Port-Jackson,  et  très 
vraisemblablement,  si  l'indigène  eût  été  livré  à  lui-même  et  aux  impulsions  de 
son  cœur,  il  se  serait  comporté,  en  cette  occasion,  avec  la  noblesse  et  la  bonne 
foi  qui  lui  étaient  habituelles. 

A  Waihou,  Freycinet  mouilla  à  Honolulu.  L'accueil  empressé  qu'il  y  reçut 
de  plusieurs  Européens  lui  fit  regretter  de  n'y  être  pas  venu  directement.  Il  s'y 
serait  immédiatement  procuré  toutes  les  ressources  qu'il  avait  eu  tant  de  diffi- 
culté à  réunir  dans  les  deux  autres  îles. 

Le  gouverneur  de  cette  île,  Boki,  se  fit  baptiser  par  l'aumônier  del'Uranie; 
il  ne  parut  d'ailleurs  désirer  ce  sacrement  que  parce  que  son  frère  l'avait  reçu. 
Il  s'en  fallait  de  beaucoup  qu'il  eût  l'air  intelligent  des  Sandwichiens  qu'on 
avait  fréquentés  jusqu'alors. 

Quelques  observations  sur  les  naturels  sont  assez  intéressantes  pour  qu'elles 
soient  sommairement  rapportées. 

Tous  les  navigateurs  sont  d'accord  pour  reconnaître  que  la  classe  des  chefs 
forme  une  race  supérieure-  aux  autres  habitants  par  la  taille  et  l'intelligence.  11 
n'est  pas  rare  d'en  voir  qui  atteignent  six  pieds  de  hauteur.  L'obésité  est  chez 


i>70  LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIÈCLE. 

eux  fréquente,  mais  surtout  chez  les  femmes  qui,  très  jeunes,  parviennent,  le 
plus  souvent,  à  un  embonpoint  véritablement  monstrueux. 

Le  type  est  remarquable,  et  les  femmes  sont  souvent  assez  jolies.  La  durée 
de  la  vie  n'est  pas  très  longue,  et  il  est  rare  de  rencontrer  un  vieillard  de 
soixante-dix  ans.  Il  faut  attribuer  la  rapide  décrépitude  et  la  fin  prématurée  des 
habitants  à  leurs  habitudes  invétérées  de  libertinage. 

En  quittant  l'archipel  des  Sandwich,  Freycinet  avait  à  étudier  dans  cette 
partie  du  grand  Océan  les  principales  inflexions  de  l'équateur  magnétique  par 
de  petites  latitudes.  Aussi  fit-il  force  de  voiles  dans  l'est. 

Le  7  octobre,  YUranie  entrait  dans  l'hémisphère  sud  et,  le  19  du  même  mois, 
se  trouvait  en  vue  des  îles  du  Danger.  A  Test  de  l'archipel  des  Navigateurs,  on 
découvrit  un  îlot,  non  marqué  sur  les  cartes,  qui  fut  appelé  île  Rose,  du  nom  de 
madame  Freycinet.  Ce  fut,  d'ailleurs,  la  seule  découverte  du  voyage. 

La  position  des  îles  Pylstaart  et  Howe  fut  rectifiée,  et  enfin,  le  13  novembre, 
on  aperçut  les  feux  de  l'entrée  de  Port-Jackson  ou  Sydney. 

Freycinet  s'attendait  bien  à  trouver  cette  ville  agrandie,  depuis  seize  ans  qu'il 
ne  l'avait  vue,  mais  il  fut  profondément  étonné  à  l'aspect  d'une  cité  euro- 
péenne, prospérant  au  milieu  d'une  nature  presque  sauvage. 

Plusieurs  excursions  dans  les  environs  firent  éclater  aux  yeux  des  Français 
tous  les  progrès  accomplis  par  la  colonie.  De  belles  routes  soigneusement  en- 
tretenues, bordées  de  ces  eucalyptus  que  Péron  qualifie  de  «  géants  des  forêts 
australes  »,  des  ponts  bien  construits,  des  bornes  en  pierre  indiquant  les  dis- 
tances, tout  annonçait  une  voirie  bien  organisée.  De  jolis  cottages,  de  nom- 
breux troupeaux  de  bœufs,  des  champs  soigneusement  tenus,  attestaient  l'in- 
dustrie et  la  persévérance  des  nouveaux  colons. 

Le  gouverneur  Macquarie  et  les  principales  autorités  du  pays  luttèrent  de 
prévenances  envers  les  officiers,  qui  durent  refuser  plus  d'une  invitation  pour 
ne  pas  négliger  leurs  travaux.  C'est  ainsi  qu'ils  se  rendirent  par  mer  à  Para- 
matta,  maison  de  campagne  du  gouverneur,  aux  accents  de  la  musique  mili- 
taire. Plusieurs  officiers  allèrent  aussi  visiter  la  petite  ville  de  Liverpool,  bâtie 
dans  une  situation  agréable,  sur  les  bords  de  la  rivière  George,  ainsi  que  les 
bourgades  de  Windsor  et  de  Richmond,  qui  s'élèvent  près  de  la  rivière  Hawkes- 
bury.  Pendant  ce  temps,  une  partie  de  l'état-major  assistait  à  une  chasse  au 
kanguroo  et,  franchissant  les  montagnes  Rleues,  s'avançait  au  delà  de  l'établis- 
sement de  Bathurst. 

Grâce  aux  excellentes  relations  qu'il  s'était  créées  pendant  ses  deux  séjours, 
Frevcinet  fut  à  même  de  recueillir  nombre  de  données   intéressantes  sur  la 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  271 


colonie  australienne.  Aussi  le  chapitre  qu'il  consacre  à  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  enregistrant  les  progrès  merveilleux  et  rapides  de  la  colonisation,  excita- 
l-il  un  vif  intérêt  en  France,  où  l'on  ne  connaissait  que  trop  imparfaitement 
le  développement  et  la  prospérité  croissante  de  l'Australie.  C'étaient  là  i\c> 
documents  nouveaux,  bien  faits  pour  intéresser,  et  qui  ont  l'avantage  de  donner 
l'état  précis  de  la  colonie  en  182o. 

La  chaîne  de  montagnes,  connue  sous  le  nom  d'Alpes  australiennes,  sépare, 
à  quelque  distance  de  la  côte,  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  de  l'intérieur  du  conti- 
nent australien.  Pendant  vingt- cinq  ans,  ce  fut  un  obstacle  aux  communications 
avec  l'intérieur,  qui,  grâce  au  gouverneur  Macquarie,  disparut.  Un  chemin, 
formé  de  rampes  multipliées,  avait  été  taillé  dans  le  roc,  et  permettait  de  colo- 
niser d'immenses  plaines  fertiles,  arrosées  par  des  rivières  importantes. 

Les  plus  hauts  sommets  de  cette  chaîne,  couverts  de  neige  au  milieu  de  l'été, 
n'ont  pas  moins  de  trois  mille  mètres  de  hauteur. 

En  même  temps  qu'on  en  mesurait  les  principaux  pics,  les  monts  Exmouth, 
Cunningham,  etc.,  on  découvrait  que  l'Australie,  loin  de  n'avoir  qu'un  seul 
grand  cours  d'eau,  la  rivière  des  Cygnes,  en  possédait  au  contraire  un  certain 
nombre,  au  premier  rang  desquels  il  convient  de  citer  la  rivière  Hawkesbury, 
formée  des  eaux  réunies  de  la  Népean  et  de  la  Grose,  et  la  Brisbane,  le 
Murray  n'étant  pas  encore  reconnu. 

A  cette  époque,  on  avait  déjà  commencé  à  exploiter  des  mines  de  houille, 
des  couches  d'ardoise,  des  gisements  de  fer  carbonate  compact,  de  grès,  de 
pierre  calcaire,  de  porphyre,  de  jaspe,  mais  on  n'avait  pas  encore  constaté  la 
présence  de  l'or,  ce  métal  qui  devait  transformer  si  rapidement  la  jeune  colonie. 

Quant  au  sol,  sur  les  bords  de  la  mer,  il  est  stérile  et  nemourrit  que  quelques 
arbustes  rabougris.  Mais,  si  l'on  s'enfonce  dans  l'intérieur,  on  découvre  des 
champs  revêtus  d'une  riche  parure,  d'immenses  pâturages  à  peine  dominés 
par  quelques  grands  végétaux,  ou  des  forêts  dont  les  arbres  gigantesques, 
enlacés  par  un  fouillis  inextricable  de  lianes,  forment  des  massifs  impéné- 
trables. 

Une  des  choses  qui  surprirent  le  plus  vivement  les  explorateurs,  c'est  l'iden- 
tité de  la  race  sur  cet  immense  continent.  En  effet,  que  l'on  observe  les  abori- 
gènes à  la  baie  des  Chiens-Marins,  à  la  Terre  d'Endracht,  à  la  rivière  des  Cygnes 
ou  à  Port-Jackson,  la  couleur  de  la  peau,  les  cheveux,  les  traits  du  visage, 
tout  le  physique,  ne  laissent  aucun  doute  sur  leur  communauté  d'origine. 

Le  poisson  et  les  coquillages  forment  la  base  de  l'alimentation  des  populations 
maritimes  ou  fluviatiles.  Celles  de  l'intérieur  vivent  du  produit  de  leur  chasse 


272 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Carte  des  Carolines. 


et  se  nourrissent  de  l'opossum,  du  kanguroo,  des  lézards,  des  serpents,  des 
vers,  des  fourmis,  qu'ils  mélangent  avec  leurs  œufs  dans  une  pâte  de  racines 
de  fougère. 

Partout,  l'habitude  des  naturels  est  d'aller  absolument  nus;  ils  ne  dédaignent 
cependant  pas  de  se  couvrir  des  quelques  vêtements  européens  qu'ils  peuvent 
se  procurer.  En  1820,  on  voyait  à  Port-Jackson,  paraît-il,  une  vieille  négresse 
enveloppée  dans  les  fragments  d'une  couverture  de  laine  et  coiffée  d'un  petit 
chapeau  de  femme  en  soie  verte.  Il  était  impossible  d'imaginer  une  plus  gro- 
tesque caricature. 

Il  est  quelques-uns  de  ces  indigènes,  cependant,  qui  se  fabriquent  des  may- 


LES  C I RG  U  M  N  A  V I G  A  T  E  U  11  S  F  R  A  N  G  AÏS. 


273 


Naturels  australiens.  (Page  273.) 


teaux  de  peaux  d'opossum  ou  dekanguroo,  dont  ils  cousent  les  pièces  avec  des 
nerfs  de  casoar,  mais  ce  genre  de  vêtement  est  rare. 

Leurs  cheveux  lisses  sont  tressés  en  mèches,  après  avoir  été  barbouillés  de 
grai&se.  En  mettant  au  milieu  une  touffe  d'herbe,  ils  élèvent  un  édifice  singulier 
et  bizarre,  d'où  partent  quelques  plumes  de  kakatoès,  à  moins  qu'ils  n'y  collent, 
avec  de  la  résine,  des  dents  humaines,  des  morceaux  de  bois,  des  queues  de 
chien  ou  des  os  de  poisson. 

Bien  que  le  tatouage  ne  soit  pas  en  honneur  à  la  Nouvelle-Hollande,  on 
rencontre  cependant  assez  souvent  des  naturels  qui  se  sont  fait,  avec  des  co- 
quilles tranchantes,  des  incisions  assez  symétriques.  Un  usage  non  moins 

35 


274  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

général  est  celui  de  se  barioler  le  corps  de  raies  rouges  ou  blanches  et  de 
figures  singulières,  qui  donnent  à  ces  peaux  noires  une  apparence  diabolique. 

Ces  sauvages  étaient  autrefois  persuadés  qu'après  leur  mort,  ils  étaient  trans- 
portés dans  les  nuages  ou  au  sommet  des  plus  grands  arbres,  sous  la  forme 
de  petits  enfants,  et  qu'ils  jouissaient  dans  ces  paradis  aériens  d'une  grande 
abondance  de  nourriture.  Mais,  depuis  l'arrivée  des  Européens,  leurs  croyances 
se  sont  modifiées,  et  ils  pensent  maintenant  qu'ils  deviendront  blancs  et  iront 
habiter  des  pays  éloignés.  Aussi,  à  les  en  croire,  tous  les  blancs  sont-ils  autant 
d'ancêtres  qui.  morts  dans  les  combats,  ont  pris  cette  forme  nouvelle. 

Le  recensement  de  1819,  — l'un  des  plus  détaillés  qui  aient  été  constitués  pour 
cette  période,  —  accuse  une  population  coloniale  de  25,425 habitants,  non  com- 
pris, bien  entendu,  les  militaires.  Le  nombre  des  femmes  étant  sensiblement  infé- 
rieur à  celui  des  hommes,  il  en  était  résulté  des  inconvénients,  auxquels  la  mé- 
tropole avait  essayé  de  remédier  i  ar  l'envoi  de  jeunes  filles,  qui  avaient  trouvé 
très  rapidement,  à  se  marier,  formant  ainsi  des  familles  dont  le  niveau  moral 
n'avait  par  tardé  à  dépasser  celui  des  convicts. 

Un  fort  long  chapitre  est  consacré,  dans  la  relation  de  Freycinet,  à  tout  ce 
qui  touche  l'économie  politique.  Les  différentes  espèces  de  terre  et  les  semences 
qui  leur  conviennent,  l'industrie,  l'élève  des  bestiaux,  l'économie  rurale,  les  ma- 
nufactures, le  commerce,  les  moyens  de  communication,  l'administration, 
toutes  ces  questions  sont  traitées,  en  grand  détail,  sur  des  documents  alors 
récents,  et  avec  une  compétence  qu'on  est  loin  d'attendre  d'un  homme  qui  n'en 
a  pas  fait  l'objet  de  ses  recherches  habituelles.  Enfin,  on  y  trouve  une  étude  très 
approfondie  sur  le  régime  auquel  étaient  soumis  les  convicts  dès  leur  arrivée 
dans  la  colonie,  sur  les  châtiments  qui  les  attendaient,  ainsi  que  sur  les  encou- 
ragements et  les  récompenses  qu'on  leur  accordait  avec  une  certaine  facilité, 
aussitôt  que  leur  conduite  devenait  régulière.  En  même  temps,  on  y  remarque 
■  les  considérations  aussi  sages  que  judicieuses  sur  l'avenir  de  la  colonie  austra- 
lienne et  sa  prospérité  future. 

Le  25  décembre  1819,  après  cette  longue  et  fructueuse  relâche,  YUranie  re- 
prenait la  mer  et  se  dirigeait  de  manière  à  passer  au  sud  de  la  Nouvelle-Zélande 
et  de  l'île  Campbell  pour  gagner  le  cap  Horn.  Quelques  jours  plus  tard,  une 
dizain.-  de  déportés  fugitifs  étaient  découverts  à  bord,  mais  on  était  déjà  trop 
éloigné  de  la  Nouvelle-Hollande  pour  les  y  réintégrer. 

Les  côtes  de  la  Terre  de  Feu  furent  atteintes,  sans  qu'aucun  fait  saillant  soit 
à  noter  dans  cette  navigation  constamment  favorisée  par  le  vent  d'ouest.  Le  5  fé- 
vrier, fut  aperçu  le  cap  de  la  Désolation.  Le  cap  Horn  doublé  sans  entrave 


LES  CIRCUMXAYIGATEURS  FRANÇAIS.  275 

VUraniejetà.  l'ancre  dans  la  l)aie  de  Bon-Succès,  dont  les  bords,  garnis  d'arbres 
de  haute  futaie,  arrosés  de  cascades,  n'offraient  pas  cette  aridité  et  cette  déso- 
lation qui  marquent  en  général  ces  tristes  parages. 

D'ailleurs,  la  station  ne  fut  pas  longue,  et  la  corvette,  reprenant  sa  route,  ne 
tarda  pas  à  embouquer  le  détroit  de  Lemaire  au  milieu  d'une  brume  épaisse. 
Là  elle  fut  accueillie  par  une  grosse  houle,  un  vent  violent  et  une  brume 
opaque  qui  confondait  dans  une  même  teinte  la  terre,  la  mer  et  le  ciel. 

La  pluie  et  les  embruns  soulevés  par  le  vent,  la  nuit  qui  tomba  sur  ces  entre- 
faites, forcèrent  XUranie  à  tenir  la  cape  avec  le  grand  hunier  au  bas  ris  et  le 
petit  foc,  voilure  sous  laquelle  elle  se  comporta  fort  bien. 

Il  fallut  courir  vent  arrière,  et  déjà  l'on  se  félicitait  d'être  entraîné  par  l'ou- 
ragan loin  des  côtes,  lorsque  retentit  ce  cri  :  «  Terre  devant  nous  et  fort  près!  » 

Une  terrible  angoisse  étreignit  alors  tous  les  cœurs.  Le  naufrage  était  inévi- 
table. 

Seul,  Freycinet,  après  un  moment  d'hésitation,  redevint  maître  de  lui-même. 
La  terre  ne  pouvait  être  devant;  il  fit  continuer  à  courir  au  nord  en  tirant  un 
peu  vers  l'est,  et  l'expérience  ne  tarda  pas  à  prouver  l'exactitude  de  ses  cal- 
culs. 

Le  surlendemain,  le  temps  s'étant  rasséréné,  le  point  fut  fait,  et  comme  on 
était  trop  éloigné  de  la  baie  de  Bon -Succès,  le  commandant  avait  à  choisir 
entre  une  relâche  sur  la  côte  d'Amérique  et  une  aux  îles  Malouines.  Il  se  dé- 
cida pour  la  dernière. 

L'île  Conti,  la  baie  Manille  et  le  cap  Duras  furent  tour  à  tour  relevés  à  tra- 
vers la  brume,  tandis  qu'une  brise  favorable  poussait  le  navire  vers  la  baie 
Française, lieu  fixé  de  la  prochaine  relâche.  Déjà  on  se  félicitait  d'avoir  accompli 
tant  de  travaux  périlleux,  d'avoir  mené  une  si  rude  campagne  sans  accident 
grave.  Pour  les  matelots,  comme  dit  Byron  : 

The  worst  was  over,  and  the  rest  seemed  sure  '. 

Mais  une  rude  épreuve  attendait  encore  les  navigateurs. 

En  entrant  dans  la  baie  Française,  tout  le  monde  était  à  son  poste  pour  le 
mouillage.  Des  vigies  veillaient,  on  sondait  de  dessus  les  grands  porte-haubans, 
lorsqu'à  vingt  brasses,  puis  à  dix-huit,  des  roches  furent  signalées.  On  était  à 
une  demi-lieue  de  terre. 

Par  prudence,  Freycinet  laissa  porter  de  deux  quarts,  et  c'est  cette  précau- 
tion qui  lui  devint  funeste.  La  corvette  donna  tout  à  coup  avec  violence  contre 

1.  Le  plus  fort  était  fait  et  le  reste  semblait  sûr. 


276  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


une  roche  sous-marine.  La  sonde  accusait  à  cet  instant  même,  de  chaque  bord, 
quinze  et  douze  brasses.  L'écueil  contre  lequel  le  navire  venait  de  toucher  était 
donc  moins  large  que  la  corvette  elle-même.  En  effet,  c'était  la  pointe  aiguë 
d'un  roc. 

Des  fragments  de  bois  qui  remontèrent  à  la  surface  firent  aussitôt  craindre 
que  l'accident  ne  fût  grave.  On  se  jeta  aux  pompes.  L'eau  pénétrait  avec  violence 
dans  la  cale.  Freycinet  fit  aussitôt  «  larder  une  bonnette  »,  opération  qui  con- 
siste à  passer  une  voile  sous  la  quille  de  manière  qu'en  s'introduisant  dans 
l'avarie,  elle  diminue  l'ouverture  par  laquelle  l'eau  se  précipite.  Rien  n'y  fit. 
Bien  que  tout  le  monde,  officiers  et  matelots,  fût  aux  pompes,  on  ne  parvenait 
qu'à  «  étaler  »,  c'est-à-dire  à  ne  pas  être  gagné  par  la  mer.  Il  fallait  mettre  le 
navire  à  la  côte. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  que  prendre  cette  résolution,  si  pénible  qu'elle  fût, 
il  fallait  l'exécuter.  Or,  partout  la  terre  était  bordée  de  roches ,  et  ce  n'est 
qu'au  fond  de  la  baie  qu'on  pouvait  trouver  une  plage  de  sable  propice  à  un 
échouage.  La  brise  était  devenue  contraire,  la  nuit  arrivait,  et  le  navire  était  à 
moitié  plein  d'eau.  On  peut  juger  des  angoisses  du  commandant!  L'échouage 
se  fit  cependant  sur  la  côte  de  l'ile  aux  Pingouins. 

«  A  cet  instant,  dit  Freycinet,  la  fatigue  de  nos  hommes  était  telle,  qu'il  fallut 
discontinuer  toute  espèce  de  travaux  et  donner  à  l'équipage  un  repos  d'autant 
plus  indispensable  que  notre  situation  allait  nous  obliger  à  une  foule  d'opéra- 
tions très  pénibles.  Mais  pouvais-je  moi-même  me  livrer  au  repos!  Agité  de 
mille  pensées  pénibles,  mon  existence  me  paraissait  un  songe!  Ce  passage  subit 
d'une  position  où  tout  paraissait  me  sourire,  à  celle  où  je  me  trouvais  en  ce 
moment,  m'oppressait  comme  un  affreux  cauchemar;  mes  idées  étaient  boule-' 
versées,  et  il  m'était  difficile  de  retrouver  le  calme  dont  j'avais  besoin  et  qui 
devait  être  mis  aune  si  pénible  épreuve!  Tous  mes  compagnons  de  voyage 
avaient  fait  leur  devoir  dans  l'affreux  sinistre  dont  nous  avions  failli  devenir 
les  victimes,  et  je  me  plais  à  rendre  justice  à  tous.  » 

Lorsque  le  jour  vint  éclairer  le  paysage,  une  morne  tristesse  s'empara  de  tous 
les  hommes.  Pas  un  arbre,  pas  un  brin  d'herbe,  sur  ces  plages  désolées.  Rien 
qu'une  solitude  silencieuse,  de  tout  point  semblable  à  celle  de  la  baie  des  Chiens- 
Marins. 

Mais  ce  n'était  pas  le  moment  de  s'attendrir.  D'ailleurs  on  n'en  avait  pas  le 
emps.  Les  journaux,  les  observations  et  tous  ces  documents  précieux,  recueillis 
au  milieu  de  tant  de  fatigues  et  de  dangers,  fallait-il  les  laisser  s'engloutir? 

Tous  furent  sauvés.  Par  malheur,  il  n'en  fut  pas  de  môme  des  collections. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  277 

Plusieurs  caisses  d'échantillons,  qui  étaient  à  fond  de  cale,  furent  entièrement 
perdues,  d'autres  avariées  par  l'eau  de  mer.  Les  collections  qui  eurent  le  plus 
à  souffrir  du  désastre  furent  celles  d'histoire  naturelle  et  l'herbier  que  Gau- 
dichaud  s'était  donné  tant  de  mal  à  réunir.  Les  béliers  mérinos,  qu'on  devait 
à  la  générosité  de  M.  Mac-Arthur  de  Sidney  et  qu'on  espérait  acclimater  en 
France,  furent  débarqués,  ainsi  que  les  bestiaux,  encore  vivants. 

Des  tentes  furent  dressées,  en  premier  lieu  pour  les  quelques  malades  du 
bord,  puis  pour  les  officiers  et  pour  l'équipage.  Les  vivres,  les  munitions,  ex- 
traits du  bâtiment,  furent  mis  avec  soin  à  l'abri  des  intempéries  de  la  saison. 
On  réserva  les  liqueurs  fortes  pour  l'époque  où  l'on  quitterait  le  lieu  du  nau- 
frage, et,  pendant  les  trois  mois  que  les  Français  durent  rester  en  cet  endroit, 
il  n'y  eut  pas  un  seul  vol  de  rhum  ou  d'eau-de-vie  à  constater,  bien  que  tout  le 
monde  fut  réduit  à  l'eau  pure. 

Tandis  qu'on  essayait,  non  sans  peine,  de  réparer  les  avaries  majeures  de 
VUranie,  quelques  matelots  étaient  chargés  de  pourvoir  à  la  subsistance  com- 
mune par  la  chasse  et  la  pêche.  Lions  marins,  oies,  canards,  sarcelles,  bécas- 
sines, étaient  en  grand  nombre  sur  les  étangs,  mais  il  était  difficile  de  s'en  pro- 
curer à  la  fois  un  assez  grand  nombre  pour  nourrir  tout  l'équipage,  et  la  dé- 
pense de  poudre  eût  été  trop  considérable.  Heureusement  on  rencontra  des 
manchots  assez  stupides  pour  se  laisser  assommer  au  bâton,  et  leur  nombre  était 
si  considérable,  qu'ils  auraient  suffi  pour  alimenter  cent  vingt  hommes  pendant 
quatre  ou  cinq  mois.  On  parvint  également  à  tuer  quelques  chevaux,  qui 
étaient  redevenus  sauvages  depuis  le  départ  de  la  colonie  fondée  par  Bou- 
gainville. 

Le  28  février,  on  dut  reconnaître  qu'avec  les  faibles  moyens  dont  on  disposait, 
il  était  impossible  de  réparer  les  avaries  de  la  corvette ,  d'autant  plus  que  les 
chocs  répétés  du  bâtiment  sur  le  sol  avaient  considérablement  aggravé  l'état  des 
choses. 

Que  faire  cependant? 

Devait-on  attendre  qu'un  bâtiment  vînt  relâcher  à  la  baie  Française? 

C'était  laisser  les  matelots  dans  l'oisiveté,  et,  par  conséquent,  ouvrir  la  porte 
au  désordre. 

Ne  valait-il  pas  mieux,  avec  les  débris  de  VUranie,  essayer  de  construire  un 
bâtiment  plus  petit? 

Justement,  on  possédait  une  grande  chaloupe.  Une  fois  pontée  et  exhaussée, 
ne  pourrait-elle  pas  gagner  Montevideo  et  en  ramener  un  bâtiment  capable 
de  sauver  le  matériel  et  le  personnel  de  l'expédition? 


278  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

C'est  à  ce  dernier  parti  que  Freycinet  s'arrêta,  et  dès  ce  moment  on  ne  perdit 
pas  une  minute.  Une  énergie  toute  nouvelle  sembla  s'être  emparée  des  ma- 
telots, et  les  travaux  furent  menés  rapidement.  C'est  alors  que  le  commandant 
dut  s'applaudir  d'avoir  embarqué  à  Toulon  des  marins  appartenant  à  divers 
corps  de  métier.  Forgerons,  voiliers,  cordiers,  scieurs  de  long,  tous  s'occu- 
pèrent avec  activité  de  la  tâche  qui  leur  incombait. 

Quant  au  voyage  à  entreprendre,  personne  ne  doutait  de  sa  réussite. Trois  cent 
cinquante  lieues  seulement  séparent  les  Maiouines  de  Montevideo,  et  les  vents 
qui  régnent  dans  ces  parages,  à  cette  époque  de  l'année,  permettraient  à  YFs- 
pérance  —  ainsi  se  nommait  la  chaloupe  transformée  —  de  faire  ce  trajet  en 
quelques  jours. 

Il  fallait  cependant  prévoir  le  cas  où  cette  frêle  embarcation  ne  pourrait 
atteindre  la  Plata.  Aussi  Freycinet  était-il  décidé  à  mettre  sur  chantier,  im- 
médiatement après  son  départ,  une  goélette  de  cent  tonneaux. 

Bien  que  l'on  fût  très  absorbé  par  ces  travaux  si  variés  et  si  multiples,  on 
n'en  procédait  pas  moins  aux  observations  ordinaires  d'astronomie,  de  phy- 
sique, d'histoire  naturelle  et  d'hydrographie.  Il  semblait  qu'on  fût  seulement 
en  relâche. 

Enfin  le  bâtiment  fut  achevé  et  mis  à  l'eau.  Les  instructions  pour  son  com- 
mandant, le  capitaine  Duperrey,  étaient  rédigées,  son  équipage  était  choisi,  on 
embarquait  ses  provisions,  le  départ  était  fixé  au  surlendemain,  lorsque,  le 
19  mars  1820,  des  cris  se  font  entendre  :  «  Un  navire!  un  navire!  »  Un  sloop  sous 
voiles  était  à  l'entrée  de  la  baie. 

Plusieurs  coups  de  canon  furent  tirés  pour  attirer  son  attention,  et  le  patron 
s'empressa  de  venir  à  terre. 

En  peu  de  mots,  Freycinet  eut  exposé  à  ce  dernier  par  suite  de  quelles  cir- 
constances il  se  trouvait  établi  sur  cette  côte. 

Le  patron  répondit  qu'il  était  aux  ordres  d'un  bâtiment  américain,  leGcnéral- 
Knox,  employé  à  la  pêche  aux  phoques,  à  l'île  West ,  pointe  la  plus  occi- 
dentale des  Maiouines. 

Un  officier  fut  aussitôt  chargé  d'aller  s'entendre  avec  le  capitaine  de  ce  na- 
vire, sur  la  nature  des  secours  qu'il  pourrait  donner  aux  Français.  Mais  celui-ci 
demanda  135,750  francs  pour  conduire  les  naufragés  à  Rio.  C'était  étrange- 
ment abuser  des  circonstances.  Aussi  l'officier  français  ne  voulut-il  rien  conclure 
sans  l'assentiment  de  son  commandant  et  pria-t-il  l'Américain  de  se  rendre  à  la 
baie  des  Français. 

Pendant  ces  négociations,  un  nouveau  navire,  le  Mercury,  capitaine  Galvin, 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  279 

était  entré  clans  la  baie.  Parti  de  Buenos-Ayres  pour  porter  des  canon-  a  Valpa- 
raiso,  le  Mercury,  sur  le  point  de  doubler  le  cap  Horn,  avait  fait  une  voie  d'eau 
considérable  qui  le  forçait  à  se  radouber  aux  Malouincs.  Ce  fut  un  heureux 
événement  pour  les  Français, et  la  concurrence  qui  allait  en  résulter  ne  pouvait 
tourner  qu'à  leur  avantage. 

Freycinet  offrit  immédiatement  au  capitaine  Galvin,  pour  réparer  ses  avaries, 
les  secours  en  matériaux  et  en  hommes  dont  il  disposait,  ajoutant  que  si  ses 
charpentiers  pouvaient  radouber  le  navire,  il  lui  demanderait  de  le  transporter 
avec  ses  compagnons  à  Rio-de-Janeiro. 

Au  bout  de  quinze  jours,  les  réparations  étaient  terminées.  Pendant  ce  temps, 
la  négociation  avec  le  Général  Knox  s'était  terminée  par  un  refus  absolu,  de  la 
part  de  Freycinet,  d'en  passer  par  les  exigences  du  capitaine  américain.  Quant 
au  capitaine  Galvin,  il  fallut  plusieurs  jours  pour  arriver  à  une  solution  avec 
lui  et  l'amener  au  traité  que  voici  : 

1°  Le  capitaine  Galvin  s'engageait  à  conduire  à  Rio  les  naufragés,  leurs 
papiers,  collections  et  instruments,  ainsi  que  tout  ce  que  l'on  pourrait  embarquer 
des  objets  sauvés  de  YUranie. 

2°  Les  naufragés  devaient  se  nourrir  pendant  la  traversée  avec  les  vivres  mis 
en  réserve  pour  eux. 

3°  Arrivés  à  destination,  les  Français  devaient  lui  payer,  dans  les  dix  jours, 
une  somme  de  97,740  francs. 

Ainsi  se  termina  cette  laborieuse  négociation  par  l'acceptation  de  conditions 
vraiment  léonines. 

Avant  de  quitter  les  Malouines,  le  naturaliste  Gaudichaud  enrichit  cette  terre 
misérable  de  plusieurs  sortes  de  plantes,  qui  lui  parurent  pouvoir  être  utiles 
aux  navigateurs  en  relâche. 

Quelques  détails  sur  cet  archipel  ne  seront  pas  sans  intérêt.  Composé  d'un 
grand  nombre  d'ilôts  et  de  deux  îles  principales,  Conti  et  Maidenland,  ce  groupe 
est  compris  entre  50° 57'  et  52° 45'  sud  et  60°  4'  et  63°  48' à  l'ouest  du  méri- 
dien de  Paris.  La  baie  Française,  située  à  l'extrémité  orientale  de  l'île  Conti,  est 
une  vaste  ouverture,  plus  profonde  que  large,  aux  côtes  accores  et  rocheuses. 

La  température  est  douce,  malgré  la  latitude  élevée  de  ces  îles.  La  neige  n'est 
pas  abondante  et  ne  persiste  pas  plus  de  deux  mois  au  sommet  des  plus  hautes 
montagnes.  Les  ruisseaux  ne  gèlent  point,  et  jamais  lac  ou  marais  glacé  n'a  pu 
porter  un  homme  plus  de  vingt-quatre  heures  de  suite.  D'après  les  observa- 
tions de  Weddell,  qui  a  fréquenté  ces  parages  de  1822  à  1824,  la  température 
s'y  serait  considérablement  relevée  depuis  une  quarantaine  d'années,  par  suite 


280 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


La  baie  Française  aux  îles  Malouines.  (1-ac-simile.  Gravure  ancienne.) 


du  changement  de  direction  des  grands  bancs  de  glace,  qui  vont  se  perdre  au 
milieu  de  l'Atlantique. 

Au  dire  du  naturaliste  Quoy,  il  semblerait  que  les  Malouines,  à  considérer  le 
peu  de  profondeur  de  la  mer  qui  les  sépare  de  l'Amérique  et  la  ressemblance 
qui  existe  entre  leurs  plaines  herbeuses  et  les  pampas  de  Buenos-Ayres,  aient 
t'ait  partie  autrefois  du  continent. 

Ces  plaines  sont  basses,  marécageuses,  couvertes  de  hautes  herbes  et  noyées 
l'hiver.  On  y  rencontre  de  larges  espaces  d'une  tourbe  noire,  qui  forme  un  excel- 
lent combustible. 

Cette  nature  particulière  du  sol  a  empêché  la  végétation  des  arbres  que  Bou- 


LES  GIRCUMNAVIGATEURS   ÉTB  ANGERS. 


281 


Le  Mercury  au  mouillage  dans  la  baie  Française.   Page  287.  ; 


çainville  avait  voulu  y  acclimater  et  dont  il  ne  restait  plus  trace  à  l'époque  du 
séjour  de  Freycinet.  La  plante  la  plus  grande  et  la  plus  commune  est  une  sorte 
de  glaïeul,  — excellente  pour  la  nourriture  des  bestiaux.  — qui  sert  de  refuge  à 
un  grand  nombre  de  phoques  et  à  des  légions  de  manchots.  C'est  elle  que  de 
loin  les  premiers  voyageurs  avaient  prise  pour  des  buissons  élevés.  . 

Le  céleri,  le  cochléaria,  le  cresson,  le  pissenlit,  le  framboisier,  l'oseille,  la 
pimprenelle,  sont  les  seules  plantes  utiles  à  l'homme  qu'on  rencontre  sur  cet 
archipel. 

Quant  aux  animaux,  les  bœufs,  les  porcs  el  les  chevaux,  importés  par  les  co- 
lons français  et  espagnols,  s'étaient  singulièrement  multipliés  sur  l'île  Conti; 

36 


282  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

mais  la  chasse  que  les  baleiniers  leur  faisaient  devait  bientôt  en  diminuer  sen- 
siblement le  nombre. 

Le  seul  quadrupède  qui  soit  véritablement  indigène  aux  Malouines  est  le 
chien  antarctique,  dont  le  museau  rappelle  tout  à  fait  celui  du  renard.  Aussi 
est-il  appelé  chien-renard  ou  loup-renard  par  quelques  baleiniers.  Ces  animaux 
féroces  se  jetèrent  à  l'eau  pour  attaquer  les  marins  de  Byron.  Ils  se  contentent 
maintenant  des  lapins,  —  qui  n'ont  pas  tardé  à  pulluler,  —  quand  les  phoques, 
qu'ils  ne  craignent  pas  de  combattre,  parviennent  à  leur  échapper. 

Le  28  avril  1820,  le  Mercury  prenait  la  mer,  emportant  vers  Rio-de-Janeiro 
Freycinet  et  son  équipage.  Mais  le  capitaine  Calvin  n'avait  pas  réfléchi  à  ceci  : 
c'est  que,  armé  sous  le  pavillon  des  indépendants  de  Buenos-Ayres,  alors  en 
guerre  avec  les  Portugais,  son  navire  serait  saisi  en  entrant  à  Rio,  que  ses  ma- 
telots et  lui-même  seraient  faits  prisonniers.  Il  essaya  donc  de  faire  revenir 
Freycinet  sur  ses  engagements,  espérant  le  décider  à  débarquer  à  Montevideo. 
Mais,  celui-ci  ne  voulut  y  consentir  sous  aucun  prétexte,  et  un  nouveau  contrat 
fut  substitué  au  premier. 

Par  ce  dernier  acte,  Freycinet  devenait,  pour  le  compte  de  la  marine  française, 
propriétaire  du  Mercury,  moyennant  la  somme  stipulée  au  premier  contrat. 

Le  8  mai,  on  arrivait  devant  Montevideo,  où  Freycinet  prit  le  commande- 
ment du  navire,  auquel  il  donna  le  nom  de  la  Physicienne.  On  profita  de  cette 
relâche  pour  procéder  à  l'armement,  à  Tarrimage,  à  la  révision  du  gréement,  à 
l'embarquement  de  l'eau  et  des  provisions  nécessaires  pour  gagner  Rio-de-Ja- 
neiro, que  la  Physicienne  n'atteignit  pas  sans  avoir  éprouvé  des  avaries  assez 
importantes. 

La  Physicienne  avait  l'air  si  peu  belliqueux,  que,  malgré  la  flamme  de  bâti- 
ment de  guerre  qui  flottait  en  tète  du  grand  mât,  les  douaniers  y  furent  trom- 
pés et  voulurent  la  visiter  comme  un  navire  de  commerce. 

Des  réparations  très  sérieuses  étaient  indispensables.  Elles  forcèrent  Freycinet 
à  rester  à  Rio  jusqu'au  18  septembre.  Il  prit  alors  définitivement  la  route  de 
France,  et  mouilla,  le  13  novembre  1820,  au  Havre,  après  une  navigation  de  trois 
ans  et  deux  mois,  pendant  laquelle  il  avait  parcouru  18.802  lieues  marines 
ou  23,')77  lieues  moyennes  de  France. 

Quelques  jours  plus  tard,  Freycinet  rentrait  à  Paris  assez  gravement  malade, 
et  remettait  au  secrétariat  de  l'Académie  des  Sciences  les  manuscrits  scien- 
tifiques du  voyage,  qui  ne  formaient  pas  moins  de  trente  et  un  volumes  in-4\ 
En  même  temps.  les  naturalistes  de  l'expédition,  Quoy.  Caimard  et  Caudichaud 
déposaient  les  échantillons  qu'ils  avaient  réunis.  On  y  comptait  quatre  espèces 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  283 

nouvelles  de  mammifères,  quarante-cinq  de  poissons,  Ironie  de  reptiles,  des 
mollusques,  des  annélides,  des  polypes,  etc.,  etc. 

Traduit,  suivant  les  lois  militaires,  devant  un  conseil  de  guerre,  pour  y  répondre 
de  la  perte  de  son  bâtiment,  Freycinet  fut  non  seulement  acquitté  à  l'unanimité, 
mais  encore  chaudement  félicité  pour  son  énergie,  sa  capacité  et  les  mesures 
habiles  et  vigilantes  qu'il  avait  prises  dans  cette  triste  circonstance.  Reçu  quel- 
que temps  après  par  le  roi  Louis  XVIII,  celui-ci  le  reconduisit  en  lui  disant  : 
«  Vous  êtes  entré  ici  capitaine  de  frégate,  vous  en  sortirez  capitaine  de  vaisseau. 
Ne  m'en  remerciez  pas  et  dites-moi  seulement  ce  que  Jean  Bart  répondit  à 
Louis  XIV  :  «  Sire,  vous  avez  bien  fait!  » 

Depuis  ce  moment,  Freycinet  consacra  tout  son  temps  à  la  publication  des 
résultats  de  son  expédition.  Le  peu  que  nous  en  avons  dit  fait  comprendre 
qu'ils  étaient  immenses.  Mais,  consciencieux  à  l'excès,  l'explorateur  ne  voulait 
rien  laisser  paraître  qui  ne  fût  parfait,  et  il  tenait  à  mettre  ses  travaux  à  la 
hauteur  des  connaissances  acquises.  On  peut  juger  combien  de  temps  il  dut 
dépenser  à  classer  les  nombreux  matériaux  qu'il  avait  rapportés.  Aussi ,  lors- 
que la  mort  vint  le  surprendre,  le  18  août  1842,  il  n'avait  pas  encore  mis  la 
dernière  main  à  l'une  des  parties  les  plus  curieuses  et  des  plus  neuves  de  son 
travail,  celle  qui  était  relative  aux  langues  de  l'Océanie  et  à  celle  des  Mariannes 
en  particulier. 

A  la  fin  de  l'année  1821,  le  ministre  de  la  marine,  le  marquis  de  Glermont- 
Tonnerre,  recevait  un  nouveau  plan  de  voyage  que  lui  présentaient  deux  jeunes 
officiers,  MM.  Duperrey  et  Dumont  d'Urville.  Le  premier  était  à  peine  rentré  en 
France  depuis  un  an;  second  de  Freycinet  sur  X Uranie,  il  avait,  par  ses  connais- 
sances scientifiques  et  hydrographiques,  rendu  des  services  importants  à  l'expé- 
dition. Le  second,  collaborateur  du  capitaine  Gauttier,  s'était  fait  remarquer 
pendant  les  campagne  hydrographiques  que  ce  dernier  venait  de  terminer  dans 
la  Méditerranée  et  la  mer  Noire.  11  avait  le  goût  de  la  botanique  et  des  arts,  et 
il  avait  été  l'un  des  premiers  à  signaler  la  valeur  artistique  de  la  Vénus  de  Milo, 
que  l'on  venait  de  découvrir. 

Les  objectifs  que  ces  jeunes  savants  se  proposaient  étaient  l'étude  des  trois 
règnes  de  la  nature,  le  magnétisme,  la  météorologie  et  la  détermination  de  la 
figure  de  la  Terre. 

«  Quant  à  la  géographie,  dit  Duperrey,  nous  nous  proposions  de  constater  ou 
de  rectifier,  soit  par  des  observations  directes,  soit  par  le  transport  du  temps, 
la  position  d'un  grand  nombre  de  points  dans  différentes  parties  du  globe,  no- 
tamment dans  les  nombreux  archipels  du  Grand  Océan,  si  féconds  en  naufrages 


284  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

et  si  remarquables  par  la  nature  et  la  forme  des  îles  basses,  des  bancs  et  des 
récifs  qui  les  composent;  de  tracer  de  nouvelles  routes  dans  l'archipel  Dange- 
reux et  dans  les  îles  de  la  Société,  à  côté  des  routes  de  Quiros.  de  YVallis,  de 
Bougainville  et  de  Cook  ;  de  lier  nos  travaux  hydrographiques  à  ceux  des  voyages 
de  d'Entrecasteaux  et  de  M.  de  Freycinet  dans  la  Polynésie ,  à  la  Nouvelle- 
Hollande  et  dans  les  îles  Moluques,  et  de  visiter  particulièrement  ces  îles  Caro- 
lines,  découvertes  par  Magellan,  sur  lesquelles,  à  l'exception  de  la  partie  orien- 
tale, examinée  de  nos  jours  par  le  capitaine  Kotzebue,  nous  n'avions  que  des 
descriptions  bien  vagues,  transmises  par  les  missionnaires  d'après  le  récit  de 
quelques  sauvages  égarés  dans  leurs  pirogues  et  jetés  par  le  vent  sur  les  îles 
Mariannes.  Le  langage,  le  caractère,  les  mœurs  et  la  physionomie  des  insu- 
laires devaient  être  aussi  l'objet  d'observations  particulières  et  non  moins  cu- 
rieuses. » 

Les  médecins  de  la  marine  Garnot  et  Lesson  furent  chargés  des  observa- 
tions d'histoire  naturelle,  tandis  que  l'état -major  Stait  recruté  parmi  les 
officiers  les  plus  instruits.  On  comptait,  parmi  ces  derniers,  MM.  Lesage, 
Jacquinot,  Bérard,  Lottin,  de  Blois  et  de  Blosseville. 

L'Académie  des  sciences,  très  enthousiaste  du  plan  de  recherches  présenté 
par  les  promoteurs  de  cette  campagne,  mit  à  leur  disposition  des  instructions 
détaillées,  dans  lesquelles  étaient  exposés  avec  soin  les  desiderata  de  la  science. 
En  môme  temps,  les  instruments  les  plus  perfectionnés  étaient  remis  aux  ex- 
plorateurs. 

Le  bâtiment  choisi  fut  un  petit  trois-màts,  ne  tirant  que  douze  à  treize  pieds 
d'eau,  la  Coquille,  qui  était  en  réserve  dans  le  port  de  Toulon. 

Le  temps  du  radoub,  de  l'arrimage,  de  l'armement,  ne  permit  pas  à  l'expé- 
dition de  partir  avant  le  1 1  août  1822.  Elle  arriva  le  28  du  même  mois  à  Téné- 
riffe,  où  les  officiers  espéraient  encore  glaner  quelques  épis,  après  les  riches 
moissons  d'observations  que  leurs  devanciers  y  avaient  recueillies;  mais  le 
Conseil  sanitaire,  informé  de  l'apparition  de  la  fièvre  jaune  sur  les  bords  de  la 
Méditerranée,  soumit  la  Coquille  à  une  quarantaine  de  quinze  jours. 

A  cette  époque,  les  opinions  politiques  étaient  si  surexcitées,  une  telle  fermen- 
tation régnait  h  Ténériffe,  que  les  habitants  étaient  chaque  jour  sur  le  point  d'en 
venir  aux  mains.  On  comprend  que,  dans  ces  circonstances,  les  regrets  que 
durent  éprouver  les  Français  aient  été  modérés.  Aussi,  les  huit  jours  qu'ils  pas- 
sèrent à  cette  relâche  furent-ils  entièrement  consacrés  au  ravitaillement  de  la 
corvette  ainsi  qu'à  des  observations  astronomiques  et  magnétiques. 

Le  1er  septembre,  l'ancre  fut  levée,  et,  le  6  octobre,  on  procéda  à  la  reconnais- 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  285 

cance  des  îlots  de  Martin- Va/,  et  de  la  Trinidad.  Les  premiers  sont  des  rochers 
élevés,  d'une  nudité  repoussante.  La  Trinidad  est  une  terre  haute,  rocailleuse, 
stérile,  dont  quelques  arbres  couronnent  la  partie  méridionale.  Cette  île  n'est 
autre  que  la  fameuse  Asceuçao,  qui,  pendant  trois  siècles,  a  été  le  but  des  re- 
cherches des  explorateurs. 

Le  célèbre  Halley,  en  1700,  avait  pris  possession  de  cet  îlot  au  nom  de  son 
gouvernement,  qui  dut  le  céder  aux  Portugais  lorsque  ceux-ci  s'y  établirent  à 
l'endroit  où  La  Pérouse  les  trouva  encore  en  1785.  Cet  établissement,  inutile  et 
coûteux,  fut  abandonné  peu  après,  et  l'île  n'a  plus  d'autres  habitants  fixes  que 
des  chiens,  des  cochons  et  des  chèvres,  descendants  des  animaux  autrefois 
importés. 

En  s'éloignant  de  la  Trinidad,  Duperrey  avait  le  projet  de  se  rendre  directe- 
ment aux  Malouines;  mais  une  avarie,  qu'il  s'agissait  de  réparer  au  plus  tôt, 
lui  fit  prendre  la  résolution  de  s'arrêter  à  l'île  Sainte-Catherine.  Là  seulement 
il  pouvait  trouver  à  la  fois  le  bois  nécessaire  à  la  réparation  de  sa  mâture  et 
les  rafraîchissements  qui,  en  raison  de  leur  abondance,  devaient  être  à  bon 
marché. 

Lorsqu'on  approche  de  cette  île,  on  est  agréablement  frappé  de  l'aspect  im- 
posant et  pittoresque  de  ses  forêts  épaisses,  où  les  sassafras,  les  lauriers,  les 
cèdres,  les  orangers,  les  palétuviers  se  mêlent  aux  bananiers  et  aux  palmiers, 
dont  les  panaches  élégants  se  balancent  au  gré  de  la  brise. 

Au  moment  où  la  corvette  jetait  l'ancre,  quatre  jours  seulement  s'étaient 
écoulés  depuis  que  le  Brésil,  secouant  le  joug  de  la  métropole,  avait  déclaré  son 
indépendance  et  proclamé  comme  empereur  le  prince  DomPedro  d'Alcantara. 
Aussi  le  commandant,  désirant  obtenir  quelques  renseignements  sur  ce  change- 
ment politique  et  s'assurer  des  dispositions  des  nouvelles  autorités,  envoya-t-il 
à  Nossa-Senhora-del-Desterro,  capitale  de  l'île,  une  mission  composée  de 
MM.  d'Urville,  de  Blosseville,  Gabert  et  Garnot. 

Le  gouvernement  de  la  province  était  entre  les  mains  d'une  junte,  qui  auto- 
risa immédiatement  les  Français  à  couper  les  bois  dont  ils  auraient  besoin,  et 
invita  le  gouverneur  du  fort  de  Santa -Cruz  à  faciliter  de  tous  ses  moyens  leurs 
travaux  scientifiques. 

Quant  aux  vivres,  on  eut  assez  de  peine  à  s'en  procurer,  les  négociants  ayant 
fait  passer  leurs  fonds  à  Rio  dans  la  crainte  des  événements.  C'est  vraisembla- 
blement ce  qui  explique  les  difficultés  que  rencontra  le  commandant  de  la 
Coquille  dans  un  port  qui  avait  été  chaudement  recommandé  par  les  capitaines 
Krusenstern  et  Kotzebue. 


286  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

«  Les  habitants,  dit  la  relation,  étaient  dans  la  persuasion  devoir  bientôt  des 
troupes  ennemies  descendre  sur  cette  terre  pour  les  recoloniser,  c'est-à-dire, 
selon  eux,  pour  les  rendre  esclaves.  Le  décret  lancé  le  1er  août  1822,  qui  appe- 
lait tous  les  Brésiliens  aux  armes  pour  la  défense  des  côtes,  et  leur  commandait 
de  faire,  dans  tout  état  de  choses,  une  guerre  de  partisans,  avait  donné  lieu  à 
ces  craintes.  Les  résolutions,  à  la  fois  généreuses  et  pleines  de  vigueur,  qu'y 
déployait  le  prince DomPedro, avaient  donné  une  haute  idée  de  son  caractère  et  de 
ses  projets  d'émancipation.  Pleins  de  confiance  en  ses  desseins,  les  partisans 
nombreux  de  l'indépendance  étaient  inspirés  d'un  enthousiasme  dont  l'expansion 
était  d'autant  plus  bruyante,  que  leur  esprit  ardent  avait  été  depuis  longtemps 
comprimé.  Dans  l'excès  de  leur  joie,  ils  avaient  couvert  d'illuminations  les 
villes  de  INossa-Senhora-del-Desterro,  de  Laguna,  de  San-Francisco,  dont  ils 
avaient  parcouru  les  rues  en  chantant  des  couplets  en  l'honneur  de  DomPedro.» 

Mais  cet  enthousiasme,  dont  toutes  les  villes  faisaient  preuve,  n'était  pas  par- 
tagé par  les  habitants  de  la  campagne,  gens  paisibles,  étrangers  aux  émotions 
de  la  politique.  Et  si  le  Portugal  avait  été  en  état  d'appuyer  ses  décrets  par 
l'envoi  d'une  escadre,  nul  doute  que  celte  province  n'eût  été  facilement  re- 
conquise. 

Ce  fut  le  30  octobre  que  la  Coquille  remit  à  la  voile.  Éprouvée  dans  l'est  du 
Rio-de-la-Plala  par  un  de  ces  coups  de  vent  redoutables,  connus  sous  le  nom  de 
«  pampero  »,  elle  eut  la  fortune  de  s'en  tirer  sans  avarie. 

Duperrey  fil  en  cet  endroit  de  très  curieuses  observations  sur  le  courant  de 
la  Plata.  Déjà,  Freycinet  avait  constaté  que  le  cours  de  ce  fleuve,  à  cent  lieues 
dans  l'est  de  Montevideo,  a  encore  une  vitesse  de  deux  milles  et  demi  à  l'heure. 
Mais  le  commandant  de  la  Coquille  reconnut  que  ce  courant  se  fait  sentir  beau- 
coup plus  loin;  il  établit  encore  que,  pressées  par  l'Océan,  ces  eaux  sont  con- 
traintes de  se  diviser  en  deux  branches  dans  la  direction  prolongée  des  rives  à 
son  embouchure;  enfin,  il  attribue  aux  immenses  résidus  terreux,  tenus  en  sus- 
pension dans  les  eaux  de  la  Plata,  et  qui,  grâce  au  ralentissement  de  la  vitesse, 
se  précipitent  journellement  au  long  des  côtes  de  l'Amérique,  le  peu  de  pro- 
fondeur de  la  mer  jusqu'aux  terres  magellaniques. 

Avant  d'entrer  dans  la  baie  Française,  la  Coquille,  poussée  par  un  vent  favo- 
rable, avait  croisé  d'immenses  troupeaux  de  baleines  et  de  dauphins,  de  man- 
chots et  de  gorfous  sauteurs,  habitants  ordinaires  de  ces  régions  tempétueuses. 

Ce  ne  fut  pas  sans  un  sentiment  de  plaisir  bien  naturel  que  Duperrey  et 
quelques-uns  de  ses  compagnons  revirent  les  Malouines,  cette  terre  qui,  pen- 
dant trois  mois,  leur  avait  servi  de  refuge  après  le  naufrage  de  Y  Uranie.  Ils 


LES  CIRCUMNAVIGÀTEURS  FRANÇAIS.  287 


visitèrent  la  plage  où  leur  camp  avait  été  dressé;  les  restes  de  la  corvette 
étaient  presque  entièrement  ensevelis  dans  le  sable,  et  ce  qu'on  en  apercevait 
portait  la  trace  des  mutilations  laites  par  les  avides  baleiniers  qui  s'étaienl 
succédé  en  cet  endroit.  Partout,  ce  n'étaient  que  débris  de  toutes  sortes,  caro- 
nades  aux  boutons  de  culasse  fracassés,  fragments  de  manœuvres,  lambeaux  de 
vêtements,  morceaux  de  voiles,  loques  informes  et  méconnaissables,  auxquelles 
se  mêlaient  les  ossements  des  animaux  qui  avaient  servi  à  la  nourriture  des 
naufragés. 

«  Ce  théâtre  d'une  infortune  récente,  dit  la  relation,  avait  une  teinte  de  déso- 
lation que  rembrunissaient,  à  nos  yeux,  l'aridité  du  site  et  l'état  du  ciel,  qui 
était  sombre  et  pluvieux  au  moment  où  nous  le  visitâmes.  Toutefois,  il  avait 
pour  nous  un  attrait  indéfinissable,  et  il  laissa  dans  notre  âme  une  impression 
de  vague  mélancolie  que  nous  conservâmes  longtemps  après  notre  départ  des 
Malouines.» 

Le  séjour  de  Duperrey  aux  Malouines  se  prolongea  jusqu'au  17  décembre.  On 
s'était  installé  au  milieu  des  ruines  de  l'établissement  fondé  par  Bougainville, 
pour  exécuter  les  diverses  réparations  que  nécessitait  l'état  de  la  corvette.  La 
chasse  et  la  pêche  avaient  abondamment  fourni  aux  besoins  des  équipages; 
sauf  les  fruits  et  les  légumes,  tout  se  trouvait  en  quantité,  et  c'est  au  sein  de 
l'abondance  que  l'équipage  se  préparait  à  affronter  les  dangers  des  mers  du 
cap  Horn. 

11  fallut  tout  d'abord  lutter  contre  des  vents  du  sud-ouest  et  des  courants  assez 
forts;  puis  les  rafales  et  les  brunies  se  succédèrent  jusqu'à  ce  que  les  naviga- 
teurs eussent  atteint,  le  19  janvier  1823,  l'île  de  la  Mocha,  dont  nous  avons  eu 
déjà  l'occasion  de  parler  brièvement. 

Duperrey  la  place  par  SS^O'SO"  de  latitude  sud  et  76°  21' 55"  de  longitude 
ouest,  et  lui  donne  vingt-quatre  milles  de  circonférence.  Formée  d'une  chaîne 
de  montagnes  d'une  hauteur  médiocre,  qui  s'abaissent  jusqu'à  la  mer,  cette  île 
fut  le  rendez-vous  des  premiers  explorateurs  de  l'océan  Pacifique.  Là,  les  bou- 
caniers et  les  navires  marchands  trouvaient  des  chevaux  et  des  cochons  sau- 
vages, dont  la  viande  était  d'une  délicatesse  proverbiale.  On  y  rencontrait  aussi 
une  eau  pure  et  limpide,  ainsi  que  quelques  fruits  européens,  pommes,  pèches 
et  cerises,  provenant  des  arbres  importés  parles  conquérants.  Mais,  en  1823, 
toutes  ces  ressources  avaient  presque  disparu,  gaspillées  par  les  imprévoyants 
baleiniers. 

Un  peu  plus  loin,  apparurent  les  deux  «  mamelles  ».  qui  marquent  l'embou- 
chure du  Bio-Bio,  l'îlot  de  Quebra-Ollas,  l'île  Quinquina;  puis,  se  déroula  la  baie 


288 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Partout  ce  n'étaient  que  débris.  (Page  287.) 


de  la  Conception,  où  il  ne  se  trouvait  qu'un  seul  baleinier  anglais,  qui  allait 
doubler  le  cap  Horn  et  auquel  on  remit  la  correspondance  et  le  résultat  des 
travaux  exécutés  jusqu'à  cette  époque. 

Le  lendemain  de  l'arrivée,  dès  que  le  soleil  vint  éclairer  la  baie,  l'aspect  de 
tristesse  et  de  désolation  qui,  la  veille,  «avait  surpris  nos  marins,  leur  parut 
encore  plus  frappant.  Les  maisons  en  ruines  et  les  rues  silencieuses  de  la 
ville ,  sur  la  plage,  quelques  misérables  pirogues  à  demi  défoncées,  près  des- 
quelles errait  un  petit  nombre  de  pêcheurs  aux  vêtements  sordides  .  des  masures 
et  des  huttes  béantes  devant  lesquelles  des  femmes  en  haillons  se  peignaient 
mutuellement,  tel  est  le  tableau  lamentable  qu'offrait  le  bourg  de  Talcahuanc. 


LES   CIRCUMNAYIC.ATEUHS  FRANÇAIS. 


289 


Cascade  de  Port-Praslin.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

Pour  contraster  plus  amèrement  avec  la  misère  des  habitants,  la  nature  avait 
revêtu  de  ses  plus  opulentes  parures  les  collines  et  les  bois,  les  jardins  et  les 
vergers;  partout  des  fleurs  éclatantes  et  des  fruits,  dont  la  brillante  couleur 
annonçait  la  maturité.  Un  soleil  implacable,  un  ciel  sans  nuage,  ajoutaient 
encore  à  l'amertume  de  cette  scène. 

Ces  ruines,  cette  désolation,  cette  misère,  étaient  les  résultats  les  plus  clairs 
des  révolutions  qui  s'étaient  succédé.    ■ 

A  Sainte-Catherine,  les  Français  avaient  été  témoins  de  la  déclaration  d'in- 
dépendance du  Brésil;  ils  assistèrent  ici  à  la  chute  du  directeur  O'Higgins. 
Eludant  la  convocation  d'un  congrès,  sacrifiant  les  agriculteurs  aux  commer- 

37 


290  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

çants  par  l'augmentation  des  impôts  directs  et  la  diminution  des  douanes, 
accus*  de  concussion  ainsi  que  ses  ministres,  O'Higgins  avait  soulevé  contre 
lui  la  plus  grande  partie  de  la  population. 

A  la  tète  du  mouvement  qui  se  préparait  contre  lui  était  le  général  D.  Ramon 
Freire  y  Serrano,  qui  donna  aux  explorateurs  l'assurance  la  plus  formelle  que 
les  événements  n'entraveraient  en  rien  l'approvisionnement  de  la  Coquille. 

Le  20  janvier,  deux  corvettes  entraient  à  la  Concepcion  ;  elles  portaient  un 
Français,  le  colonel  Beauchef,  qui  venait  se  joindre  au  général  Freire  avec  un 
régiment  organisé  par  ses  soins,  et  qui  était,  par  sa  tenue,  sa  discipline,  son 
instruction,  l'un  des  plus  beaux  de  Tannée  chilienne. 

Le  2  février,  les  officiers  de  la  Coquille  allèrent  visiter  le  général  Freire  à  la 
Concepcion.  Plus  on  approchait  de  la  ville,  plus  étaient  nombreux  les  champs 
dévastés,  les  maisons  brûlées,  plus  rares  les  habitants,  à  peine  couverts  de 
haillons.  A  l'entrée  de  la  Concepcion,  sur  un  mât,  était  plantée  la  tète  d'un  ban- 
dit fameux,  une  véritable  bête  féroce,  Benavidez,  qui  avait  commis  toutes 
les  horreurs  imaginables  et  dont  le  nom  fut  Longtemps  en  exécration  au 
Chili. 

L'aspect  de  la  ville  était  encore  plus  triste.  Tour  à  tour  brûlée  par  les  partis 
victorieux,  la  Concepcion  n'était  plus  qu'un  amas  de  décombres,  au  milieu 
desquels  erraient  à  demi  nus  quelques  rares  habitants,  misérables  restes  d'une 
population  opulente.  L'herbe  poussait  dans  les  rues;  le  palais  de  révoque,  la 
cathédrale,  seuls  édifices  encore  debout,  mais  béants,  éventrés,  ne  devaient 
pas  résister  longtemps  aux  intempéries  des  saisons. 

Le  général  Freire,  avant  de  se  déclarer  contre  O'Higgins,  avait  imposé  la 
paix  aux  Araucaniens,  braves  indigènes  qui  avaient  su  conserver  leur  indépen- 
dance et  se  montraient  toujours  prêts  à  envahir  le  territoire  espagnol.  Quel- 
ques-uns  étaient  même  employés  comme  auxiliaires  dans  les  troupes  chiliennes. 
Duperrey,  qui  les  vit  et  recueillit  sur  eux,  du  général  Freire  et  du  colonel  Beau- 
chef,  des  informations  véridiques,  en  trace  un  portrait  peu  flatteur,  dont  voici 
le  résumé  : 

Montés  sur  des  chevaux  rapides,  les  Araucaniens  portent  une  longue  lance, 
un  long  coutelas,  en  forme  de  sabre,  appelé  «  machete  ».  et  le  lasso,  qu'ils  sonl 
si  habiles  à  manier. 

De  laille  ordinaire,  de  teint  cuivré,  leurs  yeux  sont  petits,  noirs  et  vifs,  leur 
nez  un  peu  aplati,  leurs  lèvres  épaisses,  ce  qui  leur  donne  une  expression  de 
férocité  bestiale.  Divisés  en  tribus  jalouses  les  unes  dos  autres,  amateurs  effré- 
nés de  pillage,  remuants,  ils  sont  entre  eux  en  guerre  perpétuelle. 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  291 

«  Si  on  les  a  vus  quelquefois  recevoir  sous  leurs  toldos  les  vaincus  et  prendre 
leur  défense,  dit  la  relation,  ils  ont  toujours  été  portés  à  celte  action  généreuse 
par  un  esprit  de  vengeance  particulière;  c'est  que,  dans  le  parti  opposé,  se 
trouvait,  comme  alliée,  une  tribu  qu'ils  voulaient  exterminer.  Chez  eux,  la 
haine  domine  toutes  les  autres  passions,  et  c'est  elle  seule  qui  est  la  garantie  la 
plus  durable  de  leur  fidélité.  Ils  sont  tous  d'une  bravoure  éprouvée,  ardents, 
impétueux,  sans  pitié  pour  leurs  ennemis,  qu'ils  massacrent  avec  une  horrible 
impassibilité.  Impérieux  et  vindicatifs,  ils  sont  d'une  méfiance  extrême  à  l'égard 
de  tous  ceux  qu'ils  ne  connaissent  point,  mais  hospitaliers  et  généreux  envers 
ceux  qu'ils  ont  pris  pour  amis.  Véhéments  dans  toutes  leurs  passions,  ils  se 
montrent  jaloux  à  l'excès  de  leur  liberté  et  de  leurs  droits  et  sont  toujours  prêts 
à  les  maintenir  les  armes  à  la  main.  Ils  gardent  éternellement  le  souvenir  de  la 
moindre  injure,  ne  pardonnent  jamais  et  ont  une  soif  inextinguible  du  sang  de 
leurs  ennemis.  » 

Tel  est  le  portrait,  ressemblance  garantie,  que  Duperrey  trace  de  ces  sau- 
vages enfants  des  Andes,  qui  ont  eu,  du  moins,  le  mérite  de  résister,  depuis 
le  xvie  siècle,  à  tous  les  efforts  des  envahisseurs  et  de  conserver  intacte  leur  in- 
dépendance. 

Après  le  départ  du  général  Freire  et  des  troupes  qu'il  emmenait  avec  lui, 
Duperrey  mit  à  profit  les  instants  pour  activer  l'approvisionnement  de  son  na- 
vire. L'eau  et  le  biscuit  furent  bientôt  embarqués,  mais  il  fallut  un  peu  plus 
de  temps  pour  le  charbon  de  terre,  qu'on  se  procura  sans  dépense,  en  allant  le 
ramasser  dans  une  mine  à  fleur  de  terre;  on  n'eut  à  payer  que  les  muletiers, 
dont  les  mules  le  transportèrent  au  bord  de  la  mer. 

Bien  que  les  circonstances  au  milieu  desquelles  la  Coquille  relâchait  à  la  Con- 
cepcion  fussent  loin  d'être  gaies,  la  tristesse  générale  ne  put  tenir  contre  les 
joies  traditionnelles  du  carnaval.  Les  dîners,  les  réceptions  et  les  bals  recom- 
mencèrent, et  l'on  ne  s'aperçut  du  départ  de  l'armée  que  par  l'absence  des 
cavaliers.  Les  officiers  français,  pour  reconnaître  l'excellent  accueil  qui  leur 
avait  été  fait,  donnèrent  deux  bals  à  Talcahuano,  et  plusieurs  familles  de  la 
Concepcion  tirent  exprès  le  voyage  pour  y  assister. 

Par  malheur,  la  relation  de  Duperrey  s'interrompt  au  moment  où  il  va  quitter 
le  Chili,  et  nous  n'avons  plus  de  document  officiel  pour  raconter  en  détail  cette 
intéressante  et  fructueuse  campagne.  Loin  de  pouvoir  suivre  pas  à  pas  l'ori- 
ginal comme  nous  l'avons  fait  pour  les  autres  voyageurs,  nous  sommes  obligés 
de  faire  à  notre  tour  un  résumé  des  résumés  que  nous  avons  sous  les  yeux. 
Tâche  ingrate,  peu  agréable  pour  le  lecteur,  mais  difficile  pour  l'écrivain,  qui 


292  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe   SIÈCLE. 

doit  respecter  les  faits  et  ne  peut  égayer  son  récit  par  des  observations  person- 
nelles et  des  anecdotes,  parfois  piquantes,  de  voyageurs. 

Cependant,  quelques-unes  des  lettres  du  navigateur  au  ministre  de  la  marine 
ont  été  publiées,  et  nous  pouvons  en  extraire  les  détails  qui  vont  suivre. 

Le  15 février  1823,  la  Coquille  partit  delà Concepcion  pour  Payta,où  s'étaient 
embarqués,  en  1595,  Alvarez  de  Mendana  et  Fernandez  de  Quiros,  pour  le  voyage 
de  découvertes  quia  illustré  leurs  noms;  mais, une  quinzaine  plus  tard,  le  calme 
ayant  surpris  là  corvette  dans  les  environs  de  l'île  Laurenzo,  Duperrey  prit  le 
parti  de  relâcher  à  Callao  pour  y  prendre  quelques  vivres  frais. 

On  sait  que  Callao  est  le  port  de  Lima.  Aussi  les  officiers  ne  pouvaient-ils  se 
dispenser  de  faire  une  visite  à  la  capitale  du  Pérou.  Ils  ne  furent  pas  favorisés 
par  les  circonstances.  Les  dames  étaient  aux  bains  de  mer  de  Miraflores,  et  les 
hommes  les  plus  éminents  du  pays  les  y  avaient  accompagnées.  Ils  durent  donc 
se  contenter  de  visiter  les  habitations  et  les  édifices  les  plus  importants  de  la  ville, 
et  ils  rentrèrent  le  4  mars  à  Callao.  Le  9  du  même  mois,  la  Coquille  jetait  l'ancre 
à  Payta. 

La  position  de  cette  place,  entre  l'équateur  terrestre  et  l'équateur  magné- 
tique, permit  de  se  livrer  à  des  observations  sur  la  variation  diurne  de  l'aiguille 
aimantée.  Les  naturalistes  y  firent  également  quelques  excursions  dans  le 
désert  de  Piura;  ils  y  récoltèrent  de  très  curieuses  pétrifications  coquil- 
lières  dans  un  terrain  tertiaire  tout  à  fait  analogue  à  celui  des  environs  de 
Paris. 

Aussitôt  qu'on  eut  épuisé  à  Payta  tout  ce  qui  pouvait  offrir  quelque  intérêt 
pour  la  science,  la  Coquille  reprit  sa  route  et  fit  voile  pour  Taïti. 

La  navigation  fut  marquée  par  un  incident  qui  aurait  pu,  sinon  amener  la 
perte  totale  de  l'expédition,  du  moins  entraver  sensiblement  ses  progrès.  Dans 
la  nuit  du  22  avril,  la  Coquille  se  trouvait  dans  les  parages  de  l'archipel  Dange- 
reux, lorsque  l'officier  de  quart  entendit  tout  à  coup  le  bruit  des  vagues  déferlant 
sur  les  récifs.  Il  fit  aussitôt  mettre  en  panne  et,  dès  que  le  jour  parut,  on  vit  à 
quel  danger  on  venait  d'échapper. 

Un  mille  et  demi,  à  peine,  séparait  la  corvette  d'une  île  basse,  bien  boisée  et 
bordée  de  rochers  dans  toute  son  étendue.  Elle  nourrissait  quelques  habitants, 
et  une  pirogue  vint  près  du  bâtiment;  mais  son  équipage  ne  voulut  jamais 
monter  à  bord.  Duperrey  dut  renoncer  à  visiter  cette  terre,  qui  reçut  le  nom 
de  Clermont-Tonnerre  ;  partout  la  lame  brisait  avec  violence  sur  les  rochers, 
et  il  ne  put  que  la  prolonger  de  bout  en  bout  à  une  très  petite  distance. 

Le  lendemain  et  les  jours   suivants  furent  reconnus  quelques  îlots  sans 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  293 

grande  importance,  auxquels  on  imposa  les  noms  d'Augier,  de  Freycinet  et  de 
Lostanges. 

Au  lever  du  soleil,  le  3  mai,  on  découvrit  enfin  les  plages  verdoyantes  et  les 
montagnes  boisées  de  Taïti.  Comme  ses  prédécesseurs,  Duperrey  ne  peut  s'em- 
pêcher de  noter  le  changement  radical  qui  s'est  opéré  dans  les  mœurs  et  dans 
les  habitudes  des  indigènes. 

Pas  une  pirogue  ne  vint  au-devant  de  la  Coquille.  C'était  l'heure  du  sermon 
lorsqu'elle  entra  dans  la  baie  de  Matavaï,  et  les  missionnaires  avaient  réuni  la 
population  entière  de  l'île,  au  nombre  de  sept  mille  individus,  dans  la  princi- 
pale église  de  Papahoa  pour  y  discuter  les  articles  d'un  nouveau  code  de  lois. 
Les  orateurs  taïtiens  ne  le  cédaient  pas  aux  nôtres,  paraît-il.  Un  grand  nombre 
d'entre  eux  possédaient  le  talent  apprécié  de  parler  pendant  plusieurs  heures 
pour  ne  rien  dire  et  d'eaterrer  les  plus  beaux  projets  sous  les  fleurs  de  leur 
éloquence. 

Voici  comment  d'Crville  rend  compte  de  l'une  de  ces  séances: 

«  Le  dessinateur  de  l'expédition,  M.  Lejeune,  assistait  seul  à  la  séance  du 
lendemain,  où  des  questions  politiques  furent  soumises  à  l'Assemblée  popu- 
laire. Elle  dura  plusieurs  heures,  pendant  lesquelles  les  chefs  prirent  tour  h  tour 
la  parole.  Le  plus  brillant  orateur  de  cette  foule  était  le  chef  Tati  :  la  principale 
question  agitée  fut  une  capitation  annuelle  à  établir,  à  raison  de  cinq  bambous 
d'huile  par  homme.  Ensuite  on  traita  des  impôts  qui  devaient  être  perçus,  soit 
pour  le  compte  du  roi,  soit  pour  le  compte  des  missionnaires.  Nous  sûmes  plus 
tard  que  la  première  question  avait  été  résolue  dans  le  sens  affirmatif,  mais  que 
la  seconde,  celle  qui  concernait  les  missionnaires,  avait  été  ajournée  par  eux, 
dans  la  prévision  d'un  échec.  Quatre  mille  personnes  environ  assistaient  à  cette 
espèce  de  congrès  national.  » 

Depuis  deux  mois,  Taïti  avait  abandonné  le  pavillon  anglais  pour  en  adopter 
un  qui  lui  fût  personnel,  et  cette  révolution  pacifique  n'avait  en  rien  altéré  la 
confiance  que  le  peuple  manifestait  envers  les  missionnaires.  Ceux-ci  accueilli- 
rent parfaitement  les  Français  et  leur  fournirent,  à  des  prix  ordinaires,  les  ra- 
fraîchissements dont  ils  avaient  besoin. 

Ce  qu'il  y  avait  de  particulièrement  curieux  dans  les  réformes  accomplies  par 
ces  hommes,  c'était  la  transformation  complète  de  la  conduite  des  femmes. 
D'une  facilité  inouïe,  au  dire  de  Cook,  de  Bougainville  et  des  autres  explora- 
teurs contemporains,  elles  étaient  devenues  d'une  modestie,  d  une  retenue, 
d'une  décence  extrêmes,  et  l'île  tout  entière  avait  pris  un  air  de  couvent  aussi 
réjouissant  qu'invraisemblable. 


294  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


De  Taïti,  la  Coquille  alla  visiter  l'île  voisine,  Borabora,  qui  fait  partie  du 
même  groupe  et  qui  avait  également  adopté  les  mœurs  européennes. 

Le  9  juin,  la  corvette,  se  dirigeant  vers  l'ouest,  relevait  tour  à  tour  les  îles 
Salvage,  Eoa.  Santa-Cruz,  Bougainville  et  Bouka;  puis,  elle  jetait  enfin  l'ancre, 
lr  12  août,  dans  le  port  Praslin,  fameux  par  sa  belle  cascade  sur  la  côte  de  la 
Nouvelle-Irlande. 

«  Les  relations  amicales  qui  s'établirent  avec  les  naturels  permettront  d'ajou- 
ter encore  à  l'histoire  de  l'homme  quelques  traits  singuliers  que  les  précédents 
voyageurs  n'avaient  point  eu  l'occasion  de  noter.  » 

C'est  ici  que  nous  regrettons  que  la  relation  originale  du  voyage  n'ait  pas  été 
publiée  en  son  entier,  car  la  phrase  précédente,  qui  se  trouve  dans  la  notice 
abrégée  parue  dans  les  Annales  des  Voyages,  ne  fait  qu'exciter  la  curiosité  sans 
la  satisfaire. 

L'élève  Poret  de  Blosseville,  —  celui-là  même  qui  devait  se  perdre  avec  la 
Lilloise  dans  les  glaces  du  pôle,  —  lit,  bien  que  les  sauvages  eussent  tout  mis 
en  œuvre  pour  l'en  dissuader,  une  course  jusqu'à  leur  village.  Là,  ils  lui  mon- 
trèrent une  sorte  de  temple  où  se  dressaient  plusieurs  idoles  informes  et 
bizarres,  placées  sur  une  plate-forme  entourée  de  murs. 

La  carte  du  canal  Saint-Georges  fut  levée  avec  soin;  puis,  Duperrey  alla  visiter 
les  îles  autrefois  reconnues  par  Schouten  au  N.-E.  de  la  Nouvelle-Guinée.  Les 
trois  journées  des  26,  27  et  28  août  furent  consacrées  à  leur  relèvement.  L'ex- 
plorateur chercha  ensuite  sans  les  trouver  les  îles  Stephens,  de  Carteret,  et,  com- 
parant sa  route  avec  celle  qu'avait  suivie  d'Entrecasteaux,  en  1792,  il  arriva  à 
cette  conclusion,  que  ce  groupe  ne  pouvait  être  que  celui  de  la  Providence, 
anciennement  découvert  par  Dampier. 

Le  3  septembre  fut  reconnu  le  cap  septentrional  de  la  Nouvelle-Guinée. 
Trois  jours  plus  tard,  la  Coquille  pénétrait  dans  le  havre  étroit  et  rocailleux 
d'Offak,  sur  la  côte  nord-ouest  de  Waigiou,  l'une  des  îles  des  Papous.  Forest 
élait  le  seul  navigateur  qui  eût  parlé  de  ce  havre.  Aussi  Duperrey  semontra-t-il 
particulièrement  satisfait  d'explorer  ce  coin  de  terre  presque  vierge  des  pas  de 
l'Européen.  Il  était  en  même  temps  très  intéressant  pour  la  géographie  de  con- 
stater l'existence  d'une  baie  méridionale  que  séparait  d'Offak  un  isthme  très 
étroit. 

Deux  officiers,  MM.  d'Urville  et  de  Blosseville,  se  livrèrent  à  ce  travail, 
que  MM.  Bérard,  Lottin  et  de  Blois  de  la  Calande  relièrent  à  celui  que  Duperrey 
avait  eu  l'occasion  de  faire  sur  la  côte,  pendant  la  campagne  de  YUranie.  Celle 
terre  se  montra  particulièrement  riche  en  productions  végétales,  et  d'Urville  put 


LES  GIRGUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  295 


y  réunir  les  éléments  d'une  collection  aussi  précieuse  par  la  nouveauté  que  par 
la  beauté  des  types. 

D'Urville  et  Lesson.  curieux  d'observer  les  habitants,  qui  appartiennent  à  la 
race  papoua,  s'étaient  embarqués,  aussitôt  leur  arrivée,  sur  un  canot  armé  dr 
sept  hommes. 

Par  une  pluie  diluvienne,  ils  avaient  déjà  parcouru  un  long  espace,  lors- 
qu'ils se  trouvèrent  tout  à  coup  en  face  d'une  case  élevée  sur  pilotis  et  recou- 
verte de  feuilles  de  latanier.  A  quelque  distance  se  tenait,  blotti  dans  les  buis- 
sons, un  jeune  sauvage  qui  semblait  les  épier;  un  peu  plus  loin,  un  las  d'une 
douzaine  de  cocos  fraîchement  cueillis,  placé  bien  en  vue,  semblait  inviter  les 
promeneurs  à  se  rafraîchir.  Les  Français  comprirent  que  c'était  une  offrande  du 
jeune  sauvage  qu'ils  avaient  entrevu  et  firent  fête  à  ce  présent  venu  si  à  propos. 
Bientôt  l'indigène,  rassuré  par  le  maintien  paisible  de  nos  compatriotes, 
s'avança  en  disant  Bongous!  «  bon  »  et  en  indiquant  que  les  cocos  avaient 
été  offerts  par  lui-même.  Son  attention  délicate  fut  récompensée  par  le  don 
d'un  collier  et  de  pendants  d'oreilles. 

Au  moment  où  d'Urville  rejoignait  son  embarcation,  il  y  trouva  une  douzaine 
de  Papous,  qui  jouaient,  mangeaient  et  semblaient  dans  les  meilleurs  termes 
avec  ses  canotiers. 

«  Ils  m'eurent  bientôt  environné,  dit-il,  en  répétant  :  Capitan,  bongous!  et 
en  me  faisant  toute  sorte  d'amitiés.  Ces  hommes  sont  en  général  de  petite  stature, 
d'une  complexion  grêle  et  débile,  sujets  à  la  lèpre  ;  leurs  traits  ne  sont  pourtant 
point  disgracieux;  leur  organe  est  doux,  leur  maintien  grave,  poli  et  même 
empreint  d'une  certaine  mélancolie  habituelle  bien  caractérisée.  » 

Parmi  les  statues  antiques  dont  le  Louvre  est  si  riche,  il  en  est  une,  la  Polym- 
nie,  qui  est  célèbre  entre  toutes  par  une  expression  de  rêverie  mélancolique 
qu'on  n'est  pas  habitué  à  rencontrer  chez  les  anciens.  Il  est  assez  singulier 
que  d'Urville  ait  trouvé  chez  les  Papous,  à  l'état  habituel,  cet  air  de  physiono- 
mie si  bien  caractérisé  dans  la  statue  antique. 

A  bord,  une  autre  troupe  de  naturels  s'était  conduite  avec  calme  et  réserve,  con- 
trastant ainsi  d'une  façon  bien  marquée  avec  laplupart  des  indigènes  del'Océanie. 
La  même  impression  fut  ressentie  parles  Français  dans  leur  visite  au  rajah 
de  l'île  et  dans  celle  qu'il  leur  rendit  à  bord  de  la  Coquille.  Dans  un  des  villages 
de  la  baie  du  sud,  on  vit  une  sorte  de  temple  où  l'on  remarqua  plusieurs  effigies 
grossières,  peintes  de  diverses  couleurs  et  ornées  de  plumes  et  de  nattes.  Il  fut 
impossible  de  se  procurer  le  moindre  renseignement  sur  le  culte  que  les  natu- 
rels rendent  à  ces  idoles. 


296 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Naturels  de  la  Nouvelle-Guinée.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.} 


Le  16  septembre,  la  Coquille  remit  sous  voile,  prolongea  la  bande  septentrio- 
nale des  îles  comprises  entre  Een  et  Yang,  fit  une  courte  station  à  Gayeli  et 
gagna  Amboine,  où  l'accueil  particulièrement  gracieux  du  gouverneur  des  Mo- 
luques,  M.  Merkus,  reposa  l'état-major  des  nombreuses  fatigues  qu'il  avait 
essuyées  pendant  cette  rude  campagne. 

Le  27  octobre,  la  corvette  reprenait  sa  course,  se  dirigeant  vers  Timor  en 
passant  à  l'ouest  des  îles  Turlle  et  Lucepara.  Puis.Duperrey  détermina  la  posi- 
tion de  l'île  du  Volcan,  reconnut  les  îles  Wetter,  Babé,  Dog,  Cambing,  et,  don- 
nant dans  le  détroit  d'Ombay,  releva  un  grand  nombre  de  points  de  cette  chaîna 
d'îles  qui,  de  Panteret  d'Ombay.  se  dirige  vers  Java. 


LES  CÏRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


2\n 


Deux  chefs  vinrent  prendre  les  voyageurs.  (Page  299.) 


Après  avoir  dressé  la  carte  de  Java  et  vainement  cherché  les  Trial  sur  l'em- 
placement qu'on  leur  assigne,  Duperrey  se  dirigea  vers  la  Nouvelle-Hollande, 
dont  les  vents  contraires  ne  lui  permirent  pas  de  longer  la  côte  occidentale.  Le 
10  janvier  182-4,  il  doublait  enfin  l'île  de  Van-Diémen.  Six  jours  plus  tard,  il 
apercevait  les  feux  de  Port-Jackson  et  laissait  tomber  l'ancre  le  lendemain 
devant  la  ville  de  Sydney. 

Le  gouverneur,  sir  Thomas  Brisbane,  qui  avait  été  prévenu  de  l'arrivée  de 
l'expédition,  lui  fit  un  accueil  empressé,  aida  de  toutes  ses  forces  au  ravitaille- 
ment, facilita  avec  la  plus  grande  amabilité  toutes  les  réparations  que  néces- 
sitait l'état  de  délabrement  de  la  corvette,  et  procura  à  MM.  d'Urville  et  Lesson 

38 


298  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

les  moyens  de  faire  une  excursion  fructueuse  au  delà  des  montagnes  Bleues, 
dans  la  plaine  de  Bathurst,  dont  les  Européens  ne  connaissaient  encore  que 
rop  imparfaitement  toutes  les  ressources. 

Ce  fut  seulement  le  20  mars  que  Duperrey  quitta  l'Australie.  Cette  fois,  il 
dirigea  sa  course  vers  la  Nouvelle-Zélande,  qui  avait  été  un  peu  laissée  de  côté 
par  ses  prédécesseurs,  et  s'arrêta  dans  la  baie  de  Manawa,  au  fond  de  la  vaste 
Baie  des  Iles.  Des  observations  de  physique,  de  géographie,  des  recherches 
d'histoire  naturelle,  occupèrent  les  loisirs  des  officiers.  En  même  temps,  les  rap- 
ports fréquents  de  l'équipage  avec  les  naturels  jetaient  un  jour  nouveau  sur  les 
mœurs,  sur  les  idées  religieuses,  sur  la  langue,  sur  l'état  d'hostilité  d'un  peuple 
jusqu'alors  rebelle  à  l'enseignement  des  missionnaires.  Ce  que  ces  indigènes 
avaient  apprécié  dans  la  civilisation,  c'étaient  les  armes  perfectionnées,  qui 
leur  permettaient  de  donner  plus  facilement  satisfaction  à  leurs  goûts  sangui- 
naires, et,  à  cette  époque,  ils  en  possédaient  déjà  une  grande  quantité. 

Le  17  avril,  la  Coquille  abandonnait  cette  relâche,  remontait  vers  la  ligne 
jusqu'à  Roluma,  découverte,  mais  non  visitée,  par  le  capitaine  Wilson,  en  IT'.iT. 
Les  habitants,  doux  et  hospitaliers,  s'empressèrent  de  fournir  aux  navigateurs 
tous  les  rafraîchissements  dont  ils  avaient  besoin.  Mais  on  ne  fut  pas  long- 
temps à  s'apercevoir  que  ces  naturels,  profitant  de  la  confiance  qu'ils  avaient 
su  inspirer,  dérobaient  une  quantité  d'objets,  qu'on  avait  ensuite  toutes  les 
peines  du  monde  à  leur  faire  restituer.  Des  ordres  sévères  furent  donnés, 
et  les  voleurs,  surpris  en  flagrant  délit,  furent  fustigés  en  présence  de  leurs  ca- 
marades, qui  ne  firent  que  rire  plus  franchement  que  les  fustigés  eux-mêmes. 

Parmi  ces  sauvages  se  trouvaient  quatre  Européens,  qui  avaient,  quelque  temps 
auparavant,  déserté  le  baleinier  le  Rochester.  Aussi  peu  vêtus  que  les  naturels, 
tatoués  et  couverts  comme  eux  de  poudre  jaune,  ils  n'étaient  reconnaissables 
qu'à  leur  peau  plus  blanche  et  à  leur  mine  plus  éveillée.  Satisfaits  de  leur  sort, 
ils  s'étaient  créé  une  famille  à  Rotouma.  où  ils  comptaient  bien  finir  leurs  jours 
à  l'abri  des  soucis,  des  inquiétudes  et  des  difficultés  de  la  vie  civilisée.  Un  seul 
d'entre  eux  demanda  à  rester  sur  la  Coquille,  ce  qui  lui  fut  accordé  sans  diffi- 
culté par  Freycinet,  mais  ce  que  le  chef  de  l'île  ne  permit  qu'en  apprenant  que 
deux  convicts  de  Port-Jackson  demandaient  à  débarquer. 

Malgré  tout  l'intérêt  qu'offrait  aux  naturalistes  cette  population  peu  connue, 
il  fallait  partir.  La  Coquille  releva  tout  d'abord  les  îles  Coral  et  Saint-Augustin, 
découvertes  par  Maurelle  en  1781.  Ensuite,  ce  furent  l'île  Drummond,  dont  les 
habitants,  au  teint  très  foncé, aux  membres  grêles,  à  la  physionomie  peu  intel- 
ligente, vinrent  échanger  quelques  coquilles  tridacnes,  vulgairement  appelées 


LFS  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  290 


bénitiers,  contre  des  couteaux  et  des  hameçons,  puis,  les  îles  Svdenham  et 
llendervillc,  aux  habitants  entièrement  nus;  puis,  Woolde,  Hupper,  Hall  Knox 
Charlotte,  Matthews  qui  forment  l'archipel  Gilbert,  enfin  les  groupes  des  Mul- 
graves  et  de  Marshall. 

Le  3  juin,  Duperrey  reconnut  l'île  Ualan,  qui  avait  été  découverte  en  1804  par 
le  capitaine  américain  Croser.  Gomme  elle  ne  figurait  pas  sur  les  cartes,  le  com- 
mandant résolut  d'en  prendre  une  connaissance  précise  et  détaillée.  L'ancre 
n'eut  pas  plus  tôt  mordu  le  fond,  que  Duperrey  et  quelques-uns  de  ses 
officiers  se  faisaient  descendre  à  terre.  Ils  y  trouvèrent  un  peuple  doux  et  bien- 
veillant, qui,  leur  offrant  des  cocos  et  des  fruits  de  l'arbre  à  pain,  les  conduisirent, 
;i  travers  les  sites  les  plus  pittoresques,  jusqu'à  la  demeure  de  leur  chef  prin- 
cipal, leur  «  uross-tôn  »,  comme  ils  l'appelaient. 

Voici,  d'après  Dumont  d'Urville,  la  peinture  des  sites  qu'ils  durent  traverser 
avant  d'arriver  en  présence  de  ce  haut  personnage  : 

«  Nous  tlottions  paisiblement  au  milieu  d'un  spacieux  bassin  que  ceignaient 
les  verdoyantes  forêts  du  rivage.  Derrière  nous  s'élevaient  les  hautes  som- 
mités de  l'île,  couvertes  de  tapis  épais  de  verdure,  au-dessus  desquels  s'élan- 
çaient les  tiges  élégantes  et  mobiles  des  cocotiers.  Devant  nous  surgissait,  au 
milieu  des  flots,  la  petite  île  de  Leilei,  entourée  des  jolies  cabanes  des  insulaires 
et  couronnée  par  un  monticule  de  verdure...  Qu'on  joigne  à  cela  une  journée 
magnifique,  une  température  délicieuse,  et  l'on  pourra  se  faire  une  idée  des  sen- 
timents qui  remplissaient  nos  âmes,  dans  cette  sorte  de  marche  triomphale, 
au  milieu  d'un  peuple  simple,  paisible  et  généreux.  » 

Une  foule,  que  d'Urville  évalue  à  huit  cents  personnes,  attendait  les  embar- 
cations devant  un  village  propre  et  coquet,  aux  rues  bien  pavées.  Tout  ce 
monde,  les  hommes  d'un  côté,  les  femmes  de  l'autre,  gardait  un  silence  vrai- 
ment imposant.  Deux  chefs  vinrent  prendre  les  voyageurs  par  la  main  et  les 
guidèrent  vers  la  demeure  de  l'uross-tôn.  La  foule,  toujours  silencieuse,  de- 
meura dehors,  tandis  que  les  Français  entraient  dans  la  case. 

Bientôt  parut  l'uross-tôn,  vieillard  hâve  et  défait,  affaissé  par  les  années,  et 
qui  devait  avoir  quatre-vingts  ans.  Tar  politesse,  les  Français  se  levèrent  à  son 
entrée  dans  la  salle,  mais  un  murmure  des  assistants  leur  apprit  qu'ils  venaient 
de  manquer  aux  usages. 

Ils  jetèrent  un  regard  autour  d'eux.  Tout  le  monde  était  prosterné  le  front 
dans  la  poussière.  Les  chefs  eux-mêmes  n'avaient  pu  se  dérober  à  cette  marque 
de  respect.  Le  vieillard,  un  moment  interdit  de  l'audace  des  étrangers,  imposa 
cependant  silence  à  ses  sujets,  et  vint  s'asseoir  auprès  d'eux.  De  petites  tapes 


330  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

sur  les  joues,  les  épaules  et  les  cuisses,  telles  furent  les  inarques  d'amitié  qu'il 
prodigua  pour  les  petits  présents  qui  lui  avaient  été  faits  ainsi  qu'à  sa  frmme. 
Mais  la  reconnaissance  de  ces  souverains  ne  se  traduisit  que  par  le  don  de  sept 
«  tots  »,  dont  cinq  étaient  du  tissu  le  plus  fin. 

A  la  sortie  de  cette  audience,  les  Français  visitèrent  le  village  et  furent  tout 
étonnés  d'y  rencontrer  deux  colossales  murailles  de  corail,  dont  certains  blocs 
pesaient  plusieurs  milliers. 

Malgré  quelques  vols  commis  par  les  chefs,  les  dix  jours  de  relâche  se  passè- 
rent paisiblement,  et  l'accord,  qui  avait  si  bien  inauguré  les  rapports  entre  les 
Français  et  les  Ualanais,  ne  fut  pas  un  seul  instant  troublé. 

«  Il  est  facile,  dit  Dupcrrey,  de  se  convaincre  de  quelle  importance  l'île  d'Ualan 
peut  devenir  un  jour.  Placée  au  milieu  des  îles  Carolines,  sur  la  route  des  na- 
vires qui  vont  de  la  Nouvelle-Hollande  en  Chine,  elle  leur  présente  à  la  fois  des 
ports  de  carénage,  de  l'eau  en  abondance  et  des  rafraîchissements  de  diffé- 
rentes espèces.  Ses  peuples  sont  généreux  et  pacifiques,  et  ils  seront  bientôt 
en  état  d'offrir  aux  navigateurs  un  aliment  indispensable  à  la  mer,  celui  qui 
résultera,  sans  doute,  de  deux  truies  pleines  que  nous  leur  avons  laissées  et 
qu'ils  ont  reçues  avec  la  plus  vive  reconnaissance.  » 

Les  réflexions  de  Duperrey  n'ont  pas  été  justifiées  par  les  événements,  et  l'île 
d'Ualan,  bien  qu'une  route  d'Europe  en  Chine,  par  le  sud  de  Van-Diémen,  passe 
dans  ses  parages,  n'a  guère  plus  d'importance  aujourd'hui  qu'il  y  a  cinquante 
"ans.  La  vapeur  a  tellement  bouleversé  les  conditions  de  la  navigation,  elle  a 
produit  des  changements  si  radicaux,  que  les  navigateurs  du  commencement 
du  siècle  ne  pouvaient  les  prévoir. 

La  Coquille  n'avait  quitté  Ualan  que  depuis  deux  jours,  lorsqu'elle  découvrit, 
les  17,  18  et  23  juin,  de  nouveaux  îlots,  dont  les  noms,  Pelelap,  Takai,  Aoura, 
Ougai,  Mongoul,  lui  furent  désignés  par  les  indigènes.  Ce  sont  les  groupes 
Mac-Askyll  et  Duperrey,  dont  les  habitants  ressemblaient  aux  Ualan ais,  et 
qui,  de  même  qu'aux  îles  Radak,  désignaient  leurs  chefs  sous  le  nom  de 
«  tamons  ». 

Le  2i  du  même  mois,  la  Coquille  donnait-  au  milieu  du  groupe  Hogoleu,  que 
Kotzcbue  avait  cherché  sous  une  latitude  trop  élevée,  et  dont  le  commandant 
reconnut  le  gisement  à  quelques  noms,  donnés  par  les  naturels,  qui  se  trouvent 
inscrits  sur  la  carte  du  père  Cantova.  La  reconnaissance  hydrographique  de  ce 
groupe,  qui  n'embrasse  pas  moins  de  trente  lieues  de  circonférence,  fut  faite 
par  M.  de  Blois  du  2i  au  27  juin. 

Ces  îles  sont  pour  la  plupart  hautes  et  terminées  par  des  pitons  volcaniques  ; 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  301 


certaines  autres  accusent,  par  la  disposition  de  leur  lagon,  une  origina  madré- 
porique. 

Quant  aux  habitants,  ils  sont  petits,  mal  conformés,  atteints  d'infirmités 
répugnantes.  Si  jamais  le  dicton  mens  sana  in  corpore  sano  peut  trouver  son 
application  par  antiphrase,  c'est  bien  ici,  car  ces  naturels  ne  paraissent  pas 
avoir  une  intelligence  développée  et  sont  bien  au-dessous  des  Ualanais.  Déjà  les 
modes  étrangères  semblaient  s'être  implantées  dans  ces  îles.  Quelques-uns  des 
indigènes  portaient  des  chapeaux  pointus,  à  l'instar  des  Chinois;  d'autres 
étaient  revêtus  de  nattes  tressées,  au  milieu  desquelles  un  trou  permettait  de 
passer  la  tête;  on  aurait  dit  le  «  poncho  »  de  l'Amérique  du  Sud;  mais  tous 
méprisaient  les  miroirs ,  les  colliers  et  les  sonnettes  ;  ils  demandaient  des 
haches  et  du  fer,  ce  qui  annonçait  de  fréquents  rapports  avec  les  Européens. 

Après  avoir  reconnu  les  îles  Tamatan,  Fanendik  et  Ollap,  les  Martyres  des 
anciennes  cartes,  après  avoir  vainement  cherché  les  îles  Namoureck  et  Ifelouk 
autour  de  la  position  que  leur  assignaient  Arrowsmith  et  Malaspina,  la  Coquille, 
le  26  juillet,  à  la  suite  d'une  exploration  du  nord  de  la  Nouvelle-Guinée,  s'ar- 
rêta au  havre  Doreï,  sur  la  côte  S.-E.,  et  y  resta  jusqu'au  9  août. 

Cette  relâche  fut  on  ne  peut  plus  fructueuse  au  point  de  vue  de  l'histoire 
naturelle  et  de  la  géographie,  de  l'astronomie  et  de  la  physique.  Les  indigènes 
de  cette  île  appartiennent  à  la  race  des  Papous  la  plus  pure.  Leurs  habitations 
sont  des  cases  élevées  sur  des  pieux,  et  on  y  monte  au  moyen  d'une  pièce  de 
bois  entaillée  qu'on  rentre  tous  les  soirs  à  l'intérieur.  Ces  naturels  des  côtes 
sont,  paraît-il,  toujours  en  guerre  avec  ceux  de  l'intérieur,  les  nègres  Har- 
fous  ou  Arfakis.  D'Urville,  sous  la  conduite  d'un  jeune  Papou,  put  pénétrer 
jusqu'aux  habitations  de  ces  derniers.  C'étaient  des  êtres  doux,  hospitaliers 
et  polis,  qui  ne  ressemblaient  guère  au  portrait  que  leurs  ennemis  en  avaient 
tracé. 

La  Coquille,  après  cette  station,  traversa  de  nouveau  les  Moluques,  stationna 
fort  peu  de  temps  à  Sourabaya,  sur  la  côte  de  Java,  et,  le  30  octobre,  arriva 
aux  îles  de  France  et  de  Rourbon.  Enfin ,  à  la  suite  d'une  station  à  Sainte- 
Hélène,  où  les  officiers  français  allèrent  visiter  le  tombeau  de  Napoléon,  et  à 
l'Ascension,  où  une  colonie  anglaise  s'était  établie  depuis  1815,  la  corvette 
entrait  à  Marseille,  le  24  avril  1823,  après  avoir  fait  trente  et  un  mois  et  treize 
jours  de  campagne,  et  franchi  24,894  lieues,  sans  perte  d'homme,  sans  malade, 
sans  avarie. 

Le  succès  tout  à  fait  remarquable  de  cette  expédition  fit  le  plus  grand  hon- 
neur à  son  jeune  commandant  et  à  tous  les  officiers  qui ,  avec  un  zèle  infati- 


302  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

gable,  avaient  procédé  à  toutes  les  observations  scientifiques.  Aussi  la  mois- 
son était-elle  des  plus  riches. 

Cinquante-deux  cartes  et  des  plans  avaient  été  dressés,  des  collections  des 
trois  règnes  de  la  nature,  aussi  nombreuses  que  nouvelles,  avaient  été  réunies. 
Vocabulaires  très  nombreux,  à  l'aide  desquels  on  espérait  reconstituer  l'his- 
toire des  migrations  des  peuplades  océaniennes,  renseignements  curieux  sur 
les  productions  des  endroits  visités,  sur  l'état  du  commerce  et  de  l'industrie 
des  habitants ,  observations  relatives  à  la  figure  de  la  terre ,  recherches  de 
magnétisme,  de  météorologie  et  de  botanique,  tel  était  le  bagage  scientifique 
considérable  que  la  Coquille  rapportait  et  dont  la  publication  était  vivement 
attendue  du  monde  savant. 


II 

Expédition  du  baron  de  Bougainville.  —  Relâche  à  Pondichéry.  —  La  ville  blanche  et  la 
ville  noire.  —  La  main  droite  et  la  main  gauche.  —  Malacca.  —  Singapour  et  sa  récente 
prospérité.  —  Relâche  à  Manille.  —  La  baie  de  Tourane.  —  Les  singes  et  les  habitants.  — 
Les  rochers  de  marbre  de  Fay-Foë.  —  Diplomatie  cochinchinoise.  —  Les  Anambas.  —  Le 
sultan  de  Madura.  —  Les  détroits  de  Madura  et  d'Allass.  —  Gloates  et  les  Trials.  —  Van- 
Diémen.  —  Botany-Bay  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  —  Santiago  et  Yalparaiso.  —  Retour 
par  le  cap  Horn.  —  Expédition  de  Dumont  d'Urville  sur  l'Astrolabe.  —  Le  pic  de  Teyde.  — 
L'Australie.  -*-  Relâche  à  la  Nouvelle-Zélande.  —  Tonga.  —  Tabou.  —  Escarmouches.  — 
Nouvelle-Bretagne  et  Nouvelle-Guinée.  —  Premières  nouvelles  du  sort  de  La  Pérouse.  — 
Vanikoro  et  ses  habitants. —  Relâche  à  Guaham.  —  Amboine  et  Mauado, — Résultats  de 

l'expédition. 

L'expédition  dont  le  commandement  fut  confié  au  baron  de  Bougainville 
n'était,  à  proprement  parler,  ni  un  voyage  scientifique  ni  une  campagne  de 
découvertes.  Son  but  principal  était  de  montrer  notre  pavillon  dans  l'extrême 
Orient,  et  de  faire  sentir  h  ces  gouvernements  peu  scrupuleux  que  la  France 
entendait  protéger  ses  nationaux  et  ses  intérêts,  partout  et  en  tout  temps.  Les 
instructions  données  à  ce  capitaine  de  vaisseau  portaient,  en  outre,  qu'il  aurait 
à  remettre  au  souverain  de  la  Cochinchine  une  lettre  du  roi,  ainsi  que  des  pré- 
sents qui  devaient  être  embarqués  sur  la  frégate  là  Thétis. 

M.  de  Bougainville  devait  aussi  se  livrer  à  des  recherches  bydrographiques 
partout  où  il  le  pourrait,  sans  s'exposer  à  des  retards  nuisibles  à  sa  navigation, 
et  réunir  les  notions  les  plus  étendues  sur  le  commerce,  les  productions  et  les 
moyens  d'échange  des  pays  où  il  s'arrêterait. 

Deux  bâtiments  étaient  placés  sous  les  ordres  de  M.  de  Bougainville.  L'un,  la 
Thétis,  était  une  frégate  toute  neuve,  portant  quarante-quatre  canons  et  trois 
cents  matelots; — aucun  bâtiment  français  de  cette  force,  sauf  la  Boudeuse,  n'avait 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  303 

encore  accompli  le  tour  du  monde;  —  l'autre  était  la  corvette  rasée  r Espérance, 
ayant  vingt  caronades  sur  le  pont  et  cent  vingt  hommes  d'équipage. 

Le  premier  de  ces  bâtiments  était  sous  les  ordres  directs  du  baron  de  Bou- 
gainville,  et  son  état-major  se  composait  d'officiers  de  choix,  parmi  lesquels 
on  remarque  les  noms  de  Longueville,  Lapierre  et  Raudin,  qui  devinrent  capi- 
taine de  vaisseau,  vice-amiral  et  contre-amiral.  L'Espérance  étaiteommandée  par 
le  capitaine  de  frégate  de  Nourquer  du  Camper,  qui,  comme  second  de  la  fré- 
gate la  Cléopâlre,  avait  déjà  exploré  une  grande  partie  du  parcours  de  la 
nouvelle  expédition.  Elle  comptait,  parmi  ses  officiers,  Turpin,  futur  contre- 
amiral,  député  et  aide  de  camp  de  Louis-Philippe,  Eugène  Penaud,  plus  tard 
officier  général,  et  Médéric  Malavois,  qui  devait  être  gouverneur  du  Sénégal. 

Pas  un  de  ces  savants  spéciaux,  que  l'on  avait  vus  répartis  avec  tant  de  prodi- 
galité sur  le  Naturaliste  ou  sur  tel  autre  bâtiment  circumnavigateur,  n'était 
embarqué  sur  les  navires  du  baron  de  Bougainville,  et  ce  fut  pour  celui-ci. 
durant  toute  la  campagne,  un  regret  d'autant  plus  vif  que  les  officiers  de  santé, 
retenus  par  les  soins  à  donner  à  un  nombreux  équipage,  ne  pouvaient  s'absenter 
longtemps  du  bord  pendant  les  relâches. 

Le  journal  du  voyage  de  M.  de  Bougainville  s'ouvre  par  cette  remarque 
judicieuse  : 

((  C'était,  il  n'y  a  pas  encore  bien  des  années,  une  entreprise  hasardeuse  qu'un 
voyage  autour  du  monde,  et  moins  d'un  demi-siècle  s'est  écoulé  depuis  l'époque 
à  laquelle  une  expédition  de  cette  nature  suffisait  pour  répandre  une  certaine 
illustration  sur  l'homme  qui  la  dirigeait...  C'était  alors  le  bon  temps,  l'âge 
d'or  du  circumnavigateur,  et  les  dangers  et  les  privations  contre  lesquels  il  avait 
à  lutter  étaient  payés  au  centuple,  lorsque,  riche  de  précieuses  découvertes,  il 
saluait  au  retour  les  rivages  de  la  patrie....  Il  n'en  est  plus  ainsi  ;  le  prestige  a  dis- 
paru ;  on  fait  à  présent  le  tour  de  la  terre  comme  on  faisait  son  tour  de  France  !....» 

Que  dirait  donc  aujourd'hui  le  baron  Yves-Hyacinthe  Potentien  de  Bougain- 
ville, le  fils  du  vice-amiral,  sénateur  et  membre  de  l'Institut,  maintenant  que 
nous  possédons  ces  admirables  navires  à  vapeur  si  perfectionnés,  et  ces  cartes 
ci  exactes  qui  semblent  faire  un  jeu  des  lointaines  navigations  ! 

Le  2  mars  1824,  la  Thétis  quittait  seule  la  rade  de  Brest  ;  elle  devait  retrouver  à 
Bourbon  sa  conserve  l'Espérance,  qui,  partie  depuis  quelque  temps,  avait  fait  voile 
pour  Rio-de-Janeiro.  Une  courte  relâche  à  TénérifFe.  où  la  Thétis  ne  put  acheter 
que  du  vin  de  mauvaise  qualité  et  fort  peu  des  rafraîchissements  dont  elle  avait 
besoin,  la  vue,  à  distance,  des  îles  du  cap  Vert  et  du  cap  de  Bonne-Espérance, 
la  recherche  de  l'île  fabuleuse  de  Saxembourg  et  de  quelques  vigies  non  moins 


304 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Idoles  indiennes  près  de  Pondichéry.  [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 

fantastiques,  furent  les  seuls  événementsdela  traversée  jusqu'à  File  Bourbon,  où 

l'Espérance  avait  devancé  sa  conserve. 
Bourbon  était  à  cette  époque  un  point  si  connu  des  navigateurs,  qu'il  n'y 

avait  pas  grand'chose  à  en  dire,  quand  on  avait  parlé  de  ses  deux  rades  foraines 

de  Saint-Denis  et  de  Saint-Paul. 

Saint-Denis,  la  capitale,  située  au  nord  de  Bourbon  et  à  l'extrémité  d'un 
plateau  incliné,  n'était,  à  proprement  parler,  qu'un  gros  bourg,  sans  enceinte 
ni  murailles,  dont  chaque  maison  était  entourée  d'un  jardin.  Pas  de  monuments 
publics  à  citer,  si  ce  n'est  le  palais  du  gouverneur,  situé  dans  une  position  qui 
domine   toute  la  rade,  le  jardin  botanique  et  le  jardin  de  naturalisation,  qui 


LES  GIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


305 


Indiens  de  Pondichéry.  (Page  306.) 

date  de  1817.  Le  premier,  placé  au  centre  de  la  ville,  renfermait  de  belles  pro- 
menades, par  malheur  peu  fréquentées,  et  était  admirablement  entretenu.  L'eu- 
calyptus, le  géant  des  forêts  australiennes,  le  phormium  tenax,  ce  chanvre  néo- 
zélandais,  le  casuarina,  ce  pin  de  Madagascar,  le  baobab  au  tronc  d'une  gros- 
seur prodigieuse,  le  carambollier,  le  sapotillier,  la  vanille,  faisaient  l'ornement 
de  ce  jardin,  qu'arrosaient  des  canaux  d'eau  vive.  Le  second,  sur  la  croupe  d'un 
coteau,  formé  de  terrasses  échelonnées,  sur  lesquelles  des  ruisseaux  portaient 
la  vie  et  la  fécondité,  était  consacré  à  l'acclimatation  des  arbres  et  des  plantes 
des  contrées  européennes.  Les  pommiers,  les  pêchers,  les  abricotiers,  les  ce- 
risiers et  les  poiriers,  ayant  parfaitement  réussi,  avaient  déjà  fourni  à  la  colo- 

39 


306  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


nie  des  plants  précieux.  On  cultivait  aussi,  dans  ce  jardin,  la  vigne,  l'arbuste 
à  thé  et  nombre  d'essences  étrangères,  parmi  lesquelles  Bougainville  se  plait 
à  citer  le  «  laurea  argentea  > ,  à  la  feuille  brillante. 

Le  9  juin,  les  deux  bâtiments  quittèrent  la  rade  de  Saint-Denis.  Après  avoir 
doublé  les  bancs  de  la  Fortune  et  de  Saya  de  Malha,  passé  au  large  des  Sé- 
chelles,  puis  entre  les  attolls  sud  des  Maldives,  îles  à  fleur  d'eau  couvertes 
d'arbres  touffus  que  couronnent  des  bouquets  de  cocotiers,  ils  reconnurent 
l'île  de  Ceylan  et  la  côte  de  Coromandel,  et  jetèrent  l'ancre  devant  Pondichéry. 

Cette  partie  de  l'Inde  est  loin  de  répondre  à  l'idée  enchanteresse  que  les  Euro- 
péens ont  pu  s'en  former  d'après  les  descriptions  dithyrambiques  des  écrivains 
qui  ont  célébré  ses  merveilles. 

Peu  considérable  est  le  nombre  des  édifices  et  des  monuments  à  Pondichéry, 
et,  lorsqu'on  a  visité  les  pagodes,  —  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  —  et  les 
«  chaudières  »,  dont  l'utilité  est  l'unique  recommandation,  on  n'a  plus  à  s'in- 
téresser qu'à  la  nouveauté  des  scènes  qui  se  renouvellent  à  chaque  pas  dans 
cette  ville  séparée  en  deux  quartiers  bien  distincts.  A  l'un,  la  ville  «  blanche  », 
aux  édifices  coquets,  mais  si  triste  et  si  solitaire,  ne  doit-on  pas  préférer 
l'autre,  la  ville  «  noire  »,  avec  ses  bazars,  ses  jongleurs,  ses  pagodes  massives 
et  les  danses  attrayantes  de  ses  bayadères? 

«La  population  indienne,  à  la  côte  de  Coromandel,  dit  la  relation,  se  divise  en 
deux  classes  :  la  main  droite  et  la  main  gauche.  Cette  division  tire  son  origine  du 
gouvernement  d'un  nabab  sous  lequel  le  peuple  se  révolta  :  tous  ceux  qui  restè- 
rent fidèles  au  prince  furent  distingués  sous  la  qualification  de  main  droite,  et 
les  autres  sous  celle  de  main  gauche.  Ces  deux  grandes  tribus,  qui  partagent 
presque  en  égale  portion  toute  la  population  ,  sont  constamment  en  état 
d'hostilité  pour  ce  qui  tient  aux  rangs  et  aux  prérogatives  que  les  amis  du 
prince  avaient  obtenus.  Ceux-ci  sont  cependant  restés  en  possession  des  emplois 
qui  tiennent  au  gouvernement,  tandis  que  les  autres  s'occupent  de  commerce  et 
de  métiers.  Mais,  pour  maintenir  entre  eux  la  paix,  il  a  fallu  défendre  leurs  an- 
ciennes processions  et  cérémonies...  La  main  droite  et  la  main  gauche  se  subdi- 
visent en  dix-huit  castes  ou  métiers,  pétries  de  prétentions  et  de  préjugés  que 
la  fréquentation  des  Européens  depuis  des  siècles  n'a  pas  diminués.  De  là  des 
sentiments  de  rivalité  et  de  mépris  qui  seraient  la  source  de  guerres  sanglantes, 
si  les  Hindous  n'avaient  horreur  du  sang  et  si  leur  caractère  ne  les  éloignait 
de  tous  les  partis  violents.  Celte  douceur  de  mœurs  et  ce  principe  toujours  actif 
de  dissension  servent  à  expliquer  le  phénomène  politique  de  plus  de  cinquante 
millions  d'hommes  subissant  le  joug  de  vingt-cinq  à  trente  mille  étrangers.  » 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  307 


La  Thétis  et  YEspérance  quittèrent,  le  30  juillet,  la  rade  de  Pondichéry,  tra- 
versèrent le  golfe  du  Bengale,  reconnurent  les  Nicobar  et  Poulo-Penang.  port 
franc  où  se  voyaient  à  la  fois  trois  cents  navires.  Puis,  elles  embouquèrent  le 
détroit  de  Malacca  et  s'arrêtèrent  dans  ce  port  hollandais,  du  24  au  2G  juillet, 
pour  réparer  quelques  avaries  survenues  à  YEspérance,  de  manière  qu'elle  pût 
tenir  la  mer  jusqu'à  Manille  Les  rapports  avec  le  résident  et  les  habitants  furent 
d'autant  meilleurs  qu'ils  se  trouvèrent  scellés  par  des  repas  donnés  à  terre  et 
sur  la  Thétis  en  l'honneur  des  rois  de  France  et  des  Pays-Bas. 

Au  reste,  les  Hollandais  s'attendaient  à  céder  bientôt  cet  établissement  aux 
Anglais,  comme  cela  se  fit  en  effet  quelque  temps  après.  Et  cependant,  au 
point  de  vue  de  la  fertilité  du  sol,  de  l'agrément  de  la  situation  de  la  facilité 
de  se  procurer  les  objets  de  première  nécessité,  Malacca  l'emportait  de  beau- 
coup sur  ses  rivales. 

Bougainville  quitta  cette  rade  le  26  août,  et  fut  contrarié  par  des  vents 
debout,  des  calmes  et  des  orages  pendant  le  reste  de  la  traversée  du  détroit. 
C'étaient  les  parages  le  plus  particulièrement  fréquentés  par  les  pirates  malais. 
Aussi,  bien  que  la  division  fût  de  force  à  ne  redouter  aucun  ennemi,  le  com- 
mandant fit  placer  des  factionnaires  et  prit  les  précautions  nécessaires  pour 
éviter  toute  surprise.  Il  n'était  pas  rare  de  voir  quelques-uns  de  ces  pros  mon- 
tés par  cent  hommes  d'équipage,  et  plus  d'un  navire  marchand  avait  été  ré- 
cemment la  proie  de  ces  incorrigés  et  incorrigibles  forbans. 

Mais  la  division  n'aperçut  rien  de  suspect  et  continua  sa  route  jusqu'à  Sin- 
gapour. 

C'était  un  singulier  mélange  de  races  que  la  population  de  cette  ville.  On  y 
rencontrait  l'Européen,  adonné  aux  principales  branches  du  commerce;  des 
marchands,  Arméniens  et  Arabes;  des  Chinois,  les  uns  cultivateurs,  les  autres 
exerçant  différents  métiers  qui  fournissent  aux  besoins  de  la  population.  Pour 
les  Malais,  déplacés  au  milieu  de  cette  civilisation  naissante,  ou  ils  vivaient 
dans  la  domesticité,  ou  ils  s'endormaient  dans  leur  indolence  et  leur  misère. 
Quant  aux  Hindous,  chassés  et  bannis  de  leur  patrie  pour  crimes,  ils  ne  pra- 
tiquaient que  ces  métiers  inavouables  qui  empêchent  de  mourir  de  faim  la  lie 
de  toutes  les  grandes  villes. 

C'était  en  1819  seulement  que  les  Anglais  avaient  acheté  du  sultan  malais  de 
Djohor  le  droit  de  s'établir  dans  la  ville  de  Singapour.  La  petite  bourgade  où 
ils  s'établirent  ne  comptait  à  ce  moment  que  cent  cinquante  habitants  ;  mais, 
grâce  à  sir  Stamfard  Raffles,  une  ville  n'avait  pas  tardé  à  s'élever  sur  rempla- 
cement des  modestes  cabanes  des  habitants  ;  par  une  sage  mesure  administra- 


308  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

tîve,  tout  droit  de  douane  avait  été  supprimé,  et  ce  que  la  nouvelle  cité  devait 
à  la  nature,  c'est-à-dire  un  port  vaste  et  sûr,  avait  été  habilement  complété 
par  la  main  de  l'homme. 

La  garnison  ne  comptait  que  trois  cents  cipayes  et  trente  canonniers  ;  les 
fortifications  n'existaient  pas  encore,  et  le  matériel  d'artillerie  comprenait 
seulement  une  batterie  de  vingt  canons  et  autant  de  pièces  de  campagne  en 
bronze. 

A  vrai  dire,  Singapour  n'était  qu'un  entrepôt  de  commerce.  De  Madras  lui 
venaient  les  toiles  de  coton;  de  Calcutta,  l'opium;  de  Sumatra,  le  poivre;  de 
Java,  l'arack  et  les  épiceries;  de  3Ianille,  le  sucre  et  l'arack,  et  toutes  ces  mar- 
chandises étaient  ensuite  envoyées  en  Europe,  en  Chine,  à  Siam,  etc. 

D'édifices  publics,  nulle  trace.  Il  n'y  avait  ni  magasins  publics,  ni  bassins  de 
carénage,  ni  chantiers  de  construction,  ni  casernes;  mais  on  remarquait  une 
petite  église  à  l'usage  des  indigènes  convertis. 

Le  2  septembre,  la  division  reprit  sa  route  et  atteignit  sans  incident  le  port 
de  Cavité.  Le  commandant  de  Y  Espérance,  M.  Du  Camper,  qu'un  séjour  de 
plusieurs  années  à  Luçon  avait  mis  en  relations  avec  les  principaux  habitants, 
reçut  l'ordre  de  gagner  Manille,  où  il  devait  prévenir  le  gouverneur  général  des 
Philippines  de  l'arrivée  des  frégates,  des  motifs  de  leur  relâche,  puis  sonder  ses 
dispositions  et  pressentir  l'accueil  qui  serait  fait  aux  Français. 

L'intervention  récente  de  ceux-ci  en  Espagne  les  plaçait,  en  effet,  dans  une 
situation  assez  délicate  vis-à-vis  du  gouverneur,  don  Juan-Antonio  Martinez, 
nommé  à  ce  poste  par  le  gouvernement  des  Cortôs  que  ceux-ci  venaient  de 
renverser.  Les  appréhensions  du  commandant  ne  se  trouvèrent  pas  confir- 
mées, et  il  trouva  auprès  des  autorités  espagnoles,  avec  le  concours  le  plus  em- 
pressé, la  bonne  volonté  la  plus  active. 

La  baie  de  Cavité,  où  les  bâtiments  avaient  jeté  l'ancre,  s'encombrait  tous  les 
jours  par  les  vases.  C'était,  pourtant,  le  principal  port  des  Philippines.  Les 
Espagnols  y  possédaient  un  arsenal  fort  bien  muni,  dans  lequel  travaillaient  des 
Indiens  des  environs,  ouvriers  adroits  et  intelligents,  mais  paresseux  à  l'excès. 

Tandis  qu'on  procédait  au  doublage  de  la  Thétis  et  aux  travaux  importants 
que  nécessitait  l'état  de  X Espérance,  les  commis  et  les  officiers  surveillaient  à 
Manille  la  confection  des  vivres  et  des  cordages.  Ces  derniers,  faits  en  «  abaca  », 
fibres  d'un  bananier  qu'on  appelle  vulgairement  «  chanvre  de  Manille  »,  bien 
que  cités  pour  leur  grande  élasticité,  ne  firent  pas  un  bon  usage  à  bord  des 
bâtiments. 

Le  temps  de  la  relâche  fut  douloureusement  troublé  par  des  tremblements 


LES  CIUCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  309 

de  terre  et  des  typhons  qui  sont  périodiques  à  Manille.  Le  24  octobre,  le  trem- 
blement de  terre  fut  si  violent,  que  le  gouverneur,  les  troupes  et  une  partie  des 
habitants  durent  abandonner  la  ville  à  la  hâte.  Le  dommage  fut  estimé  à  trois 
millions  de  francs;  quantité  de  maisons  s'écroulèrent,  huit  personnes  furent 
ensevelies  sous  les  ruines  et  un  grand  nombre  furent  blessées. 

A  peine  la  population  commençait-elle  à  se  rassurer,  qu'un  épouvantable 
typhon  vint  mettre  le  comble  à  la  calamité  publique.  Il  ne  dura  qu'une  partie 
de  la  nuit  du  31  octobre,  et  le  lendemain,  lorsque  le  soleil  se  leva,  on  aurait 
pu  croire  n'avoir  fait  qu'un  mauvais  rêve,  si  la  vue  des  campagnes  ravagées, 
l'aspect  lamentable  de  la  rade  avec  six  navires  à  la  côte  et  les  autres  presque 
entièrement  désemparés,  n'eussent  témoigné  de  la  réalité  du  phénomène.  Tout 
autour  de  la  ville,  le  pays  était  dévasté,  les  récoltes  perdues,  les  arbres,  même 
les  plus  gros,  violemment  arrachés,  les  villages  détruits.  C'était  un  spectacle 
navrant  ! 

h' Espérance  avait  son  grand  mât  et  le  mât  d'artimon  rasés  à  quelques  pieds 
au-dessus  du  pont,  ses  bastingages  emportés.  La  Thétis,  plus  heureuse,  était 
sortie  presque  sauve  de  cette  épouvantable  tempête.  La  paresse  des  ouvriers,  le 
grand  nombre  de  fêtes  qu'ils  chôment,  eurent  bientôt  décidé  Bougainville  à  se 
séparer  momentanément  de  sa  conserve,  et.  le  12  décembre,  il  faisait  mettre  à 
la  voile  pour  la  Cochinchine. 

Mais,  avant  de  suivre  les  Français  aux  bords  peu  fréquentés  de  ce  pays,  il 
convient  de  parcourir  avec  eux  Manille  et  ses  environs. 

La  baie  de  Manille  est  sans  contredit  l'une  des  plus  vastes  et  des  plus  belles 
du  monde  ;  des  flottes  nombreuses  y  pourraient  trouver  place  ;  ses  deux  passes 
n'étaient  pas  encore  défendues,  ce  qui  avait  permis,  en  1798,  à  deux  frégates 
anglaises  de  pénétrer  dans  le  port  et  d'enlever  plusieurs  bâtiments  sous  le  canon 
même  de  la  ville. 

L'horizon  est  fermé  par  une  barrière  de  montagnes,  qui  finit  au  sud  par  le 
Taal,  volcan  presque  éteint  aujourd'hui,  mais  dont  les  éruptions  ont  causé 
plusieurs  fois  des  malheurs  effroyables.  Dans  la  plaine,  au  milieu  des  champs 
de  riz,  des  hameaux  ou  des  maisons  isolées  animent  le  paysage. 

En  face  de  l'entrée  de  la  baie  s'élève  la  ville,  qui  compte  cent  soixante  mille 
habitants,  avec  son  phare  et  ses  longs  faubourgs.  Elle  est  arrosée  par  le  Passig, 
rivière  sortie  du  lac  de  Bay,  et  cette  situation  exceptionnelle  lui  assure  des 
avantages  que  plus  d'une  capitale  envierait. 

La  garnison,  sans  y  comprendre  la  milice,  se  composait  à  cette  époque  de 
deux  mille  deux  cents  hommes  de  troupes.  A  côté  de  la  marine  militaire,  tou- 


310  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


jours  représentée  par  quelque  bâtiment  en  station,  était  organisée  une  marine 
propre  à  la  colonie,  qui  avait  reçu  le  nom  de  «  sutil  »,  soit  à  cause  de  la  petitesse 
des  bâtiments  employés,  soit  à  cause  de  leur  rapidité.  Cette  marine,  dont  tous 
les  grades  sont  à  la  nomination  du  gouverneur  général,  se  composait  de  goé- 
lettes et  de  chaloupes  canonnières,  destinées  à  protéger  les  côtes  et  les  bâti- 
ments de  commerce  contre  les  pirates  des  îles  Soulou.  On  ne  peut  pas  dire  que 
cette  organisation,  qui  coûte  beaucoup,  ait  produit  de  grands  résultats.  Bou- 
gainville  en  donne  un  singulier  exemple  :  les  Soulouans  ayant,  en  1828,  enlevé 
sur  les  côtes  de  Luçon  trois  mille  habitants,  une  expédition  dirigée  contre  eux 
avait  coûté  cent  quarante  mille  piastres  pour  leur  tuer  six  hommes! 

Une  assez  grande  fermentation  régnait  aux  Philippines  à  l'époque  du  séjour 
de  la  Thétis  et  de  Y  Espérance,  et  le  contre-coup  des  événements  qui  avaient  en- 
sanglanté la  métropole  s'y  faisait  douloureusement  sentir.  En  1820,  le  ±0  dé- 
cembre, massacre  des  blancs  par  les  Indiens,  en  1824,  révolte  d'un  régiment  et 
assassinat  d'un  ancien  gouverneur,  M.  de  Folgueras,  tels  avaient  été  les  pre- 
mières secousses  qui  avaient  ébranlé  la  domination  espagnole.  Les  métis,  qui 
formaient,  avec  les  Tagals,  la  classe  la  plus  riche  et  la  plus  industrieuse  en 
même  temps  que  la  véritable  population  indigène,  donnaient  à  cette  époque 
des  craintes  légitimes  à  l'autorité,  car  on  savait  qu'ils  voulaient  l'expulsion  de 
tout  ce  qui  n'avait  pas  pris  naissance  aux  Philippines.  C'étaient  eux  qui  com- 
mandaient les  régiments  indigènes,  c'étaient  eux  qui  possédaient  la  plupart  des 
cures;  on  voit  qu'ils  jouissaient  d'une  influence  considérable,  et  l'on  pouvait  se 
demander  si  l'on  n'était  pas  à  la  veille  d'une  de  ces  révolutions  qui  ont  privé 
l'Espagne  de  ses  plus  belles  colonies. 

La  navigation  de  la  Thétis  jusqu'à  Macao  fut  contrariée  par  des  grains,  des 
rafales,  des  averses  et  un  froid  qui  furent  d'autant  plus  sensibles  que,  pen- 
dant plusieurs  mois,  les  navigateurs  avaient  éprouve  une  température  de 
vingt-sept  degrés.  A  peine  l'ancre  fut-elle  tombée  dans  la  rivière  de  Canton, 
qu'un  grand  nombre  de  bateaux  du  pays  vinrent  entourer  la  frégate,  offrant  en 
vente  des  légumes,  des  poissons .  des  oranges  et  une  foule  de  bagatelles, 
autrefois  si  rares,  aujourd'hui  plus  communes,  mais  toujours  coûteuses. 

«  La  ville  do  Macao,  encaissée  entre  des  collines  arides,  dit  la  relation,  se 
laisse  apercevoir  de  loin  par  la  blancheur  éclatante  de  ses  édifices.  Son  expo- 
sition fait  face  au  levant,  et  les  maisons  qui  bordent  la  plage,  élégamment  con- 
struites et  bien  alignées,  dessinent  les  contours  du  rivage.  C'est  le  beau  quar- 
tier de  la  ville,  celui  que  les  étrangers  habitent  ;  au  delà,  le  terrain  s'élève 
brusquement;  d'autres  façades,  celles  de  plusieurs  couvents,  que  leur  masse  et 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  ,jll 


leur  architecture  font  remarquer,  se  montrent  au  second  plan,  et  l'ensemble 
est  couronné  par  les  murailles  crénelées  des  forts  sur  lesquels  flottait  le  pavil- 
lon blanc  aux  armes  de  Portugal.  Aux  extrémités  nord  et  sud  de  la  ville,  les 
batteries  descendent  par  trois  étages  jusqu'à  la  mer,  et,  près  de  la  première, 
un  peu  en  dedans,  se  trouve  placée  une  église  dont  le  portique  et  les  décora- 
tions extérieures  sont  de  l'effet  le  plus  gracieux.  Plusieurs  sampangs,  des 
jonques  et  des  bateaux  dépêche,  mouillés  près  de  terre,  animent  ce  tableau, 
dont  le  cadre  paraîtrait  moins  sombre,  si  la  végétation  déployait  quelque  peu 
de  ses  richesses  sur  les  hauteurs  qui  environnent  la  ville.  » 

Par  sa  position  d'intermédiaire  du  commerce  entre  la  Chine  et  le  monde 
entier,  Macao,  un  des  débris  de  la  fortune  coloniale  du  Portugal,  avait  long- 
temps joui  d'une  prospérité  brillante.  En  1825,  il  n'en  était  plus  ainsi,  et  cette 
ville  ne  se  soutenait  plus  guère  que  par  la  contrebande  de  l'opium. 

La  relâche  de  la  Thétis  à  Macao  n'avait  pour  but  que  d'y  déposer  des  mission- 
naires et  d'y  montrer  le  pavillon  français.  Aussi  Bougainville  quitta-t-il  cette 
ville  dès  le  8  janvier  1C-5. 

Aucun  événement  digne  de  remarque  ne  vint  donner  de  l'intérêt  à  la  navi- 
gation jusqu'à  la  baie  de  Tourane.  Mais  en  y  arrivant,  Bougainville  apprit  que 
l'agent  français.  M.  Chaigneau,  avait  quitté  Hué  pour  Saigon,  avec  l'intention 
d'y  fréter  une  barque  à  destination  de  Singapour.  Le  commandant  ne  savait 
plus  à  qui  s'adresser,  et,  privé  de  la  seule  personne  qui  pût  faire  réussir  ses 
projets,  il  en  augura  tout  de  suite  le  plus  triste  succès.  Il  envoya  cependant 
aussitôt  à  Hué  une  lettre  exposant  l'objet  de  sa  mission,  et  dans  laquelle  il 
demandait  à  se  rendre  en  personne,  accompagné  de  quelques  officiers,  dans 
cette  capitale. 

Le  temps  qui  s'écoula  jusqu'à  la  réception  de  la  réponse  fut  mis  à  profit  par 
les  Français,  qui  visitèrent  en  détail  la  baie  et  ses  environs,  ainsi  que  les 
fameux  rochers  de  marbre,  objets  de  la  curiosité  de  tous  les  voyageurs. 

Certains  auteurs,  et  notamment  Horsburgh,  appellent  la  baie  de  Tourane 
l'une  des  plus  belles  et  des  plus  vastes  de  l'univers.  Telle  n'est  pas  l'opinion 
de  Bougainville,  qui  n'en  considère  comme  sûre  qu'une  très  petite  partie.  Le 
village  de  Tourane  est  situé  sur  le  bord  de  la  mer,  à  l'entrée  du  canal  de  Fay- 
Foë,  sur  la  rive  droite  duquel  s'élève  un  fort  bâti  par  des  ingénieurs  français, 
avec  glacis,  bastions  et  fossé  sec. 

Les  Français,  considérés  comme  d'anciens  alliés,  étaient  toujours  accueillis 
avec  bienveillance  et  sans  défiance.  11  n'en  était  pas  de  même,  paraît -il,  des 
Anglais,  à  qui  l'on  ne  permettait  pas  de  descendre  à  terre,  tandis  que  les  marins 


312 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Rivière  San  Matheo,  îles  Luçon.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


de  la  Thétis  obtinrent  aussitôt  droit  de  pêche  et  de  chasse,  liberté  entière 
d'aller  et  de  venir,  et  toute  facilité  pour  faire  des  vivres  frais. 

Grâce  à  la  latitude  qui  leur  était  laissée,  les  officiers  purent  donc  parcourir 
le  pays  et  faire  des  observations  intéressantes.  L'un  d'eux,  M.  de  la  Touannc, 
trace  le  portrait  suivant  des  indigènes  : 

«  Leur  taille  est  plutôt  au-dessous  qu'au-dessus  de  la  moyenne,  et,  à  cet 
égard,  ils  sont,  à  peu  près,  ce  que  sont  les  Chinois  de  Macao.  Leur  peau  est  d'un 
brun  jaunâtre,  leur  masque  est  plat  et  arrondi.  Leur  physionomie  sans  expres- 
sion et  leurs  yeux  mornes  ne  sont  cependant  pas  bridés  comme  ceux  des 
Chinois.  Ils  ont  le  nez  épaté,  la  bouche  grande,  et  leurs  lèvres  sont  renflées 


LES   CIRCU.MNAVKi  \TEURS  FRANÇAIS. 


313 


Femmes  de  la  baie  de  Tourane.  (Page  313.) 

d'une  manière  d'autant  plus  désagréable,  qu'avec  l'habitude  qu'ils  ont  tous, 
hommes  et  femmes,  de  mâcher  l'arec  mêlé  à  du  bétel  et  de  la  chaux,  elles  sont 
constamment  souillées  et  noircies.  Les  femmes,  presque  aussi  grandes  que  les 
hommes,  n'ont  pas  un  extérieur  plus  agréable,  et  la  malpropreté  repoussante 
commune  aux  deux  sexes  achève  de  les  priver  de  toute  espèce  d'attrait.  » 

Ce  qui  frappe  le  plus,  c'est  la  misère  de  ces  habitants  comparée  à  la  ferti- 
lité des  campagnes,  et  ce  contraste  choquant  dévoile  l'égoïsme  et  l'incurie  du 
gouvernement  non  moins  que  l'insatiable  avidité  des  mandarins. 

Si  les  plaines  portent  du  maïs,  des  patates  douces,  du  manioc,  du  tabac  et 
du  riz,  dont  la  belle  apparence  accuse  les  soins  qui  leur  sont  donnés,  la  mer 

40 


314  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


ïiourrit  quantité  de  poissons  exquis,  et  les  forêts  recèlent  nombre  d'oiseaux,  des 
tigres  et  des  rhinocéros,  des  buffles  et  des  éléphants,  ainsi  que  des  singes,  que 
l'on  rencontre  partout  en  grand  nombre.  Hauts  de  quatre  pieds,  le  teint 
coloré,  le  corps  d'un  gris  perle,  les  cuisses  noires  et  les  jambes  rouges,  ces 
derniers  portent  un  collier  rouge  et  une  ceinture  blanche,  ce  qui  leur  donne 
tout  à  fait  l'air  d'être  habillés.  Leur  force  musculaire  est  prodigieuse,  et  ils 
franchissent,  en  sautant  de  branche  en  branche,  des  distances  énormes.  Rien 
de  curieux  comme  de  voir  une  grappe  d'une  douzaine  de  ces  animaux  se  livrer 
sur  le  même  arbre  aux  grimaces  et  aux  contorsions  les  plus  étranges. 

«  Un  jour  que  j'étais  seul  à  la  lisière  du  bois,  dit  Bougainville,  j'en  blessai  un 
qui  vint  montrer  sonnez  aux  rayons  du  soleil.  Il  se  prit  la  face  à  deux  mains  et 
se  mit  à  pousser  de  tels  gémissements,  que,  dans  un  instant,  plus  d'une  tren- 
taine des  siens  l'entourèrent.  Je  me  hâtai  de  recharger  mon  fusil,  ne  sachant  à 
quoi  je  devais  m'attendrejCar  il  y  a  tels  de  ces  animaux  qui  ne  craignent  pas  de 
s'attaquer  à  l'homme  ;  mais  la  bande,  s' emparant  du  blessé,  s'enfonça  de  nouveau 
dans  l'épaisseur  du  bois.  » 

Une  autre  excursion  eut  pour  but  les  rochers  de  marbre  de  la  rivière  Fay-Foë. 
Il  y  a  là  des  cavernes  bien  curieuses;  dans  l'une  d'elles,  on  remarque  une 
énorme  colonne  suspendue  à  la  voûte  et  dont  la  base  est  absolument  détachée 
du  sol.  On  ne  voyait  pas  de  stalactites  dans  cette  caverne,  mais  au  fond  on  en- 
tendait le  bruit  d'une  chute  d'eau. 

Un  peu  plus  loin,  à  l'air  libre,  les  Français  visitèrent  les  ruines  d'un  ancien 
édifice,  près  d'une  grotte  où  se  trouve  une  idole.  Dans  un  coin  existait  un  conduit 
latéral  que  Bougainville  suivit,  et  qui  le  conduisit  dans  une  «  immense  rotonde 
éclairée  par  en  haut  et  terminée  par  une  voûte  cintrée  de  soixante  pieds  d'élé- 
vation pour  le  moins.  Qu'on  se  représente  des  colonnes  de  marbre  de  couleurs 
variées,  dont  quelques-unes  paraissent  être  taillées  dans  le  bronze  par  suite  de 
l'enduit  verdâtre  que  le  temps  et  l'humidité  y  avaient  imprimé;  des  lianes  traver- 
sant la  pierre  du  faite,  et  tendant  vers  le  sol,  les  unes  en  faisceaux,  les  autres  en 
cordons,  comme  pour  recevoir  des  lustres;  des  groupes  de  stalactites  suspen- 
dues sur  nos  têtes,  semblables  à  d'énormes  jeux  d'orgues  ;  des  autels,  des  statues" 
mutilées,  des  monstres  hideux  taillés  dans  la  pierre;  enfin  toute  une  pagode, 
qui  n'occupait  cependant  qu'une  très  petite  partie  de  ce  vaste  emplacement' 
Qu'on  rassemble  maintenant  ces  objets  dans  un  même  cadre,  et  qu'on  les  éclaire 
■l'une  lumière  confuse,  incertaine,  et  l'on  aura  peut-être  quelque  idée  de  ce 
qui  frappa  tout  à  coup  mes  regards.  » 

Le  20  janvier  1825,  l'Espérance  ralliait  enfin  la  frégate.  Deux  jours  plus  tard 


LES  GIRGUMNAYKiATEUHS  FRANÇAIS.  315 


arrivaient  deux  envoyés  delà  cour  de  Hue,  qui  venaient  demander  à  Bougamville 
la  lettre  dont  il  était  porteur.  Mais,  comme  celui-ci  avait  ordre  de  ne  la  remettre 
qu'à  l'empereur  lui-même,  ces  exigences  amenèrent  des  négociations  aussi 
longues  que  puériles. 

Les  formes  cérémonieuses  dont  s'entouraient  les  envoyés  cochinchinois  rap- 
pelèrent à  Bougainvillc  l'anecdote  de  cet  envoyé  et  de  ce  gouverneur  de  Java 
qui,  faisant  assaut  de  gravité  et  de  prudence  diplomatique,  restèrent  vingt- 
quatre  heures  en  présence  et  se  quittèrent  sans  s'être  adressé  la  parole.  Le  com- 
mandant n'était  pas  homme  à  faire  preuve  de  tant  de  longanimité,  mais  il  ne 
put  obtenir  l'autorisation  qu'il  sollicitait,  et  la  négociation  se  termina  par  un 
échange  de  présents  qui  n'engageait  à  rien. 

En  somme,  le  résultat  le  plus  clair  de  toutes  ces  entrevues  était  l'assurance 
donnée  par  l'empereur  qu'il  verrait  avec  plaisir  les  navires  français  visiter  ses 
ports,  à  condition  de  se  conformer  aux  lois  de  l'empire. 

Depuis  1817,  les  Français  avaient  à  peu  près  été  les  seuls  qui  eussent  fait  des 
aflaires  passables  avec  la  Cochinchine,  grâce  à  la  présence  de  leurs  résidents  à 
la  cour  de  Hué,  et  il  dépendait  d'eux  seuls  de  conserver  une  situation  excep- 
tionnelle que  tes  anciennes  relations  amicales  avec  le  gouvernement  cochinchi- 
nois leur  avaient  procurée. 

Les  deux  bâtiments  quittèrent  la  baie  de  Tourane,  le  17  février,  avec  le 
projet  de  visiter  le  groupe  des  Anambas,  îles  qui  n'avaient  pas  encore  été 
explorées.  Le  3  mars,  on  eut  connaissance  de  cet  archipel,  qu'on  trouva  ne 
ressembler  en  aucune  façon  aux  Anambas  indiquées  sur  la  carte  anglaise  de 
la  mer  de  Chine.  Bougainville  fut  agréablement  surpris  de  voir  se  dérouler  sous 
ses  yeux  une  foule  d'iles  et  d'îlots,  qui  devaient  présenter  d'excellents  mouillages 
pendant  les  moussons. 

Les  deux  navires  pénétrèrent  au  milieu  de  cet  archipel,  dont  ils  firent  le 
lever  hydrographique.  Tandis  que  les  embarcations  étaient  employées  à  ce 
travail,  deux  pirogues  d'une  jolie  construction  s'approchèrent.  L'une  d'elles 
accosta  la  Thétis,  et  un  homme  d'une  cinquantaine  d'années,  la  poitrine  cou- 
turée de  cicatrices,  la  main  droite  privée  de  deux  doigts,  monta  à  bord.  11  était 
déjà  descendu  dans  l'entre-pont,  lorsque  la  vue  des  râteliers  d'armes  et  des 
canons  le  décida  à  regagner  sa  pirogue. 

Le  lendemain,  deux  autres  canots  montés  par  des  Malais,  à  la  physiono- 
mie farouche,  accostèrent.  Ceux-ci  apportaient  des  bananes,  des  cocos  et  des 
ananas  qu'ils  troquèrent  contre  du  biscuit,  un  mouchoir  et  deux  petites  haches. 

Quelques  autres  entrevues  eurent  lieu  avec  ces  insulaires,  armés  de  kriss  et  de 


316  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


demi-piques  au  fer  tranchant  des  deux  côtés.  On  ne  dut  voir  en  eux  que  de 
forcenés  pirates. 

Bien  que  les  Français  n'aient  exploré  qu'une  partie  de  ces  îles,  les  informa- 
tions qu'ils  recueillirent  n'en  sont  pas  moins  intéressantes  par  leur  nouveauté. 

La  première  condition  qu'exige  une  nombreuse  population,  c'est  l'abondance 
de  l'eau.  Or,  celle-ci  parait  fort  rare.  De  plus,  la  terre  végétale,  est  loin  d'être 
épaisse,  et  les  montagnes  n'étant  séparées  que  par  des  ravins  étroits  et  non 
par  des  plaines,  il  s'ensuit  que  la  culture  est  presque  impossible.  Les  arbres 
eux-mêmes  n'atteignent,  à  l'exception  des  cocotiers,  qu'une  hauteur  mé- 
diocre. Aussi  la  population,  au  dire  d'un  indigène,  ne  s'élèverait-elle  pas  à  plus 
de  deux  mille  habitants,  —  chiffre  qui  parut  encore  exagéré  à  Bougainville. 

L'heureuse  situation  de  ces  îles  sur  les  deux  routes  des  bâtiments  qui  font  le 
commerce  de  la  Chine,  aurait  dû  les  désigner,  depuis  longtemps,  à  l'attention 
des  navigateurs.  Il  faut  sans  doute  attribuer  à  leur  défaut  de  ressources  l'aban- 
don dans  lequel  elles  ont  été  laissées. 

Le  peu  d'empressement  et  de  confiance  que  Bougainville  rencontra  chez  ces 
insulaires,  le  haut  prix  des  denrées,  puis  le  renversement  de  la  mousson  dans 
les  mers  de  la  Sonde,  déterminèrent  le  commandant  à  suspendre  la  recon- 
naissance de  cet  archipel  pour  gagner  au  plus  tôt  Java,  où  ses  instructions  lui 
prescrivaient  de  toucher. 

Le  8  mars  fut  signalé  par  le  départ  des  deux  bâtiments,  qui  reconnurent 
d'abord  les  îles  Victory,  Barren,  Saddle  et  Camel,  passèrent  par  le  détroit  de 
Gaspar,  dont  la  traversée  ne  dura  pas  plus  de  deux  heures,  bien  qu'elle  se 
prolonge  souvent  plusieurs  jours  lorsqu'elle  n'est  pas  favorisée  par  le  vent,  et 
ils  jetèrent  l'ancre  à  Sourabaya,  où  l'on  apprit  la  mort  de  Louis  XVIII  et 
l'avènement  de  Charles  X. 

Comme  le  choléra,  qui  avait  fait,  en  1822,  trois  cent  mille  victimes  à  Java, 
sévissait  encore,  Bougainville  eut  la  précaution  de  conserver  à  bord  ses  équi- 
pages à  l'abri  du  soleil,  et  défendit  expressément  toute  communication  avec  les 
bateaux  chargés  de  fruits,  dont  l'usage  est  si  dangereux  pour  l'Européen,  par- 
ticulièrement durant  la  saison  des  pluies  ,  dans  laquelle  on  allait  entrer.  Malgré 
ces  ordres  si  sages,  la  dysenterie  allait  s'abattre  sur  la  Thétis.  et  y  faire  de 
trop  nombreuses  victimes. 

La  ville  de  Sourabaya  est  située  à  une  lieue  de  l'embouchure  de  la  rivière,  et 
l'on  n'y  peut  parvenir  qu'en  remontant  ce  cours  d'eau  à  la  cordelle.  Ses  abords 
sont  animés,  et  tout  annonce  une  population  active  et  commerçante.  Une 
expédition  dans  l'île  de  Célèbes  ayant  absorbé  toutes  les  ressources  du  gou- 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  317 


vernement,  et  les  magasins  étant  vides,  les  Français  durent  avoir  recours  aux 
négociants  chinois,  les  plus  effrontés  voleurs  qu'il  soit  possible  de  rencon- 
trer. Il  n'est  pas  de  ruse  qu'ils  n'aient  employée,  pas  de  friponnerie  qu'ils 
n'aient  tentée.  Aussi  la  relâche  à  Sourabaya  laissa-t-elle  dans  tous  les  esprits 
un  souvenir  désagréable. 

Par  contre,  il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  réception  que  les  Français  reçurent 
des  notables  de  la  colonie,  et  ils  n'eurent  qu'à  se  louer  de  l'affabilité  de  tous 
ceux  qui  appartenaient  à  l'administration. 

Venir  à  Sourabaya  sans  rendre  visite  au  sultan  de  Madura,  dont  la  réputation 
d'hospitalité  avait  passé  les  mers,  ce  serait  aussi  impossible  que  de  visiter  Paris 
sans  aller  voir  Versailles  et  Trianon. 

Après  un  lunch  réconfortant  pris  à  terre,  l'état-major  des  bâtiments 
monta  dans  des  calèches  à  quatre  chevaux.  Mais  les  routes  éLaient  si  mauvaises, 
les  chevaux  si  épuisés,  qu'on  serait  maintes  lois  resté  embourbé,  si  des  hommes, 
placés  en  sentinelle  dans  les  endroits  difficiles,  n'avaient  énergiqueinent  poussé 
à  la  roue.  Enfin  l'on  arriva  à  Bacalan,  et  les  calèches  s'arrêtèrent  dans  la  troisième 
cour  du  palais,  au  pied  d'un  escalier  en  haut  duquel  le  prince  héréditaire  et  le 
premier  ministre  attendaient  les  voyageurs. 

Le  prince  Adden  Engrate  appartenait  à  la  plus  illustre  famille  de  l'archipel 
indien.  Son  costume  était  celui  des  chefs  javanais  en  tenue  civile.  Une  longue 
jupe  d'indienne  à  fleurs  laissant  à  peine  voir  deux  pantoufles  chinoises,  un 
gilet  blanc  à  boutons  d'or  sous  une  petite  veste  à  basques,  de  drap  brun,  avec 
boutons  de  diamant,  un  mouchoir  noué  sur  la  tête,  que  surmonte  une  casquette 
à  visière,  eussent  donné  à  ce  grand  personnage  l'apparence  grotesque  d'une 
amazone  de  carnaval,  si  l'aisance  des  manières  et  la  dignité  du  maintien  n'a- 
vaient corrigé  l'excentricité  de  son  costume. 

Le  palais  ou  «  kraton  »  était  constitué  par  une  série  de  bâtiments  ornés  de 
galeries,  dans  lesquelles  des  auvents  et  des  rideaux  maintenaient  une  tempéra- 
ture d'une  fraîcheur  délicieuse.  Des  lustres,  des  meubles  européens  de  bon 
goût,  de  belles  tentures,  des  glaces  et  des  cristaux  contribuaient  à  la  décora- 
tion des  vastes  salles  et  des  appartements.  Un  corps  de  logis  sans  ouverture 
sur  la  cour  et  donnant  sur  des  jardins,  est  réservé  à  la  «  Ratou  »  (souveraine)  et 
aux  odalisques. 

La  réception  fut  cordiale,  et  le  déjeuner,  servi  à  l'européenne,  fut  exquis. 

«  La  conversation,  dit  Bougainville,  se  faisait  en  anglais ,  et  les  toasts  ne 
furent  pas  épargnés,  le  prince  nous  portant  les  santés  avec  du  thé  mis  en  bou- 
teille qu'il  se  versait  en  guise  de  madère.  Chef  de  la  religion  dans  ses  États,  il 


318  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


suit  rigoureusement  les  principes  du  Koran,  ne  boit  jamais  de  vin  et  passe  une 
grande  partie  de  son  temps  à  la  mosquée;  mais  il  n'en  est  pas  moins  bon  con- 
vive, et  sa  conversation  ne  se  ressent  nullement  de  l'austérité  qu'on  pourrait 
supposer  d'après  une  vie  aussi  régulière.  Il  est  vrai  qu'elle  ne  se  passe  pas  toute 
en  prières,  et  les  scènes  dont  nous  fûmes  témoins  donneraient  une  idée  bien 
différente  de  ses  mœurs,  si  la  religion  du  Prophète  n'accordait  sur  ce  point 
iwie  grande  latitude  à  ses  sectateurs.  » 

Dans  l'après-midi,  on  visita  des  remises  contenant  de  très  belles  voitures, 
dont  quelques-unes,  construites  dans  l'île,  étaient  si  bien  travaillées,  qu'il  était 
absolument  impossible  de  les  distinguer  de  celles  qui  avaient  été  importées. 
Puis  on  s'exerça  au  tir  à  l'arc.  En  rentrant  au  palais,  on  fut  accueilli  au  son 
d'une  musique  mélancolique  qu'interrompit  bientôt,  par  ses  aboiements  et  sa 
danse  bizarre,  le  bouffon  du  prince,  qui  fit  preuve  d'une  agilité  et  d'une  sou- 
plesse merveilleuses.  A  la  danse,  ou  plutôt  aux  poses  d'une  bayadère,  succé- 
dèrent les  émotions  du  vingt-et-un  ;  après  quoi,  chacun  alla  chercher  un  repos 
qu'il  avait  bien  gagné.  Le  lendemain,  nouveaux  jeux,  nouveaux  exercices.  Ce 
furent  d'abord  des  luttes  entre  hommes  faits  et  entre  enfants;  puis  ce  furent 
des  combats  de  cailles,  et  enfin  des  exercices  exécutés  par  un  chameau  et  un 
éléphant.  Au  déjeuner  succédèrent  une  promenade  en  calèche,  le  tire  à  l'arc, 
la  course  en  sac,  l'équilibre  du  panier,  etc.,  et  toutes  les  journées  du  sultan 
se  passaient  de  la  sorte. 

Les  marques  de  respect  et  de  soumission  qu'on  donne  à  ce  souverain  sont 
vraiment  étonnantes.  Il  n'est  personne  qui  se  tienne  debout  devant  lui  et  qui  ne  se 
prosterne  avant  de  lui  parler.  On  ne  le  sert  qu'à  genoux  et  «  il  n'est  pas  jusqu'à 
son  petit  enfant  de  quatre  ans  qui  ne  joigne  ses  menottes  en  s'adressant  à  lui.  » 

Bougainville  profila  de  son  séjour  à  Sourabaya  pour  aller  visiter,  aux  mon- 
tagnes de  Tengger,  le  volcan  de  Broumo.  Cette  excursion,  dans  laquelle  il  par- 
courut l'ile  sur  une  étendue  de  près  de  cent  milles,  de  l'est  à  l'ouest,  fut  des  plus 
intéressantes. 

Sourabaya  renferme  des  monuments  curieux,  qui  sont  pour  la  plupart 
l'œuvre  d'un  ancien  gouverneur,  le  général  Daendels  :  c'est  l'atelier  des  con- 
structions, l'hôtel  de  la  Monnaie,  le  seul  établissement  de  ce  genre  à  Java,  l'hô- 
pital, dont  l'emplacement  est  bien  choisi  et  où  l'on  compte  quatre  cents  lits. 

L'île  de  Madura,  en  face  de  Sourabaya,  qui  n'a  pas  moins  de  cent  milles  de 
longueur  sur  quinze  ou  vingt  de  largeur,  ne  produit  pas  assez  pour  nourrir 
sa  population,  bien  que  celle-ci  soit  clair-semée.  La  souveraineté  de  cette  île  est 
partagée  entre  le  sultan  de   Bacalan   et   celui  de  Sumanap,  qui   fournissent 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  319 


annuellement  six  cents  hommes  de  recrue  aux  Hollandais,  sans  compter  les 
levées  extraordinaires. 

Dès  le  20  avril,  des  symptômes  de  dysenterie  avaient  fait  leur  apparition. 
Aussi,  deux  jours  plus  tard,  les  deux  bâtiments  mirent-ils  à  la  voile.  Il  ne  leur 
fallut  pas  moins  de  sept  grands  jours  pour  franchir  le  détroit  de  Madura.  Ils 
remontèrent  la  côte  septentrionale  de  Lomboek,  et  passèrent  par  le  détroit 
d'Allass,  entre  Lomboek  et  Sumbava. 

La  première  de  ces  îles  présente,  du  pied  des  montages  à  la  mer,  un  riant 
tapis  de  verdure,  piqt  é  de  bouquets  d'arbres  au  port  élégant.  Sur  cette  côte,  on 
ne  manque  pas  de  bons  mouillages  et  on  s'y  procure  facilement  l'eau  et  le 
bois  dont  on  a  besoin. 

Mais  de  l'autre  côté,  ce  sont  de  nombreux  mamelons  à  l'aspect  aride,  une 
terre  haute  dont  une  chaîne  d'îles  escarpées  et  inaccessibles  défend  l'ap- 
proche :  c'est  Lomboek,  dont  il  faut  fuir  le  fond  de  corail  et  les  courants  trom- 
peurs. 

Deux  relâches  aux  villages  de  Baly  et  de  Peejow,  pour  se  procurer  des  vivres 
frais,  permirent  aux  officiers  de  procéder  au  lever  hydrographique  de  cette  partie 
de  la  côte  de  Lomboek. 

En  sortant  du  détroit,  Bougainville  chercha  l'île  Cloates,  sans  la  trouver, 
cela  va  sans  dire,  puisque  de  nombreux  navires,  depuis  quatre-vingts  ans, 
avaient  passé  sur  la  position  que  lui  donnaient  les  cartes.  Quant  aux  Tryals,  ces 
rochers,  vus  en  1777  parle  Fredensberg-CasfJe,  ne  seraient,  au  dire  du  capitaine 
King,  que  les  îles  Montebello,  qui  répondent  parfaitement  à  la  description  des 
Danois. 

Bougainville  avait  pour  instructions  de  reconnaître  les  environs  de  la  rivière 
des  Cygnes,  où  le  gouvernement  français  espérait  trouver  un  lieu  convenable 
pour  y  déporter  les  malheureux  entassées  dans  ses  bagnes.  Mais  l'Angleterre 
venait  d'arborer  son  pavillon  aux  1  erres  de  Nuyts  et  de  Leuwin,  dans  le  port 
du  Roi-Georges, la  baie  du  Géographe,  le  petit  port  Leschenaut  et  la  rivière  des 
Cygnes.  Cette  reconnaissance  devenait  donc  sans  objet.  En  tout  état  de  cause, 
il  eût  été  impossible  d'y  procéder,  en  raison  des  retards  qu'avait  subis  l'expé- 
dition, qui,  au  lieu  d'arriver  dans  ces  parages  au  mois  d'avril,  y  parvenait  seu- 
lement au  milieu  de  mai,  c'est-à-dire  au  cœur  de  l'hiver  de  cette  contrée.  En 
effet,  cette  côte  n'offre  aucun  abri;  dès  que  le  vent  se  met  à  souffler,  la  houle 
devient  énorme,  et  le  souvenir  des  épreuves  qu'avait  essuyées  le  Géographe,  à  la 
même  époque  de  l'année,  était  encore  vivant  dans  l'esprit  des  Français. 

Le  gros  temps  accompagna  la  Thètis  et  l'Espérance  jusqu'à  Hobart-Town,  le 


320 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXR  SIECLE. 


Entrée  de  la  baie  de  Sidney.  (Page  3-20. ) 


plus  considérable  des  établissements  anglais  sur  la  terre  de  Van-Diémen. 
Malgré  le  vif  désir  qu'avait  le  commandant  de  s'arrêter  en  cet  endroit,  il  dut 
fuir  devant  la  tempête  et  remonter  jusqu'à  Port-Jackson. 

\a\  fort  beau  phare  en  indiquait  l'entrée  :  c'était  une  tour  en  granit,  de 
soixante- seize  pieds  anglais  de  hauteur,  dont  la  lanterne,  éclairée  au  gaz,  pouvait 
s'apercevoir  par  un  beau  temps  à  huit  ou  neuf  lieues  de  distance. 

Le  gouverneur,  sir  Thomas  Brisbane,  fit  un  accueil  cordial  à  l'expédition,  et 
prit  aussitôt  les  mesures  nécessaires  pour  la  fourniture  des  vivres.  Elle  eut  lieu 
par  adjudication  au  rabais,  et  la  bonne  foi  la  plus  grande  présida  à  l'exécution 
du  marché. 


LES  CIRCUMNAYIGATEURS  FRANÇAIS. 


321 


C'est  la  cataracte  connue  sous  le  nom  «  d'Aspley's  water-fall.  »  [Page  323.) 

La  corvette  dut  être  échou&e  pour  qu'il  fût  possible  de  rétablir  son  doublage; 
mais  cette  réparation,  ainsi  que  celles,  moins  importantes,  qui  furent  faites  à  la 
Thctis,  n'exigèrent  que  peu  de  temps. 

D'ailleurs,  cette  relâche  fut  mise  à  profit  par  tout  l'état-major,  qu'intéres- 
saient profondément  les  progrès  merveilleux  de  cette  colonie  pénitentiaire. 
Tandis  que  Bougainville  dévorait  tous  les  ouvrages  jusqu'à  ce  jour  parus  sur 
la  Nouvelle-Galles  du  Sud ,  les  officiers  parcouraient  la  ville  et  s'arrêtaient 
émerveillés  à  l'aspect  des  innombrables  monuments  élevés  par  le  gouverneur 
Macquarie  :  casernes,  hôpital  général,  marché,  hospices  des  orphelins,  des  vieil- 
lards et  des  infirmes,  prison,  fort,  églises,  hôtel  du  gouvernement,  fontaines, 

41 


322  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

portes  de  la  ville,  enfin  «  les  écuries  du  gouvernement,  que  l'on  prendra  toujours 
au  premier  abord  pour  le  palais  lui-même.  » 

Mais  il  y  avait  quelques  ombres  au  tableau  :  les  rues  larges  et  bien  alignées 
n'étaient  ni  pavées  ni  éclairées;  elles  étaient  même  si  peu  sûres  la  nuit,  que 
plusieurs  personnes  furent  assommées  et  dévalisées  au  beau  milieu  de  Georges 
Street,  la  mieux  habitée  de  Sydney.  Si  les  rues  de  la  ville  étaient  peu  sûres,  les 
environs  l'étaient  moins  encore.  Des  convicts  vagabonds  parcouraient  la  cam- 
pagne par  bandes  de  «  bush -rangers  '  »,  et  ils  s'étaient  à  ce  point  rendus 
redoutables  que  le  gouvernement  venait  d'organiser  une  compagnie  de  cin- 
quante dragons  dans  l'unique  but  de  les  poursuivre. 

Les  officiers  français  n'en  firent  pas  moins  plusieurs  excursions  intéressantes 
à  Parramatta,  sur  les  bords  de  la  Nepean,  rivière  très  encaissée,  où  ils  visi- 
tèrent le  domaine  de  Regent-vïlle,  puis  aux  «  plaines  d'Emu  »,  établissement 
agricole  du  gouvernement  et  sorte  de  ferme  -  modèle  ;  enfin  ils  assistèrent 
au  théâtre,  à  une  grande  réprésentation  qui  fut  donnée  en  leur  honneur. 

On  sait  le  plaisir  qu'éprouvent  tous  les  marins  à  monter  à  cheval.  Ce  fut  donc 
de  cette  manière  que  les  Français  parcoururent  les  plaines  de  l'Emu.  Les  nobles 
animaux,  importés  d'Angleterre,  n'avaient  pas  dégénéré  à  la  Nouvelle-Galles; 
ils  étaient  toujours  aussi  vifs,  comme  put  c'en  apercevoir  l'un  des  jeunes  offi- 
ciers. Celui-ci  s'adressant  à  leur  cicérone,  M.  Cox,  lui  disait  en  anglais  :  «  J'aime 
beaucoup  cet  exercice  de  l'équitation,  »  lorsqu'il  fut  lancé  brusquement  par 
dessus  son  cheval  et  se  retrouva  sur  l'herbe,  avant  d'avoir  pu  se  rendre  compte 
de  ce  qui  était  arrivé.  On  rit  d'autant  plus  que  l'habile  cavalier  ne  s'était  fait 
aucun  mal. 

Au  delà  des  cultures  de  M.  Cox  s'étend  la  forêt,  «  la  forêt  ouverte  »,  comme 
disent  les  Anglais,  qu'on  peut  parcourir  à  cheval,  où  rien  n'entrave  la  marche, 
forêt  d'eucalyptus  et  d'acacias  d'espèces  différentes,  ainsi  que  de  casuarinasau 
sombre  feuillage. 

Le  lendemain,  on  fit  en  canot  une  promenade  sur  la  rivière  Nepean,  affluent 
de  l'Hawkesbury.  Cette  course  fut  fructueuse  pour  l'histoire  naturelle.  Bou- 
gainville  y  enrichit  sa  collection  de  canards,  de  poules  d'eau,  d'une  très  jolie 
espèce  de  martin-pêcheur  «  King's  fisher»  et  de  cacatoès.  Dans  les  bois,  on  en- 
tendait le  cri  désagréable  du  faisan-lyre  et  de  deux  autres  oiseaux,  qui  imitent  à 
s'y  méprendre  le  tintement  d'une  clochette  et  le  bruit  strident  de  la  scie. 

Ce  ne  sont  pas  les  seuls  oiseaux  qui  soient  remarquables  par  la  singularité 

i.  Bush,  buisson;  ranger,  rôdeur. 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  323 


de  leur  chant  ;  il  faut  ri  1er  aussi  le  «  siffleur  »,  le  «  rémouleur»,  le  «moqueur  », 
le  «  cocher  »,  qui  imite  le  claquement  du  fouet,  et  le  «  laughing  jackass  »,  aux 
continuels  éclats  de  rire,  qui  finissent  par  singulièrement  porter  sur  les  nerfs. 

Sir  John  Cox  fit  également  cadeau  au  commandant  de  deux  taupes  d'eau, 
autrement  dites  ornithorynques.  Les  mœurs  de  ce  curieux  animal  amphibie 
étaient  encore  mal  connues  des  naturalistes  européens,  et  bien  des  musées  n'en 
possédaient  pas  un  seul  échantillon. 

Une  autre  course  fut  faite  dans  les  montagnes  Bleues,  où  l'on  visita  le  fameux 
Plateau  du  Roi  «  Ring  s  table-land  »,  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  magnifique.  A 
grand'peine  on  arrive  sur  un  coteau,  et  tout  à  coup  un  abîme  de  seize  cents 
pieds  de  profondeur  s'ouvre  sous  les  pieds  ;  c'est  un  immense  tapis  de  verdure 
qui  se  déroule  sur  une  étendue  de  vingt  milles;  a  droite  et  à  gauche,  ce  sont 
les  flancs  déchirés  de  la  montagne,  violemment  écartés  par  quelque  tremble- 
ment de  terre  et  dont  les  assises  se  correspondent  exactement  ;  plus  près ,  un 
torrent  bondit  en  grondant  et  se  précipite  par  cascades  au  fond  de  la  vallée  ; 
c'est  la  cataracte  connue  sous  le  nom  «  d'Aspley's  water-fali».  Puis,  ce  fut  une 
chasse  au  kanguroo  dans  les  Gow-Pastures  avec  M.  Mac-Arthur,  l'un  des  hommes 
qui  avaient  le  plus  fait  pour  la  prospérité  de  la  Nouvelle-Galles. 

Bougainville  mit  encore  à  profit  son  séjour  à  Sydney  pour  poser  la  première 
pierre  d'un  monument  à  la  mémoire  de  La  Pérouse.  Ce  cénotaphe  fut  élevé 
dans  la  baie  Botanique,  sur  l'emplacement  même  où  le  navigateur  avait  établi 
son  camp. 

Le  21  septembre,  la  Thètis  et  Y  Espérance  mirent  enfin  à  la  voile.  Elles  passè- 
rent au  large  de  Pitcairn,  de  l'île  de  Pâques  et  de  Juan-Fernandez,  devenue 
lieu  de  déportation  pour  les  criminels  du  Chili,  après  avoir  été  occupée,  durant 
un  demi  siècle,  par  des  Espagnols  qui  y  cultivaient  la  vigne.  Le  23  novembre,  la 
Thètis,  qui  pendant  une  brume  épaisse  s'était  séparée  de  YFspérance,  mouillait 
à  Valparaiso  où  elle  trouvait  la  division  de  l'amiral  de  Rosamel. 

Grande  animation  régnait  dans  la  rade  ;  une  expédition  se  préparait  contre 
l'île  Chiloé,  qui  appartenait  encore  à  l'Espagne,  par  le  directeur  suprême,  le 
général  Ramon  Freire  y  Serrano,  dont  il  a  été  déjà  parlé. 

Bougainville,  comme  le  voyageur  russe  Lùtké,  est  d'avis  que  la  position  de 
Valparaiso  ne  justifie  pas  son  nom.  Les  rues  sont  sales,  étroites  et  tellement 
escarpées  qu'il  est  très  fatigant  de  les  parcourir.  La  seule  partie  agréable  est  le 
faubourg  de  l'Almendral  qui,  adossé  à  des  jardins  et  à  des  vergers,  le  serait  en- 
core davantage  sans  les  tourbillons  de  sable  que  soulève  le  vent  pendant 
presque  toute  l'année.  En  1811,  Valparaiso  ne  comptait  que  quatre  ou  cinq 


324  LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIÈCLE. 


mille  âmes;  cette  population  avait  déjà  triplé  en  1825,  et  cette  marche  ascen- 
dante n'était  pas  près  de  s'arrêter. 

Au  moment  de  la  relâche  de  la  Thétis%  se  trouvait  également  à  Valparaiso  la 
frégate  anglaise  la  Blonde,  commandée  par  lord  Byron,  le  petit-fds  de  l'explora- 
teur dont  nous  avons  raconté  les  découvertes.  Par  une  coïncidence  pour  le 
moins  singulière,  il  venait  d'élever  dans  l'île  Havaï  un  monument  à  la  mémoire 
de  Cook,  alors  que  Bougainville,  le  fils  du  circumnavigateur  rencontré  par 
Byron  dans  le  détroit  de  Magellan,  venait  de  poser  à  la  Nouvelle-Galles  du  Sud 
la  première  pierre  du  monument  à  la  mémoire  de  La  Pérouse. 

Bougainville  profita  du  long  espace  de  temps  que  nécessita  le  ravitaillement 
de  sa  division  pour  faire  une  excursion  jusqu'à  Santiago,  capitale  du  Chili,  à 
trente-trois  lieues  dans  l'intérieur. 

Les  environs  de  cette  ville  sont  d'une  nudité  désespérante,  sans  habitation  ni 
culture.  On  n'est  averti  de  l'approche  de  la  cité  que  par  la  vue  de  ses  clochers, 
et  l'on  se  croit  encore  dans  les  faubourgs  qu'on  est  au  centre  de  Santiago.  Ce 
n'est  pas,  cependant,  que  les  monuments  fassent  défaut;  on  peut  citer  l'hôtel 
de  la  Monnaie,  l'université,  l'archevêché,  la  cathédrale,  l'église  des  Jésuites,  le 
palais  et  la  salle  de  spectacle,  cette  dernière  si  mal  éclairée  qu'on  ne  peut  y  dis- 
tinguer le  visage  des  spectateurs.  La  Canada  avait  remplacé  l'Alameda,  pro- 
menade où  l'on  se  réunissait  le  soir  sur  les  bords  du  rio  Mapocho.  Puis,  dès 
qu'on  eut  épuisé  les  curiosités  de  la  ville,  on  se  rejeta  sur  celles  des  environs,  et 
l'on  alla  visiter  le  Salto  de  agua,  cascade  de  deux  cents  toises  de  haut,  à 
laquelle  il  est  assez  difficile  d'accéder,  et  le  Cerito  de  Santa-Lucia,  sur  lequel 
est  un  fortin,  seule  défense  de  la  ville. 

La  saison  avançait,  et  il  importait  de  se  presser  si  l'on  voulait  ne  pas  man- 
quer l'époque  la  plus  favorable  pour  le  passage  du  cap  Horn.  Aussi,  le  8  jan- 
vier 1826,  les  deux  bâtiments  reprenaient-ils  la  mer.  Ils  doublèrent  le  cap  sans 
avarie,  ne  purent,  à  cause  des  brumes  et  des  vents  contraires,  atterrir  aux 
Malouines,  et,  le  28  mars,  ils  jetèrent  l'ancre  dans  la  rade  de  Rio-de-Janeiro. 

Les  circonstances  de  cette  relâche  furent  assez  heureuses  pour  permettre 
aux  Français  de  prendre  une  idée  exacte  de  l'ensemble  de  la  ville  et  de  la  cour. 
«  L'empereur,  dit  Bougainville,  était  en  voyage  lors  de  notre  arrivée,  et  son 
retour  donna  lieu  à  des  fêtes,  à  des  réceptions  qui  mirent  la  population  en 
mouvement,  faisant  trêve,  pour  un  temps,  à  l'uniformité  de  la  vie  que  l'on 
mène  en  cette  ville,  la  plus  triste  et  la  plus  maussade  du  monde  pour  les 
étrangers.  Les  environs  en  sont  cependant  charmants,  la  nature  y  a  prodigué 
ses  richesses,  et  son  havre  immense,  rendez-vous  des  nations  commerçantes  de 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  325 


l'Atlantique,  présente  le  tableau  le  plus  animé  :  c'est  un  innombrable  con- 
cours de  navires  entrants  et  sortants,  d'embarcations  qui  se  croisent  ;  un  tapage, 
à  ne  pas  s'entendre,  de  canonnades  tirées  par  les  forts  et  les  bâtiments  de  guerre 
faisant  et  rendant  des  saluts,  célébrant  un  anniversaire  ou  la  fête  de  quelque 
saint;  enfin  c'est  un  échange  continuel  de  politesses  entre  les  officiers  des 
marines  étrangères  se  visitant  mutuellement,  et  les  agents  diplomatiques  de 
ces  puissances  près  de  la  cour  de  Rio.  » 

Le  11  avril,  la  division  reprenait  la  mer  et  rentrait  à  Brest  le  24  juin  1826, 
sans  avoir  fait  escale  depuis  son  départ  de  Rio-de-Janeiro. 

Si  Bougainville  n'avait  accompli  aucune  découverte  dans  ce  voyage,  il  est  bon 
de  rappeler  que  ses  instructions  étaient  formelles  à  cet  égard  :  il  n'avait  qu'à 
montrer  le  pavillon  français  dans  des  localités  où  il  ne  se  faisait  que  rarement 
voir. 

On  doit,  cependant,  à  cet  officier  général  des  détails  très  intéressants  et 
parfois  nouveaux  sur  les  pays  qu'il  visita.  Quelques  relèvements,  opérés  par  cette 
division,  devaient  rendre  service  aux  navigateurs,  et  il  faut  avouer  que  la  partie 
hydrographique,  la  seule  des  sciences  que  le  manque  de  savants  spéciaux  sur 
ses  bâtiments  lui  permît  d'étudier,  est  soignée  et  comporte  des  observations 
aussi  nombreuses  qu'exactes.  On  ne  peut  que  se  joindre  au  commandant  de  la 
Thétis,  lorsqu'il  regrette  dans  sa  préface  que  le  gouvernement  ou  l'Académie  des 
Sciences  n'ait  pas  jugé  à  propos  d'utiliser  cet  armement  pour  recueillir  quel- 
ques nouveaux  documents,  qui  seraient  venus  augmenter  les  séries  déjà  si  riches 
des  prédécesseurs  du  baron  de  Bougainville. 

L'expédition  dont  allait  être  chargé  le  capitaine  Dumont  d'Urville  n'était, 
dans  la  pensée  du  ministre,  qu'un  moyen  d'augmenter  et  de  compléter  la  masse 
considérable  de  documents  scientifiques,  recueillis  par  le  capitaine  Duperrey, 
pendant  sa  campagne  de  1822  à  1824. 

Nul  officier  n'offrait  autant  de  titres  que  Dumont  d'Urville,  puisqu'il  avait  été 
le  second  de  Duperrey,  et  d'ailleurs,  c'était  lui  qui  avait  conçu  le  plan  et  avait 
arrêté  tous  les  détails  de  cette  nouvelle  exploration.  Les  parties  de  l'Océanie 
qu'il  se  proposait  de  reconnaître,  parce  qu'elles  lui  semblaient  réclamer  le  plus 
impérieusement  l'attention  du  géographe  et  du  voyageur,  c'étaient  la  Nouvelle- 
Zélande,  l'archipel  Viti.  les  Loyalty,la  Nouvelle-Bretagne  et  la  Nouvelle-Guinée. 

On  verra,  en  suivant  pas  à  pas  le  voyageur,  ce  qu'il  lui  fut  possible  d'exé- 
cuter. 

Un  intérêt  d'une  autre  sorte  devait  se  rattacher  à  cette  expédition,  mais  il  est 
bon  de  laisser  ici  parler  l'instruction  qui  fut  remise  au  navigateur  : 


326  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


«Un  capitaine  américain,  dit-elle,  a  dit  avoir  vu  entre  les  mains  des  naturels 
d'une  île  située  dans  l'intervalle  de  la  Nouvelle-Calédonie  à  la  Louisiade,  une 
croix  de  Saint-Louis  et  des  médailles  qui  lui  ont  paru  provenir  du  naufrage  du 
célèbre  navigateur  (La  Pérouse),  dont  la  perte  cause  de  si  justes  regrets.  Sans 
doute,  ce  n'est  là  qu'un  bien  faible  motif  d'espérer  que  des  victimes  de  ce  dé- 
sastre existent  encore;  cependant,  monsieur,  vous  donneriez  à  Sa  Majesté  une 
satisfaction  bien  vive  si,  après  tant  d'années  de  misère  et  d'exil,  quelqu'un  des 
malheureux  naufragés  était  rendu  par  vous  à  sa  patrie!  » 

Le  but  que  devait  s'efforcer  d'atteindre  l'expédition  était  donc  multiple,  et, 
par  le  plus  grand  des  hasards,  elle  obtint  presque  tous  les  résultats  qu'on 
en  attendait. 

Dumont  d'Urville  reçut,  dès  le  mois  de  décembre  1825,  sa  lettre  de  comman- 
dement, et  fut  autorisé  à  choisir  toutes  les  personnes  qui  l'accompagneraient. 
Il  s'attacha  pour  second  le  lieutenant  Jacquinot,  et  pour  collaborateurs  scien- 
tifiques, Quoy  et  Gaimard,  qui  avaient  fait  la  campagne  de  Y  Uranie,  et  le  chirur- 
gien Primevère  Lesson. 

Le  bâtiment  choisi  fut  la  Coquille,  dont  d'Urville  avait  pu  apprécier  les  excel- 
lentes qualités;  il  lui  donna  seulement,  en  mémoire  de  La  Pérouse,  le  nom 
d'Astrolabe  et  y  embarqua  un  équipage  de  quatre-vingts  hommes.  L'ancre  fut 
levée  le  25  avril  1826,  et  Ton  eut  bientôt  perdu  de  vue  les  montagnes  de  Toulon 
et  les  côtes  de  France. 

Après  une  relâche  à  Gibraltar,  Y  Astrolabe  s'arrêta  àTénériffe  pour  y  prendre 
quelques  vivres  frais  avant  de  traverser  l'Atlantique.  Le  commandant  mit  à 
profit  cette  station  pour  gravir  le  pic  de  Teyde.  D'Urville,  avec  MM.  Quoy, 
Gaimard  et  plusieurs  officiers,  suivit  d'abord  un  chemin  assez  mauvais  au  tra- 
vers de  campagnes  couvertes  de  scories. 

Mais,  à  mesure  qu'on  approche  de  la  Laguna,  la  scène  s'embellit.  Cette  ville, 
assez  grande,  ne  renferme  qu'une  population  peu  considérable,  indolente  et 
misérable. 

Depuis  Matanza  jusqu'à  Orotava,  la  végétation  est  magnifique,  et  la  vigne, 
avec  ses  pampres  verdoyants,  vient  ajouter  à  la  richesse  du  tableau. 

Orotava  est  une  petite  ville  maritime  dont  le  port  n'offre  qu'un  mauvais  abri; 
bien  bâtie  et  bien  percée,  elle  serait  agréable,  n'étaient  ses  pentes  rapides  qui 
y  rendent  la  circulation  presque  impossible. 

Après  trois  quarts  d'heure  d'escalade  au  milieu  de  campagnes  bien  cultivées, 
on  atteint  la  région  des  châtaigniers.  Au  delà  commencent  les  nuages,  et  le 
voyageur  n'avance  plus  que  baigné  d'une  brume  humide  excessivement  dés- 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  327 


agréable.  Plus  loin  c'est  la  région  des  bruyères,  au  delà  de  laquelle  l'atmosphère 
s'éclaircit,  les  plantes  disparaissent,  et  le  sol  devient  plus  maigre  et  plus  stérile. 
On  rencontre  alors  des  laves  décomposées,  des  scories  et  des  pierres  ponces 
en  quantité,  tandis  qu'au-dessous  s'étale  la  mer  immense  des  nuages. 

Jusqu'alors  masqué  par  les  nuées  ou  les  hautes  montagnes  qui  l'entouraient, 
le  Pic  se  détache  enfin.  La  pente  n'est  plus  rapide,  et  l'on  pénètre  dans  ces 
plaines  immenses  et  d'une  tristesse  poignante,  que  les  Espagnols  ont  appe- 
lées «  canadas  »,  en  raison  de  leur  nudité. 

Pour  déjeuner,  on  s'arrête  à  la  Grotte-du-Pin,  avant  de  franchir  les  immenses 
blocs  de  basalte  qui.  disposés  circulairement,  forment  l'enceinte  du  cratère, 
aujourd'hui  comblé  par  les  cendres  du  Pic. 

11  faut  alors  attaquer  le  pic  lui-même,  au  tiers  duquel  se  trouve  une  sorte 
d'esplanade  nommée  Estancia-de-los-Ingleses. 

C'est  là  que  les  voyageurs  passèrent  la  nuit,  non  pas  aussi  bien  que  dans 
leurs  cadres,  mais  sans  souffrir  trop  violemment  des  malaises  et  des  suffocations 
qu'avaient  éprouvés  tant  d'autres  explorateurs.  Seules,  les  puces  leur  livrèrent 
des  assauts  répétés  qui  empêchèrent  le  commandant  de  fermer  l'œil. 

A  quatre  heures  du  matin,  on  se  remit  en  route  et  l'on  gagna  bientôt  une  nou- 
velle esplanade  qui  porte  le  nom  d'Alta-Vista.  Au  delà,  tout  sentier  disparaît, 
et  il  faut  péniblement  grimper  sur  la  lave  nue  jusqu'au  Pain-de-Sucre,  croi- 
sant à  tout  moment  des  paquets  de  neige  que  leur  position  abritée  du  soleil 
empêche  de  fondre.  Le  Piton  est  très  escarpé,  et  son  escalade  est  rendue  encore 
plus  difficile  par  les  pierres  ponces  qui,  roulant  sous  les  pieds,  empêchent 
d'avancer. 

«  A  six  heures  trente  minutes,  dit  Dumont  d'Urville,  nous  arrivâmes  à  la 
cime  du  Pain-de-Sucre.  C'est  évidemment  un  cratère  à  demi  oblitéré,  à  parois 
peu  épaisses  et  échancrées,  dont  la  profondeur  est  de  soixante  à  quatre-vingts 
pieds  au  plus  et  semé  sur  sa  surface  de  fragments  d'obsidiennes  ou  de  ponces  et 
de  blocs  de  lave.  Des  vapeurs  sulfureuses  s'exhalent  de  ses  bords  et  forment, 
pour  ainsi  dire,  une  couronne  de  fumée,  tandis  que  le  fond  est  tout  à  fait 
refroidi.  A  la  cime  du  Piton,  le  thermomètre  était  à  11°;  mais  je  soupçonne 
qu'il  se  ressentait  encore  de  l'exposition  à  la  fumerolle,  car,  arrivé  au  fond  du 
cratère,  de  19°  au  soleil,  il  descendit  en  peu  de  temps  à  9°  5  à  l'ombre.  » 

La  descente  eut  lieu  sans  accident,  par  une  route  différente,  qui  permit  aux 
voyageurs  d'explorer  la  Cueva  de  la  Xieve  et  de  visiter  la  forêt  d'Agua-Garcia, 
que  traverse  un  ruisseau  limpide,  et  où  d'Urville  fit  une  récolte  abondante  de 
végétaux. 


3-28 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Maison  du  hùvre  Doreï.  (Nouvelle-Guinée.)  {!■  ac-simile.  Gravure  ancienne.) 


A  Santa-Cruz,  le  commandant  put  voir  dans  le  cabinet  du  major  Megliorini. 
au  milieu  d'armes,  de  coquilles,  d'animaux,  de  poissons  et  d'objets  disparates, 
une  momie  complète  de  Guanche,  qu'on  lui  dit  être  celle  d'une  femme.  Enve- 
loppée de  peaux  cousues,  elle  semblait  avoir  eu  cinq  pieds  quatre  pouces  de 
hauteur;  les  mains  étaient  grandes  et  les  traits  du  visage  paraissaient  avoir  été 
assez  réguliers. 

Les  grottes  sépulcrales  des  Guanches  contenaient  aussi  des  vases  en  terre  et 
en  bois,  des  cacbets  triangulaires  en  terre  cuite  et  une  foule  de  petits  disques 
de  même  matière  qui,  enfdés  comme  des  chapelets,  servaient  peut-être  à  cette 
race  disparue  aux  mêmes  usages  que  les  «  quipos  »  des  Péruviens. 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


329 


La  baie  Jervis,  où  l'on  trouva  de  magnifiques  forêts  d'eucalyptus.  (Page  331.) 

Le  21  juin,  V Astrolabe  remit  à  la  voile  et  s'arrêta  à  La  Praya,  aux  îles  du  cap 
Vert,  où  d'Urville  comptait  trouver  le  capitaine  anglais  King,  qui  lui  aurait  donné 
des  renseignements  précieux  pour  la  navigation  des  côtes  de  la  Nouvelle- 
Guinée.  Mais  celui-ci  avait  quitté  La  Praya  depuis  trente-six  heures.  Aussi,  le 
lendemain  matin  30  juin,  l'Astrolabe  reprit-elle  sa  route. 

Les  rochers  de  Martin-Vazet  l'île  de  la  Trinité  furent  aperçus  le  dernier  jour 
de  juillet.  Cette  dernière  paraît  complètement  stérile;  on  n'y  découvre  qu'une 
maigre  verdure  et  quelques  bouquets  de  bois  rabougris,  qui  font  tache  au  milieu 
des  rochers. 

D'Urville  aurait  vivement  désiré  faire  quelques  recherches  de  botanique  sur 

4-2 


330  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


cette  île  déserte,  mais  le  ressac  était  si  violent  qu'il  jugea  hors  de  propos  d'y 
hasarder  une  embarcation. 

Le  4  août,  l'Astrolabe  courut  sur  la  position  de  Saxembourg,  île  qu'il  faut  défi- 
nitivement rayer  des  cartes  françaises,  comme  avaient  déjà  fait  les  Anglais  ; 
puis  on  passa,  à  la  suite  d'une  série  de  coups  de  vent  qui  fatiguèrent  consi- 
dérablement le  navire,  à  proximité  des  îles  Saint-Paul  et  Amsterdam,  et,  le 
7  octobre,  le  bâtiment  mouilla  dans  le  port  du  Roi-Georges,  à  la  côte  d'Australie. 

Bien  que  la  houle  eût  été  très  violente  et  le  temps  presque  constamment 
mauvais  pendant  les  cent  huit  jours  que  YAstrolabe  venait  de  tenir  la  mer, 
d'Urville  n'en  avait  pas  moins  procédé  à  ses  recherches  habituelles  sur  les  effets 
du  roulis,  sur  la  hauteur  des  lames,  qu'rt  estima  atteindre  quatre-vingts  et  cent 
pieds,  au  banc  des  Aiguilles,  en  même  temps  que  sur  la  température  de  la 
mer  à  différentes  profondeurs. 

Le  capitaine  Jacquinot  ayant  découvert,  sur  la  rive  droite  du  goulet  de  la 
Princesse,  une  fort  belle  aiguade,  et  non  loin  de  là  un  lieu  propice  à  l'établisse- 
ment de  l'observatoire,  les  voiliers  vinrent  bientôt  y  dresser  les  tentes,  tandis 
que  plusieurs  officiers  faisaient  le  tour  entier  de  la  baie  de  la  Princesse  et  que 
plusieurs  autres  entraient  en  relations  avec  quelques  aborigènes. 

Un  de  ces  derniers  consentit  à  monter  à  bord.  On  eut  toutes  les  peines  du 
monde  à  obtenir  qu'il  laissât  de  côté  un  tison  de  banksia,  qui  lui  servait  à  con- 
server longtemps  du  feu  et  à  se  chauffer  le  ventre  et  toute  la  partie  antérieure 
du  corps.  Au  reste,  il  passa  deux  jours  à  bord  très  tranquillement,  buvant, 
mangeant  devant  le  feu  de  la  cuisine.  Ses  compatriotes,  qui  étaient  restés  à 
terre,  firent  tout  le  temps  preuve  de  dispositions  pacifiques  et  ne  craignirent 
même  pas  d'amener  au  camp  trois  de  leurs  enfants. 

Pendant  celte  relâche,  une  embarcation,  montée  par  huit  Anglais,  se  présenta, 
lis  demandèrent  à  être  pris  à  bord  comme  passagers.  Ils  racontèrent  une  his- 
toire d'abandon  peu  vraisemblable,  qui  donna  au  commandant  l'idée  que  ce 
devaient  être  des  convicts  échappés,  et  cette  présomption  devint  une  certitude 
à  la  grimace  qu'ils  firent,  lorsqu'ils  s'entendirent  proposer  d'être  ramenés 
à  Port-Jackson.  Le  lendemain,  cependant,  l'un  d'eux  s'engagea  comme  matelot, 
deux  autres  comme  passagers;  quant  aux  cinq  autres,  ils  se  décidèrent  à  rester 
sur  ces  plages  et  à  continuer  l'existence  misérable  qu'ils  menaient  au  milieu 
des  sauvages. 

Pendant  ce  temps,  les  opérations  hydrographiques  et  astronomiques  se  pour- 
suivaient, taudis  qu'à  terre  les  chasseurs  et  les  naturalistes  essayaient  de  se 
procurer  des  échantillons  d'espèces  nouvelles.  Cette  relâche,  qui  se  prolongea 


LES   CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  331 


jusqu'au  24  octobre,  permit  à  l'équipage  de  se  remettre  de  la  pénible  traversée 
qu'il  avait  eu  à  supporter,  de  procéder  aux  réparations  nécessaires,  de  l'aire 
l'eau  et  le  bois,  de  dresser  le  plan  de  tous  les  environs  et  de  recueillir  d'impor- 
tantes collections  de  plantes  et  de  zoologie. 

D'après  les  observations  de  tout  genre  qu'il  avait  faites,  d'Urville  s'étonnait 
que  les  Anglais  ne  se  fussent  pas  encore  établis  au  port  du  Roi-Georges,  admi- 
rablement situé,  tant  pour  les  navires  qui  se  rendent  directement  d'Europe  à  la 
Nouvelle-Galles  que  pour  ceux  qui  vont  du  Cap  en  Cbine  ou  aux  îles  de  la  Sonde 
à  contre-mousson. 

L'exploration  de  cette  côte  fut  continuée  jusqu'à  Port-Western,  relâche  que 
d'Urville  préféra  au  port  Dalrympe,  dont  l'entrée  et  la  sortie  étaient  difficiles  et 
souvent  dangereuses.  D'ailleurs  Port-Western  n'était  encore  connu  que  par  les 
rapports  de  Baudin  et  de  Flinders.  Il  y  aurait  donc  bien  plus  de  profit  à  explorer 
cette  terre  peu  fréquentée.  Les  travaux,  qui  avaient  été  accomplis  au  port  du 
Roi-Georges,  furent  également  faits  à  Port-Western,  et  ils  amenèrent  le  com- 
mandant à  cette  conclusion  : 

o  Port- Western,  dit-il,  offre  un  mouillage  aussi  facile  à  prendre  qu'à  quitter; 
la  tenue  en  est  excellente,  le  bois  abondant  et  facile  à  faire.  En  un  mot,  dès 
qu'on  aura  découvert  une  aiguade  commode  (et  elle  se  trouvera  probablement ï, 
ce  sera  un  point  de  relâche  très  important  dans  un  détroit  comme  celui  de 
Bass,  où  les  vents  soufflent  souvent  avec  fureur  d'un  même  côté  durant  plusieurs 
jours  de  suite  et  où  les  courants  peuvent  rendre  la  navigation  difficile  dans  ces 
sortes  de  circonstances.  » 

Du  19  novembre  au  2  décembre,  Y  Astrolabe  continua  à  prolonger  la  côte, 
sans  autre  arrêt  qu'à  la  baie  Jervis,  où  l'on  trouva  de  magnifiques  forêts  d'euca- 
lyptus. 

L'accueil  qui  fut  fait  aux  Français,  à  Port-Jackson,  par  le  gouverneur  Darling 
et  par  les  autorités  de  la  colonie,  fut  on  ne  peut  plus  cordial,  bien  que  les 
relâches  que  d'Urville  avait  faites  sur  divers  points  de  la  Nouvelle-Hollande 
eussent  fort  intrigué  les  autorités  anglaises. 

Depuis  trois  ans,  la  ville  s'était  singulièrement  accrue  et  embellie;  quoique 
la  population  de  la  colonie  ne  fût  encore  évaluée  qu'à  cinquante  mille  âmes, 
cependant  les  Anglais  créaient  toujours  de  nouveaux  établissements. 

Le  commandant  profita  de  sa  relâche  à  Sydney  pour  expédier  ses  dépêches 
en  France,  ainsi  que  plusieurs  caisses  d'échantillons  d'histoire  naturelle.  Puis, 
aussitôt  qu'il  eut  embarqué  ses  vivres  et  qu'Use  fut  procuré  tous  les  objets  qui 
lui  étaient  nécessaires,  il  remit  à  la  voile. 


332  LES  VOYAGEURS   DU  XIXe   SIECLE. 


S'arrêter  avec  Dumont  d'Urville  à  la  Nouvelle-Galles  serait  inutile;  il  con- 
sacre un  volume  tout  entier  de  sa  relation  à  l'histoire  et  à  l'état  de  cette  colonie 
en  1826,  et  nous  en  avons  déjà  parlé  en  détail.  Mieux  vaut  quitter  avec  lui 
Sydney,  le  10  décembre,  et  le  suivre  à  la  baie  Tasman,  à  travers  les  calmes, 
les  vents  debout,  les  courants  et  les  tempêtes,  qui  ne  lui  permirent  d'atteindre  la 
Nouvelle-Zélande  que  le  14  janvier  1827. 

Aucune  expédition  n'avait  encore  fait  connaître  la  baie  Tasman,  que  Cook 
seul  avait  vue  durant  son  second  voyage. 

Des  pirogues  portant  une  vingtaine  de  naturels,  dont  la  moitié  paraissaient 
être  des  chefs,  accostèrent  YUranie.  Ils  furent  assez  confiants  pour  monter  à 
bord;  quelques-uns  même  y  restèrent  plusieurs  jours.  D'autres  arrivèrent  enfin, 
qui  s'établirent  dans  le  voisinage,  et  les  échanges  commencèrent. 

Plusieurs  officiers  grimpèrent  sur  les  hauteurs  qui  dominent  la  baie,  au  milieu 
de  fourrés  épais. 

«  Point  d'oiseaux,  dit  d'Urville,  point  d'insectes,  pas  même  de  reptiles;  cette 
absence  complète  de  tout  être  animé,  ce  silence  absolu  a  quelque  chose  de 
solennel  et  de  lugubre.  » 

Telle  est  l'impression  pénible  que  produisirent  ces  tristes  déserts. 

Du  haut  de  ces  coteaux,  le  commandant  avait  aperçu  une  nouvelle  baie,  la 
baie  de  l'Amirauté,  qui  communiquait  par  un  chenal  avec  celle  où  Y  Astrolabe 
était  mouillée.  Il  voulut  l'explorer,  car,  de  haut,  elle  lui  avait  semblé  encore 
plus  sûre  que  la  baie  Tasman.  Mais  à  plusieurs  reprises,  les  courants  le  mirent 
à  deux  doigts  de  sa  perte.  Si  YUranie  avait  été  jetée  sur  cette  côte  rocheuse  et 
accore,  l'équipage  aurait  péri  tout  entier,  il  ne  serait  par  resté  trace  du  nau- 
frage. Enfin,  après  plusieurs  tentatives  infructueuses,  d'Urville  parvint  à  franchir 
cette  passe  en  ne  perdant  que  quelques  fragments  de  la  contre-quille  du  navire. 

«  Pour  consacrer,  dit  la  relation,  le  souvenir  du  passage  de  Y  Astrolabe,  je 
laissai  à  ce  dangereux  détroit  le  nom  de  passe  des  Français;  mais,  à  moins  d'un 
cas  urgent,  je  ne  conseillerais  à  personne  de  le  tenter....  Nous  contemplâmes 
alors  tout  à  notre  aise  le  beau  bassin  où  nous  nous  trouvions.  Il  mérite  certai- 
nement tous  les  éloges  que  Cook  en  a  faits,  et  je  recommanderais  surtout  un 
joli  petit  havre,  à  quelques  milles  au  sud  de  l'endroit  où  mouilla  ce  capitaine... 
Notre  navigation  par  la  passe  des  Français  venait  d'établir  positivement  l'exis- 
tence comme  île  de  toute  la  partie  de  terre  qui  se  termine  au  cap  Stephens  de 
Cook.  Elle  se  trouve  divisée  de  Tavaï-Pounamou  par  le  bassin  des  Courants. 
La  comparaison  de  notre  carte  avec  celle  que  dressa  Cook  pour  le  détroit 
montrera  combien  ses  travaux  laissaient  à  désirer....  » 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  333 

L'Astrolabe  donna  bientôt  dans  le  détroit  de  Cook,  passa  devant  la  baie  de 
la  Reine-Charlotte,  et  doubla  le  cap  Palliser,  formé  de  montagnes  entassées. 
Avec  une  profonde  surprise,  dTrville  reconnut  que  bien  des  inexactitudes 
s'étaient  glissées  dans  les  travaux  du  grand  navigateur  anglais,  et,  dans  la  partie 
hydrographique  de  son  voyage,  il  discute  certains  points  pour  lesquels  il  a 
trouvé  des  erreurs  de  quinze  à  vingt  minutes. 

L'intention  du  commandant  était  alors  de  reconnaître  la  côie  orientale  d'ika- 
Na-Mawi,  l'ile  nord,  sur  laquelle  on  trouve  des  cochons  et  pas  de  «  pounamou  », 
ce  jade  vert  dont  les  Zélandais  font  leurs  instruments  les  plus  précieux,  tandis 
que  sur  l'île  méridionale  on  en  trouve  et  pas  de  cochons. 

Deux  naturels,  qui  avaient  absolument  voulu  rester  à  bord,  étaient  devenus 
tristes  et  mélancoliques  en  voyant  s'effacer  à  l'horizon  les  côtes  du  district 
qu'ils  habitaient.  Ils  regrettaient  maintenant,  mais  trop  tard,  l'audace  qui  les 
avait  portés  à  voyager.  Le  mot  d'audace  «  n'est  vraiment  pas  trop  fort  »,  car,  à 
plusieurs  reprises,  ils  demandèrent  aux  Français  s'ils  n'allaient  pas  les  manger, 
et  les  bons  traitements  ne  les  rassurèrent  qu'au  bout  de  quelques  jours. 

D'Urville  continua  à  remonter  la  côte.  Les  caps  Turn-again  et  Kidnappers  de 
Cook,  furent  doublés  et  l'on  reconnut  l'île  Stérile  avec  son  ipah. 

Dans  la  baie  de  Tolaga  de  Cook,  des  naturels  apportèrent  à  la  corvette  des 
cochons  et  des  pommes  de  terre,  qu'ils  échangèrent  contre  des  objets  de  peu  de 
valeur.  D'autres  pirogues  s'étant  présentées,  les  Néo-Zélandais,  qui  étaient  sur  le 
bâtiment,  harcelaient  le  commandant  pour  le  déterminer  à  faire  feu  dessus  et  à 
tuer  leurs  compatriotes.  Mais  lorsque  ceux-ci  montaient  à  bord,  les  premiers 
arrivés  allaient  au-devant  d'eux  et  les  accueillaient  avec  les  plus  vives  démons- 
trations d'amitié.  Cette  conduite  singulière  se  comprend  par  la  défiance  et  la  ja- 
lousie qu'ils  se  portent  mutuellement.  «  Ils  voudraient  tous  profiter  exclusivement 
des  avantages  qu'ils  attendent  des  visites  des  étrangers,  et  sont  désespérés  de 
voir  leurs  voisins  y  participer.  »  Cette  explication  était  si  exacte  qu'elle  reçut 
bientôt  confirmation. 

Sur  Y  Astrolabe  se  trouvait  un  certain  nombre  de  Zélandais,  mais  surtout  un 
certain  Shaki,  que  sa  haute  taille,  son  tatouage  complet,  son  maintien  allier,  et 
l'air  de  soumission  avec  lequel  lui  parlaient  ses  compatriotes,  avaient  fait  recon- 
naître pour  un  chef.  En  voyant  s'approcher  de  la  corvette  une  pirogue  montée 
par  sept  ou  huit  hommes  seulement,  Shaki  et  les  autres  vinrent  supplier 
avec  instance  d'Urville  de  tuer  ces  nouveaux  arrivants  ;  ils  allèrent  même  jus- 
qu'à demander  des  fusils  pour  tirer  eux-mêmes.  Cependant,  les  nouveaux  venus 
ne  furent  pas  plus  tôt  montés  à  bord,  que  tous  ceux  qui  s'y  trouvaient  déjà  les 


334  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


accablèrent  de  marques  de  respect,  et  Shaki,  bien  qu'il  se  lût  montré  l'un  des 
plus  acharnés,  changea  de  ton.  et  alla  leur  offrir  quelques  haches  qu'il  venait 
d'acquérir. 

Ces  chefs,  à  l'attitude  guerrière  et  farouche,  au  visage  complètement  tatoué, 
n'étaient  à  bord  que  depuis  quelques  instants,  et  d'Urville  s'apprêtait  à  les 
interroger  au  moyen  du  vocabulaire  publié  par  les  missionnaires,  lorsqu'ils  le 
quittèrent  brusquement,  sautèrent  dans  leurs  pirogues  et  gagnèrent  le  large. 

Leurs  compatriotes,  pour  se  débarrasser  d'eux,  leur  avaient  simplement  in- 
sinué que  leur  existence  n'était  pas  en  sûreté  sur  Y  Astrolabe,  et  que  les  Français 
avaient  formé  le  projet  de  les  tuer. 

C'est  dans  la  baie  de  Tolaga,  dont  le  vrai  nom  est  Houa-Houa,  que  d'Urville 
se  procura  les  premiers  renseignements  sur  le  «  kiwi  »,  au  sujet  d'une  natte 
garnie  des  plumes  de  cetoiseau,  un  des  objets  de  luxe  de  ces  indigènes. Cet  oiseau, 
gros  comme  un  petit  dindon,  serait  privé,  comme  l'autruche,  de  la  faculté  de 
voler.  Ce  serait  la  nuit,  au  flambeau  et  avec  des  chiens,  qu'on  lui  ferait  la  chasse. 

C'est  ce  même  oiseau  qui  a  reçu  le  nom  d'  «  aptéryx  ».  Les  informations  que 
d'Urville  avait  recueillies  auprès  des  naturels  étaient  exactes  en  grande  partie. 
L'aptéryx,  avec  la  taille  d'une  poule  et  le  plumage  d'un  brun  de  fer,  se  rapproche 
de  l'autruche;  il  habite  les  forêts  sombres  et  humides,  et  ne  sort  que  le  soir 
pour  chercher  sa  nourriture.  Les  chasses  actives  que  les  naturels  lui  ont  faites 
ont  considérablement  diminué  cette  espèce  curieuse,  aujourd'hui  devenue  fort 
rare. 

D'Urville  continua  donc  la  reconnaissance  hydrographique  de  la  côte  orien- 
tale de  l'île  septentrionale  de  la  Nouvelle-Zélande,  ayant  des  communications 
quotidiennes  avec  les  naturels,  qui  lui  apportaient  des  pommes  de  terre  et  des 
cochons. 

Au  dire  des  indigènes,  les  guerres  seraient  continuelles  de  tribu  à  tribu,  et  ce 
serait  la  cause  la  plus  réelle  de  la  diminution  du  nombre  des  habitants.  Ceux- 
ci  demandaient  toujours  des  fusils  et  finissaient  par  se  contenter  de  la  poudre 
qu'on  leur  donnait  en  échange  de  leurs  marchandises. 

Le  10  février,  dans  les  parages  du  cap  Runaway,  la  corvette  eut  à  supporter 
une  tempête  qui  dura  trente-six  heures,  et  elle  fut  plus  d'une  fois  au  moment 
de  sombrer. 

Puis,  elle  s'enfonça  dans  la  baie  de  l'Abondance,  au  fond  de  laquelle  s'élève 
le  mont  Edgccumbe,  elle  continua  à  suivre  la  côte,  elle  vit  les  îles  Haute,  Major; 
mais  le  temps  fut  tellement  mauvais  pendant  cette  exploration  de  la  baie, 
que  la  carte  n'en  mérite  pas  une  grande  confiance. 


I,i:S  CÏRGU  M  N  AVI  G  A  T  E  U  II  S  F  H  A  N  i ;  A I S .  335 

La  corvette  gagne  ensuite  la  baie  Mercure,  reconnaît  l'île  de  la  Barrière, 
pénètre  dans  la  baie  Shouraki  (aliàs  Hauraki),  reconnaît  la  Poule-et-les-Pous- 
sins,  les  Pauvres-Chevaliers  et  arrive  à  la  baie  des  Iles. 

Les  tribus  que  d'Urville  rencontra  en  cet  endroit  étaient  engagées  dans  une 
expédition  contre  celles  des  baies  Shouraki  et  Waikato.  D'Urville  redescendit 
pour  explorer  la  baie  Shouraki,  qui  avait  été  incomplètement  reconnue  par 
Cook,  et  découvrit  qu'en  cet  endroit  la  Nouvelle-Zélande  est  découpée  en  une 
quantité  de  havres  et  de  bassins  plus  profonds,  plus  sûrs  les  uns  que  les  autre.-. 
D'Urville,  ayant  appris  qu'en  suivant  le  cours  du  Waï-Magoïa  on  arrivait  à  un 
endroit  séparé  par  une  marche  très  courte  du  grand  port  de  Manukau,  sur  la 
rive  occidentale  de  l'île,  fit  parcourir  cette  route  par  plusieurs  de  ses  officiers, 
qui  constatèrent  la  vérité  de  ces  informations. 

«  Cette  découverte,  dit  Dumont  d'Urville,  peut  devenir  d'un  grand  intérêt 
pour  les  établissements  qui  auront  lieu  à  la  baie  Shouraki,  et  cet  intérêt  aug- 
mentera encore  si  de  nouvelles  reconnaissances  peuvent  démontrer  que  le  port 
de  Manukau  est  susceptible  de  recevoir  des  navires  d'une  certaine  dimension  , 
car  un  pareil  établissement  se  trouverait  alors  à  la  portée  des  deux  mers,  orien- 
tale et  occidentale.  » 

Rangui,  l'un  des  «  rangatiras  »,  chers  de  cet  endroit,  avait,  à  plusieurs  re- 
prises, demandé  au  commandant  du  plomb  pour  faire' des  balles,  et  celui-ci 
lui  en  avait  toujours  refusé.  Au  moment  du  départ,  d'Urville  fut  averti  que 
le  plomb  de  sonde  venait  d'être  volé.  Le  commandant  fit  aussitôt  des  reproches 
à  Rangui,  lui  disant  d'un  ton  sévère  qu'il  était  indigne  d'honnêtes  gens  de 
commettre  de  tels  larcins.  Ce  reproche  parut  affecter  profondément  le  chef, 
qui  s'excusa  en  prétendant  que  ce  délit  avait  été  commis  à  son  insu  et  par  des 
étrangers. 

«  Un  instant  après,  dit  la  relation,  le  bruit  de  coups  frappés  avec  force,  et  des 
cris  pitoyables  partant  de  la  pirogue  de  Rangui,  attirèrent  de  nouveau  mon  atten- 
tion de  ce  côté.  Alors  je  vis  Rangui  et  Tawiti  frappant  à  coups  redoublés,  avec 
leurs  pagaies,  sur  un  manteau  qui  semblait  recouvrir  un  homme.  Mais  il  me 
fut  facile  de  reconnaître  que  les  deux  chefs  astucieux  ne  frappaient  que  sur  un 
des  bancs  de  la  pirogue.  Après  avoir  joué  quelque  temps  cette  farce,  la  pagaie 
de  Rangui  se  brisa  entre  ses  mains.  L'homme  fit  semblant  de  tomber  par  terre, 
et  Rangui.  m'interpellant,  me  dit  qu'il  venait  d'assommer  le  voleur  et  me  de- 
manda si  j'étais  satisfait.  Je  lui  répondis  affirmativement,  riant  en  moi-même  de 
la  ruse  de  ces  sauvages,  ruse,  au  reste,  dont  il  s'est  trouvé  souvent  des  exemples 
chez  beaucoup  de  peuples  plus  avancés  en  civilisation.  » 


336 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Néo-Zélandais.  (Page  333.) 


D'Urville  reconnut  la  belle  île  Wai-hiki,  et  termina  ainsi  la  reconnaissance  du 
canal  de  l'Astrolabe  et  de  la  baie  Hauraki.  Il  remonta  alors  vers  le  nord  jusqu'à 
la  baie  des  Iles  et  de  là  jusqu'au  cap  Maria-Van-Diemen.  extrémité  septentrio- 
nale de  la  Nouvelle-Zélande,  «  où  les  âmes  des  morts,  les  Waïdouas,  viennent 
se  rendre  de  tous  les  points  d'Ika-Na-Mawi  pour  prendre  leur  dernier  essor  vers 
la  gloire  ou  les  ténèbres  éternelles.  » 

La  baie  des  Iles,  lors  de  la  station  de  la  Coquille,  était  animée  par  une  assez 
nombreuse  population,  avec  laquelle  on  avait  eu  des  relations  amicales.  Mainte- 
nant, le  silence  du  désert  avait  remplacé  l'animation  des  anciens  jours.  L'ipah,  ou 
plutôt  le  pà  de  Kahou-Wera,  qui  abritait  une  tribu  active,  était  abandonné;  la 


LES  GIRGUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


337 


Attaque  des  indigènes  de  Tonga-Tabou.  (Page  339.) 


guerre  avait  en  ce  lieu  causé  ses  ravages  ordinaires.  La  tribu  de  Songhui  avait 
pillé  les  propriétés  et  dispersé  les  membres  de  celle  deParoa. 

C'est  à  la  baie  des  Iles  que  s'étaient  établis  les  missionnaires  anglais.  Malgré 
tout  leur  dévouement,  ils  n'avaient  encore  fait  aucun  progrès  auprès  des  naturels. 
et  l'inutilité  de  leurs  efforts  était  évidente. 

C'est  en  cet  endroit  que  se  termina  la  très  importante  reconnaissance  hydro- 
graphique de  la  côte  orientale  de  la  Nouvelle-Zélande.  Depuis  Cook,  aucune 
exploration  n'avait  été  faite  sur  cette  terre  avec  autant  de  soin,  au  milieu  de 
tant  de  dangers  et  sur  un  si  long  parcours  de  côtes.  D'Urville,  par  cette  savante 
et  minutieuse  opération,  venait  de  rendre  un  signalé  service  à  la  science  géo- 

43 


338  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

graphique  et  à  la  navigation.  Il  avait  dû,  au  milieu  de  bourrasques  subites  et 
terribles,  déployer  des  qualités  exceptionnelles;  mais,  sans  tenir  compte  de  tant 
de  fatigues  et  de  dévouement,  on  allait,  à  son  retour  en  France,  le  laisser  à  l'écart 
ou  ne  lui  donner  que  des  fonctions  où  il  était  impossible  de  se  distinguer  et 
qu'aurait  aussi  bien  remplies  n'importe  quel  capitaine  de  vaisseau. 

En  quittant  la  Nouvelle-Zélande  le  18  mars  1827,  d'Urville  fit  route  vers 
Tonga-Tabou.  11  reconnut  tout  d'abord  les  îles  Curtis,  Macauley,  Sunday,  cher- 
cha vainement  l'île  Vasquez  de Maurelle,  arriva,  le  16 avril,  en  face  deNamouka. 
Deux  jours  plus  tard,  il  distingua  Eoa;  mais,  avant  d'atteindre  Tonga-Tabou,  il 
eut  encore  à  essuyer  une  violente  tempête,  qui  mit  Y  Astrolabe  en  perdition. 

Des  Européens,  établis  depuis  longues  années  à  Tonga-Tabou,  furent  très  utiles 
au  commandant  pour  le  tenir  au  courant  des  dispositions  des  naturels.  Trois 
chefs,  trois  «  éguis  »,  se  partageaient  le  pouvoir,  depuis  que  le  chef  religieux  ou 
«  touï-tonga  »,  qui  jouissait  d'une  influence  immense,  avait  été  exilé. 

Une  mission  wesleyenne  était  établie  à  Tonga  ;  mais,  au  premier  abord,  il 
parut  évident  que  ces  prêtres  méthodistes  n'avaient  su  acquérir  aucune  influence 
sur  les  naturels.  Ceux  mêmes  qu'ils  avaient  convertis  étaient  méprisés  pour  leur 
apostasie. 

Lorsque  V Astrolabe  parvint  au  mouillage,  après  avoir  heureusement  échappé 
aux  dangers  imminents  que  les  vents  contraires,  les  courants  et  les  récifs  lui 
avaient  fait  courir,  elle  fut  aussitôt  envahie  par  une  abondance  invraisemblable 
de  fruits,  de  racines,  de  cochons  et  de  volailles  que  les  indigènes  cédaient 
oresque  pour  rien.  D'Urville  acheta  également,  pour  le  musée,  des  armes  et  des 
objets  divers  de  l'industrie  des  sauvages.  C'étaient  des  casse-têtes,  le  plus  sou- 
vent en  casuarina,  parfaitement  ciselés  ou  enrichis  d'incrustations  artistiques 
en  nacre  ou  en  os  de  baleine. 

La  coutume  de  se  couper  une  ou  deux  phalanges  pour  l'offrir  à  la  divinité, 
en  cas  de  maladie  grave  d'un  proche  parent,  subsistait  encore. 

Depuis  le  28  avril,  les  naturels  n'avaient  montré  que  des  dispositions  conci- 
liantes, pas  une  querelle  ne  s'était  élevée,  lorsque,  le  9  mai.  d'Urville 
fit  avec  presque  tous  ses  officiers  visite  à  l'un  des  chefs  les  plus  impor- 
tants, nommé  Palou.  Celui-ci  le  reçut  avec  une  contrainte  tout  à  fait  extraordi- 
naire et  peu  d'accord  avec  les  démonstrations  bruyantes  et  enthousiastes  des 
jours  précédents.  La  défiance  des  insulaires  éveilla  celle  du  commandant,  qui, 
songeant  au  peu  d'hommes  laissés  sur  V Astrolabe,  éprouvait  les  inquiétudes  les 
plus  vives.  Il  n'était  cependant  rien  arrivé  pendant  son  absence.  Seule,  la 
timidité  de  Palou  avait  l'ait  échouer  un  complot,   qui  ne  tendait  à  rien  moins 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  339 

qu'à  enlever  d'un  seul  coup  tout  l'état-major;  on  aurait  ensuite  eu  bien  faci- 
lement raison  de  l'équipage,  déjà  on  partie  désireux  de  vivre  de  la  vie  facile  des 
naturels.  Telle  fut  du  moins  la  conviction  que  le  commandant  se  forma.  Les 
événements  allaient  confirmer  sa  manière  de  voir. 

Ces  craintes  engagèrent  d'Urville  à  quitter  le  plus  rapidement  possible  Tonga- 
Tabou,  et,  le  13,  tout  était  paré  pour  mettre  à  la  voile  le  lendemain.  L'élève 
Dudemaine  se  promenait  sur  la  grande  île,  pendant  que  l'élève  Faraguet, 
avec  neuf  hommes,  était  occupé  sur  l'îlot  Pangaï-Modoz  à  faire  de  l'eau  ou  à 
observer  la  marée.  Un  des  éguis,  Tahofa,  était  sur  Y  Astrolabe  avec  beaucoup 
d'indigènes,  lorsque,  sur  un  signe  de  leur  chef,  les  pirogues  débordèrent  toutes 
à  la  fois  et  gagnèrent  la  terre.  On  se  demandait  la  cause  de  cette  retraite  subite, 
lorsqu'on  aperçut  sur  Pangaï-Modou  les  matelots  entraînés  de  force  par  les 
naturels.  D'Urville  fut  sur  le  point  de  faire  tirer  un  coup  de  canon,  mais  il 
trouva  plus  sûr  d'expédier,  à  force  de  rames,  une  embarcation  qui  recueillit 
deux  hommes  et  l'élève  Dudemaine.  Le  même  canot,  envoyé  peu  après  pour 
brûler  des  cases  et  essayer  de  capturer  quelques  otages,  fut  reçu  à  coups  de 
fusil.  Un  naturel  fut  tué,  plusieurs  autres  blessés,  mais  un  caporal  de  marine 
reçut  tant  de  coups  de  baïonnette,  qu'il  expira  deux  heures  plus  tard. 

D'Urville  était  on  ne  peut  plus  inquiet  sur  le  sort  de  ses  matelots  et  de 
Faraguet  qui  les  commandait.  Il  ne  lui  restait  d'autre  ressource  que  d'attaquer 
le  village  sacré  de  Mafanga,  qui  contient  les  tombeaux  de  plusieurs  familles  de 
chefs.  Mais,  le  lendemain,  une  foule  de  naturels  entouraient  cette  place  de 
redoutes  en  terre  et  de  palissades,  si  bien  qu'il  ne  fallait  plus  songer  à  l'enlever 
dans  une  descente. 

On  rapprocha  donc  la  corvette  de  terre  et  l'on  canonna  le  village,  sans  autre 
effet  que  de  tuer  un  des  insulaires.  Cependant ,  la  difficulté  de  se  procurer 
des  vivres,  la  pluie,  les  alertes  continuelles,  dans  lesquelles  les  Français  les 
tenaient  par  leurs  coups  de  canon,  les  déterminèrent  à  faire  la  paix.  Ils  rendi- 
rent les  hommes,  qui  avaient  été  tous  fort  bien  traités,  ils  firent  un  présent 
de  cochons  et  de  bananes,  et,  le  24  mai,  Y  Astrolabe  quittait  définitivement  les  îles 
des  Amis. 

Il  était  temps,  d'ailleurs,  que  cela  finît,  car  la  position  de  d'Urville  n'était  plus 
tenable,  et,  d'une  conversation  avec  le  maître  d'équipage,  il  était  ressorti  qu'on 
ne  pouvait  compter  que  sur  cinq  ou  six  matelots  ;  tout  le  reste  aurait  passé  du 
côté  des  sauvages. 

Tonga-Tabou  est  de  formation  madréporique.  On  y  trouve  une  très  épaisse 
couche  d'humus.  Aussi,  les  plantes  et  les  arbres  s'y  développent-ils  dans  la  per- 


340  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

fection;  les  cocotiers,  dont  la  tige  est  plus  grêle  qu'ailleurs,  et  les  bananiers  y 
poussent  avec  une  rapidité  et  une  puissance  étonnantes.  Le  pays  est  plat, 
monotone,  et  celui  qui  a  fait  un  quart  de  lieue  n'a  pas  besoin  de  parcourir  l'île 
entière  pour  s'en  faire  une  idée.  La  population  peut  être  évaluée  à  sept  mille 
individus  à  physionomie  franchement  polynésienne. 

«  Ils  réunissent,  dit  d'Urville,  les  qualités  les  plus  opposées.  Ils  sont  généreux, 
complaisants,  hospitaliers,  en  même  temps  que  cupides,  audacieux  et  surtout 
profondément  dissimulés.  Au  moment  même  où  ils  vous  accablent  de  caresses 
et  d'amitiés,  ils  sont  capables  de  vous  assaillir  et  de  vous  dépouiller,  pour  peu 
que  leur  avidité  ou  leur  amour-propre  soit  suffisamment  stimulé.  » 

Les  naturels  de  Tonga  l'emportent  évidemment  de  beaucoup  sur  les  habi- 
tants de  Taïti  en  intelligence.  Les  Français  ne  pouvaient  se  lasser  d'admirer 
l'ordre  merveilleux  avec  lequel  étaient  tenues  les  plantations  de  kawa,  de 
bananes  ou  d'ignames,  l'extrême  propreté  des  habitations,  l'élégance  des  clô- 
tures. L'art  de  la  fortification  ne  leur  était  point  inconnu,  ainsi  que  d'Urville 
l'éprouva  et  comme  il  avait  pu  s'en  rendre  compte  en  visitant  le  village  fortifié 
de  Hifo,  garni  de  solides  palissades,  entouré  d'un  fossé  large  de  quinze  à  vingt 
pieds  et  à  demi  rempli  d'eau. 

Le  25  mai,  d'Urville  commença  l'exploration  de  l'archipel  Viti  ou  Fidji.  Il  eut 
tout  d'abord  la  bonne  fortune  de  rencontrer  un  naturel  de  Tonga,  qui,  habitant 
les  Fidji  pour  son  commerce,  avait  autrefois  visité  Taïti,  la  Nouvelle-Zélande 
et  l'Australie.  Cet  homme,  ainsi  qu'un  insulaire  de  Guaham,  fut  très  utile  au 
commandant  pour  lui  donner  les  noms  de  plus  de  deux  cents  îles  qui  com- 
posent ce  groupe  et  lui  indiquer  à  l'avance  leur  position  et  celle  des  récifs  qui  les 
entourent. 

En  même  temps,  l'hydrographe  Gressier  recueillait  tous  les  matériaux  néces- 
saires pour  dresser  la  carte  des  Fidji. 

Une  chaloupe  reçut  l'ordre  d'accoster  l'île  de  Laguemba,  où  se  trouvait  une 
ancre,  que  Dumont  d'Urville,  qui  avait  perdu  deux  des  siennes  devant  Tonga, 
aurait  bien  voulu  se  procurer.  Tout  d'abord,  Lottin,  qui  commandait  cette 
embarcation,  n'aperçut  sur  le  rivage  que  des  femmes  et  des  enfants  ;  mais  les 
guerriers  accoururent,  firent  retirer  les  femmes  et  prirent  leurs  dispositions 
pour  retenir  les  matelots  et  s'emparer  de  la  chaloupe.  Leurs  intentions  étaient 
trop  claires  pour  laisser  place  au  doute;  aussi  Lottin  fit-il  aussitôt  relever  le 
grapin  et  gagna-t-il  le  large  avant  qu'une  collision  eût  pu  se  produire. 

Pendant  dix-huit  jours  consécutifs,  malgré  un  gros  temps  et  une  mer  houleuse, 
V Astrolabe   parcourut  l'archipel  des  Fidji,  reconnaissant   les  îles  Laguemba, 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  3M 

Kandabon,  Yiti-Levou,  Oumbenga,  Vatou-Lele,  Ounong-Lebou,  Malolo,  etc.,  et 
notamment  la  partie  méridionale  du  groupe,  qui  était  alors  presque  entièrement 
inconnue. 

La  population,  si  l'on  en  croit  d'Urville,  forme  la  limite  de  la  race  cuivrée  ou 
polynésienne  et  de  la  race  noire  ou  mélanésienne.  Ces  naturels  ont  une  apparence 
de  force  et  de  vigueur  que  justifie  leur  liaute  stature.  Ils  sont  anthropophages  et 
ne  s'en  cachent  pas. 

Le  11  juin,  la  corvette  faisait  route  vers  le  havre  Carteret;  elle  reconnut  tour  à 
tour  les  îles  Erronan  et  Annatom,  les  Loyalty,  groupe  où  d'Urville  découvrit  les 
îles  Chabrol  et  Halgan,  le  petit  groupe  des  îlots  Beaupré,  les  récifs  de  l'Astrolabe, 
d'autant  plus  dangereux  qu'ils  sont  éloignés  de  près  de  trente  milles  des  îles 
Beaupré  et  de  soixante  milles  de  la  Nouvelle-Calédonie,  l'île  Huon  et  la  chaîne 
septentrionale  des  récifs  de  la  Nouvelle-Calédonie. 

De  ces  parages,  d'Urville  gagna  la  Louisiade  en  six  jours  ;  mais  le  mauvais 
temps  qui  l'assaillit  sur  ces  côtes  le  détermina  à  ne  pas  poursuivre  le  plan  de 
campagne  qui  lui  était  tracé  et  à  éviter  le  détroit  de  Torrès.  Le  commandant  pensa 
que  l'exploration  immédiate  de  la  côte  méridionale  de  la  Nouvelle-Bretagne  et 
de  la  côte  septentrionale  de  la  Nouvelle-Guinée  serait  plus  profitable  pour  la 
science. 

L'île  Rossel  et  le  cap  de  la  Délivrance  furent  aperçus,  et  l'on  fit  route  pour  la 
Nouvelle-Irlande,  afin  d'y  remplacer  le  bois  et  l'eau  consommés. 

On  y  arriva  le  5  juillet,  par  un  temps  sombre  et  pluvieux,  et  l'on  eut  toutes  les 
peines  du  monde  à  distinguer  l'entrée  du  havre  Carteret,  où  d'Entrecasteaux 
avait  séjourné  pendant  une  huitaine  de  jours. 

Les  Français  y  reçurent  à  plusieurs  reprises  la  visite  d'une  vingtaine  de  natu- 
rels, qui  semblaient  former  toute  la  population  de  cet  endroit.  C'étaient  des  êtres 
sans  intelligence  et  sans  aucune  curiosité  pour  tant  d'objets  qui  leur  étaient 
inconnus. 

Leur  extérieur  ne  plaidait  pas,  non  plus,  en  leur  faveur.  Complètement  nus, 
noirs  de  peau,  les  cheveux  crépus,  la  cloison  du  nez  traversée  par  un  os,  ils  ne 
montraient  d'avidité  que  pour  le  fer,  sans  cependant  paraître  comprendre  qu'on 
ne  leur  en  donnerait  que  contre  des  fruits  et  des  cochons.  Sombres  et  défiants, 
ils  se  refusèrent  à  conduire  qui  que  ce  fut  à  leurs  villages.  Pendant  cette  relâche 
peu  fructueuse,  d'Urville  fut  violemment  attaqué  d'une  entérite,  qui,  pendant 
plusieurs  jours,  le  fit  cruellement  souffrir. 

Le  19,  l'Astrolabe  reprit  la  mer  et  prolongea  la  côte  méridionale  de  la  Nou- 
velle-Bretagne. Cette  exploration  fut  contrariée  par  un  temps  pluvieux  et  bru- 


342  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

meux,  par  des  averses  et  des  grains,  qui  forçaient  le  bâtiment  à  s'éloigner  de 
terre  aussitôt  qu'il  avait  pu  s'en  rapprocher. 

«  Il  faut  avoir,  comme  nous,  dit  dTrville,  pratiqué  ces  parages,  et  dans  les 
mêmes  circonstances,  pour  se  faire  une  juste  idée  de  ces  incroyables  averses  ;  il 
faut,  en  outre,  avoir  h  exécuter  des  travaux  semblables  à  ceux  qui  nous  étaient 
imposés,  pour  juger  sainement  des  soucis  et  des  inquiétudes  qu'entraîne  une 
pareille  navigation.  Rarement  notre  horizon  s'étendait  à  cent  toises  de  distance, 
et  nos  manœuvres  ne  pouvaient  être  que  fort  incertaines,  puisque  notre  vraie 
position  était  un  problème.  En  général,  notre  travail  entier  sur  la  Nouvelle-Bre- 
tagne, nonobstant  les  peines  inouïes  qu'il  nous  a  coûtées  et  les  périls  qu'il  a  fait 
courir  à  l'Astrolabe,  est  loin  d'être  comparable,  pour  l'exactitude,  aux  autres 
reconnaissances  de  la  campagne.  » 

Dans  l'impossibilité  de  reprendre  la  route  du  canal  Saint-Georges,  d'Urville 
dut  passer  parle  détroit  de  Dampier,  dont  l'ouverture,  du  côté  du  sud,  est  presque 
entièrement  barrée  par  une  chaîne  de  récifs,  sur  lesquels  l'Astrolabe  talonna  par 
deux  fois. 

Comme  Dampier  et  d'Entrecasteaux,  d'Urville  fut  enthousiasmé  de  l'aspect 
délicieux  du  rivage  occidental  de  la  Nouvelle-Bretagne.  Une  côte  saine,  un  sol 
disposé  en  amphithéâtre,  des  forêts  au  feuillage  sombre  ou  des  prairies  jaunissan- 
tes, les  deux  pitons  majestueux  du  mont  Glocester  donnent  à  cette  partie  de  la 
côte  une  variété  que  venaient  encore  augmenter  les  lignes  ondulées  de  l'île  Rook. 

A  la  sortie  du  canal  se  dessinent,  dans  toute  leur  splendeur,  les  montagnes 
de  la  Nouvelle-Guinée;  bientôt  elles  forment  une  sorte  d'hémicycle  et  une  vaste 
baie  qui  reçut  le  nom  de  golfe  de  l'Astrolabe.  Les  îles  Schouten,  l'anse  de  l'At- 
taque, où  d'Urville  eut  à  repousser  une  aggression  des  naturels,  la  baie  Hum- 
boldt,la  baie  duGeelwinck,lesîles  des  Traîtres,Tobie  et  Mysory,  les  montsArfak, 
sont  successivement  reconnus  et  dépassés,  et  Y  Astrolabe  vient  enfin  mouiller  au 
port  Doreï,  afin  de  lier  ses  opérations  à  celles  de  la  Coquille. 

En  cet  endroit,  des  relations  amicales  furent  aussitôt  entamées  avec  les 
Papous,  qui  apportèrent  à  bord  quantité  d'oiseaux  de  paradis,  mais  fort  peu  de 
rafraîchissements.  Doux  et  timides,  ces  naturels  ne  s'aventuraient  qu'à  regret 
dans  les  bois,  par  crainte  des  Arfakis,  habitants  des  montagnes  et  leurs  ennemis 
jurés.  Un  des  matelots  occupés  h  faire  de  l'eau  fut  blessé  d'une  flèche  par  un 
de  ces  sauvages,  qu'il  fut  impossible  de  punir  de  cette  lâche  agression  que  rien 
n'était  venu  motiver. 

Ici,  la  terre  est  partout  si  riche,  qu'il  suffirait  de  la  remuer  et  d'enlever  les 
mauvaises  herbes  pour  lui  faire  produire  d'abondantes  récoltes;  mais  les  Papous 


LES  CIRGUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  343 

sont  si  paresseux,  si  peu  intelligents  en  fait  de  culture  que  les  plantes  alimen- 
taires sont  le  plus  souvent  étouffées  par  les  parasites. 

Quant  aux  habitants,  ils  sont  d'origines  très  mélangées.  D'Urville  les  divise 
en  trois  grandes  variétés  :  les  Papous,  les  métis,  tenant  plus  ou  moins  à  la  race 
malaise  ou  polynésienne,  et  les  Harfours  ou  Alfourous,  qui  rappelleraient  le  type 
ordinaire  des  Australiens,  des  Néo-Calédoniens  et  en  général  des  Océaniens  de 
la  race  noire.  Ce  seraient  les  véritables  indigènes  du  pays. 

Le  6  septembre,  après  une  relâche  peu  intéressante  et  pendant  laquelle  d'Ur- 
ville  n'avait  pu  se  procurer  que  peu  d'objets  d'histoire  naturelle,  si  ce  n'est 
des  mollusques,  et  encore  moins  d'informations  précises  sur  les  mœurs,  la 
religion  et  la  langue  des  diverses  races  de  la  Nouvelle-Guinée,  Y  Astrolabe 
reprenait  la  mer  et  se  dirigeait  vers  Amboine,  où  elle  arrivait  sans  accident,  le 
24  septembre. 

Bien  que  le  gouverneur,  M.  Merkus,  fût  en  tournée,  le  commandant  n'en 
trouva  pas  moins  en  ce  port  tous  les  objets  dont  il  avait  besoin.  Il  y  fut  reçu 
de  la  façon  la  plus  amicale  par  les  autorités  et  les  habitants,  qui  firent  tout 
leur  possible  pour  faire  oublier  aux  Français  les  fatigues  de  cette  longue  et 
pénible  campagne. 

D'Amboine,  d'Urville  se  dirigea  vers  la  Tasmanie  et  Hobart-Town,  lieu 
qu'aucun  navire  français  n'avait  revi  depuis  Baudin;  il  y  arriva  le  17  dé- 
cembre 1827. 

Trente-cinq  ans  auparavant,  d'Entrecasteaux  n'avait  trouvé  sur  ces  plages  que 
quelques  misérables  sauvages,  et,  dix  ans  plus  tard,  Baudin  n'y  avait  plus  ren- 
contré personne. 

La  première  chose  que  Dumont  d'Urville  apprit  en  entrant  dans  la  rivière 
Dervent.  avant  même  d'avoir  mouillé  devant  Hobart-Town,  c'est  que  le  capitaine 
anglais  Dillon  avait  recueilli  à  Tucopia  des  renseignements  positifs  sur  le  nau- 
frage de  La  Pérouse  à  Vanikoro  ;  il  avait  même  rapporté  une  garde  d  epée  qu'il 
supposait  avoir  appartenu  à  ce  navigateur.  Arrivé  à  Calcutta,  Dillon  ayant  fait 
part  de  sa  découverte  au  gouverneur,  celui-ci  l'avait  immédiatement  renvoyé 
sur  les  lieux  avec  mission  de  recueillir  les  naufragés  qui  pourraient  encore 
exister  et  tout  ce  qui  resterait  des  bâtiments. 

On  peut  juger  avec  quel  intérêt  d'Urville  apprit  ces  nouvelles,  lui  qui,  ayant 
reçu  pour  instructions  de  rassembler  tous  les  documents  de  nature  à  jeter 
quelque  lumière  sur  le  sort  de  l'infortuné  navigateur,  avait  acquis,  à  Namouka, 
la  preuve  du  séjour  de  La  Pérouse  dans  l'archipel  des  Amis. 

Les  opinions  étaient  partagées,  dans  la  colonie  anglaise,  sur  la  créance  qu'on 


3  '<  \ 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Habitants  de  Vanikoro.   [Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


devait  ajouter  au  récit  du  capitaine  Dillon;  mais  le  rapport  que  cet  officier  avait 
adressé  au  gouverneur  de  l'Inde  vint  lever  tous  les  doutes  de  d'Urville.  Aussi, 
renonçantà  ses  projets  ultérieurs  sur  la  Nouvelle-Zélande, cet  officier  résolut-il  de 
conduire  immédiatement  Y  Astrolabe  à  Vanikoro,  qu'il  ne  connaissait  encore- 
que  sous  le  nom  de  Mallicolo,  d'après  Dillon. 

Au  reste,  voici  les  faits,  tels  que  ce  dernier  les  avait  exposés. 

Pendant  une  relâche  aux  îles  Fidji,  le  bâtiment  le  Hunier  avait  eu  occasion 
de  recueillir  un  Prussien,  Martin  Bushart,  sa  femme  et  un  Lascar,  du  nom 
d'Achowlia,  que  les  naturels  allaient  dévorer,  comme  ils  avaient  fait  de  tous  les- 
autres  déserteurs  européens  établis  dans  l'archipel.  Ces  trois  malheureux  ne 


LES  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


348 


Je  me  contentai  de  faire  ouvrir  la  salle  d'armes,  (Page  350. 


demandaient  qu'à  être  débarqués  sur  la  première  île  habitable  que  le  Hunier 
rencontrerait.  Ils  furent  donc  déposés  sur  l'une  des  îles  Charlotte,  à  Tucopiar 
par  12°  15  de  latitude  sud  et  169°  de  longitude. 

Au  mois  de  mai  1826,  Dillon,  qui  avait  fait  partie  de  l'équipage  du  Hunier, 
désireux  de  savoir  ce  qu'étaient  devenus  les  matelots  débarqués  en  1813,  sur 
Tucopia,  s'approcha  de  cette  île. 

11  y  rencontra,  en  effet,  le  Lascar  et  le  Prussien.  Le  premier  lui  vendit  même 
une  garde  d'épée  en  argent.  Naturellement,  Dillon  demanda  comment  ces  indi- 
gènes se  l'étaient  procurée.  Le  Prussien  raconta  qu'à  son  arrivée  àTucopia,  il  y 
avait  trouvé  des   verrous,  des  haches,  des  couteaux,  des  objets  de  fer,  des 


3i6  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


cuillères  et  une  quantité  d'objets  qu'on  lui  dit  provenir  de  Mallicolo,  groupe 
d'îles  situées  à  l'ouest,  que  séparaient  seulement  deux  journées  de  pirogue. 

Dillon,  continuant  à  interroger  les  naturels,  apprit  que,  bien  des  années  aupa- 
ravant, deux  navires  avaient  été  jetés  sur  les  côtes  de  cette  île.  L'un  d'eux 
avait  entièrement  péri,  corps  et  biens,  mais  les  matelots  du  second  avaient  con- 
struit, avec  les  débris  de  leur  bâtiment,  un  petit  navire  sur  lequel  ils  étaient 
partis,  en  laissant  à  Mallicolo  quelques-uns  des  leurs.  Le  Lascar  prétendait 
avoir  vu  deux  de  ces  hommes,  qui,  par  les  services  rendus  aux  chefs,  s'étaient 
acquis  une  légitime  influence. 

Dillon  lui  proposa  vainement  de  l'emmener  à  Mallicolo  ;  il  fut  plus  heureux 
avec  le  Prussien,  qui  l'accompagna  jusqu'en  vue  de  cette  île,  —  île  de  la 
Recherche  de  d'Entrecasteaux,  —  mais  le  calme  et  le  manque  de  vivres  avaient 
empêché  Dillon.de  s'arrêter. 

A  son  arrivée  à  Pondichéry,  le  gouverneur,  après  avoir  pris  connaissance  de 
son  rapport,  lui  confia  le  commandement  d'un  navire  spécialement  destiné  à  de 
nouvelles  investigations.  On  était  en  1827.  Dillon  toucha  à  Tucopia,  s'y  pourvut 
d'interprètes  et  d'un  pilote,  puis  gagna  Mallicolo.  Il  y  apprit  des  indigènes  que 
les  étrangers  étaient  restés  cinq  mois  sur  l'île  à  construire  leur  bâtiment,  que 
d'ailleurs  ils  étaient  considérés  comme  des  êtres  surnaturels,  opinion  que  leur 
conduite  singulière  n'avait  pas  médiocrement  contribué  à  accréditer.  On  les 
voyait,  en  effet,  causer  avec  la  lune  et  les  étoiles  au  moyen  d'un  long  bâton;  leurs 
nez  étaient  énormes,  et  quelques-uns  de  ces  hommes  se  tenaient  continuellement 
debout  sur  un  pied,  une  barre  de  fer  à  la  main.  C'était  ainsi  qu'étaient  restés 
dans  le  souvenir  populaire  les  observations  astronomiques,  les  chapeaux  à 
cornes  et  les  sentinelles  des  Français. 

Dillon  recueillit  des  indigènes  bien  des  reliques  de  l'expédition.  Il  aperçut 
également  au  fond  de  la  mer,  sur  le  banc  de  corail  où  le  navire  avait  touché, 
des  canons  de  bronze,  une  cloche  et  des  débris  de  toute  sorte,  qu'il  ramassa 
pieusement  et  qu'il  rapporta  à  Paris,  en  1828,  où  le  roi  lui  accorda  une  pension  de 
quatre  mille  francs  en  récompense  de  ses  travaux.  Le  doute  ne  fut  plus  permis, 
lorsque  le  comte  de  Lesscps,  ce  compagnon  de  La  Pérouse  qui  avait  débarqué 
au  Kamtchatka,  eut  reconnu  les  canons  et  l'arrière  sculpté  de  la  Boussole,  quand 
enfin  on  eut  déchiffré  les  armoiries  de  Colignon,le  botaniste,  sur  un  chandelier 
d'argent. 

Mais  ces  derniers  faits,  si  intéressants  et  si  curieux,  d'Urville  n'en  devait  être 
instruit  que  bien  plus  tard,  et,  pour  le  moment,  il  ne  connaissait  que  le 
premier  rapport  de  Dillon. 


LES  GIRGUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS.  341 


Par  hasard,  ou  plutôt  par  crainte  d'être  prévenu,  ce  capitaine  avail  négligé 
d'indiquer  la  position  de  Vanikoro  el  la  roule  qu'il  avail  suivie  pour  s'y  rendre 
de  Tucopia.  D'Urville  jugea  que  cette  île  devait  appartenir  aux  groupes  de 
Banks  ou  de  Santa-Cruz,  presque  aussi  inconnus  l'un  que  l'autre. 

Mais,  avant  de  suivre  le  commandant,  il  faut  s'arrêter  quelque  temps  avec 
lui  à  Hobart-Town,  qui  lui  parut  déjà  d'une  importance  remarquable. 

«  Ses  maisons  sont  très  espacées,  dit-il,  et  n'ont  généralement  qu'un  étage, 
outre  le  rez-de-chaussée  ;  mais  leur  propreté  et  leur  régularité  leur  donnent  un 
aspect  agréable.  Les  rues  ne  sont  point  pavées,  ce  qui  les  rend  fatigantes  à  par- 
courir; quelques-unes  ont  pourtant  des  trottoirs;  en  outre,  la  poussière  qui  s'en 
élève  continuellement  est  très'gênante  pour  les  yeux.  Le  palais  du  gouvernement 
occupe  une  heureuse  situation  au  bord  de  la  baie.  Cette  résidence  offrira  sous 
peu  d'années  de  nouveaux  agréments,  si  les  jeunes  arbres  dont  on  l'a  entourée 
prennent  tout  leur  développement,  car  ceux  du  pays  sont  peu  propres  à  servir 
d'ornement.  » 

Le  temps  fut  mis  à  profit,  durant  cette  relâche,  pour  faire  empiète  de  vivres, 
d'ancres  et  d'objets  de  première  nécessité  qui  faisaient  défaut,  ainsi  que  pour 
radouber  le  bâtiment  et  procéder  à  une  foule  de  réparations  indispensables 
dans  le  gréement. 

Le  6  janvier  1828,  V Astrolabe  reprenait  encore  une  fois  la  mer,  relevait,  le  20, 
l'ile  Norfolk,  six  jours  plus  tard  le  petit  volcan  Mathew,Erronan  le  28,  le  8  fé- 
vrier la  petite  île  Mitre,  et  le  lendemain  elle  arrivait  en  face  de  Tucopia.  C'est 
une  petite  île  de  trois  ou  quatre  milles  de  circuit  avec  un  pic  assez  pointu, 
recouvert  de  végétation.  La  bande  orientale  de  cet  îlot  paraît  inaccessible, 
étant  toujours  battue  par  les  flots. 

L'impatience  de  tout  le  monde  s'accroît  et  ne  connaît  plus  de  bornes,  lors- 
qu'on voit  s'approcher  trois  pirogues,  dans  l'une  desquelles  se  trouve  un 
Européen. 

C'est  le  Prussien  Bushart,  ainsi  qu'il  le  déclare  lui-même,  qui  vient  d'accom- 
pagner Dillon  à  Mallicolo.  Ce  dernier  avait  séjourné  près  d'un  mois  en  ce  lieu,  où 
il  s'était  réellement  procuré  les  reliques  de  l'expédition,  ainsi  que  d'Urville  en 
avait  été  informé  à  Hobart-Town.  Il  ne  restait  pas  un  Français  dans  l'île,  le  der- 
nier étant  mort  l'année  précédente.  Bushart  avait  d'abord  accepté  d'accompa- 
gner d'Urville,  mais  il  revint  sur  sa  promesse  et  refusa,  au  dernier  moment,  de 
rester  à  bord  de  Y  Astrolabe. 

Vanikoro  est  entourée  de  récifs,  à  travers  lesquels  on  parvint,  non  sans  danger, 
à  trouver  une  passe,  qui  permit  de  mouiller  Y  Astrolabe  dans  la  baie  d'Ocili,  là 


348  LES  VOYAGEURS  DU  XIX*  SIÈCLE. 


même  où  Dillon  avait  laissé  tomber  l'ancre.  Quant  au  lieu  du  naufrage,  il  était 
situé  sur  la  côte  opposée  de  l'île. 

Il  ne  fut  pas  facile  d'obtenir  des  renseignements  des  naturels,  gens  avides, 
de  mauvaise  foi,  insolents  et  perfides.  Un  vieillard  finit  cependant  par  avouer 
que  les  blancs,  débarqués  sur  la  plage  de  Vanou,  avaient  été  reçus  à  coups  de 
flèche  ;  il  s'en  était  suivi  une  lutte  dans  laquelle  bon  nombre  d'indigènes  avaient 
trouvé  la  mort;  quant  aux  «  maras  »,  ils  avaient  tous  été  tués,  et  leurs  crânes 
enterrés  à  Vanou.  Les  autres  ossements  avaient  servi  aux  indigènes  à  garnir 
leurs  flèches. 

Un  canot  fut  expédié  au  village  de  Nama.  La  promesse  d'un  morceau  de  drap 
rouge  décida,  non  sans  de  longues  hésitations,  les  indigènes  à  mener  les  Français 
sur  le  lieu  du  naufrage.  A  un  mille  de  terre  près  de  Païou  et  en  face  d'Ambi, 
au  fond  d'une  sorte  de  coupée  au  travers  des  brisants,  on  distingua,  ça  et  là, 
des  ancres,  des  boulets,  des  canons  et  bien  d'autres  objets,  qui  ne  laissèrent 
subsister  aucun  doute  dans  l'esprit  des  officiers  de  Y  Astrolabe. 

Pour  tous,  il  était  évident  que  le  navire  avait  tenté  de  s'introduire  au  dedans 
des  récifs  par  une  espèce  de  passe,  qu'il  avait  échoué  et  n'avait  pu  se  dégager. 
Mais  l'équipage  aurait  pu  se  sauver  à  Païou,  et,  suivant  le  récit  de  quelques 
sauvages,  y  construire  un  petit  bâtiment,  tandis  que  l'autre  navire,  échoué 
plus  au  large  sur  le  récif,  s'y  serait  perdu  corps  et  biens. 

Le  chef  Moembe  avait  entendu  dire  que  les  habitants  de  Vanou  avaient  accosté 
le  bâtiment  pour  le  piller,  mais  que,  repoussés  par  les  blancs,  ils  avaient  perdu 
vingt  hommes  et  trois  chefs.  Ceux-ci,  à  leur  tour,  avaient  massacré  tous  les 
Français  descendus  à  terre;  deux  seulement,  épargnés,  avaient  vécu  dans  l'île 
l'espace  de  trois  lunes. 

Un  autre  chef,  nommé  Valiko,  racontait  que  l'un  des  bâtiments  s'était  échoué 
en  dehors  du  récif,  en  face  de  Tanema,  après  une  nuit  pendant  laquelle  il  avait 
beaucoup  venté,  et  que  presque  tous  ses  hommes  avaient  péri  sans  venir  à, 
terre.  Les  maras  du  second  navire,  en  grand  nombre,  s'étaient  établis  à  terre 
et  avaient  construit  à  Païou  un  petit  vaisseau  avec  les  débris  du  navire  échoué. 
Durant  leur  séjour,  des  querelles  s'étaient  élevées,  et  cinq  naturels  de  Vanou  et 
un  de  Tanema  avaient  été  tués  ainsi  que  deux  maras.  Les  Français  avaient 
quitté  l'île  au  bout  de  cinq  lunes. 

Enfin  un  troisième  vieillard  assurait  qu'une  trentaine  de  matelots  du  pre- 
mier navire  s'étaient  réunis  à  l'équipage  du  second,  et  qu'ils  n'étaient  tous 
partis  qu'au  bout  de  six  à  sept  lunes. 

Toutesces  dépositions,  qu'il  fallutpour  ainsi  dire  arracher  par  force,  variaient 


LES  ClltCU: M  NAVIGATEURS  FRANÇAIS.  349 

sur  les  détails  ;  il  sembla  cependant  que  les  dernières  versions  s'approchaient 
le  plus  de  la  vérité. 

Au  nombre  des  objets  recueillis  par  Y  Astrolabe  figurent  une  ancre  de 
1,800 livres  environ,  un  canon  court  en  fonte,  un  pierrier  en  bronze,  une  espin- 
gole  en  cuivre,  des  saumons  de  plomb  et  plusieurs  autres  objets  en  assez  mau- 
vais état  et  sans  grand  intérêt. 

Ces  objets,  ainsi  que  ceux  recueillis  par  Dillon,  figurent  aujourd'bui  au  musée 
de  la  Marine,  installé  dans  les  galeries  du  Louvre. 

D'Urville  ne  voulut  pas  quitter  Vanikoro  sans  élever  un  cénotaphe  à  la  mé- 
moire de  ses  malheureux  compatriotes.  Ce  modeste  monument  fut  placé  sur  le 
récif  même,  au  milieu  d'une  touffe  de  mangliers.  Il  se  compose  d'un  prisme 
quadrangulaire  de  six  pieds  de  haut,  en  plateaux  de  corail,  surmonté  d'une 
pyramide  quadrangulaire  de  même  hauteur  en  bois  de  «  koudi  »,  qui  porte  sur 
une  petite  plaque  de  plomb  l'inscription  suivante  : 


A  LA   MEMOIRE 
DE     LA    PÉROU  SE 

ET  DE  SES   COMPAGNONS 

l'astrolabe 

14     mars     18-28 


Aussitôt  que  ce  travail  fut  terminé,  d'Urville  prit  ses  dispositions  pour  appa- 
reiller. Il  était  grand  temps,  car  l'humidité  causée  par  les  pluies  torrentielles 
avait  engendré  des  fièvres  violentes,  qui  n'avaient  pas  jeté  moins  de  vingt-cinq 
personnes  sur  les  cadres.  Si  le  commandant  voulait  conserver  un  équipage 
capable  d'exécuter  les  manœuvres  pénibles  que  nécessitait  la  sortie  par  une 
passe  étroite  et  semée  d'écueils,  il  fallait  se  hâter. 

La  dernière  journée  que  passa  Y  Astrolabe  à  Vanikoro  aurait  d'ailleurs  éclairé, 
s'il  en  eût  eu  besoin,  le  commandant  sur  les  véritables  dispositions  des  natu- 
rels. Voici  comment  il  raconte  ces  derniers  incidents  de  cette  dangereuse 
relâche  : 

«  Sur  les  huit  heures,  j'ai  été  fort  étonné  de  voir  venir  à  nous  une  demi- 
douzaine  de  pirogues  de  Tevaï,  d'autant  plus  que  trois  ou  quatre  habitants  de 
Manevaï,  qui  se  trouvaient  à  bord,  ne  paraissaient  nullement  effrayés  à  leur  ap- 
proche, bien  qu'ils  m'eussent  encore  dit,  quelques  jours  auparavant,  que  ceux 
de  Tevaï  étaient  leurs  ennemis  mortels.  Je  témoignai  ma  surprise  aux  hommes 
de  Manevaï,  qui  se  contentèrent  de  rire  d'un  air  équivoque,  en  disant  qu'ils 
avaient  fait  leur  paix  avec  les  habitants  de  Tevaï  et  que  ceux-ci  m'apportaient 


350  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

des  cocos.  Mais  je  vis  bientôt  que  les  nouveaux  venus  n'apportaient  rien  que  des 
arcs  et  des  flèches  en  fort  bon  état.  Deux  ou  trois  d'entre  eux  montèrent  à  bord 
d'un  air  déterminé  et  s'approchèrent  du  grand  panneau  pour  regarder  dans 
l'intérieur  du  faux-pont  et  s'assurer  du  nombre  des  hommes  malades.  Une 
joie  maligne  perçait  en  même  temps  dans  leurs  regards  diaboliques.  En  ce 
moment,  quelques  personnes  de  l'équipage  m'ont  fait  observer  que  deux  ou 
trois  hommes  de  Manevaï,  qui  se  trouvaient  à  bord,  faisaient  ce  manège  depuis 
trois  ou  quatre  jours.  M.  Gressien,  qui  observait  depuis  le  matin  leurs  mou- 
vements, avait  cru  voir  les  guerriers  des  deux  tribus  se  réunir  sur  la  plage  et 
avoir  entre  eux  une  longue  conférence.  De  pareilles  manœuvres  annonçaient  les 
plus  perfides  dispositions,  et  je  jugeai  que  le  danger  était  imminent.  A  l'instant 
j'intimai  aux  naturels  l'ordre  de  quitter  la  corvette  et  de  rentrer  clans  leurs 
pirogues.  Ils  eurent  l'audace  de  me  regarder  d'un  air  fier  et  menaçant,  comme 
pour  me  défier  de  faire  mettre  mon  ordre  à  exécution.  Je  me  contentai  de  faire 
ouvrir  la  salle  d'armes,  ordinairement  fermée  avec  soin,  et,  d'un  front  sévère, 
je  la  montrai  du  doigt  à  mes  sauvages,  tandis  que  de  l'autre  je  désignais  leurs 
pirogues  ;  l'aspect  subit  de  vingt  mousquets  étincelants,  dont  ils  connaissaient 
la  puissance,  les  fit  tressaillir  et  nous  délivra  de  leur  sinistre  présence.  » 

Avant  de  quitter  ce  groupe  de  lamentable  mémoire,  voici  quelques  détails 
empruntés  à  la  relation  de  d'Urville. 

Le  groupe  de  Yanikoro,  de  Mallicolo  ou  de  La  Pérou  se,  comme  l'appelle 
Dillon,  se  compose  de  deux  îles,  la  Recherche  et  Tevaï.  La  première  n'a  pas 
moins  de  trente  milles  de  circonférence,  la  seconde  n'en  a  pas  plus  de  neuf. 
Toutes  deux  sont  hautes,  couvertes  presque  jusqu'au  bord  de  la  mer  de  forêts 
impénétrables,  et  entourées  d'une  barrière  de  récifs  de  trente-six  milles  de  cir- 
conférence, coupée  de  passes  rares  et  étroites.  Le  nombre  des  habitants  ne 
doit  pas  s'élever  au-dessus  de  douze  ou  quinze  cents  individus,  paresseux, 
dégoûtants,  stupides,  farouches,  lâches  et  avides.  Ce  fut  une  véritable  mauvaise 
chance  pour  La  Pérouse  de  venir  s'échouer  au  milieu  d'une  telle  popula- 
tion, alors  qu'il  aurait  reçu  un  accueil  bien  différent  sur  toute  autre  île  de  la 
Polynésie. 

Les  femmes  sont  naturellement  hideuses;  mais  les  fatigues  qu'elles  suppor- 
tent et  les  modes  qu'elles  suivent  ne  font  que  rendre  leur  aspect  encore  plus 
déplaisant. 

Les  hommes  sont  un  peu  moins  laids,  quoique  petits,  maigres,  couverts 
d'ulcères  et  de  taches  de  lèpre.  Leurs  armes  sont  l'arc  cl  les  flèches.  Au  dire 
des  naturels,  ces  dernières,  en  bambou,  garnies  d'une  pointe  en  os  liés  déliée 


LES  GIRGUMNAVIGATEURS   FRANÇAIS.  351 

et  aiguë,  soudée  par  une  résine  très  tenace,  t'ont  des  blessures  mortelles.  Aussi 
y  tiennent-ils,  et  les  voyageurs  eurent-ils  grand'peine  à  se  procurer  quelqu'une 
de  ces  armes. 

Le  17  mars,  Y  Astrolabe  était  enfin  hors  des  terribles  récifs  qui  forment  la 
ceinture  de  Vanikoro.  L'intention  de  son  commandant  était  de  reconnaître  les 
îles  Tauraako,  Kennedy,  Nitendi  et  les  Salomon,  où  il  espérait  trouver  les  traces 
du  naufrage  des  survivants  de  la  Boussole  et  de  V Astrolabe.  Mais  la  triste  situa- 
tion de  l'équipage,  affaibli  par  la  fièvre,  la  maladie  de  la  plupart  des  officiers, 
l'absence  de  mouillage  assuré  dans  cette  partie  de  l'Océanie,  le  déterminèrent  à 
se  diriger  vers  Guaham,  où  il  serait  possible,  pensait-il,  de  prendre  quelque  repos. 

C'était  une  dérogation  assez  grave  à  ses  instructions,  qui  lui  prescrivaient  la 
reconnaissance  du  détroit  de  Torrôs;  mais  l'absence  de  quarante  matelots  gisant 
sur  les  cadres  suffisait  à  prouver  la  folie  d'une  tentative  aussi  périlleuse. 

Le  26  avril  seulement,  fut  aperçu  l'archipel  Hogolez,  où  d'Urville  remplit  la 
lacune  laissée  par  Duperrey  dans  son  exploration,  et  ce  n'est  que  le  2  mai  que 
furent  reconnues  les  côtes  de  Guaham.  La  relâche  eut  lieu  à  Umata,  où  l'on 
trouva  une  aiguade  facile  et  un  climat  plus  tempéré  qu'à  Agagna.  Cependant, 
le  29  mai,  lorsque  l'expédition  remit  cà  la  voile,  tous  les  hommes  étaient  loin 
d'être  guéris,  —  ce  que  Dumont  d'Urville  attribue  aux  excès  que  ces  malades 
avaient  faits  sous  le  rapport  des  aliments  et  à  l'impossibilité  de  les  astreindre 
à  un  régime  convenable. 

C'était  encore  une  fois  le  bon  Medinilla,  dont  Freycinet  avait  tant  eu  à  se 
louer,  qui  était  gouverneur  de  Guaham.  S'il  ne  montra  pas,  cette  fois,  tout  à 
fait  autant  de  prévenances  envers  l'expédition,  c'est  qu'une  sécheresse  terrible 
venait  de  ravager  la  colonie;  puis,  le  bruit  s'était  répandu  que  la  maladie  dont 
les  marins  de  Y  Astrolabe  étaient  attaqués  était  contagieuse  ;  enfin  Umata  était 
bien  éloignée  d'Agagna,  et  d'Urville  ne  put  visiter  le  gouverneur  dans  sa  rési- 
dence. 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Medinilla  envoya  à  l'expédition  des  vivres 
frais,  des  fruits  en  quantité  et  qu'il  ne  se  départit  pas  de  sa  générosité  habi- 
tuelle. 

En  quittant  Guaham,  d'Urville  reconnut  sous  voiles,  dans  les  Carolines  occiden- 
tales, les  groupes  Élivi,  l'Uluthii  de  Lùtké,  Gouap,  Goulou,  Pelew;  il  fut  forcé  par 
les  vents  de  passer  en  vue  de  Waigiou,  d'Aiou,  d'Asia,  de  Guébé,  il  donna  da-ns 
le  détroit  de  Bourou  et  jeta  enfin  l'ancre  à  Amboine,  où  il  reçut  un  cordial 
accueil  des  autorités  hollandaises.  Le  commandant  y  trouva  également  des  nou- 
velles de  France.  Le  ministère  -semblait  vouloir  ne  tenir  aucun  compte   des 


352 


LES  VOYAGEURS   DU  XIXe  SIÈCLE. 


Récifs  de  Yanikoro.  kPage  350.) 


travaux,  des  fatigues  et  des  dangers  de  l'expédition,  car,  malgré  les  propositions 
de  d'Urvillc,  aucun  officier  n'avait  reçu  d'avancement. 

Lorsque  ces  nouvelles  furent  connues,  elles  causèrent  un  certain  désappoin- 
tement et  un  découragement  que  le  commandant  s'empressa  de  combattre. 

D'Amboine,  l'Astrolabe  gagna  Manado  par  le  détroit  de  Banka.  C'est  une  rési- 
dence agréable,  où  l'on  voit  un  fort  bien  retranché  et  muni  de  canons.  Le  gou- 
verneur Merkus  put  procurer  à  d'Urville  de  beaux  babiroussas,  un  sapioutang, 
animal  de  la  grosseur  d'une  petite  vache  et  qui  en  a  le  museau,  les  pattes, 
avec  deux  cornes  rabattues  en  arrière,  des  serpents,  des  oiseaux,  des  poissons 
et  des  plantes  qui  enrichirent  les  collections  d'histoire  naturelle. 


LUS  CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS. 


353 


La  pèche  aux  éléphants  de  mer.  ,  Page  358.) 

Au  dire  de  d'Urville,  l'extérieur  des  habitants  de  Célèbes  se  rapproche  bien 
plus  de  celui  des  Polynésiens  que  des  Malais.  Il  lui  semblait  retrouver  les  types 
deTaïti,  de  Tonga-Tabou,  de  la  Nouvelle-Zélande,  bien  plutôt  que  ceux  des 
Papous  du  havre  Doreï,  des  Harfours  de  Bourou,  ou  les  faces  équarries  et 
osseuses  des  Malais. 

Dans  le  voisinage  de  Manado  se  trouvaient  des  mines  de  quartz  aurifère,  dont 
le  commandant  put  se  procurer  un  échantillon,  et  un  lac,  situé  dans  l'intérieur, 
dont  la  profondeur  était  immense,  disait- on.  C'est  le  lac  Tondano,  d'où  sort 
un  torrent  considérable,  le  Manado,  qui,  avant  de  se  jeter  à  la  mer,  forme  une 
superbe  cascade.  Le  fleuve,  barré  par  une  roche  de  basalte,  s'est  creusé  une 

45 


3oi  LES  VOYAGEURS   DU  XIX-  SIÈCLE. 


issue,  et,  s'élançant  avec  violence  sous  la  forme  d'une  gerbe  immense,  s'abîme 
dans  un  précipice  de  plus  de  quatre-vingts  pieds  de  hauteur. 

Avec  le  gouverneur  et  les  naturalistes  de  l'expédition,  d'Urville  explora  ce 
beau  lac  entouré  de  montagnes  volcaniques,  où  l'on  remarque  encore  quelques 
fumerolles;  quant  à  sa  profondeur,  elle  se  réduit  à  douze  ou  treize  brasses 
uniformément,  si  bien  que,  si  cette  nappe  se  desséchait,  elle  formerait  une  plaine 
parfaitement  unie. 

Le  4  août  fut  quitté  le  mouillage  de  Manado,  qui  n'avait  pas  été  favorable  à 
la  guérison  des  fiévreux  et  des  dysentériques  de  l'expédition,  laquelle  arriva,  le  29 
du  même  mois,  à  Batavia,  où  elle  ne  resta  que  trois  jours. 

A  partir  de  ce  moment,  Y  Astrolabe,  jusqu'à  son  retour  en  France,  ne  fit  plus 
route  que  dans  des  mers  connues.  Elle  gagna  l'île  de  France,  où  d'Urville  ren- 
contra le  commandant  Le  Goarant  qui,  avec  la  corvette  la  Mayonnaise,  avait 
fait  une  expédition  a  Vanikoro.  Il  apprit  que  cet  officier  n'avait  môme  pas  tenté 
de  pénétrer  à  l'intérieur  du  récif,  et  s'était  contenté  d'envoyer  ses  embarcations 
en  reconnaissance. 

Les  naturels  avaient  respecté  le  monument  élevé  à  la  mémoire  de  La  Pérouse, 
et  n'avaient  permis  qu'avec  peine  aux  marins  de  la  Bayonnaise  d'y  clouer  une 
médaille  de  cuivre. 

Le  18  novembre,  la  corvette  quitta  l'ile  de  France,  s'arrêta  au  Gap,  à  Sainte- 
Hélène,  à  l'Ascension,  et,  le  25  mars  1829,  arriva  à  Marseille,  trente-cinq  mois, 
jour  pour  jour,  après  son  départ. 

Rien  que  pour  l'hydrographie,  les  résultats  de  l'expédition  étaient  remarqua- 
bles, et  on  ne  comptait  pas  moins  de  quarante-cinq  cartes  nouvelles  dues  à 
l'infatigable  labeur  de  MM.  Gressien  et  Paris. 

Quant  à  l'histoire  naturelle,  rien  ne  donnera  une  meilleure  idée  de  la  richesse 
de  la  moisson  rapportée  que  les  lignes  suivantes  du  rapport  de  Guvier  : 

«  Les  catalogues  les  comptent  par  milliers  (les  espèces  dues  à  MM.  Quoy  et 
Gaimard),  et  rien  ne  prouve  mieux  l'activité  de  nos  naturalistes  que  rembarras 
où  se  trouve  l'administration  du  Jardin  du  Roi  pour  placer  tout  ce  que  lui  ont 
valu  les  dernières  expéditions  et  surtout  celle  dont  nous  rendons  compte.  Il  a 
fallu  descendre  au  rez-de-chaussée,  presque  dans  les  souterrains,  et  les  maga- 
sins mômes  sont  aujourd'hui  tellement  encombres,  c'est  le  véritable  terme,  que 
l'ouest  obligé  de  les  diviser  par  des  cloisons  pour  y  multiplier  les  places.  » 

Les  collections  de  géologie  n'étaient  pas  moins  nombreuses  ;  cent  quatre- 
vingt-sept  espèces  ou  variétés  de  roches  témoignaient  du  zèle  de  MM.  Quoy  et 
Gaimard;  M.  Lesson  jeune  avait  recueilli  quinze  à  seize  cents  plantes.  Le  capi- 


LES  C I  II C  U  M  N  A V I G  A  T  E  U  II  S  F I { A  N  G  VIS.  355 


taine  Jacquinot  avait  fait  nombre  d'observations  astronomiques,  M.  Loltin  avait 
étudié  le  magnétisme;  enfin  le  commandant,  sans  négliger  ses  devoirs  de 
marin  et  de  chef  d'expédition,  s'était  occupé  d'expériences  de  température 
sous-marine,  de  météorologie,  et  il  avait  amassé  une  masse  prodigieuse  de  ren- 
seignements de  philologie  et  d'ethnographie. 

Aussi  ne  pouvons- nous  mieux  terminer  le  récit  de  cette  expédition  qu'en 
citant  le  passage  suivant  des  mémoires  de  Dumont  d'Urville,  que  reproduit  la 
biographie  Didot  : 

«  Cette  aventureuse  campagne  a  surpassé  toutes  celles  qui  avaient  eu  lieu 
jusqu'alors,  par  la  fréquence  et  l'immensité  des  périls  qu'elle  a  courus,  comme 
par  le  nombre  et  l'étendue  des  résultats  obtenus  en  tous  genres.  Une  volonté 
de  fer  ne  m'a  jamais  permis  de  reculer  devant  aucun  obstacle.  Le  parti  une 
fois  pris  de  périr  ou  de  réussir,  m'avait  mis  à  l'abri  de  toute  hésitation,  de  toute 
incertitude.  Vingt  fois  j'ai  vu  Y  Astrolabe  sur  le  point  de  se  perdre,  sans  con- 
server au  fond  de  l'âme  aucun  espoir  de  salut.  Mille  fois  j'ai  compromis  l'exis- 
tence de  mes  compagnons  de  voyage  pour  remplir  l'objet  de  mes  instructions, 
et,  pendant  deux  années  consécutives,  je  puis  affirmer  que  nous  avons  couru 
chaque  jour  plus  de  dangers  réels  que  n'en  offre  la  plus  longue  campagne  dans 
la  navigation  ordinaire.  Braves,  pleins  d'honneur,  les  officiers  ne  se  dissimu- 
laient pas  les  dangers  auxquels  je  les  exposais  journellement;  mais  ils  gardaient 
le  silence  et  remplissaient  noblement  leur  tâche.  » 

De  ce  concert  admirable  d'efforts  et  de  dévouement,  résulta  une  masse 
prodigieuse  de  découvertes,  de  matériaux  et  d'observations  pour  toutes  les 
connaissances  humaines,  dont  MM.  de  Rossel,  Cuvier,  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  Desfontaines,  etc.,  juges  savants  et  désintéressés,  rendirent  alors  un 
compte  exact. 


356  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

CHAPITRE   III 

LES    EXPÉDITIONS    POLAIRES 

I 

Le  Pôle  sud 

Encore  un  circumnavigateur  russe  :  Bellingshausen.  —  Découverte  des  îles  Traversay, 
Pierre  Ier  et  Alexandre  Ie''.  —  Le  baleinier  Weddell.  —  Les  Orcades  australes.  —  La  Géorgie 
du  Sud.  —  Le  nouveau  Shetland.  —  Les  habitants  de  la  Terre  de  Feu.  —  John  Biscoë  et 
les  Terres  d'Enderby  et  de  Graham.  —  Charles  Wilkes  et  le  continent  antarctique.  —  Le 
capitaine  Balleny.  —  Expédition  de  Dumont  d'Urville  sur  l'Astrolabe  et  la  Zélée.  —  Coup- 
vent-Desbois  au  pic  de  Ténériffe.  —  Le  détroit  de  Magellan.  —  Un  nouveau  bureau  de 
poste.  —  Enfermé  dans  la  banquise.  —  La  Terre  Louis-Philippe.  —  A  travers  l'Océanie.  — 
Les  Terres  Adélie  et  Clarie.  —  La  Nouvelle-Guinée  et  le  détroit  de  Torrés.  —  Retour  en 
France.  —  James  Clark   Ross    et  la    Terre  Victoria. 

Nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  parler  des  régions  antarctiques  et  des  explo- 
rations qui  y  avaient  été  faites,  au  xvne  et  à  la  fin  du  xvme  siècle,  par  plusieurs 
navigateurs,  presque  tous  Français,  au  nombre  desquels  il  convient  de  citer 
La  Roche,  découvreur  de  la  Nouvelle- Géorgie  en  1675,  Bouvet,  Kerguelen, 
Marion  et  Crozet.  On  désigne  sous  le  nom  de  Terres  antarctiques  toutes  les  îles 
disséminées  dans  l'Océan,  qui  portent  le  nom  des  navigateurs,  puis  celles  du 
Prince-Edouard,  de  Sandwich,  de  la  Nouvelle-Géorgie,  etc. 

C'est  dans  ces  parages  que  William  Smith,  commandant  du  brick  William, 
allant  de  Montevideo  à  Valparaiso,  avait,  en  1818,  découvert  les  Shetland  du 
Sud,  terres  arides  et  nues,  tapissées  de  neige,  mais  sur  lesquelles  s'ébattaient 
d'immenses  troupeaux  de  veaux  marins,  animaux  dont  la  peau  sert  de  fourrure 
et  qu'on  n'avait  jusqu'alors  rencontrés  que  dans  les  mers  du  Sud.  A  cette  nou- 
velle, les  navires  baleiniers  s'empressèrent  de  visiter  les  rivages  nouvellement 
reconnus,  et  l'on  calcule  qu'en  1821  et  1822,  trois  cent  vingt  mille  veaux  marins 
furent  capturés  sur  cet  archipel,  et  que  la  quantité  d'huile  d'éléphant  de  mer 
peut  être,  évaluée,  pendant  le  même  temps,  à  neuf  cent  quarante  tonnes.  Mais, 
comme  on  avait  tué  mâles  et  femelles,  ces  nouveaux  terrains  de  chasse  furent 
bientôt  épuisés.  On  releva  donc,  en  peu  de  temps,  les  douze  îles  principales  et 
les  innombrables  rochers  presque  entièrement  dépouillés  de  végétation  qui 
composent  cet  archipel. 

Deux  ans  plus  tard,  Botwell  découvrit  les  Orcades  méridionales;  puis,  sous 
tes  mêmes  latitudes,  Palmer  et  d'autres  baleiniers  entrevirent  ou  crurent  recon- 
naître des  terres  qui  reçurent  les  noms  de  Palmer  et  de  la  Trinité. 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES.  357 


Des  découvertes  plus  importantes  allaient  être  accomplies  dans  ces  régions 
hyperboréennes,  et  les  hypothèses  de  Dalrymple,  de  Buffonet  d'autres  savants 
au  xvnie  siècle,  sur  l'existence  d'un  continent  austral  faisant  contre-poids  aux 
terres  du  pôle  nord,  allaient  recevoir  une  confirmation  inattendue  par  les 
travaux  de  ces  intrépides  explorateurs. 

La  Russie  se  trouvait  depuis  quelques  années  dans  une  période  très  nettement 
marquée  d'encouragement  à  la  marine  nationale  et  aux  recherches  scientifiques. 
Nous  avons  raconté  les  intéressants  voyages  de  ses  circumnavigateurs,  mais  il 
reste  à  parler  deBellingshausen  et  de  son  voyage  autour  du  monde,  à  cause  du 
rôle  important  qu'y  joue  l'exploration  des  mers  antarctiques. 

Les  deux  bâtiments  le  Vostok,  capitaine  Bellingshausen,  et  le  Mirni,  com- 
mandé par  le  lieutenant  Lazarew,  quittèrent  Cronstadt,  le  3  juillet  1819,  pour  les 
mers  polaires  du  Sud.  Le  15  décembre,  ils  reconnurent  la  Géorgie  méri- 
dionale, et  sept  jours  plus  tard  ils  découvrirent  dans  le  sud-est  une  île  vol- 
canique à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de  Traversay,  et  dont  ils  fixèrent  la 
position  par  52°  15' de  latitude  et  27°  21'  de  longitude  à  l'ouest  du  méridien 
de  Paris. 

Continuant  de  courir,  à  l'est,  pendant  quatre  cents  milles  sous  le  60e  degré, 
jusqu'au  187e  méridien,  ils  donnèrent  alors  droit  au  sud  jusqu'au  70e  degré;  là 
seulement,  une  barrière  de  glace  leur  coupa  le  chemin,  et  les  empêcha  de  pénétrer 
plus  loin. 

Bellingshausen,  ne  se  tenant  pas  pour  battu,  piqua  dans  l'est,  le  plus  souvent 
à  l'intérieur  du  Cercle  polaire;  mais,  au  44e  degré  est,  il  fut  forcé  de  revenir  au 
nord.  A  quarante  milles  de  distance,  gisait  une  grande  terre  qu'un  baleinier, 
trouvant  la  route  libre,  devait  découvrir  douze  ans  plus  tard. 

Redescendu  jusqu'au  62e  degré  de  latitude,  Bellingshausen  fit  encore  une  fois 
route  à  l'est  sans  rencontrer  d'obstacles,  atteignit  le  90e  méridien  est,  et  le 
5  mars  1820,  il  fit  route  vers  le  port  Jackson  pour  s'y  réparer. 

Tout  l'été  fut  consacré  par  le  navigateur  russe  à  une  croisière  dans  les  mers 
océaniques,  où  il  ne  découvrit  pas  moins  de  dix-sept  îles  nouvelles.  De  retour  à 
Port-Jackson,  Bellingshausen  en  repartit,  le  31  octobre,  pour  une  nouvelle  expé- 
dition. 

Tout  d'abord  les  deux  navires  reconnurent  les  îles  Macquarie;  puis,  coupant 
le  60e  degré  de  latitude  par  160  de  longitude  est,  ils  coururent  dans  l'est  entre 
le  64e  et  le  68e  degré  jusqu'au  95e  de  longitude  ouest.  Le  9  janvier  1821. 
Bellingshausen  atteignait  le  70e  degré  de  latitude,  et  le  lendemain,  il  découvrait, 
par  69°  30'  et  92°  20'  de  longitude  ouest,  une  île  qui  reçut  le  nom  de  Pierre  Ier, 


358  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


terre  la  plus  méridionale  qu'on  connût  jusqu'alors.  Puis,  à  quinze  degrés  dans 
l'est,  et  presque  sous  le  même  parallèle,  il  eut  connaissance  d'une  nouvelle 
terre  qui  fut  nommée  Terre  d'Alexandre  Ier.  Distante  à  peine  de  deux  cents 
milles  de  la  Terre  de  Graham,  elle  doit  s'y  rattacher,  si  l'on  en  croit  Krusen- 
stern,  car  entre  ces  deux  îles  la  mer  se  montra  constamment  décolorée,  sans 
compter  d'autres  indices  qui  semblaient  confirmer  cette  opinion. 

De  là,  les  deux  navires,  faisant  route  au  nord  et  passant  au  large  de  la  Terre 
de  Graham,  rejoignirent  la  Nouvelle-Géorgie  en  février,  et  rentrèrent  à  Cron- 
stadt  au  mois  de  juillet  1821,  juste  deux  ans  après  leur  départ,  n'ayant  éprouvé 
d'autre  perte  que  celle  de  trois  hommes  sur  un  équipage  de  deux  cents  matelots. 

Nous  aurions  voulu  donner  des  détails  plus  complets  sur  cette  très  intéres- 
sante expédition;  mais  la  relation  originale,  publiée  en  russe  à  Saint-Pétersbourg, 
a  échappé  à  nos  recherches,  et  nous  avons  dû  nous  contenter  du  résumé  publié 
dans  le  Bulletin  de  la  Société  de  géographie  de  1837. 

A  la  même  époque,  un  maître  de  la  marine  royale,  James  Weddell,  recevait 
d'une  maison  de  commerce  d'Edimbourg  le  commandement  d'une  expédition 
chargée  de  recueillir  des  peaux  de  veaux  marins  dans  les  mers  du  Sud,  où  elle 
devait  séjourner  deux  ans.  Elle  se  composait  du  brick  Jane,  de  cent  soixante 
tonneaux,  capitaine  Weddell,  et  du  cutter  Beaufort,  de  soixante-cinq  tonneaux, 
commandé  par  Mathieu  Brisbane. 

Ces  deux  bâtiments  quittèrent  l'Angleterre  le  17  septembre  1822,  s'arrêtèrent 
à  Bonavista,  l'une  des  îles  du  cap  Vert,  et  mouillèrent,  le  11  décembre  suivant, 
dans  le  port  de  Sainte-Hélène,  sur  la  côte  orientale  de  la  Patagonie  où  furent 
faites  des  observations  utiles,  touchant  la  position  de  ce  port. 

Weddell  reprit  la  mer  le  27  décembre,  et,  faisant  route  au  S.-E.,  il  parvint, 
le  12  janvier,  en  vue  d'un  archipel  auquel  il  donna  le  nom  d'Orcades  australes. 
Ces  îles  sont  situées  par  00°  45'  de  latitude  sud  et  45°  de  longitude  à  l'ouest  du 
méridien  de  Greenwich. 

Ce  petit  groupe  présenterait,  à  en  croire  ce  navigateur,  une  apparence  encore 
plus  effrayante  que  le  Nouveau-Shetland.  De  quelque  côté  que  se  porte  le 
regard,  on  n'aperçoit  que  des  pointes  aiguës  de  rochers,  absolument  dénudés, 
qui  surgissent  d'une  mer  démontée,  sur  laquelle  s'entre-choquent,  avec  un  bruit 
de  tonnerre,  d'énormes  glaces  flottantes.  Les  dangers  que  courent  les  navires 
dans  ces  parages  sont  de  tous  les  instants,  et  les  onze  jours  que  Weddell  passa 
sous  voiles  à  relever  en  détail  les  îles,  les  îlots  et  les  rochers  de  cet  archipel 
funent  sans  repos  pour  l'équipage  qui  se  vit  tout  le  temps  au  moment  de  périr. 

Des  spécimens  des  principaux  stratade  ces  îles  furent  recueillis  et  déposés 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES.  359 


au  retour  cuire  les  mains  du  professeur  Jameson,  d'Edimbourg,  qui  y  reconnut 
des  roches  primitives  et  volcaniques. 

Weddell  s'enfonça  alors  dans  le  sud,  traversa  le  Cercle  polaire  par  le  30e  degré 
est  de  Greenwich,  et  ne  tarda  pas  à  rencontrer  de  nombreuses  îles  de  glace. 
Lorsqu'il  eut  dépassé  le  70e  degré,  ces  dernières  devinrent  moins  nombreuses  et 
finirent  par  disparaître  complètement;  le  temps  s'adoucit,  les  oiseaux  reparurent 
en  vols  innombrables  autour  du  navire,  tandis  que  des  troupeaux  de  baleines  se 
jouaient  dans  le  sillage  du  bâtiment.  Cet  adoucissement  singulier  et  inattendu 
de  la  température  surprit  tout  le  monde,  d'autant  plus  qu'il  s'accentua  â 
mesure  que  l'on  s'enfonçait  dans  le  sud.  Les  circonstances  étaient  si  favorables 
qu'à  chaque  instant  Weddell  s'attendait  à  découvrir  quelque  terre  nouvelle.  Il 
n'en  fut  rien  cependant. 

Le  20  janvier,  le  bâtiment  se  trouvait  par  36°  1/4  E.  et  74°  15. 

«  J'aurais  volontiers,  dit  Weddell,  exploré  la  bande  du  S. -0.;  mais,  consi- 
dérant la  saison  avancée  et  que  nous  aurions  pour  nous  en  retourner  un 
espace  de  mer  de  mille  milles,  semé  d'îles  déglace,  je  ne  pus  prendre  un  autre 
parti  que  de  profiter  de  ce  vent  favorable  pour  m'en  retourner.  » 

N'ayant  aperçu  aucun  indice  de  la  terre  dans  cette  direction,  le  vent  du  sud 
soufflant  avec  force,  Weddell  revint  en  arrière  jusqu'au  58e  degré  de  latitude,  et 
s'avança  dans  l'est  jusqu'à  cent  milles  de  la  Terre  Sandwich.  Le  7  février,  le  na- 
vigateur mit  encore  une  fois  le  cap  au  sud,  traversa  une  banquise  de  cinquante 
milles  de  large  et,  le  20  février,  atteignit  74°  15'.  Du  haut  des  mâts,  on  n'aper- 
cevait de  tous  côtés  qu'une  mer  libre,  avec  quatre  îles  de  glace  en  vue. 

Ces  pointes  dans  le  sud  avaient  donné  des  résultats  inattendus.  Weddell  s'était 
enfoncé  vers  le  pôle,  deux  cent  quatorze  milles  plus  loin  que  tous  ses  prédé- 
cesseurs, y  compris  Cook.  Il  donna  le  nom  de  Georges  IV  à  cette  partie  de 
la  mer  antarctique  qu'il  avait  explorée.  Chose  singulière  et  sur  laquelle  il  est 
bon  d'insister,  les  glaces  avaient  diminué  à  mesure  qu'on  pénétrait  plus  avant 
dans  le  sud,  les  brouillards  et  les  orages  étaient  continuels,  l'atmosphère  était 
journellement  chargée  d'une  humidité  compacte,  la  mer  était  profonde,  ouverte, 
et  la  température  était  singulièrement  douce. 

Autre  remarque  précieuse,  les  mouvements  de  la  boussole  étaient  aussi  lents 
sous  ces  latitudes  australes  que  Parry  l'avait  déjà  constaté  dans  les  régions 
arctiques. 

Les  deux  bâtiments  de  Weddell,  séparés  par  la  tempête,  se  rejoignirent  à  la 
Nouvelle-Géorgie,  après  une  navigation  périlleuse  de  douze  cents  milles  à  tra- 
vers les  glaces.  Cette  île,  découverte  par  de  La  Roche,  en  1675,  visitée,  en  1756, 


360 


LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIÈCLE. 


Cj..        «  '•'■  ,      Samoa 


"vîgaùwj 


CARTE 
l  RgfSIQNS  POLAIRES   SU 
indiquant  tes  routes  des  navigateurs 
du  XIXe  siècle 


Cno?l,l?j3  et  377b  ......  *«».* 

WedJel.lBiS 

jBiscoé'lj833  et  i83z _-.— 

Jhrnumtrd  Vrzn22eiB38 , .. 

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JO>ss,  JÔfo*  et  j8Si   -  - 


Graot>  par  lï.MorieMj 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES. 


301 


DuiiONT  d'Uryille. 


par  le  vaisseau  le  Lion,  n'était  réellement  bien  connue  que  depuis  l'exploration 
que  Cook  en  avait  faite;  les  détails  qu'il  avait  donnés  dans  sa  relation  sur  l'abon- 
dance des  veaux  marins  et  des  morses  avaient  déterminé  nombre  d'armateurs  h 
la  fréquenter.  C'étaient  surtout  des  Anglais  et  des  Américains,  qui  portaient  les 
peaux  des  animaux  tués  en  Chine,  où  ils  ne  les  vendaient  pas  moins  de  vingt- 
cinq  à  trente  francs  pièce.  En  quelques  années,  le  nombre  des  peaux  de  veaux 
marins  tués  s'éleva  à  douze  cent  mille.  Aussi  cette  race  d'animaux  y  était-elle 
déjà  presque  éteinte. 

«  La  longueur  de  la  Géorgie  méridionale,  dit  Weddell,  est  d'environ  trente 
lieues,  et  sa  largeur  moyenne  est  de  trois  lieues.  Elle  est  tellement  festonnée 

46 


362  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

par  des  baies  que,  dans  quelques  endroits,  les  deux  bords  de  ces  petits  mouil- 
lages paraissent  se  toucher.  Les  cimes  des  montagnes  sont  très  escarpées  et 
toujours  couvertes  de  neige.  Dans  les  vallées,  la  végétation  ne  manque  pas 
de  force  pendant  l'été;  on  y  remarque  surtout  une  espèce  de  fourrage  dont 
les  tiges  très  vigoureuses  s'élèvent  communément  à  deux  pieds  de  hauteur. 
Il  n'y  a  point  de  quadrupèdes,  mais  l'île  est  peuplée  d'oiseaux  et  d'animaux 
amphibies.  » 

On  y  rencontre  des  bandes  immenses  de  pingouins  qui  se  promènent  sur  le 
rivage,  la  tête  haute  et  l'air  fier.  On  dirait,  pour  rappeler  l'expression  d'un 
ancien  navigateur,  sir  John  Narborough,  des  troupes  d'enfants  portant  des 
tabliers  blancs.  On  y  voit  aussi  quantité  d'albatros,  oiseau  qui  mesure  seize 
à  dix-sept  pieds  d'envergure,  et  dont  le  volume,  lorsqu'il  est  dépouillé  de  ses 
plumes,  est  réduit  de  moitié. 

Weddell  visita  également  le  Nouveau-Shetland  et  constata  que  l'île  Bridgeman, 
qui  fait  partie  de  cet  archipel,  est  un  volcan  encore  en  activité.  Il  lui  fut  impos- 
sible de  débarquer,  tous  les  ports  étant  bloqués  par  les  glaces,  et  il  dut  se  rendre 
à  la  Terre  de  Feu. 

Pendant  le  séjour  de  deux  mois  qu'il  y  fit,  Weddell  réunit  de  précieuses 
observations  sur  les  avantages  que  cette  côte  offre  aux  navigateurs  et  put 
acquérir  des  notions  exactes  sur  le  caractère  des  habitants. 

Dans  l'intérieur  se  dressent  quelques  montagnes,  toujours  couvertes  de  neige, 
dont  la  plus  élevée  ne  paraît  pas  dépasser  trois  mille  pieds.  Weddell  ne  put 
apercevoir  le  volcan  que  d'autres  voyageurs  avaient  observé,  et  notamment 
Basil  Hall  en  1822,  mais  il  ramassa  quantité  de  lave  qui  en  provenait.  Au  reste, 
il  ne  pouvait  y  avoir  doute  sur  son  existence,  car  Weddell,  dans  un  précédent 
voyage,  en  1820,  avait  constaté  que  le  ciel  était  tellement  rouge  au-dessus  de 
la  Terre  de  Feu,  qu'il  n'avait  pu  attribuer  cette  coloration  extraordinaire  qu'à 
une  éruption  volcanique. 

Jusqu'alors  les  voyageurs  qui  avaient  visité  la  Terre  de  Feu  étaient  peu  d'ac- 
cord sur  la  température  de  cette  région  polaire.  Weddell  attribue  ces  divergences 
à  la  différence  des  époques  de  leur  séjour  et  des  vents  qui  régnaient.  Pour  lui, 
si  le  vent  souffle  du  sud,  le  thermomètre  ne  dépassera  jamais  deux  ou  trois 
degrés  au-dessus  de  zéro  ;  s'il  vient  au  contraire  du  nord,  il  fait  aussi  chaud 
«  qu'en  juillet  en  Angleterre  ». 

Les  animaux  dont  le  navigateur  constata  la  présence  sont  des  chiens  et  des 
loutres,  et  ce  seraient,  suivant  lui,  les  seuls  quadrupèdes  du  pays. 

Les  relations  avec  les  naturels  furent  toujours  cordiales.  Tout  d'abord,  ceux- 


U'.S  EXPEDITIONS   POLAIRES.  303 


ci  firent  le  tour  du  bâtiment,  sans  oser  y  mouler;  mais  ils  ne  tardèrent  cepen- 
dant pas  à  se  familiariser.  Les  mêmes  scènes  qui  ont  été  décrites  lors  du  pas- 
sage du  premier  navire  par  le  détroit,  se  reproduisirent  fidèlement,  malgré  le 
temps  écoulé.  Du  pain,  du  madère  et  du  bœuf  qu'on  leur  servit,  les  indigènes 
ne  touchèrent  qu'au  dernier.  Pour  eux,  les  objets  qui  avaient  le  plus  de  prix, 
c'étaient  le  fer  et  les  miroirs  devant  lesquels  ils  se  livrèrent  à  des  grimaces  et 
à  des  contorsions  extravagantes  qui  amusèrent  tout  l'équipage. 

Au  reste,  leur  équipement  suffisait  pour  exciter  la  gaieté.  Avec  leur  pein- 
ture noire  comme  le  jais,  leur  plumes  bleues,  leur  face  sillonnée  de  lignes 
parallèles  rouges  et  blanches  comme  une  toile  à  matelas,  ils  offraient  une 
physionomie  si  grotesque,  qu'ils  prêtaient  aux  plaisanteries  et  aux  rires  des 
Anglais.  Bientôt,  peu  satisfaits  des  morceaux  de  cercles  de  tonneaux  qu'on  leur 
donnait,  et  trouvant  mesquins  ces  présents  offerts  par  des  gens  possesseurs 
de  tant  de  richesses,  ils  se  mirent  à  prendre  tout  ce  qui  était  à  leur  con- 
venance. Ces  vols  furent  facilement  réprimés,  mais  ils  produisirent  plus  d'une 
scène  plaisante  et  permirent  d'admirer  l'étonnante  faculté  d'imitation  de  ces 
sauvages. 

«  Un  matelot  avait  donné  à  l'un  d'eux,  raconte  Weddell.  un  pot  d'étain 
plein  de  café  que  celui-ci  but  surde-champ,  et  il  garda  le  pot.  Le  matelot  s'aper- 
cevant  que  son  pot  avait  disparu,  le  demande  vivement,  et,  malgré  l'énergie  de 
son  geste,  personne  ne  se  présente  pour  restituer  l'objet  volé.  Après  avoir 
employé  tous  les  moyens  imaginables,  cet  homme,  furieux  et  prenant  une  atti- 
tude tragique,  s'écria  d'un  ton  animé:  «Canaille  cuivrée,  qu'as-tu  fait  de 
mon  pot?  Le  sauvage,  imitant  son  attitude,  redit  en  anglais  et  sur  le  même 
ton  :  «  Canaille  cuivrée,  qu'as-tu  fait  de  mon  pot?  »  L'imitation  fut  si  exacte  et 
si  prompte  que  tout  l'équipage  en  éclata  de  rire,  excepté  le  matelot  qui  s'élança 
sur  le  voleur,  le  fouilla  et  retrouva  son  pot  d'étain.  » 

Sous  ce  climat  rigoureux,  sans  vêtements,  sans  nourriture,  au  milieu  de 
montagnes  stériles,  sans  animaux  pour  leur  fournir  une  nourriture  substantielle 
qui  les  réconforte,  les  Fuégiens  sont  dans  un  état  d'abrutissement  complet. 
La  chasse  ne  peut  leur  fournir  de  ressources  sérieuses,  la  pêche  ne  leur  en 
procure  que  d'insuffisantes  ;  ils  sont  donc  obligés  d'attendre  que  le  tempête 
vienne  jeter  sur  leurs  côtes  quelque  gros  cétacé  qu'ils  dévorent  à  pleines  dents, 
sans  même  prendre  la  peine  d'en  faire  cuire  la  chair. 

En  1828,  le  vaisseau  le  Chanticleer,  commandé  par  Henri  Foster,  avait  été 
chargé  de  faire  des  observations  du  pendule  pour  la  détermination  de  la  figure 
de  la  terre.  Cette  expédition  dura  trois  ans  et  se  termina  par  la  mort  de  son 


364  LES  VOYAGEURS  DU  XIX-  SIECLE. 

commandant,  qui  se  noya  en  1831 ,  dans  la  rivière  de  Chagres.  Nous  n'en  parlons 
que  parce  que,  le  5  janvier  18'29,  ce  bâtiment  reconnut  et  explora  le  groupe  des 
Shetland  méridionales.  Le  commandant  descendit  môme  à  grand'peine  sur  l'une 
de  ces  îles,  où  il  ramassa  quelques  échantillons  de  ces  syéniies  dont  le  sol  est 
composé,  et  une  petite  quantité  de  neige  rouge,  de  tout  point  semblable  à  celle 
que  plusieurs  explorateurs  avaient  rencontrée  dans  les  parages  du  pôle  nord. 

Mais  il  est  une  reconnaissance  d'un  bien  plus  vif  intérêt  :  c'est  celle  qu'opéra 
en  1830  le  baleinier  John  Biscoë. 

Le  brick  le  Tula,  de  cent  quarante-huit  tonneaux,  et  le  cutter  Lively,  quit- 
tèrent, sous  ses  ordres,  le  port  de  Londres,  le  14  juillet  1830.  Ces  deux  bâti- 
ments, appartenant  à  MM.  Enderby,  étaient  armés  pour  la  pèche  des  phoques 
et  pourvus  de  tous  les  objets  convenables  pour  cette  longue  et  pénible  naviga- 
tion. Mais  les  instructions  qu'avait  reçues  Biscoë  lui  prescrivaient,  en  outre,  de 
tâcher  de  faire  quelque  découverte  dans  les  mers  antarctiques. 

Les  deux  bâtiments  touchèrent  aux  Malouines,  en  repartirent  le  11  no- 
vembre, cherchèrent  vainement  les  îles  Aurora  et  se  dirigèrent  vers  la  Terre  de 
Sandwich,  dont  la  pointe  septentrionale  fut  doublée  le  1er  janvier  1831. 

Arrivés  au  cinquante-neuvième  parallèle,  ils  rencontrèrent  des  glaces  com- 
pactes qui  les  forcèrent  à  abandonner  la  route  du  sud-ouest,  —  direction  sur 
laquelle  se  faisaient  remarquer  les  signes  du  voisinage  de  la  terre.  Il  fallut  donc 
tourner  à  l'est,  prolonger  la  banquise  jusqu'à 9°  34'  de  longitude  occidentale.  Ce 
fut  seulement  le  16  janvier  que  Biscoë  put  couper  le  soixantième  parallèle  sud. 
Cook,  en  1775,  avait  trouvé  une  mer  libre  sur  un  espace  de  deux  cent  cinquante 
milles,  là  même  où  une  barrière  infranchissable  avait  arrêté  la  tentative  de  Biscoë. 

Continuant  à  courir  dans  le  sud-est  jusqu'à  68°51'  de  latitude  et  10°  de  lon- 
gitude orientale,  le  navigateur  n'avait  pu  s'empêcher  d'être  frappé  delà  décolo- 
ration de  l'eau,  de  la  présence  de  plusieurs  «  eaglets  »  et  de  pigeons  du  Cap, 
enfin  de  la  direction  du  vent  qui  souillait  du  sud-sud-ouest,  indices  certains  du 
voisinage  d'une  grande  terre. 

Mais  les  glaces  lui  défendaient  l'accès  du  sud.  Aussi,  Biscoë  dut  poursuivre 
sa  route  à  l'est,  en  se  rapprochant  du  Cercle  polaire. 

«  Enfin,  le  27  février,  dit  Desborough  Cooley,  par  65° 57'  sud  et  45°  de  longi- 
tude orientale,  il  vit  très  distinctement  une  terre  d'une  étendue  considérable, 
montagneuse  et  couverte  de  neige,  à  laquelle  il  imposa  le  nom  d'Enderby. 
Tous  ses  efforts  eurent  dès  lors  pour  objet  d'y  aborder,  mais  elle  était  com- 
plètement entourée  de  glaces  qui  en  défendaient  l'approche.  Sur  ces  entre- 
faites, un  coup  de  vent  inattendu  vint  séparer  les  deux  navires  et  les  entraîna  vers 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES.  36" 


le  sud-est,  ayant  encore  longtemps  on  vue  la  même  terre  qui  offrait,  d'est  en 
ouest,  une  étendue  de  plus  de  deux  cents  milles.  Mais  lé  mauvais  temps  el 
l'état  déplorable  de  la  santé  de  son  équipage  forcèrent  le  capitaine  Biscoë  à 
laisser  porter  sur  la  Terre  de  Van-Diémen,  où  il  ne  fut  rejoint  que  plusieurs 
mois  après  par  le  Liuelij.  » 

Les  explorateurs  furent  plusieurs  fois  témoins  des  lueurs  éblouissantes  de 
l'aurore  australe,  spectacle  merveilleux  qu'il  est  impossible  d'oublier. 

«  Pour  la  première  fois,  dit  Biscoë,  les  brillants  reflets  de  l'aurore  australe 
roulaient  sur  nos  tètes  sous  la  forme  de  magnifiques  colonnes,  puis  prenaient 
tout  k  coup  l'apparence  d'une  frange  de  tapisserie,  et,  l'instant  d'après,  s'agi- 
taient en  l'air  comme  des  serpents  ;  souvent  ces  jets  de  lumière  ne  semblaient 
être  qu'à  quelques  verges  au-dessus  de  nos  têtes,  et  bien  certainement  ils  se 
trouvaient  dans  notre  atmosphère.  » 

La  terre,  montagneuse  et  couverte  de  neige,  courait  suivant  la  direction  E.-O. 
sous  le  parallèle  66°30';  par  malheur,  il  fut  impossible  de  l'approcher  de  plus 
de  dix  lieues,  et  elle  était  partout  bordée  de  glaces. 

Laissant  la  Terre  de  Van-Diémen  le  14  janvier  1832,  Biscoë  se  dirigea  avec  ses 
deux  navires  au  sud-est.  A  plusieurs  reprises,  des  fucus  flottant  à  la  surface  de 
la  mer  et  quantité  d'oiseaux  qui  s'écartent  peu  de  la  terre,  des  nuages  bas  et 
épais,  firent  croire  à  Biscoë  qu'il  allait  faire  quelque  découverte;  mais  toujours  la 
tempête  l'empêcha  de  pousser  à  fond  sa  reconnaissance.  Enfin,  le  12  février, 
par  66°  27'  de  latitude  et  84°10',  de  nouveau  furent  aperçus,  en  grand  nombre, 
des  albatros,  des  pingouins  et  des  baleines;  le  15,  une  terre  fut  découverte  dans 
le  sud-est  à  une  grande  distance;  le  lendemain,  on  reconnut  que  c'était  une  ile 
à  laquelle  on  donna  le  nom  d'Adélaïde,  en  l'honneur  de  la  reine  d'Angleterre. 
Sur  cette  île,  à  une  lieue  à  peu  près  du  bord  de  la  mer,  s'élevaient  plusieurs  pics 
de  forme  conique  et  à  base  très  large. 

Les  jours  suivants,  on  put  s'assurer  qu'elle  n'était  pas  isolée,  mais  qu'elle 
faisait  partie  d'une  chaîne  d'îlots  située  au-devant  d'une  terre  haute.  Cette 
terre,  qui  s'étendait  sur  un  espace  de  deux  cent  cinquante  milles  dans  une 
direction  E.-N.-E.  et  O.-S.-O.,  reçut  le  nom  de  Graham,  tandis  que  celui  de 
Biscoë  restait  attaché  à  la  chaîne  des  îles  que  ce  navigateur  avait  découvertes. 
Ce  pays  n'offrait  pas  la  moindre  trace  de  plantes  ou  d'animaux. 

Biscoë,  pour  donner  une  sanction  certaine  à  sa  découverte,  descendit,  le  21  fé- 
vrier, sur  la  grande  terre,  afin  d'en  prendre  possession,  et  détermina,  par  64° 45' 
latitude  sud  et  66° il'  longitude  ouest  de  Paris,  la  position  d'une  haute  mon- 
tagne, à  laquelle  il  donna  le  nom  de  mont  William. 


360  LES   VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


«  On  se  trouvait,  dit  le  Bulletin  de  la  Société  de  géographie  de  1833,  dans  une 
baie  profonde  où  l'eau  était  si  paisible  que,  s'il  y  avait  eu  des  phoques,  on  eût 
pu  facilement  en  charger  les  deux  navires,  attendu  qu'on  eût  pu,  sans  peine, 
approcher  du  bord  des  rochers  pour  leur  donner  la  chasse.  L'eau  était  aussi  très 
profonde,  puisque,  à  toucher  presque  le  rivage,  on  n'eut  point  de  fond  avec  vingt 
brasses  de  ligne.  Le  soleil  était  si  chaud  que  la  neige  fondait  sur  tous  les 
rochers  situés  au  bord  de  l'eau,  circonstance  qui  rendait  encore  plus  extraor- 
dinaire l'absence  complète  des  phoques.  » 

De  là,  Biscoë  gagna  le  Shetland  du  Sud,  auquel  la  Terre  de  Graham  pourrait 
se  rattacher,  puis  il  relâcha  aux  Malouines  où  le  Livehj  se  perdit,  et  il  rentra 
enfin  en  Angleterre. 

Le  capitaine  Biscoë  reçut,  en  récompense  de  ses  fatigues  et  pour  l'encourager 
dans  ses  efforts,  les  grands  prix  des  Sociétés  de  géographie  de  Londres  et  de 
Paris. 

Des  controverses  très  animées  s'étaient  produites,  à  la  suite  de  ces  voyages, 
sur  l'existence  d'un  continent  austral  et  la  possibilité  de  naviguer  au  delà  d'une 
première  barrière  de  glaces,  appuyée  sur  les  îles  déjà  découvertes.  Trois  puis- 
sances résolurent  à  la  môme  époque  d'y  envoyer  une  expédition.  La  France 
confia  le  commandement  de  la  sienne  à  Dumont  d'Urville,  l'Angleterre  à  James 
Ross  et  les  État-Unis  au  lieutenant  Charles  Wilkes. 

Aux  nouveaux  venus  les  honneurs.  Ce  dernier  reçut  le  commandement  d'une 
petite  escadre  composée  du  Purpoise,  des  deux  sloops  le  Vincennes  et  le  Peacock, 
des  deux  schooners  Sea-Gull  et  Flying-Fish,  et  d'une  gabare,  le  Relief.  Cette 
dernière,  qui  emportait  dans  ses  flancs  un  supplément  de  provisions,  fut  expé- 
diée à  Rio,  tandis  que  les  autres  bâtiments,  avant  de  s'arrêter  sur  cette  rade, 
touchèrent  à  Madère  et  aux  îles  du  cap  Vert. 

Du  24  novembre  1838  au  6  janvier  1839,  l'escadre  demeura  dans  la  baie  de 
Rio-de-Janeiro,  gagna  ensuite  le  Rio-Negro  où  elle  séjourna  six  jours,  et  n'ar- 
riva que  le  19  février  1839  au  port  Orange,  à  la  Terre  de  Feu. 

En  cet  endroit,  l'expédition  se  divisa  :  le  Peacock  et  le  Flying-Fish  furent 
envoyés  vers  le  point  où  Cook  avait  doublé  le  soixantième  degré  de  latitude  ;  le 
Ilelief  pénétra  avec  les  naturalistes  dans  le  détroit  de  Magellan  par  un  des  pas- 
sages situés  au  sud-est  de  la  Terre  de  Feu  ;  le  Vincennes  restait  au  port  Orange, 
tandis  que  le  Sea-Gull  et  le  Purpoise  partaient,  le  2i  février,  pour  les  mers 
australes.  Wilkes  reconnut  la  Terre  de  Palmer  sur  une  longueur  de  trente  milles 
jusqu'au  point  où  elle  tourne  vers  le  S.-S.-E.  qu'il  nomma  cap  Hope;  puis,  il 
visita  les  Shetland  et  fit  à  leur  géographie  quelques  heureuses  rectifications. 


LES  EXPEDITIONS   POLAIRES.  367 


Les  deux  bâtiments,  après  trente-six  jours  passés  dans  ces  régions  inhospita- 
lières, Tirent  route  au  nord.  Après  divers  incidents  de  navigation,  aujourd'hui 
sans  grand  intérêt,  ayant  perdu  le  Sea-Gull,  Wilkes  relâcha  au  Callao,  visita  les 
Pomoutou,  Taïti,  les  îles  de  la  Société,  des  Navigateurs,  et  relâcha  à  Sydney, 
le  28  novembre. 

Le  29  décembre  1839,  l'expédition  reprenait  encore  une  fois  la  mer  et  se  diri- 
geait au  sud.  L'objectif  était  d'atteindre  la  plus  haute  latitude  possible  entre 
les  160°  et  145e  degrés  à  Test  du  méridien  de  Greenvvich,  en  allant  de  l'est  à 
l'ouest.  Les  bâtiments  avaient  liberté  de  manœuvre,  et  rendez-vous  était  fixé  en 
cas  de  séparation.  Jusqu'au  22  janvier,  on  releva  de  nombreux  indices  de  terre, 
et  quelques  officiers  crurent  même  l'apercevoir  ;  mais  il  ressort  des  dépositions 
de  ceux-ci,  au  procès  que  Wilkes  eut  à  soutenir  à  son  retour,  que,  si  quelque 
circonstance  eût  rejeté  au  nord  le  Yincennes  avant  le  22  janvier,  l'expédition 
n'aurait  eu  aucune  certitude  de  l'existence  d'un  continent  austral.  C'est  à  Syd- 
ney seulement  que  Wilkes,  entendant  dire  qued'Urville  avait  découvert  la  terre 
le  19  janvier,  prétendit  l'avoir  découverte  le  même  jour. 

Ces  faits  sont  établis  dans  un  article  très  concluant,  publié  par  l'hydrographe 
Daussy  dans  le  Bulletin  de  la  Société  de  géographie. 

On  verra  plus  loin  que,  dès  le  21  janvier,  d'Urville  avait  débarqué  sur  celte 
nouvelle  terre.  La  priorité  de  la  découverte  doit  donc  lui  être  réservée. 

Le  Peacock  et  le  Flying-Fish,  ayant  éprouvé  des  avaries  ou  n'ayant  pu 
affronter  l'état  de  la  mer  et  les  glaces  flottantes ,  avaient  fait  route  au  nord 
dès  le  24  janvier  et  le  5  février. 

Seuls,  le  Vincennes  et  le  Purpoise  avaient  continué  cette  rude  croisière  jusque 
par  97°  de  longitude  est,  voyant  la  terre  et  s'en  approchant  de  temps  en  temps, 
depuis  dix  milles  jusqu'à  trois  quarts  de  mille,  selon  que  la  banquise  le  per- 
mettait. 

«  Le29janvier,  dit  Wilkes  dans  son  rapport  à  l'Institut  national  de  Washington, 
nous  entrâmes  dans  ce  que  j'ai  nommé  baie  Piners,  la  seule  place  où  nous 
ayons  pu  débarquer  sur  les  rochers  nus  ;  mais  nous  fûmes  repoussés  par  un 
de  ces  coups  de  vent  soudains  qui  sont  ordinaires  dans  ces  mers.  Nous  sortîmes 
de  cette  baie  en  sondant  par  trente  brasses.  Le  coup  de  vent  dura  trente-six 
heures,  et  après  avoir  échappé  plusieurs  fois  de  très  près  à  nous  briser  contre  les 
glaces,  nous  nous  trouvâmes  à  soixante  milles  sous  le  vent  de  la  baie.  Comme 
il  était  alors  probable  que  la  terre  que  nous  avions  découverte  était  d'une  grande 
étendue,  je  pensai  qu'il  était  plus  important  de  la  suivre  vers  l'ouest  que  de 
retourner  pour  débarquer  à  la  baie  Piners,  ne  doutant  pas  d'ailleurs  que  nous 


368 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


L'île  est  peuplée  d  oiseaux.  If  âge  573.  j 


ne  trouvassions  l'occasion  de  le  faire  sur  quelque  point  plus  accessible.  Je  fus 
cependant  trompé  dans  cette  attente,  cl  la  banquise  nous  empêcha  constamment 
d'approcher  de  terre.  Nous  rencontrâmes  sur  la  limite  de  la  banquise  de  grandes 
masses  de  glace  couvertes  de  vase,  de  roches  et  de  pierres,  dont  nous  pûmes 
prendre  des  échantillons  aussi  nombreux  que  si  nous  les  avions  détachés  des 
rochers  eux-mêmes.  La  terre  couverte  de  neige  fut  aperçue  distinctement  en 
plusieurs  endroits,  et,  entre  ces  points,  les  apparences  étaient  telles,  qu'elles  ne 
laissèrent  que  peu  ou  même  aucun  doute  dans  mon  esprit,  qu'il  n'y  eût  là  une 
ligne  continue  de  côtes,  qui  méritât  le  nom  que  nous  lui  avons  donné,  de  conti- 
nent antarctique.  Lorsque  nous  atteignîmes  le  97e  degré  est,  nous  trouvâmes 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES. 


369 


Il  fallut  se  mouiller  jusqu'à  mi-corps.  [Page  370.) 

que  la  glace  se  dirigeait  vers  le  nord  ;  nous  la  suivîmes  clans  cette  direction,  et 
nous  arrivâmes,  à  quelques  milles  près,  au  point  où  Cook  avait  été  arrêté  par  la 
barrière  de  glace  en  1773.  » 

La  baie  Piners,  où  Wilkes  débarqua,  est  située  par  140'  est  (137° 40'  de  Paris), 
c'est-à-dire  au  point  même  où  d'Urville  avait  débarqué  le  21  janvier. 

Le  30  janvier,  le  Purpoise  avait  aperçu  les  deux  bâtiments  de  d'Urville,  s'était 
approché  deux,  à  portée  de  la  voix  ;  mais  ceux-ci,  faisant  de  la  toile,  avaient 
paru  se  refuser  à  toute  communication. 

Wilkes  regagna  Sydney  où  il  trouva  le  Peacock  en  réparation,  se  rendit  avec 
ce  bâtiment  à  la  Nouvelle-Zélande,  de  là  à  Tonga-Tabou,  puis  aux  Fidji,  où 

47 


370  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


furent  massacrés  par  les  naturels  deux  jeunes  officiers  de  l'expédition.  Les 
îles  des  Amis,  des  Navigateurs,  les  Sandwich,  l'embouchure  de  la  Colombia  à  la 
eôte  occidentale  d'Amérique,  les  détroits  de  l'Amirauté  et  de  Puget,  l'île  Van- 
couver, les  îles  des  Larrons,  Manille,  les  Soulou,  Singapour,  les  îles  de  la  Sonde, 
Sainte-  Hélène.  Rio-de-Janeiro,  furent  les  nombreuses  étapes  de  ce  long  voyage, 
qui  se  termina,  le  9  juin  1842.  à  New-York,  après  une  absence  de  trois  ans  et 
dix  mois. 

Les  résultats  dans  toutes  les  branches  de  la  science  étaient  considérables,  et, 
pour  son  début  dans  la  carrière  des  voyages  de  circumnavigation,  la  jeune 
république  des  États-Unis  venait  de  faire  un  coup  de  maître. 

Malgré  tout  l'intérêt  que  présente  la  précieuse  relation  de  cette  expédition, 
ainsi  que  les  traités  spéciaux  qui  l'accompagnent  et  que  l'on  doit  à  la  plume 
des  savants  Dana,  Gould,  Pickering.  Gray,  Gassin  et  Brackenridge,  nous  sommes 
forcé  de  négliger  tout  ce  qui  s'est  fait  dans  des  contrées  déjà  connues.  Le  succès 
de  cette  grande  publication  fut  considérable  au  delà  de  l'Atlantique,  il  est  facile 
de  le  comprendre,  dans  un  pays  qui  ne  compte  qu'un  petit  nombre  d'explora- 
teurs officiels'. 

En  môme  temps  que  Wilkes,  au  commencement  de  1839,  Balleny,  capitaine 
de  Y  Elisabeth- Scott,  apportait  sa  contribution  à  la  reconnaissance  des  terres 
antarctiques. 

Parti  de  l'île  Campbell,  au  sud  de  la  Nouvelle-Zélande,  il  était  parvenu,  le 
7  février,  par  67°7'  de  latitude  et  164°25'  de  longitude  à  l'ouest  du  méridien  de 
Paris.  Faisant  alors  route  à  l'ouest,  deux  jours  plus  tard,  après  avoir  reconnu 
maint  indice  du  voisinage  de  la  terre,  il  avait  découvert  dans  le  sud-ouest  une 
bande  noire,  qu'à  six  heures  du  soir  on  ne  pouvait  plus  hésiter  à  prendre  pour 
ia  terre.  C'étaient  trois  îles  assez  considérables,  dont  la  plus  occidentale  était  la 
plus  longue.  Elles  reçurent  le  nom  de  Balleny.  Comme  on  peut  le  croire,  le 
capitaine  manœuvra  pour  atterrir,  mais  ces  îles  étaient  défendues  par  une  bar- 
rière de  glace  sans  aucun  passage.  On  dut  donc  se  contenter  de  fixer  par  66° -44' 
et  1G2°25'  de  longitude  la  position  de  l'île  centrale. 

Le  1 1  février,  fut  encore  vue  une  terre  haute  et  couverte  de  neige  dans  l'ouest- 
sud-ouest;  le  lendemain,  on  n'en  était  plus  qu'à  une  dizaine  de  milles.  On  s'en 
approcha,  puis  un  canot  fut  détaché.  Une  plage  de  trois  ou  quatre  pieds  de  large 
au  bas  de  falaises  verticales  et  inaccessibles  en  défendait  l'accès,  et  ii  fallut  se 
mouiller  jusqu'à  mi-corps  pour  recueillir  quelques  échantillons  de  lave  car  cette 
terre  est  volcanique,  et  ses  montagnes  sont  surmontées  d'un  panache  de  fumée. 

Encore  une  fois,  le  2  mars,  par  65°  de  latitude  et  120" 24'  de  longitude 


LES  EXPEDITIONS   POLAIRES.  371 

estimée,  on  aperçut,  du  pont  de  Y  Elisabeth-Scott,  une  nouvelle  apparence  de 
terre.  On  mit  en  panne  pour  passer  la  nuit,  et  le  lendemain,  on  tenta  de  se 
diriger  vers  le  sud-ouest  ;  niais  il  fut  impossible  de  franchir  la  banquise  atta- 
chée au  rivage.  Cette  nouvelle  terre  reçut  le  nom  de  Sabrina.  Balleny  dut 
alors  reprendre  la  route  du  nord,  et  c'est  à  ces  indications  incomplètes,  mais 
sûres,  que  se  bornent  ses  découvertes. 

En  1837,  au  moment  où  Wilkes  partait  pour  l'expédition  qui  vient  d'ôtre  ra- 
contée, le  capitaine  Dumont  d'Urville  proposa  au  ministre  de  la  marine  un 
nouveau  plan  de  voyage  autour  du  monde.  Les  services  qu'il  avait  rendus  de 
1819  à  1821,  durant  une  campagne  hydrographique,  de  1822  à  1825,  sur  la 
Coquille  avec  le  capitaine  Duperrey;  enfin,  de  1826  à  1829,  sur  Y  Astrolabe,  ses 
études  et  son  expérience  lui  donnaient  bien  le  droit  de  soumettre  ses  vues  au 
gouvernement  et  de  faire  en  sorte  de  compléter  la  masse  de  renseignements  que 
lui-même  ou  d'autres  navigateurs  avaient  recueillis  sur  des  parages  imparfaite- 
ment décrits,  bien  que  très  importants  à  connaître  sous  le  rapport  de  l'hydro- 
graphie, du  commerce  et  des  sciences. 

Le  ministre  s'était  empressé  d'accepter  les  offres  de  Dumont  d'Urville  et  mit 
tout  en  œuvre  pour  lui  donner  des  collaborateurs  éclairés  en  qui  il  pût  avoir 
confiance.  Les  deux  corvettes  VAsfrolabe  et  la  Zélée,  munies  de  toutes  les 
ressources  dont  les  voyages  successifs  que  la  France  venait  d'entreprendre 
avaient  fait  reconnaître  la  nécessité,  furent  tenues  à  sa  disposition.  Parmi  les 
officiers  qui  l'accompagnèrent,  plusieurs  devaient  arriver  au  grade  d'officier 
général  :  c'était  Jacquinot,  le  commandant  de  la  Zélée,  Coupvent-Desbois,  Du 
Bouzet.  Tardy  de  Montravel  et  Périgot,  dont  les  noms  sont  bien  connus  de  tous 
ceux  qui  se  sont  occupés  de  l'histoire  de  la  marine  française. 

Les  instructions  que  le  commandant  de  l'expédition  reçut  du  vice-amiral  de 
'Rosamel  différaient  de  celles  qui  avaient  été  données  h  ses  prédécesseurs,  en 
ce  sens  qu'il  lui  était  prescrit  de  s'enfoncer  vers  le  pôle  sud  aussi  loin  que  les 
glaces  le  lui  permettraient.  Il  devait  également  compléter  le  grand  travail  qu'il 
avait  exécuté,  en  1827,  sur  les  îles  Yiti,  et,  après  une  reconnaissance  de  l'ar- 
chipel Salomon.  suivie  d'une  relâche  à  la  rivière  des  Cygnes  en  Australie  et  à  la 
Nouvelle-Zélande,  il  devait  visiter  les  îles  Chatam  et  la  partie  des  Carolines 
reconnue  par  Liitké,  pour  gagner  ensuite  Mindanao,  Bornéo,  Batavia,  d'où  il 
reviendrait  en  France  par  le  cap  de  Bonne-Espérance. 

Ces  instructions  se  terminaient  par  des  considérations  d'un  haut  intérêt,  qui 
témoignaient  des  vues  élevées  de  l'administration. 

«  Sa  Majesté,  disait  l'amiral  de  Rosamel,  n'a  pas  seulement  eu  en  vue  les 


372  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


progrès  de  L'hydrographie  et  des  sciences  naturelles  ;  sa  royale  sollicitude  pour 
les  intérêts  du  commerce  français  et  pour  le  développement  des  expéditions  de 
nos  armateurs,  lui  a  l'ait  envisager,  sous  un  point  de  vue  plus  large,  l'étendue 
de  votre  mission  et  les  avantages  qu'elle  doit  réaliser.  Vous  visiterez  un  grand 
nombre  de  points  qu'il  est  très  important  d'étudier  sous  le  rapport  des  res- 
sources qu'ils  peuvent  offrir  à  nos  navires  baleiniers.  Vous  aurez  à  recueillir 
tous  les  renseignements  propres  à  les  guider  dans  leurs  expéditions  pour  les 
rendie  plus  fructueuses.  Vous  relâcherez  dans  des  ports  où  déjà  notre  com- 
merce entretient  des  relations  et  où  le  passage  d'un  bâtiment  de  l'État  peut 
produire  une  salutaire  influence,  dans  d'autres  où  peut-être  les  produits 
de  notre  industrie  trouveraient  des  débouchés  ignorés  jusqu'à  ce  jour, 
et  sur  lesquels  vous  pourrez,  à  votre  retour,  fournir  de  précieuses  indica- 
tions. » 

Dumont  d'Urville  reçut,  avec  les  vœux  et  les  encouragements  personnels  de 
Louis -Philippe,  les  marques  d'intérêt  les  plus  vives  de  l'Académie  des  Sciences 
morales  et  de  la  Société  de  géographie.  Par  malheur,  il  n'en  fut  pas  de  même 
de  la  part  de  l'Académie  des  Sciences,  bien  que,  depuis  plus  de  vingt  années,  le 
capitaine  d'Urville  n'eût  cessé  de  travaillera  l'accroissement  des  richesses  du 
Muséum  d'histoire  naturelle. 

«  Soit  esprit  de  corps,  soit  préventions  défavorables  contre  moi,  écrit 
d'Urville,  ils  montrèrent  peu  d'empressement  pour  l'expédition  qui  se  prépa- 
rait, et  les  termes  dans  lesquels  furent  conçues  leurs  instructions  furent  pour 
le  moins  aussi  froids  qu'ils  eussent  pu  les  employer  vis-à-vis  d'une  personne 
qui  leur  eût  été  complètement  étrangère.  » 

On  doit  regretter  d'avoir  vu,  parmi  les  adversaires  les  plus  acharnés  de  celte 
expédition,  l'illustre  Arago.  ennemi  déclaré  des  recherches  polaires. 

11  n'en  fut  pas  de  même  d'un  certain  nombre  de  savants  étrangers,  au  pre- 
mier rang  desquels  il  convient  de  citer  Humboldt  et  Krusenstcrn,  qui  adressè- 
rent à  d'Urville  leurs  félicitations  sur  sa  nouvelle  campagne  et  sur  les  services 
que  les  sciences  en  pouvaient  attendre. 

Après  de  nombreux  retards  causés  par  l'armement  de  deux  vaisseaux  qui 
devaient  transporter  le  prince  de  Joinvillc  au  Brésil,  les  deux  corvettes  C Astro- 
labe ci  la  Zélée  purent  enfin  quitter  Toulon  le  7  septembre  1837.  Le  dernier 
jour  du  même  mois,  elles  mouillaient  sur  la  rade  de  Sainte-Croix  de  Ténérifte; 
cette  relâche,  d'Urville  la  substituait  à  celle  du  cap  Vert,  parce  qu'il  espérait 
pouvoir  s'y  procurer  du  vin.  et  aussi  procéder  à  certaines  observations  d'inten- 
sité magnétique  et  de  hauteur  qu'on  lui  avait  reproebé  de  n'avoir  pas  exécu- 


LES  EXPEDITIONS   POLAIRES.  373 


tées  en  1826.  bien  qu'on  sut  parfaitement  qu'il  n'était  pas  à  cette  époque  en 
état  de  les  l'aire. 

Malgré  l'impatience  que  témoignaient  les  jeunes  officiers  d'aller  prendre 
leurs  ébats  à  terre,  ils  durent  se  soumettre  à  une  quarantaine  de  quatre  jours, 
récemment  établie  sur  le  bruit  de  quelques  cas  de  peste  survenus  au  lazaret  de 
Marseille.  Sans  s'arrêter  sur  les  détails  de  l'ascension  de  MM.  DirBouzet, 
Coupvent  et  Dumoulin  au  sommet  du  pic,  il  suffira  de  citer  ces  quelques 
phrases  enthousiastes  de  Coupvent-Desbois  : 

(i  Arrivés  au  pied  du  piton,  dit  cet  officier,  nous  gravissons,  durant  une 
dernière  heure,  des  cendres  et  des  débris  de  pierres,  et  nous  touchons  enfin 
au  but  désiré,  le  point  le  plus  élevé  de  ce  monstrueux  volcan.  Le  cratère  fumant 
se  présente  à  nos  yeux  comme  une  demi-sphère  creuse,  soufreuse,  couverte  de 
débris  de  ponces  et  de  pierres,  large  d'environ  400  mètres  et  profonde  de  100, 
Le  thermomètre  qui  est,  à  l'ombre,  de  5  degrés  à  dix  heures  du  matin,  s'est 
brisé,  placé  sur  le  sol,  dans  un  endroit  qui  laissait  échapper  des  vapeurs  sul- 
fureuses. Il  y  a  sur  les  bords  et  dans  le  cratère  une  foule  de  fumerolles  qui  dis- 
tillent le  soufre  natif  qui  forme  la  base  du  sommet.  La  vitesse  des  vapeurs  est 
assez  grande  pour  faire  entendre  des  détonations.  La  chaleur  du  sol  est  telle  qu'en 
certains  endroits  il  est  impossible  d'y  poser  les  pieds  pendant  quelques  instants, 
Maintenant,  jetez  vos  regards  autour  de  vous,  voyez  ces  trois  montagnes  en- 
tassées les  unes  sur  les  autres,  n'est-ce  pas  une  œuvre  des  géants  pour  escalader 
le  ciel?  Considérez  ces  immenses  coulées  de  laves  qui  divergent  d'un  point 
unique  et  forment  la  croûte  que,  peu  de  siècles  auparavant,  vous  n'eussiez 
point  foulée  impunément.  Voyez  au  loin  cet  archipel  des  Canaries,  jeté  çà  et  là 
sur  la  mer  qui  brise  sur  les  côtes  de  l'île  dont  vous  êtes  le  sommet,  vous  pyg- 
mées!...  Voyez  comme  Dieu  doit  voir,  et  soyez  payés  de  vos  fatigues,  voya- 
geurs que  l'admiration  des  grands  spectacles  de  la  nature  a  conduits  à 
3,704  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer!  » 

Il  faut  ajouter  à  ces  observations  que  les  explorateurs  constatèrent  au  sommet 
du  pic  l'éclat  plus  vif  des  étoiles,  la  facilité  du  son  à  se  propager,  enfin  l'en- 
gourdissement des  extrémités  du  corps  et  des  maux  de  tête  assez  prononcés, 
symptômes  bien  connus  de  ce  qu'on  appelle  «  le  mal  des  montagnes  ». 

Pendant  qu'une  partie  de  l'état-major  se  livrait  à  cette  promenade  scienti- 
fique, plusieurs  officiers  parcouraient  la  ville,  où  l'on  ne  remarque  qu'une  pro- 
menade publique  bien  exiguë,  appelée  l'Alameda,  et  l'église  des  Franciscains. 
Les  environs  sont  assez  intéressants,  soit  par  les  curieux  aqueducs  qui  amènent 
l'eau  à  la  ville,  soit  par  la  forêt  de  Mercedes,  qui  mériterait  plutôt,  d'après 


374  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


d'Urville,  le  nom  de  bois  taillis,  car  on  n'y  voit  plus  que  des  arbustes  et  des 
fougères. 

La  population  parut  joviale  mais  adonnée  à  une  excessive  paresse,  frugale 
mais  livrée  à  la  plus  abominable  saleté,  -enfin  d'une  licence  de  mœurs  sans  nom.  ' 

Le  12  octobre,  les  deux  bâtiments  reprirent  la  mer,  se  disposant  à  gagner  au 
plus  tôt  les  régions  polaires.  Un  sentiment  d'humanité  détermina  d'Urville  à 
relâcher  à  Rio.  L'état  d'un  élève,  embarqué  malade  delà  poitrine,  allait  tous  les 
jours  empirant,  le  séjour  dans  les  glaces  aurait  vraisemblablement  avancé  sa 
fin;  c'est  ce  qui  détermina  le  commandant  à  changer  son  itinéraire. 

Les  deux  bâtiments  mouillèrent  sur  la  rade  de  Rio  et  non  pas  dans  la  baie,  le 
13  novembre,  mais  ils  n'y  séjournèrent  qu'une  journée,  c'est-à-dire  juste  le 
temps  de  mettre  à  terre  le  jeune  Duparc  et  de  faire  provision  de  quelques  vivres 
frais,  puis  ils  îvprirent  leur  route  au  sud. 

Depuis  longtemps,  d'Urville  désirait  explorer  le  détroit  de  Magellan,  non 
pas  seulement  au  point  de  vue  hydrographique,  car  les  relèvements  si  con- 
sciencieux du  capitaine  anglais  King  —  commencés  en  1826,  ils  ne  furent  termi- 
nés qu'en  1831  par  Fitz-Roy —  laissaient  bien  peu  de  chose  à  faire;  mais  sous 
le  rapport  de  l'histoire  naturelle,  quelle  riche  moisson  d'observations  nouvelles 
n'y  avait-il  pas  à  récolter? 

N'était-il  pas  intéressant  au  plus  haut  degré  de  vérifier  ces  dangers  â  chaque 
instant  renaissants,  ces  sautes  de  vents  et  tous  ces  périls  signalés  par  les  an- 
ciens navigateurs  ? 

Et  môme,  ces  fameux  Patagons,  objets  de  tant  de  fables  et  de  controverses, 
ne  serait-on  pas  satisfait  de  recueillir  sur  eux  des  documents  précis  et  circon- 
stanciés? 

D'ailleurs,  une  autre  raison  militait  en  faveur  de  la  relâche  au  port  Famine 
que  d'Urville  voulait  substituer  à  celle  de  la  Terre  des  Etats.  En  relisant  les  re- 
lations des  explorateurs  qui  s'étaient  enfoncés  dans  l'Océan  austral,  le  com- 
mandant s'était  persuadé  que  le  meilleur  moment,  pour  aborder  avec  succès  ces 
régions,  était  la  fin  de  janvier  et  le  mois  de  février.  Alors  seulement  les  effets 
du  dégel  sont  complets,  et  Tonne  court  pas  le  risque  d'exposer  les  équipages  â 
des  fatigues  et  à  des  dangers  inutiles  dans  une  croisière  intempestive. 

Dès  que  sa  résolution  fut  arrêtée,  d'Urville  communiqua  ses  nouvelles  inten- 
tions au  capitaine  Jacquinot  et  fit  aussitôt  voile  pour  le  canal.  Le  12  décembre, 
les  deux  corvettes  étaient  en  vue  du  cap  des  Vierges,  et  Dumoulin,  secondé  par 
les  jeunes  officiers,  commençait  sous  voile  la  belle  série  de  ses  travaux  hydro- 
graphiques. 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES.  375 


Dans  la  navigation  épineuse  du  détroit,  d'Urville  déploya  autant  d'audace  que 
de  sang-froid,  d'habileté  que  de  présence  d'esprit,  —  ce  sont  les  termes  mêmes 
employés  à  son  égard,  —  et  fit  complètement  revenir  sur  son  compte  bon 
nombre  de  ses  matelots,  qui,  en  le  voyant  marcher  pesamment  à  Toulon  et 
soutirant  de  la  goutte,  s'étaient  écriés  naïvement  :  «  Oh  !  ce  bonhomme-là 
ne  nous  mènera  pas  bien  loin!  » 

Mais,  lorsqu'on  sortit  du  détroit,  grâce  à  la  vigilance  continuelle  du  comman- 
dant, les  esprits  étaient  si  bien  changés  qu'on  répétait  : 

«  Ce  diable  d'homme  est  enragé  !  Il  nous  a  fait  raser  les  roches,  les  écueils 
et  la  terre,  comme  s'il  n'avait  jamais  fait  d'autre  navigation  dans  sa  vie!...  Et 
nous  qui  le  croyions  mort  dans  le  dos  !  » 

Ici,  il  convient  de  dire  quelques  mots  de  la  relâche  au  port  Famine. 

Le  débarquement  y  est  facile  ;  on  y  trouve  une  belle  source  et  du  bois  en 
abondance;  les  rochers  fournissent  une  récolte  abondante  de  moules,  de 
patelles,  de  buccins,  et  la  terre  produit  du  céleri  et  une  sorte  de  salade  semblable 
au  pissenlit.  Une  autre  ressource  très  abondante  de  cette  baie, c'est  la  pêche; 
pendant  tout  le  temps  de  la  relâche,  la  seine,  le  trémail  et  la  ligne  procurèrent 
des  éperlans,  des  mulets,  des  loches,  des  gobies,  en  assez  grande  abondance 
pour  nourrir  les  équipages. 

«  Comme  j'allais  me  rembarquer,  dit  d'Urville,  mon  patron  me  remit  un 
petit  baril  qu'on  avait  trouvé  suspendu  à  un  arbre  de  la  plage,  tandis  qu'on 
avait  lu  sur  un  poteau  voisin  l'inscription  Post-Office.  Ayant  reconnu  qu'il  con- 
tenait des  papiers,  je  le  transportai  à  bord  et  pris  connaissance  des  diverses 
pièces  qu'il  renfermait.  C'étaient  des  notes  des  capitaines  qui  avaient  passé 
par  le  détroit,  sur  l'époque  de  leur  passage,  les  circonstances  de  leur  tra- 
versée, quelques  avis  à  leurs  successeurs  et  des  lettres  pour  l'Europe  et  les 
États-Unis.  Il  paraît  que  la  première  idée  de  ce  bureau  de  poste  en  plein  vent 
fut  due  au  capitaine  américain  Cunningham,  qui  se  servit  tout  simplement  d'une 
bouteille  suspendue  à  un  arbre,  en  avril  1833  ;  son  compatriote  Water-House 
y  ajouta,  en  1835,  l'utile  complément  du  poteau,  avec  l'inscription.  Enfin  le 
capitaine  anglais  Carrick,  commandant  le  schooner  Mary-Ann,  de  Liverpool, 
passa  par  le  détroit  en  mars  1837,  allant  à  San-Blas  de  Californie;  il  y  passa 
encore  à  son  retour,  le  29  novembre  1837,  c'est-à-dire  seize  jours  avant  nous, 
et  c'est  lui  qui  avait  substitué  le  baril  à  la  bouteille,  avec  invitation  à  ses  suc- 
cesseurs d'en  faire  usage  pour  les  lettres  qu'ils  voudraient  faire  parvenir  à 
leurs  diverses  destinations.  Je  me  propose  d'ajouter  encore  à  cette  mesure  vrai- 
ment utile  et  ingénieuse  dans  sa  simplicité,  en  créant  un  vrai  bureau  de  poste 


376 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Relâche  au  port  Famine.  {Page  375. 


au  sommet  de  la  presqu'île;  car  son  inscription,  par  la  dimension  de  ses 
caractères,  sera  telle,  qu'elle  forcera  l'attention  des  navigateurs  qui  ne  vou- 
draient pas  mouiller  à  Port-Famine,  et  la  curiosité  les  portera  à  envoyer  un 
canot  visiter  la  boîte  qui  sera  appliquée  au  poteau.  Selon  toute  apparence, 
nous  suions  les  premiers  à  en  recueillir  les  fruits,  et  nos  familles  seront  agréa- 
blement surprises  de  recevoir  de  nos  nouvelles  de  cette  terre  sauvage  et  soli- 
taire au  moment  mémo  où  nous  allons  nous  lancer  vers  les  glaces  polaires.  » 
A  marée  basse,  l'embouchure  de  la  rivière  Sedger,  qui  se  jette  dans  la  baie 
Famine,  est  obstruée  par  des  bancs  de  sable;  à  trois  cents  mètres  plus  loin, 
la  plaine  se  transforme  en  un  immense  marécage  d'où  émergent  d'énormes 


LES   EXPEDITIONS   POLAIRES. 


377 


Vue  de  la  Terre  Adélie.  (Fac-similé.  Gravure  ancienne.) 


troncs  d'arbres,  ossements  gigantesques,  blanchis  sous  l'action  du  temps,  trans- 
portés en  cet  endroit  par  les  pluies  extraordinaires,  qui  grossissent  le  cours  de 
la  rivière. 

Une  belle  forêt  sert  de  lisière  à  celle-ci,  et  des  arbustes,  armés  d'aiguillons, 
en  défendent  l'accès.  Les  essences  les  plus  communes  sont  le  hêtre,  au  tronc  haut 
de  vingt  à  trente  mètres  sur  près  d'un  mètre  de  diamètre,  l'écorce  de  Winter, 
qui  a  longtemps  remplacé  la  cannelle,  et  une  sorte  d'épine-vinette. 

Les  plus  gros  hêtres  que  d'Urville  ait  rencontrés  mesuraient  cinq  mètres  de 
circonférence  et  pouvaient  avoir  cinquante  mètres  de  haut. 

Par  malheur,  on  ne  trouve   sur    ce   littoral  ni  mammifères,  ni  reptiles,  ni 

4S 


378  LES  VOYAGEURS  DU   XIXe  SIÈCLE. 


coquilles  terrestres  ou  fluviatiles;  une  ou  deux  sortes  d'oiseaux,  voilà  seulement, 
avec  des  lichens  et  des  mousses,  ce  que  le  naturaliste  y  peut  seulement  recueillir. 

Plusieurs  officiers  remontèrent  le  Sedger  dans  une  yole,  jusqu'à  ce  que  le 
peu  de  profondeur  de  l'eau  les  arrêtât.  Ils  étaient  alors  à  sept  milles  et  demi 
de  l'embouchure,  et  ils  constatèrent  que  cette  rivière  pouvait  avoir,  à  l'endroit 
où  elle  tombe  dans  la  mer,  trente  ou  quarante  mètres  de  large. 

«  Il  serait  difficile,  dit  M.  de  Montravel,  d'imaginer  un  tableau  plus  pitto- 
resque que  celui  que  chaque  coude  dévoilait  à  nos  yeux.  Partout,  c'était  ce 
désordre  admirable  qu'on  ne  saurait  imiter,  un  amas  confus  d'arbres,  de  bran- 
ches brisées,  de  troncs  couverts  de  mousses  qui  se  croisaient  en  tous  sens.  » 

En  résumé,  la  station  au  port  Famine  avait  été  des  plus  heureuses;  le  bois 
et  l'eau  furent  faits  très  facilement;  on  procéda  à  une  foule  de  réparations 
ou  d'installations  nouvelles,  à  des  observations  d'angles  horaires,  de  physique, 
de  météorologie,  de  marée,  d'hydrographie;  enfin  on  recueillit  de  nombreux 
objets  d'histoire  naturelle,  qui  offraient  d'autant  plus  d'intérêt  que  les  divers 
musées  de  France  ne  possédaient  absolument  rien  de  ces  régions  inexplo- 
rées. 

«  Un  petit  nombre  de  plantes  recueillies  par  Commerson  et  conservées  dans 
l'herbier  de  M.  de  Jussieu,  dit  la  relation,  représentaient  tout  ce  qu'on  en  savait.  » 

Le  28  décembre  1837,  l'ancre  fut  levée  sans  qu'on  eût  pu  apercevoir  un  seul 
de  ces  Patagons,  dont  la  rencontre  excitait  à  un  si  haut  degré  la  curiosité  des 
officiers  et  de  l'équipage. 

Les  hasards  de  la  navigation  forcèrent  les  deux  corvettes  à  mouiller  un  peu 
plus  loin,  au  port  Galant,  dont  les  rives,  bordées  de  beaux  arbres,  sont  cou- 
pées de  torrents  qui  forment,  à  peu  de  distance,  de  magnifiques  cascades  de 
quinze  à  vingt  mètres  de  hauteur.  Cette  relâche  ne  fut  pas  perdue,  car  on 
recueillit  un  grand  nombre  de  plantes  nouvelles,  et  on  releva  le  port  et  les  baies 
voisines.  Mais  le  commandant,  trouvant  la  saison  trop  avancée,  renonça  à  sortit' 
du  détroit  par  l'ouest,  et  résolut  de  revenir  sur  ses  pas,  afin  d'avoir  une  entre- 
vue avec  les  Patagons.  avant  de  gagner  les  régions  arctiques. 

La  baie  Saint-Nicolas,  que  Bougainville  avait  appelée  baie  des  Français, 
offrit  un  spectacle  infiniment  plus  gracieux  que  le  port  Galant,  où  les 
équipages  passèrent  le  premier  janvier  1838.  Les  travaux  hydrographiques 
habituels  y  furent  menés  à  bonne  fin  par  les  officiers  sous  la  direction  de 
Dumoulin. 

Un  canot  fut  expédié  au  cap  Remarquable,  où  Bougainville  disait  avoir  vu 
des    coquilles  fossiles;  ce  n'étaient  que  de  petits  galets  empâtés  dans   une 


LES   EXPEDITIONS  POLAIRES.  379 


gangue  calcaire,  formant  une  couche  très  épaisse  depuis  le  niveau  de  la  mer 
jusqu'à  une  hauteur  de  cinquante  mètres  environ. 

D'intéressantes  observations  furent  faites  également  avec  le  thermométro- 
graphe  à  deux  cent  quatre-vingt-dix  brasses,  sans  trouver  le  fond  à  moins  de 
deux  milles  déterre.  Si  à  la  surface  la  température  était  de  neuf  degrés,  elle  en 
accusait  deux  à,  cette  profondeur,  et  comme  vraisemblablement  les  courants 
n'introduisent  pas  aussi  bas  les  eaux  des  deux  océans,  on  serait  fondé  ù  croire 
que  c'est  la  température  propre  à  cette  profondeur. 

Puis,  les  bâtiments  rallièrent  la  Terre  de  Feu  où  Dumoulin  reprit  le  cours  de 
ses  relèvements.  Basse,  découverte,  semée  de  rochers  qui  servirent  de  jalons, 
elle  n'offre  en  cet  endroit  que  fort  peu  de  dangers.  L'ile  Magdalena,  la  baie 
Gente-grande,  l'île  Elisabeth,  le  havre  Oazy,  où  l'on  distingua  à  la  lunette  un 
camp  nombreux  de  Patagons,  le  havre  Peckett,  où  l'Astrolabe  toucha  par  trois 
brasses  d'eau,  furent  successivement  dépassés. 

«  Au  moment  où  l'on  s'aperçut  que  nous  touchions,  dit  Dumont  d'Urville, 
il  y  eut  un  moment  d'étonnement  et  même  d'agitation  dans  l'équipage,  et 
quelques  clameurs  se  faisaient  déjà  entendre.  D'une  voix  ferme,  j'imposai 
silence,  et  sans  paraître  m'inquiéter  en  rien  de  ce  qui  venait  d'arriver,  je  m'écriai  : 
«  Ce  n'est  rien  du  tout,  et  vous  en  verrez  bien  d'autres!  »  Par  la  suite,  ces  mots 
revinrent  souvent  à  la  mémoire  de  nos  matelots.  11  est  plus  important  qu'on  ne 
pense,  pour  un  capitaine,  de  conserver  le  calme  le  plus  parfait  et  la  plus  grande 
impassibilité  au  milieu  des  périls  les  plus  imminents,  même  de  ceux  qu'il  pour- 
rait juger  inévitables.  » 

La  station  au  havre  Peckett  fut  égayée  par  la  vue  des  Patagons.  Tous,  offi- 
ciers et  matelots,  étaient  impatients  de  descendre  à  terre.  Une  foule  de  naturels 
à  cheval  attendaient  au  lieu  du  débarquement. 

Doux  et  paisibles,  ils  répondirent  avec  complaisance  aux  questions  qui  leur 
furent  faites.  Ils  considéraient  avec  tranquillité  tout  ce  qu'ils  voyaient  et  ne 
montraient  pas  une  grande  convoitise  pour  les  objets  qu'on  leur  montrait.  Ils 
ne  parurent  avoir  aucun  penchant  au  vol,  et,  tant  qu'ils  furent  à  bord,  ils 
n'essayèrent  de  soustraire  quoi  que  ce  fût. 

Leur  taille  moyenne  parut  être  de  lm,73,  quoiqu'on  en  vît  de  plus  petits. 
Leurs  membres  étaient  gros  et  potelés  sans  être  musculeux;  leurs  extrémités, 
d'une  petitesse  remarquable.  Leur  trait  le  plus  caractéristique,  c'est  la  largeur 
de  la  partie  inférieure  de  la  figure,  tandis  que  le  front  est  bas  et  fuyant.  Des 
yeux  allongés  et  étroits,  des  pommettes  assez  saillantes,  un  nez  écrasé,  leur 
donnent  assez  de  ressemblance  avec  le  type  mongol. 


380  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Chez  eux  tout  annonce  la  mollesse  et  l'indolence,  rien  la  vigueur  et  l'agilité. 
A  les  voir  accroupis,  en  marche  ou  debout,  avec  leurs  cheveux  tombant  sur  les 
épaules,  on  dirait  plutôt  les  femmes  d'un  harem  que  des  sauvages  habitués 
à  souffrir  des  intempéries  des  saisons  et  à  lutter  contre  les  difficultés  de 
l'existence.  Étendus  sur  des  peaux,  au  milieu  de  leurs  chiens  et  de  leurs 
chevaux,  ils  n'ont  pas  de  passe-temps  plus  agréable  que  de  chercher,  pour  s'en 
régaler,  la  vermine  dont  ils  sont  largement  fournis.  Ils  sont  tellement  ennemis 
de  la  marche  qu'ils  montaient  à  cheval  pour  aller  ramasser  des  coquilles  sur 
le  rivage,  qui  n'était  cependant  éloigné  que  de  cinquante  à  soixante  pas. 

Avec  eux  vivait  un  blanc,  à  l'aspect  misérable  et  décharné;  il  se  disait  origi- 
naire des  États-Unis,  mais  il  ne  parlait  l'anglais  qu'imparfaitement,  et  l'on  n'eut 
pas  de  peine  à  reconnaître  en  lui  un  Suisse  allemand. 

Niederhauser,  —  c'était  son  nom.  —  était  allé  tenter  de  s'enrichir  aux  Étals- 
Unis  ;  comme  la  fortune  se  montrait  rebelle,  il  avait  écouté  les  propositions 
merveilleuses  d'un  pécheur  de  phoques,  qui  cherchait  à  recruter  son  équipage. 
Il  fut  déposé,  suivant  la  coutume,  avec  sept  camarades  et  des  provisions,  sur 
une  île  sauvage  de  la  Terre  de  Feu  pour  faire  la  chasse  aux  phoques  et  préparer 
leurs  peaux. 

Quatre  mois  après,  le  schooner  reparut,  chargea  les  peaux,  laissa  les  pêcheurs 
avec  de  nouvelles  provisions  et...  ne  revint  pas.  Que  le  bâtiment  ait  fait  nau- 
frage, que  le  capitaine  ait  abandonné  ses  matelots,  c'est  ce  qu'il  fut  impossible 
de  savoir. 

Lorsque  ces  malheureux  virent  le  délai  passé  et  qu'ils  se  trouvèrent  sans  pro- 
visions, ils  montèrent  dans  leur  canot  et  embouquèrent  le  détroit.  Ils  ne  tar- 
dèrent pas  à  rencontrer  les  Patagons.  Niederhauser  resta  avec  eux,  tandis  que 
les  autres  continuaient  leur  route.  Très  bien  accueilli  parles  naturels,  il  avait 
vécu  de  leur  existence,  s'cmplissant  l'estomac,  lorsque  la  chasse  était  bonne,  se 
serrant  la  ceinture  et  ne  vivant  que  de  racines  en  temps  de  disette. 

Mais,  las  de  cette  existence  misérable,  Niederhauser  supplia  d'Urville  de  le 
prendre  à  son  bord,  car  il  n'aurait  pu  résister  un  mois  de  plus  à  ces  privations. 
Le  capitaine  y  consentit  et  l'embarqua  comme  passager. 

Pendant  ses  trois  mois  de  séjour  chez  les  Patagons,  Niederhauser  avait  pris 
quelque  teinture  de  leur  langage,  et  d'Urville  en  profita  pour  recueillir  en  pa- 
tagon  la  plupart  des  mots  d'un  vocabulaire  comparatif  de  toutes  les  langues. 

Le  costume  de  guerre  des  Fuégiens  comprend  un  casque  de  cuir  bouilli,  armé 
de  plaques  d'airain  et  recouvert  d'un  beau  cimier  de  plumes  de  coq,  une 
tunique  de  cuir  de  bœuf  teinte  en  rouge  et  bariolée  de  bandes  jaunes,  et  une 


LES  EXPEDITIONS  POLUHES.  381 


sorte  de  cimeterre  à  double  tranchant.  Le  chef  de  la  peuplade  du  havre  Peckett 
consentit  à  laisser  faire  son  portrait  sous  ce  costume,  ce  qui  dénonçait  une 
supériorité  sur  ses  sujets,  qui  s'y  refusèrent  obstinément  dans  la  crainte  de  quel- 
que sortilège. 

Le  8  janvier,  l'ancre  définitivement  levée,  le  second  goulet  fut  enfilé  assez 
lestement,  malgré  le  flot.  Après  avoir  parcouru  les  deux  tiers  de  l'étendue  du 
détroit  de  Magellan,  les  bâtiments  firent  route  pour  les  régions  polaires,  ayant 
relevé  toute  la  bande  orientale  de  la  Terre  de  Feu,  lacune  importante  com- 
blée pour  l'hydrographie,  car,  jusqu'alors,  il  n'existait  aucune  carte  détaillée  de 
cette  côte. 

La  Terre  des  États  fut  doublée  sans  incident.  Le  15  janvier,  furent  aperçues, 
non  sans  une  certaine  émotion,  les  premières,  glaces  au  milieu  desquelles  les 
bâtiments  allaient  bientôt  naviguer  sans  trêve. 

Les  écueils  flottants  ne  sont  pas  par  eux-mêmes  les  ennemis  les  plus  redou- 
tables de  ces  parages  ;  la  brume,  —  une  brume  opaque  que  le  regard  le  plus  vif 
ne  peut  parvenir  à  percer,  — enveloppe  bientôt  les  deux  navires,  paralyse  leurs 
mouvements  et  risque  à  chaque  instant,  bien  qu'ils  soient  à  la  cape,  de  leur 
faire  donner  contre  quelqu'un  de  ces  blocs  redoutables.  La  température 
s'abaisse;  à  la  surface  de  l'eau,  le  thermométrographe  n'accuse  plus  que  deux 
degrés,  celle  des  eaux  inférieures  descend  au-dessous  de  zéro.  Bientôt  une  neige 
à  moitié  fondue  tombe  à  flot.  Tout  annonce  qu'on  entre  définitivement  dans 
les  mers  antarctiques. 

Il  est  impossible  de  reconnaître  File  Clarence  et  les  New- South- Orkney  ;  on 
passe  son  temps  à  manœuvrer  pour  éviter  les  blocs  de  glace. 

A  midi,  le  20  janvier,  on  est  par  62°  3'  latitude  sud  et  49° 56'  longitude  ouest. 
C'est  non  loin  de  là,  dans  l'est,  que  Powell  a  rencontré  des  «  ice  fields  »  com- 
pacts. On  aperçoit  bientôt  une  île  immense  de  deux  mille  mètres  d'étendue,  de 
soixante-six  mètres  de  hauteur,  table  taillée  à  pic,  imitant  la  terre  à  s'y  mé- 
prendre sous  certains  reflets  de  lumière. 

Les  baleines  et  les  pingouins  nagent  en  foule  autour  des  bâtiments  que 
croisent  sans  cesse  les  pétrels  blancs. 

Le  21,  les  observations  accusent  62°  53'  sud,  et  d'Urville  compte  bientôt 
atteindre  le  soixante-cinquième  parallèle,  lorsque,  dans  la  nuit,  à  trois  heures 
du  matin,  on  le  prévient  que  la  route  est  barrée  par  une  banquise,  à  travers 
laquelle  il  ne  paraît  pas  possible  de  se  frayer  un  passage.  Les  amures  sont  aus- 
sitôt changées,  et  l'on  fait  route  à  l'est  à  petite  vitesse,  car  la  brise  est  tombée. 
«  Aussi,  dit  la  relation,  eûmes-nous  le  temps  de  contempler  tout  à  notre 


382  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 

aise  le  merveilleux  spectacle  que  nous  avions  sous  les  yeux.  Sévère  et  gran- 
diose au  delà  de  toute  expression,  tout  en  élevant  l'imagination,  il  remplit  le 
cœur  d'un  sentiment  d'épouvante  involontaire;  nulle  part  l'homme  n'éprouve 
plus  vivement  la  conviction  de  son  impuissance...  C'est  un  monde  nouveau  dont 
l'image  se  déploie  à  ses  regards,  mais  un  monde  inerte,  lugubre  et  silencieux 
où  tout  le  menace  de  l'anéantissement  de  ses  facultés.  Là,  s'il  avait  le  malheur 
de  rester  abandonné  à  lui-même,  nulle  ressource,  nulle  consolation,  nulle  étin- 
celle d'espérance  ne  pourraient  adoucir  ses  derniers  moments.  Cette  idée  rap- 
pelle involontairement  la  fameuse  inscription  de  la  porte  de  Tenfer  du  Dante  : 

Lasciate  ogni  speranza,  voi  ch'entrate.  » 

D'Urville  procède  alors  à  un  travail  très  curieux,  qui,  comparé  à  d'autres 
de  même  nature,  pourrait  avoir  une  extrême  utilité.  Il  fait  relever  le  tracé  exact 
de  la  banquise.  Si  d'autres  navigateurs  avaient  agi  de  même  par  la  suite,  on 
aurait  obtenu  des  renseignements  précis  sur  la  marche  et  les  mouvements  des 
glaces  australes,  matières  si  obscures  encore  aujourd'hui. 

Le  22,  après  avoir  doublé  une  pointe,  on  reconnaît  que  la  direction  de  la 
banquise  est  S.-S.-O.,  puis  0.  Dans  ces  parages,  on  aperçoit  une  terre  haute  et 
accidentée.  Dumoulin  a  commencé  d'en  faire  le  relevé,  d'Urville  croit  y  recon- 
naître le  New-South-Groenland  de  Morrell,  lorsqu'on  voit  ses  formes  s'altérer 
et  se  fondre  à  l'horizon. 

Le  24,  les  deux  corvettes  traversent  un  lit  de  glaçons  flottants  et  pénètrent 
dans  une  plaine  où  les  glaces  sont  en  dissolution.  Mais  le  passage  se  rétrécit 
bientôt,  les  blocs  deviennent  plus  nombreux,  et  il  faut  faire  volte-face,  si  l'on  ne 
veut  pas  être  bloqué. 

Cependant  tout  indique  que  la  lisière  de  la  banquise  est  en  décomposition  : 
les  îles  de  glace  s'éboulent  avec  des  détonations  formidables,  les  glaces  suintent 
et  laissent  couler  de  petits  filets;  c'est  la  débâcle;  la  saison  n'est  donc  pas  assez 
avancée,  et  Fanning  a  raison  de  dire  qu'il  ne  faut  pas  arriver  dans  ces  parages 
avant  le  mois  de  février. 

D'Urville  se  décide  alors  à  faire  route  au  nord  pour  essayer  de  gagner  les  îles 
Xew-South-Orkney,  dont  la  carte  était  incomplète  et  mal  déterminée.  Le  com- 
mandant désirait  procéder  au  relevé  de  cet  archipel  et  s'y  arrêter  quelques 
jours,  avant  de  piquer  de  nouveau  vers  le  sud,  afin  de  s'y  retrouver  à  la  même 
époque  de  l'année  que  Weddell. 

Pendant  trois  jours,  d'Urville  prolongea  la  bande  septentrionale  de  cet  archi- 
pel  sans  pouvoir  l'accoster;  puis,  il  reprit  sa  route  au  sud  jusqu'au  4  février,  et 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES.  383 


fut  de  nouveau  en  vue  de  la  banquise  par  62°  20'  de  latitude  sud  et  39°  28'  de 
longitude  est. 

Quelques  minutes  avant  midi,  on  découvrit  une  sorte  d'ouverture,  et  l'on  s'y 
lança  à  tout  hasard. 

Cette  manœuvre  audacieuse  réussit  aux  deux  bâtiments,  qui  purent  pénétrer, 
malgré  une  neige  intense,  dans  une  sorte  de  petit  bassin  à  peine  large  de 
deux  milles,  mais  cerné  detous  côtés  pardehautes  muraillesde  glaces. 

Il  fallut  s'amarrer  aux  glaçons.  Lorsqu'on  donna  l'ordre  de  mouiller,  un  jeune 
novice  de  la  Zélée  s'écria  naïvement  : 

«  Est-ce  qu'il  y  a  un  port  ici  près?  Je  ne  croyais  pas  qu'il  y  eût  des  habitants 
au  travers  des  glaces  !  » 

D'ailleurs,  à  ce  moment,  tout  le  monde  à  bord  des  deux  bâtiments  était  en- 
thousiaste et  joyeux.  De  jeunes  officiers  de  la  Zélée  étaient  venus  vider  un  bol 
de  punch  avec  leurs  camarades  de  r 'Astrolabe.  De  son  lit,  le  commandant  pou- 
vait entendre  les  bruyantes  expressions  de  leur  contentement.  Mais  lui  n'envi- 
sageait pas  la  situation  sous  un  jour  aussi  favorable.  Il  considérait  sa  manœmre 
comme  très  imprudente.  Enfermé  dans  un  cul-de-sac,  il  n'avait,  pour  sortir, 
d'autre  issue  que  celle  qui  lui  avait  servi  pour  entrer,  et  il  était  impossible 
d'en  profiter,  à  moins  d'avoir  vent  sous  vergue. 

En  effet,  à  onze  heures.  d'Urville  fut  réveillé  par  des  chocs  violents  et  par 
un  bruit  de  déchirement,  comme  si  la  corvette  eût  touché  contre  des  rochers. 
Le  commandant  se  releva  et  vit  que  Y  Astrolabe,  ayant  dérivé,  était  tombée 
sur  les  glaces,  où  elle  restait  exposée  aux  attaques  de  celles  que  le  courant 
entraînait  plus  vite  qu'elle-même. 

Au  jour,  on  se  vit  entouré  de  glaçons.  Seul,  dans  le  nord,  un  filet  d'un  bleu 
noirâtre  semblait  indiquer  une  eau  libre.  On  prit  aussitôt  cette  direction,  mais 
une  brume  épaisse  enveloppa  presque  immédiatement  les  deux  corvettes.  Lors- 
qu'elle se  dissipa,  on  se  trouva  en  présence  d'une  barrière  de  glaces  com- 
pactes, au  delà  desquelles  s'étendait  à  perte  de  vue  une  eau  entièrement 
dégagée.     . 

D'Urville  résolut  aussitôt  de  se  frayer  un  passage,  et,  prenant  du  champ,  il 
lança,  avec  le  plus  de  rapidité  qu'il  fut  possible,  Y  Astrolabe  contre  l'obstacle. 
Celle-ci  pénétra  de  deux  ou  trois  longueurs  dans  la  glace,  puis  demeura  immo- 
bile. Alors,  les  hommes  descendirent  sur  les  glaçons;  armés  de  pics,  de  pinces, 
de  pioches  et  de  scies,  ils  travaillèrent  gaiement  à  se  frayer  un  passage. 

Déjà  ils  avaient  presque  traversé  ce  fragment  de  banquise,  lorsque  le  vent 
changea,  la  houle  du  large  se  fit  sentir,  et  l'on  dut,  de  l'avis  de  tous  les 


38 i 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


I?  Malçuines  ou  Faiklanci 


0  C  £  À\N 


GLACIAL  DU 


Terre  do  P*lmcr 


fTTnactessil  te  " 


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I?  Aurore,  1 
S 


Shag  Rochs  *o 


SUD 


l 


Petite  carte  des  découvertes  de  Dumont  d'Urville  au  Pôle  sud,  d'après  ses  relations. 

officiers,  rentrer  dans  l'intérieur  des  glaces,  car  il  y  avait  lieu  de  craindre,  si 
le  vent  fraîchissait,  d'être  affalé  contre  la  banquise  et  démoli  par  les  lames  et 
les  écueils  flottants. 

Les  corvettes  avaient  parcouru  douze  ou  quinze  milles  inutilement,  lorsqu'un 
officier,  perché  dans  les  haubans,  aperçut  un  passage  dans  1E.-N.-E.  On 
se  dirigea  immédiatement  de  ce  côté;  mais,  encore  une  fois,  il  fut  impossible 
de  se  frayer  un  passage,  et,  la  nuit  venue,  on  dut  s'amarrer  à  un  gros  glaçon. 
Les  effroyables  craquements  qui  avaient  tenu  éveillé  le  commandant,  la  nuit 
précédente,  recommencèrent  avec  une  telle  violence,  qu'il  semblait  que  la  cor- 
vette ne  pourrait  y  résister  jusqu'au  jour. 


LES   EXPEDITIONS   POLAIRES. 


385 


On  dut  enfermer  Je  gouvernail.  ^Page  3Sf>. ) 


Cependant,  après  une  entrevue  avec  le  capitaine  de  la  Zélée,  d'Urville  fit  route 
au  nord,  mais  la  journée  se  passa  encore  sans  apporter  de  changement  dans  la 
position  des  navires;  le  lendemain,  au  milieu  d'une  pluie  de  neige  fondue,  la 
houle  devint  assez  forte  pour  soulever  toute  la  plaine  glacée,  dans  laquelle  les 
deux  bâtiments  étaient  emprisonnés. 

Il  fallut  veiller  avec  plus  de  soin  que  jamais  aux  glaçons,  que  ces  ondulations 
faisaient  bondir  au  loin,  et  l'on  dut  enfermer  le  gouvernail  dans  une  espèce  de 
cabane  en  bois  qui  le  protégeait  contre  les  chocs  des  glaces. 

A  part  quelques  ophthalmies  produites  par  la  réverbération  continuelle  de  la 
neige,  la  santé  des  équipages  était  satisfaisante,   et  ce  n'était  pas  une  mince 

49 


386  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


satisfaction  pour  les  commandants,  obligés  d'être  continuellement  sur  le  qui- 
vive.  Ce  fut  seulement  le  9  février  que  les  corvettes,  favorisées  par  une  forte 
brise,  purent  se  dégager  et  se  retrouver  enfin  dans  une  mer  entièrement  libre. 
On  avait  prolongé  la  banquise  sur  une  étendue  de  deux  cent  vingt-cinq  lieues. 

Par  un  bonheur  inespéré,  les  navires  n'avaient  aucune  avarie,  sauf  la  perte 
de  quelques  espars  et  d'une  bonne  partie  du  doublage  en  cuivre  ;  mais  ils  ne 
faisaient  pas  plus  d'eau  qu'auparavant. 

Le  soleil  parut  le  lendemain  et  permit  d'obtenir  des  observations  qui  don- 
nèrent la  position  par  62°  9'  latitude  sud  et  39°  22  longitude  ouest. 

La  neige  ne  cessa  pas  de  tomber,  le  froid  fut  vif  et  le  vent  violent  pendant 
les  trois  jours  qui  suivirent.  Cette  continuité  de  mauvais  temps,  ainsi  que  la 
durée  plus  longue  des  nuits,  avertirent  d'Urville  de  la  nécessité  de  renoncer  à 
cette  navigation.  Aussi,  dès  qu'il  se  trouva  par  62°  sud  et  33°  14',  sur  la  route  où 
Weddell  avait  pu  cheminer  librement  en  1 823,  et  où  lui  ne  rencontra  que  des 
glaces  impénétrables,  il  fit  route  pour  lesNew-South-Orkney. 

D'ailleurs,  un  mois  entier  passé  au  milieu  des  glaces  et  des  brumes  de 
l'océan  Antarctique  avait  ébranlé  la  santé  des  équipages,  et  il  était  sans  profit 
pour  la  science  de  continuer  plus  longtemps  cette  croisière. 

Ce  fut  le  20  que  l'on  reconnut  l'archipel;  d'Urville  fut  encore  une  fois  forcé 
par  les  glaces  de  le  prolonger  par  le  nord,  mais  il  put  détacher  deux  canots, 
qui,  sur  l'île  Weddell,  recueillirent  une  ample  collection  géologique,  quelques 
échantillons  de  lichens  et  une  vingtaine  de  pingouins  et  de  chionis. 

Le  25  février,  fut  aperçue  l'île  Clarence,  qui  forme  l'extrémité  orientale  de 
l'archipel  New-South-Shetland,  terre  extrêmement  haute,  abrupte,  couverte  de 
neige,  sauf  au  bord  de  la  mer;  puis,  on  cingla  vers  l'île  Éléphant,  de  tout  point 
semblable  à  la  première,  mais  semée  de  pitons,  qui  se  détachent  en  noir  sur  les 
plaines  de  neige  et  de  glace.  Les  îlots  Narrow,  Biggs,  O'Brien,  Aspland  sont 
successivement  reconnus;  mais,  couverts  de  neige,  ils  n'offrent  pas  une  place 
où  l'homme  puisse  prendre  pied.  Puis,  on  aperçut  le  petit  volcan  Bridgeman, 
sur  lequel  deux  canots  essayèrent  vainement  de  débarquer  les  naturalistes. 

«  La  teinte  générale  du  sol,  dit  la  relation,  est  d'une  couleur  rougeâtre,  comme 
celle  de  la  brique  brûlée,  avec  des  taches  grises  qui  semblent  annoncer  des 
pierres  ponces  ou  de  la  cendre  durcie.  Au  bord  de  la  mer.  ça  et  là,  on  voit  de 
gros  blocs  d'une  couleur  noirâtre  qui  doivent  être  de  la  lave.  Du  reste,  cet  îlot 
n'a  point  de  véritable  cratère,  mais  il  laisse  échapper  d'épaisses  fumées  qui 
sortent  presque  toutes  de  sa  base,  dans  la  bande  occidentale;  sur  celle  du  nord, 
un  voit  encore  deux  fumerolles  à  dix  ou  douze  mètres  au-dessus  de  l'eau.  On 


LES   EXPEDITIONS    POLAIRES.  387 

n'en  remarque  point  sur  la  bande  de  l'est,  ni  sur  celle  du  sud,  ni  sur  le  som- 
met, qui  est  uniforme  et  arrondi.  Sa  niasse  parait  avoir  récemment  subi  quelque 
grande  modification,  et  il  faut  bien  qu'il  en  ait  été  ainsi  pour  avoir  maintenant 
si  peu  de  rapport  avec  la  description  qu'en  traça  Powell  en  1822.  » 

DTrville  reprit  bientôt  la  route  du  sud,  et,  le 27  février,  reconnut  une  bande 
considérable  de  terre  dans  le  S.-E.,  que  la  brunie  et  les  flocons  d'une  neige  très 
fine  l'empêchèrent  d'accoster.  Il  se  trouvait  alors  sur  le  parallèle  de  l'île  Hope, 
par  62n  57'  de  latitude.  II  en  approeba  de  très  près  et  reconnut  d'abord  une 
terre  basse,  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Terre  de  Joinville;  plus  loin,  dans  le 
sud-ouest,  une  grande  terre  montagneuse  qu'il  appela  Terre  Louis-Pbilippe, 
et,  entre  elles,  au  milieu  d'une  sorte  de  canal  encombré  par  les  glaces,  une  île 
à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Rosamel. 

«  Pour  lors,  dit  d'Urville,  l'horizon  bien  éclairci  nous  permet  de  suivre  des 
yeux  tous  les  accidents  de  la  Terre  Louis-Philippe.  En  ce  moment,  elle  s'étend 
depuis  le  mont  Bransfield,  dans  le  N.  72°  E.,  jusqu'au  S.-S.-O.,  où  l'œil  la  suit 
jusqu'aux  bornes  de  l'horizon.  Depuis  le  mont  Bransfield  jusqu'au  sud,  c'est  une 
haute  terre,  assez  uniforme  et  formant  un  immense  glacier  sans  accidents  nota- 
bles. Mais,  au  sud,  la  terre  se  relève  sous  la  forme  d'un  beau  piton  (le  mont 
Jacquinol),  qui  paraît  égaler  et  même  surpasser  Bransfield;  puis,  à  partir  de  là, 
elle  s'étend  sous  la  forme  d'une  chaîne  de  montagnes  se  terminant  dans  le  S.-O. 
par  un  sommet  encore  plus  élevé  que  tous  les  autres.  Au  reste,  les  effets  de  la 
neige  et  de  la  glace,  ainsi  que  l'absence  de  tout  objet  de  comparaison,  contribuent 
à  exagérer  singulièrement  la  hauteur  de  toutes  ces  protubérances.  En  effet, 
nous  trouvâmes,  par  les  mesures  qui  furent  prises  par  M.  Dumoulin,  que  toutes 
ces  montagnes,  qui  nous  paraissaient  alors  gigantesques  et  au  moins  compa- 
rables aux  Alpes  et  aux  Pyrénées,  n'avaient  que  des  hauteurs  très  médiocres. 
Ainsi,  le  mont  Bransfield  n'avait  que  632  mètres,  le  mont  Jacquinot  648  mètres, 
et  enfin  ce  dernier,  le  mont  d'Urville,  le  plus  élevé  de  tous,  931  mètres.  A 
l'exception  des  îlots  en  avant  de  la  grande  terre  et  de  quelques  pointes  déga- 
gées de  neige,  tout  le  reste  n'est  qu'une  suite  de  glaces  compactes;  dans  cet 
état,  il  n'est  pas  possible  de  tracer  la  vraie  direction  de  la  terre,  mais  seulement 
de  ses  croûtes  de  glace.  » 

Le  1er  mars,  un  sondage  n'accuse  que  cent  quatre-vingts  brasses  de  profon- 
deur, le  fond  est  de  roches  et  de  gravier.  La  température  est  de  1e  9  à  la  surface 
et  de  0,2  au  fond  de  la  mer.  Le  2  mars  est  reconnue,  au  large  de  la  Terre  Louis- 
Philippe,  une  île  qui  reçoit  le  nom  d'ile  de  l'Astrolabe.  Le  lendemain,  une  grande 
baie  ou  plutôt  un  canal,  auquel  on  donne  le  nom  de  canal  d'Orléans,  est  rei. 


388  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


entre  la  Terre  Louis-Philippe  et  une  bande  haute  et  rocheuse  qui,  selon  d'Ur- 
ville. serait  le  commencement  des  terres  de  Trinité,  jusqu'alors  très  incorrec- 
tement tracées. 

Ainsi  donc,  depuis  le  26  février  jusqu'au  5  mars,  d'Urville  resta  en  vue  de  la 
côte,  la  longeant  à  peu  de  distance,  mais  n'étant  cependant  pas  maître  de  ses 
manœuvres,  à  cause  des  bruines  et  des  pluies  qui  se  succédèrent  sans  arrêter. 
Tout,  du  reste,  annonçait  un  dégel  bien  accentué;  à  midi,  la  température  s'éle- 
vait jusqu'à  cinq  degrés  au-dessus  de  zéro;  partout,  des  glaces  coulaient  des  filets 
d'eau,  des  blocs  entiers  se  détachaient  et  tombaient  dans  la  mer  avec  un  bruit 
formidable;  enfin  un  vent  d'ouest  ne  cessait  pas  de  souffler  en  grande  brise. 

Ce  fut  même  la  raison  qui  empêcha  d'Urville  de  pousser  plus  loin  son  explo- 
ration. La  mer  était  très  dure,  la  pluie  fréquente  et  la  brume  continuelle.  Il  dut 
donc  s'éloigner  de  cette  côte  dangereuse  et  remonter  vers  le  nord,  où,  dès  le  len- 
demain, il  relevait  les  îles  les  plus  occidentales  du  Nouveau-Shetland. 

D'Urville  prit  alors  la  route  de  la  Concepcion.  Mais  cette  traversée  fut  très 
pénible,  le  scorbut  ayant  attaqué,  malgré  toutes  les  précautions  prises,  les  équi- 
pages des  deux  corvettes,  et  surtout  celui  de  la  Zélée,  avec  la  dernière  vio- 
lence. Ce  fut  aussi  à  ce  moment  que  d'Urville  mesura  des  hauteurs  de  lames, 
qui  répondaient  au  reproche  d'exagération  fabuleuse  qui  lui  avait  été  fait,  lors- 
qu'il avait  attribué  cent  pieds  d'élévation  <à  celles  qu'il  avait  essuyées  sur  le 
banc  des  Aiguilles. 

Avec  l'aide  de  ses  officiers,  afin  qu'on  ne  put  mettre  en  doute  les  résultats 
de  ses  observations,  d'Urville  mesura  des  lames,  dont  la  hauteur  verticale  était 
de  onze  mètres  et  demi,  et  qui  n'avaient  pas  moins  de  soixante  mètres  du  sommet 
au  point  inférieur,  ce  qui  faisait  cent  vingt  mètres  pour  la  longueur  totale  d'une 
seule  lame.  Ces  mesures  répondaient  aux  affirmations  ironiques  d'Arago,  qui, 
de  son  cabinet,  ne  permettait  pas  à  une  lame  de  s'élever  à  plus  de  cinq  ou  six 
mètres.  Il  ne  faut  pas  hésiter  un  seul  instant  à  admettre,  contre  l'illustre  mais 
passionné  physicien,  les  mesures  des  navigateurs  qui  avaient  observé  sur  place. 

Le  7  avril  1838,  la  division  jeta  l'ancre  dans  la  baie  de  Talcalmano.  Elle 
devait  y  trouver  un  repos,  dont  les  quarante  scorbutiques  de  la  Zélée  avaient 
le  plus  grand  besoin.  De  là,  d'Urville  gagna  Valparaiso;  puis,  traversant  toute 
l'Océanie,  il  mouilla,  le  1er  janvier  1S39,  à  Guaham,  s'engagea  ensuite  dans  la 
Malaisie,  arriva  en  octobre  à  Batavia,  et  de  là  atteignit  Hobart-Town,  d'où,  le 
1er  janvier  1810,  il  appareillait  pour  une  nouvelle  course  à  travers  les  régions 
antarctiques. 

A  cette  époque,  d'Urville  ne  connaissait  ni  le  voyage  de  Balleny  ni  la  décou- 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES.  389 

verte  de  la  Terre  Sabrina.  Son  intention  était  de  ne  faire  qu'une  pointe  au  sud 
de  la  Tasmanie,  afin  de  constater  sous  quel  parallèle  il  rencontrerait  les  glaces. 
L'espace  compris  entre  120°  et  160°  de  longitude  orientale  n'avait  pas  encore 
été  exploré,  pensait-il.  Il  y  avait  donc  là  quelque  découverte  à  tenter. 

Tout  d'abord,  la  navigation  se  présenta  sous  les  auspices  les  plus  fâcheux. 
La  houle  était  très  forte,  les  courants  portaient  à  l'est,  l'état  sanitaire  était  loin 
d'être  satisfaisant,  et,  cependant,  on  n'était  encore  que  sous  le  58e  degré  de 
latitude,  lorsque  tout  annonçait  le  voisinage  de  la  banquise. 

Le  froid  devint  bientôt  très  vif;  les  vents  se  mirent  à  souffler  de  l'ouest-nord- 
ouest,  et  la  mer  s'apaisa,  indice  presque  certain  du  voisinage  d'une  terre  ou  de 
la  banquise.  On  pencha  plutôt  pour  la  première  de  ces  hypothèses,  car  les  îles 
de  glace  que  l'on  rencontrait  étaient  trop  grosses  pour  s'être  formées  en  pleine 
mer.  Le  18  janvier,  on  atteignit  le  64e  degré  de  latitude,  et  l'on  ne  tarda  pas 
à  rencontrer  d'énormes  blocs  de  glace  taillés  à  pic,  dont  la  hauteur  variait  entre 
trente  et  quarante  mètres  et  dont  la  largeur  dépassait  mille  mètres. 

Le  lendemain,  19  janvier  1840,  fut  aperçue  une  nouvelle  terre,  qui  reçut  le 
nom  de  Terre  Adélie.  Le  soleil  était  brûlant,  et  toutes  les  glaces  semblaient  en 
décomposition;  de  nombreux  ruisseaux  se  formaient  à  leurs  sommets  et  descen- 
daient en  cascades  jusqu'à  la  mer.  L'aspect  de  la  terre  était  uniforme  ;  couverte  de 
neige,  elle  courait  de  l'est  à  l'ouest  et  semblait  s'abaisser  en  pente  douce  jusqu'à 
la  mer.  Le  21,  le  vent  permit  aux  deux  navires  de  s'en  approcher.  On  ne  tarda 
pas  à  découvrir  de  profondes  ravines,  creusées  par  les  eaux  provenant  de  la 
fonte  des  neiges. 

A  mesure  qu'on  s'avançait,  la  navigation  devenait  plus  périlleuse.  Les  îles  de 
glace  étaient  en  si  grand  nombre,  qu'à  peine  restait-il  entre  elles  un  canal  assez 
large  pour  permettre  aux  corvettes  de  manœuvrer. 

«  Leurs  murailles  droites  dépassaient  de  beaucoup  nos  mâtures,  dit  dTrville; 
elles  surplombaient  nos  navires,  dont  les  dimensions  paraissaient  ridiculement 
rétrécies,  comparativement  à  ces  masses  énormes.  Le  spectacle  qui  s'offrait  à 
nos  regards  était  tout  à  la  fois  grandiose  et  effrayant.  On  aurait  pu  se  croire 
dans  les  rues  étroites  d'une  ville  de  géants.  » 

Bientôt  les  corvettes  entrèrent  dans  un  vaste  bassin  formé  par  la  côte  et  les 
îles  de  glace  qu'elles  venaient  de  doubler.  La  terre  s'étendait  à  perte  de  vue  au 
sud-est  et  au  nord-ouest.  Elle  pouvait  avoir  de  mille  à  douze  cents  mètres  de 
haut,  mais  ne  présentait  nulle  part  de  sommet  saillant.  Enfin,  au  milieu  de  cette 
immense  plaine  de  neige,  parurent  quelques  rochers.  Les  deux  capitaines 
expédièrent  aussitôt  des  embarcations,  avec  mission  de  recueillir  des  preuves 


390  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

palpables  de  leur  découverte.  Voici  ce  que  dit  l'un  des  officiers,  Du  Bouzet, 
chargé  de  cette  importante  reconnaissance  : 

«  Il  était  près  de  neuf  heures,  lorsque,  à  notre  grande  joie,  nous  prîmes  terre 
sur  la  partie  ouest  de  l'îlot  le  plus  occidental  et  le  plus  élevé.  Le  canot  de 
Y  Astrolabe  était  arrivé  avant  nous;  déjà  les  hommes  qui  le  montaient  étaient 
grimpés  sur  les  flancs  escarpés  de  ce  rocher.  Ils  précipitaient  en  bas  les  pin- 
gouins, fort  étonnés  de   se  voir  dépossédés  si  brutalement  de  l'île  dont  ils 

étaient  les  seuls  habitants J'envoyai  aussitôt  un  de  nos  matelots  déployer  un 

drapeau  tricolore  sur  ces  terres,  qu'aucune  créature  humaine  n'avait  ni  vues  ni 
foulées  avant  nous.  Suivant  l'ancienne  coutume,  que  les  Anglais  ont  conservée 
précieusement,  nous  en  prîmes  possession  au  nom  de  la  France,  ainsi  que  de 

la  côte  voisine,  que  la  glace  nous  empêchait  d'aborder Le  règne  animal 

n'y  était  représenté  que  par  les  pingouins.  Malgré  toutes  nos  recherches,  nous 
n'y  trouvâmes  pas  une  seule  coquille.  La  roche  était  entièrement  nue  et 
n'offrait  pas  même  la  moindre  trace  de  lichens.  Il  fallut  nous  rabattre  sur  le 
règne  minéral.  Chacun  de  nous  prit  le  marteau  et  se  mit  à  tailler  dans  la  roche. 
Mais  celle-ci,  d'une  nature  granitique,  était  tellement  dure,  que  nous  ne  pûmes 
en  détacher  que  de  très  faibles  morceaux.  Heureusement,  en  parcourant  le 
sommet  de  l'île,  les  matelots  découvrirent  de  larges  fragments  de  rocher  déta- 
chés par  les  gelées,  et  ils  les  embarquèrent  dans  les  canots.  En  les  examinant 
de  près,  je  reconnus  une  ressemblance  parfaite  entre  ces  roches  et  de  petits 
fragments  de  gneiss  que  nous  avions  trouvés  dans  l'estomac  d'un  pingouin,  tue 
la  veille.  Le  petit  îlot  sur  lequel  nous  prîmes  terre  fait  partie  d'un  groupe  de 
huit  ou  dix  petites  îles,  arrondies  au  sommet  et  présentant  toutes  à  peu  près 
les  mêmes  formes.  Ces  îles  sont  séparées  de  la  côte  la  plus  proche  par  un 
espace  de  500  ou  (îOO  mètres.  Nous  apercevions  encore  sur  le  rivage  plusieurs 
sommets  entièrement  découverts  et  un  cap  dont  la  base  était  aussi  dépouillée  de 

neige Tous   ces   îlots,  très  rapprochés  les   uns   des  autres,  semblaient 

former  une  chaîne  continue,  parallèle  à  la  côte  et  qui  s'étendait  de  l'est  à 
l'ouest.  » 

Le  2-2  et  le  23,  fut  continuée  la  reconnaissance  de  ce  littoral  ;  mais,  ce  jour- 
là,  une  banquise,  soudée  à  la  côte,  vint  forcer  les  bâtiments  à  retourner  vers  le 
nord;  en  même  temps,  une  rafale  de  neige,  aussi  subite  que  terrible,  assaillit 
les  bâtiments  et  les  mit  en  perdition.  La  Zélée  subit  de  fortes  avaries  dans  sa 
voilure;  mais,  le  lendemain,  elle  se  retrouvait  auprès  de  sa  conserve. 

Pendant  ce  temps,  la  terre  n'avait  pour  ainsi  dire  pas  été  perdue  de  vue. 
Toutefois,  le  29,  devant  la  persistance  singulière  des  vents  d'est,  d'Urville 


LES   EXPÉDITIONS   POLAIRES.  Ml 


dut  abandonner  la  reconnaissance  de  la  Terre  Adélie.  C'est  ce  jour-là  que 
l'ut  aperçu  l'un  des  bâtiments  du  lieutenant  Wilkes,  DTrville  se  plaint  des 
intentions  malveillantes  que  ce  dernier  lui  prête  dans  son  rapport,  et  assure 
que  sa  manœuvre,  qui  avait  pour  but  de  communiquer,  fut  mal  interprétée  par 
les  Américains. 

«Nous  ne  sommes  plus,  dit-il,  au  temps  où  les  navigateurs,  poussés  par 
l'intérêt  du  commerce,  se  croyaient  obligés  de  cacher  soigneusement  leur  route 
et  leurs  découvertes,  pour  éviter  la  concurrence  des  nations  rivales.  J'eusse 
été  heureux,  au  contraire,  d'indiquer  à  nos  émules  le  résultat  de  nos  recherches, 
dans  l'espérance  que  cette  communication  aurait  pu  leur  être  utile  et  élargir  le 
cercle  de  nos  connaissances  géographiques.  » 

Le  30  janvier,  on  aperçut  une  muraille  de  glaces  énormes,  au  sujet  de 
laquelle  les  avis  furent  partagés.  Les  uns  y  voyaient  une  masse  de  glace  compacte 
et  indépendante  de  toute  terre  ;  les  autres,  —  et  c'était  l'avis  de  d'Urville,  — 
pensaient  que  ces  hautes  montagnes  avaient  une  base  solide,  soit  de  terre,  soit 
de  rochers,  soit  même  de  hauts  fonds  épars  autour  d'une  grande  terre.  On  lui 
donna  le  nom  de  côte  Clarie,  par  128°  de  longitude. 

Les  officiers,  dans  ces  parages,  avaient  recueilli  des  documents  suffisants 
pour  déterminer  la  position  du  pôle  magnétique  austral  ;  mais  leurs  résultats 
ne  devaient  pas  concorder  avec  les  travaux  de  Duperrey,  de  Wilkes  et  de  James 
Ross. 

Le  17  février,  les  deux  corvettes  jetaient  encore  une  fois  l'ancre  devant 
Hobart-Town. 

Dès  le  2o,  elles  reprenaient  la  mer,  se  portaient  vers  la  Nouvelle-Zé- 
lande, où  elles  complétaient  les  travaux  hydrographiques  de  YUranie,  puis 
gagnaient  la  Nouvelle-Guinée,  dont  elles  constataient  que  la  Louisiade  n'était 
séparée  par  aucun  détroit,  exploraient  avec  le  plus  grand  soin,  au  milieu  des 
courants  et  des  récifs  de  corail,  et  au  prix  d'avaries  assez  graves,  le  détroit  de 
Torrès,  arrivaient  le  20  à  Timor,  et  rentraient  à  Toulon,  le  6  novembre,  après 
avoir  relâché  à  Bourbon  et  à  Sainte-Hélène. 

A  l'annonce  de  l'expédition  de  découvertes  organisée  sur  un  si  grand  pied 
par  le  gouvernement  des  États-Unis,  l'Angleterre  s'était  émue,  et,  sous  la  pres- 
sion des  sociétés  savantes,  avait  décidé  l'envoi  d'une  expédition  dans  les  régions 
où.  depuis  Cook,  les  capitaines  Weddellet  Biscoë  s'étaient  seuls  aventurés. 

Le  capitaine  James  Clarke  Ross,  qui  en  reçut  le  commandement,  était  le 
neveu  du  fameux  John  Ross,  l'explorateur  de  la  baie  de  Raffin.  Né  en  1800, 
James  Ross  naviguait  depuis  l'âge  de  douze  ans.  Il  avait  accompagné  son  oncle, 


392 


■S   VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Leurs  murailles  droites  dépassaient  de  beaucoup  nos  matures.  [Page  389.) 


en  1818.  dans  sa  première  exploration  des  terres  arctiques;  de  1819  à  1827,  il 
avait  pris  part,  sous  les  ordres  de  Parry,  à  quatre  expéditions  dans  les  mêmes 
parages,  et,  de  1829  à  1833,  il  y  avait  été  le  fidèle  compagnon  de  son  oncle. 
Chargé  des  observations  scientifiques,  il  avait  découvert  le  pôle  magnétique 
nord;  enfin  il  avait  fait  de  longues  courses  à  pied  et  en  traîneau  sur  les  glaces. 
C'était  donc  un  des  officiers  de  la  marine  britannique  les  plus  habitués  aux 
navigations  polaires. 

Deux  bâtiments  lui  turent  confiés,  VE  rébus  et  la  Terror,  et  son  second  fut  un 
marin  accompli,  le  capitaine  Francis  Rowdon  Crozicr,  compagnon  de  Parry  en 
18-2-i,  de  James  Ross  en  1835.  à  la  baie  de  Raffin,  le  môme  qui  devait,  sur  la 


LES   EXPÉDITIONS   POLAIRES. 


Le  capitaine  John  Ross. 

Terror,  accompagner  Franklin  à  la  recherche  du  passage  du  nord-ouest.  On  ne 
pouvait  faire  choix  d'un  cœur  plus  vaillant,  d'un  marin  plus  expérimenté. 

Les  instructions,  qui  furent  remises  à  James  Ross  par  l'Amirauté,  différaient 
essentiellement  de  celles  qui  avaient  été  données  à  Wilkes  et  à  Dumont  d'Ur- 
ville.  Pour  ceux-ci,  l'exploration  des  régions  arctiques  n'était  qu'un  incident  de 
leur  campagne  autour  du  monde;  elle  faisait,  au  contraire,  le  fond  même  du 
voyage  de  James  Ross.  Des  trois  années,  pendant  lesquelles  il  serait  éloigné  de 
l'Europe,  il  devait  en  passer  la  majeure  partie  dans  les  régions  antarctiques,  et  ne 
quitter  les  glaces  que  pour  réparer  ses  avaries  et  refaire  ses  équipages  fatigués 
ou  malades. 

50 


394  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Aussi,  les  bâtiments  avaient-ils  été  choisis  en  conséquence  ;  plus  forts  que  les 
navires  de  d'Urville,  ils  étaient  mieux  en  état  de  résister  aux  assauts  répétés 
des  glaces,  et  leur  équipage  aguerri  avait  été  recruté  parmi  les  marins  familia- 
risés avec  les  navigations  polaires. 

UErebus  et  la  Terror,  sous  le  commandement  de  Ross  et  de  Crozier,  quittèrent 
l'Angleterre  le  29  septembre  1839,  et  touchèrent  successivement  à  Madère,  aux 
îles  du  cap  Vert,  à  Sainte-Hélène,  au  cap  de  Bonne-Espérance,  où  furent  faites 
de  nombreuses  observations  magnétiques. 

Le  12  avril,  Ross  atteignait  L'île  de  Kerguelen  et  y  débarquait  aussitôt  ses 
instruments.  La  moisson  scientifique  fut  abondante,  des  arbres  fossiles  furent 
extraits  de  la  lave  dont  cette  île  est  formée,  et  l'on  y  rencontra  de  riches  gisements 
de  charbon  qui  attendent  encore  l'exploitation.  Le  29  était  un  jour  fixé  pour  des 
observations  simultanées  sur  divers  points  du  globe.  Par  une  fortune  singulière, 
se  produisit  ce  jour-là  une  des  ces  tempêtes  magnétiques,  qui  avaient  déjà  été 
remarquées  en  Europe.  Les  instruments  enregistrèrent  à  Kerguelen  les  mêmes 
phénomènes  qu'à  Toronto,  au  Canada,  —  preuve  de  l'immense  étendue  de  ces 
météores  et  de  l'incroyable  rapidité  avec  laquelle  ils  se  propagent. 

A  son  arrivée  à  Hobart-Town,  où  il  rencontra  dans  le  gouverneur  son  vieil 
ami  John  Franklin,  Ross  apprit  la  découverte  de  la  Terre  Adélie  et  de  la  côte 
Clarie  par  les  Français,  et  la  reconnaissance  simultanée  des  mêmes  terres 
par  l'expédition  américaine  de  Wilkes.  Ce  dernier  lui  avait  même  laissé  un 
croquis  de  ses  relevés  de  côtes. 

Mais  Ross  se  décida  à  aborder  les  régions  antarctiques  par  le  170e  degré  est, 
parce  que,  dans  cette  direction,  Balleny  avait  trouvé,  en  1839,  la  mer  libre  de 
glaces  jusqu'au  69e  degré  de  latitude.  Il  gagna  donc  les  îles  Auckland,  puis  les 
Campbell,  et,  après  avoir,  comme  ses  prédécesseurs,  tiré  d'innombrables  bordées 
au  milieu  d'une  mer  semée  d'îles  de  glaces,  il  atteignit,  au  delà  du  63°  degré, 
l'extrémité  de  la  banquise  et  franchit  le  Cercle  polaire  le  1er  janvier  1841. 

Quant  aux  glaces  errantes,  elles  ne  ressemblaient  en  aucune  façon  à  celles 
du  pôle  nord,  ainsi  que  put  facilement  s'en  convaincre  James  Ross.  Ce  sont  des 
blocs  immenses  à  parois  verticales  et  régulières.  Quant  aux  «  ice-fields  »,  moins 
unis  que  dans  le  nord,  ils  affectent  une  allure  chaotique,  et  ces  débris,  vingt 
fois  ressoudés  et  rompus,  prennent,  suivant  une  expression  imagée  de  Wilkes, 
l'apparence  d'une  terre  labourée. 

La  banquise  ne  sembla  pas  à  James  Ross  «  aussi  formidable  que  l'ont  repré- 
sentée les  Français  et  les  Américains.»  Toutefois,  il  ne  put  tout  d'abord  s'y  risquer 
et  fut  forcé  par  l'ouragan  de  se  tenir  au  large.  Ce  ne  fut  que  le  5  qu'il  put  l'assaillir 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES.  395 


de  nouveau  par  66°  45'  tic  latitude  sud  et  17i°  1(V  de  longitude  ouest.  Cette  fois, 
les  circonstances  étaient  on  ne  peut  plus  favorables,  puisque  le  vent  etla  mcr,por- 
tantsur  elle,  contribuaient  à  la  disloquer.  Grâce  à  la  puissance  de  ses  bâtiments, 
Ross  put  s'y  frayer  un  passage.  D'ailleurs,  à  mesure  qu'il  s'enfonçait  dans  le  sud, 
le  brouillard  devenait  plus  épais,  et  des  chutes  répétées  de  neige  contribuaient 
à  rendre  cette  route  extrêmement  dangereuse.  Toutefois,  ce  qui  déterminait 
l'explorateur  à  continuer  ses  efforts,  c'est  qu'il  apercevait  dans  le  ciel  le  reflet 
d'une  mer  libre,  apparence  peu  trompeuse,  car,  le  9,  après  avoir  fait  plus  de 
deux  cents  milles  à  travers  la  banquise,  il  entrait  définitivement  dans  une  mer, 
dégagée. 

Le  i  1  janvier,  la  terre  fut  signalée  à  cent  milles  en  avant  par  70°  -47'  de  latitude 
sud  et  172°  36  de  longitude  ouest.  Jamais  terre  aussi  méridionale  n'avait  été 
aperçue.  C'étaient  des  pics  hauts  de  neuf  mille  à  douze  mille  pieds,  —  si  ces 
hauteurs  ne  sont  pas  exagérées,  comme  tendraient  à  le  faire  croire  les  re- 
marques de  d'Urville  à  la  Terre  de  Graham,  —  pics  entièrement  couverts  de 
neige,  et  dont  les  glaciers  trempent  leur  pied  au  loin  dans  la  mer.  Par-ci,  par- 
là,  de  noirs  rochers  perçaient  la  neige,  mais  la  côte  était  si  hérissée  de  glaces, 
qu'il  fut  impossible  de  débarquer.  Cette  singulière  rangée  de  pics  monstrueux 
reçut  le  nom  de  chaîne  de  l'Amirauté,  et  la  terre  elle-même,  celui  de  Victoria. 

Dans  le  sud-est  se  montraient  quelques  petites  îles;  les  bâtiments  se 
dirigèrent  de  ce  côté,  et,  le  12  janvier,  les  deux  capitaines,  avec  quelques-uns 
de  leurs  officiers,  débarquèrent  sur  un  de  ces  îlots  volcaniques  et  en  prirent 
possession  au  nom  de  l'Angleterre.  On  n'y  trouva  pas  la  moindre  trace  de 
végétation. 

Ross  ne  tarda  pas  à  reconnaître  que  la  côte  orientale  de  la  grande  terre  s'in- 
clinait vers  le  sud,  tandis  que  celle  du  nord  se  dessinait  vers  le  nord-ouest.  11  pro- 
longea donc  le  littoral  est,  en  s'efforçant  de  pénétrer  par  le  sud  jusqu'au  delà  du 
pôle  magnétique  qu'il  fixait  vers  le  76e  degré,  pour  revenir  ensuite  par  l'ouest 
et  achever  la  circumnavigation  de  cette  terre  qu'il  considérait  comme  une 
grande  île.  La  chaîne  des  montagnes  se  continuait  au  long  de  la  côte.  Ross 
imposa  aux  sommets  les  plus  remarquables  les  noms  de  Herschell,  Wehwell, 
"Wheatstone.  Murchison  et  Melbourne;  mais,  les  glaces  attachées  au  rivage 
s'élargissant  de  plus  en  plus,  il  perdit  de  vue  les  détails  de  la  côte.  Le  23  janvier, 
était  dépassé  le  74e  degré,  latitude  la  plus  australe  qu'on  eût  jamais  atteinte. 

Quelque  temps,  les  navires  y  furent  arrêtés  par  des  brouillards,  des  coups 
de  vent  du  sud  et  de  violentes  rafales  de  neige.  Us  continuèrent  cependant  à 
longer  la  côte.  Le  27  janvier,  les  marins  anglais  débarquèrent  sur  une  petite  île 


396  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

volcanique,  à  laquelle  ils  donnèrent  le  nom  de  Franklin,  située  par  76°  8'  de 
lalitude  sud  et  168°  12  de  longitude  est. 

Le  lendemain,  fut  aperçue  une  gigantesque  montagne,  qui  s'élevait  en  pente 
régulière  jusqu'à  douze  mille  pieds  de  hauteur  au-dessus  d'une  terre  très  éten- 
due. La  cime  régulière,  entièrement  couverte  de  neige,  était,  d'heure  en  heure, 
enveloppée  d'une  épaisse  fumée,  dont  la  largeur  n* avait  pas  moins  de  trois  cents 
pieds  de  diamètre  et  qui  en  mesurait ,  sous  la  forme  d'un  cône  renversé,  le 
double  à  sa  plus  grande  hauteur.  Lorsqu'elle  se  dissipait,  on  distinguait  un 
cratère  dénudé,  éclairé  de  feux  d'un  rouge  vif,  dont  l'éclat  s'apercevait  même  en 
plein  midi.  La  neige  montait  jusqu'au  cratère,  et  il  fut  impossible  de  distinguer 
la  moindre  coulée  de  lave. 

Si  la  vue  d'un  volcan  est  toujours  un  spectacle  grandiose,  l'aspect  de  ce 
géant  qui  dépasse  l'Etna  et  le  pic  de  Ténériffe,  son  activité  prodigieuse,  sa 
situation  au  milieu  des  glaces  du  pôle  étaient  bien  faits  pour  vivement  frapper 
l'esprit  des  explorateurs. 

Il  reçut  le  nom  d'Erebus,  et  l'on  attribua  celui  de  l'autre  navire,  Terror,  à  un 
autre  cratère  éteint,  situé  à  l'est  du  premier,  noms  bien  choisis  et  qui  font  vrai- 
ment image. 

Les  deux  bâtiments  continuèrent  à  prolonger  la  terre  dans  le  sud,  jusqu'à  ce 
qu'une  banquise,  dont  les  sommets  dépassaient  de  cent  cinquante  pieds  les 
mâts  des  bâtiments,  vint  leur  barrer  le  chemin.  Derrière,  on  continuait  d'aper- 
cevoir une  chaîne  de  montagnes,  les  monts  Parry,  qui  s'enfonçaient  à  perte  de 
vue  dans  le  sud-sud-est.  Ross  longea  cette  barrière  dans  l'est  jusqu'au  2  fé- 
vrier, qu'il  atteignit  par  78°  4',  latitude  la  plus  australe  de  cette  campagne.  Il 
avait  suivi,  pendant  plus  de  trois  cents  milles,  la  terre  qu'il  avait  découverte, 
lorsqu'il  la  quitta  par  191° 23'  de  longitude  est. 

Suivant  toute  vraisemblance,  les  deux  navires  ne  seraient  pas  sortis  de 
la  formidable  banquise,  à  travers  laquelle,  au  prix  de  fatigues  inouïes  et  de 
périls  sans  cesse  renaissants,  ils  réussirent  enfin  à  se  frayer  un  passage,  sans 
les  fortes  brises  qui  leur  vinrent  en  aide. 

Le  15  février,  une  nouvelle  tentative  fut  faite  par  76°  de  latitude  sud,  pour 

tyer  d'atteindre  le  pôle  magnétique.  Mais  la  terre  arrêta  les  navires  par  70°  12' 

et  164°  de  longitude  est,  à  soixante  cinq  lieues  communes  de  l'endroit  où  Ross 

plaçait  ce  pôle,  que  l'état  menaçant  de  la  mer,  l'aspect  désolé  de  la  contrée  lui 

interdisaient  de  gagner  par  terre. 

Après  être  allé  reconnaître  les  îles  découvertes  en  1839  par  Ralleny,  Ross  se 
trouvait,  le  (i  mars, au  centre  des  montagnes  indiquées  parle  lieutenant  Wilkes* 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES.  397 


<  Mais,  dit  la  relation,  loin  d'y  trouver  des  montagnes,  on  n'y  trouva  pas  de 
fond  par  six  cents  brasses.  Après  avoir  couru  dans  toutes  les  directions  cl  dans  un 
cercle  d'environ  quatre-vingts  milles  de  diamètre  autour  de  ce  centre  imaginaire, 
par  des  temps  très  purs  qui  permettaient  de  tout  apercevoir  à  de  grando  dis- 
tances, les  Anglais  durent  reconnaître  qu'au  moins  cette  position  d'un  prétendu 
continent  antarctique,  avec  les  quelque  deux  cents  milles  de  côtes  indiquées  à  la  suite, 
n'a  pas  d'existence  réelle.  Le  lieutenant  Wilkes  aura  sans  doute  été  induit  en 
erreur  par  des  nuages,  par  des  énormes  bancs  de  brouillards  qui,  dans  ces 
régions,  trompent  aisément  les  yeux  inexpérimentés.  » 

L'expédition  regagna  la  Tasmanie  sans  avoir  un  seul  malade  à  bord,  sans  avoir 
éprouvé  la  moindre  avarie.  Elle  s'y  refit, y  régla  ses  instruments  et  repartit  puni 
une  seconde  campagne.  Sydney  et  la  baie  des  Iles  à  la  Nouvelle-Zélande,  l'île 
Chatam,  furent  les  premières  stations  où  Ross  s'arrêta  pour  faire  des  observations 
magnétiques. 

Le  18  décembre,  par  62°  40'  de  latitude  sud  et  146°  de  longitude  est  fut  ren- 
contrée la  banquise.  C'était  trois  cents  milles  plus  au  nord  que  l'année  précédente. 
Les  navires  arrivaient  trop  tôt.  Ross  n'en  essaya  pas  moins  de  rompre  cette 
redoutable  ceinture.  Il  y  pénétra  de  trois  cents  milles,  mais  se  vit  arrêté  par 
des  masses  tellement  compactes,  qu'il  lui  fut  impossible  d'aller  plus  loin.  Ce 
ne  fut  que  le  1er  janvier  1842  qu'il  franchit  le  Cercle  polaire.  Le  19  du  même 
mois,  les  deux  navires  furent  assaillis  par  un  orage  d'une  violence  inouïe,  au 
moment  où  ils  touchaient  à  la  mer  libre  ;  YErebus  et  la  Terror  perdirent  leur 
gouvernail,  furent  abordés  par  des  écueils  flottants,  et,  pendant  vingt-six  heures, 
se  virent  sur  le  point  d'être  engloutis. 

L'emprisonnement  de  l'expédition  dans  la  banquise  ne  dura  pas  moins  de 
quarante-six  jours.  Enfin,  le  22,  Ross  atteignit  la  grande  barrière  des  glaces 
fixes,  qui  s'était  sensiblement  abaissée  depuis  le  mont  Erebus,  où  elle  n'avait 
pas  moins  de  deux  cents  pieds.  A  l'endroit  où  Ross  la  retrouvait  cette  année, 
elle  n'en  avait  plus  que  cent  sept.  On  reconnut  cette  barrière  cent  cinquante 
milles  plus  à  l'est  qu'on  ne  l'avait  fait  l'année  précédente.  Ce  fut  le  seul  résultat 
géographique  de  cette  pénible  campagne  de  cent  trente-six  jours,  bien  plus 
dramatique  que  la  première. 

Les  bâtiments  gagnèrent  alors  le  cap  Hom  et  remontèrent  jusqu'à  Rio- (!e- 
Janeiro,  où  ils  trouvèrent  tout  ce  qui  pouvait  leur  être  utile. 

Aussitôt  qu'ils  eurent  reçu  leur  complément  de  vivres,  ils  reprirent  la  mer, 
et  atteignirent  les  Malouines,  d'où  ils  partirent,  le  17  décembre  1842,  pour  leur 
troisième  campagne. 


398  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Les  premières  glaces  fuient  rencontrées  dans  les  parages  de  l'île  Clarence,et, 
le  2o  décembre,  Ross  se  trouvait  arrêté  par  la  banquise.  Il  gagna  alors  les  Nou- 
velles-Shetland, compléta  l'étude  des  Terres  Louis-Philippe  et  Joinville,  décou- 
vertes par  Dumont  d'Urville,  nomma  les  monts  Haddington  et  Penny,  reconnut 
que  la  Terre  Louis-Philippe  n'est  qu'une  grande  île  et  visita  le  détroit  de  Brans- 
field  qui  la  sépare  des  Shetland. 

Tels  furent  les  merveilleux  résultats  obtenus  par  James  Ross  dans  ses  trois 
campagnes. 

Maintenant,  pour  juger  la  part  qui  revient  à  chacun  de  ces  trois  explorateurs 
des  régions  antarctiques  ;  on  peut  dire  que  d'Urville  a  le  premier  reconnu  le 
continent  antarctique,  que  Wilkes  en  a  suivi  les  côtes  sur  le  plus  long  espace, 
—  car  on  ne  peut  méconnaître  la  ressemblance  qu'offre  son  tracé  avec  celui 
du  navigateur  français;  —  enfin  que  James  Ross  en  a  visité  la  partie  la  plus 
méridionale  et  la  plus  intéressante. 

Mais  ce  continent  existe-t-il  en  réalité?  D'Urville  n'en  est  pas  persuadé,  et  Ross 
n'y  croit  pas.  Il  faut  donc  laisser  la  parole  aux  explorateurs,  qui  vont  se  diriger 
prochainement  sur  les  traces  des  vaillants  marins  dont  nous  venons  de  racon- 
ter les  voyages  et  les  découvertes. 


Il 

Le  Pôle  nord. 

Anjou  et  Wrangell. —  La  «  polynia  ».  —  Première  expédition  de  John  Ross.  —  La  baie  de 
Raffin  est  fermée!  —  Les  découvertes  d'Edward  Parry  dans  son  premier  voyage.  — 
La  reconnaissance  de  la  baie  d'Hudson  et  la  découverte  du  délroil  de  la  Fury  et  de  THecla. 
—  Troisième  voyage  de  Parry.  —  Quatrième  voyage.  En  traîneau  sur  la  glace,  en  pleine 
mer.  —  Première  course  de  Franklin.  —  Incroyables  souffrances  des  explorateurs.  —  Se- 
conde  expédition.  —  John  Ross.  — Quatre  hivers  dans  les  glaces.  —  Expédition  de  Dease  et 

Simpson. 

Il  a  été  parlé  à  différentes  reprises  du  grand  mouvement  géographique  inau- 
guré par  Pierre  Ier.  L'un  des  résultats  les  plus  rapidement  atteints  fut  la  décou- 
verte par  Behring  du  détroit  qui  sépare  l'Asie  de  l'Amérique.  Le  plus  im- 
portanl  qui  suivit,  à  une  trentaine  d'années  de  distance,  fut  la  reconnaissance, 
dans  la  mer  polaire,  de  l'archipel  Liakow  ou  de  la  Nouvelle-Sibérie. 

En  1770,  un  marchand  du  nom  de  Liakow  avait  vu  arriver  du  nord  sur  la  glace 
un  grand  troupeau  de  rennes.  11  se  dit  que  ces  animaux  ne  pouvaient  venir  que 
d'un  pays  où  se  trouvaient  des  pâturages  assez  abondants  pour  les  nourrir. 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIIŒS.  399 


Un  mois  plus  tard,  il  partait  en  traîneau,  et,  après  un  voyage  de  cinquante 
milles,  il  découvrit,  entre  les  embouchures  de  la  Lena  et  de  lTndighirka,  trois 
grandes  îles,  dont  les  immenses  gîtes  d'ivoire  fossile  sont  devenus  célèbres  dans 
le  monde  entier. 

En  1809,  Hedenstrœm  avait  été  chargé  d'en  lever  la  carte.  A  plusieurs 
reprises,  il  avait  tenté  des  courses  en  traîneau  sur  la  mer  gelée,  et  s'était  vu, 
chaque  fois,  arrêté  par  des  glaces  en  fusion  qui  ne  pouvaient  le  porter.  Il  en 
avait  conclu  à  l'existence  d'une  mer  libre,  au  large,  et  il  appuyait  cette  opi- 
nion sur  l'immense  volume  d'eau  chaude  à  dix  degrés  que  versent  dans  la  mer 
polaire  les  grands  fleuves  de  l'Asie. 

En  mars  1821,  le  lieutenant  (plus  tard  amiral)  Anjou  s'avança  sur  la  glace  jus- 
qu'à quarante-deux  milles  au  nord  de  l'île  Kotelnoï,  et  vit  par  76°  38'  une  vapeur 
qui  l'amena  à  croire  à  l'existence  d'une  mer  libre.  Dans  une  autre  expédition, 
cette  mer,  il  l'aperçut  avec  ses  glaces  à  la  dérive  et  revint  avec  cette  conviction 
qu'il  était  impossible  de  s'avancer  au  large  à  cause  du  peu  d'épaisseur  de  la  glace 
et  de  l'existence  de  cette  mer  libre. 

Tandis  qu'Anjou  se  livrait  à  ces  explorations,  un  autre  officier  de  marine,  le 
lieutenant  Wrangell,  recueillait  des  légendes  et  des  renseignements  précieux  sur 
l'existence  d'une  terre  située  par  le  travers  du  cap  Yakan. 

Du  chef  d'une  peuplade  tchouktehie,  il  aurait  appris  que,  près  de  la  côte  et  de 
certains  récifs  placés  à  l'embouchure  d'une  rivière,  on  peut,  par  un  beau  temps 
d'été,  découvrir,  à  une  très  grande  distance  dans  le  nord,  des  montagnes  cou- 
vertes de  neige  ;  mais  en  hiver,  il  est  impossible  d'en  rien  voir.  Autrefois,  des  trou- 
peaux de  rennes  venaient  de  cette  terre,  quand  la  mer  était  prise.  Ce  chef  lui-même, 
une  fois,  avait  vu  un  troupeau  de  rennes  retournant  au  nord  par  cette  voie,  et 
il  l'avait  suivi  dans  un  traîneau  pendant  toute  une  journée,  jusqu'à  ce  que  l'état 
de  la  glace  le  forçât  à  abandonner  son  entreprise. 

Son  père  lui  'avait  aussi  raconté  qu'un  Tchouktchi  y  était  allé  une  fois  avec 
quelques  compagnons  dans  une  barque  de  peau  ;  mais  il  ne  savait  ni  ce  qu'ils 
y  avaient  trouvé  ni  ce  qu'ils  étaient  devenus.  Il  soutenait  que  ce  pays  devait  être 
habité,  et  il  racontait  à  ce  sujet  qu'une  baleine  morte  était  venue  s'échouer  à 
l'ile  d'Aratane,  percée  de  lances  à  pointe  d'ardoise,  arme  dont  les  Tchouktchis  ne 
se  servent  jamais. 

Ces  informations  étaient  fort  curieuses,  elles  augmentaient  le  désir  de  Wran- 
gell de  pénétrer  jusqu'à  ces  pays  inconnus;  mais  elles  ne  devaient  être  vérifiées 
que  de  nos  jours. 

De  1820  à  LSîï,  Wrangell,  établi  à  l'embouchure  de  la  Kolyma,  fit  quatre 


400 


LES  VOYAGEURS  DU  XIX    SIECLE. 


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CARTE 

DE  LA  TERRE  VICTORIA, 
découverte  par  James  Ross. 


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LES  EXPÉDITIONS   POLAIRES. 


401 


On  dut  charger  sur  deux  petits  traîneaux.  (Page  411.  ) 

voyages  en  traîneau  sur  les  glaces.  Tout  d'abord  il  explora  la  côte  depuis  l'em- 
bouchure de  la  Kolyma  jusqu'au  cap  Tchélagskoï,  et  il  dut  endurer,  pendant 
cette  course,  jusqu'à  trente-cinq  degrés  de  froid. 

La  seconde  année,  il  voulut  voir  quel  point  il  pourrait  atteindre  sur  la  glace, 
et  parvint  à  cent  quarante  milles  de  terre. 

La  troisième  année,  en  1822,  Wrangel  partit  au  mois  de  mars,  afin  de  vérifier 
le  rapport  d'un  indigène  qui  lui  affirmait  l'existence  d'une  terre  au  large.  Il 
atteignit  un  champ  de  glace,  sur  lequel  il  put  s'avancer  sans  obstacles.  Plus 
loin,  1'  «  ice-field  »  semblait  moins  résistant.  La  glace  étant  alors  trop  peu 
solide  pour  porter  une  caravane,  on  dut  charger  sur  deux  petits  traîneaux 

51 


402  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

une  nacelle,  des  planches  et  quelques  outils,  puis  s'engager  sur  une  glace 
fondante  qui  craquait  sous  ses  pieds. 

«  Il  me  fallut,  dit  Wrangell,  faire  d'abord  sept  verstes  à  travers  une  couche 
saline;  plus  loin,  apparut  une  surface  sillonnée  de  larges  crevasses,  que  nous 
ne  parvînmes  à  franchir  qu'à  l'aide  de  nos  planches.  Je  remarquai  en  cet  en- 
droit de  petites  buttes  d'une  glace  tellement  déliquescente,  que  le  moindre  con- 
tact suffisait  pour  la  briser  et  transformer  la  butte  en  une  ouverture  circulaire. 
La  glace  sur  laquelle  nous  voyagions  était  sans  consistance,  n'avait  qu'un 
pied  d'épaisseur  et,  qui  plus  est.  était  criblée  de  trous.  Je  ne  puis  comparer 
l'aspect  de  la  mer,  en  cet  instant,  qu'à  un  immense  marais;  et,  en  effet,  l'eau 
fangeuse  qui  s'élevait  de  ces  milliers  de  crevasses  s'entrecoupant  dans  tous  les 
sens,  la  neige  déliquescente  mêlée  de  terre  et  de  sable,  ces  buttes  d'où  s'échap- 
paient de  nombreux  ruisseaux,  tout  concourait  à  rendre  l'illusion  complète.  » 

Wrangell  s'était  éloigné  de  la  côte  de  deux  cent  vingt-huit  kilomètres,  et  c'est 
la  nier  libre  de  Sibérie,  dont  il  avait  touché  les  bords,  immense  o  polynia  »,  — 
nom  qu'il  donne  à  de  vastes  étendues  d'eau  libre,  —  déjà  signalée  par  Leontjew 
en  1704  et  par  Hedenstrœm  en  1810. 

Au  quatrième  voyage,  Wrangell  partit  du  cap  Yakan,  le  point  le  plus  rap- 
proché des  terres  septentrionales.  Sa  petite  troupe,  après  avoir  dépassé  le  cap 
Tehelagskoï,  fit  route  au  nord;  mais  un  violent  orage  brisa  la  glace,  qui  n'avait 
que  trois  pieds  d'épaisseur,  et  fit  courir  aux  explorateurs  le  plus  grand  danger. 
Tantôt  traînés  sur  quelque  grande  plaque  non  encore  rompue,  tantôt  à  demi 
submergés  sur  un  plancher  mobile  qui  oscillait  ou  disparaissait  complètement, 
ou  bien  amarrés  sur  quelque  bloc  qui  leur  servait  de  bac,  tandis  que  les  chiens 
tiraient  et  nageaient,  ils  parvinrent  enfin  à  regagner  la  terre  au  travers  des 
glaçons  que  la  mer  entre-choquait  à  grand  bruit.  Ils  ne  durent  leur  salut  qu'à 
la  rapidité  et  à  la  vigueur  de  leurs  attelages. 

Ainsi  se  terminèrent  les  tentatives  faites  pour  atteindre  les  terres  au  nord 
de  la  Sibérie. 

La  calotte  polaire  était  attaquée  en  même  temps  d'un  autre  côté  avec  autant 
d'énergie,  mais  avec  plus  de  continuité. 

On  se  rappelle  avec  quel  enthousiasme  et  quelle  persévérance  avait  été 
cherché  le  fameux  passage  du  nord-ouest.  Les  traités  de  1815  n'eurent  pas  plus 
tôt  nécessité  le  désarmement  de  nombreux  vaisseaux  anglais  et  la  mise  à  demi- 
solde  de  leurs  officiers,  que  l'Amirauté,  ne  voulant  pas  briser  la  carrière  de  tant 
d'estimables  marins,  s'ingénia  pour  leur  procurer  de  l'emploi.  C'est  dans  ces 
circonstances  que  fut  reprise  la  recherche  du  passage  du  nord-ouest. 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES.  403 


V  Alexandre,  de  deux  cent  cinquante-deux  tonneaux,  et  Y  Isabelle,  de  trois 
cent  quatre-vingt-cinq,  sous  le  commandement  de  John  Ross,  officier  d'expé- 
rience, et  du  lieutenant  William  Parry,  furent  expédiés  par  le  gouvernement 
pour  explorer  la  baie  de  Baffin.  Plusieurs  officiers,  James  Ross,  Back,  Belcher, 
qui  devaient  s'illustrer  dans  les  expéditions  polaires,  faisaient  partie  des 
équipages.  Ces  bâtiments  mirent  à  la  voile  le  18  avril,  relâchèrent  aux  îles 
Shetland,  cherchèrent  vainement  la  terre  submergée  de  Bass,  qu'on  plaçait 
par  57° 28  nord,  et,  dès  le  26  mai,  eurent  connaissance  des  premières  glaces. 
Le  2  juin,  on  releva  la  côte  du  Groenland.  Sur  la  partie  occidentale  très  mal 
indiquée  par  les  cartes,  furent  trouvées  de  grandes  quantités  de  glaces,  et  le 
gouverneur  de  l'établissement  danois  de  Whale-island  assura  aux  Anglais  que 
la  rigueur  des  hivers  augmentait  sensiblement,  depuis  onze  ans  qu'il  habitait 
le  pays. 

Jusqu'alors  on  avait  cru  qu'au  delà  du  75e  degré  le  pays  était  inhabité.  Aussi 
les  voyageurs  furent-ils  étonnés  de  voir  arriver  par  la  glace  toute  une  tribu 
d'Esquimaux.  Ces  sauvages  ignoraient  l'existence  d'un  autre  peuple  que  le  leur. 
Ils  regardaient  les  Anglais  sans  oser  les  toucher,  et  l'un  d'eux,  s'adressant  aux 
bâtiments  d'une  voix  grave  et  solennelle,  leur  disait  : 

«  Qui  êtes-vous?  D'où  venez-vous?  Du  soleil  ou  de  la  lune?  » 

Bien  que  cette  tribu  fût  à  certains  égards  fort  au-dessous  des  Esquimaux  que 
la  longue  fréquentation  des  Européens  a  commencé  à  civiliser,  elle  connaissait 
cependant  l'usage  du  fer,  dont  quelques-uns  de  ses  membres  étaient  parvenus  à 
se  faire  des  couteaux.  Il  provenait,  d'après  ce  que  l'on  crut  comprendre,  d'une 
masse  ou  montagne  d'où  ils  le  tiraient.  C'était  vraisemblablement  du  fer  mé- 
téorique. 

Pendant  tout  ce  voyage,  —  et  dès  qu'on  en  connut  les  résultats  en  Angleterre, 
l'opinion  publique  ne  s'y  trompa  pas,  —  Ross,  à  côté  de  qualités  nautiques  de 
premier  ordre,  fit  preuve  d'une  indifférence  et  d'une  légèreté  singulières.  11 
semblait  peu  se  soucier  de  trouver  la  solution  des  problèmes  géographiques,  qui 
avaient  décidé  l'armement  de  l'expédition. 

Sans  les  examiner,  il  passa  devant  les  baies  Wolstenholme  et  des  Baleines, 
ainsi  que  devant  le  détroit  de  Smith,  qui  s'ouvre  au  fond  de  la  baie  deBaffin,  et 
aune  si  grande  distance  qu'il  ne  le  reconnut  pas. 

Bien  plus,  lorsqu'il  commença  à  descendre  la  côte  occidentale  de  la  baie  de 
Baffin,  un  magnifique  bras  de  mer  profondément  encaissé,  dont  la  largeur  n'était 
pas  inférieure  à  cinquante  milles,  s'offrit  aux  regards  anxieux  des  explorateurs. 
Les  deux  bâtiments  y  pénétrèrent  le  29  août,  mais  ils  ne  s'étaient  pas  enfoncés 


404  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 

de  trente  milles,  que  Ross  donna  l'ordre  de  virer  de  bord,  sous  le  prétexte  qu'il 
avait  distinctement  vu  une  chaîne  de  hautes  montagnes,  auxquelles  il  donna  le 
nom  de  monts  Croker,  en  barrer  l'extrémité.  Cette  opinion  ne  fut  pas  partagée 
par  ses  officiers,  qui  n'avaient  pas  aperçu  la  moindre  colline,  par  cette  excellente 
raison  que  le  bras  dans  lequel  on  venait  d'entrer  n'était  autre  que  le  détroit 
de  Lancastre,  ainsi  nommé  par  Baffm,  et  qui  communique  avec  la  mer  dans  la 
direction  de  l'ouest. 

Il  en  fu  t  à  peu  près  de  môme  de  toutes  les  indentations  de  cette  côte  si  profon- 
dément découpée,  et,  le  plus  souvent,  on  s'en  tenait  à  une  telle  distance  qu'il 
était  impossible  d'apercevoir  le  moindre  détail.  C'est  ains  que,  étant  arrivée, 
le  Ier  octobre,  devant  l'entrée  de  Cumberland,  l'expédition  ne  chercha  pas  à 
reconnaître  ce  point  si  important,  et  Ross  rentra  en  Anglelerre,  tournant  le  dos 
à  la  gloire  qui  l'attendait. 

Accusé  de  légèreté  et  de  négligence,  Ross  répondait  avec  un  aplomb  superbe  : 
«  J'ose  me  flatter  d'avoir,  dans  tout  ce  qui  est  important,  rempli  l'objet  de 
mon  voyage,  puisque  j'ai  prouvé  l'existence  d'une  baie  qui  s'étend  depuis  Discô 
jusqu'au  détroit  de  Cumberland,  et  terminé  pour  jamais  la  question  relative  à 
un  passage  au  nord-ouest,  dans  cette  direction.  » 

II  était  difficile  de  se  tromper  plus  complètement. 

Cependant  l'insuccès  de  cette  tentative  fut  loin  de  décourager  les  chercheurs. 
Les  uns  y  trouvèrent  la  confirmation  éclatante  des  découvertes  du  vieux  Baffin, 
les  autres  voulurent  voir  dans  ces  innombrables  entrées,  où  la  mer  était  si  pro- 
fonde et  le  courant  si  fort,  autre  chose  que  des  baies.  Pour  eux,  c'étaient  des 
détroits,  et  tout  espoir  de  découvrir  le  passage  n'était  pas  perdu. 

L'Amirauté,  frappée  de  ces  raisons,  arma  aussitôt  deux  petits  bâtiments,  la 
bombarde  Hlécla  et  le  brigantin  le  Gr/'per.  Le  5  mai  1819,  ils  sortirent  de  la 
Tamise  sous  le  commandement  du  lieutenant  William  Parry,  qui  ne  s'était  pas 
trouvé  du  même  avis  que  son  chef  touchant  l'existence  du  passage  du  nord-ouest. 
Les  bâtiments,  sans  incident  de  navigation  extraordinaire,  pénétrèrent  jusqu'au 
détroit  de  sir  James  Lancastre;  puis,  après  avoir  été  emprisonnés,  pendant 
sept  jours,  au  milieu  de  glaces  accumulées  sur  une  étendue  de  quatre-vingts 
milles,  ils  entrèrent  dans  cette  baie  qui  devait  être,  suivant  John  Ross,  fermée 
par  une  chaîne  de  montagnes. 

Non  seulement  ces  montagnes  n'existaient  que  dans  l'imagination  du  naviga- 
teur, niais  tous  les  indices  qu'on  remarquait  annonçaient,  à  ne  pas  s'y  tromper, 
que  c'était  un  détroit.  Par  trois  cent  dix  brasses  on  n'avait  pas  trouvé  le  fond; 
on  commençait  à  sentir  le  mouvement  de  la  houle  ;  la  température  de  l'eau 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES.  405 

s'était  élevée  de  six  degrés,  et  pendant  un  seul  jour  on  ne  rencontra  pas  moins 
de  quatre-vingts  baleines,  toutes  de  grande  taille. 

Descendus  à  ferre,  le  31  juillet,  dans  la  baie  Possession  qu'ils  avaient  visitée 
l'année  précédente,  les  explorateurs  y  trouvèrent  encore  imprimée  la  trace 
de  leurs  pas,  ce  qui  indiquait  la  petite  quantité  de  neige  et  de  givre  tombée 
pendant  l'hiver. 

Au  moment  où,  toutes  voiles  dehors  et  à  l'aide  d'un  vent  favorable,  les 
deux  bâtiments  pénétraient  dans  le  détroit  de  Lancastre,  tous  les  cœurs  batti- 
rent plus  vite. 

«  il  est  plus  aisé,  dit  Parry,  d'imaginer  que  de  décrire  l'anxiété  peinte  en  ce 
moment  sur  toutes  les  physionomies,  tandis  que  nous  avancions  dans  le  détroit 
avec  une  rapidité  toujours  croissante,  grâce  à  la  brise  toujours  plus  forte;  les 
huniers  furent  couverts  d'officiers  et  de  matelots  durant  toute  l'après-dîner,  et 
un  observateur  désintéressé,  s'il  en  pouvait  être  dans  une  scène  pareille,  se 
serait  amusé  de  l'ardeur  avec  laquelle  on  recevait  les  nouvelles  transmises  par 
les  vigies;  jusqu'alors  elles  étaient  toutes  favorables  à  nos  plus  ambitieuses 
espérances.  » 

En  effet,  les  deux  rives  se  continuaient  parallèlement,  aussi  loin  que  l'œil  les 
pouvait  suivre  à  plus  de  cinquante  milles.  La  hauteur  des  lames,  l'absence  de 
glace,  tout  allait  persuader  aux  Anglais  qu'ils  avaient  atteint  la  mer  libre  et  le 
passage  tant  cherché,  lorsqu'une  île,  contre  laquelle  s'était  amoncelée  une 
masse  énorme  de  glaces,  vint  leur  barrer  le  passage. 

Cependant  un  bras  de  mer,  large  d'une  dizaine  de  lieues,  s'ouvrait  dans  le 
sud.  On  espérait  y  trouver  une  voie  de  communication  moins  encombrée  de 
glaces.  Chose  singulière,  tant  qu'on  s'était  avancé  dans  l'ouest  par  le  détroit  de 
Lancastre,  les  mouvements  de  la  boussole  s'étaient  accrus;  maintenant  qu'on 
descendait  vers  le  sud,  l'instrument  semblait  avoir  perdu  toute  action,  et  l'on 
vit,  «  par  un  curieux  phénomène,  la  puissance  dirigeante  de  l'aiguille  aimantée 
s'affaiblir  au  point  de  ne  pouvoir  résister  à  l'attraction  de  chaque  vaisseau,  en 
sorte  qu'elle  marquait  à  vrai  dire  le  pôle  nord  de  YHécla  ou  du  Griper.  » 

Le  bras  de  mer  s'élargissait  à  mesure  que  les  bâtiments  s'avançaient  dans 
l'ouest,  et  la  rive  s'infléchissait  sensiblement  vers  le  sud-ouest;  mais,  après  y 
avoir  fait  cent  vingt  milles,  ils  se  trouvèrent  arrêtés  par  une  barrière  qui  les 
empêcha  d'aller  plus  loin  dans  cette  direction.  Ils  regagnèrent  donc  le  détroit 
de  Barrow,  dont  celui  de  Lancastre  ne  forme  que  le  seuil,  et  ils  retrouvèrent, 
libre  de  glaces,  cette  mer  qu'ils  en  avaient  vue  encombrée  quelques  jours  au- 
paravant. 


406  LES  VOYAGEURS  DU  XIX'  SIECLE. 

Par  02°  1/4  de  latitude,  fut  reconnue  une  entrée,  le  canal  Wellington,  large 
d'environ  huit  lieues;  entièrement  débarrassée  de  glaces,  elle  ne  paraissait 
fermée  par  aucune  terre.  Tous  ces  détroits  persuadèrent  aux  explorateurs 
qu'ils  naviguaient  au  milieu  d'un  immense  archipel,  et  leur  confiance  en  reçut 
de  nouveaux  accroissements. 

Cependant,  la  navigation  devenait  difficile  dans  les  brumes  ;  le  nombre  des 
petites  îles  et  des  bas-fonds  augmentait,  les  glaces  s'accumulaient,  mais  rien 
ne  pouvait  toutefois  décourager  Parry  dans  sa  marche  vers  l'ouest.  Sur  une 
grande  île,  à  laquelle  fut  donné  le  nom  de  Bathurst,  les  matelots  trouvèrent 
les  débris  de  quelques  habitations  d'Esquimaux,  ainsi  que  des  traces  de  rennes. 
Des  observations  magnétiques  furent  faites  en  cet  endroit,  qui  amenèrent  à 
conclure  qu'on  avait  passé  au  nord  du  pôle  magnétique. 

Une  autre  grande  île,  Melville,  fut  bientôt  en  vue,  et,  malgré  les  obstacles 
que  les  glaces  et  la  brume  apportaient  aux  progrès  de  l'expédition,  les  navires 
parvinrent  à  dépasser  le  110e  degré  ouest,  gagnant  ainsi  la  récompense  de 
cent  mille  livres  sterling,  promise  par  le  Parlement. 

Un  promontoire,  situé  à  peu  près  à  cet  endroit,  reçut  le  nom  de  cap  de  la 
Munificence;  une  bonne  rade,  dans  le  voisinage,  fut  appelée  baie  de  l'Hécla  et 
du  Griper.  Au  fond  de  cette  baie,  dans  le  Winter-Harbour,  les  deux  navires  pas- 
sèrent l'hiver.  Dégréés,  entourés  d'épaisses  bannes  ouatées,  ils  étaient  en- 
fermés dans  une  enveloppe  de  neige,  tandis  que  des  poêles  et  des  calorifères 
étaient  disposés  à  l'intérieur.  La  chasse  ne  donna  pas  d'autre  résultat  que 
de  causer  la  congélation  de  quelques  membres  des  chasseurs ,  car  tous  les 
animaux,  sauf  les  loups  et  les  renards,  désertèrent  l'île  Melville  à  la  fin  d'oc- 
tobre. 

Comment  passer  cette  longue  nuit  d'hiver  sans  trop  d'ennuis? 

C'est  alors  que  les  officiers  eurent  la  pensée  de  monter  un  théâtre  sur  lequel 
la  première  représentation  fut  donnée  le  6  novembre,  le  jour  même  où  le  soleil 
disparaissait  pour  trois  mois.  Puis,  après  avoir  composé  une  pièce  à  l'occa- 
sion de  Noël,  où  il  était  fait  allusion  à  la  situation  des  bâtiments,  ils  fondèrent 
une  gazette  hebdomadaire  qu'ils  appelèrent  Gazette  de  la  Géorgie  du  Nord,  chro- 
nique d'hiver,  The  North  Georgia  gazette  and  winter  chrome  le.  Ce  journal,  dont 
Sabine  était  l'éditeur,  eut  vingt  et  un  numéros  et  reçut  au  retour  les  honneurs 
de  l'impression. 

Au  mois  de  janvier,  le  scorbut  fit  son  apparition,  et  la  violence  de  la  maladie 
causa  d'abord  d'assez  vives  alarmes;  mais  l'usage  bien  entendu  des  antiscor- 
butiques et  la  distribution  quotidienne  de  la  moutarde  fraîche  et  du  cress&n, 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES.  407 

que  Parry  était  parvenu  à  faire  pousser  dans  des  boîtes  autour  de  son  poêle, 
coupèrent  bientôt  le  mal  dans  sa  racine. 

Le  7  février,  le  soleil  reparut,  et,  bien  que  plusieurs  mois  dussent  encore 
s'écouler  avant  qu'il  fût  possible  de  quitter  l'île  Melville,  les  préparatifs  de 
départ  furent  commencés.  Le  30  avril,  le  thermomètre  monta  jusqu'à  zéro,  et 
les  matelots,  prenant  cette  température  si  basse  pour  l'été,  voulaient  quitter 
leurs  vêtements  d'hiver.  Le  premier  ptarmigan  parut  le  12  mai,  et,  le  jour 
suivant,  on  vit  la  piste  des  rennes  et  des  chèvres  à  musc,  qui  commençaient  à 
s'acheminer  vers  le  nord.  Mais  ce  qui  causa  aux  marins  une  joie  et  une  sur- 
prise tout  à  fait  extraordinaires,  ce  fut  la  pluie  qui  tomba  le  24  mai. 

«  Nous  étions,  dit  Parry,  si  désaccoutumés  de  voir  l'eau  dans  son  état  naturel 
et  surtout  de  la  voir  tomber  du  ciel,  que  cette  circonstance  si  simple  devint  un 
véritable  sujet  de  curiosité.  Il  n'y  eut  personne  à  bord,  je  le  crois  du  moins,  qui 
ne  se  hâtât  de  monter  sur  le  pont  pour  observer  un  phénomène  si  intéressant  et 
si  nouveau.  » 

Pendant  la  première  quinzaine  de  juin,  Parry,  suivi  de  quelques-uns  de  ses 
officiers,  fit  une  excursion  sur  l'île  Melville  dont  il  atteignit  l'extrémité  nord.  A 
son  retour,  la  végétation  se  montrait  partout,  la  glace  commençait  à  se  désa- 
gréger, tout  annonçait  que  le  départ  pourrait  s'effectuer  prochainement.  Il  eut 
lieu  le  1er  août  ;  mais,  au  large,  les  glaces  n'avaient  pas  encore  fondu,  et  les 
bâtiments  ne  purent  pénétrer  dans  l'est  que  jusqu'à  l'extrémité  de  l'île  Melville. 
Le  point  le  plus  extrême  qu'ait  atteint  Parry  dans  cette  direction  est  situé  par 
74°  26'  25"  de  latitude  et  113°  46' 43"  de  longitude.  Le  retour  s'opéra  sans  inci- 
dent, et;  vers  le  milieu  de  novembre,  les  navires  avaient  regagné  l'Angleterre. 

Les  résultats  de  ce  voyage  étaient  considérables  ;  non  seulement  une  immense 
étendue  des  régions  arctiques  était  reconnue,  maison  avait  fait  des  observations 
de  physique  et  de  magnétisme,  et  l'on  avait  recueilli  sur  les  phénomènes  du 
froid,  sur  le  climat  arctique,  sur  la  vie  animale  et  végétale  de  ces  régions,  des 
documents  tout  nouveaux. 

Dans  une  seule  campagne,  Parry  venait  d'obtenir  plus  de  résultats  que  ne 
devaient  le  faire,  pendant  trente  ans,  tous  ceux  qui  allaient  suivre  ses  traces. 

L'Amirauté,  satisfaite  des  résultats  si  importants  obtenus  par  Parry,  lui 
confia  en  1821  le  commandement  de  deux  navires  i'Béclaet  la  Fury,  cette  der- 
nière construite  sur  le  modèle  de  YHécla.  Cette  fois,  le  navigateur  explora  les 
rivages  de  la  baie  d'Hudson  et  visita  avec  le  plus  grand  soin  les  côtes  de  la  pé- 
ninsule Melville,  qu'il  est  bon  de  ne  pas  confondre  avec  l'île  du  même  nom.  On 
hiverna  à  l'île  Winter,  sur  la  côte  orientale  de  cette  presqu'île,  et  l'on  eut 


■408 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Lene  circonstance  devint  un  véritable  sujet  de  curiosité.  [Paye  417.  J 

recours  aux  mômes  amusements  qui  avaient  si  bien  réussi  dans  la  campagne 
précédente.  Mais  ce  qui  fit  la  diversion  la  plus  grande  à  la  monotonie  de  l'hiver, 
ce  fut  la  visite  d'un  détachement  d'Esquimaux,  qui  arriva,  le  1er février,  à  travers 
les  glaces.  Leurs  huttes,  qu'on  n'avait  pas  aperçues,  étaient  assises,  sur  le  rivage; 
on  les  visita,  et  dix-huit  mois  de  rapports  presque  constants  avec  l'équipage 
contribuèrent  à  donner  de  ces  peuples,  de  leur  manière  de  vivre,  de  leur  carac- 
tère, une  tout  autre  idée  que  celle  qu'on  s'en  était  faite  jusqu'alors. 

Mais,  la  reconnaissance  des  détroits  delà  Fury  et  de  l'Hécla,  qui  séparent  la 
presqu'île  Melville  de  la  Terre  de  Cockburn,  força  les  voyageurs  à  passer  un 
second  hiver  dans  les  régions  arctiques.  Si  l'installation  fut  plus  confortable,  le 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES. 


409 


Famille  d'Esquimaux.  {Fac-similé.   Gravure  ancienne. j 

temps  s'écoula  cependant  avec  inoins  de  gaieté,  à  cause  de  la  déception  profonde 
qu'officiers  et  matelots  avaient  éprouvée  de  se  voir  arrêtés,  au  moment  qu'ils 
comptaient  faire  route  pour  le  détroit  de  Behring. 

Le  12  août,  les  glaces  s'entr'ouvrirent.  Parry  voulait  renvoyer  ses  navires 
en  Europe  et  continuer  par  terre  l'exploration  des  terres  qu'il  avait  décou- 
vertes; mais  il  dut  céder  aux  représentations  du  capitaine  Lyon,  qui  lui 
montra  toute  la  témérité  de  ce  plan  désespéré.  Les  deux  bâtiments  rentrèrent 
donc  en  Angleterre  après  une  absence  de  vingt-sept  mois,  n'ayant  perdu  que 
cinq  hommes  sur  cent  dix-huit,  quoi  qu'ils  eussent  passé  deux  hivers  consé-' 
cutifs  dans  ces  régions  hyperboréennes. 


410  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Certes,  les  résultats  de  ce  second  voyage  ne  valaient  pas  ceux  du  premier;  il 
s'en  fallait  cependant  qu'ils  fussent  sans  prix.  On  savait  désormais  que  la  côte 
d'Amérique  ne  s'étend  guère  au  delà  du  70e  degré,  que  l'Atlantique  commu- 
nique avec  la  mer  polaire  par  une  foule  de  détroits  et  de  canaux,  la  plupart 
bouchés,  comme  ceux  de  la  Fury,  de  l'Hécla  et  de  Fox,  par  des  barrières  de 
glaces  qu'accumulent  les  courants. 

Si  les  glaces  trouvées  à  l'extrémité  sud-est  de  la  presqu'île  Melville  parais- 
saient permanentes,  il  ne  semblait  pas  en  être  ainsi  de  celles  de  l'entrée 
du  Régent.  Il  y  avait  par  conséquent  des  chances  de  pouvoir  pénétrer  par  là 
dans  le  bassin  polaire.  La  Fury  et  YHécla  furent  donc  encore  une  fois  armées 
et  confiés  à  Parry. 

Ce  voyage  fut  le  moins  heureux  de  tous  ceux  qu'entreprit  cet  habile 
marin,  non  pas  qu'il  ait  été  au-dessous  de  lui-même,  mais  il  fut  victime  de 
hasards  malheureux  et  de  circonstances  défavorables.  C'est  ainsi  que,  assailli  dans 
la  baie  de  Raffin  par  une  abondance  inusitée  de  glaces,  il  eut  la  plus  grande 
peine  à  gagner  l'entrée  du  Prince-Régent.  Peut-être,  si  la  saison  lui  avait  permis 
d'arriver  trois  semaines  plus  tôt.  aurait-il  réussi  à  rallier  la  côte  d'Amérique; 
mais  il  ne  put  que  prendre  les  dispositions  nécessaires  pour  l'hivernage. 

Ce  n'était  plus  une  éventualité  redoutable  pour  cet  officier  expérimenté  qu'un 
hiver  à  passer  sous  le  Cercle  polaire.  Il  connaissait  les  précautions  à  prendre 
pour  conserver  la  santé  de  son  équipage,  pour  lui  créer  même  un  certain  bien- 
être,  pour  lui  procurer  ces  occupations  et  ces  distractions  qui  contribuent  si 
puissamment  à  diminuer  la  longueur  d'une  nuit  de  trois  mois. 

Des  cours  professés  par  les  officiers,  des  mascarades  et  des  représentations 
théâtrales,  une  chaleur  constante  de  50  degrés  Fahrenheit,  maintinrent  les 
hommes  en  si  bonne  santé  que,  lorsque,  le  20  juillet  1823,  la  débâcle  permit  à 
Parry  de  reprendre  ses  opérations,  il  n'avait  à  bord  aucun  malade. 

11  se  mit  à  longer  la  côte  orientale  de  l'entrée  du  Prince-Régent;  mais  les 
glaces  flottantes  se  rapprochèrent  et  acculèrent  les  navires  au  rivage.  La  Fwv 
fut  si  avariée  que,  malgré  quatre  pompes  toujours  en  mouvement,  elle  pou- 
vait à  peine  rester  à  flot.  Parry  essaya  de  la  réparer,  après  l'avoir  hissée  sur  un 
énorme  banc  de  glace;  une  tempête  survint,  brisa  l'abri  temporaire  du  bâtiment 
et  le  lança  sur  le  rivage  où  il  fallut  définitivement  l'abandonner.  Son  équipage  fut 
recueilli  par  VHécla,  qui,  à  la  suite  de  cette  catastrophe,  dut  revenir  en  Angleterre. 

L'âme  si  bien  trempée  de  Parry  ne  fut  pas  atteinte  par  ce  dernier  désastre. 
S'il  était  presque  impossible  d'atteindre  la  mer  polaire  par  cette  voie,  n'en 
existait-il  pas  d'autres?  Le  vaste  espace  de  mer  qui  s'étend  entre  le  Gnon- 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES.  411 


land  et  le  Spitzberg  n'offrirait-il  pas  une  route  moins  dangereuse,  moins 
hérissée  de  ces  énormes  «  ice-bergs  »  qui  ne  se  forment  que  sur  les  côtes? 

Les  plus  anciennes  expéditions,  dont  on  ait  le  récit  dans  ces  parages,  sont 
celles  de  Scoresby,  qui  fréquenta  longtemps  ces  mers  à  la  recherche  de  la 
baleine.  En  1806,  il  s'avança  très  haut  dans  le  nord,  —  si  haut  même  qu'on  n'avait 
plus  jamais  atteint  avec  un  navire,  et  par  cette  voie,  la  même  latitude.  Il  se  trou- 
vait en  effet,  le  24  mai,  par  81°30'  de  latitude  et  16°  de  longitude  est  de  Paris, 
c'est-à-dire  presque  au  nord  du  Spitzberg.  La  glace  s'étendait  vers  l'est-nord- 
est.  Entre  cette  direction  et  le  sud-est,  la  mer  était  complètement  libre  sur  une 
étendue  de  trente  milles,  et  il  n'y  avait  pas  de  terre  à  la  distance  de  cent  milles. 

On  doit  regretter  que  le  baleinier  n'ait  pas  cru  devoir  profiter  de  cet  état 
si  favorable  de  la  mer  pour  s'avancer  vers  le  nord;  il  n'est  pas  douteux  qu'il  eût 
fait  quelque  découverte  importante,  s'il  n'eût  atteint  le  pôle  lui-même. 

Ce  que  les  exigences  de  sa  profession  de  baleinier  avaient  empêché  Scoresby 
d'accomplir,  Parry  résolut  de  le  tenter. 

Il  partit  de  Londres  surl7/ec/a,le  27  mars  1827,  gagna  la  Laponie  norvégienne, 
embarqua  à  Hammerfest  des  chiens,  des  rennes,  des  canots,  et  continua  sa  route 
pour  le  Spitzberg. 

Le  port  Smeerenburg,  où  il  voulait  entrer,  était  encore  encombré  par  les 
glaces,  et  YUécla  continua  à  lutter  contre  elles  jusqu'au  27  mai.  Parry,  aban- 
donnant alors  son  navire  dans  le  détroit  de  Hinlopen,  s'avança  vers  le  nord 
dans  deux  canots,  qui  portaient,  avec  Ross  et  Crozier,  chacun  douze  hommes  et 
soixante  et  onze  jours  de  vivres.  Après  avoir  installé  un  dépôt  de  vivres  aux  Sept- 
Iles,  il  chargea  ses  provisions  et  ses  embarcations  sur  des  traîneaux,  qui  avaient 
été  confectionnés  d'une  manière  toute  spéciale.  Il  espérait  ainsi  pouvoir  franchir 
la  barrière  des  glaces  solides  et  trouver  au  delà  une  mer,  sinon  entièrement 
libre,  du  moins  navigable. 

Mais  la  banquise  ne  formait  pas,  comme  Parry  s'y  attendait,  un  tout  homo- 
gène. C'étaient  tantôt  de  larges  flaques  d'eau  à  traverser,  tantôt  des  collines 
abruptes  qu'il  fallait  faire  gravir  aux  traîneaux.  Aussi  ne  s'avança-t-on  en 
quatre  jours  que  de  quatorze  kilomètres  vers  le  nord. 

Le  2  juillet,  par  un  épais  brouillard,  le  thermomètre  accusait  1°  7'  au-dessus 
de  zéro  à  l'ombre,  et  8°  3'  au  soleil. 

La  marche  sur  cette  surface  raboteuse,  à  chaque  instant  coupée  de  bras  de 
mer,  était  excessivement  pénible,  et  la  vue  des  voyageurs  se  fatiguait  à  l'écla- 
tante réverbération  de  la  lumière. 

Malgré  ces  nombreux  obstacles,  Parry  et  ses  compagnons  s'avançaient  tou- 


412  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


jours  avec  courage,  lorsqu'ils  s'aperçurent,  le  20  juillet,  qu'ils  n'étaient  par- 
venus qu'à  82°  37',  c'est-à-dire  à  neuf  kilomètres  seulement  plus  au  nord  que 
trois  jours  avant.  Il  fallait  donc  que  la  banquise  fût  entraînée  par  un  fort  cou- 
rant vers  le  sud,  car  ils  étaient  certains  d'avoir  fait  depuis  ce  temps  au  moins 
vingt-deux  kilomètres  sur  la  glace. 

Parry  cacha  d'abord  ce  résultat  décourageant  à  l'équipage,  mais  il  fut 
bientôt  évident  pour  tout  le  monde  qu'on  ne  s'élevait  vers  le  nord  que  de 
la  différence  de  deux  vitesses  opposées  :  celle  que  les  voyageurs  mettaient  à 
franchir  tous  les  obstacles  accumulés  sous  leurs  pas,  et  celle  qui  entraînait 
l'a  ice-field  »  en  sens  contraire. 

L'expédition  atteignit  cependant  un  endroit  où  la  banquise  à  demi  rom- 
pue ne  pouvait  plus  porter  ni  les  hommes  ni  les  traîneaux.  C'était  un  amas 
prodigieux  de  glaces  qui,  soulevées  par  les  flots,  s'entre-choquaient  avec  un 
bruit  effrayant.  Les  vivres  étaient  épuisés,  les  matelots  découragés;  Ross  était 
blessé,  Parry  souffrait  cruellement  d'une  inflammation  des  yeux,  enfin  le  vent, 
devenu  contraire,  poussait  les  Anglais  vers  le  sud  ;  il  fallut  revenir. 

Cette  course  hardie,  pendant  laquelle  le  thermomètre  ne  descendit  pas  au- 
dessous  dé  2°  2',  aurait  pu  réussir,  si  elle  avait  été  entreprise  dans  une  saison 
moins  avancée.  Les  voyageurs,  partis  plus  tôt,  auraient  pu  s'élever  au  delà 
de  82°40'  ;  ils  n'auraient  assurément  pas  été  arrêtés  par  la  pluie,  la  neige  et 
l'humidité,  symptômes  évidents  de  la  débâcle  estivale. 

Lorsque  Parry  regagna  YHécla,  il  apprit  que  ce  bâtiment  avait  couru  les  plus 
grands  dangers.  Poussés  par  un  vent  violent,  les  glaçons  avaient  rompu  les 
chaînes  et  jeté  à  la  côte  le  navire  qui  s'était  échoué.  Relevé,  il  avait  été  conduit 
à  l'entrée  du  détroit  de  Waygat. 

Parry  acheva  sa  route  heureusement  jusqu'aux  Orcades,  débarqua  dans  ces 
îles,  et  rentra  à  Londres  le  30  septembre. 

Tandis  que  Parry  cherchait  un  passage  par  les  baies  de  Baffin  ou  d'Hudson 
afin  de  gagner  le  Pacifique,  plusieurs  expéditions  avaient  été  organisées  pour 
compléter  les  découvertes  de  Mackenzie  et  déterminer  la  direction  de  la  côte 
septentrionale  de  l'Amérique. 

Il  semblait  que  ces  voyages  ne  présenteraient  pas  de  très  grandes  difficultés, 
tandis  que  leurs  résultats  pouvaient  être  considérables  pour  le  géographe  etfort 
avantageux  pour  le  marin.  Le  commandement  en  fut  confié  à  un  officier  de 
mérite,  Franklin,  dont  le  nom  est  devenu  justement  célèbre.  Le  docteur  Ri- 
charson  et  Georges  Back,  alors  midshipman  dans  la  marine,  l'accompagnaient 
avec  deux  matelots. 


LES  EXPEDITIONS  POLAIRES.  413 


Arrivés  le  30  août  1819  à  la  factorerie  d'York,  sur  les  rivages  de  la  baie  d'Hud- 
son,  après  avoir  recueilli  auprès  des  chasseurs  de  fourrures  tous  les  renseigne- 
ments qui  pouvaient  leur  être  utiles,  les  explorateurs  partirent  le  9  septembre 
et  entrèrent,  le  22  octobre,  à  Cumberland-House,  située  à  six  cent  quatre- 
vingt-dix  milles.  La  saison  touchait  à  sa  fin.  Franklin  se  rendit  cependant,  avec 
Georges  Back,  au  fort  Chippewayan,  à  l'extrémité  occidentale  du  lac  Atha- 
basca,  afin  de  veiller  aux  préparatifs  de  l'expédition  qui  devait  se  faire  l'été 
suivant.  Ce  voyage  de  huit  cent  cinquante-sept  milles  fut  accompli  au  cœur  de 
l'hiver,  par  des  températures  de  -40  à  50  degrés  au-dessous  de  zéro. 

Au  commencement  du  printemps,  le  docteur  Richardson  rejoignit  au  fort 
Chippewayan  le  reste  de  l'expédition,  qui  partit  le  18  juillet  1820,  avec  l'espoir 
d'atteindre,  avant  la  mauvaise  saison,  un  hivernage  confortable  à  l'embouchure 
de  la  Coppermine.  Mais  il  fallut  compter,  plus  que  ne  l'avaient  fait  Franklin  et  ses 
compagnons,  sur  les  difficultés  de  la  route,  aussi  bien  que  sur  les  obstacles 
qu'apporta  la  rigueur  de  la  saison. 

Les  chutes  d'eau,  les  bas-fonds  des  lacs  et  des  rivières,  les  portages,  la  rareté 
du  gibier,  retardèrent  si  bien  les  voyageurs,  que  le  20  août,  lorsque  les  étangs 
commencèrent  à  se  couvrir  de  glace,  les  guides  canadiens  firent  entendre  des 
plaintes,  et  quand  ils  virent  fuir  vers  le  sud  les  bandes  d'oies  sauvages,  ils  se 
refusèrent  à  aller  plus  loin.  Franklin,  malgré  tout  le  dépit  que  lui  causa  autant 
de  mauvais  vouloir,  dut  renoncer  à  ses  projets  et  construire  à  l'endroit  où  il  se 
trouvait,  c'est-à-dire  à  cinq  cent  cinquante  milles  du  fort  Chippewayan,  sur  les 
bords  de  la  rivière  Winter,  une  maison  de  bois,  qui  reçut  le  nom  de  fort  Entre- 
prise. Elle  était  située  par  64°  28'  de  latitude  et  118°  6' de  longitude. 

Aussitôt  installés,  les  voyageurs  s'occupèrent  à  réunir  le  plus  de  provisions  qu'il 
leur  fut  possible,  et  avec  la  chair  de  renne  ils  confectionnèrent  ce  mets  qui  est 
connu  dans  toute  l'Amérique  du  Nord  sous  le  nom  de  «  pemmican  ».  Tout  d'abord, 
le  nombre  de  rennes  qu'on  aperçut  fut  considérable  ;  on  n'en  compta  pas  moins 
de  deux  mille  en  un  seul  jour,  mais  cela  prouvait  que  ces  animaux  émi- 
graient  vers  des  régions  plus  clémentes.  Aussi,  bien  qu'on  eût  préparé  la  chair 
de  cent  quatre-vingts  de  ces  quadrupèdes,  bien  qu'on  trouvât  un  surcroît  de  nour- 
riture dans  les  produits  de  la  rivière  voisine,  ces  provisions,  quoique  considé- 
rables, furent-elles  insuffisantes. 

Des  tribus  entières  d'Indiens,  à  la  nouvelle  de  l'arrivée  des  blancs  dans  le 
pays,  étaient  venues  s'établir  aux  portes  du  fort  et  passaient  leur  vie  à  mendier  et 
à  exploiter  les  nouveaux  venus.  Aussi  les  balles  de  couvertures,  de  tabac  et 
d'autres  objets  d'échange  ne  tardèrent  Das  à  s'épuiser. 


414  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


Franklin,  inquiet  de  ne  pas  voir  arriver  l'expédition  qui  devait  le  réapprovi- 
sionner, se  détermina  à  expédier,  le  18  octobre,  Georges  Back  avec  une 
escorte  de  Canadiens,  au  fort  Chippewayan. 

Un  tel  vovage.  à  pied,  au  milieu  de  l'hiver,  demandait  un  dévouement  mer- 
veilleux, dont  les  quelques  lignes  suivantes  peuvent  donner  une  idée. 

«  J'eus,  dit  Back  à  son  retour,  le  plaisir  de  retrouver  mes  amis  tous  bien 
portants,  après  une  absence  d'environ  cinq  mois,  durant  lesquels  j'avais  fait 
onze  cent  quatre  milles  avec  des  souliers  à  neige  et  sans  autre  abri  la  nuit,  dans 
les  bois,  qu'une  couverture  et  une  peau  de  daim,  le  thermomètre  descendant 
souvent  à  40°  et  une  fois  à  57°  au-dessous  de  zéro  ;  il  [n'arrivait  parfois  de 
passer  deux  ou  trois  jours  sans  prendre  de  nourriture.  » 

Ceux  qui  étaient  restés  au  fort  eurent  également  à  souffrir  d'un  froid  qui  des- 
cendit de  trois  degrés  au-dessous  de  celui  dont  Parry  avait  souffert  à  l'ileMelville, 
située  cependant  neuf  degrés  plus  près  du  pôle.  Les  effets  de  cette  tempéra- 
ture rigoureuse  ne  se  faisaient  pas  sentir  sur  les  hommes  seulement;  les  arbres 
furent  gelés  jusqu'au  cœur,  au  point  que  la  hache  se  brisait  sans  pouvoir  y 
creuser  une  entaille. 

Deux  interprètes  de  la  baie  d'Hudson  avaient  accompagné  Back  au  fort 
Entreprise.  L'un  d'eux  possédait  une  tille  qui  passait  pour  la  plus  belle  créature 
qu'on  eût  vue.  Aussi,  bien  qu'elle  n'eût  encore  que  seize  ans,  avait-elle  eu 
déjà  deux  maris.  L'un  des  officiers  anglais  fît  son  portrait,  au  grand  désespoir 
de  la  mère,  qui  craignait  que  le  grand  chef  d'Angleterre,  en  contemplant  cette 
froide  image,  ne  devînt  amoureux  de  l'original. 

Le  14  juin  -1821,  la  Coppermine  fut  assez  dégelée  pour  être  navigable.  On 
s'y  embarqua  aussitôt,  bien  que  les  vivres  fussent  presque  complètement 
épuisés.  Par  bonheur,  le  gibier  était  nombreux  sur  les  rives  verdoyantes  de  la 
rivière,  et  l'on  tua  assez  de  bœufs  musqués  pour  nourrir  tout  le  monde. 

L'embouchure  de  la  Coppermine  fut  atteinte  le  18 juillet.  Les  Indiens,  dans  la 
crainte  de  rencontrer  leurs  ennemis  les  Esquimaux,  reprirent  aussitôt  la  route 
du  fort  Entreprise,  tandis  que  les  Canadiens  osaient  à  peine  lancer  leurs  frêles 
embarcations  sur  cette  mer  courroucée.  Franklin  les  détermina  cependant  à 
se  risquer,  mais  il  ne  put  aller  au  delà  de  la  pointe  du  Retour,  par  68°  30' 
de  latitude,  promontoire  qui  formait  l'ouverture  d'un  golfe  profond  semé  d'iles 
nombreuses,  et  auquel  Franklin  donna  le  nom  de  golfe  du  Couronnement  de 
Georges  IV. 

Franklin  avait  commencé  de  remonter  la  rivière  Hood,  lorsqu'il  se  vit  arrêté 
par  une  cascade  de  deux  cent  cinquante  pieds  ;  il  dut  donc  faire  le  reste  de 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES. 


la  route  par  terre,  au  milieu  des  neiges  épaisses  de  plus  de  deux  pieds,  dans 
un  pays  stérile  et  complètement  inconnu.  11  est  plus  facile  d'imaginer  que 
de  décrire  les  fatigues  et  les  souffrances  de  ce  voyage  de  retour.  Franklin 
rentra  au  fort  Entreprise,  le  II  octobre,  dans  un  état  d'épuisement  com- 
plet, n'ayant  rien  mangé  depuis  cinq  jours.  Le  fort  était  abandonné.  Sans 
provisions,  malade,  il  semblait  que  Franklin  n'eût  plus  qu'a  se  laisser  mourir. 
Le  lendemain,  il  se  mit  cependant  à  la  recherche  des  Indiens  et  de  ceux  de  ses 
compagnons  qui  l'avaient  précédé;  mais  la  neige  était  si  épaisse  qu'il  dut 
rebrousser  chemin  et  rentrer  au  fort.  Pendant  dix-huit  jours,  il  ne  vécut  que 
d'une  sorte  de  bouillie  faite  avec  les  os  et  les  peaux  du  gibier  tué  l'année 
précédente.  Le  29  octobre,  le  docteur  Richardson  arrivait  enfin  avec  John 
Hepburn,  sans  les  autres  membres  de  l'expédition.  En  se  revoyant,  tous 
furent  douloureusement  frappés  de  leur  maigreur,  de  l'altération  de  leur 
voix  et  d'un  affaiblissement  qui  semblait  le  signe  le  moins  douteux  d'une  fin 
prochaine. 

«  M.  le  docteur  Richardson,  dit  Cooley,  rapportait  du  reste  de  tristes  nou- 
velles. Pendant  les  deux  premiers  jours  qui  avaient  suivi  la  séparation  en  trois 
parties  de  la  colonne,  son  détachement  n'avait  rien  trouvé  à  manger;  le  troisième, 
Michel  était  revenu  avec  un  lièvre  et  une  perdrix  qu'ils  s'étaient  partagés.  Le 
lendemain  se  passa  encore  dans  une  disette  absolue.  Le  II,  3Iichel  offrit  à  ses 
compagnons  un  quartier  de  viande  qu'il  leur  dit  avoir  été  coupé  sur  un  loup; 
mais,  ensuite,  ils  acquirent  la  conviction  que  c'était  la  chair  d'un  des  malheu- 
reux qui  avaient  quitté  le  capitaine  Franklin  pour  revenir  auprès  du  docteur 
Richardson.  Michel  devenait  tous  les  jours  plus  insolent  et  plus  froid.  On  le 
soupçonna  fortement  d'avoir  quelque  part  un  dépôt  d'aliments  qu'il  se  réservait 
pour  lui  seul.  Hepburn,  étant  occupé  à  couper  du  bois,  entendit  la  détonation 
d'un  fusil,  et,  regardant  du  côté  où  partait  le  bruit,  il  vit  Michel  se  précipiter 
vers  la  lente;  bientôt  après,  on  trouva  M.  Hood  mort,  il  avait  une  balle  dans  le 
derrière  de  la  tête,  et  l'on  ne  put  douter  que  son  assassin  ne  fût  Michel.  Dès  ce 
moment,  il  devint  plus  méfiant,  plus  effronté  que  jamais  ;  et,  comme  sa  force 
était  supérieure  à  celle  des  Anglais  qui  avaient  survécu,  comme  d'ailleurs  il 
était  bien  armé,  ils  virent  qu'il  n'y  avait  plus  pour  eux  de  salut  que  dans  sa 
mort.  Je  me  déterminai,  dit  Richardson,  dès  que  je  fus  convaincu  que  cet  acte 
horrible  était  nécessaire,  à  en  prendre  sur  moi  toute  la  responsabilité,  et.  au 
moment  où  Michel  revenait  vers  nous,  je  mis  fin  à  ses  jours  en  lui  faisant  sauter 
la  cervelle.  » 

Plusieurs  des  Indiens  qui  avaient  accompagné  Franklin  et  Richardson  étaient 


416 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE, 


Gravé fxxr  E  JUeri&is 


LES  EXPEDITIONS   POLAIRES. 


liu.-son    découvrit  la  terre  Victoria.  (Paye  421. J 

morts  de  faim,  et  les  deux  chefs  allaient  les  suivre  à  bref  délai  dans  la  tombe, 
lorsque,  enfin,  le  7  novembre,  trois  Indiens,  envoyés  par  Back,  apportèrent  les 
premiers  secours.  Aussitôt  qulls  se  sentirent  un  peu  plus  vigoureux,  les  deux 
Anglais  gagnèrent  l'établissement  de  la  Compagnie,  où  ils  trouvèrent  Georges 
Back.  à  qui.  par  deux  fois  dans  la  même  expédition,  ils  devaient  la  vie. 

Les  résultats  de  ce  voyage,  qui  embrasse  cinq  mille  cinq  cents  milles,  étaient 
de  la  plus  haute  importance  pour  la  géographie,  les  expériences  de  magné- 
tisme, les  études  de  météorologie,  et  la  côte  d'Amérique,  sur  une  immense 
étendue,  avait  été  suivie  jusqu'au  cap  Turn-again. 

Malgré  tant  de  fatigues  et  de  souffrances  si  bravement  endurées,  les  explo- 


418  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


rateurs  étaient  prêts  à  recommencer  leur  voyage  et  à  essayer  encore  une  fois 
d'atteindre  les  rivages  de  la  mer  polaire. 

A  la  fin  de  1823,  Franklin  reçut  l'ordre  de  reconnaître  la  côte  à  l'ouest  de  la 
rivière  Mackenzie.  Tous  les  agents  de  la  Compagnie  durent  préparer  des  pro- 
visions, des  canots,  des  guides,  et  se  mettre,  eux  et  leurs  ressources,  à  la  dis- 
position des  explorateurs. 

Reçu  avec  bienveillance  à  New- York,  Franklin  gagna  Albany  par  le  fleuve 
Hudson,  remonta  le  Niagara  depuis  Lewinston  jusqu'à  la  fameuse  chute,  attei- 
gnit le  fort  Saint-Georges  sur  l'Ontario,  traversa  le  lac,  débarqua  à  Yorck,  capi- 
tale du  haut  Canada;  puis,  passant  parles  lacs  Simcoe,  Huron,  Supérieur,  où 
il  fut  rejoint  par  vingt-quatre  Canadiens,  le  29  juin  18-25,  il  rencontra  les  em- 
barcations sur  la  rivière  Methye. 

Tandis  que  le  docteur  Richardson  relevait  la  côte  orientale  du  lac  du 
Grand-Ours  et  que  Back  surveillait  les  préparatifs  de  l'hivernage,  Franklin 
gagna  l'embouchure  de  la  Mackenzie.  La  navigation  fut  très  facile,  et  le  voya- 
geur ne  trouva  d'obstacles  qu'au  delta  du  fleuve.  L'Océan  était  libre  de  glaces; 
des  baleines  noires  et  blancbes,  des  phoques  se  jouaient  à  la  surface  des  flots. 
Franklin'  débarqua  dans  la  petite  île  Garry,  dont  la  position  fut  déterminée 
par  69°  2'  de  latitude  et  135°  M'  de  longitude,  observation  précieuse  qui  prou- 
vait quel  degré  de  confiance  on  devait  accorder  aux  relèvements  de  Mackenzie. 

Le  retour  se  fit  sans  difficulté,  et  le  5  septembre,  les  voyageurs  rentrèrent 
dans  le  fort,  auquel  le  docteur  Richardson  avait  donné  le  nom  de  fort  Franklin. 
L'hiver  se  passa  en  amusements,  en  réjouissances,  en  bals,  auxquels  prenaient 
part  des  Canadiens,  des  Anglais,  des  Ecossais,  des  Esquimaux  et  des  Indiens  de 
quatre  tribus  différentes. 

Le  22  juin  eut  lieu  le  départ,  et,  le  4  juillet,  fut  atteinte  la  fourche  où  les  bras 
de  la. Mackenzie  se  séparent.  Là,  l'expédition  se  divisa  en  deux  détachements,  qui 
allèrent  à  l'est  et  à  l'ouest  explorer  les  rivages  polaires.  A  peine  Franklin  fut-il 
sorti  de  la  rivière  que,  dans  une  grande  baie,  il  rencontra  une  troupe  nombreuse 
d'Esquimaux.  Ceux-ci  montrèrent  d'abord  une  joie  exubérante,  mais  ils  ne  tar- 
dèrent pas  à  devenir  bruyants  et  cherchèrent  à  s'emparer  des  embarcations.  Les 
Anglais  firent  en  cette  circonstance  preuve  d'une  patience  extrême  et  parvinrent 
à  éviter  toute  effusion  de  sang. 

Franklin  reconnut  et  nomma  Clarence  la  rivière  qui  sépare  les  possessions  de 
la  Russie  de  celles  de  l'Angleterre.  Un  peu  plus  loin,  un  nouveau  cours  d'eau 
reçut  le  nom  de  Canning.  Le  16  août,  ne  se  trouvant  encore  qu'à  moitié  chemin 
du  cap  Glacé  et  l'hiver  avançant  rapidement,  Franklin  revint  en  arrière  et  péné- 


LES   EXPÉDITIONS  POLAIRES.  419 


tra  dans  la  belle  rivière  de  Peel,  qu'il  prit  pour  la  Mackenzie.  Il  ne  reconnut 
son  erreur  qu'en  voyant  dans  l'est  une  chaîne  de  montagnes.  Le  21  septembre, 
il  rentrait  au  fort,  après  avoir,  en  trois  mois,  parcouru  deux  mille  quarante- 
huit  milles  et  relevé  trois  cent  soixante-quatorze  milles  de  la  côte  américaine. 

Quant  à  Richardson,  il  s'était  avancé  sur  une  mer  plus  profonde,  moins  en- 
combrée de  glaces,  au  milieu  d'Esquimaux  doux  et  hospitaliers.  Il  reconnut  les 
baies  Liverpool  et  Franklin,  découvrit  en  face  de  l'embouchure  de  la  Copermine 
une  terre  qui  n'est  séparée  du  continent  que  par  un  canal  d'une  vingtaine  de 
milles  de  largeur,  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Wollaston.  Le  7  août,  les  embar- 
cations étant  parvenues  dans  le  golfe  du  Couronnement,  déjà  exploré  dans  une 
course  précédente,  revinrent  en  arrière,  et  rentrèrent,  le  1er  septembre, au  fort 
Franklin,  sans  avoir  éprouvé  le  moindre  accident. 

Entraînés  par  l'exposition  des  voyages  de  Parry,  il  nous  a  fallu  laisser  pour 
un  moment  de  côté  ceux  que  faisait  à  la  même  époque  John  Ross,  à  qui  son 
étrange  exploration  de  la  baie  de  Baffin  avait  fait  le  plus  grand  tort  aux  yeux 
de  l'Amirauté. 

John  Ross  désirait  vivement  réhabiliter  sa  réputation  d'intrépidité  et  d'habileté. 
Si  le  gouvernement  n'avait  plus  confiance  en  lui,  il  rencontra  du  moins  en  Félix 
Boolh,  un  riche  armateur,  qui  ne  craignit  pas  de  lui  confier  le  commandement 
du  bâtiment  à  vapeur  la  Victoire,  sur  lequel  il  partit,  le  25  mai  1829,  pour  la 
baie  de  Baffin. 

On  fut  quatre  ans  sans  nouvelles  de  ce  courageux  navigateur,  et  lorsqu'il 
fut  de  retour,  on  apprit  que  la  moisson  de  ses  découvertes  était  aussi  riche 
que  celle  qu'avait  faite  Parry  dans  sa  première  expédition. 

Entré  par  les  détroits  de  Barrow  et  de  Lancastre  dans  celui  du  Prince-Régent, 
John  Ross  avait  retrouvé  l'endroit  où,  quatre  ans  auparavant,  la  Fury  avait  été 
abandonnée. 

Continuant  sa  route  au  sud,  John  Ross  hiverna  au  havre  Félix,  —  ainsi  appelé 
en  l'honneur  du  promoteur  de  l'expédition.  —  et  là,  il  apprit  que  les  terres  qu'il 
venait  de  reconnaître  formaient  une  immense  presqu'île  rattachée  dans  le  sud 
à  l'Amérique. 

•  Au  mois  d'avril  1830,  James  Ross,  neveu  du  chef  de  l'expédition,  partit  en 
canot  pour  reconnaître  ces  côtes,  ainsi  que  celles  de  la  Terre  du  Roi-Guillaume. 

En  novembre,  il  fallut  hiverner  de  nouveau,  car  on  n'avait  pu  faire  remonter 
le  navire  que  de  quelques  milles  vers  le  nord,  et  l'on  s'établit  dans  le  havre 
Shériff .  Le  froid  fut  excessif,  et  de  tous  ceux  que  les  marins  de  la  Victoire  pas- 
sèrent dans  les  glaces,  ce  fut  l'hiver  le  plus  rigoureux. 


420  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIECLE. 


L'été  de  1831  fut  consacré  à  diverses  reconnaissances,  qui  démontrèrent  l'ab- 
sence de  communication  entre  les  deux  mers.  On  ne  parvint  encore  cette  fois 
qu'à  faire  avancer  le  navire  de  quelques  milles  dans  ie  nord,  jusqu'au  havre  de 
la  Découverte.  Mais,  à  la  suite  d'un  nouvel  hiver  très  froid,  il  fallut  renoncer  à 
le  tirer  de  sa  prison  glacée. 

Bien  heureux  d'avoir  trouvé  les  provisions  de  la  Fury,  sans  lesquelles  ils  se- 
raient morts  de  faim,  les  Anglais  attendirent,  au  milieu  d'un  abattement  chaque 
jour  plus  grand,  de  privations,  de  souffrances  incroyables,  le  retour  du  nouvel 
été.  Au  mois  de  juillet  1833,  les  quartiers  d'hiver  furent  définitivement  aban- 
donnés, l'on  gagna  par  terre  le  détroit  du  Prince-Régent,  celui  de  Barrow,  et 
l'on  débouchait  sur  le  rivage  de  la  baie  de  Baffîn,  lorsqu'un  navire  apparut. 
C'était  Y  Isabelle,  que  Ross  avait  commandée  lui-même  autrefois,  et  qui  recueillit 
les  naufragés  de  la  Victoire. 

Pendant  ce  temps.  l'Angleterre  n'avait  pas  abandonné  ses  enfants,  et  chaque 
année  elle  avait  envoyé  une  expédition  à  leur  recherche.  En  1833,  c'est  Georges 
Back,  Le  compagnon  de  Franklin.  Parti  du  fort  Révolution,  sur  les  rives  du  lac 
de  l'Esclave,  il  s'avance  vers  le  nord,  et,  après  avoir  découvert  la  rivière  Thloni- 
Tcho-Déseth,  il  prend  ses  quartiers  d'hiver  et  se  dispose  à  gagner  l'année  suivante 
la  mer  polaire,  où  l'on  suppose  Ross  prisonnier,  lorsqu'il  apprend  l'incroyable 
retour  de  celui-ci. 

L'année  suivante,  le  même  explorateur  reconnaît  à  fond  la  belle  rivière  aux 
Poissons,  qu'il  avait  découverte  l'année  précédente,  et  aperçoit  les  montagnes 
de  la  Reine  Adélaïde,  ainsi  que  les  pointes  Booth  et  James  Ross. 

En  1830,  il  est  à  la  tète  d'une  nouvelle  expédition  qui,  cette  fois,  se  fait  par 
mer,  et  il  essaye  vainement  de  relier  entre  elles  les  découvertes  de  Ross  et  de 
Franklin. 

Cette  tâche  était  réservée  à  trois  officiers  de  la  Compagnie  de  la  baie  d'Hudson, 
MM.  Peter  William,  Dease  et  Thomas  Simpson. 

Ils  partirent  le  1er  juin  1837  du  fort  Chippewayan,  et,  descendant  la  Mackenzie, 
ils  arrivèrent  le  9  juillet  aux  bords  de  la  mer,  sur  laquelle  ils  purent  s'avancer 
par  71"  3' de  latitude  et  lf>G°  46'de  longitude  ouest  jusqu'à  un  cap  qui  reçut 
le  nom  de  Georges-Simpson,  le  gouverneur  de  la  Compagnie. 

Thomas  Simpson  continua  à  s'avancer  dans  l'ouest,  par  terre,  avec  cinq 
hommes,  jusqu'à  la  pointe  Barrow.  qu'un  des  officiers  de  Beechey  avait  déjà  vue 
en  venant  du  détroit  de  Behring. 

La  reconnaissance  de  la  côte  américaine  depuis  le  cap  Turn-again  jusqu'au 
détroit  de  Behring  était  donc  complète.    Il    ne  restait    plus   d'inconnu  que 


LES   EXPEDITIONS   POLAIRES.  Î2I 


L'espace  compris  entre  la  pointe  Ogle  et  le  cap  Turn-again  :  ce  fut  la  tâche  que  se 
donnèrent  les  explorateurs  pour  la  campagne  suivante. 

Partant  en  1838  de  la  Coppermine,  ils  suivirent  la  côte  à  l'est,  arrivèrent  le 
9  août  au  cap  Turn-again;  mais,  les  glaces  ne  permettant  pas  aux  canots  de  le 
doubler,  Thomas  Simpson  hiverna,  découvrit  la  Terre  Victoria,  et  le  12  août  1839, 
arrivé  à  la  rivière  de  Back,  il  continua  jusqu'à  la  fin  du  mois  à  explorer  la 
Boothia. 

La  ligne  de  côtes  était  donc  définitivement  déterminée.  Au  prix  de  quels 
efforts,  de  quelles  fatigues,  de  quels  sacrifices  et  de  quel  dévouement!  Mais 
combien  peu  compte  la  vie  humaine,  lorsqu'elle  entre  en  balance  avec  les  pro- 
grès de  la  science!  Qu'il  faut  de  désintéressement,  de  passion  à  ces  savants, 
ces  marins,  ces  explorateurs,  qui  abandonnent  tout  ce  qui  fait  le  bonheur 
de  l'existence,  pour  contribuer,  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  aux  progrès 
des  connaissances  humaines  et  au  développement  scientifique  et  moral  de 
l'humanité  ! 


Avec  le  récit  de  ces  derniers  voyages  dans  lesquels  s'achève  la  découverte  de 
la  Terre,  se  termine  cette  œuvre,  qui  s'est  ouverte  avec  l'histoire  des  tentatives 
des  premiers  explorateurs. 

La  configuration  du  globe  est  maintenant  connue,  la  tâche  des  explora- 
teurs est  finie.  La  terre  que  l'homme  habite  lui  est  désormais  familière.  Il  ne 
lui  reste  plus  qu'à  utiliser  les  immenses  ressources  des  contrées  dont  l'accès  lui 
est  devenu  facile  ou  dont  il  a  su  s'emparer. 

Qu'elle  est  fertile  en  enseignements  de  tout  genre,  cette  histoire  de  vingt 
siècles  de  découvertes  ! 

Jetons  un  coup  d'œil  en  arrière,  et  résumons  à  grands  traits  les  progrès 
accomplis  durant  cette  longue  suite  d'années. 

Si  nous  prenons  la  mappemonde  d'Hécatée,  qui  vivait  cinq  cents  ans  avant 
l'ère  chrétienne,  que  verrons-nous  ? 

Le  monde  connu  n'embrasse  guère  que  le  bassin  de  la  Méditerranée.  La  Terre, 
si  profondément  défigurée  dans  ses  contours,  n'est  représentée  que  par  une 
minime  partie  de  l'Europe  méridionale,  de  l'Asie  antérieure  et  de  l'Afrique 
septentrionale.  Autour  de  ces'  terres  tourne  un  fleuve  sans  commencement  ni 
fin,  qui  porte  le  nom  d'Océan. 

Plaçons  maintenant  à  côté  de  celte  carte,  vénérable  monument  de  la  science 
antique,  un  planisphère  qui  nous  représente  le  monde  de  1840.  Sur  l'immensité 


422  LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


du  globe,  ce  que  connaissait  Hécatée,  encore  bien  qu'imparfaitement,  ne  cons- 
titue plus  qu'une  tache  presque  imperceptible. 

Avec  ces  points  de  départ  et  d'arrivée,  vous  pouvez  juger  de  l'immensité 
des  découvertes. 

Imaginez  maintenant  ce  que  suppose  d'informations  de  tout  genre  la  connais- 
sance du  globe  tout  entier,  vous  resterez  émerveillé  devant  le  résultat  des  efforts 
de  tant  d'explorateurs  et  de  martyrs;  vous  embrasserez  l'utilité  de  ces  découvertes 
et  les  rapports  intimes  qui  unissent  la  Géographie  à  toutes  les  autres  sciences. 
Tel  est  le  point  de  vue  auquel  il  faut  se  placer  pour  saisir  toute  la  portée 
philosophique  d'une  œuvre  à  laquelle  se  sont  dévouées  tant  de  générations. 

Assurément,  ce  sont  des  motifs  d'ordres  bien  différents  qui  ont  fait  agir  tous 
ces  découvreurs. 

C'est  d'abord  la  curiosité  naturelle  au  propriétaire,  qui  tient  à  connaître 
dans  toute  son  étendue  le  domaine  qu'il  possède,  à  en  mesurer  les  portions 
habitables,  à  en  délimiter  les  mers;  puis,  ce  sont  les  exigences  d'un  commerce 
encore  dans  l'enfance,  qui  ont  cependant  permis  de  transporter  jusqu'en 
Norwège  les  produits  de  l'industrie  asiatique. 

Avec  Hérodote,  le  but  s'élève, et  c'est  déjà  le  désir  de  connaître  l'histoire,  les 
mœurs,  la  religion  des  peuples  étrangers. 

Plus  tard,  avec  les  croisades,  dont  le  résultat  le  plus  certain  fut  de  vulgariser 
l'étude  de  l'Orient,  c'est,  pour  un  petit  nombre,  le  désir  d'arracher  aux  mains 
des  infidèles  le  théâtre  de  la  passion  d'un  Dieu  ;  pour  la  plupart,  c'est  la  soif  du 
pillage  et  l'attrait  de  l'inconnu. 

Si  Colomb,  cherchant  une  nouvelle  route  pour  se  rendre  au  pays  des  Épices, 
rencontre  l'Amérique  sur  son  chemin,  ses  successeurs  ne  sont  plus  animés 
que  du  désir  de  faire  rapidement  fortune.  Combien  ils  diffèrent  de  ces  nobles 
Portugais,  qui  sacrifient  leurs  intérêts  privés  à  la  gloire  et  à  la  prospérité  colo- 
niale de  leur  patrie,  et  meurent  plus  pauvres  qu'ils  n'étaient  au  moment  où  ils 
ont  été  investis  de  ces  fonctions  qu'ils  devaient  honorer. 

Au  xvic  siècle,  le  désir  d'échapper  à  la  persécution  religieuse  et  la  guerre 
civile  jettent  dans  le  Nouveau  Monde  ces  huguenots  et  surtout  ces  quakers  qui.  en 
posant  les  bases  delà  prospérité  coloniale  de  l'Angleterre,  devaient  transformer 
l'Amérique. 

Le  siècle  suivant  est  par  excellence  colonisateur.  En  Amérique  les  Français, 
aux  Indes  les  Anglais,  en  Océanie  les  Hollandais,  établissent  des  comptoirs  et 
des  loges,  tandis  que  les  missionnaires  s'efforcent  de  conquérir  à  la  foi  du  Christ 
et  aux  idées  modernes  l'immuable  empire  du  Milieu. 


LES  EXPEDITIONS  POLAIHES. 


Le  xv!iic  siècle,  préparant  la  voie  à  noire  époque,  rectifie  les  erreurs  accrédi- 
tées; il  relève  en  détail  et  par  le  menu  les  continents  et  les  archipels,  il  perfec- 
tionne en  un  mot  les  découvertes  de  ses  devanciers.  C'est  à  la  même  tâche  que 
se  dévouent  les  explorateurs  modernes,  qui  tiennent  à  ne  pas  laisser  échapper 
à  leurs  relèvements  le  moindre  coin  de  terre,  le  plus  petit  îlot.  C'est  à  cette 
préoccupation  qu'obéissent  aussi  ces  intrépides  navigateurs,  qui  vont  explorer 
les  solitudes  glacées  des  deux  pôles  et  déchirent  le  dernier  lambeau  du  voile 
qui  avait  si  longtemps  dérobé  le  globe  à  nos  regards. 

Ainsi  donc,  tout  est  connu,  classé,  catalogué,  étiqueté!  .Mais  le  résultat 
de  tant  de  nobles  travaux  va-t-il  être  enterré  dans  quelque  atlas  soigneuse- 
ment dressé,  où  n'iront  le  chercher  que  les  savants  de  profession  ? 

Non!  Ce  globe  conquis  par  nos  pères,  au  prix  de  tant  de  fatigues  et  de  dan- 
gers, c'est  à  nous  qu'il  appartient  de  l'utiliser,  de  le  faire  valoir.  L'héritage 
est  trop  beau  pour  n'en  point  tirer  parti  ! 

A  nous,  par  tous  les  moyens  que  le  progrès  des  sciences  met  à  notre  dispo- 
sition, d'étudier,  de  défricher,  d'exploiter  !  Plus  de  terrains  en  jachère,  plus  de 
déserts  infranchissables,  plus  de  cours  d'eau  inutiles,  plus  de  mers  insondables, 
plus  de  montagnes  inaccessibles  ! 

Les  obstacles  que  la  nature  nous  oppose,  nous  les  supprimons.  Les 'isthmes 
de  Suez  et  de  Panama  nous  gênent  :  nous  les  coupons.  Le  Sahara  nous  empêche 
de  relier  l'Algérie  au  Sénégal  :  nous  y  jetons  un  railway.  L'Océan  nous  sépare 
de  l'Amérique  :  un  câble  électrique  nous  y  relie.  Le  Pas  de  Calais  empêche 
deux  peuples,  si  bien  faits  pour  s'entendre,  de  se  serrer  cordialement  la  main  : 
nous  y  percerons  un  chemin  de  fer  ! 

Voilà  notre  tâche,  à  nous  autres  contemporains.  Est-elle  donc  moins  belle 
que  celle  de  nos  devanciers ,  qu'elle  n'ait  encore  tenté  quelque  écrivain  de 
renom  ? 

Pour  nous,  si  attrayant  qu'il  soit,  ce  sujet  sortirait  du  cadre  que  nous  nous 
étions  d'abord  tracé.  Nous  avons  voulu  écrire  l'Histoire  de  la  découverte  de  la 
Terre,  nous  l'avons  écrite,  notre  œuvre  est  donc  finie. 


FIN 


424 


LES  VOYAGEURS  DU  XIXe  SIÈCLE. 


Grave  par  £,  Jforicu,  q3  k  dcBrck**  Paris 


Les  desiderata  de  la 


LES  EXPÉDITIONS  POLAIRES. 


425 


géographie  au  xix'  siècle. 


54 


TABLE   DES   MATIERES 


PREMIÈRE    PARTIE 

CHAPITRE  I 
l'aurore  d'un   siècle  de  découvertes 

Ralentissement  des  découvertes  pendant  les  luttes  de  la  République  et  de  l'Empire.  — 
Voyages  de  Seetzen  en  Syrie  et  en  Palestine.  —  Le  Haouran  et  le  périple  de  la  mer 
Morte.  —  La  Décapole.  —  Voyage  en  Arabie.  —  Burckhardt  en  Syrie.  —  Courses  en 
Nubie  sur  les  deux  rives  du  Nil.  —  Pèlerinage  à  la  Mecque  et  à  Médine.  —  Les 
Anglais  dans  l'Inde.  —  Weeb  aux  sources  du  Gange.  —  Relation  d'un  voyage  dans  le 
Pendjab.  —  Christie  et  Pottinger  dans  le  Sindhy.  — Les  mêmes  explorateurs  à  travers 
le  Béloutchistan  jusqu'en  Perse.  —  Elphinstone  en  Afghanistan.  —  La  Perse  d'après 
Gardanne,  Ad.  Dupré,  Morier,  Macdonald-Kinneir,  Price  et  Ouseley.  —  Guldenstaedt 
et  Klaproth  dans  le  Caucase.  —  Lewis  et  Clarke  dans  les  montagnes  Rocheuses.  — 
Raffles  à  Sumatra  et  à  Java 1 

CHAPITRE  II 
l'exploration  et  la  colonisation  de   l'afrique 

I 

Peddie  et  Campbell  dans  le  Soudan.  —  Richtie  et  Lyon  dans  le  Fezzan.  —  Denham,  Oudney 
et  Clapperton  au  Fezzan,  dans  le  pays  des  Tibbous.  —  Le  lac  Tchad  et  ses  affluents.  — 
Kouka  et  les  principales  villes  du  Bornou.  —  Le  Mandara.  —  Une  razzia  chez  les 
Fellatahs.  —  Défaite  des  Arabes  et  mort  de  Bou-Khalouin.  —  Le  Loggoun.  —  Mort 
de  Toole.  —  En  route  pour  Kano.  —  Mort  du  docteur  Oudney.  —  Kano.  —  Sockatou. 

—  Le   sultan  Bello.  —  Retour  en  Europe 75 

II 

Second  voyage  de  Clapperton.  —  Arrivée  à  Badagry.  —  Le  Yourriba  et  sa  capitale  Ka- 
tunga.  —  Boussa.  —  Tentatives  pour  obtenir  un  récit  fidèle  de  la  mort  de  Mungo- 
Park.  —  Le  Nyffé,  le  Gouari  et  le  Zegzeg.  —  Arrivée  à  Kano.  —  Déboires.  —  Mort  de 
Clapperton.  —  Retour  de  Lander  à  la  côte.  —  Tuckey  au  Congo.  —  Bowdich  chez  les 
Aschanties.  —  Mollien   aux  sources   du   Sénégal  et  de  la  Gambie.  —  Le  major  Gray. 

—  Caillié  à  Tembouctou.  —  Laing  aux  sources  du  Niger.  — Richardet  et  John  Lander 
à  l'embouchure  du  Niger.  —  Cailliaud  et  Letorzec  en  Egypte,  en  Nubie  et  à  l'oasis 

de  Siouah 98 


TABLE  DES  MATIÈRES.  427 


CHAPITRE  III 


LE    MOUVEMENT    SCIENTIFIQUE    ORIENTAL   ET    LES    EXPLORATIONS 

AMÉRICAINES 

Le  déchiffrement  des  inscriptions  cunéiformes  et  les  études  assyriologiques  jusqu'en  1840 
-  L'ancien  Iran  et  l'Avesta.  —  La  triangulation  de  l'Inde  et  les  études  indou«la- 
niques.  -  L'exploration  et  la  mesure  de  l'Himalaya.  -  La  presqu'île  Arabique.  -  La 
Syrie  et  la  Palestine.  —  L'Asie  centrale  et  Alexandre  de  Humboldt.  —  Pike  aux 
sources  du  Mississipi,  de  l'Arkansas  et  de  la  rivière  Rouge.  -  Les  deux  expéditions 
du  major  Long.  -  Le  général  Cass.  -  Schoolcraft  aux  sources  du  Mississipi  — 
L  exploration  du  Nouveau-Mexique.  -  Voyages  archéologiques  dans  l'Amérique  cen- 
trale. -  Les  recherches  d'histoire  naturelle  au  Brésil.-  Spix  et  Martius,  le  prince 
Laximihen  de  Wied-Neuwied.  —  D'Orbigny  et  l'homme  américain  ....  171 


DEUXIEME  PARTIE 
CHAPITRE  I 

LES    CIRCUMNAVIGATEURS    ÉTRANGERS 

I 

Le  commerce  des  fourrures  en  Russie.  -  Krusenstern  reçoit  le  commandement  d'une 
expédition.  —  Nouka-Hiva.  —  Nangasaki.  —  Reconnaissance  de  la  côte  du  Japon.  — 
Iéso.  —  Les  Aïnos.—  Saghalien.—  Retour  en  Europe.—  Otto  de  Kotzebue.—  Relâche 
a  l'île  de  Pâques.  —  Penrhyn.  —  L'archipel  Radak.  —  Retour  en  Russie.  —  Second 
voyage.  —  Changements  arrivés  à  Taïti  et  aux  Sandwich.  —  Voyage  de  Beechey.  — 
L'ile  de  Pâques.  —  Pitcairn  et  les  révoltés  de  la  Bounty.  -  Les  Pomotou.  —  Taïti 
et  les  Sandwich.  —  Les  îles  Bonin-Sima.  —  Lûtke.  —  Le  Quebradasde  Valparaiso  — 
La  semaine  sainte  au  Chili.  —  La  Nouvelle-Arkhangel.  -Les  Kaloches.  —  Ouna-Lachka. 

—  L'archipel  des  Carolines.  -  Les  pirogues  des  Carolins.  —  Guaham,  île   déserte. 

—  Beauté  et  utilité  des  îles  Bonin-Sima.  —  Les  Tchouktchis,  leurs  mœurs  et  leurs 
jongleurs.  —Retour  en  Russie 

CHAPITRE  II 

LES    CIRCUMNAVIGATEURS  FRANÇAIS 

I 

Voyage  de  Freycinet.  —  Rio-de-Janeiro  et  ses  gitanos.  —  Le  Cap  et  ses  vins.  —  La  baie 
des  Chiens-Marins.  —  Séjour  à  Timor.  —  L'ile  d'Ombay  et  sa  population  anthropophage. 

—  Les  îles  des  Papous Habitations  sur  pilotis  des  Alfourous.  —  Un  dîner  chez  le 

Gouverneur  de  Guaham.  —  Description   des  Mariannes  et  de  leurs    habitants.  — 


196 


428  TABLE  DES  MATIERES. 


Quelques  détails  sur  les  Sandwich.  —  Port-Jackson  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  — 
Naufrage  à  la  baie  Française.  —  Les  Malouines.  —  Retour  en  France.  —  Expédition  de 
la  Coquille  sous  les  ordres  de  Duperrey.  —  Martin- Vaz  et  la  Trinidad.  —  L'île  Sainte- 
Catherine.  —  L'indépendance  du  Brésil.  —  La  baie  Française  et  les  restes  de  l'Uranie. 

—  Relâche  à  Concepcion.  —  La  guerre  civile  au  Chili.  —  Les  Araucans.  —  Nouvelles 
découvertes  dans  l'archipel  Dangereux.  —  Relâche  à  Taïti  et  à  la  Nouvelle-Irlande. — 
Les  Papous.  —  Station  à  Ualan.  —  Les  Carolins  et  les  Carolines.  —  Résultats  scienti- 
fiques de  l'expédition 246 

II 

Expédition  du  baron  de  Bougainville.  —Relâche  à  Pondichéry.  —  La  ville  blanche  et  la  ville 
noire.  —  La  main  droite  et  la  main  gauche.  —  Malacca.  —  Singapour  et  sa  récente 
prospérité.  —  Relâche  à  Manille.. —  La  baie  de  Tourane.  —  Les  singes  et  les  habitants. 

—  Les  rochers  de  marhre  de  Fay-Foë.  —  Diplomatie  cochinchinoise.  —  Les  Anambas. 

—  Le  sultan  de  Madura.  —  Les  détroits  de  Madura  et  d'Allass.  —  Cloates  et  les  Trials. 

—  Van-Diémen.  —  Botany-Bay  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  —  Santiago  etValparaiso. 

—  Retour  par  le  cap  Horn.  —  Expédition  de  Dumont  d'Urville  sur  l'Astrolabe.  — 
Le  pic  de  Teyde.  —  L'Australie.  —  Relâche  à  la  Nouvelle-Zélande.  — Tonga-Tabou. — 
Escarmouches.  —  Nouvelle-Bretagne  et  Nouvelle-Guinée.  —  Premières  nouvelles 
du  sort  de  La  Pérouse. —  Vanikoro  et  ses  habitants.  —  Relâche  à  Guaham.  —  Amboine 

et  Mauado.  —  Résultats  de  l'expédition 302 


CHAPITRE  III 

LES     EXPÉDITIONS    POLAIRES 

I 

Le  Pôle  sud 

Encore  un  circumnavigateur  russe:  Bellinsïsahausen.  —  Découverte  des  îles  Traversay. 
—  Pierre  Ier  et  Alexandre  Ier.  —  Le  baleinier  Weddell.  —  Les  Orcades  australes.  —  La 
Géorgie  du  Sud.  —  Le  nouveau  Sethland.  —  Les  habitants  de  la  Terre  de  Feu.  — 
John  Biscoë  et  les  Terres  d'Enderby  et  de  Graham.  —  Charles  "Wilkes  et  le  continent 
antarctique.  —  Le  capitaine  Balleny.  —  Expédition  de  Dumont  d'Urville  sur  l'Astrolabe 
et  la  Zélée.  —  Coupvent-Desbois  au  pic  de  Ténériffe.  —  Le  détroit  de  Magellan.— 
Un  nouveau  bureau  de  poste. —  Enfermé  dans  la  banquise.  —  La  Terre  Louis-Philippe. 
A  travers  l'Océanie. —  Les  Terres  Adélie  et  Clarie.  —  La  Nouvelle-Guinée  et  le  détroit 
de  Torrès.  —  Retour  en  France.  —  James  Clark  Ross  et  la  Terre  Victoria 356 

II 
Le  Pôle  nord. 

\njou  et  Wrangell.  —  La  «polynia  ».  —  Première  expédition  de  John  Ross.  —  La  baie  de 
Baffin  est  fermée!  —  Les  découvertes  d'Edward  Parry  dans  son  premier  voyage.  — 
La  reconnaissance  de  la  baie  d'Hudson  et  la  découverte  du  détroit  de  la  Fury  et  de 
l'Hecla.  —  Troisième  voyage  de  Parry.  —  Quatrième  voyage.  En  traîneau  sur  la 
glace,  en  pleine  mer.  —  Première  course  de  Franklin.  Incroyables  souffrances  des  ex- 
plorateurs.—  Seconde  expédition.  — John  Ross.  Quatre  hivers  dans  les  glaces.  —  Expé- 
dition de  Dease  et  Simpson 398 


Parii.  —  Imp.  Gaut  îier-Villars,  55,  quai  des  Grands-Augustins. 


El 


G        Verne,  Jules 

30         Les  voyageurs  du  XIXe 

V4-7  siècle 


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