Skip to main content

Full text of "Les Xipéhuz"

See other formats


W>  ■  * 


,}%&?  ffî  .W&i 


/ 

L  ;     ;  v  \ 


^s 


!S  >  ~"\ 


)^ 


>»    -AT    ^ 


S 


I 


*Hv.4s 


LES  XIPÉHUZ 


DU    MÊME   AUTEUR 


Nell  Horn.  roman  de  mœurs  lon.lonniennes. 

Le  Bilatéral,  roman  de  mœura  révolutionnaire* 
siennes. 

L'Immolation. 

Les  Corneilles,  roman  contemporain. 

Pour  paraître  prochainenu 

Nouvelles  londonniennes. 
Le  Livre  étoile,  roman. 
La  Légende  sceptique. 
Grisailles,  poésies. 

En  préparation. 

Marc  Fane,  roman  de  mœurs  parisiennes. 

La  Génération  montante  (silhouettes  littéraire 

La  Transformation  littéraire  (critique). 


' 


e>^/s.Q> 


J.-H.    ROSNY 


LES 


XIPÉHUZ 


PARIS 

NOUVELLE   LIBRAIRIE   PARISIENNE 

ALBERT     SA'VINE,     ÉDITEUR 

18,    RUE  DROUOT,    18 


1888 


b 


LES   XIPÉHUZ 


i 

LES  FORMES 

C'était  mille  ans  avant  le  massement  civi- 
lisateur d'où  surgirent  plus  tard  Ninive, 
Babylone,  Ecbatane. 

La  tribu  nomade  de  Pjehou,  avec  ses 
ânes,  ses  chevaux,  son  bétail,  traversait  la 
forêt  farouche  de  Kzour,  vers  le  crépuscule 
du  soir,  dans  l'océan  de  la  mer  oblique,  et 
le  chant  du  déclin  s'enflait,  planait,  descen- 
dait des  nichées  harmonieuses. 


LES  XIPÉHUZ 


Tout  le  monde  (Haut  1res  las,  on  se  taisait, 
en  <iuôt<>  d'une  belle  clairière  où  la  tribu 
put  allumer  le  feu  sacré,  faire  le  repas  du 
soir,  dormir  à  l'abri  des  brutes,  derrière  la 
double  rampe  de  brasiers  rouges. 

Les  nues  s'opalisèrent,  les  contrées  poly- 
chromes vaguèrent  aux  quatre  "horizons,  les 
dieux  nocturnes  soufflèrent  le  chant  ber- 
ceur,  et  la  tribu  marchait  encore.  Un  éclai- 
reur  reparut  au  galop,  annonçant  la  clai- 
rière et  l'onde,  une  source  pure. 

La  tribu  poussa  trois  longs  cris  et  tous 
allèrent  plus  vite;  des  rires  puérils  s'épan- 
chèrent ;  les  chevaux  et  les  unes  mêmes, 
accoutumés  à  reconnaître  l'approche  de  la 
halte  d'après  le  retour  des  coureurs  et  les 
acclamations  des  nomades,  fièrement  dres- 
saient l'encolure. 

La  clairière  apparut.  La  source  charmante 
y  trouait  sa  route  entre  des  mousses  et  des 
arbustes,  et  une  fantasmagorie  se  montra 
aux  nomades. 


LES  XIPÉHUZ 


C'était  d'abord  un  grand  cercle  de  cônes 
bleuâtres,  translucides,  la  pointe  en  haut, 
chacun  du  volume  à  peu  près  de  la  moitié 
d'un  homme.  Quelques  raies  claires,  quel- 
ques circonvolutions  sombres,  parsemaient 
leur  surface,  et  tous  avaient  vers  la  base 
une  étoile  éblouissante  comme  le  soleil  à  la 
moitié  du  jour.  Plus  loin,  aussi  excen- 
triques, des  strates  se  posaient  vertica- 
lement, assez  semblables  à  de  l'écorce  de 
bouleau  et  madrés  d'ellipses  multicolores. 
Et  il  y  avait  encore,  de  ci,  de  là,  des  Formes 
quasi-cylindriques,  variées  d'ailleurs,  les 
unes  minces  et  hautes,  les  autres  basses  et 
trapues,  toutes  de  coujeur  bronzée,  poin- 
tillées  de  vert,  toutes  possédant,  comme 
les  strates,  le  caractéristique  point  de  lu- 
mière. 

La  tribu  regardait,  ébahie.  Une  supers- 
titieuse crainte  figeait  les  plus  braves,  gros- 
sissante encore  quand  les  Formes  se  pri- 
rent à  onduler  dans  les  ombres  grises  de  la 


LES  X1PÉIIUZ 


clairière.  Et  soudain,  les  étoiles  tremblant.. 
vacillant,    les  cônes    s'allongèrent,    les   cy- 
lindres  et  les   strates   bruissèrent  comme 
de  l'eau  jetée  sur  une  flamme,  tous  progres- 
sant vers  les  nomades  avec  une  vitesse  accé- 
graduellement. 
Toute  la  tribu,  dans  l'ensorcellement  de 
ce  prodige,  ne  bougeait  point,  continuait  à 
regarder,    et  les  Formes    l'abordèrent.    Le 
choc  fut  épouvantable.  Guerriers,   femi 
enfants,  par  grappes,  croulaient  sur  le  sol 
de  la  forêt,  mystérieusement  frappés  comme 
du  glaive  de   la  foudre.  Alors,  aux    survi- 
vants, la  ténébreuse  terreur  rendit  la  force, 
les  ailes  de  la  fuite  agile.  Et  les  For: 
massées    d'abord,    ordonnées    par    rai 
s'éparpillèrent  autour  de  la  tribu,  attael 
aux    fuyards,    impitoyables.   L'affreuse  at- 
taque, pourtant,  n'était  pas   infaillible,  tuait 
les  uns,  étourdissait  les   autres,  jamais  ne 
blessait.    Quelques   gouttes    rouges    jaillis- 
saient des    narines,  des   yeux,    des  oreilles 


LES  XIPEHUZ 


des  agonisants,  mais  les  autres,  intacts, 
bientôt  se  relevaient,  reprenaient  la  course 
fantastique  dans  le  blêmissement  crépuscu- 
laire. 

Quelle  que  fût  la  nature  des  Formes,  elles 
agissaient  à  la  façon  des  êtres,  nullement 
à  la  façon  des  éléments,  ayant  comme  des 
êtres  l'inconstance  et  la  diversité  des  allures, 
choisissant  évidemment  leurs  victimes,  ne 
confondant  pas  les  nomades  avec  les  plantes 
et  même  les  animaux. 

Bientôt  les  plus  véloces  fuyards  perçurent 
qu'on  ne  les  poursuivait  plus.  Epuisés,  dé- 
chirés, ils  osèrent  se  retourner  une  seconde, 
épier.  Au  loin,  entre  les  troncs  noyés 
d'ombre,  continuait  la  poursuite  resplendis- 
sante. Et  les  Formes,  préférablement,  pour- 
chassaient, massacraient  les  guerriers,  sou- 
vent dédaignaient  les  faibles,  la  femme,  l'en- 
fant. 

Ainsi,  à  distance,  dans  la  nuit  toute 
venue,  la  scène  était  plus  surnaturelle,  plus 


te 


r  -  ;      ;-      e"     .es 
Il     fuite. 

L  :.-:  «s  ■•■  ît:?:-.  .  ?.:  i  fs  -::.-.■  :'t> 
les  on  enfants,  les 
i?  U  poxrsui:e  mu  delà 
lire.  fit  quelque  lasse,  impo- 
tente que  foi  la  victime,  même  évanouie, 
ifs    :ut  :e::e  ::  :  .::i:e  liea'.f  -:.■.:  :.  ■ e 


'--.-=      :-S    .  .-*?..  ,:.  :    :--   -     ..      ::::::: 


.—    _f:  -  uii.iies    .rs    ''-y:::;    .s    :srre::: 
attendre  leurs  cocQpo«u:us.  leurs 
leurs  pauvres  petite  érhapprs  à  la 

..   :  fux    u      r  :-:$.   il::  r.i    i  -L  .  :  1 
jar  le  surhumain  de  FaTenture,  re- 
::  .u-  *  u:.  ;*r-    if    -     -      .ie       ..-       .  ..:.  - 

..     :   :er.  f  u.:-:  u:hi  li  ?  ir  .  ..-'  1     .  :  _- 

j  -  :  :  '  .es     -     t t* 
Alors,  un  à  un,  Tinrent  les  misérables, 
êdopês.  se    traînaient  sur  les 
I  ■   feaeaae-aeipeBt  avec  l'ir.i :  r  -  - 


QPÉHUZ  11 


table  force  maternelle,  avaient  gardé,  ras- 
semblé, porté  le  fruit  de  leurs  entrailles  à 
travers  la  mêlée  hagarde.  Et  beaucoup 
d'ânes,  de  chevaux,  de  bétail,  revinrent, 
moins  affolés  que  les  hommes. 

Nuit  lugubre  et  passée  dans  le  silence, 
sans  sommeil,  où  les  guerriers  sentirent 
continuellement  trembler  leurs  vertèbres! 
Mais  l'aube  vint,  s'insinua  pâle  à  travers 
les  gros  feuillages,  puis  la  fanfare  aurorale, 
de  couleurs,  d'oiseaux  retentissants,  exhorta 
à  vivre,  à  rejeter  les  terreurs  de  la  nuit. 

Le  héros,  le  chef  naturel,  rassemblant  la 
foule  par  groupes,  commença  le  dénom- 
brement de  la  tribu.  La  moitié  des  guer- 
riers, deux  cents,  manquait,  avait  proba- 
blement succombé.  Beaucoup  moindre  était 
la  perte  des  femmes,  et  presque  nulle  celle 
des  enfa 

Quand  ce  dénombrement  fat  terminé, 
qu'on  eut  rassemblé  les  bêtes  de  somme, 
(peu  manquaient,  par  la  supériorité  de  lins- 


12  SCIPÉHUZ 


tinct  sur  la  raison  pendant  les  débâcles,) 
le  Héros  disposa  la  tribu  suivant  l'arran- 
gement accoutumé,  puis,  ordonnant  de  l'at- 
tendre, seul,  pôle,  se  dirigea  vers  la  clai- 
rière. Nul,  môme  de  loin,  n'osa  le  suivre. 

11  se  dirigea  là  où  les  arbres  s'espaçaient 
largement,  dépassa  légèrement  la  limite 
observée  lu  veille  et  regarda. 

Au  loin,  dans  la  transparence  fraîcbe  du 
mut  in,  coulait  la  jolie  source,  et,  sur  les 
bords,  réunie,  la  troupe  fantastique  des 
Formes  resplendissait.  Leur  couleur  avait 
varié.  Les  cônes  étaient  plus  compactes, 
leur  teinte  turquoise  ayant  verdi,  les  Cylin- 
dres se  nuaient  de  violet  et  les  Sti 
ressemblaient  à  du  cuivre  vierge.  Mais 
chez  toutes,  l'étoile  pointait  ses  rayons 
qui,  même  a  la  lumière  diurne,  éblouis- 
saient. 

Le  métamorphose s'étendant  aux  contours 
des  fastamagoriques  Entités,  des  cônes  ten- 
daient à  s'élargir  en  cylindres,  des  cylindres 


LES  XIPÉHUZ  13 


se  déployaient,  tandis  que  des  strates  se  cur- 
vaient  partiellement. 

Mais,  comme  la  veille,  tout  à  coup  les 
Formes  ondulèrent,  leurs  Étoiles  se  prirent 
à  palpiter,  et  le  Héros,  lentement,  repassa 
la  frontière  de  Salut. 


II 

EXPÉDITION  HIÉRATIQUE 


La  tribu  de  Pjehou  s'arrêta  à  la  porte  du 
grand  Tabernacle  nomade  et  les  chefs  seuls 
entrèrent.  Dans  le  fond  rempli  d'astres, 
sous  l'image  mâle  du  Soleil,  se  tenaient  les 
trois  grands-prêtres,  et  plus  bas  qu'eux,  sur 
les  degrés  dorés,  les  douze  sacrificateurs 
inférieurs. 

Le  Héros  s'avança,  dit  au  long  la  terrifique 
aventure  de  la  forêt  de  Kzour,  et  les  prêtres 
écoutaient,  très  graves,  étonnés,  sentant  un 
amoindrissement  de  leur  puissance  devant 
cette  aventure  extra-humaine. 


16  LES  XIPEHUZ 


Alors,  le  suprême  grand-prêtre  exigea  que 
la  tribu  offrît  douze  taureaux,  sept  onagres, 
trois  étalons  au  Soleil.  Il  reconnut  aux 
Formes  les  attributs  divins,  et  après  les 
sacrifices  résolut  une  expédition  hiératique. 
Tous  les  prêtres,  tous  les  chefs  de  la  na- 
tion zahelal  devaient  y  assister. 

Et  des  messagers  parcoururent  les  monts 
et  les  plaines  à  cent  lieues  autour  de  la 
place  où  s'éleva  plus  tard  PEcbatane  des 
mages.  Partout  la  ténébreuse  histoire  faisait 
se  dresser  le  poil  des  hommes,  partout  les 
chefs  obéirent  précipitamment  à  l'appel  sa- 
cerdotal. 

Un  matin  d'automne,  le  Mâle  perça  les 
nues,  inonda  le  Tabernacle,  atteignit  l'autel 
où  fumait  un  cœur  saignant  de  taureau,  et 
les  grands-prêtres,  les  immolateurs,  cin- 
quante chefs  de  tribus,  poussèrent  le  cri 
triomphal.  Cent  mille  nomades,  au  dehors, 
foulant  la  rosée  fraîche,  répétèrent  la  cla- 
meur, tournant  leurs  têtes   tannées  vers   la 


LES  XIPÉI1UZ  17 


prodigieuse  forêt  de  Kzour  mollement  fris- 
sonnante. Le  présage  était  favorable. 

Alors,  les  prêtres  en  tête,  tout  un  peuple 
marcha  à  travers  les  bois.  Dans  l'après- 
midi,  vers  trois  heures,  le  héros  de  Pjehou 
arrêta  les  prêtres.  La  grande  clairière 
roussie  par  l'automne,  un  flot  de  feuilles 
mortes  cachant  ses  mousses,  s'étendait  avec 
majesté,  et  sur  les  bords  de  la  source,  les 
prêtres  aperçurent  ce  qu'ils  venaient  ado- 
rer et  apaiser,  les  Formes.  Elles  étaient 
douces  à  l'œil,,  sous  l'ombre  des  arbres, 
avec  leurs  nuances  tremblantes,  le  feu  pur 
de  leurs  étoiles,  leur  tranquille  évolution  au 
bord  de  la  source. 

—  Il  faut,  dit  le  grand-prêtre  suprême, 
ici  offrir  le  sacrifice  et  qu'ils  sachent  que 
nous  nous  soumettons  à  leur  puissance. 

Tous  les  vieillards  s'inclinèrent.  Une  voix 
s'éleva,  cependant.  C'était  Yushik,  de  la 
tribu  de  Nim,  un  jeune  compteur  d'astres, 
pâle  veilleur  prophétique,  de  débutante  rc- 


18  LES   X1PKIII7. 


nommée,  qui  demanda  audacieusement 
d'approcher  davantage  des  Formes. 

Mais  les  vieillards,  blanchis  dans  l'art  des 
sages  paroles,  triomphèrent,  et  l'autel  fut 
construit,  la  victime  amenée  (un  éblouissant 
étalon,  un  superbe  serviteur  de  l'homme). 
Alors,  dans  le  silence,  la  prosternation 
d'un  peuple,  le  couteau  d'airain  trouva  le 
noble  cœur  de  l'animal.  Une  grande  plainte 
s'éleva.  Et  le  grand-prêtre  : 

—  Êtes-vous  apaisés,  ô  dieux  V 
Là-bas,  parmi  les  troncs  silencieux,  les 

Formes  circulaient  toujours,  se  faisant  re- 
luire, préférant  les  places  où  le  soleil  cou- 
lait en  ondes  plus  denses. 

—  Oui,  oui,  cria  l'enthousiaste,  ils  sont 
apaisés  ! 

Et  saisissant  le  cœur  chaud  de  l'étalon, 
sans  que  le  grand-prêtre,  curieux,  pronon- 
çai une  parole,  Yushik  se  lança  à  travers 
la  clairière.  Des  fanatiques,  avec  des  hurle- 
ments, le  suivirent.  Lentement,  les  Formes 


LES  XIPEHUZ  19 


ondulaient,  se  massant,  rasant  le  sol,  puis, 
soudain,  véloces,  précipitées  sur  les  témé- 
raires, un  lamentable  massacre  épouvanta 
les  cinquante  tribus. 

Six  ou  sept,  à  grand  effort,  poursuivis 
avec  acharnement,  purent  atteindre'  la  li- 
mite. Le  reste  avait  vécu  et  Yushik  avec 
eux. 

—  Ce  sont  des  dieux  inexorables  l  dit 
solennellement  le  suprême  grand- prêtre. 

Alors  un  conseil  s'assembla,  le  véné- 
rable conseil  des  prêtres,  des  vieillards,  des 
chefs. 

Et  ils  décidèrent  de  tracer,  au  delà  de  la 
limite  du  Salut,  une  enceinte  de  pieux,  et 
de  forcer  pour  la  détermination  de  l'enceinte 
des  esclaves  à  s'exposer  à  l'attaque  des 
Formes  sur  tout  le  pourtour  successi- 
vement. 

Et  cela  fut  fait.  Sous  menace  de  mort,  des 
esclaves  entrèrent  dans  l'enceinte.  Très-peu, 
pourtant,  y  périrent,    par  l'excellence    des 


20  XIPÉHUZ 


précautions,  et  la  frontière  se  trouva  fer- 
mement établie,  rendue  à  tous  visible  par 
son  pourtour  de  pieux. 

Ainsi  finit  heureusement  l'expédition  hié- 
ratique, et  les  Zuhelals  se  crurent  abrités 
contre  le  subtil  ennemi. 


III 

LES  TÉNÈBRES 

Mais  le  système  préventif  préconisé  par 
le  conseil,  bientôt  fut  démontré  impuissant. 
Au  printemps  suivant,  les  tribus  Hertoth 
et  Nazzum  passant  près  de  l'enceinte  des 
pieux,  sans  défiance,  un  peu  en  désordre, 
furent  cruellement  assaillies  par  les  Formes 
et  décimées. 

Les  chefs  qui  échappèrent  au  massacre  ra- 
contèrent au  grand  conseil  Zahelai  que  les 
Formes  étaient  maintenant  beaucoup  plus 
nombreuses  qu'à  l'automne  passé.  Toutefois, 
comme  auparavant,  elles  limitaient  leur 
poursuite,  mais  les  limites  s'étaient  élargies. 


22  LES  XIPÉHUZ 


Ces  nouvelles  consternèrent  le  peuple,  et 
il  y  eut  un  grand  deuil  et  de  grands  sacri- 
fices. Puis,  le  conseil  résolut  de  détruire  la 
forêt  de  Kzour  par  le  feu. 

Malgré  tous  les  efforts  on  ne  put  incen- 
dier que  la  lisière. 

Alors,  les  prêtres,  au  désespoir,  consa- 
crèrent la  forêt,  défendirent  à  quiconque  d'y 
entrer.  Et  deux  étés  s'écoulèrent. 

Une  nuit  d'octobre,  le  campement  en- 
dormi de  la  tribu  Zulf,  à  deux  portées  d'arc 
de  la  forêt  fatale,  fut  envahi  par  les  Formes. 
Trois  cents  guerriers  perdirent  encore  la  vie. 

Alors  une  histoire  sinistre,  dissolvante, 
mystérieuse,  alla  de  tribu  en  tribu,  mur- 
murée à  l'oreille,  le  soir,  aux  larges  nuits 
astrales  de  la  Mésopotamie.  L'homme  allait 
périr.  L'autre,  toujours  élargi,  dans  les  fo- 
rêts, sur  les  plaines,  indestructible,  jour  par 
jour  dévorerait  la  race  déchue.  Et  la  confi- 
dence, craintive  et  noire,  hantait  les  pauvres 
cervaux,  à  tous  durement  ôtait  la  force  de 


LES  XIPÉHUZ  23 


lutte,  le  superbe  optimisme  des  jeunes 
races.  L'homme  errant,  rêvant  à  cela, 
n'osait  plus  aimer  les  somptueux  pâturages 
natals,  cherchait  en  haut,  de  sa  prunelle  ac- 
cablée, l'arrêt  des  constellations.  Ce  fut  l'an 
mil  des  peuples  enfants,  le  glas  de  la  fin  du 
monde,  ou,  peut-être,  la  résignation  de 
l'homme  rouge  des  savanes  indiennes. 

Et  dans  cette  angoisse,  les  primitifs  mé- 
diateurs venaient  à  un  culte  amer,  un  culte 
de  mort  que  prêchaient  de  pales  prophètes, 
le  culte  des  Ténèbres  plus  puissantes  que  les 
Astres,  des  Ténèbres  qui  devaient  engloutir, 
dévorer  la  sainte  Lumière,  le  feu  resplen- 
dissant. Partout,  aux  abords  des  solitudes, 
on  rencontrait  immobiles,  amaigries,  des 
silhouettes  d'inspirés,  des  hommes  de  si- 
lence, qui,  par  périodes,  se  répandant  parmi 
les  tribus,  contaient  leurs  épouvantables 
rêves,  le  Crépuscule  de  la  grande  Nuit  appro- 
chante, du  Soleil  agonisant. 


IV 


BAKHOUN 


Or,  à  cette  époque,  vivait  un  homme  ex- 
traordinaire, nommé  Bakhoûn,  issu  de  la 
tribu  de  Ptuh  et  frère  du  premier  grand- 
prêtre  des  Zahelals.  De  bonne  heure,  il  avait 
quitté  la  vie  nomade,  fait  choix  d'une  belle 
solitude,  entre  quatre  collines,  dans  un 
mince  et  vivant  vallon  où  roulait  le  filet 
mince  et  chanteur  d'une  source.  Des  quar- 
tiers de  rocs  lui  avaient  fait  la  tente  fixe,  la 
demeure  cyclopéenne.  La  patience,  l'aide 
ménagée  de  quatre  chevaux,  lui  avaient  créé 
l'opulence,  des  récoltes  réglées.  Ses  quatre 
femmes,  ses  trente  enfants,  y  vivaient  de  la 
vie  d'Eden. 


26  LES  XIPÉHUZ 


Bakhoûn  professait  des  idées  singulières, 
qui  l'eussent  fait  lapider  sans  le  respect  des 
Zahelals  pour  son  frère  aîné,  le  grand-prêtre 
suprême. 

Premièrement,  il  croyait  que  la  vie  séden- 
taire, la  vieà  place  fixe,  était  préférable  à  la 
vie  nomade,  ménageait  les  forces  de 
l'homme  au  profit  de  l'esprit. 

Secondement,  il  pensait  que  le  Soleil,  la 
Lune  et  les  Étoiles  n'étaient  pas  des  dieux, 
mais  des  masses  lumineuses; 

Troisièmement,  il  disait  que  l'homme  ne 
doit  réellement  croire  qu'aux  choses  prou- 
vées par  l'expérience. 

Les  Zahelals  lui  attribuaient  des  pouvoirs 
magiques,  et  les  plus  téméraires,  parfois, 
se  risquaient  à  le  consulter.  Ils  ne  s'en  re- 
pentaient jamais.  On  avouait  qu'il  avait  sou- 
vent aidé  des  tribus  malheureuses  en  leur 
distribuant  des  vivres.  Il  ne  secourait  d'ail- 
leurs que  ceux  qui  étaient  réellement  misé- 
rables,   et,    involontairement,  les   barbares 


LES  XIPÉHUZ  27 


respectaient  les  refus  toujours  justes  du  la- 
boureur. 

Or,  à  l'heure  noire,  quand  apparut  la 
mélancolique  alternative  d'abandonner  des 
contrées  fécondes  ou  d'être  détruites  par  des 
divinités  inexorables,  les  tribus  songèrent 
à  Bakhoûn,  et  les  prêtres  eux-mêmes, 
après  des  luttes  d'orgueil,  lui  députèrent 
trois  des  plus  considérables  de  leur  ordre. 

Bakhoûn  prêta  la  plus  anxieuse  attention 
aux  récits,  les  faisant  répéter,  posant  des 
questions  nombreuses  et  précises.  Il  de- 
manda deux  jours  de  méditations.  Ce 
temps  écoulé,  il  annonça  simplement  qu'il 
allait  se  consacrer  à  l'étude  des  Formes. 

Les  tribus  furent  un  peu  désappointées, 
car  on  avait  espéré  que  Bakhoûn  pourrait 
délivrer  le  pays  par  sorcellerie.  Néanmoins, 
les  chefs  se  montrèrent  heureux  de  sa 
décision  et  en  espérèrent  de  grandes  choses. 

Alors,  Bakhoûn  s'établit  aux  abords  de 
la  forêt  de  Kzour,  se  retirant  à  l'heure  du 


28  LES  XII'Klll'/ 


.  et,  lout  le  jour,  il  observait,  monté 
sur  le  plus  rapide  étalon  de  Chaldée.  Bien- 
tôt, convaincu  de  le  supériorité  du  splen- 
dide  animal  sur  les  plus  agiles  des  Formes, 

il  [>ut  commence!-  son  étude  hardie  et  mi- 
nutieuse des  ennemis  de  l'Homme,  - 
étude  à  laquelle  nous  devons  le  grand  livre 
anti-cunéiforme  de  soixante  grandes  belles 
tables,  le  plus  beau  livre  lapidaire  qu< 
âges  nomades  aient  légué  aux  races  mo- 
dernes. 

C'est  dans  ce  livre,  admirable  de  patiente 
observation,  de  sobriété,  que  se  trouve 
constaté  un  système  de  vie  absolument  dis- 
semblable de  nos  règnes  animal  et  végétal, 
système  que  Bakhoûn  avoue  humblement 
n'avoir  pu  analyser  que  dans  son  apparence 
la  plus  grossière,  la  plus  extérieure.  11  est 
impossible  à  l'Homme  de  ne  pas  frissonner 
en  lisant  cette  monographie  des  êtres  que 
Bakhoûn  nomme  les  Xipéhuz,  ces  détails 
désintéressés,  jamais   poussés  au  merveil- 


LES  XIPÉHUZ  29 


leux  systématique,  que  l'antique  scribe  ré- 
vèle sur  leurs  actes,  leur  mode  de  progres- 
sion, de  combat,  de  génération,  et  qui 
démontrent  que  la  race  humaine  a  été  au 
bord  du  Néant,  que  la  Terre  a  failli  être  le 
patrimoine  d'un  Règne  dont  nous  avons 
perdu  jusqu'à  la  conception. 

Il  faut  lire  la  merveilleuse  traduction  de 
M.  Dessault,  ses  découvertes  inattendues 
sur  la  linguistique  pré-assyrienne,  décou- 
vertes plus  admirées  malheureusement  à 
l'étranger,  —  en  Angleterre,  en  Allemagne, 
—  que  dans  sa  propre  patrie.  L'illustre  sa- 
vant a  daigné  mettre  à  notre  disposition  les 
passages  saillants  du  précieux  ouvrage,  et  ces 
passages,  que  nous  offrons  ci-après  au  pu- 
blic, peut-être  inspireront  l'envie  de  parcou- 
rir les  superbes  traductions  du  Maître  (1). 

(1)  Les  Précurseurs  de  Ninive,  par  B.  Dessauli, 
édition  in-8°,  chez  Galmann-Lévy.  Dans  l'intérêt  du  le.  - 
teur,  j'ai  converti  l'extrait  du  livre  de  Bakhoûn,  ci-apnV  , 
en  langage  scientifique  moderne. 


PUISÉ  AU  LIVRE  DE  BAKHOUN 


Les  Xipéhuz  sont  évidemment  des  Vi- 
vants. Toutes  leurs  allures  décèlent  la  vo- 
lonté, le  caprice,  l'association,  l'indépen- 
dance partielle  qui  fait  distinguer  l'Être 
animal  de  la  plante  ou  de  la  chose  inerte. 
Quoique  leur  mode  de  progression  ne 
puisse  être  défini  par  comparaison,  —  c'est 
un  simple  glissement  sur  terre,  —  il  est 
aisé  de  voir  qu'ils  le  dirigent  à  leur  gré. 
On  les  voit  s'arrêter  brusquement,  se  tour- 
ner,  s'élancer  à  la  poursuite  les  uns  des 


32  LES   XIPÉHUZ 


autres,  se  promener  par  deux,  par  trois, 
manifester  des  préférences  qui  leur  feront 
quitter  un  compagnon  pour  aller  au  loin 
en  rejoindre  un  autre.  Ils  n'ont  point  la 
faculté  d'escalader  les  arbres,  mais  ils  réus- 
sissent à  tuer  les  oiseaux  en  les  attirant  par 
des  moyens  indécouvrables.  On  les  voit 
souvent  cerner  des  bêtes  sylvestres  ou  les 
attendre  derrière  un  buisson,  et  ils  ne  man- 
quent jamais  de  les  tuer  et  de  les  consu- 
mer ensuite.  On  peut  poser  comme  règle 
qu'ils  tuent  tous  les  animaux  indistincte- 
ment, s'ils  peuvent  les  atteindre,  et  cela 
sans  motif  apparent,  car  ils  ne  les  consom- 
ment point,  mais  les  réduisent  simplement 
en  cendres. 

Leur  manière  de  consumer  n'exige  pas 
de  bûcher  :  le  point  incandescent  qu'ils  ont 
à  leur  base  suffit  à  cette  opération.  Ils  se 
réunissent  à  dix  ou  à  vingt,  en  cercle,  au- 
tour des  gros  animaux  tués,  et  font  con- 
verger leurs  rayons  sur  la  carcasse.    Pour 


LES  XIPÉHUZ  33 


les  petits  animaux,  —  les  oiseaux,  par 
exemple,  —  les  rayons  d'un  seul  Xipéhuz 
suffisent  à  l'incinération.  Il  faut  remarquer 
que  la  chaleur  qu'ils  peuvent  produire  n'est 
point  instantanément  violente.  J'ai  souvent 
reçu  sur  la  main  le  rayonnement  d'un  Xi- 
péhuz et  la  peau  ne  commençait  à  s'échauf- 
fer qu'après  quelque  temps. 

Je  ne  sais  s'il  faut  dire  que  les  Xipéhuz 
sont  de  différentes  formes,  car  tous  peuvent 
se  transformer  successivement  en  cônes, 
cylindres  et  strates,  et  cela  en  un  seul  jour. 
Leur  couleur  varie  continuellement,  ce  que 
je  crois  devoir  attribuer,  en  général,  aux 
métamorphoses  de  la  lumière  depuis  le  ma- 
tin jusqu'au  soir  et  depuis  le  soir  jusqu'au 
matin.  Cependant  quelques  variations  de 
nuances  paraissent  dues  au  caprice  des  in- 
dividus et  spécialement  à  leurs  passions,  si 
je  puis  dire,  et  constituent  ainsi  de  vérita- 
tables  expressions  de  physionomie,  dont 
j'ai  été  parfaitement  impuissant,  malgré  une 


34  LES  XIPÉHUZ 


étude  ardente,  à  déterminer  les  plus  simples 
autrement  que  par  hypothèses.  Ainsi,  ja- 
mais je  n'ai  pu,  par  exemple,  distinguer 
une  nuance  colère  d'une  nuance  douce,  ce 
qui  aurait  été  assurément  la  première  dé 
couverte  en  ce  genre. 

J'ai  dit  leurs  passions.  Précédemment  j'ai 
déjà  remarqué  leurs  préférences,  ce  que  je 
nommerais  leurs  amitiés,  lis  ont  leurs 
haines  aussi.  Tel  Xipéhuz  s'éloigne  cons- 
tamment de  tel  autre  et  réciproquement. 
Leurs  colères  paraissent  violentes.  J'en  ai 
vu  s'entrechoquer  avec  des  mouvements 
identiques  à  ceux  qu'on  observe  lorsqu'ils 
attaquent  les  gros  animaux  ou  les  hommes, 
et  ce  sont  même  ces  combats  qui  m'ont  ap- 
pris qu'ils  n'étaient  point  immortels,  comme 
je  me  sentais  d'abord  disposé  à  le  croire, 
car  deux  ou  trois  fois  j'ai  vu  des  Xipéhuz 
succomber  dans  ces  rencontres,  c'est-à-dire 
tomber,  se  condenser,  se  pétrifier.  J'ai  pré- 
cieusement conservé    quelques-uns  de  ces 


LES  XIPEHUZ  35 


bizarres  cadavres  (1),  et  peut-être  pourront- 
ils  plus  tard  servir  à  découvrir  la  nature 
des  Xipéhuz.  Ce  sont  des  cristaux  jaunâtres 
disposés  irrégulièrement  et  striés  de  filets 
bleus. 

De  ce  que  les  Xipéhuz  n'étaient  point  im- 
mortels, j'ai  dû  déduire  qu'il  devait  être 
possible  de  les  combattre  et  de  les  vaincre, 
peut-être,  et  j'ai  depuis  lors  commencé  la 
série  d'expériences  combattantes  dont  il 
sera  parlé  plus  loin. 

Comme  les  Xipéhuz  rayonnent  toujours 
suffisamment  pour  être  aperçus  à  travers 
les  fourrés  et  même  derrière  les  gros 
troncs,  —  une  grande  auréole  émane  d'eux 
en  tous  sens  et  avertit  de  leur  approche,  — 


(1)  Le  Kensington  Muséum,  à  Londres,  et  M.  Dessault 
lui-même  possèdent  quelques  débris  minéraux,  en  tout 
semblables  à  ceux  décrits  par  Bakhoûn,  que  l'analyse 
chimique  a  été  impuissante  à  décomposer  ou  à  combiner 
avec  d'autres  substances,  et  qui  ne  peuvent,  en  consé- 
quence, entrer  dans  aucune  nomenclature  des  corps 
connus. 


XIPÉHUZ 


j'ai  pu  me  risquer  souvent  dans  la  forêt 
même,  me  fiant  à  la  vélocité  de  mon  étalon 
à  la  moindre  alerte.  Là,  j'ai  tenté  de  décou- 
vrir s'ils  se  construisaient  des  abris,  mais 
j'avoue  avoir  échoué  en  cette  recherche.  Ils 
ne  meuvent  ni  les  pierres,  ni  les  plantes,  et 
paraissent  étrangers  à  toute  espèce  d'indus- 
trie tangible  et  visible,  seule  industrie  ap- 
préciable à  l'observation  humaine.  Ils  n'ont 
conséquemment  point  d'armes,  selon  le 
sens  par  nous  attribué  à  ce  mot.  Il  est  cer- 
tain qu'ils  ne  peuvent  tuer  à  distance  :  tout 
animal  qui  a  pu  fuir  sans  subir  le  contact 
immédiat  d'un  Xipéhuz  a  infailliblement 
échappé,  et  de  cela  j'ai  été  maintes  fois  té- 
moin. 

Ainsi  que  l'avait  déjà  remarqué  la  mal- 
heureuse tribu  de  Pjehou,  ils  ne  peuvent 
franchir  certaines  barrières  idéales  à  la  pour- 
suite de  leurs  victimes.  Mais  ces  limites  se 
sont  toujours  accrues  d'année  en  année,  de 
mois  en  mois.  J'ai  dû  en  rechercher  la  cause. 


LES  XIPZHUZ  37 


Or,  cette  cause  ne  semble  être  autre  qu'un 
phénomène  de  croissance  collective  et,  com- 
me la  plupart  des  choses  xipéhuzes,  elle  est 
hermétique  à  l'intelligence  de  l'homme. 
Brièvement,  voici  la  loi  :  les  limites  de  l'ac- 
tion xipéhuze  s'élargissent  proportionnelle- 
ment au  nombre  des  individus,  c'est-à-dire 
que  dès  qu'il  y  a  procréation  de  nouveaux 
êtres,  il  y  a  aussi  extension  des  frontières; 
mais  tant  que  le  nombre  reste  invariable, 
tout  individu  est  totalement  incapable  de 
franchir  l'habitat  attribué,  —  par  la  force 
des  choses  (?)  —  à  l'ensemble  de  la  race. 
Cette  règle  fait  entrevoir  une  corrélation 
plus  intime  entre  la  masse  et  l'individu 
que  la  corrélation  similaire  remarquée 
parmi  les  hommes  et  les  animaux.  On  a  vu 
plus  tard  la  réciproque  de  cette  loi,  car  dès 
que  les  Xipéhuz  ont  commencé  à  diminuer, 
leurs  frontières  se  sont  proportionnellement 
rétrécies. 

Du  phénomène  de  la  procréation   même 


38  LES  5UPÉHUZ 


j'ai  peu  à  dire;  mais  ce  peu  est  caractéris- 
tique. D'abord,  cette  procréation  se  produit 
quatre  fois  l'an,  un  peu  avant  les  équinoxes 
et  les  solstices,  et  seulement  par  les  nuits 
très  pures.  Les  Xipéhuz  se  réunissent  d'a- 
bord par  groupes  de  trois,  et  ces  groupes, 
graduellement,  finissent  par  n'en  former 
qu'un  seul  étroitement  amalgamé  et  dis- 
posé en  ellipse  très  longue.  Ils  restent  ainsi 
toute  la  nuit,  et  le  matin  jusqu'à  l'ascension 
maximum  du  Soleil.  Lorsqu'ils  se  séparent, 
on  voit  s'élever  dans  l'air  des  formes 
gués,  vaporeuses  et  énormes.  Ces  formes 
se  condensent  lentement,  se  rapetissent,  se 
transforment  au  bout  de  dix  jours  en  cl 
ambrés,  considérablement  plus  grands  en- 
core que  les  Xipéhuz  adultes.  Il  faut 
mois  et  quelques  jours  pour  qu'elles  attei- 
gnent leur  maximum  de  développement. 
c'est-à-dire  de  rétrécissement.  Au  bout  de 
ce  temps,  elles  deviennent  semblables  aux 
autres  êtres  de  leur  règne,   de  couleurs  et 


LES  XIPÉHUZ  39 


de  formes  variables  selon  l'heure,  le  temps 
et  le  caprice  individuel.  Quelques  jours 
après  leur  développement  ou  rétrécissement 
intégral,  les  frontières  d'action  s'élargissent. 
C'était,  naturellement,  un  peu  avant  ce  mo- 
ment redoutable  que  je  pressais  les  flancs 
de  mon  bon  Kouath,  afin  d'aller  établir 
mon  campement  plus  loin. 

Si  les  Xipéhuz  ont  des  sens,  c'est  ce  qu'il 
n'est  pas  possible  d'affirmer.  Ils  possèdent 
certainement  des  appareils  —  organiques  (?) 
—  qui  leur  en  tiennent  lieu.  La  facilité  avec 
laquelle  ils  perçoivent  à  de  grandes  distan- 
ces la  présence  des  animaux,  mais  surtout 
celle  de  l'homme,  annonce  évidemment  que 
leurs  organes  d'investigation  valent  au 
moins  nos  yeux.  Je  ne  leur  ai  jamais  vu 
confondre  un  végétal  et  un  animal,  même 
en  des  circonstances  où  j'aurais  très  bien 
pu  commettre  cette  erreur,  trompé  par  la 
lumière  sub-branchiale,  la  couleur  de  l'ob- 
jet, sa  position.  La  circonstance  de  s'em- 


',<•  LES  XIPÉHUZ 


ployer  à  vingt  pour  consumer  un  gros  ani- 
mal, alors  qu'un  seul  s'occupe  de  la  calci- 
nation  d'un  oiseau,  prouve  une  entente  cor- 
recte des  proportions,  et  cette  entente 
paraît  plus  parfaite  si  l'on  observe  qu'ils  se 
mettent  dix,  douze,  quinze,  toujours  en  rai- 
son de  la  grosseur  relative  de  la  carcasse. 
Un  meilleur  argument  encore  en  faveur 
soit  de  l'existence  d'organes  analogues  à 
nos  sens,  soit  de  leur  intelligence,  est  la 
façon  dont  ils  agirent  en  attaquant  nos  tri- 
bus, car  ils  s'attachèrent  peu  ou  point  aux 
femmes  et  aux  enfants,  tandis  qu'ils  pour- 
chassaient impitoyablement  les  guerriers. 

Maintenant,  —  question  la  plus  impor- 
tante, —  ont-ils   un  langage?  Je  puis  ré- 
pondre à  ceci  sans  la  moindre  hésitation  : 
«  Oui,  ils  ont  un  langage.  »  Et  ce  [an 
se  compose  de   signes  parmi  lesquels 
ai  pu  même  déchiffrer  quelques-uns. 

Supposons,  par  exemple,  qu'un  Xipéhuz 
veuille  parler  à  un  autre.   Pour  cela,   il  lui 


LES  XIPÉHUZ  41 


suffît  de  diriger  les  rayons  de  son  étoile 
vers  le  compagnon,  ce  qui  est  toujours 
perçu  instantanément.  L'appelé,  s'il  mar- 
che, s'arrête,  attend.  Le  parleur,  alors, 
trace  rapidement,  sur  la  surface  même  de 
son  interlocuteur,  —  et  il  n'importe  de  quel 
côté,  —  une  série  de  courts  caractères  lu- 
mineux, par  un  jeu  de  rayonnement  tou- 
jours émanant  de  la  base,  et  ces  caractères 
restent  un  instant  fixés,  puis  s'effacent. 
L'interlocuteur,  après  une  courte  pause,  ré- 
pond. 

Préliminairement  à  toute  action  de  com- 
bat ou  d'embuscade,  j'ai  toujours  vu  les  Xi- 
péhuz  employer  les  caractères  suivants  : 
) — (— .  Lorsqu'il  était  question  de  moi,  — 
et  il  en  était  souvent  question,  car  ils  ont 
tout  fait  pour  nous  exterminer,  mon  brave 
Kouath  et  moi,  —  les  signes  o— V)  ont  été 
invariablement  échangés,  —  parmi  d'autres, 
comme  le  mot  ou  la  phrase  )— (—  donné 
ci-dessus.  Le  signe  d'appel  ordinaire  était 


'ri  LES  XIPÉHUZ 


^7  ,  et  il  faisait  accourir  l'individu  qui  le 
recevait.  Lorsque  tous  les  Xipéhuz  étaient 
invités  à  une  réunion  générale,  je  uni  ja- 
mais failli  a  observer  un  signal  de  cette 
forme   ,  I,  représentant  la  triple  ap- 

parence de  ces  êtres. 

Les  Xipéhuz  ont  d'ailleurs  des  signes 
plus  compliqués,  se  rapportant  non  plus  à 
des  actions  similaires  aux  nôtres,  mais  à 
un  ordre  de  choses  complètement  extra-hu- 
main, et  dont  je  n'ai  rien  pu  déchiffrer.  On 
ne  peut  entretenir  le  moindre  doute  relati- 
vement à  leur  faculté  d'échanger  des  idées 
d'un  ordre  abstrait,  probablement  équiva- 
lentes aux  idées  humaines,  car  ils  peuvent 
rester  longtemps  immobiles  à  ne  faire  rien 
autre  chose  que  converser,  ce  qui  annonce 
de  véritables  accumulations  de  pensées. 

Mon  long  séjour  près  d'eux  avait  fini, 
malgré  les  métamorphoses  (dont  les  lois 
varient  pour  chacun,  faiblement  sans  doute, 
mais  avec  des  caractéristiques   suffisantes 


LES  XIPÉHUZ  43 


pour  un  épieur  opiniâtre),  par  me  faire 
connaître  plusieurs  Xipéhuz  d'une  façon 
assez  intime,  par  me  révéler  des  particula- 
rités   sur   les  différences   individuelles 

Dirais-je  sur  leurs  caractères?  J'en  ai  connu 
de  taciturnes,  qui,  quasi-jamais,  ne  tra- 
çaient une  parole;  d'expansifs  qui  écrivaient 
de  véritables  discours;  d'attentifs,  de  ja- 
seurs  qui  parlaient  ensemble,  s'interrom- 
paient les  uns  les  autres.  Il  y  en  avait  qui 
aimaient  à  se  retirer,  à  vivre  solitaires; 
d'autres  recherchaient  évidemment  la  so- 
ciété; des  féroces  chassaient  perpétuelle- 
ment les  fauves,  les  oiseaux,  et  des  miséri- 
cordieux souvent  épargnaient  les  animaux, 
au  contraire,  les  laissaient  vivre  en  paix. 
Tout  cela  n'ouvre-t-il  pas  à  l'imagination 
une  gigantesque  carrière?  ne  porte-t-il  pas 
à  imaginer  des  diversités  d'aptitudes,  d'in- 
telligence, de  forces  analogues  à  celles  de 
la  race  humaine  ? 
Ils  pratiquent  l'éducation.  Que  de  fois  j'ai 


m  LES  XIPÉHUZ 


observé  un  vieux  Xipéhuz,  assis  au  milieu 
de  très  jeunes,  leur  rayonnant  des  signes 
que  ceux-ci  lui  répétaient  ensuite  l'un  après 
l'autre,  et  qu'il  leur  faisait  recommencer 
quand  la  répétition  en  était  imparfaite  1 

Ces  leçons  étaient  bien  merveilleuses  à 
mes  yeux,  et  de  tout  ce  qui  concerne  les 
Xipéhuz,  il  n'est  rien  qui  m'ait  si  souvent 
tenu  attentif,  rien  qui  ait  plus  préoccupé 
mes  soirs  d'insomnie.  Il  me  semblait  que 
c'était  là,  dans  cette  aube  de  la  race,  que  le 
voile  du  mystère  pouvait  s'entrouvrir,  là 
que  quelque  idée  simple,  primitive,  jaillirait 
peut-être,  éclairerait  pour  moi  un  recoin  de 
ces  profondes  ténèbres.  Non,  rien  ne  m'a 
rebuté;  j'ai,  des  années  durant,  assisté  à 
cette  éducation,  j'ai  essayé  des  interpréta- 
tions innombrables.  Que  de  fois  j'ai  cru 
y  saisir  comme  une  fugitive  lueur  de  la  na- 
ture essentielle  des  Xipéhuz,  une  lueur 
extra-sensible,  une  pure  abstraction,  et  que, 
hélas  1     mes    pauvres    facultés    noyées  de 


LES  XIPÉHUZ  45 


chair  ne  sont  jamais  parvenues  a  poursui- 
vre ! 

J'ai  dit  plus  haut  que  j'avais  cru  long- 
temps les  Xipéhuz  immortels.  Cette 
croyance  ayant  été  détruite  à  la  vue  des 
morts  violentes  arrivées  à  la  suite  des  ren- 
contres entre  Xipéhuz,  je  fus  naturellement 
amené  à  chercher  leur  point  vulnérable  et 
m'appliquai  chaque  jour,  depuis  lors,  à 
trouver  des  moyens  destructifs,  car  les 
Xipéhuz  croissaient  en  nombre  tellement, 
qu'après  avoir  débordé  la  forêt  de  Kzour  au 
sud,  au  nord,  à  l'ouest,  ils  commençaient  à 
empiéter  les  plaines  du  côté  du  levant. 
Hélas  !  en  peu  de  cycles  ils  auraient  dépos- 
sédé l'homme  de  sa  demeure  terrestre. 

Donc,  je  m'armai  d'abord  d'une  fronde,  et, 
dès  qu'un  Xipéhuz  sortait  de  la  forêt,  à 
portée,  je  le  visais  et  lui  lançais  ma  pierre. 
Je  n'obtins  ainsi  aucun  résultat  quoique 
j'eusse  atteint  l'ensemble  des  individus  visés 
à  toutes  les  parties  de  leur  surface,  même 


16  XIPÉHUZ 


au  point  lumineux.  Ils  paraissaient  dune 
insensibilité  parfaite  à  mes  atteintes  et  nul 
d'entre  eux  ne  s'est  jamais  détourné  pour 
éviter  un  de  mes  projectiles.  Après  un  mois 
d'essai  il  fallut  bien  m'avouer  que  la  fronde 
ne  pouvait  rien  contre  eux,  et  j'abandonnai 
cette  arme. 

Je  pris  l'arc.  Aux  premières  flèches  que 
je  lançai,  je  découvris  chez  les  Xipéhuz  un 
sentiment  de  crainte  très  vive,  car  ils  se 
détournèrent,  se  tinrent  hors  de  portée, 
m'évitèrent  tant  qu'ils  purent.  Pendant  huit 
jours,  je  tentai  vainement  d'en  atteindre  un. 
Le  huitième  jour,  un  parti  Xipéhuz,  em- 
porté je  pense  par  son  ardeur  chasseresse, 
passa  assez  près  de  moi  en  poursuivant  une 
belle  gazelle.  Je  lançai  précipitamment 
quelques  flèches,  sans  aucun  effet  appa- 
rent, et  le  parti  se  dispersa,  moi  les  pour- 
chassant et  dépensant  mes  munitions.  Je 
n'eus  pas  sitôt  tiré  la  dernière  (lèche  que 
tous  revinrent  à  grande  vitesse  de  différents 


LES  XIPÉHUZ  47 


côtés,  me  cernèrent  aux  trois  quarts,  et 
j'aurais  perdu  là  l'existence  sans  la  prodi- 
gieuse vélocité  du  vaillant  Kouath. 

Cette  aventure  me  laissa  plein  d'incerti- 
tudes et  d'espérances,  et  je  passai  toute  la 
semaine  inerte,  perdu  dans  le  vague  et  la 
profondeur  de  mes  méditations,  dans  un 
problème  excessivement  passionnant,  subtil, 
propre  à  faire  fuir  le  sommeil,  et  qui,  tout  à 
la  fois,  m'emplissait  de  souffrance  et  de 
plaisir.  Pourquoi  les  Xipéhuz  craignaient- 
ils  mes  flèches?  Pourquoi,  d'autre  part, 
dans  le  grand  nombre  de  projectiles  dont 
j'avais  atteint  ceux  de  la  chasse,  aucun 
n'avait-il  produit  d'effet?  Ce  que  je  savais 
de  l'intelligence  de  mes  ennemis  ne  per- 
mettait pas  l'hypothèse  d'une  terreur  sans 
cause.  Tout,  au  contraire,  me  forçait  à  sup- 
poser que  la  flèche,  lancée  dans  des  condi- 
tions particulières,  devait  être  contre  eux 
une  arme  redoutable.  Mais  quelles  étaient 
ces  conditions?  Quel  était  le  point  vulné- 


18  LES   XIPÉHUZ 


rable  des  Xipéhuzf  Et  brusquement  la 
pensée  me  vint  que  c'était  Yétoile  qu'il  fal- 
lait atteindre.  Une  minute  j'en  eus  la  certi- 
tude, une  certitude  passionnée,  aveugle. 
Puis  le  doute  froid  vint.  De  la  fronde,  plu- 
sieurs fois,  n'avais-je  pas  visé,  touché  ce 
but?  Pourquoi  la  flèche  serait-elle  plus 
heureuse  que  la  pierre?... 

Or,  c'était  nuit,  l'incommensurable  abîme, 
ses  lampes  merveilleuses  épandues  par 
dessus  la  terre.  Et  moi,  la  tête  dans  les 
mains,  je  rêvais,  le  cœur  plus  ténébreux  que 
la  nuit. 

Un  lion  se  mit  à  rugir,  des  chacals  pas- 
sèrent dans  la  plaine,  et  de  nouveau  la  pe- 
tite lumière  d'espérance  m'éclaira.  Je  venais 
dépenser  que  le  caillou  de  la  fronde  était 
relativement  gros  et  l'étoile  des  Xipébuz  si 
minuscule!  Peutrêtre,  pour  agir,  fallait-il 
aller  profond,  percer  d'uno  pointe  aiguë, 
et  alors  leur  terreur  devant  la  flèche  s'expli- 
quait ! 


LES  XIPÉHUZ  49 


Cependant  Wéga  tournait  lentement  sur 
le  pôle,  l'aube  était  proche,  et  la  lassi- 
tude, pour  quelques  heures,  endormit  dans 
mon  crâne  le  monde  de  l'esprit. 

Les  jours  suivants,  armé  de  l'arc,  je  fus 
constamment  à  la  poursuite  des  Xipéhuz, 
aussi  loin  dans  leur  enceinte  que  la  sagesse 
le  permettait.  Mais  tous  évitèrent  mon  at- 
taque, se  tenant  au  loin,  hors  de  portée.  Il 
ne  fallait  pas  songer  à  se  mettre  en  embus- 
cade, leur  mode  de  perception  leur  permet- 
tant de  constater  ma  présence  à  travers  les 
obstacles. 

Vers  la  fin  du  cinquième  jour,  il  se  pro- 
duisit un  événement  qui,  à  lui  seul,  prou- 
verait que  les  Xipéhuz  sont  des  êtres  fail- 
libles à  la  fois  et  perfectibles  comme 
l'homme.  Ce  soir-là,  au  crépuscule,  un 
Xipéhuz  s'approcha  délibérément  de  moi, 
avec  cette  vitesse  constamment  accélérée 
qu'ils  affectionnent  pour  l'attaque.  Surpris, 
le  cœur  palpitant,  je  bandai  mon  arc.  Lui, 


50  LES  XIPÉHUZ 


s'avançait  toujours,  pareil  à  une  colonne  de 
turquoise  dans  le  soir  naissant,  arrivait 
presque  à  portée.  Puis,  comme  je  m'apprê- 
tais à  lancer  ma  flèche,  je  le  vis,  avec  stu- 
péfaction, se  retourner,  cacher  son  étoile, 
sans  cesser  de  progresser  vers  moi.  Je  n'eus 
que  le  temps  de  mettre  Kouath  au  galop,  de 
me  dérober  à  l'atteinte  de  ce  redoutable  ad- 
versaire. 

Or,  cette  manœuvre,  à  laquelle  aucun 
Xipéhuz  n'avait  paru  songer  auparavant, 
outre  qu'elle  démontrait,  une  fois  de  plus, 
l'invention  personnelle,  l'individualité  chez 
l'ennemi,  suggérait  deux  idées,  la  première, 
c'est  que  j'avais  chance  d'avoir  raisonné 
juste  relativement  à  la  vulnérabilité  de 
l'étoile  xipéhuze  ;  la  seconde,  moins  encou- 
rageante, c'est  que  la  même  tactique,  si  elle 
était  adoptée  par  tous,  allait  rendre  ma 
tache  extraordinairement  ardue,  peut-être 
impossible. 

Cependant,  après  avoir  tant  t'ait  que  d'ar- 


LES  XIPÉHUZ 


51 


river  à  connaître  la  vérité,  je  sentis  grandir 
mon  courage  devant  l'obstacle  et  j'osai  es- 
pérer de  mon  esprit  la  subtilité  nécessaire 
pour  le  renverser  (1). 


(1)  Aux  chapitres  suivants,  où  le  mode  est  générale- 
ment narratif,  je  serre  de  près  la  traduction  littérale  de 
M.  Dessault,  sans  pourtant  m'asteindre  à  la  fatigante 
division  en  versets  ni  aux  répétitions  inutiles. 


VI 

SECONDE  PÉRIODE  DU  LIVRE  DE  BAKHOUN 


Je  retournai  dans  ma  solitude.  Anakhre, 
troisième  fils  de  ma  femme  Tepaï,  était  un 
puissant  constructeur  d'armes.  Je  lui  or- 
donnai de  tailler  un  arc  de  portée  extraor- 
dinaire. Il  prit  une  branche  de  l'arbre 
Waham,  dure  comme  le  fer,  et  l'arc  qu'il 
en  tira  était  quatre  fois  plus  puissant  que 
celui  du  pasteur  Zankann,  le  plus  fort  ar- 
cher des  mille  tribus.  Nul  homme  vivant 
n'aurait  pu  le  tendre.  Mais  j'avais  imaginé 
un  artifice,  et  Anakhre,  ayant  travaillé  selon 
ma  pensée,  il  se  trouva  que  Parc  immense 


LES  XIPÉHUZ 


pouvait  être  tendu  et  détendu  par  une  femme 
débile. 

Or,  j'avais  toujours  été  expert  à  lancer 
le  dard  et  la  flèche,  et  en  quelques  jours 
j'appris  à  connaître  si  parfaitement  l'arme 
construite  par  mon  fils  Anakhre  que  je  ne 
manquais  aucun  but,  fùt-il  menu  comme  la 
mouche  ou  vif  comme  le  faucon. 

Tout  cela  fait,  je  retournai  vers  K/our, 
monté  sur  Kouath  aux  yeux  de  flamme,  et 
je  recommençai  à  rôder  autour  du  domaine 
des  ennemis  de  l'homme.  Pour  leur  ins- 
pirer confiance,  je  tirai  beaucoup  de  flèches 
avec  mon  arc  habituel,  a  chaque  fois  qu'un 
de  leurs  partis  approchait  de  la  frontière, 
et  mes  flèches  tombaient  beaucoup  en 
d'eux.  Ils  apprirent  ainsi  à  connaître  la 
portée  exacte  de  l'arme,  el  par  là  à  se  croire 
absolument  hors  de  péril  à  des  distances 
s.  Pourtant,  une  défiance  leur  restait, 
qui  les  rendait  mobiles,  capricieux,  tant 
qu'ils  n'étaient  pas   sous  le  couvert  de  la 


LES  XIPEHUZ  55 


la  forêt,  et  leur  faisait  dérober  leurs  étoiles  à 
ma  vue. 

A  force  de  patience,  je  lassai  leur  inquié- 
tude, et  au  sixième  matin,  une  troupe  vint 
se  poster  en  face  de  moi,  sous  un  grand 
arbre  à  châtaignes,  à  trois  portées  d'arc 
communes.  Ils  n'y  furent  pas  sitôt  que 
j'envoyai  une  nuée  de  flèches  inutiles.  Alors, 
leur  vigilance  s'endormit  de  plus  en  plus  et 
leurs  allures  devinrent  aussi  libres  qu'aux 
premiers  temps  de  mon  séjour. 

C'était  l'heure  décisive.  Ma  poitrine  gron- 
dait si  fort  que,  d'abord,  je  me  sentis  sans 
puissance.  J'attendis,  car  d'une  seule  flèche 
dépendait  le  formidable  avenir.  Si  celle-là 
faillait  d'aller  au  but  marqué,  plus  jamais 
peut-être  les  Xipéhuz  ne  se  prêteraient  à 
mon  expérimentation,  et  alors  comment 
savoir  s'ils  sont  accessibles  aux  coups  de 
l'homme? 

Cependant,  minute  à  minute,  l'être  de 
volonté  triompha,   fît  taire  la   poitrine,  fît 


XII'KIIIV 


souples  et  forts  les  membres  et  tranquille  la 
prunelle.  Alors,  lent,  je  levai  l'arc  d'Anakhre. 
Là-bas,  au  loin,  un  grand  cône  d'émeraude 
se  tenait  immobile  dans  l'ombre  de  l'arbre, 
et  son  étoile,  éclatante,  se  tournait  vers  moi. 
L'arc  énorme  se  tendit,  et  dans  l'espace, 
sifflante,  partit  la  flèche  véloce...  et  le 
Xipéhuz,  atteint,  tomba,  se  condensa,  se  pé- 
trifia. 

Le  cri  sonore  du  triomphe  jaillit  de  ma 
poitrine,  et  étendant  les  bras,  dans  l'extase, 
je  remerciai  l'Unique. 

Ainsi  donc  ils  étaient  vulnérables  à  l'arme 
humaine,  ces  épouvantables  Xipéhuz  !  Ainsi 
donc  on  pouvait  espérer  les  détruire  ! 

Maintenant,  sans  crainte,  je  la  laissai 
gronder,  ma  poitrine,  je  la  laissai  battre,  la 
musique  d'allégresse,  moi  qui  avais  tant 
désespéré  du  futur  de  ma  race,  moi  qui, 
sous  la  course  sublime  des  constellations, 
sous  le  bleu  cristal  de  l'abîme,  avais  som- 
brement  calculé  qu'en  deux  siècles  le  vaste 


LES  XIPEHUZ  57 


monde  aurait  senti  craquer  toutes  ses  li- 
mites devant  l'invasion  xipéhuze.  Et  pour- 
tant, quand  elle  revint,  la  superbe,  l'aimée, 
la  pensive,  la  nuit,  il  tomba  une  ombre  sur 
ma  béatitude,  le  chagrin  que  l'homme  et  le 
Xipéhuz  ne  pussent  pas  coexister,  que  la 
vie  de  l'un  dût  être  la  farouche  condition  de 
l'anéantissement  de  l'autre. 


LIVRE    DEUXIEME 


TROISIÈME  PÉRIODE  DU  LIVRE  DE 
BAKHOUN 


Les  prêtres,  les  vieillards  et  les  chefs  ont, 
dans  l'émerveillement,  écouté  mon  récit,  et 
jusqu'au  fond  des  solitudes  les  coureurs 
sont  allés  répéter  la  bonne  nouvelle.  Le 
grand  Conseil  a  ordonné  aux  guerriers  de 
se  réunir  à  la  sixième  lune  de  l'an  vingt- 
deux  mille  six  cent  et  quarante-neuf,  dans  la 
plaine  de  Mehour-Asar,  et  les  prophètes  ont 


m  LES  XIPÉHUZ 


prêché  la  guerre  sacrée.  Plus  de  cent  mille 
guerriers  Zahelals  sont  accourus,  et  un  grand 
nombre  de  combattants  des  races  étran- 
gères, Dzoums,  Sahrs,  Khaldes,  attirés  par 
la  renommée,  sont  venus  s'offrir  à  la  grande 
nation. 

Kzour  a  été  cerné  d'un  décuple  rang 
d'archers,  mais  les  flèches  ont  toutes 
échoué  devant  la  tactique  xipéhuze,  et  des 
guerriers  imprudents,  en  grand  nombre, 
ont  péri. 

Alors,  pendant  plusieurs  semaines,  une 
grande  terreur  a  prévalu  parmi  les 
hommes 

Le  troisième  jour  de  la  huitième  lune, 
armé  d'un  couteau  à  pointe  fine,  j'ai 
annoncé  aux  peuples  innombrables  que 
j'allais  seul  combattre  les  Xipéhuz  dans 
l'espérance  de  détruire  la  défiance  qui 
commençait  à  naître  contre  la  vérité  de 
mon  récit. 

Mes  fils  Loùm,  Demja,  Anakhre,  se  sont 


LES  XIPÉHUZ  61 


violemment  opposés  à  mon  projet  et  ont 
voulu  prendre  ma  place.  Et  Loûm  a  dit  : 
«  Tu  ne  peux  pas  y  aller,  car,  toi  mort, 
tous  croiraient  les  Xipéhuz  invulnérables, 
et  la  race  humaine  périrait.  » 

Et  Demja,  Anakhre  et  beaucoup  de  chefs 
ayant  prononcé  les  mêmes  paroles,  j'ai 
trouvé  ces  raisons  justes  et  je  me  suis  retiré. 

Alors,  Loûm,  s'étant  emparé  de  mon 
couteau  à  manche  de  corne,  a  passé  la  fron- 
tière mortelle  et  les  Xipéhuz  sont  accourus. 
L'un  d'eux,  beaucoup  plus  rapide  que  les 
autres,  allait  l'atteindre,  mais  Loûm,  plus 
subtil  que  le  léopard,  s'écarta,  tourna  le 
Xipéhuz,  puis,  d'un  bond  géant,  le  rejoignit, 
darda  la  pointe  aiguë. 

Et  les  peuples  immobiles  virent  crouler, 
se  condenser,  se  pétrifier  l'adversaire.  Cent 
mille  voix  montèrent  dans  le  matin  bleu, 
et  déjà  Loûm  revenait,  franchissait  la  fron- 
tière, et  son  nom  glorieux  circulait  à  travers 
les  armées. 


62  LES  XIPÉHUZ 


II 

Première  Bataille 

L'an  du  monde  22649,  le  septième  jour 
de  la  huitième  lune. 

A  l'aube,  les  cors  ont  sonné  et  les  lourds 
marteaux  ont  frappé  les  cloches  d'airain 
pour  la  grande  bataille.  Cent  buffles  noirs 
et  deux  cents  étalons  ont  été  immolés  par 
les  prêtres,  et  mes  cinquante  fils  ont  avec 
moi  prié  l'Unique. 

La  planète  du  soleil  s'est  engloutie  dans 
l'aurore  rouge,  les  chefs  ont  galopé  au  front 
des  armées,  et  la  clameur  de  l'attaque  s'est 
élargie  avec  la  course  impétueuse  de  cent 
mille  combattants. 

La  tribu  de  Nazzum  a  la  première  abordé 
l'ennemi  et  le  combat  a  été  formidable. 
Impuissants  d'abord,  fauchés  par  les  coups 


LES  XIPÉHUZ  63 


mystérieux,  bientôt  les  guerriers  ont  connu 
l'art  de  frapper  les  Xipéhuz  et  de  les 
anéantir.  Alors,  toutes  les  nations,  Zahelals, 
Dzoums,  Sahrs,  Khaldes,  Xisoastres,  Pjar- 
vanns,  grondantes  comme  les  océans,  ont 
envahi  la  plaine  et  la  forêt,  partout  cerné 
les  silencieux  adversaires. 

Pendant  longtemps  toute  la  bataille  a  été 
un  chaos,  et  les  messagers  continuellement 
venaient  apprendre  aux  prêtres  que  les 
hommes  périssaient  par  centaines,  mais  que 
leur  mort  était  vengée. 

A  l'heure  brûlante,  mon  fils  Sourdar 
aux  pieds  agiles,  dépêché  par  Loûm,  est 
venu  me  dire  que  pour  chaque  Xipéhuz 
anéanti,  il  périssait  douze  des  nôtres.  Et 
j'ai  eu  l'âme  noire  et  le  cœur  sans  force, 
puis  mes  lèvres  ont  murmuré: 

—  Qu'il  en  soit  comme  le  veut  le  seul 
Père  l 

Et  m'étant  rappelé  le  dénombrement  des 
guerriers  qui  donnait  le  chiffre  de  cent  et 


64  LES   XIPÉHUZ 


quarante  mille,  et  sachant  que  les  Xipéhuz 
s'élevaient  à  quatre  mille  environ,-  je  pensai 
que  plus  du  tiers  de  la  vaste  armée  périrait, 
mais  que  la  terre  serait  à  l'homme.  Or,  il 
aurait  pu  se  faire  que  l'armée  n'y  suffît  pas  : 

—*  C'est  donc  une  victoire  !  murmu- 
rai-je  tristement. 

Mais  comme  je  songeais  à  ces  choses, 
voilà  que  la  clameur  de  la  bataille  fit  trem- 
bler plus  fort  la  forêt,  puis  de  tous  les  côtés 
les  guerriers  reparurent  et  tous  avec  des 
cris  de  détresse  s'enfuyaient  vers  la  fron- 
tière de  Salut. 

Alors  je  vis  les  Xipéhuz  déboucher  à 
l'Orée,  non  plus  séparés  les  uns  des  autres, 
comme  au  matin,  mais  unis  par  vingtaines, 
circulairement,  et  leurs  feux  tournés  à  l'in- 
térieur des  groupes.  Dans  cette  position, 
invulnérables,  ils  avançaient  sur  nos  guer- 
riers impuissants,  et  les  massacraient  épou- 
vantablement. 

C'était    la    débâcle   et  terrible.  Les   plus 


LES  XIPÉHUZ  65 


hardis  combattants  ne  songeaient  qu'à  la 
fuite.  Pourtant,  malgré  le  deuil  qui  s'élar- 
gissait sur  mon  âme,  j'observai  patiemment 
les  péripéties  fatales,  dans  l'espoir  de  trouver 
quelque  remède  au  fond  même  de  l'infor- 
tune, car  souvent  le  venin  et  l'antidote  habi- 
tent côte  à  côte. 

De  cette  confiance  dans  la  réflexion,  le 
destin  me  récompensa  par  deux  décou- 
vertes. Je  remarquai,  premièrement,  aux 
places  où  nos  tribus  étaient  en  grandes 
masses  et  les  Xipéhuz  en  petit  nombre,  que 
la  tuerie,  d'abord  incalculable,  se  ralen- 
tissait à  mesure,  que  les  coups  de  l'ennemi 
portaient  de  moins  en  moins,  beaucoup  de 
frappés  se  relevant  après  un  bref  étourdis- 
sement,  et  les  plus  robustes  finissant  même 
par  résister  complètement  au  choc,  par 
continuer  la  fuite  après  des  atteintes  répé- 
tées. Le  même  phénomène  se  renouvelant 
en  divers  points  du  champ  de  bataille,  j'osai 
hardiment  conclure  que  les  Xipéhuz   se  fa- 


66  5XIPÉHUZ 


tiguaient,   que   leur  puissance  de  destruc- 
tion ne  dépassait  pas  une  certaine  limite. 

La  seconde  remarque,  qui  complétait 
merveilleusement  la  première,  me  fut 
fournie  par  un  groupe  de  Khaldes.  Ces 
pauvres  gens,  entourés  de  tous  côtés  par 
l'ennemi,  perdant  confiance  dans  leurs 
courts  couteaux,  arrachèrent  des  arbustes 
et  s'en  firent  des  massues  à  l'aide  desquelles 
ils  essayèrent  de  se  frayer  un  passage.  A  ma 
grande  surprise,  leur  tentative  réussit.  Je 
vis  des  Xipéhuz  par  douzaines  perdre 
l'équilibre  sous  les  coups,  et  environ  la 
moitié  des  Khaldes  s'échapper  par  la  trouée 
ainsi  faite,  mais,  chose  singulière,  ceux  qui, 
au  lieu  d'arbustes,  se  servirent  d'instru- 
ments d'airain  (ainsi  qu'il  advint  a  quelques 
chefs),  ceux-là  se  tuèrent  eux-mêmes  er 
frappant  l'ennemi.  11  faut  encore  remarquer 
que  les  coups  de  massue  ne  tirent  pas  de 
mal  sensible  aux  Xipéhuz,  car  ceux  qui 
étaient  tombés  se  relevèrent  promptement  et 


LES  XIPÉHUZ  67 


reprirent  la  poursuite.  Je  n'en  considérai  pas 
moins  ma  double  découverte  comme  d'une 
extrême  importance  pour  les  luttes  futures. 
Cependant,  la  débâcle  continuait.  La  terre 
retentissait  de  la  fuite  des  vaincus,  et,  avant 
le  soir,  il  ne  restait  plus  dans  les  limites 
xipéhuzes  que  nos  morts  et  quelques  cen- 
taines de  combattants  montés  aux  arbres. 
De  ces  derniers,  le  sort  fut  terrible,  car  les 
Xipéhuz  les  brûlèrent  vivants  en  conver- 
geant mille  feux  dans  les  branchages  qui 
les  abritaient.  Leurs  cris  effroyables  reten- 
tirent pendant  des  heures  sous  le  grand  fir- 
mament étoile. 


ni 

Bakhoûn  élu 

Le  lendemain,  les  peuples  firent  le  dé- 
nombrement des  survivants.  Il  se  trouva 
que  la  bataille  coûtait  neuf  mille  hommes  en- 


68  LES  XIPÉHUZ 


viron,  et  une  évaluation  sage  porta  la  perte 
des  Xipéhuz  à  six  cents.  De  sorte  que  la 
mort  de  chaque  ennemi  avait  coûté  quinze 
existences  humaines. 

Le  désespoir  se  mit  dans  les  cœurs  et 
beaucoup  criaient  contre  les  chefs  et  par- 
laient d'abandonner  l'épouvantable  entre- 
prise. Alors,  parmi  les  murmures,  je 
m'avançai  au  milieu  du  camp  et  je  me  mis 
à  reprocher  hautement  à  tous  la  pusillani- 
mité de  leurs  âmes.  Je  leur  demandai  s'il 
était  préférable  de  laisser  périr  tous  les 
hommes  ou  d'en  sacrifier  une  partie  ;  je  leur 
démontrai  qu'en  dix  ans  toute  la  contrée 
zahelale  serait  envahie  par  les  Formes,  et 
en  vingt  ans  le  pays  des  Khaldes,  des 
Sahrs,  des  Pjarvanns  et  des  Xisoastres; 
puis,  ayant  ainsi  éveillé  leur  conscience,  je 
leur  fis  reconnaître  que  déjà  un  sixième  du 
redoutable  territoire  était  revenu  aux 
hommes,  que  par  trois  côtés  l'ennemi  était 
refoulé  dans  la  forêt.  Enfin  je  leur  commu- 


LES  XIPZHUZ 


quai  mes  observations,  je  leur  fis  com- 
prendre que  les  Xipéhuz  n'étaient  pas  infa- 
tigables, que  des  massues  de  bois  pouvaient 
les  renverser  et  les  forcer  de  découvrir  leur 
point  vulnérable. 

Un  grand  silence  régnait  sur  la  plaine, 
l'espoir  revenait  au  cœur  des  guerriers 
innombrables  qui  m'écoutaient.  Alors,  pour 
augmenter  la  confiance,  je  décrivis  des  ap- 
pareils de  bois  que  j'avais  imaginés,  pro 
près  à  la  fois  à  l'attaque  et  à  la  défense,  et 
l'enthousiasme  renaquit,  les  peuples  applau- 
dirent ma  parole  et  les  chefs  mirent  leur 
commandement  à  mes  pieds. 


IV 

Métamorphoses  de  l'Armement 

Les  jours  suivants,  je  fis  abattre  un  grand 
nombre  d'arbres,  et  je  donnai  le  modèle  de 


71»  LES  XIPÉHUZ 


légères  barrières  portatives  dont  voici  la 
description  sommaire:  un  châssis  long  de 
six,  large  de  deux  coudées,  relié  par  des 
barreaux  à  un  châssis  intérieur  d'une  lar- 
geur d'une  coudée  sur  une  longueur  de 
cinq.  Six  hommes  (deux  porteurs,  deux 
guerriers  armés  de  grosses  lances  de  bois 
obtuses,  deux  autres  également  armés  de 
lances  de  bois,  mais  à  très  fines  pointes  mé- 
talliques, et  pourvus,  en  outre,  d'arcs  et  de 
flèches)  pouvaient  y  tenir  à  l'aise,  et  circu- 
ler en  forêt,  abrités  contre  le  choc  immédiat 
des  Xipéhuz.  Arrivés  à  portée  de  l'ennemi, 
les  guerriers  pourvus  de  lances  obtuses 
devaient  frapper,  renverser,  forcer  l'ennemi 
à  se  découvrir,  et  les  archers-lanciers  de- 
vaient viser  les  étoiles,  soit  de  la  lance,  soit 
de  l'arc,  suivant  l'éventualité.  Comme  la  hau- 
teur moyenne  des  Xipéhuz  atteignait  un 
peu  au-delà  d'une  coudée  et  demie,  je  dis- 
posai les  barrières  de  façon  que  le  châssis 
extérieur    ne    dépassât    pas,    pendant    la 


XIPÉHUZ  71 


marche,  une  hauteur  au-dessus  du  sol  su- 
périeure a  une  coudée  et  un  quart,  et  pour 
cela  il  suffisait  d'incliner  un  peu  les  sup- 
ports qui  le  reliaient  au  châssis  intérieur 
porté  à  main  d'homme.  Comme  d'ailleurs 
les  Xipéhuz  ne  savent  pas  franchir  les  obs- 
tacles abrupts,  ni  progresser  autrement  que 
debout,  la  barrière  ainsi  conçue  était  suffi- 
sante pour  abriter  contre  leurs  attaques 
immédiates.  Assurément,  ils  feraient  effort 
pour  brûler  ces  armes  nouvelles,  et  en  plus 
d'un  cas  ils  devaient  y  parvenir,  mais 
comme  leurs  feux  ne  sont  guère  efficaces 
hors  de  portée  de  flèche,  ils  étaient  forcés 
de  se  découvrir  pour  entreprendre  cette 
ealcination,  qui,  n'étant  pas  instantanée, 
permettait,  par  des  manœuvres  de  dépla- 
cement rapides,  de  s'y  soustraire  en  grande 
partie. 


72  LES  XIPÉHUZ 


La  deuxième  Bataille 

L'an  du  monde  22649,  le  onzième  jour  de 
la  huitième  lune.  Ce  jour  a  été  livrée  la  se- 
conde bataille  contre  les  Xipéhuz,  et  les 
chefs  m'ont  remis  le  commandement  su- 
prême. Alors,  j'ai  divisé  les  peuples  en  trois 
armées  et,  un  peu  avant  l'aurore,  j'ai  lancé 
quarante  mille  guerriers  contre  Kzour, 
armés  selon  le  système  des  barrières.  Cette 
attaque  a  été  moins  confuse  que  celle  du 
septième  jour.  Les  tribus  sont  entrées  len- 
tement dans  la  forêt,  par  petites  troupes 
disposées  en  bon  ordre,  et  la  rencontre  a 
commencé.  Elle  a  été  tout  à  l'avantage  des 
hommes  pendant  la  première  heure,  les 
Xipéhuz  ayant  été  complètement  déroutés 


LES  XIPÉHUZ  73 


par  la  tactique  nouvelle,  et  plus  de  cent  des 
Formes  ont  péri,  à  peine  vengées  par  la 
mort  d'une  dizaine  de  guerriers.  Mais,  la 
surprise  passée,  les  Xipéhuz  ont  commencé 
de  vouloir  brûler  les  barrières,  et  ont  pu, 
en  quelques  circonstances,  y  réussir.  Une 
manœuvre  plus  dangereuse  fut  celle  adoptée 
par  eux  vers  la  quatrième  heure  du  jour  : 
profitant  de  leur  vélocité,  des  groupes  de 
Xipéhuz,  serrés  les  uns  contre  les  autres, 
arrivaient  sur  les  barrières,  réussissaient  à 
les  renverser.  Il  périt  de  cette  façon  un  très 
grand  nombre  d'hommes,  si  bien  que,  l'en- 
nemi reprenant  l'avantage,  une  partie  de 
notre  armée  se  désespéra. 

Vers  la  cinquième  heure,  les  tribus  Zahe- 
lales  de  Khemar,  de  Djoh  et  une  partie  des 
Xisoastres  et  des  Sahrs  commencèrent  la 
déroute.  Voulant  éviter  une  catastrophe,  je 
dépêchai  des  courriers  protégés  par  de 
fortes  barrières  pour  annoncer  du  renfort. 
En  même  temps,  je  disposai  la  seconde  ar- 


LES  XIPÉHUZ 


mée  pour  l'attaque;  mais,  auparavant,  je 
donnai  des  instructions  nouvelles  :  c'est  que 
les  barrières  devaient  se  maintenir  par 
groupes  aussi  denses  que  le  permettait  la 
circulation  en  forêt,  et  se  disposer  en  carrés 
compactes  dès  qu'approchait  une  troupe  un 
peu  imposante  de  Xipéhuz,  sans  pour  cela 
abandonner  l'offensive. 

Cela  dit,  je  donnai  le  signal,  et,  en  peu  de 
temps,  j'eus  le  bonheur  de  voir  que  la  vic- 
toire revenait  aux  peuples  coalisés.  Enfin, 
vers  le  milieu  du  jour,  un  dénombrement 
approximatif,  portant  le  nombre  des  pertes 
de  notre  armée  à  deux  mille  hommes  et 
celles  des  Xipéhuz  à  trois  cents,  fit  voir 
dune  façon  décisive  les  progrès  accomplis, 
et  remplit  toutes  les  âmes  de  confiance  pour 
le  triomphe  définitif. 

Toutefois,  la  proportion  varia  légèrement 
à  notre  désavantage  vers  la  quatorzième 
heure,  les  Peuples  perdant  alors  quatre 
mille  individus  et  les  Xipéhuz  cinq   cents. 


LES  XIPÉHUZ  75 


C'est  alors  que  je  lançai  le  troisième  corps, 
et  la  bataille  atteignit  sa  plus  grande  inten- 
sité, l'enthousiasme  des  guerriers  grandis- 
sant de  minute  en  minute,  jusqu'à  l'heure 
où  le  soleil  fut  prêt  à  tomber  dans  l'Occi- 
dent. Vers  ce  moment,  les  Xipéhuz  repri- 
rent l'offensive  au  nord  de  Kzour,  et  un 
recul  des  Dzoums  et  des  Pjarvanns  me  fit 
concevoir  de  l'inquiétude.  Jugeant,  en  outre, 
que  la  nuit  serait  plus  favorable  à  l'ennemi 
qu'aux  nôtres,  je  fis  sonner  la  fin  de  la  ba- 
taille. Le  retour  des  troupes  se  fit  avec 
calme,  victorieusement,  et  une  grande  par- 
tie de  la  nuit  se  passa  à  célébrer  nos  succès. 
Ils  étaient  considérables  :  huit  cents  Xi- 
péhuz avaient  succombé,  leur  sphère  d'ac- 
tion était  réduite  aux  deux  tiers  de  Kzour. 
Il  est  vrai  que  nous  avions  laissé  sept  mille 
des  nôtres  dans  la  forêt;  mais  ces  pertes 
étaient  bien  inférieures,  proportionnellement 
au  résultat,  à  celles  de  la  première  bataille. 
Aussi,  rempli  d'espoir,  osai-je  alors  conce- 


76  MI'IIHV 


voir  le  plan  d'une  attaque  plus  décisive 
contre  les  deux  mille  six  cents  Xipéhuz  en- 
core existants. 


VI 

L'extermination 

L'an  du  monde  22649,  le  quinzième  jour 
de  la  huitième  lune. 

Quand  l'astre  rouge  s'est  posé  sur  les 
collines  orientales,  les  peuples  étaient  ran- 
gés en  bataille  devant  Kzour. 

L'âme  grandie  d'espérance,  j'ai  fini  de 
parler  aux  chefs,  et  les  cors  ont  sonné,  les 
lourds  marteaux  ont  retenti  sur  l'airain, 
et  la  première  armée  a  marché  contre  la 
forêt. 

Or,  les  barrières  étaient  plus  fortes,  un 
peu  plus  grandes,    et  renfermaient    douze 


LES  XIPÉHUZ  77 


hommes  au  lieu  de  six,  sauf  un  tiers  envi- 
ron qui  étaient  construites  d'après  l'idée 
ancienne. 

Ainsi,  elles  devenaient  plus  difficiles  à 
brûler  comme  à  renverser. 

Les  premiers  moments  du  combat  ont 
été  heureux,  et,  après  la  troisième  heure, 
quatre  cents  Xipéhuz  étaient  exterminés, 
et  deux  mille  des  nôtres  seulement.  Encou- 
ragé par  ces  bonnes  nouvelles,  je  lançai  le 
deuxième  corps.  L'acharnement  de  part  et 
d'autre  devint  alors  épouvantable,  nos  com- 
battants s'accoutumant  au  triomphe,  et  les  an- 
tagonistes déployant  l'opiniâtreté  d'une  noble 
race.  De  la  quatrième  à  la  huitième  heure, 
nous  ne  sacrifiâmes  pas  moins  de  dix  mille 
vies  ;  mais  les  Xipéhuz  les  payèrent  de 
mille  des  leurs,  si  bien  que  mille  seulement 
restaient  dans  les  profondeurs  de  Kzour. 

De  ce  moment,  je  compris  que  l'Homme 
aurait  la  possession  du  monde,  et  mes  der- 
nières inquiétudes  s'apaisèrent. 


78  LE8  &IPÉHUZ 


Pourtant,  à  la  neuvième  heure,  il  y  eut 
une  grande  ombre  sur  notre  victoire.  A  ce 
moment,  les  Xipéhuz  ne  se  montraient  plus 
que  par  masses  énormes  dans  les  clairières, 
dérobant  leurs  étoiles,  et  il  devenait  pres- 
que impossible  de  les  renverser.  Animés 
par  la  bataille,  beaucoup  des  nôtres  se 
ruaient  sur  ces  masses.  Alors,  d'une  évo- 
lution rapide,  un  gros  de  Xipéhuz  se  dé- 
tachait, renversait,  massacrait  les  témé- 
raires. 

Un  millier  périt  ainsi,  sans  perte  sensible 
pour  l'ennemi;  ce  que  voyant,  des  Pjar- 
vanns  crièrent  que  tout  était  fini,  et  une 
panique  prévalut  qui  mit  plus  de  dix  mille 
hommes  en  fuite,  un  grand  nombre  ayant 
même  l'imprudence  d'abandonner  les  bar- 
rières pour  aller  plus  rapidement.  Il  leur 
en  coûta.  Une  centaine  de  Xipéhuz,  mis  à 
leur  poursuite,  abattit  plus  de  deux  mille 
Pjarvanns  et  Zahelals,et  répouvante  com- 
mença de  se  répandre  sur  toutes  nos  lig 


LES  XIPÉHUZ  79 


Quand  les  coureurs  m'apportèrent  cette 
funeste  nouvelle,  je  compris  que  la  journée 
serait  perdue  si  je  ne  réussissais,  par  quel- 
que rapide  manœuvre,  à  reprendre  les  po- 
sitions perdues.  Immédiatement,  je  fis  por- 
ter aux  chefs  de  la  troisième  armée  l'ordre 
de  l'attaque,  et  j'annonçai  que  j'en  pren- 
drais le  commandement.  Puis,  je  portai 
rapidement  ces  réserves  dans  la  direction 
d'où  venaient  les  fuyards,  et  nous  nous 
trouvâmes  bientôt  face  à  face  avec  les  Xi- 
péhuz  poursuivis.  Entraînés  par  l'ardeur  de 
leur  tuerie,  ceux-ci  ne  se  reformèrent  pas 
assez  vite,  et,  en  peu  d'instants,  je  les  eu 
fait  envelopper:  très  peu  échappèrent,  et 
l'acclamation  immense  de  notre  victoire  alla 
rendre  courage  aux  nôtres. 

Dès  lors,  je  n'eus  pas  de  peine  à  refor- 
mer l'attaque,  et  notre  manœuvre  se  borna 
constamment  à  détacher  des  segments  des 
groupes  ennemis,  puis  à  envelopper  ces 
segments  et  à  les  anéantir. 


80  LES  XIPÉHUZ 


Bientôt,  concevant  combien  cette  tactique 
leur  était  défavorable,  les  Xipéhuz  recom- 
mencèrent contre  nous  la  lutte  en  petits 
corps,  et  le  massacre  de  deux  races,  dont 
Tune  ne  pouvait  exister  que  par  l'anéantis- 
sement de  l'autre,  redoubla  effroyablement. 
Mais  tout  doute  sur  l'issue  finale  disparais- 
sait des  âmes  les  plus  pusillanimes.  Vers  la 
quatorzième  heure,  c'est  à  peine  s'il  restait 
cinq  cents  Xipéhuz  contre  plus  de  cent 
mille  hommes,  et  ce  petit  nombre  d'anta- 
gonistes était  de  plus  en  plus  enfermé  dans 
des  frontières  étroites,  un  sixième  environ 
de  la  forêt  de  Kzour,  ce  qui  facilitait  extrê- 
mement nos  manœuvres. 

Cependant,  le  crépuscule  ruisselait  en 
rouge  lumière  à  travers  les  arbres,  et  crai- 
gnant les  embûches  de  l'ombre,  je  fis  inter- 
rompre le  combat. 

L'immensité  de  la  victoire  dilatait  toutes 
les  âmes,  et  les  chefs  parlèrent  de  m'offrir 
la  souveraineté  des  peuples.  Mais  je  leur 


LES  XIPEHUZ  81 


conseillai  de  ne  jamais  confier  les  desti- 
nées de  tant  d'hommes  à  une  pauvre 
créature  faillible,  mais  d'adorer  l'Unique, 
et  de  prendre  pour  chef  terrestre  la  Sa- 
gesse. 


VII 


DERNIÈRE  PÉRIODE  DU   LIVRE  DE 
BAKHOUN 


La  Terre  appartient  aux  Hommes.  Deux 
jours  de  combat  ont  anéanti  les  Xipéhuz, 
et  tout  le  domaine  occupé  par  les  deux  cents 
derniers  a  été  rasé,  chaque  arbre,  chaque 
plante,  chaque  brin  d'herbe  a  été  abattu.  Et 
j'ai  achevé,  pour  la  connaissance  des  peu- 
ples futurs,  aidé  par  Loûm,  Azah  et  Simhô, 
mes  fils,  d'inscrire  leur  histoire  sur  des  ta- 
bles de  granit. 

Et  me  voici  seul,  au  bord  de  Kzour,  dans 
la  nuit  pâle.   Une  demi-lune  de  cuivre  se 


LES  XIPÉHUZ 


tient  sur  le  Couchant.  Les  lions  rugissent 
aux  étoiles.  Le  fleuve  erre  lentement  parmi 
les  saules,  et  sa  voix  éternelle  raconte  le 
temps  qui  passe,  la  mélancolie  des  choses 
périssables.  Et  j'ai  enterré  mon  front  dans 
mes  mains,  et  une  plainte  est  montée  de 
mon  cœur.  Car,  maintenant  que  les  Xipéhuz 
ont  succombé,  mon  âme  les  regrette,  et  je 
demande  à  l'Unique  quelle  Fatalité  a  voulu 
que  la  splendeur  de  la  Vie  soit  souillée  par 
les  ténèbres  du  Meurtre  I 


FIN. 


TABLE 


Pages. 

I.  —  Les  Formes 5 

II.  —  Expédition  hiératique 15 

III.  —  Les  Ténèbres 21 

IV.  —  Bakhoûn 25 

V.  —  Puisé  au  livre  de  Bakhoûn 31 

VI.  —  Seconde  période  du  livre  de  Bakhoûn.   .    .  53 

LIVRE  DEUXIÈME. 

Troisième  période  du  livre  de  Bakhoûn  .    .  59 

VIL  — Dernière  période  du  livre  de  Bakhoûn.   .    .  83 


Paris.  —  Typographie  A. -M.  Beaudelot,  9,  place  des  Vosges. 


} 


u 


~9St.  ^ 


s  . 


J* 


^ 


\ 


*> 


r* 


/  ! 

~  \  V 

—               ?" 

A 

.*< 


J 


- 


-< 


I* 


\ 


y  •*' 


"N* 


* 


( 


i*  S 


A  3 


j   ~- 


V 


4 


i 


PQ     Rosny,  J.H.  aine* 
2635      Les  Xiplhuz 
056X5 


/ 


M 


-*v 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


\ 


4 


i 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


i 


/