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LES XIPÉHUZ
DU MÊME AUTEUR
Nell Horn. roman de mœurs lon.lonniennes.
Le Bilatéral, roman de mœura révolutionnaire*
siennes.
L'Immolation.
Les Corneilles, roman contemporain.
Pour paraître prochainenu
Nouvelles londonniennes.
Le Livre étoile, roman.
La Légende sceptique.
Grisailles, poésies.
En préparation.
Marc Fane, roman de mœurs parisiennes.
La Génération montante (silhouettes littéraire
La Transformation littéraire (critique).
'
e>^/s.Q>
J.-H. ROSNY
LES
XIPÉHUZ
PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
ALBERT SA'VINE, ÉDITEUR
18, RUE DROUOT, 18
1888
b
LES XIPÉHUZ
i
LES FORMES
C'était mille ans avant le massement civi-
lisateur d'où surgirent plus tard Ninive,
Babylone, Ecbatane.
La tribu nomade de Pjehou, avec ses
ânes, ses chevaux, son bétail, traversait la
forêt farouche de Kzour, vers le crépuscule
du soir, dans l'océan de la mer oblique, et
le chant du déclin s'enflait, planait, descen-
dait des nichées harmonieuses.
LES XIPÉHUZ
Tout le monde (Haut 1res las, on se taisait,
en <iuôt<> d'une belle clairière où la tribu
put allumer le feu sacré, faire le repas du
soir, dormir à l'abri des brutes, derrière la
double rampe de brasiers rouges.
Les nues s'opalisèrent, les contrées poly-
chromes vaguèrent aux quatre "horizons, les
dieux nocturnes soufflèrent le chant ber-
ceur, et la tribu marchait encore. Un éclai-
reur reparut au galop, annonçant la clai-
rière et l'onde, une source pure.
La tribu poussa trois longs cris et tous
allèrent plus vite; des rires puérils s'épan-
chèrent ; les chevaux et les unes mêmes,
accoutumés à reconnaître l'approche de la
halte d'après le retour des coureurs et les
acclamations des nomades, fièrement dres-
saient l'encolure.
La clairière apparut. La source charmante
y trouait sa route entre des mousses et des
arbustes, et une fantasmagorie se montra
aux nomades.
LES XIPÉHUZ
C'était d'abord un grand cercle de cônes
bleuâtres, translucides, la pointe en haut,
chacun du volume à peu près de la moitié
d'un homme. Quelques raies claires, quel-
ques circonvolutions sombres, parsemaient
leur surface, et tous avaient vers la base
une étoile éblouissante comme le soleil à la
moitié du jour. Plus loin, aussi excen-
triques, des strates se posaient vertica-
lement, assez semblables à de l'écorce de
bouleau et madrés d'ellipses multicolores.
Et il y avait encore, de ci, de là, des Formes
quasi-cylindriques, variées d'ailleurs, les
unes minces et hautes, les autres basses et
trapues, toutes de coujeur bronzée, poin-
tillées de vert, toutes possédant, comme
les strates, le caractéristique point de lu-
mière.
La tribu regardait, ébahie. Une supers-
titieuse crainte figeait les plus braves, gros-
sissante encore quand les Formes se pri-
rent à onduler dans les ombres grises de la
LES X1PÉIIUZ
clairière. Et soudain, les étoiles tremblant..
vacillant, les cônes s'allongèrent, les cy-
lindres et les strates bruissèrent comme
de l'eau jetée sur une flamme, tous progres-
sant vers les nomades avec une vitesse accé-
graduellement.
Toute la tribu, dans l'ensorcellement de
ce prodige, ne bougeait point, continuait à
regarder, et les Formes l'abordèrent. Le
choc fut épouvantable. Guerriers, femi
enfants, par grappes, croulaient sur le sol
de la forêt, mystérieusement frappés comme
du glaive de la foudre. Alors, aux survi-
vants, la ténébreuse terreur rendit la force,
les ailes de la fuite agile. Et les For:
massées d'abord, ordonnées par rai
s'éparpillèrent autour de la tribu, attael
aux fuyards, impitoyables. L'affreuse at-
taque, pourtant, n'était pas infaillible, tuait
les uns, étourdissait les autres, jamais ne
blessait. Quelques gouttes rouges jaillis-
saient des narines, des yeux, des oreilles
LES XIPEHUZ
des agonisants, mais les autres, intacts,
bientôt se relevaient, reprenaient la course
fantastique dans le blêmissement crépuscu-
laire.
Quelle que fût la nature des Formes, elles
agissaient à la façon des êtres, nullement
à la façon des éléments, ayant comme des
êtres l'inconstance et la diversité des allures,
choisissant évidemment leurs victimes, ne
confondant pas les nomades avec les plantes
et même les animaux.
Bientôt les plus véloces fuyards perçurent
qu'on ne les poursuivait plus. Epuisés, dé-
chirés, ils osèrent se retourner une seconde,
épier. Au loin, entre les troncs noyés
d'ombre, continuait la poursuite resplendis-
sante. Et les Formes, préférablement, pour-
chassaient, massacraient les guerriers, sou-
vent dédaignaient les faibles, la femme, l'en-
fant.
Ainsi, à distance, dans la nuit toute
venue, la scène était plus surnaturelle, plus
te
r - ; ;- e" .es
Il fuite.
L :.-: «s ■•■ ît:?:-. . ?.: i fs -::.-.■ :'t>
les on enfants, les
i? U poxrsui:e mu delà
lire. fit quelque lasse, impo-
tente que foi la victime, même évanouie,
ifs :ut :e::e :: : .::i:e liea'.f -:.■.: :. ■ e
'--.-= :-S . .-*?.. ,:. : :-- - .. :::::::
.— _f: - uii.iies .rs ''-y:::; .s :srre:::
attendre leurs cocQpo«u:us. leurs
leurs pauvres petite érhapprs à la
.. : fux u r :-:$. il:: r.i i -L . : 1
jar le surhumain de FaTenture, re-
:: .u- * u:. ;*r- if - - .ie ..- . ..:. -
.. : :er. f u.:-: u:hi li ? ir . ..-' 1 . : _-
j - : : ' .es - t t*
Alors, un à un, Tinrent les misérables,
êdopês. se traînaient sur les
I ■ feaeaae-aeipeBt avec l'ir.i : r - -
QPÉHUZ 11
table force maternelle, avaient gardé, ras-
semblé, porté le fruit de leurs entrailles à
travers la mêlée hagarde. Et beaucoup
d'ânes, de chevaux, de bétail, revinrent,
moins affolés que les hommes.
Nuit lugubre et passée dans le silence,
sans sommeil, où les guerriers sentirent
continuellement trembler leurs vertèbres!
Mais l'aube vint, s'insinua pâle à travers
les gros feuillages, puis la fanfare aurorale,
de couleurs, d'oiseaux retentissants, exhorta
à vivre, à rejeter les terreurs de la nuit.
Le héros, le chef naturel, rassemblant la
foule par groupes, commença le dénom-
brement de la tribu. La moitié des guer-
riers, deux cents, manquait, avait proba-
blement succombé. Beaucoup moindre était
la perte des femmes, et presque nulle celle
des enfa
Quand ce dénombrement fat terminé,
qu'on eut rassemblé les bêtes de somme,
(peu manquaient, par la supériorité de lins-
12 SCIPÉHUZ
tinct sur la raison pendant les débâcles,)
le Héros disposa la tribu suivant l'arran-
gement accoutumé, puis, ordonnant de l'at-
tendre, seul, pôle, se dirigea vers la clai-
rière. Nul, môme de loin, n'osa le suivre.
11 se dirigea là où les arbres s'espaçaient
largement, dépassa légèrement la limite
observée lu veille et regarda.
Au loin, dans la transparence fraîcbe du
mut in, coulait la jolie source, et, sur les
bords, réunie, la troupe fantastique des
Formes resplendissait. Leur couleur avait
varié. Les cônes étaient plus compactes,
leur teinte turquoise ayant verdi, les Cylin-
dres se nuaient de violet et les Sti
ressemblaient à du cuivre vierge. Mais
chez toutes, l'étoile pointait ses rayons
qui, même a la lumière diurne, éblouis-
saient.
Le métamorphose s'étendant aux contours
des fastamagoriques Entités, des cônes ten-
daient à s'élargir en cylindres, des cylindres
LES XIPÉHUZ 13
se déployaient, tandis que des strates se cur-
vaient partiellement.
Mais, comme la veille, tout à coup les
Formes ondulèrent, leurs Étoiles se prirent
à palpiter, et le Héros, lentement, repassa
la frontière de Salut.
II
EXPÉDITION HIÉRATIQUE
La tribu de Pjehou s'arrêta à la porte du
grand Tabernacle nomade et les chefs seuls
entrèrent. Dans le fond rempli d'astres,
sous l'image mâle du Soleil, se tenaient les
trois grands-prêtres, et plus bas qu'eux, sur
les degrés dorés, les douze sacrificateurs
inférieurs.
Le Héros s'avança, dit au long la terrifique
aventure de la forêt de Kzour, et les prêtres
écoutaient, très graves, étonnés, sentant un
amoindrissement de leur puissance devant
cette aventure extra-humaine.
16 LES XIPEHUZ
Alors, le suprême grand-prêtre exigea que
la tribu offrît douze taureaux, sept onagres,
trois étalons au Soleil. Il reconnut aux
Formes les attributs divins, et après les
sacrifices résolut une expédition hiératique.
Tous les prêtres, tous les chefs de la na-
tion zahelal devaient y assister.
Et des messagers parcoururent les monts
et les plaines à cent lieues autour de la
place où s'éleva plus tard PEcbatane des
mages. Partout la ténébreuse histoire faisait
se dresser le poil des hommes, partout les
chefs obéirent précipitamment à l'appel sa-
cerdotal.
Un matin d'automne, le Mâle perça les
nues, inonda le Tabernacle, atteignit l'autel
où fumait un cœur saignant de taureau, et
les grands-prêtres, les immolateurs, cin-
quante chefs de tribus, poussèrent le cri
triomphal. Cent mille nomades, au dehors,
foulant la rosée fraîche, répétèrent la cla-
meur, tournant leurs têtes tannées vers la
LES XIPÉI1UZ 17
prodigieuse forêt de Kzour mollement fris-
sonnante. Le présage était favorable.
Alors, les prêtres en tête, tout un peuple
marcha à travers les bois. Dans l'après-
midi, vers trois heures, le héros de Pjehou
arrêta les prêtres. La grande clairière
roussie par l'automne, un flot de feuilles
mortes cachant ses mousses, s'étendait avec
majesté, et sur les bords de la source, les
prêtres aperçurent ce qu'ils venaient ado-
rer et apaiser, les Formes. Elles étaient
douces à l'œil,, sous l'ombre des arbres,
avec leurs nuances tremblantes, le feu pur
de leurs étoiles, leur tranquille évolution au
bord de la source.
— Il faut, dit le grand-prêtre suprême,
ici offrir le sacrifice et qu'ils sachent que
nous nous soumettons à leur puissance.
Tous les vieillards s'inclinèrent. Une voix
s'éleva, cependant. C'était Yushik, de la
tribu de Nim, un jeune compteur d'astres,
pâle veilleur prophétique, de débutante rc-
18 LES X1PKIII7.
nommée, qui demanda audacieusement
d'approcher davantage des Formes.
Mais les vieillards, blanchis dans l'art des
sages paroles, triomphèrent, et l'autel fut
construit, la victime amenée (un éblouissant
étalon, un superbe serviteur de l'homme).
Alors, dans le silence, la prosternation
d'un peuple, le couteau d'airain trouva le
noble cœur de l'animal. Une grande plainte
s'éleva. Et le grand-prêtre :
— Êtes-vous apaisés, ô dieux V
Là-bas, parmi les troncs silencieux, les
Formes circulaient toujours, se faisant re-
luire, préférant les places où le soleil cou-
lait en ondes plus denses.
— Oui, oui, cria l'enthousiaste, ils sont
apaisés !
Et saisissant le cœur chaud de l'étalon,
sans que le grand-prêtre, curieux, pronon-
çai une parole, Yushik se lança à travers
la clairière. Des fanatiques, avec des hurle-
ments, le suivirent. Lentement, les Formes
LES XIPEHUZ 19
ondulaient, se massant, rasant le sol, puis,
soudain, véloces, précipitées sur les témé-
raires, un lamentable massacre épouvanta
les cinquante tribus.
Six ou sept, à grand effort, poursuivis
avec acharnement, purent atteindre' la li-
mite. Le reste avait vécu et Yushik avec
eux.
— Ce sont des dieux inexorables l dit
solennellement le suprême grand- prêtre.
Alors un conseil s'assembla, le véné-
rable conseil des prêtres, des vieillards, des
chefs.
Et ils décidèrent de tracer, au delà de la
limite du Salut, une enceinte de pieux, et
de forcer pour la détermination de l'enceinte
des esclaves à s'exposer à l'attaque des
Formes sur tout le pourtour successi-
vement.
Et cela fut fait. Sous menace de mort, des
esclaves entrèrent dans l'enceinte. Très-peu,
pourtant, y périrent, par l'excellence des
20 XIPÉHUZ
précautions, et la frontière se trouva fer-
mement établie, rendue à tous visible par
son pourtour de pieux.
Ainsi finit heureusement l'expédition hié-
ratique, et les Zuhelals se crurent abrités
contre le subtil ennemi.
III
LES TÉNÈBRES
Mais le système préventif préconisé par
le conseil, bientôt fut démontré impuissant.
Au printemps suivant, les tribus Hertoth
et Nazzum passant près de l'enceinte des
pieux, sans défiance, un peu en désordre,
furent cruellement assaillies par les Formes
et décimées.
Les chefs qui échappèrent au massacre ra-
contèrent au grand conseil Zahelai que les
Formes étaient maintenant beaucoup plus
nombreuses qu'à l'automne passé. Toutefois,
comme auparavant, elles limitaient leur
poursuite, mais les limites s'étaient élargies.
22 LES XIPÉHUZ
Ces nouvelles consternèrent le peuple, et
il y eut un grand deuil et de grands sacri-
fices. Puis, le conseil résolut de détruire la
forêt de Kzour par le feu.
Malgré tous les efforts on ne put incen-
dier que la lisière.
Alors, les prêtres, au désespoir, consa-
crèrent la forêt, défendirent à quiconque d'y
entrer. Et deux étés s'écoulèrent.
Une nuit d'octobre, le campement en-
dormi de la tribu Zulf, à deux portées d'arc
de la forêt fatale, fut envahi par les Formes.
Trois cents guerriers perdirent encore la vie.
Alors une histoire sinistre, dissolvante,
mystérieuse, alla de tribu en tribu, mur-
murée à l'oreille, le soir, aux larges nuits
astrales de la Mésopotamie. L'homme allait
périr. L'autre, toujours élargi, dans les fo-
rêts, sur les plaines, indestructible, jour par
jour dévorerait la race déchue. Et la confi-
dence, craintive et noire, hantait les pauvres
cervaux, à tous durement ôtait la force de
LES XIPÉHUZ 23
lutte, le superbe optimisme des jeunes
races. L'homme errant, rêvant à cela,
n'osait plus aimer les somptueux pâturages
natals, cherchait en haut, de sa prunelle ac-
cablée, l'arrêt des constellations. Ce fut l'an
mil des peuples enfants, le glas de la fin du
monde, ou, peut-être, la résignation de
l'homme rouge des savanes indiennes.
Et dans cette angoisse, les primitifs mé-
diateurs venaient à un culte amer, un culte
de mort que prêchaient de pales prophètes,
le culte des Ténèbres plus puissantes que les
Astres, des Ténèbres qui devaient engloutir,
dévorer la sainte Lumière, le feu resplen-
dissant. Partout, aux abords des solitudes,
on rencontrait immobiles, amaigries, des
silhouettes d'inspirés, des hommes de si-
lence, qui, par périodes, se répandant parmi
les tribus, contaient leurs épouvantables
rêves, le Crépuscule de la grande Nuit appro-
chante, du Soleil agonisant.
IV
BAKHOUN
Or, à cette époque, vivait un homme ex-
traordinaire, nommé Bakhoûn, issu de la
tribu de Ptuh et frère du premier grand-
prêtre des Zahelals. De bonne heure, il avait
quitté la vie nomade, fait choix d'une belle
solitude, entre quatre collines, dans un
mince et vivant vallon où roulait le filet
mince et chanteur d'une source. Des quar-
tiers de rocs lui avaient fait la tente fixe, la
demeure cyclopéenne. La patience, l'aide
ménagée de quatre chevaux, lui avaient créé
l'opulence, des récoltes réglées. Ses quatre
femmes, ses trente enfants, y vivaient de la
vie d'Eden.
26 LES XIPÉHUZ
Bakhoûn professait des idées singulières,
qui l'eussent fait lapider sans le respect des
Zahelals pour son frère aîné, le grand-prêtre
suprême.
Premièrement, il croyait que la vie séden-
taire, la vieà place fixe, était préférable à la
vie nomade, ménageait les forces de
l'homme au profit de l'esprit.
Secondement, il pensait que le Soleil, la
Lune et les Étoiles n'étaient pas des dieux,
mais des masses lumineuses;
Troisièmement, il disait que l'homme ne
doit réellement croire qu'aux choses prou-
vées par l'expérience.
Les Zahelals lui attribuaient des pouvoirs
magiques, et les plus téméraires, parfois,
se risquaient à le consulter. Ils ne s'en re-
pentaient jamais. On avouait qu'il avait sou-
vent aidé des tribus malheureuses en leur
distribuant des vivres. Il ne secourait d'ail-
leurs que ceux qui étaient réellement misé-
rables, et, involontairement, les barbares
LES XIPÉHUZ 27
respectaient les refus toujours justes du la-
boureur.
Or, à l'heure noire, quand apparut la
mélancolique alternative d'abandonner des
contrées fécondes ou d'être détruites par des
divinités inexorables, les tribus songèrent
à Bakhoûn, et les prêtres eux-mêmes,
après des luttes d'orgueil, lui députèrent
trois des plus considérables de leur ordre.
Bakhoûn prêta la plus anxieuse attention
aux récits, les faisant répéter, posant des
questions nombreuses et précises. Il de-
manda deux jours de méditations. Ce
temps écoulé, il annonça simplement qu'il
allait se consacrer à l'étude des Formes.
Les tribus furent un peu désappointées,
car on avait espéré que Bakhoûn pourrait
délivrer le pays par sorcellerie. Néanmoins,
les chefs se montrèrent heureux de sa
décision et en espérèrent de grandes choses.
Alors, Bakhoûn s'établit aux abords de
la forêt de Kzour, se retirant à l'heure du
28 LES XII'Klll'/
. et, lout le jour, il observait, monté
sur le plus rapide étalon de Chaldée. Bien-
tôt, convaincu de le supériorité du splen-
dide animal sur les plus agiles des Formes,
il [>ut commence!- son étude hardie et mi-
nutieuse des ennemis de l'Homme, -
étude à laquelle nous devons le grand livre
anti-cunéiforme de soixante grandes belles
tables, le plus beau livre lapidaire qu<
âges nomades aient légué aux races mo-
dernes.
C'est dans ce livre, admirable de patiente
observation, de sobriété, que se trouve
constaté un système de vie absolument dis-
semblable de nos règnes animal et végétal,
système que Bakhoûn avoue humblement
n'avoir pu analyser que dans son apparence
la plus grossière, la plus extérieure. 11 est
impossible à l'Homme de ne pas frissonner
en lisant cette monographie des êtres que
Bakhoûn nomme les Xipéhuz, ces détails
désintéressés, jamais poussés au merveil-
LES XIPÉHUZ 29
leux systématique, que l'antique scribe ré-
vèle sur leurs actes, leur mode de progres-
sion, de combat, de génération, et qui
démontrent que la race humaine a été au
bord du Néant, que la Terre a failli être le
patrimoine d'un Règne dont nous avons
perdu jusqu'à la conception.
Il faut lire la merveilleuse traduction de
M. Dessault, ses découvertes inattendues
sur la linguistique pré-assyrienne, décou-
vertes plus admirées malheureusement à
l'étranger, — en Angleterre, en Allemagne,
— que dans sa propre patrie. L'illustre sa-
vant a daigné mettre à notre disposition les
passages saillants du précieux ouvrage, et ces
passages, que nous offrons ci-après au pu-
blic, peut-être inspireront l'envie de parcou-
rir les superbes traductions du Maître (1).
(1) Les Précurseurs de Ninive, par B. Dessauli,
édition in-8°, chez Galmann-Lévy. Dans l'intérêt du le. -
teur, j'ai converti l'extrait du livre de Bakhoûn, ci-apnV ,
en langage scientifique moderne.
PUISÉ AU LIVRE DE BAKHOUN
Les Xipéhuz sont évidemment des Vi-
vants. Toutes leurs allures décèlent la vo-
lonté, le caprice, l'association, l'indépen-
dance partielle qui fait distinguer l'Être
animal de la plante ou de la chose inerte.
Quoique leur mode de progression ne
puisse être défini par comparaison, — c'est
un simple glissement sur terre, — il est
aisé de voir qu'ils le dirigent à leur gré.
On les voit s'arrêter brusquement, se tour-
ner, s'élancer à la poursuite les uns des
32 LES XIPÉHUZ
autres, se promener par deux, par trois,
manifester des préférences qui leur feront
quitter un compagnon pour aller au loin
en rejoindre un autre. Ils n'ont point la
faculté d'escalader les arbres, mais ils réus-
sissent à tuer les oiseaux en les attirant par
des moyens indécouvrables. On les voit
souvent cerner des bêtes sylvestres ou les
attendre derrière un buisson, et ils ne man-
quent jamais de les tuer et de les consu-
mer ensuite. On peut poser comme règle
qu'ils tuent tous les animaux indistincte-
ment, s'ils peuvent les atteindre, et cela
sans motif apparent, car ils ne les consom-
ment point, mais les réduisent simplement
en cendres.
Leur manière de consumer n'exige pas
de bûcher : le point incandescent qu'ils ont
à leur base suffit à cette opération. Ils se
réunissent à dix ou à vingt, en cercle, au-
tour des gros animaux tués, et font con-
verger leurs rayons sur la carcasse. Pour
LES XIPÉHUZ 33
les petits animaux, — les oiseaux, par
exemple, — les rayons d'un seul Xipéhuz
suffisent à l'incinération. Il faut remarquer
que la chaleur qu'ils peuvent produire n'est
point instantanément violente. J'ai souvent
reçu sur la main le rayonnement d'un Xi-
péhuz et la peau ne commençait à s'échauf-
fer qu'après quelque temps.
Je ne sais s'il faut dire que les Xipéhuz
sont de différentes formes, car tous peuvent
se transformer successivement en cônes,
cylindres et strates, et cela en un seul jour.
Leur couleur varie continuellement, ce que
je crois devoir attribuer, en général, aux
métamorphoses de la lumière depuis le ma-
tin jusqu'au soir et depuis le soir jusqu'au
matin. Cependant quelques variations de
nuances paraissent dues au caprice des in-
dividus et spécialement à leurs passions, si
je puis dire, et constituent ainsi de vérita-
tables expressions de physionomie, dont
j'ai été parfaitement impuissant, malgré une
34 LES XIPÉHUZ
étude ardente, à déterminer les plus simples
autrement que par hypothèses. Ainsi, ja-
mais je n'ai pu, par exemple, distinguer
une nuance colère d'une nuance douce, ce
qui aurait été assurément la première dé
couverte en ce genre.
J'ai dit leurs passions. Précédemment j'ai
déjà remarqué leurs préférences, ce que je
nommerais leurs amitiés, lis ont leurs
haines aussi. Tel Xipéhuz s'éloigne cons-
tamment de tel autre et réciproquement.
Leurs colères paraissent violentes. J'en ai
vu s'entrechoquer avec des mouvements
identiques à ceux qu'on observe lorsqu'ils
attaquent les gros animaux ou les hommes,
et ce sont même ces combats qui m'ont ap-
pris qu'ils n'étaient point immortels, comme
je me sentais d'abord disposé à le croire,
car deux ou trois fois j'ai vu des Xipéhuz
succomber dans ces rencontres, c'est-à-dire
tomber, se condenser, se pétrifier. J'ai pré-
cieusement conservé quelques-uns de ces
LES XIPEHUZ 35
bizarres cadavres (1), et peut-être pourront-
ils plus tard servir à découvrir la nature
des Xipéhuz. Ce sont des cristaux jaunâtres
disposés irrégulièrement et striés de filets
bleus.
De ce que les Xipéhuz n'étaient point im-
mortels, j'ai dû déduire qu'il devait être
possible de les combattre et de les vaincre,
peut-être, et j'ai depuis lors commencé la
série d'expériences combattantes dont il
sera parlé plus loin.
Comme les Xipéhuz rayonnent toujours
suffisamment pour être aperçus à travers
les fourrés et même derrière les gros
troncs, — une grande auréole émane d'eux
en tous sens et avertit de leur approche, —
(1) Le Kensington Muséum, à Londres, et M. Dessault
lui-même possèdent quelques débris minéraux, en tout
semblables à ceux décrits par Bakhoûn, que l'analyse
chimique a été impuissante à décomposer ou à combiner
avec d'autres substances, et qui ne peuvent, en consé-
quence, entrer dans aucune nomenclature des corps
connus.
XIPÉHUZ
j'ai pu me risquer souvent dans la forêt
même, me fiant à la vélocité de mon étalon
à la moindre alerte. Là, j'ai tenté de décou-
vrir s'ils se construisaient des abris, mais
j'avoue avoir échoué en cette recherche. Ils
ne meuvent ni les pierres, ni les plantes, et
paraissent étrangers à toute espèce d'indus-
trie tangible et visible, seule industrie ap-
préciable à l'observation humaine. Ils n'ont
conséquemment point d'armes, selon le
sens par nous attribué à ce mot. Il est cer-
tain qu'ils ne peuvent tuer à distance : tout
animal qui a pu fuir sans subir le contact
immédiat d'un Xipéhuz a infailliblement
échappé, et de cela j'ai été maintes fois té-
moin.
Ainsi que l'avait déjà remarqué la mal-
heureuse tribu de Pjehou, ils ne peuvent
franchir certaines barrières idéales à la pour-
suite de leurs victimes. Mais ces limites se
sont toujours accrues d'année en année, de
mois en mois. J'ai dû en rechercher la cause.
LES XIPZHUZ 37
Or, cette cause ne semble être autre qu'un
phénomène de croissance collective et, com-
me la plupart des choses xipéhuzes, elle est
hermétique à l'intelligence de l'homme.
Brièvement, voici la loi : les limites de l'ac-
tion xipéhuze s'élargissent proportionnelle-
ment au nombre des individus, c'est-à-dire
que dès qu'il y a procréation de nouveaux
êtres, il y a aussi extension des frontières;
mais tant que le nombre reste invariable,
tout individu est totalement incapable de
franchir l'habitat attribué, — par la force
des choses (?) — à l'ensemble de la race.
Cette règle fait entrevoir une corrélation
plus intime entre la masse et l'individu
que la corrélation similaire remarquée
parmi les hommes et les animaux. On a vu
plus tard la réciproque de cette loi, car dès
que les Xipéhuz ont commencé à diminuer,
leurs frontières se sont proportionnellement
rétrécies.
Du phénomène de la procréation même
38 LES 5UPÉHUZ
j'ai peu à dire; mais ce peu est caractéris-
tique. D'abord, cette procréation se produit
quatre fois l'an, un peu avant les équinoxes
et les solstices, et seulement par les nuits
très pures. Les Xipéhuz se réunissent d'a-
bord par groupes de trois, et ces groupes,
graduellement, finissent par n'en former
qu'un seul étroitement amalgamé et dis-
posé en ellipse très longue. Ils restent ainsi
toute la nuit, et le matin jusqu'à l'ascension
maximum du Soleil. Lorsqu'ils se séparent,
on voit s'élever dans l'air des formes
gués, vaporeuses et énormes. Ces formes
se condensent lentement, se rapetissent, se
transforment au bout de dix jours en cl
ambrés, considérablement plus grands en-
core que les Xipéhuz adultes. Il faut
mois et quelques jours pour qu'elles attei-
gnent leur maximum de développement.
c'est-à-dire de rétrécissement. Au bout de
ce temps, elles deviennent semblables aux
autres êtres de leur règne, de couleurs et
LES XIPÉHUZ 39
de formes variables selon l'heure, le temps
et le caprice individuel. Quelques jours
après leur développement ou rétrécissement
intégral, les frontières d'action s'élargissent.
C'était, naturellement, un peu avant ce mo-
ment redoutable que je pressais les flancs
de mon bon Kouath, afin d'aller établir
mon campement plus loin.
Si les Xipéhuz ont des sens, c'est ce qu'il
n'est pas possible d'affirmer. Ils possèdent
certainement des appareils — organiques (?)
— qui leur en tiennent lieu. La facilité avec
laquelle ils perçoivent à de grandes distan-
ces la présence des animaux, mais surtout
celle de l'homme, annonce évidemment que
leurs organes d'investigation valent au
moins nos yeux. Je ne leur ai jamais vu
confondre un végétal et un animal, même
en des circonstances où j'aurais très bien
pu commettre cette erreur, trompé par la
lumière sub-branchiale, la couleur de l'ob-
jet, sa position. La circonstance de s'em-
',<• LES XIPÉHUZ
ployer à vingt pour consumer un gros ani-
mal, alors qu'un seul s'occupe de la calci-
nation d'un oiseau, prouve une entente cor-
recte des proportions, et cette entente
paraît plus parfaite si l'on observe qu'ils se
mettent dix, douze, quinze, toujours en rai-
son de la grosseur relative de la carcasse.
Un meilleur argument encore en faveur
soit de l'existence d'organes analogues à
nos sens, soit de leur intelligence, est la
façon dont ils agirent en attaquant nos tri-
bus, car ils s'attachèrent peu ou point aux
femmes et aux enfants, tandis qu'ils pour-
chassaient impitoyablement les guerriers.
Maintenant, — question la plus impor-
tante, — ont-ils un langage? Je puis ré-
pondre à ceci sans la moindre hésitation :
« Oui, ils ont un langage. » Et ce [an
se compose de signes parmi lesquels
ai pu même déchiffrer quelques-uns.
Supposons, par exemple, qu'un Xipéhuz
veuille parler à un autre. Pour cela, il lui
LES XIPÉHUZ 41
suffît de diriger les rayons de son étoile
vers le compagnon, ce qui est toujours
perçu instantanément. L'appelé, s'il mar-
che, s'arrête, attend. Le parleur, alors,
trace rapidement, sur la surface même de
son interlocuteur, — et il n'importe de quel
côté, — une série de courts caractères lu-
mineux, par un jeu de rayonnement tou-
jours émanant de la base, et ces caractères
restent un instant fixés, puis s'effacent.
L'interlocuteur, après une courte pause, ré-
pond.
Préliminairement à toute action de com-
bat ou d'embuscade, j'ai toujours vu les Xi-
péhuz employer les caractères suivants :
) — (— . Lorsqu'il était question de moi, —
et il en était souvent question, car ils ont
tout fait pour nous exterminer, mon brave
Kouath et moi, — les signes o— V) ont été
invariablement échangés, — parmi d'autres,
comme le mot ou la phrase )— (— donné
ci-dessus. Le signe d'appel ordinaire était
'ri LES XIPÉHUZ
^7 , et il faisait accourir l'individu qui le
recevait. Lorsque tous les Xipéhuz étaient
invités à une réunion générale, je uni ja-
mais failli a observer un signal de cette
forme , I, représentant la triple ap-
parence de ces êtres.
Les Xipéhuz ont d'ailleurs des signes
plus compliqués, se rapportant non plus à
des actions similaires aux nôtres, mais à
un ordre de choses complètement extra-hu-
main, et dont je n'ai rien pu déchiffrer. On
ne peut entretenir le moindre doute relati-
vement à leur faculté d'échanger des idées
d'un ordre abstrait, probablement équiva-
lentes aux idées humaines, car ils peuvent
rester longtemps immobiles à ne faire rien
autre chose que converser, ce qui annonce
de véritables accumulations de pensées.
Mon long séjour près d'eux avait fini,
malgré les métamorphoses (dont les lois
varient pour chacun, faiblement sans doute,
mais avec des caractéristiques suffisantes
LES XIPÉHUZ 43
pour un épieur opiniâtre), par me faire
connaître plusieurs Xipéhuz d'une façon
assez intime, par me révéler des particula-
rités sur les différences individuelles
Dirais-je sur leurs caractères? J'en ai connu
de taciturnes, qui, quasi-jamais, ne tra-
çaient une parole; d'expansifs qui écrivaient
de véritables discours; d'attentifs, de ja-
seurs qui parlaient ensemble, s'interrom-
paient les uns les autres. Il y en avait qui
aimaient à se retirer, à vivre solitaires;
d'autres recherchaient évidemment la so-
ciété; des féroces chassaient perpétuelle-
ment les fauves, les oiseaux, et des miséri-
cordieux souvent épargnaient les animaux,
au contraire, les laissaient vivre en paix.
Tout cela n'ouvre-t-il pas à l'imagination
une gigantesque carrière? ne porte-t-il pas
à imaginer des diversités d'aptitudes, d'in-
telligence, de forces analogues à celles de
la race humaine ?
Ils pratiquent l'éducation. Que de fois j'ai
m LES XIPÉHUZ
observé un vieux Xipéhuz, assis au milieu
de très jeunes, leur rayonnant des signes
que ceux-ci lui répétaient ensuite l'un après
l'autre, et qu'il leur faisait recommencer
quand la répétition en était imparfaite 1
Ces leçons étaient bien merveilleuses à
mes yeux, et de tout ce qui concerne les
Xipéhuz, il n'est rien qui m'ait si souvent
tenu attentif, rien qui ait plus préoccupé
mes soirs d'insomnie. Il me semblait que
c'était là, dans cette aube de la race, que le
voile du mystère pouvait s'entrouvrir, là
que quelque idée simple, primitive, jaillirait
peut-être, éclairerait pour moi un recoin de
ces profondes ténèbres. Non, rien ne m'a
rebuté; j'ai, des années durant, assisté à
cette éducation, j'ai essayé des interpréta-
tions innombrables. Que de fois j'ai cru
y saisir comme une fugitive lueur de la na-
ture essentielle des Xipéhuz, une lueur
extra-sensible, une pure abstraction, et que,
hélas 1 mes pauvres facultés noyées de
LES XIPÉHUZ 45
chair ne sont jamais parvenues a poursui-
vre !
J'ai dit plus haut que j'avais cru long-
temps les Xipéhuz immortels. Cette
croyance ayant été détruite à la vue des
morts violentes arrivées à la suite des ren-
contres entre Xipéhuz, je fus naturellement
amené à chercher leur point vulnérable et
m'appliquai chaque jour, depuis lors, à
trouver des moyens destructifs, car les
Xipéhuz croissaient en nombre tellement,
qu'après avoir débordé la forêt de Kzour au
sud, au nord, à l'ouest, ils commençaient à
empiéter les plaines du côté du levant.
Hélas ! en peu de cycles ils auraient dépos-
sédé l'homme de sa demeure terrestre.
Donc, je m'armai d'abord d'une fronde, et,
dès qu'un Xipéhuz sortait de la forêt, à
portée, je le visais et lui lançais ma pierre.
Je n'obtins ainsi aucun résultat quoique
j'eusse atteint l'ensemble des individus visés
à toutes les parties de leur surface, même
16 XIPÉHUZ
au point lumineux. Ils paraissaient dune
insensibilité parfaite à mes atteintes et nul
d'entre eux ne s'est jamais détourné pour
éviter un de mes projectiles. Après un mois
d'essai il fallut bien m'avouer que la fronde
ne pouvait rien contre eux, et j'abandonnai
cette arme.
Je pris l'arc. Aux premières flèches que
je lançai, je découvris chez les Xipéhuz un
sentiment de crainte très vive, car ils se
détournèrent, se tinrent hors de portée,
m'évitèrent tant qu'ils purent. Pendant huit
jours, je tentai vainement d'en atteindre un.
Le huitième jour, un parti Xipéhuz, em-
porté je pense par son ardeur chasseresse,
passa assez près de moi en poursuivant une
belle gazelle. Je lançai précipitamment
quelques flèches, sans aucun effet appa-
rent, et le parti se dispersa, moi les pour-
chassant et dépensant mes munitions. Je
n'eus pas sitôt tiré la dernière (lèche que
tous revinrent à grande vitesse de différents
LES XIPÉHUZ 47
côtés, me cernèrent aux trois quarts, et
j'aurais perdu là l'existence sans la prodi-
gieuse vélocité du vaillant Kouath.
Cette aventure me laissa plein d'incerti-
tudes et d'espérances, et je passai toute la
semaine inerte, perdu dans le vague et la
profondeur de mes méditations, dans un
problème excessivement passionnant, subtil,
propre à faire fuir le sommeil, et qui, tout à
la fois, m'emplissait de souffrance et de
plaisir. Pourquoi les Xipéhuz craignaient-
ils mes flèches? Pourquoi, d'autre part,
dans le grand nombre de projectiles dont
j'avais atteint ceux de la chasse, aucun
n'avait-il produit d'effet? Ce que je savais
de l'intelligence de mes ennemis ne per-
mettait pas l'hypothèse d'une terreur sans
cause. Tout, au contraire, me forçait à sup-
poser que la flèche, lancée dans des condi-
tions particulières, devait être contre eux
une arme redoutable. Mais quelles étaient
ces conditions? Quel était le point vulné-
18 LES XIPÉHUZ
rable des Xipéhuzf Et brusquement la
pensée me vint que c'était Yétoile qu'il fal-
lait atteindre. Une minute j'en eus la certi-
tude, une certitude passionnée, aveugle.
Puis le doute froid vint. De la fronde, plu-
sieurs fois, n'avais-je pas visé, touché ce
but? Pourquoi la flèche serait-elle plus
heureuse que la pierre?...
Or, c'était nuit, l'incommensurable abîme,
ses lampes merveilleuses épandues par
dessus la terre. Et moi, la tête dans les
mains, je rêvais, le cœur plus ténébreux que
la nuit.
Un lion se mit à rugir, des chacals pas-
sèrent dans la plaine, et de nouveau la pe-
tite lumière d'espérance m'éclaira. Je venais
dépenser que le caillou de la fronde était
relativement gros et l'étoile des Xipébuz si
minuscule! Peutrêtre, pour agir, fallait-il
aller profond, percer d'uno pointe aiguë,
et alors leur terreur devant la flèche s'expli-
quait !
LES XIPÉHUZ 49
Cependant Wéga tournait lentement sur
le pôle, l'aube était proche, et la lassi-
tude, pour quelques heures, endormit dans
mon crâne le monde de l'esprit.
Les jours suivants, armé de l'arc, je fus
constamment à la poursuite des Xipéhuz,
aussi loin dans leur enceinte que la sagesse
le permettait. Mais tous évitèrent mon at-
taque, se tenant au loin, hors de portée. Il
ne fallait pas songer à se mettre en embus-
cade, leur mode de perception leur permet-
tant de constater ma présence à travers les
obstacles.
Vers la fin du cinquième jour, il se pro-
duisit un événement qui, à lui seul, prou-
verait que les Xipéhuz sont des êtres fail-
libles à la fois et perfectibles comme
l'homme. Ce soir-là, au crépuscule, un
Xipéhuz s'approcha délibérément de moi,
avec cette vitesse constamment accélérée
qu'ils affectionnent pour l'attaque. Surpris,
le cœur palpitant, je bandai mon arc. Lui,
50 LES XIPÉHUZ
s'avançait toujours, pareil à une colonne de
turquoise dans le soir naissant, arrivait
presque à portée. Puis, comme je m'apprê-
tais à lancer ma flèche, je le vis, avec stu-
péfaction, se retourner, cacher son étoile,
sans cesser de progresser vers moi. Je n'eus
que le temps de mettre Kouath au galop, de
me dérober à l'atteinte de ce redoutable ad-
versaire.
Or, cette manœuvre, à laquelle aucun
Xipéhuz n'avait paru songer auparavant,
outre qu'elle démontrait, une fois de plus,
l'invention personnelle, l'individualité chez
l'ennemi, suggérait deux idées, la première,
c'est que j'avais chance d'avoir raisonné
juste relativement à la vulnérabilité de
l'étoile xipéhuze ; la seconde, moins encou-
rageante, c'est que la même tactique, si elle
était adoptée par tous, allait rendre ma
tache extraordinairement ardue, peut-être
impossible.
Cependant, après avoir tant t'ait que d'ar-
LES XIPÉHUZ
51
river à connaître la vérité, je sentis grandir
mon courage devant l'obstacle et j'osai es-
pérer de mon esprit la subtilité nécessaire
pour le renverser (1).
(1) Aux chapitres suivants, où le mode est générale-
ment narratif, je serre de près la traduction littérale de
M. Dessault, sans pourtant m'asteindre à la fatigante
division en versets ni aux répétitions inutiles.
VI
SECONDE PÉRIODE DU LIVRE DE BAKHOUN
Je retournai dans ma solitude. Anakhre,
troisième fils de ma femme Tepaï, était un
puissant constructeur d'armes. Je lui or-
donnai de tailler un arc de portée extraor-
dinaire. Il prit une branche de l'arbre
Waham, dure comme le fer, et l'arc qu'il
en tira était quatre fois plus puissant que
celui du pasteur Zankann, le plus fort ar-
cher des mille tribus. Nul homme vivant
n'aurait pu le tendre. Mais j'avais imaginé
un artifice, et Anakhre, ayant travaillé selon
ma pensée, il se trouva que Parc immense
LES XIPÉHUZ
pouvait être tendu et détendu par une femme
débile.
Or, j'avais toujours été expert à lancer
le dard et la flèche, et en quelques jours
j'appris à connaître si parfaitement l'arme
construite par mon fils Anakhre que je ne
manquais aucun but, fùt-il menu comme la
mouche ou vif comme le faucon.
Tout cela fait, je retournai vers K/our,
monté sur Kouath aux yeux de flamme, et
je recommençai à rôder autour du domaine
des ennemis de l'homme. Pour leur ins-
pirer confiance, je tirai beaucoup de flèches
avec mon arc habituel, a chaque fois qu'un
de leurs partis approchait de la frontière,
et mes flèches tombaient beaucoup en
d'eux. Ils apprirent ainsi à connaître la
portée exacte de l'arme, el par là à se croire
absolument hors de péril à des distances
s. Pourtant, une défiance leur restait,
qui les rendait mobiles, capricieux, tant
qu'ils n'étaient pas sous le couvert de la
LES XIPEHUZ 55
la forêt, et leur faisait dérober leurs étoiles à
ma vue.
A force de patience, je lassai leur inquié-
tude, et au sixième matin, une troupe vint
se poster en face de moi, sous un grand
arbre à châtaignes, à trois portées d'arc
communes. Ils n'y furent pas sitôt que
j'envoyai une nuée de flèches inutiles. Alors,
leur vigilance s'endormit de plus en plus et
leurs allures devinrent aussi libres qu'aux
premiers temps de mon séjour.
C'était l'heure décisive. Ma poitrine gron-
dait si fort que, d'abord, je me sentis sans
puissance. J'attendis, car d'une seule flèche
dépendait le formidable avenir. Si celle-là
faillait d'aller au but marqué, plus jamais
peut-être les Xipéhuz ne se prêteraient à
mon expérimentation, et alors comment
savoir s'ils sont accessibles aux coups de
l'homme?
Cependant, minute à minute, l'être de
volonté triompha, fît taire la poitrine, fît
XII'KIIIV
souples et forts les membres et tranquille la
prunelle. Alors, lent, je levai l'arc d'Anakhre.
Là-bas, au loin, un grand cône d'émeraude
se tenait immobile dans l'ombre de l'arbre,
et son étoile, éclatante, se tournait vers moi.
L'arc énorme se tendit, et dans l'espace,
sifflante, partit la flèche véloce... et le
Xipéhuz, atteint, tomba, se condensa, se pé-
trifia.
Le cri sonore du triomphe jaillit de ma
poitrine, et étendant les bras, dans l'extase,
je remerciai l'Unique.
Ainsi donc ils étaient vulnérables à l'arme
humaine, ces épouvantables Xipéhuz ! Ainsi
donc on pouvait espérer les détruire !
Maintenant, sans crainte, je la laissai
gronder, ma poitrine, je la laissai battre, la
musique d'allégresse, moi qui avais tant
désespéré du futur de ma race, moi qui,
sous la course sublime des constellations,
sous le bleu cristal de l'abîme, avais som-
brement calculé qu'en deux siècles le vaste
LES XIPEHUZ 57
monde aurait senti craquer toutes ses li-
mites devant l'invasion xipéhuze. Et pour-
tant, quand elle revint, la superbe, l'aimée,
la pensive, la nuit, il tomba une ombre sur
ma béatitude, le chagrin que l'homme et le
Xipéhuz ne pussent pas coexister, que la
vie de l'un dût être la farouche condition de
l'anéantissement de l'autre.
LIVRE DEUXIEME
TROISIÈME PÉRIODE DU LIVRE DE
BAKHOUN
Les prêtres, les vieillards et les chefs ont,
dans l'émerveillement, écouté mon récit, et
jusqu'au fond des solitudes les coureurs
sont allés répéter la bonne nouvelle. Le
grand Conseil a ordonné aux guerriers de
se réunir à la sixième lune de l'an vingt-
deux mille six cent et quarante-neuf, dans la
plaine de Mehour-Asar, et les prophètes ont
m LES XIPÉHUZ
prêché la guerre sacrée. Plus de cent mille
guerriers Zahelals sont accourus, et un grand
nombre de combattants des races étran-
gères, Dzoums, Sahrs, Khaldes, attirés par
la renommée, sont venus s'offrir à la grande
nation.
Kzour a été cerné d'un décuple rang
d'archers, mais les flèches ont toutes
échoué devant la tactique xipéhuze, et des
guerriers imprudents, en grand nombre,
ont péri.
Alors, pendant plusieurs semaines, une
grande terreur a prévalu parmi les
hommes
Le troisième jour de la huitième lune,
armé d'un couteau à pointe fine, j'ai
annoncé aux peuples innombrables que
j'allais seul combattre les Xipéhuz dans
l'espérance de détruire la défiance qui
commençait à naître contre la vérité de
mon récit.
Mes fils Loùm, Demja, Anakhre, se sont
LES XIPÉHUZ 61
violemment opposés à mon projet et ont
voulu prendre ma place. Et Loûm a dit :
« Tu ne peux pas y aller, car, toi mort,
tous croiraient les Xipéhuz invulnérables,
et la race humaine périrait. »
Et Demja, Anakhre et beaucoup de chefs
ayant prononcé les mêmes paroles, j'ai
trouvé ces raisons justes et je me suis retiré.
Alors, Loûm, s'étant emparé de mon
couteau à manche de corne, a passé la fron-
tière mortelle et les Xipéhuz sont accourus.
L'un d'eux, beaucoup plus rapide que les
autres, allait l'atteindre, mais Loûm, plus
subtil que le léopard, s'écarta, tourna le
Xipéhuz, puis, d'un bond géant, le rejoignit,
darda la pointe aiguë.
Et les peuples immobiles virent crouler,
se condenser, se pétrifier l'adversaire. Cent
mille voix montèrent dans le matin bleu,
et déjà Loûm revenait, franchissait la fron-
tière, et son nom glorieux circulait à travers
les armées.
62 LES XIPÉHUZ
II
Première Bataille
L'an du monde 22649, le septième jour
de la huitième lune.
A l'aube, les cors ont sonné et les lourds
marteaux ont frappé les cloches d'airain
pour la grande bataille. Cent buffles noirs
et deux cents étalons ont été immolés par
les prêtres, et mes cinquante fils ont avec
moi prié l'Unique.
La planète du soleil s'est engloutie dans
l'aurore rouge, les chefs ont galopé au front
des armées, et la clameur de l'attaque s'est
élargie avec la course impétueuse de cent
mille combattants.
La tribu de Nazzum a la première abordé
l'ennemi et le combat a été formidable.
Impuissants d'abord, fauchés par les coups
LES XIPÉHUZ 63
mystérieux, bientôt les guerriers ont connu
l'art de frapper les Xipéhuz et de les
anéantir. Alors, toutes les nations, Zahelals,
Dzoums, Sahrs, Khaldes, Xisoastres, Pjar-
vanns, grondantes comme les océans, ont
envahi la plaine et la forêt, partout cerné
les silencieux adversaires.
Pendant longtemps toute la bataille a été
un chaos, et les messagers continuellement
venaient apprendre aux prêtres que les
hommes périssaient par centaines, mais que
leur mort était vengée.
A l'heure brûlante, mon fils Sourdar
aux pieds agiles, dépêché par Loûm, est
venu me dire que pour chaque Xipéhuz
anéanti, il périssait douze des nôtres. Et
j'ai eu l'âme noire et le cœur sans force,
puis mes lèvres ont murmuré:
— Qu'il en soit comme le veut le seul
Père l
Et m'étant rappelé le dénombrement des
guerriers qui donnait le chiffre de cent et
64 LES XIPÉHUZ
quarante mille, et sachant que les Xipéhuz
s'élevaient à quatre mille environ,- je pensai
que plus du tiers de la vaste armée périrait,
mais que la terre serait à l'homme. Or, il
aurait pu se faire que l'armée n'y suffît pas :
—* C'est donc une victoire ! murmu-
rai-je tristement.
Mais comme je songeais à ces choses,
voilà que la clameur de la bataille fit trem-
bler plus fort la forêt, puis de tous les côtés
les guerriers reparurent et tous avec des
cris de détresse s'enfuyaient vers la fron-
tière de Salut.
Alors je vis les Xipéhuz déboucher à
l'Orée, non plus séparés les uns des autres,
comme au matin, mais unis par vingtaines,
circulairement, et leurs feux tournés à l'in-
térieur des groupes. Dans cette position,
invulnérables, ils avançaient sur nos guer-
riers impuissants, et les massacraient épou-
vantablement.
C'était la débâcle et terrible. Les plus
LES XIPÉHUZ 65
hardis combattants ne songeaient qu'à la
fuite. Pourtant, malgré le deuil qui s'élar-
gissait sur mon âme, j'observai patiemment
les péripéties fatales, dans l'espoir de trouver
quelque remède au fond même de l'infor-
tune, car souvent le venin et l'antidote habi-
tent côte à côte.
De cette confiance dans la réflexion, le
destin me récompensa par deux décou-
vertes. Je remarquai, premièrement, aux
places où nos tribus étaient en grandes
masses et les Xipéhuz en petit nombre, que
la tuerie, d'abord incalculable, se ralen-
tissait à mesure, que les coups de l'ennemi
portaient de moins en moins, beaucoup de
frappés se relevant après un bref étourdis-
sement, et les plus robustes finissant même
par résister complètement au choc, par
continuer la fuite après des atteintes répé-
tées. Le même phénomène se renouvelant
en divers points du champ de bataille, j'osai
hardiment conclure que les Xipéhuz se fa-
66 5XIPÉHUZ
tiguaient, que leur puissance de destruc-
tion ne dépassait pas une certaine limite.
La seconde remarque, qui complétait
merveilleusement la première, me fut
fournie par un groupe de Khaldes. Ces
pauvres gens, entourés de tous côtés par
l'ennemi, perdant confiance dans leurs
courts couteaux, arrachèrent des arbustes
et s'en firent des massues à l'aide desquelles
ils essayèrent de se frayer un passage. A ma
grande surprise, leur tentative réussit. Je
vis des Xipéhuz par douzaines perdre
l'équilibre sous les coups, et environ la
moitié des Khaldes s'échapper par la trouée
ainsi faite, mais, chose singulière, ceux qui,
au lieu d'arbustes, se servirent d'instru-
ments d'airain (ainsi qu'il advint a quelques
chefs), ceux-là se tuèrent eux-mêmes er
frappant l'ennemi. 11 faut encore remarquer
que les coups de massue ne tirent pas de
mal sensible aux Xipéhuz, car ceux qui
étaient tombés se relevèrent promptement et
LES XIPÉHUZ 67
reprirent la poursuite. Je n'en considérai pas
moins ma double découverte comme d'une
extrême importance pour les luttes futures.
Cependant, la débâcle continuait. La terre
retentissait de la fuite des vaincus, et, avant
le soir, il ne restait plus dans les limites
xipéhuzes que nos morts et quelques cen-
taines de combattants montés aux arbres.
De ces derniers, le sort fut terrible, car les
Xipéhuz les brûlèrent vivants en conver-
geant mille feux dans les branchages qui
les abritaient. Leurs cris effroyables reten-
tirent pendant des heures sous le grand fir-
mament étoile.
ni
Bakhoûn élu
Le lendemain, les peuples firent le dé-
nombrement des survivants. Il se trouva
que la bataille coûtait neuf mille hommes en-
68 LES XIPÉHUZ
viron, et une évaluation sage porta la perte
des Xipéhuz à six cents. De sorte que la
mort de chaque ennemi avait coûté quinze
existences humaines.
Le désespoir se mit dans les cœurs et
beaucoup criaient contre les chefs et par-
laient d'abandonner l'épouvantable entre-
prise. Alors, parmi les murmures, je
m'avançai au milieu du camp et je me mis
à reprocher hautement à tous la pusillani-
mité de leurs âmes. Je leur demandai s'il
était préférable de laisser périr tous les
hommes ou d'en sacrifier une partie ; je leur
démontrai qu'en dix ans toute la contrée
zahelale serait envahie par les Formes, et
en vingt ans le pays des Khaldes, des
Sahrs, des Pjarvanns et des Xisoastres;
puis, ayant ainsi éveillé leur conscience, je
leur fis reconnaître que déjà un sixième du
redoutable territoire était revenu aux
hommes, que par trois côtés l'ennemi était
refoulé dans la forêt. Enfin je leur commu-
LES XIPZHUZ
quai mes observations, je leur fis com-
prendre que les Xipéhuz n'étaient pas infa-
tigables, que des massues de bois pouvaient
les renverser et les forcer de découvrir leur
point vulnérable.
Un grand silence régnait sur la plaine,
l'espoir revenait au cœur des guerriers
innombrables qui m'écoutaient. Alors, pour
augmenter la confiance, je décrivis des ap-
pareils de bois que j'avais imaginés, pro
près à la fois à l'attaque et à la défense, et
l'enthousiasme renaquit, les peuples applau-
dirent ma parole et les chefs mirent leur
commandement à mes pieds.
IV
Métamorphoses de l'Armement
Les jours suivants, je fis abattre un grand
nombre d'arbres, et je donnai le modèle de
71» LES XIPÉHUZ
légères barrières portatives dont voici la
description sommaire: un châssis long de
six, large de deux coudées, relié par des
barreaux à un châssis intérieur d'une lar-
geur d'une coudée sur une longueur de
cinq. Six hommes (deux porteurs, deux
guerriers armés de grosses lances de bois
obtuses, deux autres également armés de
lances de bois, mais à très fines pointes mé-
talliques, et pourvus, en outre, d'arcs et de
flèches) pouvaient y tenir à l'aise, et circu-
ler en forêt, abrités contre le choc immédiat
des Xipéhuz. Arrivés à portée de l'ennemi,
les guerriers pourvus de lances obtuses
devaient frapper, renverser, forcer l'ennemi
à se découvrir, et les archers-lanciers de-
vaient viser les étoiles, soit de la lance, soit
de l'arc, suivant l'éventualité. Comme la hau-
teur moyenne des Xipéhuz atteignait un
peu au-delà d'une coudée et demie, je dis-
posai les barrières de façon que le châssis
extérieur ne dépassât pas, pendant la
XIPÉHUZ 71
marche, une hauteur au-dessus du sol su-
périeure a une coudée et un quart, et pour
cela il suffisait d'incliner un peu les sup-
ports qui le reliaient au châssis intérieur
porté à main d'homme. Comme d'ailleurs
les Xipéhuz ne savent pas franchir les obs-
tacles abrupts, ni progresser autrement que
debout, la barrière ainsi conçue était suffi-
sante pour abriter contre leurs attaques
immédiates. Assurément, ils feraient effort
pour brûler ces armes nouvelles, et en plus
d'un cas ils devaient y parvenir, mais
comme leurs feux ne sont guère efficaces
hors de portée de flèche, ils étaient forcés
de se découvrir pour entreprendre cette
ealcination, qui, n'étant pas instantanée,
permettait, par des manœuvres de dépla-
cement rapides, de s'y soustraire en grande
partie.
72 LES XIPÉHUZ
La deuxième Bataille
L'an du monde 22649, le onzième jour de
la huitième lune. Ce jour a été livrée la se-
conde bataille contre les Xipéhuz, et les
chefs m'ont remis le commandement su-
prême. Alors, j'ai divisé les peuples en trois
armées et, un peu avant l'aurore, j'ai lancé
quarante mille guerriers contre Kzour,
armés selon le système des barrières. Cette
attaque a été moins confuse que celle du
septième jour. Les tribus sont entrées len-
tement dans la forêt, par petites troupes
disposées en bon ordre, et la rencontre a
commencé. Elle a été tout à l'avantage des
hommes pendant la première heure, les
Xipéhuz ayant été complètement déroutés
LES XIPÉHUZ 73
par la tactique nouvelle, et plus de cent des
Formes ont péri, à peine vengées par la
mort d'une dizaine de guerriers. Mais, la
surprise passée, les Xipéhuz ont commencé
de vouloir brûler les barrières, et ont pu,
en quelques circonstances, y réussir. Une
manœuvre plus dangereuse fut celle adoptée
par eux vers la quatrième heure du jour :
profitant de leur vélocité, des groupes de
Xipéhuz, serrés les uns contre les autres,
arrivaient sur les barrières, réussissaient à
les renverser. Il périt de cette façon un très
grand nombre d'hommes, si bien que, l'en-
nemi reprenant l'avantage, une partie de
notre armée se désespéra.
Vers la cinquième heure, les tribus Zahe-
lales de Khemar, de Djoh et une partie des
Xisoastres et des Sahrs commencèrent la
déroute. Voulant éviter une catastrophe, je
dépêchai des courriers protégés par de
fortes barrières pour annoncer du renfort.
En même temps, je disposai la seconde ar-
LES XIPÉHUZ
mée pour l'attaque; mais, auparavant, je
donnai des instructions nouvelles : c'est que
les barrières devaient se maintenir par
groupes aussi denses que le permettait la
circulation en forêt, et se disposer en carrés
compactes dès qu'approchait une troupe un
peu imposante de Xipéhuz, sans pour cela
abandonner l'offensive.
Cela dit, je donnai le signal, et, en peu de
temps, j'eus le bonheur de voir que la vic-
toire revenait aux peuples coalisés. Enfin,
vers le milieu du jour, un dénombrement
approximatif, portant le nombre des pertes
de notre armée à deux mille hommes et
celles des Xipéhuz à trois cents, fit voir
dune façon décisive les progrès accomplis,
et remplit toutes les âmes de confiance pour
le triomphe définitif.
Toutefois, la proportion varia légèrement
à notre désavantage vers la quatorzième
heure, les Peuples perdant alors quatre
mille individus et les Xipéhuz cinq cents.
LES XIPÉHUZ 75
C'est alors que je lançai le troisième corps,
et la bataille atteignit sa plus grande inten-
sité, l'enthousiasme des guerriers grandis-
sant de minute en minute, jusqu'à l'heure
où le soleil fut prêt à tomber dans l'Occi-
dent. Vers ce moment, les Xipéhuz repri-
rent l'offensive au nord de Kzour, et un
recul des Dzoums et des Pjarvanns me fit
concevoir de l'inquiétude. Jugeant, en outre,
que la nuit serait plus favorable à l'ennemi
qu'aux nôtres, je fis sonner la fin de la ba-
taille. Le retour des troupes se fit avec
calme, victorieusement, et une grande par-
tie de la nuit se passa à célébrer nos succès.
Ils étaient considérables : huit cents Xi-
péhuz avaient succombé, leur sphère d'ac-
tion était réduite aux deux tiers de Kzour.
Il est vrai que nous avions laissé sept mille
des nôtres dans la forêt; mais ces pertes
étaient bien inférieures, proportionnellement
au résultat, à celles de la première bataille.
Aussi, rempli d'espoir, osai-je alors conce-
76 MI'IIHV
voir le plan d'une attaque plus décisive
contre les deux mille six cents Xipéhuz en-
core existants.
VI
L'extermination
L'an du monde 22649, le quinzième jour
de la huitième lune.
Quand l'astre rouge s'est posé sur les
collines orientales, les peuples étaient ran-
gés en bataille devant Kzour.
L'âme grandie d'espérance, j'ai fini de
parler aux chefs, et les cors ont sonné, les
lourds marteaux ont retenti sur l'airain,
et la première armée a marché contre la
forêt.
Or, les barrières étaient plus fortes, un
peu plus grandes, et renfermaient douze
LES XIPÉHUZ 77
hommes au lieu de six, sauf un tiers envi-
ron qui étaient construites d'après l'idée
ancienne.
Ainsi, elles devenaient plus difficiles à
brûler comme à renverser.
Les premiers moments du combat ont
été heureux, et, après la troisième heure,
quatre cents Xipéhuz étaient exterminés,
et deux mille des nôtres seulement. Encou-
ragé par ces bonnes nouvelles, je lançai le
deuxième corps. L'acharnement de part et
d'autre devint alors épouvantable, nos com-
battants s'accoutumant au triomphe, et les an-
tagonistes déployant l'opiniâtreté d'une noble
race. De la quatrième à la huitième heure,
nous ne sacrifiâmes pas moins de dix mille
vies ; mais les Xipéhuz les payèrent de
mille des leurs, si bien que mille seulement
restaient dans les profondeurs de Kzour.
De ce moment, je compris que l'Homme
aurait la possession du monde, et mes der-
nières inquiétudes s'apaisèrent.
78 LE8 &IPÉHUZ
Pourtant, à la neuvième heure, il y eut
une grande ombre sur notre victoire. A ce
moment, les Xipéhuz ne se montraient plus
que par masses énormes dans les clairières,
dérobant leurs étoiles, et il devenait pres-
que impossible de les renverser. Animés
par la bataille, beaucoup des nôtres se
ruaient sur ces masses. Alors, d'une évo-
lution rapide, un gros de Xipéhuz se dé-
tachait, renversait, massacrait les témé-
raires.
Un millier périt ainsi, sans perte sensible
pour l'ennemi; ce que voyant, des Pjar-
vanns crièrent que tout était fini, et une
panique prévalut qui mit plus de dix mille
hommes en fuite, un grand nombre ayant
même l'imprudence d'abandonner les bar-
rières pour aller plus rapidement. Il leur
en coûta. Une centaine de Xipéhuz, mis à
leur poursuite, abattit plus de deux mille
Pjarvanns et Zahelals,et répouvante com-
mença de se répandre sur toutes nos lig
LES XIPÉHUZ 79
Quand les coureurs m'apportèrent cette
funeste nouvelle, je compris que la journée
serait perdue si je ne réussissais, par quel-
que rapide manœuvre, à reprendre les po-
sitions perdues. Immédiatement, je fis por-
ter aux chefs de la troisième armée l'ordre
de l'attaque, et j'annonçai que j'en pren-
drais le commandement. Puis, je portai
rapidement ces réserves dans la direction
d'où venaient les fuyards, et nous nous
trouvâmes bientôt face à face avec les Xi-
péhuz poursuivis. Entraînés par l'ardeur de
leur tuerie, ceux-ci ne se reformèrent pas
assez vite, et, en peu d'instants, je les eu
fait envelopper: très peu échappèrent, et
l'acclamation immense de notre victoire alla
rendre courage aux nôtres.
Dès lors, je n'eus pas de peine à refor-
mer l'attaque, et notre manœuvre se borna
constamment à détacher des segments des
groupes ennemis, puis à envelopper ces
segments et à les anéantir.
80 LES XIPÉHUZ
Bientôt, concevant combien cette tactique
leur était défavorable, les Xipéhuz recom-
mencèrent contre nous la lutte en petits
corps, et le massacre de deux races, dont
Tune ne pouvait exister que par l'anéantis-
sement de l'autre, redoubla effroyablement.
Mais tout doute sur l'issue finale disparais-
sait des âmes les plus pusillanimes. Vers la
quatorzième heure, c'est à peine s'il restait
cinq cents Xipéhuz contre plus de cent
mille hommes, et ce petit nombre d'anta-
gonistes était de plus en plus enfermé dans
des frontières étroites, un sixième environ
de la forêt de Kzour, ce qui facilitait extrê-
mement nos manœuvres.
Cependant, le crépuscule ruisselait en
rouge lumière à travers les arbres, et crai-
gnant les embûches de l'ombre, je fis inter-
rompre le combat.
L'immensité de la victoire dilatait toutes
les âmes, et les chefs parlèrent de m'offrir
la souveraineté des peuples. Mais je leur
LES XIPEHUZ 81
conseillai de ne jamais confier les desti-
nées de tant d'hommes à une pauvre
créature faillible, mais d'adorer l'Unique,
et de prendre pour chef terrestre la Sa-
gesse.
VII
DERNIÈRE PÉRIODE DU LIVRE DE
BAKHOUN
La Terre appartient aux Hommes. Deux
jours de combat ont anéanti les Xipéhuz,
et tout le domaine occupé par les deux cents
derniers a été rasé, chaque arbre, chaque
plante, chaque brin d'herbe a été abattu. Et
j'ai achevé, pour la connaissance des peu-
ples futurs, aidé par Loûm, Azah et Simhô,
mes fils, d'inscrire leur histoire sur des ta-
bles de granit.
Et me voici seul, au bord de Kzour, dans
la nuit pâle. Une demi-lune de cuivre se
LES XIPÉHUZ
tient sur le Couchant. Les lions rugissent
aux étoiles. Le fleuve erre lentement parmi
les saules, et sa voix éternelle raconte le
temps qui passe, la mélancolie des choses
périssables. Et j'ai enterré mon front dans
mes mains, et une plainte est montée de
mon cœur. Car, maintenant que les Xipéhuz
ont succombé, mon âme les regrette, et je
demande à l'Unique quelle Fatalité a voulu
que la splendeur de la Vie soit souillée par
les ténèbres du Meurtre I
FIN.
TABLE
Pages.
I. — Les Formes 5
II. — Expédition hiératique 15
III. — Les Ténèbres 21
IV. — Bakhoûn 25
V. — Puisé au livre de Bakhoûn 31
VI. — Seconde période du livre de Bakhoûn. . . 53
LIVRE DEUXIÈME.
Troisième période du livre de Bakhoûn . . 59
VIL — Dernière période du livre de Bakhoûn. . . 83
Paris. — Typographie A. -M. Beaudelot, 9, place des Vosges.
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2635 Les Xiplhuz
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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