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Full text of "Le Tartuffe. Le dépit amoureux"

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oliere 


PQ 

1842 
Al 
1830 


..■'i'i^UâSSSà 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witli  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/letartuffeledpOOmoli 


BIBLIOTHEQUE  NATIONALE 

:OLI.eCT(ON  DES  MEILLEURS  AUTEURS  ANCIENS  ET  MOOSRNS»  C  M:i 


lAoUeCe.  :ia^-«^*?^iiia 


ft><a.ULe.t*L»>s 


THEATRE 


1 


MOLIÈRE 


LE    TARTUFE 


LE    DEPIT    AMOUREUX 


•i  PARIS 

LIURAmiK   DE  LA   BIBLIOTHÈQUE  NATIONAL» 

2,    RUE    DE    VALOIS,  PALAIS-ROYAL 
1880 


PRÉFACE 


Voici  une  comédie  dont  on  a  fait  beaucoup 
ÔQ  bruit,  et  qui  a  été  longtemps  persécutée  ; 
et  les  gens  qu'elle  joue  ont  oien  fait  voir 
qu'ils  étaient  plus  puissants  en  France  que 
tous  ceux  que  j'ai  joués  jusqu'ici.  Les  mar- 
quis, les  précieuses,  les  cocus  et  les  médecins 
ont  souffert  doucement  qu'on  les  ait  repré 
sentes,  et  ils  ont  fait  semblant  de  se  divertir, 
avec  tout  le  monde,  des  peintures  que  l'on  a 
faites  d'eux;  mais  les  hypocrites  nont  point 
entendu  raillerie  ;  ils  se  sont  effarouchés  d'a- 
bord, et  ont  trouvé  étrange  que  j'eusse  la  har- 
diesse de  jouer  leurs  grimaces,  et  de  vouloir 
décrier  un  métier  dont  tant  d'honnêtes  ^ens 
se  mêlent.  C'est  un  crime  qu'ils  ne  sauraient 
me  pardonner  j  et  ils  se  sont  tous  armés  con- 
tre ma  comédie  avec  une  fureur  épouvanta- 
ble. Ils  n'ont  eu  garde  de  l'attaquer  jpar  le 
côté  qui  les  a  blessés,  ils  sont  trop  politiques 
pour  cela,  et  savent  trop  bien  vivre  pour  dé- 
couvrir le  fond  de  leur  âme.  Suivant  leur  loua- 
ble coutume,  ils  ont  couvert  leurs  intérêts  de 
la  cause  de  Dieu  ;  et  le  Tartufe,  dans  leur  bou- 
che, est  une  pièce  qui  offense  la  piété  ;  elle 
est,  d'un  bout  àl'autre,  pleine  d'abominations: 
et  l'on  n'y  trouve  rien  qui  ne  mérite  le  feu  , 


IV  PBÉFACE 

toutes  les  syllabes  en  sont  impies,  les  gestes 
mêmes  y  sont  criminels  ;  et  le  moindre  coup 
d'œil,  le  moindre  branlement  de  tête,  le  moin- 
dre pas  à  droite  ou  à  gauche  y  cache  des 
mystères  qu'ils  trouvent  moyen  d'expliquer 
à  mon  désavantage.  J'ai  eu  beau  la  soumet- 
tre aux  lumières  de  mes  amis  et  à  la  censure 
de  tout  le  monde  :  les  corrections  que  j'y  ai 
pu  faire;  le  jugement  du  roi  et  de  la  reine, 
qui  l'ont  vue  ;  l'approbation  des  grands  prin- 
ces et  de  messieurs  les  ministres,  qui  l'ont 
honorée  publiquement  de  leur  présence;  le 
témoignage  des  gens  de  bien,  qui  l'ont  trou- 
vée profitable:  tout  cela  n'a  de  rien  servi.  Ils 
n'en  veulent  point  démordre,  et  tous  les  jours 
encore  ils  font  crier  en  public  des  zélés  indis- 
crets qui  me  disent  des  injures  pieusement 
et  me  damnent  par  charité. 

Je  me  soucierais  fort  peu  de  tout  ce  qu'ils 
peuvent  dire,  n'était  l'artifice  qu'ils  ont  de 
me  faire  des  ennemis  que  je  respecte,  et  de 
ieter  dans  leur  parti  ae  véritables  gens  de 
Ibien  dont  ils  préviennent  la  bonne  foi,  et  qui, 
par  la  cLaleur  qu'ils  ont  pour  les  intérêts  du 
ciel,  sont  faciles  à  recevoir  les  impressions 
qu'on  veut  leur  donner.  Voilà  ce  qui  m'oblige 
à  me  défendre.  C'est  aux  vrais  dévots  que  le 
veux  partout  me  justifier  sur  la  conduite  de 
ma  comédie,  et  je  les  conjure  de  tout  mon 
cœur  de  ne  point  condamner  les  choses  avant 
que  de  les  voir,  de  se  défaire  de  toute  pré- 
vention, et  de  ne  point  servir  la  passion  de 
ceux  dont  les  grimaces  les  déshonorent. 

Si  l'on  prend  la  peine  d'examiner  de  bonne 
foi  ma  comédie,  on  verra  sans  doute  que  mes 
intentions  y  sont  partout  innocentes,  et  qu'elle 
ne  tend  nullement  à  jouer  les  choses  que  l'on 
doit  révérer;  que  je  l'ai  traitée  avec  toutes 
les  précautions  que  me  demandait  la  délicat 
tesse  de  la  matière;  et  que  j'ai  mis  tout  l'ar- 


PBÉFACB  ▼ 

et  tous  les  soins  qu'il  m'a  été  possible  pour 
bien  distinguer  le  personnage  de  1  hypocrite 
d'avec  celm  du  vrai  dévot.  J'ai  employé  pour 
cela  deux  actes  entiers  à  préparer  la  venue 
de  mon  scélérat.  Il  ne  tient  pas  un  seul  mo- 
ment l'auditeur  en  balance  :  on  le  connaît 
d'abord  aux  marques  que  je  lui  donne;  et, 
d'un  bout  à  l'autre,  il  ne  dit  cas  un  mot,  il  ne 
fait  pas  une  action  qui  ne  peigne  aux  specta- 
teurs le  caractère  dW  méchant  homme,  et 
ne  fasse  éclater  celui  du  véritable  homme  de 
bien,  que  je  lui  oppose. 

Je  sais  bien  que,  pour  réponse,  ces  mes- 
sieurs tâchent  d'insinuer  que  ce  n  est  point 
au  théâtre  à  parler  de  ces  matières  ;  mais  je 
leur  demande,  avec  leur  permission,  sur  quoi 
ils  fondent  cette  belle  maxime.  C'est  une  pro- 
position qu'ils  ne  font  que  supposer,  et  qu  ils 
ne  prouvent  en  aucune  façon,  et  sans  doute 
il  ne  serait  pas  difficile  de  leur  faire  voir  que 
la  comédie,  chez  les  anciens,  a  pris  son  ori- 
gine de  la  religion,  et  faisait  partie  de  leurs 
mvstères  ;  que  les  Espagnols,  nos  voisins,  ne 
célèbrent  guère  de  fête  où  la  comédie  ne  soit 
mêlée  ;  et  que,  même  parmi  nous,  elle  doit  sa 
naissance  aux  soins  d  une  confrérie  à  qui  ap- 
partient encore  aujourd'hui  l'hôtel  de  Bour- 
gogne :  que  c'est  un  lieu  qui  fut  donné  pour 
y  représenter  les  plus  importants  mystères  de 
notre  foi;  qu'on  en  voit  encore  des  comédies 
imprimées  en  lettres  gothiques,  sous  le  nom 
d'un  docteur  de  Sorbonne,  et,  sans  aller  cher- 
cher  si  loin,  que  l'on  a  joué  de  notre  temps 
des  pièces  saintes  de  M.  Corneille,  qui  ont 
été  l'admiration  de  toute  la  France.    , 

Si  l'emploi  de  la  comédie  est  de  corriger  les 
vices  des  hommes,  je  ne  vois  pas  par  quelle 
raison  il  y  en  aura  de  privilégies.  Celui-ci  est, 
dans  l'Etat,  d'une  conséquence  bien  plus  dan- 
gereuse que  tous  les  autres;  et  nous  avona 


VI  ÎTIÉFACE 

VU  que  le  théâtre  a  une  grande  vertu  pour  la 
correction.  Les  plus  beaux  traits  d'une  sé- 
rieuse morale  sont  moins  puissants,  le  plus 
souvent,  que  ceux  de  la  satire  ;  et  rien  ne  re- 
prend mieux  la  plupa.rt  des  hommes  que  la 
peinture  de  leurs  défauts.  C'est  une  grande 
atteinte  aux  vices  que  de  les  exposer  a  la  ry- 
sée  de  tout  le  monde.  On  souffre  aisément  des 
répréhensions,  mais  on  ne  souffre  point  la 
raillerie.  On  veut  bien  être  méchant,  mais 
on  ne  veut  point  être  ridicule. 

On  me  reproche  d'avoir  mis  des  termes  de 
piété  dans  la  bouche  de  mon  imposteur.  Eh  I 
pouvais-je  m'en  empêcher  pour  bien  repré- 
senter le  caractère  d'un  hypocrite  ?  Il  suffit, 
ce  me  semble,  que  je  fasse  connaître  les  mo- 
tifs criminels  qui  lui  font  dire  les  choses,  et 
que  j'en  aie  retranché  les  termes  consacrés, 
dont  on  aurait  eu  peine  à  lui  entendre  faire 
nn  mauvais  usage.  —  Mais  il  débite  au  qua- 
trième acte  une  morale  pernicieuse.  —  Mais 
cette  morale  est-elle  quelque  choee  dont  tout 
le  monde  n'eût  les  oreilles  rabattues  ?  Dit-elle 
rien  de  nouveau  dans  ma  comédie  ?  et  peut- 
on  craindre  que  des  choses  si  généralement 
détestées  fassent  quelque  impression  dans 
les  esprits;  que  je  les  rende  dangereuses  en 
les  faisant  monter  sur  le  théâtre;  qu'elles  re- 
çoivent quelque  autorité  de  la  bouche  d'un 
scélérat?  Il  ny  a  nulle  apparence  à  cela;  et 
l'on  doit  approuver  la  comédie  du  Tartufe,  ou. 
condamner  généralement  toutes  les  comédies» 

C'est  à  quoi  l'on  s'attache  furieusement  de» 
puis  un  temps  :  et  jamais  on  ne  s'était  si  foi^ 
déchaîné  contre  le  théâtre.  Je  ne, puis  pai> 
nier  qu'il  n'y  ait  eu  des  Pères  de  l'Église  qui 
ont  condamné  la  comédie  ;  mais  on  ne  peut 
pas  me  nier  aussi  qu'il  n'y  en  ait  eu  quelques- 
uJîs  ouj  l'ont  traitée  un  peu  plus  doucement. 
Ainsi  i  autôf iii  dont  on  prétend  appuyer  la 


PRÉFACE  VII 

censure  est  détruite  par  ce  partage  ;  et  toute 
la  conséquence  qu'on  peut  tirer  de  cette  di- 
versité d'opinion  en  des  esprits  éclairés  des 
mêmes  lumières,  c'est  qu'ils  ont  pris  la  co- 
médie différenunent,  et  que  les  uns  l'ont 
considérée  dans  sa  pureté,  lorsque  les  autres 
l'ont  regardée  dans  sa  corruption,  et  confon- 
due avec  tous  ces  vilains  spectacles  qu'on  a 
eu  raison  de  nommer  des  spectacles  de  tur- 
pitude. 

En  effet,  puisqu'on  doit  discourir  des  choses 
et  non  pas  des  mots,  et  que  la  plupart  des 
contrariétés  viennent  de  ne  se  pas  entendre 
et  d'envelopper  dans  un  même  mot  des  choses 
opposées,  il  ne  faut  qu'ôter  le  voile  de  l'équi- 
voque, et  regarder  ce  qu'est  la  comédie  en 
soi,  pour  voir  si  elle  est  condamnable.  On 
connaîtra  sans  doute  que,  n'étant  autre  chose 
qu'im  poëme  ingénieux  qui,  par  des  leçons 
agréables,  reprend  les  défauts  des  hommes, 
on  ne  saurait  la  censurer  sans  injustice.  Et 
si  nous  voulons  ouïr  là  dessus  le  témoignage 
de  l'antiquité,  elle  nous  dira  que  ses  plus  cé- 
lèbres philosophes  ont  donné  des  louanges  à 
la  comédie,  eux  qui  faisaient  profession  d'une 
sagesse  si  austère,  et  qui  criaient  sans  cesse 
après  les  vices  de  leur  siècle.  Elle  nous  fera 
voir  qu'Aristote  a  consacré  des  veilles  au  théâ- 
tre, et  s'est  donné  le  soin  de  réduire  en  pré- 
ceptes l'art  de  faire  des  comédies.  Elle  nous 
apprendra  que  de  ses  plus  grands  hommes, 
et  des  premiers  en  dignité,  ont  fait  gloire  d'en 
composer  eux-mêmes  ;  qu'il  y  en  a  eu  d'autres 
qui  n'ont  pas  dédaigne  de  réciter  en  public 
celles  qu'ils  avaient  composées  ;  que  la  Grèce 
a  fait  pour  cet  art  éclater  son  estime  par  les 
prix  glorieux  et  par  les  superbes  théâtres 
dont  elle  a  voulu  l'honorer;  et  que,  dans 
Rome  enfin,  ce  même  art  a  reçu  aussi  des 
honneurs  extre^çrdinaires;  je  ne  dis  pas  dans 


VIII  PEÉFACB 

Rome  débauchée,  et  sous  la  licence  des  em- 
pereurs, mais  dans  Rome  disciplinée,  sous  la 
sagesse  des  consuls,  et  dans  les  temps  de  la 
Tigueur  de  la  vertu  romaine. 

J'avoue  qu'il  y  a  eu  des  temps  où  la  comé- 
die s'est  corrompue.  Et  qu'est-ce  que  dans  le 
monde  on  ne  corrompt  point  tous  les  jours? 
Il  n'y  a  chose  si  innocente  où  les  hommes  ne 
puissent  porter  du  crime  ;  point  d'art  si  salu- 
taire dont  ils  ne  soient  capables  de  renverser 
les  intentions  :  rien  de  si  bon  en  soi  qu'ils  ne 
puissent  tourner  à  de  mauvais  usages.  La 
médecine  est  un  art  profitable,  et  chacun  la 
révère  comme  une  des  plus  excellentes  choses 
que  nous  ayons;  et  cependant  il  y  a  eu  des 
temps  où  elle  s'est  rendue  odieuse,  et  souvent 
on  en  a  fait  un  art  d'empoisonner  les  hommes. 
La  philosophie  est  un  présent  du  ciel  ;  elle 
nous  a  été  donnée  pour  porter  nos  esprits  à 
la  connaissance  d'un  Dieu  par  la  contempla- 
tion des  merveilles  de  la  nature  ;  et  pourtant 
on  n'ignore  pas  que  souvent  on  l'a  détournée 
de  son  emploi,  et  qu'on  l'a  occupée  publique- 
ment à  soutenir  l'impiété.  Les  choses  m^me 
les  plus  saintes  ne  sont  point  à  couvert  de 
la  corruption  des  hommes  ;  et  nous  voyons 
des  scélérats  qui,  tous  les  jours,  abusent  de 
la  piété,  et  la  font  servir  méchamment  aux 
crimes  les  plus  grands.  Mais  on  ne  laisse  pas 
pour  cela  de  faire  les  distinctions  qu'il  est 
besoin  de  faire.  On  n'enveloppe  point  dans 
une  fausse  conséquence  la  bonté  des  choses 
que  l'on  corrompt,  avec  la  malice  des  corrup- 
teurs. On  sépare  toujours  le  mauvais  usage 
d'avec  l'intention  de  l'art  :  et,  comme  on  ne 
s'avise  point  de  défendre  la  médecine  pour 
avoir  été  bannie  de  Rome^  ni  la  philosophie 
pour  avoir  été  condamnée  publiquement  dans 
Athènes,  on  ne  doit  point  aussi  vouloir  inter- 
dire la  comédie  pour  avoir  été  censurée  en 


PRÉFACE  IX 

de  certains  temps.  Cette  censure  a  eu  ses  rai- 
sons, qui  ne  subsistent  point  ici.  Elle  s'est 
renfermée  dans  ce  qu'elle  a  pu  voir;  et  nous 
ne  devons  point  la  tirer  des  bornes  qu'elle 
s'est  données,  l'étendre  plus  loin  qu'il  ne  faut, 
et  lui  faire  embrasser  1  innocent  avec  le  cou- 
pable. La  comédie  qu'elle  a  eu  dessein  d'at- 
taquer n'est  point  du  tout  la  comédie  que 
nous  voulons  défendre  ;  il  se  faut  bien  garder 
de  confondre  celle-là  avec  celle-ci.  Ce  sont 
deux  personnes  de  qui  les  mœurs  sont  tout 
à  fait  opposées.  Elles  n'ont  aucun  rapport 
l'une  avec  l'autre,  que  la  ressemblance  du 
nom;  et  ce  serait  une  injustice  épouvanta- 
ble que  de  voir  condamner  Olympe,  qui  est 
femme  de  bien,  parce  qu'il  y  a  une  Olympe 
qui  a  été  débauchée.  De  semblables  arrêts, 
sans  doute,  feraient  un  grand  désordre  dans 
le  monde  ;  il  n'y  aurait  rien  par  là  qui  ne 
fût  condamné  •  et  puisque  l'on  ne  garde  point 
cette  rigueur  a  tant  de  choses  dont  on  abuse 
tous  les  jours,  on  doit  bien  faire  la  môme 
grâce  à  la  comédie,  et  approuver  les  pièces 
de  théâtre  où  l'on  verra  régner  l'instruction 
et  l'honnêteté. 

Je  sais  qu'il  ;'  a  des  esprits  dont  la  délica- 
tesse ne  peut  souffrir  aucune  comédie,  qui  di- 
sent que  les  plus  honnêtes  sont  les  plus  dan- 
gereuses ;  que  les  passions  que  l'on  y  dépeint 
sont  d'autant  plus  touchantes  qu'elles  sont 
pleines  de  vertu,  et  que  les  âmes  sont  atten- 
dries par  ces  sortes  de  représentations.  Je  ne 
vois  pas  quel  grand  crime  c'est  de  s'attendrir 
à  la  vue  d'une  passion  honnête  ;  et  c'est  un 
haut  étage  de  vertu  que  cette  pleine  insensi- 
bilité où  ils  veulent  faire  monter  notre  âme. 
Je  doute  qu'une  si  grande  perfection  soit  dans 
les  forces  de  la  nature  humaine  ;  et  je  ne  sais 
s'il  n'est  pas  mieux  de  travailler  à  rectifier  et 
îi  adoucir  les  passions  des  hommes,  que  dô 


£  PRÉFACE 

vouloir  les  retrancher  entièrement.  J'avoue 
qu'il  y  a  des  lieux  qu'il  vaut  mieux  fréquenter 
que  le  théâtre;  et  si  l'on  veut  blâmer  toutes 
les  choses  qui  ne  regardent  pas  directement 
Dieu  et  notre  salut,  il  est  certain  que  la  comé- 
die en  doit  être,  et  je  ne  trouve  pomt  mauvais 
qu'elle  soit  condamnée  avec  le  reste;  mais, 
supposé,  comme  il  est  vrai,  que  les  exercices 
de  la  piété  souffrent  des  intervalles,  et  que 
les  hommes  aient  besoin  de  divertissement, 
je  soutiens  qu'on  ne  leur  en  peut  trouver  un 
qui  soit  plus  innocent  que  la  comédie.  Je  me 
suis  étendu  trop  loin.  Finissons  par  le  mot 
d'un  grand  prince  sur  la  comédie  du  Tartufe. 
Huit  jours  après  qu'elle  eut  été  défendue, 
on  représenta  devant  la  cour  une  pièce  inti- 
tulée  Scaramouche  Ermite;  et  le  roi,  en  sortant, 
dit  au  grand  prince  que  je  veux  dire  :  «  Je 
voudrais  bien  savoir  pourquoi  les  gens  qui 
se  scandalisent  si  fort  de  la  comédie  de  Molière 
ne  disent  rien  de  celle  de  Scaramouche.»  A 
quoi  le  prince  répondit  :  «  La  raison  de  cela, 
C  est  que  la  comédie  de  Scaramouche  joue  le 
ciel  et  la  religion,  dont  ces  messieurs-là  ne 
se  soucient  point  ;  mais  celle  de  Molière  les 
joue  eux-mêmes,  c'est  ce  qu'ils  ne  peuvent 
souffrir.  » 


LE  TARTUFE 


COlilEDIE   EN  CINQ  ACTES,   Eif   VET4 


PERSONNAGES 


MAnAMTt  PEUNBLLE,  mère  d'Orgoa» 

ORGON,  mari  d'Elmire. 

ELMIRE,  femme  d'Orgoiu 

DAMIS,  fils  d'Orgon. 

MARIANB,  fille  d'Orgon. 

VALÈRB,  amant  de  Marîane. 

CLÊANTE,  beau-frère  d'Orgon. 

TARTUFE,  faux  dévot. 

DORINE,  suivante  de  Mariane. 

MONSIEUR  LOYAL,  sergent. 

UN  EXEMPT. 

PLIPOTE,  servante  de  madam«  Pemella 


<U  $cèHe  est  à  Pam,  dans  la  maison  d'Orgon, 


LE    TARTUFE 


ACTE   PREMIER 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Madame    PERNELLE,     ELMIRE ,    MARIANE» 
CLÉANTE,  DAMIS,  DORINE,  FLIPOTE. 

MADAME  PERNELLE. 

Allons,  Flipote,  allons  ;  que  d'eux  je  me  déHyre. 

ELMIRE. 

Vous  marchez  d'un  lel  pas  qu'on  a  peine  à  tous  suiTre^ 

MADAME  PERNELLE. 

Laissez,  ma  bru,  laissez;  ne  venez  pas  plus  loin. 
Ce  sont  toutes  façons  dont  je  n'ai  pas  besoin. 

ELMIRE. 

De  ce  que  l'on  tous  doit  envers  vous  l'on  s'acquitta. 
Mais,  ma  mère,  d'où  vient  que  vous  sortez  si  vite? 

MADAME  PERNELLE. 

C'est  que  je  ne  puis  voir  tout  ce  ménage-ci, 
Et  que  de  me  complaire  on  ne  prend  nul  souci. 
Oui,  je  sors  de  chez  vous  fort  mal  édifiée; 
Dans  toutes  mes  leçons  j'y  suis  contrariée; 


14  LE  TARTUFE 

On  n'y  respecte  rien,  chacun  y  parie  haut. 
Et  c'est  tout  justement  la  cour  du  roi  Pétaud. 

DORINE. 

Si... 

MADAME  PERNBLLE. 

Vous  êtes,  ma  mie,  une  fille  suiyante 
Un  peu  trop  forte  en  gueule,  et  fort  imper I inente  : 
Vous  TOUS  mêlez  sur  tout  (^  dire  votre  avis. 

DAMIS. 

Mais... 

MADAME  PERNELLE. 
Vous  êtes  un  sot,  en  trois  lettres,  mon  fils, 
C'est  moi  qui  vous  le  dis,  qui  suis  votre  grand'mère; 
Et  j'ai  prédit  cent  fois  à  mon  fils,  votre  père, 
Que  vous  preniez  tout  l'air  d'un  méchant  garnement, 
Et  ne  lui  donneriez  jamais  que  du  tourment. 

MARIANE. 

Je  crois... 

MADAME  PERKELLE. 

Mon  Dieu  1  sa  sœur,  vous  faites  la  discrète, 
Et  vous  n'y  touchez  pas,  tant  vous  semblez  doucette  1 
Mais  il  n'est,  comme  on  dit,  pire  eau  que  l'eau  qui  dort  ; 
Et  vous  menez  sous  cape  un  train  que  je  hais  fort. 

ELMIRB. 

Mais,  ma  mère... 

MADAME  PERNELLE. 

Ma  bru,  qu'il  ne  vous  en  déplaise; 
Votre  conduitei  ea  tout,  est  tout  à  fait  mauvaise  ; 


ACTE  I,  SCÈNE  ï  15 

Vous  devriez  leur  mettre  un  bon  exemple  aux  yeux, 
fit  leur  défunte  mère  en  usait  beaucoup  mieux. 
Vous  êtes  dépensière  ;  et  cet  état  me  blesse, 
Que  vous  alliez  vêtue  ainsi  qu'une  princesse. 
Quiconque  à  son  mari  veut  plaire  seulement, 
Ma  bru,  n'a  pas  besoin  de  tant  d'ajustement. 

CLÉANTE. 

Mais,  madame,  après  tout... 

MADAME  PERNELLE. 

Pour  vous,  monsieur  son  frère. 
Je  vous  estime  fort,  vous  aime  et  vous  révère; 
Mais  enfin,  si  j'étais  de  mon  fils,  son  époux, 
Je  vous  prierais  bien  fort  de  n'entrer  point  chez  nous. 
Sans  cesse  vous  prêchez  des  maximes  de  vivre 
Qui  par  d'honnêtes  gens  ne  se  doivent  point  suivre. 
Je  vous  parle  un  peu  franc;  mais  c'est  là  mon  humeur. 
Et  je  ne  mâche  point  ce  que  j'ai  sur  le  cœur. 

DÂMIS. 

Votre  monsieur  Tartufe  est  bien  heureux  sans  doute... 

MADAME  PERNELLE. 

C'est  un  homme  de  bien,  qu'il  faut  que  l'on  écoute  ; 
Et  je  ne  puis  souffrir,  sans  me  mettre  en  courroux, 
De  le  voir  quereller  par  un  fou  comme  vous. 

DAMIS. 
Quoi  1  je  souffrirai,  moi,  qu'un  cagot  de  critiqua 
Vienne  usurper  céans  un  pouvoir  tyrannique. 
Et  que  nous  ne  puissions  à  rien  nous  divertir, 
Si  ce  beau  monsieur-là  n'y  daigne  consentir? 


W  LE  TAPvTUF.Î 

DORINE. 

S'il  le  faut  écouter  et  croire  à  ses  maximes, 
On  ne  peut  faire  rien  qu'on  ne  fasse  des  crimes; 
Car  il  contrôle  tout,  ce  critique  zélé. 

MADAME  PERNELLE. 

Et  tout  ce  qu'il  contrôle  est  fort  bien  contrôlé. 
C'est  au  chemin  au  ciel  qu'il  prétend  vous  conduire; 
Et  mon  fils  à  l'aimer  vous  devrait  tous  induire. 

DAMIS. 

Non,  voyez-vous,  ma  mère,  il  n'est  père,  ni  rien, 
Qui  me  puisse  obliger  à  lui  vouloir  du  bien  : 
Je  trahirais  mon  cœur  de  parler  d'autre  sorte. 
Sur  ses  façons  de  faire  à  tous  coups  je  m'emporte  : 
J*en  prévois  ane  suite,  et  qu'avec  ce  pied  plat 
Il  faudra  que  j'en  vienne  à  quelque  grand  éclat. 

DORINE. 

Certes,  c'est  une  chose  aussi  qui  scandalise. 

De  voir  qu'un  inconnu  céans  s'impatronise  ; 

Qu'ua  gueux  qui,  quand  il  vint,  n'avait  pas  de  soulier». 

Et  dont  l'habit  entier  valait  bien  six  deniers, 

En  vienne  jusque-là  que  de  se  méconnaître, 

De  contrarier  tout,  et  de  faire  le  maître. 

MADAME  PERNELLE. 

Hé,  merci  de  ma  vie  I  il  en  irait  bien  mieux, 
Si  tont  se  gouvernait  par  ses  ordres  pieux. 

DORINE. 

U  passe  pour  un  saint  dans  votre  fantaisie  : 
Tout  son  lait,  croyez-moi,  n'est  rien  qu'hypocrisit. 

MADAME  PERNELLE. 

Voyez  la  langue  I 


ATTE  I,  SCÈNE  I  17 

DORINE. 
A  lui,  non  plus  qu'à  son  Laurent, 
Je  ne  me  fierais,  moi,  que  sur  un  bon  garant. 

MADAME  PERNELLE. 

J'ignore  ce  qu'au  fond  le  serviteur  peut  être  ; 
Mais  pour  homme  de  bien  je  garantis  le  maître. 
Vous  ne  lui  voulez  mal  et  ne  le  rebutez 
Qu'à  cause  qu'il  vous  dit  à  tous  vos  vérités. 
C'est  ctmtre  le  péché  que  son  cœur  se  courrouce, 
Et  l'intérêt  du  ciel  est  tout  ce  qui  le  pousse. 

DORINE. 

Oui;  mais  pourquoi,  surtout  depuis  un  certain  temps. 

Ne  saurait-il  souffrir  qu'aucun  hante  céans? 

En  quoi  blesse  le  ciel  une  visite  honnôte, 

Pour  en  faire  un  vacarme  à  nous  rompre  la  tête? 

Veut-on  que  là-dessus  je  m'explique  entre  nous? 

{Montrant  Elmire.") 
Je  crois  que  de  madame  il  est,  ma  foi,  jaloux. 

MADAME  PERNELLE. 

Taisez-vous,  et  songez  aux  choses  que  vous  dites. 
Ce  n'est  pas  lui  tout  seul  qui  blâme  ces  visites  : 
Tout  re  tracas  qui  suit  les  gens  que  vous  hantez, 
Ces  carrosses  sans  cesse  à  îa  porte  plantés, 
Et  de  tant  de  laquais  le  bruyant  assemblage. 
Font  un  éclat  fâcheux  dans  tout  le  voisinage. 
Je  veux  croire  qu'au  fond  il  ne  se  passe  rien  ; 
Mais  enfin  on  en  parle,  et  cela  n'est  pas  bien. 

CLÉANTE. 

Eh!  voulez-vous,  madame,  empêcher  qu'on  ne  cause? 
Ce  serait  dans  la  vie  une  fâcheuse  chose, 


18  LE    TARTUFE 

Si,  pour  les  sots  discours  où  l'en  peut  être  mis, 
Il  fallait  renoncer  à  ses  meilleurs  amis. 
Et  quand  même  on  pourrait  se  résoudre  à  le  faire, 
Groiriez-Yous  obliger  tout  le  monde  à  se  taire? 
Contre  la  médisance  il  n'est  point  de  rempart. 
A  tous  les  sols  caquets  n'ayons  donc  nul  égard, 
Efforçons-nous  de  vivre  avec  loule  innocence, 
Et  laissons  aux  causeurs  une  pleine  licence. 

liORlNE. 

Daphné,  notre  voisine,  et  son  petit  époux, 
Ne  seraient^ils  point  ceux  qui  parlent  mal  de  nous? 
Ceux  de  qui  la  conduite  offre  le  plus  à  rire 
Sont  toujours  sur  autrui  les  premiers  à  médire; 
Ils  ne  manquent  jamais  de  saisir  promptement 
L'apparente  lueur  du  moindre  attachement, 
D'en  semer  la  nouvelle  avec  beaucoup  de  joie. 
Et  d'y  donner  le  tour  qu'ils  veulent  qu'on  y  croie. 
Des  actions  d'autrui,  teintes  de  leurs  couleurs. 
Ils  pensent  dans  le  monde  autoriser  les  leurs, 
Et,  sous  le  faux  espoir  de  quelque  ressemblance, 
Aux  intrigues  qu'ils  ont  donner  de  l'innocence, 
Ou  faire  ailleurs  tomber  quelques  traits  partagés 
De  ce  blâme  public  dont  ils  sont  trop  chargés. 

MADAME  PERNELLE. 

Tous  ces  raisonnements  ne  font  rien  à  l'affaire. 
On  sait  qu'Orante  mène  une  vie  exemplaire  ; 
Tous  ses  soins  vont  au  ciel,  et  j'ai  su  par  des  gens 
Qu'elle  condamne  fort  le  train  qui  vient  céans. 

DORINE. 

L'exemple  est  admirable,  et  cette  dame  est  bonne  I 


ACTE    I,  SCÈNE  I  19 

D  est  vrai  qu'elle  vit  en  austère  personne  ; 
Mais  l'âge  dans  son  âme  a  mis  ce  zèle  ardent, 
El  l'on  sait  qu'elle  est  prude  à  son  corps  défendant. 
Tant  qu'elle  a  pu  des  cœurs  attirer  les  hommages, 
Elle  a  fort  bien  joui  de  tous  ses  avantages  ; 
Mais  voyant  de  ses  yeux  tous  les  brillants  baisser, 
Au  monde  qui  la  quitte  elle  veut  renoncer, 
Et  du  voile  pompeux  d'une  haute  sagesse 
De  ses  attraits  usés  déguiser  la  faiblesse. 
Ce  sont  là  les  retours  des  coquettes  du  temps  : 
U  leur  est  dur  de  voir  déserter  les  galants. 
Dans  un  tel  abandon,  leur  sombre  inquiétude 
Ne  voit  d'autre  recours  que  le  métier  de  prude; 
Et  la  sévérité  de  ces  femmes  de  bien 
Censure  toute  chose  et  ne  pardonne  à  rien  : 
Hautement  d'un  chacun  elles  blâment  la  vie, 
Non  point  par  charité,  mais  par  un  trait  é' envie. 
Qui  ne  saurait  souffrir  qu'un  autre  ait  les  plaisirs 
Dont  le  penchant  de  l'âge  a  sevré  leurs  désirs. 

MADAME  PERNELLE,  à  Elmire. 
Voilà  les  contes  bleus  qu'il  vous  faut  pour  vous  plaire 
Ma  bru.  On  est  chez  vous  contrainte  de  se  taire  ; 
Car  madame  à  jaser  tient  le  dé  tout  le  jour. 
Mais  enfin  je  prétends  discourir  à  mon  tour. 
Je  vous  dis  que  mon  fils  n'a  rien  fait  de  plus  sage 
Qu'en  recueillant  chez  soi  ce  dévot  personnage; 
Que  le  ciel,  au  besoin,  l'a  céans  envoyé 
Pour  redresser  à  tous  votre  esprit  fourvoyé  ; 
Que  pour  votre  salut  vous  le  devez  entendre  ; 
Et  qu'il  ne  reprend  rien  qui  ne  soit  à  reprendra. 
Ces  visites,  ces  bals,  ces  conversations, 


20  LE    TARTUFE 

Sont  du  malin  esprit  toutes  iaventions  ; 
Là  jamais  on  n'entend  de  pieuses  paroles  ; 
Ce  sont  propos  oisifs,  chansons  et  fariboles  : 
Bien  souvent  le  prochain  en  a  sa  bonne  part, 
Et  l'on  y  sait  médire  et  du  tiers  et  du  quart. 
Enfin  les  gens  sensés  ont  leurs  têtes  troublées 
De  la  confusion  de  telles  assemblées  : 
Mille  caquets  divers  s'y  font  en  moins  de  rien  ; 
Et  comme,  l'autre  jour,  un  docteur  dit  fort  bien, 
C'est  véritablement  la  tour  de  Babylone, 
Car  chacun  y  babille,  et  tout  le  long  de  l'aune  : 
Et,  pour  conter  l'histoire  oh  ce  point  l'engagea... 

{Montrant  Cléante.) 
Voilà-t-il  pas  monsieur  qui  ricane  déjàl 
Aller  chercher  vos  fous  qui  vous  donnent  à  rire, 

{A  Elmire.) 
Et  sans...  Adieu,  ma  bru;  je  ne  veux  plus  rien  dir». 
Sachez  que  pour  céans  j'en  rabats  de  moitié. 
Et  qu'il  fera  beau  temps  quand  j'y  mettrai  le  pied. 

{Donnant  un  soufflet  à  Flipote.) 
Allons,  vous,  vous  rêvez,  et  bayez  aux  corneilles. 
Jour  de  Dieu  !  je  saurai  vous  frotter  les  oreilles. 
Marchons,  gaupe,  marchons. 

SCÈNE  II 

CLÉANTE,  DORINE. 

ÇLKANTE. 

Je  n'y  veux  point  aller, 
De  peur  qu'elle  ne  vtnt  eneor  me  quereller. 


ACTE  I,  SCÈNE  II  21 

Que  cette  bonne  femme  ! . . . 

DORINE. 

Ah  !  certes,  c'est  dommage 
Qu'elle  ne  vous  cuit  tenir  un  tel  langage  : 
Elle  TOUS  dirait  bien  qu'elle  vous  trouve  bon, 
Et  qu'elle  n'est  point  d'âge  à  lui  donner  ce  nom. 

CLÉANTE. 

Comme  elle  s'est  pour  rien  contre  nous  échauffée, 
Et  que  de  son  Tartufe  elle  paraît  coiffée  ! 

DORINE. 

Oh  I  vraiment,  tout  cela  n'est  rien  au  prix  du  fils  ; 

Et,  si  vous  l'aviez  vu,  vous  diriez  :   «  C'est  bien  pisi  » 

Nos  troubles  l'avaient  mis  sur  le  pied  d'homme  sage, 

Et  pour  servir  son  prince  il  montra  du  courage  ; 

Mais  il  est  devenu  comme  un  homme  hébété, 

Depuis  que  de  Tartufe  on  le  voit  entêté  : 

Il  l'appelle  son  frère,  et  l'aime  dans  son  âme 

Cent  fois  plus  qu'il  ne  fait  mère,  fils,  fille  et  femme. 

C'est  de  tous  ses  secrets  l'unique  confident, 

Et  de  ses  actions  le  directeur  prudent. 

Il  le  choie,  il  l'embrasse;  et,  pour  une  maîtresse. 

On  ne  saurait,  je  pense,  avoir  plus  de  tendresse  : 

A  table,  au  plus  haut  bout  il  veut  qu'il  soit  assis  ; 

Avec  joie  il  l'y  voit  manger  autant  ajiç  six  ; 

Les  bons  morceaux  de  tout,  il  fay^'on  les  lui  cède  ; 

Et,  s'il  vient  à  roter,  il  lui  dit  :  «  Dieu  vous  aide  I  » 

Enfin  il  en  est  fou  ;  c'est  son  tout,  son  héros  ; 

Il  l'admire  à  tous  coups,  le  cite  à  tous  propos  ; 

Ses  moindres  actions  lui  semblent  des  miracles, 

Et  tous  les  mots  qu'il  dit  sont  pour  lui  des  oracles* 


22                                LE  TARTUFE  > 

Lui,  qui  connaît  sa  dupe,  et  qui  veut  en  jouir,  < 

Par  cent  dehors  fardés  a  l'art  de  l'éblouir  :  i 

Son  cagotisme  en  tire,  à  toute  heure  des  sommes, 

Et  prend  droit  de  gloser  sur  tous  tant  que  nous  sommes.  '* 

Il  n'est  pas  jusqu'au  fat  qui  lui  sert  de  garçon  " 

Qui  ne  se  mêle  aussi  de  nous  faire  leçon  : 

Il  vient  nous  sermoner  avec  des  yeux  farouches,  i 

Et  jeter  nos  rubans,  notre  rouge  et  nos  mouches. 

Le  traître,  l'autre  jour,  nous  rompit  de  ses  mains 

Un  mouchoir  qu'il  trouva  dans  une  fleur  des  saints,  i 

Disant  que  nous  mêlions,  par  un  crime  effroyable,  \ 

Avec  la  sainteté  les  parures  du  diable. 

SCÈSE   III  \ 

ELMIRE,  MARIANE,  DAMIS,  CLÉANTE,  DORINE    î 

ELMIRE,  à  Cléante,  ; 

Vous  êtes  bien  heureux  de  n'être  point  venu  *; 
Au  discours  qu'à  la  porte  elle  nous  a  tenu. 

Mais  j'ai  vu  mon  mari  ;  comme  il  ne  m'a  point  vue,  j 
Je  veux  aller  là-haut  attendre  sa  venue. 

CLÉANTE.  /^ 

Moi,  je  l'attends  ici,  pour  moins  d'amusement,  j 
Et  je  vais  lui  donner  le  bonjour  seulement. 

SGËIE   IV 

CLÉANTE,  DAMIS,  DORINE.  ^ 

DAMIS.  J 

De  l'hymen  de  ma  sœur  touchez-lui  quelque  chose.  -j 


ACTE   I,   SCÈNE  V  23 

J'ai  sc'upçon  que  Tartufe  à  son  effet  s* oppose, 
Qu'il  oblige  mon  père  à  des' détours  si  grands; 
El  TOUS  n'ignorez  pas  quel  intérêt  j'y  prends. 
Si  même  ardeur  enflamme  et  ma  sœur  et  Valero, 
La  sœur  de  cet  ami,  vous  Je  save^,  m'est  chère  -, 
Et  s'il  fallait... 

DORINE. 

H  entre. 

SCÈNE   V 

ORGON,  CLÉANTE,  DORINE. 

ORGON. 
Ah!  mon  frère,  bonjour. 

CLÉANTE. 

Je  sortais,  et  j'ai  joie  à  tous  voir  de  retour. 

La  campagne  à  présent  n'est  pas  beaucoup  fleurie.  • 

ORGON. 

{A  Cléante.) 
Dorine...  Mon  beau-frère,  attendez,  je  tous  prie. 
Vous  TOtilez  bien  souffrir,  pour  m'ôter  de  souci, 
Que  je  m'informe  un  peu  des  nouvelles  d'ici. 

{A  Dorine.) 
Tout  s'est-il,  ces  deux  jours,  passé  de  bonne  sorte? 
Qu'est-ce  quW  fait  céans?  Comme  est-ce  qufoms'y  porte? 

DORINE. 

Madame  eut  avant-hier  la  fièvre  jusqu'au  soir, 
Avec  un  mal  de  tête  étrange  à  concevoir. 

ORGON. 

Et  Tartufe? 


24  LE  TARTUFE 

DORINK. 
Tartufe  1  il  se  porte  à  merveille, 
Gros  et  gras,  le  teint  frais  et  la  bouche  vermeille. 

ORGON. 

^;.Le  pauvre  homme  1 

DORINE. 

Le  soir,  elle  eut  un  grand  dégoût, 
Et  ne  put,  au  souper,  toucher  à  rien  du  tout, 
Tant  sa  douleur  de  tête  était  encor  cruelle  I 

ORGON. 

Et  Tartufe? 

DORINE. 

Il  soupa  lui  tout  seul,  devant  elle; 
Et  fort  dévotement  il  mangea  deui  perdrix. 
Avec  une  moitié  de  gigot  en  hachis. 

ORGON. 

:^  Le  pauvre  homme  I 

DORINE. 

La  nuit  se  passa  tout  entière 
Sans  qu'elle  pût  fermer  un  moment  la  paupière; 
Des  chaleurs  l'empêchaient  de  pouvoir  sommeiller, 
Et  jusqu'au  jour  près  d'elle  il  nous  fallut  veiller. 

ORGON. 

Et  Tartufe? 

DORINE. 

\ 

j:  Pressé  d'un  sommeil  agréable, 

!  Il  passa  dans  sa  chambre  au  sortir  de  la  table; 
/i  Et  dans  son  lit  bien  chaud  il  se  mit  tout  soudain, 
Oîi  sans  trouble  il  dormit  jusques  au  lendemaio, 

ORGON. 

Le  pauvre  homme  I 


ACTE  I,  SCÈNE  VI  25 

PORINK. 

A  la  fin,  par  nos  raisons  gagnée, 
Elle  se  résolut  à  souffrir  la  saignée, 
El  le  soulagement  suivit  tout  aussitôt. 

ORGON. 

Et  Tartufe? 

DORINE. 

Il  reprit  courage  comme  il  faut, 
Et  contre  tous  les  maux  fortifiant  son  âme. 
Pour  réparer  le  sang  qu'avait  perdu  madame, 
But,  à  son  déjeuner,  quatre  grands  coups  de  vin. 

ORGON. 

Le  pauvre  homme  I 

DORINE. 

Tous  deux  se  portent  bien  enfin  ; 
Et  je  vais  à  madame  annoncer,  par  avance, 
La  part  que  vous  prenez  à  sa  convalescence, 

SCÈNE   TI 

ORGON, CLÉANTE. 

CLÉANTE. 

A  votre  nez,  mon  frère,  elle  se  rit  de  vous  ; 

Et,  sans  avoir  dessein  de  vous  mettre  en  counroux. 

Je  vous  dirai,  tout  franc,  que  c'est  avec  justice. 

A-t-on  jamais  parlé  d'un  semblable  caprice? 

Et  se  peut-il  qu'un  homme  ait  un  charme  aujourd'hui 

A  vous  faire  oublier  toutes  choses  pour  lui  ; 

Qu'après  avoir  chez  vous  réparé  sa  misère. 

Vous  en  veniez  au  point...? 


26  LE  TARTUFE 

ORGON.  ! 

Halte-là,  mon  beau-frère;     ; 
Vous  ne  connaissez  pas  celui  dont  tous  parlez. 

CLÉANTE.  J 

Je  ne  le  connais  pas,  puisque  vous  le  roulez;  ^ 

Mais  enfin,  pour  savoir  quel  homme  ce  peut  être...  - 1 

ORGON.  j 

"Mon  frère,  vous  seriez  charmé  de  le  conna^re,  \ 
Et  vos  ravissements  ne  prendraient  point  de  fin. 
C'est  un  homme  qui...  Ah  1...  un  homme...  un  homme  enfin. ^ 
Qui  suit  bien  ses  leçons,  goûte  une  paix  profonde, 

Et  comme  du  fumier  regarde  tout  le  monde.  \ 

;iOui,  je  deviens  tout  autre  avec  son  entretien  :  ^ 

Il  m'enseigne  à  n'avoir  affection  pour  rien  ;  "^ 
De  toutes  amitiés  il  détache  mon  âme, 

Et  je  verrais  mourir  frère,  enfants,  mère  et  femme,  ; 

Que  je  m'en  soucîrais  autant  que  de  cela.  ] 

CLÉANTE.  /''■■ 

Les  sentiments  humains,  mon  frère,  que  voilà  î 

ORGON.  -5 

Ahl  si  vous  aviez  vu  comme  j'en  fis  rencontre,  1 

Vous  auriez  pris  pour  lui  l'amitié  que  je  montre.  -^ 

Ctaque  jour  à  l'église  il  venait,  d'un  air  doux, 

Tout  vis-à-vis  de  moi  se  mettre  à  deux  genoux,  i 

Il  attirait  les  yeux  de  l'assemblée  entière  'j 

Par  l'ardeur  dont  au  ciel  il  poussait  sa  prière  : 

Il  faisait  des  soupirs,  de  grands  élancements. 

Et  baisait  humblement  la  terre  à  tous  moments;  ; 

Et,  lorsque  je  sortais,  il  me  devançait  vite,  ; 

Peur  m'aller  à  la  porte  offrir  de  l'eau  bénite.  ■ 


ACTE  I,  SCÈNE  VI  27 

Instruit  par  son  garçon,  qui  dans  tout  l'imitait, 

Et  de  son  indigence,  et  de  ce  qu'il  était, 

Je  lui  faisais  des  dons  ;  mais,  avec  modestie, 

Il  me  voulait  toujours  en  rendre  une  partie  : 

a  C'est  trop,  me  disait-il,  c'est  trop  de  la  moitié  ; 

Je  ne  mérite  pas  de  vous  faire  pitié.  » 

Et  quand  je  refusais  de  le  vouloir  reprendre, 

Aux  pauvres,  à  mes  yeux,  il  allait  le  répandre. 

Enfin  le  ciel  chez  moi  me  le  fît  retirer. 

Et  depuis  ce  temps-là  tout  semble  y  prospérer  : 

Je  vois  qu'il  reprend  tout,  et  qu'à  ma  femme  même 

Il  prend,  pour  mon  honneur,  un  intérêt  extrême-;^::^ 

Il  m'avertit  des  gens  qui  lui  font  les  yeux  doux, 

Et  plus  que  moi  sjx  fois  il  s'en  montre  jaloux»^ . 

Mais  vous  ne  croiriez  point  jusqu'où  monte  son  zèle  ; 
Il  s'impute  à  péché  la  moindre  bagatelle; 
Un  rien  presque  suffit  pour  le  scandaliser; 
Jusque-là  qu'il  se  vint  l'autre  jour  accuser 
D'avoir  pris  une  puce  en  faisant  sa  prière, 
Et  de  l'avoir  tuée  avec  trop  de  colère. 

CLÉANTE. 

Paibleu  1  vous  êtes  fou,  mon  frère,  que  je  croi. 
Avec  de  tels  discours,  vous  moquez-vous  de  moi? 
Et  que  prétendez' vous  que  tout  ce  badinagc...2 
ORGON. 

Mon  frère,  ce  discours  sent  le  libertinage  : 
Vous  en  êtes  un  peu  dans  votre  âme  entiché. 
Et,  comme  je  vous  l'ai  plus  de  dix  fois  prêché; 
Vous  fous  attirerez  quelque  méchante  affaire. 

CLÉANTE. 

Voilà  de  vos  pareils  le  discours  ordinaire  : 


28  LE  TARTUFE 

Ils  yeuleat  que  chacun  soit  aveugle  comme  eux. 
C'est  être  libertin  que  d'avoir  de  bons  yeui  ;  [ 

Et  qui  n'adore  pas  de  vaines  simagrées  i 

N'a  ni  respect  ni  foi  pour  les  choses  sacrées. 
Allez,  tous  vos  discours  ne  me  font  point  de  peur, 
Je  sais  comme  je  oarle,  et  le  ciel  voit  mon  cœur.  ' 

De  tous  vos  façonniers  on  n'est  point  les  esclaves. 
Il  est  de  faux  dévots  ainsi  que  de  faux  braves  : 
Et  comme  on  ne  voit  pas  qu'où  l'honneur  les  conduit 
Les  vrais  braves  soient  ceux  qui  font  beaucoup  de  bruH, 
Les  bons  et  vrais  dévots,  qu'on  doit  suivre  à  la  trace, 
Ne  sont  pas  ceux  aussi  qui  font  tant  de  grimaces. 
Eh  quoi!  vous  ne  ferez  nulle  distinction 
Entre  l'hypocrisie  et  la  dévotion? 
Vous  les  voulez  traiter  d'un  semblable  langage, 
Et  rendre  même  honneur  au  masque  qu'au  visage, 
Égaler  l'artifice  à  la  sincérité. 
Confondre  l'apparence  avec  la  vérité, 
Estimer  le  fantôme  autant  que  la  personne. 
Et  la  fausse  monnaie  à  l'égal  de  la  bonne? 
Les  hommes,  la  plupart,  sont  étrangement  faits, 
Bans  la  juste  nature,  on  ne  les  voit  jamais  :  ' 

La  raison  a  pour  eux  des  bornes  trop  petites,  , 

En  chaque  caractère,  ils  passent  ses  limites; 
Et  la  plus  noble  chose,  ils  la  gâtent  souvent 
Pour  la  vouloir  outrer  et  pousser  trop  avant.  ' 

Que  cela  vous  soit  dit  en  passant,  mon  beau-frère<^— -   h 
ORGON.  ^ 

Oui,  vous  êtes  sans  doute  un  docteur  qu"on  révère;        ^ 
Tout  le  savoir  du  monde  est  chez  vous  retiré  ; 
Vous  êtes  le  seul  sage  et  le  seul  éclairé,  ; 


ACTE  I,  SCÈNE  VI  29 

Un  oracle,  un  Caton  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 
Et  près  de  tous  ce  sont  des  sots  que  tous  les  hommes. 

CLÉANTE. 

Je  ne  suis  point,  mon  frère,  un  docteur  révéré, 

Et  le  savoir  cliez  moi  n'est  pas  tout  retiré  ; 

Mais,  en  un  mot,  je  sais,  pour  toute  ma  science, 

Du  faux  avec  le  vrai  faire  la  différence . 

Et  comme  je  ne  vois  nul  genre  de  héros 

Qui  soient  plus  à  priser  que  les  parfaits  dévols. 

Aucune  chose  au  monde  et  plus  noble  et  plus  belle 

Qne  la  sainte  ferveur  d'un  véritable  zèle. 

Aussi  ne  vois-je  rien  qui  soit  plus  odieux 

Que  le  dehors  plâtré  d'un  zèle  spécieux, 

Que  ces  francs  charlatans,  que  ces  dévots  de  place, 

De  qui  la  sacrilège  et  trompeuse  grimace 

Abuse  impunément  et  se  joue,  à  leur  gré. 

De  ce  qu'ont  les  mortels  de  plus  saint  et  sacré  ; 

Ces  gens  qui,  par  une  âme  à  l'intérêt  soumise. 

Font  de  dévotion  métier  et  marchandise, 

Et  veulent  acheter  crédit  et  dignités 

A  prix  de  faux  clins  d'yeux  et  d'élans  affectés  ; 

Ces  gens,  dis-je,  qu'on  voit  d'une  ardeur  non  commune, 

Par  le  chemin  du  ciel  courir  à  leur  fortune  ; 

Qui,  brûlants  et  priants,  demandent  chaque  jour. 

Et  prêchent  la  retraite  au  milieu  de  la  cour  ; 

Qui  savent  ajuster  leur  zèle  avec  leurs  vices, 

Sont  prompts,  vindicatifs,  sans  foi,  pleins  d'artiflces, 

Et,  pour  perdre  quelqu'un,  couvrent  insolemment 

De  l'intérêt  du  ciel  leur  fier  ressentiment, 

D'autant  plus  dangereux  dans  leur  âpre  colère, 

Qu'ils  prennent  contre  nous  des  arme»  qu'on  révère, 


30  LE  TARTUFE 

Et  que  leur  passioB,  dont  on  leur  sait  bon  gré, 
Veut  nous  assassiner  avec  un  fer  sacré. 
De  ce  faux  caractère  on  en  voit  trop  paraître, 
Mais  les  dévots  de  cœur  sont  aisés  à  connaître. 
Notre  siècle,  mon  frère,  en  expose  à  nos  yeux 
Qui  peuvent  nous  servir  d'exemple  glorieux. 
Regardez  Ariston,  regardez  Périandre, 
"""S^Oronte,  Alcidamas,  Polydore,  Clytandra^- 
Ce  titre  par  aucun  ne  leur  est  débattu  ; 
Ce  ne  sont  point  du  tout  fanfarons  de  vertu. 
On  ne  voit  point  en  eux  ce  faste  insupportable , 
^Et  leur  dévoiion  est  humaine,  est  trai table. 
Ils  ne  censurent  point  toutes  nos  actions; 
Ils  trouvent  trop  d'orgueil  dans  ces  corrections  ; 
Et,  laissant  la  fierté  des  paroles  aux  autres, 
C'est  par  leurs  actions  qu'ils  reprennent  les  nAtres. 
L'apparence  du  mal  a  chez  eux  peu  d'appui, 
Et  leur  âme  est  portée  à  juger  bien  d'autrui. 
Point  de  cabale  en  eux,  point  d'intrigues  à  suivre; 
On  les  voit,  pour  tous  soins,  se  mêler  de  bien  vivre. 
Jamais  contre  un  pécheur  ils  n'ont  d'acharnemeot  ; 
Ils  attachent  leur  haine  au  péché  seulement, 
Et  ne  veulent  point  prendre,  avec  un  zèle  extrême, 
Les  intérêts  du  ciel  plus  qu'il  ne  veut  lui-même; 
Voilà  mes  gens;  voilà  comme  il  en  faut  user; 
Voilà  l'exemple  enfin  qu'il  se  faut  proposer. 
Votre  homme,  à  dire  vrai,  n'est  pas  de  ce  modela. 
C'est  de  fort  bonne  foi  que  vous  vantez  son  zèle  ; 
Mais  par  un  faux  éclat  je  vous  crois  ébloui. 

ORGON. 

Monsieur  mon  cher  beau-frère,  avez-voas  tout  dît? 


ACTE  I,   SCÈNE  VI  31 

CLÉANTE. 

Oui. 

ORGON,  s'en  allant. 
Je  suis  votre  valet. 

CLÉANTE. 

,De  grâce,  un  mot,  mon  frère.  .  ' 
Laissons  là  ce  discours.  Vous  savez  que  Valère 
Pour  être  votre  gendre  a  parole  de  vous? 

ORGON. 

Oui. 

CLÉANTE. 

Vous  aviez  pris  jour  pour  un  lien  si  doux* 

ORGON. 

11  esî  vrai. 

CLÉANTE. 

Pourquoi  donc  en  différer  la  fête? 

ORGON. 

Je  ne  sais. 

CLÉANTE. 

Auriez-vous  autre  pensée  en  tête? 

ORGON. 

Peut-être. 

CLÉANTE. 

Vous  voulez  manquer  à  votre  foi? 

ORGON. 

Je  ne  dis  pas  cela. 

CLÉANTE. 

Nul  obstacle,  je  croi, 
Ne  peut  vous  empêcher  d'accomplir  vos  promesses. 

ORGON. 

Selon. 


32  LE  TARTUFE 

CLÉANTE. 

Pour  dire  un  mot  faut-il  tant  de  finesses? 
Valère,  sur  ce  point,  me  fait  vous  visiter. 

ORGON. 

Le  ciel  en  soit  loué  1 

CLÉANTE. 

Mais  que  lui  reporter? 

ORGON. 
Tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

CLÉANTE. 

Mais  il  est  nécessaire 
De  savoir  vos  desseins.  Quels  sont-ils  donc? 

ORGON. 

De  faire 
Ce  que  le  ciel  voudra. 

CLÉANTE. 

Mais  parlons  tout  de  bon. 
Valère  a  votre  foi;  la  tiendrez-vous  ou  non? 

ORGON. 
Adieu. 

CLÉANTE,  seul. 

Pour  son  amour  je  crains  une  disgrâce^ 
Et  je  dois  Taverlir  de  tout  ce  qui  se  passe. 


FIN     DU    PHEMIEH  ACTE, 


i 


Mariane. 


ACTE  SECOND 

SCÈNE  PBEMIËBE 

ORGON,  MARIANE. 

ORGON. 
MARIANE. 


MoQ  père? 

ORGON. 
Approchez,  j'ai  de  qucfï 
Vous  parler  en  secret. 

MARIANE,  à  Orgon,  qui  regarde  dans  un  cabinet 
Que  cherchez-vous? 
ORGON. 

Je  voi 
Si  quelqu'un  n'est  point  là  qui  pourrait  nous  entendre  ; 
Car  ce  petit  endroit  est  propre  pour  surprendre. 
Or  sus,  nous  voilà  bien.  J'ai,  Mariane,  en  vous 
Reconnu  de  tout  temps  un  esprit  assez  doux, 
Et  de  tout  temps  aussi  vous  m'avez  été  chère. 

MARIANE. 

Je  suis  fort  redevable  à  cet  amour  de  père. 

ORGON. 

C'est  fort  bien  dit,  ma  fille  ;  et,  pour  le  mériter, 
Vous  devez  n'avoir  soin  que  de  me  contenter. 

MARIANE. 

C'est  oh  je  mets  aussi  ma  gloire  la  plus  haute. 

fcB  TABXUFE.  2 


34  LE  TARTUFE  _ 

ORGON.  ^ 

?ort  bien.  Que  dites-yous  de  Tartufe,  notre  hôte?  '. 

MARIANE.  1 

Qui?  moi?  1 

ORGON.  J 

Vous.  Voyez  bien  comme  vous  répondrez. 

MARIANE. 

Hélas  I  j*en  dirai,  moi,  tout  ce  que  vous  Toudrez.  ^ 

'i' 

1 

SCBHB  II  I 

ORGON,  MARIANE,  DORINE,  entrant  doucement  j 
et  se  tenant  derrière  Or  g  on  sans  être  vue,        j, 

\ 

ORGON.  :; 

C*est  parler  sagement...  Dites-moi  donc,  ma  fille,  ^ 

Qu'en  toute  sa  personne  un  haut  mérite  brille,  ', 

Qu'il  touche  votre  cœur,  et  qu'il  vous  serait  doui  ; 
De  le  voir,  par  mon  choix,  devenir  votre  époux. 

MARIANE.  } 

Eél  ^ 

ORGON.  '. 

Qu'est-ce? 

MARIANE.  \ 

Plaît-il? 

ORGON.  il 

Quoi?  ': 

MARIANE. 

Mesuis-je  méprise  f, 


ACTE  II,  SCtNE  II  35 

ORGON. 

Gomment? 

MARIANB. 
Qui  Youlez-Yous,  mon  père,  que  je  dise 
Qui  me  touche  le  cœur,  et  qu'il  me  serait  doux 
De  Yoir,  par  votre  choix,  devenir  mon  époux? 

ORGON. 

Tartufe. 

M  ARIANE. 
Il  n'en  est  rien,  mon  père,  je  vous  jure. 
Pourquoi  me  faire  dire  une  telle  imposture? 

ORGON. 

Mais  je  veux  que  cela  soit  une  vérité  ; 

Et  c'est  assez  pour  vous  que  je  l'aie  arrêté.'^  — 

MARIANE. 
Quoil  vous  voulez,  mon  père...? 

ORGON. 

Oui,  je  prétends,  ma  fille» 
Unir  par  votre  hymen  Tartufe  à  ma  famille. 
H  sera  votre  époux,  j'ai  résolu  cela. 

{Apercevant  Dorine,) 
Et,  comme  sur  vos  vœux  je...  Que  faites-vous  là? 
La  curiosité  qui  vous  presse  est  bien  forte, 
Ma  mie,  à  nous  venir  écouter  de  la  sorte. 

DORINE. 

Vraiment,  je  ne  sais  pas  si  c'est  un  bruit  qui  part 
De  quelque  conjecture  ou  d'un  coup  de  hasard, 
Mais  de  ce  mariage  on  m'a  dit  la  nouvelle, 
Et  j'ai  traité  cela  de  pure  bagatelle. 

ORGON. 
Quoi  donc  1  la  chose  est-elle  incroyable? 


36                                 LE  TARTUFE  \ 

DORINE.  i 
A  tel  points 

Que  vous-même,  monsieur,  je  ne  vous  en  crois  point.  ; 

ORGON. 

Je  sais  bien  le  moyen  de  vous  le  faire  croire. 

DORINE.  - 

Oui,  oui,  vous  nous  contez  une  plaisante  histoire!  ] 

ORGON.  ! 
Je  conte  justement  ce  qu'on  verra  dans  peu. 

DORINE. 

Chansons  I  ' 

ORGON.  \ 

Ce  que  je  dis,  ma  fille,  n'est  point  jeu.  ;^ 

DORINE.  1 

Allez,  ne  croyez  point  à  monsieur  votre  père  ; 
Il  raille. 

ORGON.  ; 

Je  vous  dis...  ■ 

DORINE.  ' 

Non,  vous  avez  beau  faire,  i 

On  E3  vous  croira  point.  1 

ORGON.  ; 

A  la  fin,  mon  courroux...  [ 

DORINE.  ] 

Eh  bien,  on  vous  croit  donc  ;  et  c'est  tant  pis  pour  vous,  j 
Quoi!  se  peut-il,  monsieur,  qu'avec  l'air  d'homme  sage,  J 

Et  cette  large  barbe  au  milieu  du  visage,  5 

Vous  soyez  assez  fou  pour  vouloir...?  '\ 

ORGON.  <; 

Écoulez  ;  { 
Vous  avez  pris  céans  certaines  privauti»                       '^\ 


ACTE  II ,  SCÈNE  II  37 

Qui  ne  me  plaisent  point  ;  je  vous  le  dis,  ma  mie. 

DORINE. 

Parlons  sans  nous  fâcher,  monsieur,  je  vous  supplie. 

Vous  moquez-vous  des  gens  d'avoir  fait  ce  complot? 

Votre  fille  n'est  point  l'affaire  d'un  bigot  : 

Il  a  d'autres  emplois  auxquels  il  faut  qu'il  pense. 

Et  puis,  que  vous  apporte  une  telle  alliance? 

A  quel  sujet  aller,  avec  tout  votre  bien, 

Choisir  un  gendre  gueux,..? 

ORGON. 

Taisez-vous.  S'il  n'a  rieaiç 

Sachez  que  c'est  par  là  qu'il  faut  (ju'on  le  révère. 
Sa  misère  est  sans  doute  une  honnête  misère; 
Au-dessus  des  grandeurs  elle  doit  l'élever; 
Puisque  enfin  de  son  bien  il  s'est  laissé  priver 
Par  son  trop  peu  de  soin  des  choses  temporelles, 
Et  sa  puissante  attache  aux  choses  éternelles. 
Mais  mon  secours  pourra  lui  donner  les  moyens 
De  sortir  d'embarras  et  rentrer  dans  ses  biens  : 
Ce  sont  fiefs  qu'à  bon  titre  au  pays  on  renomme  ; 
Et,  tel  que  l'on  le  voit,  il  est  bien  gentilhomme. 

DORINE. 

Oui,  c'est  lui  qui  le  dit;  et  cette  vanité. 

Monsieur,  ne  sied  pas  bien  avec  la  piété. 

Qui  d'une  sainte  vie  embrasse  l'innocence, 

Ne  doit  point  tant  prôner  son  nom  et  sa  naissance; 

Et  l'humble  procédé  de  la  dévotion 

Souffre  mal  les  éclats  de  cette  ambition. 

A  qu(ù  bon  cet  orgueil?...  Mais  ce  discours  vous  bhssa 

Parlons  de  sa  personne,  et  laissons  sa  noblesse. 

Ferez-Tous  possesseur,  sans  quelque  peu  d'ennui, 


38  LE   TARTUFE 

D'une  fille  comme  elle,  un  homme  comme  lui? 

Et  ne  devez-vous  pas  songer  aux  bienséances, 

Et  de  cette  union  prévoir  les  conséquences? 

Songez  que  d'une  fille  on  risque  la  vertu 

Lorsque  dans  son  hymen  son  goût  est  combattu; 

Que  le  dessein  d'y  vivre  ea  honnête  personne 

Dépend  des  qualités  du  mari  qu'on  lui  donne; 

Et  que  ceux  dont  partout  on  montre  au  doigt  le  front 

Font  leurs  femmes  souvent  ce  qu'on  voit  qu'elles  sœit. 

Il  est  bien  difficile  enfin  d'être  fidèle 

A  de  certains  maris  faits  d'un  certain  modèle; 

Et  qui  donne  à  sa  fille  un  homme  qu'elle  hait 

Est  responsable  au  ciel  des  fautes  qu'elle  fait. 

Songez  à  quels  périls  votre  dessein  vous  livre. 

ORGON. 

Je  vous  dis  qu'il  me  faut  apprendre  d'elle  à  vivre  I 

DORINE. 

Vous  n'en  feriez  que  mieux  de  suivre  mes  leçons. 

ORGON. 

Ne  nous  amusons  point,  ma  fille,  à  ces  chansons  : 
Je  sais  ce  qu'il  vous  faut,  et  je  suis  votre  père. 
J'avais  donné  pour  vous  ma  parole  à  Valère; 
Mais,  outre  qu'à  jouer  on  dit  qu'il  est  enclin, 
Je  le  soupçonne  encor  d'être  un  peu  libertin. 
Je  ne  remarque  point  qu'il  hante  les  églises. 

DORINE. 

Voulez-vous  qu'il  y  coure  à  vos  heures  précises, 
Comme  ceux  qui  n'y  vont  que  pour  être  aperçu»? 

ORGON. 

Je  ne  demande  point  votre  avis  là -dessus. 


ACTE    II,  SCÈNE  II  39 

Enfin  avec  le  ciel  l'autre  est  le  mieux  du  monde, 
El  c'est  une  richesse  à  nulle  autre  seconde. 
Cet  hymen  de  tous  biens  comblera  yos  désirs. 
Il  sera  tout  confit  en  douceurs  et  plaisirs. 
Ensemble  vous  vivrez,  dans  vos  ardeurs  fidèles, 
Comme  deux  vrais  enfants,  comme  deux  tourterelles  : 
A  nul  fâcheux  débat  jamais  vous  n'en  viendrez, 
El  vous  ferez  de  lui  tout  ce  que  vous  voudrez. 

DORINE. 

Elle?  Elle  n'en  fera  qu'un  sot,  je  vous  assure, 

ORGON. 

Ouais  1  quels  discours  I 

DORINE. 

Je  dis  qu'il  en  a  l'encolure, 
Et  que  son  diCendant,  monsieur,  l'emportera 
Sur  toute  la  vertu  que  votre  fille  auia. 

ORGON. 

Cessez  de  m'interrorapre,  et  songez  à  vous  taire, 
Sans  mettre  votre  nez  oh  vous  n'avez  que  faire. 

DORINE. 

Je  n'en  parle,  monsieur,  que  pour  votre  intérêt. 

ORGON. 

C'est  prendre  trop  de  soin  ;  taisez-vous,  s'il  vous  plaît. 

DORINE. 

Si  l'on  ne  vous  aimait... 

ORGON. 

Je  ne  veux  pas  qu'on  m'aime. 

DORINE. 

Et  je  veux  vous  aimer,  monsieur,  malgré  vous-même. 


40  LE  TARTUFE  ,; 

ORGON.  •■ 

Ahl  ' 

DORINE.  ; 

Votre  honneur  m'est  cher,  et  je  ne  puis  souffrir  J 
Qu'aux  brocards  d'un  chacun  vous  alliez  vous  offrir.     * 

ORGON.  j 

Vous  ne  vous  tairez  point  I  i 

DORINE.  I 

C'est  une  conscience 
Que  de  tous  laisser  faire  une  telle  alliance. 

ORGON. 

Te  tairas-tu,  serpent,  dont  les  traits  effrontés...*        , 

DORINE.  : 

Ahl  vous  êtes  dévot,  et  vous  vous  emportez!  | 

ORGON. 

Oui;  ma  bile  s'échauffe  à  toutes  ces  fadaises;  ■  | 

Et,  tout  résolument,  je  veux  que  tu  te  taises.  ; 

DORINE. 

Soit.  Mais,  ne  disant  mot,  je  n'en  pense  pas  moins,    j 

ORGON. 

Pense  si  tu  le  veux  ;  mais  applique  tes  soins 

{A  sa  fille.)  , 

A  ne  m'en  point  parler,  ou...  Suffît...  Comme  sage,  ' 

J'ai  pesé  mûrement  toutes  choses.  ^ 

DORINE,  à  part.  \ 

J'enrage  ,, 

De  ne  pouvoir  parler.  '; 

ORGON.  i 

Sans  être  damoiseau,  ? 

Tartufe  est  fait  de  sorte... 


ACTE  II,   SCÈNE  lï  41 

DOBINE,  à  part. 

Oui,  c'est  un  beau  museau. 
ORGON. 

Que,  quaud  tu  n'aurais  même  aucune  sympathie 
Pour  tous  les  autres  dons... 

DORINE,  à  part. 

La  voKà  bien  lotie! 

(Orgon  se  tourne  du  côté  de  Dorine,  et,  les  bras 

croisés,  l'écoute  et  la  regarde  en  face.) 
Si  j'étais  en  sa  place,  un  homme  assurément 
Ne  m'épouserait  pas  de  force  impunément; 
Et  je  lui  ferais  voir,  bientôt  après  la  fête, 
Qu'une  femme  a  toujours  une  vengeance  prête. 

ORGON,  à  Dorine. 
Donc,  de  ce  que  je  dis  on  ne  fera  nul  cas? 

DORINE. 

De  quoi  vous  plaignez-vous?  Je  ne  vous  parle  pas. 

ORGON. 

Qu'est-ce  que  tu  fais  donc? 

DORINK. 

Je  me  parle  à  moi-même. 
ORGON,  à  part. 
Fort  bien.  Pour  châtier  son  insolence  extrême, 
Il  faut  que  je  lui  donne  un  revers  de  ma  main. 
(//  se  met  en  posture  de  donner  un  soufflet  à  Do- 
rine, et,  à  chaque  mot  qu'il  dit  à  sa  fille,  il  se 
tourne  pour  regarder  Dorine,  qui  se  tient  droite 
sans  parler.) 

Ma  fîlle,  vous  devez  approuver  mon  dessein... 
Croire  que  j'ai  su  voua  élire... 


42  LE  TARTUFE 

{A  Dorine  ) 
Que  ne  te  parles-tu? 

DORINE. 


Je  n'ai  rien  à  me  dire. 

ORGON. 


Encore  un  petit  mot. 


DORINE.  1 

L  ne  me  plaît  pas,  moi.  ■ 

ORGON. 

Certes,  je  t'y  guettais. 

DORINE. 

Quelque  sotte,  ma  foi!...  * 

ORGON.  j 

Enfin,  ma  fille,  il  faut  payer  d'obéissance,  ', 

Et  montrer  pour  mon  choix  entière  déférence.  ■ 

DORINE,  en  s'enfuyant.  j 

Je  me  moquerais  fort  de  prendre  un  tel  époux.  ] 

ORGON,  après  avoir  manqué  de  donner  un  soufflet  '■, 

à  Dorine,  \ 

j 

Vous  avez  là,  ma  fille,  une  peste  ayec  tous,  1 

Avec  qui,  sans  péché,  je  ne  saurais  plus  vivre.  I 
Je  me  sens  hors  d'état  maintenant  de  poursuivre  ; 

Ses  discours  insolents  m'ont  mis  l'esprit  en  feu;  \ 

Et  je  vais  prendre  l'air  pour  me  rasseoir  un  peu.  ] 


8CÈIE  III 

MARIANE,  DORINE. 

DORINE. 

Àvez-vous  donc  perdu,  dite»^moi,  la  parole? 


ACTE   II,   SCÈNE  III  43 

Et  faut-il  qu'en  ceci  j,e  fasse  votre  rôle? 
Soufirir  qu'on  vous  propose  an  projet  insensé, 
Sans  que  du  moindre  mot  vous  l'ayez  repoussé  l 

MARIANE. 

Contre  un  père  absolu  que  veui-tu  que  je  fasse? 

DORINE. 

Ce  qu'il  faut  pour  parer  une  telle  menace. 

MARIANE. 

Quoi? 

DORINE. 

Lui  dire  qu'un  cœur  n'aime  point  par  autrui  ; 
Que  TOUS  vous  mariez  pour  vous,  non  pas  pour  lui  ; 
Qu'étant  celle  pour  qui  se  fait  toute  l'affaire. 
C'est  à  vous,  non  à  lui,  que  le  mari  doit  plaire; 
Et  que  si  son  Tartufe  est  pour  lui  si  charmant, 
n  le  peut  épouser  sans  nul  empêchement. 

MARIANE. 

Un  père,  je  l'avoue,  a  sur  nous  tant  d'empire, 
Que  je  n'ai  jamais  eu  la  force  de  rien  dire. 

»  DORINE. 

Mais  raisonnons.  Valère  a  fait  pour  vous  des  pas  : 
L'aimez-vous,  je  vous  prie,  ou  ne  l'aimez-vous  pas? 

MARIANE. 

Âh  I  qu'envers  mon  amour  ton  injustice  est  grande, 
Dorinel  Me  dois-tu  faire  cette  demande? 
T'ai-je  pas  là-dessus  ouvert  cent  fois  mon  cœur  ? 
Et  sais-tu  pas  pour  lui  jusqu'oîi  va  mon  ardeur? 

DORINE. 

Que  sais-je  si  le  cœur  a  parlé  par  la  bouche. 

Et  si  c'est  tout  de  bon  que  cet  amant  vous  touche? 


44  lE  TARTUFE 

MARIANE. 

Tu  me  fais  un  grand  tort,  Dorine,  d'en  douter; 
Et  mes  vrais  sentiments  ont  su  trop  éclater. 

DORINE. 

Enfin,  TOUS  l'aimez  donc? 

MARIANE. 

Oui,  d'une  ardeur  extrême. 

DORINE. 

Et,  selon  l'apparence,  il  vous  aime  de  même? 

MARIANE. 

Je  le  crois. 

DORINE. 

Et  tous  deux  brûlez  également 
De  vous  voir  mariés  ensemble? 

MARIANE. 

Assurément. 

DORINE. 

Sur  cette  autre  union  quelle  est  donc  votre  attente? 

MARIANE. 

De  me  donner  la  mort  si  l'on  me  violente.      t 

DORINE. 

Fort  bien.  C'est  un  recours  où  je  ne  songeais  pas  : 
Vous  n'avez  qu'à  mourir  pour  sortir  d'embarras. 
Le  remède  sans  doute  est  merveilleux.  J'enrage 
Lorsque  j'entends  tenir  ces  sortes  de  langage. 

MARIANE. 

Mon  Dieu  I  de  quelle  humeur,  Dorine,  tu  te  rends  I 
Tu  ne  compatis  point  au  déplaisir  des  gens. 

DORINE. 

Je  ne  compatis  point  à  qui  dit  des  sornettes, 


ACTE  II,  SCÈNE   III  45 

Et,  dans  l'occasion,  mollit  comme  vous  faites. 

MARIA.NK. 

Mais,  que  veui-tu?  si  j'ai  de  la  timidité... 

DORINK, 

Mais  l'amour  dans  un  cœur  veut  de  la  fermeté. 

M  ARIANE. 

Mais  n'en  gardé-je  point  pour  les  feux  de  Valèref 
Et  n'est-ce  pas  à  lui  de  m'obtenir  d'un  père? 

DORINE. 

Mais  quoi  !  si  votre  père  est  un  bourru  fieffé, 
Qui  s'est  de  son  Tartufe  entièrement  coiffé, 
Et  manque  à  l'union  qu'il  avait  arrêtée, 
La  faute  à  votre  amant  doit-elle  être  imputée? 

MARIANS. 
Mais  par  un  haut  refus  et  d'éclatants  mépris 
Ferai-je,  dans  mon  choix,  voir  un  cœur  trop  épris? 
Sortirai-je  pour  lui,  quelque  éclat  dont  il  brille, 
De  la  pudeur  du  sexe  et  du  devoir  de  fille? 
Et  veux-tu  que  mes  feux  par  le  monde  étalés...? 

DORINE. 

Non,  non,  je  ne  veux  rien.  Je  vois  que  vous  voulez 
Être  à  monsieur  Tartufe;  et  j'aurais,  quand  j'y  pense. 
Tort  de  vous  détourner  d'une  telle  alliance. 
Quelle  raison  aurais-je  à  combattre  vos  vœux? 
Le  parti  de  soi-même  est  fort  avantageux. 
Monsieur  Tartufe  !  oh  !  oh  !  n'est-ce  rien  qu'on  propose  ? 
Certes,  monsieur  Tartufe.,  à  bien  prendre  la  chose. 
N'est  pas  un  homme,  non,  qui  se  mouche  du  pied  ; 
Et  ce  n'est  pas  peu  d'heur  que  d'être  sa  moitié. 
Tout  le  moqde  déjà  de  gloire  le  couronne; 


46  LB  TARTUFE 

Il  est  noble  chez  lui,  bien  fait  de  sa  personne  ;  ! 

Il  a  l'oreille  rouge  et  le  teint  bien  fleuri  :  j 

Vous  vivrez  trop  contente  avec  un  tel  mari.  \ 


M  ARIANE. 


i 

Mon  Dieu!...  J 

DORINE.  j 

Quelle  allégresse  aurez-vous  dans  votre  âm«  | 

Quand  d'un  époux  si  beau  vous  vous  verrez  la  femme  l  \ 

MARIANE.  ' 

Oh  I  cesse,  je  te  prie,  un  semblable  discours  ; 

Et  contre  cet  hymen  ouvre-moi  du  secours.  ' 

C'en  est  fait,  je  me  rends,  et  suis  prête  à  tout  faire.  \ 

DORINE.  \ 
Non,  il  faut  qu'une  fille  obéisse  à  son  père. 
Voulût-il  lui  donner  un  singe  pour  époux. 

Votre  sort  est  fort  beau  :  de  quoi  vous  plaignez-vous?  | 

Vous  irez  par  le  coche  en  sa  petite  ville,  ; 
Qu'en  oncles  et  cousins  vous  trouverez  fertile, 
Et  vous  vous  plairez  fort  à  les  entretenir. 

D'abord  chez  le  beau  monde  on  vous  fera  venir.  "^ 
Vous  irez  visiter,  pour  votre  bienvenue, 

Madame  la  baillive  et  madame  l'élue,  '■ 

Qui  d'un  siège  pliant  vous  feront  honorer.  ] 

Là,  dans  le  carnaval  vous  pourrez  espérer  j 

Le  bal  et  la  grand'bande,  à  savoir,  deux  musettes,  ' 
Et  parfois  Fagotin  et  les  marionnettes, 

Si  pourtant  votre  époux...  î 

MARIANE.  ^ 

Ah  I  tu  me  fais  mourir»  1 
De  tes  conseils  plutôt  songe  à  me  secourir. 


ACTE  II,  SCÈNE  III  il 

DORINE. 

Je  suis.  YOtre  servante. 

MARIANE. 

Hél  Dorine,  de  grâce... 

DORINE. 

'Il  faut,  pour  TOUS  punir,  que  cette  affaire  pass». 

'  MARIANE. 

Ma  pauTre  fille  I 

DORINB. 

Non. 

MARIANE. 

Si  mes  yœux  déclarés... 

j;  DORINE. 

I  Point.  Tartufe  est  votre  homme,  et  vous  en  tâterai. 

MARIANE. 

Tu  sais  qu'à  toi  toujours  je  me  suis  confiée  : 
Fais-moi... 

DORINE. 

Non,  vous  serez,  ma  foi,  tartufiée. 

MARIANE. 

£h  bien,  puisque  mon  sort  ne  saurait  t'émouvoir, 
Laisse-moi  désormais  toute  à  mon  désespoir: 
C'est  de  lui  que  mon  cœur  empruntera  de  l'aide; 
Et  je  sais  de  mes  maux  l'infaillible  remède. 

{Mariane  veut  s'en  aller,) 

DORINE. 

Hél  îà,  là,  revenez.  Je  quitte  mon  courroux. 
II  faut,  nonobstant  tout,  avoir  pitié  de  vous. 

MARIANE. 

Vois-tu,  si  l'on  m'expose  à  ce  cruel  martyre, 


48  LE  TAETUFE 

Je  te  le  dis,  Donne,  il  faudra  que  j'expire. 

DORINE. 

Ne  vous  tourmentez  point.  On  peut  adroitement 
Empêcher...  Mais  voici  Valère,  votre  amant. 

SCÈNE  IV 
VALÊRE,  MARIANE,  DORINE. 

VALÈRE. 

On  vient  de  débiter,  madame,  une  nouvelle 
Que  je  ne  savais  pas,  et  qui  sans  doute  est  bells 

MARIANE. 

Quoi? 

VA.LHRE. 

Que  vous  épousez  Tartufe. 

MARIANE. 

Il  est  certain 
Que  mon  père  s'est  mis  en  tête  ce  dessein. 

VALÈRE. 

Votre  père,  madame I... 

MARIANE. 

A  changé  de  visée  ; 
La  chose  vient  par  lui  de  m'être  proposée. 

VALÈRE. 

Quoil  sérieusement? 

MARIANE. 

Oui,  sérieusement. 
Il  s'est  pour  cet  hymen  déclaré  hautement. 


ACTE  II,  SCÈNE   IV  49 

VALÈRE. 
Et  quel  est  le  dessein  où  votre  âme  s'arrête-, 
Madame? 

MARI  ANE. 

Je  ne  sais. 

VALÈRE. 

La  réponse  est  honnête* 
j    Vous  ne  savez? 

Il  MARIANE. 

Non. 

VALÈRE. 

j  Non? 

'  MARIANE. 

Que  me  conseillez-YOUst 

VALÈRE. 
Je  vous  conseille,  moi,  de  prendre  cet  époux. 
MARIANE. 

Vous  me  le  conseillez? 

WêÊ  VALÈRE. 

^■^^^ 

jKÊSÊ^'  VALÈRE. 

Sans  douter 
Le  choix  est  glorieux,  et  vaut  bien  qu'on  l'écoute. 

MARIANE. 

Eh  bien,  c'est  un  conseil,  monsieur,  que  je  reçois. 

VALÈRE. 

Vous  n'aurez  pas  grand'peine  à  le  suivre,  je  crois» 


'60  LE  TARTUFE 

MARIANE. 

Pas  plus  qu'à  le  donner  en  a  souffert  Totre  âme. 

VALÈRE. 

Moi,  je  TOUS  l'ai  donné  pour  tous  plaire,  madame. 

MARIANE. 

Et  moi,  je  le  suÎTrai  pour  tous  faire  plaisir. 

DORINE,  se  retirant  dans  le  fond  du  théâtre. 
Voyons  ce  qui  pourra  de  ceci  réussir. 

VALÈRE. 

C'est  donc  ainsi  qu'on  aime?  Et  c'était  tromperie 
Quand  tous... 

MARIANE. 

Ne  parlons  point  de  cela,  je  tous  prie. 
"Vous  m'aTez  dit  tout  franc  que  je  dois  accepter 
Celui  que  pour  époux  on  me  Teut  présenter; 
Et  je  déclare,  moi,  que  je  prétends  le  faire, 
Puisque  tous  m'en  donnez  le  conseil  salutaire. 

VALÈRE. 

Ne  TOUS  excusez  point  sur  mes  intentions  : 
Vous  aTiez  déjà  pris  tos  résolutions. 
Et  tous  tous  saisissez  d'un  prétexte  friTole 
Pour  TOUS  autoriser  à  manquer  de  parole. 

MARIANE. 

U  est  Trai  ;  c'est  bien  dit. 

VALÈRE. 

Sans  doute  ;  et  TOtre  cœur 
N'a  jamais  eu  pour  moi  de  Téritable  ardeur. 

MARIANE. 

Hélas  I  permis  à  tou»  d'avoir  celte  pensée. 


F 

^^noui,  OUI 


ACTE  II,  SCÈNE  lY  51 

VALÈRE. 
ui,  oui,  permis  à  moi  ;  mais  mon  âme  offensée 
Vous  préviendra  peut-être  en  un  pareil  dessein  ; 
Et  je  sais  oh  porter  et  mes  vœux  et  ma  main. 

M  ARIANE. 

Ah  !  je  n'en  doute  point  ;  et  les  ardeurs  qu'excite 
Le  mérite... 

VALÈRE. 

Mon  Dieu,  laissons  là  le  mérite  : 
J'en  ai  fort  peu,  sans  doute,  et  vous  en  faites  foi. 
Mais  j'espère  aux  bontés  qu'une  autre  aura  pour  moi; 
Et  j'en  sais  de  qui  l'âme,  à  ma  retraite  ouverte, 
Consentira,  sans  honte,  à  réparer  ma  perte. 

M  ARIANE. 

La  perte  n'est  pas  grande  ;  et  de  ce  changement 
Vous  vous  consolerez  assez  facilement. 
VALÈRE. 

J'y  ferai  mon  possible;  et  vous  le  pouvez  croire. 

Un  cœur  qui  nous  oublie  engage  notre  gloire; 

Il  faut  à  l'oublier  mettre  aussi  tous  nos  soins  : 

Si  l'on  n'en  vient  à  bout,  on  le  doit  feindre  au  moins; 

Et  cette  lâcheté  jamais  ne  se  pardonne, 

De  montrer  de  l'amour  pour  qui  nous  abandonne. 

M  ARIANE. 

Ce  sentiment,  sans  doute,  est  noble  et  relevé. 

VALÈRE. 

Fort  bien  ;  et  d'un  chacun  il  doit  être  approuvé. 
Eh  quoi!  vous  voudriez  qu'à  jamais  dans  mon  âm« 
Je  gardasse  pour  vous  les  ardeurs  de  ma  flamme, 
Et  vous  visse,  à  mes  yeux,  passer  en  d'autres  bras, 


^2  LE  TARTUFE  J 

Sans  mettre  ailleurs  un  cœur  dont  vous  ne  voulez  pas  ?    J 

MARTANE. 

Au  contraire  :  pour  moi,  c'est  ce  que  je  souhaite;  J 

Et  je  voudrais  déjà  que  la  chose  fût  faite. 

VALÈRE.  1 

Vous  le  voudriez? 

MARI  ANE.  ; 

Oui.  : 

VALÈRK.  - 

C'est  assez  m'insulter,  ■ 

Madame,  et  de  ce  pas  je  vais  vous  contenter.  ;; 

(//  fait  un  pas  pour  s'en  aller,)  i 

MARIANE. 

Fort  bien. 

VALÈRE,  revenant. 
Souvenez-vous  au  moins  que  c'est  vous-même     ; 
Qui  contraignez  mon  cœur  à  cet  effort  extrême.  ^ 

MARIANE.  < 

Oui.  \ 

VALÈRE,  revenant  encore.  ] 

Et  que  le  dessein  que  mon  âme  conçoit  ; 

N'est  rien  qu'à  votre  exemple.  ^ 

MARIANE.  ] 

A  mon  exemple,  soit.         ■; 
VALÈRE,  en  sortant.  i 

SufQt  :  vous  allez  être  à  point  nommé  servie. 

MARIANE. 

Tant  mieux.  < 

VALÈRE,  revenant  encore. 
Vous  me  voyez,  c'est  pour  toute  !a  vie. 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  53 

MARIANE. 

A  la  bonne  heure. 

VALÈRE,  se  retournant  lorsqu'il  est  prêt  à  sortir. 
Hé? 

MARIANE. 

Quoi? 
VALÈRE. 

Ne  m'appelez-YOus  pas? 

MARIANE. 


Moi  I  VOUS  rêvez. 


Adieu,  madame. 


VALERE. 

Eh  bien,  je  poursuis  donc  mes  pas. 


(7/  s'en  va  lentement,) 

MARIANE. 

Adieu,  monsieur. 
DORINE,  à  Mariane. 

Pour  moi,  je  pense 
Que  vous  perdez  l'esprit  par  cette  extravagance  ; 
Et  je  vous  ai  laissés  tout  du  long  quereller, 
Pour  voir  où  tout  cela  pourrait  enfin  aller. 
Holà,  seigneur  Valère. 

{Elle  arrête  Valère  par  le  bras.) 
VALÈRE,  feignant  de  résister. 

Eh!  que  veui-tu,  Dorine? 

DORINE. 

Venez  ici. 

VALÈRE. 

Non,  non  ;  le  dépit  me  domine. 
Ne  me  détourne  point  de  ce  qu'elle  a  voulu. 


54  LE  TARTUFE 

DORINE. 

Aprètez. 

VALÈRE. 

Non  ;  Yois-lu,  c'est  un  point  résolu. 

DORINB. 

Ahl 

MARIANB,  h  part. 
II  souffre  à  me  yoir,  ma  présence  le  chasse, 
Et  je  ferais  bien  mieux  de  lui  quitter  la  place. 

DORINE,  quittant  Valère  et  courant  après 
Mariane, 
A  l'autre  I  Où  courez-vous? 

MARIANB. 

Laisse. 

DORINE. 

Il  faut  revenir. 

MARIANE. 

Non,  non,  Dorine  ;  en  vain  tu  me  veux  retenir. 

VALÈRE,  à  part. 
Je  vois  bien  que  ma  vue  est  pour  elle  un  supplice; 
Et  sans  doute  il  vaut  mieux  que  je  l'en  affranchisse. 

DORINE,  quittant  Mariane  et  courant  après 
Valère. 

Encorl  Diantre  soit  fait  de  vous!  Si...  Je  le  veux. 
Cessez  ce  badinage,  et  venez  çà  tous  deux. 

(Elle  prend  Valère  et  Mariane  par  la  main 
et  les  ramène.) 

VALÈRE,  à  Dorinei 
Mais  quel  est  ton  dessein? 

MARIANE,  à  Dorine. 

Qu'est-ce  que  tu  veux  faire? 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  55 

DORINE. 

Vous  bien  remettre  ensemble,  et  tous  tirer  d'affaire. 

(il  Valèfe,) 
Êtes-vous  fou  d'avoir  un  pareil  démêlé? 

VALÈRE. 

N'as-tu  pas  entendu  comme  elle  m'a  parlé? 

DORINE,  à  Mariane. 
Êtes-Yous  folle,  vous,  de  vous  être  emportée? 

MARIANE. 

N'as-tu  pas  vu  la  chose,  et  comme  il  m'a  traitée? 

DORINE. 

{A  Valère.) 
Sottise  des  deux  parts.  Elle  n'a  d'autre  soin 
Que  de  se  conserver  à  vous  ^  j'en  suis  témoin. 

{A  Mariane.) 
Il  n'aime  que  vous  seule,  et  n'a  point  d'autre  envi'i 
Que  d'être  votre  époux  ;  j'en  réponds  sur  ma  vie. 

MARIANE,  à  Valère. 
Pourquoi  donc  me  donner  un  semblable  conseil? 

VALÈRE,  à  Mariane. 
Pourquoi  m'en  demander  sur  un  sujet  pareil? 

DORINE. 

Vous  êtes  fous  tous  deux.  Çà,  la  main  l'un  et  Tautrc. 

{A  Valère.) 
Allons,  vous. 

VALÈRE,  en  donnant  sa  main  à  Dorine, 
A  quoi  bon  ma  main? 
DORINE,  à  Mariane. 

Ah  çà  1  la  vôtre. 
MARIANE,  en  donnant  aussi  sa  main. 
De  quoi  sert  tout  cela 


66  LE   TARTUFE 

DORINE. 

Mon  Dieu!  vite,  ayancez. 
Vous  vous  aimez  tous  deux  plus  que  vous  ne  pensez. 

(Valère   et  Mariane  se  tiennent  quelque 
temps  par  la  main  sans  se  regarder.) 

VALÈRE,  se  tournant  vers  Mariane, 
Mais  ne  faites  donc  point  les  choses  avec  peine  ; 
Et  regardez  un  peu  les  gens  sans  nulle  haine. 

(Mariane  se  tourne  du  côté  de  Valère  en 
lui  souriant.) 

DORINE. 

A  vous  dire  le  vrai,  les  amants  sont  bien  fous! 

VALÈRE,  à  Mariane, 
Oh  çà  I  n'ai-je  pas  lieu  de  me  plaindre  de  vous? 
Et  pour  n'en  point  mentir,  n'êtes-vous  pas  méchante 
De  vous  plaire  à  me  dire  une  chose  affligeante? 

MARIANE. 

Mais  vous,  n'êtes-vous  pas  l'homme  le  plus  ingrat?.., 

DORINE. 

Pour  une  autre  saison  laissons  tout  ce  débat, 
Et  songeons  à  parer  ce  fâcheux  mariage. 

MARIANE. 

Dis-nous  donc  quels  ressorts  il  faut  mettre  en  usage» 

DORINE. 

Nous  en  ferons  agir  de  toutes  les  façons. 

(A  Mariane.)  {A  Valère.) 

Votre  père  se  moque  ;  et  ce  sont  des  chansons. 

{A  Mariane.) 
Mais  pour  vous,  il  vaut  mieux  qu'à  son  extravagance 
D'un  doux  consentement  vous  prêtiez  l'apparence, 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  57 

Afin  qu'en  cas  d'alarme  il  vous  soit  plus  aisé 
De  tirer  en  longueur  cet  hymen  proposé. 
En  attrapant  du  temps,  à  tout  on  remédie. 
Tantôt  vous  payerez  de  quelque  maladie, 
Qui  viendra  tout  à  coup  et  voudra  des  délais  ; 
Tantôt  vous  payerez  de  présages  mauvais, 
Vous  aurez  fait  d'un  mort  la  rencontre  fâcheuse, 
Cassé  quelque  miroir  ou  songé  d'eau  bourbeuse; 
Enfin  le  bon  de  tout,  c'est  qu'à  d'autres  qu'à  lui 
On  ne  peut  vous  lier,  que  vous  ne  disiez  :  «  Oui.  » 
Mais  pour  mieux  réussir,  il  est  bon,  ce  me  semble, 
Qu'on  ne  vous  trouve  point  tous  deui  parlant  ensemble. 

{A  Valère.) 
Sortez  ;  et,  sans  tarder,  employez  vos  amis 
Pour  vous  faire  tenir  ce  qu'on  vous  a  promis. 

{A  Mariane.) 
Nous,  allons  réveiller  les  efforts  de  son  frère. 
Et  dans  notre  parti  jeter  la  belle-mère. 
Adieu. 

VALÈRE,  à  Mariane. 
Quelques  efforts  que  nous  préparions  tous, 
Ma  plus  grande  espérance,  à  vrai  dire,  est  en  vqus. 

MA.RIANE,  à  Valère. 
Je  ne  vous  réponds  pas  des  volontés  d'un  père; 
Mais  je  ne  serai  point  à  d'autre  qu'à  Valère. 

VALÈRE. 

Que  vous  me  comblez  d'aise  I  Et  quoi  que  puisse  oser.. 

DORINE. 

Ah  I  jamais  les  amants  ne  sont  las  de  jaser. 
Sortez,  vous  dis-je. 


58  LE  TARTUFE,  ACTE  II,  SCÈNE  IV 

VALÈRE,  revenant  sur  ses  pas. 
Enfin... 

DORINE. 

Quel  caquet  est  le  yôtre  I 
Tirez  de  cette  part;  et  vous,  tirez  de  l'autre. 

{Dorme  les  pousse  chacun  nar  l'épaule  et 
les  jblige  de  se  retirer.) 


m»  DU  SSGOMO  AGTB. 


ACTE  TROISIÈME 


SCÈHE   PBEHIÈBE 

DAMIS,  DORINE. 

DAMIS. 

Que  la  foudre  sur  l'heure  achève  mes  destins, 
Qu'on  me  traite  partout  du  plus  grand  deb  faquins, 
S'il  est  aucun  respect  ni  pouvoir  qui  m'arrête, 
Et  si  je  Be  fais  pas  quelque  coup  de  ma  tête  I 

DORINE. 

De  grâce,  modérez  un  tel  emportement  : 
Votre  père  n'a  fait  qu'en  parler  simplement. 
On  n'exécute  pas  tout  ce  qui  se  propose; 
Et  le  chemin  est  long  du  projet  à  la  chose. 

DAMIS. 
Il  faut  que  de  ce  fat  j'arrête  les  complots, 
Et  qu'à  l'oreille  un  peu  je  lui  dise  deux  mots. 

DORINE. 

Ah  1  tout  doux.  Envers  lui  comme  envers  Yotre  père, 

Laissez  agir  les  soins  de  votre  belle-mère. 

Sur  l'esprit  de  Tartufe  elle  a  quelque  crédit; 

Il  se  rend  complaisant  à  tout  ce  qu'elle  dit, 

Et  pourrait  bien  avoir  douceur  de  cœur  pour  elle. 

Plût  à  Dieu  qu'il  fût  vrai  !  la  chose  serait  belle  1 

Enfin  votre  intérêt  l'oblige  à  le  mander  : 


60                                LE  TARTUFE  '^ 

Sur  l'hymen  qui  vous  trouble  elle  veut  le  sonder,  ; 
Savoir  ses  sentiments,  et  lui  faire  connaître 

Quels  fâcheux  démêlés  il  pourra  faire  naître,  ■ 

S'il  faut  qu'à  ce  dessein  il  prête  quelque  espoir.  ^ 

Son  valet  dit  qu'il  prie,  et  je  n'ai  pu  le  voir  ;  ; 

Mais  ce  valet  m'a  dit  qu'il  s'en  allait  descendre.  i 

Sortez  donc,  je  vous  prie,  et  me  laissez  l'attendre.  ' 

DAMIS.  i 

Je  puis  être  présent  à  tout  cet  entrelien.  j 

DORINE.  1 

Point.  Il  faut  qu'ils  soient  seuls.  ! 

DAMIS.  \ 

Je  ne  lui  dirai  rien. 

DORINE.  \ 

Vous  TOUS  moquez  :  on  sait  vos  transports  ordinaires  ;  '■■ 

Et  c'est  le  vrai  moyen  de  gâter  les  affaires. 

Sortez...  ^ 

DAMIS.  ; 

Non  ;  je  veux  voir,  sans  me  mettre  en  courroux,  ! 

DORINE. 

Que  vous  êtes  fâcheux  !  Il  vient.  Retirez-vous.  : 

{Damis  va  se  cache)-  dans  un  cabinet  qui  ■ 
est  au  fond  du  théâtre.) 

SCÈHE   II 

TARTUFE,  DORINE.  \ 

TARTUFE,  parlant  haut  à  son  valet ^  qui  est  dans 
la  maison,  dès  qu'il  aperçoit  Dorine. 

Laurent,  serrez  ma  baire  avec  ma  disciplioef 


ACTE  III,  SCÈNE  II  61 

Et  priez  que  toujours  le  ciel  vous  illumine. 

Si  l'on  vient  pour  me  voir,  je  vais  aux  prisonniers 

Des  aumônes  que  j'ai  partager  les  deniers. 

DORINE,  à  part. 
Que  d'affectation  et  de  forfanterie  1 

TARTUFE. 

Que  voulez-vous? 

DORINE. 

Vous  dire... 
TARTUFE,  tirant  un  mouchoir  de  sa  poche.  ;! 
Ah  !  mon  Dieu  !  je  vous  pris. 
Avant  que  de  parler,  prenez-moi  ce  mouchoir. 

DORINE. 

Comment  I 

TARTUFE. 

Couvrez  ce  sein  que  je  ne  saurais  voir. 
Par  de  pareils  objets  les  âmes  sont  blessées. 
Et  cela  fait  venir  de  coupables  pensées. 

DORINE.  l' 

Vous  êtes  donc  bien  tendre  à  la  tentation,  \ 

Et  la  chair  sur  vos  sens  fait  grande  impression  ! 
Certes  !  je  ne  sais  pas  quelle  chaleur  vous  monte  ; 
Mais  à  convoiter,  moi,  je  ne  suis  pas  si  prompte; 
Et  je  vous  verrais  nu,  du  haut  jusques  en  bas,         ' 
Que  toute  votre  peau  ne  me  tenterait  pas. 

TARTUFE. 

Mettez  dans  vos  discours  un  peu  de  modestie, 
Ou  je  vais  sur-le-champ  vous  quitter  la  partie. 

DORINE. 

Non,  non,  c'est  moi  qui  vais  vous  laisser  en  repoi. 


62  LE  TARTUFE 

Et  je  n'ai  seulement  qu'à  vous  dire  deux  mots. 

Madame  va  venir  dans  celte  salle  basse, 

Et  d'un  mot  d'entretien  vous  demande  la  grâce. 

TARTUFE. 

Hélas  I  très-volontiers. 

DORiNE,  à  part. 

Comme  il  se  raij^ucit  ! 
Ma  foi,  je  suis  toujours  pour  ce  que  j?^  ai  dit. 

TARTUFE. 

Viendra-t-elle  bientôt? 

DORINE. 

Je  l'entends,  ce  me  semble. 
Oui,  c'est  elle  en  personne,  et  je  vous  laisse  ensemble. 

SCÈNE    III 

ELMIRE,  TARTUFE. 

TARTUFE. 

^-^Que  le  ciel  à  jamais,  par  sa  toute-bonté, 
Et  de  l'âme  et  du  corps  vous  domie  la  santé, 
Et  bénisse  vos  jours  autant  que  le  désire 
Le  plus  humble  de  ceux  que  son  amour  inspire  ly{ 
ELMIRE.         ^  \ 

^'~->5^e  suis  fort  obligée  à  ce  souhait  ,pifiux«/ 

y^  Mais  prenons  une  chaise  afin  d'être  un  peu  mieux. 

TARTUFE,  assis. 

Comment  de  votre  mal  vous  sentez- vous  remise? 

ELMIRE j  assise. 
Fort  bien  ;  et  cette  fièyre  a  bientôt  quitté  prise. 


ACTE  III,  SCÈNE  III  63 

TARTUFE. 

Mes  prières  n'ont  pas  le  mérite  qu'il  faut 
Pour  avoir  attiré  cette  grâce  d'en  haut  ; 
Mais  je  n'ai  fait  au  ciel  nulle  dévote  instance 
Qui  n'ait  eu  pour  objet  votre  convalescence. 

ELMIRE. 

Votre  zèle  pour  moi  s'est  trop  inquiété. 

TARTUFE. 

On  ne  peut  trop  chérir  votre  chère  santé;    '• 
Et  pour  la  rétablir  j'aurais  donné  la  mienne. 

ELMIRE. 

C'est  pousser  bien  avant  la  charité  chrétienne  ; 
Et  je  vous  dois  beaucoup  pour  toutes  ces  bontés. 

TARTUFE. 

Je  fais  bien  moins  pour  vous  que  vous  ne  méritez. 

ELMIRE. 

J'ai  voulu  vous  parler  en  secret  d'une  affaire, 
Et  suis  bien  aise  ici  qu'aucun  ne  nous  éclaire. 

TARTUFE. 

J'en  suis  ravi  de  même  ;  et  sans  doute  il  m'est  douL, 
Madame,  de  me  voir  seul  à  seul  avec  vous  : 
C'est  une  occasion  qu'au  ciel  j'ai  demandée, 
Sans  que  jusqu'à  cette  heure  il  me  l'ait  accordée. 

ELMIRE. 

Pour  moi,  ce  que  je  veux,  c'est  un  mot  d'entretien 
Oh  tout  votre  cœur  s'ouvre  et  ne  me  cache  rien. 

{Damis,  sans  se  montrer,  entr^ouvre  la 
porte  du  cabinet  dans  lequel  il  s'était 
retiré f  pour  entendre  la  conversation,) 


64  LE  TARTUFE 

TARTUFE.  ] 

Et  je  ne  veux  aussi,  pour  grâce  singulière,  | 

Que  montrer  à  vos  yeui  mon  âme  tout  entière, 

Et  vous  faire  serment  que  les  bruits  que  j'ai  faits 

Des  visites  qu'ici  reçoivent  vos  attraits 

Ne  sont  pas  envers  vous  l'effet  d'aucune  haine. 

Mais  plutôt  d'un  transport  de  zèle  qui  m'entraîne,  j 

Et  d'un  pur  mouvement...  î 

ELMIRE.  I 

Je  le  prends  bien  ainsi,  ] 
Et  crois  que  mon  salut  vous  donne  ce  souci. 

TARTUFE,  prenant  la  main  d'Elmire  et  lui  serrant  '. 

les  doigts^  ' 

Oui,  madame,  sans  doute;  et  ma.lërreur  est  telle...  \ 

ELMIRE.  ' 

Ouf  I  TOUS  me  serrez  trop.  j 

TARTUFE. 

C'est  par  excès  de  zèle.  \ 

De  vous  faire  aucun  mal  je  n'eus  jamais  dessein,  J 
Et  j'aurais  bien  plutôt... 

(//  met  la  main  sur  les  genoux  d'Elmire.)     ! 

ELMIRE.  ] 

Que  fait  là  votre  main?  | 

TARTUFE.  ^ 

le  tâte  votre  habit  :  l'étoffe  en  est  moelleuse. 

ELMIRE.  ' 

Ahl  de  grâce,  laissez  1  je  suis  fort  chatouilleuse.  < 

{Elmire  recule  son  fauteuil,  Tartufe  se  j 

rapproche  d'elle.)  | 


ACTE  III ,  SCÈNE  III  65 

TARTUFE,  maniant  le  fichu  d'Elmire, 
Mon  Dieu  !  que  de  ce  point  l'ouvrage  est  merveilleux  1 
On  travaille  aujourd'hui  d'un  air  miraculeux  : 
Jamais,  en  toute  chose,  on  n'a  vu  si  bien  faire. 

ELMIRE. 

Il  est  vrai.  Mais  parlons  un  peu  de  notre  affaire, 
On  tient  que  mon  mari  veut  dégager  sa  foi, 
Et  vous  donner  sa  fille.  Est-il  vrai?  dites-moi. 

TARTUFE. 

Il  m'en  a  dit  deux  mots;  mais,  madame,  à  vrai  dire, 
Ce  n'est  pas  le  bonheur  après  quoi  je  soupire  ; 
Et  je  vôi§  autre  part  les  merveilleux  attraits 
De  la  félicité  q^ui  fait  tous  mes  souhaits. 

ELMIRE. 

C'est  que  vous  n'aimez  rien  des  choses  de  la  terre. 

TARTUFE. 

Mon  sein  n'enferme  point  un  cœur  qui  soit  de  pierre. 

ELMIRE. 

Pour  moi,  je  crois  qu'au  ciel  tendent  tous  vos  soupirs. 
Et  que  rien  ici-bas  n'arrête  vos  désirs. 

TARTUFE. 

L'amour  qui  nous  attache  aux  beautés  éteruelles 
l^'étouffe  pas  en  nous  l'amour  des  temporelles  : 
Nos  sens  facilement  peuvent  être  charmés 
Des  ouvrages  parfaits  que  le  ciel  a  formés. 
Ses  attraits  réfléchis  brillent  dans  vos  pareilles, 
Mais  il  étale  en  vous  ses  plus  rares  merveilles  ; 
Il  a  sur  votre  face  épanché  des  beautés 
Dont  les  yeux  sont  surpris  et  les  cœurs  transportéi; 
Et  ja  n'ai  pu  vous  voir,  vçjjiuteCréatu^ 

LE  TAKT  rFE,  ft 


66  LE  TARTUFE 

Sans  admirer  ea  vous  Tauteiir  de  la  nature; 

Et  d'un  ardent  amour  sentir  mon  cœur  atteial 

Au  plus  beau  des  portraits  où  lui-même  s'est  peisî.. 

D'abord  j'appréhendai  que  cette  ardeur  secrète 

Ne  fût  du  noir  esprit  une  surprise  adroite; 

Et  même  à-  fuir  vos  yeux  mon  cœur  se  résolut, 

Vous  croyant  un  obstacle  à  faire  mon  salut. 

Mais  enfin  je  connus,  ô  beauté  tout  aimable  l 

Que  celte  passion  peut  n'être  point  coupable, 

Que  je  puis  l'ajuster  avecque  la  pudeur, 

Et  c'est  ce  qui  m'y  fait  abandonner  mon  cœur. 

Ce  m'est,  je  le  confesse,  une  audace  bien  grande 

Que  d'oser  de  ce  cœur  vous  adresser  l'offrande; 

Mais  j'attends,  en  mes  yœux,  tout  de  votre  bonté, 

Et  rien  des  vains  efforts  de  mon  infirmité. 

En  vous  est  mon  espoir,  mon  bien,  ma  quiétude; 

De  vous  dépend  ma  peine  ou  ma  béatitude  : 

Et  je  vais  être  enfin,  par  votre  seul  arrêt, 

Heureux  si  vous  voulez,  malheureux  s'il  vous  plaît. 

ELMIRE. 

La  déclaration  est  tout  à  fait  galante  ; 

Mais  elle  est,  à  vrai  dire,  un  peu  bien  surprenante. 

Vous  deviez,  ce  me  semble,  armer  mieux  votre  sein, 

Et  raisonner  un  peu  sur  un  pareil  dessein. 

Un  dévot  comme  vous,  et  que  partout  on  nomme... 

TARTUFE. 

Ah  I  pour  être  dévot  je  n'en  suis  pas  moins  homme  : 
Et  lorsqu'on  vient  à  voir  vos  célestes  appas, 
Un  cœur  se  laisse  prendre  et  ne  raisonne  pas. 
Je  sais  qu'un  tel  discours  de  moi  paraît  étrange  : 
Mais,  madame,  après  tout  je  oq  suis  pas  un  angej 


ACTE  m,  SCÈNE  lîî  67 

Et  si  TOUS  condamnez  l'aveu  que  je  vous  fais, 

Vous  devez  vous  en  prendre  à  vos  charmants  attraits. 

Dès  que  j'en  vis  briller  la  splendeur  plus  qu'humaine, 

De  mon  intérieur  vous  fûtes  souveraine; 

De  vos  regards  divins  l'ineffable  douceur 

Força  la  résistance  où  s'obstinait  mon  cœur  î 

Elle  surmonta  tout,  jeûnes,  prières,  larmes, 

Et  tourna  tous  mes  vœui  du  côté  de  vos  charme?. 

Mes  yeux  et  mes  soupirs  vous  l'ont  dit  mille  fois  ; 

Et  pour  mieux  m'expliquer  j'emploie  ici  la  voix. 

Que  si  vous  contemplez  d'une  âme  un  peu  bénigne, 

Les  tribulations  de  votre  esclave  indigne; 

S'il  faut  que  vos  bontés  veuillent  me  consoler, 

El  jusqu'à  mon  néant  daignent  se  ravaler. 

J'aurai  toujours  pour  vous,  ô  suave  merveille, 

Une  dévotion  à  nulle  autre  pareille. 

Votre  honneur  avec  moi  ne  court  point  de  hasard. 

Et  n'a  nulle  disgrâce  à  craindre  de  ma  part. 

Tous  ces  galants  de  cour,  dont  les  femmes  sont  folles, 

Sont  bruyants  dans  leurs  faits  et  vains  dans  leurs  paroles, 

De  leurs  progrès  sans  cesse  on  les  voit  se  targuer  : 

lis  n'ont  point  de  faveur  qu'ils  n'aillent  divulguer  ; 

Et  leur  langue  indiscrète,  en  qui  l'on  se  confie, 

Déshonore  l'autel  où.  leur  cœur  sacrifie. 

Mais  les  gens  comme  nous  brûlent  d'unjeuj[iscrelj 

Avec  qui,  pour  toujours,  on  est  sûr  du  secret. 

Le  soin  que  nous  prenons  de  notre  renommé© 

Répond  de  toute  chose  à  la  personne  aimée; 

Et  c'est  en  nous  qu'on  trouve,  acceptant  notre  cœur, 

De  l'amour  sans  scandale,  et  du  plaisir  sans  peur. 


63  LE  TARTUFE 

ELMIRE.  < 

Je  TOUS  écoule  dire;  et  votre  rhétorique  < 
En  termes  ei^sez  forts  à  mon  âme  s'explique.                   •    i 

N'appréhendez- vous  point  que  je  ne  sois  d'humeur  \ 

A  dire  à  mon  mari  cette  galante  ardeur,  j 

Et  que  le  prompt  avis  d'un  amour  de  la  sorte  • 
Ne  pût  bien  altérer  Tamitié  qu'il  vous  porte? 

TARTUFE.  'i 

Je  sais  que  vous  avez  trop  de  bénignHdt 

Et  que  vous  ferez  grâce  à  ma  témérité;  1 

Que  vous  m'excuserez  sur  l'humaine  faiblesse  ^ 

Des  violents  transports  d'un  amour  qui  vous  blesse,  \ 

Et  considérerez,  en  regardant  votre  air,  '■ 
Que  l'on  n'est  pas  aveugle,  et  qu'un  homme  est  de  chair»     -■ 

ELMIRE.  ' 

D'autres  prendraient  cela  d'autre  façon  peut-être;  i 

Mais  ma  discrétion  se  veut  faire  paraître.  \ 

Je  ne  redirai  point  l'affaire  à  mon  époux  ;  ", 

Mais  je  veux,  en  revanche,  une  chose  de  vous  :  ) 

(''est  de  presser  tout  franc,  et  sans  nulle  chicane,  1 

L'union  de  Valère  avecque  Mariane,  * 

De  renoncer  vous-même  à  l'injuste  pouvoir  j 

Qui  veut  du  bien  d'un  autre  enridiir  votre  espoir;  \ 

Et...  -, 

SCÈHE  IV  ^ 

ELMIRE,  DAMIS,  TARTUFE. 

i 

DAMIS,  sortant  du  cabinet  où  il  s'était  retiré,       ;j 

Non,  madame,  non;  ceci  doit  se  répandre;  j 


ACTE  III,  SCÈNE  IV  6Q 

J'étais  en  cet  endroit,  d'oîi  j'ai  pu  tout  entendre; 
Et  la  bonté  du  ciel  m'y  semble  avoir  conduit 
Pour  confondre  l'orgueil  d'un  traître  qui  me  nuit, 
Pour  m'ouvrir  une  voie  à  prendre  la  vengeance 
De  son  hypocrisie  et  de  son  insolence, 
A  détromper  mon  père,  et  lui  mettre  en  plein  joiff 
L'âme  d'un  scélérat  qui  vous  parle  d'amour. 

ELMIRE. 

Non,  Damis;  il  suffit  qu'il  se  rende  plus  sage, 
Et  tâche  à  mé^ter  la  grâce  oîi  je  m'engage. 
Puisq'îe  je  l'ai  promis,  ne  m'en  dédites  pas. 
Ce  n'est  point  mon  humeur  de  faire  des  éclats; 
Une  femme  se  rit  de  sottises  pareilles. 
Et  jamais  d'un  mari  n'en  trouble  les  oreilles. 

DAMIS. 

Vous  avez  vos  raisons  pour  en  user  ainsi; 

Et  pour  faire  autrement  j'ai  les  miennes  aussi. 

Le  vouloir  épargner  est  une  raillerie; 

Et  l'insolent  orgueil  de  sa  cagoterie 

N'a  triomphé  que  trop  de  mon  juste  courroux 

Et  que  trop  excité  de  désordre  chez  nous. 

Le  fourbe  trop  longtemps  a  gouverné  mon  pèrfî 

Et  desservi  mes  feux  avec  ceux  de  Valère. 

Il  faut  que  du  perfide  il  soit  désabusé; 

Et  le  ciel  pour  cela  m'offre  un  moyen  aisé. 

De  celte  occasion  je  lui  suis  redevable. 

Et  pour  la  négliger  elle  est  trop  favorable  : 

Ce  serait  mériter  qu'il  me  la  vînt  ravir, 

Que  de  l'avoir  en  main  et  ne  m'en  pas  servir. 

ELMIRE. 

Damis... 


70  LE  TARTUFE 

.  DAMIS. 

Non,  s'il  TOUS  plaît  ;  il  faut  que  je  me  croie. 
Mon  âme  est  maintenant  au  comble  de  sa  joie 
Et  vos  discours  en  vain  prétendent  m'obliger 
A  quitter  le  plaisir  de  me  pouvoir  venger. 
Sans  aller  plus  avant,  je  vais  vider  l'affaire; 
Et  voici  justement  de  quoi  me  satisfaire. 

SCÈNE  V 

ORGON,  ELMIRE,  DAMIS,  TARTUFE. 

DAMIS. 

Nous  allons  régaler,  mon  père,  votre  abord 

D'un  incident  tout  frais  qui  vous  surprendra  fort. 

Vous  êtes  bien  payé  de  toutes  vos  caresses, 

Et  monsieur  d'un  beau  prix  reconnaît  vos  tendresses; 

Son  grand  zèle  pour  vous  vient  de  se  déclarer  : 

Il  ne  va  pas  à  moins  qu'à  vous  déshonorer; 

Et  je  l'ai  surpris  là,  qui  faisait  à  madame 

L'injurieux  aveu  d'une  coupable  flamme. 

Elle  est  d'une  humeur  douce,  et  son  cœur  trop  discret 

Voulait  à  toute  force  en  garder  le  secret; 

Mais  je  ne  puis  flatter  une  telle  impudence, 

Et  crois  que  vous  la  taire  est  vous  faire  une  offense. 

ELMIRE. 

Oui,  je  tiens  que  jamais  de  tous  ces  vains  propos 
On  ne  doit  d'un  mari  traverser  le  repos  ; 
Que  ce  n'estpoint  de  laque  l'honneur  peut  dépen  Ira, 
Et  qu'il  suffit  pour  nous  de  savoir  nous  défendre. 
Ce  sont  mes  sentiments  :  et  vous  n'auriez  rien  di:, 


ACTE  III,  SCÈNE   VI  71 

Damis,  si  j'ayais  eu  sur  vous  quelque  crédit. 
SCiHE  VI 

ORGON,  DAMIS,  TARTUFE. 

ORGON. 

Ce  que  je  viens  d'entendre,  ô  ciel!  est-il  croyable? 

TARTUFE.  ^' 

Oui,  mon  frère,  je  suis  un  méchant,  un  coupable.z^ 

Un  malheureux  pécheur,  tout  plein  d'iniquité. 

Le  plus  grand  scélérat  qui  jamais  ait  été. 

Chaque  instant  de  ma  yie  est  chargé  de  souillures: 

Elle  n'est  qu'un  amas  de  crimes  et  d'ordures  ; 

Et  je  yois  que  le  Ciel,  pour  ma  punition. 

Me  veut  mortifier  en  cette  occasion. 

De  quelque  grand  forfait  qu'on  me  puisse  reprendre. 

Je  n'ai  garde  d'avoir  l'orgueil  de  m'en  défendre. 

Croyez  ce  qu'on  vous  dit,  armez  votre  courroux. 

Et  comme  un  criminel  chassez-moi  de  chez  vous  ; 

Je  ne  saurais  avoir  tant  de  honte  en  partags 

Que  je  n'en  aie  encor  mérité  davantage. 

ORGON,  à  son  fils. 
Ah!  traître,  oses-tu  bien  par  cette  fausseté 
Vouloir  de  sa  vertu  ternir  la  pureté! 

DAMIS. 

Quoi?  la  feinte  douceur  de  cette  âme  hypocriio 
Vous  fera  démentir!... 

;  ORGON. 

Tais-toi,  peste  maudite! 


72  LE  TARTUFE 

TARTUFE. 

Ah!  laissez-le  parler;  vous  l'accusez  à  tort, 

Et  vous  ferez  bien  mieux  de  croire  à  son  rapport. 

Pourquoi  sur  un  tel  fait  m'êlre  aussi  favorable? 

Savez-vous,  après  tout,  de  quoi  je  suis  capable? 

Vous  fiez- vous,  mon  frère,  à  mon  extérieur? 

Et,  pour  tout  ce  qu'on  voit,  me  croyez-vous  meilleur  î 

Non,  non  ;  vous  vous  laissez  tromper  à  l'apparence  ; 

Et  je  ne  suis  rien  moins,  hélas!  que  ce  qu'on  pensa. 

Tout  le  monde  me  prend  pour  un  homme  de  bien  ; 

Mais  la  vérité  pure  est  que  je  ne  vaux  rien. 

(S' adressant  à  Damis.) 
Oui,  mon  cher  fils,  parlez  ;  traitez-moi  de  perfide, 
D'infâme,  de  perdu,  de  voleur,  d'homicide; 
A.ccablez-moi  de  noms  encor  plus  détestés  : 
Je  n'y  contredis  point,  je  les  ai  mérités; 
Et  j'en  veux  à  genoux  souffrir  l'ignominie, 
Comme  une  honte  due  aux  crimes  de  ma  vie. 

ORGON. 

(.4  Tartufe.)  {A  son  fils.) 

Mon  frère,  c'en  est  trop.  Ton  cœur  ae  se  rend  point, 
Traître? 

DAMIS. 

Quoi!  ses  discours  vous  séduiront  au  point... 

ORGON. 

{Relevant  Tartufe.) 
Tais-toi,  pendardi  Mon  frère»  hé!  levez-yous»  de  grâce I 
(4  son  fils.) 

Infâme! 

DAMia> 

Il  peut... 


ACTE  III,  SCÈNE  VI  73 

ORGON. 

Tais-loi. 

DAMIS. 

J'enrage.  Quoi!  je  passe... 

ORGON. 

Si  tu  dis  un  seul  mot,  je  te  romprai  les  bras. 

TARTUFE. 

Mon  frère,  &a  noa  de  Dieu,  ne  vous  emportez  pasl 
J'aimerais  mieux  soulTrir  la  peine  la  plus  dure 
Qu'il  eût  reçu  pour  moi  la  moindre  égratignure. 

ORGON,  à  son  fils. 
Ingrat  ! 

TARTUFE. 

Laissez-le  en  paix.  S'il  faut,  à  deux  genoux, 

Vous  demander  sa  grâce... 

ORGON,  *e  jetant  aussi  à  genoux  et  embrassant 
Tartufe, 

Hélas!  TOUS  moquez-yous? 
ÇA  son  fils.) 
Coquin,  vois  sa  bonté  ! 

DAMIS. 

Donc... 

ORGON. 

Paix. 

DAMIS. 

Quoi!  je... 

ORGON. 

Paix,  dis-i». 
Je  sais  bien  quel  motif  à  l'attaquer  t'oblige. 
Vous  le  haïssez  tous  ;  et  je  vois  aujourd'hui 
Femme,  enfants  et  valets  déchaînés  contre  lui. 


74  LE  TAETUFE 

On  met  impudemment  toute  chose  en  usage 
Pour  ôler  de  chez  moi  ce  dévot  personnage  : 
Mais  plus  on  fait  d'efforts  afin  de  l'en  bannir, 
Plus  j'en  vais  employer  à  l'y  mieux  retenir; 
Et  je  vais  me  hâter  de  lui  donner  ma  fille, 
Pour  confondre  l'orgueil  de  toute  ma  famille. 

DAMIS. 

A  recevoir  sa  main  on  pense  l'obliger? 

ORGON. 

Oui,  traître,  et  dès  ce  soir  pour  vous  faire  enrage:. 
Ah!  je  vous  brave  tous,  et  vous  ferai  connaître 
Qu'il  faut  qu'on  m'obéisse,  et  que  je  suis  le  maître. 
Allons,  qu'on  se  rétracte,  et  qu'à  l'instant,  fripon, 
On  se  jette  à  ses  pieds  pour  demander  pardon. 

DAMIS. 

Qui?  moi  1  de  ce  coquin  qui,  par  ses  impostures. s- 

ORGON. 

Ahl  tu  résistes,  gueux,  et  lui  dis  des  injures  I 

(A  Tartufe.) 
Un  bâton,  un  bâton  I  Ne  me  retenez  pas. 

(^  son  fils.) 
Sus  I  que  de  ma  maison  on  sorte  de  ce  pas, 
Et  que  d'y  revenir  on  n'ait  jamais  l'audace. 

DAMIS. 

Oui,  je  sortirai;  mais..* 

ORGON. 

Vite,  quittons  la  place. 
Je  te  prive,  pendard,  de  ma  succession, 
Et  te  donne,  de  plus,  ma  malédiction. 


ACTE  III,  SOÊNE  VII  75 

SCÈNE    VII 

ORGON,  TARTUFE. 

ORGON. 

Ofleaser  de  la  sorte  une  sainte  personne! 

TARTUFE. 

0  ciel  I  pardonne-lui  la  douleur  qu'il  me  donne  I 

(4  Orgon.) 
Si  vous  pouviez  savoir  avec  quel  déplaisir 
Je  vois  qu'envers  mon  frère  on  tâche  à  me  noircir..» 

ORGON. 

Hélas  I 

TARTUFE. 

Le  seul  pensw  de  cette  ingratitude 
Fait  soufiOrir  à  mon  âme  un  supplice  si  rude... 
L'horreur  que  j'en  conçois...  J'ai  le  cœur  si  serré, 
Que  je  ne  puis  parler,  et  crois  que  j'en  mourrai. 
ORGON,  courant  tout  en  larmes  à  la  porte  par  o». 

il  à  chassé  son  fils. 
Coquin  l  je  me  repens  que  ma  main  t'ait  fait  grâce 
Et  ne  t'ait  pas  d'abord  assommé  sur  la  place. 

(4  Tartufe.) 
Remettez-vous,  mon  frère,  et  ne  vous  fâchez  pas. 

TARTUFE. 

Rompons,  rompons  le  cours  de  ces  fâcheux  débats. 

Je  regarde  céans  quel  grand  trouble  j'apporte, 

El  crois  qu'il  est  besoin,  mon  frère,  que  j'en  sorte. 

ORGON. 

Comment  I  vous  œoquez- vous? 


76                                  LE  TARTUFE  ^\ 

TARTUFE.  ' 
On  m'y  hait,  et  je  voi 

Qu'on  cherche  à  vous  donner  des  soupçons  de  ma  foi.  ;! 

ORGON.  j 

Qu'importe?  Voyez-yous  que  mon  cœur  les  écoute?  , 

TARTUFE. 

On  ne  manquera  pas  de  poursuivre,  sans  doute;  A 
Et  ces  mêmes  rapports  qu'ici  vous  rejetez 

Peut-être  une  autre  fois  seront-ils  écoutés.  ' 

ORGON.  ] 

Non,  mon  frère,  jamais.  i 

TARTUFE. 

Ah!  mon  frère I  une  femme  \ 

Aisément  d'un  mari  peut  bien  surprendre  l'âme.  ] 

ORGON.  l 

Non,  non.  ^ 

TARTUFE.  \ 

Laissez-moi  vite,  en  m'éloiîgnant  d'ici,  \ 

Xeur  ôter  tout  sujet  de  m'attaquer  ainsi.  'i, 

ORGON.  i 

Non,  vous  demeurerez;  il  y  va  de  ma  vie. 

TARTUirE."  : 

Eh  bien  I  il  faudra  donc  que  je  me  mortifie.  ' 
Pourtant,  si  vous  vouliez... 

ORGON.  ■] 

Ahl  J 

TARTUFE. 

Soit  :  n'en  parlons  plus  I    i 

Mais  je  sais  comme  il  faut  en  user  là-dessus,  l 

L'honneur  est  délicat  ;  et  l'amitié  m'engage  j 


ACTE  III,  SCÈNE  VII  77 

A  prévenir  les  bruits  et  les  sujets  d'ombrage  ; 
Je  fuirai  Totre  épouse,  et  vous  ne  me  verrei., 

ORGON. 

Non,  en  dépit  de  tous,  vous  la  fréquenterez. 
Faire  enrager  le  monde  est  ma  plus  grande  joÎ3;; 
Et  je  veux  qu'à  toute  heure  avec  elle  on  vous  voie. 
Ce  n'est  pas  tout  encor  :  pour  les  mieux  braver  tous, 
Je  ne  veux  point  avoir  d'autre  héritier  que  vous  ; 
Et  je  vais  de  ce  pas,  en  fort  bonne  manière, 
Vous  faire  de  mon  bien  denation  entière. 
Un  bon  et  franc  ami,  que  pour  gendre  je  prends. 
M'est  bien  plus  cher  que  fils,  que  femme  et  que  parents. 
N'accepterez- vous  pas  ce  que  je  vous  propose? 

TARTUFE. 

La  volonté  du  Ciel  soit  faite  en  toute  chose  I 

ORGON. 

Le  pauvre  homme  !  Allons  vite  en  dresser  un  écrit  ; 
Et  que  puisse  l'envie  en  crever  de  dépit  I 


FIN  DU   TROISIÈME  ACTS 


ACTE  QUATRIÈME 

SGÈIE   PBEHIIÈBE 

CLÉANTE,  TARTUFE. 

CLÉANTK. 

Oui,  tout  le  inonde  en  parle,  et  vous  m'en  pouvez  croira. 

L'éclat  que  fait  ce  bruit  n'est  pas  à  votre  gloire  ; 

Et  je  vous  ai  trouvé,  monsieur,  fort  à  propos 

Pour  vous  en  dire  net  ma  pensée  en  deux  mots. 

Je  n'examine  point  à  fond  ce  qu'on  expose; 

Je  passe  là-dessus,  et  prends  au  pis  la  chose. 

Supposons  que  Damis  n'en  ait  pas  bien  usé, 

Et  que  ce  soit  à  tort  qu'on  vous  ait  accusé  : 

N'esl-il  pas  d'un  chrétien  de  pardonner  l'offense 

Et  d'éteindre  en  son  cœur  tout  désir  de  vengeance? 

fX  devez-vous  souffrir,  pour  votre  démêlé. 

Que  du  logis  d'un  père  un  fils  soit  exilé? 

Je  vous  le  dis  encore,  et  parle  avec  franchise, 

Il  n'est  petit  ni  grand  qui  ne  s'en  scandalise; 

Et,  si  vous  m'en  croyez,  vous  pacifîrez  tout, 

Et  ne  pousserez  point  les  affaires  à  bout. 

Sacrifiez  à  Dieu  toute  votre  colère. 

Et  remettez  le  fils  en  grâce  avec  le  père. 

TARTUFE. 

Hélas  1  je  le  voudrais,  quant  à  moi,  de  bon  cœur  : 


ACTE  IV,  SCÈNE  1  79 

Je  ne  garde  pour  lui,  monsieur,  aucune  aigreur  ; 
Je  lui  pardonne  tout;  de  rien  je  ne  le  blâme, 
Et  voudrais  le  servir  du  meilleur  de  mon  âme; 
Mais  l'intérêt  du  Ciel  n'y  saurait  consentir, 
Et  s'il  rentre  céans,  c'est  à  moi  d'en  sortir. 
Après  son  action,  qui  n'eut  jamais  d'égale. 
Le  commerce  entre  nous  porterait  du  scandale  : 
Dieu  sait  ce  que  d'abord  tout  le  monde  en  croiraiî  ? 
A.  pure  politique  on  me  l'imputerait  : 
Et  l'on  dirait  partout  que,  me  sentant  coupable, 
Je  feins  pour  qui  m'accuse  un  zèle  charitable  ; 
Que  mon  cœur  l'appréhende,  et  veut  le  ménager. 
Pour  le  pouvoir,  sous  main,  au  silence  engager. 

CLÉANTE. 

Vous  nous  payez  ici  d'excuses  colorées  ; 
Et  toutes  vos  raisons,  monsieur,  sont  trop  tirées. 
Des  intérêts  du  Ciel  pourquoi  vous  chargez-vous? 
Pour  punir  le  coupable  a-t-il  besoin  de  nous? 
Laissez-lui,  laissez-lui  le  soin  de  ses  vengeances  : 
Ne  songez  qu'au  pardon  qu'il  prescrit  des  offenses. 
Et  ne  regardez  point  aux  jugements  humains 
Quand  vous  suivez  du  Ciel  les  ordres  souverains. 
Quoi  !  le  faible  intérêt  de  ce  qu'on  pourra  croire 
D'une  bonne  action  empêchera  la  gloire  ! 
JNon,  non;  faisons  toujours  ce  que  le  Ciel  prescrit. 
Et  d'aucun  autre  soin  ne  nous  brouillons  l'esprit 

TARTUFE. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  mon  cœur  lui  pardonne; 
Et  c'est  faire,  monsieur,  ce  que  le  Ciel  ordonne 
Mais,  après  le  scandale  et  l'affront  d'aujourd'hui 
Le  Ciel  n'ordonne  pas  que  je  vive  avec  lui. 


80  LE  TARTUFE 

CLÉANTE. 

Et  VOUS  ordonne-t-il,  monsieur,  d'ouvrir  l'oreiile 
A  ce  qu'uQ  pur  caprice  à  soa  père  conseille, 
Et  d'accepter  le  don  qui  vous  est  fait  d'un  bien 
Où  le  droit  vous  oblige  à  ne  prétendre  rien? 

TARTUFE. 

Ceuî  qui  me  connaîtront  n'auront  pas  la  pensée 

Que  ce  soit  un  effet  d'une  âme  intéressée. 

Tous  'es  biens  de  ce  monde  ont  pour  moi  peu  d'appas 

De  leur  éclat  trompeur  je  ne  m'éblouis  pas  ; 

Et,  si  je  me  résous  à  recevoir  du  père 

Celle  donation  qu'il  a  voulu  me  faire. 

Ce  n'est,  à  dire  vrai,  que  parce  que  je  crains 

Que  tout  ce  bien  ne  tombe  en  de  méchantes  mains; 

Qu'il  ne  trouve  des  gens  qui,  l'ayant  en  partage, 

En  fassent  dans  le  monde  un  criminel  usage. 

Et  ne  s'en  servent  pas,  ainsi  que  j'ai  dessein, 

Pour  la  gloire  du  Ciel  et  le  bien  du  prochain. 

CLÉANTE. 
Hé,  monsieur,  n'ayez  point  ces  délicates  craintes 
Qui  d'un  juste  héritier  peuvent  causer  les  plaintes. 
Souffrez,  sans  vous  vouloir  embarrasser  de  rien, 
Qu'il  soit  à  ses  périls  possesseur  de  son  bien  ; 
Et  songez  qu'il  vaut  mieux  encor  qu'il  en  mésuse, 
Que  si  de  l'en  frustrer  il  faut  qu'on  vous  accuse. 
J'admire  seulement  que,  sans  confusion, 
Vous  en  ayez  souffert  la  proposition. 
Car  enfin  le  vrai  zèle  a-t-il  quelque  maxime 
Qui  montre  à  dépouiller  l'héritier  légitime? 
Et,  s'il  faut  que  le  Ciel  dans  votre  cœur  ait  mis- 


ACTE  IV,  SCÈNE  II  81 

Un  invincible  obstacle  à  vivre  avec  Damis, 
Ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'en  personne  discrète 
Vous  fissiez  de  céans  une  honnête  retraite, 
Que  de  souffrir  ainsi,  contre  toute  raison, 
Qu'on  en  chasse  pour  vous  le  fils  de  la  maison? 
Croyez-moi,  c'est  donner  de  votre  prud'homie, 
Monsieur... 

TARTUFE. 

Il  est,  monsieur,  trois  heures  et  demie; 
Certain  devoir  pieux  me  demande  là-haut, 
Et  vous  m'excuserez  de  vous  quitter  sitôt. 
CLÉANTE,  seul. 

SCÈNE   II 

ELMIRE,  MARIANE,  CLÉANTE,  DORINE. 

DORINE,  à  Cléante. 
De  grâce,  avec  nous  employez-vous  pour  elle, 
Monsieur  :  son  âme  souffre  une  douleur  mortelle  ; 
Et  l'accord  que  sou  père  a  conclu  pour  ce  soir 
La  fait,  à  tout  moment,  entrer  en  désespoir. 
Il  va  venir.  Joignons  nos  efforts,  je  vous  prie, 
Et  tâchons  d'ébranler,  de  force  ou  d'industrie. 
Ce  malheureux  dessein  qui  nous  a  tous  troublé». 


82  LE  TAETUFE 


SGÈHE  III 

ORGON,  ELMIRE,  MARIANE,  CLÉANTE, 
DORINE. 

ORGON. 

Ah  I  je  me  réjouis  de  vous  voir  assemblés. 

{A  Mariane.') 
Je  porte  eu  ce  contrat  de  quoi  vous  faire  rire, 
Et  vous  savez  déjà  ce  que  cela  veut  dire. 

MARIANE,  aux  genoux  d'Orgon. 
Mon  père,  au  nom  du  Ciel,  qui  connaît  ma  douleur, 
Et  par  tout  ce  qui  peut  émouvoir  votre  cœur. 
Relâchez-vous  un  peu  des  droits  de  la  naissance, 
Et  dispensez  mes  vœux  de  cette  obéissance! 
Ne  me  réduisez  point,  par  cette  dure  loi, 
Jusqu'à  me  plaindre  au  Ciel  de  ce  que  je  vous  doi  ; 
Et  cette  vie,  hélas  I  que  vous  m'avez  donnée, 
Ne  me  la  rendez  pas,  mon  père,  infortunée. 
Si  contre  un  doux  espoir  que  j'avais  pu  former, 
Vous  me  défendez  d'être  à  ce  que  j'ose  aimer. 
Au  moins,  par  vos  bontés,  qu'à  vos  genoux  j'implore, 
Sauvez-moi  du  tourment  d'être  à  ce  que  j'abhorre. 
Et  ne  me  portez  point  à  quelque  désespoir 
En  vous  servant  sur  moi  de  tout  votre  pouvoir. 

ORGON ,  se  sentant  attendrir. 
Allons,  ferme,  mon  cœur,  point  de  faiblesse  humaine! 

MARIANE. 

Vos  tendresses  pour  lui  ne  me  font  point  de  peine  ; 
Faites-les  éclater,  donnez-lui  votre  bien, 


ACTE   IV,   SCÈNE   III  83 

Et,  si  ce  n'est  assez,  joignez-y  tout  le  mien  ; 
J'y  consens  de  bon  cœur,  et  je  yous  l'abandonne  : 
Mais  au  moins  n'allez  pas  jusques  à  ma  personne  ; 
Et  souffrez  qu'un  couvent,  dans  les  austérités, 
Use  les  tristes  jours  que  le  Ciel  m'a  comptés. 

ORGON. 

Ah  I  voilà  justement  de  mes  religieuses. 
Lorsqu'un  père  combat  leurs  flammes  amoureuses  I 
Debout.  Plus  votre  cœur  répugne  à  l'accepter, 
Plus  ce  sera  pour  vous  matière  à  mériter. 
Mortifiez  vos  sens  avec  ce  mariage, 
Et  ne  me  rompez  pas  la  tête  davantage. 

DORINE. 

Mais  quoi  1 

ORGON. 

Taisez-vous,  vous.  Parlez  à  vôtre  écoC. 
Je  vous  défends  tout  net  d'oser  dire  un  seul  mot. 

CLÉANTE. 

Si  par  quelque  conseil  vous  souffrez  qu'on  réponde... 

ORGON. 

Mon  frère,  vos  conseils  sont  les  meilleurs  du  monde  : 
Ils  sont  bien  raisonnes ,  et  j'en  fais  un  grand  cas  ; 
Mais  vous  trouverez  bon  que  je  n'en  use  pas. 

ELMIRE,  à  Or  g  on. 
k  voir  ce  que  je  vois,  je  ne  sais  plus  que  dire; 
Et  votre  aveuglement  fait  que  je  vous  admire. 
C'est  être  bien  coiffé,  bien  prévenu  de  lui. 
Que  de  nous  démentir  sur  le  fait  d'aujourd'hiâ. 

ORGON. 

Je  suis  votre  valet,  et  aois  les  apparences  I 


Si  LE  TARTUFE 

Pour  mon  fripon  de  fils  je  sais  vos  complaisances  ; 
Et  vous  avez  eu  peur  de  le  désavouer 
Du  trait  qu'à  ce  pauvre  homme  il  a  voulu  jouer. 
Vous  étiez  trop  tranquille,  enfin,  pour  être  crue  ; 
Et  vous  auriez  paru  d'autre  manière  émue. 

ELMIRE. 

Est-ce  qu'au  simple  aveu  d'un  amoureux  transport 
Il  faut  que  notre  honneur  se  gendarme  si  fort? 
Et  ne  peut-on  répondre  à  tout  ce  qui  le  touche 
Que  le  feu  dans  les  yeux  et  l'injure  à  la  bouche? 
Pour  moi,  de  tels  propos  je  me  ris  simplement; 
Et  l'éclat  là-dessus  ne  me  plaît  nullement. 
J'aime  qu'avec  douceur  nous  nous  montrions  sagos. 
Et  ne  suis  point  du  tout  pour  ces  prudes  sauvages 
Dont  l'honneur  est  armé  de  griffes  et  de  dents 
Et  veut  au  moindre  mot  dévisager  les  gens. 
Me  préserve  le  ciel  d'une  telle  sagesse  ! 
Je  veux  une  vertu  qui  ne  soit  point  diablesse, 
Et  crois  que  d'un  refus  la  discrète  froideur 
N'en  est  pas  moins  puissante  à  rebuter  un  cœur. 

ORGON. 

Enfin,  je  sais  l'affaire  et  ne  prends  pumt  le  change. 

ELMIRE. 

J'admire,  encore  un  coup,  cette  faiblesse  étrange, 
Mais  que  me  répondrait  votre  incrédulité 
Si  je  vous  faisais  v^ir  qu'on  vous  dit  vérité? 
ORGON. 

Voirl 

ELMIRE. 

Oui. 


ACTE  IV,  SCÈNE  III  85 

ORGON. 
Chansons  ! 

ELMIRE. 

Mais,  quoi  !  si  je  trouvais  manière 
De  vous  le  faire  voir  avec  pleine  lumière?... 

ORGON. 

Contes  en  l'air  I 

ELMIRE. 

Quel  homme  !  Au  moins  répondez-moi  : 
Je  ne  vous  parle  pas  de  nous  ajouter  foi  ; 
Mais  supposons  ici  que,  d'un  lieu  qu'on  peut  prendre 
On  vous  fît  clairement  tout  voir  et  tout  entendre, 
Que  diriez- vous  alors  de  votre  homme  de  bien? 

ORGON. 
En  ce  cas,  je  dirais  que...  Je  ne  dirais  rien, 
Car  cela  ne  se  peut. 

ELMIRE. 
L'erreur  trop  longtemps  dura, 
Et  c'est  trop  condamner  ma  bouche  d'imposture. 
Il  faut  que  par  plaisir,  et  sans  aller  plus  loin, 
De  tout  ce  qu'on  vous  dit  je  vous  fasse  témoin. 

ORGON. 

Soit.  Je  vous  prends  au  mot.  Nous  verrons  votre  adresse, 
Et  comment  vous  pourrez  remplir  cette  promesse. 

ELMIRE,  à  Dorine. 
Faites-le-moi  venir. 

DORINE,  à  Elmire, 
Son  esprit  est  rusé  ; 
Et  peut-être  à  surprendre  il  sera  malaisé. 


86  Lli    TARTUFE 

ELMIRE,  à  Donne. 
Non  :  on  est  aisément  dupé  par  ce  qu'on  aime, 
Et  l'amour-propre  engage  à  se  tromper  soi-même. 

{A  Cléante  et  à  MarianeJ) 
Faites-le-moi  descendre.  Et  tous,  retirez-vous. 

8GËHE   IV 

ELMIRE,  ORGON. 

ELMIRE. 

Approchons  cette  table,  et  vous  mettez 

ORGON. 

Gomment  I 

ELMIRE. 

Vous  bien  cacher  est  un  point 
ORGON. 

Pourquoi  sous  cette  table? 

ELMIRE. 

Ah  I  mon  Dieu  l  laissez  faire. 
J'ai  mon  dessein  en  tête,  et  vous  en  jugerez. 
Mettez-vous  là,  vous  dis-je  ;  et,  quand  vous  y  serez. 
Gardez  qu'on  ne  vous  voie  et  qu'on  ne  vous  entende. 

ORGON. 

Je  confesse  qu'ici  ma  complaisance  est  grande  : 
Mais  de  votre  entreprise  il  vous  faut  voir  sortir. 

ELMIRE. 

Vous  n'aurez,  que  je  crois,  rien  k  me  repartir. 

(4  Orgorij  qui  est  sous  la  table.) 
Au  moins,  je  vais  toucher  une  étrange  matière, 


87 

Ne  TOUS  scandalisez  eu  aucune  manière, 

Quoi  que  je  puisse  dire,  il  doit  m'être  permis; 

Et  c'est  pour  vous  convaincre,  ainsi  que  j'ai  promis. 

Je  vais  par  des  douceurs,  puisque  j'y  suis  réduite, 

Faire  poser  le  masque  à  cette  âme  hypocrite, 

Flatter  de  son  amour  les  désirs  effrontés. 

Et  donner  un  champ  libre  à  ses  témérités. 

Comme  c'est  pour  vous  seul  et  pour  mieux  le  confondre 

Que  mon  âme  à  ses  vœux  va  feindre  de  répondre, 

J'aurai  lieu  de  cesser  dès  que  vous  vous  rendrez. 

Et  les  choses  n'iront  que  jusqu'ofi  vous  voudrez. 

C'est  à  vous  d'arrêter  son  ardeur  insensée. 

Quand  vous  croirez  l'affaire  assez  avant  poussée, 

D'épargner  votre  femme,  et  de  ne  m'exposer 

Qu'à  ce  qu'il  vous  faudra  pour  vous  désabuser. 

Ce  sont  vos  intérêts,  vous  en  serez  le  maître; 

Et...  L'on  vient.  Tenez-vous,  et  gardez  de  paraître. 

SCÈNE    V 

TARTUFE,  ELMIRE,  ORGON,  sous  la  table. 

TARTUFE. 

On  m'a  dit  qu'en  ce  lieu  vous  me  vouliez  parler. 

ELMIRE. 

Oui.  L'on  a  des  secrets  à  vous  y  révéler  ; 
Mais  tirez  cette  porte  avant  qu'on  vous  les  dise, 
Et  regardez  partout,  de  crainte  de  surprise. 

{Tartufe  va  fermer  la  porte  et  revient.) 
Une  affaire  pareille  à  celle  de  tantôt 
N'est  pas  assurément  iei  ce  qu'il  nous  faut  & 


88  LE  TAETUFE 

Jamais  il  ne  s'est  tu  de  surprise  de  môme. 
Damis  m'a  fait,  pour  vous,  une  frayeur  extrême; 
Et  vous  avez  bien  vu  que  j'ai  fait  mes  efforts 
Pour  rompre  son  dessein  et  calmer  ses  transports. 
Mon  trouble,  il  est  bien  vrai,  m'a  si  fort  possédée, 
Que  de  le  démentir  je  n'ai  point  eu  l'idée  ; 
Mais  par  là,  grâce  au  Ciel,  tout  a  bien  mieux  été, 
Et  les  choses  en  sont  dans  plus  de  sûreté. 
L'estime  où  l'on  vous  tient  a  dissipé  l'orage. 
Et  mon  mari  de  vous  ne  peut  prendre  d'ombrage. 
Pour  mieux  braver  l'éclat  des  mauvais  jugements, 
Il  veut  que  nous  soyons  ensemble  à  tous  moments. 
Et  c'est  par  oiî  je  puis,  sans  peur  d'être  blâmée, 
Me  trouver  ici  seule  avec  vous  enfermée. 
Et  ce  qui  m'autorise  à  vous  ouvrir  un  cœur 
Un  peu  trop  prompt  peut-être  à  souffrir  votre  ardeur. 

TARTUFE. 

Ce  langage  à  comprendre  est  assez  difficile, 
Madame  ;  et  vous  parliez  tantôt  d'un  autre  style. 

ELMIRE. 

Ah!  si  d'un  tel  refus  vous  êtes  en  courroux, 
Que  le  cœur  d'une  femme  est  mal  connu  de  vousl 
Et  que  vous  savez  peu  ce  qu'il  veut  faire  entendre 
Lorsque  si  faiblement  on  le  voit  se  défendre  I 
Toujours  notre  pudeur  combat  dans  ces  moments 
Ce  qu'on  peut  nous  donner  de  tendres  sentiments. 
Quelque  raison  qu'on  trouve  à  l'amour  qui  nous  dompte. 
On  trouve  à  l'avouer  toujours  un  peu  de  honte. 
On  s'en  défend  d'abord  ;  mais  de  l'air  qu'on  s'y  prend, 
Oq  fait  connaître  assez  que  notre  cœur  se  rend; 


ACTE  IV,  SCÈNE  V  89 

Qu'à  nos  vœux,  par  honneur,  notre  bouche  s'oppose, 
Et  que  de  tels  refus  promettent  toute  chose. 
C'est  vous  faire,  sans  doute  un  assez  libre  aveu, 
Et  sur  notre  pudeur  me  ménager  bien  peu. 
Mais  puisque  la  parole  en  est  enfin  lâchée, 
A  retenir  Damis  me  serais-je  attachée? 
A.urais-je,  je  vous  prie,  avec  tant  de  douceur 
Écouté  tout  au  long  l'offre  de  votre  cœur? 
Aurais-je  pris  la  chose  ainsi  qu'on  m'a  vu  faire. 
Si  l'offre  de  ce  cœur  n'eût  eu  de  quoi  mo  plaire? 
Et  lorsque  j'ai  voulu  moi-même  vous  forcer 
A  refuser  l'hymen  qu'on  venait  d'annoncer. 
Qu'est-ce  que  cette  instance  a  dû  vous  faire  entendre, 
Que  l'intérêt  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre, 
Et  l'ennui  qu'on  aurait  que  ce  nœud  qu'on  résout 
Vînt  partager  du  moins  un  cœur  que  l'on  veut  tout? 

TARTUFE. 

C'est  sans  doute,  madame,  une  douceur  extrême 

Que  d'entendre  ces  mots  d'uie  boucUd  qu'on  aime  ; 

Leur  miel,  dans  tous  mes  sens,  fait  couler  à  longs  traits 

Une  suavité  qu'on  ne  goûta  jamais. 

Le  bonheur  de  vous  plaire  est  ma  suprême  étude, 

Et  mon  cœur  de  vos  vœux  fait  sa  béatitude  ; 

Mais  ce  cœur  vous  demande  ici  la  liberté 

D'oser  douter  un  peu  de  sa  félicité. 

Je  puis  croire  ces  mots  un  artifice  honnête 

Pour  m'obliger  à  rompre  un  hymen  qui  s'apprête , 

Et,  s'il  faut  librement  m'expliquer  avec  vous. 

Je  ne  me  lirai  point  à  des  propos  si  doux. 

Qu'un  peu  de  vos  faveurs,  après  quoi  je  soupire, 

Ne  vienne  m'assurer  tout  ce  qu'ils  m'ont  pudire, 


90  LE  TARTUFE 

Et  planter  dans  mon  âme  une  constante  foi 
Des  charmantes  bontés  que  vous  avez  pour  moi. 

BLMIRE,  après  avoir  toussé  pour  avertir  son  mari. 

Quoi  I  vous  voulez  aller  avec  cette  vitesse, 
Et  d'un  cœur,  tout  d'abord,  épuiser  la  tendresse? 
On  se  tue  à  vous  faire  un  aveu  des  plus  doux  ; 
Cependant  ce  n'est  pas  encore  assez  pour  vous  I 
Et  l'on  ne  peut  aller  jusqu'à  vous  satisfaire, 
Qu'aux  dernières  faveurs  on  ne  pousse  l'affaire  I 

TARTUFE. 

Moins  on  mérite  un  bien,  moins  on  l'ose  espérer. 
Nos  vœux  sur  des  discours  ont  peine  à  s'assurer. 
On  soupçonne  aisément  un  sort  tout  plein  de  gloire^ 
Et  l'on  veut  en  jouir  avant  que  de  le  croire. 
Pour  moi,  qui  crois  si  peu  mériter  vos  bontés, 
Je  doute  du  bonheur  de  mes  témérités  ; 
Et  je  ne  croirai  rien  que  vous  n'ayez,  madame. 
Par  des  réalités,  su  convaincre  ma  flamme. 

ELMIRE. 

Mon  Dieu,  que  votre  amour  en  vrai  tyran  agiti 

Et  qu'en  un  trouble  étrange  il  me  jette  l'esprit  I 

Que  sur  les  cœurs  il  prend  un  furieux  empire  I 

Et  qu'avec  violence  il  veut  ce  qu'il  désire  I 

Quoi  I  de  votre  poursuite  on  ne  peut  se  parer, 

Et  vous  ne  donner  pas  le  temps  de  respirer  I 

Sied-il  bien  de  tenir  une  rigueur  si  grande, 

De  vouloir  sans  quartier  les  choses  qu'on  demande. 

Et  d'abuser  ainsi,  par  vos  efforts  pressants, 

Du  faible  que  pour  vous  vous  voyez  qu'ont  les  gensf 


ACTE  IV,  SCÈNE  V  91 

TARTUFE. 

Mais,  si  d'un  œil  bénin  vous  voyez  mes  hommages, 
Pourquoi  m'en  refuser  d'assurés  témoignages? 

ELMIRE. 

Mais  comment  consentir  à  ce  que  vous  voulez 
Sans  offenser  le  Ciel,  dont  toujours  vous  parlez? 

TARTUFE. 

Si  ce  n'est  que  le  Ciel  qu'à  mes  vœux  on  oppose. 
Lever  un  tel  obstacle  est  à  moi  peu  de  chose  ; 
Et  cela  ne  doit  point  retenir  votre  cœur, 

ELMIRE. 

Mais  des  arrêts  du  Ciel  on  nous  fait  tant  de  peur? 

TARTUFE. 

Je  puis  vous  dissiper  ces  craintes  ridicules, 
Madame  ;  et  je  sais  l'art  de  lever  les  scrupules. 
Le  Ciel  défend,  de  vrai,  certains  contentements  ; 
Mais  on  trouve  avec  lui  des  accommodements. 
Selon  divers  besoins,  il  est  une  science, 
D'étendre  les  liens  de  notre  conscience,    ^.. 
Et  de  rectifier  le  mal  de  l'action 
Avec  la  pureté  de  notre  intention. 
De  ces  secrets,  madame,  on  saura  vous  instruire  ; 
Vous  n'avez  seulement  qu'à  vous  laisser  conduire. 
Contentez  mon  désir,  et  n'ayez  point  d'effroi  : 
3e  vous  réponds  de  tout,  et  prends  le  mal  sur  moi. 

{Elmire  tousse  plus  fort.) 
Vous  toussez  fort,  madame. 

ELMIRE. 

Oui,  je  suis  au  supplie». 


92  LE  TARTUFE 

TARTUFE. 

Vous  plaît-il  un  morceau  de  ce  jus  de  réglisse? 

ELMIRE. 

C'est  un  rhume  obstiné,  sans  doute,  et  je  vois  bien 
Que  tous  les  jus  du  monde  ici  ne  feront  rien. 

TARTUFE. 

Cela,  certe,  est  fâcheux. 

ELMIRE. 

Oui,  plus  qu'on  ne  peut  dire. 

TARTUFE. 

Enfin,  votre  scrupule  est  facile  à  détruire. 
"Vous  êtes  assurée  ici  d'un  plein  secret. 
Et  le  mal  n'est  jamais  que  dans  l'éclat  qu'on  fait. 
Le  scandale  du  monde  est  ce  qui  fait  l'offense; 
I  Et  ce  n'est  pas  pécher  que  pécher  en  silence. 

ELMIRE,  après  avoir  encore  toussé  et  frappé 
sur  la  table. 

Enfin,  je  vois  qu'il  faut  se  résoudre  à  céder; 
Qu'il  faut  que  je  consente  à  vous  tout  accorder; 
Et  qu'à  moins  de  cela  je  ne  dois  point  prétendre 
Qu'on  puisse  être  content  et  qu'on  veuille  se  rendre. 
Sans  doute  il  est  fâcheux  d'en  venir  jusque-là, 
Et  c'est  bien  malgré  moi  que  je  franchis  cela  ; 
Mais  puisque  l'on  s'obstine  à  m'y  vouloir  réduire, 
Puisqu'on  ne  veut  point  croire  à  tout  ce  qu'on  peut  dire. 
Et  qu'on  veut  des  témoins  qui  soient  plus  convaincants, 
II  faut  bien  s'y  résoudre,  et  contenter.lës  gens. 
Si  ce  contentement  porte  en  soi  quelque  offense, 
Tant  pis  pour  qui  me  force  à  cette  violence  : 
La  faute  assurément  n*en  doit  point  être  à  moi. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI  93 

TARTUFE. 
Oui,  madame,  on  s'en  charge;  et  la  chose  de  soi... 

KLMIRE. 

Ouvrez  un  peu  la  porte,  et  voyez,  je  vous  prie. 
Si  mon  mari  n'est  point  dans  cette  galerie. 

TARTUFE. 

Qu'est-il  besoin  pour  lui  du  soin  que  vous  prenez  I 
C'est  un  homme,  entre  nous,  à  mener  par  le  nez.  t' 
De  tous  nos  entreliens  il  est  pour  faire  gloire, 
Et  je  l'ai  mis  au  point  de  voir  tout  sans  rien  croire. 

ELMIRE. 

Il  n'importe.  Sortez,  je  vous  prie,  un  moment; 
Et  partout,  là  dehors,  voyez  exactement. 

SCÈNE  VI 
ORGON,  ELMIRE. 

ORGON,  sortant  de  dessous  la  table. 
Voilà,  je  vous  l'avoue,  un  abominable  homme  I 
Je  n'en  puis  revenir,  et  tout  ceci  m'assomme. 

ELMIRE. 

Quoi  !  vous  sortez  sitôt  I  Vous  vous  moquez  des  gens  t 
Rentrez  sous  le  tapis  ;  il  n'est  pas  encor  temps  : 
Attendez  jusqu'au  bout  pour  voir  les  choses  sûres. 
Et  ne  vous  fiez  point  aux  simples  conjectures. 

ORGON. 

Non,  rien  de  plus  méchant  n'est  sorti  de  l'enfer. 

ELMIRE. 

Mon  Dieu  I  l'on  ne  doit  point  croire  trop  de  léger. 


94  LE  TARTUFE 

Laissez-Tous  bien  convaincre  avant  que  de  vous  rendre; 

Et  ne  vous  hâtez  pas,  de  peur  de  vous  méprendre. 

(JElmire  fait  mettre  Orgon  derrière  elle.) 

SCÈNE   VII 

TARTUFE,  ELMIRE,  ORGON. 

TARTUFE,-  sans  voir  Orgon. 
Tout  conspire,  madame,  à  mon  contentement. 
J'ai  visité  de  l'œil  tout  cet  appartement  : 
Personne  ne  s'y  trouve;  et  mon  âme  ravie.;. 

{Dans  le  temps  que  Tartufe  s'avance,  les  br 
ouverts,  pour  embrasser  Elmire,   elle 
retire,  et  Tartufe  aperçoit  Orgon.) 
ORGON,  arrêtant  Tartufe. 
Tout  douil  vous  suivez  trop  votre  amoureuse  envie. 
Et  vous  ne  devez  pas  vous  tant  passionner. 
Ahl  ah!  l'homme  de  bien,  vous  m'en  vouliez  donner! 
Comme  aux  tentations  s'abandonne  votre  âme  I 
Vous  épousiez  ma  fille,  et  convoitiez  ma  femme  l 
J'ai  douté  fort  longtemps  que  ce  fût  tout  de  bon, 
Et  je  croyais  toujours  qu'on  changerait  de  ton. 
Mais  c'est  assez  avant  pousser  le  témoignage  ; 
Je  m'y  tiens,  et  n'en  veux,  pour  moi,  pas  davanlcg-e. 

ELMIRE,  à  Tartufe. 
C'est  contre  mon  humeur  que  j'ai  fait  tout  ceci; 
Mais  on  m'a  mise  au  point  de  vous  traiter  ainsi. 

TARTUFE,  à  Orgon. 
Quoil  vous  croyez?... 

ORGON. 

Allons,  point  de  bruit,  je  vous  prie; 


ACTE  IV,  SCÈNE  TIIÎ  95 

Dénichons  do  céans,  et  sans  cérémonio. 

TARTUFE. 

Mon  dessein... 

ORGON. 

Ces  discours  ne  sont  plus  de  saison. 
Il  faut,  tout  sur-le-champ,  sortir  de  la  maison. 

TARTUFE. 

C'est  à  vous  d'en  sortir,  vous  qui  parlez  en  maître  : 
La  maison  m'appartient;  je  le  ferai  connaître, 
Et  vous  montrerai  bien  qu'en  vain  on  a  recours. 
Pour  me  chercher  querelle,  à  ces  lâches  détours. 
Qu'on  n'est  pas  où  l'on  pense  en  me  faisant  injure; 
Que  j'ai  de  quoi  confondre  et  punir  l'imposture. 
Venger  le  Ciel  qu'on  blesse,  et  faire  repentir 
Ceux  qui  parlent  ici  de  me  faire  sortir. 

SCÈNE   VIU 

ELMIRE,  ORGON. 

ELMIRB. 

Quel  est  donc  ce  langage?  et  qu'est-ce  qu'il  veut  diref 

ORGON. 
Ma  foi,  je  suis  confus,  et  n'ai  pas  lieu  de  rire. 

ELMIRE. 

Comment? 

ORGON. 

Je  vois  ma  faute  aux  choses  qu'il  me  dit; 
Et  la  donation  m'embarrasse  l'esprit, 

ELMIRE. 

La  donation? 


96  LE  TARTUFE,  ACTE  IV,   SCÈNE  VIII 

ORGON. 
Oui.  C'est  une  affaire  faite. 
Mais  j'ai  quelque  autre  chose  encor  qui  m'inquiète. 

ELMIRE. 

Et  quoi? 

ORGON. 

Vous  saurez  tout.  Mais  voyons  au  plus  tôt 
Si  certaine  cassette  est  encore  là-haut. 


fSM  DU   QUATRIÈME  ACTiS 


ACTE  CINQUIÈME 

SCÈNE  P2EMIÈBE 
ORGON,  GLÉANTE. 

CLÉANTE. 

Où  ?oulez-voas  courir? 

ORGON. 

Las!  que  sais-jeT 

CLÉANTE. 

Il  me  semble 
Que  Ton  doit  comniencer  par  consulter  ensemble 
Les  choses  qu'on  peut  faire  en  cet  événement. 

ORGON. 

Celte  cassette-là  me  trouble  entièrement  ; 
Plus  que  le  reste  encore  elle  me  désespère. 

CLÉANTE. 

Celte  cassette  est  donc  un  important  mystère? 

ORGON. 

C'est  un  dépôt  qu'Argas,  cet  ami  que  je  plains, 
Lui-même,  en  grand  secret,  m'a  mis  entre  les  mains. 
Pour  cela,  dans  sa  fuite,  il  me  voulut  élire; 
Et  ce  sont  des  papiers,  à  ce  qu'il  m'a  pu  dire, 
Où  sa  vie  et  ses  biens  se  trouvent  attachés. 

CLÉANTE. 

Pourquoi  donc  les  avoir  en  d'autres  mains  lâchés? 

lE   TARTUFE.  ^ 


93  LE   TARTUFE 

ORGON. 

<Ce  fut  par  un  motif  de  cas  de  consciencî . 
J'allai  droit  à  mon  traître  en  faire  confidence; 
Et  son  raisonnement  me  vint  persuader 
De  lui  donner  plutôt  la  cassette  à  garder, 
Ma  que,  pour  nier,  en  cas  de  quelque  enquêta, 
J'eusse  d'un  faux-fuyant  la  faveur  toute  prête, 
Par  oii  ma  conscience  eût  pleine  sûreté 
A  faire  des  serments  contre  la  vérité. 

CLÉANTE. 

Vous  voilà  mal,  au  moins,  si  j'en  crois  l'apparence; 

Et  la  donation,  et  cette  confidence. 

Sont,  à  vous  en  parler  selon  mon  sentiment, 

Des  démarches  par  vous  faites  légèrement. 

On  peut  vous  mener  loin  avec  de  pareils  gages  : 

Et  cet  homme  sur  vous  ayant  ces  avantages, 

Le  pousser  est  encor  grande  imprudence  à  vous  ; 

Et  vous  deviez  chercher  quelque  biais  plus  doux. 

ORGON. 

Quoi  î  sous  un  beau  semblant  de  ferveur  si  touchanlCj 
Cacher  un  cœur  si  double,  une  âme  si  méchante! 
Et  moi  qui  l'ai  reçu  gueusant  et  n'ayant  rien... 
C'en  est  fait,  je  renonce  à  tous  les  gens  de  bien  ; 
J'en  aurai  désormais  une  horreur  effroyable. 
Et  m'en  vais  devenir  pour  eui  pire  qu'un  diable 

CLÉANTE. 

Eh  bien  l  ne  voilà  pas  de  vos  emportements  I 
Vous  ne  gardez  en  rien  les  doux  tempéraments, 
Dans  la  droite  raison  jamais  n'entre  la  vôtre  ; 
Et  toujours  d'un  excès  vous  vous  jetez  dans  l'autre. 


ACTE  V,  SCÈNE   II  93 

Vous  Toyez  YOlre  erreur,  et  vous  avez  connu 
Que  par  un  zèle  feint  vous  étiez  prévenu. 
Mais,  pour  vous  corriger,  quelle  raison  demande 
Que  vous  alliez  passer  dans  une  erreur  plus  grande. 
Et  qu'avecque  le  cœur  d'un  perfide  vaurien, 
Vous  confondiez  les  cœurs  de  tous  les  gens  de  bien? 
Quoi  1  parce  qu'un  fripon  vous  dupe  avec  audace, 
Sous  le  pompeux  éclat  d'une  austère  grimace, 
Vous  voulez  que  partout  on  soit  fait  comme  lui, 
Et  qu'aucun  vrai  dévot  ne  se  trouve  aujourd'hui! 
Laissez  aux  libertins  ces  sottes  conséquences  : 
Démêlez  la  vertu  d'avec  ses  apparences, 
Ne  hasardez  jamais  votre  estime  trop  tôt, 
Et  soyez,  pour  cela,  dans  te  milieu  qu'il  faut. 
Gardez-vous,  s'il  se  peut,  d'honorer  l'imposture  : 
'Mais  au  vrai  zèle  aussi  n'allez  pas  faire  injure; 
Et,  s'il  Tous  faut  tomber  dans  une  extrémité. 
Péchez  plutôt  encor  de  cet  autre  côté. 

SCÈNB   I( 

ORGON,  CLÉANTE,  DAMS. 

DAMIS. 

Quoi  !  mon  père,  est-il  vrai  qu'un  coquin  tous  menace  ; 
Qu'il  n'est  point  de  bienfait  qu'en  son  âme  il  n'efface  ; 
Et  que  son  lâche  orgueil,  trop  digne  de  courroux, 
Se  fait  de  vos  bontés  des  armes  contre  vous? 

ORGON. 

Oui,  mon  fils;  et  j'en  sens  des  doulours  &QQ  pareilles. 


ICO  LE   TARTUFE 

DAMIS. 

Laissez-moi  ;  je  lui  veux  couper  les  deux  oreilles. 
Contre  son  insolence  on  ne  doit  point  gauchir  : 
C'est  à  moi  tout  d'un  coup  de  vous  en  affranchir, 
Et,  pour  sortir  d'affaire,  il  faut  que  je  l'assomme. 

CLÉANTE. 

Voilà  tout  justement  parler  en  vrai  jeune  homme. 
Modérez,  s'il  vous  plaît,  ces  transports  éclatants. 
Nous  vivons  sous  un  règne  et  sommes  dans  un  temps 
Où  par  la  violence  on  fait  mal  ses  affaires. 

scène  iii 

Madame   PERNELLE,    ORGON,   ELMIRE, 
CLÉANTE,  MARIANE,  DAMIS,  DORINE. 

MADAME  PERNELLE. 

Qu'est-ce?  J'apprends  ici  de  terribles  mystères  1 

ORGON. 

Ce  sont  des  nouveautés  dont  mes  yeux  sont  témoins, 
Et  vous  voyez  le  prix  dont  sont  payés  mes  soins. 
Je  recueille  avec  zèle  un  homme  en  sa  misère, 
Je  le  loge  et  le  liens  comme  mon  propre  frère; 
De  bienfaits  chaque  jour  il  est  par  moi  chargé; 
Je  lui  donne  ma  fille  et  tout  le  bien  que  j'ai, 
Et,  dans  le  Même  temps,  le  perfide,  l'infâme, 
Tente  le  noir  dessein  de  suborner  ma  femme  I 
Et,  non  content  encor  de  ses  lâches  essais, 
Il  m'ose  menacer  de  mes  propres  bienfaits, 
Et  veut,  à  ma  ruine,  user  des  avantages 
Dont  le  viennent  d'armer  mes  bonté*  trop  peu  sage», 


ACTE  V,  SCÈNE  III  101 

Me  chasser  de  mes  biens,  où  je  l'ai  transféré, 
Et  me  réduire  au  point  d'où  je  l'ai  retiré! 

DORINE. 

Le  pauvre  homme  ! 

MADAME  PERNELLE. 

Mon  fils,  je  ne  puis  du  tout  croira 
Qu'il  ait  voulu  commettre  une  action  si  noire» 

ORGON. 

Comment  1 

MADAME  PERNELLE. 

Les  gens  de  bien  sont  enviés  toujours. 

ORGON. 

Que  voulez-vous  donc  dire  avec  votre  discours, 
Ma  mère? 

MADAME  PERNELLE. 

Que  chez  vous  on  vit  d'étrange  sorîe, 
Et  qu'on  ne  sait  que  trop  la  haine  qu'on  lui  porto. 

ORGON. 

Qu'a  cette  haine  à  faire  avec  ce  qu'on  vous  dit? 

MADAME  PERNELLE. 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois  quand  vous  étiez  petit  : 
La  vertu  dans  le  monde  est  toujours  poursuivie; 
Les  envieux  mourront,  mais  non  jamais  l'envie. 
ORGON. 

Mais  que  fait  ce  discours  aux  choses  d'aujourd'hui? 

MADAME  PERNELLE. 

On  VOUS  aura  forgé  cent  sots  contes  de  lui. 

ORGON. 

Je  vous  ai  dit  déjà  que  j'ai  tout  vu  moi-même. 


102  LE  TARTUFE 

MADAME  PERNELLE. 

Des  esprits  médisants  la  malice  est  extrême. 

ORGON. 

Vous  me  feriez  damner,  ma  mère.  Je  vous  di 
Que  j'ai  vu,  de  mes  yeux,  un  crime  si  hardi. 

MADAME  PERNELLE. 

Les  langues  ont  toujours  du  venin  à  répandre; 
Et  rien  n'est  ici-bas  qui  s'en  puisse  défendre. 

ORGON. 

C'est  tenir  un  propos  de  sens  bien  dépourvu. 
Je  l'ai  vu,  dis-je,  vu,  de  mes  propres  yeui  Ti, 
Ce  qu'on  appelle  vu.  Faut- il  vous  le  rebatU** 
Aux  oreilles  cent  fois  et  crier  comme  quatre? 

MADAME  PERNELLE. 

Mon  Dieu!  le  plus  souvent  l'apparence  déçoit; 
Il  ne  faut  pas  toujours  juger  sur  ce  qu'on  voit. 
ORGON. 

J'enrage  I 

MADAME  PERNELLE. 

Aux  faux  soupçons  la  nature  est  sujette, 
Et  c'est  souvent  à  mal  que  le  bien  s'interprète. 

ORGON. 
Je  dois  interpréter  à  charitable  soin 
Le  désir  d'embrasser  ma  femme  1 

MADAME  PERNELLE. 

Il  est  Icsoin 
Pour  accuser  les  gens  d'avoir  de  justes  causes. 
Et  TOUS  deviez  attendre  à  vous  voir  sûr  des  choses. 

OROON. 

Hé,  diantre I  le  moyen  de  m'en  assurer  mieux? 


ACTE  V     SCÈNE  III  102 

Je  devais  donc,  ma  mère,  attendre  qu'à  mes  yecr.. 
Il  eût?...  Vous  me  feriez  dire  quelque  sottise. 
MADAME  PERNELLE. 

Eûfîa,  d'un  trop  pur  zèle  on  voit  son  âme  éprise, 
Et  je  ne  puis  du  tout  me  mettre  dans  l'esprit 
Qu'il  ait  voulu  tenter  les  choses  que  l'on  dit. 

OÎIQON. 

Allez,  je  ne  sais  pas,  si  vous  n'étiez  ma  mère, 
Ce  que  je  vous  dirais,  tant  je  suis  en  colère. 

DORINE ,  à  Orgon. 
Juste  retour,  monsieur,  des  choses  d'ici-bas: 
Vous  ne  vouliez  point  croire,  et  l'on  ne  vous  croit  pas, 

CLÉANTE. 

Nous  perdons  des  moments  en  bagatelles  pures» 
Qu'il  faudrait  employer  à  prendre  des  mesures. 
Aux  menaces  du  fourbe  on  doit  ne  dormir  poiat. 

DAMIS. 

Quoi  I  son  effronterie  irait  jusqu'à  ce  point? 

ELMIRE. 

Pour  moi,  je  ne  crois  pas  celte  instance  possible, 
Et  son  ingratitude  est  ici  trop  visible. 
CLÉANTE,  à  Orgon, 
Ne  vous  y  fiez  pas  ;  il  aura  des  ressorts 
Pour  donner  contre  vous  raison  à  ses  ellort»; 
Et  sur  moins  que  cela  le  poids  d'une  cabale 
Embarrasse  les  gens  dans  un  fâchaux  dédale. 
Je  vous  le  dis  encore  ,  armé  de  ce  qu'il  a. 
Vous  ne  deviez  jamais  le  pousser  jusfjue  à. 

ORGON. 

Il  est  yrai;  mais  qu'y  faire?  A  l'orgueil   de  ce  ti-aiire 


104  LE  TARTUFE 

De  mes  ressealîmeats  je  n'ai  pas  été  maître. 

CLÉANTE. 

Je  voudrais  de  bon  cœur  qu'on  pût  entre  vous  deux 
De  quelque  ombre  de  paii  raccommoder  les  nœuds. 

ELMIRE. 

Si  j'avais  su  qu'en  main  il  eût  de  telles  armes, 
Je  n'aurais  pas  donné  matière  à  tant  d'alarmes, 
Et  mes... 

ORGON,  à  Dorine,  voyant  entrer  M.  Loyal, 
Que  veut  cet  homme?  Allez  tôt  le  savoir. 
Je  suis  bien  en  état  que  l'on  vienne  me  voir  l 

SCÈNE   IV 

ORGON,  Madame  PERNELLE,  ELMIRE,  MA- 
RIANE,  CLÉANTE,  DAMIS.',  DORINE,  MON- 
SIEUR LOYAL. 

MONSIEUR  LOYAL,  à  Doriue,  dans  le  fond 
du  théâtre. 

Bonjour,  ma  chère  sœur  :  faites,  je  vous  supplie, 
Que  je  parle  à  monsieur. 

DORINE. 

Il  est  en  compagnie; 
Et  je  doute  qu'il  puisse  à  présent  voir  quelqu'ua. 

MONSIEUR  LOYAL. 

Je  ne  suis  pas  pour  être  en  ces  lieux  importun. 
Mon  abord  n'aura  rien,  je  crois,  qui  lui  déplaise  ; 
Et  je  viens  pour  un  fait  dont  il  sera  bien  aise. 

DORINE. 

Votre  nom? 


ACTE  V,  SCÈNE   IV  105 

MONSIEUR  LOYAL. 
Dites-lui  seulement  que  je  vîen 
De  la  part  de  monsieur  Tartufe,  pour  son  bien. 

DORINE,  à  Orgon, 
C'est  un  homme  qui  vient,  avec  douce  manière, 
De  la  part  de  monsieur  Tartufe,  pour  affaire, 
Dont  vous  serez,  dit-il,  bien  aise. 

CLÉANTE, à  Orgon. 

II  vous  faut  voir 
Ce  que  c'est  qae  cet  homme,  et  ce  qu'il  peut  vouloir. 

ORGON,  à  Cléante, 
Pour  nous  raccommoder  il  vient  ici  peut-être  : 
Quels  sentiments  aurai-je  à  lui  faire  paraître? 

CLÉANTE. 

Votre  ressentiment  ne  doit  point  éclater; 
Et,  s'il  parle  d'accord,  il  le  faut  écouter. 

MONSIEUR  LOYAL,   «  OrgOYl, 

Salut,  monsieur.  Le  Ciel  perde  qui  vous  veut  nuire» 
Et  vous  soit  favorable  autant  que  je  désire! 

ORGON,  has^  à  Cléante. 
Ce  doui  début  s'accorde  avec  mon  jugement, 
Et  présage  déjà  quelque  accommodement. 

MONSIEUR  LOYAL. 

Toute  votre  maison  m'a  toujours  été  chère, 
Et  j'étais  serviteur  de  monsieur  votre  père. 

ORGON. 

Monsieur,  j'ai  grande  honte,  et  demande  pardoa 
D'être  sans  vous  connaître,  ou  savoir  votre  nom„ 

MONSIEUR  LOYAL. 

Je  m'appelh  Loyal,  natif  de  Normandie, 


106  LE  TARTUFE 

Et  suis  huissier  à  verge,  en  dépit  de  l'envie. 
J'ai,  depuis  quarante  ans,  grâce  au  Ciel,  le  bonheur 
D'en  eiercer  la  charge  avec  beaucoup  d'honneur  ; 
Et  je  vous  viens,  monsieur,  avec  votre  licence, 
Signifier  l'exploit  de  certaine  ordonnance... 

ORGON. 

Quoil  vous  êtes  ici?... 

MONSIEUR  LOYAL. 

Monsieur,  sans  passion. 
Ce  n'est  rien  seulement  qu'une  sommation, 
Un  ordre  de  vider  d'ici,  vous  et  les  vôtres, 
Mettre  vos  meubles  hors,  et  faire  place  à  d'autres. 
Sans  délai  ni  remise,  amsi  que  besoin  est. 

ORGON. 

Moi  I  sortir  de  céans  I 

MONSIEUR  LOYAL. 

Oui,  monsieur,  s'il  vous  plaît. 
La  maison,  à  présent,  comme  savez  de  reste, 
Au  bon  monsieur  Tartufe  appartient  sans  conteste. 
De  vos  biens  désormais  il  est  maître  et  seigneur, 
En  vertu  d'un  contrat,  duquel  je  suis  porteur; 
Il  est  en  bonne  forme,  et  l'on  n'y  peut  rien  dire. 

DAMis,  à  M.  Loyal, 
Certes,  cette  impudence  est  grande,  et  je  l'admire. 

MONSIEUR  LOYAL,  à  Damîs, 
Monsieur,  je  ne  dois  point  avoir  affaire  à  ?ous  ; 

{Montrant  Orgon.) 
C'est  à  monsieur  ;  il  est  et  raisonnable  et  doux. 
Et  d'un  homme  de  bien  il  sait  trop  bien  l'office 
Pour  se  vouloir  du  tout  opposer  à  justice. 


ACTE  V,  SCÈNE  IV  107 

^^^.  ORGON. 

iais.«. 

MONSIEUR  LOYAL. 

Oui,  monsieur,  je  sais  que  poar  un  millioa 
Vous  ne  voudriez  pas  faire  rébellion, 
Et  que  Yous  souffrirez,  en  honnête  personne, 
Que  j'exécute  ici  les  ordres  qu'on  me  donne. 

DAMIS» 

Vous  pourriez  bien  ici,  sur  votre  noir  jupon, 

Monsieur  l'huissier  à  verge,  attirer  le  tâtoa. 

MONSIEUR  LOYAL,  à  Orffon, 

Faites  que  votre  fils  se  taise  ou  se  retire. 
Monsieur.  J'aurais  regret  d'être  obligé  d'écrire, 
';'Et  de  vous  voir  couché  dans  mon  procès- verbal. 
DORINH,  à  part. 
Ce  moosieur  Loyal  porte  un  air  bien  déloyal. 

MONSIEUR  LOYAL. 
Pour  tous  les  gens  de  bien  j'ai  de  grandes  tendresses, 
Et  ne  me  suis  voulu,  monsieur,  charger  des  pièces 
Que  pour  vous  obliger  et  vous  faire  plaisir  ; 
Que  pour  ôter  par  là  le  moyen  d'en  choisir 
Qui  n'ayant  pas  pour  vous  le  zèle  qui  me  pousse, 
ALuraient  pu  procéder  d'une  façon  moins  douce. 
ORGON. 

Et  que  peut-on  de  pis,  que  d'ordonner  aux  gens 
De  sortir  de  chez  eux? 

MONSIEUR  LOYAL. 

On  vous  donne  du  temps; 
Et  jusques  à  demain  je  ferai  surséance 
A  l'exécution,  monsieur,  de  l'ordonnance  ; 


108  LE  TARTUFE 

Je  viendrai  seulement  passer  ici  la  nuit, 

Avec  dix  de  mes  gens,  sans  scandale  et  sans  bruit. 

Pour  la  forme,  il  faudra,  s'il  vous  plaît,  qu'on  m'apporte. 

Avant  que  se  coucher,  les  clefs  de  votre  porte. 

J'aurai  soin  de  ne  pas  troubler  votre  repos, 

El  de  ne  rien  souffrir  qui  ne  soit  à  propos. 

Mais  demain,  du  matin,  il  vous  faut  être  hafaiïe 

A  vider  de  céans  jusqu'au  moindre  ustensile  ; 

Mes  gens  vous  aideront,  et  je  les  ai  pris  forts 

Pour  vous  faire  service  à  tout  mettre  dehors. 

On  n'en  peut  pas  user  mieux  que  je  fais,  je  pense;. 

Et,  comme  je  vous  traite  avec  grande  indulgence. 

Je  vous  conjure  aussi,  monsieur,  d'en  user  bien, 

Et  qu'au  dû  de  ma  charge  on  ne  me  trouble  en  riea. 

ORGON ,  à  part. 
Du  meilleur  de  mon  cœur,  je  donnerais  sur  l'heure 
Les  cent  plus  beaux  louis  de  ce  qui  me  demeure, 
Et  pouvoir,  à  plaisir,  sur  ce  mufle  asséner 
Le  plus  grand  coup  de  poing  qui  se  puisse  donner. 

CLÉANTE,  bas,  à  Orgon, 
Laissez;  ne  gâtons  rien. 

DAMIS. 

A  cette  audace  étrange 
J'ai  peine  à  me  tenir,  et  la  main  me  démange. 

DORINE. 

Avec  un  si  bon  dos,  ma  foi,  monsieur  Loyal, 
Quelques  coups  de  bâton  ne  vous  siéraient  pas  maL 

MONSIEUR  LOYAL. 
On  pourrait  bien  punir  ces  paroles  infâmes. 
Ma  mie;  et  l'oii  décrète  aussi  contre  les  femmeSi 


ACTE  V,   SCÈNE   V  109 

CLÉANTE,  à  M.  Loyal. 
Finissons  tout  cela,  monsieur;  c'en  est  assez. 
Donnez  tôt  ce  papier,  de  grâce,  et  nous  laissez. 
MONSIEUR  LOYAL. 

Jusqu'au  revoir.  Le  Ciel  vous  tienne  tous  en  joie  I 

ORGON. 

Puisse-t-il  te  confondre,  et  celui  qui  l'envoie  ! 

SCÈNE    V 

ORGON,    Madame   PERNELLE,    ELMIRE, 
CLÉANTE,  MARIANE,  DAMIS,  DORINE. 

ORGON. 
Eb  bien,  vous  le  voyez,  ma  mère,  si  j'ai  droit* 
Et  vous  pouvez  juger  du  reste  par  l'exploit. 
Ses  trahisons  enfin  vous  sont-Ê^Ies  connues? 
MADAME  PERNELLE. 

Je  suis  tout  ébaubie,  et  je  tombe  des  nues 

DORINE,  à  Orgon. 
Vous  vous  plaignez  à  tort,  à  tort  vous  le  blâmez, 
Et  ses  pieux  desseins  par  là  sont  confirmés. 
Dans  l'amour  du  prochain  sa  vertu  se  consomme 
Il  sait  que  très-souvent  les  biens  corrompent  l'homme. 
Et,  par  charité  pure,  il  veut  vous  enlever 
Tout  ce  qui  vous  peut  faire  obstacle  à  vous  sauver. 

ORGON. 

Taisez-vous.  C'est  le  mot  qu'il  vous  faut  toujoui'S  dire. 

CLÉANTE,  à  Orgon. 
Allons  voir  quel  conseil  on  doit  vous  faire  élire 


ilO  LE  TARTUFE 

ELMIRE. 

Allez  faire  éclater  l'audace  de  l'ingrat. 

Ce  procédé  détruit  la  vertu  du  con\rat  ; 

Et  sa  déloyauté  va  paraitro  trop  noire 

Pour  souflErir  qu'il  en  ait  le  succès  qu'on  yeut  woire. 

SGSHE    VI 

VALÈRE,  ORGON,  Madame  PERNELLE,  ELMIRE, 
CLÉANTE,  MARIANE,  DAMIS,  DORINE. 

VALÈRE. 

Ayec  regret,  monsieur,  je  viens  vous  affliger; 

Mais  je  m'y  vois  contraint  par  le  pressant  danger. 

Un  ami,  qui  m'est  joint  d'une  amitié  fort  tendre, 

Et  qui  sait  l'intérêt  qu'en  vous  j'ai  lieu  de  prendre, 

A  violé  pour  moi,  par  un  pas  délicat. 

Le  secret  que  l'on  doit  aux  affaires  d'État, 

Et  me  vient  d'envoyer  un  avis,  dont  la  suite 

Vous  réduit  au  parti  d'une  soudaine  fuite. 

Le  fourbe  qui  longtemps  a  pu  vous  imposer. 

Depuis  une  heure  au  prince  a  su  vous  accuser, 

Et  remettre  en  ses  mains,  dans  les  traits  qu'il  vous  jette, 

D'un  criminel  d'État  l'importante  cassette, 

Dont,  au  mépris,  dit-il,  du  devoir  d'un  sujet, 

Vous  avez  conservé  le  coupable  secret. 

J'ignore  le  détail  du  crime  qu'on  vous  donne  : 

Mais  un  ordre  est  donné  contre  votre  personne; 

Et  lui-même  est  chargé,  pour  mieui  l'exécuter, 

D'accompagner  celui  qui  vous  doit  arrêter. 


A<3TB  V,  SCÈNE  VII  111 

CLÉANTE. 

Voilà  ses  droits  armés  ;  et  c'est  par  où  le  traître, 
De  vos  biens  qu'il  prétend  cherche  à  se  rendre  maître. 

ORGON. 

L*homme  est,  je  tous  l'avoue,  un  méchant  animal  I 

VALÈRE. 

Le  moindre  amusement  vous  peut  être  fatal. 
J'ai  pour  vous  emmener  mon  carrosse  à  la  porte. 
Avec  mille  louis  qu'ici  je  vous  apporte. 
Ne  perdons  point  de  temps  :  le  trait  est  foudroyant  ; 
Et  ce  sont  de  ces  coups  que  l'on  pare  en  fuyant. 
A  vous  mettre  en  lieu  sûr  je  m'offre  pour  conduite, 
Et  veux  accompagner  jusqu'au  bout  votre  fuite. 

ORGON. 

Las  l  que  ne  dois-je  point  à  vos  soins  obligeants  1 
Pour  vous  en  rendre  grâce  il  faut  un  autre  temps  ; 
Et  je  demande  au  Ciel  de  m'être  assez  propice 
Pour  reconnaître  un  jour  ce  généreux  service. 
Adieu;  prenez  le  soin,  vous  autres... 

CLÉANTE. 

Allez  tôt; 
Nous  songerons,  mon  frère,  à  faire  ce  qu'il  faut. 

SCilE  ¥11 

TARTUFE,  UN  EXEMPT,  MADAME  PERNELLE, 
ORGON,  ELMIRE,  CLÉANTE,  MARIANE,  VA- 
LÈRE, DAMIS,  DORINE. 

TARTUFE,  arrêtant  Orgon, 
Tout  beau,  monsieur,  tout  beau,  ne  courez  point  si  yite  : 


112  LE  TARTUFE 

Vous  n'irez  pas  fort  loin  pour  trouver  votre  gîte; 
Et  de  la  part  du  prince  on  vous  fait  prisonnier. 

ORGON 

Traître,  tu  me  gardais  C3  trait  pour  le  dernier  : 
C'est  le  coup,  scélérat,  par  oii  tu  m'expédies; 
Et  voilà  couronner  toutes  tes  perfidies  ! 

TARTUFE 

Vos  injures  n'ont  rien  à  me  pouvoir  aigrir, 
El  je  suis,  pour  le  Ciel,  appris  à  tout  souffrir. 

CLÉANTE. 

La  modération  est  grande,  je  l'avoue. 

DAMIS. 

Comme  du  Ciel  l'infâme  impudemment  se  joue  î 

TARTUFE. 

Tous  vos  emportements  ne  sauraient  m'émouvoir; 
Et  je  ne  songe  à  rien  qu'à  faire  mon  devoir. 

MARIANE. 

Vous  avez  de  ceci  grande  gloire  à  prétendre  ; 

Et  cet  emploi,  pour  vous,  est  fort  honnête  à  prendre. 

TARTUFE. 

Un  emploi  ne  saurait  être  que  glorieux 

Quand  il  part  du  pouvoir  qui  m'envoie  en  ces  lieui» 

ORGON. 

Mais  t'es-tu  souvenu  que  ma  main  charitable, 
Ingrat,  t'a  retiré  d'un  état  misérable? 

TARTUFE. 

Oui,  je  sai5  quel  secours  j'en  ai  pu  recevoir; 
Mais  l'intérêt  du  prince  est  mon  premier  devoir. 
De  ce  devoir  sacré  la  juste  violence 
Étouffe  dans  mon  cœur  toute  reconnaissance  i 


ACTE  V,  SCÈNE  VII  US 

Et  je  sacriflrais  à  de  si  puissants  nœuds 
Amis,  femme,  parents,  et  moi-même  avec  eux. 

ELMIRE. 

L'imposteur  I 

DORINE. 

Comme  il  sait,  de  traîtresse  manière 
Se  faire  un  beau  manteau  de  tout  ce  qu'on  révère  ' 

CLÉANTE. 

Mais,  s'il  est  si  parfait  que  vous  le  déclarez, 
Ce  zèle  qui  vous  pousse  et  dont  vous  vous  parez, 
D'oîi  vient  que  pour  paraître  il  s'avise  d'attendre 
Qu'à  poursuivre  sa  femme  il  ait  su  vous  surprendre, 
Et  que  vous  ne  songiez  à  l'aller  dénoncer 
Que  lorsque  son  honneur  l'oblige  à  vous  chasser? 
Je  ne  vous  parle  point,  pour  devoir  en  distraire, 
Du  don  de  tout  son  bien  qu'il  venait  de  vous  faire; 
Mais,  le  voulant  traiter  en  coupable  aujourd'hui, 
Pourquoi  consentiez-vous  à  rien  prendre  de  lui? 

TARTUFE,  à  l'exempt. 
Délivrez-moi,  monsieur,  de  la  criaillerie; 
Et  daignez  accomplir  votre  ordre,  je  vous  prie. 

l'exempt. 
Oui,  c'est  trop  demeurer  sans  doute  à  l'accomplir  : 
Votre  bouche  à  propos  m'invite  à  le  remplir  ; 
Et,  pour  l'exécuter,  suivez-moi  tout  à  l'heure 
Dans  la  prison  qu'on  doit  vous  donner  pour  demeura, 

tartufe. 
Qui?  moi,  monsieur? 

l'exempt. 
Oui,  vous. 


114  LE  TARTUFE 

TARTUFE. 

Pourquoi  donc  la  prison  ? 
l'exempt. 

Ce  n'est  pas  tous  à  qui  j'en  veux  rendre  raison. 

(il  Orgon.) 
Remettez-vous,  monsieur,  d'une  alarme  si  chaude. 
Nous  vivons  sous  un  prince  ennemi  de  la  fraude, 
--«-^n  prince  dont  les  yeux  se  font  jour  dans  les  cœurs 
^mX  que  ne  peut  tromper  tout  l'art  des  imposteurs. 
D'un  fin  discernement  sa  grande  âme  pourvue 
Sur  les  choses  toujours  jette  une  droite  vue; 
Chenille  jamais  rien  ne  surprend  trop  d'accès. 
Et  sa  ferme  raison  ne  tombe  en  nul  excès. 
II  donne  aux  gens  de  bien  une  gloire  immortelle; 
Mais  sans  aveuglement  il  fait  briller  ce  zèle, 
Et  l'amour  pour  les  vrais  ne  ferme  point  son  cceiT 
A  tout  ce  que  les  faux  doivent  donner  d'horreur. 
Celui-ci  n'était  pas  pour  le  pouvoir  surprendre. 
Et  de  pièges  plus  fins  on  te  voit  se  défendre . 
D'abord  il  a  percé,  par  ses  vives  clartés, 
Des  replis  de  son  cœur  toutes  les  lâchetés. 
Venant  vous  accuser,  il  s'est  trahi  lui-môme, 
Et,  par  un  juste  trait  de  l'équité  suprême. 
S'est  découvert  au  prince  un  fourbe  renommé, 
Dont,  sous  un  autre  nom,  il  était  informé; 
Et  c'est  un  long  détail  d'actions  toutes  noires, 
Dont  on  pourrait  former  des  volumes  d'histoires,, 
Ce  monarque,  en  un  mot,  a  vers  vous  détesté 
Sa  lâche  ingratitude  et  sa  déloyauté  ; 
A  ses  autres  horreurs  il  a  joint  cette  suite. 
Et  ne  m'a  jusqu'ici  soumis  à  sa  conduite, 


ACTE  V,  SCÈNE  VU  115- 

Que  pour  voir  l'impudence  aller  jusques  au  bout, 

Et  vous  faire  par  lui  faire  raison  de  tout. 

Oui,  de  tous  vos  papiers,  dont  il  se  dit  le  maître, 

Il  veut  qu'entre  vos  mains  je  dépouille  le  traître. 

D'un  souverain  pouvoir,  il  brise  les  liens 

Du  contrat  qui  lui  fait  un  don  de  tous  vos  biens, 

Et  vous  pardonne  enfin  celte  offense  secrète 

Oij  vous  a  d'un  ami  fait  tomber  la  retraite; 

Et  c'est  le  prii  qu'il  donne  au  zèle  qu'autrefois 

On  vous  vit  témoigner  en  appuyant  ses  droits, 

Pour  montrer  que  son  cœur  sait,  quand  moins  on  y  pensa 

D'une  bonne  action  verser  la  récompense; 

Que  jamais  le  mérite  avec  lui  ne  perd  rien. 

Et  que  mieux  que  du  mal  il  se  souvient  du  bien. 

DORINE. 

Que  le  ciel  soit  loué  I 

MADAME  PERNELLE. 

Maintenant  je  respire  ! 

ELMIRE. 

Favorable  succès  ! 

M  ARIANE. 

Qui  l'aurait  osé  dire? 
ORGON,  à  Tartufe  que  l'exempt  emmène. 
Eh  bien,  te  voilà,  traître I.., 


116        LE  TARTUFE,  ACTE  V,   SCÈNE  VIII 


SCÈNE  Vin 

Madame  PERNELLE,  ORGON,  ELMIRE, 
MARIANE,  CLÉANTE,  VALÉRE ,  DAMIS , 
DORINE. 

CLÉANTE. 

Ah  1  mon  frère,  arrêtez, 
Et  ne  descendez  point  à  des  indignités. 
A  son  mauvais  destin  laissez  un  misérable. 
Et  ne  vous  joignez  point  au  remords  qui  l'accable. 
Souhaitez  bien  plutôt  que  son  cœur,  en  ce  jour, 
Au  sein  de  la  vertu  fasse  un  heureux  retour; 
Qu'il  corrige  sa  vie  en  détestant  son  vice, 
Et  puisse  du  grand  prince  adoucir  la  justice, 
Tandis  qu'à  sa  bonté  vous  irez,  à  genoux, 
Rendre  ce  que  demande  un  traitement  si  doux. 

ORGON. 

Oui,  c'est  bien  dit.  Allons  à  ses  pieds  avec  joie 
Nous  louer  des  bontés  que  son  cœur  nous  déploie; 
Puis,  acquittés  un  peu  de  ce  premier  devoir. 
Aux  justes  soins  d'un  autre  il  nous  faudra  pourvoir. 
Et  par  un  doux  hymen  couronner  en  Valère 
La  flamme  d'un  amant  généreux  et  sincère. 

FIN  DU  TARTUFE, 


LE  DÉPIT  AMOUREUX 

COMÉDIE  EN  DEUX  ACTES  (1) 

Gonform©   à.  la   représentation 


(l)  Remise  en  deux  actes  par  YaTville, 


PERSONNAGES 


fejLSTE,  amant  de  Ludie. 
GROS-RENÉ,  valet  d'Éraste. 
VAIiÈRE,  amoiireux  de  Lucile. 
MASCARILLE,  valet  de  Valère. 
LUCILE,  amante  d'Éraste. 
XABINETTE,  suivante  da  LoGllik 


LE  DÉPIT  AMOUREUX 


ACTE  PREMIER 

SCtHB  PREHIIÈBE 

VALÈRE,  MASCARILLE. 

MASOARILLK. 

Mais  qu'aTancerez-voms? 

VALÈRE. 

Non,  mon  cher  Mascarille, 
Je  n'y  pnis  consentir.  Ta  peine  est  inutile  ; 
Je  vois  que  leur  amour,  au  point  où  les  yoilà... 
N'est  pas  assurément  pour  en  demeurer  là. 
Éraste  va  bientôt  voir  couronner  sa  flamme, 
Et  Lucile  consent  à  devenir  sa  femme. 
Éloignons  un  hymen  qui  ferait  mon  malheur, 
Tendons-leur  quelque  piège,  et  troublons  leur  bonheur. 
Je  veux  que  mon  rival... 

MASCARILLE. 

Et  que  voulez-vous  faire? 

VALÈRE. 

L'action  d'un  jaloux  qui  veut  se  satisfaire 


120  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

MASCARILLE. 

Vous  voyez  que  Lucile,  entière  en  ses  refus... 

VALÈRE. 

Ne  me  fais  point  ici  des  contes  superflus. 
Quand  Lucile  pour  moi  deviendrait  plus  cruelle, 
Je  sens  de  leur  bonheur  une  peine  mortelle, 
Et  je  veux  le  troubler  ou  terminer  mon  sort. 
C'est  un  point  résolu. 

MASCARILLE. 

J'approuve  ce  transport; 
Mais  le  mal  est,  monsieur,  qu'Éraste  est  intraitable; 
Sur  le  premier  soupçon  il  va  faire  le  diable  :. 
Si  je  vais  me  mêler  dans  tout  cet  embarras, 
Je  me  verrai,  pour  vous,  rompre  jambes  et  bras; 
A  table  comptez-moi  si  vous  voulez  pour  quatre, 
Mais  comptez-moi  pour  rien  quand  il  s'agit  de  battre. 
Quand  je  viens  à  songer,  moi  qui  me  suis  si  cher. 
Qu'il  ne  faut  que  deux  doigts  d'un  misérable  fer 
Dans  le  corps  pour  vous  mettre  un  humain  dans  la  bière, 
Je  suis  scandalisé  d'une  étrange  manière. 

VALÈRE. 

Ah  !  le  poltron  ! 

MASCARILLE. 

Monsieur,  dans  un  semblable  cas, 
Est  brave  qui  le  peut,  moi,  je  crains  le  fracas. 
Laissez  là  le  projet  que  vous  voulez  poursuivre; 
Je  ne  puis  m'en  mêler.  Il  est  si  doux  de  vivre  : 
On  ne  meurt  qu'une  fois,  et  c'est  pour  si  longtemps. 

VALÈRE,  avec  fureur. 
Je  m'en  vais  t'assommer  de  coups,  si  je  t'entends. 


ACTE  I,   SCÈNE  I  121 


m 

n^m  MASCÂRILLE. 

'^^T  monsieur,  point  du  tout,  votre  ennui  m'est  sensible, 
Et  pour  vous  en  tirer  je  ferai  l'impossible. 
Mais  que  puis-je,  après  tout?  En  troublant  leurs  amours, 
J'en  retarde  l'effet  tout  au  plus  de  deux  jours  ; 
Car  ils  s'expliqueront,  monsieur,  je  vous  proteste, 
Et  l'explication  me  deviendra  funeste. 

VALÈRE. 

Non,  Érasle  est  jaloux,  soupçonneux,  c'est  un  fait. 
Tu  verras,  le  dépit  produira  son  effet; 
Malgré  tout  son  amour,  il  doute  de  Lucile. 
J'ai  toujours  affecté  de  voir  d'un  œil  tranquille 
Son  bonheur  ;  quand  il  vient,  je  fais  l'indifférent, 
Je  le  laisse  avec  elle,  et  sors  d'un  air  content; 
Cette  façon  d'agir  lui  trouble  la  cervelle. 
Peu  s'en  faut  qu'il  ne  croie  son  amante  infidèle; 
Pour  le  persuader,  portons  les  derniers  coups. 
MASCARILLE. 

En  cette  occasion,  je  risque  tout  pour  vous, 
Puisque  vous  le  voulez  ;  feignez  que  l'hyménée 
Avec  elle  en  secret  joint  votre  destinée. 
Ou  plutôt  laissez-moi  conduire  ce  projet  : 
S'il  vous  parle,  tâchez,  en  faisant  le  discret, 
D'exciter  ses  soupçons;  puis,  sur  quelque  prétexte, 
Je  viendrai  sur-le-champ  pour  lui  donner  son  reste. 
Qu'en  dites-vous? 

VALÈRE. 

Fort  bien  ;  le  tour  est  excellent  ; 
Et  de  l'exécuter  je  suis  impatient  : 
11  n'aura  pas  de  peine  à  la  croire  infidèle, 
Car  il  est  soupçonneux  ;  je  veux  me  venger  d'elle. 


122  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

Et  les  punir  des  maux  qu'ils  m'ont  fait  endurer. 
Quelqu'un  Tient,  c'est  lui-même;  allons  nous  préparer. 

{Ils  sortent.) 

SCÈNE  PREMIÈBE  (1) 

ÉRASTE,  GROS-RENÉ. 

ÉRASTE. 

Veux-tu  que  je  te  dise  :  une  atteinte  secrète 

Ne  laisse  point  mon  âme  en  une  bonne  assiette. 

Oui,  quoi  qu'à  mon  amour  tu  puisses  repartir, 

Il  craint  d'être  la  dupe,  à  ne  te  point  mentir  ; 

Qu'en  faveur  d'un  rival  ta  foi  ne  se  corrompe, 

Ou  du  moins  qu'avec  moi,  toi-même  on  ne  te  trompe, 

GROS-RENÉ. 

Pour  moi,  me  soupçonner  de  quelque  mauvais  tour  ; 

Je  dirai,  n'en  déplaise  à  monsieur  votre  amour, 

Que  c'est  injustement  blesser  ma  prud'homie, 

Et  se  connaître  mal  en  physionomie; 

Les  gens  de  mon  minois  ne  sont  point  accusés 

D'être,  grâces  à  Dieu,  ni  fourbes  ni  rusés. 

Cet  honneur  qu'on  nous  fait,  je  ne  le  démens  guères,. 

Et  suis  homme  fort  rond  de  toutes  les  manières. 

Pour  que  l'on  me  trompât,  cela  se  pourrait  bien  ; 

Le  doute  est  mieux  fondé  ;  pourtant,  je  n'en  crois  rien. 

Je  ne  vois  point  encore,  ou  je  suis  une  bète, 

Sur  quoi  vous  avez  pu  prendre  martel  en  tête. 

Lucile,  à  mon  avis,  vous  montre  assez  d'amour  : 

(1)  La  pièce  commence  ici  à  la  Comédie-Françaiiw. 


123 

Elle  TOUS  Toit,  vous  parle  à  toute  heure  du  jour, 
Et  Valère,  après  tout,  qui  cause  votre  crainte, 
Semble  n'être  à  présent  souffert  que  par  contrainte. 

ÉRASTE. 

Souvent  d'un  faux  espoir  un  amant  est  nourri. 
Le  mieux  reçu  toujours  n'est  pas  le  plus  chéri, 
Et  tout  ce  que  d'ardeur  font  paraître  les  femmes 
Parfois  n'est  qu'un  beau  voile  à  couvrir  d'autres  flammes. 
Valère,  enfin,  pour  être  un  amant  rebuté, 
Montre  depuis  un  temps  trop  de  tranquillité, 

*  Et  ce  qu'à  ses  faveurs,  dont  tu  crois  l'apparence, 

*  Il  témoigne  de  joie  ou  bien  d'indifférence, 

*  M'empoisonne  à  tout  coup  leurs  plus  charmants  appa» , 

*  Me  donne  ce  chagrin  que  lu  ne  comprends  pas, 

*  Tient  mon  humeur  en  doute  et  me  rend  difficile 

*  Une  entière  croyance  aux  propos  de  Lucile. 

*  Je  voudrais,  pour  trouver  un  tel  destin  bien  doux, 

*  Y  voir  entrer  un  peu  de  son  transport  jaloux  ; 

*  Et  sur  ses  déplaisirs  et  son  impatience, 

*  Mon  âme  prendrait  lors  une  pleine  assurance. 

*  Toi-même,  penses-tu  qu'on  puisse,  comme  il  fait, 
*Voir  chérir  un  rival  d'un  esprit  satisfait? 

Et  si  tu  n'en  crois  rien,  dis-moi,  je  t'en  conjure, 
Si  j'ai  lieu  de  rêver  dessus  cette  aventure? 

GROS-RENÉ. 

Peut-être  que  son  cœur  a  changé  de  désirs, 
Connaissant  qu'il  poussait  d'inutiles  soupirs. 

ÉRASTE. 

Lorsque  par  les  rebuts  une  âme  est  détachée, 

Elle  veut  fuir  l'objet  dont  elle  fut  touchée, 

Et  ne  rompt  point  sa  chaîne  avec  si  peu  d'éclat» 


12  i  LE  DÉPIT  AMOUREL'X 

Qu'elle  puisse  rester  en  un  paisible  état  : 

De  ce  qu'on  a  chéri  la  fatale  présence 

Ne  nous  laisse  jamais  dedans  l'indifférence; 

Et  si  de  cette  vue  on  n'accroît  son  dédain, 

Notre  amour  est  bien  près  de  nous  rentrer  au  soin. 

Enfin,  crois-moi,  si  bien  qu'on  éteigne  une  flamme, 

Un  peu  de  jalousie  occupe  encore  une  âme  ; 

Et  l'on  ne  saurait  voir,  sans  en  être  piqué. 

Posséder  par  un  autre  un  cœur  qu'on  a  manqué. 

GROS-RENÉ. 
Pour  moi,  je  ne  sais  point  tant  de  philosophie; 
A  ce  qu'ont  vu  mes  yeux  franchement  je  me  fie. 
Et  ne  suis  point  de  moi  si  mortel  ennemi, 
Que  je  m'aille  affliger  sans  sujet  ni  demi. 
Pourquoi  subtiliser  et  faire  le  capable 
A  chercher  des  raisons  pour  être  misérable? 
Sur  des  soupçons  en  l'air  je  m'irais  alarmer? 
Laissons  venir  la  fête  avant  de  la  chômer. 
Le  chagrin  me  paraît  une  incommode  chose. 
Je  n'en  prends  point,  pour  moi,  sans  bonne  et  juste  cause  ; 
Et  même  devant  moi,  cent  sujets  d'en  avoir 
S'offrent  le  plus  souvent  que  je  ne  veux  pas  voir. 
Avec  vous  en  amour  je  cours  même  fortune  : 
Celle  que  vous  aurez  me  doit  être  commune. 
La  maîtresse  ne  peut  abuser  votre  foi, 
A  moins  que  la  suivante  en  fasse  autant  pour  moi. 
Mais  j'en  fuis  la  pensée  avec  un  soin  extrême  ; 
Je  veux  croire  les  gens  quand  on  me  dit  :  «  Je  t'aime  »  » 
Et  ne  vais  point  chercher,  pour  m'estimer  heureux, 
Si  Mascarille  ou  non  s'arrache  les  cheveux. 
Que  tantôt  Marinette  endure  qu'à  son  aiss 


125 

Jodelet,  par  plaisir,  Ia~ caresse  et  la  baise, 
Et  que  ce  beau  rival  en  rie  ainsi  qu'un  fou  ; 
A  son  exemple  aussi  j'en  rirai  tout  mon  sou, 
Et  l'on  verra  qui  rit  avec  meilleure  grâce. 
ÉRASTE. 

Voilà  de  tes  discours! 

GROS-RENÉ. 

Mais  je  la  vois  qui  pas.?î. 

SCÈHE   II 

MARINETTE,  ÉRASTE,  GROS-RENÉ. 

GROS-RENÉ. 

S't,  Marinelte! 

MARINETTE. 
Ohl  oh!  que  fais-tu  là? 
GROS-RENÉ. 

Ma  foi, 
Demande,  nous  étions  tout  à  l'heure  sur  toi. 

MARINETTE. 

Vous  êtes  aussi  là,  monsieur?  Depuis  une  heure 
Vous  m'avez  fait  trotter  comme  un  Basque,  ou  je  meure. 

ÉRASTE. 

Comment  ? 

MARINETTE. 

Pour  vous  chercher,  j'ai  fait  dix  mille  pas, 
Et  TOUS  promets,  ma  foi... 

ÉRASTE. 

Quoi? 


126  LE   DÉPIT  AMOUREUX 

MARINETTE. 

Que  vous  n'êles  pas 
Au  temple,  au  cours,  chez  vous,  ni  dans  la  grande  place. 

GROS-RENÉ. 

Il  fallait  en  jurer. 

ÉRASTE. 

Apprends-moi  donc,  de  grâce. 
Qui  te  fait  me  chercher? 

MARINETTE. 

Quelqu'un,  en  vérité, 
Qui  pour  vous  n'a  pas  trop  mauvaise  volonté, 
Ma  maîtresse,  en  un  mot. 

ÉRASTE. 

Ah  I  chère  Marinette, 
Ton  discours,  de  son  cœur  esî-il  bien  l'interprète? 
Ne  me  déguise  pas  un  mystère  fatal, 
Je  ne  t'en  voudrai  pas  pour  cela  plus  de  mal. 
Au  nom  des  dieux,  dis-moi  si  ta  belle  maîtresse 
N'abuse  point  mes  vœux  d'une  fausse  tendresse. 

MARINETTE. 

Hé  I  hé  I  d'oli  vous  vient  donc  ce  plaisant  mouvement  I 
Elle  ne  fait  pas  voir  assez  son  sentiment? 
Quel  garant  est-ce  encor  que  votre  amour  demande? 
Que  lui  faut-il? 

GROS-RENÉ. 

A  moins  que  Valère  se  pende. 
Bagatelle,  son  cœur  ne  s'assurera  point, 

MARINETTE. 

Comment? 

GROS-RENÉ. 

U  est  jaloux  jusques  en  un  tel  point.»- 


ACTE    I,  SCÈNE  II  127 

MARINETTE. 

Do  Valère?  Ah!  yraiment  1  la  pensée  est  bien  belle; 
Elle  peut  seulement  naître  en  votre  oervelle. 
Je  Yous  croyais  du  sens,  et  jusqu'à  ce  moment 
J'avais  de  votre  esprit  quelque  bon  sentiment. 
Mais,  à  ce  que  je  vois,  je  m'étais  fort  trompée. 
Ta  tête  de  ce  mal  est-elle  aussi  frappée? 

GROS-RENÉ. 

Moi,  jaloux?  Dieu  m'en  garde,  et  d'être  assez  badin 
Pour  m'aller  amaigrir  avec  un  tel  chagrin. 
Outre  que  de  ton  cœur  ta  foi  me  cautionne, 
L'opinion  que  j'ai  de  moi-même  est  trop  bonne 
Pour  croire,  auprès  de  moi,  que  quelque  autre  te  plût. 
Oii  diantre  pourrais-tu  trouver  qui  me  valût? 

MARINETTE. 

En  effet,  tu  dis  bien  :  voilà  comme  il  faut  être. 
Jamais  de  ces  soupçons  qu'un  jaloux  fait  paraître  ! 
Tout  le  fruit  qu'on  en  cueille  est  de  se  mettre  ma!^ 
Et  d'avancer  par  là  les  desseins  d'un  rival  ; 
Au  mérite  souvent  de  qui  l'éclat  vous  blesse, 
Vos  chagrins  font  ouvrir  les  yeux  d'une  maîtresse  ; 
Et  j'en  sais  tel  qui  doit  son  destin  le  plus  doux 
Aux  soins  trop  inquiets  de  son  rival  jaloux. 
Enfin,  quoi  qu'il  en  soit,  témoigner  de  l'ombrage, 
C'est  jouer  en  amour  un  mauvais  personnage, 
Et  se  rendre  après  tout  misérable  à  crédit. 
Gela,  seigneur  Érasle,  en  passant  vous  soit  dit. 

ÉRASTE. 

Eh  bien,  n'en  parlons  plus  ;  que  venais-tu  m'apprendrc  ? 

MARINETTE. 

\oas  mériteriez  bien  que  l'on  yous  Ht  attendre  ; 


128  LE  DÉPIT  AMOUEEUZ 

Qu'afin  de  vous  punir  je  vous  tinsse  caché 
La  secret  pour  lequel  je  vous  ai  tant  cherché. 
Tenez,  voyez  ce  mot,  et  sortez  hors  de  doute, 
Lisez-le  donc  tout  haut  ;  personne  ici  n'écoute. 
ÉRASTE  lit  : 

a  Vous  m'avez  dit  que  votre  amour 

«  Était  capable  de  tout  faire  ; 
«  Il  se  couronnera  lui-même  dans  ce  jour, 

«  S'il  peut  avoir  l'aveu  d'un  père. 
«  Faites  parler  les  droits  qu'on  a  dessus  mon  cœur, 

«  Je  vous  en  donne  la  licence, 

«  Et  si  c'est  en  votre  faveur, 
«  Je  vous  réponds  de  mon  obéissance.  » 
Ah  !  quel  bonheur  !  ô  toi  qui  me  l'as  apporté, 
Je  ta  dois  regarder  comme  une  déité. 

GROS-RENÉ. 

Je  vous  le  disais  bien  :  contre  votre  croyance, 
Je  ne  me  trompe  guère  aux  choses  que  je  pense. 
«  Faites  parler  les  droits  qu'on  a  dessus  mon  cœur, 

«  Je  vous  en  donne  la  licence, 

«  Et  si  c'est  en  voire  faveur, 
«  Je  vous  réponds  de  mon  obéissance.  » 

MARINETTE. 

Si  je  lui  rapportais  vos  faiblesses  d'esprit, 
Elle  désavoûrait  bientôt  un  tel  écrit. 

ÉRASTE. 

Ah!  cache-lui,  de  grâce,  ime  peur  passagère. 
Où  mon  âme  a  cru  voir  quelque  peu  de  lumière! 
Ou,  si  tu  la  lui  dis,  ajoute  que  ma  mort 
Est  prête  d'expier  l'erreur  de  ce  transport; 


129 

Que  je  vais  à  ses  pieds,  si  j'ai  pu  lui  déplaire, 
Sacrifier  ma  vie  à  sa  juste  colère. 

MARINETTE. 

Xe  parlons  point  de  mort,  ce  n'en  est  pas  le  temps, 

ÉRASTE. 

A.U  reste,  je  le  dois  beaucoup,  et  je  prétends 
Reconnaître  dans  peu,  de  la  bonne  manière, 
Les  soins  d'une  si  noble  et  si  belle  courrière. 

MARINETTE. 

A  propos,  savez-vous  où  je  vous  ai  cherché, 
Tantôt  encor? 

ÉRASTH. 

Eh  bien? 

MARINETTE. 

Tout  proche  du  marché» 
Où  Yous  savei. 

ÉRASTE. 

Où  donc? 

MARINETTE. 

Là,  dans  cette  boutique». 
Où,  dès  le  mois  passé,  votre  cœur  magnifique 
Me  promit  de  sa  grâce  une  bague. 

ÉRASTE. 

Ahl  j'entends. 

GROS-RENÉ. 

La  matoise! 

ÉRASTE. 

11  est  vrai,  j'ai  tardé  trop  longtemps 
A.  m'acquitter  vers  toi  d'une  telle  promesse; 
Mais... 

LE  DÉTll   AMOUREUX.  & 


130  LB  DÉPIT  AMOUREUX 

MARINETTE. 

Ce  que  j'en  ai  dit  n'est  pas  que  je  tous  presse. 
GROS-RENÉ. 

Oh  I  que  non  I 

ÉRASTE  lui  donne  une  bague. 
Celle-ci  peut-être  aura  de  quoi 
Te  plaire  ;  accepte-la  pour  celle  que  je  dw. 

MARINETTE. 

Monsieur,  tous  vous  moquez;  j'aurais  honte  ilaprecare. 

GROS-RENÉ. 

Pauvre  honteuse,  prends  sans  davantage  attendre. 
Refuser  ce  qu'on  donne  est  bon  à  faire  aux  fous. 

MARINETTE. 

Ce  sera  pour  garder  quelque  chose  de  vous. 

ÉRASTE. 

Quand  puis-je  rendre  grâce  à  cet  ange  adorable? 

MARINETTE. 

Travaillez  à  vous  rendre  un  père  favorable. 

ÉRASTE. 

Mais  s'il  me  rebutait,  dois-je...? 

MARINETTE. 

Alors  comme  alors  ; 
Pour  vous  on  empîoîra  toutes  sortes  d'efforts  ; 
D'une  façon  ou  d'autre,  il  faut  qu'elle  soit  vôtre... 
Faites  votre  pouvoir,  ^  nous  ferons  le  nôtre. 

ÉRASTE. 

Adieu,  nous  en  saurons  le  succès  dans  ce  jour. 

(//  relit  la  lettre  tout  bas,) 
MARINETTE,  à  Gros-René. 
Et  nous,  que  dirons-nous  aussi  de  noire  amour? 


ACTE  I,   SCÈNE  III  131 

Tu  ne  m'en  parles  point. 

GROS-RENÉ. 

Un  hymen  qu'on  souhaite 
Entre  gens  comme  nous  est  chose  bientôt  faite. 
Je  te  YSiixj  me  veux-tu  de  même? 

MARINETTE. 

Avec  plaisir. 

GROS-RENÉ. 

Touche,  il  suffit. 

MARINETTE. 

Adieu,  Gros-René,  mon  désir. 

GROS-RENÉ. 

Adiea,  mon  astre. 

MARINETTE. 

Adieu,  beau  tison  de  ma  flamme. 

GROS-RENÉ. 

Adieu,  chère  comète,  arc-en-ciel  de  mon  âme. 
Le  bon  Dieu  soit  loué,  nos  affaires  vont  bien; 
Son  père  n'est  pas  homme  à  vous  refuser  rien. 

ÉRiVSTE. 

Valère  vient  à  nous. 

GROS-RENÉ. 

Je  plains  le  pauvre  hère, 
Sachant  ce  qui  se  passe. 

SCÈIE  III 

ERASTE,  VALÈRE,  GROS-RENÉ. 

ÉRASTE. 

Eb  bien  1  seigneur  Valèreî 


132  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

VALÈRE. 

Eh  bien  !  seigneur  Éraste  ! 

ÉRASTE. 

En  quel  état  l'amour? 

VALÈRE. 

En  quel  état  vos  feux? 

ÉRASTE. 

Plus  forts  de  jour  en  jour. 

VALÈRE. 

Et  mon  amour  plus  fort. 

ÉRASTE. 

Pour  Lucile? 

VALÈRE. 

Pour  elle. 

ÉRASTE. 

Certes,  je  l'aTOÛrai,  vous  êtes  le  modèle 
D'une  rare  constance. 

VALÈRE. 

Et  votre  fermeté 
Doit  être  un  rare  exemple  à  la  postérité. 

ÉRASTE. 

Pour  moi,  je  suis  peu  fait  à  cet  amour  austère 
Qui  dans  les  seuls  regards  trouve  à  se  satisfaire, 
Et  je  ne  forme  point  d'assez  beaux  sentiments 
Pour  souffrir  constamment  les  mauvais  traitements. 
Enfin,  quand  j'aime  bien,  j'aime  fort  que  l'on  m'aime. 

VALÈRE. 

Il  est  très-naturel,  et  j'en  suis  bien  de  même  : 
Le  plus  parfait  objet  dont  je  serais  charmé 
N'aurait  pas  mes  tributs,  n'en  étant  point  aimé. 


ACTE  I,  SCÈNE  III  133 

ÉRASTE. 
Lucile,  cependant... 

VALÈRK. 
Lucile,  dans  son  âme, 
Rend  tout  ce  que  je  veux  qu'elle  rende  à  ma  flamniQ. 
ÉRASTE. 

Vous  êtes  donc  facile  à  contenter? 

VALÈRE. 

Pas  tant 
Que  vous  pourriez  penser. 

ÉRASTE. 

Je  puis  croire  pourtant, 
Sans  trop  de  vanité,  que  je  suis  en  sa  grâce. 

VALÈRE. 

Moi,  je  sais  que  j'y  tiens  une  assez  bonne  place. 

ÉRASTE. 

Ne  vous  abusez  point,  croyez-moi. 

VALÈRE. 

Croyez-moi, 
Ne  laissez  point  duper  vos  yeux  à  trop  de  foi. 

ÉRASTE. 

Si  j'osais  vous  montrer  une  preuve  assurée 

Que  son  cœur...  Non,  votre  âme  en  serait  atterrée. 

VALÈRE. 

Si  je  vous  osais,  moi,  découvrir  un  secret... 
Mais  je  vous  fâcherais,  et  veux  être  discret. 

ÉRASTE. 

Vraiment,  vous  me  poussez,  et  contre  mon  enyie, 
Votre  présomption  veut  que  je  l'humilie. 
Lisez. 


134  LE  DliPlT  AMOUREUX 

VALÈRE. 

Ces  mots  sont  doux. 

ÉRASTE. 

Vous  connaissez  la  main? 

VALÈRE. 

Oui,  de  Lucile. 

ÉRASTE. 

Eh  bienl  cet  espoir  si  certain? 
VALÈRE,  riant  en  s'en  allant. 
Adieu,  seigneur  Éraste. 

GROS-RENÉ. 

Il  est  fou,  le  bob  sire. 
Où  peut-il  en  ceci  trouver  le  mot  pour  rire? 

ÉRASTE. 

Certes,  il  me  surprend,  et  j'ignore,  entre  nous. 
Quel  diable  de  mystère  est  caché  là-dessous. 

GROS-RENÉ. 

Son  Yalet  yient,  je  pense... 

ÉRASTE. 

Oui,  je  le  voie  paraîtra, 
FeigieQQS,  pour  le  jeter  sur  l'amour  de  son  maître. 

SCÈSB  IV 

MASCARILLE,  ÉRASTE,  GROS-RENÉ- 

MASCARILLE. 

Non,  je  ne  troure  point  d'état  plus  malheureux 
Que  d'ayoir  un  patron  jeune  et  fort  amoureui. 

GROS-RENB. 

Bonjour. 


ACTE  I,  SCÈNB  IV  135 

MASCARILLE. 

Bonjour. 

GROS-RENÉ. 

Où  tend  Mascarille  à  celte  bem»? 
Que  fait-a?  Reyient-il?  ya-t-il?  ou  s'il  demeuw? 

MASCARILLE. 

Non,  je  ne  reviens  pas,  car  je  n'ai  pas  été; 
Je  ne  yais  pas  aussi,  car  je  suis  arrêté; 
Et  ne  demeure  point,  car  tout  de  ce  pas  même 
Je  prétends  m'en  aller. 

ÉRASTE. 

La  rigueur  est  extrême  ; 
Doucement,  Mascarille. 

MASCARILLE. 

Alil  monsieur,  seryitettr. 

ÉRASTE. 

Vous  nous  fuyez  bien  vile!  Eh  quoil  vous  feis-je  pewrl 

MASCARILLE. 

Je  ne  crois  pas  cela  de  votre  courtoisie. 

ÉRASTE. 

Touche,  nous  n'avons  plus  sujet  de  jalousie  ; 
Nous  devenons  amis,  et  mes  feux,  que  j'éteins, 
Laissent  un  libre  cours  à  vos  heureux  desseins. 

MASCARILLE. 

Plût  à  Bieul 

ÉRASTE- 

Gros-René  sait  qu'ailleurs  je  jne  jetU. 

GROS-RENÉ. 

Sans  doute  ;  et  je  te  cède  aussi  la  Marinette. 


136  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

MASCARILLE. 

Passons  sur  ce  point-là,  notre  rivalité 
N'est  pas  pour  en  venir  à  grande  extrémité; 
Mais  est-ce  un  coup  bien  sûr  que  Votre  Seigneurie 
Soit  désenmouracbée,  ou  si  c'est  raillerie? 

ÉRASTE. 

J'ai  su  qu'en  ses  amours  ton  maître  était  trop  bien  ; 
Et  je  serais  un  fou  de  prétendre  plus  rien 
Aux  secrètes  faveurs  que  lui  fait  cette  belle. 

MASCARILLE. 

Certes,  vous  me  plaisez  avec  celte  nouvelle; 

Outre  qu'en  nos  projets  je  vous  craignais  un  peu. 

Vous  tirez  sagement  votre  épingle  du  jeu  ; 

Oui,  vous  avez  bien  fait  de  quitter  une  place 

Oii  l'on  vous  caressait  pour  la  seule  grimace  ; 

Et  mille  fois  sachant  tout  ce  qui  se  passait, 

J'ai  plaint  le  faux  espoir  dont  on  vous  repaissait; 

On  offense  un  brave  homme  alors  que  l'on  l'abuse. 

Mais  d'où  diantre,  après  tout,  avez-vous  su  la  ruse? 

Car  cet  engagement  mutuel  de  leur  foi 

N'eut  pour  témoins,  la  nuit,  que  deux  autres  et  moi  ; 

Et  l'on  croit  jusqu'ici  la  chaîne  fort  secrète. 

Qui  rend  de  nos  amants  la  flamme  satisfaite. 

ÉRASTE. 

Hé!  que  dis-tu? 

MASCARILLE. 

Je  dis  que  je  suis  interdit, 
Et  ne  sais  pas,  monsieur,  qui  peut  vous  avoir  dit 
Que  sous  ce  faux  semblant  qui  trompe  tout  le  monde, 
En  vous  trompant  aussi,  leur  ardeur  sans  seconde, 
D'un  secret  mariage  a  serré  le  lien. 


RHF  ACTE   I,  SCÈNE  IV  137 

ÉRASTE. 
S  en  avez  rnenli. 

MASCARILLE. 

Monsieur,  je  le  veux  bien. 

ÉRASTE. 

Vous  êtes  un  coquin. 

MASCARILLE. 

D'accord. 

ÉRASTE. 

Et  cette  audace 
Mériterait  cent  coups  de  bâton  sur  la  place. 

MASCARILLE. 

Vous  ayez  tout  pouvoir. 

ÉRASTE. 

Ah!  Gros-René. 
GROS-RENÉ. 

Monsieur, 

ÉRASTE. 

Je  démens  un  discours  dont  je  n'ai  que  trop  peur. 

(A  MascariUe.) 
Tu  penses  fuir? 

MASCARILLE. 

Nenni. 

ÉRASTE. 

Quoil  Lucile  est  la  femme...? 

MASCARILLE. 

Non,  monsieur,  je  raillai-- 

ÉRASTE. 

Ab!  vous  raillieZt  infâme! 


138  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

MASGARLLLE. 

Non,  .}d  ne  raillais  point. 

ÉRASTE, 

Il  est  donc  yrai? 

MASCARILLE. 


Je  ne  dis  pas  cela. 


Non  pas; 


ERASTE. 

Que  dis-tu  donc? 

MASCARILLE. 

Hélas! 
Je  ne  dis  rien,  de  peur  de  mal  parler. 

ÉRASTE. 

Assure 
Ou  si  c'est  chose  vraie,  ou  si  c'est  imposture. 

MASCARILLE. 

C'est  ce  qu'il  vous  plaira,  je  ne  suis  point  ici 
Pour  vous  rien  contester. 

ÉRASTE. 

Veuî-tu  dire?  Voici, 
Sans  marchander,  de  quoi  te  délier  la  langue. 

MASCARILLE. 

Elle  ira  faire  encor  quelque  sotte  harangue. 
Eh  I  de  grâce,  plutôt,  si  vous  le  trouvez  bon, 
Donnez-moi  vitement  quelques  coups  de  bâton. 
Et  me  laissez  tirer  mes  chausses  sans  murmu;  ï. 

ÉRASTE. 

Tu  mourras,  ou  je  veux  que  la  vérité  pur« 
S'exprime  par  ta  bouche. 

MASCARILLE. 

Hélas  1  je  la  dirai  ; 


AC3TB  I,  SCÈNE  17  139 

Mais  peut-être,  moosieur,  que  je  vous  fâcherai. 

ÉRASTE. 

Parle,  mais  prends  bien  garde  à  ce  que  tu  vas  faire; 
A  ma  juste  fureur  rien  ne  peut  te  soustraire. 
Si  tu  mens  d'un  seul  mot  à  ce  que  tu  diras. 

MASCARILLE. 

J'y  consens,  rompez-moi  les  jambes  et  les  bras; 
Faites  pis  :  tuez-moi,  si  je  vous  en  impose, 
En  tout  ce  que  j'ai  dit  ici,  la  moindre  chose. 

ÉRASTE. 

Ce  mariage  est  vrai? 

MASCARILLE. 

Ma  langue,  en  cet  endroit, 
A  fait  un  pa»  de  clerc  dont  elle  s'aperçoit  ; 
Mais  enfin  cette  affaire  est  comme  vous  la  dites. 
Et  c'est  après  cinq  jours  de  nocturnes  visites. 
Tandis  que  vous  serviez  à  mieux  couvrir  leur  jeu. 
Que  depuis  avant-hier  ils  sont  joints  de  ce  nœud  ; 
Et  Lucile  depuis  fait  encor  moins  paraître 
Le  violent  amour  qu'elle  porte  à  mon  maître, 

*  Et  veut  absolument  que  tout  ce  qu'il  verra, 

*  Et  qu'en  votre  faveur  son  cœur  témoignera, 

*  Il  l'impute  à  l'effet  d'une  haute  prudence, 

*  Qui  veut  de  leurs  secrets  ôter  la  connaissance. 
Si  malgré  mes  serments  vous  doutez  de  ma  foi, 
Gros-René  peut  venir  une  nuit  avec  moi, 

Et  je  lui  ferai  voir,  étant  en  sentinelle, 

Que  nous  avons  dans  l'ombre  un  libre  accès  chex  elle. 

ÉRASTE. 

Ote-toi  de  mes  yeux,  maraud. 


140  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

MASCARILLE. 

Et  de  grand  cœur. 
{A  part.) 
C'est  ce  que  je  demande.  Il  en  tient,  le  monsieur  -, 
Comme  ils  vous  ont  tous  deux  avalé  cette  fable. 

(Il  sort.) 
ÉRASTE. 

Quel  coup  il  m'a  porté,  le  bourreau  détestable  l 
Je  vois  trop  d'apparence  à  tout  ce  qu'il  a  dit, 
Et  ce  qu'a  fait  Valère,  en  voyant  cet  écrit, 
Marque  bien  leur  concert,  et  que  c'est  une  baie 
Qui  sert  sans  doute  aux  feux  dont  l'ingrate  le  paia. 

SCiHE   V 

MARINETTE,  GROS-RENÉ,  ÉRASTE. 

MARINETTE. 
Je  viens  vous  avertir  que  tantôt,  sur  le  soir, 
Ma  maîtresse  au  jardin  vous  permet  de  la  voir. 

ÉRASTE. 

Oses-tu  me  parler,  âme  double  et  traîtresse? 
Va,  sors  de  ma  présence,  et  dis  à  ta  maîtresse 
Qu'avec  tous  ses  écrits  elle  me  laisse  en  paix, 
Et  que  voilà  l'état,  infâme,  que  j'en  fais. 

(//  déchire  la  lettre.) 

MARINETTE. 
Gros-René,  dis-moi  donc  quelle  mouche  le  piq'.:o, 

GROS-RENÉ. 
M'oses-tu  bien  encor  parler,  femelle  inique? 
Crocodile  trompeur,  de  qui  le  cœur  félon 


ACTE   I,  3CÊNB   V  14Î 

Est  pire  qu'un  Satrape,  ou  bien  qu'un  Leslrigon? 
Va,  va  rendre  réponse  à  ta  belle  maîtresse, 
Et  lui  dis  bien  et  beau  que,  malgré  sa  souplesse, 
Nous  m  sommes  plus  sots,  ni  mon  maître  ni  moi, 
Et  désormais  qu'elle  aille  au  diable,  ainsi  que  toi. 

MARINETTE,  seule. 

Ma  pauvre  Marinette,  es-tu  bien  éveillée? 
De  quel  démon  est  donc  leur  âme  travaillée? 
Quoi  1  faire  un  tel  accueil  à  nos  soins  obligeants î 
Ob  I  que  ceci  chez  nous  va  surprendre  de  gens. 


JIN  DU  PREMIEIR  AGTB» 


ACTE  SECOND 

SCÈNE  FBEKIÈfiE 

LUCILE,  MARINETTE. 

LUCILE. 

Quoil  me  traiter  ainsi!  Qui  l'eût  pu  jamais  croire' 
Lorsqu'à  le  rendre  heureux  je  mets  toute  ma  gloire 
C'en  est  fait,  aujourd'hui  je  prétends  me  venger, 
Et  si  cette  action  a  de  quoi  m'affliger. 
C'est  toute  la  douceur  que  mon  cœur  se  propose  ; 
Le  dépit  fait  en  moi  celte  métamorphose; 
Je  yeui  chérir  Valère  après  tant  de  fierté, 
Et  mes  Toeux  maintenant  tournent  de  son  côté. 

MARINETTE. 

La  résolution,  madame,  est  assez  prompte. 

LUCILE. 

Un  cœur  ne  pèse  rien  alors  que  l'on  l'affronte  ; 
Il  court  à  sa  vengeance,  et  saisit  promptement 
Tout  ce  qu'il  croit  servir  à  son  ressentiment. 
Le  traître  I  faire  voir  cette  insolence  extrême  1 

MARINETTE. 

Vous  m'en  voyez  encor  toute  hors  de  moi-même, 
El  quoique  là-dessus  je  rumine  sans  fin, 
L'aventure  me  passe,  et  j'y  perds  mon  latin. 
Car  enfin,  aux  transports  d'une  bonne  nouvelle, 
Jamais  cœur  ne  s'ouvrit  d'une  façon  plus  belle  ; 


ACTE  II ,  SCîèNE  I  143 

De  l'écrit  obligeant  le  sien  tout  transporté, 
Ne  me  donnait  pas  moins  que  de  la  déité, 
Et  cependant,  jamais  à  cet  autre  message, 
Fille  ne  fut  traitée  avecque  tant  d'outrage  ; 
Je  ne  sais,  pour  causer  de  si  grands  changementR, 
Ce  qui  s'est  pu  passer  entre  ces  courts  moments. 

LUCILE. 

Rien  ne  s'est  pu  passer  dont  il  faille  être  en  peica, 
Puisque  rien  ne  le  doit  défendre  de  ma  haine. 
Quoi  I  tu  voudrais  chercher,  hors  cette  lâcheté, 
La  secrète  raison  de  cette  indignité? 
Cet  écrit  malheureux,  dont  mon  âme  s'accuse, 
Peut-il  à  son  transport  souffrir  la  moindre  excuse? 

MARINETTE. 

En  effet,  je  comprends  que  vous  avez  raison. 
Et  que  cette  querelle  est  pure  trahison. 
Nous  en  tenons,  madame  !  Et  puis  prêtons  l'oreille 
A  ces  chiens  de  pendards  qui  nous  chantent  merveille. 
Qui  pour  nous  accrocher  feignent  tant  de  langueur  ; 
Laissons  à  leurs  bons  mots  fondre  notre  rigueur  I 
Rendons-nous  à  leurs  vœux,  trop  faibles  que  nous  sommes  1 
Foin  de  notre  sottise,  et  peste  soit  des  hommes  l 

LUCILE. 
Eh  bien,  quoiqu'il  s'en  vante  et  rie  à  nos  dépens, 
Il  n'aura  pas  sujet  d'en  triompher  longtemps. 
Et  je  lui  ferai  voir  qu'en  une  âme  bien  fait© 
Le  mépris  suit  de  près  la  faveur  qu'on  rejette. 

MARINETTE. 

Au  moins,  en  pareil  cas,  est-ce  un  bonheur  bien  doux 
Quand  on  sait  qu'on  n'a  point  d'avantage  sur  nous  ; 


•1.44  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

Marinelte  eut  bon  nez,  quoi  qu'on  en  puisse  dire, 
De  ne  permettre  rien  un  soir  qu'on  voulait  rire; 
Quelque  autre,  sur  l'espoir  du  matrimonium  ^ 
Aurait  ouvert  l'oreille  à  la  tentation  ; 
Mais  moi,  nescio  vos. 

LUCILE. 

Que  tu  dis  de  folies! 
Et  choisis  mal  ton  temps  pour  de  telles  saillies  ! 
Enfin,  je  suis  touchée  au  cœur  sensiblement, 
Et  si  jamais  celui  de  ce  perfide  amant, 
Par  un  coup  de  bonheur,  dont  j'aurais  tort,  je  pensa, 
De  vouloir  à  présent  concevoir  l'espérance 
(Car  le  Ciel  a  trop  pris  plaisir  de  m'affliger, 
Pour  me  donner  celui  de  pouvoir  me  venger), 
Quand,  dis-je,  par  un  sort  à  mes  désirs  propice, 
n  reviendrait  m'offrir  sa  vie  en  sacrifice. 
Détester  à  mes  pieds  l'action  d'aujourd'hui. 
Je  te  défends  surtout  de  me  parler  pour  lui  ; 
Au  contraire,  je  veux  que  ton  zèle  s'exprime 
A  me  bien  mettre  aux  yeux  la  grandeur  de  son  crime, 
Et  même,  si  mon  cœur  était  pour  lui  tenté 
De  descendre  jamais  à  quelque  lâcheté, 
Que  ton  affection  me  soit  alors  sévère, 
Et  tienne  comme  il  faut  la  main  à  ma  colère. 

MARINETTE. 

Vraiment,  n'ayez  pas  peur,  et  laissez  faire  à  nous, 
J'ai  pour  le  moins  autant  de  colère  que  vous, 
Et  je  serais  plutôt  fille  toute  ma  vie 
Que  mon  gros  traître  aussi  me  redonnât  envie, 
li  vient,  relirons-nous;  laissons-les,  croyez-moi, 


ACTE  II,  SCÈNE  III  145 

Sans  chercher  de  raison  de  leur  mauvaise  foi. 

(Elles  vont  pour  sortir.) 


I 


SCÈNE   II 

LUCILE,  MARINETTE,  GROS-RENÉ. 


GROS-RENÉ,  tenant  une  lettre. 
Ahl  madame,  arrêtez,  écoutez-moi,  de  grâce; 
Mon  maître  se  désole,  et  ce  n'est  point  grimace. 
Le  billet  que  voici  va  vous  dire  pourquoi... 
LUCILE. 

Va,  va,  je  fais  état  de  lui  comme  de  toi. 
Qu'il  me  laisse  tranquille. 

{Elle  sort.) 

GROS-RENÉ. 

Et  toi  donc,  ma  princessK . 
A  son  exemple  aussi  feras-tu  la  ligresse? 

MARINETTE. 

Allons,  laisse-nous  là,  beau  valet  de  carreau, 
Penses-tu  que  l'on  soit  bien  tenté  de  la  peau? 

[Elle  sort.) 

GROS-RENÉ. 

Fort  bien  ;  pour  compléter  mon  illustre  ambassade, 
Il  ne  me  manque  plus  qu'un  peu  de  bastonnade. 

SCÈNE    III 

ÉRASTE,  GROS-RENÉ. 

GROS -RENÉ. 

Ah  !  vous  voilà,  monsieur,  vous  venez  à  propos 


H6  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

Pour  ayoir  k  réponse. 

ÉRASTE. 

Allons,  vite,  en  deux  mots, 
As-tu  trouvé  Lucile?  As-tu  remis  ma  lettre? 
Dis,  quel  succès  heureux  puis-je  enfin  me  promettre? 

GROS-RENÉ. 

Là,  le,  tout  doucement;  moins  de  vivacité 
Conviendrait  un  peu  mieux  à  l'amour  molesté  ; 
Le  vôtre  est  dans  ce  cas,  monsieur. 

ÉRASTE. 

Que  veux-tu  dire? 

GROS-RENÉ. 

Mais  que  ue  vous  auriez  pu  vous  dispenser  d'écrire, 
Car  voilà  votre  lettre. 

ÉRASTE. 

Encore  rebuté? 

GROS-RENÉ. 

Jamais  ambassadeur  ne  fut  moins  écouté. 
A  peine  ai-je  voulu  lui  porter  la  nouvelle 
Du  moment  d'entretien  que  vous  souhaitiez  d'elle, 
Qu'elle  m'a  répondu,  tenant  son  quant-à-soi  : 
«  Va,  va,  je  fais  état  de  lui  comme  de  toi  ; 
Dis-lui  qu'il  se  promène.  »  Et  sur  ce  beau  langage, 
Pour  suivre  son  chemin,  m'a  tourné  le  visage  ; 
Et  Marinette  aussi,  d'un  dédaigneux  museau. 
Lâchant  un  :  «  Laisse-nous,  beau  valet  de  carreau  y» , 
M'a  planté  là  comme  elle,  et  mon  sort  et  le  vôtre 
N'ont  rien  à  se  pouvoir  reprocher  l'un  à  Tautre. 

ÉRASTE. 

L'ingrate!  recevoir  avec  tant  de  fierté 


ACTE  II,  SCÈNE  III  147 

Le  prompt  retour  d'un  cœur  justement  emporté  I 
Quoil  le  premier  transport  d'un  amour  qu'on  abuse, 
Sous  tant  de  vraisemblance  est  indigne  d'excuse? 
Et  ma  plus  rive  ardeur,  en  ce  moment  fatal, 
Devait  être  insensible  au  bonheur  d'un  rival  ? 
Tout  autre  n'eût  pas  fait  même  chose  en  ma  place, 
Et  se  fût  moins  laissé  surprendre  à  tant  d'audace? 
De  mes  justes  soupçons  suis-je  sorti  trop  lard? 
Je  n'ai  point  attendu  de  serments  de  sa  part; 
Et  lorsque  tout  le  monde  encor  ne  sait  qu'en  croire, 
Ce  cœur  impatient  lui  rend  toute  sa  gloire; 
Il  cherche  à  s'excuser,  et  le  sien  voit  si  peu 
Dans  ce  profond  respect  la  grandeur  de  mon  feu  : 
Loin  d'assurer  une  âme  et  lui  fournir  des  armes 
Contre  ce  qu'un  rival  lui  peut  donner  d'alarmes, 
L'ingrate  m'abandonne  à  mon  jaloux  transport, 
Et  rejette  de  moi  message,  écrit,  abord. 
Ahl  sans  doute  un  amour  a  peu  de  violence. 
Qu'est  capable  d'éteindre  une  si  faible  offense, 
Et  ce  dépit,  si  prompt  à  s'armer  de  rigueur, 
Découvre  assez  pour  moi  tout  le  fond  de  son  cœur. 
Et  de  quel  prix  doit  être  à  présent  à  mon  âme 
Tout  ce  dont  son  caprice  a  pu  flatter  ma  flamme; 
Non,  je  ne  prétends  plus  demeurer  engagé 
Pour  un  cœur  où  je  vois  le  peu  de  part  que  j'ii  ; 
Et,  puisque  l'on  témoigne  une  froideur  extrême 
A  conserver  les  gens,  je  veux  faire  de  même. 

GROS-RENÉ. 

Et  moi  de  même  aussi.  Soyons  tous  deux  fâchés, 
Et  mettons  notre  amour  au  rang  des  vieux  péchés  : 
11  faut  apprendre  à  vivre  à  ee  sexe  volage. 


148  LE  DÉPIT  AMODBETJX 

Et  lui  faire  sentir  que  l'on  a  du  courage  ; 

Qui  souffre  ses  mépris  les  veut  bien  recevoir. 

Si  nous  avions  l'esprit  de  nous  faire  valoir, 

Les  femmes  n'auraient  point  la  parole  si  haute  ; 

Oh!  qu'elles  nous  sont  bien  Gères  par  notre  faute! 

Je  veux  être  pendu  si  nous  ne  les  verrions 

Sauter  à  notre  cou  plus  que  nous  voudrions, 

Sans  tous  ces  vils  devoirs,  dont  la  plupart  des  hommes 

Les  gâtent  tous  les  jours  dans  le  siècle  où  nous  sommes. 

ÉRASTE. 

Pour  moi,  par-dessus  tout  son  mépris  me  surprend; 
Et,  pour  punir  le  sien  par  un  autre  aussi  grand, 
Je  veux  mettre  en  mon  cœur  une  nouvelle  flamme. 

GROS-RENÉ. 

Et  moi,  je  ne  veux  plus  m'embarrasser  de  femme. 

A  toutes  je  renonce,  et  crois,  de  bonne  foi. 

Que  vous  feriez  fort  bien  de  faire  comme  moi. 

Car,  voyez-vous,  la  femme  est,  comme  on  dit,  mon  maître, 

Un  certain  animal  difficile  à  connaître. 

Et  de  qui  la  nature  est  fort  encline  au  mal  ; 

Et  comme  un  animal  est  toujours  animal. 

Et  ne  sera  jamais  qu'animal,  quand  sa  vie 

Durerait  cent  mille  ans  ;  aussi,  sans  repartie, 

La  femme  est  toujours  femme,  et  jamais  ne  sera 

Que  femme,  tant  qu'entier  le  monde  durera. 

D'où  vient  qu'un  certain  Grec  dit  que  sa  tête  passe 

Pour  un  sable  mouvant;  car  goûlez  bien,  de  grâce, 

Ce  raisonnement-ci,  lequel  est  des  plus  forts  : 

*  Ainsi  que  la  tête  est  comme  le  chef  du  corps, 

*  Et  que  le  corps  sans  chef  est  pire  qu'une  bête  ; 

*  Si  le  chef  n'est  pas  bien  d'axord  avec  la  tête, 


ACTE   II,  SCÈNE  III  149 

*  Que  tout  ne  soit  pas  bien  réglé  par  le  compas, 

*  Nous  voyons  arriver  de  cerlains  embarras, 

*  Car  la  partie  brute  alors  veut  prendre  empire 

*  Dessus  la  sensitive,  et  l'on  voit  que  l'un  tire 

*  A  dia,  l'autre  à  hurhaut;  l'un  demande  du  mou, 

*  L'autre  du  dur;  enfin  tout  va  sans  savoir  oîi. 
Pour  montrer  qu'ici-bas,  ainsi  qu'on  l'interprète, 
La  tête  d'une  femme  est  comme  une  girouette, 

Au  haut  d'une  maison,  qui  tourne  au  premier  vent. 

C'est  pourquoi  le  cousin  Aristote  souvent 

La  compare  à  la  mer,  d'où  vient  qu'on  dit  qu'au  monde 

On  ne  peut  rien  trouver  d'aussi  mouvant  que  l'onde. 

Or,  par  comparaison,  car  la  comparaison 

Nous  fait  distinctement  comprendre  une  raison, 

Et  nous  aimons  bien  mieux,  nous  autres  gens  d'étude. 

Une  comparaison  qu'une  similitude; 

Par  comparaison  donc,  mon  maître,  s'il  vous  plaît, 

Comme  on  voit  que  la  mer,  quand  l'orege  s'accroîi, 

Vient  à  se  courroucer,  le  vent  souffle  et  ravage, 

Les  flots  contre  les  flots  font  un  remû-ménage 

Horrible,  et  le  vaisseau,  malgré  le  nautonnier, 

Va  tantôt  à  la  cave  et  tantôt  au  grenier  ; 

Ainsi,  quand  une  femme  a  sa  tête  fantasque, 

On  voit  une  tempête  en  forme  de  bourrasque, 

Qui  veut  compétiter  par  de  certains...  propos; 

Et  lors  un...  certain  vent,  qui  par...  de  certains  floU, 

De...  certaine  façon,  ainsi  qu'un  banc  de  sable... 

Quand...  les  femmes  enfin  ne  valent  pas  le  diabl-i, 

ÉRASTIi:. 
C'est  fort  bien  raisonner. 


150  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

GROS-RENÉ. 

Assez  bien,  Dieu  merd. 
Mais  je  les  rois,  monsieur,  qui  passent  par  ici  ; 
Tenez-Tous  ferme,  au  moins. 

ÉRASTE. 

Ne  le  mets  pas  en  peiae. 

GROS-RENÉ. 

J'ai  bien  peur  que  ses  yeui  resserrent  votre  chaîne. 

SCÈHE  11 
ÉRASTE,  LUCILE,  MARINETTE,  GROS-RENÉ. 

MARINETTE. 

Je  l'aperçois  encor,  mais  ne  vous  rendez  point. 

LUCILE. 

Ne  me  soupçonne  pas  d'être  faible  à  ce  poinî. 

MARINETTE. 

11  vient  à  nous... 

ÉRASTE. 

Non,  non,  ne  croyez  pas,  madame. 
Que  je  revienne  encor  vous  parler  de  ma  flamme. 
C'en  est  fait  ;  je  me  veux  guérir,  et  connais  bien 
Ce  que  de  votre  cœur  a  possédé  le  mien. 
Un  courroux  si  constaat  pour  l'ombre  d'une  offense. 
M'a  trop  bien  éclairé  sur  votre  indifférence. 
Et  je  dois  vous  montrer  que  les  traits  du  mépris 
Sont  sensibles  surtout  aux  généreux  esprits; 
Je  l'avoûrai,  mes  yeux  observaient  dans  les  vôtres 
Des  charmes  qu'ils  n'ont  point  trouvés  dans  tous  les  autres, 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  151 

Et  le  rayissement  où  j'étais  de  mes  fers 
Les  aurait  préférés  à  des  sceptres  offerts  ; 

*  Oui,  mon  amour  pour  vous  sans  doute  était  exj'êmc ,' 

*  Je  vivais  tout  en  vous;  et,  je  l'avoûrai  même, 

*  Peut-être  qu'après  tout  j'aurai,  quoique  outragé, 

*  Assez  de  peine  encor  de  m'en  voir  dégagé  ; 

*  Possible  que  malgré  la  cure  qu'elle  essaie, 

*  Mon  âme  saignera  longtemps  de  celte  plaie, 

*  Et  qu'affranchi  du  joug  qui  faisait  tout  mon  bien, 

*  Il  faudra  me  résoudre  à  n'aimer  jamais  rien. 
Mais  enfin,  il  n'importe  ;  et  puisque  votre  haine 
Chasse  un  cœur  que  l'amour  tant  de  fois  vous  ramène, 
C'est  la  dernière  ici  des  importunités 

Que  TOUS  aurez  jamais  de  mes  vœux  rebutés. 

LUCILE. 

Vous  pourriez  faire  aux  miens  la  grâce  tout  entière, 
Monsieur,  et  m'épargner  encor  cette  dernière. 

ÉRASTE. 

Eh  bien,  madame,  eh  bien,  ils  seront  satisfaits. 
Oui,  je  romps  avec  vous,  et  je  romps  pour  jamais, 
Puisque  vous  le  voulez.  Que  je  perde  la  vie, 
Lorsque  et  vous  parler  je  reprendrai  l'envie. 

LUÇILE. 

Tant  mieux  ;  c'est  m'obliger. 

ÉRASTE. 

Non,  non,  n'ayez  pas  peur, 
Je  tiendrai  ma  parole,  eussé-je  un  faible  cœur 
Jusques  à  n'en  pouvoir  effacer  votre  image  ; 
Croyez  que  vous  n'aurez  jamais  cet  avantago 
De  me  yoir  revenir. 


152  rJ3  DÉPIT  AMOUREUX 

LUCILE. 

Ce  serait  bien  en  vain. 

ÉRASTE. 

Moi-même  de  cent  coups  je  percerais  mon  sein 
Si  j'avais  jamais  fait  cette  bassesse  insigne 
De  vous  revoir  après  ce  traitement  indigne. 

LUCILE. 

Soit,  n'en  parlons  donc  plus. 

ÉRASTE. 

Oui,  oui,  n'en  parlons  plus  ; 
Et  pour  trancher  ici  tous  propos  superflus. 
Et  vous  donner,  ingrate,  une  preuve  certaine 
Que  je  veux  sans  retour  sortir  de  votre  chaîne, 
Je  ne  veux  rien  garder  qui  puisse  retracer 
Ce  que  de  mon  esprit  il  me  faut  eûacer. 
Voici  votre  portrait;  il  présente  à  la  vue 
Cent  charmes  éclatants  dont  vous  êtes  pourvue; 
Mais  il  cache  sous  eux  cent  défauts  aussi  grands, 
Et  c'est  un  imposteur  enfin  que  je  vous  rends. 

GROS-RENÉ. 

Bon. 

LUCILE. 

Et  moi,  pour  vous  suivre  au  dessein  de  tout  rendre. 
Voilà  le  diamant  que  vous  m'avez  fait  prendre. 

MARINETTE. 

Fort  bien. 

ÉRASTE. 

Il  est  à  vous  encor  ce  bracelet. 

LUCILE. 

Et  celte  agate  à  vous,  qu'on  fit  mettre  en  cachet. 


ACTE   II,   SCÈNE  IV  153 

ÉRASTE  lit.    ■ 
«  Vous  m'aimez  d'un  amour  extrême, 
«  Èraste,  et  de  mon  cœur  voulez  être  éclairci  ; 

«  Si  je  n'aime  Éraste  de  même, 
«  Au  moins  aimé-je  fort  qu'Érasle  m'aime  ainsi.  * 
Vous  m'assuriez  par  là  d'agréer  mon  service  ■: 
C'est  une  fausseté  digne  de  ce  supplice. 

LUCILE  lit. 
«  J'ignore  le  destin  de  mon  amour  ardente, 
«Et  jusqu'à  quand  je  souffrirai; 
«  Mais  je  sais,  ô  beauté  charmanlti  ! 
«  Que  toujours  je  vous  aimerai.  » 
Voilà  qui  m'assurait  à  jamais  de  vos  feux  ; 
Et  la  maiû  et  la  lettre  ont  menti' toutes  deux. 
GROS-RENÉ. 

Poussez. 

LUCILE. 

Elle  est  de  vous;  suffit,  même  fortune. 

MARINKTTE. 

Ferme. 

LUCILE. 

J'aurais  regret  d'en  épargner  aucune. 

GROS-RENÉ. 

N'ayez  pas  le  dernier. 

MARINETTE. 

Tenez  bon  jusqu'au  bout. 

LUCILE. 

Enfin,  voilà  le  reste. 

ÉRASTE. 

Et,  grâce  au  ciel,  c'est  tout. 
Je  sois  exterminé  si  je  ne  tiens  parole  l 


154  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

LUCILE. 
Me  confonde  le  ciel  si  la  mienne  est  £ri?olcî 

ÉRASTE. 

Adieu  donc. 

LUCILE. 

Adieu  donc. 

MARINETTE. 


Vous  triomphez. 


Voilà  qui  Ta  des  miet  t . 

GROS-RENÉ. 


MARINETTE. 

Allons,  ôtez-vsus  de  ses  yeux. 

GROS-RENÉ. 

Retirez-Yous  après  cet  effort  de  courage. 

MARINETTE. 

Qu'attendez-Yous  encor? 

GROS-RENÉ. 

Que  faut-il  davantage? 

ÉRASTE. 

Ah!  Lucilel  Lucile!  un  cœur  comme  le  mien 
Se  fera  regretter,  et  je  le  sais  fort  bien. 

LUCILE. 

Éraste,  Éraste,  un  cœur  fait  comme  le  yôU'c 
Se  peut  facilement  remplacer  par  un  autre. 

ÉRASTE. 

Non,  non,  cherchez  partout,  vous  n'en  aurez  jamais 
De  si  passionné  pour  vous,  je  vous  promets. 
Je  ne  dis  pas  cela  pour  vous  rendre  attendrie, 
J'aurais  tort  d'en  former  encore  quelque  envie; 
Mes  plus  ardents  respects  n'ont  pu  vous  obliger  ; 
Vous  avez  voulu  rompre,  il  n'y  faut  plus  songer; 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  155 

Mais  personne  après  moi,  quoi  qu'on  tous  fasse  entendre, 
N'aura  jamais  pour  vous  de  passion  si  tendre. 

LUCILE. 

Quand  on  aime  les  gens  on  les  traite  autrement; 
On  fait  de  leur  personne  un  meilleur  jugement. 

ÉRASTE. 

Quand  on  aime  les  gens,  on  peut  de  jalousie 
Sur  beaucoup  d'apparence  avoir  l'âme  saisie  ; 
Mon  rival  satisfait  dit  qu'il  est  votre  époux, 
El  vous  ne  voulez  pas  que  je  sois  en  courrous? 

LUCILE. 

Non,  et  si  votre  amour  eût  été  véritable, 
Il  n'aurait  pas  donné  créance  à  cette  fable; 
Mais  yotre  cœur,  Éraste,  était  mal  enflammé. 

ÉRASTE. 

Ah  I  Lucile,  jamais  vous  ne  m'avez  aimé. 

LUCILE. 

Eh  I  je  cms  que  cela  faiblement  vous  soucie  ; 
Peut-être  en  serait-il  beaucoup  mieui  pour  ma  via 
Si  je...  Mais  laissons  là  ces  discours  superflus; 
Je  ne  dis  pas  quels  sont  mes  pensers  là-dessus. 

ÉRASTE. 

Pourquoi  ? 

LUCILE. 

Par  la  raison  que  nous  rompons  ensemble, 
Et  que  cela  n'est  plus  de  saison,  ce  me  semble. 

ÉRASTE. 

Nous  rompons? 

LUCILE. 

Oui,  yraiment.  Quoi  1  n'en  est-ce  pas  fait? 


15G  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

ÉRASTE. 
Et  TOUS  voyez  cela  d'un  esprit  satisfait? 

LUCILE. 

Comme  vous. 

ÉRASTE. 

Comme  moi? 

Sans  (loule,  c'est  faiblesse 
De  faire  voir  aux  gens  que  leur  perte  nous  blesse. 

ÉRASTE. 

Mais,  cruelle,  c'est  vous  qui  l'avez  bien  voulu. 

LUCILE. 
Moi?  point  du  tout;  c'est  vous  qui  l'avez  résolu. 

ÉRASTE. 

Moi?  Je  vous  ai  cru  là  faire  un  plaisir  extrême... 

LUCILE. 

Point  :  vous  avez  voulu  vous  conlonter  vous-même, 

ÉRASTE. 

JMais  si  mon  cœur  voulait  rentrer  dans  sa  prison, 
Si,  tout  fâché  qu'il  est,  il  demandait  pardon  ! 

LUCILE. 

Non,  non,  n'en  faites  rien  :  ma  faiblesse  est  trop  grande, 
J'aurais  peur  d'accorder  trop  tôt  votre  demande. 

ÉRASTE. 

Ah  !  vous  ne  pouvez  pas  trop  tôt  me  l'accorder, 
Ni  moi  sur  cette  peur  trop  tôt  le  demander; 
Consentez-y,  madame  ;  une  flamme  si  belle 
Doit,  pour  votre  intérêt,  demeurer  immortelle. 
Je  le  demande,  enfin  ;  me  l'accorderez-vofis 
Ce  pardon  obligeant? 


ACTE  II,  SCÈNE  V  157 

LUCILE. 
Ramenez-moi  chez  nous. 


SCÈNE   V 

MARINETTE,  GROS-RENE. 

MARINETTE. 

Oh  1  la  lâche  personne  ! 

GROS-RENÉ. 


Ah  î  le  faible  courag: 

MARINETTE. 


J'en  rougis  de 


GROS-RENE. 

J'en  suis  gonflé  de  rage 
Ne  l'imagine  pas  que  je  me  rende  ainsi. 

MARINETTE. 

Et  ne  pense  pas,  toi,  trouver  ta  dupe  aussi. 

GROS- RENÉ. 
Viens,  viens  frotter  ton  nez  auprès  de  ma  colère. 

MARINETTE. 

Tu  nous  prends  pour  une  autre,  et  lu  n'as  pas  affaira 
A  ma  solle  maîtresse.  Ardez  le  beau  museau  ! 
Pour  nous  donner  envie  encore  de  sa  peau. 
Moi,  j'aurais  de  l'amour  pour  ta  chienne  de  facel 
Moi,  je  te  chercherais.  Ma  foi,  l'on  t'en  fricasse 
Des  filles  comme  nous. 

GROS-RENÉ. 

Oui,  tu  le  prends  par  là! 
Tiens,  lieos,  sans  ^  chercher  tant  de  façons,  Toili 


158  LE  DÉPIT  AMOUREUX 

Ton  beau  galant  Aq  neige  avec  ta  nompareille  : 
Il  n'aura  plus  Thonueur  d'être  sur  mon  oreille. 

MARINETTK. 

Et  toi,  pour  te  montrer  que  tu  m'es  à  mépris, 
Voilà  ton  demi-cent  d'épingles  de  Paris 
Que  tu  me  donnas  hier  avec  tant  de  fanfare. 

GROS- RENÉ. 

Tiens  encor  ton  couteau  :  la  pièce  est  riche  et  raie; 
Il  te  coûta  sii  blancs  lorsque  tu  m'en  fis  don. 

MARINETTE. 

Tiens,  tes  ciseaux  avec  ta  chaîne  de  laiton. 

GROS-RENÉ. 

^J'oubliais  d'avant-hier  ce  morceau  de  fromage; 
Tiens,  je  voudrais  pouvoir  rejeter  le  potage 
Que  tu  me  fis  manger,  pour  n'avoir  rien  de  toi, 

MARINETTE. 

Je  n'ai  point  maintenant  de  tes  lettres  sur  moi  ; 
Mais  j'en  ferai  du  feu  jusques  à  la  dernière. 

GROS-RENÉ. 

Et  des  tiennes  tu  sais  ce  que  j'en  saurai  faire. 

MARINETTE. 

Prends  garde  à  revenir  jamais  me  reprier. 

GROS-RENÉ. 

Pour  couper  tout  chemin  à  nous  rapatrier. 
Il  faut  rompre  la  paille  ;  une  paille  rompue 
Rend,  entre  gens  d'honneur,  une  affaire  conclue; 
Ne  fais  point  les  doux  yeux,  je  veux  être  fâché. 

MARINETTE. 

Ne  me  lorgne  pas,  toi,  j'ai  l'esprit  trop  touché. 


ACTE  II,  SCÈNE  V  159 

GROS -RENÉ  présente  une  grande  paille. 
Romps  ;  voilà  le  moyen  de  ne  s'en  plus  dédire  ; 
Romps.  Tu  ris,  bonne  bêle  1 

MARIN  ETTE. 

Oui,  car  tu  me  lais  lire. 

GROS- RENÉ. 

:^  La  pesle  soit  ton  ris  ;  voilà  tout  mon  courroui 
Déjà  dulcifîé.  Qu'en  dis-tu?  rompons-nous, 
Ou  ne  rompons-nous  pas? 

MARINETTE. 

Vois. 

GROS-RENÉ- 

Vois,  toi. 

JIAIUNETTE. 

Vois  toi-même  l 

GROS-RENÉ, 

Est-ce  que  lu  consens  que  jamais  je  ne  t'aime? 

MARINETTE. 

^loi,  ce  que  tu  voudras. 

GROS-RENÉ. 

Ce  que  lu  voudras,  toi. 
Dis... 

MARINETTE. 

Je  ne  dirai  rien. 

GROS-RENÉ. 

Ni  moi  non  plus. 

MARINETTE. 

Ni  moi. 

GROS-RENÉ. 

Ma  foi,  nous  ferions  iuieux  de  quitter  \a  grimace. 


160      LE  DÉPIT  AMOUBEDX,  ACTE  II,  t,«v..JL  V 
Touche,  je  te  pardonne. 

MARINETTE. 

Et  moi,  je  te  fais  gr/'îe. 

GROS-RENÉ. 

Mon  Dieu,  qu'à  les  appas  je  suis  acoquiné  I 

MARINETTE. 

Que  Marinette  est  sotte  après  son  Gros-René. 
GROS-RENÉ,  se  mettant  à  genoux  et  contrefmant 
son  maître. 

Consentez-y,  madame;  une  flamme  si  belle 
Doit,  pour  votre  intérêt,  demeurer  immortelle, 
Je  le  demande,  enfin  ;  me  l'accorderez-vous 
Ce  pardon  obligeant? 

MARINETTE. 

Ramenez-moi  chez  nous. 

GROS-RENÉ. 

Allons  chez  le  notaire,  et  qu'un  bon  mariage, 
S'il  en  est,  soit  le  fruit  de  ce  rapatriage. 


FIN  DU  DÉPIT  AMOUEETJS. 


Paris.  -  Imprimerie  Nouvelle  (assoc.  ouv.),  14,  rue  des  Jeûneari 

G.  Masquiii,  directeur. 


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university  of  toronto  library 


PQ  Molière,  Jean  Baptiste 

18^2  Poquelin 

Al        Le  Tartuffe 

1880 


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