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Full text of "Le théatre apres la guerre"

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LE    THÉÂTRE 
APRÈS    LA    GUERRE 


DU    MÊME    AUTEUR 
Ouvrages  nouvellement  parus  et  se  rapportant  à  la  guerre 


POESIE 
La  Divine  Tragédie  (11=  mille) 3  fr.  50 

THÉÂTRE 
L'Amazone,  3  actes  avec  une  préface  .     .     .     .     3  fr.  50 

CRITIQUE 
Écrits  sur  le  Théâtre 3  fr.  50 

La  poésie  pendant  la  guerre  (préface  à  En  ces  , 
jours  déchirants,  de  H.  Derieux). 


T{EJ^J{r    BATJÎlLtE 


LE  THEATRE 


APRÈS 


LA  GUERRE 


PARIS 

LIBRAIRIE     OLLENDORFF 

1918 


AVERTISSEMENT  DE   L'ÉDITEUR. 


L'étude  de  HENRY  BATAILLE,  que  nous  publions 
ici,  a  été  écrite  pour  servir  de  préface  à  la  ^/""^  année  de 
Vintéressante  série  des  Annales  du  Théâtre  et  de  la 
Musique  par  Edmond  Stoullig. 

Les  difficultés  matérielles  créées  par  la  guerre  nous 
ont  obligés  à  limiter  le  premier  tirage  et  empêchés  de 
pourvoir  actuelletnent  à  une  réimpression  du  volume  qui 
a  été  épuisé  dès  sa  mise  en  vente. 

Afin  de  satisfaire  à  un  nombre  considérable  de 
demandes  Jious  avons  estimé  nécessaire  de  procéder  à  un 
tirage  à  part  de  cette  admirable  étude  sur  Le  Théâtre 
après  la  guerre,  qui,  bien  qu'elle  ait  été  écrite  par  le 
poète  sans  autre  intention  que  de  servir  les  intérêts  de 
l'art  dramatique,  marquera  Vun  des  plus  nobles  et  des  plus 
courageux  manifestes  de  la  pensée  française  au  milieu  de 
la  Tourmente  qui  ensanglante  l'Europe  et  nienace  de 
changer  toutes  les  faces  du  Monde. 


66  7 

£3 


Le    Théâtre  après   la   Guerre 


/^N  â  prétendu  de  cette  guerre  qu'elle  était  la  faillite  de 
l'intelligence;  il  serait  plus  juste  de  dire  qu'elle  a 
été  manifestement  la  faillite  de  l'imagination. 

Au  cours  de  ces  trois  dernières  années,  l'esprit  de 
l'homme  présenta,  en  tous  cas,  une  bien  curieuse  incapa- 
cité de  prévoir  et  d'imaginer  1  II  semble  même  qu'il  n'ait 
pas  su  présager  les  proportions  de  la  machine  gigan- 
tesque qu'il  mettait  en  mouvement.  La  créature  a  dépassé 
le  créateur.  Elle  s'est  échappée  de  ses  doigts,  a  brisé  sa 
direction  ;  elle  s'est  mise  à  vivre  d'une  vie  propre,  dissé- 
minée dans  la  palpitation  unanime  des  êtres.  Ceux  qui  en 
furent  les  inventeurs  responsables  n'ont  plus  de  prise 
actuellement  sur  ce  géant  dans  l'envergure  duquel  ils  ont 
peine  à  reconnaître  leur  création  de  naguère.  Sa  mesure 
aujourd'hui  défie  toutes  les  proportions  concevables. 
Chaque  fois  que  le  monstre  nous  parait  avoir  atteint  son 
maximum  de  développement,  ce  maximum  est  toujours 
dépassé  par  les  réalités  du  lendemain  1  Ce  que  nous 
croyions  la  veille  un  aboutissement  n'était  qu'un  début. 
Ainsi  nous  avançons,  soumis  à  l'emprise  de  cette  ombre 
incommensurable  qui  s'est  détachée  de  nous  pour  devenir 
notre  maître,  sans  que  nous  pronostiquions  jamais  les 
événements    ni    les   jougs  que   ce    nouveau    maître   nous 


2  LE      THE A TRE 

réserve.  Pourtant  ces  événements  ne  seront  engendrés, 
nous  le  savons,  que  par  une  implacable  logique.  Rien  ne 
s'opposerait  en  principe  à  ce  que  nous  en  avions  la  per- 
ception; mais,  h  en  juger  par  les  égarements  précédents, 
nous  ne  pouvons  qu'appréhender  la  continuation  d'une 
cécité,  contre  laquelle  nous  ne  semblons  réagir  qu'avec 
nonchalance.  En  effet,  l'esprit  humain  redoute  le  vertige; 
il  oppose  aux  fatalités  en  lutte  une  sorte  d'indolence  intel- 
lectuelle à  laquelle  il  lui  plait  de  se  confier  comme  si  la 
plus  favorable  conception  des  événements  à  venir  suffisait 
déjà  à  en  assurer  le  résultat.  Actuellement,  la  convulsion 
terrestre  est  devenue  si  formidable  que  l'intelligence  la 
moins  encline  aux  déductions  commence  à  se  sentir  prise 
d'angoisse  devant  les  hypothèses  qui  s'imposent  à  ses 
regards...  Cependant,  même  au  milieu  de  l'interrogation 
universelle,  combien  persistent  encore  à  fermer  les  yeux, 
volontairement  ou  involoniairement  ! 

Cette  impuissance  à  imaginer,  ce  refus  de  concevoir  les 
proportions  hors  d'une  moyenne  et  d'une  normale  prééta- 
blies auront  cté  une  des  caractéristiques  de  ces  premières 
années  de  guerre.  Rappelez-vous  ce  jeu  des  salons  si 
parfaitement  significatif  et  qui  s'appelait  :  optimisme  et 
pessimisme?  Etait  déclaré  pessimiste,  sous  des  huces  et 
soumis  à  un  gage,  celui  qui  pronostiquait  que  la  guerre 
atteindrait  191 6.  Le  jeu  qui  lui  a  succédé  d'ailleurs,  exter- 
minisme  et  défaitisme,  n'a  pas  sensiblement  modifié  les 
règles  ni  déplacé  les  données  fallacieuses  du  problème! 
La  stagnation  des  sphères  dites  d'activité  ou  organisa- 
trices, les  erreurs  tant  gouvernementales  que  diploma- 
tiques, celles  de  demain  comme  celles  d'hier,  proviennent, 
ou  proviendront  toutes,  de  la  même  source;  elles  décou- 
lent le  plus  naturellement  du  monde  de  cette  grande 
impuissance  imaginative  qui  ne  sera  pas  sans  nous  coûter 
encore  fort  cher.  11  faut  l'ajouter  pour  être  juste,  le  bâille- 
ment monstrueux  qu'a  engendré  l'ennui  résigné  de  la 
guerre  y  est  bien  pour  quelque  chose  aussi  !... 

Quoi  qu'il  en  soit,  par  paresse,  par  atonie  ou    par  im- 


APRES    LA     GUERRE  3 

puissance  constatons  que  l'esprit  de  l'homme  a  une  soif 
irrésistible  de  dénouement  heureux;  l'esprit  du  Français, 
en  particulier,  plus  prédestiné  que  tout  autre  par  ses 
études  classiques  à  cette  cadence  traditionnelle  :  le  dénoue- 
ment, c'est-à-dire  la  hn  radicale  de  l'événement  en  cours, 
la  solution  de  la  crise.  De  là  à  conjecturer  et  à  tenir 
pour  assuré  ce  que  chacun  souhaite  tout  bas,  c'est-à-dire 
le  total  le  plus  satisfaisant  possible,  il  n'y  a  qu'un 
pas!  Le  dénouement  ainsi  envisagé  est  une  conception 
quelque  peu  arbitraire  et  toute  conventionnelle.  Rien 
n'est  plus  opposé  à  la  mobilité  et  à  la  complexité  de  la  vie. 
La  paix,  la  victoire  elle-même,  constituent-elles  un  dé- 
nouement proprement  dit?  L'histoire  est  là  pour  nous 
prouver  que  ce  sont  là  des  phases  quelquefois  purement 
transitoires  d'un  état  de  choses  soumis  à  des  transfor- 
mations successives.  Et  que  de  temps,  souvent  que  de 
siècles  il  taut  au  monde  pour  perpétrer  ces  lentes  et  dou- 
loureuses métamorphoses  !  Ne  nous  y  trompons  point  : 
la  soif  de  dénouement  n'est  au  fond  qu'un  souhait  gratuit 
de  repos,  un  terme  assigne  par  l'esprit  surmené  ;  il  n'est 
pas  téméraire  d'y  voir  surtout  le  vœu,  sournoisement 
exprimé,  d'un  retour  aux  habitudes  quittées  et  à  la  norme 
momentanée  transgressée. 

C'est  de  cette  apathie  intellectuelle,  de  cette  confiance 
illusoire  dans  le  bénéfice  d'un  total  qui  devra  tout  ré- 
soudre, tout  solutionner,  que  résulte  ce  rétrécissement  du 
champ  de  la  conscience  et  de  l'imagination  dont  tant  de 
nos  contemporains  auront  fait  preuve  durant  la  guerre, 
en  préférant  mille  fois  se  fier  à  l'immanence  d'une  victoire 
quelque  peu  conventionnelle,  ailes  ouvertes  et  pieds  posés 
sur  la  bête  écrasée,  que  de  surmener  leurs  méninges  ou  de 
s'imposer  un  surcroit  d'appréhensions! 

Je  ne  sais  rien  de  plus  puéril  que  la  sorte  de  fierté  niaise 
et  méprisante  dont  s'illumine  le  visage  de  l'optimisme 
professionne!,  comme  si  cet  état  de  réjouissance  invétérée 
constituait  un  cran  supérieur  du  patriotisme,  un  brevet  ou 
un  privilège  de  foi  civique  I 


i  LE      THF A TRE 

Cet  optimiste  professionnel,  qui  croit  avoir  satisfait  k 
toutes  les  exigences  du  sentiment  patriotique  par  une 
dcclaration  pcrcmpioire  qui  lui  coûte  si  peu  et  lui  confère 
cependant  une  digniic  toute  particulière,  comme  on 
l'étonnerait  en  lui  démontrant  qu'un  pareil  état  de  grâce 
n'est  point  du  tout  une  manifestation  de  supériorité  ou  de 
.zèle  patriotique,  mais,  la  plupart  du  temps,  la  conséquence 
de  quelque  indigence  inielleciuelle  ou  même  d'une  notoire 
incapacité  émotive  ! 

Bref,  que  ce  soit  pour  telle  ou  telle  raison,  avouons  que 
les  hommes  manquent  d'imagination  ! 

Ce  qui  n'a  nullement  empêché  les  prophéties,  les  anti- 
cipations forcenées  d'aller  leur  train  !...  Une  des  nigaude- 
ries  les  plus  fastidieuses  qui  auront  eu  cours  durant  cette 
convulsion  terrestre,  c'est  le  petit  interrogatoire  enjoué 
dont  vous  connaissez  la  formule  :  <  Après  la  guerre,  à 
votre  avis,  que  sera,  que  deviendra...  »  Suit  un  substantif 
quelconque.  Après  la  guerre  !..  point  vague,  indéterminé, 
dépourvu  presque  de  signification,  localisation  abstraite  ! 
Nous  ne  savons  pas  ce  que  cela  désigne,  mais  nous  savons 
très  bien  ce  que  cela  veut  dire.  La  main,  d'un  simple 
geste,  efface  les  années  de  tumulte  ot  d'horreurs  passées 
et  futures,  comme  elle  efface  la  fumée  d'un  cigare,  etalo'rs, 
la  fumée  dissipée,  apparait  souriante  et  béate  la  figure  de 
l'interviewer  :  «  Voyons,  monsieur,  après  la  guerre,  à 
votre  avis,  que  deviendra  le  Théâtre?   ». 


A  une  question  aussi  insidieuse  on  pourrait  répondre, 
au  lieu  de  choses  transcendantales,  des  choses  tout  bête- 
ment positives  ou  vulgaires  qui  trancheraient  par  leur  bon 
sens  sur  l'aléatoire  de  pronostics  plus  hasardeux,  mais 
plus  répandus,  constatons-le.  dans  le  monde  théâtral.  Par 
exemple  des  choses  aussi  simples  que  celles-ci  :  Bon  ou 
mauvais,  souhaitable  ou  non,  le  théâtre  sera  ce  que  nous 
le  ferons,  nous,  c'e^t-à  dire  une  poignée  d'auteurs  d'avant- 


APRES    LA     GUERRE  ,  5 

guerre,  car,  helas  I  une  génération  littéraire  ne  s'improvise 
pas  avec  facilité,  surtout  au  théâtre,  et  ce  n'est  même  pis 
à  la  faveur  d'un  bouleversement  mondial  que  nous  ver- 
rons surgir  des  épiphanies  de  Shakespeare  ou  de  Racine. 
Le  théâtre  est  un  art  qui  repose  sur  des  assises  inébran- 
lables ;  elles  s'adaptent  aux  circonstances,  mais  en  aucun 
cas  les  circonstances  ne  sauraient  les  détruire.  Il  v  a  donc 
pour  les  auteurs  dramatiques  un  métier  préalable  h  con- 
quérir ce  mot,  métier,  pris  dans  son  sens  le  plus  élevé)  et 
pour  produire  une  pièce  viable,  quelques  aiinées  d'ap- 
prentissage sont  au  moins  nécessaires;  il  n'est  point 
d'improvisation,  si  géniale  soit-elle,  qui  supplée  à  la 
connaissance  de  ces  lois. 

Sans  conteste,  des  générations  nouvelles  sont  k  l'heure 
actuelle  en  formation,  mais  elles  ne  sauraient  immédiate- 
ment après  la  guerre  prendre  la  place  de  la  génération  qui 
montait  encore  en  1914  II  est  fort  à  croire  que  le  théâtre 
vivra  quelque  temps  encore  sur  ses  anciens  éléments  et 
sur  le  contingent  des  vieilles  classes  ;  certes,  on  verra  bien 
des  caporaux  promus  lieutenants-colonels,  mais  le  grand 
esprit  nouveau,  c'est-à-dire  celui  de  la  jeunesse,  retiendra 
vraisemblablement  son  souffle  durant  quelques  années  de 
repos  ou  de  préparation. 

On  pourrait  inférer  de  telles  choses  sans  se  compro- 
mettre, encore  que  des  prophéties  de  cet  ordre  soient  de 
proportions  trop  vastes  et  trop  indécises  pour  ne  point 
être  démenties  par  l'avenir.  Il  siérait  de  réduire  cette 
anticipation  hasardée  en  disant  que  le  théâtre  sera 
plus  simplement  ce  que  voudront  le  faire  trois  ou  quatre 
directeurs,  les  mêmes  que  ceux  que  nous  possédions 
avant  la  guerre,  car  si  les  auteurs  se  remplacent  quelque 
peu  les  uns  les  autres,  les  directeurs,  eux,  bénéticient 
d'une  longévité  presque  inconcevable;  ils  résistent  aux 
bouleversements  les  plus  inouïs.  C'est  donc  à  la  fantaisie 
de  nos  trois  ou  quatre  directeurs  actuels,  guère  plus,  que 
pourrait,  être  soumise,  en  fait,  la  renaissance  théâtrale 
future.  Est-ce  à  dire  qu'elle  semble  précaire  et  singulière- 


6  LE      THE A TRE 


\ 


ment  exposée?  Pas  le  moins  du  monde;  mais  cela  ne 
m'empêche  pas  de  constater  qu'il  peut  dépendre  de  l'hu- 
meur ou  de  la  conviction  de  quelques  hommes  que  le 
'i  marbre  soit  Dieu,  table  ou  cuvette  et  que  l'art  dramatique 
incline  vers  le  bleu,  le  rose  ou  le  noir,  l'idylle  ou  la  por- 
nographie selon  que  ces  messieurs  jugeront  plus  opportun 
d'égayer  ou  d'émouvoir  la  race  humaine  après  la  secousse 
sismique  qu'elle  aura  éprouvée  !  Voilà  h  quoi  tiendront 
peut-être  les  destinées  de  notre  littérature  ei  les  flots  d'en- 
quête ou  de  gloses  ne  changeront  rien  à  cette  éventualité  ! 

D'ailleurs,  on  pourrait  répondre  tout  aussi  bien  cent 
autres  choses  qui  paraîtraient  aussi  judicieuses  ou  non 
moins  vraisemblables.  Quelle  objection  sérieuse  pour- 
rait-on présenter  à  cette  hypothèse-ci?  Le  théâtre  aura  la 
place  que  voudra  bien  lui  laisser  le  cinéma.  Ce  qui  fait 
croire  actuellement  à  la  faveur  persistante  et  à  sa  supério- 
rité sur  le  cinéma,  c'est  que.  les  places  étant  encore  à  un 
tarif  beaucoup  plus  élevé,  les  recettes  l'emportent  sur  celles 
des  établissements  où  la  pantomime  photographique  fait 
affluer  le  public.  Mais,  si  l'on  comparait  le  chiffre  des  en- 
trées, unité  par  unité,  on  trouverait  en  faveur  du  cinéma 
une  plus-value  qui  ne  fera  que  s  accroître  après  la  guerre... 

On  pourrait  répondre... 

Seulement,  il  n'y  aurait  là  matière  à  aucune  contro- 
verse substantielle  !  Et  ce  n'est  pas  pour  que  j'agite  d'aussi 
misérables  contingences  que  vous  m'avez  demandé  de 
prendre  la  plume  !  Je  me  suis  engagé  à  vous  fournir  une 
vaticination  inspirée!  Je  m'exécute  et  je  n'hésiierai  donc 
pas  davantage  à  déclarer  ceci  :  Ces  choses,  pas  plus  que 
telles  autres,  n'auront  le  loisir  de  se  réaliser  pour  la 
bonne  raison  (oui,  je  le  dirai,  dussé-je  m'aliéner  immé- 
diatement la  sympathie  de  quatre-vingts  pour  cent  de 
vus  lecteurs)  qu'il  n'y  aura  pas  d'après-guerre.  Par- 
faitement :  à  cette  guerre....,  retenez-en  l'augure,  cher 
Monsieur    Stoullig il  n'y   aura   pas  de  dénouement. 


APRÈS    LA     GUERRE  7 

Et  d'abord,  c'est  mon  droit  incontestable  d'auteur  dra- 
matique, d'imaginer  pour  une  fois  la  suppression  radicale 
du  dénouement,  —  cette  convention  qui  nous  a  tant  fait 
soutiVir  depuis  Sophocle  !  Pour  ce  qu'il  m'en  coûte  l  Et 
qui  cette  supposition  gêne-t-elle  au  fond  ?  Ensuite,  il 
faut  bien  avouer  qu'un  tel  paradoxe  menace  de  devoir  être 
un  Jour  plus  conforme  à  la  vérité  qu'on  ne  le  prévoit 
actuellement. 

Ici  j'aperçois  des  têtes  sévères  et  courroucées  qui  se 
dressent...  «  Quoi  ?  Vous  ne  croyez  donc  pas  à  la  vic- 
toire, monsieur  ?  »...  Si,  parbleu,  comme  tout  le  monde... 
mais  j'indiquais  tout  à  l'heure  précisément  combien  un 
dénouement  est  chose  arbitraire  et  conventionnelle.  A  la 
cessation  des  hostilités,  à  la  pacification  des  belligérants 
ne  succédera  pas  du  tout  le  rétablissement  des  équilibres 
précédents,  ni  l'instauration  —  hélas!  qui  en  douterait? 
—  d'une  nouvelle  Arcadie.  Le  remous  gigantesque  mettra 
probablement  un  temps  incalculable  à  s'apaiser.  Les 
armes  déposées,  les  traités  conclus,  mais  c'est  uniquement 
le  premier  acte  de  la  guerre  qui  viendra  de  se  terminer  ! 
Alors  commencera  la  seconde  phase  de  la  Haine,  la  se- 
conde ascension  de  la  Misère  humaine.  (Eh  bien  I  il  est 
encore  gai  celui-là  I)  Moins  terrible,  espérons-le,  mais 
plus  prolongée,  sans  doute,  ce  sera  la  soudure  d'un  état 
de  choses  à  un  autre,  On  ne  convoque  pas  la  Haine  impu- 
nément pour  la  renvoyer,  comme  une  gagiste,  à  une  heure 
fixe,  son  travail  terminé.  L'humanité  présente  me  fait 
penser  irrésistiblement  à  Faust  ayant  appelé  à  son  aide  la 
vieille  puissance  du  mal.  Le  contrat,  le  pacte  signé  dans 
le  sang  n'expire  pas  après  la  réalisation  d'un  désir...  «  Je 
ne  te  lâche  plus,  répond  Méphistophélès.  On  ne  me  dé- 
range pas  de  mon  empire  muet  pour  me  congédier  ensuite 
à  volonté...  Je  suis  là,  je  reste.  Donne  ta  main.  Mon 
royaume  est  maintenant  avec  toi.  En  avant  I  »  La  Haine 
est  installée.  La  meute  des  Kobolds,  non  point  bienfai- 
sants, mais  destructeurs,  est  lâchée  sur  le  monde  !  Ils 
sapent  et  creusent  ;  ils  minent  par  millions  et  par  my- 


8  'LE      THEATRE 

riades  minuscules  et  lillipuiiennes.  Vous  n'endiguerez  pas 
leur  œuvre  à  jour  voulu.  El  chaque  homme  maintenant 
n'a-t-il  pas  un  nain  monstrueux  appliqué  contre  son 
cœur  comme  une  sangsue  parasite  ?  .11  faudra  l'arracher 
de  notre  chair  1  Ce  sera  long.  Ah  !  qu'ils  manquent  singu- 
lièrement d'imagination  ceux  qui  prévoient  une  ère  nou- 
velle de  prospérité  ou  de  calme  succédant  à  ces  abomina- 
tions actuelles  !  La  guerre  des  races,  la  guerre  intestine 
des  partis,  les  convoitises  du  pouvoir,  les  luttes  des 
religions  et  de  la  libre-pensée,  du  militarisme  et  du 
socialisme  ;  les  vieux  courants  contre  les  courants  neufs, 
l'irrésistible  élan  de  la  démocratie  ;  la  Babel  des  nations 
mêlées,  l'écheveau  embrouillé  des  peuples  ;  la  révolte, 
l'usure,  la  taille  et  la  misère  de  vingt  pavs  pressurés 
comme  de  vieux  citrons  flasques  ;  tant  de  souffrances 
matérielles  réintroduites  et  réadaptées;  le  nouveau  des- 
pote l'argent,  l'argent  de  l'étranger,  du  Nouveau-Monde 
s'infiltrant  dans  la  maison,  dans  tout  le  sol  de  France,  le 
sceau  des  pactes  rigoureux,  les  volontés  nouvelles  broyant 
les  apathies  retardataires;  des  idéaux  trop  multiples, 
reforgés  sur  l'enclume  de  Vulcain,  l'entrainement  au 
meurtre  tant  que  l'odeur  du  sang  revomi  par  la  terre  ne 
sera  pas  balayée  ;  l'explosion  des  vengeances  et  des  espoirs 
trop  longtemps  contenus...  oh  !  tout  cela  qui  bruit  là-bas 
à  l'horizon  des  cieux,  tout  cela  qui  vagit  dans  le  berceau 
des  destinées,  suscitera,  à  coup  sûr,  des  réactions  terribles, 
lentes  ou  rapides,  confuses  ou  échelonnées  dont  se  com- 
poseront les  derniers  actes  de  la  tragédie.  Quel  précipité 
chimique  est  à  prévoir  I  Que  sortira-t-il  de  ces  fusions  de 
races,  de  ces  groupements  d'humanité,  de  ces  solidarités 
de  pensée,  de  ces  vastes  contrats  internationaux  qui  ne 
peuvent  manquer  de  se  produire  et  de  se  succéder  au  pre- 
mier acte  ?  Nous  ne  pouvons  rien  savoir  !  Ce  que  nous 
pouvons  seulement  prophétiser  sans  possibilité  d'erreur, 
c'est  que  vous  viendrez  vagues,  va.'ues  profondes,  lames 
de  fond  qui  vous  apprêtez  en  ce  moment  sous  le  tumulte 
des  tempêtes  !  Quand  aurez-vous  tini  de  vous  entreçho- 


APRES    LA     GUERRE  9 

quer  et  de  hurler  et  de  murmurer  avant  que  sur  la  mer 
étale  ne  se  lèvent  les  grands  soleils  de  la  Raison  et  de  la 
•  Pitié?...  La  pitié,  déesse  jadis  timide  et  eftervescente  à  la 
fois,  devenue,  au  grand  jour  des  réfections,  non  point 
seulement  celle  qui  dicte  un  Evangile  ou  un  Code,  mais 
celle  qui  construit  les  fondements  définitifs  des  Etats 
futurs,  tous  basés  désormais  sur  le  grand  respect  de  la  vie 
humaine  !  ..  Combien  de  temps  faudra-t-il  à  la  convulsion 
terrestre  pour  que  s'apaisent  ses  derniers  spasmes  ?..  Dix, 
vingt,  cinquante,  cent  ans?...  Et  pourra-t-on  même  alors 
donner  le  nom  de  dénouement  à  des  aboutissements  moins 
définis  que  nous  ne  le  supposons  et  ne  l'espérons  pour  la 
joie  de  nos  petits-fils  ?  L'humanité  sera  peut-être  piartie 
accidentellement  vers  d'autres  directions  tyranniquesqui... 
Mais  cette  fois,  ce  n'est  plus  vingt  lecteurs  qui  se  dres- 
sent contre  une  pareille  hypothèse!  C'est  leur  presque 
unanimité  qui  me  conspue  et  réclame  qu'on  impose 
silence  à  ce  bavard  fastidieux.  Voilà  ce  que  c'est  que 
d'être  doué  un  tant  soit  peu  de  cette  fameuse  faculté 
d'imagination!  Et  cependant,  en  secouant  sa  tête,  le  Cas- 
sandre  obstiné  reprend  :  «  Affaire  de  patience!  »  Ce  qui 
vous  donne  tant  de  vertige  à  concevoir  une  somme,  pour- 
tant bien  approximative  des  événements  futurs,  c'est  qu'ils 
sont  ici  résumés  en  quelques  lignes  au  lieu  d'être  répartis 
sur  un  nombre  respectable  d'années  !  Supposez  qu'on 
vous  ait  brutalement,  en  une  page,  vers  le  mois  d'août 
19 14,  accumulé  tous  les  grands  faits  qui  se  sont  déroulés 
depuis,  —  et  songez  au  cri  de  révolte  ou  de  négation  que 
vous  eussiez  poussé  !...  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  ma  som- 
maire et  indigente  hypothèse  en  regard  de  ce  que  réserve 
l'avenir  ?  Le  destin  se  chargera  de  la  dépasser  !  Et  les 
hommes  d'alors  se  familiariseront  aisément  et  courageu- 
sement, comme  nous  l'avons  fait  nous-mêmes,  avec  des 
événements,  des  drames,  des  bouleversements  dont  la 
nomenclature  nous  ferait,  maintenant  encore  et  malgré 
notre  adaptation  au  tragique,  dresser  les  cheveux  sous  Iç 
souffle  de  l'épouvante  ' 


10  LE      THEATRE 


Quel  évcnement  fortuit  pourrait  interrompre  et  dé- 
tourner le  cours  des  destinées  ?  Aucun  maintenant.  Même 
pas  la  victoire.  Trop  tard  1  Un  seul...  (mais  lequel  de  nous 
oserait  y  croire,  même  en  Tambitionnant  de  tout  son  cœur? 
Ce  serait  trop  beau  !)  Une  formidable  régression  de  l'hu- 
manité. Qu'unanimement  les  peuples  ou  bien  leurs  ber- 
gers, épouvantés,  lassés,  pris  d'écœurement  devant  l'jm- 
placable  créance  du  sang  et  de  la  ruine,  renient  d'un  seul 
mouvement  impérieux,  les  lois  de  l'Orgueil  et  de  la 
Haine,  et,  prenant  pour  base  d'une  charte  future  les 
nobles  élaborations  de  Wilson,  reconnaissent  le  triomphe 
des  logiqurs  morales,  et  la  suprématie  de  la  loi  d'Amour. 
Car  l'enseignement  le  plus  clair  de  cette  guerre  avortée  et 
de  ce  gaspillage  éhonté  de  toutes  les  vertus  humaines  sur 
le  champ  de  mort  des  mensonges,  c'est  que  la  Haine  est 
utopique.  L'Amour  seul  est  vérité.  Il  faudra  bien  en 
arriver  un  jour  ou  l'autre,  fût-ce  dans  des  siècles,  et  au 
prix  de  combien  d'erreurs  et  d'atrocités  encore  à  cette 
constatation  universelle  !  La  fraternité  seule  correspond 
h  l'esprit. moderne  ;  elle  est  la  clef  des  Etats,  comme  elle 
est  la  clef  de  la  vie.  Quelques  mois  seraient  actuellement 
suffisants  pour  que  les  peuples  aboutissent  à  cet  aveu  et 
décrètent  ce  pacte  international  qu'ils  mettront  peut-être 
cent  ou  deux  cents  ans  à  élaborer,  mais  auquel  ils  seront 
infailliblement  conduits,  oui,  tous,  même  le  plus  sangui- 
naire et  le  plus  esclavage  des  peuples,  l'Allemagne  ! 

Nous  croyons  avoir  tout  dit  lorsque  nous  avons  dit  : 
«  La  Justice  et  le  Droit  !  »  Quelle  erreur  1  La  Justice  et  le 
Droit  sont  des  vérités  de  premier  degré  :  elles  ne  condui- 
sent l'homme  à  aucun  idéal  supérieur.  Ce  sont  des  vertus 
dogmatiques,  et  simplement  nécessaires  ;  leur  frigidité 
même  nous  fait  sentir  qu'elles  reposent  plus  sur  des  con- 
ventions cérébrales  que  sur  d'indiscutables  lois  organiques 
et  génératrices.  Nommons-les:  des  puissances  de  garantie.'' 
C'est  tout.  La  victoire  du  Droit  et  de  la  Justice  ?  Ce  n'est 
pas  suffisant.  Dans  l'histoire  de  l'humanité  tout  ce  qui  est 
tlamme,  grandeur,  enthousiasme,  enfantement,  provient 


APRES    LA     GUERRE  H 

toujours  d'autres  sources  et  d'autres  foyers  d'incandes- 
cence !  1  e  fanatisme  lui-même,  religieux  ou  libertaire, 
avec  ce  qu'il  a  d'horrible  et  de  répugnant,  engendra  les 
seuls  tumultes  dont  la  force  insurreciionnelle  est  encore 
loin  d'être  épuisée  dans  nos  veines  !  Ne  dites  pas  que  ces 
trois  admirables  mots  :  Liberté,  égalité,  fraternité  procè- 
dent uniquement  de  l'idée  de  justice  et  de  droit  La  fra- 
ternité n'est  pas  un  droit,  mais  une  acquisition.  La  liberté 
elle-même  n'est  pas  un  droit  incontestable  —  en  dépit  de 
la  déclaration  des  droits  de  l'homme.  Mais  l'amour  qui 
les  conçut  en  fait  toute  la  splendeur  et  en  constitua  toute 
la  force.  Tous  les  progrès,  tous  les  grands  mouvements 
en  avant  de  l'humanité  naissent  de  l'amour.  Il  faudra 
bien  un  Jour  que  les  utopistes  et  les  spéculateurs  qui 
déclarent  la  haine  éternelle,  féconde  et  d'essence  divine, 
en  conviennent.  Ce  sera  la  vérité  de  l'avenir  :  on  ne  fera 
rien  de  vraiment  grand,  rien  d'utile  même  sans  l'amour, 
car  l'heure  delà  conscience  a  sonné  pour  tous  les  peuples. 
Les  tentatives  d'oppression  que  feront  les  vainqueurs,  ne 
peuvent  entraîner  que  des  revanches.  Le  respect  sacré 
des  droits  de  l'individu  —  aujourd'hui  anéantis  et  sacca- 
gés par  la  tempête,  —  n'est  même  qu'un  article  préli- 
minaire des  codes  internationaux  futurs  et  si  lointains! 
La  grande  solution  féconde,  —  la  seule  qui  doive  mar- 
quer indubitablement  la  fin  du  problème  —  ce  sont  les 
bouleversements  et  les  aspirations  unanimes  des  peuples 
qui  nous  l'apporteront  et  l'imposeront  à  l'univers.  Rien 
n'y  fera.  Les  premiers  chaînons  de  l'esclavage  sont  rom- 
pus. Le  poids  de  l'entrave  qui  a  voué  l'homme  au  ponton, 
à  la  geôle,  à  la  haine  réciproque,  au  martyre,  s'allège, 
par  ci  par  là.  Quand  les  esclaves  se  réveilleront  de 
toutes  parts,  alors  les  hommes  pourront  appeler  ce  jour  : 
le  jour  du  Jugement  dernier  !...  Il  n'entre  pas  une  once 
d'utopie  ou  de  rêverie  dans  cette  grande  loi  expérimen- 
tale, plus  vérifiable  que  jamais,  sanctionnée  par  le 
remords  et  le  chàtim  nt  de  l'homme  moderne,  cette  loi 
qui  nous  vint  jadis  d'une  bouche  que  les  religieux  eux- 


12  LE      THÉÂTRE 


mêmes  n'oseraient  pas  qualifier  de  rêveuse  :  «  Aimez- 
vous  les  uns  les  autres  ». 

Le  plus  grand  moment  de  riiumanité  est  arrivé  Rien 
ne  pourra  désormais  le  faire  avorter.  Mais  Tidéal,  Hls  de 
la  souffrance,  obéit  h  une  obstétrique  bien  décevante.  Il 
lui  faut  le  temps  sans  mesure.  A  moins  d'un  imprévisible 
mouvement  d'arjét  que  nous  appelons  de  tous  nos  vccux 
et  qui  permettrait  enfin  l'efFusion  de  la  lumière  —  il  fau- 
dra marcier  encore  longtemps  dans  la  boue  symbolique 
des  tranchées. 

Ce  n'est  pas  nous,  gens  d'aujourd'hui,  gens  de  demain, 
qui  récolterons  les  fruits  mùr.s  à  l'arbre  de  la  Science  du 
Bien  et  du  Mal. 


Eh  1  monsieur,  le  théâtre  au  milieu  de  tout  cela,  ce 
pauvre  et  humble  comparse,  que  deviendra-t-il,  à  votre 
avis?...  Il  vivra.  Comment:  Ce  qu'on  peut  facilement 
augurer  sans  crainte  d'être  démenti  par  l'avenir,  c'est  qu'il 
partagera  plus  que  jamais  son  existence  entre  les  faiseurs 
et  les  artistes.  D'une  part  l'exploitation  commerciale  plus 
étendue  que  jamais,  d'autre  part  le  groupement  des  artistes 
et  des  penseurs  plus  caractérisé;  l'art  séparé  assez  nettement 
de  la  production,  devenu  une  sorte  de  refuge  aristocra- 
tique... Comme  il  n'y  aura  pas  eu  «d'après-guerre»  au 
sens  où  l'on  entend  ce  mot  à  l'heure  actuelle,  c'est-a-dire 
de  bonification  appréciable  de  la  vie,  le  théâtre,  vieille 
calèche  de  la  faveur  publique,  en  suivra,  pas  à  pas.  les 
côtes  et  les  détours.  Ce  serait  une  erreur  de  croire  qu'il  se 
réveillera  tout  à  coup,  illuminé  par  l'auréole  en  feu  de  la 
guerre,  et  s'élancera  vers  de  nouveaux  espaces  1  Ceux  qui 
s'amusent  à  de  sepiblables  pronostics  veulent  pa/  là  signi- 
fier en  quel  mépris  ou  en  quelle  aversion  ils  tiennent  le 
théâtre-d'aujourd'hui.  L'art  dramatique  se  modifiera  gra- 
vement, lentement,  stàremeilt,  parce  qu'il  ser^a  avide  de 
nouvelles  vérités,  de  personnages  et  de  spectacles  contem- 


APRES    LA     GUERRE  [^ 


porains  ;  il  appliquera  sa  lente  et  sagace  observation  aux 
aspects  modifiés  et  perturbés  de  la  vie,  de  rttme  humaine. 
Ce  sera  comme  toujours  le  témoin  sensible  et  l'historien 
du  cœur  ;mais  du  champ,  du  recul  lui  sera  nécessaire 
pour  faire  œuvre  durable...  Le  reste,  les  éblouissements 
passagers  de  l'actualité,  les  serviles  exploitations  du  sen- 
timent public,  ne  seront  que  des  météores  vite  relégués  au 
rancart.  L'histoire  de  la  littérature  est  là  pour  nous  le 
prouver  :  rien  ne  s'oublie  comme  la  guerre,  rien  ne  devient 
en  art  plus  obstinément  ennuyeux  que  le  récit  des  renom- 
mées passées,  et  il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  voir 
combien  fastidieux  sont,  pour  nous,  les  déchets  de  la 
Grande  Armée  qui  encombrent  l'cieuvre  de  Balzac!  Encore 
semblent-ils  exactement  dépeints  et  ne  presentent-ils  aucun 
rapport  avec  les  abstractions  pour  distributions  de  prix 
ou  anniversaires  dont  la  poésie  est  passagèrement  me- 
nacée I  La  modification  du  théâtre  sera  plus  subtile,  plus 
impalpable  que  cela  !  EUle  ne  résidera  pas  spécialement 
dans  le  choix  du  sujet,  dans  la  peinture  rudimentaire  de 
nos  luttes  nationales  et  de  nos  énergies  ;  mais  le  retentis- 
sement de  la  grande  tragédie  (fût-elle  sans  dénouement; 
sur  les  mœ'urs,  sur  leapassions,  sur  les  sentiments,  peu  à 
peu  gagnera  la  scène  et  lui  donnera  un  accent  singulière- 
ment plus  âpre  que  celui  qui  est  en  vogue  aujourd'hui. 
C'est  l'évidence  même.  Seulement  il  s'agit  là  d'un  en- 
semble, d'un  cycle,  qui  demandera  aux  poètes  et  aux  dra- 
maturges autant  de  temps  que  de  réflexion  et  d'observation. 

N  entrevoyez-vous  pas  déjà  une  particularité  générale 
qui  distinguerait  l'art  futur  de  l'art  révolu  ?  ..  Quelle 
sera  la  lutte  la  plus  apparente  qu'il  aura  à  subir,  par 
exemple  ?  Ici  je  puis  répondre  d'une  façon  plus  précise. 

L'art  devra  combattre  un  ennemi  dangereux,  inattendu, 
disons,  pour  être  plus  exact,  un  ennemi  d'assez  ancienne 
origine,  mais  singulièrement  modifié,  renforcé  :  la  men- 
talité nouvelle  du  public. 

En  effet,  la  foule  n'aura  qu'un  rapport  bien  lointain 
avec  ce  qu'elle  fut  avjnt  la  guerre.  La  Cité  française,  la 


14  *    •  LI-:      THÉÂTRE 


Ville  moderne  se  trouvera  radicalement  transformée  ! 
Celle  que  nous  avons  connue,  aimée,  ne  constituera  plus 
qu'un  souvenir,  et  des  le  lendemain  de  la  paix,  nos 
regards  embrasseront  Tébauche  de  la  Cité  future.  Immense 
transformation  !  Scission  presque  foudroyante  entre  le 
passé  et  le  présent.  Ce  n'est  pas  seulement  le  bouleverse- 
ment monétaire  et  économique,  la  liquidation  financière 
de  la  guerre,  renchérissement  invraisemblable  de  la  vie, 
l'appauvrissement  de  certaines  couches  sociales,  le  Hux 
montant  de  certaines  autres,  les  avatars  possibles  du  pro- 
létariat ou  des  néo-révolutions;  la  gynocratie  envahis- 
sante, en  tout  cas  l'accomplissement  graduel  du  féminisme, 
les  incohérences,  presque  comiques  d'ailleurs,  pour  des 
yeux  habitués  encore  à  l'ancien  monde,  qu'entraînera  le 
déséquilibre  dans  les  prix  de  certaines  matières  premières, 
de  quelques  denrées;  la  mort  du  luxe,  l'embourgoisement 
du  faste;  par  ailleurs  aussi  les  réactions  aristocratiques  et 
solitaires  ;  le  déplacement  des  valeurs  même  dans  les  arts, 
au  nombre  desquels  la  peinture,  décontenancée  par  l'aban- 
don du  public,  se  restreindra  à  devenir  l'apanage  de 
quelques  privilégiés,  alors  que  la  musique  tiendra  vrai- 
semblablement plus  de  place  dans  la  vie  contemporaine  ; 
une  sournoiserie  générale  dans  les  signes  extérieurs  de  la 
richesse;  les  manières  spéciales  et  récentes  de  la  porter 
ou  de  la  dépenser;  ce  n'est  pas  seulement  tout  cela,  et 
mille  antres  renversements  plus  importants  encore  de  nos 
habitudes,  de  nos  mœurs  et  de  nos  traditions,  non,  ce 
ne  sont  pas  ces  physionomies  si  précipitées  de  la  vie,  qui 
risqueront  d'infliger  à  l'art  dramatique  une  dépréciation 
ou  une  décadence  inquiétante,  car  la  foule  continuera  de 
se  ruer,  autant  et  plus  même  que  par  le  passé,  aux  portes 
des  théâtres  et  des  établissements  de  joie  ou  de  rêve.  Le 
danger,  le  vrai  danger  résidera  dans  le  cosmopolitisme 
barbare  du  Paris  futur,  dans  l'envahissement  inévitable 
de  la  Cité. 

Voilà  quelle  sera  la  modihcation  la  plus  manifeste,  la 
plus  décisive  de  la  vie  I 


APRÈS    LA     GUERRE  15 


La  ruée  du  Nouveau  Monde,  l'américanisation  du  terri- 
toire, de  la  fortune,  de  l'industrie,  l'anneau  d'or  des 
alliances  passé  à  tous  les  doigts,  la  refonte  des  familles, 
de  la  race,  des  amours,  une  fraternelle,  galvanisante,  mais 
formidable  colonisation  de  ce  vieux  morceau  d'Europe 
effarée  1 

Ainsi  s'accomplira  la  prophétie  qui,  jusqu'ici,  s'était 
bien  timidement  réalisée  :  Le  progrès,  c'est-à-dire  la 
science  et  ses  conquêtes  un  peu  somnolentes,  le  chemin 
de  fer,  le  télégraphe,  la  possession  des  océans,  la  naviga- 
tion de  l'air,  supprimant  enfin  positivement  les  distances, 
confondant  les  patries,  rectifiant  l'ethnographie  univer- 
selle plus  que  ne  l'avaient  encore  fait  les  guerres  de  rapt. 
Rien,  jusqu'ici,  ne  s'était  réalisé  ou  si  peu  dans  l'ordre 
des  possibilités  !  Oui,  jusqu'ici,  les  forces  arrachées  à  la 
nature  par  le  dernier  siècle,  les  grandes  découvertes  du 
savoir  et  de  la  connaissance,  n'avaient  produit  qu'une 
ébauche  d'elles-mêmes.  Les  vieux  peuples,  endormis  et 
parqués  dans  leurs  frontières,  adaptaient  maigrement, 
paresseusement,  ces  robustes  et  rénovatrices  découvertes 
à  leurs  anciens  besoins,  à  la  cadence  habituelle  de  leur 
vie.  Il  a  fallu  la  guerre  et  son  gigantesque  travail  pour 
libérer  des  forces  encore  adolescentes,  pour  précipiter 
leurs  puissances  centuplées  dans  tout  l'éclat  d'un  triomphe 
cruel  et  merveilleux  sur  la  croûte  de  l'antique  Cybèle  ! 
Malheur  aux  peuples  mal  placés  ou  dangereusement  expo- 
sés sur  la  carte  du  monde  !  Un  hasard  géographique  dans 
la  formation  des  peuples  et  des  pays  a  déterminé  d'avance 
leur  destin  futur  1  L'homme  ne  connaît  plus  la  résistance 
de  l'espace;  les  nations  débordent  comme  des  coupes; 
elles  se  groupent,  se  meuvent  et  se  dispersent.  Prométhée 
est  archi-libre.  Proméihee  est  roi.  Nous  avons  appelé  le 
Nouveau  Monde  comme  la  Grèce  appela  son  nouveau 
monde  à  elle,  l'Italie,  à  la  rescousse.  Lacédémone  et 
Athènes  se  sont  dissoutes  ainsi  que  des  perles  sans  prix 
dans  la  fusion  terrestre.  Qu'importe  !  Evohé  !  pour  les 
races  latines.  Elles  ont  été  et  elles  sont  encore  si  belles 


16  LE      THÉÂTRE 


qu'elles  peuvent  bien  s'effacer  quelque  jour...  L'avenir  les 
respirera  éternellement  ! 

m      * 

Que  la  mentalité  française  graduellement  se  modifie, 
ce  sera  là  un  danger  incontestable,  une  évolution  désor- 
mais sans  appel,  et  le  pauvre  art  dramatique  risque  bien 
de  se  plier  avec  une  trop  complaisante  lâcheté  à  la  clien- 
tèle neuve  et  de  culture  un  peu  enfantine  dont  il  devra 
prochainement  subir  l'emprise.  Il  en  résulterait  un  appau- 
vrissement regrettable  des  formes,  une  décadence  dont  on 
ne  saurait  dire  à  l'avance  si  elle  sera  plus  puérile  quesénile; 
et  nous  ne  voulons  pas  penser  à  un  théâtre  en  partie  sub- 
mergé par  l'envahissement  des  races,  dans  cette  Cosmopo- 
lis dont  nous  évoquons  déjà  le  bruissement  pour  peu  que 
nous  approchions  le  coquillage  de  notre  oreille.  Mais,  par 
bonheur,  le  remède  est  là,  prêt  et  tout  près  :  la  barricade 
solide,  inexpugnable,  que  pourront  former  les  artistes,  s'ils 
concertent  leurs  bonnes  volontés.  C'est  d'eux,  c'est  de 
leur  attitude  que  dépendra  le  sort  du  théâtre  à  venir  ! 

Il  importera  qu'ils  constituent  une  phalange,  une  aris- 
tocratie virilement  décidée.  Pas  de  complaisance,  pas  de 
concession  en  face  du  danger  protéiforme.  Rectifions  dé- 
jà par  notre  simple  et  clair  exemple,  par  une  résistance 
harmonieuse,  l'inclinaison  bienveillante  des  échines 
devant  le  cortège  en  tohu-bohu  barbaresque  qui  suivra 
l'intronisation  de  Sa  Majesté  Dollar  et  de  sa  royale  com- 
pagne :  la  Dette. 

Refusons  d'avance  de  devenir,  inconciemment,  l'escla- 
ve de  qui  que  ce  soit,  même  de  nos  chers  frères  d'armes, 
de  vaillance  et  de  misère.  Commilitones  tant  qu'on  vou- 
dra, et  à  plein  cœur  !  C'est  un  titre  déjà  suffisamment 
beau,  cordial,  émouvant  !  De  semblables  déclarations  ne 
sont  pas  pour  diminuer  la  somme  d'admiration  que  nous 
avons  vouée  à  la  splendide  Amérique  comme  à  la  noble 
Angleterre.  Mais  demeurons  Français  et  scrupuleux  du 
génie  des  patries  !  Je  n'entends  pas  ce  mot  dans  son  étroi- 
lesse  nationaliste;  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui   conspuent 


APRES    LA     GUERRE  17 


Tannhaiiser.  Toutes  les  fois  qu'un  Tannhaiiser  se  présen- 
tera, qu'il  entre  triompiialemcnt  par  la  grande  porte  de 
l'art  fraternel  !  Mais  ce  que  je  hais,  ce  que  je  proscris, 
c'est  le  Mcrcanti,  quel  qu'il  soit,  c'est  le  négoce  de  la  bas- 
se production  étrangère,  la  marée  trop  chargée  d'écume 
et  d'algues  qui  souillerait  à  tout  jamais  le  sable  encore 
pur  de  la  plage.  Je  me  sens  prêt  à  haïr  de  tout  cœur  le 
surcroît  de  bêtise  qu'infligerait  à  ce  qui  reste  d'ignorance 
encore  dans  mon  pays  l'importation  industrielle,  commer- 
ciale et  artistique  de  l'étranger,  comme  je  me  sens  prêt  à 
accueillir  le  génie  d'où  qu'il  souffle. 

Soyons  Français.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  je  me  sen- 
te plus  lié  à  un  sinistre  assassin  de  faubourg  parisien  qu'à 
Goethe  ou  à  Wagner  par  le  fait  que  ce  criminel  est  né 
dans  ma  patrie,  tandis  que  ces  génies  sont  nés  dans  une 
autre.  Mais  cela  veut  dire  que  lorsque  de  mon  temps,  un 
Rodin  ou  un  l)ebussy  communiquent  à  l'art  une  beauté 
nouvelle,  je  me  réjouis  démesurémeut  de  ce  que  de  tels 
hommes  soient  Français  et  surtout  de  ce  qu'ils  n'eussent 
pu  naitre  autre  chose  que  Français.  Car  l'amour  de  son 
propre  pays  ne  s'oppose  pas  du  tout  à  la  fraternisation 
universelle.  Au  contraire  1 

Voilà  l'enseignement  que  me  lègue  ce  paysan  mourant, 
dans  les  tranchées,  lequel  eût  été  de  son  vivant  bien  em- 
pêché de  comprendre  un  traître  mot  à  ces  abstractions, 
mais  dont  la  tombe  est  plus  loquace  en  un  instant  qu'il  ne 
le  fut  lui-même  durant  son  existence  entière. 

Résister.  Tenir.  Expression  banalisée  par  l'usage  et  par 
l'abus  qu'on  en  fait  dans  l'administration  des  munitions 
verbales.  Mais,  verbe  significatif  qui  ne  perdra  rien  de 
son  bon  sens,  bien  au  contraire,  après  la  pacifiction  des 
peuples.  Que  les  artistes  tiennent,  et  les  patries  intellec- 
tuelles demeureront,  souhaitons-le,  intégrales,  enrichies 
par  les  influences,  jamais  débordées  en  tous  cas  par  des 
colonisations  menaçantes  ! 

Et  pour  tenir,  point  ne  sera  besoin  d'enfler  le  ton  dé- 
mesurément, d'entasser  des  Pelions  d'idées  sur  des  Ossas 


18  LE      THÉÂTRE 


de  prédications  !  Non.  Un  grand  respect  de  l'art  et  de  ses 
lois,  même  devant  la  modestie  de  chaque  entreprise, 
fùt-on  simple  ouvrier  de  la  basilique,  fût-on  humble  arti- 
san ornemaniste  chargé  de  la  décoration  murale  une  pro- 
bité résolue  jusque  dans  l'accomplissement  de  la  moindre 
œuvrette,  une  volonté  vigoureuse  de  ne  pas  déchoir  et  de 
ne  jamais  se  dégrader,  ce  seront  là  armes  et  détermina- 
tions suffisamment  efficaces  ! 

C'est  qu'il  y  aura  tant  à  faire,  tant  à  dire  !  Notre  fran- 
chise et  la  saine  résolution  que  nous  mettrons  à  lui 
donner  libre  cours  n'auront  pas  trop  de  toute  leur  énergie 
pour  forcer  les  obstacles,  l'ius  que  jamais,  le  vieil  adage  : 
«  Bien  faire  et  laisser  dire  »  sera  de  toute  nécessité.  Que 
chacun  apporte  une  pierre,  nourrissant  dans  son  cœu-r  la 
double  ambition  de  bien  accomplir  un  travail  et  d'aider  à 
l'organisation  générale  du  plus  haut  labeur  humain  ! 

Tel  est  le  pacte  simple  et  loyal  que  je  formulais  tout  à 
l'heure  encore,  au  fond  de  mon  jardin,  en  paillant  un  rosier 
qu'importunait  la  neige,  tendre  compagnon  des  tombes 
militaires  dont  Bellone  et  Némésis  ont  orné  mes  herbages. 

Libre  au  sceptique  naturellement  de  n'en  pas  croire 
un  mot  et  de  hausser  les  épaules  !  L'important  est  de  sa- 
voir qu'on  ne  mentira  pas  à  soi-même.  Et  si  tout  le  mon- 
de, du  haut  en  bas  de  la  maison  spirituelle,  en  tait  autant, 
chacun  dans  sa  sphère  et  selon  la  répartition  des  services... 
eh  bien,  les  choses  de  l'art  n'iront  décidément  pas  si  mal 
que  cela,  en  dépit  de  tous  les  assauts  et  de  toutes  les  per- 
turbations terrestres  ! 

Je  m'arrête,  car  pour  peu  que  le  préfacier  continue 
encore  ses  anticipations,  vos  pages  sur  le  théâtre  actuel 
ne  manqueront  pas  d'être  submergées,  cher  Monsieur 
Stoullig.  Quelle  imprudence  aussi  de  m'avoir  convié  à 
vaticiner  sur  les  chances  futures  de  l'art  dramatique  ! 
Prenez-vous-en  à  vous-même.  J'en  sais  quelques-uns  qui 
vous  jugeront  plus  impardonnable  qu'imprudent. 

Henry  BATAILLE. 

Vivières,  décembre  igiy» 


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