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Full text of "Le theatre des grecs"

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'iÊX^^MÊ^- 


T 


LE 

THEATRE 

DES 

GRECS, 


Noms  des  Libraires  Âjfociês, 

HuMBLôT  &  BR0CAS5  7r>^g  s^i^ç 
DucHESNE,  ^Jacques. 

N  YO  N  5 

B  A  U  C  H  E  5 

G  U  I  L  L  Y  N ,  iQ^^y     ^SS 

Praut  Petit-fils  aîné ,(       ° 

C  H  A  R  ï»  E  N  T  I  Ê  R  j 

Veuve  David, 


Au  MON  T , 
P  I  s  SOT  , 

H0CHEREAU5 


Quay    de 
Conti» 


L  E 

THEATRE 

DES 

G  R  E   C  S , 

Par  le  R.   P.   B  R  U  M  O  Y. 

Houvelle  Edition,  revue,  corrigée  &  augmentéti 

TOME   PREMIER, 


A    P  A  R  I  S5 

Chez  les  Libraires  Affociés. 


M.  DCC.  LXIU. 

Avec  Approbation  &  Privilège  du  RoL 


^■Id^l4 


AFANT^PROPOS 

DE   LEDIT  EU  R. 

PLUS  un  Ouvrage  approche  de 
la  perfcdion  ,  plus  Tamatcur  6^: 
ie  connoiiTeur  font  fâchés  d'y  voir  des 
raches  qui  ne  coûteroient  pas  beau- 
:oup  à  ôter.  C'eil:  prccifémcnt  le  cas 
3Ù  fe  trouve  le  Théâtre  des  Grecs  du 
R.  P.  Brumoy ,  Ouvrage  unique  dans 
Ton  efpcce ,  'k.  fi  favorablement  re- 
cueilli à^s  perfonnes  de  goût.  Elles  y 
ont  unanimement  reconnu  un  ilyle 
élcganr  &  poli ,  aflez  de  connoifTance 
de  la  bonne  Antiquité,  une  profonde 
intelligence  du  Théâtre  &:  de  fes 
régies  5  Aqs  parallèles  juives ,  des  dif- 
fertations  judicieufcs.  Les  beaux  en- 
droits furtout  de  Sophocle  &"  d'Euri- 
pide leur  ont  paru  rendus  avec  une 
force ,  avec  une  grâce  qui  ne  relient 
guéres  au-deflbus  de  loriginal.  Ces 
raifons  &:  d'autres  encore  ont  afïuré 
au  travail  de  l'Auteur  une  efpéce 
d'immortalité. 

Il  ne  s'agirait  donc ,  pour  lui  don- 
ner tout  Icfini  dont  il  eit  fufceptible, 

a  iij 


yy  AVANT-PROPOS. 
que  d'y  corriger  quelques  fautes.  Les 
Keiléniiles  y  ont  remarqué  des  en- 
droits où  le  fens  eft altéré,  où  la  pen- 
fce  d(zs  Auteurs  n'eft  pas  prife  ,  où  le 
Traducleur  quelquefois  y  fubftitue 
les  Tiennes.  Cefl  dans  les  Tragédies 
d'Euripide  ô^  de  Sophocle  ,  dans  cel- 
les principalement  qu'rl:  a  traduites  en 
entier ,  qu'il  fe  rencontre  le  plus  de 
ces  textes  pris  à  contrefens  j  quant  aux 
Comédies  d'Ariilophane ,  &:  aux  au- 
tres Pièces  qu'il  n'a  fait  qu'analyfer , 
il  s'écarte  plus  rarement  du  fens  légi- 
time: nous  en  dirons  ailleurs  la  rai- 
ion.  Ainfi ,  c'eft  far  ces  trois  premiers 
Volumes  que  tombent  prefque  toutes 
ks  corrections  qu'il  y  a  à  faire. 

Avant  que  de  donner  au  Public  la 
nouvelle  Edition  qu'on  projette  on  a 
deiiré  qu'on  redrelsât  ce  qu'il  y  a  de 
dcfedueux  dans  l'interprétation  Fran- 
çoife  ,  en  remettant  ces  corredions  par 
des  renvois  au  bas  de  chaque  page. 
C'eil:  ce  qu'on  a  tâché  d'exécuter.  Nous 
n'oferions  pas  garantir  les  autres  en- 
droits auxquels  nous  n'avons  pas  tou- 
ché *,  mais  nous  nous  flattons  que  ces 
omiflîons  ,  s'il  nous  en  eft  échappé 
quelqu'une  ,  ne  font  pas  nombreufes. 


Vlj 


TABLE 

Des  Puces  contenues  dans  les 
Jîx  Volumes. 

L  PARTIE  &  L  TOME. 

D 1 S  C  O  U  R  S  fur  le  Théâtre 
des  Grecs ,  page  i 

DISCOURS  fur  lorigine  de 

la  Tragédie,  42. 

D 1  S  C  O  U  R  S  fur  le  parallèle  du 
Théâtre  ancien  &  du  moderne  ,   145 

CEDIPE  de  Sophocle,  237 

RÉFLEXIONS,  3(^4 

(EDIPE  de  Seneque,  38^ 

CE  D  1  P  E  de  Pierre  Corneille ,  405 

ŒDIPE  de  M.  Orfatto  Gïufil- 
n'iano  ,  421 

ELECTRE  de  Sophocle  ,         423 

RÉFLEXIONS,  >37 

^  aiv 


viij  TABLE 

IL     TOME. 

LES  COEPHORES  d'Ef- 

chyle,  page  ï 

ELECTRE  d'Euripide,  25 

PHILOCTETE  de  Sophocle,  6c^ 

RÉFLEXIONS,  166 

H  1 P  P  O  L  Y  T  E  d'Euripide ,       175 

RÉFLEXIONS  fur  cette  Tra- 
gédie ,  comparée  à  celles  de  Se- 
neque  &  de  Racine  fur  le  même 
fujet,  30® 

I  P  Fil  G  É  N  I  E  en  Aalide  d'Eu- 
ripide, 541 

RÉFLEXIONS  fur  cette  Pièce 
6c  fur  celles  de  Rotrou  ,  de  Ra- 
eine,  ôc  de  î.odovico  Dole  é  y       477 

I  I  L     TOME. 

IPHIGÉNIE  en  Tauride 

d'Euripide ,  page  i 

RÉFLEXIONS,  no 

ALCESTE  d'Euripide,  m 

RÉFLEXIONS,  iiy 


D  E  s    P  I  É  C  E  s.        i:c 

îî.  PARTIE  DU  THEATRE 
DES  GRECS. 

I®.  Tragédies  d'Efchyle  5  235 

PROMETHÉE,  239 

LES   SEPT  CHEFS  au  fié^e 
de  Thébes ,  256" 

LES  PERSES,  16 q 

AGAMEMNON,  295 

AGAMEMNONdeSeneque,  319 

LES  EUMENIDES,  33^ 

LES  SUPPLIANTES,  ou 
les  DANAIDES,  352 

2°.  Tragédies  de  Sophocle ^       375 

AJAX   furieux  5  379 

ANTIGONE,  410 

ANTIGONE  de  Rotrou ,  41 5 

CEDIPE  à  Colone,  452 

I  y.    TOME. 

LES  TRACHINIENNES,  page  i 

HERCULE  au  Mont  Cita  de 
Seneque,  49 

a  V 


X                 TABLE 

HERCULE  mourant  as 

Ro- 

- 

trou  , 

91 

3°.  Tragédies  d'Euripide 

> 

106 

HECUBE, 

115 

ORESTE, 

150 

LES  PHENICIENNES 

) 

193 

LA  THEBAïDEdeSeneque,  153 

Partie   de   L'ANTIGONE   de 
Rotroii,  279 

LA    T  H  E  B  A  ï  D  E ,   oa  les 
FRERES  ennemis  de  Racine ,  19  o. 

J  O  C  A  S  T  E  de  Lodovico  D-olcè  ,305 

MEDÉE,  30^ 

M  E  D  E  E  de  Seneque  ,  5*5  5 

M  E  D  É  E  de  P.  Corneille ,  380 

MEDÉE  de   Lodovico  Dotes  ^      ^^j^ 

A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E   comparée 
à  celle  de  Racine,  397 

LES  SUPPLIANTES  ou  les 
ARGIENNES,  437 

RHESUS,  476- 

LES  TROYEÎSTNES,  507 

LA  TRO  AD  E  de  Seneque,     537 


DES    PIÈCES.         xj 

V.    TOME. 

LES  BACCHANTES,      page  i 
LES  HERACLIDES,  45 

HELENE,  77 

ION  ,  127 

El  ER eu  LE  furieux,  177 

H  E  RCULE  furieux  de  Seneque ,    2. 1 5 

///.   PARTIE, 

DISCOURS  SUR  LA  CO- 
MEDIE, 247 

OBSERVATIONS    P  R  É^ 
LIMINAIRES,  33^ 

FASTES    DE   LA   GUERRE 
DU  PELOPONNESE,      345 

COMEDIES    D'ARISTOPHANE 
fuivant  les  dates  de  lîur  compoption. 

LES  ACHARNIENS,  3^5 

LES  CHEVALIERS,  404 

LES  NUEES,  44^ 

LES   GUESPES,  5^^ 

a  vj 


Xi)    TABLE  DES  PIÈCES. 

VL    TOME. 

LA  PAIX,  page  x 

LES   OISEAUX,  45 

LES  FÊTES  DE  CERÈS,    140 

LYSISTRATA,  1^4 

LES  GRENOUILLES,        17S 

LES  HARANGUEUSES, 
ou    LASSEMBLEE  DES 

FEMMES,  210 

P  L  U  T  U  S  ,  160 

CONCLUSION  GÉNÉ- 
RALE, 300 

DISCOURS  SUR  LE  CY- 
CLOPE,  ET  SUR  LE 
SPECTACLE  SATYRE 
QUE,  33^ 

LECYCLOPE  d'Euripide ,      3  5  ^ 


XllJ 


ARRANGEMENT 

DES   TRAGÉDIES 

Suivant  Tordre  Hiftorique  des 
Sujets, 


j. 


PROMETHÊE  au  Mont  Caucafe, 


ra^édie  cCEjchyle 


Ceft  le  plus  ancien  de  tous  les  Su- 
jets Grecs  qui  nous  refient.  Prome- 
thée  Egyptien  &  frère  d'Atlas ,  audi 
dcguiié  que  lui  par  les  fables ,  fio- 
rifîbit  dans  les  tems  de  Jofué  &  de 
Cécrops ,  premier  Roi  d'Athènes. 

,  lES  SUPPLIANTES,   ou  LES 

DANAlDES  d'Efchyle, 
Un  fîécle  environ  après  Promethée^ 
les  cinquante  filles  de  Danalls  refu- 
fant  d'épouler  leurs  confins  ger- 
mains,  fils  d'EgypLUS  y  fe  réfugiè- 
rent à  Argos ,  où  elles  trouvèrent 
un  afyle  contre  leurs  periécuteursa 

ÎON,  Traiiéi'.e  d'Euripide, 
C:nt  ans  depuis  les  Danaïdes,  Xu- 
ihus  y  Roi  d Adiéncs ,  étant  allé  à 


xiv  ARRANGEMENT 
Delphes  avec  fa  feiiime  Creiife , 
pour  demander  à  i'O racle  un  héri- 
tier du  thrône ,  Apollon  lui  donna 
Ion  que  ce  Dieu  avoir  eu  de  Creufe. 
avant  qu'elle  eût  épouféXuthus. 

4.  LES^  BACCHANTES ,  Tra-édie 
d^Eunpidz, 
L'avanture  de  Penthée  ,  mis  en  piè- 
ces par  les  Ba  chantes  à  Thébes ,  ed 
de  peu  poflérieure  aux  tems  qu'on 
vient  de  dire. 

j*.  MEDÉE,  Tragédie  d'EurHde, 
Vers  les  mêmes  tems ,  Medée  aban- 
donnée de  Jafon  ,  fit  mourir  fa  Ri- 
vale ,  &c  fe  retira  à  Athènes ,  où  elle 
époufa  Egée  9^  Roi  d'Athènes. 

6  Hî^ POLYPE ,  Trac^Jâie  f  Euripide. 
Th  '  f^e ,  fils  d'Egée ,  livre  (on  propre 
iîls  Hippolyte  à  toute  la  colère  de 
Nep:une  ,  fur  la  f-^aiffe  dépofition 
de  Phèdre  fa  marâtre ,  qui  s'ètoit 
ctonnè  la  mort ,  après  avoir  îaifiTé 
une  lettre  ,  où  elle  accufoit  Hippo- 
lyce  d'avoir  attenté  à  l'honneur  de 
(on  père. 

7.   ALCFS^E ,  Tragédie  d'Euripide, 
Hercule  floriïïoit  avec  Théfée.  Un 


DES  TRAGÉDIES.      xv 

de  fcs  premiers  exploits  fut  de  tirer 
du  tombeau,  6j  de  dérober  à  la  mort 
Alcefte ,  qui  s'ctoit  facrifiée  pour  fou 
époux  Adméte  ,  Roi  de  Phére  ,  en 
Theiîalie. 

S.  HERCULE  fiimux ,  Tragédie  à^Ew 
ripide. 
Hercule  revenant  âcs  enfers  à  Thé- 
bes,  tua  (es  enfans  dans  le  délire 
dune  fréncTie  ,  &  fut  conduit  à 
Athènes  par  Thtfte. 

r.  LES  TRâCTUNIENNES  ,  Tra- 

gédie  de  Sophocle, 
Hercnîe  meu  t  par  une  erreur  de  fa 
femme  Déianire  ,  qui  lui  avoir  en- 
voyé une  robe  teinte  du  fang  du 
Centaure  Nefllis,  dent  elle  ne  con- 
ncifioit  ras  la  force. 

Les  trois  Tragédies  qui  regardent 
Hercule  ,  font  ,  comme  on  voit, 
contemporaines  5  quant  au  fujet. 

10.  OFDIPE  Roi,  Tragédie  de  Sa- 
p  '  och, 
Ceîîe-ci ,  avec  les  cinq  fuivantes,  & 
les  quatre  ou  ci  q  fupérieures  ,  cil 
encore  du  (iccîe  deThéfée.  Ojdipe 
fe  rcconnoifiant  inceflueux  & 
ricide ,  fe  perce  les  yeux. 


xvj  ARRANGEMENT 
II.  OEDIFE  à  CÀotii,  Traaédie  do 
Sophocle 
Oedipe  banni  de  Thcbes  par  i^QS 
propres  enfans,  Etéocle  &  Poiynice, 
arrive  à  Colone ,  Bourg  d'Athènes , 
réitère  fes  terribles  imprécations 
contre  ks  fils ,  qui  fe  difputoient  la 
Couronne ,  &■  meurt  dans  le  lieu 
qu'il  a  voit  choiii  pour  afyle. 

:i2.  LES  SEPT  CHEFS  au  flége  de 
I  hébes ,  Tmged'e  cTEJcIijile 
Poiynice  traîne  après  lui  une  armée 
d'Argiens  ,  commandée  par  fept 
Généraux,  dont  il  étoit  un.  Après 
un  iiége  opiniâtre  ,  les  deux  frères 
combattent  feui  à  feul  ,  &z  s'en- 
tr'cgorgent. 

13.  LES  PHENICIENNES,  Tra-^ 
gédie  d'Furipuie, 
Ce  Sujet  eil  en  partie  le  même  que- 
celui  qu'on  vient  de  voir.  Poiynice 
&:  Etéocle  fe  tuent  mutuellement. 
Créon  ,  frère  de  Jocafte  ,  prend  la 
Couronne.  Euripide  fuppofe  Jocaf- 
te  encore  vivante  ,  curant  cette 
révolution  -,  au  lieu  que  Sophocle 
(  dans  rOedipe  Roi  )  liinpofe  que 
Jocalle  fe  donne  la  mort  ,  apr  s 
avoir  reconnu  que  foa  fiis  étoit  fon 


DES  TRAGÉDIES,  xvij 
époux.  De  même ,  Oedipe  eil  banni 
chez  Sophocle  (dans  Oedipe  à  Co- 
lone  )  avant  le  combat  de  Ces  deux 
fils ,  au  lieu  qu  Euripide  ne  le  fait 
exiler  qu'après  la  décilion  du  com- 
bat. Uon  trouvera  beaucoup  d'au- 
tres différences  ,  qui  montrent  évi- 
demment que  les  traditions  fabu- 
leufes  étoient  fort  différentes ,  quoi- 
qu'égalcment  reçues. 

14.  ANTlGONEJrapJâie  de  Sophocle. 
Antigone  ,  fœurde  Polynice  &  d'E- 
téocle  ,  rend  les  derniers  devoirs  au 
premier  ,  contre  la  dcfenfe  expreffe 
de  Créon.  Celui-ci  la  fait  enterrer 
toute  vive. 

'ij.  LES  SUPPLIANTES  ouïes  AR- 
GJEXNE^,lrv  èd>e  â'  ""iinviàe. 
Les  Argiens  entraîrés  à  Thtbes  par 
Polynice ,  avcient  été  défaits  &:  fort 
maltraites  par  les  Thébains.  Les 
veuves  &  les  parentes  des  morts 
vont  à  Athènes  avec  Adralte  leur 
Roi ,  pour  engager  Théfée  à  forcer 
Créon  Roi  de  Thébes  ,  d'en  per- 
mettre la  fl'pulture,  qu  il  leur  avoit 
cruellement  rcfufée. 

Voilà  fix  Tragédies  ftir  Oedipe 
&  fa  maifon. 


xvîi)     ARRANGEMENT 

i6.  IPHlGENIEenAulide,  Tragéiït 
d^Euripih, 
Aux  événemens  q-i'on  vient  de  di- 
re ,  fticcéde  de  peu  d'années  la  guer- 
re de  Troye.  Les  douze  cens  vaiC- 
feauxdc  ia  Grèce  partent.  Ils  fo  t 
receaus  en  Aulide.  Agamemnon 
immole  fa  fille  pour  obtenir  les 
vents  favorables. 

17.  RHESm,  Tragédie  d'Euripide. 

A  la  dixième  année  du  fiégc  de 
Troye  ,  Rhefus  arrive  au  Camp  des 
Troyens ,  &  y  eit  tué  par  Diomède 
6«:  UlyiTe  qui  enlèvent  fes  Chevaux. 

1 8 .  AJA  K  fur  kux.  Tragédie  de  Sophocle; 
Cette  même  année  ,  Achille  com- 
bat &•  meurt.  Ajax  éz  Ulyife  fe  dif- 
piitent  fes  armes.  Elles  font  adjugées 
à  UlyfTe.  Ajax  en  devient  furieux 
jufqu  à  la  frénéfie ,  6^  fe  donne  la 
mort. 

15).  PHILOCTETE ,  Tragédie  d^.  So^ 
phocle. 
Sur  un  Oracle ,  les  Grecs  ont  re- 
cours à  Philoéléte  :  &:  on  le  conduit 
de  Lemnos  au  fiége  de  Troye ,  avec 
les  flèches  d'Hercule  ,  dont  dèpen- 
doit  le  fort  de  cette  Ville. 


DES  TRAGÉDIES,     xix 

20.  LES  TROYENNES ,   Tragédk 
d*  Euripide, 

Troye  prife,  Aftyanax  facrifié  ,  & 
les  Troyennes  partagées  au  fort, 
les  Grecs  fe  mettent  en  devoi-  -'''-' 
retourner  dans  leur  r>^*-"^- 

21.  HFCUBE,  TTagédir  d'Euripide. 
Les  Grecs  arrivent  dans  la  Che^fo- 
nèfe  de  Thrace.  Ils  y  immolent  Po- 
lyxene  aux  Mânes  d'Achille.  Poly- 
mcilor  5  Roi  du  pays ,  avoit  fait 
mourir  Polydcrc.  Iiecube  ,  mcre  de 
Polydore  &:  de  Polyxene ,  fe  venge 
de  ce  Roi  barbare. 

22.  LE  CYCLOPE,  SpeSack  fatyrl-' 
que  d^Furipide, 

Ulylîe  aborde  au  pays  des  Cy do- 
pes ;  il  aveugle  Polyph'me  ,  &:  fc 
fauve  avec  les  compagnons. 

23.  LES  HFRACLIDES,  Tragédie 
d^Euripide, 

Environ  ce  même  tems ,  les  enfans 
d'Hercule  ,  aides  des  Athéniens  3, 
prennent  Euryilhée  leur  ennemi 
dans  un  combat ,  &"  s*en  vengent 

24.  AG AMEMNON,  Tragédie  d'Ef 

chyle. 
Agamemnon  revenant  de  Troye  à 


SX        ARRANGEMENT 

Mycénes,  eft  maffacrc  par  fa  femme 
Clytemneilre. 

2j.  LES  COEPHORES,   Tragédie 

d'Efchyle. 

26.  ELECitiE,  Tragédie  de  Sophocle. 

2y»  ELECTRE,  Tragédh  d'Euripide. 
Ces  trois  Sujets ,  à  quelques  diffs- 
reaces  prés  ,  font  la  même  chofe. 
Orefte  ,  fils  d'Agamemiion  ,  venge 
fon  père  en  tuant  fa  mère. 

28.  ORESTE,  Traçiédie  cŒuripide. 
Ceft  la  fuite  du  même  Sujet.  Orefte 
eft  condamne  par  les  Argiens.  11  fe 
réfugie  à  Athènes. 

29.  LES  EUMENIDES,   Tragédie 
d'Efchyle. 

Orefte  pourfuivi  par  les  Furies  eft 
abfous  à  Athènes. 

30.  ANDRJMAQUE,  Tragédie  d'Eu^, 

ripide» 
Pelée  délivre  Andromaque  de  la 
fureur  d'Hermione  ,    qui  devient 
femme  d'Orefte. 

31.  IPHÎGENÎE  en  Tauride  y  Tragédie 

a  Euripide. 
Orefte  va  en  Tauride ,  y  reconnoît 


DES  TRAGÉDIES,  xxj 
fa  fœur  Iphigcnie,  &c  la  ramené 
dans  ia  Grèce  avec  la  Statue  de 
Diane. 

52.  HELENE,  Tragédie  d'Euripide, 
Menelas  revenant  de  Troye ,  eft  re- 
jette par  la  tempête  en  Egypte.  Il  y 
trouve  la  vraye  Hélène  ,  &:  retour- 
ne avec  elle  à  Sparte. 

La  guerre  de  Troye  &  Ces  fuites , 
fournirent  dix-fept  Tragédies, 

35.  LES  PERSES,  Tragédie  d'Efcnyle. 
Six  cens  ans  après  le  retour  des 
Grecs  ,  ou  environ ,  Xerxés  Roi  de 
Perfe  fort  de  la  Grcce  ,  après  avoir 
perdu  fa  flotte  à  la  journée  de  SaU^ 
mine, 


On  a  vu  dans  îa  Table  précédente 
rarrangement  des  onze  Comédies 
d' Ariltophane ,  lelon  Tordre  de  leuf 
çompofitiuu. 


APPROBATION. 

J'A  I  lu  par  ordre  de  Monfeii^neur  le  Garde 
dc>  Sceaux  ,  un  Manufcrit  intitulé  :  Le  Théâ- 
tre  des  Grecs.  L'exaditude  de  la  tra  ludion  des 
•Pièces  qui  compofent  cet  Ouvrage  ,  l'Analyfc 
rai'onnée  des  autres  ,  l'éiudiiioii  répandue  dans 
•les  Di  -ertarions  &  les  Notes  qui  les  accompa- 
gnent 5  développent  parfaitement  le  caradere., 
îe  ftyle  &  le  dellein  des  anciens  Pi>e*tes  Dragma- 
matiques:  &  je  crois  que  riraprefliîon  de  cet 
Ouvrage  fera  utile  au  public.  Fait  à  Paris  le 
ao.  Février  1730. 

Sîgnê ,  GALLIOT. 

PRIVILEGE  DU  ROI. 

LOUIS,  par  la  grâce  de  Dieu  ,  Roî  de 
France  &  de  Navarre  :  A  nos  amés  &  feaus 
Confeillers»  les  Gens  tenant  nos  Cours  de  Par- 
lement ,  Maîtres  des  Requêtes  ordinaires  de 
notre  tlôrel ,  Grand-Confeil ,  Prévôt  de  Paris , 
Ballifs ,  Sénéchaux  ,  leurs  Licutcnans  Civils  &: 
autres  nos  Jufticiers  qu'il  appartiendra  ,  Salut. 
Notre  amé  Claude-Jean-Baptiste  Bauche, 
Libraire  à  Paris ,  Nous  a  fait  expofcr  qu'il  àiîi' 
rcroit  faire  réimprimer  &  donner  au  Public  des 
Livres  qui  oac  pour  titre  :  Le  Théâtre  des  Grecs; 
Fables  du  P.  Desbillons  ;  VEfpriî  de  Bourda- 
loue  ;  Oeuvres  de  Mme  Lambert  y  sil  Nous  pîal- 
foit  lui  accorder  nos  Lettres  de  Privilège  pour 
ce  nécelTaires.  A  ces  causes,  voulant  favora- 
blement traiter  l'Expofant,  Nous  lui  avons 
permis  &  permettons  par  ces  Préfentes ,  de  faire 
réimprimer  lefdits  Livres  ,  autant  de  fois  que 
bon  lui  femblcra  ,  &  de  les  vendre,  faire  ven- 
ixt  &  débiter  par- tout  notre  Royaume  ,  pen- 


(Jant  k  temps  de  f\x  années  confécutîvcs ,  à 
'Compter  du  jour  de  la  date  des  Prcrent<.s  j  fai- 
fons  dcfefîfes  a  tous  Imprimeurs  ,  Libraiic^,  & 
autres  Pt-rfonnes  de  quelque  qualité  &  condi- 
tion qu'elles  foienc ,  d'en  introduire  de  réim- 
prtffion   étrangère  dans    aucun  lieu  de    noire 
obéillancej   comme  aufli  de  réimp amer,  faire 
réimprimer,  vendre,  faire  Viudte ,  débiter  ni 
contrefaire  lefdits  Livres  ,  ni  d'en  faire  aucurs 
Extraits  fous  quelque  prétexte  que  ce  puiflc  être, 
fans  la  permillion  expreiîe,  Se  par  écrie  dudit 
Expofant ,  ou  de  ceux  qui  auront  droit  de  lui , 
à  peine  de  confifcation  des  Exemplaires  con- 
trefaits ,   de  trois  mille  livres  d'amende  contre 
les  contrevenans ,  dont  un  tiers  à  Nous  ,  un  tiers 
è  l'Hôtel  Dieu  de  Paris,   &  l'autre  tiers  audit 
ïxpofant,  ou  à  celui  qui  aura  droit  de  lui ,  à 
peine  de  confifcation  des  Exemplaires  contre- 
faits ,  &  de  tous  dipens ,  dommages  &  intérêts  ; 
à  la  charge  que  ces  Préfentes  feront  enrcgiftrées 
tout  au  long  fur  le  Regiftre  de  la  Communauté 
^es  Imprimeurs  &  Libraires  de  Paris ,  dans  trois 
mois  de  la  date  d'icelks;  que  la  réimpreffion 
defdits  Livres  fera  faite  dans  notre  Royaume 
&  non  ailleurs  ,  en  bon  papier  &  beaux  carac- 
tères ,  conformément  à  la  feuille  imprimée  , 
aftachée  pour  modèle  fous  le  contre-fcel  defdi- 
tes  Préfenies;  que  l'Irapécrant  fe  conformera  en 
-tout  aux  Reglemens  de  la  Librairie ,  &  notam- 
ment à  celui  du  lo  Avril  lyiy  j  qu'avant  de  les 
texpofer  en  vente,  les  imprimés  qui  auront  fervi 
-de  copie  à  la  réimpredion  defdits  Livres,  feront 
remis  dans  le  même  état  où  l'approbation  y  aura 
été  donnée  ,  es  mains  de  notre  très-  cher  &  féal 
Chevalier,  Chancelier  de  Franre,  le  Sieur  D« 
Lamoignon,  &  qu'il  en  fera  enfuire  remis  deux 
Exemplaires  ^e  chacun  dans  oorre  Bibliothèque 
publique,  un  dans  celle  de  notre  Château  du 
]LouYre ,  &  un  dans  celle  de  notre  très-cher  §c 


feaî  Clievaîier  ^  Chancelier  de  France  ,  le  Sieur 
De  Lamoignon  ,  &  un  dans  celle  de  notre  très- 
cher  &  féal  chevalier,  Garde-des-Sceaux  de 
France  ,  le  Sieur  Berkyer  ,  le  tour  a  peine  de 
nulli-^é  des  Préfentes  j  du  con.enu  defcjuelles 
vous  mandons  &  en)oign<»ns  de  faire  jouir  le  Jit 
Expofantou  Ces  ayant  caufe  ,  pleinement  &  pai- 
fiblement ,  fans  foufFrir  qu'il  leur  foit  fait  aucua 
trouble  ou  empêchement.  Voulons  que  la  Copie 
des  Préfentes,  qui  fera  imprimée  tout  au  long 
au  commencement  ou  à  la  fin  defdits  Livres  , 
foit  tenue  pour  dûement  fiornifîée  ,  &  qu'aux 
Copies  collationnées  par  l'un  de  nos  amés  & 
féaux  Confeillers-Sécréiaires,  foi  foit  ajoutée 
comme  à  l'Original  :  Commandons  au  premier 
notre  HuifTier  ou  Sergent  fur  ce  requis ,  de  faire 
pour  l'exécution  d'icelles ,  tous  Actes  requis  Se 
nécefTaiies  ,  fans  demander  autre  PermilTion  j  & 
nonobftant  Clameur  de  Haro ,  Charte-Normanr- 
de,  &  Lettres  a  ce  contraires.  Car  tel  eft  notre 
plaifir.  Donné  à  Paris  le  cinquième  jour  du 
mois  de  Mai ,  l'an  de  grâce  mil  fept  cent  foi- 
xante  deux  ,  &  de  notre  Règne  le  quarante- 
feptiéme.  Par  le  Roi  en  fon  Confeil.  Signé,  L  E 
BEGUE. 

Regtjiré  fur  le  'Repjire  XV.  de  U  Chambre 
Royale  &  Syndicale  aes  Libraires  ^  Imprimeurs 
fie  Paris  ^  5i^.  i^^.fol.  191.  conformément  au 
Keglemert  de  172.3.  -^  Paris  ce  11  Mai  1762. 
Signé  ^SAILLANT,  Adjoint. 

Je  fouiïîgné  déclare  avoir  cédé  5c  tranfportc  à  Mef- 
fieiirs  Nyon  ,  Bauche,  Guillyn,  Humblot&  Brocas  ,  Du- 
chefne  ,  Praut  petit-fils  aîné  ,  Charpentier ,  Ve.  David, 
Aumoat ,  Piflot ,  Hochereau  ,  le  préftnt  Privilège  pour 
ce  qui  regarde  le  Théâtre  des  Grecs  feulement,  llecon- 
noifTant  n'avoir  dans  ledit  Ouvrage  qu'un  huitième  au 
total ,  &  que  le  furplus  appartient  auxdits  fufnommés, 
pour  en  jouir  fuivant  leurs  parts.  A  Paris  ce  la  Jan- 
vier 1763.   BAUCHE. 

'  DISCOURS 


d: 


DISCOURS 

SUR  LE  THEATRE 

DES  GRECS. 

E  ne  crois  pas  f-aire  injure  Les  Poë, 
à  un  ficcle  auflî  poii  &  tçs  Tra- 
auffi  éclairé  d'ailleurs  que  G?e"c? 
le  nôtre ,  en  difant  que  peu  con- 
dans  le  tcms  même  où  le  goût  des  ^l'j, 
Spc<^acles  s'eft   extrêmement   épuré  u^oio 
par  les  grands  génies  qui  y  ont  tra- 
vaillé ,  on  a  peu  connu  ,  &"  que  Von 
ne  connoît  prefque  plus  le  Théâtre 
des  Grecs.  A  la  vérité  ,  le  peu  qui  nous 
en  refte  fait  encore  les   délices  de 
quelques  Curieux  que  l'étude  de  la 
langue  Grecque  n'a  pas  rebutés:  mais 
outre  que  le  nombre  en  eft  trés-bor- 
ïié  5   Se  que  dans  leur  fphére  on  ne 
voit  pas  toujours  régner  un  goût  égal 
Tome  L  Â 


%  DISCOURS 

à  leur  érudition ,  comme  fi  CQ^  deux 
chofes  étoient   rarement  alliées ,  le 
tour  qu'on  a  donné  au  Théâtre  Fran- 
çois ,  &:  le  haut  degré  de  perfedion 
où  on  l'a  porté  dans  fon  genre ,  ont 
fait  juger  infcnfiblement  qu'il  étoit 
inutile  de   recourir  à  celui  des  An- 
ciens :  car  il  n'en  eft  pas  des  Speda- 
c\<^s  (k  des  ouvrages  de  goût ,  com- 
me du  relie  des  chofes  faites  pour  le 
plaiiîr ,  dont  tout  ce  qui  fent  l'anti- 
que ou  l'étranger  nous  charme,  au 
préjudice  de  ce  que  nous  avons.  L'i- 
dée avantageufc  du  préfent ,   dont 
on  jouit ,  &  qui  peint  nos  mœurs, 
a  fait  négliger    la  connoiiFance  du 
paflc ,  qui  coûte  trop  &  qui  intéreiTe 
moins.  On  ne  foupçonne  pas  même 
qu'il  puiffe  y  avoir  rien  de  beau  , 
en  comparaifon  de  Corneille  &:  de 
Racine. 

Il  n'en  a  pas  été  ainfi  de  la  Morale , 
de  lEloquence ,  de  l'Hiftoire  &^  de 
la  Pcciie.  Les  Anciens  qui  nous  en 
ont  laifle  des  modèles  ,  ont  picqué 
beaucoup  plus  la  curiolité  des  Fran- 
çois. Xénophon  ,  Cefar ,  Tite^Live  ôi 
Tacite  en  fait  d'Hiftoire  ;  Démoflhé- 
nés  &  Ciceron  pour  l'Eloquence  ;  Ho- 
^iicre  quoiqu'attac^ué  ,  Virgile  &  Ho= 


SUR  LE  THEATRE ,  &:c.  5 
race  pour  la  Morale  ôc  la  Pociie ,  ont 
encore  le  droit  de  Citoyens  parmi 
nous.  Mais  Efchyle  ,  Sophocle  ik  Eu- 
ripide n'ont  pas  eu  le  même  fort  pour 
la  Tragédie.  Ces  fondateurs  du  Théâ- 
tre ont  le  plus  Ibuffcrt  de  la  guerre 
qui  dure  encore  entre  les  Anciens  de 
les  Modernes.  Le  mérite  des  Hiito- 
riens ,  des  Orateurs  ô^  des  Poctes  s'eft 
fait  jour  à  travers  les  nuages  ;  &  celui 
des  Tragiques  n'a  pu  entièrement  dif- 
fiper  les  ténèbres  qni  les  enveloppent. 
De  plus  ,  le  génie  Philofophique 
de  Defcartes  répandu  aujourdhui 
dans  tout  ce  qui  eil  de  l'appanage  de 
l'efprit  j  nous  a  fait  croire  peu  à  peu 
que  nous  avions  chez  nous  des  tré- 
(ors  affez  eftimables  pour  nous  pafler 
des  richefles  étrangères  ,  fur -tout 
quand  il  les  faut  acheter  par  de  pé- 
nibles voyages.  Cet  efprit ,  ami  de 
l'indépendance  ,  en  renverfant  d'a- 
bord la  Phiiofophie  ancienne  ,  puis 
en  nous  faifant  les  arbitres  fuprémes 
de  tout  art  &  de  toute  fcience  ,  fans 
égard  au  poids  de  l'autorité ,  nous  inf- 
pire  je  ne  fçai  quel  dédain  pour  tout 
ce  qui  fe  rejfiiie  à  l'examen  de  nos 
lumières.  Il  eft  plus  court  &:  plus  ai fé 
d'eflimer  peu  ^  ou  même  de  méprifer 

Aij 


4  DISCOURS 

ce  qui  coûte  trop  à  connoître;&  les 
débris  du  Théâtre  ancien  paroiiTent 
trop  fcabreux  pour  acheter  un  fimple 
plaifir  de  goût  par  une  peine  qu'on  ne 
croit  pas  devoir  être  aÔez  dédomma- 
gée. 

Véritablement  la  Comédie  Latine 
s'eft  refervé  encore  une  place  coniidé- 
rable  dans  reflime  pubHque.  Les  ex- 
cellentes pièces  de  Molière  n  ont  point 
fait  oublier  Plante  6c  Terence.  On  a 
eu  pour  ces  Anciens  l'indulgence  de 
les  confidérer  comme  les  auteurs  d'u- 
ne efpéce  de  fpedacle  qui  a  fon  mé- 
rite particulier  ,  qiioiqu'cUe  ne  roule 
que  lur  des  caraéleres  fort  comanuns , 
&■  p  *efque  toujours  les  mêmes.  Com- 
me ces  Poètes  font  à  la  portée  du  plus 
graQd  nombre ,  leur  réputation  s'eft 
foutenue  ,  &"  a  été  moins  attaquée 
que  celle  des  Poètes  Tragiques  de  la 
Grèce.  Quant  à  ceux-ci  ,  on  a  pafTé, 
fans  prefque  y  faire  attention  ,  d'un 
préjugé  trop  favorable  à  une  efpéce 
a  indiiférence  plus  dangereufe  encore 
que  le  mépris  ,  de  manière  qu'il  s'eû 
formé  une  autre  forte  de  préjugé  ,  li- 
non dominant ,  au  nioins  tort  étendu, 
qui  les  a  rélégués  comme  par  grâce 
qans  les  Bibliothèques,  ou  dans  les 


SUR  LE  THEATRE ,  6^c.        5 

niains  de  ceux  qu'on  appelle  adora- 
teurs aveugles  de  rAnti-M^ité.  Ces  pré- 
tendus idolâtres  font  devenus  eux-mê- 
mes plus  timides  ôc  plus  réfervés  à 
prodiguer  leur  encens  y  &"  je  ne  doute 
point  qu'ils  n'ayent  été  plus  d'une  fois 
tentés  de  penfer  tout  bas  le  contraire 
de  ce  qu'ils  difoient  tout  haut ,  &"  de 
démentir  leur  culte  par  de  fecrettes 
impiétés ,  tant  l'exemple  eft  fédudeur 
ôc  courageux. 

IL  Cette  indifférence  a  produit  un  Le  but 
oubli  prefque  général.qui  ians  contre-  ouvra- 
dit  fait  plus  de  tort  aux  Poètes  Grecs ,  gc 
que  tous  les  traits  qu'on  a  lancés  con-         ' 
treux  en  divers  tems.  Mondefleineft 
de  les  tirer ,  du  moins  en  partie ,  des 
ténèbres  où  nous  paroiiTons  les  avoir 
condamnes ,  &c  de  les  citer  de  nou- 
veau au  tribunal ,  non  du  petit  nom- 
bre 5  mais  du  Public;  non  pour  arra- 
cher l'approbation  en  leur  jfaveur ,  ou 
les  livrer  à  la  cenfure  ;  mais  afin  qu'ils 
foient  jugés  avec  quelque   connoit 
fance  de  caufe  ,  fans  égard  aux  au- 
torités favorables  ou  contraires  ,  Se 
avec  l'efpric  Cartéfien,  autant  qu'il 
peut  s'appliquer  aux  chofes  de  pur 
goût. 

Si  les  autorités  avoient  lieu ,  je  fe- 
A  iij 


C  DISCOURS 

rois  une  Préface  fort   étendue  des 
louanges  qu'on  leur  a  prodiguées  de 
fiécle  en  fiécle  jufqu'à  nos  jours  ;& 
je  n'aurois  guère  moins  de  matière, 
fi   j'allcguois   ce  que  leurs  ennemis 
ont  écrit  contre  Homère  leur  modèle/ 
&:  contr'eux,  Mais  en  fait  de  goût , 
il  n  ell  plus  queilion  d'autorités  pour 
ou  contre  ;  on  veut  juger  par  foi-mê- 
me ,  &:  cela  eft  jufte.  Toutefois  pour 
porter  fon  jugement,  il  ne  s'agit  pas 
de  comparer  l'ancien  avec  le  moder- 
ne, comme  on  le  veut  prefqne  tou- 
jours. Entre  deux  genres  difFérens,  la 
comparaifon  ne  fçauroit  être  entière , 
ni  la  préférence  bien  décidée  :  il  fuffit 
de  s'inftruire  Se  de  prononcer  fans  par- 
tialité en  bien  ou  en  mal  ;  chofes  au 
refte  qui  font  fulceptibles  de  bien  des 
degrés  ;  car  quoiqu'il  foit  vrai  que 
dans  la  Poefie 

*  //  n'eft  point  de  degrés  du  médiocre  au  pire: 

11  eft  véritable  toutefois  que  les  œu- 
vres Poétiques  peuvent  avoir  des  beau- 
tés d'un  ordre  plus  ou  moins  élevé  , 
&  plaire  par  des  grâces  toutes  diffé- 
rentes. Ainfi  le  Théâtre  des  Corneilles 

*   BOILEAU,    Art  FQ€t. 


SUR  LE  THEATRE ,  &c.  7 
&"  des  Racines  peut ,  en  charmant  tous 
les  efprits ,  laitier  encore  lieu  aux  An- 
ciens de  mériter  nos  applaudiflcmens 
fur  ce  qu'ils  ont  de  beau  ,  fans  préju- 
dice de  la  critique  fur  leurs  défauts 
réels.  Mais  ce  n'ell:  pas  ici  le  lieu 
d'examiner  en  quoi  8i  juftia'oti  l'on 
doit  comparer  les  anciens  Tragiques 
avec  les  modernes  ;  &  je  réfervepour 
cet  article  un  difcours  particulier. 

III.  Après  avoir  infinué  mon  deifein  source 
&r  les  raifons  qui  m'y  ont  porté  ,  jOmcls^'^' 
paffe  à  la  iource  des  jugemens  pourç^n^e 
&■  contre  les  Poètes  dont  je  parle  ,  gédies*' 
&■  à  la  règle  qu'il  femble  qu'on  doit  ^'^e'^- 
fuivre  pour  éviter  également  l'ado- ^é'gTe' 
ration  ôc  le  mépris  :  car  il  eft  certain  f^""^  «". 
qu'à  confidérer ,  comme  on  le  doit  en  nemencr 
toutes  chofes ,  les  opinions  extrêmes 
qu'on  a  eues  fur  les  Poètes  Grecs ,  el- 
les fe  réduifent  à  ces  deux-là.  En  effet 
deux  fortes  de  perfonnes  regardent  le 
Théâtre  antique  avec  des  yeux  bien 
difFérens  -,  c'eft ,  difent  les  uns ,  le  plus 
haut  point  de  perfedion  où  l'eiprit 
humain  puiffe  atteindre  :  à  entendre 
les  autres ,  ce  n'eft  au  plus  que  l'en- 
fance &:  le  bégayement  de  la  Tra- 
gédie; &  ce  qu'il  y  a  de  fingulier  , 
c'eft  que  les  uns  &  les  autres  com-= 

A  iv 


X  DISCOURS 

battent  avec  les  mêmes  armes ,  allé-- 
guent  en  leur  faveur  le  goût  de  con- 
cert avec  la  raifon ,  &  fe  reprochent 
niutuellement  Tefclavage  de  l'autori- 
té &•  de  la  prévention. 

Si  Ton  prenoit  l'autorité  pour  arbi- 
tre ,  on  auroit  bientôt  fait  le  procès 
aux  modernes  trop  critiques  ,  fans 
que  les  admirateurs  outrés  fe  puflent 
glorifier  d'avoir  gagné  entièrement 
leur  caufe  :  car  les  Ariftotes ,  les  Ci- 
cerons ,  les  Virgiles  ^  les  Quintiliens 
par  leurs  décifions  fermeroient  la  bou- 
che à  la  malignité  des  uns ,  fans  auto- 
rifer  le  culte  fuperftitieux  des  autres. 
Et  à  dire  le  vrai ,  il  eft  bien  difficile  de 
ne  pas  donner  quelque  poids  à  des 
fuffrages  fi  éclairés  ,  fi  modérés  & 
toujours  il  uniformes  pour  la  gloire 
des  Poètes  Grecs.  Les  Juges  ont  été 
compétens  &  défintérefles  :  ils  ne  pré- 
voyoient  pas  qu'on  dût  un  jour  les 
contredire  au  point  de  dégrader  leur 
jugement ,  &c  d'en  appeller  au  bon 
fens  fur  des  chofes  qui  leur  étoient 
plus  connues  &:  plus  fainilieres  qu'à 
nous.  Mais  encore  une  fois ,  qu'eil-il 
befoin  de  les  confulter  ,  lorfqu'on 
peut  juger  pai*  fcs  lumières  ? 

^uant  au  préjugé  ^  il  eft   aifé  à 


SUR  LE  THEATRE,  &:c.  9 
dévoiler  8c  à  confondre  de  part  &c 
d'autre  ;  il  fe  trahit  prefque  toujours 
lui-même.  Eftime  exccilive  ,  dédain 
fans  bornes ,  entêtement ,  partialité , 
intérêt  de  commentateur  ou  d'ami , 
idées  nées  de  l'éducation  ,  &c  fortifiées 
par  riiabitude,  defir  d'élever  les  morts 
aux  dépens  des  vivans ,  ou  ceux-ci  au 
préjudice  de  ceux-là ,  fingularitédans 
la  façon  d'envifager  les  chofes  ;  voilà 
à -peu -prés  les  marques  de  préjugé 
qui  caradérifent  les  écrits  des  parti- 
fans  idolâtres  de  Tantique  ou  du  mo- 
derne. Mais  enfin  le  préjugé  même  , 
foit  aveugle ,  foit  éclairé ,  peut  avoir 
raifon  en  quelque  chofe  ,  fans  paroî- 
tre  l'avoir  en  tout ,  &:  la  raifon  pré- 
tendue peut  ,  il  j'ofe  ainfi  parler, 
avoir  véritablement  tort.  Hé  !  ne  voit- 
on  pas  tous  les  jours  que  le  faux  , 
entre  les  mains  d'un  homme  d'efprit, 
prend  tous  les  traits  de  la  vérité?  auiïî 
le  fruit  le  plus  commun  des  difputes 
littéraires ,  ainfi  que  des  autres ,  c'efl 
de  confirmer  les  deux  partis  dans  leurs 
premières  opinions ,  fur-tout  en  ma- 
tière de  goût  5  où  il  s'agit  plus  de  faire 
paffer  daas  autrui  des  fentimens  que 
des  idées.  Du  moins  la  prévention 
bien  ou  mal  fondée  en  faveur  des 

Av 


10  DISCOURS 

Tragédies  anciennes  ,  n'eft-elle  pas 
détruite  en  tout  pays  ;  Et  peut-être  en 
eft-il  d'elle  ôc  de  l'Antiquité  en  gé- 
néral comme  de  la  France ,  dont  un 
homme  d'efprit  difoit  en  la  compa- 
rant à  la  Religion  »^  Qu  elle  avoit  été 
«  fouvent  bien  attaquée ,  quelquefois 
M  mal  défendue  ,  &  toujours  triom- 
w  pliante.  «  Il  eft  donc  vrai  qu'on  ga- 
gnera peu  quand  on  aura  acculé  , 
convaincu  même  de  prévention  les 
partifans  des  anciens  &:  des  moder- 
nes. 

Mais  on  gagnera  encore  moins  ^  & 
il  n'y  aura  plus  de  règle  fixe  ,  fi  le 
goût  &  la  raifon  qu'on  allègue  réci- 

Eroquement  en  preuve  ,  font  varia- 
les  félon  les  lieux,  les  tems  &-  les 
perfonnes  ;  (i  ce  c]ui  plaît  aux  uns  peut 
à  bon  droit  d 'plaire  aux  autres ,  &  fî 
tout  efl:  arbitraire  en  fait  de  itile  ,  de 
penfées ,  de  tours  ,  Se  d'ouvrages  d'ef- 
prit  :  car  il  s'enfuivra  que  chacun  fe 
livrant  à  fa  manière  de  fentir  6c  de 
penfer,  penfera  &  fentira  trés-julle  , 
guidé  toutefois  par  des  idées  très-con- 
traires Sz  par  des  fentimens  fort  op~ 
pofés.  Mais  il  n'en  va  pas  ainfi  ;  & 
quoiqu'on  en  puilîe  dire  ,  la  vérité  ôc 
la  beauté  font  unes  :  elles  doivent 


SUR  LE  THEATRE,  6<:c.  ii 
donc  faire  la  même  imprefîîon  fur 
tous  les  efprits  que  la  Ibience  n'a 
point  gâtés.  Seroit-ce  en  cela  feul  que 
la  nature  cefleroit  d'être  uniforme  ? 
Toute  penfce  belle  &:  vraye  ,  tout 
fentiment  qui  pafle  pour  fublime  dans 
un  pays  &:  dans  un  tems,  font  les  mê- 
.nies  par-tout  &■  toujours.  Tel  eft  le 
quil  mourut  de  Corneille  ;  &:  qu'on 
ne  dife  pas  qu'il  en  efl  àz^  pen- 
{tç,s  ,  des  fentimens ,  &"  des  tours  qui 
les  expriment,  comme  des  modes  &C 
des  manières  qui  changent  en  chan- 
geant de  climat ,  ou  par  la  révolu- 
tion des  années.  Diftinguons  la  vérité 
&  la  beauté  d'avec  les  circonftances 
que  l'éducation  y  ajoute  ;  &  de  qç.^ 
circonftances- là  même  ,  tirons  non- 
feulement  une  raifon  plaufible  de 
tant  de  contradictions  apparentes  ou 
réelles  dans  le  jugement  qu'on  porte 
des  Anciens,  mais  encore  une  règle 
de  précaution  qu'on  doit  prendre  dans 
la  ledure  de  leurs  ouvrages. 

J'entends  ici  par  vérité  &  beauté  , 
en  fait  de  produdions  d'efprit ,  telles 
que  font  les  Tragédies ,  une  imita- 
tion de  la  nature  qui  faifit  lame ,  & 
qui  fait  dire  ,  fuivant  les  idées  reçues 
dans  une  nation  polie ,  cda  efi  vrai  , 

A  vj 


12  DISCOURS 

cela  ejl  beau.  Je  dis  imitation  de  îa  na- 
ture fuivant  les  idées  reçues  dans  un 
pays  ou  règne  la  politefTe  :  car  autant 
que  la  nature  eil  uniforme  dans  ce 
qui  appartient  aux  hommes ,  en  tant 
qu'hommes ,  dans  le  jeu  des  pallions , 
par  exemple  ;  autant  l'éducation  va- 
rie-t-elle  les  intérêts  qui  meuvent  les 
paffîons  y  &  les  manières  de  penfer 
^  d'agir.  Or ,  l'art  doit  peindre  la 
nature  telle  qu'il  la  trouve  ,  je  veux 
dire ,  avec  les  appanages  de  l'huma- 
nité èc  de  l'éducation. 

Pour  développer  ma  penfée ,  j'ap- 
plique ceci  à  la  Tragédie  d'Alceile  ^ 
qui  eft  celle  qu'on  a  le  moins  épargnée 
de  nos  jours.  Si  Euripide  dans  cet  ou- 
vrage me  peint  bien  la  nature  \  s'il  me 
la  rend  fenfible  dans  la  tendrefle  d'u- 
ne époufe  qui  meurt  volontairement 
pour  Ton  époux  \  s'il  me-trompe  avec 
beaucoup  d'art  ,  fans  que  cet  art  pa- 
roilFe  ;  s'il  m'oifre  une  grande  adion 
qui  foit  une  ,  (impie ,  continue ,  vrai- 
jfemblable  ,  &  pour  cela  bornée  à  un 
lieu  &  à  un  tems  détermmcs  s  s'il  me 
fait  fuivre  le  fil  d'une  paffion  bien 
conduite  &  bien  foutenue ,  qui  aille 
toujours  en  croiflant,  jufqu'à  ce  que 
l'impreflion  foit  parfiiite  5  fî  à  mon 


SVR  LE  THEATRE ,  &c.     1 5 

tour  par  un  eftbrt  d'imagination  que 
je  lui  dois ,  je  me  cranfporte  au  Théâ- 
tre d'Athènes  pour  voir  agir  fes  Ac- 
teurs ,  &  me  prêter  à  tout  le  Ipedacle, 
fans  faire  attention  que  je  lis ,  (car 
une  Tragédie  n  eft  point  faite  pour 
être  lue ,  elle  eft  toute  aélion  -,  )  enfin 
il  Alcefte  renferme  les  principales  con- 
ditions que  le  bon  fens  exige  dans  un 
Poëme  de  cette  nature  ,&  fi  je  deviens 
Athénien  ,  comme  ceux  que  le  Poète 
a  eu  en  vue  de  réjouir  ,  je  ne  puis 
m'empêcher,  malgré  quelques  défauts 
que  j'apperçois  avec  le  Parterre ,  de 
Joindre  mes  applaudilTemens  aux  ac- 
clamations de  la  Grèce  aflemblée  , 
puifqu'étant  homme  comme  les  Grecs, 
je  fuis  nécefïairement  touché  des  mê- 
mes véritts,  &:  des  mêmes  beautés , 
qui  ont  frappé  fi-vivement  leurs  ef- 
prits. 

Mais  d'un  autre  côté  ,  (i  (ans  tenir 
•compte  à  Euripide  des  beautés  géné- 
rales qui  faifilfent  tous  les  hommes  ^ 
choqué  tout- à-coup  de  ics  coutumes 
^  de  fes  mœurs  comme  François ,  &c 
comme  éloigné  de  lui  de  plufieurs  fié- 
cles  3  je  m'écrie  d'abord  :  Que  figni- 
fient  ce  Dieu  efclave  d'un  homme  ^ 
cette  Divinité  infernale  qui  vient  ra~ 


14  DISCOURS 

vir  fa  proye ,  cette  foule  de  fujets  qui' 
environnent  toujours  leur  Souverain, 
cette  efpéee  de  loi  ou  de  bienfèance 
autorifce  par  Apollon  ,  qui  veut  que 
le  plus  vieux  meure  pour  le  plus  jeune, 
le  père  pour  le  fils  ?  Quoi  !  un  fils  perd 
le  refped  à  fon  père  ,  parce  que  celui- 
ci  n'a  pas  foafcrit  à  cette  loi  ?  Que 
veut  dire  cet  aile  de  Religion  qui  rend 
facrés  les  devoirs  de  Thofpitalité  , 
malgré  l'embarras  d'un  deuil  &  de  la 
plus  jufte  douleur  ?  Que  fait  là  le  con- 
trafte  d'un  Héros  affis  à  un  feftin  ,  tan- 
dis qu'on  fait  les  funérailles  d'Alceile  ? 
Eft-il  fenfé  qu'Hercule  lutte  avec  la 
mort,  &:  lui  arrache  fa  vidime  ? 
Qu'Alceile  loit  relfufcitce  ,  8c  qu'elle 
demeure  muette  durant  trois  jours  ? 
Que  veut  dire  tout  cela  ?  En  un  mot , 
fi  femblable  à  un  Chinois  qui  fe  trou- 
veroit  tout-à-coup  prcfent'à  une  Cé- 
rémonie Turque  ,  je  trouve  tout  cela 
rifible  ,  pour  ne  pas  me  fervir  des  ter- 
mes plus  énergiques  de  M.  Perrault 
&  de  fes  partifans ,  les  Spedateurs 
Grecs  n'auroient-ils  pas  droit  de  rire 
eux-mêmes  de  mon  ctonnement ,  d>c 
de  dire  ;  Quelle  eft  donc  votre  idée  ? 
de  quel  monde  venez-vous  ?  que  trou- 
vez-vous en  ceci  de  fi  étrange ,  Arque 


SUR  LE  THEATRE,  &-C.     15 

voyez  vous  fur  le  Théâtre  ,  que  vous 
ne  retrouviez  dans  Athènes  î  Us  au- 
roientraifon  fans  doute,  &: peut-être 
n'aurois-je  pas  tort  ;  puifqu'après  tout, 
le  ridicule  naît  comme  néceffai rement 
d'une  idée  nouvelle ,  extraordinaire  &: 
bizarre  ,  qu'on  attache  ,  ou  qu'on 
trouve  attachée  à  un  objet  férieux. 

Mais  fuppofons  auffi  qu'Euripide 
revînt  à  fon  tour  de  l'autre  monde  , 
&•  qu'il  affiliât  à  la  repréfentation  d'I- 
phigenie  de  M.  Racine ,  fans  parler 
des  autres  Spedacles  ;  il  feroit  cer- 
tainement charmé  de  fe  reconnoître  5 
&  de  fe  voir  embelli ,  ou  ,  fi  l'on  veut , 
furpafTé  :  il  admireroit  du  moins  dans 
la  copie  ce  que  la  Grèce  admira  dans 
l'original.  Ce  font  des  beautés  de  tous 
les  liécles  &^  de  tous  les  pays.  Mais 
peu  fait  à  nos  manières ,  s'il  ne  s'en 
inftruifoit  ou  n'y  avoit  nul  égard  , 
que  diroit-il ,  je  ne  dis  pas  de  l'Epi- 
fode  d'Eriphile  ,  efpéce  de  duplicité 
d'aèlion  &■  d'intérêt  inconnue  aux 
Grecs,  mais  de  la  galanterie  Fran- 
çoife  d'Achille ,  beaucoup  plus  igno- 
rée d'eux  ?  Que  diroit-il  du  duel  au- 
quel tendent  les  menaces  de  ce  Hé- 
ros ,  chofe  trop  autorifée  parmi  nous , 
&  infenfée  à  leur  gré  ?  Que  diroit-il 


i6  DISCOURS 

des  entretiens  feiil  à  feul  d'un  Pri«ce 
&c  d'une  PrincefTe  ?  Ne  feroit-il  point 
révolté  de  voir  Clytemneftre  aux 
pieds  d'Achille  qui  la  relève ,  &c  de 
Hiilie  autres  chofes ,  foit  par  rapport  à 
nos  ufages  qui  nous  paroiflent  plus 
polis  que  ceux  de  l'Antiquité  ,  foit  par 
égard  à  nos  bienféancesplus  délicates 
félon  nous ,  &  à  nos  maximes  de  con- 
duite ,  qui  nous  femblent  plus  épu- 
rées ? 

Il  n'eft  pas  queftion  de  prononcer 
entre  les  Anciens  &  nous  fur  la  préfé- 
rence des  moeurs ,  des  coutumes ,  j'ai 
prefque  dit ,  des  vertus  morales.  Je 
veux  que  les  chofes  mifes  en  balance 
par  un  Juge  équitable  &  défintéreffé  , 
nous  fuffions  afllirés  de  l'emporter.  11 
eft  toujours  certain  que  dans  les  ou- 
vrages des  Grecs  ,  la  peinture  de  leurs 
mœLtrs  ,  de  leurs  coutumes  &:  de 
leurs  vertus ,  (  bizarres  (i  l'on  veut ,  ) 
ne  doit  pas  plus  nous  ofFenfer ,  que  la 
réalité  n'a  choqué  les  Grecs  ;  ou  du 
moins  que  nous  devons  faire  grâce 
aux  Poètes  Tragiques  ,  pour  avoir 
imité  la  nature  telle  qu'ils  la  voyaient 
de  leur  tems,  fi  nous  voulons  que  la 
porter  i  té  ait  pour  nous  les  mêmes 
égards  j  enfin  que  par  équité  nous 


SUR  LE  THEATRE ,  &:c.  17 
fommes  obliges  de  nous  mettre ,  s'il 
eft  poflîble  5  dans  le  point  de  vue  où 
les  Auteurs  ont  voulu,  nous  placer  en 
travaillant  leurs  Tragédies.  Ceft  une 
juilice  qu'on  ne  refuie  point  à  la  pein- 
ture ,  qui  eil  une  imitation  de  la  na- 
ture pour  les  yeux ,  comme  la  Pocfie 
reftpourl'efprit.  Cela  fans  doute  n'eft 
pas  aifé  ;  &  quelques  efforts  que  nous 
fafïïons ,  il  n'eil  pas  moins  certain  que 
ces  génies  fi  admirés  de  leur  tems  Se 
des  (lécles  confécutifs ,  perdront  tou- 
jours infiniment ,  ou  par  le  défaut  de 
leurfiécie  ,  plus  groffier  peut-être  que 
le  nôtre  en  ce  qui  eil  acceflbire  à  la 
nature ,  ou  par  la  difficulté  que  nous 
avons  à  nous  dcpayfer  en  leur  faveur , 
ou  plutôt  par  le  concours  de  ces  deux 
chofes  qui  agiflent  enfemble  &z  mal- 
gré nous  ;  tant  on  donne  naturelle- 
ment au  préjugé  imperceptible  de  l'é- 
ducation ,  tandis  qu'on  refufetoutà 
celui  de  l'autorité.  Cependant  le  pre- 
mier ,  à  l'examiner  de  prés  ,  eft  bien 
plus  injufte  que  le  fécond.  Car  celui- 
ci  fe  fonde  fur  des  témoins  légitimes 
qu'on  ne  peut  récufer,  celui-là  n'a 
pour  appui  que  la  coutume  qui  efl 
fujette  à  l'inltabilité.  Et  de -là  vient 
la  diverfité  des  jugemens  fur  les  Poètes 


i8  DISCOURS 

Grecs:  on  ne  veut  point  les  confidérer 
en  eux-mêmes  ;  on  veut  les  mefurer 
au  niveau  de  notre  fiécle  &z  de  fes 
mœurs.  Ceft comme (i Ion jugeoit un 
Etranger  fur  le  Code  François. 

Au  reite  je  ne  prétens  pas  judifier  en 
tout  les  anciens  Auteurs,  mêmes  Tra- 
giques ,  ni  difconvenu-  de  leurs  véri- 
tables défauts ,  pourvu  qu'on  les  mon- 
tre indépendans  de  la  différence  des 
âges.  Je  prétends  encore  moins  les 
préférer  aux  illuftres  Modernes  qui 
ont  fait  tant  de  progrés  nouveaux  fur 
leurs  traces  ,  quelquefois  à  peine 
ébauchées.  Je  n'ai  en  vue  que  de  fau- 
ver  le  ridicule  apparent  cie  certains 
traits  qui  auroient  dû  bJ effet  la  déli- 
catefle  d'Athènes  &  de  Rome  ,  tou- 
jours admiratrice  d'Athènes,  fi  ces 
traits  avoient  eu  en  eux-mêmes  un  ri- 
dicule réel,  &  fondé  fur  les  idées 
reçues. 

Je  conclus  de  tout  ce  que  j'ai  dit  : 
1^  Que  les  Poètes  en  queftion  font 
peu  connus  ,  Se  que  bien  des  raifons 
ont  concouru  à  les  négliger ,  ou  même 
à  les  dédaigner.  2°.  Qu'ils  méritent 
toutefois  un  autre  fort ,  de  que  j'ai 
peut-être  rendu  fervice  au  Public  en 
les  foumettant  à  ks  lumières  autant 


SUR  LE  THEATRE  ,  &:c.      19 

que  je  l'ai  pu  ,  ou  du  moins  en  rani- 
mant le  deiir  de  les  bien  connoître. 

5  \  Que  les  jugemens  extrêmes  qu'on 
en  a  portés  ne  doivent  point  avoir 
lieu.  4.  Que  la  (burcc  de  ces  juge- 
mens elt  la  difficulté  de  fe  tranlporter 
au  tems  &c  au  lieu  où  ils  ont  écrit , 
pour  ne  rien  admirer  ou  critiquer  fans 
un  Fondement  raifonnable.  f.  Enfin 
que  cette  précaution  eft  pourtant  né- 
cefîaire  ,  afin  de  fe  mettre  en  litua- 
tion  de  les  juger  avec  quelque  ibrte 
d'équicé. 

I V .  Je  dois  à  préfent  rendre  compte  ^y^^^_ 
de  mon  travail.  Le  Théâtre  des  Grecs ,  cutioir* 
préfenté  aux  François  fous  un  jour  ca-^e  «  u- 
pable  de  mettre  tout  le  monde  en  état^*^^' 
d'en  porter  un  jugement  afluré  ,  eft  un 
ouvrage  de  goût,  q'ii  m'avoit  tou- 
jours paru  manquer  à  la  R.'publ  que 
des  Lettres.  Quatre  ou  cinq  Pi 'ces, 
foit  Tragiques ,  foit  Comiques ,  don- 
nées féparement  par  quelques  perfoii- 
nes  fçavantes ,  ne  remplifîoient  pas  ce 
deflein.  Pour  former  une  idée  pacife 

6  compîette  du  Théâtre  ancien,  il  fal- 
loir en  recueillir  tous  les  relies  j  faire 
un  aflfemblage  fuivi  j  comparer  les 
Oeuvres  de  chaque  Pocte  entr'elles , 
&  chacun  d'eux  avec  fes  rivaux  j  fai- 


20  DISCOURS 

fir  par  cette  comparaifon  leur  carac- 
tère &■  leur  génie  ;  en  marquer  avec 
jufteiTe  les  traits  généraux  &"  particu- 
liers ,  mêmes  les  plus  délicats  -,  réunir, 
confi'onter  ,  aflbrtir  ,  lier  les  parties , 
en  compofer  un  tout ,  débrouiller  le 
cahos  pour  en  tirer  un  corps  vivant  &c 
animé  avec  Tes  juftes  proportions  ;  en 
un  mot  ,  rebâtir  le  Théâtre  ancien  de 
fes  propres  débris.  Ceft  ce  que  j'ai  (  je 
n'oie  dire  )  fait ,  mais  du  moins  eflayé 
de  faire  :  heureux  (i  le  fuccés  de  l'exé- 
cution répond  un  peu  à  l'importance 
de  Tentreprife ,  aux  foins  qu'elle  a  dû 
coûter  ,ôc  à  un  travail  aflez  pénible 
d'autant  d'années,  qu'en  exige  Ho- 
race avant  que  de  permettre  qu'on 
produife  au  grand  jour  un  Ouvrage 
de  quelque  conféquence. 

J'ai  divifé  le  mien  en  trois  par- 
ties, i'^  Comme  j'écris  moins  pour 
les  Sçavans  de  profeffion  ,  que  pour  le 
grand  nombre  de  gens  d'efprit  (  je 
veux  dire  le  Pubhc  )  qu'il  eft  impor- 
tant de  mettre  au  fait ,  j'ai  cru  devoir 
commencer  par  des  difcours  prélimi- 
naires tels  que  celui-ci  ,  dont  le  but 
eft  de  bien  convaincre  le  Ledeur  ,  que 
dans  le  pays  de  l'Antiquité  il  faut  mar- 
cher avec  de  grandes  précautions. 


SUR  LE  THEATRE ,  Sec,  1 1 
quand  il  s'agit  de  prononcer  fur  les 
ouvrages  de  goût.  S'il  eft  des  régies 
pour  les  expoler ,  il  en  eft  aufïï  pour 
en  juger.  Dans  un  voyage  où  il  ne 
s'agit  que  derudition  ,  on  paiTe  au 
voyageur  tout  ce  qu'il  rapporte  ,  pour 
peu  qu'il  le  garantilfe  par  des  preu- 
ves paflables.  Mais  li  le  faifeur  de  re- 
lations veut  faire  trouver  beau  le  pays 
dont  il  parle ,  on  ne  le  croit  pas  fur  fa 
parole ,  ni  même  fur  les  autorités  qu'il 
allègue.  11  doit  fe  défier  de  lui-même , 
&■  ne  fongerqu'à  faire  un  expofé  jufte. 
J'ofe  afTurer  que  telle  a  été  ma  pen- 
fée.  Il  en  doit  être  de  même  à  pro- 
portion ,  du  Ledeur  qui  veut  juger  y 
il  faut  qu'il  convienne  de  certauis 
principes  avec  le  voyageur  qui  ex- 
pofé. 

C'eft  pour  éclaircir  de  plus  en  plus 
ridée  qu'on  doit  fe  faire  de  la  Tragé- 
die Grecque  ,  qu'il  m'a  paru  nécef^ 
faire  de  la  reprendre  des  fon  origine  , 
de  montrer  les  accroiflemens  ,  &r  de 
marcher  pas  à  pas  fur  toutes  les  traces 
anciennes  de  l'efprit  humain  ,  dIus  sû- 
rement peut-être  qu'on  ne  l'a  tait  juf- 
qu'à  préfent.  On  en  jugera  par  le  fé- 
cond Difcours.  Et  comme  le  préjugé 
légitime  en  faveur  de  notre  Théâtre 


11  DISCOURS 

eft  un  des  plus  grands  refiorts  de  nos 
préventions  contre  l'ancien  ,  il  a  fallu 
dans  un  troilicme  Difcours  faire  voir 
rétendue  &  les  bornes  de  la  comparai- 
fon  entre  le  Théâtre  antique  ôc  le  mo- 
derne y  établir  dçs  principes ,  en  tirer 
des  conclurions ,  ôc  fonder  le  paral- 
lèle fur  le  caradére  des  fucles  6c  des 
génies ,  des  Poètes  &c  des  fpedateurs. 
Apres  cette  triple  Préface  faite  pour 

f>réparer  les  efprits ,  fans  vouloir  les 
Lirprendre  ,  j'ai  hazardé  latradudion 
entière  de  (cpt  Tragédies ,  dont  trois 
font  de  Sophocle  ,  Se  quatre  d'Euri- 
pide. On  verra  aifément  pourquoi  je 
n'ai  traduit  en  entier  aucune  pièce 
d'Efchyle.  Ce  père  de  la  Tragédie  a 
été  celui  des  trois  que  le  tems  a  le 
plus  maltraité.  Déplus,  fon  extrême 
fimplicité  &■  fes  défauts  auroient  pu 
d'aoord  dégoûter  les  Ledeurs  ,  trop 
ou  trop  peu  prévenus  en  fa  faveur. 
Enfin ,  »j  la  hardieiîe  de  fes  épithétes 
i»  eft  telle  ,  qu'il  eft  impoffible ,  (  com- 
M  me  l'a  oblervé  M.  Le  Févre  *  ,  )  de 
5^  les  repréfenter  en  notre  langue  fans 
t,  lui  faire  violence.  »^  On  n'en  connoî- 

^  Tann.  le  Fevre.,  Abrégé  des  Vies  des 
Vo'étts. 


SUR  LE  THEATRE  ,  &:c.  ij 
tra  pas  moins  (es  Oeuvres  par  la  fuite 
de  cet  Ouvrage.  Quant  aux  Tragédies 
des  deux  autres  Poètes ,  je  n'ai  point 
choifi  exprés  les  plus  belles  pour  les 
traduire  ;  mais  feulement  celles  qui 
m'ont  paru  avoir  le  moins  de  manières 
Grecques  ,  (î  capables  de  nous  cho- 
quer. J'en  excepte  Jlcejie  ,  que  j'ai 
traduite  de  deflein  formé  toute  en- 
tière, parce  qu'elle  m'a  femblé  ne 
pas  mériter  les  critiques  outrées  qu'on 
en  a  faites  par  des  traductions  affedées 
de  quelques  Scènes.  On  jugera  de  ma 
bonne  foi  par  la  fidélité  que  j'ai  tâché 
d'y  apporter. 

Voici  ma  penfée  fur  la  traduétion 
de  ces  Poètes.  Les  défigurer  ce  n'eil 
pas  les  traduire.  11  fiut  donc  prendre 
un  milieu  entre  l'exaditude  trop  fcru- 
puleufe  qui  les  déguife,  &■  la  licence 
qui  les  altère.  J'appelle  déguifer  un 
Auteur,  Texpofer  dans  une  langue 
étrangère  avec  une  fidélité ,  ou  folle , 
ou  maligne  ,  ou  fuperilitieufe.  Toute 
langue  a  Ces  arrangemens  c'idées, 
fes  tours  &"  fes  mots ,  nobles  ou  bas  ^ 
énergiques  ou  foibles ,  vifs  ou  lan- 
guiiïans.  C'ell  un  principe  qu'on  ne 
içauroit  nier.  Qui  voudroit  traduire 
les  Anciens  mot  pour  mot  en  Fran- 


24  DISCOURS 

cois ,  &  fuivant  le  tour  Grec ,  les  tra- 
veftiroit  fans  doute  ,  &-  les  rendroit 
ridicules  à  peu  de  frais.  Voilà  le  pre- 
mier degré  de  cette  fauife  fidélité  dont 
je  parle.  Le  fécond  &:  le  plus  malin  , 
quon  peut  appeller  Parodie,  eft  de 
changer  les  expreffions  reçues  dans  le 
belufage  de  l'Antiquité,  en  termes  bas 
&"  populaires ,  comme  le  faifoit  M. 
Perrault.  *  Le  troifiéme  degré  ,  c'eft 
de  s'affervir  fcrupuleufement  à  expri- 

*  Pour  bien  éclaircir  ma  penfée  quant  au  fé- 
cond degré ,  qu'on  peut  appeller  Parodie  ^  je 
prie  les  Ledeurs  de  pardonner  dans  une  note 
la  longue  citation  que  je  vais  faire  d'un  mor- 
ceau de  la  neuvième  RéHexion  de  Despreaux 

fur  LONGIN. 

J3  Un  terme  Grec  très-noble  ne  peut  fou- 
50  vent  être  exprimé  en  François  que  par  ua 
33  terme  très-bas  :  cela  fe  voit  par  les  mots 
^^d'AJinus  en  Latin  ,  &  à'Afne  en  François, 
53  qui  font  de  la  dernière  balfelTe  dans  l'une  Se 
S3  l'autre  de  ces  Langues  ,  quoi  ;ue  le  mot  qui 
33  figaifie  cet  animal  n'ait  rien  de  bas  en  Grec 
33  ni  en  Hébreu  ,  où  on  le  voit  employé  dans 
33  les  endroits  même  les  plus  magnifiques.  Il 
53  en  eft  de  même  du  mot  de  mulet  ,  &  de  plu- 
as  fieurs  autres.  En  eiFet  les  Langues  ont  cha- 
93  cune  leur  bifarrerie  :  mais  la  Françoifs  eft 
»3  principalement  capricieufe  fur  les  mors  j  & 
33  bien  qu'elle  foit  riche  en  beaux  termes  fur 
sa  de  certains  fujets  ,  il  y  en  a  beaucoup  oii 
&3  elle  eft  fort  pauvre  5  &  il  y  a  un  très-grand 

mer 


SUR  LE  THEATRE,  &c.     25 

riicr  toutes  les  épithkes,  &:  à  faire 
d'un  beau  mot  Grec  une  méchante 
phrafe  Françoife  ,  ou  un  allongement 
vicieux  qui  amortit  le  feu  des  Poètes  , 
malgré  tout  le  foin  qu'ils*ont  eu  d'a- 
nimer leur  Poêïie.  On  doit  à  l'équité 
de  les  faire  parler  François  (  autant 
qu'on  le  peur)  comme  ils  parle- 
roient  eux-mêmes ,  s'ils  faifoient  paf- 
fer  leurs  penfées   en   notre   langue. 

»  nombre  de  petites  chofes  qu'elle  ne  fçau- 
33  roit  dire  noblement.  AmCi  ,  par  exemple  , 
w  bien  que  dans  les  endroits  les  plus  (ublimes 
3>  elle  nomme  fans  s'avilir  un  moue  n  ,  une 
35  chèvre  ,  une  brebis  ,  elle  ne  fçauroit  fans  fe 
35  diffamer  dans  un  (Vyle  un  peu  élevé  nom- 
33  mer  un  veau  :,  une  truye  ,  un  cochon.  Le  moc 
33  àz  genijfe  en  François  eft  fort  beau ,  fur-touc 
33  dans  une  Eglogue.  Vache  ne  s'y  peut  pas 
33  foufFrir  :  Pajieur  &  Berger  y  font  du  bel  ufa- 
33  ge  j  gardeur  de  pourceaux ,  ou  gardeur  de  bœufs 
33  y  feroient  horribles.  Cependant  il  n'y  a  peut- 
33  être  pas  dans  le  Grec  deux  plus  beaux  mots 
*>  que  ff-j^uryjç  &  (BaaoAoi  ^  qui  répondent  à  ces 
53  deux  mots  François  ;  &  c'eft  pourquoi  Vir- 
33  gile  a  intitulé  fes  Eglogues  de  ce  doux  nom 
33  de  Bucoliques ,  qui  veut  pourtant  dire  en  no- 
33  tre  Langue  à  la  lettre ,  Les  Entretiens  aes 
>}  Bouviers  ou  des  gardeur  s  de  Bœufs.  " ...  Après 
quelques  lignes  M.  Despreaux  revient  aux 
Traduélions  infidèles  par  une  fidélité  affedéc: 
&  parlant  de  M.  Perrault.  «  Il  cliarge  , 
ssditil,  ce  fage  Vieillard  qui  avoir  loin  des 
Tome  L  B 


^G  DISCOURS 

Pourquoi  changer  en  monnoye  de 
cuivre  un  dépôt  que  l'on  peut  confer- 
ver  en  or  ?  La  vérification  ancienne 
fe  rend  heureufement  par  une  Profe 
poétique  ,  qui  joint  fes  grâces  à  celles 
des  vers  anciens.  S'ils  perdent  beau- 
coup d'un  côté  ,  ils  peuvent  regagner 
un  peu  de  l'autre  -,  noi*  pas  que  je  me 
flatte  d'y  avoir  entièrement  réuffi  ,  ni 
que  je  croye  non  plus  avoir  tout-à- 

M  troupeaux  d'Ulifle  ,  en  un  vilain   Porcher, 
33  Aux  endroits  où  Homère  dit  que  la  nuit  coU' 
33  vroit  la  terre  de  [on  ombre  ,  ^  cachoit  les  che- 
33  mins  aux  voyageurs  :  il  traduit ,  que  l'on  corn- 
■i:>.menfoit  a  ne  voir  goûte  dans  les  rues.  Au  \\z\x 
33  de  la  magnifique  chaulTure  dont  Telemacjue 
33  lie  fes  pieds  délicats  ,  il  lui  fait  mettre  fes 
33  beaux  fouUers  de  parade.  A  l'endroit  où  Ho- 
33  MERE,  pour  marquer  la  propreté  de  la  mai- 
33  fon  de  Neftor  ,  dit ,  que  ce  fameux  Vieillard 
33  s'ajjftt  devant  j  a  porte  fur  des  pierres  fort  pO' 
33  lies  5  6'  qui  reluifoient  comme  fi  on  les  avoit 
^^  frottées  de  quelque  huile  précieuje  :  il  met  , 
33  que  Nejior  s'alla  ajfeoir  fur  des  pierres  lui" 
^^  Jantes  comme  de  l'onguent.  Il  explique  par- 
33  tout  le  mot  fus  y  qui  eft  fort  noble  en  Grec , 
33  par  le  mot  de  cochon  j  ou  de  pourceau  j  qui 
33  eft  de  la  dernière  bafTelTe  en  François.  Au  lieu 
53  qu'Agamemnon  dit  quEgiJihe  le  fit  affaffmer 
53  dans  fon    Palais  comme    un   taureau  quon> 
9>  égorge  dans  une  étable  ^  il  met  dans  la  bouche 
33  d'Agamemnon  cette  manière  déparier  balfe : 
3*  Egfihe  me  fit  affajfmer  comme  un  bœuf.  Au 


SUR  LE  THEATRE  ,  &:c.  27 
fait  cchouc.  Dans  un  Ouvnige  qu'on 
donne  de  propos  délibéré  au  Public, 
il  ne  faut  ni  préfomption  ni  fauffe 
modeftie.  On  ne  gagne  rien  à  deman- 
der grâce  ou  jullice  au  Ledeur  ,  &:  i! 
me  fçaura  gré  au  moins  de  ma  fincé- 
rité.  Ma  feule  crainte  efl:  de  paroître 
trop  fidèle  à  mes  Auteurs.   La  prc- 

3D  lieu  de  dire  comme  porte  le  Grec  ,  <\\iUlyJfc 
30  voyant  fon  Vaijfeau  fraca(fe  &  fon  mac  ren-^ 
■o  verfé  d'un  coup  de  tonnerre  j  /'/  lia  enjemb  'e 
33  du  mieux  qu'il  pût  ce  mât  avec  fon  rejie  de 
23  vaijfeau  ,  b  s'ajftt  dejfus  :  il  fait  dire  a  Uiyr- 
5D  fe  j  qu'il  fe  mit  a  cheval  fur  fon  mât ,  &c.  5» 
Le  troifiéme  degré  de  fidélité  dangereufe  eft 
celui  que  j'explique  dans  ce  Difcours. 

Aristote  dit  encore  très-bien  au  z^  Chap, 
de  fa  Poétique  :  "  Dans  la  plupart  des  Vers 
:o  d'HoMERE  fi  au  licu  des  termes  recherchés 
n:»  &  métaphoriques  ,  on  s'avifoit  de  metcre  les 
■Î3  termes  propres  ,  on  détruiroit  toute  leur 
»>  beauté.  33  Cela  fufHt  pour  faire  voir  la  diffi- 
culté de  traduire  les  Anciens ,  &  rimpolTibilité 
de  tout  traduire. 

Pour  les  prétendues  injures  que  fe  difent 
les  anciens  Héros  ,  il  eft  certain  que  l'usage 
des  Langues  changeant ,  on  traduiroit  mal  au- 
jourd'hui en  tournant  comme  Amyot  (  chez 
Plut  ARQ.  Tr.  de  la  man.  de  lire  les  Poètes  )  ce 
Vers  du  I.  Liv.  de  l'Iliade. 

Yvrogne  aux  yeux  éhontés  comme  un  chien 
Au.  cœur  de  cerf  qui  de  valeur  na  rien. 

Bij 


iS  DISCOURS 

vention  où  Ton  ell,  qu'il  faut  plus 
d'exaditude  refpedueufe  pour  tra- 
duire les  Grecs ,  que  pour  rendre  les 
Latins,  m'a  fait  illufion  plusfouvent 
que  je  n'aurois  voulu ,  malgré  le  bel 
exemple  de  M.  d'Ablancourt.  Cepen- 
dant ,  à  ne  rien  celer ,  nous  voyons 
que  ce  fcrupule ,  qui  s'étend  jufqu'aux 
plus  fimples  épithétes  ,  a  fait  un  peu 
languir  Homère  ,  le  plus  animé  de 
tous  les  Poètes ,  6c  deux  Tragédies  de 
Sophocle ,  qui  apparemment  par  cette 
raifon  n'ont  pas  eu  tout  le  fuccés 
qu'elles  dévoient  attendre.  Je  rends 
juftice  à  l'érudition  de  leurs  Traduc- 
teurs. Mais  je  crois  auffi  devoir  quel- 
Jue  chofe  à  la  vérité.  11  faut  plus 
'ame  &  de  génie  pour  tourner  ces 
fortes  d'ouvrages ,  que  pour  manier 
des  œuvres  philofophiques.  Le  feu. 
foutient  jufqu'aux  défauts ,  &c  la  lan- 
gueur fait  expirer  les  grâces  mêmes. 
J'aimerois  mieux  faire  pafler  dans  le 
ftyle  5  hit-il  négligé  ,  tout  l'enthou- 
fiafme  des  Poctes  Grecs ,  que  de  leur 
donner  un  air  froid  ,  à  force  d'être 
concerté.  Une  traduélion  froide  eft  un 
vifage  en  cire.  Il  reifemble  en  quel- 
que manière  :  mais  tout  y  eft  glacé , 
tout  y  eft  mort.   Les  traits  de  vie 


SUR  LE  THEATRE  ,  8zc.  29 
qu'employé  li  heureufement  la  pein- 
ture dans  les  portraits ,  ne  s'y  retrou- 
vent plus  ou  y  paroiflent  éteints.  Si 
j'ai  donné  par  hazard  dans  cette  ref- 
femblance  fade  ,  les  Leéleurs  verront 
que  c'eil  au  moins  contre  mon  goût 
éc  malgré  mes  efforts. 

Je  n  en  ai  point  épargné  pour  pein- 
dre iur-tout  le  caradère  particulier  de 
chaque  Poète ,  &:  pour  le  repréfen- 
ter  dans  un  llyle  différent.  Car  quoi- 
que les  trois  maîtres  de  la  Tragédie 
ayent  quelque  chofe  de  commun  dans 
leur  manière ,  ils  ont  cependant  un 
génie  propre  qu'il  faut  attrapper, 
lemblables  à  ces  phyfionomies  du 
même  climat  qui  fe  rapportent  en 

Îuelque  chofe ,  fans  toutefois  fe  ref- 
embler. 

Il  a  fallu  néceffai rement  des  Notes 
pour  rintelligence  du  Texte.  J'en  ai 
mis  quelques-unes  ;  mais  le  moins  &c, 
les  plus  courtes  qu'il  m'a  été  polïible  , 
perfuadé  qu'une  Pièce  de  Théâtre  doit 
être  lue  de  fuite  &"  fans  interruption , 
fi  l'on  veut  en  fentir  le  Tragique  ,  6c 
en  voir  l'œconomie.  Je  n'ai  pas  laiffé 
d'inférer  dans  Hyppolyte  5c  fphiglnie 
les  imitations  de  Racine.  L'un  fert 
à  l'autre  ,  &  le  tout  conduit  au  me- 

B  iij 


30  DISCOURS 

me  but  par  la  même  impreffîon. 

Pour  ne  rien  lailTer  d'obrcur  ,  on 
verra  à  la  tête  de  chaque  Tragédie  le 
Sujet  expliqué  autant  qu'il  eft  nécef- 
faire  ,  fans  prévenir  le  plaifir  de  la 
furpfife  ,  ^  à  la  fin  quelques  Obfer- 
vations  critiques  fur  le  tour  &:  le 
goût  de  chacune  des  Pièces. 

2°.  Je  n  ai  pas  cru  qu'il  fût  pofïïble 
de  traduire  tout  au  long  la  plupart  des 
Tragédies  Grecques  j  ôz  je  doute 
qu'en  ceci  M.  &"  Madame  Dacier 
enflent  tenu  la  parole  qu'ils  fem- 
bloient  avoir  donnée  au  Public.  Ils 
aniroient  été  rebutés ,  non-feulement 
par  le  préjugé  invincible  contre  quel- 
ques fictions  &■  certaines  coutumes 
anciennes  trop  choquantes  pour  nous  j 
mais  encore  par  un  très-grand  nom- 
bre de  morceaux  dont  toute  la  beau- 
té confiile  précifément  dans  l'expref- 
fion  originale  :  tels  font  la  plupart  des 
chœurs.  L'urbanité  Françoife  ne  peut 
rendre  leur  atticifme.  C'eft  comme  fi 
l'on  vouloit  tourner  nos  chanfonnettes 
en  Grec.  Un  tour  en  toute  langue 
vaut  fou  vent  une  penfée  ,  &  en  eft  vé- 
ritablement une.  Mais  c'eft  une  manne 
qui  fond, un  phantôme  qui  s'évanouit, 
pu  du  moins  une  fleur  qui  fe  faune 


SUR  LE  THEATRE  ,  Sec.     5 1 

dans  une  langue  étrangère.  Quand  on 
vaincroit  cette  féconde  •iflSculté , 
la  première  m'a  paru  un  obitacle  in- 
furmontable  à  la  tradudion  totale 
des  Tragiques  Grecs.  J'y  ai  fuppléé 
en  prenant  une  route  peu  différente , 
&"  peut-être  plus  agréable,  <Sc  non 
moins  inftruCtive  ;  je  veux  dire  par 
àcs  analyfes  raifonnées  ,  où  prefque 
tout  ei\  tradudion  ,  où  nul  trait  con- 
fidérablè  n'eftomis  ,  où  enfin  le  Poîfte 
fe  irait  aurant  connoître  que  dans  une 
tradudion  fuivie.  Je  me  fuis  moins 
étendu  fur  Efchyle  par  les  raifons  que 
f  ai  dites.  Mais  je  crois  ne  laifler  rien 
à  défirer  fur  les  Oeuvres  de  fes  deux 
Concurrcns.  On  en  trouvera  les  ex- 
portions fi  détaillées ,  que  je  ne  penfe 
pas  qu'on  me  fçache  mauvais  gré  d'a- 
voir mis  quelquefois  en  langage  indi- 
red  les  endroits  que  je  n'ai  pas  rendus 
en  fi mple  Tradudeur.  Une  Analyfe 
qui  eft  faite  avec  foin  ,  èc  qui  nourrie 
du  fuc  du  Poëte  ,  préfente  les  princi- 
paux endroits  du  Poème  avec  tout  fon 
plan  ,  coûte  fou  vent  plus  que  la  tra- 
dudion même ,  &  peut  faire  autant 
d'impreiïîun  que  la  Pièce  dont  on 
veut  donner  l'idée.  Elle  épargne  au 
Ledeur  la  peine  de  la  critique  ,  en 

B  iv 


32  DISCOURS 

lui  faifant  remarquer  le  fort  &:  le  foi- 
ble  de  l'ouvrage  :  le  dirai-je  ?  quel- 
quefois elle  ennuyé  moins  ••,   &  pour 
k  dire  encore  ,  il  eft  bien  des  Ledeurs 
qtie  certaines    Pièces   de  l'antiquité 
Théâtrale  ,  expofées  trop  nucment , 
auroient  ennuies  après  avoir  diverti 
Athènes.  Or  rien  n'eft  fi  trifte  pour 
un  livre ,  que  l'ennui  ,   prouvât-on 
qu'il  eft  mal  tonde.  Ce  n'eft  pas  que 
je  veuille  cacher  ce  qui  m'a  femblé 
défedueux.  Je  le  fais  toujours  fentir, 
&"  je  le  développe  fans  déguifement  , 
au  hazard  de  me  brouiller  avec  ceux 
qui  veulent  que  tout  foit  précieux 
dans  l'Antiquité  ,  ou  ,  fi  l'on  veut ,  au 
rifque  de  me  tromper.  N'importe  :  ce 
fera  toiTJours  à  mes  dépens,  u  je  me 
trompe ,  &  au  prqfit  de  la  vérité  ,  fi 
j'ai  raifon. 

La  nature  de  ces  Analyfes ,  ô^  le 
defir  de  faire  connoître  à  fond  le 
Théâtre  Grec  ^  m'ont  porté  à  recueil- 
lir en  chemin ,  &:  à  enchâffer  en  paf- 
fant ,  tout  ce  que  j'ai  trouvé  y  avoir 
quelque  conformité  ,  comme  des 
traits  d'hiftoire  ,  des  penfées  de  divers 
Poètes ,  des  caraélères ,  Se  des  tours 
imités  exprés  ou  par  hazard.  Mais  en 
ceci  on  trouvera  que  j'ai  été  affez  ré- 


SUR  LE  THEATRE ,  &:c,  3  5 
fervc  pour  ne  pas  donner  dans  les 
deux  extrémités ,  tandis  que  je  fais 
profeiîîon  de  parler  pour  tout  le  mon- 
de. Il  cil  un  milieu  fenfc  entre  l'éta- 
lage faitueux  d'une  érudition  dépla- 
cée ,  (k  le  vuide  d'un  difcours  dénué 
des  recherches  néceilaires ,  Sz  dépour- 
vu des  utiles  dépouilles  de  l'antiquité. 
Je  me  fuis  un  peu  plus  attaché  au 
Théâtre  de  Séneque ,  parce  que  la  plû- 

ftart  des  pièces  latines  que  nous  avons 
bus  ce  nom ,  font  tirées  des  Grecs. 
On  en  verra  la  confrontation  critique; 
5c  fans  doute  on  regrettera  le  Théâ- 
tre Romain  du  fiécle  d'Augufte  ,  que 
le  tems  nous  a  envié.  On  conclura 
toutefois  que  Séneque  &  Lucain  ont 
été  en  partie  l'origine  du  Théâtre 
François  ;  de  même  que  de  foibles 
fources  nées  du  fein  des  rochers  pro- 
duifent  des  fleuves  majePaieux  dont 
les  bords  font  enchantés. 

Les  illuftres  Modernes  qui  ont  pris 
quelque  Sujet  de  nos  Poètes  Grecs, 
ne  m'ont  pas  échappé.  Leurs  imita- 
tions comparées  avec  les  modèles ,  ne 
peuvent  que  jetter  une  grande  lumiè- 
re fur  les  originaux  qu'on  veut  con- 
noître.  Ainfi  l'on  trouvera  que  dans 
cet  ouvrage,  on  rend  compte  d'envi- 

B  V 


14  DISCOURS 

ron  foixante  pièces.  Il  y  en  a  fept 
d'Efchyle  ,  autant  de  Sophocle  ,  dix- 
huit  d'Euripide  ,  &:  onze  d'Arifto- 
phane  ,  relies  précieux  de  tant  d  œu- 
vres de  même  efpéce ,  que  la  fécon- 
dité de  leur  génie  avoir  enfantées ,  &r 
que  l'ignorance  &"  la  barbarie  ,  fé- 
condées du  tems ,  ont  enlevelies  fons 
les  ruines  de  leurs  magnifiques  Théâ- 
tres. 

Je  ne  parle  point  du  tout  des  Au- 
teurs vivans  qui  ont  tranfporté  quel- 
quefois les  richclTes  de  la  Scène  Grec- 
que fur  la  nôtre ,  en  louant  ou  blâ- 
mant les  fources  d'où  ils  ont  puifé» 
Ceil  une  police  qui  devroit  être  éta- 
blie dans  la  Rjpublique  littéraire  ,  de 
ne  citer  que  les  morts.  L'adulation 
&■  la  fatyre  y  perdroient  ;  la  vérité 
feule  y  gagneroit.  Je  ne  dis  que  peu 
de  chofe  du  Théâtre  des  autres  peu- 
ples de  l'Europe.  Outre  qu'il  ne  s'a- 
git point  ici  d'une  hiftoire  complette 
du  Th'âtre  ,  l'on  fçait  aflez  en  quoi 
s'accordent  nos  idées  fur  cette  ma- 
tière avec  celles  de  nos  voifins ,  &" 
en  quoi  elles  en  différent.  Chaque 
peuple  peut  à  fon  gré  fe  vanter  d'a- 
voir atteint  la  perfeélion  de  quelque 
genre  littéraire  ^  &  il  n  eft  point  de 


SUR  LE  THEATRE  ,  ^^c.  5  5 
juge  en  iituation  de  décider  fur  la 
prcfjrence  ,  fi  ce  ii'eil:  la  poftcrité 
dans  tous  les  climats.  *  Elle  feule  don- 
ne le  véritable  prix  aux  produdlions 
de  Tefprit.  Seule ,  elle  fixe  à  la  fin 
l'idée  &:  la  règle  du  vrai  goût  dans 
les  Oeuvres  qu'elle  inimortalife  ,  en' 
réuniliant  tous  les  fufFrages ,  comme 
la  plupart  des  Nations  l'ont  fait  en 
faveur  de  l'antiquité  Grecque  &c  Ro- 
maine. 

3^.  Aux  deux  Parties  du  Théâtre 
ancien  dont  je  viens  de  parler  ,  j'en 
ajoute  une  troifiéme  qui  concerne 
particulièrement  le  Théâtre  Comi- 
que. Elle  comprend  un  long  dilcours 
llir  la  Comédie  Grecque ,  un  expofé 
fort  ample  des  onze  pièces  d'Ariftopha- 

*  N'appartien^il  qu'à  la  pofteriré  de  fixer     Note 
le  prix  d'une  Poene  Drsraacique  ?    Quand  ilde^'Edi- 
arrive  ,  comme  il  eft  arrivé  ,  que  plufieurs  Na- 
tions éclairées  ,  écrangeres  ^  &c  par  là  même 
impartiales  ,  fonc   accifîil   à   une  prodadion 
d'ua  autre  pays  ,  n'eft  ce  point  aflez  pour  ea 
déterminer   la  valeur  ?    Souvent  d'ailleurs  la 
partialité  nationale  furvit  à  l'Auteur  :  témoins 
en  Ano;lete!  re  ,  Sakefpcar  ^  Miiton  ,  Sec.    ea 
Italie  ,  le  TafTe  ,  rAriolle  ,  Sec.  où  TAnglois  & 
l'Italien  voyent  qaelouefois  des  beautés  dont 
nous  ne  convenons  pas  ,  &  ne  conviennent  pas 
des  défauts  que  nous  cioyons  y  voir. 

B  vj 


36  DISCOURS 

ne  rangées  fuivant  Tordre  de  leurs 
dates ,  &  une  conciufion  générale  de 
tout  l'Ouvrage.  Le  difcours  roule  fur 
la  perfonne  &:  les  Oeuvres  d'Arifto- 
phane  ,  fur  fes  partifans  &:  fes  criti- 
ques j  fur  ce  qu'on  doit  penfer  du  kn- 
tinient  des  uns  &  des  autres  ;  fur  la 
Comédie  Romaine  y  fur  une  différen- 
ce remarquable  du  goût  tragique  &c 
du  comique,  par  rapport  à  la  durée  > 
fur  la  queftion  ,  fçavoir,  s'il  eft  plus 
difficile  de  réuflîr  dans  la  Tragédie 
ou  dans  la  Comédie  ,  &c.  On  pré- 
pare enfuite  le  Ledeur  à  ce  qu'on 
peut  lire  d'Ariftophane ,  par  des  obfer- 
vations  néceiîaires ,  &:par  les  fades  de 
la  guerre  du  Péloponnèfe  ,  à  laquelle 
prefque  toutes  ks  Pièces  font  de  fré- 
quentes allufions.  Dans  les  détails  des 
Pièces  on  explique  tous  les  événemens 
hiftoriques ,  avec  leurs  rapports  qui 
méritent  d'être  expliqués ,  &"  Ton  tra- 
duit tout  ce  qui  peut  ctre  traduit ,  en 
fe  propofant  quatre  principaux  objets 
qu'on  remet  devant  les  yeux  ,  parti- 
culièrement le  Gouvernement  d'A- 
thènes dévoilé  dans  les  allégories  du 
Poëte  ,  &"  le  génie  de  la  Comédie  an-: 
tique.  Enfin  la  concluiîon  générale 
retrace  toutes  les  démarches ,  &  tous 


^  SUR  LE  THEATRE  ,  5jc.  57 
les  égaremens  de  refprit  humain  dans 
l'invention  ,  le  progrés  6c  les  diverfes 
décadences  du  Théâtre.  En  un  mot , 
on  a  tâché  de  ne  rien  omettre  ,  pour 
faire  connoître  à  fonds  Ari(lophane,le 
tour  de  Tes  railleries ,  Tes  beautés ,  les 
défauts ,  fes  peintures  allégoriques,  &C 
furtout  celles  du  peuple  Athénien.  On 
s'eft  attaché  à  tirer  le  même  fruit  de 
rexpofition  dT.fchyle  ,  de  Sophocle 
3c  d'Euripide.  Ceft  cet  aflemblage 
complet  èc  cet  enchaînement  fuivi  ^ 
de  traductions ,  de  critiques ,  de  rai- 
fonnement  &c  de  comparaifon  de 
goût ,  qui  compofe  une  forte  d'hiiloi- 
re  du  Génie  Théâtral,  &:  une  nouvelle 
efpéce  de  Poétique  par  les  faits ,  que 
fon  principal  objet  m'a  porté  à  intitu- 
ler le  Théâtre  des  Grecs, 

On  me  pardonnera  encore  un  mot 
avant  que  de  finira  c'eft  qu'en  évitant 
également  l'éloge  faftueux  &  la  faty- 
re  iniuile  ,  je  n'affeéle  pas  de  me  voi- 
ler d'un  fa'^x  air  de  modération  pour 
rehauiTer  plus  adroitement  les  An- 
ciens ,  ni  pour  les  déprimer  auffî  plus 
fûrcment.  D'un  côté  on  a  voulu  les 
faire  palTer  pour  accomplis  en  tout 
genre.  On  a  pris  foin  de  tirer  le  ri- 
deau fur  leurs  imperfedions  j  &  fi  l'on 


38  DISCOURS 

a  reconnu  en  eux  de  légères  fautes ,  ce 
n'a  été  que  dans  la  vue  de  glilTer  lé- 
gèrement fur  des  défauts  vifibles  qu'on 
vouloit  fe  cacher  ,  6^  plus  encore  dé  - 
rober  à  la  connoiflance  d'un  public 
trop  pénétrant.  Voilà  jufqu  où  acon-- 
duit  l'intérêt   imperceptible   qui   lie 
par  des  nœuds  fecrets  le  Commenta- 
teur à  l'Auteur ,  comme  fi  la  gloire 
de  l'un  réjailliflbit  toute  entière  fur 
l'autre.  *  D'autre  part,  on  a  pris  à  tâ- 
che de  fronder  l'Antiquité  lans  épar- 
gner des  débris  que  la  Barbarie  a  ref- 
pedlée  ;  on  n'a  fait  grâce  à  quelques 
beautés,  que  pour  avoir  droit  de  trai- 
ter le  refte  avec   mépris.    On  a  mis 
rout  fon  art  -3^  toute  fon  étude  à  louer 
le  génie  des  Auteurs  pour  décréditer 
leurs  ouvrages,  &"  à  faire  fouhaiter 
qu'ils  eulïént  écrit  dans  un  fiécle  plus 
heureux ,  afin  de  jetter  fur  leur  tems 
le  ridicule  de  l'ignorance  &^  de  la  grof- 
ftereté.  A  la   vérité  .  tout   ouvrage 
d'efprit  eil:  du  reiGTort  de  b  raifon  & 

*  En  tout  cet  article  cjui  regarde  en  général 
les  ennemis  des  Anciens  ,  je  prorclk  que  je  ne 
prétends  point  ofFcnfer  diredement  ni  indircc- 
tcmeni  des  perfonnes  que  i'honore  ,  &  dont  je 
ïtCpQÙc  les  talens ,  qui  font  tant  d'honneur  à 
notre  (iécle. 


SUR  LÉ  THEATRE ,  &:c.  5  9 
du  goût.  Mais  eft-il  judè  d'employer 
fes  talens  à  iéduire  la  raifon  tk  à  dé- 
terminer le  goût  fiiivant  fcs  propres 
idées  &  Tes  featimens  particuliers?  une 
feinte  modération  eft  alors  d'autant 
plus  dangereufe  qu'on  eft  moins  en  gar- 
de contr'elle,  ôc  qu'on  fe  perfuadeque 
ce  n'eft  ni  intérêt  fecret  ni  paffion  dé- 
clarée qui  nous  fait  parler.  À  l'abri 
de  ce  voile  on  brife  refpeélueufement 
les  Autels ,  en  feignant  d'épargner  l'ï- 
dole.  Tel  eft  le  procédé  infinuant  de 
la  fine  médifance.  Car  je  n'e  parle 
point  des  termes  peu  mefurés ,  pour 
ne  rien  dire  de  pis ,  qui  malgré  le  fa- 
ge  précepte  de  Quintilicn ,  bon  coa- 
noiiTeur  des  Anciens,  font  quelquefois- 
échappés  contr'eux.  Us  en  ont  été  ven- 
gés par  le  défaveu  des  perfonnes  in- 
telligentes ,  &  par  la  défiance  du  pu- 
blic ,  toujours  précautionné  contre 
les  invectives  &:  contre  tout  ce  qui 
fent  la  hauteur.  Il  faut  montrer  les 
Anciens  tels  qu'ils  font ,  (anf  affeéler 
de  s'extader  fur  leurs  penfées  les  plus 
fimples ,  ni  auffi  de  leur  donner  un 
air  de  laideur  ,  foit  par  à^s  traduc- 
tions parodiées ,  &:  d'autant  plus  infi- 
delles  q'i'on  y  fait  gloire  d'une  exac- 
titude ridicule  ^  foit  par  des  applica- 


40  DISCOURS 

tions  malignes  de  leurs  mœurs  aux 
nôtres ,  foit  par  le  retranchement  de 
certaines  circonflances  qui  doivent 
être  feues  pour  bien  juger  de  leurs 
écrits.  Dans  le  defFein  d'approcher, 
s'il  cft  poilîble  ,  du  degré  précis  d'ef- 
time  où  Ton  doit  les  placer ,  je  ne  di- 
rai rien  par  moi-même.  Les  Poètes 
parleront  pour  eux.  On  a  tant  écrit 
fur  le  Théâtre  ,  qu'il  femble  difficile 
de  rien  dire  de  nouveau.  Mais  on 
ne  Ta  point  encore  fait,  que  je  fçache, 
de  la  manière  dont  j'entreprends  de  le 
faire  aujourd'hui.  On  a  donné  beau- 
coup à  la  théorie  fur  les  traces  d'Arif- 
tote  5  &■  même  à  la  pratique  ,  com- 
me M.  l'Abbé  d'Aubignac.  Il  y  man- 
quoit  d'expofer  le  Théâtre  ancien 
dans  le  point  où  il  faut  l'envifager 
pour  le  bien  connoître  ,  c'eft-à-dire  , 
en  lui-même  par  Texpofition  des  œu- 
vres Tragiques  &c  Comiques  ,  jointe 
à  la  manière  dont  elles  ont  été  com- 
pofées  5  &"  aux  conjonélures  des  lieux, 
&"  des  tems  qui  en  font  inféparables. 
Car  c'eil:  fur  le  rapport  de  toutes  ces 
cliofes  qu'on  peut  3^  qu'on  doit  déci- 
der du  prix  de  ces  œuvres  ,  foit  en 
elles-mêmes  ,  foit  par  égard  aux  Mo- 
dernes. C'eft  ici ,  à  proprement  par- 


SUR  LE  THEATRE  ,  &c.  41 
1er,  une  inftrudion  de  procès  fuivant 
les  Coutumes  du  pays  Grec ,  chofe 
ncceflaire  à  des  Juges  qu'on  ne  veut 
ni  furprendre  ,  ni  foiliciter  à  prendre 
parti.  Le  Pyrrhonifme  en  pareil  cas 
vaudroit  mieux  encore  qu'un  juge- 
ment précipite.  Ceft  un  prcfervatif 
contre  l'erreur  ,  &  une  difpofition  à 
ne  pas  rejetter  la  vérité  reconnue. 

Sur  ce  qui  me  regarde  ,  je  n'at- 
tends du  public  ni  indulgence  ni  ri- 
gueur. J'ai  eiïayé  avec  beaucoup  de 
ibin  de  peindre  au  jufte  la  manière 
de  mes  Auteurs  ,  &  de  faire  un  ou- 
vrage un  peu  durable.  S'il  ne  plaît 
f)oint  au  grand  nombre  de  ceux  qui 
ont  capables  d'en  juger  ,  je  n'aurai 
pas  pour  les  Anciens  la  fuperftition  de 
prendre  toute  la  faute  fur  moi)  com- 
me l'a  fait  M.  Dacier  )  ni  pour  moi 
aflez  de  complaifance  pour  ne  m'en 
attribuer  aucune.  J'attendrai  patiem- 
ment qu'un  autre  plus  habile  ou  plus 
heureux  ait  plus  de  fuccés ,  6c  je  ferai 
le  premier  à  lui  applaudir. 


42       DISC.  SUR  L'ORIGINE 

"^u^xxxxxxxxxx    "  '^J^"-'  xxxxxxxxxx'^yl^ 

\f^  X    X    X    -^    X    X    X    K    X    X    ::  Tt'T^  ;.    X    X     X     X     X    X    X     X     X  js-  yH  ^ 

DISCOURS 

SUR    L'ORIGINE 
DE  LA  TRAGÉDIE. 


c 


Omme  j'entreprends  moins  d'éta- 
blir ici  les  dehors  de  laTragediey 
que  d'expofer  Tes  reiTorts  fecrets ,  je 
ne  nVctendrai  pas  fur  des  recherches 
de  pure  érudition  touchant  les  pre- 
miers inventeurs  de  cet  art ,  la  conf- 
truélion  des  Théâtres ,  les  perfonna- 
gcs  ,  les  machines  ,  les  habits  ,  les 
mafques  ,  la  mulîque  &c  la  danfe  ; 
toutes  chofes  dont  on  peut  s'inftniire 
en  partie  dans  les  fources  ,  ou  dans 
difFérens  traités  particuliers.  Je  me 
propofe  principalement  de  faire  une 
hiftoire  luccinéle  des  démarches  de 
Tefpiit  humain  dans  l'invention  &:  la 
orjgînep^^^f^^io'^  du  Théâtre. 
&  pcr-  I.  Le  befoin  ou  le  plaifir  ont  porté 
dct  Aas.l^s  hommes  à  chercher  les  Arts.  Mais 


DE  LA  TRAGEDIE.        43 
C*eft  au  hazard  &  à  la  nature  plutôt 
qu'à  nos  foins  qu'ils  doivent  prefque 
tous    leur  naiflance.    Les   réflexions 
liicceffives   &c  réitérées  ont   eniliite 
perfeclionné  ce  que  la  fortune  avoit 
comme  offert  d'elle-même  ;  &  ces  ré- 
flexions en  meu ridant ,  pour  ainfi  di- 
re ,  &  en  fe  développant  comme  les 
germes  de  la  nature ,  font  enfrn  paf- 
fècs  en  art  ;  de  forte  qu'on  s'en  eft 
fervi   comme  d'autant  de  principes 
établis ,  foit  pour  la  mcchanique  ,  foit 
pour  les  lettres.    Ceft  ainfi  qu'Arif- 
tote  a  fuivi  en  Philofophc  le  fil  des 
penfées    qui  avoient  roulé   dans  la 
tête  des  Poètes  Tragiques  ,  &r  qu'il 
en  a  compofé  une  Poëcique  réduite 
en  règles  ;  comme  il  a  fait  l'art  de 
la  Rhétorique  pour  l'éloquence  ,  Se 
celui  de  la  Logique  pour  le  raifonne- 
ment ,  avec  cette  différence  ,  que  le 
bon  fens  avoit  appris  aux  hommes 
à  raifonner  Se  à  parler  ju^e  long- 
tems  avant  qu'on  fe  fut  avifé  de  don- 
ner des  règles  de  penfer  &c  de  parler , 
aulieu  que  la  Tragédie  &:  la  Comé- 
die, quoique  fort  antérieures  à  Arif- 
tote ,  n'ont  pourtant  pas  été  de  tout 
tems.  Art  de 

IL  Toutefois  une  preuve  que  lataxiagé- 


44      DISC.  SUR  L'ORIGINE 
die  coin-  nature  ô<:  le  hazard  en  font  les  prc- 
n"  aon^  ^i^i's  Auteurs ,  auffi-bien  que  des  aii- 
pohes.    très  imitations ,  comme  la  peinture  ,  i 
la  mufique  &  la  Poëlie ,  c'eft  qu  on 
trouve  de  tems  immémorial  des  tra- 
ces d  œuvres  Théâtrales  en  diverfes 
nations  polies ,  qui  ne  s'ctoient  pas 
communiqué  ce  goût  les  unes  aux  au- 
tres.   On  voit  que  les  Chinois ,  par 
exemple  ,  qui  n'ont  rien  emprunté 
des  Grecs ,  ont  eu  ,  fans  fçavoir  com- 
ment 5  Tufage  d'une  efpéce  de  Tragé* 
die  Se  de  Comédie   à  leur  manière. 
Ce  qu  en  rapporte  *  Acofta  eft  fin- 
gulier.  '^  Les  Chinois ,  dit  cet  Auteur, 
«  ont  des  Théâtres  vaftes  &  fort  agréa- 
*»  blés ,  des  habits  magnifiques  pour 
f>  les  Adeurs ,  &:  des  Comédies  dont 
y>  la  repréfentation  dure  dix  ou  douze 
s>  jours  de  fuite  ,  en  y  comprenant  les 
»  nuits ,  jufqu  à  ce  que  les  fpedateurs 
>f  &■  les  Aéleurs  ,  las  de  fe  fuccéder 
>'  éternellement  en  allant  boire  ,  man- 
*>  ger ,  dormir ,  &  continuer  la  pièce, 
»  ou  affilier  au  fpeélacle  fans  que  rien 
*>  y  foit  interrompu ,  fe  retirent  enfin 
»>  tous  comme    de  concert.  «  Voilà 
des  fpedacles  bien  conformes  au  fang 

*  AcosTA  Amer,  ^.pane  ^  /.  6.  c,  6, 


DE  LA  TRAGÉDIE.        45 

froid  &:  au  caraâiére  lent  de  cette 
tranquille  nation.  «  Du  refte  ,  ajou- 
ta te-t-il  ,  les  Sujets  font  tout-à-fait 
w  moraux ,  &c  fur-tout  relevés  par  les 
»>  exemples  fameux  des  Philolophes 
«  &■  des  Héros  de  l'antiquité  Chinoi- 

fe.  "  On  voit  de  même  chez  les  cé- 
lèbres Incas  du  Pérou  des  pièces  ré- 
gulières ,  à  en  croire  *  Garcilalîo  de 
la  Vega.  '^  Ils  repréfentoient ,  dit-il , 

aux  jours  de  fêtes  des  Tragédies  Se 
»i  des  Comédies  dans  les  formes ,  en 
»>  les  entremêlant  d'intermèdes  qui 
»  n'avoient  rien  de  bas  ni  de  rampant. 
•>y  Les  fujets  des  Tragédies -étoient  les 
»>  exploits  &■  les  viéloires  de  leurs 
»»  Rois  &■  de  leurs  Héros.  Ceux  au 
i>  contraire  des  Comédies  fe  tiroient 

de  l'agriculture  &"  des  adions  les 
w  plus  communes  de  la  vie  humaine  : 

le  tout  aiffaifonné  de  fentences  plei- 
55  nés  de  fens  &:  de  gravité.  >  Tant  il 
cft  vrai  que  les  hommes  fe  reffem- 
blent  par-tout ,  &:  que  par-tout  les 
Arts  d'imitation  fe  puifent  dans  la  mê- 
me fource ,  qui  eft  la  nature.  • 

III.  Le  hazard  Se  Bacchus  donne-  Epoque 


*  GfxciLASso  DE  LA  ViGA  primera  parte 
de  los  Commentarios  reaUs  ^  cjj. 


4,6      DISC.  SUR  L'ORÏGÎNE 

ne  da  le  ^^^^  \q^  prcmicres  idées  de  la  Tragé- 

Grecquè^clie  cn  Grèce.  Uhiftoriette  en  eft  af- 

cequ'ei-  fç2;  coiiiiue.  Baccliusqui  avoit  trouvé 

av'aru'    le  fecret  de  cultiver  la  vigne  ,  &  d'en 

Efcbyie.  ^jj-^j-  \q  yj^-^  ^   lenièigna  à  un  certain 

Icarius  dans  une  contrée  de    TAtti- 

que ,  qui  prit  depuis  le  nom  d'Icarie.  * 

Cet  homme  un  jour  rencontrant  un 

Bouc  qui  faifoit  du  dégât  dans  Tes 

vignes,  l'immola  à  fon  bienfaiteur  , 

autant  par  intérêt  que  par  reconnoif- 

fance.  Des  Payfans  témoins  de  ce  fa- 

crifice  fe  mirent  à  danier  autour  de 


*  33  Icarie  montagne  de  TAttique  habitée 
w  autrefois  par  des  peuples  qui  étoicnt  de  la 
«  tribu  EgeïJe.  Ils  furent  des  premiers  qui 
M  iacrifierent  un  Bouc  à  Bacchus  pour  avoir 
>3  ravagé  les  vignes,  &  ce  fut  chez  eux  qu'on 
«  inventa  l'ancienne  Comédie  ou  Tragédie. 
>3  SpON.  Voyage d Italie,  Cette  montagne  avoic 
w  une  vilie  de  ion  nom ,  qui  fut  le  lieu  de  la 
»  naiiTance  de  Thefpis  ancien  Poète  Grec.  Il 
j-  vivoit  vers  l'an  du  monde  5^30.  Comme  de 
M  fon  tems  la  Tragédie  ne  fe  jouoit  que  par 
M  une  troupe  de  mudciens  &  de  danfeurs  qui 
35  chantoient  des  hymnes  à  la  louange  de  Bac- 
jî  chus  5  Thefpis  pour  leur  donner  le  tems  de 
M  fe  repofer  introduifit  un  Aéteur ,  qui  réci- 
ii  toit  entre  deux  chants  de  ce  Chœur  un  dif- 
3î  cours  fur  quelque  fujet  approchant  de  celui 
«de  la  Tragédie,  &  ce  difcours  fuf appelle 
w  Epi/ode.  33^Th,  Corneille  ,  Di^.  Geo^, 


DE  LA  TRAGÉDIE.  47 
lu  vidime,  enchantant  les  louanges 
du  Dieu.  Ce  divertiflement  paflager 
devint  ufage  annuel  ,  puis  facrifice 
public,  enluite cérémonie  univerfelle, 
ôc  enfin  fpedacle  prophane.  Car  com- 
me tout  étoit  facré  dans  l'Antiquité 
payenne  ,  les  jeux  &  les  amufemens 
le  tournèrent  en  fêtes ,  &:  les  Temples 
à  leur  tour  fe  métamorphoferent  en 
Théâtres.  Mais  cela  n'arriva  que  par 
degrés.  Les  Grecs  venant  à  fe  polir 
tranfporterent  dans  leurs  villes  une 
fête  née  du  loiiir  de  la  campagne. 
Les  Poètes  les  plus  diil:ingués  fe  firent 
gloire  de  conipofer  des  hymnes  reli- 
gieufes  en  l'honneur  de  Bacchus ,  Se 
d'y  ajouter  tout  ce  que  la  mufique 
&:  la  danfe  pouvoient  y  répandre  d'a- 
grémens.  Ce  leur  fut  une  occaGon  de 
difputer  le  prix  de  la  poefie  ;  &"  ce 
prix ,  au  moins  à  la  campagne  ,  étoit 
un  Bouc  ou  un  Outre  de  vin  ,  par  al- 
luiion  au  nom  de  l'hymne  Bacchique, 
appellée  depuis  long-tems  Tragédie  , 
g' eft- à-dire ,  chanfon  du  Bouc  ou  des 
vendanges.  Ce  ne  fut  en  effet  rien 
autre  chofe  durant  un  long  efpace 
d'années.  On  perfedionna  de  plus  en  * 
plus  le  même  genre  ;  mais  on  ne  le 
changea  pas.  Il  fit  entr  autres  la  ré- 


4§  DISC.  SUR  L'ORIGiNE 
putation  de  plus  de  quinze  ou  feizc 
Poëces ,  prefque  tous  fuccefleurs  les 
uns  des  autres.  On  voit  afîez  que  ni 
dans  ces  hymnes ,  ni  dans  les  Chœurs 
qui  les  chantoient ,  on  ne  trouve  au- 
cune trace  de  la  véritable  Tragédie , 
à  en  pénétrer  Tidée  plutôt  que  le 
nom. 

Oa  peut  toutefois  conjeélurer  avec 
fondement  que  ces  Poefies  devinrent 
graves ,  touchantes  &:  paffionnées  , 
telles  à-  peu-prcs  que  l'hymne  des  Per- 
fans  qui  efl:  rapportée  par  "^  Chardin  , 
6^  qu'on  trouve  diftribuée  en  fept 
chants  compofés  en  l'honneur  de 
Mahomet  &  d'Ali ,  avec  des  penfées 
&  des  fentimens  qui  ont  quelque 
chofe  de  Tefprit  Tragique.  Un  f^Ç^* 
vant  à  qui  je  dois  bien  des  lumières 
fur  mon  Ouvrage  ,  porte  la  conjedure 
plus  loin  ,  ô^  je  lui  ai  fou  vent  oui 
dire  qu'il  croyoit  que  les-  premiers 
Chœurs  n  avoient  d'autre  fonds  que 
la  mort  de  Bacchus  ou  d'Ohris  tué 
par  Typhon  ,  ô^  qu'ils  avoient  com- 
mencé d'être  en  ufage  chez  les  Egyp- 
tiens ,  d'où  ils  étoient  paflfés  chez 

"*  Chardin,  première  Partie* 
-f  LeR^  F^re  TouRNEMiNE. 

les 


DE  LA  TRAGÉDIE.        49 

les  Grecs.  Mais  enfin  llins  nous  arrê- 
ter à  ces  détails ,  il  eil  confiant  que 
de  limples  Chœurs  fur  Eacchus  n  é- 
toient  pas  plus  des  Tragédies ,  cjue 
les  Poèmes  fécul aires  des  Romains. 

Auilî  les  Poeces  fe  laflerent-ils  à  la 
fin  de  CCS  éloges  bacchiques ,  qui  ap- 
paremment devcnoient  Froids  ,  com- 
me les  louanges  réitérées  îur  le  même 
fujet  ,  &  qui  d'ailleurs  tournoient 
plus  au  proht  des  Prêtres  de  Bacchus  , 
qu'aux  pîaihrs  des  fpeélateurs.  L'un 
de  ces  PoL'ces  .  ce  fut  Thefpis ,  eut  la 
hardîcife  d'y  changer  quelque  chofe , 
&  le  bonheur  de  réuiiir.  il  s'avifa 
d'interrompre  le  Chœur  par  des  ré- 
cits ,  fous  prétexte  de  le  délaffer.  Cet- 
te nouveauté  plut.  Mais  qu'étoit-ce 
que  ces  *  récits  ?  L'unique  Adeur 
qu'il  introduifoit,  jouoit-il  feul  une 
Tragédie?  il  eil  vifible  que  non.  Point 
de  Tragédie  fans  dialogue  ;  &z  point 
de  dialogue  fans  deux  interlocuteurs 
pour  le  moins.  Je  me  figure  que  Thef- 
pis fur  l'idée  d'Homère  ,  dont  on  ré- 
dtoit  les  livres  dans  la  Grèce  »  crut 
nue  des  traits  dhiiloire  ou  de  fable, 
loit  férieux  ,  foit  comiques ,  pour- 

*  Arist.  Poët,  c.  Xï. 

Tome  L  G 


50      DISC.  SUR  UORIGINE 

roient  amiifer  les  Grecs.  11  barbouil- 

loit   même  (es  Adeurs  de  lie ,  dit  * 

Horace  ,  ponr  les  rendre  plus  fènv 

blables  à  des  Satyres  -,  &  il  les  prome- 

noît  dans  des  chariots  ,  d'où  ils  di- 

foient  fouvent  des  paroles  piquantes 

conjec-aux  paflans.  Voilà  l'origine  des  Tra- 

î«  Tra''-'^  gédies  fatyriques  :  mais  il  y  avoit  quel- 

gédicsdegae  choie  de  plus  dans  les  Tragédies 

J"|"(^çj  lérieufes  j  dont  il  n'inventa  pourtant 

fuccef-   que  1  ébauche.    Il  y  a  lieu  de  croire 

^*'*"*     que  bien  qii'un  feul  Adru    parût  Se 

récitât ,  il  iuppofoit  une  a<ftion  rcclle, 

&•  qu'il  venoit  dans  les  intci  vaiîcs  da 

Chœur  en  rendre  compte  aux  Tpcda- 

teurs ,  foit  par  voye  de  narration ,  foit 

en  Jouant  le  rôîc  d'un  Héros  ,  puis 

d'un  autre,  (k  enruitc  a  un  troiiiéme. 

Je  fuppofc  par  exemple  que  Thcfpis 

ou  queiqu'autre  de  Tes  luccclTcuis  eût 

pris  pour lujet,  comme  Homéie 5  la 

colère  d'Achille.    Je  m'imagine  que 

fon  Adeur  repréfcntant  le  Prêtre  d'A 

pollon  ,  venoit  dire  que  vainement 

il  avoit  tâché  de  fléchir  Agamem.non 

par  des  prières  8r  des  pi élens  i  que 

ce  Roi  inflexible  s'étoi:  obftin:  à  ne 

lui  pas  rendre  fa  fille  Chryfcïde  j  que 

*  HoRAT.  An»  Voit,  V,  177. 


DE  LA  TRAGÉDIE.         51 

fur  cela  Chrysës  imploroit  le  fecours 
du  Dieu  pour  fe  venger.  Dans  un  fé- 
cond monologue  ,  le  même  Adeur  , 
ou  un  autre  ,  li  Ton  veut ,  faifoit  en- 
tendre qu  Apollon  avoit  vengé  Chry- 
sës 5  en  répandant  fur  le  camp  des 
Grecs  une  pefte  cruelle  qui  y  caufoit 
la  défolation.  Selon  les  apparences  , 
on  continuoit  de  même  jufqu'à  la 
iin  ;  &:  voilà  ce  qu'on  peut  imaginer 
de  plus  vraifemblable ,  en  ne  fuppo- 
fant  avec  Ariftote  qu'un  Aéleur.*  Mais 
après  tout  ,  ces  récits  d'une  adion 
qu'on  ne  voyoitpas ,  n'étoient  qu'une 
cfpjce  de  Pocme  Epique.  En  un  mot, 
il  n'y  a  point  encore  là  de  vraye  Tra- 
gédie. 

Il  peut  au  plus  y  en  avoir  un  léger 
crayon.  Car ,  outre  que  le  fujet  des 
récits  de  l'Aéteurétoitune  aélion  fui- 
vie  ,  l'acceffbire  l'emporta  peu-à-peu 
fur  le  principal.  Thefpis ,  Phrynicus  , 
Chérilus  &  tous  ceux  qui  compofe- 
rent  dans  le  goût  de  Thefpis  ,  ou- 
blièrent prefqu'entiérement  la  defti- 
nation  du  Chœur,  Sz  ne  parlèrent  plus 

*  Les  Repues  franches  ont  quelque  air  de 
î*ancienne  Tragédie  ou  Comcdie.  f^oye:^  les 
Oeuvras  de  Villon  ,  nouvellement  réimpri' 
mées  5  ï*aris  1713. 


51  DISC.  SUR  UORIGINE 
de  Bacchus.  De-là ,  die  Plutarque  *  , 
il  arriva  que  la  Ti  ugédie  fiu  détour- 
née de  fon  bue ,  &  paiTii  des  licnneurs 
rendus  à  Lacchus  à  aes  £ibles  &  à 
àïQs  reprélbn rations  paffionnées.  Les 
PréiTes  s'en  plaignirent ,  &  leurs  plain- 
tes fondèrent  un  proverbe.  •  Cela  eit 
«beau  3  difoit-cn.  Maison  n'y  voit 
^  rien  de  Bacchus.  -  L'embarras  eit 
de  fçavoir  comment  Theipis  imagina 
le  premier  cette  ombre  de  la  Ira- 
gédie  ,  fi  les  Chœurs  ne  lui  en  orit  pas 
donné  lieu.  La  nature  va  ordinaire- 
ment de  Tun  à  l'autre  dans  les  Arts , 
ainfi  que  dans  Tes  produdicns  ;  ôz  il 
arrive  prefque  toujours  que  l'idée  nou- 
velle  qui  lurvient  a  quelque  rapport 
avec  celle  qui  Ta  fait  na'itre.    11  eft 

*  M  Tout  oinfi  donc  comme  quand  Phry- 
»  Nicus  &  bscHYLUS  détournerenc  premie- 
33  rement  la  Tragé^'ie  (  qui  croie  a  dire  la 
M  ciianfon  du  Bouc  faite  à  l'honneur  de  Bac^ 
33  chus  ,  )  en  des  fables ,  ôc  à  émouvoir  des  af- 
M  feélions  pafïloi.néLo  j  on  commença  à  leur 
M  dire  ,  a  quel  propos  cc/a  ,  quand  il  eft  que  ion 
M  de  Bacchus  ?  aulTi  m'eft-il  venu  fouvenr  en 
»3  penfée  de  dire  à  ceux  qui  atrirenr  a  ua  feftin 
M  le  Sophifte  qu  ils  appellent  le  maÎLie  ^  mes 
»  amis  j  à  quel  propos  de  BucJuo  cela  ?  m 
Plutarque  trad.  d'AMYOx  au  i,  Liv,  des 
propos  de  table  ,  ijuçft.  i. 


DE  LA  TRAGEDIE.         53 

furprenant  que  ni  Ariftote^  ni  ceux 
qui  ont  traité  cette  matière  ,  ne  nous 
montrent  pas  avec  p. 'ciiion  les  di- 
vers changemens  que  reçut  la  Tra- 
gédie depuis  fa  naiiîance  juîqu'à  fa 
maturité  en  Grèce.  Il  ne  1  cil  pas 
moins  qu'ils  ne  nous  difent  poiiU  net- 
tement ,  excepté  *  Philoitrare  &  Quin- 
tilien  ,  une  chofe  qu'il  Biut  toute- 
fois nécefTairemeut  conclure  de  leurs 
écrits  ,  à  fçavoir,  c^u'Elchyle  fuc  le 
véritable  inventeur  de  la  Trag 'die 
proprement  dite.  Tous  en  efFet  s'ac- 
cordent à  dite  ,  qu'il  ioignit  ^m  fé- 
cond Adcur  à  celui  deThcfpis.  V^oilà 
des  interlocuteurs ,  voi'.\  le  dialogue, 
&■  par  conféquent  un  getme  de  'a 
Tragédie.  Avant  lui  riea  de  tout  cela. 
Ceft  donc  Efchyle  f  qui  en  eft  le  Pe-  icchyie 
fe.  Sophocle  &c  Euripide  coururent [^^''^^^^ 
après  lui  la  même  carrière  ;  &c  cngcdie. 


*  Philostr.  in  vîta  Apollonii  Tyan. 

Quint  IL.  inliit.  orat.  l  x. 

t  ■>'  Eschyle  fut  le  premier  qui  mie  deux 
S3  Auteurs  fur  la  Scène  j  car  il  n'y  en  a  voit 
3î  qu'un  avanr  lui.  33  Arist.  Poët.  c.  4.  «  Com- 
M  me  anciennement  dans  la  Tragédie  il  n'y 
3j  avoit  qu'un  Chœur  qui  jouoic  tout  feul  ,  que 
»THtsris  vint  enluite^  &:  inventa  un  per- 
aa  foniiage  pour  faire  repofer  ce  Chœur  qu'Es- 

C  iij 


54      DISC.  SUR  UORÏGINE 

moins  d'un  fi  .de  la  Tragjdie  Grec- 
que ,  qai  avoit  pris  forme  tout  d'un 
coup  entre  les  mains  d'Efchyle  ,  arri- 
va au  point  ou  les  Grecs  nous  l'ont 
laiiïëe.  Car  quoique  les  Poètes  dont 
je  viens  de  parler  euiïent  des  rivaux 
d'un  très-grand  mérite  ,  qui  même 
remportèrent  fouvent  fur  eux  dans 
les  jeux  publics ,  les  fjffages  des  con- 
temporains oc  de  la  pouériré  fe  font 
néanmoins  réunis  en  leur  faveur.   On 
les  reconnoit  pour  les  maîtres  de  la 
Scène  ancienne  j  Se  c'ell  uniquement 
fur  le  peu  de  pièces  qui  nous  refte 
d*eux  que   nous    pouvons  juger  du 
Théâtre  des  Grecs. 
Vraie       IV.  Ccll  daus  cc  poiut  de  maturité 
dTiT    qtie  je  vais  déformais  confidérer  Tart 
Tragé-   (je  la  Tragédie ,  pour  en  rechercher 
la  vraye  fource  dans  l'efprit  humain. 
Ceft  lans   contredit  Homère  *  ,  je 

M  CHYLE  ajouta  un  fécond  perfonnage  à  ce 
M  premier  ;  que  Sophocle  en  donna  un  troi- 
33  fiéme  ,  6c  qu'ils  achevèrent  ainii  de  donner 
S3  la  forme  à  la  Tragédie,  il  en  cft  arrivé  de 
53  même  à  la  Philofophie.  Il  n'y  eut  d'abord 
♦j  que  la  Phyiique,  Socrate  inventa  la  Mo- 
niale, &  Platon  y  ajouta  la  Dialectique, 
,  33  &  perfedionna  la  Philofophie  par  ce  moyen. 

33  DiOGEN.  LaeR. 

*  33  Homère  a  été  le  premier  qui  ait  don« 


DE  LA  TRAGÉDIE.  ^ 
veux  dire  le  Poenie  épique.  Car  , 
quand  même  *  Platon  <k  Ariitorc  ne 
le  diroient  pas  en  termes  équivalens, 
la  raifon  feule  nous  le  feroit  aifément 
appercevoir  en  confidéiant  le  rapport 
de  ces  deux  genres  de  Po ciie  ,  &z  la 
manière  dont  la  nature  agit  fi;r  les 
efprits  dans  l'invention  des  Arts.  En 
efFet  le  paflage  de  l'Epopée  à  In  l'ra- 
gédie  eiï  plus  naturel  que  celui  des 
Chœurs  fîmoles  de  Eacchus  à  l'in- 
vention deThcfpiSjd  cenjndant  cela 
même  n'ell  pas  dû  à  iicMiière. 

f  iElien  fait  mention  d'un  Peinjre 

»  né  comme  un  crayon  de  la  Comédie  ,  en 
M  changeant  en  plaiianteiies  les  iailleries  {^i- 
»  quantes  des  premier^  Poe  e^.  En  effet  fon 
»  Margitès  a  le  même  rapport  avec  la  Corné - 
&3  die  ,  que  Ton  Iliade  &  fon  Odyllee  ont  avec 
M  la  Tragédie.  «  Arist.  Fo'éc.  ck.  4.  irad.  de 
M.  Dacier. 

*  Platon  s'exprime  plus  nerrement  qu'A- 
msTOTE.  Car  il  dit  au  livre  8.  de  la  F.épub. 
//  efi  tems  d'examiner  la  Tragédie  ,  &  Homère 
qui  lui  a  donné  lieu. 

t  »  Ptolomée  Philopator ayant  bâri  un  Tem- 
*>  pie  en  l'honneur  d'Homère,  l'y  plaça  fur  un 
»  thrône  environné  des  villes  qui  Te  diTpu- 
»y  toient  l'honneur  de  lui  avoir  donné  la  naif- 
aa  fance.  Le  Peintre  Galaton  peignit  ce  Poëte 
»3  avec  une  fource  qui  iailliflfoit  de  fa  bouche, 
39  &  où  les  autres  Poeres  alloient  puifer.  » 
JbLii.li.  var.  kiji,  l.  î^.  c.  ii. 

CIt 


5  5      DISC.  SUR  UORÎGINE 

qui  s'avifa  de  reprcienter  ce  Prince 
des  Poites  ,  de  même  à -peu -prés 
qu'Horace  nous  peint  le  génie  de 
Pindare.  De  la  bouche  d'Homère  for- 
toit  une  fource  féconde  qui  fe  parta- 
geoit  en  ditférens  ruifleaux  ,  où  Ton 
voyoit  puifer  avec  cmpreffement une 
troupe  de  Poeces ,  comaie  li  c'eût  été 
pour  eux  la  fontaine  de  Cailalie.  Ce 
n'etl:  point  ici  une  flatterie  pittoref- 
que  en  faveur  d'Homère.  C'eit  une 
juftice  que  lui  rendoit  Efchyle  lui- 
mcme ,  qui  avoit  coutume  de  dire 
que  Ces  Pièces  n'étoient  que  des  re- 
liefs des  feilins  étalés  dans  l'Iliade  &C 
rOdilTée. 

Pour  développer  avec  netteté  la 
fuite  des  raifonnemens  d'Efchyle  ôc 
de  lès  contemporains  dans  l'art  Tra- 
gique 5  voyons   comment  *  Homère 

*  Dans  le  raifonnemenr  que  je  fais  faire  ici 
à  Homère  ,  ]t  ne  préten  is  pas  qae  feul  &  tout 
d'un  coup  il  ait  inventé  l'ait  Epique.  J'entends 
par  Homère  ,  refpiir  humain  aidé  des  décou- 
vertes précédentes  :  je  fçai  qu'HoMERE  n'a  été 
ni  le  premier  Poète,  ni  peut-être  le  premier 
Poète  Epique;  &  je  me  rends  volontiers  à  la 
judicieufe  réflexion  du  PereSANADON,  Note 
%%.  fur  l'Epitre  VU.  û^'HoRACe,  p.  4^^  5.  édit. 
de  Paris  en  1718. 

On  eft  perfuadé  que  les  Grecs  attrapperent 


DE  LA  TRAGÉDIE.  57 
a  dû  raifonncr  par  rapport  au  genre 
Epic^Lie.  Le  voici. 

V.  Rien  ne  fait  plus  de  plaifir  aux    Art  ^ 
hommes,  naturellement  imitateurs, jgj^^"^^' 
qu'une  belle  imitation  de  la  nature. 
L'art  de  peindre  eil:  trop  borné  pour 
produire  une  latisfadion  égale  à  celle 

tout  d'un  coup  la  perfedion  de  la  Poëfie  ^  Se 
que  leurs  picmiers  cflais  furent  des  chefs-d'œu- 
vre. Au  moins  c'eft  le  fenriment  de  M.  D  a- 
c  I  E  R.  J'ofj  cependant  dire  c]ue  rien  n'eft 
moins  aifuré  que  cette  idée.  Si  cela  étoit ,  ce 
feroit  un  des  grands  pro  liges  qu'on  puiiTe  ima- 
giner. Tel  eft  1-  génie  de  Thomme  qu'il  tâton- 
ne long-teras  avant  que  de  bien  rencontrer^ 
&  qu'il  ne  parvient  à  avoir  les  véritables  idées 
du  bon  5c  du  beau  ,  qu'après  avoir  paiîé  fuc- 
ceffivement  par  bien  .i'es  erreurs.  Avant  Ho- 
mère la  Grèce  avoit  porte  un  Orphée  ,  un 
MusBE  5  un  LiNUs  ,  Se  pluaeurs  nurres  Poètes 
célèbres  dont  les  Aucenrs  font  mc^ntion  ^  fans 
parier  de  ceux  dont  le  nom  s'eO:  perdu  avec 
les  Ouvrages.  Homère  même  n'étoit  pas  le 
premier  qui  eût  entrepris  de  chanter  la  guerre 
deTroye,  &  employé  la  Mythologie  dan'  fes 
Poèmes.  Mais  c'eil  le  plus  ancien  des  Poètes 
Grecs  qui  ont  furvécu  aux  iijaies  des  tems  5  & 
il  n'ell:  le  pKs  ancien  que  parce  qu'il  avoic 
apparenmient  mieux  réuffi  que  ceux  qui  l'a- 
voient  précédé  ,  &  qu'il  r-  -'cvit  dsns  un  fié- 
cle  où  fa  langue  avoit  attCiuc  fa  plus  grande 
pureté. 

On  verra  dans  la  fuite   que    c'eO:  là   ma 
penfée, 

C  V 


58  DISC.  SUR  rORÎGîNE 
de  la  Poefie.  Seule ,  elle  faifit  ce  qu'il 
y  a  de  plus  délicat  dans  les  lenti- 
meiis,  &c  de  plus  vif  dans  les  penfées. 
Elle  feule  entre  jufques  dans  les  en- 
trailles 5  èc  va  frapper  sûrement  les 
reflbrts  les  plus  cachés  du  cœur.  Elle 
unit  les  charmes  de  la  peinture  Se  de 
la  mufique  ;  mais  elle  en  a  d'ineffables 
qu'elle  n'emprunte  point  d'ailleurs , 
êc  qui  ne  lont  connus  que  d'elle.  La 
vérité  nue  ne  fe  fait  guère  goûter. 
C'eft  à  la  Poefie  dinftruire  les  hom- 
mes en  les  divertifïant.  L'hiftoire  eft 
agréable  &c  utile.  Mais  la  Poefie  en 
fixant  l'hiftoire  lui  donne  un  point 
de  vue  plus  attrayant  ,  c'eft-à-dire , 
qu'en  retranchant  ce  que  l'hiftoire 
peut  avoir  d'irrégulier,  &:  en  y  ajou- 
tant des.traits  plus  hardis ,  elle  la  rend 
capable  de  produire  encore  de  plus 
grands  efforts  pour  rinftruélion  &C 
pour  le  plaifir.  Si  donc  j'ai  deifein 
d'amufer  ma  nation  par  un  Poème  , 
je  dois  en  chercher  le  fondement  dans 
l'hiftoire  du  pays ,  &  l'orner  de  tou- 
tes les  richeffes  de  la  Poëlie.  La  co- 
lère d'Achille  fi  funefte  aux  Grecs , 
eft  un  morceau  très-propre  à  l'info 
truire  Se  à  lui  plaire.  Car  pour  at«- 
teindre  à  ce  but ,  il  faut  ua  intcrêt  j 


DE  LA  TRAGÉDIE.  59 
&c  rien  ne  nous  intcrefîe  plus  que  ce 
qui  nous  touche.  De  plus  il  me  faut 
borner  à  une  feule  adion  ,  dont  le 
commencement  5  le  progrés  &"  la  fin, 
ayent  une  étendue,  non  pas  énorme, 
elle  dégoûteroit ,  mais  aifez  confidé- 
rable  pour  fatisfaire  la  curiofité  des 
leéleurs.  Ceftun  tableau  que  je  dois 
tracer.  Je  dois  donc  régler  l'ordon- 
nance &z  les  proportions,  foitdu  tout, 
foit  des  parties ,  fur  la  portée  des 
yeux  ;  &  pour  ne  les  pas  fatiguer  ,  lui 
Gonner  ces  rapports  fins  &"  jufles 
que  la  nature  met  avec  tant  de  foin 
dans  toutes  fes  productions.  Le  Poète 
eft  le  Peintre  de  la  nature.  Or ,  je 
trouve  dans  le  courroux  a  Achille  un 
fujet  grand,  un  fujet  iimple  ,  un  fu- 
jet  intéreilant ,  &  dont  le  but  ,  fi  le 
Poème  eil:  bien  ordonné  ,  eft  de  faire 
voir  aux  Iccleurs,  en  les  réjouiflant , 
que  la  divifion  entre  les  Chefs  eft 
toujours  nuîiïble  à  l'Etat.  Ce  ne  fera 
pas  la  feule  leçon  qu'on  y  trouvera 
jpour  les  mœurs.  Comme  il  faut  tou- 
jours attacher  ceux  qui  lifent ,  par  les 
chofes  qui  ont  le  plus  de  iiaifon  avec 
leurs  idées ,  je  fémerai  tout  l'ouvrage 
de  traits  de  morale ,  de  Phiiofophie , 
èc  de  vertu  ,  qui  font  les  idées  les 

C  vj 


6o       DÎSC.  SUR  rORIGINE 
pins  reçues  parmi  les  hommes  ^  même 
vicieux. 

Mais  pour  tracer  le  defîeiii  de  tout 
l'ouvrage  ,  j'obierverai  d'abord  que 
l'adion  foit  vraifembiable  dans  la 
conduite,  comme  elle  eftvraye  pour 
le  fonds.  La  vraiiëmblance  de  la  fa- 
ble qui  féduit ,  jointe  à  la  réalité  de 
rhiftoire  qui  perfuade ,  fait  une  dou- 
ble impreilîon  ;  &■  les  menfonges  in- 
génieux ont  alors  tout  le  poids  de  la 
vérité  avec  tous  les  agrémens  de  Ter- 
reur ,  pour  tromper  les  hommes  à 
leur  profit.  A  cette  vraiiëmblance,  qui 
doit  régner  par-  tout ,  je  joindrai  l'u- 
nité qui  en  fait  partie.  Car  fi  je  mêlois^ 
enfemble  pluiieurs  aélions  indépen- 
dantes ,  ce  ne  feroit  plus  un  tableau  ; 
ce  feroient  pluheurs  peintures  qui  ne 
feroient  pas  un  beau  tout.  Ainii  je 
m  en  tiendrai  à  une  adion  ufîique  6c 
dominante  ,  de  forte  que  celles  qui 
s'y  joindront  par  néceitité  ,■  y  paroî- 
tront  tellement  liées  qu'on  ne  pourra 
les  en  féparer  (ans  défigU'-er  l'ouvra-^ 
ge ,  comme  on  ne  peut  rien  ôter  du 
corps  humain  ,  fans  en  gâter  l'œcono- 
mie  &■  les  proportions.  Par -là  ,  mon 
aélîon  principale  fera  une,  entière  & 
parfaite.  Sa  durée  dépendra  non-feu- 


DE  LA  TRAGEDIE,        6i 

Icment  du  nombre  de  Tes  événemens , 
conformément  à  Li  vraifemblance  , 
mais  encore  de  la  portée  des  leéleurs , 
qui  doivent  être  en  fituation  de  voir 
d'un  coup  dœil  &:  lans  fatigue  les 
bornes  &  le  fonds  de  Taélion.  Telle 
eft  la  règle  du  tems  que  prefcrit  la 
raifon  au  Pocte ,  bien  diiférent  en  ce- 
ci de  THiftorien  ou  de  TAnnalifte  , 
dont  le  devoir  eft  de  papcourir  tout 
l'efpace  des  années  que  fa  matière 
lui  fournit  ;  tandis  que  le  Poète  ,  maî- 
tre de  la  iienne  &  de  fon  étendue , 
eft  obligé  de  mefurer  Tune  par  rap- 
port à  l'autre ,  &"  de  f  e  renfermer  dans 
àcs  limites  5  qui  ne  foient  ni  trop 
étroites  ,  ni  trop  reculées.  Ceft  au 
goût  feul  à  en  décider.  L'hiftoire  eft 
un  pays  immenfe  ,  &  l'Epopée  un 
payfage.  L'Hiil:orien  fait  voyager  fes 
lecteurs  ;  le  Poète  les  promené. 

Je  ne  peindrai  donc  pas  mon  hé- 
ros dans  toute  fon  étendue  ,  pour  en 
décrire  Amplement  les  exploits.  Ce 
feroit  être  hiftorien  ou  verfîfîcateur. 
Je  me  bornerai  à  fon  courroux  con- 
tre Agamemnon  à  Toccafion  de  Bri- 
feïde  enlevée.  Je  me  garderai  même 
de  reprendre  cet  événement  de  trop 
haut.  Mais ,  je  commencerai  ,  pour 


Cj.      DISC.  SUR  rORïGINE 

ainfidire,  au  pied  du  mur ,  &  j'expo- 
ferai  tout  d'un  coup  la  difpute  de  ces 
deux  Princes  dans  le  camp ,  fans  m'ar- 
rêter  à  décrire  la  guerre  de  Troye  , 
qui  trouvçra  ia  place  dans  la  fuite  , 
pour  paroître  avec  plus  d'éclat.  Cette 
querelle  fera  la  première  partie  du 
Pociipie ,  &■  l'ouverture  des  événemens 
qui  doivent  fuivre.  La  féconde  con- 
fiilera  dans  les  combats  des  Grecs  & 
àz^  Troyens  en  l'abfence  d'Achille 
irrité.  Ce  fera  l'intrigue.  Jupiter  dans 
fa  balance  pcfera  les  forts  des  deux 
nations.  11  entretiendra  ou  rompra 
l'équilibre  faivant  les  décrets  du  Def- 
tin  ;,  &■  le  manège  des  Dieux  ,  ou  pro- 
pices ou  contraires.  Les  Grecs  quel- 
quefois vainqueurs ,  mais  plus  fou- 
vent  vaincus ,  fentiront  enfin  le  be- 
foin  extrême  qu'ils  auront  d'Achille, 
îl  fera  i'nexorable,  &"  leur  refuferafoii/ 
fecours  jufqu'à  ce  que  fon  ami  Patro- 
cîe ,  tué  par  Heélor  ,  l'anime  à  la  ven- 
geance, ôc  lui  fafle  donner  au  ref- 
ientim.ent  ce  qu'il  ne  vouloir  pas  ac- 
corder à  l'équité,  11  fe  déterminera 
à  combattre  contre  Hedor ,  &  il  le 
tuera.  Voilà  le  dénouement  &  la  fin 
de  l'adion. 

Je  dis  que  dans  l'intrigue  ôj  le  fonds 


DE  LA  TRAGÉDIE.        6^ 

de  mon  Poemc  j'emploierai  des  peu- 
ples ,  des  chefs ,  &c  des  Dieux  oppofés. 
Ceil  qu'on  remue  les  hommes  par 
l'image  des  paffions ,  &:  qu'on  les  ré- 
veille par  des  objets  merveilleux.  Le 
cœur  humain  qui  n'a  d'autre  guide 
que  l'amour-propre ,  aime  à  le  trou- 
ver en  tout ,  Ik  par  confcquent  à  voir 
agir  dans  autrui  la  douleur ,  la  joie , 
la  crainte,  la  haine  ,  ou  l'amour  dont 
il  fe  fent  agité  lui-même.  Naturelle- 
ment vain  ^  inquiet ,  curieux  de  l'ave- 
nir ^  &:  amateur  de  l'extraordinaire,  il 
cherche  à  fe  repaître  d'idées  confor- 
mes à  Tes  dehrs.  Il  lui  faut  donc  des 
prodiges  feints  &  des  paffions  fein- 
tes ,  mais  qui  ayent  l'air  de  la  vérité. 
Ce  qui  lui  paroît  incroyable  ou  mon- 
ilrueux  le  choque.  Je  fatisferai  ces 
deux  goûts  en  animant  toute  la  natu- 
re ,  en  donnant  du  mouvement  &  de 
la  vie  aux  chofes  même  inanimées , 
6c  en  paffionnant  les  hommes  &  les 
Dieux.  Mes  Divinités  ,  mes  Rois  6c 
leurs  peuples  agiront  ôc  parleront  fui- 
vant  les  idées  reçues.  Car  ,  il  n'eft 
pas  queftion  d'examiner  fi  le  fyftéme 
de  la  fable  8c  de  la  morale  eft  bon 
ou  mauvais  en  foi.  Il  eft  reçu ,  cela 
fuffit ,  6c  fi  l'on  veut  être  goûté  ,  on 


6^  DISC.  SUR  rORïGINE 
doit  peindre  les  objets  tels  que  la  na- 
ture d:  l'éducation  nous  les  offrent. 
Grand  principe  qui  doit  me  jullifier 
aux  yeux  de  la  poilérirc  la  plus  recu- 
lée ,  fi  elle  daigne  fe  rappeller  cpe  [qs 
mœurs  du  fiécle  où  j'écris  auront  été 
bien  diffirentes  àcs  fiennes.  Quand 
aux  caracieres ,  je  les  diverufierai  fé- 
lon lues  Acleurs ,  mais  je  fçaurai  les 
marquer  fi  bien  dans  chacun  ,  &"  \qs 
fou  tenir  jufqu'au  bout  avec  tant  de 
force  ,  malgré  les  diverfes  fitua- 
tions ,  qu'on  ne  m'accufera  pas  d'avoir 
manqué  la  nature ,  ou  de  m'en  être 
écarté. 

C'eft  fur  ce  pian  fans  doute  qu'Ho- 
mère conçut  &"  forma  cette  Iliade  , 
qui  fait  l'entretien  de  tous  les  ficelés  i 
ou  fi  la  méchanique  de  l'art  qu'il  in- 
venta ne  lui  vint  pas  tout-à-coup  à 
l'efprit  5  telle  à-peu-prés  que  je  l'ai 
expofée ,  elle  y  entra  du  moins  fuc- 
ceffivement  &"  en  détail  ,  à  mefure 
qu'il  mcditoit  ce  grand  ouvrage  ,  d'où 
Ton  a  enfuite  puifé  toutes  les  régies 
de  l'art  Epique.  Ce  n'en  eft  là  que  le 
méchanifme  ,  ainfi  que  je  l'ai  dit.  Car 
je  ne  parle  point  des  réflexions  ou 
développées,  ou  p/efquc  impercepti- 
bles qu'Homère  a  dû  faire  fur  la  ma- 


DE  LA  TRAGÉDIE.        G^ 

niere  d'exécuter  fon  plan,  quand  il 
a  été  quertion  de  le  mettre  en  œu- 
vre ,  fur  la  rapidité  ,  par  exemple  ,  la 
continuité  &:  Tordre  de  fa  narration  ; 
fur  la  différence  &  le  mélange  heu- 
reux des  récits  avec  les  difcours  ;  fur 
le  feu  que  ceux-ci  répandent  dans  un 
Poëme ,  &:  le  charme  qui  fe  trouve 
dans  les  liaifons  infenfibles  de  ceux- 
là;  fur  la  pompe  ou  la  naïveté  àç^s 
deicriptions^-,  fur  le  plaifir  attachant 
à^s  images,  tantôt  nobles  6n:  magni- 
fiques ,  tantôt  riantes  6^  légères ,  quel- 
quefois (ombres  &-  terribles  \  fur  le 
palfage  du  grave  au  doux  ,  du  fubli- 
nie  au  délicat ,  du  tendre  à  l'héroï- 
que ,  du  gracieux  à  je  ne  fçai  quoi  de 
fort,  d'auitére  &:  de  fierj  fur  la  ri- 
cheffe ,  la  variété  ,  &:  la  propriété  àjts 
comparaifons  ;  fur  l'application  {ç,ï\- 
fée  des  beaux  traits  de  morale  &■  à(t% 
fentences  placées  à  propos  ;  enfin  fur 
l'harmonie  des  vers ,  l'enchantement 
des  tours ,  &  le  génie  de  l'expreûion 
convenable  à  la  dignité  du  Poëme, 
6^  fufceptible  de  toutes  fortes  de  for- 
mes fans  fe  dégrader. 

Il  ne  s'agit  point  ici  de  critiquer 
GU  de  juftifier  Homère  contre  les  cri- 
tiques ,  &  il  me  fuffit  d'avoir  tracé 


66  DISC.  SUR  UORÎGÎNE 
rapidement  fes  principales  démar- 
ches 5  pour  en  faire  la  comparaifon 
avec  celles  des  Poètes  Tragiques  ,  &: 
pour  développer  la  penfée  d'Arifto- 
te  ,  qui  fait  entendre  que  la  Tragédie 
doit  la  naiiïance  à  Flliade  &"  a  FO- 
dyflee ,  comme  la  Comédie  doit  la 
fienne  au  *  Margités.  Car  de  penfer 
que  les  Anciens  ayent  travaillé  à  Fa- 
venture  ,  6c  réuiîî  par  hazard  ,  c'efl:  fe 
perfuader  qu'un  tableau  dont  on  ad- 
mire le  deifein ,  l'ordonnance  &:  le 
coloris ,  s'eil  fait  à  l'aveugle  &  fans 
réflexion.  Le  feul  doute  raifonnable 
eft  de  fe  demander  fi  Homère  lui- 
même  n'a  point  eu  de  modèles  ,  puif- 
gu  il  eil  auffi  ridicule  de  croire  avec 
les  adorateurs ,  qu'il  eft  inventeur  de 
tout  Art  littéraire  &■  inimitable ,  fans 
avoir  imité  perfonne  ,  que  de  s'ima- 
giner avec  d'autres  qu'il  n'a  rien  fait 
de  fort  extraordinaire ,  &:  que  le  ca- 
price (eul  lui  a  fervi  de  guide.  La 
fiacceiîion  naturelle  des  idées  qui  naif- 
feat  les  unes  des  autres ,  &  le  pro- 
cédé ordinaire  de  la  nature  en  toutes 
chofes ,  porte  à  croire  qu'Homère  a 

*  Poëme  d'HoMERE,  où  il  peignoit  Mar- 
gités comme  un  homme  qui  ne  fçavoic  rien 
faire ,  &  n'étoic  bon  à  rien. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  Cy 
pu  recevoir  de  k%  prédécefTeurs  les 
Icmenccs  de  TÀrt  qu'il  a  porte  à  un 
fi  haut  point ,  &:  que  les  trois  degrés 
de  la  Tra^^cdic  defquels  j'ai  parlé , 
ont  pris  quelque  choie  dehiijulqu'à 
Efchyle  ,  qui  par  une  étude  plus  pro- 
fonde en  tira  enfin  l'idée  nette  & 
prccife  de  l'iirt Tragique.  Voici  donc 
co arment  ce  Pacte  a  dû  raifonner  à 
Ion  tot.r. 

Vl.  Lire  &  voir  une  aélion  fontArta'Ef- 
deux  choies  fort  diilcrcnies.  Un  Ac-^  ^''* 
teur  touche  plus  les  hommes  qu'une 
fimplc  Icdurc.  D'où  vient  ce:a  ?  c'eft 
que  l'imitation  cft  plus  parFaite.    Il 
parle  en  mcme-tcms  aux  yeux  &:  à 
rclprit.  Thcibis  a  donc  <'-té  heureux 
d'imaginer  un  Adeur  qui  récitât  des 
hiitoires  ou  àç^^  fables  propres  à  émou- 
voir les  auditeurs.    Mais  l'imitation 
feroit,  ce  femble ,  plus  intércflante 
encore  ,  fi  de  même  qu'Homère  fait 
parler  Achille  &   Agamemnon ,  je 
produifois  deux  Adeurs  fur  la  Scène. 
Ce  ne  feroit  plus  une  imitation  fim- 
ple.  Ce  feroit  en  quelque  forte  une 
aélion  véritable.  Du  moins  les  fpec- 
tateurs    plus  agréablement  trompés 
verroient  en  effet ,  ce  qu'ils  ne  font 
qu'entendre  &:  fuppofer  3  quand  un 


6S  DISC.  SUR  UORÎGINE 
ieiil  &:  même  Adeiir  fait  l'un  après 
Fautre  ïe  double  rôle  d'Agamemnon 
6c  d'Achille.  Les  yeux  &  Tefprit  fé- 
duits  par  cette  peinture  fi  approchan- 
te de  la  vérité  ,  oublieroient  plus  aifé- 
ment  que  c'eft  une  peinture.  Us  croi- 
roient  voir  la  choie  même. 

Dans  ce  raifonnement  (î  naturel , 
qui  certainement  a  éclairé  linven- 
teur  5  (quel  quil  foit,  )  du  dialogue 
Théâtral ,  on  voit  luire  le  premier 
rayon  de  la  Tragédie.  Mais  il  en  dut 
coûter  à  Efchyle^bien  d'autres  réfle- 
xions pour  former  tout  cet  édifice  lu- 
mineux dont  il  tranfmittant  de  modè- 
les à  Tes  contemporains.  Il  obferva  d'a- 
bord que  riliade  d'Hom.ére  n'étant 
qu'une  vérité  morale  revêtue  d'une 
fable  pour  amufer  utilement  le  lec- 
teur 5  il  pouvoit  plaire  de  même  à  des 
fpeélateurs ,  par  une  compofition  arti- 
ûcieiiic  d'événemens  qui  renfermaf- 
fent  quelque  inflruélion  ,  &  dont  l'ef- 
prit  put  tirer  une  morahté.  Mais 
comme  ce  font  deux  chofes  bien  dif- 
férentes, d'être  témoin  &  de  lire ,  il  vit 
bien  que  fon  ouvrage  devoir  avoir  la 
même  différence  avec  celui  d'Homère, 
qu'un  fpedacle  avec  une  fimple  ledu- 
le  j  l'Iliade  ne  pouvoit  produire  fon 


DE  LA  TRAGÉDIE.  6^ 
effet  qu'à  diverfes  reprifes.  On  inter- 
rompt &:  on  reprend  une  ledlure  à  Ton 
gré.  11  n'en  eil:  pas  ainli  d'un  fpeéla-- 
cle.  Le  bon  fens  veut  qu'on  le  voye 
de  fuite  ,  &  qu'il  ait  fon  effet  dans  un 
tems  affez  court.  Les  repréfentations 
Chinoifes  dont  j'ai  parlé ,  &  celles 
du  Pajiorfido  faites  en  plufieurs  jours , 
ne  jirouvent  rien  autre  chofe  que  l'a- 
bus du  bon  fens  ,  qui  s'endort  quel- 
quefois chez  les  plus  fages  nations. 
La  fureur  commune  d'une  fête  conti- 
nuée peut  feule  juftifier  une  paieille 
folie.  Efchyle  donc  devoit  fenfément 
fe  borner  à  un  ouvrage  plus  court ,  & 
par  conféquent  plus  animé.  Car  un 
lentiment  qui  ne  fait  que  pailer  doit 
être  plus  vif  pour  plaire,  qu'une  con- 
tinuité de  fcntimens  dont  le  terme 
e(l  plus  éloigna.  Aufïî  les  paiïîons 
principales  que  touche  Loméie  font- 
elles  conformes  à  la  durée  ae  fon 
Poème  &  à  la  nature  de  l'homme  cor- 
fiideré  comme  leéleur.  Ccft  la  joie , 
la  curiofité  ,  &  l'admiraiion  ,  paflîons 
douces  qui  peuvent  at  acher  Icng- 
tems  le  cœur  fans  le  far'guer  ,  au  lieu 
que  la  terreur,rindic^riation,  la  haine , 
la  compaffion  ,  &  quantité  d'au.res 
dont  la  vivacité  peut  épuifer  l'ame  , 


70  DISC.  SUR  UORÎGÎNE 
ne  font  traitées  dans  T Iliade  qu'en 
paflant,  &c  toujours  avec  fubordina- 
tion  aux  paflîons  modère  es  qu  on  y 
voit  régn  erMais  dans  un  fpedacle 
qui  doit  peu  durer ,  les  paffions  vives 
peuvent  jouer  leur  jeu  ,  d^  de  fubal- 
ternes  qu'elles  font  dans  le  Poëme 
Epique  devenir  dominantes  dans  la 
Tragédie  fans  lafler  le  fpeclateur ,  que 
des  mouvemens  trop  lents  neteroient 
qu'endormir.  Ce  raifonnementaureC- 
te  eft  fondé  fur  îa  nature  des  paf- 
fions mêmes.  Un  homme  ne  peut  ibu- 
tenir  long-tems  une  violente  agita- 
tion. La  colère  a  fes  emportemens , 
îa  vengeance  a  fes  fureurs  j  mais  leurs 
derniers  éclats  font  de  peu  de  durée. 
Si  ces  mouvemens  réfident  pliifieurs 
années  dans  un  cœur,  ce  n'eft  que 
comme  un  feu  aflbupi  fous  la  cendre. 
Leur  flamme  caufe  un  incendie  trop 
grand  pour  être  durable.  Dcfir  ,  ef- 
froi 5  pitié  ,  amour ,  haine  même  ,  tout 
cela  porté  aux  derniers  excès  s'épuife 
bien-tôt.  La  violence  d'une  tempête 
eft  un  préfage  de  fa  fin.  Les  paffions 
vives  &■  courtes  font  donc  les  vrais 
mobiles  propres  à  animer  le  Théâtre. 
Car  fi  ce  que  je  viens  de  dire  eft  vrai 
dans  la  nature ,  le  fpedacle  qui  en  eft 


DE  LA  TRAGÉDIE.  71 
une  imitation  ,  doit  s'y  conformer , 
d'autant  plus  que  les  pallions ,  fullcnt- 
elles  f-eintesjle  communiquent  d'hom- 
me à  homme  d'une  manière  plus  ibu- 
daine  que  la  flamme  d'une  maifoii 
embralce  ,  ne  s'attache  aux  édifices 
voiiins.  Ne  fentons-nous  pas  nos  en- 
trailles s'cmouvoir  à  la  vue  d'un  mal- 
heureux 5  qui  avec  des  cris  pitoyables 
nous  expole  une  extrême  mifere  ?  La 
crainte  ne  pénétre- t-eile  pas  jufques 
dans  la  moelle  des  os ,  quand  on  voie 
une  ville  livrée  à  l'ennemi  ,  des  vi- 
fages  pâles  5  des  femmes  tremblantes, 
des  foldats  furieux  ,  &r  tout  l'appareil 
d'une  prochaine  défolation?  Que  fe- 
roit  ce  fi  ion  voyoit  les  traits  de  la 
rage  &■  du  défefpoir ,  que  la  nature 
grave  elle  -  même  fur  le  front  d'un 
homme  ou  d'un  peuple  deftiné  à  pé- 
rir fans  reifource  ?  à"  quels  effets  ne 
produit  point  une  terreur  même  pa- 
nique ?  Une  paffion  bien  imitée  trouve 
•auilî  aifément  entrée  dans  le  cœur 
humain ,  parce  qu'elle  va  trouver  les 
mêmes  reflbrts  pour  les  ébranler ,  avec 
cette  différence  remarquable  ,  qui  a 
fans  doute  frappé  Efchyie  :  c'eit  que 
les  paffîons  feintes  nous  procurent 
un  plaifir  pur ,  au  lieu  que  les  pafiions 


72  DISC.  SUR  L'ORIGiNE 
véritables  ne  nous  donnent  qu'une 
fatisfadion  légère  3^  noyée  dans  une 
grande  amertume.  Ceft  une  lutte  de 
la  joie  &■  de  la  douleur.  Mais  la  dou- 
leur l'emporte  toujours.  La  nature  , 
pour  dédommager  Thomme  de  ce 
qu'il  fcufPre  ,  8z  pour  le  loulager  de 
ion  poids  ,  lui  Fournit  des  lentimens 
conformes  à  fa  fituarion.  Mais  ces  tonr 
timens,  quoique  mêlés  de  douceur, 
ne  guériiient  pas  la  plaie  du  cœur 
ulcéré.  Ils  ne  font  même  que  l'aigrir  ; 
ôc  cependant  on  les  aime  comme  un 
remède  au  mal  qu'on  relient.  De-là 
vient  que  rien  n  e(t  moins  naturel 
que  de  prétendre  tirer  de  la  triitelie 
une  perfonne  affligée  ,  en  l'exhortant 
Amplement  à  ne  le  point  affliger.  Son 
chagrin  lui  plaît.  CqL\  la  reflburce 
que  l'Auteur  de  la  nature  lui  a  mé- 
nagée dans  Fadvcriité;  ck  li  vous  n'en 
ôtez  la  caufe ,  vous  avez  tort  de  vou- 
loir lui  en  ôter  l'effet  le  plus  doux  , 
àfcavoii  le  piaifir  fecret  qu'elle  trou- 
ve'dans  fon  affliélion.  Mais  s'il  ell 
vrai  que  les  pafïions,  même  les  plus 
affrcufcs  ,  ayent  un  (entiment  mêlé 
d'amertume  6c  de  douceur»  iln'edpas 
moins  conllant  que  ces  paillons ,  naï- 
vement imitées ,  ne  portent  dans  l'a- 
ine 


DE  LA  TRAGÉDIE.        7? 

meque  de  la  douleur  fans  amertume. 
Uu  monlire  horrible  nous  feroit  fc- 
cher  de  frayeur.  Un  miférable  que 
nous  ne  pourrions  foulager  nous  de- 
chireroit  les  entrailles.  Mais  ce  monl- 
tre  6c  ce  malheureux  en  peinture , 
l'un  fût-il  plus  effrayant  que  THydre 
de  Lerne  ,  &c  l'autre  plus  à  plaindre 
que  Bélifaire ,  nefçauroient  manquer 
de  faire  un  plaifir  très-grand  au  (pec- 
tateur ,  s'ils  font  tracés  par  une  main 
habile  ;  de  voilà  pourquoi  Boileau  a 
fi  bien  dit  après  Ariftote  : 

*  Il  n  eft  point  de  fcrpcnt  ni  de  monftrc  odîcur 
Qui  par  l'arc  imité  ne  pui/Te  plaire  aux  yeux. 
D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable 
Du  plus  affreux  objet  fait  un  objet  aimable, 
Ainû  pour  nous   charmer  la  Tragédie   ca 

pleurs 
D'O^'dipe  tout  fanglant  fit  parler  les  dou- 
leurs , 
D'Orefte  parricide  exprima  les  allarmes. 
Et  pour  nous  divertir  nous  arracha  des  lar- 
mes. 

Lucrèce  avoitdit  de  même  en  Poè- 
te Philo  (ophe ,  t  "  q^'i^  ^^'^^^  rien  de 

*DEsrRF.AUX,  Art.  Voèt.  chant.  5.  , 

•f  Suave  mari  magno  turbantibus  AquoraventU 
Tome  L  D 


74  DISC.  SUR  UORÎGINE 
w  plus  agréable  que  de  confidérer  du 
"  port  une  mer  agitée  ,  &c  des  vaif- 
w  féaux  luttans  contre  une  violente 
"  tempête  -,  non  qu'on  prenne  plailir 
»^  à  voir  autrui  dans  la  peine  ,  mais 
»'  parce  qu'en  eiFet  il  nous  eft  doux 
»  de  voir  des  maux  qui  nous  font 
»  étrangers  »».  Ce  n'eft  pas  la  vue  de 
l'ennemi  qui  plaît ,  c  eft  celle  de  Ten- 
nemi  éloigné,  celle  d'un  ennemi  qui 
nous  nuiroit  fi  nous  étions  dans  la 
fituation  de  ceux  que  nous  voyons , 
dans  laquelle  heureufement  nous  ne 
nous  trouvons  pas.  Or  ,  fi  des  maux 
réels  dans  des  perfonnes  qui  ne  nous 
intéreflent  que  par  l'intérêt  commun 
de  l'humanité  nous  touchent  fi  agréa- 
blement par  un  retour  de  complai- 
fance  fur  nous  -  mêmes ,  que  fera-ce 
d'une  peinture  animée  ,  qui  en  nous 
repréfentant  des  maux  feints  ,  ména- 
gera notre  fenfibilité  naturelle  pour 
ne  nous  donner  qu  im  plailir  fans  mé- 
lange ? 

E  terra  magnum  alterius  fpeclare  laborem , 
Non  quia  vexari  quemquam  ejl  jucunda  vo^ 

luptas 5 
Sed  çuibus  ipfe  malis  careas   quia  cerner  e 

fuave  ejl, 

LucRiT.  1.  1.  V.  I.  &  alibi. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  75 
Vîl.  Mais  il  toutes  les  paffions  bien  Panions 
rcpréfentées  produilent  ce  plaifir  de-  Sru^' 
licat ,  il  n'en  ell  aucune  qui  le  caufe  T^agc- 
avec  plus  de  vivacité  que  la  terreur  *^' 
&■  la  compaffîon.  Ce  font  là  propre- 
ment les  deux  pivots  de  l*ame.  Com- 
me nous  fommes  plus  fenfibies  au 
mal  qu'au  bien ,  nous  haïiTons  beau- 
coup plus  l'un  que  nous  n'aimons 
l'autre ,  &  nous  (ouhaitons  moins  vi- 
vement d'être  heureux,  que  nous  n'ap- 
préhcndons  d'être  miférables.  D'où  il 
arrive  que  la  crainte  nous  eft  plus 
naturelle  ,  &■  nous  donne  des  fecouf- 
fes  plus  fréquentes  que  toute  autre 
pafïîon,  par  le  fentiment  intime  ôc 
expérimental ,  qui  nous  avertit  tou-- 
jours  que  les  maux  aiïîégent  de  tou- 
tes parts  la  vie  humaine.  La  pitié  qui 
n'eft  qu'un  fecret  repli  fur  nous  à  la 
vue  des  maux  d'autrui  ,  dont  nous 
pouvons  être  également  les  vidimes^ 
a  une  liaifon  (i  étroite  avec  la  crain- 
te, que  ces  deux  paffions  font  infé- 
parables  dans  les  hommes ,  que  le 
befoin  mutuel  oblige  de  vivre  dans 
la  fociété  civile.  Ceft  ce  qui  fait 
dire  à  Virgile ,  en  parlant  du  bon- 
heur ineftiniable  d'un  heureux  loidc 

D  1/ 


-jC  DISC.  ^UR  L'ORIGINE 
que  goûte  un  Philofophe  folitaire  ,  * 
«il  neft  point  dans  la  néceffité  de 
3>  compatir  à  la  mifere  d'un  vertueux 
«  indigent ,  ou  de  porter  envie  au  ri- 
j«  che  coupable  ce. 

La  crainte  &:  la  pitié  font  les  paf- 
fions  les  plus  dangereufes  ,  comme 
elles  font  les  plus  communes.  Car  fi 
lune ,  &"  par  conféquent  l'autre  ,  à 
caufe  de  leur  liaifon  ,  glace  éternel- 
lement les  hommes ,  W  n  y  a  plus  lieu 
à  la  fermeté  d'ame  néceflaire  pour 
fupporter  les  malheurs  inévitables  de 
la  vie ,  6^  pour  furvivre  à  leur  im- 
preflîon  trop  fouvent  réitérée.  Cefl 
pour  cela  que  la  Philofophie  a  em- 
ployé tant  d'art  à  purger  Tune  &"  Tau- 
tre  ,  pour  ufer  du  terme  d'Ariftote  y  à 
deffein  de  conferver  ce  qu'elles  ont 
d'utile  5  en  écartant  ce  qu'elles  peu- 
vent avoir  de  pernicieux.  Mais  il 
faut  convenir  qu'en  ceci  la  Poëfie 
l'emporte  infiniment  fur  la  Philofo- 
phie dont  les  raifonnemens  trop  crûs 
Font  un  préfervatif  trop  foible  ,   ou 

*  NequeilU 
Aut  doluit  mifcrans  inopem,  aut  invidit  habenti, 
Georg.  1.  i.v.  458, 


DE  LA  TRAGÉDIE.  77 
un  remède  peu  fur  contre  les  mauvais 
effets  de  ces  paffionsi  au  lieu  que  les 
images  poétiques  ont  quelque  chofe 
de  plus  flatteur  &  de  plus  infinuant 
pour  Faire  goûter  la  railon. 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier  &"  de 
furprenant  en  cette  matière ,  c'eft  que 
la  Poeiie  corrige  la  crainte  par  la. 
crainte ,  ôc  la  pitié  par  la  pitié  -,  chofe 
d'autant  plus  agréable,  que  le  cœur 
humain  aime  ics  fentimensôc  fes  foi- 
bleiïes.  Il  s'imagine  donc  qu'on  veut 
hs  flatter ,  &  il  fe  trouve  infenfible- 
ment  guéri  par  le  plaifir  même  qu'il 
a  pris  à  fe  féduu'e.  Heureufe  erreur  ^ 
dont  l'effet  ell  d'autant  plus  certain  , 
que  le  remède  naît  du  mal  même 
qu'on  chérit.  A  la  vérité  ,  la  vie  hu- 
maine eft  un  grand  Théâtre ,  où  l'on 
cft  fpedlateur  de  bien  des  malheurs  de 
toute  efpéce.  L'on  y  voit  paroître 
tous  les  jours  (  outre  l'indigence  ,  la 
douleur  ôc  la  mort  )  les  defirs  fou- 
gueux, &  les  efpèrances  trompées ,  les 
craintes  dèfefpèrantes  ,  &"  les  foucis 
dévorans.  Mais  tout  ce  fpedacle  n'inf- 
pire  qu'une  terreur  6c  qu'une  pitié 
plus  capables  d'abattre  le  cœur  ,  que 
de  l'affermir.  On  a  beau  dire  ,  la  vue 
des  miférables  ne  nous  confole  point 

D  iij 


7^  DISC.  SUR  UORIGINE 
de  i'être  j  fans  compter  que  l'homme 
fe  porte  avec  foin  à  éviter  ,  autant 
qu'il  le  peut ,  une  fi  trifte  vue  ,  pour 
jouir  plus  tranquillement  des  dou- 
ceurs de  la  vie  5  ou  qu'il  fe  rend  dur 
&c  infeniible  fur  les  miferes  de  icB 
pareils  ,  oubliant  qu'il  eft  homnie 
comme  eux  ,  &c  qu'il  payera  chère-, 
ment  de  courtes  joies  par  de  longues 
douleurs. 

Comment    donc     précautionner 
Fhomme  contre  des  maux  inévitables? 
comment  le  rendre  fenfible   autant 
qu'il  doit  l'être  ?  comment  le  fortifier 
contre  l'abattement  où  le  jettent  la 
crainte  &  la  pitié  ?  On  le  peut  faire 
en  le  réjouiiTant  par  le  fpeélacle  même 
de  fcs  maux  ,  en  y  attachant  £cs  re- 
gards malgré  lui  par  un  attrait  de  plai- 
fir  dont  il  ne  puiffe  fe  défendre ,  & 
en  infinuant  dans  fon  cœur  ce  que 
cette  crainte  ôc  cette  pitié  ont  aa- 
gréable  &  de  doux ,  non-feulement 
pour  le  rendre  humain ,  mais  encore 
pour  lui  apprendre  à  modérer  fes  paf- 
lions  quand  des  maux  réels  viendront 
les  exciter.  Car  lorfqu'on  s'apprivoife 
avec  l'idée  des  maux ,  on  (e  fortifie 
foi-même  contr'eux ,  &:  on  fe  porte 
plus  vivement  à  les  foulager  en  autrui 


DE  LA  TRAGEDIE.        79 

par  refpoir  du  retour.  Par  ce  moyen 
la  Poefie  procure  deux  avantages  con- 
fidérables  à  l'humanité,  Tun  d'adoucir 
les  mœurs  des  hommes ,  comme  l'ont 
fait  Orphée  ,  Linus  &  Homère  ,  l'au- 
tre de  rendre  leur  fenfibilité  raifonna- 
ble  ,  &■  de  la  renfermer  dans  de  juftes 
bornes ,  comme  l'ont  pratiqué  les  Poè- 
tes Tragiques  de  la  Grèce.  * 

L'on  me  dira  peut-être  qu'il  n'eft 
pas  croyable  que  toutes  ces  réflexions 
ayent  paffé  par  Fcfprit  d'Homère  &: 
d'Efchyle  ,  qumd  ils  fe  font  mis  à 

*  Tai  traité  encore  cette  matière  dans  un  Poè- 
me Latin  de  xij.  chants  fur  les  pajftons,  y^  Aris- 
33  TOTE  ,  (  die  M.  Dacier  ,  remarque  fur  le 
95  chap.  VI.  de  la  Po'éc  )  n'eft  pas  le  feul  qui  ait 
33  eu  cette  idée  de  la  Tragédie.  L'Empereur 
33  Marc-Aurele ,  tout  Stoïcien  qu'il  éroit,  en  a 
33  jugé  comme  lui  dans  l'art.  6.  de  l'onzième 
33  livre  de  Tes  Réflexions.  Ses  paroles  font  con- 
33  fidérables.  Les  Tragédies  j  dit-il ,  ont  étépre* 
33  mierement  introduites  pour  faire  fouvenir  les 
33  hommes  des  accidens  qui  arrivent  dans  la  vie; 
33  pour  les  avertir  qu'ils  doivent  nécejfaircment 
33  arriver ,  ^  pour  leur  apprendre  que  les  mêmes 
>3  chofes  qui  les  divertijjentfur  la  Scène  ,  ne  doi- 
33  vent  pas  leur  paroître  infupportables  fur  le 
33  grand  Théâtre  du  monde.  Car  tu  vois  bien  que 
33  telle  doit  être  la  catafirophe  de  toutes  les  pié- 
33  ces  ,  &  que  tous  ceux  qui  crient  tant  Jur  le 
33  Théâtre ,  O  Cy  theron  ,  nefe  délivrent  pas  de 
33  leurs  maux, 

D  iv 


%o      DISC.  SUR  rORîGINE 
compofer  l'un  fon  Iliade ,  &  Taiitrc 
fes  Tragédies  j  que  ces  idées  paroif- 
fent  poitiches  6c  venues  après  coup  > 
qu^Ariftote,  charmé  d'avoir  démêlé 
dans  leurs  ouvrages  de  quoi  fonder 
le  but  &  l'art  de  TEpopée  &:  de  la 
Tragédie  ,  a  mis  fur  le  compte  de  ces 
Auteurs  dçs  chofes  auxquelles ,  félon 
les  apparences ,  ils  n  ont  pas  fongé  *, 
qu'enfin  je  m'efforce  vainement  moi- 
même  de  leur  prêter  des  vues  qu'ils 
n'avoient  pas.  Mais  croira-t-on  que 
ces  grands  hommes  ayent  travaillé 
fans  deffein  ?  Je  l'ai  déjà  dit  d'Homè- 
re,  Se  je  dois  le  dire  des  Poètes  Tra- 
giques fcs  imitateurs.    S'il    eft  vrai 
3 n'en  effet  l'art  de  la  Tragédie  réfulte 
e  leurs  ouvrages ,  leur  refufera-t-on 
le  mérite  de  Ty  avoir  mis  ,  6^  vou- 
dra-t-on  leur  ravir  l'honneur  d'avoir 
pu  penfer  ce  que  nous  n'avons  penfé 
qu'après  eux  &  par  eux  ? 

Mais  je  veux  qu'ils  n'ayent  pas  eu 
dans  l'efprit  ces  réflexions  auffî  ana- 
lyfées  qu'elles  l'ont  été  depuis.  Oa 
ne  peut  au  moins  nier  raiionnable- 
ment,  qu'ils  n'en  ayent  eu  le  fonds 
&-  la  fubftance ,  qu'ils  ont  développée 
peu  à  peu  à  melure  qu'ils  voyoient 
le  fuccés  bon  ou  mauvais  de  leurs 


DE  LA  TRAGÉDIE.  8i 
fped:acles.  Car  alors ,  non  contens 
d'étudier  la  nature  dans  leur  propre 
cœur ,  ils  jugeoient  de  ce  qui  devoit 
plaire  par  ce  qui  plaifoit  en  effet ,  6c 
le  contbrmoient  au  goût  des  peuples 
pour  fiiivre  de  plus  prés  la  nature  , 
comme  un  fculpteur  habile  Se  éclaire 
étudie  l'antique  qui  a  plu  ,  pour  ap- 
procher de  plus  près  du  vrai  beau  qui 
doit  plaire. 

Je  vais  encore  plus  loin  ,  &"  je  fup- 
pofe  qu'Efchyle  n'a  pas  connu  tout 
d*un  coup  que  le  but  de  la  Tragédie 
étoit  de  corriger  la  cainte  &"  la  pitié 
par  leurs  propres  effets  -,  du  moins 
on  doit  convenir  que  puifqu'il  a  tâ- 
ché de  les  exciter  dans  fes  pièces ,  i! 
a  eu  en  vue  de  réjouir  ks  fpeélateurs 
par  l'imitation  de  la  crainte  &"  de  la 
pitié ,  &  que  par  conféquent  il  a  fenti 
le  prix  de  ces  paffions  mifes  en  œu- 
vre. S'il  n*a  voulu  inftruire  ,  il  a  pré- 
tendu plaire.  Et  pouvoit-il  imaginer 
deux  moyens  plus  efficaces  pour  y 
réuiïîr  ?  Ces  paffions  feules ,  à  les  exa- 
miner de  prés ,  mettent  en  jeu  tous 
les  autres  mouvemens  de  l'ame.  Elles 
en  font  le  nœud  invilible  &  le  reffort 
tout-puiffant.  Il  fe  fait  un  commerce 
fi  étroit  entr'cUeSp  &:  les  autres  paf- 

D  V 


Si  DISC.  SUR  UORÎGINE 
fions  5  que  celles-ci  les  réveillent ,  & 
en  font  réveillées  à  leur  tour.  On 
délire  ,  on'efpere ,  on  aime ,  on  hait 
par  crainte  j  ôc  la  crainte  naît  aufli 
du  defir ,  de  l'efpoir ,  de  la  haine  ,  &c 
de  Tamour.  La  crainte  en  un  mot  , 
&  la  pitié  qui  l'accompagne  prefque 
toujours,  font  les  premiers  fruits  de 
Tamour  de  nous-mêmes ,  parce  qu'el- 
les ont  pour  objet  dired  le  mal  pré- 
fent  que  nous  voulons  fuir  fur  toutes 
chofes.  Mais  ce  qui  les  rend  encore 
plus  agréables  dans  le  fpedacle  ,  c'ell 
que  leur  talent  particulier  eft  d'y 
remplir  î'ame  de  cette  trifteffe  ma- 
jeilueufe  que  ne  produifent  ni  l'a- 
mour 3  ni  la  haine ,  ni  Tadmiration  y. 
ê^  dont  le  fentimcnt  eft  plus  exquis 
que  tous  ceux  qui  naiflent  des  autres- 
paffions  infpirées  par  une  répréfen- 
tation  naïve.  Les  larmes  qu'on  verfe* 
fur  le  fort  d'Andromaque  ou  d'ïphi- 
génic  par  le  moyen  de  la  crainte  &c 
de  la  pitié  ,  font  plus  douces  que  le 
fentiment  d'indignation  &  d'étonne- 
ment ,  tout  noble  qu'il  eft  ,  que  nous 
laiife  Ciéopatre  expirante  dans  Ro- 
dogune. 

Enfin  Efchyîea  conçu  vifiblemenr 
que  la  Tragédie  devoit  fe  aourir  de 


DE  LA  TRAGEDIE.         85 
paffions ,  ainfi  que  le  Poème  Epique  , 
quoique  d'une  i^açon  différente  ,  c  eft-  * 
à-dire  avec  un  air  plus  vif  &:  plus 
animé ,  à  proportion  de  la  différence 
qui  doit  fe  trouver  entre  la  durée  de 
l'un  ôc  celle  de  l'autre  ,  entre  un  livre 
&-  un  fpedlacle.    Il   s'eft  repréfenté 
TEpopée  comme  une  Reine  augufte 
affife  fur  fon  thrône  ,  Se  dont  le  front 
chargé  de  nuages ,  laifle  entrevoir  d^ 
vaftes  projets,  &z  d'étranges  révolu- 
tions; au  lieu  qu'il  s'eft  figuré  la  Tra- 
gédie éplorée  &c  le  poignard  en  main^ 
telle  qu'on  la   répréfente  ,  accom- 
pagnée de  la  terreur  &"  de  la  com- 
paiTion   précédée  par  le   défefpoir , 
ôe  bientôt  fuivie  de  la  trifteffe  &:  du 
deuil. 

VIÎI.  Mais  pour  exciter  ces  mou-    Aûion 
vemens ,  il  faut  des  intérêts,  deschan-  ^^g^^ 
gemens  de  fortune  ,  des  reconnoif-  ffs  qua- 
lances,  des  intrigues  ;  5c  tout  cela  fup-  ""' 
pofe  une  ou  plufieurs  adions.  Or  , 
Homère ,  guidé  par  la  raifon  ,  n'en  a 
choifi  qu'une  feule  qu'il  a  conduite 
jufqu'à  vingt-quatre  chants  fort  éten- 
dus.  La  raifon  veut  donc  beaucoup 
plus  encore ,  qu'on  n'en  traite  qu'une 
dans  un  fpedacle   de  peu  d'heures. 
L'Iliade  ôc  le  bon  fens  ont  dû  par  le 

D  vj 


84  DISC.  SUR  UORIGiNE 
même  motif  déterminer  Efchyle  à 
choifir  pour  le  fu;et  d'une  Tragédie 
une  adlion  grande  ,  illuftre  &  intérêt- 
fante  ;  une  aâ;ion  entière  ,  parfaite ,, 
&■  dont  les  parties  fiflent  un  tout  y 
une  adion  fimple  fans  mélange  d'ac- 
tions indépendantes  ;  une  adion  qui 
ne  fût  qu'une  vérité  enveloppée  dans 
un  cercle  d'événemens  unis  les  uns 
aux  autres  >  &"  tendans  de  concert  a 
la  dévoiler  à  l'efprit ,  à  mefure  qu'ils 
fe  montrent  aux  yeux.  Il  eft  ailé  de 
voir  en  eiFet  que  la  Tragédie  n'eil 
que  le  Poème  Epique  en  racourci* 
Car  l'aclion ,  renchainement  des  faits, 
la  fable  ,  (  comme  l'appelle  Ariilote  ,  ) 
a  chez  Homère  cette  unité  ^  cette  fim- 
pîicité ,  cette  nobleife  ,  cet  intérêt  ^. 
€€  tout  enfemble ,  cette  continuité  , 
cette  intégrité  ,  cette  perfeélion  ,  en- 
■  fin  toutes  les  qualités  que  les  Grecs 
ont  pris  foin  de  faire  entrer  dans  leurs 
Spedacles, 

Durée       jx.  Ils  out  comods  encore  après 
^erAc-  TT      >  ^w    •    i>        ^ 

tionTrû- HC)^^''^^^  >     <î^^^    ^^    n  CtOlt    la   ,    pOUT 

iH^'  m'exprimer  ainfi  ,  que  k  cadavre  d'u- 
ne Tragédie.  L'ordre  &"  la  propor- 
tion des  parties  leur  ont  paru  le  point 
îe  plus  elTenticl  de  llliade,  ^  confé- 
quemAiient  de  la  Tragédie,  £n  effet 


DE  LA  TRAGÉDIE.  S  5 
piiifque  le  Poëme  Epique  fait  un  corps 
accompli  avec  fes  jultes  dimenfions, 
ôc  que  par-là  il  eft  conforme  à  la 
nature  ,  il  a  fallu  faire  couler  cet 
ordre  &:  cet  heureux  arrangement 
dans  le  fpedacîe  Tragique  pour  le 
rendre  agréable.  11  a  fallu  pour  cela 
déterminer  fa  véritable  durée  ,  mais 
dune  manière  plus  précife  que  na 
fait  Homère  dans  fon  Iliade  ,  ôc  dans 
fon  OdyiTée.  Car  un  Pocme  qu'on 
do-it  lire  peut  prolonger  ou  accourcir 
la  durée  de  fon  adion  un  peu  plus  ou 
un  peu  moins  fans  autre  régie  ,  fmon 
que  l'étendue  n'en  foit  pas ,  ou  trop 
confidérable  y  on  trop  petite.  Un  Poè- 
me Epique  eft  un  édifice  dont  on 
doit  voir  les  dimenfions  d'un  coup 
d'œil ,  après  l'avoir  examiné  par  par- 
ties Se  en  détail.  Que  Tédifice  ibit  plus 
ou  moins  grand  ,  pourvu  qu'il  foit 
bien  proportionné  ,  8c  qu'il  ne  paffe 
pas  la  portée  de  l'œil  ,  il  n'importe. 
Voilà  la  régie  de  la  nature  ,  telle 
qu'Homère  l'a  choifie  ,  ainfi  que  je. 
l'ai  déjà  infmué  ,  &:  je  ne  penfe  pas 
qu'on  puifîe  raifonnablemcnt  en  al- 
léguer d'autres.  Mais  il  n'en  eft  pas 
de  même  d'une  aélion  mife  en  fpec- 
tacle,  Ceft  une  aijtre  forte  d'édifice  ^ 


8^      Disc.  SUR  ÛORIGINE 
qui   non-feulement  doit   avoir  une  r 
étendue   beaucoup  moindre  que  le 
premier,   mais  encore  qui  ne  peut 
fouffrir  quune  mefure  déterminée, 
pour  ne  pas  rebuter  le  fpedateur  obli- 
gé de  le  parcourir  fans  repos  &■  fans; 
interruption.  11  eft  donc  naturel  que 
la  memre  de  Tadion  ne  pafle  pas  de  ■ 
beaucoup  celle  de  la  repréfentation. 
Telle  eft  la  régie  du  bon  fens  que 
la  réflexion  fit  naître  à  Efchyle  ,  6c 
plus  nettement  à  fes  fucceffeurs ,  en 
confidérant  qu'une  aélion  repréfentée 
doit  eifentieliement  reifembler  à  l'ac- 
tion réelle  dont  elle  eft  l'image.  Car 
fans  cela  il  n'y  a  plus  d'imitation  , 
plus  d'erreur  ,  plus  de  vraifemblance  , 
Se  par  conféquent  plus  d'enchante- 
ment. 

Toutefois  comme  cette  reffembîan- 
ce  ne  fçauroit  être  toujours  fi  parfai- 
te, qu'elle  n'admette  quelque  diffé- 
rence en  faveur  des  beautés  de  l'Art  j 
l'Art  même  ,  pour  ménager  ces  beau- 
tés ,  pour  faire  illufïon  au  fpedateur, 
ôc  lui  montrer  avec  fuccés  une  adion 
dont  la  durée  exige  huit  ou  dix  heu- 
res 5  quoique  le  fpedacle  n'en  em- 
floie  que  deux  ou  trois.  C'eft  que 
impatience  du  fpedateur ,  qui  aime 


DE  LA  TRAGÉDIE.  S7 
à  voir  la  fuite  d'une  adion  intérei- 
faute ,  lui  aide  à  fe  tromper  lui-même^ 
&-  à  fuppofer  que  le  tems  néceiTaire 
s'eft  écoulé ,  ou  que  ce  qui  exigeoit 
un  tems  confidéraole  s'eft  pu  faire  erî 
moins  de  tems.  Il  ne  va  pas  fe  chi-. 
caner  lui-même ,  &"  il  fe  prête  fi  na-- 
turellement  à  ion  erreur  ,  pour  peu 
que  TArt  la  favorife ,  qu  il  lui  faudroir 
bien  des  réflexions  pour  s'en  tirer  ^^ 
tant  fon  impatience  eft  ingénieufe  à 
le  féduire.  Ainfi  l'artifice  joint  à  la 
nature  juftifie  allez  la  conduite  des 
premiers  Poètes  Tragiques  qui  n'ont 
palfé  cpe  de  fort  peu  la  durée  de  la 
repréfentation  dans  refpace  qu'ils  ont 
donné  à  Tadion  de  leurs  Tragédies. 

C'eft  une  chofe  bien  remarquable 
qu'Efchyle  ait  trouvé  cet  heureux  fe- 
cret  5  Se  qu'il  s'y  foit  conformé  aulGS- 
bien  que  ks  fuccefleurs ,  tandis  que 
nos  Tragédies  Françoifes ,  (  je  parle 
de  Fenfance  de  notre  Théâtre  ,  )  & 
les  Efpagno Is  encore  aujourd'hui  ne 
connoiilcnt  d'autre  unité  que  celle 
d'un  même  perfonnage  qui  naît  ô^ 
qui  vieillit  en  un  jour.  Je  ne  dis  rien 
des  pièces  ,  même  les  plus  belles ,  qui 
régnent  fur  notre  Scène.  J'obferverai 
dans  la  fuite  combien  elles  font  éloi-* 


88^  DISC.  SUR  UORÎGINE 
gnées  en  ceci  de  la  régularité  des 
Grecs ,  toutes  régulières  qu'elles  pa- 
roiflent.  On  s'étonne  qu'on  fe  loit 
avifé  fi  tard  dans  les  divers  renou- 
velîemens  du  Théâtre  de  garder  les 
trois  unités ,  d'aélion ,  de  tems ,  &  de 
lieu.  Quel  mérite  pour  Efchyle  de  les 
avoir  trouvées  !  ne  lui  dût -on  que 
cela  ,  c'en  feroit  affez  pour  le  rendre 
refpedabîe. 

X.  Je  viens  donc  par  degrés  à  Tu- 
nité  de  lieu.  Il  n'a  point  pris  celle-là 
d'Homère.  Homère  la  dirigé  pour 
Tunité  d'adion  ,  &:  même  pour  l'u- 
nité de  tems  ,  quoique  cette  dernière 
foit ,  comme  on  voit ,  bien  dlRerente 
dans  la  Tragédie  Se  dans  le  Poème 
Epique.  Mais  il  n'y  a  que  la  nature , 
qu'Efchyle  étudioit  fur  les  vues  d'Ho- 
mère ,  qui  ait  pu  lai  faire  appercevôir 
que  les  ipeélateurs  étant  fixés  dans  un 
parterre  ou  dans  un  cirque ,  il  falloir 
que  l'adion  ,  pour  être  vraifemblable^ 
le  pafsât  fous  leurs  yeux,  de  par  con- 
féquent  dans  un  même  lieu.  Homère 
n'étant  que  narrateur ,  pouvoit  faire 
voyager  l'imagination  avec  fes  héros, 
ôe  changer  la  Scène  fans  dcpayfer  les 
leéleurs.  Rien  n'eût  été  plus  facile 
aux  Poètes  Tragiques  &  a  Efchyle, 


DE  LA  TRAGÉDIE.  S^ 
leur  modèle ,  que  de  fuivre  un  héros , 
tantôt  dans  le  cabinet  où  il  riiédite  le 
plan  de  les  entreprifes  y  tantôt  dans 
une  plaine  où  il  combat.  Mais  cela 
étoit-il  dans  la  nature  ?  non  fans  dou- 
te. Le  fpedateur  peut  aider  à  fe  trom- 
per fur  la  durée ,  plus  ou  moins  gran- 
de d'une  adion  ,  pourvu  qu  elle  ne 
paflTe  pas  certaines  bornes ,  &  que  les 
intervalles  foient  adroitement  ména- 
gés :  mais  il  ne  fçauroit  s'abufer  aflez 
groffierement  fur  le  lieu  de  la  Scène , 
pour  s'imaginer  qu'il  pafle  d'un  pa- 
lais à  une  plaine ,  Se  d'une  ville  dans 
une  autre ,  tandis  qu'il  fe  voit  enfer- 
mé dans  un  lieu  déterminé.  Le  chan- 
gement de  décorations  au  coup  de 
lifflet  eft  une  puérilité  que  le  bon 
fens  dcfavoue,  &  qui  ne  rend  fup- 
portable  que  la  repréfentation  d'une 
magie  des  Fées,  qu'on  fuppofe  pou- 
voir changer  au  même  endroit  les 
cabanes  en  palais ,  &c  les  villes  en  dé- 
ferts.  L'Art  même  ne  va  point  jufqu'à 
féduire  le  fpedateur  fur  le  plus  ou  le 
moins  d'étendue  de  la  Scène  y  il  faut 
que  la  Scène  fe  voye ,  &c  par  confé- 
quent  qu'elle  foit  bornée,  non  pas  en 
général  dans  l'enceinte  d'une  ville  ^ 
d'un  camp ,  d'un  palais  ,  mais  dans 


50  DISC.  SUR  UORÏGïME 
un  endroit  limité  d'un  palais ,  d'une 
ville ,  ou  d'un  camp.  La  chofe  eft  fi 
naturelle ,  qu'on  auroit  dû  ,  ce  fem- 
ble  3  la  trouver  tout  d'un  coup  de  nos 
jours  ,  ou  fe  fou  venir  du  moins  qu'elle 
étoit  déjà  inventée  par  les  Grecs.  Ce- 
pendant nous  voyons  qu'au  fiécle  paf- 
fé  il  a  fallu  une  infinité  de  fçavans 
&  de  longs  difcours  pour  montrer  le 
befoin  de  cette  exade  unité  ,  dont 
toutefois  Corneille  n'a  jamais  voulu 
entièrement  convenir.  Regardera-t-on 

Eour  cela  comme  une  bagatelle  cette 
eureufe  découverte  d'Efchyle  ?   on 
auroit  tort.  C'eft  l'Oeuf  de  Chrifto- 

Î>he  Colomb.  Rien  n'étoit  plus  facile , 
ui  difoit-on  ,  que  de  découvrir  l'A- 
mérique. »j  Et  quoi  de  plus  aifé  que 
»'  de  Faire  tenir  un  œuf  fur  fa  pointe , 
>j  dit-il  en  le  caflant  :  mais  vous  ne 
y>  l'avez  point  fait  ;  &  je  m'en  fuis 
3>  avifé  le  premier  »*.  Tout  ce  qui  eft 
naturel  paroît  aifé  quand  il  elt  une 
fois  trouvé.  La  difficulté  eft  d'être 
l'inventeur. 
Divifion     XL  Efchyle  Ta  été  quant  aux  cho- 
Tragé-   fcs  dont  je  viens  de  parler ,  &c  l'on 
<iie.       voit  avec  quelle  habileté  il  les  a  fait 
éclore  d'Homère.  Il  en  a  tiré  de  même 
la  manière  naturelle  de  divifer  l'œu- 


DE  LA  TRAGÉDIE.  5)î 
vre  Théâtrale.  En  effet  une  adion  ne 
fçauroit  être  racontée  ni  jouée  fans 
avoir  ce  qu'on  appelle  expofition  , 
intrigue  &:  dénouement.  Ariftote 
nomme  ces  trois  parties  ,  Prologue , 
Epifodc ,  Exode ,  èc  les  Grecs  de  pro- 
fefïîon ,  Protafc ,  &:  Catajîrophc,  Mais 
il  n  eft  ici  queftion  ni  d'Ariftote  ni 
^Qs  termes.  Je  prends  les  plus  intelli- 
gibles fans  affeder  un  air  Grec.  Cela 
revient  au  même  ;  &  à  l'égard  d'Arif- 
tote  5  il  ne  s'agit  point  de  voir  ce 
qu'il  a  remarqué  d'après  Efchyle ,  So- 
phocle àc  Euripide.  Je  ne  veux  qu'e- 
xaminer comment  ces  Poètes  ont  ima- 
giné tout  cela  d'après  Homère.  Les 
trois  parties  dont  je  parle  fe  trouvent 
nettement  dans  l'Iliade.  Le  fujet  fe 
développe  d'abord  par  les  prières  de 
Qirysês  qu'on  rebute ,  &:  qu'on  écou- 
te enfin  ,  &  par  la  querelle  d'Aga- 
memnon  avec  Achille  qui  en  naît 
tout  naturellement.  Cette  querelle 
donne  lieu  à  de  grands  événemens 
qui  font  le  nœud  ;  6c  tout  fe  dénoue 
par  la  mort  de  Patrocle ,  qui  porte 
Achille  à  fe  venger  desTroycns ,  &■  à 
fe  réconcilier  en  quelque  forte  avec 
les  Grecs.  Mais  l'artifice  de  ces  trois 
parties  eft  une  chofe  qui  a  dû  occupejr 


tion. 


pz      DISC  SÛR  UORÏGÎNË 

extrêmement  les  inventeurs  de  la  Tra- 
Expofi.gédie.  En  effet  Texpcfition  du  fujet 
qui  eft  la  première ,  exige  de  grandes 
conditions  pour  plaire ,  ne  fût-ce  que 
la  brièveté  ôc  la  netteté. 

*  Que  des  les  premiers  vers  l'aiîlion  prépa- 
rée. 
Sans  peine  du  Sujet  applaniiïe  l'entrée. 
Je  me  ris  d'un  Aâieur  qui  lent  à  s'exprimer  , 
De  ce  qu'il  veut  d'abord  ne  fçaitpas  m'in- 

former , 
Et  qui  débrouillant  mal  une  pénible  intrigue 
D'un  divertifTement  me  fait  une  fatigue. . .  • 
Le  fujet  n'efl:  jamais  alTez  tôt  expliqué. 

Quantité  de  nos  meilleures  Tragédies 
pèchent  extrêmement  en  ce  point. 
Les  entrées  en  font  quelquefois  fi  em- 
barraflces ,  ôc  les  chemins  fi  raboteux , 
qu'on  femble  grimper  fur  des  rochers 
efcarpés  pour  arriver  à  une  maifon 
de  plaifance.  Il  y  faut  des  allées  d'ar- 
bres avec  une  pente  douce  ,  &c  non 
pas  des  montagnes  &  des  ravines. 

Outre  la  brièveté  Se  la  netteté  que 
la  nature  infpira  d'elle-même  aux 
Grecs  pour  expofer  leurs  fujets ,  elle 

*  DsspjiEAUx  ,  Art  Poét.  chant  j. 


DE  LA  TRAGÉDIE.        9$ 

leur  apprit  que  cette  ouverture  doit 
montrer  en  gros  toute  l'aélion  déjà 
commencée  à  un  tel  degré,  quelle 
femble  devoir  finir  bientôt  j  tandis 
qu'au  contraire  un  incident,  qui  en 
apparence  la  conduit  à  fa  fin  ,  ne  fait 
que  la  reculer  ,  &  tromper  l'attente 
du  fpedateur  furpris.  11  en  eft  décela 
comme  d'un  vafte  Temple  dont  l'ar- 
chitedure  eft  bien  proportionnée.  La 
proportion  fait   qu'il    paroît   moins 
grand  ,  &c  qu'on  voit  l'efpace  d'un 
bout  à  l'autre  ,  comme  allez  court, 
quoique  fort  long.  Mais  plus  on  avan- 
ce, plus  on  apperçoit  l'immenfe  in- 
tervalle que  la  proportion  avoit  ac- 
courci  à  l'œil.  Ceft  comme  la  fauffe 
Ithaque  qui  fuyoit  toujours  devant 
Ulyfîe  lorfqu'il  fe  croyoit  fur  le  point 
d'y  aborder.  Le  bon  fens  apprit  en- 
core aux  Grecs ,  du  moins  à  quelques- 
uns  ,  que  l'ouverture  de  la  Scène  ne 
devoir  pas  découvrir  tout  le  fonds 
de  l'adion  ;  mais  en  laiffer  feulement 
entrevoir  une  partie ,  pour  rendre  le 
plaifir  de  l'évolution  plus  piquant  &^ 
plus  nouveau. 

Il  eft  des  faits  qui  ont  précédé  l'ac- 
tion ,  &•  qui  ne  fcauroient  être  igno- 
rés du  fpeétateur  fans  qu'elle  en  fout- 


f)4  DISC.  SUR  L'ORIGINE 
Fre.  Us  font  du  reflbrt  de  rexpofitioil. 
il  en  eft  auflî  qui  appartiennent  au 
corps  de  l'adtion  même ,  ôc  qu'il  eil 
néceffaire  de  préparer.  Ceft  Texpo- 
fition  qui  les  indique.  Ceft  elle  qui 
découvre  habilement  au  fpedateur  le 
lieu  où  fe  paiTe  la  Scène  ,  le  tems  où 
elle  commence ,  les  Adeurs  qui  jouent 
Se  qui  doivent  jouer  ;  chofes  dont  il 
feroit  inftruit  fi  Tadion  fe  paffoit  vé- 
ritablement fous  fes  yeux  i  mais  qu'il 
ne  fçauroit  fçavoir ,  fi  dans  la  reprc- 
fentation  on  n'a  foin  de  les  lui  dire , 
fans  qu'il  paroiife  qu'qn  les  lui  dife 
de  la  part  du  Poëte.  Le  Poète  ne  parle 
point ,  il  doit  être  oublié  :  autrement 
il  feroit  un  Poème  Epique.  Les  Ac- 
teurs (euls  ont  droit  de  parler  &:  d'a- 
gir. Mais  quel  art  n'eft-ce  pas  que 
celui  de  faire  dire  vraifemblablement 
par  des  Aéleurs  des  chofes  qui  doivent 
fembler  n'être  dites  que  pour  eux ,  Se 
qui  le  font  pourtant  en  faveur  des 
fpeélateurs  !  Des  trois  Poètes  Grecs , 
Sophocle  eft  le  feul  qui  Tait  bien  con- 
nu. Efchyle  l'a  ébauché  ;  &"  Euripide 
Ta  fouvent  négligé  dans  fes  expofi- 
tions.  Il  a  cru  qu'un  Aéleur  ne  pou- 
voir trop  tôt  faire  connoître  qui  il  eft, 
&:  de  quoi  il  s'agit.  11  aimoit  mieux 


DE  LA  TRAGÉDIE.        ç,{ 

*  Qu'il  déclinât  Ton  nom 
Et  dît ,  je  Tjis  Orefte ,  ou  bien  Agameranon, 
Que  d'aller  par  un  tas  de  confufes  merveilles. 
Sans  rien  dire  à  l'efprit ,  étourdir  les  oroilles. 

Pour  fauver  ce  défaut  nous  avons 
imaginé  les  Confîdens.  Ils  font  d'un 
grand  ufage  pour  aider  à  l'expofition 
du  fujet,  &■  pour  inftruire  le  fpeda- 
teur  de  ce  qu'il  ne  peut  voir.  Mais 
ces  perfonnages  n'ayant  d'ordinaire 
d'autre  part  à  l'adlion  que  d'être  les 
dépofitaires  des  fecrets  de  leurs  Sou- 
verains ,  il  faut  convenir  qu'ils  font 
froids.  Le  Chœur  des  Anciens ,  qui  a 
quelque  air  de  nos  Confidens ,  inté- 
refle  bien  davantage.  Nous  en  par- 
lerons ailleurs.  Je  me  contente  de 
marquer ,  par  ce  que  je  viens  de  dire , 
la  différence  exacte  des  expofitions 
du  Poème  Epique  ,  6^  de  celles  des 
Tragédies ,  afin  qu'on  dillingue  net- 
tement ce  qu'Efchyle  &"  les  Tragi- 
ques Grecs  ont  emprunté  de  l'Iliade  , 
&■  ce  qu'ils  y  ont  changé  quant  à 
l'expofition  du  fujet.  Homère  n'a  pas 
été' gêné  dans  la  fienne  ,  n'étant  que 
narrateur.  Mais  les  Tragiques  ont  été 

*  Despreaux  5  iùid. 


9<?      DISC.  SUR  L^ORÎGINE 

obligés  d'en  redlifîer  l'Art ,  pour  l'ajuf- 
ter  à  la  Tragédie.  Il  faut  des  coups 
de  maître  pour  expofer  finement  un 
fujet  fur  le  Théâtre ,  au  lieu  qu'il  n'eft 
befoin  que  d'une  belle  fimplicité ,  qui 
toutefois  eft  rare ,  pour  commencer 
un  Pocme  Epique.  C'eft  donc  un  ef- 
fort d'efprit  confidérable  dans  Efchyle 
d'avoir  le  premier  apperçu  cette  aif- 
férence  de  l'Epique  &  du  Tragique , 
en  faifant  naître  l'un  de  l'autre  avec 
tant  d'art  ,  que  le  difciple  en  ceci 
l'emporte  fur  le  maître. 
Intrigue.  Xil.  Après  cet  effort,  il  lui  étoit 
bien  moins  difficile  de  tranfporter  de 
l'Epopée  à  la  Tragédie  ,  ce  qui  s'ap- 
pelle intrigue  ou  nœud.  Car  on  vient 
plus  aifément  à  bout  de  faire  oublier 
îe  Poëte  ou  le  narrateur  quand  on 
vient  à  brouiller  différens  intérêts  &c 
à  nouer  le  jeu  de  divers  perfonna^es , 
que  quand  on  veut  mettre  les  fpec- 
tateurs  au  fait  d'une  adion  fans  pa- 
roître  en  rien ,  Se  fans  qu'ils  s'apper- 
çoivent  qu'on  ait  eu  deflein  de  le  fai- 
re. Le  nœud  eft  cependant  la  partie 
la  plus  confidérable  de  la  Tragédie. 
C'eft  ce  qui  lui  donne  cette  efpcce 
de  vie  qui  l'anime  ,  aufîî-bien  que 
le  Poëme  Epique.  Les  Poètes  Grecs 

pleins 


DE  LA  TRAGÉDIE.  ^7 
pleins  du  génie  d'Homère  y  trouvè- 
rent fans  contredit  ce  balancement  de 
raifons ,  de  mouvemens ,  d'intérêts  ôc 
de  paflîons  qui  tient  les  efpri ts  fuf- 
pendus ,  &"  qui  pique  jufqu'à  la  fin  la 
curiofité  des  auditeurs.  Car  Homère , 
comme  nous  Tavons  déjà  vu ,  auteur 
de  ces  grands  reflbrts ,  fouléve  Rois 
contre  Rois ,  Peuples  contre  Peuples , 
ôz  Dieux  contre  Dieux.  Le  deilin 
qui  Fait  l'équilibre ,  le  maintient  ou  le 
rompt ,  comme  il  lui  plaît ,  en  faveur 
des  uns  ou  des  autres ,  mais  prefque 
toujours  au  détriment  des  Grecs  -,  &c 
la  colère  d'Achille ,  oi(ive  en  appa- 
rence ,  ell;  l'ame  de  ces  agitations  &c 
de  ces  tempêtes.  Le  contre-poids  de 
rintrigue  balance  tour-à-tour  la  ter- 
reur &  la  compadîon  dans  les  cœurs 
de  ceux  qui  liiént  ou  qui  écoutent. 
On  ne  lit  plus  j  on  n'entend  plus.  On 
eil  témoin  de  ces  fameux  événemens. 
L'efprit  enlevé ,  tranfporté,  ravi  hors 
de  lui-même ,  partage  tous  les  périls 
des  Troyens  &c  des  Grecs.  Tel  eft 
Teffet  que  doit  produire  le  nœud  de 
la  Tragédie  i  effet  néanmoins  plus 
prompt  &■  plus  vif  5  puifque  le  trou- 
ble doit  moins  durer  :  d'où  il  s'enfuit 
qu'à  confulter  la  nature ,  comme  le 
Tome  L  E 


5>8      DISC.  SUR  L'ORIGINE 

fit  Efchyle,  le  nœud  Tragique  doit 
être  moins  intrigué ,  moins  chargé , 
mais  plus  vivement  conduit  que  TE- 
pique.  Nous  verrons  dans  la  fuite 
combien  nous  nous  (ommes  écartés 
de  l'ancienne  fimplicité  en  négligeant 
cette- régie  5  &:  en  donnant  Touvent 
plus  de  matière  à  nos  Tragédies  qu'il 
n'en  faudroit  pour  de  longs  Poèmes 
héroïques.  Remarquons  en  paiTant  le 
vrai  caraélére  qui  doit  diftinguer  ceux- 
ci  de  celles-là  ,  &  que  les  Anciens  ont 
attrappé  :  caraélére  au  refte  tonde  fur 
l'idée  du  fpeélacle ,  qui  exigeant  un 
tems  affez  court  pour  l'évolution  de 
fes  événemens  ,  veut  néceifairement 
Être  vif  &  fimple  pour  être  agréable. 

Sur  ce  principe  l'art  de  varier  à  Tin- 
fini  les  mouvemens  de  la  balance  du 
Théâtre  fe  préfente  de  foi- même  à 
l'efprit.  Deux  ou  trois  incidens  fuffi- 
fent  pour  produire  de  grands  effets , 
fans  entaifer ,  comme  on  fait  fouvent , 
un  nombre  prodigieux  de  machines 
qui  rnarquent  plus  la  difette  que  la 
fécondité.  Un  outrage  vengé  dans  le 
Cid  a  enfanté  feul  ce  chef-d'œuvre 
d'intrigue  que  le  public  révolté ,  com- 
me dit  Defpreaux  ,  s'eft  obftiné  à  tou- 
jours admirer^malgré  une  cabale  puif- 


DE  LA  TRAGEDIE.  r?^ 
faute,  desraifonnemensfpccicux,  &: 
quantité  de  vifibles  défauts.  Le  goût 
aidé  du  bon  Tens  &c  de  l'exemple 
d'Homère  ,  eft  la  plus  sûre  régie  pour 
faire  croître  le  trouble  de  Scène  eu 
Scène,  &■  d'Ade  en  Ade.  Mais  la 
beauté  des  intrigues  dépend  du  choix 
des  adions,  &:  ce  choix  eft  fouvent 
TefFet  du  bonheur  plutôt  que  du  dif- 
cernement.  Lliiftoire  &  la  fable  en 
fournilTent  d'intérciîantes ,  mais  en 
plus  petit  nombre  qu'on  ne  peut  pen- 
fer.  Cependant  c'eft  le  fonds  où  il 
faut  puiler  pour  fe  rendre  croyable. 
Un  fujet  de  pure  imagination  pré- 
viendroit  le  fpedateur  incrédule  ,  &C 
l'empêcheroit  de  concourir  à  fe  laif- 
fer  tromper.  Les  changemens  légers 
dont  il  peut  ne  pas  s'appercevoir  font 
les  feuls  qu'il  permette  au  Poète ,  & 
que  le  Poète  doive  employer  pour 
l'artifice  de  l'intrigue.  Son  adreiTe  con- 
fifte  à  inventer  des  fituations  délica- 
tes, ou  le  père  fe  trouve  en  com- 
promis avec  fes  enfans  ,  l'amant  avec 
la  perfonne  aimée ,  l'intérêt  avec  l'a- 
mitié ,  l'honneur  avec  l'amour.  Plus 
la  décifion  eft  embaraflante ,  plus  le 
trouble  s'accroît.  L'adion  tend  tou- 
jours à  fa  fin  fans  qu'on  devine  quelle 

Ei; 


ïoo    DISC.  SUR  L'ORIGINE 

en  fera  riffuë  ,  &  fe  termine  fouvent 
d  une  manière  bien  différente  de  ce 
qu  on  avoit  attendu. 

*  L'efprit  ne  fe  fent  point pîus  vivement  frappé 
Que  iorfqu'en  un  fujet  d'intrigue  enveloppé 
D'un  fecret  tout  à  coup  la  vérité  connue  , 
Change  tout ,  donne  à  tout  une  face  impré- 
vue. 

Uifitrigue  en  un  mot^eft  un  Dé- 
dale 5  un  Labyrinthe  qui  va  &c  revient 
toujours  fur  lui-même  ,  où  l'on  aime 
à  fe  perdre  ,  d'où  l'on  cherche  pour- 
tant à  fortir^  mais  où  l'on  rentre 
avec  plaifir ,  quand  une  fauffe  iffue 
nous  y  rejette.  Pour  cela  il  faut  que 
le  fil  qui  conduit  le  fpeélateur  fans 
qu'il  y  penfe  ,  foit  en  effet  fi  délié- 

3u'il  ne  le  fente  pas.  L'art  une  fois 
écouvert  fait  évanouir  tout  le  char- 
me. Ceil:  par  le  choc  violent  des 
paffions  qu'on  vient  particulièrement 
à  bout  de  fauver  l'Art.  Ainfi  Homère 
l'apprit-il  aux  Grecs.  Chez  eux  les 
paffions  roulent ,  fe  heurtent  ^  fe  bou- 
ieverfent ,  Ôc  retournent  fans  ceffe  fur 
elles-mêmes ,  comme  les  vagues  de 
la  mer ,  jufqu'à  la  fin  de  la  tempête  , 


DE  LA  TRAGEDIE.  ici 
qui  n*eft  autre  chofe  que  le  dénoue- 
ment. 

XIII.  Ce  dénouement  ^  autre  inven-  ccnoue- 
tion  des  Grecs  fur  les  pas  d'Homère  5^^"^* 
réfout  rembarras  &c  démêle  peu  à 
peu  ou  tout-à-coup  l'intrigue,  quand 
elle  eft  portée  auiiî  loin  qu'elle  peut 
l'être.  Ceil:  encore  la  nature  qui  le 
veut  ainfi.  Car  l'efprit  impatient 
court  avidement  à  l'illue.  Piqué  par 
le  concours  de  difrcrens  projets  ôc 
de  diverfes  paffions  dont  on  a  mêlé 
le  jeu  5  il  attend  la  main  qui  doit  dé- 
lier le  nœud  Gordien,  llr  veut  envi-- 
fager  tout  l'objet.  Quand  donc  on  a 
fçu  réveiller  fa  curioiité  ,  il  faut  le  fa- 
tisfaire  par  un  dénouement  confor- 
me à  fon  attente,  li  y  en  a  de  plu- 
fieurs  fortes,  fuivant  la  qualité  des 
adions  Théâtrales.  Car  où  le  héros 
de  la  pièce  déjà  malheureux  arrive  in- 
fenfiblement  au  comble  du  malheur, 
comme  Phèdre  ôc  Hyppolyte  j  ou  il 
paffe  de  la  félicité  à  l'infortune  com- 
me Oëdipe  ;  ou  enfin  du  fein  du  mal- 
heur à  une  fortiffte  heureufe  comme 
Nicoméde.  De  plus  l'adion  peut  être 
difpofée  de  manière  que  de  deux 
fortes  de  perfonnages ,  les  uns  crimi- 
nels y  6c  les  autres  vertueux ,  ceux-ci 

E  iij 


ïoi  DISC.  SUR  L'ORIGINE 
&"  ceux-là  rénverfant  la  balance  ,  re- 
çoivent à  la  fin  le  prix  dû  à  la  vertu 
êc  au  crime ,  les  uns  la  punition  ,  les 
autres  la  récompenfe.  Je  croirois  vo- 
lontiers que  c  eft  en  ce  dernier  cas 
qu'on  peut  appeller  l'adion  compo- 
fee  5  au  lieu  qu  elle  paroîtfîmple  dans 
les  trois  premiers.  *  Ariftote  ne  met 
toutefois  point  d'autre  différence  en- 
tre les  adions  fimples  ôc  les  compo- 
fées ,  finon  que  les  premières  n  ont 
ni  péripétie  ou  changement  d'état , 
ni  reconnoiffance  ,  mais  feulement 
un  paflage  uni  de  l'agitation  au  cal- 
me; tel  eft  le  Philodéte  de  Sophocle, 
au  lieu  que  les  autres,comme  Alcefte, 
&  la  féconde  Iphigénie  d'Euripide  , 
«nt  la  reconnoiflance  &  le  change- 
ment d'état,  ou  l'une  de  ces  deux 
chofes.  Quoi  qu'il  en  foit  de  la  (im- 
plicite ou  de  la  composition  des  ac- 
tions Tragiques  ,  fuivant  l'idée  du 
Philofophe  ,  il  eft  certain  que  toutes 
fe  réduifent  aux  quatre  efpéces  que 
i*ai  marquées ,  &  par  conféquent  don- 
nent lieu  à  quatre  fortes  de  dénoue- 
mens.  Car  fi  le  héros  déjà  fuppofé  mal- 
heureux tombe  infenfiblement  dans 

*  Arist.  To'êt»  chap,  lo. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  103 
le  dernier  malheur ,  le  dcnoiiement 
renverfe  toutes  les  elpérances  qui  le 
jBattoient  de  s'en  dégager ,  ik  Vj  pré- 
cipite fur  le  champ  ou  par  degrés 
fans  retour.  S'il  s'agit  de  rendre  mal- 
heureux un  homme  comblé  de  bon- 
heur &■  de  gloire  ,  le  dénouement  le 
l'ait  en  détruifant  toute  cette  gran- 
deur par  les  moyens  mêmes  qui  fem- 
bloient  devoir  l'afFermir.  Si  ['on  veut 
tirer  du  malheur  une  perfonne  infor- 
tunée 5  le  dénouement  le  fera  par  un 
retour  d'événemens  qui  produiront 
un  effet  tout  contraire  à  celui  qu'ils 
annonçoient.  Enfin  s'il  faut  en  mê- 
me-tems  punir  le  coupable  oc  fauver 
l'innocent ,  le  dénouei  icnt  fut  une 
double  opération  comme  dans  les 
deux  cas  précédens  j  de  manière  qu'à 
le  bien  prendre  le  dénouement  n'é- 
tant que  le  paffage ,  ou  du  trouble  à 
la  tranquillité ,  ou  d'un  état  à  un  au- 
tre ,  foit  heureux ,  foit  malheureux ,  il 
peut  être  réduit  à  ces  deux  efpéces  ^ 
de  quelque  façon  qu'il  fe  fafïe  ,  par 
une  reconnoilïance  ou  autrement. 

Efchyle  a  dû  obferver  que  l'Iliade 
fe  dénoue  par  un  événement  qui  levé 
les  obftacles  oppofés  à  la  réconcilia- 
tion d'Achille  avec  les  Grecs.    Cet 

E  iv 


to4    DISC.  SUR  rORIGINE 

événement  eft  la  mort  de  Patroclc  ^ 
qui  attire  celle  d'Hedlor ,  dont  les 
funérailles  terminent  Taélion.  Il  a  vu 
de  même  que  le  dénouement  de  TO- 
dylTée  eft  le  retour  &"  la  reconnoijGTan- 
ce  d'UlyfTe  après  le  carnage  des 
amans  de  Pénélope.  Ceft  d'un  côté 
cette  reconnoiflance  ,  &:  de  l'autre  cet 
événement,  qui  ont  donné  l'idée  aux 
Poètes  Tragiques  de  faire  entrer  dans 
leurs  fpedacles  le  dénouement  de  l'E- 
pique ,  comme  ils  y  ont  tranfmis  l'ex- 
polition  &■  le  nœud.  La  reifemblance 
eft  trop  marquée  pour  en  douter. 
Auffî  voyons  -  nous  qu'on  n'a  rien 
imaginé  de  plus  pour  dénouer  une 
intrigue ,  que  ce  qu'a  employé  Ho- 
mère 5  un  incident  nouveau  y  ou  bien 
une  reconnoiftance. 

Mais  l'art  de  rendre  les  dénouemens. 
heureux  6^  naturels  a  été  perfedionné 
fur  l'étude  particulière  du  Génie  Tra- 
gique. En  effet  les  maîtres  de  cet  Art 
ont  trouvé  en  l'approfondiifant  qu*un 
dénouement  ne  pouvoit  être  confor- 
me à  la  raifon ,  s'il  ne  naiffoit  du 
fonds  même  du  fujet^  &:  c'eft  ce  ciui 
a  engagé  Horace  à  condamner  les 
Dieux  en  machine ,  à  moins  que  le 
nœud  ne  fût  de  nature  à  ne  pouvoir 


DE  LA  TRAGÉDIE.       105 
être  autrement    délié.    On  voit  par 
exemple  qu'une  Tragédie  fur  le  facri- 
ûce  dlfaac  ne  peut  finir  que  par  la 
machine  ,  c'eft-à-dire ,   par  une  voix 
du  Ciel ,  n  étant  pas  permis  de  rien 
changer  d'elfentiel  à  une  hiftoire  con- 
nue, fur-tout  à  l'Ecriture  3  &"   d'ail- 
leurs l'adion  étant  de  caradere  à  mé- 
riter une  pareille  ilTue.  Mais  afin  que 
le  dénouement  femble  éclorre  du  ili- 
jet  même,  il  faut  le  préparer  fans  le 
prévenir,  en  jetter  des  fondemens fans 
le  laiifer  conjedurer  ,  &c  fans  qu  on 
puifie  dire  qu'on  Fait  vu  av^^nt  qif  il 
ait  paru  en  fon  entier.   En  un  mot 
il  veut  être  traité  comme  les  autres 
incidens  de  la  pièce ,  avec  un   rap- 
port Cl  jufte  à  tout  le  relie  du  corps  , 
qu'il  paroiiîe  qu'on  ne  pourroit  ,  fans 
gâter  l'ouvrage ,  le  finir  d'une  autre 
façon.   Le  chef-d'œuvre  des  dénoue- 
mens  eft  fans  contredit  celui  de  VO'é- 
dipe    dans   Sophocle,    il  commence 
avec  le  nœud  même  ,  &:  continue  tel- 
lement à  nouer  ce  qu'il  dénoue ,  que 
le  fort  d'Oëdipe  s'embrouille ,  même 
en  fe  dévoilant ,  &:  n'eil  enfin  éclairci 
que  par  un  feul  mot  y  qui  comme  un 
rayon  perçant  porte  tout-à-coup  la 
lumière  dans  Tefprit  d' Ocdipe  ,  lui 

E  v~ 


loG    DISC.  SUR  L'ORIGINE 
deffille  entièrement  les  yeux  ,   &  lut 
fait  connoître  qu'il  eft  le  meurtrier  de 
fon  père  ,  àc  l'époux  de  fa  mère. 

Outre  ce  rapport  &  cette  liaifon 
avec  l'intrigue  ,  le  dénouement  veut 
encore  une  autre  qualité  non  moins 
néceifaire  ,  c'eft  une  certaine  équité 
qui  réveille  l'amour  naturel  que  nous 
avons  pour  la  juftice.  Les  Anciens 
l'ont  fenti  &:  pratiqué.  Cell;  par-là 
qu'ils  ont  puni  le  vice  &  fait  triom- 
pher la  vertu.  Mais  leur  adreffe  a  été 
admirable  à  le  faire  d'une  façon  ,  qui 
loin  de  diminuer  le  plaifir  de  la  ter- 
reur &-  de  la  pitié ,  ne  fît  au  contraire 
que  l'augmenter.  Quelle  merveille  y 
auroit-il  à  produire  fur  la  Scène  un 
fcélérat  qu'on  rendroit  malheureux  , 
ou  une  vertu  irréprochable  que  l'on 
couronneroit  ?  cela  ne  peut  exciter 
aucune  pafîîon  bien  vive.  Mais  d'ex- 
pofer  au  (jiedateur  une  perfonne  peu 
coupable  &  beaucoup  malheureufe  , 
voilà  le  grand  fecret  de  la  crainte  &: 
de  la  compafîîon.  Ses  malheurs  nous 
touchent ,  fa  peine  nous  pénétre.  Mais 
la  comparaifon  de  ks  vertus  ,  de  ks 
fautes  &■  de  ks  malheurs  nous  en- 
levé par  un  retour  fur  nous-mêmes , 
&  nous  fait  fentir  à  la  fin  ce  que  les 


DE  LA  TRAGÉDIE.      107 

deux  paflîons  Tragiques  ont  de  plus 
vif  &:  de  plus  doux. 

Je  fçai  bien  que  ce  n'eft  pas  d'Ho- 
mère feul  qu  Efcnyle  a  pris  ces  obfer- 
varions ,  puifque  le  dénouement  de 
riliade  &"  de  l'Odyflce  caufent  plutôt 
une  admiration  pleine  de  joie  ,  que 
les  derniers  effets  de  la  crainte  6c  de 
la  pitié  fatisFaites.  Mais  lui  &:  Tes  fuc- 
cefleurs  ont  trop  apperçu  la  diffé- 
rence de  l'Epique  &  du  Tragique 
pour  ne  pas  joindre  leurs  réflexions 
particulières  à  celles  d'Homère.  On 
voit  donc  aflez  comment  les  premiers 
linéamens  du  Théâtre  ont  été  tracés 
par  ce  Poëte ,  Se  imités  par  Efchyle. 
Il  me  refte  à  montrer  de  quelle  ma- 
nière celui-ci  a  rempli  ces  premiers 
traits  de  la  Tragédie  fur  le  modèle 
de  l'Iliade  avec  tant  d'adreffe  ,  que 
la  fille  en  confervant  quelque  air  de  la 
mère  a  toutefois  fon  air  propre  & 
perfonnel.  * 

*  53  Celui  qui  jugera  bien  d'une  Tragédie, 
M  &  qui  connoîtra  bien  fùrement  fi  elle  eft 
>3  bonne  ou  mauvaife,  pourra  audl  juger  d'une 
M  Epopée.  Car  toutes  les  parrics  de  l'Epopée 
53  fe  trouvent  dans  la  Tragédie  j  mais  toutes 
M  celles  de  la  Tragédie  ne  fe  trouvent  pas  dans 
35  l'Epopée.  33  Arist.  Po'ét.  ch.  3.  trad.  de  M» 
Dacier. 

E  vj 


io8  DISC.  SUR  L'ORÎGÎNE 
Connl^^'  ^^^'  Efchylc  après  avoir  difcerné 
gcs.  dans  le  Poème  Epique  l'idée ,  la  fin , 
l'expofition ,  l'intrigue  &:  le  dénoue- 
ment du  fpedacle  ,  a  vu  qu'une  pa- 
reille entreprife  fuppofant  des  inter- 
locuteurs en  préfence  d'une  afTem- 
blée  ,  il  falloit  examiner  ce  qui  cft 
convenable  auxperfonnages  &■  à  leurs 
mœurs ,  à  la  Diélion  &c  à  Tes  orne- 
mens,  au  Théâtre  &"  à  Tes  décora- 
tions. Et  pour  comm.encer  par  les 
perfonnages ,  il  fit  attention  que  les 
principaux  dévoient  être  illuftres , 
comme  dans  Homère  :  car  chez  lui 
c'eft  Agamemnon ,  Menelas ,  Achille, 
UlyfTe  ,  les  deux  Ajax  ,  qui  jouent  les 
premiers  rôles.  Voilà  des  héros  pour 
une  aélion  héroïque.  Mais  on  y  voit 
auffi  un  Therfite,  ô^  des  perfonna- 
ges d'un  ordre  inférieur  contrafter 
avec  ceux  du  premier  rang.  On  y 
voit .  même  des  armées ,  Se  des  peu- 
ples en  foule  occuper  le  lointain  6c 
quelquefoir  le  champ  du  tableau. 
Tous  ces  perfonnages  furent  tranf- 
mis  fur  la  Scène.  On  y  vit ,  outre 
des  Dieux,  de  grands  Prnces  Se  des 
Rois  démêler  entr'eux  des  intérêts 
d'Etat ,  y  perdre  la  couronne  ou  la 
vie^ôc  étaler  à  une  République  jaloufe 


DE  LA  TRAGÉDIE.  lo^ 
de  fa  liberté  ,  des  malheurs  d'autant 
plus  intcreflans  pour  elle  ,  qu'ils  flat- 
toient  (on  orgueilleufe  compalîion  , 
&  qu'ils  n'excitoient  dans  des  cœurs 
Républicains  qu'une  majeftueufe  &c 
noble  terreur  à  la  vue  des  têtes  cou- 
ronnées qu'on  fembloit  lui  immoler. 
On  reiTulcita  Ids  héros  d'Homère  ,  &C 
ils  reparurent  dans  des  (ituations  Tra- 
giques ,  parce  qu'il  étoit  queftion  de 
plaire  à  des  Grecs ,  dont  l'oreille  étoit 
îaite  aux  noms  auguftes  de  tant  de 
grands  hommes  de  leur  nation.  A 
ces  principaux  rôles  on  en  ajouta  de 
moins  relevés  &-  de  fubalternes ,  pour 
donner  par  le  moyen  des  uns  plus  de 
luftre ,  de  faillie ,  &  de  jeu  aux  autres. 
On  fit  connoître  aux  fpedateurs  ce 
qu'ils  ne  pouvoient  voir  ,  par  les  nar- 
rations de  ces  moindres  Aéleurs.  Ils 
animèrent  le  Théâtre  par  des  nouvel- 
les peu  attendues ,  par  des  reconnoif- 
fances  inefpérées ,  Ôc  par  le  fecours 
qu'ils  prêtèrent  aux  Adeurs  plus  con- 
hdérables.  L'intervention  même  Se  le 
miniilére  des  Dieux  entra  dans  l'ex- 
poliiion  ,  dans  les  noeuds ,  &  dans  les 
dénouemens. 

.    XV.  Les  Chœurs  auparavant  occu-     Les 
pés  à  chanter  Bacchus  ou  c]uekp'aii-  ^^^^"^'^ 


no     DISC.  SUR  L'ORTGINE 

tre  fil  jet ,  ne  chantèrent  plus  que  dans 
certains  intervalles  pour  dclafler  le 
fpedateur  ,  &:  pour  donner  lieu  au. 
cours  de  l'intrigue.  D'oififs  qulls 
étoient  ils  devinrent  agiflans ,  tantôt 
Nymphes ,  tantôt  Furies ,  quelquefois 
courtifans ,  fou  vent  peuple  ,  mais  tou- 
jours intcreiTcs  à  l'aôlion.  On  conçut 
après  Homère  qu'une  adion  grande 
^  iiluftre  ne  pourroit  fe  pafler  fans 
témoins ,  outre  que  ces  témoins  mê- 
me font  un  magnifique  ornement  au 
fpedacle  ,  &  donnent  beaucoup  plus 
aux  yeux  qu'aux  oreilles.  Le  Chœur 
étant  donc  tout  trouvé  ,  puifqu  il  fai- 
foit  feul  5  ou  prefque  feul,  ce  qu'on 
appelloit  la  Tragédie  avant  Efchyle , 
ce  Poëte  ne  l'exclut  pas  de  la  vraie 
Tragédie.  Au  contraire  il  crut  devoir 
l'y  incorporer  comme  Choeur  pour 
chanter  entre  les  Ades ,  &*  comme 
perfonnage  mêlé  dans  l'adion.  îl  ju- 
gea feulement  qu'il  étoit  à  propos 
d'abréger  les  chants  qui  ne  deve- 
noient  plus  qu'un  délafîement  accef- 
foire  dans  fon  idée ,  &:  ce  fut  par  où 
il  commença.  Car  à  l'égard  du  nom- 
bre des  perfonnes  qui  compofoient 
le  Chœur  ,  nombre  qui  montoit  juf- 
qu*à  cinquante ,  il  ne  le  retrancha  &c 


^DE  LA  TRAGÉDIE.  m 
ne  le  rédnifit  a  quinze  que  dans  la 
fuite  Se  par  ordre  du  Magiftrat  après 
le  terrible  effet  de  ks  Eumcnides 
dont  je  parlerai.  11  fit  donc  un  dou- 
ble ufage  du  Chœur.  Le  Coryphée , 
c'eft-à-dire  ,  la  principale  perfonne 
qui  le  conduifoit ,  çntra  dans  Tadicn 
à  la  tête  des  autres ,  au  nom  defquel- 
les  elle  prit  la  parole ,  foit  pour  don- 
ner d'unies  confeils  Se  de  falutaires 
inftrudions ,  foit  pour  prendre  le  parti 
de  l'innocence  Se  de  la  vertu  ,  foit 
pour  être  le  dépofitaire  des  fecrets, 
Se  le  vengeur  de  la  Religion  mépri- 
fée ,  foit  enfin  pour  foutenir  tous  ces 
caradères  enfemble ,  comme  le  dit  * 
Horace.  En  effet  le  Chœur  étoit  à 
proprement  parler  Thonnête-homme 
de  la  pièce. 

Quant  à  fon  autre  fondion  ,  qui 
confilloit  à  chanter  dans  les  inter- 
valles, il  s'en  acquittoit  comme  aupa- 
ravant ,  en  mêlant  des  marches  gra- 
ves Se  majeftueufes  au  chant  de  tou- 
tes les  voix  réunies ,  avec  cette  dif- 
férence ,  que  depuis  l'invention  de  la 
véritable  Tragédie ,  ou  même  au  tems 
de  Thefpis ,  il  ne  chantoit  rien  qui 

^  HORAT.  Art  Po'èt,  V.  155» 


112^  DISC.  SUR  UORIGINË 
ne  fût  lié  à  tout  l'ouvrage.  Il  exprî- 
moit  ks  fentimens ,  ou  ceux  des  fpec- 
tateurs ,  par  des  defirs  &■  des  craintes 
pour  préparer  les  événemens  à  venir. 
Et  voilà  de  quelle  manière  le  Chœur 
fans  cefler  tout-à-fait  d'être  ce  qu  il 
avoir  été  ,  changea  la  matière  de  Tes 
chants  ,  &"  ne  devint  qu  une  partie 
d'un  grand  tout. 

Quelques  perfonnes  ont  penfé ,  (  de 
le  Théâtre  de  nos  jours  eft  pour  eux 
une  preuve  parlante  ,  )  que  le  Chœur 
étoit  abfolument  inutile.  Ils  ont  cru 
même  que  les  premiers  inventeurs  de 
la  Tragédie  ne  Tavoient  admis  dans 
ce  nouveau  genre  de  fpeélacle  ,  que 
parce  qu'ils  avoient  refpedé  fon  an- 
tiquité ;  raifon  trop  puérile  pour  en 
faire  le  motif  de  ces  grands  génies , 
qui  trouvèrent  le  moyen  de  fubfti- 
tuer  la  Tragédie  à  un  fpedacle  qui 
lui  relTembloit  (i  peu  avant  eux.  Cer- 
tes ,  fi  le  Chœur  ne  leur  eût  paru  un 
fecours  nccefîaire  pour  la  perfeétion 
de  leur  Art ,  ils  l'auroient  rejette  avec 
la  même  facilité  qu'ils  en  bornèrent 
remploi.  Je  fçai  qu'il  a  quelques  in- 
convéniens ,  &  qu  il  a  jette  quelque-, 
fois  les  Anciens  dans  des  fautes  con- 
tre la  vraifçmblance  y  mais  ou  verra 


DE  LA  TRAGÉDIE.  115 
par  Tufage  qu'ils  en  ont  fait  le  plus 
Ibuvent,  que  les  avantages  l'empor- 
tent infiniment  fur  les  inconvéniens. 
Sophocle  a  fçu  écarter  pour  quelques 
momens  fon  Chœur ,  quand  il  a  eu 
befoin  de  le  foire ,  comme  dans  l'A- 
jax.  C'ell  donc  à  foi-même ,  &:  non 
au  Chœur  ,  que  le  Poète  doit  s'en 
prendre  ,  quand  le  Chœur  l'incommo- 
de ,  &  le  met  à  l'étroit.  Quel  avan- 
tage au  contraire  ne  peut-il  pas  tirer 
d'une  troupe  d'Adeurs  qui  remplif- 
fent  fa  Scène  ,  qui  rendent  plus  fen- 
fible  la  coniinuité  de  l'adion,  &^qui 
la  font  paroitre  plus  vrailemblable, 
puifqu  il  n  eil  pas  naturel  qu'elle  fe 
palle  f.ms  téftioins.  On  ne  fent  que 
trop  le  vuide  de  notre  Théâtre  fans 
Chœurs  ;  &:  l'eiTai  heureux  de  M.  Ra- 
cine qui  les  a  fait  revivre  dans  Atha- 
lie  &"  dans  Efther ,  devrcit ,  ce  fem- 
ble  ,  nous  avoir  détrompés  fur  cet 
article.  Mais  telle  eft  la  force  de  la 
coutume.  On  a  accoutumé  les  fpeéta- 
teurs  ,  dés  le  rétabliflement  du  Théâ- 
tre ,  à  des  pièces  qui  fe  paflbient  de 
Chœurs ,  &"  qui  ne  laifToient  pas  de 
plaire.  On  s'eft  fait  un  mérite  de 
s'en  pafler ,  d^  l'on  fe  feroit  fcrupule 
aujourd'hui  de  les  reprendre.  Voilà 


ÎI4  DISC.  SUR  L'ORIGINE  ^ 
le  génie  des  hommes.  Ceft  aflurc- 
ment  une  perte  conlidérable  y  &c  le 
moins  qu'on  puifle  dire ,  c  eft  que  le 
Chœur  rempiiroit  le  vuide  du  Théâ- 
tre ,  comme  le  clavefïîn  remplit  celui 
de  la  mufique  dans  les  concerts.  Je 
ne  parle  point  de  la  vraifemblance 

Jiue  Ton  choque ,  ni  de  la  nature  du 
pedacle  dont  on  s'écarte  par  ce  dé- 
faut. L'un  &•  l'autre  article  ne  tou- 
che plus,  parce  qu'on  s'eft  mis  dans 
l'habitude  de  n'y  pkis  faire  de  réfle- 
xion. Je  ne  dis  pas  ceci  pour  jufti- 
fier  les  Anciens ,  &c  moins  encore  pour 
balancer  le  mérite  de  leur  Théâtre  & 
du  nôtre  ;  mais  parce  qu'il  paroît  in- 
jufte  de  condamner  leurs  Chœurs, 
uniquement  par  la  raifon  que  nous 
ne  nous  fommes  pas  avifés  de  nous 
en  fervir ,  comme  s'il  n'y  avoir  d'efti- 
mable  en  fait  d'efprit ,  que  ce  qui  eft 
autorifé  par  nos  ufages  6c  notre  ma- 
nière de  penfer. 

Ces  Chœurs  danfoient  &  chan- 
toient  comme  avant  Thefpis.  Il  eft  à 
propos  d'expliquer  comment ,  autant 
qu'il  eft  poffible  de  le  faire.  Us  s'ar- 
rangeoient  de  manière  que  quand  il 
r  eut  quinze  Adeurs ,  ils  paroiflbient 
ur  trois  rangs  de  cinq  ,  ou  fur  cinq 


i 


DE  LA  TRAGÉDIE.       115 

de  trois ,  &  de  même  à  proportion 
lorfqu  on  les  réduifit  à  douze.  Car 
Tarrangement  rouloit  alors  fur  les 
nombres  trois  6^  quatre.  Ils  faifoient 
cnfuice  diverfes  évolutions  ,  &  pre- 
noientdes  airs  diffcrens,  foit^de  joie, 
foit  de  triftefTe  ,  luivant  Timpreffion 
que  leur  donnoit  leur  guide  ou  le 
Coryphée.  Le  mouvement  le  plus  or- 
dinaire étoit  fort  myftéricux  ,  &c  ve- 
noit  de  la  même  ifu perdition  ,  qui 
règne  encore  aujourd'hui  chez  les 
Turcs ,  &  qui  confiite  à  imiter  les  ré- 
volutions des  Cieux  &  des  Aiires ,  en 
tournoyant  comme  eux.  Le  Chœur 
alloit  de  droite  à  gauche  pour  expri- 
mer le  cours  journalier  du  firmamient 
d'Orient  en  Occident.  Ce  tour  s'ap- 
pelloit  Strophe.  Il  déclinoit  enfuite 
de  gauche  à  droite  par  égard  aux  pla- 
nettes ,  qui  outre  le  mouvement  com- 
mun ont  encore  le  leur  particulier 
d'Occident  vers  l'Orient.  C'étoit  VAn- 
tifirophe  ou  le  retour.  Les  Latins  ôc 
les  François  même  ont  retenu  ces 
noms  pour  fignifier  les  parties  d'une 
Ode  5  parce  que  les  Odes  dans  leur 
origine  étoient  faites  pour  le  chant 
&  la  danfe.  Enfin  le  Chœur  s'arrêtoit 
au  milieu  du  Théâtre  pour  y  chanter 


11^    DISC  SUR  r ORIGINE 
un  morceau  qu'on  nommoit  Epode  ; 
&  pour  marquer  par  cette  fituation 
la  ftabilité  de  la  terre.  Il  eft  vraifem- 
blable  que  ces  évolutions  accompa- 
gnées de  chants  ôc  de  danfes  ,  que 
l'on  ne  fçauroit  bien  figurer  aux  yeux, 
fe  varioient  fur  le  Théâtre  en  mille 
formes  différentes ,  comme  il  fe  pra- 
tiquoit  dans  les  jeux.  L'on  fcait  que 
Théfée  en  établit  qui  repréfentoient 
à  l'œil ,  par  le  moyen  des  danfes ,  le 
labyrinthe  dont  il  avoit  eu  le  bon- 
heur de  s'échapper.    Quoiqu'il   foit 
aflez  difficile^de  donner  une  idée  bien 
nette  de  ces  marches  &  contre-mar- 
ches 5  on  comprend  aifément  par  les 
diverfes  figures  d^s  nôtres  ,   qu'elles 
dévoient  être    fort   variées  &    fort 
agréables  fur  les  vaftes  Théâtres  d'u- 
ne République  polie ,  qui  n'épargnoit 
rien  pour  l'agrément  6c  la  fplendeur 
des  fpeélacles. 

Un  efprit  trop  philofophique  pour- 
roit  objeéler  ici  que  les  Grecs  n'ont 
pas  dû  puifer  dans  la  nature  l'ufage 
qu'ils  ont  fait  de  la  danfe  d>c  de  la  mu- 
fique  dans  la  Tragédie.  Mais  cette  ob- 
jeélion  s'évanouit  d'elle-même  ,  lorf  • 
qu'on  fait  réflexion  que  la  danfe  n'eil 
qu'une  démarche  plus  gracieufe ,  &  la 


DE  LA  TRAGÉDIE.       117 

mufique  une  façon  de  parler  plus 
agréable.  Or  tout  l'art  conlifte  à  imi- 
ter la  nature  d  une  manière  qui  plaife. 
Si  l'on  condamne  Tufage  de  la  mufi- 
que &:  de  la  danfe ,  il  faudra  blâmer 
celui  des  vers ,  qui  ne  font  qu  un  lan- 
gage plus  mefure.  Toutefois  les  hom- 
mes font  convenus  dans  tous  les  tems , 
que  l'imitation  faite  pour  le  plailir 
avoir  beaucoup  plus  de  grâce  lorf- 
qu'on  exprimoit  fcs  penfées  en  vers. 
11  en  eft  de  même  à  proportion  de 
la  mufique  &  de  la  danfe  ;,  avec  cette 
reftridion ,  que  l'une  6c  l'autre  ne  peu- 
vent s'employer  avec  quelque  lorte 
de  vraifemblance  pour  exprimer  une 
a<5lion  continuç  de  entière ,  au  lieu 
que  la  Poè'fie  le  peut  faire ,  &  le  fait 
fans  choquer  les  fpedateurs.  Quelle 
en  eft  la  caufe  ?  c'eft  que  la  Poëfie 
ne  frappant  que  légèrement  les  oreil- 
,  les ,  organes  d'ailleurs  plus  lents  que 
:  les  yeux ,  on  oublie  infenfiblement 
que  les  Ad?eurs  parlent  en  vers  ;  on 
regarde  la  langue  des  Dieux  comme 
leur  langue  -,  ou  (i  l'on  y  fait  une  at- 
.  tention  particulière ,  elle  va  au  profit 
des  auditeurs ,  plus  touchés  de  Ihar- 
nionie  des  vers  que  de  celle  de  la 
profe ,  &  trop  peu  frappés  de  cette 


ii8  DISC.  SUR  L'ORIGINE 
cadence  pour  en  être  blefles  j  tandis 
^  que  la  danfe  qui  fe  produit  aux  yeux 
les  choqueroit  (i  elle  étoit  employée 
à  exprimer  toutes  les  iiruations  des 
Adeurs  dans  une  même  adion.  Pour 
la  mufique  elle  participe  de  la  poefîe 
&:  de  la  danfe.  Car  quoiqu'elle  ne 
frappe  que  les  oreilles  ,  elle  s'empare 
néanmoins  des  [cns  avec  plus  de  for- 
ce que  la  poêTie ,  mais  beaucoup  moins 
que  la  danfe  avec  qui  elle  s'allie ,  d>c 

Îui  par  fon  moyen  laifit  enfemble  les 
eux  fens ,  Fouie  &:  la  vvie.  De  -  là 
vient  que  bien  qu'on  foufFre  de  nos 
jours  les  Opéra ,  on  a  pourtant  quel- 
que peine  à  entendre  certains  mor- 
ceaux qui  devroient  être  plutôt  dé- 
clamés que  chantés.  Que  feroit-ce  (i 
la  danfe  s'en  mêloit  encore  ?  le  ridi- 
cule feroit  accompli.  Le  chant  &  la 
danfe  ont  donc  leurs  bornes  beaucoup 
plus  étroites  que  la  verfification  :  mais 
ces  trois  choies  ne  font  qu'un  agré- 
ment néceffaire  pour  embeUir  la  na- 
ture, &  capable  d'atteindre  à  ce  but, 
quand  on  le  place  à  propos.  Une  )l 
imitation  trop  exade  feroit  choquan-  4 
te.  Que  deviendroit  un  tableau ,  fi  un  i 
peintre  rendoit  les  vifages  précifé- 
ment  tels  qu'ils  font?  fi  une  ^dioix  x 


DE  LA  TRAGÉDiE.  n^ 
d'hommes ,  ou  même  de  héros  ,  qui 
ne  font  après  tout  que  des  hommes , 
fe  montroit  précifément  à  nos  yeux 
telle  qu'elle  s'eft  paflee  ?  rien  de  tout 
cela  ne  plairoit.  Peut-être  même  tout 
nous  oftènferoit.  Tant  il  ell  vrai  que 
Tefprit  humain ,  qui  cherche  le  beau 
&c  le  parfait  ,  veut  le  trouver  dans 
l'imitation  embellie.  Voilà  le  nœud 
fecret  qui  unit  l'art  &  la  nature.  Celle- 
ci  fournit  les  principaux  traits  :  mais 
c'efl  à  l'autre  de  les  orner  pour  plaire. 
Tel  efl  le  but  des  Poètes ,  des  Mufi- 
ciens ,  &c  des  Peintres.  Tous  font  imi- 
tateurs ,  chacun  a  fa  manière  ;  Se  pour 
nous  reiferrer  dans  le  fpedacle  d'une 
Tragédie  ,  tous  doivent  y  contribuer 
à  propos  ,  comme  l'avoir  conçu  Ef- 
chyle.  J'avoue  qu'en  ceci  il  n'eft  pas 
inventeur  j  mais  comme  nous  parcou- 
rons la  route  qu'il  a  tenue ,  il  s'agit 
de  voir ,  non-ieulement  ce  qu'il  in- 
venta ,  mais  encore  comment  il  em- 
ploya ce  qu'il  trouva  déjà  tout  fait 
avant  lui.  il  retint  les  Chœurs  avec 
le  chant  &:  la  danfe.  Mais  il  abrégea 
Tun  &■  l'autre  ,  &:  ne  les  fit  fervir 
qu'aux  intervalles  de  fcs  pièces ,  per- 
niadé  cpe  l'imitation  feroit  plus  gra- 
cieufe  par  ce  mélange ,  &  qu'elle  n'au- 


tio  DISC.  SUR  L'ORÎGÎNE 
roit  rien  d'outré  au  moyen  de  cette 
reftri(ftion.  Il  en  abufa  cependant  en- 
tr'autres  une  fois ,  &:  ce  fut  dans  tes 
Euménides ,  où  les  Adeurs  du  Chœur 
parurent  (i  bien  imités  d'après  les  Fu- 
ries j  que  le  fpedacle  en  fut  troublé , 
dQs  femmes  enceintes  en  foufFrirent , 
ôc  des  enfans  moururent  de  frayeur. 
C'eil  que  l'imitation  étoit  trop  par- 
faite 5  &  par  conféquent  vicieufe. 
C'eft  peut-être  par  cette  raifon  que 
les  (latues  peintes  &c  les  poupées  Al- 
lemandes ne  peuvent  être  goûtées. 
Les  unes  avec  leur  mouvement  fans 
ame ,  les  autres  immobiles ,  font  éga- 
lement peur  ,  parce  qu  elles  relfem- 
blent  trop.  De  même  une  reffemblan- 
ce  tr(^  vraie  dans  la  Tragédie  feroit 
comme  un  corps  inanimé ,  plus  ca- 
pable d'effrayer  que  de  produire  le 
véritable  plaifir  qu'on  attend  de  l'art. 
La  mufique  &:  la  danfe  contribuent 
donc  à  ce  plaifir  du  fpedateur ,  fans 
compter  qu'elles  le  délaffent  en  con- 
tinuant doucement  l'impreffion  déjà 
commencée  ;  6^  c'eft  à  quoi  princi- 
palement les  Anciens  eurent  égard. 
Ils  n'expoferent  fur  la  Scène  aucune 
chofe  qui  ne  conduisît  au  même  but  j 
&  ils  Içûrent  non-feulement  accom- 
moder 


DE  LA  TRAGÉDIE.  izt 
moder  leurs  orneaiens  à  leurs  fujets  , 
mais  encore  leur  donner  cette  variété 
admirable  que  demandent  les  fujets 
diffcrens  dans  le  genre  uniforme  de  la. 
Tragédie.  Ceft  ainfi  qu'en  liant  ce 
que  leurs  Ancêtres  leur  avoient  laifTé 
avec  ce  qu'ils  inventèrent  eux-mêmes , 
je  veux  dire ,  deux  fpeclacles  trcs-dif- 
tingués  par  leurs  caradéres ,  ils  trou- 
vèrent le  fecret  d'en  former  la  Tra- 
gédie ,  6c  de  l'enrichir  d'un  ornement 
que  nous  avons  cru  inutile  ,  peut^ 
être  parce  qu'ils  ceiferent  eux-mêmes 
de  s  en.  fervir  dans  la  dernière  forme 
qu'ils  donnèrent  à  la  Comédie. 

Je  me  fuis  un  peu  étendu  fur  les 
Chœurs ,  tant  pour  donner  une  idée 
complette  du  Théâtre  ancien  ,  que 
pour  faire  voir  jufqu'où  les  Grecs  por- 
tèrent l'attention  pour  plaire  au  fpec- 
tateur  ;  &"  c'eft  dans  cette  vue  que  je 
dirai  un  mot  dans  la  fuite  des  autres 
ornemens ,  qui  font  comme  les  de- 
hors de  la  Tragédie.  Reprenons  feu- 
lement ici  ce  que  nous  avons  obfer- 
vé  fur  les  perfonnages ,  à  fcavoir  ,  que 
c*étoient  des  Adeurs  illuftres  ,  des 
Dieux  &■  des  Rois  toujours  acccm- 
pagnés  des  Chœurs,  tels  que  l'aélion 
les  demandoit  :  qu'à  ces  perfonnag  s 
Tomç  L  F 


1Z2     DISC.  SUR  L'ORIGINE 

on  en  joignoit  d'autres  moins  confi- 
dérabies  pour  faire  agir  les  premiers  i 
qu'enfin  tout  cela  venoit  originaire- 
ment d'Homère  ,  même  les  Chœurs  , 
quoiqu'à  les  confidérer  par  rapport  à 
THymne  Bacchique ,  ils  FulTent  peut^ 
être  plus  anciens  que  lui. 
Mœurs.  XVï.  Lcs  perfonnagcs  une  fois  in- 
ventés ,  il  fallut  les  mettre  en  adion  , 
Se  pour  le  bien  faire  on  fongea  d'a- 
bord à  donner  à  chacun  fes  vérita^ 
blés  traits.  Voilà  ce  qu  Ariftote  ap- 
pelle les  Mœurs.  Car  il  compare  l'ac- 
tion à  l'ordonnance  &z  au  defîein  d'un 
tableau  ,  Se  quant  a^ix  mœurs  qui  dif- 
tinguent  chaque  perfonnage  ,  il  dit 
qu  elles  font  lembiables  aux  couleurs 
qui  donnent  de  la  faillie  à  refquiife 
d'un  deffem  tracé.  En  effet  Efchyle  a 
pu  voir  dans  Homère  que  les  mœurs 
de  Tes  Héros  ont  un  éclat  frappant 
Se  pareil  à  celui  d'un  beau  coloris. 
Mais  il  a  dû  concevoir  que  dans  un 
fpedacle  le  coloris  des  moeurs  de- 
vôit  être  plus  fort.  Car  de  même  que 
les  couleurs  montrent  aux  yeux  l'âge , 
la  condition ,  les  fentimens ,  les  paf- 
fiôns ,  les  vertus ,  les  défauts  même 
d'un  pcrfonnage  peint  ;  ainlî  dans  uii 
fpeétacle  où  tout  parle  aux  yeux  &  à 


DE  LA  TRAGÉDIE.      iif 

l'efprit ,  il  faut  faire  faillir  les  mœur^^ 
moins  par  les  paroles  que  par  les  ac- 
tions. Hé ,  Homère  même  ne  Ta-t-il 
pas  fait  dans  le  Poème  Epique  ?  ne 
croit-on  pas  voir  agir  Achille  ?  at-»- 
tend-on  les  difcours  pour  compren-^ 
dre  qu'il  eft  emporté  ,  inexorable  &: 
fupérieur  aux  loix  ?  par  quels  traits  ce 
héros  n'eft-il  pas  repréfenté  ?  mais 
combien  plus  devroit  briller  fon  ca^ 
radére  dans  un  fpedacle  qui  doit  ef- 
fentiellement  être  court  <k  animé  ? 
c'eft  là  fans  difficulté  la  partie  da 
Théâtre  que  les  premiers  Auteurs 
Tragiques  étudièrent  le  plus  dans  11- 
liade  &  rOdydee.  Ils  remarquèrent 
d'abord  que  les  mœurs  dévoient  être 
convenables  aux  perfonnes  félon  l'â- 
ge ,  la  condition ,  &"  l'intérêt  x^ui  les 
Fait  agir.  Un  jeune  homme  n'agit  pa^ 
comme  un  vieillard  ,  ni  un  Roi  coni^ 
me  un  particulier ,  ni  un  homme  pa(- 
ûonné  comme  un  homme  tranquille 
6c  fans  intérêt  préfent.  Horace  a  pri^ 
glaifir  à  nous  marquer  ces  délicatef- 
les  ;  &"  fur  la  différence  des  âges  il 
nous  a  lailfé  un  portrait  achevé.  Arif- 
lote  s'étend  auili  fur  cette  matière. 
Mais  je  trouve  que  les  anciens  Poètes 
©nt  porté  plus  loin  qu'eux  leurs  ré' 

Fij 


124    DISC.  SUR  L'ORIGINE 

flexions  fur  la  convenance  des  mœurs. 
Car  outre  les  obfervations  générales 
fur  l'âge ,  les  conditions  &c  les  inté- 
rêts perfonnels  ,  ils  en  ont  fait  fur 
des  bienféances  inimitables ,  &  affez 
difficiles  à  exprimer.  Pour  Tâge  ,  les 
en  fans  ne  parlent  pas  chez  eux.  Ils 
feroicnt  dégénérer  un  fpeélacle  auffî 
noble  que  la  Tragédie  ;  ils  paroiiTent 
feulement ,  ainfi  que  dans  TOedipe  de 
Sophocle  ,  pour  augmenter  le  trouble 
3c  l'agitation  de  la  Scène.  A  l'égard 
de  la  dignité  ,  quelle  décence  dans 
nos  tiois  Poètes  Grecs  !  non  -  feule- 
ment un  Roi  y  parle  &c  fe  conduit 
en  Roi ,  mais  il  n  y  paroît  jamais  en 
fécond  ,  ck  pour  des  intérêts  étran- 
gers peu  dignes  de  fon  rang.  Il  en- 
traine à  lui  toute  l'adion ,  &  en  fait 
l'ame ,  comme  le  bon  fens  l'exige 
dans  la  peinture  6^  dans  la  poefie. 
C'eft  un  point  auquel  nos  meilleurs 
Poètes  n'ont  pas  toujours  pris  garde. 
Quel  rôle  fait  dans  le  Cid  le  Roi  de 
Cailillc  ?  ce  n'eft  qu'un  témoin  pref- 
que  oiiif  d'une  aélion  qui  ne  Tinté- 
refle  que  peu.  Rodrigue  Se  Chiméne 
attirent  toute  l'attention  du  fpeda- 
teur  ,  tandis  que  le  Roi  &C  l'Infante , 
qui  devroient  faire  les  principaux  rô- 


DE  LA  TRAGÉDIE.       115 

les ,  ou  ne  point  paroître  du  tout , 
paroifïent  à  peine  en  fécond  pour  en- 
nuyer. Corneille  le  fentit  bien  :  mais 
il  ne  fît  qu'après  coup  cette  impor- 
tante remarque ,  qui  fut  mife  en  pra- 
tique par  les  Auteurs  Grecs  dés  la 
naifîance  du  Théâtre.  Enfin  quant  à 
l'intérêt  qui  anime  les  Adeurs ,  avec 
quelle  julleiGre  de  différences  les  Poètes 
Grecs  n'ont-ils  pas  tracé  les  mœurs 
diverfes  d'un  même  perfonnage  en 
différentes  fituations  !  Chez  Euripide 
Clytemneftre  éplorée  exhale  fes  fu- 
reurs contre  un  barbare  époux  deve- 
nu le  bourreau  de  fa  fille  Iphigénie. 
Que  fes  fureurs  ont  une  autre  face 
dans  Ekcire ,  où  l'intérêt  eft  tout  au- 
tre !  ces  changemens  ne  font  point  du 
refTort  de  la  peinture  i  elle  ne  peut 
attraper  qu'une  fituation  unique  ,  & 
"  tout  au  plus  elle  laiffe  deviner  celle 
qui  a  précédé  6^  celle  qui  iuivra. 
Mais  la  Poefie  dramatique  peut  &: 
doit  garder  exadement  ces  différen- 
ces fines ,  fur-tout  dans  le  cours  d'une 
même  Tragédie  ,  fuivant  le  change- 
ment d'intérêts.  Autre  eft  le  cour- 
roux de  Philocléte  contre  les  Grecs 
qui  l'ont  abandonné  dans  une  ifle  dé- 
ferre ^  lorfqu'il  raconte  fes  malheurs  \ 

F  iij 


116    DISC  SUR  L'ORIGINE 

autre  fa  rage  contre  UlyiTe  ,  lorfqu^il 
Yoit  l'auteur  de  fes  maux  ,  &  qu'il  eft 
la  vidime  d'une  féconde  perfidie.  Ce- 
la   n'empêche    pas    que   les   mœurs 
u'ayent  une  autre  qualité  qu'Homère 
&:  les  Tragiques  Grecs  leur  ont  don- 
née y  e'eft  d'être  les  mêmes ,  &■  de  ne 
pas  fe  démentir.  Car  nos  Poètes  ob- 
ferverent  qu'Achille  paroît  toujours 
dans  l'Iliade  tel  qu'il  a  paru  dès  le 
commencement.  A  la  vérité  fa  colère 
a  divers  afpeéls  ,   mais  elle  fubfifte 
toujours  pour  le  fonds  dans  fes  dif- 
féirens  eJfirets  ,  auffi-bien  que  tout  le 
re(le  du  caraélére  de  ce  Héros.  Ces 
clcux  qualités ,  à  fçavoir  la  convenant* 
ce  ^  l'égaHté  ,   font  tout  l'art  à^s 
mœurs  dans  la  Tragédie.  Car  pour  ce 
qwi   concerne  les  deux  autres  qu'A- 
rijftote  ajoute,  elles  fe  réduifent  à  la 
première.  Il  veut  que  les  mœurs ,  fur- 
tout  du  perfonnage  fur  qui  tout  rou- 
le, foient  bonnes  5  c'eft-à-dire  ,  qu'il 
ait  cette  probité  commune  qui  le  faffe 
plaindre  dans  ks  malheurs  ;  ou  bien  , 
difent  quelques-uns ,  (  car  le  paifage 
eft  équivoque ,  )  il  demande  en  géné- 
ral que  \q$  mœurs  foient  bien  mar- 
quées. Il  veut  de  plus  que  celles  àQ%^ 
perfonnages  tirés  <àq  k  fabk  ou  de- 


DE  la:  tragédie.      îV 

l'hiftoire ,  ne  ibient  pas  contraires  M 
ridée  que  Thilloire  ou  la  fable  nous 
en  donnent  -,  qu'Ulyife ,  par  exemple , 
»e  pafîe  pas  pour  un  brave ,  Se  Achille 
pour  un  politique.  Or  cela  ne  (ignifie 
autre  chofe  ,  fi  ce  n'eil  ce  qu'il  a  déj^ 
dit  5  que  les  mœurs  doivent  être  con^ 
y^nables.  Car  le  feroient  -  elles  fi  lo 
héros  de  la  pièce  étoit  un  mal-hon-î 
nête  -  homme  ,  ou  n  avoit  pas  des 
traits  bien  marqués ,  &"  fi  les  perfon- 
nages  connus  n'étoient  repréfentés 
tels  qu  on  les  connoît  déjà  ?  mais  fans 
entrer  dans  ces  chicanes  d'érudition  ^ 
éù  il  ;eft  afiez  indifférent  de  prendre 
Fiin  ou  l'autre  parti ,  puifque  cela  n^ 
rnéne  à  rien  dont  on  ne  convienne 
a  une  &  d'autre  part ,  je  remonte  à 
lafource,  &  je  retrouve  par-tout  Ho? 
ifn€Fe,,  particulièrement  dans  ce  qui 
concerne  les  mœurs  ;  tant  le  Poëme 
dramatique  doit  à  l'Epopée  î 
^  .XVII.  On  l'en  a  vu  naître  &r  fe  dé^  Dîâion, 
velopper  peu  à  peu.  Il  s'agit  à  pré- 
fent  de  le  revêtir  de  la  diétion  qui 
llii  convient.  Les  vers  parurent  à  Es- 
chyle plus  propres  à  cela  que  la  pro- 
fe.  Il  crut  qu'un  ouvrage  né  d'un  poB- 
me  ,  ôe  poëme  lui-même  ,  devoir  n'ê- 
tre énoncé  qu'en  langage  des  Dieux , 

F  iv 


iiS     DISC.  SUR  L'ORIGINE 

fans  doute  parce  qu'il  remarqua  la  di- 
gnité &c  la  grandeur  qu'Homère  avoit 
données  à  Filiade  en  l'écrivant  en 
vers.  Néanmoins  pour  fuivre  toujours 
la  différence  qu'il  imagina  entre  l'E- 
pique ôc  le  Tragique ,  il  fe  perfuada 
que  le  vers  ïambe  convenoit  au  fé- 
cond 5  comme  le  vers  héroïque  au 
premier ,  non-feulement  parce  que  le 
vers  ïambe  a  une  nobleffe  Théâtrale 
qui  fe  fent  beaucoup  mieux  qu'elle 
ne  s'exprime  -,  mais  parce  qu'appro- 
chant plus  de  la  profe ,  il  con(erve 
aflfez  l'air  de  la  Poëlîe  pour  flatter 
agréablement  l'oreille,  6«:  trop  peu 
pour  faire  fonger  au  Poète  qui  doit 
ctre  compté  pour  rien  dans  un  fpec- 
tacle  où  d'autres  que  lui  font  cenfés 
parler  &  agir. 

Avant  Elchyle  lorfque  la  Tragédie 
n'étoit  encore  qu'un  limple  Chœur  , 
ou  qu'un  récit  lérieux  ou  burlefque , 
mêlé  avec  le  Chœur ,  on  fe  fervoit , 
au  moins  pour  ce  dernier  genre ,  des 
vers  tetrametres  ,  c*eft-à-dire ,  com- 
pofés  de  pieds  d  une  longue  &"  d'une 
brève ,  vers  fautillans  ,  comme  s'ex- 
prime M.  Dacier  ,  ôc  fi  propres  au 
moiwement ,  à  ladanfe,  &:  à  la  fatyre, 
que  les  Auteurs  des  pièces  Atellanes 


DE  LA  TRAGÉDIE.  119 
le  retinrent  dans  leurs  Chœurs.  »  Mais, 
•»  (  ajoute  *  Ariftote  ,  )  après  que  la 
w  didion  qui  étoit  propre  à  la  Tra- 
«  gédie  fe  fut  établie ,  la  nature  in- 
w  venta  fans  peine  le  genre  de  vers 
»  qui  lui  convenoit.  Car  flambe  eft 
»'  de  tous  les  vers  le  plus  propre  pour 
«  la  converfation ,  &  une  marque  très- 
*»  certaine  de  cela ,  c'ell  que  nous  fai- 
9f  fons  fort  fbuvent  de  vers  ïambes 
>*  en  parlant  les  uns  avec  les  autres , 
w  &■  très-rarement  les  hexamètres,  qui 
«  ne  nous  échappent  que  lorfque  nous 
»  franchiifons  les  bornes  du  difcours 
»»  ordinaire  pour  changer  d'harmonie 
>>  ôc  de  ton.  «^  En  effet  le  vers  héroï- 
que eft  plus  harmonieux  que  les  au- 
tres. Sur  quoi  M.  Dacier  fait  une  ré- 
flexion bien  fenfée  :  c'eft  que  notre 
Tragédie  eft  malheureufe  de  n'avoir 
qu'une  forte  de  vers ,  qui  fert  en  mê- 
me tems  à  l'Epopée  ,  à  TElégie  ,  à 
ridille ,  à  la  Satyre  ,  à  la  Comédie. 
On  a  beau  en  rendre  le  tour  plus  ou 
moins  (impie  ,  &  plus  ou  moins  ma- 
jeftueux  ;  outre  que  cette  foupleife  à 
changer  de  tour  eft  beaucoup  plus 
facile  au  vers  hexamètre  des  Latins 

^  Arist.Po^V.  ck,  4.  trad,  de  M.  Dacier, 

F  V 


j^o  DISC.  SUR  UORIGÎNE 
6^  des  Grecs,  dont  les  cadences  font 
fufceptibles  d'une  extrême  variété  , 
etîe  ne  fuffit  pas ,  ce  femble ,  pour  di- 
verfifier  des  Poèmes  d'un  goût  (i  dif- 
femblable  y  du  moins  elle  ne  nous  dé- 
dommage pas  de  tant  d'efpèces  de 
verfificaticn  que  les  langues  fçavan- 
tes  ont  pardeflus  la  nôtre.  Certes 
cette  attention  des  Poètes  Grecs  à 
chercher  une  efpéce  de  vers  aiïez 
fimple  pour  convenir  à  la  Tragédie  , 
qui  n'étant  qu'une  imitation  de  l' hii- 
toire  doit  être  trés-fimple^  nous  mar- 
que bien  ,  comme  dit  Ariftote ,  qu'ils 
étudièrent  la  nature ,  &"  que  la  nature 
elle-même  leur  dida  cette  forte  de 
vers  qu'ils  choifirent.  Inftruits  par  le 
même  maître  3  ils  adoptèrent  pour  les 
Chœurs  d'autres  vers  plus  capables 
-de  mouvement  &  de  chant  ,  parce 
qu'alors,  la  Pocfie  doit  étaler  ks  ri^ 
clieffes,  &■  qu'il  ne  s'agit  plus  d'une; 
pure  converiàtion  entre  de  véritable^" 
Adeufs;  C'efl  un  embelliiTement  au 
fpedacle  ,  d>z  un  délailèment  pour  le 
fpedateur.  Ainfi  il  a  fallu  de  la  Poë- 
fie  plus  relevée  pour  la  marier  avec 
la  danfe  &  la  mufique.  Ce  font  là  de 
ces  attentions  dont  on  ne  fcait  niiî 
gré  aux  Anciens»  Elles  difpai'biâent 


D.E  LA  TRAGÉDIE,  13)1 
prcfqiie  dans  les  traduârions  ^  8>c  pour 
moi  ]C  n  ai  pas  cru  qu  il  fût  poffible 
de  les  faire  fentir ,  même  en  tour^ 
naiit  les  Chœurs  en  vers ,  chofe  d'ail- 
leurs très-difficile ,  &  qui  au  jugement 
de  ceux  qui  fçavent  un  peu  manier 
la  Poefie  Françoife  ,  paflera  toujours 
pour  ne  pouvoir  réuflir  qu'aux  dé- 
pens des  originaux  ou  du  traducteur. 
Il  étoit  cependant  jufte  de  fuppléer 
à  ce  défaut  dans  ce  difcours ,  en  fai- 
fant  voir  jufqu  où  Efchyle  poulTa  la 
pénétration  dans  les  premières  Tra- 
gédies qui  ayent  jamais  paru. 

Outre  la  verfificâtion,  je  comprends 
encore  fous  le  nom  dfe  diélion  les 
penfées  &c  les  fentimens  qui  en  font 
inféparables ,  puifqu  on  ne  les  enfante 
qu'en  les  revêtant  de  Télocution.  Les 
fentimens  &:  les  penfées  font  en  par- 
tie Texpreffion  des  mœurs  ,  ^  par 
conféquent  un  des  articles  auquel  les 
Poètes  Tragiques  ont  eu  un  égard 
-particulier.  Homère  leur  a  fervi  de 
guide  en  ceci ,  comme  etftout  le  relie. 
Car  comment  établit-il  les  mœurs  de 
fes  Héros  ?  c'eft  en  leur  donnant  des 
penfées  ôc  des  fentimens  conformes 
'à  leurs  caraélères.  Ils  penfent  &"  fen- 
^t^nt  tous  de  k  même  manière  qu'ils 

F  vj 


132  DISC.  SUR  UORÎGÎNE 
agiffent  :  Agamemnon  en  Roi  fier  & 
jaloux  de  Ion  autorité  ,  Achille  en 
Prince  ofFenfé  ôc  irrité  ,  Ulyfle  en  mé- 
diateur prudent  &  politique.  Du  mé- 
lange de  tous  ces  caradcres  réluké 
un  conflit  de  fentimens  6z  de  penfées 
qui  en  fe  croifant  mutuellement  for- 
ment ces  conteftations  fi  propres  dit 
dramatique  ,  ou  ces  paffions  qui  en 
font  tout  Tefprit.  Je  ne  m'arrêterai 
point  ici  à  fuivre  pas  à  pas  Tartifice 
de  ces  deux  choies ,  ni  à  montrer 
comment  une  penfée  ,  ou  un  fenti- 
ment ,  prennent  leur  naiflance ,  leur 
progrès  ,  &:  leur  accroilTement  juf- 
qti'au  comble ,  comme  Corneille  nous 
Fa  (i  bien  fait  voir  dans  la  belle  fcé- 
ne  de  Sertorius  &  de  Pompée.  Je  ne 
veux  que  faux  appercevoir  comment 
cet  artifice  a  paflé  de  l'Epique  au 
Tragique ,  toujours  avec  cette  diffé- 
rence 5  qu'on  ne  peut  trop  répéter  , 
à  fçavoir  ,  que  le  Tragique  doit  être 
non-feuiement  parfemé ,  comme  l'E- 
popée 3  de  penfées  fortes ,  &"  de  kn- 
timcns  pouffes  au  fuprême  degré  j 
mais  encore  qu'il  doit  en  être  entiè- 
rement nourri  :  différence  en  efet 
d'autant  plus  remarquable,  qu'elle  a 
^été  faifie  par  Efchyle  ôc  par  ceux  qui 


DE  LA  TRAGEDIE.  135 
l'ont  fuivi.  Un  fpedacle  tel  que  j'ai 
peint  la  Tragédie  ne  pouvoit  vivre 
que  d'idées  grandes ,  maieilueufes  , 
énergiques ,  ôc  de  (éntimens  qui  ré- 
pondirent à  CCS  idées.  De  -  là  font 
nées  ces  penfées  graves  ou  vives  dont 
les  œuvres  de  nos  anciens  Poètes 
font  remplies.  Tantôt  ce  font  des 
traits  naïh  qui  finiffent  un  caradére 
en  un  ou  deux  mots.  Tantôt  ce  font 
des  difcours  étendus  ,  des  fentences 
raifonnées ,  difcutées ,  prouvées.  Tan- 
tôt enfin  ce  font  des  gradations  de 
mouvemens  produits  par  tout  ce  que 
la  paffion  a  de  plus  animé.  Tout  cela 
eft  d'ailleurs  fi  propre  de  la  Tragédie , 
que  bien  que  l'art  en  foit  puifé  d'Ho- 
mère, il  i'emble  toutefois  n'apparte- 
nir qu'au  Tragique.  Je  ne  fais  qu'ef- 
fleurer légèrement  cette  matière.  Elle 
demanderoit  feule  de  longs  volumes 
pour  la  mettre  dans  tout"  fon  jour. 
Car  il  ne  faut  pas  croire  que  les  pre- 
miers maîtres  ,  les  crut-on  fort  im- 
parfaits ,  ayent  marché  à  l'aventure 
en  faifant  agir  ou  penfer  leurs  Ac- 
teurs. Il  eil  évident  au  contraire 
qu'ils  ont  fait  ce  qu'Ariftote  ô^  Ho- 
race confeillent ,  qu'ils  fe  font  mis  à 
la  place  de  leurs  perfonnages  &  dans 


134  DISC.  SUR  L'ORIGINE  " 
leurs  mêmes  fituations ,  qu'ils  ie  foni 
demandé  à  eux-mêmes  comment  ils 
agiroient  &"  penferoient  en  telle  ou 
telle  conjondure  ,  qu'enfin  ils  ont 
alors  fait  pafler  leurs  penlées  &c  leurs 
fentimens  dans  les  âmes  des  Héros 
qu'ils  évoquoient  des  enfers  ,  pQur 
leur  faire  jouer  fur  la  Scène  les  mê- 
mes rôles  qu'ils  avoient  foutenu  fur  le 
théâtre  du  monde. 

L'élocution  d'Homère  ell  propor-r 
tionnée  aux  fentimens  8^  aux  penfées 
qu'il  veut  exprimer.  Ceil  fur -tout 
par  l'élocution  qu'il  eft  véritablement 
enchanteur.  Si  la  forme  de  fes  vers 
n'a  pas  été  tranfmife  à  la  Tragédie  ^ 
au  moins  les  grâces  de  fon  expreflion  y 
grâces  tantôt  terribles ,  tantôt  aima- 
bles 5  &"prefque  toujours  charmantes  , 
palTerent  dans  la  bouche  de  fes  hé- 
ros relTufcités  &:  produiti^'ur  le  Théi- 
ne d'Athènes,  La  Tragédie,  à  l'aide 
d'Efchyle  fon  premier  inventeur  ,  prit 
d'abord  un  ton  beaucoup  plus  pomr 
peux  que  celîii  de  l'Iliade.  Ceft  le 
magnum  loqui  dont  parle  *  Horace. 
Peut-être  même  Efchyle  qui  avoit 
conçu  tou^te  la  grandeur  du  langage 


DE  LA  TRAGÉDIE.  135 
Tragique ,  le  porta- t-il  trop  loin.  Ce 
n'eft  point  la  trompette  a  Homcre  , 
c'eil  quelque  chofe  de  plus.  Sa  dic- 
tion trop  fierc  ,  trop  enflée  ,  8^  pour 
tout  dire ,  quelquefois  gigantefque  , 
femble  plutôt  imiter  le  bruit  des  tam- 
bours &  les  cris  des  Guerriers  que  la 
noble  harmonie  des  trompettes.  L'é- 
lévation de  fon  Génie  ne  lui  permet- 
toit  pas  de  parler  comme  les  autres 
hommes.  Son  efprit  Tragique  paroît 
fouvent  fe  foutenir  plutôt  fur  des 
échafles  que  fur  le  cothurne  qu'il  in- 
venta. Sophocle  .entendit  bien  mieux 
la  véritable  noblefle  de  la  didion  du 
Théâtre.  Auffi  imita-t-il  de  plus  prés 
eelle  d'Homère,  en  verfant  fur  fon 
ftyle  ,  outre  la  douceur  du  miel  ^  ce 
qui  le  fit  appeller  une  abeille  y  aiîez 
de  gravité  pour  donner  à  la  Tragédie 
l'air  d'une  matrone  obligée  de  paroi- 
tr^  en  public  avec  dignité  ,  comme 
s'exprime  "^  Horace.  Euripide  prit  un 
ftyle  moins  éloigné  de  l'ufage  ordi- 
naire 5  quoique  noble ,  &:  il  parut  ai^ 
mer  mieux  y  répandre  de  la  tendrefle 
^  de  l'élégance  ,  que  de  la  force  ôc 
de  la  grandeur.  Les  autres  qui  les  fui- 


lyG    DISC  SUR  L'ORIGINE 
virent ,  &  que  cite  Ariftote  ,  fe  firent 
apparemment  un  ftyle,  chacun  le  fien, 
conFormément  à  leur  génie.  Mais  de- 
puis Efchyle  jufqu  a  la  décadence  de 
la  Tragédie  en  Grèce,  elle  fe  fou- 
tint  par  une  manière  d'écrire  qui  lui 
fut  propre  ,   quoique  diverfifiée  par 
les  diverfes  plumes  qui  fe  mêlèrent 
d'écrire  pour  le  Théâtre.  Ce  ftyle  ne 
fçauroit  aifément  fe  définir.  En  géné- 
ral il  eft  ,  chez  les  Anciens  qui  nous 
relient  ,  naturel ,  magnifique  ,  nom- 
breux 5  rempli  d'expreilîons  fortes ,  de 
couleurs  vives  ,  de  traits  hardis  ,  de  fi- 
gures énergiques.  Mais  cette  naïveté  , 
cette  pompe  ,  ce  nombre  ,  cette  for- 
ce ,  cette  vivacité ,  cette  hardieife ,  & 
cette  énergie  ne  relTemblent  point  à 
ces  mêmes  qualités  quand  elles  ré- 
gnent dans  l'Epique  6z  dans  les  au- 
tres Poëfîes  où  elles  ont  lieu.  Ceft 
un  je  ne  fçai  quoi  que  le  goût  feul 
rend  fenfible  ;  chofe  li  peu  aifée  à  at- 
trapper ,  qu'une  Tragédie  bien  écrite 
palTe  aujourd'hui  pour  un  chef-d'œu- 
vre 5  fî  d'ailleurs  il  n'y  a  rien  qui  bleffe 
trop  le  bon  fens ,  au  lieu  qu'une  Tra- 
gédie régulière  &"  pleine   de  beaux 
traits  tombera  sûrement ,  fi  elle  man- 
que du  côté  du  ftyle  &  de  la  yerfi- 


DE  LA  ITIAGÉDIE.  137 
/ication.  Cette  délicatelTe  deviendra 
palpable  pour  peu  qu'on  veuille  fe 
donner  la  peine  de  comparer  certaines 
pièces  d'Auteurs  morts  qui  ont  eu 
un  fiiccès  pafTager ,  que  l'impreffion 
&  le  tems  ont  fait  oublier ,  avec  d'au- 
tres pièces  peut-être  moins  fortes , 
mais  écrites  plus  corredement ,  Se  qui 
par  cette  raifon  attirent  les  applau- 
diflemens  ou  l'indulgence  des  fpeda- 
teurs ,  &  même  des  ledeurs.  Ce  n'ell 
donc  pas  un  léger  mérite  pour  les 
Anciens  d'être  parvenus  en  fi  peu  de 
tems  au  vrai  goût  du  ftyle  Tragique 
fur  les  traces  d'Homère  ,  6c  c'eft  en 
niême-tems  un  grand  malheur  pour 
eux  de  ne  pouvoir  être  univerlelle- 
ment  &:  aifément  entendus  dans  leur 
langue.  Combien  ne  les  jugent  avec 
trop  de  rigueur,  que  parce  qu'ils  les 
voyent  dépouillés  de  ce  coloris  pré- 
cieux !  combien  peu  de  ceux  même 
qui  les  lifent  dans  la  langue  originale 
la  fçavent  aflez  à  fond  pour  en  fen- 
tir  toutes  les  finefles  !  les  tradudions 
les  plus  iupportables  ne  fçauroient 
dédommager  entièrement  les  Grecs 
de  ce  qu'ils  perdent  de  ce  côté-là  ,  fi 
le  ledeur  intelligent  ne  s'y  prête  pas , 
&  je  fens  trop  que  les  miennes  ont 


1 3  S     DISC.  SUR  L'ORIGINE 
befoin  de  cette  précaïuiou  ,  quelque 
foin  qu  elles  nVayent  coûté. 
LeThéâ-     XVIII.  Avant  que  de  montrer  par 
rre  &:  ce  jç^  Ocuvres  de  CCS  Poctcs  commcnt 

qui   le  .  ,  .  J^ 

concer-  ils  S  y  prirent  pour  la  pratique  des 

^^'       qu'ils  eurent  laifi  la  Théorie ,   il  eft 

bon  de  dire  un  mot  du  Théâtre  ôc  de 

fes  ornemens  ,  puiique  c'eft  une  des 

inventions  d'Efchyle.  Avant  lui  Thçft- 

f)is  n'y  entendoit  point  d'autre  finefîe , 
i  nous  en  croyons  Horace ,  que  de 
promener  ks  Aélcurs  fur  un  Théâtre 
ambulant ,  qui  n  ctoit  autre  qu'un 
chariot ,  fpeéîacle  fur  lequel  les  Ita^ 
liens  &  les  Allemands  ont  raffiné,  Ef- 
chyle  s'avifa  le  premier  de  conftruire 
un  Théâtre  plus  folide  ,  6c  de  l'orner 
de  décorations  convenables  au  Su- 
)et.  *  Il  m.afqua  le  vifage  des  Adeurs , 
il  les  hauffa  fur  le  cothurne ,  d>c  les  re- 
vêtit de  robes  traînantes  pour  paroî- 
tre  avec  plus  de  majellé.  Voilà  l'é- 
bauche extérieure  de  la  Tragédie. 
Mais  ce  ne  fut  qu'une  fuite  de  la  prin- 
cipale invention  d'Efchyle,  qui  eft 
la  Tragédie  même  ,  de  qu'on  ne  balan- 
cera plus  à  lui  accorder  ,  fi  on  joint 
à  ce  que  j'ai  dit  le  témoignage  de  Phi- 

*  HoKAT.  de  Art,  Voët,  v,  179. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  135? 
îoftrate  ,  *  qui  afllire  qa  Efchyle  in- 
troduiiit  fur  la  Scène  les  héros  &"  tous 
les  perfonnages  qu  on  y  voit  d'ordi- 
naire. Sophocle  depuis  perfedionna 
les  décorations  ,  il  augmenta  les 
Chœurs  jufqu'au  nombre  de  quinze 
perfonnes  ,  après  qu'Efehyle  les  eût 
bornés  à  douze  ,  félon  Voffius  &■  queL 
ques  autres.  Il  inventa  une  chauffare 
blanche  pour  les  danfeurs ,  afin  de 
rendre  leurs  mouvemens  plus  fenfi- 
ble«  &  plus  brillans  aux  yeux  des 
fpedateurs.  Enfin  il  étudia  les  talens 
de  ceux  qui  jouoient  Ces  pièces  pour 
accommoder  fes  rôles  à  leur  portée, 
adreffe  digne  de  remarque ,  puifqu  un 
rôle  compofé  fur  le  goût  &c  le  jeu 
dun  Aéleur  ne  peut  manquer  d'être 
bien  joué. 

•|-  Pour  revenir  à  l^appareil  Tragi- 
que ,  le  Théâtre  d'Athènes  fut  d'abord 
compofé  de  planches  auffi-bien  que 

*  JuL.  Caes-Buleng.  de  Theat  l.  i.  c.  i. 

"j"  On  peut  voir  un  détail  plus  étendu  de  tout 
ceci  dans  deux  dijfertations  de  M.  Boindin, 
l'une  fur  les  Théâtres  des  Anciens  ,  T.  I.  des 
Mémoires  de  L'Académie  des  Infcriptions  ^  pag, 
\^6.  l'autre  fur  Us  mafques  ^  T.  IV.  pag.  1 5 1. 
Toyez  encore  le  Jefuite  Tarquinius-Gallu- 
civ s, de  Trag.  &  Com.RomAan,  i^ii.&  avant 

CUXYlTRUYE. 


HO    DISC.  SUR  L'ORÎGÎNE 

les  Amphithéâtres ,  qui  s'élevoient  par 
degrés.  Mais  un  jour  qu'un  certain  "^ 
Pratinas  donnoit  au  public  une  de  fes 
pièces ,  TAmphithéâtre  trop  chargé 
le  brifa  &"  fondit  tout-à-coup.    Cet 
accident  engagea  les  Athéniens  ,  déjà 
fort  entêtés  de  fpeélacles ,  à  élever 
ces  Théâtres  fuperbes ,  qu'imita  de- 
puis avec  tant  d'éclat  la  magnificen- 
ce Romaine.  Leur  enceinte  étoif  cir- 
culaire d'un  côté  ,  &:  quarrée  de  l'au- 
tre.   Le   demi -cercle  contenoit    les 
fpedateurs  rangés  par  étages  les  uns 
au-deiTus    des  autres,  &:  le  quarré 
long  fervoit  aux  Adleurs  &"  au  fpeda- 
cle.  Il  y  avoit  des  machines  de  tou- 
tes les  fortes  pour  les  Divinités  des 
eaux  ,  du  ciel  Se  des  enfers.  On  y 
voyoit  des  palais  ,  des  temples ,  des 
places  en  perfpeélive  ,  Se  des  villes 
dans  l'enfoncement.  Les  changemens 
de  décorations,  les  vols,  les  Gloires, 
Se  tout  ce  qu'étalent  les  Théâtres, 
d'Europe  y  étoit  employé ,  mais  avec 
plus  de  dépenfe  Se  de  grandeur.  Car 
fans  recourir  à  Vitruve  Se  à  ceux  qui 
ont  détaillé  toute  cette  pompe   des 
Grecs  Se  des  Romains ,  il  fuffit ,  pour 

*  Suidas  /«  Pratina. 


DE  LA  TRAGÉDIE.  141 
en  juger  ,  de  fe  rappellerque  les  frais 
du  I  hcâtre  d^  des  pièces  le  faifoicnt 
aux  dépens  de  l'Etat  chez  les  Athé- 
niens ,  &:  qu'ils  dépenferent  plus  pour 
ces  fortes  de  divertilfemens ,  que  pour 
plufieurs  de  leurs  guerres.  * 

Sous  les  demi-cercles  concentriques 
où  étoient  les  fpedateurs ,  on  avoit 
ménagé  des  portiques  pour  fe  retirer 
en  cas  de  mauvais  tems.  Car  il  eft  re- 
marquable que  les  anciens  Théâtres 
fulfent  prefque  entièrement  décou- 
verts. Pour  fe  garantir  des  ardeurs 
du  foleil  on  étendoit  des  voiles ,  quel- 
quefois précieux ,  fur  des  cordages  at- 
tachés aux  extrémités ,  6c  afin  qu'il  ne 
manquât  rien  à  la  commodité  &"  au 
plaifir  des  fpeétateurs  ,  on  porta  la 
délicatefle  ôc  le  luxe  jufqu'à  pratiquer 

*  Plut.  trad.  d'Amyot  au  Traité  intitulé  : 
Si  les  Athéniens  ont  plus  excellé  en  armes  qu'en 
lettres ,  dit  en  parlant  d'eux  ,  «  qui  voudra  faire 
35  le  compte  combien  leur  a  coûté  chacune  Co- 
«  médie  ,  il  fe  trouvera  que  le  peuple  Athénien 
33  a  plus  dépenfé  à  faire  jouer  les  Tragédies 
àj  des  Bacchantes,  ou  des  Phœnifles,  ou  des 
•>  Oëdipes ,  ou  Antigone  ,  ou  à  faire  repréfen- 
35  ter  les  Ades  d'une  Médée  ,  ou  d'une  Eledre, 
«  que  non  pas  à  faire  la  guerre  aux  Barbares, 
3ï  pour  acquérir  empire  fur  eux ,  ou  pour  dç- 
93  fendre  la  liberté  contr'eux. 


142.     DISC.  SUR  L'ORIGINE 
dans  les  ftatues  qui  faifoienc  le  cott- 
ronnement  ,   de  petits   canaux   fans 
nombre ,    d'où    tomboit    une  rofée 
d'eaux  parfumées. 

L'emploi  de  Comédien  fut  long* 
tems  en  honneur  chez  les  Grecs. 
Leurs  Poètes  repréfentoient  eux-mê- 
mes les  principaux  rôles ,  &"  Sopho^ 
cle  qui  s'en  difpenfa  le  premier  ne 
le  fit  que  par  le  défaut  de  voix  & 
de  talent.  Éfchine  de  Aridodeme ,  ces 
deux  grands  Orateurs  Athéniens,  dont 
le  dernier  fut  envoyé  en  ambafTade  à 
Philippe ,  n'avoient  pas  rougi  de  mon- 
ter fur  le  Théâtre.  Efchyle  avant  eux 
n'en  fit  pas  difficulté.  Auffi  voit-oil 
par  tout  ce  que  je  viens  de  dire, 
qu'il  ennoblit  la  Scène ,  après  en  avoir 
cté  ,  pourainfi  parler,  le  créateur.  11 
fut  le  premier  qui  au  lieu  de  défigu- 
rer avec  la  lie  les  viC^gcs  de  fes  Ac- 
teurs 5  les  habilla  ,  comme  s'exprime 
Boileau ,  d'un  mafque  plus  honnête.  Il 
faut  toutefois  convenir  que  ce  maf- 
que joint  à  tous  les  autres  ornemens 
devoit  ôter  en  partie  la  grâce  de  l'ac- 
tion. Mais  d'un  autre  côté  les  fpec- 
tateurs  éloignés  n'auroient  pu  en  ap- 
percevoir  les  traits  délicats.  Ainfi  ce 
fut  ua  facrifice  devenu  néceiTaire  à 


DE  LA  TRAGÉDIE.       145 

Tncfure  que  les  Théâtres  augmen- 
tèrent. Un  homme  qui  rcprélentoit 
un  Dieu  ou  un  héros  paroiflbit  un 
Géant.  Il  avoitune  tête  ,  des  jambes , 
des  bras  poftiches  ;  &"  tout  le  refte 
répondit  à  cette  énorme  grandeur 
pour  égaler  la  taille  des  héros,  fur- 
tout  d'Hercule  ,  qu  on  dit  avoir  été 
de  huit  pieds.  Car  tel  étoit  le  pré- 
jugé populaire  que  les  grands  hom- 
mes des  tems  héroïques  avoient  eu 
une  taille  extraordinaire.  Auffi  Juve* 
nal  nous  peint-il  des  enfans  effrayés 
à  la  vue  de  ces  perfonnages ,  ôc  fe 
cachans  dans  le  fein  de  leurs  meresi 
Le  mafque  avoit  quelque  chofc  de 
fmgulier.  L'immenie  ouverture  de  la 
bouche  étoit  tellement  figurée^qu'elle 
augmentoit  le  fon  de  la  voix  ,  vrai 
porte-voix  en  effet ,  nécciTaire  d'ail- 
leurs pour  remplir  la  capacité  du  lieu  , 
auffi-bien  que  les  vafes  d'airain  pla- 
cés dans  les  intervalles  de  l'amphi- 
théâtre. Ces  vafes  ajullés  aux  diffé- 
rens  tons  de  la  voix  humaine  &:  des 
inftrumens  rendoient  par  leur  con- 
fonnance  les  fons  plus  agréables ,  plus 
forts ,  &■  plus  diitinds.  La  voix  étoit 
le  principal  objet  du  foin  des  Aéleurs. 
Ils  n'omettoient  rien  pour  (e  la  ren- 


Ï44  DÎSC.  SUR  UORIGîNE  Sec. 
drc  fonore.  Dans  le  feu  même  de 
i'adion  ils  fuivoient  le  ton  que  leur 
donnoient  les  inllrumens,  pour  le 
haufler  ou  le  baifler  à  propos ,  &c 
pour  marquer  jufte  les  éclats  que  de- 
mandoient  les  pafîions.  Ceft  appa- 
remment ce  qui  a  fait  croire  à  quel- 
ques-uns que  les  Tragédies  Grecques 
fe  chantoient  entièrement ,  ou  du 
moins  que  c'étoit  une  déclamation 
modulée  &  notée  dans  les  formes. 
Il  n  y  a  nulle  apparence  à  ceci.  Tout 
cet  aifemblage ,  comme  on  voit ,  étoit 
trop  machinal ,  ^  n'a  voit  point  le  na- 
turel de  Tadion  toute  nue.  Mais  c'eft 
un  article  que  j  ai  cru  devoir  indiquer 
en  paiTant ,  pour  donner  une  idée  com» 
plette  du  Théâtre  des  Grecs. 


DISCOURS 


'45 


DISC  OURS 

SUR  LE  PARALLELE 
DES  THEATRES. 

I.  /^N  ne  fait  aucune  difficulté  de  compa- 
N  \^  comparer  la  peinture  ou   la  ^^'^^"^ 

/       t    ^  ^1  13  •  des  écrits 

iculpture  moderne  avec  1  ancienne  jpiusdif- 
ceuxmême  qui  excellent  aujourd'hui  fi'^jj- a"® 
dans  Fun  ou  l'autre  de  ces  Arts  con- autres" 
viennent  fans  en  rougir  ,  que  malgré  ^^?  ^^ 
les  efforts  des  plus  fublimes  Génies  ^°''^* 
dont  les  œuvres  feront  l'admiration 
de  tous  les  ficelés  qui  les  verront, 
TAntique  Grec  conferve  toujours  la 
fupériorité  fur  ce  que  nous  avons  de 
plus  parfait  en  ce  genre.  11  n'y  a  pas 
deux  voix  là-deifus  :  mais  il  n'en  eil         :' 
pas  ainli  des  ouvrages   d'efprit.    La 
comparaifon  du  moderne  avec  l'an- 
cien femble  odieufe  à  quelques-uns , 
téméraire  à  piufieurs  ,  hardie  à  ceux 
qui  fans  être  idolâtres  de  l'Antiquité  , 
ne  laiiTent  pas  de  la  refpeder  encore. 
Tome  L  G 


H^  DISC.  SUR  LE  PARAL. 
Le  goût  ,  qui  doit  être  le  fouverain 
juge  dans  ces  deux  genres ,  n'eft-il 
donc  pas  le  même  ?  il  Teft  fans  doute. 
Mais  iî  va  plus  sûrement  en  fait  de 
peinture  &:  de  fculpture  ,  étant  guidé 
par  les  yeux  ,  &:  plus  timidement  en 
matière  d'écrits ,  où  il  n'a  pour  guide 
qu'une  vue  toute  fpirituclle  ,  qu'une 
lumière  ii  épurée  ,  fi  fine  Se  0  déliée , 
(s'il  eil: permis  de  parler  ainfi  ,  )  que 
les  moindres  ombres  du  préjugé  la 
brouillent  fur  le  champ ,  &  la  chan- 
gent en  ténèbres.  Ofons  toutefois  ba- 
zarder l'ufage  de  cette  lumière  ,  ôc 
confronter  le  Théâtre  ancien  avec  le 
moderne  ,  pour  atteindre  du  moins  à 
marquer  à-peu- près  l'étendue  6«r  les 
limites  que  le  goût  donne  à  ce  pa- 
rallèle ,  &  pour  tirer  en  faveur  de  l'uti 
&c  de  l'autre  des  conféquences  fi  net- 
tes que  la  partialité  ne  puiffc  les  dé- 
fa  vouer. 
Néce/Tité  IL  Comme  les  fpeélacles  ont  été 
n©ît7cTe  f^^^s  P^^^^  ^^^  fpeélateurs  &  fuivant 
génie  des  leur  goût ,  quc  Ton  a  eu  grand  foin 
t?ufs^'  'd'étudier,  il  faut  avant  toutes  cho fes 
Grecs,  fe  bicu  rcpréfcntcr  le  génie  des  Ipec- 
tateurs  anciens  ^  modernes.  On  con- 
noit  aifez  ceux-ci  ;  il  e(l:  juile  de  fe 
faire  une  idée  précifc  de  ceux-là. 


DES  THEATRES.  147 
Pour  y  rcullîr ,  reprenons  les  chofes 
de  plus  haut  ;  &"  loin  de  nous  écar- 
ter de  notre  lujet ,  tout  ce  qwe  nous 
dirons  ne  fervira  qu  à  nous  taire  en- 
trer plus  profondément  dans  l'efprit 
des  Tragédies  Grecques  :  efprit  qu'on 
ne  reconnoîtroit  plus  en  elles  fans 
tous  les  préparatifs  que  j'apporte 
pour  le  rallumer ,  pour  le  tirer  de  Ces 
cendres ,  6c  pour  en  remplir  mes  lec- 
teurs, avant  que  de  les  introduire 
dans  le  Cirque  des  Grecs. 

III.  A  la  naiflance  de  la  Tragédie  T^ée  gé. 
fous  Efchyle,  fuivant  l'époque  déter-  a-lthV 
minée  dans  le  fécond  Difcours ,  Athë-  nés. 
nés  s'éleva  au  plus  haut  point  de  fa 
gloire.  Elle  avoir  eu  des  Rois  dés  fon 
origine  ;  mais  des  Rois  tels  que  So- 
phocle 6c  Euripide  peignent  *  Thé- 
fée  ,  c'eft~à-dire  ,  des  Rois  qu'une  au- 
torité très-bornée  faifoit  plutôt  regar- 
der comme  les  premiers  citoyens  que 
comme  les  chers  de  l'Etat.  Ces  Sou- 
verains populaires  faifoient  confifter 
leur  autorité  à  partager  avec  le  peu- 
ple ,  ou  plutôt  à  lui  conferver  l'au- 
torité fouveraine.  C'étoit  fe  confer- 
ver eux-mêmes  ;  tant  la  Démocratie 

*  Vayez  TOedipe  à  Colone  ,  &  les  Sup- 
pliantes ci'^URIPIDE. 

Gij 


14S     DISC  SUR  LE  PARAL. 

avoit  toujours  eu  d'appas  pour    les 
Grecs  ;  je  dis  pour  tous  les  Grecs  ; 
car  *  les  Rois  de  Thébes  &"  de  Lacé- 
démone  n  étoient  pas  beaucoup  plus 
privilégiés  que  ceux  d'Athènes.  Ceux 
de  Lacédémone  fe  faifoient  honneur 
d'obéir  aux  loix,  jufqu'au  point  d'a- 
bandonner des  conquêtes  avancées , 
fur  un   feul  mot  des   Ephores.    La 
Royauté  dans  toutes  les  parties  de  la 
Grèce  n'étoit  guère  que   l'appui  de 
la  liberté  ;  &:  jamais  la  liberté  Grec- 
que ne  fut  fi  heureufe  ni  fi  entière 
que  fous  les  aufpices  de  cette  efpéce 
finguliere  de  Monarchie.    Les  révo- 
lutions arrivées  depuis ,  montrèrent 
bien  que  c'étoit  là  le  point  fixe  de 
îa  véritable  liberté  ,  &:  le  milieu  pré- 
cis entre  la  licence  Républicaine ,  &: 
le  defpotifme  tyrannique  des  Denys. 
Ceft  fous  ce  point  de  vue  qu'il  faut 
envifager  les  Rois  que  nous  repréfen- 
tent  nos  Poètes  Tragiques ,  Rois  dont 
les  mœurs  &  la  popularité  ceiferont 
de  choquer  quand  on  aura  bien  con- 
çu comment  &  à  quel  prix  ils  étoient 
Rois.  Creon  chez  Sophocle ,  &  Hip- 

*  Ceux-là  étoient  pourtant  Monarques  ;  & 
c'efl:  pour  cela  qu'Athènes  méprifoit  leur  gou- 
vernement. Voyez  les  Suppliantes  d'SuRipiDE, 


DES  THEATRES.         149 
nolvte  chez  Euripide,  dédaignent  la,  Dans 
couronne.  Cela  paroitroit  increvable  ro.. 


)ans 


de  nos  jours.  En  effet ,  fuivant  les  ^„^. 
idées  reçues ,  cela  pafle  la  vraifem-  lyte?^''' 
blance  du  Théâtre  j  la  modération  du 
cœiu'  humain  ne  va  point  là.  Mais 
\qs  idées  étoient  bien  différentes ,  par- 
ce que  la  chofe  Tétoit.  Le  rang  feul 
diftinguoit  les  Rois  Grecs  ,  &"  pref- 
querien  au-delà.  Toutefois  ce  rang  ^ 
tout  ftérile  qu'il  étoit ,  ne  laifîbit  pas 
de  fîatter  extrêmement  l'ambition  hu- 
maine, comme  il  paroît  par  Thifloi- 
re  '^  d'Eteocle  &  de  Polynice.  Ré- 
gner en  un  mot ,  ce  n'étoit  qu'être 
parmi  les  Grecs ,  l'homme  de  l'Etat , 
la  tête  dans  le  cabinet ,  &  le  bras  dans 
la  guerre.  La  guerre  même  faifoit  le 
capital  de  cette  fouveraine  dignité  , 
qui  en  tiroit  toute  fa  grandeur  ,  à- 
peu-prês  comme  le  titre  de  Général 
d'armée  de  nos  jours ,  titre  fi  appro- 
chant de  la  Royauté  ,  au  gré  des  Ro- 
mains,  que  par  une  défiance  politique 
ils  ne  manquèrent  prefque  jamais  de 
révoquer  leurs  plus  habiles  Généraux 
avant  la  fin  de  la  plus  brillante  cam-  , 
pagne.  Telle  efl  l'idée  de  la  Royauté 

*  Auflî  étoit-ce  à  Thébes,  non  à  Athènes» 
Voyez  les  Phéniciennes  à'EvKiTii>-E. 

G  iij 


Î50     DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 

dont  jouirent  les  dix-fept  Rois  xpc 
Ton  compte  pour  Athènes  depuis  Cé- 
crops  jufqu  àCodrus ,  dont  on  fçait  le 
généreux  dévouement  pour  fa  patrie. 
Après  lui  ,  cette  ombre  de  dignité 
fut  convertie  en  Magiftrature  ou  Pré- 
ture  ,  fous  le  nom  d'archonte ,  qui  pa- 
rut moins  odieux  ,  &"  plus  propre  à 
difîiper  les  ombrages  attachés  à  la  qua- 
lité de  Monai/que.  Ces  Magiftrats  ou 
Archontes  étoient  perpétuels ,  &  il  y 
iî^.ans.en  eut  treize  qui  remplirent  fuccef- 
fivement  un  peu  plus  de  trois  fié- 
cles ,  à  compter  depuis  Medon  jus- 
qu'à Alcméon.  Mais  comme  la  per- 
pétuité parut  encore  avoir  un  air  trop 
impérieux  à  un  peuple  devenu  cha- 
touilleux fur  la  liberté  à  force  d'être 
libre  ,  on  réduifit  la  durée  de  cette 
charge  à  dix  années ,  &:  il  y  eut  de 
fuite  fept  Archontes  décennaux.  En- 
fin la  licence  croifTant  avec  la  liberté  , 
on  les  rendit  annuels  *  dans  H  vingt- 
troiliéme  Olympiade  y  &:  ceux-ci  con- 


tinuèrent long-tems 


•  Il  eft  remarquable  que  les  Athé- 
niens ne  foient  arrivés  que  par  degrés 
à  la  forme  de  gouvernement  qui  fut 

*  Année  i.  de  la  13.  Olympiade  :  de  la  fon- 
dation de  Rome  67.  avant  nocye  Ere  ^87. 


DES  THEATRES.  151 

depuis  établie  tout  d'un  coup  par  les 
Romains  après  qu'ils  le  furent  défaits 
dQs  Rois.  Cette  différence  même  eft 
d'autant  plus  confidérable ,  que  les 
Romains  n'établirent  &:  ne  prolongè- 
rent Tadminiilration  extraordinaire 
de  leurs  Didateurs,  cpe  dans  les  be- 
foins  preffans  de  l'Etat  ,  au  contraire 
des  Athéniens ,  qui  allèrent  toujours 
en  diminuant  celle  de  leurs  Archon- 
tes ,  à  mefure  que  la  néceffité  croif- 
foit  j  comme  ils  n'avoient  guère  d'en- 
nemis au-dehors ,  la  liberté  mal  en- 
tendue leur  en  fufcitoit  au-dedans. 
Les  diflenfîons  domeftiquesproduifi- 
rent  prefque  les  mêmes  eâets  dans 
Athènes  que  dans  Rome.  Mais  les 
Athéniens ,  naturellement  pks  inconf- 
tans  que  les  Romains ,  fe  déterminè- 
rent à  changer  la  forme  de  leur  Gou- 
vernement. Ils  crurent  que  des  loix 
écrites ,  (  &"  écrites  avec  le  fang  ,  )  fe- 
roient  plus  refpeélées  que  la  voix  des 
hommes.  Dracon  fut  choifi  pour  Lé- 
giflateur ,  &:  leur  en  fit  de  fi  rigides , 
qu'elles  ne  durèrent  que  16  ans  juf- 
qu'à  Solon.  Celui-ci  prié  d'en  faire 
d'autres ,  étudia  avec  foin  le  génie  de 
fà  nation  ,  médita  beaucoup ,  fit  de 
fon  mieux ,  de  réulîît  peu.  Toutefois 

G  iv 


Î52     DISC.  SUR  LE  PÀRAL. 
durant    les    24  années  ou    environ 
q'U  Athènes  fe  régla  par  fes  loix  ,  elle 
ientit  la   différence  qu'il  y  a  entre 
une  autorité  raifonnable ,  &  une  rigi- 
dité inflexible ,  ou  une  licence  effré- 
née. Mais  comme  l'empire  de  la  rai- 
fon  n'eft  pas  ordinairement  plus  du- 
rable que  celui  de  la  fé vérité  ,  cet 
empire  (î  doux  ne  furvccut  pas  dans 
toute  fa  pureté  à  fon  auteur.  Solon 
ne  put  prévenir  les  fa  étions  au  fujet 
du  gouvernement.  Il  s'en  forma  plu- 
fieurs  :  &:  Pififtrate  profitant  habile- 
ment de  cette  divifion  intefliné ,  fe 
lervit  d'une  de  ces  fadions  pour  s'é- 
tablir un   thrône.    Cette   uilirpation 
imprévue  réunit  tous  les  partis  ,  &  fît 
ouvrir  les  yeux  aux  Athéniens.  Mais 
il  n'ctoit  plus  tems.  Trois  fois  le  Ty- 
ran fut  chaffé  ;  fa  confiance  l'empor- 
ta enfin  fur  les  efforts  redoublés.  Il 
régna  :  fon  règne  fut  long  :  mais  il  le 
rendit  heureux  par  fa  modération  &: 
par  Con  exaditude  à  obferver  les  loix. 
Cependant  les  Athéniens  ,  fécondés 
des  Spartiates ,    ôc  fe  rappellant  le 
goût  de  leur  ancienne   liberté  ,  fe- 
couerent  le  joug  pour  toujours,   lis 
chafferent  Hippias ,  fils  aîné  de  Pifif- 
trate ,  &  fon  iucceffeur.  Il  fe  réfugia 


DES  THEATRES.  155 
en  Perfc  chez  Darius  fils  d'Hyftai- 
pcs  ;  il  revint  même  avec  des  trou- 
pes ;  mais  inutilement.  Les  négocia- 
tions entre  Athènes  &  Darius  Furent 
iuivies  d'une  guerre  ouverte  j  S^  voilà 
le  commencement  du  (iccle  le  plus 
brillant  d'Athènes  ,  du  iiécle  de  la 
grandeur  ,  de  la  magnificence  ,  des  ri- 
chefTes ,  des  monumens  &■  des  fpeda- 
clcs  ;  du  fiécle  des  Poètes ,  *  des  Phi- 
iorophes^des  Orateurs,  des  Hiftoriens , 
des  Héros,  &  des  grands  hommes  en 
tout  genre.  Ceft  celui  de  la  Tragé- 
die fur-tout  5  &"  de  Tes  trois  Auteurs 
qui  relevèrent  au  point  où  nous  la 
reprélentons  aujourd'hui  dans  cet  ou- 
vrage. 

Après  avoir  coulé  légèrement  fur 
les  fiécles  antérieurs  d'Athènes ,  il  me 
paroît  néceffaire  d'infifter  un  peu  plus 
fur  celui  qui  fut  la  fource  de  tant  de 
merveilles ,  foit  en  paix  ,  foit  en  guer- 
re. Il  femble  que  le  deilin  de  chaq^ue 
nation  foit  d'avoir  fon  bel  âge  &  ion 
comble  de  grandeur  où  elle  arrive  par 
des  progrès  infenfibles ,  &  dont  elle 
defcend  endiite  imperceptiblement  ô<: 
par  degrés.  Tel  fut  le  fiécle  d'Au- 

*    AnaxAGORAS  5    SOCKATE  3     PeRICLES  , 

Thucydide  3  &c. 

G  v 


154-    DISC,  SUR  LE  PARAL, 

gufte  ',  &:  tel  a  été  long-tenis  aupara- 
vant celui  d'Athènes.  Athènes  ofa 
compter  fur  fes  forces  qui  nétoient 
rien  en  comparai fon  de  celles  de  la 
Perfe  &"  du  grand  Roi^  ainfi  nom- 
moit-on  le  Roi  de  Perfe.  Une  Répu- 
blique très-bornée  eut  la  hardieffe  de 
porter  fes  armes  dans  le  fein  d'une 
vafte  Monarchie  ,  &:  mit  toute  fa  po- 
litique à  empêcher  l'ennemi  de  la  pé- 
nétrer elle-même.  Elle  y  réuilît.  Da- 
tis ,  Général  des  Perfcs ,  voulut  par  ré- 
préfailles  entrer  bien  avant  dans  l'At- 
tique.  Les  Athéniens  le  prévinrent. 
Ils  allèrent  à  fa  rencontre.  Secondés 
feulement  de  ceux  de  Platée;  &"  con- 
duits par  Miltiade,  ils  gagnèrent  la 
célèbre  bataille  de  *  Marathon  ,  ou 
fe  trouva  Efchyle  auffi  grand  guerrier 
que  bon  Poëte.  Cette  vidoire  qui 
coûta  la  vie  à  Kippias ,  6400  hom- 
mes aux  ennemis ,  d^  moins  de  deux 
cens  aux  Athéniens ,  entîa  extrême- 
ment le  cœur  de  ces  peuples  redeve- 
nus  libres  &  républicains.  La  terreur 
qu'elle  répandit  chez  les  Perfes  ,  les 
prcparatirs  de  trois  années  aufqueis 

*  La  3.  année  de  l'Olymp.  71.  &  400.  ans     p 


devant  no?re  Ere ,  de  la  fondation  de  Rome 
an.  164. 


DES  THEATRES.         155 
eilc  les  engagea   pour   réparer    cet 
échec  5  l'eilime  où  elle  mit  Athènes 
dans  toute  la  Grèce  &z  chez  les  na- 
tions voifines ,  lui  infpirerent  ces  fen- 
tiniens  de  grandeur  &  de  fierté  dont 
les  Tragédies  d'Efchyle  font  remplies. 
Les  Athéniens  fe  crurent  les  arbitres 
fuprêmes  de  la  Grèce  qu'ils  défen- 
doient ,  &:  par  cette  orgueilleufe  opi- 
nion ils  fe  frayèrent  peu  à  peu  une 
route  pour  le  devenir  en  effet.  Ce 
fut  alors  qu'Efchyie  ,  nourri  dans  les 
idées  &:  dans  les  exercices  de  la  guer- 
re ,  forma  &c  enfanta  la  véritable  Tra- 
gédie 5  comme  nous  l'avons  expliqué. 
Ses  exemples  lui  fufciterent  des   ri- 
vaux. Mais  l'inventeur  l'emporta  fou- 
vent    par  le   fuccès    de   l'exécution. 
Tandis  qu'il  floriffoit ,  on  vit  naître 
Sophocle  qui  devoit  l'imiter  èc  le  fur- 
paffer.  Quinze  ans  après  naquit  Eu- 
ripide 5  concurrent  de  ces  deux  grands 
Poètes ,  &■  qui  a  laifTé  la  vidoire  in- 
décife  entre  Sophocle  &"  lui.  11  vint 
au  monde  dix  ans  après  la  bataille  de 
Marathon  ,  l'année  même  que  fe  don- 
na fur  mer  celle  de  *  Salamine ,  où 
Léonidas  commandoit  en  chef  à  la 

*  An.  I.  <ie  la  75.  Olym'p.  avant  notre  Ere 
-j8o.  de  la  fondation  de  Rome  174- 

G  vj 


15^  DISC.  SUR  LE  PARAL. 
tête  des  Lacédémoniens ,  tous  les  al- 
liés Grecs ,  quoique  les  Athéniens , 
fous  la  conduite  de  Thémiftocle  ,  euf- 
fent  mené  la  plus  grande  partie  des 
vaifleaux.  Auïïi  s'en  attribuerent-ils 
tout  rhonneur.  Cette  journée  fi  hon- 
teufe  pour  Xerxés ,  &  ii  glorieufe  pour 
eux ,  fut  fuivie  de  celle  de  Platée. 
Mardonius  que  Xerxés  avoir  lailïé  en 
Grèce  à  fa  place  y  fut  tué  s  ôc  pour 
dernier  effort  de  gloire  ô^  de  fuccès  , 
un  combat  naval  à  Mycale  délivra 
entièrement  les  Grecs  de  l'inondation 
des  Perfes.  Les  Athéniens  célébrèrent 
à  Salamine  ces  éclatantes  viéloires 
par  un  trophée  &"  par  des  hymnes 
que  *  chanta  Sophocle  ,  encore  jeu- 
ne 5  à  la  tête  de  la  jeuneffe  Athénien- 
ne. Athènes  f  de  plus  en  plus  enor- 
gueillie par  fes  fuccés  redoublés ,  prit 
un  nouvel  éclat  de  cet  orgueil  même^ 
dont  elle  anima  le  gànic  de  fes  guer- 


*  Athénée  Deipnofoph.  l.  i, 

t  5J  Athènes  fut  très-floriiTante,  tant  que  le 
33  luxe  y  régna.  Ce  fut  le  règne  des  héros.  Ils 
=3  ctoient  revêtus  de  manteaux  de  pourpre  ^  & 
03  ils  poitoient  delTous  des  veftes  rayées  de  di- 
33  verfes  couleurs.  Ils  avaient  les  cheveux 
33  noués  décemment ,  &  ils  y  mettoient  de  pe- 
"  tits  ornemens  d'or  en  forme  de  cigales ,  qui 


DES  THEATRES.         157 

ricrs ,  de  Tes  Orateurs ,  &:  de  (es  Poè- 
tes. Elle  poifédoit  l'empire  de  la  mer 
par  les  nombreux  vaifleaux  ;  6z  ce 
point  feul  lui  faiioit  regarder  les  au- 
tres villes  de' la  Grèce  ,  comme  des 
Etats  deilinés  à  devenir  les  provin- 
ces. Laiie  de  céder  le  pas  ,  elle  af- 
fedoit  une  émulation  dédaigneufe 
avec  Lacédémone  ,  &c  avec  Thébes  ; 
&  cette  émulation  dégénéra  en  haine 
pour  lu  ne  ,  &  en  mépris  pour  l'autre. 
Ce  fut  là  dans  la  fuite  la  fource  de  fa 
perte  ;  mais  elle  en  tira  d'abord  fa 
luprême  grandeur.  Cependant  ces  fen- 
timens  n  éclatoient  pas  encore  ouver- 
tement. Elle  mit  toute  fon  attention 
à  fe  bien  fortifier  ,  fous  le  prétexte 
réel  Se  non  fufped  de  fe  mettre  en 
état  de  n'être  pas  infuitée  par  lesPer- 
Tes  5  Se  d  ofer  continuer  la  guerre  à 
leurs  dépens.  La  guerre  fut  en  effet 
réfolue.  Xerxés  qui  avoir  trop  éprou- 
vé les  forces  d'une  République  dont 


M  environnoient  la  chevelure  &  le  front.  Des 
M  valets  portoient  deràere  eux  des  ficges 
M  plians  5  pour  s'arrêter  plus  commodément 
33  quand  il  leur  plaifoit.  Tels  furent  les  héros 
33  de  Marathon,  &c.  ^d.  Athénée  Deipno- 
foph.  l.  11.  iELiEN  Var,  Bifi.  L  4.  c,  zi,  & 
autres  avant  eux. 


158     DISC  SUR  LE  PAR  AL. 
les  citoyens  naiflbient  guerriers ,  eut 
recours  à  la  négociation.    Il  offroit 
même  de   réparer   le  dégât  dont  il 
avoit  laiiré  de   triftes  velliges   dans 
TAttique  ;  &  ces  ofFres  de  la  part  d'un 
ennemi  puiffant ,  quoi  qu'humilié  , 
paroiffbient  nctre  pas  à  dédaigner.  On 
y  prêtoit  l'oreille.  Mais  Themiftocle 
s'y  oppoia  il  vivement,  qu'il  fit  chan- 
ger les  avis ,  &c  conclure  à  Ja  guerre. 
Jufqu'^s-là  toute  la  Grèce  avoit  dé- 
féré le  commandement  de  fes  armées 
aux  Lacédémoniens.  Paufanias  leur 
chef  avoit  commandé  dans  l'affaire 
de  Platée.  Mais  depuis  il  devint  fuf- 
pedt  ou  coupable  de  trahifon  ;  &l  ce 
fut  un  prétexte  aux  Athéniens  pour 
lever  le  mafque.  Ils  faifirent  avide- 
ment ce  prétexte  ;  ils  le  firent  valoir 
dans  toutes  les  villes  Grecques  -,  6c.. 
après  les  avoir  gagnées ,  ils  obtinrent 
le  commandement  de  la  guerre  de 
Perfe.  C'en  fut  aflez  pour  aller  plus 
loin.  De  la  primauté  ils  payèrent  à  la 
fouveraineté ,  &  de  la  fouveraineté 
à  la  tyrannie.   Leur  délicatelTe  s'of- 
fenfoit  de  tout ,  8c  alloit  jufqu'à  trai- 
ter les  Grecs  moins  en  alliés  qu'en 
fujets.  Cependant  ils  amalTcient  des 
richeffes  fans  nornbre  5  6c  ils  acqué- 


DES  THEATRES.         iS9 

roi  eut  une  autorité  fans  bornes.  Car 
iLiivaiit  la  convention  chaque  ville 
Grecque  leur  payoit  une  fomme  an- 
nuelle ;  &■  ils  l'exigeoient  moins  à  ti- 
tre de  quote-part  pour  la  guerre  dont 
ils  s'ctoient  charges ,  qu'à  titre  de  tri- 
but. Dans  les  commencemens  ce  n  é- 
toit  qu'un  dépôt  confacré  au  bien  pu- 
blic ,  &:  que  l'on  cachoit  avec  foin 
dans  le  Temple  de  Delphes.  L'on  n'y 
touchoit  qifavec  de  grandes  précau- 
tions pour  les  frais  de  la  guerre ,  (oit 
pour  l'écarter ,  foit  pour  la  prévenir. 
Mais  bientôt  les  Athéniens  s'en  firent 
les  arbitres  fans  fe  rendre  compta- 
bles j  &  la  Répubhque ,  fous  prétexte 
qu'elle  étoit  feule  le  bouclier  6<r  l'é- 
pée  de  la  Grèce,  difpofa  à  fon  gré  du 
tréfor  commun.  Ainfi  trouva-t-elle  le 
moyen  de  fournir  ,  non  -  feulement 
aux  frais  des  guerres ,  mais  encore  & 
beaucoup  plus  à  fon  luxe  ,  qu'elle 
porta  au  degré  kiprême ,  tandis  que 
Lacédémone ,  quoique  trés-riche ,  s'en 
tenoit  encore  à  la  migalité  ordonnée 
par  les  loix  de  Lycurgue.  C'eft  à  la 
faveur  de  cet  argent  &:  de  fes  grands 
revenus  qu'Athènes  s'orna  de  Tem- 
ples ,  de  Théâtres  ,  de  Cirques  ,  de 
Colonnes ,  de  Statues ,  de  Portiques  ^ 


1^0     DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 

de  Bains  &"  d'une  quantité  prodigieu- 
fe  d'édifices ,  où  toute  la  délicatefle 
des  arts ,  &c  toute  la  fomptuofité  d'un 
grand  &c  riche  Etat  s'immortaliferent 
pour  fervir  un  jour  de  modèle  au  luxe 
des  Romains ,  &  à  celui  des  autres 
nations  futures ,  en  fait  de  magnifi- 
cence &:  de  goût. 

Un  demi  fiécle  fe  pafTa  ainfi  depuis 
les  vidoires  remportées  fur  les  Per- 
fes  ;,  fans  que  Lacédcmone  renfermée 
dans  fa  vertu  phiîofophique ,  osât  ré- 
primer ouvertement  la  fierté  d'une 
République  qui  l'emportoit  fi  fort  fur 
le  reftc  de  la  Grèce  par  la  fplendeur , 
les  richefifes  ,  Se  la  fupériorité  d'un 
Empire  ufurpé.  Mais  le  terme  de  la 
patience  arriva  enfin.  Ces  reflenti- 
mens  de  Sparte ,  fécondés  de  plufieurs 
villes  Grecques  ,  éclatterent  tout-à- 
coup  contre  Athènes,  &"  donnèrent  le 
branle  à  la  guerre  du  Péloponnéfe  , 
qui  commença  a  la  cinquantième  an- 
née d'Euripide.  *  Athènes ,  foutenue 
par  Ces  armées  navales  ôc  par  les  Etats 
Grecs  que  fa  puifTance  &:  la  crainte 
retenoient  dans  fes  intérêts  ,  foutint 
durant  20  ans  cette  guerre  fans  beau- 

*  L'an  1.  d<.  la  87.  Olymp.  avant  notre  Ere 
431.  de  lii fond,  de  Rome  31  j. 


DES  THEATRES.  i6i 
coup  d'embarras ,  &  fans  prefque  f e 
reffcntir  de  fes  pertes  qu  elle  croit  en 
état  de  fupporter.  Mais  le  ficge  de 
Syracufe  ,  témérairement  entrepris , 
répuifa  d  hommes  6c  d'argent.  La 
pelle  acheva  ce  que  la  guerre  avoit 
commencé.  Ses  alliés  mirent  bas  tou- 
te crainte ,  &  l'abandonnèrent.  Vérita- 
blement fon  nom  &  Ton  courage  la 
maintinrent  encore  fept  années.  Mais 
il  lui  fallut  enfin  fuccomber  fous  les 
efforts  des  Lacédémonicns ,  qui  ap- 
pellercnt  les  Perfes  à  leur  fecours. 
Athènes**  fut  prife  par  Lyiander ,  un 
an  après  la  mort  de  Sophocle  ,  6c 
perdit  fon  empire  qui  paifa  aux  Lacé- 
démonicns ,  pour  y  durer  peu.  Car 
trente  ans  après  ,  Athènes  ,  avec  le 
même  fecours  dont  on  s'étoit  fervi 
contr'elle  ,  reprit  le  defliis ,  &c  tira  du 
moins  les  Grecs  de  l'efclavage  de 
Sparte ,  qui  n'avoit  pas  mieux  ufé  de 
fon  pouvoir  qu  elle.  Thébes  pj.rut  à 
fon  tour  fur  la  fcène  avec  fon  Epa- 
minondas  ;  &c  depuis ,  la  balance  pan- 
cha  tantôt  d'une  part  ,  tantôt  de 
l'autre ,  jufqu'à  ce  que  Philippe ,  père 

*  L'an  r.  de  la  94.  Olymp.  avant  notre  Ere 
404.  delà  fond,  de  Rome  350. 


161  DISC.  SUR  LE  PARAL. 
d'Alexandre  le  Grand ,  fixa  enfin  à  la 
Macédoine  Tempire  fur  la  Grèce ,  que 
ces  trois  Etats  s'étoient  fi  long  -  tems 
&"  a  opiniâtrement  difputé.  En  voi- 
là aflez  pour  donner  une  idée  géné- 
rale de  la  fituation  où  étoit  la  Gré- 
<:e  dans  le  fiécle  de  nos  Poètes  tra- 
giques. 

Revenons  au  génie  de  leurs  fpec- 
tateurs.  L'orgueil  fomenté  par  les  vic- 
toires ôc  les  grandes  richeffes ,  Tin- 
dépendance  ,  fruit  d'une  liberté  por- 
tée à  l'excès  5  &  je  ne  fçai  quoi  d'im- 
périeux dans  l'air  Se  ks  manières  que 
donne  ordinairement  à  fes  moindres 
citoyens  la  fupériorité  de  ville  fou- 
veraine ,  tout  cela  formoit  d'Athènes 
une  affemblée  de  gens  qui  fe  regar- 
doient  comme  autant  au-deffus  des 
autres  hommes ,  que  l'homme  eft  au- 
deifus  de  la  bète.  Cette  vanité  alloit 
jufqu'à  traiter  de  barbares ,  non-feule- 
ment les  Etrangers ,  mais  les  Grecs 
mêmes  qui  n'étoient  pas  de  l'Afrique. 
L'Attique  ,  idolâtre  d'elle-même ,  ne 
fonge  qu'à  s'encenfer ,  ôj  folle  de  Ces 
chimères ,  elle  les  transforme  en  di- 
vinités. C'eft  Minerve  ,  la  Dceffe  des 
beaux  arts ,  qui  lui  accorde  fon  nom 


DES  THEATRES.  1^5 

&"  jpci  protedion.  *  La  llatue  de  Diane 
ne  peut  refter  chez  les  Thraces ,  bar- 
bares indignes  d'elle.  Orefte  la  vole 
de  concert  avec  îphigcnie ,  &z  la  tranf- 
porte  dans  l'Artique  Ton  véritable  fé- 
jour.  Le  célèbre  Aréopage  foumet  à 
fes  décidons ,  non-feulement  des  hé- 
ros ,  mais  des  Dieux.  Mars  lui-même 
ell  obligé  de  fubir  fon  jugement.  Les 
Euménides ,  toutes  fieres  qu'elles  font , 
perdent  leur  procès  contre  Orede  à 
ce  tribunal,  trop  heureufes  d'accep- 
ter dQs  autels  à  Adicnes  pour  faire 
leur  paix.  L'Attiqtie  feule  polTéde  les 
monumens  les  plus  redoutables  à  fes 
ennemis ,  tels  que  le  corps  d'Oedipe , 
qui  lui  fert  de  boulevart  contre  ^  les 
entreprifes  des  Thébains ,  Sz  les  corps 
des  chefs  Argiens  qui  la  maintiennent 
contre  Argos.  Tout  fon  terrain  eil  il- 
luftre  par  des  prodiges.  Tout  en  un 
mot  eft  grand  &:  divin  chez  les  Athé- 
niens. L'abondance  &"  la  profpérité 
y  produifent  le  goût  des  arts  &  des 
fciences.  La  Tragédie  &"  la  Comédie 
y  naiiTent  fuccefîîvement ,  &r  y  font 
reçues  avec  une  efpéce   d'idolâtrie. 

*  îphigénie  en  Tauride  ^  ^'Euripide.  Les 
Euménides  .y  d'EscHYLE,  Les  EUcîres  ,  des  trois 
Poctes.  Off^//jf  àColone,  de  Sophocle,  &€. 


î64    DISC.  SUR  LE  PARAL. 
Les  cérémonies  facrces  le  changent 
en  divertiiïemens.  L'émulation  multi- 
plie les  Poètes ,  &:  leur  nombre  fait 
établir  des  difputes.  ,  des  prix  ,  des 
couronnes.  Le  peuple  paffionné  pour 
les  amufemens  du  Théâtre ,  en  devient 
infatiable.    Les   Théâtres  s'agrandif- 
fent ,  l'emportent  fur  les  Temples ,  &C 
toute  Athènes  fe  trouve  raflemblée 
dans  leur  enceinte.   On  s'infatue  de 
vers  jufqu'à  apprendre  par  cœur  les 
Tragédies  entières ,  à  mefurc  qu'on 
les  joue  5  manie,  qui  devint  utile  aux 
foldats  faits  prifonniers  dans  la  dé- 
faite de  Sicile.  Cétoit  aflez  de  fça- 
voir  des  vers  d'Euripide  pour  enchan- 
ter les  Siciliens  3  ce  qui  fonda  ce  pro- 
verbe 5  il  eji  mort  en  Sicile  ^  ou  il  y  ré- 
cite  des  vers.  Les  Rois  même  des  Etats 
voifins  combloient  de  careffes  les  bons 
Poètes  Athéniens ,  &  fe  croyoient  heu- 
reux de  pouvoir  les   attirer  à   leur 
Cour.  Euripide  éprouva  fou  vent  leurs 
faveurs  j  mais  la  plus  flatteufe  étoit 
l'applaudiflement   d'un  peuple  aufïî 
éclairé  qu'avide  de  fpedacles  ôc  de 
nouveautés.  Car  ce  n'étoit  pas  feule- 
ment la  Poëfie  qui  faifoit  fortune  à 
Athènes.  La  Philofophie  y  tenoit  un 
rang  diftingué.  Socrate  ne  parut  far 


DES  THEATRES.  165 

les  rangs  qu'après  quantité  d'autres 
qui  y  a  voient  joue  de  grands  rôles. 
L'Eloquence  fur-tout ,  y  tenoit  la  pre- 
mière place.  Athhies  en  un  mot ,  paf- 
foit  (  comme  le  dit  Cicéron  )  pour 
l'inventrice  &:  la  mère  de  tous  les  arts. 

IV.  L'inconftance  ôc  la  légèreté  ,  caraaè- 
défauts  (i  naturels  à  une  multitude  IhélLnî, 
libre  6^  indocile ,  étoient  particuliè- 
rement ceux  des  Athéniens  de  ce  fié- 
cle.  Leurs  Héros  guerriers ,  les  Mil- 
tiades ,  les  Thémiilocles ,  les  Ariftides , 
les  Periclés ,  l'éprouvèrent  à  leurs  dé- 
pens ,  de  à  la  honte  de  leur  patrie. 
Nos    Poètes    même    en    reffentirent 
quelquefois  de  trilles  effets.   La  fu- 
perftition  étoit  à  la  mode  ,  comme 
elle  le  fut  depuis  à  Rome.  Mais  il  pa- 
roît  par  les  ouvrages  de  nos  Poètes ,  ~ 
qu  elle  n'y  dominoit  pas  au  point  de 
s'allarmer  de  quelques  railleries.  Il  eft 
vrai  qu'Efchyle ,  accufé  une  fois  com- 
me impie ,  auroit  été  vidime  de  la 
vengeance  Athénienne  ,  (i  un  de  fes 
frères  ,  qui  avoit  perdu  un  bras  à  la 
bataille  de  Salamine ,  n'eût  redeman- 
dé au  peuple  un  frère  qui  avoit  lui- 
même  fi  bien  payé  de  fa  perfonne  en 
faveur  de  la  patrie.  Mais  d'un  autre 
côté  il  eft  difficile  d'accorder  les  ri- 


166  DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
fées  de  ce  peuple  au  fujet  des  raille- 
ries fur  les  Dieux ,  qu' Ariftophane  met 
dans  la  bouche  de  Socrate ,  avec  la 
condamnation  de  ce  même  *  Socrate. 
Généralement  parlant ,  les  Athéniens 
d'alors  étoient  vains ,  diffimulés ,  poin- 
tilleux, intérefles ,  médifans,  &:  grands 
amateurs  des  chofes  nouvelles.  Quant 
à  leurs  mœurs  populaires ,  elles  font 
peintes  dans  les  Tragédies  Grecques. 
L'égalité  qui  regnoit  entre  des  ci- 
toyens libres ,  les  faifoit  tous  marcher 
de  pair  fans  attirail ,  fans  cérémonie , 
fans  pompe  ,  fans  efclaves ,  fans  ar- 

*  Dans  la  Comédie  des  Nuées  &  ailleurs  , 
voyez  la  troifiéme  partie  ^  &  l'explication  de  ce 
Problème  à  la  fin  de  tout  l'ouvrage.  En  atten- 
dant 5  je  prie  le  Isdeur  de  faire  attention  à  cette 
Note.  Plutarque  (  traité  de  la  manière  de  lire 
les  Poètes  ^  traduB.  d'Amyoù  )  parlant  des  fic- 
tions des  Poètes  bien  différentes  de  la  religion 
payenne  ,  cite  enrr'aurres  chofes  ic  bel  endroit 
où  Homère  dit  de  Jupiter  ,  qu'il  pefa  dans  la 
balance  les  forts  d'Achille  &  d'Hedtor.  =3  Es- 
33  CHYLUS  ,  continue-t-il ,  a  ajouté  à  cette  fic- 
M  tion  toute  une  Tragédie  entière  ^  laquelle  il 
53  a  intitulée  ,  le  poiJs  ou  la  balance  des  amcs, 
33  faifant  aflifter  à  l'un  des  baflins  de  la  balan- 
33  ce  y  d'un  côté  Thétis  ,  &  de  l'autre  l'Aurore  , 
33  lorfqu'elles  prient  pour  leurs  fils  qui  corn- 
»3  battent  :  &  néanmoins  il  n'eft  homme  qui 
53  ne  voye  clairement  que  c'eft  chofe  feinte  . 


DES  THEATRES.  ^67 

mes.  On  voyoit  le  Magiftrat  aller 
acheter  lui-même  au  marché  les  cho 
Çcs  dont  il  avoit  befoin.  Les  rues  &: 
les  places  publiques  étoient  remplies 
de  gens  oififs  en  apparence  ,  &•  fou- 
vent  en  effet.  On  les  eût  pris  pour 
tels  dans  tous  les  tems  ,  à  les  voir 
s'entretenir  par  groupes  dans  les  rues , 
ou  s'attrouper  dans  les  Amphithéâ- 
tres pour  y  raifonner  des  affaires  d'E- 
tat ,  de  Philofophie ,  ou  de  nouvelles. 
La  ville  entière  étoit  à  la  République 
^  au  particulier ,  comme  une  mailon 
eft  à  l'égard  d'une  nombreufe  famille. 


o* 


»  &  fable  controuvée  par  Homère  pour  don- 
33  ner  plaifir  &  apporter  ébahiflement  au  lec- 
M  teur ,  &c.  33.  Voilà  ,  je  crois ,  la  folution  d'u- 
ne difficulté  très-grande  qui  fe  rencontre  dans 
les  Ecrits  des  Poètes  Grecs  >  fur-tout  d'ARis- 
TOPHANE,  fçavoir  leur  extrême  liberté  à  rail- 
ler les  Dieux.  La  précifïon  eft  aifce  à  faire. 
Il  y  avoit  une  Religion  férieufe  ,  &  une  fabu- 
leuse ,  l'une  de  pratique  ,  &  l'autre  de  Théâtre. 
Celle-ci  ne  laifloit  pourtant  pas  de  nuire  à 
celle-là:  c'eft  pourquoi  Platon,  1.  r.  delà 
Republ.  blâme  Eschyle  d'avoir  admis  Une 
fable  indigne  des  Dieux.  Il  condamne  en  par- 
tie Homère  par  la  même  raifon.  Mais  fon 
fentimcnt  particulier  ne  conclut  rien  contre 
rufage.  La  fable  en  un  mot  étoit  reçue  pour 
la  Poëiîe  &  le  Théâtre ,  malgré  fes  inconvé- 
mens. 


ï<î8  DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
Ils  auroient  été  bien  furpris  de  voir 
un  Paris  où  l'on  pafle  rapidement 
fans  Te  connoître ,  &■  fans  le  parler. 
Rien  de  plus  fimple  que  leurs  maniè- 
res :  mais  rien  de  plus  rafiné  que  leur 
goût.  L'Atticifme  dont  ils  étoient  fi 
jaloux ,  le  communiquoit  aux  derniers 
du  peuple.  Chacun  dans  le  commerce 
ordinaire  fe  piquoit  de  parler  jufte  &r 
poliment ,  témoin  cette  femme  qui 
vendoit  des  herbes ,  &c  qui  reconnut 
Théophrafte  pour  étranger ,  à  je  ne 
fçai  quoi  d'Attique  qui  lui  manquoit , 
foit  dans  quelques  exprefïions ,  foit 
dans  l'accent ,  dont  un  long  féjour  à 
Athènes  n'avoit  pu  le  corriger. 

Cet  Atticifme ,  qui  devint  urbanité 
chez  les  Romains  ,  pafla  plus  tard 
chez  eux  à  proportion.  Ils  ne  l'acqui- 
rent qu'à  force  d'années  &■  de  travail. 
Mais  la  nature  en  fit  préfent  aux 
Grecs.  Les  Romains  s'aviferent  tard 
des  pièces  Théâtrales ,  6c  ils  eurent 
de  la  peine  à  y  réuflir.  Ce  ne  fut  que 
du  tems  d'Augnile  que  la  Tragédie 
exilée  d'Athènes  reprit  tout  fon  éclat,, 
au  lieu  qu'elle  s'étoit  perfeélionncc 
chez  les  Athéniens  dès  fa  naiffance. 
Ciceron  contribua  des  premiers  à  at- 
tirer la  Philofophie  d'Athènes  à  Ro- 
me, 


DES  THEATRES.  i6^ 
me.  Enfin  tous  les  arts  fe  tranfporte- 
rent  lentement  de  l'une  à  l'autre  Ré- 
publique ,  ce  qui  fait  bien  voir  la  dif- 
férence de  leurs  génies ,  quelque  l'in- 
dépendance 6c  la  fierté  fufleiit  t  ga- 
iement l'ame  de  ces  deux  Etats.  Mais 
cette  liberté  6c  cet  orgueil  étoient 
chofes  fort  différentes  de  part  6c  d'au- 
tre. Les  vieux  Romains  approchoient 
plus  des  Spartia  es  que  des  Athéniens. 
Chez  ceux-là  on  alloit  plus  au  folide 
qu'au  brillant  ;  6c  chez  ceux-ci  on 
trouvoit  le  fecret  d'allier  la  politefTe 
à  futilité  publique.  On  peut  regar- 
der Rome  comme  un  plan  d'arbres 
tardifs ,  mais  dont  les  fruics  devinrent 
exquis  ;  6c  Athènes  comme  un  verger 
de  plantes  6c  de  fleurs  qui  forment 
un  printems  perpétuel. 

V.  Par  le  caraélere  du  peuple  Athé-  confor-i 
liien  ,   l'on  peut  marquer  celui  des  xragé-^* 
Tragédies  Grecques.   Les  Athéniens  des 
étoient  fous  de  la  liberté ,  idolâtres  ^^""3,, 
de  leur  patrie ,  adorateurs  de  leurs  carattè- 
ufages  5   dédaigneux   du   indifférens  [hécdenB^ 
pour  tout  ce  qui  n  étoit  point  d'eux. 
C'eil  par-là  principalement  qu'Efchy- 
le  6c  fes  luccefTeurs  les  ont  fiattés. 
Les  R.ois  repréfentés  fur  leur  fcéne 
font  plus  fouvent  immolés  à  l'orgueil 
Tome  I  H 


lyo     DISC.  SUR  LE  PARAL. 
Athénien  qu'à  leurs  infortunes.  Quels 
éloges  d'Ach  nés  !   il  n  y  a  prefque 
pas  une  pièce  de  celles  qui  nous  re(- 
tent  5  où  elle  ne  ibit  encenfée  >  foit 
pour  la  fageife  de  ùi  politique ,  foit 
pour  la  prééminence  des  arts ,  foit 
pour  la  primauté  fur  le  reile  de  la 
Grèce.  Tout  (emble  tendre  à  la  flat- 
ter. 11  y  a  des  Tragédies  entières  dont 
c  eft  Tunique  but.  A  Tégard  des  cou- 
tumes &c  des  ufages ,  on  les  voit  imi- 
tés dans  tous  ces  fpedacles.    Même 
façon  de  contefter  ,  de  haranguer  ,  de 
fe  défendre  ,  de  pleurer  les  morts  , 
d'avoir  recours  aux  Dieux  j  même  li- 
berté  dans  les   chœurs  ,  images  du 
peuple  -,  même  choix  de  fentences  j 
en  un  mot  même  tour  d'efprit  ,   &c 
toujours  Athénien.  Non  pas  c[ue  tous 
les  héros  des  trois  Poètes  foient  pu- 
rement Athéniens ,  comme  on  nous  a 
reproché  de  rendre  tous   les   nôtres 
François.    Us  ne  démentent  ni  leur 
caradere ,  ni  leur  pays.  Mais  comme 
ils  font  tous  tirés  de  la  fable  ou  de 
rhiftoire  Grecque  ,  il  a  été  plus  aile 
de  leur  donner  un  air  Attique  ,  ians 
les  déguifer  tout-à-fait ,  qu'il  ne  fa 
été  à  Corneille  de  peindre  de  vieux 
Romains  devant  les  François  ,  fans 


DES  THEATRES.  171 
leur  donner  un  peu  les  manières  Fran- 
çoifcs ,  ou  du  moins  un  air  uniforme. 
L'air  des  héros  tragiques  de  TAntiqui- 
té  n  eil  diverfifîé  qu'autant  qu'il  faut 
pour  les  reconnoîcre.  Ils  dévoient  en 
effet  être  peu  difFcrens  ,  pui (qu'ils 
étoient  tous  Grecs.  Car  les  trois  Poè- 
tes n'ont  point  cherche  leurs  lujets 
ailleurs  que  dans  la  Grèce.  Les  Grecs 
étoient  trop  fiers  pour  goûter  le  fpec- 
tacle  des  mœurs  barbares  cju'ils  mé- 
prifoient ,  à  moins  qu'il  ne  fût  queC- 
tion  des  Perfes  avec  qui  ils.  s'étoient 
mellirés ,  &:  qu'Efchyle  leur  facrifia , 
pour  ainfi  dire ,  dans  la  pièce  qui  por- 
te ce  nom.  D'ailleurs  l'amour  naturel 
pour  ce  qui  touche  de  plus  près ,  poi- 
toit  les  Grecs  à  n'eflimer  que  ce  qui 
venoit  de  leurs  fonds ,  bien  différens 
en  ceci  des  François  ,  qui  contens 
d'eux-mêmes  pour  l'erprit^"  le  goût, 
préfèrent  ordinairement ,  en  fait  de 
plaifir ,  ce  qui  eft  étranger  &^  rare  à 
ce  qui  naît  chez  eux.  Nous  parlerons 
bientôt  de  cette  différence  de  goût 
qui  caraélérife  les  fujets  des  Tragé- 
dies Grecques  6«:  Françoifes.  Remet- 
tons-nous feulement  ici  devant  les 
yeux  l'amour-propre  d'Athènes  dont 
les  Poètes  étudioient  le  foible ,  &c  qui 

Hi) 


171     DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 

vouloic  des  éloges  éternels  pour  elle , 
des  Rois  humilies  par  contrafte  à  la 
liberté  Républicaine,  des  perfonna- 
ges  tout  Athéniens ,  ou  du  moins  tout 
Grecs  ,  des  origines  Romanelques  de 
leurs  fêtes ,  de  leurs  jeux ,  de  leurs  vil- 
les ;  chofes  dont  les  Trag  '  dies  Grec- 
ques font  remplies.  Car  tous  les  Poè- 
tes fui  virent  ce  goût  jufqii'à  nous 
peindre  Athèrc:  8c  fes  mœurs,  telles 
que  je  viens  de  les  ébaucher. 

ils  allèrent  plus  loin.  Non- feule- 
ment le  Théâtre  Comique  ,  mais  le 
Tragique  même  ,  devinrent  une  faty- 
re  des  peuples  eu  des  perfonnes  qui 
déplaifoient  au  public.  Je  ne  parle 
pas  feulement  d'Ariftophane  qui  épar- 
gna fi  peu  nos  trois  Poëies  avec  leurs 
{)artifans  ou  leurs  cenfeurs  ,  &  dont 
a  Mufe  Parricide  fit  périr  (dit-on)  *  le 
plus  fage  des  Grecs.  Je  parle  encore 
du  Théâtre  férieux  ,  dont  les  fujets 
femblent  prêter  moins  à  la  fatyre  ou  à 
la  politique.  L'une  &c  l'autre  fit  pour- 
tant couler  plufieurs  traits  de  la  plu-  , 
me  des  Efchyles ,  des  Scphocles ,  &  |: 
fur- tout  d'Euripidco  On  y  voit  un 
progrès  d'émulation  &  de  rivalité  en- 

-^'  SocRATE.  On  verra  ea  foii  lieu  le  dé* 
îfioijement  de  ce  dit-on. 


DES  THEATRES.  17^ 
trc  Athènes  Sz  Spaitc  ,  trcs-bicn  mar- 
qué. On  clevc  Athènes  aux  Cieux  ; 
on  met  Sparte  ,  par  grâce ,  au  fécond 
degré,  parce  qu  Athènes  afpiroit  au 
fouverain.  Quelquefois  la  haine  fe  dé- 
couvre 5  ôc  on  lance  fur  les  Lacédé- 
moniens  des  mots  extrêmement  pi- 
quans.  L'on  n'épargne  pas  plus  les 
Thébains ,  quand  ils  commencent  à 
faire  parler  d'eux  pour  la  primauté. 
Difons  un  mot  de  ces  deux  Etats.  Ce 
fera  la  clef  de  ce  qu'on  trouvera  fur 
leur  compte  dans  les  Tragédies ,  à 
mefure  qu'on  les  lira. 

VI.  Sparte  fut  long-tems  l'arbitre  ^^^^1^,^*^ 
de  la  Grèce.  La  vertu  ,  le  défintéref-  mone. 
fement ,  &:  la  confiance  qui  en  réfulte , 
lui  procurèrent  cet  empire.  Sa  dureté 
&  la  jaloufie  d'Athènes  le  lui  enlevè- 
rent. Les  Lacédémoniens  foumis  à 
des  Rois ,  ou  ,  pour  mieux  dire ,  à  des 
Loix  fouveraines ,  prirent  de  Lycur- 
gue  le  caraélere  qui  leur  eft  refté  de- 
puis. Il  leur  diéla  fes  Loix ,  les  obli- 
gea par  ferment  de  les  garder  jufqu'à 
Ion  retour,  &:  difparutpour  toujours. 
Cqs  Loix  5  à  quelques  articles  prés , 
ont  toute  la  lévérité  de  la  vertu  la 
plus  épurée.  On  y  bannit  le  luxe  & 
le  plaifir ,  au  point  de  porter  la  mo- 

H  ii; 


Î74    DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 

deliie  Se  la  frugalité  à  quelque  forte 
d'excès  »  ce  qui  faifoit  dire  à  Alcibia- 
de  :  Ils  expojent  volontiers  leur  vie  :  ftn 
fuis  peu  furpris  ;  lu  mort  eji  un  préfent 
pour  eux.  L'argent  s'y  introduiiît  fans 
les  corrompre  \  c'eft  la  pierre  de  tou- 
che pour  la  vertu.    L'Etat  éioit  ri- 
che 5  *  &■  le  particulier  laborieux.  La 
fourmi  avcit  été  fans  doute  le  mo- 
dèle que   Lycurgue    s'étoit  prcpofé 
pour  faire  de  Sparte  une  communau- 
té de  citoyens  uniquement  appliqués 
au  travail,  &  jaloux  de  l'épargne  juf- 
qu'à  la  pratiquer  dans  les  paroles.  Le 
flyle  Laconique  a  pafle  en  proverbe. 
Par  cette  fimple  ébauche  on  voit  qu'il 
y  avoit  entre  les  Lacédémoniens  &: 
les  Athéniens  ,  la  même  différence 
qu'y  trouva  Diogène ,  quand  il  dit  à 
fon  retour  de  Sparte  dans  l'Attique, 
qu'il    paflbit    de   l'appartement    des 
hommes  à  celui  des  femmes.  Les  Athé- 
niens polis  ,  doux  ,  amis  d'une  joie 
modérée  &:  de  l'humanité  ,  ne  pour- 
voient fouffrir  la  vertu  trop  pure^pour 

*  Dans  le  t.  Alcibiade  de  Platon,  So- 
crate  dit  qu'on  peut  appliquer  la  fable  d'E- 
fope  à  Lacédémone ,  &  qu'on  voie  les  traces 
de  l'argent  immenfe  qui  y  entre  ,  mais  nul 
veftige  d'argemt  qui  en  forte. 


DES  THEATRES.  175 

TiC  pas  dire ,  un  peu  trop  lauvage ,  des 
Spartiates.  Les  Poètes  qui  anniibient 
fi  agréablement  les  uns ,  dévoient  être 
fort  mal  fatisfaits  des  autres ,  qui 
avoient  banni  les  fpedacles.  L'ambi- 
tion &■  îafoifde  l'empire  fouverain 
fe  mêla  à  l'antipathie ,  &  la  fortifia  de 
plus  en  plus.  Mais  on  ufoit  de  n*é- 
nagemens,  &  ce  n'ctoit  pas  TafFaire 
d\m  jour  pour  Athènes,  de  délivrer 
la  Grèce  de  la  dépendance  de  Lacé- 
démone  pour  Taffervir  à  fon  tour. 
Ainiî  les  traits  qui  échappent  à  nos 
Poètes  fur  le  compte  de  Sparte  ,  font 
Voir  5  félon  qu'ils  font  plus  ou  moins 
acérés ,  le  degré  de  haine  ou  de  crain- 
te qui  regnoit  dans  le  cœur  des  fpec- 
tateurs  Athéniens ,  &"  la  difpolition 
préfente  d'Athènes  à  l'égard  de  fes 
voi(ins. 

Vïl.  Il  en  eft  de  même  de  Thébes.  i^5«  «*e 
Car  Thébes  voulut  aufïî  jouer  fon  rô-  ^  "* 
le  &  prétendre  à  l'Empire.  Ce  fut 
afïez  tard  ,  &:  après  les  Poètes  dont 
nous  parlons  ;  mais  de  leur  tems  mê- 
me elle  fe  préparoit  les  voyes ,  &  ne 
îaifToit  pas  de  figurer  dans  la  Grèce , 
&  de  mériter  l'attention  d'Athènes,  en 
bien  ou  en  mal.  Son  ancienneté  la 
rendoit  reipedable ,  aufïi-bien  que  les 

H  iv 


176    DISC.  SUR  LE  PARAL. 

événemens ,  tant  vrais  que  fabuleux , 
de  fes  premiers  fiécles ,  comme  l'a- 
venture de  Cadmus  &"  celle  d'Oedi- 
pe.  Elle  comptoir  des  Dieux  pour  ci- 
toyens 5  fur-tout  Bacchus  &  Hercule. 
Le  fiége  qu  elle  avoir  foutenu  contre 
les  fept  Cheh,  eft  célèbre  par  Efchyle  : 
&  c  eft  le  plus  ancien  des  fiéges  de 
la  Grèce.   La  fin  tragique  d'Eteocle 
&  de  Polynice ,  les  malheurs  de  leur 
fœur  Antigone ,  àc  de  toute  la  pofté- 
rité  d'Oedipe  ,  les  crimes  involontai- 
res de  ce  dernier ,  &:  fon  tombeau  à 
Colone  ,  *  outre  quantité  d'autres  par- 
ticularités ,  font  la  matière  brillante 
des  plus  belles  Tragédies  Grecques. 
Toutefois  l'air  épais  de  Béotie ,  qui 
paffbit  quelquefois  jufqu'à   l'efprit , 
rendoit  les  Thébains  un  objet  de  rail- 
lerie ,  &  un  fujet  de  proverbe  aux 
Athéniens  ,  dont  la  fine  pohteffe  fe 
choquoit  aifément  de  la  grofïîéreté  & 
de  la  rudeffe  Béotienne.  Thébes  avoit 
pourtant  des  Pindares  à  oppofer  aux 
Sophocles.   Loin  de  paroître  afpirer 
au  premier  rang  dans  le  fiécle  dont 
nous  parlons ,  elle  fe  contentoit  ,  en 
apparence ,  de  (e  maintenir ,  &  de 
s'appuyer    tantôt    d'Athènes    contre 
*  Bourg  de  î'Attiquc, 


DES  THEATRES.  177 

Sparte  ,  &:  tantôt  de  Sparte  contre 
Athènes.  Ceft  par  ces  difFcrens  inté- 
rêts de  liaifon ,  qu'on  peut  expliquer 
ce  qu'en  difent  nos  Poètes ,  tantôt  en 
bien  ,  tantôt  en  mal ,  fur-tout  Sopho- 
cle dans  fon  Ocdipe  à  Colone.  Ce 
malheureux  Prince  dit  à  Thcfée ,  com- 
me par  un  efprit  prophétique  ,  que 
Thébes  &:  Athènes  auront  un  jour  des 
démêlés  cruels  :  *  mais  que  le  tom- 
beau d'Oedipe  fera  fouvent  rougi  du 
fang  Thébain ,  &z  deviendra  le  plus 
ferme  rempart  d'Athènes.  Il  ell:  vifi- 
ble  que  dans  cette  pièce  Sophocle  fait 
allunon  aux  guerres  des  deux  Etats , 
6z  que  fon  but  eft  de  faire  envifa^er  le 
tombeau  d'Oedipe  comme  un  épou- 
ventail  pour  les  Thébains ,  ce  qui  rend 
cette  Tragédie  toute  politique  ,  ainfi 
que  quelques  autres  dont  la  leèlure 
nous  deviendroit  plus  agréable  ,  fi 
nous  fçavions  au  jufte  les  anecdotes 
d'Etat  fur  lefqucUes  on  les  faifoit  rou- 
ler à  mots  couverts. 

VIII.  En  effet  la  Tragédi-e  même   Tragé- 
ne  laiflbit  pas  d'avoir  fes  vues  t  poli-  ^l^ZV 

*  Il  fut  joué  durant  la  guerre  de  Pelopon- 
i^Uc,  royei  T.  IIL  Aa.  IL 
"t  f^oyei  r.  r.  Difcours  &  Comédies  cf  Aris- 

ÏQPHAME. 

Ht 


l'/S     DISC.  SUR  LE  PARAL, 

ainfi  que  tiqucs  chcz  dcs  Républicains  qui  met- 
Ifk.^""'  toient  tout  à  profit  pour  donner  des 
avis  énigmatiques  &  colorés.  11  y  a 
quantité  de  Sentences  dans  les  Tra- 
gédies Grecques ,  dont  le  fens  natu- 
rel ne  nous  frappe  plus  ;  mais  qui  en 
avoient  un  très-fin  ,  quoi  qu  envelop- 
pé 5  par  l'application  qu'en  faifoit  le 
Earterre  qui  n'étoit  rempli  que  de 
ons  entendeurs.  Ceft  ce  que  les  Ro- 
mains n'ont  pas  compris ,  eux  qui  ne 
firent  des  Tragédies  que  pour  imiter 
les  Grecs  5  6«r  pour  faire  des  Tragédies» 
Les  Sentences  éternelles  de  Séncque 
font  des  lieux  communs  qui  ne  difent 
rien  ,  ou  qui  n'ont  qu'une  morale  phi- 
lofophique   &c  gui^idée.    Celles  des 
Grecs  ,  quoique  générales  en  appa- 
rence, avoient  leurs  allufions  en  effet. 
Il  en  eft  de  ces  traits  comme  des  Epi- 
grammes  de  Martial ,  dont  pludeurs 
nous  paroifTent  vuidcs  de  fcns  &  de 
fel  5  parce  que  le  fens  délicat  &  vrai 
nous  eft  inconnu  aujourd'hui  ;   ou  , 
(  pour  faire. une  comparaifon  plus  pro: 
pre  à  notre  fujet ,  )  il  en  eft  de  ces 
traits  comme  de   quelques   vers  de 
Corneille  ou  de  Racine ,  qu'on  fçait 
avoir  été  faits  par  allufion  aux  mœurs 
du  tems ,  &  qui  ne  s'entendront  plus 


DES  THEATRES.'         179 
que  dans  un  fens  plus  général  par  la 
poftérité.  Si  nous  ne  pouvons  reixdre 
raifon  par  -  tout  des  allufions  Grec- 
ques dont  je  parle ,  c  eft  parce  qu'on 
ne  les  a  pas  toutes  confervées  julqu'à 
nous ,  6^  qu'il  feroit  ridicule  de  devi- 
ner. Mais  il  eft  fenfé ,  &  il  fuffit  de 
remarquer  que  les  Grecs  ctoient  ex- 
trêmement amateurs  de  ces  alluiions,  * 
parce  que  cette  obfervation  feule  nous 
porte  à  ne  pas  blâmer  dans  eux  ce 
que  nous  n'entendons  pas ,  &  contri- 
bue à  marquer  le  caradcre  de  leur 
Tragédie  ,  but  unique  qu'il  Faut  ici  fe 
propofer.  On  comprendra  allez  quel- 
ques-uns de  ces  traits ,  quand  il  ne 
fera  queftion  que  de  l'éloge  de  l'Etat 
Républicain  ,  &  de  fes  avantages  pré- 
tendus fur  l'Etat  Monarchique ,  cho- 
fes  qu'on  trouvera  femées  dans  ces 
écrits ,  &■  quelquefois  traitées  à  fonds, 
même  afïez  malignement.  Mais   on 
aura  plus  de  peine  à  démêler  les  pe- 
tits traits  particuliers  Se  malins  fur  le 
gouvernement  même  des  Athéniens , 
traits  qui  coûtoient  quelquefois  plus 
d'un  repentir  à  l'auteur  ,  quand  ils 
étoient  décochés  trop  ouvertement , 

*  Nous  enverrons  bien  nettement  la  preuve 
dans  les  Comédies  d' Aristophane. 

H  vi 


i8o    DISC  SUR  LE  PAR  AL, 

ôc  fans  adrefle  y  mais  qu'on  paflbit 
lorfqu  ils  partoient  avec  nneire&:  avec 
art.  Car  les  fpedateurs  Athéniens 
avoient  cela,  qu'ils  ne  s'ofFenfoienc 
pas  d'un  bon  mot ,  même  contr'eux , 
quand  il  étoit  afîez  fin  &  aifez  voilé 
pour  les  faifir  d'abord  ,  &:  pour  enle- 
ver leurs  premiers  applaudiflemens. 
Ils  aimoient  mieux  rire  d'eux-mêmes, 
que  de  ne  point  rire  du  tout.  Ainii 
paflerent  -  ils  à  Euripide  le  portrait 
qu'il  fait  aifez  évidemment  d'eux  dans 
i>,:^^i,  Ion  Hïppolyu  ,  &:  qu'il  met  dans  la 
V,  580.  bouche  de  Phèdre.  Ainfi  firent  -  ils 
'^^'  ^^  grâce  à  la  préférence  que  le  Chœur 
donne  à  l'Etat  Monarchique  *  fur  le 
V.  4<r4.  Républicain  ,  dans  Andromaque  ^oxx  du 
moins  à  la  peinture  fatyrique  de  ce 
dernier  Etat.  Ainfi  ne  fe  formaliferent- 
V.  ïtfp4.  ils  pas  de  voir  dans  VHcUm  le  gou- 
vernement des  Spartiates  finement 
préféré  à  celui  d'Athènes  :  c'eft-  à-dire , 
l'Ariilocratie  à  la  Démocratie.  Mais 
il  falloir  que  le  Poè'te  étudiât  bien  fon 
parterre  ,  &:  mcfurât  bien  fon  coup 
pour  ne  pas  le  porter  à  faux. 

*  Platon  5  1.  p.  de  la  République,  loue 
Euripide  comme  un  Poète  excellent.  Mais 
il  lui  reproche  d'avoir  loué  \qs  Rois  &  la 
Monarchie, 


DES  THEATRES.  igi 
Ceci  fuffit  pour  montrer  à  quel 
point  le  génie  Grec  étoit  monté  par 
rapport  à  la  Tragédie.  Nous  vien- 
drons à  un  détail  plus  circonftancié , 
quand  nous  aurons  dit  quelque  chofe 
de  pcribnnel  des  trois  Poètes  Athé- 
niens qui  nous  relient.  On  ne  fera 
pas  fâché  de  les  connoître  fur  le  peu 
de  faits  que  nous  en  ont  laifle  les  An- 
ciens :  mais  on  les  connoîtra  mieux 
encore  par  leurs  propres  écrits.  Je 
commence  par  Efchyle. 

iX.  Efchyle  naquit  à  Athènes  la  Efchyîc, 
première  année  de  la  Go.  Olympiade , 
540.  ans  avant  notre  Ere.  *  Il  naquit 
brave ,  &  il  embraifa  la  profeffion  des 
armes  dans  un  tems  où  les  Athéniens 
comptoient  autant  de  héros  que  de 
citoyens.  11  avoit  deux  frères  guer- 
riers &:  braves  comme  lui.  Avec  l'un  , 
nommé  Cynegire  ,  il  fe  trouva  à  la 
journée  de  Marathon .,  Se  depuis  à  cel- 
les de  Salamine  &  de  Platée  avec 
Tautre,  appelle  Amynias ,  &  avec  Cy- 
negire. Tous  trois  firent  bien  leur  de- 
voir. Cynegire  fut  tué  à  la  journée 
de  Salamine ,  &  Amynias  y  perdit  un 
bras.  Uau'  militaire  paroit  bien  dans 

*  De  la  fond,  de  Rome  xi4. 


lîi  DISC.  SUR  LEPARAL. 
les  pièces  d'Efchyle.  Tout  y  refpire 
les  combats  ;  &"  il  femble,  en  le  lifant, 
que  rimagination  foit  frappée  d'un 
bruit  de  guerre.  Ce  père  de  la  Tra- 
gédie, confus  d'avoir  été  vaincu  par 
Sophocle  encore  jeune  ,  ou  ,  félon 
d'autres ,  par  Simonide ,  dans  un  com- 
bat d'Elégie  fur  les  braves  de  Mara- 
thon ,  fe  retira  de  dépit  en  Sicile 
chez  le  Roi  Hiéron  ,  le  protedeur  6c 
l'ami  des  Sçavans  mécontens  d'Athè- 
nes. Il  Y  Rt  même ,  à  ce  qu'on  dit ,  une 
Tragédie  au  fujet  d'une  ville  cp'Hié- 
ron  avoit  bâtie  &"  nommée  JEtna, 
Quelques-uns  difent  qu'il  y  vécut  trois 
années  comblé  d'honneurs  ,  &  qu'il 
y  mourut*  enfin  à  l'âge  de  65.  ans , 
d'une  manière  fort  fmguliere ,  fuivant 
un  prétendu  Oracle ,  qui  difoit  qu'il 
ne  mourroit  que  d'un  trait  du  CieL 
En  efïet ,  ajoute-t-ouj  un  Aigle  q«;i 
avoit  enlevé  une  tortue  lâchant  fa 
proye ,  ou  par  hazard  ,  ou  pour  la  bri- 
fer  fur  un  rocher ,  la  tortue  tomba 
malheureufement  fur  la  tête  d'Efchy- 
le  i  &■  lui  fracafla  le  crâne.  On  lui  fit 
de  magnifiques  funérailles  ,  6c  l'on 
grava  lur  fon  tombeau  une  Epitaphe 

*  La  1.  année  de  l'Olymp.  7^:  avant  notre 
Ere  la  475.  de  la  fondation  de  Rome  179, 


DES  THEATRES.  iS^ 

Grecque ,  qu'un  tradudeur  de  la  vie 
d'Efchyle ,  faite  par  un  Auteur  mccr- 
tain ,  a  rendue  en  cette  manière  : 

Euphorione  pâtre  ,  6*  patriâ  Efchyius  ortus 
Athenis 
Mortuus  ad  Uti  conditur  arva  GeU. 
Virtutis  fpecimen  ^  Marathonie  campe ,  /j- 
teris  , 
Atque  experte  tuo  j  Mede  comate  ,  malo. 

Cette  Epitaphe  donne  à  Efchyle  un 
Euphorion  pour  père  ,  Athènes  pour 
patrie ,  Marathon  pour  champ  de  bra- 
voure ,  &  les  Etats  a  Hiéron  pour 
tombeau.  On  y  dit  que  les  Médes , 
(  ainfi  appelloit-on  les  Perfes  dans  le 
cours  de  la  guerre  contre  les  Grecs ,  ) 
avoient  éprouvé  fa  valeur  à  leurs  dé- 
pens. Mais  on  ne  parle  point  de  fes 
Tragédies.  *  Ced  qu'elles  étoient  af- 

*  Athénée  (  Deipnofoph.  1.  14.  )  dit  que 
33  bien  qu'Eschyle  fe  fur  acquis  une  gloire 
33  immortelle  par  fes  Tragédies  ,  il  préféra  les 
33  honneurs  de  la  bravoure  à  ceux  de  la  Po'èfîe  ^ 
33  &  voulut  lui-même  qu'on  gravât  cette  Epi- 
*3  taphe  fur  fon  tombeau  33.  Il  faut  donc  join- 
dre TAutcur  incertain  avec  Athénée. 

Le  même  Athénée  (  Deipnof,  1.  8.  )  dit 
33  que  ce  Poëte  éroit  un  grand  Philofopîie  ,  & 
M  qu'ayant  quelquefois  été  vaincu  par  d'indi- 
«  gnes  concurrens^  (félon  le  témoignage  de 


i84  DISC.  SUR  LE  PARAL 
fez  connues.  Elles  furent  plus  applau- 
dies après  fa  mort  que  durant  ia  vie. 
Dans  la  carrière  tragique  il  remporta 
treize  viéloires  defon  vivant,  &"  quan- 
tité d'autres  étant  mort.  Car  l'eltime 
des  Athéniens  pour  ce  Poè'te  ,  alla 
jufqu'à  porter  un  décret  par  lequel 
l'Etat  s'engageoit  à  fournir  le  Chœur, 
c'eft-à-dire  ,  les  Frais  du  fpedacle  qui 
alloient  très-loin  5  à  quiconque  vou- 
droit  reprcfenter  les  pièces  d'Efchyle. 
Honneur  unique ,  &"  cjui  confirme  , 
pour  le  dire  en  paflant ,  ce  que  j'ai 
avancé  fur  l'origine  de  la  Tragédie  en- 
tièrement due  à  Efchyle.  Cétoient 
Îjuelquefois  des  particuliers  qui  fai- 
oient  généreufement  ces  dépenfes, 

M  Theophraste  ou  de  Chemaeleon  y  au  liv. 
33  du  plaifir,  )  il  difoit  qu'il  confacroit  fes 
3>  œuvres  à  la  poftérité ,  (cachant  bien  qu'on 
w  leur  rendroit  un  jour  la  juftice  qu'elles  mé- 
33  ritoient. 

33  EscHYLUS  (  dit  Plutar.  traité  de  la  man, 
33  de  lire  les  Poètes,  trad.  d'AMYOT  :  -étant  un 
33  jour  à  regarder  l'ébattement  des  jeux  îftmi- 
33  ques  ,  Tun  des  combatîans  à  l'efcrime  des 
33  poings  ayant  reçu  un  grand  coup  de  poing 
3»  fur  le  vifage  ,  raffemblée  s'en  écria  tout  hautj 
M  &  lui  fe  prit  à  dire  :  Voyez  ce  que  fait  l'ac- 
33  coutumance  Se  l'exercitation  :  ceux  qui  re- 
33  gardent  crient ,  &  celui  qui  a  reçu  le  coup  ne 
»  dit  mot. 


DES  THEATRES.  185 
Thcmiftocle  la  fît  une  fois  pour  Phry- 
nicus. 

X.  Sophocle ,  fils  de  Sophilc ,  naquit  sopho- 
à  Colone ,  Bourg  de  l' Attique ,  la  deu-  ^^^* 
xicme  année  de  la  71.  Olympiade  *. 
Il  célébra  fa  patrie  par  fon  Oedipe  à 
Colone.  Son  père  ,  félon  quelques- 
uns  ,  étoit  forgeron  ,  &"  félon  d'au- 
tres ,  maître  d'une  forge.  Cetl:  par  la 
différence  de  ces  mêmes  emplois  que 
les  uns  ont  avili ,  de  les  autres  un  peu 
relevé  Dcmoilhéne  ,  qui  le  trouva 
dans  le  même  cas  que  Sophocle.  Quoi- 
qu'il en  foit  de  leur  origine  ,  comme 
Démofthëne  devint  depuis  le  plus  fer- 
me appui  d'Athènes  contre  Philippe 
Roi  de  Macédoine  ,  ainfi  Sophocle 
devint-ir  avant  lui  un  citoyen  confî- 
dérable,  un  guerrier  diîlingué  jufqu'à 
commander  une  armée  f  avec  Péri- 
clès.  Mais  le  plus  grand  luftre  qui  lui 
refte  ,  eft  celui  de  fon  mérite  Poéti- 
que ,  qu'il  porta  jufqu*au  fuprême  de- 
gré. Apres  avoir  été  écolier  d'Efchyîe , 
il  fe  mit  en  état  de  lutter  avec  lui , 

*  Avant  notre  Ere  la49j.  de  la  fond,  de 
Rome  155. 

t  Periclés  difoit  de  Sophocle  ,  qu'il  étoic 
bon  foldat  &  mauvais  Capitaine.  Athen. 
Dcipnof,  /.  14. 


1^6    DISC.  SUR  LE  PAR  al; 

^  même  de  le  furpaiTer.  Il  ne  repré- 
fenta  pas  toujours  les  pièces ,  comme 
faifoient  les  autres  Poètes ,  à  caufe 
de  fon  peu  de  voix.  Mais  il  donna 
t jut  un  autre  air  à  la  Tragédie.  *  Il 
eut  plufieurs  enfans ,  dont  un  entr'au- 
tres  fe  fignala  dans  le  talent  de  fon 
père.  Il  éprouva  leur  ingratitude  vers 
la  fin  de  i^cs  jours.  Comme  ils  s'Qn.^ 
nuy oient  d'une  dépendance  trop  lon- 
gue à  leur  ^ré  ,  ils  s'aviferent  de  le  dé- 
férer en  juftice ,  comme  incapable  de 
gouverner  fes  biens  <S^  fa  famille.  So- 
phocle Iqs  confondit  par  un  trait  au- 
quel on  ne  s'attendoit  pas.  Pour  tout 
plaidoyé  il  pria  les  juges  de  lui  per- 
mettre de  lire  la  dernière  Tragédie 
qu  il  avoit  compofée.  (  C'étoit  Oedi- 
pe  à  Colone.  )  Ils  en  furent  fi  charmés 
qu'ils  le  renvoyèrent  comblé  d'élo- 
ges 5  &  fes  enfans  chargés  de  confu- 
fion.  A  cQtiQ  petite  hiftoire  que  rap- 
portent Cicéron  f  ô^  Plutarque  ,  l'Au- 

*  33  Sophocle  difoit  qu'il  vouloit  changer 
33  la  hauceiîe  de  rinvention  d'EscHYLUs  ,  puis 
»  fa  fâcheufe  &  laborieufe  difpofition  ,  &  en 
33  tiers  lieu  l'efpéce  de  fon  élocution.  33  Plu- 
TARQ.  Traité  du  profit  dans  la  vertu  j  trad, 
à'Amyot. 

t  "  Sophocle  étant  appelle  en  juftice  pat 
33  fes  propies  enfans  3  qui  lui  mettoientfus  qu'il 


DES  THEATRES.  187 
tcur  incertain  de  la  vie  de  Sophocle  ^ 
ajoute  que  ce  Poète  fît  une  efpéce 
de  Comédie  où  il  peignoit  au  naturel 
cet  cvcnement.  Je  ne  m'arrête  point 
aux  petites  fables  que  rapporte  cet 
Auteur  fur  une  vifion  d'Hercule  ,  ôc 
chofes  femblables.  11  en  réfulte  feule- 
ment que  Sophocle  étoit  un  parfaite- 
ment honnête  homme  ,  &c  qu'il  crai- 

53  radotoit  &  éroit  retourné  en  enfance  pour 
:>o  (on  s;rand  âge,  afin  que  par  autorité  de  juf- 
M  ticc  il  lui  fut  bailié  un  curateur^  leut  devant 
w  les  juges  l'entrée  du  Chœur  de  fa  Tragédie, 
M  que  l'on  furnomme  Oedipus  en  Colone,  qui 
35  fe  commence  ainiî  : 

Iftranger  ,  tu  as  fair  entrée 
En  cetce  fertile  centrée 
Par  le  Bourg  Colone  nommé  , 
Pour  Tes  bons  chevaux  renommé  , 
i  Là  où  le  gracieux  ramage 

Du  RofTignol  fait  le  bocage 
Des  vaux  verdoyans  refonner 
Plus  qu'ailleurs  on  ne  Toit  foner. 

M  Xt  pour  ce  que  le  Cantique  en  pleut  mcrveil- 
33  leulement  à  l'afllftance  ,  chacun  fe  leva  , 
33  l'accompagna  ,  &  le  reconduifît  jufqu'à  fa 
33  maifon  avec  de  grandes  acclamations  de 
33  joie  ,  &  baftemens  de  mains  à  fon  honneur, 
33  comme  l'on  faifoit  au  fortir  du  Théâtre  3 
»  quand  il  avoir  fait  jouer  quelqu'une  de  fes 
53  Tragédies.  33  Plutarq.  tr.  Ji  le  'vieillard 
doit  encore  fe  mêler  des  affaires  publiques. 


ï88  DÎSC.  SUR  LE  PARAL. 
gnoit  les  Dieux  ,  quoiqu'Athenée  '^ 
ne  le  peigne  pas  d'une  manière  fi  fa- 
vorable. 11  fut  couronné  vingt  fois  i  &: 
nul  mécontentement  ne  l'obligea  d'é- 
couter les  propofitions  des  Rois  voi- 
fins  qui  vouloient  l'attirer  à  leur  Cour. 
Il  fit  en  cela  plus  qu'Efchyle  &"  qu'Eu- 
ripide. On  raconte  fa  mort  différem- 
ment. Les  uns  veulent  qu'il  foit  mort 
étouffé  d'un  grain  de  raifin  qui  ne  put 
pafler  ;  d'autres ,  qu'il  ait  rendu  l'ame 
en  récitant  fon  Antigone ,  faute  de 
pouvoir  reprendre  fon  haleine  ,  après 
un  effort  violent  pour  prononcer  de 
fuite  une  longue  période  ;  d'autres 
enfin  ,  que  la  joie  de  fe  voir  un  jour 
couronne  le  fît  expirer  fur  le  champ. 
On  mit  fur  fon  tombeau  la  figure  d'un 

*  Sophocle  &  Euripide  étoient  fort  dé- 
bauchés dans  le  particulier.  Eschyle  &  Aris- 
tophane aimoient  le  vin,  &  ne  compofoient 
jamais  que  dans  le  vin,  ce  qui  fait  dire  à  So- 
phocle :  M  Je  fçais ,  Eschyle  ,  que  vous  réuf- 
33  fîfTeZj  maisvous  faites  bien  fans  le  fçavoir.  33 
AiHEN.  Deipnof.l  10.  &  ailleurs.  Cependant 
Platon  ,  1.  i.  de  la  République,  dit  que 
Sophocle  étant  interrogé  fur  ce  qu'il  pen- 
foit  de  l'amour ,  répondit ,  j»  qu'il  s'en  étoit 
33  échappé  comme  d'un  maître  dur  &  impî- 
93  toyable.  33    Platon  eft  plus   digne  de  foi 

qu'ATHENÉE. 


DES  THEATRES.  185^ 
cffain  d'Abeilles  ,  pour  perpétuer  le 
nom  d'Abeille  ,  que  la  douceur  de 
fes  vers  lui  avoir  procuré  ;  ce  qui  ap- 
paremment fit  imaginer  que  des  mou- 
ches à  miel  s'étoient  arrêtées  fur  fcs 
lèvres  ,  lorfqu'il  étoit  au  berceau.  11 
mourut  âgé  de  90  ans  *  ,  après  avoir 
furvécu  à  Euripide,  qui  étoit  beaucoup 
plus  jeune  que  lui. 

XI.  Ce  dernier  naquit,  comme  j*ai  Earipî- 
dit ,  à  Salamine ,  f  où  Mnefarque  fou  ^^' 
père ,  &  fa  mère  Clito  ,  s'étoient  reti- 
rés 5  quand  Xerxès  préparoit  fa  gran- 
de expédition  contre  la  Grèce.  Il  vint 
au  monde  au  milieu  de  la  pompe  , 
des  trophées  &  des  triomphes ,  au  fu- 
jet  dQs  batailles  de  Salamine  èz  Platée. 
Il  n'avoit  pas  le  génie  guerrier  comme 
fes  deux  prédéceifeurs.  Son  père  &  le 
train  des  affaires  le  portèrent  à  s'at-  « 
tacher  aux  Philofophes.  Son  maître 
principal  fut  le  célèbre  Anaxagoras , 
de  la  Philofophie  duquel  Cicéron  , 
après  d'autres  Anciens ,  nous  dit  tant 
de  belles  chofes.  La  Philofophie  en 

*  La  4.  année  de  la  3  9.  Olymp.  avant  notre 
Ere  la  405.  de  la  fond,  de  Rome  345.  D'autres 
marquent  leur  mort  la  même  année. 

t  La  1.  année  de  la  75.  Oiymp.  avant  notre 
£ic  la  47^.  de  la  fond,  de  Rome  175. 


Ï90     DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
effet  devint  plus   brillante   &"   plus 
éclairée  au  tems  d'Euripide.  Mais  rat- 
tachement de  ce  Poëte  aux  Philofo- 
phes  répandit  fur  Tes  œuvres  je  ne  fçai 
quel  air  d'école  que  les  Critiques  an- 
ciens &■  modernes  lui  ont  un  peu  re- 
proché.   Comme  Anaxagoras    penfa 
être  la  viélime  de  fes  fentimens  philo- 
fophiques ,  de  qu'il  eut  de  la  peine  à 
fauver  fa  vie  par  Texil,  (  même  en  em- 
ployant la  faveur  de  ion  difciple  Pé- 
riclês ,  )  pour  avoir  avancé  que  le  fo- 
leil  n'étoit  qu'un  globe  de  feu  ,  Euri- 
pide 5  effrayé  de  ce  traitement,  aban- 
donna la  profeffion  de  Philofophe  , 
qu'il  changea  en  celle  de  Poëte.  Il  fe 
trouva  pour  le  Théâtre  un  talent  qu'il 
ignoroit ,  ÔJ  il  le  mit  fi  heureufement 
en  œuvre ,  qu'il  entra  en  lice  avec  les 
grands  maîtres  dont  nous  venons  de 
parler.  Socrate  même ,  le  fage  Socrate 
qui  n'avoit  point  la  folie  des  fpeda- 
cles  comme  les  autres  Athéniens  ,  ne 
manque it  guère  d'aller  aux  nouvelles 
repréfentations  des  pièces  d'Euripide, 
par  pure  eftime  pour  fi  fageife  &"  pour 
fa  vertu  ,  que  Socrate  ,  (  au  rapport  * 
d'iEiien  )  croyoit  voir  exprimées  dans 

"^  ^LiAN,  Var.  Uifi.  ^.13,  Voyez  ce  chap. 
dans  les  Nuées  T.  Y» 


DES  THEATRES.  191 

les  pièces  de  ce  Poète  Philofophc. 
Aulïi  le  P.  Thomaflîii  y  a-t-il  plus 
trouvé  de  matière  pour  fon  deflein 
que  dans  aucun  autre  Poète  de  F  An- 
tiquité y  èz  pour  citer  une  autorité 
plus  ancienne  ,  Ciccron  ,  par  cet  en- 
droit ,  étoit  fur-tout  épris  d'Euripide. 
On  l'a  acculé  d'avoir  trop  maltraité  , 
outre  les  Lacédémoniens  (  nous  en 
avons  apporté  la  raifon ,  )  Menelas 
leur  Roi  ,  les  femmes  en  général ,  6c 
fur-tout  Medée.  On  veut  même  qu'il 
ait  reçu  des  Corinthiens  cinq  talens 
pour  jetter  fur  cette  Princcîîe  l'hor- 
reur du  meurtre  de  fes  fils  ,  dont  les 
Corinthiens  même  étoient  les  au- 
teurs. D'autres  le  jufiifient  de  cette 
accufation.  Mais  fans  difcuter  cent 
choies  pareilles  ,  qui  font  peu  im- 
portantes pour  le  but  que  nous  nous 
propofons  ,  attachons-nous  à  ce  qui 
regarde  la  perfonne  d'Euripide.  Athé- 
née 5  après  Ion  &"  Tiieopcmpe ,  ne  dit 
pas  grand  bien  des  mœurs  de  ce 
Poète.  Il  traite  auffî  mal  Sophocle  & 
Socrate ,  le  tout  à  caufe  de  Socrace. 
Mais  tous  les  trois  ont  auffî  leurs  dé- 
fenfeursqui  pàroiffentplus  croyables. 
Euripide  ne  remporta  que  cinq  vie- 


Î92     DISC.  SUR  LE  PARAL. 

toires  félon  *  Aulugelle  ,  ^  quinze 
liiivant  d'autres  qui  corrigent  fon  tex- 
te. Auffi  étoit-ce  une  multitude  fou- 
vent  paflîonnée  qui  prononçoit ,  de 
forte  que  f  Menandre  ,  loin  de  rou- 
gir d'avoir  été  vaincu  par  un  certain 
Philémon ,  n'en  avoit  tenu  compte , 
Ôc  lui  demandoit  froidement  à  lui- 
même  5  s'il  ne-  rougiflbit  pas  d'avoir 
été  fon  vainqueur.  Euripide ,  dans  fa 
jeunelTe  ,  fe  orouilla  avec  Sophocle , 
chofe  peu   furprenante   entre  beaux 
efprits  qui  couroient  la  même  carriè- 
re.   Mais   ils  devinrent   depuis  fort 
amis.  Cette  amitié  6z  cette  brouille- 
rie  font  détaillées  dans  une  des  cinq 
lettres  attribuées  à  Euripide.    Mais 
comme  il  eft  bien  difficile  de  décider 
qu'elles  ne  font  pas  fuppofées ,  nous 
n'y  influerons  point.    On  fçait  par 
d'autres  fources  qu  Euripide  fut  fi  bien 
reçu  d'Archelaiis ,  Roi  de  Macédoine  > 
qu'il  devint  Ion  favori ,  &"  fon  confi- 
dent. L'honneur  eft  prefqu'égal  pour 
la  mémoire ,  &  d*un  Poète  de  ce  mé- 
rite ,  &:  d'un  Roi  qui  tâchoit  d'attirer 
à  fa  Cour  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 

*  ÂUL.  Gell.  noâ.  Arr,  /,  17.  c.  4, 
t  idem,  Ibid^ 

meilleur^ 


DES  THEATRES.  195 

tiieilleur,  en  fait  d'arts  &c  d'efprits  , 
dans  Athènes.   Euripide  paflbit  pour 
ctre  fort  dciintérefTé  ,   quoiqu  à  en 
croire  ks  lettres  il  fut  accufé  par  ks 
ennemis  d'avoir  quitte  Athènes  pour 
s'être  lailfé  éblouir  de  la  faveur  & 
des  préfens  d'Archelaiis.    Ce  Prince 
l'en  avoit  en  effet  comblé.  Il  lui  fit 
entr'autres  un  préfent  plus-  honorable 
que  précieux.  ^  Un  courtifan  lui  de- 
mandoit  en  termes  affez  clairs  un  vafe 
d'or  dont  il  avoit  envie,  Quon  U por- 
te ,  dit  Archelaiis ,  à  Euripide  :  vous  mi- 
riu:(^  de  le  demander ,  &  il  mérite  de  le 
recevoir  fans  l'avoir  demandé.   \ln  jour 
le  Roi  lui  fit  reproche  en  badinant 
de  ce  que ,  contre  Tufage  des  cour- 
tifans ,  il  ne  lui  avoit  rien  apporté  au 
jour  de  fa  naiffance  :  Vous  donner ^  re- 
partit le  Pocte  5  ceferoit  vous  demander. 
Archelaiis  avoit  envie  que  le  Pocte  le 
célébrât  par  quelqu'œuvre  Tragique. 
Mais  Euripide  répondit  ingénieufe- 
ment  :  Plaife  au  Ciel  quil  ne  vous  arriva 
jamais  rien  qui  vous  rende  le  fujet  d'unz 
Tragédie.  Un  brutal  lui  reprocha  une 
fois  d'avoir  l'haleine  Forte.  Cefl ,  dit- 
il  ,  que  f  ai  bien  des  fecrets  enfevelis  dans 
mon  fein, 

*  Plutarq.  traité  de  la  mauvaif^i  honte. 
Tome  L  I 


1^4    piSC.  SUR  LE  PAR  AL, 

Après  trois  ans  de  féjour  en  Macé- 
doine j  il  eut  le  malheur  de  fe  trouver 
feul  dans  un  lieu  écarté ,  où  des  chiens 
furieux  fe  jetterent  fur  lui  6<r  le  déchi- 
rèrent à  belles  dents  ,  de  manière 
qu'il  niourut  quelque  tems  après , 
âgé  de  7  5.  ans,  *  Aulugelle  dit  que  les 
Athéniens  envoyèrent  en  Macédoi- 
ne pour  demander  le  corps  d'Euripi- 
de ;  mais  que  les  Macédoniens  le  re- 
fuferentconllamment,  afin  d'honorer 
leur  contrée  par  le  tombeau  magnifi-  | 
que  f  qu'ils  lui  firent  dreifer  ;  ce  qui 
obligea  Athènes  de  fe  contenter  d'un 
monument  vuide  fur  lequel  on  grava 
le  nom  d'Euripide. 

Il  eft  certain  que  malgré  la  Comé- 
die d'Àrillophane  ,  intitulée  les  Gre- 
nouilles ,  ^  où  cet  ancien  Comique , 
contemporain  des  Auteurs  de  la  Tra- 
gédie ,  traite  aflez  cavalièrement  nos 

*  Un  Auteur  4e  fa  vie  aflure  que  ce  genre 
de  mort  lui  fut  procuré  par  un  Po'éte  jaloux. 

t  II  mourut  en  Macédoine ,  &  fut  enterré 
près  de  la  ville  d'Arèthufe.  La  foudre  tomba 
fur  Ton  tombeau ,  comme  elle  avpit  fait  fur 
celui  de  Lycurgue.  Voye:(  Plutarq.  dans  Ly^ 
curgue  \  voye^    aujift    Ammien    Marcelliï?, 

f  Voyez-la  dans  U  Hï.  Partie  de  cet  O^f 

rrage. 


DES  THEATRES.  195 
trois  Poctes ,  on  rendit  alors  &:  de- 
puis, tant  à  leurs  ouvrages  cju'à  leur 
mémoire  ,  des  honneurs  tres-diftin- 
gués.  On  leur  érigea  des  ftatues  par 
Edit ,  &-  Ton  conferva  leurs  ouvrages , 
la  plupart  autographes ,  dans  les  ar- 
chives publiques.  Ce  fiit  apparem- 
ment ceux  qu'un  Roi  d  Egypte  vou- 
loit  a:voir  ,  au  rapport  de  Galien ,  fur- 
tout  les  manufcrits  d'Euripide  ,  qui 
contenoient  7  5  Tragédies ,  pour  em- 
bellir fa  Bibliothèque  Alexandrine.  Il 
les  demanda  aux  Athéniens  ,  qui  les 
refuferent.  Il  leur  refufa  à  fon  tour 
des  bleds  dans  un  befoin  ,  jufqu'à  ce 
qu'ayant  enfin  reçu  ce  qu'il  deman- 
doit ,  il  oublia  le  refus  &■  la  mauvaife 
grâce  du  préfent  ,  témoigna  noble- 
ment fa  reconnoijOTance  ,  Se  permit 
aux  marchands  d'Athènes  d'emporter 
autant  de  bled  qu'il  leur  plairoit ,  fans 
pay^r  le  tribut  ordinaire.  Il  eft  inu- 
tile de  rapporter  tous  les  éloges  que 
les  Grecs  êc  les  Romains  ont  prodi- 
gués aux  trois  Poètes.  ^ 

XII.  Tels  étoient  les  maîtres  de  la  pi/^înc- 
Scène  Athénienne.  Mais  le  caraClèrecrraalïe 
de  leurs  Ecrits  nous  intérelfant  beau-  générai 
coup  plus  que  celui  de  leurs  perfon-  fuife^/"' 
n€s ,  e  eft  ici  le  lieu  de  le  marquer  fi  ^"  oeu- 


15?^    DISC.  SUR  KE  PARAL. 

r^uis^^  '^^^^  quon  pLiiiïe  ne  le  perdre  pas 
*'^""'    un  moment  de  vue  dans  le  parallèle 
que  nous  entreprenons.  Failons  d'a- 
bord attention  que  les  hommes  con- 
temporains  &"    citoyens    du   même 
pays  ont  dans  leur  caradére  quelque 
choie  de  général  qui  s'étend  à  tous , 
6c  quelque  chofe  de  perfonnel  qui 
les  diilingue  entr'eux.  On  reconnoît 
un  Italien ,  un  Anglois ,  un  Efpagnol , 
un  François  d'un  coup  d'œil.   Tous 
marchent ,  tous  penfent  ,  tous  agif- 
fent.  Mais  ils  n  agilTent ,  ni  ne  pen- 
fent  3  ni  ne  marchent  du  même  air. 
La  différence  faute  aux  yeux.    Une 
différence  plus  fine  &:  moins  apperçue 
eft  celle  qui  fe  trouve  dans  chaque 
homme  de  la  même  nation.  Car  le 
caradére  univerfel  fe  fous-divife  pref- 
qu'à  l'infini  j  6c  plus  cette  divifion  eft 
étendue  ,  plus  a-t-on  de  peine  à  la 
déchiffrer.  Le  livre  immortel  de  la 
Bruyère  ,  nos  bonnes  fables ,  &c  nos 
meilleures  Com.édies  ne  font  que  des 
ébauches  de  ces   chiffres  nombreux 
qui  caradérifent  les   hommes   d'un 
même  climat.  Il  en  eft  de  même  de§ 
ouvrages  poétiques.  Efchyle  ,  Sopho^ 
de  5  &:  Euripide ,  ont  un  air  Athénien , 
fans  fe  reifembler.  Corneille  &  Ra-*  i 


DES  THEATRES.  197 
cine  ont  la  phyiionomie  Françoifc  , 
uns  aucun  autre  rapport.  Il  y  a  plus  : 
car  les  Théâtres  de  la  Grèce  ,  de  l'an- 
cienne Rome  5  de  l'Italie  moderne , 
de  l'Efpagne  ,  de  TAngleterre  &c  de 
la  France ,  ont  quelque  chofe  de  com- 
mun i  mais  ils  ont  en  même  tems  des 
différences  (î  marquées ,  qu  une  feule 
Scène  fufEt  pour  les  faire  fentir  aux 
moins  connoiffeurs ,  même  en  fuppri- 
mant  le  nom  du  pays.  Le  terroir  fe 
fait  d'abord  reconnoître  au  fruit.  Il 
y  a  un  tour  d'efprit  qui  frappe  auffi 
vivement  l'imagination  qu'un  accent 
étranger  frappe  l'oreille.  Or  c'eft  ,  eu 
égard  à  ces  différences ,  que  le  paral- 
lèle devient  difficile.  On  peut  le  por- 
ter jufqu'à  un  certain  point ,  au-delà 
duquel  le  fil  de  la  comparaifon  fe 
perd.  C'eft  qu'il  y  a  une  règle  fixe , 
&^  une  règle  arbitraire ,  dont  l'une  eft 
infèparable  de  l'autre  quand  il  s'agit 
de  comparer  le  moderne  avec  l'an- 
cien. Prefque  toute  comparaifon  a  ce 
défaut  ;  mais  particulièrement  celle 
dont  nous  parlons ,  dans  laquelle  le 
goût  univerfel  n'eft  le  fouverain  juge 
que  jufqu'aux  limites ,  où  le  goût  ar- 
bitraire commence  fon  empire  avec 
un  defpotifme  qui  empiète  le  plus 

I  iij 


jcjt  DISC.  SUR  LE  PARAL. 
louvent  fur  la  jnrifdidion  du  pre- 
mier.  Entrons  dans  le  détail ,  &"  dé- 
terminons ,  autant  qu'il  eft  pofîîble , 
les  bornes  de  ces  deux  goâts. 
f rîncipe  XIIÎ.  Les  Poëtes  Grecs ,  ainfi  que 
K 'Lr^  '  les  nôtres ,  avoient  à  divertir  Se  à  ins- 
truire des  hommes  raifonnables  par 
un  fpedacîe  majeftueux  ;  car  il  ne 
faut  confidérer  d'abord  les  fpeda- 
teurs  que  comme  des  hommes.  Les 
Anciens  ôc  les  Modernes  s'y  font  pris 
par  les  mêmes  voyes  générales  pour 
leur  plaire.  Même  but ,  mêmes  fujets , 
même  œconomie  ,  pour  le  fonds  : 
c'cft-à-dire ,  deflein  a  émouvoir  une 
agréable  triftefle  ,  fujets  grands  de 
nobles  de  part  &"  d'autre ,  œconomie 
régulière  ,  félon  Tidée  de  régularité 
que  chacun  s'eft  formée.  Tout  cela 
niérios  un  examen  férieux.  Mais  pour 
ae  pas  répéter  ce  que  nous  avons  dit 
au  fécond  difcours  fur  les  parties  prin- 
cipales de  la  Tragédie ,  ne  les  confi- 
dérons  ici  que  du  côté  qui  touche 
les  fpeélateurs ,  je  veux  dire  par  les 
rapports  qu'elles  ont  avec  des  hom- 
mes 5  &  des  hommes  de  telle  ou  telle 
nation. 
Sujet.  XIV.  Il  n  eft  pas  furprenant  que  le 
but  de  la  Tragédie  ayant  été  biea 


DES  THEATRES.  ipt^ 

conçu  dans  les  divers  tems  de  fa  fplca- 
deur ,  on  fe  ibit  accordé  à  ne  choifif 
que  des  fujets  nobles.  Quoique  l'ar- 
chitedure  foit  différente  lelon  les 
tems ,  la  grandeur  &  la  magnificence 
y  font  toujours  égales  pour  les  Tem- 
ples Se  pour  les  Edifices  publics.  On 
n  a  point  varié  là-defllis  ,  non  plus 
que  fur  Tidée  d'une  grande  ôc  riche 
taille.  Mais  il  paroît  d  abord  étonnant 
que  la  Tragédie  n'ait  jamais  fouiïert 
de  fujets  Feints.  Car  combien  peu 
d'Auteurs  modernes  l'ont  tenté ,  ëc 
avec  quel  fuccês  ?  La  Comédie  toute- 
fois donnoit  quelque  lieu  de  le  faire  y 
au  moins  la  nouvelle.  On  fçait  que 
les  fujets  étoient  réels  dans  l'ancien- 
ne ,  auflî-bien  qlie  les  noms ,  qii'il  n'y 
avoit  que  les  noms  de  fuppolés  dans 
la  moyenne ,  &"  qu'enfin  la  nouvelle 
fe  fervoit  de  noms  &  de  fujets  fup- 
pofés.  Cela  ,  dis-je ,  a  dû  fou  vent  faire 
naître  l'idée  de  donner  des  Romans 
au  lieu  de  Tragédies.  Cependant  au- 
cun lîécie  n'en  a  été  duppe  j  &"  la 
Tragédie  ne  s'eft  point  fous-diviféc 
en  Tragédie  réelle  ,  &  Tragédie  de 
pure  imagination.  Je  crois  en  trouver 
une  raifon  dans  la  nature  de  l'efprit 
humain.  Il  n'y  a  que  la  vraifemblance 

I  iv 


loo    DISC.  SUR  LE  PARAL. 
dont  il  puifTe  être  touché.  Or  il  n'eft 
pas  vraifemblable  5  que  des  faits  aufli 
grands  que  ceux  de'  la  Tragédie ,  des 
faits  qui  n'arrivent  que  dans  les  mai- 
fons  des  Rois ,  ou  dans  le  fein  des 
Empires  ,  foient  abfblument  incon- 
nus.   Si  donc  le  Poète  invente  tout 
fon  fujet  jufqu'aux  noms ,  Tefprit  du 
fpedateur  fe  révolte  j  tout  lui  paroît 
incroyable ,  ôc  la  pièce  manque  fon 
effet  faute  de  vraifemblance.  Mais 
comme  la  Comédie  ne  touche  que  la 
vie  commune  &^  fes  ridicules ,  le  fpec- 
tateur  peut  fuppofer  &■  fuppofe  en 
effet ,  en  fe  laiflant  aller  à  Tenchan- 
tement  du  fpedacle  ,    que  le  fujet 
qu'on  lui  préfente  eft  un  fait  réel , 
quoiqu'il  ne  le  connoiffe  pas.  Il  n'en 
feroit  pas  de  même  fi  le  fujet  comi- 
que avoit  du  merveilleux.  Car  il  fau- 
droit  alors  l'autorifer  fur  des  fables 
connues ,  qui  font  le  même  effet  que 
l'hiftoire  ,  parce  que  l'habitude  nous 
les  a  fait  ranger  dans  l'ordre  du  vrai- 
femblable.  Il  eft  aifé  de  tirer  de  cette 
raifon  une  régie  fûre   pour  fçavoir 
comment  &:  jufqu'oii  l'on  peut  infé- 
rer des  changemens  dans  un  fujet  con- 
nu pour  ajufter  la  pièce  au  Théâtre. 
Outre  que  le  fujet  Tragique  n'eft 


DES  THEATRES.  201 

pas  feint  chez  les  Grecs  ,  non  plus 
que  chez  nous,  il  eft  tiré  de  l'hiftoire 
ou  autorifé  par  les  traditions  popu- 
laires ,  qui  font  des  annales  vivantes. 
Mais  en  ceci  nous  commençons  à 
appercevoir  une  différence  notable 
entre  nous  &:  les  Grecs.  Nous  pui- 
fons  à  la  vérité  dans  la  fource  de 
rhiftoire ,  comme  ils  y  puiferent.  Mais 
cela  même  fait  la  différence  dont  je 
parle.  Car  les  Grecs  ne  tiroient  point 
leurs  fujets  hors  de  l'enceinte  de  la 
Grèce.  L'hiftoire  ou  les  fables  de  leur 
pays  étoient  pour  eux  des  fonds  iné- 
puifables  ,  &  leurs  uniques  fonds» 
Le  relie  du  monde  étoit  prefque  auffi 
étranger  à  leur  Théâtre  qu'à  eux- 
mêmes.  Nous  faifons  tout  le  contrai- 
re. Notre  Théâtre  tragique  emprunte 
d'ailleurs  fa  matière ,  ^  très-rarement 
la  prend-t-il  dans  l'hiftoire  du  pays. 
L'Italie  &:  la  Grèce  ,  voilà  nos  mines 
les  plus  fécondes  --,  l'Univers  entier 
nous  en  fournit.  Quant  à  nos  Rois 
&  à  nos  événemens ,  ils  ne  nous  plai- 
fent  guère  fur  le  Théâtre.  Et  c'eft 
ici  qu'il  faut  commencer  à  regarder 
les  fpedateurs  François  &  Athéniens  ^ 
non  plus  comme  de  (impies  hommes  ^ 
mais  comme  des  peuples  dont  les 

I  v 


101    DISC.  SUR  LE  PARAL. 

idées  ordinaires  ne  fe  reflemblent  plusv 
Uorgueilleufe  Grèce  n'eftimoit  qu  el- 
le ,  &  comptoit  les  autres  nations  pour 
rien.  Athènes  firr-tout ,  le  regardoit 
comme  le  centre  de  Tefprit  &c  de  la 
politefFe  des  Grecs.  A  peine  croyoit- 
elle  qu'il  y  eût  du  fens  commun  ail- 
leurs. Tout  étoit  barbare  à  fon  égard. 
Ce  double  orgueil  détermina  les 
Poètes  à  fervir  les  Athéniens  &:  les 
Grecs  à  leur  gré.  Leurs  nombreufes 
Tragédies  ne  furent  que  Thiftoire  fa- 
buleufe  ou  véritable  de  la  Grèce , 
matière  propre  à  flatter  &r  à  nour- 
rir la  vanité  Athénienne.  La  nôtre  , 
quoiqu'elle  foit  la  même  à  certains 
égards ,  ne  va  pas  à  exclure  de  no- 
tre Scène  ce  qui  eft  étranger.  Elle  ne 
va  qu'à  lui  donner  un  air  François. 
Augufte  &r  Mécène ,  tels  que  nous 
les  peint  Horace ,  ne  nous  plairoient 
pas.  Il  faut  qu'ils  prennent  un  peu 
nos  manières.  Pour  l'antiquité  de  no- 
tre Monarchie  ,  la  grandeur  de  nos 
événemens  ,  ô^  les  exploits  de  nos 
héros ,  ces  fujets  nous  font  plaifir  dans 
l'hiftoire.  Ils  nous  intérelTent  nécef- 
fairement  par  l'amour  naturel  de  la 
patrie.  Mais  nous  ne  les  foufFrons 
pas  aifément  fur  le  Théâtre ,  foit  que 


DES  THEATRES.  lo^ 
notre  vanité  ib  choque  de  voir  des 
vérités  prendre  l'air  de  la  fable  dans 
un  pur  fpedacle  \  foit  que  notre  cu- 
rionté  veuille  une  forte  de  merveil- 
leux que  nous  ne  trouvons  pas  dans 
la  limplicité  de  nos  annales  \  foit  en- 
fin qu'une  longue  habitude ,  née  d'u- 
ne tradition  prefqu'imménioriale  5  ait 
comme  confacré  au  Théâtre  des  faits 
étrangers,  dont  l'antiquité  ou  l'éloi- 
gnement  impofe  beaucoup  plus  que 
dQs  objets  nouveaux  ou  préfens.  En- 
core une  raifon  imperceptible  ,  quoi- 
que réelle  ,  c'eft  que  la  plupart  de 
nos  noms  antiques ,  tout  refpedables 
qu'ils  font ,  portent  à  l'oreille  je  ne 
fçai  quoi  de  barbare  &  de  gothique 
qui  la  choque  ^  qui  gâte  la  plus  belle 
Poëiie.  Ceft  par  ces  raifons  fecrétes 
que  le  fiége  de  Troye ,  qui  au  fonds 
n'approche  pas  de  nos  moindres  fié- 
gQS  5  fait  pourtant  fur  notre  efprit  une 
impreffion  de  refpeâ:  qui  nous  en- 
chante 6c  qui  enlève  nos  fufFrages. 
11  en  eft  comme  des  médailles.  Les 
étrangères  nous  font  plus  précieufes 
que  les  nôtres.  Chez  les  Grecs  le 
goût  étoit  bien  différent,  parce  que 
la  Tragédie  étant  née  Grecque  ,  ils  lui 
donnèrent  la  deftination  qu'ils  vou- 

Ivj 


104-  ^ISa  SUR  LE  PARAL, 
lurent ,  &■  la  tournèrent  en  intérêt 
domeftique.  Auffî  voyons-nous  qu'il 
n  y  a  pas  une  ville  ,  pas  une  fête  , 
pas  un  monument  chez  eux  dont  l'o- 
rigine n'ait  été  célébrée  par  un  ou 
plufieurs  fpeélacles.  Il  n'a  donc  pas 
été  inutile  de  montrer  d'abord  ,  com- 
me nous  l'avons  fait  ,  quel  étoit  le 
génie  des  fpedateurs  Grecs ,  &  de  les 
rapprocher  des  fpeétateurs  d'aujour- 
d'hui 5  qui  n'ont  hérité  de  la  Tragé- 
die 5  (  auffi-bien  que  les  Romains ,  ) 
que  comme  d'un  pîaifir  étranger  dont 
Tame  par  conféquent  de  voit  être 
toute  étrangère.  A  la  vérité  la  Comé- 
die que  nous  avons  aulîî  reçue  par 
imitation  n'a  pas  eu  le  même  fort. 
Elle  a  pris  les  mœurs  &c  les  manières 
de  tous  les  peuples  qui  l'ont  adoptée. 
Mais  c'étoit  fon  unique  deftination  : 
fans  cela  elle  n'auroit  jamais  pu  at- 
teindre à  fon  but,  qui  eft  de  rendre 
ridicules  hs  vices  populaires.  Cepen- 
dant combien  n'a-t-iî  pas  fallu  de 
tems  pour  la  rendre  toute  Françoife  ? 
Ce  n'eft  que  par  Molière  qu'elle  l'eft 
devenue. 
Perfon-  XV.  Aprés  âvoir  réfléchi  fur  les  fu- 
^^^"'  jets ,  jettons  les  yeux  fur  les  perfonna- 
ges  que  préfentent  la  Scène  Grecque 


DES  THEATRES.  205 

&:  celle  de  nos  jours.  Ce  font  des  hé- 
ros &"  des  Rois  de  part  &  d'autre  t 
mais  les  idées  de  rhcroïfme  &"  de  la 
Royauté  ont  fi  fort  changé  ,  qu'Aga- 
memnon  6c  Achille  ,   Tun  Roi  des 
Rois ,  &c  l'autre  héros  des  héros ,  (  s'il 
eft  permis  d'ufer  de  cette  exprefïîon ,  ) 
ne  font  plus  les  mêmes  hommes  dans 
Euripide  &"  dans  Racine  ,  quoique  le 
fonds  de  leur  caraétere  foit  le  même  y 
&:  il  a  fallu  fans  doute  que  cela  fût 
ainfi ,  parce  que  le  point  de  vue  ôc 
les  yeux  ^^tant  tout  différens ,  les  ob- 
jets ont  auffî  dû  l'être.    Imaginons- 
nous  une  affemblée  innombrable  de 
Républicains  d'un  côté  ;  &  de  l'autre 
une  foule  alTez  petite  de  citoyens  ha- 
bitans  de  la  plus  riche  Monarchie. 
Ceux-là  n'ont  eu  l'idée  que  de  petits 
Rois  dont  l'Empire  avoit  fou  vent  les 
mêmes  bornes  que  leur  ville  ,  Rois  fi 
peu  Monarques,  qu'ils  n'en  avoient 
pas  même  le  nom.  Ceux-ci,  après  une 
longue  révolution  d'années  ,  ont  vu 
pafler  fous  leurs  yeux  des  Empires  6c 
des  Monarchies  redoutables  par  leur 
pouvoir  6c  par  leurs  richefles ,  parti* 
culierement  l'Empire  Romain  devenu 
prefque  Monarchique.   Les  premiers 
ne  veulent  de  Rois  fur  la  Scène  que 


iq6  DISC  SUR  LE  PARAL 
pour  jouir  de  leur  abaiirement ,  paf 
une  haine  implacable  de  la  dignité 
fuprême  ;  les  féconds  ne  peuvent  les 
voir  humiliés  que  pour  rehaufler  la 
majefté  ou  plutôt  la  tyrannie  Romai- 
ne. Les  uns  ne  connoilTent  de  héros 
que  des  hommes  diftingués  du  vul- 
gaire par  les  qualités  perfonnelles 
autant  du  corps  que  du  cœur ,  par 
la  force  &"  la  taille  autant  que  par  la 
valeur  &  la  prudence.  Les  autres  ac- 
coutumés à  une  cfyécc  de  bravoure 
plus  fine ,  regardent  les  héros  par  les 
lentimens  &c  par  les  paroles  beaucoup 
plus  que  par  les  effets.  Les  Rois  ôc 
les  héros  ne  font  que  des  hommes 
chez  les  premiers ,  ou  du  moins  ils 
ne  celTent  pas  de  Têtre.  L'égalité  Ré- 
publicaine les  ramène  à  leur  condi- 
tion naturelle.  Ils  font  un  ordre  à  part 
chez  les  féconds  :  ce  ne  font  plus  des 
hommes ,  ce  font  des  Dieux  ,  6c  mê- 
îpe  quelque  chofe  de  plus.  Ils  ne  ref- 
femblent  aux  Dieux  &:  aux  hommes 
que  par  les  foibleffes  de  l'amour.  Du 
refte  ils  font  infiniment  au-defliis  des 
hommes  ;  &"  fur  la  Scène  ils  s'arro- 
gent le  droit  d'infulter  les  Dieux.  De 
ces  idées  contradictoires  des  fpecla- 
teurs  anciens  &c  modernes ,  nous  tire- 


DES  THEATRES.  107 
rons  des  conclurions  bienprccifes.  Car 
il  faut  juger  des  autres  perfonnages 
fubalternes  par  ce  que  nous  venons 
de  dire  des  plus  confidérables.  Je  ne 
dis  rien  ici  des  Efclaves  &c  des  Divi- 
nités qui  paroilfoient  fur  la  Scène 
Grecque.  Le  changement  d'idées  eft 
vifible  en  ce  point.  Nous  en  apporte- 
rons bientôt  la  raifon.  Pourfuivons  le 
parallèle  des  fpedateurs ,  &:  paflbns 
à  l'oeconomie  des  Tragédies. 

XVI.  Celle  quavoient  imaginé  les  0?^°"^ 
Grecs  etoit  11  naturelle  &:  h  conlrorme  pièces 
au  bon  fens ,  qu'on  n'a  pû^fe  difpen-  '^'^£' 
fer  de  la  fuivre  5  ou  plutôt  d'en  ap- 
procher ,  autant  que  le  génie  des  fpec- 
tateurs ,  qu'il  a  fallu  contenter  ,  a  pu 
le  permettre.  On  a  conçu  de  part  Sc 
d'autre  ,  tout-à-coup  en  Grèce  ,  8c 
peu- à-peu  en  France ,  que  le  vraifem- 
blable  feul  devoit  régler  &:  arranger 
le  fpeètacle.  On  s'eft  donc  fixé  à  dif- 
pofer  tellement  fon  fujet ,  qu'il  y  eût 
au  moins  une  apparence  d'unité  de 
tems  Se  de  lieu  ,  une  ombre  d'adion 
ou  une  aèlion  réelle  ,  une  forte  de 
commencement ,  de  progrès ,  &  de 
fin  ;  une  expofition ,  une  intri^gue ,  8c 
un  dénouement.  Nous  nous  fommes 
affez  étendus  à  ce  fujet  au  fécond 


^oî     DISC.  SUR  LE  PARAL. 
difcours ,  &  il  fuffit  qu'on  fente  que 
les  Poëces  de  tous  les  te  m  s  n'ont  fait 

3ue  reiferrer  ou  étendre  les  bornes 
e  ces  principes.  Les  Grecs ,  par  une 
raifon  fcrupuleufement  exade ,  les 
ont  rendues  très -étroites.  Les  Efpa- 
gnols  les  ont  reculées  tant  qu'il  leur 
a  plu.  Mais  les  autres  nations  chez  qui 
le  Théâtre  a  le  plus  éclatté  ,  &  (  pour 
venir  au  vrai  point  de  fa  fplendeur ,  ) 
les  Corneilles  &:  les  Racines  ont  cher- 
ché plus  ou  moins  à  entrer  dans  ces 
bornes ,  fans  fe  mettre  à  l'étroit.  On 
fçait  allez  combien  l'un  vouloit  plus 
que  l'autre  fe  réduire  à  la  févérité 
des  Grecs.  On  verra  de  combien  les 
Grecs  l'emportent  de  ce  côté-là  fur 
eux.  Mais  il  ne  fera  pas  hors  de  pro- 
pos de  rechercher  comment  Se  pour- 
quoi nos  grands  maîtres  avec  tant  de 
lumières  fe  font  cru  obligés  de  pé- 
cher contre  l'art  pour  embellir  l'art. 
Il  en  réfultera  une  différence  effen- 
tielle  entre  le  Théâtre  ancien  Se  le 
moderne  ,  tirée  encore  du  côté  des 
fpedateurs. 
f'^J^J^'^'  XVll.  Les  Grecs  avoient  un  goût 
Grecs;  5c  conforme  à  leurs  mœurs  i  Se  la  fim- 
Tdcé  P^i^i^^'  ^^  ^^^  mœurs  faifoit  celle  du 
a'événe-  goût.  Un  objct  fimple ,  mais  conlî- 


DES  THEATRES.         109 
déré  dans  toutes  les  fituations ,  fufli-  »^«ris 

n  .  1  /  •        •  1  dans  le 

loit  pour  les  re)ouir  ou  pour  les  oc-  Théâtre 
cuper.  La  variété  chez  eux  confiftoit  modcr- 
moins  dans  la  multitude  des  objets  5"*^* 
que  dans  les  manières  diverfes  de  les 
envifager.  Une  cpeftion  agitée  à 
fonds  5  foit  dans  les  entretiens  ordi- 
naires 5  foit  dans  le  barreau ,  foit  dans 
le  lycée ,  attachoit  leur  efprit  ami  de 
Tapplication.  Le  génie  Républicain 
les  rendoit  attentifs ,  &"  par  confé- 
quent  capables  de  contempler  îong- 
tems  un  même  objet  fans  fouhaiter 
de  pafTer  rapidement  de  l'un  à  Fautre. 
Notre  génie  eft  fort  différent ,  quelle 
qu'en  Ibit  la  caufe,  qui  peut  venir, 
ou  de  la  nature  du  climat ,  ou  de  no- 
tre parelfe  naturelle ,  entretenue  par 
l'éducation  un  peu  molle  ,  ou  enfin 
d'une  certaine  légèreté  attachée  au 
caradére  vif  de  la  nation,  qui  nous 
porte  à  effleurer  divers  objets  fans 
nous  arrêter  à  un  feul.  De  ces  deux 
caractères  naît  la  diverfe  ccnftitution 
des  pièces  antiques  &■  modernes  en 
fait  de  Théâtre.  Car  les  Poètes  ont 
fuivi  le  goût  dominant. 

Rien  de  plus  fimple  que  les  avions 
des  Tragédies  Grecques.  Nul  Epifo- 
de ,  nul  perfonnage  étranger  ^  nul  ref 


3TO     DISC.  SUR  LE  PAR  AL, 

fort  pour  ménager  ce  qu'on  appelle 
aujourd'hui  des  fituations  ;  non  qu  il 
n'y  en  ait  ,  &r  des  plus  intéreflantes  : 
mais  le  progrés  tout  uni  de  l'aélion 
les  amène  fans  machine  ,  &c  fans  re- 
eherche  affedée.  Ce  font  des  fleurs 
qui  nailTent  fous  les  pas.  On  ne  les 
verfe  point  à  pleines  corbeilles.  Nos 
grands  maîtres  ont  cru  devoir  pren- 
dre un  tout  autre  procédé  pour  pi- 
quer leurs  fpedateurs ,  ou  trop  lents 
à  fe  paiïîonner  ,  ou  trop  amateurs 
d'une  grande  multiplicité  d'événe- 
mens.  Ils  ont  fait  ce  que  Térence  fit 
des  Comédies  de  Ménandre  ,  dont 
deux  lui  fuffifoient  à  pleine  pour  en 
faire  une.  Chaque  perfonnage  a  fou- 
vent  chez  nous  fon  intérêt  &"  fon  ac- 
tion à  part  ;  &c  nous  avons  vu  des 
pièces  où  il  a  été  difficile  de  démêler 
Taétion  principale  d'avec  les  adions 
fubalternes  ,  dont  elle  étoit  compo- 
fée  /pour  ne  pas  dire  accablée.  Du 
moins  n'y  en  a-t-il  prefqu'aucune , 
&  même  des  plus  brillantes ,  ovi  il 
n'y  ait  tourbillon  dans  tourbillon  , 
événement  fur  événement  ,  compli- 
cation d'intérêts,  c'eft- à-dire  ,  ce 
qu'on  eft  convenu  de  nommer  Epifo^ 
d^s,  Athalie  eft  la  feule  ,  que  je  fca- 


DES  THEATRE!  ut 

ehc ,  où  il  n'y  en  ait  point ,  non  plus 
que  de  Coniidens.  Mais  pour  y  lup- 
pléer  5  l'Auteur  a  fous-divifé  fon  évé- 
nement y  ôc  l'a  multiplié  avec  tant 
d'art  5  qu'il  a  joint  en  quelque  forte 
la  fimplicité  Grecque  avec  toute  la 
vivacité  Françoife. 

11  ne  faut  pourtant  pas  croire  que 
les  Grecs  manquent  de  feu.  Tout  s'a- 
nime au  contraire ,  tout  parle  ,  tout 
agit  dans  leurs  Ecrits.  Mais  c'eft  plus 
l'aélion  &  le  fpedacle  que  les  paroles, 
&•  plus  la  paffion  &c  le  fentiment  que 
le  difcours  j  au  lieu  que  les  François 
ont  fouvent  donné  dans  le  difcours 
&:  les  paroles  pour  fuppléer  au  fpec- 
tacle  ou  à  la  palïîon.  Combien  de  por- 
traits ,  de  fentences ,  &:  de  lieux  com- 
muns bien  frappés ,  ont  arraché  des 
applaudiflemens  qui  dévoient  être 
réfervés  à  l'émotion  Théâtrale  qu'on 
ne  fentoit  pas  ?  ce  n'eft  que  le  fang 
froid  qui  applaudit  à  la  beauté  des 
vers  dans  un  fpedacle. 

Revenons  aux  Scènes  de  furprife 
&■  de  fituation  -,  pour  les  faire  éclore 
coup-fur-coup,  il  a  fallu  lier  plufieurs 
incidens ,  &  pour  venir  à  bout  de  les 
coudre,  il  a  été  néceflaire  de  fe  relâ- 
cher de  la  rigueur  des  régies.  Com- 


112    DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
ment  aurions-nous  fans  cela  un  Cid, 
un  Cinna  ,  &c  des  Horaces  ?  verroit- 
on  Rodrigue  6c  Chiniène  s'entretenir 
deux  (ois  dans  le  même  lieu  où  s'eft 
paiTé  la  querelle  du  Comte  de  Gor- 
mas  5  ôc  où  fe  prononce  la  fentence 
du  Roi  ?  verroit-on  une  conjuration 
tramée  dans  l'appartement  d  Augufte , 
Se  prefque  fous  fes  yeux  ?  verroit-on 
dans   Tefpace  de  peu   d'heures   des 
amours ,  des  combats ,  des  meurtres, 
un  jugement  dans  les  formes ,  &:  cent 
chofes  qui  demanderoient  une  longue 
fuite  de  tems  j  en  un  mot  verroit-on 
tant  de  beautés  raflemblées ,   fi  l'on 
s  etoit  fixé  à  faire  un  Tout-enfemble 
bien  proportionné  ?  il  n'y  avoit  point 
de  milieu.  Il  falloit  opter  entre  l'exac- 
titude &  la  variété  y  Se  Ton  a  cru  de- 
voir facrifier  l'une  à  l'autre ,  ôc  deve- 
nir moins  févêre  ,   afin  d'être  plus 
agréable  à  des  efprits  alfez  vifs  pour 
voltiger  d'objets  en  objets ,  ôc  trop 
peu  attentifs  pour  fe  choquer  du  paf- 
fage  fubit  des  uns  aux  autres ,  ou  d'un 
manque  de  régularité, 
le         XVIII.  Le  retranchement  du  Chœur 
Chœur.  ^  ^^^  encore  une  fuite  nécefîaire  de 
l'attention    des  François   à   prendre 
toutes  fortes  de  fujets ,  &c  à  charger 


DES  THEATRES.  215 
toute  l'adion  d'cvcnemens  &-  de  fur- 
prifes.  Car  comment  ces  fujets ,  ces 
lurprifes ,  &"  ces  événemens  auroient- 
ils  pu  avoir  lieu  dans  un  endroit  pu- 
blic expofé  à  la  vue  des  Courtiiàns 
ou  du  peuple  ,  tandis  que  le  fonds  de 
la  plupart  de  nos  Tragédies  ne  roule 
que  fur  des  affaires  particulières,  où 
la.  Cour  &z  le  peuple  n'entrent  fou- 
vent  pour  rien  ?  Les  fpedateurs  Athé- 
niens ,  accoutumés  à  fe  mêler  des  af- 
faires publiques  avoient  fur  cela  un 
tout  autre  goût  que  les  fpedateurs 
François  ,  qui  ne  fe  mêlent  de  rien 
dans  une  Monarchie  heureufe  &^  tran- 
quille. 

Je  ne  parle  point  d  une  autre  raifon 
pour  retrancher  les  Chœurs.  C'eft  la 
trop  grande  régularité  qu  ils  exigent 
pour  la  conftitution  d'une  Tragédie. 
La  néceffité  d'un  Chœur  nous  auroit 
certainement  privés  de  quantité  de 
magnifiques  fujets,  que  nous  voyons 
fi  heureufement  &"  fi  noblement  trai- 
tés.  L'on  s'eft  ôté  un  bien  pour  s'en. 
procurer  un  autre  cju'on  juge  plus  fo- 
lide.  Sans  examiner  ici  fi  Ton  a  bien 
ou  mal  fait ,  ni  fi  l'inconvénient  des 
confidens ,  &:  la  perte  de  la  partie  la . 
plus  pompeufe  du  fpeé^acle  font  alTez 


214    DISC.  SUR  LE  PARAL. 

dédommagés  par  d'autres  avantages , 
il  faut  nous  contenter  de  faire  quel- 
que attention  à  ce  retranchement  des 
Chœurs ,  à  fa  caufe  ,  &■  à  fon  eiBfet , 
afin  de  fçavoir  où  s'en  tenir  dans  la 
comparai  fon  des  deux  Théâtres. 
L'A-  XIX.  Une  autre  différence  trés-con- 
^^^^'  fidérable ,  prife  entièrement  du  côté 
des  fpeélateurs ,  c  eft  la  galanterie  &C 
l'amour.  Il  n'y  en  a  prefque  point 
chez  nos  Poètes  Grecs.  Les  fpeda- 
teurs  plus  politiques  ôc  plus  ambi- 
tieux que  tendres  &"  galans,  s'en  fe- 
roient  choqués  comme  d'une  foiblel- 
fe  indigne  de  la  majefté  du  Théâtre 
Tragique.  Le  renverfement  des  Etats , 
la  fplendeur  des  Républiques ,  le  jeu 
des  grandes  paillons ,  étoient  pour  eux 
des  objets  conformes  à  leur  caradère 
orgueilleux  &r  fier  ,  quoique  poli.  La 
politeffe  Françoife  devenue  moins 
fiere  &  moins  ambitieufe  dans  l'Etat 
floriffant  du  gouvernement  Monar- 
chique ,  s'eft  fait  par  habitude  un  govLt 
tout  contraire  ,  que  les  faifeurs  de 
Spedacles  6^  de  Romans  ont  eu  grand 
foin  d'entretenir  par  leur  attention  à 
gagner  les  fufFrages  des  fouveraines 
aroitres  du  goût.  Les  fpedatrices 
^Athéniennes  n  efoient  pas  celles  qui 


DES  THEATRES.         215 

donnoicnt  la  vogue.  Différence  fi 
marquée  ,  que  l'amour  occupe  fou- 
yent  les  trois  quarts  des  Tragédies 
Françoifes ,  au  lieu  que  les  Grecques 
fe  foutiennent  d'un  bout  à  l'autre  par 
la  feule  force  de  l'aélion  qui  en  eft  le 
fo^ids. 

XX.  L'étude  égale  des  Poètes  de  carac- 
diffcrens  tems  à  plaire  à  leurs  fpeda-^""' 
teurs ,  a  encore  influé  dans  la  manière 
de  peindre  les  caraéléres.  Ceux  qui 
paroiffent  fur  la  Scène  Angloife ,  E(- 
pagnole  ,  Francoife  ,  font  plus  An- 
glois ,  Espagnols  ,  ou  François ,  que 
Grecs  ou  Romains  ;,  en  un  mot  que  ce 
qu'ils  doivent  être.  Il  ne  faut  qu'un 
peu  de  difcernement  pour  s'apperce- 
voir  que  nos  Céfars  ôc  nos  Achilles , 
en  gardant  même  une  partie  de  leur 
caraétère  primitif,  prennent  droit  de 
naturalité  dans  le  pays  où  ils  font 
tranfplantés ,  femblables  à  ces  por- 
traits qui  fortent  de  la  main  d'un 
Peintre  Flamand ,  Italien ,  ou  Fran- 
çois ,  &:  qui  portent  l'empreinte  du 
pays.  On  veut  plaire  à  fa  iiation ,  de 
rien  ne  plaît  tant  que  la  reffemblance 
de  manières  Se  de  génie.  Les  Poètes 
Grecs  n'ayant  eu  prefque  à  peindre 
mie  des  Grecs  ou  des  Barbares  yoi- 


Il  G    DISC  SUR  LE  PAR  AL. 
fins ,  ont  eu  moins  de  peine  à  donnef 
des  caradéres  tout-à-fait  vrais  ,    & 
fans  mélange  ni  altération.  Peut-être 
aufîî  ont-ils  pris  plus  à  tâche  dattrap- 
per  cette  partie  effentielle  du  fpeda- 
cle. 
caraaè-     XXI.    Rcprenons  nos  brifées ,  & 
J,^u"^es  après  avoir  dillingué  ce  que  le  Théâ- 
Poëces    tre  moderne  &:  ancien  ont  de  com- 
qief.*'    muH  &  de  particulier  par  rapport  an 
goût  des  fpeélateurs  anciens  d^  mo- 
dernes 5  voyons  d'abord  ce  qui  frappe 
le  plus  les  mêmes  hommes ,  (  les  Fran- 
çois par  exemple,)  dans  les  Tragédies 
Grecques  6<:  Françoifes ,  foit  en  bien , 
foit  en  mal.  Ce  fera  là  le  caradére 
commun  des  unes  ôc  des  autres. 

L'intervention  des  Dieux  eft  un  des 
pivots  du  Tragique  Grec ,  comme  de 
TEpique.  Prefque  point  de  pièces  où 
les  Dieux  mêlés  avec  les  hommes  ne 
faffent  leur  rôle  ;  <&: ,  (ce  qui  cho- 
quoit  le  plus  M.  de  Saint  Evremond,  ) 
les  Dieux  y  jouent  avec  des  paffions 
toutes  humaines.  Ils  n'ont  pardeflus 
les  hommes  que  leur  dignité  de  Dieux, 
&■  5  à  cela  près ,  ce  font  de  véritables 
hommes  divinifés.  La  Scène  Fran- 
çoife  ne  les  a  point  admis ,  ou  les  a 
relégués  à  l'Opéra  &:  aux  Comédies. 

Elle 


DES  THEATRES.  n^r 
Elle  a  eu  égard  au  vraifemblable  du 
ficelé  avec  grande- raifon.  Les  mœurs 
6c  les  idées  ayant  changé ,  il  auroit 
été  ridicule  de  prétendre  faire  envi  fa- 
ger  aux  François  les  Divinités  payen- 
nes  avec  des  yeux  Gixcs.  Racine  mê- 
me qui  étoit  ii  fort  amateur  du  goût 
Grec  ,  ne  les  a  employées  qu'iadi- 
redement  &c  fans  les  feire  paroître  , 
comme  Neptune  Ôc  Venus  dans  Phè- 
dre. Mais  fi  Ton  accorde  que  ces  Dieux 
feroient  un  mauvais  effet  aujourdliui, 
il  ne  faut  pas  croire  qu'il  en  fût  ainfî 
autrefois.  La  penfée  même  de  M.  de 
Saint  Evremond  3c  de  fes  partifans 
eft  trop  forte,  quand  ils  blâment  gé- 
néralement les  Poctes  Chrétiens  d'a- 
voir perpétué  la  fable  payenne.  Le 
pays  de  la  fable  confidérçe  comme 
fable  ,  eft  fi  fertile  en  beautés  poéti- 
ques ,  que  d'en  vouloir  bannir  la  Poe- 
ue ,  ce  iéroit  la  dépouiller  de  fbn  plus 
riche  domaine.  D'ailleurs  ce  pays  fa- 
buleux eft  un  climat  univerfel  ,  où 
les  Poètes  de  toutes  les  nations  deve- 
nus contemporains  peuvent  fe  raflem- 
bler  en  citoyens  ,  ôc  s'entendre  fans 
avoir  befoin  d'interprète.  La  Religion 
Chrétienne  eft  trop  refpedable ,  ëc 
Tome  L  K 


ii§     DISC  SUR  LE  PAR  AL. 

fes  myftéres  font  trop  fublimes  pour 
fournir  à  la  Poefie  un  fupplément  à 
la  fable ,  comme  le  fouhaitent  M,  de 
Saint  Evremond  ,  &  quelques-uns 
après  lui ,  auflî  peu  Poètes  que  lui. 
Car,  les  vrais  Poètes  font  bien  éloignés 
d'admettre  cette  réforme  chimérique. 
Il  vaut  mieux  écouter.  *  Boileau ,  qui 
dit  très-bien. 

De  la  Religion  les  myftéres  terribles, 
D'ornemens  égayés  ne  font  pas  fufceptibles-' 

Et  qu'on  ne  dife  pas ,  après  avoir  exa- 
miné enPhilofophe  ou  en  Géomètre 
la  plupart  des  fables  anciennes ,  qu  el- 
les pèchent  contre  le  bon  fens.  Ellçs 
ont  fans  doute  peu  de  folidité  à  les 
regarder  avec  la  févérité  Philofophi- 
que.  Mais  leur  merveilleux  a  l'air  d'ua 
enchantement,  6z  cet  enchantement 
eft.reçu  de  tout  le  monde.  Ceft  ua* 
ftyle  ,  &■  cela  fuffit  pour  les  juftifier 
du  crime  de  choquer  la  raifon  ,  &' 
beaucoup  plus  pour  ne  les  pas  trouver 
étrangères  dans  les  Tragédies  Grec- 
ques, où  elles  fe  font  incorporées , 
après  avoir  régné  dans  le  Poëme  Epi- 

*  BoiLïAUi  AnPo'ét,  chant  3, 


DES  THEATRES.  215 
que  ,  fource  unique  du  Tragique. 
Quelle  que  foit  enfin  l'impreflioa 
qu'elles  nous  font ,  il  eil  toujours  cer- 
tain que  le  Théâtre  ancien  les  admet- 
toit  comme  un  ornement ,  ôc  que  le 
moderne  ne  les  foufFre  plus  qu  avec 
beaucoup  de  précaution. 

Ce  n  eft  pas  que  nos  Tragédies 
Françoifes  ,  dépouillées  de  ce  mer- 
veilleux ,  en  ayent  moins  de  noblefle 
&  de  grandeur.  Ceft  au  contraire 
par  ce  point  là  même  qu'elles  fe  font 
remarquer.  Quelle  pompe  que  celle 
de  notre  Théâtre  élevé  ,  ce  femble , 
au-defTus  m^ême  de  la  grandeur  Ro- 
maine par  le  grand  Corneille  !  les  mer- 
veilles éteintes  revivent  pour  nous, 
&■  revivent  d'autant  pltis  divinement, 
que  leur  nouvelle  vie  a  quelque  chofe 
de  plus  magnifique  encore  que  la  pre* 
miere.  Les  Romains  furent-ils  jamais 
fi  majeflueux  dans  leurs  fentimens  ôc 
dans  leurs  idées  qu'ils  le  font  fur  no- 
tre Théâtre  ?  quelle  profondeur  de 
politique  î  quel  raffinement  de  iierté  l 
font-ce  des  héros  de  ce  monde  ?  font^ 
ce  des  génies  d'un  monde  fupérieur  S 
tout  tremble  ,  tout  s'abbaifle  devant 
eux  j  &  ilscroyent  faire  honneur  aux 

Kij 


220    DISC.  SUR  LE  PARAL, 
Rois  de  les  fouler  aux  pieds.  Mais 
quelle  autre  efpéce  de  noblefle  élé- 
gante dans  Racine  !  s'il  nous  rappelle 
au  monde  que   nous  voyons  ,  fans 
îious  élever  à  cet  autre  Univers  qui 
ïi'appartenoit  qu  à   Corneille  ,  avec 
quel  charme  nous   fait- il  retrouver 
nous-mêmes  dans  ceux  qu'il  nous  pré- 
fente !  de  quelles  couleuis  fçait  il  re-- 
lever  ôc  embellir  les  objets  fans  les 
rendre  mcconnoiflables  !  les  héros  de 
TAntiquité ,  fi  céUbres  dans  les  Tra- 
gédies Grecques  ,  ne  feroient-ils  peint 
agréablement  furpris  de   fe  trouver 
ainfirehauffés  par  de  nouvelles  mœurs, 
qui  à  la  vérité^leur  étoient  inconnues, 
mais  qui  ne  leur  meffiéent  point  ?  Il 
faut  Tavouer  ,  en  mettant  à  part  des 
défauts  fouvent  néceffaires ,  le  Théâ- 
tre François  a  un  air  de  dignité  3c 
d'élégance  qui  lui  eft  propre  ,  qui  le 
caradérife  ;  &  cet  air  couvre  fi  bien 
fes  défauts  qu'ils  difparoiffent  pref- 
qu  entièrement  fur  la  Scène  ,  quel- 
ques vifibles  qu'ils  (oient  d'ailleurs  au 
moyen  d'une  lcâ:ure  réfléchie.  C'eft 
ce  que  devroient  obferver  les  cen- 
feurs  étrangers ,  dont  la  critique  ne 
^'attachant  qu'aux  défauts ,  fans  met*». 


DES  THEATRES.  m 
tre  les  beautés  dans  la  balance,  fe 
trouve  démentie  aux  repréfentaMcns 
des  pièces  de  Corneille  eu  de  Racine. 
Ces  Poètes  n'ont  en  effet  qu'à  fô  re- 
montrer pour  faire  de  leurs  critiques 
autant  d'admirateurs  &:  de  partifans. 
11  en  étoit  autrefois  ainfi  des  Poètes 
Grecs.  Mais  ils  ne  peuvent  plus  efpé- 
rer  la  même  grâce  aujourd'hui  que 
Iqs  mœurs  anciennes  font  devenues 
auflî  odieufes  &"  audî  barbares  que 
les  modernes  nous  font  chères  &  per- 
fonnelles.  Le  caradère  fmgulier  qui 
perce  à  travers  ces  mœurs  antiques , 
&  que  Ton  ne  peut  s*empêcher  de 
fentir  ,  fi  l'on  n'eft  entièrement  dé- 
pourvu de  goût ,  n'eft  véritablement 
pas  cette  noblefle ,  cette  pompe ,  cette 
magnificence  élégante  &:  recherchée 
des  fentimens  de  notre  Théâtre.  On 
y  voit  tout  cela ,  mais  réduit  aux  bor- 
nes de  la  fimplc  nature  ,  &  dépouillé 
de  cet  éclat  qui  eft  propre  des  Mo* 
narchies  ,  &"  de  cet  art  que  l'éduca- 
tion ajoute  à  la  nature.  En  récom- 
penfe  la  fimpliciré  ,  la  régularité ,  la 
vérité,  la  juftcfle  de  la  conduite ,  &  des 
paflîons  font  le  coin  auquel  font  mar- 
quées les  Tragédies  anciennes.  Tout 

K  iij 


12  2    DISC.  SUR  LE  PAR  AL, 

Tappanage  de  la  pure  &  belle  nature 
y  eft  étalé ,  mais  avec  une  précifion , 
une  délicateffe  ,  &•  une  naïveté  qui 
femblent  ne  tenir  rien  de  TArt.  Qu'on 
mette  à  part  les  mœurs  &  les  coutu- 
mes ,  Oedipe ,  Philodéte ,  Iphigénie , 
Hippolyte ,  font  des  ouvrages  divins  j 
&  Scaliger  n'en  aura  point  trop  dit 
en  les  qualifiant  de  ce  nom.  Je  ne. 
crains  pas  même  d'en  être  défavoué 
par  des  leéleurs  judicieux  ,  qui  auront 
la  tête  aflez  forte  pour  fe  mettre  au- 
delfus  du  préjugé  des  mœurs.  Ils  re- 
connôîtront  la  belle  Antiquité  à  ce 

&  noble  par  la  fmipliçité  même  ,  dé- 
nué d'ornemens  empruntés  &   d'épi- 
fodes  5   régulier  julqu'au  fcrupule  , 
vrai  comme  le  naturel  ,   &  fi  jufte 
dans  le  jeu  des  paflîons,  qu'elles  vont 
frapper  Famé  du  fpedateur  à  coup 
fur ,  Se  jamais  à  faux ,  comme  le  font 
beaucoup  de  Scènes  Françoifçs. 
€arâc-     XXII.   Ce  caradére  généval  laifle 
licuikrr  toutefois  entrevoir  dans  les  trois  Poë- 
tes  Grecs  des  différences  qui  font  leur 
caradère  particulier ,  comme  les  maî- 
tres de  la  Scène  Françoife  ont  chacun 
le  leur.  Car  de  même  que  Corneille  ^ 


DES  THEATRES.        115 

après  s'être  ouvert  une  carrière  toute 
nouvelle ,  &: ,  (  fi  j  oie  parler  ainfi ,  ) 
un  nouveau  Ckl  &r  des  routes  incon- 
nues aux  Anciens ,  femble  un  aigle 
qui  s'élance  jufquaux  nues  par  la 
lublimité,  par  la  force ,  par  la  fuite 
non  interrompue  ^  &"  par  la  rapidité 
de  &n  vol  ;  de  même  que  Racine ,  en 
fuivant  les  traces  des  Anciens  d'une 
manière  nouvelle  ,  imite  les  Cignes 
qui  tantôt  planent ,  tantôt  s'élèvent , 
tantôt  s'abbaiflent  à  propos  avec  une 
grâce  qui  ne  convient  qu'à  eux ,  ainfi 
yoit-on  qu'Efchyle  ,  Sophocle  Se  Eu- 
ripide ont  leur  marche  ôc  leur  con- 
duite toute  particulière.  * 

*  CicERON,  au  troifîérae  Livre  <Je  TOra- 
reur5ciit:  «  La  fculpture  n'eft  qu'un  même 
*}  art.  Mais  Myron,  Polyclete  &  Lvfippe,  qui 
w.  y  ont  excellé ,  ont  été  très-difFérens  dans 
as  leur  manière  ,  quoique  Ci  femblables  à  eux- 
33  mêmes  5  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  Iqs 
-»3  reconnoître.  Il  «n  efb  de  même  de  la  pein- 
as tare.  Zeuxis  ,  Appelles  ,  Aglaophon  ne  fe 
33  reflemblent  point,  &  ils  paroilTent  parfaits 
33  dans  leur  genre.  Or  fî  cela  eft  aurfî  mer- 
53  veilleux  que  véritable  dans  des  arts  muets» 
53  pour  ainfi  parler,. combien  l'eft-il  plus  dans 
33  le  difcours  qui  admet  ces  différences  ,  quoi- 
33  qu'il  foit  compofé  de  mêmes  paroles  &  de 
93  mêmes  fentimens  l  différences  qui  ne  font 

K  iv 


i24    DISC  SUR  LE  PARAL. 

Le  premier ,  comme  l'inventeur 
&  le  père  de  la  Tragédie  ,  eft  un  tor- 
rent qui  roule  à  travers  les  rochers  ^ 
les  forêts ,  les  précipices.  Le  fécond 
eft  un  canal  qui  arrofe  des  jardins 
délicieux  i  ÔJ  le  troiiîéme  un  fleuve 
qui  ne  fuit  pas  toujours  fa  courfe  de 
droit  fil  ,  mais  qui  aime  à  ferpenter 

33  pas  que  l'un  foit  bon  ,  l'autre  mauvais;  mais 
33  que  tout  (oit  bon  &  louable  dans  de^  genres 
33  dilFérens.  Rien  de  plus  fenfible  dans  les 
33  Poètes.  Car  on  voie  combien  Eschyle, 
33  Sophocle  &  Euripide  font  difFérens ,  & 
33  cependant  on  les  loue  prefque  également 
33' chacun  dans  fon  genre.  Una  fingendi  efi  ars 
^^  in  quâ  pr&flantes  fuerunt  Myro^  Polydetus  j 
33  Lyfippus  y  qui  omnes  interfe  dijftmiles  fue- 
«  runt  y  fed  ita  tamen  ut  neminem  fui  velis  ejfe 
»  dijfimiUm  :  una  eji  ars  ratioque  piclur&.  Dif- 
33  fimillimi  tamen  inter  je  Zeuxis  ,  Apelles  , 
33  Aglaophon  ;  neque  corum  quifquam  in  arte 
rï^juâ  deejfe  videtur.  Et  p  hoc  in  his  quajî  mutis 
33  artibas  efl  mirandum  ,  &  tamen  verum  ,  quan- 
33  ro  admirabilius  in  oratione  &  linguâ  quA 
33  cum  in  iifdem  verbis  fententiifque  verfetur 
xfummas  habet  diJftmiLitudines  ?  non  fie  ut  alii 
33  vituperandi  funt  ,  fed  ut  ii  quos  confiet  eJfe 
33  laudandos  y  in  difpari  génère  laudentur.  îd" 
M  que  primum  in  Fo'étis  cerni  licet  quam  inter 
33  fe  JEfchylus  ,  Sophodes  y  Euripides  dijjtmiles 
*3  fint  quanquam  omnibus  par  pœne  laus  in  dif- 
^:>  fimili  fcribendi  génère  tribuatur.  33  Ce  paiTage 
eft  le  dénouemeut  de  toutes  les  difficuités  fsi: 


DES  THEATRES.         225 

dans  des  prairies  émaillces  de  fleurs. 
Tous  les  trois  ont  fait  pour  la  Tra- 
gédie ce  que  les  Dieux  firent  en  fa- 
veur de  Pandore  ,  fuivant  la  fable. 
Efchyle  qui  fit  éclore  la  Tragédie  lui 
donna  un  air  un  peu  rude ,  des  traits 
trop  forts ,  une  démarche  trop  fou- 
gueufe ,  ôc  un  port  de  Géante  plutôt 

k  goût ,  5c  montre  bien  qu'il  n'eft  pas  pure- 
ment arbitraire.  Toutes  les  manières  de  pein- 
dre font  bonnes.  Oui ,  quand  elles  participent 
également  du  bon  goût.  Il  en  eft  de  même  des 
ftyles.  Aufli  quand  on  dit  qu'il  faut  imiter 
pour  l'éloquence  le  ftyle  de  Ciceron  ou  de 
Demosthene  ,  ce  n'eft  pas  à  dire  qu'il  faille 
copier  grofllercment  leur  manière  5  mais  il  faut 
prendre  la  goût  périodique ,  nourri  &  fenfé  des 
beaux  fiécles  où  ils  vivoient ,  ce  qui  n'em- 
pêchera pas  qu'on  n'ait  une  manière  propre. 
Ainfi  l'ont  pratiqué  les  Pa'Tru  ,  les  le  Maî- 
tre 3  les  Pelisson  ,  &c. 

00  On  reproche  fouvent   aux   Poètes   qu'ils 
■93  ne  fuivent  pas  la  vérité  dans  les  caraâ:éres 
-33  qu'ils  forment  :  mais  on  fait  voir  qu'ils  les 
00  forment  comme  ils  devroient  être,  ou  com- 
as rne  ils  font.  Et  c'eft  ainfi  que  Sophocle  & 
33  Euripide  répondirent  à  leurs  cenfeurs^  So- 
33  PHOCLE  en  difant ,  ^nilfaifoitfes  héros  com- 
r  M  me  ils  dévoient  être  ,  &  Euripide  qu'il  les 
33  faifoit  comme  ils  étoiera ,  &c,  33  Arist.  Poët. 
chant  16,  On  a  appliqué  ce  mot  à  Cornïille 
&  à  Racine^ 

K  V 


116  DISC.  SUR  LE  PARAL; 
que  d'Héroïne.  Sophocle  la  rcduifit  ;, 
jfelon  Texpreffion  d'Horace  que  nous 
avons  déjà  citée ,  à  paroître  avec  la 
décence  d'une  matrone.  Euripide  en- 
fin ,  en  lui  donnant  de  nouvelles 
grâces ,  la  fît  quelquefois  un  peu  phi- 
lofophe. 

Tous  CQS  caradéres  une  fois  fup- 
pofés  5  d>c  bien  établis  par  les  pièces 
qu'on  verra  traduites ,  il  eil  aifé  d'ap- 
percevoir  jufqu'oû  l'on  peut  pouffer 
la  comparaifon,  &"  quel  en  doit  être 
le  réfultat.  J'ai  touché  légèrement 
tous  CCS  articles  pour  n'en  pas  laiffer 
perdre  le  fil  j  àz  pour  les  rapprocher 
du  parallèle. 
Païaî-  XXIIL  i«.  Uancien  Ilièâtre  &  le 
léîe  des  nioderne  s'accordent  à  ne  point  ad- 
Théâ-  mettre  de  Sujets  feints  &  nés  de  Ti- 
""•  magination  du  Poëte.  Mais  ils  diffé- 
rent effentiellement  dans  le  choix  des 
Sujets  hiiloriques  èc  fabuleux.  Tous 
les  Sujets  font  bons  aux  François  , 
pourvu  qu'ils  foient  Tragiques ,  éc  ca- 
pables de  la  forte  de  régularité  que 
l'ufage  a  jugé  fuffifantCc  Pour  les 
Grecs  ils  ne  veulent  de  Sujets  que 
ceux  qui  peuvent  s'allier  avec  la  ri- 
gueur des  trois  unités  6c  des  Chœursi 


DES  THEATRES.  227 
Les  premiers  ne  (ouârent  guère  que 
des  Sujets  étrangers  :  les  féconds  n'en 
veulent  que  de  domeftiques ,  tirés  de 
leurs  annales  vieilles  ou  nouvelles. 
L'un  &■  l'autre  goût  cil  fondé  en  rai- 
fon  par  la  diverfité  des  efprits ,  ^  par 
la  diiî-crence  d'intérêts  qui  fe  trouve 
entre  un  Etat  Monarchique  &:  un 
Etat  Républicain.  Il  n  ePc  donc  pas 
queflion  d'abord  de  faire  le  procès 
aux  uns  ou  aux  autres  dans  la  com- 
paraifon  des  Sujets.  Nos  fources  font- 
elles  plus  fécondes  que  celles  des 
Grecs  ?  cela  pàroît  être  au  premier 
coup  d'œil ,  puifque  l'Univers  entier , 
(  fur-tout  depuis  le  rôle  que  les  Ro- 
mains y  ont  joué ,  )  fournit ,  ce  fem- 
ble ,  beaucoup  plus  au  Iliéâtre  qu'un 
coin  de  la  terre ,  tel  que  la  Grèce  de 
fes  environs.  Mais  fi  l'on  confidére  le 
nombre  prodigieux  de  Tragédies  ti- 
rées de  ce  feul  fonds  ,  qui  font  for- 
tiesde  la  feule  plume  des  trois  Poètes 
Grecs ,  &■  dont  il  nous  rede  au  moins 
une  partie  des  titres,  on  fufpendra 
un  peu  fon  jugement.  Il  eft  des  pays: 
plus  fertiles  en  or  que  le  refte  du 
monde.  Telle  étoit  la  Grèce  par  rap- 
port aux  Sujets  tragiques..   Sa  fable 

K  vj 


iig  DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
mêlée  à  fon  hiiloire  eft  une  fource 
intariflable.  Mais  fans  infifter  fur  ce 
point,  tout  ce  que  Ton  peut  accor- 
der au  Théâtre  moderne  au-deffiis  du 
Théâtre  ancien  à  legard  des  Sujets  , 
c'eft  la  variété  prife  du  côté  des 
mœurs.  En  mettant  fur  la  Scène  di- 
vers peuples  ,  des  Grecs  ,  des  Ro- 
mains ,  des  Efpagnols ,  des  Turcs ,  on 
eft  obligé  de  varier  au  moins  les  har- 
bits.  Ceft  pour  le  Théâtre  un  profit 
auquel  les  Anciens  fembloient  avoir 
renoncé. 

2°.  Quant  aux  perfonnages ,  com- 
me les  Dieux  ,  les  Rois ,  les  Héros  &c 
les  fubalternes ,  c'eft  encore  un  arti- 
cle qui  ne  peut  nullement  entrer  dans 
la  comparaifon ,  vu  le  changement 
des  idées  de  fable  ,  daiéroïfme  &"  de 
diadème.  Qui  fçait  fi  dans  le  tems 
que  devenus  feuls  juges  entre  nous 
&"  les  Grecs ,  nous  les  condamnons  Ci 
fièrement  fur  le  défaut  de  noblefTe 
dans  les  mœurs ,  eux  mêmes  revenant 
au  monde  ne  nous  condamneroient 
pas  à  leur  tour  fur  la  folle  hauteur 
de  nos  idées  qui  paroit  dédaigner  la 
nature  &:  l'humanité  ?  hé  qui  en  de- 
vroit  être  cru  ?   mais  ne   chicanons 


DES  THEATRES.         n^ 

point  fur  le  parallèle  des  idées  &:  (\qs 
mœurs.  Si  l'on  s  obftine  à  comparer 
les  deux  Théâtres  par  cet  endroit  ,  le 
moderne  remportera  fans  difficulté 
fur  l'ancien  au  jugement  des  idées 
préfentes. 

5^.  Il  n'aura  pas  le  même  avanta- 
ge pour  l'œconomie  &"  la  conduite 
des  pièces.  Ses  défauts  fréquens  d'u- 
nité ,  de  liaifon ,  ôc  d'art  à  faire  en- 
trer ou  for  tir  les  Adeurs  ;  Ces  Epifo- 
àts  éternels  ;  &  i^QS  cafcades  dont 
les  degrés  font  fouvent  brifés  &  in- 
terrompus ,  donnent  à  cet  égard  une 
fupériorité  inconteftable  au  Théâtre 
Grec. 

4*^.  D'où  il  s'enfuit  une  autre  fupé- 
riorité qui  n'eil:  pas  moins  précieufe. 
Ceft  la  limplicité  qui  la  lui  donne. 
L'imagination  n'y  eil;  point  détour- 
née ,  comme  dans  le  nôtre ,  de  Tobjet 
principal  ;  &"  ce  qui  eft  encore  plus 
remarquable  ,  c  eft  que  par  cela  mê- 
me le  jeu  de  la  paffion  y  eft  conduit 
avec  plus  de  précifion  ,  de  fageffe ,  &: 
de  vérité.  Cela  eft  trop  frappant  pour 
n'en  être  pas  touché  dés  une  picmiere 
ledure. 

5°.  Comme  le  Choeur  a  fes  a  van- 


Z30  DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
tages  &■  Ces  inconvéniens  ,  c  eil  en- 
core une  chofe  qu'on  devroit  exclure 
de  la  comparaifon.  Le  Théâtre  mo- 
derne 5  en  s'en  paiTant ,  y  gagne  un 
plus  grand  nombre  de  beaux  Sujets  : 
mais ,  outre  qu'en  revanche  il  fe  char- 
ge de  confîdens,  il  y  perd  la  conti- 
nuité de  i'aétion ,  &  un  ipedacle  ma- 
gnifique qui  fert  à  la  fou  tenir ,  &  qui 
ell: ,  pour  ainii  dire ,  le  fonds  ou  l'ac- 
compagnement du  tableau. 

6°.  Pour  ce  qui  cCi  de  la  galante- 
rie que  le  Théâtre  ancien  rejettoit , 
ôc  dont  le  François  fait  fon  capital , 
le  bon  fens  &  la  raifon  ,  en  dépit  du 
goût  dominant ,  fe  mettent  du/côté 
des  Grecs.  Car  outre  le  fcandale  in- 
concevable que  donnent  des  Chré- 
tiens moins  icrupuleux  fur  la  pureté 
du  Théâtre  que  des  Païens  ,  peut-ori 
avoir  quelque  élévation  dans  les  fen- 
timens ,  fans  être  choqué  de  voir  la 
Tragédie  dégradée  par  une  tendrefle 
vaine  qui  n'a  rien  de  férieux ,  &  dont 
tout  l'art ,  vu  la  manière  dont  on 
l'employé ,  efl  d'arrêter  à  chac^ie  pas 
Timpreffion  que  devroient  faire  la  ter- 
reur &  la  pitié ,  ou  la  paffion  prin-t 
cipale  de  la  pièce.  Cette  paffion  peut- 


DES  THEATRES.  25 x 
elle  produire  un  effet  durable ,  &c 
lailler  d'elle  un  long  fouvenir ,  comme 
s'exprime  Boileau ,  tandis  qu'on  l'in- 
terrompt par  des  huit  ou  dix  Scènes 
de  galanterie  ?  Le  jeu  d  une  paffion 
Théâtrale  confifte  à  fe  développer 
par  un  enchaînement  d'impreffions 
qui  la  mènent  infenfiblement  à  fon 
comble.  Mais  cette  chaîne  fe  rompt 
à  chaque  inftant.  Auffi  l'impreffion 
primitive  s'efface-t-elle  par  les  Scè- 
nes galantes.  Les  Grecs  n'ont  eu  gar- 
de de  troubler  ainfi  leur  adion  par 
des  tendreffes  doucereufes.  C'eft  pour 
cela  qu'il  leur  en  coûtoit  beaucoup 
plus  pour  nourrir  une  pièce  de  fon 
propre  fuc,  &"  pour  lui  donner  fes 
juftes  proportions ,  qu'il  n'en  coûte 
d'ordinaire  aujourd'hui ,  pour  ajufler 
une  adion  fimple  au  moyen  d'Epi- 
fodes  &  d'événemens  d'amour.  Loin 
de  leur  en  fçavoir  gré  on  s  obftine 
à  les  blâmer  par  l'endroit  même  qui 
les  rend  plus  eftimables.  Hé  ,  la  force 
du  génie  ne  paroît-elle  pas  davantage 
à  fuivre  le  fil-  d'une  paflîon  durant 
cinq  Adcs ,  ^z  toujours  en  croilTant , 
qu'à  y  coudre  divers  morceaux  étran--. 
gers  5  pour  remplir   cette  étendue  l 


23^     DISC.  SUR  LEPARAL, 
certainement  Ton  pourroit  dire  que 
cette  méthode  nouvelle  feroit  venue 
de  défaut  d'haleine  &"  de  force  dans 
les  Poctes ,  fi  Corneille  le  plus  fort 
ôc  le  plus  ferme   des  génies  tragi- 
ques ne  l'eût  fuivie  par   déférence 
pour  fon  fiécle   beaucoup  plus  que 
par  goût  :  &:  quels  ménagemens  n'y 
a-t  il  pas  apportés  !  fi  l'amour  fait  un 
grand  rôle  dans  fes  pièces  ,  du  moins 
il  n'y  fait  pas  le  principal  ;   &  il  y 
eft    lubordonné  à  l'ambition ,  dont 
fouvent  il  devient  le  miniflre  ôc  l'ef- 
clave. 

y'".  Enfin  pour  finir  par  les  carac- 
tères ,  on  ne  fçauroit  difconvenir  que 
les  Grecs  les  ont  marqués  avec  plus 
de  vérité  que  les  François ,  quoique 
ceux-ci  ayent   peut-être  dû  en   ufer 
comme  ils   ont  fait ,  pour  plaire  à 
leurs  fpeélateurs.    Je  n'en  répéterai 
point  la  raifon. 
Gonc'u-     XXÏV.  C'eft  donc  par  la  nature , 
qui  eft  la  mcme  dans  tous  les  tems , 
&  non   par  les  chofes  q^iie  l'éduca- 
tion &:  l'habitude  y  ajoutent  de  fiécle 
en  fiécle ,  qu'il  faut  comparer  le  Théâ- 
tre ancien  avec  le  moderne.  Sur  ce 
pied-là  on  les  regardera  comme  deux 


DES  THEATRES.        2  M 

genres  toutdifFcrens  à  certains  égards , 
ôc  par  confcquent  peu  fufceptibles 
d'une  comparaifon  fort  exad;e  ,  puis- 
que rimpreflSon  rcfulte  d'un  certain 
total  qui  comprend  l'imitation,  tant 
de  la  nature  ,  que  des  chofes  qui  y 
font  ajoutées ,  ou  qui  en  font  retran- 
chées par  la  diveriité  des  (iécles.  Qui- 
conque aura  lœil  aflez  fin  pour  dé- 
mcler  les  rciîbrts  de  cette  impref- 
fion ,  trouvera  fans  doute  que  fi  notre 
Théâtre  eft  plus  noble  par  les  mœurs  , 
le  Théâtre  Grec  ne  1  eft  pas  moins 
par  la  nature ,  que  l'un  eft  plus  char- 
gé ,  l'autre  plus  fimple  j  l'un  moins 
régulier ,  l'autre  plus  exad  j  le  pre- 
mier plus  intéreftant ,  le  fécond  plus 
touchant ,  celui-là  plus  fougueux  &c 
plus  fublime  ,  celui-ci  plus  animé  de 
plus  naturel.  Le  Théâtre  Grec  fera 
regardé  comme  une  ftatue  antique 
avec  fes  linges  mouillés  ^  peu  ornée 
à  la  vérité ,  mais  où  tout  eft  naïf  8c 
vrai  i  àc  le  François  ,  comme  une  fta- 
tiie  moderne  dont  les  attitudes  &"  les 
drapperies  ont  plus  de  dignité  &:  de 
richefte  ,  moins  d'agrément  &:  de  vé- 
rité. Si  nous  en  croyons  M.  de  Saint 
Evremond  ^  *»  chez  nous  ce  qui  doit 


^54-  DISC.  SUR  LE  PAR  AL. 
3i  être  tendre  n  efl  fouvent  que  doux  ^ 
«  ce  qui  doit  former  la  pitié  fait  à 
9>  peine  la  tendreiTe  ;  l'émdtion  tient 
"  lieu  du  faififlement  ;  ù*étonnement 
»»  de  rhorreur.  11  manque  à  nos  kii- 
»  timens  quelque  choie  d'aflez  pro- 
»  fond  i  les  pallions  à  demi  touchées 
M  n'excitent  en  nos  âmes  que  des 
9>  mouvemens  imparfaits,  qui  ne  fça- 
»  vent  ni  les  laiffer  dans  leur  aflîette , 
5>  ni  les  enlever  hors  d'elles-mêmes.  >• 
Cela  n'eft  pas  généralement  vrai.  Car 
qui  jamais  pouffa  plus  loin  une  paf- 
non  que  Corneille ,  fur- tout  celle  des 
dialogues  particuliers  où  il  s'agit  dô 
conteftation  ?  Ton  pourroit  fe  plain 


dre  au  contraire  que  fouvent  la  paf- 

.  Ou  ne  la  porte  pas 

Ciéopatre  dans  Rodogune  ?  »>  nos  hé- 


fion  efl:  outrée.  Ôû  ne  la  porte 


>i  roïnes  fe  lamentent  trop ,  ou  s'ex- 
V  halent  fouvent  en  des  fentimens 
sf  trop  beaux  pour  une  douleur  véri- 
«  table ,  »  autre  reproche  de  M.  de 
Saint  Evremond.  Ce  trop  ou  ce  trot) 
peu  font  les  appanages  du  goût  où 
l*on  a  monté  le  Théâtre  moderne. 
La  juftelfe  ôc  la  vérité ,  chofes  fi  ché- 
ries des  Anciens ,  font  le  partage  du 
leur.  Il  fe  pafïîonne  5  mais  fa  paffion 


ms  THEATRES.  255 
a  fon  origine ,  Çon  ctendue ,  fes  bornes 
ë^  ics  exprefîîons ,  comme  dans  la  na- 
ture. Ceft  un  tableau  dont  la  fim- 
plicité  ,  la  vie  &  la  relTemblance  font 
le  principal  mérite.  Le  nôtre  eft  un 
tableau  plus  brillant ,  &:  dont  les  traits 
font  plus  hardis.  Si  ce  dernier  frappe 
6c  faifit  davantage,  le  premier  n'a 
pas  moins  droit  d'attacher  &"  de  plaire. 
Ce  que  Tun  perd  dans  l'examen  ri- 
goureux de  la  raifon  ,  l'autre  le  gagne 
par  ce  même  examen,  &"  c'eft  le  iort 
des  belles  chofes.  Plus  on  les  voit 
avec  des  y^i|x  critiques  >  plus  on  les 
trouve  bçll^^^  ^Î2!^  C^nime  il  ne  s'a- 
git point  ici  de  préférence ,  ni  mê- 
me de  comparaifon  rigide  entre  deux 
Théâtres  qui  ont  fi  peu  de  rapport, 
c'eft  afTez  d'avoir  fait  connoître  com- 
ment &:  en  quoi  on  peut  les  compa- 
rer pour  juger  mieux  de  l'un  ,  qui  eft 
moins  connu  ,  par  le  contrafte  de  l'au- 
tre ,  qui  l'eft  plus.  Ceft  tout  l'avan- 
tage  que  j'ai  prétendu  procurer  au 
Théâtre  Grec,  fans  aucun  préjudice 
pour  le  François.  Ce  feroit  beaucoup 
d'avoir  mis  par  ce  moyen  les  leéleurs 
en  goût  &•  en  fituation  de  juger  par 
eux-mêmes  du  degré  d'eftime  qu'on 


1^6   DîSC.SURLEPARAL.&c; 

peut  accorder  aux  inventeurs  de  k 
Scène  Grecque,  fans  intérefTer  le 
moins  du  monde  l'admiration  fi  jufte- 
ment  due  aux  grands  Maîtres  de  no- 
tre Scène. 


ŒDIPE, 

TRAGÉDIE 

DE  SOPHOCLE 


1 


AVERTISSEMENT. 

OUTRE  l'Œdipe  de  M.  D  acier , 
qui  ne  niavoit  pas  rebuté  maigri 
mon  refpeci  Jinchc  pour  la  mémoire  de 
ce  Sçavant  ,  //  en  a  paru  un  autre  en 
17  ic),  de  feu  M,  Boivin.  Comme  le 
mien  étoit  fait  plujieurs  années  avant  U 
Jien  ,  y  ai  cru  devoir  le  donner  td  quil 
étoit ,  avec  la  fcrupuleufe  attention  de, 
rHy  rien  changer  ,  fans  prétendre  pour 
cela  me  comparer  y  &  moins  encore  m^ 
préférer  à  un  homme  de  ce  mérite. 


140 


SUJET. 

POUR  l'expofer  il  fuffit  de  citer 
les  paroles  de  M.  Dacier  ,  qui  a 
traduit  Oedipe  avant  moi.  11  démêle 
trcs-bien  en  peu  de  mots  ce  que  THiC- 
toire  a  fourni  au  Poète ,  Se  ce  que  le 
Poè'te  y  a  ajouté. 

«  Le  Royaume  de  Thébes  *  étant 
9>  défolé  par  une  peile  très -cruelle, 
35  on  envoya  coniulter  l'Oracle  d'A- 
s5  pollon  y  qui  répondit  qu'elle  ne  cef- 
3>  feroit  qu'après  que  l'on  auroit  vengé 
3>  la  mort  de  Laïus  fur  Oedipe ,  qui 
?>  étoit  fon  fils  Se  fon  meurtrier.  On' 
èi  vérifia  cet  Oracle ,  Se  l'on  trouva 
3î  en  effet  qu'Oedipe  étoit  ce  même 
35  fils  de  Laïus  Se  de  Jocafte ,  qui  ayant 
s>  été  expofé  par  Tordre  de  les  parens 
55  avoit  été  fauve  par  des  Pafteurs ,  Se 
3>  porté  à  Polybe  ,  Roi  de  Corinthe ,  f ^ 
9>  qui  l'avoit  élevé  comme  fon  fils. . . . 
s>  Après  cette  reconnoiffance ,  Jocafle 
9j  fe  pendit  de  défefpoir ,  Oedipe  fe 

*  Capitale  <îe  Béotie,  Province  la  plus  voi» 
fine  de  l'Atrique. 
t  Ville  célèbre  dans  Tlfthme  du  Péloponèfe. 

crçva. 


141 
î>  creva  les  yeux  ,  &  on  le  chafla  du 
>>  Royaume.  Voilà  ce  que  THilloire 
»  Grecque  a  fourni  à  Sophocle  ;  voilà 
î>  ce  qu'il  y  a  de  propre»  Le  refte  font 
33  les  Epifodes ,  c'eft-à-dire  ,  les  cir- 
33  confiances  des  tems ,  des  lieux ,  & 
33  des  perfonnes  ,  dont  Sophocle  fe 
33  fert  pour  étendre  8c  amplifier  fon 
*3  aélion.  Ces  circonftances  font  laf- 
3>  femblée  des  Sacrificateurs ,  qui ,  fui- 
33  vis  d'un  très -grand  nombre  d'en- 
35  fans  5  vont  fe  profterner  aux  pieds 
5»  d'un  Autel  qu'on  avoir  élevé  à 
3>  Oedipe  dans  la  cour  de  fon  Palais , 
33  les  Sacrifices  qu'on  fait  dans  toutes 
33  les  places  ,  l'ambiguité  de  l'Ora- 
35  cle  ,  *  l'emportement  d'Oedipe  con^ 
33  tre  Tiréfias  ,  fes  injuftes  foupçons 
s3  contre  Créon  ,  la  querelle  de  ces 
33  deux  Princes  ,  la  fortie  de  Jocaile 
j3  qui  veut  les  appaifer  ,  le  trouble 
33  qu'elle  jette  dans  i'efprit  d'Oedipe 
j»  en  voulant  calmer  fes  inquiétudes , 
33  l'arrivée  du  Pafteur  de  Corinthe  , 
33  qui  vient  lui  apprendre  la  mort  de 
33  Polybe  ,  &:  qui  ,  pour  guérir  fes 
>3  frayeurs  ,  croyant  lui  donner  une 
»>  très-bonne  nouvelle  ,  lui  découvre 

*  Celui  de  Delphes ,  ville  &  temple  d'Apol- 
lon s  au  pied  du  mont  ParnafTe  dans  la  Phocidc, 
Tome  L  L 


242. 

»  que  le  Roi  &:  la  Reine  de  Coriiithe 
3>  n*étoient  pas  fes  parens  ,  l'opiniâ- 
3>  treté  d'Oedipe ,  qui  veut  éclaircir 
3>  fa  naiflance  malgré  les  efforts  de 
3î  Jocafte  ;  la  dépolîtion  du  Pafteur 
5î  de  Laïus  ,  qui  étoit  le  même  qui 
5>  avoit  eu  ordre  de  l'expofer  j  enfin 
«  toutes  les  circonftances  de  la  mort 
3>  de  Jocafte ,  &■  de  la  punition  d'Oe- 
3)  dipe. ...  Le  but  du  Poète  eft  de  faire 
î5-  voir  que  la  curiofité  ,  lorgucil ,  la 
53  violence  ,  &  l'emportement  préci- 
3>  pitent  dans  des  malheurs  inévita- 
35  blés  les  hommes  qui  ont  d'ailleurs 
s>  de  fort  bonnes  qualités. 


^5 


Hi 


PERSONNAGES. 

O  E  D  I  p  E  ,  Roi  de  Thébes  en  Béotie. 
Lé  Grand  Prêtre  de  Jupiter. 
C  R  É  o  N ,  frère  de  Jocafte. 
Le  C  h (E  u  r  compofé  des  Anciens  de 

la  Nation  Thébaine.  * 
T I  R  E  s  I  A  s  5  Prophète. 


*  M.  Dacier  veut  que  le  Chœur  foit  cona- 
pofé  des  Sacrificateurs  de  divers  Temples.  Il  fc 
tonde  fur  deux  pafTages  de  Sophocle  j  l'un 
oii  le  Grand  Prêtre  dit  à  Oedipe  ,  Ad.  I.  Se.  I. 
Voici  des  Sacrificateurs  courtes  fous  le  poids  des 
années,  el  ^k  »'  chv  y^^ct  fioipeiç  hpuç.  L'autre  y 
Scène  IV.  Ade  IV.  où  Oedipe  dit,  en  parlant 
au  Chœur  ,  O  Vieillards  y  5rpê(r/3«ç,  Celui-ci 
prouve  feulement  que  ce  font  des  Vieillards  , 
outre  que  Henri  Etienne  lit  jr^î^r/Sw,  ce  qui 
fait  un  autre  fcns.  Quant  au  premier  paiTage  , 
il  montre  feulement  que  le  Théâtre  eft  rempli 
de  Sacrificateurs  &  de  Prêtres  à  la  première 
Scène  :  mais  ce  partage  ne  prouve  pas  que  ces 
Vieillards  qui  paroilTent  d'abord  foient  le 
Chœur  ,  non  plus  que  les  cnfans  qui  les  ac- 
compagnent. Un  autre  endroit  plus  décifif  me 
fait  pencher  à  croire  que  le  Chœur  eft  forme 
des  plus  notables  Thébains  5  car  Jocafte  les 
appelle  ,  ^e^pçx^  KvctKres  y  les  principaux  du  pays, 
J'ofe  aflurer  que  j'avois  fait  cette  remarque 
avant  que  d'avoir  lu  M.  Boivin. 

Lij 


HA- 

J  o  c  A  s  T  E ,  veuve  de  Laïus  Roi  de 

Thébes  ,  &  femme  d*Oedipe. 
Un  Officier  de  la  Cour  d'Oedipe. 
Un  Vieux  Berger  qui  vient  de 

Corinthe. 
P  H  G  R  B  A  s  5  Berger  des  Troupeaux  de 

Laïus. 

PERSONNAGES  MUETS. 

Une  Troupe  d'E  n  f  a  n  s  qui  fui- 
vent  le  Grand  Prêtre. 
Deux  Filles  d'Oedipe. 

ha  Scène  eji  a  Thébes  devant 
.    le  Palais  d'Oedipe» 


i^i 


245 

k^xxxxxKXxxM    a'"";^'"-7  '«XXXXXXXXX*jj^ 
JSXxxxJixxxxxx    :•;  ^f^?*^  x  xxxxxxxxxx^/t^ 

ŒDIPE,* 

TRAGÉDIE 

DE  SOPHOCLE, 


ACTE   PREMIER. 

SCENE     PREMIERE,   f 

Oedipe,  Suite,  Le  Grand  Prêtre  , 
Unç  Troupe  d'Enfans. 

Oedipe. 

INFORTUNÉS  Enfans ,  tendre  race 
de  l'antique  Cadmus  ,  quel  fujet  de 
triftefTe  vous  ralTemble  en  ces  lieux  ? 

^    *  O'têlnwjç  Tùç_ancç ,  eft  le  titre  Grec  de  cette    Note 
Pièce,  qu'il  falloit   rendre  par  Oedipe  i^oi  ,  df  l'^di- 
pour  la  différencier  d'Oedipe    à  Colone  ,  oii^*"""^' 
ce  Prince  n'eft  plus  qu'un  Vieillard  aveugle  & 
profcrit. 

t  Rien  de  plus  fuperbe  que  l'ouverture  de 
cette  Scène.  Elle  préfente  aux  yeux  une  Pla* 

L  iij 


24^  ŒDIPE. 

que  veulent  dire  ces  *  bandelettes,  ces 
branches,  ces  fymboles  de  fupplians? 
Thébes  fume  d'encens  :  tout  retentit  d^ 
cris  ôc  de  prières,  f  Quel  fpedacle  pour 
Oedipe  î  oui ,  cet  Oedipe  votre  Roi ,  (î 
célèbre  par  tout  le  monde ,  a  voulu  en 
être  le  témoin.  Je  pouvois  envoyer  vers 
Yous  pour  apprendre  la  caufe  d'une  u 
tîifte  cérémonie ,  je  viens  moi  -  même 
m'inftruire  par  votre  bouche.  Mais  non, 
c'eft  à  vous,  ô  Vieillard,  de  parler  pour 
eux.  Quelle  eft  votre  deffein  ?  quelle 
C4*ainte,  quelle  calamité ,  quel  malheur 
préfent  ou  futur,  vous  réunit  autour  des 

ce  ,  un  Palais  ,  un  Autel  à  la  porte  du  Palais 
d'Oedipe  ,  des  Enfans  Se  des  Vieillards  prof- 
tcrnés  j  on  apperçoic  même ,  fuivant  le  texte  , 
tout  un  peuple  qui  paroît  au  loin  environner 
les  deux  Temples  de  Pallas  ,  &*  l'Autel  d'A- 
pollon. 

*  Les  Anciens  portoient ,  ou  à  la  main  ,  ou 

fur  la  tête  ^  des  rameaux   &  des  bandelettes  , 

quand  ils  alloient   demander    quelque  faveur 

confîdérable  ou  aux  Dieux  ,  ou  aux  hommes. 

Note        t  Ces  prières  ^   dans  Sophocle  ,    font  des 

^l'Edi-  TT'^hiÇy  cciï  à-dire  5  des  Hymnes  chantées  en 

teui.       l'honneur  d'Apollon   fur-tout ,   &   des  autres 

Divinités.  Ce  paiîage  conftate  que -ce  jric/^jr  n'é- 

toit  pas  toujours  un  chant  d'allégreffe ,  mais 

quelquefois  une  plainte  lugubre Au  refte  le 

-  P.  B.  a  fuppofé  les  BcmdeUttes  ;  le  teste  Grec 
n'en  àh  pas  tm  mot. 


A  C  T  E    î.      ^       i47 

autels  ?  *  parlez ,  me  voici  prêt  à  vouis 
fecourir  :  je  ferois  infenfible  fî  je  n'étois 
cmû  d'un  fpedacle  fî  touchant. 
Le  Grand  Prêtre. 
Vous  voyez,  Grand  Roi,  cette  troupe 
inclinée  au  pieds  de  vos  autels.Voici  des 
Enfans  qui  le  foutiennent  à  peine,"]"  des 
Sacrificateurs  courbés  fous  le  poids  des 
années ,  &  de  jeunes  hommes  choifis. 
Pour  moi  je  fuis  le  Grand  Prêtre  du 
Souverain  des  Dieux.  Le  refte  du  peu- 
ple orné  de  couronnes  eft  difperfé  dans 
la  place ,  les  un5  entourent  f  les  deux 


teur. 


*  On  voit  qu'Oedipe  ne  pouvoir  ignorer  le  ^of<; 
fujet  de  la  conftemation  publique  j  il  s'en  ex-  <^^^^<^*' 
plique  alTez  quelques  vers  après  :  Oui ,  Thé- 
bains  ,  votre  trîjîe  fituation  ne  meft  que  trop 
connue.  Ceft  un  manque  d'attention  dans  le 
Poète  Grec ,  qui  ne  devoir  pas  échapper  à  fou 
Tradudeur. 

t  M.  Daciir  5  auflî-bien  que  les  autres,  a 
raifon  de  s'écarter  du  Scholiafte  ,  qui  prétend 
que  ce  paiTage  o]  êéoiv  y.i^ei  /Suous  Uttiis  ,  Koici 
des  Sacrificateurs  courbés  fous  le  poids  des  an" 
nées  ,  ne  doit  s'entendre  que  du  Grand-Prêtre 
qui  parle  de  lui  feul  au  plurier  ,  &  qu'ainfi  il  eft 
Je  feul  Vieillard  avec  les  Enfans ,  cela  eft  in- 
foutenabie.  La  penfée  de  M.  Dacier  eft  coii"- 
forme  à  celle  du  Seigneur  Italien  Orsatto 
GiusTiNiANO  ,  qui  traduit .  .  .  alcuni  pol  fon 
facerdoti  d'anni  gravi, 

^  Il  y  avoit  àThébes  deux  Temples  de  Pal^ 

Liv 


i4«  CE  D  1  P  E. 

Temples  de  Pallas  j  *  les  autres  font  au- 
tour f  des  autels  d'Apollon  fur  les 
bords  du  fleuve.  La  caufe  d'une  iî  vive 
douleur  ne  vous  eft  pas  inconnue.  Hélas! 
Thébes  prefqu*enfevelie  dans  un  océan 
de  maux ,  peut  a  peine  lever  la  tête  au- 
defTus  des  abyfmes  profonds  qui  l'envi- 
ronnent. Déjà  la  terre  a  vu  périr  les 
moifTons  naiflantes ,  &  les  cendres  trou- 
peaux, f  Les  enfans  expirent  dans  le  fein 
de  leurs  mères.  Un  Dieu  ennemi ,  un 
feu  dévorant ,  une  pefte  cruelle  ravage 
la  ville>  Se  QniewQ  les  habitans.  Le  noir 


las  ,  l'un  qu'on  appelloit  MïnQiv cfecouraèie  ; 

l'autre  nomnii  Minerve  rîfmeniene  ,   à  caufe 

du  fleuve  Ifmenus ,  &  Cadméene  à  caufe  de 

Cadmus. 

JWote        *  n  eft  bien  vrai   qu'il  y   a  voit  à  Tbébes 

^e  l'Edi-  deux  Temples  de  Pallas ,  tels  que  le  P.  B.  les 

teur.        nomme.  Mais  il  s'agit  ici   de  celai   des   deux 

qu'on  voyoitdansla  Place  publique,  àyoe^aisn  ; 

il  étoit  confacré  à  M'mcrvc  fecourahie  ^  &  il  eft 

appelle  double,  t/aAiîç,  fans  doute  à  caufe  de 

fts  deux  ailes  ,  v^W  ê'T/lt^^oç. 

t  Au  lieu  des  Autels ,  le  grec  dit ,  les  cendres 
fatidiques  dHjmenus  ;  cendres  ,   parce  que  l'a- 
venir fe  dévoiloit  dans  ce  Temple  en  conful- 
tant  le  feu  ;  d' Ifmenus ,  parce  que  ce  Temple 
étoit  fur  le  bord  du  fleuve» 
Note        ^  A'yi>^uiç  fisvûf4.otç.  Il  cft   queftion  ici  de 
de  l'Edi-  troupeaux  de  boeufs  ^   auxquels   l'épithéte  de 
^^^*       cendres  n'cft  pas  trop  bien  aifortie. 


A  C  T  E    I.  249 

Pluton  enrichi  de  nos  pertes ,  fe  rit  de 
nos  gémifTemens  ôc  de  nos  pleurs.  Tour- 
nés vers  *  les  autels  de  votre  palais , 
nous  vous  invoquons,  fînon  comme  un 
Dieu ,  du  moins  comme  le  plus  grand 
des  hommes ,  feul  capable  de  foulager 
nos  maux  ,  de  d'appaifer  la  colère  du 
Ciel.  C'eft  vous,  grand  Roi,  qui  affran- 
chîtes Thébes  du  tribut  fatal  qu'elle 
payoit  au  Sphinx^  f  vous  que  les  î3ieux, 
fans  le  fecours  des  hommes,  infpirerent 
alors  j  vous  enfin  que  les  Thébains  ho- 
norent comme  leur  libérateur  ôc  leur 
père.  En  vous  feul  efl  notre  refTource. 
Profternés  à  vos  genoux ,  hélas  !  nous 
vous  conjurons  tous  de  trouver  quelque 
remède  à  nos  calamités.  Intéreffez  à  no- 
tre fecours  le  ciel  &  la  terre  j  confultez 
les  hommes  &  les  Dieux  ,  en  un  mot 


*  On  le  reg;arde  comme  un  homme  divin 
dont  la  fagefTe  avoir  déjà  délivré  Thébes  du 
Sphinx.  Cela  augmente  le  Tragique ,  puifque 
cet  Oedipe  adoré  de  fon  peuple  doit  bien-tôt  en 
devenir  Texécration. 

t  On  peut  conclure  de  cet  endroit  que  les     Note 
Thébains  étoient  obligés  de  préfenter  de  tems  de  TEdi- 
en  tems  quelqu'un   qui  s'efforçât  de  deviner  ^^"'^' 
l'Enigme  :  fans  quoi  perfonne  n'eût  ofé  l'entre- 
prendre ,  à  la  vue  de  tous  ceux  qui  n'y  avoient 
pas  réufli ,  &  que  le  Sphinx  avoit  mis  en  pièces, 

L  Y 


150  ŒDIPE. 

fauvez-nous.  La  prudence  dss  faees  , 
tels  que  vous ,  eft  luperieure  aux  évé- 
nemens.  Hâtez-vous  donc,  ô  le  meilleur 
des  Rois,  hâtez-vous  de  fauver  Thébes. 
Rendez-lui  fon  ancien  éclat,  ôc  fouve- 
nez  -  vous  de  l'obligation  que  vous  im- 
pofent  vos  premiers  bienfaits.  Libéra- 
teur de  cette  contrée  ,  ce  beau  titre  ne 
s'efFacera-t-il  point  des  cœuxs  de  vos  fu- 
jets,  fi  déjà  délivrés  par  vos  foins  ils  font 
replongés  dans  de  plus  grands  malheurs? 
Encore  une  fois.  Seigneur,  fauvez-nous. 
Rappeliez  cette  prudence  qui  nous  a 
gouvernés  fous  de  plus  heureux  aufpi- 
ces  5  foyez  toujours  femblable  à  vous- 
même  ,  &  fongez  que  fi  le  Ciel  vous 
conferve  pour  régner  encore  fur  ces  cli- 
mats,un  Royaume  dépouillé  de  citoyens 
eft  un  bien  aufii  inutile  pour  un  Roi , 
qu'une  fortereffe  fans  foldats^  ôc  un  vaif- 
feau  fans  matelots. 

Oe  d  ï  p  e. 
*  Déplorables  enfans,  je  n'ignore  pas 
vos  douleurs  j  oui ,Thébains, votre  trifte 
fituation  ne  m'eft  que  trop  connue.  Tout 

*  Oet^ipe  parie  en  cet  endroit  non-feule- 
ment aux  enfans ,  .mais  aux  Sacrificateurs  & 
au  peuple.  Il  parle  en  père,  c'eft  pourquoi  il 
fe  fert  du^terme  TruT^tç  qui  d'ailleurs  s'attribue 
aux  hommes  aulîî-bien  qu'aux  enfans. 


ACTE     I.  251 

pleure,  tout  gémit  ^  mais  dans  cette  af- 
fliction générale,  croyez  -  moi,  je  foufFre 
comme  vous ,  Se  plus  que  vous,  les 
malheurs  publics  retombent  fur  votre 
Roi  j  Oedipe  feul  en  porte  tout  le  faix  : 
j'ai  vos  maux ,  ceux  de  mon  peuple  ,  & 
les  miens  à  fupporter.  *  Ma  prudence , 
vous  le  favez ,  ne  s'endort  point  fur  ce 
qui  vous  touche ,  vos  cris  ne  l'ont  pas 
réveillée.  Témoins  de  mes  larmes  &c  de 
mes  inquiétudes,  vous  n'ignorez  pas 
combien  j'ai  tenté  de  voies  pour  vous 
foulager.  Il  reftoit  un  remède,  je  ne  l'ai 
pas  négligé,  f  Créon  mon  beau-frere  eft 
allé  par  mon  ordre  au  Temple  de  Del- 
phes. Il  doit  apprendre  du  Dieu  com- 
ment je  puis  procurer  le  falut  de  mon 
peuple.  Je  compte  les  momens.  Hélas  î 
il  ne  revient  point.Funefte  délai  !  cruelle 
inquiétude  I  il  a  déj^  pafiTé  le  temps  ef- 
péré  du  retour.  Mais  quand  il  fera  re- 
venu, regardez-moi  comme  le  dernier 
des  humains,  fi  je  n'exécute  de  point  en 
point  les  ordres  d'Apollon. 

*  Il  me  femble  que  c'eft  là  le  fens  fin  de  So- 
phocle ,  &  qu'il  a  échappé  à  M.  Daciek  qui 
s' eft  contenté  de  traduire  j  Ne  croye:^  pas  que 
vos  cris  mayent  éveillé. 

M.  Orsatto  a  fuivi  le  fens  que  je  donne, 

t  Grec  j  Fils  de  Ménécée, 

Lvj 


1^1  (E  D  I  P  E. 

Le   Grand   Prêtre. 
Heureux   événement  !    ces    enfans 
m'apprennent  l'arrivée  de  Créon, 

Oe  D  I  P  E. 

O  Apollon  5  juftifiez  par  le  fuccès 
rallégreffe  qui  paroît  fur  fon  vifage. 
Le   Grand  Prêtre. 

*  La  couronne  de  laurier  qui  pare  fa 
tète  nous  annonce  un  fuccès  fortuné» 

S  C   E  N   E     1  L 

C  R  É  o  N  ,    les   mêmes» 

Oe  D  I  p  E. 
Contentons  notre  impatience.  Il  ap- 
proche. . . .  ah,  cher  Créon,  quelle  eft  la 
réponfe  de  l'Oracle  ?  parlez, 

C  R   É   o  N. 

Raiïurez-vous,  Seigneur,  la  voici. f  Si 
nous  écartons  la  caufe  de  nos  malheurs  > 
nous  celTerons  d'être  malheureux,  f 

*  La  couronne  de  laurier  qu'on  poftoit  en 
revenant  de  Delphes  ,  niarquoit  qu'on  avo-it 
leçu  une  réponfe  favorable. 

t  La  manière  énigmatiqut  5  dont  parle  d'a- 
bord Créon  ,  excite  la  curiofité  &  l'attention. 
Note        S  Ce  n'eft  point  là  la  réponfe  de  l'Oracle  ^ 
de  l'Edi-  mais  la  penfée  de  Créon  lui-même  qui  en  in- 
teur.       terpréce  le  fens.  A£>^  yuf ,  &c.  Je  vous  ajfure , 


A  C  T  E    1.  153 

Oe  D   I  P  E. 

Quoi  ?  que  dites-vous  ?  ce  difcours  ne 
peut  ni  m'intimider ,  ni  me  raflurer. 
C  R  É  o  N. 
M'expliquerai-je  en  préfence  de  cette 
afiTemblce  j  ou  entrerons  -  nous  dans  le 
Palais  ?. 

Oe  D  I  p  E. 
Non  ;  parlez  devant  ce  peuple.  Son 
intérêt  mQ  touche  beaucoup  plus  que  le 
mien. 

C  R  É  o  N, 
Ecoutez  donc  la  répcuife  du  Dieu.  Il 
déclare  nettement  qu'il  faut  exterminer 
de  cette  terre  le  monftre  qu'elle  nourrit 
depuis  trop  long-tems. 

Oe  d  I  p  e. 
Quel  eft  ce  monftre  ?  quelle  expiation 
demande  le  Dieu  ? 


dit-il  à  Oedipe  ,  qu'il  y  a  remède  a  nos  maux,,,» 
le  tout  dépend  de  notre  diligence  a  réparer  une 
certaine  faiiie.  Cette  faute  n'eft  autre  chofe 
que  l'impunité  du  meurtre  de  Laïus  ,  &  la  né- 
gligence à  en  rechercher  les  auteurs.  Quant  aux 
propres  paroles  de  la  réponfe  d'Apolion  Py- 
thien  ,  elles  font  rapportées  un  peu  plus  haut  : 
Ecoute-:!^  donc  la  réponfe  du  Dieu  ,  &c.  On  ne 
voit  pas  pourquoi  M.  Dacier  &  le  P.  B.  s*em- 
baranent  de  juftifier  ici  Sophocle.  C'eii:  cette 
négligence  même  d'Oedipe  &  de  Jocafte  que 
les  Dieux  ont  droit  de  punit  dans  l'un  Ôc  dans 
l'autre. 


Z54  ŒDIPE. 

C  R  É   O  N. 

L'exil  ou  la  mort  du  coupable.  Un  fang 
injuftement  répandu  crie  vengeance. 
Oe  d  I  p  e. 
Quel  eft  donc  ce  coupable  !  quel  eft 
l'objet  du  couroux  d'Apollon  ? 

C  R  É  o  N. 

Seigneur ,  il  fut  un  Roi  qui  gouverna 
ce  pays  avant  vous.  Laiius. . . . 
Oe  d  I  p  e. 
Je  le  fai.  Jamais  mes  yeux  n'ont  vu 
ce  malheureux  Prince. 

C  R  É  o  N. 
Il  fut  tué.   Sa  mort  n'eft  pas  vengée, 
C'ed  ce  crime  en  un  mot  dont  Apollon 
exige  qu'on  puni  (Te  les  auteurs. 
Oe  d  I  p  e. 
Comment  découvrir  les  traces  obfcu- 
res  d'un  crime  il  ancien  ?  où  font  les 
meurtriers  ? 

C  R  É  o  N. 
Dans  cette  contrée ,  (  a  dit  le  Dieu.  ) 
N'alléguez  point.  Seigneur ,  la  difficulté 
de  remonter  aux  veftiges  de  ce  crime. 
On  trouve  ce  qu'on  cherche  avec  foin. 
La  négligence  feule  fert  de  voile  aux 
attentats  impunis. 

Oe  d  I  p  e. 
Mais  quoi  ?  le  meurtre  de  Laïus  s'eft- 
il  commis  à  la  ville  ou  dans  un  voyage  , 


ACTE    I.    ^         ^55 

dans  ces  climats  ou  ailleurs  ?  répondez.  * 
C  R  É  o  N. 
Laïus  partit  pour  aller,  difoit-il,  con- 
fulter  rOracle  ,  Se  depuis  il  n'a  plus 
reparu. 

^  33  II  faut  abfolument  que  dans  tous  les 
M  incidens  qui  compofent  la  Fable  ,  il  n'y  ait 
33  rien  qui  foit  fans  raifon  ,  ou  fi  cela  eft  im- 
33  polTible  on  doit  faire  enforte  que  ce  qui  eft 
33  fans  raifon  fe  trouve  toujours  hors  de  la 
M  Tragédie ,  comme  Sophocle  Ta  fagement 
33  obfervé  dans  fon  Oedipe.  33  Arist.  Po'ét, 
ckap.  16.  Sur  quoi  M.  Dacier  dit  :  33  II  étoit 
33  fans  raifon  qu  Oedipe  eût  été  fi  long-tems 
a'  marié  avec  Jocafte ,  fans  avoir  fçu  de  quelle 
»3  manière  Laïus  avoir  été  tué  ,  &  fans  avoir 
33  fait  une  recherche  exacte  de  ce  meurtre.  Mais 
33  comme  ce  fujet  qui  eft  d'ailleurs  le  plus 
33  beau  du  monde  ne  pouvoir  fubfifter  fans 
33  cela  ,  Sophocle  n'a  pas  laifTé  de  l'employer^ 
33  &  il  l'a  mis  fagement  hors  de  l'adion  qu'il 
33  a  prife  pour  le  fujet  de  la  pièce.  Cet  incident 
93  y  eft  rapporté  j,  comme  une  chofe  déjà  faite 
33  &  qui  a  précédé  le  jour  de  l'adion.  Le  Poète 
33  n'eftrefpon fable  que  des  incidens  qui  entrent 
33  dans  la  compofition  de  fon  fujet ,  &  non  pas 
33  de  ceux  qui  le  précédent  ou  qui  le  fuivent.  33 
Il  me  femble  que  c'eft  là  jetter  de  la  pouffiere 
aux  yeux  pour  excufer  un  défaut  vifible  ,  quoi- 
que néceflaire.  J'aime  mieux  croire  qu'ARis- 
TOTE  loue  Sophocle  d'avoir  fauve  ce  défaut 
du  mieux  qu'il  a  pu  ,  en  le  rendant  en  quelque 
forte  fi  étranger  à  fon  adion  ,  qu'on  ne  s'avife 
pas  de  l'y  trouver  fans  y  réfléchir. 


1^6  (E  D  I  P  E. 

(Edite. 

Ne  revint-il  perfonne  de  fa  fuite,  qui 
puifTe  nous  donner  des  lumières  fur  cet 


attentat  ? 


C    R    É    G    N. 

Tout  périt,  hors  un  feul  homme  que 
la  crainte  fit  fuir ,  Se  qui  de  tout  ce  qui 
s'eft  pafTé  n'a  rapporté  qu'un  feul  fait 
peu  confidérable. 

<E   D   I    p    E. 

Quel  fait  !  ne  négligeons  rien  :  fou- 
vent  la  moindre  lueur  conduit  à  d'im- 
portantes découvertes. 

C  R  É  o  N. 
A  l'entendre.  Laïus  étoit  tombé  entre 
les  mains  d'une  troupe  de  brigands  >  Ôc 
il  fut  accablé  par  le  nombre. 
(E  D  I  p  E. 
*  Comment  des  brigands  auroient-ils 
eu  l'audace  d'arfaquer  un  Roi,  fi  quelque 
intérêt  fecret  n'eut  conduit  leur  main?"]' 


*    Il  paroît  ici  qu'Oedipe  foupçonnc  déjà 
Créon  d'avoir  trempé  dans  le  meurcre  de  Laïus 
pour  s'emparer  du  Thrône. 
îsjote       t  Le  fens  du  texte  eft  un  peu  différent.  Oedi- 
de  l'Edi-  pe  dit  :  Laïus  marchoit  fans  porter  Jes  t^B^' 
teur.       Quel  intérêt  des  voleurs  euffent-ils  eu  a  l'atta- 
quer ?  Créon  lui  répond  ;  Aujji  fouffonriit-t-on 
quelque  autre  motif. 


\ 


A  C  T  E    I.  257 

C   R    é    O  N. 

On  foupçonna  des  intrigues  &  des 

embiiches Mais  enfin,  le  Roi  mortj, 

noBis  retombâmes  dans  de  plus  grands 
maux.  * 

Oe  D  1  P  E. 

Quel  fi  grand  malheur  a  donc  pu  em- 
pêcher qu  on  ne  recherchât  les  auteurs 
d'ime  mort  fi  déplorable  ? 

C  R   É    0    N. 

-f  Le  Sphinx  Se  fes  pièges  cruels.  Les 

*  Rien  n'eft  plus  éloieaé  du  Grec  que  cette  .  ^o^e 
r         »7    •   •  o*  ce  rEdi- 

^erlion.  Voici  Sopwocle  :  ^^^^^ 

Xcàcv   a'  oXc^XoTci 

Ce  qui  veut  dire  clairement  :  Laïus  mort  neut 
point  de  défenfeur ,  c'eft-à-dire  ,  de  vengeur. 
Les  paroles  fuivantcs  d'Oedipe  démontrent  la 
vérité  de  cette  explication. 

t  On  fçait  i'hiftoire  du  Sphinx  ,  ce  monflrc 
ûigU  ^  femme  i  lion,  qui  égorgeoit  tous  ceux 
qui  ne  pouvoient  expliquer  fes  énigmes.  Des 
Auteurs  difent  que  ce  fut  une  flotte  qui  s'em- 
para de  la  Béotie  ,  &  infefta  le  pays  Thébain 
fous  la  conduite  d'une  méchante  femme 
qu'Oedipe  tua.  D'autres  prétendent  que  Sphinx 
étoit  une  fille  naturelle  de  Laius ,  laqi  elle  fit 
mourir  ceux  des  Thébains  qui  alléguoient 
l'oracle  d'Apollon  à  Cadmus  fur  la  fucceflioa 
de  fes  enfans ,  pour  empêcher  les  bâtards  de 
monter  fur  le  Thrône  i  que  cette  fille  voulut 
qu'on  produisît  cet  Oracle;  qu  Oedipe  inftruic 
en  fonge  le  récita  3  ^fit  mourir  fa  foeur. 


25S  ŒDIPE; 

maux  préfens  &:  fenfîbles  firent  oublier 
un  crime  obfcur  3c  pafTé. 
Oe  d  ï  p  e. 

Hé -bien  5  je  faurai'  moi  le  décou- 
vrir dès  fon  origine.  Les  ordres  d'A- 
pollon Se  vos  confeils  font  juftes.  Je 
vous  féconderai.  La  Patrie  trouvera  en 
moi  un  libérateur  ^  l'Oracle  un  Prince 
obéifTant  ;  de  Laïus  un  vengeur.  Mon  in- 
téfêt  propre  m'y  engage.  Cet  attentat 
me  regarde ,  /î  je  ne  prends  en  main  la 
caufe  de  Laïus ,  j'enhardis  contre  mes 
jours  des  fujets  perfides  &  rebelles.  Af- 
furons  ma  couronne  en  le  vengeant.  Ça, 
levez-vous ,  enfans ,  &  reportez  ces  ra- 
meaux facrés.  (  ^  quelqu'un  de  fa  fuite,  ) 
Vous  5  qu'on  affemble  ici  le  peuple.  Je 
veux  tout  tenter^  &  ce  jour,  fi  les  Dieux 
nous  font  favorables ,  terminera  ou  nos 
maux  y  ou  nos  vies. 

Le   Grand   Prêtre. 

Allons ,  chers  enfans  ,  levons  -  nous. 
Nos  vœux  font  exaucés.  Puifife  Apollon, 
auteur  de  l'Oracle,  finir  nos  peines  3c 
iauver  nos  jours. 


ACTE    I.  159 

PREMIER  INTERMEDE. 

Le  C  h  <e  u  r. 
Divin  Oracle ,  que  nous  annoncez- 
vous  ?  Venu  récemment  du  *  Temple 
de  Delphes  à  Thébes ,  vous  tenez  nos 
cfprits  en  fufpens.  Je  tremble,  je  frémis 
dans  l'incertitude  du  deftin  que  vous 
nous  préparez.  PuifTant  Dieu  des  mala- 
dies, j'adore  vos  impénétrables  décrets. 
Qu  ordonnez-vous  de  notre  fort  préfent 
&  à  venir  ^  daignez  m'en  inftruire.  Ora- 
cle 5  fils  immortel  de  l'Efpérance.  C'eft 
à  vous  que  d'abord  j'adrefle  mes  vœux , 
6  Minerve  fille  de  Jupiter  :  6  Diane , 
DéelTe  tutélaire  de  cette  terre  ,  qui  êtes 
aflife  fur  un  trône  au  milieu  de  Thé- 
bes 5  &  vous  5  6  Apollon ,  qui  perçâtes 
le  ferpent  Python  de  vos  inévitables 
traits.  Divinités  fecourables,  qui  remé- 
diez à  rous  les  maux  des  humains,  monj 
trez  -  vous  fenfibles  à  ceux  dont  nous 


*  Le  Temple  de  Delphes  étoit  enrichi  de 
dons  innombrables ,  dit  le  Scholiafte  ,  & 
depuis,  le  lieu  de  l'Oracle  fut  bâti  de  mille 
tuiles  d'or  qu'envoya  Créfus. 


1^0  (E  D  î  P  E. 

foinmes  accablés.  *  Si  vos  mains  falu 
taires  ont  éteint  le  feu  qui  commençoit 
à  embrafer  notre  ville,  ceft  maintenant, 
grands  Dieux,  que  vous  devez  nous  fe- 
courir.  Hélas ,  nos  maux  font  innom 
brables.  Vous  voyez  tout  un  peuple  vic- 
time de  la  mort,  defcendre  dans  le  tom- 
beau. Plus  d'efpoir ,  plus  de  refTource 
La  terre  ferme  fon  fein  de  fe  refufe  à 
nos  travaux  j  les  mères  meurent  dans 
les  douleurs  de  l'enfantement  :  Pluton, 
le  fier  Pluton  voit  tomber  les  morts  fur 
la  rive  du  Styx  plus  promprement  que 
les  éclairs,&;  comme  une  foule  d  oifeaux 
qui  fe  précipitent  les  uns  fur  les  autres. 
Des  monceaux  de  cadavres  privés  des 
derniers  devoirs  couvrent  la  campagne. 
On  voit  de  tous  côtés  de  jeunes  époufes 
&  des  matrones  refpedables  par  leur 
vieillefle,  embrafTer  les  autels  f  comme 
un  afyle  facré,  &  percer  les  airs  de  leurs 
gérnifTemens.  On  n'entend  de  toutes 
parts  que  de  lugubres  accens  ;  &  le  nom 
#  d'Apollon  mille  fois  répété  fe  confond 
avec  les  cris  douloureux.    Témoin  de 

*  En  infpirant  Oedipe  qui  délivra  ThébeS 
du  Sphinx. 

t  Ou  bien,  embraiîer  les  autels  qui  font  fur 
le  rivage  ,  7rafet^&'ji.uo  .  Ce  fens  eft  peut-être  le 
plus  vrai ,  l'autre  cft  plus  beau. 


ACTE    ï.  1^,1 

tant  de  miferes ,  Minerve,  volez  a  no- 
tre fecoiirs.  Mettez  en  fuite  cette  divi- 
nité barbare,  ce  Mars  exterminateiir,qui 
plus  redoutable  que  le  Dieu  6.qs  com- 
bats ,  nous  fait  impitoyablement  périr 
fans  armes,  fans  égide,  fans  appareil  de 
Tuerre.  Ecartez-le  de  nos  climats ,  pré- 
:ipitez  -  le  ou  dans  le  vafte  fein  d'Am- 
îhitrite  ,  ou  dans  les  abyfmes  profonds 
le  la  merThracienne  èc  duPont-Euxin.* 
Hlélas  !  ce  qu  une  nuit  a  épargné  devient 
a  proie  du  jour  fuivant.  Grand  Jupiter, 
mi  faites  gronder  le  tonnerre  ,  écrafez 
:e  génie  de  vos  foudres.  Dieu  de  Ly- 
ie,  Apollon,  préparez  pour  nous  fecou- 
ir ,  votre  arc  ,  votre  carquois  d'or ,  &: 
'OS  flèches  :  Et  vous  ,  f  Diane ,  lan- 


*  Sophocle  appelle  cette  mer ,  aujourd'hui     Note 
«1er  Noire,  non  pas  Et;'|eïM>  mais   ànoitvo))  ,  àc  l'Edi- 
omme    s'il    difoit  ;     Pontum   inhofpitalem  ,  ^^^^* 
unefte  à  fes  Navigateurs  ;  &  cela  pour  pla- 
ceurs raifons  :  parce  qu'elle  eil  fort  orageufe  , 
emée  d'écueils  ,  mal  pourvue  de  bons  ports  > 
lais  fur-tout ,  à  caufe  des  Nations  féroces  qui 
i  bordoient  en  ces  tems-Ià.  Si  dans  la  fuite  on 
a  nommée   Ev^^voç ,  Hofpitaliere ,   on  fçait 
ue  c'eft  par  antiphrafe,  ou  contre  vérité. 

t  Diane ,  ou  Hécate ,  étoit  cenfée  agi  er  îes 
.ommes  par  des  fureurs ,  aufTi-bien  que  Bâc- 
has. Ce  fens  eft  plus  naturel  que  celui  qu'y 
oanc  M.  Dacier. 


x67.  ^  (E  D  ï  P  E. 
cez  fur  luijComme  des  traits  enHammés,' 
ces  rayons  &:  ces  feux  que  vous  dardez 
fur  les  montagnes  de  Lycie.  *  Rece- 
vez enfin  nos  vœux ,  6  Dieu  qui  portez 
le  nom  de  Thébain,  &  que  nous  parons 
d'une  Thiare  d'or ,  cher  des  Menades , 
puiiTant  Bacchus,  f  venez  avec  vos  tor^ 
ches  allumées,  écarter  loin  de  nous  cette 
horrible  divinité. 


ACTE    II.. 

SCENE     PREMIERE, 

Œdipe,  Suite  ,  Le  C  h  œ  u  r  , 
le  peuple  afTemblé.  f 

(E  D  I  p  E  au  Peuple, 
J'aî  entendu  vos  demandes,  écoutez^ 


*  Province  d'Afie  entre  la  Carie  &  la  Pam- 
philie.  Elle  tira  Ton  nom  de  Lycus,  un  des 
fils  de  Paodion. 

t  M.  Dacier  dit  que  le  Chœur  appelle  ici 
JBacchus  avec  fes  flambeaux ,  parce  que  le  via 
&  le  feu  font  des  préfervatifs  contre  la  peftc; 
Mais  fans  y  entendre  autrement  fineiïe ,  il 
fuffit  de  dire  que  Bacchus  étoit  honoré  à  Thé- 
bes  d'un  culte  particulier,  &  que  le  Chœur 
l'invoque  comme  les  autres  Dieux  du  pays. 

<r  L'ouverture  de  cet  Adte  n  eft  pas  moins 


A  C  T  E    1 1.  16^ 

moi  z  mon  tour,  fécondez  mes  foins,  &: 
je  réponds  d'un  heureux  fuccès.  Etran- 
ger en  ces  lieux  ,  &  libre  de  tout  foup- 
çon  fur  le  meurtre  de  Laïus,  dont  le  dé- 
tail n'étoit  pas  même  venu  jufqu  a  moi, 
je  vais  déclarer  avec  liberté  mes  fenti- 
ftiens.  Croyez  que  jen'irois  pas  réveiller 
un  crime  enfeveli  dans  l'oubli,  fi  je  n Pa- 
vois des  indices  certains.  Sachez  donc  , 
Thébains,qu'Oedipeautrefoisétranger, 
à  préfent  votre  concitoyen  <Sc  *  foumis 
aux  loix  qu'il  prefcrit ,  ordonne  à  tous 
les  habitans  de  dénoncer  l'airafîin  de 
Laïus,  f  Si  la  crainte  du  châtiment  em- 
pêche le  coupable  de  fe  déclarer  ,  qu'il 
meire  bas  toute  frayeur  ^  il  en  fera  quitte 
pour  l'exil.  Si  l'airaffin  eft  un  étranger , 
u'on  le  déclare  :  cet  important  fervice 
era  rccompenfé.   Que  li  malgré  mes 


i 


magnifique  que  celle  du  premier.  Le  peuple 
en  foule  eft  aiTemblé,  comme  l'avoir  ordonné 
Gedipe ,  pour  entendre  fa  dernière  rcfolutioîi 
&  fes  ordres  touchant  l'exécution  de  l'Oracle  , 
&  touchant  la  recherche  du  meurtrier  de  Laïus. 

*  J'ai  ajouté  ce  mot  au  texte  pour  en  expli- 
quer le  fens.  Sophocle  en  effet  veut  nous  faire 
entendre  qu'Oedipe  fe  foumet  aux  ordres  qu'il 
va  donner  ,  &  aux  imprécations  qu'il  va  pro- 
noncer. 

t  Gïzc  y  pis  de  Labdacus  y  petit -fils  de 
Cadmus, 


foins  5  la  crainte  ou  l'amitié  plus  fortes 
que  le  devoir  nous  cachent  ce  fatal  fe- 
cret  5  écoutez  les  imprécations  *  ôc  les 
ordres  de  votre  Roi.  Je  défends  qu  en 
toute  rétendue  de  mes  Etats  le  malheu- 
reux foit  reçu  dans  les  facrifices  ou  dans 
les  converfations  :  je  défends  qu'on  ait 
rien  de  commun  avec  lui ,  pas  même  la 
participation  de  f  l'eau  luftrale  j  &  j'or- 
donne qu'on  le  bannilTe  des  maifons  où 
il  fe  retireroit ,  comme  un  monftre  ca- 
pable d'attirer  le  couroux  du  ciel.  Ainfî 
le  comm^ande  l'Oracle  :  ainfi  commen- 
çai-je  d'accomplir  fes  ordres,  &  de  pren^ 
cire  en  main  la  caufe  de  Laïus  &c  des 
Dieux.  Puilfe  le  coupable ,  foit  qu'il  ait 
commis  feul  cet  horrible  forfait,  foit 
qu'il  ait  eu  des  complices,  éprouver  l'ef- 
fet de5  malédidions  dont  je  l'accable 
aujourd'hui  î  qu'il  traîne  une  vie  miféra- 
ble,  fans  feu,  fans  lieu,  fans  efpoir,  fans 


*  Ces  imprécations  &  ces  entres  nous  pei- 
gnent au  naturel  l'excommunication  Hes  An- 
ciens j  châtiment  terrible  dans  le  Paganifme. 
Euripide  entre  encore  en  un  plus  grand  détail 
dans  Ton  Iphigénie  en  Tauride. 

t  L'eau  luftrale  fervoit  à  purifier  le  peuple 
dans  les  facrîEces.  On  s'en  lavoit  les  mains;  on 
y  mettoit  un  tifon  ardent ,  &  on  la  répandoit 
iUr  i'airembléc. 

fecours 


ACTE    II.  1(^5 

fecours  î  Si  je  le  ca\che  volontairement 
dans  mon  Palais ,  puilTent  retomber  fur 
ma  maifon  Ôc  fur  moi  ces  funeftes  impré- 
cations !  Enfin,  Thébains  qui  m'écoutez, 
je  vous  ordonne  en  Roi ,  par  l'obéifTan- 
ce  que  vous  me  devez ,  par  le  refpedt 
dû  à  rOracle ,  parrintérêt  de  la  Patrie  fi 
triftement  défigurée  ,  d'exécuter  ponc- 
tuellem.ent  les  ordres  que  vous  venez 
d'entendre.  Hé  quand  même  les  Dieux 
n  auroient  pas  parlé^convenoit-il  de  laif- 
fer  impuni  un  attentat  fi  criant  ?  Le  fang 
du  meilleur  des  hommes  ôc  des  Rois  ne 
parloit-il  pas  aiTez  ?  ah  ,  n  auroit-il  pas 
dû  être  déjà  ven^é  ?  fuccefieur  d'un  fi 
bon  Roi ,  pofielieur  de  fon  throne  &C 
de  fon  époufe ,  *  père  &  tuteur  de  fes 
enfans ,  Ci  les  deftins  ne  les  euffent  ravis  ^ 
je  veux  à  mon  tour  le  regarder  comme 

*  Il  parle  fans  Je  fçavoir,  de  lui-méiTiC  3 
c'ett-à-dire,  du  fils  de  Laïus.  M.  Dacihr  re- 
prend à  propos  le  Scholiafte  de  trouver  ces 
fortes  de  penfées  moins  nobles.  Il  eft  vrai 
que  le  Scholiafte  ajoute  qu'elles  font  trèf- 
propres  aux  mouvemens  du  Théâtre,  &  qu'Eu- 
RïPiDE  en  eft  plein ,  au  lieu  que  Sophocle 
les  employé  fobrement  ^  &  uniquement  pour 
émouvoir.  Rien  en  eifet  n'eft  plus  capable 
d'exciter  ces  mouvemens  que  la  penfée  d'Oe- 
dipe.  Il  veut  venger  comme  fon  père  un  Roî 
dont  il  Te  trouve  a  la  fin  le  fils  &  le  meurtrier. 
Tome  L  M 


x(^6  (S  D  I  P  E. 

mon  père.  Oui ,  je  vais  redoubler  mes 
efforts,  6c  je  ne  ferai  point  tranquille, 
que  je  n'aye  découvert  le  barbare  meur- 
trier du  précieux  refte  *  des  Labdacus, 
des  Poiydores ,  des  Cadmus  ,  &  des 
Agenor.  Je  dois  cette  vengeance  à  leurs 
mânes.  PuifTent  ceux  qui  refuferont  de 
foufcrire  à  mes  volontés ,  trouver  la  terre 
ingrate  &  rebelle  à  leurs  travaux ,  voir 
expirer  leurs  femmes  fans  enfans  ,  &: 
mourir  eux-mêmes  d'une  mort  plus  af- 
freufe  encore  ,  (  s'il  eft  poffible  ,  )  que 
celle  qui  défoie  nos  climats  î  pour  nous 
qui  foufciivons  à  cette  équitable  fen- 
tence ,  daigne  la  juftice  combattre  tou- 
jours pour  nos  intérêts  !  daignent  tous 
les  Dieux  nous  être  toujours  favorables  ! 
Le  Chœur. 
Je  me  foumets  fans  peine  à  vos  im- 
précations. Seigneur  ;  mais,  hélas  !  inno- 
cent du  meurtre  de  Laïus ,  j'ignore  le 
coupable.  C'éroit  au  Dieu ,  qui  a  rendu 
l'Oracle  ,  d'expliquer  fa  penfée  ,  Ôc  de 
marquer  l'alTallin. 

O  E  D  I  P  E. 

ïl  eft  vrai  :  mais  quel  mortel  peut 

^  Il  paroît  que  ie  peuple  fe  retire  après  avoir 
reçu  les  ordres  du  Roi.  Le  Chœur  compofé  des 
plus  anciens  &  des  plus  refpedabîes  de  la  n^-= 
iign  3  rçftç  ôc  repond  pour  ie  peuple. 


ACTE     II.  2^7 

contraindre  les  Dieux  à  dévoiler  leurs 
fecrets  ? 

Le     Chœur. 

*  Voici  une  autre  relTource  qui  luit  à 
mon  e^fprit. 

O  E  î>  I  P  E. 

.    Parlez^  ne  me  cachez  aucun  des  ex-« 
pédiens  que  vous  pourrez  imaginer. 
Le     Chœur. 

Ce  qu'eft  Apollon  entre  les  Dieux ,  f 
Tiréfias  l'eft  parmi  les  mortels  ;  fçavant 
devin  ,  ne  pourra-t-il  pas  nous  prêter  le 
fecours  de  Tes  lumières  li  sures  &  Ci 
pénétrantes  ? 

O  E  D  I  p  E. 

Ce  moyen  n'eft  pas  échappé  a  ma  prc- 

*  Mot  à  mot.  Voici  un  fécond  confeil ,  &c. 
Oedipe  répond ,  Dites-m'en  un  troifîéiioe  il 
vous  l'avez.  M.  Orsatto  GiusxiNiANOnra- 
duit  5  Giungi  la  ter(a  anchora  fe  in  pronto  L'haï. 

t  Tiréfias  étoit  de  Thébes  en  Béotie ,  fils 
d'Evere  &  de  Cariclo.  Il  vit  Pallas  au  bain  , 
difent  Callimaque  &  Properce  :  en  puni- 
tion il  fut  privé  de  l'ufage  des  yeux  ,  fupplicc 
moindre  que  celui  d'Adeon.  La  Déefie  même 
en  eut  compaflion  ,  &  lui  donna  la  fciencs  de 
l'avenir.  Ovide  dit  qu'il  devint  aveugle  "au 
fu^et  d'un  différend  entre  Jupiter  &  Junon , 
laquelle  le  punit  gour  n'avoir  pas  décidé  en  fa 
faveur,  &  que  Jupiter,  pour  le  dédommager 
de  la  perte  de  la  vue,  lui  accorda  le  privilège 
de  lire  dans  ravenii. 

M  ij 


xG%  (E   D  1  P  E. 

voyance.  *  Deux  fois ,  par  le  confeil  de 
Créon  ,  j'ai  envoyé  vers  lui  j  &  je  m'é- 
tonne qu'il  tarde  à  fe  rendre  en  ces  lieux. 
Le  C  h  œ  u  r. 
Il  faut  le  confulter  :  car  les  bruits  an- 
ciens 5  mais  frivoles  ,  qui  ont  couru  fur 
cette  mort  ,  ne  méritent  nulle  atten- 
tion. 

O  E  D  I  P  E. 

Quels  bruits  !  Parlez.  Je  ne  vetix  rien 
négliger. 

Le     C  h  œ  u  r. 

On  a  dit  que  des  voyageurs  avoient 
afTafliné  le  Roi. 

O  E  D  I  p  E. 

Je  Tai  oui-dire  comme  vous  :  mais  il 
n  a  point  encore  paru  de  témoins  ocu- 
laires, 

#  Le     Chceur. 

La  crainte  des  malédidrions  forties  de 
votre  bouche  en  fera  bientôt  paroître  , 
&  fans  doute  le  coupable  effrayé  vien- 
pra  lui-même  fe  déclarer  à  vos  yeux. 

O  E  D  I  p  E. 

Ah ,  quand  on  ne  craint  pas  de  com- 

*  Il  y  a  dans  le  Grec  ^j'ai  envoyé  deux  hom' 
mes, ....  Par  U  confeil  de  Q-éon.  Ce  mot  n'eft 
pas  inutile  ;  car  il  jette  les  fondemens  des  foup-^ 
çons  d'Oedipe  contre  Créton  ,  &  prépare  les 
auditeurs  à  les  voir  naître  fans  furprifeo 


A  C  T  E    IL  16^ 

mettre  un  crime ,  on  craint  peu  les  im- 
précations. 

Le     C  h  œ  u  r. 
Voici  qui  découvrira  le  criminel.  Je 
vois  qu'on  amène  le  divin  Prophète  5 
qui  feul  voit  &  montre  la  vérité  dans 
fon  jour. 

SCENE     IL 

Les   mêmes ,  T  i  r  e  s  i  a  s. 

O  E  D  I  P   E. 

O  vous  5  qui  privé  de  la  lumière  ,  ne 
lailTez  pas  de  pénétrer  les  chofes  les  plus 
fecrettes ,  foit  dans  le  ciel ,  foit  fur  la 
terre ,  vous  fçavez  la  déplorable  fitua« 
tion  de  Thébes  :  c'eft  à  vous  qu'elle  a 
recours  :  vous  feul  pouvez  la  délivrer  de 
ÎQs  maux  :  Apollon  ,  fi  vous  l'ignorez  y 
nous  a  répondu  que  la  fin  de  nos  mal- 
heurs dépendoit  de  la  mort  ou  de  l'exil 
des  meurtriers  de  Laïus.  Employez  donc 
pour  les  découvrir  les  myftères  facrés 
de  votre  art.  N'enviez  pas  à  vos  conci- 
toyens le  fecours  qu'ils  attendent  de 
vous.  Confultez  le  vol  des  oifeaux ,  & 
tous  les  fecrets  de  la  divination.  En  vous 
eft  notre  efpoir  :  fauvez-vous ,  fauvez- 
moi  j  vengez  un  Prince  dont  le  fang  in- 
dignement répandu ,  fait  ré  jaillir  fur  nos 

M  iij 


lyo  Ci:  D  1  P  E. 

têtes  la  vencreance  des  Dieux  *  8c  fou- 
venez-vous  que  rien  n'ell  plus  beau  que 
de  fecourir  les  miférables. 

T I  R  E  s  1  A  s  à  part. 
Dieux  î  qu'il  eft  dangereux  de  trop 
fçavoir  !  je  fuis  perdu  ,  malheureux  !  * 
Pourquoi  fuis- je  venu  ? 

O  E  D  I  P  E. 

Quoi  ?  qu  avez- vous  ?  d'où  vient  cette 
trifleiîe  fubite  ? 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Lailfez-moi  panir ,  Seigneur.  Croyez- 
en  Tiréfîas.  Votre  fort  &  le  mien  en  fe- 
ront plus  fupportables. 

O  E  D  I  p  E.       . 

Âh ,  que  vous  htts  injufte  î  avez-vous 
donc  oublié  queThébes  eft  votre  patrie  ? 
lui  refuferez  -  vous  l'interprétation  de 
rOracie  ? 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Vous  êtes  plus  injufte  que  moi ,  Sei- 
gneur. Je  me  tais  pour  ne  pas  répondre 
témérairement  à  vos  téméraires  deman- 
des. 


Note        *  Tiréfias  dit  plus  dans  le   Grec  qu*on  uc 
de  VïAi-  lui  fait  dire  ici  :  Inftruh  de  ce  fatal  myjiere  , 
^^"'^'       c*eft-à-dire  y  connoifTant  bien  le  meurtrier  de 
Laïus  :  TkoTu  KaXas  tylo  f^^m  ,  je  n  aurais  ja- 
mais dû  venir  ici» 


ACTE     IL  271 

Le     Chœur. 

Au  nom  des  Dieux ,  Tiréfias ,  ne  nous 
cachez  rien  de  ce  que  vous  fçavez.  Prof- 
terncsà  vos  pieds  nous  vous  en  conju- 
rons. 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Ah  5  vous  ignorez  roue  ce  que  vous 
demandez.  LaiiTez-moi  mon  fecret.  Je 
ne  dévoilerai  point  vos  maux. 

O  E  D  I  P  E. 

Quoi  ?  vous  fçavez  tout ,  &c  vous  gar- 
dez le  fîlence.  Voulez-vous  donc  nous 
trahir  ôc  nous  perdre  ? 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Que  ce  reproche  eft  inique  î  c  eft  pour 
vous  5  c'eft  pour  moi  que  je  me  tais. 
Epargnons-nous  un  chagrin  mutueL  Je 
ne  parle  point. 

O  E  D  I  p  E. 

O  le  plus  méchant  de  tous  les  hom- 
mes !  (  car  enfin  tes  refus  irriteroient  les 
rochers  :  )  jufqu'à  quand  garderas-tu  -ce 
fîlence  obftiné  ?  jufqu  a  quand  feras-tu 
inflexible  ? 

T  r  R  E  s  I  A  s. 

Vous  me  reprochez  ma  dureté  :  Se 
vous  comptez  pour  rien  la  colère  qui 
vous  tranfporte  :  j'en  fuis  la  vidime. 

O  E  D  I  p  E. 

Mais  qui  ne  feroit  pas  indigné  d'im 
M  iv 


172..  ŒDIPE. 

pareil  difcours ,  &  de  l'outrage  que  eu 

fais  à  la  patrie  ? 

T  I  R  E  s  I  A  s. 
Vos  malheurs  arriveront  afTez  tôt  fans 
que  je  les  révèle. 

O  E  D  I  P  E. 

Et  moi  je  veux  apprendre  ces  mal- 
heurs de  ta  bouche. 

.    T  I  R  E  s  I  A  s. 

Je  ne  parlerai  point,  duifiez-vous 
m'accabler  de  tout  votre  courroux. 
O  E  D  I  p  E. 

Hé-bien ,  je  fuivrai  les  mouvemens 
de  ma  fureur.  Je  te  déclare  donc  que 
tu  parois  à  mes  yeux  le  complice  ,  ou 
même  l'auteur  de  cet  attentat.  Si  tu 
n'étois  privé  de  la  lumière  des  Cieux  , 
je  te  croirois  le  feul  capable  de  l'avoir 
accompli. 

TiRESIAS. 

*  J'entends  :  &c  moi  je  vous  déclare 


*  La  hbcrté  du  Prophète  eft  juftifiée  par  la 
colère  d'Oedipe  ,  &  toute  cette  Scène  eft  fi 
adroitement  conduite  que  Tiréfias  parle  à  dé- 
couvert ,  &  annonce  au  Roi  toute  fa  deftinée  , 
fans  qu'Oedipe  doive  le  croire  ,  puifqu'il  a 
fujet  de  penfer  que  tout  ceci  eft  l'efïet  de  la 
colère  &  du  complot  deTncfias  ^d'autant  plus 
qu'il  fe  croit  fils  du  Roi  de  Corinthe  ,  &  non 
de  Laïus. 


A  C  T  E     I  I.  273 

que  vous  avez  prononcé  vous  -  même 
votre  arrct.  Oui ,  depuis  ce  moment  fa- 
tal nul  Thébain  ne  peut  plus  vous  par- 
ler ni  vous  entendre ....  Vous  êtes  le 
.  coupable. 

O  E  D  I  P  E. 

Moi  1  quelle  impôfture  ,  O  Dieux  ! 
traître ,  crois-tu  échapper  à  mon  jufte 
refTentiment  ? 

T  I  R  E  s  I  A  s. 
Je  le  crains  peu.  La  vérité  plus  forte 
que  rinjuftice  combat  en  ma  faveur. 
O  E  D  I  p  E. 
La  vérité  !  d'où  la  fçais-tu ,  malheu- 
reux ?  ce  n'efl  pas  dans  ton  art  que  tu 
l'as  puifée. 

T  I  R  E  s  I  A  s. 
Je  la  fçai  de  vous.  C'eft  vous  qui  m'a- 
vez contraint,  de  rompre  le  filence, 

O  E  D  I  p  E. 

Que  t'ai-je  contraint  de  dire  ?  parie 
derechef  :  peut  -  être  comprendrai  -  je 
mieux  ce  difcours  furprenant. 
T I  R  E  s  I  A  s. 

Vous  m'avez  trop  entendu.  *  Ed^ce 


*  Êfl'Ce  pour  me  tendre  un  piège....  C'dl- 
à-dire,  eft-ce  pour  voir  fi  je  ne  varierai  point.;,, 
il  je  ne  changerai  point  de  langage  ? 

M  y 


274  <E  D  I  P  E.  ■ 

pour  me  tendre  un  piège  que  yous  m*in- 

rerrogez  ! 

Oedipe. 
Non  5  mais  je  t'ordonne  de  parler. 

Tires  i  as. 
Hé-bien  ,  je  lejépëte'j  le  meurtrier 
que  vous  cherchez  5, c'eftvousl         "^ 

Ge-dtp  ^I:  '■^'''  '  '^"":^^ 
Moi  1  ah  ,  miférable ,  tu  ne  m'auTars 
pas  deux  fois  oun'agc  impunément. 

TiRESÏAS. 

Ciel  î  que  feroit-ce  donc  fi  je  difois 
tout  ? 

Oedipe. 
Dis  5  parle  ,  je  ne  cra^ins  rien. 

T  I  R  E  s  I  A  s. 
Vous  le  voulez  ,  je  parlerai.  Oedipe  , 
fans  le  fçavoir ,  eil  uni  par  d'horribles 
nœuds. . .  Il  ignore  l'abyfme  où  il  eft 
plongé. 

Oedipe. 
Penfes-tu  que  je  fouffre   plus  long- 
tems  ces  outrages  redoublés  ? 

TiRESlAS. 

Je  n'appréhende  rien.  Telle  cft  la 
force  de  la  vérité. 

Oedipe. 

Oui  5  mais  non  pas  fur  tes  leVres. 
Doublement  aveugle  ,  ru  ne  peitx  ni  la 
voir  ,  ni  la  dévoiler. 


I 


A  C  T  £     îî.  175 

T i  R  E  s  I  AS. 

Ah ,  malheureux  Prince ,  vous  me  re* 
prochez  ce  que  bientôt  on  aura  droit  de 
vous  dire  à  vous-même. 

O  E  D  I  P  E. 

Rends  grâce  aux  Dieux  de  ton  aveu- 
glement. Tu  verrois  le  jour  pour  la  der- 
nière fois. 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Mon  fort  n'eft  pas  entre  vos  mains. 
Apollon  eft  mon  garand ,  il  *  aura  foin 
de  mes  jours.  "}" 

O  E  D  I  p  E. 

Ce  cruel  artifice  eft-il  de  Créon  ou 
de  toi  ? 


*  J'ai  préféré  ce  fens  à  celui  que  donne 
JoACHiM  Camerarius  au  Grec,  comme  fi 
Tirélîas  difoit,  Apollon  aura  foin  de  terminer 
mon  fort.  Tireras  en  effet,  au  rapport  de  Pau- 
SANiAS',  mourut  en  allant  à  Delphes  après 
avoir  bu  de  l'eau  d'une  fontaine.  Cette  cir~ 
confiance  ne  juftifîe  point  le  fens  de  Came- 
rarius. L'autre  eft  plus  fimple  &  plus  vrai. 
Je  le  trouve  encore  dans  la  tradudion  àt 
M.  Orsatto  : 

.  V  .   .  il  pojfente  ^pollo  cura. 
Havrâ  de  la.  mia  vita. 

t  ILcs  termes  Grecs  ne  fouffrent  point  ceîte  ,  ^^  f  " 
explication^  ils  ne  difeat  pas  même  ce  que  "^^^^ ''''*^' 

U  vj 


17^  Œ  D  î  P  E. 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

N'accufez  ni  Créon  ^  ni  moi.  Nlmpu- 
,  cez  vos  maux  qu'à  vous  feuL 

O  E  D  î  P  E. 

O  Sceptre  ,  ô  Couronne ,  ô  tréfbrs  ,  a 
fagelfe  fupérieure  à  tous  les  arts  pour 
rendre  la  vie  heureufe ,  quevosavanta-- 
ges  trop  expofés  à  l'envie  font  fujets  à 
de  triftes  retours  !  quoi  ?  j'arrive  dans 
Thébes  fans  ambition ,  fans  delTein  ,  on 
m'offre  le  thrône  ^  je  règne  ;  Se  Créon  , 
ce  Créon  qui  paroifToit  d'abord  mon  fi- 
dèle ami,  forme  de  fecrettes  brigues 
pour  me  déthroner  !  il  fuborne  ce  mi- 
férable  devin  éclairé  pour  {qs  intérêts,  & 
aveugle  dans  fon  art.  *  Créon  s'enfertj,, 

Camerarius  fait  dire  àTirefiasj  les  voici? 

Mon  fort ,  dit- il ,  n'eft  point  entre  vos  mains  j 
Vomquoi}  Ceft  qui  l  me  fufft  d'Apollon,  qui 
ffait  l'avenir  :  ra^ljcTr^ulut  ,  quA  facienda  funt„ 
Par  où  il  veut  donner  à  entendre  qu'Apollon 
lui  a  révélé  le  lieu  ,  le  temps  &  le  genre  de  [a 
mort. 
Nore  *  Le  Traduéleur  a  fapprimé  ,  apparemment 
de  l'Edi-  par  poIitefTe,  toutes  les  injures  qui  font  dans  le 
Crée,  &  que  vomit  Oedipe  irrité,  /uàyov ,  ce 
Magicien  j  foi^cvopfûcpav  ,  cet  Artifan  de  frau- 
des3  «^cA<wj  ce  Menteur^  ecyù^niy  ^  ce  CLariatafi 


leur 


A  C  T  E    î  I.  177 

met  en  œuvre  fes  preftiges  Ôc  fes  artifi- 
ces, contre  qui  ?  contre  Oedipe  fon  ami! 
car  enfin ,  dis-moi ,  qui  t'a  rendu  Pro- 
phète ?  pourquoi  n'as  -  tu  pas  délivré 
Thébes  des  captieufes  queftions  &  des 
cruautés  du  Sphinx  ?  alors,  certes,  alors 
il  étoit  befoin  d'un  homme  plus  qu'or- 
d inaire  ,  d'un  homme  qui  eût  je  ne  fçai 
quoi  de  divin.  Où  étoient  tes  oifeaux 
êc  les  Dieux  ?  Oedipe  furvient ,  &  par  la 
feule  farce  de  fon  efprit ,  fans  le  fecours 
des  oifeaux  ,  Oedipe  qui  ne  fe  pique 
point  d'être  devin , développe  l'énigme , 
&  confond  le  vSphinx.  Avoue-le  ,  mal- 
heureux 5  le  defir  de  régner  fous  Créon 
te  dévore.  Voiià  l'intérêt  fecret  qui  t'a- 
nime à  ma  perte.  Mais,  crois-moi ,  ton 
ambition  te  coûtera  cher,  aufîi-bien  qu'a 
l'auteur  de  cette  intrigue  ^  &  fans  un 
refte  d'égard  que  j'ai  pour  ta  vieilleiTe , 
je  te  ferois  fentir  à  quel  prix  tu  abufes 
de  ton  art  pernicieux. 

Le  Chœur. 

Témoins  de  vos  difcours ,  nous 
voyons  de  part  &  d'autre  trop  de  cha- 
leur. Songez  ,  Seigrieur  ,  fongez  ,  Tiré- 
fias  ,  qu'il  n'eft  queftion  que  de  penfer  x 
trouver  l'interprétation  de  l'Oracle. 


278  (S  D  I  P  E 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Vous  êtes  Roi ,  Seigneur  ;  mais  ici  k 
liberté  d'entendre  Se  de  répondre  tour- 
à-tour  nous  rend  égaux ,  &  d'ailleurs  fu- 
jet  d'Apollon ,  je  ne  fuis  point  le  vo- 
tre. Sçachez  que  je  n'ai  pas  Befoin  d'être 
juftifié  par  Créon.  Libre  &  incapable  de 
crainte  ,  je  parlerai  moi-même  en  ma 
faveur.  Je  fuis  aveugle  ,  j'en  conviens  ; 
mais  tout  éclairé  que  vous  êtes  ,  vous 
ne  voyez  pas  les  maux  qui  vous  aflié- 
gent  5  vous  ignorez  quel  air  vous  refpi- 
rez,  avec  qui ,  Se  comment  vous  hes  lié. 
Sçavez-vous  qui  vous  a  donné  le  jour  ? 
fçavez-vous  quel  crim.e  vous  rend  exé- 
crable à  tous  vos  proches ,  foit  dans  les 
enfers  ,  foit  fur  la  terre  ?  déjà  lès  Furies 
vengerefTes  d'une  mère  3c  d'un  père 
vous  pourfuivent.  Bientôt,  privé  du  jour 
comme  moi ,  elles  vous  chaiïeront  de 
ces  climats.  Alors  quelles  mers ,  quel- 
les *  montagnes  '\  quel  endroit  du  mai> 


*  Grec,  Quel  Citheron?  Ceft  une  allufîon 

pour  la  fuite  qui  n'a  pu  pafTer  dans  le  François. 

Oedipe  ignoroic  qu'il  eût  été    expofé  fur  le 

mont  Citheron. 

i^Tote        t  On  pouvoit  traduire  littéralement ,  Quel 

^e  l'£ii-  autre   Citheron  ?  Le  P.    B.  dit  que    c'eft  une 

leur.       allufion  pour  la  fuite,  qui  n'a  pCi  palTer  dans 

Je  François  j  mais  il  pouvoit  faire    attentioa 


.ACTE    II.  27^ 

de  ne  retentira  pas  de  vos  cris  lugubres , 
quand  vous  fçaurez  l'hymen  fatal  dont 
vous  avez  allumé  îe  flambeau ,  quand 
vous  verrez  l'écueil  affreux  que  vous  crû- 
tes un  port  afTuré  ,  quand  un  elfain  de 
maux  ignorés  qui  vous  mettra  vous-mê- 
me au  rang  de  vos  enfans ,  viendra  fon- 
dre fur  vous  &  fur  eux.  Alors  ,  Prince  , 
accablez  d'injares  ôc  Tiréfias  &  Créon, 
Vous  nous  vengerez  ,  &  jamais  mortel 
plus  coupable  ne  perdra  la  lumière  du 
jour. 

O  E  D  î  PE. 

Ah  !  faut-il  quOedipe  entende  Bc 
fouffre  de  pareils  outrages. . .  .  Va  ,  mi- 
férable  ,  déro'be-toi  à  ma  fureur  ,  &  ne 
montre  plus  un  yifage  odieux. 

TîRESIAS. 

Je  ne  ferois  pas  venu  ^  û  vous  ne  m  a- 
vie^  appelle-    .;,;  ^^       l^  ^ 

On  ne  t  auroit  pas  appelle  ,  fl  l'on  eut 
prévu  ces  difcours  infenfés^^ 

<5ue  dans  c^itt  Scène ,  Tirefîas  fait  à  Oedipe 
bien  d'autres  menaces  enveloppées  &  énigma- 
tiques ,  dont  il  n'y  a  que  la  fuite  qui  puide  dé- 
voiler le  fens  au  Roi  Thebain.  Le  Citiieron 
ctoit  une.monragne.peu  diftante  de  Thébes  ;. 
elle  étoit  très  -  fertile  ,  &  céletre  à  pluiîeurs 
égards.  •' 


lîo  (E  D  I  P  E. 

T  I  R  E  s  I  AS. 

Vous  me  traitez  d'infenfé.  Votre  père 
ne  jugeoit  pas  ainfi  de  moi, 

O  E  D  I  P  Ê. 

Qui  ?  arrête.  Quel  eft  mon  père  ? 

T I  R  E  s  r  A  s. 
Ce  jour  5  oui  ce  jour  vous  donnera  la 
naiiTance  de  la  mort.  *    . 

O  E  D  I  P  E. 

Quelle  obfcurité ,  quel  embarras  dans 
ks  difcomrs  ! 

T I  R  E  s  I  A  s. 

Ne  vous  piquez-vous  pas  de  deviner 
de  pareilles  énigmes  ? 

O  E  D  I  P  E. 

Ce  que  tu  me  reproches- fait  ma  véri- 
table gloire. 

TiRESIAS. 

Dites  plutôt  votre  perte, 

O  E  D  I  p  E. 
J'ai  fauve  Thébes.  Qu'importe  à  quel 
prix  ? 

T  I  R  E  s  ï  A  s. 

Je  me  retire  donc.  (  ^  fon  Vaht  ) 
qu'on  me  reméne.    - 

O  E  D  I  p  E. 

h  dieu  5  ta    préfence  nous  trouble* 
Laiffe-nous. 


*  C'eft-à-dire ,  qu'il  fe  connoîtra luiméme. 


ACTE    IL  ib'i 

T  I  R  E  s  I  A  s. 

Oui  ,  ;e  vous  lai  (Te  ,  cdiitenr  d'avoir 
déclaré  mon  fecret  fans  redouter  votre 
préfence.  Ma  vie  &  mon  fort  ne  dépen- 
dent point  de  vous.  Je  vous  le  dis  pour 
la  dernière  fois ,  cet  homme  que  vous 
cherchez  ,  ôc  que  vous  accablez  de  ma- 
lédidions ,  ce  criminel ,  ce  meurtrier  ell 
dans  Thébes.  Etranger  en  apparence, 
on  verra  bientôt  qu'il  eft  Thébam.  Bien- 
tôt fa  fortune  Ci  belle  y  fi  riante ,  s'éva- 
nouira comme  un  fonge.  Aveugle  ,  ré- 
duit à  l'indigence  ,  courbé  fur  un  bâton, 
on  le  verra  errer  dans  les  contrées  étran- 
gères. Quelle  confufion  quand  il  fe  re- 
connoîtra  frère  de  fes  fils ,  époux  de  fa 
mère ,  coupable  en  même  rems  d'incefte 
&  de  parricide.  Allez  ,  Prince  ,  éclair- 
cifTez  ces  terribles  paroles ,  de  fi  vous 
me  trouvez  menteur  ,  je  confens  de  paf- 
fer  pour  un  faux  Prophète.  Adieu. 


i3i  (E  D  I  P  E. 


IL   INTERMEDE. 

C  H  (E   U   R. 

*  Stro-      Quel  eft  donc  celui  que  défîgne  Apol- 

^  '^  ^'     Ion  du  fond  de  fa  grotte  facr^e  ?  quel 

eft  ce  monftre  qui  a  fouillé  fes  mains 

par  un  crime  inoui  ?  Il  eft  tems  qu'il  fe 

dérobe  au  fupplice  qui  l'attend  ,  &  qu'il 


*  Demerius  Triclinius  dans  Ton  ouvraj^c 
fin- les  vers  de  Sophocle,  die  que  la  ftrophe 
fe  chancoir  parle  Chœur ,  qui  marchoit  tourné 
vers  la  droite ,  qu'il  fe  tournoit  vers  la  gauche 
pour  chanter  rantiftrophe  5  &  qu'enfin  il  chan- 
toit  l'Epode  après  la  ftrophe  &  l'antiftrophe  , 
en  fe  tenant  immobile.  On  prétend  que  par  ces 
évolutions  prifes  des  Egyptiens  ,  les  Grecs 
vouloient  comme  eux ,  marquer  le  cours  des 
aftresj  de  façon  que  la  ftrophe  &  le  tour  à 
droite,  fignifioit  le  mouvement  des  étoiles 
fixes  \  l'antiftrophe  &  le  tour  à  gauche ,  indi- 
quoit  le  cours  des  planètes  \  enfin ,  l'Èpodc 
&  fafituation ,  montroit  l'état  fixe  de  la  terre. 
PiNDARE  a  fait  pafler  les  mêmes  tours  &  re- 
tours dans  fes  Odes,  apparemment  parce  qu'en 
les  chantant  on  faifoit  les  mêmes  évolutions. 
Théfée  revenu  de  Crète,  inventa  une  danfe  , 
qui  confiftoit  à  tournoyer  en  différentes  ma- 
nières ,  en  mémoire  du  Labyrinthe.  A  régar<! 
des  mouvemens  du  Chœur  à  droite  &  à  gauche, 
ils  font  aflez  difficiles  à  concevoir.  33  Je  crois  , 


A  C  T  E     1  1.  285 

fùye  auflî  promptement  que  les  cclairs. 
Déjà  le  fils  de  Jupiter  s^arme  contre  lui 
de  carreaux  Se  de  foudres.  La  Parque 
cruelle  &  inévitable  le  pourfuit. 

Des  neiges  même  du  Parnafife  *  l'O-  ^««■ 
racle  eft  parti  comme  une  flamme  pour-'  '^^  ' 
avertir  les  Thébains  de  découvrir  le  cri- 
minel. Semblable  à  un  taureau  qui  va 
cacher  fa  défaite  &  fa  honte  ,  il  a  beau 
s'enfoncer  dans  les  antres  &  dans  les 
forêts  5  vainement  il  erre  en  des  lieux 
foliraires.  En  vain  il  tâche  d'éviter  l'ar- 
têt  prononcé  du  milieu  de  la  terre,  "j" 
Cette  voix  immortelle  le  pourfuivra 
toujours. 

Le  fage  Tiréfîas  a  dit  des  chofes  ho^^-^y^" 
ribles.  Dois-je  les  croire ,  dois-je  les  re- 

»  dit  M.  DACiiR,queIeChçEur  étoit  partagé 
«  en  deux  bandes ,  comme  chez  les  Hébreux  5 
33  la  troupe  à  droite  commençoic,  s'avançant 
»  vers  la  gauche  jufqu'à  la  moitié  du  Théâtre  , 
»  c*étoit  la  ftrophe.  L'autre  troupe  faifoit  de 
»  même ,  c'étoit  l'antiftrophe.  « 

*  Montagne,  dans  la    Phocide,  voifinc    j^^^^ 
de  Delphes,  afTez  connue   par  le  féjour  desdcrEdî- 
Mufes.  teur. 

i"  Delphes ,  qui  étoit  au  pied  du  î^arnafle  , 
païToit  pour  être  le  milieu  du  monde.  Voyez 
les  notes  fur  VJpkigénie  en  Tauride* 


i84  ŒDIPE. 

jetter  ?  que  dire  ,  que  penfer  P-qui  d'Oe- 
dipe  ou  de  Tiréuas  l'emportera  ?  l'un 
me  fait  craindre  y  l'autre  m'ordonne 
d'efpérer.  Je  n'ai  jamais  oui-dire  ,  &  il 
n'eft  pas  croyable  que  le  fils  de  Poly- 
be  *  f  ait  eu  rien  à  démêler  avec  Laïus. 
Dois-|e  donc  foufcrire  à  un  reproche 
odieux  ,  qui  accufe  Oedipe  d'un  meur- 
tre dont  on  ignore  l'auteur  ? 

^'^^j'  Jupiter  ôc  Apollon  lifent  dans  les 
cœurs.  Tel  eft  le  privilège  des  Dieux. 
Mais  eft-il  bien  confiant  que  les  devins 
foient  plus  éclairés  que  les  autres  hom- 
mes ?  un  mortel  furpafTe  un  autre  mor- 
tel en  fagelTe  j  mais  tous  font  fujets  à 
l'erreur.  Quelle  témérité  feroit-ce  d'a- 
jouter foi  aux  accufateurs  d'Oedipe  fans 
avoir  des  preuves  plus  fortes  ?  Non ,  je 
ne  regarderai  point  comme  un  meur- 


Note       *  Cétoit  un  ]^oi  de  Corinthe ,  à  qui  Hi« 

de  l'Edi-RODOTE  donne  deux  filles,  quoique  Sophocle 

^^^^*      le  fuppofe  fans  enfans.  Quoiqu'il  en  foit ,  fe 

voyant  fans   fils  ,    il    avoit   comme    adopté 

Oedipe ,  que  le  hafard  lui  avoit  préfenté  ,  & 

qui  croyoit  en  efFet  lui  appartenir. 

t  Oedipe  étoit  cru  fîls  de  Polybe  ,  voilà  et 
qui  rend  incroyable  le  difcours  de  Titéfîas  , 
&:  ce  qui  fufpend  &  prépare  le  dénouement. 


ACTE  111.  185 
trier  celui  dont  r-utile  fagefTe  fut  avouée 
même  du  Sphinx.  * 


ACTE    ni. 

SCENE    PREMIERE. 

Créon,  Le  Ch(Eur, 

C  R  É  O  N. 

Qu'enrends-je  ?  Thébains  ?  Le  Roi , 
dit-on ,  m'accufe  de  la  plus  noire  des 
perfidies.  Pénétré  d'une  douleur  profon- 
de ,  je  viens  m'éclaircir  avec  vous  :  car 
fi  dans  les  malheurs  publics  j'ai  encore 
celui  de  voir  mes  paroles  Ôc  mes  aétions 
fufpectes ,  il  Oedipe  enfin  me  croit  cou- 
pable ,  c'en  eft  trop,  je  ne  puis  fuppor- 
ter  la  vie.  Quelle  tache  pour  mon  nom  ! 
couvert  d'un  pareil  opprobre  je  dois 
être  regardé  de  vous ,  de  mes  amis  mê- 
me j  comme  un  citoyen  pernicieux. 
Le     Chœur. 

Ah  5  Prince ,  la  colère ,  non  la  vérité , 


II  n'eft  gneres  probable  que  ce  Monftre     ^"*^ 
oué  fon  Vainqueur  ,  aulTi  le  Chœur  ne  le      ^'^^^' 


ait  I  ,         ,  _,   

<iit-il  pas  :  il  dit  (implement ,  que  la  fasjefle 
id'Oedipe  fe  manifefta ,  lorfqu'oii  vi:  dans 
ThébeSj  cette  fille  aîlée  &  crucllço 


^U  (E  D  1  P  E. 

aura  fans  doute  formé  ces  injuftes  foup^^ 

çons. 

C  R  É  o  N. 
Mais  qui  a  porté  le  Roi  à  dire  que 
j'avois  apode  le  devin  pour  femer  de 
faux  difcours  ? 

Le     C  hxe  u  r. 
Il  l'a  dit  5  mais  j'ignore  quelle  étoitfa 

penfée. 

C  R  É  o  N. 
A-t-il  pu  de  fang  froid  m'imputer  un 
crime  iî  atroce  &  ii  noir  ? 
Le     c  h  œ  u  r. 
Je  ne  pénétre  point  dans  les  aétions 
des  Rois  ...  Le  voici  lui-même  :  vous 
pouvez  vous  inlbruire.  • 

SCENE    IL 

Les  mêmes  ,  O  e  d  i  p  e. 

O  E  D  I  p  E. 
De  quel  front  ofes-tu  paroître  à  mes 
yeux?  *  convaincu  d'avoir  confpiré  con- 
tre moi  5  pour  m'ôter  la  vie  &  la  cou- 


*  M.  Dacier  a  traduit  ainfi  ces  paroles  du 

texte  ,  06\>ù)Ç  m  7oZ  ê'i  r  ttvê^oç  (fA(pe6iSis  ,  toi  qui 

es  ajfurément  le  meurtrier  de  Laïus.  Ceft  unç 
jTiépiife  qui  en  a  produit  une  autre  d'un  Poëre 
moderne  ,  comme  û  Oedipe  reprochoit  à  Crcon 


A  C  TE    III.  287 

ronne ,  viens-tu  m'infulter  dans  mon  pa- 
lais ?  dis-moi ,  m'as-tu  cru,  ou  alFez  foi- 
ble  5  ou  afTez  infenfé^pour  ne  pas  décou- 
vrir ,  pour  ne  pas  punir  tes  criminelles 
intrigues  ?  quelle  étoit  ta  penfée  ?  com- 
ment feul ,  ians  amis ,  fans  troupes ,  fans 
argent ,  as-tu  efpéré  te  frayer  un  chemin 
au  thrône  ? 

C  R  É  o  N, 

*  Vous  avez  parlé.  Seigneur.  Ecoutez* 
moi  a  votre  tour ,  &  ne  me  condamnez 
pas  fans  m'entendre. 

O  E  D  I  P  E, 

•j"  Je  connois  ton  éloquence  Se  tes  ar^ 

d'avoir  tué  Laïus,  reproche  qui feroit  imper- 
tinent ,  comme  il  le  dit ,  &  fans  nul  fonde- 
ment. Mais  on  voit  que  ce  neft  point  -  là  le 
fens  de  Sophocle,  Vous  êtes  le  meurtrier  de 
cet  homme  ,  c'elt-à-dire,  de  moi  ;  vous  en  vou- 
lez à  ma  vie.  Cette  façon  de  parler  eft  ufitée 
chez  les  Poètes  Grecs  &  Latins. 

*  Il  y  a  dans    le  Grec,    'Oi^  a?   Trottjtffi'^v -^     ^^^^ 
fois  quid  facturas  ?  Le  Tradudeur  n'a  pas  fait  de  l'Hcli- 
attention  que  ces   mots  ne  formoient  aucun  teur. 
fens  dans  la  bouche  de  Créon  ,   mais  qu'elles 
convenoient  fort  naturellement  à  Oedipe  5  c'eft 
comme  s'il  difoit  à  fon  beau-frere  :  Ne  voyez- 
vous   pas   où  vous  conduit  cette  démarche  } 
Quelles  feront  les  fuites  de  votre  attentat  ? 

t  I«a  penfée  de  Sophocle  n'efl:  pas  rendue  .'     Note 
!â  voici  littéralement  :  «  Vous  êtes  un  grand  de  l'Edi- 
SP5  Orateur,  mais  vous  avez  trouvé  un  méchant  ^^"^' 


i88  es  D  1  P  E. 

tifices  j  je  ne  t'écoute  plus  j  ton  crime 
€ft  avéré. 

C  R  É  o  N. 
Ah,  foufFrez  du  moins  qu'en  un  mot... 

O  E  D  I  P  E. 

Tais-toi ,  ou  conviens  que  tu  es  le 
plus  méchant  des  hommes. 
C  R  É  o  N. 

Votre  erreur  eft  extrême  ,  Seigneur , 
fi  vous  prenez  pour  raifon  un  aveugle 
préjugé- 

O  E  D  I  p  E. 

Tu  t'abufes  fi  tu  penfes  que  je  lailTe 
impuni  l'attentat  d'un  allié  contre  fon 
Roi. 

C  R  E  ON. 

J'y  confens  j  mais  de  gr^ce  ,  dites- 
moi  quel  eft  mon  crime. 

O  E  D  I  p  E. 

*  N'-eft-ce  pas  fur  votre  confeil  que 
j*ai  envoyé  chercher  cet  Interprète  tant 

vanté  ? 

C  R  E  o  N. 

Je  vous  Tai  confeillé ,  &  je  le  ferois 
encore. 


M  Auditeur  en  moi .  moi ,  dis-je  qui  connois 
3>  VOS  mauvais  dépeins.  « 

*  Voilà  l'origine  des  foupçons  formés  contre 
Crcop. 

O  E  D  I  p  E. 


A  C  T  E    I  I  L  iS^ 

O  E  D  I  P  E. 

Depuis  quel  teins  Laïus 

C  R  É  ON.    • 

Quoi  Seigneur  ?  expliquez-vous. 

O  E  D  I  p  E. 
Je  demande  depuis  quel  tems  eft  ar- 
rivé le  meurtre  de  Laïus. 

C  R  É  o  N. 

Depuis  un  tems  fort  long  ;  mais  on 
peut  aifémént  en  rappeller  le  fouvenir* 
O  E  D  I  p  E. 
Tiréfias  faifoit-il  alors  profeiTion  de 
deviner  ? 

C  R  É  o  N. 
Sa  fcience  &c  fa  réputation  étoient 
auiïi  célèbres  dès-lors  qu  apréfent. 
O  E  D  I  p  E. 
Vous  parla- t-il  en  ce  tems-là  d'Oe- 
dipe  ? 

C  R  é  o  N. 
Non  5  Seigneur  j  jamais  ^n  ma  prc- 
fence. 

O  £  D  I  p  E. 

Ne  fit -on  pas  la  recherche  de  ce 
crime  ? 

C  R  É  o  N. 
On  la  fit  3  mais  en  vain, 

Oe  DIPE. 

Que  ne  parloit-il  donc  alors  <:omme 
il  parle  aujourd'hui  ? 

Tome  L  N 


290  ŒDIPE. 

Créon. 
La  raifon  ne  m'en  eft  pas  connue.  Je 
me  tais  fur  ce  que  j'ignore. 

O  E  D  I  P  E. 

Vous  fçavez  au  moins  ce  qui  vous 
touche.  Vous  ferez  fagement  de  l'a- 
vouer. 

Créon. 
Qu  avouerai-je  ?  je  ne  refufe  point 
de  m'expliquer  fur  ce  que  je  fçais. 
O  E  D  I  p  E. 
M'auroit-il  jamais  imputé  la  mort 
de  Laïus ,  s'il  n'eût  été  d'intelligence 
avec  vous  ? 

Créon. 
Quant  à  Tiréfias  ,  s'il  vous  a  parlé  , 
vous  fçavez  ce  qu'il  vous  a  dit.  Pour 
moi  5  je  voudrois  apprendre  de  vous  ce 
que  vous  voulez  fçavoir  de  moi. 

O  E  D  I  p  E. 

Interrogez-moi ,  j'y  confens  ;  mais 
n  efpérez  pas  réullir  à  me  perfuader  que 
je  fois  le  meurtrier  de  Laïus. 
Créon. 
N'avez-vous  pas  époufé  ma  fœur  ? 

O  E  p  I  p  Ë. 
Sans  doute, 

Créon. 
Ne  partage-t-elle  pas  avec  vous  le 
fouverain  pouvoir  ? 


ACTE     m.  zpr 

O  E  D  I  P  E. 

Il  eft  vrai ,  &c  mes  complaifances  pour 
elle  font  fans  bornes. 

C  R  É  o  N. 

Ne  fuis-je  pas  le  premier  du  Royau- 
me après  elle  ôc  vous  ? 

O  E  D  I  PE. 

Ah  ,  perjfide ,  Se  voilà  ce  qui  rend  ton 
infidélité  plus  noire. 

C  R  É  o  N. 

Vous  verrez  ,  Seigneur  ,  qu'il  n'y  en 
a  point ,  il  vous  daignez  m'écoucer  com- 
me je  vous  ai  écouté  moi-même.  Dans 
le  choix  du  thrône  ,  avec  toutes  les 
frayeurs  dont  il  eft  environné  ,  ou  d'un 
rang  égal  à  la  Royauté  avec  un  repos 
glorieux,  penfez-vqus,  je  vous  prie, 
qu'il  y  ait  à  balancer  ?  *  Quel  eft  l'hom- 
me fenfé  qui  ne  choifira  pas  le  dernier 
parti  ?  Telle  eft  mon  inclination  &  celle 
des  fages.  Né  fans  ambition  ,  je  préfé- 


*  Cette  morale  ,  &  par  conféquent  ia  jufti- 
ficatiou  de  Créou  ne  feroient  pas  reçues  au- 
jourd'hui. Mais  le  Sceptre  n'étoit  pas  alors 
en  Grèce  ce  qu'il  eft  parmi  nous  Hippolytc 
parle  de  même  dans  la  Phèdre  d'EuRiPiDE. 
Voyez  la  Scène  V.  de  l'Ade  IV.  Ces  deux  mor- 
ceaux de  difFérens  Auteurs  montrent  évidem- 
ment que  'cette  morale  étoit  alors  celle  des 
3ftges. 

N  '4 


1^1  ^  ŒDIPE. 
re  le  titre  de  Sujet  à  celui  de  Roi.  Heu- 
reux particulier  ,  &  libre  d'inquiétude , 
ne  trouvai-je  pas  en  vous  mon  bonheur 
ôc  le  comble  de  mes  fouhaits  ?  Plus  ef- 
clave  que  Roi ,  que  trouverois-je  fur  le 
throne  1  une  fource  intarifTable  de  fou- 
cis.  Comment  donc  pourrois-je  préfé- 
rer la  couronne  avec  ces  triftes  appana- 
ges  5  à  un  pouvoir  fans  bornes ,  fans  en- 
vie ik  fans  chagrin.  Non ,  non  Oedipe, 
çroyez-moi  ,  je  n'ai  pas  le  goût  afïez 
dépravé  pour  ne  pas  fentir'le  prix  de 
ma  félicité.  Je  fçai  ce  qui  me  con- 
vient. Tout  prévient  mes  deiirs  :  ca- 
reffé  5  recherché  de  tout  le  monde  ,  je 
fers  d'appui  à  quiconque  vous  implore. 
C'eft  par  mon  canal  que  coulent  vos 
bienfaits  :  quoi ,  devenu  le  plus  infenfé 
de  tous  les  hommes  ,  j'irois  facrifier 
tous  ces  avantages  î  vous  connoilTez 
mon  cœur.  Des  fentimens  tels  que  les 
miens  ne  font  point  ceux  d'un  rebelle 
&  d'un  perfide.  Non  ,  jamais  cet  affreux 
projet  n'eft  entré  dans  mon  fein.  Loin 
d'être  le  chef  d'une  confpiration  contre 
mon  parent  Se  mon  Roi  ,  je  rougirois 
d'en  être  le  complice.  Si  vous  n'en 
croyez  pas  mes  fermens ,  croyez-en  l'o- 
racle de  Delphes  :  confultez  le  Dieu  i 
inforrnez-voiis  lî  mon  récit  n'a  pas  été 


ACTE    II I.        1^^ 

fidèle.  Enfin  ,  fi  vous  vérifiez  le  coin-- 
plot  entre  Tiréfias  &:  moi)  je  confens 
de  mourir.  Vous  ne  ferez  pas  mon  feul 
juge  5  ôc  je  me  condamnerai  le  pre- 
mier. Mais  ne  me  noircifiez  pas  d'un 
crime  odieux  fur  un  fimple  foupçon. 
Il  eft  également  injufte  de  prendre  les 
méchans  pour  les  bons  ,  &  les  bons 
pour  les  méchans.  Perdre  injuftemenc 
un  ami ,  *  c'eft  s'arracher  le  jour.  Que 
dis- je  ?  im  ami  eft  plus  précieux  que  la 
vie.  C'en  eft  aiTez ,  Seigneur ,  le  tems 
dévoilera  tout.  Un  jour  fuifit  pour  dé- 
celer un  méchant  homme.  Le  tems 
feuljuftifie  l'innocence. 

L  E    C  H(E  u  R. 

La  fageffe  éclate  dans  fon  difcours. 
Gardez- vous ,  Seigneur  d'un  jugement 
aveugle.  Une  réfolution  précipitée  ne 
fçauroit  être  fage. 


*  Il  y  a\ quelque  contre fens  dans  cette  tra-     Note 
dudtion.  de  i'Edi- 

teuc, 

^^  roy  Tiup*  ûuTov  /Bi'otov  ,  ov  TrVurOv  (^ûiîù 

Ceft  ce  qu'il  falloit  rendre  ainfî  :  «  Perdre  un 
33  ami  fidèle  ,  c'eft  fe  faire  le  même  tort  que 
33  de  s'arracher  à  foi-même  la  vie,  le  plus  pri- 
v>  cieux  des  biens,  ce 

N  iij 


4^4  (E  D  I  P  E. 

O  E  D  I  P  E. 

Une  trahifon  précipitée  exige  une 
prompte  vengeance.  Quoi ,  tranquille 
èc  rafiuré  par  de  vains  détours ,  atten- 
drai-je  qu'il  achevé  fa  trame ,  &  qu'il 
perde  fon  Roi? 

C  R  É  G  N. 

Hé -bien  5  Seigneur,  qu  ordonnez- 
vous  ?  eft-ce  à  l'exil  que  vous  me  con- 
damnez ? 

O  ED  I  p  E. 

A  la  mort.  11  n'eft  pas  jufte  qu'un 
traître  échappe  au  fupplice. 

C  R  É  O  N. 

J'y  vole ,  fi  vous  me  faites  voir  que 
Je  fuis  coupable.  * 

Oe  D  ï  p  E. 
Quoi ,  tu  parles  en  rebelle  ! 
C  R  É  o  N. 
Et  vous  en  in  jufte  Roi. 

O  E  D  I  p  E. 

Je  pourvois  à  ma  couronne  en  te 
faifant  périr. 


*  Créon  commence  à  parler  avec  quelque 
fierté,  mais  c'eft  celui  à  qui  le  Royaume  ap- 
partenoit  de  droit  après  la  mort  de  Laïus.  Il 
ctoit  de  la  famille  Royale.  Oedipe  ctoit  étran- 
ger. L'aventure  du  Sphinx  avoir  élevé  l'un  fur 
ie  thrônc  au  préjudice  de  l'autre.   Tout  cela 


ACTE    III.  295 

C  R  ÉON. 

Et  moi  à  ma  vie  &  à  l'équité  en  refu- 
fant  d'obéir. 

O  E  ï)  I  PE. 

*  Mais  tu  es  crimineL 

C  R  É  o  N. 
Je  ne  fuis  pas  convaincu. 

Oe  D  I  PE. 

Un  Sujet  ne  doit-il  pas  obéir  à  fon 
Roi? 

C  R  É  o  N. 

Non  5  fi  fes  ordres  font  iniques» 

O  E  D  I  P  E. 

O  Thébes ,  ô  Citoyens. . . . 

Cré  o  N. 
Maître  comme  vous  de  ces  peuples  a 
3c  leur  concitoyen ,  j'ai  droit  d'implo- 
rer auiîi  leur  fecours. 

Le  c  h  (E  u  r. 
Ah  5  Princes ,  que  faites-vous  ?  voici 
la  Reine  Jocafte.  C'eft  à  elle  à  termi- 
ner vos  différends. 


rend  Créon  plus  excufable ,  &  fert  à  augmenter 
les  foupçons  d'Oedipe. 

*  Je  ne  fçai  pourquoi  M.  Dacier  a  omis 
ce  mot  &  la  réponfe. 


N  iv 


^^6  CE  D  I  P  E. 

SCENE    I  I  L 
Les  mêmes ,  J  o  c  a  s  t  e» 

J  o  c  A  s  T  E. 

Quel  fujet  vous  anime  ,  infortunés 
Princes  ?  Quoi ,  tandis  que  la  patrie 
expire  ,  vous  ne  rougiiTez  point  d'aug- 
menter les  calamités  publiques  par  vos 
démêlés  particuliers.  Oedipe  ,  êc  vous, 
Créon ,  rentrez  dans  votre  appartement. 
CefTez  d'aigrir  nos  maux,  ik.  gardez- 
vous  de  porter  vos  diffeniîons  à  de  fâ- 
cheufes  eiitrémités. 

Créon. 

Madame,  foyez  témoin  de  la  ma- 
nière atroce  dont  le  Roi  traite  Créon 
votre  frère.  11  me  menace  de  l'exil  ou 
de  la  mort. 

Oedipe. 

Je  1  avoue ,  Madame  :  mais  il  le  mé- 
rite. 11  a  conjuré  contre  fon  Roi. 
Créon, 

PuifTe-je  être  livré  à  toutes  les  furies, 
8c  périr  par  tous  les  fupplices  ,  ii  je  fuis 
coupable  du  crime  qu'on  m'impute  ! 

j  o  c  AS  T  E. 

Que  voulez-vous  de  plus ,  Seigneur? 
au  nom  des  Dieux  ,  refpedez  un  fer- 
ment fi  faint  j  refpedez  les  voeux  de  ce 
peuple  ôc  les  miens. 


A  C  T  E    1 1  ï.  197 

Le  C  h(e  u  r. 

Oui  5  Seigneur  ,  j'ofe  vous  en  conju- 
rer^ calmez  votre  courroux  ,  écoutez  la 
Reine  ,  &  rendez-vous  à  nos  vœux 
réunis. 

O  E  D  I  PE. 

Ah  5  que  me  demande-t-on  !  faut-il 
fléchir  devant  un  fujet  ! 

Le    CnœuR. 
Ayez  égard  à  fa  conduite  pafifée  ,  & 
à  fes  proteftations  préfentes. 
O  e  D  I  p  e. 
Sçavez-vous  bien  ce  que  vous  exigez 
de  moi  ? 

L  E  C  H  œ  u  R* 
Oui  5  Seigneur. 

G  E  DI  PE. 

Si  vous  ofez  le  redire  ,  parler. 
Le  C  HœuR. 

Je  ne  rougirai  point  de  le  répéter^ 
confervez  un  ami  ,  du  moins  ne  le  per- 
dez pas  fur  une  incertitude. 

O   E  D  I  p  E. 

Me  demander  fa  grâce ,  c'eft  deman- 
der mon  exil  ou  ma  mort. 
L  E  C  H  œ  u  R. 
Ah  5  j'attefte  *  le  premier  des  Dieux;, 

*  Le  premier  des  Dieux,  e'eft-à-dirc ,  celui 
dont  ia  préfence  eft  la  plus  fenfible. 

N  V 


25)8  ŒDIPE. 

oui  5  brillant  foleil ,  fois  témoin  de  mes 
fer  mens  ;  que  je  périme  abandonné  des 
hommes  &  du  Ciel  ,  ii  cette  affreufe 
penfée  roule  dans  mon  efprit.  Hélas  ^ 
Seigneur  ,  c'eft  l'intérêt  public  qui  me 
touche.  Senfible  aux  maux  de  ma  Pa- 
trie 3  je  fens  mon  cœur  déchiré ,  quand 
je  les  vois  redoublés  par  vos  cruelles 
diffenfions. 

O  E  D  I  P  È. 

Hé-bien  ,  qu'il  fe  retire.  Je  lui  par- 
donne 5  au  péril  de  mourir  ou  de  def- 
cendre  du  throne  ;  mais  qu'il  fçache  que 
c'eft  à  vos  larmes  ,  &  non  à  aucun  égard 
pour  lui  5  que  j'accorde  fa  grâce.  En 
quelque  Heu  qu'il  puilTe  être ,  il  me  fera 
toujours  odieux. 

C  R  É  o  N. 

"^  Cruelle  faveur  !  quelle  feroit  donc 
votre  vengeance  -^  mais  tel  eft  votre  ca- 
radère  j  votis  êtes  puni  par  vos  propres 
paillons. 

O  E  D  I  p  E. 

Ceiïe  de  m'infulter ,  pars ,  évite  mon 
courroux. 


*  Ce  pafïage  eft  difficile  &  obfcur.  Camé- 
iRARius  y  donne  ce  fens  après  le  Scholiafte» 
auflî-bien  que  M.  Orsatto  :  Vous -pardonne:^ 
a  regra ,  maïs  quand  votre  courroux  fera  calmé. 


A  C  T  E    I  I  I.  25)9 

C  R  É  O  N. 

Je  me  retire.  J'ai  eu  le  malheur  de 
n'être  pas  connu  de  vous.    Ce  peuple 
me  rend  plus  de  juftice.  ^n- 
Le  CHœ  u  r. 

Ah  ,  Madame  ,  qui  vous  arrête  !  en- 
gagez le  Roi  à  rentrer  aufli  dans  fon  Pa- 
lais. 

SCENE    IV. 
Jocaste,Oedipe,le  CnœuR. 

Jo  c  A  s  TE. 

Je  veux  auparavant  fçavoir  le  fujet  de 
leurs  démêlés. 

Le    Chœur. 
Ils  fe  font  pris  de  paroles  fur  des  foup- 
çons.    Les  reproches  injuftes  font  fen- 
fîbles. 

J  o  c  A  s  T  E. 
Ces  reproches  ont  -  ils  été  récipro- 
ques? 


vous  en  rougirei»  L'autre  fens  paroît  plus  na- 
turel. M.  Dacier  rk  fuhi,  &  M.  BoiviN. 

*  Rien  de  cela  dans  le  texte  Grec.  Oedipe     Not^e 
ordonne  à  Créon  de  fe  retirer.  Celui-ci  répond  de  l'Edi- 
fimplement  :   ^3  J'obéis  :  je  veux  déformais  ^^^^* 
33  vivre  inconnu  à  la  Cour,  &  confondu  avec 
M  le  ï.efte  de  vos  Sujets.  « 

N  vj 


300  (E  D  I  P  E. 

Le    C  h  œ  u  r» 

L  offenfe  a  été  mutuelle. 

J  o  c  A  s  T  E. 
A  quel  fujet,  je  vous  prie  ? 

Le    Chœur. 
Daignez  ,  Madame  ,  n'en  pas   de- 
mander davantage.  Dans  les  malheurs 
qui  nous  environnent ,  û  eft  juAe  de 
ne  pas  réveiller  des  querelles  alFoupies» 
O  E  D I  p  E  au  Chœur. 
Voyez  votre  aveuglement^  malgré 
votre    équité ,  vous   abandonnez  mes 
intérêts ,  &  vous  mettez  le  comble  à 
mes  maux. 

Le  Chœur. 
Ah  5  Seigneur ,  je  l'ai  dit  ,  &  je  le 
redis  encore  ,  je  ferois  le  plus  inienfé 
des  hommes  ,  fi  je  féparois  mes  inté- 
rêts des  vôtres*  N'eft-ce  pas  vous  qui 
avez  relevé  notre  patrie  chancelante  ^ 
vous  qui  dans  les  malheurs  préfens  fe- 
rez notre  libérateur ,  (i  la  chofe  dépend 
de  vos  foins  ? 

J  o  c  A  s  T  E. 

Au  nom  des  Dieux ,  Seigneur ,  ne 
me  cachez  pas  la  caufe  de  votre  indi- 
gnation, 

O  E  D   I  P  É. 

Vous  le  voulez  ,  Madame ,  )y  con- 
fens  j  mon  refpe<St  &  ma  complaifance 


A  C  T  E    î  I  I.  ^ôi 

vont  vous  fatisfaire.  Ecoutez  les  coiu- 
plots  de  Créon  .  * .  ^ 

Je    CASTE. 

Il  eft  mon  frère  j  mais  j'écouterai 
vos  plaintes  ,  pourvu  qu'elles  foient 
fondées  fur  des  indices  aifurés» 

O  EDIPE. 

Il  m'impute  le  meurtre  de  Laïu§, 
J  o  c  A  s  T  E. 

De  lui-même  ,  ou  fur  le  rapport 
d'autrui  ? 

Oedipe- 

Il  a  fuborné  l'artificieux  Tirélias 
pour  répandre  ces  bruits ,  &  il  ne  tient 
pas  à  lui  qu'il  n'aigriffe  de  ne  fouleve 
mon  peuple. 

J  o  c  A  s  T  H. 

Ecoutez  à  votre  tour ,  Seigneur.  M'en 
cfoirez-vous  ?  écartez  cette  vaine  in- 
quiétude y  ôc  méprifez  les  difcours  du 
Devin.  Il  n'en  eft  point  de  véridique 
fur  la  terre.  J'en  dois  être  crue.  Envoi- 
ci  un  exemple  fenfible»  Laïus  mon 
époux  reçut  jadis  un  Oracle  (je  ne  dirai 
pas  d'Apollon  ,  mais  du  moins  de  fes 
miniftres.)  On  lui  annonçoit  qu'il  fe- 
roit  tué  de  la  main  de  fon  fils.  Tel 
étoit ,  difoit-on  ,  l'ordre  des  deftins. 
Cependant,  fi  j'en  crois  le  bruit  unani- 
me 5  des  brigands  affafllnerent  Laïus 


^ôi  (E  D  I  P  E. 

dans  im  chemin  qui  fe  divife  en  trois 
routes.  Je  mis  au  monde  ce  61s  redou- 
té 5  dont  l'Oracle  menaçoit  mon  époux; 
mais  à  peine  trois  jours  s'étoient  écou- 
lés 5  que  le  Roi  lui  fait  percer  les  pieds, 
avec  ordre  de  l'expofer  fur  une  monta- 
gne écartée.  Vous  voyez  qu'Apollon 
ne  put  efFeduer  ,  ni  le  crime  du  fils , 
ni  les  craintes  du  père.  Les  oracles  tou- 
tefois avoient  parlé.  Allez ,  Seigneur, 
raiïlirez-vous  ,  ne  les  croyez  pas.  Ce 
qu'un  Dieu  détermine  ,  il  le  dévoije 
fans  obfcurité. 

O    E   D  I   p  E. 

Ah  5  Madame  ,  que  m'avez- vous  dit! 
dans  quel  trouble  Se  quelle  agitation 
votre  difcours  m'a  jette  î 

J  o  C  A  s  TE. 

Quelle  agitation ,  quel  trouble ,  Séu 
gneur  ? 

O  E  D  1  p  E. 

Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  Laïus 
fut  tué  dans  un  chemin  partagé  en  trois 
toutes  ? 

Joe  AS  TE. 

Tel  étoit  le  bruit  commun  j  tel  eft- 
il  encore  aujourd'hui. 

O  E  DIP  E. 

Et  en  quel  lieu  ,  Madame ,  arriva  ce 
terrible  événem.ent  ? 


A  C  T  E    I  I  I.         305 

J  O  C  A  s  T  E. 

En  Phocide  ,  dans  l'endroit  où  fe  réu- 
ni (fent  les  chemins  qui  conduifent  à 
Delphes  Ôc  à  Daulie.  * 

O  E  DIPE. 

Et  depuis  quel  tems  cela  eft  -  il  ar- 
rivé ? 

J  o  c  AS  T  E. 

On  l'apprit  peu  de  tems  avant  que 
vous  vinlîiez  régner  fur  ces  contrées. 

O  E  DI  PE. 

O  Jupiter  ,  qu'ordonnez  -  vous  de 
mon  fort  ? 

J  o  c  A  s  T  E. 
Ah  ,  Ciel  !  d'où  vient ,  Seigneur ,  ce 

frémiiTement  ? 

O  EDIPE. 

Ne  le  demandez  pas.  Dites-moi  plu- 
tôt ,  Madame ,  quel  étoit  le  port  ôc  l'â- 
ge de  Laïus. 

Jo  c  A  STE. 

Sa  taille  étoit  grande  &c  majeftueufe. 
Sa  tète  commençoit  à  blanchir.  Du  refte 
il  avoir  beaucoup  de  votre  air. 

O  E  DIP  E. 

Ah ,  Dieux  1  me  ferois-je  lié  moi- 

*  Delphes  &  Daulie  (ont  féparées  par  le 
mont  Parnaffe  en  Phocide  ,  encre  le  Golfe 
Opuntien ,  &  le  Golfe  de  Crijûfa, 


304  ŒDIPE. 

même  ,  fans  le  fçavoir ,  par  les  plus 
horribles  imprécations  ? 
J  G  c  A  s  T  E. 
Que  dites-vous ,  Seigneur  ?  je  n'ofe 
porter  mes  regards  fur  vous. 

O  E  DIP  E, 

Je  tremble  de  frayeur  que  Taveugle 
Prophète  n'ait  été  trop  éclairé  :  dites 
encore  un  mot,  &  je  ferai  éclairci. 
J  o  c  A  s  T  E. 

Je  fuis  faifie  d'horreur  . . .  Mais  par- 
lez j  je  dirai  ce  que  je  puis  fçavoir. 

O  EDIPE. 

Laïus  éroir-il  peu  accompagné  ,  ou 

entouré  d'une  nombreufe  eatde  ? 

T  ^ 

J  oc  AS  T  E. 

Cinq  perfonnes  faifoient  route  Pef- 

corte  de  ce  Roi  populaire  :  encore  le 

Héraut  étoit-il  de  ce  nombre ,  &  Laïus 

n'avoir  qu'un  char. 

O  E  DIPE. 

Je  fuis  perdu.    Mon  malheur  n'eft 
que  trop  évident.  Mais ,  Madame ,  qui 
vous  a  raconté  cette  hiftoire  ? 
J  o  c  A  s  T  E. 

Un  Officier  de  Laius  échappé  fêul  de 
ce  danger. 

O  E  D  I  P  E. 

Ell-il  dans  le  Palais  ? 


ACTE     III.         305 

Joe  A  s  T  E. 

Non.  A  peine  de  retour  a  Thébes , 
vous  voyant  fur  le  thrône  ,  &  fon  Roi 
au  tombeau ,  il  voulut  s'épargner  la  dou- 
leur de  revoir  les  lieux  qui  lui  rappel- 
loient  un  trifte  fouvenir.  Il  me  fupplia 
de  l'envoyer  à  la  campagne  pour  avoir 
foin  de  mes  troupeaux.  Ce  fidèle  domef- 
tique  méritoit  cette  récompenfe ,  de  une 
^    meilleure  fortune. 

Mu.  O  E  D  I  P  E. 

Faites -le  paroître  au  plutôt.  Ma- 
dame. 

J  o  C  AS  T  E. 

Cela  eft  aifé.  Mais  pourquoi ,  Sei- 
gneiu:  ? 

O  E  D  I  p  E. 

J'appréhende  qu'on  ne  m'ait  dit  trop 
vrai.  *  Je  veux  m'éclaircir  j  en  un  mot, 
je  veux  le  voir. 

J  o  c  A  s  T  E. 

Hé-bien,  vous  le  verrez.  Mais  ne 
puis- je  entrer  dans  votre  confidence  ,  ÔC 
Içavoir  le  fujet  de  cette  étrange  inquié- 
tude. 

O  E  Di  p  E. 

Je  ne  puis  rien  vous  refufer ,  Mada- 

*  Le  tc-att  eft  équivoque  :  d'autres  tradai- 
fent  ,  je  crains  et  en  avoir  trop  dct. 


^o6  (S  D  I  P  E. 

dame,  fur-tout  après  l'efpérance  dont 
vous  me  flattez.  Dans  la  cruelle  iîtua- 
tion  où  je  me  trouve  vous  partagez  mes 
peines ,  Se  à  qui  puis-je  mieux  les  con- 
fier ?  Fils  de  Polybe ,  Roi  des  Corin- 
thiens5&  de  la  Reine  Mérope  fon  épou- 
fe  5  j  ai  tenu  le  premier  rang  à  Corinthe. 
J'en  étois  l'efpérance  ,  lorfqu'il  m'arriva 
une  aventure  propre  à  me  furprendre  , 
peu  digne  pourtant  des  foucis  qu'elle  m^ 
coûta.  Un  homme  pris  de  vin  eut  l'au- 
dace de  me  reprocher  à  table  que  je  n'é- 
tois  point  le  fils  du  Roi  ôc  de  la  Reine. 
Outré  d'un  affront  û  fanglant ,  j'eus  pei- 
ne à  retenir  ma  colère.  Toutefois  je  laif- 
fe  paffer  ce  jour-là.  Le  lendemain  je  vais 
trouver  Polybe  &  Mérope  ,  «Se  je  leur 
fais  part  de  mon  chagrin.  Ils  entrent  en 
fureur  contre  celui  qui  m'avoit  outragé. 
Ma  tendrefle  pour  eux  luttoit  avec  mes 
foupçons.  L'attront  étoit  gravé  trop  pro- 
fondément dans  mon  coeur.  Je  pars ,  je 
vais  au  Temple  de  Delphes.  Apollon 
interrogé ,  au  lieu  de  répondre  à  mes 
demandes ,  m'annonce  le  plus  horrible 
avenir.  »  Les  Deftins  portent ,  ^it-il , 
>5  qu'Oedipe  fera  l'époux  de  fa  mère , 
5>  qu'il  mettra  au  jour  une  race  exécra- 
yy  ble ,  de  qu'il  fera  le  meurtrier  de  fon 
>'  père. 


A  C  T  E    I  II.  307 

Epouvanté,  comme  vous  pouvez  ju- 
ger ,  d'un  Oracle  fi  effrayant ,  je  prends 
le  parti  d'éviter  pour  toujours  Corinthe, 
afin  de  me  mettre  hors  d'état  d'accom- 
plir cette  afFreufe  prédidion.  *  Je  règle 
mon  voyage  fur  les  Aftres  ,  je  prends 
une  autre  route  ,  &  j'arrive  à  l'endroit 
où  vous  dites  que  Laïus  eft  mort.  Je 
vous  l'avouerai ,  Madame  ,  à  peine  eus- 
je  atteint  le  chemin  qui  fe  partage  en 
trois  5  que  le  Héraut  ôc  un  homme  ,  tel 
â-peu-près  que  vous  le  peignez  ,  monté 
fur  un  char  fe  préfentent  devant  moi ,  & 
veulent  me  faire  retirer  par  force.  Tranf- 
porté  de  fureur  je  frappe  l'infolent  qui 
m'infultoit.  Le  maître  prend  fon  tems , 
ôc  me  porte  deux  coups,  j*  Il  n'en  fut 
pas  quitte  pour  la  même  peine.  Atteint 
d'un  feul  coup  ,  f  il  eft  renverfé  de  fon 
char.  Il  expire  à  mes  pieds ,  auflî-bien 
que  ceux  de  fa  fuite.  Si  donc  cet  étran- 
ger fe  trouve  avoir  quelque  rapport  à 

*  Les  Anciens ,  fort  amateurs  de  l'Artrono- 
lïiie  5  fe  conduifoient  par  les  Aftres  fur  terre 
auffi-bien  que  fur  mer. 

t  Grec  ,  deux  coups  t/'aiguillon/i^r  le  milieu 
de  la  tête. 

^  Grec ,  de  bâton  :  ce  qui  montre  que  les 
anciens  Grecs  n'étoieût  pas  même  toujours 
armés  en  voyage. 


5o8  (E    D   I  P   E. 

Laïus  5  ah ,  Dieux ,  eft~il  homme  plus 
malheureux  &  plus  haï  du  Ciel  que  je  le 
fuis  ?  nul  étranger ,  nul  Thébain  ne  peut 
déformais  me  recevoir  ,  ni  me  parler  :  je 
fuis  contraint  de  fuir  loin  de  ces  lieux , 
par  qui  ?  par  moi-même.  Oui ,  ced  moi 
feul  qui  ai  porté  contre  moi  ce  funefte 
arrêt.  O  comble  d'horreur  !  ô  le  plus 
abominable  de  tous  les  hommes  ,  je 
fouille  la  couche  de  celui-là  même  que 
j'ai  cruellement  maifacré  !  mais  quoi , 
obligé  de  fuir ,  reverrai-je  les  miens  ? 
retournerai- je  à  Corinthe  ?  je  m'expofe 
à  époufer  Mérope ,  à  tuer  Polybe,  à  por- 
ter mes  mains  criminelles  fur  ceux  à 
qui  je  dois  le  jour.  O  fortune  ennemie , 
ô  deftins  impitoyables ,  peut-on  ne  vous 
pas  imputer  toutes  ces  horreurs  ?  ne 
fouffrez  pas ,  juftes  Dieux, que  jevoye 
jamais  luire  ce  jour  fatal  :  rayez-moi  du 
nombre  dos  humains  avant  que  de  mar- 
quer ma  vie  par  ces  exécrables  traits. 
Le  C  h  (E  u  r. 
Senfibles  à  vos  malheurs ,  Seigneur , 
nous  vous  conjurons  de  ne  pas  bannir 
la  douce  efpérance  jufqua  ce  que  vous 
ayez  vu  le  Berger. 

O  E  D  I  p  E. 

Je  l'attends.  C'eft  l'unique  efpoir  qui 
me  refte. 


ACTE    I  IL  ^09 

J  O  C  A  s  T  E, 

Et  qwand  il  fera  venu ,  que  ferez- 
vous  ? 

Oe  DI  PE. 

Si  {es  paroles  s'accordent  avec  les  vo^ 
très  5  il  calmera  mes  inquiétudes. 
J  o  c  A  s  T  E. 

Que  concluez-vous  donc  de  mes  pa- 
roles 3  Seigneur  ? 

O  E  D  I  P  E. 

Ce  Berger  alTure ,  dites^voas ,  que 
Laïus  a  été  aiTalTmé  par  des  brigands  5 
s'il  perfirte  à  le  dire ,  je  fuis  fauve  :  car 
on  ne  prend  point  un  homme  feul  pour 
plufienrs.  S'il  n'impute  le  meurtre  qu'à 
un  feul ,  je  me  tiendrai  pour  convaincu; 
évidemment  je  ferai  le  coupable. 
J  o  c  A  s  T  E. 

RalTurez-vous  donc  ,  Seigneur.  Il  a 
parlé.  Il  ne  peut  changer  de  langage. 
Tout  Thébes  eft  témoin  comme  moi  de 
fon  récit.  Mais  dût-il  tenir  un  autre  dif- 
cours  ,  fon  rapport  ne  fera  jamais  con- 
forme à  l'Oracle.  Apollon  prédit  que 
lL.aïus  fera  tué  par  mon  fils.  Hélas  !  In- 
nocente victime  de  nos  frayeurs ,  il  re- 
çut la  mort ,  loin  de  la  donner.  Jugez , 
Seigneur ,  fi  votre  Oracle  mérite  pUi$ 
d'attention  que  le  mien. 


319  (E  D  I  P  E. 

O  E  D  I  P  E. 

Vous  appaifez  mes  frayeurs  ;  mais  , 
Madame  ,  pour  les  difliper  ,  fongez ,  je 
vous  conjure  ,  à  faire  venir  le  Berger  , 
<iont  dépend  mon  fort. 

J  o  C  AS  T  E. 

J'y  envoyé  :  mais  rentrons  ;  que  ne 
ferois-je  point  pour  vous  plaire. 


III.    INTERMEDE. 

Le  C  h  (E  u  r. 
*  Srro'  *  Juftes  Dieux  5  faites-moi  jouir  du 
^^^  ^'  bonheur  fuprême  de  conferver  la  fainte- 
té  dans  mes  paroles  ôc  dans  mes  mœurs. 
Faites  que  je  régie  ma  vie  fur  ces  loix , 
ces  divines  loix  defcendues  du  plus  haut 
des  Cieux.  Oui ,  l'Olympe  en  eft  l'au- 
teur 5  de  non  pas  notre  foible  nature. 
Leurs  traits  ne  vieillifTent  point ,  l'ou- 
bli ne  peut  les  effacer ,  la  vérité  elle- 
même  y  réfide  j  elles  font  marquées  à 
fon  coin. 

^^nti'      La  tyrannie  doit  fon  origine  à  For- 
'^^'  ^'    gueil.  Si  l'orgueil ,  après  avoir  entaffé 

*  Le  Chœur ,  fuivant  fon  caradère ,  répare 
ici  l'impiété  de  Jocafte  faiis  la  nommer. 


A  C  TE    I  I  I.         511 

maux  fur  maux  arrive  à  fon  comble  ,  il 
ne  peut  arrêter  {es  pas  chancelans  ,  il  fe 
précipite  dans  un  abyfme  de  malheurs. 
O  Apollon  5  ne  fouffrez  pas  que  ce  vice 
retarde  l'éclaircifTement  de  vos  Oracles, 
ôc  l'avantage  que  Thébes  en  attend.  Son- 
gez 5  grand  Dieu ,  que  fi  d'autres  vous 
abandonnent ,  je  ne  veux  jamais  me  dé- 
partir de  lafoumilïion  que  je  vous  dois. 

PériiFe  tout  mortel  dont  la  facrilége  Stro- 
main  ou  la  langue  criminelle  viole  les^^*^  ^^' 
loix  5  la  juftice ,  &  les  Temples  des 
Dieux  !  périfTe  quiconque  pour  de  cou- 
pables voluptés  5  &c  pour  des  tréfors 
trop  defirés ,  n'a  pas  horreur  de  fouiller 
fes  mains  impies  dans  le  crime  1  Si  l'im- 
piété efl  récompenfée  ,  qui  voudra  dé- 
formais émouifer  les  traits  de  fes  paf- 
fions  5  &  réprimer  les  mouvemens  de 
fon  cœur  ?  Que  me  fervira  de  conduire 
des  danfes  folemnelles  en  l'honneur  des 
Dieux  ? 

A  quoi  bon  irai-je  ,  refpedueux  ado-    -<«"'- 
jrateur ,  offrir  les  vœux  Se  l'encens  des  '^' 
mortels  à  Delphes  ,  en  Phocide  *  ,  à 


*  En  Phocide  ,  il  y  a  dans  le  Grec  ,  è^  ùs 
roi  A^otm  'juiv ,  ni  dans  U  Temple  en  Abes^  Cette 


312  ŒDIPE. 

Oly mpie  * ,  Ci  lesOracles  d'Apollon  ne  fe 
vérifient  à  la  face  de  Tunivers  ?  vous  qui 
Tn'ccoutez,  Souverain  maître  du  monde, 
grand  Jupiter  ,  dont  l'empire  eft  éter- 
nel ,  montrez-nous  que  rien  n'échappe 
à  vos  regards  pénétrans.  Vous  le  voyez , 
les  Oracles  donnés  à  Laïusfommépri- 
fés  ,  Apollon  eft  négligé ,  la  religion 
neilplùs  en  honneur. 


ACTE    IV. 

SCENE      PREMIERE. 

JocASTE,    Le   Chœur. 

J  o  c  A  s  T  E. 
Seigneurs  Thébains ,  vous  me  voyez 
en  devoir  d'aller  au  Temple  des  Dieux. 
Ces  guirlandes  êc  cet  encens   que  je 


ville  5  dit  Pausanias  ,  eft  en  Phocide.  Elle 
été  bâtie  par  une  colonie  Argienne,  &  a  tiré 
fon  nom  d'Abas  fils  de  Lyncée  &  d'Hyperm- 
neftre  :  Apollon  y  avoit  un  Temple.  D'autres 
veulent  que  ce  foit  une  ville  de  Lydie. 

*  Olympie,  ouPifc^  ville  d'Elide  dans  Je 
Peloponnèfe ,  où  fc  célébroient  les  jeux  Olym- 
piques y  peu  loia  du  Temple  de  Jupiter  Olym- 
|>iea, 

porte 


M 


A  C  T  E    I  V.  513 

porte  vous  annoncent  le  fiijet  de  mes 
VŒUX.  C'eft  le  trouble  d'Oedipe.  Agite 
de  diverfes  penfées  ^  au  lieu  de  juger  de 
l'Oracle  récent  par  l'ancien ,  comme 
le  veut  la  raifon ,  il  n'écoute  que  {qs 
frayeurs  ,  ôc  fe  livre  à  quiconque  les 
entretient.  Puifque  mes  confeils  ôc  mes 
foins  font  inutiles  ,  c'eft  vous  que  j'im- 
plore ,  *  ô  Apollon  ;  voici  votre  Tem- 
ple le  plus  proche,  j'y  cours ,  &  l'unique 
prière  que  j'ofe  vous  adrelTer ,  c'eft  de 
jetter  fur  nous  un  regard  de  comuaftion. 
Car  enfin  Oedipe  ,  femblable  à  un  Pi- 
lote éperdu  au  milieu  de  l'orage ,  fait 
palier  {qs  craintes  jufques  dans  notre 
fein. 

SCENE      IL 

Un  Berger  de  Corinthe.  Les  mêmes. 

Le      Berger. 
De  grâce ,  Thébains ,  enfeignez-moi 
le  Palais  d'Oedipe  j  dites-moi  où  je  puis 
le  trouver  lui-même. 


*  Grec ,  O  Apollon  Lycien ,  ou  du  Lycée; 
(îSt^  ^'  a  Ay-ic/  A^fl^^.flv  {ecy)(^i^ù<;  y«p  fi")  ce  n'eft 
pas  à  dire  que  Jocafte  aille  en  Lycie  ou  au  Ly- 
cée à  Athènes,  elle  va  au  Temple  d'Apollon 
le  plus  proche  à  Thébes  ,  &  l'appelle  Lycien 
par  fon  furnom.  Elle  commence  par  là  fes  pe- 
krinages  en  faveur  d'Oedipe. 


^14  (E  D  I  P  E. 

Le    C  h  <e  u  r. 
Vous  voyez  fon  Palais  ,  o  étranger  ; 
vous  l'y  trouverez  j  ôc  voici  la  Reine 
fon  époufe. 

Le    Bfrger. 
Epoufe  d'un  fi  grand  Roi,  puiffe-t-el- 
le  auili-bien  que  fa  famille  être  com- 
blée de  toutes  fortes  de  profpérités  ! 
J  o  c  A  s  T  E. 
Puiflîez-vous  éprouver   vous-même 
tout  le  bonheur  que  vous  me  fouhaitez  î 
Vos  paroles  qui  me  font  d'un  heureux 
préfage,   méritent   de  moi  ce  retour. 
Mais  5  dites-moi ,  je  vous  en  conjure  , 
quel  fujet  vous  amène  ,  que  venez- vous 
nous  annoncer  ? 

LeBerger. 
D'heureufes  nouvelles  pqur  vous  3c 
pour  le  Roi. 

J  oc  A  s  te. 
Quel  eft  ce  bonheur  ,  &  d'où  venez- 
vous  ? 

Le    Berger. 
De  Corinthe  ^  &  pour  ne  rien  celer  , 
ce  que  je  vais  vous  apprendre  vous  cau- 
fera  de  la  joie  ôc  du  chagrin. 
J  oc  AS  T  E. 
Comment  ?  que  fignifie  cette  énigme  ? 

Le   Berger. 
Votre  époux,  fi  j'en  crois  les  bruits 


ACTE     IV.  515^ 

de  Corinthe,  doit  être  clû  Roi  de  11- 
(Ihme  par  le  fuftrage  unanime  des  Co- 
rinthiens. 

J  0  c  A  s  T  E. 
Quoi  !  le  vieux  Roi  Polybe  n'eft  plu» 
fur  le  Thrône  ? 

Le    Berger. 
Il  eil  dans  le  tombeau. 
J  0  c  A  s  T  E. 
Polybe  eft  mort  !  cela  eft-il  croyable  ? 

Le   Berger. 
PuilTài-je  mourir  moi-même ,  fî  mon 
rapport  n'eft  fincère  î 

JocASTE  à  fis  fimmes. 
Allez  5  courez  annoncer  cette  nou- 
velle au  Roi.  Oracles  ,  qu'êtes-vous  de- 
venus ?  Oedipe  s'exile  volontairement 
dans  la  crainte  de  tuer  Polybe  y  Se  Po- 
lybe meurt  par  les  mains  de  la  Parque. 

SCENE     III. 

Oedipe,    les    mêmes. 

Oedipe. 
Chère  époufe  ,  qui  vous  intérelTez  fi 
généreufement  a  mes  malheurs  ,  que 
voulez-vous  ?  pourquoi  m'obligez-vous 
de  fortir  ? 

Jo  c  AS  T  E. 

Ecoutez  5  Seigneur,  écoutez  cet  étran- 

Oij 


3i(?  (E  D  I  P  E. 

ger  5  &  jugez  ce  qu'il  faut  penfer  des 

Oracles. 

O  E  D  I  P  E. 

Cet  étranger  ?  quel  eft-il  ?  que  vient- 
il  m'apprendre  ? 

J  o  G  A  s  T  E. 

H  vient  de  Corinthe  vous  annoncer 
que  Polybe  votre  père  n'eft  plus. 

O  E  D  I  p  E. 
Que  dites-vous  ?  ô  Etranger  ?  ah ,  je 
vous  conjure  de  parler  vous-même. 

Le   Berger. 
Puifque  vous  fouhaitez  ,  Seigneur , 
que  je  commence  par  cette  trifte  nou- 
velle 5  fçachez  qu'en  effet  Polybe  ne  voit 
plus  le  jour. 

O  E  D  I  p  E. 
Lui  !  quel  fort  a  fini  fa  deftinée  ?  la 
trahifon  ,  ou  la  maladie  ?  parlez. 

Le    Berger. 
Hé  ,  Seigneur ,  faut-il  le  demander  ? 
le  moindre  accident  précipite  la  vieil- 
Içffe  au  tQmbeau. 

O  E  D  I  p  e. 
C'eft  donc  une  langueur  qui  l'y  a  con- 
duit ? 

Le   Berger. 
Oui  5  Seigneur  3  &  fan  âge  avancé. 


A  C  T  E    I  V.  317 

O  E  D  IP  E. 

*  Ah ,  Madame  ,  quel  befoin  a  p^-é- 
lent  dé  recourir  aux  autels  Ôc  de  conful- 
ter  le  chant  des  oifeaux  ?  f  ils  m'avoienc 
prédit  le  meurtre  d'un  père  ^  &  le  voilà 
dans  la  région  des  morts  ,  tandis  que  je 
vis  paifible  à  Thébes  fans  avoir  jamais 
armé  mes  mains  contre  fes  jours.  On 
ne  peut  fans  doute  m'imputer  fon  tré- 
pas. Quoi  ?  dira-t-on  que  le  regret  de 
m'avoir  perdu  l'aura  mis  au  tombeau  ? 
alors  je  le  rois  en  quelque  forte  l'auteur 
de  fa  mort.  Mais  non  j  Polybe  efl  dans 
les  enfers  ,  3c  avec  lui  il  a  emporté  tous 
ces  vains  Oracles. 


*  M.  Dacier  traduit  :  Hélas  ^  Madame  , 
qui  voudra  déformais  confulter  les  Oracles  d'A- 
pollon ?  qui  voudra  ,  &c.  il  me  femble  que  ce 
n'eft  point  là  le  fens  véritable.  Jocafte  ailoic 
confulter  les  Dieux  en  faveur  d'Oedine.  Oedipc 
lafTuré  par  le  récit  du  Berger ,  dit  a  la  Reine 
^u'il  n'eft  plus  befoin  ds  recourir  aux  autels  & 
aux  oifeaux  ;  que  d'ailleurs  il  a  été  trompé  par 
fa  crédulité ,  &c. 

t  II  femble  véritablement  qu'Oedipe  &  Jo-      j^^^.^ 
cafte  fur  -  tout ,  infultent   les  Oracles   &  les  de  l'Edi- 
Prédictions  en  plufieurs  endroits  de  cette  Tra-  teur. 
gédie.  Ceft  en  effet  leur  crime,  quoiqu  en  dife 
le  Père  Bru  MO  y,  &  le  Choeur  fçait   bien  le 
leur  reprocher. 

O  iij 


3iS  CE  D  1  P  E. 

J  O  C  A  s  T  £. 

Ne  vous  lavois-je  pas  prédit ,  Sei- 
gneur ? 

O  E  DI  p  E. 

11  eft  vrai ,  Madame  :  mais  quoi  ^ 
Mes  frayeurs  l'emportoient  fur  vos  con- 
feiis. 

Joe  A  s  T  E. 
Ne  laifTez  donc  plus  tyrannifer  votre 
cfprit  par  ces  craintes  frivoles. 
O  E  D  I  p  E. 
Ne  dois-je  pas  encore  appréhender 
de  fouiller  la  couche  d'une  mère  ? 

Jo  CA  s  TE. 

Que  peut-on  craindre  quand  on  eft 
guidé  comme  vous  par  une  heureufe 
fortune  ?  croyez-moi ,  trop  de  prudence 
nuit.  Le  plus  sur  eft  de  s'abandonner  au 
hazard  des  événemens  ,  ôc  de  jouir  de 
la  vie.  Y  a-t-il  pour  vous  le  moindre 
fondemens-  de  craindre  un  incefte  ? 
croyez-moi ,  n'y  ayez  pas  plus  d'égard 
qu'à  un  fonge  vain.  Pour  vivre  heureux 
on  doit  négliger  ces  frivoles  fuperfti- 
tions. 

O  E  D  I  PB. 

J'approuverois  votre  penfée  ,  Mada- 
me ,  il  ma  mère  ne  jouiiïoit  plus  de  la 
lumière  ,  mais  tant  qu'elle  refpirera , 
j'ai  fujet  de  craindre ,  ôc  je  craindrai 
toujours. 


A  C  T  E    î  V.  515^ 

J  O  C  A  ^  T  E. 

Toujours  !  quoi  la  mort  d'un  père  ne 
vous  ouvre  pas  les  yeux  !  quel  enchan- 
tement ? 

O  E  D  I  P  E. 

Elle  devroit  me  ralTurer,  j'en  con- 
viens j  mais  ma  mère  vit  encore. 
Le   Berger. 
Puis-je  fçavôir.  Seigneur,  quelle  eft 
la  perfonne  que  vous  craignez  ? 
O  E  D  I  p  E. 
C'eft  Mérope  époufe  du  Roi  mort. 

Le   Berger. 
Hé  5  que  craindre  d'elle ,  Seigneur  ? 

O  E  D  I   p  E. 

L'effet  d'un  Oracle  terrible ,  épou- 
vantable. ... 

Le    Berger. 

Eft-il  fî  affreux  que  vous  ne  puiiîîez 
le  dire  ? 

O  e  D  I  p  e. 

Le  voici  :  fi  j'en  crois  Apollon,  je 
ferai  inceftueux  Se  parricide  ,  époux 
d'une  mère ,  &  meurtrier  d'un  père  :  Se 
c'eft  pour  éviter  d'accomplir  cette  hor- 
rible prédiélion  que  je  me  fuis  écarté 
de  Corinthe  :  exil  volontaire  Se  affez 
heureux ,  comme  vous  le  voyez  j  mais 
toutefois  fâcheux  ,  puifque  je  me  fuis 
privé  de  voir  ce  que  j'avois  de  plus  cher. 

O  iv 


320  CE  D  î  P  E, 

Le   Berger. 
Quoi ,  Seigneur ,  cette  unique  crainte 
vous  a  éloigné  de  Corinthe  ? 

o 

O  E  D  I    P    E. 

J'ai  appréhendé,  (je  l'avoue,)  l'in- 
cefte  &  le  parricide. 

Le    Berger. 

*  Ah  ,  Prince  ,  il  faut  que  je  vous  dé- 
livre de  cette  inquiétude,  puifqu'auflî- 
bien  je  ne  viens  en  ces  lieux  que  pour 
votre  bonheur. 

O  E  D  I  p  E. 
Je  fçaurai  reconnoitre  à  mon  tour  cet 
important  fervice. 

Le    Berger. 
"J"   L'avantage  de  vous  ramener  à  Co- 
rinthe me  fuflit  :  c'eft  l'unique  objet  dei 
mon  voyage. 

*  Voici  le  .principe  du  dénouement  qu'A- 
SîSTOTE,  chap.  IX.  Poëc.  cire  comme  un  des 
plus  furprenans.  Rien  en  effet  n'eft  mieux 
imaginé. 

t  Tel  eft  le  paffage  Grec ,  y^  /tiliv  fia  Xtret  tjTt 

Telle  eft  la  tradudion  de  M.  Dacier.  Je  ne  fuis 
venu  j  Seigneur  i  qu  afin. que  quand  vous  fere:^ 
d'e  retour  à  Corinthe  ^  je  puijfe  mériter  de  vous 
quelque  grâce  ,  6"  vivre  heureux  fous  votre  pro' 
îeBion.  Voilà  fans  doute- un  compliment  fort 
kitéreflé.  J'ofe  dire  que  ce  n'eft  point  là  la 
penfce  de  SgfîiOCL£i  Lç  U<^eur  en  jugera , 


A  C  T  E    I  V.  3iî 

O  E  D   I  P  E. 

Non  )  je  ne  retournerai  jarnais  dans 
les  lieux  où  ma  mère  voit  le  jour. 

Le   Berger. 
^    Il  paroît  bien  ,  Seigneur  ,  que  vous 
ignorez  qui  vous  êtes. 

O  £  D  I  p  E. 
Comment  ?   au  nom  des  Dieux  ,   ô 
étranger  ,  inftruifez-moi  de  mon  fort. 
Le   Berger. 
Si  le  motif  qui  vous  empêche  de  re- 
tourner dans  votre  Palais.... 
O  E  D  I  p  E. 
Oui  3  c*eft  la  crainte  d'effeduer  l'O- 
racle. 

Le  Berger. 
Si  vous  redoutez  quelque  fouillure  de 
la  part  de  vos  proches.... 
O  E  D  I  p  E. 
C  eft  cela  même.  Voilà  la  fource  de 
mes  inquiétudes  mortelles. 
Le  Berger. 
Hé  bien  ,  Seigneur ,  rien  de  plus  fri- 
vole que  ces  inquiétudes. 


&  la  note  de  M.  Dagier  ,  toute  ingénieufc 
qu  elle  eft  d'ailleurs  ,  ne  paroît  point  fauver 
cette  incongruité.  M.  Orsatto  y  a  aufli  don- 
né, &M.  BoiviN. 

O  v 


J21  (E  D  î  P  E. 

O  E  D  I  P  E. 

Comment  frivole ,  je  fuis  fils  de  Po- 
lybe? 

Lfi  Berger. 
Poiybe  né  vous  touché  en  rien. 

O  E  D  I  p  E. 
Quoi  y  Poiybe  ne  m'a  pas  donné  le 
jour? 

LeBergèr. 
"^  Autant  ôc  aulli  peu  que  moi. 

O  E  D  I  p  e. 

Que  veut  dire  cette  énigme  ?  mon  pè- 
re ne  m'a  pas  plus  donné  le  jour  qu'un 
étranger  ? 

L  E     B  E  R  G  E  R. 

Non  5  encore  une  fois  ,  il  n  étoit  pas 
plus  votre  père  que  moi. 
O  E  D  1  p  Ë. 
Mais  il  m'appelloit  fon  fils. 


*  M.  Dacier  n'a  point  voulu  traduire  à  la 
lettre  ce  vers  Se  les  deux  autres  qui  fuivent  5 
fans  doute  parce  qu'il  n'a  pas  fait  attention  à 
réquivoque  2;racieufe  de  cet  autant  &  aujjipeu 
que  moi.  Il  s'eft  contenté  de  mettre  ,  non ,  Sei- 
gneur.  Il  y  a  pourtant  une  fînefTe  dans  le  Grec, 
laquelle  confifte  en  ce  que  le  Berger  de  Co* 
linthe  étoit  dans  la  vérité  ,  autant  &  aujjt  peu 
père  d'Oedipe  que  Poiybe  ;  le  Berger  lui  avoit 
fauve  la  vie  :  Poiybe  Tavoit  adopté  :  mais  ni 
l'un  ni  l'autre  ne  lui  avoit  donné  le  jour. 


A  C  T  E    I  V.  525 

Le    Berger. 
£t  c'eft  moi  qui  vous  donnai  à  lui. 

O  E  D  I  P  H. 

Auroit-il  tant  chéri  un  fils  qui  n  eût 
pas  été  le  fien  ? 

Le  Berger. 

Il  n'avoitpas  d'enfansj  en  faut-il  da- 
vantage ? 

O  E  D  I  p  e. 

Qui  fuis-je  donc?m'avez-vous  acheté, 
où  ètes-vous  mon  père  ? 

Le  Berger. 
Je   vous  trouvai   fur  le  mont   Ci- 
theron.  * 

O  e  D  I  p  E. 
Quel  motif  vous  conduifoit  en  ces 
lieux  déferts  ? 

Le  Berger. 
Le  foin  de  quelques  troupeaux, 

C3  E  D  I  p  e. 
Vous  étiez  donc  Berger  ? 

L  E    B  E    R  G  E  R. 

Oui,  Seigneur,  &je  fus  alors  votre   ^ 
libérateur. 

O  E  D   I  p  E. 

En  quel  état  me  trouyâtes-vous  ? 


*  Citheron ,  mont  qui  féparc  la  Béotie  4e 
TAttique, 

O   vj 


314  ŒDIPE. 

Le   Berger. 
Vos  talons  percés  vous  rapprendront, 

O  E  D  I  P  E. 

Ah ,  de  quel  mal  me  rappellez-vous 
le  fouvenir  ! 

Le  Berger. 

Je  détachai  les  liens  qui  traverfoient 
vos  pieds. 

O  E  D  I  PE. 

Quelle  barbarie  on  exerça  fur  moi  dès 
le  berceau  ! 

Le  Berger. 

C*eft  cette  aventure  qui  vous  a  don- 
né *  le  nom  que  vous  portez. 

O  E  D  I  p  E. 

Dites-moi ,  au  nom  des  Dieux  ,  qui 
de  mon  père  ou  de  ma  mère  m'accabla 
de  cette  malédiction  ?  qui  des  deux  me 
condamna  à  périr  ? 

Le  Berger. 
Je  l'ignore  y  celui  des  mains  de  qui  je 
vous  reçus  le  fçaura  mieux. 
O  E  D  I  p  e. 
C'eft  donc  des  mains  d'un  autre  que 
vous  m'avez  reçu  ? 

Le  Berger» 
Oui  5  des  mains  d'un  autre  Berger. 


*  Oedipe ,  M'tt^s  pieds  enfles. 


A  C  T  E     I  y.  515 

O  ED  I  P  E. 

Quel  efl-il  ?  pourriez- vous  me  le  dé- 
figiier  ? 

Le  Berger. 
Il  étoit ,  difoit-on ,  à  Laïus. 

O  E  D  I  p  E. 
A  Laïus  !  au  Roi  de  ces  climats  ? 

Le  Berger. 
A  lui-même.  Il  avoic  foin  de  fé$ 
troupeaux. 

O  e  D  I  p  E. 
Vit-il  encore  ?  puis-je  le  voir  ? 

Le  Berger, 
Il  n'eft  ici  perfonne  qui  ne  puifle  vous 
en  inftruire. 

O  E  D  î  V  F.  au  Chœur. 
Si  quelqu'un  d'entre  vous  connoîr  ce 
Berger ,  fi  on  l'a  vu  a  la  ville  ou  à  la 
campagne ,  qu'on  ait  à  me  l'indiquer. 
jLa  ntuation  où  je  me  trouve  veut  que 
je  l'interroge. 

Le  CnœuR. 
*  Je  ne  penfe  pas  qu'il  parle  d'un  au- 
tre que  de  celui  que  vous  avez  envoyé 


*  Le  Chœur  a  raifon  de  parler  ainfi  fur  ce 
qu'a  y  oit  dit  Jocafte  du  Berger  de  Laïus.  Il  y 
a  d'ailleurs  une  adrelTe  infinie  à  intérefler  dans 
cette  recherche  la  Reine  qui  fe  tait  d'éton- 
ncmentj  parce  qu  elle  Tçait  déjà  tout  le  royf- 


3  2(J  (Ë  D  l  P  Ë. 

chercher  :  mais  la  Reine  le  fçait  mieux 
que  perfonne. 

O  E  D  I  p  E. 
Sçavez-vous ,  Madame  ,  fi  l'homme 
que  nous  faifons  venir  eft  le  même  que 
celui  dont  parle  cet  étranger  î 

J  o  G  A  s  T  E. 

Quoi  î  de  qui  parle-t-il  ^  hé ,  Sei- 
gneur ,  calmez  vos  craintes ,  5c  négli- 
gez ces  téméraires  difcours. 

O  E  D  I  p  E. 

Non  5  Madame  ;  me  préfervent  les 
Dieux  de  fuivre  vos  confeils  j  ce  que 
j'ai  découvert  m'engage  trop  à  éclaircir 
ma  BiaifFance  de  mon  fort. 

J  o  C  A  s  T  E. 

Au  nom  des  Dieux  ,  Seigneur ,  n  en 
faites  rien.  Si  votre  repos  vous  eft  cher , 
laifTez  ce  fatal  examen.  Je  ne  fuis  déjà 
que  trop  à  plaindre, 

O  E  D  I  p  E. 

J'entends ,  Madame  ;  mais  ne  vous 
inquiétez  point ,  dût-on  par  un  triple 

tcre.  Le  refte  de  cette  Scène  eft  plein  d'art. 
Oedipe,  toujours  trop  curieux  pour  fon  mal- 
heur J  veut  s'infttuire  malgré  les  prières  de  la 
Reine  ^  déjà  trop  inftruite  ;  &  il  attribue  Tes 
confeils  à  une  crainte  fecrette  ,  qu'elle  ne  fe 
trouve  l'Epoufe  d'uu  Efclave,  d'un  fils  de  Ber- 
ger, 


A  C  T  E     I  V.  527 

affront  me  prouver  que  je  defcends  de 
trois  efclaves  j  cet  outrage  ne  rejailli- 
roit  point  fur  vous. 

J  O  C  A  s  T  E. 

Ah ,  Seigneur ,  li  j'ai  quelque  pouvoir 
fur  votre  eiprit ,  je  vous  conjure  de  quit- 
ter ce  fatal  deifein. 

O  E  D  I  P  E. 

Je  ne  le  quitterai  point  que  je  n  aye 
mis  en  plein  jour  la  vérité  que  je 
cherche. 

J  o  c  A  s  T  E. 

Mais  fongez  ,  je  vous  prie  ,  que  j'ai 
de  fortes  raiions  pour  vous  en  détourner, 

O  E  D  ï  p  E. 

Et  ce  font  ces  raifons  fecretres  qui 
redoublent  mes  craintes  Se  ma  Curio- 
fité. 

JocASTE  a  part. 

Ah  ,  Prince  déplorable  . . .  puifTes-ni 
ignorer  éternellement  ta  deftinée. 
O  E  D  I  p  E. 

Qu'on  m'amène  au  plutôt  le  Berger. 
LaifTons  la  Reine  rougir  de  ma  naiilan- 
ce  5  &  fe  glorifier  de  la  fienne. 

Jo  c  A  s  T  E. 

o  le  plus  infortuné  des  hommes ...  * 
Ya  3  je  ne  puis  rien  dire  de  plus ,  &  jç 
te  parle  pour  la  dernière  fois. 


3i8  (E  D  I  P  E. 

S  C  E  N  E    I  V. 

Les  mêmes ,  hors  J  o  c  a  s  x  e. 

Le   c  h  œ  u  r. 

Ah  5  Seigneur  ,  où  court  la  Reine 
éperdue ,  &  plongée  dans  la  plus  pro- 
fonde douleur  ?    que  j'appréhende  les 
fuites  funeftes  de  cet  affreux  (ilence. 
O  E  D  I  p  E. 

Funeftes  ou  non ,  je  veux  connoître 
ma  naiffance ,  dût-elle  être  la  plus  vile. 
Je  le  vois ,  la  Reine  rougit  de  mon  obf- 
curité.  Tel  eft  le  génie  ambitieux  du 
fexe  5  n'importe  :  je  n'ai  pas  honte  de 
ma  deftinée.  Enfant  de  la  Fortune ,  j'en 
ai  reçu  trop  de  biens  pour  être  ingrat*. 
Oui ,  la  Fortune  eft  ma  mère.  Les  an- 
nées de  le  tems  font  mes  proches.  Té- 
moins de  ma  balfelfe ,  ils  m'ont  élevé 
au  faîte  de  la  grandeur,  "f  Né  ce  que  je 
fuis  5  ma  naiffance  ne  changera  pas  , 
quand  je  celferois  de  l'examiner. 


*  Horace  a  employé  cette  exprcffion,  Sat- 
YI.  1. 1.  Luferat  in  campo  forturiAfilius. 

t  J'ai  fuivi  en  ceci  le  fens  de  M.  Dacier , 
qui  véritablement  eft  le  plus  fin  &  le  plus 
naturel.  C'eft  aufTi  celui  de  M,  Orsatto  & 
de  M.  BoiviN. 


A  C  TE     ï  V.  ^19 

L  E  C  H  œ  u  R. 
*  Si  ie  fcai  lire  dans  l'avenir,  &  fi  /'^<^' 
mes  conjectures  ne  lonr  pas  vaines ,  o 
Citheron  ,  avant  que  le  foleil  recom- 
mence fa  carrière  ,  tu  dévoileras  le  fort 
&  la  naiffance  d'CSdipe.  Ainfi  nous  mè- 
nerons des  danfes  ,  &  nous  chanterons 
dQs  hymnes  ,  pour  marquer  notre  joie 
à  un  Prince  fi  cher.  Daignez  ,  ô  Apol- 
lon ^  juftifier  notre  efpoir  &  nos  vœux. 

Aimable  Prince  ,  quel  Dieu,  quelle ^^^-^^"^'^^'^ 
DéefTe  vous  o-nt  donné  le  jour  ?  ne  fe- 
roit-ce  point  quelque  Nymphe  égarée 
dans  les  bois  avec  le  Dieu  Pan  ?  feroit- 
ce  "f  quelque  amante  d'Apollon  ^  f  car  ce 
Dieu  aime  les  montagnes  écarréesPMer- 
cure  de  Bacchus ,  l'un  §  Dieu  de  Cylle- 

*  Cette  Sriophe  &  cette  Anciftrophe  mon- 
trent que  le  Chœuu  s'avance  &  parle  en  corps. 

t  Je  donne  ici  à  hyx7iip  la  {îgnificatioa 
d'amante,  comme  elle  femble  l'être  en  effet. 
L'autre  fens  feroit  celui  de  M.  Orsatto. 
O  d'Apollo  la  figlia  ,  h  cui  fon  grati  gli  aiti 
gioghiy  e  Urupi.  _ 

^  Le  Tradudcur  a  beau  dire  :  jamais  3-'y^.r>ff ,     Note 
Filia,  n'a  (wm^i  Amante,  Il  eft  queftion  ici  de  l'Edi- 
de  quelque  fille  d'Apollon  née  fur  une  de  ces  ""'^' 
montagnes  efcarpées  où  fe  plaît  leur  père. 

§  Cyllene,  mont  d' A rcadie ,  où  naquit  Mer- 
cure de  Jupiter  &  de  Maïa. 


^3©  (E  D  î  P  E. 

ne ,  l'autre  amateup  des  forêts ,  font  fott- 
vent  la  cour  aux  Nymphes  d'Helicon  ;  * 
feriez-vous  le  fruit  de  leurs  amours  ? 

Oedipe  appcruvant  de  loin  Phorhas. 
■}*  Si  je  puis  juger  de  ce  vieillard  qui 
m'eft  inconmi ,  il  me  femble  qu'il  eft 
ce  Berger  que  j'attends.  Son  port ,  fon 
air  5  fon  âge  qui  fe  rapporte  aiTez  à  celui 
de  cet  étranger  ,  tout  me  le  perfuade. 
Je  crois  même  reconnoître  mes  Offi- 
ciers qui  l'amènent,  [au  Chœur)  Vous 
qui  l'avez  connu,  vous  en  jugerez  mieux 
que  moi. 

Le  C  h  œ  u  r. 
11   m'eft  connu ,  Seigneur  !  c'eft  en 
effet  le  fidèle  Berger  de  Laïus. 
Oedipe. 
Dites-moî  ,  6  étranger  ?  ell-ce  là 
l'homme  dont  vous  m'avez  parlé  ? 
LeBerger. 
C'efl  lui-même  ,  Seigneur. 


*  Hélicon  j  moût  de  la  Phocide ,  d'où  coule 
l'Hippocrene. 

t  II  femble  qu'il  vaut  mieux  fuivre  le  ma- 
liufcrit  dont  parle  Henri  Etienne  ,  &  lire 
7iPi<fâo'>  3  ce  vieillard^  que  7t^\ff/2eiS ,  ô  vieillards  : 
ainfi  ce  mot  de  vieillards  ne  marque  point  quel 
cft  le  Choeur. 


ACTE    IV.  551 

SCENE    V. 

P  H  o  R  B  A  s  5  les  mêmes. 

O  E  D  I  P  E. 

Approchez ,  Berger ,  répondez-moi  j 
N'étiez-vous  pas  à  Laïus  ? 
P  H  o  R  B  A  s. 

Il  eft  vrai ,  Seigneur  ;  j'étois  Officier 
de  Laïus ,  né  dans  fon  Palais ,  &  non  pas 
acheté  à  prix  d'argent  comme  un  efclave 
ordinaire. 

O  E  D  I  p  E. 

Quel  éroit  votre  emploi  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 
J  ai  palTé  la  meilleure  partie  de  ma  vie 
à  conduire  les  troupeaux. 
O  E  D  I  p  E. 
En  quels  lieux  d'ordinaire  les  condui- 
fiez-vous  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Sur  le  mont  Citheron ,  de  aux  envi- 
rons. 

O  E  D  I  p  E. 
Regardez  cet  étranger ,  vous  eft-il 
connu  ?  ne  l'avez- vous  point  vu  en  quel- 
que lieu  ? 

P  H  o  R  B  A  s  furprls. 
Qui. . .  qu'a-t-il  fait. . .  de  quel  hom- 
me parlez-vous  ? 


551  ŒDIPE. 

O  E  D  I  P  E. 

Je  vous  demande  fi  vous  n  avez  point 
eu  quelque  commerce  avec  cet  érranger 
que  voici. 

P  H  o  R  B  A  s. 

Lui  ?  non  que  je  fçache ,  au  moins  je 
ne  puis  m'en  rappelier  le  fouvenir. 

Le  Berger. 

Cela  n'eft  pas  furprenant ,  Seigneur  : 
mais  il  me  reconnoîtra  bientôt  ^  car  il 
ne  peut  avoir  oublié  que  nous  pallions 
fur  le  mont  Citheron  "^  les  trois  faifons 
de  Tannée  ,  depuis  le  printems  jufqu*à 
la  fin  de  l'automne.  L'hyver  venu  nous 
retirions  ,  lui  fes  troupeaux  chez  Laïus , 
moi  le  mien  dans  mes  étables.  Cela 
n  eft-il  pas  vrai  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Il  m'en  fouvient  :  mais  vous  parlez 
d'un  tems  bien  reculé. 

LeBerger. 

Pourfuivons.  Vous  fouvient-il  main- 
tenant de  cet  enfant  que  vous  me  don- 
nâtes, pour  l'élever  comme  s'il  eût  été 


a  moi  ? 


*  Telle  eft  l'interprétation  à\i  Scholiafle  ^ 
de  Meffieurs  Dacier  &  Oksatto. 


ACTE     IV,  351 

P  H  O  R  B  A  s. 

Que  me  voulez- vous  dire  ,  &  ^d  oii 
vient  cette  queftion  ? 

Le  Berger  en  montrant  Ocdlpc. 
Ami ,  cet  enfant  que  tu  m'avois  con- 
fié. ...  le  voici. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Ah  5  miférable  ,  tais-toi.  PuifTent  les 
Dieux  t'exterminer. 

O  E  D  I  p  E  ^  Phorbas. 
Ne  le  maltraite  pas.  Plus  que  lui  tu 
mérites  d'être  puni. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Et  quel  eft  mon  crime ,  Seigneur  ? 

O  E  D  I  p  E. 
De  ne  pas  répondre  fur  le  fait  dont 
yc\  te  parle. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Ah  5  Seigneur  ,  croyez-moi  ,  il  ne 
!çait  ce  qu'il  veut  dire. 

O  E  D  I  p  E. 

Je  te  ferai  parler  de  gré  ou  de  force. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Au  nom  des  Dieux ,  n'outragez  pas 
na  vieilleiTe. 

O  E  D  I  p  E. 

Qu'on  le  charge  de  chaînes. 

P  H  o  R  B  A  s. 

Malheureux  que  j  e  fuis  ! . . .  Mais  qu  al- 
.ez-vous  faire  3  &  que  me  demandez- 

TOUS  ? 


554  ŒDIPE. 

O  E  D   I   r  E. 

Lui  as-tu  donné  l'enfant  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Hé  bien. ...  je  l'ai  donné.  Que  ce 
jour  n'a-t-il  été  le  dernier  de  mes  jours  \ 
O  mort. ... 

O  E  D  I   p   E. 

Tes  vœux  feront  exaucés ,  fî  tu  ne 
réponds. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Ils  le  feront  bien  plutôt ,  fi  je  parle. 

O  £  D  I  p  E. 
Cet  homme ,  je  le  vois  ,  ne  cherche 
qu'a  m'amufer  par  de  vains  détours. 

P   H  o  R  B   A  s. 

Hélas  :  &  je  n'ai  pas  avoué  que  j'avoîs 
donné  l'enfant  ? 

O  E  D  I  p  E. 

Où  Tas-tu  pris  ?  étoit-il  à  toi  ?  las-tu 
reçu  d'une  autre  main  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Je  l'ai  reçu  d'une  autre ,  il  n'étoit  pas 
i  moi. 

O  E  D  I  p  E. 

Et  qui  te  l'a  donné  ?  de  quelle  maifon 
eft-il  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Seigneur. ...  au  nom  des  Dieux ,  n'en 
demandez  pas  davantage. 


ACTE     IV.  355 

O    E   D    I    P  E. 

Parle.  Tu  es  perdu ,  fi  je  le  demande 
une  féconde  fois. 

P  H  o  R  B  A  s. 

Il  naquit  dans  le  Palais  de  Laïus. 

O  E  D  I  p  E. 
D'un  efclave  ,  ou  du  Roi  ? 

P  H  o  R  B  AS. 

'^  Cruelle  nécefîîté  :  je  meurs  fî*  je 
parle. 


*  33  La  curiofîcé  (  dit  Plutarque  ,  traité 
w  de  la  Curiof.  traduit.  d'Amyqt  )  enveloppa 
»  Oedipus  en  de  très-grands  maux  ,  parce  que 
»3  voulant  fçavoir  qui  il  étoit,  comme  n'étant 
a»  pas  de  Corinfhe ,  en  allant  à  l'Oracle  pour 
>3  lui  demander  ,  il  rencontra  Laïus  par  le  chc- 
33  min ,  qu'il  tua ,  époufa  fa  propre  mère ,  par 
33  le  moyen  de  laquelle  il  obtint  le  Royaume 
M  de  Thébes  :  &  lorfqu'il  fembloit  être  très- 
»  heureux  ,  encore  fe  voulut-il  chercher  foi- 
M  même ,  combien  que  fa  femme  l'en  décour- 
»  nât  le  plus  qu'elle  pouvoir  i  &  plus  elle  le 
»  prioit  de  ne  le  faire  pas ,  plus  il  en  prelfa  un 
M  vieillard  qui  fçavoit  toute  la  véiicé  du  fait , 
33  en  le  contraignant  par  toutes  voyes  ,  tant 
*>  que  le  difcours  de  l'affaire  l'ayant  déjà  mis 
»  en  foupçon  ,  comsne  le  vieillard  fe  fut  écrié. 

Hélas  ,  je  fuis  fur  le  point  dangereux 
De  déclarer  un  cas  bien  malheureux, 

93  Toutefois  étant  déjà  furpiis  de  fa  paifion  de 


53^  CE  D  I  P  E. 

O   E    D    I   P    E. 

Et  moi  fi  je  t'écoute.  Parle  toutefois» 

P  H  o  R  B  A  s. 
On  le  difoit  fils  de  Laïus.  Interrogez 
la  Reine.  Elle  vous  inftruira  mieux. 

O   E  D   I   p   E. 

Ce  fut  donc  elle  qui  te  le  donna. 

P  H  o  R  B  A  s. 
Elle-même. 


5J  curiofité  5  &  le  cœur  lui  en  battant ,  il  rcr 
S5  pond , 

Et  moi  aujfi  fur  l^  point  de  l'entendre  , 
Mais  toutefois   il  nous  le  faut  apprendre, 

?5  Tant:  cft  aigre-doux  &  malaifé  à  contenir 
33  le  chatouillement  de  la  curiofité  ,  comme  un 
iD  ulcère  ,  qui  plus  on  le  gratte,  &  plus  il  s'en- 
38  fanglante  lui-même.  Mais  celui  qui  eft  en- 
as  tierement  net  &  délivré  de  telle  maladie  , 
33  &  qui  eft  de  nature  paifible^,  quand  il  aura 
M  ignoré  quelque  mauvaife  nouvelle  ,  il  dira, 

O  fainU  oubli  de  l'ancienne  trijlejfe. 
Tant  tu  es  plein  de  très-grande  fagejfe» 

33  Et  pourtant  fe  faut-il ,  petit  à  petit,  accou- 
33  tumcr  à  ceci ,  quand  on  nous  apportera  des 
33  lettres,  de  ne  les  ouvrir  pas  vîtement  &  à 
33  grande  hâte  ,  comme  font  la  plupart  dont 
03  les  mains  demeurent  un  peu  trop  à  leur  gré 
33  à  délier  la  fifcelle  :  ils  la  mâchent  à  belles 
33  dents  ,  &  s'il  arrive  un  meffager  de  quelque 
53  part,  de  ne  courir  pas  incontinent  à  lui ,  ni 

Oedi  pp, 


A  C  T  E     I  V.  337 

O  E  D  I  P  E. 

Pourquoi  te  le  livra-r-elle  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

Pour  le  faire  mourir. 

O  E  D  I  p  E. 
Pour  le  faire  mourir  :  L'inhumaine  î 
ôc  ce  toit  fon  fils. 

P  H  o  R  B  A  s. 

La  tendreffe  fut  étouffée  par  la  crainte 
de  certains  Oracles. 

O  E  D  I  p   E. 

Et  qu'annonçoient-ils  ces"  Oracles  ? 

35  fe  lever  à  l'étourdie  en  fa  place  ,  fou/Iaîn 
33  que  quelqu'un  viendra  dire  ,  J'ai  quelque 
33  chofe  de  nouveau  à  vous  conter  j  &  lui  ré- 
»3  pondre  :  Mais  bien  euîfes-tu  quelque  chofc 
«  de  bon  Se  utile  à  m'apprendre.  Un  jour  que 
93  je  déclamois  à  Rome  ,  Rufticus ,  celui  que 
»  Domitien  fit  mourir  depuis  pour  l'envie  qu'il 
33  portoit  à  fa  gloire  ,  y  étoit  qui  m'écoutoit: 
33  au  milieu  de  la  leçon  il  entra  un  foldat  qui 
33  lui  bailla  des  lettres  de  la  part  de  l'Erape- 
33  re*jr.  Il  fe  fit  là  un  filence,  &  moi-même  fis 
33  une  paufe  à  mon  difcours  jufques  à  ce  qu'il 
33  les  eût  lues  :  mais  il  ne  voulut  pas  j  ni  n'ou- 
93  vrit  pas  fes  lettres  jufqu'à  ce  que  j'euffe 
33  achevé  mon  difcours  ,  &  que  rafTembléc 
33  fut  départie  de  l'auditoire  ,  dont  toute  la 
33  compagnie  prifa  &  eftima  beaucoup  la  gra- 
M  vite  du  perfonnage.  Mais  quand  on  nourrit 
33  la  curiofité  ,  &c.  as  Joignez  l'emportemenc 
à  la  curioiîtéj  c'eft  le  caractère  d'Oedipe. 
Tome  L  P 


538  GE  D  I  P  E. 

P   H  O  R  B  A  s. 

Que  cet  enfant  donneroit  la  mort  à 
ceux  dont  il  avoit  reçu  le  jour. 
O  E  D  I  p  E. 

Pourquoi  donc  le  mis-tu  entre  les 
mains  de  ce  vieillard  ? 

P  H  o  R  B  A  s. 

La  pitié  l'emporta.  Je  crus  qu'il  l'éle- 
veroit  dans  quelque  terre  écartée.  Mais 
hélas  !  il  la  fauve  pour  être  un  modèle 
du  malheur.  Car  enfin ,  Seigneur  ,fi  vous 
êtes  celui  dont  il  parle  ,  vous  devenez  le 
plus  infortuné  de  tous  les  hommes. 

O  E  D   I    p   E. 

Hé  bien  ,  deilins  affreux ,  vous  voici 
dévoilés.  Je  fuis  donc  né  de  ceux  dont 
jamais  je  n'aurois  du  naître  ,  je  fuis  l'é- 
poux de  celle  que  la  nature  défendoit 
d'époufer,  j'ai  donné  la  mort  a  ceux  à 

qui  je  devois  le  jour mon  fort  eft 

accompli.  O  foleil ,  je  t'ai  vu  pour  la 
dernière  fois. 


ACTE    IV.  îî'> 


IV.   INTERMEDE. 

Le  Chœur. 

Race  mortelle  des  humains  ,  que 
vous  êtes  peu  de  chofe  à  mes  yeux  î 
toute  votre  félicité  n'eft  qu'un  vain  fan- 
tome  né  de  l'opinion.  Fut -il  jamais 
homme  plus  fortuné  qu'Oedipe  ?  qu'eft 
devenu  fon  bonheur  ?  Un  inftant  l'a  vu 
naître  Ôc  s'évanouir  pour  toujours.  Oui, 
Oedipe ,  inftruit  par  votre  funeile  defti- 
née  5  je  ne  croirai  aucun  mortel  venta-- 
blement  heureux.  Parvenu  au  faîte  de 
la  grandeur  ,  vous  avez  joui  de  la  plus 
liante  fortune.  Quelle  fut  votre  gloi- 
re quand  vous  triomphâtes  du  Sphmx  , 
quand  devenu  l'appui  de  notre  Patrie 
vous  la  délivrâtes  de  ce  monftre  cruel , 
dont  les  artificieufes  queftions  nous  coû- 
tèrent tant  de  larmes  ôc  de  fang  !  Libé- 
rateur des  Thébains  vous  devîntes  leur 
Roi  :  Se  maintenant  eft-il  au  monde 
un  homme  plus  à  plaindre  ?  en  eft-il 
aucun  qui  ait  éprouvé  de  fi  effroyables 
revers  ?  aucun  qui  foit  plongé  dans  un 
plus  affreux  abifme  de  crimes  Se  de 
Maux?  GrandRoi 5  comment êtes-vous 

pij 


540  ŒDIPE. 

devenu  le  rival  de  votre  père  :  *  com- 
ment ces  murs  &  ce  lit  nuptial ,  té- 
.  moins  d'un  incefte  ,  n'ont-ils  pas  pris 
la  parole  pour  vous  confondre  Ôc  vous 
déiabufer  ?  Le  tems ,  oui  le  tems  feul  , 
qui  d'un  œil  éternel  voit  toutes  chofes, 
a  découvert  malgré  vous  votre  oppro- 
bre èc  votre  connifion.  Dans  vous  ,  il 
a  montré  un  hymen  &  un  incefte  ,  un 
époux  &  un  fils  de  fon  époufe.  O  en^ 
fant  de  Laïus  ,  pourquoi  vous  ai-je  con- 
nu ?  pourquoi  fuis-je  témoin  de  vos 
malheurs  ?  Non  mes  larmes  ôc  mes  sé- 
mmemens  ne  peuvent  exprimer  ma 
douleur.  Avouons -le  ,  c'eft  vous  qui 
nous  avez  rappelles  à  la  vie ,  c'eft  vous 
qui  nous  replongez  dans  d'épaiffes  té- 
nèbres. 


*  Je  m'étonne  que  M.  D acier  ait  traJuit 
ainti ,  comment  efl-il  pojftble  que  le  même  lit 
vous  ait  reçu  tant  d'années  fans  vous  reconnaît 
tre.  Il  a  cru  ,  dit-il,  devoir  adoucir  Sophocle. 
Sa  penfce  eft  (î  belje  &  fi  naturelle ,  qu'on  peut 
la  rendre  en  François  à-peu-près  telle  qu'elle 
cft  dan?  le  Grec.  Rien  de  plus  femblable  à  ces 
vers  de  M.  Racike  dans  Phèdre. 

Jc.connoismcs  fureurs,  je  les  rappelle  toutes. 
Il  rpe  femble  déjà  que  ces  murs ,  que  ces  voûtes 
Vont  prendre  la  parole  ,  &  prjt  à  m'accufct 
attendent  mon  époux  pour  Je  défabufçï, 


A  G  T  E     V.  34Î 

S"  =!= 

ACTE    V. 

SCENE    PREMIERE. 

Le  Chœur,  un  Officier. 

L*Of  ficier. 
O  vous  que  l'on  refpeâre  le  plus  dans 
cette  contrée ,  fages  Tnéhains ,  de  quels 
maux  allez- vous  être  témoins  ,  &  que 
vais-je  annoncer  !  Si  vous  avez  encore 
un  refte  de  tendrelTe  pour  la  déplorable 
maifon  de  Labdacus  ,  de  quelle  pitié 
vos  entrailles  vont  être  déchirées  !  non, 
je  ne  penfe  pas  que  *  les  eaux  du  Danu- 
be &  du  Phafe  puiflent  laver  toutes  les 
horreurs  de  cette  maifon.  Ses  abomi- 
nations fecrettes  vont  être  expofées  au 
grand  jour.  On  y  verra  des  malheurs, 
des  crimes ,  &  des  fupplices  d'autanc 
plus  fenlibles  qu  ils  font  volontaires. 


*  Les  Payens  anciens  ,  auffi-bien  que  ceux 
de  nos  jours ,  fur-tout  les  Indiens,  fe  faifoient 
un  point  de  religion  de  croire  que  les  eaux  de 
la  mer  &  des  fleuves ,  avoient  la  vertu  d'eifacer 
les  péchés.  Le  Danube  efl  le  fleuve  le  plus  con- 
fldérabie  de  l'Europe  3  &  le  Phafe  eft  un  fleuve 
de  Colchide. 

P  iij 


542  <E  D  1  P  E. 

Le   C  h  œ  u  r. 
Et  que  peut-on  ajouter  aux  horreurs 
que  nous  Içavons  déjà  ? 

L'Officier. 
Jocafte  n'eft  plus. 

Le  Chœur. 
Déplorable  PrincefTe  !  &  quelle  main 
a  coupé  fa  trame  ? 

L'Of  fici  e  r. 
Elle-même.  Ce  fpedacle  affreux  vous 

Îjarleroit  plus  éloquemment  :  *  je  ne 
aifTerai  pas  de  vous  l'expofer  autant 
que  la  douleur  pourra  me  le  permet- 
tre. A  peine  cette  malheureufe  PrincefTe 
livrée ,  comme  vous  Tavez  vu  à  fes 
noires  fureurs ,  efî  entrée  dans  le  Palais, 
qu'elle  vole  a  fon  appartement,  approche 


*  Le  P.  B.  orne  quelquefois  Sophocle  aux 
dépens  de  la  vérité.  Ici  par  exemple  ,  l'Officier 
qui  vient  annoncer  la  mort  de  Jocafte  lit  pré- 
cifément-:  Que  cette  affreufe  Scène  s'eft  pafTée 
dans  le  fecret  ,  c'eft-à-dire  dans  la  partie  de 
l'appartement  qu'on  appelioit  Thalamus  :  elle 
faifoit  comme  une  chambre  à  part  dont  la  Reine 
avoit  eu  grand  foin  de  fermer  la  porte.  Le  Tra- 
ducteur fait  encore  dire  à  cet  Officier  qu'il  va 
raconter  la  mort  de  Jocafte  ,  autant  que  fh  dou- 
leur -pourra  h  lui  ^permettre.  Au  lieu  qu'il  dis 
tout  fimplement  :  Autant  que  je  pourrai  m'en 
fouvenir. 


A  C  r  E     V.  343 

du  lit  nuptial  ,  s'arrache  les  cheveux  , 
ôc  s'enferme.  Alors  s 'abandonnant  tou- 
te entière  a  Ton  défefpoir ,  elle  appelle 
l'ombre  de  Laïus  fon  époux  •  elle  lui 
reproche  ce  fruit  de  leur  hymen ,  cet  au- 
teur de  la  mort  d'un  père  :  elle  fe  repro- 
che à  elle-même  un  autre  hymen  , 
fource  de  tant  d'horreurs.  Elle  arrofe 
de  fes  larmes  cette  couche  où  elle  eut 
des  époux  de  fon  époux  ,  &  des  enfans 
defesenfans  :  enfin  elle  meurt,  &j'i- 
gnorois  alors  comment  j  car  ,  tandis 
qu'elle  expire  ,  Oedipe  furvient  en 
pouffant  d'effroyables  gémiifemens.  Le 
défefpoir  du  Roi  ne  nous  permet  pas 
de  fçavoir  la  deftinée  de  la  Reine.  Tous 
les  yeux  font  attachés  fur  Oedipe.  11 
exhale  fa  rage  j  il  erre  ça  8cli,*  il  de- 
mande des  armes ,  il  cherche  Jocafte. 
Où  eft  5  dit-il ,  celle  que  j'appellois  ma 
femme ,  &  qui  ne  l'efl  pas ,  cette  mère, 
&  de  moi  &  de  mes  enfans,  oùs'eft- 
elle  retirée  ?  il  la  cherche  vainement. 
Nul  de  nous  ne  veut  fervir  fes  fureurs. 
Mais  quelque  noire  Divinité  fans  dou- 
te l'a  conduit  à  l'appartement  de  la 
Reine  :  il  jette  un  horrible  cri;  &  com- 


*  Les  Grecs  ne  portoient  point  d'armes  dans 
les  villes. 

P  iv 


Note 
ae  l'Edi- 


344  (E  D  I  P  E. 

me  s'il  eut  été  enlevé  par  une  furie  ,  il  fe 
précipite  fur  les  portes  ;  elles  fe  brifent 
îbus  les  efforts.   Il  entre  ,  il  court  vers 
le  lit  nuptial.   Là  ,  nous  voyons  la  Rei- 
ne fufpendue  au  lien  fatal  qui  avoit  ter- 
miné fes  jours.  Dès  qu'Oedipe  l'ap- 
perçoit,  il  rugit  comme  un  Lion  ,  il 
délie  le  lien  funefte  ,  Se  fe  courbe  fur 
le  corps  de  Jocafte.  *  C'eft  alors  que 
nous  avons  vu  un  barbare  fpedtacle. 
Le  Roi ,  dans  fa  fureur ,  détache  l'a- 
graphe  du  manteau  de  la  Reine ,  or- 
nement deftiné  a  un  autre  ufage  :  il  s'en 
fert  pour  fe  priver  cruellement  de  la 
lumière  du  jour.  Non ,  dit-il  ,  je  ne 
reverrai  plus  le  foleil  ni  mes  maux  , 
ni  mes  crimes.   Plongé  dans  d'épailles 
ténèbres ,  je  déroberai  à  ma  vue  ceux 
qu'il  ne  m'eft  plus  permis  de  voir ,  ceux 
^ême   dont  j'ai  befoin  pour    traîner 
une  vie  miférable.  Tandis  qu'il  réitè- 
re ces  triftes  plaintes ,  il  ouvre  les  pau- 
Î)ieres  ,  &  fe  déchire  impitoyablement 
es  yeux.  Ses  joues  font  enfanglantées. 
Les  larmes  mêlées  avec   les  flots  de 
fang  noir   ruifTelent  de  toutes    parts. 
Tel  eft  le  fort  du  Roi  3c  de  la  Rei- 
ne 5  fort  affreux  *  calamité  ifTue  ,  non 


teur,  *  Dans  le  Siec  ,  après  i  être  jette  par  terren 


A  C  T  E     V.  545 

d'un  feul ,  mais  de  l'un  &c  de  l'autre 
à  la  fois  :  leurs  mailieurs  fe  font  con- 
fondus. Jufqu  ici ,  leur  félicité  fut  vé- 
ritablement digne  d'envie  ,  mais  en  ce 
jour  (  ô  cruel  changement  !  )  il  ne  refle 
de  cette  félicité  que  les  gémifTemens, 
le  défefpoir,  l'opprobre  ,  la  mort ,  6c 
l'afTemblage  de  tous  les  maux. 
Le  C  hoc  u  r. 
En  quel  état  eft  à  préfent  ce  malheu- 
reux Roi  ?  Sa  fureur  ne  fe  calme-t-elle 
point  ? 

L'O  F  FI  CI  ER. 

Il  crie  qu'on  lui  ouvre  les  portes  du 
Palais,  &  qu'on  expofe  aux  yeux  des 
Thébains  ce  parricide  ,  cet  homme 
abominable  ,  qui  de  fa  mère. . . .  épar- 
gnez-moi le  récit  des  chofes  qui  échap- 
pent à  fon  défefpoir.  Il  dit  enfin  qu'il 
va  s'exiler  pour  toujours  de  cette  terre, 
qu'il  ne  demeurera  plus  dans  ce  Palais , 
témoin  des  imprécations  dont  il  s'efl 
lui-même  chargé.  Hélas ,  que  devien- 
dra-t-il  ''  En  l'état  où  il  s'eft  mis  ,  fes 
maux  font  infupportables.  Il  a  befoin 
de  fecours  &  de  guides.  . .  .  Mais  il  Va 
fe  montrer  à  vous.  On  ouvre.  *  Lefpec- 

*  Le  grand  Corneille  &  fes    fucceffeurs 
Tragiques  ,  ont  cru  que  ce  feroit  une  chofc 

P  V 


34<^  ŒDIPE. 

tacle  qui  s'offre  à  vos  yeux  attendrirolî 

un  ennemi. 

SCENE     IL 

O  E  D  I  p  E  5  les  mêmes. 

Le  C  h  (E  u  r. 
O  calamité  terrible  1  ô  fpedacle  îe 
plus  trifte  qui  fe  foit  jamais  préfenté  à 
mes  regards  !  ah ,  Prince  infortuné  ^ 
quelle  fureur  vous  a  tranfporté  !  quelle 
Divinité  ennemie  a  fait  tomber  fur 
vous  ce  poids  énorme  de  maux  plus 
affreux  les  uns  que  les  autres  î  ah  mal- 
heureux Roi  ....  mais  je  ne  puis  jet- 
ter  les  yeux  fur  vous.  Malgré  le  deiir 
de  vous  voir ,  de  vous  parler ,  Se  de 
vous  entendre ,  l'effroi  qui  me  faifît  à 
votre  afpeâ:,  me  fait  frémir  d'horreur. 


horrible  d'cxpofer  Oedipe  aveugle  &  fanglanc 
aux  yeux  des  fpedateurs.  M.  Dacier  leur  ré- 
pond très  bien  par  ces  vers  de  Despreaux^ 
Art  poët.  chant  i. 

Il  n'sft  point  de  ferpent ,  ni  de  n>onfire  odieux  i 
Qui  par  l'art  imité  ne  puifTe  plaire  aux  yeux  : 
D'un  pinceau  délicat  l'artifice  agréable 
Du  plus  affreux  objet  fait  un  objet  aimable  î 
Ainfi  pour  nous  charmer  la  Tragédie  en  pleurs 
D'Oedipe  tout  fanglant  fit  patîer  les  douleurs. 


A  C  T  E     V.  547 

O  E  D  I  P  E. 

Hélas ,  hélas  ,  où  fuis-je  ,  malheu- 
reux !  où  vais-je  î  en  quel  lieu  irai- je 
perdre  mes  plaintes  ,  &  traîner  mes 
malheurs  ?  ô  fortune  ,  hélas ,  qu  eft-tu 
devenue  ? 

Le  C  h  (EUR 

Elle  s'eft  changée  en  des  infortunes 
irfouïes. 

O  E  D  I  p  E. 

EpailTes  ténèbres  ,  nuit  éternelle  où 
je  fuis  plongé  fans  retour ,  état  cruel 
que  je  ne  puis  exprimer  ,  hélas ,  vous 
êtes  le  fuppiice  de  mes  crimes ,  mais 
les  pointes  dont  ma  fureur  s'eîl  fervie 
pour  me  percer  les  yeux ,  me  font  moins 
lenfibles  que  les  remords  qui  me  dé- 
chirent. 

Le  c  h  (E  u  r. 

Accablé  de  ce  double  malheur ,  vos 
plaintes  ne  font  que  trop  juftes. 

O  e  D  I  p  E. 
Quoi.,  fidèles  amis ,  après  tant  d'hor- 
reurs vous  daignez  encore  me  plain- 
dre 5  ôc  me  fecourir.  Vous  n'abandon- 
nez pas  ce  coupable  privé  de  la  lu- 
mière du  jour.  Ne  me  trompai-je  point? 
non  ,  c'eft  vous  ,  chers  amis ,  j'entends 
votre  voix  ^  &  je  vous  reconnois,  quai- 

P  vj 


54?  (E  D  I  P  E, 

quenfeveli  dans  de  profondes   ténè- 
bres. 

Le  Ch  (E  u  r. 
Quelle  barbarie  avez-vous  exercé  fur 
vous  1  comment  avez-vous  pu  vous  dé- 
figurer d'une  manière  Ci  inhumaine  ? 
quel  Dieu  vous  a  infpiré  cet  attentat* 

O  ED  I  PE. 

Apollon  5  chers  amis  ,  oui  Apol- 
lon eft  la  caufe  de  mes  maux.  Mais 
ma  main  feule  m'a  puni.  Devois  -  je 
conferver  la  lumière  du  jour  ,  moi  qui 
ne  pouvois  rien  voir  que  de  trifte  &: 
d'affligeant  ? 

Le    Ch(E  u  r» 

Ce  que  vous  dites  n  eft  que  trop  vrai^ 
Seigneur. 

O  E  DIP  E. 

Que  me  refte-t-il  en  effet  que  je 
puilTe  voir  ,  que  je  puifle  aimer  ou  en- 
tendre ?  tout  m'eft  interdit.  O  mes 
amis,  que  ne  chaffez-vous  au  plutôt 
de  votre  patrie  ce  monftre  ,  ce  parri- 
cide exécrable  5  chargé  de  la  haine  dès 
hommes  &  des  Dieux. 

LE    Ch(Eur. 

Hélas  5  toutes  vos  lumières  redou- 
blent le  fentiment  de  vos  maiu  ôc  ma 


ACTE     V.  549 

compaïïîon  !  plût  aux  Dieux  que  jamais 
vous  ne  les  eulîiez  connus  1  * 

O  E  D  I  P  E. 

Péi'iiTe  celui  qui  dans  les  forêts  délia 
les  cordons  funeiles  dont  mes  pieds  fu- 
rent percés.  Il  m'arracha  des  bras  de 
la  mort.  Barbare  pitié  1  pour  prix  de  ce 
cruel  fervice  ,  puilfe-t-il  périr  !  qu  en 
mourant  alors  j'aurois  épargné  de  maux 
à  moi  &c  à  mes  amis  î 

Le    Chœur. 

Maux  déplorables  ,  qui  m'obligent 
de  foufcrire  à  vos  vœux  ! 
O  e  D I  p  e. 

Je  n  aurois  pas  été  parricide  6c  in- 
ceftueux  à  la  face  de  l'Univers  ,  Ôc 
maintenant  me  voilà  malheureux  Se 
coupable  ,  ilTu  d'une  race  fouillée  y 
père  de  mes  frères  ,  ôc  mari  de  ma 
mère.  Enfin  ,  fi  jamais  il  y  eut  des 
fléaux  épouventables ,  ils  font  tombés 
fur  Oedipe. 


*   ê'iixeiit  T^  »«  ,  rîjirt  cfvf^^opu^  kVov  >  Note 


On  jugera  fî  ces  deux  vers  font  rendus  daus  la 
tradnd:ion.  En  voici  le  fens  :  "  O  Prince  dou- 
j>  blement  malheureux  &  par  votre  misère  mê- 
33  me  ,  &  par  le  fentiment  que  vous  en  avez^ 
33  pufiai- je  ne  vous  avoir  jamais  connu  1. 2» 


teur. 


55©  (E  D  I  P  E. 

Le    C  h  <e  u  r. 
Quels  que  foieiit  vos  malheurs ,  je 
ne  puis  approuver   le   châtiment  que 
vous  avez  tiré  de  vous-même.  Cefup- 
plice  eft  plus  aftreux  que  la  mort. 

O  EDIPE. 

Je  n'écoute  fur  cela  ni  raifons,  ni  con- 
feiis.  lié  de  quels  yeux  5  dites-moi,  def- 
cendu  dans  les  enfers ,  regarderois-je  un 
père  &  une  mère  dont  la  mort  eft  l'effet 
de  mes  crimes  ?  je  m'en  fuis  puni ,  &c 
mon  fort  eft  plus  dur  que  celui  de  Joca- 
ite.  Il  m'eût  été  bien  doux  de  voir  croître 
fous  mes  yeux  des  enfans  chéris  :  le  plai- 
kr  de  les  voir  auroit  crû  avec  eux.  Je 
l'avoue  5  mais  depuis  mes  fatales  im- 
précations 5  il  n'étoit  plus  pour  moi  ni 
d'enfans  ,  ni  de  patrie  que  je  pudê  voir. 
Thébes  même ,  &  ce  Palais  où  je  fuis 
né  5  ces  murs  ,  ces  tours ,  ces  temples  , 
ces  fimulacres  des  Dieux ,  tout  cela  étoit 
interdit  à  mes  regards.  J'ai  renoncé  à  la 
douceur  de  les  voir  en  prononçant  l'ar- 
rêt d'exil  contre  *  l'ennemi  déclaré  des 
Dieux  &  de  la  race  de  Laïus.  Je  fuis  ce 
coupable.  Mon  opprobre  eft  découvert. 


*  M.  Dacier  met  ^  ce  fcéierat,...  cq  ûh  de 
Laïus.  Il  faut  pour  cela  qu'il  ait  lu,  ymos  au 
lieu  de  yivaç. 


A  C  T  E     V.    _  iy. 

Comment  pourrois-je  jouir  d'une  C\  chè- 
re vue  5  de  quel  front  oferois-je  foute- 
nir  leur  afpeâ  ?  Ah ,  que  ne  puis-je  en- 
core me  priver  de  l'ufage  des  oreilles , 
aulïi-bien  que  des  yeux  !  que  bientôt 
également  lourd  &  aveugle ,  je  ferme- 
rois  cette  entrée  à  de  nouvelles  douleurs'. 
il  eft  doux  dans  les  maux  de  s'en  épar- 
"gner  ou  d'en  adoucir  au  moins  le  fenti- 
ment.  O  Citheron  ,  pourquoi  me  reçu- 
tes-vous  dès  le  berceau  ,  ou  pourquoi  ne 
me  donnâtes-vous    pas  la  mort   après 
m'avoir  reçu  dans  votre  fein  !  que  ne 
dérobiez-vous  mon  fort  à  la  connoif- 
fance  des  hommes  !  ô  Polybe  ,  6  Co- 
rinthe  ,  ô  Palais ,  que  je  crus  la  maifon 
de  mon  père,  quel  monftre,  quel  aiTem- 
blage  de  maux  avez-vous  nourri  fous 
l'apparence  d'un  fils  de  Roi  î  de  cette 
ancienne  fplendeur  ,  que  refte-t-il  ?  le 
plus  méchant  des  hommes  ,   ifTu  de  la 
plus   abominable  race  qui  fut  jamais. 
O  chemin  de  Daulie ,  ô  forêts ,  ô  buif- 
fon  5  ô  fentier  étroit ,  vous  qui  avez  bu 
lefangd'un  père  qui  couloit  par  mes 
mains  ,  avez  -  vous  marqué    par   àe^ 
traits  ineffaçables  le  fouvenir  des  for- 
faits que  je  commis  alors  ,  &  que  je 
devois    commettre   en  allant  à  Thé- 


351      ^        ŒDIPE. 

bes  ?  "*"  6  hymen ,  trop  funefte  hymen  i 
tu  me  donnas  la  vie  ;  mais  après  me  l'a- 
voir donnée,  tu  fis  rentrer  mon  fang 
dans  le  fein  d'où  j'étois  forti ,  Se  par-la 
tu  produis  des  pères ,  frères  de  leurs  en- 
fans  5  des  enfans  ,  frères  ou  fœurs  de 

*  Ceft  là  le  beau  morceau  cité  par  Lon- 
GiN  j  pour  montrer  que  les  pluriels  ont  je  ne 
fçai  quoi  de  magnifique  par  la  multiplicité 
d'objets  qu'ils  offrent  à  l'efprit.  M.  Despreaux 
l'a  traduit  ainfi. 

Hymen ,  funefte  hymen  ,  tu  m'as  donné  la  vie  , 
Mais  dans  ces  mènes  flancs  où  je  fuis  renfermé 
Tu  fais  rentrer  ce  fang  dont  tu  m'avois  formé  , 
It  par  là  tu  produis  &  des  fils  &  des  pères, 
Des  frères ,  des  maris ,  des  femmes ,  &  des  mercs . 
It  tout  ce  que  du  fort  la  maligne  fureur 
Pit  jamais  voir  au  jour  &  de  honte  ôc  d'horreur. 

Je  n'ai  fait  que  rompre  la  mefure  des  vers  5 
&  j'ofe  dire  que  M.  Dacier  eût  bien  fait  d'en 
ufcr  de  même.  Il  cft  pourtant  bon  de  remar- 
quer que  ni  l'un  ni  l'autre  n'a  fait  fentir  le  u'tjLt 
«/<4>yA/jy  fanguinem  cognatum  ,  qui  fépar€  les 
pères  ,  les  fils  &  les  frères ,  pour  marquer  Oedi- 
pe  y  d'avec  les  époufes  &  les  mères ,  pour  indi- 
quer Jocafte.  Voilà  ce  que  n'ont  pas  obfervé 
Mrs.  BoiLEAU,  Daciir  &  BoiviN  5  qui  ont 
confondu  ces  mots  fils  ^  pères  ^  frères  j  maris  , 
femmes  ,  mères  ,  chofes  qui  font  le  fruit  de 
tous  les  mariages.  Je  dois  mon  interprétation 

aûR.  P.  TOURNIMINE, 


A  C  T  E    V.  353 

leurs  pères ,  des  époufes ,  mères  de  leurs 
époux  5  &  tout  ce  que  les  hommes 
peuvent  concevoir  d'abominations  ôc 
d'horreurs.  C'en  eft  trop  :  rougifTons 
de  prononcer  ce  qu'il  eft  horrible  de 
faire.  Au  nom  des  Dieux ,  chers  amis, 
cachez-moi  dans  quelque  terre  écartée , 
ou  donnez-moi  la  mort,  &  précipitez- 
moi  dans  les  gouffres  de  la  mer ,  pour 
ne  plus  profaner  vos  regards.  Appro- 
chez donc  ,  rendez- moi  par  pitié  ce 
dernier  office.  Ofez  toucher  un  mal- 
heureux. Que  craignez  -  vous  ?  mes 
maux  ne  retomberont  point  fur  vos 
têtes  5  &  je  fuis  le  feul  mortel  qui 
puiffe  jamais  en  être  accablé. 
Le  Ch  (EU  r. 
Seigneur  ,  voici  Créon  ,  qui  défor- 
mais confervareur  de  ce  Royaume,  peut 
feul  écouter  vos  demandes  ,  &  vous  ai- 
der de  fes  confeils. 

O  E  D  I  P  E. 

Créon  !  hélas  ,  eh  que  dois-je  lui 
dire  ?  injufte  &  coupable  à  fon  égard  , 
puis- je  efpérer  d'en  être  favorablement 
écouté  ? 


^^4  (E  D  î  P  E. 

SCENE     1  I  î. 
Les  mêmes  ,    C  r  É  o  n. 

C  RvÉ    o   N. 

Seigneur  5  je  ne  viens  point  ici  infuî- 
ter  à  des  maux  que  je  déplore ,  ni  vous 
accabler  de  reproches  injurieux.  Je 
plains  votre  infortune.  Pour  vous.  Thé- 
bains  5  fi  vous  ne  craignez  pas  les  hom- 
îYïQs  5  au  moins  refpeâez  cette  vive  lu- 
mière du  foleil ,  de  ce  Dieu  qui  vous 
voit.  *  Rou^iiïez  d'exDofer  ainfî  à  tous 
les  yeux  cette  vi<5lime  chargée  de  nos 
malheurs ,  ce  Roi  déplorable  que  cette 
terre  ne  peut  plus  porter  ,  que  les  eaux 
facrées  n'arro feront  plus ,  &  que  le  joui: 
n'éclairera  jamais.  C'en  eiï  aiTez  j  qu'on 
ramené  Oedipe  dans  le  Palais.  Il  eft 
juite  que  ceux  qui  font  liés  par  le  fang  , 
foient  les  feuls  témoins  des  opprobres 
d'une  famille  malheureufe. 
Oedipe. 

Généreux  Créon  ,  puifque  ,  contre 

^  Georges  Ratallerus  5  Orsatto,  Se 
lîepuis  M.  Bai  VIN  ,  ont  mis  ce  fens  qui  eft 
le  véritable  ,  comme  la  fuice  le  marque  :  au 
lieu  que  celui  de  M,  Dacier  eft  forcé.  Ref- 
pe^e:^  cette  vive  lumière  du  foleil  qui  éclaire  là 
terre  5  ô*  qui  nous  a  montré  la  vi^ime  ^  &c. 


ACTE     V.  555 

mon  attente ,  vous  vous  montrez  meil- 
leur que  je  ne  fuis  méchant  ,  fouffrez 
que  je  vous  demande  encore  une  faveur. 
C'elt  moms  mon  intérêt  que  le  votre  , 
qui  m'engage  à"  vous  la  demander. 
C  R  É  o  N. 
Quelle  eft  donc  cette  faveur  lî  ar- 
demment fouhaitée  ? 

O  E  D  I   P  s. 

Exilez-moi  au  plutôt  de  Tliébes  , 
&  faites-moi  conduire  en  un  lieu  où 
je  puifïe  n'avoir  commerce  avec  au- 
cun mortel. 

C  R  É   o  N. 

*  Prince  ,  à  ne  vous  rien  celer  , 
rOracle  a  parlé  ^  i'aurois  obéi.  Mais 
le  refped ,  la  tend-refTe  ,  tout  m'enga- 

*  J'ai  mis  ici  plus  le  fens  que  les  exprcf- 
fions,  qui  Tont  telles  ,  fuivant  la  traduâiion 
de  M.  Dacier.  Je  taurois  déjà  fait  ;  cz^-'i- 
dire  5  je  vous  aurois  chafTé  déjà,  7^,  àc  Le 
refpeâ:  infini  des  Anciens  pour  les  Oracles  , 
peut  feul  juftifier  cette  parole  crue  ,  que  j'ai 
adoucie  fans  m'écarter  du  fens  de  Sophocle. 
Ce  préjugé  pour  les  Oracles  exigeoit  que  Créon 
obéit  5  mais,  dit  le  Scholiafte  ,  la  compafîion 
pour  Oedipe  ,  &  la  crainte  d'être  regar^^é  com- 
me un  ambitieux  qui  vouloir  profiter  du  mal° 
heur  du  Roi  ^  demandoit  qu'il  confukât  les 
Dieux  derechef. 


35^  _        CE  D  ï  P  E. 

ge  à  faire  expliquer  les  Dieux  encore 
une  fois. 

O  E  D  î  p  E. 
Ils  fe  font  expliqués.    L'Oracle   eft 
cclairci.  Ne  fuis-je  pas  le  monftre  ôc 
llmpie  qu'il  faut  exterminer. 
C  R  É  o  N. 
11  n'eft  que  trop  vrai  ,  Seigneur  ^ 
Mais  votre  lituation  êc  la  mienne  exi- 
gent que  j'interroge  encore  les  Dieux. 

O  E  D  I  p  E. 

Les  croiriez-vous  ,  du  moins  en  fa- 
veur de  ce  malheureux  ? 
Créo  N. 

Vos  malheurs  ne  nous  montrent  que 
trop  qu'il  faut  les  croire. 

O  E  D  I  p  E. 

Ecoutez-moij  Seigneur  :  Tunique  grâ- 
ce que  je  defire ,  ôc  que  je  vous  conjure 
de  ne  me  pas  refufer ,  c'eft  de  rendre  les 
derniers  devoirs  à  cette  Princeife  infor- 
tunée ,  dont  le  corps  eft  étendu  dans  le 
Palais.  Hélas  !  c'eft  votre  fœur.  La  juf- 
tice  &  la  tendrefïe ,  tout  l'exige  de  vous. 
Pour  moi ,  opprobre  de  ma  patrie  .  je  ne 
dois  plus  habiter  ces  lieux ,  tant  que  du- 
rera le  refte  de  mes  déplorables  jours. 
Laiffez-moi  errer  fur  les  montagnes. 
Souffrez  que  j'aille  chercher  ma  vérita- 
ble patrie ,  Citheron ,  ce  mpnt  fatal  que 


A  C  T  E    V.  357 

Laïus  Se  Jocafte  avoient  marqué  dès  ma 
nailTance  pour  être  mon  tombeau.  Souf- 
frez que  j'accomplilfe  leur  volonté  ôc 
mon  fort,  que  je  meure  dans  les  lieux 
où  ils  ordonnèrent  que  je  finirois  mes 
jours  à  peine  commencés.  Je  fçai  trop 
que  ni  la  maladie  ni  aucun  autre  acci- 
dent ne  terminera  cette  vie  infortunée.* 
Je  n'ai  été  dérobé  au  trépas  que  pour 
être  réfervé  à  des  maux  plus  affreux  que 
la  mort.  Hé-bien ,  je  m'abandonne  à  ma 
deftinée ,  &  je  l'accomplirai.  Mais  hé- 
las ,  je  fuis  père.  Je  ne  vous  recomman- 
de point  mes  fils.  Leur  âge  Se  leur  valeur 
feront  leur  relTource  en  quelque  lieu  du 
monde  qu'ils  fe  trouvent.  Mais  je  laifTe 
de  triftes  filles  dont  l'enfance  réveille 
ma  tendrelfe  Se  ma  pitié.  Elevées  avec 
tant  de  foins  fous  mes  yeux ,  *f*  nourries 

*  Voyez  rOedipe  à  Colonc. 

t  Le  Grec  dit  mot  à  mot ,  elles  n'ont  jamais 
mangé  qu'à  ma  table  ^  &  je  ne  touchais  aucun 
mets  dont  je  ne  leur  fijfe  part.  M.  Dacier  met 
en  général.  Mais  pour  mes  filles ,  pour  ces  pau- 
vres malheureufes  qui  ont  été  élevées  avec  tant 
de  foin  5  6*  tant  de  tendrejfe  »  &  qui  font  accou- 
tumées a  goûter  toutes  les  douceurs  que  peut 
donner  l'éclat  d'une  haute  naiffance ,  6cc.  J'ai 
cru  devoir  exprimer  plus  particulièrement  le 
détail  où  entre  un  père  du  vieux  tems.  Ceft  un 
jrctour  de  cendrelle. 


158  .(EDl?E. 

de  mes  mains  â  la  table  d*un  père  tea» 
dre  ,  hélas ,  que  vont-elles  devenir  ? 
généreux  Prince ,  j'ofe  vous  les  recom- 
mander 5  ôc  vous  les  remettre  entre 
les  mains.  Ah  ,  qu'il  me  foit  permis , 
fi  ce  n'eft  de  les  voir ,  du  moins  de  les 
embraiïer  pour  la  dernière  fois ,  de  les 
arrofer  de  mes  larmes  y  ôc  de  pleurer 
avec  elles  des  maux  dont  elles  portent 
le  poids.  Digne  race  de  tant  d'illuftres  . 
ancêtres ,  donnez-moi  cette  trifte  con- 
folation.  Satisfait  de  les  tenir  entre  mes 
bras  5  je  croirai  jouir  encore  de  leur 
vue ....  mais  quelle  voix  a  frappé  mon 
oreille  !  n'entends- je  point  les  cris  de 
mes  deux  filles  éplorées  ?  Créon ,  fenfi- 
ble  à  la  pitié ,  a-t-il  déjà  exaucé  mes 
vœux  ?  ^ 

SCENE     IV. 

Les  mêmes ,  Ôc  les  filles  d'Oedipe. 

Créon 
Oui  5  Prince  ,  c'efl  moi-même  qui  ai 
prévenu  vos  defirs  ,  &  qui  vous  procure 
cette  confolation  que  vous  avez  fi  ar- 
demment defirée. 

O  E  D  I  P  E. 

Daignent  les  Dieux ,  pour  récom- 
penfe  de  cette  faveur  ,  vous  accorder 


I 


ACTE    V. 


59 


un  régne  plus  heureux  que  le  mien 
Où  ètes-vous  ,  chers  enfans  ,  appro- 
chez Ôc  embrafTez  vorre  .  . .  frère  ,  bai- 
fez  ces  mains ,  miniftres  de  mes  fureurs , 
ces  mains  qui  ont  réduit  votre  père  X 
l'état  où  vous  le  voyez.  ReconnoiiTez 
celui  5  qui ,  fans  le  fçavoir  ,  vous  a  en- 

Fendrées  dans  les  flancs  de  celle  qui 
a  enfanté.  Chères  fiiles  ,  que  je  planis 
votre  fort  1  je  pleure  (  c'eft  l'unique 
ufage  des  yeux  qui  me  refte  )  je  fon- 
ge  au  trifte  héritage  que  je  vous  laif- 
le.  Chargées  des  crimes  dun  père  > 
quelle  vie  allez-vous  mener  déformais  ? 
A  quelles  affemblées  ,  à  quelles  fêtes 
oferez-vous  paroître  ?  hélas  ,  au  lieu 
de  goûter  ces  innocens  plaifirs ,  com- 
bien de  fois  ferez-vous  contraintes  de 
retourner  dans  vos  maifons  les  yeux  bai- 
gnés de  larmes,  &  le  cœur  ferré  de 
douleur  î  quand  l'âge  aura  amené  le 
tems  de  rhymen,queile  mère,  quel  père 
aimeront  alTez  peu  leurs  fils  pour  per- 
mettre qu'ils  partagent  l'opprobre  répan- 
du fur  les  miens  ôc  fur  vous  !  car  enfin , 
•que  manque-t-il  a  vos  calamités  ?  nées 
d'un  père  qui  a  tué  {on  père  ,  qui  a 
époufé  fa  mère ,  qui  vous  a  formées  dans 
le  fein  où  il  fut  lui  -  même  formé  ,  tels 
font  les  outrages  dont  on  fera  rouc^ir  vo- 


2,Go  (E  D  I  P  E. 

tre  front.  Qui  voudra  fe  réfoudre  à  vous 
époufer  ?  non ,  mes  filles ,  vous  ne  trou- 
verez point  d'appui.  Les  deftins  veulent 
que  méprifées  de  tout  le  monde ,  vous 
languimez  dans  une  éternelle  folitude, 
O  fils  de  Menecée  ,  elles  n'ont  de  ref- 
fource  qu'en  vous  feul  ;  vous  feul  êtes 
leur  véritable  père  :  car  hélas  ,  leur  mè- 
re &  moi  nous  ne  fommes  plus.  Elles 
font  votre  fang  ,  ne  les  dédaignez  pas  > 
&c  ne  les  lailFez  pas  errer  fans  retraite , 
fans  biens  ,  fans  amis  ,  fans  époux  ;  ne 
fouffrez  pas  que  le  fort  de  ces  innocen- 
tes PrinceiTes  foitpareil  à  celui  d'un  pè- 
re coupable.  Jettez  fur  elles  un  regard 
de  pitié.  Que  leur  jeuneiTe  vous  touche! 
abandonnées  de  tout  fecours,  elles  n'ont 
que  vous  pour  afyle.  Généreux  Prince  , 
donnez-moi  votre  main  pour  garant  que 
mes  vœux  ne  font  pas  rebuttés.  Et  vous, 
chers  enfans  ,  fi  votre  âge  vous  rendoit 
capables  d'entendre  mes  leçons ,  j'au- 
rois  bien  des  confeils  à  vous  donner. 
Ecoutez  au  moins  ce  dernier  avis  d'un 
père  qui  vous  quitte  pour  toujours. 
Priez  les  Dieux  qu'ils  terminent  bien- 
tôt "^  ma  carrière  ,  &  demandez  pour 

*  M.  D ACIER  a  très-bien  fubftitué  à  «  Kutp^at 
qui  fait  un  beau  fens  à  «  «<«i/)o.ç  qui  n'en  fait  pas 
yn  raifonnable,  | 

vous 


A  C  T  E    V.  5^1 

vous  des  jours  moins  infortunés  que  les 
miens. 

CrÉ  ON. 

jCTeil  trop  nourrir  vos  douleurs.  Re- 
tirez-vous 3  Seigneur  dans  le  Palais. 

O  E  D  I  P  E. 

Dans  -ce  Palais  !  où  j'ai . . .  j'y  con- 
fens  5  puifque  vous  le  voulez  j  mais  j'o- 
béis contre  mon  gré. 

C  R  É  o  N. 

Il  le  faut.  Vous  avez  trop  déploré 
vos  malheurs.  Chaque  chofe  a  fon 
tems. 

O  E  D  I  p  E. 

Sçavez-vous  ,  Prince  ce  qui  m'ocr 
cupe  préfentement  ? 

C  R  É  o  Ne 

Quoi  ? 

O  E  D  IPE. 

Le  defîr  de  fortir  promptement  de 
cette  terre  fatale. 

C  R  É  o  N. 

C'eft  aux  Dieux  de  prononcer. 

O  E  D  I  p  E. 

Aux  Dieux  î  8c  ne  fûis-je  pas  pour 
eux  un  objet  d'exécration? 

C  R  É  o  N. 
Hé-bien ,  Seigneur ,  vous  obtiendrez 
d'eux  ce  que  vous  demandez. 

Tome  It  Q 


3^a  CE  D  I  P  E. 

O  E  D  I  P  E. 

Me  Taffurez-vous  ? 

C  R  É  o  N. 

Mes  paroles  font  toujours  conformes 
à  mes  penfées. 

Oedipe. 

Il  fufEt.  Faites-moi  donc  conduire 
hors  de  ces  lieux. 

C  R  É  o  N. 

Allons  5  Seigneur  ,  mais  quittez  ces 
enfans. 

Oedipe. 

Non  5  je  ne  puis  m'en  féparer.  Ah  , 
ne  mes  les  arrachez  pas  tous. 

C  R  ÉO  N, 

Seigneur  ,  *  ne  vous  obftinez  point  à 
les  retenir.    Vous  fçavez  ce  que  vous 
ont  coûté  vos  "j"  trop  ardens  defirs. 
Le    Ch  (E  u  r. 

Vous  voyez  ce  Roi ,  6  Thébains  ,  cet 
Oedipe  dont  la  pénétration  dévelop- 
poit  les  énigmes  du  Sphinx  ^  cet  Oedi- 
pe donc  la  puilTance  égaloit  la  fageiTe  , 
de  dont  la  grandeur  n'étoit  point  éta- 


*  Créon ,  (  dit  excellemment  M.  Dacier  ,  ) 
appréhende  avec  raifon  qu'en  l'état  où  il  eft  , 
un  moment  de  défefpoir  ne  le  porte  à  ajouter 
le  meurtre  de  Tes  enfans  à  fes  autres  crimes. 

■j*  Les  defirs  opiniâtres  de  Te  connoîcre. 


ACTE    V.  36^ 

blie  fur  la  faveur  ou  les  richelTes  ; 
vous  voyez  en  quel  précipice  de  maux 
il  effc  tombé  :  apprenez  ,  aveugles  mor- 
tels 5  à  tourner  les  yeux  fur  le  dernier 
jour  de  la  vie  des  humains  ,  *  à  n'ap- 
pelier  heureux  que  ceux  qui  font  ar- 
rivés fans  infortune  à  ce  terme  fatal. 


^  Ceft  le  mot  de  Solon ,  qu  OvibE  a  tourne 
ainfi. 

Sed  fcilicet  ultima  Jemper 
Expelianda  aies  homini  eft ,  dici^ue.  beatus 
^nte  obitum  mmo  fupremaque  funera  débets 


Qij 


3H        RÉFLEXIONS 

REFLEXIONS 

SUR 

L'  (E  D  I  P  E. 

L*0  E  D I  p  E  de  Sophocle  a  été  re- 
gardé dans  tous  les  tems  ,  jurqii  a 
nos  jours ,  comme  le  chef  d'oeuvre  du 
Tragique  ancien  ,  de  même  que  le 
Laocoon  ,  &  la  Venus  de  Medicis  en 
genre  de  fculpture  ,  ou  Homère  en  fait 
de  poëme  épique. 

Cette  eftime  univerfelle ,  immémo- 
riale 5  3c  non  interrompue ,  eft  juftifiée 
par  les  imitateurs  Se  par  les  critiques 
même  de  cet  ouvrage.  S'avife-t-on  d'i- 
miter ou  de  critiquer  ce  qu'on  n'eftime 
pas  ?  11  mérite  donc  bien  que  nous  re- 
cherchions les  caufes  les  plus  fecrettes 
de  cet  applaudiifement  général ,  fans 
déguifer  toutefois  ce  que  la  critique 
peut  y  trouver  de  défedueux,  &c  en 
comparant  le  modèle  avec  les  copies 
qu  en  ont  faites  ceux  qui  ne  vivent 
plus  j  defquels  feul^  il  eft  permis  de 


SUR   L'CSDIPÈ.       3^51 
parler.  Voilà  les  trois  objets  de  ce3 
réflexions. 

Pour  pénétrer  les  raifons  du  plaifir 
qu'a  toujours  caufé  cette  pièce ,  il  n'eft 
pas  néceiTaire  d'entrer  fort  avant  dans 
les  profondeurs  des  recherches  d'Arifto- 
te  ,  ni  d'examiner  fi  elle  ^'^fimpk  &  Im- 
pUxe,  ôc  en  quel  fens  j  comment  elle  n'a 
qu  une  feule  cataftrophe  j  &  comment 
elle  unit  la  reconnoiilance  avec  la  péri- 
petie.  Parlons  françois  à  des  François,  Sc 
fuivons  les  idées  ôc  lesfentimens  que  la. 
nature  nous  infpire,  fans  nous  aftremdre 
à  des  exprelîions  étrangères.  On  voit 
d'abord  que  rien  n'eft  plus  régulier  que 
rOedipe  :  que  l'unité  de  lieu  y  eft  exade 
&  naturelle  :  que  l'unité  de  l'adion  ne 
l'eft  pas  moins  :  Se  que  l'unité  de  tems 
y  eft  il  fcrupuleufement  gardée  ,  qu'il 
n'a  pas  fallu  plus  de  tems  pour  exé- 
cuter la  chofe ,  que  pour  la  repréfenter. 
Il  feroit  encore  inutile  de  faire  obfer- 
ver  à  des  ledeurs  éclairés  le  fil  ini- 
mitable 5  qui  lie  les  Scènes  les  unes 
aux  autres ,  Se  les  moindres  morceaux 
entr'eux  avec  tant  d'artifice  ,  que  fi 
quelque  chofe  en  étoit  détaché  ,  tout 
s'écrouieroit  comme  un  édifice  voûté  , 
dont  les  pierres  s'entre-foutiennent  mu- 
tuellement.   Venons  à  quelque  chofe 


3^6  RÉFLEXIONS 
xleplus  important.  Car  quelqu'impor- 
tantes  que  foient  les  qualités  dont 
nous  venons  de  parler  ,  Se  qui  fe  ren- 
contrent il  rarement  dans  les  pièces 
de  Théâtre  ,  il  faut  avouer  qu'elles  ne 
font  pas  les  feules  qui  conftituent  une 
bonne  Tragédie,  &c  que  même  une  Tra- 
gédie peut  avoir  tout  cela  fans  être  tout- 
a-fait  bonne.  Un  édifice  en  effet  peut 
être  d'une  extrême  régularité  ,  de  d'une 
bâtiffe  três-liée  ,  fans  avoir  ni  une  fitua- 
tion  avantageufe  ,  ni  un  afpeâ:  agréa- 
ble 3  ni  un  air  majeftueux  ,  ni  de  riches 
ameublemers  ,  ni  l'alTortiment  de  ce 
qui  pourroit  contribuer  à  le  rendre  par- 
fait. Autre  chofe  eft  l'art ,  autre  chofe 
les  finefTes  de  Part.  M.  d'Aubignac 
lit ,  dit-on  5  une  Tragédie  dans  les  rè- 
gles qui  ne  valoir  rien  :  c'eft  qu'il  n'a- 
voit  pris  que  la  marche  du  jeu  fans  en 
faifir  l'efprit. 

Le  fujet  d'Oedipe  eft  un  des  plus 
heureux  qui  ait  jamais  été  imaginé. 
On  en  convient  même  aujourd'hui. 
Quoi  de  plus  grand  &c  de  plus  intéref- 
fant  que  le  falut  d'un  Royaume  entier 
qui  dépend  de  la  révélation  d'un  fe- 
cret  ,  &  de  la  punition  d'un  crime 
dont  l'auteur  fe  trouve  à  la  fin  être 
un  grand  Roi  ,  qui  travailloit  à   dé- 


SUR  U  ŒDIPE.  ^(^7 
couvrir  l'un  ôc  à  punir  l'autre  ?  Quoi 
de  plus  capable  de  piquer  la  curiolicé 
que  la  recherche  de  ce  fecrer  ôc  de  ce 
crime  ?  quoi  enfin  de  plus  frappant  que 
la  découverte  de  l'un  ôc  de  l'autre  ,  par 
les  moyens  même  dont  on  ne  dévoie 
attendre  qu'une  plus  grande  obfcuri- 
té  ?  Entrons  dans  le  détail ,  ôc  fui  vous 
le  plan. 

L'ouverture  eft  Ci  furprenante,qu'iiefl 
également  impoiïible  de  n'en  pas  fentir 
la  beauté ,  ôc  de  l'exprimer.  C'eft  un  de 
ces** magnifiques  tableaux  dignes  du  pin- 
ceau de  Raphaël.  Cette  place  qui  laiffe 
voir  plufieurs  rues  dans  le  lointain  ,  ce 
Palais  Ôc  ce  Veftibule  qui  forment  l'ar- 
riere-fonds  du  tableau,  cet  Autel  qui  fu- 
me d'encens ,  ce  bon  Roi  qui  vient  au- 
devant  d'une  troupe  d'enfans ,  de  jeunes 
hommes ,  ôc  de  Sacrificateurs  ,  qui  tous 
avec  des  branches  en  main ,  tâchent  d'ê- 
mouvoir  fa  pitié  ,  ces  corps  morts  dif- 
perfés  ça  ôc  là  dans  l'éloignement ,  cqs 
Temples 5 ces ftatues  des  Dieux,  ôc  ces 
groupes  de  peuple  qui  les  environnent; 
voilà  un  fpedacle  parlant ,  Ôc  un  tableau 
fi  bien  ordonné ,  que  la  feule  attitude  du 
Sacrificateur  ôc  d'Oedipe  déclareroic 
fans  autres  paroles ,  que  l'un  expofe  les 
maux  dont  la  ville  eil  affligée  ,  ôc  que 

Qiv 


-^a  RÉFLEXIOxNS 
l'autre  attendri  à  cette  vue  témoigne  fait 
impatience  du  retardement  de  Créon  , 
qu'il  a  envoyé  confuiter  l'Oracle.  Créon 
pouvoit-il  furvenir  plus  à  propos  ?  il  eft 
attendu  :  on  compte  les  momens  :  le  fa- 
lut  de  l'Etat  dépend  de  fa  réponfe  :  il 
paroîr.  On  le  prelTe  de  parler  j  il  veut 
qu'on  fe  raifure.  Mais  l'ambiguïté  de 
l'Oracle  diminue  un  peu  la  joie.  Ce- 
pendant Oedipe  part  réfolu  de  le  fatis- 
Faire ,  s'il  eft  polfible ,  de  chercher  l'au- 
teur du  meurtre  de  Laïus.  Cette  Scène 
eft  le  commencement  de  l'intrigue. 
C'eft  l'entrée  du  labyrinthe  Théâtral  , 
Gii  Oedipe  va  fe  perdre  pour  fe  retrou- 
ver le  plus  malheureux  de  tous  les  hom- 
mes. L'invocation  du  Choeur  qui  finit 
l'Aéte  5  devroit  fans  doute  nous  récon- 
cilier avec  les  Chœurs  :  du  moins  ache- 
ve-t-elle  de  faire  voir  que  Sophocle  a 
étalé  dans  ce  premier  tableau  toutes 
les  richelTes  d'une  ordonnance  ache- 
vée 5  &  toute  la  vivacité  du  plus  beau 
coloris. 

Autre  ordonnance  dans  TAde  fui- 
vant.  Elle  eft  une  fuite  de  la  premiè- 
re. Oedipe  reparoît ,  non  plus  en  Roi 
fimplement  compatifTant ,  mais  en  Roi 
agiifant  en  légiflateur  ,  qui  pour  com- 
mencer d'obéir  a  l'Oracle  ^  oblige  tous 


SUR    L'CSpIPE.       5^9 

fes  fiijets  rairemblés ,  à  lancer  avec  lui 
fur  le  coupable  inconnu  les  plus  hor- 
ribles   malédictions.     Quel    retour  , 
quand  le  dénouement  découvrira  que 
c'effc  lui  -  même  qui  a  prononcé  fa  fen- 
tence  !  On  confulte  ,  on  délibère  ,  on 
examine  les  moindres   lueurs.    Tiré- 
fias  vient ,  non  fans  avoir  été  appelle  j 
car  Oedipe  a  fongé  cà  tout.  Il  femble 
que  la  pièce  eft  fur  le  point  de  finir ,  Se 
que  le  Devin  va  tout  déclarer.  Il  le  fait 
efFeélivement.  Alais  quelle  apparence 
qu'il  foit  cru  d'Oedipe  ,  du  peuple  ,  ôc 
des  fpeétateurs  !  Oedipe  parfe  pour  fils 
de  Polybe ,  &  non  de  Laïus.  De-là , 
cette  belle  conteftation  entre  le  Roi  &c 
le  Devin.  Le  caradtère  fier ,  curieux  de 
emporté  d'Oedipe  ,  s'y  fait  connoître. 
Les  paroles  de  Tiréfias  fondent  ime  af- 
faire d'Etat.     Le   dénouement   qu'on 
croyoit  prochain  eft  plus  éloigné  que 
jamais ,  &  le  Chœur  replongé  dans  l'in- 
certitude ne  fçauroit  deviner  quel  doit 
être  le  coupable  qu'on  cherche  avec  tant 
de  foin. 

Troifîéme  peinture.  Créon  accufé  de 
complot  avec  Tiréfias  a  beau  fe  juftifier, 
Oedipe  s'emporte  de  plus  en  plus.  Jo- 
cafte  l'appaife.  Elle  l'exhorte  à  fe  moc- 
quer  des  difcours  du  Devin  qui  lui  im- 


370        RÉFLEXIONS 

pure  le  meurtre  de  Laïus  j  de  pour  dé- 
créditer  les  Oracles  &  les  Devins ,  elle 
lui  raconte  la  prédidion  qui  portoit  que 
Laïus  feroit  tué  par  fon  fils ,  le  fort  de 
cet  enfant ,  &c  la  manière  dont  Laïus  fut 
tué  dans  le  chemin  de  Daulie.  Quelle 
fineiïe  dans  ce  relTort  !  car  le  difcours  de 
Jocâfte  produit  un  effet  jout  contraire. 
Oedipe,  loin  de  fe  raffurer  ,  frémit.  11  fe 
rappelle  qu'il  a  tué  un  vieillard  dans  les 
mêmes  conjonctures  que  Jocafte  a  déii- 
gnées.  Il  commence  à  foupçonner  qu'il 
pourroit  être  le  meurtrier  qu'il  cherche^ 
ôc  voilà  de  quelle  manière  le  dénoue- 
ment fe  mêle  à  l'intrigue  avec  tant  d'art^ 
que  ce  qui  noue  celle-ci  la  dénoue  en 
même  tems  pour  la  renouer  encore  par 
un  double  effet  tout  oppofé.  C'eft  ce 
qu'on  entrevoit  dans  l'arrêt  porté  contre 
ie  criminel  inconnu ,  dans  l'entrevue  de 
Tiréiias ,  ôc  dans  celle  de  Créon  ,  puis 
de  Jocafte  ,  &  ce  qu'on  voit  enfin  s'a- 
chever par  le  Berger  fur  qui  Oedipe 
fonde  tout  fon  efpoir  ;  car  il  paife  éter- 
nellement de  la  crainte  a  l'efpérance  , 
tantôt  confterné ,  tantôt  à  demi  ralTuré , 
jamais  guéri  de  fes  foupçons ,  toujours 
curieux  d'éclaircir  fa  deftmée  ;  ce  qui 
fait  les  grands  mouvemens  de  la  balan- 
ce Théâtrale, 


SUR  L'CEDIPE.  37Î 
Dans  le  quatrième  deireia  Ton  voit 
que  le  trouble  d'Oedipe  s'eft  accru , 
èc  que  fes  fcrupules  fur  le  meurtre  de 
Laïus  ont  pris  de  fi  profondes  racines 
dans  fon  cœur ,  que  Jocafte  pour  l'en 
délivrer  ,  devient  tout-â-fait  pieufe 
d'impie  qu'elle  avoit  d'abord  paru.  Elle 
va  confulter  les  Dieux  :  caractère  ad- 
mirable. Elle  efh  efprit  fort  dans  le  pre- 
mier Ade  5  &  dévote  dans  celui-ci  ; 
ceà  que  les  circonftances  ont  produit 
l'un  de  l'autre  effet.  Voilà  le  coeur  hu- 
main. Elle  rencontre  en  allant  au  Tem- 
ple un  Berger  de  Corinthe  ,  qui  la 
raflfure  fur  le  fort  d'Oedipe.  Adieu  fa 
piété  :  elle  oublie  les  Dieux.  Oedipe 
lui  -  même  interroge  le  Berger.  Ses 
foupçons  s'évanouillent  par  la  fauffeté 
apparente  de  l'Oracle  ,  qui  lui  avoir 
prédit  qu'il  tueroit  fon  père  :  car  on 
lui  apprend  que  Polybe  eft  mort.  Quels 
fonds  doit-il  donc  faire  fur  l'accufa- 
tion  de  Tiréfias  ?  Mais  à  force  d'in- 
terrogations 5  fuivant  fon  principal  ca- 
radère  ,  qui  eft  la  curiofité ,  voili  qu'il 
apprend  du  Berger  que  ce  Polybe  n'eft 
pas  fon  père.  11  eft  replongé  dans  tous 
les  foupçons.  Le  Corinthien  s'expli- 
que peu  a  peu.  Mais  Oedipe  n'eft  point 
inftruit  du  nom  6c  de  la  qualité  de  ce- 

Qvj 


37Î        REFLEXIONS 

lui  qui  lui  a  donné  le  jour^  Il  a  été  ex- 
pôfé,  c'eft  tout  ce  qu'on  lui  dit.  Jufques- 
là  ^  il  fe  croit  fils  de  ce  Berger  ou  de 
quelqu  autre  efclave  :  erreur  qui  Tempè- 
che  de  prendre  garde  à  la  retraite  &au 
trouble  de  la  Reme  ,  déjà  dcfabufée  en 
fon  cœur.  Il  faut  recourir  à  Phorbas  , 
Berger  de  Laïus.  Celui-ci  paroit  enfin, 
ôc  développe  toutlefecret  par  le  refus 
même  qu'il  fait  de  parler.  Ainfi  Oedipe, 
à  force  de  fonder  le  myftere  ,  le  décou- 
vre tout  entier  pour  fon  malheur.  11  fe 
leconnoît  meurtrier  de  fon  père.  Se  mari 
de  fa  mère.  Quelle  intrigue  &  quel  dé- 
nouement :  mais  quelle  complication 
de  l'un  èc  de  l'autre  ,  &  quelle  chaîne 
d'événémens  ^  qui  fe  bouleverfent  les 
mis  les  autres  comme  les  flots  >  fans  fe 
confondre. 

Cinquiém.e  8c  dernier  tableau.  C'eft 
d'un  côté  le  récit  de  la  mort  funefte  de 
Jocafte  5  qui  a  terminé  elle-même  fes^ 
jours.  De  l'autre,  Oedipe  toutfanglant 
qui  vient  faire  parler  fes  douleurs.  11  dé- 
voile 5  en  rugiifant  y  l'excès  de  fes  cri- 
mes ,  ou  plutôt  l'horreur  de  fa  defti- 
née  par  le  fupplice  qu'il  en  a  tiré.  Il 
veut  qu'on  mefure  l'un  de  l'autre ,  Se 
il  peint  même  fes  crimes  plus  grands 
que  ks  infortunes.  Puni  par  fes  pro~ 


SUR   L'CEDIFE.      m 

près  mains ,  ôc  lié  par  la  fentence  qu'il 
a  prononcée  ,  il  compte  pour  rien  fa 
chute  du  faîte  de  la  profpérité  dans 
un  abyfme  de  maux.  Son  coupable  def- 
tin  eft  toujours  préfent  à  {es  yeux.  Les 
exprelîions  les  plus  vives  lui  femblent 
trop  foibles  pour  le  repréfenter  ,  ôc  le 
eontrafte  d'un  Roi  devenu  en  un  jour 
l'exécration  de  fon  peuple  ,  &  le  re- 
but de  la  terre  ,  quoique  plaint ,  n'eft 
pas  capable  à  fon  gré  de  donner  une 
légère  idée  de  ce  qu'il  fent.  Laïus ,  Jo- 
cafte  5  Citheron  font  les  feuls  noms  qu'il 
appelle  fans  ce&..  Il  craint  de  pronon- 
cer ceux  de  père  &  d'époux.  Mais  un 
retour  de  tendrelTe  lui  fait  encore  fou- 
haiter  de  dire  un  éternel  adieu  à  fes 
filles.  On  lui  préfente  ces  petits  enfans. 
11  les  rient  ferrés  entre  fes  bras ,  &  les 
arrofe  de  {qs  pleurs  enfanglantés.  Quelle 
imprelîion  de  triftelTe  ne  devoir  pas 
produire  un  pareil  fpedacle  I  Créon  en- 
fin ,  pour  dernier  trait  l'engage  à  ren- 
trer dans  le  Palais ,  &  ne  peut  fufpen- 
dre  fa  douleur  qu'en  lui  promettant,, 
comme  une  faveur ,  d'obtenir  des  Dieux 
l'exil  auquel  Oedipe  s'eft  lui-même 
condamné. 

Reprenons  cette  fuite  de  tableaux:  3 
6c  réuniffom-les  en  un  feul.  Aulli-bieii 


574  RÉFLEXIONS 
ne  forment-ils  enfembie  qu'an  tabîeâu 
tragique.  La  peinture  ordinaire  ne  fçau- 
roit  repréfenter  qu*un  unique  indant. 
La  Tragédie  en  réunit  plufieurs  dans 
un  point  de  vue.  C'eil:  le  même  tableau 
diverfifié.  De  part  &  d'autre  même  or- 
donnance 5  mêmes  proportions  ,  même 
but.  Or  dans  l'Oedipe  de  Sophocle  l'or- 
donnance générale  eil  au-deuus  de  toute 
critique  ;  les  proportions  y  font  exactes 
jufqu'au  fcrupule  \  Se  le  but  en  eft  fi 
grand ,  qu'il  devient  la  véritable  fource 
du  plaiiîr  que  procure  cette  pièce.  J'en- 
tends par  le  but ,  cet  intérêt  inexplica- 
ble qui  pique  d'abord  la  curiofité  ,  ÔC 
qui  la  fait  croître  à  chaque  pas  à  mefure 
qu'il  la  fatisfait.  Pour  peu  qu'on  s'étu- 
die foi-même  en  lifant  Oedipe  ,  Ton 
obferve  qu'on  paffe  fans  interruption 
de  la  crainte  à  l'efpérance ,  &  de  l'efpé- 
rance  à  la  crainte  ,  pour  aboutir  enfin 
à  la  pitié  confondue  avec  la  terreur  j 
heureux  effet  de  l'intérêt  répandu  dans 
cet  ouvrage ,  comme  la  vie  dans  le  corps. 
Les  caraâères  de  chaque  perfonnage 
font  fi  marqués  Se  fi  foutenus ,  qu'ils 
concourent  tous  de  concert  à  ce  mou- 
vement alternatif ,  au  moyen  de  deux 
Oracles  ,  reffort  très-fimple  d'une  ma- 
chine qui  paroit  par  fon  jeu  infiniment 


SUR  l;cedipe.     575 

compofée ,  &  qui  ne  l'eft  nullement. 
Rien  en  effet  d'inutile ,  nul  épifode  , 
nulle  fcène  fuperflue ,  nul  morceau  mê- 
me qu'on  puilfe  uetLanclier.  En  un  mot 
c  eft  un  tout-enfemble  intéreffant.  Hé 
quelle  autre  chofe  touche  les  cœurs 
dans  les  beautés  de  la  nature  ou  de  l'art  ! 
L'intérêt  bien  conduit  eft  la  grâce  & 
l'ame  de  la  beauté  tragique  j  &  voilà 
ce  qui  a  réuni  tous  les  fumages  en  fa- 
veur d'Oedipe ,  excepté  ceux  peut-être 
de  quiconque  n'a  pas  la  force  de  fe 
transporter  au  Théâtre  d'Athènes  ,  ôc 
d'oublier  pour  un  moment  celui  de 
Paris. 

Entrons  à  préfent  dans  le  détail  des 
chofes  qu'on  trouve  à  redire  dans  la 
Tragédie  de  Sophocle.  Je  n'alléguerai 
point  certaines  objedtions  qui  roulent 
fur  le  texte  mal  entendu ,  ou  fur  les 
mœurs  des  Grecs ,  ou  fur  des  chofes  fri- 
voles. Ces  objedions  ne  méritent  aucun 
examen  ^  &  la  feule  réponfe  qu'on  y  doi- 
ve fau'e  ,  c'eft  de  renvoyer  ceux  qui  les 
propofent ,  ou  au  Texte  ,  ou  au  Parterre 
Athénien.  Il  fuffit  d'en  rapporter  une  de 
ce  genre  ,  qui  eft  la  plus  apparente. 
Pourquoi  Oedipe  ne  fe  tue-t-il  pas  ?  * 

■ __-.     Note 

*  Le  P.  B.  ou  plutôt  Oedipe  lui-même  en  teur. 


•^7^         RÉFLEXIONS 

la  réponfe  eft  aifée.  Il  n'éroiL  pas  armé. 
L  ufage  ne  vouloit  pas  qu'il  le  fut.  II 
cherche  des  armes  ;  on  lui  en  refufe  ,  dc 
l'on  s'oppofe  à  fa  fureur.  Réduit  à  pren- 
dre pour  armes  tout  ce  qui  fe  pré  fente  , 
il  détache  une  é^uille  ou  a^raffe  des 
habits  de  fa  fem.me  morte  ,  Se  il  fe 
crève  les  yeux  ,  fupplice  d'autant  plus 
conforme  à  fon  malheur  ,  qu'il  lui  pa« 
roîtplus  affreux  que  la  mort  même  qu'il 
envie  à  Jocafte.  La  folution  eft  toute 
fimple  ,  &  Sophocle  a  grand  foin  de  Is 
fournir. 

Un  reproche  plus  elTentiel ,  c'eft  celui 
qu'Ariilote  lui  fait ,  à  fçavoir  ,  de  fup- 
pofer  qu'Oedipe  a  pu  ignorer  ou  ne  pas 
venger  la  mort  de  Laïus.  Etant  marié 
depuis  (i  long-tems  avec  Jocafte ,  n'aii- 
roit-il  pas  dû  être  inftruit  de  cette  hiftoi- 
re  ,  8c  rechercher  les  auteurs  du  crime  ? 
Ariftote  *  excufe  à  la  vérité  cette  faute 
qu'il  a  remarquée  ,  de  dit  qu  elle  eft 
étrangère  à  la  pièce,  qu'elle  n^entre 
point  dans  la  compofition  du  fujet ,  de 


donne  la  raifon  dans  le  cinquième  Ade  :  33  Ha- 
^3  de  quels  yeux,  dites-moi ,  defcendu  dans  les 
33  Enfers  ^  regarderois-je  un  père  &  une  mère 
S3  dont  la  mort  eft  l'effet  de  mes  crimes  î  «^ 
*  Poétique  y  chant  16,  6*  ij. 


SUR    L'CEDIPE.       377 

que  Cl  l'on  iie  peut  s'empccher  de  faillir  , 
il  faut  imiter  Sophocle,  en  mettant 
hors  de  l  aâ:ion  ,  foit  avant,  foit  après , 
tout  ce  qui  eft  déraifonnable.  Mais  cette 
excufe  même  fait  voir  qu'il  vaudroit  en- 
core mieux  ne  rien  mettre  de  déraifon- 
nable ,  ni  avant ,  ni  après  l'adion.  Ainfî 
ce  défaut ,  pour  être  canonifé  par  Arif- 
tote ,  n'en  eft  pas  moins  un  défaut.  * 
Mais  on  le  paffe  d'autant  plus  aifémenr, 
qu'il  eft  la  fource  de  tout  le  merveilleux 
de  la  pièce  ,  puifque  tout  dépend  de 
cette  neureufe  ignorance  d'Oedipe , 
qui  en  cherchant  ce  qu'il  a  ignoré  , 
trouve  plus  qu'il  n'jiuroit  voulu  Içavoir. 
M.  Dacier  ne  voit  que  cette  faute 
dans  rOedipe.  D'autres  moins  paffion- 
nés  pour  Sophocle  y  voyent  de  plus  un 
Ade  poftiche.  C'eft  le  cinquième.  La 
Pièce  5  difent-ils  ,  eft  finie  au  quatriè- 
me Adre  5  après  l'èclairciiTement  de 
Phorbas  &  du  Corinthien.    11  eft  vrai 


*  C'eft  une  <îes  fautes  d'Oedipe  ,  &  pour    j^j^çç 
laquelle  il  eft  puni ,  aufli-bien  que  Jocafte ,  quetle  Vldl' 
cette  tranquillité  fur  la  mort  de  Laïus.  SoPHO-teur. 
CLE  a  dû,  fuivant  les  bonnes  régies ,  faire  le 
héros  de  fa  pièce  coupable  en  quelque  point  : 
or  il  l'eft  en  plufieurs ,  quoi^u  innocent  des  cri» 
mes  capitaux. 


578  RÉFLEXIONS 
que  cela  paroît  ainfi.  *  Oedipe  connoît 
ce  qu'il  eft.  Le  coupable  efl:  découvert. 
Son  arrêt  retombe  fur  lui.  Mais  ne  peut- 
on  pas  dire  que  bien  qu'à  cet  égard  l'ac- 
tion femble  terminée ,  elle  ne  l'eft  pour- 
tant pas  tout-à-fait ,  pour  trois  raifons. 
i^.  L'Oracle  d'Apollon  n'eft  pas  fatis- 
fait.  Car  il  s'agit  non-feulement  de  dé- 
couvrir le  coupable ,  mais  encore  de  le 
bannir.  Or  c'eft  au  Roi  &c  au  peuple  de 
le  faire ,  puifque  ce  font  eux  qui  ont 
porté  la  Loi.  Il  faut  donc  attendre  la 
décilîon  du  peuple  ôc  de  Créon ,  qui  fe 
voit  Roi  par  la  chute  d'Oedipe.  i^.  On 
s'attend  ii  peu  que  le  coupable  fera  le 
Roi  même,  qu'on  ne  fçauroit  fuppofer 
que  la  fentence  s'exécute  derrière  le 
Théâtre  après  l'adion ,  comme  on  l'eût 
du  faire ,  s'il  eut  été  queftion  d'un  (im- 
pie particulier.  La  nature  du  crime  8<. 
du  criminel  fufpend  certainement  ,  &: 
prolonge  en  quelque  forte  l'adtion, 
3^.  Enfin  outre  le  crime  du  meurtre  f 
de  Laïus ,  dont  l'auteur  eft  découvert , 


Note       *  L'aélion  eft  terminée  ;  mais  la  Tragédie 
«ielEdi- j^el'ef^  pas  :  c'eft-à-dire,  qu'il  n'y  a  plus  d'ac- 
tion principale,  mais  que  les  Scènes  les  plus 
tragiques ,  fuites  naturelles  de  l'adion  ,  relient  ji 
à  remplir. 


SUR    L'ŒDIPE.        379 

.il  fe  trouve  encore  une  complication  de 
chofes  fatales  qu'il  a  fallu  découvrir  pour 
arrivera  ce  premier  crime ,  je  veux  dire 
^l'incefte  &  le  parricide,  chofes  qui  ayant 
fait  partie  de  l'intrigue  ,  doivent  aufïi 
iaire  partie  du  dénouement.  Le  fpedta- 
teur  en  effet  feroit-il  content  s'il  igno- 
roit  le  fort  de  Jocafte  ,  d'Oedipe  Se  de 
fa  famille  ,  qui  fe  trouve  enveloppée 
dans  le  même  malheur  ,  par  la  décou- 
verte de  plus  de  chofes  qu'on  n'en  cher- 
choit  ?  Le  dénouement  doit  toujours 
répondre  à  l'intrigue.   Celle  -  ci  ayant 
donc  été  formée  par  l'enchaînement  de 
deux  Oracles  &  de  deux  crimes ,  donc 
l'un  mène  à  la  connoiffance  de  l'autre  , 
il  a  fallu  tout  délier ,  ce  qui  n'a  pu  fe 
faire  d'une  manière  complette^qu'en  ap- 
prenant au  fpedateur  que  Jocafte  s'efl: 
Runie  ;  qu  Oedipe  devenu  le  plus  mal- 
eureux  de  tous  les  hommes ,  va  fubir 
l'arrêt  qu'il  a  porté  j  que  lui-même  s'ed 
privé  de  l'ufage  des  yeux  pour  ne  plus 
voir  le  jour  ,  &  qu'enfin  fa  déplorable 
Ipoftérité  eft  entraînée  dans  le  précipice 
■qu'il  s'eft  creufé.  J'ajoute  pour  furcroît, 
'fque  le  but  de  la  Pièce  étant  une  double 
'affaire  d'Etat,  où  il  s'agit  du  falut  des 
;  fujets  &  de   la  perte  du  thrône  pour  la 
race  de  Laïus ,  il  a  fallu  que  l'ilTue  fut 


38o        RÉFLEXIONS 

conforme  à  ce  but  y  comme  le  dénouef- 
ment  à  l'intrigue.  Après  tout,  fi  l'otî 
s'obftine  a  fourenir  que  ce  cinquième 
A6te  peut  abfolument  être  retranché  g 
fans  que  le  tout  en  foufFre ,  on  ne  fçau- 
roit  nier  au  moins  qu'il  n'y  foit  adroite- 
ment enchafTé.  D'ailleurs ,  il  eft  iî  pa- 
thétique ,  &  il  met  tellement  le  con> 
ble  à  toute  l'agitation  du  Théâtre  y  qu'il 
mérite  bien  qu'on  ait  l'indulgence  de 
ne  pas  examiner  à  la  rigueur ,  fi  fa  liai- 
fon  avec  le  refte  eft  néceffaire ,  ou  am- 
plement utile  au  tout.  On  auroit  faii 
grâce  aux  deux  derniers  Aâres  des  Ho* 
races  de  Corneille  ,  s'ils  euffent  été  auffi 
heureufement  liés  au  fujet  ^  que  cei 
Ade  l'eft  au  Tien. 

La  première  chofe  qui  frappe ,  Se  que 
j'ai  réfervée  pour  la  dernière  ,  c'eft  h 
fujet  même  ,  dont  le  fonds  paroît  ré- 1 
préhenfible  à  bien  des  gens.  Quel  ef  ■. 
le  crime  d'Oedipe  ,  demande-t-on  '*  m  a 
brutal 'lui  reproche  en  face  qu'il  n'ef 
pas  fils  de  Polybe.  H  va  confulter  l'O- 
racle :  le  Dieu  ,  au  lieu  de  répondre  i 
fa  queftion  ,  lui  prédit  qu'il  tuera  for,  \ 
père ,  &  qu'il  époufera  fa  mère.  Oedipe  ) 
confirmé  par  le  filence  d'Apollon ,  dans  ji 
l'opinion  que  Polybe  eft  fon  père  ,  el]| 
tellement  vertueux    que   pour    évirei' 


SUR  L'CEDIPE.        3gi 

'accomplir  une  fi  terrible  prcdiâiion 

il  s'exile  de  fon  pays.  Il  erre  à  l'aven-r 

ure  j  il  arrive  à  Thébes  ;  la  fortune  lui 

il  confond  le  Sphinx.  Le  voilà  Roi 

e  Thébes  3c  mari  de  Jocafte.  11  ignore 

furément  que  fa  mère  eft  devenue  fa 

'emme.  En  tout  cela ,  s'il  y  a  du  crime  , 

eft  Apollon  qui  eft  coupable  ,  &  non 

Dedipe.  C'eft  pourtant  Oedipe  qui  paye 

?  crime ,  ôc  de  quel  fupplice  !  répon- 

ons  par  articles.  11  eft  certain  d'abord 

ue  fans  égard  à  aucune  Théologie , 

Dit  payenne  ,  fojt  chrétienne  ,  Sopho- 

e  fait  Oedipe  criminel.  En  quoi  ?  le 

oici.  11  a  rue  un  homme  dans  le  che- 

lin  de  Delphes  à  Thébes.  A  la  vérité 

fe  croyoit  infulté  ;  il  eft  moins  cou- 

able  par  cette  conjondure  :  mais  il  ne 

iftè  pas  de  Ictre ,  &  un  homme  mo- 

éré  aiiroit  examiné  de  quoi  il  étoit 

aeftion  ,  Se  fe  feroit  informé  du  rang 

i  la  perfonne  à  qui  on  exigeoit  qu'il 

Dnnât  le  pas.  De  plus ,  quoiqu'il  aime 

n  peuple  en  bon  Roi ,  il  a  les  défauts 

un    méchant  particulier  ,  &  même 

un  Roi  imprudent.  Il  eft  colère  ,  or- 

illeux  5  $c  curieux  à  l'excès.  Telle 

:  la  peinture  qu'en  fait  Sophocle.  Oe- 

pe  n'eft  donc  pas  un  Prince  irrépro-r 

i^blç.  Auiîi  l'art  ne  veiit-il  pas  c^iiur\ 


382        RÉFLEXIONS 

homme  parfaitement  vertueux  foit  ac- 
cablé de  malheurs.  Je  conviens  qu'Oe-^ 
dipe  paroît  ne  pas  mériter  tous  les  maux 
aufquels  il  s'eft  condamné  lui  -  même 
fans  le  fçavoir;  mais  c'eft  cela  même 
qui  fait  la  finefle  de  l'art ,  qui  confifte 
à  mettre  en  fpedacle  un  homme  peu 
coupable     de    beaucoup    malheureux. 
Quant  aux  crimes  involontaires  d'Oe- 
dipe ,  Apollon  les  a  prédits ,  de  le  Def- 
tin  les  a  ratifiés.  Telle  eft  la  Théologie 
payenne.  Le  deftin  inévitable  en  eft  lé 
grand  pivot.  Ce  feroit  faire  injure  au 
ledeur  ,  de  charger  ces  Réflexions  d'ur 
nombre  infini  de  morceaux  de  l'Anti^ 
quité  5  qu'il  feroit  trop  aifé  de  compi- 
ler 5  &  trop  ennuyeux  de  lire.  Une  con 
noiffance  même  iuperficielle  des  Grec 
6c  des  Latins  ,  fuitit  pour  le  fçavoir 
de   fans    fortir  des  Poètes  Tragique 
Grecs ,  qui  fe  commentent  mieux  le 
uns  les  autres  que  ne  le  font  leurs  prc 
pies  Commentateurs ,  on  ne  verra  au 
cune  Tragédie  où  le  Deftin  ne  fo; 
regardé  comme  Tame  de  tout  ce  qi 
fe  pafte  ici  bas.  Toutefois  la  liberté  n 
laifToitpas  d'avoir  lieu  dans  cette  étrai 
ge  Théologie  ;  car  on  y  diftingue  trèî 
bien  les  crimes  volontaires  Se  confèn 
tis  5  d'avec  ceux  qui  viennent  duDeftii 


SUR  L'ŒDIPE.        3^5 

II  peut  même  être  ,  &  il  eft  vrai  ,  que 
les  termes  étant  réduits  à  leur  julle 
valeur  ,  les  Grecs  reconnoifToient  une 
liberté  réelle ,  de  un  Deftin  imaginaire , 
l'ur-tout  quand  ils  parloient  en  Philo- 
fophes  &  d  une  manière  précife.  Leur 
pratique  dans  les  récompenfes  ^  les 
punitions  ,  le  montre  plus  nettement 
encore  que  leurs  écrits  ,  3c  ces  écrits 
même  le  font  voir.  Il  n'y  a  qu'à  con- 
f  al  ter  Platon.  Mais  comme  dans  les 
Tragédies  les  Poètes  parloient  au  peu-^ 
pie  5  ôc  par  conféquent  d  une  façon  po- 
pulaire 5  ils  donnoient  beaucoup  au 
Deftin,  ôc  peu  à.  la  liberté,  fans  trop 
fonger  à  la  difficulté  de  concilier  l'un 
&c  l'autre.  En  effet,  malgré  le  Chrif- 
tianifme ,  nous  voyons  que  l'amour  de 
nous-même  nous  aveugle  au  point  de 
juftifier  nos  fautes  par  ce  langage  popu- 
laire. C'ejl  ma  dcfiïnls.  ,  c\fl  mon  étoïh 
qui  Va  voulu,  11  Faut  donc  mettre  quel- 
que difti action  entre  les  manières  de 
parler  ,  foit  précifes ,  foit  communes. 
Mais  fans  entrer  dans  cet  examen , 
mettons  pour  principe  que  la  fatalité 
ctoit  parmi  les  Anciens  le  grand  mo- 
bile des  principaux  événemens.  Dans 
cette  fuppofition  ,  fi  nous  voulons  jouir 
4  un   fpedacle  Grec  5    nous   femmes 


3^4         RÉFLEXIONS 

obligés  cl  epoufer  pour  un  moment  leur 
fyftême.  Il  eft  infenfé  à  la  vérité  y  mais 
nous  devons  faire  effort  pour  ne  le  pas 
trouver  tel ,  puifqu'il  ne  paroiflbit  pas 
tel  aux  fpeclateurs  Grecs  ,  avec  qui  nous 
nous  melons.  Qu'un  Prince  François 
repréfenté  fur  notre  Théâtre  s'avisât  de 
donner  dans  les  idées  du  Paganifme , 
on  le  fîfleroit.  Mais  qu'un  Augufte  s'y 
livre  5  cela  nous  paroît  dans  l'ordre. 
Rendons  la  même  juftice  a  Oedipe, 
ôc  ne  le  condamnons  pas  par  l'endroit 
même  qui  le  rend  le  plus  intéreflant. 

Qu'il  foit  par-là  très-attachant  ,  on 
le  fent.  11  ne  faut  que  développer ,  s'il 
eft  pollible  ,  ce  fentiment  intérieur.  Si 
Oedipe  étoit  un  fcéiérat  qui  fe  fût  aban- 
donne de  lui-même  à  toutes  les  hor- 
reurs qui  lui  arrivent ,  fans  qu*il  ait  pu 
les  éviter ,  il  nous  cauferoit  une  indi- 
gnation égale  à  celle  qu'on  fent  au  récit 
des  crimes  atroces  de  ces  malheureux 
que  l'on  condamne  à  périr ,  &  dont  on 
voudroit  effacer  la  mémoire  parmi  les 
hommes.  S'il  étoit  un  Saint ,  l'indigna^ 
tion  ne  feroit  pas  moindre  ^  mais  elle 
retomberoit  fur  les  Dieux ,  auteurs  des 
maux  qu'il  n'auroit  pas  mérités.  Mais 
Oedipe  n'étant  qu'aflez  peu  coupable  , 
§c  extrêmement  malheureux  avec  d'ex^ 

cellentes 


SUR    UCEDIPE.       585 

cellentes  qualités ,  fait  naître  un  fenti- 
ment  mixte  ,  ou  plutôt  un  fentiment 
d'une  efpéce  particulière.  Car  cette 
double  indignation  ,  dont  je  viens  de 
parler  ,  fe  convertit  alors  en  pitié  pour 
Oedipe ,  &c  en  crainte  pour  les  Dieux  , 
qui  punilfent  jufqu'aux  crimes  involon- 
taires  dans  une  perfonne  peu  criminel- 
le :  d'où  naît  encore  un  retour  fur  nous- 
mêmes  ^  retour  attaché  à  la  compaffion , 
qui  nous  porte  à  éviter  les  mêmes  fau- 
tes que  nous  voyons  traîner  après  elles 
de  fi  funeftes  fuites.  C'eft  la  pure  doc- 
trine d'Ariftote  ,  ou  ,  pour  mieux  dire , 
c'eft  celle  de  la  nature  ou  du  bon  fens. 
Nous  avons  au  refte  quelques  Tragédies 
Françoifes  de  ce  genre  ,  entr 'autres  la 
Phèdre  de  Racine  ,  dont  nous  parlerons 
en  fon  lieu.  Racine  n  a  pas  manqué  de 
mettre  l'amour  inceftueux  de  Phèdre 
fur  le  compte  de  la  deftinée ,  par  les 
raifons  que  je  viens  de  dire.  PaiTons 
aux  autres  Oedipes. 

Euripide  en  a  fait  un.  Mais  il  ne  nous 
en  refte  que  peu  de  fragmens  ,  qui  ne 
fuffifent  pas  pour  le  faire  connoître. 

Tome  L  R 


}U  <E  D  I  P  E 

L'  (E  D  I  P  E 

D   E 

S   E  N   E  Q  U   E. 

DEux  Seneques  ont  fleuri  en  même 
temsfous  l'Empire  de  Néron.  L'on 
n'en  fçauroit  douter  après  le  témoignage 
de  Martial , 

Duo/que  Senecas  j  unicumque  Lucanum 
Facunda  loquitur  Corduba. 

Cordouïfe  glorifie  de  deux  Seneques  & 
d*un  Lucain.  il  feroit  tout- à- fait  inutile 
d'examiner  lî  ces  trois  célèbres  perfon- 
nages  croient  parens ,  &  à  quel  degré  ; 
chofe  qui  ne  fçauroit  être  bien  éclaircie. 
Il  ed  certain  qu'ils  étoient  du  moins 
alliés  par  le  caradère  d'efprit.  La  lec- 
ture de  la  Pharfale  ,  des  Tragédies  La- 
tines, &  des  œuvres  Philofophiques  qui 
font  forties  de  leur  plume  ,  montrent 
bien  que  leur  génie  étoit  formé  fur  le 
même  moule.  Il  eft  aulli  peu  nécefTai- 
re ,  &  encore  plus  difficile  ,  d'éclaircir 


DE    SENEQUE.      jîy 

''.uquel  des  deux  Seiieques  on  doit  at- 
tribuer les  Tragédies  ,  ôc  fi  plufîeurs 
des  dix  ne  font  point  de  quelqu'autre 
main.  Ni  Tacite  ,  ni  Jiivenai ,  ni  Mar- 
tial,  ni  Quintilien  ,  c'efl-à-dire  les 
fources  ,  ne  nous  apprennent  rien  qui 
puilfe  fixer  ces  points  d'érudition.  Se- 
neque  le  Philofoplie  a  fait  des  vers  y 
voilà  tout  ce  qu'on  fçait  par  eux.  Il  vaut 
mieux  s'en  tenir  a  cette  connoiflTance 
générale  ,  fans  entrer  dans  des  minuties 
de  difcuflîons  avec  les  Sçavans ,  pour 
attribuer  tantôt  une  Tragédie  a  Sene- 
que  le  Philofoplie  ,  tantôt  une  autre  a 
l'autre  Seneque  ,  (on  fils ,  ou  fon  frère  , 
ou  fon  neveu  ,  tantôt  quelques-unes  à 
des  Auteurs  incertains.  Car  voilà  com- 
ment les  Heinfius  5c  beaucoup  d'autres 
ont  fait  le  partage  des  Tragédies  Lati- 
nes ,  chacun  à  fa  mode.  Rien  de  tout 
cela  n'eftfolide,  ni  ne  fatisfait.  Ainfi 
nous  nous  bornerons  à  confidérer  les 
Pièces  en  elles-mêmes,  fans  égard  aux 
Auteurs.  Mais  avant  que  de  parler  de 
l'Oedipe  ,  je  crois  devoir  avertir  en 
général ,  qu'il  y  a  autant  de  diffcrence 
entre  les  Tragédies  Grecques  &  les  La- 
tines qui  nous  relient ,  qu'entre  le  goiit 
fain  de  l'architedure  Ionienne  ,  Dori- 
que ,  ou   Corinthienne ,    &   le   goût 

R  ij 


388  (E  D  I  P  E 

dégénéré  de  rarchitedure  Gothique  ; 
comparaifon  d'autant  plus  exaéte  ,  que 
tout  l'art  des  Auteurs  Latins,  que  j'ap- 
pellerai déformais  du  feul  nom  de  Se- 
îieque  ,  coniifte  ,  Se  dans  de  grandes 
peintures  outrées ,  femblables  à  ces  pi- 
liers a  perte  de  vue  ,  Se  dans  des  fen- 
tences  Se  des  brillans  qui  ont  vérita- 
blement le  mérite  des  ouvrages  déli- 
cats 5  Se  des  étoiles  que  l'on  voit  dans 
les  édifices  Gothiques. 

Pour  marquer  au  reile  que  je  ne  fuis 
pas  feul  de  mon  fentiment ,  qui  d'ail- 
leurs pourroit  fembler  hardi  à  des  per- 
fonnes  éclairées ,  dont  Seneque  a  gagné 
le  fufFrage ,  je  citerai  un  paifage  de  Jufte 
Lipfe  :  *  35  Je  regarde  ,  dit-il ,  comme 
35  des  chefs-d'œuvre  deux  Tragédies 
35  des  deux  Seneques.  Je  fuis  leur  pané- 
33  gyrifte ,  Se  non  leur  cenfeur.  { Il  en- 
33  tend  Médée  Se  la  Thébaïde.  Louange 
35  outrée  ,  comme  on  le  verra.  )  Dans 
33  les  autres  Pièces  je  vois  de  bonnes 
33  chofes  y  mais  non  fans  mélange  de 
33  défauts.  Scaliger  les  loue  à  perte  d'ha- 
33  leine ,  jufqu'à  les  préférer  aux  Grecs. 
33  Y  a-t-il  du  vrai  u  ce  n'eft  dans  les 


*  J.  LiPS.  animadv.  in  Trag.  qu^  L.  ann. 
SenecvE  rriifuuntur. 


DE   SENJEQUE.       389 

•:=  deux  dont  j'ai  parlé  ?  j>  (  Jufte  Lipfe 
ell  bien  modéré  d'en  dire  fî  peu  fur  ce 
jugement  infenfé  de  Scaliger.  )  jj  Car 
35  les  autres  Pièces ,  continue  Jufte  Lip- 
)p  fe ,  font  bien  éloignées  de  mériter 
:3  cet  éloge.  A  la  vérité  on  y  remarque 
;î  de  la  grandeur  3c  du  ton  tragique. 
;>  Mais  n'y  a-t-il  point  fouvent  de  l'af- 
;:>  fedation  ôc  de  l'enflure  ?  le  flyle  Se 
:.'i  la  didion  en  font-ils  toujours  châ- 
;5  tiés  ?  des  fentences  faines  ôc  fpiri- 
i5  ruelles  au  prodige  ,  on  y  en  trouve. 
33  Mais  n'y  trouve-t-on  pas  fouvent  des 
a  avortons  de  fentences  ,  je  veux  dire 
33  des  penfées  manquées ,  petites ,  obf- 
*3  cures  Se  frivoles  ,  dont  le  premier 
>9  coup  d'oeil  frappe  ,  &c  qu'une  vue  plus 
33  tranquille  rend  ridicules.  Car  ce  ne 
33  font  pas  des  traits  de  lumière  ,  mais 
35  des  étincelles  :  ce  ne  font  pas  de  ces 
33  coups  vigoureux  d'une  belle  imagi- 
33  nation  j  mais  de  vains  efforts  de  fon- 
33  ges  &  de  rêveries.  Ajoutez  que  ces 
33  traits  s'offrent  éternellement  &c  juf- 
33  qu'au  dégoût.  Car  le  Pocte  les  faifît 
33  où  il  peut  ;  il  ne  les  attend  pas.  Après 
33  tout ,  c'eft  peut-être  moins  fa  faute 
33  que  celle  de  fon  fiécle ,  à  qui  le  goût 
33  écolier  de  déclamateur  impofoit  tel- 
3>  lement ,  (  dit  Quintilien ,  )  qu'il  fai- 

R  iij 


^^o  (E  D  I  P  E 

39  foit  confîfter  la  beauté  des  ouvrages 
»  de  tout  genre  dans  les  fentences. 

Voilà ,  il  je  ne  me  trompe ,  le  vrai 
portrait  des  Tragédies  Latines  que  nous 
avons.  Seneque  a  fuivi ,  ou  plutôt  il  a 
cru  fuivre  la  même  route  que  Sophocle 
dans  la  conduite  de  l'Oedipe.  Mais  on 
reconnoîtra  bientôt  combien  il  s'eft 
écarté  de  fon  guide, 

ACTE   PREMIER. 

Oedipe  ,  accompagné  de  Jocafte  , 
ouvre  la  Scène  par  une  tirade  de  plus 
de  80  vers  ,  plutôt  amf^oullés  que  ma- 
gnifiques. Pourquoi  paroît-il  ?  on  l'igno- 
re j  que  dit-il  ?  le  voici,  s»  Le  jour  va 
3>  paroître  ôc  éclaircir  les  déiaftres  de  la 
»  nuit.  î>  11  y  a  cinq  vers  pour  exprimer 
cette  penfée  ,  qui  ce(îe  d'être  belle  a 
force  d'être  embellie.  Puis  vient  un 
lieu  commun  fur  la  fituation  des  Rois, 
aulîî  expofés  fur  le  Thrône  qu'un  vaif- 
feau  en  pleine  mer.  Par-là  Oedipe  en- 
tre en  matière  ,  ôc  raconte  à  Jocafte 
rOracle  qui  lui  a  fait  fuir  Corinthe. 
Malgré  fa  fuite  ^  Se  fes  précautions , 
pour  ne  pas  tuer  fon  père  ,  ni  époufer 
fa  mère ,  il  ne  fçauroit  être  tranquille. 
Mille  foucis  viennent  le  troubler.  On 


DE  SENEQUE.  55)! 
ne  devine  pas  pourquoi  ^  car  outre  qu'il 
n'eft  plus  à  Corinthe ,  il  fe  peint  fi  ver- 
tueux ,  qu'effrayé  de  l'Oracle  d'Apol- 
lon il  ne  fe  fie  pas  à  lui-même  ;  meqm 
non  credo  mihi  :  &  un  moment  après  il 
va  s'imaginer  que  la  pefte  &  les  mal- 
heurs de  Thébes  font  la  punition  d'un 
crime  prédit  qu'il  n'a  pas  accompli.  Il 
dit  qu'il  eft  chargé  d'exécuter  cet  af- 
freux Oracle  ,  Phœbi  nus  ;  &  qu'il  a 
rendu  le  Ciel  même  coupable.  Fuimus 
cœlum  nocens.  Cela  s'appelle  outrer  la 
fatalité.  C'eft  du  Seneque.  Il  décrit  la 
pefte  plutôt  en  rhéteur  attaché  à  fa  def- 
cription  ,  qu'en  grand  Roi.  Quelle  dif- 
férence entre  la  première  Scène  du 
Pocte  Grec ,  &  celle  du  Latin ,  à  ne 
les  confidérer  même  que  par  cette 
defcription  !  l'une  eft  une  belle  ftatue  , 
l'autre  un  cololTe  monftrueux.  J'épargne 
aux  ledteurs  la  tradudion  de  celle-ci^ 
non  pas  qu'il  n'y  ait  des  traits  fublimes , 
tels  que  celui-ci.  V excès  de  la  douleur 
a  fiche  les  larmes  ;  quodque  in  extremis 
folet ,  periere  lachrymœ.  Mais  ces  traits 
font-ils  a  leur  place  ?  conclufion  :  Oe- 
dipe  las  d'un  Thrône  environné  de 
maux  5  dont  il  fe  croit  la  caufe  ,  quoi- 
qu'innocente  ,  veut  le  quitter  &  s'en- 
fuir chez  ÎQS  proches  :  vel  ad  parentes. 

R  Vf 


592.  ŒDIPE 

Jocâile  Texhorte  très-philofophique- 
ment  à  prendre  patience  ,  &  femble 
Faccufer  de  manquer  de  fermeté  :  re- 
pioche qui  donne  lieu  au  Roi  de  fe 
donner  les  violons ,  &  de  raconter  fes 

E roue  (Tes.  Enfin  il  n'attend  plus  de  ref- 
)urce  que  d'Apollon  qu'il  a  fait  con- 
fulrer.  Le  Chœur  dit  enfuite  fon  rôle 
en  très-beaux  vers  fur  la  pelle  j  ôc  voilà 
le  premier  Ade. 

A  C  T  E    1  L 

Au  fécond  A6be  la  vue  de  Créon 
trouble  d'abord  Oedipe  ,  mais  moins 
naturellement  que  dans  Sophocle,  où 
ce  Prince  impatient  de  revoir  Créon  , 
lui  dit  (împlement  en  le  voyant  :  u4k  , 
cher  Créon  ,  quelle  ejî  la  réponfe  de  rO- 
racle,  Parle^,  Cela  étoit  trop  fimple  pour 
Seneque.  Après  quelques  fentences  qui 
s'entrechoquent  ,  Créon  parle  tout  de 
bon  5  &  fait  une  defcription  Heurie  pour 
énoncer  un  Oracle.  Cet  Oracle  eft  dou- 
ble ,  &  déiigne  obfcurément  que  le 
meurtrier  de  Laïus  eft  un  étranger  ,  & 
que  cet  étranger  eft  l'époux  de  fa  mère. 
Oedipe  là-defTus  prononce  tout  de  fuite 
une  lentence  d'excommunication  con- 
tre le  coupable ,  &  cela  dans  le  ftyle  de- 


DE   SENEQUE.        593 

la  Pharfale.  Puis  il  s'avife ,  comme  par 
hazard  ,  de  demander  à  Ciéon  en  quel 
lieu  s'efl:  commis  le  crime.  Recomiok- 
on  ici  le  procédé  de  Sophocle  ? 

Tiréiias  vient  avec  fa  fille  Manto 
pour  faire  un  facrifice.  C'eft  Apollon 
qui  l'amène  fans  autre  préparation  ,y^r/2 
Phœbeâ  cxcitus.  L'Auteur  n'y  regarde 
pas  de  il  près  quand  il  s'agit  de  faire 
entrer  ou  fortir  £qs  perfonnages.  Cette 
Scène  eft  toute  adtion  &  fpedacle.  Elle 
pourroit  palTèr  pour  belle  ,  fi  le  ftyle 
enfié  ne  la  gâtoit.  Elle  ePc  de  l'invention 
de  Seneque.  Tiréfias ,  pour  connoître 
le  criminel ,  fait  faire  par  fa  fille  toutes 
les  cérémonies  d'un  facrifice  pompeux. 
L'exécution  fur  le  Théâtre  en  leroic 
impofiible.  La  prière  précède  ,  puis  on 
voit  la  fumée  de  l'encens ,  puis  les  liba- 
tions ,  d'où  l'on  tire  des  augures.  On 
immole  des  vidimes ,  une  Geniffe  & 
un  Taureau.  La  GeniflTe  tombe  du  pre- 
mier coup.  Le  Taureau  craint  la  lumiè- 
re :  il  reçoit  deux  coups  ,  rend  le  fang 
par  les  yeux  ,  &  traîne  un  refte  de  vie 
plus  affreux  que  la  mort.  C'efl:  la  defti- 
née  de  Jocafte  &  d'Oedipe,  que  le  Peëte 
a  voulu  figurer  énigmatiquement.  Voilà 
le  beau.  Le  refte  ou  l'alTaifonnement 
eft  une  peinture  hideufe  d'entrailles  qui 

R  v 


394  CEDIPE 

palpitent  d'une  façon  extraordinaire.  Ici 
c'eft  le  cœur  qui  s'affaifTe  &  difparoît. 
Là  c'eft  un  fang  noir  qui  trouve  de  nou- 
velles ifTues.  En  un  mot  c'eft  un  détail 
d'anatomie  payenne ,  dont  le  feul  récit 
feroit  frémir.  L'énigme  continue  ,  ik. 
on  y  peint  tout  figurément  jufqu'à  l'in- 
cefte  d'Oedipe  ôc  de  Jocafte.  Mais  , 
comme  ii  ce  fpedacle  étoit  encore  trop 
peu  pour  renthouiiafme  Efpagnol  du 
Pocte  ,  Tiréfias  peu  inftruit  par  ce  fa- 
crifice ,  qui  n'inftruit  que  trop  les  fpec- 
tateurs  ,  fe  réferve  à  confulter  les  en- 
fers ,  ôc  à  évoquer  toutes  les  Ombres. 
Cependant  il  ordonne  au  Chœur  de 
chanter  une  hymne  à  Bacchus  ,  appa- 
remment parce  que  Bacchus  étoit  un 
des  Dieux  tutékires  de  Thébes  '^  ôc  le 
Chœur  ne  ma,nque  pas  d'obéir. 

ACTE    I  1  L 

Créon  revient  après  la  cérémonie  ma- 
gique ,  Se  fait  beaucoup  de  façon  avant 
que  d'en  raconter  l'ilTue  au  Roi.  C'eft 
un  combat  de  fentences  dont  quelques- 
unes  font  affez  belles.  Voici  le  com- 
mencement de  la  Scène. 

O  EDîP  E. 

Quoique  cette   triftelTe   m'annonce 


DESENEQUE.       59  j 

des  malheurs ,  parlez.  Pau  quelle  vidti^ 
me  devons-nous  appaifer  les  Dieux  ? 

C  R  É  O  N. 

Vous  m'ordonnez  de  parler  ^  ôc  la 
crainte  m'oblige  à  me  taire. 

O  £  D  I  P  E. 

Si  vous  n'êtes  pas  touché  à  l'afpeâ:  de 
Thébes  expirante  ,  l'intérêt  du  fceptre 
de  votre  fœur  doit  vous  fléchir, 
C  R  É  o  N. 

Vous  voudrez  bientôt  ignorer  ce 
que  vous  defîrez  ii  palTionnément  de 
içavoir, 

O  E  D  IP  E. 

L'ignorance  des  maux  eft  un  remède 
ftérile.  Quoi ,  vous  vous  obftinez  à  ca- 
cher un  myftère  dont  dé-pend  le  falut 
de  la  Patrie  î 

C  R  É  o  N. 

La  guérifon  eft  odieufe  ,  quand  le 
lemëde  eft  honteux. 

O  E  D  I  p  E. 

Parlez  ,  vous  dis-je  :  ou  redoutez  la 
vengeance  d'un  Roi  courroucé. 

C  R  E  ON. 

Les  Rois  haïfTent  la  vérité,  lors  même 
qu  ils  la  demandent. 

O  E  D  I  p  E. 

Vous  ferez  la  vidime ,  fi  vous  ne  vous 
expliquez  fur  le  facrifice  fecret. 

Rvj 


59^  (E  D  I  P  E 

C  R  É  O  N. 

Souffrez  que  je  me  taife.  C'eft  l'u- 
nique liberté  qu'on  puilTe  obtenir  des 
Rois. 

O  E  D    I   p  E. 

Un  iîlence  trop  libre  eil  fouvent  plus 
nuifible  au  Roi  &  à  l'Etat ,  que  la  liberté 
dans  les  paroles. 

C  R  É  o  N. 

Que  refte-t-il  donc ,  s'il  n*eft  pas  per- 
mis de  fe  taire  ?  &c. 

OEDIPUS.  Etfi  ipfe  vu/tus  fiebiles  prAfert  , 
notas  y 
Exporte  cujus  capzte  placemus  Deos. 
CREON,      Fari  jubés ,  tacere  qu&fuadet  met  us* 
OEDIPUS,  Si  te  mentes  nonfatis  Theb&  mo- 
vent  ^ 
At  Sceptra  moveant  lapfa  cognatA 
domûs. 
CREON.     Ne/cire  cupiss  j  noffc  quA  nimium 

expetis. 
OEDIPUS.  Iners  malorum  remedium  ignoran" 
îia  eft. 
Itane    &  falutis  publicA   indîcium 
obrues  ? 
CREON,       Ubi  îurpis  efl  medicina  :  fanari 

piget, 
OEDIPUS.  Audi  ta  fare  :    vel  malo  domitus 
gravi 


DE   SE  NE  QUE.       35^7 

Quid  arma  poj/tnt  Régis  iratifcies, 
CREON.      Odere  Reges  diBa  quA  dici  jubcnt. 
OEDIPUS.  Mitteris  Erebo  vile  pro  cunâis 
cap  ut , 
Arcanafacri  voce  ni  retegis  tua. 
CREON,      Tacereliceat.  Nulla  Libertas  minor 
A  rege  petitur.  O  EDIP.  nempe  vel 

lingua  magis 
Régi  atque  Regno  muta  libertas  obeji. 
CREON,      Ubi  non  licetfilere  ,  quid  cuiquam 
licet\  &c. 

Enfuite  de  ce  début  Créon  fait  une 
defcription  plus  qu'infernale  de  tout  ce 
qu'il  a  va.  Encore  s'arrête-t-il  long-tenis 
a  décrire  le  lieu  de  la  magie  avant  que 
de  venir  au  fait.  Il  y  vient ,  6c  en  quels 
termes  ?  la  terre  s'ouvre ,  &  que  n'en 
fort-il  pas  !  le  bel  endroit ,  s'il  n'étoit 
gâté  par  le  ftyle  dominant  dont  j'ai  par- 
lé 5  ce  feroit  celui  où  l'on  croit  voir  les 
Ombres  des  Rois  de  Thébes  qui  s'ap- 
paroilfent  a  Tirélias.  Laïus  paroît  a  fon 
tour  5  &  révèle  toute  l'abomination  de 
l'hymen  &  du  crime  d'Oedipe.  Mais 
celui-ci ,  qui  fe  croit  fils  de  Polybe  ,  en- 
tre en  fureur  contre  Tireras  &  Créon , 
qu'il  acciife  de  complot  pour  le  déthrô- 
ner.  Créon  s'en  défend  comme  chez 
Sophocle.  Mais  tout  cela  eft  étranglé  ^ 


398  (É  D  I  P  E 

fans  liaifon  &c  fans  goût.  Les  fentences 
terminent  la  Scène  comme  elles  lont 
commencée  j  6c  le  Chœur  fait  fon  of- 
fice à  l'ordinaire  ,  c'eft-â-dire  ,  qu'il 
chante  des  vers  qui  ne  difent  pas  grand 
chofe. 

A  C  T  E    I  V. 

Oedipe  revient  avec  quelqu'effroi 
fur  la  mort  de  Laïus  ,  que  le  Ciel  5c 
l'enfer  lui  imputent  ,  quoiqu'il  ne  fe 
fente  point  coupable  :  apparemment 
qu'il  a  fait  fes  réflexions.  Il  raconte 
donc  à  Jocafte  l'aventure  du  chemin  de 
Daulie  où  il  avoir  tué  un  homme.  11 
interroge  fa  femme  fur  les  circonftan- 
ces  du  meurtre  de  Laïus  ,  &  il  trouve 
qu'elles  le  rapportent  à  fon  aventure. 
Je  tiens  le  coupable ,  dit-il ,  tcneo  no^ 
ctnum  ,  il  croit  donc  l'être ,  &  le  voilà 
déjà  convaincu.  Ce  n'ell  pas  ainfi  qu'en 
a  ufé  Sophocle.  Chez  lui  Oedipe  n  eft 
convaincu  du  meurtre  de  Laïus  que 
quand  il  f<;ait  que  c'étoit  fon  père. 
Continuons  ,  &  revenons  à  Seneque. 
Un  vieillard  de  Corinthe  annonce  à 
Oedipe  que  Polybe  eft  mort.  C'eft  la 
Scène  Grecque  ,  mais  fubtilifée.  Ce* 
vieillard  apprend  de  plus  au  Roi  qu'il 
n'eft  point  le  fils  de  Polybe ,  &  qu'il  ï^' 


DE   SENEQUE.        599 

reçu  enfant  d'un  Berger  de  Laïus.  Oe- 
dipe  ordonne  qu'on  falTe  venir  ce  Ber- 
ger 5  mais  tout  cela  d'un  air  qui  énerve  ,, 
ou  plutôt  qui  traveftit  l'art  inimitable 
du  Pocte  Grec.  Phorbas  arrive  :  Oedipe 
le  contraint  de  parler ,  &  Phorbas  lui 
lève  le  voile'  de  deifus  les  yeux  par  ce 
mot.  V enfant  dont  vous  parle:^^  cjl  né  de. 
votre  époufe.  Conjugc  eji  gcnitus  tuâ^ 
Enfuite  le  Choeur  déclame. 

ACTE    V. 

Le  cinquième  A6be  confifle  em  deiïx 
Scènes ,  dont  l'une  eft  le  récit  des  fu- 
reurs d'Oedipe.  Rien  n'eft  plus  tragi- 
comique.  Car  Oedipe  rire  fon  épée  , 
(  il  n'en  devoir  point  avoir ,  )  6c  au  lieu 
de  fe  la  plonger  dans  le  fein  ,  il  s'ex- 
horte théâtralement  à  mourir.  Mais  il 
fait  réflexion  ,  heureufement  pour  lui , 
qu'une  mort  ne  fuffic  pas  pour  fes  cri- 
mes ,  &  qu'il  vaut  mieux  multiplier  fon 
trépas  en  vivant  malheureux  ,  c'eft-à- 
dire ,  vivre  ,  mourir ,  &  renaître  toujours» 

....  Iterum  viv^re  ,  atque  iterum  mort, 
Liceat ,  renafcifemper  :  ut  toties  nova 
Supplicia  pendas  ,  utere  ingénia  mifer  ^ 
Quod  f&pe  fieri  non  potefi  ^  fiât  diù. 


400  ŒDIPE 

Il  veut  donc  pour  cela  fe  fervir  de 
tout  fon  efprit ,  &  il  le  met ,  comme 
on  voit  5  en  ufage.  Il  y  a  apparence  qu'il 
remit  fon  épée  dans  le  fourreau  :  car  il 
n'en  eft  plus  parlé.  11  fonge  à  s'arracher 
les  yeux  j  autre  cérémonie  décrite  du 
même  ton.  3>  Car  il  faut ,  dit-il ,  que  mes 
55  yeux  fuivent  mes  larmes ,  &  pleurer 
35  c'eft  trop  peu.  Ses  yeux  lui  obéiifent  j 
:>■>  ils  fe  tiennent  à  peine  dans  leur  lieu  , 
55  &  ils  courent  au-devant  de  fes  mains.  5> 
Vulmri  occurruntfuo.  Ce  n'ell  pas  aifez 
pour  Oedipe  d'avoir  (es  yeux  dans  £qs 
mains  j  il  en  déchire  jufqu'à  la  place. 

....  Héiret  in  vacuo  manus  , 
Et  fixa  penitus  unguibus  lacérât  cavos 
Alte  recejfus  liiminum  &  inanes  finus  ; 
Sàvilque  frufira  ^  plufque  quhmfat  eft  ^furit. 

Cela  paroît  bien  fuilifant.  C'eft  en- 
core peu.  Oedipe  craint  tant  le  jour , 
qu'il  lève  la  tète  pour  éprouver  s'il  ne 
verra  rien  *  &  dans  la  crainte  de  voir 
le  jour  5  il  arrache  jufqu'aux  moindres 
fibres.  C'eft  ainfi  qu'on  extravague  , 
quand  on  veut  aller  au-delà  du  naturel 
&  du  vrai  pour  courir  après  l'efprit. 

Après  un  mot  du  Chœur  ,  Jocafte 
fait  fa  Scène  avec  Oedipe.  C'eft  la  fe- 


DE   SENE  QUE.      401 

conde  &  la  dernière  de  l'Ade.  Jocafte 
ne  fçaitfî  elle  doit  appeller  Oedipe  fon 
fils ,  ou  fon  mari.  Elle  rafine  U-deiTus , 
aufîi-bien  qu'Oedipe  ,  qui  s'imagine 
voir  Jocafte  parce  qu'il  l'entend.  Celle- 
ci  rejette  tout  le  paffé  fur  fa  deftinée  j 
ôc  elle  a  raifon.  Pourquoi  donc  fe  tuer  ? 
car  elle  fe  tue  un  moment  après  ,  en 
déclamant  beaucoup  j  tandis  qu'Oedipe, 
qui  s'accufe  de  l'avoir  tuée  ,  &  d'être 
doublement  parricide  ,  dit  quelques 
injures  à  Phœbus  ,  auteur  de  l'Oracle , 
&  fe  condamne  brufquement  à  l'exil. 
11  emporte  avec  lui  la  famine  ,  la  mala- 
die &  la  douleur.  Cette  dernière  idée , 
qui  fe  trouve  deux  fois  dans  la  même 
Pièce  ,  eft  fort  belle. 

On  voit  alfez  par  ce  court  détail ,  le 
génie  &  la  manière  de  Seneqae.  La 
yerfîfication  eft  d'ordinaire  d'une  gran- 
de beauté  j  mais  elle  eft  toujous  rem- 
plie 3  s'il  m'eft  permis  d'ufer  de  ce 
terme ,  d'une  certaine  hydropifie  poé- 
tique qui  rebute.  Il  doit  y  avoir  à  la 
vérité  de  la  différence  entre  la  veriiiî- 
cation  ,  foit  tragique  ,  foit  comique , 
mais  non  pas  au  point  d'outrer  le  lan- 
gage jufqu'à  le  bouffir.  Par  exemple  ^ 
Tcrence   fait  très-bien  dire  à  Chre- 


401     <^DÎPE  DE  SENEQUE. 
mes,  *  Lucefcit  hocjam.  Le  jour  com^ 
mcnce  à  parohre.  Seneque  de  fon  coté 
a  raifon  dans  l'Oedipe  de  commencer 
ainiî. 

Jam  noSle  puisa  dubius  ûffuljit  dies, 

La  lumière  encore  incertaine  vient  dijjiper 
les  ténèbres >  L'un  efl  le  langage  de  lat 
Comédie,  &  l'autre  celui  de  la  Tragé- 
die. Mais  cet  autre  efl  outré  dans  les 
vers  fui  vans  : 

Et  nube  mœjlum  fquallidâ  exoritur  jubar  ^ 
Lumenquefiamma  trifte  lu^ifera  gerens ,  ^c. 

Va  (ire  du  jour  attrijié  ^  fort  a  peine  d'une 
nuée  qui  marque  fon  deuil  ;  &  fa  flamme 
qui  annonce  des  pleurs  ne  rend  quune 
lueur  fombre  &  affligeante.  Il  faut  aimer 
extrêmement  Lucain  pour  approuver  de 
tout  point  Seneque. 

t  Qui  Bavium  non  odity  amet  tua  Carmina  , 
Mavz. 


*  Terent.  Heautontim,  Aâi.  3,5.  i.  v.  l. 
t  YiRG.  Ecl,  6,  V.  90. 


^ 


40i 

ŒDIPE 

D    E 
PIERRE  CORNEILLE. 

CEtte  Pièce  eft  trop  connue  pour 
en  faire  une  exade  analyfe.  il  fuf- 
fira  ci*en  fuivre  légèrement  le  fil  pour  fe 
la  rappeller ,  &  pour  faire  voir  en  quoi 
elle  diifere  de  Sophocle  ,  Se  quel  genre 
différent  de  beauté  elle  contient. 

Corneille  avoue  qu  il  a  cru  devoir  s'é- 
carter entièrement  de  l'Oedipe  Grec  Ôc 
Latin ,  >3  *  parce  qu'il  a  reconnu  ,  dit-il, 
99  que  ce  qui  avoit  pafTé  pour  merveilleux 
s>  dans  le  llécle  de  Sophocle  &  de  Sene- 
5>  que  5  (  il  auroit  fallu  excepter  ce  der- 
w  nier  ,  )  pourroit  fembler  horrible  au 
95  nôtre ,  que  cette  éloquente  &  férieufe 
»  defcription  de  la  manière  dont  ce  mal- 
35  heureux  Prince  (  Oedipe  )  fe  crève 
55  les  yeux  ,  ce  qui  occupe  tout  le  cin- 
55  quiéme  Ade  ,  feroit  foulever  la  déli- 
55  catefTe  de  nos  Dames  ,  dont  le  dégoût 

*  Examen  d' Oedipe* 


404  CE  D  I  P  E 

î3 attire  aifément  celui  du  refte  de  lau- 
35  ditoire  j  ôc  qu'enfin  l'amour  n'ayant 
53  point  de  paît  à  cette  Tragédie,  elle 
53  étoit  dénuée  des  principaux  agrémens 
33  qui  font  en  pofieiîîon  de  gagner  la 
33  voix  publique,  jj  La  mauvaife  humeur 
que  caufoit  au  grand  Corneille  l'efpéce 
de  nécelîité  où  le  jettoit  le  goCit  domi- 
nant de  Paris  ,  l'a  fait  fans  doute  parler 
ainfi  de  s'applaudir  d'avoir  renverfé  le 
plus  beaufujet  de  l'antiquité  Tragique , 
pour  y  faire  encrer  l'amour  comme  le 
reiTort  principal. 

ACTE    PREMIER. 

Théfée ,  Roi  d'Athènes  ,  épris  des 
charmes  de  Dircé ,  fille  de  Jocafle  ôc  de 
Laïus  5  fait  avec  elle  la  première  Scène. 
Cen'eft  qu'un  étalage  de  fentim.ens  d'a- 
mour en  beaux  vers.  Dircé  fouffre  de 
voir  fon  amant  expofé  à  la  malignité  de 
la  contagion  qui  défoie  Thébes.  Elle 
veut  qu'il  s'écarte  ;  il  s'en  excufe  fur  l'e- 
xemple de  fon  amante  ,  que  la  bienféan- 
ce  oblige  à  ne  pas  fe  féparer  de  fa  fa- 
mille. Puis  il  trouve  un  moyen  de  mettre 
à  couvert  Se  fa  maîtrelTe  &  lui  ,  des  at- 
taques de  la  pefte  ;  c'eft  de  prelTer  l'hy- 
men &  d'en  parler  à  Oedipe.  Ce  peu  de 


DE  P.  CORNEILLE.     405 

matière,  entre  les  mains  d'un  grand  maî- 
tre, produit  une  Scène  galante ,  mais  dé- 
placée ,  quelque  précaution  qu'il  prenne 
pour  fauver  un  11  vifible  défaut.  Voilà 
pourtant  l'ouverture  qui  fera  une  partie 
de  l'intrigue  ,  Se  qui  influera  dans  toute 
la  Pièce,  ouverture  ôc  intrigue  bien  dif- 
férentes de  celles  de  Sophocle.  Cor- 
neille a  bien  raifonde  vanter  l'art  de  fon 
Oedipe.  Il  faut  en  effet  qu'il  en  ait  em- 
ployé beaucoup  pour  faire  un  peu  dif^ 
paroître  un  contrafte  aufli  choquant  que 
celui  des  amours  Se  de  la  pefte. 

La  propoUrion  de  Théfée  eft  mal  re- 
çue d'Oedipe  j  mais  par  des  raifons  d'E- 
tat. Thefée  découvre  qu'il  a  un  rival 
dans  i^mon  ,  fils  d'un  frère  de  Jocafte  , 
Se  qui  n'eft  pas  Roi ,  cette  Scène,  toute 
flérile  qu'elle  paroît ,  eft  encore  traitée 
en  niaître5&,gcnéralement  parlant,  l'art 
furpaiTe  ,  ou  plutôt  rend  fupportable  la 
matière  dans  toute  cette  Pièce.  Car  on 
ne  voit  guère  de  Scène  dont  le  fond 
ne  foit  ou  frivole  ,  ou  défectueux  ^  mais 
où  il  n'y  ait  en  même  tems  une  grada- 
tion de  penfées  Se  de  fentimens ,  ave<ï 
un  effort  de  génie  qui  crée  Se  fait  éclore 
prefque  de  rien  ces  belles  conteftations, 
dont  Corneille  fçavoit  feul  le  fecret. 

Théfée  rebuté  parle  en  Roi  à  Oedipe, 


40(î  CE  D  I  P  E  ^ 

qui  foutlent  aufli  fa  dignité.  Celuî-ci  ; 
dans  la  Scène  fuivante  ,  explique  à  fon 
confident  le  fecret  de  fa  politique.  Il 
craint  que  Dircé  ,  cette  fiérePrinceffe , 
dont  le  caradère  e(l  bien  marqué ,  n'en- 
gage fon  amant  à  joindre  au  Sceptre 
d'Athènes  celui  de  Thébes  ,  qu'elle  fe 
croit  injuftement  enlevé  par  un  étranger 
rel  qu'Oedipe. 

Jocafte ,  pour  mettre  en  jeu  cette  po- 
litique dont  Corneille  fait  l'ame  de  fa 
Pièce ,  vient  dire  à  Oedipe  qu  elle  a  inu- 
tilement preîTé  la  Princeife  fa  fille  d'é- 
poufer  i^mon  ,  qu'elle  hait  ce  Prince  , 
ôc  veut  Théfée  pour  époux.  Qu'après 
tout ,  l'on  ne  doit  pas  la  trouver  trop 
blâmable.  C'eft  une  mère  qui  excufe  fa 
fille.  Car  enfin ,  dit  Jocafte  , 

La  condamnericz-vous ,  fi  tous  n'étiez  Coa 
Roi. 

C'eft  la  une  de  ces  Scènes  dont  le 
fond  eft  peu  de  chofe ,  &  qui  fe  foutien- 
nent  par  l'art  de  Corneille.  Durant  cet 
entretien ,  arrive  Dymas  qu'on  avoit  en- 
voyé confulter  Apollon  au  fujet  de  la 
pefte.  Il  n'en  rapporte  aucune  réponfe. 
Les  Dieux  ont  été  fourds  &  muets.  Oe- 
dipe attribue  leur  filence  à  l'inhumanité 
de  Jocafte ,  qui  avoit  expofé  fon  fils  j  & 


DE  P.  CORNEILLE.    407 

celle-ci  l'impure  à  la  négligence  qu'on  a 
eue  de  venger  Laïus.  Cet  artifice  efl  fin- 
gulier  :  fur  quoi  Oedipe  dit , 

Pouvions-nous  en  punir  des  brigands  incon» 

nus, 
Quepeut-ccre  jamais  dans  ces  lieux  on  n'a 

vus. 
Si  vous  m*avez  dit  vrai  ^    peut-être  ai-jc 

moi  même 
Sur  trois  Je  ces  brigands  vengé  le  Diadème , 
Au  lieu  même ,  au    tems  même  ,  attaqué 

feul  par  trois 
J*en  laiflai  deux  fans  vie,  &  mii;  l'autre  aux 

abois. 
Mais  ne  négligeons  rien  ,  &  du  royaume 

fombre 
Faifons  par  Tiréfîe  évoquer  la  grande  Om- 
bre ,  Sec. 

Voilà  un  tour  dont  Corneille  fe  fçait 
gré  ,  &  qui  eO:  en  effet  bien  artificieux , 
comme  on  le  verra  par  la  fuite. 

ACTE    IL 

Comme  il  failoit  que  Dircé  fut  le  pi- 
vot de  toute  la  Pièce ,  dans  la  néceflité 
où  s'eft  mis  Corneille  de  fubftituer  un 
Epifode  au  fond  du  Tableau  de  Sopho- 
cle ,  Dircé  a  une  entrevue  avec  Oedipe» 


4oS  Œ  D  î  P  E 

èc  cela  étoit  préparé  par  Jocafte.  La 
jeune  PrincefTe  parle  avec  une  hauteur 
qu  elle  foutient  jufqu  a  la  jfin  ,  «Se  qui  la 
rend  prefque  le  perfonnage  dominant  , 
tant  elle  brille.  Comme  Oedipe  la  prelïe 
encore  fiu:  fon  mariage  avec^mon, 
elle  répond  fièrement  : 

Je  vous  ai  déjà  dit ,  Seigneur ,  qu'il  n'eft  pag 
Roi. 

Penfée  qui  fe  multiplie  ôc  s  accroît 
tellement  entre  les  mains  du  Pocte, 
qu'elle  forme  une  des  plus  riches  Scènes. 
Mais  on  l'a  déjà  dit  depuis  long-tems  de 
tout  l'épifode  ,  c'eft-à-dire  ,  de  prefque 
toute  la  Pièce  ;  non  erat  hic  locus.  Au 
relie  il  y  a  dans  cette  magnifique  Scène 
une  maxime  qui  paroît  démentir  le  ca- 
radère  de  Dircè  ,  qu'on  va  bientôt  voir 
s'offrir  au  trépas  pour  fauverThébes. 

Le  peuple  efi;  trop  heureux  quand  il  meure 
pour  fes  Rois. 

La  Scène  fuivante  de  cette  Princefïe 
avec  fa  confidente  pouffe  au  plus  haut 
degré  les  fentimens  de  la  précédente  , 
&  achève  de  faire  voir  que  Dircè  n'efl 
pas  duppe  de  la  politique  d'Oedipe. 
Elle  a  devine  fon  fecret  \  ôc  cela  fuffit 

pour 


DE  p.  CORNEILLE.  405) 
pour  la  jiiftifier  d'ingratitude  envers  le 
Roi  de  Thébes. 

Vient  enfuite  le  récit  de  l'Oracle  pro- 
noncé par  l'ombre  de  Laïus.  Cet  Ora- 
cle eil  fort  ambigu.  Laïus  dit  que  le 
fang  de  fa  race  doit  effacer  le  crime  im- 
puni par  les  hommes  ,  &  faire  cefler  la 
punition  qu'en  a  tiré  le  Ciel.Dircé  prend 
pour  elle  l'Oracle  ;  &  il  eft  vrai  qu'on 
la  croit  le  feul  rejetton  de  Laïus.  Ce- 
pendant il  n'eft  pas  évident  que  l'Oracle 
la  regarde  plus  que  la  branche  collaté- 
rale. Voilà  pourtant  le  grand  nœud  de 
l'intrigue  à  démêler.  L'orgueil  de  Dircé, 
au  récit  de  l'Oracle  qu'elle  prend  pour 
elle  5  fe  tourne  en  fermeté ,  &  produit 
ces  fenrimens  héroïques  fi  dignes  de 
Corneille.  Elle  commence  ainlî  ,  en  par- 
lant d'Oedipe  &  d'i^mon. 

Peut-être  craignent -ils  que  mon  cœur  ré- 
volté 

Ne  leur  refufe  un  fang  qu'ils  n'ont  pas  mé- 
rité : 

Mais  ma  flâme  à  la  mort  m'avoit  trop  ré- 
folue 

Pour  ne  pas  y  courir  quand  les  Dieux  l'ont 
voulue. 

Tu  m'as  fait  fans  raifon  concevoir  de  l'ef- 
froi ; 
Tome  L  S 


4IO  (E  D  I  P  E 

Je  n'ai  point  du  trembler  s'ils   ne  veulent 

que  moi. 
Ils  m'ouvrent  une  porte  à  fortir  d'efclavagc 
.  Que  tient  trop  précicufe  un  généreux  cou- 
rage. 
Mourir  pour    fa  Patrie   eft   un  fort    plei» 

d'appas  5 
Pour  quiconque  à  des  fers  préfère  le  trépas. 
Admire  ,  peuple  ingrat  qui  m'as  deshéritée. 
Quelle  vengeance  en  prend  ta  Princeffe  irri- 

.  tée. 
Et  connois  dans  la  fin  de  tes  longs  déplaifirs 
Ta  véritable  Reine  à  fes  derniers  foupirs. 
Voi  t  comme  à  tes  malheurs  je  fuis  toute 

aflervie  : 
L'un  m'a  coûté  mon  Thrône  ,  &  l'autre  veut 

ma  vie  : 
Tu  t'es  fauve  du  Sphinx  aux  dépens  de  mon 

rang  5 
Sauve-toî  de  la  peftc  aux  dépens  de  mon 

fang. 
Mais  après  avoir  vu  dans  la  fin  de  ta  peine. 
Que  pour  toi  le   trépas  femble  doux  à  ta 

Reine , 
Fais-toi  de  fon  exemple  une  adorable  Loi  : 
Il  eft  encore  plus  doux  de  mourir  pour  fon 

Roi. 

Rien  n'eft  plus  beau  ,  Se  ne  feroit  plus 
ferme,  s'il  neportoit  fur  un  fondement 


DE  P.  CORNEILLE.     411 

ruineux.  Thefée  qui  vient  aulÏÏtôr  feroit 
encore  une  belle  fituation ,  fi  tout  cela 
n'écoit  étranger  au  fujet,  ôc  n'avoit  l'air 
un  peu  Romanefque.  Ces  vers  font-ils 
bien  placés  dans  la  bouche  de  Théfée  ? 

PéiilTe  l'univers  pourvu  que  Dircé  vive  î 
PérifTe  le  jour  même  avant  qu'elle  s'en  prive  î 
Que  m'importe  la  pefte  ou  le  falut  de  tous  î 
Ai-je  rien  à  fauver,  rien  à  perdre  que  vous? 

ACTE    I  I  L 

Au  commencement  de  cet  Ade,  Dir- 
cé foupire  des  ftances  fort  fpirituelles 
qui  ne  font  plus  à  la  mode ,  6c  qui  n  au- 
roient  jamais  dû  y  être  ,  tant  cela  fort 
du  vraifemblable.  Elle  demande  à  Jo- 
cafte  ,  qui  l'interrompt  dans  fa  rêverie  , 
fi  tout  eft  prêt  pour  le  facrifice.  On  lui 
apprend  que  le  peuple  ne  veut  point  être 
fauve  a  fi  haut  prix ,  &  qu'on  remet  au 
lendemain  à  confulter  de  nouveau  les 
Dieux  ^  qu  Oedipe  fur-tout  ne  fçauroit 
confentir  à  laiuer  périr  une  fi  grande 
Princefife  ;  qu'enfin  l'Oracle  eft  trop  in- 
certain pour  y  foufcrire  ,  &  qu'elle  doit 
vivre  ,  finon  pour  elle  ,  du  moins  pour 
Théfée.  C'efl  une  mère  qui  parle.  Ce- 
pendant Dircé  5  non-feulement  conferve 
la  fierté  ,  mais  oubliant  un  peu  qu'elle 


4IZ  ŒDIPE 

eft  fille  de  Jocafte  ,  &  que  de  plus  elle 
doit  quelque  chofe  a  une  mère ,  qui  y 
contre  la  politique  ,  lui  permet  d'aimer 
Théfée,  elle  porte  la  hauteur  jufqu  à  per- 
dre le  refped  ,  &  à  faifir  l'occafion  de  la 
bonté  de  Jocafte  ,  pour  lui  reprocher  en 
face  fon  mariage  avec  Oedipe.  Il  eft 
bien  difticile  d'excufer  cette  Scène,  quoi 
ru  en  dife  Corneille,  qui  prétend,  ^//e  u 
ne  peut  être  une  faute  de  Théâtre  ,  puif- 
qu'on  n'eft  pas  obligé  de  rendre  parfaits 
ceux  qu'on  y  fait  voir ,  outre  que  Dircé 
doit  confidérer  dans  Jocafte  une  mère 
ufurpatrice  de  fon  Thrône  ,  par  fon  ma- 
riage avec  Oedipe  ,  &  ne  laifte  pas  de 
lui  demander  pardon  en  ces  termes  : 

Pardonnez  cependant  à  cette  humeur  hau* 

taine. 
Je  veux  parler  en  fille  &  je  m'exptîque  en 

Reine. 
Vous  qui  l'êtes  encor ,  vous  fçavez  ce  que 

ç'eft  ^  &c, 

La  même  fierté  anime  la  Scène  fui- 
vante  de  Dircé  avec  Oedipe.  Car  c'eft 
toujours  Dircé  qui  met  le  Théâtre  en 
mouvement ,  &  il  femble  qu'Oedipe  ne 
foir  qu'un  perfonnage  fubalterne.  11  ap- 
porte a  la  Princefte  une  nouvelle  riiifon 


DE  P.  CORNEILLE.     415 

de  ne  pas  s'obftiner  a  mourir ,  &  lui  dit 
qu'il  a  de  fortes  raifons  de  penfer  c(ue 
^  les  Dieux    ne  l'ont  pas    choifie  pour 
victime.   Elle  fe  retire  pour  laiifer  le 
Roi  en  liberté  d'expliquer^ette  énigme 
à  la  Reine.  L'énigme  confifte    en   ce 
qu'il  fçait  par  un  bruit  confus  ,  ôc   par 
Tiréfie  ,  que  le  fils   de  Laïus ,  qu'on  a 
cru  mort ,  eft  plein  de  vie  ,  de  que  mê- 
me il  eft  dans  le  Palais.  Ceci  eft  fort 
adroit.  Mais  on  n'y  reconnoît  pas  la 
même  liaifon  que  dans  Sophocle.  Car 
ce  difcours  de  Tiréfie  vient  ici  à  pro- 
pos de  rien  ,  ainfi  que  le  fujet  de  la 
plupart  des  Scènes.  La  Reine ,  avant  que 
d'aller  trouver  Phorbas,  (  comme  elle  en 
eft  convenue  avec  Oedipe  ,  )  eft  arrê- 
tée par  Théfée  ,  qui   lui  déclare  que 
c'eft  à  lui  de  mourir  ,  Se  non  à  Dircé  5 
qu'en  un  mot  il  eft  fils  de  Laïus.  Quelle 
furprife  pour  Jocafte  !  néanmoins^géné- 
reux  comme  il  eft  ,  il  ne  veut  point  fe 
charger  du  meurtre  de  Laïus.  C'eft  un 
ftratagême  d'amant ,  comme  il  eft  vifi- 
ble  y  de  Jocafte ,  revenue  de  fa  première 
furprife ,  le  devine  aftez.  Mais  Théfée 
perfifte  dans  fon  déguifement  ,  jufqu'à 
s'en  rapporter  à  Phorbas.  Cette  feinte 
au  refte  ,  qui  tient  un  peu  des  Ro- 
mans 5  ouvre  un  beau  champ  ,  de  donne 

S  iij 


4J4  ŒDIPE 

lieu  à  une  des  plus  belles  Scènes  de 
cette  Pièce.  Voici  un  morceau  de  Jo- 
cafte. 

Prince  ,  renoncez  donc  à  toute  votre  eftimc. 
Dites  que  vo¥vertus  font  crimes  déguifés  j 
Recevez  tout  le  fort  que  vous  vous  impofez  5 
Et   pour  remplir  un   nom  dont  vous   êtes 

avide , 
Acceptez  ceux  d'incefte  &  de  fils  parricide. 
J'en  croirai  ces  témoins  que  le  Ciel  m'a 

prefcrits , 
Et  ne  vous  puis  donner  moiv  aveu  qu'à  ce 

prix. 

Et  la  réponfe  de  Théfée. 

Quoi  i  la  ne'ceflîté  des  vertus  &  des  vices 
D'un  aftre  impérieux  doit  fuivrc  les  capri- 
ces , 
Et  Delphes  malgré  nous  conduit  nos  adions. 
Au  plus  bizarre  effet  de  Tes  prédirions  i 
L'ame  eft  donc  toute  efclave  :   une  loi  fou- 

veraine 
Vers  le  bien  ou  le  mal  incefîamment  l'en» 

traîne , 
Et  nous  ne  recevons  ni  crainte  ni  defîr 
De  cette  liberté  qui  n*a  rien  à  choilîr  , 
Attachés  fans  relâche  à  cet  ordre  fublime 
Vertueux  fans  mérite ,  &  vicieux  fans  cri- 
me !  &c. 


DE  P.  CORNEILLE.    415 

ACTE     IV. 

L'Artifice  de  Théfée  ,  qui  veut  pafTer 
pour  fils  de  Laïus,  &  l'arrivée  dePhor- 
bas ,  font  toute  la  matière  du  quatrième 
A6te.  D'abord  c'eft  un  entretien  fort 
fubtilifé  de  Théfée  avec  fon  amante. 
Elle  concevoit  quelque  joye  de  fe  voir 
rendue  à  Théfée  ,  mais  s'il  devient  fon 
frère  ,  elle  perd ,  &  la  gloire  du  trépas , 
6c  la  douceur  de  vivre  pour  lui.  Le  frère 
l'amant,  l'amour  &c  la  gloire  ,  font  ici 
un  de  ces  combats  fi  recherchés  de  Cor- 
neille. Mais  enfin  Théfée  f  e  démafque 
&  avoue  fon  ftratagême  d'autant  plus 
volontiers ,  qu'il  croit  Dircé  hors  de 
danger  ,  depuis  qu'il  a  appris  que  Tiré- 
fîe  ôc  Phorbas  s'accordent  à  dire  qu'un 
fils  de  Laïus  vit  encore.  Rien  n'eft  plus 
ingénieufement  trouvé.  Mais  ce  double 
renort,  (  àfçavoir  la  feinte  de  Théfée 
ôc  les  paroles  de  Tiréfie  ,  )  joint  à  un 
troifiéme  refibrt ,  je  veux  dire ,  à  l'Ora- 
cle qui  paroit  condamner  Dircé  au  tré- 
pas 5  ces  relTorts ,  dis-je  ,  font-ils  aullî 
naturels  qu'ingénieux  ?  valent-ils  le  fim- 
ple  développement  d'un  feul  fait  que 
fuppofe  Sophocle?  n'y  trouve-t-on  point 
la  même  différence  qu'entre  un  Roman 

S  iy 


41^  ŒDIPE 

ôc  une  hiftoire ,  un  beau  payfage  Se  un 
jardin  fort  ajufté,  une  machine  très- 
iimple  6c  un  autre  extrêmement  com- 
pofée  ? 

•Le  Roi  d'Athènes  5  après  avoir  défa- 
bufé  Dircé  ,  entretient  Jocafte  dans  l'in- 
certitude où  il  l'a  jettée.  Elle  a  vu  Phor- 
bas  ,  ôc  voudroit  perfuader  à  Théfée 
d'éviter  cet  homme,  qui  pourroitle  con- 
vaincre du  meurtre  de  Laïus  :  mais  en 
Tain:  Théfée  l'attend,  ôc  Phorbas  paroît. 
Il  ne  reconnoît  point  dans  ce  Roi  d'A- 
thènes le  meurtrier  de  Laïus  ,  &  il  le 
lave  de  ce  crime  :  mais  il  avoue  que  l'af- 
faiîîn  lui  eft  connu  ,  &c  qu'il  vit  dans  un 
rang  élevé.  Il  exhorte  même  Théfée  à 
le  punir ,  s'il  eft  fils  de  Laïus  y  belle  fuf- 
peniîon  ,  mais  bien  peu  vraifemblable. 
Car  fi  Phorbas  fçait  qu'Oedipe  a  tué 
Laïus  5  (  comme  on  le  fuppofe ,  )   que 
n'a-t-il  parlé  plutôt,  ou  que  ne  garde-t-il 
le  filence  jufqu'au  bout ,  fçachant  qu'il 
eft  feul  dépoh taire  de  cet  important  fe- 
cret  ?  cette  faute  mife  a  part ,  il  faut 
avouer  que  le  Poë'te  le  contraint  habile- 
ment de  |)arler.  Car  Oedipe ,  par  fon 
inrerrogatoire, prétend  convainerePhor- 
bas  d'avoir  été  un  de  ces  brigands  qui 
ont  tué  Laïus ,   &  par-là  fe  convainc 
lui-même  d'être  l'allallin  j  chofe  qui  fe- 


DE  P.  CORNEILLE.  417^ 
roit  parfaitement  bien  imaginée  ,  s'il 
étoit  naturel  de  penfer  qu  Oedipe  a  cru 
tuer  un  brigand  en  tuant  un  Roi.  Tour 
cet  édifice  tragique  manque  d'un  bout  à 
l'autre  par  la  vraifemblance ,  donc  le  dé- 
faut eft  voilé  par  un  efprit  fupérieur. 

Voil  i  donc  Oedipe  convaincu  d'avoir 
donné  la  mort  à  Laïus ,  qu'il  ne  fçait  pas 
encore  avoir  été  fon  père.  Ce  fera  la  ma- 
tière du  cinquième  Ade.  Le  quatrième 
eft  terminé  par  les  menaces  de  Théfée, 
(  font- elles  a  propos  ?  )  Se  par  une  Scène 
entre  Oedipe  &  Jocafte.  Elle  étoit  bien 
difficile  à  foutenir.  Car  puifque  Jocafte 
fçait  qu'un  Oracle  attribue  à  fon  fils  le 
meurtre  de  Laïus ,  dès  qu'elle  voit 
qu'Oedipe  eft  le  meurtrier ,  ne  doit-elle 
pas  le  foupçonner  d'être  fon  fils ,  elle  qui 
en  a  foupconné  Théfée  ,  elb  qui  vient 
d'apprendre  que  ce  fils  vit  encore  ,  ôc 
qu'il  eft  dans  le  Palais  ?  pour  déguifer 
ee  défaut  de  vraifemblance  ,  Corneille 
fait  dire  à  Jocafte , 

Oracles  décevans  ^  qu  ofîez-vous  me   pré- 
dire I 

Si  fur  notre  avenir  nos  Dieux  ont  quelque 
empire. 

Quelle  indigne  picié  divife  leur  courroux  | 

S  V 


4i8  ŒDIPE 

Ce  qu'elle  épargne  au  fils  retombe  fut  l'é- 
poux. 

Et  comme  fi  leur  haine  impuiflantc  ou  ti- 
mide, 

N'ofoit  le  faire  enfemble  inceftc  &  parri- 
cide , 

Elle  partage  à  deux  un  fort  fi  peu  commun  > 

Afin  de  me  donner  deux  coupables  pour  un. 

A  quoi  Oedipe  répond  : 

O  partage  inégal  de  ce  courroux  célefte  l 
Je  fuis  le  parricide  ,  &  ce  fils  de  Tincefte  ^ 
&c. 

Certainement ,  au  lieu  de  fubtilifer 
ainfi  leurs  penfées ,  ils  auroient  du  avoir 
l'un  &  l'autre  d'étranges  inquiétudes  fur 
leur  état. 

ACTE    V. 

Sur  les  murmures  du  peuple ,  ou  plu- 
tôt fur  l'injuftice  que  trouve  Oedipe  à 
garder  le  fceptre  de  le  lit  de  celui  qu'il 
a  tué ,  il  fe  détermine  à  retourner  à  Co- 
rinthe.  Cependant  il  veut  fortir  en  Roi, 
3c  pour  s'alTurer  fi  Théfée  ,  Dircé  Se 
Phorbas  ne  trament  point  quelque  intri- 
gue contre  lui ,  il  veut  qu'on  les  faffe  ve- 
nir, &  s'apprête  à  lire  dans  leurs  âmes  j 


DE  P.  CORNEILLE.    41^ 

car  il  conferve  le  caradére  de  politique. 
Sur  cela  Iphicrate  vient  de  Corinthe  lui 
apprendre ,  ou  plutôt  lui  détailler  ,  les 
circonftances  de  la  mort  de  Polybe^qu'il 
fçavoit  déjà  en  général.  A  cette  nouvelle 
Iphicrate  en  ajoute  encore  une  autre 
bien  plus  importante  ,  à  fçavoir  que  le 
Roi  de  Corinthe ,  en  mourant ,  a  rendu 
fon  thrône  au  légitime  héritier  ,  Ôc 
qu'Oedipe  n'étoit  point  fils  de  ce  Roi. 

Je  ne  fuis  point  fon  fils  1  hé  qui  fuis-je  ? 

Dit  Oedipe.  Iphicrate  lui  répond  qu'il 
l'ignore ,  mais  qu'il  l'a  reçu  enfant  des 
mains  d'un  Thébain  fur  le  mont  Cithe- 
ron.  Tout  dépend  de  la  confrontation 
dlphicrate  avec  Phorbas.  Oedipe  com- 
mence à  foupçonner  fa  deftinée.  11  étoit 
tems. 

Dieux  feroit-il  poflîble  ?   approchez-vous  , 
Phorbas. 

Phorbas  approche ,  ôc  la  reconnoiffance 
fe  fait  pleinement.  Votre  fauffe  pruden- 
ce 5  leur  dit  le  Roi , 

• , , .  Fait  voir  en  moi  par  un  mélange  in- 
fâme 
Le  frère  de  mes  fils ,  &  le  fils  de  ma  femme. 
I-c  Ciel  l'avoit  prédit  3  vous  avez  achevi  , 

Sv) 


420  (E  D  I  P  E 

Et  vous  avez  tout  fait  quand  vous  m'avez 
fauve. 

Ces  reproches  ne  femblent  guère  de 
faifon  dans  la  confternation  où  devoir 
être  Oedipe.  Sophocle  le  fait  difparoî- 
tre  après  qu'il  s'eft  reconnu  j  &  cela  eft 
bien  plus  judicieux  :  au  lieu  que  chez 
Corneille  ce  malheureux  Prince  ,  qui 
devoir  être  frappé  comme  d'un  coup  de 
foudre  ,  refte  encore  long-tems  fur  la 
Scène.  Pourquoi  ?  pour  régler  une  affaire 
d'amour.  Dircé  même  &  Théfée ,  au 
lieu  d'entrer  dans  les  ientimens  d'hor- 
reur que  la  reconnoiifanced'Oedipedoit 
infpirer  ,  s'amufent  à  le  confoler  fur  la 
plus  frivole  raifon  du  monde.  C'eft  que 
l'Oracle  n'a  parlé  que  du  fang  de  Laïus 
en  général  :  deforte  que  Dircé  veut  en- 
core faire  croire  à  Oedipe  que  dans  le 
facrifice  du  lendemain  le  Ciel  pourra 
épargner  le  Roi ,  &c  tourner  fon  cour- 
roux contr'elle. 

L'intérêt  des  Thébains  &  de  votre  famille 
Tournera  fon  courroux  fur  l'orgueil  d'une 

fille, 
Qui  n'a  rien  que  l'Etat  doive  confîdérer  , 
]Et  qui  contre  fon  Roi  n'a  fait  que  murmurer. 

Oedipe  même  attend  ce  lendemain  ^ 


l 


DE  P.  CORNEILLE.     411 

en  alTurant  que  les  Dieux  puniront  dans 
lui  leur  propre  injuftice.  Car  il  ne  croit 
pas  devoir  prévenir  les  Dieux  ,  parce 
qu'il  fe  juge  innocent.  En  vérité  cela 
n'eft  dans  le  génie  d'aucun  llécle.  Oedi- 
e  n'eil  ici  ni  Grec ,  ni  François ,  ôc  tous 
les  Adeurs  font  une  efpéce  d'hommes 
à  part. 

Après  que  le  Roi  s'eft  retiré  ,  on 
vient  faire  le  récit  de  la  mort  de  Jo- 
cafte  Se  de  Pliorbas.  Ce  récit  eft  encore 
gâté  par  le  foin  que  la  Reine  prend  en 
mourant  des  intérêts  amoureux  de  Dir- 
cé  &  de  Théfée.  C'étoit  bien  là  le  tems» 
Mais  il  falloit  que  tout  fe  rapportât  à 
cet  Epifode  ,  6c  l'aventure  d'Oedipe 
ôc  de  Jocafte  devoir  s'y  ajufter  bien  ou 
mai-. 


411 

(S  D  I  PE 

ITALIEN 

DE    Mr. 
ORSATTO  GIUSTINIANO. 

COmme  TAuteur  n'a  donné  cette 
Pièce  qu'en  qualité  de  traduction 
de  Sophocle  ,  je  n'en  dirai  rien  autre 
chofe  5  jfinon  qu'elle  eft  très-belle.  La 
langue  Italienne  étant  plus  fouple  que 
la  nôtre  à  fe  prêter  aux  grâces  &  aux  fi- 
neiïes  Grecques ,  il  n'eft  pas  furprenant 
que  les  Italiens,qui  n'avoient  point  d'ail- 
leurs de  Tragédies  confidérables  de  leur 
fonds  5  ayenr  goûté  celles  que  leurs  ha- 
biles Ecrivains  ont  traduites  des  Grecs , 
^  qu'ils  les  ayent  encouragés  par  le  fuc- 
cès  à  les  traduire  prefque  toutes.  Au 
refte  ,  l'Oedipe  de  l'illuftre  Vénitien  , 
M.  Orfato  Giuftiniano,  fut  joué  avec 
beaucoup  d'appareil  &  de  pompe  à  Fi^ 
cen^i ,  par  les  Académiciens ,  l'an  1585, 
&  imprimé  la  même  année  à  Venife, 


ELECTRE> 

TRAGÉDIE 

DE  SOPHOCLE, 


4^5 

SUJET 

DE   LA   TRAGÉDIE 
D'  E  L  E  C  T  R  E. 

AGamemnon  ,  Roi  de  My- 
cènes  &  d'Argos,  élu  Gêné- 
raliffime  de  l'armée  Grecque  pour 
rexpédition  de  Troye,  fe  trouva 
contraint  de  facrifier  fa  fille  Iphi- 
génie  ,  pour  contenter  la  fuperfti- 
tion  des  Grecs  ^  qui  croyoient  ne 
pouvoir  obtenir  les  vents  favora- 
bles qu'à  ce  prix.  Clytemneilre 
fa  femme  prit  ce  prétexte  pour  fe 
défaire  d'un  époux  qu'un  amant 
luiavoit  rendu  odieux.  Cet  amant 
étoit  Egifthe  ,  fils  de  Thyefte , 
comme  Agamemnon   étoit   fils 


41^ 

d'Atrée.  Aînfi  ils  étoîent  fiîs  des 
deux  frères.  Cette  confidération , 
loin  d'arrêter  Egiflhe  y  ne  fit  que 
l'animer  davantage  à  ufurper  le 
Thrône  de  celui  qu'il  avoit  dés- 
honoré par  un  adultère.  Clytem- 
neftre  &  lui  y  voyant  Agamemnon 
revenu  du  fiége  de  Troye  ,  ca- 
chèrent le  parricide  qu'ils  médi- 
toient ,  fous  de  feintes  careffes* 
Lorfqu'il  fortoit  du  bain  ,  ils  lui 
firent  donner  une  robbe  fermée 
par  en-haut ,  &  comme  il  en  étoit 
enveloppé  ^  ils  fe  jetterent  fur  lui  ^ 
&  le  maffacrerent.  Tout  ce  que 
put  faire  Eleflre ,  fille  d' Agamem- 
non y  ce  fut  de  fauver  le  jeune 
Orefte  ;  pour  réferver  un  vengeur 
à  fon  père.  Elle  fut  long-tems  la 
viûime  de  la  cruauté  de  fes  Ty- 
rans; Mais  enfin ,  vingt  ans  après 


4^7 
cet  attentat,  Orefte  reparut  tout- 
à-coup,  &  tua  fa  mère  avec  Tu- 
furpateur. 

Ce  Sujet  a  été  traité  par  les 
trois  Poètes  Grecs.  On  verra  dans 
une  Anal'yfe  de  quelle  manière 
Efchyle  &  Euripide  l'ont  tourné. 
Mais  on  a  cru  devoir  mettre  ici 
dans  fon  entier  la  Tragédie  de  So- 
phocle j  comme  plus  régulière  que 
les  deux  autres,  ou  Ton  trouvera 
toutefois  de  fublimes  beautés. 


» 


4^8 


ACTEURS. 

E  G I S  T  H  E  5  Roi  de  Mycènes ,  couiîn- 

germain  d'Agamemnon. 
Clytemnestre,  femme  d'E  g  i  s- 

THE. 

O  R  E  s  T  E  5  fils  d'Agamemnon  &  de 

Clytemneftre. 
E  L  E  c  T  R  E  5  fœiir  d'O  reste. 
Chrysothemis  5  fœur  d'ORESTE 

&    d'ElECTRE. 

Le  Gouverneur  d'O reste. 
P  Y  L  A  D  E  ,  ami  d'O  reste. 
Suite. 

Le  Chœur  compofé  de  Dames  de 
Mycènes* 


La  Seine  efl  devant  le  "Palais 
du  Roi  a  Mycènes, 


4^9 

■W  W  "A*  W  •?¥•  "3^  "A*  W  W  W  ^Hk»  VV*  Wj 

«\^  ^  ^  ^  «i/.  ^  ^  M,  ^  ^  AÀ,  JL  jL  1 

W  W  W  W  W  W  W  W  V^  W  ^  w  w  I 

ELECTRE, 

TRAGÉDIE 

DE  SOPHOCLE. 

ACTE   PREMIER. 

SCENE      PREMIERE. 
O  R  E  s  T  E ,  fon  Gouverneur, 

&  P  YL  A  DE. 

Le   Gouverneur. 

ILLUSTRE  rejetton  de  ce  Roi  qui  con- 
duifit  l'Armée  Grecque  à  Troye ,  fils 
d'Agamemnon  ,  il  vous  eft  donc  permis 
de  revoir  l'objet  de  vos  defirs.  Vous 
voyez  *  à  droite  l'antique  ville  d'Argos, 
^— - 

*  Ils  voycnt  à  droite  la  ville  d'Argos  ,  une 
àcs  plus  anciennes  du  Péloponnèfc  dans  fa 
partie  Orientale.  Ceft  qu'ils  airivoient  par  le 
jC^min  de  Corinthe, 


430  ELECTRE 

le  bois  de  la  fille  *  dlnachus,  Se  f  le 
Lycée  confacré  à  Apollon.  A  gauche 
vous  voyez  le  célèbre  Temple  de  Junon» 
La  ville  où  vous  arrivez ,  c'eft  f  My- 
cènes ,  Se  ce  Palais ,  témoin  de  tant  de 
fanglantes  aventures ,  eft  le  Palais  des 
defcendans  de  §  Pélops.  Ce  fut  moi  qui 
vous  y  reçus  des  mains  de  votre  fœur  , 
après  la  mort  funefte  de  votre  père.  Je 
vous  dérobai  à  la  cruelle  delHnée  qui 
vous  menaçoit.  Enfin,  chargé  du  foin  de 
votre  enfance ,  je  vous  ai  conduit  heu- 
reufement  jufqu'à  l'âge  qui  vous  met  en 
état  de  venger  un  père.  Voici  le  jour  , 
Orefte  ;  Se  vous ,  fidèle  ami ,  généreux 
Pylade ,  oui ,  voici  le  jour  où  il  faut  ré- 
gler l'exécution  de  nos  projets.  Ne  per- 
dons point  le  tems  en  inutiles  difcours. 
Déjà  le  foleilnaiiïant  ranime  les  oifeaux, 
tout  réfonne  de  leurs  chants.  La  nuit 
s'eft  évanouie  avec  les  aftres.  N'atten- 


*  Cétoit  To  qui  fut  changée  en  Geuifle  ,  & 
gardée  par  Argus  tout  couvert  d'yeux. 

t  Place  dédiée  à  Apollon  tueur  de  loups. 

f"  Ville  voifine  d'Argos  ,  &  fouvent  con- 
fondue avec  elle  dans  les  Tragédies ,  parce 
^u'Agameranon  fut  le  premier  Roi  de  l'une  & 
de  l'autre.  11  y  tenoit  fa  Cour. 

§  li  donna  Ton  nom  au  Péloponnèfe.      % 


A  C  T  E    I.  431 

dons  pas  qu'on  forte  du  Palais  :  confé- 
rons promptement.  Au  point  où  nous 
en  fommes  il  n'eft  plus  queftion  de  dif- 
férer ,  il  faut  agir. 

O  R  E  s  T  E. 

O  le  plus  cher  de  ceux  qui  font  atta- 
chés a  ma  fortune ,  que  cqs  marques  de 
votre  tendrelfe  me  font  précieufes  !  fem- 
blable  à.  un  généreux  courfier ,  dont  les 
années  n'ont  point  rallenti  l'ardeur,  vous 
êtes  le  premier  à  nous  animer  par  vos 
confeils  Se  par  votre  exemple.  Ecoutez 
donc  mes  fentimens ,  ôc  daignez  me 
sedrelTer ,  ii  je  m'égare. 

Réfolu  de  venger  la  mort  de  mon  pè- 
re 5  j'eus  recours ,  vous  le  fçavez ,  a  l'O- 
racle de  Delphes.  «  Vengez-vous ,  me 
î5  dit-il  5  mais  fans  bruit.  Que  l'adrefTe 
»  &c  le  fecret  vous  tiennent  lieu  d'armes 
»  &c  de  troupes.  »>  Telle  fut  la  réponfe 
d'Apollon.  Sous  les  aufpices  de  cet  Ora- 
cle 5  allez ,  (  âfon  Gouverneur ,  )  faifilTez 
le  moment  heureux  quand  il  s'offrira  ; 
infmuez-vous  dans  ce  Palais.  Obfervez 
ce  qui  s'y  paffe  ,  &  venez  nous  en  inf- 
truire.  Votre  âge  avancé ,  &  l'équipage 
où  vous  êtes  ,  empêcheront  fans  doute 
que  vous  ne  foyez  reconnu  ou  fufpeéb. 
■Vous  leur  direz  que  vous  êtes  de  la 


452.,  ELECTRE 

Phocide ,  "^  envoyé  par  un  ami  qu'ils  ont 
à  Panope ,  "f  pour  leur  annoncer  la  mort 
d'Orefte.  Vous  afTurerez  avec  ferment 
qu'il  eft  tombé  de  fon  char  dans  les 
jeux  f  Pythiens.  Voilà  votre  rôle.  Pour 
nous ,  après  avoir  fait  des  libations  , 


*  Phocide,  canton  au  Nord  de  la  Béotic 
vers  le  Golphe  de  Corinthe. 

t  Ou  Phanotte ,  ville  voifine  de  Delphes, 
^  33  Le  Poëcc  doit  tâcher  de  ne  rien  mettre 
93  dans  Ton  fujet  qui  n'ait  fa  rai  fon ,  &  (î  cela 
33  eft  entièrement  impofTible ,  il  faut  que  ce 
39  quil  y  a  de  déraifonnable  foit  hors  du  fujet; 
33  comme  dans  TOedipe  ,  l'ignorance  où  eft 
33  ce  Prince  de  la  manière  dont  Laïus  a  été  tué. 
33  Cela  ne  doit  pas  fe  trouver  dans  ce  qui  paroît 
33  fur  le  Théâtre ,  &  qui  fait  le  corps  de  l'ac- 
33  tion  j  comme  dans  l'Eledre  ,  où  l'on  vient 
S3  annoncer  la  nouvelle  de  la  mort  d'Orefte  , 
93  qui  s'eft  tué  dans  ks  jeux  Pythiques  ,  &c.  33 
Arist.  Po'ét.  ch.  15.  M.  Dacier  dit  qu'ARis- 
TOTE  fe  choque  ici  de  l'anachronifme  des  jeux 
Pythiens ,  qui  ne  furent  établis ,  dit-il ,  que 
plus  de  cinq  cens  ans  après  la  mort  d'Orefte, 
En  effet ,  ceux  qui  font  remonter  le  plus  haut 
leur  inftitution ,  ne  la  fixent  qu'à  la  48e.  Olym- 
piade. Mais  rien  ne  nous  montre  pourtant  que 
les  jeux  en  queftion  j  avant  leur  grande  célé- 
brité 5  n  ayent  pas  été  établis ,  au  moins  en 
ébauche ,  par  Apollon  même  ,  après  qu'il  eue 
tué  le  ferpent  Python.  Il  n'eft  guère  croyable 
que  5  fî  cette  dernière  opinion  n'eût  été  répan- 
due parmi  les  Grecs ,  Sophocle  fe  fût  avifé 


A  C  T  E     î.  435 

ôc  *  répandu  nos  cheveux  fur  le  tombeau 
de  mon  père,  fuivant  l'ordre  d'Apollon, 
nous  reviendrons  en  ce  lieu.  Vous  fça- 
vez  en  quel  endroit  nous  avons  caché  le 
vafe  d'airain  au  milieu  des  broulTailles. 
Nous  Tirons  chercher ,  &  nous  le  porte- 
rons comme  un  témoignage  authentique 
de  ma  mort.  Nos  barbares  aiTaiîins  joui- 
ront du  vain  plaiiir  de  me  croire  réduit 
en  cendres.  Mais  ils  payeront  chère- 
ment cette  cruelle  fatisfadion.  f  Que 
m'importe  après  tout  de  pafTer  pour 
mort  ?  je  vis ,  &  je  ferai  bientôt  couvert 
de  gloire,  f  Une  feinte  fi  utile  peut-elle 

de  feindre  qu'Oreftc  fût  mort  à  ces  jeux ,  fur- 
tout  pouvant  fi  aifément  éviter  cet  anachronif- 
mî.  En  ce  cas ,  Aristote  reprochcroit  feu- 
lement à  Sophocle  d'avoir  fait  raconter  com- 
me inconnue ,  une  chofe  dont  Clytemneftre 
auroit  pu  fçavoir  d'ailleurs  la  vérité  ou  la 
fauffeté  ,  fur-tout  s'agifTant  d'Orefte  qu'elle 
craignoit, 

*    Coutume  Grecque  dont  il  fera  fouvent 
fait  mention  dans  ces  Tragédies. 

t  Refte  de  fuperftition  qu'Orclle  veut  vain- 
cre. 

^  On  trouvera  de  l'inexaditude  dans  toute    Note 
cette  tradudion.  Il  n'eft  queftion  ici  ni  dcfu-<^^  l'EdU 
perftitions  ni  de  préfage  funefte.  Orefte  qui  va  ^^^'^' 
faire  courir  le  bruit  de  fa  mort ,  pour  mieux 
Surprendre  Egifthe  &  Clytemneftre,   dit  fans 
autre  myftère  :   n  Que   m'importe  de  pafler 
Tome.  L  T 


454  ELECTRE. 

être  un  préfage  fanefbe  ^  combien  de  Sa- 
ges fe  font  mis  au-delfus  de  ces  frivoles 
fiiperftitions  ?  on  les  avoit  cru  morts  j 
ils  ont  reparu  plus  glorieux.  J'aurai  le 
même  fort.  A  labri  de  ce  bruit  avanta- 
geux je  paroîtrai  à  la  vue  de  mes  enne- 
mis comme  un  aftre  brillant  dont  les 
yeux  feront  ébloiiis.Chère  Patrie,  Dieux 
tutélaires ,  recevez-moi ,  fécondez  mon 
entreprife ,  &  rendez  mon  retoiu:  for- 
tuné. Et  toi  5  Palais  de  mes  pères ,  toi , 
dont  je  viens  laver  lopprobre  &  les  hor- 
reurs par  ordre  des  Dieux ,  ne  permets 
pas  que  je  m'en  retourne  couvert  de 
confufion.  Aide-moi  plutôt  à  remonter 
fur  le  Throne ,  &:  à  te  rendre  ton  pre- 
mier éclat.  C'en  eft  alfez.  Allez ,  fage 
vieillard ,  faites  votre  devoir.  Pylade  3c 
moi  nous  ferons  le  nôtre.  Partons  :  voici 
l'occafion  favorable ,  c'eft  elle  qui  décide 
de  tout  ;  ne  la  laiffons  pas  échapper. 

35  pour  mort ,  pourvu  que  je  vive  en  elTet ,  & 
33  que  je  parvienne  à  la  gloire  par  ce  ftrata- 
33  gême  î  33  Puis  il  ajoute  ce». te  déceftable  ma- 
xinac  ,  que  le  P.  B.  voudroit  déguifer  : 

so  Pour  moi  je  ne  tiens  pour  inauvaife  aucune 
»  parole  (aucune  tromperie,  )  dès  qu'elle  eft  i 
?3  utile.  39 


A  C  T  E    I.  435 

S  C  E  N  E    I  L 

O        Les  mêmes. 

Electre  dans  h  Fatals, 
Ah  5  que  je  fuis  malheureufe. 
Le    Gouverneur. 
Prêtons  l'oreille.  Je  crois  entendre 
une  efclave  fe  plaindre  dans  le  Palais. 
O  R  E  s  T  E. 
Ne  feroit-ce  point  l'infortunée  Elec- 
tre ?  voulez-vous  que  nous  demeurions 
un  moment  pour  nous  en  aiTurer  ? 
Le  Gouverneur. 
Non  •  Prince  ,  croyez-moi ,  rien  ne 
doit  nous  arrêter ,  fuivons  fans  délai  les 
ordres  du  Dieu  qui  nous  guide.  Com- 
mencez par  les  libations  dues  a  Aga- 
memnon.  A  ce  pieux  devoir  eft  attachée 
la  vidoire  &  la  force  dont  nous  avons 
befoin  dans  l'exécution  de  nos  projets. 

S  C  E  N  E    I  I  L 

Electre  fmU, 
Lumière  pure.  Ciel  qui  environnes  la 
terre ,  témoins  alïidus  de  mes  plaintes , 
combien  de  fois  avez-vous  entendu  les 
coups  dont  j'ai  frappé  mon  fein  enfan- 
glanté  1  hélas ,  vous  n'avez  vu  que  les 

Tij 


43<^  ELECTRE. 

reftes  de  mes  cruelles  nuits.  Car  durant 
les  ténèbres  ma  couche ,  ma  trifte  cou- 
che 5  feule  dépofitaire  de  mes  ^aux  ,  a 
vu  couler  mes  larmes  fur  le  fort  affreux 
d'un  père  chéri.  Le  Dieu  de  la  guerre 
l'avoir  épargné  dans  une  terre  érrangère. 
Ma  mère  &  fon  periide  Egiilhe  ont  été 
plus  inhumains  que  Mars.  Ils  font  fait 
expirer  fous  leurs  coups  redoublés,  com- 
me on  voit  un  chêne  tomber  fous  la 
coignée  des  bûcherons  :  Se  tandis  qu'un 
père  éprouve  une  deftinée  fi  horrible  , 
je  fuis  la  feule  qui  lui  paye  le  tribut  de 
mes  pleurs.  Non ,  je  ne  cefferai  point 
de  le  pleurer  tant  que  les  aftres  de  la 
nuit  &  du  jour  m'éclaireront.  Semblable 
à  *  Philoméle  privée  de  fes  enfans  ,]q 
ferai  retentir  ce  Palais  de  mes  gémiffe- 
mens ,  ôc  j'ofcrai  en  fortir  pour  publier 
mes  douleurs.  Royaume  fom.bre  de  Plu- 
ton  5  Se  de  Proferpine ,  o  Mercure ,  qui 


*  Fille  de  Pandion  ,  &  fœur  de  Procrié , 
femme  de  Terée.  Le  Poere  prend  ici  &  dans 
la  Scène  fuivante ,  le  Roflignol  pour  Procné, 
Car  ce  fut  Procné  ,  &  non  Philoméle  ,  qui  fer- 
vit  fon  fils  Itys  à  Terée  ,  pour  venger  l'outra" 
ge  qu'il  avoir  fait  à  fa  fœur,  Voye^  Ovid, 
Metam.  1.6.  ^.41?.  Eschyle,  Sophocle, 
Euripide^  &  Aristophane  fuppofent  quç 
jpç  f»t  Procné  <jui  fut  changée  çn  Rolfiguoj, 


A  C  T  E     1.  437 

iconduifez  les  âmes  aux  enfers^o  *  DéelTb 
des  Imprécations  ;  de  vous ,  Filles  des 
Dieux  5  terribles  Éuménides  ,  vous  qui 
regardez  avec  horreur  le  meurtre  ôc  l'a- 
dultère 5  venez ,  volez  à  mon  fecours , 
Se  foyez  les  vengeurs  de  mon  père.  Dai- 
gnez du  moins  me  renvoyer  mon  frère 
Orefte.  Seule  Se  fans  relTource ,  je  ne 
puis  plus  fupporter  le  poids  de  mes  in- 
fortunes. 

SCENE    IV. 

Electre,  Le  Ch(EUR. 

Le  Chœur. 

O  fille  d'une  mère  dénaturée ,  déplo- 
rable Eledre ,  languirez-vous  toujours 
dans  le  deuil  ?  ne  ceiTerez-vous  point  de 
gémir  fur  le  fort  d'un  père  trahi  par  une 
epoufe  impie ,  &  tué  par  un  indigne  ri- 
val ?  ah  !  il  doit  m'être  permis  de  former 
ces  fouhaits ,  puifTent  périr  les  auteurs 
de  cet  attentat  ! 

Electre. 

Chères  Mycéniennes  ,  vous  venez 
me  confoler  dans  mes  maux.  Votre  ten- 
dreiTe  compatiiTante  m'eft  afTez  connue, 
ôc  je  fçai  tout  ce  que  vous  me  direz» 

*  Nemefîs. 

Tiij 


438  ELECTRE. 

Vous  ne  gagnerez  rien.  Je  veux  pleuref 
mon  malheureux  père.  Hélas,  chères 
compagnes ,  puifque  vous  êtes  fenfibles 
à  mon  amitié ,  par  cette  amitié  même  , 
je  vous  en  conjure,  laifTez-moi ,  oui  5 
laiiTez-moi  me  confumer  en  regrets. 
Le  C  h  (E  u  r. 

Vos  larmes  ni  vos  prières  ne  rappel- 
leront point  votre  père  des  fomores 
bords  où  tout  doit  aboutir,  *  Pourquoi 
chercher  un  remède  à  des  maux  qui 
n  enfoufFrentpas  ?  pourquoi  vous  aban- 
donner à  une  douleur  au-deiTus  de  vos 
forces  ?  modérée  d'abord  ,  elle  croîtra 
toujours  ,  ôc  vous  en  ferez  la  vidime. 
Electre. 

Infenfé  qui  peut  oublier  la  mort  fu- 
laefte  de  ceux  ciont  il  reçut  le  jour  î  Phi- 
lo mêle  m'anime  à  pleurer ,  elle  qui  an- 
nonce la  lumière  en  répétant  aux  forêts , 
Itys  5  fon  cher  Itys.  f  O  Niobe ,  que 
vous  êtes  heureufe  d'être  changée  en 
marbre ,  ôc  de  pleurer  toujours  î  votre 

*  J'ai  hazardé  ici  une  légère  tranfpoficion  > 
qui  ne  change  rien  au  fens ,  &  qui  m'a  paru 
avoir  plus  de  grâce  en  François. 

t  Niobe,  fille  de  Tantale ,  Reine  de  Thé- 
bes.  Apollon  tua  Tes  fept  fils  &  fes  fept  filles. 
Les  Poètes  feignent  quelle  fut  changée  Cii 
ftatuc.  Foyei  Ôvid.  Métam,  L  6*  r.  144» 


A  C  T  E     I.  45^ 

âeftin  eft  à  mon  gré  plus  defirable  que 
celui  des  Dieux. 

Le     C  h  (E  u  r. 

Songez  5  Princeire ,  que  vous  n'êtes 
pas  la  feule  qui  ait  lieu  de  gémir.  Seriez- 
vous  donc  la  feule  à  vous  laifTer  acca- 
bler ?  que  n'imitez-vous  ceux  qui  vous 
font  liés  par  le  fang  ?  voyez  Chryfothe- 
mis ,  *  Iphianaiïe  ,  Oreiie  ;  en  fans  d'A- 
gamemnon  comme  vous ,  ils  fupportent 
leur  afflidion. 

Electre. 

Trop  heureux  Orefte  !  Mycènes  le 
reverra  un  jour  triomphant  :  Oui ,  Jupi- 
ter le  ramènera  avec  éclat.  Hélas ,  je 
l'attends  fans  celTe  comme  mon  unique 
reiTource.  Seule ,  fans  époux ,  fans  amis, 
livrée  en  proye  à  mon  défefpoir,  8c  tou- 
jours baignée  de  mes  larmes  ,  je  traîne 
une  vie  langui iTante ,  tandis  qu'Orefte, 
le  tranquille  Orefte ,  oublie  {es  maux  ôc 
les  miens ,  mes  bienfaits  ôc  mes  lettres. 
De  combien  de  réponfes  trompeufes 
a-t-il  amufé  mes  empreffemens  !  il  brûle, 
fi  je  l'en  crois ,  de  fe  rendre  à  Mycènes , 

*  Ce  n'eft  pas  l'Iphigénie  qui  a  été  facrifîée, 
Euripide  ,  en  parlant  des  enfans  de  Clytem- 
neftre ,  ne  nomme  cju'Orefte ,  Iphigénie  & 
Eledre.  Il  ne  parle  point  des  deux  autres,  à 
fçavoir  Iphianaffc  &  Chryfothemis. 

Tiv 


'440  ELECTRE. 

èc  malgré  fes  défirs  il  ne  fonge  point  à. 

prelTer  fon  retour. 

Le     C  h  (E  u  r. 

Ne  vous  laifTez  point  abattre  ,  Prin- 
cefTe.  Rappeliez  votre  courage.  11  eft  un 
Dieu  vengeur  de  l'innocence.  Jupiter 
du  plus  haut  des  Cieux  voit  tout  &  gou- 
verne tout.  Dépositaire  de  vos  peines 
ôc  de  votre  vengeance ,  il  aura  foin  de 
vous.  Confiez-lui  l'un  de  l'autre,  &  fon- 
gez  à  vos  ennemis,  moins  pour  vous  af- 
fliger 5  que  pour  vous  en  venger ,  quand 
le  ten^ps  fera  venu.  Le  tems  eft  un  Dieu 
do/it  rien  ne  peut  arrêter  la  courfe. 
Comptez  fur  le  retour  d'Orefte ,  *  &  fur 
un  prompt  fecours  du  Souverain  des 
Enfers. 

Electre. 

Cependant  mes  jours  s'évanouifTent. 
Mes  plus  belles  années  fe  paffent  à  efpé- 
rer.  Frivole  efpoir  !  je  ne  puis  même  en 
conferver  les  triftes  reftes.  Privée  de  pa- 
rens ,  de  protedeurs ,  de  tout  ;  efclave 
jufques  dans  la  maifon  paternelle  ;  avi- 
lie fous  ces  habits  indignes  de  ma  naif- 
fance  ,  je  reçois  à  peine  de  quoi  foute- 

*  Grec  5  cCOreJle  qu'on  éieve  a  Crijfa  ,  vilU 
fituéefur  le  rivage  dans  la  Pkocide»  Strophius  j 
père  4e  Pylade ,  en  étoit  Roi. 


ACTE!.  ^  ^  441 
nir  une  vie  miférable ,  6c  je  dépéris  de 
chagrin. 

Le  C  h  (E  u  r. 
Que  vous  payâtes  chèrement  la  nou- 
velle du  retour  d'Aganiemnon  !  retour 
fatal  !  cruelle  nuit ,  où  il  vit  fon  lit  pro- 
fané ,  &  où  il  devint  lui-même  la  vid:i- 
me  d'une  horrible  intrigue.  La  fraude 
ofa  la  tramer  :  l'amour  l'exécuta.  Dieux , 
ou  mortels ,  quels  qu'en  furent  les  au- 
teurs ,  l'adultère  fut  l'avant-coureur  ÔC 
le  miniftre  de  la  cruauté. 

Electre. 

O  jour  le  plus  funefte  de  ceux  qui 
ont  éclairé  ma  deltinée  !  ô  nuit  !  ô  feftin 
exécrable  où  périt  mon  père  par  les 
mains  de  deux  furies  1  hélas  !  les  coups 
dont  on  perça  le  père  retombèrent  fur  la 
fille.  Daigne  le  Souverain  des  Dieux 
écarter  de  ces  perfides  la  fource  de  fes 
biens  ,  &  répandre  fur  eux  un  torrent 
de  calamités  ! 

Le    C  h  (E  u  r. 

Gardez-vous ,  Princeffe ,  dans  la  fitua- 
tion  où  vous  êtes ,  de  réitérer  ces  im- 
précations. Avez-vous  oublié  combien 
elles  vous  ont  attiré  de  maux  ?  oui ,  vos 
plaintes  éternelles  ont  produit  trop  de 
querelles  ôc  de  malheurs.  Efl-il  pru- 

T  y 


441  ELECTRE. 

dent  d'irriter  l'injuftice  armée  de  la 
puiffance  ? 

E  L  E  c  T  R  ç. 

La  prudence  cède  à  l'atrocité  de  mes 
maux.  Je  connois  mes  fureurs,  je  les 
avoue  :  mais  tant  que  je  refpirerai  je  ne 
donnerai  point  de  bornes  à  mon  défef- 
poir.  Dites-moi ,  chères  compagnes  , 
répondez  à  votre  tour ,  eft-on  fage  de 
vouloir  me  confoler  fur  de  pareilles  in~ 
fortunes  ?  Ah  ,  puis-je  écouter  des  con- 
folateurs  1  lai  (fez-moi ,  vous  dis- je ,  laif- 
fez-moi  gémir  ôc  me  plaindre  toujours» 
Ma  douleur  fera  fans  bornes,  ôC  mon 
défefpoir  fans  mefure. 

Le  C  h  (E  u  r. 

La  tendreife  feule  me  fait  parler. 
Semblable  à  une  *  mère  tendre  ,  je 
fouffre  de  vous  voir  mettre  le  comble 
à  vos  peines. 

Electre. 

■j-  Mais ,  dites-moi ,  je  vous  conjure  ^ 

*  Ce  terme  de  mère  ^  (  comme  l'a  fort  bien 
remarqué  M.  Dacier  ,  )  marque  affez ,  outre 
le  titre  de  femme ,  qu'on  donne  dans  la  fuite 
au  Chœur  ,  qu'il  étoit  compofé  de  matrones  j 
&  non  de  filles. 

t  Toute  cette  réponfe  d'Eledre  eftconOam- 
ment  très-difBcile  dans  le  Grec.  J'ai  cru  avoir 
faifi  le  fens  qui  paroit  avoir  été  ignoré.  Lz^ 
Connoifleurs  jugeront  fi  j'ai  biçn  ou  mal  léuffi. 


A  C  T  E     I.  445 

quelles  bornes  puis- je  mettre  à  mes  lar- 
mes ,  puifqu'il  n'y  en  a  point  a  mes  mal- 
heurs ?  puis-je  avec  honneur  oublier  des 
morts  il  chéris  ?  eft-il  un  cœur  alfez  dur 
pour  effacer  un  fi  doux  fouvenir  !  ce 
n'eft  point  par  grimace  d>c  par  pure  bien- 
féance,  que  je  me  livre  à  mon  affîidtion. 
Je  n'attends  point  d'éloge  des  morts.  La 
tendreiTe  feule  eft  mon  guide.  Madefti- 
née  ffit-elle  attachée  à  celle  d'un  tendre 
époux  5  jamais  il  ne  me  feroit  oublier 
mon  devoir  Se  mes  douleurs  pour  un 
père  déplorable.  En  effet,  fi  ces  cendres 
&  fon  ombre  font  fans  honneur ,  Ci  les 
auteurs  du  crime  ne  font  pas  punis  ,  il 
faut  convenir  qu'il  n'y  a  plus  ni  pudeur^ 
ni  piété  dans  lUnivers. 

Le  Chœur. 

PrincefTe,  votre  intérêt  ôc  le  nôtre 
nous  portent  à  vous  confoler.  Si  pour- 
tant nos  raifons  vous  femblent  peu  équi- 
tables y  parlez ,  nous  voici  prêtes  à  nous 
rendre. 

Electre. 

Je  l'avouerai ,  chères  compagnes ,  je 
rougis  de  parojtre  fi  foible.  Mais  par- 
donnez une  foibleiïe  que  la  nature 
avoue.  Je  ne  puis  lui  réfifter.  Eft-il  une 
PrinceiTe  bien  née  qui  ne  m'imitât  pas^ 
en  voyant ,  comme  moi ,  nuit  ôc  jour 

Tvj 


444  ELECTRE. 

des  maux  qui,  loin  de  diminuer,  ne  font 
que  parvenir  à  leur  comble  ?  quoi  î  ce 
qu'il  y  a  de  plus  affreux  m'arrive  par  la 
main  d'une  mère,  c'eft  peu.  J'habite  dans 
mon  Palais  ^  difons  mieux ,  dans  celui 
des  bourreaux  de  mon  père  :  ils  font 
mes  maîtres ,  &  c'eft  de  ces  Tyrans  que 
je  fuis  contrainte  de  recevoir  de  quoi 
prolonger  une  trifte  vie.  Quels  jours 
penfez-vous  que  je  palTe ,  quand  je  vois 
Egifthe  aiîis  fur  le  Throne  paternel ,  de 
revêtu  des  habits  d'Agamemnon ,  facri- 
fier  aux  Dieux  *  Lares ,  dans  le  même 
endroit  où  le  barbare  l'immola  ;  quand 
je  le  vois,  pour  furcroit  d'opprobre  5 
dans  le  lit  de  mon  père  avec  ma  dctef- 
table  mère  ,  fi  pourtant  je  dois  encore 
appeller  de  ce  nom  celle  qui  partage  fa 
couche  avec  l'aflaflin  de  fon  époux  ?  in- 
fenfée ,  elle  ne  craint  aucime  des  Furies, 
Elle  fe  rit  des  Dieux ,  &  triomphe  de 
leur  courroux.  Le  jour ,  témoin  de  fon 
attentat ,  eft  à  peine  revenu  chaque  an- 
née 5  qu'elle  mène  des  danfes  folemnel- 
les.  Elle  ofe  tous  les  mois  facrifier  aux 
Dieux  libérateurs.  Je  vois  ces  abomina- 
tions. Se  j'ai  recours  à  mes  larmes.  Eplo- 
rée ,  j'erre  dans  le  Palais.  Quels  font 

*  Dieux  des  Foyers. 


A  C  T  E     I.  445 

mes  gémiiremens  à  la  vue  de  ces  exé- 
crables feftins ,  qu'ils  nomment  feftins 
"^  d'Agamemnon  ?  je  pleure  :  c'efl:  tout 
ce  que  je  puis.  Encore  me  faut-il  cacher 
mes  pleurs  j  car  il  ne  m'eft  pas  permis 
de  goûter  en  public  cette  foible  confo- 
lâtion.  J'entendrois  aufTitôt  les  clameurs 
ordinaires  de  Clytemnellre.  »  Malheu- 
j5  reux  objet  de  la  colère  des  Dieux,  me 
5>  dit-elle  ,  c'eft  pour  toi  feule  qu'Aga- 
î>  mennion  doit  palTer  pour  mort.  Niil 
«  autre  mortel  ne  le  pleure  en  ces  lieux^, 
>5  Puilfes-tu  périr  de  dépit  !  puiffent  les 
w  Divinités  infernales  ne  mettre^aucun 
3>  terme  à  tes  lamentations  !  »»  Tels  font 
fes  emportemens  j  de  quand  elle  entend 
quelque  bruit  fourd  du  retour  prochain 
d'Orefte  ,  alors  fa  fureur  redouble.  Elle 
fe  préfente  devant  moi,  ôc  m'accable  de 
fes  cris.  «  Ne  voilà-t-il  pas  la  caufe  uni- 
33  que  de  mes  maux  ?  n'eft-ce  pas  là 
»  ton  ouvrage  ?  Oui ,  c'eft  toi  qui  enle- 
>3  vas  furtivement  Orefte  de  mes  mains, 
»  pour  le  faire   paffer  dans  une  terre 
33  étrangère  :  mais  je  fçaurai  bien  t'en 
35  punir  !  »  Tandis  qu'elle  exhale  ainfî 
fa  rage  ,  fon  indigne  époux ,  cet  eifemi- 
^»^—  — — — — — ^— — » 

*  Infuitante  allufion  au  fouper  où  ils  tue- 
xent  Agâmemnon. 


44^  ELECTRE. 

né  5  cet  opprobre  du  monde  ,  ce  lâche , 
qui  n'ofe  rien  entreprendre  que  par 
le  fecours  des  femmes  ,  *  fe  tient  près 
d'elle  pour  l'animer  encore  contre  moi. 
Cependant  j'attends  Orefte  ,  je  languis 
dans  cette  vaine  attente  :  fon  fatal  délai 
mine  mes  efpérances.  Vous  le  voyez , 
chères  compagnes  ;  dans  une  fituation 
pareille  il  eft  bien  difficile  de  fe  modé- 
rer 5  &  de  ne  pas  éclatter  contre  le  Ciel, 
f  Non  3  il  n'eft  pas  polîible  de  n'en  pas 
venir  aux  plus  fâcheufes  extrémités. 
Le  C  h(E  u  r. 
Mais  5  dites- moi ,  je  vous  conjure  , 
tandis  que  vous  vous  emportez  de  la 
forte,  Egiflhe  n'eft-il  point  dans  ce  Pa- 
lais ?  en  feroit-il  forti  ? 

Note       *  Les  exprefllîons  que   la  douleur  prête  ici 
de  l'Edi-  à  Eledre  font  un  peu  fortes  ;  mais  le  P.  B, 
^^^*       pouvoit  fauver  tout  à  la  fois  le  fens  &  la  pu- 
deur  en  traduifant    à-peu-près   ainfî  :    m  Cet 
95  efféminé ,  ce  monftre  tout  couvert  d'oppro- 
»  bre ,  ce  i^chc  qui  jamais  n'exerça  fon  cou- 
M  rage  qu'auprès  du  fexe.  n 
Note       t  Sophocle  ne  fait  pas  Eleftre  tout-à-fait 
€Îe  l'Edi-  fj  impie.  Tout  ce  qu'il  lui  fait  dire,  c'eft  »  qu'en 
^^^^'       yy  de  pareils  malheurs  il  eft  bien  difficile  de 
3->  conferver  des  fentimens  de  modération  &  de 
3>  religion,  oy    ô-'j-n  era^^o/iiv  j,  (piXut  ,  out  VJ^tSlif 
^xpîçty.    Je  croirois  même  qulvcfi/S'îiv  ne  veut 
pas  dire  ici  la  religion  envers  les  Dieux  ,  mais 
la  piété  filiale  à  l'égaid  de  Clytenincftre. 


A  C  T  E    I.  447 

Electre. 
Hélas  !  s'il  y  étoit ,  oferois-je  en  for- 
tir  moi-même  ?  ne  craignez  rien.  Il  n'eft 
point  à  Mycènes. 

Le  C  h  (S  u  r. 
Si  cela  eft  ainfi  ,  ralTLirons-nous,  Il 
nous  eO:  donc  permis  d'entrer  dans  votre 
confidence.  Se  de  vous  parler  plus  li- 
brement. 

Electre. 
CefTez  de  vous  contraindre.  Parlez  ^ 
il  eft  abfent. 

Le  c  h  (E  u  r. 
Hé-bien ,  Madame ,  dites-nous  don.c 
d'abord  des  nouvelles  d'Orefte.  Doit-il 


arriver ,  ou  non 


Electre. 
Arriver  î  hélas  !  Il  le  dit.  Il  promet 
beaucoiTp  ;  mais  il  ne  tient  point  ce  qu'il 
promet. 

Le  Chœur, 
Madame ,  q,uand  on  roule  un  grand 
projet  5  faut-il  s'étonner  qu'on  délibère  ? 
Electre. 
Ai-je  délibéré  ,  moi ,  quand  il  a  été 
queftion  de  lui  fauver  le  jour  ? 

Le    C  H  (EUR. 

Prenez  courage ,  PrincefTe.  Né  gêné- 
feux,  Orefle  eit  incapable  d'abandonnée 
fes  amis. 


448  ELECTRE. 

Electre. 
Je  veux  bien  le  eroire  encore.  Autre- 
ment 5  je  cefTerois  de  vivre. 
Le   C  h  (E  u  r. 
Ah  5  Dieux ,  taifons-nous.    Je  vois 
paroître  votre  fœur  Chryibthemis.  Elle 
porte  les  offrandes  qu'on  a  coutume  de 
faire  aux  morts. 

SCENE    V. 

Chrysothemis  5  Electre, 
Le  Chœur. 

Chrysothemis. 
A  quoi  fongez-vous ,  ma  fœur ,  de 
faire  retentir  de  vos  cris  le  veftibule  de 
ce  Palais  ?  Quoi  ?  le  tems  n'a-t-il  pu 
encore  guérir  vos  maux  ?  n  a-t-il  pu  vous 
apprendre  à  ne  plus  vous  livrer  a  d'inu- 
tiles plaintes  "^  non  moins  fenfible  que 
vous  à  nos  malheurs  communs ,  je  fens 
tout  le  poids  de  ma  douleur  :  &  que  ne 
fuis-je  en  état  de  faire  voir  à  nos  Tyrans 
quels  font  mes  fentimens  pour  eux  !  mais 
dans  l'état  où  je  fuis  ,  j'ai  cru  devoir  ac- 
commoder mes  vœux  à  ma  fortune ,  3c 
ne  pas  tenter  une  vengeance  qui  me  fût 
pernicieufe.  Je  voudrois,  ma  fœur,  vous 
amener  doucement  au  point  d'en  ufer  de 
la  même  façon ,  non  que  votre  conduite 


ACTE!.  44^ 

lie  folt  peut-être  plus  jufte  que  la  mien- 
ne y  mais  enfin  ,  ii  la  liberté  a  pour  vous 
des  appas ,  il  faut  céder  de  bonne  grâce , 
&  ne  pas  fe  roidir  vain.ement  contre  fes 
Souverains. 

Electre. 
Eft-ce  la  fille  d'Agamemnon  que  j'en- 
tends ?  Dieux  5  quelle  indignité  !  la  fille 
d'Agamemnon  oublie  fon  père.  Pour 
qui  ?  pour  Clytemneftre.  Car  enfin  ce 
que  vous  venez  de  me  dire  pour  adoucir 
mes  peines ,  part  d'elle  ôc  non  de  vous. 
Avouez-le ,  ma  fœur ,  ou  vous  manquez 
de  tendreiïe  pour  un  père ,  ou  s'il  vous 
en  refte  encore ,  vous  l'étoufFez  par  une 
lâche  complaifance.  «  Si  vos  forces  ré- 
î5  pondoient  à  votre  courage ,  vous  leur 
5?  montreriez ,  dites-vous ,  jufqu'où  va 
35  votre  haine  pour  eux.>5  Toutefois  vous 
me  voyez  foupirer  après  la  vengeance , 
6c  5  loin  de  me  prêter  du  fecours ,  vous 
cherchez  à  me  défarmer  :  n'eft-ce  pas 
joindre  une  lâcheté  inexcufable  à  des 
maux  fans  mefure  ?  dites-moi ,  je  vous 
prie  5  ou  daignez  l'apprendre  de  moi , 
quel  fruit  retirerai- je  de  vos  confeils  ? 
que  gagnerai-je  a  modérer  mes  pleurs  ? 
je  vis,  ma  fœur,  je  vis,  malheureufe  à  la 
vérité ,  mais  fatisfaite  de  les  tourmenter 
par  le  tribut  de  mes  larmes  que  je  rends 


450  ELECTRE.  ; 

à  ce  cher  mort ,  fi  pounant  il  y  a  quel- 
que lenfibilité  chez  les  morts.Pour  vous, 
qui  vous  vantez  de  haïr  les  parricides , 
c'eft  de  parole  que  vous  les  haïff^z  ,  &c 
vous  êtes  en  effet  d'intelligence  avec 
eux.  On  auroit  beau  m'offrir  ces  dons 
précieux ,  dont  vous  faites  la  vaine  ,  je 
n'aurois  pas  la  baffeffe  de  trahir  mes 
fentimens.  Non  ,  je  n  envie  point  vos 
feftins  fuperbes.  Votre  table  délicate- 
ment fervie  n  a  rien  qui  me  touche. 
Qu'on  me  laiiTe  pour  nourriture  ma 
douleur  3c  mes  larmes.  *  H  fufEt.  Les 
honneurs  dont  vous  êtes  comblée  ne  me 

Note       *  E>e  quelque  forte  qu'on  interprète  cet  en- 

de  l'Edi- droit  de  Sophocle,  jamais  il  n'en  réfultera 

teur,       QQitc  belle  phrafe  qu'on  prête  à  Ele6lre.  Voici 

le  texte  où  j'avoue  qu'il  y  a  quelque  obfcurité  : 

Or  on  ne  peut  l'entendre  raifonnablement  que 
d'une  de  ces  deux  manières  ;  ou  bien  ,  35  C'efl 
00  affez  pour  moi  d'une  nourriture  qui  m'em- 
33  pêche  de  mourir  de  faim,  m  Ou  peut-être 
encore  mieux  :  33  Je  préfère  la  plus  fimple  & 
33  la  plus  vile  nourriture  à  tous  vos  grands 
33  repas  qui  ne  feroient  qu'irriter  ma  douleur.  33 
Parce  que  j'y  aurois  fous  les  yeux  les  meur- 
triers d'Agamemnôn ,  &  que  je  femblerois  y 
prendre  part  à  leur  joie  infolente* 


ACTE    I.  451 

flartent  point ,  &  devriez- vous  en  être 
cbloiiie  vous-même  ?  Quoi  ?  pouvant 
Être  appellée  la  fille  du  meilleur  des  pè- 
res 5  vous  renoncez  à  ce  nom  pour  vous 
renommer  d'iuie  merè  ?  allez ,  cruelle , 
vous  méritez  de  palFer  pour  une  fille  dé- 
naturée 5  puifque  vous  trahiifez  un  père 
qui  a  dû  vous  être  fi  cher. 
Le  Chœur. 
Au  nom  des  Dieux ,  Princelfe  ,  ne 
vous  emportez  point.  Vos  confeils  mu- 
tuels peuvent  être  profitables  ,  fi  vous 
déférez  aux  fiens ,  &  (i  elle  écoute  les 
vôtres. 

Chrysothemis. 
Non  5  cefTez  de  la  contraindre.  Je  fuis 
faite  depuis  long-tems  à  fes  invedives  , 
ôc  je  me  fer  ois  bien  gardée  de  me  les  at- 
tirer. Cl  je  n'a  vois  eu  avis  d'un  malheur 
horrible  qui  la  menace ,  &  qui  pourra 
bien  mettre  fin  à  fes  plaintes  trop  libres. 
Electre. 
Hé,quel  eft  donc  ce  malheur  effrayant  ? 
Parlez.  Que  pouvez-vous  m'annoncer  de 
plus  affreux  que  ce  que  je  vois  ? 
Chrysothemis. 
Je  ne  ferai  nulle  difficulté  de  vous 
dire  tout  ce  que  je  fçai.  Apprenez  donc 
qu'ils  ont  réfolu,  fi  vous  ne  modérez 
vos  regrets  éternels ,  de  vous  envoyer 


451  ELECTRE.  o 

dans  des  lieux  où  vous  ne  verrez  plus  k  ' 
lumière  du  jour.  Oui ,  on  vous  enfeve- 
lira  toute  vive  dans  une  tour ,  où  vous 
pourrez  à  loifir  lamenter  vos  infortunes. 
Songez  à  vous  ,  ma  fœur  j  je  vous  en 
avertis  ;  profitez  de  l'avis  tandis  qu'il  en 
eft  tems  encore ,  &  ne  m'imputez  pas 
dans  la  fuite  vos  calamités. 
Electre. 

Voilà  donc  leur  dernière  réfolution  ? 
Chrisothemis. 

Oui  5  &  elle  s'accomplira  au  retour 
d'Egifthe. 

E  L  E   C  T  a  E. 

Ah  ,  qu'il  revienne  donc  au  plutôt, 

Chr  ysothemis. 
Malheur eufe  ,  que  dites- vous  ? 

Electre. 
Qu'il  revienne ,  dis-je ,  fi  tel  eft  fon 
deflein. 

Chrysothemis. 
Quoi  5  pour  vous  faire  fouffrir  ?  quel 
fouhait  !  quelle  fureur  ! 

Electre. 
Ceft  pour  m'écarter  loin  d'eux  Se  de 
vous. 

Chrysothemis. 
Cruelle ,  avez-vous  donc  perdu  tout- 
à-fait  le  foin  de  votre  vie  ? 


.     ACTE    I.  455 

Electre. 
La  vie  en  effet  que  je  mène  ,  mérite 
bien  qu'on  vante  fes  douceurs. 
Chrysothemis. 
Elle  feroit  agréable ,  fi  vous  prêtiez 
Voreille  aux  fages  confeils. 
Electre. 
Ne  me  confeillez  point  de  trahir  la 
tendrefTe  paternelle. 

Chrysothemis. 
Non  :  mais  on  vous  confeille  de  céder 
au  tems  &c  au  pouvoir  fouverain. 
Electre. 
Hé-bien ,  adorez  les  Tyrans.  Ce  n'eft 
pas  là  mon  caractère. 

Chrysothemis. 
Efl-il  beau  de  s'abandonner  à  fon 
défefpoir ,  de  de  périr  par  fa  faute  ? 
Electre. 
Périffons ,  s'il  le  faut;  &  vengeons  un 
père  en  mourant. 

Chrysothemis. 
Croyez  -  moi  ,  ma  fœur  ,  l'ombre 
d'Agamemnon  vous  pardonnera  aifé- 
ment  une  foumâfîion  néceffaire. 
Electre. 
Il  n'y  a  que  des  lâches  qui  puifTent 
aprouver  vos  confeils. 

Chrysothemis. 
Vous  êtes  donc  déterminée  à  ne  lès 
pas  fuivre  ? 


454  ELECTRE, 

Electre. 

Me  préfervent  les  Dieux  d'être  a{re2^ 

înfenfée  pour  les  écouter  î  i 

Chrysothemis.  ! 

Je  pourfuis  donc  ma  route  ,  &  je  vais 

où  l'on  m'envoye. 

Electre. 
Peut-on  fçavoir  où  vous  allez ,  6c  où 
vous  portez  ces  libations  ?  i 

Chrysothemis.  ' 

Au  tombeau  d'Agamemnon ,  par  or- 
dre de  Clytemneftre.  ^ 
Electre. 
Au  tombeau  d'Agamemnon  !  par  or- 
dre de  Clytemneftre  l  quoi ,  à  l'homme 
qu'elle  détefte  le  plus .... 

Chrysothemis. 
Achevez  ^  qu  elle  a  tué  de  fes  mains , 
vouliez-vous  dire. 

Electre. 
Quoi  donc  ?  qui  l'engage  à  ceci  ?  quel 
eft  l'auteur  de  ce  delTein  ? 

Chrysothemis. 
*  Une  terreur  nodurne  ,  autant  que 
j'en  puis  juger. 


*  Ceci  &  la  faite  marquent  la  fuperflitior 
cic  ces  tems-là.  On  n  eft  plus  reccvable  aujour 
d'hui  à  iniagînei  de  pareilles  lîtviations* 


A  CT  E     I.  455 

Electre. 
Dieux  de  mes  pères  ,  foyez-moi  fa- 
vorable en  ce  jour. 

Chrysothemis. 
Quel  efpoir  tirez-vous  de-la  ,   ma 
fœur  ? 

Electre. 
Dites-moi  fon  fonge ,  &:  je  vous  dirai 
ma  penfée. 

Chrysothemis. 
J'en  fçai  fort  peu  de  chofe. 

Electre. 
Dites  ce  peu  :  Parlez.  Peu  de  chofe 
fuffit  fouvenc  pour  abattre  ou  relever 
notre  efpoir. 

Chrysothemis. 
On  dit  que  Clytemneftre  a  vu  cette 
nuit  votre  père  de  le  mien  fortir  du 
fonds  des  enfers  ;  que  dans  ce  Palais 
même  il  a  planté  à  terre  ce  Sceptre  qui 
a  paffé  de  fes  mains  dans  celles  d'Egif- 
the  j  qu'enfin  du  Sceptre  eft  forti  tout- 
à-coup  un  rameau  floriifant  qui  ombra- 
geoir  toute  la  ville  de  Mycènes.  J'ai  ap- 
pris ceci  d'une  perfonne  qui  l'a  entendu 
d'elle-même ,  tandis  qu  elle  racontoit 
cette  aventure  au  *  Soleil  j  voilà  tout  ce 


*  Coutume  des  Anciens  de  raconter  leurs 


1 


45^  ELECTRE. 

qu  on  en  fçait ,  &  que  dans  fa  frayeuf 
elle  m'a  envoyée  au  tombeau  de  fon 
époux.  Encore  une  fois ,  ma  fœur ,  au 
nom  des  Dieux  de  nos  pères ,  je  vous 
conjure  de  me  croire ,  &  de  ne  pas  vous 
perdre  par  une  imprudente  tendrelTe  : 
car  fi  vous  rebutez  à  préfent  mes  con- 
feils  3  vous  y  reviendrez  dans  la  fuite 
malgré  vous ,  Se  peut-être  trop  tard. 

E  L  E  G  T  R  iE. 

Ah  5  ma  fœur ,  je  vous  fupplie  vous- 
même  de  me  croire,  de  de  ne  pas  fouiller 
le  tombeau  de  mon  père  avec  ces  infâ- 
mes libations.  Quelle  horreur ,  quelle 
impiété  de  lui  porter  des  dons  profanés 

f>ar  les  mains  de  fa  barbare  époufe  !  Al- 
ez ,  jettez-les  aux  vents ,  ou  cachez-les 
fous  terre ,  afin  que  rien  de  tout  cek 
n'approche  d'Agamemnon ,  3c  que  ce 
tréfor  foit  réfervé  pour  elle  -  même 
quand  elle  aura  fini  la  deftinée.  Non  , 
il  elle  n'étoit  la  plus  dénaturée  des  fem- 
mes 5  jamais  elle  n'eût  eu  le  front  d'of- 
frir à  un  mari ,  qu'elle  a  égorgé ,  ces  dé- 
teftables  préfens  :  car  de  quel  œil  pen- 
fez-vous  que  mon  père  ,  du  fonds  de 
fon  fépuîchre,  reçoive  ces  facrifices  pré- 
""'''■'  ■ 

fonges  au  Soleil ,  pour  écarter  par-là  les  mal- 
heurs donc  ils  fe  croyoient  menacés. 

fentes 


A  C  T  E    I.  457 

fentes  par  une  main  qui  l'a  fî  inhumai- 
nement malîacuc ,  Se  qui  a  cru  laver  fon 
crime  en  lavant  les  playes  du  mort  dans 
un  bain  ?  penfez-vous  que  ces  offrandes 
puiiTent  expier  ce  forfait  ?  Non ,  non ,  il 
n'en  fera  rien.  LaiiTez  là  ces  dons  ftéri- 
les.  Faites  mieux  :  coupez  vous-mêmes 
ces  boucles  de  cheveux ,  ôc  joignez-les 
aux  miens.  Hélas ,  il  m'en  relie  peu  :  je 
les  ai  déjà  facrifiés.  Mais  enfin,  j'en  offre 
le  refte ,  &  leur  dérangement  montre 
afifez  mes  douleurs.  Voilà  un  préfent 
digne  d'Agamemnon.  Allez  le  lui  offrir. 
Tenez ,  voici  encore  ma  ceinture  :  elle 
n  eft  pas  riche  :  mais  elle  peut  fervir  de 
bandelette.  Chargée  de  ces  dons  chéris , 
courez  vous  profterner  fur  ce  facré  tom- 
beau ,  8c  conjurez  l'ombre  de  mon  père  , 
qu^elle  ouvre  la  terre ,  Se  qu'elle  s'arme 
pour  notre  défenfe  :  qu'elle  fonde  fur 
nos  ennemis  ;  que  du  moins  elle  envoyé 
fon  fils  5  trifte  refte  de  fon  fang  j  qu'il 
montre  à  nos  Tyrans  qu'il  vit  encore  j 
qu'enfin  ,  déformais  vengé ,  Agamem- 
non  reçoive  de  nous  de  plus  magnifiques 
préfens.  Car  ,  à  ne  vous  rien  celer ,  je 
vois  d'où  part  le  fonge  qui  trouble  Cly- 
temneftre.  Un  père  a  jette  fur  nous  {qs 
regards.  C'eft  au  foin  qu  il  prend  encore 
Tome  I.  V 


1 


458  ELEeTRE. 

de  nous  ,  que  j'attribue  ces  affreux  pré- 
fages  5  dont  il  effraye  Clytemneflre.  Al- 
lons 5  ma  fœur  ,  uniiTons  nous  ;  aidez- 
vous  5  aidez-moi  ,  travaillez  pour  le 
meilleur  des  mortels,  pour  ce  cher  mort, 
en  un  mot  pour  votre  père  &  le  mien. 

Le  C  h  (E  u  r. 

^es  fentimens  de  la  PrincelTe  font 
pleins  de  la  plus  tendre  piété  :  Ci  vous 
m'en  croyçz  ,  Madame ,  vous  les  fécon- 
derez. 

Chrysothemis. 

Je  le  ferai  :  le  delfein  en  eft  pris  :  la 
chofe  eft  trop  jufte  pour  nous  divifer. 
Je  vais  accomplir  au  plutôt  ce  qu'elle 
veut  j  mais  tandis  que  je  m'y  pr^te  ,  je 
vous  conjure  ,  vous  autres  ,  au  nom  des 
Dieux  5  de  me  garder  un  fecret  invi  J-a- 
ble  :  car  fi  ma  mère  venoit  à  le  fçavoir, 
je  fçai  trop  combien  me  coûteroit  une 
action  fi  hardie. 


A  C  T  E    I.  45J 

PREMIER  INTERMEDE. 

Le    Chœur   avec   Electre   qui 
ne  dit  rien. 

Si  mes  lumières  ne  font  pas  tout-à-  Str^*. 
fait  incertaines  5  je  vois  Nemefîs  qui^  ** 
s'avance  à  grands  pas.  Elle  porte  en  fes 
mains  la  jufte  punition  qui  fuit  le  crime. 
Oui  5  ma  chère  fille ,  elle  vient ,  elle 
s'approche  :  mon  efpoir  ne  m'abufe  pas. 
Il  eft  fondé  fur  l'heureux  fonge  dont 
nous  avons  entendu  le  récit.  Le  Roi  des 
Grecs  votre  père ,  fi  cruellement  malTa- 
cré  ,  n'aura  pas  oublié  ce  forfait ,  & 
{ dut-il  loublier ,  )  l'indrument  de  fon 
fupplice  ,  cette  horrible  hache  qui  a 
fervi  leur  barbarie ,  crie  vengeance  en 
fa  faveur. 

Elle  vient ,  cette  infatigable  Furie ,  -^mu 
cette  Déelfe  à  cent  pieds  &c  à  cent-^'"^^^^' 
mains  j  elle  vient  couverte  de  nuages 
épais  5  pour  punir  l'exécrable  hymen  qui 
fut  précédé  d'un  parricide.  Tant  d'hor- 
reurs me  font  garands  que  ce  fonge  ne 
fera  pas  vain,  &  que  l'effet  en  retombera 
fur  les  auteurs  &  les  complices  du  cri- 

Vij 


^60  ELECTRE. 

me  :  car  quel  fonds  peut-on  faire  défor- 
mais fur  les  fonges  &c  fur  les  Oracles  , 
fî  ce  phantôme  nodurne  n'eft  favorable 
pour  vous  ? 

Bpode,  Malheureufe  courfe  de  Pélops  ,  que 
vous  avez  écé  funefte  à  cette  terre  ? 
hélas  i  depuis  l'aventure  de  *  Myrtil , 
depuis  le  jour  fatal  où  il  fut  précipité 
dans  la  mer ,  la  déplorable  maifon  des 
Pélopides  s'eft  vue  inondée  d  un  torrent 
de  maux. 


*  Myrtil  étoit  le  Cocher  d'Oenomaus.  Ce 
prince,  père  d'Hippodamie,  pour  fe  difpen- 
fer  de  la  marier ,  à  caufe  de  l'Oracle  qui  lui 
avoit  dit  de  fe  garder  d'un  gendre ,  la  pro- 
mettoit  à  quiconque  le  furpaiieroit  dans  une 
courfe  de  chars ,  à  condition  tout<^fois  de  faire 
mourir  le  prétendant  s'il  éroit  vaincu.  Ceux 
qui  bazardèrent  cette  entrep  ife  y  perdirent  la 
vie,  excepté  Pélops  j  celui  ci  gagna  le  Co- 
cher d'Oenomaus  par  de  grandes  promeiTes , 
de  façon  que  Myrtil  trahit  ion  maître ,  &  n'ar- 
rêta point  les  roues  de  fon  char  avec  des  che- 
villes. Le  char  fut  brifé  :  &  Pélops  devenu 
pcfTeffeur  d'Hippodamie  ^  fe  dégagea  de  fes 
promefles ,  en  précipitant  dans  la  mer  le  Co- 
cher qui  l'avoir  fl  bien  fervj  ;  ce  qui  fut  caufc 
que  Mercure ,  père  de  Myrtil ,  vengea  la  mort 
de  fon  fils  fur  les  defcendans  de  Pélops. 


A  C  T  E    I  I.  4^r 


A  C  T  E    1 1. 

SCENE     PREMIERE. 

Clytemneste  3  El  ec  tre. 
Le  c  h  <e  u  r. 

Clytemnestre. 
"*  Vous  fortez  de  ce  Palais  avec  afTez 
de  liberté.  Vous  profitez ,  je  le  voi ,  de 
l'abfence  d'Egifthe.  Car  il  fçait  bien 
vous  retenir  &  vous  empêcher  de  nous 
déshonorer  par  vos  plaintes  publiques. 
Cette  abfence  eft  caufe  fans  doute  que 
vous  n'avez  nul  refpe6t  pour  moi.  Je 
n'ignore  pas  les  bruits  que  vous  femez.' 
Je  fuis  5  à  vous  entendre  ,  une  mère 
impérieufe  Se  hautaine ,  qui  me  fais  un 
plaifîr  barbare  de  vous  traiter  ourrageu- 
fement  vous  &  les  vôtres.  Non ,  Eleâre, 
je  ne  fuis  point  telle  que  vous  me  pei-: 
gnez.  Si  je  vous  ai  chagrinée ,  ce  n'eft 


*  Toute  cette  Scène  d'une  mère  avec  fa 
fille  ,  cft  tellement  dans  les  mœurs  Grecques  , 
qu'il  n'y  a  point  d'art  capable  de  la  rendre 
exadement  &  agréablement  pour  nous.  Je 
crains  que  le  trop  d'exaditude  ne  fafTe  toro 
à  l'agrément. 

V  iij 


'4^1    ^      ELECTRE. 

qu'après  y  avoir  été  forcée  par  vos  fré- 
quens  reproches.  J'ai  immolé  votre  pè- 
re j  (  car  voilà  votre  unique  prétexte ,  ) 
hé-bien,  je  l'ai  immolé  ,  j'en  conviens  ; 
&  pourquoi  le  défavouerois-je  ?  croyez- 
moi  5  c'eil  l'équitable  DéefTe  de  la  ven- 
geance qui  l'a  facrifié  par  mes  mains  j 
âdrion  il  jufte ,  que  vous  auriez  du  vous- 
même  y  prêter  votre  fecours.  Car  enfin 
ce  père  tant  déploré  n'a-t-il  pas  eu  la 
cruauté,  lui  feul  de  tous  les  Grecs ,  de 
facrifier  fa  '^  fille  votre  fœur.   Père  dé- 
naturé 5  il  ne  fentoit  pas  comme  moi  ce 
qu'il  en  coûte  à  une  mère  :  car ,  dites- 
moi  ,  je  vous  prie,  pour  qui  T^-t-il  im- 
molée ?  pour  les  Grecs  ,  direz  -  vous.. 
Pour  les  Grecs  !  hé  de  quel  droit  les 
Grecs  exigeoient-ils  qu'on  verfât  mon 
fang  1  feroit-ce  en  faveur  de  Menelas  ? 
mais  cette  affreufe  coraplaifance  devoit- 
elle  donc  demeurer  impunie  ?  quoi,  Me- 
nelas n'avoit-il  pas  "j"  deux  gages  de  fon 
hymen  ?  d'où  vient  ne  pas  livrer  plutôt 
les  enfans  de  celui  pour  qui  feul  on  avoir 
entrepris  cette  fatale  navigation  ?  Plu-=- 


*  Iphigénie. 

t  Hermionc  &  Nicoftratus  ^  fuivant  Hé- 
siode i  car  HoWERE  ne  lui  donne  qu'Heï- 
mione. 


A  C  T  E    I  I.  4^3 

ton  5  avide  de  fa  proie,  en  vouloit-il  aux 
miens  plus  qu'à  ceux  d'Hélène  ?  Non. 
Mais  mon  cruel  époux  oublioit  que  j'é- 
rois  fon  époufe ,  &  qu'Iphigénie  éroit  fa 
fille ,  pour  fe  fouvenir  feulement  qu'il 
étoit  frère  de  Menelas.  N'eft-ce  pas  être 
le  plus  infenfé  ôc  le  plus  dénaturé  de 
tous  les  pères  ?  Tels  font  mes  fentimens. 
Je  f(^ai  que  vous  penfez  d'autre  façon  , 
mais  fi  Iphigénie  qu'il  a  égorgée ,  pou- 
voit  reparoitre  3c  prendre  la  parole  , 
parleroit-elle  autrement  que  moi  ?  je  ne 
puis  donc  me  repentir  d'une  vengeance 
légitime.  Si  toutefois  vous  trouvez  que 
j  aye  tort ,  montrez-le  moi  avec  modé- 
ration. A  ce  prix ,  je  confens  que  la  fille 
ofe  reprendre  la  mère. 

Electre. 
Au  moins  ne  direz-vous  pas  cette 
fois  ,  que  la  première  je  vous  aye  donné 
fujet  de  me  chagriner  ,  puifque  je  vous 
ai  écoutée  en  filence  ;  mais  ,  fi  vous  me 
permettez  de  répondre ,  j'oferai  prendre 
en  main  les  intérêts  d'un  père  de  d'une 
fœur.  * 


*  Eledre  n'avoit  point  à  prendre  les  inté-     Notuc 
rets  «-l*Iphig;énie  que  Clytemneftre  n'accufoit  ^*^  ^'^^^' 
pas  j  l'ezaditude  vouloit  donc  qu'on  traduisît  "^'^* 
littéralement  ;  oo  Si  vous  le  permettez ,  je  vais 

V  iv 


4H  ELECTRE. 

Clytemnestre. 

Parlez  ,  je  le  permets  ,  ôc  fi  vous 
aviez  toujours  eu  les  mêmes  égards , 
vous  n'auriez  reçu  de  moi  aucun  fujet 
de  plainte. 

Electre, 

Daignez  donc  m'écouter.  Vous  avez 
tué  mon  père  ,  Ôc  vous  Tavouez  î  que 
c'ait  été  juftement  ouinjuftement,  peut- 
on  rien  imaginer  de  plus  horrible  ?  mais 
fans  m'arrêter  à  l'énormité  de  cette  ac- 
tion 5  je  veux  vous  en  faire  voir  l'injufti- 
ce  en  elle-même  ,  ôc  la  fource  dans  les 
confeils  du  traître  qu'on  appelle  aujour- 
d'hui votre  époux.  Demandez  à  E)iane 
pourquoi  la  Flotte  des  Grecs  fut  arrêtée 
par  les  vents  contraires  en  Aulide  ,  ou 
plutôt  fouffrez  que  je  vous  le  dife  pour 
elle.  Mon  père  fe  promenant  un  jour 
dans  le  bois  de  cette  DéelTe  ,  (ainfi  me 
Ta-t'on  raconté  autrefois ,  )  fit  fuir  par* 
hazard  une  Biche  qu'elle  chériffoit.  *  Il 
la  perce  ,  ôcravi  de  joye  ,  il  kifie  échap- 
per 5  dit-on  5  quelques  paroles  peu  ref- 
pedteufes  pour  la  Déefl'e.  Diane,  tranf- 


»  vous  répondre  fur  ce  qui  concerne  la  more 
33  d'Agamemnon  &  d'Iphigénie.  « 
*-  Grec ,  A  peau  mouchetée. 


A  C  T  E     I  I.  4(^5 

portée  de  colère,  punit  incontinent  i'ar»^ 
niée  Grecque.  Elle  l'attache  au  port  fans 
efpoir  d'en  fortir  ,  (i  mon  père  ne  paye 
la  mort  de  la  Biche  parcelle  de  fa  fille. 
La  Déeife  fut  obéie  ,  Se  le  moyen  de 
s'en  difpenfer  ?  y  avoit-il  une  autre  rou- 
te à  frayer  pour  le  retour  des  Grecs  en 
leur  patrie  ,  ou  pour  leur  palfage  â 
Troye  ?  c'eft  ainfi  qu'un  père  au  défef- 
poir  ,  après  avoir  long-tems  inutilement 
réfifté  ,  lutté  5  combattu ,  fe  vit  con- 
traint d'immoler  fa  fille  à  la  caufe  com- 
mune 5  &  non  à  Menelas  :  celfez  de  lui 
imputer  cette  barbare  complaifance. 
Mais  je  veux  même  qu'il  l'ait  eue  ,  (  car 
je  confens  d'entrer  dans  vos  raifons  :  ) 
hé-quoi ,  devoit-il  pour  cela  périr  par 
vos  mains?  par  quelle  loi  attentiez-vous 
à  fes  jours  ?  prenez  garde  que  fi  vous  éta- 
blilTez  parmi  les  hommes  une  loi  fi  dé- 
Deftable  ,  vous  ne  prononciez  vous-mê- 
me votre  arrêt.  Vous  m'entendez ,  Ma- 
dame 5  Cl  pour  venger  une  fille ,  il  vous 
eft  permis  de  tuer  un  époux ,  ne  vien- 
dra~t-il  point  quelqu'autre  vengeur  cpe 
vous  aurez  autorifé  ?  n'alléguez  point 
d'excufe  frivole.  Il  ne  faut  pas  s'aveu- 
gler. Répondez-moi  ,  (  Ci  pourtant  ma 
franchife  ne  paffe  pas  les  bornes  ,  )  de 

V  v 


4^^  ^ELECTRE. 

quel  œil  répoufe  d'Agamemnon  *  voir- 
elle  fon  lit  fouillé  par  le  dernier  des 
humains  ,  par  rmfame  complice  d'un 
parricide  ?  De  quel  front  ,  non  conten- 
te de  donner  des  frères  &  des  fœurs  à 
ceux  qui  font  les  fruits  légitimes  d'un 
faint  nœud  ,  les  traitez-vous  en  efclaves? 
le  moyen  d'approuver  un  femblable  pro- 
cédé ?  direz-vous  que  par-là  vous  ven- 
gez la  mort  d'une  tille  ?  hé  ,  Madame , 
y  penfez-vous  ?  peut-on  venger  une  fille 
par  un  adultère  !  c'en  eft  trop.  Je  rentre 
dans  le  filence  ;  aufîi-bien  n'ofe-t-ou 
vous  dire  fes  fentimens  librementjqu'on 
ne  vous  voye  prendre  feu  à  Tinilant,  & 
publier  qu'une  iîlle  a  l'audace  d'infulter 
une  mère  :  avouez- le  toutefois ,  Mada- 
me, ce  titre  ne  vous  convient  plus.  Vous 
êtes  moins  mère  que  marâtre  pour 
moi.  Ma  fituation  le  montre  affëz.  On 
fçait  à  quel  excès  de  mifére  me  réduit 
votre  intelligence  cruelle  avec  votre  ty- 
ran d'époux.  On  fçait  encore  qu'Orefte^ 


I^Qfg       *  De  très  bon  œil  fans  cloute  5  puirqu'ellc- 

de  rHdi-même  ëtoir  le  premier  mobile  &  du  parricide 

ïsuju       &  de  l'a-iultère.   Il  falloir  dire  :  »  Comment 

»  l'époufe  d'Agamenanon  ne  rougit-elle  point  , 


A  C  T-E    I  I.  4(^7 

à  peine  échappé  de  vos  inains  ,  traîne 
une  vie  déplorable.  Vous  me  reprochez 
fouvenr  que  je  l'ai  fauve  pour  me  fervir 
de  vengeur.  Sçachez  ,  (  pour  porter  la 
franchiie  au  comble ,  )  que  fi  la  foiblelTe 
de  mon  fexe  ne  'mettoit  un  obftacle  à 
mon  courage ,  je  l'aurois  déjà  prévenu. 
Voilà  pour  vous  ,  Madame  ,  un  am- 
ple fujet  de  divulguer  que  mon  hu- 
meur eft  aigre,  médifante  ,  inflexible. 
Hé-bien  ,  plaignez-vous  ,  j'y  confens. 
Au  moins  fi  j'ai  ces  rares  qualités  y 
je  ferai  exciifable  de  les  tenir  de  vous , 
ôc  je  ne  rougirai  pas  de  vous  reffem- 
bler, 

L  E  C  H  œ  u  R. 

LaPrincefTe  fe  livre  à  la  colère  ,  il  eft 
vrai  5  mais  enfin  examine-t-on  fi  fa  co- 
lère eft  fans  fondement. 

Clytemnestre. 

Tout  eft  examiné.  Quoi ,  une  *  fille 
traiter  ainfi  une  mère  !  ces  préludes 
montrent  trop  qu'elle  eft  capable  de 
tout  ofer  3  èc  qu  elle  a  perdu  toute 
honte, 

Electre. 
.  Toute  honte  !  non  ,  Madame  j  quoi 
jque  vous  difiez  ,  je  connois  mes  fii- 

^  Grec  5  A  cet  âge, 

V  vj 


46%  ELECTRE. 

reurs  ,  &  j'en  fuis  confufe.  Ces  empor- 
temens  ne  conviennent ,  ni  à  mon  âge, 
ni  à  manaiffance  ,  je  le  fçai ,  je  lavoiie  ; 
mais  qu'y  faire  ?  vos  difcours  &  votre 
procédé  me  forcent  nialgré  moi  à  vous 
imiter.  Vous  me  juftifiez  par  votre 
exemple.  Prenez-vous-en  à  vos  leçons. 
Clytemnestre. 
Quelles  leçons  ,  malheureufe  ?  ce 
font  donc  mes  difcours  ,  c'eft  ma  con- 
duite qui  vous  forcent  à  tenir  ce  lan- 
gage? 


Electre. 


Vous  l'avez  dit  ,  Madame.  Vous 
fçavez  comment  vous  en  ufez  à  mon 
égard  ^  *  &  les  difcours  qui  vous  dé- 
pîaifent  en  font  le  fruit. 

Clytemnestre. 

Ah  î  j'en  jure  par  Diane  ,  le  retour 
d'Egifthe  me  vengera  de  cette  audace, 
Electre. 

Hé  5  Madame  ,  ne  voyez-vous  pas 
que  vous  vous  emportez  ?  oubliez-vous' 
que  vous  m'avez  permis  de  dire  libre- 


Note    *  *  La  propofîtion  d'Eledre  eft  générale  ;,  & 
de  TEdi-  tombe  Cuï  toute  I3  conduite  de  Clytemneftre» 
>j  Ceft  vous  (]ui  l'avez  dit ,  Madame.  Je  parle 
j)  raaî  j  vous  faites  mal ,  les  mauvaifes  a<^ions' 
09  occâiionnent  les  mauyats  difcours. 


eur. 


A  C  T  E    I  L  4<s^^ 

ment  ma  penfée  ?  Je  le  fais ,  Se  vous  ne 
pouvez  m 'écouter. 

Cly  temnestre. 
Quoi ,  parce  que  je  vous  ai  permis  de 
parler  fans  déguifement  ,  vous   aiurez 
droit  de  troubler  mon  facrifice  par  un 
trifte  prcfage  ?  * 

El  E  c  T  R  E. 
Allez  5  Madame  ,  faites  votre  facri- 
fice :  je  n'y  mets  point  d'obftacle  ,  & 
même  vous  m'obligerez.  N'appréhendez 
plus  ma  franchi fe  :  je  me  tais. 

■{•Clytemnestre  s'approche 
de  VAutd, 
Venez ,  vous ,  (  à  une  de  fes  femmes  , } 
&  apportez-moi  cette  offrande  de  diffé- 

*  Les  Anciens  portoient  la  fuperftition  juf- 
qu'à  regarder  comme  un  préfage  flinefte  ce 
qu'ils  entendoient  de  trifte  durant  leurs  fa- 
crifices    D'où  vient  ]t  mot  favece  linguis. 

t  II  y  a  dans  ce  morceau  un  jeu  de  Théâtre 
qui  mérite-  d'être  expliqué,  Clytemneftre  fe 
retire  vers  un  côté  où  eft  l'Autel,  elle  y  fait 
fa  prière  &:  fon  facrifice  ,  tandis  qu'Electre 
lefte  fur  le  Théâtre  peu  éloignée  d'elle.  Il  faut 
donc  fuppofer  que  cette  Reine  parle  tantôt  à 
■voix  haute  ,  &  tantôt  à  voix  bafle.  La  fuite 
de  Tes- paroles  le  montre  affez  ;  car  elle  craint 
d'être  entendue  de  fa  fille.  Elle  ne  veut  pas  ^ 
cèfnme  dit  Juvenal,  (  apency  vivere  voto  ) 
publier  les  vœux  qu'elle  forme  j  &  c'eft  pour 


470  ELECTRE. 

rens  fruits ,  pour  la  brûler  en  l'honneur 
d'Apollon.  Puiiïe-t-il  écouter  mes  priè- 
res ,  accepter  mon  facriâce,  (  elle  parU 
bas  ^  )  &c  diffiper  mes  frayeurs.  fiST^/^/.) 
Grand  Dieu ,  prote6beur  de  ce  Palais ,  * 
prêtez  une  oreille  favorable  à  mes  vœux 
îecrets.  (  Bas.  )  Vous  voyez  un  témoin 
fâcheux  dans  Èledbre ,  &  il  eft  des  vœux 
qu'on  ne  doit  pas  publier.  Vous  n'igno- 
rez pas  fa  haine  ôc  (on  audace.  Elle  iroit 
inonder  la  ville  de  faux  bruits.  Daignez 
donc  entendre  le  fens  plus  que  l'expref- 
fion  de  mes  defirs.  (  Haut.  )  Si  le  dou- 
ble fonge  que  j'ai  eu  cette  nuit  eft  un 
préfage  heureux.  Roi  de  Lycie  ,  rarifiez- 
le  ;  mais  s'il  eft  de  mauvais  augure  ,  fai- 
tes-en retomber  l'effet  fur  mes  ennemis. 
Si  quelques-uns  d'eux ,  jaloux  de  mon 
bonheur ,  me  dreflent  des  embuches^ne 


cela  qu'elle  prie  Apollon  d'entendre  plutôt  le 
fens  que  i'expreflî-on  de  fes  defirs  ,  de  peur, 
qu'Eledie  ne  vienne  à  les  entendre,  s'ils  étoient  r 
trop  nettement  exprimés.  D'un  autre  côté  ellci 
doit  dire  cette  cramte  aflez  bas,  pour  ne  pas 
donner  de  foupçon  à  Eledre.  Quant  au  reftc 
elle  ne  le  cache  point ,  par  un  rafinenient  d'ar- 
tifice ,  afin  de  lailFer  croire  à  Eledrc  qu'il  n'y  ^ 
a  rien  de  myftérieux  dans  fa  prière.  , 

*  Grec  ,  A  la  porte  duquel  yotre  Autel  efi  . 
placé,  (' 


A  C  T  E    I  L  471 

permettez-pas  qu'ils  me  renverfent  du 
faîte  de  la  profpérité'où  je  me  vois  ar- 
rivée. Maintenez- moi  dans  cette  vie 
tranquille  dont  je  joliis  ,  dans  la  poiref- 
fion  du  Sceptre  des  Atrides,  &c  des  dou- 
ceurs que  je  goûte  avec  des  perfonnes 
qui  me  font  chères.  Faites  que  je  pafTe 
des  jours  fereins  ,  avec  ceux  ae  mes  en- 
fansqu'une  aveugle  haine  n'a  pas  animés 
contre  moi.  Tels  font  les  vœux  que  je 
vous  conjure  d'exaucer  en  faveur  de 
ceux  que  j'attends,  ôc  de  la  façon  que 
je  les  conçois  en  fecret.  Etant  Dieu 
comme  vous  êtes  ,  vous  comprenez 
jufqu'à  mon  (ilence.  Eft-il  rien  de  ca- 
ché aux  enfans  de  Jupiter  ? 

SCENE     I  L 

Les  mêmes ,    Le  Gouverneur. 

Le   Gouverneur. 
Dites-moi ,  je  vous  prie,  Mefdames  ; 
ne  feroit-ce  point  ici  le  Palais  du  Roi 
£gifthe  ? 

Le   Ch  œ  u  r. 
Vous  ne  vous  trompez  point  :  voici 
foiTi  Palais. 

Le  Gouverneur. 
Ne  vois- je  pas  aufïi  foïi  époufe  ?  cet 


471  ELECTRE. 

air  &  ce  regard  femblent  annoncer  une 
Reine. 

Le  Chœur. 
Vous  dites  vrai.  C'eft  elle-même. 

Le  Gouverneur. 
Je  vous  apporte.  Madame ,  aufli-bien 
qu  àEgifthe,  une  nouvelle  agréable  pour 
tous  les  deux ,  de  la  part  d'une  perfonne 
qui  vous  eft  chère. 

Clytemnestre. 
J'accepte  avec  joye  cet  augure.  Hé- 
bien ,  qui  vous  envoyé  ?  Parlez. 
Le   Gouverneur. 
Un  Phocéen  de  Panope  ,  pour  vous 
faire  part  d'une  nouvelle  importaate. 

ClYTEMNESTRE. 

De  quoi  ?  parlez  librement  >  car  de  la 
part  d'un  ami  on  ne  peut  rien  attendre 
que  d'heureux. 

Le  Gouverneur. 

Madame  ,  Orefte  eft  mort.  J'en  dis 
beaucoup  en  deux  mots. 
■  Electre. 

Orefteeft  mort  !  ah ,  malheureufe ,  je 
fuis  perdue. 

Clytemnestre. 

Que  dites- vous?  de  grâce,  ô  étranger^ 
que  dites-vous  ?  continuez, &  n écoutez 
point  fes  cris. 


A  C  T  E    I  I.  47Î 

Le   Gouverne  :tr. 

Je  le  redis ,  Madame  ,  Orefte  n  efl 
plus. 

Electre. 

Ah  î  je  fuis  perdue ,  c'en  eft  fait. 
Clytemnestre. 

Ah  î  ceffez  d'être  importune.  Pour 
vous  5  ô  étranger  ,  dites-moi ,  fans  me 
rien  cacher  ,  quel  genre  de  mort  a  en- 
levé ce  Prince. 

Le  Gouverneur.     - 

Je  vous  en  dirai-  jufqu'au  moindre  dé- 
tail,  &  c'eft  pour  cela  que  je  fuis  envoyé 
vers  vous.  Orefte  étoit  parti  pour  l'af- 
fembiée  célèbre  de  toute  la  Grèce  ,  pour 
les  jeux  Dclphiques.  Déjà  le  bruit  des 
trompettes  s'étoit  fait  entendre ,  Se  le 
Héraut  avoit  proclamé  le  premier  de  ces 
jeux,  (  c'étoit  la  Courfe  ,  )  lorfqu'Orefte 
parut  dans  la  carrière  avec  un  éclat  qui 
ravit  d'admiration  tous  les  Spedateurs. 
Le  fuccès  répondit  à  l'attente  qu'on 
avoit  conçue  de  lui.  Il  parcourut  la  car- 
rière ,  il  remporta  le  prix ,  &  fortit  cou- 
ronné de  gloire.  En  un  mot ,  Madame, 
il  ne  me  fouvient  pas  d'avoir  jamais  vu 
tant  de  force  ôc  tant  de  valeur.  Il  fortit 
vainqueur  des  cinq  combats.  *  On  l'é- 

*  La  courfe  ,  le  faut  ^  le  difque  ,  le  javelot  9 
(a  lutte. 


474  ELECTRE. 

levoit  aux  Cieux.  Le  titre  de  Prince 
d'Ar^os ,  le  nom  d'Orefte  retentiflbient 
de  toutes  parts.  On  n'entendoit  par-tout 
que  ces  cris  de  joye  :  jj  Vive  le  fils  d'A- 
>5  gamemnon ,  le  fils  de  ce  grand  Géné- 
3>  rai  de  l'Armée  Grecque.  »  Telle  étoit 
la  gloire  de  fon  triomphe  :  mais  quand 
quelque  Divinité  a  juré  notre  perte,  nul 
mortel ,  fût-ce  un  Héros ,  ne  peutéchap* 
per  à  (es  coups.  Le  lendemain  ,  jour 
marqué  pour  les  combats  équeftres  ,  le 
Soleil  étoit  à  peine  au  commencement 
de  fa  courfe  ,  qu  Orefte  pamt  au  milieu 
d'un  grand  nombre  de  concurrens.  *  Un 
d'eux  étoit  d'Achaïe  ,  f  un  autre  de 
Sparte  ,  deux  de  Libye  ,  tous  habiles 
dans  l'art  de  conduire  des  chars.  Orefte 
monté  fur  le  fien  ,  que  traînoient  des 
courfiers  de  ThelTalie ,  5  f aifoit  le  cin- 
quième. On  en  voyoit  encore  un  d'i£- 
tolie  §  avec  des  chevaux  ifabelles  ,  un 

*  Imitation  du  i^.  livre  H'Homere. 

•f  Province  confidérable  de  la  Grèce  5  éten- 
due en  deçà  &  au-delà  de  Tlfthme  de  Corin- 
the  j  &  comprenant  prefque  tout  le  tour  du 
Golp^e  au  Nord  ,  à  l'Eft  ,  &  au  Sud. 

f  Grande  Province  de  Grèce  ^  au  Nord  de 
TAchaïe. 

(S  Autre  Province  étendue  depuis  le  fleuve  • 
Acheloiis,  jufi^u'au  détroit  du  Golphe  Corin-  ^ 
thien,  -5 

1 


ACTE    II.  475 

autre  de  Magnéfie ,  *  un  Enien  -f  aux 
courfîers  blancs,  un  neuvième  venu  d'A- 
thcnes  ;  enfin  un  Béotien  Ç  conduifoit  le 
dixième  char.  Se  fermoit  la  marche.  Ces 
dix  co mbattans  ayant  pris  leurs  places 
aflignées  par  les  arbitres  qui  les  avoient 
tirées  au  fort  ,  partirent  incontinent  au 
fon  des  trompettes.  On  les  entend  ani* 
mer  leurs  courfîers  ;  on  les  voit  agiter 
les  rênes.  Le  bruit  fourd  des  chars  rou- 
Jans  fait  retentir  toute  la  lice.  Un  nuage 
de  pouiîîere  les  couvre  ,  &  s'élève  dans 
les  airs  :  les  concurrens  confondus  en- 
femble  n'épargnent  rien  pour  devancer 
les  roues  &  l'haleine  des  chevaux.  (  Car 
on  voyoit  l'écume  fumante  ,  de  le  nuage 
formé  par  leur  haleine  ,  blanchir  le» 
roues  &  le  derrière  des  chars.  )  Orefte 
étoit  déjà  arrivé  à  la  dernière  borne ,  ÔC 
tâchant  d'y  faire  tourner  Teiîieu ,  il  la- 
choit  les  rênes  au  cheval  qui  étoit  §  fous 
fa  main,  tandis  qu'il  arrêtoit  l'autre.  Juf- 

*  Canton  de  Theflalie ,  qui  avance  dans  la 
mer  Egée. 

t  >£nie  ,  ville  des  Perrhebes  ,  entre  le  Sper- 
chius  &  l'ATopus. 

f  Béotie ,  Province  de  Grèce  au  Nord  de 
l'Attique ,  entre  l'Euripe  &  le  Golphe  de  Co- 
rinthe. 

§  A  fa  droite. 


47^  ^  ELECTRE, 
ques-là  tous  les  chars  avoient  couru  fans 
accident  fâcheux ,  quand  tout-à-coup  lesf 
courliers  du  Guerrier  d'unie  s'empor- 
tèrent ,  ôc  aufixiéme  ou  feptiéme  tour  , 
ils  allèrent  donner  contre  le  char  du  Ly- 
bien.  Ce  fut  là  l'origine  du  défordre , 
qui  croiiïant  par  les  chars  culbutés  les 
uns  fur  les  autres ,  devint  bientôt  géné- 
ral. Le  débris  dont  étoit  couvert  le 
champ  de  bataille  ,  avoit  l'air  d'un  véri- 
table naufrage.  *  L'Athénien ,  en  habile 
condudeur,  fçut  éviter  le  danger.  Il  s'é- 
carta de  côté  5  &  arrêta  l'impétuoiité  de 
facourib,  kiiTant  les  chars  qui  le  fui- 
voient  à  la  file  fe  confondre  pêle-mêle  , 
Ôc  fe  fracafTer  dans  cette  efpece  d'orage 
univerfel.  Orefte  ,  parvenu  à  la  dernière 
borne  ,  ôc  finifTant  les  derniers  détours, 
fe  flattoit  de  l'efpoir  d'une  prochaine 
vidoire.  Mais  voyant  le  feul  adverfaire 
qui  lui  reftoit ,  il  pouffe  fes  chevaux 
avec  plus  d'ardeur  Se  moins  de  ménage- 
ment. Il  le  pourfuit  fî  vivement  qu'il 
l'atteint.  Déjà  leurs  chars  paroifTent  vo- 
ler fur  la  même  ligne.  Tantôt  les  che- 
vaux de  l'Athénien  pafTent  de  toute  la 


*  Allégorie  flatteufe  pour  les  Athéniens, 
dont  le  Poëre  prétend  louer  la  politiq^ue.  Voyez 
ce  que  nous  avons  dit  au  tioifiéme  Difcours. 


A  C  T  E     I  I.  477 

tèteceuxd'Orefte;  tantôt  ceuxd'Orelle 
pafTent  de  même  les  courfiers   de  fon. 
concurrent.    Enfin    l'infortuné    Prince 
d'Argos  avoir  déjà  fourni  toutes  (es  cour- 
fes  fans  que  fon  char  fût  endommagé  , 
lorfque  laiifant  flotter  les  rênes  du  côté 
gauche  ,  tandis  que  le  char  tournoit , 
il  heurta  malheureufement  la  borne.  A 
rinftant  l'efiieu  fe  brife  ;  le  Prince  eft 
renverfé  &  embarralTé  dans  les  rênes. 
Les  courfiers ,  au  bruit  de  fa  chute,  s'ef- 
frayent &  s'échappent  fans  tenir  de  route 
certaine.  A  la  vue  de  ce  trifte  fpedacle , 
il  s'élève  un  cri  dans  TaiTemblée.  Tous 
plaignent  le  fort  de  ce  Héros  enlevé  i 
,  la  fleur  de  l  âge.  »  Quels  exploits  ,  s'é- 
I  «  crie-t-on ,  &  quelle  deftinée  !  «  Ce- 
!  pendant  Orefte ,  traîné  dans  la  pouiîîere 
^  la  tête  panchée  &  les  pieds  en  l'air  ,  fait 
;  de  rems  en  tems  de  vains  efforts  pour  fe 
,  débarraffer.  On  arrêta  enfin  ,  quoiqu  a- 
!  vec  peine  ,  fes  fougueux  courfiers  :  mais 
I  on  le  relève  fans  mouvement ,  fans  vie  ; 
Se  tellement  baigné  de  fon  fang ,  qu'il 
n'efl  plus  reconnoifTable.  On  érige  aufïi- 
I  tôt  un  bûcher.  On  brûle  le  cadavre.  On 
enferme  dans  le  contour  étroit  d'un  ur-^ 
ne  d'airain  ,  les  cendres  de  ce  corps  au- 
trefois fi  grand  &:  fi  majeflueux  ;  ôc  Von 
en  charge  des  hommes  en  Phocide  ,  afin 


478  ELECTRE. 

<ie  lui  procurer  au  moins  le  trifte  avan- 
tage de  trouver  un  tombeau  dans  fa  terre 
natale.  Telle  éft  ,  Madame  ,  la  funefte 
avanture  que  j'avois  à  vous  raconter  , 
avanture  dont  le  récit  eft  véritablement 
affligeant  *,  mais  dont  le  fpedacle ,  (  j'en 
parle  comme  témoin ,  )  m'a  paru  le  plus 
affreux  qui  fe  foit  jam.ais  préfenté  à  mes 
yeux. 

Le    C h <e  u  r. 

Hélas  5  hélas  !  la  tige  de  wos  anciens 

maîtres  eft  donc  coupée  entièrement  par 

la  racine. 

Clytemnestre. 
O  Jupiter  ,  que  penferai-je  de  cette 
mort  ?  dois-je  l'appeller  heureufe  ,  ou 
déplorable'*  elle  m'eft  à  la  vérité  avanta- 
tageufe  :  mais  après  tout  il  m'eft  doulou- 
reux d'acheter  la  confervation  de  mes 
jours  par  des  infortunes. 

Le   Gouverneur. 

Hé  ,  Madame  que  trouvez-vous  donc 

de  fî  affligeant  pour  vous  dans  ce  récit  ? 

Clytemnestre. 

Je  fuis  mère  ,  3c  par-là  malheureufe. 

Une  mère ,  quoiqu'outragée  ne  fçauroit 

haïr  fon  fang. 

Le   Gouverneur. 
-  Vous  foupirez.  Je  le  vois.  C'eft  en 
vain  que  je  fuis  venu. 


A  C  T  E     I  I.  479 

Clytemnestre. 
Non ,  ne  le  penfez  pas.  Je  fuis  con- 
:en:e  d'avoir  des  indices  aflurés  de  la 
mort  d\in  fils,  qui  oubliant  les  entrailles 
dont  il  étoit  forti ,  le  fein  qui  l'avoit  al- 
aitc ,  &  les  foins  que  m'avoit  coûté  fon 
enfance ,  n'a  pas  eu  honte  de  me  fuir  , 
de  vivre  dans  une  terre  étrangère ,  d'é- 
viter ma  préfence  depuis  fon  départ , 
de  me  reprocher  la  mort  de  fon  père , 
&  de  me  menacer  d'une  vengeance 
cruelle.  Ses  menaces  préfentes  nuit  ôc 
jour  à  mon  efprit ,  ne  me  permettoient 
pas  de  jouir  d'un  fommeil  paiiible.  La 
:rainre  de  la  deftinée  qu'il  me  préparoit, 
ne  pourfuivoit  fans  celTe  comme  une 
âdime  dévouée  à  la  mort.  Ce  jour  ,  cet 
leureux  jour  me  délivre  enfin  d'inquié- 
:  ude.  Je  n'ai  plus  rien  a  redouter ,  ni  de 
lui  5  ni  de  cette  ennemie  domeiHque  , 
i)lus  dangereufe  encore  que  lui.  Elle 
Jembloit  déjà  me  percer  les  entrailles 
|)Gur  alïouvir  la  foif  qu'elle  a  de  mon 
ang  :  mais  enfin  déformais ,  libre  de 
nés  frayeurs  ,  &  à  couvert  de  fes  mena- 
:es  5  je  puis  vivre  avec  tranquillité. 

Electre. 
.!    Malheureufe  Eleâ;re,c'ell:  bien  à  jufte 
pitre  que  tu  dois  pleurer  Orefte  ,  puif- 
L  [u'enlevé  par  une  mon  fatale ,  tu  le  vois 


4Sq  ELECTRE. 

encore  outragé  par  une  mère.  Dieux  ^ 
étoit-ce  donc  là  ce  que  j  attendois  de 
vous  ? 

Clytemnestre. 
Ce  n'étoit  pas  la  ce  que  vous  en  at- 
tendiez j  mais  c'étoit  ce  qu  Orefle  en 
devoit  attendre. 

Electre. 
DéefTe  de  la  vengeance  ,  écoutez  I( 
fang  répandu  qui  crie  vers  vous, 
Clytemnestre. 
Elle  a  écouté  ceux  qu  elle  a  dû  enten- 
dre y  elle  eft  équitable.  j 
Electre.                     =ij 
Continuez  ,  cruelle  :  ajoutez  l'inful- 
te  au  malheur.  La  fortune  vous  rit. 
Clytemnestre. 
Quoi  donc ,  Orefte  ôc  vous ,  préten- 
dez-vous encore  me  faire  la  loi  ? 

Electre.  i 

Ni  Orefte ,  ni  moi  ne  fommes  plu  1 
en  état  de  vous  nuire  ,  exhalez  en  11  f 
berté  vos  fureurs. 

Clytemnestre. 
En  vérité  ,  6  étranger ,  vous  m'ave 
rendu  un  fervice  que  je  dois  reconnoî 
tre  5  ne  fût-ce  que  pour  avoir  mis  fin 
d'importunes  clameurs. 

Le    Gouverneur. 
Il  fuffit.  Madame,  je  me  retire. 

Clytemnestrj 


ACTE    IL  48r 

Clytemnestre. 
Non.  Je  me  reprocherois  mon  ingra- 
titude envers  vous  &  envers  celui  qui 
vous  envoie ,  fi  je  vous  laiiTois  ainfi  par- 
tir. Entrons  dans  ce  Palais  ,  &  laifTons- 
la  (  EUclrc  )  en  ce  lieu  déplorer  fes  mal- 
heurs &  ceux  des  perfonnes  qu  elle  re- 
grette. 

SCENE     I  I  I. 

Electre  5  Le    Ch<eur, 

Electre. 
Que  dites-vous  de  la  douleur  ,  des 
gémiiremens  &  des  larmes  dont  cette 
mère  honore  les  funérailles  de  fon  fils  ? 
Tinhumaine  !  fa  joie  la  trahie  en  par- 
tant :  elle  a  ofé  même  outrager  fon  om- 
bre par  des  ris.  O  malheureufe  Eledre  ! 
ô  mon  cher  frère  ,  quelle  perte  je  fais 
en  vous  perdant  l  votre  mort  ravit  de 
mon   fein   l'unique  efpérance  qui  me 
reftoit  5  Hélas  î  je  m'attendois  que  vous 
feriez  quelque  jour  le  vengeur  de  mon 
>ere  &  le  mien.  Vain  efpoir  l  que  vais- 
je  devenir  feule  &  réduite  a  moi-même, 
privée  d'un  père  &  de  vous  ^  faudra-t-il 
encore  que  je  m'aviliffe  a  me  rendre  l'ef- 
:iave  de  mes  plus  cruels  ennemis  ,  des 
'  meurtriers  de  mon  père  ?  Dieux ,  étoit- 
Tome  /p  X 


4«i  ELECTRE.  ! 

ce  là  ce  que  j'avois  efpéré  de  vous  ?  î 
non  5  je  ne  puis  me  déterminer  à  de- 
meurer plus  long-tems  fous  le  même 
toi6b  avec  eux.  Le  delTein  en  eft  pris. 
LanguifTante  à  la  porte  de  ce  Palais  , 
puifque  mes  amis  m'abandonnent  , 
je  me  laifTerai  confumer  par  ma  dou- 
leur. Si  quelqu'un  des  maîtres  de  ce 
Palais  5  fatigué  de  mes  larmes ,  les  trou- 
ve importunes  ,  qu'il  me  délivre  du 
jour.  La  mort  me  fera  un  bienfait.  Auf- 
fî-bien  la  vie  m'eft  -  elle  un  fupplice  j 
êc  dans  la  fituation  où  je  fuis  ,  com- 
ment pourrois-je  défirer  de  prolonger 
mes  triftes  jours  ? 


SCENE    IV. 
IL  INTERMEDE. 

Electre  jointe  au  C  h  (e  u  r. 

Le     Ch  (E  u  r. 
Stro"      Jupiter  où  font  tes  foudres  ?  Soleil  , 
^^  ^*     que  font  devenus  tes  feux  ?  Dieux  ;  té- 
moins de  ces  horreurs  ,  pouvez  -  vous 
demeurer  tranquilles  ?  ' 

Electre. 
Ah  Ciel  !  ah  ! 


A  C  T  E    I  I.  4Sj 

Le     C  h  œ  u  r. 

Ma  fille  ,  pourquoi  vous  livrer  ainfi 
à  votre  douleur  ? 

Electre. 
Ahî 

L  E    Ch  (E  u  R. 

Gardez- VOUS  de  vous  abandonner  an 
défefpoir. 

Electre. 
Ah  y  vous  me  faites  moufir, 
LE    Chœur. 
Comment  Princeffe  ? 

Electre. 
Hé ,  ne  voyez- vous   pas  qu'en   me 
propofant  d'efpérer  encore  ,  Se  en  qui  ? 
en  des  morts ,  vous  r'ouvrez  mes  plaies, 
de  redoublez  mon  défefpoir. 
Le    c  h  (E  u  r. 
Le  Roi  *  Amphiaralis,  que  la  trahifon     ^nû^ 
de  fa  femme  ,  gagnée  par   un  collier-^'*'  ^' 


^  Le  Chœur  ,  pour  confoler  Electre  ,  lui 
apporte  l'exemple  d'un  mari  tahi  par  fa  fem" 
me  ,  comme  Agamemnon  l'a  été  par  Clytem- 
neftre.  C'eft  Amphiaraiis.  Comme  il  étoic 
Devin  y  il  fçavoit  qu'il  périroit  au  fiége  de 
Thébcs  qu'entreprenoit  Polynice.  Pour  éviter 
fadeflinée  il  fe  cacha.  Mais  Eriphilc  fa  fem- 
me, féduite  par  les  préfens  de  Polynice,  dé- 
couvrit la  rufe  &  l'afyle  de  fon  époux  ,  qui 
en  effet  fut  englouti  daus  la  terre  au  fiégc  de 

Xij 


484  ELECTRE. 

d'or  5  fit  périr  ,  &  qui  eft  dans  les  en- 

fers 

Electre. 
Ah  !  ah  ! 

Le    Chœur, 
y  règne  pour  toujours. 
Electre, 
Ahî 

Le  Chœur. 
Vous  gémifTez  avec  raifon  fur  le  cri- 
me de  fon  époufe  Eriphile.  Il  eil  exé- 
crable. 

E  L  E  C  T  Px  E. 

Mais  ne  fut-elle  pas  punie  ? 

Le  Chœur. 
Elle  en  fut  la  victime, 
Electre. 
Je  le  fçai ,  il  fe  trouva  un  *  vengeur 
qui  prit  en  main  les  intérêts  du  mort  : 
&  moi  ,  je  n'ai  plus  d'appui.    Le  feul 
qui  me  refloit  a  difparu  ;  il  s'eft  éva- 
noui comme  une  ombre  j  il  n'eft  plus. 

Thébes.  Son  fils  Alcmaeon  le  vengea,  en  tuant 
fa  mère  Eriphile  j  &  il  fut  agité  par  les  Furies 
comme  Orefte.  Ovid.  Métam.  l.  ^.  v.  40^. 

SeduSlâque  fuos  mânes  tellure  videbit 
Vlvus  adhuc  vates. . . . 

*  Alcmaeon ,  fils  d'Amphiaraus* 


A  e  T  E    I  I.  485 

Le  C  h  (E  u  r. 
Infortunée  PrincefTe ,  quels  font  vos 
malheurs  ? 

Electre. 
Malheurs  inouis ,  fans  nombre ,  fans 
adouciffement ,  fans  fin  ,  je  ne  le  fçai 
que  trop ,  je  les  ai  affez  éprouvés. 
Le    CnœuR. 
Ah  5  je  n'ignore  pas  que  vous  avez 
fnjet  de  pleure*. 

Electre. 
N'entreprenez  donc  point  de  me  con- 

foler  5  puilque  vous  fçavez 

Le  Choeu  r. 
Puifque  nous  fçavons  ? 
Electre. 
Que  les  efpérances  que  je  fondois  fur 
un  frère  fi  cher  font  enfevelies  aveclui. 
Le    Chœur. 
Le  deftin  le  veut  ainfi.  Tout  mor- 
tel eft  réfervé  à  la  mort. 

Electre. 
Mais  le  deftin  veut-il  que  tout  mor- 
tel périfTe  dans  les  combats  j&qu'em- 
barraffés  dans  les  rênes  d'un  char  , 
tous  foient  déchirés  comme  ce  déplora- 
ble frère. 

Le    Cnœ  u  r. 
C'eft  un  malheur  qu'on  n*a  pu  y  ni 
prévoir ,  ni  éviter. 

X  iij 


48(^  ELECTRE. 

E  L  E  C  T  R  5. 

Hé  5  qui  lauroit  prévu ,  qu'il  mourut 
dans  une  terre  étrangère  ,  fans  qu'une 
fœur  pût  au  moins  lui  rendre  les  der- 
niers devoirs. . . . 

Le  Chœur. 
Hélas  î 

Electre. 
Sans  qu  elle  pût  l'enfevelir  >  &  l'ar- 
îofer  de  fes  pleurs  ! 


iios 


ACTE    I  I L 
SCENE    UNIQUE.    , 

Chrysothemis  5    Electre  , 
Le    Chœur. 

Chrysothemis. 

Excufez  ,  chère  Eledre,  les  tranf- 
ports  de  joie  qui  me  font  voler  vers 
vous.  Si  je  pane  en  ceci  les  bornes  de 
la  bienféance  ,  c'eft  par  l'emprefTement 
que  j'ai  de  vous  annoncer  une  félicité 
inefpérée ,  &  la  fin  des  maux  qui  vous 
ont  coûté  tant  de  pleurs. 
Electre. 

Hé  5  comment  trouver ez-vous  un  re- 
méde\à  des  maux  qui  n'en  fouffiem 
point  ? 


A  C  T  E    1  1  L  4^7 

Chrysothemis. 
Orefte  eft  en  ces  lieux.  Soyez-en  aulE 
afTurée  que  vous  l'ctesde  me  voir  de  vos 
yeux. 

E  L  E  c  T  R   E. 

Ah  5  malheureufe  ,  y  fongez-vous  ? 
quelle  folie  de  me  jouer  ,  &  de  nous 
abufer  Tune  &  l'autre  dans  nos  malheurs 
communs  ! 

Chrysothemïs. 
Non  5  mafœiir ,  j'en  attefte  ce  Palais 
de  nos  pères  ,  ce  n'eft  point  pour  inful- 
ter  à  votre  douleur  que  je  vous  parle 
ainfî.  Je  le  redis  encore ,  Orefte  eft  en 
ces  lieux. 

Ele  c  T  r  e. 
Hélas  !  &  qui  vous  l'a  dit  ?  quel  dif- 
cours  fédudeur  vous  a  fi  aifément  per- 
fuadée  ? 

Chrysothemïs. 
Ce  n'eft  point  pour  l'avoir  oui  dire 
que  je  l'aflTure.  J'ai  vu  j  oui ,  j'ai  vu  des 
indices  certains  de  fon  retour.   Voilà  le 
fondement  fur  lequel  je  m'appuye. 
Electre. 
Vous  avez  vu ,  6  Ciel ,  Se  quoi  ?  fur 
quoi  fondée,  ofez-vous  concevoir  un 
efpoir  il  infenfé  ? 

Chrysothemïs. 
Ecoutez  5  au  nom  des  Dieux ,  de  vous 

Xiv 


488  ELECTRE. 

jugerez  enfuite  fi  je  fuis  dépourvue  de 
raifon. 

E  L  1  C  T  R   E. 

Parlez  ,  J  y  confens ,  puifque  vous  le 
voulez  ainfi. 

Chrysothemis. 
Je  ne  vous  dirai  rien  que  je  n'aie  vu, 
A  peine  fuis-je  arrivée  au  tombeau  d'A- 
gamemnon  ,  que  je  vois  tout  à  coup  des 
ruifTeaux  de  lait  récemment  verfé  ,  cou- 
ler du  haut  du  fépulchre ,  Se  le  fépuîchre 
même  paré  de  toutes  fortes  de  fleurs. 
Surprife  à  cette  vue  ,  je  regarde  de  tou- 
tes parts  fi  perfonne  n'étoit  caché  aux 
environs.    Nul  ne  paroit  à  mes  yeux. 
Tout  étoit  tranquille.  Je  m'avance  plus 
près  du  tombeau 5  &  à  l'extrémité  je  dé- 
couvre des  cheveux  fraîchement  coupés. 
Aufli-tot  l'idée  précieufe  de  la  perfonne 
du  monde  qui  nous  eft  la  plus  chère  j 
le  fouvenir  d'Orefte  me  revient  à  Tef- 
prit.   Je  me  rappelle  fes  traits  3c  fon  air 
qui  me  font  toujours  préfens  j  Se  plus 
je  touche  ces  monumens  de  fa  pieté  , 
plus  un  preflèntiment  fecret  m'avertit 
que  je  ne  me  fuis  pas  trompée.  Je  verfe 
des  larmes  de  joie,  &:  je  demeure  alors 
convaincue  de  la  vérité  de  mes  con- 
jectures.   Oui ,  ma  fœur ,  je  le  fuis  en- 
core. Et  de  quel  autre  un  don  pareil 


A  C  T  E    ni.  489 

pouri'oit-il  être  venu  a  ce  tombeau  ?  fe- 
roit-ce  de  vous  ou  de  moi  ?  Ce  n'eft 
pas  de  moi  ,  j'en  fuis  fûre.  De  vous 
encore  moins.  Comment  Tauriez-vous 
porté  5  vous  qui  n'avez  pas  même  la 
liberté  de  fortir  pour  aller  au  Temple 
des  Dieux ,  fans  l'acheter  par  quelque 
mauvais  traitement  ?  Pour  Clytemnef- 
tre  5  on  fçait  aifez  qu  elle  n'eft  pas  d'hu- 
meur à  faire  de  pareilles  offrandes  ; 
ôc  auroit-elle  pu  les  faite  à  notre  infçu  ? 
Elles  viennent  d'Orefte  :  il  n'en  faut  plus 
douter.  Prenez  donc  courage  ma  fœur  ; 
les  Dieux  ne  s'attachent  pas  à  pourfuivre 
toujours  les  malheureux.  Celui  qui  nous 
fiit  contraire  ceffe  de  l'être  aujourd'hui  , 
&  ce  jour  va  peut-être  devenir  pour 
nous  la  fource  fortunée  d'une  longue 
félicité. 

Electre. 
Pauvre  Chryfothemis ,  que  je  plains 
votre  erreur  ! 

C  H  RYS  O  TH  E  M  I  s. 

Quoi  donc  !  mon  récit  ne  vous  com- 
ble-t-il  pas  de  la  plus  douce  joie  ? 
Electre. 

Ah ,  ma  fœur ,  croyez-moi ,  vous  ne 
fçavez  ni  où  vous  êtes  ni  où  s'égare  vo- 
tre efprir. 

X  V 


45)0  ELECTRE. 

Chrysothemis. 
Que  voulez  -  vous  dire  ?  je  ne  fe- 
rai pas  fûre  de  ce  que  j'ai  vu  de  mes 
yeux  ! 

Electre. 
Il  eft  mort ,  malheureufe  fœur  ,   ôc 
votre  efpérance  s'eft  évanouie  avec  lui. 
N'attendez  plus  rien  d'Orefte. 
Chrysothemis. 
Orefte  eft  mort  !  hé  de  qui ,  je  vous 


prie 


l'avez-vous  oui  dire  ? 


Electre. 
D'un  homme  témoin  de  Ton  trépas. 

C  H  R  YSO  TH  E  M  1  S. 

Et  où  eft  ce  témoin  ^  Dieux  î  quel 
étennement  eft  le  mien  ! 
Electre. 
11  eft  dans  ce  Palais.  Clytemneftre  , 
dont  il  a  rempli  les  voeux  par  cette  nou- 
velle 5  l'y  retient. 

Chrysothemis. 
Ah  5  Ciel  5  de  qui  donc  aura  porté 
ces  OiFrandes  fur  le  tombeau  de  mon 
père  ? 

Electre. 
Que  voulez-vous  ?  je  m'imagine  que 
quelqu'un  fe  fera  chargé  d  y  porter  ces 
triftes  monumens  d'Orefte, 

Chrysothemis. 
Que  je  fuis  à  plaindre ,  hélas  !  &  que 


ACTE     I  I  î.         491 

m'ont  fervi  mes  emprelfemens  !  infen- 
fée  ,  j'accourois  vers  vous  tranfportée 
de  la  plus  vive  joie  pour  vous  en  faire 
part,  &  j'ignorois  l'abyfme  de  maux 
où  nous  étions  précipitées.  J'arrive , 
de  je  trouve  à  mon  retour  les  malheurs 
que  j'y  avois  laifTés ,  &  pour  furcroît  j 
des  diigraces  plus  cruelles  que  je  n'atten- 
dois  pas. 

E-XECTRE. 

11  n'eft  que  trop  vrai ,  chère  fœur  : 
mais  5  fi  vous  voulez  me  croire  ,  vous 
nous  délivrerez  de  ce  fardeau  de  ca- 
lamités. 

Chrysothemîs. 
Ferai-je  revivre  les  morts  ? 

Electre. 
Ce  n'eft  pas  là  ce  que  je  demande.  Je 
»e  fuis  pas  infenfée, 

Ch  ry  sot  h  em  I  s. 
Qu'ordonnez- vous  dont  je  fois  ca- 
pable ? 

Electre. 
Je  ne  veux  de  vous  que  du  coura- 
ge à  exécuter  ce  que  je  vais  vous  pro- 
pofer. 

Chrysothemîs. 
Hélas  y  je  ferai ,  moi ,  tout  ce  que 
vous  jugerez  avantageux  à  notre  affreufe 
ilituatio  n. 

X    Yj 


%2  ELECTRE, 

Electre. 

Prenez  garde  ,  Chryfothemis  ,  à  ce 
que  vous  me  promettez.  Songez  qu'on 
n'acheté  qu'au  prix  du  travail  un  heu- 
reux fuccès. 

Chrysothemis. 

J'en  conviens ,  ôc  me  voici  prête  d'y 
contribuer  de  tout  mon  pouvoir. 
Electre. 

Ecoutez  donc  mes  projets.  Vousfca- 
vez  que  nous  n'avons  plus  d'appui  ni  de 
défenfeur.  Le  Dieu  des  enfers  a  moif- 
fonné  nos  amis.  Bornées  à  nous  feules  , 
nous  n'avons  de  refTdurce  qu'en  nous. 
Tant  que  j'ai  fçu  qu'Orefte  jouifToit  de  la 
lumière  ,  j'ai  efpéré  qu'il  reviendroirun 
jour  venger  Agamernnon.  Aujourd'hui 
qu'il  n'eft  plus ,  je  m'adreiïe  à  vous.  Une 
main  barbare  (  vous  le  fçavez  )  a  porté 
ie  coup  mortel  à  notre  père.  Il  s'agit  de 
le  venger.  Que  fert  de  diiîimuler  ôc  de 
vous  tenir  en  fufpens  ?  il  s'agit,  ma  fœur, 
d'immoler  Egifthe,  . .  .  Vous  reculez  î 
ah  5  lâche ,  qu'attendez-vous  ?  fur  quel 
efpoir  tournez-vous  encore  les  yeux  ? 
vous  à  qui  il  ne  refte  plus  en  partage  que 
le  regret  de  votre  bonheur  pafTé  ,  vous 
qu'on  a  dépouillée  de  l'héritage  pater- 
nel y  vous  qui  déformais  fans  époux  ,  & 
fans  efpoir  d'un  heureux  hynxen,  vous 


A  C  T  E     IIL         495 

voyez  condamnée  à  vieillir  ôc  à  fécher 
de  douleur.  Car  n'efpérez  pas  d'hy  me- 
née. Egifthe  ,  croyez- moi ,  n'ell  pas  af- 
fez  aveugle  ni  aflez  peu  politique,  pour 
fouffrir  qu'il  forte  de  vous  ou  de  moi  des 
vengeurs  du  fang  qu'il  a  verfé.  Suivez 
donc  mes  généreux  confeils.  En  les  fui- 
vant  5  vous  acquérez  une  double  gloire. 
Vous  acquittez  d'abord  votre  piété  du 
tribut  qu'elle  doit  à  un  père  &  à  un  frè- 
re ;  &  de  plus  5  née  libre  ,  comme  vous 
l'êtes ,  vous  confervez  cette  précieufe 
liberté  pour  allumer  un  jour  le  flambeau 
d'un  hymen  digne  de  vous  :  car  l'hon- 
neur eft  le  principal  ornement  qui  attire 
les  yeux  des  mortels.  Or  confidérez  ,  je 
vous  fupplie  ,  quelle  gloire  réjaillira  fur 
vous  &  fur  moi  iî  vous  me  fécondez. 
Quels  éloges  ,  quels  honneurs  !  qui  des 
citoyens  ou  des  étrangers  ,  en  nous 
voyant ,  ne  s'écriera  pas  rempli  d'admi- 
ration ?  5>  Voyez- vous  ces  deux  géné- 
3>  reufes  fœurs  ?  elles  ont  lavé  l'opprobre 
«du  Palais  de  leurs  ancêtres  :  elles  ont 
35  fauve  les  reftes  de  leur  maifon  au  péril 
35  de  leurs  vies  :  par  elles  leurs  fiers  en- 
3>  nemis  ont  été  écrafés  dans  le  fein  d'u- 
33  ne  brillante  fortune.  Elles  méritent 
33  l'amour  &  la  vénération  de  l'univers. 
9>  Pour  couronner  leur  immortelle  va- 


45>4  ELECTRE. 

3>  leur  5  il  eft  jufte  qu'elles  foient  diftin- 
«  guées  dans  les  fêtes  d  éclat ,  &  dans 
5>  les  aiTemblées  du  peuple.  «  Voilà  ce 
qu'on  dira  de  nous  tant  que  nous  refpire- 
rons.  Mais  après  le  trépas ,  notre  gloire 
nous  furvivra  3c  ne  mourra  jamais.  Par 
un  intérêt  fi  glorieux ,  je  vous  conjure  , 
chère  fœur,  de  Jfuivre  mes  confeils.  Ven- 
gez un  père  ,  fuccédez  à  un  frère  ,  déli- 
vrez-moi 5  délivrez-vous  de  nos  mal- 
heurs communs ,  &  fongez  que  la  lâ- 
cheté eft  un  vice  bas  6c  indigne  des 
âmes  bien  nées. 

Le  C  h(E  u  r. 

Dans  des  conjondtures  fi  délicates  ^ 
Ton  doit  appeller  à  fon  fecours  la  pru- 
dence. Elle  eft  néceftaire  pour  donner 
ou  recevoir  un  confeil. 

Ch  rysothemis. 

Il  eft  vrai ,  auîTi  vous  voyez  comme 
moi  5  que  fi  la  douleur  ne  troubloit  fes 
efprits  5  elle  parleroit  avec  plus  de  rete- 
nue 5c  moins  de  témérité.  Car  ,  dites- 
moi,  ma  fœur,  fur  quelle  efpérance  vous 
armez-vous  d'une  audace  inouie.  Se  pré- 
tendez-vous m'engager  à  fervir  votre  ra- 
ge ?  oubliez-vous  qui  vous  êtes  ,  Se  quel 
eft  celui  que  vous  voulez  opprimer  ? 
oubliez-vous  votre  fexe  5  votre  foiblefïe 
&  la  force  de  vos  ennemis  ^  ne  voyez-^ 


A  C  T  E  I  I  I.  495 
vous  pas  que  la  fortune  fe  déclare  de 
jour  en  jour  pour  eux,  tandis  qu'elle  nous 
abandonne  fans  retour  ?  hé,  quelle  main 
feroit  capable  de  percer  impunément  un 
Prince  tel  qu'Egifthe  ?  Croyez  -  moi , 
Eledre ,  défiez  -  vous  de  vos  paroles 
mêmes  ;  &  déjà  trop  malheureufe ,  crai- 
gnez de  vous  attirer  de  plus  grands 
malheurs  ,  fi  quelque  ennemi  fecret  ve- 
noit  â  furpresidre  de  pareils  difcours. 
Que  nous  fervira  la  gloire  dont  vous  me 
vantez  tant  Tcclat ,  fi  nous  la  terniflons 
par  une  morthonteufe  ?  que  dis- je  ,  par 
la  mort  !  elle  n'eft  pas  le  plus  grand  des 
maux.  Le  fupplice  réfervé  à  notre  con- 
juration ,  ce  feroit  de  fouhaiter  le  trépas, 
&  de  ne  pouvoir  l'obtenir.  Je  vous  con- 
jure donc,  chère  fœur,  de  modérer  du 
moins  vos  fureurs ,  avant  que  de  nous 
condamner  nous  &  notre  race  à  périr 
par  les  plus  horribles  fupplices.  Quant 
à  vos  difcours  impuilTans  ,  je  les  couvri- 
rai (je  le  promets  )  d'un  filence  éter-  ■ 
nel.  Pour  vous ,  s'il  eft  pofiible  ,  rap- 
peliez vos  efprits  &  vonre  raifon ,  me- 
îurez  vos  forces ,  &  apprenez  enfin  de 
votre  foiblefie  &  du  tems  à  céder  à 
ceux  qui  vous  furpaffent  en  pouvoir. 
Le  C  h  (E  u  r. 
Croyez  Chryfothemis ,  Madame.  La 


49^  ELECTRE. 

prudence  &c  la  modération  font  le  pré- 
lent le  plus  avantageux  que  les  Dieux 
puiffent  faire  aux  hommes. 
Electre. 
Ce  difcours  n'a  rien  qui  m'étonne. 
Je  m*attendois  à  vos  refus ,  ma  fœur  , 
èc  je  vous  connoilTois  trop  pour  ne 
m'y  attendre  pas.  Hé-bien  ,  je  me  ré- 
ferve  à  moi  feule  l'exécution  de  ce 
projet.  Cette  main  fçaura  bien  l'ac- 
complir 5  &  je  ne  l'aurai  pas  formé 
en  vain. 

Chrysothemis. 
Ah,  que  n'aviez- vous  ces  généreux 
fentimens ,  lorfqu'on  afTaffinoit  mon  pè- 
re î  que  vous   nous  auriez  épargné  de 
malheurs  ! 

Electre. 
Je  les  avois  dans  mon  fein  ^  mais  la 
force  ne  répondoit  pas  à  mon  courage. 
Chrysothemis. 
Hé-bien ,  puifque  vous  le  voulez  , 
confervez  des  fentimens  fi  généreux  , 
j'y  confens. 

Electre. 
Vous  ne  parlez  ainfi ,  cruelle  ,  que 
pour  vous  difpenfer  de  vous  joindre  à 
moi. 

Chrysothemis. 
11  eft  beau:  d  ofer  de  grandes  chofes  . 


A  C  T  E     1  I  I.  45)7 

dût-on  s'expofer  à  perdre  le  jour  par 
les  derniers  fupplices. 

Electre. 
J'approuve  votre  maxime  ;  mais  je 
détefte  votre  lâcheté. 

Chr  ysothemis. 
J'écouterai  volontiers  vos  louanges  , 
quand  vous  approuverez  mes  confeils. 

E  L  E  c  T  R    E. 

Et  c'eft  ce  que  jamais  vous  ne  gagne* 
rez  iiir  moi. 

Chrysothemis. 
Le  tems  en  viendra  peut-être  à  bout. 

Electre. 
Allez  5  retirez-vous;  auiîi-bien  ne 
trouvai-je  en  vous  nulle  relTource. 
Chrysothemis. 
Vous  vous  trompez ,  Eledre  ;  mais 
moi ,  je  ne  trouve  en  vous  nulle  do- 
cilité. 

Electre. 
Allez ,  vous  dis-je ,  &  ne  manquez- 
pas  de  redire  à  votre  mère  ce  que  vous 
avez  entendu. 

Chrysothem  is. 
Non ,  je  ne  fuis  pas  afTez  votre  enne- 
mie, pour  être  capable  d'un  trait  fi  noir. 
Electre. 
N'eft-ce  pas  être  mon  ennemie  que 
de  me  confeiller  une  lâcheté  ? 


49^  ELECTRE. 

Chrysothemis. 
Ce  qu'on  vous  confeille  n'eft  point 
lâcheté  y  c  eft  prudence. 

Electre. 
Quoi  donc ,  à  vous  entendre  ,  c'eft  à 
înoi  de  foufcrire  à  vos  déciiions  î 
Chrysothemis. 
Quand  vous  aurez  rappelle  votre  rai- 
fon  5  je  confentirai  à  me  foumettre  aux 
vôtres. 

Electre. 
Qu'il  eîl  honteux  de  parler  iî  bien  3 
êc  d'agir  û  mal. 

Chrysothemis. 
Vous  dites  vrai ,  Se  tel  eft  votre  mal- 
heur. 

Electre. 
Mais  5  dites-moi ,  je  vous  prie ,  que 
trouvez- vous  d'injufte  dans  mon  pro- 
jet ? 

Chrysothemis. 
Les  plus  juftes  delTeins  font  fouvent 
pernicieux. 

Electre. 
Non  -  de  pareilles  maximes  ne  feront 
jamais  de  mon  goût. 

Chrysothemis. 
Si   vous  perfiftez  dans  votre  entre- 
prife  5  le  fuccès  les  juftifiera  y  Ôc  vous 
les  approuverez  trop  tard. 


ACTE     111.         499 

Electre. 
J'y  perfifte ,  &  je  la  poufferai  jufqu  au 
bout ,  fans  égard  à  vos  prédirions. 
Chrysothemis. 
C'eft  donc  une  chofe  arrêtée ,  Se  vous 
n'écoutez  plus  mes  confeils  ? 
Electre. 
Rien  de  plus  odieux  pour  moi  que 
des  confeils  lâches. 

Chrysothemis. 
C'en  eft  donc  fait  ,  &  rien  de  ce 
que  je  vous  dis  n'entre  dans  votre  ef- 
prit? 

Electre. 
J'ai  tout  pefé ,  ma  foeur ,  Sçachez  que 
ce  n'eft  pas  d'aujourd'hui  que  mon  parti 
eft  pris. 

Chrysothemis. 
Je  me  retire  donc  :  auiïî-bien  ne  pou- 
vez-vous  goûter  mes  penfées ,  ni  moi 
votre  conduite. 

Electre. 
A  la  bonne  heure ,  partez  :  mais  duf- 
fiez-vous  revenir  vers  moi ,  je  romps 
tout  commerce  avec  vous.  Auffi-bien 
faut-il  être  infenfée  pour  entreprendre 
de  déterminer  un  courage  aufïi  mou  que 
le  vôtre. 

Chrysothemis. 
Suivez  donc  vos  lumières  ,  puifque 


590  ELECTRE. 

vous  les  croyez  plus  fûres  que  les  mien- 
nes :  mais  ,  je  vous  en  avertis  encore  , 
quand  vous  ferez  plongée  dans  un  aby  f- 
me  de  maux ,  vous  louerez  malgré  vous 
mes  confeils. 


III.    INTERMEDE. 

Le  C h (E  u r. 
Stro'  D  où  vîenr  que  les  oifeaux  du  Ciel  3 
^  ^  *  plus  fages  que  les  mortels  ,  ont  foin  de 
nourrir  ceux  dont  ils  ont  reçu  la  vie  ôc 
l'éducation ,  tandis  que  nous ,  ingrats 
que  nous  fommes,  peu  touchés  d'un 
fi  bel  exemple  ,  femblons  rougir  de 
l'imiter.  Mais  j'atteile  les  foudres  de 
Jupiter  5  ôc  la  Juftice  vengereffe  qui 
habite  dans  les  Cieux  ,  que  cette  in- 
gratitude n'efl  jamais  impunie.  O  Re- 
nommée 5  qui  rempliflfez  toute  l'éten- 
due de  la  terre  ,  pénétrez  juf qu'aux 
enfers ,  troublez  par  vos  cris  le  repos 
des  A  tri  des  morts ,  ôc  portez-leur  les 
triftes  nouvelles  des  crimes  de  leur 
maifon. 

"^nti-      Découvrez-leur  le  défordre  qui  y  re- 

""^^   '    gne.    Dites-leur  que  deux  Princeffes, 

unies  par  les  liens  les  plus  étroits  du 


ACTE     III.  501 

fang  j  font  divifées  par  la  plus  cruelle 
difcorde  ,  &  ne  peuvent  plus  vivre  en- 
femble.  J'excufe  toutefois  Eledre.  Seu- 
le 5  &  privée  de  tout  appui ,  elle  fe 
voit  noyée  dans  la  douleur  ,  comme 
dans  les  flots  de  la  mer.  Semblable  à 
la  plaintive  Philoméle  ,  elle  ne  cefïe 
de  pleurer  fon  père.  La  mort  même 
n'a  rien  qui  l'effraie.  Réfolue  d'affron- 
ter le  trépas ,  elle  ne  fonge  qu'à  perdre 
deux  horribles  furies.  Eft-il  en  effet  un 
cœur  bien  iitué  qui  puiife  fupporter  de 
pareilles  difgraces  ? 

Non  un  cœur  généreux ,  dans  le  fein  Sno- 
de  l'adverfité ,  ne  peut  voir  fa  gloire  ^  ^  ' 
fe  changer  en  infamie.  O  Prince Ife, 
6  ma  fille  ,  il  faut  en  convenir  ,  ac- 
cablée jufqu'â  préfent  fous  le  poids 
d'une  vie  infupportable  ,  &  mainte- 
nant armée  contre  le  crime  pour  vous 
mettre'  à  couvert  du  déshonneur  ,  vous 
méritez  le  double  éloge  de  fille  fage  ÔC 
généreufe. 

Puifliez-vous  fur  vivre  au  coup  que     ^ntU 
|Vous  méditez  !  puiiîions-nous  vous  voir-^'"'  ^^' 
furpaffer  autant  vos  ennemis  en  force 
Ce  en  pouvoir  ,  que  vous  en  êtes  au- 
jourd'hui opprimée  1  ce  prix  eft  dû.  i 


501  ELECTRE. 

votre  piété  confiante  envers  les  Dieux  J 
malgré  l'injuile  &c  cruelle  deftinée  que 
vous  éprouvez. 


ACTE    IV. 

SCENE    PREMIERE. 

Oreste,  pylade,  Electre* 
Le  Chœur. 

O  R  E  s  T  E  au  Chœur, 
Dites-moi  ,  je  vous  prie ,  ne  ferions- 
nous  point  dans  Terreur  ?  fommes-nous 
en  effet  arrivés  au  lieu  que  nous  cher- 
chons ? 

Le     C  h  (e  u  r. 
Que  fouhaitez-vous  ? 

O  R  E  s  T  e. 

Je  cherche  depuis  long-tems  le  Pa- 
lais d'Egifthe. 

l  e  c  H  (E  u  R.  r 

Le  Palais  d'Egifthe  ?  le  voici ,  Ton  ne 
vous  a  pas  trompé. 

O  R  E  s  te. 

Qui  de  vous  veut  bien  fe  charger  de 
lui  annoncer  notre  arrivée  en  ces  lieux  : 
elle  ne  peut  qu'être  agréable  ,  &  poui 
lui ,  dfC  pour  nous. 


A  C  T  E    1  V.  503 

Le    C  h  (E  u  r. 
*  Ce  fera  la  PrincefTe.   Il  faut  que  ce 
foit  une  perfonne  du  Palais  mcme. 
O  R  E  S  T  E. 

Allez  donc  ,  Madame ,  de  dites  que 
quelques  perfonnes  de  la  Phocide  fou- 
haiteroient  de  voir  Eaifthe. 
El  e  c  t  r  e. 

Ah  5  malheureufe  que  je  fuis  !  De 
quoi  me  chargez-vous  ?  ne  feriez- vous 
point  envoyés  pour  confirmer  la  trifte 
nouvelle  que  nous  avons  reçue  ? 
O  R  E  s  T  E. 

J'ignore  la  nouvelle  dont  vous  par- 
lez :  mais  "{"  Strophius  m'a  chargé  d'en 
porter  fur  ce  qui  touche  Oreile. 
Electre. 

Sur  Orefte?  &  quoi  ,  ô  étranger  ? 
Dieux  ,  de  quelle  frayeur  je  me  fens 
faifie  ! 


*  Détour  du  Chœur  ,  qui  ne  veut  pas  cha- 
griner Eledre  en  fe  chargeant  d'un  meiTage 
qui  ne  devoir  pas  lui  ètiQ  agréable.  Ceft  en 
même  tems  une  adreiTe  du  Poète  ,  qui  par-là 
empêche  Orefte  d'entrer  (î-tôt  dans  le  Palais, 
&qui  ménage  ainfi  cette  belle  reconnoilTance 
du  frère  &  de  la  fœur. 

t  Roi  de  C  iffa  ,  &  père  de  Pylade ,  chez  qui 
Orefte  étoir  demeuré  caché  après  avoir  été 
Taure  par  Eledrc. 


504  ELECTRE. 

OrE  s  T  E. 

Nous  apportons  dans  cette  urne  que 
vous  voyez  les  triftes  reftes  de  ce  Prince 
mort. 

Electre. 

Ah  ,  infortunée ,  je  ne  fuis  que  trop 
afTurée  de  mon  malheur. 
O  R  £  s  T  E. 

Si  vous  vous  intéreffez  à  la  deftinée 
d'Orefte  ,  apprenez  que  fon  corps  eft 
renfermé  dans  ce  monument. 
Electre. 

Donnez  ,  cher  étranger  ,  donnez- 
moi  cette  urne  ,  au  nom  des  Dieux, 
puifqu  il  y  eil  renfermé  :  laiffez-moi 
iembraffer  ,  6c  pleurer  fur  fa  cendre 
mes  infortunes ,  de  celles  de  toute  ma 
maifon. 

O  R  E  s  T  E  a  qudqu^un  de  fa  fuite. 

Approchez.  Donnez-lui  cette  urne. 
Ce  n'eft  pas    par   un   efprit  de  haine 
qu'elle  la  demande.  11  faut  quelle  foie 
unie  de  fang  ou  d'amitié  à  Orefle. 
Electre. 

Déplorable  monument  de  la  perfonne 
du  monde  que  j'aimai  le  plus ,  reftes  in- 
fortunés de  mon  frère ,  ô  combien  les 
efpérances  dont  je  m'étois  flattée,  quand 
je  vous  envoyai  hors  de  ce  Palais ,  font 

différentes 


A  C  T  E    I  V.  50J 

différentes  des  lentimens  que  j'cprouve 
*  en  vous  recevant  aujourdliui  !  Je  vous 
envoyai ,  cher  Prince ,  plein  de  gloire  Ôc 
de  vie ,  &  je  ne  reçois  entre  mes  bras 
que  votre  ombre  &  vos  cendres.  Hélas  l 
puifque  vous  deviez  m  être  ravi ,  que  i  e 
le  faces- vous  ,  avant  que  je  vous  Hlfe 
pafTer  dans  une  terre  écrargère  ,  après 
vous  avoir  foullrait  de  mes  mains  au 
glaive  qui  vous  menaçoit  !  du  moins ,  Ci 
la  mort  vous  eût  enlevé  aljrs  ,  vous  au- 
riez t-ouvé  place  dans  le  tomb;;au  de 
votre  père.  Mais ,  hélas ,  loin  de  ce  Pa- 
kis  y  féparé  de  votre  fœur ,  Se  relégué 
dans  une  terre  écartée  ,  vous  avez  été  la 
proie  d'une  mort  cruelle,  fans  qu'une 
main  chérie  ait  pu  vous  rendre  les  hon- 
neurs du  tombeau.  Car ,  malheureufe 
que  je  fuis ,  je  n'ai  pas  même  eu  le  trifte 
avantage  de  laver  moi-même  votre  ca- 
davre 5  ni  de  porter  fur  le  bûcher  ce  pré- 
cieux fardeau  :  clés  mains  étrangères 
vous  ont  rendu  ce  dernier  fervice  ,  & 
vous  ne  revenez  dans  les  miennes  que 
comme  un  poids  léger  renfermé  dans  le 


*  Le  Grec  porc  :  m  O  combien  me  voilà     Note 
] las  déchue   des  efpérances  que  je    fondois  furdel'Edi- 
n  vou*! ,  quand  je  VOUS  envoyai ,  &c.  ^3  •^"'^• 

Tome  L  Y 


5o^  ELECTRE. 

contour  d'une  urne.  "^  Frivole  &  funefte 
fuccès  des  foins  que  je  pris  d'élever  vo- 
tre enfance  !  foins  fi  doux  pour  moi , 
qu'ctes-vous  devenus  î  car  enfin ,  vous 
le  fçavez  ,  cher  Prince  ,  vous  ne  fûtes 
pas  plus  chéri  d'une  mère  ;  vous  dor- 
miez dans  mon  fein.  Je  vous  tenois  lieu 
de  mère  pn  effet  y  Se ,  quoique  je  ne  fulTe 
que  vocrx;  fœur ,  vous  me  donniez  un 
plus  tendre  nom.  "j"  Tout  cela  eft  mort 
avec  vous  dans  le  jour  fatal  qui  vous  a 
vu  périr.  Semblable  à  un  orage  atl^reux , 
la  mort  m'a  tout  ravi  en  vous  enlevant. 


Note       *  Voici  le  vers  Grec,  dont  il  falloit  rendre 
«ie  l'Edi-  la  force  : 

»  Un  peu  de  cendres  dans  une  urne  légère  ,  eft 
33  tout  ce  qui  me  refte  de  vous.  îj 

t  On  voit  ici  cinq  a  fix  lignes  qui   ne  font 

Note  .  j  1        ^  *  ^  •         1  n       r. 

jgP£jj.  point  du  tout  de  Sophocle  ,  mais  du    P.  B. 

leur.  Voici  la  véritable  Elecftre  :  m  Qu'il  m'écoit 
53  doux  ,  die  elle  ,  de  préparer  votre  nourriture  ! 
33  jamais  mère  eut-elle  pour  Ton  enfant  de  plus 
w  tendres  foins?  jamais  je  ne  m'en  repcfai  fut 
»3  des  domeftiques  1  céroic  moi  même  votre. 
M  fœur  qui  vous  gardois  le  jour  &  la  nui'.  3^ 
Ceci  eft  dans  les  mœurs  anciennes  ^  &:  fw-mble- 
roir  peu  noble  (i\\:  notre  Théâtre.  Mais  ce  font 
là  les  iJées  de  l'Auteur,  auxquelles  le  Traduc^ 
leur  fidèle  ne  doit  pas  fubfticuer  les  fienues. 


ACTE    IV.  507 

pâi  perdu  mon  père  ,  vous  n'êtes  plus , 
&  je  meurs  avec  vous.  Cependant  nos 
ennemis  triomphent  :  notre  mère  ,  ou 
plutôt  notre  marâtre ,  le  livre  aux  tranf- 
ports  d'une  folle  joie.  Vous  deviez  l'en 
punir  un  jour  ;  amfi  me  le  faifiez-vous 
efpérer  dans  vos  lettres  fecrettes  :  mais 
le  génie  contraire ,  qui  préfidoit  à  vos 
}ours  &  aux  miens ,  a  bien  fyi  renverfer 
nos  projets ,  en  ne  me  rendant,  au  lieu^ 
de  vous,  qu'une  Ombre  vaine,  &  qu'une 
inutile  pouffiere.  Hélas  !  hélas  !  dépouil- 
les trop  malheureufes,malheureufe  moi- 
même  !  hélas ,  ô  mon  cher  Orefte  !  ô 
voyage  fatal  !  c'eft  lui  qui  m'a  perdue.  Il- 
m'a  perdue  ,  vous  dis-je ,  pour  toujours. 
O  le  plus  chéri  des  mortels ,  recevez- 
moi  dans  le  fein  de  cette  urne  t  unifTez- 
une  fœur  m.orte  à  un  frère  mort.  Que 
déformais  rendue  à  vous  fur  les  fom- 
bres  bords ,  rien  ne  puilTe  m'en  féparer. 
Tant  que  vous  avez  vécu  j'ai  partagé 
votre  deftinée  avec  vous  ^  fouffrez  que 
je  partage  aulli  votre  tombeau.  La  mort 
eft  l'objet  de  mes  de/îrs ,  &  je  ne  vois 
pas  à  l'afped  de  cette  urne ,  *  que  les 

*  La  penfée  de  Sophocle  paroîtra  plus  (îm-     '^^'^f 
fié  &  plus  claire  :  5»  Je  ne  puis  vous  (urvivre ,  ^^  ^  ^^*" 
30  ô  mon  cher  Orefte  :  ma  douleur  eft  trop 
»  vive,  &  la  mort  feule  en  fera  le  remède.  « 


5o8  ELECTRE. 

morts  foient  fenfibles  &  malheureux. 

Le  Ch  (EU  r. 
Songez  5  Eieâ:re ,  que  vous  avez  reçu 
le  jour  d'un  père  mortel.  Orefte  1  étoit 
de  mcme.  Modérez  donc  vos  regrets , 
puifque  la  mort  eft  inévitable  pour  tous 
les  mortels. 

O  R  E  s  T  E    cmû, 
O  Ciel  !  que  vais- je  lui  dire  ?  parle- 
rai-je  fans  déguifement ,  &;  par  où  com- 
mencer ?  non ,  je  ne  puis  plus  retenir 
mes  tranfporrs. 

Electre. 
Quel  tranfport  de  douleur  vous  fai/it  ? 
que  dites-vous  ? 

O  R   E  s  T  E. 

Eft-ce  donc  Eledre  que  je  vois  ?  eft- 
ce  la  cette  beauté  .... 

Electre. 

C'eft  elle-mcme  ,  hélas  !  mais  dans 
quel  état  la  voyez- vous  î 

O  R  E  s  T  E. 

o  Ciel  !  quel  accablement  de  mifère  î 

E  L  E  c  R  E. 
Vf  oh  viennent,  ô  étranger,  ces  fou- 
pirs  en  ma  faveur  ? 

O  R  E  s  T  E. 
O  beauté  trop  indignement  flétrie 
par  d'affreux  traitemens, 


A  C  T  E     I  V.  509 

Electre. 
Ne  feroit-ce  point  fur  la  deftinée  de 
quelqu'autre  que  vous  gémiffez  ?  * 

O  R  E  s  T  E. 

O  jours  trop  malheureufement  écou- 
lés y  fans  appui ,  fans  confolateur  î 
Electre. 
Généreux  étranger ,  encore  une  fois , 
dites-moi  ce  qui  vous  fait  foupirer  ainfi, 
en  fixant  fur  moi  vos  regards. 
O  R  E  s  T  E. 
Hélas  5  je  ne  connoillbis  pas  encore 
tous  mes  malheurs. 

Electre. 
Eft-ce  par  n  ^s  paroles  que  vous  com- 
mencez à  les  connoître  ? 

O  R  E  s  T  E. 

C'eft  en  voyant  la  grandeur  de  vos 
maux. 

Electre. 

Vous  n'en  voyez   que  la  moindre 
partie. 

Cette  qucftion  d'Eledlre  dans  la  t-aduâion  cie  1  Ldi- 
ne  feroit-elle  pas  un  peu  puérile  ?  AulTi  ne  la  ^^"'^» 
fait-elle  pas:  elle  dit  abfolument  ,  fans  inter- 
ruption :  "  Non ,  ce  n'eft  point  une  autre  que 
a>  moi  :  c'eft  moi  qui  fuis  cette  malheureufc 
»  Elcâ:re  dont  le  fort  déplorable  vous  atten- 
M  drit,  » 

Y  iij 


jio  ELECTRE.      ^ 

O  R  E   s  T  E. 

Et  que  puis- je  voir  de  plus  affligeant  ? 

Electre. 
Le  voici.  Je  fuis  obligée  de  demeurer 
avec  les  meurtriers . . . 

O  R  E  s  T  E. 
Quels  meurtriers  ?  de  qui  ? 

Electre. 
Avec  les  meurtriers  de  mon  père, 
&:  poilr  furcroit  je  me  vois  contrainte   | 
d'être  leur  efclave. 

O  R  E  s  T  E. 

Leur  efclave  !  de  qui  vous  réduit  à 
cette  cruelle  extrémité  ? 
Electre. 
C'eft  un  ennemi  barbare  ,  qu'on  ap- 
pelle ma  mère  :  mais  elle  n'a  de  mère 
que  le  nom. 

O  R  E  s  T  E. 
Comment  ?  ôc  que  fait-elle  pour  vous 
y  contraindre  ?  eft-ce  par  la  violence , 
ou  par  la  mifère  ? 

Electre. 
Par  la  mifère ,  par  la  violence ,  Se  par 
tout  ce  qu'elle  peut  imaginer  de  cruau- 
tés. 

O  R  E  s  T  E. 

Et  vous  n'avez  perfonne  qui  s'oppofe 
à  fa  rage  ?  perfonne  qui  vous  tende  une 
main  fecourable  ? 


A  C  T  E    1  V.    '       jit 

Electre. 
Perfonne.  Le  feiil  appui  qui  me  reftoit 
n'eft  plus  5  &  c'étoit  ce  frère  dont  vous 
m'apportez  les  cendres. 

O  R  E  s  T  E. 
Pauvre  PrincefTe ,  que  la  fituation  où 
'je  vous  vois  excite  ma  compalîion  ! 
Electre. 
Hé-bien ,  vous  êtes  le  feul  ici  qui 
foyez  touché  de  mes  mifères. 
O  R  E  s  T  E. 
Aulli  fuis- je  le  feul  qui  vienne  vous 
témoigner  combien  j'y  luis  fenfible. 

E  L  E  G   T  R  E. 

Mais  ne  feriez- vous  point  quelqu'un 
de  mes  proches  ? 

O  R  E  s  T  E. 

Je  pourrois  vous  confier  un  fecret , 
s'il  m'étoit  permis  de  compter  fur  la  fidé- 
lité de  vos  Compagnes. 

Electre. 
Elles  fontfidelles ,  j'en  réponds  :  par- 
lez. 

O  R  e  s  t  E. 
Mettez  donc  bas  cette  urne.  A  ce 
prix  vous  fçaurez  tout. 

Electre. 
Au  nom  des  Dieux ,  6  étranger,  ne 
me  l'arrachez  pas. 

Yiv 


512  ELECTRE 

O  R  E   s  T  E. 

Laiffez-la  :  croyez-moi  j  vous  n  aurez 
pas  fujet  de  vous  en  repentir. 
Electre, 

*  Par  votre  facré  vifage,  que  jetouche^ 
fie  m'enlevez  pas  un  fi  cher  dépôt. 

O  R  E  s  T  E. 
Non ,  vous  dis-je  ,  je  ne  permettrai 
pas  que  vous  gardiez  cet  aliment  de  vos 
regiets. 

Electre,  embrajpint  Furne, 
Je  ferois  doublement  miférabie,  mon 
cher  Orefte,  fi  Ion  me  privoit  de  ce 
qui  me  refte  de  vous. 

O  R  E  s  T  E. 
Concevez  de  meilleures  efpérances  y 
ôc  comptez  que  votre  douleur  n'eft  pas 
raifonnable. 

Electre. 
Quoi  1  j'ai  tort  de  pleurer  un  frère  ? 

O  R  E  s  t  E. 
Ce  n'eft  point  à  vous  de  tenir  ce  trifte 
langage. 

Electre. 
Suis-je  donc  indigne  de  ce  cher  mort  ? 

O  R  E  s  T  E. 
Non  ;  mais ,  encore  une  fois ,  ce  n'eft 
pas  à  vous  de  le  pburer. 

*  Mattiere  de  fupplier, 


A  C  T  E    I  V.  515 

Electre. 
Je  ne  pleurerois  pas  Orefle,  &c  je  tiens 
fes  cendres  dans  mes  mains  ? 
O  R  E  s  T  E. 
Ce  n'eft  pas  Orefte  :  ce  n'eft  là  qu'un 
tombeau  feint. 

Electre. 
Où  donc  eft  le  véritable  tombeau  de 
ce  malheureux  Prince  ? 

O  R  E  s  T  E. 
11  n'en  a  point  :  il  efl:  plein  de  vie.  * 

E  L  E  C  T  R  ET" 

Que  dites-vous ,  cher  étranger  ? 

O  R  E  s  T  E. 
La  vérité. 

Electre. 
Orefte  vit  encore  ? 

O  R  E  s  T  E. 
Il  vit ... .  puifque  je  vis. 
Electre. 
Vous ,  Orefte  l 

O  R  e  s  T  E. 

Moi  -  même.  Regardez  cet  anneau. 
C'eft  celui  de  mon  père.  Jugez  fi  je  vous 
trompe. 


*  Il  y  a  dans  Sophocle  une  efpece  de  tour     Note 
fententieux,  quei'aurois  voulu  conferver  ainli:  <^-^  ^^'^" 
w  II  n  en  a  point  :  il  n  en  eit  point  pour  ceux 
99  qui  font  pleins  de  vie.  » 

Y  V 


5Î4  ELECTRE. 

Electre  ,  aprh  avoir  examiné  U  cacha. 

O  le  plus  doux  Ôc  le  plus  ferein  de 
mes  jours  ! 

O  R  E  s  T   E. 

o  jour  véritablement  heureux  \ 

Electre. 
Quoi  5  c'efl  vous  ?  c'eft  votre  voix  que 
j'entends ,  cher  Orefte  ! 

O  R  E   s  T  E. 

C'eft  lîvoi  5  vous  dis-je.  N'en  cherchez 
point  d'autres  preuves. 

Electre. 

C'eft  donc  vous  que  je  retrouve  enfin  î 
vous  que  j'embrafte  l 

O  R  E  s  T  E. 

Oui  5  &  pour  ne  plus  nous  féparer. 

Electre. 
O  chères  Compagnes ,  6  mes  Conci- 
toyennes ,  voyez  5  voyez  cet  Orefte  5 
qu'une  feinte  mort  m'avoit  ravi,  & 
qu'elle  me  rend  aujourd'hui. 
Le   C  h  (E  u  r. 
Nous  le  voyons ,  PrincefTe  j  &  im  bon- 
heur il  peu  efpéié  fait  couler  de  nos 
yeux  des  larmes  de  joie. 
Electre. 
Rejetton  précieux  de  mes  pères ,  clier 
Orefte,  vousvoici  donc  de  retour  !  Vous 
me  retrouvez  ^  je  vous  retrouve  3  vous 


A  C  T  E    I  V.  515 

revoyez  ce  que  vous  avez  tant  fouhaité 
de  revoir  1 

O  R  E  s  T  E. 
Oui,  ma  fœur,  me  voici  j  mais  modé- 
rez vos  tranfports ,  &  attendez  un  autre 
tems  pour  les  faire  éclatter. 

Electre. 
Comment  ? 

O  R  E  s  T  £. 
Ne  paviez  plus ,  vous  clis-je  j  de  peur 
d'être  entendue  de  ce  Palais. 
Electre. 
Non  5  non  ^  j'en  attefte  la  chafte  Dia- 
ne,  je  ne  ferai  pas  déformais  l'honneur 
aux  femmes  de  ce  Palais ,  de  craindre 
ce  vil  troupeau  qui  n'eft  qu'un  poids 
inutile  fur  la  terre. 

O  R  E  s  T  E. 
Prenez-y  garde  ,  Eleétre  ;  Mars  arme 
quelquefois  leurs  foibles  mains  :  vous 
fie  le  fçavez  que  trop. 

Electre. 
Ah ,  de  quels  malheurs  me  rappeliez- 
Tous  le  cruel  fouvenir  î  vous  touchez 
nos  maux ,  maux  horribles  ,  maux  inex- 
plicables 5  maiLx  que  jamais  l'oubline 
peut  effacer  . . . 

O  R  E  s  T  E. 
Je  fçai  tout  j  quand  il  en  fera  tems ,  je 

Y  vj 


^i6  ELECTRE. 

Içaurai  m'en  rappeller  la  mémoire  ,  ^ 
vous  m'en  parlerez. 

Electre. 
Ah  î  tout  tems  m'eft  propre  pour  par- 
ler d'une  chofe  fi  intéreifante.  Et  n'ai- je 
pas  recouvré  ma  liberté  ?  * 
O  R  E  s  T  E. 
Oui,  vous  êtes  libre  :  toutefois  je  vous 
conjure  de  vous  modérer. 
Electre. 
Hé-bien ,  qu'allons-nous  entrepren- 
dre ? 

O  R  E  s  T  E. 

Ce  n'eft  pas  ici  le  tems  ni  le  lieu  d'ea 
parler. 

Electre. 

Hé,  qui  pourroit  m'empêcher  d'éclat- 
ter,  tandis  que  je  vous  vois  de  retour 
par  un  prodige  inefpéré  ? 

Yio^Q  *  Ce  n'eft  point  là  la  penfée  d'Eledre  :  elle 
«le  l'Edi-dit  à  Orefte  qu'il  lui  eft  impofTible  de  gaideE 
tcur.  le  filence  qu'on  lui  recommande,  «  Avant  vo- 
x>  tre  arrivée  ,  j'avois  déjà  tant  de  peine  à  con- 
D5  tenir  ma  langue;  comment  donc  le  fe rois  je  y 
»3  aujourd'hui  ,  que  j'ai  le  bonheur  de  vous 
DD  voir  ! .. .  .  J'entre  dans  vos  fentimens ,  con- 
30  tinue  Orefte;  toutefois  je  vous  conjure  de 
33  vous  modérer. ...  Hé  ,  le  moyen  !  lui  répond 

3D  Eledre Songez  ,  lui  dit  Ton  frère  ,  que 

33  ce  n'eft  point  ici  le  tems  m  le  lieu  de  parier 
»  beaucoup. 


AC  T  E     IV,  517 

O  R  E  s  T  E. 

Vous  m'avez  revu  quand  les  Dieux 
m'ont  ordonné  de  reparoître. 
Electre, 

Les  Dieux  ont  infpiré  ce  retour  !  ah , 
vous  me  comblez  d'un  furcroît  de  plai- 
fîr.  Quel  heureux  préfage  ,  ôc  que  n  ea 
dois-je  pas  attendre  1 

O  R  E  s  T  E. 

C'eft  à  regret,  chère  ElecStre ,  que  je 
contrains  votre  joie.  Mais  j'en  appré- 
hende les  fuites, 

Electre. 

Hélas  5  que  voulez- vous  ?  fouhaité  Ci 
long-tems  ,  fi  impatiemment  attendu  5 
après  avoir  daigné  m'honorer  de  votre 
chère  preience ,  après  m  avoir  retrouvée 
dans  l'afflidion,  dans  les  larmes,  feriez- 
vous .... 

O  R  E  s  T  E. 

Quoi  !  qu'exigez-vous  de  moi  ? 

Electre. 
Seriez-  vous  affez  cruel  pour  me  ravir 
l'innocente  joie  que  j'ai  de  vous  revoir  ? 
O  R  E  s  t  E. 
Non  certes ,  &  je  ferois  indigné  qu'un 
autre  en  ma  place  vous  la  ravît* 
Electre. 
Vous  foufFrez  donc  que  j'en  goûte  la 
douceur. 


3iS  ELECTRE. 

O  R  E  s   T  E. 

Et  le  moyen  de  vous  en  empêcher  ? 
Electre  an  Chœur. 

Chères  amies  >  vous  le  fçavez ,  quand 
le  bruit  fatal  de  la  mort  imprévue  d'O- 
refte  a  frappé  mon  oreille  ,  réduite  à 
un  douleur  muette  ,  je  n'ai  point  fait  re- 
tentir ces  lieux  de  mes  cris.  Mais  à  pré- 
fent ,  ô  mon  frère  ,  que  je  vous  em- 
braffe ,  à  préfent  que  je  joiiis  de  votre 
préfence  ,  de  cette  vue  que  de  nouveaux 
malheurs  ne  pourroient  jamais  effacer 
de  mon  efprit,  puis-je  ne  pas  éclatter  ? 
puis-je  ? . .  . 

O  R  E  s  T  E. 

Laiffez  les  difcours  frivoles.  Ne  me 
dites  point  que  ma  mère  eft  la  plus  dé- 
naturée de  toutes  les  mères  ,  q,u  Egiflhe 
devenu  l'ufurpateur  de  notre  héritage , 
dévore  cette  infortunée  maifon.  Tandis 
que  vous  me  raconteriez  en  dérail  ces 
horreurs ,  un  tems  pécieux  nous  feroit 
enlevé.  Dites-moi  feulement  ce  que  la 
conjondture  me  permet  d'exiger ,  com- 
ment croyez-vous  que  nous  puiffions 
écrafer  nos  ennemis  dans  le  fein  de  leur 
félicité.  Sera-ce  à  main  armée ,  ou  par 
la  rufe  ?  Pour  vous ,  ma  fœur ,  prenez 
garde  qu'a  notre  arrivée  dans  le  Palais , 
Clytemneftre  n  apperçoive  fur  votre  vi- 


A  C  TE    I  V.  519 

fage  la  moindre  trace  de  gayeté.  Cela 
nous  perdroit.  Efforcez-vous  plutôt  d  af- 
feder  la  même  douleur  dont  vous  fûtes 
pénétrée  au  bruit  de  mon  feint  trépas. 
Quand  nous  aurons  confommé  notre 
entreprife ,  libres  alors  de  toute  inquié- 
tude ,  nous  ne  ferons  plus  gênés  dans 
notre  allegreffe  mutuelle. 
Electre. 
O  mon  cher  frère ,  votre  volonté  fera 
toujours  la  régie  de  la  mienne.  J'ai  con- 
çu 5  il  eft  vrai ,  une  vive  joie  :  mais  c'eft 
de  vous  que  je  la  tiens.  Je  vous  la  facri- 
fie,  ôc  fallût-il  vous  facrilîer  davantage, 
je  ne  voudrois  pas  au  prix  du  plus  grand 
intérêt  vous  caufer  le  moindre  chagrin. 
Ce  ferait  d'ailleurs  bien  mal  répondre 
à  la  fortune  qui  nous  favorife.  A  l'égard 
de  ce  Palais,  vous  fçavez  ce  qui  s'y  pafTe. 
Egifthe  en  eft  abfent.  11  n'y  refte  que 
Clytemneftre  :  &c  ne  craignez  pas  qu'elle 
furprenne  fur  mon  vifage  aucun  (igne  de 
joie.  La  haine  que  je  lui  porte  eft  trop 
invétérée  pour  ne  pas  toujours  m'attrii- 
ter  :  du  moins  ma  joie  ne  me  trahira 
pas  dans  la  furprife  où  me  jette  votre 
retour.  Elle  ne  paroîtra  que  par  mes 
pleurs.  Et  comment  ne  pleurerois-je  pas 
de  tendreife,  moi  qui  vous  ai  vu  en  proie 
â  la  mortj  ôc  rendu  a  la  vie  dans  le  même 


5 10  ELECTRE. 

jour  ?  Oui  5  ma  furprife  eft  telle ,  que  fi 
mon  père  revoyoit  inopinément  la  lu- 
mière, cène  feroit  plus  un  prodige  pour 
moi  5  je  le  croirois  fans  héfiter.  Et  votre 
retour  n'a-t-il  pas  aufïi  l'air  des  miracles  ? 
conduirez  donc  votre  entreprife  ,  com- 
me vous  le  jugerez  a  propos.  Je  m*en 
décharge  far  vous.  Sçachez  feulement 
que  (i  j'avois  été  feule  ,  j'aurois  pris  Tuii 
de  ces  deux  partis ,  ou  de  me  délivrer 
avec  honneur  de  lafervitude,  ou  de  pé- 
rir glorieufement. 

Oreste  ou  Le  Chœur. 
Ah  5  PrincefTe  ,  ne  parlez  plus.  J'en- 
rends  du  bruit  à  la  porte  du  Palais. 

Electre,  changeant  d'air  &  de  ton» 

Entrez  ,  6  étrangers  ,  entrez ,  ce  que 
vous  portez  ne  peut  manquer  d'être  reçu 
favorablement ,  (  à  pan  )  mais  cette  joie 
fera  de  courte  durée. 

SCENE     IL 

Les  mêmes ,  Le  Gouverneur.' 

Le    Gouverneur. 
O  Ciel  i  quelle  eft  votre  imprudence  ? 
avez-vous  donc  perdu  tout  le  foin  de 
votre  vie  ?  Infeniés ,  vous  ne  voyez  pas 


ACTE    IV.         jii 

que  vous  êtes  non-feulement  environnés 
de  périls  ,  mais  au  milieu  du  danger 
rncme ,  &  dans  un  Palais  ennemi  :  <Sc 
certes,  li  je  n'a  vois  toujours  veillé  à  cette 
porte  durant  votre  entretien,  nos  projets 
y  auroient  plutôt  paru  que  vous-mêmes. 
J'y  ai  heureufement  pourvu ,  grâces  au 
Ciel.  LaiiTez  donc  ces  difcours  inutiles , 
ôc  ces  témoienages  éternels  d'une  ioie 
qui  ne  tarit  point.  E  itrez  promptement. 
Dans  une  affaire  de  cette  importance  , 
tout  délai  ell  funefte.  11  n'eft  plus  quef- 
tion  que  d'agir. 

O  R  E  s  T  E. 

Entrons  j  mais  en  quel  état  font  nos 
affaires  dans  ce  Palais  ? 

Le  Gouverneur. 
Dans  le  plus  heureux  état  qu'on  puiiTe 
fouhaiter.  Perfonne  ne  vous  y  reconnoî- 
tra. 

O  R  E  s  T  e. 

Vous  m'y  avez  donc  fait  paffer  pour 
mort? 

Le  Gouverneur. 
Croyez  qu'on  vous  y  regarde  comme 
un  habitant  des  fombres  bords. 
O  R  E  s  T  e. 
Leur  joie  eft-elle  parfaite  ?  quels  font 
leurs  fentimens  ? 


511  ELECTRE. 

Le  Gouverneur. 
Vous  le  fçaurez  après.  Il  fuffir  de  dire 
que  tout  leur  femble  confpirer  à  leurs 
defirs  5  dans  le  rems  même  que  tout  fe 
difpofe  à  les  renverfer. 

Electre. 
Au  nom  des  Dieux,  mon  frère,  dites- 
moi  quel  eft  cet  homme  ? 
O  R  E  s  T  E. 
Quoi ,  vous  ne  reconnoiffez  pas ... 

Electre. 
Non. 

O  R  E  s  T  E. 
Le  fidèle  dépofitaire ,  entre  les  mains 
de  qui  vous  me  remîtes  autrefois  ? 
Electre. 
Celui ....  que  dites-vous  ? 

O  R  E  s  T  E. 

Oui  5  celui  qui  par  un  effet  de  vos 
foins  me  tranfporta  dans  la  Phocide. 
Electre. 
O  Ciel  !  c'eft  là  ce  dépofitaire ...  ce 
ieul  homme  fidèle  que  j'aye  trouvé  lorf- 
qu  on  affalîinoit  mon  père  ? 
O  R  E  s  T  E. 
C*eft  lui-même  ,  n'en  doutez  plus. 

Electre. 
Agréable  vue  !  6  unique  libérateur  de 
la  maifon  d'Agamemnon ,  quel  heureux, 
hazard  vous  amené  en  ces  lieux? êtes-' 


A  C  T  E    î  V.  525 

vous  en  effet  celui  qui  nous  avez  lun  ôc 
l'autre  fauves  de  tant  de  maux  ?  oui , 
voilà  les  mains  chéries  qui  me  conferve- 
rent  un  dépôt  ii  précieux.  Voilà  celui 
dont  la  fuite  heureufe  déroba  Orefte  à 
la  mort.  Mais  comment^dites-moijavez- 
vous  pu  vous  cacher  fî  long-tems  à  moa 
impatience  ?  comment ,  en  venant  me 
rendre  la  vie  ,  avez-vous  eu  la  cruauté 
de  me  donner  mille  morts  par  vos  dif- 
cours  trompeurs  ?  ô  mon  cher  père  (  car 
en  vous  revoyant  je  crois  revoir  mon 
véritable  père  ^  )  apprenez  que  vous  êtes 
l'homme  du  monde  que  j'aye  le  plus 
haï  &  aimé  dans  un  jour. 

Le  Gouverneur. 

C'en  eft  affez ,  Madame  :  réfervons 
ces  difcours  à  un  autre  tems.  Les  jours 
entiers  de  les  longues  nuits  fuffiront  à 
peine  au  récit  mutuel  de  nos  aventu- 
res. Allons  5  (  â  Orejie  &  à  Pyladc  ,  ) 
Princes  ,  il  eft  tems  d'agir.  Ciytem- 
neftre  eft  feule  :  ce  Palais  n'eft  remoli 
que  de  femmes  \  mais  pour  peu  que  vous 
différiez ,  attendez-vous  de  voir  fondre 
fur  vous  avec  elles  une  foule  bien  plus 
redoutable. 

O  R  E  s  T  E    à   PyUde. 

Allons ,  cher  Pylade ,  ne  perdons  plus 
le  tems  en  difcours  ftériles  :  entrons , 


514  ELECTRE. 

mais  faluons  auparavant  les  Dieux  tutc- 
laires  qui  veillent  au  veftibule  de  ce  Pa- 
lais. 

Electre. 
O  Apollon ,  jettez  un  regard  favora- 
ble 5  Se  fur  eux ,  ôc  fur  moi.  Hélas , 
vous  le  fçavez  ,  ma  main  libérale  a  ré- 
pandu fur  vos  autels  tous  les  dons  que 
mon  indigente  piété  m'a  permis  d'y 
porter.  Je  n'ai  plus  rien  à  vous  offrir 
que  des  vœux  ,  des  prières  ôc  des  ado- 
rations. Daignez  les  recevoir  :  afliftez- 
nous  dans  cette  grande  entreprife,  ôC 
montrez  aux  mortels  effrayés  de  quel 
prix  les  Dieux  fcavent  récompenfer 
impiété. 


IV.   INTERMEDE. 

Le  Ch  (E  u  r. 
Stro'  Dieux  î  quelle  fureur  refpire  le  Dieu 
J»^««  Mars  î  il  bmle  de  fe  baigner  dans  le  fang 
ennemi.  Déjà  les  inévitables  Furies , 
compagnes  des  crimes  horribles,  fe  font 
emparées  du  Palais  :  je  Pavois  prédit 
en  tremblant  ;  mais  l'événement  va  juf- 
tifier  mes  prédidions. 

Antijir.     Oui ,  le  Prince  vengeur  des  morts  eft 


A  C  T  E     V.  525 

entré  furtivement  dans  le  Palais  de  fes 
ancêtres.  Déjà  l'épée  nue  ,  &  prête  à 
ctre  trempée  dans  le  Jfang  ,  brille  entre 
fes  mains.  Le  fils  de  Maia  ,  le  Dieu 
Mercure  le  conduit.  Il  le  couvre  d'un 
nuage  ;  il  voile  fon  entreprife.  L*exé- 
cution  fuivra  de  près  le  projet. 


ACTE    V. 

SCENE     PREMIERE. 

Electre,  LeCh(Eur. 

Electre. 
Apprenez ,  chères  amies,  que  les  Prin- 
ces font  fur  le  point  d'exécuter  leur  en- 
treprife. Pour  vous  y  demeurez  dans  un 
profond  fîlence. 

Le  Chœur. 
Comment  ?  que  font-ils  ? 

Electre. 
Tandis  qu'elle  (  Clyumnefln  )  em- 
ployé tous  fes  foins  aux  préparatifs  des 
fu -dérailles  d'Orefte,  ils  l'environnent , 
&  ne  la  quittent  point. 

Le     C  h  (E  u  r. 
Mais  vous  5  Princefle ,  pourquoi  for- 
tez-YOUS  ? 


5  i^  ELECTRE. 

Electre. 
C'eft   pour  empêcher  qu  Eglfthe  ne 
nous  furprenne  par  un  retour  imprévu, 

SCENE    IL 

Les  mêmes. 

Clytemnestre  derrière  le  Théâtre, 
Ha  !  ha  !  ha  !  mes  amis,  où  etes-vous  ? 
le  Palais  eft  rempli  d'afTaflins. 

Electre. 
On  crie.  Entendez-vous  ? 
Le   C  h  <e  u  r. 
J'en  frémis  de  frayerr. 
Clytemnestre   derrière  le  Théâtre^ 
Ah ,  cher  Egifthe  ,  où  ètes-vous  ? 

Electre. 
J'entends  de  nouveaux  cris. 

Clytemnestre  derrière  le  Théâtre, 

O  mon  fils ,  ayez  quelque  pitié  de 
celle  qui  vous  a  mis  au  monde. 
Electre. 

Hé  3  en  avez- vous  eu ,  cruelle ,  pour 
!e  fils  oc  pour  le  père  ? 

Le  Chœur. 

O  Ville  5  ô  race  infortunée,  ce  dé- 
plorable jour  met  le  comble  a  vos  mal- 
heurs. 


A  C  T  E    V.  517 

Clytemnestre  derrière  le  Théâtre, 
Aye  5  je  fuis  blefTée. 

Electre. 
Frappez ,  redoublez  ,  s'il  efi:  pofTible. 
Clytemnestre  derrière  le  Théâtre, 
Encore  !  6  Ciel  ! 

Electre. 
Qu'Egifthe  n'éprouve-t-il  auflî  le  mê- 
me fort  ? 

Le  Ch  <e  u  r. 
L'effet  des  imprécations  ell  accompli» 
Les  morts  revivent.  Ils  fortent  de  leurs 
tombeaux  pour  fe  baigner  dans  le  fang 
des  vivans. 

SCENE      I  I  L 

Electre  ,  Le  Chceur  ,  Oreste  , 
P  y  L  A  D  E  5  Suite. 

Electre. 
[Les  voici  qui  paroifTent.  Leurs  mains 
dégoûtent  encore  du  fang  qu'ils  ont  ver- 
fé  au  Dieu  Mars,  Hé-bien  ,  mon  frère  , 
en  quel  état  font  les  chofes  ? 
Oreste. 
Tout  eft  en  sûreté  dan*;  le  Palais  ,  fî 
l'Oracle  d'Apollon  ne  nous  trompe  pas. 
Du  moins  votre  ennemie  expire.  Vous 


5  28  ELECTRE. 

n'avez  plus  rien  à  craindre  de  fes  indi- 
gnes traitemens. 

Le    Chœur. 
Arrêtez.  J'apperçois  Egifthe. 

Electre. 
Ah  ,  mes  amis ,  rentrez  dans  le  Pa- 
lais. Ne  voyez-vous  pas  ce  fier  enne- 
mi qui  approche  de  la  ville  comblé  de 
joie  ? 

Le   C  h  (e  u  r. 
Allez  3  retirez-vous  promptement  à 
l'ennrée  du  veftibule.  Puilfe  la  fin  de  vo- 
tre entreprife ,  répondre  à  cet  heureux 
commencement. 

O  R  E  s  T  E. 
Que  rien  ne  vous  inquiète.  Vos  fou- 
haits  feront  accomplis. 

Electre. 
Ne  perdez  point  le  tems. 
O  R  E  s  T  E  à  rentrée  du  Palais 
Me  voici  retiré. 

Electre. 
J' aurai  foin  du  refte  en  ce  lieu. 

Le  C  H  (E  u  R. 
Il  feroit  en  effet  à  propos  de  tromper 
îa  victime  par  quelques  douceurs  appa- 
rentes ,  pour  la  faire  plus  aifément  tom- 
ber dans  le  piège  que  la  DéefTe  de  la 
veneeance  lui  a  drelTé.  .         / 

SCENE  IV. 


A  G  T  E    V.  5içy 

SCENE    IV. 

Les  mêmes ,  E  g  i  s  t  h  e. 

E  G  I  s  T  H  E. 

Qui  de  vous  me  dira  où  font  ces  Pho- 
céens qu'on  dit  avoir  apporté  la  nou- 
velle du  trépas  d'Orefte  ,  qui  a  péri 
dans  un  comoat  de  chars  ?  c*ell:  à  vous  , 
Ele6î:re ,  c'eft  à  vous  à  me  l'enfeigner , 
&  vous  le  ferez  malgré  vos  hauteurs 
pafTées  :  car  cet  événement  vous  in- 
îérelfe  trop  pour  ne  pas  en  être  bien 
inilruite. 

Electre. 
Vous  dites  vrai  j  comment  pourrois- 
je  ignorer  ce  qui  touche  une  perfonne  il 
chérie  ? 

E  G  I  s  T  H  E. 

Où  font  ces  étrangers  ?  daignez  me 
i  apprendre» 

Electre. 

Ils  font  dans  le  Palais,où  ils  ont  trouvé 
une  perfonne  qui  ne  pouvoit  manquer 
de  les  bien  recevoir. 

E  G  I  s  T  H  E. 

.    Ils  Font  donc  bien  afTurée  de  la  mort 
d'Orefte  ? 

Tome  If  Z 


530  ELECTRE. 

E    LE  C  T  R  E. 

Si  bien  ,  qu  ils  l'ont  inftruite  ,  Se  de 

paroles ,  Ôc  d'effets. 

E  G  î  3  T  H  E. 

Quoi  3  le  ceps  d'Orefle  eil  ici  ?  je 
puis  voir  moi-mcme  . . , 
Electre. 
Oui  5  vous  pouvez  repaître  vos  yeux    J 
de  cet  horrible  fpeélacle. 

Eg  I  s  T  H  E.  , 

Il  faut  en  convenir  :  vous  me  dites    f 
aujourd'hui ,  contre  votre  coutume  ,  des 
çhofes  qui  me  iiattent  infiniment. 

E  L  E  c  T  RE. 

Allez  donc  goûter  ce  piaifir ,  puifqu  il 
vous  paroît  h  Hatceur, 

E  G  I  s  T  H  E. 

Peuple  ,  qu'on  faffe  filence  ,  Se  vous  , 
(  a  quzlqiiun  de  fa  fu'iu  ,  )  qu'on  ouvre 
les  portes  du  Palais  à  tous  ceux  de  My- 
cènes  &  d'Argos,  Approchez  tous  ,  Se 
fi  quelqu'un  nourrit  encore  de  frivoles 
efpérances ,  qu'il  vienne  voir  le  cadavre 
d'Orefîe  \  qu'il  tremble  à  la  vue  de  ce 
fpedlacle  ;  qu'il  apprenne  à  fubirle  jou^^  ; 
^ ,  s  11  ne  veur  éprouver  les  enets  de 
mon  courroux  ,  qu'il  cefTe  de  s*élever 
contre  fon  légitime  Roi, 
E  L  E  c  T  RE. 

Ppu:  moi  ^  j'ai,  déjà  fait  m.oii  devoit 


_  A  C  T  E    V.  531 

fur  ce  point.  Le  tems  nva  enfîri  ap- 
pris a  céder  à  ceux  qui  ont  le  pouvoir 
en  main. 

SCENE    V. 

Les  portes  s  ouvrent ,  on  volt  paroitrc 
dans  L'enfoncement  un  cadavre  voilé, 

Oreste  5  Pylade  5  Le  Gouverneur  , 

Suite. 

Electre  ,  Le  Ch(Eur  ,  Egîsthe. 

E  G  I  s  T  H  e. 
O  Jupiter  ^  quel  fpedacle  pour  Egif^ 
the.  Que  cette  mort  fatis£iit  ma  hai- 
ne !  ^  j'ignore  fi  Némé/is  "f  ne  s'en  ven- 
gera point.  N'importe.  Levez  (  à  Orejie  ) 
promptement  ces  voiles  qui  le  cachent 
a  mes  yeux ,  afin  que  le  fang  qui  nous 
lie  lui  attire  de  moi  le  tribut  des  larmes 
que  je  lui  deftine. 


*  Ce  font  bien  là  les  fcntimens  d'Egidhe  5     j^^ 
mais  il  ne  les  exprime  pas.  Il  dilTimule  au  con-  Je  l'Ed 
traire,  &  feint  de  la  furprife  &  de  la  pitié,  teu 
3î  Levez  5  dit-il,  ces  voiles,  &  qu'il  me  foit 
35  permis  de  verfer  des  larmes  fur  le  corps  d'un 
33  parent  chéri.  «  Tous  ces  quatre  vers  de  So- 
phocle font  pris  à  contrefens  dans   la  Tra- 

t  ï)izï^z  de  la  vengeance. 

Zij 


te 
i" 
r. 


55i  ELECTRE. 

O  R  E  s  T  E. 

Levez  vous  même  ce  voile.  C'eft  à 
vous  5  non  à  moi ,  de  voir  ce  cadavre  , 
ôc  de  pleurer. 

Eg  I  s  T  H  E. 

Vous  dites  vrai  :  je  vais  fuivre  votre 
confeil.  Vous  (  à  quelqu'un  de  fa  fuiu  ) 
qu'on  cherche  par-tout  Ciytemneilrej  ÔC 
qu'on  la  fafTe  venir. 

Op^.E3TE  ,  aprls  que  h  voile  ejl  levé, 
La  voici.  Ne  la  cherches  point  ail- 
leurs, 

E  G  ï  s  T  H  E. 

Ah  ciel  1  quel  objet .  . . 

O  R  E  s  T  E.^ 
Que  crains-tu  ?  quel  eft  cet  objet  que 
l\\  feins  de  ne  pas  reconnoître, 
E  G  ï  s  T  H  E.. 
Ah  5    malheureux  !    quels  ennemis 
m'ailiégent  !  dans  quelles  embûches  je 
fuis  tombé  î 

O  R  E  s  T  E. 
Tu  ne  t'apperçois  pas  encore  que  plein 
de  vie  tu  as  aiîaire  à  des  morts  ? 

E  G  ï  s  T  H  E.  -, 

Hélas ,  je  ne  le  vois  que  trop.  Ce  n^! 
peutêtre  qu  Orefte  qui  me  parle  ainfi 
O  R  E  s  T  E. 
Tu  le  devines  enfin  :  mais  trop  tar4 
ppur  tgn  malheur, 


A  CTE    V.  533 

E  G   I  S  T  H  E. 

Je  fuis  perdu.  Mais  ,  Prince,  fcufFrex 
que  je  vous  dife  quelques  paroles. 
Electre. 

Non  5  mon  frère  ^  ne  V écornez  pas. 
Gardez- vous  de  vous  lailfer  furprendre 
par  fes  difcours.  Que  fert  à  une  vidime 
chargée  d'imprécations  ,  &c  dévouée  à 
îa  mort ,  le  délai  de  quelques  momens  ? 
iivrez-le  plutôt  à  fa  mauvaife  deftinée  , 
de  après  l'avoir  immolé  ,  abandonnez 
loin  de  nous  fon  corps  aux  fépulchres  ^ 
qui  lui  conviennent.  Voilà  l'unique  re- 
mède dont  vous  puiiîiez  foulager  les 
maux  que  j'ai  trop  long-tems  foufferts. 

O  Pv  E  s  T  E. 

Allons  ,  paife  dans  ce  Palais  :  il  n'eft 
plus  queftion  de  t'entendre.  Ta  fentence 
eft  prononcée  ,  viens  la  fubir, 

E   G  I  s  T   H  E. 

Pourquoi  dans  l'intérieur  de  ce  Pa- 
lais ?  fi  i'adtion  que  vous  méditez  eft  fî 
belle  ,  ne  cherchez  point  les  ténèbres , 
me  voici  j  vous  pouvez  me  donner  la 
mort. 


*  Il  entend  les  oifeaux.  Cette  punition  étoit 
pire  que  la  mort  même  ,  eu  égard  à  la  fuperfti- 
jion  des  Grecs. 

Z  iij 


5  34  ELECTRE, 

O  R  E  s  T  E. 

Ce  n'eft  plus  à  toi  de  parler  en  maître. 
Va  5  malheureux,  va  ,  dis-je  ,  dans  cet 
appartement  où  tu  égorgeas  mon  père  5 
voilà  le  lieu  defline  à  être  le  témoin  de 
tonfupplice ,  &c  de  ma  vengeance. 
Eg  I  s  T  H  E. 
Tel  eft  donc  l'ordre  du  deftin.  11  faut 
que  ce  Palais  foit  le  témoin  des  mal- 
heurs préfens  des  Pélopides  ,  "^  &  des^ 
maux  que  je  leur  prédis  pour  l'avenir. 
O  R  E  s  T  E. 
îl  le  fera  du  moins  de  ta  mort.  Cette 
prédiclion  eft  plus  sure  que  la  tienne. 
E  G  I  s  T  H  E, 
Tu  me  fais  mourir  en  fecret.  Ce  n'eft 
pas  imiter  ton  père  ,  f  qui  immola . . . 

O  R  E  s  T  E. 

C'eft  trop  difcourir.  Vainement  pré- 
tends-tu reculer  la  peine  qui  t'eft  due. 
Entre. 

E  G  I  s  T  H  E. 

Sers  moi  de  guide  j  je  te  fuis. 


*  Les  Anciens  redoutoient  les  imprécations  j 
des  mourans. 

t    II  reproche  à  Agamemnoa  le  meurtre 
d'Iphigéaic. 


A  C  T  E    V.  Î35 

O  R  E  S  T  E. 

Entre  ,  dis-je  j  c'cftà  toi  de  m'obéir. 

E  G    I    s  T  H  E. 

Crains-tu  que  je  ne  t'échappe  ? 
O  R  E  s  T  E, 

*  Non  :  mais  je  ne  veux  pas  te  laiilèr 
joiiir  de  la  moindre  confolarion  dans  ton 
fupplice. 

Dernere  U  Théâtre.        :,  ' 

Tiens ,  voill  le  coup  que  je  t'ai  ré- 
fervé.  -f 

Il  reparou, 

Ainfi  devroit  périr  fur  le  champ,  qui- 
conque ofe  violer  la  fainteté  des  loix. 
Le  nombre  des  forfaits  en  feroit  moins 
grand. 


*  II  lui  refafe  la  fatisfaâ:"on  de  paroître 
mourir  volontairemenr.  Il  le  traite  en  efclave 
cju'oii  traîne  au  fijpplice,  &  non  en  perfonne 
libre.  On  '.iéliGit  les  coupables  après  r?rrêc 
prononcé.  Cette  judicieufe  remarque  qui  fauve 
le  Comique  qu'on  pourroit  arracher  à  la  diffi- 
culté que  fait  Egiflhe  de  paiïer  le  premier  ,  eft 
de  M.  Dacilr. 

t  Ce  coup  de  Théâtre  eft    frappant  à  la     ^^t^ 
vérité  5  mais  il  n'eft  point  de   Sophocle.  Il  de  Tidi- 
falioit  du  moins  prévenir  le  lecteur  ,  que  c'étoit  f^ur. 
une  addition  empruntée  de  i'Andromaque  de 
M.  Racin£. 

Z  iv 


55(^      ELECTRE,  Set. 
Le  Chœur. 

O  maifon  d'Atrée ,  c'eft  par  cet  îieu-* 
reux  effort  qu'après  avoir  efTuyé  tant  de 
calamités ,  vous  recouvrez  enfin  votre 
première  liberté. 


557 

REFLEXIONS 

SUR 

r ELECTRE 

DE  SOPHOCLE. 

ELectre  5  comme  Ta  très-bien  re- 
marqué M.  Dacier  clans  la  Préface 
de  fa  tradudiion  ,  eft  un  fujet  qui  pro- 
duit uneTragedie  d'une  autre  efpéce  que 
rOedipe.  Tout  ce  qu  il  cite  d'Ariftote 
à  cette  occafîon  ,  fe  réduit  a  diftinguer 
.deux  fortes  de  Tragique  ,  par  deuxim- 
preflions  différentes  qui  en   réfultent. 
L'une  e^Jimpk  ,  quand  le  héros  ,  qui 
n'eft  ni  très-bon  ,  nifort  méchant ,  eft 
conduit  de  degrés  en  degrés  au  dernier 
malheur,  comme  l'inforuné  Roi  deThé- 
bes.  L'autre  qu'Ariftote  appelle  compo^ 
fie  ,  confifte  en  ce  que  les  bons  devien- 
nent heureux  ,  &:  les  méchans  malheu- 
reux. Le  Philofophe  regarde  cette  der- 
nière efpéce  comme  beaucoup  moins 
parfaite  que  n'eft  la  première.  Celle-ci 


^38         RÉFLEXIONS 

lui  paroîî  plus  réellement  tragique  y  Bc 
celle-là  plus  approchante  de  laConiédie^ 
à  en  juger  par  TimprelTion  diverfe  qu'el- 
les laiilènt.  *  »  Ceux  5  ajoute- t-il ,  qui 
9i  ont  préféré  la  féconde  à  la  première  , 
î>  l'ont  fait  apparemment  à  caufe  de  la 
î>  foiblefTe  des  fpedateurs  ,  au  goût  Se 
«  aux  fouhaits  defquels  les  Poètes  fe  con- 
j5  forment  d'ordinaire.  »>  Quelque  fi- 
neife  qu'il  y  ait  dans  cette  fubtile  obfer- 
vation  ,  il  femble  que  ce  n'eft  point  pré- 
cifément  par  cet  endroit  qu'il  faut  juger 
du  prix  des  Tragédies.  Si  l'ordonnance 
&c  la  conduite  font  égales  de  part  3c 
d'autre  ,  les  impre liions ,  quoique  diffé- 
rentes ,  n'en  font  pas  moins  agréables  au 
gre  du  ccrur  iiumain  ;  au  moms  la  pré- 
férence ne  dépendra  que  de  la  iituation 
préfente  ,  ou  ,  fi  l'on  veut ,  du  caradtère 
plus  ou  moins  ferme  des  fpe<5tateiu's , 
que  les  Poètes  ont  intérêt  d'étudier  &  de 
fatisfaire. 

Il  faut  donc  confîdérer  Eledre  telle 
qu'elle  efl  en  elle-même  ,  fans  égard  à 
la  différence  des  fentimens  qu'elle  pro-  j 
duir,  avec  l'impreilion  qui  réfulte  d'Oe-  ! 
dipe.  Si  l'attente  du  fpedateur  eft  rem- 


*  Poët.  d^AKisr.  de  Dacier  ,  c,  13. 


SUR  L'ELECTRE, &c.  555, 
plie ,  l'un  &  l'autre  ouvrage  ont  atteint 
leur  but.  La  trifteffe  Tragique  n'eft  pas 
véritablement  la  même.  Mais  le  plaidr 
il'ell:  ni  moins  vif ,  ni  moins  exquis  d'u- 
ne &c  d'autre  part.  Le  palTage  du  trouble 
au  calme  ,  &  de  la  tempête  à  la  férénité, 
a  peut-être  des  avantages  qui  peuvent 
contrebalancer  au  trouole  porté  à  fon 
comble. 

Atrachons-nous  d'abord  à  ce  qui  pa- 
roît  choquant  dans  Ele6tre.  C'eft  fans 
contredit  l'horreur  de  voir  un  fils  &  une 
mie  plonger  le  poignard  dans  le  fein 
d'une  mère.  *  Pludeurs  raifons  femblenç 
lin  peu  juftiiier  Sophocle.  La  première  , 
c'eft  le  foin  qu'il  prend  de  marquer  dès 
la  première  Scène,  qu'Orefte  ne  forme 
cette  entreprife  que  par  l'ordre  précis , 


*  Une  des  meilleures  raifons  pou»"  juf}ifîcr     Note 
Sophocle  ,  feroit  de  dire  que  le  fait  éroir  vrai,  dcl'EtU- 
&con{igné  dans  les  anciennes  Hiftoires   II  éroic  ^^"'^» 
fî  connu  que  l'horre'ir  en  éroit  devenue  comme 
familière.  Ce  q.iipourroit  choquer  davanta<5e, 
c'eft  que  cet  attentat  affieux  n'eft  nulle  part 
défapprouvé  dans    la  Tragédie  :  c*eft  que  le 
Chœur  lui-même  ,  ce  défenfenr  né  de  la  vertu, 
de  l'innocence  ,  &  des  bonnes  mœJrs  ,  paroîc 
y  applaudir:     «  O  maifon  d'Atrée  ,  c'eft   par 
:»■>  cet  heureux  effort,  &c.  »  C'eft  la  conclufioa 
de  la  Pièce. 


54©  RÉFLEXIONS 
ôc  fous  les  aufpices  d'Apollon.  ïl  a  fom 
de  le  rappeller  toujours  aux  fpeclateurs  , 
êc  de  faire  bien  comprendre  que  ce 
meurtre  ell  en  quelque  forte  un  ade  de 
religion  de  d'obéilfance  aux  Dieux.  Mais 
c'eft  là  corriger  un  crime  contre  la  na- 
ture par  une  horrible  impiété  contre  les 
Dieux.  Les  Grecs  la  paUoient  aifément 
dans  leurs  idées  bizarres  de  Paganifme. 
Mais  nous  ne  fçaurions  la  fupporter  fui- 
vant  les  principes  de  la  véritable  Reli- 
gion 3  &  les  vues  d'une  raifon  plus  épu- 
rée. 

Alcméon,  autre  fujet  femblabîe  de 
Tragédies  Grecques  que  nous  n'avons 
plus  5  &  dont  parie  Anftote  ,  eft  dans  le 
même  cas  qu  Orefte.  Amphiaraiis ,  père 
d'Alcméon ,  prefTé  parPolynice ,  gendre 
d'Adrafte  Roi  d'Argos ,  d'aller  au  Siège 
de  Thébes  pour  détrôner  Etéocle  ,  s'en 
défendit  long-tems  par  un  efprit  pro- 
phétique 5  qui  lui  fit  voir  que  les  fept 
Chefs  y  périroient  ,   excepté  un  feul. 
Mais  5  pour  fe  délivrer  de  l'importunité 
de  Polynice ,  il  s'engagea  à  fuivre  les  con- 
feils  de  fa  femme  Eriphile  ,  où  ,  félon 
d'autres  ,  il  fe  cacha.  Polynice   gagna 
Eriphile  par  un  riche  préfent.  Elle  dé- 
couvrit Amphiaraiis ,  3c  le  força  de  par- 
tir. Ce  Prince ,  en  partant ,  ordonna  à  foa 


SUR  L'ELECTRE,  ôrc.    541 

fils  Alcmcon,  encoie  fort  jeune,  de  ven- 
ger un  jour  la  mort  de  Ion  père,  en  tuant 
Enplnle  ia  mère  :  ce  que  le  fils  ne  man- 
qua pas  d'exécuter.  A  la  vérité  l'ordre 
d'un  père  n'étoit  pas  d'un  poids  com^pa- 
rable  à  celui  d'un  Oracle.  Toutefois  les 
Anciens  s'en  font  contentés ,  Se  nous 
fommes  également  révoltés  de  l'un  &c  de 
l'autre.  Après  tout ,  quoique  les  Grecs 
fulTent  plus  indulgens  en  ceci  que  nous 
ne  pouvons  l'être  ,  fur-tout  eu  égard  à 
rOracle  d'Apollon  ,  ils  ont  dû  fouhaiter 
que  les  chofes  fe  palfaifent  autrement, 
à  en  juger  par  les  fages  régies  que  don- 
na depuis  Ariilose  fur  ces  fortes  de  meur- 
tres, il  eft  croyable  du  moins  qu'ils  dé- 
fapprouverent  le  mot  affreux  qui  échap-- 
pe  à  Eiedre ,  tandis  qu'on  égorge  fa  mè- 
re ,  Frappe^  redouble^  ,  s^il  eji  pojjîble. 
Ce  mot  fait  frémir. 

Il  ell  vrai ,  (  <Sc  c'ed  la  féconde  raifon,) 
qu'outre  l'ordre  d'un  Dieu  ,  les  traite- 
mens  cruels  que  Clytemneftre  avoir  faits 
à  Eledre ,  le  maffacre  de  fon  époux  ,  & 
le  fort  qu'elle  dellinoit  a  Orefte  ,  méri- 
toientun  fupplice  pareil ,  fi  jamais  une 
jnere  peut  mériter  de  périr  par  les  mains 
de  fon  fils.  Enfin  il  eft  vrai  que  Sopho- 
cle met  en  quelque  forte  Orefte  &  Elec- 
tre dang  la  néceffité  de  vaincre  par  un 


541         RÉFLEXIONS 

foitalt ,  ou  de  mourir  par  vertu.  Mais  ni 
tout  fon  art  ,  ni  l'énormité  des  crimes 
d'une  mère  ,  ni  les  mauvais  traitemens, 
ni  la  mort ,  ni  même  Tordre  abfoiu  d'un 
Dieu  5  ne  peuvent  étouffer  les  cris  delà 
nature  dans  des  fpeâ:ateurs  qui  ont  de 
l'humanité.  On  voudroit  qu'Orefte  fut 
vengé ,  mais  par  une  autre  main  ,  ou  s'il 
tue  la  mère  ,  qu'il  le  fît  fans  le  fçavoir 
ôc  malgré  lui.  On  n'a  pas  même  fait 
grâce  à  Horace  ,  qui  tue  fa  foeur.  C'eft 
pourtant  là  le  fondement  du  Tragique 
étonnant  qu'on  voit  régner  dans  les  trois 
Eledres.  Comment  accorder  des  fenti- 
mens  ii  oppofés  dans  le  cœur  des  hom- 
mes ?  car  Efchyle  &  Euripide  ,  en  fui- 
vant  une  autre  route  ,  ont  abouti  au  mê- 
me but  5  ou  5  fi  l'on  veut ,  échoué  au  mê- 
me écueil.  Ils  ont  bien  fenti  qu'ils  ne 
pouvoient  déguifer  ce  fait  à  des  fpedla- 
teurs  inftruirs ,  ou  que  s'ils  venoient  à 
l'adoucir,  cet  alTaifonnement  feroit  éva- 
nouir le  Tragique.  L'idée  feule  qu'on 
avoir  alors  de  la  fatalité  ,  fulfifoit  pour 
diminuer  l'horreur  ôc  l'atrocité  d'un 
parricide  médité  &  commis  de  fang 
Froid. 

Du  refte ,  toute  la  Pièce  de  Sophocle 
eft  admirable.  L'ouverture  &à  un  chef- 
d'œuvre  d'adrefTe  à  marquer  le  rems ,  le 


SUR  L'ELECTRE, 5cc.  545 

Heu  &c  le  fil  qui  doit  former  tout  le  diFu 
de  la  Tragédie.    La  douleur  d'Eledre 
eft  la  plus  belle  ôc  la  plus  touchance  du 
monde.  Son  caradère  eft  achevé  dans 
la  Scène  qu'elle  fait  avec  Cryfothemis. 
Mais  la   plus  brillante  fituation ,  ôc  le 
coup  de  T  heâtre  le  plus  furprenant  ^ceik, 
la  reconnoiffance  du  frère  5c  de  la  fœur. 
Ce  fut  principalement  cette  Scène  qui 
iît  verfer  tant  de  larmes  aux  fpedtateurs , 
lorfqu  au  rapport  d'Aulugelle ,  *  j»  un 
33  certain  Poius  qui  faifoit  le  rôle  d'E- 
3)  ledre  ,  pour  fe  pénétrer  mieux  de  l'ef- 
îî  prit  de  ion  perfonnage  ,  tira  du  tom- 
33  beau  d'un  fils  qu'il  avoit  perdu ,  l'urne 
33  qui  contenoitfes  cendres,  &rembraf* 
33  faut  fur  le  Théâtre,  comme  fi  c'eût  été 
35  l'urne  d'Orefte  ,  il  remplit  toute  l'af- 
33  fembiée  ,  non  pas  d'une  lîmple  émo- 
33  tion  de  douleur  bien  imitée  ,  mais  de 
33  cris  &  de  pleurs  vérinbles.  «  La  con- 
duite en  un  mot  de  toute  cette  Pièce  eft 
jfi  naturelle  ,  fi  nette  ,  fi  noblement  or- 
donnée ,  fi  remplie  de  furprifes  Théâ- 


*  Polus  lugubri  habita  ElcBréi  inducus  ur* 
nam  efepulckro  tulitfiln  , ,  &  quaji  Oreftis  am* 
plexus  y  opplevit  omnia  nonfimulacrisnequ$ 
inc'namentis ,  fed  luctu  atque  iamentis  veris» 
AuL,  Gell.  N(;ci,  At(ic,  l,  7.  c.  /, 


544      RÉFLEXIONS, êcc, 

traies ,  que  tout  intérefTe  de  plus  en  plus 
jufqu  au  dénouement.  Mais  fans  nous 
arrêter  à  des  réflexions  qui  n'auront  pas 
échappé  aux  Ledeurs ,  celles  qui  réful- 
teront  des  deux  aunes  Ele&res,  compa- 
rée^ avec  l'Eledre  de  Sophocle ,  feront 
plus  agréables  &  plus  utiles.  Par  ce  pa- 
rallèle on  jugera  mieux  du  différent 
génie  des  trois  rivaux  ,  &c  de  l'allure 
diverfe  des  Efprits  qui  traitent  un  mê- 
me fujet. 

Fin  du  Tome  premuu 


De  l'Imprimerie  de  P.  Ai,  Le  Pkiîur,