'iÊX^^MÊ^-
T
LE
THEATRE
DES
GRECS,
Noms des Libraires Âjfociês,
HuMBLôT & BR0CAS5 7r>^g s^i^ç
DucHESNE, ^Jacques.
N YO N 5
B A U C H E 5
G U I L L Y N , iQ^^y ^SS
Praut Petit-fils aîné ,( °
C H A R ï» E N T I Ê R j
Veuve David,
Au MON T ,
P I s SOT ,
H0CHEREAU5
Quay de
Conti»
L E
THEATRE
DES
G R E C S ,
Par le R. P. B R U M O Y.
Houvelle Edition, revue, corrigée & augmentéti
TOME PREMIER,
A P A R I S5
Chez les Libraires Affociés.
M. DCC. LXIU.
Avec Approbation & Privilège du RoL
^■Id^l4
AFANT^PROPOS
DE LEDIT EU R.
PLUS un Ouvrage approche de
la perfcdion , plus Tamatcur 6^:
ie connoiiTeur font fâchés d'y voir des
raches qui ne coûteroient pas beau-
:oup à ôter. C'eil: prccifémcnt le cas
3Ù fe trouve le Théâtre des Grecs du
R. P. Brumoy , Ouvrage unique dans
Ton efpcce , 'k. fi favorablement re-
cueilli à^s perfonnes de goût. Elles y
ont unanimement reconnu un ilyle
élcganr & poli , aflez de connoifTance
de la bonne Antiquité, une profonde
intelligence du Théâtre &: de fes
régies 5 Aqs parallèles juives , des dif-
fertations judicieufcs. Les beaux en-
droits furtout de Sophocle &" d'Euri-
pide leur ont paru rendus avec une
force , avec une grâce qui ne relient
guéres au-deflbus de loriginal. Ces
raifons &: d'autres encore ont afïuré
au travail de l'Auteur une efpéce
d'immortalité.
Il ne s'agirait donc , pour lui don-
ner tout Icfini dont il eit fufceptible,
a iij
yy AVANT-PROPOS.
que d'y corriger quelques fautes. Les
Keiléniiles y ont remarqué des en-
droits où le fens eft altéré, où la pen-
fce d(zs Auteurs n'eft pas prife , où le
Traducleur quelquefois y fubftitue
les Tiennes. Cefl dans les Tragédies
d'Euripide ô^ de Sophocle , dans cel-
les principalement qu'rl: a traduites en
entier , qu'il fe rencontre le plus de
ces textes pris à contrefens j quant aux
Comédies d'Ariilophane , &: aux au-
tres Pièces qu'il n'a fait qu'analyfer ,
il s'écarte plus rarement du fens légi-
time: nous en dirons ailleurs la rai-
ion. Ainfi , c'eft far ces trois premiers
Volumes que tombent prefque toutes
ks corrections qu'il y a à faire.
Avant que de donner au Public la
nouvelle Edition qu'on projette on a
deiiré qu'on redrelsât ce qu'il y a de
dcfedueux dans l'interprétation Fran-
çoife , en remettant ces corredions par
des renvois au bas de chaque page.
C'eil: ce qu'on a tâché d'exécuter. Nous
n'oferions pas garantir les autres en-
droits auxquels nous n'avons pas tou-
ché *, mais nous nous flattons que ces
omiflîons , s'il nous en eft échappé
quelqu'une , ne font pas nombreufes.
Vlj
TABLE
Des Puces contenues dans les
Jîx Volumes.
L PARTIE & L TOME.
D 1 S C O U R S fur le Théâtre
des Grecs , page i
DISCOURS fur lorigine de
la Tragédie, 42.
D 1 S C O U R S fur le parallèle du
Théâtre ancien & du moderne , 145
CEDIPE de Sophocle, 237
RÉFLEXIONS, 3(^4
(EDIPE de Seneque, 38^
CE D 1 P E de Pierre Corneille , 405
ŒDIPE de M. Orfatto Gïufil-
n'iano , 421
ELECTRE de Sophocle , 423
RÉFLEXIONS, >37
^ aiv
viij TABLE
IL TOME.
LES COEPHORES d'Ef-
chyle, page ï
ELECTRE d'Euripide, 25
PHILOCTETE de Sophocle, 6c^
RÉFLEXIONS, 166
H 1 P P O L Y T E d'Euripide , 175
RÉFLEXIONS fur cette Tra-
gédie , comparée à celles de Se-
neque & de Racine fur le même
fujet, 30®
I P Fil G É N I E en Aalide d'Eu-
ripide, 541
RÉFLEXIONS fur cette Pièce
6c fur celles de Rotrou , de Ra-
eine, ôc de î.odovico Dole é y 477
I I L TOME.
IPHIGÉNIE en Tauride
d'Euripide , page i
RÉFLEXIONS, no
ALCESTE d'Euripide, m
RÉFLEXIONS, iiy
D E s P I É C E s. i:c
îî. PARTIE DU THEATRE
DES GRECS.
I®. Tragédies d'Efchyle 5 235
PROMETHÉE, 239
LES SEPT CHEFS au fié^e
de Thébes , 256"
LES PERSES, 16 q
AGAMEMNON, 295
AGAMEMNONdeSeneque, 319
LES EUMENIDES, 33^
LES SUPPLIANTES, ou
les DANAIDES, 352
2°. Tragédies de Sophocle ^ 375
AJAX furieux 5 379
ANTIGONE, 410
ANTIGONE de Rotrou , 41 5
CEDIPE à Colone, 452
I y. TOME.
LES TRACHINIENNES, page i
HERCULE au Mont Cita de
Seneque, 49
a V
X TABLE
HERCULE mourant as
Ro-
-
trou ,
91
3°. Tragédies d'Euripide
>
106
HECUBE,
115
ORESTE,
150
LES PHENICIENNES
)
193
LA THEBAïDEdeSeneque, 153
Partie de L'ANTIGONE de
Rotroii, 279
LA T H E B A ï D E , oa les
FRERES ennemis de Racine , 19 o.
J O C A S T E de Lodovico D-olcè ,305
MEDÉE, 30^
M E D E E de Seneque , 5*5 5
M E D É E de P. Corneille , 380
MEDÉE de Lodovico Dotes ^ ^^j^
A N D R O M A Q U E comparée
à celle de Racine, 397
LES SUPPLIANTES ou les
ARGIENNES, 437
RHESUS, 476-
LES TROYEÎSTNES, 507
LA TRO AD E de Seneque, 537
DES PIÈCES. xj
V. TOME.
LES BACCHANTES, page i
LES HERACLIDES, 45
HELENE, 77
ION , 127
El ER eu LE furieux, 177
H E RCULE furieux de Seneque , 2. 1 5
///. PARTIE,
DISCOURS SUR LA CO-
MEDIE, 247
OBSERVATIONS P R É^
LIMINAIRES, 33^
FASTES DE LA GUERRE
DU PELOPONNESE, 345
COMEDIES D'ARISTOPHANE
fuivant les dates de lîur compoption.
LES ACHARNIENS, 3^5
LES CHEVALIERS, 404
LES NUEES, 44^
LES GUESPES, 5^^
a vj
Xi) TABLE DES PIÈCES.
VL TOME.
LA PAIX, page x
LES OISEAUX, 45
LES FÊTES DE CERÈS, 140
LYSISTRATA, 1^4
LES GRENOUILLES, 17S
LES HARANGUEUSES,
ou LASSEMBLEE DES
FEMMES, 210
P L U T U S , 160
CONCLUSION GÉNÉ-
RALE, 300
DISCOURS SUR LE CY-
CLOPE, ET SUR LE
SPECTACLE SATYRE
QUE, 33^
LECYCLOPE d'Euripide , 3 5 ^
XllJ
ARRANGEMENT
DES TRAGÉDIES
Suivant Tordre Hiftorique des
Sujets,
j.
PROMETHÊE au Mont Caucafe,
ra^édie cCEjchyle
Ceft le plus ancien de tous les Su-
jets Grecs qui nous refient. Prome-
thée Egyptien & frère d'Atlas , audi
dcguiié que lui par les fables , fio-
rifîbit dans les tems de Jofué & de
Cécrops , premier Roi d'Athènes.
, lES SUPPLIANTES, ou LES
DANAlDES d'Efchyle,
Un fîécle environ après Promethée^
les cinquante filles de Danalls refu-
fant d'épouler leurs confins ger-
mains, fils d'EgypLUS y fe réfugiè-
rent à Argos , où elles trouvèrent
un afyle contre leurs periécuteursa
ÎON, Traiiéi'.e d'Euripide,
C:nt ans depuis les Danaïdes, Xu-
ihus y Roi d Adiéncs , étant allé à
xiv ARRANGEMENT
Delphes avec fa feiiime Creiife ,
pour demander à i'O racle un héri-
tier du thrône , Apollon lui donna
Ion que ce Dieu avoir eu de Creufe.
avant qu'elle eût épouféXuthus.
4. LES^ BACCHANTES , Tra-édie
d^Eunpidz,
L'avanture de Penthée , mis en piè-
ces par les Ba chantes à Thébes , ed
de peu poflérieure aux tems qu'on
vient de dire.
j*. MEDÉE, Tragédie d'EurHde,
Vers les mêmes tems , Medée aban-
donnée de Jafon , fit mourir fa Ri-
vale , &c fe retira à Athènes , où elle
époufa Egée 9^ Roi d'Athènes.
6 Hî^ POLYPE , Trac^Jâie f Euripide.
Th ' f^e , fils d'Egée , livre (on propre
iîls Hippolyte à toute la colère de
Nep:une , fur la f-^aiffe dépofition
de Phèdre fa marâtre , qui s'ètoit
ctonnè la mort , après avoir îaifiTé
une lettre , où elle accufoit Hippo-
lyce d'avoir attenté à l'honneur de
(on père.
7. ALCFS^E , Tragédie d'Euripide,
Hercule floriïïoit avec Théfée. Un
DES TRAGÉDIES. xv
de fcs premiers exploits fut de tirer
du tombeau, 6j de dérober à la mort
Alcefte , qui s'ctoit facrifiée pour fou
époux Adméte , Roi de Phére , en
Theiîalie.
S. HERCULE fiimux , Tragédie à^Ew
ripide.
Hercule revenant âcs enfers à Thé-
bes, tua (es enfans dans le délire
dune fréncTie , & fut conduit à
Athènes par Thtfte.
r. LES TRâCTUNIENNES , Tra-
gédie de Sophocle,
Hercnîe meu t par une erreur de fa
femme Déianire , qui lui avoir en-
voyé une robe teinte du fang du
Centaure Nefllis, dent elle ne con-
ncifioit ras la force.
Les trois Tragédies qui regardent
Hercule , font , comme on voit,
contemporaines 5 quant au fujet.
10. OFDIPE Roi, Tragédie de Sa-
p ' och,
Ceîîe-ci , avec les cinq fuivantes, &
les quatre ou ci q fupérieures , cil
encore du (iccîe deThéfée. Ojdipe
fe rcconnoifiant inceflueux &
ricide , fe perce les yeux.
xvj ARRANGEMENT
II. OEDIFE à CÀotii, Traaédie do
Sophocle
Oedipe banni de Thcbes par i^QS
propres enfans, Etéocle & Poiynice,
arrive à Colone , Bourg d'Athènes ,
réitère fes terribles imprécations
contre ks fils , qui fe difputoient la
Couronne , &■ meurt dans le lieu
qu'il a voit choiii pour afyle.
:i2. LES SEPT CHEFS au flége de
I hébes , Tmged'e cTEJcIijile
Poiynice traîne après lui une armée
d'Argiens , commandée par fept
Généraux, dont il étoit un. Après
un iiége opiniâtre , les deux frères
combattent feui à feul , &z s'en-
tr'cgorgent.
13. LES PHENICIENNES, Tra-^
gédie d'Furipuie,
Ce Sujet eil en partie le même que-
celui qu'on vient de voir. Poiynice
&: Etéocle fe tuent mutuellement.
Créon , frère de Jocafte , prend la
Couronne. Euripide fuppofe Jocaf-
te encore vivante , curant cette
révolution -, au lieu que Sophocle
( dans rOedipe Roi ) liinpofe que
Jocalle fe donne la mort , apr s
avoir reconnu que foa fiis étoit fon
DES TRAGÉDIES, xvij
époux. De même , Oedipe eil banni
chez Sophocle (dans Oedipe à Co-
lone ) avant le combat de Ces deux
fils , au lieu qu Euripide ne le fait
exiler qu'après la décilion du com-
bat. Uon trouvera beaucoup d'au-
tres différences , qui montrent évi-
demment que les traditions fabu-
leufes étoient fort différentes , quoi-
qu'égalcment reçues.
14. ANTlGONEJrapJâie de Sophocle.
Antigone , fœurde Polynice & d'E-
téocle , rend les derniers devoirs au
premier , contre la dcfenfe expreffe
de Créon. Celui-ci la fait enterrer
toute vive.
'ij. LES SUPPLIANTES ouïes AR-
GJEXNE^,lrv èd>e â' ""iinviàe.
Les Argiens entraîrés à Thtbes par
Polynice , avcient été défaits &: fort
maltraites par les Thébains. Les
veuves & les parentes des morts
vont à Athènes avec Adralte leur
Roi , pour engager Théfée à forcer
Créon Roi de Thébes , d'en per-
mettre la fl'pulture, qu il leur avoit
cruellement rcfufée.
Voilà fix Tragédies ftir Oedipe
& fa maifon.
xvîi) ARRANGEMENT
i6. IPHlGENIEenAulide, Tragéiït
d^Euripih,
Aux événemens q-i'on vient de di-
re , fticcéde de peu d'années la guer-
re de Troye. Les douze cens vaiC-
feauxdc ia Grèce partent. Ils fo t
receaus en Aulide. Agamemnon
immole fa fille pour obtenir les
vents favorables.
17. RHESm, Tragédie d'Euripide.
A la dixième année du fiégc de
Troye , Rhefus arrive au Camp des
Troyens , & y eit tué par Diomède
6«: UlyiTe qui enlèvent fes Chevaux.
1 8 . AJA K fur kux. Tragédie de Sophocle;
Cette même année , Achille com-
bat &• meurt. Ajax éz Ulyife fe dif-
piitent fes armes. Elles font adjugées
à UlyfTe. Ajax en devient furieux
jufqu à la frénéfie , 6^ fe donne la
mort.
15). PHILOCTETE , Tragédie d^. So^
phocle.
Sur un Oracle , les Grecs ont re-
cours à Philoéléte : &: on le conduit
de Lemnos au fiége de Troye , avec
les flèches d'Hercule , dont dèpen-
doit le fort de cette Ville.
DES TRAGÉDIES, xix
20. LES TROYENNES , Tragédk
d* Euripide,
Troye prife, Aftyanax facrifié , &
les Troyennes partagées au fort,
les Grecs fe mettent en devoi- -'''-'
retourner dans leur r>^*-"^-
21. HFCUBE, TTagédir d'Euripide.
Les Grecs arrivent dans la Che^fo-
nèfe de Thrace. Ils y immolent Po-
lyxene aux Mânes d'Achille. Poly-
mcilor 5 Roi du pays , avoit fait
mourir Polydcrc. Iiecube , mcre de
Polydore &: de Polyxene , fe venge
de ce Roi barbare.
22. LE CYCLOPE, SpeSack fatyrl-'
que d^Furipide,
Ulylîe aborde au pays des Cy do-
pes ; il aveugle Polyph'me , &: fc
fauve avec les compagnons.
23. LES HFRACLIDES, Tragédie
d^Euripide,
Environ ce même tems , les enfans
d'Hercule , aides des Athéniens 3,
prennent Euryilhée leur ennemi
dans un combat , &" s*en vengent
24. AG AMEMNON, Tragédie d'Ef
chyle.
Agamemnon revenant de Troye à
SX ARRANGEMENT
Mycénes, eft maffacrc par fa femme
Clytemneilre.
2j. LES COEPHORES, Tragédie
d'Efchyle.
26. ELECitiE, Tragédie de Sophocle.
2y» ELECTRE, Tragédh d'Euripide.
Ces trois Sujets , à quelques diffs-
reaces prés , font la même chofe.
Orefte , fils d'Agamemiion , venge
fon père en tuant fa mère.
28. ORESTE, Traçiédie cŒuripide.
Ceft la fuite du même Sujet. Orefte
eft condamne par les Argiens. 11 fe
réfugie à Athènes.
29. LES EUMENIDES, Tragédie
d'Efchyle.
Orefte pourfuivi par les Furies eft
abfous à Athènes.
30. ANDRJMAQUE, Tragédie d'Eu^,
ripide»
Pelée délivre Andromaque de la
fureur d'Hermione , qui devient
femme d'Orefte.
31. IPHÎGENÎE en Tauride y Tragédie
a Euripide.
Orefte va en Tauride , y reconnoît
DES TRAGÉDIES, xxj
fa fœur Iphigcnie, &c la ramené
dans ia Grèce avec la Statue de
Diane.
52. HELENE, Tragédie d'Euripide,
Menelas revenant de Troye , eft re-
jette par la tempête en Egypte. Il y
trouve la vraye Hélène , &: retour-
ne avec elle à Sparte.
La guerre de Troye & Ces fuites ,
fournirent dix-fept Tragédies,
35. LES PERSES, Tragédie d'Efcnyle.
Six cens ans après le retour des
Grecs , ou environ , Xerxés Roi de
Perfe fort de la Grcce , après avoir
perdu fa flotte à la journée de SaU^
mine,
On a vu dans îa Table précédente
rarrangement des onze Comédies
d' Ariltophane , lelon Tordre de leuf
çompofitiuu.
APPROBATION.
J'A I lu par ordre de Monfeii^neur le Garde
dc> Sceaux , un Manufcrit intitulé : Le Théâ-
tre des Grecs. L'exaditude de la tra ludion des
•Pièces qui compofent cet Ouvrage , l'Analyfc
rai'onnée des autres , l'éiudiiioii répandue dans
•les Di -ertarions & les Notes qui les accompa-
gnent 5 développent parfaitement le caradere.,
îe ftyle & le dellein des anciens Pi>e*tes Dragma-
matiques: & je crois que riraprefliîon de cet
Ouvrage fera utile au public. Fait à Paris le
ao. Février 1730.
Sîgnê , GALLIOT.
PRIVILEGE DU ROI.
LOUIS, par la grâce de Dieu , Roî de
France & de Navarre : A nos amés & feaus
Confeillers» les Gens tenant nos Cours de Par-
lement , Maîtres des Requêtes ordinaires de
notre tlôrel , Grand-Confeil , Prévôt de Paris ,
Ballifs , Sénéchaux , leurs Licutcnans Civils &:
autres nos Jufticiers qu'il appartiendra , Salut.
Notre amé Claude-Jean-Baptiste Bauche,
Libraire à Paris , Nous a fait expofcr qu'il àiîi'
rcroit faire réimprimer & donner au Public des
Livres qui oac pour titre : Le Théâtre des Grecs;
Fables du P. Desbillons ; VEfpriî de Bourda-
loue ; Oeuvres de Mme Lambert y sil Nous pîal-
foit lui accorder nos Lettres de Privilège pour
ce nécelTaires. A ces causes, voulant favora-
blement traiter l'Expofant, Nous lui avons
permis & permettons par ces Préfentes , de faire
réimprimer lefdits Livres , autant de fois que
bon lui femblcra , & de les vendre, faire ven-
ixt & débiter par- tout notre Royaume , pen-
(Jant k temps de f\x années confécutîvcs , à
'Compter du jour de la date des Prcrent<.s j fai-
fons dcfefîfes a tous Imprimeurs , Libraiic^, &
autres Pt-rfonnes de quelque qualité & condi-
tion qu'elles foienc , d'en introduire de réim-
prtffion étrangère dans aucun lieu de noire
obéillancej comme aufli de réimp amer, faire
réimprimer, vendre, faire Viudte , débiter ni
contrefaire lefdits Livres , ni d'en faire aucurs
Extraits fous quelque prétexte que ce puiflc être,
fans la permillion expreiîe, Se par écrie dudit
Expofant , ou de ceux qui auront droit de lui ,
à peine de confifcation des Exemplaires con-
trefaits , de trois mille livres d'amende contre
les contrevenans , dont un tiers à Nous , un tiers
è l'Hôtel Dieu de Paris, & l'autre tiers audit
ïxpofant, ou à celui qui aura droit de lui , à
peine de confifcation des Exemplaires contre-
faits , & de tous dipens , dommages & intérêts ;
à la charge que ces Préfentes feront enrcgiftrées
tout au long fur le Regiftre de la Communauté
^es Imprimeurs & Libraires de Paris , dans trois
mois de la date d'icelks; que la réimpreffion
defdits Livres fera faite dans notre Royaume
& non ailleurs , en bon papier & beaux carac-
tères , conformément à la feuille imprimée ,
aftachée pour modèle fous le contre-fcel defdi-
tes Préfenies; que l'Irapécrant fe conformera en
-tout aux Reglemens de la Librairie , & notam-
ment à celui du lo Avril lyiy j qu'avant de les
texpofer en vente, les imprimés qui auront fervi
-de copie à la réimpredion defdits Livres, feront
remis dans le même état où l'approbation y aura
été donnée , es mains de notre très- cher & féal
Chevalier, Chancelier de Franre, le Sieur D«
Lamoignon, & qu'il en fera enfuire remis deux
Exemplaires ^e chacun dans oorre Bibliothèque
publique, un dans celle de notre Château du
]LouYre , & un dans celle de notre très-cher §c
feaî Clievaîier ^ Chancelier de France , le Sieur
De Lamoignon , & un dans celle de notre très-
cher & féal chevalier, Garde-des-Sceaux de
France , le Sieur Berkyer , le tour a peine de
nulli-^é des Préfentes j du con.enu defcjuelles
vous mandons & en)oign<»ns de faire jouir le Jit
Expofantou Ces ayant caufe , pleinement & pai-
fiblement , fans foufFrir qu'il leur foit fait aucua
trouble ou empêchement. Voulons que la Copie
des Préfentes, qui fera imprimée tout au long
au commencement ou à la fin defdits Livres ,
foit tenue pour dûement fiornifîée , & qu'aux
Copies collationnées par l'un de nos amés &
féaux Confeillers-Sécréiaires, foi foit ajoutée
comme à l'Original : Commandons au premier
notre HuifTier ou Sergent fur ce requis , de faire
pour l'exécution d'icelles , tous Actes requis Se
nécefTaiies , fans demander autre PermilTion j &
nonobftant Clameur de Haro , Charte-Normanr-
de, & Lettres a ce contraires. Car tel eft notre
plaifir. Donné à Paris le cinquième jour du
mois de Mai , l'an de grâce mil fept cent foi-
xante deux , & de notre Règne le quarante-
feptiéme. Par le Roi en fon Confeil. Signé, L E
BEGUE.
Regtjiré fur le 'Repjire XV. de U Chambre
Royale & Syndicale aes Libraires ^ Imprimeurs
fie Paris ^ 5i^. i^^.fol. 191. conformément au
Keglemert de 172.3. -^ Paris ce 11 Mai 1762.
Signé ^SAILLANT, Adjoint.
Je fouiïîgné déclare avoir cédé 5c tranfportc à Mef-
fieiirs Nyon , Bauche, Guillyn, Humblot& Brocas , Du-
chefne , Praut petit-fils aîné , Charpentier , Ve. David,
Aumoat , Piflot , Hochereau , le préftnt Privilège pour
ce qui regarde le Théâtre des Grecs feulement, llecon-
noifTant n'avoir dans ledit Ouvrage qu'un huitième au
total , & que le furplus appartient auxdits fufnommés,
pour en jouir fuivant leurs parts. A Paris ce la Jan-
vier 1763. BAUCHE.
' DISCOURS
d:
DISCOURS
SUR LE THEATRE
DES GRECS.
E ne crois pas f-aire injure Les Poë,
à un ficcle auflî poii & tçs Tra-
auffi éclairé d'ailleurs que G?e"c?
le nôtre , en difant que peu con-
dans le tcms même où le goût des ^l'j,
Spc<^acles s'eft extrêmement épuré u^oio
par les grands génies qui y ont tra-
vaillé , on a peu connu , &" que Von
ne connoît prefque plus le Théâtre
des Grecs. A la vérité , le peu qui nous
en refte fait encore les délices de
quelques Curieux que l'étude de la
langue Grecque n'a pas rebutés: mais
outre que le nombre en eft trés-bor-
ïié 5 Se que dans leur fphére on ne
voit pas toujours régner un goût égal
Tome L Â
% DISCOURS
à leur érudition , comme fi CQ^ deux
chofes étoient rarement alliées , le
tour qu'on a donné au Théâtre Fran-
çois , &: le haut degré de perfedion
où on l'a porté dans fon genre , ont
fait juger infcnfiblement qu'il étoit
inutile de recourir à celui des An-
ciens : car il n'en eft pas des Speda-
c\<^s (k des ouvrages de goût , com-
me du relie des chofes faites pour le
plaiiîr , dont tout ce qui fent l'anti-
que ou l'étranger nous charme, au
préjudice de ce que nous avons. L'i-
dée avantageufc du préfent , dont
on jouit , & qui peint nos mœurs,
a fait négliger la connoiiFance du
paflc , qui coûte trop & qui intéreiTe
moins. On ne foupçonne pas même
qu'il puiffe y avoir rien de beau ,
en comparaifon de Corneille &: de
Racine.
Il n'en a pas été ainfi de la Morale ,
de lEloquence , de l'Hiftoire &^ de
la Pcciie. Les Anciens qui nous en
ont laifle des modèles , ont picqué
beaucoup plus la curiolité des Fran-
çois. Xénophon , Cefar , Tite^Live ôi
Tacite en fait d'Hiftoire ; Démoflhé-
nés & Ciceron pour l'Eloquence ; Ho-
^iicre quoiqu'attac^ué , Virgile & Ho=
SUR LE THEATRE , &:c. 5
race pour la Morale ôc la Pociie , ont
encore le droit de Citoyens parmi
nous. Mais Efchyle , Sophocle ik Eu-
ripide n'ont pas eu le même fort pour
la Tragédie. Ces fondateurs du Théâ-
tre ont le plus Ibuffcrt de la guerre
qui dure encore entre les Anciens de
les Modernes. Le mérite des Hiito-
riens , des Orateurs ô^ des Poctes s'eft
fait jour à travers les nuages ; & celui
des Tragiques n'a pu entièrement dif-
fiper les ténèbres qni les enveloppent.
De plus , le génie Philofophique
de Defcartes répandu aujourdhui
dans tout ce qui eil de l'appanage de
l'efprit j nous a fait croire peu à peu
que nous avions chez nous des tré-
(ors affez eftimables pour nous pafler
des richefles étrangères , fur -tout
quand il les faut acheter par de pé-
nibles voyages. Cet efprit , ami de
l'indépendance , en renverfant d'a-
bord la Phiiofophie ancienne , puis
en nous faifant les arbitres fuprémes
de tout art & de toute fcience , fans
égard au poids de l'autorité , nous inf-
pire je ne fçai quel dédain pour tout
ce qui fe rejfiiie à l'examen de nos
lumières. Il eft plus court &: plus ai fé
d'eflimer peu ^ ou même de méprifer
Aij
4 DISCOURS
ce qui coûte trop à connoître;& les
débris du Théâtre ancien paroiiTent
trop fcabreux pour acheter un fimple
plaifir de goût par une peine qu'on ne
croit pas devoir être aÔez dédomma-
gée.
Véritablement la Comédie Latine
s'eft refervé encore une place coniidé-
rable dans reflime pubHque. Les ex-
cellentes pièces de Molière n ont point
fait oublier Plante 6c Terence. On a
eu pour ces Anciens l'indulgence de
les confidérer comme les auteurs d'u-
ne efpéce de fpedacle qui a fon mé-
rite particulier , qiioiqu'cUe ne roule
que lur des caraéleres fort comanuns ,
&■ p *efque toujours les mêmes. Com-
me ces Poètes font à la portée du plus
graQd nombre , leur réputation s'eft
foutenue , &" a été moins attaquée
que celle des Poètes Tragiques de la
Grèce. Quant à ceux-ci , on a pafTé,
fans prefque y faire attention , d'un
préjugé trop favorable à une efpéce
a indiiférence plus dangereufe encore
que le mépris , de manière qu'il s'eû
formé une autre forte de préjugé , li-
non dominant , au nioins tort étendu,
qui les a rélégués comme par grâce
qans les Bibliothèques, ou dans les
SUR LE THEATRE , 6^c. 5
niains de ceux qu'on appelle adora-
teurs aveugles de rAnti-M^ité. Ces pré-
tendus idolâtres font devenus eux-mê-
mes plus timides ôc plus réfervés à
prodiguer leur encens y &" je ne doute
point qu'ils n'ayent été plus d'une fois
tentés de penfer tout bas le contraire
de ce qu'ils difoient tout haut , &" de
démentir leur culte par de fecrettes
impiétés , tant l'exemple eft fédudeur
ôc courageux.
IL Cette indifférence a produit un Le but
oubli prefque général.qui ians contre- ouvra-
dit fait plus de tort aux Poètes Grecs , gc
que tous les traits qu'on a lancés con- '
treux en divers tems. Mondefleineft
de les tirer , du moins en partie , des
ténèbres où nous paroiiTons les avoir
condamnes , &c de les citer de nou-
veau au tribunal , non du petit nom-
bre 5 mais du Public; non pour arra-
cher l'approbation en leur jfaveur , ou
les livrer à la cenfure ; mais afin qu'ils
foient jugés avec quelque connoit
fance de caufe , fans égard aux au-
torités favorables ou contraires , Se
avec l'efpric Cartéfien, autant qu'il
peut s'appliquer aux chofes de pur
goût.
Si les autorités avoient lieu , je fe-
A iij
C DISCOURS
rois une Préface fort étendue des
louanges qu'on leur a prodiguées de
fiécle en fiécle jufqu'à nos jours ;&
je n'aurois guère moins de matière,
fi j'allcguois ce que leurs ennemis
ont écrit contre Homère leur modèle/
&: contr'eux, Mais en fait de goût ,
il n ell plus queilion d'autorités pour
ou contre ; on veut juger par foi-mê-
me , &: cela eft jufte. Toutefois pour
porter fon jugement, il ne s'agit pas
de comparer l'ancien avec le moder-
ne, comme on le veut prefqne tou-
jours. Entre deux genres difFérens, la
comparaifon ne fçauroit être entière ,
ni la préférence bien décidée : il fuffit
de s'inftruire Se de prononcer fans par-
tialité en bien ou en mal ; chofes au
refte qui font fulceptibles de bien des
degrés ; car quoiqu'il foit vrai que
dans la Poefie
* // n'eft point de degrés du médiocre au pire:
11 eft véritable toutefois que les œu-
vres Poétiques peuvent avoir des beau-
tés d'un ordre plus ou moins élevé ,
& plaire par des grâces toutes diffé-
rentes. Ainfi le Théâtre des Corneilles
* BOILEAU, Art FQ€t.
SUR LE THEATRE , &c. 7
&" des Racines peut , en charmant tous
les efprits , laitier encore lieu aux An-
ciens de mériter nos applaudiflcmens
fur ce qu'ils ont de beau , fans préju-
dice de la critique fur leurs défauts
réels. Mais ce n'ell: pas ici le lieu
d'examiner en quoi 8i juftia'oti l'on
doit comparer les anciens Tragiques
avec les modernes ; & je réfervepour
cet article un difcours particulier.
III. Après avoir infinué mon deifein source
&r les raifons qui m'y ont porté , jOmcls^'^'
paffe à la iource des jugemens pourç^n^e
&■ contre les Poètes dont je parle , gédies*'
&■ à la règle qu'il femble qu'on doit ^'^e'^-
fuivre pour éviter également l'ado- ^é'gTe'
ration ôc le mépris : car il eft certain f^""^ «".
qu'à confidérer , comme on le doit en nemencr
toutes chofes , les opinions extrêmes
qu'on a eues fur les Poètes Grecs , el-
les fe réduifent à ces deux-là. En effet
deux fortes de perfonnes regardent le
Théâtre antique avec des yeux bien
difFérens -, c'eft , difent les uns , le plus
haut point de perfedion où l'eiprit
humain puiffe atteindre : à entendre
les autres , ce n'eft au plus que l'en-
fance &: le bégayement de la Tra-
gédie; & ce qu'il y a de fingulier ,
c'eft que les uns & les autres com-=
A iv
X DISCOURS
battent avec les mêmes armes , allé--
guent en leur faveur le goût de con-
cert avec la raifon , & fe reprochent
niutuellement Tefclavage de l'autori-
té &• de la prévention.
Si Ton prenoit l'autorité pour arbi-
tre , on auroit bientôt fait le procès
aux modernes trop critiques , fans
que les admirateurs outrés fe puflent
glorifier d'avoir gagné entièrement
leur caufe : car les Ariftotes , les Ci-
cerons , les Virgiles ^ les Quintiliens
par leurs décifions fermeroient la bou-
che à la malignité des uns , fans auto-
rifer le culte fuperftitieux des autres.
Et à dire le vrai , il eft bien difficile de
ne pas donner quelque poids à des
fuffrages fi éclairés , fi modérés &
toujours il uniformes pour la gloire
des Poètes Grecs. Les Juges ont été
compétens & défintérefles : ils ne pré-
voyoient pas qu'on dût un jour les
contredire au point de dégrader leur
jugement , &c d'en appeller au bon
fens fur des chofes qui leur étoient
plus connues &: plus fainilieres qu'à
nous. Mais encore une fois , qu'eil-il
befoin de les confulter , lorfqu'on
peut juger pai* fcs lumières ?
^uant au préjugé ^ il eft aifé à
SUR LE THEATRE, &:c. 9
dévoiler 8c à confondre de part &c
d'autre ; il fe trahit prefque toujours
lui-même. Eftime exccilive , dédain
fans bornes , entêtement , partialité ,
intérêt de commentateur ou d'ami ,
idées nées de l'éducation , &c fortifiées
par riiabitude, defir d'élever les morts
aux dépens des vivans , ou ceux-ci au
préjudice de ceux-là , fingularitédans
la façon d'envifager les chofes ; voilà
à -peu -prés les marques de préjugé
qui caradérifent les écrits des parti-
fans idolâtres de Tantique ou du mo-
derne. Mais enfin le préjugé même ,
foit aveugle , foit éclairé , peut avoir
raifon en quelque chofe , fans paroî-
tre l'avoir en tout , &: la raifon pré-
tendue peut , il j'ofe ainfi parler,
avoir véritablement tort. Hé ! ne voit-
on pas tous les jours que le faux ,
entre les mains d'un homme d'efprit,
prend tous les traits de la vérité? auiïî
le fruit le plus commun des difputes
littéraires , ainfi que des autres , c'efl
de confirmer les deux partis dans leurs
premières opinions , fur-tout en ma-
tière de goût 5 où il s'agit plus de faire
paffer daas autrui des fentimens que
des idées. Du moins la prévention
bien ou mal fondée en faveur des
Av
10 DISCOURS
Tragédies anciennes , n'eft-elle pas
détruite en tout pays ; Et peut-être en
eft-il d'elle ôc de l'Antiquité en gé-
néral comme de la France , dont un
homme d'efprit difoit en la compa-
rant à la Religion »^ Qu elle avoit été
« fouvent bien attaquée , quelquefois
M mal défendue , & toujours triom-
w pliante. « Il eft donc vrai qu'on ga-
gnera peu quand on aura acculé ,
convaincu même de prévention les
partifans des anciens &: des moder-
nes.
Mais on gagnera encore moins ^ &
il n'y aura plus de règle fixe , fi le
goût & la raifon qu'on allègue réci-
Eroquement en preuve , font varia-
les félon les lieux, les tems &- les
perfonnes ; (i ce c]ui plaît aux uns peut
à bon droit d 'plaire aux autres , & fî
tout efl: arbitraire en fait de itile , de
penfées , de tours , Se d'ouvrages d'ef-
prit : car il s'enfuivra que chacun fe
livrant à fa manière de fentir 6c de
penfer, penfera & fentira trés-julle ,
guidé toutefois par des idées très-con-
traires Sz par des fentimens fort op~
pofés. Mais il n'en va pas ainfi ; &
quoiqu'on en puilîe dire , la vérité ôc
la beauté font unes : elles doivent
SUR LE THEATRE, 6<:c. ii
donc faire la même imprefîîon fur
tous les efprits que la Ibience n'a
point gâtés. Seroit-ce en cela feul que
la nature cefleroit d'être uniforme ?
Toute penfce belle &: vraye , tout
fentiment qui pafle pour fublime dans
un pays &: dans un tems, font les mê-
.nies par-tout &■ toujours. Tel eft le
quil mourut de Corneille ; &: qu'on
ne dife pas qu'il en efl àz^ pen-
{tç,s , des fentimens , &" des tours qui
les expriment, comme des modes &C
des manières qui changent en chan-
geant de climat , ou par la révolu-
tion des années. Diftinguons la vérité
& la beauté d'avec les circonftances
que l'éducation y ajoute ; & de qç.^
circonftances- là même , tirons non-
feulement une raifon plaufible de
tant de contradictions apparentes ou
réelles dans le jugement qu'on porte
des Anciens, mais encore une règle
de précaution qu'on doit prendre dans
la ledure de leurs ouvrages.
J'entends ici par vérité & beauté ,
en fait de produdions d'efprit , telles
que font les Tragédies , une imita-
tion de la nature qui faifit lame , &
qui fait dire , fuivant les idées reçues
dans une nation polie , cda efi vrai ,
A vj
12 DISCOURS
cela ejl beau. Je dis imitation de îa na-
ture fuivant les idées reçues dans un
pays ou règne la politefTe : car autant
que la nature eil uniforme dans ce
qui appartient aux hommes , en tant
qu'hommes , dans le jeu des pallions ,
par exemple ; autant l'éducation va-
rie-t-elle les intérêts qui meuvent les
paffîons y & les manières de penfer
^ d'agir. Or , l'art doit peindre la
nature telle qu'il la trouve , je veux
dire , avec les appanages de l'huma-
nité èc de l'éducation.
Pour développer ma penfée , j'ap-
plique ceci à la Tragédie d'Alceile ^
qui eft celle qu'on a le moins épargnée
de nos jours. Si Euripide dans cet ou-
vrage me peint bien la nature \ s'il me
la rend fenfible dans la tendrefle d'u-
ne époufe qui meurt volontairement
pour Ton époux \ s'il me-trompe avec
beaucoup d'art , fans que cet art pa-
roilFe ; s'il m'oifre une grande adion
qui foit une , (impie , continue , vrai-
jfemblable , & pour cela bornée à un
lieu & à un tems détermmcs s s'il me
fait fuivre le fil d'une paffion bien
conduite & bien foutenue , qui aille
toujours en croiflant, jufqu'à ce que
l'impreflion foit parfiiite 5 fî à mon
SVR LE THEATRE , &c. 1 5
tour par un eftbrt d'imagination que
je lui dois , je me cranfporte au Théâ-
tre d'Athènes pour voir agir fes Ac-
teurs , & me prêter à tout le Ipedacle,
fans faire attention que je lis , (car
une Tragédie n eft point faite pour
être lue , elle eft toute aélion -, ) enfin
il Alcefte renferme les principales con-
ditions que le bon fens exige dans un
Poëme de cette nature ,& fi je deviens
Athénien , comme ceux que le Poète
a eu en vue de réjouir , je ne puis
m'empêcher, malgré quelques défauts
que j'apperçois avec le Parterre , de
Joindre mes applaudilTemens aux ac-
clamations de la Grèce aflemblée ,
puifqu'étant homme comme les Grecs,
je fuis nécefïairement touché des mê-
mes véritts, &: des mêmes beautés ,
qui ont frappé fi-vivement leurs ef-
prits.
Mais d'un autre côté , (i (ans tenir
•compte à Euripide des beautés géné-
rales qui faifilfent tous les hommes ^
choqué tout- à-coup de ics coutumes
^ de fes mœurs comme François , &c
comme éloigné de lui de plufieurs fié-
cles 3 je m'écrie d'abord : Que figni-
fient ce Dieu efclave d'un homme ^
cette Divinité infernale qui vient ra~
14 DISCOURS
vir fa proye , cette foule de fujets qui'
environnent toujours leur Souverain,
cette efpéee de loi ou de bienfèance
autorifce par Apollon , qui veut que
le plus vieux meure pour le plus jeune,
le père pour le fils ? Quoi ! un fils perd
le refped à fon père , parce que celui-
ci n'a pas foafcrit à cette loi ? Que
veut dire cet aile de Religion qui rend
facrés les devoirs de Thofpitalité ,
malgré l'embarras d'un deuil & de la
plus jufte douleur ? Que fait là le con-
trafte d'un Héros affis à un feftin , tan-
dis qu'on fait les funérailles d'Alceile ?
Eft-il fenfé qu'Hercule lutte avec la
mort, &: lui arrache fa vidime ?
Qu'Alceile loit relfufcitce , 8c qu'elle
demeure muette durant trois jours ?
Que veut dire tout cela ? En un mot ,
fi femblable à un Chinois qui fe trou-
veroit tout-à-coup prcfent'à une Cé-
rémonie Turque , je trouve tout cela
rifible , pour ne pas me fervir des ter-
mes plus énergiques de M. Perrault
& de fes partifans , les Spedateurs
Grecs n'auroient-ils pas droit de rire
eux-mêmes de mon ctonnement , d>c
de dire ; Quelle eft donc votre idée ?
de quel monde venez-vous ? que trou-
vez-vous en ceci de fi étrange , Arque
SUR LE THEATRE, &-C. 15
voyez vous fur le Théâtre , que vous
ne retrouviez dans Athènes î Us au-
roientraifon fans doute, &: peut-être
n'aurois-je pas tort ; puifqu'après tout,
le ridicule naît comme néceffai rement
d'une idée nouvelle , extraordinaire &:
bizarre , qu'on attache , ou qu'on
trouve attachée à un objet férieux.
Mais fuppofons auffi qu'Euripide
revînt à fon tour de l'autre monde ,
&• qu'il affiliât à la repréfentation d'I-
phigenie de M. Racine , fans parler
des autres Spedacles ; il feroit cer-
tainement charmé de fe reconnoître 5
& de fe voir embelli , ou , fi l'on veut ,
furpafTé : il admireroit du moins dans
la copie ce que la Grèce admira dans
l'original. Ce font des beautés de tous
les liécles &^ de tous les pays. Mais
peu fait à nos manières , s'il ne s'en
inftruifoit ou n'y avoit nul égard ,
que diroit-il , je ne dis pas de l'Epi-
fode d'Eriphile , efpéce de duplicité
d'aèlion &■ d'intérêt inconnue aux
Grecs, mais de la galanterie Fran-
çoife d'Achille , beaucoup plus igno-
rée d'eux ? Que diroit-il du duel au-
quel tendent les menaces de ce Hé-
ros , chofe trop autorifée parmi nous ,
& infenfée à leur gré ? Que diroit-il
i6 DISCOURS
des entretiens feiil à feul d'un Pri«ce
&c d'une PrincefTe ? Ne feroit-il point
révolté de voir Clytemneftre aux
pieds d'Achille qui la relève , &c de
Hiilie autres chofes , foit par rapport à
nos ufages qui nous paroiflent plus
polis que ceux de l'Antiquité , foit par
égard à nos bienféancesplus délicates
félon nous , & à nos maximes de con-
duite , qui nous femblent plus épu-
rées ?
Il n'eft pas queftion de prononcer
entre les Anciens & nous fur la préfé-
rence des moeurs , des coutumes , j'ai
prefque dit , des vertus morales. Je
veux que les chofes mifes en balance
par un Juge équitable & défintéreffé ,
nous fuffions afllirés de l'emporter. 11
eft toujours certain que dans les ou-
vrages des Grecs , la peinture de leurs
mœLtrs , de leurs coutumes &: de
leurs vertus , ( bizarres (i l'on veut , )
ne doit pas plus nous ofFenfer , que la
réalité n'a choqué les Grecs ; ou du
moins que nous devons faire grâce
aux Poètes Tragiques , pour avoir
imité la nature telle qu'ils la voyaient
de leur tems, fi nous voulons que la
porter i té ait pour nous les mêmes
égards j enfin que par équité nous
SUR LE THEATRE , &:c. 17
fommes obliges de nous mettre , s'il
eft poflîble 5 dans le point de vue où
les Auteurs ont voulu, nous placer en
travaillant leurs Tragédies. Ceft une
juilice qu'on ne refuie point à la pein-
ture , qui eil une imitation de la na-
ture pour les yeux , comme la Pocfie
reftpourl'efprit. Cela fans doute n'eft
pas aifé ; & quelques efforts que nous
fafïïons , il n'eil pas moins certain que
ces génies fi admirés de leur tems Se
des (lécles confécutifs , perdront tou-
jours infiniment , ou par le défaut de
leurfiécie , plus groffier peut-être que
le nôtre en ce qui eil acceflbire à la
nature , ou par la difficulté que nous
avons à nous dcpayfer en leur faveur ,
ou plutôt par le concours de ces deux
chofes qui agiflent enfemble &z mal-
gré nous ; tant on donne naturelle-
ment au préjugé imperceptible de l'é-
ducation , tandis qu'on refufetoutà
celui de l'autorité. Cependant le pre-
mier , à l'examiner de prés , eft bien
plus injufte que le fécond. Car celui-
ci fe fonde fur des témoins légitimes
qu'on ne peut récufer, celui-là n'a
pour appui que la coutume qui efl
fujette à l'inltabilité. Et de -là vient
la diverfité des jugemens fur les Poètes
i8 DISCOURS
Grecs: on ne veut point les confidérer
en eux-mêmes ; on veut les mefurer
au niveau de notre fiécle &z de fes
mœurs. Ceft comme (i Ion jugeoit un
Etranger fur le Code François.
Au reite je ne prétens pas judifier en
tout les anciens Auteurs, mêmes Tra-
giques , ni difconvenu- de leurs véri-
tables défauts , pourvu qu'on les mon-
tre indépendans de la différence des
âges. Je prétends encore moins les
préférer aux illuftres Modernes qui
ont fait tant de progrés nouveaux fur
leurs traces , quelquefois à peine
ébauchées. Je n'ai en vue que de fau-
ver le ridicule apparent cie certains
traits qui auroient dû bJ effet la déli-
catefle d'Athènes & de Rome , tou-
jours admiratrice d'Athènes, fi ces
traits avoient eu en eux-mêmes un ri-
dicule réel, & fondé fur les idées
reçues.
Je conclus de tout ce que j'ai dit :
1^ Que les Poètes en queftion font
peu connus , Se que bien des raifons
ont concouru à les négliger , ou même
à les dédaigner. 2°. Qu'ils méritent
toutefois un autre fort , de que j'ai
peut-être rendu fervice au Public en
les foumettant à ks lumières autant
SUR LE THEATRE , &:c. 19
que je l'ai pu , ou du moins en rani-
mant le deiir de les bien connoître.
5 \ Que les jugemens extrêmes qu'on
en a portés ne doivent point avoir
lieu. 4. Que la (burcc de ces juge-
mens elt la difficulté de fe tranlporter
au tems &c au lieu où ils ont écrit ,
pour ne rien admirer ou critiquer fans
un Fondement raifonnable. f. Enfin
que cette précaution eft pourtant né-
cefîaire , afin de fe mettre en litua-
tion de les juger avec quelque ibrte
d'équicé.
I V . Je dois à préfent rendre compte ^y^^^_
de mon travail. Le Théâtre des Grecs , cutioir*
préfenté aux François fous un jour ca-^e « u-
pable de mettre tout le monde en état^*^^'
d'en porter un jugement afluré , eft un
ouvrage de goût, q'ii m'avoit tou-
jours paru manquer à la R.'publ que
des Lettres. Quatre ou cinq Pi 'ces,
foit Tragiques , foit Comiques , don-
nées féparement par quelques perfoii-
nes fçavantes , ne remplifîoient pas ce
deflein. Pour former une idée pacife
6 compîette du Théâtre ancien, il fal-
loir en recueillir tous les relies j faire
un aflfemblage fuivi j comparer les
Oeuvres de chaque Pocte entr'elles ,
& chacun d'eux avec fes rivaux j fai-
20 DISCOURS
fir par cette comparaifon leur carac-
tère &■ leur génie ; en marquer avec
jufteiTe les traits généraux &" particu-
liers , mêmes les plus délicats -, réunir,
confi'onter , aflbrtir , lier les parties ,
en compofer un tout , débrouiller le
cahos pour en tirer un corps vivant &c
animé avec Tes juftes proportions ; en
un mot , rebâtir le Théâtre ancien de
fes propres débris. Ceft ce que j'ai ( je
n'oie dire ) fait , mais du moins eflayé
de faire : heureux (i le fuccés de l'exé-
cution répond un peu à l'importance
de Tentreprife , aux foins qu'elle a dû
coûter ,ôc à un travail aflez pénible
d'autant d'années, qu'en exige Ho-
race avant que de permettre qu'on
produife au grand jour un Ouvrage
de quelque conféquence.
J'ai divifé le mien en trois par-
ties, i'^ Comme j'écris moins pour
les Sçavans de profeffion , que pour le
grand nombre de gens d'efprit ( je
veux dire le Pubhc ) qu'il eft impor-
tant de mettre au fait , j'ai cru devoir
commencer par des difcours prélimi-
naires tels que celui-ci , dont le but
eft de bien convaincre le Ledeur , que
dans le pays de l'Antiquité il faut mar-
cher avec de grandes précautions.
SUR LE THEATRE , Sec, 1 1
quand il s'agit de prononcer fur les
ouvrages de goût. S'il eft des régies
pour les expoler , il en eft aufïï pour
en juger. Dans un voyage où il ne
s'agit que derudition , on paiTe au
voyageur tout ce qu'il rapporte , pour
peu qu'il le garantilfe par des preu-
ves paflables. Mais li le faifeur de re-
lations veut faire trouver beau le pays
dont il parle , on ne le croit pas fur fa
parole , ni même fur les autorités qu'il
allègue. 11 doit fe défier de lui-même ,
&■ ne fongerqu'à faire un expofé jufte.
J'ofe afTurer que telle a été ma pen-
fée. Il en doit être de même à pro-
portion , du Ledeur qui veut juger y
il faut qu'il convienne de certauis
principes avec le voyageur qui ex-
pofé.
C'eft pour éclaircir de plus en plus
ridée qu'on doit fe faire de la Tragé-
die Grecque , qu'il m'a paru nécef^
faire de la reprendre des fon origine ,
de montrer les accroiflemens , &r de
marcher pas à pas fur toutes les traces
anciennes de l'efprit humain , dIus sû-
rement peut-être qu'on ne l'a tait juf-
qu'à préfent. On en jugera par le fé-
cond Difcours. Et comme le préjugé
légitime en faveur de notre Théâtre
11 DISCOURS
eft un des plus grands refiorts de nos
préventions contre l'ancien , il a fallu
dans un troilicme Difcours faire voir
rétendue & les bornes de la comparai-
fon entre le Théâtre antique ôc le mo-
derne y établir dçs principes , en tirer
des conclurions , ôc fonder le paral-
lèle fur le caradére des fucles 6c des
génies , des Poètes &c des fpedateurs.
Apres cette triple Préface faite pour
f>réparer les efprits , fans vouloir les
Lirprendre , j'ai hazardé latradudion
entière de (cpt Tragédies , dont trois
font de Sophocle , Se quatre d'Euri-
pide. On verra aifément pourquoi je
n'ai traduit en entier aucune pièce
d'Efchyle. Ce père de la Tragédie a
été celui des trois que le tems a le
plus maltraité. Déplus, fon extrême
fimplicité &■ fes défauts auroient pu
d'aoord dégoûter les Ledeurs , trop
ou trop peu prévenus en fa faveur.
Enfin , »j la hardieiîe de fes épithétes
i» eft telle , qu'il eft impoffible , ( com-
M me l'a oblervé M. Le Févre * , ) de
5^ les repréfenter en notre langue fans
t, lui faire violence. »^ On n'en connoî-
^ Tann. le Fevre., Abrégé des Vies des
Vo'étts.
SUR LE THEATRE , &:c. ij
tra pas moins (es Oeuvres par la fuite
de cet Ouvrage. Quant aux Tragédies
des deux autres Poètes , je n'ai point
choifi exprés les plus belles pour les
traduire ; mais feulement celles qui
m'ont paru avoir le moins de manières
Grecques , (î capables de nous cho-
quer. J'en excepte Jlcejie , que j'ai
traduite de deflein formé toute en-
tière, parce qu'elle m'a femblé ne
pas mériter les critiques outrées qu'on
en a faites par des traductions affedées
de quelques Scènes. On jugera de ma
bonne foi par la fidélité que j'ai tâché
d'y apporter.
Voici ma penfée fur la traduétion
de ces Poètes. Les défigurer ce n'eil
pas les traduire. 11 fiut donc prendre
un milieu entre l'exaditude trop fcru-
puleufe qui les déguife, &■ la licence
qui les altère. J'appelle déguifer un
Auteur, Texpofer dans une langue
étrangère avec une fidélité , ou folle ,
ou maligne , ou fuperilitieufe. Toute
langue a Ces arrangemens c'idées,
fes tours &" fes mots , nobles ou bas ^
énergiques ou foibles , vifs ou lan-
guiiïans. C'ell un principe qu'on ne
içauroit nier. Qui voudroit traduire
les Anciens mot pour mot en Fran-
24 DISCOURS
cois , & fuivant le tour Grec , les tra-
veftiroit fans doute , &- les rendroit
ridicules à peu de frais. Voilà le pre-
mier degré de cette fauife fidélité dont
je parle. Le fécond &: le plus malin ,
quon peut appeller Parodie, eft de
changer les expreffions reçues dans le
belufage de l'Antiquité, en termes bas
&" populaires , comme le faifoit M.
Perrault. * Le troifiéme degré , c'eft
de s'affervir fcrupuleufement à expri-
* Pour bien éclaircir ma penfée quant au fé-
cond degré , qu'on peut appeller Parodie ^ je
prie les Ledeurs de pardonner dans une note
la longue citation que je vais faire d'un mor-
ceau de la neuvième RéHexion de Despreaux
fur LONGIN.
J3 Un terme Grec très-noble ne peut fou-
50 vent être exprimé en François que par ua
33 terme très-bas : cela fe voit par les mots
^^d'AJinus en Latin , & à'Afne en François,
53 qui font de la dernière balfelTe dans l'une Se
S3 l'autre de ces Langues , quoi ;ue le mot qui
33 figaifie cet animal n'ait rien de bas en Grec
33 ni en Hébreu , où on le voit employé dans
33 les endroits même les plus magnifiques. Il
53 en eft de même du mot de mulet , & de plu-
as fieurs autres. En eiFet les Langues ont cha-
93 cune leur bifarrerie : mais la Françoifs eft
»3 principalement capricieufe fur les mors j &
33 bien qu'elle foit riche en beaux termes fur
sa de certains fujets , il y en a beaucoup oii
&3 elle eft fort pauvre 5 & il y a un très-grand
mer
SUR LE THEATRE, &c. 25
riicr toutes les épithkes, &: à faire
d'un beau mot Grec une méchante
phrafe Françoife , ou un allongement
vicieux qui amortit le feu des Poètes ,
malgré tout le foin qu'ils*ont eu d'a-
nimer leur Poêïie. On doit à l'équité
de les faire parler François ( autant
qu'on le peur) comme ils parle-
roient eux-mêmes , s'ils faifoient paf-
fer leurs penfées en notre langue.
» nombre de petites chofes qu'elle ne fçau-
33 roit dire noblement. AmCi , par exemple ,
w bien que dans les endroits les plus (ublimes
3> elle nomme fans s'avilir un moue n , une
35 chèvre , une brebis , elle ne fçauroit fans fe
35 diffamer dans un (Vyle un peu élevé nom-
33 mer un veau :, une truye , un cochon. Le moc
33 àz genijfe en François eft fort beau , fur-touc
33 dans une Eglogue. Vache ne s'y peut pas
33 foufFrir : Pajieur & Berger y font du bel ufa-
33 ge j gardeur de pourceaux , ou gardeur de bœufs
33 y feroient horribles. Cependant il n'y a peut-
33 être pas dans le Grec deux plus beaux mots
*> que ff-j^uryjç & (BaaoAoi ^ qui répondent à ces
53 deux mots François ; & c'eft pourquoi Vir-
33 gile a intitulé fes Eglogues de ce doux nom
33 de Bucoliques , qui veut pourtant dire en no-
33 tre Langue à la lettre , Les Entretiens aes
>} Bouviers ou des gardeur s de Bœufs. " ... Après
quelques lignes M. Despreaux revient aux
Traduélions infidèles par une fidélité affedéc:
& parlant de M. Perrault. « Il cliarge ,
ssditil, ce fage Vieillard qui avoir loin des
Tome L B
^G DISCOURS
Pourquoi changer en monnoye de
cuivre un dépôt que l'on peut confer-
ver en or ? La vérification ancienne
fe rend heureufement par une Profe
poétique , qui joint fes grâces à celles
des vers anciens. S'ils perdent beau-
coup d'un côté , ils peuvent regagner
un peu de l'autre -, noi* pas que je me
flatte d'y avoir entièrement réuffi , ni
que je croye non plus avoir tout-à-
M troupeaux d'Ulifle , en un vilain Porcher,
33 Aux endroits où Homère dit que la nuit coU'
33 vroit la terre de [on ombre , ^ cachoit les che-
33 mins aux voyageurs : il traduit , que l'on corn-
■i:>.menfoit a ne voir goûte dans les rues. Au \\z\x
33 de la magnifique chaulTure dont Telemacjue
33 lie fes pieds délicats , il lui fait mettre fes
33 beaux fouUers de parade. A l'endroit où Ho-
33 MERE, pour marquer la propreté de la mai-
33 fon de Neftor , dit , que ce fameux Vieillard
33 s'ajjftt devant j a porte fur des pierres fort pO'
33 lies 5 6' qui reluifoient comme fi on les avoit
^^ frottées de quelque huile précieuje : il met ,
33 que Nejior s'alla ajfeoir fur des pierres lui"
^^ Jantes comme de l'onguent. Il explique par-
33 tout le mot fus y qui eft fort noble en Grec ,
33 par le mot de cochon j ou de pourceau j qui
33 eft de la dernière bafTelTe en François. Au lieu
53 qu'Agamemnon dit quEgiJihe le fit affaffmer
53 dans fon Palais comme un taureau quon>
9> égorge dans une étable ^ il met dans la bouche
33 d'Agamemnon cette manière déparier balfe :
3* Egfihe me fit affajfmer comme un bœuf. Au
SUR LE THEATRE , &:c. 27
fait cchouc. Dans un Ouvnige qu'on
donne de propos délibéré au Public,
il ne faut ni préfomption ni fauffe
modeftie. On ne gagne rien à deman-
der grâce ou jullice au Ledeur , &: i!
me fçaura gré au moins de ma fincé-
rité. Ma feule crainte efl: de paroître
trop fidèle à mes Auteurs. La prc-
3D lieu de dire comme porte le Grec , <\\iUlyJfc
30 voyant fon Vaijfeau fraca(fe & fon mac ren-^
■o verfé d'un coup de tonnerre j /'/ lia enjemb 'e
33 du mieux qu'il pût ce mât avec fon rejie de
23 vaijfeau , b s'ajftt dejfus : il fait dire a Uiyr-
5D fe j qu'il fe mit a cheval fur fon mât , &c. 5»
Le troifiéme degré de fidélité dangereufe eft
celui que j'explique dans ce Difcours.
Aristote dit encore très-bien au z^ Chap,
de fa Poétique : " Dans la plupart des Vers
:o d'HoMERE fi au licu des termes recherchés
n:» & métaphoriques , on s'avifoit de metcre les
■Î3 termes propres , on détruiroit toute leur
»> beauté. 33 Cela fufHt pour faire voir la diffi-
culté de traduire les Anciens , & rimpolTibilité
de tout traduire.
Pour les prétendues injures que fe difent
les anciens Héros , il eft certain que l'usage
des Langues changeant , on traduiroit mal au-
jourd'hui en tournant comme Amyot ( chez
Plut ARQ. Tr. de la man. de lire les Poètes ) ce
Vers du I. Liv. de l'Iliade.
Yvrogne aux yeux éhontés comme un chien
Au. cœur de cerf qui de valeur na rien.
Bij
iS DISCOURS
vention où Ton ell, qu'il faut plus
d'exaditude refpedueufe pour tra-
duire les Grecs , que pour rendre les
Latins, m'a fait illufion plusfouvent
que je n'aurois voulu , malgré le bel
exemple de M. d'Ablancourt. Cepen-
dant , à ne rien celer , nous voyons
que ce fcrupule , qui s'étend jufqu'aux
plus fimples épithétes , a fait un peu
languir Homère , le plus animé de
tous les Poètes , 6c deux Tragédies de
Sophocle , qui apparemment par cette
raifon n'ont pas eu tout le fuccés
qu'elles dévoient attendre. Je rends
juftice à l'érudition de leurs Traduc-
teurs. Mais je crois auffi devoir quel-
Jue chofe à la vérité. 11 faut plus
'ame & de génie pour tourner ces
fortes d'ouvrages , que pour manier
des œuvres philofophiques. Le feu.
foutient jufqu'aux défauts , &c la lan-
gueur fait expirer les grâces mêmes.
J'aimerois mieux faire pafler dans le
ftyle 5 hit-il négligé , tout l'enthou-
fiafme des Poctes Grecs , que de leur
donner un air froid , à force d'être
concerté. Une traduélion froide eft un
vifage en cire. Il reifemble en quel-
que manière : mais tout y eft glacé ,
tout y eft mort. Les traits de vie
SUR LE THEATRE , 8zc. 29
qu'employé li heureufement la pein-
ture dans les portraits , ne s'y retrou-
vent plus ou y paroiflent éteints. Si
j'ai donné par hazard dans cette ref-
femblance fade , les Leéleurs verront
que c'eil au moins contre mon goût
éc malgré mes efforts.
Je n en ai point épargné pour pein-
dre iur-tout le caradère particulier de
chaque Poète , &: pour le repréfen-
ter dans un llyle différent. Car quoi-
que les trois maîtres de la Tragédie
ayent quelque chofe de commun dans
leur manière , ils ont cependant un
génie propre qu'il faut attrapper,
lemblables à ces phyfionomies du
même climat qui fe rapportent en
Îuelque chofe , fans toutefois fe ref-
embler.
Il a fallu néceffai rement des Notes
pour rintelligence du Texte. J'en ai
mis quelques-unes ; mais le moins &c,
les plus courtes qu'il m'a été polïible ,
perfuadé qu'une Pièce de Théâtre doit
être lue de fuite &" fans interruption ,
fi l'on veut en fentir le Tragique , 6c
en voir l'œconomie. Je n'ai pas laiffé
d'inférer dans Hyppolyte 5c fphiglnie
les imitations de Racine. L'un fert
à l'autre , & le tout conduit au me-
B iij
30 DISCOURS
me but par la même impreffîon.
Pour ne rien lailTer d'obrcur , on
verra à la tête de chaque Tragédie le
Sujet expliqué autant qu'il eft nécef-
faire , fans prévenir le plaifir de la
furpfife , ^ à la fin quelques Obfer-
vations critiques fur le tour &: le
goût de chacune des Pièces.
2°. Je n ai pas cru qu'il fût pofïïble
de traduire tout au long la plupart des
Tragédies Grecques j ôz je doute
qu'en ceci M. &" Madame Dacier
enflent tenu la parole qu'ils fem-
bloient avoir donnée au Public. Ils
aniroient été rebutés , non-feulement
par le préjugé invincible contre quel-
ques fictions &■ certaines coutumes
anciennes trop choquantes pour nous j
mais encore par un très-grand nom-
bre de morceaux dont toute la beau-
té confiile précifément dans l'expref-
fion originale : tels font la plupart des
chœurs. L'urbanité Françoife ne peut
rendre leur atticifme. C'eft comme fi
l'on vouloit tourner nos chanfonnettes
en Grec. Un tour en toute langue
vaut fou vent une penfée , & en eft vé-
ritablement une. Mais c'eft une manne
qui fond, un phantôme qui s'évanouit,
pu du moins une fleur qui fe faune
SUR LE THEATRE , Sec. 5 1
dans une langue étrangère. Quand on
vaincroit cette féconde •iflSculté ,
la première m'a paru un obitacle in-
furmontable à la tradudion totale
des Tragiques Grecs. J'y ai fuppléé
en prenant une route peu différente ,
&" peut-être plus agréable, <Sc non
moins inftruCtive ; je veux dire par
àcs analyfes raifonnées , où prefque
tout ei\ tradudion , où nul trait con-
fidérablè n'eftomis , où enfin le Poîfte
fe irait aurant connoître que dans une
tradudion fuivie. Je me fuis moins
étendu fur Efchyle par les raifons que
f ai dites. Mais je crois ne laifler rien
à défirer fur les Oeuvres de fes deux
Concurrcns. On en trouvera les ex-
portions fi détaillées , que je ne penfe
pas qu'on me fçache mauvais gré d'a-
voir mis quelquefois en langage indi-
red les endroits que je n'ai pas rendus
en fi mple Tradudeur. Une Analyfe
qui eft faite avec foin , èc qui nourrie
du fuc du Poëte , préfente les princi-
paux endroits du Poème avec tout fon
plan , coûte fou vent plus que la tra-
dudion même , & peut faire autant
d'impreiïîun que la Pièce dont on
veut donner l'idée. Elle épargne au
Ledeur la peine de la critique , en
B iv
32 DISCOURS
lui faifant remarquer le fort &: le foi-
ble de l'ouvrage : le dirai-je ? quel-
quefois elle ennuyé moins ••, & pour
k dire encore , il eft bien des Ledeurs
qtie certaines Pièces de l'antiquité
Théâtrale , expofées trop nucment ,
auroient ennuies après avoir diverti
Athènes. Or rien n'eft fi trifte pour
un livre , que l'ennui , prouvât-on
qu'il eft mal tonde. Ce n'eft pas que
je veuille cacher ce qui m'a femblé
défedueux. Je le fais toujours fentir,
&" je le développe fans déguifement ,
au hazard de me brouiller avec ceux
qui veulent que tout foit précieux
dans l'Antiquité , ou , fi l'on veut , au
rifque de me tromper. N'importe : ce
fera toiTJours à mes dépens, u je me
trompe , & au prqfit de la vérité , fi
j'ai raifon.
La nature de ces Analyfes , ô^ le
defir de faire connoître à fond le
Théâtre Grec ^ m'ont porté à recueil-
lir en chemin , &: à enchâffer en paf-
fant , tout ce que j'ai trouvé y avoir
quelque conformité , comme des
traits d'hiftoire , des penfées de divers
Poètes , des caraélères , Se des tours
imités exprés ou par hazard. Mais en
ceci on trouvera que j'ai été affez ré-
SUR LE THEATRE , &:c, 3 5
fervc pour ne pas donner dans les
deux extrémités , tandis que je fais
profeiîîon de parler pour tout le mon-
de. Il cil un milieu fenfc entre l'éta-
lage faitueux d'une érudition dépla-
cée , (k le vuide d'un difcours dénué
des recherches néceilaires , Sz dépour-
vu des utiles dépouilles de l'antiquité.
Je me fuis un peu plus attaché au
Théâtre de Séneque , parce que la plû-
ftart des pièces latines que nous avons
bus ce nom , font tirées des Grecs.
On en verra la confrontation critique;
5c fans doute on regrettera le Théâ-
tre Romain du fiécle d'Augufte , que
le tems nous a envié. On conclura
toutefois que Séneque & Lucain ont
été en partie l'origine du Théâtre
François ; de même que de foibles
fources nées du fein des rochers pro-
duifent des fleuves majePaieux dont
les bords font enchantés.
Les illuftres Modernes qui ont pris
quelque Sujet de nos Poètes Grecs,
ne m'ont pas échappé. Leurs imita-
tions comparées avec les modèles , ne
peuvent que jetter une grande lumiè-
re fur les originaux qu'on veut con-
noître. Ainfi l'on trouvera que dans
cet ouvrage, on rend compte d'envi-
B V
14 DISCOURS
ron foixante pièces. Il y en a fept
d'Efchyle , autant de Sophocle , dix-
huit d'Euripide , &: onze d'Arifto-
phane , relies précieux de tant d œu-
vres de même efpéce , que la fécon-
dité de leur génie avoir enfantées , &r
que l'ignorance &" la barbarie , fé-
condées du tems , ont enlevelies fons
les ruines de leurs magnifiques Théâ-
tres.
Je ne parle point du tout des Au-
teurs vivans qui ont tranfporté quel-
quefois les richclTes de la Scène Grec-
que fur la nôtre , en louant ou blâ-
mant les fources d'où ils ont puifé»
Ceil une police qui devroit être éta-
blie dans la Rjpublique littéraire , de
ne citer que les morts. L'adulation
&■ la fatyre y perdroient ; la vérité
feule y gagneroit. Je ne dis que peu
de chofe du Théâtre des autres peu-
ples de l'Europe. Outre qu'il ne s'a-
git point ici d'une hiftoire complette
du Th'âtre , l'on fçait aflez en quoi
s'accordent nos idées fur cette ma-
tière avec celles de nos voifins , &"
en quoi elles en différent. Chaque
peuple peut à fon gré fe vanter d'a-
voir atteint la perfeélion de quelque
genre littéraire ^ & il n eft point de
SUR LE THEATRE , ^^c. 5 5
juge en iituation de décider fur la
prcfjrence , fi ce ii'eil: la poftcrité
dans tous les climats. * Elle feule don-
ne le véritable prix aux produdlions
de Tefprit. Seule , elle fixe à la fin
l'idée &: la règle du vrai goût dans
les Oeuvres qu'elle inimortalife , en'
réuniliant tous les fufFrages , comme
la plupart des Nations l'ont fait en
faveur de l'antiquité Grecque &c Ro-
maine.
3^. Aux deux Parties du Théâtre
ancien dont je viens de parler , j'en
ajoute une troifiéme qui concerne
particulièrement le Théâtre Comi-
que. Elle comprend un long dilcours
llir la Comédie Grecque , un expofé
fort ample des onze pièces d'Ariftopha-
* N'appartien^il qu'à la pofteriré de fixer Note
le prix d'une Poene Drsraacique ? Quand ilde^'Edi-
arrive , comme il eft arrivé , que plufieurs Na-
tions éclairées , écrangeres ^ &c par là même
impartiales , fonc accifîil à une prodadion
d'ua autre pays , n'eft ce point aflez pour ea
déterminer la valeur ? Souvent d'ailleurs la
partialité nationale furvit à l'Auteur : témoins
en Ano;lete! re , Sakefpcar ^ Miiton , Sec. ea
Italie , le TafTe , rAriolle , Sec. où TAnglois &
l'Italien voyent qaelouefois des beautés dont
nous ne convenons pas , & ne conviennent pas
des défauts que nous cioyons y voir.
B vj
36 DISCOURS
ne rangées fuivant Tordre de leurs
dates , & une conciufion générale de
tout l'Ouvrage. Le difcours roule fur
la perfonne &: les Oeuvres d'Arifto-
phane , fur fes partifans &: fes criti-
ques j fur ce qu'on doit penfer du kn-
tinient des uns & des autres ; fur la
Comédie Romaine y fur une différen-
ce remarquable du goût tragique &c
du comique, par rapport à la durée >
fur la queftion , fçavoir, s'il eft plus
difficile de réuflîr dans la Tragédie
ou dans la Comédie , &c. On pré-
pare enfuite le Ledeur à ce qu'on
peut lire d'Ariftophane , par des obfer-
vations néceiîaires , &:par les fades de
la guerre du Péloponnèfe , à laquelle
prefque toutes ks Pièces font de fré-
quentes allufions. Dans les détails des
Pièces on explique tous les événemens
hiftoriques , avec leurs rapports qui
méritent d'être expliqués , &" Ton tra-
duit tout ce qui peut ctre traduit , en
fe propofant quatre principaux objets
qu'on remet devant les yeux , parti-
culièrement le Gouvernement d'A-
thènes dévoilé dans les allégories du
Poëte , &" le génie de la Comédie an-:
tique. Enfin la concluiîon générale
retrace toutes les démarches , & tous
^ SUR LE THEATRE , 5jc. 57
les égaremens de refprit humain dans
l'invention , le progrés 6c les diverfes
décadences du Théâtre. En un mot ,
on a tâché de ne rien omettre , pour
faire connoître à fonds Ari(lophane,le
tour de Tes railleries , Tes beautés , les
défauts , fes peintures allégoriques, &C
furtout celles du peuple Athénien. On
s'eft attaché à tirer le même fruit de
rexpofition dT.fchyle , de Sophocle
3c d'Euripide. Ceft cet aflemblage
complet èc cet enchaînement fuivi ^
de traductions , de critiques , de rai-
fonnement &c de comparaifon de
goût , qui compofe une forte d'hiiloi-
re du Génie Théâtral, &: une nouvelle
efpéce de Poétique par les faits , que
fon principal objet m'a porté à intitu-
ler le Théâtre des Grecs,
On me pardonnera encore un mot
avant que de finira c'eft qu'en évitant
également l'éloge faftueux & la faty-
re iniuile , je n'affeéle pas de me voi-
ler d'un fa'^x air de modération pour
rehauiTer plus adroitement les An-
ciens , ni pour les déprimer auffî plus
fûrcment. D'un côté on a voulu les
faire palTer pour accomplis en tout
genre. On a pris foin de tirer le ri-
deau fur leurs imperfedions j & fi l'on
38 DISCOURS
a reconnu en eux de légères fautes , ce
n'a été que dans la vue de glilTer lé-
gèrement fur des défauts vifibles qu'on
vouloit fe cacher , 6^ plus encore dé -
rober à la connoiflance d'un public
trop pénétrant. Voilà jufqu où acon--
duit l'intérêt imperceptible qui lie
par des nœuds fecrets le Commenta-
teur à l'Auteur , comme fi la gloire
de l'un réjailliflbit toute entière fur
l'autre. * D'autre part, on a pris à tâ-
che de fronder l'Antiquité lans épar-
gner des débris que la Barbarie a ref-
pedlée ; on n'a fait grâce à quelques
beautés, que pour avoir droit de trai-
ter le refte avec mépris. On a mis
rout fon art -3^ toute fon étude à louer
le génie des Auteurs pour décréditer
leurs ouvrages, &" à faire fouhaiter
qu'ils eulïént écrit dans un fiécle plus
heureux , afin de jetter fur leur tems
le ridicule de l'ignorance &^ de la grof-
ftereté. A la vérité . tout ouvrage
d'efprit eil: du reiGTort de b raifon &
* En tout cet article cjui regarde en général
les ennemis des Anciens , je prorclk que je ne
prétends point ofFcnfer diredement ni indircc-
tcmeni des perfonnes que i'honore , & dont je
ïtCpQÙc les talens , qui font tant d'honneur à
notre (iécle.
SUR LÉ THEATRE , &:c. 5 9
du goût. Mais eft-il judè d'employer
fes talens à iéduire la raifon tk à dé-
terminer le goût fiiivant fcs propres
idées & Tes featimens particuliers? une
feinte modération eft alors d'autant
plus dangereufe qu'on eft moins en gar-
de contr'elle, ôc qu'on fe perfuadeque
ce n'eft ni intérêt fecret ni paffion dé-
clarée qui nous fait parler. À l'abri
de ce voile on brife refpeélueufement
les Autels , en feignant d'épargner l'ï-
dole. Tel eft le procédé infinuant de
la fine médifance. Car je n'e parle
point des termes peu mefurés , pour
ne rien dire de pis , qui malgré le fa-
ge précepte de Quintilicn , bon coa-
noiiTeur des Anciens, font quelquefois-
échappés contr'eux. Us en ont été ven-
gés par le défaveu des perfonnes in-
telligentes , & par la défiance du pu-
blic , toujours précautionné contre
les invectives &: contre tout ce qui
fent la hauteur. Il faut montrer les
Anciens tels qu'ils font , (anf affeéler
de s'extader fur leurs penfées les plus
fimples , ni auffi de leur donner un
air de laideur , foit par à^s traduc-
tions parodiées , &: d'autant plus infi-
delles q'i'on y fait gloire d'une exac-
titude ridicule ^ foit par des applica-
40 DISCOURS
tions malignes de leurs mœurs aux
nôtres , foit par le retranchement de
certaines circonflances qui doivent
être feues pour bien juger de leurs
écrits. Dans le defFein d'approcher,
s'il cft poilîble , du degré précis d'ef-
time où Ton doit les placer , je ne di-
rai rien par moi-même. Les Poètes
parleront pour eux. On a tant écrit
fur le Théâtre , qu'il femble difficile
de rien dire de nouveau. Mais on
ne Ta point encore fait, que je fçache,
de la manière dont j'entreprends de le
faire aujourd'hui. On a donné beau-
coup à la théorie fur les traces d'Arif-
tote 5 &■ même à la pratique , com-
me M. l'Abbé d'Aubignac. Il y man-
quoit d'expofer le Théâtre ancien
dans le point où il faut l'envifager
pour le bien connoître , c'eft-à-dire ,
en lui-même par Texpofition des œu-
vres Tragiques &c Comiques , jointe
à la manière dont elles ont été com-
pofées 5 &" aux conjonélures des lieux,
&" des tems qui en font inféparables.
Car c'eil: fur le rapport de toutes ces
cliofes qu'on peut 3^ qu'on doit déci-
der du prix de ces œuvres , foit en
elles-mêmes , foit par égard aux Mo-
dernes. C'eft ici , à proprement par-
SUR LE THEATRE , &c. 41
1er, une inftrudion de procès fuivant
les Coutumes du pays Grec , chofe
ncceflaire à des Juges qu'on ne veut
ni furprendre , ni foiliciter à prendre
parti. Le Pyrrhonifme en pareil cas
vaudroit mieux encore qu'un juge-
ment précipite. Ceft un prcfervatif
contre l'erreur , & une difpofition à
ne pas rejetter la vérité reconnue.
Sur ce qui me regarde , je n'at-
tends du public ni indulgence ni ri-
gueur. J'ai eiïayé avec beaucoup de
ibin de peindre au jufte la manière
de mes Auteurs , & de faire un ou-
vrage un peu durable. S'il ne plaît
f)oint au grand nombre de ceux qui
ont capables d'en juger , je n'aurai
pas pour les Anciens la fuperftition de
prendre toute la faute fur moi) com-
me l'a fait M. Dacier ) ni pour moi
aflez de complaifance pour ne m'en
attribuer aucune. J'attendrai patiem-
ment qu'un autre plus habile ou plus
heureux ait plus de fuccés , 6c je ferai
le premier à lui applaudir.
42 DISC. SUR L'ORIGINE
"^u^xxxxxxxxxx " '^J^"-' xxxxxxxxxx'^yl^
\f^ X X X -^ X X X K X X :: Tt'T^ ;. X X X X X X X X X js- yH ^
DISCOURS
SUR L'ORIGINE
DE LA TRAGÉDIE.
c
Omme j'entreprends moins d'éta-
blir ici les dehors de laTragediey
que d'expofer Tes reiTorts fecrets , je
ne nVctendrai pas fur des recherches
de pure érudition touchant les pre-
miers inventeurs de cet art , la conf-
truélion des Théâtres , les perfonna-
gcs , les machines , les habits , les
mafques , la mulîque &c la danfe ;
toutes chofes dont on peut s'inftniire
en partie dans les fources , ou dans
difFérens traités particuliers. Je me
propofe principalement de faire une
hiftoire luccinéle des démarches de
Tefpiit humain dans l'invention &: la
orjgînep^^^f^^io'^ du Théâtre.
& pcr- I. Le befoin ou le plaifir ont porté
dct Aas.l^s hommes à chercher les Arts. Mais
DE LA TRAGEDIE. 43
C*eft au hazard & à la nature plutôt
qu'à nos foins qu'ils doivent prefque
tous leur naiflance. Les réflexions
liicceffives &c réitérées ont eniliite
perfeclionné ce que la fortune avoit
comme offert d'elle-même ; & ces ré-
flexions en meu ridant , pour ainfi di-
re , & en fe développant comme les
germes de la nature , font enfrn paf-
fècs en art ; de forte qu'on s'en eft
fervi comme d'autant de principes
établis , foit pour la mcchanique , foit
pour les lettres. Ceft ainfi qu'Arif-
tote a fuivi en Philofophc le fil des
penfées qui avoient roulé dans la
tête des Poètes Tragiques , &r qu'il
en a compofé une Poëcique réduite
en règles ; comme il a fait l'art de
la Rhétorique pour l'éloquence , Se
celui de la Logique pour le raifonne-
ment , avec cette différence , que le
bon fens avoit appris aux hommes
à raifonner Se à parler ju^e long-
tems avant qu'on fe fut avifé de don-
ner des règles de penfer &c de parler ,
aulieu que la Tragédie &: la Comé-
die, quoique fort antérieures à Arif-
tote , n'ont pourtant pas été de tout
tems. Art de
IL Toutefois une preuve que lataxiagé-
44 DISC. SUR L'ORIGINE
die coin- nature ô<: le hazard en font les prc-
n" aon^ ^i^i's Auteurs , auffi-bien que des aii-
pohes. très imitations , comme la peinture , i
la mufique & la Poëlie , c'eft qu on
trouve de tems immémorial des tra-
ces d œuvres Théâtrales en diverfes
nations polies , qui ne s'ctoient pas
communiqué ce goût les unes aux au-
tres. On voit que les Chinois , par
exemple , qui n'ont rien emprunté
des Grecs , ont eu , fans fçavoir com-
ment 5 Tufage d'une efpéce de Tragé*
die Se de Comédie à leur manière.
Ce qu en rapporte * Acofta eft fin-
gulier. '^ Les Chinois , dit cet Auteur,
« ont des Théâtres vaftes & fort agréa-
*» blés , des habits magnifiques pour
f> les Adeurs , &: des Comédies dont
y> la repréfentation dure dix ou douze
s> jours de fuite , en y comprenant les
» nuits , jufqu à ce que les fpedateurs
>f &■ les Aéleurs , las de fe fuccéder
>' éternellement en allant boire , man-
*> ger , dormir , & continuer la pièce,
» ou affilier au fpeélacle fans que rien
*> y foit interrompu , fe retirent enfin
»> tous comme de concert. « Voilà
des fpedacles bien conformes au fang
* AcosTA Amer, ^.pane ^ /. 6. c, 6,
DE LA TRAGÉDIE. 45
froid &: au caraâiére lent de cette
tranquille nation. « Du refte , ajou-
ta te-t-il , les Sujets font tout-à-fait
w moraux , &c fur-tout relevés par les
»> exemples fameux des Philolophes
« &■ des Héros de l'antiquité Chinoi-
fe. " On voit de même chez les cé-
lèbres Incas du Pérou des pièces ré-
gulières , à en croire * Garcilalîo de
la Vega. '^ Ils repréfentoient , dit-il ,
aux jours de fêtes des Tragédies Se
»i des Comédies dans les formes , en
»> les entremêlant d'intermèdes qui
» n'avoient rien de bas ni de rampant.
•>y Les fujets des Tragédies -étoient les
»> exploits &■ les viéloires de leurs
»» Rois &■ de leurs Héros. Ceux au
i> contraire des Comédies fe tiroient
de l'agriculture &" des adions les
w plus communes de la vie humaine :
le tout aiffaifonné de fentences plei-
55 nés de fens &: de gravité. > Tant il
cft vrai que les hommes fe reffem-
blent par-tout , &: que par-tout les
Arts d'imitation fe puifent dans la mê-
me fource , qui eft la nature. •
III. Le hazard Se Bacchus donne- Epoque
* GfxciLASso DE LA ViGA primera parte
de los Commentarios reaUs ^ cjj.
4,6 DISC. SUR L'ORÏGÎNE
ne da le ^^^^ \q^ prcmicres idées de la Tragé-
Grecquè^clie cn Grèce. Uhiftoriette en eft af-
cequ'ei- fç2; coiiiiue. Baccliusqui avoit trouvé
av'aru' le fecret de cultiver la vigne , & d'en
Efcbyie. ^jj-^j- \q yj^-^ ^ lenièigna à un certain
Icarius dans une contrée de TAtti-
que , qui prit depuis le nom d'Icarie. *
Cet homme un jour rencontrant un
Bouc qui faifoit du dégât dans Tes
vignes, l'immola à fon bienfaiteur ,
autant par intérêt que par reconnoif-
fance. Des Payfans témoins de ce fa-
crifice fe mirent à danier autour de
* 33 Icarie montagne de TAttique habitée
w autrefois par des peuples qui étoicnt de la
« tribu EgeïJe. Ils furent des premiers qui
M iacrifierent un Bouc à Bacchus pour avoir
>3 ravagé les vignes, & ce fut chez eux qu'on
« inventa l'ancienne Comédie ou Tragédie.
>3 SpON. Voyage d Italie, Cette montagne avoic
w une vilie de ion nom , qui fut le lieu de la
» naiiTance de Thefpis ancien Poète Grec. Il
j- vivoit vers l'an du monde 5^30. Comme de
M fon tems la Tragédie ne fe jouoit que par
M une troupe de mudciens & de danfeurs qui
35 chantoient des hymnes à la louange de Bac-
jî chus 5 Thefpis pour leur donner le tems de
M fe repofer introduifit un Aéteur , qui réci-
ii toit entre deux chants de ce Chœur un dif-
3î cours fur quelque fujet approchant de celui
«de la Tragédie, & ce difcours fuf appelle
w Epi/ode. 33^Th, Corneille , Di^. Geo^,
DE LA TRAGÉDIE. 47
lu vidime, enchantant les louanges
du Dieu. Ce divertiflement paflager
devint ufage annuel , puis facrifice
public, enluite cérémonie univerfelle,
ôc enfin fpedacle prophane. Car com-
me tout étoit facré dans l'Antiquité
payenne , les jeux & les amufemens
le tournèrent en fêtes , &: les Temples
à leur tour fe métamorphoferent en
Théâtres. Mais cela n'arriva que par
degrés. Les Grecs venant à fe polir
tranfporterent dans leurs villes une
fête née du loiiir de la campagne.
Les Poètes les plus diil:ingués fe firent
gloire de conipofer des hymnes reli-
gieufes en l'honneur de Bacchus , Se
d'y ajouter tout ce que la mufique
&: la danfe pouvoient y répandre d'a-
grémens. Ce leur fut une occaGon de
difputer le prix de la poefie ; &" ce
prix , au moins à la campagne , étoit
un Bouc ou un Outre de vin , par al-
luiion au nom de l'hymne Bacchique,
appellée depuis long-tems Tragédie ,
g' eft- à-dire , chanfon du Bouc ou des
vendanges. Ce ne fut en effet rien
autre chofe durant un long efpace
d'années. On perfedionna de plus en *
plus le même genre ; mais on ne le
changea pas. Il fit entr autres la ré-
4§ DISC. SUR L'ORIGiNE
putation de plus de quinze ou feizc
Poëces , prefque tous fuccefleurs les
uns des autres. On voit afîez que ni
dans ces hymnes , ni dans les Chœurs
qui les chantoient , on ne trouve au-
cune trace de la véritable Tragédie ,
à en pénétrer Tidée plutôt que le
nom.
Oa peut toutefois conjeélurer avec
fondement que ces Poefies devinrent
graves , touchantes &: paffionnées ,
telles à- peu-prcs que l'hymne des Per-
fans qui efl: rapportée par "^ Chardin ,
6^ qu'on trouve diftribuée en fept
chants compofés en l'honneur de
Mahomet & d'Ali , avec des penfées
& des fentimens qui ont quelque
chofe de Tefprit Tragique. Un f^Ç^*
vant à qui je dois bien des lumières
fur mon Ouvrage , porte la conjedure
plus loin , ô^ je lui ai fou vent oui
dire qu'il croyoit que les- premiers
Chœurs n avoient d'autre fonds que
la mort de Bacchus ou d'Ohris tué
par Typhon , ô^ qu'ils avoient com-
mencé d'être en ufage chez les Egyp-
tiens , d'où ils étoient paflfés chez
"* Chardin, première Partie*
-f LeR^ F^re TouRNEMiNE.
les
DE LA TRAGÉDIE. 49
les Grecs. Mais enfin llins nous arrê-
ter à ces détails , il eil confiant que
de limples Chœurs fur Eacchus n é-
toient pas plus des Tragédies , cjue
les Poèmes fécul aires des Romains.
Auilî les Poeces fe laflerent-ils à la
fin de CCS éloges bacchiques , qui ap-
paremment devcnoient Froids , com-
me les louanges réitérées îur le même
fujet , & qui d'ailleurs tournoient
plus au proht des Prêtres de Bacchus ,
qu'aux pîaihrs des fpeélateurs. L'un
de ces PoL'ces . ce fut Thefpis , eut la
hardîcife d'y changer quelque chofe ,
& le bonheur de réuiiir. il s'avifa
d'interrompre le Chœur par des ré-
cits , fous prétexte de le délaffer. Cet-
te nouveauté plut. Mais qu'étoit-ce
que ces * récits ? L'unique Adeur
qu'il introduifoit, jouoit-il feul une
Tragédie? il eil vifible que non. Point
de Tragédie fans dialogue ; &z point
de dialogue fans deux interlocuteurs
pour le moins. Je me figure que Thef-
pis fur l'idée d'Homère , dont on ré-
dtoit les livres dans la Grèce » crut
nue des traits dhiiloire ou de fable,
loit férieux , foit comiques , pour-
* Arist. Poët, c. Xï.
Tome L G
50 DISC. SUR UORIGINE
roient amiifer les Grecs. 11 barbouil-
loit même (es Adeurs de lie , dit *
Horace , ponr les rendre plus fènv
blables à des Satyres -, & il les prome-
noît dans des chariots , d'où ils di-
foient fouvent des paroles piquantes
conjec-aux paflans. Voilà l'origine des Tra-
î« Tra''-'^ gédies fatyriques : mais il y avoit quel-
gédicsdegae choie de plus dans les Tragédies
J"|"(^çj lérieufes j dont il n'inventa pourtant
fuccef- que 1 ébauche. Il y a lieu de croire
^*'*"* que bien qii'un feul Adru parût Se
récitât , il iuppofoit une a<ftion rcclle,
&• qu'il venoit dans les intci vaiîcs da
Chœur en rendre compte aux Tpcda-
teurs , foit par voye de narration , foit
en Jouant le rôîc d'un Héros , puis
d'un autre, (k enruitc a un troiiiéme.
Je fuppofc par exemple que Thcfpis
ou queiqu'autre de Tes luccclTcuis eût
pris pour lujet, comme Homéie 5 la
colère d'Achille. Je m'imagine que
fon Adeur repréfcntant le Prêtre d'A
pollon , venoit dire que vainement
il avoit tâché de fléchir Agamem.non
par des prières 8r des pi élens i que
ce Roi inflexible s'étoi: obftin: à ne
lui pas rendre fa fille Chryfcïde j que
* HoRAT. An» Voit, V, 177.
DE LA TRAGÉDIE. 51
fur cela Chrysës imploroit le fecours
du Dieu pour fe venger. Dans un fé-
cond monologue , le même Adeur ,
ou un autre , li Ton veut , faifoit en-
tendre qu Apollon avoit vengé Chry-
sës 5 en répandant fur le camp des
Grecs une pefte cruelle qui y caufoit
la défolation. Selon les apparences ,
on continuoit de même jufqu'à la
iin ; &: voilà ce qu'on peut imaginer
de plus vraifemblable , en ne fuppo-
fant avec Ariftote qu'un Aéleur.* Mais
après tout , ces récits d'une adion
qu'on ne voyoitpas , n'étoient qu'une
cfpjce de Pocme Epique. En un mot,
il n'y a point encore là de vraye Tra-
gédie.
Il peut au plus y en avoir un léger
crayon. Car , outre que le fujet des
récits de l'Aéteurétoitune aélion fui-
vie , l'acceffbire l'emporta peu-à-peu
fur le principal. Thefpis , Phrynicus ,
Chérilus & tous ceux qui compofe-
rent dans le goût de Thefpis , ou-
blièrent prefqu'entiérement la defti-
nation du Chœur, Sz ne parlèrent plus
* Les Repues franches ont quelque air de
î*ancienne Tragédie ou Comcdie. f^oye:^ les
Oeuvras de Villon , nouvellement réimpri'
mées 5 ï*aris 1713.
51 DISC. SUR UORIGINE
de Bacchus. De-là , die Plutarque * ,
il arriva que la Ti ugédie fiu détour-
née de fon bue , & paiTii des licnneurs
rendus à Lacchus à aes £ibles & à
àïQs reprélbn rations paffionnées. Les
PréiTes s'en plaignirent , & leurs plain-
tes fondèrent un proverbe. • Cela eit
«beau 3 difoit-cn. Maison n'y voit
^ rien de Bacchus. - L'embarras eit
de fçavoir comment Theipis imagina
le premier cette ombre de la Ira-
gédie , fi les Chœurs ne lui en orit pas
donné lieu. La nature va ordinaire-
ment de Tun à l'autre dans les Arts ,
ainfi que dans Tes produdicns ; ôz il
arrive prefque toujours que l'idée nou-
velle qui lurvient a quelque rapport
avec celle qui Ta fait na'itre. 11 eft
* M Tout oinfi donc comme quand Phry-
» Nicus & bscHYLUS détournerenc premie-
33 rement la Tragé^'ie ( qui croie a dire la
M ciianfon du Bouc faite à l'honneur de Bac^
33 chus , ) en des fables , ôc à émouvoir des af-
M feélions pafïloi.néLo j on commença à leur
M dire , a quel propos cc/a , quand il eft que ion
M de Bacchus ? aulTi m'eft-il venu fouvenr en
»3 penfée de dire à ceux qui atrirenr a ua feftin
M le Sophifte qu ils appellent le maÎLie ^ mes
» amis j à quel propos de BucJuo cela ? m
Plutarque trad. d'AMYOx au i, Liv, des
propos de table , ijuçft. i.
DE LA TRAGEDIE. 53
furprenant que ni Ariftote^ ni ceux
qui ont traité cette matière , ne nous
montrent pas avec p. 'ciiion les di-
vers changemens que reçut la Tra-
gédie depuis fa naiiîance juîqu'à fa
maturité en Grèce. Il ne 1 cil pas
moins qu'ils ne nous difent poiiU net-
tement , excepté * Philoitrare & Quin-
tilien , une chofe qu'il Biut toute-
fois nécefTairemeut conclure de leurs
écrits , à fçavoir, c^u'Elchyle fuc le
véritable inventeur de la Trag 'die
proprement dite. Tous en efFet s'ac-
cordent à dite , qu'il ioignit ^m fé-
cond Adcur à celui deThcfpis. V^oilà
des interlocuteurs , voi'.\ le dialogue,
&■ par conféquent un getme de 'a
Tragédie. Avant lui riea de tout cela.
Ceft donc Efchyle f qui en eft le Pe- icchyie
fe. Sophocle &c Euripide coururent [^^''^^^^
après lui la même carrière ; &c cngcdie.
* Philostr. in vîta Apollonii Tyan.
Quint IL. inliit. orat. l x.
t ■>' Eschyle fut le premier qui mie deux
S3 Auteurs fur la Scène j car il n'y en a voit
3î qu'un avanr lui. 33 Arist. Poët. c. 4. « Com-
M me anciennement dans la Tragédie il n'y
3j avoit qu'un Chœur qui jouoic tout feul , que
»THtsris vint enluite^ &: inventa un per-
aa foniiage pour faire repofer ce Chœur qu'Es-
C iij
54 DISC. SUR UORÏGINE
moins d'un fi .de la Tragjdie Grec-
que , qai avoit pris forme tout d'un
coup entre les mains d'Efchyle , arri-
va au point ou les Grecs nous l'ont
laiiïëe. Car quoique les Poètes dont
je viens de parler euiïent des rivaux
d'un très-grand mérite , qui même
remportèrent fouvent fur eux dans
les jeux publics , les fjffages des con-
temporains oc de la pouériré fe font
néanmoins réunis en leur faveur. On
les reconnoit pour les maîtres de la
Scène ancienne j Se c'ell uniquement
fur le peu de pièces qui nous refte
d*eux que nous pouvons juger du
Théâtre des Grecs.
Vraie IV. Ccll daus cc poiut de maturité
dTiT qtie je vais déformais confidérer Tart
Tragé- (je la Tragédie , pour en rechercher
la vraye fource dans l'efprit humain.
Ceft lans contredit Homère * , je
M CHYLE ajouta un fécond perfonnage à ce
M premier ; que Sophocle en donna un troi-
33 fiéme , 6c qu'ils achevèrent ainii de donner
S3 la forme à la Tragédie, il en cft arrivé de
53 même à la Philofophie. Il n'y eut d'abord
♦j que la Phyiique, Socrate inventa la Mo-
niale, & Platon y ajouta la Dialectique,
, 33 & perfedionna la Philofophie par ce moyen.
33 DiOGEN. LaeR.
* 33 Homère a été le premier qui ait don«
DE LA TRAGÉDIE. ^
veux dire le Poenie épique. Car ,
quand même * Platon <k Ariitorc ne
le diroient pas en termes équivalens,
la raifon feule nous le feroit aifément
appercevoir en confidéiant le rapport
de ces deux genres de Po ciie , &z la
manière dont la nature agit fi;r les
efprits dans l'invention des Arts. En
efFet le paflage de l'Epopée à In l'ra-
gédie eiï plus naturel que celui des
Chœurs fîmoles de Eacchus à l'in-
vention deThcfpiSjd cenjndant cela
même n'ell pas dû à iicMiière.
f iElien fait mention d'un Peinjre
» né comme un crayon de la Comédie , en
M changeant en plaiianteiies les iailleries {^i-
» quantes des premier^ Poe e^. En effet fon
» Margitès a le même rapport avec la Corné -
&3 die , que Ton Iliade & fon Odyllee ont avec
M la Tragédie. « Arist. Fo'éc. ck. 4. irad. de
M. Dacier.
* Platon s'exprime plus nerrement qu'A-
msTOTE. Car il dit au livre 8. de la F.épub.
// efi tems d'examiner la Tragédie , & Homère
qui lui a donné lieu.
t » Ptolomée Philopator ayant bâri un Tem-
*> pie en l'honneur d'Homère, l'y plaça fur un
» thrône environné des villes qui Te diTpu-
»y toient l'honneur de lui avoir donné la naif-
aa fance. Le Peintre Galaton peignit ce Poëte
»3 avec une fource qui iailliflfoit de fa bouche,
39 & où les autres Poeres alloient puifer. »
JbLii.li. var. kiji, l. î^. c. ii.
CIt
5 5 DISC. SUR UORÎGINE
qui s'avifa de reprcienter ce Prince
des Poites , de même à -peu -prés
qu'Horace nous peint le génie de
Pindare. De la bouche d'Homère for-
toit une fource féconde qui fe parta-
geoit en ditférens ruifleaux , où Ton
voyoit puifer avec cmpreffement une
troupe de Poeces , comaie li c'eût été
pour eux la fontaine de Cailalie. Ce
n'etl: point ici une flatterie pittoref-
que en faveur d'Homère. C'eit une
juftice que lui rendoit Efchyle lui-
mcme , qui avoit coutume de dire
que Ces Pièces n'étoient que des re-
liefs des feilins étalés dans l'Iliade &C
rOdilTée.
Pour développer avec netteté la
fuite des raifonnemens d'Efchyle ôc
de lès contemporains dans l'art Tra-
gique 5 voyons comment * Homère
* Dans le raifonnemenr que je fais faire ici
à Homère , ]t ne préten is pas qae feul & tout
d'un coup il ait inventé l'ait Epique. J'entends
par Homère , refpiir humain aidé des décou-
vertes précédentes : je fçai qu'HoMERE n'a été
ni le premier Poète, ni peut-être le premier
Poète Epique; & je me rends volontiers à la
judicieufe réflexion du PereSANADON, Note
%%. fur l'Epitre VU. û^'HoRACe, p. 4^^ 5. édit.
de Paris en 1718.
On eft perfuadé que les Grecs attrapperent
DE LA TRAGÉDIE. 57
a dû raifonncr par rapport au genre
Epic^Lie. Le voici.
V. Rien ne fait plus de plaifir aux Art ^
hommes, naturellement imitateurs, jgj^^"^^'
qu'une belle imitation de la nature.
L'art de peindre eil: trop borné pour
produire une latisfadion égale à celle
tout d'un coup la perfedion de la Poëfie ^ Se
que leurs picmiers cflais furent des chefs-d'œu-
vre. Au moins c'eft le fenriment de M. D a-
c I E R. J'ofj cependant dire c]ue rien n'eft
moins aifuré que cette idée. Si cela étoit , ce
feroit un des grands pro liges qu'on puiiTe ima-
giner. Tel eft 1- génie de Thomme qu'il tâton-
ne long-teras avant que de bien rencontrer^
& qu'il ne parvient à avoir les véritables idées
du bon 5c du beau , qu'après avoir paiîé fuc-
ceffivement par bien .i'es erreurs. Avant Ho-
mère la Grèce avoit porte un Orphée , un
MusBE 5 un LiNUs , Se pluaeurs nurres Poètes
célèbres dont les Aucenrs font mc^ntion ^ fans
parier de ceux dont le nom s'eO: perdu avec
les Ouvrages. Homère même n'étoit pas le
premier qui eût entrepris de chanter la guerre
deTroye, & employé la Mythologie dan' fes
Poèmes. Mais c'eil le plus ancien des Poètes
Grecs qui ont furvécu aux iijaies des tems 5 &
il n'ell: le pKs ancien que parce qu'il avoic
apparenmient mieux réuffi que ceux qui l'a-
voient précédé , & qu'il r- -'cvit dsns un fié-
cle où fa langue avoit attCiuc fa plus grande
pureté.
On verra dans la fuite que c'eO: là ma
penfée,
C V
58 DISC. SUR rORÎGîNE
de la Poefie. Seule , elle faifit ce qu'il
y a de plus délicat dans les lenti-
meiis, &c de plus vif dans les penfées.
Elle feule entre jufques dans les en-
trailles 5 èc va frapper sûrement les
reflbrts les plus cachés du cœur. Elle
unit les charmes de la peinture Se de
la mufique ; mais elle en a d'ineffables
qu'elle n'emprunte point d'ailleurs ,
êc qui ne lont connus que d'elle. La
vérité nue ne fe fait guère goûter.
C'eft à la Poefie dinftruire les hom-
mes en les divertifïant. L'hiftoire eft
agréable &c utile. Mais la Poefie en
fixant l'hiftoire lui donne un point
de vue plus attrayant , c'eft-à-dire ,
qu'en retranchant ce que l'hiftoire
peut avoir d'irrégulier, &: en y ajou-
tant des.traits plus hardis , elle la rend
capable de produire encore de plus
grands efforts pour rinftruélion &C
pour le plaifir. Si donc j'ai deifein
d'amufer ma nation par un Poème ,
je dois en chercher le fondement dans
l'hiftoire du pays , & l'orner de tou-
tes les richeffes de la Poëlie. La co-
lère d'Achille fi funefte aux Grecs ,
eft un morceau très-propre à l'info
truire Se à lui plaire. Car pour at«-
teindre à ce but , il faut ua intcrêt j
DE LA TRAGÉDIE. 59
&c rien ne nous intcrefîe plus que ce
qui nous touche. De plus il me faut
borner à une feule adion , dont le
commencement 5 le progrés &" la fin,
ayent une étendue, non pas énorme,
elle dégoûteroit , mais aifez confidé-
rable pour fatisfaire la curiofité des
leéleurs. Ceftun tableau que je dois
tracer. Je dois donc régler l'ordon-
nance &z les proportions, foitdu tout,
foit des parties , fur la portée des
yeux ; & pour ne les pas fatiguer , lui
Gonner ces rapports fins &" jufles
que la nature met avec tant de foin
dans toutes fes productions. Le Poète
eft le Peintre de la nature. Or , je
trouve dans le courroux a Achille un
fujet grand, un fujet iimple , un fu-
jet intéreilant , & dont le but , fi le
Poème eil: bien ordonné , eft de faire
voir aux Iccleurs, en les réjouiflant ,
que la divifion entre les Chefs eft
toujours nuîiïble à l'Etat. Ce ne fera
pas la feule leçon qu'on y trouvera
jpour les mœurs. Comme il faut tou-
jours attacher ceux qui lifent , par les
chofes qui ont le plus de iiaifon avec
leurs idées , je fémerai tout l'ouvrage
de traits de morale , de Phiiofophie ,
èc de vertu , qui font les idées les
C vj
6o DÎSC. SUR rORIGINE
pins reçues parmi les hommes ^ même
vicieux.
Mais pour tracer le defîeiii de tout
l'ouvrage , j'obierverai d'abord que
l'adion foit vraifembiable dans la
conduite, comme elle eftvraye pour
le fonds. La vraiiëmblance de la fa-
ble qui féduit , jointe à la réalité de
rhiftoire qui perfuade , fait une dou-
ble impreilîon ; &■ les menfonges in-
génieux ont alors tout le poids de la
vérité avec tous les agrémens de Ter-
reur , pour tromper les hommes à
leur profit. A cette vraiiëmblance, qui
doit régner par- tout , je joindrai l'u-
nité qui en fait partie. Car fi je mêlois^
enfemble pluiieurs aélions indépen-
dantes , ce ne feroit plus un tableau ;
ce feroient pluheurs peintures qui ne
feroient pas un beau tout. Ainii je
m en tiendrai à une adion ufîique 6c
dominante , de forte que celles qui
s'y joindront par néceitité ,■ y paroî-
tront tellement liées qu'on ne pourra
les en féparer (ans défigU'-er l'ouvra-^
ge , comme on ne peut rien ôter du
corps humain , fans en gâter l'œcono-
mie &■ les proportions. Par -là , mon
aélîon principale fera une, entière &
parfaite. Sa durée dépendra non-feu-
DE LA TRAGEDIE, 6i
Icment du nombre de Tes événemens ,
conformément à Li vraifemblance ,
mais encore de la portée des leéleurs ,
qui doivent être en fituation de voir
d'un coup dœil &: lans fatigue les
bornes & le fonds de Taélion. Telle
eft la règle du tems que prefcrit la
raifon au Pocte , bien diiférent en ce-
ci de THiftorien ou de TAnnalifte ,
dont le devoir eft de papcourir tout
l'efpace des années que fa matière
lui fournit ; tandis que le Poète , maî-
tre de la iienne & de fon étendue ,
eft obligé de mefurer Tune par rap-
port à l'autre , &" de f e renfermer dans
àcs limites 5 qui ne foient ni trop
étroites , ni trop reculées. Ceft au
goût feul à en décider. L'hiftoire eft
un pays immenfe , & l'Epopée un
payfage. L'Hiil:orien fait voyager fes
lecteurs ; le Poète les promené.
Je ne peindrai donc pas mon hé-
ros dans toute fon étendue , pour en
décrire Amplement les exploits. Ce
feroit être hiftorien ou verfîfîcateur.
Je me bornerai à fon courroux con-
tre Agamemnon à Toccafion de Bri-
feïde enlevée. Je me garderai même
de reprendre cet événement de trop
haut. Mais , je commencerai , pour
Cj. DISC. SUR rORïGINE
ainfidire, au pied du mur , & j'expo-
ferai tout d'un coup la difpute de ces
deux Princes dans le camp , fans m'ar-
rêter à décrire la guerre de Troye ,
qui trouvçra ia place dans la fuite ,
pour paroître avec plus d'éclat. Cette
querelle fera la première partie du
Pociipie , &■ l'ouverture des événemens
qui doivent fuivre. La féconde con-
fiilera dans les combats des Grecs &
àz^ Troyens en l'abfence d'Achille
irrité. Ce fera l'intrigue. Jupiter dans
fa balance pcfera les forts des deux
nations. 11 entretiendra ou rompra
l'équilibre faivant les décrets du Def-
tin ;, &■ le manège des Dieux , ou pro-
pices ou contraires. Les Grecs quel-
quefois vainqueurs , mais plus fou-
vent vaincus , fentiront enfin le be-
foin extrême qu'ils auront d'Achille,
îl fera i'nexorable, &" leur refuferafoii/
fecours jufqu'à ce que fon ami Patro-
cîe , tué par Heélor , l'anime à la ven-
geance, ôc lui fafle donner au ref-
ientim.ent ce qu'il ne vouloir pas ac-
corder à l'équité, 11 fe déterminera
à combattre contre Hedor , & il le
tuera. Voilà le dénouement & la fin
de l'adion.
Je dis que dans l'intrigue ôj le fonds
DE LA TRAGÉDIE. 6^
de mon Poemc j'emploierai des peu-
ples , des chefs , &c des Dieux oppofés.
Ceil qu'on remue les hommes par
l'image des paffions , &: qu'on les ré-
veille par des objets merveilleux. Le
cœur humain qui n'a d'autre guide
que l'amour-propre , aime à le trou-
ver en tout , Ik par confcquent à voir
agir dans autrui la douleur , la joie ,
la crainte, la haine , ou l'amour dont
il fe fent agité lui-même. Naturelle-
ment vain ^ inquiet , curieux de l'ave-
nir ^ &: amateur de l'extraordinaire, il
cherche à fe repaître d'idées confor-
mes à Tes dehrs. Il lui faut donc des
prodiges feints & des paffions fein-
tes , mais qui ayent l'air de la vérité.
Ce qui lui paroît incroyable ou mon-
ilrueux le choque. Je fatisferai ces
deux goûts en animant toute la natu-
re , en donnant du mouvement & de
la vie aux chofes même inanimées ,
6c en paffionnant les hommes & les
Dieux. Mes Divinités , mes Rois 6c
leurs peuples agiront ôc parleront fui-
vant les idées reçues. Car , il n'eft
pas queftion d'examiner fi le fyftéme
de la fable 8c de la morale eft bon
ou mauvais en foi. Il eft reçu , cela
fuffit , 6c fi l'on veut être goûté , on
6^ DISC. SUR rORïGINE
doit peindre les objets tels que la na-
ture d: l'éducation nous les offrent.
Grand principe qui doit me jullifier
aux yeux de la poilérirc la plus recu-
lée , fi elle daigne fe rappeller cpe [qs
mœurs du fiécle où j'écris auront été
bien diffirentes àcs fiennes. Quand
aux caracieres , je les diverufierai fé-
lon lues Acleurs , mais je fçaurai les
marquer fi bien dans chacun , &" \qs
fou tenir jufqu'au bout avec tant de
force , malgré les diverfes fitua-
tions , qu'on ne m'accufera pas d'avoir
manqué la nature , ou de m'en être
écarté.
C'eft fur ce pian fans doute qu'Ho-
mère conçut &" forma cette Iliade ,
qui fait l'entretien de tous les ficelés i
ou fi la méchanique de l'art qu'il in-
venta ne lui vint pas tout-à-coup à
l'efprit 5 telle à-peu-prés que je l'ai
expofée , elle y entra du moins fuc-
ceffivement &" en détail , à mefure
qu'il mcditoit ce grand ouvrage , d'où
Ton a enfuite puifé toutes les régies
de l'art Epique. Ce n'en eft là que le
méchanifme , ainfi que je l'ai dit. Car
je ne parle point des réflexions ou
développées, ou p/efquc impercepti-
bles qu'Homère a dû faire fur la ma-
DE LA TRAGÉDIE. G^
niere d'exécuter fon plan, quand il
a été quertion de le mettre en œu-
vre , fur la rapidité , par exemple , la
continuité &: Tordre de fa narration ;
fur la différence & le mélange heu-
reux des récits avec les difcours ; fur
le feu que ceux-ci répandent dans un
Poëme , &: le charme qui fe trouve
dans les liaifons infenfibles de ceux-
là; fur la pompe ou la naïveté àç^s
deicriptions^-, fur le plaifir attachant
à^s images, tantôt nobles 6n: magni-
fiques , tantôt riantes 6^ légères , quel-
quefois (ombres &- terribles \ fur le
palfage du grave au doux , du fubli-
nie au délicat , du tendre à l'héroï-
que , du gracieux à je ne fçai quoi de
fort, d'auitére &: de fierj fur la ri-
cheffe , la variété , &: la propriété àjts
comparaifons ; fur l'application {ç,ï\-
fée des beaux traits de morale &■ à(t%
fentences placées à propos ; enfin fur
l'harmonie des vers , l'enchantement
des tours , & le génie de l'expreûion
convenable à la dignité du Poëme,
6^ fufceptible de toutes fortes de for-
mes fans fe dégrader.
Il ne s'agit point ici de critiquer
GU de juftifier Homère contre les cri-
tiques , & il me fuffit d'avoir tracé
66 DISC. SUR UORÎGÎNE
rapidement fes principales démar-
ches 5 pour en faire la comparaifon
avec celles des Poètes Tragiques , &:
pour développer la penfée d'Arifto-
te , qui fait entendre que la Tragédie
doit la naiiïance à Flliade &" a FO-
dyflee , comme la Comédie doit la
fienne au * Margités. Car de penfer
que les Anciens ayent travaillé à Fa-
venture , 6c réuiîî par hazard , c'efl: fe
perfuader qu'un tableau dont on ad-
mire le deifein , l'ordonnance &: le
coloris , s'eil fait à l'aveugle & fans
réflexion. Le feul doute raifonnable
eft de fe demander fi Homère lui-
même n'a point eu de modèles , puif-
gu il eil auffi ridicule de croire avec
les adorateurs , qu'il eft inventeur de
tout Art littéraire &■ inimitable , fans
avoir imité perfonne , que de s'ima-
giner avec d'autres qu'il n'a rien fait
de fort extraordinaire , &: que le ca-
price (eul lui a fervi de guide. La
fiacceiîion naturelle des idées qui naif-
feat les unes des autres , & le pro-
cédé ordinaire de la nature en toutes
chofes , porte à croire qu'Homère a
* Poëme d'HoMERE, où il peignoit Mar-
gités comme un homme qui ne fçavoic rien
faire , & n'étoic bon à rien.
DE LA TRAGÉDIE. Cy
pu recevoir de k% prédécefTeurs les
Icmenccs de TÀrt qu'il a porte à un
fi haut point , &: que les trois degrés
de la Tra^^cdic defquels j'ai parlé ,
ont pris quelque choie dehiijulqu'à
Efchyle , qui par une étude plus pro-
fonde en tira enfin l'idée nette &
prccife de l'iirt Tragique. Voici donc
co arment ce Pacte a dû raifonner à
Ion tot.r.
Vl. Lire & voir une aélion fontArta'Ef-
deux choies fort diilcrcnies. Un Ac-^ ^''*
teur touche plus les hommes qu'une
fimplc Icdurc. D'où vient ce:a ? c'eft
que l'imitation cft plus parFaite. Il
parle en mcme-tcms aux yeux &: à
rclprit. Thcibis a donc <'-té heureux
d'imaginer un Adeur qui récitât des
hiitoires ou àç^^ fables propres à émou-
voir les auditeurs. Mais l'imitation
feroit, ce femble , plus intércflante
encore , fi de même qu'Homère fait
parler Achille & Agamemnon , je
produifois deux Adeurs fur la Scène.
Ce ne feroit plus une imitation fim-
ple. Ce feroit en quelque forte une
aélion véritable. Du moins les fpec-
tateurs plus agréablement trompés
verroient en effet , ce qu'ils ne font
qu'entendre &: fuppofer 3 quand un
6S DISC. SUR UORÎGINE
ieiil &: même Adeiir fait l'un après
Fautre ïe double rôle d'Agamemnon
6c d'Achille. Les yeux & Tefprit fé-
duits par cette peinture fi approchan-
te de la vérité , oublieroient plus aifé-
ment que c'eft une peinture. Us croi-
roient voir la choie même.
Dans ce raifonnement (î naturel ,
qui certainement a éclairé linven-
teur 5 (quel quil foit, ) du dialogue
Théâtral , on voit luire le premier
rayon de la Tragédie. Mais il en dut
coûter à Efchyle^bien d'autres réfle-
xions pour former tout cet édifice lu-
mineux dont il tranfmittant de modè-
les à Tes contemporains. Il obferva d'a-
bord que riliade d'Hom.ére n'étant
qu'une vérité morale revêtue d'une
fable pour amufer utilement le lec-
teur 5 il pouvoit plaire de même à des
fpeélateurs , par une compofition arti-
ûcieiiic d'événemens qui renfermaf-
fent quelque inflruélion , & dont l'ef-
prit put tirer une morahté. Mais
comme ce font deux chofes bien dif-
férentes, d'être témoin & de lire , il vit
bien que fon ouvrage devoir avoir la
même différence avec celui d'Homère,
qu'un fpedacle avec une fimple ledu-
le j l'Iliade ne pouvoit produire fon
DE LA TRAGÉDIE. 6^
effet qu'à diverfes reprifes. On inter-
rompt &: on reprend une ledlure à Ton
gré. 11 n'en eil: pas ainli d'un fpeéla--
cle. Le bon fens veut qu'on le voye
de fuite , & qu'il ait fon effet dans un
tems affez court. Les repréfentations
Chinoifes dont j'ai parlé , & celles
du Pajiorfido faites en plufieurs jours ,
ne jirouvent rien autre chofe que l'a-
bus du bon fens , qui s'endort quel-
quefois chez les plus fages nations.
La fureur commune d'une fête conti-
nuée peut feule juftifier une paieille
folie. Efchyle donc devoit fenfément
fe borner à un ouvrage plus court , &
par conféquent plus animé. Car un
lentiment qui ne fait que pailer doit
être plus vif pour plaire, qu'une con-
tinuité de fcntimens dont le terme
e(l plus éloigna. Aufïî les paiïîons
principales que touche Loméie font-
elles conformes à la durée ae fon
Poème & à la nature de l'homme cor-
fiideré comme leéleur. Ccft la joie ,
la curiofité , & l'admiraiion , paflîons
douces qui peuvent at acher Icng-
tems le cœur fans le far'guer , au lieu
que la terreur,rindic^riation, la haine ,
la compaffion , & quantité d'au.res
dont la vivacité peut épuifer l'ame ,
70 DISC. SUR UORÎGÎNE
ne font traitées dans T Iliade qu'en
paflant, &c toujours avec fubordina-
tion aux paflîons modère es qu on y
voit régn erMais dans un fpedacle
qui doit peu durer , les paffions vives
peuvent jouer leur jeu , d^ de fubal-
ternes qu'elles font dans le Poëme
Epique devenir dominantes dans la
Tragédie fans lafler le fpeclateur , que
des mouvemens trop lents neteroient
qu'endormir. Ce raifonnementaureC-
te eft fondé fur îa nature des paf-
fions mêmes. Un homme ne peut ibu-
tenir long-tems une violente agita-
tion. La colère a fes emportemens ,
îa vengeance a fes fureurs j mais leurs
derniers éclats font de peu de durée.
Si ces mouvemens réfident pliifieurs
années dans un cœur, ce n'eft que
comme un feu aflbupi fous la cendre.
Leur flamme caufe un incendie trop
grand pour être durable. Dcfir , ef-
froi 5 pitié , amour , haine même , tout
cela porté aux derniers excès s'épuife
bien-tôt. La violence d'une tempête
eft un préfage de fa fin. Les paffions
vives &■ courtes font donc les vrais
mobiles propres à animer le Théâtre.
Car fi ce que je viens de dire eft vrai
dans la nature , le fpedacle qui en eft
DE LA TRAGÉDIE. 71
une imitation , doit s'y conformer ,
d'autant plus que les pallions , fullcnt-
elles f-eintesjle communiquent d'hom-
me à homme d'une manière plus ibu-
daine que la flamme d'une maifoii
embralce , ne s'attache aux édifices
voiiins. Ne fentons-nous pas nos en-
trailles s'cmouvoir à la vue d'un mal-
heureux 5 qui avec des cris pitoyables
nous expole une extrême mifere ? La
crainte ne pénétre- t-eile pas jufques
dans la moelle des os , quand on voie
une ville livrée à l'ennemi , des vi-
fages pâles 5 des femmes tremblantes,
des foldats furieux , &r tout l'appareil
d'une prochaine défolation? Que fe-
roit ce fi ion voyoit les traits de la
rage &■ du défefpoir , que la nature
grave elle - même fur le front d'un
homme ou d'un peuple deftiné à pé-
rir fans reifource ? à" quels effets ne
produit point une terreur même pa-
nique ? Une paffion bien imitée trouve
•auilî aifément entrée dans le cœur
humain , parce qu'elle va trouver les
mêmes reflbrts pour les ébranler , avec
cette différence remarquable , qui a
fans doute frappé Efchyie : c'eit que
les paffîons feintes nous procurent
un plaifir pur , au lieu que les pafiions
72 DISC. SUR L'ORIGiNE
véritables ne nous donnent qu'une
fatisfadion légère 3^ noyée dans une
grande amertume. Ceft une lutte de
la joie &■ de la douleur. Mais la dou-
leur l'emporte toujours. La nature ,
pour dédommager Thomme de ce
qu'il fcufPre , 8z pour le loulager de
ion poids , lui Fournit des lentimens
conformes à fa fituarion. Mais ces tonr
timens, quoique mêlés de douceur,
ne guériiient pas la plaie du cœur
ulcéré. Ils ne font même que l'aigrir ;
ôc cependant on les aime comme un
remède au mal qu'on relient. De-là
vient que rien n e(t moins naturel
que de prétendre tirer de la triitelie
une perfonne affligée , en l'exhortant
Amplement à ne le point affliger. Son
chagrin lui plaît. CqL\ la reflburce
que l'Auteur de la nature lui a mé-
nagée dans Fadvcriité; ck li vous n'en
ôtez la caufe , vous avez tort de vou-
loir lui en ôter l'effet le plus doux ,
àfcavoii le piaifir fecret qu'elle trou-
ve'dans fon affliélion. Mais s'il ell
vrai que les pafïions, même les plus
affrcufcs , ayent un (entiment mêlé
d'amertume 6c de douceur» iln'edpas
moins conllant que ces paillons , naï-
vement imitées , ne portent dans l'a-
ine
DE LA TRAGÉDIE. 7?
meque de la douleur fans amertume.
Uu monlire horrible nous feroit fc-
cher de frayeur. Un miférable que
nous ne pourrions foulager nous de-
chireroit les entrailles. Mais ce monl-
tre 6c ce malheureux en peinture ,
l'un fût-il plus effrayant que THydre
de Lerne , &c l'autre plus à plaindre
que Bélifaire , nefçauroient manquer
de faire un plaifir très-grand au (pec-
tateur , s'ils font tracés par une main
habile ; de voilà pourquoi Boileau a
fi bien dit après Ariftote :
* Il n eft point de fcrpcnt ni de monftrc odîcur
Qui par l'arc imité ne pui/Te plaire aux yeux.
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable,
Ainû pour nous charmer la Tragédie ca
pleurs
D'O^'dipe tout fanglant fit parler les dou-
leurs ,
D'Orefte parricide exprima les allarmes.
Et pour nous divertir nous arracha des lar-
mes.
Lucrèce avoitdit de même en Poè-
te Philo (ophe , t " q^'i^ ^^'^^^ rien de
*DEsrRF.AUX, Art. Voèt. chant. 5. ,
•f Suave mari magno turbantibus AquoraventU
Tome L D
74 DISC. SUR UORÎGINE
w plus agréable que de confidérer du
" port une mer agitée , &c des vaif-
w féaux luttans contre une violente
" tempête -, non qu'on prenne plailir
»^ à voir autrui dans la peine , mais
»' parce qu'en eiFet il nous eft doux
» de voir des maux qui nous font
» étrangers »». Ce n'eft pas la vue de
l'ennemi qui plaît , c eft celle de Ten-
nemi éloigné, celle d'un ennemi qui
nous nuiroit fi nous étions dans la
fituation de ceux que nous voyons ,
dans laquelle heureufement nous ne
nous trouvons pas. Or , fi des maux
réels dans des perfonnes qui ne nous
intéreflent que par l'intérêt commun
de l'humanité nous touchent fi agréa-
blement par un retour de complai-
fance fur nous - mêmes , que fera-ce
d'une peinture animée , qui en nous
repréfentant des maux feints , ména-
gera notre fenfibilité naturelle pour
ne nous donner qu im plailir fans mé-
lange ?
E terra magnum alterius fpeclare laborem ,
Non quia vexari quemquam ejl jucunda vo^
luptas 5
Sed çuibus ipfe malis careas quia cerner e
fuave ejl,
LucRiT. 1. 1. V. I. & alibi.
DE LA TRAGÉDIE. 75
Vîl. Mais il toutes les paffions bien Panions
rcpréfentées produilent ce plaifir de- Sru^'
licat , il n'en ell aucune qui le caufe T^agc-
avec plus de vivacité que la terreur *^'
&■ la compaffîon. Ce font là propre-
ment les deux pivots de l*ame. Com-
me nous fommes plus fenfibies au
mal qu'au bien , nous haïiTons beau-
coup plus l'un que nous n'aimons
l'autre , & nous (ouhaitons moins vi-
vement d'être heureux, que nous n'ap-
préhcndons d'être miférables. D'où il
arrive que la crainte nous eft plus
naturelle , &■ nous donne des fecouf-
fes plus fréquentes que toute autre
pafïîon, par le fentiment intime ôc
expérimental , qui nous avertit tou--
jours que les maux aiïîégent de tou-
tes parts la vie humaine. La pitié qui
n'eft qu'un fecret repli fur nous à la
vue des maux d'autrui , dont nous
pouvons être également les vidimes^
a une liaifon (i étroite avec la crain-
te, que ces deux paffions font infé-
parables dans les hommes , que le
befoin mutuel oblige de vivre dans
la fociété civile. Ceft ce qui fait
dire à Virgile , en parlant du bon-
heur ineftiniable d'un heureux loidc
D 1/
-jC DISC. ^UR L'ORIGINE
que goûte un Philofophe folitaire , *
«il neft point dans la néceffité de
3> compatir à la mifere d'un vertueux
« indigent , ou de porter envie au ri-
j« che coupable ce.
La crainte &: la pitié font les paf-
fions les plus dangereufes , comme
elles font les plus communes. Car fi
lune , &" par conféquent l'autre , à
caufe de leur liaifon , glace éternel-
lement les hommes , W n y a plus lieu
à la fermeté d'ame néceflaire pour
fupporter les malheurs inévitables de
la vie , 6^ pour furvivre à leur im-
preflîon trop fouvent réitérée. Cefl
pour cela que la Philofophie a em-
ployé tant d'art à purger Tune &" Tau-
tre , pour ufer du terme d'Ariftote y à
deffein de conferver ce qu'elles ont
d'utile 5 en écartant ce qu'elles peu-
vent avoir de pernicieux. Mais il
faut convenir qu'en ceci la Poëfie
l'emporte infiniment fur la Philofo-
phie dont les raifonnemens trop crûs
Font un préfervatif trop foible , ou
* NequeilU
Aut doluit mifcrans inopem, aut invidit habenti,
Georg. 1. i.v. 458,
DE LA TRAGÉDIE. 77
un remède peu fur contre les mauvais
effets de ces paffionsi au lieu que les
images poétiques ont quelque chofe
de plus flatteur & de plus infinuant
pour Faire goûter la railon.
Ce qu'il y a de particulier &" de
furprenant en cette matière , c'eft que
la Poeiie corrige la crainte par la.
crainte , ôc la pitié par la pitié -, chofe
d'autant plus agréable, que le cœur
humain aime ics fentimensôc fes foi-
bleiïes. Il s'imagine donc qu'on veut
hs flatter , & il fe trouve infenfible-
ment guéri par le plaifir même qu'il
a pris à fe féduu'e. Heureufe erreur ^
dont l'effet ell d'autant plus certain ,
que le remède naît du mal même
qu'on chérit. A la vérité , la vie hu-
maine eft un grand Théâtre , où l'on
cft fpedlateur de bien des malheurs de
toute efpéce. L'on y voit paroître
tous les jours ( outre l'indigence , la
douleur ôc la mort ) les defirs fou-
gueux, & les efpèrances trompées , les
craintes dèfefpèrantes , &" les foucis
dévorans. Mais tout ce fpedacle n'inf-
pire qu'une terreur 6c qu'une pitié
plus capables d'abattre le cœur , que
de l'affermir. On a beau dire , la vue
des miférables ne nous confole point
D iij
7^ DISC. SUR UORIGINE
de i'être j fans compter que l'homme
fe porte avec foin à éviter , autant
qu'il le peut , une fi trifte vue , pour
jouir plus tranquillement des dou-
ceurs de la vie 5 ou qu'il fe rend dur
&c infeniible fur les miferes de icB
pareils , oubliant qu'il eft homnie
comme eux , &c qu'il payera chère-,
ment de courtes joies par de longues
douleurs.
Comment donc précautionner
Fhomme contre des maux inévitables?
comment le rendre fenfible autant
qu'il doit l'être ? comment le fortifier
contre l'abattement où le jettent la
crainte & la pitié ? On le peut faire
en le réjouiiTant par le fpeélacle même
de fcs maux , en y attachant £cs re-
gards malgré lui par un attrait de plai-
fir dont il ne puiffe fe défendre , &
en infinuant dans fon cœur ce que
cette crainte ôc cette pitié ont aa-
gréable & de doux , non-feulement
pour le rendre humain , mais encore
pour lui apprendre à modérer fes paf-
lions quand des maux réels viendront
les exciter. Car lorfqu'on s'apprivoife
avec l'idée des maux , on (e fortifie
foi-même contr'eux , &: on fe porte
plus vivement à les foulager en autrui
DE LA TRAGEDIE. 79
par refpoir du retour. Par ce moyen
la Poefie procure deux avantages con-
fidérables à l'humanité, Tun d'adoucir
les mœurs des hommes , comme l'ont
fait Orphée , Linus & Homère , l'au-
tre de rendre leur fenfibilité raifonna-
ble , &■ de la renfermer dans de juftes
bornes , comme l'ont pratiqué les Poè-
tes Tragiques de la Grèce. *
L'on me dira peut-être qu'il n'eft
pas croyable que toutes ces réflexions
ayent paffé par Fcfprit d'Homère &:
d'Efchyle , qumd ils fe font mis à
* Tai traité encore cette matière dans un Poè-
me Latin de xij. chants fur les pajftons, y^ Aris-
33 TOTE , ( die M. Dacier , remarque fur le
95 chap. VI. de la Po'éc ) n'eft pas le feul qui ait
33 eu cette idée de la Tragédie. L'Empereur
33 Marc-Aurele , tout Stoïcien qu'il éroit, en a
33 jugé comme lui dans l'art. 6. de l'onzième
33 livre de Tes Réflexions. Ses paroles font con-
33 fidérables. Les Tragédies j dit-il , ont étépre*
33 mierement introduites pour faire fouvenir les
33 hommes des accidens qui arrivent dans la vie;
33 pour les avertir qu'ils doivent nécejfaircment
33 arriver , ^ pour leur apprendre que les mêmes
>3 chofes qui les divertijjentfur la Scène , ne doi-
33 vent pas leur paroître infupportables fur le
33 grand Théâtre du monde. Car tu vois bien que
33 telle doit être la catafirophe de toutes les pié-
33 ces , & que tous ceux qui crient tant Jur le
33 Théâtre , O Cy theron , nefe délivrent pas de
33 leurs maux,
D iv
%o DISC. SUR rORîGINE
compofer l'un fon Iliade , & Taiitrc
fes Tragédies j que ces idées paroif-
fent poitiches 6c venues après coup >
qu^Ariftote, charmé d'avoir démêlé
dans leurs ouvrages de quoi fonder
le but & l'art de TEpopée &: de la
Tragédie , a mis fur le compte de ces
Auteurs dçs chofes auxquelles , félon
les apparences , ils n ont pas fongé *,
qu'enfin je m'efforce vainement moi-
même de leur prêter des vues qu'ils
n'avoient pas. Mais croira-t-on que
ces grands hommes ayent travaillé
fans deffein ? Je l'ai déjà dit d'Homè-
re, Se je dois le dire des Poètes Tra-
giques fcs imitateurs. S'il eft vrai
3 n'en effet l'art de la Tragédie réfulte
e leurs ouvrages , leur refufera-t-on
le mérite de Ty avoir mis , 6^ vou-
dra-t-on leur ravir l'honneur d'avoir
pu penfer ce que nous n'avons penfé
qu'après eux & par eux ?
Mais je veux qu'ils n'ayent pas eu
dans l'efprit ces réflexions auffî ana-
lyfées qu'elles l'ont été depuis. Oa
ne peut au moins nier raiionnable-
ment, qu'ils n'en ayent eu le fonds
&- la fubftance , qu'ils ont développée
peu à peu à melure qu'ils voyoient
le fuccés bon ou mauvais de leurs
DE LA TRAGÉDIE. 8i
fped:acles. Car alors , non contens
d'étudier la nature dans leur propre
cœur , ils jugeoient de ce qui devoit
plaire par ce qui plaifoit en effet , 6c
le contbrmoient au goût des peuples
pour fiiivre de plus prés la nature ,
comme un fculpteur habile Se éclaire
étudie l'antique qui a plu , pour ap-
procher de plus près du vrai beau qui
doit plaire.
Je vais encore plus loin , &" je fup-
pofe qu'Efchyle n'a pas connu tout
d*un coup que le but de la Tragédie
étoit de corriger la cainte &" la pitié
par leurs propres effets -, du moins
on doit convenir que puifqu'il a tâ-
ché de les exciter dans fes pièces , i!
a eu en vue de réjouir ks fpeélateurs
par l'imitation de la crainte &" de la
pitié , & que par conféquent il a fenti
le prix de ces paffions mifes en œu-
vre. S'il n*a voulu inftruire , il a pré-
tendu plaire. Et pouvoit-il imaginer
deux moyens plus efficaces pour y
réuiïîr ? Ces paffions feules , à les exa-
miner de prés , mettent en jeu tous
les autres mouvemens de l'ame. Elles
en font le nœud invilible & le reffort
tout-puiffant. Il fe fait un commerce
fi étroit entr'cUeSp &: les autres paf-
D V
Si DISC. SUR UORÎGINE
fions 5 que celles-ci les réveillent , &
en font réveillées à leur tour. On
délire , on'efpere , on aime , on hait
par crainte j ôc la crainte naît aufli
du defir , de l'efpoir , de la haine , &c
de Tamour. La crainte en un mot ,
& la pitié qui l'accompagne prefque
toujours, font les premiers fruits de
Tamour de nous-mêmes , parce qu'el-
les ont pour objet dired le mal pré-
fent que nous voulons fuir fur toutes
chofes. Mais ce qui les rend encore
plus agréables dans le fpedacle , c'ell
que leur talent particulier eft d'y
remplir î'ame de cette trifteffe ma-
jeilueufe que ne produifent ni l'a-
mour 3 ni la haine , ni Tadmiration y.
ê^ dont le fentimcnt eft plus exquis
que tous ceux qui naiflent des autres-
paffions infpirées par une répréfen-
tation naïve. Les larmes qu'on verfe*
fur le fort d'Andromaque ou d'ïphi-
génic par le moyen de la crainte &c
de la pitié , font plus douces que le
fentiment d'indignation & d'étonne-
ment , tout noble qu'il eft , que nous
laiife Ciéopatre expirante dans Ro-
dogune.
Enfin Efchyîea conçu vifiblemenr
que la Tragédie devoit fe aourir de
DE LA TRAGEDIE. 85
paffions , ainfi que le Poème Epique ,
quoique d'une i^açon différente , c eft- *
à-dire avec un air plus vif &: plus
animé , à proportion de la différence
qui doit fe trouver entre la durée de
l'un ôc celle de l'autre , entre un livre
&- un fpedlacle. Il s'eft repréfenté
TEpopée comme une Reine augufte
affife fur fon thrône , Se dont le front
chargé de nuages , laifle entrevoir d^
vaftes projets, &z d'étranges révolu-
tions; au lieu qu'il s'eft figuré la Tra-
gédie éplorée &c le poignard en main^
telle qu'on la répréfente , accom-
pagnée de la terreur &" de la com-
paiTion précédée par le défefpoir ,
ôe bientôt fuivie de la trifteffe &: du
deuil.
VIÎI. Mais pour exciter ces mou- Aûion
vemens , il faut des intérêts, deschan- ^^g^^
gemens de fortune , des reconnoif- ffs qua-
lances, des intrigues ; 5c tout cela fup- ""'
pofe une ou plufieurs adions. Or ,
Homère , guidé par la raifon , n'en a
choifi qu'une feule qu'il a conduite
jufqu'à vingt-quatre chants fort éten-
dus. La raifon veut donc beaucoup
plus encore , qu'on n'en traite qu'une
dans un fpedacle de peu d'heures.
L'Iliade ôc le bon fens ont dû par le
D vj
84 DISC. SUR UORIGiNE
même motif déterminer Efchyle à
choifir pour le fu;et d'une Tragédie
une adlion grande , illuftre & intérêt-
fante ; une aâ;ion entière , parfaite ,,
&■ dont les parties fiflent un tout y
une adion fimple fans mélange d'ac-
tions indépendantes ; une adion qui
ne fût qu'une vérité enveloppée dans
un cercle d'événemens unis les uns
aux autres > &" tendans de concert a
la dévoiler à l'efprit , à mefure qu'ils
fe montrent aux yeux. Il eft ailé de
voir en eiFet que la Tragédie n'eil
que le Poème Epique en racourci*
Car l'aclion , renchainement des faits,
la fable , ( comme l'appelle Ariilote , )
a chez Homère cette unité ^ cette fim-
pîicité , cette nobleife , cet intérêt ^.
€€ tout enfemble , cette continuité ,
cette intégrité , cette perfeélion , en-
■ fin toutes les qualités que les Grecs
ont pris foin de faire entrer dans leurs
Spedacles,
Durée jx. Ils out comods encore après
^erAc- TT > ^w • i> ^
tionTrû- HC)^^''^^^ > <î^^^ ^^ n CtOlt la , pOUT
iH^' m'exprimer ainfi , que k cadavre d'u-
ne Tragédie. L'ordre &" la propor-
tion des parties leur ont paru le point
îe plus elTenticl de llliade, ^ confé-
quemAiient de la Tragédie, £n effet
DE LA TRAGÉDIE. S 5
piiifque le Poëme Epique fait un corps
accompli avec fes jultes dimenfions,
ôc que par-là il eft conforme à la
nature , il a fallu faire couler cet
ordre &: cet heureux arrangement
dans le fpedacîe Tragique pour le
rendre agréable. 11 a fallu pour cela
déterminer fa véritable durée , mais
dune manière plus précife que na
fait Homère dans fon Iliade , ôc dans
fon OdyiTée. Car un Pocme qu'on
do-it lire peut prolonger ou accourcir
la durée de fon adion un peu plus ou
un peu moins fans autre régie , fmon
que l'étendue n'en foit pas , ou trop
confidérable y on trop petite. Un Poè-
me Epique eft un édifice dont on
doit voir les dimenfions d'un coup
d'œil , après l'avoir examiné par par-
ties Se en détail. Que Tédifice ibit plus
ou moins grand , pourvu qu'il foit
bien proportionné , 8c qu'il ne paffe
pas la portée de l'œil , il n'importe.
Voilà la régie de la nature , telle
qu'Homère l'a choifie , ainfi que je.
l'ai déjà infmué , &: je ne penfe pas
qu'on puifîe raifonnablemcnt en al-
léguer d'autres. Mais il n'en eft pas
de même d'une aélion mife en fpec-
tacle, Ceft une aijtre forte d'édifice ^
8^ Disc. SUR ÛORIGINE
qui non-feulement doit avoir une r
étendue beaucoup moindre que le
premier, mais encore qui ne peut
fouffrir quune mefure déterminée,
pour ne pas rebuter le fpedateur obli-
gé de le parcourir fans repos &■ fans;
interruption. 11 eft donc naturel que
la memre de Tadion ne pafle pas de ■
beaucoup celle de la repréfentation.
Telle eft la régie du bon fens que
la réflexion fit naître à Efchyle , 6c
plus nettement à fes fucceffeurs , en
confidérant qu'une aélion repréfentée
doit eifentieliement reifembler à l'ac-
tion réelle dont elle eft l'image. Car
fans cela il n'y a plus d'imitation ,
plus d'erreur , plus de vraifemblance ,
Se par conféquent plus d'enchante-
ment.
Toutefois comme cette reffembîan-
ce ne fçauroit être toujours fi parfai-
te, qu'elle n'admette quelque diffé-
rence en faveur des beautés de l'Art j
l'Art même , pour ménager ces beau-
tés , pour faire illufïon au fpedateur,
ôc lui montrer avec fuccés une adion
dont la durée exige huit ou dix heu-
res 5 quoique le fpedacle n'en em-
floie que deux ou trois. C'eft que
impatience du fpedateur , qui aime
DE LA TRAGÉDIE. S7
à voir la fuite d'une adion intérei-
faute , lui aide à fe tromper lui-même^
&- à fuppofer que le tems néceiTaire
s'eft écoulé , ou que ce qui exigeoit
un tems confidéraole s'eft pu faire erî
moins de tems. Il ne va pas fe chi-.
caner lui-même , &" il fe prête fi na--
turellement à ion erreur , pour peu
que TArt la favorife , qu il lui faudroir
bien des réflexions pour s'en tirer ^^
tant fon impatience eft ingénieufe à
le féduire. Ainfi l'artifice joint à la
nature juftifie allez la conduite des
premiers Poètes Tragiques qui n'ont
palfé cpe de fort peu la durée de la
repréfentation dans refpace qu'ils ont
donné à Tadion de leurs Tragédies.
C'eft une chofe bien remarquable
qu'Efchyle ait trouvé cet heureux fe-
cret 5 Se qu'il s'y foit conformé aulGS-
bien que ks fuccefleurs , tandis que
nos Tragédies Françoifes , ( je parle
de Fenfance de notre Théâtre , ) &
les Efpagno Is encore aujourd'hui ne
connoiilcnt d'autre unité que celle
d'un même perfonnage qui naît ô^
qui vieillit en un jour. Je ne dis rien
des pièces , même les plus belles , qui
régnent fur notre Scène. J'obferverai
dans la fuite combien elles font éloi-*
88^ DISC. SUR UORÎGINE
gnées en ceci de la régularité des
Grecs , toutes régulières qu'elles pa-
roiflent. On s'étonne qu'on fe loit
avifé fi tard dans les divers renou-
velîemens du Théâtre de garder les
trois unités , d'aélion , de tems , & de
lieu. Quel mérite pour Efchyle de les
avoir trouvées ! ne lui dût -on que
cela , c'en feroit affez pour le rendre
refpedabîe.
X. Je viens donc par degrés à Tu-
nité de lieu. Il n'a point pris celle-là
d'Homère. Homère la dirigé pour
Tunité d'adion , &: même pour l'u-
nité de tems , quoique cette dernière
foit , comme on voit , bien dlRerente
dans la Tragédie Se dans le Poème
Epique. Mais il n'y a que la nature ,
qu'Efchyle étudioit fur les vues d'Ho-
mère , qui ait pu lai faire appercevôir
que les ipeélateurs étant fixés dans un
parterre ou dans un cirque , il falloir
que l'adion , pour être vraifemblable^
le pafsât fous leurs yeux, de par con-
féquent dans un même lieu. Homère
n'étant que narrateur , pouvoit faire
voyager l'imagination avec fes héros,
ôe changer la Scène fans dcpayfer les
leéleurs. Rien n'eût été plus facile
aux Poètes Tragiques & a Efchyle,
DE LA TRAGÉDIE. S^
leur modèle , que de fuivre un héros ,
tantôt dans le cabinet où il riiédite le
plan de les entreprifes y tantôt dans
une plaine où il combat. Mais cela
étoit-il dans la nature ? non fans dou-
te. Le fpedateur peut aider à fe trom-
per fur la durée , plus ou moins gran-
de d'une adion , pourvu qu elle ne
paflTe pas certaines bornes , & que les
intervalles foient adroitement ména-
gés : mais il ne fçauroit s'abufer aflez
groffierement fur le lieu de la Scène ,
pour s'imaginer qu'il pafle d'un pa-
lais à une plaine , Se d'une ville dans
une autre , tandis qu'il fe voit enfer-
mé dans un lieu déterminé. Le chan-
gement de décorations au coup de
lifflet eft une puérilité que le bon
fens dcfavoue, & qui ne rend fup-
portable que la repréfentation d'une
magie des Fées, qu'on fuppofe pou-
voir changer au même endroit les
cabanes en palais , &c les villes en dé-
ferts. L'Art même ne va point jufqu'à
féduire le fpedateur fur le plus ou le
moins d'étendue de la Scène y il faut
que la Scène fe voye , &c par confé-
quent qu'elle foit bornée, non pas en
général dans l'enceinte d'une ville ^
d'un camp , d'un palais , mais dans
50 DISC. SUR UORÏGïME
un endroit limité d'un palais , d'une
ville , ou d'un camp. La chofe eft fi
naturelle , qu'on auroit dû , ce fem-
ble 3 la trouver tout d'un coup de nos
jours , ou fe fou venir du moins qu'elle
étoit déjà inventée par les Grecs. Ce-
pendant nous voyons qu'au fiécle paf-
fé il a fallu une infinité de fçavans
& de longs difcours pour montrer le
befoin de cette exade unité , dont
toutefois Corneille n'a jamais voulu
entièrement convenir. Regardera-t-on
Eour cela comme une bagatelle cette
eureufe découverte d'Efchyle ? on
auroit tort. C'eft l'Oeuf de Chrifto-
Î>he Colomb. Rien n'étoit plus facile ,
ui difoit-on , que de découvrir l'A-
mérique. »j Et quoi de plus aifé que
»' de Faire tenir un œuf fur fa pointe ,
>j dit-il en le caflant : mais vous ne
y> l'avez point fait ; & je m'en fuis
3> avifé le premier »*. Tout ce qui eft
naturel paroît aifé quand il elt une
fois trouvé. La difficulté eft d'être
l'inventeur.
Divifion XL Efchyle Ta été quant aux cho-
Tragé- fcs dont je viens de parler , &c l'on
<iie. voit avec quelle habileté il les a fait
éclore d'Homère. Il en a tiré de même
la manière naturelle de divifer l'œu-
DE LA TRAGÉDIE. 5)î
vre Théâtrale. En effet une adion ne
fçauroit être racontée ni jouée fans
avoir ce qu'on appelle expofition ,
intrigue &: dénouement. Ariftote
nomme ces trois parties , Prologue ,
Epifodc , Exode , èc les Grecs de pro-
fefïîon , Protafc , &: Catajîrophc, Mais
il n eft ici queftion ni d'Ariftote ni
^Qs termes. Je prends les plus intelli-
gibles fans affeder un air Grec. Cela
revient au même ; & à l'égard d'Arif-
tote 5 il ne s'agit point de voir ce
qu'il a remarqué d'après Efchyle , So-
phocle àc Euripide. Je ne veux qu'e-
xaminer comment ces Poètes ont ima-
giné tout cela d'après Homère. Les
trois parties dont je parle fe trouvent
nettement dans l'Iliade. Le fujet fe
développe d'abord par les prières de
Qirysês qu'on rebute , &: qu'on écou-
te enfin , & par la querelle d'Aga-
memnon avec Achille qui en naît
tout naturellement. Cette querelle
donne lieu à de grands événemens
qui font le nœud ; 6c tout fe dénoue
par la mort de Patrocle , qui porte
Achille à fe venger desTroycns , &■ à
fe réconcilier en quelque forte avec
les Grecs. Mais l'artifice de ces trois
parties eft une chofe qui a dû occupejr
tion.
pz DISC SÛR UORÏGÎNË
extrêmement les inventeurs de la Tra-
Expofi.gédie. En effet Texpcfition du fujet
qui eft la première , exige de grandes
conditions pour plaire , ne fût-ce que
la brièveté ôc la netteté.
* Que des les premiers vers l'aiîlion prépa-
rée.
Sans peine du Sujet applaniiïe l'entrée.
Je me ris d'un Aâieur qui lent à s'exprimer ,
De ce qu'il veut d'abord ne fçaitpas m'in-
former ,
Et qui débrouillant mal une pénible intrigue
D'un divertifTement me fait une fatigue. . . •
Le fujet n'efl: jamais alTez tôt expliqué.
Quantité de nos meilleures Tragédies
pèchent extrêmement en ce point.
Les entrées en font quelquefois fi em-
barraflces , ôc les chemins fi raboteux ,
qu'on femble grimper fur des rochers
efcarpés pour arriver à une maifon
de plaifance. Il y faut des allées d'ar-
bres avec une pente douce , &c non
pas des montagnes & des ravines.
Outre la brièveté Se la netteté que
la nature infpira d'elle-même aux
Grecs pour expofer leurs fujets , elle
* DsspjiEAUx , Art Poét. chant j.
DE LA TRAGÉDIE. 9$
leur apprit que cette ouverture doit
montrer en gros toute l'aélion déjà
commencée à un tel degré, quelle
femble devoir finir bientôt j tandis
qu'au contraire un incident, qui en
apparence la conduit à fa fin , ne fait
que la reculer , & tromper l'attente
du fpedateur furpris. 11 en eft décela
comme d'un vafte Temple dont l'ar-
chitedure eft bien proportionnée. La
proportion fait qu'il paroît moins
grand , &c qu'on voit l'efpace d'un
bout à l'autre , comme allez court,
quoique fort long. Mais plus on avan-
ce, plus on apperçoit l'immenfe in-
tervalle que la proportion avoit ac-
courci à l'œil. Ceft comme la fauffe
Ithaque qui fuyoit toujours devant
Ulyfîe lorfqu'il fe croyoit fur le point
d'y aborder. Le bon fens apprit en-
core aux Grecs , du moins à quelques-
uns , que l'ouverture de la Scène ne
devoir pas découvrir tout le fonds
de l'adion ; mais en laiffer feulement
entrevoir une partie , pour rendre le
plaifir de l'évolution plus piquant &^
plus nouveau.
Il eft des faits qui ont précédé l'ac-
tion , &• qui ne fcauroient être igno-
rés du fpeétateur fans qu'elle en fout-
f)4 DISC. SUR L'ORIGINE
Fre. Us font du reflbrt de rexpofitioil.
il en eft auflî qui appartiennent au
corps de l'adtion même , ôc qu'il eil
néceffaire de préparer. Ceft Texpo-
fition qui les indique. Ceft elle qui
découvre habilement au fpedateur le
lieu où fe paiTe la Scène , le tems où
elle commence , les Adeurs qui jouent
Se qui doivent jouer ; chofes dont il
feroit inftruit fi Tadion fe paffoit vé-
ritablement fous fes yeux i mais qu'il
ne fçauroit fçavoir , fi dans la reprc-
fentation on n'a foin de les lui dire ,
fans qu'il paroiife qu'qn les lui dife
de la part du Poëte. Le Poète ne parle
point , il doit être oublié : autrement
il feroit un Poème Epique. Les Ac-
teurs (euls ont droit de parler &: d'a-
gir. Mais quel art n'eft-ce pas que
celui de faire dire vraifemblablement
par des Aéleurs des chofes qui doivent
fembler n'être dites que pour eux , Se
qui le font pourtant en faveur des
fpeélateurs ! Des trois Poètes Grecs ,
Sophocle eft le feul qui Tait bien con-
nu. Efchyle l'a ébauché ; &" Euripide
Ta fouvent négligé dans fes expofi-
tions. Il a cru qu'un Aéleur ne pou-
voir trop tôt faire connoître qui il eft,
&: de quoi il s'agit. 11 aimoit mieux
DE LA TRAGÉDIE. ç,{
* Qu'il déclinât Ton nom
Et dît , je Tjis Orefte , ou bien Agameranon,
Que d'aller par un tas de confufes merveilles.
Sans rien dire à l'efprit , étourdir les oroilles.
Pour fauver ce défaut nous avons
imaginé les Confîdens. Ils font d'un
grand ufage pour aider à l'expofition
du fujet, &■ pour inftruire le fpeda-
teur de ce qu'il ne peut voir. Mais
ces perfonnages n'ayant d'ordinaire
d'autre part à l'adlion que d'être les
dépofitaires des fecrets de leurs Sou-
verains , il faut convenir qu'ils font
froids. Le Chœur des Anciens , qui a
quelque air de nos Confidens , inté-
refle bien davantage. Nous en par-
lerons ailleurs. Je me contente de
marquer , par ce que je viens de dire ,
la différence exacte des expofitions
du Poème Epique , 6^ de celles des
Tragédies , afin qu'on dillingue net-
tement ce qu'Efchyle &" les Tragi-
ques Grecs ont emprunté de l'Iliade ,
&■ ce qu'ils y ont changé quant à
l'expofition du fujet. Homère n'a pas
été' gêné dans la fienne , n'étant que
narrateur. Mais les Tragiques ont été
* Despreaux 5 iùid.
9<? DISC. SUR L^ORÎGINE
obligés d'en redlifîer l'Art , pour l'ajuf-
ter à la Tragédie. Il faut des coups
de maître pour expofer finement un
fujet fur le Théâtre , au lieu qu'il n'eft
befoin que d'une belle fimplicité , qui
toutefois eft rare , pour commencer
un Pocme Epique. C'eft donc un ef-
fort d'efprit confidérable dans Efchyle
d'avoir le premier apperçu cette aif-
férence de l'Epique & du Tragique ,
en faifant naître l'un de l'autre avec
tant d'art , que le difciple en ceci
l'emporte fur le maître.
Intrigue. Xil. Après cet effort, il lui étoit
bien moins difficile de tranfporter de
l'Epopée à la Tragédie , ce qui s'ap-
pelle intrigue ou nœud. Car on vient
plus aifément à bout de faire oublier
îe Poëte ou le narrateur quand on
vient à brouiller différens intérêts &c
à nouer le jeu de divers perfonna^es ,
que quand on veut mettre les fpec-
tateurs au fait d'une adion fans pa-
roître en rien , Se fans qu'ils s'apper-
çoivent qu'on ait eu deflein de le fai-
re. Le nœud eft cependant la partie
la plus confidérable de la Tragédie.
C'eft ce qui lui donne cette efpcce
de vie qui l'anime , aufîî-bien que
le Poëme Epique. Les Poètes Grecs
pleins
DE LA TRAGÉDIE. ^7
pleins du génie d'Homère y trouvè-
rent fans contredit ce balancement de
raifons , de mouvemens , d'intérêts ôc
de paflîons qui tient les efpri ts fuf-
pendus , &" qui pique jufqu'à la fin la
curiofité des auditeurs. Car Homère ,
comme nous Tavons déjà vu , auteur
de ces grands reflbrts , fouléve Rois
contre Rois , Peuples contre Peuples ,
ôz Dieux contre Dieux. Le deilin
qui Fait l'équilibre , le maintient ou le
rompt , comme il lui plaît , en faveur
des uns ou des autres , mais prefque
toujours au détriment des Grecs -, &c
la colère d'Achille , oi(ive en appa-
rence , ell; l'ame de ces agitations &c
de ces tempêtes. Le contre-poids de
rintrigue balance tour-à-tour la ter-
reur & la compadîon dans les cœurs
de ceux qui liiént ou qui écoutent.
On ne lit plus j on n'entend plus. On
eil témoin de ces fameux événemens.
L'efprit enlevé , tranfporté, ravi hors
de lui-même , partage tous les périls
des Troyens &c des Grecs. Tel eft
Teffet que doit produire le nœud de
la Tragédie i effet néanmoins plus
prompt &■ plus vif 5 puifque le trou-
ble doit moins durer : d'où il s'enfuit
qu'à confulter la nature , comme le
Tome L E
5>8 DISC. SUR L'ORIGINE
fit Efchyle, le nœud Tragique doit
être moins intrigué , moins chargé ,
mais plus vivement conduit que TE-
pique. Nous verrons dans la fuite
combien nous nous (ommes écartés
de l'ancienne fimplicité en négligeant
cette- régie 5 &: en donnant Touvent
plus de matière à nos Tragédies qu'il
n'en faudroit pour de longs Poèmes
héroïques. Remarquons en paiTant le
vrai caraélére qui doit diftinguer ceux-
ci de celles-là , & que les Anciens ont
attrappé : caraélére au refte tonde fur
l'idée du fpeélacle , qui exigeant un
tems affez court pour l'évolution de
fes événemens , veut néceifairement
Être vif & fimple pour être agréable.
Sur ce principe l'art de varier à Tin-
fini les mouvemens de la balance du
Théâtre fe préfente de foi- même à
l'efprit. Deux ou trois incidens fuffi-
fent pour produire de grands effets ,
fans entaifer , comme on fait fouvent ,
un nombre prodigieux de machines
qui rnarquent plus la difette que la
fécondité. Un outrage vengé dans le
Cid a enfanté feul ce chef-d'œuvre
d'intrigue que le public révolté , com-
me dit Defpreaux , s'eft obftiné à tou-
jours admirer^malgré une cabale puif-
DE LA TRAGEDIE. r?^
faute, desraifonnemensfpccicux, &:
quantité de vifibles défauts. Le goût
aidé du bon Tens &c de l'exemple
d'Homère , eft la plus sûre régie pour
faire croître le trouble de Scène eu
Scène, &■ d'Ade en Ade. Mais la
beauté des intrigues dépend du choix
des adions, &: ce choix eft fouvent
TefFet du bonheur plutôt que du dif-
cernement. Lliiftoire & la fable en
fournilTent d'intérciîantes , mais en
plus petit nombre qu'on ne peut pen-
fer. Cependant c'eft le fonds où il
faut puiler pour fe rendre croyable.
Un fujet de pure imagination pré-
viendroit le fpedateur incrédule , &C
l'empêcheroit de concourir à fe laif-
fer tromper. Les changemens légers
dont il peut ne pas s'appercevoir font
les feuls qu'il permette au Poète , &
que le Poète doive employer pour
l'artifice de l'intrigue. Son adreiTe con-
fifte à inventer des fituations délica-
tes, ou le père fe trouve en com-
promis avec fes enfans , l'amant avec
la perfonne aimée , l'intérêt avec l'a-
mitié , l'honneur avec l'amour. Plus
la décifion eft embaraflante , plus le
trouble s'accroît. L'adion tend tou-
jours à fa fin fans qu'on devine quelle
Ei;
ïoo DISC. SUR L'ORIGINE
en fera riffuë , & fe termine fouvent
d une manière bien différente de ce
qu on avoit attendu.
* L'efprit ne fe fent point pîus vivement frappé
Que iorfqu'en un fujet d'intrigue enveloppé
D'un fecret tout à coup la vérité connue ,
Change tout , donne à tout une face impré-
vue.
Uifitrigue en un mot^eft un Dé-
dale 5 un Labyrinthe qui va &c revient
toujours fur lui-même , où l'on aime
à fe perdre , d'où l'on cherche pour-
tant à fortir^ mais où l'on rentre
avec plaifir , quand une fauffe iffue
nous y rejette. Pour cela il faut que
le fil qui conduit le fpeélateur fans
qu'il y penfe , foit en effet fi délié-
3u'il ne le fente pas. L'art une fois
écouvert fait évanouir tout le char-
me. Ceil: par le choc violent des
paffions qu'on vient particulièrement
à bout de fauver l'Art. Ainfi Homère
l'apprit-il aux Grecs. Chez eux les
paffions roulent , fe heurtent ^ fe bou-
ieverfent , Ôc retournent fans ceffe fur
elles-mêmes , comme les vagues de
la mer , jufqu'à la fin de la tempête ,
DE LA TRAGEDIE. ici
qui n*eft autre chofe que le dénoue-
ment.
XIII. Ce dénouement ^ autre inven- ccnoue-
tion des Grecs fur les pas d'Homère 5^^"^*
réfout rembarras &c démêle peu à
peu ou tout-à-coup l'intrigue, quand
elle eft portée auiiî loin qu'elle peut
l'être. Ceil: encore la nature qui le
veut ainfi. Car l'efprit impatient
court avidement à l'illue. Piqué par
le concours de difrcrens projets ôc
de diverfes paffions dont on a mêlé
le jeu 5 il attend la main qui doit dé-
lier le nœud Gordien, llr veut envi--
fager tout l'objet. Quand donc on a
fçu réveiller fa curioiité , il faut le fa-
tisfaire par un dénouement confor-
me à fon attente, li y en a de plu-
fieurs fortes, fuivant la qualité des
adions Théâtrales. Car où le héros
de la pièce déjà malheureux arrive in-
fenfiblement au comble du malheur,
comme Phèdre ôc Hyppolyte j ou il
paffe de la félicité à l'infortune com-
me Oëdipe ; ou enfin du fein du mal-
heur à une fortiffte heureufe comme
Nicoméde. De plus l'adion peut être
difpofée de manière que de deux
fortes de perfonnages , les uns crimi-
nels y 6c les autres vertueux , ceux-ci
E iij
ïoi DISC. SUR L'ORIGINE
&" ceux-là rénverfant la balance , re-
çoivent à la fin le prix dû à la vertu
êc au crime , les uns la punition , les
autres la récompenfe. Je croirois vo-
lontiers que c eft en ce dernier cas
qu'on peut appeller l'adion compo-
fee 5 au lieu qu elle paroîtfîmple dans
les trois premiers. * Ariftote ne met
toutefois point d'autre différence en-
tre les adions fimples ôc les compo-
fées , finon que les premières n ont
ni péripétie ou changement d'état ,
ni reconnoiffance , mais feulement
un paflage uni de l'agitation au cal-
me; tel eft le Philodéte de Sophocle,
au lieu que les autres,comme Alcefte,
& la féconde Iphigénie d'Euripide ,
«nt la reconnoiflance & le change-
ment d'état, ou l'une de ces deux
chofes. Quoi qu'il en foit de la (im-
plicite ou de la composition des ac-
tions Tragiques , fuivant l'idée du
Philofophe , il eft certain que toutes
fe réduifent aux quatre efpéces que
i*ai marquées , & par conféquent don-
nent lieu à quatre fortes de dénoue-
mens. Car fi le héros déjà fuppofé mal-
heureux tombe infenfiblement dans
* Arist. To'êt» chap, lo.
DE LA TRAGÉDIE. 103
le dernier malheur , le dcnoiiement
renverfe toutes les elpérances qui le
jBattoient de s'en dégager , ik Vj pré-
cipite fur le champ ou par degrés
fans retour. S'il s'agit de rendre mal-
heureux un homme comblé de bon-
heur &■ de gloire , le dénouement le
l'ait en détruifant toute cette gran-
deur par les moyens mêmes qui fem-
bloient devoir l'afFermir. Si ['on veut
tirer du malheur une perfonne infor-
tunée 5 le dénouement le fera par un
retour d'événemens qui produiront
un effet tout contraire à celui qu'ils
annonçoient. Enfin s'il faut en mê-
me-tems punir le coupable oc fauver
l'innocent , le dénouei icnt fut une
double opération comme dans les
deux cas précédens j de manière qu'à
le bien prendre le dénouement n'é-
tant que le paffage , ou du trouble à
la tranquillité , ou d'un état à un au-
tre , foit heureux , foit malheureux , il
peut être réduit à ces deux efpéces ^
de quelque façon qu'il fe fafïe , par
une reconnoilïance ou autrement.
Efchyle a dû obferver que l'Iliade
fe dénoue par un événement qui levé
les obftacles oppofés à la réconcilia-
tion d'Achille avec les Grecs. Cet
E iv
to4 DISC. SUR rORIGINE
événement eft la mort de Patroclc ^
qui attire celle d'Hedlor , dont les
funérailles terminent Taélion. Il a vu
de même que le dénouement de TO-
dylTée eft le retour &" la reconnoijGTan-
ce d'UlyfTe après le carnage des
amans de Pénélope. Ceft d'un côté
cette reconnoiflance , &: de l'autre cet
événement, qui ont donné l'idée aux
Poètes Tragiques de faire entrer dans
leurs fpedacles le dénouement de l'E-
pique , comme ils y ont tranfmis l'ex-
polition &■ le nœud. La reifemblance
eft trop marquée pour en douter.
Auffî voyons - nous qu'on n'a rien
imaginé de plus pour dénouer une
intrigue , que ce qu'a employé Ho-
mère 5 un incident nouveau y ou bien
une reconnoiftance.
Mais l'art de rendre les dénouemens.
heureux 6^ naturels a été perfedionné
fur l'étude particulière du Génie Tra-
gique. En effet les maîtres de cet Art
ont trouvé en l'approfondiifant qu*un
dénouement ne pouvoit être confor-
me à la raifon , s'il ne naiffoit du
fonds même du fujet^ &: c'eft ce ciui
a engagé Horace à condamner les
Dieux en machine , à moins que le
nœud ne fût de nature à ne pouvoir
DE LA TRAGÉDIE. 105
être autrement délié. On voit par
exemple qu'une Tragédie fur le facri-
ûce dlfaac ne peut finir que par la
machine , c'eft-à-dire , par une voix
du Ciel , n étant pas permis de rien
changer d'elfentiel à une hiftoire con-
nue, fur-tout à l'Ecriture 3 &" d'ail-
leurs l'adion étant de caradere à mé-
riter une pareille ilTue. Mais afin que
le dénouement femble éclorre du ili-
jet même, il faut le préparer fans le
prévenir, en jetter des fondemens fans
le laiifer conjedurer , &c fans qu on
puifie dire qu'on Fait vu av^^nt qif il
ait paru en fon entier. En un mot
il veut être traité comme les autres
incidens de la pièce , avec un rap-
port Cl jufte à tout le relie du corps ,
qu'il paroiiîe qu'on ne pourroit , fans
gâter l'ouvrage , le finir d'une autre
façon. Le chef-d'œuvre des dénoue-
mens eft fans contredit celui de VO'é-
dipe dans Sophocle, il commence
avec le nœud même , &: continue tel-
lement à nouer ce qu'il dénoue , que
le fort d'Oëdipe s'embrouille , même
en fe dévoilant , &: n'eil enfin éclairci
que par un feul mot y qui comme un
rayon perçant porte tout-à-coup la
lumière dans Tefprit d' Ocdipe , lui
E v~
loG DISC. SUR L'ORIGINE
deffille entièrement les yeux , & lut
fait connoître qu'il eft le meurtrier de
fon père , àc l'époux de fa mère.
Outre ce rapport & cette liaifon
avec l'intrigue , le dénouement veut
encore une autre qualité non moins
néceifaire , c'eft une certaine équité
qui réveille l'amour naturel que nous
avons pour la juftice. Les Anciens
l'ont fenti &: pratiqué. Cell; par-là
qu'ils ont puni le vice & fait triom-
pher la vertu. Mais leur adreffe a été
admirable à le faire d'une façon , qui
loin de diminuer le plaifir de la ter-
reur &- de la pitié , ne fît au contraire
que l'augmenter. Quelle merveille y
auroit-il à produire fur la Scène un
fcélérat qu'on rendroit malheureux ,
ou une vertu irréprochable que l'on
couronneroit ? cela ne peut exciter
aucune pafîîon bien vive. Mais d'ex-
pofer au (jiedateur une perfonne peu
coupable & beaucoup malheureufe ,
voilà le grand fecret de la crainte &:
de la compafîîon. Ses malheurs nous
touchent , fa peine nous pénétre. Mais
la comparaifon de ks vertus , de ks
fautes &■ de ks malheurs nous en-
levé par un retour fur nous-mêmes ,
& nous fait fentir à la fin ce que les
DE LA TRAGÉDIE. 107
deux paflîons Tragiques ont de plus
vif &: de plus doux.
Je fçai bien que ce n'eft pas d'Ho-
mère feul qu Efcnyle a pris ces obfer-
varions , puifque le dénouement de
riliade &" de l'Odyflce caufent plutôt
une admiration pleine de joie , que
les derniers effets de la crainte 6c de
la pitié fatisFaites. Mais lui &: Tes fuc-
cefleurs ont trop apperçu la diffé-
rence de l'Epique & du Tragique
pour ne pas joindre leurs réflexions
particulières à celles d'Homère. On
voit donc aflez comment les premiers
linéamens du Théâtre ont été tracés
par ce Poëte , Se imités par Efchyle.
Il me refte à montrer de quelle ma-
nière celui-ci a rempli ces premiers
traits de la Tragédie fur le modèle
de l'Iliade avec tant d'adreffe , que
la fille en confervant quelque air de la
mère a toutefois fon air propre &
perfonnel. *
* 53 Celui qui jugera bien d'une Tragédie,
M & qui connoîtra bien fùrement fi elle eft
>3 bonne ou mauvaife, pourra audl juger d'une
M Epopée. Car toutes les parrics de l'Epopée
53 fe trouvent dans la Tragédie j mais toutes
M celles de la Tragédie ne fe trouvent pas dans
35 l'Epopée. 33 Arist. Po'ét. ch. 3. trad. de M»
Dacier.
E vj
io8 DISC. SUR L'ORÎGÎNE
Connl^^' ^^^' Efchylc après avoir difcerné
gcs. dans le Poème Epique l'idée , la fin ,
l'expofition , l'intrigue &: le dénoue-
ment du fpedacle , a vu qu'une pa-
reille entreprife fuppofant des inter-
locuteurs en préfence d'une afTem-
blée , il falloit examiner ce qui cft
convenable auxperfonnages &■ à leurs
mœurs , à la Diélion &c à Tes orne-
mens, au Théâtre &" à Tes décora-
tions. Et pour comm.encer par les
perfonnages , il fit attention que les
principaux dévoient être illuftres ,
comme dans Homère : car chez lui
c'eft Agamemnon , Menelas , Achille,
UlyfTe , les deux Ajax , qui jouent les
premiers rôles. Voilà des héros pour
une aélion héroïque. Mais on y voit
auffi un Therfite, ô^ des perfonna-
ges d'un ordre inférieur contrafter
avec ceux du premier rang. On y
voit . même des armées , Se des peu-
ples en foule occuper le lointain 6c
quelquefoir le champ du tableau.
Tous ces perfonnages furent tranf-
mis fur la Scène. On y vit , outre
des Dieux, de grands Prnces Se des
Rois démêler entr'eux des intérêts
d'Etat , y perdre la couronne ou la
vie^ôc étaler à une République jaloufe
DE LA TRAGÉDIE. lo^
de fa liberté , des malheurs d'autant
plus intcreflans pour elle , qu'ils flat-
toient (on orgueilleufe compalîion ,
& qu'ils n'excitoient dans des cœurs
Républicains qu'une majeftueufe &c
noble terreur à la vue des têtes cou-
ronnées qu'on fembloit lui immoler.
On reiTulcita Ids héros d'Homère , &C
ils reparurent dans des (ituations Tra-
giques , parce qu'il étoit queftion de
plaire à des Grecs , dont l'oreille étoit
îaite aux noms auguftes de tant de
grands hommes de leur nation. A
ces principaux rôles on en ajouta de
moins relevés &- de fubalternes , pour
donner par le moyen des uns plus de
luftre , de faillie , & de jeu aux autres.
On fit connoître aux fpedateurs ce
qu'ils ne pouvoient voir , par les nar-
rations de ces moindres Aéleurs. Ils
animèrent le Théâtre par des nouvel-
les peu attendues , par des reconnoif-
fances inefpérées , Ôc par le fecours
qu'ils prêtèrent aux Adeurs plus con-
hdérables. L'intervention même Se le
miniilére des Dieux entra dans l'ex-
poliiion , dans les noeuds , & dans les
dénouemens.
. XV. Les Chœurs auparavant occu- Les
pés à chanter Bacchus ou c]uekp'aii- ^^^^"^'^
no DISC. SUR L'ORTGINE
tre fil jet , ne chantèrent plus que dans
certains intervalles pour dclafler le
fpedateur , &: pour donner lieu au.
cours de l'intrigue. D'oififs qulls
étoient ils devinrent agiflans , tantôt
Nymphes , tantôt Furies , quelquefois
courtifans , fou vent peuple , mais tou-
jours intcreiTcs à l'aôlion. On conçut
après Homère qu'une adion grande
^ iiluftre ne pourroit fe pafler fans
témoins , outre que ces témoins mê-
me font un magnifique ornement au
fpedacle , & donnent beaucoup plus
aux yeux qu'aux oreilles. Le Chœur
étant donc tout trouvé , puifqu il fai-
foit feul 5 ou prefque feul, ce qu'on
appelloit la Tragédie avant Efchyle ,
ce Poëte ne l'exclut pas de la vraie
Tragédie. Au contraire il crut devoir
l'y incorporer comme Choeur pour
chanter entre les Ades , &* comme
perfonnage mêlé dans l'adion. îl ju-
gea feulement qu'il étoit à propos
d'abréger les chants qui ne deve-
noient plus qu'un délafîement accef-
foire dans fon idée , &: ce fut par où
il commença. Car à l'égard du nom-
bre des perfonnes qui compofoient
le Chœur , nombre qui montoit juf-
qu*à cinquante , il ne le retrancha &c
^DE LA TRAGÉDIE. m
ne le rédnifit a quinze que dans la
fuite Se par ordre du Magiftrat après
le terrible effet de ks Eumcnides
dont je parlerai. 11 fit donc un dou-
ble ufage du Chœur. Le Coryphée ,
c'eft-à-dire , la principale perfonne
qui le conduifoit , çntra dans Tadicn
à la tête des autres , au nom defquel-
les elle prit la parole , foit pour don-
ner d'unies confeils Se de falutaires
inftrudions , foit pour prendre le parti
de l'innocence Se de la vertu , foit
pour être le dépofitaire des fecrets,
Se le vengeur de la Religion mépri-
fée , foit enfin pour foutenir tous ces
caradères enfemble , comme le dit *
Horace. En effet le Chœur étoit à
proprement parler Thonnête-homme
de la pièce.
Quant à fon autre fondion , qui
confilloit à chanter dans les inter-
valles, il s'en acquittoit comme aupa-
ravant , en mêlant des marches gra-
ves Se majeftueufes au chant de tou-
tes les voix réunies , avec cette dif-
férence , que depuis l'invention de la
véritable Tragédie , ou même au tems
de Thefpis , il ne chantoit rien qui
^ HORAT. Art Po'èt, V. 155»
112^ DISC. SUR UORIGINË
ne fût lié à tout l'ouvrage. Il exprî-
moit ks fentimens , ou ceux des fpec-
tateurs , par des defirs &■ des craintes
pour préparer les événemens à venir.
Et voilà de quelle manière le Chœur
fans cefler tout-à-fait d'être ce qu il
avoir été , changea la matière de Tes
chants , &" ne devint qu une partie
d'un grand tout.
Quelques perfonnes ont penfé , ( de
le Théâtre de nos jours eft pour eux
une preuve parlante , ) que le Chœur
étoit abfolument inutile. Ils ont cru
même que les premiers inventeurs de
la Tragédie ne Tavoient admis dans
ce nouveau genre de fpeélacle , que
parce qu'ils avoient refpedé fon an-
tiquité ; raifon trop puérile pour en
faire le motif de ces grands génies ,
qui trouvèrent le moyen de fubfti-
tuer la Tragédie à un fpedacle qui
lui relTembloit (i peu avant eux. Cer-
tes , fi le Chœur ne leur eût paru un
fecours nccefîaire pour la perfeétion
de leur Art , ils l'auroient rejette avec
la même facilité qu'ils en bornèrent
remploi. Je fçai qu'il a quelques in-
convéniens , & qu il a jette quelque-,
fois les Anciens dans des fautes con-
tre la vraifçmblance y mais ou verra
DE LA TRAGÉDIE. 115
par Tufage qu'ils en ont fait le plus
Ibuvent, que les avantages l'empor-
tent infiniment fur les inconvéniens.
Sophocle a fçu écarter pour quelques
momens fon Chœur , quand il a eu
befoin de le foire , comme dans l'A-
jax. C'ell donc à foi-même , &: non
au Chœur , que le Poète doit s'en
prendre , quand le Chœur l'incommo-
de , & le met à l'étroit. Quel avan-
tage au contraire ne peut-il pas tirer
d'une troupe d'Adeurs qui remplif-
fent fa Scène , qui rendent plus fen-
fible la coniinuité de l'adion, &^qui
la font paroitre plus vrailemblable,
puifqu il n eil pas naturel qu'elle fe
palle f.ms téftioins. On ne fent que
trop le vuide de notre Théâtre fans
Chœurs ; &: l'eiTai heureux de M. Ra-
cine qui les a fait revivre dans Atha-
lie &" dans Efther , devrcit , ce fem-
ble , nous avoir détrompés fur cet
article. Mais telle eft la force de la
coutume. On a accoutumé les fpeéta-
teurs , dés le rétabliflement du Théâ-
tre , à des pièces qui fe paflbient de
Chœurs , &" qui ne laifToient pas de
plaire. On s'eft fait un mérite de
s'en pafler , d^ l'on fe feroit fcrupule
aujourd'hui de les reprendre. Voilà
ÎI4 DISC. SUR L'ORIGINE ^
le génie des hommes. Ceft aflurc-
ment une perte conlidérable y &c le
moins qu'on puifle dire , c eft que le
Chœur rempiiroit le vuide du Théâ-
tre , comme le clavefïîn remplit celui
de la mufique dans les concerts. Je
ne parle point de la vraifemblance
Jiue Ton choque , ni de la nature du
pedacle dont on s'écarte par ce dé-
faut. L'un &• l'autre article ne tou-
che plus, parce qu'on s'eft mis dans
l'habitude de n'y pkis faire de réfle-
xion. Je ne dis pas ceci pour jufti-
fier les Anciens , &c moins encore pour
balancer le mérite de leur Théâtre &
du nôtre ; mais parce qu'il paroît in-
jufte de condamner leurs Chœurs,
uniquement par la raifon que nous
ne nous fommes pas avifés de nous
en fervir , comme s'il n'y avoir d'efti-
mable en fait d'efprit , que ce qui eft
autorifé par nos ufages 6c notre ma-
nière de penfer.
Ces Chœurs danfoient & chan-
toient comme avant Thefpis. Il eft à
propos d'expliquer comment , autant
qu'il eft poffible de le faire. Us s'ar-
rangeoient de manière que quand il
r eut quinze Adeurs , ils paroiflbient
ur trois rangs de cinq , ou fur cinq
i
DE LA TRAGÉDIE. 115
de trois , & de même à proportion
lorfqu on les réduifit à douze. Car
Tarrangement rouloit alors fur les
nombres trois 6^ quatre. Ils faifoient
cnfuice diverfes évolutions , & pre-
noientdes airs diffcrens, foit^de joie,
foit de triftefTe , luivant Timpreffion
que leur donnoit leur guide ou le
Coryphée. Le mouvement le plus or-
dinaire étoit fort myftéricux , &c ve-
noit de la même ifu perdition , qui
règne encore aujourd'hui chez les
Turcs , & qui confiite à imiter les ré-
volutions des Cieux & des Aiires , en
tournoyant comme eux. Le Chœur
alloit de droite à gauche pour expri-
mer le cours journalier du firmamient
d'Orient en Occident. Ce tour s'ap-
pelloit Strophe. Il déclinoit enfuite
de gauche à droite par égard aux pla-
nettes , qui outre le mouvement com-
mun ont encore le leur particulier
d'Occident vers l'Orient. C'étoit VAn-
tifirophe ou le retour. Les Latins ôc
les François même ont retenu ces
noms pour fignifier les parties d'une
Ode 5 parce que les Odes dans leur
origine étoient faites pour le chant
& la danfe. Enfin le Chœur s'arrêtoit
au milieu du Théâtre pour y chanter
11^ DISC SUR r ORIGINE
un morceau qu'on nommoit Epode ;
& pour marquer par cette fituation
la ftabilité de la terre. Il eft vraifem-
blable que ces évolutions accompa-
gnées de chants ôc de danfes , que
l'on ne fçauroit bien figurer aux yeux,
fe varioient fur le Théâtre en mille
formes différentes , comme il fe pra-
tiquoit dans les jeux. L'on fcait que
Théfée en établit qui repréfentoient
à l'œil , par le moyen des danfes , le
labyrinthe dont il avoit eu le bon-
heur de s'échapper. Quoiqu'il foit
aflez difficile^de donner une idée bien
nette de ces marches & contre-mar-
ches 5 on comprend aifément par les
diverfes figures d^s nôtres , qu'elles
dévoient être fort variées & fort
agréables fur les vaftes Théâtres d'u-
ne République polie , qui n'épargnoit
rien pour l'agrément 6c la fplendeur
des fpeélacles.
Un efprit trop philofophique pour-
roit objeéler ici que les Grecs n'ont
pas dû puifer dans la nature l'ufage
qu'ils ont fait de la danfe d>c de la mu-
fique dans la Tragédie. Mais cette ob-
jeélion s'évanouit d'elle-même , lorf •
qu'on fait réflexion que la danfe n'eil
qu'une démarche plus gracieufe , & la
DE LA TRAGÉDIE. 117
mufique une façon de parler plus
agréable. Or tout l'art conlifte à imi-
ter la nature d une manière qui plaife.
Si l'on condamne Tufage de la mufi-
que &: de la danfe , il faudra blâmer
celui des vers , qui ne font qu un lan-
gage plus mefure. Toutefois les hom-
mes font convenus dans tous les tems ,
que l'imitation faite pour le plailir
avoir beaucoup plus de grâce lorf-
qu'on exprimoit fcs penfées en vers.
11 en eft de même à proportion de
la mufique & de la danfe ;, avec cette
reftridion , que l'une 6c l'autre ne peu-
vent s'employer avec quelque lorte
de vraifemblance pour exprimer une
a<5lion continuç de entière , au lieu
que la Poè'fie le peut faire , & le fait
fans choquer les fpedateurs. Quelle
en eft la caufe ? c'eft que la Poëfie
ne frappant que légèrement les oreil-
, les , organes d'ailleurs plus lents que
: les yeux , on oublie infenfiblement
que les Ad?eurs parlent en vers ; on
regarde la langue des Dieux comme
leur langue -, ou (i l'on y fait une at-
. tention particulière , elle va au profit
des auditeurs , plus touchés de Ihar-
nionie des vers que de celle de la
profe , & trop peu frappés de cette
ii8 DISC. SUR L'ORIGINE
cadence pour en être blefles j tandis
^ que la danfe qui fe produit aux yeux
les choqueroit (i elle étoit employée
à exprimer toutes les iiruations des
Adeurs dans une même adion. Pour
la mufique elle participe de la poefîe
&: de la danfe. Car quoiqu'elle ne
frappe que les oreilles , elle s'empare
néanmoins des [cns avec plus de for-
ce que la poêTie , mais beaucoup moins
que la danfe avec qui elle s'allie , d>c
Îui par fon moyen laifit enfemble les
eux fens , Fouie &: la vvie. De - là
vient que bien qu'on foufFre de nos
jours les Opéra , on a pourtant quel-
que peine à entendre certains mor-
ceaux qui devroient être plutôt dé-
clamés que chantés. Que feroit-ce (i
la danfe s'en mêloit encore ? le ridi-
cule feroit accompli. Le chant & la
danfe ont donc leurs bornes beaucoup
plus étroites que la verfification : mais
ces trois choies ne font qu'un agré-
ment néceffaire pour embeUir la na-
ture, & capable d'atteindre à ce but,
quand on le place à propos. Une )l
imitation trop exade feroit choquan- 4
te. Que deviendroit un tableau , fi un i
peintre rendoit les vifages précifé-
ment tels qu'ils font? fi une ^dioix x
DE LA TRAGÉDiE. n^
d'hommes , ou même de héros , qui
ne font après tout que des hommes ,
fe montroit précifément à nos yeux
telle qu'elle s'eft paflee ? rien de tout
cela ne plairoit. Peut-être même tout
nous oftènferoit. Tant il ell vrai que
Tefprit humain , qui cherche le beau
&c le parfait , veut le trouver dans
l'imitation embellie. Voilà le nœud
fecret qui unit l'art & la nature. Celle-
ci fournit les principaux traits : mais
c'efl à l'autre de les orner pour plaire.
Tel efl le but des Poètes , des Mufi-
ciens , &c des Peintres. Tous font imi-
tateurs , chacun a fa manière ; Se pour
nous reiferrer dans le fpedacle d'une
Tragédie , tous doivent y contribuer
à propos , comme l'avoir conçu Ef-
chyle. J'avoue qu'en ceci il n'eft pas
inventeur j mais comme nous parcou-
rons la route qu'il a tenue , il s'agit
de voir , non-ieulement ce qu'il in-
venta , mais encore comment il em-
ploya ce qu'il trouva déjà tout fait
avant lui. il retint les Chœurs avec
le chant &: la danfe. Mais il abrégea
Tun &■ l'autre , &: ne les fit fervir
qu'aux intervalles de fcs pièces , per-
niadé cpe l'imitation feroit plus gra-
cieufe par ce mélange , & qu'elle n'au-
tio DISC. SUR L'ORÎGÎNE
roit rien d'outré au moyen de cette
reftri(ftion. Il en abufa cependant en-
tr'autres une fois , &: ce fut dans tes
Euménides , où les Adeurs du Chœur
parurent (i bien imités d'après les Fu-
ries j que le fpedacle en fut troublé ,
dQs femmes enceintes en foufFrirent ,
ôc des enfans moururent de frayeur.
C'eil que l'imitation étoit trop par-
faite 5 & par conféquent vicieufe.
C'eft peut-être par cette raifon que
les (latues peintes &c les poupées Al-
lemandes ne peuvent être goûtées.
Les unes avec leur mouvement fans
ame , les autres immobiles , font éga-
lement peur , parce qu elles relfem-
blent trop. De même une reffemblan-
ce tr(^ vraie dans la Tragédie feroit
comme un corps inanimé , plus ca-
pable d'effrayer que de produire le
véritable plaifir qu'on attend de l'art.
La mufique &: la danfe contribuent
donc à ce plaifir du fpedateur , fans
compter qu'elles le délaffent en con-
tinuant doucement l'impreffion déjà
commencée ; 6^ c'eft à quoi princi-
palement les Anciens eurent égard.
Ils n'expoferent fur la Scène aucune
chofe qui ne conduisît au même but j
& ils Içûrent non-feulement accom-
moder
DE LA TRAGÉDIE. izt
moder leurs orneaiens à leurs fujets ,
mais encore leur donner cette variété
admirable que demandent les fujets
diffcrens dans le genre uniforme de la.
Tragédie. Ceft ainfi qu'en liant ce
que leurs Ancêtres leur avoient laifTé
avec ce qu'ils inventèrent eux-mêmes ,
je veux dire , deux fpeclacles trcs-dif-
tingués par leurs caradéres , ils trou-
vèrent le fecret d'en former la Tra-
gédie , 6c de l'enrichir d'un ornement
que nous avons cru inutile , peut^
être parce qu'ils ceiferent eux-mêmes
de s en. fervir dans la dernière forme
qu'ils donnèrent à la Comédie.
Je me fuis un peu étendu fur les
Chœurs , tant pour donner une idée
complette du Théâtre ancien , que
pour faire voir jufqu'où les Grecs por-
tèrent l'attention pour plaire au fpec-
tateur ; &" c'eft dans cette vue que je
dirai un mot dans la fuite des autres
ornemens , qui font comme les de-
hors de la Tragédie. Reprenons feu-
lement ici ce que nous avons obfer-
vé fur les perfonnages , à fcavoir , que
c*étoient des Adeurs illuftres , des
Dieux &■ des Rois toujours acccm-
pagnés des Chœurs, tels que l'aélion
les demandoit : qu'à ces perfonnag s
Tomç L F
1Z2 DISC. SUR L'ORIGINE
on en joignoit d'autres moins confi-
dérabies pour faire agir les premiers i
qu'enfin tout cela venoit originaire-
ment d'Homère , même les Chœurs ,
quoiqu'à les confidérer par rapport à
THymne Bacchique , ils FulTent peut^
être plus anciens que lui.
Mœurs. XVï. Lcs perfonnagcs une fois in-
ventés , il fallut les mettre en adion ,
Se pour le bien faire on fongea d'a-
bord à donner à chacun fes vérita^
blés traits. Voilà ce qu Ariftote ap-
pelle les Mœurs. Car il compare l'ac-
tion à l'ordonnance &z au defîein d'un
tableau , Se quant a^ix mœurs qui dif-
tinguent chaque perfonnage , il dit
qu elles font lembiables aux couleurs
qui donnent de la faillie à refquiife
d'un deffem tracé. En effet Efchyle a
pu voir dans Homère que les mœurs
de Tes Héros ont un éclat frappant
Se pareil à celui d'un beau coloris.
Mais il a dû concevoir que dans un
fpedacle le coloris des moeurs de-
vôit être plus fort. Car de même que
les couleurs montrent aux yeux l'âge ,
la condition , les fentimens , les paf-
fiôns , les vertus , les défauts même
d'un pcrfonnage peint ; ainlî dans uii
fpeétacle où tout parle aux yeux & à
DE LA TRAGÉDIE. iif
l'efprit , il faut faire faillir les mœur^^
moins par les paroles que par les ac-
tions. Hé , Homère même ne Ta-t-il
pas fait dans le Poème Epique ? ne
croit-on pas voir agir Achille ? at-»-
tend-on les difcours pour compren-^
dre qu'il eft emporté , inexorable &:
fupérieur aux loix ? par quels traits ce
héros n'eft-il pas repréfenté ? mais
combien plus devroit briller fon ca^
radére dans un fpedacle qui doit ef-
fentiellement être court <k animé ?
c'eft là fans difficulté la partie da
Théâtre que les premiers Auteurs
Tragiques étudièrent le plus dans 11-
liade & rOdydee. Ils remarquèrent
d'abord que les mœurs dévoient être
convenables aux perfonnes félon l'â-
ge , la condition , &" l'intérêt x^ui les
Fait agir. Un jeune homme n'agit pa^
comme un vieillard , ni un Roi coni^
me un particulier , ni un homme pa(-
ûonné comme un homme tranquille
6c fans intérêt préfent. Horace a pri^
glaifir à nous marquer ces délicatef-
les ; &" fur la différence des âges il
nous a lailfé un portrait achevé. Arif-
lote s'étend auili fur cette matière.
Mais je trouve que les anciens Poètes
©nt porté plus loin qu'eux leurs ré'
Fij
124 DISC. SUR L'ORIGINE
flexions fur la convenance des mœurs.
Car outre les obfervations générales
fur l'âge , les conditions &c les inté-
rêts perfonnels , ils en ont fait fur
des bienféances inimitables , & affez
difficiles à exprimer. Pour Tâge , les
en fans ne parlent pas chez eux. Ils
feroicnt dégénérer un fpeélacle auffî
noble que la Tragédie ; ils paroiiTent
feulement , ainfi que dans TOedipe de
Sophocle , pour augmenter le trouble
3c l'agitation de la Scène. A l'égard
de la dignité , quelle décence dans
nos tiois Poètes Grecs ! non - feule-
ment un Roi y parle &c fe conduit
en Roi , mais il n y paroît jamais en
fécond , ck pour des intérêts étran-
gers peu dignes de fon rang. Il en-
traine à lui toute l'adion , & en fait
l'ame , comme le bon fens l'exige
dans la peinture 6^ dans la poefie.
C'eft un point auquel nos meilleurs
Poètes n'ont pas toujours pris garde.
Quel rôle fait dans le Cid le Roi de
Cailillc ? ce n'eft qu'un témoin pref-
que oiiif d'une aélion qui ne Tinté-
refle que peu. Rodrigue Se Chiméne
attirent toute l'attention du fpeda-
teur , tandis que le Roi &C l'Infante ,
qui devroient faire les principaux rô-
DE LA TRAGÉDIE. 115
les , ou ne point paroître du tout ,
paroifïent à peine en fécond pour en-
nuyer. Corneille le fentit bien : mais
il ne fît qu'après coup cette impor-
tante remarque , qui fut mife en pra-
tique par les Auteurs Grecs dés la
naifîance du Théâtre. Enfin quant à
l'intérêt qui anime les Adeurs , avec
quelle julleiGre de différences les Poètes
Grecs n'ont-ils pas tracé les mœurs
diverfes d'un même perfonnage en
différentes fituations ! Chez Euripide
Clytemneftre éplorée exhale fes fu-
reurs contre un barbare époux deve-
nu le bourreau de fa fille Iphigénie.
Que fes fureurs ont une autre face
dans Ekcire , où l'intérêt eft tout au-
tre ! ces changemens ne font point du
refTort de la peinture i elle ne peut
attraper qu'une fituation unique , &
" tout au plus elle laiffe deviner celle
qui a précédé 6^ celle qui iuivra.
Mais la Poefie dramatique peut &:
doit garder exadement ces différen-
ces fines , fur-tout dans le cours d'une
même Tragédie , fuivant le change-
ment d'intérêts. Autre eft le cour-
roux de Philocléte contre les Grecs
qui l'ont abandonné dans une ifle dé-
ferre ^ lorfqu'il raconte fes malheurs \
F iij
116 DISC SUR L'ORIGINE
autre fa rage contre UlyiTe , lorfqu^il
Yoit l'auteur de fes maux , & qu'il eft
la vidime d'une féconde perfidie. Ce-
la n'empêche pas que les mœurs
u'ayent une autre qualité qu'Homère
&: les Tragiques Grecs leur ont don-
née y e'eft d'être les mêmes , &■ de ne
pas fe démentir. Car nos Poètes ob-
ferverent qu'Achille paroît toujours
dans l'Iliade tel qu'il a paru dès le
commencement. A la vérité fa colère
a divers afpeéls , mais elle fubfifte
toujours pour le fonds dans fes dif-
féirens eJfirets , auffi-bien que tout le
re(le du caraélére de ce Héros. Ces
clcux qualités , à fçavoir la convenant*
ce ^ l'égaHté , font tout l'art à^s
mœurs dans la Tragédie. Car pour ce
qwi concerne les deux autres qu'A-
rijftote ajoute, elles fe réduifent à la
première. Il veut que les mœurs , fur-
tout du perfonnage fur qui tout rou-
le, foient bonnes 5 c'eft-à-dire , qu'il
ait cette probité commune qui le faffe
plaindre dans ks malheurs ; ou bien ,
difent quelques-uns , ( car le paifage
eft équivoque , ) il demande en géné-
ral que \q$ mœurs foient bien mar-
quées. Il veut de plus que celles àQ%^
perfonnages tirés <àq k fabk ou de-
DE la: tragédie. îV
l'hiftoire , ne ibient pas contraires M
ridée que Thilloire ou la fable nous
en donnent -, qu'Ulyife , par exemple ,
»e pafîe pas pour un brave , Se Achille
pour un politique. Or cela ne (ignifie
autre chofe , fi ce n'eil ce qu'il a déj^
dit 5 que les mœurs doivent être con^
y^nables. Car le feroient - elles fi lo
héros de la pièce étoit un mal-hon-î
nête - homme , ou n avoit pas des
traits bien marqués , &" fi les perfon-
nages connus n'étoient repréfentés
tels qu on les connoît déjà ? mais fans
entrer dans ces chicanes d'érudition ^
éù il ;eft afiez indifférent de prendre
Fiin ou l'autre parti , puifque cela n^
rnéne à rien dont on ne convienne
a une & d'autre part , je remonte à
lafource, & je retrouve par-tout Ho?
ifn€Fe,, particulièrement dans ce qui
concerne les mœurs ; tant le Poëme
dramatique doit à l'Epopée î
^ .XVII. On l'en a vu naître &r fe dé^ Dîâion,
velopper peu à peu. Il s'agit à pré-
fent de le revêtir de la diétion qui
llii convient. Les vers parurent à Es-
chyle plus propres à cela que la pro-
fe. Il crut qu'un ouvrage né d'un poB-
me , ôe poëme lui-même , devoir n'ê-
tre énoncé qu'en langage des Dieux ,
F iv
iiS DISC. SUR L'ORIGINE
fans doute parce qu'il remarqua la di-
gnité &c la grandeur qu'Homère avoit
données à Filiade en l'écrivant en
vers. Néanmoins pour fuivre toujours
la différence qu'il imagina entre l'E-
pique ôc le Tragique , il fe perfuada
que le vers ïambe convenoit au fé-
cond 5 comme le vers héroïque au
premier , non-feulement parce que le
vers ïambe a une nobleffe Théâtrale
qui fe fent beaucoup mieux qu'elle
ne s'exprime -, mais parce qu'appro-
chant plus de la profe , il con(erve
aflfez l'air de la Poëlîe pour flatter
agréablement l'oreille, 6«: trop peu
pour faire fonger au Poète qui doit
ctre compté pour rien dans un fpec-
tacle où d'autres que lui font cenfés
parler & agir.
Avant Elchyle lorfque la Tragédie
n'étoit encore qu'un limple Chœur ,
ou qu'un récit lérieux ou burlefque ,
mêlé avec le Chœur , on fe fervoit ,
au moins pour ce dernier genre , des
vers tetrametres , c*eft-à-dire , com-
pofés de pieds d une longue &" d'une
brève , vers fautillans , comme s'ex-
prime M. Dacier , ôc fi propres au
moiwement , à ladanfe, &: à la fatyre,
que les Auteurs des pièces Atellanes
DE LA TRAGÉDIE. 119
le retinrent dans leurs Chœurs. » Mais,
•» ( ajoute * Ariftote , ) après que la
w didion qui étoit propre à la Tra-
« gédie fe fut établie , la nature in-
w venta fans peine le genre de vers
» qui lui convenoit. Car flambe eft
»' de tous les vers le plus propre pour
« la converfation , & une marque très-
*» certaine de cela , c'ell que nous fai-
9f fons fort fbuvent de vers ïambes
>* en parlant les uns avec les autres ,
w &■ très-rarement les hexamètres, qui
« ne nous échappent que lorfque nous
» franchiifons les bornes du difcours
»» ordinaire pour changer d'harmonie
>> ôc de ton. «^ En effet le vers héroï-
que eft plus harmonieux que les au-
tres. Sur quoi M. Dacier fait une ré-
flexion bien fenfée : c'eft que notre
Tragédie eft malheureufe de n'avoir
qu'une forte de vers , qui fert en mê-
me tems à l'Epopée , à TElégie , à
ridille , à la Satyre , à la Comédie.
On a beau en rendre le tour plus ou
moins (impie , & plus ou moins ma-
jeftueux ; outre que cette foupleife à
changer de tour eft beaucoup plus
facile au vers hexamètre des Latins
^ Arist.Po^V. ck, 4. trad, de M. Dacier,
F V
j^o DISC. SUR UORIGÎNE
6^ des Grecs, dont les cadences font
fufceptibles d'une extrême variété ,
etîe ne fuffit pas , ce femble , pour di-
verfifier des Poèmes d'un goût (i dif-
femblable y du moins elle ne nous dé-
dommage pas de tant d'efpèces de
verfificaticn que les langues fçavan-
tes ont pardeflus la nôtre. Certes
cette attention des Poètes Grecs à
chercher une efpéce de vers aiïez
fimple pour convenir à la Tragédie ,
qui n'étant qu'une imitation de l' hii-
toire doit être trés-fimple^ nous mar-
que bien , comme dit Ariftote , qu'ils
étudièrent la nature , &" que la nature
elle-même leur dida cette forte de
vers qu'ils choifirent. Inftruits par le
même maître 3 ils adoptèrent pour les
Chœurs d'autres vers plus capables
-de mouvement & de chant , parce
qu'alors, la Pocfie doit étaler ks ri^
clieffes, &■ qu'il ne s'agit plus d'une;
pure converiàtion entre de véritable^"
Adeufs; C'efl un embelliiTement au
fpedacle , d>z un délailèment pour le
fpedateur. Ainfi il a fallu de la Poë-
fie plus relevée pour la marier avec
la danfe & la mufique. Ce font là de
ces attentions dont on ne fcait niiî
gré aux Anciens» Elles difpai'biâent
D.E LA TRAGÉDIE, 13)1
prcfqiie dans les traduârions ^ 8>c pour
moi ]C n ai pas cru qu il fût poffible
de les faire fentir , même en tour^
naiit les Chœurs en vers , chofe d'ail-
leurs très-difficile , & qui au jugement
de ceux qui fçavent un peu manier
la Poefie Françoife , paflera toujours
pour ne pouvoir réuflir qu'aux dé-
pens des originaux ou du traducteur.
Il étoit cependant jufte de fuppléer
à ce défaut dans ce difcours , en fai-
fant voir jufqu où Efchyle poulTa la
pénétration dans les premières Tra-
gédies qui ayent jamais paru.
Outre la verfificâtion, je comprends
encore fous le nom dfe diélion les
penfées &c les fentimens qui en font
inféparables , puifqu on ne les enfante
qu'en les revêtant de Télocution. Les
fentimens &: les penfées font en par-
tie Texpreffion des mœurs , ^ par
conféquent un des articles auquel les
Poètes Tragiques ont eu un égard
-particulier. Homère leur a fervi de
guide en ceci , comme etftout le relie.
Car comment établit-il les mœurs de
fes Héros ? c'eft en leur donnant des
penfées ôc des fentimens conformes
'à leurs caraélères. Ils penfent &" fen-
^t^nt tous de k même manière qu'ils
F vj
132 DISC. SUR UORÎGÎNE
agiffent : Agamemnon en Roi fier &
jaloux de Ion autorité , Achille en
Prince ofFenfé ôc irrité , Ulyfle en mé-
diateur prudent & politique. Du mé-
lange de tous ces caradcres réluké
un conflit de fentimens 6z de penfées
qui en fe croifant mutuellement for-
ment ces conteftations fi propres dit
dramatique , ou ces paffions qui en
font tout Tefprit. Je ne m'arrêterai
point ici à fuivre pas à pas Tartifice
de ces deux choies , ni à montrer
comment une penfée , ou un fenti-
ment , prennent leur naiflance , leur
progrès , &: leur accroilTement juf-
qti'au comble , comme Corneille nous
Fa (i bien fait voir dans la belle fcé-
ne de Sertorius & de Pompée. Je ne
veux que faux appercevoir comment
cet artifice a paflé de l'Epique au
Tragique , toujours avec cette diffé-
rence 5 qu'on ne peut trop répéter ,
à fçavoir , que le Tragique doit être
non-feuiement parfemé , comme l'E-
popée 3 de penfées fortes , &" de kn-
timcns pouffes au fuprême degré j
mais encore qu'il doit en être entiè-
rement nourri : différence en efet
d'autant plus remarquable, qu'elle a
^été faifie par Efchyle ôc par ceux qui
DE LA TRAGEDIE. 135
l'ont fuivi. Un fpedacle tel que j'ai
peint la Tragédie ne pouvoit vivre
que d'idées grandes , maieilueufes ,
énergiques , ôc de (éntimens qui ré-
pondirent à CCS idées. De - là font
nées ces penfées graves ou vives dont
les œuvres de nos anciens Poètes
font remplies. Tantôt ce font des
traits naïh qui finiffent un caradére
en un ou deux mots. Tantôt ce font
des difcours étendus , des fentences
raifonnées , difcutées , prouvées. Tan-
tôt enfin ce font des gradations de
mouvemens produits par tout ce que
la paffion a de plus animé. Tout cela
eft d'ailleurs fi propre de la Tragédie ,
que bien que l'art en foit puifé d'Ho-
mère, il i'emble toutefois n'apparte-
nir qu'au Tragique. Je ne fais qu'ef-
fleurer légèrement cette matière. Elle
demanderoit feule de longs volumes
pour la mettre dans tout" fon jour.
Car il ne faut pas croire que les pre-
miers maîtres , les crut-on fort im-
parfaits , ayent marché à l'aventure
en faifant agir ou penfer leurs Ac-
teurs. Il eil évident au contraire
qu'ils ont fait ce qu'Ariftote ô^ Ho-
race confeillent , qu'ils fe font mis à
la place de leurs perfonnages & dans
134 DISC. SUR L'ORIGINE "
leurs mêmes fituations , qu'ils ie foni
demandé à eux-mêmes comment ils
agiroient &" penferoient en telle ou
telle conjondure , qu'enfin ils ont
alors fait pafler leurs penlées &c leurs
fentimens dans les âmes des Héros
qu'ils évoquoient des enfers , pQur
leur faire jouer fur la Scène les mê-
mes rôles qu'ils avoient foutenu fur le
théâtre du monde.
L'élocution d'Homère ell propor-r
tionnée aux fentimens 8^ aux penfées
qu'il veut exprimer. Ceil fur -tout
par l'élocution qu'il eft véritablement
enchanteur. Si la forme de fes vers
n'a pas été tranfmife à la Tragédie ^
au moins les grâces de fon expreflion y
grâces tantôt terribles , tantôt aima-
bles 5 &"prefque toujours charmantes ,
palTerent dans la bouche de fes hé-
ros relTufcités &: produiti^'ur le Théi-
ne d'Athènes, La Tragédie, à l'aide
d'Efchyle fon premier inventeur , prit
d'abord un ton beaucoup plus pomr
peux que celîii de l'Iliade. Ceft le
magnum loqui dont parle * Horace.
Peut-être même Efchyle qui avoit
conçu tou^te la grandeur du langage
DE LA TRAGÉDIE. 135
Tragique , le porta- t-il trop loin. Ce
n'eft point la trompette a Homcre ,
c'eil quelque chofe de plus. Sa dic-
tion trop fierc , trop enflée , 8^ pour
tout dire , quelquefois gigantefque ,
femble plutôt imiter le bruit des tam-
bours & les cris des Guerriers que la
noble harmonie des trompettes. L'é-
lévation de fon Génie ne lui permet-
toit pas de parler comme les autres
hommes. Son efprit Tragique paroît
fouvent fe foutenir plutôt fur des
échafles que fur le cothurne qu'il in-
venta. Sophocle .entendit bien mieux
la véritable noblefle de la didion du
Théâtre. Auffi imita-t-il de plus prés
eelle d'Homère, en verfant fur fon
ftyle , outre la douceur du miel ^ ce
qui le fit appeller une abeille y aiîez
de gravité pour donner à la Tragédie
l'air d'une matrone obligée de paroi-
tr^ en public avec dignité , comme
s'exprime "^ Horace. Euripide prit un
ftyle moins éloigné de l'ufage ordi-
naire 5 quoique noble , &: il parut ai^
mer mieux y répandre de la tendrefle
^ de l'élégance , que de la force ôc
de la grandeur. Les autres qui les fui-
lyG DISC SUR L'ORIGINE
virent , & que cite Ariftote , fe firent
apparemment un ftyle, chacun le fien,
conFormément à leur génie. Mais de-
puis Efchyle jufqu a la décadence de
la Tragédie en Grèce, elle fe fou-
tint par une manière d'écrire qui lui
fut propre , quoique diverfifiée par
les diverfes plumes qui fe mêlèrent
d'écrire pour le Théâtre. Ce ftyle ne
fçauroit aifément fe définir. En géné-
ral il eft , chez les Anciens qui nous
relient , naturel , magnifique , nom-
breux 5 rempli d'expreilîons fortes , de
couleurs vives , de traits hardis , de fi-
gures énergiques. Mais cette naïveté ,
cette pompe , ce nombre , cette for-
ce , cette vivacité , cette hardieife , &
cette énergie ne relTemblent point à
ces mêmes qualités quand elles ré-
gnent dans l'Epique 6z dans les au-
tres Poëfîes où elles ont lieu. Ceft
un je ne fçai quoi que le goût feul
rend fenfible ; chofe li peu aifée à at-
trapper , qu'une Tragédie bien écrite
palTe aujourd'hui pour un chef-d'œu-
vre 5 fî d'ailleurs il n'y a rien qui bleffe
trop le bon fens , au lieu qu'une Tra-
gédie régulière &" pleine de beaux
traits tombera sûrement , fi elle man-
que du côté du ftyle & de la yerfi-
DE LA ITIAGÉDIE. 137
/ication. Cette délicatelTe deviendra
palpable pour peu qu'on veuille fe
donner la peine de comparer certaines
pièces d'Auteurs morts qui ont eu
un fiiccès pafTager , que l'impreffion
& le tems ont fait oublier , avec d'au-
tres pièces peut-être moins fortes ,
mais écrites plus corredement , Se qui
par cette raifon attirent les applau-
diflemens ou l'indulgence des fpeda-
teurs , & même des ledeurs. Ce n'ell
donc pas un léger mérite pour les
Anciens d'être parvenus en fi peu de
tems au vrai goût du ftyle Tragique
fur les traces d'Homère , 6c c'eft en
niême-tems un grand malheur pour
eux de ne pouvoir être univerlelle-
ment &: aifément entendus dans leur
langue. Combien ne les jugent avec
trop de rigueur, que parce qu'ils les
voyent dépouillés de ce coloris pré-
cieux ! combien peu de ceux même
qui les lifent dans la langue originale
la fçavent aflez à fond pour en fen-
tir toutes les finefles ! les tradudions
les plus iupportables ne fçauroient
dédommager entièrement les Grecs
de ce qu'ils perdent de ce côté-là , fi
le ledeur intelligent ne s'y prête pas ,
& je fens trop que les miennes ont
1 3 S DISC. SUR L'ORIGINE
befoin de cette précaïuiou , quelque
foin qu elles nVayent coûté.
LeThéâ- XVIII. Avant que de montrer par
rre &: ce jç^ Ocuvres de CCS Poctcs commcnt
qui le . , . J^
concer- ils S y prirent pour la pratique des
^^' qu'ils eurent laifi la Théorie , il eft
bon de dire un mot du Théâtre ôc de
fes ornemens , puiique c'eft une des
inventions d'Efchyle. Avant lui Thçft-
f)is n'y entendoit point d'autre finefîe ,
i nous en croyons Horace , que de
promener ks Aélcurs fur un Théâtre
ambulant , qui n ctoit autre qu'un
chariot , fpeéîacle fur lequel les Ita^
liens & les Allemands ont raffiné, Ef-
chyle s'avifa le premier de conftruire
un Théâtre plus folide , 6c de l'orner
de décorations convenables au Su-
)et. * Il m.afqua le vifage des Adeurs ,
il les hauffa fur le cothurne , d>c les re-
vêtit de robes traînantes pour paroî-
tre avec plus de majellé. Voilà l'é-
bauche extérieure de la Tragédie.
Mais ce ne fut qu'une fuite de la prin-
cipale invention d'Efchyle, qui eft
la Tragédie même , de qu'on ne balan-
cera plus à lui accorder , fi on joint
à ce que j'ai dit le témoignage de Phi-
* HoKAT. de Art, Voët, v, 179.
DE LA TRAGÉDIE. 135?
îoftrate , * qui afllire qa Efchyle in-
troduiiit fur la Scène les héros &" tous
les perfonnages qu on y voit d'ordi-
naire. Sophocle depuis perfedionna
les décorations , il augmenta les
Chœurs jufqu'au nombre de quinze
perfonnes , après qu'Efehyle les eût
bornés à douze , félon Voffius &■ queL
ques autres. Il inventa une chauffare
blanche pour les danfeurs , afin de
rendre leurs mouvemens plus fenfi-
ble« & plus brillans aux yeux des
fpedateurs. Enfin il étudia les talens
de ceux qui jouoient Ces pièces pour
accommoder fes rôles à leur portée,
adreffe digne de remarque , puifqu un
rôle compofé fur le goût &c le jeu
dun Aéleur ne peut manquer d'être
bien joué.
•|- Pour revenir à l^appareil Tragi-
que , le Théâtre d'Athènes fut d'abord
compofé de planches auffi-bien que
* JuL. Caes-Buleng. de Theat l. i. c. i.
"j" On peut voir un détail plus étendu de tout
ceci dans deux dijfertations de M. Boindin,
l'une fur les Théâtres des Anciens , T. I. des
Mémoires de L'Académie des Infcriptions ^ pag,
\^6. l'autre fur Us mafques ^ T. IV. pag. 1 5 1.
Toyez encore le Jefuite Tarquinius-Gallu-
civ s, de Trag. & Com.RomAan, i^ii.& avant
CUXYlTRUYE.
HO DISC. SUR L'ORÎGÎNE
les Amphithéâtres , qui s'élevoient par
degrés. Mais un jour qu'un certain "^
Pratinas donnoit au public une de fes
pièces , TAmphithéâtre trop chargé
le brifa &" fondit tout-à-coup. Cet
accident engagea les Athéniens , déjà
fort entêtés de fpeélacles , à élever
ces Théâtres fuperbes , qu'imita de-
puis avec tant d'éclat la magnificen-
ce Romaine. Leur enceinte étoif cir-
culaire d'un côté , &: quarrée de l'au-
tre. Le demi -cercle contenoit les
fpedateurs rangés par étages les uns
au-deiTus des autres, &: le quarré
long fervoit aux Adleurs &" au fpeda-
cle. Il y avoit des machines de tou-
tes les fortes pour les Divinités des
eaux , du ciel Se des enfers. On y
voyoit des palais , des temples , des
places en perfpeélive , Se des villes
dans l'enfoncement. Les changemens
de décorations, les vols, les Gloires,
Se tout ce qu'étalent les Théâtres,
d'Europe y étoit employé , mais avec
plus de dépenfe Se de grandeur. Car
fans recourir à Vitruve Se à ceux qui
ont détaillé toute cette pompe des
Grecs Se des Romains , il fuffit , pour
* Suidas /« Pratina.
DE LA TRAGÉDIE. 141
en juger , de fe rappellerque les frais
du I hcâtre d^ des pièces le faifoicnt
aux dépens de l'Etat chez les Athé-
niens , &: qu'ils dépenferent plus pour
ces fortes de divertilfemens , que pour
plufieurs de leurs guerres. *
Sous les demi-cercles concentriques
où étoient les fpedateurs , on avoit
ménagé des portiques pour fe retirer
en cas de mauvais tems. Car il eft re-
marquable que les anciens Théâtres
fulfent prefque entièrement décou-
verts. Pour fe garantir des ardeurs
du foleil on étendoit des voiles , quel-
quefois précieux , fur des cordages at-
tachés aux extrémités , 6c afin qu'il ne
manquât rien à la commodité &" au
plaifir des fpeétateurs , on porta la
délicatefle ôc le luxe jufqu'à pratiquer
* Plut. trad. d'Amyot au Traité intitulé :
Si les Athéniens ont plus excellé en armes qu'en
lettres , dit en parlant d'eux , « qui voudra faire
35 le compte combien leur a coûté chacune Co-
« médie , il fe trouvera que le peuple Athénien
33 a plus dépenfé à faire jouer les Tragédies
àj des Bacchantes, ou des Phœnifles, ou des
•> Oëdipes , ou Antigone , ou à faire repréfen-
35 ter les Ades d'une Médée , ou d'une Eledre,
« que non pas à faire la guerre aux Barbares,
3ï pour acquérir empire fur eux , ou pour dç-
93 fendre la liberté contr'eux.
142. DISC. SUR L'ORIGINE
dans les ftatues qui faifoienc le cott-
ronnement , de petits canaux fans
nombre , d'où tomboit une rofée
d'eaux parfumées.
L'emploi de Comédien fut long*
tems en honneur chez les Grecs.
Leurs Poètes repréfentoient eux-mê-
mes les principaux rôles , &" Sopho^
cle qui s'en difpenfa le premier ne
le fit que par le défaut de voix &
de talent. Éfchine de Aridodeme , ces
deux grands Orateurs Athéniens, dont
le dernier fut envoyé en ambafTade à
Philippe , n'avoient pas rougi de mon-
ter fur le Théâtre. Efchyle avant eux
n'en fit pas difficulté. Auffi voit-oil
par tout ce que je viens de dire,
qu'il ennoblit la Scène , après en avoir
cté , pourainfi parler, le créateur. 11
fut le premier qui au lieu de défigu-
rer avec la lie les viC^gcs de fes Ac-
teurs 5 les habilla , comme s'exprime
Boileau , d'un mafque plus honnête. Il
faut toutefois convenir que ce maf-
que joint à tous les autres ornemens
devoit ôter en partie la grâce de l'ac-
tion. Mais d'un autre côté les fpec-
tateurs éloignés n'auroient pu en ap-
percevoir les traits délicats. Ainfi ce
fut ua facrifice devenu néceiTaire à
DE LA TRAGÉDIE. 145
Tncfure que les Théâtres augmen-
tèrent. Un homme qui rcprélentoit
un Dieu ou un héros paroiflbit un
Géant. Il avoitune tête , des jambes ,
des bras poftiches ; &" tout le refte
répondit à cette énorme grandeur
pour égaler la taille des héros, fur-
tout d'Hercule , qu on dit avoir été
de huit pieds. Car tel étoit le pré-
jugé populaire que les grands hom-
mes des tems héroïques avoient eu
une taille extraordinaire. Auffi Juve*
nal nous peint-il des enfans effrayés
à la vue de ces perfonnages , ôc fe
cachans dans le fein de leurs meresi
Le mafque avoit quelque chofc de
fmgulier. L'immenie ouverture de la
bouche étoit tellement figurée^qu'elle
augmentoit le fon de la voix , vrai
porte-voix en effet , nécciTaire d'ail-
leurs pour remplir la capacité du lieu ,
auffi-bien que les vafes d'airain pla-
cés dans les intervalles de l'amphi-
théâtre. Ces vafes ajullés aux diffé-
rens tons de la voix humaine &: des
inftrumens rendoient par leur con-
fonnance les fons plus agréables , plus
forts , &■ plus diitinds. La voix étoit
le principal objet du foin des Aéleurs.
Ils n'omettoient rien pour (e la ren-
Ï44 DÎSC. SUR UORIGîNE Sec.
drc fonore. Dans le feu même de
i'adion ils fuivoient le ton que leur
donnoient les inllrumens, pour le
haufler ou le baifler à propos , &c
pour marquer jufte les éclats que de-
mandoient les pafîions. Ceft appa-
remment ce qui a fait croire à quel-
ques-uns que les Tragédies Grecques
fe chantoient entièrement , ou du
moins que c'étoit une déclamation
modulée & notée dans les formes.
Il n y a nulle apparence à ceci. Tout
cet aifemblage , comme on voit , étoit
trop machinal , ^ n'a voit point le na-
turel de Tadion toute nue. Mais c'eft
un article que j ai cru devoir indiquer
en paiTant , pour donner une idée com»
plette du Théâtre des Grecs.
DISCOURS
'45
DISC OURS
SUR LE PARALLELE
DES THEATRES.
I. /^N ne fait aucune difficulté de compa-
N \^ comparer la peinture ou la ^^'^^"^
/ t ^ ^1 13 • des écrits
iculpture moderne avec 1 ancienne jpiusdif-
ceuxmême qui excellent aujourd'hui fi'^jj- a"®
dans Fun ou l'autre de ces Arts con- autres"
viennent fans en rougir , que malgré ^^? ^^
les efforts des plus fublimes Génies ^°''^*
dont les œuvres feront l'admiration
de tous les ficelés qui les verront,
TAntique Grec conferve toujours la
fupériorité fur ce que nous avons de
plus parfait en ce genre. 11 n'y a pas
deux voix là-deifus : mais il n'en eil :'
pas ainli des ouvrages d'efprit. La
comparaifon du moderne avec l'an-
cien femble odieufe à quelques-uns ,
téméraire à piufieurs , hardie à ceux
qui fans être idolâtres de l'Antiquité ,
ne laiiTent pas de la refpeder encore.
Tome L G
H^ DISC. SUR LE PARAL.
Le goût , qui doit être le fouverain
juge dans ces deux genres , n'eft-il
donc pas le même ? il Teft fans doute.
Mais iî va plus sûrement en fait de
peinture &: de fculpture , étant guidé
par les yeux , &: plus timidement en
matière d'écrits , où il n'a pour guide
qu'une vue toute fpirituclle , qu'une
lumière ii épurée , fi fine Se 0 déliée ,
(s'il eil: permis de parler ainfi , ) que
les moindres ombres du préjugé la
brouillent fur le champ , & la chan-
gent en ténèbres. Ofons toutefois ba-
zarder l'ufage de cette lumière , ôc
confronter le Théâtre ancien avec le
moderne , pour atteindre du moins à
marquer à-peu- près l'étendue 6«r les
limites que le goût donne à ce pa-
rallèle , & pour tirer en faveur de l'uti
&c de l'autre des conféquences fi net-
tes que la partialité ne puiffc les dé-
fa vouer.
Néce/Tité IL Comme les fpeélacles ont été
n©ît7cTe f^^^s P^^^^ ^^^ fpeélateurs & fuivant
génie des leur goût , quc Ton a eu grand foin
t?ufs^' 'd'étudier, il faut avant toutes cho fes
Grecs, fe bicu rcpréfcntcr le génie des Ipec-
tateurs anciens ^ modernes. On con-
noit aifez ceux-ci ; il e(l: juile de fe
faire une idée précifc de ceux-là.
DES THEATRES. 147
Pour y rcullîr , reprenons les chofes
de plus haut ; &" loin de nous écar-
ter de notre lujet , tout ce qwe nous
dirons ne fervira qu à nous taire en-
trer plus profondément dans l'efprit
des Tragédies Grecques : efprit qu'on
ne reconnoîtroit plus en elles fans
tous les préparatifs que j'apporte
pour le rallumer , pour le tirer de Ces
cendres , 6c pour en remplir mes lec-
teurs, avant que de les introduire
dans le Cirque des Grecs.
III. A la naiflance de la Tragédie T^ée gé.
fous Efchyle, fuivant l'époque déter- a-lthV
minée dans le fécond Difcours , Athë- nés.
nés s'éleva au plus haut point de fa
gloire. Elle avoir eu des Rois dés fon
origine ; mais des Rois tels que So-
phocle 6c Euripide peignent * Thé-
fée , c'eft~à-dire , des Rois qu'une au-
torité très-bornée faifoit plutôt regar-
der comme les premiers citoyens que
comme les chers de l'Etat. Ces Sou-
verains populaires faifoient confifter
leur autorité à partager avec le peu-
ple , ou plutôt à lui conferver l'au-
torité fouveraine. C'étoit fe confer-
ver eux-mêmes ; tant la Démocratie
* Vayez TOedipe à Colone , & les Sup-
pliantes ci'^URIPIDE.
Gij
14S DISC SUR LE PARAL.
avoit toujours eu d'appas pour les
Grecs ; je dis pour tous les Grecs ;
car * les Rois de Thébes &" de Lacé-
démone n étoient pas beaucoup plus
privilégiés que ceux d'Athènes. Ceux
de Lacédémone fe faifoient honneur
d'obéir aux loix, jufqu'au point d'a-
bandonner des conquêtes avancées ,
fur un feul mot des Ephores. La
Royauté dans toutes les parties de la
Grèce n'étoit guère que l'appui de
la liberté ; &: jamais la liberté Grec-
que ne fut fi heureufe ni fi entière
que fous les aufpices de cette efpéce
finguliere de Monarchie. Les révo-
lutions arrivées depuis , montrèrent
bien que c'étoit là le point fixe de
îa véritable liberté , &: le milieu pré-
cis entre la licence Républicaine , &:
le defpotifme tyrannique des Denys.
Ceft fous ce point de vue qu'il faut
envifager les Rois que nous repréfen-
tent nos Poètes Tragiques , Rois dont
les mœurs & la popularité ceiferont
de choquer quand on aura bien con-
çu comment & à quel prix ils étoient
Rois. Creon chez Sophocle , & Hip-
* Ceux-là étoient pourtant Monarques ; &
c'efl: pour cela qu'Athènes méprifoit leur gou-
vernement. Voyez les Suppliantes d'SuRipiDE,
DES THEATRES. 149
nolvte chez Euripide, dédaignent la, Dans
couronne. Cela paroitroit increvable ro..
)ans
de nos jours. En effet , fuivant les ^„^.
idées reçues , cela pafle la vraifem- lyte?^'''
blance du Théâtre j la modération du
cœiu' humain ne va point là. Mais
\qs idées étoient bien différentes , par-
ce que la chofe Tétoit. Le rang feul
diftinguoit les Rois Grecs , &" pref-
querien au-delà. Toutefois ce rang ^
tout ftérile qu'il étoit , ne laifîbit pas
de fîatter extrêmement l'ambition hu-
maine, comme il paroît par Thifloi-
re '^ d'Eteocle & de Polynice. Ré-
gner en un mot , ce n'étoit qu'être
parmi les Grecs , l'homme de l'Etat ,
la tête dans le cabinet , & le bras dans
la guerre. La guerre même faifoit le
capital de cette fouveraine dignité ,
qui en tiroit toute fa grandeur , à-
peu-prês comme le titre de Général
d'armée de nos jours , titre fi appro-
chant de la Royauté , au gré des Ro-
mains, que par une défiance politique
ils ne manquèrent prefque jamais de
révoquer leurs plus habiles Généraux
avant la fin de la plus brillante cam- ,
pagne. Telle efl l'idée de la Royauté
* Auflî étoit-ce à Thébes, non à Athènes»
Voyez les Phéniciennes à'EvKiTii>-E.
G iij
Î50 DISC. SUR LE PAR AL.
dont jouirent les dix-fept Rois xpc
Ton compte pour Athènes depuis Cé-
crops jufqu àCodrus , dont on fçait le
généreux dévouement pour fa patrie.
Après lui , cette ombre de dignité
fut convertie en Magiftrature ou Pré-
ture , fous le nom d'archonte , qui pa-
rut moins odieux , &" plus propre à
difîiper les ombrages attachés à la qua-
lité de Monai/que. Ces Magiftrats ou
Archontes étoient perpétuels , & il y
iî^.ans.en eut treize qui remplirent fuccef-
fivement un peu plus de trois fié-
cles , à compter depuis Medon jus-
qu'à Alcméon. Mais comme la per-
pétuité parut encore avoir un air trop
impérieux à un peuple devenu cha-
touilleux fur la liberté à force d'être
libre , on réduifit la durée de cette
charge à dix années , &: il y eut de
fuite fept Archontes décennaux. En-
fin la licence croifTant avec la liberté ,
on les rendit annuels * dans H vingt-
troiliéme Olympiade y &: ceux-ci con-
tinuèrent long-tems
• Il eft remarquable que les Athé-
niens ne foient arrivés que par degrés
à la forme de gouvernement qui fut
* Année i. de la 13. Olympiade : de la fon-
dation de Rome 67. avant nocye Ere ^87.
DES THEATRES. 151
depuis établie tout d'un coup par les
Romains après qu'ils le furent défaits
dQs Rois. Cette différence même eft
d'autant plus confidérable , que les
Romains n'établirent &: ne prolongè-
rent Tadminiilration extraordinaire
de leurs Didateurs, cpe dans les be-
foins preffans de l'Etat , au contraire
des Athéniens , qui allèrent toujours
en diminuant celle de leurs Archon-
tes , à mefure que la néceffité croif-
foit j comme ils n'avoient guère d'en-
nemis au-dehors , la liberté mal en-
tendue leur en fufcitoit au-dedans.
Les diflenfîons domeftiquesproduifi-
rent prefque les mêmes eâets dans
Athènes que dans Rome. Mais les
Athéniens , naturellement pks inconf-
tans que les Romains , fe déterminè-
rent à changer la forme de leur Gou-
vernement. Ils crurent que des loix
écrites , ( &" écrites avec le fang , ) fe-
roient plus refpeélées que la voix des
hommes. Dracon fut choifi pour Lé-
giflateur , &: leur en fit de fi rigides ,
qu'elles ne durèrent que 16 ans juf-
qu'à Solon. Celui-ci prié d'en faire
d'autres , étudia avec foin le génie de
fà nation , médita beaucoup , fit de
fon mieux , de réulîît peu. Toutefois
G iv
Î52 DISC. SUR LE PÀRAL.
durant les 24 années ou environ
q'U Athènes fe régla par fes loix , elle
ientit la différence qu'il y a entre
une autorité raifonnable , & une rigi-
dité inflexible , ou une licence effré-
née. Mais comme l'empire de la rai-
fon n'eft pas ordinairement plus du-
rable que celui de la fé vérité , cet
empire (î doux ne furvccut pas dans
toute fa pureté à fon auteur. Solon
ne put prévenir les fa étions au fujet
du gouvernement. Il s'en forma plu-
fieurs : &: Pififtrate profitant habile-
ment de cette divifion intefliné , fe
lervit d'une de ces fadions pour s'é-
tablir un thrône. Cette uilirpation
imprévue réunit tous les partis , & fît
ouvrir les yeux aux Athéniens. Mais
il n'ctoit plus tems. Trois fois le Ty-
ran fut chaffé ; fa confiance l'empor-
ta enfin fur les efforts redoublés. Il
régna : fon règne fut long : mais il le
rendit heureux par fa modération &:
par Con exaditude à obferver les loix.
Cependant les Athéniens , fécondés
des Spartiates , ôc fe rappellant le
goût de leur ancienne liberté , fe-
couerent le joug pour toujours, lis
chafferent Hippias , fils aîné de Pifif-
trate , & fon iucceffeur. Il fe réfugia
DES THEATRES. 155
en Perfc chez Darius fils d'Hyftai-
pcs ; il revint même avec des trou-
pes ; mais inutilement. Les négocia-
tions entre Athènes & Darius Furent
iuivies d'une guerre ouverte j S^ voilà
le commencement du (iccle le plus
brillant d'Athènes , du iiécle de la
grandeur , de la magnificence , des ri-
chefTes , des monumens &■ des fpeda-
clcs ; du fiécle des Poètes , * des Phi-
iorophes^des Orateurs, des Hiftoriens ,
des Héros, & des grands hommes en
tout genre. Ceft celui de la Tragé-
die fur-tout 5 &" de Tes trois Auteurs
qui relevèrent au point où nous la
reprélentons aujourd'hui dans cet ou-
vrage.
Après avoir coulé légèrement fur
les fiécles antérieurs d'Athènes , il me
paroît néceffaire d'infifter un peu plus
fur celui qui fut la fource de tant de
merveilles , foit en paix , foit en guer-
re. Il femble que le deilin de chaq^ue
nation foit d'avoir fon bel âge & ion
comble de grandeur où elle arrive par
des progrès infenfibles , & dont elle
defcend endiite imperceptiblement ô<:
par degrés. Tel fut le fiécle d'Au-
* AnaxAGORAS 5 SOCKATE 3 PeRICLES ,
Thucydide 3 &c.
G v
154- DISC, SUR LE PARAL,
gufte ', &: tel a été long-tenis aupara-
vant celui d'Athènes. Athènes ofa
compter fur fes forces qui nétoient
rien en comparai fon de celles de la
Perfe &" du grand Roi^ ainfi nom-
moit-on le Roi de Perfe. Une Répu-
blique très-bornée eut la hardieffe de
porter fes armes dans le fein d'une
vafte Monarchie , &: mit toute fa po-
litique à empêcher l'ennemi de la pé-
nétrer elle-même. Elle y réuilît. Da-
tis , Général des Perfcs , voulut par ré-
préfailles entrer bien avant dans l'At-
tique. Les Athéniens le prévinrent.
Ils allèrent à fa rencontre. Secondés
feulement de ceux de Platée; &" con-
duits par Miltiade, ils gagnèrent la
célèbre bataille de * Marathon , ou
fe trouva Efchyle auffi grand guerrier
que bon Poëte. Cette vidoire qui
coûta la vie à Kippias , 6400 hom-
mes aux ennemis , d^ moins de deux
cens aux Athéniens , entîa extrême-
ment le cœur de ces peuples redeve-
nus libres & républicains. La terreur
qu'elle répandit chez les Perfes , les
prcparatirs de trois années aufqueis
* La 3. année de l'Olymp. 71. & 400. ans p
devant no?re Ere , de la fondation de Rome
an. 164.
DES THEATRES. 155
eilc les engagea pour réparer cet
échec 5 l'eilime où elle mit Athènes
dans toute la Grèce &z chez les na-
tions voifines , lui infpirerent ces fen-
tiniens de grandeur & de fierté dont
les Tragédies d'Efchyle font remplies.
Les Athéniens fe crurent les arbitres
fuprêmes de la Grèce qu'ils défen-
doient , &: par cette orgueilleufe opi-
nion ils fe frayèrent peu à peu une
route pour le devenir en effet. Ce
fut alors qu'Efchyie , nourri dans les
idées &: dans les exercices de la guer-
re , forma &c enfanta la véritable Tra-
gédie 5 comme nous l'avons expliqué.
Ses exemples lui fufciterent des ri-
vaux. Mais l'inventeur l'emporta fou-
vent par le fuccès de l'exécution.
Tandis qu'il floriffoit , on vit naître
Sophocle qui devoit l'imiter èc le fur-
paffer. Quinze ans après naquit Eu-
ripide 5 concurrent de ces deux grands
Poètes , &■ qui a laifTé la vidoire in-
décife entre Sophocle &" lui. 11 vint
au monde dix ans après la bataille de
Marathon , l'année même que fe don-
na fur mer celle de * Salamine , où
Léonidas commandoit en chef à la
* An. I. <ie la 75. Olym'p. avant notre Ere
-j8o. de la fondation de Rome 174-
G vj
15^ DISC. SUR LE PARAL.
tête des Lacédémoniens , tous les al-
liés Grecs , quoique les Athéniens ,
fous la conduite de Thémiftocle , euf-
fent mené la plus grande partie des
vaifleaux. Auïïi s'en attribuerent-ils
tout rhonneur. Cette journée fi hon-
teufe pour Xerxés , & ii glorieufe pour
eux , fut fuivie de celle de Platée.
Mardonius que Xerxés avoir lailïé en
Grèce à fa place y fut tué s ôc pour
dernier effort de gloire ô^ de fuccès ,
un combat naval à Mycale délivra
entièrement les Grecs de l'inondation
des Perfes. Les Athéniens célébrèrent
à Salamine ces éclatantes viéloires
par un trophée &" par des hymnes
que * chanta Sophocle , encore jeu-
ne 5 à la tête de la jeuneffe Athénien-
ne. Athènes f de plus en plus enor-
gueillie par fes fuccés redoublés , prit
un nouvel éclat de cet orgueil même^
dont elle anima le gànic de fes guer-
* Athénée Deipnofoph. l. i,
t 5J Athènes fut très-floriiTante, tant que le
33 luxe y régna. Ce fut le règne des héros. Ils
=3 ctoient revêtus de manteaux de pourpre ^ &
03 ils poitoient delTous des veftes rayées de di-
33 verfes couleurs. Ils avaient les cheveux
33 noués décemment , & ils y mettoient de pe-
" tits ornemens d'or en forme de cigales , qui
DES THEATRES. 157
ricrs , de Tes Orateurs , &: de (es Poè-
tes. Elle poifédoit l'empire de la mer
par les nombreux vaifleaux ; 6z ce
point feul lui faiioit regarder les au-
tres villes de' la Grèce , comme des
Etats deilinés à devenir les provin-
ces. Laiie de céder le pas , elle af-
fedoit une émulation dédaigneufe
avec Lacédémone , &c avec Thébes ;
& cette émulation dégénéra en haine
pour lu ne , & en mépris pour l'autre.
Ce fut là dans la fuite la fource de fa
perte ; mais elle en tira d'abord fa
luprême grandeur. Cependant ces fen-
timens n éclatoient pas encore ouver-
tement. Elle mit toute fon attention
à fe bien fortifier , fous le prétexte
réel Se non fufped de fe mettre en
état de n'être pas infuitée par lesPer-
Tes 5 Se d ofer continuer la guerre à
leurs dépens. La guerre fut en effet
réfolue. Xerxés qui avoir trop éprou-
vé les forces d'une République dont
M environnoient la chevelure & le front. Des
M valets portoient deràere eux des ficges
M plians 5 pour s'arrêter plus commodément
33 quand il leur plaifoit. Tels furent les héros
33 de Marathon, &c. ^d. Athénée Deipno-
foph. l. 11. iELiEN Var, Bifi. L 4. c, zi, &
autres avant eux.
158 DISC SUR LE PAR AL.
les citoyens naiflbient guerriers , eut
recours à la négociation. Il offroit
même de réparer le dégât dont il
avoit laiiré de triftes velliges dans
TAttique ; & ces ofFres de la part d'un
ennemi puiffant , quoi qu'humilié ,
paroiffbient nctre pas à dédaigner. On
y prêtoit l'oreille. Mais Themiftocle
s'y oppoia il vivement, qu'il fit chan-
ger les avis , &c conclure à Ja guerre.
Jufqu'^s-là toute la Grèce avoit dé-
féré le commandement de fes armées
aux Lacédémoniens. Paufanias leur
chef avoit commandé dans l'affaire
de Platée. Mais depuis il devint fuf-
pedt ou coupable de trahifon ; &l ce
fut un prétexte aux Athéniens pour
lever le mafque. Ils faifirent avide-
ment ce prétexte ; ils le firent valoir
dans toutes les villes Grecques -, 6c..
après les avoir gagnées , ils obtinrent
le commandement de la guerre de
Perfe. C'en fut aflez pour aller plus
loin. De la primauté ils payèrent à la
fouveraineté , & de la fouveraineté
à la tyrannie. Leur délicatelTe s'of-
fenfoit de tout , 8c alloit jufqu'à trai-
ter les Grecs moins en alliés qu'en
fujets. Cependant ils amalTcient des
richeffes fans nornbre 5 6c ils acqué-
DES THEATRES. iS9
roi eut une autorité fans bornes. Car
iLiivaiit la convention chaque ville
Grecque leur payoit une fomme an-
nuelle ; &■ ils l'exigeoient moins à ti-
tre de quote-part pour la guerre dont
ils s'ctoient charges , qu'à titre de tri-
but. Dans les commencemens ce n é-
toit qu'un dépôt confacré au bien pu-
blic , &: que l'on cachoit avec foin
dans le Temple de Delphes. L'on n'y
touchoit qifavec de grandes précau-
tions pour les frais de la guerre , (oit
pour l'écarter , foit pour la prévenir.
Mais bientôt les Athéniens s'en firent
les arbitres fans fe rendre compta-
bles j & la Répubhque , fous prétexte
qu'elle étoit feule le bouclier 6<r l'é-
pée de la Grèce, difpofa à fon gré du
tréfor commun. Ainfi trouva-t-elle le
moyen de fournir , non - feulement
aux frais des guerres , mais encore &
beaucoup plus à fon luxe , qu'elle
porta au degré kiprême , tandis que
Lacédémone , quoique trés-riche , s'en
tenoit encore à la migalité ordonnée
par les loix de Lycurgue. C'eft à la
faveur de cet argent &: de fes grands
revenus qu'Athènes s'orna de Tem-
ples , de Théâtres , de Cirques , de
Colonnes , de Statues , de Portiques ^
1^0 DISC. SUR LE PAR AL.
de Bains &" d'une quantité prodigieu-
fe d'édifices , où toute la délicatefle
des arts , &c toute la fomptuofité d'un
grand &c riche Etat s'immortaliferent
pour fervir un jour de modèle au luxe
des Romains , & à celui des autres
nations futures , en fait de magnifi-
cence &: de goût.
Un demi fiécle fe pafTa ainfi depuis
les vidoires remportées fur les Per-
fes ;, fans que Lacédcmone renfermée
dans fa vertu phiîofophique , osât ré-
primer ouvertement la fierté d'une
République qui l'emportoit fi fort fur
le reftc de la Grèce par la fplendeur ,
les richefifes , Se la fupériorité d'un
Empire ufurpé. Mais le terme de la
patience arriva enfin. Ces reflenti-
mens de Sparte , fécondés de plufieurs
villes Grecques , éclatterent tout-à-
coup contre Athènes, &" donnèrent le
branle à la guerre du Péloponnéfe ,
qui commença a la cinquantième an-
née d'Euripide. * Athènes , foutenue
par Ces armées navales ôc par les Etats
Grecs que fa puifTance &: la crainte
retenoient dans fes intérêts , foutint
durant 20 ans cette guerre fans beau-
* L'an 1. d<. la 87. Olymp. avant notre Ere
431. de lii fond, de Rome 31 j.
DES THEATRES. i6i
coup d'embarras , & fans prefque f e
reffcntir de fes pertes qu elle croit en
état de fupporter. Mais le ficge de
Syracufe , témérairement entrepris ,
répuifa d hommes 6c d'argent. La
pelle acheva ce que la guerre avoit
commencé. Ses alliés mirent bas tou-
te crainte , & l'abandonnèrent. Vérita-
blement fon nom & Ton courage la
maintinrent encore fept années. Mais
il lui fallut enfin fuccomber fous les
efforts des Lacédémonicns , qui ap-
pellercnt les Perfes à leur fecours.
Athènes** fut prife par Lyiander , un
an après la mort de Sophocle , 6c
perdit fon empire qui paifa aux Lacé-
démonicns , pour y durer peu. Car
trente ans après , Athènes , avec le
même fecours dont on s'étoit fervi
contr'elle , reprit le defliis , &c tira du
moins les Grecs de l'efclavage de
Sparte , qui n'avoit pas mieux ufé de
fon pouvoir qu elle. Thébes pj.rut à
fon tour fur la fcène avec fon Epa-
minondas ; &c depuis , la balance pan-
cha tantôt d'une part , tantôt de
l'autre , jufqu'à ce que Philippe , père
* L'an r. de la 94. Olymp. avant notre Ere
404. delà fond, de Rome 350.
161 DISC. SUR LE PARAL.
d'Alexandre le Grand , fixa enfin à la
Macédoine Tempire fur la Grèce , que
ces trois Etats s'étoient fi long - tems
&" a opiniâtrement difputé. En voi-
là aflez pour donner une idée géné-
rale de la fituation où étoit la Gré-
<:e dans le fiécle de nos Poètes tra-
giques.
Revenons au génie de leurs fpec-
tateurs. L'orgueil fomenté par les vic-
toires ôc les grandes richeffes , Tin-
dépendance , fruit d'une liberté por-
tée à l'excès 5 & je ne fçai quoi d'im-
périeux dans l'air Se ks manières que
donne ordinairement à fes moindres
citoyens la fupériorité de ville fou-
veraine , tout cela formoit d'Athènes
une affemblée de gens qui fe regar-
doient comme autant au-deffus des
autres hommes , que l'homme eft au-
deifus de la bète. Cette vanité alloit
jufqu'à traiter de barbares , non-feule-
ment les Etrangers , mais les Grecs
mêmes qui n'étoient pas de l'Afrique.
L'Attique , idolâtre d'elle-même , ne
fonge qu'à s'encenfer , ôj folle de Ces
chimères , elle les transforme en di-
vinités. C'eft Minerve , la Dceffe des
beaux arts , qui lui accorde fon nom
DES THEATRES. 1^5
&" jpci protedion. * La llatue de Diane
ne peut refter chez les Thraces , bar-
bares indignes d'elle. Orefte la vole
de concert avec îphigcnie , &z la tranf-
porte dans l'Artique Ton véritable fé-
jour. Le célèbre Aréopage foumet à
fes décidons , non-feulement des hé-
ros , mais des Dieux. Mars lui-même
ell obligé de fubir fon jugement. Les
Euménides , toutes fieres qu'elles font ,
perdent leur procès contre Orede à
ce tribunal, trop heureufes d'accep-
ter dQs autels à Adicnes pour faire
leur paix. L'Attiqtie feule polTéde les
monumens les plus redoutables à fes
ennemis , tels que le corps d'Oedipe ,
qui lui fert de boulevart contre ^ les
entreprifes des Thébains , Sz les corps
des chefs Argiens qui la maintiennent
contre Argos. Tout fon terrain eil il-
luftre par des prodiges. Tout en un
mot eft grand &: divin chez les Athé-
niens. L'abondance &" la profpérité
y produifent le goût des arts & des
fciences. La Tragédie &" la Comédie
y naiiTent fuccefîîvement , &r y font
reçues avec une efpéce d'idolâtrie.
* îphigénie en Tauride ^ ^'Euripide. Les
Euménides .y d'EscHYLE, Les EUcîres , des trois
Poctes. Off^//jf àColone, de Sophocle, &€.
î64 DISC. SUR LE PARAL.
Les cérémonies facrces le changent
en divertiiïemens. L'émulation multi-
plie les Poètes , &: leur nombre fait
établir des difputes. , des prix , des
couronnes. Le peuple paffionné pour
les amufemens du Théâtre , en devient
infatiable. Les Théâtres s'agrandif-
fent , l'emportent fur les Temples , &C
toute Athènes fe trouve raflemblée
dans leur enceinte. On s'infatue de
vers jufqu'à apprendre par cœur les
Tragédies entières , à mefurc qu'on
les joue 5 manie, qui devint utile aux
foldats faits prifonniers dans la dé-
faite de Sicile. Cétoit aflez de fça-
voir des vers d'Euripide pour enchan-
ter les Siciliens 3 ce qui fonda ce pro-
verbe 5 il eji mort en Sicile ^ ou il y ré-
cite des vers. Les Rois même des Etats
voifins combloient de careffes les bons
Poètes Athéniens , & fe croyoient heu-
reux de pouvoir les attirer à leur
Cour. Euripide éprouva fou vent leurs
faveurs j mais la plus flatteufe étoit
l'applaudiflement d'un peuple aufïî
éclairé qu'avide de fpedacles ôc de
nouveautés. Car ce n'étoit pas feule-
ment la Poëfie qui faifoit fortune à
Athènes. La Philofophie y tenoit un
rang diftingué. Socrate ne parut far
DES THEATRES. 165
les rangs qu'après quantité d'autres
qui y a voient joue de grands rôles.
L'Eloquence fur-tout , y tenoit la pre-
mière place. Athhies en un mot , paf-
foit ( comme le dit Cicéron ) pour
l'inventrice &: la mère de tous les arts.
IV. L'inconftance ôc la légèreté , caraaè-
défauts (i naturels à une multitude IhélLnî,
libre 6^ indocile , étoient particuliè-
rement ceux des Athéniens de ce fié-
cle. Leurs Héros guerriers , les Mil-
tiades , les Thémiilocles , les Ariftides ,
les Periclés , l'éprouvèrent à leurs dé-
pens , de à la honte de leur patrie.
Nos Poètes même en reffentirent
quelquefois de trilles effets. La fu-
perftition étoit à la mode , comme
elle le fut depuis à Rome. Mais il pa-
roît par les ouvrages de nos Poètes , ~
qu elle n'y dominoit pas au point de
s'allarmer de quelques railleries. Il eft
vrai qu'Efchyle , accufé une fois com-
me impie , auroit été vidime de la
vengeance Athénienne , (i un de fes
frères , qui avoit perdu un bras à la
bataille de Salamine , n'eût redeman-
dé au peuple un frère qui avoit lui-
même fi bien payé de fa perfonne en
faveur de la patrie. Mais d'un autre
côté il eft difficile d'accorder les ri-
166 DISC. SUR LE PAR AL.
fées de ce peuple au fujet des raille-
ries fur les Dieux , qu' Ariftophane met
dans la bouche de Socrate , avec la
condamnation de ce même * Socrate.
Généralement parlant , les Athéniens
d'alors étoient vains , diffimulés , poin-
tilleux, intérefles , médifans, &: grands
amateurs des chofes nouvelles. Quant
à leurs mœurs populaires , elles font
peintes dans les Tragédies Grecques.
L'égalité qui regnoit entre des ci-
toyens libres , les faifoit tous marcher
de pair fans attirail , fans cérémonie ,
fans pompe , fans efclaves , fans ar-
* Dans la Comédie des Nuées & ailleurs ,
voyez la troifiéme partie ^ & l'explication de ce
Problème à la fin de tout l'ouvrage. En atten-
dant 5 je prie le Isdeur de faire attention à cette
Note. Plutarque ( traité de la manière de lire
les Poètes ^ traduB. d'Amyoù ) parlant des fic-
tions des Poètes bien différentes de la religion
payenne , cite enrr'aurres chofes ic bel endroit
où Homère dit de Jupiter , qu'il pefa dans la
balance les forts d'Achille & d'Hedtor. =3 Es-
33 CHYLUS , continue-t-il , a ajouté à cette fic-
M tion toute une Tragédie entière ^ laquelle il
53 a intitulée , le poiJs ou la balance des amcs,
33 faifant aflifter à l'un des baflins de la balan-
33 ce y d'un côté Thétis , & de l'autre l'Aurore ,
33 lorfqu'elles prient pour leurs fils qui corn-
»3 battent : & néanmoins il n'eft homme qui
53 ne voye clairement que c'eft chofe feinte .
DES THEATRES. ^67
mes. On voyoit le Magiftrat aller
acheter lui-même au marché les cho
Çcs dont il avoit befoin. Les rues &:
les places publiques étoient remplies
de gens oififs en apparence , &• fou-
vent en effet. On les eût pris pour
tels dans tous les tems , à les voir
s'entretenir par groupes dans les rues ,
ou s'attrouper dans les Amphithéâ-
tres pour y raifonner des affaires d'E-
tat , de Philofophie , ou de nouvelles.
La ville entière étoit à la République
^ au particulier , comme une mailon
eft à l'égard d'une nombreufe famille.
o*
» & fable controuvée par Homère pour don-
33 ner plaifir & apporter ébahiflement au lec-
M teur , &c. 33. Voilà , je crois , la folution d'u-
ne difficulté très-grande qui fe rencontre dans
les Ecrits des Poètes Grecs > fur-tout d'ARis-
TOPHANE, fçavoir leur extrême liberté à rail-
ler les Dieux. La précifïon eft aifce à faire.
Il y avoit une Religion férieufe , & une fabu-
leuse , l'une de pratique , & l'autre de Théâtre.
Celle-ci ne laifloit pourtant pas de nuire à
celle-là: c'eft pourquoi Platon, 1. r. delà
Republ. blâme Eschyle d'avoir admis Une
fable indigne des Dieux. Il condamne en par-
tie Homère par la même raifon. Mais fon
fentimcnt particulier ne conclut rien contre
rufage. La fable en un mot étoit reçue pour
la Poëiîe & le Théâtre , malgré fes inconvé-
mens.
ï<î8 DISC. SUR LE PAR AL.
Ils auroient été bien furpris de voir
un Paris où l'on pafle rapidement
fans Te connoître , &■ fans le parler.
Rien de plus fimple que leurs maniè-
res : mais rien de plus rafiné que leur
goût. L'Atticifme dont ils étoient fi
jaloux , le communiquoit aux derniers
du peuple. Chacun dans le commerce
ordinaire fe piquoit de parler jufte &r
poliment , témoin cette femme qui
vendoit des herbes , &c qui reconnut
Théophrafte pour étranger , à je ne
fçai quoi d'Attique qui lui manquoit ,
foit dans quelques exprefïions , foit
dans l'accent , dont un long féjour à
Athènes n'avoit pu le corriger.
Cet Atticifme , qui devint urbanité
chez les Romains , pafla plus tard
chez eux à proportion. Ils ne l'acqui-
rent qu'à force d'années &■ de travail.
Mais la nature en fit préfent aux
Grecs. Les Romains s'aviferent tard
des pièces Théâtrales , 6c ils eurent
de la peine à y réuflir. Ce ne fut que
du tems d'Augnile que la Tragédie
exilée d'Athènes reprit tout fon éclat,,
au lieu qu'elle s'étoit perfeélionncc
chez les Athéniens dès fa naiffance.
Ciceron contribua des premiers à at-
tirer la Philofophie d'Athènes à Ro-
me,
DES THEATRES. i6^
me. Enfin tous les arts fe tranfporte-
rent lentement de l'une à l'autre Ré-
publique , ce qui fait bien voir la dif-
férence de leurs génies , quelque l'in-
dépendance 6c la fierté fufleiit t ga-
iement l'ame de ces deux Etats. Mais
cette liberté 6c cet orgueil étoient
chofes fort différentes de part 6c d'au-
tre. Les vieux Romains approchoient
plus des Spartia es que des Athéniens.
Chez ceux-là on alloit plus au folide
qu'au brillant ; 6c chez ceux-ci on
trouvoit le fecret d'allier la politefTe
à futilité publique. On peut regar-
der Rome comme un plan d'arbres
tardifs , mais dont les fruics devinrent
exquis ; 6c Athènes comme un verger
de plantes 6c de fleurs qui forment
un printems perpétuel.
V. Par le caraélere du peuple Athé- confor-i
liien , l'on peut marquer celui des xragé-^*
Tragédies Grecques. Les Athéniens des
étoient fous de la liberté , idolâtres ^^""3,,
de leur patrie , adorateurs de leurs carattè-
ufages 5 dédaigneux du indifférens [hécdenB^
pour tout ce qui n étoit point d'eux.
C'eil par-là principalement qu'Efchy-
le 6c fes luccefTeurs les ont fiattés.
Les R.ois repréfentés fur leur fcéne
font plus fouvent immolés à l'orgueil
Tome I H
lyo DISC. SUR LE PARAL.
Athénien qu'à leurs infortunes. Quels
éloges d'Ach nés ! il n y a prefque
pas une pièce de celles qui nous re(-
tent 5 où elle ne ibit encenfée > foit
pour la fageife de ùi politique , foit
pour la prééminence des arts , foit
pour la primauté fur le reile de la
Grèce. Tout (emble tendre à la flat-
ter. 11 y a des Tragédies entières dont
c eft Tunique but. A Tégard des cou-
tumes &c des ufages , on les voit imi-
tés dans tous ces fpedacles. Même
façon de contefter , de haranguer , de
fe défendre , de pleurer les morts ,
d'avoir recours aux Dieux j même li-
berté dans les chœurs , images du
peuple -, même choix de fentences j
en un mot même tour d'efprit , &c
toujours Athénien. Non pas c[ue tous
les héros des trois Poètes foient pu-
rement Athéniens , comme on nous a
reproché de rendre tous les nôtres
François. Us ne démentent ni leur
caradere , ni leur pays. Mais comme
ils font tous tirés de la fable ou de
rhiftoire Grecque , il a été plus aile
de leur donner un air Attique , ians
les déguifer tout-à-fait , qu'il ne fa
été à Corneille de peindre de vieux
Romains devant les François , fans
DES THEATRES. 171
leur donner un peu les manières Fran-
çoifcs , ou du moins un air uniforme.
L'air des héros tragiques de TAntiqui-
té n eil diverfifîé qu'autant qu'il faut
pour les reconnoîcre. Ils dévoient en
effet être peu difFcrens , pui (qu'ils
étoient tous Grecs. Car les trois Poè-
tes n'ont point cherche leurs lujets
ailleurs que dans la Grèce. Les Grecs
étoient trop fiers pour goûter le fpec-
tacle des mœurs barbares cju'ils mé-
prifoient , à moins qu'il ne fût queC-
tion des Perfes avec qui ils. s'étoient
mellirés , &: qu'Efchyle leur facrifia ,
pour ainfi dire , dans la pièce qui por-
te ce nom. D'ailleurs l'amour naturel
pour ce qui touche de plus près , poi-
toit les Grecs à n'eflimer que ce qui
venoit de leurs fonds , bien différens
en ceci des François , qui contens
d'eux-mêmes pour l'erprit^" le goût,
préfèrent ordinairement , en fait de
plaifir , ce qui eft étranger &^ rare à
ce qui naît chez eux. Nous parlerons
bientôt de cette différence de goût
qui caraélérife les fujets des Tragé-
dies Grecques 6«: Françoifes. Remet-
tons-nous feulement ici devant les
yeux l'amour-propre d'Athènes dont
les Poètes étudioient le foible , &c qui
Hi)
171 DISC. SUR LE PAR AL.
vouloic des éloges éternels pour elle ,
des Rois humilies par contrafte à la
liberté Républicaine, des perfonna-
ges tout Athéniens , ou du moins tout
Grecs , des origines Romanelques de
leurs fêtes , de leurs jeux , de leurs vil-
les ; chofes dont les Trag ' dies Grec-
ques font remplies. Car tous les Poè-
tes fui virent ce goût jufqii'à nous
peindre Athèrc: 8c fes mœurs, telles
que je viens de les ébaucher.
ils allèrent plus loin. Non- feule-
ment le Théâtre Comique , mais le
Tragique même , devinrent une faty-
re des peuples eu des perfonnes qui
déplaifoient au public. Je ne parle
pas feulement d'Ariftophane qui épar-
gna fi peu nos trois Poëies avec leurs
{)artifans ou leurs cenfeurs , & dont
a Mufe Parricide fit périr (dit-on) * le
plus fage des Grecs. Je parle encore
du Théâtre férieux , dont les fujets
femblent prêter moins à la fatyre ou à
la politique. L'une &c l'autre fit pour-
tant couler plufieurs traits de la plu- ,
me des Efchyles , des Scphocles , & |:
fur- tout d'Euripidco On y voit un
progrès d'émulation & de rivalité en-
-^' SocRATE. On verra ea foii lieu le dé*
îfioijement de ce dit-on.
DES THEATRES. 17^
trc Athènes Sz Spaitc , trcs-bicn mar-
qué. On clevc Athènes aux Cieux ;
on met Sparte , par grâce , au fécond
degré, parce qu Athènes afpiroit au
fouverain. Quelquefois la haine fe dé-
couvre 5 ôc on lance fur les Lacédé-
moniens des mots extrêmement pi-
quans. L'on n'épargne pas plus les
Thébains , quand ils commencent à
faire parler d'eux pour la primauté.
Difons un mot de ces deux Etats. Ce
fera la clef de ce qu'on trouvera fur
leur compte dans les Tragédies , à
mefure qu'on les lira.
VI. Sparte fut long-tems l'arbitre ^^^^1^,^*^
de la Grèce. La vertu , le défintéref- mone.
fement , &: la confiance qui en réfulte ,
lui procurèrent cet empire. Sa dureté
& la jaloufie d'Athènes le lui enlevè-
rent. Les Lacédémoniens foumis à
des Rois , ou , pour mieux dire , à des
Loix fouveraines , prirent de Lycur-
gue le caraélere qui leur eft refté de-
puis. Il leur diéla fes Loix , les obli-
gea par ferment de les garder jufqu'à
Ion retour, &: difparutpour toujours.
Cqs Loix 5 à quelques articles prés ,
ont toute la lévérité de la vertu la
plus épurée. On y bannit le luxe &
le plaifir , au point de porter la mo-
H ii;
Î74 DISC. SUR LE PAR AL.
deliie Se la frugalité à quelque forte
d'excès » ce qui faifoit dire à Alcibia-
de : Ils expojent volontiers leur vie : ftn
fuis peu furpris ; lu mort eji un préfent
pour eux. L'argent s'y introduiiît fans
les corrompre \ c'eft la pierre de tou-
che pour la vertu. L'Etat éioit ri-
che 5 * &■ le particulier laborieux. La
fourmi avcit été fans doute le mo-
dèle que Lycurgue s'étoit prcpofé
pour faire de Sparte une communau-
té de citoyens uniquement appliqués
au travail, & jaloux de l'épargne juf-
qu'à la pratiquer dans les paroles. Le
flyle Laconique a pafle en proverbe.
Par cette fimple ébauche on voit qu'il
y avoit entre les Lacédémoniens &:
les Athéniens , la même différence
qu'y trouva Diogène , quand il dit à
fon retour de Sparte dans l'Attique,
qu'il paflbit de l'appartement des
hommes à celui des femmes. Les Athé-
niens polis , doux , amis d'une joie
modérée &: de l'humanité , ne pour-
voient fouffrir la vertu trop pure^pour
* Dans le t. Alcibiade de Platon, So-
crate dit qu'on peut appliquer la fable d'E-
fope à Lacédémone , & qu'on voie les traces
de l'argent immenfe qui y entre , mais nul
veftige d'argemt qui en forte.
DES THEATRES. 175
TiC pas dire , un peu trop lauvage , des
Spartiates. Les Poètes qui anniibient
fi agréablement les uns , dévoient être
fort mal fatisfaits des autres , qui
avoient banni les fpedacles. L'ambi-
tion &■ îafoifde l'empire fouverain
fe mêla à l'antipathie , & la fortifia de
plus en plus. Mais on ufoit de n*é-
nagemens, & ce n'ctoit pas TafFaire
d\m jour pour Athènes, de délivrer
la Grèce de la dépendance de Lacé-
démone pour Taffervir à fon tour.
Ainiî les traits qui échappent à nos
Poètes fur le compte de Sparte , font
Voir 5 félon qu'ils font plus ou moins
acérés , le degré de haine ou de crain-
te qui regnoit dans le cœur des fpec-
tateurs Athéniens , &" la difpolition
préfente d'Athènes à l'égard de fes
voi(ins.
Vïl. Il en eft de même de Thébes. i^5« «*e
Car Thébes voulut aufïî jouer fon rô- ^ "*
le & prétendre à l'Empire. Ce fut
afïez tard , &: après les Poètes dont
nous parlons ; mais de leur tems mê-
me elle fe préparoit les voyes , & ne
îaifToit pas de figurer dans la Grèce ,
& de mériter l'attention d'Athènes, en
bien ou en mal. Son ancienneté la
rendoit reipedable , aufïi-bien que les
H iv
176 DISC. SUR LE PARAL.
événemens , tant vrais que fabuleux ,
de fes premiers fiécles , comme l'a-
venture de Cadmus &" celle d'Oedi-
pe. Elle comptoir des Dieux pour ci-
toyens 5 fur-tout Bacchus & Hercule.
Le fiége qu elle avoir foutenu contre
les fept Cheh, eft célèbre par Efchyle :
& c eft le plus ancien des fiéges de
la Grèce. La fin tragique d'Eteocle
& de Polynice , les malheurs de leur
fœur Antigone , àc de toute la pofté-
rité d'Oedipe , les crimes involontai-
res de ce dernier , &: fon tombeau à
Colone , * outre quantité d'autres par-
ticularités , font la matière brillante
des plus belles Tragédies Grecques.
Toutefois l'air épais de Béotie , qui
paffbit quelquefois jufqu'à l'efprit ,
rendoit les Thébains un objet de rail-
lerie , & un fujet de proverbe aux
Athéniens , dont la fine pohteffe fe
choquoit aifément de la grofïîéreté &
de la rudeffe Béotienne. Thébes avoit
pourtant des Pindares à oppofer aux
Sophocles. Loin de paroître afpirer
au premier rang dans le fiécle dont
nous parlons , elle fe contentoit , en
apparence , de (e maintenir , & de
s'appuyer tantôt d'Athènes contre
* Bourg de î'Attiquc,
DES THEATRES. 177
Sparte , &: tantôt de Sparte contre
Athènes. Ceft par ces difFcrens inté-
rêts de liaifon , qu'on peut expliquer
ce qu'en difent nos Poètes , tantôt en
bien , tantôt en mal , fur-tout Sopho-
cle dans fon Ocdipe à Colone. Ce
malheureux Prince dit à Thcfée , com-
me par un efprit prophétique , que
Thébes &: Athènes auront un jour des
démêlés cruels : * mais que le tom-
beau d'Oedipe fera fouvent rougi du
fang Thébain , &z deviendra le plus
ferme rempart d'Athènes. Il ell: vifi-
ble que dans cette pièce Sophocle fait
allunon aux guerres des deux Etats ,
6z que fon but eft de faire envifa^er le
tombeau d'Oedipe comme un épou-
ventail pour les Thébains , ce qui rend
cette Tragédie toute politique , ainfi
que quelques autres dont la leèlure
nous deviendroit plus agréable , fi
nous fçavions au jufte les anecdotes
d'Etat fur lefqucUes on les faifoit rou-
ler à mots couverts.
VIII. En effet la Tragédi-e même Tragé-
ne laiflbit pas d'avoir fes vues t poli- ^l^ZV
* Il fut joué durant la guerre de Pelopon-
i^Uc, royei T. IIL Aa. IL
"t f^oyei r. r. Difcours & Comédies cf Aris-
ÏQPHAME.
Ht
l'/S DISC. SUR LE PARAL,
ainfi que tiqucs chcz dcs Républicains qui met-
Ifk.^""' toient tout à profit pour donner des
avis énigmatiques & colorés. 11 y a
quantité de Sentences dans les Tra-
gédies Grecques , dont le fens natu-
rel ne nous frappe plus ; mais qui en
avoient un très-fin , quoi qu envelop-
pé 5 par l'application qu'en faifoit le
Earterre qui n'étoit rempli que de
ons entendeurs. Ceft ce que les Ro-
mains n'ont pas compris , eux qui ne
firent des Tragédies que pour imiter
les Grecs 5 6«r pour faire des Tragédies»
Les Sentences éternelles de Séncque
font des lieux communs qui ne difent
rien , ou qui n'ont qu'une morale phi-
lofophique &c gui^idée. Celles des
Grecs , quoique générales en appa-
rence, avoient leurs allufions en effet.
Il en eft de ces traits comme des Epi-
grammes de Martial , dont pludeurs
nous paroifTent vuidcs de fcns & de
fel 5 parce que le fens délicat & vrai
nous eft inconnu aujourd'hui ; ou ,
( pour faire. une comparaifon plus pro:
pre à notre fujet , ) il en eft de ces
traits comme de quelques vers de
Corneille ou de Racine , qu'on fçait
avoir été faits par allufion aux mœurs
du tems , & qui ne s'entendront plus
DES THEATRES.' 179
que dans un fens plus général par la
poftérité. Si nous ne pouvons reixdre
raifon par - tout des allufions Grec-
ques dont je parle , c eft parce qu'on
ne les a pas toutes confervées julqu'à
nous , 6^ qu'il feroit ridicule de devi-
ner. Mais il eft fenfé , & il fuffit de
remarquer que les Grecs ctoient ex-
trêmement amateurs de ces alluiions, *
parce que cette obfervation feule nous
porte à ne pas blâmer dans eux ce
que nous n'entendons pas , & contri-
bue à marquer le caradcre de leur
Tragédie , but unique qu'il Faut ici fe
propofer. On comprendra allez quel-
ques-uns de ces traits , quand il ne
fera queftion que de l'éloge de l'Etat
Républicain , & de fes avantages pré-
tendus fur l'Etat Monarchique , cho-
fes qu'on trouvera femées dans ces
écrits , &■ quelquefois traitées à fonds,
même afïez malignement. Mais on
aura plus de peine à démêler les pe-
tits traits particuliers Se malins fur le
gouvernement même des Athéniens ,
traits qui coûtoient quelquefois plus
d'un repentir à l'auteur , quand ils
étoient décochés trop ouvertement ,
* Nous enverrons bien nettement la preuve
dans les Comédies d' Aristophane.
H vi
i8o DISC SUR LE PAR AL,
ôc fans adrefle y mais qu'on paflbit
lorfqu ils partoient avec nneire&: avec
art. Car les fpedateurs Athéniens
avoient cela, qu'ils ne s'ofFenfoienc
pas d'un bon mot , même contr'eux ,
quand il étoit afîez fin & aifez voilé
pour les faifir d'abord , &: pour enle-
ver leurs premiers applaudiflemens.
Ils aimoient mieux rire d'eux-mêmes,
que de ne point rire du tout. Ainii
paflerent - ils à Euripide le portrait
qu'il fait aifez évidemment d'eux dans
i>,:^^i, Ion Hïppolyu , &: qu'il met dans la
V, 580. bouche de Phèdre. Ainfi firent - ils
'^^' ^^ grâce à la préférence que le Chœur
donne à l'Etat Monarchique * fur le
V. 4<r4. Républicain , dans Andromaque ^oxx du
moins à la peinture fatyrique de ce
dernier Etat. Ainfi ne fe formaliferent-
V. ïtfp4. ils pas de voir dans VHcUm le gou-
vernement des Spartiates finement
préféré à celui d'Athènes : c'eft- à-dire ,
l'Ariilocratie à la Démocratie. Mais
il falloir que le Poè'te étudiât bien fon
parterre , &: mcfurât bien fon coup
pour ne pas le porter à faux.
* Platon 5 1. p. de la République, loue
Euripide comme un Poète excellent. Mais
il lui reproche d'avoir loué \qs Rois & la
Monarchie,
DES THEATRES. igi
Ceci fuffit pour montrer à quel
point le génie Grec étoit monté par
rapport à la Tragédie. Nous vien-
drons à un détail plus circonftancié ,
quand nous aurons dit quelque chofe
de pcribnnel des trois Poètes Athé-
niens qui nous relient. On ne fera
pas fâché de les connoître fur le peu
de faits que nous en ont laifle les An-
ciens : mais on les connoîtra mieux
encore par leurs propres écrits. Je
commence par Efchyle.
iX. Efchyle naquit à Athènes la Efchyîc,
première année de la Go. Olympiade ,
540. ans avant notre Ere. * Il naquit
brave , & il embraifa la profeffion des
armes dans un tems où les Athéniens
comptoient autant de héros que de
citoyens. 11 avoit deux frères guer-
riers &: braves comme lui. Avec l'un ,
nommé Cynegire , il fe trouva à la
journée de Marathon ., Se depuis à cel-
les de Salamine & de Platée avec
Tautre, appelle Amynias , & avec Cy-
negire. Tous trois firent bien leur de-
voir. Cynegire fut tué à la journée
de Salamine , & Amynias y perdit un
bras. Uau' militaire paroit bien dans
* De la fond, de Rome xi4.
lîi DISC. SUR LEPARAL.
les pièces d'Efchyle. Tout y refpire
les combats ; &" il femble, en le lifant,
que rimagination foit frappée d'un
bruit de guerre. Ce père de la Tra-
gédie, confus d'avoir été vaincu par
Sophocle encore jeune , ou , félon
d'autres , par Simonide , dans un com-
bat d'Elégie fur les braves de Mara-
thon , fe retira de dépit en Sicile
chez le Roi Hiéron , le protedeur 6c
l'ami des Sçavans mécontens d'Athè-
nes. Il Y Rt même , à ce qu'on dit , une
Tragédie au fujet d'une ville cp'Hié-
ron avoit bâtie &" nommée JEtna,
Quelques-uns difent qu'il y vécut trois
années comblé d'honneurs , & qu'il
y mourut* enfin à l'âge de 65. ans ,
d'une manière fort fmguliere , fuivant
un prétendu Oracle , qui difoit qu'il
ne mourroit que d'un trait du CieL
En efïet , ajoute-t-ouj un Aigle q«;i
avoit enlevé une tortue lâchant fa
proye , ou par hazard , ou pour la bri-
fer fur un rocher , la tortue tomba
malheureufement fur la tête d'Efchy-
le i &■ lui fracafla le crâne. On lui fit
de magnifiques funérailles , 6c l'on
grava lur fon tombeau une Epitaphe
* La 1. année de l'Olymp. 7^: avant notre
Ere la 475. de la fondation de Rome 179,
DES THEATRES. iS^
Grecque , qu'un tradudeur de la vie
d'Efchyle , faite par un Auteur mccr-
tain , a rendue en cette manière :
Euphorione pâtre , 6* patriâ Efchyius ortus
Athenis
Mortuus ad Uti conditur arva GeU.
Virtutis fpecimen ^ Marathonie campe , /j-
teris ,
Atque experte tuo j Mede comate , malo.
Cette Epitaphe donne à Efchyle un
Euphorion pour père , Athènes pour
patrie , Marathon pour champ de bra-
voure , & les Etats a Hiéron pour
tombeau. On y dit que les Médes ,
( ainfi appelloit-on les Perfes dans le
cours de la guerre contre les Grecs , )
avoient éprouvé fa valeur à leurs dé-
pens. Mais on ne parle point de fes
Tragédies. * Ced qu'elles étoient af-
* Athénée ( Deipnofoph. 1. 14. ) dit que
33 bien qu'Eschyle fe fur acquis une gloire
33 immortelle par fes Tragédies , il préféra les
33 honneurs de la bravoure à ceux de la Po'èfîe ^
33 & voulut lui-même qu'on gravât cette Epi-
*3 taphe fur fon tombeau 33. Il faut donc join-
dre TAutcur incertain avec Athénée.
Le même Athénée ( Deipnof, 1. 8. ) dit
33 que ce Poëte éroit un grand Philofopîie , &
M qu'ayant quelquefois été vaincu par d'indi-
« gnes concurrens^ (félon le témoignage de
i84 DISC. SUR LE PARAL
fez connues. Elles furent plus applau-
dies après fa mort que durant ia vie.
Dans la carrière tragique il remporta
treize viéloires defon vivant, &" quan-
tité d'autres étant mort. Car l'eltime
des Athéniens pour ce Poè'te , alla
jufqu'à porter un décret par lequel
l'Etat s'engageoit à fournir le Chœur,
c'eft-à-dire , les Frais du fpedacle qui
alloient très-loin 5 à quiconque vou-
droit reprcfenter les pièces d'Efchyle.
Honneur unique , &" cjui confirme ,
pour le dire en paflant , ce que j'ai
avancé fur l'origine de la Tragédie en-
tièrement due à Efchyle. Cétoient
Îjuelquefois des particuliers qui fai-
oient généreufement ces dépenfes,
M Theophraste ou de Chemaeleon y au liv.
33 du plaifir, ) il difoit qu'il confacroit fes
3> œuvres à la poftérité , (cachant bien qu'on
w leur rendroit un jour la juftice qu'elles mé-
33 ritoient.
33 EscHYLUS ( dit Plutar. traité de la man,
33 de lire les Poètes, trad. d'AMYOT : -étant un
33 jour à regarder l'ébattement des jeux îftmi-
33 ques , Tun des combatîans à l'efcrime des
33 poings ayant reçu un grand coup de poing
3» fur le vifage , raffemblée s'en écria tout hautj
M & lui fe prit à dire : Voyez ce que fait l'ac-
33 coutumance Se l'exercitation : ceux qui re-
33 gardent crient , & celui qui a reçu le coup ne
» dit mot.
DES THEATRES. 185
Thcmiftocle la fît une fois pour Phry-
nicus.
X. Sophocle , fils de Sophilc , naquit sopho-
à Colone , Bourg de l' Attique , la deu- ^^^*
xicme année de la 71. Olympiade *.
Il célébra fa patrie par fon Oedipe à
Colone. Son père , félon quelques-
uns , étoit forgeron , &" félon d'au-
tres , maître d'une forge. Cetl: par la
différence de ces mêmes emplois que
les uns ont avili , de les autres un peu
relevé Dcmoilhéne , qui le trouva
dans le même cas que Sophocle. Quoi-
qu'il en foit de leur origine , comme
Démofthëne devint depuis le plus fer-
me appui d'Athènes contre Philippe
Roi de Macédoine , ainfi Sophocle
devint-ir avant lui un citoyen confî-
dérable, un guerrier diîlingué jufqu'à
commander une armée f avec Péri-
clès. Mais le plus grand luftre qui lui
refte , eft celui de fon mérite Poéti-
que , qu'il porta jufqu*au fuprême de-
gré. Apres avoir été écolier d'Efchyîe ,
il fe mit en état de lutter avec lui ,
* Avant notre Ere la49j. de la fond, de
Rome 155.
t Periclés difoit de Sophocle , qu'il étoic
bon foldat & mauvais Capitaine. Athen.
Dcipnof, /. 14.
1^6 DISC. SUR LE PAR al;
^ même de le furpaiTer. Il ne repré-
fenta pas toujours les pièces , comme
faifoient les autres Poètes , à caufe
de fon peu de voix. Mais il donna
t jut un autre air à la Tragédie. * Il
eut plufieurs enfans , dont un entr'au-
tres fe fignala dans le talent de fon
père. Il éprouva leur ingratitude vers
la fin de i^cs jours. Comme ils s'Qn.^
nuy oient d'une dépendance trop lon-
gue à leur ^ré , ils s'aviferent de le dé-
férer en juftice , comme incapable de
gouverner fes biens <S^ fa famille. So-
phocle Iqs confondit par un trait au-
quel on ne s'attendoit pas. Pour tout
plaidoyé il pria les juges de lui per-
mettre de lire la dernière Tragédie
qu il avoit compofée. ( C'étoit Oedi-
pe à Colone. ) Ils en furent fi charmés
qu'ils le renvoyèrent comblé d'élo-
ges 5 & fes enfans chargés de confu-
fion. A cQtiQ petite hiftoire que rap-
portent Cicéron f ô^ Plutarque , l'Au-
* 33 Sophocle difoit qu'il vouloit changer
33 la hauceiîe de rinvention d'EscHYLUs , puis
» fa fâcheufe & laborieufe difpofition , & en
33 tiers lieu l'efpéce de fon élocution. 33 Plu-
TARQ. Traité du profit dans la vertu j trad,
à'Amyot.
t " Sophocle étant appelle en juftice pat
33 fes propies enfans 3 qui lui mettoientfus qu'il
DES THEATRES. 187
tcur incertain de la vie de Sophocle ^
ajoute que ce Poète fît une efpéce
de Comédie où il peignoit au naturel
cet cvcnement. Je ne m'arrête point
aux petites fables que rapporte cet
Auteur fur une vifion d'Hercule , ôc
chofes femblables. 11 en réfulte feule-
ment que Sophocle étoit un parfaite-
ment honnête homme , &c qu'il crai-
53 radotoit & éroit retourné en enfance pour
:>o (on s;rand âge, afin que par autorité de juf-
M ticc il lui fut bailié un curateur^ leut devant
w les juges l'entrée du Chœur de fa Tragédie,
M que l'on furnomme Oedipus en Colone, qui
35 fe commence ainiî :
Iftranger , tu as fair entrée
En cetce fertile centrée
Par le Bourg Colone nommé ,
Pour Tes bons chevaux renommé ,
i Là où le gracieux ramage
Du RofTignol fait le bocage
Des vaux verdoyans refonner
Plus qu'ailleurs on ne Toit foner.
M Xt pour ce que le Cantique en pleut mcrveil-
33 leulement à l'afllftance , chacun fe leva ,
33 l'accompagna , & le reconduifît jufqu'à fa
33 maifon avec de grandes acclamations de
33 joie , & baftemens de mains à fon honneur,
33 comme l'on faifoit au fortir du Théâtre 3
» quand il avoir fait jouer quelqu'une de fes
53 Tragédies. 33 Plutarq. tr. Ji le 'vieillard
doit encore fe mêler des affaires publiques.
ï88 DÎSC. SUR LE PARAL.
gnoit les Dieux , quoiqu'Athenée '^
ne le peigne pas d'une manière fi fa-
vorable. 11 fut couronné vingt fois i &:
nul mécontentement ne l'obligea d'é-
couter les propofitions des Rois voi-
fins qui vouloient l'attirer à leur Cour.
Il fit en cela plus qu'Efchyle &" qu'Eu-
ripide. On raconte fa mort différem-
ment. Les uns veulent qu'il foit mort
étouffé d'un grain de raifin qui ne put
pafler ; d'autres , qu'il ait rendu l'ame
en récitant fon Antigone , faute de
pouvoir reprendre fon haleine , après
un effort violent pour prononcer de
fuite une longue période ; d'autres
enfin , que la joie de fe voir un jour
couronne le fît expirer fur le champ.
On mit fur fon tombeau la figure d'un
* Sophocle & Euripide étoient fort dé-
bauchés dans le particulier. Eschyle & Aris-
tophane aimoient le vin, & ne compofoient
jamais que dans le vin, ce qui fait dire à So-
phocle : M Je fçais , Eschyle , que vous réuf-
33 fîfTeZj maisvous faites bien fans le fçavoir. 33
AiHEN. Deipnof.l 10. & ailleurs. Cependant
Platon , 1. i. de la République, dit que
Sophocle étant interrogé fur ce qu'il pen-
foit de l'amour , répondit , j» qu'il s'en étoit
33 échappé comme d'un maître dur & impî-
93 toyable. 33 Platon eft plus digne de foi
qu'ATHENÉE.
DES THEATRES. 185^
cffain d'Abeilles , pour perpétuer le
nom d'Abeille , que la douceur de
fes vers lui avoir procuré ; ce qui ap-
paremment fit imaginer que des mou-
ches à miel s'étoient arrêtées fur fcs
lèvres , lorfqu'il étoit au berceau. 11
mourut âgé de 90 ans * , après avoir
furvécu à Euripide, qui étoit beaucoup
plus jeune que lui.
XI. Ce dernier naquit, comme j*ai Earipî-
dit , à Salamine , f où Mnefarque fou ^^'
père , & fa mère Clito , s'étoient reti-
rés 5 quand Xerxès préparoit fa gran-
de expédition contre la Grèce. Il vint
au monde au milieu de la pompe ,
des trophées & des triomphes , au fu-
jet dQs batailles de Salamine èz Platée.
Il n'avoit pas le génie guerrier comme
fes deux prédéceifeurs. Son père & le
train des affaires le portèrent à s'at- «
tacher aux Philofophes. Son maître
principal fut le célèbre Anaxagoras ,
de la Philofophie duquel Cicéron ,
après d'autres Anciens , nous dit tant
de belles chofes. La Philofophie en
* La 4. année de la 3 9. Olymp. avant notre
Ere la 405. de la fond, de Rome 345. D'autres
marquent leur mort la même année.
t La 1. année de la 75. Oiymp. avant notre
£ic la 47^. de la fond, de Rome 175.
Ï90 DISC. SUR LE PAR AL.
effet devint plus brillante &" plus
éclairée au tems d'Euripide. Mais rat-
tachement de ce Poëte aux Philofo-
phes répandit fur Tes œuvres je ne fçai
quel air d'école que les Critiques an-
ciens &■ modernes lui ont un peu re-
proché. Comme Anaxagoras penfa
être la viélime de fes fentimens philo-
fophiques , de qu'il eut de la peine à
fauver fa vie par Texil, ( même en em-
ployant la faveur de ion difciple Pé-
riclês , ) pour avoir avancé que le fo-
leil n'étoit qu'un globe de feu , Euri-
pide 5 effrayé de ce traitement, aban-
donna la profeffion de Philofophe ,
qu'il changea en celle de Poëte. Il fe
trouva pour le Théâtre un talent qu'il
ignoroit , ÔJ il le mit fi heureufement
en œuvre , qu'il entra en lice avec les
grands maîtres dont nous venons de
parler. Socrate même , le fage Socrate
qui n'avoit point la folie des fpeda-
cles comme les autres Athéniens , ne
manque it guère d'aller aux nouvelles
repréfentations des pièces d'Euripide,
par pure eftime pour fi fageife &" pour
fa vertu , que Socrate , ( au rapport *
d'iEiien ) croyoit voir exprimées dans
"^ ^LiAN, Var. Uifi. ^.13, Voyez ce chap.
dans les Nuées T. Y»
DES THEATRES. 191
les pièces de ce Poète Philofophc.
Aulïi le P. Thomaflîii y a-t-il plus
trouvé de matière pour fon deflein
que dans aucun autre Poète de F An-
tiquité y èz pour citer une autorité
plus ancienne , Ciccron , par cet en-
droit , étoit fur-tout épris d'Euripide.
On l'a acculé d'avoir trop maltraité ,
outre les Lacédémoniens ( nous en
avons apporté la raifon , ) Menelas
leur Roi , les femmes en général , 6c
fur-tout Medée. On veut même qu'il
ait reçu des Corinthiens cinq talens
pour jetter fur cette Princcîîe l'hor-
reur du meurtre de fes fils , dont les
Corinthiens même étoient les au-
teurs. D'autres le jufiifient de cette
accufation. Mais fans difcuter cent
choies pareilles , qui font peu im-
portantes pour le but que nous nous
propofons , attachons-nous à ce qui
regarde la perfonne d'Euripide. Athé-
née 5 après Ion &" Tiieopcmpe , ne dit
pas grand bien des mœurs de ce
Poète. Il traite auffî mal Sophocle &
Socrate , le tout à caufe de Socrace.
Mais tous les trois ont auffî leurs dé-
fenfeursqui pàroiffentplus croyables.
Euripide ne remporta que cinq vie-
Î92 DISC. SUR LE PARAL.
toires félon * Aulugelle , ^ quinze
liiivant d'autres qui corrigent fon tex-
te. Auffi étoit-ce une multitude fou-
vent paflîonnée qui prononçoit , de
forte que f Menandre , loin de rou-
gir d'avoir été vaincu par un certain
Philémon , n'en avoit tenu compte ,
Ôc lui demandoit froidement à lui-
même 5 s'il ne- rougiflbit pas d'avoir
été fon vainqueur. Euripide , dans fa
jeunelTe , fe orouilla avec Sophocle ,
chofe peu furprenante entre beaux
efprits qui couroient la même carriè-
re. Mais ils devinrent depuis fort
amis. Cette amitié 6z cette brouille-
rie font détaillées dans une des cinq
lettres attribuées à Euripide. Mais
comme il eft bien difficile de décider
qu'elles ne font pas fuppofées , nous
n'y influerons point. On fçait par
d'autres fources qu Euripide fut fi bien
reçu d'Archelaiis , Roi de Macédoine >
qu'il devint Ion favori , &" fon confi-
dent. L'honneur eft prefqu'égal pour
la mémoire , & d*un Poète de ce mé-
rite , &: d'un Roi qui tâchoit d'attirer
à fa Cour tout ce qu'il y avoit de
* ÂUL. Gell. noâ. Arr, /, 17. c. 4,
t idem, Ibid^
meilleur^
DES THEATRES. 195
tiieilleur, en fait d'arts &c d'efprits ,
dans Athènes. Euripide paflbit pour
ctre fort dciintérefTé , quoiqu à en
croire ks lettres il fut accufé par ks
ennemis d'avoir quitte Athènes pour
s'être lailfé éblouir de la faveur &
des préfens d'Archelaiis. Ce Prince
l'en avoit en effet comblé. Il lui fit
entr'autres un préfent plus- honorable
que précieux. ^ Un courtifan lui de-
mandoit en termes affez clairs un vafe
d'or dont il avoit envie, Quon U por-
te , dit Archelaiis , à Euripide : vous mi-
riu:(^ de le demander , & il mérite de le
recevoir fans l'avoir demandé. \ln jour
le Roi lui fit reproche en badinant
de ce que , contre Tufage des cour-
tifans , il ne lui avoit rien apporté au
jour de fa naiffance : Vous donner ^ re-
partit le Pocte 5 ceferoit vous demander.
Archelaiis avoit envie que le Pocte le
célébrât par quelqu'œuvre Tragique.
Mais Euripide répondit ingénieufe-
ment : Plaife au Ciel quil ne vous arriva
jamais rien qui vous rende le fujet d'unz
Tragédie. Un brutal lui reprocha une
fois d'avoir l'haleine Forte. Cefl , dit-
il , que f ai bien des fecrets enfevelis dans
mon fein,
* Plutarq. traité de la mauvaif^i honte.
Tome L I
1^4 piSC. SUR LE PAR AL,
Après trois ans de féjour en Macé-
doine j il eut le malheur de fe trouver
feul dans un lieu écarté , où des chiens
furieux fe jetterent fur lui 6<r le déchi-
rèrent à belles dents , de manière
qu'il niourut quelque tems après ,
âgé de 7 5. ans, * Aulugelle dit que les
Athéniens envoyèrent en Macédoi-
ne pour demander le corps d'Euripi-
de ; mais que les Macédoniens le re-
fuferentconllamment, afin d'honorer
leur contrée par le tombeau magnifi- |
que f qu'ils lui firent dreifer ; ce qui
obligea Athènes de fe contenter d'un
monument vuide fur lequel on grava
le nom d'Euripide.
Il eft certain que malgré la Comé-
die d'Àrillophane , intitulée les Gre-
nouilles , ^ où cet ancien Comique ,
contemporain des Auteurs de la Tra-
gédie , traite aflez cavalièrement nos
* Un Auteur 4e fa vie aflure que ce genre
de mort lui fut procuré par un Po'éte jaloux.
t II mourut en Macédoine , & fut enterré
près de la ville d'Arèthufe. La foudre tomba
fur Ton tombeau , comme elle avpit fait fur
celui de Lycurgue. Voye:( Plutarq. dans Ly^
curgue \ voye^ aujift Ammien Marcelliï?,
f Voyez-la dans U Hï. Partie de cet O^f
rrage.
DES THEATRES. 195
trois Poctes , on rendit alors &: de-
puis, tant à leurs ouvrages cju'à leur
mémoire , des honneurs tres-diftin-
gués. On leur érigea des ftatues par
Edit , &- Ton conferva leurs ouvrages ,
la plupart autographes , dans les ar-
chives publiques. Ce fiit apparem-
ment ceux qu'un Roi d Egypte vou-
loit a:voir , au rapport de Galien , fur-
tout les manufcrits d'Euripide , qui
contenoient 7 5 Tragédies , pour em-
bellir fa Bibliothèque Alexandrine. Il
les demanda aux Athéniens , qui les
refuferent. Il leur refufa à fon tour
des bleds dans un befoin , jufqu'à ce
qu'ayant enfin reçu ce qu'il deman-
doit , il oublia le refus &■ la mauvaife
grâce du préfent , témoigna noble-
ment fa reconnoijOTance , Se permit
aux marchands d'Athènes d'emporter
autant de bled qu'il leur plairoit , fans
pay^r le tribut ordinaire. Il eft inu-
tile de rapporter tous les éloges que
les Grecs êc les Romains ont prodi-
gués aux trois Poètes. ^
XII. Tels étoient les maîtres de la pi/^înc-
Scène Athénienne. Mais le caraClèrecrraalïe
de leurs Ecrits nous intérelfant beau- générai
coup plus que celui de leurs perfon- fuife^/"'
n€s , e eft ici le lieu de le marquer fi ^" oeu-
15?^ DISC. SUR KE PARAL.
r^uis^^ '^^^^ quon pLiiiïe ne le perdre pas
*'^""' un moment de vue dans le parallèle
que nous entreprenons. Failons d'a-
bord attention que les hommes con-
temporains &" citoyens du même
pays ont dans leur caradére quelque
choie de général qui s'étend à tous ,
6c quelque chofe de perfonnel qui
les diilingue entr'eux. On reconnoît
un Italien , un Anglois , un Efpagnol ,
un François d'un coup d'œil. Tous
marchent , tous penfent , tous agif-
fent. Mais ils n agilTent , ni ne pen-
fent 3 ni ne marchent du même air.
La différence faute aux yeux. Une
différence plus fine &: moins apperçue
eft celle qui fe trouve dans chaque
homme de la même nation. Car le
caradére univerfel fe fous-divife pref-
qu'à l'infini j 6c plus cette divifion eft
étendue , plus a-t-on de peine à la
déchiffrer. Le livre immortel de la
Bruyère , nos bonnes fables , &c nos
meilleures Com.édies ne font que des
ébauches de ces chiffres nombreux
qui caradérifent les hommes d'un
même climat. Il en eft de même de§
ouvrages poétiques. Efchyle , Sopho^
de 5 &: Euripide , ont un air Athénien ,
fans fe reifembler. Corneille & Ra-* i
DES THEATRES. 197
cine ont la phyiionomie Françoifc ,
uns aucun autre rapport. Il y a plus :
car les Théâtres de la Grèce , de l'an-
cienne Rome 5 de l'Italie moderne ,
de l'Efpagne , de TAngleterre &c de
la France , ont quelque chofe de com-
mun i mais ils ont en même tems des
différences (î marquées , qu une feule
Scène fufEt pour les faire fentir aux
moins connoiffeurs , même en fuppri-
mant le nom du pays. Le terroir fe
fait d'abord reconnoître au fruit. Il
y a un tour d'efprit qui frappe auffi
vivement l'imagination qu'un accent
étranger frappe l'oreille. Or c'eft , eu
égard à ces différences , que le paral-
lèle devient difficile. On peut le por-
ter jufqu'à un certain point , au-delà
duquel le fil de la comparaifon fe
perd. C'eft qu'il y a une règle fixe ,
&^ une règle arbitraire , dont l'une eft
infèparable de l'autre quand il s'agit
de comparer le moderne avec l'an-
cien. Prefque toute comparaifon a ce
défaut ; mais particulièrement celle
dont nous parlons , dans laquelle le
goût univerfel n'eft le fouverain juge
que jufqu'aux limites , où le goût ar-
bitraire commence fon empire avec
un defpotifme qui empiète le plus
I iij
jcjt DISC. SUR LE PARAL.
louvent fur la jnrifdidion du pre-
mier. Entrons dans le détail , &" dé-
terminons , autant qu'il eft pofîîble ,
les bornes de ces deux goâts.
f rîncipe XIIÎ. Les Poëtes Grecs , ainfi que
K 'Lr^ ' les nôtres , avoient à divertir Se à ins-
truire des hommes raifonnables par
un fpedacîe majeftueux ; car il ne
faut confidérer d'abord les fpeda-
teurs que comme des hommes. Les
Anciens ôc les Modernes s'y font pris
par les mêmes voyes générales pour
leur plaire. Même but , mêmes fujets ,
même œconomie , pour le fonds :
c'cft-à-dire , deflein a émouvoir une
agréable triftefle , fujets grands de
nobles de part &" d'autre , œconomie
régulière , félon Tidée de régularité
que chacun s'eft formée. Tout cela
niérios un examen férieux. Mais pour
ae pas répéter ce que nous avons dit
au fécond difcours fur les parties prin-
cipales de la Tragédie , ne les confi-
dérons ici que du côté qui touche
les fpeélateurs , je veux dire par les
rapports qu'elles ont avec des hom-
mes 5 & des hommes de telle ou telle
nation.
Sujet. XIV. Il n eft pas furprenant que le
but de la Tragédie ayant été biea
DES THEATRES. ipt^
conçu dans les divers tems de fa fplca-
deur , on fe ibit accordé à ne choifif
que des fujets nobles. Quoique l'ar-
chitedure foit différente lelon les
tems , la grandeur & la magnificence
y font toujours égales pour les Tem-
ples Se pour les Edifices publics. On
n a point varié là-defllis , non plus
que fur Tidée d'une grande ôc riche
taille. Mais il paroît d abord étonnant
que la Tragédie n'ait jamais fouiïert
de fujets Feints. Car combien peu
d'Auteurs modernes l'ont tenté , ëc
avec quel fuccês ? La Comédie toute-
fois donnoit quelque lieu de le faire y
au moins la nouvelle. On fçait que
les fujets étoient réels dans l'ancien-
ne , auflî-bien qlie les noms , qii'il n'y
avoit que les noms de fuppolés dans
la moyenne , &" qu'enfin la nouvelle
fe fervoit de noms & de fujets fup-
pofés. Cela , dis-je , a dû fou vent faire
naître l'idée de donner des Romans
au lieu de Tragédies. Cependant au-
cun lîécie n'en a été duppe j &" la
Tragédie ne s'eft point fous-diviféc
en Tragédie réelle , & Tragédie de
pure imagination. Je crois en trouver
une raifon dans la nature de l'efprit
humain. Il n'y a que la vraifemblance
I iv
loo DISC. SUR LE PARAL.
dont il puifTe être touché. Or il n'eft
pas vraifemblable 5 que des faits aufli
grands que ceux de' la Tragédie , des
faits qui n'arrivent que dans les mai-
fons des Rois , ou dans le fein des
Empires , foient abfblument incon-
nus. Si donc le Poète invente tout
fon fujet jufqu'aux noms , Tefprit du
fpedateur fe révolte j tout lui paroît
incroyable , ôc la pièce manque fon
effet faute de vraifemblance. Mais
comme la Comédie ne touche que la
vie commune &^ fes ridicules , le fpec-
tateur peut fuppofer &■ fuppofe en
effet , en fe laiflant aller à Tenchan-
tement du fpedacle , que le fujet
qu'on lui préfente eft un fait réel ,
quoiqu'il ne le connoiffe pas. Il n'en
feroit pas de même fi le fujet comi-
que avoit du merveilleux. Car il fau-
droit alors l'autorifer fur des fables
connues , qui font le même effet que
l'hiftoire , parce que l'habitude nous
les a fait ranger dans l'ordre du vrai-
femblable. Il eft aifé de tirer de cette
raifon une régie fûre pour fçavoir
comment &: jufqu'oii l'on peut infé-
rer des changemens dans un fujet con-
nu pour ajufter la pièce au Théâtre.
Outre que le fujet Tragique n'eft
DES THEATRES. 201
pas feint chez les Grecs , non plus
que chez nous, il eft tiré de l'hiftoire
ou autorifé par les traditions popu-
laires , qui font des annales vivantes.
Mais en ceci nous commençons à
appercevoir une différence notable
entre nous &: les Grecs. Nous pui-
fons à la vérité dans la fource de
rhiftoire , comme ils y puiferent. Mais
cela même fait la différence dont je
parle. Car les Grecs ne tiroient point
leurs fujets hors de l'enceinte de la
Grèce. L'hiftoire ou les fables de leur
pays étoient pour eux des fonds iné-
puifables , & leurs uniques fonds»
Le relie du monde étoit prefque auffi
étranger à leur Théâtre qu'à eux-
mêmes. Nous faifons tout le contrai-
re. Notre Théâtre tragique emprunte
d'ailleurs fa matière , ^ très-rarement
la prend-t-il dans l'hiftoire du pays.
L'Italie &: la Grèce , voilà nos mines
les plus fécondes --, l'Univers entier
nous en fournit. Quant à nos Rois
& à nos événemens , ils ne nous plai-
fent guère fur le Théâtre. Et c'eft
ici qu'il faut commencer à regarder
les fpedateurs François & Athéniens ^
non plus comme de (impies hommes ^
mais comme des peuples dont les
I v
101 DISC. SUR LE PARAL.
idées ordinaires ne fe reflemblent plusv
Uorgueilleufe Grèce n'eftimoit qu el-
le , & comptoit les autres nations pour
rien. Athènes firr-tout , le regardoit
comme le centre de Tefprit &c de la
politefFe des Grecs. A peine croyoit-
elle qu'il y eût du fens commun ail-
leurs. Tout étoit barbare à fon égard.
Ce double orgueil détermina les
Poètes à fervir les Athéniens &: les
Grecs à leur gré. Leurs nombreufes
Tragédies ne furent que Thiftoire fa-
buleufe ou véritable de la Grèce ,
matière propre à flatter &r à nour-
rir la vanité Athénienne. La nôtre ,
quoiqu'elle foit la même à certains
égards , ne va pas à exclure de no-
tre Scène ce qui eft étranger. Elle ne
va qu'à lui donner un air François.
Augufte &r Mécène , tels que nous
les peint Horace , ne nous plairoient
pas. Il faut qu'ils prennent un peu
nos manières. Pour l'antiquité de no-
tre Monarchie , la grandeur de nos
événemens , ô^ les exploits de nos
héros , ces fujets nous font plaifir dans
l'hiftoire. Ils nous intérelTent nécef-
fairement par l'amour naturel de la
patrie. Mais nous ne les foufFrons
pas aifément fur le Théâtre , foit que
DES THEATRES. lo^
notre vanité ib choque de voir des
vérités prendre l'air de la fable dans
un pur fpedacle \ foit que notre cu-
rionté veuille une forte de merveil-
leux que nous ne trouvons pas dans
la limplicité de nos annales \ foit en-
fin qu'une longue habitude , née d'u-
ne tradition prefqu'imménioriale 5 ait
comme confacré au Théâtre des faits
étrangers, dont l'antiquité ou l'éloi-
gnement impofe beaucoup plus que
dQs objets nouveaux ou préfens. En-
core une raifon imperceptible , quoi-
que réelle , c'eft que la plupart de
nos noms antiques , tout refpedables
qu'ils font , portent à l'oreille je ne
fçai quoi de barbare & de gothique
qui la choque ^ qui gâte la plus belle
Poëiie. Ceft par ces raifons fecrétes
que le fiége de Troye , qui au fonds
n'approche pas de nos moindres fié-
gQS 5 fait pourtant fur notre efprit une
impreffion de refpeâ: qui nous en-
chante 6c qui enlève nos fufFrages.
11 en eft comme des médailles. Les
étrangères nous font plus précieufes
que les nôtres. Chez les Grecs le
goût étoit bien différent, parce que
la Tragédie étant née Grecque , ils lui
donnèrent la deftination qu'ils vou-
Ivj
104- ^ISa SUR LE PARAL,
lurent , &■ la tournèrent en intérêt
domeftique. Auffî voyons-nous qu'il
n y a pas une ville , pas une fête ,
pas un monument chez eux dont l'o-
rigine n'ait été célébrée par un ou
plufieurs fpeélacles. Il n'a donc pas
été inutile de montrer d'abord , com-
me nous l'avons fait , quel étoit le
génie des fpedateurs Grecs , & de les
rapprocher des fpeétateurs d'aujour-
d'hui 5 qui n'ont hérité de la Tragé-
die 5 ( auffi-bien que les Romains , )
que comme d'un pîaifir étranger dont
Tame par conféquent de voit être
toute étrangère. A la vérité la Comé-
die que nous avons aulîî reçue par
imitation n'a pas eu le même fort.
Elle a pris les mœurs &c les manières
de tous les peuples qui l'ont adoptée.
Mais c'étoit fon unique deftination :
fans cela elle n'auroit jamais pu at-
teindre à fon but, qui eft de rendre
ridicules hs vices populaires. Cepen-
dant combien n'a-t-iî pas fallu de
tems pour la rendre toute Françoife ?
Ce n'eft que par Molière qu'elle l'eft
devenue.
Perfon- XV. Aprés âvoir réfléchi fur les fu-
^^^"' jets , jettons les yeux fur les perfonna-
ges que préfentent la Scène Grecque
DES THEATRES. 205
&: celle de nos jours. Ce font des hé-
ros &" des Rois de part & d'autre t
mais les idées de rhcroïfme &" de la
Royauté ont fi fort changé , qu'Aga-
memnon 6c Achille , Tun Roi des
Rois , &c l'autre héros des héros , ( s'il
eft permis d'ufer de cette exprefïîon , )
ne font plus les mêmes hommes dans
Euripide &" dans Racine , quoique le
fonds de leur caraétere foit le même y
&: il a fallu fans doute que cela fût
ainfi , parce que le point de vue ôc
les yeux ^^tant tout différens , les ob-
jets ont auffî dû l'être. Imaginons-
nous une affemblée innombrable de
Républicains d'un côté ; & de l'autre
une foule alTez petite de citoyens ha-
bitans de la plus riche Monarchie.
Ceux-là n'ont eu l'idée que de petits
Rois dont l'Empire avoit fou vent les
mêmes bornes que leur ville , Rois fi
peu Monarques, qu'ils n'en avoient
pas même le nom. Ceux-ci, après une
longue révolution d'années , ont vu
pafler fous leurs yeux des Empires 6c
des Monarchies redoutables par leur
pouvoir 6c par leurs richefles , parti*
culierement l'Empire Romain devenu
prefque Monarchique. Les premiers
ne veulent de Rois fur la Scène que
iq6 DISC SUR LE PARAL
pour jouir de leur abaiirement , paf
une haine implacable de la dignité
fuprême ; les féconds ne peuvent les
voir humiliés que pour rehaufler la
majefté ou plutôt la tyrannie Romai-
ne. Les uns ne connoilTent de héros
que des hommes diftingués du vul-
gaire par les qualités perfonnelles
autant du corps que du cœur , par
la force &" la taille autant que par la
valeur & la prudence. Les autres ac-
coutumés à une cfyécc de bravoure
plus fine , regardent les héros par les
lentimens &c par les paroles beaucoup
plus que par les effets. Les Rois ôc
les héros ne font que des hommes
chez les premiers , ou du moins ils
ne celTent pas de Têtre. L'égalité Ré-
publicaine les ramène à leur condi-
tion naturelle. Ils font un ordre à part
chez les féconds : ce ne font plus des
hommes , ce font des Dieux , 6c mê-
îpe quelque chofe de plus. Ils ne ref-
femblent aux Dieux &: aux hommes
que par les foibleffes de l'amour. Du
refte ils font infiniment au-defliis des
hommes ; &" fur la Scène ils s'arro-
gent le droit d'infulter les Dieux. De
ces idées contradictoires des fpecla-
teurs anciens &c modernes , nous tire-
DES THEATRES. 107
rons des conclurions bienprccifes. Car
il faut juger des autres perfonnages
fubalternes par ce que nous venons
de dire des plus confidérables. Je ne
dis rien ici des Efclaves &c des Divi-
nités qui paroilfoient fur la Scène
Grecque. Le changement d'idées eft
vifible en ce point. Nous en apporte-
rons bientôt la raifon. Pourfuivons le
parallèle des fpedateurs , &: paflbns
à l'oeconomie des Tragédies.
XVI. Celle quavoient imaginé les 0?^°"^
Grecs etoit 11 naturelle &: h conlrorme pièces
au bon fens , qu'on n'a pû^fe difpen- '^'^£'
fer de la fuivre 5 ou plutôt d'en ap-
procher , autant que le génie des fpec-
tateurs , qu'il a fallu contenter , a pu
le permettre. On a conçu de part Sc
d'autre , tout-à-coup en Grèce , 8c
peu- à-peu en France , que le vraifem-
blable feul devoit régler &: arranger
le fpeètacle. On s'eft donc fixé à dif-
pofer tellement fon fujet , qu'il y eût
au moins une apparence d'unité de
tems Se de lieu , une ombre d'adion
ou une aèlion réelle , une forte de
commencement , de progrès , & de
fin ; une expofition , une intri^gue , 8c
un dénouement. Nous nous fommes
affez étendus à ce fujet au fécond
^oî DISC. SUR LE PARAL.
difcours , & il fuffit qu'on fente que
les Poëces de tous les te m s n'ont fait
3ue reiferrer ou étendre les bornes
e ces principes. Les Grecs , par une
raifon fcrupuleufement exade , les
ont rendues très -étroites. Les Efpa-
gnols les ont reculées tant qu'il leur
a plu. Mais les autres nations chez qui
le Théâtre a le plus éclatté , & ( pour
venir au vrai point de fa fplendeur , )
les Corneilles &: les Racines ont cher-
ché plus ou moins à entrer dans ces
bornes , fans fe mettre à l'étroit. On
fçait allez combien l'un vouloit plus
que l'autre fe réduire à la févérité
des Grecs. On verra de combien les
Grecs l'emportent de ce côté-là fur
eux. Mais il ne fera pas hors de pro-
pos de rechercher comment Se pour-
quoi nos grands maîtres avec tant de
lumières fe font cru obligés de pé-
cher contre l'art pour embellir l'art.
Il en réfultera une différence effen-
tielle entre le Théâtre ancien Se le
moderne , tirée encore du côté des
fpedateurs.
f'^J^J^'^' XVll. Les Grecs avoient un goût
Grecs; 5c conforme à leurs mœurs i Se la fim-
Tdcé P^i^i^^' ^^ ^^^ mœurs faifoit celle du
a'événe- goût. Un objct fimple , mais conlî-
DES THEATRES. 109
déré dans toutes les fituations , fufli- »^«ris
n . 1 / • • 1 dans le
loit pour les re)ouir ou pour les oc- Théâtre
cuper. La variété chez eux confiftoit modcr-
moins dans la multitude des objets 5"*^*
que dans les manières diverfes de les
envifager. Une cpeftion agitée à
fonds 5 foit dans les entretiens ordi-
naires 5 foit dans le barreau , foit dans
le lycée , attachoit leur efprit ami de
Tapplication. Le génie Républicain
les rendoit attentifs , &" par confé-
quent capables de contempler îong-
tems un même objet fans fouhaiter
de pafTer rapidement de l'un à Fautre.
Notre génie eft fort différent , quelle
qu'en Ibit la caufe, qui peut venir,
ou de la nature du climat , ou de no-
tre parelfe naturelle , entretenue par
l'éducation un peu molle , ou enfin
d'une certaine légèreté attachée au
caradére vif de la nation, qui nous
porte à effleurer divers objets fans
nous arrêter à un feul. De ces deux
caractères naît la diverfe ccnftitution
des pièces antiques &■ modernes en
fait de Théâtre. Car les Poètes ont
fuivi le goût dominant.
Rien de plus fimple que les avions
des Tragédies Grecques. Nul Epifo-
de , nul perfonnage étranger ^ nul ref
3TO DISC. SUR LE PAR AL,
fort pour ménager ce qu'on appelle
aujourd'hui des fituations ; non qu il
n'y en ait , &r des plus intéreflantes :
mais le progrés tout uni de l'aélion
les amène fans machine , &c fans re-
eherche affedée. Ce font des fleurs
qui nailTent fous les pas. On ne les
verfe point à pleines corbeilles. Nos
grands maîtres ont cru devoir pren-
dre un tout autre procédé pour pi-
quer leurs fpedateurs , ou trop lents
à fe paiïîonner , ou trop amateurs
d'une grande multiplicité d'événe-
mens. Ils ont fait ce que Térence fit
des Comédies de Ménandre , dont
deux lui fuffifoient à pleine pour en
faire une. Chaque perfonnage a fou-
vent chez nous fon intérêt &" fon ac-
tion à part ; &c nous avons vu des
pièces où il a été difficile de démêler
Taétion principale d'avec les adions
fubalternes , dont elle étoit compo-
fée /pour ne pas dire accablée. Du
moins n'y en a-t-il prefqu'aucune ,
& même des plus brillantes , ovi il
n'y ait tourbillon dans tourbillon ,
événement fur événement , compli-
cation d'intérêts, c'eft- à-dire , ce
qu'on eft convenu de nommer Epifo^
d^s, Athalie eft la feule , que je fca-
DES THEATRE! ut
ehc , où il n'y en ait point , non plus
que de Coniidens. Mais pour y lup-
pléer 5 l'Auteur a fous-divifé fon évé-
nement y ôc l'a multiplié avec tant
d'art 5 qu'il a joint en quelque forte
la fimplicité Grecque avec toute la
vivacité Françoife.
11 ne faut pourtant pas croire que
les Grecs manquent de feu. Tout s'a-
nime au contraire , tout parle , tout
agit dans leurs Ecrits. Mais c'eft plus
l'aélion & le fpedacle que les paroles,
&• plus la paffion &c le fentiment que
le difcours j au lieu que les François
ont fouvent donné dans le difcours
&: les paroles pour fuppléer au fpec-
tacle ou à la palïîon. Combien de por-
traits , de fentences , &: de lieux com-
muns bien frappés , ont arraché des
applaudiflemens qui dévoient être
réfervés à l'émotion Théâtrale qu'on
ne fentoit pas ? ce n'eft que le fang
froid qui applaudit à la beauté des
vers dans un fpedacle.
Revenons aux Scènes de furprife
&■ de fituation -, pour les faire éclore
coup-fur-coup, il a fallu lier plufieurs
incidens , & pour venir à bout de les
coudre, il a été néceflaire de fe relâ-
cher de la rigueur des régies. Com-
112 DISC. SUR LE PAR AL.
ment aurions-nous fans cela un Cid,
un Cinna , &c des Horaces ? verroit-
on Rodrigue 6c Chiniène s'entretenir
deux (ois dans le même lieu où s'eft
paiTé la querelle du Comte de Gor-
mas 5 ôc où fe prononce la fentence
du Roi ? verroit-on une conjuration
tramée dans l'appartement d Augufte ,
Se prefque fous fes yeux ? verroit-on
dans Tefpace de peu d'heures des
amours , des combats , des meurtres,
un jugement dans les formes , &: cent
chofes qui demanderoient une longue
fuite de tems j en un mot verroit-on
tant de beautés raflemblées , fi l'on
s etoit fixé à faire un Tout-enfemble
bien proportionné ? il n'y avoit point
de milieu. Il falloit opter entre l'exac-
titude & la variété y Se Ton a cru de-
voir facrifier l'une à l'autre , ôc deve-
nir moins févêre , afin d'être plus
agréable à des efprits alfez vifs pour
voltiger d'objets en objets , ôc trop
peu attentifs pour fe choquer du paf-
fage fubit des uns aux autres , ou d'un
manque de régularité,
le XVIII. Le retranchement du Chœur
Chœur. ^ ^^^ encore une fuite nécefîaire de
l'attention des François à prendre
toutes fortes de fujets , &c à charger
DES THEATRES. 215
toute l'adion d'cvcnemens &- de fur-
prifes. Car comment ces fujets , ces
lurprifes , &" ces événemens auroient-
ils pu avoir lieu dans un endroit pu-
blic expofé à la vue des Courtiiàns
ou du peuple , tandis que le fonds de
la plupart de nos Tragédies ne roule
que fur des affaires particulières, où
la. Cour &z le peuple n'entrent fou-
vent pour rien ? Les fpedateurs Athé-
niens , accoutumés à fe mêler des af-
faires publiques avoient fur cela un
tout autre goût que les fpedateurs
François , qui ne fe mêlent de rien
dans une Monarchie heureufe &^ tran-
quille.
Je ne parle point d une autre raifon
pour retrancher les Chœurs. C'eft la
trop grande régularité qu ils exigent
pour la conftitution d'une Tragédie.
La néceffité d'un Chœur nous auroit
certainement privés de quantité de
magnifiques fujets, que nous voyons
fi heureufement &" fi noblement trai-
tés. L'on s'eft ôté un bien pour s'en.
procurer un autre cju'on juge plus fo-
lide. Sans examiner ici fi Ton a bien
ou mal fait , ni fi l'inconvénient des
confidens , &: la perte de la partie la .
plus pompeufe du fpeé^acle font alTez
214 DISC. SUR LE PARAL.
dédommagés par d'autres avantages ,
il faut nous contenter de faire quel-
que attention à ce retranchement des
Chœurs , à fa caufe , &■ à fon eiBfet ,
afin de fçavoir où s'en tenir dans la
comparai fon des deux Théâtres.
L'A- XIX. Une autre différence trés-con-
^^^^' fidérable , prife entièrement du côté
des fpeélateurs , c eft la galanterie &C
l'amour. Il n'y en a prefque point
chez nos Poètes Grecs. Les fpeda-
teurs plus politiques ôc plus ambi-
tieux que tendres &" galans, s'en fe-
roient choqués comme d'une foiblel-
fe indigne de la majefté du Théâtre
Tragique. Le renverfement des Etats ,
la fplendeur des Républiques , le jeu
des grandes paillons , étoient pour eux
des objets conformes à leur caradère
orgueilleux &r fier , quoique poli. La
politeffe Françoife devenue moins
fiere & moins ambitieufe dans l'Etat
floriffant du gouvernement Monar-
chique , s'eft fait par habitude un govLt
tout contraire , que les faifeurs de
Spedacles 6^ de Romans ont eu grand
foin d'entretenir par leur attention à
gagner les fufFrages des fouveraines
aroitres du goût. Les fpedatrices
^Athéniennes n efoient pas celles qui
DES THEATRES. 215
donnoicnt la vogue. Différence fi
marquée , que l'amour occupe fou-
yent les trois quarts des Tragédies
Françoifes , au lieu que les Grecques
fe foutiennent d'un bout à l'autre par
la feule force de l'aélion qui en eft le
fo^ids.
XX. L'étude égale des Poètes de carac-
diffcrens tems à plaire à leurs fpeda-^""'
teurs , a encore influé dans la manière
de peindre les caraéléres. Ceux qui
paroiffent fur la Scène Angloife , E(-
pagnole , Francoife , font plus An-
glois , Espagnols , ou François , que
Grecs ou Romains ;, en un mot que ce
qu'ils doivent être. Il ne faut qu'un
peu de difcernement pour s'apperce-
voir que nos Céfars ôc nos Achilles ,
en gardant même une partie de leur
caraétère primitif, prennent droit de
naturalité dans le pays où ils font
tranfplantés , femblables à ces por-
traits qui fortent de la main d'un
Peintre Flamand , Italien , ou Fran-
çois , &: qui portent l'empreinte du
pays. On veut plaire à fa iiation , de
rien ne plaît tant que la reffemblance
de manières Se de génie. Les Poètes
Grecs n'ayant eu prefque à peindre
mie des Grecs ou des Barbares yoi-
Il G DISC SUR LE PAR AL.
fins , ont eu moins de peine à donnef
des caradéres tout-à-fait vrais , &
fans mélange ni altération. Peut-être
aufîî ont-ils pris plus à tâche dattrap-
per cette partie effentielle du fpeda-
cle.
caraaè- XXI. Rcprenons nos brifées , &
J,^u"^es après avoir dillingué ce que le Théâ-
Poëces tre moderne &: ancien ont de com-
qief.*' muH & de particulier par rapport an
goût des fpeélateurs anciens d^ mo-
dernes 5 voyons d'abord ce qui frappe
le plus les mêmes hommes , ( les Fran-
çois par exemple,) dans les Tragédies
Grecques 6<: Françoifes , foit en bien ,
foit en mal. Ce fera là le caradére
commun des unes ôc des autres.
L'intervention des Dieux eft un des
pivots du Tragique Grec , comme de
TEpique. Prefque point de pièces où
les Dieux mêlés avec les hommes ne
faffent leur rôle ; <&: , (ce qui cho-
quoit le plus M. de Saint Evremond, )
les Dieux y jouent avec des paffions
toutes humaines. Ils n'ont pardeflus
les hommes que leur dignité de Dieux,
&■ 5 à cela près , ce font de véritables
hommes divinifés. La Scène Fran-
çoife ne les a point admis , ou les a
relégués à l'Opéra &: aux Comédies.
Elle
DES THEATRES. n^r
Elle a eu égard au vraifemblable du
ficelé avec grande- raifon. Les mœurs
6c les idées ayant changé , il auroit
été ridicule de prétendre faire envi fa-
ger aux François les Divinités payen-
nes avec des yeux Gixcs. Racine mê-
me qui étoit ii fort amateur du goût
Grec , ne les a employées qu'iadi-
redement &c fans les feire paroître ,
comme Neptune Ôc Venus dans Phè-
dre. Mais fi Ton accorde que ces Dieux
feroient un mauvais effet aujourdliui,
il ne faut pas croire qu'il en fût ainfî
autrefois. La penfée même de M. de
Saint Evremond 3c de fes partifans
eft trop forte, quand ils blâment gé-
néralement les Poctes Chrétiens d'a-
voir perpétué la fable payenne. Le
pays de la fable confidérçe comme
fable , eft fi fertile en beautés poéti-
ques , que d'en vouloir bannir la Poe-
ue , ce iéroit la dépouiller de fbn plus
riche domaine. D'ailleurs ce pays fa-
buleux eft un climat univerfel , où
les Poètes de toutes les nations deve-
nus contemporains peuvent fe raflem-
bler en citoyens , ôc s'entendre fans
avoir befoin d'interprète. La Religion
Chrétienne eft trop refpedable , ëc
Tome L K
ii§ DISC SUR LE PAR AL.
fes myftéres font trop fublimes pour
fournir à la Poefie un fupplément à
la fable , comme le fouhaitent M, de
Saint Evremond , & quelques-uns
après lui , auflî peu Poètes que lui.
Car, les vrais Poètes font bien éloignés
d'admettre cette réforme chimérique.
Il vaut mieux écouter. * Boileau , qui
dit très-bien.
De la Religion les myftéres terribles,
D'ornemens égayés ne font pas fufceptibles-'
Et qu'on ne dife pas , après avoir exa-
miné enPhilofophe ou en Géomètre
la plupart des fables anciennes , qu el-
les pèchent contre le bon fens. Ellçs
ont fans doute peu de folidité à les
regarder avec la févérité Philofophi-
que. Mais leur merveilleux a l'air d'ua
enchantement, 6z cet enchantement
eft.reçu de tout le monde. Ceft ua*
ftyle , &■ cela fuffit pour les juftifier
du crime de choquer la raifon , &'
beaucoup plus pour ne les pas trouver
étrangères dans les Tragédies Grec-
ques, où elles fe font incorporées ,
après avoir régné dans le Poëme Epi-
* BoiLïAUi AnPo'ét, chant 3,
DES THEATRES. 215
que , fource unique du Tragique.
Quelle que foit enfin l'impreflioa
qu'elles nous font , il eil toujours cer-
tain que le Théâtre ancien les admet-
toit comme un ornement , ôc que le
moderne ne les foufFre plus qu avec
beaucoup de précaution.
Ce n eft pas que nos Tragédies
Françoifes , dépouillées de ce mer-
veilleux , en ayent moins de noblefle
& de grandeur. Ceft au contraire
par ce point là même qu'elles fe font
remarquer. Quelle pompe que celle
de notre Théâtre élevé , ce femble ,
au-defTus m^ême de la grandeur Ro-
maine par le grand Corneille ! les mer-
veilles éteintes revivent pour nous,
&■ revivent d'autant pltis divinement,
que leur nouvelle vie a quelque chofe
de plus magnifique encore que la pre*
miere. Les Romains furent-ils jamais
fi majeflueux dans leurs fentimens ôc
dans leurs idées qu'ils le font fur no-
tre Théâtre ? quelle profondeur de
politique î quel raffinement de iierté l
font-ce des héros de ce monde ? font^
ce des génies d'un monde fupérieur S
tout tremble , tout s'abbaifle devant
eux j & ilscroyent faire honneur aux
Kij
220 DISC. SUR LE PARAL,
Rois de les fouler aux pieds. Mais
quelle autre efpéce de noblefle élé-
gante dans Racine ! s'il nous rappelle
au monde que nous voyons , fans
îious élever à cet autre Univers qui
ïi'appartenoit qu à Corneille , avec
quel charme nous fait- il retrouver
nous-mêmes dans ceux qu'il nous pré-
fente ! de quelles couleuis fçait il re--
lever ôc embellir les objets fans les
rendre mcconnoiflables ! les héros de
TAntiquité , fi céUbres dans les Tra-
gédies Grecques , ne feroient-ils peint
agréablement furpris de fe trouver
ainfirehauffés par de nouvelles mœurs,
qui à la vérité^leur étoient inconnues,
mais qui ne leur meffiéent point ? Il
faut Tavouer , en mettant à part des
défauts fouvent néceffaires , le Théâ-
tre François a un air de dignité 3c
d'élégance qui lui eft propre , qui le
caradérife ; & cet air couvre fi bien
fes défauts qu'ils difparoiffent pref-
qu entièrement fur la Scène , quel-
ques vifibles qu'ils (oient d'ailleurs au
moyen d'une lcâ:ure réfléchie. C'eft
ce que devroient obferver les cen-
feurs étrangers , dont la critique ne
^'attachant qu'aux défauts , fans met*».
DES THEATRES. m
tre les beautés dans la balance, fe
trouve démentie aux repréfentaMcns
des pièces de Corneille eu de Racine.
Ces Poètes n'ont en effet qu'à fô re-
montrer pour faire de leurs critiques
autant d'admirateurs &: de partifans.
11 en étoit autrefois ainfi des Poètes
Grecs. Mais ils ne peuvent plus efpé-
rer la même grâce aujourd'hui que
Iqs mœurs anciennes font devenues
auflî odieufes &" audî barbares que
les modernes nous font chères & per-
fonnelles. Le caradère fmgulier qui
perce à travers ces mœurs antiques ,
& que Ton ne peut s*empêcher de
fentir , fi l'on n'eft entièrement dé-
pourvu de goût , n'eft véritablement
pas cette noblefle , cette pompe , cette
magnificence élégante &: recherchée
des fentimens de notre Théâtre. On
y voit tout cela , mais réduit aux bor-
nes de la fimplc nature , & dépouillé
de cet éclat qui eft propre des Mo*
narchies , &" de cet art que l'éduca-
tion ajoute à la nature. En récom-
penfe la fimpliciré , la régularité , la
vérité, la juftcfle de la conduite , & des
paflîons font le coin auquel font mar-
quées les Tragédies anciennes. Tout
K iij
12 2 DISC. SUR LE PAR AL,
Tappanage de la pure & belle nature
y eft étalé , mais avec une précifion ,
une délicateffe , &• une naïveté qui
femblent ne tenir rien de TArt. Qu'on
mette à part les mœurs & les coutu-
mes , Oedipe , Philodéte , Iphigénie ,
Hippolyte , font des ouvrages divins j
& Scaliger n'en aura point trop dit
en les qualifiant de ce nom. Je ne.
crains pas même d'en être défavoué
par des leéleurs judicieux , qui auront
la tête aflez forte pour fe mettre au-
delfus du préjugé des mœurs. Ils re-
connôîtront la belle Antiquité à ce
& noble par la fmipliçité même , dé-
nué d'ornemens empruntés & d'épi-
fodes 5 régulier julqu'au fcrupule ,
vrai comme le naturel , & fi jufte
dans le jeu des paflîons, qu'elles vont
frapper Famé du fpedateur à coup
fur , Se jamais à faux , comme le font
beaucoup de Scènes Françoifçs.
€arâc- XXII. Ce caradére généval laifle
licuikrr toutefois entrevoir dans les trois Poë-
tes Grecs des différences qui font leur
caradère particulier , comme les maî-
tres de la Scène Françoife ont chacun
le leur. Car de même que Corneille ^
DES THEATRES. 115
après s'être ouvert une carrière toute
nouvelle , &: , ( fi j oie parler ainfi , )
un nouveau Ckl &r des routes incon-
nues aux Anciens , femble un aigle
qui s'élance jufquaux nues par la
lublimité, par la force , par la fuite
non interrompue ^ &" par la rapidité
de &n vol ; de même que Racine , en
fuivant les traces des Anciens d'une
manière nouvelle , imite les Cignes
qui tantôt planent , tantôt s'élèvent ,
tantôt s'abbaiflent à propos avec une
grâce qui ne convient qu'à eux , ainfi
yoit-on qu'Efchyle , Sophocle Se Eu-
ripide ont leur marche ôc leur con-
duite toute particulière. *
* CicERON, au troifîérae Livre <Je TOra-
reur5ciit: « La fculpture n'eft qu'un même
*} art. Mais Myron, Polyclete & Lvfippe, qui
w. y ont excellé , ont été très-difFérens dans
as leur manière , quoique Ci femblables à eux-
33 mêmes 5 qu'on ne peut s'empêcher de Iqs
-»3 reconnoître. Il «n efb de même de la pein-
as tare. Zeuxis , Appelles , Aglaophon ne fe
33 reflemblent point, & ils paroilTent parfaits
33 dans leur genre. Or fî cela eft aurfî mer-
53 veilleux que véritable dans des arts muets»
53 pour ainfi parler,. combien l'eft-il plus dans
33 le difcours qui admet ces différences , quoi-
33 qu'il foit compofé de mêmes paroles & de
93 mêmes fentimens l différences qui ne font
K iv
i24 DISC SUR LE PARAL.
Le premier , comme l'inventeur
& le père de la Tragédie , eft un tor-
rent qui roule à travers les rochers ^
les forêts , les précipices. Le fécond
eft un canal qui arrofe des jardins
délicieux i ÔJ le troiiîéme un fleuve
qui ne fuit pas toujours fa courfe de
droit fil , mais qui aime à ferpenter
33 pas que l'un foit bon , l'autre mauvais; mais
33 que tout (oit bon & louable dans de^ genres
33 dilFérens. Rien de plus fenfible dans les
33 Poètes. Car on voie combien Eschyle,
33 Sophocle & Euripide font difFérens , &
33 cependant on les loue prefque également
33' chacun dans fon genre. Una fingendi efi ars
^^ in quâ pr&flantes fuerunt Myro^ Polydetus j
33 Lyfippus y qui omnes interfe dijftmiles fue-
« runt y fed ita tamen ut neminem fui velis ejfe
» dijfimiUm : una eji ars ratioque piclur&. Dif-
33 fimillimi tamen inter je Zeuxis , Apelles ,
33 Aglaophon ; neque corum quifquam in arte
rï^juâ deejfe videtur. Et p hoc in his quajî mutis
33 artibas efl mirandum , & tamen verum , quan-
33 ro admirabilius in oratione & linguâ quA
33 cum in iifdem verbis fententiifque verfetur
xfummas habet diJftmiLitudines ? non fie ut alii
33 vituperandi funt , fed ut ii quos confiet eJfe
33 laudandos y in difpari génère laudentur. îd"
M que primum in Fo'étis cerni licet quam inter
33 fe JEfchylus , Sophodes y Euripides dijjtmiles
*3 fint quanquam omnibus par pœne laus in dif-
^:> fimili fcribendi génère tribuatur. 33 Ce paiTage
eft le dénouemeut de toutes les difficuités fsi:
DES THEATRES. 225
dans des prairies émaillces de fleurs.
Tous les trois ont fait pour la Tra-
gédie ce que les Dieux firent en fa-
veur de Pandore , fuivant la fable.
Efchyle qui fit éclore la Tragédie lui
donna un air un peu rude , des traits
trop forts , une démarche trop fou-
gueufe , ôc un port de Géante plutôt
k goût , 5c montre bien qu'il n'eft pas pure-
ment arbitraire. Toutes les manières de pein-
dre font bonnes. Oui , quand elles participent
également du bon goût. Il en eft de même des
ftyles. Aufli quand on dit qu'il faut imiter
pour l'éloquence le ftyle de Ciceron ou de
Demosthene , ce n'eft pas à dire qu'il faille
copier grofllercment leur manière 5 mais il faut
prendre la goût périodique , nourri & fenfé des
beaux fiécles où ils vivoient , ce qui n'em-
pêchera pas qu'on n'ait une manière propre.
Ainfi l'ont pratiqué les Pa'Tru , les le Maî-
tre 3 les Pelisson , &c.
00 On reproche fouvent aux Poètes qu'ils
■93 ne fuivent pas la vérité dans les caraâ:éres
-33 qu'ils forment : mais on fait voir qu'ils les
00 forment comme ils devroient être, ou com-
as rne ils font. Et c'eft ainfi que Sophocle &
33 Euripide répondirent à leurs cenfeurs^ So-
33 PHOCLE en difant , ^nilfaifoitfes héros com-
r M me ils dévoient être , & Euripide qu'il les
33 faifoit comme ils étoiera , &c, 33 Arist. Poët.
chant 16, On a appliqué ce mot à Cornïille
& à Racine^
K V
116 DISC. SUR LE PARAL;
que d'Héroïne. Sophocle la rcduifit ;,
jfelon Texpreffion d'Horace que nous
avons déjà citée , à paroître avec la
décence d'une matrone. Euripide en-
fin , en lui donnant de nouvelles
grâces , la fît quelquefois un peu phi-
lofophe.
Tous CQS caradéres une fois fup-
pofés 5 d>c bien établis par les pièces
qu'on verra traduites , il eil aifé d'ap-
percevoir jufqu'oû l'on peut pouffer
la comparaifon, &" quel en doit être
le réfultat. J'ai touché légèrement
tous CCS articles pour n'en pas laiffer
perdre le fil j àz pour les rapprocher
du parallèle.
Païaî- XXIIL i«. Uancien Ilièâtre & le
léîe des nioderne s'accordent à ne point ad-
Théâ- mettre de Sujets feints & nés de Ti-
""• magination du Poëte. Mais ils diffé-
rent effentiellement dans le choix des
Sujets hiiloriques èc fabuleux. Tous
les Sujets font bons aux François ,
pourvu qu'ils foient Tragiques , éc ca-
pables de la forte de régularité que
l'ufage a jugé fuffifantCc Pour les
Grecs ils ne veulent de Sujets que
ceux qui peuvent s'allier avec la ri-
gueur des trois unités 6c des Chœursi
DES THEATRES. 227
Les premiers ne (ouârent guère que
des Sujets étrangers : les féconds n'en
veulent que de domeftiques , tirés de
leurs annales vieilles ou nouvelles.
L'un &■ l'autre goût cil fondé en rai-
fon par la diverfité des efprits , ^ par
la diiî-crence d'intérêts qui fe trouve
entre un Etat Monarchique &: un
Etat Républicain. Il n ePc donc pas
queflion d'abord de faire le procès
aux uns ou aux autres dans la com-
paraifon des Sujets. Nos fources font-
elles plus fécondes que celles des
Grecs ? cela pàroît être au premier
coup d'œil , puifque l'Univers entier ,
( fur-tout depuis le rôle que les Ro-
mains y ont joué , ) fournit , ce fem-
ble , beaucoup plus au Iliéâtre qu'un
coin de la terre , tel que la Grèce de
fes environs. Mais fi l'on confidére le
nombre prodigieux de Tragédies ti-
rées de ce feul fonds , qui font for-
tiesde la feule plume des trois Poètes
Grecs , &■ dont il nous rede au moins
une partie des titres, on fufpendra
un peu fon jugement. Il eft des pays:
plus fertiles en or que le refte du
monde. Telle étoit la Grèce par rap-
port aux Sujets tragiques.. Sa fable
K vj
iig DISC. SUR LE PAR AL.
mêlée à fon hiiloire eft une fource
intariflable. Mais fans infifter fur ce
point, tout ce que Ton peut accor-
der au Théâtre moderne au-deffiis du
Théâtre ancien à legard des Sujets ,
c'eft la variété prife du côté des
mœurs. En mettant fur la Scène di-
vers peuples , des Grecs , des Ro-
mains , des Efpagnols , des Turcs , on
eft obligé de varier au moins les har-
bits. Ceft pour le Théâtre un profit
auquel les Anciens fembloient avoir
renoncé.
2°. Quant aux perfonnages , com-
me les Dieux , les Rois , les Héros &c
les fubalternes , c'eft encore un arti-
cle qui ne peut nullement entrer dans
la comparaifon , vu le changement
des idées de fable , daiéroïfme &" de
diadème. Qui fçait fi dans le tems
que devenus feuls juges entre nous
&" les Grecs , nous les condamnons Ci
fièrement fur le défaut de noblefTe
dans les mœurs , eux mêmes revenant
au monde ne nous condamneroient
pas à leur tour fur la folle hauteur
de nos idées qui paroit dédaigner la
nature &: l'humanité ? hé qui en de-
vroit être cru ? mais ne chicanons
DES THEATRES. n^
point fur le parallèle des idées &: (\qs
mœurs. Si l'on s obftine à comparer
les deux Théâtres par cet endroit , le
moderne remportera fans difficulté
fur l'ancien au jugement des idées
préfentes.
5^. Il n'aura pas le même avanta-
ge pour l'œconomie &" la conduite
des pièces. Ses défauts fréquens d'u-
nité , de liaifon , ôc d'art à faire en-
trer ou for tir les Adeurs ; Ces Epifo-
àts éternels ; & i^QS cafcades dont
les degrés font fouvent brifés & in-
terrompus , donnent à cet égard une
fupériorité inconteftable au Théâtre
Grec.
4*^. D'où il s'enfuit une autre fupé-
riorité qui n'eil: pas moins précieufe.
Ceft la limplicité qui la lui donne.
L'imagination n'y eil; point détour-
née , comme dans le nôtre , de Tobjet
principal ; &" ce qui eft encore plus
remarquable , c eft que par cela mê-
me le jeu de la paffion y eft conduit
avec plus de précifion , de fageffe , &:
de vérité. Cela eft trop frappant pour
n'en être pas touché dés une picmiere
ledure.
5°. Comme le Choeur a fes a van-
Z30 DISC. SUR LE PAR AL.
tages &■ Ces inconvéniens , c eil en-
core une chofe qu'on devroit exclure
de la comparaifon. Le Théâtre mo-
derne 5 en s'en paiTant , y gagne un
plus grand nombre de beaux Sujets :
mais , outre qu'en revanche il fe char-
ge de confîdens, il y perd la conti-
nuité de i'aétion , & un ipedacle ma-
gnifique qui fert à la fou tenir , & qui
ell: , pour ainii dire , le fonds ou l'ac-
compagnement du tableau.
6°. Pour ce qui cCi de la galante-
rie que le Théâtre ancien rejettoit ,
ôc dont le François fait fon capital ,
le bon fens & la raifon , en dépit du
goût dominant , fe mettent du/côté
des Grecs. Car outre le fcandale in-
concevable que donnent des Chré-
tiens moins icrupuleux fur la pureté
du Théâtre que des Païens , peut-ori
avoir quelque élévation dans les fen-
timens , fans être choqué de voir la
Tragédie dégradée par une tendrefle
vaine qui n'a rien de férieux , & dont
tout l'art , vu la manière dont on
l'employé , efl d'arrêter à chac^ie pas
Timpreffion que devroient faire la ter-
reur & la pitié , ou la paffion prin-t
cipale de la pièce. Cette paffion peut-
DES THEATRES. 25 x
elle produire un effet durable , &c
lailler d'elle un long fouvenir , comme
s'exprime Boileau , tandis qu'on l'in-
terrompt par des huit ou dix Scènes
de galanterie ? Le jeu d une paffion
Théâtrale confifte à fe développer
par un enchaînement d'impreffions
qui la mènent infenfiblement à fon
comble. Mais cette chaîne fe rompt
à chaque inftant. Auffi l'impreffion
primitive s'efface-t-elle par les Scè-
nes galantes. Les Grecs n'ont eu gar-
de de troubler ainfi leur adion par
des tendreffes doucereufes. C'eft pour
cela qu'il leur en coûtoit beaucoup
plus pour nourrir une pièce de fon
propre fuc, &" pour lui donner fes
juftes proportions , qu'il n'en coûte
d'ordinaire aujourd'hui , pour ajufler
une adion fimple au moyen d'Epi-
fodes & d'événemens d'amour. Loin
de leur en fçavoir gré on s obftine
à les blâmer par l'endroit même qui
les rend plus eftimables. Hé , la force
du génie ne paroît-elle pas davantage
à fuivre le fil- d'une paflîon durant
cinq Adcs , ^z toujours en croilTant ,
qu'à y coudre divers morceaux étran--.
gers 5 pour remplir cette étendue l
23^ DISC. SUR LEPARAL,
certainement Ton pourroit dire que
cette méthode nouvelle feroit venue
de défaut d'haleine &" de force dans
les Poctes , fi Corneille le plus fort
ôc le plus ferme des génies tragi-
ques ne l'eût fuivie par déférence
pour fon fiécle beaucoup plus que
par goût : &: quels ménagemens n'y
a-t il pas apportés ! fi l'amour fait un
grand rôle dans fes pièces , du moins
il n'y fait pas le principal ; & il y
eft lubordonné à l'ambition , dont
fouvent il devient le miniflre ôc l'ef-
clave.
y'". Enfin pour finir par les carac-
tères , on ne fçauroit difconvenir que
les Grecs les ont marqués avec plus
de vérité que les François , quoique
ceux-ci ayent peut-être dû en ufer
comme ils ont fait , pour plaire à
leurs fpeélateurs. Je n'en répéterai
point la raifon.
Gonc'u- XXÏV. C'eft donc par la nature ,
qui eft la mcme dans tous les tems ,
& non par les chofes q^iie l'éduca-
tion &: l'habitude y ajoutent de fiécle
en fiécle , qu'il faut comparer le Théâ-
tre ancien avec le moderne. Sur ce
pied-là on les regardera comme deux
DES THEATRES. 2 M
genres toutdifFcrens à certains égards ,
ôc par confcquent peu fufceptibles
d'une comparaifon fort exad;e , puis-
que rimpreflSon rcfulte d'un certain
total qui comprend l'imitation, tant
de la nature , que des chofes qui y
font ajoutées , ou qui en font retran-
chées par la diveriité des (iécles. Qui-
conque aura lœil aflez fin pour dé-
mcler les rciîbrts de cette impref-
fion , trouvera fans doute que fi notre
Théâtre eft plus noble par les mœurs ,
le Théâtre Grec ne 1 eft pas moins
par la nature , que l'un eft plus char-
gé , l'autre plus fimple j l'un moins
régulier , l'autre plus exad j le pre-
mier plus intéreftant , le fécond plus
touchant , celui-là plus fougueux &c
plus fublime , celui-ci plus animé de
plus naturel. Le Théâtre Grec fera
regardé comme une ftatue antique
avec fes linges mouillés ^ peu ornée
à la vérité , mais où tout eft naïf 8c
vrai i àc le François , comme une fta-
tiie moderne dont les attitudes &" les
drapperies ont plus de dignité &: de
richefte , moins d'agrément &: de vé-
rité. Si nous en croyons M. de Saint
Evremond ^ *» chez nous ce qui doit
^54- DISC. SUR LE PAR AL.
3i être tendre n efl fouvent que doux ^
« ce qui doit former la pitié fait à
9> peine la tendreiTe ; l'émdtion tient
" lieu du faififlement ; ù*étonnement
»» de rhorreur. 11 manque à nos kii-
» timens quelque choie d'aflez pro-
» fond i les pallions à demi touchées
M n'excitent en nos âmes que des
9> mouvemens imparfaits, qui ne fça-
» vent ni les laiffer dans leur aflîette ,
5> ni les enlever hors d'elles-mêmes. >•
Cela n'eft pas généralement vrai. Car
qui jamais pouffa plus loin une paf-
non que Corneille , fur- tout celle des
dialogues particuliers où il s'agit dô
conteftation ? Ton pourroit fe plain
dre au contraire que fouvent la paf-
. Ou ne la porte pas
Ciéopatre dans Rodogune ? »> nos hé-
fion efl: outrée. Ôû ne la porte
>i roïnes fe lamentent trop , ou s'ex-
V halent fouvent en des fentimens
sf trop beaux pour une douleur véri-
« table , » autre reproche de M. de
Saint Evremond. Ce trop ou ce trot)
peu font les appanages du goût où
l*on a monté le Théâtre moderne.
La juftelfe ôc la vérité , chofes fi ché-
ries des Anciens , font le partage du
leur. Il fe pafïîonne 5 mais fa paffion
ms THEATRES. 255
a fon origine , Çon ctendue , fes bornes
ë^ ics exprefîîons , comme dans la na-
ture. Ceft un tableau dont la fim-
plicité , la vie & la relTemblance font
le principal mérite. Le nôtre eft un
tableau plus brillant , &: dont les traits
font plus hardis. Si ce dernier frappe
6c faifit davantage, le premier n'a
pas moins droit d'attacher &" de plaire.
Ce que Tun perd dans l'examen ri-
goureux de la raifon , l'autre le gagne
par ce même examen, &" c'eft le iort
des belles chofes. Plus on les voit
avec des y^i|x critiques > plus on les
trouve bçll^^^ ^Î2!^ C^nime il ne s'a-
git point ici de préférence , ni mê-
me de comparaifon rigide entre deux
Théâtres qui ont fi peu de rapport,
c'eft afTez d'avoir fait connoître com-
ment &: en quoi on peut les compa-
rer pour juger mieux de l'un , qui eft
moins connu , par le contrafte de l'au-
tre , qui l'eft plus. Ceft tout l'avan-
tage que j'ai prétendu procurer au
Théâtre Grec, fans aucun préjudice
pour le François. Ce feroit beaucoup
d'avoir mis par ce moyen les leéleurs
en goût &• en fituation de juger par
eux-mêmes du degré d'eftime qu'on
1^6 DîSC.SURLEPARAL.&c;
peut accorder aux inventeurs de k
Scène Grecque, fans intérefTer le
moins du monde l'admiration fi jufte-
ment due aux grands Maîtres de no-
tre Scène.
ŒDIPE,
TRAGÉDIE
DE SOPHOCLE
1
AVERTISSEMENT.
OUTRE l'Œdipe de M. D acier ,
qui ne niavoit pas rebuté maigri
mon refpeci Jinchc pour la mémoire de
ce Sçavant , // en a paru un autre en
17 ic), de feu M, Boivin. Comme le
mien étoit fait plujieurs années avant U
Jien , y ai cru devoir le donner td quil
étoit , avec la fcrupuleufe attention de,
rHy rien changer , fans prétendre pour
cela me comparer y & moins encore m^
préférer à un homme de ce mérite.
140
SUJET.
POUR l'expofer il fuffit de citer
les paroles de M. Dacier , qui a
traduit Oedipe avant moi. 11 démêle
trcs-bien en peu de mots ce que THiC-
toire a fourni au Poète , Se ce que le
Poè'te y a ajouté.
« Le Royaume de Thébes * étant
9> défolé par une peile très -cruelle,
35 on envoya coniulter l'Oracle d'A-
s5 pollon y qui répondit qu'elle ne cef-
3> feroit qu'après que l'on auroit vengé
3> la mort de Laïus fur Oedipe , qui
?> étoit fon fils Se fon meurtrier. On'
èi vérifia cet Oracle , Se l'on trouva
3î en effet qu'Oedipe étoit ce même
35 fils de Laïus Se de Jocafte , qui ayant
s> été expofé par Tordre de les parens
55 avoit été fauve par des Pafteurs , Se
3> porté à Polybe , Roi de Corinthe , f ^
9> qui l'avoit élevé comme fon fils. . . .
s> Après cette reconnoiffance , Jocafle
9j fe pendit de défefpoir , Oedipe fe
* Capitale <îe Béotie, Province la plus voi»
fine de l'Atrique.
t Ville célèbre dans Tlfthme du Péloponèfe.
crçva.
141
î> creva les yeux , & on le chafla du
>> Royaume. Voilà ce que THilloire
» Grecque a fourni à Sophocle ; voilà
î> ce qu'il y a de propre» Le refte font
33 les Epifodes , c'eft-à-dire , les cir-
33 confiances des tems , des lieux , &
33 des perfonnes , dont Sophocle fe
33 fert pour étendre 8c amplifier fon
*3 aélion. Ces circonftances font laf-
3> femblée des Sacrificateurs , qui , fui-
33 vis d'un très -grand nombre d'en-
35 fans 5 vont fe profterner aux pieds
5» d'un Autel qu'on avoir élevé à
3> Oedipe dans la cour de fon Palais ,
33 les Sacrifices qu'on fait dans toutes
33 les places , l'ambiguité de l'Ora-
35 cle , * l'emportement d'Oedipe con^
33 tre Tiréfias , fes injuftes foupçons
s3 contre Créon , la querelle de ces
33 deux Princes , la fortie de Jocaile
j3 qui veut les appaifer , le trouble
33 qu'elle jette dans i'efprit d'Oedipe
j» en voulant calmer fes inquiétudes ,
33 l'arrivée du Pafteur de Corinthe ,
33 qui vient lui apprendre la mort de
33 Polybe , &: qui , pour guérir fes
>3 frayeurs , croyant lui donner une
»> très-bonne nouvelle , lui découvre
* Celui de Delphes , ville & temple d'Apol-
lon s au pied du mont ParnafTe dans la Phocidc,
Tome L L
242.
» que le Roi &: la Reine de Coriiithe
3> n*étoient pas fes parens , l'opiniâ-
3> treté d'Oedipe , qui veut éclaircir
3> fa naiflance malgré les efforts de
3î Jocafte ; la dépolîtion du Pafteur
5î de Laïus , qui étoit le même qui
5> avoit eu ordre de l'expofer j enfin
« toutes les circonftances de la mort
3> de Jocafte , &■ de la punition d'Oe-
3) dipe. ... Le but du Poète eft de faire
î5- voir que la curiofité , lorgucil , la
53 violence , & l'emportement préci-
3> pitent dans des malheurs inévita-
35 blés les hommes qui ont d'ailleurs
s> de fort bonnes qualités.
^5
Hi
PERSONNAGES.
O E D I p E , Roi de Thébes en Béotie.
Lé Grand Prêtre de Jupiter.
C R É o N , frère de Jocafte.
Le C h (E u r compofé des Anciens de
la Nation Thébaine. *
T I R E s I A s 5 Prophète.
* M. Dacier veut que le Chœur foit cona-
pofé des Sacrificateurs de divers Temples. Il fc
tonde fur deux pafTages de Sophocle j l'un
oii le Grand Prêtre dit à Oedipe , Ad. I. Se. I.
Voici des Sacrificateurs courtes fous le poids des
années, el ^k »' chv y^^ct fioipeiç hpuç. L'autre y
Scène IV. Ade IV. où Oedipe dit, en parlant
au Chœur , O Vieillards y 5rpê(r/3«ç, Celui-ci
prouve feulement que ce font des Vieillards ,
outre que Henri Etienne lit jr^î^r/Sw, ce qui
fait un autre fcns. Quant au premier paiTage ,
il montre feulement que le Théâtre eft rempli
de Sacrificateurs & de Prêtres à la première
Scène : mais ce partage ne prouve pas que ces
Vieillards qui paroilTent d'abord foient le
Chœur , non plus que les cnfans qui les ac-
compagnent. Un autre endroit plus décifif me
fait pencher à croire que le Chœur eft forme
des plus notables Thébains 5 car Jocafte les
appelle , ^e^pçx^ KvctKres y les principaux du pays,
J'ofe aflurer que j'avois fait cette remarque
avant que d'avoir lu M. Boivin.
Lij
HA-
J o c A s T E , veuve de Laïus Roi de
Thébes , & femme d*Oedipe.
Un Officier de la Cour d'Oedipe.
Un Vieux Berger qui vient de
Corinthe.
P H G R B A s 5 Berger des Troupeaux de
Laïus.
PERSONNAGES MUETS.
Une Troupe d'E n f a n s qui fui-
vent le Grand Prêtre.
Deux Filles d'Oedipe.
ha Scène eji a Thébes devant
. le Palais d'Oedipe»
i^i
245
k^xxxxxKXxxM a'"";^'"-7 '«XXXXXXXXX*jj^
JSXxxxJixxxxxx :•; ^f^?*^ x xxxxxxxxxx^/t^
ŒDIPE,*
TRAGÉDIE
DE SOPHOCLE,
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE, f
Oedipe, Suite, Le Grand Prêtre ,
Unç Troupe d'Enfans.
Oedipe.
INFORTUNÉS Enfans , tendre race
de l'antique Cadmus , quel fujet de
triftefTe vous ralTemble en ces lieux ?
^ * O'têlnwjç Tùç_ancç , eft le titre Grec de cette Note
Pièce, qu'il falloit rendre par Oedipe i^oi , df l'^di-
pour la différencier d'Oedipe à Colone , oii^*"""^'
ce Prince n'eft plus qu'un Vieillard aveugle &
profcrit.
t Rien de plus fuperbe que l'ouverture de
cette Scène. Elle préfente aux yeux une Pla*
L iij
24^ ŒDIPE.
que veulent dire ces * bandelettes, ces
branches, ces fymboles de fupplians?
Thébes fume d'encens : tout retentit d^
cris ôc de prières, f Quel fpedacle pour
Oedipe î oui , cet Oedipe votre Roi , (î
célèbre par tout le monde , a voulu en
être le témoin. Je pouvois envoyer vers
Yous pour apprendre la caufe d'une u
tîifte cérémonie , je viens moi - même
m'inftruire par votre bouche. Mais non,
c'eft à vous, ô Vieillard, de parler pour
eux. Quelle eft votre deffein ? quelle
C4*ainte, quelle calamité , quel malheur
préfent ou futur, vous réunit autour des
ce , un Palais , un Autel à la porte du Palais
d'Oedipe , des Enfans Se des Vieillards prof-
tcrnés j on apperçoic même , fuivant le texte ,
tout un peuple qui paroît au loin environner
les deux Temples de Pallas , &* l'Autel d'A-
pollon.
* Les Anciens portoient , ou à la main , ou
fur la tête ^ des rameaux & des bandelettes ,
quand ils alloient demander quelque faveur
confîdérable ou aux Dieux , ou aux hommes.
Note t Ces prières ^ dans Sophocle , font des
^l'Edi- TT'^hiÇy cciï à-dire 5 des Hymnes chantées en
teui. l'honneur d'Apollon fur-tout , & des autres
Divinités. Ce paiîage conftate que -ce jric/^jr n'é-
toit pas toujours un chant d'allégreffe , mais
quelquefois une plainte lugubre Au refte le
- P. B. a fuppofé les BcmdeUttes ; le teste Grec
n'en àh pas tm mot.
A C T E î. ^ i47
autels ? * parlez , me voici prêt à vouis
fecourir : je ferois infenfible fî je n'étois
cmû d'un fpedacle fî touchant.
Le Grand Prêtre.
Vous voyez, Grand Roi, cette troupe
inclinée au pieds de vos autels.Voici des
Enfans qui le foutiennent à peine,"]" des
Sacrificateurs courbés fous le poids des
années , & de jeunes hommes choifis.
Pour moi je fuis le Grand Prêtre du
Souverain des Dieux. Le refte du peu-
ple orné de couronnes eft difperfé dans
la place , les un5 entourent f les deux
teur.
* On voit qu'Oedipe ne pouvoir ignorer le ^of<;
fujet de la conftemation publique j il s'en ex- <^^^^<^*'
plique alTez quelques vers après : Oui , Thé-
bains , votre trîjîe fituation ne meft que trop
connue. Ceft un manque d'attention dans le
Poète Grec , qui ne devoir pas échapper à fou
Tradudeur.
t M. Daciir 5 auflî-bien que les autres, a
raifon de s'écarter du Scholiafte , qui prétend
que ce paiTage o] êéoiv y.i^ei /Suous Uttiis , Koici
des Sacrificateurs courbés fous le poids des an"
nées , ne doit s'entendre que du Grand-Prêtre
qui parle de lui feul au plurier , & qu'ainfi il eft
Je feul Vieillard avec les Enfans , cela eft in-
foutenabie. La penfée de M. Dacier eft coii"-
forme à celle du Seigneur Italien Orsatto
GiusTiNiANO , qui traduit . . . alcuni pol fon
facerdoti d'anni gravi,
^ Il y avoit àThébes deux Temples de Pal^
Liv
i4« CE D 1 P E.
Temples de Pallas j * les autres font au-
tour f des autels d'Apollon fur les
bords du fleuve. La caufe d'une iî vive
douleur ne vous eft pas inconnue. Hélas!
Thébes prefqu*enfevelie dans un océan
de maux , peut a peine lever la tête au-
defTus des abyfmes profonds qui l'envi-
ronnent. Déjà la terre a vu périr les
moifTons naiflantes , & les cendres trou-
peaux, f Les enfans expirent dans le fein
de leurs mères. Un Dieu ennemi , un
feu dévorant , une pefte cruelle ravage
la ville> Se QniewQ les habitans. Le noir
las , l'un qu'on appelloit MïnQiv cfecouraèie ;
l'autre nomnii Minerve rîfmeniene , à caufe
du fleuve Ifmenus , & Cadméene à caufe de
Cadmus.
JWote * n eft bien vrai qu'il y a voit à Tbébes
^e l'Edi- deux Temples de Pallas , tels que le P. B. les
teur. nomme. Mais il s'agit ici de celai des deux
qu'on voyoitdansla Place publique, àyoe^aisn ;
il étoit confacré à M'mcrvc fecourahie ^ & il eft
appelle double, t/aAiîç, fans doute à caufe de
fts deux ailes , v^W ê'T/lt^^oç.
t Au lieu des Autels , le grec dit , les cendres
fatidiques dHjmenus ; cendres , parce que l'a-
venir fe dévoiloit dans ce Temple en conful-
tant le feu ; d' Ifmenus , parce que ce Temple
étoit fur le bord du fleuve»
Note ^ A'yi>^uiç fisvûf4.otç. Il cft queftion ici de
de l'Edi- troupeaux de boeufs ^ auxquels l'épithéte de
^^^* cendres n'cft pas trop bien aifortie.
A C T E I. 249
Pluton enrichi de nos pertes , fe rit de
nos gémifTemens ôc de nos pleurs. Tour-
nés vers * les autels de votre palais ,
nous vous invoquons, fînon comme un
Dieu , du moins comme le plus grand
des hommes , feul capable de foulager
nos maux , de d'appaifer la colère du
Ciel. C'eft vous, grand Roi, qui affran-
chîtes Thébes du tribut fatal qu'elle
payoit au Sphinx^ f vous que les î3ieux,
fans le fecours des hommes, infpirerent
alors j vous enfin que les Thébains ho-
norent comme leur libérateur ôc leur
père. En vous feul efl notre refTource.
Profternés à vos genoux , hélas ! nous
vous conjurons tous de trouver quelque
remède à nos calamités. Intéreffez à no-
tre fecours le ciel & la terre j confultez
les hommes & les Dieux , en un mot
* On le reg;arde comme un homme divin
dont la fagefTe avoir déjà délivré Thébes du
Sphinx. Cela augmente le Tragique , puifque
cet Oedipe adoré de fon peuple doit bien-tôt en
devenir Texécration.
t On peut conclure de cet endroit que les Note
Thébains étoient obligés de préfenter de tems de TEdi-
en tems quelqu'un qui s'efforçât de deviner ^^"'^'
l'Enigme : fans quoi perfonne n'eût ofé l'entre-
prendre , à la vue de tous ceux qui n'y avoient
pas réufli , & que le Sphinx avoit mis en pièces,
L Y
150 ŒDIPE.
fauvez-nous. La prudence dss faees ,
tels que vous , eft luperieure aux évé-
nemens. Hâtez-vous donc, ô le meilleur
des Rois, hâtez-vous de fauver Thébes.
Rendez-lui fon ancien éclat, ôc fouve-
nez - vous de l'obligation que vous im-
pofent vos premiers bienfaits. Libéra-
teur de cette contrée , ce beau titre ne
s'efFacera-t-il point des cœuxs de vos fu-
jets, fi déjà délivrés par vos foins ils font
replongés dans de plus grands malheurs?
Encore une fois. Seigneur, fauvez-nous.
Rappeliez cette prudence qui nous a
gouvernés fous de plus heureux aufpi-
ces 5 foyez toujours femblable à vous-
même , & fongez que fi le Ciel vous
conferve pour régner encore fur ces cli-
mats,un Royaume dépouillé de citoyens
eft un bien aufii inutile pour un Roi ,
qu'une fortereffe fans foldats^ ôc un vaif-
feau fans matelots.
Oe d ï p e.
* Déplorables enfans, je n'ignore pas
vos douleurs j oui ,Thébains, votre trifte
fituation ne m'eft que trop connue. Tout
* Oet^ipe parie en cet endroit non-feule-
ment aux enfans , .mais aux Sacrificateurs &
au peuple. Il parle en père, c'eft pourquoi il
fe fert du^terme TruT^tç qui d'ailleurs s'attribue
aux hommes aulîî-bien qu'aux enfans.
ACTE I. 251
pleure, tout gémit ^ mais dans cette af-
fliction générale, croyez - moi, je foufFre
comme vous , Se plus que vous, les
malheurs publics retombent fur votre
Roi j Oedipe feul en porte tout le faix :
j'ai vos maux , ceux de mon peuple , &
les miens à fupporter. * Ma prudence ,
vous le favez , ne s'endort point fur ce
qui vous touche , vos cris ne l'ont pas
réveillée. Témoins de mes larmes &c de
mes inquiétudes, vous n'ignorez pas
combien j'ai tenté de voies pour vous
foulager. Il reftoit un remède, je ne l'ai
pas négligé, f Créon mon beau-frere eft
allé par mon ordre au Temple de Del-
phes. Il doit apprendre du Dieu com-
ment je puis procurer le falut de mon
peuple. Je compte les momens. Hélas î
il ne revient point.Funefte délai ! cruelle
inquiétude I il a déj^ pafiTé le temps ef-
péré du retour. Mais quand il fera re-
venu, regardez-moi comme le dernier
des humains, fi je n'exécute de point en
point les ordres d'Apollon.
* Il me femble que c'eft là le fens fin de So-
phocle , & qu'il a échappé à M. Daciek qui
s' eft contenté de traduire j Ne croye:^ pas que
vos cris mayent éveillé.
M. Orsatto a fuivi le fens que je donne,
t Grec j Fils de Ménécée,
Lvj
1^1 (E D I P E.
Le Grand Prêtre.
Heureux événement ! ces enfans
m'apprennent l'arrivée de Créon,
Oe D I P E.
O Apollon 5 juftifiez par le fuccès
rallégreffe qui paroît fur fon vifage.
Le Grand Prêtre.
* La couronne de laurier qui pare fa
tète nous annonce un fuccès fortuné»
S C E N E 1 L
C R É o N , les mêmes»
Oe D I p E.
Contentons notre impatience. Il ap-
proche. . . . ah, cher Créon, quelle eft la
réponfe de l'Oracle ? parlez,
C R É o N.
Raiïurez-vous, Seigneur, la voici. f Si
nous écartons la caufe de nos malheurs >
nous celTerons d'être malheureux, f
* La couronne de laurier qu'on poftoit en
revenant de Delphes , niarquoit qu'on avo-it
leçu une réponfe favorable.
t La manière énigmatiqut 5 dont parle d'a-
bord Créon , excite la curiofité & l'attention.
Note S Ce n'eft point là la réponfe de l'Oracle ^
de l'Edi- mais la penfée de Créon lui-même qui en in-
teur. terpréce le fens. A£>^ yuf , &c. Je vous ajfure ,
A C T E 1. 153
Oe D I P E.
Quoi ? que dites-vous ? ce difcours ne
peut ni m'intimider , ni me raflurer.
C R É o N.
M'expliquerai-je en préfence de cette
afiTemblce j ou entrerons - nous dans le
Palais ?.
Oe D I p E.
Non ; parlez devant ce peuple. Son
intérêt mQ touche beaucoup plus que le
mien.
C R É o N,
Ecoutez donc la répcuife du Dieu. Il
déclare nettement qu'il faut exterminer
de cette terre le monftre qu'elle nourrit
depuis trop long-tems.
Oe d I p e.
Quel eft ce monftre ? quelle expiation
demande le Dieu ?
dit-il à Oedipe , qu'il y a remède a nos maux,,,»
le tout dépend de notre diligence a réparer une
certaine faiiie. Cette faute n'eft autre chofe
que l'impunité du meurtre de Laïus , & la né-
gligence à en rechercher les auteurs. Quant aux
propres paroles de la réponfe d'Apolion Py-
thien , elles font rapportées un peu plus haut :
Ecoute-:!^ donc la réponfe du Dieu , &c. On ne
voit pas pourquoi M. Dacier & le P. B. s*em-
baranent de juftifier ici Sophocle. C'eii: cette
négligence même d'Oedipe & de Jocafte que
les Dieux ont droit de punit dans l'un Ôc dans
l'autre.
Z54 ŒDIPE.
C R É O N.
L'exil ou la mort du coupable. Un fang
injuftement répandu crie vengeance.
Oe d I p e.
Quel eft donc ce coupable ! quel eft
l'objet du couroux d'Apollon ?
C R É o N.
Seigneur , il fut un Roi qui gouverna
ce pays avant vous. Laiius. . . .
Oe d I p e.
Je le fai. Jamais mes yeux n'ont vu
ce malheureux Prince.
C R É o N.
Il fut tué. Sa mort n'eft pas vengée,
C'ed ce crime en un mot dont Apollon
exige qu'on puni (Te les auteurs.
Oe d I p e.
Comment découvrir les traces obfcu-
res d'un crime il ancien ? où font les
meurtriers ?
C R É o N.
Dans cette contrée , ( a dit le Dieu. )
N'alléguez point. Seigneur , la difficulté
de remonter aux veftiges de ce crime.
On trouve ce qu'on cherche avec foin.
La négligence feule fert de voile aux
attentats impunis.
Oe d I p e.
Mais quoi ? le meurtre de Laïus s'eft-
il commis à la ville ou dans un voyage ,
ACTE I. ^ ^55
dans ces climats ou ailleurs ? répondez. *
C R É o N.
Laïus partit pour aller, difoit-il, con-
fulter rOracle , Se depuis il n'a plus
reparu.
^ 33 II faut abfolument que dans tous les
M incidens qui compofent la Fable , il n'y ait
33 rien qui foit fans raifon , ou fi cela eft im-
33 polTible on doit faire enforte que ce qui eft
33 fans raifon fe trouve toujours hors de la
M Tragédie , comme Sophocle Ta fagement
33 obfervé dans fon Oedipe. 33 Arist. Po'ét,
ckap. 16. Sur quoi M. Dacier dit : 33 II étoit
33 fans raifon qu Oedipe eût été fi long-tems
a' marié avec Jocafte , fans avoir fçu de quelle
»3 manière Laïus avoir été tué , & fans avoir
33 fait une recherche exacte de ce meurtre. Mais
33 comme ce fujet qui eft d'ailleurs le plus
33 beau du monde ne pouvoir fubfifter fans
33 cela , Sophocle n'a pas laifTé de l'employer^
33 & il l'a mis fagement hors de l'adion qu'il
33 a prife pour le fujet de la pièce. Cet incident
93 y eft rapporté j, comme une chofe déjà faite
33 & qui a précédé le jour de l'adion. Le Poète
33 n'eftrefpon fable que des incidens qui entrent
33 dans la compofition de fon fujet , & non pas
33 de ceux qui le précédent ou qui le fuivent. 33
Il me femble que c'eft là jetter de la pouffiere
aux yeux pour excufer un défaut vifible , quoi-
que néceflaire. J'aime mieux croire qu'ARis-
TOTE loue Sophocle d'avoir fauve ce défaut
du mieux qu'il a pu , en le rendant en quelque
forte fi étranger à fon adion , qu'on ne s'avife
pas de l'y trouver fans y réfléchir.
1^6 (E D I P E.
(Edite.
Ne revint-il perfonne de fa fuite, qui
puifTe nous donner des lumières fur cet
attentat ?
C R É G N.
Tout périt, hors un feul homme que
la crainte fit fuir , Se qui de tout ce qui
s'eft pafTé n'a rapporté qu'un feul fait
peu confidérable.
<E D I p E.
Quel fait ! ne négligeons rien : fou-
vent la moindre lueur conduit à d'im-
portantes découvertes.
C R É o N.
A l'entendre. Laïus étoit tombé entre
les mains d'une troupe de brigands > Ôc
il fut accablé par le nombre.
(E D I p E.
* Comment des brigands auroient-ils
eu l'audace d'arfaquer un Roi, fi quelque
intérêt fecret n'eut conduit leur main?"]'
* Il paroît ici qu'Oedipe foupçonnc déjà
Créon d'avoir trempé dans le meurcre de Laïus
pour s'emparer du Thrône.
îsjote t Le fens du texte eft un peu différent. Oedi-
de l'Edi- pe dit : Laïus marchoit fans porter Jes t^B^'
teur. Quel intérêt des voleurs euffent-ils eu a l'atta-
quer ? Créon lui répond ; Aujji fouffonriit-t-on
quelque autre motif.
\
A C T E I. 257
C R é O N.
On foupçonna des intrigues & des
embiiches Mais enfin, le Roi mortj,
noBis retombâmes dans de plus grands
maux. *
Oe D 1 P E.
Quel fi grand malheur a donc pu em-
pêcher qu on ne recherchât les auteurs
d'ime mort fi déplorable ?
C R É 0 N.
-f Le Sphinx Se fes pièges cruels. Les
* Rien n'eft plus éloieaé du Grec que cette . ^o^e
r »7 • • o* ce rEdi-
^erlion. Voici Sopwocle : ^^^^^
Xcàcv a' oXc^XoTci
Ce qui veut dire clairement : Laïus mort neut
point de défenfeur , c'eft-à-dire , de vengeur.
Les paroles fuivantcs d'Oedipe démontrent la
vérité de cette explication.
t On fçait i'hiftoire du Sphinx , ce monflrc
ûigU ^ femme i lion, qui égorgeoit tous ceux
qui ne pouvoient expliquer fes énigmes. Des
Auteurs difent que ce fut une flotte qui s'em-
para de la Béotie , & infefta le pays Thébain
fous la conduite d'une méchante femme
qu'Oedipe tua. D'autres prétendent que Sphinx
étoit une fille naturelle de Laius , laqi elle fit
mourir ceux des Thébains qui alléguoient
l'oracle d'Apollon à Cadmus fur la fucceflioa
de fes enfans , pour empêcher les bâtards de
monter fur le Thrône i que cette fille voulut
qu'on produisît cet Oracle; qu Oedipe inftruic
en fonge le récita 3 ^fit mourir fa foeur.
25S ŒDIPE;
maux préfens &: fenfîbles firent oublier
un crime obfcur 3c pafTé.
Oe d ï p e.
Hé -bien 5 je faurai' moi le décou-
vrir dès fon origine. Les ordres d'A-
pollon Se vos confeils font juftes. Je
vous féconderai. La Patrie trouvera en
moi un libérateur ^ l'Oracle un Prince
obéifTant ; de Laïus un vengeur. Mon in-
téfêt propre m'y engage. Cet attentat
me regarde , /î je ne prends en main la
caufe de Laïus , j'enhardis contre mes
jours des fujets perfides & rebelles. Af-
furons ma couronne en le vengeant. Ça,
levez-vous , enfans , & reportez ces ra-
meaux facrés. ( ^ quelqu'un de fa fuite, )
Vous 5 qu'on affemble ici le peuple. Je
veux tout tenter^ & ce jour, fi les Dieux
nous font favorables , terminera ou nos
maux y ou nos vies.
Le Grand Prêtre.
Allons , chers enfans , levons - nous.
Nos vœux font exaucés. Puifife Apollon,
auteur de l'Oracle, finir nos peines 3c
iauver nos jours.
ACTE I. 159
PREMIER INTERMEDE.
Le C h <e u r.
Divin Oracle , que nous annoncez-
vous ? Venu récemment du * Temple
de Delphes à Thébes , vous tenez nos
cfprits en fufpens. Je tremble, je frémis
dans l'incertitude du deftin que vous
nous préparez. PuifTant Dieu des mala-
dies, j'adore vos impénétrables décrets.
Qu ordonnez-vous de notre fort préfent
& à venir ^ daignez m'en inftruire. Ora-
cle 5 fils immortel de l'Efpérance. C'eft
à vous que d'abord j'adrefle mes vœux ,
6 Minerve fille de Jupiter : 6 Diane ,
DéelTe tutélaire de cette terre , qui êtes
aflife fur un trône au milieu de Thé-
bes 5 & vous 5 6 Apollon , qui perçâtes
le ferpent Python de vos inévitables
traits. Divinités fecourables, qui remé-
diez à rous les maux des humains, monj
trez - vous fenfibles à ceux dont nous
* Le Temple de Delphes étoit enrichi de
dons innombrables , dit le Scholiafte , &
depuis, le lieu de l'Oracle fut bâti de mille
tuiles d'or qu'envoya Créfus.
1^0 (E D î P E.
foinmes accablés. * Si vos mains falu
taires ont éteint le feu qui commençoit
à embrafer notre ville, ceft maintenant,
grands Dieux, que vous devez nous fe-
courir. Hélas , nos maux font innom
brables. Vous voyez tout un peuple vic-
time de la mort, defcendre dans le tom-
beau. Plus d'efpoir , plus de refTource
La terre ferme fon fein de fe refufe à
nos travaux j les mères meurent dans
les douleurs de l'enfantement : Pluton,
le fier Pluton voit tomber les morts fur
la rive du Styx plus promprement que
les éclairs,&; comme une foule d oifeaux
qui fe précipitent les uns fur les autres.
Des monceaux de cadavres privés des
derniers devoirs couvrent la campagne.
On voit de tous côtés de jeunes époufes
& des matrones refpedables par leur
vieillefle, embrafTer les autels f comme
un afyle facré, & percer les airs de leurs
gérnifTemens. On n'entend de toutes
parts que de lugubres accens ; & le nom
# d'Apollon mille fois répété fe confond
avec les cris douloureux. Témoin de
* En infpirant Oedipe qui délivra ThébeS
du Sphinx.
t Ou bien, embraiîer les autels qui font fur
le rivage , 7rafet^&'ji.uo . Ce fens eft peut-être le
plus vrai , l'autre cft plus beau.
ACTE ï. 1^,1
tant de miferes , Minerve, volez a no-
tre fecoiirs. Mettez en fuite cette divi-
nité barbare, ce Mars exterminateiir,qui
plus redoutable que le Dieu 6.qs com-
bats , nous fait impitoyablement périr
fans armes, fans égide, fans appareil de
Tuerre. Ecartez-le de nos climats , pré-
:ipitez - le ou dans le vafte fein d'Am-
îhitrite , ou dans les abyfmes profonds
le la merThracienne èc duPont-Euxin.*
Hlélas ! ce qu une nuit a épargné devient
a proie du jour fuivant. Grand Jupiter,
mi faites gronder le tonnerre , écrafez
:e génie de vos foudres. Dieu de Ly-
ie, Apollon, préparez pour nous fecou-
ir , votre arc , votre carquois d'or , &:
'OS flèches : Et vous , f Diane , lan-
* Sophocle appelle cette mer , aujourd'hui Note
«1er Noire, non pas Et;'|eïM> mais ànoitvo)) , àc l'Edi-
omme s'il difoit ; Pontum inhofpitalem , ^^^^*
unefte à fes Navigateurs ; & cela pour pla-
ceurs raifons : parce qu'elle eil fort orageufe ,
emée d'écueils , mal pourvue de bons ports >
lais fur-tout , à caufe des Nations féroces qui
i bordoient en ces tems-Ià. Si dans la fuite on
a nommée Ev^^voç , Hofpitaliere , on fçait
ue c'eft par antiphrafe, ou contre vérité.
t Diane , ou Hécate , étoit cenfée agi er îes
.ommes par des fureurs , aufTi-bien que Bâc-
has. Ce fens eft plus naturel que celui qu'y
oanc M. Dacier.
x67. ^ (E D ï P E.
cez fur luijComme des traits enHammés,'
ces rayons &: ces feux que vous dardez
fur les montagnes de Lycie. * Rece-
vez enfin nos vœux , 6 Dieu qui portez
le nom de Thébain, & que nous parons
d'une Thiare d'or , cher des Menades ,
puiiTant Bacchus, f venez avec vos tor^
ches allumées, écarter loin de nous cette
horrible divinité.
ACTE II..
SCENE PREMIERE,
Œdipe, Suite , Le C h œ u r ,
le peuple afTemblé. f
(E D I p E au Peuple,
J'aî entendu vos demandes, écoutez^
* Province d'Afie entre la Carie & la Pam-
philie. Elle tira Ton nom de Lycus, un des
fils de Paodion.
t M. Dacier dit que le Chœur appelle ici
JBacchus avec fes flambeaux , parce que le via
& le feu font des préfervatifs contre la peftc;
Mais fans y entendre autrement fineiïe , il
fuffit de dire que Bacchus étoit honoré à Thé-
bes d'un culte particulier, & que le Chœur
l'invoque comme les autres Dieux du pays.
<r L'ouverture de cet Adte n eft pas moins
A C T E 1 1. 16^
moi z mon tour, fécondez mes foins, &:
je réponds d'un heureux fuccès. Etran-
ger en ces lieux , & libre de tout foup-
çon fur le meurtre de Laïus, dont le dé-
tail n'étoit pas même venu jufqu a moi,
je vais déclarer avec liberté mes fenti-
ftiens. Croyez que jen'irois pas réveiller
un crime enfeveli dans l'oubli, fi je n Pa-
vois des indices certains. Sachez donc ,
Thébains,qu'Oedipeautrefoisétranger,
à préfent votre concitoyen <Sc * foumis
aux loix qu'il prefcrit , ordonne à tous
les habitans de dénoncer l'airafîin de
Laïus, f Si la crainte du châtiment em-
pêche le coupable de fe déclarer , qu'il
meire bas toute frayeur ^ il en fera quitte
pour l'exil. Si l'airaffin eft un étranger ,
u'on le déclare : cet important fervice
era rccompenfé. Que li malgré mes
i
magnifique que celle du premier. Le peuple
en foule eft aiTemblé, comme l'avoir ordonné
Gedipe , pour entendre fa dernière rcfolutioîi
& fes ordres touchant l'exécution de l'Oracle ,
& touchant la recherche du meurtrier de Laïus.
* J'ai ajouté ce mot au texte pour en expli-
quer le fens. Sophocle en effet veut nous faire
entendre qu'Oedipe fe foumet aux ordres qu'il
va donner , & aux imprécations qu'il va pro-
noncer.
t Gïzc y pis de Labdacus y petit -fils de
Cadmus,
foins 5 la crainte ou l'amitié plus fortes
que le devoir nous cachent ce fatal fe-
cret 5 écoutez les imprécations * ôc les
ordres de votre Roi. Je défends qu en
toute rétendue de mes Etats le malheu-
reux foit reçu dans les facrifices ou dans
les converfations : je défends qu'on ait
rien de commun avec lui , pas même la
participation de f l'eau luftrale j & j'or-
donne qu'on le bannilTe des maifons où
il fe retireroit , comme un monftre ca-
pable d'attirer le couroux du ciel. Ainfî
le comm^ande l'Oracle : ainfi commen-
çai-je d'accomplir fes ordres, & de pren^
cire en main la caufe de Laïus &c des
Dieux. Puilfe le coupable , foit qu'il ait
commis feul cet horrible forfait, foit
qu'il ait eu des complices, éprouver l'ef-
fet de5 malédidions dont je l'accable
aujourd'hui î qu'il traîne une vie miféra-
ble, fans feu, fans lieu, fans efpoir, fans
* Ces imprécations & ces entres nous pei-
gnent au naturel l'excommunication Hes An-
ciens j châtiment terrible dans le Paganifme.
Euripide entre encore en un plus grand détail
dans Ton Iphigénie en Tauride.
t L'eau luftrale fervoit à purifier le peuple
dans les facrîEces. On s'en lavoit les mains; on
y mettoit un tifon ardent , & on la répandoit
iUr i'airembléc.
fecours
ACTE II. 1(^5
fecours î Si je le ca\che volontairement
dans mon Palais , puilTent retomber fur
ma maifon Ôc fur moi ces funeftes impré-
cations ! Enfin, Thébains qui m'écoutez,
je vous ordonne en Roi , par l'obéifTan-
ce que vous me devez , par le refpedt
dû à rOracle , parrintérêt de la Patrie fi
triftement défigurée , d'exécuter ponc-
tuellem.ent les ordres que vous venez
d'entendre. Hé quand même les Dieux
n auroient pas parlé^convenoit-il de laif-
fer impuni un attentat fi criant ? Le fang
du meilleur des hommes ôc des Rois ne
parloit-il pas aiTez ? ah , n auroit-il pas
dû être déjà ven^é ? fuccefieur d'un fi
bon Roi , pofielieur de fon throne &C
de fon époufe , * père & tuteur de fes
enfans , Ci les deftins ne les euffent ravis ^
je veux à mon tour le regarder comme
* Il parle fans Je fçavoir, de lui-méiTiC 3
c'ett-à-dire, du fils de Laïus. M. Dacihr re-
prend à propos le Scholiafte de trouver ces
fortes de penfées moins nobles. Il eft vrai
que le Scholiafte ajoute qu'elles font trèf-
propres aux mouvemens du Théâtre, & qu'Eu-
RïPiDE en eft plein , au lieu que Sophocle
les employé fobrement ^ & uniquement pour
émouvoir. Rien en eifet n'eft plus capable
d'exciter ces mouvemens que la penfée d'Oe-
dipe. Il veut venger comme fon père un Roî
dont il Te trouve a la fin le fils & le meurtrier.
Tome L M
x(^6 (S D I P E.
mon père. Oui , je vais redoubler mes
efforts, 6c je ne ferai point tranquille,
que je n'aye découvert le barbare meur-
trier du précieux refte * des Labdacus,
des Poiydores , des Cadmus , & des
Agenor. Je dois cette vengeance à leurs
mânes. PuifTent ceux qui refuferont de
foufcrire à mes volontés , trouver la terre
ingrate & rebelle à leurs travaux , voir
expirer leurs femmes fans enfans , &:
mourir eux-mêmes d'une mort plus af-
freufe encore , ( s'il eft poffible , ) que
celle qui défoie nos climats î pour nous
qui foufciivons à cette équitable fen-
tence , daigne la juftice combattre tou-
jours pour nos intérêts ! daignent tous
les Dieux nous être toujours favorables !
Le Chœur.
Je me foumets fans peine à vos im-
précations. Seigneur ; mais, hélas ! inno-
cent du meurtre de Laïus , j'ignore le
coupable. C'éroit au Dieu , qui a rendu
l'Oracle , d'expliquer fa penfée , Ôc de
marquer l'alTallin.
O E D I P E.
ïl eft vrai : mais quel mortel peut
^ Il paroît que ie peuple fe retire après avoir
reçu les ordres du Roi. Le Chœur compofé des
plus anciens & des plus refpedabîes de la n^-=
iign 3 rçftç ôc repond pour ie peuple.
ACTE II. 2^7
contraindre les Dieux à dévoiler leurs
fecrets ?
Le Chœur.
* Voici une autre relTource qui luit à
mon e^fprit.
O E î> I P E.
. Parlez^ ne me cachez aucun des ex-«
pédiens que vous pourrez imaginer.
Le Chœur.
Ce qu'eft Apollon entre les Dieux , f
Tiréfias l'eft parmi les mortels ; fçavant
devin , ne pourra-t-il pas nous prêter le
fecours de Tes lumières li sures & Ci
pénétrantes ?
O E D I p E.
Ce moyen n'eft pas échappé a ma prc-
* Mot à mot. Voici un fécond confeil , &c.
Oedipe répond , Dites-m'en un troifîéiioe il
vous l'avez. M. Orsatto GiusxiNiANOnra-
duit 5 Giungi la ter(a anchora fe in pronto L'haï.
t Tiréfias étoit de Thébes en Béotie , fils
d'Evere & de Cariclo. Il vit Pallas au bain ,
difent Callimaque & Properce : en puni-
tion il fut privé de l'ufage des yeux , fupplicc
moindre que celui d'Adeon. La Déefie même
en eut compaflion , & lui donna la fciencs de
l'avenir. Ovide dit qu'il devint aveugle "au
fu^et d'un différend entre Jupiter & Junon ,
laquelle le punit gour n'avoir pas décidé en fa
faveur, & que Jupiter, pour le dédommager
de la perte de la vue, lui accorda le privilège
de lire dans ravenii.
M ij
xG% (E D 1 P E.
voyance. * Deux fois , par le confeil de
Créon , j'ai envoyé vers lui j & je m'é-
tonne qu'il tarde à fe rendre en ces lieux.
Le C h œ u r.
Il faut le confulter : car les bruits an-
ciens 5 mais frivoles , qui ont couru fur
cette mort , ne méritent nulle atten-
tion.
O E D I P E.
Quels bruits ! Parlez. Je ne vetix rien
négliger.
Le C h œ u r.
On a dit que des voyageurs avoient
afTafliné le Roi.
O E D I p E.
Je Tai oui-dire comme vous : mais il
n a point encore paru de témoins ocu-
laires,
# Le Chceur.
La crainte des malédidrions forties de
votre bouche en fera bientôt paroître ,
& fans doute le coupable effrayé vien-
pra lui-même fe déclarer à vos yeux.
O E D I p E.
Ah , quand on ne craint pas de com-
* Il y a dans le Grec ^j'ai envoyé deux hom'
mes, .... Par U confeil de Q-éon. Ce mot n'eft
pas inutile ; car il jette les fondemens des foup-^
çons d'Oedipe contre Créton , & prépare les
auditeurs à les voir naître fans furprifeo
A C T E IL 16^
mettre un crime , on craint peu les im-
précations.
Le C h œ u r.
Voici qui découvrira le criminel. Je
vois qu'on amène le divin Prophète 5
qui feul voit & montre la vérité dans
fon jour.
SCENE IL
Les mêmes , T i r e s i a s.
O E D I P E.
O vous 5 qui privé de la lumière , ne
lailTez pas de pénétrer les chofes les plus
fecrettes , foit dans le ciel , foit fur la
terre , vous fçavez la déplorable fitua«
tion de Thébes : c'eft à vous qu'elle a
recours : vous feul pouvez la délivrer de
ÎQs maux : Apollon , fi vous l'ignorez y
nous a répondu que la fin de nos mal-
heurs dépendoit de la mort ou de l'exil
des meurtriers de Laïus. Employez donc
pour les découvrir les myftères facrés
de votre art. N'enviez pas à vos conci-
toyens le fecours qu'ils attendent de
vous. Confultez le vol des oifeaux , &
tous les fecrets de la divination. En vous
eft notre efpoir : fauvez-vous , fauvez-
moi j vengez un Prince dont le fang in-
dignement répandu , fait ré jaillir fur nos
M iij
lyo Ci: D 1 P E.
têtes la vencreance des Dieux * 8c fou-
venez-vous que rien n'ell plus beau que
de fecourir les miférables.
T I R E s 1 A s à part.
Dieux î qu'il eft dangereux de trop
fçavoir ! je fuis perdu , malheureux ! *
Pourquoi fuis- je venu ?
O E D I P E.
Quoi ? qu avez- vous ? d'où vient cette
trifleiîe fubite ?
T I R E s I A s.
Lailfez-moi panir , Seigneur. Croyez-
en Tiréfîas. Votre fort & le mien en fe-
ront plus fupportables.
O E D I p E. .
Âh , que vous htts injufte î avez-vous
donc oublié queThébes eft votre patrie ?
lui refuferez - vous l'interprétation de
rOracie ?
T I R E s I A s.
Vous êtes plus injufte que moi , Sei-
gneur. Je me tais pour ne pas répondre
témérairement à vos téméraires deman-
des.
Note * Tiréfias dit plus dans le Grec qu*on uc
de VïAi- lui fait dire ici : Inftruh de ce fatal myjiere ,
^^"'^' c*eft-à-dire y connoifTant bien le meurtrier de
Laïus : TkoTu KaXas tylo f^^m , je n aurais ja-
mais dû venir ici»
ACTE IL 271
Le Chœur.
Au nom des Dieux , Tiréfias , ne nous
cachez rien de ce que vous fçavez. Prof-
terncsà vos pieds nous vous en conju-
rons.
T I R E s I A s.
Ah 5 vous ignorez roue ce que vous
demandez. LaiiTez-moi mon fecret. Je
ne dévoilerai point vos maux.
O E D I P E.
Quoi ? vous fçavez tout , &c vous gar-
dez le fîlence. Voulez-vous donc nous
trahir ôc nous perdre ?
T I R E s I A s.
Que ce reproche eft inique î c eft pour
vous 5 c'eft pour moi que je me tais.
Epargnons-nous un chagrin mutueL Je
ne parle point.
O E D I p E.
O le plus méchant de tous les hom-
mes ! ( car enfin tes refus irriteroient les
rochers : ) jufqu'à quand garderas-tu -ce
fîlence obftiné ? jufqu a quand feras-tu
inflexible ?
T r R E s I A s.
Vous me reprochez ma dureté : Se
vous comptez pour rien la colère qui
vous tranfporte : j'en fuis la vidime.
O E D I p E.
Mais qui ne feroit pas indigné d'im
M iv
172.. ŒDIPE.
pareil difcours , & de l'outrage que eu
fais à la patrie ?
T I R E s I A s.
Vos malheurs arriveront afTez tôt fans
que je les révèle.
O E D I P E.
Et moi je veux apprendre ces mal-
heurs de ta bouche.
. T I R E s I A s.
Je ne parlerai point, duifiez-vous
m'accabler de tout votre courroux.
O E D I p E.
Hé-bien , je fuivrai les mouvemens
de ma fureur. Je te déclare donc que
tu parois à mes yeux le complice , ou
même l'auteur de cet attentat. Si tu
n'étois privé de la lumière des Cieux ,
je te croirois le feul capable de l'avoir
accompli.
TiRESIAS.
* J'entends : &c moi je vous déclare
* La hbcrté du Prophète eft juftifiée par la
colère d'Oedipe , & toute cette Scène eft fi
adroitement conduite que Tiréfias parle à dé-
couvert , & annonce au Roi toute fa deftinée ,
fans qu'Oedipe doive le croire , puifqu'il a
fujet de penfer que tout ceci eft l'efïet de la
colère & du complot deTncfias ^d'autant plus
qu'il fe croit fils du Roi de Corinthe , & non
de Laïus.
A C T E I I. 273
que vous avez prononcé vous - même
votre arrct. Oui , depuis ce moment fa-
tal nul Thébain ne peut plus vous par-
ler ni vous entendre .... Vous êtes le
. coupable.
O E D I P E.
Moi 1 quelle impôfture , O Dieux !
traître , crois-tu échapper à mon jufte
refTentiment ?
T I R E s I A s.
Je le crains peu. La vérité plus forte
que rinjuftice combat en ma faveur.
O E D I p E.
La vérité ! d'où la fçais-tu , malheu-
reux ? ce n'efl pas dans ton art que tu
l'as puifée.
T I R E s I A s.
Je la fçai de vous. C'eft vous qui m'a-
vez contraint, de rompre le filence,
O E D I p E.
Que t'ai-je contraint de dire ? parie
derechef : peut - être comprendrai - je
mieux ce difcours furprenant.
T I R E s I A s.
Vous m'avez trop entendu. * Ed^ce
* Êfl'Ce pour me tendre un piège.... C'dl-
à-dire, eft-ce pour voir fi je ne varierai point.;,,
il je ne changerai point de langage ?
M y
274 <E D I P E. ■
pour me tendre un piège que yous m*in-
rerrogez !
Oedipe.
Non 5 mais je t'ordonne de parler.
Tires i as.
Hé-bien , je lejépëte'j le meurtrier
que vous cherchez 5, c'eftvousl "^
Ge-dtp ^I: '■^''' ' '^"":^^
Moi 1 ah , miférable , tu ne m'auTars
pas deux fois oun'agc impunément.
TiRESÏAS.
Ciel î que feroit-ce donc fi je difois
tout ?
Oedipe.
Dis 5 parle , je ne cra^ins rien.
T I R E s I A s.
Vous le voulez , je parlerai. Oedipe ,
fans le fçavoir , eil uni par d'horribles
nœuds. . . Il ignore l'abyfme où il eft
plongé.
Oedipe.
Penfes-tu que je fouffre plus long-
tems ces outrages redoublés ?
TiRESlAS.
Je n'appréhende rien. Telle cft la
force de la vérité.
Oedipe.
Oui 5 mais non pas fur tes leVres.
Doublement aveugle , ru ne peitx ni la
voir , ni la dévoiler.
I
A C T £ îî. 175
T i R E s I AS.
Ah , malheureux Prince , vous me re*
prochez ce que bientôt on aura droit de
vous dire à vous-même.
O E D I P E.
Rends grâce aux Dieux de ton aveu-
glement. Tu verrois le jour pour la der-
nière fois.
T I R E s I A s.
Mon fort n'eft pas entre vos mains.
Apollon eft mon garand , il * aura foin
de mes jours. "}"
O E D I p E.
Ce cruel artifice eft-il de Créon ou
de toi ?
* J'ai préféré ce fens à celui que donne
JoACHiM Camerarius au Grec, comme fi
Tirélîas difoit, Apollon aura foin de terminer
mon fort. Tireras en effet, au rapport de Pau-
SANiAS', mourut en allant à Delphes après
avoir bu de l'eau d'une fontaine. Cette cir~
confiance ne juftifîe point le fens de Came-
rarius. L'autre eft plus fimple & plus vrai.
Je le trouve encore dans la tradudion àt
M. Orsatto :
. V . . il pojfente ^pollo cura.
Havrâ de la. mia vita.
t ILcs termes Grecs ne fouffrent point ceîte , ^^ f "
explication^ ils ne difeat pas même ce que "^^^^ ''''*^'
U vj
17^ Œ D î P E.
T I R E s I A s.
N'accufez ni Créon ^ ni moi. Nlmpu-
, cez vos maux qu'à vous feuL
O E D î P E.
O Sceptre , ô Couronne , ô tréfbrs , a
fagelfe fupérieure à tous les arts pour
rendre la vie heureufe , quevosavanta--
ges trop expofés à l'envie font fujets à
de triftes retours ! quoi ? j'arrive dans
Thébes fans ambition , fans delTein , on
m'offre le thrône ^ je règne ; Se Créon ,
ce Créon qui paroifToit d'abord mon fi-
dèle ami, forme de fecrettes brigues
pour me déthroner ! il fuborne ce mi-
férable devin éclairé pour {qs intérêts, &
aveugle dans fon art. * Créon s'enfertj,,
Camerarius fait dire àTirefiasj les voici?
Mon fort , dit- il , n'eft point entre vos mains j
Vomquoi} Ceft qui l me fufft d'Apollon, qui
ffait l'avenir : ra^ljcTr^ulut , quA facienda funt„
Par où il veut donner à entendre qu'Apollon
lui a révélé le lieu , le temps & le genre de [a
mort.
Nore * Le Traduéleur a fapprimé , apparemment
de l'Edi- par poIitefTe, toutes les injures qui font dans le
Crée, & que vomit Oedipe irrité, /uàyov , ce
Magicien j foi^cvopfûcpav , cet Artifan de frau-
des3 «^cA<wj ce Menteur^ ecyù^niy ^ ce CLariatafi
leur
A C T E î I. 177
met en œuvre fes preftiges Ôc fes artifi-
ces, contre qui ? contre Oedipe fon ami!
car enfin , dis-moi , qui t'a rendu Pro-
phète ? pourquoi n'as - tu pas délivré
Thébes des captieufes queftions & des
cruautés du Sphinx ? alors, certes, alors
il étoit befoin d'un homme plus qu'or-
d inaire , d'un homme qui eût je ne fçai
quoi de divin. Où étoient tes oifeaux
êc les Dieux ? Oedipe furvient , & par la
feule farce de fon efprit , fans le fecours
des oifeaux , Oedipe qui ne fe pique
point d'être devin , développe l'énigme ,
& confond le vSphinx. Avoue-le , mal-
heureux 5 le defir de régner fous Créon
te dévore. Voiià l'intérêt fecret qui t'a-
nime à ma perte. Mais, crois-moi , ton
ambition te coûtera cher, aufîi-bien qu'a
l'auteur de cette intrigue ^ & fans un
refte d'égard que j'ai pour ta vieilleiTe ,
je te ferois fentir à quel prix tu abufes
de ton art pernicieux.
Le Chœur.
Témoins de vos difcours , nous
voyons de part & d'autre trop de cha-
leur. Songez , Seigrieur , fongez , Tiré-
fias , qu'il n'eft queftion que de penfer x
trouver l'interprétation de l'Oracle.
278 (S D I P E
T I R E s I A s.
Vous êtes Roi , Seigneur ; mais ici k
liberté d'entendre Se de répondre tour-
à-tour nous rend égaux , & d'ailleurs fu-
jet d'Apollon , je ne fuis point le vo-
tre. Sçachez que je n'ai pas Befoin d'être
juftifié par Créon. Libre & incapable de
crainte , je parlerai moi-même en ma
faveur. Je fuis aveugle , j'en conviens ;
mais tout éclairé que vous êtes , vous
ne voyez pas les maux qui vous aflié-
gent 5 vous ignorez quel air vous refpi-
rez, avec qui , Se comment vous hes lié.
Sçavez-vous qui vous a donné le jour ?
fçavez-vous quel crim.e vous rend exé-
crable à tous vos proches , foit dans les
enfers , foit fur la terre ? déjà lès Furies
vengerefTes d'une mère 3c d'un père
vous pourfuivent. Bientôt, privé du jour
comme moi , elles vous chaiïeront de
ces climats. Alors quelles mers , quel-
les * montagnes '\ quel endroit du mai>
* Grec, Quel Citheron? Ceft une allufîon
pour la fuite qui n'a pu pafTer dans le François.
Oedipe ignoroic qu'il eût été expofé fur le
mont Citheron.
i^Tote t On pouvoit traduire littéralement , Quel
^e l'£ii- autre Citheron ? Le P. B. dit que c'eft une
leur. allufion pour la fuite, qui n'a pCi palTer dans
Je François j mais il pouvoit faire attentioa
.ACTE II. 27^
de ne retentira pas de vos cris lugubres ,
quand vous fçaurez l'hymen fatal dont
vous avez allumé îe flambeau , quand
vous verrez l'écueil affreux que vous crû-
tes un port afTuré , quand un elfain de
maux ignorés qui vous mettra vous-mê-
me au rang de vos enfans , viendra fon-
dre fur vous & fur eux. Alors , Prince ,
accablez d'injares ôc Tiréfias & Créon,
Vous nous vengerez , & jamais mortel
plus coupable ne perdra la lumière du
jour.
O E D î PE.
Ah ! faut-il quOedipe entende Bc
fouffre de pareils outrages. . . . Va , mi-
férable , déro'be-toi à ma fureur , & ne
montre plus un yifage odieux.
TîRESIAS.
Je ne ferois pas venu ^ û vous ne m a-
vie^ appelle- .;,; ^^ l^ ^
On ne t auroit pas appelle , fl l'on eut
prévu ces difcours infenfés^^
<5ue dans c^itt Scène , Tirefîas fait à Oedipe
bien d'autres menaces enveloppées & énigma-
tiques , dont il n'y a que la fuite qui puide dé-
voiler le fens au Roi Thebain. Le Citiieron
ctoit une.monragne.peu diftante de Thébes ;.
elle étoit très - fertile , & céletre à pluiîeurs
égards. •'
lîo (E D I P E.
T I R E s I AS.
Vous me traitez d'infenfé. Votre père
ne jugeoit pas ainfi de moi,
O E D I P Ê.
Qui ? arrête. Quel eft mon père ?
T I R E s r A s.
Ce jour 5 oui ce jour vous donnera la
naiiTance de la mort. * .
O E D I P E.
Quelle obfcurité , quel embarras dans
ks difcomrs !
T I R E s I A s.
Ne vous piquez-vous pas de deviner
de pareilles énigmes ?
O E D I P E.
Ce que tu me reproches- fait ma véri-
table gloire.
TiRESIAS.
Dites plutôt votre perte,
O E D I p E.
J'ai fauve Thébes. Qu'importe à quel
prix ?
T I R E s ï A s.
Je me retire donc. ( ^ fon Vaht )
qu'on me reméne. -
O E D I p E.
h dieu 5 ta préfence nous trouble*
Laiffe-nous.
* C'eft-à-dire , qu'il fe connoîtra luiméme.
ACTE IL ib'i
T I R E s I A s.
Oui , ;e vous lai (Te , cdiitenr d'avoir
déclaré mon fecret fans redouter votre
préfence. Ma vie & mon fort ne dépen-
dent point de vous. Je vous le dis pour
la dernière fois , cet homme que vous
cherchez , ôc que vous accablez de ma-
lédidions , ce criminel , ce meurtrier ell
dans Thébes. Etranger en apparence,
on verra bientôt qu'il eft Thébam. Bien-
tôt fa fortune Ci belle y fi riante , s'éva-
nouira comme un fonge. Aveugle , ré-
duit à l'indigence , courbé fur un bâton,
on le verra errer dans les contrées étran-
gères. Quelle confufion quand il fe re-
connoîtra frère de fes fils , époux de fa
mère , coupable en même rems d'incefte
& de parricide. Allez , Prince , éclair-
cifTez ces terribles paroles , de fi vous
me trouvez menteur , je confens de paf-
fer pour un faux Prophète. Adieu.
i3i (E D I P E.
IL INTERMEDE.
C H (E U R.
* Stro- Quel eft donc celui que défîgne Apol-
^ '^ ^' Ion du fond de fa grotte facr^e ? quel
eft ce monftre qui a fouillé fes mains
par un crime inoui ? Il eft tems qu'il fe
dérobe au fupplice qui l'attend , & qu'il
* Demerius Triclinius dans Ton ouvraj^c
fin- les vers de Sophocle, die que la ftrophe
fe chancoir parle Chœur , qui marchoit tourné
vers la droite , qu'il fe tournoit vers la gauche
pour chanter rantiftrophe 5 & qu'enfin il chan-
toit l'Epode après la ftrophe & l'antiftrophe ,
en fe tenant immobile. On prétend que par ces
évolutions prifes des Egyptiens , les Grecs
vouloient comme eux , marquer le cours des
aftresj de façon que la ftrophe & le tour à
droite, fignifioit le mouvement des étoiles
fixes \ l'antiftrophe & le tour à gauche , indi-
quoit le cours des planètes \ enfin , l'Èpodc
& fafituation , montroit l'état fixe de la terre.
PiNDARE a fait pafler les mêmes tours & re-
tours dans fes Odes, apparemment parce qu'en
les chantant on faifoit les mêmes évolutions.
Théfée revenu de Crète, inventa une danfe ,
qui confiftoit à tournoyer en différentes ma-
nières , en mémoire du Labyrinthe. A régar<!
des mouvemens du Chœur à droite & à gauche,
ils font aflez difficiles à concevoir. 33 Je crois ,
A C T E 1 1. 285
fùye auflî promptement que les cclairs.
Déjà le fils de Jupiter s^arme contre lui
de carreaux Se de foudres. La Parque
cruelle & inévitable le pourfuit.
Des neiges même du Parnafife * l'O- ^««■
racle eft parti comme une flamme pour-' '^^ '
avertir les Thébains de découvrir le cri-
minel. Semblable à un taureau qui va
cacher fa défaite & fa honte , il a beau
s'enfoncer dans les antres & dans les
forêts 5 vainement il erre en des lieux
foliraires. En vain il tâche d'éviter l'ar-
têt prononcé du milieu de la terre, "j"
Cette voix immortelle le pourfuivra
toujours.
Le fage Tiréfîas a dit des chofes ho^^-^y^"
ribles. Dois-je les croire , dois-je les re-
» dit M. DACiiR,queIeChçEur étoit partagé
« en deux bandes , comme chez les Hébreux 5
33 la troupe à droite commençoic, s'avançant
» vers la gauche jufqu'à la moitié du Théâtre ,
» c*étoit la ftrophe. L'autre troupe faifoit de
» même , c'étoit l'antiftrophe. «
* Montagne, dans la Phocide, voifinc j^^^^
de Delphes, afTez connue par le féjour desdcrEdî-
Mufes. teur.
i" Delphes , qui étoit au pied du î^arnafle ,
païToit pour être le milieu du monde. Voyez
les notes fur VJpkigénie en Tauride*
i84 ŒDIPE.
jetter ? que dire , que penfer P-qui d'Oe-
dipe ou de Tiréuas l'emportera ? l'un
me fait craindre y l'autre m'ordonne
d'efpérer. Je n'ai jamais oui-dire , & il
n'eft pas croyable que le fils de Poly-
be * f ait eu rien à démêler avec Laïus.
Dois-|e donc foufcrire à un reproche
odieux , qui accufe Oedipe d'un meur-
tre dont on ignore l'auteur ?
^'^^j' Jupiter ôc Apollon lifent dans les
cœurs. Tel eft le privilège des Dieux.
Mais eft-il bien confiant que les devins
foient plus éclairés que les autres hom-
mes ? un mortel furpafTe un autre mor-
tel en fagelTe j mais tous font fujets à
l'erreur. Quelle témérité feroit-ce d'a-
jouter foi aux accufateurs d'Oedipe fans
avoir des preuves plus fortes ? Non , je
ne regarderai point comme un meur-
Note * Cétoit un ]^oi de Corinthe , à qui Hi«
de l'Edi-RODOTE donne deux filles, quoique Sophocle
^^^^* le fuppofe fans enfans. Quoiqu'il en foit , fe
voyant fans fils , il avoit comme adopté
Oedipe , que le hafard lui avoit préfenté , &
qui croyoit en efFet lui appartenir.
t Oedipe étoit cru fîls de Polybe , voilà et
qui rend incroyable le difcours de Titéfîas ,
&: ce qui fufpend & prépare le dénouement.
ACTE 111. 185
trier celui dont r-utile fagefTe fut avouée
même du Sphinx. *
ACTE ni.
SCENE PREMIERE.
Créon, Le Ch(Eur,
C R É O N.
Qu'enrends-je ? Thébains ? Le Roi ,
dit-on , m'accufe de la plus noire des
perfidies. Pénétré d'une douleur profon-
de , je viens m'éclaircir avec vous : car
fi dans les malheurs publics j'ai encore
celui de voir mes paroles Ôc mes aétions
fufpectes , il Oedipe enfin me croit cou-
pable , c'en eft trop, je ne puis fuppor-
ter la vie. Quelle tache pour mon nom !
couvert d'un pareil opprobre je dois
être regardé de vous , de mes amis mê-
me j comme un citoyen pernicieux.
Le Chœur.
Ah 5 Prince , la colère , non la vérité ,
II n'eft gneres probable que ce Monftre ^"*^
oué fon Vainqueur , aulTi le Chœur ne le ^'^^^'
ait I , , _,
<iit-il pas : il dit (implement , que la fasjefle
id'Oedipe fe manifefta , lorfqu'oii vi: dans
ThébeSj cette fille aîlée & crucllço
^U (E D 1 P E.
aura fans doute formé ces injuftes foup^^
çons.
C R É o N.
Mais qui a porté le Roi à dire que
j'avois apode le devin pour femer de
faux difcours ?
Le C hxe u r.
Il l'a dit 5 mais j'ignore quelle étoitfa
penfée.
C R É o N.
A-t-il pu de fang froid m'imputer un
crime iî atroce & ii noir ?
Le c h œ u r.
Je ne pénétre point dans les aétions
des Rois ... Le voici lui-même : vous
pouvez vous inlbruire. •
SCENE IL
Les mêmes , O e d i p e.
O E D I p E.
De quel front ofes-tu paroître à mes
yeux? * convaincu d'avoir confpiré con-
tre moi 5 pour m'ôter la vie & la cou-
* M. Dacier a traduit ainfi ces paroles du
texte , 06\>ù)Ç m 7oZ ê'i r ttvê^oç (fA(pe6iSis , toi qui
es ajfurément le meurtrier de Laïus. Ceft unç
jTiépiife qui en a produit une autre d'un Poëre
moderne , comme û Oedipe reprochoit à Crcon
A C TE III. 287
ronne , viens-tu m'infulter dans mon pa-
lais ? dis-moi , m'as-tu cru, ou alFez foi-
ble 5 ou afTez infenfé^pour ne pas décou-
vrir , pour ne pas punir tes criminelles
intrigues ? quelle étoit ta penfée ? com-
ment feul , ians amis , fans troupes , fans
argent , as-tu efpéré te frayer un chemin
au thrône ?
C R É o N,
* Vous avez parlé. Seigneur. Ecoutez*
moi a votre tour , & ne me condamnez
pas fans m'entendre.
O E D I P E,
•j" Je connois ton éloquence Se tes ar^
d'avoir tué Laïus, reproche qui feroit imper-
tinent , comme il le dit , & fans nul fonde-
ment. Mais on voit que ce neft point - là le
fens de Sophocle, Vous êtes le meurtrier de
cet homme , c'elt-à-dire, de moi ; vous en vou-
lez à ma vie. Cette façon de parler eft ufitée
chez les Poètes Grecs & Latins.
* Il y a dans le Grec, 'Oi^ a? Trottjtffi'^v -^ ^^^^
fois quid facturas ? Le Tradudeur n'a pas fait de l'Hcli-
attention que ces mots ne formoient aucun teur.
fens dans la bouche de Créon , mais qu'elles
convenoient fort naturellement à Oedipe 5 c'eft
comme s'il difoit à fon beau-frere : Ne voyez-
vous pas où vous conduit cette démarche }
Quelles feront les fuites de votre attentat ?
t I«a penfée de Sophocle n'efl: pas rendue .' Note
!â voici littéralement : « Vous êtes un grand de l'Edi-
SP5 Orateur, mais vous avez trouvé un méchant ^^"^'
i88 es D 1 P E.
tifices j je ne t'écoute plus j ton crime
€ft avéré.
C R É o N.
Ah, foufFrez du moins qu'en un mot...
O E D I P E.
Tais-toi , ou conviens que tu es le
plus méchant des hommes.
C R É o N.
Votre erreur eft extrême , Seigneur ,
fi vous prenez pour raifon un aveugle
préjugé-
O E D I p E.
Tu t'abufes fi tu penfes que je lailTe
impuni l'attentat d'un allié contre fon
Roi.
C R E ON.
J'y confens j mais de gr^ce , dites-
moi quel eft mon crime.
O E D I p E.
* N'-eft-ce pas fur votre confeil que
j*ai envoyé chercher cet Interprète tant
vanté ?
C R E o N.
Je vous Tai confeillé , & je le ferois
encore.
M Auditeur en moi . moi , dis-je qui connois
3> VOS mauvais dépeins. «
* Voilà l'origine des foupçons formés contre
Crcop.
O E D I p E.
A C T E I I L iS^
O E D I P E.
Depuis quel teins Laïus
C R É ON. •
Quoi Seigneur ? expliquez-vous.
O E D I p E.
Je demande depuis quel tems eft ar-
rivé le meurtre de Laïus.
C R É o N.
Depuis un tems fort long ; mais on
peut aifémént en rappeller le fouvenir*
O E D I p E.
Tiréfias faifoit-il alors profeiTion de
deviner ?
C R É o N.
Sa fcience &c fa réputation étoient
auiïi célèbres dès-lors qu apréfent.
O E D I p E.
Vous parla- t-il en ce tems-là d'Oe-
dipe ?
C R é o N.
Non 5 Seigneur j jamais ^n ma prc-
fence.
O £ D I p E.
Ne fit -on pas la recherche de ce
crime ?
C R É o N.
On la fit 3 mais en vain,
Oe DIPE.
Que ne parloit-il donc alors <:omme
il parle aujourd'hui ?
Tome L N
290 ŒDIPE.
Créon.
La raifon ne m'en eft pas connue. Je
me tais fur ce que j'ignore.
O E D I P E.
Vous fçavez au moins ce qui vous
touche. Vous ferez fagement de l'a-
vouer.
Créon.
Qu avouerai-je ? je ne refufe point
de m'expliquer fur ce que je fçais.
O E D I p E.
M'auroit-il jamais imputé la mort
de Laïus , s'il n'eût été d'intelligence
avec vous ?
Créon.
Quant à Tiréfias , s'il vous a parlé ,
vous fçavez ce qu'il vous a dit. Pour
moi 5 je voudrois apprendre de vous ce
que vous voulez fçavoir de moi.
O E D I p E.
Interrogez-moi , j'y confens ; mais
n efpérez pas réullir à me perfuader que
je fois le meurtrier de Laïus.
Créon.
N'avez-vous pas époufé ma fœur ?
O E p I p Ë.
Sans doute,
Créon.
Ne partage-t-elle pas avec vous le
fouverain pouvoir ?
ACTE m. zpr
O E D I P E.
Il eft vrai , &c mes complaifances pour
elle font fans bornes.
C R É o N.
Ne fuis-je pas le premier du Royau-
me après elle ôc vous ?
O E D I PE.
Ah , perjfide , Se voilà ce qui rend ton
infidélité plus noire.
C R É o N.
Vous verrez , Seigneur , qu'il n'y en
a point , il vous daignez m'écoucer com-
me je vous ai écouté moi-même. Dans
le choix du thrône , avec toutes les
frayeurs dont il eft environné , ou d'un
rang égal à la Royauté avec un repos
glorieux, penfez-vqus, je vous prie,
qu'il y ait à balancer ? * Quel eft l'hom-
me fenfé qui ne choifira pas le dernier
parti ? Telle eft mon inclination & celle
des fages. Né fans ambition , je préfé-
* Cette morale , & par conféquent ia jufti-
ficatiou de Créou ne feroient pas reçues au-
jourd'hui. Mais le Sceptre n'étoit pas alors
en Grèce ce qu'il eft parmi nous Hippolytc
parle de même dans la Phèdre d'EuRiPiDE.
Voyez la Scène V. de l'Ade IV. Ces deux mor-
ceaux de difFérens Auteurs montrent évidem-
ment que 'cette morale étoit alors celle des
3ftges.
N '4
1^1 ^ ŒDIPE.
re le titre de Sujet à celui de Roi. Heu-
reux particulier , & libre d'inquiétude ,
ne trouvai-je pas en vous mon bonheur
ôc le comble de mes fouhaits ? Plus ef-
clave que Roi , que trouverois-je fur le
throne 1 une fource intarifTable de fou-
cis. Comment donc pourrois-je préfé-
rer la couronne avec ces triftes appana-
ges 5 à un pouvoir fans bornes , fans en-
vie ik fans chagrin. Non , non Oedipe,
çroyez-moi , je n'ai pas le goût afïez
dépravé pour ne pas fentir'le prix de
ma félicité. Je fçai ce qui me con-
vient. Tout prévient mes deiirs : ca-
reffé 5 recherché de tout le monde , je
fers d'appui à quiconque vous implore.
C'eft par mon canal que coulent vos
bienfaits : quoi , devenu le plus infenfé
de tous les hommes , j'irois facrifier
tous ces avantages î vous connoilTez
mon cœur. Des fentimens tels que les
miens ne font point ceux d'un rebelle
& d'un perfide. Non , jamais cet affreux
projet n'eft entré dans mon fein. Loin
d'être le chef d'une confpiration contre
mon parent Se mon Roi , je rougirois
d'en être le complice. Si vous n'en
croyez pas mes fermens , croyez-en l'o-
racle de Delphes : confultez le Dieu i
inforrnez-voiis lî mon récit n'a pas été
ACTE II I. 1^^
fidèle. Enfin , fi vous vérifiez le coin--
plot entre Tiréfias &: moi) je confens
de mourir. Vous ne ferez pas mon feul
juge 5 ôc je me condamnerai le pre-
mier. Mais ne me noircifiez pas d'un
crime odieux fur un fimple foupçon.
Il eft également injufte de prendre les
méchans pour les bons , & les bons
pour les méchans. Perdre injuftemenc
un ami , * c'eft s'arracher le jour. Que
dis- je ? im ami eft plus précieux que la
vie. C'en eft aiTez , Seigneur , le tems
dévoilera tout. Un jour fuifit pour dé-
celer un méchant homme. Le tems
feuljuftifie l'innocence.
L E C H(E u R.
La fageffe éclate dans fon difcours.
Gardez- vous , Seigneur d'un jugement
aveugle. Une réfolution précipitée ne
fçauroit être fage.
* Il y a\ quelque contre fens dans cette tra- Note
dudtion. de i'Edi-
teuc,
^^ roy Tiup* ûuTov /Bi'otov , ov TrVurOv (^ûiîù
Ceft ce qu'il falloit rendre ainfî : « Perdre un
33 ami fidèle , c'eft fe faire le même tort que
33 de s'arracher à foi-même la vie, le plus pri-
v> cieux des biens, ce
N iij
4^4 (E D I P E.
O E D I P E.
Une trahifon précipitée exige une
prompte vengeance. Quoi , tranquille
èc rafiuré par de vains détours , atten-
drai-je qu'il achevé fa trame , & qu'il
perde fon Roi?
C R É G N.
Hé -bien 5 Seigneur, qu ordonnez-
vous ? eft-ce à l'exil que vous me con-
damnez ?
O ED I p E.
A la mort. 11 n'eft pas jufte qu'un
traître échappe au fupplice.
C R É O N.
J'y vole , fi vous me faites voir que
Je fuis coupable. *
Oe D ï p E.
Quoi , tu parles en rebelle !
C R É o N.
Et vous en in jufte Roi.
O E D I p E.
Je pourvois à ma couronne en te
faifant périr.
* Créon commence à parler avec quelque
fierté, mais c'eft celui à qui le Royaume ap-
partenoit de droit après la mort de Laïus. Il
ctoit de la famille Royale. Oedipe ctoit étran-
ger. L'aventure du Sphinx avoir élevé l'un fur
ie thrônc au préjudice de l'autre. Tout cela
ACTE III. 295
C R ÉON.
Et moi à ma vie & à l'équité en refu-
fant d'obéir.
O E ï) I PE.
* Mais tu es crimineL
C R É o N.
Je ne fuis pas convaincu.
Oe D I PE.
Un Sujet ne doit-il pas obéir à fon
Roi?
C R É o N.
Non 5 fi fes ordres font iniques»
O E D I P E.
O Thébes , ô Citoyens. . . .
Cré o N.
Maître comme vous de ces peuples a
3c leur concitoyen , j'ai droit d'implo-
rer auiîi leur fecours.
Le c h (E u r.
Ah 5 Princes , que faites-vous ? voici
la Reine Jocafte. C'eft à elle à termi-
ner vos différends.
rend Créon plus excufable , & fert à augmenter
les foupçons d'Oedipe.
* Je ne fçai pourquoi M. Dacier a omis
ce mot & la réponfe.
N iv
^^6 CE D I P E.
SCENE I I L
Les mêmes , J o c a s t e»
J o c A s T E.
Quel fujet vous anime , infortunés
Princes ? Quoi , tandis que la patrie
expire , vous ne rougiiTez point d'aug-
menter les calamités publiques par vos
démêlés particuliers. Oedipe , êc vous,
Créon , rentrez dans votre appartement.
CefTez d'aigrir nos maux, ik. gardez-
vous de porter vos diffeniîons à de fâ-
cheufes eiitrémités.
Créon.
Madame, foyez témoin de la ma-
nière atroce dont le Roi traite Créon
votre frère. 11 me menace de l'exil ou
de la mort.
Oedipe.
Je 1 avoue , Madame : mais il le mé-
rite. 11 a conjuré contre fon Roi.
Créon,
PuifTe-je être livré à toutes les furies,
8c périr par tous les fupplices , ii je fuis
coupable du crime qu'on m'impute !
j o c AS T E.
Que voulez-vous de plus , Seigneur?
au nom des Dieux , refpedez un fer-
ment fi faint j refpedez les voeux de ce
peuple ôc les miens.
A C T E 1 1 ï. 197
Le C h(e u r.
Oui 5 Seigneur , j'ofe vous en conju-
rer^ calmez votre courroux , écoutez la
Reine , & rendez-vous à nos vœux
réunis.
O E D I PE.
Ah 5 que me demande-t-on ! faut-il
fléchir devant un fujet !
Le CnœuR.
Ayez égard à fa conduite pafifée , &
à fes proteftations préfentes.
O e D I p e.
Sçavez-vous bien ce que vous exigez
de moi ?
L E C H œ u R*
Oui 5 Seigneur.
G E DI PE.
Si vous ofez le redire , parler.
Le C HœuR.
Je ne rougirai point de le répéter^
confervez un ami , du moins ne le per-
dez pas fur une incertitude.
O E D I p E.
Me demander fa grâce , c'eft deman-
der mon exil ou ma mort.
L E C H œ u R.
Ah 5 j'attefte * le premier des Dieux;,
* Le premier des Dieux, e'eft-à-dirc , celui
dont ia préfence eft la plus fenfible.
N V
25)8 ŒDIPE.
oui 5 brillant foleil , fois témoin de mes
fer mens ; que je périme abandonné des
hommes & du Ciel , ii cette affreufe
penfée roule dans mon efprit. Hélas ^
Seigneur , c'eft l'intérêt public qui me
touche. Senfible aux maux de ma Pa-
trie 3 je fens mon cœur déchiré , quand
je les vois redoublés par vos cruelles
diffenfions.
O E D I P È.
Hé-bien , qu'il fe retire. Je lui par-
donne 5 au péril de mourir ou de def-
cendre du throne ; mais qu'il fçache que
c'eft à vos larmes , & non à aucun égard
pour lui 5 que j'accorde fa grâce. En
quelque Heu qu'il puilTe être , il me fera
toujours odieux.
C R É o N.
"^ Cruelle faveur ! quelle feroit donc
votre vengeance -^ mais tel eft votre ca-
radère j votis êtes puni par vos propres
paillons.
O E D I p E.
Ceiïe de m'infulter , pars , évite mon
courroux.
* Ce pafïage eft difficile & obfcur. Camé-
iRARius y donne ce fens après le Scholiafte»
auflî-bien que M. Orsatto : Vous -pardonne:^
a regra , maïs quand votre courroux fera calmé.
A C T E I I I. 25)9
C R É O N.
Je me retire. J'ai eu le malheur de
n'être pas connu de vous. Ce peuple
me rend plus de juftice. ^n-
Le CHœ u r.
Ah , Madame , qui vous arrête ! en-
gagez le Roi à rentrer aufli dans fon Pa-
lais.
SCENE IV.
Jocaste,Oedipe,le CnœuR.
Jo c A s TE.
Je veux auparavant fçavoir le fujet de
leurs démêlés.
Le Chœur.
Ils fe font pris de paroles fur des foup-
çons. Les reproches injuftes font fen-
fîbles.
J o c A s T E.
Ces reproches ont - ils été récipro-
ques?
vous en rougirei» L'autre fens paroît plus na-
turel. M. Dacier rk fuhi, & M. BoiviN.
* Rien de cela dans le texte Grec. Oedipe Not^e
ordonne à Créon de fe retirer. Celui-ci répond de l'Edi-
fimplement : ^3 J'obéis : je veux déformais ^^^^*
33 vivre inconnu à la Cour, & confondu avec
M le ï.efte de vos Sujets. «
N vj
300 (E D I P E.
Le C h œ u r»
L offenfe a été mutuelle.
J o c A s T E.
A quel fujet, je vous prie ?
Le Chœur.
Daignez , Madame , n'en pas de-
mander davantage. Dans les malheurs
qui nous environnent , û eft juAe de
ne pas réveiller des querelles alFoupies»
O E D I p E au Chœur.
Voyez votre aveuglement^ malgré
votre équité , vous abandonnez mes
intérêts , & vous mettez le comble à
mes maux.
Le Chœur.
Ah 5 Seigneur , je l'ai dit , & je le
redis encore , je ferois le plus inienfé
des hommes , fi je féparois mes inté-
rêts des vôtres* N'eft-ce pas vous qui
avez relevé notre patrie chancelante ^
vous qui dans les malheurs préfens fe-
rez notre libérateur , (i la chofe dépend
de vos foins ?
J o c A s T E.
Au nom des Dieux , Seigneur , ne
me cachez pas la caufe de votre indi-
gnation,
O E D I P É.
Vous le voulez , Madame , )y con-
fens j mon refpe<St & ma complaifance
A C T E î I I. ^ôi
vont vous fatisfaire. Ecoutez les coiu-
plots de Créon . * . ^
Je CASTE.
Il eft mon frère j mais j'écouterai
vos plaintes , pourvu qu'elles foient
fondées fur des indices aifurés»
O EDIPE.
Il m'impute le meurtre de Laïu§,
J o c A s T E.
De lui-même , ou fur le rapport
d'autrui ?
Oedipe-
Il a fuborné l'artificieux Tirélias
pour répandre ces bruits , & il ne tient
pas à lui qu'il n'aigriffe de ne fouleve
mon peuple.
J o c A s T H.
Ecoutez à votre tour , Seigneur. M'en
cfoirez-vous ? écartez cette vaine in-
quiétude y ôc méprifez les difcours du
Devin. Il n'en eft point de véridique
fur la terre. J'en dois être crue. Envoi-
ci un exemple fenfible» Laïus mon
époux reçut jadis un Oracle (je ne dirai
pas d'Apollon , mais du moins de fes
miniftres.) On lui annonçoit qu'il fe-
roit tué de la main de fon fils. Tel
étoit , difoit-on , l'ordre des deftins.
Cependant, fi j'en crois le bruit unani-
me 5 des brigands affafllnerent Laïus
^ôi (E D I P E.
dans im chemin qui fe divife en trois
routes. Je mis au monde ce 61s redou-
té 5 dont l'Oracle menaçoit mon époux;
mais à peine trois jours s'étoient écou-
lés 5 que le Roi lui fait percer les pieds,
avec ordre de l'expofer fur une monta-
gne écartée. Vous voyez qu'Apollon
ne put efFeduer , ni le crime du fils ,
ni les craintes du père. Les oracles tou-
tefois avoient parlé. Allez , Seigneur,
raiïlirez-vous , ne les croyez pas. Ce
qu'un Dieu détermine , il le dévoije
fans obfcurité.
O E D I p E.
Ah 5 Madame , que m'avez- vous dit!
dans quel trouble Se quelle agitation
votre difcours m'a jette î
J o C A s TE.
Quelle agitation , quel trouble , Séu
gneur ?
O E D 1 p E.
Ne m'avez-vous pas dit que Laïus
fut tué dans un chemin partagé en trois
toutes ?
Joe AS TE.
Tel étoit le bruit commun j tel eft-
il encore aujourd'hui.
O E DIP E.
Et en quel lieu , Madame , arriva ce
terrible événem.ent ?
A C T E I I I. 305
J O C A s T E.
En Phocide , dans l'endroit où fe réu-
ni (fent les chemins qui conduifent à
Delphes Ôc à Daulie. *
O E DIPE.
Et depuis quel tems cela eft - il ar-
rivé ?
J o c AS T E.
On l'apprit peu de tems avant que
vous vinlîiez régner fur ces contrées.
O E DI PE.
O Jupiter , qu'ordonnez - vous de
mon fort ?
J o c A s T E.
Ah , Ciel ! d'où vient , Seigneur , ce
frémiiTement ?
O EDIPE.
Ne le demandez pas. Dites-moi plu-
tôt , Madame , quel étoit le port ôc l'â-
ge de Laïus.
Jo c A STE.
Sa taille étoit grande &c majeftueufe.
Sa tète commençoit à blanchir. Du refte
il avoir beaucoup de votre air.
O E DIP E.
Ah , Dieux 1 me ferois-je lié moi-
* Delphes & Daulie (ont féparées par le
mont Parnaffe en Phocide , encre le Golfe
Opuntien , & le Golfe de Crijûfa,
304 ŒDIPE.
même , fans le fçavoir , par les plus
horribles imprécations ?
J G c A s T E.
Que dites-vous , Seigneur ? je n'ofe
porter mes regards fur vous.
O E DIP E,
Je tremble de frayeur que Taveugle
Prophète n'ait été trop éclairé : dites
encore un mot, & je ferai éclairci.
J o c A s T E.
Je fuis faifie d'horreur . . . Mais par-
lez j je dirai ce que je puis fçavoir.
O EDIPE.
Laïus éroir-il peu accompagné , ou
entouré d'une nombreufe eatde ?
T ^
J oc AS T E.
Cinq perfonnes faifoient route Pef-
corte de ce Roi populaire : encore le
Héraut étoit-il de ce nombre , & Laïus
n'avoir qu'un char.
O E DIPE.
Je fuis perdu. Mon malheur n'eft
que trop évident. Mais , Madame , qui
vous a raconté cette hiftoire ?
J o c A s T E.
Un Officier de Laius échappé fêul de
ce danger.
O E D I P E.
Ell-il dans le Palais ?
ACTE III. 305
Joe A s T E.
Non. A peine de retour a Thébes ,
vous voyant fur le thrône , & fon Roi
au tombeau , il voulut s'épargner la dou-
leur de revoir les lieux qui lui rappel-
loient un trifte fouvenir. Il me fupplia
de l'envoyer à la campagne pour avoir
foin de mes troupeaux. Ce fidèle domef-
tique méritoit cette récompenfe , de une
^ meilleure fortune.
Mu. O E D I P E.
Faites -le paroître au plutôt. Ma-
dame.
J o C AS T E.
Cela eft aifé. Mais pourquoi , Sei-
gneiu: ?
O E D I p E.
J'appréhende qu'on ne m'ait dit trop
vrai. * Je veux m'éclaircir j en un mot,
je veux le voir.
J o c A s T E.
Hé-bien, vous le verrez. Mais ne
puis- je entrer dans votre confidence , ÔC
Içavoir le fujet de cette étrange inquié-
tude.
O E Di p E.
Je ne puis rien vous refufer , Mada-
* Le tc-att eft équivoque : d'autres tradai-
fent , je crains et en avoir trop dct.
^o6 (S D I P E.
dame, fur-tout après l'efpérance dont
vous me flattez. Dans la cruelle iîtua-
tion où je me trouve vous partagez mes
peines , Se à qui puis-je mieux les con-
fier ? Fils de Polybe , Roi des Corin-
thiens5& de la Reine Mérope fon épou-
fe 5 j ai tenu le premier rang à Corinthe.
J'en étois l'efpérance , lorfqu'il m'arriva
une aventure propre à me furprendre ,
peu digne pourtant des foucis qu'elle m^
coûta. Un homme pris de vin eut l'au-
dace de me reprocher à table que je n'é-
tois point le fils du Roi ôc de la Reine.
Outré d'un affront û fanglant , j'eus pei-
ne à retenir ma colère. Toutefois je laif-
fe paffer ce jour-là. Le lendemain je vais
trouver Polybe & Mérope , «Se je leur
fais part de mon chagrin. Ils entrent en
fureur contre celui qui m'avoit outragé.
Ma tendrefle pour eux luttoit avec mes
foupçons. L'attront étoit gravé trop pro-
fondément dans mon coeur. Je pars , je
vais au Temple de Delphes. Apollon
interrogé , au lieu de répondre à mes
demandes , m'annonce le plus horrible
avenir. » Les Deftins portent , ^it-il ,
>5 qu'Oedipe fera l'époux de fa mère ,
5> qu'il mettra au jour une race exécra-
yy ble , de qu'il fera le meurtrier de fon
>' père.
A C T E I II. 307
Epouvanté, comme vous pouvez ju-
ger , d'un Oracle fi effrayant , je prends
le parti d'éviter pour toujours Corinthe,
afin de me mettre hors d'état d'accom-
plir cette afFreufe prédidion. * Je règle
mon voyage fur les Aftres , je prends
une autre route , & j'arrive à l'endroit
où vous dites que Laïus eft mort. Je
vous l'avouerai , Madame , à peine eus-
je atteint le chemin qui fe partage en
trois 5 que le Héraut ôc un homme , tel
â-peu-près que vous le peignez , monté
fur un char fe préfentent devant moi , &
veulent me faire retirer par force. Tranf-
porté de fureur je frappe l'infolent qui
m'infultoit. Le maître prend fon tems ,
ôc me porte deux coups, j* Il n'en fut
pas quitte pour la même peine. Atteint
d'un feul coup , f il eft renverfé de fon
char. Il expire à mes pieds , auflî-bien
que ceux de fa fuite. Si donc cet étran-
ger fe trouve avoir quelque rapport à
* Les Anciens , fort amateurs de l'Artrono-
lïiie 5 fe conduifoient par les Aftres fur terre
auffi-bien que fur mer.
t Grec , deux coups t/'aiguillon/i^r le milieu
de la tête.
^ Grec , de bâton : ce qui montre que les
anciens Grecs n'étoieût pas même toujours
armés en voyage.
5o8 (E D I P E.
Laïus 5 ah , Dieux , eft~il homme plus
malheureux & plus haï du Ciel que je le
fuis ? nul étranger , nul Thébain ne peut
déformais me recevoir , ni me parler : je
fuis contraint de fuir loin de ces lieux ,
par qui ? par moi-même. Oui , ced moi
feul qui ai porté contre moi ce funefte
arrêt. O comble d'horreur ! ô le plus
abominable de tous les hommes , je
fouille la couche de celui-là même que
j'ai cruellement maifacré ! mais quoi ,
obligé de fuir , reverrai-je les miens ?
retournerai- je à Corinthe ? je m'expofe
à époufer Mérope , à tuer Polybe, à por-
ter mes mains criminelles fur ceux à
qui je dois le jour. O fortune ennemie ,
ô deftins impitoyables , peut-on ne vous
pas imputer toutes ces horreurs ? ne
fouffrez pas , juftes Dieux, que jevoye
jamais luire ce jour fatal : rayez-moi du
nombre dos humains avant que de mar-
quer ma vie par ces exécrables traits.
Le C h (E u r.
Senfibles à vos malheurs , Seigneur ,
nous vous conjurons de ne pas bannir
la douce efpérance jufqua ce que vous
ayez vu le Berger.
O E D I p E.
Je l'attends. C'eft l'unique efpoir qui
me refte.
ACTE I IL ^09
J O C A s T E,
Et qwand il fera venu , que ferez-
vous ?
Oe DI PE.
Si {es paroles s'accordent avec les vo^
très 5 il calmera mes inquiétudes.
J o c A s T E.
Que concluez-vous donc de mes pa-
roles 3 Seigneur ?
O E D I P E.
Ce Berger alTure , dites^voas , que
Laïus a été aiTalTmé par des brigands 5
s'il perfirte à le dire , je fuis fauve : car
on ne prend point un homme feul pour
plufienrs. S'il n'impute le meurtre qu'à
un feul , je me tiendrai pour convaincu;
évidemment je ferai le coupable.
J o c A s T E.
RalTurez-vous donc , Seigneur. Il a
parlé. Il ne peut changer de langage.
Tout Thébes eft témoin comme moi de
fon récit. Mais dût-il tenir un autre dif-
cours , fon rapport ne fera jamais con-
forme à l'Oracle. Apollon prédit que
lL.aïus fera tué par mon fils. Hélas ! In-
nocente victime de nos frayeurs , il re-
çut la mort , loin de la donner. Jugez ,
Seigneur , fi votre Oracle mérite pUi$
d'attention que le mien.
319 (E D I P E.
O E D I P E.
Vous appaifez mes frayeurs ; mais ,
Madame , pour les difliper , fongez , je
vous conjure , à faire venir le Berger ,
<iont dépend mon fort.
J o C AS T E.
J'y envoyé : mais rentrons ; que ne
ferois-je point pour vous plaire.
III. INTERMEDE.
Le C h (E u r.
* Srro' * Juftes Dieux 5 faites-moi jouir du
^^^ ^' bonheur fuprême de conferver la fainte-
té dans mes paroles ôc dans mes mœurs.
Faites que je régie ma vie fur ces loix ,
ces divines loix defcendues du plus haut
des Cieux. Oui , l'Olympe en eft l'au-
teur 5 de non pas notre foible nature.
Leurs traits ne vieillifTent point , l'ou-
bli ne peut les effacer , la vérité elle-
même y réfide j elles font marquées à
fon coin.
^^nti' La tyrannie doit fon origine à For-
'^^' ^' gueil. Si l'orgueil , après avoir entaffé
* Le Chœur , fuivant fon caradère , répare
ici l'impiété de Jocafte faiis la nommer.
A C TE I I I. 511
maux fur maux arrive à fon comble , il
ne peut arrêter {es pas chancelans , il fe
précipite dans un abyfme de malheurs.
O Apollon 5 ne fouffrez pas que ce vice
retarde l'éclaircifTement de vos Oracles,
ôc l'avantage que Thébes en attend. Son-
gez 5 grand Dieu , que fi d'autres vous
abandonnent , je ne veux jamais me dé-
partir de lafoumilïion que je vous dois.
PériiFe tout mortel dont la facrilége Stro-
main ou la langue criminelle viole les^^*^ ^^'
loix 5 la juftice , & les Temples des
Dieux ! périfTe quiconque pour de cou-
pables voluptés 5 &c pour des tréfors
trop defirés , n'a pas horreur de fouiller
fes mains impies dans le crime 1 Si l'im-
piété efl récompenfée , qui voudra dé-
formais émouifer les traits de fes paf-
fions 5 & réprimer les mouvemens de
fon cœur ? Que me fervira de conduire
des danfes folemnelles en l'honneur des
Dieux ?
A quoi bon irai-je , refpedueux ado- -<«"'-
jrateur , offrir les vœux Se l'encens des '^'
mortels à Delphes , en Phocide * , à
* En Phocide , il y a dans le Grec , è^ ùs
roi A^otm 'juiv , ni dans U Temple en Abes^ Cette
312 ŒDIPE.
Oly mpie * , Ci lesOracles d'Apollon ne fe
vérifient à la face de Tunivers ? vous qui
Tn'ccoutez, Souverain maître du monde,
grand Jupiter , dont l'empire eft éter-
nel , montrez-nous que rien n'échappe
à vos regards pénétrans. Vous le voyez ,
les Oracles donnés à Laïusfommépri-
fés , Apollon eft négligé , la religion
neilplùs en honneur.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
JocASTE, Le Chœur.
J o c A s T E.
Seigneurs Thébains , vous me voyez
en devoir d'aller au Temple des Dieux.
Ces guirlandes êc cet encens que je
ville 5 dit Pausanias , eft en Phocide. Elle
été bâtie par une colonie Argienne, & a tiré
fon nom d'Abas fils de Lyncée & d'Hyperm-
neftre : Apollon y avoit un Temple. D'autres
veulent que ce foit une ville de Lydie.
* Olympie, ouPifc^ ville d'Elide dans Je
Peloponnèfe , où fc célébroient les jeux Olym-
piques y peu loia du Temple de Jupiter Olym-
|>iea,
porte
M
A C T E I V. 513
porte vous annoncent le fiijet de mes
VŒUX. C'eft le trouble d'Oedipe. Agite
de diverfes penfées ^ au lieu de juger de
l'Oracle récent par l'ancien , comme
le veut la raifon , il n'écoute que {qs
frayeurs , ôc fe livre à quiconque les
entretient. Puifque mes confeils ôc mes
foins font inutiles , c'eft vous que j'im-
plore , * ô Apollon ; voici votre Tem-
ple le plus proche, j'y cours , & l'unique
prière que j'ofe vous adrelTer , c'eft de
jetter fur nous un regard de comuaftion.
Car enfin Oedipe , femblable à un Pi-
lote éperdu au milieu de l'orage , fait
palier {qs craintes jufques dans notre
fein.
SCENE IL
Un Berger de Corinthe. Les mêmes.
Le Berger.
De grâce , Thébains , enfeignez-moi
le Palais d'Oedipe j dites-moi où je puis
le trouver lui-même.
* Grec , O Apollon Lycien , ou du Lycée;
(îSt^ ^' a Ay-ic/ A^fl^^.flv {ecy)(^i^ù<; y«p fi") ce n'eft
pas à dire que Jocafte aille en Lycie ou au Ly-
cée à Athènes, elle va au Temple d'Apollon
le plus proche à Thébes , & l'appelle Lycien
par fon furnom. Elle commence par là fes pe-
krinages en faveur d'Oedipe.
^14 (E D I P E.
Le C h <e u r.
Vous voyez fon Palais , o étranger ;
vous l'y trouverez j ôc voici la Reine
fon époufe.
Le Bfrger.
Epoufe d'un fi grand Roi, puiffe-t-el-
le auili-bien que fa famille être com-
blée de toutes fortes de profpérités !
J o c A s T E.
Puiflîez-vous éprouver vous-même
tout le bonheur que vous me fouhaitez î
Vos paroles qui me font d'un heureux
préfage, méritent de moi ce retour.
Mais 5 dites-moi , je vous en conjure ,
quel fujet vous amène , que venez- vous
nous annoncer ?
LeBerger.
D'heureufes nouvelles pqur vous 3c
pour le Roi.
J oc A s te.
Quel eft ce bonheur , & d'où venez-
vous ?
Le Berger.
De Corinthe ^ & pour ne rien celer ,
ce que je vais vous apprendre vous cau-
fera de la joie ôc du chagrin.
J oc AS T E.
Comment ? que fignifie cette énigme ?
Le Berger.
Votre époux, fi j'en crois les bruits
ACTE IV. 515^
de Corinthe, doit être clû Roi de 11-
(Ihme par le fuftrage unanime des Co-
rinthiens.
J 0 c A s T E.
Quoi ! le vieux Roi Polybe n'eft plu»
fur le Thrône ?
Le Berger.
Il eil dans le tombeau.
J 0 c A s T E.
Polybe eft mort ! cela eft-il croyable ?
Le Berger.
PuilTài-je mourir moi-même , fî mon
rapport n'eft fincère î
JocASTE à fis fimmes.
Allez 5 courez annoncer cette nou-
velle au Roi. Oracles , qu'êtes-vous de-
venus ? Oedipe s'exile volontairement
dans la crainte de tuer Polybe y Se Po-
lybe meurt par les mains de la Parque.
SCENE III.
Oedipe, les mêmes.
Oedipe.
Chère époufe , qui vous intérelTez fi
généreufement a mes malheurs , que
voulez-vous ? pourquoi m'obligez-vous
de fortir ?
Jo c AS T E.
Ecoutez 5 Seigneur, écoutez cet étran-
Oij
3i(? (E D I P E.
ger 5 & jugez ce qu'il faut penfer des
Oracles.
O E D I P E.
Cet étranger ? quel eft-il ? que vient-
il m'apprendre ?
J o G A s T E.
H vient de Corinthe vous annoncer
que Polybe votre père n'eft plus.
O E D I p E.
Que dites-vous ? ô Etranger ? ah , je
vous conjure de parler vous-même.
Le Berger.
Puifque vous fouhaitez , Seigneur ,
que je commence par cette trifte nou-
velle 5 fçachez qu'en effet Polybe ne voit
plus le jour.
O E D I p E.
Lui ! quel fort a fini fa deftinée ? la
trahifon , ou la maladie ? parlez.
Le Berger.
Hé , Seigneur , faut-il le demander ?
le moindre accident précipite la vieil-
Içffe au tQmbeau.
O E D I p e.
C'eft donc une langueur qui l'y a con-
duit ?
Le Berger.
Oui 5 Seigneur 3 & fan âge avancé.
A C T E I V. 317
O E D IP E.
* Ah , Madame , quel befoin a p^-é-
lent dé recourir aux autels Ôc de conful-
ter le chant des oifeaux ? f ils m'avoienc
prédit le meurtre d'un père ^ & le voilà
dans la région des morts , tandis que je
vis paifible à Thébes fans avoir jamais
armé mes mains contre fes jours. On
ne peut fans doute m'imputer fon tré-
pas. Quoi ? dira-t-on que le regret de
m'avoir perdu l'aura mis au tombeau ?
alors je le rois en quelque forte l'auteur
de fa mort. Mais non j Polybe efl dans
les enfers , 3c avec lui il a emporté tous
ces vains Oracles.
* M. Dacier traduit : Hélas ^ Madame ,
qui voudra déformais confulter les Oracles d'A-
pollon ? qui voudra , &c. il me femble que ce
n'eft point là le fens véritable. Jocafte ailoic
confulter les Dieux en faveur d'Oedine. Oedipc
lafTuré par le récit du Berger , dit a la Reine
^u'il n'eft plus befoin ds recourir aux autels &
aux oifeaux ; que d'ailleurs il a été trompé par
fa crédulité , &c.
t II femble véritablement qu'Oedipe & Jo- j^^^.^
cafte fur - tout , infultent les Oracles & les de l'Edi-
Prédictions en plufieurs endroits de cette Tra- teur.
gédie. Ceft en effet leur crime, quoiqu en dife
le Père Bru MO y, & le Choeur fçait bien le
leur reprocher.
O iij
3iS CE D 1 P E.
J O C A s T £.
Ne vous lavois-je pas prédit , Sei-
gneur ?
O E DI p E.
11 eft vrai , Madame : mais quoi ^
Mes frayeurs l'emportoient fur vos con-
feiis.
Joe A s T E.
Ne laifTez donc plus tyrannifer votre
cfprit par ces craintes frivoles.
O E D I p E.
Ne dois-je pas encore appréhender
de fouiller la couche d'une mère ?
Jo CA s TE.
Que peut-on craindre quand on eft
guidé comme vous par une heureufe
fortune ? croyez-moi , trop de prudence
nuit. Le plus sur eft de s'abandonner au
hazard des événemens , ôc de jouir de
la vie. Y a-t-il pour vous le moindre
fondemens- de craindre un incefte ?
croyez-moi , n'y ayez pas plus d'égard
qu'à un fonge vain. Pour vivre heureux
on doit négliger ces frivoles fuperfti-
tions.
O E D I PB.
J'approuverois votre penfée , Mada-
me , il ma mère ne jouiiïoit plus de la
lumière , mais tant qu'elle refpirera ,
j'ai fujet de craindre , ôc je craindrai
toujours.
A C T E î V. 515^
J O C A ^ T E.
Toujours ! quoi la mort d'un père ne
vous ouvre pas les yeux ! quel enchan-
tement ?
O E D I P E.
Elle devroit me ralTurer, j'en con-
viens j mais ma mère vit encore.
Le Berger.
Puis-je fçavôir. Seigneur, quelle eft
la perfonne que vous craignez ?
O E D I p E.
C'eft Mérope époufe du Roi mort.
Le Berger.
Hé 5 que craindre d'elle , Seigneur ?
O E D I p E.
L'effet d'un Oracle terrible , épou-
vantable. ...
Le Berger.
Eft-il fî affreux que vous ne puiiîîez
le dire ?
O e D I p e.
Le voici : fi j'en crois Apollon, je
ferai inceftueux Se parricide , époux
d'une mère , & meurtrier d'un père : Se
c'eft pour éviter d'accomplir cette hor-
rible prédiélion que je me fuis écarté
de Corinthe : exil volontaire Se affez
heureux , comme vous le voyez j mais
toutefois fâcheux , puifque je me fuis
privé de voir ce que j'avois de plus cher.
O iv
320 CE D î P E,
Le Berger.
Quoi , Seigneur , cette unique crainte
vous a éloigné de Corinthe ?
o
O E D I P E.
J'ai appréhendé, (je l'avoue,) l'in-
cefte & le parricide.
Le Berger.
* Ah , Prince , il faut que je vous dé-
livre de cette inquiétude, puifqu'auflî-
bien je ne viens en ces lieux que pour
votre bonheur.
O E D I p E.
Je fçaurai reconnoitre à mon tour cet
important fervice.
Le Berger.
"J" L'avantage de vous ramener à Co-
rinthe me fuflit : c'eft l'unique objet dei
mon voyage.
* Voici le .principe du dénouement qu'A-
SîSTOTE, chap. IX. Poëc. cire comme un des
plus furprenans. Rien en effet n'eft mieux
imaginé.
t Tel eft le paffage Grec , y^ /tiliv fia Xtret tjTt
Telle eft la tradudion de M. Dacier. Je ne fuis
venu j Seigneur i qu afin. que quand vous fere:^
d'e retour à Corinthe ^ je puijfe mériter de vous
quelque grâce , 6" vivre heureux fous votre pro'
îeBion. Voilà fans doute- un compliment fort
kitéreflé. J'ofe dire que ce n'eft point là la
penfce de SgfîiOCL£i Lç U<^eur en jugera ,
A C T E I V. 3iî
O E D I P E.
Non ) je ne retournerai jarnais dans
les lieux où ma mère voit le jour.
Le Berger.
^ Il paroît bien , Seigneur , que vous
ignorez qui vous êtes.
O £ D I p E.
Comment ? au nom des Dieux , ô
étranger , inftruifez-moi de mon fort.
Le Berger.
Si le motif qui vous empêche de re-
tourner dans votre Palais....
O E D I p E.
Oui 3 c*eft la crainte d'effeduer l'O-
racle.
Le Berger.
Si vous redoutez quelque fouillure de
la part de vos proches....
O E D I p E.
C eft cela même. Voilà la fource de
mes inquiétudes mortelles.
Le Berger.
Hé bien , Seigneur , rien de plus fri-
vole que ces inquiétudes.
& la note de M. Dagier , toute ingénieufc
qu elle eft d'ailleurs , ne paroît point fauver
cette incongruité. M. Orsatto y a aufli don-
né, &M. BoiviN.
O v
J21 (E D î P E.
O E D I P E.
Comment frivole , je fuis fils de Po-
lybe?
Lfi Berger.
Poiybe né vous touché en rien.
O E D I p E.
Quoi y Poiybe ne m'a pas donné le
jour?
LeBergèr.
"^ Autant ôc aulli peu que moi.
O E D I p e.
Que veut dire cette énigme ? mon pè-
re ne m'a pas plus donné le jour qu'un
étranger ?
L E B E R G E R.
Non 5 encore une fois , il n étoit pas
plus votre père que moi.
O E D 1 p Ë.
Mais il m'appelloit fon fils.
* M. Dacier n'a point voulu traduire à la
lettre ce vers Se les deux autres qui fuivent 5
fans doute parce qu'il n'a pas fait attention à
réquivoque 2;racieufe de cet autant & aujjipeu
que moi. Il s'eft contenté de mettre , non , Sei-
gneur. Il y a pourtant une fînefTe dans le Grec,
laquelle confifte en ce que le Berger de Co*
linthe étoit dans la vérité , autant & aujjt peu
père d'Oedipe que Poiybe ; le Berger lui avoit
fauve la vie : Poiybe Tavoit adopté : mais ni
l'un ni l'autre ne lui avoit donné le jour.
A C T E I V. 525
Le Berger.
£t c'eft moi qui vous donnai à lui.
O E D I P H.
Auroit-il tant chéri un fils qui n eût
pas été le fien ?
Le Berger.
Il n'avoitpas d'enfansj en faut-il da-
vantage ?
O E D I p e.
Qui fuis-je donc?m'avez-vous acheté,
où ètes-vous mon père ?
Le Berger.
Je vous trouvai fur le mont Ci-
theron. *
O e D I p E.
Quel motif vous conduifoit en ces
lieux déferts ?
Le Berger.
Le foin de quelques troupeaux,
C3 E D I p e.
Vous étiez donc Berger ?
L E B E R G E R.
Oui, Seigneur, &je fus alors votre ^
libérateur.
O E D I p E.
En quel état me trouyâtes-vous ?
* Citheron , mont qui féparc la Béotie 4e
TAttique,
O vj
314 ŒDIPE.
Le Berger.
Vos talons percés vous rapprendront,
O E D I P E.
Ah , de quel mal me rappellez-vous
le fouvenir !
Le Berger.
Je détachai les liens qui traverfoient
vos pieds.
O E D I PE.
Quelle barbarie on exerça fur moi dès
le berceau !
Le Berger.
C*eft cette aventure qui vous a don-
né * le nom que vous portez.
O E D I p E.
Dites-moi , au nom des Dieux , qui
de mon père ou de ma mère m'accabla
de cette malédiction ? qui des deux me
condamna à périr ?
Le Berger.
Je l'ignore y celui des mains de qui je
vous reçus le fçaura mieux.
O E D I p e.
C'eft donc des mains d'un autre que
vous m'avez reçu ?
Le Berger»
Oui 5 des mains d'un autre Berger.
* Oedipe , M'tt^s pieds enfles.
A C T E I y. 515
O ED I P E.
Quel efl-il ? pourriez- vous me le dé-
figiier ?
Le Berger.
Il étoit , difoit-on , à Laïus.
O E D I p E.
A Laïus ! au Roi de ces climats ?
Le Berger.
A lui-même. Il avoic foin de fé$
troupeaux.
O e D I p E.
Vit-il encore ? puis-je le voir ?
Le Berger,
Il n'eft ici perfonne qui ne puifle vous
en inftruire.
O E D î V F. au Chœur.
Si quelqu'un d'entre vous connoîr ce
Berger , fi on l'a vu a la ville ou à la
campagne , qu'on ait à me l'indiquer.
jLa ntuation où je me trouve veut que
je l'interroge.
Le CnœuR.
* Je ne penfe pas qu'il parle d'un au-
tre que de celui que vous avez envoyé
* Le Chœur a raifon de parler ainfi fur ce
qu'a y oit dit Jocafte du Berger de Laïus. Il y
a d'ailleurs une adrelTe infinie à intérefler dans
cette recherche la Reine qui fe tait d'éton-
ncmentj parce qu elle Tçait déjà tout le royf-
3 2(J (Ë D l P Ë.
chercher : mais la Reine le fçait mieux
que perfonne.
O E D I p E.
Sçavez-vous , Madame , fi l'homme
que nous faifons venir eft le même que
celui dont parle cet étranger î
J o G A s T E.
Quoi î de qui parle-t-il ^ hé , Sei-
gneur , calmez vos craintes , 5c négli-
gez ces téméraires difcours.
O E D I p E.
Non 5 Madame ; me préfervent les
Dieux de fuivre vos confeils j ce que
j'ai découvert m'engage trop à éclaircir
ma BiaifFance de mon fort.
J o C A s T E.
Au nom des Dieux , Seigneur , n en
faites rien. Si votre repos vous eft cher ,
laifTez ce fatal examen. Je ne fuis déjà
que trop à plaindre,
O E D I p E.
J'entends , Madame ; mais ne vous
inquiétez point , dût-on par un triple
tcre. Le refte de cette Scène eft plein d'art.
Oedipe, toujours trop curieux pour fon mal-
heur J veut s'infttuire malgré les prières de la
Reine ^ déjà trop inftruite ; & il attribue Tes
confeils à une crainte fecrette , qu'elle ne fe
trouve l'Epoufe d'uu Efclave, d'un fils de Ber-
ger,
A C T E I V. 527
affront me prouver que je defcends de
trois efclaves j cet outrage ne rejailli-
roit point fur vous.
J O C A s T E.
Ah , Seigneur , li j'ai quelque pouvoir
fur votre eiprit , je vous conjure de quit-
ter ce fatal deifein.
O E D I P E.
Je ne le quitterai point que je n aye
mis en plein jour la vérité que je
cherche.
J o c A s T E.
Mais fongez , je vous prie , que j'ai
de fortes raiions pour vous en détourner,
O E D ï p E.
Et ce font ces raifons fecretres qui
redoublent mes craintes Se ma Curio-
fité.
JocASTE a part.
Ah , Prince déplorable . . . puifTes-ni
ignorer éternellement ta deftinée.
O E D I p E.
Qu'on m'amène au plutôt le Berger.
LaifTons la Reine rougir de ma naiilan-
ce 5 & fe glorifier de la fienne.
Jo c A s T E.
o le plus infortuné des hommes ... *
Ya 3 je ne puis rien dire de plus , & jç
te parle pour la dernière fois.
3i8 (E D I P E.
S C E N E I V.
Les mêmes , hors J o c a s x e.
Le c h œ u r.
Ah 5 Seigneur , où court la Reine
éperdue , & plongée dans la plus pro-
fonde douleur ? que j'appréhende les
fuites funeftes de cet affreux (ilence.
O E D I p E.
Funeftes ou non , je veux connoître
ma naiffance , dût-elle être la plus vile.
Je le vois , la Reine rougit de mon obf-
curité. Tel eft le génie ambitieux du
fexe 5 n'importe : je n'ai pas honte de
ma deftinée. Enfant de la Fortune , j'en
ai reçu trop de biens pour être ingrat*.
Oui , la Fortune eft ma mère. Les an-
nées de le tems font mes proches. Té-
moins de ma balfelfe , ils m'ont élevé
au faîte de la grandeur, "f Né ce que je
fuis 5 ma naiffance ne changera pas ,
quand je celferois de l'examiner.
* Horace a employé cette exprcffion, Sat-
YI. 1. 1. Luferat in campo forturiAfilius.
t J'ai fuivi en ceci le fens de M. Dacier ,
qui véritablement eft le plus fin & le plus
naturel. C'eft aufTi celui de M, Orsatto &
de M. BoiviN.
A C TE ï V. ^19
L E C H œ u R.
* Si ie fcai lire dans l'avenir, & fi /'^<^'
mes conjectures ne lonr pas vaines , o
Citheron , avant que le foleil recom-
mence fa carrière , tu dévoileras le fort
& la naiffance d'CSdipe. Ainfi nous mè-
nerons des danfes , & nous chanterons
dQs hymnes , pour marquer notre joie
à un Prince fi cher. Daignez , ô Apol-
lon ^ juftifier notre efpoir & nos vœux.
Aimable Prince , quel Dieu, quelle ^^^-^^"^'^^'^
DéefTe vous o-nt donné le jour ? ne fe-
roit-ce point quelque Nymphe égarée
dans les bois avec le Dieu Pan ? feroit-
ce "f quelque amante d'Apollon ^ f car ce
Dieu aime les montagnes écarréesPMer-
cure de Bacchus , l'un § Dieu de Cylle-
* Cette Sriophe & cette Anciftrophe mon-
trent que le Chœuu s'avance & parle en corps.
t Je donne ici à hyx7iip la {îgnificatioa
d'amante, comme elle femble l'être en effet.
L'autre fens feroit celui de M. Orsatto.
O d'Apollo la figlia , h cui fon grati gli aiti
gioghiy e Urupi. _
^ Le Tradudcur a beau dire : jamais 3-'y^.r>ff , Note
Filia, n'a (wm^i Amante, Il eft queftion ici de l'Edi-
de quelque fille d'Apollon née fur une de ces ""'^'
montagnes efcarpées où fe plaît leur père.
§ Cyllene, mont d' A rcadie , où naquit Mer-
cure de Jupiter & de Maïa.
^3© (E D î P E.
ne , l'autre amateup des forêts , font fott-
vent la cour aux Nymphes d'Helicon ; *
feriez-vous le fruit de leurs amours ?
Oedipe appcruvant de loin Phorhas.
■}* Si je puis juger de ce vieillard qui
m'eft inconmi , il me femble qu'il eft
ce Berger que j'attends. Son port , fon
air 5 fon âge qui fe rapporte aiTez à celui
de cet étranger , tout me le perfuade.
Je crois même reconnoître mes Offi-
ciers qui l'amènent, [au Chœur) Vous
qui l'avez connu, vous en jugerez mieux
que moi.
Le C h œ u r.
11 m'eft connu , Seigneur ! c'eft en
effet le fidèle Berger de Laïus.
Oedipe.
Dites-moî , 6 étranger ? ell-ce là
l'homme dont vous m'avez parlé ?
LeBerger.
C'efl lui-même , Seigneur.
* Hélicon j moût de la Phocide , d'où coule
l'Hippocrene.
t II femble qu'il vaut mieux fuivre le ma-
liufcrit dont parle Henri Etienne , & lire
7iPi<fâo'> 3 ce vieillard^ que 7t^\ff/2eiS , ô vieillards :
ainfi ce mot de vieillards ne marque point quel
cft le Choeur.
ACTE IV. 551
SCENE V.
P H o R B A s 5 les mêmes.
O E D I P E.
Approchez , Berger , répondez-moi j
N'étiez-vous pas à Laïus ?
P H o R B A s.
Il eft vrai , Seigneur ; j'étois Officier
de Laïus , né dans fon Palais , & non pas
acheté à prix d'argent comme un efclave
ordinaire.
O E D I p E.
Quel éroit votre emploi ?
P H o R B A s.
J ai palTé la meilleure partie de ma vie
à conduire les troupeaux.
O E D I p E.
En quels lieux d'ordinaire les condui-
fiez-vous ?
P H o R B A s.
Sur le mont Citheron , de aux envi-
rons.
O E D I p E.
Regardez cet étranger , vous eft-il
connu ? ne l'avez- vous point vu en quel-
que lieu ?
P H o R B A s furprls.
Qui. . . qu'a-t-il fait. . . de quel hom-
me parlez-vous ?
551 ŒDIPE.
O E D I P E.
Je vous demande fi vous n avez point
eu quelque commerce avec cet érranger
que voici.
P H o R B A s.
Lui ? non que je fçache , au moins je
ne puis m'en rappelier le fouvenir.
Le Berger.
Cela n'eft pas furprenant , Seigneur :
mais il me reconnoîtra bientôt ^ car il
ne peut avoir oublié que nous pallions
fur le mont Citheron "^ les trois faifons
de Tannée , depuis le printems jufqu*à
la fin de l'automne. L'hyver venu nous
retirions , lui fes troupeaux chez Laïus ,
moi le mien dans mes étables. Cela
n eft-il pas vrai ?
P H o R B A s.
Il m'en fouvient : mais vous parlez
d'un tems bien reculé.
LeBerger.
Pourfuivons. Vous fouvient-il main-
tenant de cet enfant que vous me don-
nâtes, pour l'élever comme s'il eût été
a moi ?
* Telle eft l'interprétation à\i Scholiafle ^
de Meffieurs Dacier & Oksatto.
ACTE IV, 351
P H O R B A s.
Que me voulez- vous dire , & ^d oii
vient cette queftion ?
Le Berger en montrant Ocdlpc.
Ami , cet enfant que tu m'avois con-
fié. ... le voici.
P H o R B A s.
Ah 5 miférable , tais-toi. PuifTent les
Dieux t'exterminer.
O E D I p E ^ Phorbas.
Ne le maltraite pas. Plus que lui tu
mérites d'être puni.
P H o R B A s.
Et quel eft mon crime , Seigneur ?
O E D I p E.
De ne pas répondre fur le fait dont
yc\ te parle.
P H o R B A s.
Ah 5 Seigneur , croyez-moi , il ne
!çait ce qu'il veut dire.
O E D I p E.
Je te ferai parler de gré ou de force.
P H o R B A s.
Au nom des Dieux , n'outragez pas
na vieilleiTe.
O E D I p E.
Qu'on le charge de chaînes.
P H o R B A s.
Malheureux que j e fuis ! . . . Mais qu al-
.ez-vous faire 3 & que me demandez-
TOUS ?
554 ŒDIPE.
O E D I r E.
Lui as-tu donné l'enfant ?
P H o R B A s.
Hé bien. ... je l'ai donné. Que ce
jour n'a-t-il été le dernier de mes jours \
O mort. ...
O E D I p E.
Tes vœux feront exaucés , fî tu ne
réponds.
P H o R B A s.
Ils le feront bien plutôt , fi je parle.
O £ D I p E.
Cet homme , je le vois , ne cherche
qu'a m'amufer par de vains détours.
P H o R B A s.
Hélas : & je n'ai pas avoué que j'avoîs
donné l'enfant ?
O E D I p E.
Où Tas-tu pris ? étoit-il à toi ? las-tu
reçu d'une autre main ?
P H o R B A s.
Je l'ai reçu d'une autre , il n'étoit pas
i moi.
O E D I p E.
Et qui te l'a donné ? de quelle maifon
eft-il ?
P H o R B A s.
Seigneur. ... au nom des Dieux , n'en
demandez pas davantage.
ACTE IV. 355
O E D I P E.
Parle. Tu es perdu , fi je le demande
une féconde fois.
P H o R B A s.
Il naquit dans le Palais de Laïus.
O E D I p E.
D'un efclave , ou du Roi ?
P H o R B AS.
'^ Cruelle nécefîîté : je meurs fî* je
parle.
* 33 La curiofîcé ( dit Plutarque , traité
w de la Curiof. traduit. d'Amyqt ) enveloppa
» Oedipus en de très-grands maux , parce que
»3 voulant fçavoir qui il étoit, comme n'étant
a» pas de Corinfhe , en allant à l'Oracle pour
>3 lui demander , il rencontra Laïus par le chc-
33 min , qu'il tua , époufa fa propre mère , par
33 le moyen de laquelle il obtint le Royaume
M de Thébes : & lorfqu'il fembloit être très-
» heureux , encore fe voulut-il chercher foi-
M même , combien que fa femme l'en décour-
» nât le plus qu'elle pouvoir i & plus elle le
» prioit de ne le faire pas , plus il en prelfa un
M vieillard qui fçavoit toute la véiicé du fait ,
33 en le contraignant par toutes voyes , tant
*> que le difcours de l'affaire l'ayant déjà mis
» en foupçon , comsne le vieillard fe fut écrié.
Hélas , je fuis fur le point dangereux
De déclarer un cas bien malheureux,
93 Toutefois étant déjà furpiis de fa paifion de
53^ CE D I P E.
O E D I P E.
Et moi fi je t'écoute. Parle toutefois»
P H o R B A s.
On le difoit fils de Laïus. Interrogez
la Reine. Elle vous inftruira mieux.
O E D I p E.
Ce fut donc elle qui te le donna.
P H o R B A s.
Elle-même.
5J curiofité 5 & le cœur lui en battant , il rcr
S5 pond ,
Et moi aujfi fur l^ point de l'entendre ,
Mais toutefois il nous le faut apprendre,
?5 Tant: cft aigre-doux & malaifé à contenir
33 le chatouillement de la curiofité , comme un
iD ulcère , qui plus on le gratte, & plus il s'en-
38 fanglante lui-même. Mais celui qui eft en-
as tierement net & délivré de telle maladie ,
33 & qui eft de nature paifible^, quand il aura
M ignoré quelque mauvaife nouvelle , il dira,
O fainU oubli de l'ancienne trijlejfe.
Tant tu es plein de très-grande fagejfe»
33 Et pourtant fe faut-il , petit à petit, accou-
33 tumcr à ceci , quand on nous apportera des
33 lettres, de ne les ouvrir pas vîtement & à
33 grande hâte , comme font la plupart dont
03 les mains demeurent un peu trop à leur gré
33 à délier la fifcelle : ils la mâchent à belles
33 dents , & s'il arrive un meffager de quelque
53 part, de ne courir pas incontinent à lui , ni
Oedi pp,
A C T E I V. 337
O E D I P E.
Pourquoi te le livra-r-elle ?
P H o R B A s.
Pour le faire mourir.
O E D I p E.
Pour le faire mourir : L'inhumaine î
ôc ce toit fon fils.
P H o R B A s.
La tendreffe fut étouffée par la crainte
de certains Oracles.
O E D I p E.
Et qu'annonçoient-ils ces" Oracles ?
35 fe lever à l'étourdie en fa place , fou/Iaîn
33 que quelqu'un viendra dire , J'ai quelque
33 chofe de nouveau à vous conter j & lui ré-
»3 pondre : Mais bien euîfes-tu quelque chofc
« de bon Se utile à m'apprendre. Un jour que
93 je déclamois à Rome , Rufticus , celui que
» Domitien fit mourir depuis pour l'envie qu'il
33 portoit à fa gloire , y étoit qui m'écoutoit:
33 au milieu de la leçon il entra un foldat qui
33 lui bailla des lettres de la part de l'Erape-
33 re*jr. Il fe fit là un filence, & moi-même fis
33 une paufe à mon difcours jufques à ce qu'il
33 les eût lues : mais il ne voulut pas j ni n'ou-
93 vrit pas fes lettres jufqu'à ce que j'euffe
33 achevé mon difcours , & que rafTembléc
33 fut départie de l'auditoire , dont toute la
33 compagnie prifa & eftima beaucoup la gra-
M vite du perfonnage. Mais quand on nourrit
33 la curiofité , &c. as Joignez l'emportemenc
à la curioiîtéj c'eft le caractère d'Oedipe.
Tome L P
538 GE D I P E.
P H O R B A s.
Que cet enfant donneroit la mort à
ceux dont il avoit reçu le jour.
O E D I p E.
Pourquoi donc le mis-tu entre les
mains de ce vieillard ?
P H o R B A s.
La pitié l'emporta. Je crus qu'il l'éle-
veroit dans quelque terre écartée. Mais
hélas ! il la fauve pour être un modèle
du malheur. Car enfin , Seigneur ,fi vous
êtes celui dont il parle , vous devenez le
plus infortuné de tous les hommes.
O E D I p E.
Hé bien , deilins affreux , vous voici
dévoilés. Je fuis donc né de ceux dont
jamais je n'aurois du naître , je fuis l'é-
poux de celle que la nature défendoit
d'époufer, j'ai donné la mort a ceux à
qui je devois le jour mon fort eft
accompli. O foleil , je t'ai vu pour la
dernière fois.
ACTE IV. îî'>
IV. INTERMEDE.
Le Chœur.
Race mortelle des humains , que
vous êtes peu de chofe à mes yeux î
toute votre félicité n'eft qu'un vain fan-
tome né de l'opinion. Fut -il jamais
homme plus fortuné qu'Oedipe ? qu'eft
devenu fon bonheur ? Un inftant l'a vu
naître Ôc s'évanouir pour toujours. Oui,
Oedipe , inftruit par votre funeile defti-
née 5 je ne croirai aucun mortel venta--
blement heureux. Parvenu au faîte de
la grandeur , vous avez joui de la plus
liante fortune. Quelle fut votre gloi-
re quand vous triomphâtes du Sphmx ,
quand devenu l'appui de notre Patrie
vous la délivrâtes de ce monftre cruel ,
dont les artificieufes queftions nous coû-
tèrent tant de larmes ôc de fang ! Libé-
rateur des Thébains vous devîntes leur
Roi : Se maintenant eft-il au monde
un homme plus à plaindre ? en eft-il
aucun qui ait éprouvé de fi effroyables
revers ? aucun qui foit plongé dans un
plus affreux abifme de crimes Se de
Maux? GrandRoi 5 comment êtes-vous
pij
540 ŒDIPE.
devenu le rival de votre père : * com-
ment ces murs & ce lit nuptial , té-
. moins d'un incefte , n'ont-ils pas pris
la parole pour vous confondre Ôc vous
déiabufer ? Le tems , oui le tems feul ,
qui d'un œil éternel voit toutes chofes,
a découvert malgré vous votre oppro-
bre èc votre connifion. Dans vous , il
a montré un hymen & un incefte , un
époux & un fils de fon époufe. O en^
fant de Laïus , pourquoi vous ai-je con-
nu ? pourquoi fuis-je témoin de vos
malheurs ? Non mes larmes ôc mes sé-
mmemens ne peuvent exprimer ma
douleur. Avouons -le , c'eft vous qui
nous avez rappelles à la vie , c'eft vous
qui nous replongez dans d'épaiffes té-
nèbres.
* Je m'étonne que M. D acier ait traJuit
ainti , comment efl-il pojftble que le même lit
vous ait reçu tant d'années fans vous reconnaît
tre. Il a cru , dit-il, devoir adoucir Sophocle.
Sa penfce eft (î belje & fi naturelle , qu'on peut
la rendre en François à-peu-près telle qu'elle
cft dan? le Grec. Rien de plus femblable à ces
vers de M. Racike dans Phèdre.
Jc.connoismcs fureurs, je les rappelle toutes.
Il rpe femble déjà que ces murs , que ces voûtes
Vont prendre la parole , & prjt à m'accufct
attendent mon époux pour Je défabufçï,
A G T E V. 34Î
S" =!=
ACTE V.
SCENE PREMIERE.
Le Chœur, un Officier.
L*Of ficier.
O vous que l'on refpeâre le plus dans
cette contrée , fages Tnéhains , de quels
maux allez- vous être témoins , & que
vais-je annoncer ! Si vous avez encore
un refte de tendrelTe pour la déplorable
maifon de Labdacus , de quelle pitié
vos entrailles vont être déchirées ! non,
je ne penfe pas que * les eaux du Danu-
be & du Phafe puiflent laver toutes les
horreurs de cette maifon. Ses abomi-
nations fecrettes vont être expofées au
grand jour. On y verra des malheurs,
des crimes , & des fupplices d'autanc
plus fenlibles qu ils font volontaires.
* Les Payens anciens , auffi-bien que ceux
de nos jours , fur-tout les Indiens, fe faifoient
un point de religion de croire que les eaux de
la mer & des fleuves , avoient la vertu d'eifacer
les péchés. Le Danube efl le fleuve le plus con-
fldérabie de l'Europe 3 & le Phafe eft un fleuve
de Colchide.
P iij
542 <E D 1 P E.
Le C h œ u r.
Et que peut-on ajouter aux horreurs
que nous Içavons déjà ?
L'Officier.
Jocafte n'eft plus.
Le Chœur.
Déplorable PrincefTe ! & quelle main
a coupé fa trame ?
L'Of fici e r.
Elle-même. Ce fpedacle affreux vous
Îjarleroit plus éloquemment : * je ne
aifTerai pas de vous l'expofer autant
que la douleur pourra me le permet-
tre. A peine cette malheureufe PrincefTe
livrée , comme vous Tavez vu à fes
noires fureurs , efî entrée dans le Palais,
qu'elle vole a fon appartement, approche
* Le P. B. orne quelquefois Sophocle aux
dépens de la vérité. Ici par exemple , l'Officier
qui vient annoncer la mort de Jocafte lit pré-
cifément-: Que cette affreufe Scène s'eft pafTée
dans le fecret , c'eft-à-dire dans la partie de
l'appartement qu'on appelioit Thalamus : elle
faifoit comme une chambre à part dont la Reine
avoit eu grand foin de fermer la porte. Le Tra-
ducteur fait encore dire à cet Officier qu'il va
raconter la mort de Jocafte , autant que fh dou-
leur -pourra h lui ^permettre. Au lieu qu'il dis
tout fimplement : Autant que je pourrai m'en
fouvenir.
A C r E V. 343
du lit nuptial , s'arrache les cheveux ,
ôc s'enferme. Alors s 'abandonnant tou-
te entière a Ton défefpoir , elle appelle
l'ombre de Laïus fon époux • elle lui
reproche ce fruit de leur hymen , cet au-
teur de la mort d'un père : elle fe repro-
che à elle-même un autre hymen ,
fource de tant d'horreurs. Elle arrofe
de fes larmes cette couche où elle eut
des époux de fon époux , & des enfans
defesenfans : enfin elle meurt, &j'i-
gnorois alors comment j car , tandis
qu'elle expire , Oedipe furvient en
pouffant d'effroyables gémiifemens. Le
défefpoir du Roi ne nous permet pas
de fçavoir la deftinée de la Reine. Tous
les yeux font attachés fur Oedipe. 11
exhale fa rage j il erre ça 8cli,* il de-
mande des armes , il cherche Jocafte.
Où eft 5 dit-il , celle que j'appellois ma
femme , & qui ne l'efl pas , cette mère,
& de moi & de mes enfans, oùs'eft-
elle retirée ? il la cherche vainement.
Nul de nous ne veut fervir fes fureurs.
Mais quelque noire Divinité fans dou-
te l'a conduit à l'appartement de la
Reine : il jette un horrible cri; & com-
* Les Grecs ne portoient point d'armes dans
les villes.
P iv
Note
ae l'Edi-
344 (E D I P E.
me s'il eut été enlevé par une furie , il fe
précipite fur les portes ; elles fe brifent
îbus les efforts. Il entre , il court vers
le lit nuptial. Là , nous voyons la Rei-
ne fufpendue au lien fatal qui avoit ter-
miné fes jours. Dès qu'Oedipe l'ap-
perçoit, il rugit comme un Lion , il
délie le lien funefte , Se fe courbe fur
le corps de Jocafte. * C'eft alors que
nous avons vu un barbare fpedtacle.
Le Roi , dans fa fureur , détache l'a-
graphe du manteau de la Reine , or-
nement deftiné a un autre ufage : il s'en
fert pour fe priver cruellement de la
lumière du jour. Non , dit-il , je ne
reverrai plus le foleil ni mes maux ,
ni mes crimes. Plongé dans d'épailles
ténèbres , je déroberai à ma vue ceux
qu'il ne m'eft plus permis de voir , ceux
^ême dont j'ai befoin pour traîner
une vie miférable. Tandis qu'il réitè-
re ces triftes plaintes , il ouvre les pau-
Î)ieres , & fe déchire impitoyablement
es yeux. Ses joues font enfanglantées.
Les larmes mêlées avec les flots de
fang noir ruifTelent de toutes parts.
Tel eft le fort du Roi 3c de la Rei-
ne 5 fort affreux * calamité ifTue , non
teur, * Dans le Siec , après i être jette par terren
A C T E V. 545
d'un feul , mais de l'un &c de l'autre
à la fois : leurs mailieurs fe font con-
fondus. Jufqu ici , leur félicité fut vé-
ritablement digne d'envie , mais en ce
jour ( ô cruel changement ! ) il ne refle
de cette félicité que les gémifTemens,
le défefpoir, l'opprobre , la mort , 6c
l'afTemblage de tous les maux.
Le C hoc u r.
En quel état eft à préfent ce malheu-
reux Roi ? Sa fureur ne fe calme-t-elle
point ?
L'O F FI CI ER.
Il crie qu'on lui ouvre les portes du
Palais, & qu'on expofe aux yeux des
Thébains ce parricide , cet homme
abominable , qui de fa mère. . . . épar-
gnez-moi le récit des chofes qui échap-
pent à fon défefpoir. Il dit enfin qu'il
va s'exiler pour toujours de cette terre,
qu'il ne demeurera plus dans ce Palais ,
témoin des imprécations dont il s'efl
lui-même chargé. Hélas , que devien-
dra-t-il '' En l'état où il s'eft mis , fes
maux font infupportables. Il a befoin
de fecours & de guides. . . . Mais il Va
fe montrer à vous. On ouvre. * Lefpec-
* Le grand Corneille & fes fucceffeurs
Tragiques , ont cru que ce feroit une chofc
P V
34<^ ŒDIPE.
tacle qui s'offre à vos yeux attendrirolî
un ennemi.
SCENE IL
O E D I p E 5 les mêmes.
Le C h (E u r.
O calamité terrible 1 ô fpedacle îe
plus trifte qui fe foit jamais préfenté à
mes regards ! ah , Prince infortuné ^
quelle fureur vous a tranfporté ! quelle
Divinité ennemie a fait tomber fur
vous ce poids énorme de maux plus
affreux les uns que les autres î ah mal-
heureux Roi .... mais je ne puis jet-
ter les yeux fur vous. Malgré le deiir
de vous voir , de vous parler , Se de
vous entendre , l'effroi qui me faifît à
votre afpeâ:, me fait frémir d'horreur.
horrible d'cxpofer Oedipe aveugle & fanglanc
aux yeux des fpedateurs. M. Dacier leur ré-
pond très bien par ces vers de Despreaux^
Art poët. chant i.
Il n'sft point de ferpent , ni de n>onfire odieux i
Qui par l'art imité ne puifTe plaire aux yeux :
D'un pinceau délicat l'artifice agréable
Du plus affreux objet fait un objet aimable î
Ainfi pour nous charmer la Tragédie en pleurs
D'Oedipe tout fanglant fit patîer les douleurs.
A C T E V. 547
O E D I P E.
Hélas , hélas , où fuis-je , malheu-
reux ! où vais-je î en quel lieu irai- je
perdre mes plaintes , & traîner mes
malheurs ? ô fortune , hélas , qu eft-tu
devenue ?
Le C h (EUR
Elle s'eft changée en des infortunes
irfouïes.
O E D I p E.
EpailTes ténèbres , nuit éternelle où
je fuis plongé fans retour , état cruel
que je ne puis exprimer , hélas , vous
êtes le fuppiice de mes crimes , mais
les pointes dont ma fureur s'eîl fervie
pour me percer les yeux , me font moins
lenfibles que les remords qui me dé-
chirent.
Le c h (E u r.
Accablé de ce double malheur , vos
plaintes ne font que trop juftes.
O e D I p E.
Quoi., fidèles amis , après tant d'hor-
reurs vous daignez encore me plain-
dre 5 ôc me fecourir. Vous n'abandon-
nez pas ce coupable privé de la lu-
mière du jour. Ne me trompai-je point?
non , c'eft vous , chers amis , j'entends
votre voix ^ & je vous reconnois, quai-
P vj
54? (E D I P E,
quenfeveli dans de profondes ténè-
bres.
Le Ch (E u r.
Quelle barbarie avez-vous exercé fur
vous 1 comment avez-vous pu vous dé-
figurer d'une manière Ci inhumaine ?
quel Dieu vous a infpiré cet attentat*
O ED I PE.
Apollon 5 chers amis , oui Apol-
lon eft la caufe de mes maux. Mais
ma main feule m'a puni. Devois - je
conferver la lumière du jour , moi qui
ne pouvois rien voir que de trifte &:
d'affligeant ?
Le Ch(E u r»
Ce que vous dites n eft que trop vrai^
Seigneur.
O E DIP E.
Que me refte-t-il en effet que je
puilTe voir , que je puifle aimer ou en-
tendre ? tout m'eft interdit. O mes
amis, que ne chaffez-vous au plutôt
de votre patrie ce monftre , ce parri-
cide exécrable 5 chargé de la haine dès
hommes & des Dieux.
LE Ch(Eur.
Hélas 5 toutes vos lumières redou-
blent le fentiment de vos maiu ôc ma
ACTE V. 549
compaïïîon ! plût aux Dieux que jamais
vous ne les eulîiez connus 1 *
O E D I P E.
Péi'iiTe celui qui dans les forêts délia
les cordons funeiles dont mes pieds fu-
rent percés. Il m'arracha des bras de
la mort. Barbare pitié 1 pour prix de ce
cruel fervice , puilfe-t-il périr ! qu en
mourant alors j'aurois épargné de maux
à moi &c à mes amis î
Le Chœur.
Maux déplorables , qui m'obligent
de foufcrire à vos vœux !
O e D I p e.
Je n aurois pas été parricide 6c in-
ceftueux à la face de l'Univers , Ôc
maintenant me voilà malheureux Se
coupable , ilTu d'une race fouillée y
père de mes frères , ôc mari de ma
mère. Enfin , fi jamais il y eut des
fléaux épouventables , ils font tombés
fur Oedipe.
* ê'iixeiit T^ »« , rîjirt cfvf^^opu^ kVov > Note
On jugera fî ces deux vers font rendus daus la
tradnd:ion. En voici le fens : " O Prince dou-
j> blement malheureux & par votre misère mê-
33 me , & par le fentiment que vous en avez^
33 pufiai- je ne vous avoir jamais connu 1. 2»
teur.
55© (E D I P E.
Le C h <e u r.
Quels que foieiit vos malheurs , je
ne puis approuver le châtiment que
vous avez tiré de vous-même. Cefup-
plice eft plus aftreux que la mort.
O EDIPE.
Je n'écoute fur cela ni raifons, ni con-
feiis. lié de quels yeux 5 dites-moi, def-
cendu dans les enfers , regarderois-je un
père & une mère dont la mort eft l'effet
de mes crimes ? je m'en fuis puni , &c
mon fort eft plus dur que celui de Joca-
ite. Il m'eût été bien doux de voir croître
fous mes yeux des enfans chéris : le plai-
kr de les voir auroit crû avec eux. Je
l'avoue 5 mais depuis mes fatales im-
précations 5 il n'étoit plus pour moi ni
d'enfans , ni de patrie que je pudê voir.
Thébes même , & ce Palais où je fuis
né 5 ces murs , ces tours , ces temples ,
ces fimulacres des Dieux , tout cela étoit
interdit à mes regards. J'ai renoncé à la
douceur de les voir en prononçant l'ar-
rêt d'exil contre * l'ennemi déclaré des
Dieux & de la race de Laïus. Je fuis ce
coupable. Mon opprobre eft découvert.
* M. Dacier met ^ ce fcéierat,... cq ûh de
Laïus. Il faut pour cela qu'il ait lu, ymos au
lieu de yivaç.
A C T E V. _ iy.
Comment pourrois-je jouir d'une C\ chè-
re vue 5 de quel front oferois-je foute-
nir leur afpeâ ? Ah , que ne puis-je en-
core me priver de l'ufage des oreilles ,
aulïi-bien que des yeux ! que bientôt
également lourd & aveugle , je ferme-
rois cette entrée à de nouvelles douleurs'.
il eft doux dans les maux de s'en épar-
"gner ou d'en adoucir au moins le fenti-
ment. O Citheron , pourquoi me reçu-
tes-vous dès le berceau , ou pourquoi ne
me donnâtes-vous pas la mort après
m'avoir reçu dans votre fein ! que ne
dérobiez-vous mon fort à la connoif-
fance des hommes ! ô Polybe , 6 Co-
rinthe , ô Palais , que je crus la maifon
de mon père, quel monftre, quel aiTem-
blage de maux avez-vous nourri fous
l'apparence d'un fils de Roi î de cette
ancienne fplendeur , que refte-t-il ? le
plus méchant des hommes , ifTu de la
plus abominable race qui fut jamais.
O chemin de Daulie , ô forêts , ô buif-
fon 5 ô fentier étroit , vous qui avez bu
lefangd'un père qui couloit par mes
mains , avez - vous marqué par àe^
traits ineffaçables le fouvenir des for-
faits que je commis alors , & que je
devois commettre en allant à Thé-
351 ^ ŒDIPE.
bes ? "*" 6 hymen , trop funefte hymen i
tu me donnas la vie ; mais après me l'a-
voir donnée, tu fis rentrer mon fang
dans le fein d'où j'étois forti , Se par-la
tu produis des pères , frères de leurs en-
fans 5 des enfans , frères ou fœurs de
* Ceft là le beau morceau cité par Lon-
GiN j pour montrer que les pluriels ont je ne
fçai quoi de magnifique par la multiplicité
d'objets qu'ils offrent à l'efprit. M. Despreaux
l'a traduit ainfi.
Hymen , funefte hymen , tu m'as donné la vie ,
Mais dans ces mènes flancs où je fuis renfermé
Tu fais rentrer ce fang dont tu m'avois formé ,
It par là tu produis & des fils & des pères,
Des frères , des maris , des femmes , & des mercs .
It tout ce que du fort la maligne fureur
Pit jamais voir au jour & de honte ôc d'horreur.
Je n'ai fait que rompre la mefure des vers 5
& j'ofe dire que M. Dacier eût bien fait d'en
ufcr de même. Il cft pourtant bon de remar-
quer que ni l'un ni l'autre n'a fait fentir le u'tjLt
«/<4>yA/jy fanguinem cognatum , qui fépar€ les
pères , les fils & les frères , pour marquer Oedi-
pe y d'avec les époufes & les mères , pour indi-
quer Jocafte. Voilà ce que n'ont pas obfervé
Mrs. BoiLEAU, Daciir & BoiviN 5 qui ont
confondu ces mots fils ^ pères ^ frères j maris ,
femmes , mères , chofes qui font le fruit de
tous les mariages. Je dois mon interprétation
aûR. P. TOURNIMINE,
A C T E V. 353
leurs pères , des époufes , mères de leurs
époux 5 & tout ce que les hommes
peuvent concevoir d'abominations ôc
d'horreurs. C'en eft trop : rougifTons
de prononcer ce qu'il eft horrible de
faire. Au nom des Dieux , chers amis,
cachez-moi dans quelque terre écartée ,
ou donnez-moi la mort, & précipitez-
moi dans les gouffres de la mer , pour
ne plus profaner vos regards. Appro-
chez donc , rendez- moi par pitié ce
dernier office. Ofez toucher un mal-
heureux. Que craignez - vous ? mes
maux ne retomberont point fur vos
têtes 5 & je fuis le feul mortel qui
puiffe jamais en être accablé.
Le Ch (EU r.
Seigneur , voici Créon , qui défor-
mais confervareur de ce Royaume, peut
feul écouter vos demandes , & vous ai-
der de fes confeils.
O E D I P E.
Créon ! hélas , eh que dois-je lui
dire ? injufte & coupable à fon égard ,
puis- je efpérer d'en être favorablement
écouté ?
^^4 (E D î P E.
SCENE 1 I î.
Les mêmes , C r É o n.
C RvÉ o N.
Seigneur 5 je ne viens point ici infuî-
ter à des maux que je déplore , ni vous
accabler de reproches injurieux. Je
plains votre infortune. Pour vous. Thé-
bains 5 fi vous ne craignez pas les hom-
îYïQs 5 au moins refpeâez cette vive lu-
mière du foleil , de ce Dieu qui vous
voit. * Rou^iiïez d'exDofer ainfî à tous
les yeux cette vi<5lime chargée de nos
malheurs , ce Roi déplorable que cette
terre ne peut plus porter , que les eaux
facrées n'arro feront plus , & que le joui:
n'éclairera jamais. C'en eiï aiTez j qu'on
ramené Oedipe dans le Palais. Il eft
juite que ceux qui font liés par le fang ,
foient les feuls témoins des opprobres
d'une famille malheureufe.
Oedipe.
Généreux Créon , puifque , contre
^ Georges Ratallerus 5 Orsatto, Se
lîepuis M. Bai VIN , ont mis ce fens qui eft
le véritable , comme la fuice le marque : au
lieu que celui de M, Dacier eft forcé. Ref-
pe^e:^ cette vive lumière du foleil qui éclaire là
terre 5 ô* qui nous a montré la vi^ime ^ &c.
ACTE V. 555
mon attente , vous vous montrez meil-
leur que je ne fuis méchant , fouffrez
que je vous demande encore une faveur.
C'elt moms mon intérêt que le votre ,
qui m'engage à" vous la demander.
C R É o N.
Quelle eft donc cette faveur lî ar-
demment fouhaitée ?
O E D I P s.
Exilez-moi au plutôt de Tliébes ,
& faites-moi conduire en un lieu où
je puifïe n'avoir commerce avec au-
cun mortel.
C R É o N.
* Prince , à ne vous rien celer ,
rOracle a parlé ^ i'aurois obéi. Mais
le refped , la tend-refTe , tout m'enga-
* J'ai mis ici plus le fens que les exprcf-
fions, qui Tont telles , fuivant la traduâiion
de M. Dacier. Je taurois déjà fait ; cz^-'i-
dire 5 je vous aurois chafTé déjà, 7^, àc Le
refpeâ: infini des Anciens pour les Oracles ,
peut feul juftifier cette parole crue , que j'ai
adoucie fans m'écarter du fens de Sophocle.
Ce préjugé pour les Oracles exigeoit que Créon
obéit 5 mais, dit le Scholiafte , la compafîion
pour Oedipe , & la crainte d'être regar^^é com-
me un ambitieux qui vouloir profiter du mal°
heur du Roi ^ demandoit qu'il confukât les
Dieux derechef.
35^ _ CE D ï P E.
ge à faire expliquer les Dieux encore
une fois.
O E D î p E.
Ils fe font expliqués. L'Oracle eft
cclairci. Ne fuis-je pas le monftre ôc
llmpie qu'il faut exterminer.
C R É o N.
11 n'eft que trop vrai , Seigneur ^
Mais votre lituation êc la mienne exi-
gent que j'interroge encore les Dieux.
O E D I p E.
Les croiriez-vous , du moins en fa-
veur de ce malheureux ?
Créo N.
Vos malheurs ne nous montrent que
trop qu'il faut les croire.
O E D I p E.
Ecoutez-moij Seigneur : Tunique grâ-
ce que je defire , ôc que je vous conjure
de ne me pas refufer , c'eft de rendre les
derniers devoirs à cette Princeife infor-
tunée , dont le corps eft étendu dans le
Palais. Hélas ! c'eft votre fœur. La juf-
tice & la tendrefïe , tout l'exige de vous.
Pour moi , opprobre de ma patrie . je ne
dois plus habiter ces lieux , tant que du-
rera le refte de mes déplorables jours.
Laiffez-moi errer fur les montagnes.
Souffrez que j'aille chercher ma vérita-
ble patrie , Citheron , ce mpnt fatal que
A C T E V. 357
Laïus Se Jocafte avoient marqué dès ma
nailTance pour être mon tombeau. Souf-
frez que j'accomplilfe leur volonté ôc
mon fort, que je meure dans les lieux
où ils ordonnèrent que je finirois mes
jours à peine commencés. Je fçai trop
que ni la maladie ni aucun autre acci-
dent ne terminera cette vie infortunée.*
Je n'ai été dérobé au trépas que pour
être réfervé à des maux plus affreux que
la mort. Hé-bien , je m'abandonne à ma
deftinée , & je l'accomplirai. Mais hé-
las , je fuis père. Je ne vous recomman-
de point mes fils. Leur âge Se leur valeur
feront leur relTource en quelque lieu du
monde qu'ils fe trouvent. Mais je laifTe
de triftes filles dont l'enfance réveille
ma tendrelfe Se ma pitié. Elevées avec
tant de foins fous mes yeux , *f* nourries
* Voyez rOedipe à Colonc.
t Le Grec dit mot à mot , elles n'ont jamais
mangé qu'à ma table ^ & je ne touchais aucun
mets dont je ne leur fijfe part. M. Dacier met
en général. Mais pour mes filles , pour ces pau-
vres malheureufes qui ont été élevées avec tant
de foin 5 6* tant de tendrejfe » & qui font accou-
tumées a goûter toutes les douceurs que peut
donner l'éclat d'une haute naiffance , 6cc. J'ai
cru devoir exprimer plus particulièrement le
détail où entre un père du vieux tems. Ceft un
jrctour de cendrelle.
158 .(EDl?E.
de mes mains â la table d*un père tea»
dre , hélas , que vont-elles devenir ?
généreux Prince , j'ofe vous les recom-
mander 5 ôc vous les remettre entre
les mains. Ah , qu'il me foit permis ,
fi ce n'eft de les voir , du moins de les
embraiïer pour la dernière fois , de les
arrofer de mes larmes y ôc de pleurer
avec elles des maux dont elles portent
le poids. Digne race de tant d'illuftres .
ancêtres , donnez-moi cette trifte con-
folation. Satisfait de les tenir entre mes
bras 5 je croirai jouir encore de leur
vue .... mais quelle voix a frappé mon
oreille ! n'entends- je point les cris de
mes deux filles éplorées ? Créon , fenfi-
ble à la pitié , a-t-il déjà exaucé mes
vœux ? ^
SCENE IV.
Les mêmes , Ôc les filles d'Oedipe.
Créon
Oui 5 Prince , c'efl moi-même qui ai
prévenu vos defirs , & qui vous procure
cette confolation que vous avez fi ar-
demment defirée.
O E D I P E.
Daignent les Dieux , pour récom-
penfe de cette faveur , vous accorder
I
ACTE V.
59
un régne plus heureux que le mien
Où ètes-vous , chers enfans , appro-
chez Ôc embrafTez vorre . . . frère , bai-
fez ces mains , miniftres de mes fureurs ,
ces mains qui ont réduit votre père X
l'état où vous le voyez. ReconnoiiTez
celui 5 qui , fans le fçavoir , vous a en-
Fendrées dans les flancs de celle qui
a enfanté. Chères fiiles , que je planis
votre fort 1 je pleure ( c'eft l'unique
ufage des yeux qui me refte ) je fon-
ge au trifte héritage que je vous laif-
le. Chargées des crimes dun père >
quelle vie allez-vous mener déformais ?
A quelles affemblées , à quelles fêtes
oferez-vous paroître ? hélas , au lieu
de goûter ces innocens plaifirs , com-
bien de fois ferez-vous contraintes de
retourner dans vos maifons les yeux bai-
gnés de larmes, & le cœur ferré de
douleur î quand l'âge aura amené le
tems de rhymen,queile mère, quel père
aimeront alTez peu leurs fils pour per-
mettre qu'ils partagent l'opprobre répan-
du fur les miens ôc fur vous ! car enfin ,
•que manque-t-il a vos calamités ? nées
d'un père qui a tué {on père , qui a
époufé fa mère , qui vous a formées dans
le fein où il fut lui - même formé , tels
font les outrages dont on fera rouc^ir vo-
2,Go (E D I P E.
tre front. Qui voudra fe réfoudre à vous
époufer ? non , mes filles , vous ne trou-
verez point d'appui. Les deftins veulent
que méprifées de tout le monde , vous
languimez dans une éternelle folitude,
O fils de Menecée , elles n'ont de ref-
fource qu'en vous feul ; vous feul êtes
leur véritable père : car hélas , leur mè-
re & moi nous ne fommes plus. Elles
font votre fang , ne les dédaignez pas >
&c ne les lailFez pas errer fans retraite ,
fans biens , fans amis , fans époux ; ne
fouffrez pas que le fort de ces innocen-
tes PrinceiTes foitpareil à celui d'un pè-
re coupable. Jettez fur elles un regard
de pitié. Que leur jeuneiTe vous touche!
abandonnées de tout fecours, elles n'ont
que vous pour afyle. Généreux Prince ,
donnez-moi votre main pour garant que
mes vœux ne font pas rebuttés. Et vous,
chers enfans , fi votre âge vous rendoit
capables d'entendre mes leçons , j'au-
rois bien des confeils à vous donner.
Ecoutez au moins ce dernier avis d'un
père qui vous quitte pour toujours.
Priez les Dieux qu'ils terminent bien-
tôt "^ ma carrière , & demandez pour
* M. D ACIER a très-bien fubftitué à « Kutp^at
qui fait un beau fens à « «<«i/)o.ç qui n'en fait pas
yn raifonnable, |
vous
A C T E V. 5^1
vous des jours moins infortunés que les
miens.
CrÉ ON.
jCTeil trop nourrir vos douleurs. Re-
tirez-vous 3 Seigneur dans le Palais.
O E D I P E.
Dans -ce Palais ! où j'ai . . . j'y con-
fens 5 puifque vous le voulez j mais j'o-
béis contre mon gré.
C R É o N.
Il le faut. Vous avez trop déploré
vos malheurs. Chaque chofe a fon
tems.
O E D I p E.
Sçavez-vous , Prince ce qui m'ocr
cupe préfentement ?
C R É o Ne
Quoi ?
O E D IPE.
Le defîr de fortir promptement de
cette terre fatale.
C R É o N.
C'eft aux Dieux de prononcer.
O E D I p E.
Aux Dieux î 8c ne fûis-je pas pour
eux un objet d'exécration?
C R É o N.
Hé-bien , Seigneur , vous obtiendrez
d'eux ce que vous demandez.
Tome It Q
3^a CE D I P E.
O E D I P E.
Me Taffurez-vous ?
C R É o N.
Mes paroles font toujours conformes
à mes penfées.
Oedipe.
Il fufEt. Faites-moi donc conduire
hors de ces lieux.
C R É o N.
Allons 5 Seigneur , mais quittez ces
enfans.
Oedipe.
Non 5 je ne puis m'en féparer. Ah ,
ne mes les arrachez pas tous.
C R ÉO N,
Seigneur , * ne vous obftinez point à
les retenir. Vous fçavez ce que vous
ont coûté vos "j" trop ardens defirs.
Le Ch (E u r.
Vous voyez ce Roi , 6 Thébains , cet
Oedipe dont la pénétration dévelop-
poit les énigmes du Sphinx ^ cet Oedi-
pe donc la puilTance égaloit la fageiTe ,
de dont la grandeur n'étoit point éta-
* Créon , ( dit excellemment M. Dacier , )
appréhende avec raifon qu'en l'état où il eft ,
un moment de défefpoir ne le porte à ajouter
le meurtre de Tes enfans à fes autres crimes.
■j* Les defirs opiniâtres de Te connoîcre.
ACTE V. 36^
blie fur la faveur ou les richelTes ;
vous voyez en quel précipice de maux
il effc tombé : apprenez , aveugles mor-
tels 5 à tourner les yeux fur le dernier
jour de la vie des humains , * à n'ap-
pelier heureux que ceux qui font ar-
rivés fans infortune à ce terme fatal.
^ Ceft le mot de Solon , qu OvibE a tourne
ainfi.
Sed fcilicet ultima Jemper
Expelianda aies homini eft , dici^ue. beatus
^nte obitum mmo fupremaque funera débets
Qij
3H RÉFLEXIONS
REFLEXIONS
SUR
L' (E D I P E.
L*0 E D I p E de Sophocle a été re-
gardé dans tous les tems , jurqii a
nos jours , comme le chef d'oeuvre du
Tragique ancien , de même que le
Laocoon , & la Venus de Medicis en
genre de fculpture , ou Homère en fait
de poëme épique.
Cette eftime univerfelle , immémo-
riale 5 3c non interrompue , eft juftifiée
par les imitateurs Se par les critiques
même de cet ouvrage. S'avife-t-on d'i-
miter ou de critiquer ce qu'on n'eftime
pas ? 11 mérite donc bien que nous re-
cherchions les caufes les plus fecrettes
de cet applaudiifement général , fans
déguifer toutefois ce que la critique
peut y trouver de défedueux, &c en
comparant le modèle avec les copies
qu en ont faites ceux qui ne vivent
plus j defquels feul^ il eft permis de
SUR L'CSDIPÈ. 3^51
parler. Voilà les trois objets de ce3
réflexions.
Pour pénétrer les raifons du plaifir
qu'a toujours caufé cette pièce , il n'eft
pas néceiTaire d'entrer fort avant dans
les profondeurs des recherches d'Arifto-
te , ni d'examiner fi elle ^'^fimpk & Im-
pUxe, ôc en quel fens j comment elle n'a
qu une feule cataftrophe j & comment
elle unit la reconnoiilance avec la péri-
petie. Parlons françois à des François, Sc
fuivons les idées ôc lesfentimens que la.
nature nous infpire, fans nous aftremdre
à des exprelîions étrangères. On voit
d'abord que rien n'eft plus régulier que
rOedipe : que l'unité de lieu y eft exade
& naturelle : que l'unité de l'adion ne
l'eft pas moins : Se que l'unité de tems
y eft il fcrupuleufement gardée , qu'il
n'a pas fallu plus de tems pour exé-
cuter la chofe , que pour la repréfenter.
Il feroit encore inutile de faire obfer-
ver à des ledeurs éclairés le fil ini-
mitable 5 qui lie les Scènes les unes
aux autres , Se les moindres morceaux
entr'eux avec tant d'artifice , que fi
quelque chofe en étoit détaché , tout
s'écrouieroit comme un édifice voûté ,
dont les pierres s'entre-foutiennent mu-
tuellement. Venons à quelque chofe
3^6 RÉFLEXIONS
xleplus important. Car quelqu'impor-
tantes que foient les qualités dont
nous venons de parler , Se qui fe ren-
contrent il rarement dans les pièces
de Théâtre , il faut avouer qu'elles ne
font pas les feules qui conftituent une
bonne Tragédie, &c que même une Tra-
gédie peut avoir tout cela fans être tout-
a-fait bonne. Un édifice en effet peut
être d'une extrême régularité , de d'une
bâtiffe três-liée , fans avoir ni une fitua-
tion avantageufe , ni un afpeâ: agréa-
ble 3 ni un air majeftueux , ni de riches
ameublemers , ni l'alTortiment de ce
qui pourroit contribuer à le rendre par-
fait. Autre chofe eft l'art , autre chofe
les finefTes de Part. M. d'Aubignac
lit , dit-on 5 une Tragédie dans les rè-
gles qui ne valoir rien : c'eft qu'il n'a-
voit pris que la marche du jeu fans en
faifir l'efprit.
Le fujet d'Oedipe eft un des plus
heureux qui ait jamais été imaginé.
On en convient même aujourd'hui.
Quoi de plus grand &c de plus intéref-
fant que le falut d'un Royaume entier
qui dépend de la révélation d'un fe-
cret , & de la punition d'un crime
dont l'auteur fe trouve à la fin être
un grand Roi , qui travailloit à dé-
SUR U ŒDIPE. ^(^7
couvrir l'un ôc à punir l'autre ? Quoi
de plus capable de piquer la curiolicé
que la recherche de ce fecrer ôc de ce
crime ? quoi enfin de plus frappant que
la découverte de l'un ôc de l'autre , par
les moyens même dont on ne dévoie
attendre qu'une plus grande obfcuri-
té ? Entrons dans le détail , ôc fui vous
le plan.
L'ouverture eft Ci furprenante,qu'iiefl
également impoiïible de n'en pas fentir
la beauté , ôc de l'exprimer. C'eft un de
ces** magnifiques tableaux dignes du pin-
ceau de Raphaël. Cette place qui laiffe
voir plufieurs rues dans le lointain , ce
Palais Ôc ce Veftibule qui forment l'ar-
riere-fonds du tableau, cet Autel qui fu-
me d'encens , ce bon Roi qui vient au-
devant d'une troupe d'enfans , de jeunes
hommes , ôc de Sacrificateurs , qui tous
avec des branches en main , tâchent d'ê-
mouvoir fa pitié , ces corps morts dif-
perfés ça ôc là dans l'éloignement , cqs
Temples 5 ces ftatues des Dieux, ôc ces
groupes de peuple qui les environnent;
voilà un fpedacle parlant , Ôc un tableau
fi bien ordonné , que la feule attitude du
Sacrificateur ôc d'Oedipe déclareroic
fans autres paroles , que l'un expofe les
maux dont la ville eil affligée , ôc que
Qiv
-^a RÉFLEXIOxNS
l'autre attendri à cette vue témoigne fait
impatience du retardement de Créon ,
qu'il a envoyé confuiter l'Oracle. Créon
pouvoit-il furvenir plus à propos ? il eft
attendu : on compte les momens : le fa-
lut de l'Etat dépend de fa réponfe : il
paroîr. On le prelTe de parler j il veut
qu'on fe raifure. Mais l'ambiguïté de
l'Oracle diminue un peu la joie. Ce-
pendant Oedipe part réfolu de le fatis-
Faire , s'il eft polfible , de chercher l'au-
teur du meurtre de Laïus. Cette Scène
eft le commencement de l'intrigue.
C'eft l'entrée du labyrinthe Théâtral ,
Gii Oedipe va fe perdre pour fe retrou-
ver le plus malheureux de tous les hom-
mes. L'invocation du Choeur qui finit
l'Aéte 5 devroit fans doute nous récon-
cilier avec les Chœurs : du moins ache-
ve-t-elle de faire voir que Sophocle a
étalé dans ce premier tableau toutes
les richelTes d'une ordonnance ache-
vée 5 & toute la vivacité du plus beau
coloris.
Autre ordonnance dans TAde fui-
vant. Elle eft une fuite de la premiè-
re. Oedipe reparoît , non plus en Roi
fimplement compatifTant , mais en Roi
agiifant en légiflateur , qui pour com-
mencer d'obéir a l'Oracle ^ oblige tous
SUR L'CSpIPE. 5^9
fes fiijets rairemblés , à lancer avec lui
fur le coupable inconnu les plus hor-
ribles malédictions. Quel retour ,
quand le dénouement découvrira que
c'effc lui - même qui a prononcé fa fen-
tence ! On confulte , on délibère , on
examine les moindres lueurs. Tiré-
fias vient , non fans avoir été appelle j
car Oedipe a fongé cà tout. Il femble
que la pièce eft fur le point de finir , Se
que le Devin va tout déclarer. Il le fait
efFeélivement. Alais quelle apparence
qu'il foit cru d'Oedipe , du peuple , ôc
des fpeétateurs ! Oedipe parfe pour fils
de Polybe , & non de Laïus. De-là ,
cette belle conteftation entre le Roi &c
le Devin. Le caradtère fier , curieux de
emporté d'Oedipe , s'y fait connoître.
Les paroles de Tiréfias fondent ime af-
faire d'Etat. Le dénouement qu'on
croyoit prochain eft plus éloigné que
jamais , & le Chœur replongé dans l'in-
certitude ne fçauroit deviner quel doit
être le coupable qu'on cherche avec tant
de foin.
Troifîéme peinture. Créon accufé de
complot avec Tiréfias a beau fe juftifier,
Oedipe s'emporte de plus en plus. Jo-
cafte l'appaife. Elle l'exhorte à fe moc-
quer des difcours du Devin qui lui im-
370 RÉFLEXIONS
pure le meurtre de Laïus j de pour dé-
créditer les Oracles & les Devins , elle
lui raconte la prédidion qui portoit que
Laïus feroit tué par fon fils , le fort de
cet enfant , &c la manière dont Laïus fut
tué dans le chemin de Daulie. Quelle
fineiïe dans ce relTort ! car le difcours de
Jocâfte produit un effet jout contraire.
Oedipe, loin de fe raffurer , frémit. 11 fe
rappelle qu'il a tué un vieillard dans les
mêmes conjonctures que Jocafte a déii-
gnées. Il commence à foupçonner qu'il
pourroit être le meurtrier qu'il cherche^
ôc voilà de quelle manière le dénoue-
ment fe mêle à l'intrigue avec tant d'art^
que ce qui noue celle-ci la dénoue en
même tems pour la renouer encore par
un double effet tout oppofé. C'eft ce
qu'on entrevoit dans l'arrêt porté contre
ie criminel inconnu , dans l'entrevue de
Tiréiias , ôc dans celle de Créon , puis
de Jocafte , & ce qu'on voit enfin s'a-
chever par le Berger fur qui Oedipe
fonde tout fon efpoir ; car il paife éter-
nellement de la crainte a l'efpérance ,
tantôt confterné , tantôt à demi ralTuré ,
jamais guéri de fes foupçons , toujours
curieux d'éclaircir fa deftmée ; ce qui
fait les grands mouvemens de la balan-
ce Théâtrale,
SUR L'CEDIPE. 37Î
Dans le quatrième deireia Ton voit
que le trouble d'Oedipe s'eft accru ,
èc que fes fcrupules fur le meurtre de
Laïus ont pris de fi profondes racines
dans fon cœur , que Jocafte pour l'en
délivrer , devient tout-â-fait pieufe
d'impie qu'elle avoit d'abord paru. Elle
va confulter les Dieux : caractère ad-
mirable. Elle efh efprit fort dans le pre-
mier Ade 5 & dévote dans celui-ci ;
ceà que les circonftances ont produit
l'un de l'autre effet. Voilà le coeur hu-
main. Elle rencontre en allant au Tem-
ple un Berger de Corinthe , qui la
raflfure fur le fort d'Oedipe. Adieu fa
piété : elle oublie les Dieux. Oedipe
lui - même interroge le Berger. Ses
foupçons s'évanouillent par la fauffeté
apparente de l'Oracle , qui lui avoir
prédit qu'il tueroit fon père : car on
lui apprend que Polybe eft mort. Quels
fonds doit-il donc faire fur l'accufa-
tion de Tiréfias ? Mais à force d'in-
terrogations 5 fuivant fon principal ca-
radère , qui eft la curiofité , voili qu'il
apprend du Berger que ce Polybe n'eft
pas fon père. 11 eft replongé dans tous
les foupçons. Le Corinthien s'expli-
que peu a peu. Mais Oedipe n'eft point
inftruit du nom 6c de la qualité de ce-
Qvj
37Î REFLEXIONS
lui qui lui a donné le jour^ Il a été ex-
pôfé, c'eft tout ce qu'on lui dit. Jufques-
là ^ il fe croit fils de ce Berger ou de
quelqu autre efclave : erreur qui Tempè-
che de prendre garde à la retraite &au
trouble de la Reme , déjà dcfabufée en
fon cœur. Il faut recourir à Phorbas ,
Berger de Laïus. Celui-ci paroit enfin,
ôc développe toutlefecret par le refus
même qu'il fait de parler. Ainfi Oedipe,
à force de fonder le myftere , le décou-
vre tout entier pour fon malheur. 11 fe
leconnoît meurtrier de fon père. Se mari
de fa mère. Quelle intrigue & quel dé-
nouement : mais quelle complication
de l'un èc de l'autre , & quelle chaîne
d'événémens ^ qui fe bouleverfent les
mis les autres comme les flots > fans fe
confondre.
Cinquiém.e 8c dernier tableau. C'eft
d'un côté le récit de la mort funefte de
Jocafte 5 qui a terminé elle-même fes^
jours. De l'autre, Oedipe toutfanglant
qui vient faire parler fes douleurs. 11 dé-
voile 5 en rugiifant y l'excès de fes cri-
mes , ou plutôt l'horreur de fa defti-
née par le fupplice qu'il en a tiré. Il
veut qu'on mefure l'un de l'autre , Se
il peint même fes crimes plus grands
que ks infortunes. Puni par fes pro~
SUR L'CEDIFE. m
près mains , ôc lié par la fentence qu'il
a prononcée , il compte pour rien fa
chute du faîte de la profpérité dans
un abyfme de maux. Son coupable def-
tin eft toujours préfent à {es yeux. Les
exprelîions les plus vives lui femblent
trop foibles pour le repréfenter , ôc le
eontrafte d'un Roi devenu en un jour
l'exécration de fon peuple , & le re-
but de la terre , quoique plaint , n'eft
pas capable à fon gré de donner une
légère idée de ce qu'il fent. Laïus , Jo-
cafte 5 Citheron font les feuls noms qu'il
appelle fans ce&.. Il craint de pronon-
cer ceux de père & d'époux. Mais un
retour de tendrelTe lui fait encore fou-
haiter de dire un éternel adieu à fes
filles. On lui préfente ces petits enfans.
11 les rient ferrés entre fes bras , & les
arrofe de {qs pleurs enfanglantés. Quelle
imprelîion de triftelTe ne devoir pas
produire un pareil fpedacle I Créon en-
fin , pour dernier trait l'engage à ren-
trer dans le Palais , & ne peut fufpen-
dre fa douleur qu'en lui promettant,,
comme une faveur , d'obtenir des Dieux
l'exil auquel Oedipe s'eft lui-même
condamné.
Reprenons cette fuite de tableaux: 3
6c réuniffom-les en un feul. Aulli-bieii
574 RÉFLEXIONS
ne forment-ils enfembie qu'an tabîeâu
tragique. La peinture ordinaire ne fçau-
roit repréfenter qu*un unique indant.
La Tragédie en réunit plufieurs dans
un point de vue. C'eil: le même tableau
diverfifié. De part & d'autre même or-
donnance 5 mêmes proportions , même
but. Or dans l'Oedipe de Sophocle l'or-
donnance générale eil au-deuus de toute
critique ; les proportions y font exactes
jufqu'au fcrupule \ Se le but en eft fi
grand , qu'il devient la véritable fource
du plaiiîr que procure cette pièce. J'en-
tends par le but , cet intérêt inexplica-
ble qui pique d'abord la curiofité , ÔC
qui la fait croître à chaque pas à mefure
qu'il la fatisfait. Pour peu qu'on s'étu-
die foi-même en lifant Oedipe , Ton
obferve qu'on paffe fans interruption
de la crainte à l'efpérance , & de l'efpé-
rance à la crainte , pour aboutir enfin
à la pitié confondue avec la terreur j
heureux effet de l'intérêt répandu dans
cet ouvrage , comme la vie dans le corps.
Les caraâères de chaque perfonnage
font fi marqués Se fi foutenus , qu'ils
concourent tous de concert à ce mou-
vement alternatif , au moyen de deux
Oracles , reffort très-fimple d'une ma-
chine qui paroit par fon jeu infiniment
SUR l;cedipe. 575
compofée , & qui ne l'eft nullement.
Rien en effet d'inutile , nul épifode ,
nulle fcène fuperflue , nul morceau mê-
me qu'on puilfe uetLanclier. En un mot
c eft un tout-enfemble intéreffant. Hé
quelle autre chofe touche les cœurs
dans les beautés de la nature ou de l'art !
L'intérêt bien conduit eft la grâce &
l'ame de la beauté tragique j & voilà
ce qui a réuni tous les fumages en fa-
veur d'Oedipe , excepté ceux peut-être
de quiconque n'a pas la force de fe
transporter au Théâtre d'Athènes , ôc
d'oublier pour un moment celui de
Paris.
Entrons à préfent dans le détail des
chofes qu'on trouve à redire dans la
Tragédie de Sophocle. Je n'alléguerai
point certaines objedtions qui roulent
fur le texte mal entendu , ou fur les
mœurs des Grecs , ou fur des chofes fri-
voles. Ces objedions ne méritent aucun
examen ^ & la feule réponfe qu'on y doi-
ve fau'e , c'eft de renvoyer ceux qui les
propofent , ou au Texte , ou au Parterre
Athénien. Il fuffit d'en rapporter une de
ce genre , qui eft la plus apparente.
Pourquoi Oedipe ne fe tue-t-il pas ? *
■ __-. Note
* Le P. B. ou plutôt Oedipe lui-même en teur.
•^7^ RÉFLEXIONS
la réponfe eft aifée. Il n'éroiL pas armé.
L ufage ne vouloit pas qu'il le fut. II
cherche des armes ; on lui en refufe , dc
l'on s'oppofe à fa fureur. Réduit à pren-
dre pour armes tout ce qui fe pré fente ,
il détache une é^uille ou a^raffe des
habits de fa fem.me morte , Se il fe
crève les yeux , fupplice d'autant plus
conforme à fon malheur , qu'il lui pa«
roîtplus affreux que la mort même qu'il
envie à Jocafte. La folution eft toute
fimple , & Sophocle a grand foin de Is
fournir.
Un reproche plus elTentiel , c'eft celui
qu'Ariilote lui fait , à fçavoir , de fup-
pofer qu'Oedipe a pu ignorer ou ne pas
venger la mort de Laïus. Etant marié
depuis (i long-tems avec Jocafte , n'aii-
roit-il pas dû être inftruit de cette hiftoi-
re , 8c rechercher les auteurs du crime ?
Ariftote * excufe à la vérité cette faute
qu'il a remarquée , de dit qu elle eft
étrangère à la pièce, qu'elle n^entre
point dans la compofition du fujet , de
donne la raifon dans le cinquième Ade : 33 Ha-
^3 de quels yeux, dites-moi , defcendu dans les
33 Enfers ^ regarderois-je un père & une mère
S3 dont la mort eft l'effet de mes crimes î «^
* Poétique y chant 16, 6* ij.
SUR L'CEDIPE. 377
que Cl l'on iie peut s'empccher de faillir ,
il faut imiter Sophocle, en mettant
hors de l aâ:ion , foit avant, foit après ,
tout ce qui eft déraifonnable. Mais cette
excufe même fait voir qu'il vaudroit en-
core mieux ne rien mettre de déraifon-
nable , ni avant , ni après l'adion. Ainfî
ce défaut , pour être canonifé par Arif-
tote , n'en eft pas moins un défaut. *
Mais on le paffe d'autant plus aifémenr,
qu'il eft la fource de tout le merveilleux
de la pièce , puifque tout dépend de
cette neureufe ignorance d'Oedipe ,
qui en cherchant ce qu'il a ignoré ,
trouve plus qu'il n'jiuroit voulu Içavoir.
M. Dacier ne voit que cette faute
dans rOedipe. D'autres moins paffion-
nés pour Sophocle y voyent de plus un
Ade poftiche. C'eft le cinquième. La
Pièce 5 difent-ils , eft finie au quatriè-
me Adre 5 après l'èclairciiTement de
Phorbas & du Corinthien. 11 eft vrai
* C'eft une <îes fautes d'Oedipe , & pour j^j^çç
laquelle il eft puni , aufli-bien que Jocafte , quetle Vldl'
cette tranquillité fur la mort de Laïus. SoPHO-teur.
CLE a dû, fuivant les bonnes régies , faire le
héros de fa pièce coupable en quelque point :
or il l'eft en plufieurs , quoi^u innocent des cri»
mes capitaux.
578 RÉFLEXIONS
que cela paroît ainfi. * Oedipe connoît
ce qu'il eft. Le coupable efl: découvert.
Son arrêt retombe fur lui. Mais ne peut-
on pas dire que bien qu'à cet égard l'ac-
tion femble terminée , elle ne l'eft pour-
tant pas tout-à-fait , pour trois raifons.
i^. L'Oracle d'Apollon n'eft pas fatis-
fait. Car il s'agit non-feulement de dé-
couvrir le coupable , mais encore de le
bannir. Or c'eft au Roi &c au peuple de
le faire , puifque ce font eux qui ont
porté la Loi. Il faut donc attendre la
décilîon du peuple ôc de Créon , qui fe
voit Roi par la chute d'Oedipe. i^. On
s'attend ii peu que le coupable fera le
Roi même, qu'on ne fçauroit fuppofer
que la fentence s'exécute derrière le
Théâtre après l'adion , comme on l'eût
du faire , s'il eut été queftion d'un (im-
pie particulier. La nature du crime 8<.
du criminel fufpend certainement , &:
prolonge en quelque forte l'adtion,
3^. Enfin outre le crime du meurtre f
de Laïus , dont l'auteur eft découvert ,
Note * L'aélion eft terminée ; mais la Tragédie
«ielEdi- j^el'ef^ pas : c'eft-à-dire, qu'il n'y a plus d'ac-
tion principale, mais que les Scènes les plus
tragiques , fuites naturelles de l'adion , relient ji
à remplir.
SUR L'ŒDIPE. 379
.il fe trouve encore une complication de
chofes fatales qu'il a fallu découvrir pour
arrivera ce premier crime , je veux dire
^l'incefte & le parricide, chofes qui ayant
fait partie de l'intrigue , doivent aufïi
iaire partie du dénouement. Le fpedta-
teur en effet feroit-il content s'il igno-
roit le fort de Jocafte , d'Oedipe Se de
fa famille , qui fe trouve enveloppée
dans le même malheur , par la décou-
verte de plus de chofes qu'on n'en cher-
choit ? Le dénouement doit toujours
répondre à l'intrigue. Celle - ci ayant
donc été formée par l'enchaînement de
deux Oracles & de deux crimes , donc
l'un mène à la connoiffance de l'autre ,
il a fallu tout délier , ce qui n'a pu fe
faire d'une manière complette^qu'en ap-
prenant au fpedateur que Jocafte s'efl:
Runie ; qu Oedipe devenu le plus mal-
eureux de tous les hommes , va fubir
l'arrêt qu'il a porté j que lui-même s'ed
privé de l'ufage des yeux pour ne plus
voir le jour , & qu'enfin fa déplorable
Ipoftérité eft entraînée dans le précipice
■qu'il s'eft creufé. J'ajoute pour furcroît,
'fque le but de la Pièce étant une double
'affaire d'Etat, où il s'agit du falut des
; fujets & de la perte du thrône pour la
race de Laïus , il a fallu que l'ilTue fut
38o RÉFLEXIONS
conforme à ce but y comme le dénouef-
ment à l'intrigue. Après tout, fi l'otî
s'obftine a fourenir que ce cinquième
A6te peut abfolument être retranché g
fans que le tout en foufFre , on ne fçau-
roit nier au moins qu'il n'y foit adroite-
ment enchafTé. D'ailleurs , il eft iî pa-
thétique , & il met tellement le con>
ble à toute l'agitation du Théâtre y qu'il
mérite bien qu'on ait l'indulgence de
ne pas examiner à la rigueur , fi fa liai-
fon avec le refte eft néceffaire , ou am-
plement utile au tout. On auroit faii
grâce aux deux derniers Aâres des Ho*
races de Corneille , s'ils euffent été auffi
heureufement liés au fujet ^ que cei
Ade l'eft au Tien.
La première chofe qui frappe , Se que
j'ai réfervée pour la dernière , c'eft h
fujet même , dont le fonds paroît ré- 1
préhenfible à bien des gens. Quel ef ■.
le crime d'Oedipe , demande-t-on '* m a
brutal 'lui reproche en face qu'il n'ef
pas fils de Polybe. H va confulter l'O-
racle : le Dieu , au lieu de répondre i
fa queftion , lui prédit qu'il tuera for, \
père , & qu'il époufera fa mère. Oedipe )
confirmé par le filence d'Apollon , dans ji
l'opinion que Polybe eft fon père , el]|
tellement vertueux que pour évirei'
SUR L'CEDIPE. 3gi
'accomplir une fi terrible prcdiâiion
il s'exile de fon pays. Il erre à l'aven-r
ure j il arrive à Thébes ; la fortune lui
il confond le Sphinx. Le voilà Roi
e Thébes 3c mari de Jocafte. 11 ignore
furément que fa mère eft devenue fa
'emme. En tout cela , s'il y a du crime ,
eft Apollon qui eft coupable , & non
Dedipe. C'eft pourtant Oedipe qui paye
? crime , ôc de quel fupplice ! répon-
ons par articles. 11 eft certain d'abord
ue fans égard à aucune Théologie ,
Dit payenne , fojt chrétienne , Sopho-
e fait Oedipe criminel. En quoi ? le
oici. 11 a rue un homme dans le che-
lin de Delphes à Thébes. A la vérité
fe croyoit infulté ; il eft moins cou-
able par cette conjondure : mais il ne
iftè pas de Ictre , & un homme mo-
éré aiiroit examiné de quoi il étoit
aeftion , Se fe feroit informé du rang
i la perfonne à qui on exigeoit qu'il
Dnnât le pas. De plus , quoiqu'il aime
n peuple en bon Roi , il a les défauts
un méchant particulier , & même
un Roi imprudent. Il eft colère , or-
illeux 5 $c curieux à l'excès. Telle
: la peinture qu'en fait Sophocle. Oe-
pe n'eft donc pas un Prince irrépro-r
i^blç. Auiîi l'art ne veiit-il pas c^iiur\
382 RÉFLEXIONS
homme parfaitement vertueux foit ac-
cablé de malheurs. Je conviens qu'Oe-^
dipe paroît ne pas mériter tous les maux
aufquels il s'eft condamné lui - même
fans le fçavoir; mais c'eft cela même
qui fait la finefle de l'art , qui confifte
à mettre en fpedacle un homme peu
coupable de beaucoup malheureux.
Quant aux crimes involontaires d'Oe-
dipe , Apollon les a prédits , de le Def-
tin les a ratifiés. Telle eft la Théologie
payenne. Le deftin inévitable en eft lé
grand pivot. Ce feroit faire injure au
ledeur , de charger ces Réflexions d'ur
nombre infini de morceaux de l'Anti^
quité 5 qu'il feroit trop aifé de compi-
ler 5 & trop ennuyeux de lire. Une con
noiffance même iuperficielle des Grec
6c des Latins , fuitit pour le fçavoir
de fans fortir des Poètes Tragique
Grecs , qui fe commentent mieux le
uns les autres que ne le font leurs prc
pies Commentateurs , on ne verra au
cune Tragédie où le Deftin ne fo;
regardé comme Tame de tout ce qi
fe pafte ici bas. Toutefois la liberté n
laifToitpas d'avoir lieu dans cette étrai
ge Théologie ; car on y diftingue trèî
bien les crimes volontaires Se confèn
tis 5 d'avec ceux qui viennent duDeftii
SUR L'ŒDIPE. 3^5
II peut même être , & il eft vrai , que
les termes étant réduits à leur julle
valeur , les Grecs reconnoifToient une
liberté réelle , de un Deftin imaginaire ,
l'ur-tout quand ils parloient en Philo-
fophes & d une manière précife. Leur
pratique dans les récompenfes ^ les
punitions , le montre plus nettement
encore que leurs écrits , 3c ces écrits
même le font voir. Il n'y a qu'à con-
f al ter Platon. Mais comme dans les
Tragédies les Poètes parloient au peu-^
pie 5 ôc par conféquent d une façon po-
pulaire 5 ils donnoient beaucoup au
Deftin, ôc peu à. la liberté, fans trop
fonger à la difficulté de concilier l'un
&c l'autre. En effet, malgré le Chrif-
tianifme , nous voyons que l'amour de
nous-même nous aveugle au point de
juftifier nos fautes par ce langage popu-
laire. C'ejl ma dcfiïnls. , c\fl mon étoïh
qui Va voulu, 11 Faut donc mettre quel-
que difti action entre les manières de
parler , foit précifes , foit communes.
Mais fans entrer dans cet examen ,
mettons pour principe que la fatalité
ctoit parmi les Anciens le grand mo-
bile des principaux événemens. Dans
cette fuppofition , fi nous voulons jouir
4 un fpedacle Grec 5 nous femmes
3^4 RÉFLEXIONS
obligés cl epoufer pour un moment leur
fyftême. Il eft infenfé à la vérité y mais
nous devons faire effort pour ne le pas
trouver tel , puifqu'il ne paroiflbit pas
tel aux fpeclateurs Grecs , avec qui nous
nous melons. Qu'un Prince François
repréfenté fur notre Théâtre s'avisât de
donner dans les idées du Paganifme ,
on le fîfleroit. Mais qu'un Augufte s'y
livre 5 cela nous paroît dans l'ordre.
Rendons la même juftice a Oedipe,
ôc ne le condamnons pas par l'endroit
même qui le rend le plus intéreflant.
Qu'il foit par-là très-attachant , on
le fent. 11 ne faut que développer , s'il
eft pollible , ce fentiment intérieur. Si
Oedipe étoit un fcéiérat qui fe fût aban-
donne de lui-même à toutes les hor-
reurs qui lui arrivent , fans qu*il ait pu
les éviter , il nous cauferoit une indi-
gnation égale à celle qu'on fent au récit
des crimes atroces de ces malheureux
que l'on condamne à périr , & dont on
voudroit effacer la mémoire parmi les
hommes. S'il étoit un Saint , l'indigna^
tion ne feroit pas moindre ^ mais elle
retomberoit fur les Dieux , auteurs des
maux qu'il n'auroit pas mérités. Mais
Oedipe n'étant qu'aflez peu coupable ,
§c extrêmement malheureux avec d'ex^
cellentes
SUR UCEDIPE. 585
cellentes qualités , fait naître un fenti-
ment mixte , ou plutôt un fentiment
d'une efpéce particulière. Car cette
double indignation , dont je viens de
parler , fe convertit alors en pitié pour
Oedipe , &c en crainte pour les Dieux ,
qui punilfent jufqu'aux crimes involon-
taires dans une perfonne peu criminel-
le : d'où naît encore un retour fur nous-
mêmes ^ retour attaché à la compaffion ,
qui nous porte à éviter les mêmes fau-
tes que nous voyons traîner après elles
de fi funeftes fuites. C'eft la pure doc-
trine d'Ariftote , ou , pour mieux dire ,
c'eft celle de la nature ou du bon fens.
Nous avons au refte quelques Tragédies
Françoifes de ce genre , entr 'autres la
Phèdre de Racine , dont nous parlerons
en fon lieu. Racine n a pas manqué de
mettre l'amour inceftueux de Phèdre
fur le compte de la deftinée , par les
raifons que je viens de dire. PaiTons
aux autres Oedipes.
Euripide en a fait un. Mais il ne nous
en refte que peu de fragmens , qui ne
fuffifent pas pour le faire connoître.
Tome L R
}U <E D I P E
L' (E D I P E
D E
S E N E Q U E.
DEux Seneques ont fleuri en même
temsfous l'Empire de Néron. L'on
n'en fçauroit douter après le témoignage
de Martial ,
Duo/que Senecas j unicumque Lucanum
Facunda loquitur Corduba.
Cordouïfe glorifie de deux Seneques &
d*un Lucain. il feroit tout- à- fait inutile
d'examiner lî ces trois célèbres perfon-
nages croient parens , & à quel degré ;
chofe qui ne fçauroit être bien éclaircie.
Il ed certain qu'ils étoient du moins
alliés par le caradère d'efprit. La lec-
ture de la Pharfale , des Tragédies La-
tines, & des œuvres Philofophiques qui
font forties de leur plume , montrent
bien que leur génie étoit formé fur le
même moule. Il eft aulli peu nécefTai-
re , & encore plus difficile , d'éclaircir
DE SENEQUE. jîy
''.uquel des deux Seiieques on doit at-
tribuer les Tragédies , ôc fi plufîeurs
des dix ne font point de quelqu'autre
main. Ni Tacite , ni Jiivenai , ni Mar-
tial, ni Quintilien , c'efl-à-dire les
fources , ne nous apprennent rien qui
puilfe fixer ces points d'érudition. Se-
neque le Philofoplie a fait des vers y
voilà tout ce qu'on fçait par eux. Il vaut
mieux s'en tenir a cette connoiflTance
générale , fans entrer dans des minuties
de difcuflîons avec les Sçavans , pour
attribuer tantôt une Tragédie a Sene-
que le Philofoplie , tantôt une autre a
l'autre Seneque , (on fils , ou fon frère ,
ou fon neveu , tantôt quelques-unes à
des Auteurs incertains. Car voilà com-
ment les Heinfius 5c beaucoup d'autres
ont fait le partage des Tragédies Lati-
nes , chacun à fa mode. Rien de tout
cela n'eftfolide, ni ne fatisfait. Ainfi
nous nous bornerons à confidérer les
Pièces en elles-mêmes, fans égard aux
Auteurs. Mais avant que de parler de
l'Oedipe , je crois devoir avertir en
général , qu'il y a autant de diffcrence
entre les Tragédies Grecques & les La-
tines qui nous relient , qu'entre le goiit
fain de l'architedure Ionienne , Dori-
que , ou Corinthienne , & le goût
R ij
388 (E D I P E
dégénéré de rarchitedure Gothique ;
comparaifon d'autant plus exaéte , que
tout l'art des Auteurs Latins, que j'ap-
pellerai déformais du feul nom de Se-
îieque , coniifte , Se dans de grandes
peintures outrées , femblables à ces pi-
liers a perte de vue , Se dans des fen-
tences Se des brillans qui ont vérita-
blement le mérite des ouvrages déli-
cats 5 Se des étoiles que l'on voit dans
les édifices Gothiques.
Pour marquer au reile que je ne fuis
pas feul de mon fentiment , qui d'ail-
leurs pourroit fembler hardi à des per-
fonnes éclairées , dont Seneque a gagné
le fufFrage , je citerai un paifage de Jufte
Lipfe : * 35 Je regarde , dit-il , comme
35 des chefs-d'œuvre deux Tragédies
35 des deux Seneques. Je fuis leur pané-
33 gyrifte , Se non leur cenfeur. { Il en-
33 tend Médée Se la Thébaïde. Louange
35 outrée , comme on le verra. ) Dans
33 les autres Pièces je vois de bonnes
33 chofes y mais non fans mélange de
33 défauts. Scaliger les loue à perte d'ha-
33 leine , jufqu'à les préférer aux Grecs.
33 Y a-t-il du vrai u ce n'eft dans les
* J. LiPS. animadv. in Trag. qu^ L. ann.
SenecvE rriifuuntur.
DE SENJEQUE. 389
•:= deux dont j'ai parlé ? j> ( Jufte Lipfe
ell bien modéré d'en dire fî peu fur ce
jugement infenfé de Scaliger. ) jj Car
35 les autres Pièces , continue Jufte Lip-
)p fe , font bien éloignées de mériter
:3 cet éloge. A la vérité on y remarque
;î de la grandeur 3c du ton tragique.
;> Mais n'y a-t-il point fouvent de l'af-
;:> fedation ôc de l'enflure ? le flyle Se
:.'i la didion en font-ils toujours châ-
;5 tiés ? des fentences faines ôc fpiri-
i5 ruelles au prodige , on y en trouve.
33 Mais n'y trouve-t-on pas fouvent des
a avortons de fentences , je veux dire
33 des penfées manquées , petites , obf-
*3 cures Se frivoles , dont le premier
>9 coup d'oeil frappe , &c qu'une vue plus
33 tranquille rend ridicules. Car ce ne
33 font pas des traits de lumière , mais
35 des étincelles : ce ne font pas de ces
33 coups vigoureux d'une belle imagi-
33 nation j mais de vains efforts de fon-
33 ges & de rêveries. Ajoutez que ces
33 traits s'offrent éternellement &c juf-
33 qu'au dégoût. Car le Pocte les faifît
33 où il peut ; il ne les attend pas. Après
33 tout , c'eft peut-être moins fa faute
33 que celle de fon fiécle , à qui le goût
33 écolier de déclamateur impofoit tel-
3> lement , ( dit Quintilien , ) qu'il fai-
R iij
^^o (E D I P E
39 foit confîfter la beauté des ouvrages
» de tout genre dans les fentences.
Voilà , il je ne me trompe , le vrai
portrait des Tragédies Latines que nous
avons. Seneque a fuivi , ou plutôt il a
cru fuivre la même route que Sophocle
dans la conduite de l'Oedipe. Mais on
reconnoîtra bientôt combien il s'eft
écarté de fon guide,
ACTE PREMIER.
Oedipe , accompagné de Jocafte ,
ouvre la Scène par une tirade de plus
de 80 vers , plutôt amf^oullés que ma-
gnifiques. Pourquoi paroît-il ? on l'igno-
re j que dit-il ? le voici, s» Le jour va
3> paroître ôc éclaircir les déiaftres de la
» nuit. î> 11 y a cinq vers pour exprimer
cette penfée , qui ce(îe d'être belle a
force d'être embellie. Puis vient un
lieu commun fur la fituation des Rois,
aulîî expofés fur le Thrône qu'un vaif-
feau en pleine mer. Par-là Oedipe en-
tre en matière , ôc raconte à Jocafte
rOracle qui lui a fait fuir Corinthe.
Malgré fa fuite ^ Se fes précautions ,
pour ne pas tuer fon père , ni époufer
fa mère , il ne fçauroit être tranquille.
Mille foucis viennent le troubler. On
DE SENEQUE. 55)!
ne devine pas pourquoi ^ car outre qu'il
n'eft plus à Corinthe , il fe peint fi ver-
tueux , qu'effrayé de l'Oracle d'Apol-
lon il ne fe fie pas à lui-même ; meqm
non credo mihi : & un moment après il
va s'imaginer que la pefte & les mal-
heurs de Thébes font la punition d'un
crime prédit qu'il n'a pas accompli. Il
dit qu'il eft chargé d'exécuter cet af-
freux Oracle , Phœbi nus ; & qu'il a
rendu le Ciel même coupable. Fuimus
cœlum nocens. Cela s'appelle outrer la
fatalité. C'eft du Seneque. Il décrit la
pefte plutôt en rhéteur attaché à fa def-
cription , qu'en grand Roi. Quelle dif-
férence entre la première Scène du
Pocte Grec , & celle du Latin , à ne
les confidérer même que par cette
defcription ! l'une eft une belle ftatue ,
l'autre un cololTe monftrueux. J'épargne
aux ledteurs la tradudion de celle-ci^
non pas qu'il n'y ait des traits fublimes ,
tels que celui-ci. V excès de la douleur
a fiche les larmes ; quodque in extremis
folet , periere lachrymœ. Mais ces traits
font-ils a leur place ? conclufion : Oe-
dipe las d'un Thrône environné de
maux 5 dont il fe croit la caufe , quoi-
qu'innocente , veut le quitter & s'en-
fuir chez ÎQS proches : vel ad parentes.
R Vf
592. ŒDIPE
Jocâile Texhorte très-philofophique-
ment à prendre patience , & femble
Faccufer de manquer de fermeté : re-
pioche qui donne lieu au Roi de fe
donner les violons , & de raconter fes
E roue (Tes. Enfin il n'attend plus de ref-
)urce que d'Apollon qu'il a fait con-
fulrer. Le Chœur dit enfuite fon rôle
en très-beaux vers fur la pelle j ôc voilà
le premier Ade.
A C T E 1 L
Au fécond A6be la vue de Créon
trouble d'abord Oedipe , mais moins
naturellement que dans Sophocle, où
ce Prince impatient de revoir Créon ,
lui dit (împlement en le voyant : u4k ,
cher Créon , quelle ejî la réponfe de rO-
racle, Parle^, Cela étoit trop fimple pour
Seneque. Après quelques fentences qui
s'entrechoquent , Créon parle tout de
bon 5 & fait une defcription Heurie pour
énoncer un Oracle. Cet Oracle eft dou-
ble , & déiigne obfcurément que le
meurtrier de Laïus eft un étranger , &
que cet étranger eft l'époux de fa mère.
Oedipe là-defTus prononce tout de fuite
une lentence d'excommunication con-
tre le coupable , & cela dans le ftyle de-
DE SENEQUE. 593
la Pharfale. Puis il s'avife , comme par
hazard , de demander à Ciéon en quel
lieu s'efl: commis le crime. Recomiok-
on ici le procédé de Sophocle ?
Tiréiias vient avec fa fille Manto
pour faire un facrifice. C'eft Apollon
qui l'amène fans autre préparation ,y^r/2
Phœbeâ cxcitus. L'Auteur n'y regarde
pas de il près quand il s'agit de faire
entrer ou fortir £qs perfonnages. Cette
Scène eft toute adtion & fpedacle. Elle
pourroit palTèr pour belle , fi le ftyle
enfié ne la gâtoit. Elle ePc de l'invention
de Seneque. Tiréfias , pour connoître
le criminel , fait faire par fa fille toutes
les cérémonies d'un facrifice pompeux.
L'exécution fur le Théâtre en leroic
impofiible. La prière précède , puis on
voit la fumée de l'encens , puis les liba-
tions , d'où l'on tire des augures. On
immole des vidimes , une Geniffe &
un Taureau. La GeniflTe tombe du pre-
mier coup. Le Taureau craint la lumiè-
re : il reçoit deux coups , rend le fang
par les yeux , & traîne un refte de vie
plus affreux que la mort. C'efl: la defti-
née de Jocafte & d'Oedipe, que le Peëte
a voulu figurer énigmatiquement. Voilà
le beau. Le refte ou l'alTaifonnement
eft une peinture hideufe d'entrailles qui
R v
394 CEDIPE
palpitent d'une façon extraordinaire. Ici
c'eft le cœur qui s'affaifTe & difparoît.
Là c'eft un fang noir qui trouve de nou-
velles ifTues. En un mot c'eft un détail
d'anatomie payenne , dont le feul récit
feroit frémir. L'énigme continue , ik.
on y peint tout figurément jufqu'à l'in-
cefte d'Oedipe ôc de Jocafte. Mais ,
comme ii ce fpedacle étoit encore trop
peu pour renthouiiafme Efpagnol du
Pocte , Tiréfias peu inftruit par ce fa-
crifice , qui n'inftruit que trop les fpec-
tateurs , fe réferve à confulter les en-
fers , ôc à évoquer toutes les Ombres.
Cependant il ordonne au Chœur de
chanter une hymne à Bacchus , appa-
remment parce que Bacchus étoit un
des Dieux tutékires de Thébes '^ ôc le
Chœur ne ma,nque pas d'obéir.
ACTE I 1 L
Créon revient après la cérémonie ma-
gique , Se fait beaucoup de façon avant
que d'en raconter l'ilTue au Roi. C'eft
un combat de fentences dont quelques-
unes font affez belles. Voici le com-
mencement de la Scène.
O EDîP E.
Quoique cette triftelTe m'annonce
DESENEQUE. 59 j
des malheurs , parlez. Pau quelle vidti^
me devons-nous appaifer les Dieux ?
C R É O N.
Vous m'ordonnez de parler ^ ôc la
crainte m'oblige à me taire.
O £ D I P E.
Si vous n'êtes pas touché à l'afpeâ: de
Thébes expirante , l'intérêt du fceptre
de votre fœur doit vous fléchir,
C R É o N.
Vous voudrez bientôt ignorer ce
que vous defîrez ii palTionnément de
içavoir,
O E D IP E.
L'ignorance des maux eft un remède
ftérile. Quoi , vous vous obftinez à ca-
cher un myftère dont dé-pend le falut
de la Patrie î
C R É o N.
La guérifon eft odieufe , quand le
lemëde eft honteux.
O E D I p E.
Parlez , vous dis-je : ou redoutez la
vengeance d'un Roi courroucé.
C R E ON.
Les Rois haïfTent la vérité, lors même
qu ils la demandent.
O E D I p E.
Vous ferez la vidime , fi vous ne vous
expliquez fur le facrifice fecret.
Rvj
59^ (E D I P E
C R É O N.
Souffrez que je me taife. C'eft l'u-
nique liberté qu'on puilTe obtenir des
Rois.
O E D I p E.
Un iîlence trop libre eil fouvent plus
nuifible au Roi & à l'Etat , que la liberté
dans les paroles.
C R É o N.
Que refte-t-il donc , s'il n*eft pas per-
mis de fe taire ? &c.
OEDIPUS. Etfi ipfe vu/tus fiebiles prAfert ,
notas y
Exporte cujus capzte placemus Deos.
CREON, Fari jubés , tacere qu&fuadet met us*
OEDIPUS, Si te mentes nonfatis Theb& mo-
vent ^
At Sceptra moveant lapfa cognatA
domûs.
CREON. Ne/cire cupiss j noffc quA nimium
expetis.
OEDIPUS. Iners malorum remedium ignoran"
îia eft.
Itane & falutis publicA indîcium
obrues ?
CREON, Ubi îurpis efl medicina : fanari
piget,
OEDIPUS. Audi ta fare : vel malo domitus
gravi
DE SE NE QUE. 35^7
Quid arma poj/tnt Régis iratifcies,
CREON. Odere Reges diBa quA dici jubcnt.
OEDIPUS. Mitteris Erebo vile pro cunâis
cap ut ,
Arcanafacri voce ni retegis tua.
CREON, Tacereliceat. Nulla Libertas minor
A rege petitur. O EDIP. nempe vel
lingua magis
Régi atque Regno muta libertas obeji.
CREON, Ubi non licetfilere , quid cuiquam
licet\ &c.
Enfuite de ce début Créon fait une
defcription plus qu'infernale de tout ce
qu'il a va. Encore s'arrête-t-il long-tenis
a décrire le lieu de la magie avant que
de venir au fait. Il y vient , 6c en quels
termes ? la terre s'ouvre , & que n'en
fort-il pas ! le bel endroit , s'il n'étoit
gâté par le ftyle dominant dont j'ai par-
lé 5 ce feroit celui où l'on croit voir les
Ombres des Rois de Thébes qui s'ap-
paroilfent a Tirélias. Laïus paroît a fon
tour 5 & révèle toute l'abomination de
l'hymen & du crime d'Oedipe. Mais
celui-ci , qui fe croit fils de Polybe , en-
tre en fureur contre Tireras & Créon ,
qu'il acciife de complot pour le déthrô-
ner. Créon s'en défend comme chez
Sophocle. Mais tout cela eft étranglé ^
398 (É D I P E
fans liaifon &c fans goût. Les fentences
terminent la Scène comme elles lont
commencée j 6c le Chœur fait fon of-
fice à l'ordinaire , c'eft-â-dire , qu'il
chante des vers qui ne difent pas grand
chofe.
A C T E I V.
Oedipe revient avec quelqu'effroi
fur la mort de Laïus , que le Ciel 5c
l'enfer lui imputent , quoiqu'il ne fe
fente point coupable : apparemment
qu'il a fait fes réflexions. Il raconte
donc à Jocafte l'aventure du chemin de
Daulie où il avoir tué un homme. 11
interroge fa femme fur les circonftan-
ces du meurtre de Laïus , & il trouve
qu'elles le rapportent à fon aventure.
Je tiens le coupable , dit-il , tcneo no^
ctnum , il croit donc l'être , & le voilà
déjà convaincu. Ce n'ell pas ainfi qu'en
a ufé Sophocle. Chez lui Oedipe n eft
convaincu du meurtre de Laïus que
quand il f<;ait que c'étoit fon père.
Continuons , & revenons à Seneque.
Un vieillard de Corinthe annonce à
Oedipe que Polybe eft mort. C'eft la
Scène Grecque , mais fubtilifée. Ce*
vieillard apprend de plus au Roi qu'il
n'eft point le fils de Polybe , & qu'il ï^'
DE SENEQUE. 599
reçu enfant d'un Berger de Laïus. Oe-
dipe ordonne qu'on falTe venir ce Ber-
ger 5 mais tout cela d'un air qui énerve ,,
ou plutôt qui traveftit l'art inimitable
du Pocte Grec. Phorbas arrive : Oedipe
le contraint de parler , & Phorbas lui
lève le voile' de deifus les yeux par ce
mot. V enfant dont vous parle:^^ cjl né de.
votre époufe. Conjugc eji gcnitus tuâ^
Enfuite le Choeur déclame.
ACTE V.
Le cinquième A6be confifle em deiïx
Scènes , dont l'une eft le récit des fu-
reurs d'Oedipe. Rien n'eft plus tragi-
comique. Car Oedipe rire fon épée ,
( il n'en devoir point avoir , ) 6c au lieu
de fe la plonger dans le fein , il s'ex-
horte théâtralement à mourir. Mais il
fait réflexion , heureufement pour lui ,
qu'une mort ne fuffic pas pour fes cri-
mes , & qu'il vaut mieux multiplier fon
trépas en vivant malheureux , c'eft-à-
dire , vivre , mourir , & renaître toujours»
.... Iterum viv^re , atque iterum mort,
Liceat , renafcifemper : ut toties nova
Supplicia pendas , utere ingénia mifer ^
Quod f&pe fieri non potefi ^ fiât diù.
400 ŒDIPE
Il veut donc pour cela fe fervir de
tout fon efprit , & il le met , comme
on voit 5 en ufage. Il y a apparence qu'il
remit fon épée dans le fourreau : car il
n'en eft plus parlé. 11 fonge à s'arracher
les yeux j autre cérémonie décrite du
même ton. 3> Car il faut , dit-il , que mes
55 yeux fuivent mes larmes , & pleurer
35 c'eft trop peu. Ses yeux lui obéiifent j
:>■> ils fe tiennent à peine dans leur lieu ,
55 & ils courent au-devant de fes mains. 5>
Vulmri occurruntfuo. Ce n'ell pas aifez
pour Oedipe d'avoir (es yeux dans £qs
mains j il en déchire jufqu'à la place.
.... Héiret in vacuo manus ,
Et fixa penitus unguibus lacérât cavos
Alte recejfus liiminum & inanes finus ;
Sàvilque frufira ^ plufque quhmfat eft ^furit.
Cela paroît bien fuilifant. C'eft en-
core peu. Oedipe craint tant le jour ,
qu'il lève la tète pour éprouver s'il ne
verra rien * & dans la crainte de voir
le jour 5 il arrache jufqu'aux moindres
fibres. C'eft ainfi qu'on extravague ,
quand on veut aller au-delà du naturel
& du vrai pour courir après l'efprit.
Après un mot du Chœur , Jocafte
fait fa Scène avec Oedipe. C'eft la fe-
DE SENE QUE. 401
conde & la dernière de l'Ade. Jocafte
ne fçaitfî elle doit appeller Oedipe fon
fils , ou fon mari. Elle rafine U-deiTus ,
aufîi-bien qu'Oedipe , qui s'imagine
voir Jocafte parce qu'il l'entend. Celle-
ci rejette tout le paffé fur fa deftinée j
ôc elle a raifon. Pourquoi donc fe tuer ?
car elle fe tue un moment après , en
déclamant beaucoup j tandis qu'Oedipe,
qui s'accufe de l'avoir tuée , & d'être
doublement parricide , dit quelques
injures à Phœbus , auteur de l'Oracle ,
& fe condamne brufquement à l'exil.
11 emporte avec lui la famine , la mala-
die & la douleur. Cette dernière idée ,
qui fe trouve deux fois dans la même
Pièce , eft fort belle.
On voit alfez par ce court détail , le
génie & la manière de Seneqae. La
yerfîfication eft d'ordinaire d'une gran-
de beauté j mais elle eft toujous rem-
plie 3 s'il m'eft permis d'ufer de ce
terme , d'une certaine hydropifie poé-
tique qui rebute. Il doit y avoir à la
vérité de la différence entre la veriiiî-
cation , foit tragique , foit comique ,
mais non pas au point d'outrer le lan-
gage jufqu'à le bouffir. Par exemple ^
Tcrence fait très-bien dire à Chre-
401 <^DÎPE DE SENEQUE.
mes, * Lucefcit hocjam. Le jour com^
mcnce à parohre. Seneque de fon coté
a raifon dans l'Oedipe de commencer
ainiî.
Jam noSle puisa dubius ûffuljit dies,
La lumière encore incertaine vient dijjiper
les ténèbres > L'un efl le langage de lat
Comédie, & l'autre celui de la Tragé-
die. Mais cet autre efl outré dans les
vers fui vans :
Et nube mœjlum fquallidâ exoritur jubar ^
Lumenquefiamma trifte lu^ifera gerens , ^c.
Va (ire du jour attrijié ^ fort a peine d'une
nuée qui marque fon deuil ; & fa flamme
qui annonce des pleurs ne rend quune
lueur fombre & affligeante. Il faut aimer
extrêmement Lucain pour approuver de
tout point Seneque.
t Qui Bavium non odity amet tua Carmina ,
Mavz.
* Terent. Heautontim, Aâi. 3,5. i. v. l.
t YiRG. Ecl, 6, V. 90.
^
40i
ŒDIPE
D E
PIERRE CORNEILLE.
CEtte Pièce eft trop connue pour
en faire une exade analyfe. il fuf-
fira ci*en fuivre légèrement le fil pour fe
la rappeller , & pour faire voir en quoi
elle diifere de Sophocle , Se quel genre
différent de beauté elle contient.
Corneille avoue qu il a cru devoir s'é-
carter entièrement de l'Oedipe Grec Ôc
Latin , >3 * parce qu'il a reconnu , dit-il,
99 que ce qui avoit pafTé pour merveilleux
s> dans le llécle de Sophocle & de Sene-
5> que 5 ( il auroit fallu excepter ce der-
w nier , ) pourroit fembler horrible au
95 nôtre , que cette éloquente & férieufe
» defcription de la manière dont ce mal-
35 heureux Prince ( Oedipe ) fe crève
55 les yeux , ce qui occupe tout le cin-
55 quiéme Ade , feroit foulever la déli-
55 catefTe de nos Dames , dont le dégoût
* Examen d' Oedipe*
404 CE D I P E
î3 attire aifément celui du refte de lau-
35 ditoire j ôc qu'enfin l'amour n'ayant
53 point de paît à cette Tragédie, elle
53 étoit dénuée des principaux agrémens
33 qui font en pofieiîîon de gagner la
33 voix publique, jj La mauvaife humeur
que caufoit au grand Corneille l'efpéce
de nécelîité où le jettoit le goCit domi-
nant de Paris , l'a fait fans doute parler
ainfi de s'applaudir d'avoir renverfé le
plus beaufujet de l'antiquité Tragique ,
pour y faire encrer l'amour comme le
reiTort principal.
ACTE PREMIER.
Théfée , Roi d'Athènes , épris des
charmes de Dircé , fille de Jocafle ôc de
Laïus 5 fait avec elle la première Scène.
Cen'eft qu'un étalage de fentim.ens d'a-
mour en beaux vers. Dircé fouffre de
voir fon amant expofé à la malignité de
la contagion qui défoie Thébes. Elle
veut qu'il s'écarte ; il s'en excufe fur l'e-
xemple de fon amante , que la bienféan-
ce oblige à ne pas fe féparer de fa fa-
mille. Puis il trouve un moyen de mettre
à couvert Se fa maîtrelTe & lui , des at-
taques de la pefte ; c'eft de prelTer l'hy-
men & d'en parler à Oedipe. Ce peu de
DE P. CORNEILLE. 405
matière, entre les mains d'un grand maî-
tre, produit une Scène galante , mais dé-
placée , quelque précaution qu'il prenne
pour fauver un 11 vifible défaut. Voilà
pourtant l'ouverture qui fera une partie
de l'intrigue , Se qui influera dans toute
la Pièce, ouverture ôc intrigue bien dif-
férentes de celles de Sophocle. Cor-
neille a bien raifonde vanter l'art de fon
Oedipe. Il faut en effet qu'il en ait em-
ployé beaucoup pour faire un peu dif^
paroître un contrafte aufli choquant que
celui des amours Se de la pefte.
La propoUrion de Théfée eft mal re-
çue d'Oedipe j mais par des raifons d'E-
tat. Thefée découvre qu'il a un rival
dans i^mon , fils d'un frère de Jocafte ,
Se qui n'eft pas Roi , cette Scène, toute
flérile qu'elle paroît , eft encore traitée
en niaître5&,gcnéralement parlant, l'art
furpaiTe , ou plutôt rend fupportable la
matière dans toute cette Pièce. Car on
ne voit guère de Scène dont le fond
ne foit ou frivole , ou défectueux ^ mais
où il n'y ait en même tems une grada-
tion de penfées Se de fentimens , ave<ï
un effort de génie qui crée Se fait éclore
prefque de rien ces belles conteftations,
dont Corneille fçavoit feul le fecret.
Théfée rebuté parle en Roi à Oedipe,
40(î CE D I P E ^
qui foutlent aufli fa dignité. Celuî-ci ;
dans la Scène fuivante , explique à fon
confident le fecret de fa politique. Il
craint que Dircé , cette fiérePrinceffe ,
dont le caradère e(l bien marqué , n'en-
gage fon amant à joindre au Sceptre
d'Athènes celui de Thébes , qu'elle fe
croit injuftement enlevé par un étranger
rel qu'Oedipe.
Jocafte , pour mettre en jeu cette po-
litique dont Corneille fait l'ame de fa
Pièce , vient dire à Oedipe qu elle a inu-
tilement preîTé la Princeife fa fille d'é-
poufer i^mon , qu'elle hait ce Prince ,
ôc veut Théfée pour époux. Qu'après
tout , l'on ne doit pas la trouver trop
blâmable. C'eft une mère qui excufe fa
fille. Car enfin , dit Jocafte ,
La condamnericz-vous , fi tous n'étiez Coa
Roi.
C'eft la une de ces Scènes dont le
fond eft peu de chofe , & qui fe foutien-
nent par l'art de Corneille. Durant cet
entretien , arrive Dymas qu'on avoit en-
voyé confulter Apollon au fujet de la
pefte. Il n'en rapporte aucune réponfe.
Les Dieux ont été fourds & muets. Oe-
dipe attribue leur filence à l'inhumanité
de Jocafte , qui avoit expofé fon fils j &
DE P. CORNEILLE. 407
celle-ci l'impure à la négligence qu'on a
eue de venger Laïus. Cet artifice efl fin-
gulier : fur quoi Oedipe dit ,
Pouvions-nous en punir des brigands incon»
nus,
Quepeut-ccre jamais dans ces lieux on n'a
vus.
Si vous m*avez dit vrai ^ peut-être ai-jc
moi même
Sur trois Je ces brigands vengé le Diadème ,
Au lieu même , au tems même , attaqué
feul par trois
J*en laiflai deux fans vie, & mii; l'autre aux
abois.
Mais ne négligeons rien , & du royaume
fombre
Faifons par Tiréfîe évoquer la grande Om-
bre , Sec.
Voilà un tour dont Corneille fe fçait
gré , & qui eO: en effet bien artificieux ,
comme on le verra par la fuite.
ACTE IL
Comme il failoit que Dircé fut le pi-
vot de toute la Pièce , dans la néceflité
où s'eft mis Corneille de fubftituer un
Epifode au fond du Tableau de Sopho-
cle , Dircé a une entrevue avec Oedipe»
4oS Œ D î P E
èc cela étoit préparé par Jocafte. La
jeune PrincefTe parle avec une hauteur
qu elle foutient jufqu a la jfin , «Se qui la
rend prefque le perfonnage dominant ,
tant elle brille. Comme Oedipe la prelïe
encore fiu: fon mariage avec^mon,
elle répond fièrement :
Je vous ai déjà dit , Seigneur , qu'il n'eft pag
Roi.
Penfée qui fe multiplie ôc s accroît
tellement entre les mains du Pocte,
qu'elle forme une des plus riches Scènes.
Mais on l'a déjà dit depuis long-tems de
tout l'épifode , c'eft-à-dire , de prefque
toute la Pièce ; non erat hic locus. Au
relie il y a dans cette magnifique Scène
une maxime qui paroît démentir le ca-
radère de Dircè , qu'on va bientôt voir
s'offrir au trépas pour fauverThébes.
Le peuple efi; trop heureux quand il meure
pour fes Rois.
La Scène fuivante de cette Princefïe
avec fa confidente pouffe au plus haut
degré les fentimens de la précédente ,
& achève de faire voir que Dircè n'efl
pas duppe de la politique d'Oedipe.
Elle a devine fon fecret \ ôc cela fuffit
pour
DE p. CORNEILLE. 405)
pour la jiiftifier d'ingratitude envers le
Roi de Thébes.
Vient enfuite le récit de l'Oracle pro-
noncé par l'ombre de Laïus. Cet Ora-
cle eil fort ambigu. Laïus dit que le
fang de fa race doit effacer le crime im-
puni par les hommes , & faire cefler la
punition qu'en a tiré le Ciel.Dircé prend
pour elle l'Oracle ; & il eft vrai qu'on
la croit le feul rejetton de Laïus. Ce-
pendant il n'eft pas évident que l'Oracle
la regarde plus que la branche collaté-
rale. Voilà pourtant le grand nœud de
l'intrigue à démêler. L'orgueil de Dircé,
au récit de l'Oracle qu'elle prend pour
elle 5 fe tourne en fermeté , & produit
ces fenrimens héroïques fi dignes de
Corneille. Elle commence ainlî , en par-
lant d'Oedipe & d'i^mon.
Peut-être craignent -ils que mon cœur ré-
volté
Ne leur refufe un fang qu'ils n'ont pas mé-
rité :
Mais ma flâme à la mort m'avoit trop ré-
folue
Pour ne pas y courir quand les Dieux l'ont
voulue.
Tu m'as fait fans raifon concevoir de l'ef-
froi ;
Tome L S
4IO (E D I P E
Je n'ai point du trembler s'ils ne veulent
que moi.
Ils m'ouvrent une porte à fortir d'efclavagc
. Que tient trop précicufe un généreux cou-
rage.
Mourir pour fa Patrie eft un fort plei»
d'appas 5
Pour quiconque à des fers préfère le trépas.
Admire , peuple ingrat qui m'as deshéritée.
Quelle vengeance en prend ta Princeffe irri-
. tée.
Et connois dans la fin de tes longs déplaifirs
Ta véritable Reine à fes derniers foupirs.
Voi t comme à tes malheurs je fuis toute
aflervie :
L'un m'a coûté mon Thrône , & l'autre veut
ma vie :
Tu t'es fauve du Sphinx aux dépens de mon
rang 5
Sauve-toî de la peftc aux dépens de mon
fang.
Mais après avoir vu dans la fin de ta peine.
Que pour toi le trépas femble doux à ta
Reine ,
Fais-toi de fon exemple une adorable Loi :
Il eft encore plus doux de mourir pour fon
Roi.
Rien n'eft plus beau , Se ne feroit plus
ferme, s'il neportoit fur un fondement
DE P. CORNEILLE. 411
ruineux. Thefée qui vient aulÏÏtôr feroit
encore une belle fituation , fi tout cela
n'écoit étranger au fujet, ôc n'avoit l'air
un peu Romanefque. Ces vers font-ils
bien placés dans la bouche de Théfée ?
PéiilTe l'univers pourvu que Dircé vive î
PérifTe le jour même avant qu'elle s'en prive î
Que m'importe la pefte ou le falut de tous î
Ai-je rien à fauver, rien à perdre que vous?
ACTE I I L
Au commencement de cet Ade, Dir-
cé foupire des ftances fort fpirituelles
qui ne font plus à la mode , 6c qui n au-
roient jamais dû y être , tant cela fort
du vraifemblable. Elle demande à Jo-
cafte , qui l'interrompt dans fa rêverie ,
fi tout eft prêt pour le facrifice. On lui
apprend que le peuple ne veut point être
fauve a fi haut prix , & qu'on remet au
lendemain à confulter de nouveau les
Dieux ^ qu Oedipe fur-tout ne fçauroit
confentir à laiuer périr une fi grande
Princefife ; qu'enfin l'Oracle eft trop in-
certain pour y foufcrire , & qu'elle doit
vivre , finon pour elle , du moins pour
Théfée. C'efl une mère qui parle. Ce-
pendant Dircé 5 non-feulement conferve
la fierté , mais oubliant un peu qu'elle
4IZ ŒDIPE
eft fille de Jocafte , & que de plus elle
doit quelque chofe a une mère , qui y
contre la politique , lui permet d'aimer
Théfée, elle porte la hauteur jufqu à per-
dre le refped , & à faifir l'occafion de la
bonté de Jocafte , pour lui reprocher en
face fon mariage avec Oedipe. Il eft
bien difticile d'excufer cette Scène, quoi
ru en dife Corneille, qui prétend, ^//e u
ne peut être une faute de Théâtre , puif-
qu'on n'eft pas obligé de rendre parfaits
ceux qu'on y fait voir , outre que Dircé
doit confidérer dans Jocafte une mère
ufurpatrice de fon Thrône , par fon ma-
riage avec Oedipe , & ne laifte pas de
lui demander pardon en ces termes :
Pardonnez cependant à cette humeur hau*
taine.
Je veux parler en fille & je m'exptîque en
Reine.
Vous qui l'êtes encor , vous fçavez ce que
ç'eft ^ &c,
La même fierté anime la Scène fui-
vante de Dircé avec Oedipe. Car c'eft
toujours Dircé qui met le Théâtre en
mouvement , & il femble qu'Oedipe ne
foir qu'un perfonnage fubalterne. 11 ap-
porte a la Princefte une nouvelle riiifon
DE P. CORNEILLE. 415
de ne pas s'obftiner a mourir , & lui dit
qu'il a de fortes raifons de penfer c(ue
^ les Dieux ne l'ont pas choifie pour
victime. Elle fe retire pour laiifer le
Roi en liberté d'expliquer^ette énigme
à la Reine. L'énigme confifte en ce
qu'il fçait par un bruit confus , ôc par
Tiréfie , que le fils de Laïus , qu'on a
cru mort , eft plein de vie , de que mê-
me il eft dans le Palais. Ceci eft fort
adroit. Mais on n'y reconnoît pas la
même liaifon que dans Sophocle. Car
ce difcours de Tiréfie vient ici à pro-
pos de rien , ainfi que le fujet de la
plupart des Scènes. La Reine , avant que
d'aller trouver Phorbas, ( comme elle en
eft convenue avec Oedipe , ) eft arrê-
tée par Théfée , qui lui déclare que
c'eft à lui de mourir , Se non à Dircé 5
qu'en un mot il eft fils de Laïus. Quelle
furprife pour Jocafte ! néanmoins^géné-
reux comme il eft , il ne veut point fe
charger du meurtre de Laïus. C'eft un
ftratagême d'amant , comme il eft vifi-
ble y de Jocafte , revenue de fa première
furprife , le devine aftez. Mais Théfée
perfifte dans fon déguifement , jufqu'à
s'en rapporter à Phorbas. Cette feinte
au refte , qui tient un peu des Ro-
mans 5 ouvre un beau champ , de donne
S iij
4J4 ŒDIPE
lieu à une des plus belles Scènes de
cette Pièce. Voici un morceau de Jo-
cafte.
Prince , renoncez donc à toute votre eftimc.
Dites que vo¥vertus font crimes déguifés j
Recevez tout le fort que vous vous impofez 5
Et pour remplir un nom dont vous êtes
avide ,
Acceptez ceux d'incefte & de fils parricide.
J'en croirai ces témoins que le Ciel m'a
prefcrits ,
Et ne vous puis donner moiv aveu qu'à ce
prix.
Et la réponfe de Théfée.
Quoi i la ne'ceflîté des vertus & des vices
D'un aftre impérieux doit fuivrc les capri-
ces ,
Et Delphes malgré nous conduit nos adions.
Au plus bizarre effet de Tes prédirions i
L'ame eft donc toute efclave : une loi fou-
veraine
Vers le bien ou le mal incefîamment l'en»
traîne ,
Et nous ne recevons ni crainte ni defîr
De cette liberté qui n*a rien à choilîr ,
Attachés fans relâche à cet ordre fublime
Vertueux fans mérite , & vicieux fans cri-
me ! &c.
DE P. CORNEILLE. 415
ACTE IV.
L'Artifice de Théfée , qui veut pafTer
pour fils de Laïus, & l'arrivée dePhor-
bas , font toute la matière du quatrième
A6te. D'abord c'eft un entretien fort
fubtilifé de Théfée avec fon amante.
Elle concevoit quelque joye de fe voir
rendue à Théfée , mais s'il devient fon
frère , elle perd , & la gloire du trépas ,
6c la douceur de vivre pour lui. Le frère
l'amant, l'amour &c la gloire , font ici
un de ces combats fi recherchés de Cor-
neille. Mais enfin Théfée f e démafque
& avoue fon ftratagême d'autant plus
volontiers , qu'il croit Dircé hors de
danger , depuis qu'il a appris que Tiré-
fîe ôc Phorbas s'accordent à dire qu'un
fils de Laïus vit encore. Rien n'eft plus
ingénieufement trouvé. Mais ce double
renort, ( àfçavoir la feinte de Théfée
ôc les paroles de Tiréfie , ) joint à un
troifiéme refibrt , je veux dire , à l'Ora-
cle qui paroit condamner Dircé au tré-
pas 5 ces relTorts , dis-je , font-ils aullî
naturels qu'ingénieux ? valent-ils le fim-
ple développement d'un feul fait que
fuppofe Sophocle? n'y trouve-t-on point
la même différence qu'entre un Roman
S iy
41^ ŒDIPE
ôc une hiftoire , un beau payfage Se un
jardin fort ajufté, une machine très-
iimple 6c un autre extrêmement com-
pofée ?
•Le Roi d'Athènes 5 après avoir défa-
bufé Dircé , entretient Jocafte dans l'in-
certitude où il l'a jettée. Elle a vu Phor-
bas , ôc voudroit perfuader à Théfée
d'éviter cet homme, qui pourroitle con-
vaincre du meurtre de Laïus : mais en
Tain: Théfée l'attend, ôc Phorbas paroît.
Il ne reconnoît point dans ce Roi d'A-
thènes le meurtrier de Laïus , & il le
lave de ce crime : mais il avoue que l'af-
faiîîn lui eft connu , &c qu'il vit dans un
rang élevé. Il exhorte même Théfée à
le punir , s'il eft fils de Laïus y belle fuf-
peniîon , mais bien peu vraifemblable.
Car fi Phorbas fçait qu'Oedipe a tué
Laïus 5 ( comme on le fuppofe , ) que
n'a-t-il parlé plutôt, ou que ne garde-t-il
le filence jufqu'au bout , fçachant qu'il
eft feul dépoh taire de cet important fe-
cret ? cette faute mife a part , il faut
avouer que le Poë'te le contraint habile-
ment de |)arler. Car Oedipe , par fon
inrerrogatoire, prétend convainerePhor-
bas d'avoir été un de ces brigands qui
ont tué Laïus , & par-là fe convainc
lui-même d'être l'allallin j chofe qui fe-
DE P. CORNEILLE. 417^
roit parfaitement bien imaginée , s'il
étoit naturel de penfer qu Oedipe a cru
tuer un brigand en tuant un Roi. Tour
cet édifice tragique manque d'un bout à
l'autre par la vraifemblance , donc le dé-
faut eft voilé par un efprit fupérieur.
Voil i donc Oedipe convaincu d'avoir
donné la mort à Laïus , qu'il ne fçait pas
encore avoir été fon père. Ce fera la ma-
tière du cinquième Ade. Le quatrième
eft terminé par les menaces de Théfée,
( font- elles a propos ? ) Se par une Scène
entre Oedipe & Jocafte. Elle étoit bien
difficile à foutenir. Car puifque Jocafte
fçait qu'un Oracle attribue à fon fils le
meurtre de Laïus , dès qu'elle voit
qu'Oedipe eft le meurtrier , ne doit-elle
pas le foupçonner d'être fon fils , elle qui
en a foupconné Théfée , elb qui vient
d'apprendre que ce fils vit encore , ôc
qu'il eft dans le Palais ? pour déguifer
ee défaut de vraifemblance , Corneille
fait dire à Jocafte ,
Oracles décevans ^ qu ofîez-vous me pré-
dire I
Si fur notre avenir nos Dieux ont quelque
empire.
Quelle indigne picié divife leur courroux |
S V
4i8 ŒDIPE
Ce qu'elle épargne au fils retombe fut l'é-
poux.
Et comme fi leur haine impuiflantc ou ti-
mide,
N'ofoit le faire enfemble inceftc & parri-
cide ,
Elle partage à deux un fort fi peu commun >
Afin de me donner deux coupables pour un.
A quoi Oedipe répond :
O partage inégal de ce courroux célefte l
Je fuis le parricide , & ce fils de Tincefte ^
&c.
Certainement , au lieu de fubtilifer
ainfi leurs penfées , ils auroient du avoir
l'un & l'autre d'étranges inquiétudes fur
leur état.
ACTE V.
Sur les murmures du peuple , ou plu-
tôt fur l'injuftice que trouve Oedipe à
garder le fceptre de le lit de celui qu'il
a tué , il fe détermine à retourner à Co-
rinthe. Cependant il veut fortir en Roi,
3c pour s'alTurer fi Théfée , Dircé Se
Phorbas ne trament point quelque intri-
gue contre lui , il veut qu'on les faffe ve-
nir, & s'apprête à lire dans leurs âmes j
DE P. CORNEILLE. 41^
car il conferve le caradére de politique.
Sur cela Iphicrate vient de Corinthe lui
apprendre , ou plutôt lui détailler , les
circonftances de la mort de Polybe^qu'il
fçavoit déjà en général. A cette nouvelle
Iphicrate en ajoute encore une autre
bien plus importante , à fçavoir que le
Roi de Corinthe , en mourant , a rendu
fon thrône au légitime héritier , Ôc
qu'Oedipe n'étoit point fils de ce Roi.
Je ne fuis point fon fils 1 hé qui fuis-je ?
Dit Oedipe. Iphicrate lui répond qu'il
l'ignore , mais qu'il l'a reçu enfant des
mains d'un Thébain fur le mont Cithe-
ron. Tout dépend de la confrontation
dlphicrate avec Phorbas. Oedipe com-
mence à foupçonner fa deftinée. 11 étoit
tems.
Dieux feroit-il poflîble ? approchez-vous ,
Phorbas.
Phorbas approche , ôc la reconnoiffance
fe fait pleinement. Votre fauffe pruden-
ce 5 leur dit le Roi ,
• , , . Fait voir en moi par un mélange in-
fâme
Le frère de mes fils , & le fils de ma femme.
I-c Ciel l'avoit prédit 3 vous avez achevi ,
Sv)
420 (E D I P E
Et vous avez tout fait quand vous m'avez
fauve.
Ces reproches ne femblent guère de
faifon dans la confternation où devoir
être Oedipe. Sophocle le fait difparoî-
tre après qu'il s'eft reconnu j & cela eft
bien plus judicieux : au lieu que chez
Corneille ce malheureux Prince , qui
devoir être frappé comme d'un coup de
foudre , refte encore long-tems fur la
Scène. Pourquoi ? pour régler une affaire
d'amour. Dircé même & Théfée , au
lieu d'entrer dans les ientimens d'hor-
reur que la reconnoiifanced'Oedipedoit
infpirer , s'amufent à le confoler fur la
plus frivole raifon du monde. C'eft que
l'Oracle n'a parlé que du fang de Laïus
en général : deforte que Dircé veut en-
core faire croire à Oedipe que dans le
facrifice du lendemain le Ciel pourra
épargner le Roi , &c tourner fon cour-
roux contr'elle.
L'intérêt des Thébains & de votre famille
Tournera fon courroux fur l'orgueil d'une
fille,
Qui n'a rien que l'Etat doive confîdérer ,
]Et qui contre fon Roi n'a fait que murmurer.
Oedipe même attend ce lendemain ^
l
DE P. CORNEILLE. 411
en alTurant que les Dieux puniront dans
lui leur propre injuftice. Car il ne croit
pas devoir prévenir les Dieux , parce
qu'il fe juge innocent. En vérité cela
n'eft dans le génie d'aucun llécle. Oedi-
e n'eil ici ni Grec , ni François , ôc tous
les Adeurs font une efpéce d'hommes
à part.
Après que le Roi s'eft retiré , on
vient faire le récit de la mort de Jo-
cafte Se de Pliorbas. Ce récit eft encore
gâté par le foin que la Reine prend en
mourant des intérêts amoureux de Dir-
cé & de Théfée. C'étoit bien là le tems»
Mais il falloit que tout fe rapportât à
cet Epifode , 6c l'aventure d'Oedipe
ôc de Jocafte devoir s'y ajufter bien ou
mai-.
411
(S D I PE
ITALIEN
DE Mr.
ORSATTO GIUSTINIANO.
COmme TAuteur n'a donné cette
Pièce qu'en qualité de traduction
de Sophocle , je n'en dirai rien autre
chofe 5 jfinon qu'elle eft très-belle. La
langue Italienne étant plus fouple que
la nôtre à fe prêter aux grâces & aux fi-
neiïes Grecques , il n'eft pas furprenant
que les Italiens,qui n'avoient point d'ail-
leurs de Tragédies confidérables de leur
fonds 5 ayenr goûté celles que leurs ha-
biles Ecrivains ont traduites des Grecs ,
^ qu'ils les ayent encouragés par le fuc-
cès à les traduire prefque toutes. Au
refte , l'Oedipe de l'illuftre Vénitien ,
M. Orfato Giuftiniano, fut joué avec
beaucoup d'appareil & de pompe à Fi^
cen^i , par les Académiciens , l'an 1585,
& imprimé la même année à Venife,
ELECTRE>
TRAGÉDIE
DE SOPHOCLE,
4^5
SUJET
DE LA TRAGÉDIE
D' E L E C T R E.
AGamemnon , Roi de My-
cènes & d'Argos, élu Gêné-
raliffime de l'armée Grecque pour
rexpédition de Troye, fe trouva
contraint de facrifier fa fille Iphi-
génie , pour contenter la fuperfti-
tion des Grecs ^ qui croyoient ne
pouvoir obtenir les vents favora-
bles qu'à ce prix. Clytemneilre
fa femme prit ce prétexte pour fe
défaire d'un époux qu'un amant
luiavoit rendu odieux. Cet amant
étoit Egifthe , fils de Thyefte ,
comme Agamemnon étoit fils
41^
d'Atrée. Aînfi ils étoîent fiîs des
deux frères. Cette confidération ,
loin d'arrêter Egiflhe y ne fit que
l'animer davantage à ufurper le
Thrône de celui qu'il avoit dés-
honoré par un adultère. Clytem-
neftre & lui y voyant Agamemnon
revenu du fiége de Troye , ca-
chèrent le parricide qu'ils médi-
toient , fous de feintes careffes*
Lorfqu'il fortoit du bain , ils lui
firent donner une robbe fermée
par en-haut , & comme il en étoit
enveloppé ^ ils fe jetterent fur lui ^
& le maffacrerent. Tout ce que
put faire Eleflre , fille d' Agamem-
non y ce fut de fauver le jeune
Orefte ; pour réferver un vengeur
à fon père. Elle fut long-tems la
viûime de la cruauté de fes Ty-
rans; Mais enfin , vingt ans après
4^7
cet attentat, Orefte reparut tout-
à-coup, & tua fa mère avec Tu-
furpateur.
Ce Sujet a été traité par les
trois Poètes Grecs. On verra dans
une Anal'yfe de quelle manière
Efchyle & Euripide l'ont tourné.
Mais on a cru devoir mettre ici
dans fon entier la Tragédie de So-
phocle j comme plus régulière que
les deux autres, ou Ton trouvera
toutefois de fublimes beautés.
»
4^8
ACTEURS.
E G I S T H E 5 Roi de Mycènes , couiîn-
germain d'Agamemnon.
Clytemnestre, femme d'E g i s-
THE.
O R E s T E 5 fils d'Agamemnon & de
Clytemneftre.
E L E c T R E 5 fœiir d'O reste.
Chrysothemis 5 fœur d'ORESTE
& d'ElECTRE.
Le Gouverneur d'O reste.
P Y L A D E , ami d'O reste.
Suite.
Le Chœur compofé de Dames de
Mycènes*
La Seine efl devant le "Palais
du Roi a Mycènes,
4^9
■W W "A* W •?¥• "3^ "A* W W W ^Hk» VV* Wj
«\^ ^ ^ ^ «i/. ^ ^ M, ^ ^ AÀ, JL jL 1
W W W W W W W W V^ W ^ w w I
ELECTRE,
TRAGÉDIE
DE SOPHOCLE.
ACTE PREMIER.
SCENE PREMIERE.
O R E s T E , fon Gouverneur,
& P YL A DE.
Le Gouverneur.
ILLUSTRE rejetton de ce Roi qui con-
duifit l'Armée Grecque à Troye , fils
d'Agamemnon , il vous eft donc permis
de revoir l'objet de vos defirs. Vous
voyez * à droite l'antique ville d'Argos,
^— -
* Ils voycnt à droite la ville d'Argos , une
àcs plus anciennes du Péloponnèfc dans fa
partie Orientale. Ceft qu'ils airivoient par le
jC^min de Corinthe,
430 ELECTRE
le bois de la fille * dlnachus, Se f le
Lycée confacré à Apollon. A gauche
vous voyez le célèbre Temple de Junon»
La ville où vous arrivez , c'eft f My-
cènes , Se ce Palais , témoin de tant de
fanglantes aventures , eft le Palais des
defcendans de § Pélops. Ce fut moi qui
vous y reçus des mains de votre fœur ,
après la mort funefte de votre père. Je
vous dérobai à la cruelle delHnée qui
vous menaçoit. Enfin, chargé du foin de
votre enfance , je vous ai conduit heu-
reufement jufqu'à l'âge qui vous met en
état de venger un père. Voici le jour ,
Orefte ; Se vous , fidèle ami , généreux
Pylade , oui , voici le jour où il faut ré-
gler l'exécution de nos projets. Ne per-
dons point le tems en inutiles difcours.
Déjà le foleilnaiiïant ranime les oifeaux,
tout réfonne de leurs chants. La nuit
s'eft évanouie avec les aftres. N'atten-
* Cétoit To qui fut changée en Geuifle , &
gardée par Argus tout couvert d'yeux.
t Place dédiée à Apollon tueur de loups.
f" Ville voifine d'Argos , & fouvent con-
fondue avec elle dans les Tragédies , parce
^u'Agameranon fut le premier Roi de l'une &
de l'autre. 11 y tenoit fa Cour.
§ li donna Ton nom au Péloponnèfe. %
A C T E I. 431
dons pas qu'on forte du Palais : confé-
rons promptement. Au point où nous
en fommes il n'eft plus queftion de dif-
férer , il faut agir.
O R E s T E.
O le plus cher de ceux qui font atta-
chés a ma fortune , que cqs marques de
votre tendrelfe me font précieufes ! fem-
blable à. un généreux courfier , dont les
années n'ont point rallenti l'ardeur, vous
êtes le premier à nous animer par vos
confeils Se par votre exemple. Ecoutez
donc mes fentimens , ôc daignez me
sedrelTer , ii je m'égare.
Réfolu de venger la mort de mon pè-
re 5 j'eus recours , vous le fçavez , a l'O-
racle de Delphes. « Vengez-vous , me
î5 dit-il 5 mais fans bruit. Que l'adrefTe
» &c le fecret vous tiennent lieu d'armes
» &c de troupes. »> Telle fut la réponfe
d'Apollon. Sous les aufpices de cet Ora-
cle 5 allez , ( âfon Gouverneur , ) faifilTez
le moment heureux quand il s'offrira ;
infmuez-vous dans ce Palais. Obfervez
ce qui s'y paffe , & venez nous en inf-
truire. Votre âge avancé , & l'équipage
où vous êtes , empêcheront fans doute
que vous ne foyez reconnu ou fufpeéb.
■Vous leur direz que vous êtes de la
452., ELECTRE
Phocide , "^ envoyé par un ami qu'ils ont
à Panope , "f pour leur annoncer la mort
d'Orefte. Vous afTurerez avec ferment
qu'il eft tombé de fon char dans les
jeux f Pythiens. Voilà votre rôle. Pour
nous , après avoir fait des libations ,
* Phocide, canton au Nord de la Béotic
vers le Golphe de Corinthe.
t Ou Phanotte , ville voifine de Delphes,
^ 33 Le Poëcc doit tâcher de ne rien mettre
93 dans Ton fujet qui n'ait fa rai fon , & (î cela
33 eft entièrement impofTible , il faut que ce
39 quil y a de déraifonnable foit hors du fujet;
33 comme dans TOedipe , l'ignorance où eft
33 ce Prince de la manière dont Laïus a été tué.
33 Cela ne doit pas fe trouver dans ce qui paroît
33 fur le Théâtre , & qui fait le corps de l'ac-
33 tion j comme dans l'Eledre , où l'on vient
S3 annoncer la nouvelle de la mort d'Orefte ,
93 qui s'eft tué dans ks jeux Pythiques , &c. 33
Arist. Po'ét. ch. 15. M. Dacier dit qu'ARis-
TOTE fe choque ici de l'anachronifme des jeux
Pythiens , qui ne furent établis , dit-il , que
plus de cinq cens ans après la mort d'Orefte,
En effet , ceux qui font remonter le plus haut
leur inftitution , ne la fixent qu'à la 48e. Olym-
piade. Mais rien ne nous montre pourtant que
les jeux en queftion j avant leur grande célé-
brité 5 n ayent pas été établis , au moins en
ébauche , par Apollon même , après qu'il eue
tué le ferpent Python. Il n'eft guère croyable
que 5 fî cette dernière opinion n'eût été répan-
due parmi les Grecs , Sophocle fe fût avifé
A C T E î. 435
ôc * répandu nos cheveux fur le tombeau
de mon père, fuivant l'ordre d'Apollon,
nous reviendrons en ce lieu. Vous fça-
vez en quel endroit nous avons caché le
vafe d'airain au milieu des broulTailles.
Nous Tirons chercher , & nous le porte-
rons comme un témoignage authentique
de ma mort. Nos barbares aiTaiîins joui-
ront du vain plaiiir de me croire réduit
en cendres. Mais ils payeront chère-
ment cette cruelle fatisfadion. f Que
m'importe après tout de pafTer pour
mort ? je vis , & je ferai bientôt couvert
de gloire, f Une feinte fi utile peut-elle
de feindre qu'Oreftc fût mort à ces jeux , fur-
tout pouvant fi aifément éviter cet anachronif-
mî. En ce cas , Aristote reprochcroit feu-
lement à Sophocle d'avoir fait raconter com-
me inconnue , une chofe dont Clytemneftre
auroit pu fçavoir d'ailleurs la vérité ou la
fauffeté , fur-tout s'agifTant d'Orefte qu'elle
craignoit,
* Coutume Grecque dont il fera fouvent
fait mention dans ces Tragédies.
t Refte de fuperftition qu'Orclle veut vain-
cre.
^ On trouvera de l'inexaditude dans toute Note
cette tradudion. Il n'eft queftion ici ni dcfu-<^^ l'EdU
perftitions ni de préfage funefte. Orefte qui va ^^^'^'
faire courir le bruit de fa mort , pour mieux
Surprendre Egifthe & Clytemneftre, dit fans
autre myftère : n Que m'importe de pafler
Tome. L T
454 ELECTRE.
être un préfage fanefbe ^ combien de Sa-
ges fe font mis au-delfus de ces frivoles
fiiperftitions ? on les avoit cru morts j
ils ont reparu plus glorieux. J'aurai le
même fort. A labri de ce bruit avanta-
geux je paroîtrai à la vue de mes enne-
mis comme un aftre brillant dont les
yeux feront ébloiiis.Chère Patrie, Dieux
tutélaires , recevez-moi , fécondez mon
entreprife , & rendez mon retoiu: for-
tuné. Et toi 5 Palais de mes pères , toi ,
dont je viens laver lopprobre & les hor-
reurs par ordre des Dieux , ne permets
pas que je m'en retourne couvert de
confufion. Aide-moi plutôt à remonter
fur le Throne , &: à te rendre ton pre-
mier éclat. C'en eft alfez. Allez , fage
vieillard , faites votre devoir. Pylade 3c
moi nous ferons le nôtre. Partons : voici
l'occafion favorable , c'eft elle qui décide
de tout ; ne la laiffons pas échapper.
35 pour mort , pourvu que je vive en elTet , &
33 que je parvienne à la gloire par ce ftrata-
33 gême î 33 Puis il ajoute ce». te déceftable ma-
xinac , que le P. B. voudroit déguifer :
so Pour moi je ne tiens pour inauvaife aucune
» parole (aucune tromperie, ) dès qu'elle eft i
?3 utile. 39
A C T E I. 435
S C E N E I L
O Les mêmes.
Electre dans h Fatals,
Ah 5 que je fuis malheureufe.
Le Gouverneur.
Prêtons l'oreille. Je crois entendre
une efclave fe plaindre dans le Palais.
O R E s T E.
Ne feroit-ce point l'infortunée Elec-
tre ? voulez-vous que nous demeurions
un moment pour nous en aiTurer ?
Le Gouverneur.
Non • Prince , croyez-moi , rien ne
doit nous arrêter , fuivons fans délai les
ordres du Dieu qui nous guide. Com-
mencez par les libations dues a Aga-
memnon. A ce pieux devoir eft attachée
la vidoire & la force dont nous avons
befoin dans l'exécution de nos projets.
S C E N E I I L
Electre fmU,
Lumière pure. Ciel qui environnes la
terre , témoins alïidus de mes plaintes ,
combien de fois avez-vous entendu les
coups dont j'ai frappé mon fein enfan-
glanté 1 hélas , vous n'avez vu que les
Tij
43<^ ELECTRE.
reftes de mes cruelles nuits. Car durant
les ténèbres ma couche , ma trifte cou-
che 5 feule dépofitaire de mes ^aux , a
vu couler mes larmes fur le fort affreux
d'un père chéri. Le Dieu de la guerre
l'avoir épargné dans une terre érrangère.
Ma mère & fon periide Egiilhe ont été
plus inhumains que Mars. Ils font fait
expirer fous leurs coups redoublés, com-
me on voit un chêne tomber fous la
coignée des bûcherons : Se tandis qu'un
père éprouve une deftinée fi horrible ,
je fuis la feule qui lui paye le tribut de
mes pleurs. Non , je ne cefferai point
de le pleurer tant que les aftres de la
nuit & du jour m'éclaireront. Semblable
à * Philoméle privée de fes enfans ,]q
ferai retentir ce Palais de mes gémiffe-
mens , ôc j'ofcrai en fortir pour publier
mes douleurs. Royaume fom.bre de Plu-
ton 5 Se de Proferpine , o Mercure , qui
* Fille de Pandion , & fœur de Procrié ,
femme de Terée. Le Poere prend ici & dans
la Scène fuivante , le Roflignol pour Procné,
Car ce fut Procné , & non Philoméle , qui fer-
vit fon fils Itys à Terée , pour venger l'outra"
ge qu'il avoir fait à fa fœur, Voye^ Ovid,
Metam. 1.6. ^.41?. Eschyle, Sophocle,
Euripide^ & Aristophane fuppofent quç
jpç f»t Procné <jui fut changée çn Rolfiguoj,
A C T E 1. 437
iconduifez les âmes aux enfers^o * DéelTb
des Imprécations ; de vous , Filles des
Dieux 5 terribles Éuménides , vous qui
regardez avec horreur le meurtre ôc l'a-
dultère 5 venez , volez à mon fecours ,
Se foyez les vengeurs de mon père. Dai-
gnez du moins me renvoyer mon frère
Orefte. Seule Se fans relTource , je ne
puis plus fupporter le poids de mes in-
fortunes.
SCENE IV.
Electre, Le Ch(EUR.
Le Chœur.
O fille d'une mère dénaturée , déplo-
rable Eledre , languirez-vous toujours
dans le deuil ? ne ceiTerez-vous point de
gémir fur le fort d'un père trahi par une
epoufe impie , & tué par un indigne ri-
val ? ah ! il doit m'être permis de former
ces fouhaits , puifTent périr les auteurs
de cet attentat !
Electre.
Chères Mycéniennes , vous venez
me confoler dans mes maux. Votre ten-
dreiTe compatiiTante m'eft afTez connue,
ôc je fçai tout ce que vous me direz»
* Nemefîs.
Tiij
438 ELECTRE.
Vous ne gagnerez rien. Je veux pleuref
mon malheureux père. Hélas, chères
compagnes , puifque vous êtes fenfibles
à mon amitié , par cette amitié même ,
je vous en conjure, laifTez-moi , oui 5
laiiTez-moi me confumer en regrets.
Le C h (E u r.
Vos larmes ni vos prières ne rappel-
leront point votre père des fomores
bords où tout doit aboutir, * Pourquoi
chercher un remède à des maux qui
n enfoufFrentpas ? pourquoi vous aban-
donner à une douleur au-deiTus de vos
forces ? modérée d'abord , elle croîtra
toujours , ôc vous en ferez la vidime.
Electre.
Infenfé qui peut oublier la mort fu-
laefte de ceux ciont il reçut le jour î Phi-
lo mêle m'anime à pleurer , elle qui an-
nonce la lumière en répétant aux forêts ,
Itys 5 fon cher Itys. f O Niobe , que
vous êtes heureufe d'être changée en
marbre , ôc de pleurer toujours î votre
* J'ai hazardé ici une légère tranfpoficion >
qui ne change rien au fens , & qui m'a paru
avoir plus de grâce en François.
t Niobe, fille de Tantale , Reine de Thé-
bes. Apollon tua Tes fept fils & fes fept filles.
Les Poètes feignent quelle fut changée Cii
ftatuc. Foyei Ôvid. Métam, L 6* r. 144»
A C T E I. 45^
âeftin eft à mon gré plus defirable que
celui des Dieux.
Le C h (E u r.
Songez 5 Princeire , que vous n'êtes
pas la feule qui ait lieu de gémir. Seriez-
vous donc la feule à vous laifTer acca-
bler ? que n'imitez-vous ceux qui vous
font liés par le fang ? voyez Chryfothe-
mis , * Iphianaiïe , Oreiie ; en fans d'A-
gamemnon comme vous , ils fupportent
leur afflidion.
Electre.
Trop heureux Orefte ! Mycènes le
reverra un jour triomphant : Oui , Jupi-
ter le ramènera avec éclat. Hélas , je
l'attends fans celTe comme mon unique
reiTource. Seule , fans époux , fans amis,
livrée en proye à mon défefpoir, 8c tou-
jours baignée de mes larmes , je traîne
une vie langui iTante , tandis qu'Orefte,
le tranquille Orefte , oublie {es maux ôc
les miens , mes bienfaits ôc mes lettres.
De combien de réponfes trompeufes
a-t-il amufé mes empreffemens ! il brûle,
fi je l'en crois , de fe rendre à Mycènes ,
* Ce n'eft pas l'Iphigénie qui a été facrifîée,
Euripide , en parlant des enfans de Clytem-
neftre , ne nomme cju'Orefte , Iphigénie &
Eledre. Il ne parle point des deux autres, à
fçavoir Iphianaffc & Chryfothemis.
Tiv
'440 ELECTRE.
èc malgré fes défirs il ne fonge point à.
prelTer fon retour.
Le C h (E u r.
Ne vous laifTez point abattre , Prin-
cefTe. Rappeliez votre courage. 11 eft un
Dieu vengeur de l'innocence. Jupiter
du plus haut des Cieux voit tout & gou-
verne tout. Dépositaire de vos peines
ôc de votre vengeance , il aura foin de
vous. Confiez-lui l'un de l'autre, & fon-
gez à vos ennemis, moins pour vous af-
fliger 5 que pour vous en venger , quand
le ten^ps fera venu. Le tems eft un Dieu
do/it rien ne peut arrêter la courfe.
Comptez fur le retour d'Orefte , * & fur
un prompt fecours du Souverain des
Enfers.
Electre.
Cependant mes jours s'évanouifTent.
Mes plus belles années fe paffent à efpé-
rer. Frivole efpoir ! je ne puis même en
conferver les triftes reftes. Privée de pa-
rens , de protedeurs , de tout ; efclave
jufques dans la maifon paternelle ; avi-
lie fous ces habits indignes de ma naif-
fance , je reçois à peine de quoi foute-
* Grec 5 cCOreJle qu'on éieve a Crijfa , vilU
fituéefur le rivage dans la Pkocide» Strophius j
père 4e Pylade , en étoit Roi.
ACTE!. ^ ^ 441
nir une vie miférable , 6c je dépéris de
chagrin.
Le C h (E u r.
Que vous payâtes chèrement la nou-
velle du retour d'Aganiemnon ! retour
fatal ! cruelle nuit , où il vit fon lit pro-
fané , & où il devint lui-même la vid:i-
me d'une horrible intrigue. La fraude
ofa la tramer : l'amour l'exécuta. Dieux ,
ou mortels , quels qu'en furent les au-
teurs , l'adultère fut l'avant-coureur ÔC
le miniftre de la cruauté.
Electre.
O jour le plus funefte de ceux qui
ont éclairé ma deltinée ! ô nuit ! ô feftin
exécrable où périt mon père par les
mains de deux furies 1 hélas ! les coups
dont on perça le père retombèrent fur la
fille. Daigne le Souverain des Dieux
écarter de ces perfides la fource de fes
biens , & répandre fur eux un torrent
de calamités !
Le C h (E u r.
Gardez-vous , Princeffe , dans la fitua-
tion où vous êtes , de réitérer ces im-
précations. Avez-vous oublié combien
elles vous ont attiré de maux ? oui , vos
plaintes éternelles ont produit trop de
querelles ôc de malheurs. Efl-il pru-
T y
441 ELECTRE.
dent d'irriter l'injuftice armée de la
puiffance ?
E L E c T R ç.
La prudence cède à l'atrocité de mes
maux. Je connois mes fureurs, je les
avoue : mais tant que je refpirerai je ne
donnerai point de bornes à mon défef-
poir. Dites-moi , chères compagnes ,
répondez à votre tour , eft-on fage de
vouloir me confoler fur de pareilles in~
fortunes ? Ah , puis-je écouter des con-
folateurs 1 lai (fez-moi , vous dis- je , laif-
fez-moi gémir ôc me plaindre toujours»
Ma douleur fera fans bornes, ôC mon
défefpoir fans mefure.
Le C h (E u r.
La tendreife feule me fait parler.
Semblable à une * mère tendre , je
fouffre de vous voir mettre le comble
à vos peines.
Electre.
■j- Mais , dites-moi , je vous conjure ^
* Ce terme de mère ^ ( comme l'a fort bien
remarqué M. Dacier , ) marque affez , outre
le titre de femme , qu'on donne dans la fuite
au Chœur , qu'il étoit compofé de matrones j
& non de filles.
t Toute cette réponfe d'Eledre eftconOam-
ment très-difBcile dans le Grec. J'ai cru avoir
faifi le fens qui paroit avoir été ignoré. Lz^
Connoifleurs jugeront fi j'ai biçn ou mal léuffi.
A C T E I. 445
quelles bornes puis- je mettre à mes lar-
mes , puifqu'il n'y en a point a mes mal-
heurs ? puis-je avec honneur oublier des
morts il chéris ? eft-il un cœur alfez dur
pour effacer un fi doux fouvenir ! ce
n'eft point par grimace d>c par pure bien-
féance, que je me livre à mon affîidtion.
Je n'attends point d'éloge des morts. La
tendreiTe feule eft mon guide. Madefti-
née ffit-elle attachée à celle d'un tendre
époux 5 jamais il ne me feroit oublier
mon devoir Se mes douleurs pour un
père déplorable. En effet, fi ces cendres
& fon ombre font fans honneur , Ci les
auteurs du crime ne font pas punis , il
faut convenir qu'il n'y a plus ni pudeur^
ni piété dans lUnivers.
Le Chœur.
PrincefTe, votre intérêt ôc le nôtre
nous portent à vous confoler. Si pour-
tant nos raifons vous femblent peu équi-
tables y parlez , nous voici prêtes à nous
rendre.
Electre.
Je l'avouerai , chères compagnes , je
rougis de parojtre fi foible. Mais par-
donnez une foibleiïe que la nature
avoue. Je ne puis lui réfifter. Eft-il une
PrinceiTe bien née qui ne m'imitât pas^
en voyant , comme moi , nuit ôc jour
Tvj
444 ELECTRE.
des maux qui, loin de diminuer, ne font
que parvenir à leur comble ? quoi î ce
qu'il y a de plus affreux m'arrive par la
main d'une mère, c'eft peu. J'habite dans
mon Palais ^ difons mieux , dans celui
des bourreaux de mon père : ils font
mes maîtres , & c'eft de ces Tyrans que
je fuis contrainte de recevoir de quoi
prolonger une trifte vie. Quels jours
penfez-vous que je palTe , quand je vois
Egifthe aiîis fur le Throne paternel , de
revêtu des habits d'Agamemnon , facri-
fier aux Dieux * Lares , dans le même
endroit où le barbare l'immola ; quand
je le vois, pour furcroit d'opprobre 5
dans le lit de mon père avec ma dctef-
table mère , fi pourtant je dois encore
appeller de ce nom celle qui partage fa
couche avec l'aflaflin de fon époux ? in-
fenfée , elle ne craint aucime des Furies,
Elle fe rit des Dieux , & triomphe de
leur courroux. Le jour , témoin de fon
attentat , eft à peine revenu chaque an-
née 5 qu'elle mène des danfes folemnel-
les. Elle ofe tous les mois facrifier aux
Dieux libérateurs. Je vois ces abomina-
tions. Se j'ai recours à mes larmes. Eplo-
rée , j'erre dans le Palais. Quels font
* Dieux des Foyers.
A C T E I. 445
mes gémiiremens à la vue de ces exé-
crables feftins , qu'ils nomment feftins
"^ d'Agamemnon ? je pleure : c'efl: tout
ce que je puis. Encore me faut-il cacher
mes pleurs j car il ne m'eft pas permis
de goûter en public cette foible confo-
lâtion. J'entendrois aufTitôt les clameurs
ordinaires de Clytemnellre. » Malheu-
j5 reux objet de la colère des Dieux, me
5> dit-elle , c'eft pour toi feule qu'Aga-
î> mennion doit palTer pour mort. Niil
« autre mortel ne le pleure en ces lieux^,
>5 Puilfes-tu périr de dépit ! puiffent les
w Divinités infernales ne mettre^aucun
3> terme à tes lamentations ! »» Tels font
fes emportemens j de quand elle entend
quelque bruit fourd du retour prochain
d'Orefte , alors fa fureur redouble. Elle
fe préfente devant moi, ôc m'accable de
fes cris. « Ne voilà-t-il pas la caufe uni-
33 que de mes maux ? n'eft-ce pas là
» ton ouvrage ? Oui , c'eft toi qui enle-
>3 vas furtivement Orefte de mes mains,
» pour le faire paffer dans une terre
33 étrangère : mais je fçaurai bien t'en
35 punir ! » Tandis qu'elle exhale ainfî
fa rage , fon indigne époux , cet eifemi-
^»^— — — — — — ^— — »
* Infuitante allufion au fouper où ils tue-
xent Agâmemnon.
44^ ELECTRE.
né 5 cet opprobre du monde , ce lâche ,
qui n'ofe rien entreprendre que par
le fecours des femmes , * fe tient près
d'elle pour l'animer encore contre moi.
Cependant j'attends Orefte , je languis
dans cette vaine attente : fon fatal délai
mine mes efpérances. Vous le voyez ,
chères compagnes ; dans une fituation
pareille il eft bien difficile de fe modé-
rer 5 & de ne pas éclatter contre le Ciel,
f Non 3 il n'eft pas polîible de n'en pas
venir aux plus fâcheufes extrémités.
Le C h(E u r.
Mais 5 dites- moi , je vous conjure ,
tandis que vous vous emportez de la
forte, Egiflhe n'eft-il point dans ce Pa-
lais ? en feroit-il forti ?
Note * Les exprefllîons que la douleur prête ici
de l'Edi- à Eledre font un peu fortes ; mais le P. B,
^^^* pouvoit fauver tout à la fois le fens & la pu-
deur en traduifant à-peu-près ainfî : m Cet
95 efféminé , ce monftre tout couvert d'oppro-
» bre , ce i^chc qui jamais n'exerça fon cou-
M rage qu'auprès du fexe. n
Note t Sophocle ne fait pas Eleftre tout-à-fait
€Îe l'Edi- fj impie. Tout ce qu'il lui fait dire, c'eft » qu'en
^^^^' yy de pareils malheurs il eft bien difficile de
3-> conferver des fentimens de modération & de
3> religion, oy ô-'j-n era^^o/iiv j, (piXut , out VJ^tSlif
^xpîçty. Je croirois même qulvcfi/S'îiv ne veut
pas dire ici la religion envers les Dieux , mais
la piété filiale à l'égaid de Clytenincftre.
A C T E I. 447
Electre.
Hélas ! s'il y étoit , oferois-je en for-
tir moi-même ? ne craignez rien. Il n'eft
point à Mycènes.
Le C h (S u r.
Si cela eft ainfi , ralTLirons-nous, Il
nous eO: donc permis d'entrer dans votre
confidence. Se de vous parler plus li-
brement.
Electre.
CefTez de vous contraindre. Parlez ^
il eft abfent.
Le c h (E u r.
Hé-bien , Madame , dites-nous don.c
d'abord des nouvelles d'Orefte. Doit-il
arriver , ou non
Electre.
Arriver î hélas ! Il le dit. Il promet
beaucoiTp ; mais il ne tient point ce qu'il
promet.
Le Chœur,
Madame , q,uand on roule un grand
projet 5 faut-il s'étonner qu'on délibère ?
Electre.
Ai-je délibéré , moi , quand il a été
queftion de lui fauver le jour ?
Le C H (EUR.
Prenez courage , PrincefTe. Né gêné-
feux, Orefle eit incapable d'abandonnée
fes amis.
448 ELECTRE.
Electre.
Je veux bien le eroire encore. Autre-
ment 5 je cefTerois de vivre.
Le C h (E u r.
Ah 5 Dieux , taifons-nous. Je vois
paroître votre fœur Chryibthemis. Elle
porte les offrandes qu'on a coutume de
faire aux morts.
SCENE V.
Chrysothemis 5 Electre,
Le Chœur.
Chrysothemis.
A quoi fongez-vous , ma fœur , de
faire retentir de vos cris le veftibule de
ce Palais ? Quoi ? le tems n'a-t-il pu
encore guérir vos maux ? n a-t-il pu vous
apprendre à ne plus vous livrer a d'inu-
tiles plaintes "^ non moins fenfible que
vous à nos malheurs communs , je fens
tout le poids de ma douleur : & que ne
fuis-je en état de faire voir à nos Tyrans
quels font mes fentimens pour eux ! mais
dans l'état où je fuis , j'ai cru devoir ac-
commoder mes vœux à ma fortune , 3c
ne pas tenter une vengeance qui me fût
pernicieufe. Je voudrois, ma fœur, vous
amener doucement au point d'en ufer de
la même façon , non que votre conduite
ACTE!. 44^
lie folt peut-être plus jufte que la mien-
ne y mais enfin , ii la liberté a pour vous
des appas , il faut céder de bonne grâce ,
& ne pas fe roidir vain.ement contre fes
Souverains.
Electre.
Eft-ce la fille d'Agamemnon que j'en-
tends ? Dieux 5 quelle indignité ! la fille
d'Agamemnon oublie fon père. Pour
qui ? pour Clytemneftre. Car enfin ce
que vous venez de me dire pour adoucir
mes peines , part d'elle ôc non de vous.
Avouez-le , ma fœur , ou vous manquez
de tendreiïe pour un père , ou s'il vous
en refte encore , vous l'étoufFez par une
lâche complaifance. « Si vos forces ré-
î5 pondoient à votre courage , vous leur
5? montreriez , dites-vous , jufqu'où va
35 votre haine pour eux.>5 Toutefois vous
me voyez foupirer après la vengeance ,
6c 5 loin de me prêter du fecours , vous
cherchez à me défarmer : n'eft-ce pas
joindre une lâcheté inexcufable à des
maux fans mefure ? dites-moi , je vous
prie 5 ou daignez l'apprendre de moi ,
quel fruit retirerai- je de vos confeils ?
que gagnerai-je a modérer mes pleurs ?
je vis, ma fœur, je vis, malheureufe à la
vérité , mais fatisfaite de les tourmenter
par le tribut de mes larmes que je rends
450 ELECTRE. ;
à ce cher mort , fi pounant il y a quel-
que lenfibilité chez les morts.Pour vous,
qui vous vantez de haïr les parricides ,
c'eft de parole que vous les haïff^z , &c
vous êtes en effet d'intelligence avec
eux. On auroit beau m'offrir ces dons
précieux , dont vous faites la vaine , je
n'aurois pas la baffeffe de trahir mes
fentimens. Non , je n envie point vos
feftins fuperbes. Votre table délicate-
ment fervie n a rien qui me touche.
Qu'on me laiiTe pour nourriture ma
douleur 3c mes larmes. * H fufEt. Les
honneurs dont vous êtes comblée ne me
Note * E>e quelque forte qu'on interprète cet en-
de l'Edi- droit de Sophocle, jamais il n'en réfultera
teur, QQitc belle phrafe qu'on prête à Ele6lre. Voici
le texte où j'avoue qu'il y a quelque obfcurité :
Or on ne peut l'entendre raifonnablement que
d'une de ces deux manières ; ou bien , 35 C'efl
00 affez pour moi d'une nourriture qui m'em-
33 pêche de mourir de faim, m Ou peut-être
encore mieux : 33 Je préfère la plus fimple &
33 la plus vile nourriture à tous vos grands
33 repas qui ne feroient qu'irriter ma douleur. 33
Parce que j'y aurois fous les yeux les meur-
triers d'Agamemnôn , & que je femblerois y
prendre part à leur joie infolente*
ACTE I. 451
flartent point , & devriez- vous en être
cbloiiie vous-même ? Quoi ? pouvant
Être appellée la fille du meilleur des pè-
res 5 vous renoncez à ce nom pour vous
renommer d'iuie merè ? allez , cruelle ,
vous méritez de palFer pour une fille dé-
naturée 5 puifque vous trahiifez un père
qui a dû vous être fi cher.
Le Chœur.
Au nom des Dieux , Princelfe , ne
vous emportez point. Vos confeils mu-
tuels peuvent être profitables , fi vous
déférez aux fiens , & (i elle écoute les
vôtres.
Chrysothemis.
Non 5 cefTez de la contraindre. Je fuis
faite depuis long-tems à fes invedives ,
ôc je me fer ois bien gardée de me les at-
tirer. Cl je n'a vois eu avis d'un malheur
horrible qui la menace , & qui pourra
bien mettre fin à fes plaintes trop libres.
Electre.
Hé,quel eft donc ce malheur effrayant ?
Parlez. Que pouvez-vous m'annoncer de
plus affreux que ce que je vois ?
Chrysothemis.
Je ne ferai nulle difficulté de vous
dire tout ce que je fçai. Apprenez donc
qu'ils ont réfolu, fi vous ne modérez
vos regrets éternels , de vous envoyer
451 ELECTRE. o
dans des lieux où vous ne verrez plus k '
lumière du jour. Oui , on vous enfeve-
lira toute vive dans une tour , où vous
pourrez à loifir lamenter vos infortunes.
Songez à vous , ma fœur j je vous en
avertis ; profitez de l'avis tandis qu'il en
eft tems encore , & ne m'imputez pas
dans la fuite vos calamités.
Electre.
Voilà donc leur dernière réfolution ?
Chrisothemis.
Oui 5 & elle s'accomplira au retour
d'Egifthe.
E L E C T a E.
Ah , qu'il revienne donc au plutôt,
Chr ysothemis.
Malheur eufe , que dites- vous ?
Electre.
Qu'il revienne , dis-je , fi tel eft fon
deflein.
Chrysothemis.
Quoi 5 pour vous faire fouffrir ? quel
fouhait ! quelle fureur !
Electre.
Ceft pour m'écarter loin d'eux Se de
vous.
Chrysothemis.
Cruelle , avez-vous donc perdu tout-
à-fait le foin de votre vie ?
. ACTE I. 455
Electre.
La vie en effet que je mène , mérite
bien qu'on vante fes douceurs.
Chrysothemis.
Elle feroit agréable , fi vous prêtiez
Voreille aux fages confeils.
Electre.
Ne me confeillez point de trahir la
tendrefTe paternelle.
Chrysothemis.
Non : mais on vous confeille de céder
au tems &c au pouvoir fouverain.
Electre.
Hé-bien , adorez les Tyrans. Ce n'eft
pas là mon caractère.
Chrysothemis.
Efl-il beau de s'abandonner à fon
défefpoir , de de périr par fa faute ?
Electre.
Périffons , s'il le faut; & vengeons un
père en mourant.
Chrysothemis.
Croyez - moi , ma fœur , l'ombre
d'Agamemnon vous pardonnera aifé-
ment une foumâfîion néceffaire.
Electre.
Il n'y a que des lâches qui puifTent
aprouver vos confeils.
Chrysothemis.
Vous êtes donc déterminée à ne lès
pas fuivre ?
454 ELECTRE,
Electre.
Me préfervent les Dieux d'être a{re2^
înfenfée pour les écouter î i
Chrysothemis. !
Je pourfuis donc ma route , & je vais
où l'on m'envoye.
Electre.
Peut-on fçavoir où vous allez , 6c où
vous portez ces libations ? i
Chrysothemis. '
Au tombeau d'Agamemnon , par or-
dre de Clytemneftre. ^
Electre.
Au tombeau d'Agamemnon ! par or-
dre de Clytemneftre l quoi , à l'homme
qu'elle détefte le plus ....
Chrysothemis.
Achevez ^ qu elle a tué de fes mains ,
vouliez-vous dire.
Electre.
Quoi donc ? qui l'engage à ceci ? quel
eft l'auteur de ce delTein ?
Chrysothemis.
* Une terreur nodurne , autant que
j'en puis juger.
* Ceci & la faite marquent la fuperflitior
cic ces tems-là. On n eft plus reccvable aujour
d'hui à iniagînei de pareilles lîtviations*
A CT E I. 455
Electre.
Dieux de mes pères , foyez-moi fa-
vorable en ce jour.
Chrysothemis.
Quel efpoir tirez-vous de-la , ma
fœur ?
Electre.
Dites-moi fon fonge , &: je vous dirai
ma penfée.
Chrysothemis.
J'en fçai fort peu de chofe.
Electre.
Dites ce peu : Parlez. Peu de chofe
fuffit fouvenc pour abattre ou relever
notre efpoir.
Chrysothemis.
On dit que Clytemneftre a vu cette
nuit votre père de le mien fortir du
fonds des enfers ; que dans ce Palais
même il a planté à terre ce Sceptre qui
a paffé de fes mains dans celles d'Egif-
the j qu'enfin du Sceptre eft forti tout-
à-coup un rameau floriifant qui ombra-
geoir toute la ville de Mycènes. J'ai ap-
pris ceci d'une perfonne qui l'a entendu
d'elle-même , tandis qu elle racontoit
cette aventure au * Soleil j voilà tout ce
* Coutume des Anciens de raconter leurs
1
45^ ELECTRE.
qu on en fçait , & que dans fa frayeuf
elle m'a envoyée au tombeau de fon
époux. Encore une fois , ma fœur , au
nom des Dieux de nos pères , je vous
conjure de me croire , & de ne pas vous
perdre par une imprudente tendrelTe :
car fi vous rebutez à préfent mes con-
feils 3 vous y reviendrez dans la fuite
malgré vous , Se peut-être trop tard.
E L E G T R iE.
Ah 5 ma fœur , je vous fupplie vous-
même de me croire, de de ne pas fouiller
le tombeau de mon père avec ces infâ-
mes libations. Quelle horreur , quelle
impiété de lui porter des dons profanés
f>ar les mains de fa barbare époufe ! Al-
ez , jettez-les aux vents , ou cachez-les
fous terre , afin que rien de tout cek
n'approche d'Agamemnon , 3c que ce
tréfor foit réfervé pour elle - même
quand elle aura fini la deftinée. Non ,
il elle n'étoit la plus dénaturée des fem-
mes 5 jamais elle n'eût eu le front d'of-
frir à un mari , qu'elle a égorgé , ces dé-
teftables préfens : car de quel œil pen-
fez-vous que mon père , du fonds de
fon fépuîchre, reçoive ces facrifices pré-
""'''■' ■
fonges au Soleil , pour écarter par-là les mal-
heurs donc ils fe croyoient menacés.
fentes
A C T E I. 457
fentes par une main qui l'a fî inhumai-
nement malîacuc , Se qui a cru laver fon
crime en lavant les playes du mort dans
un bain ? penfez-vous que ces offrandes
puiiTent expier ce forfait ? Non , non , il
n'en fera rien. LaiiTez là ces dons ftéri-
les. Faites mieux : coupez vous-mêmes
ces boucles de cheveux , ôc joignez-les
aux miens. Hélas , il m'en relie peu : je
les ai déjà facrifiés. Mais enfin, j'en offre
le refte , & leur dérangement montre
afifez mes douleurs. Voilà un préfent
digne d'Agamemnon. Allez le lui offrir.
Tenez , voici encore ma ceinture : elle
n eft pas riche : mais elle peut fervir de
bandelette. Chargée de ces dons chéris ,
courez vous profterner fur ce facré tom-
beau , 8c conjurez l'ombre de mon père ,
qu^elle ouvre la terre , Se qu'elle s'arme
pour notre défenfe : qu'elle fonde fur
nos ennemis ; que du moins elle envoyé
fon fils 5 trifte refte de fon fang j qu'il
montre à nos Tyrans qu'il vit encore j
qu'enfin , déformais vengé , Agamem-
non reçoive de nous de plus magnifiques
préfens. Car , à ne vous rien celer , je
vois d'où part le fonge qui trouble Cly-
temneftre. Un père a jette fur nous {qs
regards. C'eft au foin qu il prend encore
Tome I. V
1
458 ELEeTRE.
de nous , que j'attribue ces affreux pré-
fages 5 dont il effraye Clytemneflre. Al-
lons 5 ma fœur , uniiTons nous ; aidez-
vous 5 aidez-moi , travaillez pour le
meilleur des mortels, pour ce cher mort,
en un mot pour votre père & le mien.
Le C h (E u r.
^es fentimens de la PrincelTe font
pleins de la plus tendre piété : Ci vous
m'en croyçz , Madame , vous les fécon-
derez.
Chrysothemis.
Je le ferai : le delfein en eft pris : la
chofe eft trop jufte pour nous divifer.
Je vais accomplir au plutôt ce qu'elle
veut j mais tandis que je m'y pr^te , je
vous conjure , vous autres , au nom des
Dieux 5 de me garder un fecret invi J-a-
ble : car fi ma mère venoit à le fçavoir,
je fçai trop combien me coûteroit une
action fi hardie.
A C T E I. 45J
PREMIER INTERMEDE.
Le Chœur avec Electre qui
ne dit rien.
Si mes lumières ne font pas tout-à- Str^*.
fait incertaines 5 je vois Nemefîs qui^ **
s'avance à grands pas. Elle porte en fes
mains la jufte punition qui fuit le crime.
Oui 5 ma chère fille , elle vient , elle
s'approche : mon efpoir ne m'abufe pas.
Il eft fondé fur l'heureux fonge dont
nous avons entendu le récit. Le Roi des
Grecs votre père , fi cruellement malTa-
cré , n'aura pas oublié ce forfait , &
{ dut-il loublier , ) l'indrument de fon
fupplice , cette horrible hache qui a
fervi leur barbarie , crie vengeance en
fa faveur.
Elle vient , cette infatigable Furie , -^mu
cette Déelfe à cent pieds &c à cent-^'"^^^^'
mains j elle vient couverte de nuages
épais 5 pour punir l'exécrable hymen qui
fut précédé d'un parricide. Tant d'hor-
reurs me font garands que ce fonge ne
fera pas vain, & que l'effet en retombera
fur les auteurs & les complices du cri-
Vij
^60 ELECTRE.
me : car quel fonds peut-on faire défor-
mais fur les fonges &c fur les Oracles ,
fî ce phantôme nodurne n'eft favorable
pour vous ?
Bpode, Malheureufe courfe de Pélops , que
vous avez écé funefte à cette terre ?
hélas i depuis l'aventure de * Myrtil ,
depuis le jour fatal où il fut précipité
dans la mer , la déplorable maifon des
Pélopides s'eft vue inondée d un torrent
de maux.
* Myrtil étoit le Cocher d'Oenomaus. Ce
prince, père d'Hippodamie, pour fe difpen-
fer de la marier , à caufe de l'Oracle qui lui
avoit dit de fe garder d'un gendre , la pro-
mettoit à quiconque le furpaiieroit dans une
courfe de chars , à condition tout<^fois de faire
mourir le prétendant s'il éroit vaincu. Ceux
qui bazardèrent cette entrep ife y perdirent la
vie, excepté Pélops j celui ci gagna le Co-
cher d'Oenomaus par de grandes promeiTes ,
de façon que Myrtil trahit ion maître , & n'ar-
rêta point les roues de fon char avec des che-
villes. Le char fut brifé : & Pélops devenu
pcfTeffeur d'Hippodamie ^ fe dégagea de fes
promefles , en précipitant dans la mer le Co-
cher qui l'avoir fl bien fervj ; ce qui fut caufc
que Mercure , père de Myrtil , vengea la mort
de fon fils fur les defcendans de Pélops.
A C T E I I. 4^r
A C T E 1 1.
SCENE PREMIERE.
Clytemneste 3 El ec tre.
Le c h <e u r.
Clytemnestre.
"* Vous fortez de ce Palais avec afTez
de liberté. Vous profitez , je le voi , de
l'abfence d'Egifthe. Car il fçait bien
vous retenir & vous empêcher de nous
déshonorer par vos plaintes publiques.
Cette abfence eft caufe fans doute que
vous n'avez nul refpe6t pour moi. Je
n'ignore pas les bruits que vous femez.'
Je fuis 5 à vous entendre , une mère
impérieufe Se hautaine , qui me fais un
plaifîr barbare de vous traiter ourrageu-
fement vous & les vôtres. Non , Eleâre,
je ne fuis point telle que vous me pei-:
gnez. Si je vous ai chagrinée , ce n'eft
* Toute cette Scène d'une mère avec fa
fille , cft tellement dans les mœurs Grecques ,
qu'il n'y a point d'art capable de la rendre
exadement & agréablement pour nous. Je
crains que le trop d'exaditude ne fafTe toro
à l'agrément.
V iij
'4^1 ^ ELECTRE.
qu'après y avoir été forcée par vos fré-
quens reproches. J'ai immolé votre pè-
re j ( car voilà votre unique prétexte , )
hé-bien, je l'ai immolé , j'en conviens ;
& pourquoi le défavouerois-je ? croyez-
moi 5 c'eil l'équitable DéefTe de la ven-
geance qui l'a facrifié par mes mains j
âdrion il jufte , que vous auriez du vous-
même y prêter votre fecours. Car enfin
ce père tant déploré n'a-t-il pas eu la
cruauté, lui feul de tous les Grecs , de
facrifier fa '^ fille votre fœur. Père dé-
naturé 5 il ne fentoit pas comme moi ce
qu'il en coûte à une mère : car , dites-
moi , je vous prie, pour qui T^-t-il im-
molée ? pour les Grecs , direz - vous..
Pour les Grecs ! hé de quel droit les
Grecs exigeoient-ils qu'on verfât mon
fang 1 feroit-ce en faveur de Menelas ?
mais cette affreufe coraplaifance devoit-
elle donc demeurer impunie ? quoi, Me-
nelas n'avoit-il pas "j" deux gages de fon
hymen ? d'où vient ne pas livrer plutôt
les enfans de celui pour qui feul on avoir
entrepris cette fatale navigation ? Plu-=-
* Iphigénie.
t Hermionc & Nicoftratus ^ fuivant Hé-
siode i car HoWERE ne lui donne qu'Heï-
mione.
A C T E I I. 4^3
ton 5 avide de fa proie, en vouloit-il aux
miens plus qu'à ceux d'Hélène ? Non.
Mais mon cruel époux oublioit que j'é-
rois fon époufe , & qu'Iphigénie éroit fa
fille , pour fe fouvenir feulement qu'il
étoit frère de Menelas. N'eft-ce pas être
le plus infenfé ôc le plus dénaturé de
tous les pères ? Tels font mes fentimens.
Je f(^ai que vous penfez d'autre façon ,
mais fi Iphigénie qu'il a égorgée , pou-
voit reparoitre 3c prendre la parole ,
parleroit-elle autrement que moi ? je ne
puis donc me repentir d'une vengeance
légitime. Si toutefois vous trouvez que
j aye tort , montrez-le moi avec modé-
ration. A ce prix , je confens que la fille
ofe reprendre la mère.
Electre.
Au moins ne direz-vous pas cette
fois , que la première je vous aye donné
fujet de me chagriner , puifque je vous
ai écoutée en filence ; mais , fi vous me
permettez de répondre , j'oferai prendre
en main les intérêts d'un père de d'une
fœur. *
* Eledre n'avoit point à prendre les inté- Notuc
rets «-l*Iphig;énie que Clytemneftre n'accufoit ^*^ ^'^^^'
pas j l'ezaditude vouloit donc qu'on traduisît "^'^*
littéralement ; oo Si vous le permettez , je vais
V iv
4H ELECTRE.
Clytemnestre.
Parlez , je le permets , ôc fi vous
aviez toujours eu les mêmes égards ,
vous n'auriez reçu de moi aucun fujet
de plainte.
Electre,
Daignez donc m'écouter. Vous avez
tué mon père , Ôc vous Tavouez î que
c'ait été juftement ouinjuftement, peut-
on rien imaginer de plus horrible ? mais
fans m'arrêter à l'énormité de cette ac-
tion 5 je veux vous en faire voir l'injufti-
ce en elle-même , ôc la fource dans les
confeils du traître qu'on appelle aujour-
d'hui votre époux. Demandez à E)iane
pourquoi la Flotte des Grecs fut arrêtée
par les vents contraires en Aulide , ou
plutôt fouffrez que je vous le dife pour
elle. Mon père fe promenant un jour
dans le bois de cette DéelTe , (ainfi me
Ta-t'on raconté autrefois , ) fit fuir par*
hazard une Biche qu'elle chériffoit. * Il
la perce , ôcravi de joye , il kifie échap-
per 5 dit-on 5 quelques paroles peu ref-
pedteufes pour la Déefl'e. Diane, tranf-
» vous répondre fur ce qui concerne la more
33 d'Agamemnon & d'Iphigénie. «
*- Grec , A peau mouchetée.
A C T E I I. 4(^5
portée de colère, punit incontinent i'ar»^
niée Grecque. Elle l'attache au port fans
efpoir d'en fortir , (i mon père ne paye
la mort de la Biche parcelle de fa fille.
La Déeife fut obéie , Se le moyen de
s'en difpenfer ? y avoit-il une autre rou-
te à frayer pour le retour des Grecs en
leur patrie , ou pour leur palfage â
Troye ? c'eft ainfi qu'un père au défef-
poir , après avoir long-tems inutilement
réfifté , lutté 5 combattu , fe vit con-
traint d'immoler fa fille à la caufe com-
mune 5 & non à Menelas : celfez de lui
imputer cette barbare complaifance.
Mais je veux même qu'il l'ait eue , ( car
je confens d'entrer dans vos raifons : )
hé-quoi , devoit-il pour cela périr par
vos mains? par quelle loi attentiez-vous
à fes jours ? prenez garde que fi vous éta-
blilTez parmi les hommes une loi fi dé-
Deftable , vous ne prononciez vous-mê-
me votre arrêt. Vous m'entendez , Ma-
dame 5 Cl pour venger une fille , il vous
eft permis de tuer un époux , ne vien-
dra~t-il point quelqu'autre vengeur cpe
vous aurez autorifé ? n'alléguez point
d'excufe frivole. Il ne faut pas s'aveu-
gler. Répondez-moi , ( Ci pourtant ma
franchife ne paffe pas les bornes , ) de
V v
4^^ ^ELECTRE.
quel œil répoufe d'Agamemnon * voir-
elle fon lit fouillé par le dernier des
humains , par rmfame complice d'un
parricide ? De quel front , non conten-
te de donner des frères & des fœurs à
ceux qui font les fruits légitimes d'un
faint nœud , les traitez-vous en efclaves?
le moyen d'approuver un femblable pro-
cédé ? direz-vous que par-là vous ven-
gez la mort d'une tille ? hé , Madame ,
y penfez-vous ? peut-on venger une fille
par un adultère ! c'en eft trop. Je rentre
dans le filence ; aufîi-bien n'ofe-t-ou
vous dire fes fentimens librementjqu'on
ne vous voye prendre feu à Tinilant, &
publier qu'une iîlle a l'audace d'infulter
une mère : avouez- le toutefois , Mada-
me, ce titre ne vous convient plus. Vous
êtes moins mère que marâtre pour
moi. Ma fituation le montre affëz. On
fçait à quel excès de mifére me réduit
votre intelligence cruelle avec votre ty-
ran d'époux. On fçait encore qu'Orefte^
I^Qfg * De très bon œil fans cloute 5 puirqu'ellc-
de rHdi-même ëtoir le premier mobile & du parricide
ïsuju & de l'a-iultère. Il falloir dire : » Comment
» l'époufe d'Agamenanon ne rougit-elle point ,
A C T-E I I. 4(^7
à peine échappé de vos inains , traîne
une vie déplorable. Vous me reprochez
fouvenr que je l'ai fauve pour me fervir
de vengeur. Sçachez , ( pour porter la
franchiie au comble , ) que fi la foiblelTe
de mon fexe ne 'mettoit un obftacle à
mon courage , je l'aurois déjà prévenu.
Voilà pour vous , Madame , un am-
ple fujet de divulguer que mon hu-
meur eft aigre, médifante , inflexible.
Hé-bien , plaignez-vous , j'y confens.
Au moins fi j'ai ces rares qualités y
je ferai exciifable de les tenir de vous ,
ôc je ne rougirai pas de vous reffem-
bler,
L E C H œ u R.
LaPrincefTe fe livre à la colère , il eft
vrai 5 mais enfin examine-t-on fi fa co-
lère eft fans fondement.
Clytemnestre.
Tout eft examiné. Quoi , une * fille
traiter ainfi une mère ! ces préludes
montrent trop qu'elle eft capable de
tout ofer 3 èc qu elle a perdu toute
honte,
Electre.
. Toute honte ! non , Madame j quoi
jque vous difiez , je connois mes fii-
^ Grec 5 A cet âge,
V vj
46% ELECTRE.
reurs , & j'en fuis confufe. Ces empor-
temens ne conviennent , ni à mon âge,
ni à manaiffance , je le fçai , je lavoiie ;
mais qu'y faire ? vos difcours & votre
procédé me forcent nialgré moi à vous
imiter. Vous me juftifiez par votre
exemple. Prenez-vous-en à vos leçons.
Clytemnestre.
Quelles leçons , malheureufe ? ce
font donc mes difcours , c'eft ma con-
duite qui vous forcent à tenir ce lan-
gage?
Electre.
Vous l'avez dit , Madame. Vous
fçavez comment vous en ufez à mon
égard ^ * & les difcours qui vous dé-
pîaifent en font le fruit.
Clytemnestre.
Ah î j'en jure par Diane , le retour
d'Egifthe me vengera de cette audace,
Electre.
Hé 5 Madame , ne voyez-vous pas
que vous vous emportez ? oubliez-vous'
que vous m'avez permis de dire libre-
Note * * La propofîtion d'Eledre eft générale ;, &
de TEdi- tombe Cuï toute I3 conduite de Clytemneftre»
>j Ceft vous (]ui l'avez dit , Madame. Je parle
j) raaî j vous faites mal , les mauvaifes a<^ions'
09 occâiionnent les mauyats difcours.
eur.
A C T E I L 4<s^^
ment ma penfée ? Je le fais , Se vous ne
pouvez m 'écouter.
Cly temnestre.
Quoi , parce que je vous ai permis de
parler fans déguifement , vous aiurez
droit de troubler mon facrifice par un
trifte prcfage ? *
El E c T R E.
Allez 5 Madame , faites votre facri-
fice : je n'y mets point d'obftacle , &
même vous m'obligerez. N'appréhendez
plus ma franchi fe : je me tais.
■{•Clytemnestre s'approche
de VAutd,
Venez , vous , ( à une de fes femmes , }
& apportez-moi cette offrande de diffé-
* Les Anciens portoient la fuperftition juf-
qu'à regarder comme un préfage flinefte ce
qu'ils entendoient de trifte durant leurs fa-
crifices D'où vient ]t mot favece linguis.
t II y a dans ce morceau un jeu de Théâtre
qui mérite- d'être expliqué, Clytemneftre fe
retire vers un côté où eft l'Autel, elle y fait
fa prière &: fon facrifice , tandis qu'Electre
lefte fur le Théâtre peu éloignée d'elle. Il faut
donc fuppofer que cette Reine parle tantôt à
■voix haute , & tantôt à voix bafle. La fuite
de Tes- paroles le montre affez ; car elle craint
d'être entendue de fa fille. Elle ne veut pas ^
cèfnme dit Juvenal, ( apency vivere voto )
publier les vœux qu'elle forme j & c'eft pour
470 ELECTRE.
rens fruits , pour la brûler en l'honneur
d'Apollon. Puiiïe-t-il écouter mes priè-
res , accepter mon facriâce, ( elle parU
bas ^ ) &c diffiper mes frayeurs. fiST^/^/.)
Grand Dieu , prote6beur de ce Palais , *
prêtez une oreille favorable à mes vœux
îecrets. ( Bas. ) Vous voyez un témoin
fâcheux dans Èledbre , & il eft des vœux
qu'on ne doit pas publier. Vous n'igno-
rez pas fa haine ôc (on audace. Elle iroit
inonder la ville de faux bruits. Daignez
donc entendre le fens plus que l'expref-
fion de mes defirs. ( Haut. ) Si le dou-
ble fonge que j'ai eu cette nuit eft un
préfage heureux. Roi de Lycie , rarifiez-
le ; mais s'il eft de mauvais augure , fai-
tes-en retomber l'effet fur mes ennemis.
Si quelques-uns d'eux , jaloux de mon
bonheur , me dreflent des embuches^ne
cela qu'elle prie Apollon d'entendre plutôt le
fens que i'expreflî-on de fes defirs , de peur,
qu'Eledie ne vienne à les entendre, s'ils étoient r
trop nettement exprimés. D'un autre côté ellci
doit dire cette cramte aflez bas, pour ne pas
donner de foupçon à Eledre. Quant au reftc
elle ne le cache point , par un rafinenient d'ar-
tifice , afin de lailFer croire à Eledrc qu'il n'y ^
a rien de myftérieux dans fa prière. ,
* Grec , A la porte duquel yotre Autel efi .
placé, ('
A C T E I L 471
permettez-pas qu'ils me renverfent du
faîte de la profpérité'où je me vois ar-
rivée. Maintenez- moi dans cette vie
tranquille dont je joliis , dans la poiref-
fion du Sceptre des Atrides, &c des dou-
ceurs que je goûte avec des perfonnes
qui me font chères. Faites que je pafTe
des jours fereins , avec ceux ae mes en-
fansqu'une aveugle haine n'a pas animés
contre moi. Tels font les vœux que je
vous conjure d'exaucer en faveur de
ceux que j'attends, ôc de la façon que
je les conçois en fecret. Etant Dieu
comme vous êtes , vous comprenez
jufqu'à mon (ilence. Eft-il rien de ca-
ché aux enfans de Jupiter ?
SCENE I L
Les mêmes , Le Gouverneur.
Le Gouverneur.
Dites-moi , je vous prie, Mefdames ;
ne feroit-ce point ici le Palais du Roi
£gifthe ?
Le Ch œ u r.
Vous ne vous trompez point : voici
foiTi Palais.
Le Gouverneur.
Ne vois- je pas aufïi foïi époufe ? cet
471 ELECTRE.
air & ce regard femblent annoncer une
Reine.
Le Chœur.
Vous dites vrai. C'eft elle-même.
Le Gouverneur.
Je vous apporte. Madame , aufli-bien
qu àEgifthe, une nouvelle agréable pour
tous les deux , de la part d'une perfonne
qui vous eft chère.
Clytemnestre.
J'accepte avec joye cet augure. Hé-
bien , qui vous envoyé ? Parlez.
Le Gouverneur.
Un Phocéen de Panope , pour vous
faire part d'une nouvelle importaate.
ClYTEMNESTRE.
De quoi ? parlez librement > car de la
part d'un ami on ne peut rien attendre
que d'heureux.
Le Gouverneur.
Madame , Orefte eft mort. J'en dis
beaucoup en deux mots.
■ Electre.
Orefteeft mort ! ah , malheureufe , je
fuis perdue.
Clytemnestre.
Que dites- vous? de grâce, ô étranger^
que dites-vous ? continuez, & n écoutez
point fes cris.
A C T E I I. 47Î
Le Gouverne :tr.
Je le redis , Madame , Orefte n efl
plus.
Electre.
Ah î je fuis perdue , c'en eft fait.
Clytemnestre.
Ah î ceffez d'être importune. Pour
vous 5 ô étranger , dites-moi , fans me
rien cacher , quel genre de mort a en-
levé ce Prince.
Le Gouverneur. -
Je vous en dirai- jufqu'au moindre dé-
tail, & c'eft pour cela que je fuis envoyé
vers vous. Orefte étoit parti pour l'af-
fembiée célèbre de toute la Grèce , pour
les jeux Dclphiques. Déjà le bruit des
trompettes s'étoit fait entendre , Se le
Héraut avoit proclamé le premier de ces
jeux, ( c'étoit la Courfe , ) lorfqu'Orefte
parut dans la carrière avec un éclat qui
ravit d'admiration tous les Spedateurs.
Le fuccès répondit à l'attente qu'on
avoit conçue de lui. Il parcourut la car-
rière , il remporta le prix , & fortit cou-
ronné de gloire. En un mot , Madame,
il ne me fouvient pas d'avoir jamais vu
tant de force ôc tant de valeur. Il fortit
vainqueur des cinq combats. * On l'é-
* La courfe , le faut ^ le difque , le javelot 9
(a lutte.
474 ELECTRE.
levoit aux Cieux. Le titre de Prince
d'Ar^os , le nom d'Orefte retentiflbient
de toutes parts. On n'entendoit par-tout
que ces cris de joye : jj Vive le fils d'A-
>5 gamemnon , le fils de ce grand Géné-
3> rai de l'Armée Grecque. » Telle étoit
la gloire de fon triomphe : mais quand
quelque Divinité a juré notre perte, nul
mortel , fût-ce un Héros , ne peutéchap*
per à (es coups. Le lendemain , jour
marqué pour les combats équeftres , le
Soleil étoit à peine au commencement
de fa courfe , qu Orefte pamt au milieu
d'un grand nombre de concurrens. * Un
d'eux étoit d'Achaïe , f un autre de
Sparte , deux de Libye , tous habiles
dans l'art de conduire des chars. Orefte
monté fur le fien , que traînoient des
courfiers de ThelTalie , 5 f aifoit le cin-
quième. On en voyoit encore un d'i£-
tolie § avec des chevaux ifabelles , un
* Imitation du i^. livre H'Homere.
•f Province confidérable de la Grèce 5 éten-
due en deçà & au-delà de Tlfthme de Corin-
the j & comprenant prefque tout le tour du
Golp^e au Nord , à l'Eft , & au Sud.
f Grande Province de Grèce ^ au Nord de
TAchaïe.
(S Autre Province étendue depuis le fleuve •
Acheloiis, jufi^u'au détroit du Golphe Corin- ^
thien, -5
1
ACTE II. 475
autre de Magnéfie , * un Enien -f aux
courfîers blancs, un neuvième venu d'A-
thcnes ; enfin un Béotien Ç conduifoit le
dixième char. Se fermoit la marche. Ces
dix co mbattans ayant pris leurs places
aflignées par les arbitres qui les avoient
tirées au fort , partirent incontinent au
fon des trompettes. On les entend ani*
mer leurs courfîers ; on les voit agiter
les rênes. Le bruit fourd des chars rou-
Jans fait retentir toute la lice. Un nuage
de pouiîîere les couvre , & s'élève dans
les airs : les concurrens confondus en-
femble n'épargnent rien pour devancer
les roues & l'haleine des chevaux. ( Car
on voyoit l'écume fumante , de le nuage
formé par leur haleine , blanchir le»
roues & le derrière des chars. ) Orefte
étoit déjà arrivé à la dernière borne , ÔC
tâchant d'y faire tourner Teiîieu , il la-
choit les rênes au cheval qui étoit § fous
fa main, tandis qu'il arrêtoit l'autre. Juf-
* Canton de Theflalie , qui avance dans la
mer Egée.
t >£nie , ville des Perrhebes , entre le Sper-
chius & l'ATopus.
f Béotie , Province de Grèce au Nord de
l'Attique , entre l'Euripe & le Golphe de Co-
rinthe.
§ A fa droite.
47^ ^ ELECTRE,
ques-là tous les chars avoient couru fans
accident fâcheux , quand tout-à-coup lesf
courliers du Guerrier d'unie s'empor-
tèrent , ôc aufixiéme ou feptiéme tour ,
ils allèrent donner contre le char du Ly-
bien. Ce fut là l'origine du défordre ,
qui croiiïant par les chars culbutés les
uns fur les autres , devint bientôt géné-
ral. Le débris dont étoit couvert le
champ de bataille , avoit l'air d'un véri-
table naufrage. * L'Athénien , en habile
condudeur, fçut éviter le danger. Il s'é-
carta de côté 5 & arrêta l'impétuoiité de
facourib, kiiTant les chars qui le fui-
voient à la file fe confondre pêle-mêle ,
Ôc fe fracafTer dans cette efpece d'orage
univerfel. Orefte , parvenu à la dernière
borne , ôc finifTant les derniers détours,
fe flattoit de l'efpoir d'une prochaine
vidoire. Mais voyant le feul adverfaire
qui lui reftoit , il pouffe fes chevaux
avec plus d'ardeur Se moins de ménage-
ment. Il le pourfuit fî vivement qu'il
l'atteint. Déjà leurs chars paroifTent vo-
ler fur la même ligne. Tantôt les che-
vaux de l'Athénien pafTent de toute la
* Allégorie flatteufe pour les Athéniens,
dont le Poëre prétend louer la politiq^ue. Voyez
ce que nous avons dit au tioifiéme Difcours.
A C T E I I. 477
tèteceuxd'Orefte; tantôt ceuxd'Orelle
pafTent de même les courfiers de fon.
concurrent. Enfin l'infortuné Prince
d'Argos avoir déjà fourni toutes (es cour-
fes fans que fon char fût endommagé ,
lorfque laiifant flotter les rênes du côté
gauche , tandis que le char tournoit ,
il heurta malheureufement la borne. A
rinftant l'efiieu fe brife ; le Prince eft
renverfé & embarralTé dans les rênes.
Les courfiers , au bruit de fa chute, s'ef-
frayent & s'échappent fans tenir de route
certaine. A la vue de ce trifte fpedacle ,
il s'élève un cri dans TaiTemblée. Tous
plaignent le fort de ce Héros enlevé i
, la fleur de l âge. » Quels exploits , s'é-
I « crie-t-on , & quelle deftinée ! « Ce-
! pendant Orefte , traîné dans la pouiîîere
^ la tête panchée & les pieds en l'air , fait
; de rems en tems de vains efforts pour fe
, débarraffer. On arrêta enfin , quoiqu a-
! vec peine , fes fougueux courfiers : mais
I on le relève fans mouvement , fans vie ;
Se tellement baigné de fon fang , qu'il
n'efl plus reconnoifTable. On érige aufïi-
I tôt un bûcher. On brûle le cadavre. On
enferme dans le contour étroit d'un ur-^
ne d'airain , les cendres de ce corps au-
trefois fi grand &: fi majeflueux ; ôc Von
en charge des hommes en Phocide , afin
478 ELECTRE.
<ie lui procurer au moins le trifte avan-
tage de trouver un tombeau dans fa terre
natale. Telle éft , Madame , la funefte
avanture que j'avois à vous raconter ,
avanture dont le récit eft véritablement
affligeant *, mais dont le fpedacle , ( j'en
parle comme témoin , ) m'a paru le plus
affreux qui fe foit jam.ais préfenté à mes
yeux.
Le C h <e u r.
Hélas 5 hélas ! la tige de wos anciens
maîtres eft donc coupée entièrement par
la racine.
Clytemnestre.
O Jupiter , que penferai-je de cette
mort ? dois-je l'appeller heureufe , ou
déplorable'* elle m'eft à la vérité avanta-
tageufe : mais après tout il m'eft doulou-
reux d'acheter la confervation de mes
jours par des infortunes.
Le Gouverneur.
Hé , Madame que trouvez-vous donc
de fî affligeant pour vous dans ce récit ?
Clytemnestre.
Je fuis mère , 3c par-là malheureufe.
Une mère , quoiqu'outragée ne fçauroit
haïr fon fang.
Le Gouverneur.
- Vous foupirez. Je le vois. C'eft en
vain que je fuis venu.
A C T E I I. 479
Clytemnestre.
Non , ne le penfez pas. Je fuis con-
:en:e d'avoir des indices aflurés de la
mort d\in fils, qui oubliant les entrailles
dont il étoit forti , le fein qui l'avoit al-
aitc , & les foins que m'avoit coûté fon
enfance , n'a pas eu honte de me fuir ,
de vivre dans une terre étrangère , d'é-
viter ma préfence depuis fon départ ,
de me reprocher la mort de fon père ,
& de me menacer d'une vengeance
cruelle. Ses menaces préfentes nuit ôc
jour à mon efprit , ne me permettoient
pas de jouir d'un fommeil paiiible. La
:rainre de la deftinée qu'il me préparoit,
ne pourfuivoit fans celTe comme une
âdime dévouée à la mort. Ce jour , cet
leureux jour me délivre enfin d'inquié-
: ude. Je n'ai plus rien a redouter , ni de
lui 5 ni de cette ennemie domeiHque ,
i)lus dangereufe encore que lui. Elle
Jembloit déjà me percer les entrailles
|)Gur alïouvir la foif qu'elle a de mon
ang : mais enfin déformais , libre de
nés frayeurs , & à couvert de fes mena-
:es 5 je puis vivre avec tranquillité.
Electre.
.! Malheureufe Eleâ;re,c'ell: bien à jufte
pitre que tu dois pleurer Orefte , puif-
L [u'enlevé par une mon fatale , tu le vois
4Sq ELECTRE.
encore outragé par une mère. Dieux ^
étoit-ce donc là ce que j attendois de
vous ?
Clytemnestre.
Ce n'étoit pas la ce que vous en at-
tendiez j mais c'étoit ce qu Orefle en
devoit attendre.
Electre.
DéefTe de la vengeance , écoutez I(
fang répandu qui crie vers vous,
Clytemnestre.
Elle a écouté ceux qu elle a dû enten-
dre y elle eft équitable. j
Electre. =ij
Continuez , cruelle : ajoutez l'inful-
te au malheur. La fortune vous rit.
Clytemnestre.
Quoi donc , Orefte ôc vous , préten-
dez-vous encore me faire la loi ?
Electre. i
Ni Orefte , ni moi ne fommes plu 1
en état de vous nuire , exhalez en 11 f
berté vos fureurs.
Clytemnestre.
En vérité , 6 étranger , vous m'ave
rendu un fervice que je dois reconnoî
tre 5 ne fût-ce que pour avoir mis fin
d'importunes clameurs.
Le Gouverneur.
Il fuffit. Madame, je me retire.
Clytemnestrj
ACTE IL 48r
Clytemnestre.
Non. Je me reprocherois mon ingra-
titude envers vous & envers celui qui
vous envoie , fi je vous laiiTois ainfi par-
tir. Entrons dans ce Palais , & laifTons-
la ( EUclrc ) en ce lieu déplorer fes mal-
heurs & ceux des perfonnes qu elle re-
grette.
SCENE I I I.
Electre 5 Le Ch<eur,
Electre.
Que dites-vous de la douleur , des
gémiiremens & des larmes dont cette
mère honore les funérailles de fon fils ?
Tinhumaine ! fa joie la trahie en par-
tant : elle a ofé même outrager fon om-
bre par des ris. O malheureufe Eledre !
ô mon cher frère , quelle perte je fais
en vous perdant l votre mort ravit de
mon fein l'unique efpérance qui me
reftoit 5 Hélas î je m'attendois que vous
feriez quelque jour le vengeur de mon
>ere & le mien. Vain efpoir l que vais-
je devenir feule & réduite a moi-même,
privée d'un père & de vous ^ faudra-t-il
encore que je m'aviliffe a me rendre l'ef-
:iave de mes plus cruels ennemis , des
' meurtriers de mon père ? Dieux , étoit-
Tome /p X
4«i ELECTRE. !
ce là ce que j'avois efpéré de vous ? î
non 5 je ne puis me déterminer à de-
meurer plus long-tems fous le même
toi6b avec eux. Le delTein en eft pris.
LanguifTante à la porte de ce Palais ,
puifque mes amis m'abandonnent ,
je me laifTerai confumer par ma dou-
leur. Si quelqu'un des maîtres de ce
Palais 5 fatigué de mes larmes , les trou-
ve importunes , qu'il me délivre du
jour. La mort me fera un bienfait. Auf-
fî-bien la vie m'eft - elle un fupplice j
êc dans la fituation où je fuis , com-
ment pourrois-je défirer de prolonger
mes triftes jours ?
SCENE IV.
IL INTERMEDE.
Electre jointe au C h (e u r.
Le Ch (E u r.
Stro" Jupiter où font tes foudres ? Soleil ,
^^ ^* que font devenus tes feux ? Dieux ; té-
moins de ces horreurs , pouvez - vous
demeurer tranquilles ? '
Electre.
Ah Ciel ! ah !
A C T E I I. 4Sj
Le C h œ u r.
Ma fille , pourquoi vous livrer ainfi
à votre douleur ?
Electre.
Ahî
L E Ch (E u R.
Gardez- VOUS de vous abandonner an
défefpoir.
Electre.
Ah y vous me faites moufir,
LE Chœur.
Comment Princeffe ?
Electre.
Hé , ne voyez- vous pas qu'en me
propofant d'efpérer encore , Se en qui ?
en des morts , vous r'ouvrez mes plaies,
de redoublez mon défefpoir.
Le c h (E u r.
Le Roi * Amphiaralis, que la trahifon ^nû^
de fa femme , gagnée par un collier-^'*' ^'
^ Le Chœur , pour confoler Electre , lui
apporte l'exemple d'un mari tahi par fa fem"
me , comme Agamemnon l'a été par Clytem-
neftre. C'eft Amphiaraiis. Comme il étoic
Devin y il fçavoit qu'il périroit au fiége de
Thébcs qu'entreprenoit Polynice. Pour éviter
fadeflinée il fe cacha. Mais Eriphilc fa fem-
me, féduite par les préfens de Polynice, dé-
couvrit la rufe & l'afyle de fon époux , qui
en effet fut englouti daus la terre au fiégc de
Xij
484 ELECTRE.
d'or 5 fit périr , & qui eft dans les en-
fers
Electre.
Ah ! ah !
Le Chœur,
y règne pour toujours.
Electre,
Ahî
Le Chœur.
Vous gémifTez avec raifon fur le cri-
me de fon époufe Eriphile. Il eil exé-
crable.
E L E C T Px E.
Mais ne fut-elle pas punie ?
Le Chœur.
Elle en fut la victime,
Electre.
Je le fçai , il fe trouva un * vengeur
qui prit en main les intérêts du mort :
& moi , je n'ai plus d'appui. Le feul
qui me refloit a difparu ; il s'eft éva-
noui comme une ombre j il n'eft plus.
Thébes. Son fils Alcmaeon le vengea, en tuant
fa mère Eriphile j & il fut agité par les Furies
comme Orefte. Ovid. Métam. l. ^. v. 40^.
SeduSlâque fuos mânes tellure videbit
Vlvus adhuc vates. . . .
* Alcmaeon , fils d'Amphiaraus*
A e T E I I. 485
Le C h (E u r.
Infortunée PrincefTe , quels font vos
malheurs ?
Electre.
Malheurs inouis , fans nombre , fans
adouciffement , fans fin , je ne le fçai
que trop , je les ai affez éprouvés.
Le CnœuR.
Ah 5 je n'ignore pas que vous avez
fnjet de pleure*.
Electre.
N'entreprenez donc point de me con-
foler 5 puilque vous fçavez
Le Choeu r.
Puifque nous fçavons ?
Electre.
Que les efpérances que je fondois fur
un frère fi cher font enfevelies aveclui.
Le Chœur.
Le deftin le veut ainfi. Tout mor-
tel eft réfervé à la mort.
Electre.
Mais le deftin veut-il que tout mor-
tel périfTe dans les combats j&qu'em-
barraffés dans les rênes d'un char ,
tous foient déchirés comme ce déplora-
ble frère.
Le Cnœ u r.
C'eft un malheur qu'on n*a pu y ni
prévoir , ni éviter.
X iij
48(^ ELECTRE.
E L E C T R 5.
Hé 5 qui lauroit prévu , qu'il mourut
dans une terre étrangère , fans qu'une
fœur pût au moins lui rendre les der-
niers devoirs. . . .
Le Chœur.
Hélas î
Electre.
Sans qu elle pût l'enfevelir > & l'ar-
îofer de fes pleurs !
iios
ACTE I I L
SCENE UNIQUE. ,
Chrysothemis 5 Electre ,
Le Chœur.
Chrysothemis.
Excufez , chère Eledre, les tranf-
ports de joie qui me font voler vers
vous. Si je pane en ceci les bornes de
la bienféance , c'eft par l'emprefTement
que j'ai de vous annoncer une félicité
inefpérée , & la fin des maux qui vous
ont coûté tant de pleurs.
Electre.
Hé 5 comment trouver ez-vous un re-
méde\à des maux qui n'en fouffiem
point ?
A C T E 1 1 L 4^7
Chrysothemis.
Orefte eft en ces lieux. Soyez-en aulE
afTurée que vous l'ctesde me voir de vos
yeux.
E L E c T R E.
Ah 5 malheureufe , y fongez-vous ?
quelle folie de me jouer , & de nous
abufer Tune & l'autre dans nos malheurs
communs !
Chrysothemïs.
Non 5 mafœiir , j'en attefte ce Palais
de nos pères , ce n'eft point pour inful-
ter à votre douleur que je vous parle
ainfî. Je le redis encore , Orefte eft en
ces lieux.
Ele c T r e.
Hélas ! & qui vous l'a dit ? quel dif-
cours fédudeur vous a fi aifément per-
fuadée ?
Chrysothemïs.
Ce n'eft point pour l'avoir oui dire
que je l'aflTure. J'ai vu j oui , j'ai vu des
indices certains de fon retour. Voilà le
fondement fur lequel je m'appuye.
Electre.
Vous avez vu , 6 Ciel , Se quoi ? fur
quoi fondée, ofez-vous concevoir un
efpoir il infenfé ?
Chrysothemïs.
Ecoutez 5 au nom des Dieux , de vous
Xiv
488 ELECTRE.
jugerez enfuite fi je fuis dépourvue de
raifon.
E L 1 C T R E.
Parlez , J y confens , puifque vous le
voulez ainfi.
Chrysothemis.
Je ne vous dirai rien que je n'aie vu,
A peine fuis-je arrivée au tombeau d'A-
gamemnon , que je vois tout à coup des
ruifTeaux de lait récemment verfé , cou-
ler du haut du fépulchre , Se le fépuîchre
même paré de toutes fortes de fleurs.
Surprife à cette vue , je regarde de tou-
tes parts fi perfonne n'étoit caché aux
environs. Nul ne paroit à mes yeux.
Tout étoit tranquille. Je m'avance plus
près du tombeau 5 & à l'extrémité je dé-
couvre des cheveux fraîchement coupés.
Aufli-tot l'idée précieufe de la perfonne
du monde qui nous eft la plus chère j
le fouvenir d'Orefte me revient à Tef-
prit. Je me rappelle fes traits 3c fon air
qui me font toujours préfens j Se plus
je touche ces monumens de fa pieté ,
plus un preflèntiment fecret m'avertit
que je ne me fuis pas trompée. Je verfe
des larmes de joie, &: je demeure alors
convaincue de la vérité de mes con-
jectures. Oui , ma fœur , je le fuis en-
core. Et de quel autre un don pareil
A C T E ni. 489
pouri'oit-il être venu a ce tombeau ? fe-
roit-ce de vous ou de moi ? Ce n'eft
pas de moi , j'en fuis fûre. De vous
encore moins. Comment Tauriez-vous
porté 5 vous qui n'avez pas même la
liberté de fortir pour aller au Temple
des Dieux , fans l'acheter par quelque
mauvais traitement ? Pour Clytemnef-
tre 5 on fçait aifez qu elle n'eft pas d'hu-
meur à faire de pareilles offrandes ;
ôc auroit-elle pu les faite à notre infçu ?
Elles viennent d'Orefte : il n'en faut plus
douter. Prenez donc courage ma fœur ;
les Dieux ne s'attachent pas à pourfuivre
toujours les malheureux. Celui qui nous
fiit contraire ceffe de l'être aujourd'hui ,
& ce jour va peut-être devenir pour
nous la fource fortunée d'une longue
félicité.
Electre.
Pauvre Chryfothemis , que je plains
votre erreur !
C H RYS O TH E M I s.
Quoi donc ! mon récit ne vous com-
ble-t-il pas de la plus douce joie ?
Electre.
Ah , ma fœur , croyez-moi , vous ne
fçavez ni où vous êtes ni où s'égare vo-
tre efprir.
X V
45)0 ELECTRE.
Chrysothemis.
Que voulez - vous dire ? je ne fe-
rai pas fûre de ce que j'ai vu de mes
yeux !
Electre.
Il eft mort , malheureufe fœur , ôc
votre efpérance s'eft évanouie avec lui.
N'attendez plus rien d'Orefte.
Chrysothemis.
Orefte eft mort ! hé de qui , je vous
prie
l'avez-vous oui dire ?
Electre.
D'un homme témoin de Ton trépas.
C H R YSO TH E M 1 S.
Et où eft ce témoin ^ Dieux î quel
étennement eft le mien !
Electre.
11 eft dans ce Palais. Clytemneftre ,
dont il a rempli les voeux par cette nou-
velle 5 l'y retient.
Chrysothemis.
Ah 5 Ciel 5 de qui donc aura porté
ces OiFrandes fur le tombeau de mon
père ?
Electre.
Que voulez-vous ? je m'imagine que
quelqu'un fe fera chargé d y porter ces
triftes monumens d'Orefte,
Chrysothemis.
Que je fuis à plaindre , hélas ! & que
ACTE I I î. 491
m'ont fervi mes emprelfemens ! infen-
fée , j'accourois vers vous tranfportée
de la plus vive joie pour vous en faire
part, & j'ignorois l'abyfme de maux
où nous étions précipitées. J'arrive ,
de je trouve à mon retour les malheurs
que j'y avois laifTés , & pour furcroît j
des diigraces plus cruelles que je n'atten-
dois pas.
E-XECTRE.
11 n'eft que trop vrai , chère fœur :
mais 5 fi vous voulez me croire , vous
nous délivrerez de ce fardeau de ca-
lamités.
Chrysothemîs.
Ferai-je revivre les morts ?
Electre.
Ce n'eft pas là ce que je demande. Je
»e fuis pas infenfée,
Ch ry sot h em I s.
Qu'ordonnez- vous dont je fois ca-
pable ?
Electre.
Je ne veux de vous que du coura-
ge à exécuter ce que je vais vous pro-
pofer.
Chrysothemîs.
Hélas y je ferai , moi , tout ce que
vous jugerez avantageux à notre affreufe
ilituatio n.
X Yj
%2 ELECTRE,
Electre.
Prenez garde , Chryfothemis , à ce
que vous me promettez. Songez qu'on
n'acheté qu'au prix du travail un heu-
reux fuccès.
Chrysothemis.
J'en conviens , ôc me voici prête d'y
contribuer de tout mon pouvoir.
Electre.
Ecoutez donc mes projets. Vousfca-
vez que nous n'avons plus d'appui ni de
défenfeur. Le Dieu des enfers a moif-
fonné nos amis. Bornées à nous feules ,
nous n'avons de refTdurce qu'en nous.
Tant que j'ai fçu qu'Orefte jouifToit de la
lumière , j'ai efpéré qu'il reviendroirun
jour venger Agamernnon. Aujourd'hui
qu'il n'eft plus , je m'adreiïe à vous. Une
main barbare ( vous le fçavez ) a porté
ie coup mortel à notre père. Il s'agit de
le venger. Que fert de diiîimuler ôc de
vous tenir en fufpens ? il s'agit, ma fœur,
d'immoler Egifthe, . . . Vous reculez î
ah 5 lâche , qu'attendez-vous ? fur quel
efpoir tournez-vous encore les yeux ?
vous à qui il ne refte plus en partage que
le regret de votre bonheur pafTé , vous
qu'on a dépouillée de l'héritage pater-
nel y vous qui déformais fans époux , &
fans efpoir d'un heureux hynxen, vous
A C T E IIL 495
voyez condamnée à vieillir ôc à fécher
de douleur. Car n'efpérez pas d'hy me-
née. Egifthe , croyez- moi , n'ell pas af-
fez aveugle ni aflez peu politique, pour
fouffrir qu'il forte de vous ou de moi des
vengeurs du fang qu'il a verfé. Suivez
donc mes généreux confeils. En les fui-
vant 5 vous acquérez une double gloire.
Vous acquittez d'abord votre piété du
tribut qu'elle doit à un père & à un frè-
re ; & de plus 5 née libre , comme vous
l'êtes , vous confervez cette précieufe
liberté pour allumer un jour le flambeau
d'un hymen digne de vous : car l'hon-
neur eft le principal ornement qui attire
les yeux des mortels. Or confidérez , je
vous fupplie , quelle gloire réjaillira fur
vous & fur moi iî vous me fécondez.
Quels éloges , quels honneurs ! qui des
citoyens ou des étrangers , en nous
voyant , ne s'écriera pas rempli d'admi-
ration ? 5> Voyez- vous ces deux géné-
3> reufes fœurs ? elles ont lavé l'opprobre
«du Palais de leurs ancêtres : elles ont
35 fauve les reftes de leur maifon au péril
35 de leurs vies : par elles leurs fiers en-
3> nemis ont été écrafés dans le fein d'u-
33 ne brillante fortune. Elles méritent
33 l'amour & la vénération de l'univers.
9> Pour couronner leur immortelle va-
45>4 ELECTRE.
3> leur 5 il eft jufte qu'elles foient diftin-
« guées dans les fêtes d éclat , & dans
5> les aiTemblées du peuple. « Voilà ce
qu'on dira de nous tant que nous refpire-
rons. Mais après le trépas , notre gloire
nous furvivra 3c ne mourra jamais. Par
un intérêt fi glorieux , je vous conjure ,
chère fœur, de Jfuivre mes confeils. Ven-
gez un père , fuccédez à un frère , déli-
vrez-moi 5 délivrez-vous de nos mal-
heurs communs , & fongez que la lâ-
cheté eft un vice bas 6c indigne des
âmes bien nées.
Le C h(E u r.
Dans des conjondtures fi délicates ^
Ton doit appeller à fon fecours la pru-
dence. Elle eft néceftaire pour donner
ou recevoir un confeil.
Ch rysothemis.
Il eft vrai , auîTi vous voyez comme
moi 5 que fi la douleur ne troubloit fes
efprits 5 elle parleroit avec plus de rete-
nue 5c moins de témérité. Car , dites-
moi, ma fœur, fur quelle efpérance vous
armez-vous d'une audace inouie. Se pré-
tendez-vous m'engager à fervir votre ra-
ge ? oubliez-vous qui vous êtes , Se quel
eft celui que vous voulez opprimer ?
oubliez-vous votre fexe 5 votre foiblefïe
& la force de vos ennemis ^ ne voyez-^
A C T E I I I. 495
vous pas que la fortune fe déclare de
jour en jour pour eux, tandis qu'elle nous
abandonne fans retour ? hé, quelle main
feroit capable de percer impunément un
Prince tel qu'Egifthe ? Croyez - moi ,
Eledre , défiez - vous de vos paroles
mêmes ; & déjà trop malheureufe , crai-
gnez de vous attirer de plus grands
malheurs , fi quelque ennemi fecret ve-
noit â furpresidre de pareils difcours.
Que nous fervira la gloire dont vous me
vantez tant Tcclat , fi nous la terniflons
par une morthonteufe ? que dis- je , par
la mort ! elle n'eft pas le plus grand des
maux. Le fupplice réfervé à notre con-
juration , ce feroit de fouhaiter le trépas,
& de ne pouvoir l'obtenir. Je vous con-
jure donc, chère fœur, de modérer du
moins vos fureurs , avant que de nous
condamner nous & notre race à périr
par les plus horribles fupplices. Quant
à vos difcours impuilTans , je les couvri-
rai (je le promets ) d'un filence éter- ■
nel. Pour vous , s'il eft pofiible , rap-
peliez vos efprits & vonre raifon , me-
îurez vos forces , & apprenez enfin de
votre foiblefie & du tems à céder à
ceux qui vous furpaffent en pouvoir.
Le C h (E u r.
Croyez Chryfothemis , Madame. La
49^ ELECTRE.
prudence &c la modération font le pré-
lent le plus avantageux que les Dieux
puiffent faire aux hommes.
Electre.
Ce difcours n'a rien qui m'étonne.
Je m*attendois à vos refus , ma fœur ,
èc je vous connoilTois trop pour ne
m'y attendre pas. Hé-bien , je me ré-
ferve à moi feule l'exécution de ce
projet. Cette main fçaura bien l'ac-
complir 5 & je ne l'aurai pas formé
en vain.
Chrysothemis.
Ah, que n'aviez- vous ces généreux
fentimens , lorfqu'on afTaffinoit mon pè-
re î que vous nous auriez épargné de
malheurs !
Electre.
Je les avois dans mon fein ^ mais la
force ne répondoit pas à mon courage.
Chrysothemis.
Hé-bien , puifque vous le voulez ,
confervez des fentimens fi généreux ,
j'y confens.
Electre.
Vous ne parlez ainfi , cruelle , que
pour vous difpenfer de vous joindre à
moi.
Chrysothemis.
11 eft beau: d ofer de grandes chofes .
A C T E 1 I I. 45)7
dût-on s'expofer à perdre le jour par
les derniers fupplices.
Electre.
J'approuve votre maxime ; mais je
détefte votre lâcheté.
Chr ysothemis.
J'écouterai volontiers vos louanges ,
quand vous approuverez mes confeils.
E L E c T R E.
Et c'eft ce que jamais vous ne gagne*
rez iiir moi.
Chrysothemis.
Le tems en viendra peut-être à bout.
Electre.
Allez 5 retirez-vous; auiîi-bien ne
trouvai-je en vous nulle relTource.
Chrysothemis.
Vous vous trompez , Eledre ; mais
moi , je ne trouve en vous nulle do-
cilité.
Electre.
Allez , vous dis-je , & ne manquez-
pas de redire à votre mère ce que vous
avez entendu.
Chrysothem is.
Non , je ne fuis pas afTez votre enne-
mie, pour être capable d'un trait fi noir.
Electre.
N'eft-ce pas être mon ennemie que
de me confeiller une lâcheté ?
49^ ELECTRE.
Chrysothemis.
Ce qu'on vous confeille n'eft point
lâcheté y c eft prudence.
Electre.
Quoi donc , à vous entendre , c'eft à
înoi de foufcrire à vos déciiions î
Chrysothemis.
Quand vous aurez rappelle votre rai-
fon 5 je confentirai à me foumettre aux
vôtres.
Electre.
Qu'il eîl honteux de parler iî bien 3
êc d'agir û mal.
Chrysothemis.
Vous dites vrai , Se tel eft votre mal-
heur.
Electre.
Mais 5 dites-moi , je vous prie , que
trouvez- vous d'injufte dans mon pro-
jet ?
Chrysothemis.
Les plus juftes delTeins font fouvent
pernicieux.
Electre.
Non - de pareilles maximes ne feront
jamais de mon goût.
Chrysothemis.
Si vous perfiftez dans votre entre-
prife 5 le fuccès les juftifiera y Ôc vous
les approuverez trop tard.
ACTE 111. 499
Electre.
J'y perfifte , & je la poufferai jufqu au
bout , fans égard à vos prédirions.
Chrysothemis.
C'eft donc une chofe arrêtée , Se vous
n'écoutez plus mes confeils ?
Electre.
Rien de plus odieux pour moi que
des confeils lâches.
Chrysothemis.
C'en eft donc fait , & rien de ce
que je vous dis n'entre dans votre ef-
prit?
Electre.
J'ai tout pefé , ma foeur , Sçachez que
ce n'eft pas d'aujourd'hui que mon parti
eft pris.
Chrysothemis.
Je me retire donc : auiïî-bien ne pou-
vez-vous goûter mes penfées , ni moi
votre conduite.
Electre.
A la bonne heure , partez : mais duf-
fiez-vous revenir vers moi , je romps
tout commerce avec vous. Auffi-bien
faut-il être infenfée pour entreprendre
de déterminer un courage aufïi mou que
le vôtre.
Chrysothemis.
Suivez donc vos lumières , puifque
590 ELECTRE.
vous les croyez plus fûres que les mien-
nes : mais , je vous en avertis encore ,
quand vous ferez plongée dans un aby f-
me de maux , vous louerez malgré vous
mes confeils.
III. INTERMEDE.
Le C h (E u r.
Stro' D où vîenr que les oifeaux du Ciel 3
^ ^ * plus fages que les mortels , ont foin de
nourrir ceux dont ils ont reçu la vie ôc
l'éducation , tandis que nous , ingrats
que nous fommes, peu touchés d'un
fi bel exemple , femblons rougir de
l'imiter. Mais j'atteile les foudres de
Jupiter 5 ôc la Juftice vengereffe qui
habite dans les Cieux , que cette in-
gratitude n'efl jamais impunie. O Re-
nommée 5 qui rempliflfez toute l'éten-
due de la terre , pénétrez juf qu'aux
enfers , troublez par vos cris le repos
des A tri des morts , ôc portez-leur les
triftes nouvelles des crimes de leur
maifon.
"^nti- Découvrez-leur le défordre qui y re-
""^^ ' gne. Dites-leur que deux Princeffes,
unies par les liens les plus étroits du
ACTE III. 501
fang j font divifées par la plus cruelle
difcorde , & ne peuvent plus vivre en-
femble. J'excufe toutefois Eledre. Seu-
le 5 & privée de tout appui , elle fe
voit noyée dans la douleur , comme
dans les flots de la mer. Semblable à
la plaintive Philoméle , elle ne cefïe
de pleurer fon père. La mort même
n'a rien qui l'effraie. Réfolue d'affron-
ter le trépas , elle ne fonge qu'à perdre
deux horribles furies. Eft-il en effet un
cœur bien iitué qui puiife fupporter de
pareilles difgraces ?
Non un cœur généreux , dans le fein Sno-
de l'adverfité , ne peut voir fa gloire ^ ^ '
fe changer en infamie. O Prince Ife,
6 ma fille , il faut en convenir , ac-
cablée jufqu'â préfent fous le poids
d'une vie infupportable , & mainte-
nant armée contre le crime pour vous
mettre' à couvert du déshonneur , vous
méritez le double éloge de fille fage ÔC
généreufe.
Puifliez-vous fur vivre au coup que ^ntU
|Vous méditez ! puiiîions-nous vous voir-^'"' ^^'
furpaffer autant vos ennemis en force
Ce en pouvoir , que vous en êtes au-
jourd'hui opprimée 1 ce prix eft dû. i
501 ELECTRE.
votre piété confiante envers les Dieux J
malgré l'injuile &c cruelle deftinée que
vous éprouvez.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
Oreste, pylade, Electre*
Le Chœur.
O R E s T E au Chœur,
Dites-moi , je vous prie , ne ferions-
nous point dans Terreur ? fommes-nous
en effet arrivés au lieu que nous cher-
chons ?
Le C h (e u r.
Que fouhaitez-vous ?
O R E s T e.
Je cherche depuis long-tems le Pa-
lais d'Egifthe.
l e c H (E u R. r
Le Palais d'Egifthe ? le voici , Ton ne
vous a pas trompé.
O R E s te.
Qui de vous veut bien fe charger de
lui annoncer notre arrivée en ces lieux :
elle ne peut qu'être agréable , & poui
lui , dfC pour nous.
A C T E 1 V. 503
Le C h (E u r.
* Ce fera la PrincefTe. Il faut que ce
foit une perfonne du Palais mcme.
O R E S T E.
Allez donc , Madame , de dites que
quelques perfonnes de la Phocide fou-
haiteroient de voir Eaifthe.
El e c t r e.
Ah 5 malheureufe que je fuis ! De
quoi me chargez-vous ? ne feriez- vous
point envoyés pour confirmer la trifte
nouvelle que nous avons reçue ?
O R E s T E.
J'ignore la nouvelle dont vous par-
lez : mais "{" Strophius m'a chargé d'en
porter fur ce qui touche Oreile.
Electre.
Sur Orefte? & quoi , ô étranger ?
Dieux , de quelle frayeur je me fens
faifie !
* Détour du Chœur , qui ne veut pas cha-
griner Eledre en fe chargeant d'un meiTage
qui ne devoir pas lui ètiQ agréable. Ceft en
même tems une adreiTe du Poète , qui par-là
empêche Orefte d'entrer (î-tôt dans le Palais,
&qui ménage ainfi cette belle reconnoilTance
du frère & de la fœur.
t Roi de C iffa , & père de Pylade , chez qui
Orefte étoir demeuré caché après avoir été
Taure par Eledrc.
504 ELECTRE.
OrE s T E.
Nous apportons dans cette urne que
vous voyez les triftes reftes de ce Prince
mort.
Electre.
Ah , infortunée , je ne fuis que trop
afTurée de mon malheur.
O R £ s T E.
Si vous vous intéreffez à la deftinée
d'Orefte , apprenez que fon corps eft
renfermé dans ce monument.
Electre.
Donnez , cher étranger , donnez-
moi cette urne , au nom des Dieux,
puifqu il y eil renfermé : laiffez-moi
iembraffer , 6c pleurer fur fa cendre
mes infortunes , de celles de toute ma
maifon.
O R E s T E a qudqu^un de fa fuite.
Approchez. Donnez-lui cette urne.
Ce n'eft pas par un efprit de haine
qu'elle la demande. 11 faut quelle foie
unie de fang ou d'amitié à Orefle.
Electre.
Déplorable monument de la perfonne
du monde que j'aimai le plus , reftes in-
fortunés de mon frère , ô combien les
efpérances dont je m'étois flattée, quand
je vous envoyai hors de ce Palais , font
différentes
A C T E I V. 50J
différentes des lentimens que j'cprouve
* en vous recevant aujourdliui ! Je vous
envoyai , cher Prince , plein de gloire Ôc
de vie , & je ne reçois entre mes bras
que votre ombre & vos cendres. Hélas l
puifque vous deviez m être ravi , que i e
le faces- vous , avant que je vous Hlfe
pafTer dans une terre écrargère , après
vous avoir foullrait de mes mains au
glaive qui vous menaçoit ! du moins , Ci
la mort vous eût enlevé aljrs , vous au-
riez t-ouvé place dans le tomb;;au de
votre père. Mais , hélas , loin de ce Pa-
kis y féparé de votre fœur , Se relégué
dans une terre écartée , vous avez été la
proie d'une mort cruelle, fans qu'une
main chérie ait pu vous rendre les hon-
neurs du tombeau. Car , malheureufe
que je fuis , je n'ai pas même eu le trifte
avantage de laver moi-même votre ca-
davre 5 ni de porter fur le bûcher ce pré-
cieux fardeau : clés mains étrangères
vous ont rendu ce dernier fervice , &
vous ne revenez dans les miennes que
comme un poids léger renfermé dans le
* Le Grec porc : m O combien me voilà Note
] las déchue des efpérances que je fondois furdel'Edi-
n vou*! , quand je VOUS envoyai , &c. ^3 •^"'^•
Tome L Y
5o^ ELECTRE.
contour d'une urne. "^ Frivole & funefte
fuccès des foins que je pris d'élever vo-
tre enfance ! foins fi doux pour moi ,
qu'ctes-vous devenus î car enfin , vous
le fçavez , cher Prince , vous ne fûtes
pas plus chéri d'une mère ; vous dor-
miez dans mon fein. Je vous tenois lieu
de mère pn effet y Se , quoique je ne fulTe
que vocrx; fœur , vous me donniez un
plus tendre nom. "j" Tout cela eft mort
avec vous dans le jour fatal qui vous a
vu périr. Semblable à un orage atl^reux ,
la mort m'a tout ravi en vous enlevant.
Note * Voici le vers Grec, dont il falloit rendre
«ie l'Edi- la force :
» Un peu de cendres dans une urne légère , eft
33 tout ce qui me refte de vous. îj
t On voit ici cinq a fix lignes qui ne font
Note . j 1 ^ * ^ • 1 n r.
jgP£jj. point du tout de Sophocle , mais du P. B.
leur. Voici la véritable Elecftre : m Qu'il m'écoit
53 doux , die elle , de préparer votre nourriture !
33 jamais mère eut-elle pour Ton enfant de plus
w tendres foins? jamais je ne m'en repcfai fut
»3 des domeftiques 1 céroic moi même votre.
M fœur qui vous gardois le jour & la nui'. 3^
Ceci eft dans les mœurs anciennes ^ &: fw-mble-
roir peu noble (i\\: notre Théâtre. Mais ce font
là les iJées de l'Auteur, auxquelles le Traduc^
leur fidèle ne doit pas fubfticuer les fienues.
ACTE IV. 507
pâi perdu mon père , vous n'êtes plus ,
& je meurs avec vous. Cependant nos
ennemis triomphent : notre mère , ou
plutôt notre marâtre , le livre aux tranf-
ports d'une folle joie. Vous deviez l'en
punir un jour ; amfi me le faifiez-vous
efpérer dans vos lettres fecrettes : mais
le génie contraire , qui préfidoit à vos
}ours & aux miens , a bien fyi renverfer
nos projets , en ne me rendant, au lieu^
de vous, qu'une Ombre vaine, & qu'une
inutile pouffiere. Hélas ! hélas ! dépouil-
les trop malheureufes,malheureufe moi-
même ! hélas , ô mon cher Orefte ! ô
voyage fatal ! c'eft lui qui m'a perdue. Il-
m'a perdue , vous dis-je , pour toujours.
O le plus chéri des mortels , recevez-
moi dans le fein de cette urne t unifTez-
une fœur m.orte à un frère mort. Que
déformais rendue à vous fur les fom-
bres bords , rien ne puilTe m'en féparer.
Tant que vous avez vécu j'ai partagé
votre deftinée avec vous ^ fouffrez que
je partage aulli votre tombeau. La mort
eft l'objet de mes de/îrs , & je ne vois
pas à l'afped de cette urne , * que les
* La penfée de Sophocle paroîtra plus (îm- '^^'^f
fié & plus claire : 5» Je ne puis vous (urvivre , ^^ ^ ^^*"
30 ô mon cher Orefte : ma douleur eft trop
» vive, & la mort feule en fera le remède. «
5o8 ELECTRE.
morts foient fenfibles & malheureux.
Le Ch (EU r.
Songez 5 Eieâ:re , que vous avez reçu
le jour d'un père mortel. Orefte 1 étoit
de mcme. Modérez donc vos regrets ,
puifque la mort eft inévitable pour tous
les mortels.
O R E s T E cmû,
O Ciel ! que vais- je lui dire ? parle-
rai-je fans déguifement , &; par où com-
mencer ? non , je ne puis plus retenir
mes tranfporrs.
Electre.
Quel tranfport de douleur vous fai/it ?
que dites-vous ?
O R E s T E.
Eft-ce donc Eledre que je vois ? eft-
ce la cette beauté ....
Electre.
C'eft elle-mcme , hélas ! mais dans
quel état la voyez- vous î
O R E s T E.
o Ciel ! quel accablement de mifère î
E L E c R E.
Vf oh viennent, ô étranger, ces fou-
pirs en ma faveur ?
O R E s T E.
O beauté trop indignement flétrie
par d'affreux traitemens,
A C T E I V. 509
Electre.
Ne feroit-ce point fur la deftinée de
quelqu'autre que vous gémiffez ? *
O R E s T E.
O jours trop malheureufement écou-
lés y fans appui , fans confolateur î
Electre.
Généreux étranger , encore une fois ,
dites-moi ce qui vous fait foupirer ainfi,
en fixant fur moi vos regards.
O R E s T E.
Hélas 5 je ne connoillbis pas encore
tous mes malheurs.
Electre.
Eft-ce par n ^s paroles que vous com-
mencez à les connoître ?
O R E s T E.
C'eft en voyant la grandeur de vos
maux.
Electre.
Vous n'en voyez que la moindre
partie.
Cette qucftion d'Eledlre dans la t-aduâion cie 1 Ldi-
ne feroit-elle pas un peu puérile ? AulTi ne la ^^"'^»
fait-elle pas: elle dit abfolument , fans inter-
ruption : " Non , ce n'eft point une autre que
a> moi : c'eft moi qui fuis cette malheureufc
» Elcâ:re dont le fort déplorable vous atten-
M drit, »
Y iij
jio ELECTRE. ^
O R E s T E.
Et que puis- je voir de plus affligeant ?
Electre.
Le voici. Je fuis obligée de demeurer
avec les meurtriers . . .
O R E s T E.
Quels meurtriers ? de qui ?
Electre.
Avec les meurtriers de mon père,
&: poilr furcroit je me vois contrainte |
d'être leur efclave.
O R E s T E.
Leur efclave ! de qui vous réduit à
cette cruelle extrémité ?
Electre.
C'eft un ennemi barbare , qu'on ap-
pelle ma mère : mais elle n'a de mère
que le nom.
O R E s T E.
Comment ? ôc que fait-elle pour vous
y contraindre ? eft-ce par la violence ,
ou par la mifère ?
Electre.
Par la mifère , par la violence , Se par
tout ce qu'elle peut imaginer de cruau-
tés.
O R E s T E.
Et vous n'avez perfonne qui s'oppofe
à fa rage ? perfonne qui vous tende une
main fecourable ?
A C T E 1 V. ' jit
Electre.
Perfonne. Le feiil appui qui me reftoit
n'eft plus 5 & c'étoit ce frère dont vous
m'apportez les cendres.
O R E s T E.
Pauvre PrincefTe , que la fituation où
'je vous vois excite ma compalîion !
Electre.
Hé-bien , vous êtes le feul ici qui
foyez touché de mes mifères.
O R E s T E.
Aulli fuis- je le feul qui vienne vous
témoigner combien j'y luis fenfible.
E L E G T R E.
Mais ne feriez- vous point quelqu'un
de mes proches ?
O R E s T E.
Je pourrois vous confier un fecret ,
s'il m'étoit permis de compter fur la fidé-
lité de vos Compagnes.
Electre.
Elles fontfidelles , j'en réponds : par-
lez.
O R e s t E.
Mettez donc bas cette urne. A ce
prix vous fçaurez tout.
Electre.
Au nom des Dieux , 6 étranger, ne
me l'arrachez pas.
Yiv
512 ELECTRE
O R E s T E.
Laiffez-la : croyez-moi j vous n aurez
pas fujet de vous en repentir.
Electre,
* Par votre facré vifage, que jetouche^
fie m'enlevez pas un fi cher dépôt.
O R E s T E.
Non , vous dis-je , je ne permettrai
pas que vous gardiez cet aliment de vos
regiets.
Electre, embrajpint Furne,
Je ferois doublement miférabie, mon
cher Orefte, fi Ion me privoit de ce
qui me refte de vous.
O R E s T E.
Concevez de meilleures efpérances y
ôc comptez que votre douleur n'eft pas
raifonnable.
Electre.
Quoi 1 j'ai tort de pleurer un frère ?
O R E s t E.
Ce n'eft point à vous de tenir ce trifte
langage.
Electre.
Suis-je donc indigne de ce cher mort ?
O R E s T E.
Non ; mais , encore une fois , ce n'eft
pas à vous de le pburer.
* Mattiere de fupplier,
A C T E I V. 515
Electre.
Je ne pleurerois pas Orefle, &c je tiens
fes cendres dans mes mains ?
O R E s T E.
Ce n'eft pas Orefte : ce n'eft là qu'un
tombeau feint.
Electre.
Où donc eft le véritable tombeau de
ce malheureux Prince ?
O R E s T E.
11 n'en a point : il efl: plein de vie. *
E L E C T R ET"
Que dites-vous , cher étranger ?
O R E s T E.
La vérité.
Electre.
Orefte vit encore ?
O R E s T E.
Il vit ... . puifque je vis.
Electre.
Vous , Orefte l
O R e s T E.
Moi - même. Regardez cet anneau.
C'eft celui de mon père. Jugez fi je vous
trompe.
* Il y a dans Sophocle une efpece de tour Note
fententieux, quei'aurois voulu conferver ainli: <^-^ ^^'^"
w II n en a point : il n en eit point pour ceux
99 qui font pleins de vie. »
Y V
5Î4 ELECTRE.
Electre , aprh avoir examiné U cacha.
O le plus doux Ôc le plus ferein de
mes jours !
O R E s T E.
o jour véritablement heureux \
Electre.
Quoi 5 c'efl vous ? c'eft votre voix que
j'entends , cher Orefte !
O R E s T E.
C'eft lîvoi 5 vous dis-je. N'en cherchez
point d'autres preuves.
Electre.
C'eft donc vous que je retrouve enfin î
vous que j'embrafte l
O R E s T E.
Oui 5 & pour ne plus nous féparer.
Electre.
O chères Compagnes , 6 mes Conci-
toyennes , voyez 5 voyez cet Orefte 5
qu'une feinte mort m'avoit ravi, &
qu'elle me rend aujourd'hui.
Le C h (E u r.
Nous le voyons , PrincefTe j & im bon-
heur il peu efpéié fait couler de nos
yeux des larmes de joie.
Electre.
Rejetton précieux de mes pères , clier
Orefte, vousvoici donc de retour ! Vous
me retrouvez ^ je vous retrouve 3 vous
A C T E I V. 515
revoyez ce que vous avez tant fouhaité
de revoir 1
O R E s T E.
Oui, ma fœur, me voici j mais modé-
rez vos tranfports , & attendez un autre
tems pour les faire éclatter.
Electre.
Comment ?
O R E s T £.
Ne paviez plus , vous clis-je j de peur
d'être entendue de ce Palais.
Electre.
Non 5 non ^ j'en attefte la chafte Dia-
ne, je ne ferai pas déformais l'honneur
aux femmes de ce Palais , de craindre
ce vil troupeau qui n'eft qu'un poids
inutile fur la terre.
O R E s T E.
Prenez-y garde , Eleétre ; Mars arme
quelquefois leurs foibles mains : vous
fie le fçavez que trop.
Electre.
Ah , de quels malheurs me rappeliez-
Tous le cruel fouvenir î vous touchez
nos maux , maux horribles , maux inex-
plicables 5 maiLx que jamais l'oubline
peut effacer . . .
O R E s T E.
Je fçai tout j quand il en fera tems , je
Y vj
^i6 ELECTRE.
Içaurai m'en rappeller la mémoire , ^
vous m'en parlerez.
Electre.
Ah î tout tems m'eft propre pour par-
ler d'une chofe fi intéreifante. Et n'ai- je
pas recouvré ma liberté ? *
O R E s T E.
Oui, vous êtes libre : toutefois je vous
conjure de vous modérer.
Electre.
Hé-bien , qu'allons-nous entrepren-
dre ?
O R E s T E.
Ce n'eft pas ici le tems ni le lieu d'ea
parler.
Electre.
Hé, qui pourroit m'empêcher d'éclat-
ter, tandis que je vous vois de retour
par un prodige inefpéré ?
Yio^Q * Ce n'eft point là la penfée d'Eledre : elle
«le l'Edi-dit à Orefte qu'il lui eft impofTible de gaideE
tcur. le filence qu'on lui recommande, « Avant vo-
x> tre arrivée , j'avois déjà tant de peine à con-
D5 tenir ma langue; comment donc le fe rois je y
»3 aujourd'hui , que j'ai le bonheur de vous
DD voir ! .. . . J'entre dans vos fentimens , con-
30 tinue Orefte; toutefois je vous conjure de
33 vous modérer. ... Hé , le moyen ! lui répond
3D Eledre Songez , lui dit Ton frère , que
33 ce n'eft point ici le tems m le lieu de parier
» beaucoup.
AC T E IV, 517
O R E s T E.
Vous m'avez revu quand les Dieux
m'ont ordonné de reparoître.
Electre,
Les Dieux ont infpiré ce retour ! ah ,
vous me comblez d'un furcroît de plai-
fîr. Quel heureux préfage , ôc que n ea
dois-je pas attendre 1
O R E s T E.
C'eft à regret, chère ElecStre , que je
contrains votre joie. Mais j'en appré-
hende les fuites,
Electre.
Hélas 5 que voulez- vous ? fouhaité Ci
long-tems , fi impatiemment attendu 5
après avoir daigné m'honorer de votre
chère preience , après m avoir retrouvée
dans l'afflidion, dans les larmes, feriez-
vous ....
O R E s T E.
Quoi ! qu'exigez-vous de moi ?
Electre.
Seriez- vous affez cruel pour me ravir
l'innocente joie que j'ai de vous revoir ?
O R E s t E.
Non certes , & je ferois indigné qu'un
autre en ma place vous la ravît*
Electre.
Vous foufFrez donc que j'en goûte la
douceur.
3iS ELECTRE.
O R E s T E.
Et le moyen de vous en empêcher ?
Electre an Chœur.
Chères amies > vous le fçavez , quand
le bruit fatal de la mort imprévue d'O-
refte a frappé mon oreille , réduite à
un douleur muette , je n'ai point fait re-
tentir ces lieux de mes cris. Mais à pré-
fent , ô mon frère , que je vous em-
braffe , à préfent que je joiiis de votre
préfence , de cette vue que de nouveaux
malheurs ne pourroient jamais effacer
de mon efprit, puis-je ne pas éclatter ?
puis-je ? . . .
O R E s T E.
Laiffez les difcours frivoles. Ne me
dites point que ma mère eft la plus dé-
naturée de toutes les mères , q,u Egiflhe
devenu l'ufurpateur de notre héritage ,
dévore cette infortunée maifon. Tandis
que vous me raconteriez en dérail ces
horreurs , un tems pécieux nous feroit
enlevé. Dites-moi feulement ce que la
conjondture me permet d'exiger , com-
ment croyez-vous que nous puiffions
écrafer nos ennemis dans le fein de leur
félicité. Sera-ce à main armée , ou par
la rufe ? Pour vous , ma fœur , prenez
garde qu'a notre arrivée dans le Palais ,
Clytemneftre n apperçoive fur votre vi-
A C TE I V. 519
fage la moindre trace de gayeté. Cela
nous perdroit. Efforcez-vous plutôt d af-
feder la même douleur dont vous fûtes
pénétrée au bruit de mon feint trépas.
Quand nous aurons confommé notre
entreprife , libres alors de toute inquié-
tude , nous ne ferons plus gênés dans
notre allegreffe mutuelle.
Electre.
O mon cher frère , votre volonté fera
toujours la régie de la mienne. J'ai con-
çu 5 il eft vrai , une vive joie : mais c'eft
de vous que je la tiens. Je vous la facri-
fie, ôc fallût-il vous facrilîer davantage,
je ne voudrois pas au prix du plus grand
intérêt vous caufer le moindre chagrin.
Ce ferait d'ailleurs bien mal répondre
à la fortune qui nous favorife. A l'égard
de ce Palais, vous fçavez ce qui s'y pafTe.
Egifthe en eft abfent. 11 n'y refte que
Clytemneftre : &c ne craignez pas qu'elle
furprenne fur mon vifage aucun (igne de
joie. La haine que je lui porte eft trop
invétérée pour ne pas toujours m'attrii-
ter : du moins ma joie ne me trahira
pas dans la furprife où me jette votre
retour. Elle ne paroîtra que par mes
pleurs. Et comment ne pleurerois-je pas
de tendreife, moi qui vous ai vu en proie
â la mortj ôc rendu a la vie dans le même
5 10 ELECTRE.
jour ? Oui 5 ma furprife eft telle , que fi
mon père revoyoit inopinément la lu-
mière, cène feroit plus un prodige pour
moi 5 je le croirois fans héfiter. Et votre
retour n'a-t-il pas aufïi l'air des miracles ?
conduirez donc votre entreprife , com-
me vous le jugerez a propos. Je m*en
décharge far vous. Sçachez feulement
que (i j'avois été feule , j'aurois pris Tuii
de ces deux partis , ou de me délivrer
avec honneur de lafervitude, ou de pé-
rir glorieufement.
Oreste ou Le Chœur.
Ah 5 PrincefTe , ne parlez plus. J'en-
rends du bruit à la porte du Palais.
Electre, changeant d'air & de ton»
Entrez , 6 étrangers , entrez , ce que
vous portez ne peut manquer d'être reçu
favorablement , ( à pan ) mais cette joie
fera de courte durée.
SCENE IL
Les mêmes , Le Gouverneur.'
Le Gouverneur.
O Ciel i quelle eft votre imprudence ?
avez-vous donc perdu tout le foin de
votre vie ? Infeniés , vous ne voyez pas
ACTE IV. jii
que vous êtes non-feulement environnés
de périls , mais au milieu du danger
rncme , & dans un Palais ennemi : <Sc
certes, li je n'a vois toujours veillé à cette
porte durant votre entretien, nos projets
y auroient plutôt paru que vous-mêmes.
J'y ai heureufement pourvu , grâces au
Ciel. LaiiTez donc ces difcours inutiles ,
ôc ces témoienages éternels d'une ioie
qui ne tarit point. E itrez promptement.
Dans une affaire de cette importance ,
tout délai ell funefte. 11 n'eft plus quef-
tion que d'agir.
O R E s T E.
Entrons j mais en quel état font nos
affaires dans ce Palais ?
Le Gouverneur.
Dans le plus heureux état qu'on puiiTe
fouhaiter. Perfonne ne vous y reconnoî-
tra.
O R E s T e.
Vous m'y avez donc fait paffer pour
mort?
Le Gouverneur.
Croyez qu'on vous y regarde comme
un habitant des fombres bords.
O R E s T e.
Leur joie eft-elle parfaite ? quels font
leurs fentimens ?
511 ELECTRE.
Le Gouverneur.
Vous le fçaurez après. Il fuffir de dire
que tout leur femble confpirer à leurs
defirs 5 dans le rems même que tout fe
difpofe à les renverfer.
Electre.
Au nom des Dieux, mon frère, dites-
moi quel eft cet homme ?
O R E s T E.
Quoi , vous ne reconnoiffez pas ...
Electre.
Non.
O R E s T E.
Le fidèle dépofitaire , entre les mains
de qui vous me remîtes autrefois ?
Electre.
Celui .... que dites-vous ?
O R E s T E.
Oui 5 celui qui par un effet de vos
foins me tranfporta dans la Phocide.
Electre.
O Ciel ! c'eft là ce dépofitaire ... ce
ieul homme fidèle que j'aye trouvé lorf-
qu on affalîinoit mon père ?
O R E s T E.
C*eft lui-même , n'en doutez plus.
Electre.
Agréable vue ! 6 unique libérateur de
la maifon d'Agamemnon , quel heureux,
hazard vous amené en ces lieux? êtes-'
A C T E î V. 525
vous en effet celui qui nous avez lun ôc
l'autre fauves de tant de maux ? oui ,
voilà les mains chéries qui me conferve-
rent un dépôt ii précieux. Voilà celui
dont la fuite heureufe déroba Orefte à
la mort. Mais comment^dites-moijavez-
vous pu vous cacher fî long-tems à moa
impatience ? comment , en venant me
rendre la vie , avez-vous eu la cruauté
de me donner mille morts par vos dif-
cours trompeurs ? ô mon cher père ( car
en vous revoyant je crois revoir mon
véritable père ^ ) apprenez que vous êtes
l'homme du monde que j'aye le plus
haï & aimé dans un jour.
Le Gouverneur.
C'en eft affez , Madame : réfervons
ces difcours à un autre tems. Les jours
entiers de les longues nuits fuffiront à
peine au récit mutuel de nos aventu-
res. Allons 5 ( â Orejie & à Pyladc , )
Princes , il eft tems d'agir. Ciytem-
neftre eft feule : ce Palais n'eft remoli
que de femmes \ mais pour peu que vous
différiez , attendez-vous de voir fondre
fur vous avec elles une foule bien plus
redoutable.
O R E s T E à PyUde.
Allons , cher Pylade , ne perdons plus
le tems en difcours ftériles : entrons ,
514 ELECTRE.
mais faluons auparavant les Dieux tutc-
laires qui veillent au veftibule de ce Pa-
lais.
Electre.
O Apollon , jettez un regard favora-
ble 5 Se fur eux , ôc fur moi. Hélas ,
vous le fçavez , ma main libérale a ré-
pandu fur vos autels tous les dons que
mon indigente piété m'a permis d'y
porter. Je n'ai plus rien à vous offrir
que des vœux , des prières ôc des ado-
rations. Daignez les recevoir : afliftez-
nous dans cette grande entreprife, ôC
montrez aux mortels effrayés de quel
prix les Dieux fcavent récompenfer
impiété.
IV. INTERMEDE.
Le Ch (E u r.
Stro' Dieux î quelle fureur refpire le Dieu
J»^«« Mars î il bmle de fe baigner dans le fang
ennemi. Déjà les inévitables Furies ,
compagnes des crimes horribles, fe font
emparées du Palais : je Pavois prédit
en tremblant ; mais l'événement va juf-
tifier mes prédidions.
Antijir. Oui , le Prince vengeur des morts eft
A C T E V. 525
entré furtivement dans le Palais de fes
ancêtres. Déjà l'épée nue , & prête à
ctre trempée dans le Jfang , brille entre
fes mains. Le fils de Maia , le Dieu
Mercure le conduit. Il le couvre d'un
nuage ; il voile fon entreprife. L*exé-
cution fuivra de près le projet.
ACTE V.
SCENE PREMIERE.
Electre, LeCh(Eur.
Electre.
Apprenez , chères amies, que les Prin-
ces font fur le point d'exécuter leur en-
treprife. Pour vous y demeurez dans un
profond fîlence.
Le Chœur.
Comment ? que font-ils ?
Electre.
Tandis qu'elle ( Clyumnefln ) em-
ployé tous fes foins aux préparatifs des
fu -dérailles d'Orefte, ils l'environnent ,
& ne la quittent point.
Le C h (E u r.
Mais vous 5 Princefle , pourquoi for-
tez-YOUS ?
5 i^ ELECTRE.
Electre.
C'eft pour empêcher qu Eglfthe ne
nous furprenne par un retour imprévu,
SCENE IL
Les mêmes.
Clytemnestre derrière le Théâtre,
Ha ! ha ! ha ! mes amis, où etes-vous ?
le Palais eft rempli d'afTaflins.
Electre.
On crie. Entendez-vous ?
Le C h <e u r.
J'en frémis de frayerr.
Clytemnestre derrière le Théâtre^
Ah , cher Egifthe , où ètes-vous ?
Electre.
J'entends de nouveaux cris.
Clytemnestre derrière le Théâtre,
O mon fils , ayez quelque pitié de
celle qui vous a mis au monde.
Electre.
Hé 3 en avez- vous eu , cruelle , pour
!e fils oc pour le père ?
Le Chœur.
O Ville 5 ô race infortunée, ce dé-
plorable jour met le comble a vos mal-
heurs.
A C T E V. 517
Clytemnestre derrière le Théâtre,
Aye 5 je fuis blefTée.
Electre.
Frappez , redoublez , s'il efi: pofTible.
Clytemnestre derrière le Théâtre,
Encore ! 6 Ciel !
Electre.
Qu'Egifthe n'éprouve-t-il auflî le mê-
me fort ?
Le Ch <e u r.
L'effet des imprécations ell accompli»
Les morts revivent. Ils fortent de leurs
tombeaux pour fe baigner dans le fang
des vivans.
SCENE I I L
Electre , Le Chceur , Oreste ,
P y L A D E 5 Suite.
Electre.
[Les voici qui paroifTent. Leurs mains
dégoûtent encore du fang qu'ils ont ver-
fé au Dieu Mars, Hé-bien , mon frère ,
en quel état font les chofes ?
Oreste.
Tout eft en sûreté dan*; le Palais , fî
l'Oracle d'Apollon ne nous trompe pas.
Du moins votre ennemie expire. Vous
5 28 ELECTRE.
n'avez plus rien à craindre de fes indi-
gnes traitemens.
Le Chœur.
Arrêtez. J'apperçois Egifthe.
Electre.
Ah , mes amis , rentrez dans le Pa-
lais. Ne voyez-vous pas ce fier enne-
mi qui approche de la ville comblé de
joie ?
Le C h (e u r.
Allez 3 retirez-vous promptement à
l'ennrée du veftibule. Puilfe la fin de vo-
tre entreprife , répondre à cet heureux
commencement.
O R E s T E.
Que rien ne vous inquiète. Vos fou-
haits feront accomplis.
Electre.
Ne perdez point le tems.
O R E s T E à rentrée du Palais
Me voici retiré.
Electre.
J' aurai foin du refte en ce lieu.
Le C H (E u R.
Il feroit en effet à propos de tromper
îa victime par quelques douceurs appa-
rentes , pour la faire plus aifément tom-
ber dans le piège que la DéefTe de la
veneeance lui a drelTé. . /
SCENE IV.
A G T E V. 5içy
SCENE IV.
Les mêmes , E g i s t h e.
E G I s T H E.
Qui de vous me dira où font ces Pho-
céens qu'on dit avoir apporté la nou-
velle du trépas d'Orefte , qui a péri
dans un comoat de chars ? c*ell: à vous ,
Ele6î:re , c'eft à vous à me l'enfeigner ,
& vous le ferez malgré vos hauteurs
pafTées : car cet événement vous in-
îérelfe trop pour ne pas en être bien
inilruite.
Electre.
Vous dites vrai j comment pourrois-
je ignorer ce qui touche une perfonne il
chérie ?
E G I s T H E.
Où font ces étrangers ? daignez me
i apprendre»
Electre.
Ils font dans le Palais,où ils ont trouvé
une perfonne qui ne pouvoit manquer
de les bien recevoir.
E G I s T H E.
. Ils Font donc bien afTurée de la mort
d'Orefte ?
Tome If Z
530 ELECTRE.
E LE C T R E.
Si bien , qu ils l'ont inftruite , Se de
paroles , Ôc d'effets.
E G î 3 T H E.
Quoi 3 le ceps d'Orefle eil ici ? je
puis voir moi-mcme . . ,
Electre.
Oui 5 vous pouvez repaître vos yeux J
de cet horrible fpeélacle.
Eg I s T H E. ,
Il faut en convenir : vous me dites f
aujourd'hui , contre votre coutume , des
çhofes qui me iiattent infiniment.
E L E c T RE.
Allez donc goûter ce piaifir , puifqu il
vous paroît h Hatceur,
E G I s T H E.
Peuple , qu'on faffe filence , Se vous ,
( a quzlqiiun de fa fu'iu , ) qu'on ouvre
les portes du Palais à tous ceux de My-
cènes & d'Argos, Approchez tous , Se
fi quelqu'un nourrit encore de frivoles
efpérances , qu'il vienne voir le cadavre
d'Orefîe \ qu'il tremble à la vue de ce
fpedlacle ; qu'il apprenne à fubirle jou^^ ;
^ , s 11 ne veur éprouver les enets de
mon courroux , qu'il cefTe de s*élever
contre fon légitime Roi,
E L E c T RE.
Ppu: moi ^ j'ai, déjà fait m.oii devoit
_ A C T E V. 531
fur ce point. Le tems nva enfîri ap-
pris a céder à ceux qui ont le pouvoir
en main.
SCENE V.
Les portes s ouvrent , on volt paroitrc
dans L'enfoncement un cadavre voilé,
Oreste 5 Pylade 5 Le Gouverneur ,
Suite.
Electre , Le Ch(Eur , Egîsthe.
E G I s T H e.
O Jupiter ^ quel fpedacle pour Egif^
the. Que cette mort fatis£iit ma hai-
ne ! ^ j'ignore fi Némé/is "f ne s'en ven-
gera point. N'importe. Levez ( à Orejie )
promptement ces voiles qui le cachent
a mes yeux , afin que le fang qui nous
lie lui attire de moi le tribut des larmes
que je lui deftine.
* Ce font bien là les fcntimens d'Egidhe 5 j^^
mais il ne les exprime pas. Il dilTimule au con- Je l'Ed
traire, & feint de la furprife & de la pitié, teu
3î Levez 5 dit-il, ces voiles, & qu'il me foit
35 permis de verfer des larmes fur le corps d'un
33 parent chéri. « Tous ces quatre vers de So-
phocle font pris à contrefens dans la Tra-
t ï)izï^z de la vengeance.
Zij
te
i"
r.
55i ELECTRE.
O R E s T E.
Levez vous même ce voile. C'eft à
vous 5 non à moi , de voir ce cadavre ,
ôc de pleurer.
Eg I s T H E.
Vous dites vrai : je vais fuivre votre
confeil. Vous ( à quelqu'un de fa fuiu )
qu'on cherche par-tout Ciytemneilrej ÔC
qu'on la fafTe venir.
Op^.E3TE , aprls que h voile ejl levé,
La voici. Ne la cherches point ail-
leurs,
E G ï s T H E.
Ah ciel 1 quel objet . . .
O R E s T E.^
Que crains-tu ? quel eft cet objet que
l\\ feins de ne pas reconnoître,
E G ï s T H E..
Ah 5 malheureux ! quels ennemis
m'ailiégent ! dans quelles embûches je
fuis tombé î
O R E s T E.
Tu ne t'apperçois pas encore que plein
de vie tu as aiîaire à des morts ?
E G ï s T H E. -,
Hélas , je ne le vois que trop. Ce n^!
peutêtre qu Orefte qui me parle ainfi
O R E s T E.
Tu le devines enfin : mais trop tar4
ppur tgn malheur,
A CTE V. 533
E G I S T H E.
Je fuis perdu. Mais , Prince, fcufFrex
que je vous dife quelques paroles.
Electre.
Non 5 mon frère ^ ne V écornez pas.
Gardez- vous de vous lailfer furprendre
par fes difcours. Que fert à une vidime
chargée d'imprécations , &c dévouée à
îa mort , le délai de quelques momens ?
iivrez-le plutôt à fa mauvaife deftinée ,
de après l'avoir immolé , abandonnez
loin de nous fon corps aux fépulchres ^
qui lui conviennent. Voilà l'unique re-
mède dont vous puiiîiez foulager les
maux que j'ai trop long-tems foufferts.
O Pv E s T E.
Allons , paife dans ce Palais : il n'eft
plus queftion de t'entendre. Ta fentence
eft prononcée , viens la fubir,
E G I s T H E.
Pourquoi dans l'intérieur de ce Pa-
lais ? fi i'adtion que vous méditez eft fî
belle , ne cherchez point les ténèbres ,
me voici j vous pouvez me donner la
mort.
* Il entend les oifeaux. Cette punition étoit
pire que la mort même , eu égard à la fuperfti-
jion des Grecs.
Z iij
5 34 ELECTRE,
O R E s T E.
Ce n'eft plus à toi de parler en maître.
Va 5 malheureux, va , dis-je , dans cet
appartement où tu égorgeas mon père 5
voilà le lieu defline à être le témoin de
tonfupplice , &c de ma vengeance.
Eg I s T H E.
Tel eft donc l'ordre du deftin. 11 faut
que ce Palais foit le témoin des mal-
heurs préfens des Pélopides , "^ & des^
maux que je leur prédis pour l'avenir.
O R E s T E.
îl le fera du moins de ta mort. Cette
prédiclion eft plus sure que la tienne.
E G I s T H E,
Tu me fais mourir en fecret. Ce n'eft
pas imiter ton père , f qui immola . . .
O R E s T E.
C'eft trop difcourir. Vainement pré-
tends-tu reculer la peine qui t'eft due.
Entre.
E G I s T H E.
Sers moi de guide j je te fuis.
* Les Anciens redoutoient les imprécations j
des mourans.
t II reproche à Agamemnoa le meurtre
d'Iphigéaic.
A C T E V. Î35
O R E S T E.
Entre , dis-je j c'cftà toi de m'obéir.
E G I s T H E.
Crains-tu que je ne t'échappe ?
O R E s T E,
* Non : mais je ne veux pas te laiilèr
joiiir de la moindre confolarion dans ton
fupplice.
Dernere U Théâtre. :, '
Tiens , voill le coup que je t'ai ré-
fervé. -f
Il reparou,
Ainfi devroit périr fur le champ, qui-
conque ofe violer la fainteté des loix.
Le nombre des forfaits en feroit moins
grand.
* II lui refafe la fatisfaâ:"on de paroître
mourir volontairemenr. Il le traite en efclave
cju'oii traîne au fijpplice, & non en perfonne
libre. On '.iéliGit les coupables après r?rrêc
prononcé. Cette judicieufe remarque qui fauve
le Comique qu'on pourroit arracher à la diffi-
culté que fait Egiflhe de paiïer le premier , eft
de M. Dacilr.
t Ce coup de Théâtre eft frappant à la ^^t^
vérité 5 mais il n'eft point de Sophocle. Il de Tidi-
falioit du moins prévenir le lecteur , que c'étoit f^ur.
une addition empruntée de i'Andromaque de
M. Racin£.
Z iv
55(^ ELECTRE, Set.
Le Chœur.
O maifon d'Atrée , c'eft par cet îieu-*
reux effort qu'après avoir efTuyé tant de
calamités , vous recouvrez enfin votre
première liberté.
557
REFLEXIONS
SUR
r ELECTRE
DE SOPHOCLE.
ELectre 5 comme Ta très-bien re-
marqué M. Dacier clans la Préface
de fa tradudiion , eft un fujet qui pro-
duit uneTragedie d'une autre efpéce que
rOedipe. Tout ce qu il cite d'Ariftote
à cette occafîon , fe réduit a diftinguer
.deux fortes de Tragique , par deuxim-
preflions différentes qui en réfultent.
L'une e^Jimpk , quand le héros , qui
n'eft ni très-bon , nifort méchant , eft
conduit de degrés en degrés au dernier
malheur, comme l'inforuné Roi deThé-
bes. L'autre qu'Ariftote appelle compo^
fie , confifte en ce que les bons devien-
nent heureux , &: les méchans malheu-
reux. Le Philofophe regarde cette der-
nière efpéce comme beaucoup moins
parfaite que n'eft la première. Celle-ci
^38 RÉFLEXIONS
lui paroîî plus réellement tragique y Bc
celle-là plus approchante de laConiédie^
à en juger par TimprelTion diverfe qu'el-
les laiilènt. * » Ceux 5 ajoute- t-il , qui
9i ont préféré la féconde à la première ,
î> l'ont fait apparemment à caufe de la
î> foiblefTe des fpedateurs , au goût Se
« aux fouhaits defquels les Poètes fe con-
j5 forment d'ordinaire. »> Quelque fi-
neife qu'il y ait dans cette fubtile obfer-
vation , il femble que ce n'eft point pré-
cifément par cet endroit qu'il faut juger
du prix des Tragédies. Si l'ordonnance
&c la conduite font égales de part 3c
d'autre , les impre liions , quoique diffé-
rentes , n'en font pas moins agréables au
gre du ccrur iiumain ; au moms la pré-
férence ne dépendra que de la iituation
préfente , ou , fi l'on veut , du caradtère
plus ou moins ferme des fpe<5tateiu's ,
que les Poètes ont intérêt d'étudier & de
fatisfaire.
Il faut donc confîdérer Eledre telle
qu'elle efl en elle-même , fans égard à
la différence des fentimens qu'elle pro- j
duir, avec l'impreilion qui réfulte d'Oe- !
dipe. Si l'attente du fpedateur eft rem-
* Poët. d^AKisr. de Dacier , c, 13.
SUR L'ELECTRE, &c. 555,
plie , l'un & l'autre ouvrage ont atteint
leur but. La trifteffe Tragique n'eft pas
véritablement la même. Mais le plaidr
il'ell: ni moins vif , ni moins exquis d'u-
ne &c d'autre part. Le palTage du trouble
au calme , & de la tempête à la férénité,
a peut-être des avantages qui peuvent
contrebalancer au trouole porté à fon
comble.
Atrachons-nous d'abord à ce qui pa-
roît choquant dans Ele6tre. C'eft fans
contredit l'horreur de voir un fils & une
mie plonger le poignard dans le fein
d'une mère. * Pludeurs raifons femblenç
lin peu juftiiier Sophocle. La première ,
c'eft le foin qu'il prend de marquer dès
la première Scène, qu'Orefte ne forme
cette entreprife que par l'ordre précis ,
* Une des meilleures raifons pou»" juf}ifîcr Note
Sophocle , feroit de dire que le fait éroir vrai, dcl'EtU-
&con{igné dans les anciennes Hiftoires II éroic ^^"'^»
fî connu que l'horre'ir en éroit devenue comme
familière. Ce q.iipourroit choquer davanta<5e,
c'eft que cet attentat affieux n'eft nulle part
défapprouvé dans la Tragédie : c*eft que le
Chœur lui-même , ce défenfenr né de la vertu,
de l'innocence , & des bonnes mœJrs , paroîc
y applaudir: « O maifon d'Atrée , c'eft par
:»■> cet heureux effort, &c. » C'eft la conclufioa
de la Pièce.
54© RÉFLEXIONS
ôc fous les aufpices d'Apollon. ïl a fom
de le rappeller toujours aux fpeclateurs ,
êc de faire bien comprendre que ce
meurtre ell en quelque forte un ade de
religion de d'obéilfance aux Dieux. Mais
c'eft là corriger un crime contre la na-
ture par une horrible impiété contre les
Dieux. Les Grecs la paUoient aifément
dans leurs idées bizarres de Paganifme.
Mais nous ne fçaurions la fupporter fui-
vant les principes de la véritable Reli-
gion 3 & les vues d'une raifon plus épu-
rée.
Alcméon, autre fujet femblabîe de
Tragédies Grecques que nous n'avons
plus 5 & dont parie Anftote , eft dans le
même cas qu Orefte. Amphiaraiis , père
d'Alcméon , prefTé parPolynice , gendre
d'Adrafte Roi d'Argos , d'aller au Siège
de Thébes pour détrôner Etéocle , s'en
défendit long-tems par un efprit pro-
phétique 5 qui lui fit voir que les fept
Chefs y périroient , excepté un feul.
Mais 5 pour fe délivrer de l'importunité
de Polynice , il s'engagea à fuivre les con-
feils de fa femme Eriphile , où , félon
d'autres , il fe cacha. Polynice gagna
Eriphile par un riche préfent. Elle dé-
couvrit Amphiaraiis , 3c le força de par-
tir. Ce Prince , en partant , ordonna à foa
SUR L'ELECTRE, ôrc. 541
fils Alcmcon, encoie fort jeune, de ven-
ger un jour la mort de Ion père, en tuant
Enplnle ia mère : ce que le fils ne man-
qua pas d'exécuter. A la vérité l'ordre
d'un père n'étoit pas d'un poids com^pa-
rable à celui d'un Oracle. Toutefois les
Anciens s'en font contentés , Se nous
fommes également révoltés de l'un &c de
l'autre. Après tout , quoique les Grecs
fulTent plus indulgens en ceci que nous
ne pouvons l'être , fur-tout eu égard à
rOracle d'Apollon , ils ont dû fouhaiter
que les chofes fe palfaifent autrement,
à en juger par les fages régies que don-
na depuis Ariilose fur ces fortes de meur-
tres, il eft croyable du moins qu'ils dé-
fapprouverent le mot affreux qui échap--
pe à Eiedre , tandis qu'on égorge fa mè-
re , Frappe^ redouble^ , s^il eji pojjîble.
Ce mot fait frémir.
Il ell vrai , ( <Sc c'ed la féconde raifon,)
qu'outre l'ordre d'un Dieu , les traite-
mens cruels que Clytemneftre avoir faits
à Eledre , le maffacre de fon époux , &
le fort qu'elle dellinoit a Orefte , méri-
toientun fupplice pareil , fi jamais une
jnere peut mériter de périr par les mains
de fon fils. Enfin il eft vrai que Sopho-
cle met en quelque forte Orefte & Elec-
tre dang la néceffité de vaincre par un
541 RÉFLEXIONS
foitalt , ou de mourir par vertu. Mais ni
tout fon art , ni l'énormité des crimes
d'une mère , ni les mauvais traitemens,
ni la mort , ni même Tordre abfoiu d'un
Dieu 5 ne peuvent étouffer les cris delà
nature dans des fpeâ:ateurs qui ont de
l'humanité. On voudroit qu'Orefte fut
vengé , mais par une autre main , ou s'il
tue la mère , qu'il le fît fans le fçavoir
ôc malgré lui. On n'a pas même fait
grâce à Horace , qui tue fa foeur. C'eft
pourtant là le fondement du Tragique
étonnant qu'on voit régner dans les trois
Eledres. Comment accorder des fenti-
mens ii oppofés dans le cœur des hom-
mes ? car Efchyle & Euripide , en fui-
vant une autre route , ont abouti au mê-
me but 5 ou 5 fi l'on veut , échoué au mê-
me écueil. Ils ont bien fenti qu'ils ne
pouvoient déguifer ce fait à des fpedla-
teurs inftruirs , ou que s'ils venoient à
l'adoucir, cet alTaifonnement feroit éva-
nouir le Tragique. L'idée feule qu'on
avoir alors de la fatalité , fulfifoit pour
diminuer l'horreur ôc l'atrocité d'un
parricide médité & commis de fang
Froid.
Du refte , toute la Pièce de Sophocle
eft admirable. L'ouverture &à un chef-
d'œuvre d'adrefTe à marquer le rems , le
SUR L'ELECTRE, 5cc. 545
Heu &c le fil qui doit former tout le diFu
de la Tragédie. La douleur d'Eledre
eft la plus belle ôc la plus touchance du
monde. Son caradère eft achevé dans
la Scène qu'elle fait avec Cryfothemis.
Mais la plus brillante fituation , ôc le
coup de T heâtre le plus furprenant ^ceik,
la reconnoiffance du frère 5c de la fœur.
Ce fut principalement cette Scène qui
iît verfer tant de larmes aux fpedtateurs ,
lorfqu au rapport d'Aulugelle , * j» un
33 certain Poius qui faifoit le rôle d'E-
3) ledre , pour fe pénétrer mieux de l'ef-
îî prit de ion perfonnage , tira du tom-
33 beau d'un fils qu'il avoit perdu , l'urne
33 qui contenoitfes cendres, &rembraf*
33 faut fur le Théâtre, comme fi c'eût été
35 l'urne d'Orefte , il remplit toute l'af-
33 fembiée , non pas d'une lîmple émo-
33 tion de douleur bien imitée , mais de
33 cris & de pleurs vérinbles. « La con-
duite en un mot de toute cette Pièce eft
jfi naturelle , fi nette , fi noblement or-
donnée , fi remplie de furprifes Théâ-
* Polus lugubri habita ElcBréi inducus ur*
nam efepulckro tulitfiln , , & quaji Oreftis am*
plexus y opplevit omnia nonfimulacrisnequ$
inc'namentis , fed luctu atque iamentis veris»
AuL, Gell. N(;ci, At(ic, l, 7. c. /,
544 RÉFLEXIONS, êcc,
traies , que tout intérefTe de plus en plus
jufqu au dénouement. Mais fans nous
arrêter à des réflexions qui n'auront pas
échappé aux Ledeurs , celles qui réful-
teront des deux aunes Ele&res, compa-
rée^ avec l'Eledre de Sophocle , feront
plus agréables & plus utiles. Par ce pa-
rallèle on jugera mieux du différent
génie des trois rivaux , &c de l'allure
diverfe des Efprits qui traitent un mê-
me fujet.
Fin du Tome premuu
De l'Imprimerie de P. Ai, Le Pkiîur,